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Full text of "Correspondance, littéraire, philosophique et critique par Grimm, Diderot, Raynal, Meister etc; revue sur les textes originaux, comprenant outre ce qui a été publié à diverses époques, les fragments supprimés en 1813 par la censure, les parties inédites conservées à la bibliothèque ducale de Gotha et à l'Arsenal à Paris. Notices, notes, table générale par Maurice Tourneux"

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CORRESPONDANCE 

LITTERAIRE,   PHILOSOPHIQDE  ET  CRITIQUE 

PAR 

GRIMM,   DIDEROT 

RAYNAL,   MEISTER,    Etc. 


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ANCIENNE    MAISON    J.    CLAYE 
PARIS.  -  IMPRIMERIE    A.    QUANTIN    ET   C« 

7,     RUE     SAINT-BENOIT 


cdSi^J' 


CORRESPONDANCE 


LITTERAIRE,  PHILOSOPHIQUE    ET    CRITIQUE 


GRIMM,  DIDEROT 

RAYNAL,    MEISTER,   Etc. 

REVUE    suit    LES    TEXTES    ORIGIN  AUK 

COMPRENANT 

outre  ce  qui  a  et6  publi6  k  diverses  epoques 
LES    FRAGMENTS    SUPPRIM^S    EN    1813    PAR    LA   CENSURE 

LES   PARTIES    IN£DITES 

CONSBRVEES  A    LA    UIBLIOTHEQUE  DUCALE  DH  OOTHA   ET  A   l'aRSBNAL    A  PARIS 

NOTICES.   NOTES.   TABLE  GENERALE 

PAR 

MAURICE  TOURNEUX 


TOME    TREIZlfe.ME 


PARIS 
GARNIER  FRilRES,   LIBRAIRES-lfiDITEURS 

6,    RUE    DES    SAINTS-PERES,    6 

1880 


Chi 

t.l3 


GORRESPONDANCE    LITTERAIRE 

PHILOSOPHIQUE  ET  CEITIQUE 


(1753-1793) 

f 


XIII. 


CORRESPONDANGE  LITTERAIRE 

PHILOSOPHIQUE  ET  CRITIQUE 


1781 


AOUT. 


Apres  YEssai  sur  Vorigine  des  langues,  les  morceaux 
nouveaux  les  plus  remarquables  de  la  seconde  livraison  des 
OEuvres  de  J. -J.  Rousseau,  sont  :  le  LMte  (VEphraim^  poeme 
en  prose,  les  Lettres  a  Sara^  V Engagement  temiraire^  comedie 
en  trois  actes,  en  vere;  les  Muses  galantes,  ballet;  la  Traduction 
du  premier  livre  de  VHistoire  de  Tacite^  celle  de  I'Apokolo- 
kintosis  de  Sdndque  et  du  second  chant  de  la  Jerusalem  deli- 
vree,  la  Lettre  d'lm  'symphoniste  de  VOpdra  a  un  de  ses  cama- 
rades  de  l*  archest  re;  un  Fragment  sur  /'Alceste  de  Gluck,  que 
nous  avons  eu  I'honneur  de  vous  envoyer  en  manuscrit,  mais 
que  les  editeurs  ont  eu  la  gluckinerie  de  tronquer;  quelques 
Lettres  sur  la  botanique,  dont  il  a  deja  ete  fait  mention  dans  nos 
feuilles  de  I'annee  derni^re. 

Le  Lhite  d'^phraim  respire  une  simpticite  vraiment  anti- 
que; un  des  plus  horribles  sujets  de  I'histoire  sacree  y  est  traite 
avec  toute  la  decence,  avec  tout  I'interet  dont  il  pouvait  etre 
susceptible;  mais,  pour  etre  divis6  par  chants,  il  n'en  est  pas 
plus  poeme,  puisqu'on  n'y  trouve  ni  fictions,  ni  images,  ni 
poesie  de  style;  c*est  un  petit  roman,  tel  que  le  P.  Berruyer  en 
aurait  fait  un  de  toute  I'histoire  s.acr6e,  s'il  avait  eu  I'eloquence 
et  le  genie  de  J. -J.  Rousseau. 


li  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

Nous  ne  devinons  pas  ce  que  les  auteurs  du  prospectus  des 
OEuvres  de  Rousseau  out  voulu  dire  en  nous  annoncant  que  ce 
petit  ouvrage  etait  plein  de  graces  et  de  fraicheur ;  on  serait 
tente  de  leur  demander  de  laquelle.  W^  la  marechale  de  Luxem- 
bourg en  distinguait  un  jour  trois  sortes  :  «  la  fraicheur  de  la 
rose  c'est  celle  de  la  comtesse  Amelie  de  Boufllers;  celle  de  la 
p^ch'e,  c'est  celle  de  M'"''  de  Lauzun ;  il  y  en  a  encore  une  autre, 
celle  de  la  viande  de  boucherie,  et  c'est  celle  de  M'^^  de  Mazarin.  » 

Les  Lettres  ti  Sara  sont  le  fruit  d'une  espece  de  defi.  On 
demandait  si  un  amant  d'un  demi-sifecle  pouvait  ne  pas  faire 
rire  :  il  est  prouve  dans  ces  Lettres  qu'il  pent  encore  interesser 
vivement.  II  n'y  a  rien,  je  crois,  dans  la  Nouvelle  HMoise,  de 
plus  tendre,  de  plus  passionne,  de  plus  delicat;  peut-etre  meme 
y  trouve-t-on  une  eloquence  plus  simple,  plus  sensible  et  plus 

vraie. 

VEngagement  Um^mire  n'est  qu'une  mauvaise  imitation  de 
la  maniere  de  Marivaux,  Le  ballet  des  Muses  galantes  ressemble 
a  tons  les  ballets  de  I'ancien  Opera. 

11  est  sans  doute  assez  interessant  de  voir  le  style  de  Rous- 
seau lutter  tour  a  tour  centre  celui  de  Tacite,  de  Seneque  et  du 
Tasse;  nous  osons  presumer  cependant  que  I'auteur  n'avait 
pas  eu  la  patience  de  mettre  la  derni^re  main  a  ces  trois  essais. 

La  Lettre  d'un  symphoniste  est  une  des  plaisanteries  les 
plus  gaies  qui  soit  echappee  de  la  plume  de  Jean-Jacques.  On 
sent  que  lorsqu'il  ecrivit  cette  lettre,  il  n' etait  pas  encore  brouille 
avec  le  genre  humain ;  il  vivait  alors  avec  les  philosophes,  la 
seule  societe  oii  il  lui  convint  de  vivre. 


ROMANCE 

DE     M'""    LA    COMTESSE     DE     BEAUHARNAIS, 

FAITE   DANS   l'iLE    DES   PEUPLIERS, 

A   ERMENONVILLE. 

Sur  Fair  de  la  romance  6:! Alexis,  par  Moncrif. 

Voici  done  le  lieu  paisible 

Ou  des  mortels 
Le  plus  tendre  et  le  plus  sensible 

A  des  autels. 
C'est  ici  qu'un  sage  repose 


AOUT  1781.  5 

Tranquillement. 
Ah!  parons  au  moins  d'une  rose 
Son  monument. 

Approchez,  m^res  d^sol^es, 

De  ce  tombeau  ; 
Pour  vous  de  tons  les  mausol^es 

C'est  le  plus  beau. 
Jean-Jacques  vous  apprit  I'usage 

De  vos  pouvoirs, 
Et  vous  fit  aimer  davantage 

Tons  vos  devoirs. 

C'est  ici  que,  dans  le  silence, 

La  plume  en  main, 
II  sut  agrandir  la  science 

Du  coeur  humain. 
Plus  loin,  voyez-vous  ces  bocages 

S ombres  et  verts? 
II  s'y  derob^it  aux  hommages 

De  I'univers. 

Autour  de  cet  asile  sombre 

En  ces  moments 
N-e  croit-on  pasvoir  errer  I'ombre 

De  deux  amants? 
Noble  Saint-Preux !  simple  Julie  ! 

Noms  adores, 
D'une  douce  m^lancolie 

Vous  m'enivrez ! 

Sur  cette  tombe  solitaire 

Coulez,  mes  pleurs ; 
H61as  !  il  n'est  plus  la  terre 

L'ami  des  moeurs ! 
Vous  qui  n'aimez  que  I'imposture, 

Fuyez  ces  lieux ; 
Le  sentiment  et  la  nature 

Furent  ses  dieux. 

—  ((  Et  qui  est-ce  qui  est  heureux?  disait  I'autre  jour  M.  d'A- 
lembert  avec  un  dedain  profondement  philosophique,  qui  est-ce 
qui  est  heureux?....  Quelque  miserable ?  » 

—  «  Rien,  dit  M.  du  Buc,  ne  ferait  plus  d'honneur  a  I'in- 
fluence  du  gouvernement  despotique  que  les  moeurs  et  1' educa- 
tion des  chiens ;  dans  le  plus  dur  esclavage,   ils  conservent  les 


6         CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

vertus  utiles  a  leurs  maitres,  soumission,  fidelite,  attachement, 
courage,  un  courage  meme  qui  s'eleve  souvent  jusqu'a  I'he- 
roisme  de  la  valeur.  » 

—  M.  Tabbe  Raynal  ayant  desire  de  s' assurer  un  asile  k 
Bruxelles,  le  prince  Henri  eut  la  bonte  d'en  faire,  a  Spa,  la  de- 
mande  a  M.  le  comte  de  Falkenstein.  On  ne  mit  pas  moins  de 
grace  a  I'accorder  qu'a  I'obtenir.  «  Mais  me  repondez-vous,  dit 
I'illustre  voyageur  au prince,  me  repondez-vous  qu'il  sera  sage? 
—  Je  puis  vous  assurer  qu'il  n'imprimera  plus  rien.  —  Oh!  ce 
n'est  pas  cela  que  j'entends  :  je  crains  que,  si  pres  de  Paris,  le 
diable  ne  le  tente,  qu'il  n'y  retourne,  et  se  fasse  pincer  comme 
ce  fou  de  Linguet...  » 

—  L'historien  des  Deux-Indes  a  eu  I'honneur  de  diner  chez  le 
prince  avec  Sa  Majeste  Imperiale  -,  il  s'est  contenu,  suivant  nos 
memoires,  dans  la  reserve  convenable  pendant  le  diner ;  mais, 
au  dessert,  il  n'a  tenu  presque  a  rien  qu'il  n'ait  entrepris  d'en- 
doctriner  Joseph  aussi  librement  que  s'il  eut  ete  sur  sa  chaise  de 
paille,  la  plume  a  la  main.  On  dit  malheureusement  quelques 
mots  des  abus  de  la  finance ;  c'etait  parler  de  geants  devant  le 
chevalier  de  la  Manche ;  il  essaya  d'entrer  en  matiere,  en  disant 
avec  beaucoup  de  vivacite:  «  Je  suis  bien  sur  que  monsieur  ie 
comte  n' aura  jamais  de  fermiers  generaux  chez  lui...  » 

—  Isabelle  Hussard,  parade  en  un  acte,  en  vaudeville,  de 
M.  Des  Fontaines,  donnee  le  31  juillet  au  theatre  de  la  Comedie- 
Italienne,  s'est  trainee  jusqu'a  la  quatrieme  representation  inclu- 
sivement,  mais  ce  n'est  pas  sans  peine.  Le  sujet,  pour  ^tre  extra- 
ordinaire, n'en  est  pas  moins  plat.  Isabelle,  qui  veut  s'assurer  de 
la  tendresse  de  coeur  de  Leon,  son  amant,  se  deguise  en  hussard  et 
se  presente  a  lui  comme  son  rival ;  ils  mettent  I'epee  a  la  main,  et 
la  victoire  se  declare  en  faveur  d' Isabelle,  ce  qui  ne  pouvait 
manquer  d'arriver,  car  elle  avait  I'epee  d'une  magicienne,  avec 
laquelle  on  etait  toujours  sur  de  vaincre  son  ennemi.  Le  vaincu 
cependant  devient  vainqueur  a  son  tour,  puisque  Isabelle  veul 
bien  le  consoler  par  le  don  de  sa  main  d'une  defaite  inevitable. 

—  Comment  oserions-nous  parler  dnC/drurgien  de  village^ 

1.  Par  Simon,  dit  VAlmanach  des  spectacles,  de  1782.  Querard  attribue  h  cet 
auteur,  qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  Simon,  de  Troyes,  M.  Cassandre,  dont 
il  a  et6  parle  tome  XI,  p.  78,  et  VHeureux  Betour,  ou  le  Valet  intrigant,  comedie 
imprimee  en  1784. 


AOUT  1781.  7 

donne  sur  le  theatre  de  la  Gomedie-Francaise,  le  vendredi 
19  aout?  Quoiqu'en  un  acte  seulement,  la  piece  a  tellement  ennuy^ 
le  public  et  les  acteurs,  qu'elle  n'a  pu  etre  achevee. 

—  Une  nouveaute  qui  merite  bien  mieux  notre  attentioH, 
puisqu'elle  fait  courir  depuis  six  semaines  toute  la  bonne  compa-r 
gnie  de  Paris  au  theatre  des  Varietes-Amusantes,  c'est  le  Fou' 
raisoiinable  \  ^iece  qui  a.  paru  d'abord  anonyme,  qu'on  a  cru 
longtemps  de  M.  Cailhava,  mais  qui  vient  d'etre  restituee  a  son 
veritable  auteur,  le  sieur  Patrat,  comedien  de  Yei^sailles.  L'idee 
principale  de  cette  petite  comedie  est  prise  dans  le  caractere  de 
Freeportde  V Ecossaise  -^  c'est  le  portrait  d'un  grand  maitre  dont 
on  a  fait  une  espece  de  caricature,  qui,  en  exagerant  un  peu  grossie^ 
renient  a  la  verite  quelques  nuances  de  I'original,  en  conserve 
cependant  la  physionomie,  etne  manque  nid' expression  ni  d'effet. 
La  scene  ou  M.  Jacques  SpUn  examine  de  sang-froid  s'il  a  bien  ou 
mal  fait  de  ne  pas  se  tuer  la  veille  est  vraiment  originale.  La 
meprise  qui  lui  persuade  que  la  fille  de  son  bote  est  amoureuse 
de  lui,  semble  assez  naturelle;  et  la  maniere  dont  I'auteur  pre- 
pare ensuite  le  denouement  de  cette  petite  intrigue  est  d'une 
simplicite  touchante  et  graduee  avec  interet.  Voici  quelques  traits 
du  monologue  de  M.  Splin  : 

((  II  y  abientot  trente-deux  ans  queje  suistoujours  richeet 
toujoursennuye.  J'ai  voulu  aimer,  ca me  rendait  inquiet  etjaloux; 
j'ai  voulu  jouer,  ca  me  rendait  colere  et  joueur ;  j'ai  voulu  boire, 
ca  me  rendait  ivreet  malade.  J'ai  parcouru  toute  I'Europe,  je.me 
suis  enauye  ;  j'ai  ete  dans  la  Russie,  j'ai  trouve  trop  froid  ;  j'ai  ete 
dans  ritalie,  j'ai  trouve  trop  chaud ;  j'ai  ete  dans  la  Hollande, 
j'ai  trouve  trop  triste ;  je  suis  dans  la  France,  je  trouve  trop  gai.  Si 
j'allais  me  jeter  dans  la  riviere...  II  y  a  dans  ce  pays  trop  d'im- 
portuns  qui  viennent  retirer  un  homme  avant  qu'il  ait  la  satis- 
faction d'etre  tout  a  faitmort,  c'est  desagreable...  Si  je  me  pen- 
dais...  Je  n'aime  pas  le  pendement;  un  galant  homme  qui  veul 
faire  une  action  honnete  pour  se  desennuyer,  ne  doit  point imir 
ter  la  fin  d'un  criminel,  etc.,  etc.  » 

—  Quclque  admirees  qu'aient  ete  plusieurs  lois  somptuaires 
des  anciennes  republiques  de  la  Grece  ou  de  Rome,  il  n'en  est 
point  qui  porte  sur  des  principes  plus  justes,  plus  lumineux,  et 


1.  Represente  pour  la  premiere  fois  le  9  juillet  1781. 


8  CORRESPONDANCE  LlTTfiRAIRE. 

dont  on  puisse  esperer  un  effet  plus  sur,  plus  durable,  que  Tor- 
donnance  qui  vient  d'etre  publiee  dans  les  ifitats  du  grand-due 
de  Toscane.  En  moderant  elle  meme  I'exercice  de  son  pouvoir, 
cetteloi  paternelle  Tetend  et  I'assure,  et  cest  sous  ce  rapport 
qu'elle  embrasse  toutes  les  vues  possibles  de  convenance  et  d'eco- 
nomie  publique.  L'ecrit  ou  se  trouve  consacre  ce  nouveau  monu- 
ment de  la  sagesse  d'un  prince  que  ses  sujets  eussent  voulu 
choisirsans  doute  pour  leur  legislateur,  quand  meme  la  fortune 
ne  I'eut  pas  appel6  a  etre  leur  souverain,  cet  ecrit  a  deja  ete 
recueilli  avec  empressement  dans  toutes  les  annales  de  notre 
litterature;  mais,  pour  ete  prevenus,  nous  serait-il  defendu 
d'enrichir  nos  memoires  d'un  tr^sor  si  precieux  ? 

TRADUCTION 

DE    LA    LETTRE    CIRCULAIRE    £CRITE    DE    LA   PART 
DE    S.    A.   R.   LE    GRAND-DUG    DE    TOSCANE^ 
AUX    CHEFS    DES    COLLEGES    DES    NOBLES    DANS    LES    VILLES 
DE    SES    l^.TATS. 

Son  Altesse  Roy  ale  voit  avec  douleur  le  luxe  excessif  qui  s'est 
introduit  dans  les  habillements,  et  surtout  dans  ceux  desfemmes, 
et  dont  il  prevoit  les  consequences  funestes.  Les  femmes  a  qui  leur 
fortune  particuliere,  ou  la  complaisance  de  leurs  maris  permet  de 
disposer  d'un  revenu  considerable,  au  lieu  de  le  consacrer  k 
d'autres  emploits  plus  nobles  et  plus  utiles,  ont  la  faiblesse  de  le 
dissiper  au  gre  d'une  vanity  ridicule.  Celles  d'une  condition  6gale, 
mais  qui  sont  moins  riches,  se  croient  obligees,  par  un  faux  point 
d'honneur,  de  s'egaler  en  tout  aux  premieres,  et  les  femmes 
d'un  moindre  rang,  par  une  suite  de  I'ambition  naturelle  a  leur 
sexe,  font  des  efforts  ruineux  pour  se  rapprocher  de  celles  d'un 
rang  superieur.  Ces  plaisanteries  dispendieuses,  que  le  luxe  a 
introduites  dans  la  capitale,  passent  dans  les  provinces,  etjusque 
dans  les  campagnes,  ou  elles  ont  des  suites  encore  plus  deplo- 
rables. 

De  la,  plus  de  difficultes  pour  les  manages  dans  tons  les  ^tats; 
de  1^,  le  defaut  d'argent  pour  1' education  des  enfants,  devoir  si 
important,  ou    pour  la  dot  des  fiUes ;  la  disproportion  de  la 

J.  Leopold,  depuis  empereur  d'Autriche  en  1790. 


AOUT   1781.  9 

depense  avec  les  revenus,  les  cletles,  rinfidelite  a  I'egard  des 
creanciers,  la  diminution  des  capitaux  pour  le  commerce,  des 
fonds  pour  les  manufactures  utiles,  des  avances  pour  la  culture, 
la  mine  des  families,  les  divisions  domestiques,  les  mauvaises 
mceurs. 

Get  exces  de  vanite  qui,  dans  quelques  femmes,  n'est  qu'une 
faiblesse  meprisable,  devient,  dans  la  plupart  de  celles  qui  les 
imitent,  un  veritable  crime,  puisqu'elles  ne  peuvent  satisfaire 
cette  vanite  qu'aux  depens  de  la  fortune  d'autrui,  ou  de  ce  qui 
devrait  etre  reserve  aux  devoirs  les  plus  essentiels  des  peres  et 
des  meres  defamille. 

Cependant  Son  Altesse  Royale,  fidele  au  systeme  qu'elle  s'est 
forme  de  respecter  la  liberte  des  actions  dans  ses  sujets,  n'a  point 
voulu  porter  de  lois  contre  le  luxe  ;  elle  sait  d'ailleurs  combien  il 
serait  difficile  de  commettre  a  des  lois  un  objet  dont  les  formes 
varient  sans  cesse,  et  ou  principalement,  pour  ce  qui  regarde  la 
parure  des  femmes,  le  mal  vient  moins  de  la  cherte  des  mati^res 
qui  forment  ces  parures,  que  de  leur  multiplicite  et  de  I'abus 
qu'on  en  fait.  Sa  bonte  pour  ses  sujets  ne  lui  permettra  jamais  de 
faire  des  lois  qu'il  serait  egalement  facile  d'eluder  et  de  faire 
servir  de  pretexte  a  des  vexations ;  mais  elle  compte  assez  sur  leur 
amour  pour  etre  sure  qu'ils  s'empresseront  de  seconder  ses  vues 
paternelles  et   de  meriter  son  approbation. 

Gomme  c'est  par  la  noblesse  que  la  reforme  doit  commencer 
et  que  c*est  a  elle  a  en  donner  I'exemple  aux  autres  classes 
de  citoyens,  Votre  Seigneurie  voudra  bien  faire  part  des  inten- 
tions du  Souverain  au  college  des  nobles.  Leurs  Altesses  Royales 
verront  avecplaisir  la  noblesse  des  deux  sexes  paraitre  a  la  cour 
les  jours  de  gala,  et  dans  les  autres  occasions  publiques,  en 
habits  unis  et  meme  noirs,  et  dans  cette  simplicite  d'ajustements 
qui  s  accorde  mieux  avec  la  vraie  grandeur  et  les  graces  decen- 
tes,  qu'une  parure  recherchee  et  faite  pour  le  theatre.  Les  sujets 
de  Leurs  Altesses  doivent  penserqu'elles  sont  capables  d'estimer 
les  membres  de  la  noblesse,  non  d'apres  leur  magnificence  dans 
les  habillements,  mais  d'apres  I'elevation  de  leurs  sentiments, 
I'honnetete  de  leur  conduite,  le  bon  usage  de  leurs  revenus,  et 
des  actions  d'une  bienfaisance  eclairee.  Au  contraire,  Son  Altesse 
Royale  fera  entrer  dans  le  jugement  qu'elle  portera  du  merite  de 
chaque  individu,  la  moderation  ou  I'exces  de  la  parure,  tant  pour 


10  CORRESPONDANCE  LITTfiRAlRE. 

lui-mtoe  que  pour  sa  femme  ou  pour  ses  fiUes,  comme  une  forte 
presomption  pour  sa  bonne  et  mauvaise  conduite,  pour  la  solidite 
ou  la  frivolite  de  son  esprit,  pour  la  sagesse  ou  la  faiblesse  de 
son  caractere,  et  cette  presomption  influera  dans  la  distribution 
des  graces,  et  surtout  dans  celles  des  emplois  publics,  qu'on  ne 
doit  donner  qua  des  homines  d'un  jugement  sain,  et  qui,  par 
leur  economic  dans  leurs  propres  alFaires,  ont  merite  que  celles 
du  public  leur  soient  confiees. 

—  Lettrede  M.***  ii  M.***^  conseiller  au  Parlement^  cm  sujet 
de  I'^dit  pour  le  retablissement  des  assemblees  prorinriales. 
Brochure  in-12  ^.  L'auteur  anonyme  loue  I'etablissement  en  lui- 
meme,  mais  il  en  discute  les  dispositions  particulieres  et  desap- 
prouve  surtout  la  trop  grande  influence  accordee  au  clerge  de  la 
premiere  classe,  I'inegalite  revoltante  qui  subsiste  dans  la  repar- 
tition des  dons  gratuits  du  clerge,  qu'on  doit  attendre  de  mes- 
sieurs les  eveques.  11  voudrait  les  remplacer  au  moins  en  partie 
par  des  cures,  par  des  gens  de  lettres,  nobles  ou  roturiers,  a  la 
bonne  heure,  sans  en  excepter  meme  les  philosophes  les  plus 
encyclopedistes,  pour  tenir  la  balance  encore  plus  egale.  Get 
ecrit,  dont  les  vues  en  general  ne  sont  pas  fort  reflechies,  est 
termine  par  une  observation  parfaitement  raisonnable. 

A  la  cour,  les  courtisans  voudront  persuader  que  I'etablisse- 
ment des  administrations  provinciales  tendrait  k  diminuer  I'au- 
torite  royale;  a  Paris,  ils  feront  craindre  que  ce  ne  soit  un  moyen 
de  debarrasser  le  ministre  des  entraves  d'un  enregistrement 
legitime  ;  ces  deux  objections  sont  fort  opposees  I'une  a  I'autre, 
mais  qu'importe?  elles  ont  Tune  et  I'autre  pour  but  de  faire 
rejeter  un  projet  qui,  s'il  n'etait  pas  aussi  conforme  k  I'interet 
commun  du  roi  et  de  son  peuple,  alarmerait  bien  moins  cette 
espece  d'hommes  ennemis  de  la  prosperite  publique. 

—  Dans  la  fouledes  ecrits  qui  ont  parupour  et  control' admi- 
nistration de  M.  Necker,  on  croit  devoir  encore  distinguer  une 
brochure  intitulee  Observations  modestes  dun  citoyen  sur  les 
ojjerations  des  finances  de  M.  Necker  et  sur  son  Gompte  rendu, 
adressees  aux  parifiques  auteurs  des  Comment,  des  Pourquoi^  et 

1.  Cette  lettre  nous  parait  6tre  de  M.  Pechmeja,  et  elle  explique  le  passage 
d'une  courte  notice  de  Meister  sur  cet  ecrivain  (voir  ci-apres  mars  1784),  dans 
laquelle  il  le  presente  comme  auteur  d'un  pamphlet  plein  d'esprit  et  de  raison 
contre  les  detracteurs  des  assemblages  provinciales.  (B.) 


AOUT  1781.  11 

autres  pamphlets  anonymes,  ou  se  trouvent  toutes  les  puissantes 
objections  deduites  dans  le  volumineux  pamphlet  manuscrit  de 
MM.  Bourboulon,  Sainte-Foy  et  compagnie,  avec  cette  epigra- 
phe  :  JSosniimerus  sumiis^  fruges  consumere  nati.  Deux  editions, 
Tune  in- A*',  I'autre  in-S^*. 

Tons  les  eclaircissements  que  renferme  cet  ecrit,  sur  la  partie 
des  calculs,  sont  d'une  discussion  simple  et  claire;  on  y  devoile, 
avec  la  plus  grande  evidence,  les  contradictions,  les  subtilites 
insidieuses  avec  lesquelles  I'ignorance  et  la  mauvaise  foi  ont  ose 
attaquer  un  des  plus  augustes  monuments  du  genie  et  de  la 
vertu  ;  mais  on  n'a  pas  reconnu  la  meme  mesure,  la  jneme  jus- 
tesse  d' esprit  dans  les  reflexions  de  I'auteur  sur  le  plan  general 
de  r administration  de  M.  Necker.  II  y  a  de  quoi  faire  palir  tons 
les  rentiers  de  I'Europe  dans  la  mani^re  dont  il  s'avise  de  justi- 
fier  les  emprunts  multiplies  auxquels  le  ministre  citoyen  s'est 
vu  force  d' avoir  recours  pour  suffire  aux  immenses  besoins  de  la 
guerre. 

«  Lorsqu'un  gouvernement,  dit-il,  est  arbitraire,  tons  les 
moyens  qu'il  emploie  pour  se  procurer  des  ressources  sont  ega- 
lement  cruelset  vicieux,  et  il  doit  fmirpar  une  subversion  totale; 
cependant  si  mon  opinion  pouvait  influer,  je  prefererais  ces  em- 
prunts, parce  que  le  seul  danger  serait  une  banqueroute  gene- 
rale  qui  ne  porte  que  sur  la  classe  la  plus  aisee...  » 

Et  ne  porterait-elle  pas  egalement  sur  des  classes  fort  indi- 
gentes,  et,  dans  le  nombre,  sur  celles  a  qui  Tage,  1' habitude  et 
les  circonstances  ont  laisse  le  moins  de  ressources  pour  reparer 
leur  perte  ou  pour  supporter  leur  infortune?  L'influence  de 
cette  partie  de  la  societe  qui  contribue  a  la  prosperity  publique, 
et  par  la  force  de  ses  bras  et  par  le  travail  journalier  de  ses 
mains,  en  est  sans  doute  le  premier  soutien ;  maisl'Etatne  tire- 
t-il  pas  une  plus  grande  etendue  de  richesses  et  de  puissance 
des  secoui-s  plus  prompts  et  plus  efficaces  de  celle  qui  veut  bien 
lui  confier  les  fruits  accumules  de  son  Industrie  et  de  ses  tra- 
vaux?  Comment  Tune  et  I'autre  n'aurait-t-elle  pas  les  memes 
droits  a  sa  protection,  a sa justice? 

1.  Par  Robert  de  Saint- Vincent. 


12  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 


LES    ADIEUX 
DE    l'arBRE    DE  CRACOVIE^ 

Adieu,  nouvellistes  fameux, 
Qui,  canne  k  la  main,  sur  la  terre 
Traciez  pres  de  mon  tronc  poudreux 
La  Manche  ou  les  l^tats  perdus  pour  I'Angleterre ; 

Qui,  sans  sortir  du  beau  jardin 

Ou  depuis  cent  ans  je  v6gete, 

En  lorgnant  Lise  et  sa  soubrette, 

Dans  I'Inde  battiez  TAfricain, 

Et  sur  le  P6  I'Am^ricain; 
Qui  braviez  les  frimas,  les  Patagons  et  I'onde 

Et  les  orages  destructeurs, 

Et,  s6dentaires  voyageurs, 
Avec  Cook  hardiment  faisiez  le  tour  du  monde. 

Adieu,  cercles  d^licieux, 

Brillantes  nymphes  de  ces  lieux, 

En  robes  courtes,  polonaises, 

En  robes  trainantes,  anglaises, 

Qui,  tons  les  soirs,  en  tapinois, 

Riant,  jasant  pr^s  de  mon  bois, 
La  chevelure  61egamment  tress6e, 

1.  G'etait  I'arbre  de  la  grande  allee  du  Palais-Royal  sous  lequel  se  rassem- 
blaient  tons  nos  nouvellistes.  M.  le  due  de  Chartres  vient  de  fairc  abattre  cette 
superbe  allee,  ainsi  que  tous  les  arbres  du  jardin,  pour  y  faire  construire  trois 
nouvelles  rues,  paralleles  h  celle  de  Richelieu,  a  la  rue  Neuve-des-Petits-Ghamps  et 
acelle  desBons-Enfants.  Le  jardin,  qui  6tait  dequatorze arpents,  se  trouvera  rMuit, 
mais  il  sera  entouro  d'un  beau  portique  sous  lequel  on  pourra  se  promener  a  cou- 
vert.  (Meister.) 

-  Attribuds  par  Barbier  et  par  Qucrard  a  un  sieur  de  Beaumont  qui,  d'apr^s 
la  France  htteraire,  aurait  public  en  1786  des  Opuscules  poetiques  dedies  au 
beau  sexe  (m-12),  les  Adieux  de  I'arbre  de  Cracovie  ont  6t6  imprimes  (a  La 
Haye  et  chez  Couturier,  a  Paris,  in-S-,  7  pages),  mais  ils  ne  renferment  que  trois 
notes  ou  les  noms  propres  sont  laiss^s  en  blanc.  Meister,  au  contraire,  leve  les 
masques,  et  le  r^cit  de  la  visite  de  Maurepas  a  la  Redoute  chinoise  lui  appartient 
en  propre.  Ces  Adteux,  assez  mcdiocres,  sont  done  une  curiosite  parisienne  que 
nous  sommes  heureux  de  ne  pas  laisser  (5chapper.  L'arbre  de  Cracovie  du  Palais- 
avTpnt  ?',      ''"^^'''  ^^"'  ^''  P<^«««d6  5le  Luxembourg  et  les  Tuileries 

bidauds  drt'i'  V''"  '^''""  ^'""^  ''  r^unissaient  les  peroreurs   et  les 

de  ce  n  m  do  r^'"  V""  ''''"'  '''  '''''  ''  '^^'  ''  P^^^  '''^''-  ^'origine 
cure     rW  ^"^^^^^^es  qui  entendirent  tant  de  comm^rages,  est  assez  obs- 

cure .  c  est  remonter  bien  haut,  croyons-nous ,  que  d^  voir  un  souvenir  des   par- 

Saxe  auVr/d.  P?"''  \"/  '"  '''''  '"'^^  --P^titeurd'Auguste  in,^lecteurde 
leusl  f  ^  '  Pologne.N'y  a-t-il  pas  laplutot  une  de  ces  denominations  gouail- 
leuses,  famiheres  a  notre  langue,  et  n6es  d'un  rapprochement  touj ours  facile? 


J 


AOUT   1781.  13 

Ea  lacs  pendante  ou  retroussee, 
Et  dans  Fombre,  au  hasard,  langant  des  traits  vainqueurs, 
En  savourant  la  glace,  enflammiez  tous  les  coeurs. 

Adieu,  fils  de  Mars  en  levites, 

En  triples  collets  si  charmants. 

Grands  cceurs  sous  le  froc  des  ermites, 

Adieu,  robins  en  catogans. 
Adieu,  pedants,  basoche,  huissiers  k  sombres  mines, 

En  frocs  puce,  poudres,  musques, 

Fierement  arm^s  de  badines. 

Adieu,  filous  si  bien  masques, 
En  prune  de  Monsieur,  en  cheveux  a  la  Heine, 
Adieu,  troupe  gaillarde  aux  charmes  demi-nus, 
Marchandes  etalant  au  palais  de  Venus, 
Le  soir,  sous  mon  couvert,  contant  mainte  fredaine, 

Ou  bien  courant  la  pretentaine. 

Ah !  regois  mes  tendres  adieux, 
0  ma  fille,  6  C...%  toi  qui  sais  tant  de  choses. 
Qui,  de  ton  siege,  as  vu  tant  de  metamorphoses, 

Tant  oui  de  propos  joyeux  : 
Adieu,  bon  J...*,  mon  voisin  riche  et  triste. 
Pauvre  A...^,  quels  seront  tes  destins? 

Brillant  Caveau  \  si  tu  t'6teins, 
Je  plains  Tessaim  d'auteurs  qui  par  toi  seul  existe 

Adieu,  G...^,  aux  gracieux  concerts. 
Adieu,  FrauQais,  Anglais,  Chinois,  tout  I'univers. 

Vous  fr6missez,  d'eflfroi  mon  sort  vous  glace. 
Un  arbre  d^cr^pit  vous  fait  verser  des  pleurs; 

Rassurez-vous,  sensibles  coeurs, 
BientOt  un  plant  nouveau,  plus  brillant,  me  remplace. 

Or,  6coutez  mon  oracle  divin  : 
Vous  voyez  ces  debris  et  ce  terrain  sauvage  : 
C'est  \k  qu'en  colonnade  un  magnifique  ouvrage 
Formera  le  contour  d'un  superbe  jardin. 
J'y  vols  mon  successeur  couvrir  de  son  feuillage, 

i .  La  demoiselle  Crosnier,  marchande.  (Meister.) 

2.  ■  Josserand,  le  maitre  du  cafe  de  Foy ;  c'est  celui  qui  disait  I'annde  derniere  : 
«  Je  perds  sur  chaque  glace  que  je  vends  plus  de  deux  sous,  mais  je  me  sauve  sur 
la  quantity.  »  (Id.) 

3.  Aubertot,  du  cafe  Conti.  (Id.) 

4.  C'est  le  caf6  oil  se  font  les  meilleures  glaces.  Si  Ton  y  d^bite  plus  de  mau- 
vais  vers  que  de  bons,  c'est  qu'il  s'en  fait  beaucoup  plus  de  ceux-la  que  des  autres, 
m6me  h  TAcademie.  (Id  .) 

5.  M"*  Goudar,  plus  c616bre  encore  par  ses  aventures  que  par  ses  talents  et 
par  sa  beauty.  On  lui  attribue  une  assez  mauvaise  gazette  intitul^e  VEspion  an- 
glais. (Meister.)  —  Meister  confond  ici  VEspion  chinois,  d'Ange  Goudar,  et  non 
de  Sara,  sa  femme,  avec  le  curieux  recueil  de  Pidansat  de  Mairobert. 


ik  CORRESPONDANGE  LITTI^RAIRE. 

Ainsi  que  moi,  le  fou,  le  sage, 
L'homme  ignorant,  Thomme  lettre, 

Le  fat  et  le  h6ros  de  la  terfe  ador6. 
Vous  y  verrez  vos  Elegantes, 
Turques,  sultanes  ravissantes, 

Un  long  voile  attach^  sur  leurs  brillants  cheveux, 

Les  joyaux  rehaussant  leurs  vetements  pompeux; 

Dans  ces  nouveaux  atours,  si  belles,  si  touchantes, 
Je  ne  r^pondrais  pas  qu'un  jour 

Dans  un  ravissement,  dans  un  transport  d'amour, 
Oui,  qu'un  beau  jour  ne  les  vissiez  Indiennes, 
Se  brunissant  le  teint  a  qui  mieux  mieux, 
Payennes,  non!  toujours  chretiennes, 
S6chant  les  pleurs  des  malheureux, 
Du  grand  Janot  ^  et  des  redoutes  =, 


qu'il  le  fut  a  son  d6but  sur  le  theatre  des  Variet6s-Amusantes  dans  celui  de 
Janot.  (Meister.) 

2.  La  Redoute  chinoise  est  un  wauxhall  d'un  nouveau  genre  qui  vient  d'6tre 
6tabli  dans  I'enclos  de  la  foirc  Saint-Laurent.  C'est  un  grand  salon  a  colonnes, 
termine  par  deux  galcries  et  construit  sur  un  rocher.  Sa  forme  et  tons  ses  orne- 
ments,  tant  de  sculpture  que  de  peinture,  sont  dans  le  goClt  chinois.  Les  lanternes 
qui  I'Mairent,  etant  de  verre  d6poli,  n'y  r^pandent  qu'une  lumiere  douce  ettendre, 
semblable  a  celle  des  lanternes  chinoises  faites,  comme  on  sait,  de  nacre  et  de 
perles.  Le  rocher  sur  lequel  la  salle  parait  6Iev6e  est  une  esp6ce  de  grotte  artifl- 
cielle  qui  sert  de  cafe  et  oCi  Ton  trouve  tons  les  rafraichissements  de  la  saison. 
Vis-a-vis  la  Redoute  est  le  restaurateur ;  c'est  un  caravans6rail  asiatique.  L'esca- 
lier  et  les  differcntes  pieces  dont  il  est  compost,  toutes  ouvertes  d'un  ou  de  plu- 
sieurs  cot^s,  forment  un  aspect  assez  piquant  au  moins  par  sa  singularite.  Entre 
les  deux  Edifices  sont  places  un  jeu  de  bague  tournant  dans  une  escarpolette  chi- 
noise et  une  escarpolette  orientale.  Ces  jeux  sont  desservis  par  des  hommes  ha- 
bill^s  a  la  chinoise,  et  I'enclos  est  ferm6  par  une  decoration  d'arbres  et  do  pay- 
sages  Strangers,  Si  les  objels  y  paraissaient  moins  entasses  sur  le  peu  d'espacequi 
les  r6unit,  ce  lieu  d'assembl6e  serait  d'une  construction  tout  a  fait  agreable.  La 
nouveaute  de  la  decoration,  le  goiit  des  peintures  qui  en  font  le  principal  orna- 
ment, I'unite  de  costume  qui  y  regne  font  infiniment  d'honneur  au  talent  de 
M.  Munich,  et  la  promptitude  avec  laquelle  il  I'a  ex6cutee  tient  presque  du  pro- 
dige.  Le  Nestor  de  la  France  *  n'a  pas  d6daign6  d'honorer  le  nouveau  spectacle  de 
sa  presence.  M.  le  due  d'Aumont  lui  ayant  propose  de  le  mener  diner  au  cabaret, 
I'illustr^  vieillard  accepta  avec  beaucoup  d'empressement ;  quoique  le  temps  fAt 
assez  frais,  il  y  dina  fort  gaiement,  pour  ainsi  dire  en  plein  air,  fut  de  la  aux  Vari6t68- 
Amusantes,  et  revint  le  soir  prendre  des  glaces  dans  la  grotte  au  milieu  d'une  foule 
de  curieux,  mais  qui  le  laissferent  jouir  de  cet  amusement  sans  aucune  g6ne,  et  sans 
lefatiguerdetousceshommages  dont  rindiscr6tion  de  notre  public  est  d'ordinaire  si 
prodigue.  M.  le  comte  d'Estaing,  qui  etait  de  sa  compagnie,  n'y  put  6chapper  au 
spectacle  des  Variet^s-Amusantes:  aussitot  qu'il  parut  dans  laloge,  on  I'applaudit  k 
plusieurs  reprises.  A  quatre-vingts  ans  passes,  diner  au  cabaret,  s'amuser  a  laFoire, 

*  Maurepas. 


AOUT    1781.  15 

Vous  les  voyez  raffoler  toutes. 
Vous  les  verrez,  lasses  des  jeux, 
Fuyant  les  amours  et  les  fetes, 
Se  renfermer  dans  de  sombres  retraites, 

Puis  des  vapeurs,  car  il  en  faut  : 
Femme  a  vapeurs  est  la  perle  des  femmes. 

Ah!  si  I'amour  du  Tres-Haut 
D'un  feu  brulant  vient  embraser  leurs  dmes 
Qu'il  fera  beau  les  voir,  gentilles  soeurs  du  pot, 
Jeter  au  feu  toute  la  kyrielle 

Des  colifichets,  des  pompons, 
Sacrifiant  tout,  hormis  leurs  bonbons 
Dans  leur  elan  prendre  Agnes  pour  modele, 
Gorge  couverte  et  repoussant  un  lin] 
Du  plus  beau  blanc,  bien  empes6,  bien  fin. 

En  croix  d'or  faisant  des  conquetes. 
Sans  h^rissons,  sans  casque,  sans  aigrettes, 
Les  reliques  au  bras  rempla^ant  les  rubis, 
Et  cachant  leurs  attraits  sous  de  grossiers  habits. 
Pour  tout  dire  en  un  mot,  des  anges 
Des  ch^rubins,  des  archanges  ! 
Heureux  Frangais,  que  vous  serez  contents! 
Dans  nos  moeurs,  direz-vous,  quels  changements  etranges ! 
Ne  me  croyez-vous  pas?  Vivez  encor  cent  ans. 

prendre  des  glaces  dans  une  grotte,  press6  de  notre  plus  brillante  et  de  notre  plus 
folle  jeunesse,  cela  ne  vaut-il  pas  le  trait  du  cardinal  de  Fleury  qui,  ne  sachant 
que  faire  un  jour  (il  avait  quatre-vingt-dix  ans),  s'avisa  de  dire  la  messe  sur  un 
autel  au  milieu  d'un  jardin  oCi  il  gelait  ?  M.  Amelot  et  M.  de  Breteuil  arriverent  et 
lui  dirent  qu'il  jouait  k  se  tuer  :  «  Bon,  bon,  messieurs,  dit-il,  vous  6tes  des  douil- 
lets.  »  Le  trait  est  rapport^  dans  une  lettre  de  M.  de  Voltaire  au  roi  de  Prusse. 
(Meister.) 

—  La  Redoute  chinoise,  imaginee  par  un  sieur  Pleinchesne,  construite  par 
Mellan  et  ornee  par  Munich,  fut  inauguree  le  28  juin  1781,  et  ne  ferma  que  le 
27  octobre.  Elle  rouvrit  ainsi  chaque  annee  a  peu  pres  aux  m6mes  dates  jusqu'en 
1785,  epoque  oii  le  Wauxhall  d'ete,  construit  pres  de  la  barriere  du  Temple,  lui 
fit  une  concurrence  ruineuse ;  elle  prit  alors  le  nom  de  Pavilion  Chinois,  servit 
encore  a  deux  f6tes  brillantes,  donnees  en  I'honncur  de  la  naissance  du  due  de 
Normandie  et  par  la  loge  des  Neuf-Soeurs,  et  disparut  avec  la  Foire  elle-m6me. 
Voyez  sur  cet  etablissement  :  Mercier,  Tableau  de  Paris,  t.  Ill,  p.  20,  Memoires 
secrets,  6  septembre  1781,  et  surtout  I'agr^able  livre  de  M.  Arthur  Heulhard  :  la 
Foire  Saint- Laurent  (Lemerre,  1878,  in-12). 


16  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 


SEPTEMBRE. 

Quoique  la  comedie  des  Maris  corriges^  en  trois  actes  et  en 
vers,  ait  ete  fort  bien  accueillie  le  mardi  6,  qu'elle  fut  repre- 
sentee pour  la  premiere  fois  par  les  Gomediens  italiens,  quoique 
les  principaux  roles  de  la  piece  aient  toujours  ete  parfaitement 
bien  remplis  par  le  sieur  Glairval  et  par  la  dame  Verteuil,  les 
representations  en  ont  ete  peu  suivies.  Get  ouvrage  est  le  premier 
essai  dramatique  de  M.  de  La  Ghabaussi^re,  officier  dans  les 
gardes  de  Monsieur.  Le  fond  de  1' intrigue  et  des  caracteres 
parait  emprunte  des  Fausses  Infiddlites  de  M.  Barthe;  on  y 
retrouve  aussi  le  canevas  de  la  principale  scene  des  Femmes 
vengees  de  M.  Sedaine,  beaucoup  d'analogie  avec  quelques  situa- 
tions d'un  roman  de  M.  Retif  de  La  Bretonne  intitule  la 
Femme  consider^  dans  les  trois  dtats^  mais  I'auteurvoulant  bien 
consentir  lui-meme  d'assez  bonne  grace  a  ne  dissimuler  aucun 
de  ses  larcins,  pourvu  qu'on  ne  luiconnaisse  aprfes  celani  moins 
de  talent  ni  moins  de  genie,  pourrait-on  avoir  la  durete  de  lui 
refuser  cette  leg^re  satisfaction  ? 

—  U Automate,  opera-comique  en  un  acte  en  prose  m^le 
d'ariettes,  paroles  de  M.  Cuinet  d'Orbeil,  musique  de  M.  Rigel, 
n'a  eu  que  trois  ou  quatre  representations.  Le  sujet  du  poeme 
a  beaucoup  de  rapport  avec  celui  de  VAmant  statue  de  M.  Des 
Fontaines ;  mais  si  VAmant  statue  a  paru  d'une  galanterie  fade 
et  precieuse,  on  n'a  ti'ouve  dans  V Automate  qu'une  caricature 
absurde  et  degoutante.  Toutes  les  situations  en  sont  forcees  et 
le  dialogue  est  egalement  depourvu  d' esprit  et  de  gout.  II  y  a 
dans  la  musique  des  choses  assez  bien  faites,  mais  rien  d'assez 
piquant  pour  faire  supporter  la  maussaderie  du  poeme. 

—  L'Academie  royale  de  musique  vient  de  remettre  sur  le 
petit  theatre  des  Menus,  qu'elle  occupe  en  ce  moment.  Echo  et 
Narcisse  de  M.  le  chevalier  Gluck  et  du  baron  de  Tschudi.  Get 
opera  n'a  jamais  eu  plus  de  succes  qu'a  cette  derni^re  reprise. 
On  a  deja  fait  surle  meme  theatre  quelques  repetitions  de  VAdele 
de  M.  de  Saint-Marc  avec  la  nouvelle  musique  du  sieur  Piccini ; 
c'est  par  cet  ouvrage  que  se  fera  I'ouverture  de  la  salle  provi- 
soire  qu'on  vient  de  construire  a  la  Porte  Saint-Martin. 


SEPTEMBRE   1781.  '  17 

—  L'Academie  francaise  a  eu,  cette  annee,  la  satisfaction  de 
donner  deux  prix  d'eloquence  plus  riches  que  de  coutume.  Le 
sujet  du  prix  etait  YEloge  du  due  de  Montausier  ^  Elle  avait 
adjuge  la  medaille  academique,  doot  M.  le  comte  de  Montausier 
avait  fait  doubler  la  valeur  ordinaire,  au  discours  de  M.  Garat, 
mais  en  regrettant  de  n'avoir  pas  un  second  prix  a  donner  au 
discours  de  M.  Lacretelle.  Ce  voeu  de  la  compagnie  ayant  ete 
connu,  deuxanonymes  se  sont  adresses  separement,  Tun  a  M.  de 
La  Harpe,  I'autre  a  M.  d'Alembert,  pour  prier  I'Academie  d'ac- 
cepter  la  valeur  de  la  medaille  d'un  prix  ordinaire;  les  deux 
ofTres  ont  ete  acceptees,  et  M.  Lacretelle  a  recu  un  accessit  de  la 
meme  valeur  que  le  prix  decerne  a  M.  Garat,  c'est-a-dire  une 
medaille  de  douze  cents  livres.  L'Academie  a  fait  une  mention 
honorable  de  deux  autres  discours,  I'un  ayant  pour  devise  :  Vir 
justiverique  temix,  deU.  LeRoi,  ancien  commissaire de  marine, 
I'autre  ayant  pour  devise  :  Illi  rohur,  dont  I'auteur  ne  s'est  pas 
fait  connaitre,  mais  qu'on  avait  attribue  a  M^^  la  comtesse  de 
Genlis ;  il  parait  sur  aujourd'hui  qu'on  s'etait  trompe. 

Le  discours  de  M.  Garat,  lu  a  la  seance  publique  du  25  du 
mois  dernier  par  M.  de  La  Harpe,  n'y  a  pas  fait  une  grande 
sensation  ;  I'auteur  qui  a  cru  avoir  a  se  plaindre  de  1' indifference 
ou  de  la  malignite  de  son  lecteur,  en  a  e(e  si  vivement  affecte 
qu'il  s'est  trouve  mal  et  n'a  pas  eu  la  force  de  recevoir  lui-meme 
le  gage  de  son  triomphe.  Les  morceaux  qu'on  a  lus  ensuite  du 
discours  de  M.  Lacretelle  ont  ete  infiniment  plus  applaudis,  mais 
le  discours,  lu  en  entier,  I'eut-il  ete  egalement?  C'est  ce  qui  n'est 
pas  aussi  certain  sans  doute. 

Puisqu'il  nous  est  permis  de  dire  ce  que  nous  pensons  sur 
un  point  de  cette  importance,  sans  craindre  de  compromettre 
notre  repos  ni  celui  de  personne,  I'un  et  I'autre  ouvrage  nous 
ont  paru  assez  mediocres,  et  peut-6tre  est-ce  moins  la  faute  des 
auteurs  que  celle  du  sujet.  Le  caractere  de  Montausier  pouvait 
fournir  un  portrait  fort  original  et  fort  piquant,  mais  il  n'y  eut 
dans  sa  vie  ni  d' assez  grands  evenements  ni  d' assez  heureux 
succes  pour  offrir  la  matiere  d'un  eloge  interessant;  rien  n'eut 
emp^che,  il  est  vrai,  qu'on  ne  fit  de  cet  eloge  un  beau  traite  sur 

1.  Charles  de  Sainte-Maure,  due  de  Montausier,  pair  de  France,  gouverneur  du 
Dauphin,  flls  de  Louis  XIV,  mort  en  1690.  II  avait  6pous6  en  1645  la  celebre  Julie 
de  Rambouillet.  (Meister.) 


XIII 


2 


18  GORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

r education  des  rois;  mais,  en  prenant  ce  parti,  eut-il  ete  facile 
d.e  faire  aussi  bien  que  M.  Thomas  dans  son  liloge  du  Dauphin, 
ou  Xenophon  dans  sa  Cyrop^die? 

Le  discours  de  M.  Garat  est  en  general  d'un  style  plus  sage 
et  plus  soutenu;  celui  de  M.  Lacretelle,  moins  methodique,  peut- 
etre  meme  un  peu  sauvage,  a  plus  de  hardiesse  et  de  mouve- 
ment ;  s'il  y  a  dans  le  premier  plus  de  raison  et  de  finesse,  il  y 
a  dans  I'autre  beaucoup  plus  d'energie  et  d'originalite.  On  ne 
saurait  desapprouver  TAcademie  d'avoir  donne  le  prix  au  dis- 
cours de  M.  Garat,  mais  on  lira  surement  celui  de  son  rival 
avec  plus  d'interet;  la  touche  de  I'un,  plus  egale,  est  aussi  plus 
timide;  la  touche  de  I'autre,  plus  franche  et  plus  forte,  est  aussi 
plus  hasardee.  Mais,  sans  discuter  davantage  tons  les  rapports 
d'une  comparaison  qui  pourrait  bien  ne  pas  aj  outer  infiniment 
au  progr^s  de  1' eloquence,  mettons  nos  lecteurs  a  portee  d'en 
juger  par  eux-memes\ 

L'Academie  n'a  trouve  aucune  des  pieces  envoyees  au  con- 
cours  pour  le  prix  de  poesie  digne  d'etre  couronnee,  mais  elle 
en  a  distingue  trois  :  la  premiere,  qui  a  pour  devise  :  Je  vou- 
drais  tout  penscr  et  foserais  tout  dire ,  de  M.  Carbon  de  Flins; 
la  seconde,  d'un  anonyme,  avec  une  devise  tiree  de  V Esprit  des 
lois'j  la  troisieme,  de  M.  le  chevalier  de  Langeac,  avec  cette  epi- 
graphe  :  Le  bien  quon  fait  au  monde  ajoiite  ci  nion  partage. 
On  a  lu  quelques  vers  de  la  pi^ce  de  M.  de  Flins  et  de  celle  de 
M.  de  Langeac,  qui  ont  ete  fort  applaudis,  tels  que  ceux-ci,  de 
M.  de  Flins  : 

Muse,  c616bre  un  prince  ami  du  laboureur, 
Bon  sans  avoir  connu  la  le^on  du  malheur... 
II  r^forme  ces  lois  qu'accusait  la  raison, 
Ces  lois  dont  Tart  cruel,  6piant  ses  victimes, 
Avant  de  les  prouver,  osait  punir  les  crimes. 

Ceux-ci,  du  chevalier  de  Langeac,  sur  le  meme  sujet  : 

On  pent  done  I'oublier,  cet  usage  execrable, 
Qui,  pretant  aux  forfaits  I'audace  des  serments, 
Fait  mentir  I'innocence  au  milieu  des  tourments^ 

1.  Les  t.\0QQS  des  deux  concurrents  ont  ete  imprimis  I'un  et  I'autre  la  memo 


annee. 


SEPTEMBRE  1781.  19 

M,  d'Alembert  a  termine  la  seance  par  la  lecture  de  quelques 
reflexions  historiques  sur  le  cardinal  Dubois ,  membre  de  I'Aca- 
demie  francaise.  Notre  philosophe  n'a  point  essaye  d'affaiblir 
I'opinion  trop  legitimement  etablie  contre  ce  fameux  person- 
nage;  il  I'a  montre  tel  qu'il  fut,  reunissant  sur  sa  tete  tons 
les  honneurs  de  la  monarchie  avec  tons  les  mepris  du  public, 
et  parvenu  au  faite  de  1' opulence  et  des  dignites  sans  en  etre 
moins  malheureux,  allant  se  plaindre  et  gemir  aupr^s  de  Fon- 
tenelle,  dont  il  enviait  le  calme  interieur  et  la  douce  philo- 
sophie. 

Le  sujet  du  prix  d' eloquence  que  I'Academie  a  propose  pour 
I'annee  1783  est  Veloge  de  Fontenelle.  Quant  au  prix  de  poesie, 
elle  laisse  le  sujet,  le  genre  et  la  mesure  des  vers  au  choix  des 
auteurs.  Sans  proposer  pour  la  troisieme  fois  le  sujet  de  la  Ser- 
vitude sous  le  Hgne  de  Louis  XVI,  elle  n'entend  pas  I'exclure 
et  desirerait  meme  de  le  voir  traiter  avec  plus  de  succ^s  que  dans 
les  concours  precedents. 

—  M.  de  Sainte-Palaye,  apres  la  mort  d'un  frere  dont  rien 
au  monde  ne  pouvait  le  consoler,  avait  change  toute  sa  mani^re 
d'etre.  On  vit  le  plus  actif,  le  plus  laborieux  des  hommes 
renoncer  entierement  au  gout  de  Tetude  et  du  travail;  il  se 
levait  tard,  il  se  couchait  de  bonne  heure,  il  allait  chercher 
toutes  les  dissipations  dont  son  age  pouvait  encore  etre  suscep- 
tible. «  Ilelasl  disait-il  a  ses  amis^  je  perds  le  plus  de  temps  que 
je  peux.  )) 

M.  d'iVlembert  etant  alle  voir,  ces  jours  passes,  M.  Diderot, 
celui-ci  lui  trouva  un  air  fort  soucieux.  u  Et  qu'avez-vous,  mon 
ami? —  Du  chagrin,  et  c'est  toujours  de  la  part  de  ceux  que  je 
cheris  le  plus  qu'il  me  vient.  J'avais  un  domestique  qui  me  ser- 
vait  depuis  longtemps;  j'ai  decouvert  enfin  que  c'etait  un  fri- 
pon,  et  j'ai  ete  oblige  de  le  mettre  dehors;  mais  comme  il  a  une 
femme  et  trois  enfants,  je  me  suis  charge  de  pourvoir  k  la  sub- 
sistance  des  enfants.  —  Eh  bien?  —  Eh  bien,  ils  disent,  et  ce 
sont  mes  meilleurs  amis,  que  je  ne  fais  cela  que  parce  que  les 
enfants  sont  de  moi.  — Et  cela  vous  chagrine?  Mais  de  deux 
choses  I'une,  ou  vous  etes  le  p^re  de  ces  enfants,  ou  vous  ne 
I'etes  pas.  Dans  le  premier  cas,  vous  etes  un  homme  juste ;  dans 
r autre,  un  homme  bienfaisant ;  vous  voila  done  place  entre  deux 
vertus,  et  c'est  place  ainsi  que  vous  seriez  malheureux,  vous. 


20  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

mon  philosophe !  »  Le  philosophe  se  frotta  les  yeux  et  dit  a  son 
ami  :  «  Je  crois  que  vous  avez  raison.  » 

M.  de  Choiseul  s'etant  presente  dernierement  a  la  porte  du 
Louvre  pour  voir  1' exposition  des  tableaux,  le  Suisse  lui  dit  qu'il 
n'etait  pas  possible  de  le  kisser  entrer  en  ce  moment.  «  Et 
pourquoi?  —  G'est,  monsieur  le  due,  c'est  que  ce  sont  messieurs 
les  ministres.  — Eh  bien,  ils  passeront  d'un  cote,  moi  je  passerai 
de  I'autre...  »  Comment  un  Suisse  ne  se  serait-il  pas  rendu  a  un 
arrangement  si  facile  a  concevoir? 

—  La  Parodie  de  Richard  III,  par  M.  Pariseau  ^  donnee 
pour  la  premiere  fois  sur  le  theatre  de  la  Comedie-Italienne,  le 
dimanche  2,  est  un  des  plus  jolis  ouvrages  que  nous  ayons  vus 
dans  ce  genre ;  mais  la  tragedie  qui  en  a  fourni  le  sujet  a  eu  si 
peu  de  succfes,  elle  est  meme  si  pen  connue,  que  Ton  nedoit  pas 
etre  surpris  que  1' esprit  de  cette  charmante  critique  n'ait  pas  ete 
senti  aussi  vivement  qu'il  meritait  de  I'^tre.  Gomme  I'auteur  s'est 
impose  la  loi  de  suivre,  pour  ainsi  dire,  pas  a  pas  la  marche  de 
la  tragedie,  retracer  ici  tout  le  plan  ce  serait  non  seulement 
prendre  une  peine  fort  inutile,  mais  ce  serait  en  donner  encore 
une  forte  triste  idee;  nous  nous  contenterons  d'indiquer  comme 
deux  scenes  fort  originales  et  fort  comiques,.celle  ou  la  princesse 
tire  les  cartes  pour  apprendre  le  sort  de  son  amant,  et  celle  du 
dessinateur  qui  vient  se  placer  au  milieu  de  la  foule  sur  le  devant 
du  theatre  pour  faire  le  croquis  de  la  situation  ou  Elisabeth  est 
sur  le  point  d'etre  poignardee  par  un  soldat  de  Richard ;  c'est  le 
coup  de  theatre  du  denouement  de  la  tragedie,  coup  de  theatre 
si  gauchement  amene  qu'il  a  I'air  d' avoir  ete  ajoute  a  Taction  par 
le  maitre  des  ballets.  Le  dessinateur  chante  : 


Sur  I'air  de  Raymonde. 

L'attitude  me  seconde, 

Le  beau  groupe !  il  est  coraplet, 

Et  pour  peu  que  j'y  reponde... 

Richmond  parait  a  la  tete  de  ses  soldats  et  se  prepare  a 


1.   L'auteur  de  la  Veuve  de   Cancale,   parodie  de  la    Veuve  du  Malabar. 
(Meister.) 


SEPTEMBRE  1781.  21 

fondre  sur  lessoldats  de  Richard.  Le  dessinateur  trouble  continue 

sur  le  meme  air : 

Milord,  milord!  s'il  vous  plait, 
Ne  derangez  pas  le  monde, 
Laissez  chacun  comme  il  est. 

Richmond  lui  repond : 

Sur  I'air  du  vaudeville  du  Marechal. 

Cher  ami,  ne  t'alarme  pas 
Ton  art  a  pour  moi  des  appas, 
Mais  I'attitude  n'est  pas  rare 
Et  tu  pourras  la  retrouver. 
Permets-moi  d'abord  de  sauver 
L'objet  qu'immolait  un  barbare. 

Qu'il  nous  soit  permis  de  citer  encore  quelques  couplets  de  la 
scene  ou  Richard  reste  seul  apres  avoir  ete  joue  par  Richmond, 
qui  vient  de  se  faire  reconnaitre. 

Sur  I'air  :  Triste  raison. 

Raison,  qu'es-tu?  Je  sens  faiblirla  n6tre; 
Ah!  loin  de  nous  un  regret  maladroit ! 
En  la  perdant,  je  perds  bien  moins  qu'un  autre, 
Un  autre  aussi  perd  bien  moins  qu'il  ne  croit. 

«  La  mienne  est  eclipsee  tout  a  fait ;  essayons  de  lier  deux 
idees  ensemble.  (Avec  emphase :) 

La  gloire  est  un  jour  pur  sorti  du  sein  des  ombres. 
({  Ah!  e'en  est  fait,  je  ne  sais  plus  ce  que  je  dis.  » 

Air  :  Ne  v'la-t-il  pas  que  faime. 

En  ce  chatiment  merits 

0  faveur  impr^vue  ! 
J'aperQois  la  post6rit6; 

Tr6s  peu  de  gens  I'ont  vue. 

Air  :  Ma  grand'mere  etait  pinte. 

L'un-m'y  livre  aux  pleurs,  aux  sanglots 
Dans  une  trag6die ; 


22  CORRESPONDANCE   LlTTERAIRt:. 

Affuble  d'airs  et  de  grelots, 

L'autre  me  parodie; 
Mon  oeil  qui  confond 
Tragique  et  bouffon, 

Est  d'une  perfidie 
Qu'a  peine  je  peux 
Distinguer  des  deux 

Quelle  est  la  parodie,  etc. 


—  Memoire  a  M^""  le  comie  d'Artois  siir  V administration 
de  ses  finances.  Brochure  m-h''  de  cent  dix  pages. 

G'est  le  Compte  rendu  de  M.  Radix  de  Sainte-Foy,  ci-devant 
surintendant  des  finances  de  M.  le  comte  d'Artois,  place  dont  il 
a  ete  force  de  donner  sa  demission,  ay  ant  ete  decrete  d'ajourne- 
ment  personnel  sur  les  accusations  intentees  contre  lui  par  le 
sieur  Le  Bel,  ancien  directeur  des  domaines  et  bois  du  prince. 

Ce  memoire  est  un  monument  assez  curieux  de  toutes  les 
ressources  de  finance  et  d'economie  employees  par  M.  de  Sainte- 
Foy,  non-seulement  pour  mettre  la  recette  et  la  depense  de  son 
maitre  de  niveau,  mais  pour  lui  menager  encore  toutes  les  annees 
un  excedant  d'actif  plus  ou  moins  considerable.  Le  plus  grand 
secret  d'une  si  heureuse  administration,  si  nousl'avons  bien  suivi, 
est  d'avoir  toujours  compte  en  recette  ce  qu'on  a  fait  emprunter 
au  nom  du  prince,  et  de  n'avoir  jamais  mis  en  compte  de  depense 
que  les  frais  de  I'emprunt.  En  ne  comparant  que  la  balance 
annuelle  du  total  de  la  recette  et  de  la  depense,  on  pourrait  etre 
surpris  d'apercevoir  qu'en  rassemblant  a  la  fin  toutes  les  acqui- 
sitions et  toutes  les  proprietes  quelconques  du  prince,  quoique 
tr^s-evidemment  portees  a  leur  plus  haute  valeur,  les  dettes  ne 
depassent  pas  moins  I'avoir  de  deux  millions  deux  cent  quarante- 
six  mille  deux  cent  trente-huit  francs  seize  centimes  ;  mais  tout 
n'est-il  pas  suffisamment  explique  par  la  peroraison  qui  ter- 
mine  cet  ingenieux  memoire  ? 

((  Si  je  puis  enfin  me  reprocher  a  moi-meme  un  tort  que 
j'aurais  pourtant  eu  toute  ma  vie,  c'est  de  n'avoir  rien  trouve 
d' impossible  de  tout  ce  qu'a  desire  mon  maitre.  Je  me  suis 
regarde  plutot  comme  I'executeur  de  ses  volontes  que  comme  un 
contradicteur  de  gouts  qui  ne  m'ont  paru  qu'ephemferes,  et  dont 
j'etais  bien  sur  que  I'elevation  de  son  ame  et  la  maturite  de  ses 
reflexions  le  degageraient. 


SEPTEMBRE   1781.  23 

({  J'avouerai  meme  que,  dans  le  fond^  j 'avals  une  autre  raison 
de  me  rassurer  sur  I'etat  de  ses  affaires,  en  considerant  que  dans 
le  cours  de  ces  cinq  annees,  Monseigneur  n'a  recu  da  roi  son 
frere  aucun  bienfait,  ni  tire  des  finances  de  I'Etat  [quels  justes 
reproches  ne  meriterait  point  ici  1' administration  deM.  Necker!] 
aucune  espece  de  secours,  tandisque  j'avais  en  reserve  dans  mon 
portefeuille  plusieurs  moyens  d'operer  une  grande  partie  de 
sa  liberation  dont  le  succes,  sans  rien  couter  aux  finances  de 
Sa  Majeste,  ne  dependait  que  d'un  instant  de  favour,  etc.  )> 

Quelque  essentiel  que  M.  de  Sainte-Foy  ait  juge  ce  memoire 
a  sa  justification,  quelque  consolant  qu'il  ait  pu  le  croire  pour  les 
creanciers  de  son  maitre,  le  prince  en  a  fait  arreter  la  publicite, 
etilne  s'en  est  repandu  qu'un  assez  petit  nombre  d'exemplaires, 
echappes  a  I'indiscretion  de  I'auteur  ou  de  ses  amis. 

—  Precis  pour  la  demoiselle  Bertirij  marchande  de  modes 
de  la  reine,  d^fenderesse,  contre  la  demoiselle  Picot,  ci-devant 
son  eUve,  et  actuellement  marchande  de  modes,  demanderesse. 
Brochure  in-4°. 

Quoique  nous  ne  soyons  p?is  dans  1' usage  de  rendre  compte 
des  memoires  de  ce  genre,  nous  avons  cru  devoir  faire  une  excep- 
tion en  faveur  de  celui-ci,  vu  la  celebrite  des  personnages  qui  y 
sont  interesses.  II  y  a  plus  de  six  ans  que  W^^  Bertin  a  I'honneur 
d'etre  marchande  de  modes  de  la  reine  et  d' avoir  sur  les  objets 
de  son  commerce  ce  qu'elle  appelle  un  travail  partirulier  avec 
Sa  Majeste  presque  tous  les  huit  jours.  II  est  impossible  de  rem- 
plir  le  departement  qui  lui  est  confie,  et  que  la  demoiselle  Bertin 
ne  regarde  pas  sans  doute  comme  un  des  ministeres  les  moins 
importants  a  la  prosperity  de  I'Etat,  il  est  impossible^  dis-je,  de 
le  remplir  avec  plus  de  genie,  de  zele  et  d'autorite;  aussi  voyons- 
nous  dans  lesfastes  de  la  mode  et  meme  dans  ceux  du  royaume 
peu  de  ministeres  qui  se  soient  maintenus  aussi  longtemps  au 
m6me  degre  de  gloire  et  de  puissance.  Mais  a  quoi  tiennent 
toutes  les  grandeurs  de  ce  monde  I  Ne  suffit-il  pas  d'un  instant 
de  faiblesse  ou  de  violence  pour  compromettre  de  la  mani^re  la 
plus  cruelle  la  sagesse,  la  dignite  meme?  Et  qui  pent  se  flatter 
d'etre  toujours  a  I'abri  des  traits  de  la  medisance  ou  de  la 
calomnie  ? 

On  ose  accuser  M""  Bertin  d'avoir  crache  au  visage  de 
M"'  Picot,  son  ancienne  el^ve,  et  ou?  a  Versailles,  dans  les  appar- 


2/»  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

tements  du  roi,  pres  Tappartement  de  la  reine !  Sa  defense  est 
trop  eloquente  pour  ne  pas  meriter  qu'on  en  conserve  quelque 
souvenir. 

«  La  demoiselle  Picot,  c'est  ainsi  que  debute  le  memoire  de 
M"^  Bertin,  veut  couvrir  d'opprobre  et  faire  perir  celle  a  qui  elle 
doit  son  existence  et  son  etat!  Oii  trouver  des  expressions 
capables  de  peindre  I'horreur  de  ce  precede?  Je  n'en  veux  point 
chercher,  je  la  plains,  mais  je  dois  a  la  justice,  au  public  qui 
m'estime,  aux  grands  qui  m'honorent  de  leur  protection  et  de 
leur  bonte,  et  surtout  a  moi-meme,  de  me  defendre  d'une  accu- 
sation si  atroce,  si  fausse,  et,  j'ose  le  dire,  si  invraisemblable.  )> 

Sans  suivre  ici  I'histoire  tres-detaillee  de  tons  les  services 
rendus  a  la  demoiselle  Picot  par  la  demoiselle  Bertin,  histoire 
assez  minutieuse  en  elle-meme,  mais  oii  les  plus  beaux  noms  de 
France  ont  cependant  trouve  leur  place,  nous  nous  bornerons 
au  fait  principal  dont  voici  1' expose  et  la  justification  : 

«  Je  n'ai  jamais  fait  et  ne  ferai  jamais  de  mal  a  personne,  pas 
meme  a  M"«  Picot.  Mais  qui  pourrait  me  faire  un  crime  de  regar- 
der  avec  mepris  une  personne  qui  doit  m' avoir  les  plus  grandes 
obligations,  et  qui,  pour  les  reconnaitre,  m'a  trompee  si  cruelle- 
ment?  Je  la  meprise  souverainement,  j'en  conviens,  elle  le  merite. 
Je  I'ai  trouvee  le  15  avril  dernier,  vers  les  dix  heures  du  soir, 
dans  le  salon  qui  precede  la  galerie  de  Versailles,  je  ne  la  voyais 
pas ;  ceux  avec  lesquels  j'etais,  me  la  nomm^rent.  Sa  vue  me 
revolta,  mon  estomac  se  serra,  et  I'horreur  qu'elle  m'inspira,  me 
faisant  remonter  ce  que  j'avais  pris,  m'occasionna  sans  doute  sur 
mon  visage  un  mouvement  involontaire  de  contraction  et  y  peignit 
apparemment  la  revoke  et  le  degout  qu'elle  excitait  en  moi ;  mais 
je  ne  crachai  point,  je  ne  I'aurais  pas  pu,  j'etais  petrifiee,  et  les 
personnes  qui  m'accompagnaient  et  qui  ne  m'ont  pas,  dans  cet 
instant,  perdue  de  vue,  sont  pretes  d'en  rendre  temoignage,  et  je 
demande  a  en  faire  la  preuve  ainsi  que  de  tons  les  faits  dont  je 
viens  de  rendre  compte,  si  on  le  juge  a  propos... 

((  J'ignore  quels  mensonges  ont  fait  la  clique  et  les  amis  de 
la  demoiselle  Picot...,  mais  je  suis  moralement  sure  qu'aucun 
d'eux  n'a  dit  et  n'a  pu  dire  m' avoir  vue  cracher  au  visage  de 
la  demoiselle  Picot.  Moi,  commettre  une  indecence  aussi  basse ! 
et  chez  le  roi,  pres  I'appai'tement  de  la  reine,  qui  veut  bien  quel- 
quefois  se  servir  de  moi  et  s'abaisser  jusqu'a  m'honorer  de  sa 


SEPTEMBRE   1781.  25 

bonte!  J'ose  le  dire,  on  ne  le  croira  pas.  Mon  juge  ne  I'a  pas 
cru,  il  a  civilise  le  proces;  au  reste  mon  defenseur  discutera  tout 
cela. )) 

Helas  I  il  faut  que  le  defenseur  ait  mal  discute,  car  la  demoi- 
selle Bertin  vient  de  perdre  sa  cause  avec  dommages  et  interets. 

— Maximes  et  Reflexions  morales  extraites  de  La  Bruyere^ 
prMdees  d'une  notice  siir  la  personne  et  siir  les  ecrits  de  La 
Bruydre.  Volume  in-16,  de  Timprimerie  de  Monsieur. 

La  notice  qui  precede  cette  jolie  edition  est  de  M.  Suard,  de 
I'Academie  francaise.  Pour  donner  une  idee  de  tout  I'interet,  de 
tout  le  gout  avec  lequel  cette  notice  est  faite,  il  suffira  de  citer  le 
morceau  ou  I'auteur  compare  I'esprit  de  La  Bruy^re  avec  celui  de 
Montaigne  et  de  La  Bochefoucauld. 

((  On  pent  considerer,  dit-il,  La  Bruyere  comme  moraliste  et 
comme  ecrivain.  Comme  moraliste,  il  parait  moins  remarquable 
par  la  profondeur  que  par  la  sagacite.  Montaigne,  etudiant 
I'homme  en  lui-meme,  avait  penetre  plus  avant  dans  les  prin- 
cipes  essentiels  de  la  nature  humaine.  La  Rochefoucauld  a  pre- 
sente  I'homme  sous  un  rapport  plus  general,  en  rapportant  a  un 
seul  principe  le  ressort  de  toutes  les  actions  humaines.  La 
Bruyere  s'est  attache  particulierement  a  observer  les  differences 
que  le  choc  des  passions  sociales,  les  habitudes  d'etat  et  de 
profession  etablissent  dans  les  moeurs  et  la  conduite  des 
hommes.  Montaigne  et  La  Rochefoucauld  ont  peint  I'homme  de 
tons  les  temps  et  de  tons  les  lieux.  La  Bruyere  a  peint  le  cour- 
tisan,  I'homme  de  robe,  le  financier,  le  bourgeois  du  si^cle  de 
Louis  XIV. 

({  Peut-etre  que  sa  vue  n'embrassait  pas  un  grand  horizon,  et 
que  son  esprit  avait  plus  de  penetration  que  d'etendue.  II  s' atta- 
che trop  a  peindre  les  individus,  lors  meme  qu'il  traite  des  plus 
grandes  choses.  Ainsi  dans  son  chapitre  intitule  du  Souverain  ou 
de  la  Bepublique,  au  milieu  de  quelques  reflexions  generates  sur 
les  principes  et  les  vices  du  gouvernement,  il  peint  toujours  la 
cour  et  la  ville,  le  negociateur  et  le  nouvelliste.  On  s'attendait  a 
parcourir  avec  lui  les  republiques  anciennes  et  les  monarchies 
modernes,  et  Ton  est  etonne  k  la  fin  du  chapitre  de  n'etre  pas 
sorti  de  Versailles.  » 

—  La  petite  galerie  de  tableaux  dramatiques  des  Quatre  Sai- 
sons  de  MM.  de  Piis  et  Barre  vient  d'etre  completee  par  les  Amours 


26  CORRESPONDANGE  LITTJ^RAIRE. 

(Vele^  divertissement  en  un  acte  et  en  vaudevilles,  represente 
pour  la  premiere  fois  sur  le  theatre  de  la  Gomedie-Italienne  le 
mardi  25.  Quoiqu'ils  aient  eu  a  lutter  dans  la  peinture  de  cette 
saison  centre  les  Moissonneiirs  de  Favart,  c'est  peut-etre  encore 
le  sujet  qui  leur  a  le  mieux  reussi.  L'idee  de  ce  petit  divertisse- 
ment est  simple  et  champetre,  les  scenes  pleines  de  mouvement 
et  d'une  variete  facile  et  piquante. 

II  y  a  sans  doute  plus  de  grace,  plus  d'esprit  dans  les  operas- 
vaudevilles  de  Favart,  plus  de  verve  et  d'originalite  dans  ceux  de 
Piron  et  de  Vade,  plus  de  finesse  et  de  naivete  dans  le  dialogue 
de  Panard ;  mais  on  ne  refusera  point  a  MM.  de  Piis  et  Barre  le 
merite  d' avoir  su  faire  un  choix  tr^s-heureux  et  tr^s-varie  de 
toutes  les  situations  dont  ce  genre  de  drame  pouvait  etre  suscep- 
tible. Leurs  scenes  offrent  presque  toujours  un  tableau  plein  de 
fraicheur  et  de  vie,  champetre  et  pastoral  sans  en  etre  fade,  neuf 
et  piquant  sans  en  etre  moins  simple,  moins  naturel.  Pourquoi 
detruire  trop  souvent  le  charme  de  ces  agreables  compositions  par 
des  calembours,  par  des  jeux  de  mots  dont  I'equivoque  grossiere 
fait  tout  le  sel  et  toute  la  gaiete,  par  des  trivialites  de  mauvais 
gout,  de  mauvais  ton,  et  quelquefois  par  des  expressions  recher- 
chees  et  bizarres  qui  font  disparaitre  toute  la  verite  du  dialogue, 
toute  I'illusion  de  la  scfene? 

—  Les  Joueurs  et  M.  Bussaulx^^  brochure  avec  cette  6pi- 
graphe  : 

Qui  fait  done  faire  ici  la  loi  prudente  et  sage 
Qui  des  jeux  de  hasard  proscrit  le  sot  usage? 
Ce  n'est  pas  toi,  Louis. 

Ce  miserable  pamphlet  estbeaucoup  plus  rare,  beaucoup  plus 
difficile  a  trouver  que  ne  pourrait  I'etre  I'ouvrage  le  plus  hardi 
contre  la  religion  et  le  gouvernement ;  il  y  a  peu  de  jours,  il 
nous  est  tombe  entre  les  mains.  C'est  un  monument  bien  scanda- 
leux  de  toutes  les  intrigues,  de  toutes  les  manoeuvres  employees 
a  favoriser  et  a  soutenir  Tetablissement  des  tripots  de  jeu. 


1.  Agripince,  [Londres],  chez  N.  Lescot,  1781. 

Barbier  attribue  ce  pamphlet  aux  abbes  Jacquet  et  Duvernet,  aides  de  Mar- 
cenay  de  Ghuy  et  de  Delaunay.  Mais  line  note  du  catalogue  Pixerecourt  (n<»  1594) 
fait  remarquer  qu'il  a  ete  reimprime  dans  la  Gazette  noire,  de  tout  temps  attri- 
bute a  Theveneau  de  Morande,  et  que  les  Joueurs  pourraient  lui  etre  aussi  res- 
titues. 


SEPTEMBRE    1781  27. 

Quoique  la  calomnie  paraisse  avoir  dicte  une  grande  partie  des 
anecdotes  revelees  dans  cet  ecrit  anonyme,  on  ne  pent  dissi- 
muler  qu'il  ne  contienne  beaucoup  de  faits  veritables  dont  1' eclat 
malheureusement  fut  trop  public  pour  les  laisser  douteux.  On  ne 
sera  point  etonne  d'y  voir  exposer  sans  aucun  deguisement  I'ori- 
gine  de  la  dame  Lacour,  fiUe  d'un  laquais  de  M.  d'Aligre,  de  la 
dame  Cardonne,  honoree  des  bontes  de  M.  Seguier,  de  la 
brillante  Demare,  autrefois  servante  de  cabaret,  etc.,  etc.;  mais 
on  ne  verra  point  sans  quelque  surprise  la  hardiesse  et  la  vio- 
lence avec  lesquelles  on  ose  y  denoncer  un  homme  de  la  societe 
intime  de  M.  le  due  de  Ghartres.  «  Tout  est  respectable  dans  ce 
palais,  dit  I'auteur  anonyme,  mais  malheureusement  un  comte  de 
Genlis  I'a  infecte,  pour  son  interet,  de  ces  trois  fripons  [trois 
banquiers  :  Fontaine,  Amiot  et  Dufour  qui  se  relay aient  au  jeu] 
qui  nous  volent  impunement  deux  fois  par  semaine.  Au  nom  de 
Genlis,  au  nom  de  ce  fripon,  je  fremis  et  voulus  m' eloigner  de  cet 
homme  qui  me  paraissait  si  sottement  courrouce:  mais  lui, 
s'apercevant  de  mon  mouvement,  me  saisit  le  bras  et,  me  rete- 
nant  aupres  de  lui,  me  redit  encore  avec  plus  de  chaleur  :  «  Oui, 
((  monsieur,  ce  sont  des  fripons,  je  vous  le  repete,  afm  que  vous 
«  n'en  soyez  pas  la  dupe,  etc.  » 

—  L' exposition  des  tableaux  faite  au  Louvre  cette  annee  est 
une  des  plus  riches  que  nous  ayons  encore  vues,  grace  aux 
ouvrages  interessants  de  MM.  Menageot,  Suvee,  Houdon,  Pajou, 
Hue,  Van  Spaendonk,  David,  etc.  Ce  dernier  est  un  jeune  peintre 
nouvellement  arrive  de  Rome,  dont  le  debut  donne  les  plus 
hautes  esperances.  Son  tableau  de  Bdisaire  et  le  portrait  du 
comte  Potocki  offrent  des  beautes  dignes  des  plus  grands  maitres. 
Nous  en  parlerons  avec  plus  de  details  si  une  main  plus  exercee 
que  la  notre  ne  remplit  pas  la  promesse  qu'elle  nous  a  faite  de 
completer  cette  partie  de  nos  memoires  avec  tout  I'interet  dont 
elle  pent  toe  susceptible*. 

—  Thddtre  de  socUU^  par  Tauteur  du  Theatre  ti  t usage  des 
jeunes  personnes  (M™*  la  comtesse  de  Genlis).  Deux  volumes 
in-S''.  Toutes  les  pieces  de  ce  recueil  ne  sont  pas  nouvelles  : 
la  M^re  rivale,  VAmant  anonyme ^   les    Fausses  DMicatesses, 

1.  Diderot  se  chargea  une  derniere  fois  de  ce  soin.  Son  compte-rendu,  public  en 
1857  par  M.  Walferdin  dans  la  Bevue  de  Paris,  est  reproduit  au  tome  XII  de  ses 
OEuvres  completes. 


28  CORRESPONDANCE    LITlfiRAIRE. 

avaient  deja  paru  il  y  a  quelques  annees  dans  le  Parnasse  des 
dames  francaises'^  laCurieuse  dans  le  ThkUre  ii  V usage  desjeunes 
perso/mes,  mais  cette  derniere  reparait  ici  avec  des  changements 
considerables.  Des  drames  nouveaux,  le  plus  interessant,  c'est  sans 
contredit  Zelie  on  V Ingenue.  Si  I'intrigue  en  est  un  pen  singuli^re, 
I'auteur  n'a  rien  neglige  pour  la  rendre  attachante  et  mtoe  vrai- 
semblable;  nous  n'en  exceptons  que  le  denouement  ou  la  fuite 
de  Zelie  avec  le  soldat  qu'elle  reconnait  assez  legerement  pour 
son  pere  et  a  qui  elle  sacrifie  plus  legerement  encore  toutce  qu'elle 
doit  a  son  ami,  a  son  amant,  a  son  bienfaiteur.  Quelque  puisse  etre 
le  pouvoir  du  sangou  celui  du  prejuge,  est-il  croyable  qu'on  n'ait 
besoin  que  d'un  instant  pour  lui  immoler  tous  les  sentiments, 
toutes  les  affections,  meme  les  plus  justes  et  les  plus  naturelles? 
Une  piete  filiale  exageree  a  ce  point  ne  nous  parait  ni  vraie,  ni 
touchante,  et  moins  que  jamais  lorsqu'elle  n'est  que  Timpression 
d'un  moment,  I'efTet  d'une  reconnaissance  vague  et  precipitee. 
Nous  ne  serions  point  etonnes  qu'un  des  contes  les  plus  ridicules 
mais  les  plus  originaux  de  M.  Retif  de  La  Bretonne,  le  Man  Dieu, 
ait  donne  la  premiere  idee  de  cette  nouvelle  Pupille.  Au  reste, 
le  fond  des  deux  ouvrages  pourrait  encore  avoir  plus  de  rapports 
que  nous  n'avons  cru  en  remarquer,  que  le  drame  de  M"""  de 
Genlis  n'en  aurait  surement  ni  moins  de  merite  ni  meme  un 
merite  moins  a  elle. 

Le  Mechant  par  air^  quoique  assez  habilement  intrigu6,  ne 
nous  a  pas  paru  tres-bien  repondre  a  I'idee  que  le  titre  de  sa 
pi^ce  semblait  en  donner.  II  faudrait  ^tre  extr^mement  difficile  en 
mechancetes  pour  ne  pas  trouver  celles  que  fait  ce  Mdchant  par 
air  du  caractere  le  plus  decide ;  cependant,  on  nous  I'annonce 
comme  un  homme  naturellement  sensible,  humain,  genereux. 
Le  veritable  mechant  par  air  est  le  Valere  du  Mechant  de  Gresset, 
ce  n'est  point  le  chevalier  de  Semur  de  M*"'  de  Genlis. 

La  Tendresse  maternelle  pourrait  bien  n'etre  que  I'extra- 
vagance  maternelle ;  c'est  au  moins  I'exageration  la  plus  folle  de 
toutes  les  inquietudes  que  pent  eprouver  une  m^re  passionnee 
en  attendant  des  nouvelles  de  son  fils  qui  est  a  I'armee  et  a  la 
veille  d'une  bataille.  Mais  sile  fond  du  sujet,  k  force  d'toe  outre. 
Test  au  point  de  paraitre  ou  frivole  ou  minutieux,  les  acces- 
soires  du  tableau  sont  remplis  d'originalite,  d'interet  et  d'une 
verite  extreme. 


OGTOBHE   1781.  29 

La  Cloison  n'est  qu'uii  petit  acte,  mais  dont  la  principale 
scene  est  faite  avec  une  adresse  tout  a  fait  neuve.  Deux  amants 
que  leurs  parents  ont  voulu  brouiller  et  separer  I'un  de  I'autre 
s'entretiennent  a  travers  une  cloison.  II  n'y  a  que  la  jeune  per- 
sonne  qui  parle,  mais  la  maniere  dont  elle  dit,  dont  elle  ecoute, 
dont  elle  repond,  fait  deviner  aisement  ce  qu'a  dit  son  amant, 
qu'on  n'entend  point,  et  I'efTet  de  cet  artifice  est  si  bien  menage, 
qu'il  doit  faire  a  la  representation  une  illusion  infiniment 
agreable. 

Le  premier  merite  de  toutes  les  pieces  dramatiques  de 
W^  de  Genlis  est  de  peindre  avec  beaucoup  de  naturel  les 
nuances  les  plus  legeres  du  ton  et  des  moeurs  de  nos  societes  a 
la  mode,  nuances  si  difficiles  a  saisir,  si  difficiles  a  exprimer  et 
dont  elle  a  su  rendre  souvent  la  touche  vive  et  piquante.  Un 
autre  merite  encore,  devenu  fort  rare,  est  un  style  de  la  plus 
elegante  simplicite,  facile  sans  negligence,  pur  sans  aucune 
apparence  de  travail  ni  de  peine,  rarement  brillant,  mais  tou- 
jours  sans  recherche,  et  sur  de  plaire  par  le  charmede  ses  graces 
naturelles. 

Quelque  nom  que  Ton  veuille  donner  aux  pieces  qui  com- 
posent  ces  theatres  d'education  et  de  societe,  quelque  talent 
dramatique  qu'on  puisse  y  reconnaitre,  s'il  est  permis  de  le  dire 
des  a  present,  ce  sont,  ce  ne  seront  jamais  que  de  tres-jolis  pro- 
verbes,  tan  tot  en  un  acte,  tantot  en  trois,  tan  tot  en  cinq ;  et  si 
nos  neveux  dissertent  quelque  jour  serieusement  sur  le  rang  que 
doivent  occuper  les  differentes  productions  que  notre  siecle  a 
vues  eclore  dans  ce  genre,  ils  pourront  bien  decider  que  M.  de 
Garmontelle  en  est  le  Corneille  et  M""'  de  Genlis  le  Racine ;  mais 
ce  jugement  est  encore  un  secret  que  nous  ne  nous  risquerions 
pas  de  confier  a  tout  le  monde. 


OGTOBRE. 


Le  dernier  ouvrage  de  M.  Mercier,  le  Tableau  de  Paris,  a 
obtenu,  et  nous  Tavions  prevu,  un  si  grand  succes,  ou  du 
moins  un  si  grand  debit,  qu'eut-il  moins  de  merite  qu'il  n'en  a 


30  GORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

veritablement,  nous  ne  croirions  plus  oser  nous  dispenser  d'en 
donner  une  analyse  plus  etendue  que  la  simple  notice  a  laquelle 
nous  nous  etions  borne  lorsque  nous  avons  eu  I'honneur  de 
vous  en  parler  pour  la  premiere  fois. 

Voici  de  quelle  maniere  I'auteur  a  developpe  lui-meme  dans 
le  debut  de  sa  preface  et  I'objet  et  le  plan  de  son  livre. 

((  Je  vais  parler  de  Paris,  non  de  ses  edifices,  de  ses  tem- 
ples, de  ses  monuments,  de  ses  curiosites;  assez  d'autres  ont 
ecrit  la-dessus.  Je  parlerai  des  moeurs  publiques  et  particu- 
lieres,  des  idees  regnantes,  de  la  situation  actuelle  des  esprits, 
de  tout  ce  qui  m'a  frappe  dans  cet  amas  bizarre  de  coutumes 
folles  ou  raisonnables,  mais  toujours  changeantes.  Je  parlerai 
encore  de  sa  grandeur  illimitee,  de  ses  richesses  monstrueuses, 
de  son  luxe  scandaleux...  »  Si  tout  cela  n'est  pas  beaucoup  plus 
neuf  pour  un  observateur  eclaire  que  tant  de  descriptions  con- 
nues  des  edifices  et  des  curiosites  de  Paris,  il  faut  convenir  au 
moins  que  cela  est  plus  interessant  ou  moins  ennuyeux.  Quoique 
la  plupart  des  observations  de  M.  Mercier  aient  ete  faites  avant 
lui,  elles  n'ont  jamais  ete  exposees  avec  la  meme  hardiesse  ou 
la  meme  naivete.  L'etranger  ou  le  provincial  qui  les  lira  se  con- 
solera  peut-etre  d' avoir  toujours  vecu  eloigne  de  notre  capitale ; 
celui  qui  I'habite  ou  qui  I'a  habitee  y  rencontrera  des  details  qui 
ne  lui  seront  point  indilTerents,  il  y  retrouvera  souvent  avec 
plaisir  des  reflexions  qu'il  avait  deja  faites  lui-meme,  il  applau- 
dira  quelquefois  a  la  chaleur  et  a  I'energie  avec  laquelle  I'auteur 
les  exprime,  le  defaut  de  methode  et  de  liaison  ne  le  blessera 
point;  la  confusion  peut-elle  ne  pas  etre  dans  la  peinture  du 
chaos  et  de  la  confusion?  Le  bon  citoyen  saura  gre  a  Tauteur  du 
z61e  avec  lequel  il  plaide  la  cause  de  I'indigence,  celle  de  I'huma- 
nite  livree  a  tant  de  maux  par  la  seule  erreur  de  nos  lois  ou  par 
I'injustice  de  la  force  qui  en  dispose.  II  desirera  que  ce  livre  soit 
lu  par  ceux  qui  sont  a  la  tete  du  gouvernement,  a  qui  appar- 
tient  la  reforme  des  abus  que  le  philosophe  ne  peut  que  denoncer. 
Mais  I'homme  de  lettres,  I'homme  de  gout  blamera  dans  cette 
production  un  style  souvent  lache  et  neglige  et  quelquefois  tri- 
vial, des  longueurs,  des  redites,  des  lieux  communs ;  il  trou- 
vera  que  1' eloquence  y  degenere  trop  souvent  en  declamation, 
le  zele  en  humeur,  les  elans  philosophiques  en  capucinades;  il 
voudrait  dans  la  distribution  generale  de  I'ouvrage  sinon  plus 


OCTOBRE   1781.  31 

d'ordre,  au  moins  plus  de  choix,  plus  de  gout ;  il  voudrait  que 
Pauteur  en  eiit  supprime  un  grand  nombre  d' articles  ou  qu'il 
en  eut  reduit  plusieurs  en  un  seul ;  les  uns  lui  paraltront  trop 
courts  parce  qu'ils  sont  interessants ,  d'autres  trop  longs  parce 
qu'ils  sont  sans  interet.  II  sera  fache  que,  pour  s'accommoder 
au  gout  du  temps,  I'auteur  ait  pris  trop  sou  vent  le  ton  du  per- 
siflage; en  general  le  ton  leger  et  plaisant  n'est  pas  le  sien,  la 
force  et  I'energie  lui  appartiennent  davantage.  » 

Voila,  ce  me  semble,  et  le  bien  et  le  mal  qu'on  pent  dire  de 
cette  production  bardie  ou  il  est  impossible  de  ne  pas  recon- 
naitre  la  touche  sensible,  Qiiginale,  mais  presque  toujours  sau-    \y^ 
vage  et  negligee  de  I'auteur,  trop  meconnu,  trop  mal  apprecie 
de  VAn  2440, 

On  a  repete  souvent  qu'il  y  avait,  pour  les  livres  comme 
pour  les  hommes,  une  sorte  de  destinee  assez  aveugle  ou  du 
moins  assez  bizarre.  Le  livre  de  M.  Mercier  en  est  une  nouvelle 
preuve;  on  y  trouve  sur  la  religion,  sur  le  culte,  sur  les  pretres, 
sur  r administration,  sur  les  ministres,  sur  le  credit  public  une 
foule  d' assertions  non-seulement  tout  aussi  indiscretes,  tout  aussi 
violentes ,  mais  encore  plus  basardees,  plus  essentiellement  re- 
prehensibles  que  toutes  celles  qui  ont  fait  proscrire  si  severe- 
ment  I'abbe  Raynal  et  son  livre.  M.  Mercier,  cependant,  n'a 
eprouve  aucune  espfece  de  poursuite ;  son  livre  s'est  vendu  pour  t/ 
ams[  dire  publiquement ;  on  en  est  a  la  seconde  ou  a  la  troi- 
si^me  edition,  et  il  n'a  ete  censure  par  personne.  II  est  vrai  que 
I'editeur,  un  libraire  de  Neufchatel,  se  trouvant  a  Paris  au 
moment  ou  I'ouvrage  allaitparaitre,  fut  mis  en  prison;  mais  on 
est  bien  persuade  qu'il  ne  le  fut  que  pour  avoir  ete  vehemente- 
ment  soupconne  d' avoir  contribue  a  faire  entrer  a  Paris  la  nou- 
velle edition  de  YHistoire  philosophique,  M.  Mercier  a  obtenu 
son  elargissement  sans  beaucoup  de  difficultes,  en  avouant  au 
ministre  qu'il  etait  I'auteur  du  Tableau  de  Paris,  et  par  conse- 
quent seul  responsable  de  tout  le  mal  que  pouvait  contenir  I'ou- 
vrage. II  est  done  evident  qu'il  faut  etre  aide  par  les  circon- 
stances  et  que  ne  se  casse  pas  le  nez  qui  veut  comme  un  auteur 
cel^bre.  II  n'y  a  pas  grand  mal  sans  doute  que  ces  bonnes  for- 
tunes ne  deviennent  pas  trop  communes. 

—  M.  le  comte  de  Lauraguais,  pour  se  venger  des  rigueurs 
de  M"«  Thenard,    a    entrepris    I'education    de   M'^*^   Beaupre, 


32  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

ci-devant  la  maitresse  de  M.  le  prince  de  Nassau,  et  se  propose 
de  la  faire  debuter  incessamment  dans  le  role  de  Zaire ;  en  atten- 
dant, il  est  devenu  eperdument  amoureux  de  sa  nouvelle  eleve. 
II  veut  bien  convenir  que  M"'  Lecouvreur  etait  une  grande 
actrice ;  qu'a  travers  les  plus  affreuses  disparates,  M"^  Dumesnil 
avait  des  elans  de  genie;  qu'il  n'y  eut  jamais  de  voix  plus  douce 
que  celle  de  M'^'  Gaussin ;  un  talent  plus  accompli  que  celui  de 
M"^  Clairon,  une  voix  plus  melodieuse  et  plus  sonore  que  la 
sienne ;  mais  il  pretend  que  jamais  aucune  de  ces  actrices  n'a  su 
•  dire  comine  M"'"  Beaupre  :  Je  vous  aimc,  et  tout  ce  qui  le  deses- 
pere,  c'est  qu'il  ne  le  lui  a  jamais  entendu  dire  en  presence  d'un 
tiers,  meme  de  son  meilleur  ami,  aussi  parfaitement  que  lors- 
qu  elle  n'a  point  d'autre  auditeur  que  lui,  lui  seul.  «  Eh  bien, 
disait-il  I'autre  jour  a  quelqu'un,  comment  trouvez-vous 
M""  Beaupre?  —  Mais  tres-jolie.  —  Tres-jolie!  ah!  I'eloge  est 
mince ;  c'est  la  plus  belle  femme  possible,  je  vous  ledis  et  je  le 
prouve.  Examinez  sa  figure  en  detail ;  son  front  est  trop  grand, 
trop  convexe;  ses  sourcils  d'un  blond  assez  fade,  ses  yeux  petits, 
trop  ronds,  trop  converts;  le  nez  beaucoup  trop  saillant,  la 
bouche  enfoncee,  les  levres  epaisses,  les  joues  plates,  le  has  du 
visage  trop  carre.  II  est  evident  qu'avec  tons  ces  details  elle 
devrait  paraitre  laide,  oui,  un  monstre,et  I'ensemble  en  est  char- 
mant,  vous  le  voyez.  II  faut  done  qu'il  y  ait  quelque  chose 
au-dessus  de  la  beaute  meme  qui  produise  une  si  grande  illu- 
sion. Aussi,  je  defie  les  plus  grands  peintres  d'imaginer  rieii 
qui  puisse  egaler  ce  modele.  J'irais  les  trouver,  je  leur  dirais  : 
Monsieur  Raphael,  voila  les  traits,  tons  les  traits  de  la  femme 
dont  je  vous  prie  de  composer  le  portrait ;  rassemblez-les  fidele- 
ment,  mais  faites-enla  plus  belle  femme  possible,  ou  convenezque 
votre  art  n'approchera  jamais  des  prodiges  de  la  nature,  etc.  » 

Si  tout  ceci  parait  d'une  folie  assez  decidee,  on  conviendra 
du  moins  que  c'est  la  folie  d'un  esprit  iiigenieux,  peut-etre  meme 
celle  d'un  coeur  profondement  epris;  car  Ton  sait  que  I'eloquence 
des  passions  tient  quelquefois  de  la  metaphysique  la  plus  subtile 
et  la  plus  artificieuse. 

—  M.  de  Beaumarchais  se  plaignait  a  M.  de  Maurepas  de  la 
multitude  de  soins  et  d'embarras  dont  on  le  laissait  charge. 
«  Gependant,  tout  occupe  que  vous  etes  des  affaires  de  I'Europe 
et  de  I'Amerique,  vous  trouvez   encore   le  temps   de   corriger 


'   OGTOBRE  1781.  33 

Voltaire,  de  faire  meme  une  comedie.  —  Oh!  pour  la  comedie,  je 
n'ai  pris  la  plume  que  le  jour  ou  monsieur  le  comte  fut  a  la 
Redoute  chinoise^  —  Le  trait  est  fort  bon,  lui  repondit  gaiement 
I'illustre  vieillard;  s'il  y  en  a  beaucoup  comme  celui-la  dans 
YOtre  piece,  elle  reussira.  » 

—  Le  Qidjyroquo^  donne  pour  la  premiere  fois  sur  le  theatre 
de  la  Gomedie-Francaise,  le  mercredi  27  du  mois  dernier,  n'est 
qu'un  petit  acte  en  prose  dont  I'intrigue  est  fort  mince  et  fort 
entortillee,  le  dialogue  assez  naturel,  mais  long,  lent  et  froid.  Si 
cet  ouvrage  a  merite  quelques  applaudissements,  ce  n'est  guere 
qu'au  jeu  des  acteurs,  et  surtout  a  celui  du  sieur  Preville,  qui 
y  joue  le  principal  role,  que  ces  applaudissements  sont  dus.  Tout 
le  mouvement  de  la  piece  roule  sur  la  plus  insipide  de  toutes  les 
tracasseries  domestiques.  II  s'agit  de  savoir  qui  des  deux  I'em- 
portera,  de  M.  le  lieutenant  general  des  armees  du  roi  ou  de 
madame  son  epouse.  Monsieur  voudrait  rester  a  la  campagne, 
madame  voudrait  retourner  a  Paris  ;  il  est  bien  encore  question  de 
dfeux  manages  sans  compter  quelques  autres  intrigues  galantes, 
mais  ces  interets  ne  sont  que  secondaires,  absolument  subor- 
donnes  au  premier ;  et  tout  cela  ne  produit  que  de  longues  scenes 
qui,  avec  tout  le  vide  des  conversations  de  la  societe,  n'en  ont 
pas  meme  to uj ours  les  moeurs  et  le  ton.  On  ignore  I'auteur  de 
cette  bagatelle ;  quelques  personnes  I'attribuent  a  un  M.  Panis, 
dont  le  nom  n'est  pas  inconnu  aux  lecteurs  de  V Almanack  des 
muses  I  d'autres  assurent  que  si  elle  avait  eu  plus  de  succ^s,  le 
sieur  ou  la  dame  Mole  avait  deja  fait  toutes  les  dispositions  con- 
venables  pour  I'adopter  ou  pour  la  reconnaitre  ^  Quoi  qu'il  en 
soit,  ne  sera-t-on  pas  un  peu  surpris  que  ce  chef-d'oeuvre  ano- 
nyme  ne  soit  que  la  troisieme  nouveaute  que  nous  ayons  vue 
paraitre,  depuis  pr6s  d'un  an,  sur  le  theatre  de  la  Gomedie-Fran- 
caise? Elle  n'a  ete  precedee  que  de  Richard  III,  retire  a  la 
cinquieme  ou  sixi^me  representation,  mais  qui  aurait  du  I'etre 
avant  la  premiere,  et  du  Chirurgien  de  village  qu'il  n'a  meme 
pas  ete  possible  d'achever.  Pour  reparer  enfm  une  si  longue 

1.  Voir  precedemment,  p.  14,  note. 

2.  V Almanack  des  spectacles  de  1782  dit  que  le  Quiproquo  obtint  beaucoup 
de  succes,  mais  que  Mole,  en  remerciant  le  public  a  la  deuxi^me  representation, 
ajouta  :  «  Messieurs,  i'auteur  est  inconnu ;  il  lui  est  impossible  de  profiter  de 
YDS  bontes.  » 

xiii.  3 


34  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

inaction,  MM.  les  comediens  francais  se  preparent  a  nous  don- 
ner  de  suite  trois  pieces  nouvelles  :  le  Camp  on  la  Discipline 
militaire  du  Nord,  piece  imitee  de  I'allemand ;  Jeanne  de 
Naples,  tragedie  de  M.  de  La  Harpe,  et  le  Rendez-vous  du 
mari,  comedie  en  un  acte  de  M.  de  Murville,  gendre  de 
M"''  Arnould  et  de  M.  le  comte  de  Lauraguais  ou  de  M.  le  prince 
de  Guemenee,  car,  quoique  decidee  en  faveur  du  premier,  la 
question  est  restee  encore  fort  douteuse. 

—  La  TribUy  comddie  en  un  acte^  pour  la  rejouissance  de 
Strasbourg  en  Vhonneur  de  la  fete  seculaire  de  la  soumission  de 
la  ville  a  Louis  XIV,  par  M.  Rochon  de  Chabannes.  Ge  joli 
drame  est  rempli  d'interet,  de  patriotisme  et  de  gaiete.  Le  sujet 
en  est  simple,  mais  tres-analogue  a  la  circonstance  ;  on  y  recon- 
nait  meme  un  but  moral  fort  bien  concu,  que  I'auteur  a  su 
menager  avec  adresse  et  sans  aucune  apparence  de  pedanterie 
ni  d' affectation.  II  reste  a  Strasbourg  une  sorte  d'eloignement 
entre  la  nation  francaise  et  la  nation  allemande,  qui  tient  a  la 
difference  des  moeurs,  des  coutumes,  du  langage;  cette  esp^ce 
d'eloignement  ne  cause  aucun  trouble,  aucune  dissension 
facheuse,  mais  il  en  resulte  cependant  que  les  deux  nations 
vivent  en  quelque  mani^re  isolees  dans  la  m^me  ville.  Ge  sont 
ces  preventions  plus  ou  moins  fortes  que  M.  Rochon  de  Gha- 
bannes  a  essaye  de  combattre,  mais  avec  toute  la  grace  et  touts 
la  legerete  qu'il  convenait  d'y  employer. 

—  Eloge  de  Claude-Joseph  Dorat,  suivi  de  podsies  qui  lui 
sont  relatives,  d'une  apologie  de  Colardeau,  dun  dialogue 
intitule  Gilbert  et  une  Furie;  de  la  Vengeance  de  Pluton  ou 
suite  des  Muses  rivales,  ouvrage  dramatique  en  vers  et  en  prose, 
et  de  quelques  pieces  detachces,  Un  volume  in-8''.  G'est  le  titre 
et  le  catalogue  de  lout  ce  qui  est  contenu  dans  ce  volume.  Pour 
achever  d'en  donnerune  idee  qui  ne  laisse  rien  a  desirer,  il  suf- 
fira  peut-etre  d'ajouter  que  c'est  Touvrage  de  M.  le  chevalier  de 
Gubieres.  Une  mani^re  plus  vague,  plus  superficielle  encore 
qu'elle  n'est  frivole  et  legere,  caracterise  toutes  ses  productions 
en  vers  et  en  prose,  mais  dans  ses  vers  on  pent  remarquer, 
quoique  a  travers  beaucoup  de  negligence  et  de  recherche,  car 
on  y  trouve  Tun  et  1' autre,  de  T esprit,  de  la  grace  et  des  traits 
d'une  facilite  heureuse. 

—  Le  dimanche  20,  on  a  vu  a  Paris,  entre  midi  et  une  heure. 


OGTOBUE   1781.  35 

un  homme  vetu  de  blanc,  dans  un  costume  assez  semblable  a 
celui  de  Pierrot,  des  sandales  aux  pieds  proprement  rattachees 
avec  un  ruban  bleu,  une  echarpe  de  meme  couleur,  la  tete  cou- 
verte  d'un  voile  qui  empechait  absolument  de  distinguer  les  traits 
de  son  visage,  un  petit  coussin  attache  sur  son  epaule,  et  ce 
coussin  lui  servait  a  soutenir  une  grande  croix  de  bois  de  rose  ou 
d'acajou,  garnie  aux  quatre  coins  de  fleurs  de  lis  d' argent  mas- 
sif. On  I'a  vu  traverser  ainsi  gravement  toute  la  ville,  accompa- 
gne  d'une  centaine  de  personnes  parmi  lesquelles  on  a  cru 
reconnaitre  des  domestiques  en  habits  bourgeois  et  plusieurs 
espions  de  la  police ;  un  tres-beau  carrosse,  dit-on,  suivait  de 
loin.  Le  masque  pieuxs'est  rendu  d'abord  a  I'eglise  de  Notre-Dame 
ou  le  Suisse  a  fait  quelques  difficultes  de  le  laisser  entrer;  mais, 
sans  prononcer  une  parole,  il  lui  a  remis  un  pli  cachete  qu'on  a 
porte  a  I'archeveche  et  dont  la  reponse  lui  a  fait  ouvrir  toutes 
les  grilles  du  choeur.  Ses  devotions  faites  a  Notre-Dame,  il  s'est 
transporte  a  Sainte-Genevieve,  toujours  avec  le  meme  cortege, 
et  de  la  au  Mont-Galvaire,  ou  il  a  depose  sa  croix. 

Ge  singulier  pelerinage,  qu'on  prendrait  volontiers  pour  une 
mascarade  du  xiii^  ou  du  xiV  siecle,  a  donne  lieu  d'abord  aux  con- 
jectures les  plus  folles  et  les  plus  indiscretes;  on  est  a  peu  pres 
sur  aujourd'hui  que  c'est  I'accomplissement  d'un  vceu  fait  par 
un  seigneur  flamand  qui  pensa  etre  etoufl'e  le  jour  de  la  mal- 
heureuse  bagarre  qu'il  y  eut  a  la  place  Louis  XV,  aux  fetes  du 
mariage  du  roi.  II  y  avait  longtemps  qu'il  avait  perdu  de  vue  un 
si  ridicule  engagement;  mais,  y  ayant  ele  rappele  par  une  longue 
maladie,  quelques  pretres  fanatiques  se  sont  empares  de  son 
esprit  et  lui  ont  persuade  que  cette  sainte  folic  etait  I'unique 
moyen  de  recouvrer  son  repos  et  sa  sante.  II  les  a  crus,  il  ny a 
rien  d' extraordinaire  a  cela;  ce  qui  pent  surprendre  davantage, 
c'est  que  I'autorite  de  I'Eglise  ou  du  magistrat  ait  daigne  se 
preter  a  une  pareille  faiblesse,  et  nous  ignorons  ce  qui  I'a  pu 
determiner  a  cet  exc^s  d' indulgence. 

—  Histoire  de  Bussie,  tiree  des  chroniques  originales,  des 
pUces  aiithentiques^  el  des  meilleurs  historiens  de  la  nation ^  par 
M.  Levesque,  cinq  volumes  in-12.  G'est  un  fort  bon  ouvrage  et  qui 
nous  manquait.  On  ne  tardera  pas  d'en  donner  une  analyse  plus 
d^taillee. 


I 


36  CORRESPONDAISCE   LITTERAIRE. 


NOVEMBRE. 

C'est  par  VAdcle  de  Ponthieu  de  M.  le  marquis  de  Saint- 
Marc,  remise  en  musique  par  le  sieur  Piccini,  que  I'Academie 
royale  de  musique  a  fait  I'ouverture  de  la  nouvelle  salle  de  la 
Porte-Saint-Martin,  le  samedi  27  octobre,  gratis  pour  le  peuple, 
a  r occasion  de  la  naissance  de  Ms'"  le  Dauphin,  et  le  mardi  sui- 
vant  30,  pour  le  public.  Cette  nouvelle  salle,  construite  en  moins 
de  deux  mois,  fait  assurement  beaucoup  d'honneur  au  talent  de 
I'architecte,  M.  Le  Noir^;  la  chai-pente  en  est  parfaitement  bien 
entendue;  sa  forme  presque  circulaire  est  simple  et  commode; 
quoique  a  sixrangs  de  loges,  en  face  meme  a  sept,  elle  estdisposee 
de  mani^re  que  tons  les  spectateurs,  beaucoup  plus  rassembles, 
sont  a  peu  pres  egalement  a  portee  de  bien  voir  et  de  bien 
entendre.  La  decoration  de  Tinterieur  est  moins  riche  et  moins 
noble  qu'elle  n'est  agreable  et  galante.  Le  theatre  est  beaucoup 
plus  large  que  n'etait  celui  de  I'ancienne  salle,  mais  il  est  aussi 
moins  profond,  et  vu  la  forme  de  la  salle  qui  rapproche  deja 
beaucoup  le  spectateur  du  fond  de  la  sc6ne,  c'est  sans  doute  un 
inconvenient  qui  pent  nuire  quelquefois  a  I'illusion.  Pour  faire 
son  effet,  la  magie  de  I'Opera,  comme  beaucoup  d'autres  magies 
de  ce  monde,  ne  supporte  guere  d'etre  vue  de  si  pr^s.  Ce  n'est 
pas  la  cependant  le  plus  grand  tort  de  cette  nouvelle  salle ;  celui 
qu'on  ne  lui  pardonnera  jamais,  c'est  d'etre  placee  dans  un  quar- 
tier  qui  ne  convient  nuUement  a  la  par  tie  du  public  la  plus  habi- 
tuee  a  frequenter  ce  spectacle.  Mais  en  voila  bien  assez  pour  la 
nouvelle  salle,  il  faut  bien  dire  un  mot  de  1' opera. 

Ce  mot  malheureusement  n'est  pas  trop  aise  a  dire  lorsqu'on 
aime  le  talent  de  Picccini  et  lorsqu'on  s'est  fait  une  loi  de  ne 
dire  que  la  verite  sans  aucun  esprit  de  parti,  sans  aucune  accep- 

1.  Nicolas  Le  Noir,  ne  a  Paris  en  1726,  fut  eleve  de  Blondel,  et  travailla  k  Dijon, 
a  I'abbaye  de  Citeaux,  et  a  Ferney.  Ses  principales  constructions  sont  :  le  convent 
Saint-Antoine  (1770),  la  halle  aux  veaux  (1773-1774),  le  marche  Beauvau  (1779),  le 
theatre  de  la  Porte-Saint-Martin  (1781),  le  Pantheon  d'hiver,  (1785),  qui  remplaga 
le  Wauxhall  construit  a  Tangle  des  rues  Saint-Thomas-du-Louvre  et  deChartres,  les 
Bains  chinois,  qui  subsisterent  longtemps,  le  theatre  de  la  Cite,  sur  les  mines 
duquel  s'eleva  plus  tard  I'ancien  Prado  (en  face  du  Palais  de  Justice),  et  enfin  les 
abattoirs  de  Villejuif,  qu'il  terminait  lorsqu'il  mourut  en  1810. 


NOVEMBRE    1781.  37 

tion  de  personne.  II  faut  done  avouer  que  le  poeme  d'AdHe, 
revu  et  corrige  par  I'auteur  avec  beaucoup  de  soin,  remis  en 
musique  par  un  des  plus  celebres  compositeurs  d'ltalie,  a  eu, 
malgre  tous  ces  avantages,  moins  de  succes  a  cette  reprise  qu'il 
n'en  avait  eu  dans  la  nouveaute  avec  la  vieille  musique  fran- 
^aise  de  M.  de  La  Borde.  En  retranchant  beaucoup  de  longueurs 
dans  les  paroles,  en  rendant  la  marche  du  drame  plus  claire  et 
plus  rapide,  M.  de  Saint-Marc  aurait-il  gate  son  poeme?  Non. 
Quoique  les  Piccinistes,  meme  les  plus  zeles,  conviennent  que  la 
musique  d'Adcle  est  le  plus  faible  de  tous  les  ouvrages  de  ce 
grand  maitre,  quoiqu'on  lui  reproche  surtout  de  manquer  d'in- 
vention,  de  traits,  d'originalite,  telle  qu'elle  est,  peut-on  lui  pre- 
ferer  I'ancienne  enluminure  de  M.  de  La  Borde?  Non,  assurement. 
Comment  expliquer  done  le  froid  accueil  qu'on  vient  de  faire  a 
notre  malheureuse  Adele  sans  I'attribuer  a  la  revolution  qui  s'est 
faite  dans  le  gout  du  public?  Un  ouvrage  qui  autrefois  eut  paru 
rempli  d'interet,  n'en  inspire  plus  aujourd'hui  sur  un  theatre 
oil  la  pompe  du  spectacle  et  I'appareil  des  fetes  n'est  devenu 
qu'un  accessoire,  ou  Ton  s'est  ^ccoutume  k  eprouver  tous  les 
grands  mouvements  de  la  tragedie  et  du  drame.  11  y  a  sans 
doute  dans  Adele  quelques  situations  interessantes,  mais  leur 
liaison  n'a  rien  qui  attache,  rien  par  consequent  qui  puisse 
donner  une  emotion  vive  et  soutenue;  placees  I'une  apr^s 
I'autre,  ces  situations  ne  s'enchainent  point,  ne  s'entrainent 
point  mutuellement ,  le  denouement  heureux  de  toutes  les 
infortunes  de  la  princesse  ne  pent  manquer  d'etre  prevu  des 
le  commencement  de  Taction,  et  le  spectateur  demeure  ainsi 
glace.  Si  le  recitatif  de  cet  opera  est  plus  facile,  plus  fran- 
^ais  que  celui  d'Atys  ou  de  Roland^  il  est  aussi  plus  mono- 
tone ;  les  airs  et  les  duos  ont  en  general  une  coupe  peu  favo- 
rable aux  formes  de  la  melodie  italienne,  et  les  choeurs  n'ont 
aucun  effet  de  situation.  11  faudrait  pourtant  avoir  perdu  tout 
sentiment  des  beautes  musicales  pour  ne  pas  trouver  plusieurs 
airs  du  role  d' Adele  infiniment  touchants,  le  choeur  des  bergers 
plein  de  douceur  et  de  grace,  Fair  de  fureur  qui  termine  le  pre- 
mier acte,  d'une  touche  noble  et  fiere,  peut-etfe  meme  assez 
neuve.  Mais  c'est  tout  le  bien  qu'il  nous  est  permis  d'en  dire 
dans  le  triste  abandon  oil  nous  ont  laisse  le  depart  de  M.  I'am- 
bassadeur  de  Naples,  I'absence  du  chevalier  de  Ghastellux  et 


38  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

la  tiedeur  scandaleusc  do  tous  les  autres  chefs  du  bon  parti. 

—  Si  Lucette  et  Lucas ^  comedie  en  un  acte  et  en  prose 
m^lee  d'ariettes,  representee  pour  la  premiere  fois  par  les  come- 
diens  italiens  le  jeudi  8,  ne  merite  pas  la  peine  d'une  analyse, 
elle  doit  avoir  au  moins  beaucoup  do  droits  a  I'indulgence  des 
critiques  meme  les  plus  severes.  Les  paroles  sont  le  premier 
coup  d'essai  d'un  jeune  hommede  vingt  ans,  de  M.  Forgeot,  qui 
a  fait  depuis  les  Deux  Oncles  et  V Amour  conjugal-^  la  musique 
est  d'une  jeune  personne  de  quinze  ans,  de  la  fille  deM.  Dez^de, 
et  quoique  cette  musique  ressemble  beaucoup  a  celle  de  son 
pere,  ce  qui  n'est  pas  fort  extraordinaire,  puisqu'elle  n'a  jamais 
eu  d'autre  maitre  ni  d "autre  modele,  on  assure  tres-positivement 
qu'il  n'y  a  pas  un  trait,  pas  une  note  dans  I'ouvrage  qui  ne  soit 
bien  d'elle.  L'action  de  ce  petit  drame,  si  tant  est  qu'il  en  ait 
une,  comme  tant  d'autres,  ressemble  a  tout  ou  plutot  ne  res- 
semble a  rien.  Lucette  est  aimee  de  Lucas ;  il  a  pour  rival  une 
esp^ce  de  nigaud,  fort  content  de  lui-meme,  que  nos  deux  amants 
trompent  sans  beaucoup  de  peine.  M"*'  Simone,  la  marraine  de 
Lucette,  qui  s'opposait  a  leur  union,  y  consent,  parce  que,  sur- 
prise elle-meme  au  rendez-vous  avec  un  M.  Durand,  I'intendant 
du  chateau,  elle  se  persuade  qu'il  n'y  a  que  son  mariage  et  celui 
de  sa  fiUeule  qui  puisse  la  mettre  a  I'abri  du  caquet  des  mau- 
vaises  langues,  etc.  Quelque  faible  que  soit  ce  petit  imbroglio,  il 
a  fourni  a  I'auteur  plusieurs  traits  de  dialogue  naturels  et  gais, 
de  jolis  airs  et  quelques  couplets  d'une  tournure  facile,  quelque- 
fois  meme  agreable. 

—  Nous  n'entrerons  dans  aucun  detail  sur  la  comedie  jouee 
le  lendemain  sur  le  meme  theatre  :  VAmant  trop  jjrdvenu  de  lui- 
meme.  en  deux  actes  et  en  vers.  On  I'attribue  a  M.  Rochard,  un 
des  plus  agreables  acteurs  de  I'ancien  Opera-Gomique.  Le  sujet 
de  cette  comedie  est  tire  du  conte  de  M.  Marmontel  intitule  le 
Scrujmle.  La  premiere  representation  fut  recue  avec  beaucoup 
d'humeur,  eta  la  seconde  I'ouvrage  ne  put  se  trahier  jusqu'a  la 
fin.  Au  theatre,  comme  en  amour,  le  peche  mortel,  c'est  1' ennui. 

—  LeCamp^  ou  la  Discipline  militaire  du  ISord,  drame  en 
prose,  a  paru  sur  le  theatre  de  la  Gomedie-Francaise  pour  la  pre- 
miere fois,  le  lundi  12,  en  cinq  actes ;  reduit  le  lendemain  en 
quatre,  il  a  ete  fort  applaudi,  mais  par  un  auditoire  pen  nom- 
breux.  Ce  succes  ne  s'est  pas  soutenu,  car  ^la  quatrieme  repre- 


NOVEMBRE    1781.  30 

sentation,  la  pi^ce  est  tombee,  comme  on  dit,  dans  toutes  les 
regies.  G'est  une  imitation  ou  plutot  une  traduction  fort  tronquee 
a  la  verite  d'une  piece  allemande  intitulee  le  Comte  cle  Walton^ 
on  la  Subordination^  par  M.  Moeller,  directeur  de  la  cometlie  de 
S.  A.  le  margave  de  Brandebourg  Schwedt.  M.  Friedel,  profes- 
seur  en  survivance  des  pages  de  la  grande  ecurie,  I'a  traduite  de 
Tallemand.  M.  Moline,  I'auteur  d'Orphce,  de  la  Belle  Invisible, 
du  Duel  comique,  etc.,  I'a  mise  en  beau  langage,  et  I'elegance  de 
ce  style  est  assez  connue  sur  tons  les  theatres  de  la  capitale, 
depuis  rOpera  jusqu'aux  treteaux  des  boulevards  inclusivement. 
Pour  dedommager  la  Gomedie  des  frais  qu'elle  a  faits  si  gratui- 
tement  pour  I'etablissement  de  cette  piece,  M"®  Raucourt  a  ima- 
gine d'en  faire  une  autre  sur  les  memes  habits  et  sur  les  memos 
decorations,  a  peu  pres  comme  Duclos  fit  autrefois  son  roman 
d' Acajou  sur  je  ne  sais  quelles  gravures.  Cette  piece  intitulee  la 
Femme  di'serteur  a  deja  ete  lue  aux  comediens  et  re^ue  avec 
acclamation ;  nous  verrons  dans  quelques  mois  comment  elle  le 
sera  par  le  public. 

—  Le  Baiser,  feerie  en  trois  actes  en  vers,  melee  d'ariettes, 
paroles  de  M.  le  chevalier  de  Florian,  musique  de  M.  Champein, 
a  ete  presentee  pour  la  premiere  fois  sur  le  theatre  de  la  Gomedie- 
Italienne,  le  lundi  26. 

AcTE  PREMIER.  —  Zelio  est  une  jeupe  princesse  a  qui  la  fee 
Azurine  destine  son  fils  Alamir ;  il  en  est  tres-amoureux  et  tres- 
aime,  mais  un  oracle  a  predit  que  si  le  jour  de  leur  mariage 
Alamir  prenait  un  seul  baiser  a  Zelie,  il  leur  arriverait  les  plus 
grands  malheurs. 

AcTE  SECOND.  —  Avertis  de  cet  oracle,  les  deux  amants  se 
promettent  d' observer  la  loi  qu'il  leur  impose.  La  fee  les  unit, 
mais  forcee  de  les  laisser  seuls,  ils  oublient  bientot  1' oracle.  Au 
moment  ou  Alamir  embrasse  Zelie,  I'enchanteur  Phanor,  dont 
le  pouvoirest  fort  au-dessus  de  celui  de  la  fee.  s'empare  de  Zelie 
dont  il  est  amoureux  et  va  I'enfermer  dans  une  tour  sur  le  bord 
de  lamer. 

AcTE  TROisiEME.  —  Si  la  fee  Azurine  n'a  pas  autant  de  puis- 
sance que  Phanor,  elle  a  du  moins  plus  d'esprit ;  elle  prend  la 
figure  d'une  vieille  magicienne,  amie  intime  de  I'Enchanteur. 
Trompe  par  ce  deguisement,  il  a  la  betise  de  lui  confier  son 
anneau  et  de  I'introduire  lui-meme  dans  la  tour  ou  il  vient  de 


^0  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

renfermer  Zelie;  grace  au  merveilleux  talisman,  la  fee  se  joue  de 
tout  le  pouvoir  de  Phanor,  la  tour  s'abime  et  Ton  voit  paraitre 
tout  k  coup  une  barque  tres-ornee  dans  laquelle  Azurine  enl^ve 
nos  deux  amants,  brave  la  colore  du  genie  et  le  laisse  aussi  sot 
que  ces  messieurs  ont  coutume  de  I'etre. 

Ge  sujet,  comme  Ton  voit,  ne  saurait  produire  un  grand  in- 
teret,  mais  on  trouve  dans  cette  piece  comme  dans  tons  les 
autres  ouvrages  du  chevalier  de  Florian  quelques  details  pleins 
d'agrement  et  de  naivete,  de  cette  naivete  fine  et  ingenieuse  qui 
distingue  surtout  la  manifere  de  Marivaux.  Lasc^nedu  baiser  au 
second  acte,  a  quelques  longueurs  pres,  ne  manque  ni  d'esprit 
ni  de  grace.  II  y  a  dans  lamusique  de  M.  Ghampein  desmorceaux 
assez  brillants,  mais  d'une  expression  trop  vague  ;  son  chant, 
quoique  agreable  n*a  rien  de  neuf,  rien  de  piquant,  et  ses  accom- 
pagnements  sont  en  general  trop  bruyants,  trop  charges  de  notes. 

—  Opuscules  d'un  frce-thiiiker^  17 Si.  Brochure  in-S^^  Ce 
sont  les  reveries  d'un  pfere  de  famille,  et  voici  quels  sont  les 
principaux  sujets  de  ces  heureuses  reveries :  «  J'aime  ma  femme, 
j'aime  mes  enfants,  ils  croiront  en  Dieu.  J'ai  un  fils,  il  n'aura 
point  d'etat ;  j'ai  une  fille,  j'en  ferai  une  cour  tisane.  »  Ge  der- 
nier article  sans  doute  est  un  des  plus  curieux,  nous  nous  con- 
tenterons  d'en  citer  le  commencement : 

«  Si  je  ne  consultais  que  la  fortune,  et  que  cette  considera- 
tion qui  consiste  dans  les  egards  des  autres  et  que  la  vertu  le 
plus  souvent  ignoree  et  quelquefois  m6me  en  butte  au  mepris 
obtient  rareraent;  si  peut-etre  je  ne  consultais  que  le  bonheur 
interieur  de  ma  fille,  fatale  verite !  j'etoufferais  en  elle  ce  senti- 
ment auquel  on  attache  I'honneur  des  femmes,  ou  plutot  j'empS- 
cherais  qu'il  ne  germat  dans  son  coeur ;  je  detruirais  en  elle  la 
pudeur  peut-etre  naturelle  a  son  sexe,  aun  certain  point  je  la  ren- 
drais  indifferente  sur  le  sentiment  qu'un  petit  nombre  de  gens  por- 
tent encore  de  ceux  qui  s'ecartent  des  sentiers  de  la  vertu ;  je  lais- 
serais  subsister  en  elle  dans  toute  sa  force  Tempire  de  la  nature 
qui  a  commande  aux  deux  sexes  de  se  rechercherl'un  I'autre;  je 
m'etudierais  seulement  a  plier  le  sentiment  aux  vues  d'interet 
qui  lui  sont  si  etrangeres,  je  developperais  en  elle  tout  ce  que  ce 
sexe  charmant  a  recu  en  naissant  de  I'art  de  seduire,  enfin  j'en 

1.  L'auteur  est  inconnu. 


NOVEMBRE  1781.  Z^l 

ferais  une  courtisane  adroite....  Elevee  ainsi,  et  la  conduisant 
d'apres  les  principes  de  Thonnete  homme,  qui  oserait  la  mepri- 
ser?  etc.  » 

Le  bon  pere  de  famille  a  bien  quelques  remords  du  parti 
qu'il  ose  prendre  pour  assurer  le  bonheur  desa  fille,  mais  il  les 
combat  ensuite  lui-meme  commede  ridicules  prejuges. 

Les  reveries  de  I'anonyme  sont  suivies  de  plusieurs  frag- 
ments de  morale  et  de  philosophie  surl' education,  sur  le  suicide, 
sur  la  metaphysique,  sur  la  population,  sur  la  pederastie,  et 
enfin  d'un  petit  roman  intitule  Yllistoire  de  3P^  Le  /?***.  On  ne 
trouve  dans  tous  ces  melanges  rien  d' original,  rien  de  piquant. 
L'auteur  dit  librement  tout  ce  qu'il  pense,  on  pent  Ten  croire ; 
mais  il  ne  pense  rien  malheureusement  que  beaucoup  d'autres 
n'aient  pense  avant  lui,  et  la  maniere  dont  il  exprime  ses  idees 
ne  les  rend  ni  plus  neuves  ni  plus  interessantes. 

—  Voyage  de  Newport  a  Philadelphie^  Albany^  etc.  A  New- 
port, de  rimprimerie  royale  de  I'escadre,  in-Zi"  de  cent  quatre- 
vingt-huit  pages.  On  n'a  tire  que  vingt-quatre  exemplaires  de 
cet  interessant  ouvrage;  l'auteur,  M.  le  chevalier  de  Chastellux, 
a  exige  de  tous  ceux  a  qui  il  s'est  permis  de  le  confier,  de  ne 
point  le  laisser  sortir  de  leurs  mains.  La  partie  la  plus  conside- 
rable et  la  plus  importante  de  ce  journal  est  la  partie  militaire. 
On  y  trouve  de  savantes  descriptions  des  fortifications  de  West- 
point,  et  le  journaliste  cite  en  en  tier  le  portrait,  au  physique  et 
au  moral,  du  general  Washington,  qui  est  le  dieu  de  M.  de 
Chastellux;  vient  ensuite  un  discours  de  M.  Adams,  sur  la  con- 
stitution des  liltats-linis,  le  portrait  de  M.  Peters,  ministre  de  la 
guerre,  et  ensuite  l'auteur,  en  sortant  d'une  assemblee  de  qua- 
kers,  dit :  «  Si  Ton  considere  tant  de  sectes  differentes,  ou  sev^res 
ou  frivoles,  mais  toutes  imperieuses,  toutes  exclusives,  on  croit 
voir  les  hommes  lire  dans  le  grand  livre  de  la  nature,  comme 
Montauciel  dans  sa  lecon  * ;  on  a  ecrit  :  vous  etes  un  hlanc-hec, 
et  il  lit  to uj ours  :  trompette  hlesse;  sur  un  million  de  chances,  il 
n*en  existe  pas  une  pour  qu'il  devine  une  ligne  d'ecriture  sans 
savoir  epeler  ses  lettres;  toutefois,  s'il  vient  implorer  votre 
secours,  gardez-vous  de  le  lui  accorder,  il  vaut  mieux  le  laisser 
dans  I'erreur  que  de  se  couper  la  gorge  avec  lui.  » 

1.  Dans  ropera-comique  du  Ddscrteur.  (B.) 


42  CORRESPONDANGE  LITTI^RAIRE. 

—  Nouvelle  traduction  de  Vllistoire  d  Alexandre,  par 
Quinte-Curce,  avec  les  Supplements  de  Jean  Freinshemius ^  par' 
M.  I'abbe  Mignot,  neveu  de  M.  de  Voltaire,  2  volumes  in-S". 
Sans  etre  toujours  aussi  exacteque  celle  de  M.  Beauzee,  elle  n'est 
ni  plus  facile,  ni  plus  elegante;  et,  sans  elegance,  comment  tra- 
duire  Quinte-Gurce? 

—  Ilistoire  de  France,  par  I'abbe  Gamier,  tomes  XXVII  et 
XXVIII.  Ges  deux  volumes  contiennent  les  cinq  dernieres  ann^es 
du  regne  d' Henri  If,  et  le  regne  entier  de  Francois  II,  depuis 
le  10  juillet  1559  jusqu'au  5  decembre  1560;  des  recherches 
faites  avec  beaucoup  de  soins,  quelquefois  meme  avec  sagacite; 
des  observations  pleines  de  sagesse  et  de  la  plus  grande  impar- 
lialite;  mais  peu  de  details  agreables,  un  style  depourvu  de 
mouvement  et  d'interet. 

—  Mdmoire  sur  V expMition  du  vaisscau  parliculier  le  Sar- 
tine,  sur  les  causes  de  la  ruine  de  cette  expedition^  et  les  ev^ne- 
7nents  que  cette  ruine  a  entrainh,  par  le  sieur  Lafond-Ladebat, 
negociant  a  Bordeaux,  armateur  de  ce  vaisseau.  Ce  memoire 
€ontient  des  details  assez  remarquables  sur  le  commerce  de 
rinde  et  sur  la  vie  du  chevalier  de  Saint-Lubin,  travesti  succes- 
sivement  sous  le  nom  de  Winslow,  de  Mafley,  et  dont  le  vrai  nom 
est,  dit-on,  Palebot.  Ce  pretendu  chevalier  de  Saint-Lubin  est 
accuse  d' avoir  ete  la  cause  de  tous  les  malheurs  arrives  a  Texp^- 
dition  du  vaisseau  le  Sartine,  et  Ton  ne  pent  douter  que  sa 
conduite  n'ait  ete  au  moins  fort  suspecte,  puisque  les  pre- 
somptions  etabhes  contre  lui  I'ont  fait  renfermer  a  la  Bastille. 
Une  anecdote  singuliere  de  cet  aventurier  est  qu'ayant  ete  pre- 
sents au  fameux  Hyder-Ali-Khan  S  comme  envoye  plenipoten- 
tiaire  de  Sa  Majeste  Tr6s-Ghretienne,  il  lui  a  fait  agreer  une  boite 
qu'il  avait  volee,  a  Livourne,  a  M.  le  due  de  Ghaulnes,  sur 
laquelle  etait  le  portrait  de  M**^  Arnould,  qu'il  a  fait  passer  pour 
un  portrait  de  la  reine  de  France,  et  que  Hyder-Ali-Khan  a  regue, 
a  ce  titre,  avec  la  plus  vive  reconnaissance.  Que  sait-on?  Peut- 
etre  devons-nous  a  I'idee  de  ce  portrait,  qu'il  conserve  precieuse- 
ment,  tout  ce  que  le  prince  indien  osa  tenter  jusqu'ici  pour  les 
interets  de  la  France?  Gette  anecdote  nous  a  ete  racontee  par 
M.  Maystre  de  La  Tour,  qui  presenta  le  chevalier  de  Saint-Lubin 

i.  Pere  de  Tippo-Saeb.  (T.) 


DEGEMBRE    1781.  k^ 

a  Hyder-Ali,  et  M.  le  due  de  Ghaulnes  nous  a  confirme  la  circon- 
stance  qui  le  regarde. 

—  Madame  Collet-Monte  ^  ou  le  Jeune  homme  corrigS , 
monodrame,  par  M.  de  Sauvigny.  L'invention  de  ce  petit  conte 
dramatique  n'appartient  point  a  I'auteur;  tout  Paris  sait  que  la 
gloire  en  est  due  a  M.  Cassini,  qui  est  a  la  fois  le  heros  et  I'his- 
torien  de  I'aventure.  Nous  voyons  meme  dans  nos  memoires 
secrets  que  ce  fut  devant  une  nombreuse  assemblee,  chez  M'"^  la 
comtesse  d'Houdetot,  que  le  plus  excellent  des  maris  fit,  pour  la 
premiere  fois,  ce  singulier  recit,  et  en  presence  de  M""'"  Cassini, 
tout  aussi  naivement  au  moins  que  M.  de  Sauvigny  la  rime.  On 
le  lui  a  souvent  oui  repeter  depuis,  toujours  avec  le  meme  succes. 
Ce  conte  est  tire  des  Aprds-Soupers  de  la  societ^^  ou  Petit 
Theatre  lyrique  et  moral  sur  les  aventures  du  joiir^  par  M.  de 
Sauvigny.  Cet  ouvrage,  tres-soigneusement  imprime,  et  enrichi 
de  vignettes,  de  I'imprimerie  de  Didot,  parait  par  cahiers,  dont 
quatre  forment  un  petit  volume  in-16.  Si  Ton  en  doit  juger  par 
les  trois  cahiers  qui  ont  paru,  1' ouvrage  ne  sera  pas  aussi 
piquant  que  le  titre  I'annonce ;  le  ton  en  est  souvent  libre,  sans 
en  ^tre  ni  plus  plaisant  ni  plus  gai. 


DEGEMBRE. 


M.  de  La  Harpe  pourrait  faire  une  longue  Iliade  de  tons  les 
revers,  de  toutes  les  contrarietes  qu'eprouve  sa  malheureuse 
Jeanne  de  Naples-,  meme  avant  de  paraitre  sur  la  scene,  on  I'a 
vue  pres  de  deux  mois  sur  le  repertoire  de  la  Gomedie,  arretee 
tantot  par  des  censeurs,  tantot  par  la  police;  un  jour  par  M.  I'ar- 
chevequeS  le  lendemain  par  le  ministre  des  affaires  etrangferes, 
a  qui  Ton  avait  persuade,  sur  les  imputations  les  plus  absurdes, 

1.  Le  vers  supprime  par  la  piete  de  feu  M.  de  Beaumont,  le  void  : 

La ,  trente  regions  flechissent  sous  un  pretro. 

Ce  bon  prelat  croyait  devoir  attacher  une  grande  importance  au  mot  prHre,  et  ne 
voulait  pas  permettre  qu'il  fut  profane  au  theatre.  «  Ces  messieurs,  ditM.  d'AIem- 
bert,  sont  comme  le  Scapin  de  la  Comedie-Italicnne,  qui  se  fache  toujours  de 
quelque  mani^re  qu'il  entende  prononcer  le  mot  de  maraud.  »  (B.) 


kh  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

qu'il  y  trouverait  des  traits  dont  quelques  puiss'ances  de  TEurope 
pourraient  avoir  a  se  plaindre ;  une  autre  fois,  par  des  tracasse- 
ries  de  coulisse;  la  veille  meme  du  jour  quelle  devait  etre 
donnee,  par  un  accident  arrive  a  Tun  des  principaux  acteurs, 
Larive,  qui,  dans  la  repetition  du  combat,  avait  ete  blesse  assez 
grifevement  a  la  main,  grace  a  la  maladresse  du  prince  qu'il 
devait  tuer;  enfm,  par  des  ordres  surpris  a  la  religion  de  M.  le 
garde  des  sceaux,  la  malignite  de  quelques  amis  de  I'auteur 
ay  ant  prevenu  le  chef  de  la  magistrature  que  cette  piece  offrait 
le  spectacle  indecent  d'un  souverain  s'oubliant  assez  pour  se 
battre  contre  un  de  ses  sujets,  et  d'une  reine  jugee  et  detronee 
par  une  assemblee  des  etats-generaux.  Enfm,  apres  avoir  triom- 
phede  tant  d' ohstBides,  J ea?ine  de  Naples  a  paru  le  21  decembre. 
Les  beautes  de  detail  qui  distinguent  cet  ouvrage  peuvent- 
elles  suppleer  a  ce  qui  lui  manque,  et  surtout  au  defaut  d'in- 
teret?  Moins  que  jamais,  sans  doute,  dans  un  moment  ou  Ton 
ne  va  chercher  au  spectacle  que  des  emotions  vives  et  passa- 
g^res,  ou  Ton  pardonne  volontiers  les  fautes  d'art  meme  les  plus 
grossieres,  pourvu  qu'il  en  r^sulte  une  marche  plus  rapide,  un 
spectacle  plus  pompeux.  Quel  que  soit  le  sort  de  Jeanne  de 
Naples^  il  est  malheureux  d'avoir  a  dire  que  nous  ne  connais- 
sons  personne  aujourd'hui  capable  de  composer  une  pi^ce  de 
theatre  avec  plus  de  gout,  mais  encore  de  I'ecrire  avec  plus 
d'elegance  et  de  correction.  Ce  n'est  pourtant,  dit-on,  que  I'ou- 
vrage  d'un  mois;  mais  ici,  plus  que  jamais,  le  temps  ne  fait 
rien  a  1' affaire. 


IMPROMPTU    DE    M.    DE    RULHIERE, 

SUR     LES     BRUITS    Dn     RBTOUR    DE     M.     LE    DUG     DE    CHOISEUL 
ET     DE     M.    NECKER     AU     MINISTERE. 

Le  Necker,  le  Choiseul,  malgr6  les  envleux, 
Vont  faire  encor  le  bonheur  de  la  France. 
Notre  bon  roi  veut  avoir  sous  les  yeux 
Et  la  recette  et  la  depense. 

—  Histoire  de  la  maison  de  Bourbon^  in-A*',  tome  III,  par 
M.  Desormeaux.  Le  troisieme  volume  commence  a  I'an  1527,  et 
fmit  en  1562,  II  contient  plus  d'evenements  interessants  que  les 


DEGEMBRE   1781.  k^ 

deux  premiers  volumes  ;  ces  evenements  sont  aussi  plus  connus. 
Get  ouvrage  suppose  beaucoup  de  connaissances  et  une  critique 
fort  judicieuse;  mais,  sans  etre  depourvue  d'interet  et  de  darte, 
la  narration  de  M.  Desormeaux  devient  souvent  penible  par  une 
recherche  de  style  qui  ne  produit  que  de  longues  phrases  char- 
gees  d'epithetes,  n'ajoute  rien  a  la  force  de  Texpression,  et 
manque  souvent  de  justesse  et  de  gout. 

—  L'Ami  des  enfants^  par  M.  Berquin.  II  en  parait  un  volume 
in-16  tons  les  mois;  on  en  a  fait  deja  deux  editions.  II  y  a  si  peu 
de  livres  dont  on  puisse  occuper  utilement  le  premier  age, 
qu'il  faut  bien  savoir  quelque  gre  aux  ecrivains  qui,  sans  s'ap- 
procher  du  but,  s'en  eloignent  moins  que  les  autres  :  M.  Ber- 
quin a  paru  etre  de  ce  nombre.  Son  Ami  des  en f ants  est  un 
recueil  de  fables,  de  contes,  de  dialogues,  de  petits  drames  tra- 
duits  ou  imites  en  grande  partie  de  I'allemand.  La  morale  que 
renferment  tons  ces  petits  ouvrages  est  en  general  assez  raison- 
nable;  mais  I'idee  en  est  presque  toujours  trop  vague,  trop 
superficielle;  la  forme  un  peu  niaise,  un  peu  monotone.  II  n'est 
pas  vrai,  comme  I'a  dit  Fontenelle,  que  le  naif  ne  soit  qu'une 
nuance  du  bas  et  du  niais ;  il  est  au  moins  tres-sur  qu'il  n'y  a  le 
plus  souvent  qn'une  nuance  tres-legere  qui  les  separe  :  il  n'ap- 
partient  qu'au  tact  le  plus  fm  et  le  plus  exerce  de  ne  jamais  les 
confondre. 

^  Theodore  Tronchin,  ne  a  Geneve,  en  1709,  d'une  famille 
noble  originaire  d' Avignon,  mort  a  Paris  le  1"  decembre  1781, 
premier  medecin  de  M.  le  due  d'Orleans,  noble  patricien  de Parme, 
associe  etranger  de  TAcademie  royale  des  sciences,  etc.,  etc. 
II  s'etait  marie,  en  Hollande,  a  la  petite-fille  du  fameux  pension- 
naire  Jean  de  Witt ;  et  a  I'age  de  vingt-quatre  ans,  du  vivant  de 
Boerhaave,  il  merita  la  reputation  d'un  des  premiers  medecins 
d' Amsterdam. 

L'humanite  a  perdu  en  lui  un  de  ses  bienfaiteurs,  I'amitie  son 
plus  digne  module,  et  la  medecine  un  des  plus  illustres  disciples 
de  I'Hippocrate  de  nos  jours.  II  n'a  laisse  aucun  ouvrage  digne 
de  son  genie  et  de  ses  lumieres ;  mais  un  recueil  choisi  de  ses 
consultations  formerait  un  monument  aussi  glorieux  a  sa  memoire 
qu'il  serait  utile  et  interessant  pour  les  progres  de  Tart.  11  existe 
un  grand  nombre  de  ces  consultations  entre  les  mains  de  ses 
heritiers,  et  la  plupart  sur  des  objets  infmiment  remarquables. 


46  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

Jamais  medecin  ne  consulta  plus  la  nature,  n'en  saisit  avecplus 
de  sagacite  tous  les  mouvements,  toutes  les  indications;  jamais 
medecin  n'employa  plus  heureusement  et  le  secret  d'attendre  la 
nature  et  celui  de  la  secourir  avec  le  moins  de  peine,  le  moins 
d' effort  possible  :  ses  principes,  aussi   simples  que  lumineux, 
etaient  toujours  soumis  a  I'observation  la  plus  exacte  et  modi- 
fies par  elle.  La  plupart  de  nos  medecins  ne  traitent  que  les  mala- 
dies :  il  traitait  le  malade,  et  sa  methode  avait  autant  de  formes 
differentes  qu'il  se  presentait  de  circonstances  differentes  pour  en 
faire  I'application.  Peude  medecins  ont  vu  comme  lui  Tiniluence 
du  moral  sur  le  physique,  la  necessite  de  menager  les  forces,  de 
proportionner  les  ressources  aux  moyens,  Tavantage  de  ne  com- 
battre  le  principe  de  nos  maux  qu'en  eloignant  tout  ce  qui  pent 
contribuer  a  les  entretenir,  a  les  irriter.  La  diete  etait  presque 
toujours  la  premiere  de  ses  ordonnances  :    «  G*est  le  plus  sur 
moyen,  disait-il,  de  couper  les  vivres  a  I'ennemi,  et  c'est  deja 
gagner  beaucoup.  »  L'etonnante  penetration  de  son  premier  coup 
d'oeil,  la  tranquillite  habituelle  de  son  esprit,  qualite  qu'il  devait 
bien  moins  a  son  caractere  naturellement  passionne  qu'a  I'empire 
qu'il  avait  acquis  sur  lui-meme,  I'assurance,  la  fermete  propre  a 
toutes  ses  actions,  a  tous  ses  discours,  le  calme,  la  noblesse  et  la 
dignite  de  ses  traits  ;  tous  ces  avantages  reunis  inspiraient  a  ses 
malades  la  confiance  la  plus  douce  et  la  plus  consolante.  Geux  qui 
I'ont  connu  ne  peuvent  etre  surpris  de  I'espece  d'enthousiasme 
dont  il  fut  souvent  I'objet,  enthousiasme  qui  servit  a  repandre 
avec  succes  plusieurs  ddcouvertes  utiles  et  surtout  celle  de  I'ino- 
culation,  mais  qui  ne  put  manquer  de  I'exposer  aux  cabales,  a  la 
haine  et  a  la  jalousie  de  ses  rivaux.  Quelque  injustes  qu'aient 
ete  plusieurs  d'entre  eux  a  son  egard,  ils  ne  le  furent  pas  tous  : 
Petit  et  Louis  avouaient  qu'il  etait  le  plus  grand  anatomiste  de  la 
Faculte;  Rouelle,  le  plus  habile  pharmacien  qu'il  eut  connu;  le 
celebre  Haller,  le  praticien  le  plus  heureux.  II  est  peu  de  souve- 
rains  en  Europe  qui  ne  lui  aient  fait  I'honneur  de  le  consulter, 
et,  peu  de  temps  avant  sa  mort,  il  regut  encore  une  lettre  du  pape,' 
qui,  en  le  remerciant  de  la  consultation  qu'il  lui  avait  demandee 
pour  je  ne  sais  plus  quel  cardinal  de  ses  amis,  fmissait  par  lui 
dire  qu'il  n'y  avait  point  de  signature  catholique  dont  il  fit  plus 
de  cas  que  de  la  sienne. 

Bon  pere,  ami  tendre,  zele  citoyen,  il  fut  malheureux  par 


DEGEMBRE   1781.  /,7  \% 

tous  ces  sentiments ;  et  Ton  ne  pent  se  dissimuler  que  ses 
chagrins,  qu'il  renfermait  au  fond  de  son  coeur,  n'aient  altere  sa 
sante  et  n'aient  contribue  tr^s-evidemment  a  abreger  ses  jours. 
Stoicien  par  principe^  et  surtout  par  admiration  pour  les  vertus 
de  cette  secte,  il  n'en  etait  pas  moins  de  la  plus  extreme  sensi- 
bilite.  Parvenu  a  supporter  le  mal  physique  avec  toute  la  con- 
stance  des  heros  du  Portique,  il  voulait  surmonter  avec  le  meme 
courage  les  peines  du  coeur ;  mais  ses  eflbrts,  pour  y  reussir, 
ne  faisaient  que  cacher  aux  autres  une  partie  de  ce  qu'il  souf- 
frait,  et  fatiguaient  son  ame  au  lieu  de  la  soulager. 

II  avait  autant  de  douceur  dans  le  caractere  et  dans  les  moeurs 
que  de  severite  dans  les  principes.  Simple,  affable,  quelquefois 
meme  plus  que  populaire  dans  sa  conduite,  aucun  citoyen  de 
son  pays  ne  fut  plus  attache  que  lui  aux  maximes  du  gouverne- 
ment  aristocratique ;  et  la  crainte  de  voir  retomber  Geneve  dans 
la  democratic  fut  un  des  plus  sensibles  chagrins  de  ses  derniers 
jours.  Avec  tous  les  moyens  d'acquerir  de  grandes  richesses,  il 
n*a  laisse  qu'une  fortune  tres-mediocre  :  la  bienfaisance,  la  gene- 
rosite,  etaient  le  premier  besoin  de  cette  ame  elevee,  et  son 
mepris  pour  I'argent  un-e  vertu  d'instinct. 

Distrait  par  habitude,  et  peut-etre  aussi  par  la  multiplicite 
de  ses  occupations,  quoiqu'il  eiit  passe  sa  vie  avec  les  grands,  il 
ne  sut  ou  ne  voulut  jamais  prendre  ni  le  ton  ni  les  usages  du 
grand  monde ;  ou  trop  fier  ou  trop  familier,  il  ne  fallait  pas  moins 
que  tout  le  poids  de  sa  consideration  personnelle  pour  lui  faire 
pardonner  les  disparates  qu'il  se  permettait  souvent  d'avoir 
aupres  d'eux ;  mais  tous  ces  defauts  de  convenance,  si  bien  con- 
verts par  I'elevation  naturelle  de  son  ame  et  de  son  caractere, 
loin  de  nuire  a  sa  mani^re  d'etre,  lui  donnaient  meme  une  phy- 
sionomie  plus  originale  et  plus  piquante ;  on  ne  pouvait  Ten  esti- 
mer  moins,  et  souvent  on  Ten  aimait  davantage. 

11  n'avait  que  deux  pretentions  auxquelles  on  lui  reconnaissait 
peu  de  titres,  celle  de  bien  jouer  au  wisk  et  celle  de  bien  voir  en 
politique.  11  gagnait  rarement  et  se  trompait  presque  toujours; 
mais  il  n'en  conservait  pas  moins  la  meilleure  opinion  de  son 
habile  te,  et  la  nature  assurement  lui  avait  dopne  assez  d'autres 
moyens  de  s'en  consoler. 

M.  Diderot  a  trouve,  ce  me  semble,  la  plus  belle  inscription 
qu'on  puisse  mettre  au  pied  de  la  statue  de  ce  grand  homme; 


Zi8  GURRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

c'est  ce  que  Plutarque  disait  d'un  medecin  de  son  temps  :  //  fut 
entre  les  medecms  ce  que  fut  Socrate  entre  les  philosophcs. 


LES    CINQUANTE   BOUTS    RIxMES 
PROPOSJ^S     A    M.    DIDEROT     PAIl    M.    DE   BIGKICOURT^ 

Voisine,  qu'en  dis-tu?  serait-ce  un  gros  peche 

Que  de  rendre  un  matin  son  mari  panache? 

Ma  foi,  je  n'en  sais  rien,  mais  bien  que  Ton  en  glose, 

Maintes  femmes  ont  pris  leur  parti  sur  la  chose. 

De  quelle  autre  facon  punir  un  animal 

Boudant  pendant  le  jour,  la  nuit  caressant  maU 

On  a  beau  s'agiter,  se  plaindre  d'une  puce, 

11  dort,  et  son  outil,  tapi  sous  son  prepuce, 

S'obstine  pour  vous  seul  k  garder  son  elui. 

Si  Tune  de  vos  mains  se  promene  sur  liii, 

Zeste,  I'impertinent,  vous  tournant  le  derriere, 

Repond  i  vos  soupirs  d'une  etrange  maniere. 

Cependant  bras  velu,  large  6paule,  teint  noir, 

Montrent,  s'il  le  voulait,  qu'il  ferait  son  devoir. 

Mais  il  a  sa  commere  et  quelquefois  la  fille, 

C'est  k  Tun  de  ces  trous  qu'il  porte  sa  cheville; 

Et,  maigr6  son  d6dain,  le  triste  sapajoii 

Pretendra  condamner  au  repos  un  bijou? 

Et  nous  ne  pourrons  pas  d'un  petit  coup  de  fesse, 

Au  moins  douze  fois  Tan  nous  vanter  k  confesse. 

Us  se  trompent,  j'en  jure.  On  sera  convaincu 

Que  I'homme  fut  cr6e,  predestint^  cocu; 

Et  ce  dogme,  preche  sur  les  toils,  dans  la  rue, 

De  nos  cocus  sans  fin  grossira  la  recrue. 

1.  Simon  de  Bignicourt,  ne  a  Reims  le  15  mai  1709,  raort  a  Paris  en  1775 
(selon  Querard),  a  publie,  entre  autres  ouvrages,  un  recueil  de  Poesies  latines 
et  fran^aises  (hondres,  1756,  in-12;  nouvelle  edition  augmentee,  1767)  que  nous 
n'avons  pu  voir.  Un  bibliophile  bien  connu  des  amateurs  do  livres  a  vignettes, 
M.  Gh.  Mehl  nous  a  communique  une  curiosite  sans  doute  extraite  de  la  seconde 
edition  de  ce  recueil :  un  quatrain  latin  a  Catherine  II,  «  au  sujet  de  la  pension 
dent  elle  a  honore  M.  D.  o,  suivi  d'une  lettre  en  fran^ais  sur  le  m6me  sujet.  Le 
nom  de  Diderot  et  la  signature  Bignicourt,  Remois,  sont  manuscrits.  Sur  les  deux 
autres  feuillets  de  cette  piece,  qui  en  a  quatre,  se  trouvent  egalomcnt  manuscrites 
une  fable  et  une  epigramme  sur  I'expulsion  des  jesuites;  la  chute  de  la  seconde 

piece  est  connue  : 

J6sus  lui-mfime  a  perdu 
Sa  compagnic. 

Voir  tome  V,  p.  232  et  244.  La  plaisanterie  de  Diderot  que  nous  donnons  ici  est 
iuedite. 


DEGEMBRE   1781.  /;9 

Que  je  vois  de  cocus!  Cocus  sur  Vescalier^, 

Cocus  sur  un  cliMit,  cocus  sur  un  patter, 

Cocus  debout,  assis  bien  ou  mal  k  leur  aise, 

Cocus  sur  le  parquet,  cocus  sur  une  chaise; 

Cocus  du  magistrat,  cocus  du  chevalier, 

Cocus  du  portefaix,  cocus  du  cordelier. 

Le  mien  ie  sera  done  sous  son  nez,  k  sa  porie, 

II  le  sera  partout,  ou  le  diable  rnemporle, 

Je  veux  que  le  dimanche  au  prone  nos  cures 

Le  proclament  patron  des  cocus  averes; 

Qu'a  nul  de  ses  sujets  le  souverain  n'accorde 

Le  baton  ou  la  croix,  le  cordon  ou  la  corde 

Sans  avoir  cont'esse,  fut-ce  me  me  a  son  dam. 

Que  nul  ne  le  fut  mieux  entre  les  fils  d\4dam; 

Que  Ton  n'admette  a  Rome  au  baiser  de  la  mule 

Sans  avoir  sur  ce  point  accepte  la  formula ; 

Que  de  I'Eiat  en  France  on  en  fasse  une  loi. 

Que  la  Sorbonne  en  fasse  un  article  de  foi. 

Que  des  cocus  paiiens  les  ames  soient  damnees 

Pour  n'avoir  pas  surtout  cru  les  cornes  innees, 

Et  que  des  sacrements  on  ordonne  refus 

A  quiconque  niera  le  cocuage  infas; 

Qu'en  cliaire,  sur  les  banps,  on  le  prouve,  on  le  croie, 

Et  crevent  nos  maris  de  depit,  nous  de  joie; 

Et  sans  en  avoir  mis  mon  bonnet  de  travers, 

J'ai  sur  vos  bouts  rimes  fourni  cinquante  vers, 

—  Le  Duelj  comedie  en  un  acte  et  en  prose,  par  M.  Rochon 
de  Chabannes,  est  tiree  de  I'allemand,  comme  I'auteur  Fannonce 
lui-meme  dans  sa  preface,  mais  il  I'a  refondue  en  grande  partie 
pour  la  rapprocher  du  ton  de  nos  moeurs  et  des  convenances  de 
notre  theatre.  Dans  la  piece  allemande  il  y  a  un  soufllet  de  donne 
et  Ton  ne  se  bat  point;  dans  celle  de  M.  Rochon,  I'atrocite  de  la 
querelle  est  fort  adoucieet  les  deux  adversaires  se  battent  sur-le- 
champ.  II  y  a  un  role  entier,  celui  de  Moj-gan,  qui  n'existe  point 
dans  r original ;  il  nous  a  paru  repandre  sur  tout  le  sujet  une 
teinte  de  gaiete  qui,  liee  a  I'interet  du  tableau,  en  varie  heureu- 
sement  les  nuances  et,  sans  en  affaiblir  1' impression,  la  rend 
moins  penible  et  moins  douloureuse. 

Apres  le  Philosophe  sans  le  savoir^  il  semblait  que  ce  sujet 

ne  pouvait  plus  etre  remis  sur  la  scene  francaise,  I'auteur  du 

Bael  a  la  modestie  de  le  dire  lui-meme,  mais  nous  osons  croire 

qu'il  a  prouve  en  meme  temps  qu'on  pouvait  le  traitor  encore 

XIII.  4 


50  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

avec  succes.  Getle  petite  piece  n'a  de  commmun  avec  celle  cle 
M.  Sedaine  que  le  sujet :  elle  est  conduite  avec  la  plus  graiide 
simplicite  et  dans  la  plus  exacte  vraisemblance ;  I'interet  y  croit 
a  chaque  scene  et  peut-etre  n'est-il  que  trop  presse;  un  fonds  si 
dramatique  etait  susceptible  de  plus  de  developpement  et  pou- 
vait  occuper  sans  doute  un  plus  grand  espace.  Le  role  de 
Morgan  est  absolument  neuf:  il  serait  difficile  de  peindre  I'etour- 
derie  et  la  legerete  francaises  d'une  maniere  plus  vraie  et  plus 
piquante,  et  Ton  pent  dire  que  c  est  un  caractere  vraiment 
national. 

—  VAutonHde^  ou  la  Naissance  du  Dauphin  ct  de  Madame 
Roy  ale  ^  poeme  en  sept  chants  et  en  vers  libres,  par  M.  Peyraud 
de  Beaussol,  auteur  des  Arsacides^  tragedie  en  six  actes,  et  qui 
n'est  tombee,  a  ce  que  dit  I'auteur,  que  parce  qu'elle  n'etait  pas 
en  sept :  le  plan  le  plus  absurde  qu'il  soit  possible  d'imaginer, 
des  tirades  de  vers  que  la  muse  de  Cresset  n'eut  pas  desa- 
vouees,  quelques  descriptions  pleines  de  chaleur  et  d'harmonie, 
mais  en  general  un  style  parfaitement  digne  de  I'extravagance 
du  plan  et  des  idees. 

Chant  I.  L'auteur  se  prom^ne  au  Luxembourg,  le  jour  du 
premier  accouchement  de  la  reine.  11  invoque  le  dieu  da  Jour, 
mais  le  Vent  du  nord  se  16 ve  pour  s'opposer  aux  bienfaits  de  ce 
dieu  et  repandre  un  froid  mortel  sur  I'liorizon. 

II.  L'Aquilon  et  le  Vent  du  midi  partent  en  meme  temps;  les 
deux  rivaux  s'envisagent  des  deux  extremites  du  monde  et  se 
disputent  la  gloire  de  regner  sur  la  France. 

III.  Le  dieu  du  Jour  I'emporte  sur  les  deux  Vents.  La  nation 
se  livre  a  la  joie.  Apparition  d'une  divinite  entouree  d'un  grand 
grand  nombre  d'esprits. 

IV.  Inquietude  du  poete  sur  cette  apparition.  Naissance 
du  premier  enfant  de  la  reine.  Le  poete  est  transporte  par  son 
genie  a  Versailles. 

V.  Le  poete  a  Versailles  reconnait  I'impuissance  des  divi- 
nites  qu'il  a  implorees;  il  a  recours  au  vrai  Dieu,  de  concert  avec 
toute  la  France. 

VI.  La  France,  rebelle  aux  decrets  du  ciel,  n'en  obtient  rien, 
par  les  elans  de  1' amour  pur,  elle  se  met  en  etat  de  lui  etre 
agreable.  L'Eternel  est  pret  a  descendre. 

VII.  II  descend,  annonce  un  Dauphin  a  la  reine,  donne  des 


JAiNVIER   1782.  51 

conseils  a  la  princesse  de  Guemenee,  a  la  princesse  deMarsan, 
€t  retourne  ensuite  aux  cieux.  La  France  chante  un  hymne  de 
reconnaissance,  et  le  poete  termine  ainsi  sa  sublime  reverie  : 

Je  ne  respire  plus  qu'au  sein  d'un  incendie, 
Et  graces  k  mon  Dieu,  que  je  vois  au  grand  jou!% 
Je  ne  sens  plus  les  douceurs  de  la  vie 
Que  par  les  brasiers  de  I'amour. 


1782. 
JANVIER. 

La  Double  JSpreuve,  ou  CoUnette  ci  la  coiir,  comedie  lyrique 
en  trois  actes,  a  ete  representee  pour  la  premiere  fois  sur  le 
theatre  de  I'Academie  royale  de  musique,  le  mardi  l'^^  Les 
paroles  sont  de  M.  Lourdet  de  Santerre,  maitre  des  comptes, 
auteur  du  Savetier  et  le  Financier^  de  plusieurs  autres  operas- 
comiques,  et  de  la  plupart  des  fetes  donnees  depuis  quelques 
annees  dans  les  plus  brillarites  societes  de  son  illustre  com- 
pagnie,  la  Chambre  des  comptes.  La  musique  est  de  M.  Gretry. 

Get  opera,  presque  tombe  le  premier  jour,  a  paru  se  relever 
a  la  seconde  representation,  mais  faiblement.  G'est  d'un  bout  a 
I'autre  Ninette  ct  la  cour^  avec  plus  de  pretention  a  la  haute 
comedie,  beaucoup  moins  d'esprit  et  beaucoup  moins  de  gout. 
Dans  le  poeme  de  Favart,  le  prince  s'est  pris  de  fantaisie  pour  la 
jeune  villageoise,  elle-meme  se  laisse  eblouir  un  moment  par  les 
promesses  du  prince  et  par  son  gout  naturel  pour  la  coquet- 
terie.  Dans  le  nouveau  poeme,  le  prince  ne  feint  d' aimer  Goli- 
nette  que  pour  exciter  la  jalousie  de  la  comtesse,  dont  il  est 
amoureux,  et  qui  ne  veut  etre  que  son  amie.  Cette  metaphy- 
sique  de  sentiment  fait  pour  ainsi  dire  tout  le  nceud  de  la  piece ; 
quelque  froide,  quelque  deplacee  qu'elle  soit  toujours  au 
theatre,  et  surtout  dans  un  drame  lyrique,  elle  aurait  pu  fournir 
des  details  agreables,  quelques  traits  au  moins  d'un  joli  mari- 
vaudage;  mais,  grace  a  I'adresse  de  M.  Lourdet,  elle  ne  sert 


52  CORRESPONDANGE  LITTfiRAIRE. 

veritablement  qu'a  detruire  le  peu  d'interet  dont  un  sujet  si 
rebattu  pouvait  encore  etre  susceptible.  On  a  tach6  d'y  suppleer 
par  beaucoup  de  mouvemenls,  par  des  ballets  amenes  plus  ou 
moins  heureusement.  II  y  en  a  trois  au  premier  acte,  une  pipee, 
une  chasse,  la  fete  du  mai ;  ainsi  dans  le  meme  acte  a  la  fois  les 
plaisirs  de  I'automne  et  ceux  du  printemps  :  qu'est-ce  que  cela 
fait?  Pourquoi  ne  pas  y  joindre  encore,  comme  dans  une  piece 
de  Nicolet,  ceux  de  I'hiver  et  de  I'ete? 

II  n'y  a  rien  de  neuf,  rien  d'assez  piquant  dans  la  musique 
de  cet  opera  pour  meriter  d'etre  distingue;  tout  nous  a  paru 
d'une  touche  assez  faible,  assez  commune,  quoique  souvent 
agreable.  Les  scenes  villageoises  sont  moins  mal  que  les  autres; 
le  choeur  du  troisieme  acte  fait  de  I'effet,  mais  il  fait  encore  plus 
de  bruit.  Le  seul  merite  qui  puisse  soutenir  cet  ouvrage  est  dans 
la  composition  des  ballets,  en  general  bien  groupes,  bien  des- 
sines,  et  formant  souvent  des  tableaux  pleins  de  mouvement  et 
de  variete.  L'auteur  des  paroles  a  ete  gratifie,  le  jour  meme  de 
la  premiere  representation,  de  I'epigramme  que  voici,  par 
M.  Destournelles  : 

Qui  veut  lutter  avec  Favart, 
S'il  n'est  pass6  maitre  en  son  art, 
S'expose  a  d'6tranges  m6comptes. 
Veux-tu  charmer  ton  audileur? 
II  faut,  mon  cher  maitre  des  coinptes. 
Avoir  recours  au  correcteur. 

—  MM.  de  Piis  et  Barre,  apres  avoir  ete  gates  par  I'indul- 
gence  ou  plutot  par  le  mauvais  gout  du  public,  viennent 
d'eprouver  enfm  de  sa  part  un  petit  retour  d'humeur  fort  bien 
conditionne.  Leur  Gateau  des  roiSy  represente  pour  la  premiere 
fois  sur  le  theatre  de  la  Gomedie-Italienne,  le  dimanche  6,  jour 
de  la  fete  des  Rois,  a  ete  dument  siffle,  et  ce  n'est  pas  sans 
peine  que  les  acteurs  sont  parvenus  a  braver  la  tempete  et  a 
soutenir  I'ouvrage  jusqu'a  la  fin,  ou  peu  s'en  faut.  Quoique  cette 
bagatelle  soit  plus  negligee  encore  que  toutes  celles  qui  font 
depuis  dix-huit  mois  les  beaux  jours  de  ce  spectacle,  la  dilfe- 
rence  assurement  n'est  pas  assez  grande  pour  avoir  pu  meriter 
sans  autre  raison  un  accueil  si  different  de  celui  auquel  on 
avait  accoutume  ces  messieurs  et  leurs  chefs-d'oeuvre.  11  pour- 
rait  ^tre  fort  curieux  de  chercher  les  causes  secretes  d'un  chan- 


JANVIER   1782.  53 

gement  si  subit,  mais  on  voudra  bien  nous  en  dispenser.  Est-ce 
la  seule  circonstance  ou  nous  ayons  vu  que,  pour  bien  juger  les 
sottises  dont  on  s'est  une  fois  engoue,  on  attend  volontiers  qu'on 
ait  eu  le  temps  de  s'en  lasser?  En  peu  de  mots,  void  la  derni^re 
production  de  MM.  de  Piis  et  Barre. 

M"^  Denise,  la  fille  d'un  patissier,  M.  Martin,  est  aimee  de 
M.  Simon,  le  fils  du  voisin,  M.  Gregoire.  Ce  M.  Martin,  quiveut 
faire  les  Rois  avec  ses  amis,  et  nommement  avec  son  intime, 
M.  Gregoire,  lui  fait  ecrire  par  sa  fille  le  billet  suivant  : 

Viens  Qa,  mon  cher  ami...  tirer  chez  moi  la  feve, 
Tu  me  seconderas....  pour  que  mon  vin  s'acheve; 
Et  j'espfere  a  la  fin....  du  plus  gai  des  festins 
Que  tu  m'enUveras,..  par  tes  joyeux  refrains. 

II  change  ensuite  d'avis  et  dechire  le  billet  en  deux.  Simon  en 
trouve  la  premiere  moitie  :  le  voila  jaloux ;  et  n'avait-il  pas  lieu 
de  Tetre?  II  boude.  Cependant  les  convives  se  rassemblent, 
M.  Gregoire,  le  bailli,  le  magister,  le  frater,  le  carillonneur ;  on 
se  met  a  table;  on  tire  le  gateau,  il  s'y  trouve  deux  feves  :  c'est 
une  espieglerie  du  petit  frere  de  M"*  Denise.  Grande  querelle 
entre  Martin  et  Gregoire  pour  la  royaute.  On  propose  enfm  de 
remettre  les  feves  aux  deux  amants.  La  meprise  qui  les  a 
brouilles  est  bientot  eclaircie  par  I'heureuse  attention  que 
M"*  Denise  a  eue  de  conserver  la  seconde  partie  du  billet;  tout 
le  monde  est  content,  excepte  les  spectateurs.  On  fmit  par  boire 
et  par  chanter  a  tue-tete ;  le  parterre  hue  du  meme  ton,  la  toile 
tombe,  et  MM.  de  Piis  et  Barre  comprennent  encore  moins  que 
nous  I'inconstance  et  la  bizarrerie  du  public.  lis  ont  force  les 
comediens  a  donner  la  pi^ce  une  seconde  fois;  mais  ayant  recu 
a  peu  pres  le  meme  accueil,  ces  messieurs  ont  eu  la  modestie 
d'annoncer  dans  le  Journal  de  Paris  qu'ils  avaient  consenti 
genereusement  a  la  retirer,  pour  ne  la  remettre  que  le  jour  des 
Rois  en  un  an.  Quel  exces  de  complaisance ! 

PRINCIPES    ETABLIS    PAR    S.    M.    I.    JOSEPH    II, 

POUR    SERVIR    DE    REGLES    A    SES    TRIBUNAUX    ET    MAGISTRVTS 

DANS    LES    MATIIJRES    E  CC  LE  SI  ASTIQUES. 

«  L'objet  et  les  bornes  de  I'autorite  du  sacerdoce  dans  I'l^tat 
sent  si  clairement  determines  par  les  fonctions  et  les  devoirs 


bk.  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

auxquels  le  Seigneur  lui-meme  a  borne  les  apotres  pendant  qu'il 
etait  sur  la  terre,  qu'il  y  aurait  de  la  mauvaise  foi  a  vouloir  sta- 
tuer  ou  admettre  aucun  droit  a  cet  egard,  et  de  I'absurdite  a 
oser  pretendre  que  les  successeurs  des  apotres  doivent  avoir  de 
droit  divin  plus  d'autorite  que  n'en  avaient  les  apotres  eux- 
memes. 

((  Or  personne  n'ignore  que  Notre-Seigneur  Jesus-Christ  ne 
les  a  charges  que  des  fonctions  purement  spirituelles  :  1°  de  la 
publication  de  I'l^vangile  ;  2''  du  soin  de  son  culte ;  3"  de  I'admi- 
nistration  des  sacrements  (en  tant  qu'ils  sont  spirituels) ;  li°  du 
soin  et  de  la  discipline  de  son  l5glise. 

((  G'est  a  ces  quatre  objets  qu'etait  bornee  I'autorite  des 
apotres;  et  c'est  par  consequent  a  ces  memes  objets  seulement 
que  peuvent  pretendre  leurs  successeurs.  11  s'ensuit  que  toute 
I'autorite  quelconque  dans  I'fitat  est  et  doit  6tre  aujourd'hui  du 
ressort  privatif  de  la  puissance  souveraine,  ainsi  qu'elle  a  et6 
depuis  la  premiere  origine  de  tous  les  Etats  et  de  toutes  les 
societes  jusqu'a  I'etablissement  du  christianisme,  par  lequel  cet 
ordre  naturel  des  choses  n'a  nullement  ete  ni  pu  ^tre  altere. 

«  A  I'exception  de  ces  quatre  objets,  il  n'y  a  done  aucune 
sorte  d'autorite,  aucune  prerogative,  aucun  privilege,  aucun 
droit  quelconque,  en  un  mot,  que  le  clerge  ne  tienne  unique- 
ment  de  la  volonte  libre  et  arbitraire  des  princes  de  la  terre. 

«  II  est  incontestable  que  tout  ce  qui  a  ete  accorde  ou 
etabli  par  I'autorite  souveraine,  et  qu'il  dependait  de  son  bon 
plaisir  d'accorder  ou  de  refuser,  elle  est  en  plein  droit  d'y  faire 
des  changements,  et  de  le  revoquer  meme  tout  a  fait  lorsque  le 
bien  general  I'exige,  et  qu'aucune  loi  fondamentale  de  I'l^tat  ne 
s'y  oppose,  a  I'instar  de  toutes  autres  lois,  concessions,  eta- 
blissements  faits  ou  a  faire,  qu'il  est  de  la  sagesse  et  mtoe  du 
devoir  de  la  legislation  d'approprier  aux  temps  et  aux  circon- 
stances. 

«  Les  dispositions  des  conciles,  lesquels,  comme  il  est  de 
fait,  ne  sont  obligatoires  que  pour  les  Etats  qui  les  ont  admis  ou 
recus,  sont  dans  le  meme  cas,  attendu  que  celui  qui  aurait  pu 
ne  pas  les  admettre  du  tout  doit  pouvoir  a  plus  forte  raison  en 
rectifier  les  dispositions,  et  meme  les  revoquer  entierement, 
lorsque,  au  moyen  de  la  difference  de  temps  et  de  circonstances,. 
la  raison  d'l^tat  et  le  bien  public  peuvent  I'exiger. 


JANVIER   1782.  55 

«  L'autorite  du  sacerdoce  n'est  pas  meme  arbitraire  ni 
enti^rSient  independante  quant  au  dogme,  au  culte  et  a  la  dis- 
cipline, le  mainlien  de  I'ancienne  purete  du  dogme,  ainsi  que  la 
discipline  et  le  culte,  se  trouvant  etre  des  objets  qui  interessent 
si  essentiellement  la  societe  et  la  tranquillite  publique,  que  le 
prince,  en  sa  qualite  de  souverain  chef  de  I'Etat,  ainsi  que  de 
protecteur  de  I'Eglise,  ne  pent  permettre  a  qui  que  ce  soit  de 
statuer  sans  sa  participation  sur  des  matieres  d'une  grande 
importance. 

«  L'objet  et  l'autorite  du  clerge  etant  done  bien  clairement 
determines  par  les  principes  susdits,  il  s'ensuit  que  c'est  d'apres 
ces  principes  que  doivent  etre  decides  a  I'avenir  tons  les  cas  de 
juridiction  ecclesiastique.  » 

—  Addle  et  Theodore^  ou  Lettres  sur  Veducation^  contenant 
tons  les  principes  relatifs  aux  trois  differentsplans  d' education 
des  prmresy  des  j'euncs  personnes  et  des  homines^  par  M""  la 
comtesse  de  Genlis,  trois  volumes  in-8o.  De  tous  les  ecrits  de 
M'"^  de  Genlis,  c'est  celui  qui  a  fait  la  plus  grande  sensation,  qui 
a  ete  lu  avec  le  plus  d'avidite,  juge  avec  le  plus  de  rigueur, 
prone  et  dedaigne  avec  le  plus  d'acharnement  et  de  prevention. 
Si  un  pareil  succes  est  du  en  partie  au  genre  meme  de  I'ou- 
vrage,  les  circonstances  dans  lesquelles  il  a  paru  n'ont  pas  peu 
contribue  a  en  augmenter  I'eclat;  la  singularite,  peut-etre 
unique,  du  choix  qui  venait  de  nommer  M'"*"  de  Genlis  gouver- 
neur  ^  des  fils  de  M.  le  due  de  Ghartres,  avait  fixe  pour  ainsi 
dire  tous  les  yeux  sur  elle.  Gomment  n'aurait-on  pas  ete  fort 
curieux  de  savoir  si  son  livre  justifierait  un  evenement  si  extra- 
ordinaire, ou  le  ferait  paraitre  plus  ridicule?  Les  philosophes 
n'ont  pu  voir  sans  indignation  que  dans  un  ouvrage  agreable- 
ment  ecrit,  c'est  un  merite  qu'il  faut  bien  lui  accorder,  Ton  se 
permettait  encore  de  parler  avec  quelque  respect  de  la  religion, 
de  soutenir  meme  qu'il  n'est  point  de  vertu  veritable  qui  ne  soit 
fondee  sur  une  piete  solide.  Les  gens  de  lettres  ont  trouve  infini- 
ment  mauvais  qu'une  femme  si  bien  faite  pour  en  juger  ait  ose 
leur  reprocher  «  d' avoir  la  conversation  languissante  et  pesante, 

1.  Ce  titre  a  ete  trouve  si  plaisanta  Versailles,  qucxM"'''  de  Genlis  n'en  a  con- 
serve que  les  fonctions  :  c'est  sans  aucune  denomination  particuliere  qu'elle  est 
charg6e  de  presider  a  Teducation  des  enfants  de  M.  le  due  de  Ghartres. 
(Meister.) 


56  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

de  ne  point  savoir  ecouter ;  de  n'eprouver  que  le  desir  de  se 
faire  admirer,  jamais  celui  de  plaire;  de  manquer  d'egards  et 
de  politesse  par  un  amour-propre  mal  entendu,  ou  par  le  defaut 
d'usage  du  monde;  d' avoir  un  ton  tranchant,  de  la  susceptibi- 
lite...;  ce  qui  fait  qu'on  ne  trouve  dans  leurs  ouvrages  ni  I'es- 
prit,  ni  le  ton  du  monde  ».  Nos  femmes  a  la  mode,  qui  n'ont 
jamais  vu  peindre  leurs  ridicules,  leurs  folies,  leurs  travers  d'une 
manifere  plus  vraie,  plus  leg^re,  plus  piquante,  pretendent  que 
c'est  une  chose  horrible  d'employer  ainsi  le  talent  que  Ton  pent 
avoir  a  tourner  toutes  les  personnes  de  sa  societe  en  ridicule,  a 
faire  d'un  livre  d'education  un  recueil  de  satires  et  de  libelles. 
Les  devots,  lespretres,  seraient-ils  plus  contents?  Point  du  tout: 
lis  assurent  que  la  Sorbonne  ne  peut  se  dispenser  de  censurer 
Touvrage ;  qu'il  y  a  une  certaine  Lettre,  sur  les  ceremonies  reli- 
gieuses  qu*on  exige  des  mourants,  qui  contient  les  propositions 
du  monde  les  plus  malsonnantes.  Une  autre  impiete  non  moins 
grave,  c'est  d'oser  dire  qu'il  n'y  a  point  de  livre  de  devotion 
qu'on  puisse  laisser  sans  inconvenient  entre  les  mains  d'une  jeune 
personne ;  c'est  le  projet  qu'annonce  M'"*  de  Genlis  de  publier 
elle-m^me  un  livre  A'Hciires  *  dans  ses  principes,  comme  si  ce 
droit  n'appartenait  pas  exclusivement  a  monseigneur  I'arche- 
v^que!  Mais  c'est  trop  s'arreter  a  tons  les  jugements  que  I'esprit 
de  corps,  I'esprit  de  parti  ou  d'autres  preventions  ont  pu  repan- 
dre  contre  cet  ouvrage;  essayons  d'en  donner  une  idee  plus 
juste,  du  moins  plus  impartiale. 

Ces  Lettres  sont  une  espece  de  roman  d'education,  ou  plutot 
une  suite  de  petites  histoires,  de  petits  contes,  de  petits  tableaux 
plus  ou  moins  interessants,  tons  relatifs  a  I'education,  mais  lies 
souventpar  un  fil  imperceptible  a  Tobjet  principal.  Le  baron  et 
la  baronne  d'Almane,  tantot  retires  dans  leurs  terres,  tantot 
voyageant  pour  I'instruction  de  leurs  enfants,  rendent  compte  a 
leurs  amis,  qu'ils  ont  laisses  a  Paris,  du  plan  d'education  qu'ils 
ont  forme,  et  du  succes  avec  lequel  ils  le  suivent.  Gette  corres- 
pondance,  qui  fait  le  fond  de  I'ouvrage,  est  interrompue  par  les 
Lettres  du  comte  de  Roseville,  charge  de  I'education  d'un  prince 
Stranger ;  le  comte  et  le  baron  se  communiquent  mutuellement 


1.  Les  Nouvelles  Heures  a  I'usage  des  enfants  depuis  Vdge  de  cinq  ans  jusqii^d 
douze,  ne  furent  publiees  qu'en  1801. 


JANVIER   1782.  57 

lesresultatsdeleurs  reflexions  etde  leur  experience.  Ce  qui  varie 
plus  agreablement  le  ton  de  ce  recueil,  ce  sont  les  reponses  que 
la  baronne  recoit  de  la  vicomtesse  de  Limours,  de  M'""  d'Ostalis, 
quelques  lettres  detachees  du  chevalier  d'Herbain,  de  la  jeune 
dame  de  Valee,  de  son  amie  M™^  de  Germeuil.  G'est  surtout  dans 
ces  dernieres  Lettres  que  le  ton  et  les  ridicules  du  jour  sont 
peints  avec  le  plus  d'esprit,  d'agrement  et  de  verite. 

Si  le  systeme  d'education  de  M""^  de  Genlis  ne  presente 
aucune  idee  nouvelle,  aucune  que  Locke  n'eut  deja  indiquee,  que 
Jean-Jacques  apres  lui  n'eut  approfondie  avec  toute  la  puissance 
de  son  genie,  avec  toute  I'energie  de  son  talent,  au  moins  en 
est-il  plusieurs  dont  elle  a  su  faire  une  application  tr6s-heu- 
reuse,  quelquefois  peut-etre  un  peu  manieree,  un  peu  minu- 
tieuse,  mais  souvent  aussi  parfaitement  sage  et  parfaitement 
instructive.  En  s'appropriant  si  bien  les  idees  de  Rousseau  et 
celles  de  Locke,  on  eut  desire  sans  doute  que  M"°  de  Genlis  eut 
parle  surtout  du  premier  avec  plus  d'egards ;  mais  on  ne  lui  en 
saura  pas  moins  beaucoup  de  gre  d' avoir  fait  de  nouveaux 
efforts  pour  repandre  des  verites  si  utiles,  en  les  developpant 
presque  toujours  avec  plus  de  sagesse  et  de  mesure  que  I'un  de 
ces  philosophes,  et  surement  avec  plus  de  grace  et  d'interet  que 
I'autre. 

Quoique  le  titre  d'AdMe  et  Theodore  annonce  assez  fastueu- 
sement  que  I'ouvrage  contient  « tons  les  principes  relatifs  a  I'edu- 
cation  des  princes,  des  jeunes  personnes  et  des  hommes)),  on 
ne  serait  gu^re  etonne  que  beaucoup  de  lecteurs  y  trouvassent 
encore  plus  d'une  lacune  iraportante;  mais  la  forme  que  I'auteur 
a  juge  a  propos  de  donner  a  ses  instructions  n'est-elle  pas  pre- 
cisement  celle  qui  I'obligeait  le  moins  de  s'asteindre  a  une 
methode  trop  penible  ou  trop  rigoureuse?  Ce  qu'on  ne  trouve 
pas  d'ailleurs  dans  ces  Lettres  ne  peut-on  pas  esperer  de  le 
trouver  dans  les  sources  que  M™^  de  Genlis  veut  bien  indiquer 
elle-meme,  dans  les  Conversations  d'SmiUe^  dans  TeUmaque, 
dans  le  Traits  de  Chanteresne^  qu'on  croit  etre  de  Nicole*,  dans 
Locke,  meme  dans  Emile^  pourvu  qu'il  soit  lu  avec  les  dispo- 
sitions convenables ;  mais,  avant  toutes  choses,  cela  s'entend, 


1.  C'est  en  effet  un  des  pseudonymes  de  Nicole,  mais  il  I'abandonna  apres  la 
publication  du  troisieme  volume  de  ses  Essais  de  morale. 


58  CORRESPONDANCE   LITTERAIHE. 

dans  son  Theatre  d education^  dans  ses  Annales  de  la  vertu, 
dans  ses  Ileures,  dans  ses  VeilUes  du  chateau  deja  sous  presse, 
et  dans  plusieurs  autres  ouvrages  qu'elle  a  la  bonte  de  nous 
promettre  ? 

Je  sens  aussi  bien  que  messieurs  les  philosophes  I'inconve- 
nient  qu'il  y  aura  toujours  a  vouloir  fonder  la  morale  sur  des 
bases  qui  lui  sont  etrang^res,  et  que  I'usage  ou  Tabus  de  la  rai- 
son  peuvent  si  facilement  ebranler;  cependant  je  ne  puis 
m'empecher  d' aimer  beaucoup  le  genre  de  preuves  qu'emploie 
M"""  de  Genlis  pour  la  defense  de  la  foi  chretienne  ;  ce  sont  deux 
petits  romans  ;  I'un  est  I'histoire  trfes-interessante  d'un  hopital 
fonde  par  M.  de  Lagaraye,  ou  Ton  voit,  comma  le  dit  I'auteur  lui- 
meme,  tout  ce  que  la  religion  pent  produire  de  grand,  de  bien- 
faisant,  d'heroique:  Tautre  est  une  espece  de  nouvelle,  oii  ron 
apprend  clairement  qu'il  n'est  point  de  revers,  point  d'infor- 
tune  que  la  piete  ne  fasse  supporter  avec  courage  et  resignation. 
On  en  pensera  tout  ce  qu'on  voudra,  cette  maniere  de  demontrer 
la  verite  de  la  religion  me  parait  tout  aussi  consequente  et  beau- 
coup  moins  ennuyeuse  que  celle  des  Grotius,  des  abbe  d'Hou- 
teville,  des  Bergier,  et  de  tant  d'autres  grands  docteurs. 

Des  gens  qui  veulent  tout  savoir  assurent  que  la  partie  la 
plus  agreable  des  nouvelles  lettres  sur  I'education,  la  partie  des 
romans,  est  encore  moins  originale  que  tout  le  reste,  que  la  plu- 
part  de  ces  episodes  sont  traduits  de  I'allemand  ou  del'anglais. 
Les  deux  que  nous  venons  de  citer,  I'hisoire  de  M.  de  Lagaraye 
et  celle  de  la  duchesse  deC***,  ne  sont  pas  moins  de  ce  nombre; 
le  fond  de  I'une  et  de  I'autre,  nous  ne  pouvons  en  douter,  est 
parfaitement  vrai.  Un  reproche  plus  grave  que  Ton  est  tente  de 
faire  a  M'"'  de  Genlis  sur  cette  partie  de  son  ouvrage,  c'est 
d' avoir  souvent  gate  I'efTet  des  situations  les  plus  touchantes  par 
des  traits  d'une  sensibilite  factice  ou  par  des  exagerations  egale- 
ment  froides  et  romanesques.  Ces  defauts  ont  paru  d'autant  plus 
remarquables,  que  le  ton  dominant  de  I'ouvrage  est  simple,  pur 
et  naturel. 

La  malignite  n'a  pas  manque  de  chercher  des  noms  a  tons 
les  portraits  dont  M'"*"  de  Genlis  s'est  permis  d'egayer  un  livre 
qui  ne  semblait  pas  trop  susceptible,  a  la  verite,  de  ce  genre 
d'agrements,  mais  qui  pouvait  en  avoir  besoin.  On  a  pretendu 
reconnaitre  dans  M"'^  de  Surville  celui  de  M"'^  de  Montesson ; 


JANVIER  1782.  59 

dans  M""^  cle  Valee ,  celui  de  M^"^  la  comtesse  Amelie  de  Boufflers ; 
dans  M™^  de  Germeuil,  celui  de  M™®  de  Roquefeuille,  etc. ;  mais 
le  plus  frappant  de  tous,  c'est,  sotis  le  ndm  de  M""^  d'Olcy,  celui 
de  M"'«  de  La  Reyniere,  du  moins  s'il  en  faut  croire  les  meilleurs 
amis  de  celle-ci.  Le  bruit  qu'ils  en  ont  fait  dans  le  monde,  sous 
le  pretexte  de  venger  une  noirceur  si  coupable  et  si  peu  meritee, 
lui  a  donne  tant  de  celebvite  que  nous  croyons  devoir  en  conser- 
ver  ici  le  souvenir.  Voici  done  ce  fameux  portrait. 

((  La  fortune  immense  qu'elle  poss^de  n'a  pu  la  consoler 
encore  du  chagrin  d'etre  la  femme  d'un  financier;  n'ayant  point 
assez  d' esprit  pour  surmonter  une  semblable  faiblesse,  elle  en 
souffre  d'autant  plus  qu'elle  ne  voit  que  des  gens  de  la  cour^ 
et  que  sans  cesse  tout  lui  rappelle  le  malheur  dont  elle  gemit  en 
secret.  On  ne  parle  jamais  du  roi,  de  la  reine,  de  Versailles, 
d'un  grand  habit,  qu'elle  n'eprouve  des  angoisses  interieures  si 
violentes  qu'elle  ne  pent  souvent  les  dissimuler  qu'en  changeant 
de  conversation.  Elle  a  d'ailleurs  pour  dedommagement  toute  la 
consideration  que  peu  vent  donnerbeaucoup  de  faste,  une  superbe 
maison,  un  bon  souper,  et  des  loges  a  tous  les  spectacles.  Au 
reste,  elle  n'aime  rien,  s'eiinuie  de  tout,  ne  juge  jamais  que 
d'apres  I'opinion  des  autres,  et  joint  a  tous  ces  travers  de  grandes 
pretentions  a  I'esprit,  beaucoup  d'humeur  et  de  caprices,  et  une 
extreme  insipidite.  Quoique  fort  orgueilleuse  d'etre  une  fille  de 
qualite,  elle  n'a  pas  montre  le  moindre  attachement  pour  son 
pere,  parce  qu'il  a  quitte  le  service  et  le  monde,  et  qu'elle  n'en 
attend  den.  Elle  n'aime  point  M""^  de  Yalmont,  qu'elle  ne  regarde 
que  comme  une  provinciale,  et  elle  a  sans  doute  oublie  qu'elle 
eut  une  soeur  religieuse,  etc.  » 

On  assure  que  M""®  de  La  Reyniere,  apres  1' avoir  lu,  s'est  con- 
tentee  de  dire  :  «  Je  ne  sais  pourquoi  M'"®  de  Genlis  oublie  un 
trait  dont  personne  ne  devait  se  souvenir  aussi  bien  quelle, 
c'est  que  cette  femme  de  financier  a  pousse  1' insolence  autrefois 
jusqu'a  donner  des  robes  a  une  demoiselle  de  qualite  de  ses 
amies;  il  est  vrai  que  la  demoiselle  n'etait  connue  alors  que  par 
sa  jolie  voix  et  son  talent  pour  la  harpe.  » 

Eh!  qu'est-ce  que  cela  fait?  Sans  entreprendre  ni  d'accuser, 
ni  de  justifier  les  intentions  de  I'auteur,  nous  osons  croire 
qu' Adele  et  Theodore  sera  compte  dans  le  petit  nombre  des 
ouvrages  ou  la  raison  et  la  vertu  sont  rendues  aussi  interessantes 


60  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

qu'elles  le  paraitront  toujours  lorsqu'elles  n'auront  point  d'autre 
ornement  que  celui  de  leur  grace  et  de  leur  simplicite  naturelle. 
Le  style  de  M™^  de  Genlis  est  assez  depourvu  d'imagination, 
mais  il  plait  en  general  par  une  purete  tres-facile  et  tr6s-ele- 
gante.  Sans  peindre  ses  idees  de  couleurs  bien  vives,  elle  les 
dessine,  si  Ton  pent  s'exprimcr  ainsi,  avec  beaucoup  de  justesse 
et  de  gout.  II  y  a  de  I'esprit  et  de  la  grace  dans  la  composition 
de  ses  tableaux,  il  y  a  surtout  infiniment  de  talent  et  d'origina- 
lite  dans  la  maniere  dont  elle  a  su  rendre  le  ton,  les  ridicules  et 
les  moeurs  du  jour,  leur  donner  de  la  physionomie,  ce  qui  sem- 
blait  si  difficile,  et  leur  en  donner  sans  caricature,  meme  sans 
effort  et  sans  recherche. 

—  Si  les  Suisses  ont  ete  repandus  longtemps  dans  toutes  les 
parties  du  monde,  sans  exciter  la  curiosite  des  autres  nations  en 
favour  de  leur  pays,  on  leur  fait  aujourd'hui  plus  d'honneur. 
Jamais  les  voyages  en  Suisse  n'ont  ete  plus  a  la  mode  ;  cet  em- 
pressement  doit-il  les  flatter  ou  non?  Je  I'ignore;  mais  je  sais 
bien  que  leur  paisible  bien-^tre  n*avait  aucun  besoin  de  cette 
celebrite;  peut-etre  meme  n'eprouveront-ils  que  trop  tot  qu'il  en 
est  des  republiques  comme  des  femmes,  dont  Jean-Jacques  a  dit : 
«  Leur  dignite  est  d'etre  ignorees,  leur  gloire  est  dans  leur 
propreestime,  et  leurs  plaisirsdans  le  bonheurdeleurs  families.  » 
Ambitionner  une  autre  dignite,  chercher  une  autre  gloire  ou 
d' autres  plaisirs,  c'est  risquer  au  moins  de  perdre  I'avantage  le 
plus  essentiel  de  leur  existence. 

Quoi  qu'il  en  soit,  dans  le  nombre  des  voyages  de  Suisse  qui 
ont  paru  depuis  quelques  annees,  apr^s  avoir  distingue  ceux  de 
MM.  de  Luc,  de  Saussure,  plus  particulierement  celui  de 
M.  Coxe,  traduit  et  commente  par  M.  Ramond,  de  tons  ceux 
que  nous  connaissons  celui  qui  embrasse  le  plus  d'objets  curieux 
et  interessants,  nous  ne  devons  pas  oublier  la  Description  des 
Alpes pennines  etrliHiennes^  dddi^e  ci  SaMajestetrh-chrHienne 
Louis  XVI,  roi  de  France  et  de  Navarre,  par  M.  Theodore 
Bourrit,  chantre  de  I'eglise  cathedrale  de  Geneve.  Deux  volumes 
in-8°,  avec  plusieurs  gravures  faites  sur  les  dessins  memos  de 
I'auteur. 

Ge  n'est  pas  par  une  eloquence  brillante,  par  le  charme  ou 
I'elegance  de  sa  narration,  ce  n'est  point  par  son  ramage  enfin, 
tout  chantre  qu'il  est  de  la  cathedrale  de  Geneve,  que  le  nouveau 


JANVIER   1732.  61 

voyageur  peut  esperer  de  meriter  1' attention  du  public;  mais 
I'exactitude  et  la  fidelite  de  ses  observations,  les  travaux  presque 
incroyables  qu'elles  lui  ont  coutes,  les  perils  continuels  auxquels 
il  s'est  expose  pour  verifier  ses  decouvertes,  lui  assurent  sans 
doute  les  droits  a  la  reconnaissance  de  tons  ceux  qui  s'interessent 
veritablement  aux  progres  de  I'histoire  naturelle,  et  surtout  de 
I'histoire  des  montagnes,  partie  si  importante  de  la  theorie 
generale  du  globe. 

Souvent  minutieux,  souvent  d'une  affectation  ou  d'une  em- 
phase  ridicule,  d'autant  plus  deplacee  qu'elle  donne  aux  descrip- 
tions les  plus  vraies  Fair  romanesque  et  faux,  on  remarquera 
cependant  avec  plaisir  que  le  style  de  M.  Bourrit  s'est  eleve  quel- 
quefois  pour  ainsi  dire  forcement  au  ton  naturel  de  son  sujet  par 
le  caractere  meme  de  grandeur  et  de  majeste  des  objets  qu'il 
avait  sous  les  yeux.  Le  court  extrait  que  nous  aliens  donner  de 
son  ouvrage  en  offrira,  je  crois,  plus  d'une  preuve. 

C'est  du  lac  de  Geneve  que  part  notre  voyageur,  et  voici 
I'exacte  description  qu'il  en  donne  ; 

((  On  voit,  dit-il,  a  droite,  le  lac  s'etendant  a  perte  de  vue 
jusqu'a  Geneve,  repousse  d'un  cote  par  de  hautes  montagnes, 
orne  de  l' autre  par  un  magifique  coteau ;  en  face  la  belle  per- 
spective du  Valais  et  des  montagnes  qui  ferment  le  peristyle.  Entre 
l^vian  et  Saint-Gingolph,  premier  village  du  Bas-Yalais,  les  mon- 
tagnes plongent  dans  le  lac  com  me  un  promontoire :  des  ouvriers, 
occupes  le  long  des  rochers  a  en  detacher  des  parties,  ne  se  tien- 
nent  que  sur  de  petits  rebords,  souvent  a  plus  de  deux  cents 
toises  au-dessus  de  la  surface  du  lac ;  il  en  est  meme  qui  sent 
suspendus  par  des  cordes.  Gette  situation  effraye  les  voyageurs; 
leur  crainte  augmente  encore  par  les  signes  qu'on  leur  fait  de 
sdcarter  de  cette  plage  dangereuse.  n 

Notre  auteur  decrit  ensuite  les  montagnes  du  Bas-Valais,  leur 
magnifique  aspect,  les  etonnants  souterrains  de  Bex,  la  cascade 
du  Pisse-Vache,  De  la  il  nous  conduit  a  la  vallee  de  Bagnes,  qui 
fait  une  partie  considerable  du  pays  d'Entremont.  Cette  vallee, 
bordee  de  toutes  parts  de  montagnes  et  de  glaciers,  est  defendue 
par  des  bois,  de  terribles  avalanches  qui  autrefois  ont  enseveli  les 
bains  de  Bagnes.  Apres  une  penible  marche  le  long  d'un  desert,  le 
voyageur  parvient  au  bas  de  I'immense  glacier  dont  il  soupconnait 
I'existence,  et  qui  faisait  le  principal  objet  de  son  voyage,  u  Ce 


62  CORRESPOiNDANGE    LITTjfiRAlRE. 

glacier,  dont  les  couches  sont  belles,  descend  d'une  montagne  si 
couverte  de  neiges,  qu'on  a  de  la  peine  a  y  distinguer  quelques 
parties  de  roc.  Ges  neiges  sont  de  la  plus  grande  blancheur;  elles 
sont  par  bancs  horizontaux,  ou  plutot  ce  sont  des  marches  ma- 
gnifiques  qui  semblent  attelndre  le  ciel.  Le  bas  du  glacier  est 
termine  par  un  mur  d'une  belle  forme,  taille  a  plomb,  du  haut 
duquel  on  voit  descendre  des  filets  d'eau  qui  donnent  naissance 
a  un  lac  d'un  aspect  agreable.  »  —  Ge  n'est  qu'avec  des  peines  et 
des  dangers  infinis  qu'il  parvient  sur  le  glacier  meme.  Qu'on  se 
figure  une  etendue  de  huit  lieues  de  glace  vive  environnee  de 
toutes  parts  de  hautes  montagnes,  et  aboutissant  elle-mdme  a 
une  hauteur  si  considerable,  qu'elle  pourrait  devenir  encore  un 
yaste  sommet.  En  suivant  la  direction  de  cette  vallee,  du  midi  au 
nord,  a  droite  se  trouve  une  chaine  de  monts  converts  de  neiges 
et  de  glaces ;  a  la  gauche,  dans  une  etendue  de  six  lieues,  des 
sommets,  la  plupart  decouverts  de  neige  et  devastes,  des  mon- 
tagnes de  granit  et  de  debris  feuilletes,  partout  I'horreur  du 
plus  profond  silence  et  I'image  de  la  nature  morte.  «  Par  inter- 
valles,  d'immenses  crevasses  travaillees  par  la  nature  de  mille 
manieres  dilTerentes,  imitant  parfaitemeni  les  restes  d'un  palais 
ou  d'un  temple;  la  richesse  et  lavariete  des  couleurs  ajoutaient 
encore  a  la  beaute  des  formes  ;  I'or,  Targent,  I'azur  s'y  faisaient 
admirer.  Ge  qui  nous  parut  bien  singulier  encore  ,  c'etaient  des 
arcades  soutenant  des  ponts  de  neige  lances  d'un  bord  d'une  cre- 
vasse a  I'autre.  »  —  G'est  sur  ces-  ponts  etranges  et  dangereux 
que  notre  voyageur  se  hasarde  et  la  fortune  seconde  son  audace 
il  franchit  ces  vastes  gouffres,  tourne  autour  de  plusieurs  qui 
avaientplus  d'une  demi-Ueue  de  diametre,  sort  enfin  du  glacier 
et  a  travers  mille  dangers  parvient  au  pied  du  niont  Yelan 
I'un  des  plus  liauts  de  la  Suisse. 

L'idee  que  nous  donne  M.  Bourrit  duchemin  de  la  Gemmi 
n'est  pas  indigne  d'etre  remarquee.  «  Representez-vous,  dit-il 
un  escalier  d'une  vieille  tour  tournant  sur  lui-meme,  et  mis  a 
decouvert  par  la  chute  du  mur  de  la  face,  de  maniere  que  trente 
personnes,  qu'on  supposerait  monter  a  la  file,  se  voient  au-dessus 
les  unes  des  autres  comme  sur  des  balcons.  On  voit  ainsi  avec 
des  lunettes,  depuis  les  bains,  les  voyageurs  monter  et  descendre 
cette  rampe,  qui  a  pres  de  neuf  cents  pieds  de  hauteur.  Rien  de 
plus  magnifique   que  I'immense  glacier  ou  le  Rhone  prend  sa 


JANVIER    1782.  63 

source.  La  nous  vimes  la  large  bouclie  du  Rhone,  et  le  fleuve 
en  sortir  avec  bruit.  La  voute  est  d'une  glace  aussi  transparentc 
que  le  cristal;  des  blocs  de  glace  immenses,  lances  du  haut  du 
dome,  representaient  les  mines  d'un  palais.  Gette  voute,  qui  etait 
a  moitie  fendue,  laissait  un  passage  libre  aux  rayons  du  soleil 
qui  penetraient  dans  des  abimes  obscurs,  tandis  que  des  blocs 
excaves  et  concaves  nous  eblouissaient  les  yeux.  Nous  vimes 
alors  des  tours  de  glace  comme  des  maisons,  qui  ne  tenaient  a 
la  masse  entiere  que  par  des  filets;  le  moindre  bruit,  le  roule- 
ment  d'une  pierre,  pouvait  nous  ensevelir  sous  leur  mine.  » 
L'hospice  du  Grimsel,  les  vallees  de  glace  de  I'Aar,  le  passage 
de  la  Fourche,  le  mont  Saint-Gotliard,  les  sources  du  Rhin, 
olTrent  millfi  details  auxquels  les  bornes  de  cet  extrait  ne  nous 
permettent  pas  de  nous  arreter. 

M.  Rourrit  ne  se  borne  pas  a  nous  donner  la  juste  hauteur  du 
mont  Rlanc,  le  plus  haut  des  Alpes,  et  sur  le  sommet  duquel  on 
ne  pent  rester  plusieurs  minutes  sans  danger  de  perir  par  la 
rarete  de  I'air  ;  il  le  compare  avec  les  Cordilieres ;  et,  d'apres  les 
observations  faites  sur  ces  montagnes  de  I'Amerique  par  MM.  de 
I'Academie  des  sciences,  et  celles  qu'il  a  faites  lui-meme  sur  le 
mont  Rlanc,  il  conclut  que  ce  dernier  est  bien  plus  eleve ;  et  que 
sile  Chimborazo  s'eleve  a  une  hauteur  a  peu  pres  egale  au-dessus 
du  niveau  de  la  mer,  c'est  que  le  sol  qui  lui  sert  de  base  est 
pres  de  moitie  plus  eleve  que  le  pied  des  Alpes. 

Pour  donner  une  ide^  de  I'espece  de  talent  que  M.  Rourrit 
peut  avoir  pour  les  peintures  du  genre  gracieux,  nous  n'en 
citerons  qu'un  seul  echantillon,  et  nos  lecteurs  trouveront  sans 
doute  que  c'est  bien  assez.  11  s'agit  de  la  delicieuse  vallee  de 
Lauterbrun ;  apres  avoir  peint  les  moeurs  douces  et  innocentes 
de  ces  habitants,  I'auteur  ajoute  : 

((  Nous  vimes  de  jolies  plaines  entrecoupees  par  des  canaux 
d'une  eau  limpide  comme  le  cristal.  C'est  la  que  I'amant  est  sur 
de  trouver  son  amante ;  c'est  la  qu'il  se  plait  a  la  transporter 
d'une  rive  a  I'autre  avec  la  legerete  du  faon ;  c'est  la  qu'il  res- 
sent  une  douce  emotion  lorsqu'il  lui  voit  franchir  d'un  pas  de 
biche  Les  jolies  cascades  et  les  torrents,  images  des  passions  de 
Vhomme,  Et  s'ils  veulent  etendre  leur  empire  par  une  vue  plus 
vaste,  ils  montent  ensemble  sur  de  belles  collines,  d'ou  ils  ont 
sous  lei  yeux  des  aspects  enchanteurs.  La  nature  devient  alors 


64  GORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

pour  eux  plus  belle  et  plus  variee ;  ils  trouvent  dans  la  purete 
du  del  une  image  de  celle  de  leur  ame,  et  dans  les  yeux  en  fun- 
tins  de  leur  betail  le  portrait  de  leur  innocente  candeur,  etc.  » 

l'enigme, 

OU    LE    PORTRAIT    d'uNE     FEMME    C^LEBRE*. 

Au  physique  je  suis  du  genre  feminin, 
Mais  au  moral  je  suis  du  masculin. 
Mon  existence  hermaplirodite 
Exerce  maint  esprit  malin. 
Mais  la  satire  et  son  venin 
]\e  sauraient  ternir  mon  m^rite. 
Je  poss^de  tous  les  talents, 
Sans  excepter  celui  de  plaire ; 
Voyez  les  fastes  de  Cythere 
Et  la  liste  de  mes  amants, 
Et  je  pardonne  aux  mecontents 
Qui  seraient  de  Tavis  contraire. 
Je  sais  assez  passablement 
L'orthographe  et  Tarithm^tique, 
Je  d^chiffre  un  peu  la  musique, 
Et  la  harpe  est  mon  instrument*. 
A  tousles  jeux  je  suis  savante  : 
Au  trictrac,  au  trente-et-quarante, 
Au  jeu  d'6checs,  au  biribi, 
Au  vingt-et-un,  au  reversi, 
Et  par  les  legons  que  je  donne 
Aux  enfants  3  sur  le  quinola, 
J'esp^re  bien  qu'un  jour  viendra 
Qu'ils  pourront  le  mettre  k  la  bonne. 
C'est  le  plaisir  et  le  devoir 
Qui  font  Temploi  de  ma  journ^e; 
Le  matin,  ma  tete  est  sens6e, 
EUe  devient  faible  le  soir. 
Je  suis  monsieur  dans  le  lyc6e, 
Et  madame  dans  le  boudoir. 

—  L' opera  d'Aucassiii  et  Nicolette,  qui  avait  si  peu  reussi 
dans  la  nouveaute,  vient  d'etre  remis  au  theatre,  le  lundi  7,avec 

1.  M"'«  de  Genlis. 

2.  On  rappelle  ici,  en  jouant  sur  les  mots,  I'accusation  portee  centre  M"'*=  de 
Genlis  d'avoir  M.  de  La  Harpe  pour  teinturier.  (Meister.) 

3.  Les  enfants  de  la  maison  d'Orleans. 


JANVIER  1782.  65 

le  plus  grand  succes.  M.  Sedaine,  en  faisant  le  sacrifice  du  troi- 
sieme  acte,  a  retranche  non-seulement  la  scene  peut-etre  la  plus 
originale  du  poeme ,  mais  encore  celle  qui  en  developpait  le  mieux 
Taction,  et  qui  semblait  surtout  necessaire  pour  en  motiver  le 
denoument;  il  n'y  a  substitue  qu'un  recit  tres-froid,  tr^s-insi- 
gnifiant,  lequel,  attache  tantbien  que  mala  la  fin  du  second  acte, 
amene  encore  assez  maladroitement  le  morceau  d' ensemble  qui 
terminait  le  troisieme:  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  c'est  a  ce 
changement  qu'il  faut  attribuer  tout  le  succes  decette  reprise. 
L'acte  que  nous  regrettons  etait  indignement  joue,  et  ne  faurait 
jamais  ete  mieux  sur  ce  theatre.  La  marche  de  la  piece  en  est 
beaucoup  moins  vraisemblable,  mais  elle  est  infiniment  plus  ra- 
pide,  et  c'est  bien  aujourd'hui  le  plus  grand  merite  qu'on  puisse 
avoir  aux  yeux  d'un  public  blase  par  tons  les  chefs-d'oeuvre 
de  nos  faiseurs  de  vaudevilles,  de  pantomimes,  de  nos  bateleurs 
de  la  Foire.  L'impatience  est  pour  ainsi  dire  le  premier  sentiment 
qu'on  apporte  au  spectacle;  allez  vite,  plusvite,  encore  plus  vite, 
a  quelque  prix  que  ce  soit,  et  vous  pouvez  etre  sur  d'enchanter 
votre  auditoire. 

M.  Gretry  a  fait  aussi  quelques  changements  a  la  musique 
d'Aiicassin,  moins  essentiels  cependant;  exceptele  duo  des  gar- 
des dont  I'idee  est  si  heureuse,  et  I'ariette  dupatre,au  troisieme 
acte,  qui  est  du  meilleur  genre  possible,  toute  cette  musique  est 
un  peu  agreste  et  plus  bizarre  encore,  il  faut  I'avouer,  qu'elle 
n'est  neuve  et  piquante.  On  dirait  volontiers  que  le  musicien  et 
le  poete,  trop  fiddles  aux  costumes  dont  ils  ont  voulu  peindre  les 
moeurs,  tiennent  souvent  plus  du  welche  que  du  francais.  Au 
reste,  rien  n'est  si  francais,  rien  n'est  si  charmant  que  M'"''  Du- 
gazon  dans  le  role  de  Nicolette  ;  il  est  impossible  de  le  rendre 
^vec  plus  de  simplicite,  de  naturel  et  de  grace. 

—  Une  reprise  moins  favorablement  accueillie  est  celle  de 
Manro-Capacy  premier  inca  du  P^rou,  tragedie  de  M.  Le  Blanc, 
auteur  des  Druides,  representee  pour  la  premiere  fois,  avec  un 
succes  mediocre,  le  12  juin  1763  ^  On  vient  de  la  mettre  au 
theatre  de  la  Gomedie-Francaise  ce  lundi  28. 

Pour  faire  la  critique  de  cette  piece,  il  suffit  peut-etre  d'en 
indiquer  le  sujet :  c'est  le  contraste  de  I'homme  civil  et  de  Thomme 

1.  Voir  tome  V,  p.  311  et  320. 

xiii.  5 


66  CORRESPONDENCE  LITT^RAIRE. 

sauvage,  le  bonheur  de  la  societe  mis  en  opposition  avec  celui 
de  la  vie  libre,  independante,  dont  jouit  un  peuple  errant  dans 
les  forets,  sans  gouvernement  et  sans  lois  :  c'est,  en  un  mot,  le 
paradoxe  de  Jean-Jacques,  dont  I'auteur  a  fait  une  esp^ce  de 
th^me  dialogue  en  cinq  actes  et  en  vers,  quelquefois  avec  une 
sorte  d'energie,  mais  plus  souvent  encore  avec  une  emphase 
tres-gigantesque  et  tres-verbeuse.  En  voulant  donner  a  cette  dis- 
cussion philosophique  une  forme  theatrale,  il  a  bien  fallu  la  lier 
a  une  action  quelconque;  mais  cette  action,  toujours  subordonnee 
a  la  rhetorique  du  poete,  n'a  presque  aucun  developpement  qui 
puisse  attacher.  On  ne  s'interesse  point  a  I'amour  de  la  princesse 
Imzae  pour  Zelmis,  un  fils  de  I'Inca,  elev6  des  sa  plus  tendre 
jeunesse  chez  les  sauvages  antis  qui  I'avaient  enleve  a  son  p^re ; 
on  s'interesse  encore  moins,  s'il  est  possible,  a  la  tendresse  de 
Manco  pourcefils  dont  il  ignore  la  destinee.  La  perfidie  du  grand 
pretre,  rival  de  Zelmis,  inspire  encore  plus  de  degout  que  d'hor- 
reur.  Manco  parle  toujours  en  bon  roi ;  mais  c'est  a  peu  pr6s 
tout  ce  qu'il  salt  faire.  Le  chef  des  sauvages  n'a  qu'un  cri,  celui 
de  I'independance,  et,  malgre  son  bras  indompl^,  il  se  laisse 
enchainer  deux  ou  trois  fois  en  s'ecriant  toujours  :  Laissez-moi 
libre^  ou  craignez  ma  fureur;  ce  role  cependant  est  celui  qui 
ofi're  sans  contredit  les  details  les  plus  brillants,  et  la  figure  et  le 
jeu  du  sieur  Larive  ont  paru  tr^s-propres  a  les  faire  valoir.  Les 
injures  qu'il  est  charge  de  dire  aux  rois  sont  souvent  en  tr^s- 
beaux  vers ;  quelque  adoration  que  Ton  connaisse  au  peuple  fran- 
cais  pour  ses  souverains,le  parterre  ne  manque  jamais  d'applaudir 
avec  transport  les  pieces  de  ce  genre,  il  les  prend  apparemment 
pour  du  Gorneille  tout  pur  ou  pour  le  dernier  effort  d'un  genie 
hardi.  Yoici  une  de  ces  magnifiques  imprecations  : 

Puisse  ta  cendre,  i  la  terre  rendue, 

Dans  la  foule  au  hasard  se  trouver  confondue ! 
Que  la  mort  te  replonge  en  cette  6galit6 
Dont  sortit  un  instant  ton  orgueil  indompt6, 
Et  qu'elle  6teigne  enfin  dans  une  nuit  profonde 
Le  nom  de  roi 

Si  M.  Le  Blanc  avait  eu  le  bonheur  ou  le  malheur  d'etre  lie 
plus  qu'il  ne  Test  avec  les  philosophes,  lui  aurait-on  pardonne 
les  sages  conseils  qu'il  fait  donner  a  Manco  par  un  des  grands  de 
r  empire? 


I 


JANVIER  1782.  67 

Vous  deviez  en  tous  lieux,  imposant  au  vulgaire, 
R6gner  et  sur  le  trOne  et  dans  le  sanctuaire ; 
Sans  partager  les  droits  du  supreme  pouvoir, 
Retenir  en  vos  mains  le  sceptre  et  I'encensoir, 
Et  ne  point  a  nos  yeux  livrer  I'ob^issance 
Aux  dangers,  aux  retours,  aux  chocs  d'une  balance 
Oii  rint6ret  du  ciel  pent  mettre  un  poids  fatal, 
Donner  au  prince  un  maitre  ou  du  moins  un  egal 


INous  pourrions  citer  encore  plusieurs  vers  dignes  des 
applaudissements  qu'ils  ont  recus ;  bornons-nous  a  ceux-ci,  ou 
le  sauvage  invite  son  vainqueur  a  renoncer  au  pouvoir  supreme, 
a  le  suivre  : 

Ah!  crois-moi,  retournons  dans  ces  forets  tranquilles, 
Du  bonheur  des  humains  seuls  et  premiers  asiles, 
Ou  le  sauvage,  errant  sans  travaux  et  sans  soins, 
Vit  au  hasard  des  fruits  offerts  k  ses  besoins, 
Sans  droits  que  ces  besoins,  sans  lois  que  la  nature, 
Ignorant  de  vos  arts  la  fatale  culture, 
Riche  de  tous  les  biens,  mais  sans  propriety, 
Et  souverain  du  monde  avec  6galit6,  etc. 

—  Reflexions  sur  Vetat  actuel  du  crMic  public  de  VAngle- 
terre  etde  la  France^  brochure  in-8^',  suivie  d'un  tableau  de  la 
degradation  continuelle  des  effets  publics  d'Angleterre  depuis 
1776  jusqu'en  1781,  avec  le  prix  des  effets  publics  en  France, 
depuis  la  meme  epoque.  On  I'attribue  a  MM.  Panchaud,  Beau- 
marchais,  Clonard  et  compagnie  ^ 

L'objet  de  cet  ecrit  est  de  prouver  combien  I'etat  de  nos 
finances  est,  a  tous  egards,  superieur  a  celui  de  nos  voisins ; 
c'est  ce  qui  avait  d^ja  ete  demontre  de  la  maniere  la  plus  evi- 
dente  dans  le  Compie  rendu  de  M.  Necker.  La  difficulte  n'etait 
plus  aujourd'hui  que  de  trouver  le  moyen  de  donner  une  opinion 
avantageuse  de  I'etat  actuel  de  nos  ressources,  sans  dire  du 
bien  de  I'administration  a  laquelle  on  en  est  redevable,  ou  plutot 
en  tachant  d'en  dire  du  mal,  et  ce  probl^me  etait  bien  digne 
d'exercer  toute  I'habilete  de  ces  messieurs.  Quelque  adresse 
cependant  qu'ils  aient  pu  mettre  en  oeuvre  dans  une  si  louable 
entreprise,  on  ne  sera  point  etonne  qu'il  leur  soit  echappe  plus 

1.  Barbier,  dans  son  Dictionnaire  des  anonymes,  met  cet  ecrit  sur  le  compte 
du  premier. 


68        CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

d'une  gaucherie.  N'en  est-ce  pas  une,  par  exemple,  assez  imper- 
tinenle  de  reprocher  a  M.  Necker  d'avoir  porte  sans  necessite  son 
dernier  emprunt  de  rentes  viag^res  a  dix  pour  cent,  lorsqu'on 
pouvait  savoir  que  1' administration  actuelle  allait  en  ouvrir  un 
de  soixante  a  soixante-dix  millions,  a  dix  pour  cent  depuis  la 
naissance  jusqu'a  cinquante  ans,  a  onze  depuis  cinquante  jus- 
qu'a  soixante,  et  a  douze  depuis  soixante  jusque  au-dessus? 
Les  resultats  d'ailleurs  qui  ont  paru  les  plus  dignes  d'etre 
remarques  dans  cette  petite  brochure,  les  voici : 

((  Pour  subvenir  aux  emprunts  continuels  occasionnes  par  la 
guerre,  il  y  avait  deux  partis  a  prendre  :  I'un,  d'offrir  aux  pr^- 
teurs  un  interet  plusmodere  en  faveur  d'un  plus  grand  accrois- 
sement  de  capital ;  I'autre,  c'etait  de  ne  se  constituer  debiteur 
que  de  ce  qu'on  empruntait  reellement,  en  y  attachant  I'interet 
quelconque  que  les  circonstances  rendraient  indispensable  au 
succ^s  de  I'emprunt.  Les  Anglais  ont  prefere  la  premiere  de  ces 
voies  a  laseconde,  au  tres-grand  detriment  de  leurs  finances.  II 
y  a  deja  bien  des  annees  qu'ils  suivent  cette  mauvaise  methode, 
dans  la  vue  sans  doute  d'alleger  un  pen  le  poids  de  la  charge 
annuelle  des  emprunts,  mais  en  le  rejetant  avec  une  telle  sur- 
charge sur  la  posterite,  qu'on  ne  pent  esperer  qu'elle  s'y  sou- 
mette.  En  effet,  pour  les  douze  milUons  qu'ils  ont  empruntes  en 
1781,  ils  ont  donne  aux  souscripteurs  dix-huit  millions  a  troispour 
cent,  et  trois  millions  a  quatre ;  ce  qui  fait  vingt  et  un  millions, 
rapportant  six  cent  soixante  mille  livres  de  rente,  etc. 

u  Le  credit  de  I'Angleterre  ressemble  a  celui  d'un  banquier 
dont  les  engagements  sont  communement  preferes  a  ceux  des 
gi'ands  seigneurs  les  plus  riches,  parce  qu'il  paye  avec  une  scru- 
puleuse  exactitude  jusqu'au  moment  ou  il  cesse  de  payer  tout 
^fait...  La  France,  au  contraire,  a  conduit  ses  finances  comma 
on  voit  communement  conduire  celles  des  grands  proprietaires 
de  terres,  sans  systeme  suivi,  presque  au  gre  de  leurs  intendants, 
et  dans  la  negligence  ou  le  mepris  de  cette  severite  d' administra- 
tion et  de  cette  exactitude  ponctuelle  qui  contribue  a  reculer  la 
necessite  des  emprunts  par  les  voies  m^mes  qui  donnent  la  cer- 
titude de  les  trouver  au  moment  du  besoiu...  Les  veritables 
soutiens  du  credit  sont  mieux  connus  et  plus  apprecies  qu'ils 
ne  I'avaient  jamais  ete  en  France,  etl'on  s'y  accoutume  a  intro- 
duire  dans  1' administration  des  finances  une  partie  de  ces  prin- 


JANVIER    1782.  69 

cipes  mercantiles  dont  I'Angletere  s'est  si  bien  trouvee.  )>  — 
Gonvenez-en,  messieurs,  a  la  bonne  heure  ;  mais  gardez-vous 
d'indiquer  I'epoque  de  cette  heureuse  revolution. 

((  Si  ce  genre  d'emprunt  (les  rentes  viageres)  est  en  effet 
plus  a  charge  a  I'Etat  que  des  rentes  perpetuelles  rache- 
tables,  il  a  au  moins  un  avantage  bien  decide  sur  tons  les 
autres,  c'est  que  la  nature  elle-meme  est  chargee  du  soin  de 
I'amortir...  » 

II  y  a,  page  46,  un  paragraphe  entier  sur  Tetablissement  de 
la  Gaisse  d'escompte  ou  Ton  ne  comprend  rien  que  1' indignation 
des  auteurs  d'avoir  ete  eloignes  de  1' administration  de  cet  utile 
etablissement ;  mais  les  actionnaires  se  flattent  que  le  gouverne- 
ment  n'epousera  point  la  mauvaise  humeur  de  ces  messieurs,  et 
qu'il  ne  laissera  qu'au  temps  et  a  la  confiance  publique  le  soin 
d'etendre  et  de  perfectionner  une  entreprise  si  digne  de  sa  pro- 
tection, mais  dont  une  marche  trop  ambitieuse  ou  trop  preci- 
pitee  deciderait  bientot  la  mine. 

EPIG.RAMME. 

Avec  large  bouche  et  nez  gros. 
Certain  quidam  se  mit  a  rire 
D'un  homme  voute  par  le  dos. 
«  Et  vous,  lui  r6pond-il,  beau  sirel 
De  la  nature  vous  tenez 
Pomme  de  terre  au  lieu  de  nez, 
Et  plus  bas  le  four  pour  la  cuire.  » 

AUTRE,    PAR    M.     HARDUIN. 

Un  vieillard  de  cent  ans  apprenant  le  trepas 

De  son  voisin  plus  que  nonagenaire  : 

«  Cet  homme  6tait,  dit-il,  trop  valetudinaire, 

J'ai  predit  quMl  ne  vivrait  pas.  » 

VERS    ENVOYES   AU   PRINCE   ROYAL    DE    PRUSSE, 

AVEC     UNE     MINIATURE     REPRESENTANT     BAGATELLE, 
MAISON   DE   M.    LE   COMTE  d'aRTOIS   DANS   LE   BOIS  DE  BOULOGNE. 

Souvent  les  fils  des  rois  dans  un  modeste  asile 
Cherchant  un  doux  loisir,  un  bonheur  plus  facile, 


70  CORRESPONDANCE    LITT^RAIRE. 

Ont  daign6  de  leur  rang  mod^rer  la  splendeur 
Prince,  dont  le  grand  nom  est  promis  k  Thistoire^ 
Vous  pourrez  quelque  jour  cacher  votre  grandeur, 
Mais  vous  ne  ferez  point  oublier  votre  gloire. 


EP1GRA.MME    CONTRE   M'"^   DE    BEAUHARNAIS. 

^gl6,  belle  et  poete,  a  deux  petits  travers : 
EUe  fait  son  visage,  et  ne  fait  point  ses  vers. 

Cette  epigramme  tres-maligne  *  a  ete  parodiee  de  la  mani^re 

suivante  : 

Quoi  que  Ton  dise,  £gle,  do  tes  petits  travers 
L' Amour  fit  ton  visage,  et  les  Muses  tes  vers. 


FfiVRIER. 

Nous  avons  deja  eu  I'honneur  de  vous  annoncer  Vllistoire  de 
Bussie  de  M.  Levesque  *  comme  la  meilleure  Histoire  connue  de 
cet  empire,  que  le  caractere  de  Pierre  I"  et  le  genie  de  Cathe- 
rine II  ont  rendu  plus  illustre  que  toute  la  grandeur  de  sa  puis- 
sance et  toute  I'etendue  de  sa  vaste  domination.  Personne,  avant 
M.  Levesque,  n'avait  rassemble  autant  de  materiaux  essentiels  a 
I'execution  d'un  travail  si  difficile. 

Le  Catalogue  raisonnc  des  principaux  ouvrages  dont  il  s'est 
servi  dans  la  composition  de  cette  histoire  prouve  non-seule- 
ment  qu'il  s'est  mis  en  etat '  de  consulter  les  titres  originaux, 
les  monuments  les  plus  authentiques,  les  auteurs  les  plus  dignes 
de  foi,  mais  encore  qu'il  a  su  en  apprecier  I'autorite  avec  beau- 
coup  de  sagesse  et  de  discernement.  Parmi  les  ouvi'ages  anciens, 

1.  On  I'avait  attribuee  fausseraent  a  M.  de  La  Harpe;  elle  est  de  M.  Le  Brun, 
ci-devant  secretaire  de  M.  le  prince  de  Conti,  I'auteur  du  poeme  de  la  Nature, 
de  la  Wasprie,  de  VOde  a  M.  de  Buffon,  On  donne  la  parodie  a  M.  de  Gubieres. 
(Meister.) 

2.  Voir  precMemment,  p.  35. 

3.  M.  Levesque  a  passe  neuf  ans  en  Russie;  il  y  a  appris  non-seulement  le 
russe  moderne,  mais  encore  I'ancien  dialecte  slavon-russe  dans  lequel  sont  ecrites 
toutes  les  chroniques.  (Meister.) 


FEVRIER   1782.  71 

ceux  dont  il  parait  avoir  tire  le  iplus  de  lumieres  sont  Lestopis 
Nestor  ova,  ou  la  Chronique  de  Nestor  et  de  son  continuateur 
Sylvestre  :  celte  chronique  se  termine  a  I'annee  1206 ;  la  sim- 
plicite  du  style  de  Nestor,  sans  etre  denuee  d'eloquence,  porte 
un  grand  caract^re  de  verite ;  Lestopis  Nikonova^  ou  la  Chro- 
nique de  Nikon,  qiii  finit  a  I'invasion  de  la  Russie  par  les 
Tatars,  etc. ;  parmi  les  ouvrages  modernes,  Opissanie  Kniazia 
Kourbskago,  ou  Ilistoire  du  tsar^  Ivan  VassiUevitch,  par  le 
prince  Kourbsko'i ;  Jounuil  Petra  Velikago  (Journal  de  Pierre  le 
Grand).  Si  ce  prince  n'apas  ecrit  lui-meme  ce  journal,  il  I'a  du 
moins  fait  ecrire  sous  ses  yeux  et  I'a  corrige  de  sa  main  dans  un 
grand  nombre  d'endroits ;  il  a  ete  mis  au  jour  par  M.  le  prince 
Stcherbatof,  qui  y  a  joint  des  pieces  importantes  tirees  des 
archives;  les  Memoir es  historiques  du  general  de  Manstein, 
aide  de  camp  general  du  marechal  de  Munich,  temoin  des  faits 
qu'il  raconte  et  employe  lui-meme  dans  des  circonstances  deli- 
cates;  les  Voyages  d'Olearius,  traduits  par  Wicquefort,  ou  Ton 
trouve  des  peintures  asscz  curieuses  de  quelques  usages ;  YEssai 
sur  le  commerce  de  Russie^  par  M.  Marbault,  bon  ouvrage,  mais 
ou  il  s'est  glisse,  dans  les  noms  des  liommes,  des  peuples  et 
des  lieux,  des  fautes  qui  les  rendent  quelquefois  meconnais- 
sables,  etc. 

Le  jugement  de  Tauteur  sur  YHistoire  de  Pierre  le  Grand ^ 
par  Voltaire,  nous  parait  meriter  d'etre  rapport e  en  entier.  «  Si 
le  celebre  auteur,  dit-il,  avait  ete  mieux  servi  par  ceux  qui  lui 
envoyaient  des  notes,  je  n'aurais  pas  ose  ecrire  apres  lui  la  vie 
de  Pierre  I".  II  parait  qu'on  ne  lui  avait  fait  traduire  que  des 
extraits  mal  faits  et  tronques  du  Journal  de  Pierre  le  Grand. 
On  voit,  d^s  le  commencement  de  la  guerre  de  Suede,  qu'on  lui 
laissait  meme  ignorer  des  circonstances  de  la  bataille  de  Narva, 
qui  affaiblissent  la  gloire  des  vainqueurs  et  la  home  des  vaincus. 
Un  Allemand,  employe  au  cabinet  et  charge  d'envoyer  des 
memoires  a  Voltaire,  le  servait  mal,  parce  qu'il  croyait  en  avoir 

1.  C'est  ainsi  que  M.  Levesque  veut  qu'on  prononcele  litre  que  lesRussesdon- 
nent  a  leur  seuverain;  ils  I'ecrivent  par  le  caractere  qu'ils  appellent  tsi  et  qui  r6- 
pond  a  notre  ts.  Ce  qui  a  occasionne  I'erreur  des  etrangers  sur  I'orthographe  et  la 
prononciation  de  ce  mot,  c'est  que  les  peuples  de  langue  slavonne  qui  ont  adopte 
les  caracteres  romains  donnent  au  cz  le  son  du  ts;  ainsi  ils  ecrivent  Devicza,  la 
Vierge,  et  ils  prononcent  Devitsa.  (Meister.) 


72  CORRESPONDANCE    LITT^RAIRE. 

recu  une  offense  et  parce  qu'il  se  proposait  d'ecrire  I'histoire  du 
meme  prince.  L'ouvrage  de  Voltaire  m'a  fourni  un  petit  nombre 
de  faits  qu'il  me  parait  appuyer  sur  de  bonnes  autorites.  Ge 
grand  homme  connaissait  les  defauts  de  son  livre  ;  il  disait  quel- 
quefois  :  «  Je  ferai  graver  sur  ma  tombe :  Ci-git  qui  a  voulu 
tcrire  Vhistoire  de  Pierre  le  Grand.  » 

L'Histoire  de  Russie,  de  M.  Levesque,  est  precedee  de  trois 
dissertations  fort  savantes  sur  I'antiquite  des  Slaves,  sur  leur  Ian- 
gue  et  sur  leur  religion. 

Sans  pouvoir  revetir  de  preuves  suffisantes  toutes  les  con- 
jectures formees  par  differents  auteurs  sur  les  etablissements  des 
Slaves,  il  parait  au  moins  demontre  que  ces  peuples  portent  ce 
nom  depuis  un  grand  nombre  de  siecles ;  qu'ils  sont  sortis  de 
rOrient  comme  tous  les  autres  peuples;  les  Orientaux  rendent 
eux-memes  temoignage  a  leur  antiquite  ;  que,  quelles  que  soient 
les  contrees  ou  ils  se  sont  repandus  anciennement,  lis  resterent 
en  grand  nombre  dans  la  Russie,  confondus  alors  avec  d' autres 
nations  sous  le  nom  de  Scythes,  ou  plutot  inconnus  k  la  plus 
grande  partie  de  I'Europe,  parce  qu'alors  on  n'etendait  pas 
encore  si  loin  les  bornes  de  la  terre  habitable. 

Les  recherches  de  notre  auteur  sur  le  rapport  de  la  langue 
de  ces  peuples  avec  celles  des  anciens  habitants  du  Latium  ten- 
dent  a  prouver  que  la  ressemblance  ne  porte  a  la  verite  que  sur 
les  expressions  primitives  des  deux  langues ,  mais  que  cette  res- 
semblance  est  si  frappante  qu'on  ne  pent  I'attribuer  au  hasard; 
et  il  en  conclut  que  les  deux  peuples  doivent  avoir  necessaire- 
mentune  meme  origine. 

II  est  vrai  que  la  plus  grande  partie  des  mots  slaves  et  latins 
qu'il  compare  entre  eux  sont  monosyllabiques,  au  moins  dans 
leur  racine,  ce  qui  annonce,  independamment  de  leur  significa- 
tion, qu'ils  sont  tres  anciens  et  primitifs,  car,  ajoute-t-il,  lorsque 
les  hommes  commencent  a  se  former  un  langage,  leur  organe 
n'etant  point  encore  exerce,  ils  ne  pourraient  prononcer  des  mots 
d'une  certaine  longueur,  et  presque  toute  leur  langue  est  com- 
posee  de  monosyllabes.  Mais  a  force  de  recherches,  de  comparai- 
sons  et  d' analyses  de  ce  genre,  ne  parviendrait-on  pas  a  sou- 
tenir  plus  ou  moins  ingenieusement  que  toutes  les  langues  et 
toutes  les  nations  du  monde  sont  sorties  d'une  meme  famille  ? 
Et  arrive  une  fois  a  ce  grand  resultat,  que  nous  aurait-on  appris 


Fl^VRIER   1782.  73 

de  plus  que  ce  que  nous  avaienl  dit,  il  y  a  longtemps,  Moise  et 
les  commentateurs?  Une  decouverte  moins  commune  et  plus 
utile  serait  celle  d'une  langue  universelle  formee  uniquement 
de  ces  elements  primitifs  du  langage  qui  se  retrouvent  dans  tous 
les  idiomes  connus  et  qui  pourrait  servir  de  clef  a  tous.  Si  la 
decouverte  n'est  pas  impossible,  c'est  sans  doute  au  genie  erudit 
de  M.  Court  de  Gebelin  qu'elle  semble  reservee. 

L' article  de  la  religion  des  Slaves  est  tire  d'un  petit  diction- 
naire  de  la  mythologie  slavonne,  compose  par  M.  Mikhail  Popof, 
et  imprime  dans  un  recueil  de  ses  OEuvres,  intitule  Besougui 
(les  Loisirs).  Ge  morceau  nous  a  paru  trop  piquant  pour  n'en 
pas  donner  ici  le  precis. 

Le  premier  ecrivain  qui  ait  parle  des  Slaves,  Procope,  dit  qu'ils 
reconnaissaient  un  Dieu,  mais  qu'ils  croyaient  tous  les  evene- 
ments  produits  parle  hasard.  Par  une  consequence  tres  familiere 
a  toutes  les  religions,  lorsqu'ils  tombaient  malades,  ils  n'en  pro- 
mettaient  pas  moins  a  Dieu  des  offrandes  pour  en  obtenir  la  sante; 
c'est  a  peu  pres  tout  ce  que  nous  apprend  Procope.  Les  chroni- 
quesdu  pays,  de  vieilles  chansons,  les  jeux  restes  en  usage 
parmi  le  peuple  donnent  sur  ce  sujet  des  lumieres  plus  eten- 
dues. 

Peroun  ou  Perkoun  etait  le  premier  des  dieux,  le  Zeus  des 
Grecs,  le  Jupiter  des  Romains;  son  nom  dans  I'ancienne  langue 
des  Slaves  signifiait  le  tonnerre.  L'idole  de  Pdroun  avait  la  tete 
d' argent,  les  oreilles  et  les  moustaches  d'or,  les  jambes  de  fer; 
le  reste  de  la  statue  etait  d'un  bois  dur  et  incorruptible ;  elle  tenait 
en  main  une  pierre  taillee  dans  la  forme  d'un  eclair  qui  fend  la 
nue  en  serpentant.  Le  feu  sacre  brulait  sans  cesse  devant  elle. 
On  immolait  quelquefois  sur  ses  autels  des  prisonniers  de  guerre 
et  souvent  meme  des  enfants  de  la  nation. 

KoupalOy  qui  recevait  apres  Peroun  les  premiers  hommages, 
etait  une  divinite  douce  et  bienfaisante  qu'on  reverait  au  milieu 
des  jeux  et  des  plaisirs.  G'etait  le  dieu  des  productions  de  la 
terre;  sa  fete  arrivait  au  commencement  de  I'ete  comme  la  Fete- 
Dieu.  Le  peuple  russe  conserve  encore,  dans  quelques  lieux,  des 
restes  de  cette  fete. 

Venus  etait  reveree  sous  le  nom  de  Lada.  Elle  avait  plusieurs 
fils,  Li'lia  ou  Leliu  qui  repondait  a  Vliros  des  Grecs,  et  avait 
pour  frere  Dide  ou  Dids^  qui  etait  leur  Anteros.  Le  troisieme 


Ik  CORRESPONDANCE    LlTTfiUAIRE. 

fils  de  Lada  se  nommait  Polelia,  qui  signifie  apris  IJlia,  apHs 
V Amour ^  c'etait  leur  Ilymenee,  On  implorait  Lwcm^  sous  le  nom 
de  Dolilia^  Pan  sous  celui  de  Veless  ou  Voloss;  ce  dernier  etait 
un  des  plus  grands  dieux. 

Bagoda,  c'etait  le  zephyr ;  Posvid,  c'etait  Boree  ;  Domovie, 
Doukhi,  leurs  penates,  leurs  dieux  domestiques ;  Diane  etait 
adoree  sous  le  nom  de  Trigliva  ou  Trigla.  Kikimom,  comme 
Morphee,  presidait  aux  songes,  Znitch  au  feu.  Khors  ou  Korcha 
etait  leur  Esculape ;  Oshid  etait  leur  Comus ;  JSia^  le  dieu  des 
enfers ;  Koliada^  celui  de  la  paix ;  Tsar-Morskd^  celui  des  mers ; 
Bjabog,  celui  des  richesses;  Zimtserla,  la  deesse  du  prin- 
temps. 

Les  Roussalki  6taient  les  nymphes  des  eaux  et  forets  slavon- 
nes;  elles  possedaient  toutes  les  graces  de  la  jeunesse,  relevees 
par  le  charme  de  la  beaute.  Quelquefois  on  les  voyait  peigner 
sur  le  rivage  leur  chevelure  d'un  beau  vert  de  mer,  et  d' autre- 
fois elles  se  balancaient,  tantot  d'un  mouvement  rapide,  tan  tot 
avec  une  douce  mollesse,  sur  les  branches  ftexibles  des  arbres. 
Leur  draperie  leg^re  volait  au  gr6  des  vents,  et  dans  ses  diverses 
ondulations,  cachait  et  decouvrait  tour  a  tour  les  tr^sors  de  la 
beaute.  On  aime  a  voir  que  I'imagination  des  Slaves  ne  le  cedait 
point  a  celle  des  Grecs.'  Mais  ils  s'etaient  fait  une  image  alTreuse 
de  leurs  Satyres,  qu'ils  appelaient  Ldchids.  Quand  ces  Lechih 
marchaient  parmi  les  herbes,  ils  ne  s'^levaient  pas  au-dessus 
d' elles,  et  la  verdure  naissante  sufTisait  pour  les  cacher ;  mais 
quand  ils  se  promenaient  dans  les  forets,  ils  atteignaient  a  la  hau- 
teur des  arbres  les  plus  eleves,  ils  poussaient  des  cris  affreux  qui 
portaient  au  loin  la  terreur.  Malheur  a  I'homme  temeraire  qui 
osait  traverser  les  forets !  Les  IJchih  s'emparaient  de  lui,  le 
conduisaient  de  cote  et  d'aiare  jusqu'a  la  fin  du  jour,  et  le  trans- 
portaient  a  Ten  tree  de  la  nuit  dans  leur  cavernes,  ou  ils  prenaient 
plaisir  a  le  chatouiller  jusqu'a  la  mort. 

Les  forets,  les  fleuves  etaient  pour  les  Slaves  desobjets  d'une 
veneration  religieuse,  et  parmi  les  dieux-fleuves  il  parait  que  le 
Bog^  connu  des^anciens  sous  le  nom  d'Hypams,  tenait  le  pre- 
mier rang. 

La  maniere  la  plus  usitee  de  consulter  I'avenir  etait  de  jeter 
en  Pair  des  anneaux  ou  cercles  nommes  croujki  i  ils  etaient 
blancs  d'un  cote  et  noirs  de  I'autre.  Quand  le  c6t6  blanc  se  trou- 


FEVRIER    1782.  75 

vait  en  dessus,  le  presage  etait  heureux ;  mais  il  etait  funeste 
quand  le  cercle,  en  tombant,  montrail  le  cote  noir,  etc. 

Les  Slaves  de  Rugen  avaient  des  divinites  qui  leur  etaient  pro- 
pres,  et  la  premiere  de  toutes  etait  Sviatovid  ou  Svetovid^  le 
dieu  du  soleil  et  de  la  guerre.  Un  cheval  blanc  etait  consacre  a 
ce  dieu;  il  n' etait  permis  qu'aux  pretres  de  lui  couper  le  crin  et 
de  le  monter.  On  pensait  que  Sciatovid  le  montait  souvent  lui- 
meme  pour  combattre  les  ennemis,  et  la  preuve  en  etait  sensible ; 
c'est  qu'apres  avoir  laisse  ce  cheval  bien  net  et  bien  attache  a  son 
ratelier,  on  le  trouvait  souvent  le  lendemain  convert  de  sueur  et 
de  boue.  Pour  tirerles  presages,  on  disposait  des  lances  dans  un 
certain  ordre  present  et  a  une  certaine  hauteur ;  a  la  maniere 
dont  le  cheval  du  dieu  sautait  par-dessus  ces  diverses  rangees 
de  lances,  onjugeaitles  evenements  favorables  ou  sinistres,  etc. 

L'histoire  suivie  de  I'empire  de  Russie  ne  remonte  qu'au 
IX®  si^cle ;  mais  une  tradition  consignee  dans  les  plus  anciennes 
chroniques  place  dans  le  v^  la  fondation  de  Kief  et  celle  de  ]Nov- 
gorod.  Le  plan  de  notre  historien  embrasse  toute  la  suite  des 
souverains  de  Russie,  depuis  Rourick,  en  826,  jusqu'a  I'epoque 
glorieuse  du  regnede  Catherine  II,  en  illh.  On  comprend  aise- 
ment  que  l'histoire  ancienne  de  Russie  ne  pouvait  pas  etre  sus- 
ceptible d'un  grand  interet;  ces  premiers  temps  n'offrent  que 
des  monuments  de  guerre  et  de  moeurs  sauvages ;  il  est  meme 
assez  penible  de  suivre  la  liaison  du  petit  nombre  de  faits  et  d'e- 
venements  dont  on  est  parvenu  a  retrouver  la  trace.  Ce  n'est 
gufere  que  sous  le  regne  du  premier  Wladimir,  sous  ceux  d'la- 
roslaf  son  fils,  et  d' Andre  fils  d'loury,  ou  a  I'epoque  del'invasion 
des  Tatars,  que  I'auteur  s'est  flatte  lui-meme  de  pouvoir  fixer 
sans  effort  I'attention  de  ses  lecteurs.  Son  ouvrage  inspire  un 
inter6t  plus  soutenu  depuis  le  r^gne  de  Dmitri-Donski ;  ce  prince 
est  le  premier  qui  abattit  pour  toujours  la  puissance  des  princes 
apanages.  La  partie  la  plus  complete  et  la  plus  etendue  de  la 
nouvelle  Histoire  de  Russie  est  celle  qui  renferme  le  regne  de 
Pierre  le  Grand.  On  trouve  l'histoire  des  r^gnes  suivants  trop 
abregee,  et  ce  n' etait  pas  la  peine  sans  doute  de  I'entreprendre 
pour  la  laisser  si  imparfaite.  «  On  n'y  trouvera,  dit  I'auteur,  que 
la  verite,  d'autant  moins  interessante,  qu'elle  sera  plus  genera- 
lement  connue.  » 

Le  style  de  M.  Levesque,  sans  avoir  l' elegance  de  Voltaire 


76  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

ni  la  precision  de  Tacite,  est  en  general  assez  pur;  il  est  simple, 
clair,  et  ne  manque  ni  de  chaleur  ni  de  rapidite.  On  ne  pent  que 
lui  savoir  beaucoup  de  gre  de  tous  les  efforts  qu'il  a  du  lui  en 
couter  pour  debrouiller  avectant  d'ordre,  de  clarte,  les  premieres 
origines  d'un  empire  dont  la  civilisation  n'est  pour  ainsi  dire  que 
I'ouvrage  de  nos  jours,  quoique  I'ascendant  de  sa  puissance 
politique  egale  ou  surpasse  deja  celui  des  nations  les  plus 
celebres. 

VHistoire  de  Russie  est  suivie  de  plusieurs  dissertations 
fort  interessantes  sur  le  progr^s  des  Russes  dans  la  Siberie,  sur 
leurs  navigations  dans  la  mer  Glaciale  et  dans  1' Ocean  oriental, 
sur  leur  commerce,  sur  leur  litterature,  et  enfm  d'une  descrip- 
tion geographique  de  1' empire  de  Russie,  qui  parait  fort  exacte, 
et  qui  contient  des  details  infiniment  curieux. 

—  Est-il  plus  diflicile  aujourd'hui  de  faire  une  bonne  com^die 
qu'une  bonne  tragedie  ?  C'est  une  question  que  Ton  voit  agiter 
tous  les  jours;  et,  quelque  parti  que  Ton  prenne,  il  est  sans 
doute  beaucoup  plus  aise  de  le  soutenir,  m^me  avec  une  grande 
apparence  de  raison,  que  de  concevoir  une  seule  sc^ne  nouvelle 
ou  comique  ou  tragique.  11  est  de  fait  que  nous  pouvons  citer 
trois  ou  quatre  poetes  qui  se  sont  places  a  peu  pr^s  sur  la  m^me 
ligne  dans  Tart  de  Sophocle  et  d'Euripide,  tandis  que  Moli^re  a 
laisse  bien  loin  derri^re  et  tous  ceux  qui  etaient  entres  avant  lui 
dans  la  carri^re,  et  tous  ceux  qui  ont  ose  I'y  suivre.  Le  champ 
de  la  tragedie  paraissait  deja  fort  epuise  du  temps  d'Aristote;  le 
nombre  des  sujets  vraiment  tragiques,  suivant  lui,  est  assez 
borne ;  les  convenances  particulieres  a  notre  theatre  ne  sont 
gu6re  propres  a  I'etendre.  Quelles  r6coltes  nouvelles  peut-on  se 
flatter  d'y  faire  encoi'e  apres  toutes  les  richesses  qu'y  recueillirent 
des  genies  tels  que  Gorneille,  Racine  et  Voltaire  ?  Le  champ  de 
la  comedie  ne  serait-il  pas  en  m6me  temps  et  plus  vaste  et  plus 
neuf  ?  Un  seul  homme  jusqu'a  present  semble  avoir  possede  Tart 
de  le  mettre  en  valeur;  cet  art  serait-il  done  le  plus  difficile  de 
tous  ?  I'aurait-il  porte  lui  seul  a  un  degre  de  perfection  fait  pour 
desesperer  tous  ceux  qui  seraient  tentes  de  marcher  sur  ses 
traces?  Sans  entrepr  end  re  d' examiner  ces  diffe  rentes  questions, 
bornons-nous  ici  a  en  proposer  une  qui  pourrait  bien  dispenser 
de  resoudre  toutes  les  autres.  Si  la  tragedie  a  fourni  de  nos 
jours  plus  d'ouvrages  interessants  au  theatre  que  la  comedie,  ne 


FEVRIER  1782.  77 

serai t-ce  pas  uniquement  parce  que  la  premiere  a  beaucoup  plus 
ose,  et  I'autre  beaucoup  moins,  que  dans  le  siecle  passe?  En 
transportant  si  heureusement  sur  la  sc^ne  francaise  une  partie 
des  beautes  du  theatre  anglais,  M.  de  Voltaire  n'a-t-il  pas  donne 
a  Taction  de  ses  tragedies  plus  de  force  et  d'etendue  ?  Que  de 
situations  et  de  grands  mouvements  n'a-t-il  pas  mis  en  spectacle, 
que  Corneille  et  Racine  n'auraient  ose  mettre  qu'en  recit !  Sa  ma- 
ni^re  depeindre  les  caracteres,  les  moeurs,  les  opinions,  n'a-t-elle 
pas  en  general  aussi  plus  de  mouvement  et  plus  de  hardiesse? 
Si  aucun  de  ceux  qui  travaill^rent  apres  lui  n'a  pu  atteindre  a 
la  hauteur  de  son  genie,  tons  ont  suivi  de  loin  la  route  nouvelle 
qu'il  avait  indiquee ;  et,  sans  parvenir  a  faire  de  bons  ouvrages, 
lis  ont  fait  du  moins  souvent  des  ouvrages  d'eflbt,  des  ebauches 
grossieres  a  la  verite,  mais  que  la  magie  du  theatre  pouvait  faire 
reussir.  La  comedie,  au  contraire,  est  devenue  tons  les  jours  plus 
timide;  la  pretention  d'etre  plus  epuree,  plus  decente,  I'a  ren- 
due  fausse,  froide,  insipide.  N'osant  plus  traiter  de  grands  ca- 
racteres, des  passions  fortement  prononcees,  des  ridicules  trop 
connus  ou  trop  grossiers,  elle  s'est  renfermee  dans  le  cercle 
etroit  de  I'esprit  de  societe;  a  la  force  comique  elle  a  tache  de 
suppleer  par  I'int^ret  du  roman;  aux  saillies  originales  d'une 
satire  vive  et  gaie,  par  des  portraits,  des  maximes  et  des  tirades. 
Pour  ne  pas  blesser  par  des  peintures  qu'on  eut  trouvees  trop 
vraies,  elle  s'est  vue  forcee  d'adoucir  tous  les  traits  de  ses  mo- 
dules; elle  n'a  plus  ose  saisir  que  des  nuances,  des  demi-carac- 
t^res;  toutes  ses  formes  sont  devenues  factices,  manierees,  sa 
couleur  fausse  et  sans  effet.  II  est  bien  vrai  que  Moliere  semble 
s'etre  empare  des  sujets  les  plus  riches  et  les  plus  heureux; 
mais,  s'il  pouvait  renaitre,  combien  n'en  trouverait-il  pas  encore 
qui  le  deviendraient  entre  ses  mains  ;  ce  ne  sont  pas  les  ridi- 
cules qui  manqueront  jamais  au  poete;  pour  se  cacher  plus 
adroitement  peut-etre  dans  un  moment  que  dans  un  autre,  en 
existent-ils  moins  a  ses  yeux  ?  L'art  meme  avec  lequel  ils  cher- 
chent  k  se  cacher  ne  fournirait-il  pas  au  vrai  genie  de  nouveaux 
moyens  de  les  rendre  plus  comiques  ou  plus  odieux  ?  Ce  ne 
sont  pas,  encore  une  fois,  les  sujets  qui  manquent  au  poete,  c'est 
le  talent,  avouons-le  aussi,  la  liberty  de  les  traiter  avec  succ6s. 
Le  gout  du  public  n'est  pas  devenu  meilleur,  mais  il  est  bien 
plus    dedaigneux.  L' amour-propre  des  liommes  est  toujours  le 


78  CORRESPONDANCE  LITTfiRAIRE. 

meme;  mais  celui  de  notre  siecle  paratt  plus  susceptible,  et  la 
police  de  nos  ediles,  si  facile,  si  indulgente  a  tant  d'autres 
egards,  est  depuis  fort  longtemps,  sur  ce  seul  article,  peut-6tre 
plus  severe  et  plus  ombrageuse  qu'elle  ne  le  fut  jamais  sous  le 
moins  philosophe  et  sous  le  plus  absolu  des  rois. 

Ces  reflexions  ne  sont  ni  I'apologie  ni  la  critique  de  la  nou- 
velle  com^die  qu'on  vient  de  donner  au  Theatre-Francais ;  mais, 
faites  a  I'occasion  de  cet  ouvrage,  elles  pourront  preparer  du 
moins  nos  lecteurs  au  jugement  que  nous  croyons  devoir  en 
porter. 

Le  Flatteiir,  com^die  en  cinq  actes  et  en  vers,  representee 
pour  la  premiere  fois  le  vendredi  15,  est  de  M.  Lantier,  auteur 
de  V Impatient,  G'est  absolument  le  meme  sujet  et  presque  le 
meme  fond  d' intrigue  que  celui  de  la  piece  de  J.-B.  Rousseau  qui 
porte  le  m^me  titre,  et  Ton  n'a  pas  oublie  que  la  fable  du  Mi- 
chant  de  Gresset  fut  calquee  aussi  sur  lememe  dessin. 

Dans  I'une  etl'autre  pieces,  le  Flatteur  emploie  son  caract^re 
ou  son  talent  a  gagner  Tesprit  d'un  bon  homme  pour  en  obtenir 
la  main  d'une  riche  h^rili^re ;  dans  Tune  et  I'autre,  il  se  sert  du 
mtoe  moyen  pour  ecarter  son  rival ;  c'est  en  paraissant  vouloir 
le  servir  qu'il  reussit  a  le  brouilier  et  avec  sa  maitresse  et  avec 
ses  parents ;  des  circonstances  assez  semblables  font  manquer, 
dansles  deux  pieces,  le  succes  de  I'artifice,  et  devoilent  le  Flat- 
teur aux  yeuxde  ses  dupes.  L'intrigue  du  Flatteur  dQ  Rousseau 
est  plus  simple  et  plus  serree;  celle  du  Flatteur  de  M.  Lantier, 
avec  moins  d'art  et  moins  de  vraisemblance,  aurait  pu  fournir,  ce 
me  semble,  des  scenes  plus  varices  et  plus  comiques.  Le  heros 
des  deux  pieces  est  bien  plus  encore  un  intrigant,  un  tracassier, 
qu'un  flatteur;  mais  il  est  difficile  de  presenter  autrement  ce 
rdle  au  theatre,  et  c'est  peut-6tre  la  le  vice  radical  du  sujet.  Le 
vrai  Flatteur  est  un  homme  sans  caractere,  par-la  meme  dispose 
k  les  prendre  tous,  ceux  m^me  qui  semblent  le  plus  opposes,  et 
k  les  prendre  sans  autre  motif  que  le  besoin  de  plaire,  par  fai- 
blesse  ou  par  lachete.  Un  tel  personnage  ne  serait  peut-6tre  pas 
indigne  de  la  sc^ne;  mais  il  n'appartient  qua  Thomme  de  genie 
de  concevoir  les  moyens  de  rendre  ce  personnage  theatral,  dele 
mettre  en  action,  d'imaginer  une  fable  assez  heureuse  pour  en 
developper  tous  les  inconvenients,  tout  le  ridicule. 

Quoique  M.  Lantier  ait  forme  tres-visiblement  son  principal 


FfiVRIER   1782.  79 

role  sur  le  module  qui  en  existait  d6ja  au  theatre,  il  parait  avoir 
cherche  a  le  rendre  un  peu  moins  odieux ;  il  ne  I'avilit  pas  du 
moins  jusqu'a  lui  preter  le  projet  d'une  escroquerie  aussi  in- 
fame  que  Test  celle  du  dedit  de  dix  mille  (^cus  dans  la  piece  de 
Rousseau. 

L'objet  des  complaisances  et  des  louanges  perfides  du  Flat- 
teur  n'est  pas  simplementun  bonhomme  comme  Ghrysante,  c'est 
un  financier  qui  atoute  la  sottise  d'un  parvenu,  un  M.  Richard 
tr6s-vain  du  titre  de  marquis  qu'on  lui  a  fait  acheter  a  grands 
frais,  et  qui  joint  encore  k  ce  travers  la  manie  du  bel  esprit ; 
sous  ce  dernier  rapport,  le  role  est  une  espece  de  caricature  de 
celui  de.  Francaleu  dans  la  Metromanie. 

Dans  la  piece  de  Rousseau,  I'homme  mis  en  contraste  avec 
le  Flatteur  est  un  vieux  domestique,  disant  tres-opiniatrement  la 
verite  a  son  maitre,  et  se  desolant  sou  vent,  d'une  maniere  assez 
plaisante,  de  le  voir  toujours  la  dupe  d'un  fripon.  Dans  la  piece 
de  M.  Lantier,  c'est  le  frere  meme  du  financier,  un  homme'qui 
eprouva  beaucoup  de  malheurs,  et  qui  croit  devoir  reconnaitre 
par  sa  sincerite  I'asile  que  voulut  bien  lui  accorder  I'amitie  de 
son  frere.  Sa  fille,  I'unique  heritiere  de  M.  Richard,  est  l'objet  des 
voeux  du  Flatteur,  et  la  mere  de  cette  jeune  personne  a  un 
amour-propre  tres-sensible  k  la  louange  joint  encore  un  vieux 
gout  pour  la  coquetterie  et  beaucoup  de  curiosite. 

Voila  d'abord,  sans  compter  les  soubrettes,  les  valets  et  le 
sieur  Germain,  marchand  orfevre,  a  qui  Ton  fait  jouer  le  role 
d'un  savant,  d'un  bel  esprit,  plus  de  personnages  en  mouvement 
que  dans  la  pi^ce  de  Rousseau,  et  surtout  bien  plus  de  moyens 
de  faireressortir  le  caractere  du  Flatteur,  d'en  varier  les  nuances, 
d'embarrasser  et  de  mettre  son  industrie  en  jeu. 

M.  Lantier  a-t-il  su  en  profiter?  Non.  Plus  compliquee  k  tons 
egards  que  celle  de  Rousseau,  I'intrigue  de  sa  piece  a  paru  ce- 
pendant  plus  faible,  les  liaisons  moins  naturelles,  les  scenes  encore 
moins  piquantes.  Gombien  1' esprit  de  saisir  une  combinaison, 
plus  ou  moins  ingenieuse,  est  loin  du  talent  de  la  produire  avec 
succfes ! 

Le  premier  acte  de  cette  comedie  a  ete  bien  recu;  le  second, 
ou  se  trouve  une  longue  dissertation  sur  la  flatterie  entre  Dolcy 
et  son  valet,  dissertation  tr^s-emphatique  et  tres-deplac^e,  avec 
impatience ;  le  troisi^me,  occupe  principalement  par  la  sc^ne  du 


80  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

cabinet,  avec  une  sorte  d' incertitude;  le  quatrieme,  ou  le  pauvre 
Richard  est  si  grossierement  mystifie  par  le  ridicule  Germain, 
d'abord  avec  quelque  plaisir,  ensuite  avec  ennui ;  le  cinqui^me, 
avec  beaucoup  de  froideur,  et  par-ci  par-la  quelques  huees. 

II  y  a  une  tr^s-grande  in^galite  dans  le  style  de  cet  ouvi'age; 
on  y  trouve  quelque  fois  un  ton  au-dessus  de  celui  qui  convient 
a  la  comedie,  comme  au  second  acte;  plus  souvent,  celui  d'une 
familiarite  plate  etbourgeoise.  L'intrigue  en  est  tour  a  tour  faible 
et  forcee ;  mais  on  ne  pent  refuser  a  I'auteur  quelques  concep- 
tions de  sc6ne  assez  comiques,  des  details  pleins  d' esprit  et  de  la 
prestesse  dans  le  dialogue,  des  mots  de  caractere  tr^s-heureu- 
sement  saisis.  En  voici  quelques  exemples  : 

Dolcy  loue  la  m6re  de  Sophie  sur  le  choix  de  sa  parure  : 
((  Cetterobe  est  du  tneilleur  gout.  —  Mais  c'est  une  robe  blan- 
che. Oui,  mais  elle  est  d'un  beau  blanc.  » 

II  veut  rassurer  Germain  sur  la  crainte  que  Richard  ne  s*aper- 
coive  bientot  de  son  ineptie  :  Autrefois^  dit-il,  les  gens  de 
quail tS  savaient  tout  sans  avoir  rien  appris.  lis  apprennent  tout 
aujourd*hui  sans  rien  savoir. 

Le  valet  du  Flatteur  est  charge  de  porter  une  lettre  de  son 
maitre  a  M.  Richard ;  celui- ci  I'ouvre,  la  lit.  Cette  lettre  contient 
I'eloge  le  plus  brillant  de  toutes  les  grandes  qualites  de  M.  Ri- 
chard, mais  cette  lettre  n'est  point  pour  lui,  elle  est  pour  un 
autt*e.  Le  valet  joue  le  desespoir,  il  se  sera  mepris  en  faisant  I'en- 
veloppe;  il  lui  en  donne  une  autre  qui  n'est  pas  a  son  adresse, 
mais  qui  est  effectivement  pour  lui,  et  c'est  un  billet  tout  simple 
ou  il  ne  fait  que  rendrecompte  deTafiaire  dont  il  s'etait  charge. 
Le  tour  n'est  pas  trop  maladroit  et  la  sc^ne  est  assez  naturelle- 
ment  amenee. 

Cette  pi^ce  n'a  eu  que  quatre  ou  cinq  representations.  Nous 
attendrons  qu'elle  soit  imprimee  pour  en  parler  avec  plus  de 
details,  si  elle  nous  parait  meriter  a  la  lecture  plus  de  succ^s 
qu'elle  n'en  a  obtenu  au  theatre. 

—  Jeanne  de  Naples  a  ete  retiree  a  la  huiti^me  representa- 
tion. Elle  etait  dejk  tombee  une  fois  dans  les  regies*.  M.  de  La 
Harpe  n'a  pas  voulu  courir  le  risque  de  I'y  voir  tomber  une 

1.  Lorsque  la  recette  d'une  piece  nouvelle  a  ete  trois  fois  ou  seulement  deux 
fois  de  suite  au-dessous  de  1,500  livres,  elle  torabe  dans  les  regies  et  appartient  ^ 
la  Comedie.  (Meister.) 


FEVRIER   1782.  81 

seconde  fois  et  a  fort  bien  fait.  II  a  mieux  fait  encore  puisqu'il 
s'est  determine  a  refondre  tout  le  cinquieme  acte ;  il  n'y  aura 
plus,  dit-on,  ni  tombeau,  ni  duel ;  mais  nous  ne  verrons  la  piece 
avec  ces  changements  que  dans  la  nouvelle  salle,  apr^s  Paques. 

—  La  Soireed'eteQW  un  acte  et  en  vaudevilles,  par  M.  Pariseau, 
Tauteur  de  la  Veuve  de  Canrale  et  de  la  Parodie  de  Richard  III, 
representee  pour  la  premiere  fois  sur  le  theatre  de  la  Gomedie- 
Italienne  le  mardi  5,  n'est  qu'une  petite  espieglerie  assez  froide. 
Des  villageois  jouent  au  gage-touche;  Nicaise,  le  croyant  a  Colin 
son  rival,  ordonne  que  celui  dont  on  tient  le  gage  se  plonge  tout 
entier  dans  I'eau.  Lorsqu'il  voit  que  c'est  a  lui-meme  a  subir 
une  si  rude  penitence,  il  s'y  refuse.  On  interrompt  le  jeu,  on  le 
boude;  il  se  ravise  d'apres  le  conseil  de  Guillot,  mais  il  veut 
attendre  I'instant  ou  les  filles  du  village  viendront  se  baigner  afin 
de  leur  faire  pi^ce.  Averties  par  Guillot,  elles  font  semblant 
d'aller  dans  le  bain,  n'y  entrent  pas  et  le  laissent  transir  dans 
I'eau.  Le  p^re  la  Ligne  lui  jette  son  filet  comme  pour  le  pecher, 
et  Nicaise,  enfm  force  de  sortir  de  I'eau,  se  voit  expose  aux 
risees  de  tout  le  village. 

Quoique  fort  courte,  on  a  trouve  que  cette  bagatelle  etait 
encore  beaucoup  trop  longiie,  et  Ton  a  sans  doute  eu  raison ; 
mais  on  y  a  remarque  d' assez  jolis  tableaux,  quelques  couplets 
fort  bien  tournes,  un  style  en  general  moins  neglige  que  celui 
de  MM.  de  Piis  et  Barre. 

ROMANCE    DE    M.    MARMONTEL. 

Air  de  Marlborough. 

LISE. 

Quoi,  sans  vouloir  Tentendre, 
J'61oigne  I'amant  le  plus  tendre  I 
Quoi,  sans  vouloir  I'entendre, 
Le  renvoyer  ainsi  I  ter. 

Voil^  quMl  se  retire, 
Contant  aux  6chos  son  martyre ; 
Voil^  qu'il  se  retire, 
Plus  pale  qu'un  souci. 

Va-t-il  se  faire  ermite? 
H61as  !  qu'il  revienne  au  plus  vite  : 

XIII.  6 


82  CORRESPONDANCE    LITTfiRAIRE. 

Va-t-il  se  faire  ermite, 
Et  me  laisser  ainsi  ? 


Va-t-il  pas  a  I'armee  ? 
Mon  Dieu,  que  j'en  suis  alarm^e  I 
Va-t-il  pas  k  Tarm^e  ? 
J'en  ai  le  coeur  transi. 

Pour  abreger  sa  peine 
S'il  va  se  noyer  dans  la  Seine, 
^our  abreger  ma  peine 
J'y  veux  aller  aussi. 

Voil^  done  le  salaire 
Des  soins  qu'il  a  pris  de  me  plaire. 
Voil^  done  le  salaire 
Et  tout  le  grand  merci  ! 

Reviens,  mon  pauvre  Blaise, 
Non,  plus  de  rigueurs,  je  m'apaise ; 
Reviens,  mon  pauvre  Blaise, 
Mon  coeur  est  adouci. 

Voyons  sous  la  coudrette. 
H61as  !  en  vain  jo  le  regrette. 
Voyons  sous  la  coudrette. 
Blaise,  6tes-vous  ici  ? 

Ah  !  s'il  respire  encore. 
Amour,  dis-lui  que  je  I'adore; 
All  1  s'il  respire  encore... 
L'^cho  me  r6pond   :  Si. 

C'est  peut-etre  un  presage; 
Suivons  les  detours  du  bocage. 
C'est  peut-etre  un  presage, 
Justement  le  vbici. 

ifetendu  sur  la  mousse, 
11  a  pris  la  mort  la  plus  douce. 
Etendu  sur  la  mousse, 
II  est  mort  de  souci. 

Approchons,  mais  je  tremble... 
II  respire  encor,  ce  me  semble. 
Approchons,  maisje  tremble... 
Dormez-vous,  mon  ami  ? 


FEVRIER   1782.  83 

BLAISE. 

Oui-da,  ne  vous  deplaise ; 
Pour  rever  k  vous  k  mon  aise, 
Oui-da,  ne  vous  deplaise, 
Je  m'dtais  endormi. 

Je  vous  aimais  en  songe. 
Et  ce  n'^tait  pas  un  mensonge ; 
Je  vous  aimais  en  songe, 
Mais  vous  m'aimiez  aussi. 

LISE. 

Je  ne  puis  m'en  dedire, 
Oui,  quoi  que  le  songe  ait  pu  dire; 
Je  ne  puis  m'en  dedire. 
Tout  est  vrai,  Dieu  merci. 

BLAISE. 

Lise,  k  ce  doux  langage 
Je  sors  du  plus  sombre  nuage; 
Lise,  a  ce  doux  langage 
Le  temps  s'est  ^clairci. 

—  L' election  de  M.  le  marquis  de  Gondorcet  a  la  place  vacante 
a  r  Academic  francaise  par  la  mort  de  M.  Saurin  est  une  des  plus 
grandes  batailles  que  M.  d'Alembert  ait  gagnees  centre  M.  de 
Buffon.  Ce  dernier  voulait  absolumeiit  qu'on  donnat  la  prefe- 
rence a  M.  Bailly,  auteur  de  XHistoire  de  Vastronomie  ancienne, 
des  Lettres  sur  VAtlantide  et  sur  Vorigine  des  sciences i  M.  de 
Chamfort,  a  la  derni^re  election,  ne  I'avait  emporte  sur  lui  que 
de  trois  ou  quatre  voix.  Son  nouveau  concurrent  avait  non-seu- 
lement  moins  de  titres  litteraires  que  lui;  le  seul  qu'il  ait  ose 
avouer  jusqu'ici  est  un  mince  recueil  d'Eloges  acad^miques ^  on 
ne  doit  point  compter  ici  ses  Memoires  pour  F Academic  des 
sciences  dont  il  est  secretaire,  ce  ne  sont  pas  des  ouvrages  de 
litterature;  tons  ses  autres  ecrits,  la  Letire  d'un  theologien  a  son 
fils,  ou,  a  propos  de  I'abbe  Sabathier  ou  Sabotier  *,  il  se  moque 
tour  a  tour  si  gaiement  de  la  religion  et  des  pretres ;  son  Com- 
mentaire  des  Pens^es  de  Pascal^  commentaire  qui  renferme  les 
principes  les  plus  subtils  d'unath^isme  decide;  ses  ^XbXq^ Lettres 
d*un  laboureur  contre  le  livre  de  M.  Necker,  De  la  legislation  et 

1.  L'auteur  du  Dictionnaire  des  Trois  Siecles  de  noire  litterature.  (Mecster.) 


84  GORRESPONDANGE  LITTJ^RAIRE. 

du  commerce  des  grains ^  les  infames  libelles  qu'il  osa  faire 
depuis  sur  les  operations  de  ce  grand  ministre ;  tons  ces  ecrits 
sans  doute  devaient  paraitre  a  TAcademie  francaise  autant  de 
motifs  d' exclusion.  Mais  que  d'iniquites  ne  peut  couvrir  I'amour 
de  la  philosophie  porte  h.  un  certain  degre!  G'est  comme  la  foi, 
qui  fait  plus  de  miracles  encore  que  la  charite.  II  n'en  est  pas 
moins  vrai  que  M.  d'Alembert  a  eu  besoin  de  toute  I'adresse  de 
son  esprit,  de  toute  I'activite  de  sa  politique,  on  I'assure  meme, 
de  toute  I'eloquence  de  ses  larmes  pour  decider  le  triomphe  de 
son  client;  et  sans  une  petite  trahison  de  M.  de  Tressan,  tant 
d'efforts,  tantdesoins  etaient  encore  perdus,  car  M.  de  Gordorcet 
n'a  eu  qu'une  seule  voix  de  plus  que  M.  Bailly,  seize  contre 
quinze  ;  et  voici  I'histoire  assez  curieuse  de  cette  voix  bien  digne 
assurement  d'etre  comptee.  M.  de  BuiTon,  a  qui  M.  de  Tressan 
doit  sa  place  a  I'Academie,  crut  bonnement  pouvoir  se  fierk  la 
parole  qu'il  lui  avait  donnee  de  servir  M.  Bailly.  M.  d'Alembert 
avait  obtenu  de  lui  la  meme  promesse  en  faveur  de  M.  de  Gon- 
dorcet;  mais,  beaucoup  meilleur  geometre  que  le  Pline  francais, 
il  jugea  tr6s-bien  qu'une  promesse  verbale  du  comte  de  Tressan 
n'^tait  pas  d'une  demonstration  assez  rigoureuse;  en  consequence 
il  se  fit  donner  la  voix  dont  il  avait  besoin  dans  un  billet  conve- 
nablement  cachete,  et  ce  petit  tour  de  passe-passe  a  decide  le 
succ^s  d'une  des  plus  illustres  journees  du  conclave  academique. 
Les  gens  du  monde  n'ont  pas  ete  peu  surpris  de  voir  les  hommes 
de  lettres  qui  paraissaient  le  plus  attaches  k  M.  Necker,  donner 
avec  tant  d'empressement  leur  suffrage  au  plus  violent  quoique 
au  plus  desinteresse  de  ses  ennemis ;  mais  ces  honnStes  gens-la 
ne  voient  point  que  les  considerations  particulieres  doivent  tou- 
jours  ceder  k  I'esprit  du  corps,  a  I'interet  de  cette  philosophie 
au  service  de  laquelle  personne  ne  fut  jamais  plus  devoue  que 
le  marquis  de  Condorcet.  La  cour  venait  de  nommer  un  arche- 
v^que  d'une  piete,  d'une  devotion  extraordinaire,  n'etait-il  pas  de 
la  sagesse  de  ces  messieurs  de  balancer  un  pareil  choix  par  celui 
d'un  confrere  plus  athee  encore  que  de  coutume? 

Le  discours  du  nouveau  recipiendaire,  prononce  a  la  seance 
publique  du  21,  pour  etre  I'ouvrage  d'un  homme  d'esprit,  n'en 
est  pas  moins  un  assez  mauvais  discours,  sans  chaleur,  sans 
harmonie,  sans  elegance,  rempli  d'idees  rebattues,  d  une  meta- 
physique  fausse   et  precieuse,  plus  remarquable    encore   par 


FEVRIER   1782.  85 

une  foule  d'expressions  impropres  et  de  mauvais  gout,  telles  que 
cette  exclamation  d'une  emphase  si  ridicule  :  «  Temoins  des 
derniers  efforts  de  I'ignorance  et  de  I'erreur,  nous  avons  vu  la 
raison  sortir  victorieuse  de  cette  lutte  si  longue,  si  penible,  et 
nouspouvons  nous  eerier  enfin  :  La  verile  a  vaincul  le  genre 
humaia  est  sauvcL..  ,,  Quel  est  le  vieux  prone  oii  notre  philo- 
sophe  a  ele  prendre  ce  beau  niouvement  d'eloquence? 

L'objet  de  son  discours  est  de  montrer  que  notre  xviir  siecle 
a  tenement  perfectionne  le  systtoe  general  des  connaissances 
humames,  qu'il  n'est  plus  au  pouvoir  des  hommes  d'eteindre 
cette  grande  lumiere,  et  qu'une  revolution  dans  le  globe  pent 
seule  y  ramener  les  tenebres.  L'admiration  que  lui  inspirent  les 
etonnantes  decouvertes  faites  de  nos  jours  le  transporte  hors  de 
lui-m^me;  et  si  cfet  exces  d'enthousiasme  ne  rend  pas  son  style 
plus  oratoire,  il  lui  donne  du  moius  souvent  une  obscurite  qu'il 
ne  tient  qu'a  nous  de  trouver  sublime. 

Tout  s'agrandit  aux  yeux  de  I'orateur.  a  Un  jeune  homme,  au 
sortu'  de  nos  ecoles,  lui  parait  aujourd'hui  reunir  plus  de  con- 
naissances reelles  que  les  plus  grands  genies  non-seulement  de 
antiquite,  mais  encore  du  xvii«  siecle...  »  Dans  tons  les  temps, 
1  esprit  humain  verra  toujours  devant  lui  un  espace  infini;  mais 
celui  qu  a  chaque  instant  il  laisse  derriere  soi,  celui  qui  le  separe 
des  temps  de  son  enfance,  s'accroitra  sans  cesse...  «  II  voit 
chaque  annee,  chaque  mois,  chaque  Jour  (c'est  apparemment 
dans  le  Jourml  de  Paris  ou  dans  les  Petites  Affiches)  marques 
^galement  par  une  decouverte  nouvelle  et  par  une  invention 
utile...  ))  Enfin  que  ne  voit-il  pas  dans  son  ivresse  philoso- 
phique ! 

On  ne  pent  nier  sans  doute  que  nos  methodes  d'instruire  ne 
se  soient  perfectionnees,  qu'on  n'ait  mieux  senti  que  jamais  la 
n^cessite  de  faire  de  I'observation  des  faits  la  base  de  toutes  les 
sciences  morales  et  physiques,  que  legout  des  connaissances  ne 
se  sou  porte  en  general  sur  des  objets  plus  dignes  de  nos  travaux 
et  de  nos  recherches,  que  I'empire  de  I'opinion  n'acquiere  tons 
les  jours  une  influence  plus  utile ;  mais  pourquoi  ne  pas  se  con- 
tenter  de  le  dire  avec  simplicite?  Pourquoi  nous  exagerer  folle- 
ment  et  le  peu  de  progr^s  que  nous  avons  fait,  et  le  peu  de  pro- 
^'^s  que  nous  pouvons  faire?  Pourquoi  se  permettre  surtout 
d'opposer  avec  tant  de  faste  cette  puissance  de  I'opinion  aux 


86  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

puissances  qui  gouvernent  reellement  le  monde?  Pourquoi  ris- 
quer  si  gratuitement  de  les  brouiller,  lorsqu'il  est  si  fort  de  leur 
interet  de  se  menager  mutuellement  ? 

II  serait  absurde  de  soutenir  que  les  arts  de  I'esprit  et  de 
rimagination  sont  absolument  incompatibles  avec.le  progres  des 
lumieres ;  mais  il  n'en  est  pas  moins  prouve  que  I'eloquence  et 
la  poesie  ont  toujours  precede  1' etude  des  sciences  exactes,  et 
I'ont  rarement  suivie.  Le  cel^bre  Bacon  I'a  dit  lui-m^me  quelque 
part  :  toutes  les  fois  qu'on  verra  discuter  avec  beaucoup  d'inter^t 
les  grandes  questions  du  gouverneraent  et  de  I'economie  poli- 
tique, les  belles-lettres  seront  bientot  negligees.  D'ailleurs,  com- 
ment avouer  de  si  bonne  foi  que  la  precison  philosophique  doit 
rendre  necessairement  les  langues  moins  hardies^  moins  figu- 
ries^  leur  communiquer  de  la  secheresse  et  de  VausteriU^  sans 
vouloir  convenir  en  meme  temps  qu'elle  prive  ainsi  I'eloquence 
et  la  poesie  d'une  partie  des  ressources  qu'il  leur  appartient 
d' employer  pour  nous  interesser  on  pour  nous  seduire? 

En  developpant  I'heureuse  application  que  la  plupart  des  sou- 
verains  de  I'Europe  ont  faite,  de  nos  jours,  des  lumieres  de  la 
philosophie  au  bonheur  de  leurs  peuples,  on  s'etonnera  peut-6tre 
que  notre  orateur  ait  oublie  de  parler  et  de  Joseph  II  et  de  son 
auguste  fr^re;  mais  c'est  une  omission  qu'il  serait  injuste  de 
lui  reprocher,  des  ordres  superieurs  I'avaient  exigee  ;  on  a  craint 
sans  doute  de  compromettre  le  Lycee  academique  avec  le  Vati- 
can. On  a  pense  sans  doute  que  MM.  les  Quarante  n'etant  pas 
dej^  trop  bien  avec  le  chef  invisible  de  I'l^glise,  ne  devaient  pas 
s'exposer  a  se  mettreplus  mal  avec  celui  qui  le  represente.  Quoi 
qu'il  en  soit,  le  silence  du  philosophe  a  paru  faire  ici  plus  de 
sensation  que  tout  ce  qu'il  aurait  pu  dire  :  "Prmfulgebant  eo  ipso 
quod  effigies  eorum  non  visehantur, 

Apres  avoir  analyse  assez  longuement  le  th^me  qu'il  s'etait 
present,  M.  de  Gondorcet  a  fait  encore  un  long  discours  panegy- 
rique  de  son  predecesseur,  M.  Saurin,  et,  dans  ce  panegy- 
rique,  h  propos  de  Beverley^  une  assez  longue  dissertation  sur 
le  drame.  L'auditoire  a  ete  d'autant  plus  ennuye  de  toutes  ces 
longueurs,  qu'a  tant  d'autres  qualites  de  I'orateur,  le  r^cipiendaire 
joint  encore  celle  d'avoir  le  debit  le  plus  triste  et  le  plus 
monotone. 

La  r^ponse  faite  k  ce  discours  par  M.  le  due  de  Nivernois  a 


I 


F^VRIER  1782.  87 

soulage  notre  attention ;  elle  a  paru  remplie  de  naturel  et  de 
grace;  lamani^re  dont  on  y  laisse  entendre  que,  fort  brutal  dans 
sa  jeunesse,  M.  Saurin  I'avait  ete  beaucoup  moins  dans  un  age 
plus  avance,  est  aussi  polie  qu'elle  est  vraie.  On  a  remarque 
surtout  une  adresse  infinie  dans  la  transition  qui  am^ne  I'eloge 
de  M.  le  comte  de  Maurepas,  dans  la  mesure  avec  laquelle  cet 
eloge  est  fait,  et  dans  le  soin  avec  lequel  il  est  place  precisement 
la  ou  Ton  etait  le  plus  sur  de  le  faire  applaudir,  a  la  periode 
meme  qui  termine  le  discours.  II  etait  impossible  de  rappeler  plus 
naturellement  a  M.  de  Gondorcet  I'obligation  de  remplir,  en  qua- 
lite  de  biographe  de  I'Academie  des  sciences,  la  tache  qui  lui  est 
imposee  a  I'egard  de  la  memoire  de  M.  de  Maurepas,  et  la 
maniere  de  la  remplir  convenablement.  Geci  a  paru  d'autant  plus 
piquant,  que  tout  le  monde  salt  combien  M.  de  Gondorcet,  I'ami 
le  plus  fanatique  de  M.  Turgot,  detestait  M.  de  Maurepas,  et  que 
depuis  longtemps  deja  il  doit  un  eloge  a  cette  famille,  dont  il 
s'obstine  a  ne  point  s'acquitter,  celui  de  M.  le  due  de  LaVrilliere. 

M.  I'abbe  Delille  a  soutenu  I'interet  de  cette  seance  par  la 
lecture  du  premier  chant  de  son  poeme  ^  et  jamais  lecture  n'a 
ete  plus  vivement  applaudie. 

Gelle  que  M.  d' Member t  a  faite  ensuite  de  VSloge  du  marquis 
de  Sainte-Aulairevidi  pas  eu  le  meme  bonheur  :  soit  que  I'atten- 
lion  fut  deja  fatiguee,  soit  qu'il  n'y  ait  point  de  prose  assez 
piquante  pour  etre  goutee  apres  le  plaisir  qu'avaient  fait  les 
vers  de  I'abbe  Delille,  I'impatience  du  public  s'est  manifestee  de 
la  facon  du  monde  la  plus  desobligeante  pour  I'auteur.  Au 
moment  ou,  apr^s  beaucoup  de  peines  et  d' ennuis,  on  le  vit  arri- 
ver  enfm  a  I'epoque  de  la  mort  de  son  heros,  il  partit  de  tons 
les  coins  de  la  salle  un  murmure  de  ah ! ! !  si  expressifs,  qu'il 
etait  impossible  de  s  y  meprendre.  Quel  beau  jour  de  perdu 
pour  son  ami  Linguet! 

Quoique  nous  ayons  remarque  dans  ce  nouvel  Eloge  de 
M.  d'Alembert,  comme  dans  tons  ceux  que  Ton  connait  deja  de 
lui,  plusieurs  anecdotes  agreables,  quelque  traits  dignes  d'etre 
recueillis,  onne  pent  dissimuler  que  ce  nesoit  undes  plusfaibles. 
Le  su jet  en  etait  assez  ingrat,  les  details  en  ont  paru  longs  et  minu- 
tieux,  les  digressions  forcees,  les  plaisanteries  trop  mesquinesou 

1.  Les  Jardins. 


88  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

trop  usees.  Quelque  bien  que  M.  d'Alembertconnaisse  les  effets  du 
theatre  academique,  il  a  pu  se  tromper  sans  doute ;  mais  pour 
avoir  ete  siffle  une  fois  dans  sa  vie,  justement  ou  non,  un  grand 
homme  en  serait-il  moins  grand,  un  philosophe  en  serai t-il  moins 
heureux? 

—  TroisUme  Voyage  de  Cook^  ou  Journal  d'une  expHition 
faite  dans  la  mer  Pacifique  du  Sud  etdu  Nord,  1776, 1777, 1778, 
1779  et  1780,  traduit  de  I'anglais  par  M.  Demeunier,  auteur 
de  la  traduction  du  Voyage  de  Malte  et  de  Sicile  de  Brydoyne, 
de  quelques  autres  voyageurs  anglais;  un  volume  in-8°. 

Ce  Journal  n'est  point  celui  de  I'infortune  Cook,  ni  celui  de 
M.  Clarke,  qui  eut  apr^s  lui  le  commandement  de  I'expedition; 
il  est  d'un  officier  qui  montait  la  D/uouverte,  Tun  des  deux 
vaisseaux  de  Cook;  mais,  comme  il  a  public  furtivement  son 
ouvrage,  il  ne  laisse  point  deviner  le  grade  qu'il  y  occupait. 
Quoique  Ton  ait  raison  de  se  tenir  en  garde  contre  les  preven- 
tions d'un  anonyme  qui  juge  souvent  son  chef  avec  beaucoup 
de  rigueur,  et  peut-^tre  avec  beaucoup  de  leg^rete,  il  serait 
difficile  de  ne  pas  lui  savoir  gre  de  s'etre  presse  de  satisfaire 
r impatience  qu'on  avait  de  connaitre  les  principales  decouvertes 
de  ce  nouveau  voyage;  on  sait  que  la  relation  des  capitaines  ne 
paraltra  pas  si  t6t.  Celle  que  nous  avons  I'honneur  de  vous 
annoncer  renferme  plusieurs  details  curieux  que  Ton  ne  trou- 
vera  peut-etre  ni  dans  le  Journal  de  Cook,  ni  dans  celui  de 
M.  Clarke,  et  pourra  leur  servir  de  supplement.  La  plus  grande 
partie  de  1' ouvrage  porte  un  caractere  d  exactitude  et  de  simpli- 
cite  qui  inspire  la  confiance,  et  Ton  y  reconnait  souvent  1' ex- 
pression d'une  ame  honn^te  et  sensible.  On  lira  surement  avec 
plaisir  le  recit  du  retour  d'Omai  dans  sa  patrie  d'Otai'ti;  avec 
interet  celui  des  malheureux  matelots  egares  dans  une  ile  deserte ; 
plusieurs  observations  nouvelles  sur  les  moeurs  et  la  police  des 
Zelandais;  on  ne  sera  point  surpris  de  I'accueil  distingue  que 
nos  voyageurs  recurent  du  gouverneur  de  Kamtchatka ;  mais  on 
sera  touche  de  cette  nouvelle  preuve  de  la  providence  bienfai- 
sante  de  Catherine  II ;  on  ne  pourra  suivre  enfin,  sans  la  plus 
vive  emotion,  le  detail  de  toutes  les  circonstances  qui  precederent 
et  qui  suivirent  la  fin  deplorable  de  ce  brave  capitaine  Cook, 
dont  le  courage,  quelque  temerity  qu'on  puisse  lui  reprocher, 
meritait  sans  doute  une  autre  destinee. 


FEVRIER  1782.  89 

—  Colomh  dans  les  fers^  a  Ferdinand  et  Isabelle^  aprh  la 
ddcouverte  de  VAmerique^  epitre  qui  a  remporte  le  prix  de 
TAcademie  de  Marseille,  precedee  d'un  Precis  historique  sur 
Colombo  par  M.  le  chevalier  de  Langeac,  avec  cette  epigrapbe  : 

Ici  tout  est  merveille,  et  tout  est  verite. 

(Racine  le  fils.) 

Brochure  assez  volumineuse,  in-S^,  ornee,  avec  tout  le  luxe  typo- 
graphique,  et  de  gravures,  et  de  marges,  et  de  vignettes  i.  Le 
Precis  historique  est  extrait  principalement  de  la  Vie  de  Colomh^ 
par  Ferdinand  son  fils,  des  Letires  de  Pierre  Martyr^  de 
XHistoire  de  Saint-Domingue^  de  celle  de  I'Amerique  de  Robert- 
son; on  n'y  apprend  rien,  mais  on  le  lit  avec  interet,  parce 
qu'il  est  ecrit  avec  chaleur,  et  on  le  lirait  avec  plus  de  plaisir 
encore  si  le  style,  d'ailleurs  assez  rapide,  ne  pechait  pas  quel- 
quefois  par  trop  de  pompe,  trop  d'emphase.  Le  moment  que  le 
poete  a  choisi  pour  le  sujet  de  son  heroide  est  celui  ou  Colomb 
etant  arrive  charge  de  chaines  du  nouveau  monde,  et  Ferdinand 
et  Lsabelle  ayant  senti  combien  cet  evenement  devait  nuire  a  leur 
gloire,  s'empresserent,  pour  reparer  une  si  cruelle  injure,  d'in- 
viter  I'amiral  a  venir  a  la  cour,  et  lui  envoyerent  une  somme 
d' argent  sans  le  retablir  dans  ses  droits.  C'est  a  cette  invitation 
et  a  ce  present  que  Colomb  est  cense  repondre.  Nous  nous  con- 
tenterons  de  citer  les  premiers  vers  de  1' epitre  : 

Non,  gardez  loin  de  moi  vos  impuissants  regrets  ! 
Je  ne  veux  rien  de  vous,  ni  remords  ni  bienfaits  ; 
Je  ne  veux  rien  de  vous,  Ferdinand,  lsabelle  : 
C'est  k  deux  univers  que  Colomb  en  appelle. 
Quand  le  faible  opprim6  s'adresse  en  vain  auxlois, 
Le  monde,  en  le  jugeant,  salt  le  venger  des  rois,  etc. 

—  Opinion  d'un  ciloyen  sur  le  mariage  et  sur  la  dot,  bro- 
chure. C'est  I'ouvrage  d'un  jeune  homme^  Son  objet  est  de 

1.  Frontispice,  vignette  et  cul-de-lamp3  par  MariUier,  graves  par  Delaunay 
jeune. 

2.  M.  Mignonneau,  commissairedes  gardes  du  corps  de  la  deuxi^me  compagnie 
Tranche  du  prince  de  Beauvau,  k  Troyes.  II  a  encore  public  plusieurs  pamphlets 
politiques.  (B.) 


90         CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

prouver  :  1°  que  les  inconvenients  de  I'etat  actuel  du  manage 
sent  une  des  principales  sources  de  la  corruption  des  moeurs, 
du  grand  nombre  des  celibataires,  et  du  deficit  qui  en  resulte 
pour  la  population ;  2^  que  la  source  de  ces  inconvenients  est  la 
dot  que  les  femmes  apportent  a  leurs  maris.  En  consequence,  il 
propose  d'ordonner,  par  une  loi,  que  les  filles  a  I'avenir  ne  pour- 
ront  apporter  de  dot  sous  aucune  denomination ;  qu'elles  ne 
pourront  partager  avec  les  males  dans  les  successions  de  leurs 
parents,  et  qu'elles  neseront  susceptibles  d'aucun  legs,  d'aucune 
donation,  du  moment  ou  elles  seront  femmes,  mais  seulement 
en  usufruit,  si  elles  restent  filles  ou  veuves. 

«  II  est  temps,  dit-il,  que  des  sou ve rains  eclaires  fassent 
adopter  a  leurs  sujets,  pour  leur  bonheur  individuel,  une  loi 
qu'ils  se  sont  imposee  pour  le  bonheur  et  le  repos  des  nations. 
Jadis  les  souverains,  ne  se  mariant  que  dans  desvues  d'agrandis- 
sement,  prenaient  des  epouses  qui  leur  apportaient  pour  dot  des 
provinces  enti^res;  mais,  au  lieu  d'un  accroissement  reel  de 
puissance,  il  n'en  resultait  le  plus  souvent,  pour  leurs  peuples, 
que  des  guerres  sanglantes  et  desastreuses.  De  nos  jours,  au 
contraire,  les  plus  grands  monarques  ne  consultent  que  leurs 
coeurs,  et  ne  demandent  pour  dot  a  leurs  augustes  epouses  que 
des  agrements  et  surtout  des  vertus;  ils  sont  magnifiquement 
recompenses  de  leur  sage  moderation  par  le  calme  et  le  bonheur 
qui  r^gnent  dans  Tinterieur  de  leur  palais,  et  par  la  paix  et  la 
tranquillite  dont  jouissent  leurs  peuples,  etc.  » 

—  Collection  des  moral istes  anciens^  dediee  au  roi,  imprimee 
sur  du  papier  de  lafabriquedeMM.  Mathieu  Johannot,  d'Annonay, 
avec  des  caracteres  graves,  sous  Francois  P"",  par  Claude  Garamond , 
et  fondus  par  M.  Fournier  I'aine.  Premier  cahier  de  cent  trente- 
neuf  pages  in-16,  contenant  un  discours  assez  ennuyeux  sur  la 
philosophie  stoi'cienne,  par  M.  Naigeon,  avec  la  traduction  du 
Manuel  d'Epictete  par  le  m^me  auteur,  d'un  style  souvent  fort 
sec  et  fort  penible,  sans  en  etre  ni  plus  precis  ni  plus  fiddle. 

Ge  livre,  le  mieux  imp  rime  qui  ait  paru  depuis  longtemps 
en  France,  fait  un  honneur  infini  aux  soins  et  aux  talents  de 
M.  Didot  I'aine;  il  est  meme  douteux  que  nous  puissions  jamais 
porter  plus  loin  la  perfection  de  Tart  typographique.  Si  Ton 
trouve  le  Salluste  de  Valence  d'une  execution  plus  parfaite 
encore,  il  ne  faut  I'attribuer  qu'a  la  superiorite  de  I'encre  et  du 


MARS    1782.  91 

papier  espagnol ;  les  caraclferes  n'en  sont  pas  plus  beaux,  I'mi- 
pression  n'en  est  pas  plus  pure,  plus  correcte,  plus  egale. 


MARS. 


STANCES   DUN   JEUNE    HOMME     A  M™^    DE    LAUZUN. 

Quoi  !  vous  daignez  me  consoler ! 
Quoi  !  men  malheur  vous  interesse  ! 
A  vingt  ans  vous  savez  parlor 
Avec  tant  d'ame  et  de  sagesse  ! 

De  ces  yeux  partout  adores 
J'ai  vu  s'^chapper  quelques  larmes; 
Qui  peut  tenir  k  tant  de  charmes? 
Vous  6tes  belle,  et  vous  pleurez! 

Vertueuse  et  douce  Julie, 
Si  vous  partagez  mon  chagrin, 
Je  pardonne  presque  au  destin 
Les  amertumes  de  ma  vie. 

En  vousparlant  de  vos  bienfaits, 
Deja  je  ressens  moins  mes  peines  : 
Mon  sang  qui  bouillait  dans  mes  veines 
En  ce  moment  circule  en  paix. 

De  V^nus  le  charme  invincible 
Est  souvent  funeste  aux  mortels; 
C'est  h.  Venus  sage  et  sensible 
Que  I'univers  doit  des  autels. 

BOUTS    RIMES    QUE   MONSIEUR    AVAIT  DONNES   A    REMPLIR 
A    M.    LE    MARQUIS    DE    MONTES  QUIO  U-F  jfiz  E  NSAC. 

C'est  en  vain  que  de  Rome  aux  rives  du      —  Danube, 
Notre  antique  muphti  vient  au  petit  —  galop. 

Aujourd'hui  pierre  ponce,  autrefois  pierro  —  cube, 
II  distillait  I'absinthe,  k  present  le  —  strop. 

De  son  vieux  barometre  en  observant  le      —  tube, 
II  doit  voir  qu'on  perd  tout  lorsqu'on  exige  —  trap. 

—  Aucun  des  chefs-d'oeuvre  de  Racine  et  de  Voltaire  n'attira 


92  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

peut-etre  une  plus  grande  affluence  de  monde  au  theatre  que  le 
drame  de  M"^  Raucourt,  represente,  pour  la  premiere  fois,  le 
vendredi  1  ^  Gette  piece,  en  trois  actes  et  en  prose,  a  ete  ima- 
ginee,  comme  nous  I'avons  dit,  pour  faire  servir  utilement  les 
habits  et  les  decorations  de  la  Discipline  militaire  du  I\ord\ 
et  cet  objet  ne  pouvait  etre  mieux  rempli.  Quoique  le  succ^s  de 
la  premiere  representation  ait  ete  plus  qu' equivoque,  elle  n'en  a 
pas  moins  excite  tant  de  curiosite  que  I'empressement  du  public 
s'est  soutenu  jusqu'a  present;  on  en  est,  je  crois,  a  la  sixieme 
representation,  avec  une  merveilleuse  Constance.  En  persistant  a 
trouver  le  drame  detestable,  mais  I'auteur,  sous  I'uniforme  prus- 
sien,  charmant,  on  ne  s'est  point  encore  lasse  de  venir  sidler 
I'un  et  applaudir  I'autre.  II  y  aurait  en  verite  de  I'humeur  a  ne 
pas  trouver  ce  partage  assez  equitable. 

Le  sujet  &' Henriette^  c'est  le  titre  du  nouveau  drame,  est 
tire,  dit-on,  d'une  piece  du  theatre  allemand;  suivant  d'autres 
autorites,  d'une  pantomime  que  I'auteur  vit  jouer  dans  ses 
courses  du  Nord  a  Varsovie.  Nous  ne  sommes  pas  encore  en  6tat 
d'eclaircir  cette  grande  question. 

On  ne  perdra  point  ici  son  temps  a  prouver  combien  la  con- 
duite  de  cette  pifece  est  monstrueuse,  combien  toute  Taction  en 
est  folle  et  romanesque ;  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  sc6ne 
oil  Henriette  se  determine  a  deserter  est  d'une  conception  assez 
theatrale ;  que  celle  du  troisi^me  acte  entre  son  p6re  et  le  cora- 
mandeur  doit  une  grande  partie  de  son  effet  au  jeu  de  Mole, 
mais  que  I'idee  de  cette  situation  est  par  elle-mtoe  infiniment 
touchante.  La  piece  est  aussi  bien  ecrite  qu'elle  est  bien  pensee, 
et  c'est  tout  dire  :  il  y  a  pourtant,  comme  I'observait  quelqu'un, 
des  choses  qui  passeront  tres-surement  en  proverbes,  telles  que 
cette  grande  maxime  si  philosophique  et  si  neuve,  la  peur  est 
souvent  pire  que  le  malj  a  la  bonne  heure.  Nous  esperons  aussi 
que  le  roi  de  Prusse  voudra  bien  ne  pas  se  venger  trop  serieuse- 
ment  de  la  petite  impertinence  que  I'auteur  s'est  permis  de 
mettre  dans  la  bouche  d'un  soldat  prussien  :  «  Oui,  chez  nous, 
dit-il,  en  temps  de  guerre,  le  soldat  est  presque  aussi  bien  traite 
que  Tofiicier;  mais  en  temps  de  paix...  ma  foijl'officier  Test 
k  peine  comme  un  simple  soldat.  » 

1.  Voir  p.  38. 


MARS   1782.  93 

—  L'opera  de  Thh^e^  avec  la  nouvelle  musique  de  M.  Gossec, 
donne  pour  la  premiere  fois,  sur  le  theatre  de  rAcaclemie  royale 
de  musique,  le  jour  meme  de  la  premiere  representation  &'  Hen- 
riette  au  Theatre-Francais,  n'a  excite  ni  murmures  ni  enthou- 
siasme;  c'est  de  la  musique  bien  faite,  mais  sans  esprit  et  sans 
genie.  Les  gluckistes  en  ont  dit  beaucoup  de  bien  par  recon- 
naissance, M.  Gossec  s'etant  toujours  declare  un  des  admirateurs 
les  plus  passionnes  du  talent  de  M.  le  chevalier  Gluck;  la  vieille 
cabale  des  lullistes  lui  a  su  un  gre  infmi  d'avoir  conserve  I'an- 
cien  air  de  Lulli  sur  ces  paroles  si  connues  d'l5gee  a  la  prin- 
cesse  :  Faites  grace  a  mon  age  en  faveur  de  ma  gloire^  etc. 
Mais  le  seul  morceau  qui  ait  ete  bien  general ement  applaudi,  et 
qui  nous  a  paru  meriter  de  I'etre^  est  celui  du  troisi^me  acte  : 
Si  la  belle  EgU  m'est  raviej  quoique  le  chant  n'en  soit  ni  tres- 
neuf,  ni  tres-piquant,  il  est  du  moms  d'un  bon  genre  et  d'une 
melodie  agreable. 

C'est  M.  Morel  qui  s*est  charge  d' arranger  le  poeme,  de  le 
reduire  en  quatre  actes,  et  d'y  ajouter  les  vers  que  pouvaient 
exiger  et  la  nouvelle  coupe  des  airs  et  la  nouvelle  liaison  des 
scenes.  On  a  dit  que  si  les  paroles  de  Quinault  avaient  ete  trai- 
tees  fort  legerement  par  le  po6te  qui  les  a  marmontelisees,  elles 
I'avaient  ete  en  revanche  fort  lourdement  par  le  musicien;  cela 
est  assez  vrai,  mais  cela  ne  nuira  point  au  succ6s  de  I'ouvrage, 
tr^s-digne  et  de  nos  grandes  connaissances  et  de  notre  bon 
gout  en  musique.  Le  spectacle  de  cet  opera  est  d'ailleurs  tr^s- 
noble  et  tr^s-interessant ;  les  ballets  sont  aussi  bien  executes 
qu'ils  peuvent  I'^tre  depuis  que  nous  avons  perdu  Vestris,  Heinel 
et  Theodore. 

—  Est-ce  la  peine  de  dire  ici  que  les  Deux  Fourbes,  petite 
comedie  en  un  acte,  de  M.  de  la  Chabeaussi^re,  auteur  des 
Maris  corriges^  a  ete  donnee  une  seule  fois  sur  le  theatre  de  la 
Comedie-ItaUenne  S  et  n'a  eu  aucun  succes?  C'est  un  sujet  tire 
de  Gil  BlaSy  le  meme  a  peu  pr^s  que  celui  de  Crispin  rival  de 
son  maitre,  par  Le  Sage.  La  pi^ce  a  ete  ecoutee  jusqu'a  la  fin 
avec  une  patience  digne  d'eloges:  mais,  la  toile  tombante,  elle  a 
ete  sifflee  si  distinctement  que  I'auteur  se  Test  tenu  pour  dit,  et 
n'a  pas  juge  a  propos  d'essayer  une  seconde  fois  1' opinion  du 

1.  Le  22  f^vrier  1782. 


94  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

public ;  il  a  bien  fait,  sans  doute.  Ge  qui  vient  d'arriver  au  sieur 
Grammont  prouve  cependant  que  ce  public  n'est  pas  toujours 
du  meme  avis.  II  y  a  quelque  temps  que,  I'ayant  vu  paraitre 
dans  le  role  d'Orosmane  qu'il  avait,  joue  plus  d'une  fois  avec 
assez  de  succes,  on  se  prit  tellement  d'humeur  contre  lui  qu'on 
le  forca,  mtoe  a  deux  reprises,  de  quitter  la  sc^ne,  et  qu'on 
aima  mieux,  le  sieur  Larive  etant  absent,  voir  jouer  le  i*61e  au 
sieur  Dorival,  reduit  depuis  longtemps  a  I'emploi  de  confident. 
Les  huees  avaient  ete  si  multipliees,  avaient  paru  si  prodigieuse- 
ment  unanimes,  que  tout  le  monde  crut  de  bonne  foi  qu'il  n'ose- 
rait  plus  se  montrer  sur  la  sc^ne ;  en  consequence,  il  avait  mtoe 
deja  re^u  son  conge  de  la  Gomedie.  Grace  a  la  protection  de  la 
cour,  il  obtint  I'ordre  de  rentrer;  il  vient  de  rentrer  en  eflet  par 
le  role  de  Pierre  le  Gruel.  Le  parterre  I'a  re(ju  k  merveille,  et 
lorsqu'il  s'est  avance  sur  le  devant  de  la  sc6ne  pour  dire  a  ces 
messieurs  ce  que  nous  avons  encore  en  ce  moment  beaucoup  de 
peine  a  comprendre  :  a  Messieurs,  vous  me  voyez  penetre  de  la 
plus  vive  sensibilite;  mais,  pour  vous  I'exprimer,  permettez- 
moi  d'attendre  le  temps  ou  ma  reconnaissance  pourra  paraitre 
aussipure,  aussi  desinteressee  que  votre  indulgence...  »  la  salle 
aretenti  des  plus  vives  acclamations,  et  celui  qu'on  avait  hu6,  il 
y  a  trois  semaines,  comme  le  dernier  des  hommes,  s'est  vu 
accueilli  avec  tons  les  honneurs  qu'on  pourrait  rendre  k  un 
heros  persecute.  0  Atheniens!  6  Atheniens! 

—  OEuvres  compUHes  de  M.  I'abbe  de  Voisenon,  en  cinq 
volumes  in-8%  recueillies  et  publiees  par  M'"®  la  comtesse  de 
Turpin.  II  n'y  a  guere,  dans  ce  volumineux  recueil,  que  la 
Coquette  fix^e,  piece  froide,  mais  remplie  d'esprit,  quelques 
contes,  entre  autres  celui  de  Tant  pis  pour  lui^  tant  mieux 
pour  elle,  I'ouvrage  le  plus  ingenieux  que  nous  connaissions 
dans  ce  genre,  et  un  tres-petit  nombre  de  pieces  fugitives,  qui 
meritent  veritablement  d'etre  conservees.  Les  Anecdotes  littd- 
raires  sont  une  esp^ce  ^Ana  rempli  des  preventions  les  plus 
injustes,  mais  ou  Ton  trouve,  a  travers  beaucoup  de  sarcasmes, 
de  pointes,  de  mauvais  calembours,  quelques  mots  heureux, 
quelques  traits  plaisants ;  tout  le  reste  du  recueil  est  compost 
de  prologues,  de  comedies,  d' operas  oublies  depuis  longtemps 
ou  bien  dignes  de  I'etie;  Coulouf  et  Memnon^  pour  n' avoir  pas 
encore  paru,  ne  meritent  pas  d'etre  distingues;  les  Fragttients 


MARS    1782.  95 

histonques  sur  le  minist^re  de  Colbert,  sur  les  guerres  d'Es- 
pagne,  de  Hollande,  de  Genes,  d'Amerique,  etc.,  sur  le  com- 
merce des  deux  Indes,  n'offrent  pas  plus  d'interet  que  d'instruc- 
tion,  et  le  lecteur  partage,  en  les  lisant,  tout  1' ennui  que  I'auteur 
eut  probablement  lui-meme  a  les  ecrire. 


VERS   DE    m''^   AURORE, 
CHANTEUSE  DE  L*ACAD£mIE  ROYALE  DE  MUSIQUE,  AG£e  DE  DIX-SEPT  ANS 


RAUCOURT 


Notre  sexe  doit  s'honorer 
Alors  que  votre  gloire  est  en  tous  lieux  sem^e. 
Je  n'ai  su  vos  succfes  que  par  la  renomm^e, 

Et  je  voudrais  les  celebrer. 

Permettez  que  sous  vos  auspices 

Mes  premiers  vers  soient  adress6s ; 

Vous  devez  avoir  les  pr6mices 

Des  arts  que  vous  embellissez. 
Tandis  qu'au  tendre  amour  vous  derobez  vos  veilles 

Pour  les  consacrer  aux  beaux-arts, 
Tandis  que  des  neuf  soeurs  vous  fixez  les  regards, 
Chanteuse  releguee  au  pays  des  merveilles, 

Moi  je  cultive  avec  bien  des  efforts 
L'art  futile  et  brillant  de  flatter  les  oreilles  . 

Par  Tassemblage  des  accords. 
Vous,  appui  du  theatre  ou  regnaient  les  Corneilles, 

Par  votre  art  aimable,  enchanteur, 
Vous  instruisez  Tesprit  et  vous  parlez  au  coeur. 

VERS    DE   LA   MEME    A   M.    LE   MARQUIS    DE    SAINT-MARG. 

Eh  quoi!  de  ma  muse  naissante 

Vous  daignez  approuver  Tessor  ! 

Quand  ma  lyre  timide  enfante 

Des  sons  formes  k  peine  encor, 

Saint-Marc,  dans  cet  art  si  grand  maitre, 

A  mes  essais  daigne  applaudir  : 

II  veut  bien  aider  a  fleurir 

Le  faible  talent  qui  veut  naitre. 

Quoi !  du  sommet  de  TH^licon 

1.  On  lit  dans  les  Memoires  secrets,,  k  la  date  du  30  mars  1782,  au  sujet  de 
M"e  Aurore  :  «  On  pretend  que  c'est  le  sieur  Guillard,  poSte  attache  au  theatre 
lyrique,  qui  fait  ses  vers.  » 


I 


96  CORRESPONDANGE   LITTfiRAIRE. 

Jusqu'^  moi  vous  daignez  descendre! 

Ce  proc6d6  pourrait  surprendre 

Dans  un  favori  d'Apollon  : 

Je  ne  crois  pas  qu'on  le  condamne ; 

Vous  savez  qu'on  a  vu  jadis 

Jupiter  de  I'humble  Baucis 

Ne  pas  dedaigner  la  cabane. 


REPONSE   DE   M.    LE    MARQUIS    DE    SAINT-3IARC. 

Je  viens  de  recevoir,  mademoiselle,  les  vers  charmants  que 
vous  avez  daigne  m'adr^sser.  Comme  je  les  louerais  si  je  n'y 
etais  beaucoup  trop  loue!  Vos  vers  en  general  sont  pleins  d'har- 
monie,  de  sens,  de  grace,  et,  en  quelque  mani^re,  de  cette  fral- 
cheur  qu'annonce  votre  nom  et  que  montre  voire  presence.  11 
semble  que  vous  vous  soyez  peinte  dans  chacun  d'eux,  et  Ton  ne 
doit  point  6tre  ^tonne  que  vous  les  ayez  faits,  quand  on  a  le 
bonheur  de  vous  voir.  Comme  un  emerite  du  Parnasse,  j'ose 
vous  exhorter  k  cultiver  un  art  auquel  vous  pr^tez  dej^  tant  de 
charmes.  Quels  succes  ne  sont  pas  en  droit  d'attendre  les  Graces 
reunies  au  vrai  talent  1 

Rendez-moi  done,  nouvelle  Aurore, 
Rendez-moi  done  mes  jeunc^s  ans. 
Nouveau  Titiion.je  vous  implore, 
Faites-moi  ressentir  encore 
Toutes  les  flammes  du  printemps. 
En  faveur  de  mon  juste  hommage 
Allez  faire  un  tour  dans  les  cieux  : 
Vous  devez  attendrir  les  dieux, 
Vous  parlez  si  bien  leur  langage. 

A   M.    LE    COMTE   DE   BUFFON, 

SUR   LE   PRESENT   DE   FOURRCRES   QUE   LUI   A   ENVOYEES 

SA   MAJESTE   IMPERIALS  DE   RUSSIE,    ACCOMPAGNEES   DES  MEDAILLES  d'oR    FRAPPEE> 

SOUS  SON    REGNE,   ET   SUR   la  DEHANDE  QU'eLLE   LUI   A   FAITE 

DE   SON    BUSTE. 

PAR  M.  DE  LA  FERTE,  avocat  au  Parlement. 

Quelle  louable  jalousie 
Semble  animer  les  souverains  ! 
Tributaire  de  ton  g6nie, 


r 


MARS   1782.  97 

Catherine  sur  toi  repand  a  pleines  mains 
Les  richesses  de  la  Scythie  : 
Elle  se  signale  en  ce  jour, 
Catherine  la  Magnifique, 
Des  Russes  la  gloire  et  I'amour. 
De  la  Semiramis  antique 
Ne  me  vantez  plus  la  splendeur, 
Lesjardins  merveilleux  d'ou  fuyait  le  bonheur. 
Apprecier  BufTon,  ajouter  a  sa  gloire, 
C'est  avec  lui  s'inscrire  au  Temple  de  Memoire; 
C'est  se  recommander  aux  siecles  a  venir. 
Rappelle,  dans  ton  doux  loisir, 
Avec  quelle  grace  touchante 
Catherine  daigne  embeliir 
Les  dons  que  sa  main  te  pr^sente. 
D'un  regne  glorieux  ces  nombreux  monuments. 
Qui  peuvent  attester  un  siecle  de  lumiere, 
Ces  medailles  dont  I'art  surpasse  la  matiere, 
.   Et  ces  riches  toisons,  Torgueil  des  vetements, 
Ne  valent  pas  d'une  Majesty  fiere 

Les  instances,  le  voeu  pressant. 
Pour  obtenir  la  ressemblante  image, 
Les  nobles  traits  d'un  grand  homme  et  d'un  sage, 
Houdon,  elle  a  fait  choix  de  ton  ciseau  savant, 
La  Souveraine,  amante  des  prodiges. 
Pour  toi  ce  n'est  qu'un  jeu  de  surprendre  nos  sens 
Par  tes  innombrables  prestiges. 
Renouvelant  I'audace  des  Titans, 
Veux-tu  ravir  la  c61este  6tincelle  ? 
Transmettre  au  bloc  Tume  de  ton  module  ? 
Ne  tente  pas  de  coupables  efforts, 
Puise-la  dans  ses  yeux,  cette  flamme  Immortelle, 
Tu  seras  b.  la  fois  et  sublime  et  fidele. 
L'Envie,  en  fr^missant,  tourmentera  son  mors. 
Buffon,  tu  n'as  jamais  aper^u  la  Furie, 
Tu  plains  les  envieux,  tu  dedaignes  I'Envie; 
Tori  laurier,  toujours  vert,  toujours  ch^ri  des  dieux, 
N'a  rien  a  redouter  des  autans  furieux. 

BOUTS   RIMES   DE  M™®   DE   LENONCOURT*. 

J'ai  quatre-vingt-six  ans,  j'arrive'd'  —  ipidaure; 

Esculape  a  regu  mon  premier  --  ex  voto. 

1.  L'exemplalre  annot6  par  M.  Chaude  porte  :  M^^  de  Crequy,  mais  les  an- 
ciennes  editions  et  le  manuscrit  de  Gotha  donnent  Lenoncourt. 

xiii.  7 


98  CORRESPONDANGE    LITTERAIRE. 

On  aime  ses  vieux  jours  autant  que  son  —  aurore, 

Chacun  sur  mon  voyage  avait  cri6  —  haro. 

L'esp6rance  soutient  et  le  succes  —  restaure ; 

Me  voici  rajeunie  et  presque  sans  —  bobo. 
Mon  front  etait  ride,  mon  teint  celui  d'un  —  Maure, 

Quand  je  parlais,  mes  dents  partaient  —  ex  abrupto, 

Une  seule  restait,  servant  de  —  memenlo. 

A  peine  ai-je  touchy  le  serpent  que  —  f  adore, 

Vieillecomme  Baucis  et  sourdecomme  —  /o, 

Je  deviens  aussi  leste,  aussi  belle  que  —  Laure. 

Remerciant  le  dieu,  j'ai  promis  —  in  petto 

Au  moins  cinq  ou  six  fois  d'y  retourner  —  encore. 

LETTRE    DE    M.    LE   COMTE    DE   BUFFON 

A    SA   MAJESTE    IMPERIALE    l'iM  I'E  R  ATRIC  E    DE    TOUTES 
LES    RUSSIES  ^ 

De  Paris,  le  14  dccembre  1781. 

((  Madame,  j'ai  recu,  par  M.  le  baron  de  Grimm,  les  superbes 
fourrures  et  la  trfes-riche  collection  de  medailles  et  grands 
medaillons  que  Yotre  Majeste  imperiale  a  eu  la  bonte  de  m*en- 
voyer.  Mon  premier  mouvement,  apres  le  saisissement  de  la  sur- 
prise et  de  r admiration,  a  ete  de  porter  mes  16vres  sur  la  belle 
et  noble  image  de  la  plus  grande  personne  de  Tunivers,  en  lui 
ofTrant  les  tres-respectueux  sentiments  de  mon  coeur. 

((  Ensuite,  considerant  la  magnificence  de  ce  don,  j'ai  pense 
que  c' etait  un  present  de  souverain  a  souverain,  et  que,  si  ce 
pouvait  etre  de  genie  a  genie,  j'etais  encore  bien  au-dessous  de 
cette  t^te  celeste,  digne  de  regir  le  monde  entier,  et  dont  loutes 
les  nations  admirent  et  respectent  egalement  I'esprit  sublime  et 
le  grand  caract^re.  Sa  Majeste  imperiale  est  done  si  fort  elevee 
au-dessus  de  tout  eloge,  que  je  ne  puis  ajouter  que  mes  voeux  a 
sa  gloire. 

((  Get  ouvrage  en  chainon,  trouve  sur  les  bords  de  I'lrtich*, 
est  une   nouvelle  preuve  de   I'anciennete  des  arts  dans  son 

1.  M.  Nadault  deBuffon  a  publie  cette  lettre  dans  la  Correspondance  inedite  de 
son  arriere-grand-oncle  (t.  II,  p.  112),  en  faisant  observer  qu'elle  avait  ete  publiee 
par  Grimm  (c'est-a-dire  Meister)  avec  des  variantes ;  elles  sont  insignitiantes.  II 
n'a  pas  donne  en  revanche  la  lettre  de  Catherine  II. 

2.  M.  Nadault  de  Buffon  pense  que  les  medailles  representant  les  principaux 
evenements  du  regne  de  I'imperatrice  et  la  chaine  d'or  massif  trouvee  en  Siberie 
sont  actuellement  en  Angleterre. 


r 


MARS   1782.  99 

empire;  le  Nord,  selon  mes  £poques,  est  aussi  le  berceau  do 
tout  ce  que  la  nature  dans  sa  premiere  force  a  produit  de  plus 
grand,  et  mes  voeux  seraient  de  voir  cette  belle  nature  et  les  arts 
descendre  une  seconde  fois  du  Nord  au  Midi  sous  I'etendard  de 
son  puissant  genie.  En  attendant  ce  moment,  qui  mettra  de  nou- 
veaux  trophees  sur  ses  couronnes  et  qui  ferait  la  rehabilitation  de 
cette  par  tie  c?^oupissante  de  TEurope,  je  vais  conserver  ma  trop 
vieille  sante  sous  les  zibelines  et  les  hermines,  qui  des  lors  reste- 
ront  seules  en  Siberie,  et  que  nous  aurions  de  la  peine  a  habituer 
en  Grece  et  en  Turquie. 

((  Le  buste  auquel  M.  Houdon  travaille  n'exprimera  jamais, 
aux  yeux  de  ma  grande  Imperatrice,  les  sentiments  vifs  et  pro- 
fonds  dont  je  suis  penetre;  soixante  et  quatorze  ans  imprimes 
sur  ce  marbre  ne  pourront  que  le  refroidir  encore*.  Je  demande 
la  permission  de  le  faire  accompagner  d'une  efTigie  vivante;  mon 
fils  unique,  jeune  officier  aux  gardes,  le  porterait  aux  pieds  de 
son  auguste  personne;  il  revient  de  Vienne  et  du  camp  de 
Prague,  ou  il  a  ete  bien  accueilli,  et  puisqu'il  ne  m'est  pas  pos- 
sible d'aller  moi-meme  faire  mes  remerciements  a  Votre  Majeste 
imperiale,  je  donnerai  une  partie  de  mon  coeur  a  mon  fils,  qui 
partage  deja  toute  ma  reconnaissance;  car  je  substitue  ces 
magnifiques  medailles  dans  ma  famille  comme  un  monument  de 
gloire  respectable  a  jamais.  Tout  Paris  vient  chez  moi  pour  les 
admirer,  et  chacun  s' eerie  sur  la  noble  munificence  et  les  hautes 
qualites  personnelles  de  ma  bienfaitrice  :  ce  sont  autant  de  jouis- 
sances  ajoutees  a  ses  bienfaits  reels;  j 'en  sens  vivement  le  prix 
par  I'honneur  qu'ils  me  font,  et  je  ne  fmirais  jamais  cette  lettre, 
peut-etre  deja  trop  longue,  si  je  me  livrais  a  toute  1' effusion  de 
mon  ame,  dont  tous  les  sentiments  seront  a  jamais  consacres  a 
la  premiere  et  T unique  personne  du  beau  sexe  qui  ait  ete  supe- 
rieure  a  tous  les  grands  hommes. 

«  G'est  avec  un  tres-profond  respect,  et  j'ose  dire  avec  I'ado- 
ration  la  mieux  fondee,  que  j'ai  I'honneur  d'etre,  madame,  de 
Votre  Majeste  imperiale,  le  tr^s-humble,  etc.  » 


1.  Outre  I'exemplaire  de  Catherine,  M.  Nadault  de  Buflfon  signale  celui  qui 
passa  du  cii^teau  de  Montbard  aux  mains  de  M.  Gatteaux,  de  I'Academie  des  beaux 
arts.  II  en  existe  un  troisi^me  exemplaire  en  marbre  a  la  biblioth6que  du  Jardin 
des  Plantes ;  c'est  peut-6tre  celui  qui  a  figure  a  une  vente  faite  par  I'artiste 
en  1789. 


100  CORRESPONDANCE   LITTfiRAlRE. 

REPONSE    DE    SA    MAJESTE    IMPERIALE. 

De  Petersbourg,  le  15  fevrier  1782. 

((  Monsieur  le  comte  de  Buffon,  je  viens  de  recevoir,  par 
M.  le  baron  de  Grimm,  la  lettre  que  vous  avez  bien  voulu  m'e- 
crire  en  date  du  14  decembre  de  I'annee  passee.  Personne  n'etait 
plus  en  droit  que  vous,  monsieur,  d'etre  revetu  des  fourrures 
de  la  Siberie.  Vos  Epoques  de  la  ?iature  ont  donne  a  mes  yeux 
un  nouveau  lustre  a  ces  provinces,  dont  les  fastes  ont  ete  si 
longtemps  plonges  dans  I'oubli  le  plus  profond;  il  n'appartient 
qu'au  genie  orne  d'aussi  grandes  connaissances  de  deviner,  pour 
ainsi  dire,  le  passe,  d'appuyer  ses  conjectures  de  faits  indispu- 
tables,  de  lire  I'histoire  des  pays  et  celle  des  arts  dans  le 
livre  immense  de  la  nature.  Les  medailles  frappees  du  metal  que 
nous  fournissent  ces  contrees  pourront  un  jour  servir  a  constater 
si  les  arts  ont  degencre  la  ou  ils  ont  pris  naissance ;  ce  qu'il  y  a 
de  sur  c'est  que,  lorsqu'on  les  frappait,  le  chainon  qui  est  er> 
votre  possession  n'a  point  trouve  d'imitateur  ici.  Que  les  zibe- 
lines  conseiTent  votre  sante,  monsieur,  jusqu'au  temps  ou  elles 
s'habitueront  aux  climats  moderes.  Que  votre  buste,  travaille  par 
Houdon,  vienne  dans  ce  Nord,  ou  vous  avez  place  le  berceau  de 
tout  ce  que  la  nature,  dans  sa  premiere  force,  a  produit  de  plus 
grand  et  de  plus  remarquable;  que  monsieur  votre  fils  I'accom- 
pagne  :  il  sera  temoin  de  la  renommee  de  son  illustre  pere  et  de 
Testime  tres-distinguee  que  lui  porte  —  Catherine.  » 

—  On  vient  de  nous  donner  encore,  au  theatre  de  la  Come- 
die-Italienne,  deux  nouveautes  dont  les  fables  de  La  Fontaine 
ont  fourni  I'idee,  V Eclipse  totale  et  V Amour  et  la  Folic. 
UEcUpse  totale^  comedie  en  vers,  melee  d'ariettes,  representee 
pour  la  premiere  fois  le  jeudi  7,  est  I'ouvrage  de  deux  jeunes 
militaires ;  les  paroles,  de  M.  de  La  Chabeaussi^rs,  auteur  des 
Maris  corrigh^  la  musique,  de  M.  Dalayrac,  connu  deja  par 
plusieurs  compositions  instrumentales  remplies  de  talent  et  de 
gout;  les  deux  auteurs  sont  gardes-du-corps  de  M.  le  comte 
d'Artois.  Un  tuteur  astrologue  qui  se  laisse  tomber  dans  un  puits 
en  courant  apr^s  sa  pupille,  qui  lui  est  echappee  avec  son  amant 
pendant  qu'il  observait  I'eclipse,  voila  toute  I'intrigue  et  toute 
Taction  de  la  pi^ce;  elle  n'a  rien  de  neuf ;  elle  porte  sur  des  cir~ 


MARS    1782.  101 

Constances  peu  vraisemblables,  et  que  I'auteur  n'a  pas  meme  su 
iiienager  avec  beaucoup  d'adresse ;  mais  il  en  a  tire  des  scenes 
agreables,  un  dialogue  \'if  et  piquant,  d'ingenieuses  meprises, 
des  jeux  de  mots  pleins  d'esprit  et  de  gaiete,  d'autant  plus  heu- 
reux  qu'ils  semblent  naitre  du  fond  meme  de  la  situation.  Une 
des  plus  jolies  scenes  est  celle  ou  Leandre,  Tamant  de  la  pupille, 
apres  s'etre  annonce  comme  un  des  plus  grands  astronomes  du 
siecle,  pour  demontrer  la  profondeur  de  sa  science,  sous  le  pre- 
texte  de  figurer  plus  clairement  la  marche  des  planetes,  arrange 
tons  les  personnages  de  la  scene  comme  il  convient  le  mieux  a 
I'execution  de  son  projet.  Tandis  que  Solstitius,  le  vieux  astro- 
logue,  est  tout  entier  a  I'observation  de  I'eclipse,  nos  amants  et 
le  bailli,  qui  favorise  leurs  amours,  s'echappent  par  la  trappe 
d'un  puits  a  sec  qui  conduit  a  un  souterrain  de  la  maison  voi- 
sine;  Crispin,  le  valet  de  Leandre,  demeure  le  dernier.  Tous  deux 
disent  ensemble  : 

Voici  Tinstant,  I'heure  fatale, 
Encore  un  moment,  s'il  vous  plait ! 

SOLSTITIUS  seul. 

L'y  voil^,  I'y  voil^,  Teclipse  est... 

CRISPIN,   d6ji  dans   le   puits. 

Totale. 

Les  lumi^res  suivent  progressivement  le  morceau  de  musique, 
qui  fmit  en  smorzando^  et  ce  jeu  de  theatre  forme  un  tableau 
tout  a  fait  comique. 

Ce  qui  nous  a  paru  faire  le  plus  de  plaisir,  dans  la  musique 
de  V Eclipse  totale,  c'est  I'ouverture  et  la  chanson  que  chante 
Rosette  en  attendant  le  rendez-vous  que  lui  avait  donne 
Crispin.  II  y  a,  dans  tout  le  reste,  des  details  agreables, 
mais  beaucoup  de  reminiscences,  peu  de  traits  saillants.  Les 
morceaux  d'ensemble  prouvent  que  I'auteur  au  gout  de  son 
art  joint  encore  une  assez  grande  connaissance  de  la  scene,  et  ce 
coup  d'essai,  tel  qu'il  est,  doit  faire  desirer  que  M.  Dalayrac 
continue  de  consacrer  au  theatre  une  par  tie  de  ses  loisirs. 

U Amour  et  la  Foli'e,  representee,  pour  la  premiere  fois,  sur 
le  meme  theatre,  le  lendemain,  est  une  comedie  en  trois  actes, 
en  prose  et  en  vaudevilles,  par  M.  Des  Fontaines.  Les  jeunes  filles 
du  hameau  ont  resolu  (le  beau'projet  pour  ne  point  s'ennuyer!) 


102  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

de  conserve!'  leur  indifference  et  de  bonder  I'Amour.  Deguise 
en  marchand,  ce  dieu  vient  leur  offrir  un  elixir  merveilleux,  un 
preservatif  contre  I'amour.  Trompees  par  1' etiquette  du  flacon, 
elles  boivent  la  divine  liqueur,  qui  les  rend  toutes  amoureuses  et 
les  livre  a  la  discretion  de  leurs  amants.  Les  vieilles  sont  tentees 
aussi  d'en  gouter;  elles  en  eprouvent  le  meme  efTet,  mais  en 
vain.  La  Folie  cependant,  dont  le  hameau  suivit  toujours  les  lois, 
revient  d'un  voyage  qu'elle  fit  je  ne  sais  ou ;  les  Ris  et  les  Jeux 
ont  disparu  pendant  son  absence ;  elle  ne  retrouve  dans  ce  sejour 
cheri  que  des  langueurs  et  de  fades  tendresses.  Dispute  avec 
I'Amour,  a  qui  elle  propose  un  combat  singulier,  dans  lequeU 
du  premier  coup,  elle  lui  fait  perdre  la  vue.  L' Amour  demande 
justice  au  tribunal  du  lieu  ;  le  bailli  en  est  le  president,  le  bedeau 
plaide  pour  I'Amour,  un  des  bergers  pour  la  Folie;  le  bailli  (c'est 
Mercure  lui-meme  deguise  ainsi  par  I'ordre  de  Jupiter)  decide, 
comme  dans  la  fable,  que  le  dieu  restera  aveugle,  mais  que  la 
Folie  desormais  lui  servira  de  guide.  II  n'y  a  dans  cet  opera- 
vaudeville  ni  beaucoup  d'esprit  ni  beaucoup  de  gaiele,  quelque 
libre,  quelque  hasarde  qu'en  soit  le  ton,  pour  ne  rien  dire  de 
plus;  mais  on  y  trouve  des  mouvements  de  scene  assez  rapides, 
et  dans  I'ensemble  un  certain  tumulte  qui  ne  deplait  point,  qui 
supplee  meme  en  quelque  maniere,  du  moins  a  la  representa- 
tion, a  tout  ce  qui  manque  a  cet  ouvrage  pour  etre  vraiment 
agreable. 

C'est  dans  cette  piece  que  M.  Pariseau  a  pulse  I'idee  du  com- 
pliment dialogue  par  lequel  les  Comediens  italiens  ont  fait  la 
cloture  de  leur  theatre.  L' Amour  y  parait  aveugle,  conduit  par 
la  Folie;  il  lui  dit:  «  Prends  bien  garde  et  choisis  le  meilleur 
chemin...  —  Ne  dirait-on  pas,  lui  repond  la  Folie^  que  tu  sois  le 
premier  que  je  conduise? 

Sur  I'air  :  Reveillez-vous,  belle  endormie. 

Suis-moi  toujours  et  ne  crains  guere, 
A  plus  d'un  j'ai  donnd  la  main; 
Men  ami,  je  sers  de  lisiere 
A  la  moitie  du  genre  humain.  » 

Iris  vient,  de  la  part  de  Jupiter,  lui  ordonner  de  remonter  aux 
cieux;  I'Amour  veut  resister,  il  aime  la  terre.  —  Iris.  La  terre? 


MARS   1782.  103 

eh !  qu'y  fais-tu?  —  La  Folie.  Ge  qu'il  a  toujours  fait,  des  heu- 
reux  et  des  dupes.  —  L' Amour.  J'y  suis  devenu  marchand.  — 
Iris.  C'est  ce  qu'on  te  reproche  un  peu.  —  L' Amour.  Tu  ne 
m'entends  pas  :  j'y  vends  des  riens,  des  drogues,  des  chansons. 
La  terre  est  le  seul  sejour  qui  me  convienne,  on  m'y  traite  a\ec 
indulgence.  —  Iris.  Tu  trouveras  dans  I'Olympe  la  meme  indul- 
gence, et  tu  n'y  seras  pas  le  seul  dieu  prive  du  bonheur  de  voir  : 
la  Fortune  est  sans  yeux,  Plutus  a  la  vue  tres-basse,  et  T Amour, 
Plulus  et  la  Fortune  n'en  sont  pas  moins  trois  aveugles  a  qui 
I'univers  appartiendra  toujours,  etc.  » 

Ce  petit  dialogue  finit  par  un  vaudeville  dont  nous  ne  citerons 
que  le  couplet,  si  vivement  applaudi  et  quimeritait  bien  de  I'etre, 
chante  par  M"^  Dugazon.  G*est  celui  de  la  Folie. 

Sur  I'air  de  Fhrine. 

Ou'Amour  retourne  au  ciel,  qu'il  fuie, 
Je  reste  ici  pour  ma  sant^. 
Point  de  gaite  sans  la  folie. 
Point  de  bonheur  sans  la  gait6. 
On  pretend  qu'^  la  gent  humaine 
Je  sers  de  guide,  et  pour  toujours; 
Messieurs,  si  c'est  moi  qui  vous  mene, 
Vous  viendrez  ici  tous  les  jours. 

—  Essai  sur  les  r^gnes  de  Claude  et  de  N^ro?i,  et  sur  les 
mcBurs  et  les  Merits  de  Seneque^  pour  servir  d' introduction  a  la 
lecture  de  ce  philosophe,  par  M.  Diderot.  Deux  volumes  in-8°; 
nouvelle  edition;  a  Londres ,  c'est-a-dire  a  Bouillon.  Gette 
nouvelle  edition  est  tres-considerablement  augnientee,  et  nous 
a  paru  en  general  plus  favorablement  accueillie  encore  que  la 
premiere.  L'auteur  avait  d'abord  eu  le  projet  de  repondre  en 
detail  a  toutes  les  attaques,  a  toutes  les  objections  que  lui 
avait  faites  I'essaim  bruyant  de  nos  journalistes*;  depuis  il  a 
change  d'avis,  et,  choisissant  dans  le  nombre  de  ces  critiques 
celles  quipouvaient  preter  aux  eclaircissements  les  plus  interes- 
sants  ou  les  plus  utiles,  il  s'est  determine  a  faire  entrer  toutes 
ses  reponses  dans  le  corps  meme  de  I'ouvrage.  L'apologie  de 
Seneque  en  est  devenue  plus  complete  ou  du  moins  plus  inge- 
nieuse;  la  diatribe  centre  J.-J.  Rousseau,  diatribe  qu'on   avait 

1.  Voir  tomeXIf,  p.  297. 


10k  CORRESPONDANCE   LITTfiRAIRE. 

irouvee  si  revoltante,  beau  coup  plus  etendue,  mieux  moiivee,  et 
par  la  meme  peut-etre  moins  violente,  moins  odieuse.  Mais  si  le 
fonds  du  livre  est  beaucoup  plus  riche  qu'il  ne  I'etait,  la  forme 
en  est  aussi  plus  decousue;  il  faut  prendre  son  parti  de  voir 
I'auteur  passer  tout  a  coup  du  palais  de  Cesar  au  grenier  de 
MM.  Royou,  Grosier  et  consorts,  de  Paris  a  Rome,  de  Rome  a 
Paris,  du  regno  de  Claude  a  celui  de  Louis  XV,  du  college  de  la 
Sorbonne  a  celui  des  Augures,  s'adresser  tantot  aux  maitres  du 
monde,  tantot  aux  derniers  roquets  de  la  litterature,  et,  dans 
son  enthousiasme  dramatique,  faire  parler  les  uns,  repondre  les 
autres,  s'apostropher  lui-meme,  apostropher  ses  lecteurs  et  leur 
laisser  souvent  I'embarras  de  chercher  quel  est  le  personnage 
qu'il  fait  parler,  ou  quel  est  celui  auquel  il  s'adresse. 

•  Ce  desordre  est  sans  doute  undefaut;  mais  ce  defaut  nerend 
I'ouvrage  ni  moins  original  ni  moins  piquant;  il  ne  saurait  d6- 
truire  I'efTet  de  ces  belles  pages  traduites  de  Tacite,  que  Tacite 
lui-meme  n'eut  pas  autrement  ecrites  s'il  eut  ecrit  dans  notre 
langue,  ni  de  beaucoup  d'autres  que  ce  grand  ecrivain  n'eut  pas 
desavouees,  quoiqu'elles  ne  soient  point  de  lui.  II  m'est  arrive  plus 
d'une  fois,  en  relisant  ce  beau  morceau  sur  le  regno  de  Claude  et 
de  Neron,  de  vouloir  comparer  avec  1' original  des  paragraphes 
entiersquej'avaispris  pour  du  Tacite  tout  pur,  et  de  n'en  pouvoir 
retrouver  dans  cet  auteur  ni  le  premier  trait,  ni  m6me  la  plus 
legere  trace ;  j'ose  assurer  que  le  lecteur  le  plus  familier  avec  la 
mani6re  de  Tacite  pourra  s'y  laisser  tromper  sans  peine.  On  ne 
saurait  done  avoir  trop  de  regret  que  M.  Diderot  n'ait  pas  eu  le 
courage  d'entreprendre  la  traduction  entiere  de  ce  sublime  histo- 
rien;  elle  lui  avait  ete  demandee  par  M""^  la  grande-duchesse  de 
Russie,  et  cette  demande  n'honore  pas  moins  le  gout  de  cette 
jeune  princesse  que  le  genie  et  les  talents  divers  de  notre  philo- 
sophe. 

Cette  nouvelle  edition  de  VEssai  sw^  Sencque  n'ayant  paru 
que  sous  une  permission  tacite,  I'auteur  a  eu  la  liberie  d'y  inserer 
beaucoup  de  choses  qu'il  avait  ete  force  de  supprimer  dans  la 
premiere  ;  on  pourra  meme  trouver  que  cette  liberte  a  ete  por- 
tee  fort  loin  dans  plusieurs  endroits,  comme  dans  le  parallele  du 
caracterede  Claude  et  de  celui  d'un  roi  qu'il  n' est  pas  difficile  de 
reconnaitre,  puisqu'on  cite  de  lui  des  mots  connus  de  tout  le 
monde. 


xMARS   1782.  105 

«  Claude,  dit  I'apologiste  de  Sen^ue,  Claude  n'est  rien  sur 
le  trone,  rien  dans  le  palais,  il  le  salt,  il  I'avoue.  II  eut  dit  de 
deux  edifices  publics  dont  on  lui  aurait  presente  les  modeles : 
Voild  le  plus  heau^  mais  ce  nest  pas  celui  qu'ils  choisiront,  II 
eut  dit  d'un  de  ses  ministres  :  //  faudra  bien  quil  succombe,  il 
n'y  a  que  rnoi  qui  le  soutiens.  Faible  mais  sense,  s'il  eut  opine 
dans  son  conseil  il  eut  dit  :  Mori  avis  est  le  rneilleur,  ils  ne  font 
pas  suiviy  je  crois  qu'ils  s'en  repentiront.  II  disait  au  Senat :  Cette 
feynme  que  je  produis  en  temoignage  a.  ete  V affranrhie  et  la 
femme  de  chambre de  ma  m^re^  elle ma toujours  regarde cojnme 
son  maitre,  II  y  a  dans  ma  maison  des  gens  qui  n*en  usent  pas 
missi  bien, 

«  La  faiblesse  qui  ne  sait  ni  empecher  le  mal,  ni  donner  le 
bien,  multiplie  la  tyrannies  » 

—  Nouveau  Voyage  en  Espagne,  fait  en  ill 7  et  en  ill 8^ 
dans  lequel  on  traite  des  mccurs^  du  caractere,  des  monuments 
widens  etmodernes,  etc.  Deux  volumes  in-8°.  Nousavons  si  pen 
de  bons  ouvrages  sur  I'Espagne,  que  celui-ci  ne  pouvait  man- 
quer  d'etre  recu  avec  empressement,  quoiqu'il  laisse  encore 
beaucoup  de  choses  a  desirer,  et  qu'il  soit  en  general  assez  mal 
ecrit.  On  I'attribue  a  un  medecin  espagnol,  M.  Peyron-,  et  Ton 
assure  que  c'est  M.  I'abbe  Morellet  qui  s'est  charge  de  le  revoir, 
quant  au  style.  Tel  qu'il  est,  ce  voyage  a  paru  infiniment  plus 
instructif  que  celui  de  Baretti,  rempli  de  minuties  ;  fort  supe- 
rieur  a  celui  de  M.  de  Silhouette,  qui  n'est  qu'un  ouvrage  tres 
superficiel;  moins  diffus,  moins  pesant  que  celui  de  Coldenar; 
plus  exact  encore  que  ceux  de  Labbat  et  du  religieux  Lombard, 
il  embrasse  aussi  plusd'objets  que  celui  de  I'abbe  Ponz,  ouvrage 
d'ailleurs  fort  estimable  quant  a  lapartie  des  arts,  dont  cet  auteur 
s'est  essentiellement  occupe. 

Tin  des  morceaux  les  plus  curieux  du  Nouveau  Voyage  est  la 
description  tres-authentique  et  tres-circonstanciee  de  Vauto-da-f^ 
celebre  sous  le  regno  de  Charles  II  en  1680 ;  ce  qui  n'est  pas 

1.  Selon  I'auteur  de  la  Correspondance  sec7'ete  j)nhUee  par  M.  de  Lescure  (1866, 
1. 1,  p.  493),  Diderot  aurait  ete  un  moment  menace  de  la  Bastille  pour  ces  allu- 
sions :  M  Grondez  beaucoup  I'auteur,  aurait  dit  Louis  XVI  au  garde  des  sceaux 
(Hue  de  Miromesnil),  mais  ne  lui  faites  point  de  mal.  » 

2.  Le  docteur  Peyron  n'etait  pas  Espagnol,  mais  Provencal.  II  etait  frere  du 
peintre  de  ce  nom.  Ne  a  Aix  le  4  octobre  1748,  il  mourut  b.  Pondichery  le 
18  aoiit  1784.  (Beochot.) 


106        CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

moins  remarquable,  c'est  I'extrait  de  la  Consultation  presentee  k 
ce  meme  Charles  II,  par  don  Joseph  de  Ledesma,  sur  les  abus 
sans  nombre  du  tribunal  de  I'lnquisition;  il  n'existe  peut-etre 
aucun  ouvrage  plus  propre  a  faire  connaitre  le  veritable  esprit  de 
cette  affreuse  juridiction.  On  pent  lire  avec  plus  de  tranquillite 
tout  ce  qui  concerne  la  derniere  victime  d'une  superstition  si 
monstrueuse,  depuis  qu'on  sait  que  cetillustre  infortune*  coule 
aujourd'hui,  a  Paris,  des  jours  paisibles,  qu'il  y  jouit  d'une  assez 
grande  partie  de  sa  fortune,  pardonnant  en  bon  chretien  aux 
capucins,  aux  inquisiteurs,  et  tachant  d'oublier  les  persecutions- 
des  uns  et  le  catechisme  des  autres  au  milieu  de  nos  spectacles^ 
de  nos  philosophes,  de  nos  Aspasies,  quelquefois  meme  de  nos 
Lais.  11  n'y  a  pas  trop  de  tout  ce  qui  pent  distraire  pour  effacer 
sde  si  tristes  souvenirs  ^ 

—  Histoire  de  la  derniere  revolution  de  SiMe,  prccedee 
d*une  ontdyse  de  V histoire  de  ce  pays,  pour  dcvehpper  les 
causes  de  cet  ev^nement^  par  Jacques  Lescfene-Desmaisons,  avec 
cette  epigraphe  tiree  de  Pline  :  Cogitemus  si  majus  principibus 
prwstemus  obscquiuni  qui  servitule  civiwn  qumn  qui  libertate 
la^tentur,  Un  volume  in-12.  Le  tableau  d'une  epoque  si  memo- 
rable,  et  pour  le  bonheur  de  la  nation  suedoise  et  pour  la  gloire 
de  Gustave,  demandait  le  pinceau  de  Salluste  ou  de  Saint-Real. 
M.  Jacques  Lescene-Desmaisons  ne  poss^de  assurement  ni  I'un 
ni  I'autre ;  son  style  a  de  I'emphase  et  souvent  meme  une  im- 
propriete  d'expression  tout  a  fait  choquante ;  sa  narration  manque 
d'interet  et  de  clarte.  Les  faits  principaux  sont  indiques,  dit-on, 
avec  assez  d'exactitude ;  mais  la  plupart  des  noms  propres  sont 
estropies  au  point  d'etre  pour  ainsi  dire  meconnaissables.  On  a 
trouve  une  affectation  ridicule  dans  I'emploi  sans  cesse  repete 
de  la  denomination  si  extraordinaire  des  deux  partis  qui  dechi- 
raient  I'l^tat  avant  Theureuse  revolution  qui  delivra  la  Suede  de 
ses  tyrans ;  il  est  vrai  que  ces  noms  de  bonnets  et  de  chapeauXy 
employes  toujours  trfes-gravement  par  notre  historien,  donnent 

1.  M.  d'Olavidcs,  sous  le  nom  de  M.  le  comte  de  Pilo.  (Meister.) 

2.  Par  une  de  ces  singularites  assez  communes  dans  Thistoire  de  I'esprit  hu- 
main  et  meme  dans  celle  des  philosophes,  M.  d'Olavides,  deretour  dans  sa  patrie, 
a  compose  un  ouvrage  intitule  Triomplie  de  I'Evangile,  ou  Memoi7'es  d'un  philo- 
sopheconverti,  ouvrage  quia  ete  traduit  en  frangais  par  M.  Buynant  des  Echelles; 
Lyon,  4805,  4  vol.  in-S".  Le  comte  d'Olavides,  ne  au  Perou,  est  mort  en  Andalousie, 
a  rage  de  soixante-trois  ans,  en  1803.  (B.) 


AVRIL    1782.  107 

souvent  a  ses  phrases  une  tournure  vraiment  burlesque.  V Ana- 
lyse qui  precede  I'hisloire  de  la  revolution  est  trop  longue  pour  ui> 
precis,  et  Ton  y  remarque  cependant  des  omissions,  essentielles. 
Comment  lui  pardonner,  par  exemple,  d'avoir  passe  absolument 
sous  silence  et  la  translation  de  la  couronne  d'Ulrique-l^leonore 
au  prince  de  Hesse,  et  I'epoque  qui  fit  passer  cette  couronne  a  la 
maison  qui  la  porte  aujourd'hui?  La  plus  grande  obligation  que- 
nous  ayons  a  M.  Desmaisons,  c'est  d'avoir  recueilli,  a  la  fin  de 
son  volume,  quelques  lettres  du  roi,  et  ses  discours  a  la  Dieteet 
au  Senat,  discours  dignes  d'un  roi  citoyen,  et  dont  la  main 
meme  des  Tacite  et  des  Salluste  eut  craint  sans  doute  d'alterer 
I'auguste  et  noble  simplicite. 


AVRIL. 

Depuis  plusieurs  annees  il  n'a  pas  encore  paru  de  roman^ 
dont  le  succes  ait  ete  aussi  brillant  que  celui  des  Liaisons  dan- 
gereuseSy  ou  Lettres  reriieillies  dans  line  societe ^  et  piihlices 
jjour  V instruction  de  quelques  autres^  par  M.  G***  de  L***,  avec 
cette  epigraphe  :  Tai  vu  les  moeurs  de  mon  temps^  et  fai  public, 
ces  Lettres.  M.  G***  de  L***  est  M.  Ghoderlos  de  La  Glos,  officier 
d'artillerie;  il  n'etait  connu  jusqu'ici  que  par  quelques  pieces 
fugitives  inserees  dans  V Almanack  des  jnuses,  et  plus  particu- 
lierement  par  une  certaine  £pitre  ci  Margot^,  qui  manqua  lui 
faire  une  tracasserie  assez  serieuse  a  cause  d'une  allusion  pen 
obligeante  pour  M""®  la  comtesse  Du  Barry,  dont  la  favour,  alors 
au  comble,  voulait  etre  respectee. 

On  a  dit  de  M.  Retif  de  La  Bretonne  qu'il  etait  le  Rousseau 
du  ruisseau.  On  serait  tente  de  dire  que  M.  de  La  Glos  est  le 
Retif  de  la  bonne  compagnie.  II  n'y  a  point  d'ouvrage  en  effet, 
sans  en  excepter  ceux  de  Grebillon  et  de  tons  ses  imitateurs,  ou 
le  desordre  des  principes  et  des  moeurs  de  ce  qu'on  appelle  la 
bonne  compagnie  et  de  ce  qu'on  ne  peut  guere  se  dispenser 
d'appeler  ainsi,  soit  peint  avec  plus  de  naturel,  de  hardiesse  et 

1.  Elle  est  imprimee  dans  les  Memoires  secrets,  k  la  date  du  4  fevrier  1774. 


108  CORRESPONDANCE    LITTI^RAIRE. 

d' esprit  :  on  ne  s'etonnera  done  point  que  peu  de  nouveautes 
aient  ete  revues  avec  autant  d'empressement;  il  faut  s'etonner 
encore  moins  de  tout  le  mal  que  les  femmes  se  croient  obligees 
d'en  dire ;  quelque  plaisir  que  leur  ait  pu  faire  cette  lecture,  il 
n'a  pas  ete  exempt  de  chagrin  :  comment  un  homme  qui  les 
connait  si  bien  et  qui  garde  si  mal  leur  secret  ne  passerait-il 
pas  pour  un  monstre?  Mais,  en  le  detestant,  on  le  craint, 
on  I'admire,  on  le  fete;  I'homme  du  jour  et  son  historien, 
le  modele  et  le  peintre,  sont  traites  a  peu  pres  de  la  meme 
maniere. 

En  disant  que  le  vicomte  de  Valmont,  Fun  des  principaux 
personnages  du  nouveau  roman,  parvient,  a  force  d'intrigue  et 
de  seduction,  k  triompher  de  la  vertu  d'une  nouvelle  Clarisse, 
abuse  en  meme  temps  de  1' innocence  d'une  jeune  personne,  les 
sacrifie  I'une  et  I'autre  a  I'amusement  d'une  courtisane,  et  fmit 
par  les  reduire  toutes  deux  au  desespoir,  on  pourrait  bien  faire 
soupconner  que  c'est  la,  selon  toute  apparence,  le  heros  de 
notre  histoire.  He  bien,  tout  sublime  qu'il  est  dans  son  genre, 
ce  caract^re  n'est  encore  que  tr^s-subordonne  a  celui  de  la  mar- 
quise de  Merteuil,  qui  I'inspire,  qui  le  guide,  qui  le  surpasse  a 
tons  egards,  et  qui  joint  encore  a  tant  de  ressources  celle  de 
conserver  la  reputation  de  la  femme  [du  monde  la  plus  ver- 
tueuse  et  la  plus  respectable.  Valmont  'n'est,  pour  ainsi  dire, 
que  le  ministre  secret  de  ses  plaisirs,  de  ses  haines  et  de  sa 
vengeance;  c'est  un  vrai  Lovelace  en  femme;  et  comme  les 
femmes  semblent  destinees  a  exagerer  toutes  les  qualites 
qu'elles  prennent,  bonnes  ou  mauvaises,  celle-ci,  pour  ne  point 
manquer  a  la  vraisemblance,  se  nlontre  aussi  tres-superieure  a 
son  rival. 

On  croit  bien  qu'apres  avoir  presente  a  ses  lecteurs  des 
personnages  si  vicieux,  si  coupables,  I'auteur  n'a  pas  ose  se 
dispenser  d'en  faire  justice;  aussi  I'a-t-il  fait.  M.  de  Valmont  et 
M*"^  de  Merteuil  fmissent  par  se  brouiller,  un  peu  leg^rement 
a  la  verite ;  mais  des  personnes  de  ce  merite  sont  tres-capables 
de  se  brouiller  ainsi.  M.  de  Valmont  est  tue  par  I'ami  qu'il  a 
trahi;  la  conduite  de  M'"«  de  Merteuil  est  enfm  demasquee; 
pour  que  sa  punition  soit  encore  plus  eflrayante,  on  lui  donne 
la  petite  verole,  qui  la  defigure  affreusement ;  elle  y  perd  meme 
un  ceil,  et,   pour  exprimer  combien  cet  accident  I'a   rendue 


AVRIL    1782.  109 

hideuse,   on  fait  dire  au   marquis   de^**   que   la  malacUe  Va 
retoiirnec^  et  qu'a  present  son  dme  est  siir  sa  figure,  etc. 

Toutes  les  circonstances  de  ce  denoument,  assez  brusque- 
ment  amenees,  n'occupent  guere  que  quatre  ou  cinq  pages;  en 
conscience,  peut-on  presumer  que  ce  soit  assez  de  morale  pour 
detruire  le  poison  repandu  dans  quatre  volumes  de  seduction, 
ou  I'art  de  corrompre  et  de  tromper  se  trouve  developpe  avec 
tout  le  charme  que  peuvent  lui  preter  les  graces  de  I'esprit  et  de 
I'imagination,  I'ivresse  du  plaisir  et  le  jeu  tres-entrainant  d'une 
intrigue  aussi  facile  qu'ingenieuset  Quelque  mauvaise  opinion 
qu'on  puisse  avoir  de  la  societe  en  general  et  de  celle  de  Paris 
en  particulier,  on  y  rencontrerait,  je  pense,  peu  de  liaisons  aussi 
dangereuses,  pour  une  jeune  personne,  que  la  lecture  des  Liai- 
so?is  dangereuses  de  M.  de  La  Glos.  Ce  n'est  pas  qu'on  pretende 
I'accuser  ici,  comme  I'ont  fait  quelques  personnes,  d' avoir  ima- 
gine a  plaisir  des  caracteres  tellement  monstrueux  qu'ils  ne 
peuvent  jamais  avoir  existe  :  on  cite  plus  d'une  societe  qui  a  pu 
lui  en  fournir  I'idee;  mais,  en  peintre  habile,  il  a  cede  a  I'attrait 
d'embellir  ses  modeles  pour  les  rendre  plus  piquants,  et  c'est 
par  la  meme  que  la  peinture  qu'il  en  fait  est  devenue  bien  plus 
propre  a  seduire  ses  lecteurs  qu'a  les  corriger. 

in  des  reproches  qu'on  a  faits  le  plus  generalement  a  M.  de 
La  Clos,  c'est  de  n'avoir  pas  donne  aux  mechancetes  qu'il  fait 
faire  a  ses  heros  un  motif  assez  puissant  pour  en  rendre  au  moins 
le  projet  plus  vraisemblable.  Le  motif  qui  les  fait  concevoir  est 
en  effet  assez  frivole;  c'est  pour  punir  le  comte  de  Gercourt  de 
r avoir  quittee  pour  je  ne  sais  quelle  intendante  que  M'"^  de  Mer~ 
teuil  emploie  toutes  les  ressources  de  son  esprit  et  toute  I'adresse 
de  son  ami  a  perdre  la  jeune  personne  qu'il  doit  epouser. 
«  Prouvons-lui,  dit-elle  a  Valmont,  qu'il  n'est  qu'un  sot;  il  le 
sera  sans  doute  un  jour;  ce  n'est  pas  la  ce  qui  m'embar- 
rasse,  mais  le  plaisant  serait  qu'il  debutat  par  la...  »  Et  c'est 
la  Tobjet  important  de  tant  d'intrigues,  de  tant  de  perfidies. 

On  pent  douter  si  Yalmont  est  amoureux  de  I'aimable  presi- 
dente  de  Tourvel;  en  employant,  pour  la  seduire,  tout  l' artifice 
imaginable,  il  semble  qu'il  n'ait  d'autre  but  que  celui  d'assurer 
au  vice  I'espece  d'avantage  qu'il  pent  usurper  quelques  moments 
sur  la  vertu  meme  la  plus  pure.  Mais  ne  pourrait-on  pas  faire  le 
meme  reproche  au  caractere  que  Richardson  donne  a  Lovelace  ? 


110  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Lovelace  est-il  vraiment  amoureux  de  Glarisse?  Gomme  Valmont, 
il  ne  cherche  que  le  charme  des  longs  combats  ct  Ics  details 
d'line  pcnihle  defaite. 

Ce  n'est  pas  sans  quelque  regret  qu'on  se  permet  d'en  con- 
venir;  mais  rexperience  le  prouve  trop  bien  tous  les  jours  :  a 
-en  juger  par  la  conduite  de  beaucoup  de  gens,  il  faut  bien  que 
le  vice  ait  ses  plaisirs  comme  la  vertu ;  et  ce  qui  constitue 
decidement  le  caractere  du  mechant  comme  celui  de  I'homme 
vertueux,  c'est  de  I'^tre  sans  aucun  objet  d'utilite  personnelle 
€t  pour  le  seul  plaisir  de  I'etre.  La  societe  donne  aux  hommes 
tant  de  besoins,  lant  d'especes  d' amour-propre  a  contenter, 
elle  leur  laisse  tant  d'inquietude,  tant  d'activite  dont  on  ne  sait 
le  plus  souvent  que  faire !  Si  la  bonne  compagnie  offre  assez 
de  gens  aimables  qui  ne  trouvent  que  dans  la  tracasserie  et 
dans  les  mechancetes  de  quoi  occuper  le  vide  de  leur  coeur, 
I'inutilite  de  leur  existence,  pourquoi  refuser  a  M™^  de  Merteuil, 
au  vicomte  de  Valmont,  honneur  d* avoir  ete  de  ce  nombre  ? 

Pour  avoir  une  juste  idee  de  tout  le  talent  qu'on  ne  pent 
s'emp^cher  de  reconnaitre  dans  I'ouvrage  de  M.  de  La  Clos,  il 
faut  le  lire  d'un  bout  a  I'autre;  il  n'y  en  a  pas  moins  dans 
I'ensemble  que  dans  les  details.  Les  caract^res  y  sont  parfaite- 
ment  soutenus;  la  naivete  de  la  petite  de  Volange  est  un  peu 
bete,  mais  elle  n'en  est  que  plus  vraie,  et  ce  personnage  con- 
traste  aussi  heureusement  avec  1' esprit  de  M"""  de  Merleuil  que 
les  vices  de  celle-ci  avec  la  vertu  romanesque  de  M"®  de  Tourvel. 
L' extreme  securite  de  M'"°  de  Volange  sur  la  conduite  de  sa  fille 
est  peut-etre  ce  qu'il  y  a  de  moins  vraisemblable  dans  tout 
I'ouvrage;  elle  est  justifiee  cependant  autant  qu'elle  pent  I'etre 
et  par  I'adresse  de  M™®  de  Merteuil,  et  par  cette  confiance 
qu'une  femme,  dont  la  vie  fut  toujours  irreprochable,  prend  si 
naturellement  dans  tout  ce  qui  I'entoure.  On  pent  croire  sans 
peine  que  la  fille  d'une  M™®  de  Merteuil  serait  a  coup  sur 
mieux  gardee  que  ne  Test  la  petite  de  Volange;  I'experience 
du  vice  a  sur  ce  point  de  grands  avantages  sur  les  habitudes 
de  la  vertu. 

Parmi  les  episodes  qui  enrichissent  cetle  ingenieuse  pro- 
duction, on  ne  pent  se  refuser  au  plaisir  de  citer  celui  de  la 
fameuse  aventure  des  Inseparables,  dans  laquelle  le  joli  Prevan, 
apres  avoir  triomphe  glorieusement,  dans  la  meme  nuit,  de  trois 


AVRIL  1782.  Ill 

jeunes  beaules,  oblige  le  lendemain  leurs  amants  a  lui  pardonner 
cette  triple  trahison,  et  a  se  croire  ses  meilleurs  amis.  L'aven- 
ture  de  M'"*"  de  Merteuil  avec  ce  meme  Prevan  est  peut-etre  encore 
plus  piquante.  Son  ami  Yalmont  I'exhorte  a  s'en  defier  :  «  S'il 
pent  gagner  seulement  une  apparence,  lui  dit-il,  il  se  vantera, 
<.'t  tout  sera  dit;  les  sots  y  croiront,  les  mediants  auront  Fair 
d'y  croire;  quelles  seront  vos  ressources?...  »  M'"^  de  Merteuil 
lui  repond  :  «  Quant  a  Prevan,  je  veux  1' avoir,  et  je  I'aurai;  il 
veut  le  dire,  et  il  ne  le  dira  pas;  en  deux  mots,  voila  notre 
roman...  »  Et  ce  roman  n'en  est  pas  un;  car  M*""^  de  Merteuil 
tient  parole. 

11  n'y  a  pas  moins  de  Vjariete  dans  le  style  de  ces  Lettres  qu'il 
n'y  en  a  dans  les  differents  caracteres  des  personnages  que 
Tauteur  fait  paraitre  sur  la  scene.  La  Lettre  du  vicomte  a  son 
chasseur  et  la  reponse  de  celui-ci  ne  sont  pas  au-dessous  de 
celles  de  Lovelace  et  de  son  Joseph  Leman;  cependant  elles 
n'ont  d'autre  rapport  ensemble  que  celui  d'etre  egalement  vraies, 
egalement  originales. 

THALIE    AUX    COMEDIENS    FRANCAIS, 
AU    SUJET    DE    l'OUVERTUKE    DE   LEUR    NOUVELLE    SALLE*. 

ficoutez,  messieurs  les  acteurs, 
ficoutez  ma  plainte  folatre  : 
Lorsque  vous  changez  de  theatre, 
Ne  pourriez-vous  changer  d'auteurs  ? 
Melpomene,  ma  soeur  altiere, 
Pent  encor  descendre  chez  vous. 
La  Harpe,  Ducis  et  Lemierre 
Lui  rendent  des  soins  assez  doux. 
Mais  comment  y  suis-je  trait^e? 
Jadis  on  y  suivait  ma  loi, 
Et  maintenant,  ah !  je  le  vois, 
A  peine  y  suis-je  regrettee, 
A  peine  y  songe-t-on  k  moi. 
Du  lamentable  La  Chauss6e 
Les  lamentables  successeurs 
De  mes  fitats  m'ont  expulsee, 
Et  noy6  mes  ris  dans  les  pleurs. 
Quoique  veuve  encor  tr6s-jolie, 

1.  L'Odeon. 


112  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

D'un  voile  de  m61ancolie 
Par  eux  mon  front  fut  revetu : 
Helas!  dans  ma  juste  furie, 
Faudra-t-il  que  je  me  marie 
Avec  Boniface  Pointu  ^? 


ENIGME-LOGOGRIPHE. 

J'embrassai  tout,  et  mon  genie 
Cueillit  tous  les  lauriers  destines  au  talent  : 
De  I'empire  des  arts  usurpateur  brillant, 
Lecteur,  pour  m'admirer  TEurope  est  reunie. 
Profond,  16ger,  malin,  agr^able,  erudit, 

Tour  i  tour  faible  et  magnanime, 
Je  suis  moi-m6me  une  6nigni3  sublime 

Dont  le  mot  n'est  pas  encor  dit. 

En  attendant  qu'on  y  r6ponde, 

ficoute  bien  :  mon  premier  nom 

Est  tout  entier  dans  mon  second, 

Et  mon  second  remplit  le  monde. 
Le  probl^me,  lecteur,  doit  etre  r6solu; 
Si  tu  le  lis  deux  fois,  tu  ne  m'as  jamais  lu. 

—  Les  Comediens  francais  ont  fait,  le  mardi  9,  Pouverture 
de  leur  nouvelle  salle  du  faubourg  Saint-Germain  par  VI phi  ge- 
nie de  Racine,  precedee  de  Vliumgunition  du  Thcdtrc-FrinicaiSy 
en  un  acte  et  en  vers,  de  M.  Imbert.  Ce  serait  ici  le  lieu  de 
faire  ou  Peloge  ou  la  critique  detaillee  d'un  monument  com- 
mence depuis  tant  d'annees,  attendu  depuis  si  longtemps,  et  que 
la  magnificence  de  nos  rois  devait  sans  doute  a  la  gloire  des 
arts  qui  ont  illustre  la  nation;  mais,  dans  la  crainte  de  remplir 
mal  une  tache  qui  suppose  des  connaissances  dont  nous  sommes 
entierement  depourvus ,  nous  croyons  devoir  nous  borner  a 
quelques  observations  generales  qui  n'ont  echappe  a  personne, 
et  qui  nous  ont  paru  confirmees  par  P  opinion  meme  des  gens 
de  Part. 

La  facade  exterieure  du  batiment  a  ete  trouvee  generale- 
ment  beaucoup  trop  massive;  rien  n'est  plus  oppose  au  carac- 
tere  d' elegance  qui  convenait  si  bien  a  un  edifice  de  ce  genre. 
Le  vestibule  interieur  de  la  salle  forme  une  double  galerie  sou- 

1.  Personnage  d'une  comedie  donnee  dernierement  avec  le  plus  grand  succes 
sur  le  theatre  de  Janot,  la  Suite  de  Jerdme  et  d'Eustache  Pointu.  (MEisTEn(. 


AVRIL  1782,  113 

tenue  par  une  multitude  de  colonnes,  dont  le  premier  coup  d'oeil 
ofire  un  aspect  assez  piquant,  assez  agreable;  mais,  examine 
avec  plus  d'attention,  on  y  trouve  plus  de  singularite  que  de 
grandeur,  plus  de  luxe  que  d'utilite ;  on  s'apercoit  avec  humeur 
que  I'artiste  a  sacrifie  au  plaisir  de  faire  une  chose  nouvelle 
extraordinaire,  les  convenances  les  plus  essentielles  a  Tusao-e  du 
public;  que  les  escaliers,  trop  raides  et  sans  repos,  pour  ne  pas 
occuper  trop  d'espace,  sont  tres-incommodes  a  monter,  plus 
incommodes  encore  a  descendre;  que  tous  les  passages 'd'une 
partie  de  la  galerie  a  I'autre  sont  ridiculement  resserres,  et  que  la 
prodigieuse  elevation  de  cette  double  galerie  la  rendra,  I'hiver, 
d'un  froid  insupportable,  en  depit  de  tous  les  poeles  et  de  toutes 
les  precautions  qu'on  pourra  prendre  pour  la  rechaufler.  L'inte- 
rieur  de  la  salle  est  d'une  Ibrme  ronde;  le  theatre,  avance  sur 
un  segment  du  cercle,  n'en  interrompt  point  la  regularite.  Un 
lustre,  suspendu  au  centre  d'un  dome  tres-orne  de  sculptures, 
<3claire  seul  la  salle,  et,  pour  lui  donner  encore  mieux  I'air  du 
soleil,  on  a  imagine  tres-ingenieusement  de  I'entourer  de  douze 
figures  de  carton  representant  les  douze  signes  du  zodiaque, 
allegorie  dont  laffectation  precieuse  et  recherchee  n'a  pas  parii 
d'un  fort  bon  gout.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  saurait  nier  que  la 
forme  interieure  de  cette  nouvelle  salle  ne  surprenne  d'abord  par 
un  ensemble  assez  vaste,  assez  imposant;  mais  I'avantage  de  ce 
premier  apercu  n'empeche  pas  qu'on  n'observe  ensuite'^que  les 
pilastres  qui  soutiennent  ou  paraissent  soutenir  les  arcs  du  dome 
sont  du  dessin  le  plus  pauvre  et  le  plus  mesquin;  que  la  coupe 
en  est  trop  grele,  qu'interrompue  mal  a  propos  par  une  partie 
des  logos,  on  en  suit  difficilement  I'ordre  et  la  base  :  c'est  ce 
defaut  capital  qui,  joint  a  la  blancheur  uniforme  de  tous  les 
ornements  de  sculpture,  a  fait  dire  que  la  nouvelle  salle  ressem- 
blait  a  ces  boites  de  sucre  dont  on  pare  aujourd'hui  nos  desserts. 
Une  faute  plus  essentielle  encore  que  Ton  reproche  a  MM.  Peyre 
€tde  Wailly,  c'est  d' avoir  si  mal  combine  et  le  plan  general  de 
I'edifice  et  la  distribution  particuliere  des  logos,  qu'il  s'y  trouve 
un  grand  nombre  de  places  d'ou  I'on  voit  mal  et  d'ou  I'on  n'en- 
tend  guere  mieux.  La  galerie  qui  domine  autour  du  parquet 
foime  une  espece  d'avant-toit  sur  les  logos  du  rez-de-chaussee 
qui  leur  cache  a  peu  pr^s  les  deux  tiers  de  la  scene;  elle  a  telle- 
ment  force  d'elever  les  premieres  et  les  secondes  loges,  que  ces 


XIII. 


Uk  CORRESPONDANGE    LITTERAIRE. 

derni^res  le  sont  plus  que  ne  I'etaient,  dans  I'ancienne  salle,  les 
troisi^mes ;  de  toutes  ces  loges  on  voit  les  acteurs  comme  dans  le 
fond  d'un  puits.  La  voix  va  se  perdre  dans  le  centre  du  dome  et 
dans  les  angles  multiplies  de  tons  les  ornements  en  bosse  dont  il 
est  surcharge  :  les  seules  places  ou  Ton  puisse  entendre  sans  un 
effort  d' attention  fatigant  sont  celles  qui  sont  en  face;  on  perd 
beaucoup  dans  les  places  de  cote,  meme  a  I'orchestre.  Quelque 
grand  que  soit  le  lustre  dont  la  salle  est  eclairee,  il  ne  saurait 
I'eclairer  suffisamment;  il  est  impossible  de  distinguer  les  objets 
d'un  rang  de  loges  a  I'autre ;  tout  s'efface  et  se  confond,  et  les 
femmes,  faites  pour  parer  le  spectacle,  sont  reduites  au  plaisir 
qui  leur  est  souvent  le  plus  indifferent,  celui  de  voir  et  d'ecouter. 
Le  theatre  est  fort  large,  mais  il  n'a  point  de  profondeur,  dis- 
position peu  favorable  a  I'effet  des  decorations,  qui  peut  embar- 
rasser  le  jeu  de  I'acteur  et  nuire  a  la  pompe  du  spectacle. 

Mais  en  voila  sans  doute  assez  sur  un  objet  qu'il  faut  laisser 
discuter  a  des  juges  plus  instruits.  11  y  a  peu  de  chose  a  dire 
de  la  petite  pi^ce  de  M.  Imbert;  ce  sont  des  scenes  episo- 
diques  versifiees  avec  autant  de  facilite  que  de  negligence,  et 
qui  prouvent  seulement  qu'avec  de  1' esprit  et  de  I'imagination 
M.  Imbert  a  si  peu  de  talent  pour  le  theatre,  qu'il  n'en  a  pas 
meme  pour  ce  genre,  de  tous  assurement  celui  qui  en  exige  le 
moins. 

—  II  y  a  beaucoup  d' esprit,  beaucoup  de  raison,  beaucoup 
de  malignite  dans  la  comedie-vaudeville  representee  le  meme 
jour  sur  le  Theatre-Italien ;  mais  la  critique  en  a  paru  trop  dure, 
trop  amere;  I'invention  en  est  d'une  allegoric  trop  alambiquee, 
et,  pour  etre  plein  de  mots  heureux,  le  dialogue  n'en  est  pas 
moins  depourvu  et  de  mouvement  et  de  rapidite.  Gette  pifece, 
annoncee  d'abord  sans  titre,  a  ete  donnee  depuis  sous  celui  du 
Public  vengc,  precedee  d'un  prologue  intitule  le  Poisson  d'avril; 
elle  est  de  M.  Prevot,  avocat  au  Parlement,  et,  quoiqu'il  ne 
soit  plus  jeune ,  nous  croyons  que  c'est  son  premier  essai  dans 
la  carri^re  dramatique ;  il  n'est  pas  plus  connu  dans  celle  du 
barreau. 

Yoici  I'idee  du  prologue.  Momus  trouve  le  sifflet  du  Public; 
oh  !  la  bonne  trouvaille  par  le  temps  qui  court !  II  en  fait  present 
a  la  petite  Thalie,  fort  occupee  du  compliment  qu'elle  doit  faire, 
selon  r usage,  au  Public.  On  le  voit  parattre ;  la  Muse,  qui  n'est 


AVRIL    1782.  115 

pas  encore  prete,  se  sauve  sous  la  toile.  Monius,  cache  a  I'avant- 
scene  par  les  roseaux,  ecrit  sur  ses  tablettes,  et  le  Public  s'a- 
vance  en  pechant  du  meme  cote;  ce  Public  est  de  fort  mauvaise 
humeur  et  d' avoir  perdu  son  sifllet,  et  de  n' avoir  rien  pris  de  la 
journee.  Tandis  qu'il  s'en  plaint,  Momus  attache  ses  tablettes  a 
I'hamecon  de  la  ligne  et  reste  cache.  Le  Public  retire  la  ligne,  et 
trouve  sur  les  tablettes  le  couplet  que  voici  : 

Qui  reclame  un  silflet  de  prix? 
Momus  prometde  lelui  rendre, 
S'il  veut  au  spectacle  aujourd'hul 
Sans  rien  critiquer  tout  entendre. 
Ce  marche-la  vous  convient-il  ? 

II  jette  les  tablettes  en  souriant : 

Ma  foi,  c'est  un  poisson  d'avril. 

La  petite  Thalie  revient,  remet  humblement  au  Public  son  sifflet? 
et  lui  dit  : 

Ne  courbez  pas  sur  nous  ce  sceptre  rigoureux, 

Le  moment  ou  Ton  rentre  est  fait  pour  les  heureux. 

Monseigneur  est  fort  etonne  de  trouver  sur  I'affiche  :  Les  Come-, 
diens  italiens  donneront  aujourd'hui  le  Public^   comedie  nou- 
velle.  —  M'afflcher !   de  moi  s*amuser !  Je   vais  faire   beau 
bruit...  —  CalmeZj  lui  repond  Momus,  calmez  ce  grand  depit^ 
car  on  dirait  :  Vous  vous  sifjlez  vous-meme, 

Tous  les  personnages  de  la  nouvelle  comedie-vaudeville  sont 
allegoriques.  Le  fond  du  theatre  represente  un  desert;  la  Verite 
y  parait  endormie  dans  les  bras  du  Temps;  on  voit,  de  cote 
et  d'autre,  des  inscriptions  et  differents  emblemes  de  la  revolu- 
tion des  systemes  et  des  modes.  L'Opinion,  le  Caprice,  girouette 
tenant  le  portefeuille  du  Public ;  I'Amphigouri  et  toute  sa  troupe, 
composee  de  la  Cabale,  du  Paradoxe,  de  Nycticorax,  du  Dramo- 
mane,  de  I'Harmoniche,  avaient  cherche  depuis  longtemps  a 
eloigner  le  Public  de  la  Verite.  Le  Genie  national ,  exile  par  le 
mauvais  gout,  revient,  apres  de  longs  voyages,  en  France,  sa 
patrie;  il  fait  fuir  tous  les  fantomes  ridicules  qui  s'eiaient 
empares  du  Public,  lui  ote  les  lisieres  par  lesquelles  ils  le  tenaient 


116  CORRESPONDANGE    LITTERAIRE. 

attache,  et  le  reconcilie  avec  la  Verite,  les  Ris  et  les  Graces.  II 
est  difficile  de  donner  a  un  sujet  allegorique  beaucoup  de  mou- 
vement  etd'int^ret;  le  developpement  de  celui-ci  n'est  souvent 
ni  assez  clair  ni  assez  rapide;  mais,  a  travers  des  longueurs  qui 
ont  dii  nuire  au  succes  de  I'ensemble,  on  n'a  pu  s'empecher  d'y 
applaudir  un  grand  nombre  de  details  d'une  critique  vive  et 
piquante.  Dans  les  couplets  de  I'Agreable  de  ville,  Tun  des  per- 
sonnages  qui  viennent  faire  leur  cour  au  Public,  on  a  trouve 
qu'il  y  en  avait  dont  M.  de  Beaumarchais  pourrait  avoir  quelque 
raison  de  se  plaindre  comme  celui-ci  : 

Mes  proems, 
Vos  valets, 
Je  les  gagne; 
Je  fais  croire  a  mes  propos, 
Meme  a  mes  chateaux 
En  Espagne,  etc. 

II  y  a,  dans  le  role  de  M"**  du  Costume  ou  de  M"«  Bertin*, 
qui,  comme  de  raison,  vient  aussi  rendre  compte  au  Public  de 
ses  succes,  un  madrigal  assez  agreable  pour  la  reine;  mais  la 
maniere  dont  il  est  amene  est  si  gauche  qu'il  n'a  fait  que  peu 
d'effet. 

Sur  I'air  de  la  Baronne. 

C'est  un  mystfere  ; 
Trop  tard  mes  cartons  sont  venus. 

C'est  un  mystere. 
Sur  une  Gr^ce  je  voulus 
£puiser  tons  les  dons  de  plaire : 
EUe  avait  tout  pris  chez  V6nus. 

C'est  un  mystere. 

Dans  la  foule  de  traits  dont  cet  ouvrage  est  rempli,  nous 
nous  contenterons  d'en  choisir  encore  deux  ou  trois  qui  pour- 
ront  faire  regretter  que  I'auteur  n'ait  pas  su  en  faire  un  usage 
plus  heureux. 

1.  Marchande  de  modes  de  Marie-Antoinette.  Ses  airs  importants  faisaient 
I'amusement  de  la  ville  et  de  la  cour.  —  «  Montrez,  disait-elle  un  jour  a  une  de  ses 
demoiselles  de  magasin,  en  recevant  une  pratique,  montrez  a  raadame  le  resul- 
tat  de  men  dernier  travail  avec  Sa  Majeste.  »  Ce  debris  de  I'ancienne  cour  niourut 
en  1813.  On  a  publie  en  1824,  Paris,  Bossange  freres,  in-8",  des  Memoires  de 
M  *'«  Berlin,  mais  ils  ont  ete  dementis  par  sa  famille  et  retires  du  commerce.  (T.) 


AVRIL   1782.  117 

«  On  trouvera  chez  moi,  dit  M'"^  du  Costume,  des  poupees  k 
ressort  qui  representeront  les  moeurs,  les  conditions,  les  carac- 
teres,  et,  en  six  seances  au  plus,  on  aura  le  signalement  de  toute 
la  nation,  n 

((  Depuis  mon  exil,  dit  le  Genie  national,  j'ai  vu  bien  des 
pays ;  pas  une  nation  qui  ne  soit  amoureuse  de  ma  mani^re ;  on 
me  recherche  partout;  je  reviens  ici,  on  y  accueille  tout,  hors 
moi,  et  j'y  suis  le  seul  etranger.  » 

Nycticorax  lui  propose  la  lecture  de  quelque  philosophe 
anglais  bien  noir,  bien  penseur.  «  J'aime  mieux,  lui  repond-il, 
une  soiree  francaise  que  toutes  les  nuits  *  de  nos  voisins.  » 

—  On  doit  plus  de  decouvertes  utiles  au  hasard  ou  a  I'instinct 
qu'aux  reflexions  les  plus  suivies,  et  les  siecles  d'ignorance  en 
comptent  peut-etre  plus  que  les  temps  les  plus  eclaires.  M.  Vera, 
employe  a  la  Poste,  sans  s'etre  occupe  jamais  d'aucune  partie 
des  mathematiques,  vient  de  trouver,  pour  suppleer  a  la  pompe, 
une  machine  dont  les  avantages  et  la  simplicite  ont  attire  I'atten- 
tion  de  I'Academie  des  sciences.  Une  corde  sans  fm  monte  et 
descend  sur  deux  poulies  fixees  perpendiculairement  Tune  a 
I'autre  :  la  poulie  inferieure  est  plongee  dafis  le  reservoir  d'eau, 
et  la  superieure  elevee  a  I'endroit  ou  I'eau  doit  monter,  est 
enfermee  dans  une  caisse  percee  a  son  fond,  pour  laisser  passer 
la  corde  :  I'axe  de  la  poulie  superieure  en  enfile  une  autre  de 
plus  petit  diametre,  qui  communique  par  une  chaine  sans  fm 
a  une  grande  roue  fixee  perpendiculairement  a  la  portee  de  la 
main.  Gette  grande  roue  est  mise  en  mouvement  par  une  mani- 
velle^  ou  tel  autre  moyen  qu'on  y  voudra  substituer;  son  mou- 
vement est  transmis  par  la  chaine  sans  fm  a  la  petite  poulie 
superieure,  et  par  consequent  a  la  poulie  superieure  de  la 
corde,  puisqu'elle  a  le  meme  axe.  Ainsi  la  corde  sans  fm  monte 
continuellement  d'un  cote,  depuis  le  reservoir  jusqu' a  la  caisse,  et 
descend  de  la  caisse  au  reservoir  sans  interruption.  Sa  partie 
ascendante  eleve  autour  d'elle  une  colonne  d'eau  qu'elle  depose 
dans  la  caisse  en  roulant  sur  la  poulie  superieure;  de  la  caisse 
Teau  coule  par  un  conduit  dans  le  bassin  destine  a  la  rece- 
voir. 

La  quantite  d'eau  elevee  dans  un  temps  donne  est  propor- 

1.  Allusion  aux  Nuits  d' Young. 


118  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

tionnee  a  la  grosseur  de  la  corde  et  a  la  rapidite  du  mouvement. 
Une  corde  de  sparte  de  vingt-et-un e  lignes  de  circonference,  en 
sept  minutes,  eleve  a  soixante-trois  pieds  deux  cent  cinquante- 
neuf  pintes  d'eau.  Une  corde  de  chanvre  de  quinze  lignes  de  cir- 
conference emploie  onze  a  douze  minutes  pour  elever  deux  cent 
cinquante  pintes  k  la  memo  hauteur. 

L'Academie  a  fait  a  cette  ingenieuse  machine  I'accueil  le  plus 
favorable;  cependant  il  s'en  faut  bien  quelle  ait  atteint  le  degre 
de  perfection  dont  elle  est  susceptible. 

—  M.  Mercier  a  renonce,  dit-on,  a  la  sainte  Eglise,  pour 
epouser,  a  Neufchatel,  la  veuve  d'un  imprinieur.  Ge  qu'il  y  a  de 
certain,  c  est  qu'il  vient  de  nous  donner  une  seconde  edition  de 
son  Tableau  de  Paris,  en  quatre  volumes,  considerablement 
augmentee,  mais  oii  Ton  retrouve  la  meme  negligence,  les  memes 
absurdites,  le  meme  melange  de  verites  utiles,  de  paradoxes 
extravagants,  de  boufTissure,  d'eloquence  et  de  mauvais  gout. 

—  Corps  d'extraits  de  romans  de  chevalerie,  par  M.  le  comte 
de  Tressan,  de  I'Academie  francaise.  G'est,  sans  contredit,  le 
recueil  de  tout  ce  que  la  volumineuse  Ribliothdque  des  romans 
contient  de  plus  agreable  et  de  plus  interessant.  II  n'y  a  aucun 
de  ces  extraits  qui  ne  plaise  au  moins  par  la  grace,  la  galan- 
terie  et  la  leg^rele  du  style. 

DIVERTISSEMENT    A    LA    MODE. 
LETTRE. 

«  J'aime  k  rire.  Un  de  mes  amis,  aussi  gai  que  moi,  vient  de 
me  faire  le  recit  d'une  aventure  si  plaisante,  que  je  m'empresse 
de  vous  en  faire  part,  afm  que  vous  en  fassiez  vous-meme  part 
au  public,  qui  aime  a  rire  aussi. 

«  Mon  ami  se  promenait,  il  y  a  quelques  jours,  dans  un  jar- 
din  anglais,  voisin  de  Paris,  ou  il  admirait  les  gazons  et  les  eaux, 
et  les  arbres  etrangers  et  les  belles  fabriques.  11  regardait  de  loin 
s'avancer  une  compagnie  de  femmes  et  d'hommes  sur  un  des 
ponts  qui  decorent  cet  elysee,  lorsqu'il  entendit  des  cris percants, 
et  vit,  Tune  apres  I'autre,  tomber  dans  I'eau  plusieurs  personnes. 
11  s'approche  et  trouve  une  femme  effrayee  d' avoir  vu  dispa- 
raitre  sa  fille  et  d' entendre  ses  cris.  La  jeune  personne  dans  I'eau 
jusqu'aux  genoux;  un  petit  homme  faible,  tombe  sur  le  visage. 


I 


AVRIL   1782.  119 

pret  k  se  noyer ;  un  jeune  honime  saute  dans  I'eau  pour  le  sau- 
ver  de  ce  danger,  et  pour  aider  la  demoiselle  a  regagner  les 
bords;  vous  vous  representez  aisement  ce  tableau,  et  vous  voyez 
combien  il  est  comique.  G'est,  messieurs,  (ah!  ah!  ah! )  que  ce 
pont  est  fait  en  bascule  (ah!  ah!  ah! ),  et  qu'en  arrivant  a  une  de 
ses  extremites  (ah !  ah !  ah ! ),  il  s'abaisse  tout  a  coup  ( ah !  ah !  ah !), 
€t  ceux  qui  sont  dessus  tombent  dans  I'eau  (ah!  ah!  ah!),  au 
hasard  de  se  rompre  une  jambe  (ah!  ah!  ah!),  ou  de  se  noyer 
(ah!  ah!  ah!).  Est-ce  que  vous  ne  trouvez  pas  cette  scene 
infiniment  risible?  N'allez  pas  croire  au  moins  qu'il  y  ait  eu  ni 
jambe  rompue,  ni  personne  de  noye :  non,  on  a  remis,  comme 
on  a  pu,  le  petit  homme  en  voiture,  et  on  I'a  renvoye  chez  lui, 
ou  il  n'est  demeure  que  huit  jours  au  lit;  la  demoiselle  en  a  ete 
quitte  pour  son  pierrot  de  taffetas,  que  I'eau  et  la  boue  ont  perdu, 
et  pour  ne  pouvoir  prendre  lecon  de  son  maitre  a  chanter  pour 
quelques  jours.  Quant  a  la  mere,  en  passant  une  semaine  sur  sa 
chaise  longue,  elle  s'est  remise  des  suites  de  son  effroi,  et  vous 
voyez  bien  qu'il  n'y  a  rien  a  tout  cela  de  tragique. 

«  Ce  qui  m'etonne  c'est  que  ce  moyen  innocent  manque  aux 
jardins  d'Angleterre.  j'en  ai  vu  beaucoup,  et  jamais  je  n'y  ai 
trouve  de  ponts  trebuchants.  On  a  bien  raison  de  dire  que  ces 
Anglais  sont  tristes;  ils  ne  savent  egayer  ni  les  affaires  ni  les 
jardins.  Je  crois  qu'il  serait  bon  d'envoyer  au  London  Magazine 
un  dessin  de  ces  ponts  a  bascule,  et  la  manifere  de  les  placer 
pour  divertir  les  gens  qui  se  promenent.  Vous  desireriez  peut- 
etre  de  savoir  quel  est  le  jardin  ou  Ton  pent  se  procurer  un 
amusement  aussi  piquant ;  mais  mon  ami  n'a  jamais  voulu  me  le 
dire  *,  sans  que  je  puisse  imaginer  la  raison  de  ce  myst^re,  que 
je  lui  pardonne  pourtant,  parce  que  je  sais  qu'il  est  aussi  sage 
que  gai. 

((  J'ai  I'honneur  d'etre,  etc. 

«  SignS  Gachinno.  )> 

1.  Ce  jardin  est  celui  de  Mousseaux.  (Meister.) 

—  Cette  critique  assez  vive  manque  dans  le  manuscrit  de  Gotha.  Elle  est  peut- 
^tre  de  Suard,  qui  a  public  pour  la  premiere  fois  la  partie  que  nous  reimprimons 
aujourd'hui,  et  qui  ne  s'est  pas  fait  faute,  ainsi  que  nous  le  verrons  plus  loin,  de 
completer,  pour  les  besoins  de  sa  cause,  le  texte  de  Meister. 


12a  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 


VERS 

ADRESS£S  A  MONSEIGNEUR  LE  PRINCE  HENRI  DE  PRUSSK, 

A  SON  DEPART  DE  SPA, 

AU  NOM  DE  m"^  PAULINE,  LA  FILLE  DE  M""'  DU  MOLEY, 

AGEE  DE  NEUF  ANS; 

PAR    M.     AUDIBERT,    DE    MARSEILLE. 

Quand  vous  partez,  quand  iJ  faut  qu'on  vous  quitte, 

0  prince  le  plus  accompli  I 
Sachez  de  moi,  qui  n'ai  jamais  menti, 
Que  tous  les  coeurs  volent  k  votre  suite, 

Et  qu'on  ne  craint  que  votre  oubli. 
Partout  on  vous  admire,  on  vous  ch6rit  ici. 


EXTRAIT  D  UNE  LETTRE  DU  ROI  DE  PRUSSE 
A  M.  d'alEMBERT*. 

«  Braschi  vient  de  prouver  que  le  pape  n'est  pas  infaillible, 
en  faisant  une  demarche  aussi  inutile  que  deplacee.  [II  semble 
que  la  cour  de  Vienne  veuille  punir  le  Saint-Siege  des  exc6s  de 
GregoireVII  etd'Innocent  IV].  Au  reste,  je  me  porte  bien;  je  fais. 
des  voeux  pour  votre  sante,  et  j'abandonne  a  leur  mauvais  sort 
le  pape,  I'abbe  Raynal,  les  fanatiques,  les  philosophes,  les  char- 
treux,  et  surtout  les  Anglais.  » 

—  Molii^re  a  la  nouvelle  salle,  ou  les  Audiences  de  Thalie^ 
comedie  en  un  acte  et  en  vers  libres,  representee  pour  la  premiere 
fois,  sur  le  nouveau  theatre  du  faubourg  Saint-Germain,  le  ven- 
dredi  12,  est  demeuree  quelques  jours  anonyme.  On  avait  com- 
mence par  Tattribuer  k  ]VI.  Palissot  :  on  I'a  rendue  ensuite  a 
M.  de  La  Harpe,  qui  en  a  vu  bientot  le  succ^s  assez  decide  pour 
oser  I'avouer,  sans  avoir  a  craindre  qu'un  nom  tout  a  la  fois  si 
cel^bre  et  si  chanceux  au  theatre  put  lui  porter  encore  malheur. 

Si  le  plan  de  cette  petite  comedie  n'est  pas  d'une  invention) 
merveilleuse,  si  I'idee  n'en  est  pas  bien  neuve,  I'execution  en  est 

1.  Des  trois  phrases  qui  composent  cet  «extrait))  de  la  lettre  du  17  mars  1782. 
deux  presentent  des  variantes  avec  le  texte  donne  par  M.  Preuss  (tome  XXV^ 
p.  217).  Celle  que  nous  pla^ons  entre  guillemets  ue  figure  m6me  pas  dans  le  texte 
du  savant  bibliographe.  Braschi  est  le  pape  Pie  VI,  qui  regna  de  1774  a  1799. 


AVRIL    1782.  121 

infmiment  agreable;  c'est  une  satire  dialoguee  d'une  mani^re 
piquante  et  spirituelle,  ou  Ton  trouve  encore  plus  de  raison  et 
de  gout  que  d' esprit  et  de  gaiete.  Melpomene  et  Thalie  viennent 
installer  leurs  sujets  dans  leur  nouveau  sejour;  elles  y  trouvent 
Moliere;  Apollon  voulut  bien  lui  permettre  de  partager  la  fete. 
Les  deux  niuses,  apres  avoir  fait  au  pere  de  la  Gomedie  tout 
I'accueil  qu'il  merite,  I'instruisent,  chacune  a  sa  maniere,  de 
I'esprit,  du  ton,  des  moeurs  et  du  gout  de  notre  siecle.  Thalie,  en 
le  quittant,  le  charge  de  recevoir  pour  elle  tons  les  originaux  qui 
se  presenteront  a  I'audience  publiee  par  son  ordre.  Malheureu- 
sement  le  nombre  de  ces  originaux  n'est  pas  grand  :  c'est 
M.  Baptiste,  un  garcon  de  cafe,  qui  s'est  fait  auteur;  M.  Miso- 
grarae,  un  negociant,  fort  ennuye  du  bureau  d'esprit  etabli  mal- 
gre  lui,  dans  sa  maison,  par  sa  femme;  M.  Claque,  un  chef  de 
cabale,  un  capitaine  commandant  au  parterre,  en  un  mot  le  che- 
valier de  La  Morliere;  le  Vaudeville,  sous  les  jolis  traits  de 
M'*''  Contat ;  la  Muse  du  drame,  c'est-a-dire  Dugazon  habille  en 
femme,  sous  une  grande  coifie  de  crepe  renouee  avec  des  rubans 
couleur  de  feu,  une  longue  robe  noire  trainante,  toute  garnie  de 
lambeaux  de  papier,  sur  lesquels  on  lit  ces  grands  mots  :  Ah! 
del  I  Bieii!  grand  Dieu!  Vertul  Crime!  Nature!  Ce  dernier 
pare  dignement  la  queue  de  la  robe.  L' auteur,  apres  avoir  fait 
parler  tant  qu'il  a  voulu  tous  ses  personnages,  fait  ouvrir  le  fond 
du  theatre;  on  voit  les  statues  de  tous  les  grands  auteurs  dra- 
matiques;  Apollon  est  entre  Melpomene  et  Thalie  :  chacune 
d'elles  conduit  les  auteurs  de  son  genre;  les  autres  muses  ont 
aussi  leur  suite  qui  porta  des  guirlandes  de  fleurs  et  des  cou- 
ronnes  de  laurier.  On  danse,  on  couronne  les  statues,  et,  pour 
plaire  a  tout  le  monde,  mais  surtout  a  M.  du  Vaudeville,  le  diver- 
tissement fmit  par  des  couplets;  on  ne  dispense  pas  meme  la 
Muse  du  drame  d'y  prendre  part ;  ce  n'est  pourtant  pas  sans  peine 
qu'elle  s'y  determine;  aussi  rien  n'est-il  plus  lamentable  que  I'air 
sur  lequel  on  lui  fait  celebrer  les  appas  du  drame.  C'est  le  Vau- 
deville, comme  de  raison,  qui  termine  la  ronde  par  un  compli- 
ment au  parterre. 

On  a  remarque  que  les  scenes  episodiques  qui  composent  ce 
joli  Guvrage  etaient  toutes  fort  longues;  on  aurait  desire  qu'elles 
fussent  etplus  courtes  et  plus  varices,  et  Ton  croit  qu'il  n'aurait 
pas  ete  difficile  d'en  rendre  la  liaison  plus  adroite  et  plus  natu- 


1^2  CORKESPONDANGE    LITTfiRAIRE. 

relle.  La  scene  de  Baptiste  parait  avoir  donne  lieu  plus  particu- 
lierement  a  cette  critique  par  la  maniere  tres-insipide  dont  elle 
(init,  et  peut-etre  aussi  par  la  maniere  froide  et  pesante  dont 
Bouret  I'a  jouee.  On  a  reproche  a  M.  de  La  Harpe  d' avoir  fait  de 
la  Muse  du  drame  une  caricature  plus  digne  des  treteaux  qu'il 
fronde  que  de  la  scene  ou  il  veut  rappeler  Molifere ;  mais  cette 
caricature  est  plaisante ;  et  pourquoi  peindre  autrement  un  genre 
qui,  a  I'exception  de  deux  ou  trois  ouvrages  interessants,  n'est 
connu  que  par  des  productions  aussi  ridicules  qnemonstrueuses? 
Un  reproche  plus  essentiel  a  faire  a  I'auteur,  c'est  qu'apres  avoir 
choisi  Moliere  pour  etre  le  principal  personnage  de  sa  pifece,  il  ne 
lui  fasse  pas  dire  un  seul  mot  qui  soit  propre  a  son  caractere,  un 
seul  trait  ou  Ton  puisse  reconnaitre  I'originalite  de  son  esprit  et 
de  son  genie;  ce  Moliere-la  est  un  homme  comme  un  autre;  il 
occupe  la  sc^ne  depuis  le  commencement  jusqu'a  la  fin,  et  il  ne 
fait,  il  ne  dit  rien  que  M.  de  La  Harpe  n'eut  pu  faire  et  n'eut  pu 
dire  comme  lui.  Ge  defaut,  je  I'avoue,  est  tres-grand ;  mais  c'est 
aussi  sans  doute  celui  qu'il  etait  le  plus  difficile  d'eviter.  Le  rap- 
port qu'on  a  trouve  entre  Ghrysale  et  Misograme  n'ote  rien  a  mes 
yeux  au  merite  de  ce  role ;  ces  deux  personnages  se  ressemblent 
a  la  verite,  mais  ils  n'ont  ni  les  memes  traits,  ni  les  memes 
nuances.  Le  rdle  peut-6tre  le  plus  neuf  de  la  piece  est  celui  de 
M.  Glaque ;  il  est  du  meilleur  comique.  M.  de  La  Harpe  eut  trop 
a  soulfrir  des  cabales  dramatiques  pour  negligerune  si  belle  occa- 
sion de  s'en  venger;  aussi  I'a-t-il  fait  de  verve,  et  il  n'y  a  rien  qui 
ne  Tan nonce. 

Au  lieu  de  nous  6tendre  davantage  sur  les  critiques  qu'on  a 
faites  d'un  ouvrage  qui,  malgre  toutes  ces  critiques,  n'en  a  pas 
moins  reussi  et  n*en  etait  pas  moins  fait  pour  plaire,  il  vaut  mieux 
rappeler  ici  quelques-uns  de  ces  details  charmants  qui  en  justi- 
fient  le  succ^s. 

Thalie  rappelle  k  Moliere  que  les  Comediens  conservent 
encore  aujourd'hui  le  fauteuil  sur  lequel  il  etait  assis. 

Mais  vralment  ce  fauteuil  en  vaut  bien  quelques  autres ; 

C'est  dommage  quMl  soit  vacant. 
La  gloire  d'y  sieger  ne  serait  pas  vulgaire; 
Mais  depuis  bien  longtemps,  et  c'est  mon  d^sespoir, 

Je  n'y  vois  personne  s*asseoir 

Que  le  Malade  imaginaire. 


AVRIL  1782.  12a 

Oui,  dit  Thalie  a  Melpomene, 

Oui,  SUP  la  sc^ne  en  vain  votre  m^rite  brille; 
De  votre  Agamemnon  la  tragique  famille, 
Avec  tons  ses  h^ros,  n'a  jamais  obtenu 
Tout  le  succfes  qu'obtient  la  famille  Pointu,  etc. 

A  la  peinture  que  Thalie  et  Melpomene  font  dumauvais  gout 
qui  regno  aujourd'hui  sur  nos  theatres,  Moliere  repond  : 

Toujours  quand  on  se  plaint,  on  exagere  un  peu... 
Chez  le  Frangais  ardent,  ingenieux,  sensible, 
Croyez,  en  bien,  en  mal,  tout  changement  possible... 

C'est  un  riche  rassasi6, 
Au  sein  de  I'opulence  inquiet  et  mobile, 
De  ses  propres  tresors  quelquefois  ennuy6. 
Apres  les  gouts  uses  viennent  les  fantaisies. 
On  cherche  les  Lai's  apres  les  Aspasies, 
Et  de  la  nouveaute  I'invincible  d^sir 
Aime  plus  k  changer  qu'il  ne  songe  a  choisir... 

—  £loge  de  M,  le  comte  de  Maurepas^  prononce  dans  la 
seance  publique  de  rAcademise  royale  des  sciences,  le  10  avril 
1782,  par  M.  le  marquis  de  Gondorcet,  secretaire  perpetuel  de 
I'Academie  des  sciences  et  I'un  des  Quarante;  brochure  in-8% 
de  rimprimerie  royale.  Quoique  imprime,  cet  ouvrage  n'etant 
point  public,  et  n'etant  point  destine  a  I'etre  encore  de  quelque 
temps,  nous  nous  empressons  d'en  transcrire  ici  les  morceaux 
qui  nous  ont  paru  meriter  le  plus  d' attention. 

((  M.  de  Maurepas,  dit  son  panegyriste,  oblige  de  renoncer 
H  I'honneur  de  retablir  la  marine  militaire,  sut  rendre  son  minis- 
tere  brillant  au  milieu  meme  de  la  paix,  en  faisant  servir  la 
marine  au  progres  des  sciences,  et  les  sciences  au  progres  de  la 
marine;  charge  de  I'administration  des  academies,  il  reunissait 

toute  Tautorite  necessaire  pour  I'execution  de  ses  projets On 

€omptera  toujours  au  nombre  des  evenements  qui  ont  illustre 
notre  siecle  I'entreprise  de  mesurer  en  meme  temps  deux  degres 
du  meridien,  I'un  sous  I'equateur,  1' autre  pres  du  pole  boreal 
<le  notre  continent,  operation  qui  etait  necessaire  pour  confirmer 
I'aplatissement  de  la  terre  decouvert  par  Newton,  et  devait  servir 
de  base  a  une  determination  plus  exacte  de  la  figure  du  globe... » 
On  doit  a  la  protection  de  ce  ministre  les  decouvertes  de  M.  de 


\2k  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Jussieu  dans  la  botanique;  celles  de  MM.  Sevin  et  Fourmont 
dans  ranliquite  et  dans  les  langues  de  la  Grece  et  de  I'Orient;  de 
M.  Otter  sur  la  Mesopotamie  et  les  provinces  meridionales  de  la 
Perse;  I'Ecole  de  marine  confiee  aux  soins  de  M.  Duhamel, 
ecole  qui  n'a  pas  forme,  dit-on,  un  seul  constructeur,  etc. 

((  Le  cafe  avait  ete  transports,  en  1726,  dans  nos  iles  de 
TAmerique,  par  M.  Desclieux;  mais  la  compagnie  des  Indes  avait 
le  privilege  d'empecher  cette  production  d'une  terre  francaise  de 
croitre  pour  la  France;  cet  abus  fut  detruit,  et  une  denree,  qui 
n'etait  qu'un  objet  de  luxe  et  un  plaisir  de  plus  pour  le  riche, 
devint  bientot  assez  commune  pour  servir  a  la  consommation  du 
peuple.  Ne  doit-on  pas  regarder  comme  un  bien  pour  I'espece 
humaine  I'usage  des  boissons,  telles  que  le  cafe  et  le  the,  lorsqu'il 
succ^de  a  celui  des  liqueurs  fortes,  et  qu'il  en  emousse  le  gout 
parmi  le  peuple?  L'abus  de  ces  boissons  ne  conduit  point  a 
Fabrutissement  et  a  la  ferocite ;  I'esprit  d'agitation  qu'elles  pro- 
curent  et  qui  en  fait  le  charme  ne  coute  rien  a  la  raison  ni  aux 
moeurs,  et  elles  preservent  le  peuple,  en  diminuant  sa  passion 
pour  les  liqueurs  enivrantes,  d'une  des  causes  qui  contribuent 
le  plus  a  nourrir  dans  cette  classe  d'hommes  la  grossierete,  la 
stupidite  et  la  corruption. 

u  M.  de  Maurepas,  qui  ne  mettait  de  faste  dans  aucune  de  ses 
actions,  n'en  mit  point  dans  la  maniere  dont  il  supporta  cet  eve- 
nement  (son  exil)  :  le  preinicr  joiu\  dit-il,  fai  eU  pique ^  le 
second  fetais  consolL  Oblige  de  vivre  dans  les  societes  d'une 
ville  de  province  (Bourges),  il  s'en  amusa  comme  de  celles  de 
Paris  et  de  Versailles;  il  y  trouvait  les  memes  intrigues  et  les. 
memes  ridicules;  les  formes,  les  noms  seuls,  etaient  changes.  » 

M.  de  Condorcet  ne  parle  de  Fepoque  ou  M.  de  Maurepas: 
fut  rappelS  au  ministere  que  pour  avouer  assez  gauchement  qu'i^ 
n'en  veut  rien  dire ;  il  se  borne  a  donner  une  idee  generale  du 
caract^re  que  ce  ministre  a  deploye  le  plus  constamment  dans 
toutes  les  circonstances  de  sa  vie  publique  et  privee. 

«  Dans  les  diiferentes  epoques,  dit-il,  ou  il  eut  part  au  gou- 
vernement,  il  sut  se  plier  a  I'esprit  dominant  de  chacune;  mais 
il  n'en  conserva  que  ce  qui  s'accordait  avec  son  caractere.  II 
avait  appris,  sous  la  Regence,  combien  ceux  qui  gouvernent  peu- 
vent  s'epargner  de  tracasseries  et  d'importunites  en  ne  mettant 
aux  petites  choses  que  le  prix  qu'elles  ont;  il  avait  pris,  sous 


AVRIL   1782.  125 

le  cardinal  de  Fleury,  I'habitude  de  la  moderation  et  de  la 
modestie,  sans  rien  perdre  de  ce  ton  gai  et  facile  que,  dans  sa 
premiere  jeunesse,  il  avait  vu  remplacer  la  dignite  des  ministres 
de  Louis  XIV.  Ses  discours  n'annoncaient  qu'un  homme  de  bonne 
compagnie,  doux,  aimable;  sa  maison  etait  celle  d'un  particulier 
riche,  mais  ami  de  la  simplicite  et  de  I'ordre. 

((  Son  esprit  etait  naturellement  juste;  les  circonstances  de 
sa  vie  I'avaient  empeche  de  se  former  a  une  application  suivie 
et  profonde ;  cependant  il  adoptait  sans  peine  des  principes  nou- 
veaux,  quoique  contraires  aux  opinions  recues  et  meme  aux 
siennes,  lorsque  ces  principes  le  frappaient  par  ce  caractere  de 
verite  et  de  simplicite  qui  trompe  rarement;  egalement  au- 
dessus  des  preventions  de  I'habitude,  des  prejugesde  la  jeunesse 
et  de  ceux  du  ministre;  mais  il  etait  trop  distrait  par  le  courant 
des  affaires,  trop  souvent  entraine  par  les  evenements,  pour 
mediter  un  plan  general  d'apres  les  principes  dont  il  avait 
reconnu  la  verite,  ou  pour  en  suivre  I'execution  avec  Constance. 
La  fmesse  qu'on  remarquait  en  lui  n'etait  pas  cette  subtilite 
d'un  esprit  faux  et  bizarre  qui,  ne  trouve  profond  que  ce  qui  est 
obscur,  et  vrai  que  ce  qui  est  contraire  a  I'opinion  des  hommes 
eclaires ;  sa  conduite,  ses  discours  montraient  combien  il  avait 
de  fmesse  dans  1' esprit;  mais  fallait-il  examiner  ou  juger?  un 
sens  droit  et  simple  etait  son  seul  guide. 

u  Toujours  accessible,  cherchant,  par  la  pente  naturelle  de 
son  caractere,  k  plaire  a  ceux  qui  se  presentaient  a  lui;  sai- 
sissant  avec  une  facilite  extreme  toutes  les  affaires  qu'on  lui 
proposait,  les  expliquant  aux  interesses  avec  une  clarte  que  sou- 
vent  ils  n'auraient  pu  eux-memes  leur  donner;...  adoucissant 
les  refus  par  un  ton  d'interet  qu'un  melange  de  plaisanterie  ne 
permettait  pas  de  prendre  pour  de  la  faussete  ;  paraissant 
regarder  1' homme  qui  lui  parlait  comme  un  ami  qu'il  se  plaisait 
a  diriger,  a  eclairer  sur  ses  vrais  interets,  et  cachant  enfin  le 
ministre  pour  ne  montrer  que  I'homme  aimable  et  facile.  Tel  fut, 
a  I'age  de  vingt  ans,  M.  de  Maurepas;  tel  nous  I'avons  vu 
depuis  a  I'age  de  plus  de  quatre-vingts  ans.  » 


r 


126  CORRESPONDANCE   LITTERAIUE. 


MAI. 


Le  premier  essai  d'un  jeune  homme  dans  une  carri^re  deve- 
nue  aussi  difficile  que  celle  du  theatre  inspire  a  la  fois  de  I'indul- 
gence  et  de  I'interet;  quelque  defaut  qu  on  y  trouve,  on  n'y 
cherche,  on  n'y  voit  que  les  germes  du  talent  qu'il  annonce. 
C'est  ce  que  vient  d'eprouver  M.  Laignelot,  auteur  d!Agis,  tra-^ 
gedie  en  cinq  actes  et  en  vers,  representee  pour  la  premiere 
fois,  le  lundi  6;  elle  I'avait  deja  ete  k  Versailles  devant  Leurs 
Majestes  a  la  fin  de  1779.  Si  ce  jeune  poete  justifie  un  jour  les. 
esperances  que  ce  premier  ouvrage  laisse  concevoir  de  lui,  c'est 
au  sieur  Larive  que  nous  en  aurons  en  quelque  maniere  I'obli- 
gation.  M.  Laignelot,  fils  d'un  pauvre  boulanger  de  Versailles, 
avait  presente  sa  pi^ce  aux  Comediens  sans  recommandation, 
sans  pr6neurs.  Rebute,  selon  I'usage,  assez  durement,  il  allait 
renoncer  pour  toujours  au  theatre,  si  le  sieur  Larive,  frappe  des- 
beaules  qu'il  crut  apercevoir  dans  cette  tragedie  si  maltraitee 
par  ses  camarades,  n'eiit  pas  cherche  a  interesser  en  sa  faveur 
M.  le  due  de  Villequier  et  d'autres  personnes  de  la  cour.  Leur 
protection  fit  obtenir  au  jeune  Laignelot  un  seconde  lecture  qui, 
soutenue  encore  du  sudVage  de  quelques  hommes  de  lettres,  et 
particulierement  de  M.  Thomas  et  de  M.  Ducis,  recut  enfin  un 
accueil  plus  favorable.  Grace  a  tant  de  protection,  il  n'a  gu^re 
attendu,  pour  etre  joue  a  Paris,  que  cinq  ou  six  ans;  suivant  les 
regies  ordinaires,  il  aurait  bien  pu  en  attendre  dix  ou  douze. 
Quelle  idee  ceci  ne  doit-il  point  donner  ou  de  I'indolence  de  la 
Comedie,  ou  de  la  multitude  et  de  la  fecondite  des  talents  qui  se 
disputent  a  I'envi  lagloire  de  I'occuper  et  de  I'enrichir! 

Le  sujet  de  cette  piece  porte  en  general  un  caract^re  trop 
austere  pour  6tre  susceptible  de  I'espece  d'interet  qui  convient  a 
nos  usages  et  k  nos  ma3urs.  La  conduite  en  est  faible,  embar- 
rassee,  et  n'a  rien  d'attachant.  Toute  vertueuse  qu'est  la  folie 
d'Agis,  elle  n'en  est  pas  moins  extravagante  a  nos  yeux,  et 
quelque  sanglant  que  soit  le  denoument,  il  ne  produit  aucun 
effet.  Get  ouvrage  n'a  done  pu  reussir  que  par  les  details;  on  a 
trouve  dans  le  second  et  dans  le  troisieme  acte  des  morceaux 
pleins  de  chaleur  et  d'elevation,  des  traits  d'un  caract^re  antique. 


MAI  1782.  127 

de  I'eloquence  et  du  mouvement.  Le  style  en  est  souvent  neglige; 
il  a  cependant  en  general  une  couleur  assez  forte,  assez  drama- 
tique;  on  y  a  trouve  meme  quelques  vers  dent  Corneille  n'eut 
desavoue  peut-etre  ni  I'expression  ni  la  pensee. 

Et  par  ce  dementi  que  je  donne  h  mon  sang. 
Me  crois-tu  digne  encor  de  ce  sublime  rang? 

Les  roles  d'Agesistrate  et  de  Chelonis  ont  ete  remplis  assez 
mediocrement  par  M'^'^^  Thenard  et  Sainval;  le  sieur  Larive  a 
laisse  beaucoup  de  choses  a  desirer  dans  celui  d'Agis;  mais  le 
nouveau  costume  qu'il  a  pris  pour  ce  role  nous  a  paru  pitto- 
resque,  historique,  de  tres-bon  gout  et  fait  pour  sa  noble  figure; 
on  en  a  ete  d'autant  plus  frappe  que  celui  de  tons  les  autres 
acteurs  est  parfaitement  ridicule,  les  uns  etant  habilles  a  la 
grecque,  les  autres  a  la  romaine,  et  M"«  Sainval  en  guenille  grise 
et  noire,  plus  debraillee  et  plus  braillante  encore  que  de  coutume. 

PORTRAIT   DE    M.    L*ABBE     DELILLE, 
PAR    M'"«    DUMOLEY. 

I7i  IV  it  a  man  J  simplicity  a  child, 

(Pope,  £pitaphe  de  Gay.) 

Je  vais  peindre  un  grand  homme  et  un  homme  que  j'aime. 
L'entreprise  pourrait  sembler  temeraire  ou  suspecte ;  mais  les 
caracteres  du  genie  s'offrent  assez  sensiblement  en  lui  pour  sup- 
pleer  au  talent  et  rassurer  contre  les  illusions  de  I'amitie. 

Rien  ne  pent  se  comparer  ni  aux  graces  de  son  esprit,  ni  a 
son  feu,  ni  a  sa  gaiete,  ni  a  ses  saillies,  ni  a  ses  disparates.  Ses 
ouvrages  memes  n'ont  ni  le  caract^re,  ni  la  physionomie  de  sa 
conversation.  Quand  on  le  lit,  on  le  croit  livre  aux  choses  les 
plus  serieuses;  en  le  voyant,  on  jugerait  qu'il  n'a  jamais  pu  y 
penser ;  c'est  tour  a  tour  le  maitre  et  I'ecolier.  II  ne  s'informe 
gu^re  de  ce  qui  occupe  la  soci^te  ;  les  petits  evenements  le  tou- 
chent  peu;  il  ne  prend  garde  a  rien,  a  personne,  pas  m6me  a 
lui;  souvent,  n'ayant  rien  vu,  rien  entendu,  il  est  a  propos  ; 
souvent  aussi  il  dit  de  bonnes  naivetes;  mais  il  est  toujours 
agreable;  ses  idees  se  succedent  en  foule,  et  il  les  communique 
toutes;  il  n'a  ni  jargon,  ni  recherche;  sa  conversation  est  un 


128  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

heureux  melange  de  beautes  et  de  negligences,  un  aimable 
desordre  qui  charme  toujours  et  etonne  quelquefois. 

Sa  figure...  Une  petite  fille  disait  quelle  etait  tout  en  zig- 
zag. Les  femmes  ne  remarquent  jamais  ce  quelle  est,  et  tou- 
jours ce  quelle  exprime;  elle est vraiment  laide,  mais  bienplus 
curieuse,  je  dirais  meme  interessante.  II  a  une  grande  bouche; 
mais  elle  dit  de  beaux  vers.  Ses  yeux  sont  un  peu  gris,  un  peu 
enfonces ;  il  en  fait  tout  ce  qu'il  veut,  et  la  mobilite  de  ses  traits 
donne  si  rapidement  a  sa  physionomie  un  air  de  sentiment,  de 
noblesse  et  de  folie,  qu'elle  ne  lui  laisse  pas  le  temps  de  parattre 
laide ;  il  s'en  occupe,  mais  seulement  comme  de  tout  ce  qui  est 
bizarre  et  peut  le  faire  rire;  aussi  le  soin  qu'il  en  prend  est-il 
toujours  en  contraste  avec  les  occasions  :  on  I'a  vu  se  presenter 
en  frac  chez  une  duchesse,  et  courir  les  bois,  a  cheval,  en  man- 
teau  court. 

Son  ame  a  quinze  ans,  aussi  est-elle  facile  a  connailre ;  elle 
est  caressante,  elle  a  vingt  mouvements  a  la  fois,  et  cependant 
elle  n'est  point  inquiete ;  elle  ne  se  perd  jamais  dans  I'avenir  et 
a  encore  moins  besoin  du  passe.  Sensible  a  Texces,  sensible  a 
tous  les  instants,  il  peut  6tre  attaque  de  toules  lesmanieres; 
mais  il  ne  peut  jamais  etre  vaincu ;  sa  deraison  ou  au  moins  sa 
gaiete  viennent  a  son  secours,  et  le  rendent  T^tre  le  plus  heu- 
reux; faut-il  dire  aussi  que  cette  gaiete  est  quelquefois  folatre 
jusqu'a  I'insouciance?  II  oublie  quelquefois  qu'il  est  aime;  on 
craindrait  qu'il  put  se  passer  de  I'etre ;  il  serait  souvent  embar- 
rasse  k  la  question  imprevue  s'il  aime  ou  s'il  est  aim6. 

Sa  conduite  est,  comme  son  langage,  fort  abandonnee^  Les 

1.  A  I'appui  de  ce  jugement  sur  la  conduite  de  Delille,  on  peut  citer  le  pas- 
sage suivanc  de  la  Correspondance  secrete  de  Metra  (t.  XVII,  p.  233)  a  la  date 
du  3  Janvier  1785  :  «  Le  bruit  a  couru  qu'il  y  aurait  bientbt  un  nouveau  fauteuil 
vacant  par  la  mort  de  I'abbe  Delille.  Ce  bruit  est  faux  ;  la  sante  de  cet  aimable 
versificateur,  que  le  commerce  immodere  des  femmes  avait  rendue  chancelante,  s'est 
m6me  retablie  a  Constantinople.  11  est  egalement  faux  qu'il  ait  perdu  la  vue :  ce 
n'a  ete  qu'une  maladie  momentanee ;  enfin  I'histoire  que  Ton  a  faite  de  son  exil  n'a 
pas  pius  de  fondement  que  le  reste.  Voici  le  motif  qui  a  engage  cet  academicien  a 
faire  un  voyage  en  Turquie  :  I'abbe  Delille,  quoique  d'une  complexion  delicate,  a 
toujours  plus  consulte  ses  desirs  que  ses  facultes  physiques.  Lui  et  I'abbe  de  J... 
devinrent  amoureux  de  deux  jolies  personnes,  sceurs  de  M.V...,  jeune  poete,  eleve 
de  I'abbe  Delille.  II  parut  plaisant  au  marquis  de  Champcenetzet  a  unde  ses  amis 
de  souffler  aux  deux  abbes  leurs  maitresses  :  ce  qui  fut  execute  a  I'insu  des  amants. 
Mais  un  evenement  imprevu  troubla  tout.  L'une  des  deux  demoiselles  devint  en- 
ceinte, et  ce  fut  precisement  la  maitresse  de  I'abbe  Delille.  On  voulut  lui  faire  les 


MAI    1782.  '        129 

plaisirs  de  la  ville  ne  sont  rien  pour  lui;  il  ne  sait  point  les 
chercher.  II  se  livre  volontiers  a  un  seul  objet ;  il  ne  s'ennuie 
jamais;  il  n'a  besoin  ni  d'un  grand  monde,  ni  d'un  grand 
theatre,  et  parfois  il  oublie  ce  que  la  posterite  lui  promet;  bien 
vraiment  il  se  laisse  etre  heureux.  Ainsi  ne  vous  etonnez  pas  des 
heures  qu'il  vous  donne ,  sans  doute  il  est  bien  chez  vous,  mais 
il  est  bien  partout,  meme  aupres  de  sa  gouvernante  :  il  joue  a 
la  peur  lorsqu'il  n'en  fait  pas  une  Andromaque  ou  une  Zaire. 
Votre  conversation  I'attache,  il  est  vrai;  mais  il  passe  aussi  fort 
bien  deux  heures  a  caresser  son  cheval,  que  pourtant  il  oublie 
aussi  quelquefois,  ou  a  s'egarer  dans  les  bois,  ou,  quand  il  n'a 
pas  peur,  il  reve  a  la  lune,  a  un  brin  d'herbe,  ou,  pour  mieux 
dire,  a  ses  reveries. 

Mais  si  on  ne  pent  le  louer  pour  le  merite  d'une  vie  uni- 
forme,  au  moins  n'a-t-il  pas  les  defauts  d'une  vie  dereglee;  si  sa 
conduite  n'est  pas  sagement  combinee,  elle  est  pure;  et  s'il  n'a 
pas  de  grands  traits  de  caractere,  il  y  supplee  par  des  manieres 
piquantes,  la  simplicite,  les  graces,  une  gaiete  si  vraie,  si  jeune, 
si  naive  et  pourtant  si  ingenieuse,  qu'elle  le  fait  sans  cesse 
entourer  comme'une  joHe  femmfe;  enfm  par  un  charme  inexpri- 
mable  qui  vous  inspire  tout  a  la  fois  ces  mouvements  de  curio- 
site  et  d'inclination  qui  ne  sont  ordinairement  sentis  que  par  un 
charmant  enfant;  et  cette  sorte  d'attachement  inalterable  qui 
semble  etre  reserve  pour  les  ames  plus  inferieures;  c'est  le 
poete  de  Platon,  un  etre  sacre,  leger  et  volage. 

ANECDOTE     GENE  A  LO  GI  QUE. 

De  Henri  IV,  roi  de  France,  en  1610, 
Henriette-Marie  de  France,  marine,  en  1625, 

k  Charles  I"  Stuart,  roi  d'Angleterre. 

Charles  II  son  fils,  roi  d'Angleterre,  en  1682, 

eut  deux  mai tresses  : 

honneurs  de  la  paternite,  dont  il  se  defendit  le  mieux  qu'il  put.  L'amante  infidele 
joua  son  role  a  merveille,  pleura,  menaga  de  poursuivre  I'abbe  :  celui-ci  aima 
mieux  arranger  cette  affaire  avec  de  I'argent.  Le  marquis  essuya  les  m6mes  re- 
proches,  et,  ne  se  sentant  pas  la  conscience  bien  nette,  donna  quarante  millc 
hvres.  S'il  se  piqua  de  generosite  a  cet  egard,  il  n'eutpas  celle  de  garder  le  secret, 
et  rabbe  Delille,  bafoue,  honni,  chansonn^,  fut  enchant^  de  trouver  roccasion  do 
partir  avec  M.  de  Choiseul-Gouffier,  qui  allait  en  ambassade  a  Constantinople,  afin 
de  laisser  oublier  cette  aventure.  » 


XIII. 


9 


130  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 


Barbe  Villers,  duchesse  de  Cleveland, 

dont 

Henri,  due  de  Grafton, 

ne  en  1663,  mort  en  1690; 

grand-p6re  de 
George,  due  de  Grafton, 

nomrn6,  en  1782, 

garde  des  sceaux  priv6s  et 

ministre  d'fitat  d'Angleterre ; 

20 

Louise  Keroual,  duchesse  de  Portsmouth 

et  d'Aubigny  en  France, 

dont 

Gharles.  due  de  Richemond. 


De  Caroline  sa  fille,  ma- 
rine a  Henri  Fox,  ministre 
du  roi  George  II, 
descend 

Charles  Fox,  nomm6,  en 
1782,  ministre  et  secretaire 
d'etat  d'Angleterre. 


Des  males  de  Richmond 
descend 

Charles,  due  de  Rich- 
mond, nomme,  en  1782, 
grand-maitre  de  I'artillerie 
et  ministre  d'fitat  d'Angle- 
terre. 


D'Anne,  marine  k  Guil- 
laiime  d'Albermale, 
descend 

Auguste  Keppel,  nomme, 
en  1782,  premier  lord  de 
I'Amiraute  et  ministre 
d'Angleterre. 


—  Le  Poi'te  suppose,  on  les  Pt^paratifs  de  la  fete,  comedie 
en  trois  actes,  m^lee  d'ariettes  et  de  vaudevilles,  paroles  de 
M.  Laujon,  musique  de  M.  Champein,  a  ete  representee,  pour 
la  premiere  fois,  sur  le  theatre  de  la  Comedie-Italienne,  le  jeudi 
25  avril. 

II  s'agit  de  donner  une  fete  au  seigneur  du  village.  Perrin, 
Tamant  de  Babet,  en  a  compose  le  divertissement;  mais,  devant 
entrer  au  service  de  Monseigneur,  il  craint  que  le  litre  d'auteur 
ne  lui  nuise  dans  son  esprit;  il  prie  done  M.  le  bailli  de  vouloir 
bien  s'attribuer  son  ouvrage.  Gelui-ci  ne  demande  pas  mieux ;  il 
est  le  rival  de  Perrin,  et,  profitant  de  ses  droits  pretendus  d'au- 
teur, il  s'empare,  dans  la  pi^ce,  du  r61e  de  I'amant  qui  doit 
epouser  Babet.  Ge  procede  brouille  nos  deux  rivaux.  On  repute 
la  pi6ce  en  presence  du  seigneur,  qui,  instruit  des  supercheries 
et  des  pretentions  du  bailli,  declare  que  la  main  de  Babet  doit 
etre  le  prix  de  celui  qui  a  compose  la  fete.  Le  veritable  auteur 
se  fait  alors  connaitre,  et  le  bailli,  confondu,  perd  k  la  fois  tout 
ce  qu'il  voulait  enlever  au  pauvre  Perrin.  Pour  varier  un  peu  les 
mouvements  d'une  action  si  simple,  on  a  donne  a  Babet  une 


I 
MAI   1782.  131 

rivale,  c'est  Georgette,  qui  convient  mieux  aux  parents  de  Perrin, 
mais  qui  lui  prefere  un  amant  moins  bel  esprit.  Ge  role  a  ete 
joue  par  M"^  Dugazon  avec  une  grace  infinie. 

Gomme  drame  ou  comedie,  cette  pi^ce  est  fort  mediocre; 
comme  divertissement,  elle  n'a  que  le  defaut  d'etre  trop  longue. 
On  y  trouve  un  grand  nombre  de  tableaux  frais  et  riants,  des 
scenes  dialoguees  avec  assez  de  finesse,  d'une  simplicite  quel- 
quefois  un  peu  niaise,  quelquefois  un  peu  manieree,  mais  sou- 
vent  aussi  delicate  et  vraiment  naive.  G'est,  apres  VAmoureux 
de  quinze  ans,  ce  que  M.  Laujon  a  fait  de  plus  agreable.  La 
musique  en  est  vive  et  brillante;  mais  en  general  plus  riche  d'ac- 
compagnements  que  d'expression  et  de  caract^re.  Toutes  les 
compositions  de  M.  Ghampein  ont  donne  lieu  a  la  meme  cri- 
tique. 

—  Le  Vaporeux,  comedie  en  deux  actes  et  en  prose,  repre- 
sentee, pour  la  premiere  fois,  par  les  Gomediens  italiens,  le  ven- 
dredi  3,  est  d'un  ofiicier  qui  s'occupe  depuis longtemps  de  theatre 
et  de  vers,  de  M.  Marsollier  des  Yivetieres.  Ge  n'est  pas  son  pre- 
mier puvrage* ;  mais  c'est  le  seul  dont  on  se  souvienne  dans  ce 
moment,  et  nous  le  croyons  bien  digne  de  faire  oublier  tons  les 
autres. 

Le  sujet  du  Vaporeux  est  a  peu  pr^s  le  meme  que  celui  de 
Sidney  j  quoique  la  prose  de  M.  des  Yiveti6res  ne  soit  pas  faite 
pour  lutter  centre  les  vers  de  Gresset,  la  copie  pourrait  bien  6tre 
superieure  a  1' original  et  par  I'interet  du  plan,  et  par  la  vivacite 
des  situations,  et  par  le  naturel  des  caract^res  et  du  dialogue. 
Le  role  de  Saint-Far,  du  Vaporeux,  beau  coup  moins  exagere  que 
cdui  de  Sidney,  est  non-seulement  plus  vrai,  mais  aussi  plus 
theatral,  plus  propre  a  la  comedie.  L'idee  qu'on  sugg^re  a 
M"'"  de  Saint-Far,  de  guerir  son  mari  en  feignant  une  melancolie 
beaucoup  plus  noire  que  la  sienne,  est  une  idee  tr^s-juste,  tres- 
philosophique,  et  elle  fournit  en  meme  temps  le  motif  d'une 
scene  infiniment  touchante.  Nous  aurions  desire  que  cette  scene 
fut  mieux  developpee;  que  celle  ou  Blainville  veut  employer  la 
force  du  raisonnement  pour  combattre  les  chim^res  qui  trou- 
blent  le  bonheur  de  son  ami,  fut  d'une  morale  moins  commune 

1.  Marsollier  avait  d6ja  donii6  a  rOp6ra-Comique,  en  1774,  la  Fausse  Peur  (yoiv 
t.  X,  p.  457).  Ce  premier  ouvrage  avait  6te  suivi  de  quelques  comedies  represen- 
tees au  Th^atre-Italien.  (T.) 


132  CORHESPONDANCE   LITTERAIRF. 

ou  du  moins  plus  energique  et  plus  eloquente;  mais  I'mtention 
des  deux  scenes  est  heureuse  et  bien  preparee.  Tout  le  role  du 
jardinier,  a  quelques  marivaudages  pr^s,  est  d'une  gaiete  fort 
naturelle  et  fort  piquante;  celui  du  valet,  qui,  pour  flatter  les 
caprices  de  son  maitre,  cherche  a  les  contrefaire,  se  trahit  k 
tout  moment  lui-meme,  et  fmit  par  craindre  tr^s-serieusement 
de  se  voir  une  des  premieres  victimes  de  la  triste  folie  qu'il 
croyait  de  son  inter^t  d'entretenir  :  ce  role  est  d'une  conception 
assez  neuve  et  d'un  excellent  comique.  Mieux  6crit,  ce  petit 
ouvrage  pourrait  etre  mis  a  cote  des  meilleures  productions  de 
ce  genre;  tel  qu'il  est,  il  annonce  du  gout,  de  I'esprit,  un  vrai 
talent  pour  le  theatre. 

— 1\  parait  qu'a  I'exemple  des  vertus  chretiennes,  la  philo- 
sophie,  leur  rivale,  cherche  a  se  distinguer  aujourd'hui  par  de 
bonnes  oeuvres,  par  des  etablissements  charitables  et  des  fonda- 
tions  pieuses.  Tant  que  ce  zele  portera  sur  des  objets  utiles  a  la 
societe,  quel  que  puisse  en  6tre  le  motif  secret,  il  meritera  tou- 
jours  la  reconnaissance  et  I'estime  des  ames  honnetes  et  sen- 
sibles.  II  est  a  craindre  seulement  que  ce  zele  philosophique  ne 
degenere  un  jour,  comme  tant  d'autres,  en  une  vaine  ostenta- 
tion ;  que  son  activite  ne  devienne  egalement  puerile  et  supersti- 
tieuse,  et  qu'il  ne  finisse  par  s'occuper  beaucoup  plus  des  inter^ts 
du  parti  dont  on  voudrait  soutenir  la  consideration  que  de  ceux 
dont  on  voudrait  paraitre  et  dont  il  faudrait  etre  en  effet  unique- 
ment  occupe.  Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  reprochera  plus  a  mes- 
sieurs les  Quarante,  comme  I'a  fait  Montesquieu,  de  n' avoir 
d'autres  fonctions  que  de  jaser  sans  cesse;  les  voila  charges  d'un 
minist^re  vraiment  respectable,  d'un  minist^re  qui  pent  se  com- 
parer en  quelque  mani^re  a  I'auguste  dignite  que  la  vertu  do 
Caton  rendit  si  celfebre  dans  I'ancienne  Rome.  Le  legs  deM.de 
Valbelle  leur  avait  deja  donne  le  droit  precieux  de  recompenser 
par  une  pension  de  douze  cents  francs  I'homme  de  lettres  qu'ils 
jugeraient  le  plus  digne  et  le  plus  susceptible  de  ceite  distinction. 
Un  autre  bienfaiteur  anonyme  leur  avait  confie  le  fonds  de  la 
meme  rente  pour  etre  decerne  au  meilleur  ouvrage  qui  aurait 
paru  dans  le  cours  de  I'annee.  Tout  nouvellenient  on  vient  do 
leur  envoyer  encore  une  somme  de  douze  mille  francs  pour  hi 
fondation  d'un  prix  a  donner  aussi  tons  les  ans  a  Taction  la  plus 
vertueuse  qui  se  sera  faite  dans  toute  I'etendue  de  la  ville  et  de 


MAI    1782.  133 

la  banlieue  de  Paris.  Ge  sera  done  desormais  a  ce  corps  de  qua- 
rante  tetes,  qui  jusqu'ici  n'avait  parii  destine  tr^s-injustement 
qu'a  s'occuper  de  figures,  de  metaphores  et  d' antitheses,  a 
decider  en  dernier  ressort  et  quel  est  le  meilleur  homme,  et  quel 
est  le  meilleur  ouvrage,  et  quelle  est  la  meilleure  action ;  qui  salt 
si  on  ne  le  chargera  pas  encore,  I'annee  prochaine,  de  decider 
aussi  quelle  a  ete  la  meilleure  pensee  ou  le  sentiment  le  plus 
vertueux?  On  a  pretendu  que  le  corps  des  cures  de  Paris,  jaloux 
des  attributions  qu'on  venait  d'accorder  a  1' Academic  francaise, 
et  qu'il  aurait  plutot  crues  de  son  ressort  que  de  celui  de  mes- 
sieurs les  Quarante,  voulant  user  de  represailles ,  allait  fonder 
un  prix  pour  le  plus  joli  madrigal  qui  se  ferait  tons  les  ans  dans 
I'etendue  de  leur  diocese ;  mais  il  y  a  lieu  de  croire  que  ceci  n'est 
qu'une  mauvaise  plaisanterie ;  quelle  est  faction  louable^  mais 
un  peu  extraordinaire,  qu'on  ne  cherche  pas  a  rendre  ridicule? 

Voici  la  lettre  du  citoyen  fondateur  du  nouveau  prix  adressee 
a  f  Academie  francaise.  Quelque  soin  qu'il  ait  pris  pour  garder 
f  anonyme,  on  a  cru  le  reconnaitre,  et  I'opinion  la  plus  generale 
a  nomme  M.  de  Montyon,  conseiller  d'litat,  chancelier  et  chef 
du  Gonseil  de  monseigneur  le  comte  d'Artois  : 

«  Messieurs,  tous  les  genres  de  talents  obtiennent  des  recom- 
penses ;  la  vertu  seule  n'en  pas.  Si  les  moeurs  etaient  plus  pures 
et  les  ames  plus  elevees,  la  satisfaction  interieure  d'avoir  fait  le 
bien  serait  un  salaire  sufTisant  du  sacrifice  qu'exige  la  vertu; 
mais  pour  la  plupart  des  hommes  il  faut  un  autre  prix,  il  faut 
qu'une  action  louable  soit  louee.  Ges  eloges  ont  ete  le  premier 
objet  des  lettres,  et  c'est  en  effet  la  fonction  la  plus  honorable  que 
puisse  avoir  le  genie. 

((  L' Academie  francaise  s'est  rapprochee  de  cette  institution 
antique  lorsqu'elle  a  propose  k  f  eloquence  le  panegyrique  des 
Sully,  des  Daguesseau,  des  Fenelon,  des  Gatinat,  des  Montausier 
et  d'autres  grands  personnages;  mais  il  n'est  dans  une  nation 
qu'un  petit  nombre  d' hommes  dont  les  actions  aient  un  caract^re 
de  celebrite,  et  le  sort  du  peuple  est  que  ses  vertus  soient 
ignorees.  Tirer  ces  vertus  de  I'obscurite,  c'est  les  recompenser 
et  Jeter  dans  le  public  la  semence  des  moeurs. 

((  Penetre  de  cette  verite,  un  citoyen  prie  T Academie  fran- 
caise d'agreer  la  fondation  d'un  prix  dont  voici  f  objet  et  les  con- 
ditions : 


nk  CORRESPONDANGE    LITTERAIRE. 

((  1°  L'Academie  francaise  fera  tous  les  ans,  dans  une  de  ses 
assemblees  publiques,  lecture  d'un  Discours  qui  contiendra 
I'eloge  d'un  acte  de  vertu. 

((  S''  L'auteur  de  I'aclion  celebree,  homme  ou  femme,  ne 
pourra  etre  dhin  Hat  au-dcssus  de  la  bourgeoisie^  et  il  est  A 
dhirer  quil  soit  choisi  dans  les  derniers  rangs  de  la  sociHL 
((  S''  Le  fait  qui  donnera  mati^re  h  I'filoge  se  sera  passe  dam 
VHendue  de  la  ville  ou  de  la  hanlieue  de  Paris,  et  dans  Vespace 
des  deux  annees  qui  prdcederont  la  distribution  du  prix,  A 
riilloge  seront  jointes  des  attestations  du  fait  propres  a  en  con- 
stater  la  verite.  On  choisit  Paris,  parce  que  I'Academie,  y  etant 
etablie,  a  plus  de  facilite  pour  verifier  les  faits ;  d'ailleurs  nuUe 
part  les  moeurs  du  peuple  n'ont  plus  besoin  de  reforaie  que  dans 
les  capitales. 

((  li°  La  fondation  sera  de  douze  mille  francs,  et  I'interet 
de  cette  somme  sera  employe  a  payer  deux  medailles,  dont 
une  pour  l'auteur  du  Discours,  Tautre  pour  l'auteur  de  Taction 
celebree. 

«  5°  Le  Discours  sera  en  prose,  et  ne  sera  pas  de  plus  d*un 
demi-quart  d'heure  de  lecture;  un  temps  plus  long  ne  serait 
employe  qu'a  des  dissertations  etrang^res  a  I'objet  de  1' insti- 
tution. 

«  6''  Cette  somme  de  douze  mille  francs  sera  placee  en  rente 
viag^re  sur  la  t^te  du  roi  et  sur  celle  de  monseigneur  le  dauphin, 
et  le  Discours,  lu  dans  la  seance  publique,  sera  presente  k  ce 
jeune  prince.  Ainsi  ses  premiers  regards  seront  portes  sur  une 
classe  d'hommes  eloign^e  du  trone,  et  il  apprendra  de  bonne 
heure  que  parmi  eux  il  existe  des  vertus.  » 

L'Academie,  avant  d'accepter  ces  offres,  a  cru  devoir  pro- 
poser au  donateur  les  changements  qui  suivent  : 

«  l**  Le  Discours  ou  R^cit  sera  fait  par  le  directeur  de  la 
Compagnie. 

((  2^^  L'Academie  ne  pourrait  accepter  la  donation  proposee 
si  elle  renfermait  la  moindre  disposition  qui  put  interesser  per- 
sonnellement  quelqu'un  de  ses  tnembres.  En  consequence,  le 
revenu  annuel  des  douze  mille  francs  sera  enti^rement  employe 
a  payer  une  seule  medaille,  qui  sera  donnee  pour  prix  de  Tacte 
de  vertu.  » 

Le  donateur  ayant  adopte  ces  changements,  la  Compagnie  a 


MAI   1782.  135 

d'une  voix  unanime,  de  I'aveu  du  roi,  son  auguste  protecteur, 
accepte  la  donation.  Elle  annonce  done  que,  dans  son  assem- 
blee  publique  du  25  aout  1783,  elle  donnera  ce  prix  pour  la  pre- 
miere fois,  en  se  conformant  aux  dispositions  prescrites  par  le 
donateur  et  aux  legers  changements  quelle  y  a  faits. 

—  Quelque  multipliees  que  soient  deja  les  editions  de  YEncy- 
dopedie^  celle  qui  s'imprime  actuellement  a  Paris  par  ordre  de 
matieres,  et  dont  le  sieur  Panckoucke  a  fait  publier  un  prospectus 
fort  etendu,  ne  pent  manquer  d'obtenir  encore  I'accueil  le  plus 
favorable.  Dans  I'espace  d'un  mois,  le  sieur  Panckoucke  a  recu 
cet  ouvrage  plus  de  trois  mille  souscriptions.  Un  libraire  de 
Madrid,  don  Santiago  Thevin,  a  fait  traduire  le  prospectus  en 
espagnol  par  don  Joseph  Covarrubias;  et  S.  E.  don  Beltran, 
eveque  de  Salamanque,  inquisiteur-general,  est  a  la  tete  des 
souscripteurs  espagnols.  On  en  prepare  une  traduction  italienne 
a  Florence,  et  la  munificence  de  S.  A.  R.  le  Grand- Due  a  bien 
voulu,  dit-on,  faire  avancer  aux  auteurs  de  I'entreprise  une 
somme  de  soixante  mille  ducats. 

Le  sieur  Panckoucke  a  fait  tjrer  deux  exemplaires  de  la  nou- 
velle  EncyclopMie  sur  grand  papier  de  Hollande.  II  se  flatte 
tou jours  en  secret  qu'une  souveraine,  qui  s'interesse  si  magnifi- 
quement  a  tout  ce  qui  se  fait  en  Europe  de  grand  et  d' utile,  ne 
dedaignera  point  d'en  recevoir  I'hommage;  il  se  flatte  que  I'hon- 
neur  d'avoir  ete  encourage  par  elle  ne  manquera  point  a  la 
gloire  d'un  monument  destine  a  honorer  les  lumieres  du  si^cle 
dont  elle  est  1' amour  et  1' admiration  ^ 

—  J 'ignore  quel  nouvel  interet  ou  quelle  puissante  protection 
a  pu  reconcilier  tout  a  coup  M.  Palissot  avec  la  Comedie.  Ce  qu'il 
y  a  de  certain,  c'est  qu'apres  1' avoir  laisse  oublier  depuis  plus  de 
vingtans,elle  parait  affecter  aujourd'hui  de  ne  plus  s'occuper  que 
de  lui  :  on  a  commence  par  nous  donner  une  reprise  des  Tuteurs; 
on  leur  a  fait  succeder  tr^s-rapidement  V Homme  dangereux,  qui 
n'avait  point  encore  ete  donne;  et  quoique  ces  deux  ouvrages 
aient  attire  fort  peu  de  monde,  on  n'en  a  pas  ete  moins  empresse 
a  remettre  a  I'etude  la  fameuse  comedie  des  Philosophes,  N'y 
a-t-il  pas  lieu  de  presumer  que  ce  sont  des  motifs  fort  superieurs 

1.  Catherine  II  ne  parait  pas  avoir  r^pondu  a  cette  invitation  j  du  moins  il 
n'est  pas  question  de  rE'Mcyc/opc'die  methodique  dans  ses  lettres  a  Grimm,  publi6es 
par  M.  Grot,  en  1878,  pour  le  recueil  de  la  Society  historique  russe. 


136  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

aux  interets  de  MM.  les  Gomediens  qui  ont  pu  exciter  tant  de 
zele  et  tant  d'activite  en  faveur  de  M.  Palissot?  Comment  ne  pas  se 
souvenir,  dans  cette  occasion,  de  ce  qu'il  nous  a  si  bien  prouve, 
dans  toutes  ses  prefaces,  qu'il  possedait  eminemment  le  merite 
litteraire  le  plus  utile  a  I'fitat,  quoique  le  plus  injustement  avili? 

La  comedie  des  Tuteurs  a  des  details  heureux,  mais  I'intrigue 
en  est  faible,  et  porte  sur  une  idee  assez  extra vagante.  Un  p6re 
a  laisse  en  mourant  la  conduite  de  sa  fille  a  trois  ou  quatre 
tuteurs,  dont  les  caracteres  et  les  gouts  sont  absolument  difFe- 
rents;  pour  obtenir  sa  main,  il  faudra  plaire  egalement  a  tons. 
Si  la  condition  est  bizarre,  le  moyen  de  reussir  n'en  est  pas 
moins  facile  a  deviner;  il  ne  s'agit  que  de  feindre  tour  a  tour, 
aux  yeux  de  chacun,  de  lui  ressembler;  c'est  ce  que  fait  I'amant 
aim^  de  la  pupille,  c'est  ce  qu'il  fait  plus  ou  moins  adroitement; 
mais  aucune  de  ces  scenes  n'est  aussi  vive,  aussi  naturellement 
gaie  que  celle  du  chevalier  Glik  et  du  chevalier  Cluk,  dans  le 
DMt^  par  Dufresny. 

M.  Palissot  trouve  tres-mauvais  qu'on  lui  refuse  le  don  de  1' in- 
vention; il  s'est  fache  lorsqu'on  lui  a  dit  que  le  dessin  de  sesP/ii- 
losophes  etait  caique  sur  celui  des  Femmes  savantes  :  il  pourrait 
bien  se  facher  encore  si  on  lui  prouvait  que  Taction  de  Vllomme 
dangereux  ressemble  beaucoup  a  celle  du  Flatteur  de  Rousseau, 
ou  k  celle  du  M^chant  de  Gresset ;  mais  nous  ne  voulons  point 
le  facher ;  il  ya  d'ailleurs  plus  d'exactitude  a  dire  que  le  reproche 
est  injuste,  par  la  raison  la  plus  evidente,  c'est  que  dsLnsrHomme 
dangereux  il  n'y  a  aucune  action,  ou  peu  s'en  faut.  Gomme  le 
Flatteur,  comme  le  Mechant,  I'Homme  dangereux  est  reconnu  a 
la  fm  pour  etre  I'auteur  d'un  6crit  injurieux  centre  I'homme  qui 
avait  ete  jusqu'alors  sa  dupe;  comme  eux,  c'est  par  la  ruse  d'une 
soubrette  qu'il  est  demasque;  mais  voilk  toute  la  ressemblance. 
Le  Mechant  de  M.  Palissot  n'a  aucun  motif  pour  faire  I'ecrit  en 
question;  c'est  fort  gratuitement  qu'il  s' expose  lui-meme  a  se 
perdre ;  il  ne  prend  aucune  precaution  pour  faire  reussir  sa 
mechancete,  et  Ton  n'a  besoin  d' aucun  artifice  pour  la  faire 
retomber  sur  lui.  M.  Palissot  et  ses  amis  (car  qui  n'en  a  pas?)  ont 
si  bien  senti  la  faiblesse  d'une  pareille  intrigue,  que,  dans  I'impos- 
sibilite  de  la  defendre,  ils  se  sont  contentes  d' assurer  hautement 
le  public  que  les  pieces  de  caractfere,  et,  s'il  en  fut  jamais, 
r Homme  dangereux  en  est  une,  pouvaient  fort  bien  se  passer 


I 


MAI    1782.  137 

d' action,  temoin  le  Misanthrope^  etc.;  mais  ces  messieurs  nous 
permettront  de  leur  representer  d'abord  que  M.  de  Voltaire  du 
moins  n'etait  pas  de  cet  avis ;  il  a  dit  : 

Un  vers  heureux  et  d'un  tour  agr6able 
Ne  sufRt  pas ;  il  faut  une  action, 
De  I'interet,  du  comique,  une  fable, 
Des  moeurs  du  temps  un  portrait  veritable 
Pour  consommer  cet  oeuvre  du  d6mon- 

On  ne  pretend  pas  qu'une  comedie  ait  I'interet  d'une  tragedie  ou 
d'un  roman,  mais  il  paralt  indispensable  qu'elle  ait  celui  de  tout 
ouvrage  dramatique,  I'interet  attache  a  la  peinture  fidele  des 
moeurs,  au  mouvement  successif  et  gradue  d'une  action  natu- 
relle  et  vraie.  Lorsqu'il  y  aura  une  lutte  etabli6  entre  le  carac- 
tere  et  les  circonstances  ou  ce  caractere  est  place,  lorsqu'il  y 
aura  quelques  ressorts  adroitement  prepares  pour  mettre  ce  carac- 
tere en  jeu,  pour  I'embarrasser  ou  pour  en  faire  justice,  et  tou- 
jours  par  des  moyens  dont  je  puisse  desirer  le  succes  sans  les 
avoir  trop  prevus,  mon  attent;ion  sera  sans  doute  suffisamment 
fixee;  il  ne  faudra,  pour  I'interesser,  ni  des  evenements,  ni  des 
situations  extraordin aires ;  mais  si  mon  imagination  ne  demande 
pas  a  6tre  fortement  emue,  elle  veut  du  moins  etre  amusee,  et 
c'est  k  quoi  le  poete  ne  saurait  reussir  s'il  n'a  pas  I'art  d' exciter 
ma  curiosite  et  de  la  soutenir  sans  effort. 

On  a  repete  trop  souvent  que  Taction  du  Misanthrope  etait 
faible  et  peu  attachante ;  elle  ne  Test  pas  autant,  il  est  vrai  que 
celle  de  VAvare  et  du  Tartiiffe,  qui  sont  pourtant  aussi,  je  crois, 
des  comedies  de  caractere.  Mais  quel  est  le  spectateur  attentif 
qui,  en  voyant  pour  la  centieme  fois  le  Misanthrope,  n'est  pas 
encore  tr^s-curieux  de  savoir  ce  que  pourra  devenir  la  passion 
d'Alceste  pour  la  coquette  Gelimfene,  son  amitie  pour  Philinte  et 
sa  querelle  avec  Oronte?  Je  ne  dis  rien  de  tout  le  reste;  il  n'y  a 
pas  une  sc^ne  ou  Ton  ne  trouve  un  noeud  plus  interessant  a  voir 
denouer  que  celui  de  toutes  les  pieces  qu'on  a  pretendu  faire 
depuis  dans  le  meme  genre.  S'il  y  a  quelque  chose  de  froid  dans 
cet  immortel  ouvrage,  c'est  le  denoument,  et  peut-etre  n'est-ce 
encore  que  I'extreme  perfection  de  chaque  sc^ne  en  particulier 
qui  a  rendu  I'effet  de  1' ensemble  moins  rapide  et  moins  entrai- 
nant. 


138  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

Au  risque  de  parattre  revenir  de  fort  loin,  nous  ne  pouvons 
nous  dispenser  de  remarquer  ici  que,  comme  Ton  a  soupconne 
Molifere  d* avoir  voulu  se  peindre  lui-meme  dans  le  Misanthrope, 
M.  Palissot  avoue  naivement  qu'il  a  eu  I'intention  de  se  peindre 
aussi  lui-meme  dans  le  personnage  de  Val^re,  I'Homme  dangereux: 
il  est  vrai  qu'il  a  voulu  que  le  portrait  ne  fut  ressemblant  qu'aux 
yeux  de  ses  ennemis;  mais  beaucoup  de  gens  pensent  qu'il  a 
reussi  sous  ce  rapport  bien  au-dela  de  son  attente.  Rien  de  plus 
subtil,  rien  de  plus  ingenieux  que  son  projet.  En  1770,  lorsqu'il 
en  concut  I'heureuse  idee,  les  philosophes  etaient  un  peu  plus 
consideres  qu'ils  ne  le  sont  aujourd'hui ;  du  moins  leur  croyait-on 
devoir  plus  d'egards  et  plus  de  menagement.  Une  piece,  donnee 
alors  sous  le  nom  de  Palissot,  pouvaitetre  fort  mal  accueillie,  peut- 
etre  meme  courait-elle  le  risque  d'etre  refusee.  Pour  echapper  a 
toutes  ces  difficultes,  TAristophane  de  nos  jours  s'etait  propose 
non-seulement  de  faire  donner  sa  pi^ce  anonyme,  il  avait  encore 
€U  soin  de  repandre  dans  le  public  que  c'etait  une  satire  violente, 
dont  lui-meme  etait  le  principal  objet;  on  assure  que,  pour  accre- 
diterce  bruit  encore  mieux,  il  avait  ete  s'en  plaindre  a  M.  I'abbe 
de  Voisenon,  en  le  suppliant  d' employer  tout  son  credit  k  emp6- 
cher  que  la  pi6ce  ne  fut  jouee ;  que  I'ofTicieux  abbe  avait  reussi  a 
la  faire  defendre,  et  qu' alors  M.  Palissot,  au  desespoir  d' avoir  ete 
mieux  servi  qu'il  ne  I'esperait,  6tait  venu  presque  en  larmes  avouer 
a  son  ami  qu'il  etait  I'auteur  de  la  pifece,  et  le  conjurer  de  faire 
lever  la  defense ;  ce  que  celui-ci  n' avait  jamais  voulu  faire,  tr^s- 
indigne  de  ce  qu'on  eut  ose  le  croire  propre  k  se  rendre  complice 
d'un  pareil  manage.  II  est  vrai  que  M.  Palissot  a  ecrit  depuis  plu- 
sieurs  longues  lettres  pour  desavouer  le  ridicule  de  cette  aven- 
ture;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que,  quoiqu'il  en  fut  sollicite 
vivement,  I'abbe  de  Voisenon  ne  voulut  jamais  detruire  I'impos- 
ture  pretendue,  soit  qu'il  n'ait  pas  daigne  en  prendre  la  peine, 
soit  qu'il  fut  pique  en  effet  d' avoir  ete  la  dupe  de  M.  Palissot,  soit 
enfm  qu'il  se  fut  fait  un  scrupule  de  dementir  un  conte  qui,  vi'ai 
ou  faux,  ne  pouvait  manquer  de  lui  paraitre  plaisant  *. 

Quoi  qu'il  en  soit,  on  aura  toujours  de  la  peine  a  comprendre 
comment  un  homme  a  le  courage  ou  plutot  I'elTronterie  de  se 
traduire  ainsi  lui-meme  sur  la  sc6ne,  de  prdter  au  personnage  le 

1.  Grimm  avait  deja  cont6  cette  mesaventure;  voir  t.  IX,  p.  51. 


I 


MAI    1782.  139 

plus  odieux  tous  ses  traits,  to  us  ses  sentiments,  toutes  ses  opi- 
nions, et  de  mettre  ce  personnage  en  contraste  avec  un  honnete 
homme,  qu'il  rend  a  la  verite  le  plus  plat  du  monde,  mais  dans 
la  bouche  duquel  il  place  cependant  les  sentiments  les  plus  esti- 
mables,  les  plus  vertueux,  avec  les  opinions  les  plus  diametrale- 
ment  opposees  aux  siennes.  M.  Palissot  pense  qu'il  est  impos- 
sible qu'on  lui  fasse  serieusement  I'application  de  ce  role  de 
Valto,  dont  il  a  si  bien  fait  sentir  toute  I'atrocite.  En  elTet,  com- 
ment la  meriterait-il?  De  sa  vie  il  n'a  fait  aucune  satire,  aucun 
libelle;  voyez  laDunciade^  les  Philosophes,  etc.  :  lorsqu'un  libelle 
est  signe,  ne  cesse-t-il  pas  de  I'etre?  Mais  pourquoi  s'etait-il  done 
persuade  que  ses  ennemis  ne  manqueraient  pas  de  I'y  recon- 
naitre?  Pourquoi  se  flattait-il  done  que,  si  la  piece  fut  tombee, 
son  secret  ayant  ete  parfaitement  garde,  il  pourrait  se  feliciter 
publiquement  de  cette  chute  en  feignant  de  partager  I'erreur 
commune?  Mais,  en  oubliant  la  personne  de  I'auteur,  a  ne  consi- 
derer  que  I'ouvrage,  quel  en  pent  etre  le  but  moral?  de  montrer 
que  I'honnete  homme  n'est  qu'un  sot  et  I'homme  d'esprit  un 
scelerat;  morale  bien  digne  assurement  de  I'ennemi  des  philo- 
sophes. 

Quelque  froid  que  nous  ait  paru  le  plan  de  V Homme  dange- 
reux^  quelque  bizarre  que  nous  en  semble  I'intention,  on  ne 
saurait  lui  refuser  un  merite  de  style  devenu  bien  rare  aujour- 
d'hui.  La  grande  sc^ne  qui  termine  le  second  acte  est  surement 
une  des  meilleures  que  nous  ayons  vues  depuis  longtemps  au 
theatre ;  le  dialogue  en  est  vif ,  aise,  naturel  et  rempli  de  traits 
piquants,  si  ce  n'est  par  I'idee,  du  moins  par  I'expression.  On  y 
remarque  surtout  un  vers  heureux,  le  seul  de  tout  le  role  de 
Dorante  ou  Ton  retrouve  vraiment  I'expression  d'une  ame  sen- 
sible et  vertueuse ;  il  ne  doit  pas  etre  oublie. 

Croyez-moi,  le  mechant  est  seul  dans  Tunivers. 

Ah!  croyez-moi,  monsieur  Palissot,  Ton  peut  vous  en  croire. 

U Homme  dangereux  a  ete  regu  comme  il  meritait  de  I'etre, 
I'ensemble  avec  beaucoup  d'indifference,  les  details  tantot  avec 
humeur,  tantot  avec  plaisir ;  nous  avons  cite  ceux  qui  ont  paru 
le  plus  generalement  applaudis.  La  pi^ce  n'a  eu  que  cinq  ou  six 
representations,  et  elles  ont  ete  peu  suivies.  Les  roles  d'Oronte 
et  de  Valfere  ont  6te  parfaitement  bien  rendus,  le  premier  par  le 


UO  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

sieur  Preville,  le  second  par  le  sieur  Mole,  celui  de  Marton  par 
M'"^  Bellecour,  et  le  sieur  Dugazon  a  ete  aussi  plaisant  qu'il  etait 
possible  de  I'etre  dans  celui  de  M.  Pamphlet. 

—  M.  Linguet  a  fait  repandre  dans  le  public  un  projet  manus- 
crit  dans  lequel  il  propose  au  gouvernement  un  procede  secret 
pour  faire  rendre  des  ordres  detailles  de  Versailles  a  Brest  et  k 
Toulon  en  aussi  pen  de  temps  qu'il  en  faudrait  a  un  bon  ecri- 
vain  pour  les  copier  six  fois,  et  sans  que  les  agents  interme- 
diaires  en  puissent  penetrer  I'objet.  II  annonce  qu'il  n'emploiera 
ni  les  pavilions,  ni  les  feux,  ni  aucun  des  autres  moyens  deja 
connus,  mais  un  instrument  fort  simple  dont  on  fait  usage  dans 
deux  metiers  differents,  et  dont  la  construction  est  si  facile  qu'il 
n'est  point  de  village  ou  Ton  ne  puisse  le  faire  ou  le  reparer  au 
besoin  ^ .  L'entretien  de  cette  nouvelle  espece  de  poste  est  si  peu 
dispendieux  que  de  Versailles  a  Brest  il  ne  passera  pas  annuelle- 
ment  vingt  mille  francs.  On  a  su  que  le  projet  avait  ete  presente  au 
roi  par  M.  de  Beauvau,  et  recommande  par  M.  le  comte  d'Artois; 
mais  on  ignore  si  Ton  en  a  deja  fait  ou  si  Ton  se  propose  serieu- 
sement  d'en  faire  I'epreuve.  Quel  que  puisse  en  6tre  le  resultat, 
si  M.  Linguet  n'a  pas  decouvert  tout  de  bon  le  secret  qu'il  nous 
promet  avec  tant  d' assurance,  il  a  trouve  du  moins  celui  de  se 
rappeler  d'une  mani^re  assez  piquante  au  souvenir  d'un  public 
qui  commen^ait  a  I'oublier.  11  a  fait  beaucoup  mieux  encore; 
car  il  vient  d'obtenir,  et  ce  pourrait  bien  Hve  une  autre"  6nigme, 
la  permission  de  sortir  de  la  Bastille,  meme  celle  de  continuer 
son  journal :  on  lui  interdit  a  la  verite  toutes  les  mati^res  de  reli- 
gion, de  gouvernement  et  de  politique;  mais  on  lui  abandonne, 
dit-on,  pour  ses  menus  plaisirs,  les  philosophes  et  I'Academie.  A 
la  bonne  heure !  De  quelque  nature  qu'ait  ete  le  motif  de  sa 
detention,  il  est  toujours  egalement  incertain;  elle  a  sans  doute 
ete  assez  longue  (de  plus  de  vingt  mois)  pour  lui  faire  faire 
toutes  les  reflexions  dont  il  pouvait  avoir  besoin,  et  il  ne  sera 
gu^re  tente  de  s'y  exposer  une  seconde  fois. 

—  La  Bestruciion  de  la  Ligue  ou  la  RMuction  de  Paris ^ 
pUce  nationale  en  quatre  actes,  par  M.  Mercier.  Ge  drame  est  de 
la  force  de  tous  les  autres  drames  de  M.  Mercier,  et  Ton  nous 

1.  C'etait  sans  doute  comme  une  premiere  idee  des  t616graphes  inventus  en  1792 
par  Charles  Chappe,  et  dont  I'etablissement  sur  les  principales  routes  de  France  fut 
ordonn6  par  d^cret  de  la  Convention  du  26  juillet  1793.  (T.) 


MAI    17  82.  141 

dispenserad'en  faire  I'analyse.  Ce  qui  est  infiniment  plus  curieux 
que  le  drame,  c'est  la  preface.  M.  Helvetius  en  avait  fait  une  pour 
nous  prouverqu'il  n'y  avait  qu'un  seul  moyen  de  rendre  la  France 
heureuse,  et  c'etait  tout  simplement  d'en  faire  faire  la  conquele 
par  quelque  puissance  etrang^re.  M.  Mercier  indique  un  moyen 
presque  aussi  doux,  beaucoup  plus  national  et  moins  embarras- 
sant  pour  nos  voisins,  c'est  la  guerre  civile ;  sa  preface  est  em- 
ployee tout  entiere  a  developper  I'agrement  et  I'utilite  des  vevo- 
lutions  de  ce  genre.  C'est  la  plus  affreuse  de  toutes  les  guerres, 
sans  doute  ;  il  veut  bien  enconvenir;  «  mais  c'est  la  seule,dit-il, 
qui  soit  utile  et  quelquefois  necessaire.  La  nation,  qui  sommeillait 
dans  une  inaction  molle,  ne  reprendra  sa  grandeur,  qu'en  repas- 
sant  par  ces  epreuves  terribles,  mais  propres  a  la  regenerer. . .  La 
guerre  civile  derive  de  la  necessite  et  du  juste  rigide  ».  En  atten- 
dant le  moment  de  profiter  de  ces  hautes  lecons,  le  gouver- 
nement  a  juge  a  propos  de  defendre  I'ouvrage,  et  I'auteur  est 
reste  prudemment  a  Neufchatel,  ou  il  continue  de  faire  imprimer 
la  suite  de  son  Tableau  de  Paris. 

—  Ext  rait  du  journal  d'un  officier  de  la  marine  de  Vescadre 
de  M.  le  comte  d'Estaing,  1782.  Brochure  in-8"^  L'auteur  ano- 
nyme  de  ce  pamphlet  est  bien  plus  maladroit  qu'il  n'est  mechant. 
Quelque  impartialite  qu'il  ose  affecter,  il  decile  a  chaque  instant  le 
seul  objet  qu'il  parait  s'etre  propose,  celui  de  justifier  toutes  les 
preventions  de  la  marine  royale  contre  M.  d'Estaing ;  mais,  avec 
I'intention  la  plus  manifeste  de  nuire  a  la  gloire  de  ce  brave 
general,  il  se  trouve  engage,  malgre  lui,  a  rendre  a  ses  vertus,  a 
sa  Constance,  a  son  intrepidite,  le  temoignage  du  monde  le  moins 
suspect.  II  ne  pent  se  dispenser  d'avouer  que  M.  d'Estaing,  actif, 
infatigable,  ne  s'est  jamais  epargne  pour  reussir;  qu'il  serait 
capable  des  plus  grandes  choses  (et  c'est  un  ennemi  qui  parle) 
s'il  avait  des  connaissances  proportionnees  a  son  activite  et  a  son 
ambition;  que,  ne  avec  beaucoup  d' esprit,  il  a  I'enthousiasme  et 
le  feu  d'un  homme  de  vingt  ans;  que,  enlreprenant,  hardi  jus- 
qu'a  la  temerite,  tout  lui  parait  possible ;  que  si  les  matelots  le 
croient  inhumain,  ce  reproche  tient  a  sa  maniere  dure  de  vivre, 
etant  encore  plus  cruel  pour  lui-meme  que  pour  ses  equipages ; 
qu*on  I'a  vu  malade  et  attaque  du  scorbut  sans  jamais  vouloir 

1.  L'auteur  est  inconnu. 


U2  CORRESPONDANGli:   LITTERAIRE. 

faire  de  remedes;  travaillant  nuit  etjour,  ne  dormant  qu'une 
heure  apres  son  diner,  sa  tete  appuyee  si  r  ses  mains ;  se  cou- 
chant  quelquefois,  mais  sans  se  deshabiller ;  et  qu'il  n'y  a  pas 
un  homme  dans  son  escadre  qui  puisse  croire  qu'il  eut  resiste 
a  toutes  les  fatigues  qu'il  a  supportees,  etc. 

Quoique  cette  brochure  soit  ecrite,  en  general,  avec  autant  de 
negligence  que  de  prevention  et  de  partialite,  elle  presente 
cependant  une  suite  de  faits  et  de  details  qui  n'est  pas  sans  int6- 
ret ;  il  n'est  pas  meme  fort  difficile  d'y  discerner  le  vrai  a  travers 
les  voiles  dont  I'auteur  cherchea  I'envelopper.  On  y  trouvera  des 
anecdotes  assez  curieuses  sur  le  caractere  et  sur  les  dispositions 
des  Americains  ;  en  voici  quelques  traits. 

({  ^^ous  n'avons  recu  aucun  avis  interessant  de  la  part  des  Ame- 
ricains, ou  ceux  qu'ils  nous  ont  donnes  etaient  faux.  Un  pilote  et 
un  ofTicier,  donnes  par  le  congr^s,  nous  ont  indignement  trahis ; 
c'est  que  la  plupart  des  gens  aises  sont  torys,  et  ne  soutiennent 
le  parli  americain  que  par  la  crainte  de  perdre  leurs  biens ;  leurs 
coeurs  sont  aux  Anglais.  Ceux-ci  avaient  use  d'une  politique 
adroite  depuis  que  nous  avions  paru  sur  les  cotes  de  I'Amerique, 
pour  aliener  les  esprits  k  notre  egard  en  semant  sourdement  que 
I'apparence  de  protection  que  le  roi  de  France  leur  donnait  etait 
trompeuse  et  que  son  intention  etait  connue  de  garder  les  con- 
quetes  que  son  escadre  pourrait  faire ;  que  les  Francais  profite- 
raient  de  la  simplicite  des  Americains  pour  s'insinuer  dans  leur 
pays;qu'en  croyant  devenir  libres,  ils  ne  faisaient  que  changer 
de  maitres;  que  le  projet  de  la  France  etait  connu  par  la  propo- 
sition qu'elle  avait  faite  a  I'Angleterre  de  s'unir  a  elle  pour  les 
reduire,  si  on  avait  voulu  lui  ceder  quelques  parties...  Tels 
etaient  les  bruits  et  les  ecrits  semes  par  les  Anglais,  que  le  parti 
tory  avait  eu  soin  d'accrediter. 

((  Les  Americains  sont  faciles  a  tromper,  indolents  par  carac- 
tere, soupconneux,  ils  croient  toujours  voir  ce  qu'ils  craignent. 
Leur  indolence  est  telle  que  nous  avons  vu  I'ennemi  detruire 
Befford  a  vingt  milles  de  Boston,  sans  que  le  senat  fut  instruit 
d'aucune  circonstance,  des  forces  ni  des  desseins  des  Anglais. 

«  Nous  devons  beaucoupaM.  Hancok  qui  a  contenule  peuple, 
faisant  lui-meme  patrouille  la  nuit,  sans  cela,  nous  aurions  ete 
obliges  de  nous  refugier  a  bord  de  nos  vaisseaux  et  de  n'en  pas 
sortir,  etc.  » 


I 


MAI    1782.  U3 

—  Le  TrSbuchet,  petit  opera  en  vaudevilles,  par  un  amateur 
anonyme  ^ ,  donne  sur  le  theatre  de  la  Gomedie-Italienne,  le  mardi  11 , 
est  une  platitude  qui  ne  merite  gu^re  qu'on  en  parle.  Le  fils 
d'un  jardinier  aime  une  jeune  laitiere ;  sa  mere  croit  que  c'est 
d'elle  qu'il  est  epris.  Le  p^re  du  jeune  homme  imagine  de  mettre 
un  trebuchet  dans  son  jardin  pour  y  surprendre  la  petite  fille ;  c'est 
la  m^re  qui  s'y  trouve  prise  la  premiere.  On  se  moque  beaucoup 
d'elle,  et,  pour  etre  delivree,  elle  consent  au  mariage  de  sa  fille. 
11  n'y  a  rien  dans  les  details  de  ce  petit  ouvrage  qui  puisse  rache- 
ter  I'insipidite  du  sujet. 

—  Prospectus  d'un  ouvrage  propose  par  souscription,  par 
I'abbe  Rive'^  Brochure  ^ 

((  Get  ouvrage  est  un  essai  sur  I'art  de  verifier  I'age  des 
miniatures  peintes  dans  des  manuscrits,  depuis  le  xiv^  jusqu'au 
xvir  siecle  inclusivement,  de  comparer  leur  differents  styles  et 
degres  de  beaute,  et  de  determiner  une  partie  de  la  valeur  des 
manuscrits  qu'elles  enrichissent.  Get  essai  sera  contenu  dans  un 
recueil  in-folio  de  vingt-six  planches  gravees  au  simple  trait', 
imprimees  en  encre  faible  et  peintes  en  or  et  en  couleurs,  de  la 
maniere  la  plus  ressemblante  a  autant  de  miniatures  que  I'auteur 
a  choisies  dans  les  differents  manuscrits  executes  avec  la  plus 
grande  magnificence  en  Europe  pour  differents  souverains  ou 
tres-hauts  et  tres-puissants  seigneurs  dans  les  xiv%  xv%  xvi^  et 
xvir  siecles.  Ge  recueil  servira  non-seulement  a  I'histoire  de 
la  peinture  et  de  la  calligraphie,  mais  encore  a  celle  de  1' archi- 
tecture, de  divers  autres  arts,  des  usages,  des  habillements 
ecclesiastiques,  civils  et  militaires,  des  modes,  des  meubles,  des 
ustensiles  et  des  instruments  de  gueiTe  des  memes  siecles.  II  y 
aura  un  autre  avantage,  ce  sera  de  fourair  un  supplement  aux 
Monuments  de  la  monarchic  francaise^  par  dom  Monfaucon... 

((  On  verra  par  ces  planches,  jusqu'ou  nos  ancetres  ont 
pousse  le  luxe  et  la  magnificence  des  livres,  et  Ton  sera  etonne 
que  la  typographie,  depuis    environ  trois  cent  vingt-cinq  ans 

1 .  L'i4  Imanach  des  spectacles  est  egalement  muet  sur  le  nom  de  I'auteur. 

2.  Qui  forma  plusieurs  riches  biblioth6ques  de  Paris  et  entre  autres  celle  de  feu 
M.  le  due  de  La  Valliere.  (Meister.) 

3.  II  n'a  paru  de  cet  ouvrage  que  le  prospectus,  dont  Meister  reproduit  textuel- 
lement  ou  paraphrase  les  principaux  passages,  et  un  album  in-folio  de  26  planches. 
Voir  sur  cette  publication  inachevee  le  Bulletin  du  bibliophile,  1872,  p.  349  et 
suivantes. 


4U  GORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

qu'elle  a  ete  inventee  en  Europe  n'ait  encore  produit,  meme  avec 
les  acccessoires  de  la  gravure,  aucun  monument  aussi  riche 
que  la  plupart  des  manuscrits  dont  ces  planches  sont  tirees. 

«  Divers  grands  seigneurs  de  1' Europe  trouveront  au  has  de 
quelques-unes  de  mes  planches  les  armes  de  leur  famille.  Ce 
symbole  heraldique  [dit  emphatiquement  M.  I'abbe  Rive],  leur 
imprimera  plus  de  \»eneraiion  pour  la  memoire  de  leurs  peres 
et  les  enflammera  du  meme  z^le  pour  la  possession  des  beaux 
livres.  » 

Les  cuivres  et  les  modules  de  peinture  sont  acheves  depuis 
trois  ans;  le  manuscrit  Test  aussi  :  M.  I'abbe  Rive  ne  tirera  que 
quatre-vingts  exemplaires  de  son  recueil.  Le  prix  sera  pour  les 
souscripteurs  de  vingt-cinq  louis  et  de  quarante  pour  ceux  qui 
n'auront  pas  souscrit.  La  souscription  pour  la  province  et  pour 
I'etranger  ne  se  fermera  qu'a  la  fm  de  cette  annee. 

Pour  faire  constater  aux  souscripteurs  qu'il  n'y  aura  que 
quatre-vingts  exemplaires,  on  ecrira  a  la  fm  de  chaque  exemplaire 
qu'on  delivrera  1®%  2%  3%  etc.,  inclusivement  jusqu'au  80« 
exemplaire,  delivre  k  W*\  tel  jour,  tel  mois.  L'auteur  accompa- 
gnera  ce  cerlificat  de  sa  signature,  et  s* engage  solennellement 
a  ne  jamais  faire  aucune  autre  edition  du  m^me  ouvrage. 

Le  recueil  de  M.  I'abbe  Rive  sera  expedie  k  chaque  souscrip- 
teur  dans  dix  mois  ou  un  an  tout  au  plus  a  dater  du  jour  de  sa 
souscription  ;  mais  les  souscripteurs  pay eront  les  vingt-cinq  louis 
d'avance. 

On  emploiera  le  papier  superfm  d'Annonay  et  les  nouveaux 
types  de  Didot  I'aine,  aussi  glorieux  k  la  France  que  le  furent 
jadis  a  Venise  ceux  d'un  autre  Francais  appele  Nicolas  Janson, 
etabli  en  cette  ville  vers  I'an  1A70. 


JUIN. 


Que  I'heritier  du  plus  vaste  enjpire  qui  existe  et  qui  ait 
jamais  existe,  qu'un  descendant  de  Pierre  le  Grand  destine  un 
jour  a  occuper  le  trone,  et  puisqu'il  est  encore  un  nom  au-dessus 
de  ces  grands  noms,  que  le  fils  de  Catherine  II  serait  I'objet  de 


JUIN    1782.  145 

I'attention  et  des  empressements  de  tous  les  pays  qu'il  daignerait 
parcourir,  c'est  sans  doute  ce  qu'il  etait  fort  aise  de  prevoir; 
mais  que  son  caractere  et  son  esprit  paraitraient  repondre  par- 
tout  a  la  grande  attente  que  laissaient  concevoir  des  titres  si  glo- 
rieux,  c'est  du  moins  ce  qui  a  dii  etonner  tous  ceux  qui  ne 
s'6taient  pas  fait  une  juste  idee,  et  du  progr^s  que  les  lumi^res 
ont  acquis  dans  le  Nord,  et  de  I'heureuse  influence  d'une  educa- 
tion dirigee  par  la  plus  ^clairee  comme  par  la  plus  auguste  des 
meres. 

Quoique  les  circonstances  ne  nous  aient  pas  permis  de 
recueillir  tout  ce  que  le  sejour  de  M.  le  comte  et  de  M"'''  la  com- 
tesse  du  Nord*  a  Paris  a  pu  offrir  d'anecdotes  curieuses  et  de 
traits  interessants,  ce  que  nous  en  avons  appris  suffira  du  moins 
pour  donner  une  idee  de  1' impression  qu'il  a  faite  dans  ce  pays, 
et  le  compte  que  nous  tactierons  d'en  rendre,  sans  avoir  d'autre 
merite  que  celui  d'etre  exact  et  fidele,  n'appartient-il  pas  aux 
objets  dont  nous  sommes  occupes  dans  ces  memoires?  L'in- 
teret  dont  I'heritier  de  toutes  les  Russies  a  bien  voulu  honorer 
nos  lettres  et  nos  arts  doit  faire  epoque  dans  I'histoire  de  notre 
litterature.  Cette  histoire  presente  de  nos  jours  peu  d'^venements 
dignes  de  laisser  un  aussi  long  souvenir. 

Si,  I'imagination  frappee  de  I'immensite  des  l5tats  que  ce 
prince  doit  gouverner  un  jour,  il  semble  qu'on  ait  ete  surpris 
qu'il  n'eut  pas  la  taille  d'un  Atlas  ou  d'un  Hercule,  car,  tout 
polices  que  nous  sommes,  nous  tenons  encore  un  peu  de  nospre- 
juges  gothiques  et  sauvages,  on  I'a  ete  bien  plus,  et  comment  la 
vanite  f rancaise  n'en  aurait-elle  pas  ete  infiniment  flattie  ?  on 
I'a  ete  bien  plus  de  remarquer  dans  son  maintien  toute  I'ai- 
sance,  toute  la  grace,  toute  la  noblesse  facile  des  usages  et  des 
manieres  de  notre  cour.  A  travers  la  foule  importune  des  respects 
et  des  hommages  qui  le  suivaient  en  tout  lieu,  il  a  entendu  plus 
d'une  fois  qu'on  ne  le  trouvait  pas  beau,  et  c'est  du  ton  le  plus 
naturel  et  le  plus  aimable  qu'il  I'a  conte  lui-meme  fort  gaiement 
au  premier  souper  qu'il  fit  avec  le  roi,  en  observant  que  la 
nation  francaise  n'avait  assurement  pas  moins  de  franchise  que 
de  politesse  et  d'urbanite.  M.  le  comte  du  Nord  n'a  pas,  il  est 

1.  Paul  P^trowitz,  ne  a  Saint-Petorsbourg,  le  l**"  octobre  1754,  proclamc  czar 
le  9  novembre  1796,  mort  assassine  U  12  mars  1801.  II  avait  Spouse  en  premieres 
noces  Doroth^e  de  Hesse-Darmstadt  (10  octobre  1773). 

XIII.  40 


Ut)  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

vrai,  la  taille  et  la  figure  que  les  poetes  et  les  romanciers  n'au- 
raient  pas  cru  pouvoir  se  dispenser  de  lui  donner;  mais  il  a 
sans  doute  bien  mieux  que  des  traits,  un  regard  interessant  et 
spirituel,  une  physionomie  remplie  de  finesse  et  de  vivacite,  un 
souris  malin  qui  la  rend  plus  piquante  encore,  mais  sans 
laisser  jamais  oublier  le  caract^re  de  douceur  et  de  dignite 
repandu  sur  toute  sa  personne.  On  a  tant  dit,  tant  repete,  en 
vers  et  en  prose,  que  Minerve  accompagnait  ce  prince  sous  les 
traits  des  Graces,  qu'on  n'ose  presque  plus  employer  la  meme 
expression ;  il  n'en  est  aucune  cependant  qui  rende  mieux  tons 
les  sentiments  qu'inspire  M™^  la  comtesse  du  Nord ;  on  croirait 
que  cette  expression  ne  fut  jamais  faite  que  pour  elle,  et  quelque 
usee  que  soit  I'image,  la  verite  de  Tapplication  semble  I'avoir 
rajeunie.  Ce  ne  sont  pas  des  portraits  que  nous  avons  la  teme- 
rite  d'entreprendre,  nous  ne  cherchons  qu'a  rappeler  les  traits  les 
plus  marques  de  1' opinion  que  le  comte  et  la  comtesse  du  Nord 
ont  laissee  d'eux  au  peuple  de  I'Eqrope  le  plus  sensible,  mais 
aussi  le  plus  indiscret. 

L'instruction  est  un  avantage  dont  les  princes  sont  si  accou- 
tum6s  a  se  passer  en  France,  que  Ton  aurait  bien  pu  savoir  mau- 
vais  gre  a  M.  le  comte  du  Nord  d'en  avoir  autant;  aussi  n'est-il 
point  d'attention  qu'il  n'ait  eue  pour  se  le  faire  pardonner  :  on 
eut  dit  qu'il  n'etait  instruit  que  pour  plaire  a  la  nation  qui 
I'accueillait  avec  tant  d'empressement.  Dans  nos  sciences,  dans 
nos  arts,  dans  nos  moeurs,  dans  nos  usages,  rien  ne  lui  a  paru 
etranger;  sans  recherche  et  sans  affectation,  il  n'a  jamais  rien 
ignore  de  ce  qu'il  fallait  savoir  pour  apprecier  avec  justesse  tant 
d'objets  differents  qu'on  ne  cessait  d'offrir  k  sa  curiosite  pour 
prendre  I'inter^t  le  plus  obligeant  aux  hommages  qui  lui  etaient 
adresses,  pour  flatter  avec  le  tact  le  plus  d^licat  1' amour-propre 
de  la  nation  enti^re  S  et  celui  de  toutes  les  personnes  qui  s'effor- 
caient  particulierement  delui  etre  agreables.  A  Versailles,  il  avait 
fair  de  connaitre  la  cour  de  France  aussi  bien  que  la  sienne. 
Dans  les  ateliers  de  nos  artistes  ',  il  decelait  toutes  les  connais- 
sances  de  I'art  qui  pouvaient  leur  rendre  I'honneur  de  son  suf- 

1.  Jusqii'a  desirer  de  voir  un  opera  frangais.  C'est  pour  lui   qu'on   a  remis 
Castor.  (Meister.) 

2.  II  a  vu  surtout  avec  le  plus  grand  inter^t  ceux  de  MM.  Greuze  et  Hou- 
don.  (Id.) 


JUIN   1782.  1^7 

frage  plus  precieux.  Dans  nos  Lycees,  dans  nos  Academies,  il 
prouvait  par  ses  eloges  et  par  ses  questions,  qu'il  n'y  avait  aucun 
genre  de  talents  et  de  travaux  qui  n'eut  quelque  droit  a  I'inte- 
resser,  et  qu'il  connaissait  depuis  longtemps  tons  les  hommes 
dont  les  lumieres  ou  les  vertus  ont  honore  leur  siecle  et  leur 
pays. 

Sa  conversation  et  tons  les  mots  qu'on  en  a  retenus  annon- 
cent  non-seulement  un  esprit  tr^s-fm,  tres-cultive,  mais  encore 
un  sentiment  exquis  de  toutes  les  convenances  de  nos  usages  et 
de  toutes  les  delicatesses  de  notre  langue.  Nous  ne  citerons  ici 
que  les  traits  qui  nous  ont  ete  rapportes  par  les  personnes  memos 
qui  ont  eu  I'honneur  de  le  suivre  et  d'en  etre  temoins. 

Dans  le  nombre  des  choses  obligeantes  qu'il  dit  a  plusieurs 
membres  de  1' Academic  francaise,  a  la  seance  particuliere  de 
cette  compagnie,  qu'il  voulut  bien  honorer  de  sa  presence,  on 
ne  pent  oublier  le  mot  adresse  k  M.  de  Malesherbes.  M.  d'Alem- 
bert  lui  ayant  presente  cet  ancien  ministre  du  roi  :  Cest  appa- 
r eminent  ici^  lui  dit-il,  que  monsieur  s'est  retirL  L'orateur  le 
plus  eloquent  de  la  magistrature  demeura  tout  etonne  d'une 
apostrophe  si  flatteuse,  et  ne  trouva  rien  a  repondre. 

M.  Diderot,  n'ayant  pu  le  voir  dans  son  appartement,  fut 
I'attendre  a  la  messe.  L'ayant  apercu  en  sortant.  «  Ahl  cest  vous^ 
lui  dit-il;  vous^  h  la  messe!  —  Oui,  monsieur  le  comte,  on  a  bien 
vu  quelquefois  Epicure  au  pied  des  autels.  » 

Aux  fetes  de  Ghantilly,  le  petit  due  d'Enghien  *  etait  empresse 
a  lui  en  faire  les  honneurs.  M.  le  comte  du  Nord  I'encourageait 
par  ses  caresses  a  se  livrer  a  toute  la  vivacite  de  son  age;  le 
petit  prince,  en  sautillant  autour  de  lui,  voulut  faire  un  entrechat 
en  arriere  ;  il  fit  un  faux  pas  et  manqua  de  se  laisser  tomber ;  le 
comte,  en  le  relevant,  lui  dit  :  Voild,  ce  que  f  avals  bien  prSvu  : 
cst-ce  quon  sait  reculer  lorsqiion  porte  votre  nom? 

M.  le  comte  d'Artois,  lui  ayant  montre  des  epees  anglaises  du 
travail  le  plus  riche  et  le  plus  fini,  le  pressait  vivement  d' accepter 
la  plus  belle.  Le  comte  du  Nord  avait  beau  s'en  defendre ;  il  insis- 
tait  encore  :  ((  Comment,  monsieur  le  comte,  vous  n'en  accep- 
terez  aucune?  —  Je  ferai  bien  mieux,  si  vous  me  le  permettez ; 

i.  Celui-li  m6me  que  Napoleon  I"  fit  fusilier  a  Vincennes,  le  21  mars  1804.  Ce 
paragraphe  avait  6t6,  comme  on  pense,  8upprim6  en  1813,  et  M.  Taschereau  ne 
I'avait  pas  non  plus  retabli. 


148  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

je  vous  demanderai  celle  avec  laquelle  vous  avez  emporte  Gi- 
braltar. )) 

Le  roi  parlait  des  troubles  de  Geneve  :  Sire^  lui  dit-il,  cest 
pour  vous  une  temp  tie  dans  un  verre  d'eau.  On  ne  savait  pas 
alors  combien  il  serait  aise  d'apaiser  cette  tempete,  meme  sans 
renverser  le  verre. 

Les  fetes  donnees  a  M.  le  comte  et  a  M'"®  la  comtesse  du  Nord, 
a  Ghantilly,  ont  ete  de  la  plus  grande  magnificence  et  du  meil- 
leur  gout.  Le  divertissement  en  vaudevilles  qui  terminait  le 
spectacle  parut  fort  agreable  au  moins  pour  le  moment.  L'auteur, 
M.  Laujon,  desirait  fort  I'honneur  d'etre  presente  au  prince;  on 
le  fit  apercevoir  a  M.  le  comte,  qui,  apr^s  I'avoir  remercie  avec 
la  bonte  la  plus  affable,  lui  dit  :  «  M.  Laujon,  vos  couplets  sont 
charmants,  vous  m'y  faites  dire  de  fort  jolies  choses  »  (les  illus- 
tres  voyageurs  paraissaient  eux-memes  dans  le  divertissement 
sous  des  noms  deguises);  «  mais  il  en  est  une  essentielle,  que 
vous  avez  oubliee,  oui  tres-essentielle,  et  je  ne  m'en  console 
point...  »  On  voyait  a  chaque  mot  I'inquietude  du  poete  redou- 
bler  sensiblement  :  apr^s  Tavoir  laiss6  ainsi  quelques  moments 
dans  un  embarras  fort  penible  pour  sa  timidite ;  «  mais  sans 
doute,  lui  dit-il ;  vous  avez  oublie  de  parler  de  ma  reconnais- 
sance, et  c'est  dans  ce  moment  tout  ce  qui  m'occupe  ». 

M.  le  comte  du  Nord  ay  ant  fait  k  M.  d'Alembert  I'honneur 
d'aller  le  voir  chez  lui,  on  n*a  pas  oublie  que  ce  philosophe  avaif 
ete  appele  a  Petersbourg  pour  presider  a  son  education ;  il  lui 
dit  d'unemaniere  tres-aimable,  a  la  fin  de  leur  entretien  :  «  Vous 
devez  bien  comprendre,  monsieur,  tout  le  regret  que  j'ai  aujour- 
d'hui  de  ne  pas  vous  avoir  connu  plus  tot.  » 

De  tons  nos  hommes  de  lettres  celui  qui  a  eu  I'honneur  de 
voir  le  plus  souvent  M.  le  comte  du  Nord,  c'est  M.  de  La  Harpe. 
En  qualite  de  correspondant  de  Son  Altesse  Imperiale,  il  s'est  cru 
oblige  de  se  presenter  a  peu  pr^s  tons  les  jours  a  sa  porte.  Tant 
d'assiduites  paraissaient  bien  quelquefois  lui  etre  un  peu  a  charge ; 
mais  les  bontes  du  prince,  jointes  a  I'heureuse  constitution  de 
r amour-propre  de  l'auteur,  n'ont  gu^re  permis  a  celui-ci  de  s'en 
apercevoir.  «  M.  de  La  Harpe,  disait-il,  est  deja  venu  me  voir 
cinq  fois ;  je  I'ai  recu  trois;  j'espere  qu'il  ne  sera  pas  mecontent. » 
II  ne  I'etait  point  en  effet;  car  on  lui  entendit  dire  quelques  jours 
apres,  chez  M'"^  de  Luxembourg  :  «  J'ai  eu  deux  conversations 


JOIN    1782.  V49 

avec  M.  le  comte  du  Nord  sur  I'art  de  regner,  et  j'en  ai  ete,  je 
vous  assure,  parfaitement  satisfait.  »  On  lui  avait  propose  la  lec- 
ture des  Noces  de  Figaro  par  M.  de  Beaumarchais,  et  il  avait 
grande  envie  de  I'entendre  :  «  Je  n'ose  pourtant  pas,  ajoutait-il 
fort  gaiement,  je  n'ose  pas  accepter  cette  lecture  sans  avoir 
entendu  celle  que  doit  me  faire  M.  de  La  Harpe,-  il  ne  faut  pas 
risquer  de  se  brouiller  avec  ces  grandes  puissances.  » 

La  seance  de  I'Academie  francaise,  que  Leurs  Altesses  Impe- 
riales  honorerent  de  leur  presence,  fut  remplie  par  la  lecture 
d'une  Epitre  de  M.  de  La  Harpe  a  M.  le  comte  du  Nord,  d'un 
Portrait  de  Cesar  par  M.  I'abbe  Arnaud,  et  d'une  autre  Epitre  de 
M.  de  La  Harpe  contre  la  poesie  descriptive.  L'abbe  Delille  avait 
promis  d'y  lire  quelques  morceaux  de  son  Poeme;  mais,  par 
une  suite  de  ses  distractions  accoutumees,  il  oublia  son  engage- 
ment; ce  fut  sans  doute  pour  se  laisser  etre  heureux  aux  pieds 
de  quelque  jolie  femme,  ou  pour  ne  pas  entendre  les  vers  de 
M.  de  La  Harpe,  qu'il  n'aime  pas  plus  que  celui-ci  n'aime  les 
siens. 

II  y  a  quelques  beaux  vers,  dans  V£pUre  au  comte  du  Nord; 
mais  la  fm  a  paru  digne  d'un  madrigal  de  l'abbe  Gotin,  et  toute 
la  suite  de  Leurs  Altesses  Imperiales  n'a  pu  entendre,  sans  etre 
blessee,  I'apostrophe  repetee  de  Petrowitz,  plus  ridicule  encore 
pour  les  oreilles  russes  qu'elle  n'est  Strange  pour  les  notres.  Ce 
mot,  lorsqu'il  n'est  pas  precede  de  quelque  epithete  qui  le 
distingue,  est  aussi  familier  en  russe  que  le  serait  celui  de  Toi- 
nette  ou  de  Pierrot  en  francais  ^ 

Le  Portrait  de  Char  a  paru  faire  le  plus  grand  plaisir  h  nos 
illustres  voyageurs.  L'energie  avec  laquelle  on  y  caracterise  et 
I'ambition  et  le  courage^  le  genie  et  la  haute  fortune  du  plus 
grand  homme  de  I'antiquite,  etait  bien  faite  pour  lui  donner  a 
leurs  yeux  tout  I'interet  d'un  portrait  de  famille. 

Plusieurs  details  heureux  de  Y Epitre  sur  la  poesie  descrip- 
tive n'ont  pas  empeche  qu'elle  ne  parut  fort  longue.  Ce  sentiment 
des  convenances,  qui  sert  toujours  si  bien  M.  de  La  Harpe,  ne  lui 
a  pas  laisse  negliger  une  si  belle  occasion  de  dire  du  mal  des 
poetes  allemands  devant  une  princesse  allemande  qui  les  aime,  et 


1.  L'auteur  ne  I'a  laisso  subsister,  je  crois,  qu'une  fois  dans  les  copies  qu'il  en 
a  donn^es  depuis.  (Meister.') 


150  CORRESPONDANCE  LITTERAIHE. 

dont  la  sensibilite  saurait  les  apprecier,  quand  meme  ils  n'appar- 
tiendraient  pas  au  pays  qui  se  glorifie  d' avoir  ete  le  berceau 
de  son  enfance. 

L'Academie  des  sciences  et  celle  des  belles-lettres  ont  et6  a 
pen  pr^s  egalement  heureuses  dans  le  choix  des  objets  dont 
elles  ont  juge  a  propos  d'entretenir  la  curiosite  de  nos  illustres 
voyageurs.  Dans  I'une,  on  les  a  fort  ennuyes  de  beaucoup  d'expe- 
riences  assez  degoutantes  sur  la  nature  du  principe  odorant,  et 
sur  la  mani^re  de  detruire  les  odeurs  fe tides.  Dans  I'autre,  on 
leur  a  lu  des  Memoires  sur  les  antiquites  septentrionales,  oil  Ton 
discute  fort  ingenieusement  si  les  hommes  du  Nord  n'ont  pas  tou- 
jours  ete  d'une  petite  taille  et  fort  inferieurs  a  tons  egards  aux 
habitants  des  climats  meridionaux,  etc.,  etc. 

Quelque  occupe  qu'ait  ete  le  sejour  de  Leurs  Altesses  Impe- 
riales,  et  par  le  desir  qu' elles  avaient  de  voir  tout  ce  qui  pouvait 
meriter  de  les  interesser,  et  par  cette  foule  de  f^tes  et  de  plaisirs 
qu'on  ne  cessait  de  leur  ofTrir  de  tons  les  cotes,  il  n'est  aucune 
esp^ce  d'attention  pour  toutes  les  personnes  qui  avaient  quelque 
droit  d'en  attendre  de  leur  part  qui  ait  ete  negligee;  on  n'a 
entendu  parler  que  d'un  seul  homme  qui  se  soit  avise  de  s'en 
plaindre,  et  cet  homme  est  le  sieur  Clerisseau.  La  sc^ne  qu'il  osa 
faire  a  M.  le  comte  du  Nord  dans  la  maison  de  M.  de  La  Reyniere, 
qu'il  avait  eu  la  curiosite  d'aller  voir,  est  d'une  extravagance  trop 
originale  pour  etre  oubUee.  M.  Clerisseau,  ayant  eu  I'honneur  de 
travailler  pour  Sa  Majeste  Imperiale,  s'etait  imagine  qu'a  ce  titre 
M.  le  comte  du  Nord  ne  pouvait  se  dispenser  de  I'accueillir  avec 
la  distinction  la  plus  marquee.  II  s'etait  fait  ecrire  plusieurs  fois 
inutilement  a  sa  porte,  et  son  indignation  en  etait  extreme.  Ayant 
ete  invite  a  se  trouver  dans  la  maison  de  M.  de  La  Reyniere  le 
jour  que  le  prince  y  devait  venir,  avec  tons  les  artistes  qui  avaient 
contribue,  ainsi  que  lui,  a  decorer  cette  charmante  demeure  : 
«  Monsieur  le  comte,  lui  dit-il  en  I'abordant,  j'ai  ete  plusieurs  fois 
chez  vous,  et  je  ne  vous  y  ai  jamais  trouve.  —  J* en  suis  bien  fache, 
monsieur  Clerisseau ;  j'esp^re  que  vous  voudrez  bien  m'en  dedom- 
mager. —  Non,  monsieur  le  comte,  vous  ne  m'avez  pas  recu  parce 
que  vous  ne  vouliez  pas  me  recevoir,  et  c'est  fort  mal;  mais  j'en 
ecrirai  a  madame  votre  m^re.  —  Je  vous  prie  de  m'excuser;  je 
sens,  je  vous  assure,  tout  ce  que  j'ai  perdu...  »  On  avait  beau  le 
rappeler  a  lui-meme  ;  la  confusion  de  M.  de  La  Reyniere  6tait  au 


JOIN    1782.  151 

comble,  on  ne  pouvait  rempecher  de  poursuivre,  et  si  Ton  n'etait 
parvenu  a  le  mettre  dehors,  il  gronderait  encore.  Ge  n'est  pas  la 
premiere  querelle  de  M.  Clerisseau  avec  des  tetes  couronnees;  il 
en  a  eu  une  avec  TEmpereur  qui  ne  le  cede  guere  a  celle-ci. 

Les  distractions  d'une  capitale  immense,  tons  les  empresse- 
ments  d'une  cour  occupee  a  leur  plaire,  tout  le  fracas  des  plus 
brillantes  fetes,  n'ont  pu  empecher  Leurs  Altesses  Fmperiales  de 
s'apercevoir  qu'elles  n'y  trouvaient  plus  ce  ministre  dont  le  genie 
et  la  vertu  semblaient  devoir  assurer  a  jamais  le  bonheur  de 
la  France,  I'illustre  citoyen  dont  I'administration  sera  longtemps 
encore  I'objet  de  notre  etonnement  et  de  nos  regrets.  Elles  ont  ete 
le  chercher  dans  sa  retraite  de  Saint-Ouen  :  elles  avaient  ete  voir, 
laveille,  I'hospice  de  charite  fond e  par  M'"^ Necker  dans  laparoisse 
de  Saint-Sulpice.  Tout  ce  qu'un  coeur  penetre  de  Tamour  du 
bien  peut  inspirer  de  choses  sensibles  et  llatteuses,  elles  le  dirent 
au  vertueux  successeur  de  Colbert  et  a  la  digne  compagne  de  sa 
vie.  M.  le  comte  du  Nord  s'entretint  seul  avec  M.  Necker  plus 
d'une  heure  entiere,  et  il  lui  laissa  la  plus  haute  idee  de  son 
esprit,  de  ses  lumi^res  et  de  son  amour  pour  tout  ce  qui  inte- 
ressela  gloire  et  le  bonheur  del'humanite.  II  n'y  aaucunefemme 
de  ce  pays-ci  a  qui  M"^'^  Necker  ait  trouve  autant  de  connais- 
sances,  autant  de  veritable  instruction  qu'a  M"^^  la  comtesse  du 
Nord,  et  il  n'en  est  aucune  qui  lui  ait  paru  reunir  aux  qualites  les 
plus  essentielles  des  formes  plus  aimables,  un  ton  plus  pur,  une 
grace  plus  touchante.  M*'''  Necker,  temoin  de  toutes  les  caresses 
dont  Leurs  Altesses  Imperiales  venaient  de  comljler  son  pere  et 
sa  mere,  en  fut  attendrie  jusqu'aux  larmes.  M""*"  Necker,  voyant 
que  M'"^  la  comtesse  s'en  apercevait,  lui  dit  :  «  Ma  CiWe  ose  seulc 
exprimer  toute  la  sensibilite  que  nous  inspirent  les  bontes  de 
M.  le  comte  et  de  M'"®  la  comtesse.  —  Les  bontes !  madame, 
reprit  M.  le  comte,  ah!  ce  n'est  pas  le  mot;  dites,  je  vous  prie: 
ma  veneration  pour  M.  Necker...  »  Les  heures  que  Leurs  Altesses 
Imperiales  avaient  passees  dans  la  retraite  de  M.  Necker  ont  paru 
leur  laisser  un  souvenir  qui  leur  etait  cher,  et  elles  n'en  ont 
jamais  parle  qu'avec  le  plus  tendre  interet. 

On  avait  declare  que  M.  le  comte  et  M'"^  la  comtesse  du  Nord 
ne  mangeraient  chez  aucun  particulier,  quelque  qualifie  qu'il  fut. 
M'"*  de  Montesson  s' etait  flattee  qu'on  ferait  une  exception  en  sa 
faveur,  ou  plutot  qu'elle  paraltrait  jouir,   au  moins  dans  cetto 


152  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

circonstance,  de  I'honneur  d'etre  duchesse  d'Orleans;  mais  Leurs 
Altesses  Imperiales,  qui  dans  tout  leur  sejour  n'ont  manque  a 
rien,  pas  meme  a  la  moindre  etiquette,  se  sont  refusees  a  ce  desir 
avec  toute  la  politesse  imaginable.  Y  ayant  ele  invitees  par  M.  le 
due  d'Orleans,  elles  se  sont  contentees  de  voir  le  spectacle  pre- 
pare pour  elles  chez  M'^^de  Montesson,  avec  les  tours  de  Comus  et 
quelques  autres  amusements  de  ce  genre,  et  se  sont  retirees  apr^s 
sous  des  pretextes  qui  ne  pouvaient  deplaire.  On  avait  rassemble 
tant  de  monde  que  M.  le  due  d'Orleans,  voyant  la  salle  si  remplie 
depuis  le  theatre,  crut  qu'il  ne  restait  plus  de  place  ni  pour  luini 
pour  M.  le  comte  du  Nord;  il  s'en  plaignit  fort  haut  derriere  la 
toile,  et,  sans  se  montrer,  il  pria  tout  le  monde  assez  durement  de 
se  retirer,  tout  le  monde  pour  ne  blesser  personne  en  particulier. 
Le  compliment  deplut  fort  a  I'assemblee,  c'etait  toute  la  France, 
et  on  I'attendait  peu  de  la  part  du  prince  le  plus  aflfable  et  le  plus 
poli.  Personne  d'abord  ne  voulait  se  lever,  et  bientot  apres  per- 
sonne ne  voulut  rester.  On  fit  remarquer  a  M.  le  due  d'Orleans 
qu'il  s'etait  trompe,  et  il  ne  negligea  rien  alors  pour  reparer 
ce  moment  d'humeur  si  eloigne  de  son  caract^re.  Le  roi  a, 
dit-on,  recu  M.  le  comte  du  Nord  en  ami,  M.  le  due  d'Orleans  en 
bourgeois,  et  M.  le  prince  de  Gonde  en  souverain.  Geci  n'est 
qu'une  phrase.  Rien  n'a  ete  plus  splendide,  plus  digne  de  la 
magnificence  d'une  grande  cour,  que  la  f^te  du  bal  pare  et  I'opera 
d'Jphigeme  en  Aulide^  tel  qu'il  a  ete  execute  sur  le  beau  theatre 
de  Versailles,  le  plus  superbe  et  peut-etre  le  seul  beau  monument 
d' architecture  qui  nous  reste  du  r^gne  de  Louis  XV.  Les  deux 
vases  de  la  manufacture  de  Sevres,  dont  le  roi  a  fait  present  a 
M.  le  comte  du  Nord,  sont  d'une  grande  beaute ;  et  la  toilette  qui 
a  ete  presentee  a  M'"«  la  comtesse  du  Nord  de  la  part  de  la  reine 
est  du  travail  le  plus  fini  et  du  meilleur  gout.  Cette  toilette  est 
toute  en  porcelaine,  montee  en  or,  fond  bleu  lapis,  ornee  de 
peintures  dessinees  d'apr^s  I'antique,  et  les  pieces  qui  en  etaient 
susceptibles  garnies  d'une  bordure  d'email  imitant  la  perle  et  les 
pierres  fines.  Le  miroir,  surmonte  des  armes  de  Russie  et  d'une 
draperie  infiniment  riche,  est  soutenu  par  les  trois  Graces;  deux 
petits  Amours  se  jouent  a  leurs  pieds,  et  I'un,  montrant  la  glace, 
a  I'air  de  dire  :  Elle  est  plus  belle  encore.  La  sculpture  qui 
decore  les  deux  vases,  en  bronze  dore  d'or  moulu,  represente  la 
marche  de  Sil^ne  et  le  triomphe  de  Racchus. 


JUIN    1782.  153 

—  La  Comtesse  de  Givry,  de  M.  de  Voltaire,  n'avait  pas 
encore  ete  jouee  k  Paris ;  le  succes  qu'elle  a  eu  cet  hiver,  sur  le 
petit  theatre  de  M.  le  comte  d'Argental,  a  determine  les  Come- 
diens  italiens  a  la  demander.  G'est  le  mardi  Ix  qu'elle  a  ete  repre- 
sentee pour  la  premiere  fois,  sur  leur  theatre.  Le  d^noument  a 
paru  faire  assez  d'effet ;  mais  ce  n'est  pas  sans  peine  qu'on  s'est 
souvenu,  pendant  les  deux  premiers  actes,  des  egards  dus  a  la 
memoire  de  I'auteur.  Ce  drame  est  en  effet  une  des  plus  faibles 
productions  de  M.  de  Voltaire,  un  vrai  drame,  au  style  pres,  dont 
toutes  les  situations  sont  faibles  et  communes,  quoique  le  sujet 
en  soit  fort  romanesque  et  1' intrigue  assez  embrouillee.  Le  role 
de  la  comtesse  a  ete  parfaitement  bien  rendu  par  M"'^  Verteuil,  et 
celui  du  marquis  par  le  sieur  Granger,  a  qui,  pour  etre  un  acteur 
tr6s-distingue,  il  ne  manque  absolument  qu'un  ceil  *  et  des  gestes 
moins  manieres,  moins  provinciaux ;  il  a  d'ailleurs  la  plus  grande 
intelligence  de  la  scene ;  sa  voix  est  sonore  et  sensible,  son  jeu 
rempli  de  finesse,  de  chaleur  et  de  verite. 

—  Sermon  pour  Vassemhlee  extraordinaire  de  charite^  qui 
sest  tenue  a  Paris,  a  V occasion  de  V itahlissement  d*une  maison 
royale  de  sante^  en  faveur  des  ecclesiastiques,  prononce  par 
M.  I'abbe  de  Boismont,  I'un  des  Quarante  de  I'Academie  fran- 
^aise,  etc.  Ce  sermon  ne  doit  pas  etre  confondu  avec  tant  d'au- 
tres  ouvrages  de  ce  genre ;  c'est  peut-etre  le  chef-d'oeuvre  de 
M.  I'abbe  de  Boismont,  que  les  oraisons  fun^bres  de  Louis  XV  et 
de  Marie-Ther^se  avaient  deja  mis  au  rang  de  nos  meilleurs  ora- 
teurs.  Si  Ton  ne  trouve  dans  ses  discours  ni  les  grands  mouve- 
ments  de  1' eloquence  de  Bossuet,  ni  la  morale  touchante  de 
Massillon,  ni  1' elegance  de  Flechier,  si  Ton  n'y  trouve,  dis-je, 
aucun  de  ces  caracteres  porte  au  plus  haut  degre,  on  les  y 
retrouve  peut-etre  tons  au  point  ou  I'art  pent  les  reunir,  et  les 
reunir  avec  interet.  Lorsque  M.  I'abbe  de  Boismont  cesse  d'etre 
eloquent,  il  tache  encore  d'interesser  par  des  details  finement 
sentis,  et  supplee  toujours  pour  ainsi  dire  au  talent  qui  lui 
echappe  k  force  d'esprit  et  de  gout. 

Quelque  interessant  que  soit  le  nouveau  discours  de 
M.  I'abbe  de  Boismont,  il  n'a  pu  desarmer  ni  la  severite  des 


1.  Le  malheureux  est  borgne,  et  son  ceilde  verre  dissimule  mal  cette  disgr&ce. 
(Meister.) 


154  GORRESPONDANGE   LITT^RAIRE. 

pretres,  ni  la  critique  intolerante  de  messieurs  les  philosophes. 
Les  premiers  I'ont  accuse  d' avoir  eu  beaucoup  trop  de  menage- 
ment  pour  la  nouvelle  doctrine ;  les  autres  out  eu  bien  plus  de 
peine  a  lui  pardonner  d' avoir  ose  I'attaquer  si  vivement;  aux 
yeux  des  uns,  il  a  passe  pour  un  fort  mauvais  Chretien;  aux 
yeux  des  autres,  pour  un  fort  mauvais  philosophe,  mais  cette 
double  accusation  ne  suffirait-elle  pas  pour  etablir,  aux  yeux  de 
I'homme  impartial,  la  sagesse  et  la  moderation  de  ses  principes? 

Voici,  par  exemple,  un  morceau  de  son  discours  qui  pouvait, 
ce  me  semble,  mettre  tout  le  monde  d' accord;  eh  bien,  c'est  uu 
de  ceux  dont  les  deux  partis  ont  ete  le  plus  revokes  :  nous  ne 
craignons  point  de  le  transcrire  ici  en  entier  : 

« Terminons  cette  scandaleuse  guerre :  assignez  a  Jesus- 

Ghrist  son  partage;  vous  lui  avez  ravi  au  milieu  de  nous  une 
portion  de  son  heritage,  souffrez  qu'il  r^gne  du  moins  sur  les  ge- 
nerations destinees  encore  a  le  connaitre;  laissez-leur  nos  fetes, 
nos  ceremonies,  nos  enseignements,  nos  promesses,  nos  consola- 
tions ;  gardez  pour  vous  Tesperance  du  neant ;  nous  ne  vous  trou- 
blerons  point  dans  cette  poussi^re  elernelle  ou  vous  vous  promettez 
de  descendre;  mais  s'il  est  un  Dieu  remun^rateur,  s'il  est  une 
felicite  sans  mesure  attachee  k  des  vertus  consacrees  par  une 
foi  pleine  et  genereuse,  ne  nous  I'enviez  pas.  Assez  vaste  est  le 
champ  de  la  politique  et  des  arts!  Portez-y  vos  talents  et  vos 
lumites,  etendez  les  decouvertes  utiles,  dirigez  le  commerce, 
unissez,  eclairez  les  deux  mondes;  mais  abandonnez-nous  ce 
monde  invisible  que  vous  ne  connaissez  pas;  mais  ce  peuple 
pauvre  et  languissant,  qui  soufTre  et  qui  gemit,  pourquoi  vous 
obstineriez-vous  a  lui  disputer  un  Dieu  pauvre,  souffrant  comme 
lui?  Erreur  pour  erreur  (vous  me  forcez  a  ce  blaspheme,  que  ma 
foi  desavoue,  mais  I'horreur  meme  de  cette  supposition  impie  ne 
laisse  aucune  ressource  a  votre  doctrine),  ce  que  nous  professons, 
ce  que  nous  annon^ons  ne  penetre-t-il  pas  dans  Tame  avec  plus 
de  charme  et  de  douceur  que  toutes  ces  value's  declamations  que 
I'esprit  d'independanceaccumule?  Nos  secours,  nos  remedes,  ne 
sont-ils  pas  plus  populaires,  plus  actifs,  plus  universels...?  Ah! 
que  les  heureux  se  permettent  de  ne  rien  croire,  je  puis  me 
rendre  raison  de  ce  delire;  mais  ou  sont-ils,  les  heureux?  Quelle 
horrible  collection  de  miseres  que  ce  monde  I  Dans  les  conditions 
brillantes,  que  de  joies  fausses,  que  de  desirs  rongeurs,  que  de 


JUIN   1782.  155 

plaies  sanglantes  et  desesperees !  si  I'oeil  d'un  philosophe  percait 
lea  replis  de  tous  ces  coeurs  dont  la  surface  est  si  riante,  il  en 
fremirait  et  voudrait  peut-etre  y  replacer  lui-meme  le  Dieu  qu'on 
s'efforce  aujourd'hui  d'en  arracher.  Dans  les  conditions  obscures, 
et  surtout  parmi  cette  foule  d' indigents  pour  qui  la  Providence 
semble  n' avoir  balance  le  malheur  de  naitre  que  par  I'esperance 
de  mourir,  si  vous  exilez  Dieu  de  I'univers,  quel  adoucissement 
peut  rester  a  des  peines  renaissantes  ?  Est-ce  done  un  si  grand  bien 
que  d'ajouter  au  tourment  de  vivre  la  certitude  de  n' avoir  rien  a 
esperer  ?  G'est  pour  cette  portion  d'hommes  que  nous  invoquons 
votre  pitie;  laissez-nous  lesmalheureux,  vous  n'avez  d'autre  pre- 
sent a  leur  faire  que  le  triste  probleme  de  je  ne  sais  quel  sombre 
avenir.  Quelle  attente  pour  des  forcats  courbes  sous  le  poids  de 
leurs  chaines !  Nous,  du  moins,  nous  soulevons  ces  chaines  qui 
les  accablent,  nous  en  partageons  le  poids,  nous  le  supportons 
avec  eux ;  voila  le  grand  avantage  de  notre  minist^re,  et  c'est 
a  cetitre,  Chretiens  auditeurs,  que  je  ne  crains  point  de  reclamer 
ici,  je  ne  dis  pas  seulement  votre  compassion,  mais  votre  delica- 
tesse  et  votre  justice.  » 

—  Essais  historiques  et  politiques  sur  les  Anglo- AmMcains ^ 
par  M.  Hilliard  d'Auberteuil,  tome  I",  deux  parties  in-8''  et  in-/i°. 
M.  Hilliard  d'Auberteuil  est  deja  connu  par  un  ouvrage  fori 
hardi  sur  I'etat  actuel  de  la  colonie  de  Saint-Domingue  * .  Ces 
nouveaux  essais  ne  sont  guere  qu'un  extrait  des  gazettes  et  des 
papiers  publics ;  mais  cet  extrait,  etant  ecrit  avec  assez  de  cha- 
leur  et  de  rapidite,  peut  interesser,  du  moins  tant  que  nous 
n'aurons  point  d' ouvrage  plus  approfondi  sur  I'origine  et  sur  les 
suites  de  cette  grande  revolution.  Le  premier  livre  donne  une 
idee  fort  vague  de  la  formation  des  colonies  anglaises  de 
I'Amerique  septentrionale,  de  leurs  progres  et  de  leur  gouverne- 
ment  jusqu'en  1769  et  1770.  Le  second  traite  des  premiers 
troubles  de  la  Nouvelle-Angleterre,  de  I'acte  du  timbre  et  des 
premieres  voies  de  fait  jusqu'al'interdit  de  Boston.  Le  troisi^me, 
de  I'arrivee  du  general  Gage,  de  la  formation  du  congres  general, 
du  bill  du  Canada,  de  la  journee  de  Lexington.  Le  quatrieme 
comprend  tous  les  evenements  de  la  guerre  depuis  le  comman- 

1.  Considerations  sur  Vetat  present  de  la  colonis  frangaisede  Saint-Domingue ; 
Paris,  1776,  2  vol.  in-8". 


156  CORRESPONDANGE  LITTfiRAIRE. 

dement  general  donne  a  Washington  jusqu'a  I'ouverture  de  la 
campagne,  en  1776;  le  cinqui^me,  les  details  de  Texpedition 
d' Arnold  dans  le  Canada;  le  sixi^me,  tout  ce  qui  s'est  passe 
depuis  le  siege  de  Boston  jusqu'a  I'epoque  ou  le  congr^s  declara 
Tindependance  des  treize  litats-Unis. 

M.  d'Auberteuil  a  cru  devoir  rechauffer  de  temps  en  temps 
la  secheresse  de  ses  narrations  par  des  exagerations  plus  ora- 
toires  que  politiques,  dont  on  pourrait  citer  des  exemples  fre- 
quents ;  et  ces  declamations  sont  d'autant  plus  ridicules  que  per- 
sonne  n'ignore  que,  si  la  guerre  avec  I'Amerique  ou  I'esperance 
de  subjuguer  les  colonies  fut  un  delire  du  minist^re  anglais,  ce 
delirefut  partage  par  la  nation  entiere ;  elle  ne  pouvait  se  resoudre 
k  renoncer  a  I'idee  d'une  domination  qui  flattait  si  vivement  Tor- 
gueil  de  sa  puissance,  et  tout  bourgeois  de  Londres  voulait  con- 
server  le  droit  de  dire  nos  Colonies  d'Am^riquey  et  celui  de  leur 
faire  la  loi,  pour  assurer  mieux  I'interet  de  son  commerce. 

CHANSON, 
PAR    M.    LE    CHEVALIER    d'aUBONNE. 

Air  d'Albanese  :  Dans  les  champs  de  la  victoire. 

Dans  les  champs  de  rAm6rique 
Qu'un  guerrier  vole  aux  combats, 
QuMl  se  m61e  des  debats 
De  I'empire  britannique  : 

Eh !  qu'est  qu\a  m'fait  k  moi  ? 
J'ai  I'humeur  si  pacifique ; 

Eh !  qu'est  qu'ga  m'fait  k  moi 
Quand  je  chante  et  quand  je  boi? 

Qu'un  grand-due  de  Moscovie 
Vienne  ici  superbement, 
Que  le  Saint-Pere  humblement 
S'en  retourne  en  Italie  ; 

Eh  I  qu'est  qu'Qa  m'fait  ^  moi  ? 
Tout  change  ainsi  dans  la  vie; 

Eh!  qu'est  qu'ga  m'fait  k  moi 
Quand  je  chante  et  quand  je  boi? 

Que  folles  de  leur  coiffure, 
Nos  charmantes  de  la  cour 


JUIN   1782.  157 

Iraaginent  chaque  jour 
De  quoi  gater  la  nature  : 

Eh!  qu'est  qu'ga  m'fait  k  moi? 
Use  est  si  bien  sans  parure; 

Eh !  qu'est  qu'ga  m'fait  k  moi 
Quand  je  chante  et  quand  je  boi  ? 

Que  la  troupe  de  Moli^re 
Quitte  le  Louvre  a  grands  frais, 
Pour  essuyer  nos  sifflets 
Dans  la  vaste  bonbonni^re  *  : 

Eh!  qu'est  qu'ga  m'fait  h  moi? 
Je  suis  assis  au  parterre ; 

Eh !  qu'est  qu'ga  m'fait  k  moi 
Quand  je  chante  et  quand  je  boi? 

Que  tout  Paris  encourage 
L'auteur  du  bateau  volant, 
Qui  promet  qu'au  firmament 
Nous  irons  en  equipage  -  : 

Eh!  qu'est  qu'^a  m'fait  k  moi? 
Je  ne  suis  pas  du  voyage  ; 

Eh!  qu'est  qu'ga  m'fait  k  moi 
Quand  je  chante  et  quand  je  boi  ? 

—  La  reprise  des  Philosophes  n'a  pas  mieux  reussi  aux 
Gomediens  que  celle  des  Tuteurs  et  de  V  Homme  danger euxj  elle 
n'a  eu  que  cinq  ou  six  representations  peu  suivies,  et  dont  la 
premiere,  donnee  le  jeudi  20,  a  ete  fort  orageuse.  On  avait  sup- 
ports avec  une  indulgence  assez  benevole  la  plupart  des  traits 
lances  contre  la  philosophie  et  les  philosophes ;  mais,  au  moment 
ou  Crispin  arrive  k  quatre  pattes,  T indignation  de  voir  insulter 
ainsi  les  manes  de  Jean-Jacques  fut  portee  au  plus  haut  degre  : 
on  pent  defier  tons  les  parterres  debout  de  manifester  jamais 
leur  sentiment  avec  plus  d'energie  et  de  violence  que  ne  le  fit 
celui-ci  tranquillement  assis,  et  meme  ce  jour-la  fort  k  I'aise,  les 

1.  La  sallede  TOdeon. 

2.  On  trouve  dans  les  Memoires  de  Bachaumont,  a  la  date  des  26  mars  et 
6  mai  1782,  de  tres-longs  details  sur  le  projet  d'un  cabriolet  volant  qui  devait 
6tre  en  m6me  temps  un  bateau  insubmersible,  et  a  I'aide  duquel  son  inventeur, 
nomme  Blanchard,  se  proposait  de  faire  dans  les  airs  trente  lieues  par  heure.  La 
ville  et  la  cour,  les  princes  eux-memes.  conraient  voir  les  preparatifs  de  Blanchard. 
G'etait  un  essai  d' aerostat ;  Montgolfier  fit  a  Annonay,  le  5  juin  1783,  la  premiere 
experience  heureuse  d'un  ballon,  et  la  renouvela  a  Paris  le  27  aout  suivant.  (T.) 


158  CORRESPONDANGE  LITTfiRAIRE. 

bancs  n'etant  pas  a  moitie  remplis  :  cette  observation  ne  nous  a 
pas  paru  indigne  d'etre  remarquee,  beaucoup  de  gens  ayant  pre- 
sume, non  sans  quelque  apparence  de  raison,  que  le  parterre 
assis  aurait  beaucoup  moins  de  liberte  que  le  parterre  debout. 
II  est  vrai  que  ce  grand  mouvement,  apr^s  avoir  force  le's  Gome- 
diens  ase  retirer  et  a  baisser  la  toile,  ne  fut  pas  de  longue  duree; 
on  laissa  croire  quelques  moments  aux  spectateurs  que  la  piece 
etait  tombee  tout  de  bon ;  on  felicitait  deja  messieurs  les  philo- 
sophes  d' avoir  encore  a  I'ombre  de  ce  pauvre  Jean-Jacques  I'obli- 
gation  de  la  justice  qu'on  venait  de  faire  de  leur  detracteur; 
mais  une  partie  du  public  s'etant  dispersee,  tandis  que  les 
enthousiastes  du  citoyen  de  Geneve  exhalaient  encore  leur  indi- 
gnation dans  les  corridors  ou  dans  les  foyers,  on  se  hata  de 
relever  la  toile  et  de  reprendre  la  pifece  k  I'endroit  ou  Ton  avait 
et6  oblige  de  I'abandonner,  avec  la  seule  attention  de  faire  entrer 
Grispin  sur  ses  deux  pieds.  Ge  changement  ne  reparait  gu^re 
r  impertinence  de  la  sc^ne,  il  y  eut  encore  des  murmures  assez 
vifs ;  mais,  grace  k  la  presence  d'un  petit  detachement  des  gardes 
francaises,  poste  fort  habilement  dans  Tintervalle  au  parterre,  la 
pi^ce  fut  achevee;  elle  le  fut  tant  bien  que  mal,  et  la  curiosite, 
excitee  par  cet  evenement,  attira  m^me  plus  de  monde  a  la 
seconde  representation  qu'a  la  premiere;  cependant>  comme 
nous  I'avons  deja  dit,  cet  empressement  n'a  point  eu  de  suite. 
Pour  etre  bien  ecrite,  la  piece  n'en  est  pas  moins  froide;  une 
partie  des  ecrivains  qui  y  sont  designes  ne  sont  plus,  d'autres  ont 
depuis  console  la  haine  et  I'envie  d'une  autre  maniere,  et  ce 
fameux  denoument,  ou  I'auteur  s'obstine  k  voir  une  situation 
extremement  comique,  n'a  paru  qu'une  caricature  insipide  et 
revoltante.  On  sait  qu' aux  premieres  representations  de  I'ouvrage, 
en  1760^  cette  scene  eut  un  assez  grand  succ^s;  mais  Rousseau 
n' avait  pas  alors  autant  de  disciples  qu'aujourd'hui,  ni  des  ado- 
rateurs  aussi  fanatiques  :  la  pantomime  de  Preville,  qui  atrouv6 
bon  de  laisser  le  role  a  Dugazon,  pouvait  rendre  aussi  ce  jeu  de 
theatre  plus  gai,  plus  piquant.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  fac^tie  a 
deplu  cette  fois-ci  universellement ,  et  quelques  manoeuvres 
qu'ait  employees  I'Aristophane  Palissot  pour  la  faire  reprendre, 
il  n'a  pu  y  reussir. 

i.  Voir  tome  IV,  page  238  et  suivantes. 


JUIN  1782.  159 

—  Le  Bhcrteur  de  M.  Mercier,  represente,  pour  la  pre- 
miere fois,  sur  le  theatre  de  la  Comedie-Italienne,  le  mardi  25, 
est  imprime  depuis  si  longtemps,  et  il  a  ete  joue  si  souvent  sur 
tous  les  theatres  de  la  province,  que  nous  nous  dispenserons 
d'en  faire  ici  I'analyse.  II  suffira  de  dire  que  ce  drame  a  eu  le 
menie  succes  a  Paris  que  partout  ailleurs,  et  il  est  bien  a  pre- 
sumer  que  les  principaux  roles  du  moias  n'ont  jamais  ete  mieux 
rendus  qu'ils  ne  le  sont  par  M'"'  Yerteuil  et  par  le  sieur  Granger. 
Quelque  romanesque  que  soit  le  fond  de  cet  ouvrage,  quelque 
depourvus  de  vraisemblance  et  de  gout  qu'en  soient  souvent  la 
conduite,  les  incidents  et  le  style,  on  ne  pent  nier  qu'il  ne  soit 
rempli  de  situations  fortes  et  touchantes,  en  general  du  plus 
grand  effet.  Si  I'enchainement  de  tant  de  situations  vraiment 
dramatiques  etait  plus  naturel,  si  les  scenes  etaient  tout  ce  que 
le  poete  en  voulait  faire,  si  a  la  verite  du  sentiment  qu'elles 
devaient  inspirer  il  n'avait  pas  substitue  trop  souvent  de  vaines 
declamations  d'une  morale ampoulee  et  d'un  heroism e bourgeois; 
en  un  mot,  si  la  maladresse  du  poete  ne  detruisait  pas  souvent 
elle-meme  une  partie  de  I'illusion,  ce  spectacle  serait  en  verite 
trop  dechirant,  I'efTet  n'en  serait  pas  supportable. 

—  Fabliaux^  ou  Contes  du  xii^  et  du  xiif  siedej  traduits 
ou  exlraits  d'apres  plusieurs  manuscrits  du  temps,  avec  des  notes 
historiques  et  critiques  et  les  imitations  qui  ont  et^  faitesde  ces 
contes  depuis  leur  origine,  par  M.  Le  Grand;  nouvelle  edition, 
cinq  petits  volumes  in-12.  Cette  nouvelle  Edition  est  augmentee 
d'une  diatribe  contre  les  troubadours,  ou  I'auteur  repond  aux  cri- 
tiques de  la  proposition  avancee  dans  la  preface  de  la  premiere 
edition,  que/<7  nature semblait  avoir departi spdcialement auNord 
les  dons  hninents  du  genie,  II  veut  bien  convenir  que  le  midi  de 
la  France  a  produit  quelques  hommes  celebres ;  mais  il  cherche 
a  prouver,  par  une  nouvelle  enumeration,  que  toutes  les  pro- 
vinces troubadouresqucs  ensemble  n'ont  pas  ii  citer  un  poete  du 
premier  rang,  Rien  n'est  plus  propre  a  favoriser  cette  opinion 
que  I'ennuyeuse  Ilistoire  des  troubadours  de  M.  I'abbe  Millot. 

—  PoHies  fugitives  de  M.  LemieiTe,  de  I'Academie  fran- 
caise,  un  volume  in-8°.  La  plupart  des  pieces  de  ce  recueil  sont 
dejk  connues ;  on  y  trouve  une  grande  inegalite,  des  vers  dignes 
d' Horace  et  de  Chaulieu,  et  des  pieces  enti^res  dont  on  serait 
tente  de  faire  honneur  a  la  muse  de  MM.  Fardeauet  Du  Coudray. 


160  CORRESPONDANGE  LITTJ^RAIRE. 

II  en  est  bien  peu  cependant,  dans  le  nombre  meme  des  plus 
negligees,  qui  n'aient  un  coin  d'originalite  assez  piquant,  quel- 
ques  traits  d'un  caract^re  vraiment  poetique.  Le  malheur  de 
M.  Lemierre,  eut  dit  IVP^  de  La  Fayette,  est  d'avoir  le  gout  si 
fort  au-dessous  de  son  esprit  et  de  son  talent.  Pour  meriter  d'etre 
mis  au  nombre  de  nos  plus  grands  poetes,  il  ne  lui  a  manque 
qu'une  oreille  plus  delicate,  un  gout  plus  sev^re^  un  travail  plus  fmi. 


JUILLET. 

Nous  ne  sommes  point  presses  de  parler  des  Confessions  de 
J. -J.  Rousseau;  des  ouvrages  de  ce  genre  n'ont  pas  besoin  d'etre 
annonces,  ils  le  sont  assez,  m^me  avant  d'avoir  paru.  Ge  qu'on 
pent  etre  curieux  de  trouver  a  ce  sujet  dans  nos  feuilles,  c'est 
un  compte  fiddle  de  la  sensation  que  ces  ouvrages  ont  faite,  et 
c'est  la  tache  que  nous  allons  essay er  de  remplir  avec  toute  Tim- 
partialite  dont  nous  osons  faire  profession,  en  depit  de  I'influence 
qui  semble  attachee  au  metier  de  journaliste. 

Ce  n'est  que  la  premiere  partie  des  Confessions  de  Jean- 
Jacques  dont  il  s'agit;  la  seconde  ne  doit  paraitre  que  Tan  1800; 
mais,  puisqu'il  en  existe  tr^s-surement,  soit  en  France,  soit  en 
Suisse,  deux  ou  trois  copies  autographes,  il  est  bien  permis  de 
compter  sur  quelque  hasard  ou  sur  quelque  infidelite  qui  se  dis- 
pose a  satisfaire  un  peu  plus  tot  notre  curiosite.  Gette  premiere 
partie  a  paru  telle  que  I'auteur  I'avait  faite,  a  quelques  petites 
anecdotes  pr^s,  que  la  pudeur  de  messieurs  les  editeurs  a  cru 
devoir  supprimer;  de  ce  nombre  sont  I'histoire  du  moine  qui 
voulut  le  violer,  dans  1' hospice  des  catechum^nes  de  Turin,  et 
quelques  details  trop  naifs  de  son  roman  avec  la  petite  demoiselle 
Goton.  A  tout  cela  la  posterity  n'a  pas  perdu  grand' chose. 

S'il  faut  en  croire  les  gens  de  lettres,  surtout  messieurs  nos 
philosophes,  ce  qui  eut  ete  plus  sage  c'eut  ete  de  supprimer  le 
livre  en  entier.  Tout  leur  en  parait  pitoyable ;  a  peine  daignent- 
ils  faire  grace  au  style  de  deux  ou  trois  morceaux  sur  les  femmes 
et  sur  la  campagne,  ou  Ton  ne  pent  gu6re  se  dispenser  de 
trouver  des  peintures  assez  fraiches,  romanesques  k  la  verite. 


JUILLET   1782.  161 

mais  avec  quelque  reste  d'eloquence  et  de  chaleur.  «  Comment 
ajoutent  ces  messiem's,  commem  imaginer  qu'un  homme  fasse 
mi  livre  dont  TefTet  le  plus  sur  est  de  le  deshonorer  lui-meme? 
Ge  projetcependant  ne  peut  lui  avoir  ete  inspire  que  par  I'orgueil 
le  plus  fou,  le  plus  revoltant.  Quel  interet  pouvait-il  supposer 
qu'on  aurait  de  savoir  que  Jean-Jacques  eprouvait,  dans   son 
enfance,  une  volupte  delicieuse  a  recevoir  le  fouet  de  la  belle 
main  de  M''^  Lambercier;  que  le  charme  de  cette  sensation  lui 
laissa  des  gouts  qu'il  conserva  toute  sa  vie,  et  que  sa  chaste  timi- 
dite  ne  lui  permit  malheureusement  jamais  de  satisfaire  a  son 
gre;  qu'en  apprenlissage  chez  un  graveur,  il  volait  avec  assez 
d'adresse  des  pomuies  au  fond  d'une  depenseS  ou  pissait  inge- 
nieusement  dans  la  marmite  de  sa  voisine?  Importe-t-il  plus  a  ses 
lecteurs  de  savoir  qu'il  fut  laquais  a  Turin,  et  qu'il  se  reprocha 
toute  sa  vie  d' avoir  accuse  la  servante  de  la  maison  ou  il  etait 
du  vol  qu'il  y  fit  de  je  ne  sais  quel  ruban  d'argent?  que,  pre- 
cepteur  a  Lyon,  il  faisait  semblant  d' avoir  gate  du  bon  vin  d'Ar- 
bois  dont  on  lui  avait  confie  le  soin,  pour  le  boire  a  son  aise  en 
son  petit  particulier?  que  sa  sublime  amie  M™^  la  baronne  de 
Warens,  avec  un  caractere  sensible,  un  temperament  froid,  par- 
tageait  tranquillement   ses    faveurs  entre  lui  et  son  jardinier, 
Claude  Anet  ?  qu'a  la  mort  de  ce  pauvre  Claude  Anet,  il  fut  ravi 
d'heriter  d'un  bel  habit  noir  dont  leur  patronne  venait  de  gra- 
tifier  peu  de  temps   auparavant  le  defunt?  qu'au  retour  d'un 
petit  voyage  en  Provence,  il  se  vit  bientot  remplace  lui-meme, 
dans  les  bonnes  graces  de  la  sensible  baronne,  par  Courtille,  un 
garcon  perruquier,  dont  il  consentit  a  demeurer  le  mentor  et 
rami,  mais  dont,  par  un  exces  de  deiicatesse  que  la  bonne  dame 
dut  trouver  fort  deplace,  il  ne  voulut  jamais  etre  le  rival,  etc.  » 
He  bien,  oui,  messieurs,  toutes  ces  sottises,  toutes  ces  inep- 
ties  occupent  une  grande  partiedes  Confessions dQ  Jean-Jacques; 
celles  que  vous  n'avez  point  rappelees  ne  valent  peut-etre  guere 
mieux,  a  la  bonne  heure,  nous  en  conviendrons;  mais  en  sera- 
t-il  moins  vrai  qu'avec  ce  fonds,  tel  qu'il  est,  J.-J.  Rousseau  a 
fait  un  livre  qu'on  lit  avec  interet,  qu'on  se  plait  meme  a  relire, 
malgre  le  mepris,  malgre  le  dedain  avec  lequel  vous  avez  affecte 

i.  Dans  les  maisons  particiriieres,  lieu  oQ  Ton  serre  Ics  provisions  ct  diff^rents 
objets  destines  a  la  table.  (Littre.) 

XIII.  U 


162  CORRESPONDANCE  LITTERAIHE. 

d'en  parler,  malgre  I'ordre  expres  que  vous  aviez  donne  a  tous 
les  journaux  qui  vous  sont  devoues  de  n'en  faire  aucune  men- 
tion, ni  en  bien  ni  en  mal?  On  ose,  messieurs,  vous  defier  tous 
de  hasarder  un  essai  de  ce  genre,  et  de  le  faire  avec  le  meme 
succes,  quelque  puissant  que  soit  I'ascendant  de  la  philosophic, 
et  celui  des  grands  talents  que  vous  lui  avez  consacres. 

((  J'ai  entendu  parler,  disait  M.  Watelet,  d'un  cuisinier  du 
Regent  qui  s'avisa  un  matin  de  prendre  ses  vieilles  pantoufles, 
de  les  hacher  bien  menu,  et  d'en  faire  un  ragout  que  toute  la 
cour  trouva  delicieux;  »  c'est  a  peu  pres  1' essai  que  Jean- 
Jacques  a  voulu  faire  dans  ses  Confessions,  et  ce  tour  de  force 
ne  lui  a  guere  moins  bien  reussi.  II  fallait  en  effet  tout  le  cou- 
rage du  philosophe  de  Geneve  pour  concevoir  le  projet  d'une 
telle  entreprise,  et  toute  la  magie  de  son  talent  pour  en  rendre 
I'execution  interessante ;  mais  il  y  a  lieu  de  croire  que,  si  le 
charme  du  style  etait  le  seul  merite  de  ce  singulier  ouvrage, 
il  n'attacherait  pas  autant  qu'il  le  fait,  surtout'  k  une  seconde 
lecture. 

En  convenant  que  ces  memoires  sont  remplis  de  disparates, 
d'extravagances,  de  minuties,  de  platitudes  si  vous  voulez  meme, 
de  faussetes  (nous  en  pourrons  citer  une  a  la  fin  de  cet  article), 
il  serait  difficile  de  n'y  pas  reconnaitre  du  moins  I'intention  que 
I'auteur  a  eue  de  se  montrer  k  ses  lecteurs  tel  qu'il  fut,  ou  tel 
qu'il  se  crut  de  bonne  foi ;  et,  avec  cette  intention,  il  est  unesorte 
d'interet  dont  I'ouvrage  ne  saurait  manquer;  la  maniere  dont  un 
homme  comnie  Rousseau  se  rend  compte  a  lui-m6me  de  ses 
plus  secrets  sentiments,  de  la  premiere  origine  de  toutes  ses  pen- 
sees  et  de  toutes  ses  affections,  quelque  defectueuse  qu'elle  soit 
et  quelques  preventions  qui  puissent  s'y  meler,  offrira  toujours 
une  instruction  assez  utile  sur  I'art  de  nous  observer  nous- 
memes,  et  de  penetrer  jusqu'aux  ressorts  les  plus  caches  de 
notre  conduite  et  de  nos  actions.  Malgre  la  difference  qu'il  peut 
y  avoir  entre  les  hommes  a  certains  egards,  ils  se  ressemblent 
si  fort  a  tant  d'autres  que  Ton  peut  bien  assurer  que  I'homrae 
qui  s'est  le  mieux  observe  lui-m6me  est  sans  doute  aussi  celui 
qui  connait  le  mieux  les  autres.  Que  de  scenes  interessantes,  que 
de  sensations  oubliees  et  de  notre  enfance  et  de  notre  premiere 
jeunesse,  la  lecture  de  ces  Memoires  ne  rappelle-t-elle  point  a 
notre  souvenir?  et  quel  est  1' homme  assez  malheureux  pour  ne 


JUILLET  1782.  163 

pas  sentir  le  charme  attache  au  plaisir  d'en  retrouverla  trace,  et 
de  se  dire  a  soi-meme  avec  le  poete  des  Pastes  : 

Jours  charmants,  quand  je  songe  a  vos  heureux  instants, 
Je  pense  remonter  le  fleuve  de  mes  ans, 
Et  mon  coeur  enchante,  sur  sa  rive  fleurie 
Respire  encor  Fair  pur  du  matin  de  la  vie? 

Quelle  verite,  quelle  fraicheur  et  quelle  vivacite  de  piiiceau 
dans  I'histoire  du  grand  noyer  de  la  terrasse  de  Bossey,  dans  la 
peinture  de  sa  premiere  entrevue  avec  M""^  de  Warens,  dans 
celle  de  ses  timides  et  infortunees  amours  pour  la  belle  mar- 
chande  de  Turin ;  dans  le  recit  des  brillantes  esperances  fondees 
sur  las  merveilles  d'une  fontaine  de  Heron  ^ ;  dans  les  aveux  nai'fs 
de  son  engouement  pour  I'ami  Bade,  et,  quelques  annees  apr6s, 
pour  le  semillant  Venture  de  Villeneuve ;  dans  le  recit  si  simple 
et  si  seduisant  de  I'heureuse  soiree  de  Thunn,  entre  M"^  Galley 
et  son  amie,  etc. !  Quel  excellent  portrait  que  celui  de  M.  le  juge- 
mage  Simon!  Le  romande  Scarron  n'en  a  point  de  plus  comique; 
ce  qui  ne  Test  pas  moins  sans  doute,  c'est  la  desastreuse  his- 
toire  du  concert  de  Lausanne  et  la  rencontre  de  I'archimandrite 
de  Jerusalem.  Un  tableau  plus  charmant  encore  est  celui  de  cette 
nuit  passee,  a  la  belle  etoile,  dans  la  niche  d'un  mur  de  terrasse, 
pres  de  Lyon,  apres  laquelle  il  ne  restait  plus  au  pauvre  Jean- 
Jacques  que  deux  pieces  de  six  blancs;  ce  qui  ne  I'empechait 
point  d'etre  de  bonne  humeur,  et  d'aller  gaiement  chercher  son 
dejeuner  en  chantant,  tout  le  long  du  chemin,  une  cantate  de 
Batistin;  bonne  cantate,  qui  lui  valut  plus  d'un  excellent  diner, 
et  qui  retablit  pour  quelque  temps  sa  petite  fortune !  Son  sejour 
aux  Gharmettes  ofTre  non-seulement  une  foule  de  peintures  cham- 
petres  remplies  de  grace  et  de  sensibilite ;  on  y  suit  encore  avec 
interet  la  marche  de  ses  etudes  et  les  premiers  developpements 
de  son  genie  et  de  ses  pensees.  On  se  repose  de  cette  partie  plus 
serieuse  de  I'ouvrage  en  I'accompagnant  dans  son  voyage  a 
Montpellier,  ou,  sous  le  nom  anglais  de  M.  Dudding,  il  fut  un 
peu  moins  sot  dans  ses  galanteries  qu'il  ne  I'avait  ete  jusqu'alors 
sous  le  sien.  La  dame  qui  voulut  bien  se  charger  de  lui  donner 

1.  Ing6nieux  appareil,  invente  par  Heron  d'Alexandrie  ami*  siecle  a\ant  notre 
ere,  dans  lequel  Fair,  comprime  par  une  certaine  quantite  d'eau,  en  fait  jaillir 
d'autre  au-dessus  du  niveau  de  la  premiere.  (Littre.) 


164  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

des  lecons  dont  il  avait  si  grand  besoin  n'est  designee  que  sous 
le  nom  de  N***;  nos  memoires  secrets  nous  ont  revele  que  c  etait 
une  dame  de  Nicolai'i.  Pourquoi  le  laisser  ignorer  a  la  posterite? 
((  G'est  presd'elle,dit-iUqueje  m'enivrai  des  plus  doucesvoluptes. 
Je  les  goiitai  pures,  vives,  sans  aucun  melange  de  peines;  ce 
sont  les  premieres  et  les  seules  que  j'aie  ainsi  goutees,  et  je  puis 
dire  que  je  dois  a  M"""  N***  de  ne  pas  mourir  sans  avoir  connu  le 
plaisir.  »  Un  si  grand  service  rendu  a  un  des  sages  de  nos  jours 
etait  bien  fait,  ce  me  semble,  pour  consacrer  son  nom  a  la 
memoire  des  sifecles  a  venir. 

II  est  sans  doute  assez  vraisemblable  que  Jean- Jacques  s'est 
permis  plus  d'une  fois  d'orner  le  recit  de  ses  aventures  de  tous 
les  agrements  dont  il  a  pu  le  croire  susceptible ;  mais  ce  qui  nous 
persuade  au  moins  que,  s'il  n'apas  toujours  ete  exactement  vrai, 
il  a  presque  toujours  ete  parfaitement  sincere,  c'est  que,  sans 
paraitre  le  chercher,  il  ne  dit  presque  rien  des  circonstances  de 
sa  vie,  des  dispositions  particuliferes  de  son  enfance  et  de  sa  pre- 
miere jeunesse,  quine  serve  a  expliquer  tres-naturellement  toutes 
les  bizarreries  et  toutes  les  inconsequences  connues  de  son  carac- 
tfere  et  de  sa  mani^re  d'etre. 

Le  developpement  de  ses  passions  fut  excessivement  precoce 
et  celui  de  sa  raison  fort  lent.  A  huit  ans,  il  avait  lu  tous  les 
romans,  et  cette  lecture  lui  avait  donne  une  intelligence  unique 
a  son  age  sur  les  passions.  «  Je  n' avals,  dit-il,  aucune  idee  des 
choses,  que  tous  les  sentiments  m'etaient  deja  connus.  Je  n' avals 
riencon^u,  j'avais  tout  senti.  Ges  emotions  confuses  que  j'eprou- 
vai  coup  sur  coup  n'alteraient  point  la  raison  que  je  n'avais  point 
encore ;  mais  elles  m'en  formerent  une  d'une  autre  trempe,  et 
me  donnerent  de  la  vie  humaine  des  notions  bizarres  et  roma- 
nesques,  dont  1' experience  et  la  reflexion  n'ont  jamais  bien  pu 
me  guerir.  » 

1.  A  partir  de  la  deuxieme  edition  des  Confessions  (1790,  7  vol.  in-8°),  le  texte 
porte  M"»e  de  Larnage.  Selon  Musset-Pathay,  la  famille  de  cette  dame,  qui  habitait 
Bourg-Saint-Andeol  pres  de  Pont-Saint-Esprit  (Card),  y  ^tait  compl^tement  6teinte 
en  1821.  Elle  etait  sans  doute  aliiee  aux  families  de  Nicolai  d' Aries  et  de  Montpel- 
lier,  et  non  a  celle  qui  fournit  une  si  Jongue  dynastie  de  premiers  presidents  a  la 
Chambre  des  comptes  de  Paris,  bien  que  cette  maison  fiit  originaire,  elle  aussi,  du 
Bourg-Saint-And^ol.  Nous  devons  cette  remarque  curieuse  a  I'obligeance  de  M.  de 
Boislisle,  le  savant  editeur  de  Saint-Simon,  a  qui  les  archives  et  la  g6n6alogie  des 
Nicolai  sont  depuis  longtemps  familieres. 


I 


JUILLET   1782.  165 

A  vingt-cinq  ans,  il  n'avait  encore  fait  aucune  etude  suivie. 
Livre  enti^rement  a  ses  propres  forces,  il  etait  r^duit  a  chercher 
seul  la  route  des  connaissances  qu'il  desirait  d'acquerir.  Voici  de 
quelle  mani^re  il  caracterise  lui-meme  la  trempe  originale  de  son 
esprit  et  de  son  genie  :  «  Cette  lenteur  de  penser,  jointe  a  cette 
vivacite  de  sentir,  je  ne  I'ai  pas  seulement  dans  la  conversation, 
je  I'ai  meme  seul  et  quand  je  travaille.  Mes  idees  s'arrangent 
dans  ma  tete  avec  la  plus  incroyable  difficulte.  Elles  y  circulent 
sourdement ;  elles  y  fermentent  jusqu'a  m'emouvoir,  m'echaulTer, 
me  donner  des  palpitations ;  et  au  milieu  de  toute  cette  emotion 
je  ne  vois  rien  nettement  :  je  ne  saurais  ecrire  un  seul  mot,  il 
faut  que  j'attende.  Insensiblement  ce  grand  mouvement  s'apaise, 
ce  chaos  se  debrouille,  chaque  chose  vient  se  mettre  a  sa  place, 
mais  lentement,  et  apr^s  une  longueet  confuse  agitation.  IS'avez- 
vous  pas  vu  quelquefois  I'opera  en  Italic  ?  Dans  les  change- 
ments  de  scene,  il  regne  sur  ces  grands  theatres  un  desordre 
desagreable,  et  qui  dure  assez  longtemps;  toutes  les  decorations 
sont  entremelees ;  on  voit  de  toutes  parts  un  tiraillement  qui  fait 
peine;  on  croit  que  tout  va  renverser.  Gependant  pen  a  pen  tout 
s'arrange,  rien  ne  manque,  et  Ton  est  tout  surpris  de  voir  succe- 
der  a  ce  long  tumulte  un  spectacle  ravissant.  Cette  manoeuvre 
est  a  pen  pres  celle  qui  se  fait  dans  mon  cerveau  quand  je  veux 
ecrire.  Si  j'avais  su  premi^rement  attendre,  et  puis  rendre  dans 
leur  beaute  les  choses  qui  se  sont  ainsi  peintes,  peu  d'auteurs 
m'auraient  surpasse... 

((  Non-seulement  les  idees  me  content  a  rendre,  elles  me 
coutent  a  recevoir.  J'ai  etudie  les  hommes,  et  je  me  crois  assez 
bon  observateur.  Gependant  je  ne  sais  rien  voir  de  ce  que  je 
vois;  je  ne  vois  bien  que  ce  que  je  me  rappelle,  et  je  n'ai  de 
I'esprit  que  dans  mes  souvenirs.  De  tout  ce  qu'on  dit^  de  tout 
ce  qu'on  fait,  de  tout  ce  qui  se  passe  en  ma  presence,  je  ne  sens 
rien,  je  ne  penetre  rien.  Le  signe  exterieur  est  tout  ce  qui  me 
frappe ;  mais  ensuite  tout  cela  me  regarde ;  je  me  rappelle  le 
lieu,  le  temps,  le  ton,  le  regard,  le  geste,  la  circonstance  : 
rien  ne  m'echappe.  Mors,  sur  ce  qu'on  a  fait  ou  dit,  je  trouve  ce 
qu'on  a  pense,  et  il  est  rare  que  je  me  trompe » 

Le  besoin  auquel  il  fut  expose  pour  ainsi  dire  au  sortir  de 
son  enfance,  les  durs  traitements  qu'il  eprouva  des  sa  plus 
tendre  jeunesse  apr6s  avoir  commence  a  etre  eleve  avec  une 


166  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

grande  douceur,  la  vie  errante  et  vagabonde  qu'il  mena  depuis 
I'age  de  quinze  ans,  le  contraste  perp^tuel  des  idees  roma- 
nesques  qui  avaient  seduit  de  si  bonne  heure  son  imagination, 
avec  toutes  les  peines  et  toutes  les  humiliations  auxquelles  il  fut 
si  longtemps  en  butte,  ces  causes  reunies  durent  sans  doute  aigrlr 
son  caractere,  irriter  sa  sensibilite,  rendre  son  humeur  ombra- 
geuse  et  susceptible. 

II  s'est  peint  lui-meme,  dans  plusieurs  endroits  de  ses  Me- 
moires,  avec  de  grandes  dispositions  pour  I'ingratitude ;  mais  ce 
vice  chez  lui  semble  tenir  bien  moins  a  un  coeur  deprave  qu'aux 
noires  preventions  que  lui  avaient  inspirees  ses  malheurs  centre 
toute  la  nature  humaine  :  ces  preventions  furent  portees  enfin  a 
un  exc6s  qui  le  rendit  veritablement  fou.  Les  germes  d'une  si 
triste  folie  se  trouvent  deja  dans  ses  Confessions-^  mais  on  les 
voit  se  developper  d'une  maniere  plus  affligeante  encore  et  dans 
ses  Promenades  du  reveur  solitaire^  et  dans  I'ennuyeux  raba- 
chage  des  Dialogues  qu'il  a  intitules  Rousseau  juge  de  Jean- 
Jaeques^  ou  Jean-Jacques  juge  de  Rousseau. 

La  faussete  que  nous  avons  promis  de  relever  a  la  fin  de  cet 
article,  la  voici  :  Rousseau,  en  parlant  du  projet  d'un  voyage 
a  pied  en  Italie  avec  MM.  Diderot  et  Grimm,  ajoute  :  «  Tout  se 
reduisit  a  vouloir  faire  un  voyage  par  ecrit,  dans  lequel  Grimm 
ne  trouvait  rien  de  si  plaisant  que  de  faire  faire  a  Diderot  beau- 
coup  d'impi^tes  et  de  me  faire  fourrer  a  1' Inquisition  a  sa 
place... » 

Gela  est  sans  doute  assez  gaij  mais  il  nous  est  bien  prouve 
que  jamais  plaisanterie  n'a  ete  plus  injustement  defiguree  :  le 
fait  est  que,  dans  le  roman  de  ce  voyage  oili  M.  le  baron  d'Hol- 
bach  jouait  un  grand  role,  c'etait  a  lui  que  devait  arriver  le 
premier  malheur.  II  etait  arrange  qu'il  tomberait  dans  un  trou 
en  precbant  la  prudence  a  son  ami  Diderot;  que  celui-ci  se 
ferait  mettre  a  I'lnquisition  a  Rome,  Rousseau  sous  les  plombs 
a  Yenise,  et  que  M.  Grimm,  desespere  de  I'infortune  de  ses 
trois  amis,  en  perdrait  la  raison,  et  serait  enferme  dans  I'Hopital 
des  fous  a  Turin.  Voila  la  seule  version  veritable,  et  Ton  nous 
saura  gre,  sans  doute,  des  recherches  que  nous  avons  faites  pour 
la  retablir  dans  toute  son  integrite. 

Au  reste,  Jean-Jacques  n'est  pas  le  seul  homme  cel^bre  qui 
ait  eu  la  fantaisie  de  se  confesser  a  la  posteriie.  Saint  Augustin 


i 


I 


JUILLET   1782.  167 

en  avait  clonn6  I'exemple,  a  sa  maniere,  dans  ses  Confessions -^ 
Cardan,  le  subtil  Cardan,  I'avait  imit6  dans  son  livre  de  Vita 
propria^  ouvrage  plein  de  folie  et  de  superstition,  mais  ou  Ton 
trouve  pour  le  moins  autant  de  naivetes,  autant  d'aveux  secrets, 
autant  de  menus  details  tr6s-interieurs  et  trfes-bizarres,  que  dans 
les  Memoires  de  Rousseau.  L' article  le  plus  attendrissant  des 
confessions  du  medecin  de  Pavie  est  celui  ou  il  deplore  la  ma- 
ligne  influence  de  son  etoile,  qui,  pendant  les  dix  plus  belles 
annees  de  sa  vie,  de  vingt  a  trente,  le  rendit  absolument 
incapable  de  jouir  d'aucune  femme,  et  Fobligea  meme  encore, 
a  soixante-quatorze  ans,  de  se  menager  trop  a  cet  egard  pour  ne 
pas  beaucoup  affaiblir  son  estomac  :  Veneri  nequc  immoderate 
incubui..,  nunc  rmmifeste  ventriculum  lahefactat.  Cardan  et 
saint  Augustin  avouent^  comme  Jean-Jacques,  leur  gout  pour  le 
vol. 

II  y  a  des  aveux  plus  extraordinaires  encore  dans  les  Aven- 
tures  du  sieur  dAssoucy^  ecrites  par  lui-meme  ;  livre  assez  rare, 
mais  assez  mauvais  pour  meriter  de  I'etre  ^ .  Une  confession 
plus  etonnante  et  surement  beaucoup  plus  instructive  et  beau- 
coup  plus  agreableque  toutes  celles  dont  nous  venons  deparler, 
n'est-ce  pas  celle  que  le  cardinal  de  Retz  a  faite  dans  ses  Me- 
moires,  et  qu'il  y  a  faite  si  facilement,  avec  tant  de  naturel, 
tant  de  simplicite,  qu'il  ne  parait  pas  meme  avoir  songe  a  ce 
qu'il  en  aurait  pu  couter  a  tout  autre  qua  lui  pour  faire  et  pour 
dire  les  memes  choses?  «  Concoit-on,  dit  le  president  Renault 
en  parlant  des  Memoires  du  cardinal,  qu'un  homme  ait  le  cou- 
rage ou  plutot  la  folie  de  dire  de  lui-meme  plus  de  mal  que 
n'en  eut  pu  dire  son  plus  grand  ennemi  ?  »  L' amour-propre  a 
toujours  ce  courage  lorsqu'il  est  siir  de  I'impression  qui  pourra 
le  dedommager  du  sacrifice  qu'il  semble  faire  de  lui-meme,  et 
c'est  I'idee  qui  a  sans  doute  encourage  la  sincerite  de  tous  ceux 
qui  se  sont  avises  d'6crire  leur  propre  histoire. 


4.  Les  Aventures  de  Monsieur  cVAssoucij.  Paris,  1677,  2  vol.  in-12.  En  1679,  le 
m6me  fit  paraitre  les  Aventures  d'ltalie  de  Monsieur  d'Assoucy,  Paris,  in-12.  Ces 
deux  series  ont  ete  reimprimces  par  M.  tmi\e  Colombcy,  avec  preface  et  notes, 
sous  le  litre  de  Aventures  burlesques  de  Z)assoMcy(Delahays,  1858,  in-18). 


168  CORRESPONDANCE    LITT^RAIRE. 


VERS  POUR  LE  CHIEN  DE  M™^  DE  LA  REYNIERE 

OFFRANT   UISE   YESTE   A   M.    DE    LA    REYNIERE   LE   JOUR   DE   SA   FETE, 
PAR    M.    l'ARRE    ARNAUD. 

Tu  dois  peu  cherir  les  Anglais, 
Le  beau  nom  de  Mylord  te  deplairait  peut-etre; 
Et  pour  te  bien  prouver  que  je  suis  ne  Frangais, 

J'ai  pris  I'habit  d'un  petit-maitre. 
De  Famiti6  je  suis  I'ambassadeur; 

Fidele  comme  ma  maitresse, 
Je  porte  k  tes  genoux  nos  voeux  pour  ton  bonheur, 

Et  le  tribut  de  sa  tendresse. 
Pour  me  donner  I'air  grave  on  n'a  n6gligd  rien ; 
De  mon  habit  pardonne  Pimposture, 

D'un  homme  en  vain  j'ai  la  parure; 
Je  sens  aupres  de  toi  battre  mon  cceur  de  chien. 

EPIGRA3IME 
PAR  H.  DE    PUS. 

Frusteau,  barbouilleur  de  tavernes, 

De  plus  en  plus  se  n6gligeant, 

Produit  par  jour  cent  balivernes 

Qui  lui  produisent  peu  d'argent. 
On  ne  sait  point  sMl  aspire  i  la  gloire ; 
Mais  ce  qu'on  sait  par  des  rapports  tr^s-silrs, 
C'est  que  son  nom  se  lit  sur  tous  les  murs, 
Hormis  sur  ceux  du  Temple  de  Memoirs. 

FRAGMENT    d'UNE   LETTRE    DE    M""*"    LA   BARONNE    d'erLACH 
A    M'"'=  DE    VERMENOUX. 

De  Berne,  le  4  juillet  1782. 

<(  II  n'etait  pas  difficile  de  deviner  que  Geneve  serait  pris; 
mais,  pour  imaginer  qu'apr^s  avoir  rompu  les  ponts,  place 
quarante-cinq  pieces  de  canon  sur  les  remparts,  depave  la  ville, 
6tabli  des  hopitaux,  tout  cela  finirait  par  tirer  des  coups  de  fusil 
aux  etoiles,  il  fallait  un  peu  de  penetration ;  et,  ce  qu'il  y  a  d' ad- 
mirable, c'est  que  tous  ces  Cesars  etaient  constamment  sur  les 
remparts  a  regarder  travailler,  a  ouvrir  la  tranchee,  et  a  etablir 
des  retranchements.  On  dirait  qu'ils  n'avaient  d' autre  but  que 


JUILLET    1782.  169 

d'ecrire  un  livre  sur  la  tactique,  et  qu'ils  ont  fait  venir  les  maitres 
chez  eux.  lis  pourront  a  present  traiter  la  partie  des  garnisons ; 
ils  en  ont  une  franco-berno-piemontaise,  et  Ton  va  s'occuper  a 
leur  donner  une  forme  de  gouvernement  plus  propre  a  maintenir 
leur  tranquillite  et  celle  de  leurs  voisins.  Geux  qui  m'ont  paru  le 
plus  a  plaindre  sont  les  otages,  dont  le  sort  a  ete  alTreux  pendant 
leur  detention.  Nous  avons  appris  hier  toutes  ces  nouvelles. 
Notre  Gonseil  souverain  s'est  assemble,  et  I'envoye  a  commence 
par  dire  :  Post  tenebras  lux.  G'est  la  devise  de  Geneve,  et  c'etait 
le  moment  de  la  rappeler.  II  faut  esperer  que  ce  jour  qui  leur  est 
rendu  sera  desormais  sans  nuage,  et  que  le  passe  leur  servira 
de  lecon.  Mais,  dites-moi,  ma  chere  cousine,  de  quel  parti  etiez- 
vous?  J'entends  avant  la  barbarie  du  8  avril;  car  depuis  il  n'y 
avait  pas  moyen  de  balancer.  Pour  moi,  j'avais  tant  entendu  par- 
ler  pour  et  contre,  que  j'etais  presque  reduite  a  la  neutralite,  et 
rien  ne  me  gene  davantage.  J'admire  fort  le  venerable  equilibre ; 
mais  il  est  impossible  de  le  conserver;  il  faut  que  mon  petit 
suffrage  se  glisse  dans  un  des  bassins;  il  est  vrai  qu'il  est  si 
leger  qu'on  ne  s'en  apercoit  pas.  J'etais  done  dans  un  grand 
embarras.  On  accusait  les  negatifs  d'avoir  traite  les  autres  avec 
mepris,  et  de  tous  les  torts  c'est  le  moins  pardonnable  et  le  moins 
pardonne  dans  une  Republique;  d'un  autre  cote,  les  represen- 
tants,  en  criant  a  I'oppression,  commencaient  a  opprimer.  Gon- 
vaincue  de  Tun  et  de  I'autre,  je  me  trouvais  dans  ce  triste  equi- 
libre, et  je  m'y  tenais  avec  la  mauvaise  grace  d'un  debutant  sur 
la  corde  et  qui  a  peur  de  tomber.  Enfm  me  voila  les  pieds  par 
terre,  et  je  jouis  de  la  surete  de  cette  position...  Ma  chere  cou- 
sine, je  vous  parle  trop  de  Geneve ;  je  fais  comme  les  plaideurs 
qui  ne  s'occupent  que  de  leurs  proems  et  qui  plaident  avec  la 
patience  des  auditeurs;  je  crains  d'avoir  abuse  de  la  votre, 
et  je  ne  vois  pas  de  meilleur  moyen  de  faire  taire  mes  scru- 
pules  que  de  vous  parler  bien  vite  de  ma  tendre  et  sincere 
amitie...,  etc.  » 

—  Recueil  d'^pitaphes  scrieuses^  hadines^  satiriques  et  bur- 
lesques,  par  M.  D.  L.  P. ;  deux  volumes  in-12.  11  faut  dire  de  ce 
recueil  ce  qu'on  a  deja  dit  de  tant  d'autres;  quelques  pieces 
vraiment  precieuses,  beaucoup  de  mediocres,  un  bien  plus  grand 
nombre  de  mauvaises.  Le  tort  le  plus  reel  de  celui-ci  est  d'etre 


170  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

de  M.  de  La  Place,  qui,  ay  ant  fait  lui-meme  beaucoup  d'epi- 
taphes,  s'est  cru  oblige,  par  un  exc^s  de  tendresse  paternelle,  de 
les  y  conserver  toutes ;  elles  occupent  presque  un  tiers  de  son 
volumineux  recueil ;  et  de  toutes,  celles-la  il  n'y  en  a  pas  quatre, 
en  conscience,  qui  ne  soient  detestables. 


CI-DEVANT    DANSEUSE   EN    DOUBLE     DE    l'ACADEMIE    ROYALE 
DE     MUSIQUE  \ 

PAR    M.    DE    LA    HARPE,    l'UN    DES    QUARANTE. 

L'inconstance  et  I'artifice 
Partout  remplacaient  Tamour  : 
Toujours  soumis  au  caprice, 
Son  pouvoir  etait  d'un  jour. 
«  Mes  feux,  dit-il,  vont  s'eteindre: 
lis  devaient  tout  animer. 
Que  les  niortels  sont  c\  plaindrel 
lis  ne  savent  plus  aimer.  » 

Pour  pr6venir  cet  outrage, 
II  6puise  ses  efforts 
Sur  le  plus  charmant  ouvrage 
Qu'embellissent  ses  tr^sors. 
Or,  jugez  s'il  est  habile, 

I.  II  y  a  quelques  ann^es,  unc  des  plus  agreables  sultanes  du  scrail  de  M.  W 
prince  de  Soubise  .  Une  maladie  trop  cruelle  I'ayant  reduite  dans  un  ctat  aussi 
deplorable  que  celui  ou  se  trouva  la  jolie  suivante  de  I'auguste  Gunegonde,  grace 
au  cordelier  son  confesseur,  elle  jfut  obligee  de  renoncer  au  theatre.  Echappee 
enfin  au  plus  affreux  fleau  du  meilleur  des  mondes,  elle  n'y  a  perdu  qu'une  partie 
du  palais  et  dela  luette;  aujourd'hui  Ton  sait  se  passer  de  tout  cela.  Quoi  qu'il  en 
soit,  on  ne  saurait  douter  des  charmes  qui  lui  restent,  en  voyant  I'illustre  auteur 
de  ces  vers  s'enchainer  si  publiquement  k  son  char.  II  en  est  epris  comme  pourrait 
I'etre  un  jeune  homme  de  quinze  ans,  et  s'affiche  partout  avec  elle  aux  prome- 
nades, 6,  la  Redoute,  au  spectacle,  a  TAcademie  m6me,  au  grand  scandale  des  let- 
tres,  de  la  philosophic,  et  surtout  de  tant  d'honnfites  bourgeoises  qui  se  croyaient 
jusqu'ici  de  veritables  Aspasies  en  honorant  ce  grand  homme  de  leurs  bontes. 
Quelle  humiliation  en  effet  pour  ces  bonnes  dames  d'apprendre  cue  I'ingrat,  en 
aimant  une  petite  danseuse  sans  principes,  sans  metapliysique  ni  dans  la  tfite,  ni 
dans  le  cceur,  les  oublie  si  parfaitement,  qu'il  croit  n'avoir  jamais  aime!  Eh! 
mesdames,  ne  I'avait-il  pas  dit  lui-m6me  dans  son  Moliere  d  la  nouvelle  salle  ? 

Aprfes  les  goAts  us6s  viennent  les  fantaisies ; 
Oa  cherche  les  Lais  apres  les  Aspasies ; 
Et  de  la  nouvoaut6  I'invincible  desir 
Aime  plus  a  changer  qu'il  ne  songe  a  choisir. 

(Meister.) 


\ 


JUILLET  1782.  171 

L'enfant  maitre  des  humains  : 
Vous  voyez  dans  Cleophile 
Le  chef-d'oeuvre  de  ses  mains. 

Lui-meme  avec  complaisance 
Vit  son  prodige  nouveau  : 
Les  Graces,  a  sa  naissance, 
Entour^rent  son  berceau. 
Le  dieu  dit  :  «  Je  suis  tranquille, 
Rien  ne  peut  plus  m'alarmer ; 
Quand  ils  verront  Cleophile, 
lis  voudront  encor  aimer.  » 

Quelle  grace  enchanteresse 
Dans  ses  traits,  dans  son  esprit! 
EUe  charme,  elle  int^resse , 
EUe  attache,  elle  ravit. 
Le  cceur  le  plus  indocile 
Contre  elle  ose  en  vain  s'armer; 
Un  regard  de  Cleophile 
Est  un  ordre  de  I'aimer. 

Quoique  Amour  m'ait  dans  ses  chaines 

Engage  plus  d'une  fois; 

Quoique  Amour,  malgre  ses  peines, 

M'ait  fait  adorer  ses  lois, 

Par  une  erreur  trop  facile 

Dans  un  coeur  bien  enflamme, 

Je  crois  pr6s  de  Cleophile 

N'avoir  pas  encore  aime. 

Je  veux,  k  ses  lois  fidele, 
Ne  chanter  que  mon  ardeur. 
Dieux!  que  ma  muse  n'est-elle       ■ 
Aussi  tendre  que  mon  coeur  I 
Ma  voix,  k  Tamour  docile, 
N'a  qu'un  refrain  a  former  : 
J'aime,  j'aime  Cleophile, 
Et  ne  vis  que  pour  I'aimer. 

LE    CHARDONNERET    EN   LIBERTE, 
FABLE    ATTRIBUEE     A    M.    LE     DUG    DE    NIVERNOIS. 

Un  beau  chardonneret  venu  du  Canada 

(On  fait  cas  surtout  de  ceux-li 
Pour  la  simplicity  de  leur  noble  plumage)  i 

i .  «  Le  chardonneret  du  Canada,  dit  M.  Valmont  de  Bomare  dans  son  Diction- 


172  CORRESPONDANCE   LITTl^RAIRE. 

D'une  dame  de  haut  parage 
Etait  Tesclave.  Bon !  c'^tait  pis  que  cela  : 
Le  pauvre  oiseau  vivait  enchain6  dans  sa  cage, 
Payant,  par  mille  eflorts  d'adresse  et  de  courage, 
Ce  qu'a  tous  les  oiseaux  la  nature  donna, 
.Le  boire  et  le  manger  ^  Un  jour  il  s'^chappa. 
Le  voila  sur  un  arbre;  on  crut  pouvoir  I'y  prendre. 
Ghacun  dans  le  jardin  se  hate  de  descendre. 
Les  plus  sages  disaient  :  Voila  I'oiseau  perdu. 
La  dame  imprudemment  ordonne  de  lui  tendre 

Le  lien  qu'il  avait  rompu. 
Bel  appall  franchement  cette  dame  etait  folle. 
II  s'envola  plus  loin.  «  Eh  bien,  qu'alors  mes  gens 
Tachent  de  Tengager  k  revenir  c6ans, 

Et  je  lui  donne  ma  parole 

Qu'il  sera  libre  desormais. 
—  Libre!  eh!  ne  I'est-il  pas?dit  Tun  d'entre  eux  encore. 
Essayons  cependant...;  »  mais  ce  fut  sans  succes. 
«  J'ai,  repondit  I'oiseau,  ce  que  tu  me  promets  : 
A  ta  dame  il  faudrait  quelques  grains  d'ell^bore. 

Qu'ai-je  besoin  de  ses  bienfaits? 
Sers-la,  toi,  c'est  ton  lot,  rampe  sous  sa  puissance. 

Moi,  je  churls  Tind^pendance, 

Et  vivent  les  chardonnerets ! 
line  fois  hors  de  cage,  ils  n'y  rentrent  jamais.  » 

D'un  tableau  qui  parait  chequer  la  vraise-nblance, 
Permis  a  qui  voudra  de  s'appliquer  les  traits. 
Sur  le  nom  de  la  dame  on  voit  que  je  me  tais  ; 
Honni  soil  done  qui  mat  y  pense. 

VERS   IMPROMPTUS    A   M™'=    DE   VER5IEN0UX 

QUI    SE    PLAIGNAIT    DE    CE    QU'ON    N'aVAIT    POINT    SONGE 

A   CELEBRER    SA    FETE; 

ELLE    AVAIT    ETE    FORT    MALADE    PEU    DE    JOURS 

AUPARAVANT. 

Pour  cel^brer  la  f^te  de  Germaine 
JMnvoquais  tous  mes  dieux,  les  Muses  et  I'Amour, 
Les  Arts  et  I'Amiti^.  Tous  m'ont  dit  tour  k  tour  : 
Sa  f6te,  c'est  la  mienne ; 

naire  (Thistoire  naturelle,  ressemble  beaucoup  a  un  serin  dont  la  queue,  les  ailes 
et  la  t6te,  seraient  noires.  «  (Meister.) 

1.  Des  olseliers  sans  pitie  dressent,  pour  le  yendre  mieux,  le  chardonneret  a 
tirerdeux  seaux  qui  contiennent  son  eau  et  sa  graine,  etqui  sont  suspendus  k  une 
poulie  dans  une  cage  ouverte  oil  il  est  attache  k  une  chaine.  {Id.) 


JUILLt:T   1782.  17; 

Mais  Germaine  a  souffert;  pour  chanter  cebeau  jour, 
II  est  encor,  helas!  trop  voisin  de  ma  peine. 


LETT RE    DE    M.    MOULTOU 
SUR    LA    DERNIERE    REVOLUTION    DE     GENEVE. 

((  Oui,  monsieur,  le  sort  de  Geneve  est  triste;  et  il  eut  ete 
bien  facile  de  prevenir  tant  de  malheurs;  mais  les  hommes... 
les  chefs  de  parti...  Si  ceux  qui  ont  dirige  les  notres  ne  sont  pas 
egalement  coupables,  ils  ont  ete  egalement  passionnes  et  im- 
prudents.  Comment  n'ont-ils  pas  prevu  ce  qui  arrive  ?  Depuis 
deux  ans,  je  jugeais  ces  affaires  desesperees,  et  j'avais  cherche 
a  la  campagne  le  repos  et  la  paix.  Qu'il  s'en  faut  que  je  les  y 
aie  trouves !  Non,  jamais  je  ne  passerai  des  jours  plus  cruels  que 
les  derniers  qui  ont  lui  sur  cette  malheui'euse  republique.  G'est 
un  vrai  miracle  de  la  Providence  que  les  Genevois  aient  renonce  a 
une  defense  inutile,  qui  les  aurait  immortalises  et  perdus.  Ils  en 
avaient  pris,  a  la  face  de  I'Europe,  I'engagement  solennel;  ils 
avaient  declare  que  des  homipes  libres  pouvaient  etre  detruits, 
non  soumis,  et,  apres  un  tel  langage,  la  seule  ressource  qui  reste 
a  un  peuple  plein  de  courage  et  d'honneur,  c'est  de  perir.  Aussi 
qui  jugerait  le  peuple  de  Geneve  d' apres  les  derniers  evene- 
ments  s'en  lerait  une  bien  fausse  idee.  Ge  sont  ses  chefs  qui 
I'ont  mis  en  contradiction  avec  lui-meme,  et  qui,  livrant  seuls  la 
ville,  a  son  insu,  ont  merite,  ou  son  mepris  s'ils  ont  agi  par 
faiblesse,  ou  son  eternelle  reconnaissance  s'ils  I'ont  fait  par  un 
exces  de  vertu.  Deux  ou  trois  fois,  les  cercles  assembles  avaient 
decide  qu'il  fallait  defendre  la  ville,  et  les  chefs  consternes 
avaient  paru  acquiescer  avec  joie  a  cette  resolution ;  ils  virent 
meme  qu'il  etait  inutile  de  les  consulter  encore,  qu'ils  auraient 
toujours  la  meme  reponse.  En  consequence,  ils  propos6rent 
qu'on  format  un  comite  d' elite  compose  de  la  vingti^me  partie 
de  la  nation,  et  qu'il  fut  autorisepar  elle  a  prendre  toutesles  reso- 
lutions que  les  circonstances  rendraientnecessaires.  Cette  propo- 
sition fut  acceptee  sans  balancer ;  on  n'y  vit  qu'un  moyen  sage 
de  mieux  assurer  la  defense....  Mais  la  premiere  question  que  les 
chefs  firent  a  ce  comite  fut  s'il  convenait  de  defendre  la  ville  ou 
de  se  rendre ;  a  la  pluralite  de  quatre-vingt-douze  contre  quatre, 
la  defense  fut  resolue,  cependant  apres  avoir  7nis  hors  de  la  ville 


\1k  CORRESPONDANGE    LITTERAIRE. 

lis  otages  et  le  reste  des  ncgatifs.  Gette  resolution  etait  noble  et 
touchante ;  elle  n'en  convenait  pas  mieux aux chefs;  il  suppli^rent 
qu'on  deliberat  une  seconde  fois;  et  a  force  de  prieres,  d'elo- 
quence  et  de  raison,  ils  obtinrent  enfin  une  espece  de  pluralite 
pour  se  rendre ;  mais  ceux  qui  persistaienl  dans  leur  premier 
avis  fremirent  de  cette  decision,  protesterent  contre  la  perfidie ; 
ils  allaient  avertir  leurs  concitoyens....  Ge  fut  pendant  ces  vains 
debats,  et  tandis  que  par  la  force  meme  on  empechait  les  plus 
furieux  de  sortir  de  I'assemblee,  que  les  otages  furent  delivres, 
les  portes  de  la  ville  ouvertes,  et  que  les  chefs  prirent  leurs 
passe-ports  pour  sortir.  II  est  inutile  de  dire  le  reste ;  et  d'ailleurs 
comment  vous  exprimerais-je  la  rage  et  le  desespoir  de  la  gene- 
ralite  des  citoyens,  quand  au  milieu  d'un  sommeil  que  leurs 
penibles  travaux  et  leurs  longues  veilles  avaient  rendu  neces- 
saire,  et  auquel  ils  avaient  ete  invites  par  leurs  chefs,  ils  enten- 
dirent,  au  lieu  de  la  cloche  d'alarme  qui  devait  les  appeler  au 
rempart,  ces  cris  affreux  :  «  Nos  chefs  nous  ont  abandonnes,  les 
etrangers  sont  dans  la  ville  !....))  A  ces  desolantes  voix,  le 
desespoir  est  dans  tons  les  coeurs ;  quelques-uns  tournent  leurs 
armes  contre  eux-m^mes,  d'autres  les  brisent  avec  mepris,  et  les 
jettent  loin  d'eux;  un  plus  grand  nombre  veut  courir  apr^s  les 
chefs,  et  laver  dans  leur  sang  la  honte  qu'ils  leur  ont  imprimee; 
presque  tons  jurent  d'abandonner  une  patrie  qui  leur  reproche 
deja  de  lui  avoir  survecu,  et  ils  fuient  avec  leurs  femmes  et  leurs 
enfants.  Les  chemins  etaient  pleins  de  ces  malheureux  fugitifs 
et  retentissaient  de  leurs  gemissements  et  de  leurs  larmes ;  deux 
chariots  de  dix  enfants  et  de  leurs  deux  meres  vinrent  dans  un 
village  voisin  de  celui  ou  je  suis  ;  les  deux  peres  suivaienta  pied, 
les  bras  pendants,  les  yeux  fixes  contre  terre.  Abimes  dans  la  honte 
et  dans  la  douleur,  ils  semblaient  vouloir  se  cacher  a  la  nature 
enti^re;  jamais  spectacle  ne  m'a  plus  emu.  Je  ne  les  connaissais 
point,  je  ne  me  precipitai  pas  moins  en  sanglotant  dans  leurs 
bras  :  «  Galmez-vous,  leur  dis-je,  calmez-vous,  vous  trouverez 
une  autre  patrie.  —  Non,  me  repondirent-ils,  car,  en  perdant  la 
notre,  nous  avons  aussi  perdu  I'honneur...  »  Et  c'etaient  de 
simples  artisans  qui  me  tenaientce  langage.  Ah  !  monsieur,  quel 
peuple  !  et  il  n'existera  plus.  Je  sais  que  la  liberie  donne  sou- 
vent  trop  d'energie  aux  ames;  les  Genevois  en  sont  la  deplo- 
rable preuve ;  mais  pour  des  hommes  cet  exc^s  ne  vaut-il  pas 


JUILLET   1782.  175 

mieux  que  celui  de  ravilissement  ?  La  sagesse  des  mediateurs 
peut  reparer  une  partie  de  nos  maux ;  mais  il  n'est  pas  en  eux 
de  rendre  aux  Genevois  leur  grand  caractere ;  il  tenait  au  senti- 
ment vrai,  mais  exagere,  de  leur  independance :  ce  sentiment  est 
pour  jamais  detruit. 

«  Voila,  monsieur,  ce  que  j'ai  pu  recueillir  ici  de  cette  me- 
morable et  fatale  journee,  qui  pouvait  I'etre  bien  plus  encore  si 
Ton  avait  suivi  I'enthousiasme  des  citoyens.  Je  n'ai  rien  dit  que 
de  vrai,  et  d'apres  le  rapport  d'hommes  sages  des  deux  partis 
qui  etaient  dans  la  ville.  II  est  impossible  de  blamer  les  chefs  du 
peuple  de  s'etre  opposes  a  une  vaine  defense  qui  n'aurait  faitde  la 
ville  qu'un  monceau  de  ruines.  II  y  avait  une  quantite  de  poudre 
immense,  plus  qu'il  n  en  aurait  fallu  pour  soutenir  trois  sieges ; 
et  comme  les  magasins  sont  pen  surs,  tous  dans  les  remparts,  on 
avait  ete  oblige  de  la  transporter  dans  des  maisons ;  le  seul 
temple  de  Saint-Pierre  en  contenait  plus  de  quinze  cents  barils  : 
une  seule  bombe  tombee  sur  un  de  ces  depots  mettait  la  ville  en 
cendres.  Mais  pourquoi,  dans  cet  etat,  annoncer  une  defense,  et 
persuader  au  peuple  qu'elle  etait  possible  ?  J 'ignore  si  ce  fut 
I'ouvrage  des  chefs,  mais,  en  ce  cas,  je  ne  sais  comment  ils  pour- 
raient  sen  justifier.  Ce  sont  d'ailleurs  de  tr^s-honnetes  gens,  qui 
peut-etre  furent  aveugles  par  leurs  craintes.  Ces  otages,  ce  ren- 
versement  du  Conseil,  tant  de  moyens  violents  si  maladroitement 
employes,  m'ontfait  soupconner  depuis  longtemps  qu'ils  voyaient 
trop  les  dangers  qui  les  menacaient,  et  que  leur  imagination  les 
leur  exagerait  peut-6tre.  Quoi  qu'il  en  soit,  je  ne  puis  encore 
tourner  mes  yeux  sur  cette  deplorable  ville;  je  n'y  ai  pas  mis 
les  pieds  depuis  trois  mois;  et,  si  je  puis  m'en  dispenser,  je  n'y 
rentrerai  plus,  etc...  » 

—  Electrc,  paroles  de  M.  Guillard,  auteur  du  poeme  (yiphi- 
fjMe  en  Tauride,  musique  de  M.  Le  Moine,  eleve  de  M.  le 
chevalier  Gluck,  a  ete  representee,  pour  la  premiere  fois,  par 
I'Academie  royale  de  musique,  le  mardi  2.  Le  plan  de  cet  opera 
a  toute  la  severite  d'une  veritable  tragedie;  le  spectacle  en  est 
triste  et  pompeux ;  la  musique  en  est  si  terriblement  dramatique, 
qu'on  ne  peut  guere  lui  reprocher  plus  de  trois  ou  quatre  traits 
de  chant;  cependant  le  public  a  ete  assez  bizarre  pour  I'accueillir 
avec  froideur,  et  quoiqu'on  se  soit  presse  de  soutenir  ce  tragique 


176  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

chef-d'oeuvre  par  un  fort  joli  ballet,  il  n'apu  se  trainer  au-dela  de 
cinq  ou  six  representations  ;  ce  qui  prouve  bien  a  M.  Le  Moine 
que  les  memes  artifices  ne  reussissent  pas  egalement  a  tout  le 
monde. 

Le  sujet  d'Electre  est  si  connu  que  nous  n'entreprendrons 
point  d'en  donner  une  analyse  detaillee.  11  suffira  d' observer 
que  M.  Guillard  a  suivi  presque  enti^rement  la  marche  de 
Sophocle ;  son  poeme  n'est  pour  ainsi  dire  que  le  squelette  de  la 
tragedie  grecque,  rhabille  de  toutes  les  guenilles  de  ce  que  nous 
voulons  bien  appeler  notre  poesie  lyrique.  Les  changements  les 
plus  importants  qu'il  se  soit  permis  tiennent  a  la  scene  du  second 
acte  entre  l^gisthe  et  Clytemnestre,  scene  dont  il  a  puise  I'idee 
dans  YOreste  de  M.  de  Voltaire,  mais  qu'il  a  enrichie  d'un  songe 
de  Clytemnestre,  ressource,  comme  Ton  voit,  tout  a  fait  neuve. 
Ce  n'est  pas  non  plus  Chrysothemis,  comme  dans  Sophocle  et  dans 
Voltaire,  qui  aperQoit  sur  le  tonibeau  d' Agamemnon  ce  poignard 
et  ces  ofTrandes  qui  lui  donnent  I'esperance  qu'Oreste  est  de 
retour;  c'est  Electre  elle-meme;  mouvement  qui  convenait  bien 
moins  au  caractere  de  cette  princesse  qua  celui  de  sa  soeur, 
mais  qui  pouvait  servir  cependant  a  rompre  un  peu  la  monotonie 
d'un  role  ou  ce  defaut  semble  presque  inevitable.  II  n'etait  pas 
aise  d'introduire  beaucoup  de  spectacle  dans  un  plan  aussi  aus- 
tere que  celui  que  voulait  suivre  M.  Guillard. 

La  musique  de  M.  Le  Moine,  que  M.  le  chevalier  Gluck  refuse 
aujourd'hui  de  reconnaitre  pour  son  eleve,  n'est  qu'une  exagera- 
tion  des  principes  de  cet  illustre  compositeur,  et  I'exageration  du 
monde  la  plus  maladroite  ;  ce  sont  des  cris  continuels  et  dechi- 
rants,  de  lourds  effets  d'harmonie,  sans  aucun  chant  suivi,  sans 
aucun  sentiment  de  ce  qui  est  veritablement  le  charme  de  la 
musique.  II  est  bien  vrai  que,  pour  reussir  a  I'Opera,  c'est 
beaucoup  de  crier  et  de  crier  a  perte  d'haleine,-  mais  encore  est- 
il  une  facon  de  hurler  plus  ou  moins  originale,  plus  ou  moins 
propre  au  caractere  de  la  situation ;  et  ces  nuances,  toutes  pro- 
noncees  qu'elles  sont,  paraissent  avoir  echappe  entierement  a  la 
sagacite  de  M.  Le  Moine.  Quelques  choeurs,  la  scene  d'Electre 
esperant  de  revoir  son  frere,  un  ou  deux  morceaux  du  role  de 
Chrysothemis,  sont  les  seules  choses  qu'on  puisse  ecouter  sans 
peine. 

—  Hisloire  de  Charlemagne^  par  M.  Gaillard,  de  I'Academie 


JUILLET   1782.  177 

francaise^  Le  but  important  de  cette  nouvelle  Ilistoire  de  Char- 
lemagne, comme  celui  de  toutes  les  Histoires  de  M.  Gaillard, 
est  de  prouver  que  la  paix  est  preferable  a  la  guerre.  Bon  Dieu  ! 
quand  M.  Gaillard  trouvera-t-il  done  cela  suffisamment  prouve? 
Voila  plus  de  vingt  volumes  sortis  de  sa  plume  qui  ne  sont  faits, 
comme  il  I'annonce  lui-meme,  que  dans  cette  louable  intention. 
Le  regne  de  Charlemagne  est  sans  contredit  un  des  plus  beaux 
sujets  dont  I'histoire  puisse  s'occuper.  M.  Gaillard  a  fait  toutes 
les  recherches  qu'il  fallait  faire  pour  le  bien  traitor,  et  cette  His- 
toire  n'en  est  pas  moins  un  des  plus  ennuyeux  livres  que  nous  ayons 
Yus  depuis  longtemps.  Elle  a  fait  ressouvenir  du  mot  de  Freron 
sur  je  ne  sais  quelle  Histoire  de  Charlemagne  qui  parut  il  y  a 
douze  ou  quinze  ans  :  a  Cette  histoire^  disait-il,  est  comme  Vdpee 
de  Charlemagne,  longue  et  plate.  » 

—  L'A-propos  du  moment,  brochure  de  cinquante-quatre 
pages  in-8°,  avec  cette  epigraphe  tiree  de  V Histoire  des  parle- 
ments  de  Boulainvilliers  :  Les  ressources  les  plus  ahondantes  d'un 
monarque  francais  ne  sont  pas  dans  les  caisses  ou  le  credit  des 
gens  d'affaires  et  de  finances^  mais  dans  V amour  geMreux  de 
son  peuple^.  Ce  hardi  pamphlet  est  I'explosion  d'un  zele  vrai- 
ment  patriotique,  mais  qui,  frappe  trop  vivement  des  abus  de 
I'administration  fmanciere,  en  exagereles  consequences  et  s'egare 
quelquefois  dans  les  espaces  vagues  de  la  doctrine  economiste. 
Sans  vouloir  y  suivre  I'auteur,  sans  approuver  I'emportement  ou 
r indiscretion  de  son  eloquente  diatribe,  il  est  impossible  de  ne 
pas  en  trouver  le  style,  dans  ses  negligences  memes,  plein  d'ener- 
gie  et  de  chaleur,  il  est  impossible  de  n'y  pas  reconnaitre  avec 
interet  ce  car^actere  de  verite,  cet  abandon  toujours  si  puissant 
d'une  ame  forte  et  sensible  :  ce  sont  les  offres  genereuses  faites 
par  toutes  les  classes  de  la  nation  pour  y  reparer  le  desastre  de 
notre  escadre  sous  les  ordres  de  M.  de  Grasse  qui  ont  excite  I'en- 
thousiasme  de  I'anonymeet  sont  devenues  pour  ainsi  dire  le  foyer 
de  ses  reflexions. 

1.  Paris,  1782,  4  vol.  in-12. 

2.  Nous  ne  connaissons  d'autre  morceau  historique  sur  Charlemagne  que  V His- 
toire du  regne  de  Charlemagne,  par  La  Bruere,  1745,  2  tomes  in-12.  Sans  doute 
c'est  de  ce  livrc,  mais  bien  posteweurement  a  son  apparition,  que  Freron  a  porte 
ce  jugement,  qui  du  reste  s'applique  fort  bien  a  cet  ouvrage  vide  et  superficicl.  (T.) 

3.  L'auteur  nous  est  inconnu. 

XIII.  42 


178  GORRESPOiNDANCE   LITTERAIRE. 


AOUT. 

II  n'y  a  gu6re  plus  de  deux  mois  que  le  poeme  des  Jardins 
a  paru,  et  Ton  en  a  d6ja  fait  une  demi-douzaine  de  critiques, 
dont  quelques-unes  ne  manquent  assurement  ni  d'espiit  m  de 
malignite.  La  seule  defense  que  M.  I'abbe  Delille  ait  opposee  a 
toutes  ces  attaques,  et  c'est  la  meilleure  sans  doute,  quoiqu'elle 
ne  soit  pas  a  I'usage  de  tout  le  monde,  a  ete  de  laisser  multiplier 
en  silence  les  editions  de  son  ouvrage ;  on  en  est  actuellement  a 
la  septieme,  et  ces  editions  se  sont  succede  plus  rapidement 
encore  que  les  libelles  ou  on  le  dechirait  avec  un  zele  si  louable 
et  si  litteraire. 

De  toutes  les  critiques  du  poeme  des  Jardins^  la  plus  amere, 
la  plus  injuste  peut-etre,  mais  aussi  la  plus  piquante,  est  une 
Lettre  de  M.  le  prdsident  de  ***  a  M,  le  comtc  de  ***  * ',  elle  est 
d'un  jeune  homme  qui  s'est  fait  appeler  longtemps  M.  de  Par- 
cieux,  et  qui,  n'ayant  pu  prouver  le  droit  qu'il  avait  de  porter 
ce  nom,  s'en  est  venge  fort  noblement  en  prenant  celui  du 
chevalier  de  Rivarol,  lequel,  dit-on,  ne  lui  appartient  pas  mieux, 
mais  dont  il  faut  esperer  qu'il  voudra  bien  se  contenter,  tant 
qu'on  ne  I'obligera  pas  a  en  chercher  un  autre. 

La  premiere  idee  du  critique  porte  sur  le  sort  qu'eprouvent 
communement  tons  ces  ouvrages  si  vantes  dans  les  cercles  et 
dans  les  soupers  dont  ils  ont  fait  les  delices,  lorsqu'on  les  voit 
exposes  au  grand  jour  de  I'impression,  depouilles  de  tout 
r artifice  et  de  tout  le  prestige  attache  aux  lectures  particulieres ; 
((  Ce  sont,  dit-il^  des  enfants  gates  qui  passent  des  mains  des 
femmes  a  celles  des  hommes.  »  Si  I'analyse  generale  qu'il  fait 
du  poeme  n'est  pas  tr^s-exacte,  elle  est  du  moins  assez  plai- 
sante.  a  Dans  le  premier  chant,  dit-il,  I'auteur  entreprend  de 
diriger  Veau^  les  fleurs,  les  gazons,  les  ombrages ;  dans  le  second, 
les  fleurs,  Veau,  les  ombrages  et  les  gazons;  dans  le  troisieme  et 
dans  le  quatri^me,  il  dirige  encore  les  ombrages^  les  fleurs,  les 
gazons  et  les  eaiix.  Ce  cliquetis,  ce  desordre,  qui  r^gne  avec  art 
dans  tout  le  poeme,  deroutent  et  fatig^ent  ses  amis,  qui  n'ont, 

1.  Elle  est  datee  du  chdteau  du  Creuset.  C'est  la  Reponse  du  comte  de***  qui 
renferme  la  critique  du  poeme.  (T.) 


AOUT   1782.  179 

pour  se  delasser,  qu'une  continuile  de  preceptes,  des  semblants 
d' episodes,  une  maigreur  generale  et  un  defaut  absolu  d'interet 
et  de  mouvement;  car,  bien  que  le  poete  ait  varie  son  meca- 
nisme  et  donne  a  son  vers  des  attitudes  ditrerentes,  ce  n'est  apres 
tout  qu'une  volubilite  de  rhythme,  un  mouvement  intestin,  et  le 
poeme  ne  marche  pas ;  on  peut  le  prendre  et  le  commencer,  le 
quitter  et  le  reprendre  a  chaque  page,  sans  que  le  plan  et  le 
sens  meme  en  souffrent...  »  Essay ons  de  reduire  ces  exagera- 
tions  a  leur  juste  valeur. 

Le  plan  du  poeme  de  I'abbe  Delille,  sans  etre  fort  ingenieux, 
n'est  cependant  pas  aussi  absurde  que  M.  le  chevalier  de  Rivarol 
voudrait  nous  le  persuader.  11  est  question,  dans  le  premier  chant, 
du  choix  des  sites  et  de  la  disposition  generale  du  terrain;  dans 
le  second,  de  la  culture  des  arbres ;  dans  le  troisieme,  des  gazons, 
des  fleurs  et  des  eaux^  dans  le  quatrieme,  de  la  maniere  dont  la 
sculpture  et  1' architecture  peuvent  orner  les  jar  dins.  Quel  est  le 
poeme  de  ce  genre  dont  la  conduite  soit  beaucoup  plus  heu- 
reuse?  Un  poeme  a  la  fois  didactique  et  descriptif!  voila  mal- 
heureusement  deux  raisons  trop  eprouvees  pour  manquer  de 
chaleur  et  d'interet;  plus  methodique,  il  n'en  eut  ete  que  plus 
froid;  plus  libre  dans  sa  marche,  il  n'en  eut  ete  que  plus  confus. 
L'art  des  transitions  plus  ou  moins  faciles,  plus  ou  moins 
piquantes,  est  peut-etre  le  seul  qu'on  doive  exiger  dans  ce  genre 
de  poesie,  quant  au  plan  ;  et  la  ressource  des  episodes,  1' unique 
moyen  de  rechauffer  sa  langueur  naturelle.  Ce  n'est  presque 
jamais  du  fond  du  sujet  que  peut  naitre  I'interet  du  poeme  didac- 
tique ou  descriptif;  tout  tient  a  I'imagination  du  poete;  ce  sont 
des  objets  inanimes,  il  n'y  a  qu'un  souffle  divin  qui  puisse  leur 
inspirer  le  mouvement  et  la  vie. 

Nous  sommes  forces  d'avouer  qu'en  se  renfermant  meme  dans 
ce  cercle  de  beautes,  dont  la  poesie  didactique  et  descriptive 
nous  parait  susceptible,  on  pourra  trouver  beaucoup  de  choses  k 
d^sirer  dans  le  poeme  des  Jar  dins;  mais  du  moins  n'aura-t-on 
pas  alors  I'injustice  de  lui  reprocher  ce  qui  n'est  que  le  defaut 
du  genre  et  non  celui  du  talent.  La  nation  francaise  est  la  nation 
la  moins  poetique  de  I'Europe.  Elle  n'aime,  elle  ne  connait  guere 
que  deux  especes  de  poesie,  les  chansons  et  le  theatre  :  tout  ce 
qui  ne  I'amuse  pas  autant  qu'une  chanson,  tout  ce  qui  ne  I'inte- 
resse  pas  autant  qu'un  drame,  lui  parait  froid  et  languissant. 


180  CORRESPONDANGE    LITTfiRAIRE. 

Le  tort  le  mieux  senti  du  poeme  des  Jardins  est  done  de 
n'etre  ni  chanson  ni  drame ;  un  autre,  qui  ne  I'est  guere  moins, 
c'est  de  manquer  d'idees  et  d' esprit.  Y  en  a-t-il  beau  coup  plus 
dans  les  Georgiques  de  Virgile?  Je  ne  le  pense  pas;  mais  on  y 
trouve  a  la  verite  ce  qu'on  chercherait  inutilement  encore  dans 
I'ouvrage  de  I'abbe  Delille,  une  grande  richesse  d'images,  une 
grande  variete  de  mouvements,  une  sensibilite  vraiment  poetique, 
des  episodes  pleins  de  mouvement  et  d'interet.  La  marche  du 
poeme  des  Jardins  est  on  ne  pent  pas  plus  uniforme  :  ce  sont 
des  preceptes  dont  les  formules  eternellement  repetees  fatiguent 
bientot  le  lecteur ;  ces  preceptes  sont  suivis  ou  precedes  de  quel- 
ques  traits  de  critique  assez  heureux,  mais  tenant  presque  tous 
a  la  meme  idee ;  des  descriptions  composees  de  vers  brillants, 
harmonieux  et  pittoresques,  mais  formant  rarement  de  grands 
tableaux,  sont,  pour  ainsi  dire,  les  seuls  episodes  du  poeme;  car 
pourrait-on  appeler  ainsi  le  petit  morceau,  deja  cite  dans  ces 
feuilles,  sur  rO-Taitien  Potaveri,  celui  des  Amours  de  Petrarque 
et  de  Laure,  I'J^loge  du  capitaine  Cook,  les  Voeux  pour  la  paix, 
et  quelques  autres  egalement  faibles  ? 

Nous  ne  nous  piquons  que  d'etre  justes ;  M.  de  Rivarol  trouve 
beaucoup  mieux  a  faire,  et  poursuit  ainsi : 

«  Les  amis  de  M.  I'abbe  Delille  (pour  des  ennemis,  je  ne  lui 

en  connais  pas ),  les  amis  de  M.  I'abbe  Delille  sont  tr6s-faches 

que,  dans  un  ouvrage  sur  la  Nature,  il  ait  dedaigne  cette  sensibi- 
lite des  anciens  qui  anime  tout  jusqu'aux  moindres  details,  et 
cette  philosophie  des  modernes  qui  allie  sans  cesse  les  observa- 
tions de  la  ville  aux  sensations  de  la  campagne  * ;  qu'il  ait 
meprise  la  melancolie  douce  des  Allemands  et  la  richesse  des- 
imaginations  anglaises.  Mais  si  les  indifferents  veulent  conclure 
de  ces  plaintes  memes  que  M.  I'abbe  Dehllen'ajamais  eu  ni  senti- 
ment ni  enthousiasme,  ses  amis  le  disculpenttres-bien,  en  disant 
qu'on  doit  chercher  le  secret  du  genie  d'un  ecrivain  dans  la  vie 
qu'il  a  menee;  ils  observent  que  M.  I'abbe  s'est  trop  dissipe 
avec  tout  Paris,  et  qu'il  y  a  trop  reussi  par  son  enjouement  et  ses 
bons  mots,  pour  qu'il  ait  songe  a  plaire  aux  ames  sensibles  et 
melancoliques.  G*est  dans  la  solitude  qu'on  approfondit  son  coeur 

1.  C'est  ce  que  personne  n'a  su  faire  plus  heureusement  que  M.  de  Saint- 
Lambert,  et  c'est  ce  qui  doit  assurer  au  poeme  des  Saisons  un  succes  durable. 
(Meister.) 


I 


AOUT   1782.  181 

et  sa  langue,  et  M.  I'abbe  deteste  la  solitude;  c'est  aux  champs 
que  Virgile  s'ecriait  :  O  iibi  campi !  et  M.  I'abbe  n'aime  pas  les 
champs.  Mais  ils  esperent  bien  que  ses  tableaux  legerement 
esquisses  et  ses  images  de  profil  plairont  aux  gens  du  monde, 
sans  leur  causer  la  fatigue  d'une  seule  sensation. 

«...  Quoiqu'il  manque  de  sensibiUte,  de  philosophie  et  d'en- 
thousiasme,  et  quoique  M.  de  Saint-Lambert,  Gessner  et  Thom- 
son aient  de  tout  cela,  n'est-il  pas  admirable  qu'il  ait  ete  place 
fort  au-dessus  d'eux  par  la  voix  publique?  et  n'est-ce  pas  moins 
un  autre  Virgile  que  nous  avons,  comme  on  vient  de  I'imprimer '  ? 
Tant  I'eclat  des  epithetes,  quelques  formes  de  style,  le  mecanisme 
de  certains  vers,  et  surtout  la  coquetterie  des  lectures  particu- 
li^res,  ont  excite  le  zele  des  dames  et  des  gens  dii  monde  -!... 

«  Mais  au  fond  je  suis  charme  de  vous  dire,  monsieur,  que 
ses  amis  sont  vraiment  consternes  de  ne  pas  retrouver  au  poeme 
des  Jardins  quelque  physionomie  des  G^orgiques  j  ils  s'atten- 
daient  que  leur  poete  aurait  rapporte  du  commerce  de  Virgile 
cette  logique  lumineuse  qui  enchaine  les  pensees,  les  beautes, 
les  episodes  au  sujet,  ces  transitions  heareuses,  enfm  ce  fil  secret 
qui  fait  que  1' esprit  suit  1' esprit  dans  sa  route  invisible.  » 

Je  me  lasse  de  transcrire  les  observations  malignes  qu'accu- 
mule  le  detracteur  d'un  excellent  poete,  d'un  homme  aimable  et 
qui  meritait  plus  d'egards. 

Tout  mechant  qu'est  ce  persiflage,  il  renferme  quelques  traits 
de  verite.  Le  poeme  des  Jardins  a  ete  plus  achete  qu'il  n'a  ete 
lu,  et  beaucoup  plus  lu  dans  ce  moment  qu'il  ne  le  sera  dans 
I'avenir;  on  pent  douter  meme  qu'il  ait  ajoute  infmiment  a  la  repu- 
tation de  I'auteur.  Sa  traduction  des  G^orgiques  avait  deja  prouve 
tout  son  talent  pour  les  vers ;  les  gens  de  lettres  s'accordent  meme 
assez  generalement  a  trouver  dans  la  versification  de  ses  Geor- 
giques  un  gout  plus  pur,  une  correction  plus  soutenue,  moins  de 
manieres,  et  le  merite  d'une  plus  grande  difficulte  vaincue.  On  voit, 
d'un  autre  cote,  si  peu  d'invention  dans  le  poeme  des  Jardins^ 
tant  de  reminiscences,  tant  d'imitations  des  poetes  etrangers,  et 
surtout  de  Pope  et  de  Milton,  qu'il  ne  parait  guere  s'etre  eleve 
dans  ce  nouveau  poeme  au-dessus  du  rang  qui  lui  etait  deja  si 

1.  Mercure  de  jiiin  1782. 

2.  Un  homme  d'esprit,  qui  avait  des  succes  fous  dans  les  societes,  disalt :  Ou 
nHrai-je  point,  si  les  gens  de  lettres  laissent  dire  les  gens  du  monde?  (Rivaiiol.) 


182  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

bien  acquis.  A  la  bonne  heure;  il  n'y  en  aurait  pas  moins  d' ingra- 
titude a  ne  pas  le  remercier  d'avoir  enrichi  notre  langue  de  tous 
les  beaux  vers  dont  le  poeme  des  Jar  dins  est  rempli.  S'il  y  a  beau- 
coup  de  negligences  dans  le  troisi^me  chant,  si  dans  tous  les 
autres  on  rencontre  de  la  secheresse,  de  raffectation,  de  la  re- 
cherche et  de  I'uniformite,  le  style  de  I'ouvrage  ne  se  distingue 
pas  moins  en  general  par  une  grande  elegance,  par  le  rhythme  le 
plus  flexible  et  le  plus  harmonieux.  La  peinture  des  jardins  de 
Versailles  et  de  Marly,  la  destruction  de  ce  pare,  le 

Chef-d'oeuvre  cVun  grand  roi,  dc  Le  N6tre  et  des  ans, 

le  tableau  des  mines  de  Rome,  la  Ferme,  tous  ces  morceaux, 
restes  dans  le  souvenir  de  toutes  les  personnes  qui  les  avaient 
entendus,  n'ont  rien  perdu  a  I'impression,  et  suffiraient  pour 
prouver  que  personne  depuis  Racine  n'a  possede,  dans  un 
degre  plus  eminent  que  M.  I'abbe  Delille,  et  tous  les  secrets 
de  notre  langue,  et  toutes  les  fessources  de  notre  poesie. 
Remercions-le  ainsi  de  ses/^rrf2?2s;mais  demandons-lui  \£nHde^ 
qu'il  nous  promet  depuis  tant  d'annees.  Traduire  parait  etre  son 
vrai  talent,  et  il  n'y  eut  jamais  un  talent  plus  digne  de  traduire 
Virgile.  Munus  Apolline  digmim. 

VERS  SUR  M.  LE  COMTE  DU  NORD. 

Lorsque  d'une  nouvelle  Astr6e 
J'entendais  c616brer  Tempire  glorieux, 
Aux  transports  qu'inspirait  sa  puissance  ador6e 
Une  larme  en  secret  s'6chappait  de  mes  yeux. 
Immortelle,  sans  doute  au  sein  de  TEmpyr^e 

Elle  doit  remonter  un  jour. 
Peut-etre,  helas!  de  tant  d'heureux  prodiges 
L'avenir  ne  verra  que  de  faibles  vestiges... 
Mais  un  astre  nouveau  sourit  k  notre  amour. 

Sa  jeune  et  vive  lumiere 
Ouvre  aux  destins  du  Nord  la  plus  vaste  carri^re. 
Loin  de  tes  bords,  Neva,  I'erreur  fuit  sans  retour. 
Fils  d'Astr^ei  il  suivra  ce  sublime  modele, 
Et  du  torrent  des  temps  il  domptera  le  cours. 
Des  monuments  fond6s  par  elle 
La  gloire  durera  toujours. 

—  II  faut  qu'une  comedie  satirique  soit  bien  mediocre  pour 


AOUT    1782.  183 

ne  pas  meme  obtenir  le  succes  du  moment;  mais  il  faut  que 
I'autem'  cle  cette  comedie  soit  plus  gauche  encore  que  sa  piece 
pour  la  donner,  lorsque  le  seul  interet  qui  pouvait  la  soutenir 
est  sinon  oublie,  du  moins  entierement  refroidi.  G'est  la  sottise 
que  vient  de  faire  M.  Cailhava  d'Estandoux.  Ses  Journalistes 
anglais,  representes,  pour  la  premiere  fois,  le  20  du  mois  der- 
nier, avaient  deja  ete  recus  par  les  Gomediens  en  1778.  Telle 
qu'elle  est,  si  la  piece  eut  ete  jouee  alors,  on  pent  presumer  que 
tant  d'auteurs  si  malmenes  par  M.  de  La  Harpe  n'eussent  rien 
neglige  pour  la  faire  applaudir ;  car  c'est  contre  lui  que  sont 
diriges  les  principaux  traits  du  pamphlet  dramatique;  mais 
aujourd'hui  qu'il  a  renonce  genereusement  a  sa  ferule  de  jour- 
naliste,  et  que,  dans  la  disette  ou  nous  sommes  de  vrais  talents, 
personne,  depuis  quelques  annees,  n'a  occupe  plus  que  lui  le 
theatre  et  la  litterature  d*ouvrages  interessants,  cette  satire  a 
paru  non  seulement  injuste,  mais,  ce  qui  est  beaucoup  pis, 
hors  de  propos.  On  a  juge  avec  raison  qu'il  y  avait  de  la  bas- 
sesse  et  de  I'indignite  aux  Gomediens  francais  a  se  permettre 
de  traduire  ainsi  sur  leur  theatre  un  homme  de  talent  qui  aurait 
assez  de  droit  a  leur  reconnaissance,  n'eut-il  jamais  fait  que 
Moliere  ci  la  nouvelle  salle  et  la  charmante  pieces  des  Muses 
rivales,  I'hommage  le  plus  aimable  que  les  lettres  aient  encore 
rendu  aux  manes  du  grand  homme. 

II  n'y  a  pas  un  prodigieux  effort  d' imaginative  dans  la  fable 
des  Journalistes  anglais,  M.  Sterling,  un  riche  negociant  de 
Londres,  qui  a  la  manie  des  lettres  et  de  plus  celle  d' avoir  un 
profond  respect  pour  les  journaux,  veut  que  sa  fille  Emilie 
epouse  le  sieur  Discord,  journaliste  en  chef,  qu'il  loge  chez  lui 
pour  s' assurer  mieux  les  honneurs  de  son  suffrage.  La  jeune 
fimilie  a,  comme  de  raison,  un  amant  qu'elle  prefere  a  M.  Dis- 
cord; c'est  le  colonel  Sedley,  qui  s'est  introduit  dans  la  maison 
sous  le  nom  de  M.  Smith,  et  qui  a  su  engager  son  propre  rival  k 
le  prendre  pour  son  secretaire.  Ge  stratageme,  assez  extraordi- 
naire sans  doute  pour  un  colonel,  facilite  tons  les  mauvais  tours 
qu'on  veut  jouer  a  M.  Discord.  Gelui-ci  fmit  par  se  trahir  lui- 
m^me ;  mais,  par  un  moyen  fort  use,  il  confie  imprudemment 
k  ses  ennemis  un  extrait  injurieux  qu'il  a  fait  d'un  ouvrage  de 
M.  Sterling,  dans  Tespoir  que  le  secours  de  sa  plume  lui  en 
paraitra  plus  necessaire  pour  repousser  de  si  rudes  atteintes. 


184  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

On  montre  I'extrait  ecrit  de  la  main  de  Discord  au  bonhomme: 
il  n'en  faut  pas  davantage  pour  le  desabuser.  Cette  heureuse 
intrigue  est  terminee  par  une  espece  de  farce  oii  tous  les  per- 
sonnages  de  la  piece  defilent  sur  le  theatre  en  robe  de  palais 
pour  former  le  tribunal  facetieux  auquel  M.  Sterling  preside, 
et  oil  Ton  plaide  fort  ennuyeusement  pour  et  contre  les  journa- 
listes. 

L'auteur  s'est  permis  de  designer  le  personnage  de  Discord 
par  plusieurs  traits  connus  de  la  vie  de  M.  de  La  Harpe,  par  des 
phrases  entieres  prises  mot  a  mot  dans  ses  ecrits,  par  une  foule 
d' allusions  aux  aventures  les  plus  equivoques  de  sa  premiere 
jeunesse,  et  c'est  apr^s  T avoir  caracterise  si  grossierement  qu'il 
lui  fait  jouer  le  role  du  monde  le  plus  avilissant.  On  pent  s'eton- 
ner  egalement  et  que  l'auteur  ait  obtenu  la  permission  de  faire 
representer  une  satire  si  outree,  et  qu'une  satire  de  cette  espece, 
representee  publiquement,  ait  cependant  fait  si  peu  de  bruit; 
elle  n'a  excite  ni  plaisir  ni  indignation ;  le  public  a  paru  se  sou- 
cier  on  nepeut  pas  moins  et  de  la  critique,  et  de  cclui  qui  I'avait 
faite,  et  de  celui  qui  en  etait  I'objet.  Get  exc6s  d'indifference  est 
en  verite  plus  piquant  pour  M.  de  La  Harpe  que  toutes  les  injures 
du  sieur  d'Estandoux. 

Quelque  faible  que  soit  la  comedie  des  Journolistes  anglais^ 
quelquc  commun  qu'en  soit  leplan,  on  y  apourtant  remarque 
quelqiics  scenes  dont  Tidee  est  assez  gaie,  assez  originale.  Telle 
est,  par  exemple,  celle  ou  M.  Sterling  lit  a  sa  servante  Nicole  le 
sujet  d'un  de  ses  drames  :  Nicole,  pendant  la  lecture,  a  cache 
son  visage  avec  son  tablier  pour  ne  pas  laisser  voir  qu'elle 
riait ;  le  bonhomme  croit  qu'elle  fond  en  larmes  :  «  Laisse-moi, 
lui  dit-il,  laisse-moi  jouir  delicieusemet  de  tes  pleurs...  »  11  lui 
arrache  le  tablier,  il  la  voit  eclatant  de  rire.  «  Comment,  malheu- 
reuse,  tu  ris!  et  Moliere,  cet  auteur  si  vante,  s'en  rapportait  a 
sa  servante!  Ah!  je  me  doutais  bien  qu'il  choisissait  aussi  mal 
ses  juges  que  ses  sujets,  etc.  » 

Discord  recoit  deux  invitations  a  dhier ;  ce  sont  deux  pieges 
que  lui  tend  son  rival  pour  se  donner  I'amusement  de  le  faire 
berner.  L'une  de  ces  invitations  est  faite  au  nom  d'un  Grand 
d'Espagne,  1' autre  au  nom  de  Cidalise,  caillette,  qui  tient  bureau 
d'esprit.  Discord,  dedaignant  d' accepter  la  derniere,  pour  punir 
la  vanite  de  cette  petite  bourgeoise,  s'avise  de  lui  envoyer  son 


AOUT    1782.  185 

valet  Crispin.  «  Elle  ne  me  connait  point,  lui  dit-il,  va  chez  elle 
me  representer.  —  ^coutez,  lui  repond  Crispin,  ce  ne  serait 
peut-etre  pas  la  punir...  Je  vous  sais  par  coeur.  Je  dirai  comme 
vous  de  ces  mots  qui  tranchent  et  qui  n'empechent  pas  de  boire 
et  manger,  detestable^  charmant^  divin^  execrable,  ddicieux..,, 
sans  goiit.,.  diable!  j'oubliais  sans  gout.,,  Allons,  un  bon  diner 
me  tente.  Vous  me  preterez  un  de  vos  justaucorps.  Je  voudrais 
bien  votre...  la...  votre  Titon...  Timo^..  votre...;  quelle  diable 
d' imagination  aussi  de  donner  a  chacun  de  ses  habits  le  nom  de 
I'ouvrage  qui  a  paye  le  tailleur!  votre...  —  Discord.  Prends  le 
dernier.  —  Crispin  (avec  d^dain).  Non,  parbleu!  ce  n'est  qu'un 
petit  frac,  court  et  etroit.  —  Discord.  L'avant-dernier  ?  —  Cris- 
pin (greiottant).  Y  peusez-vous ?  Jo  gclerais.  —  Discord.  Prends 
done  ma  Traduction  ^  —  Crispin.  Fi  done  !  il  est  tout  decousu... 
Yous  avez  sur  le  corps  votre  premier  ouvrage  ^ ;  mais  je  vous 
avertis  qu'en  y  regardant  de  pres,  on  voit  une  trame  usee  et 
que  les  pieces  de  rapport  paraissent;  croyez-moi,  menagez-le 
bien;  ce  sera,  toute  votre  vie,  votre  habit  de  bonne  for- 
tune, etc.  » 

Crispin,  burlesquement  convert  des  habits  de  son  maitre, 
revient,  vers  la  fm  de  Facte,  fort  mal  satisfait  de  son  diner.  On 
I'a  pris  veritablement  pour  M.  Discord,  et,  en  consequence  des 
ordres  donnes  par  le  colonel  Sedley,  on  I'a  fait  sauter  sur  la  cou- 
verture.  A  peine  a-t-il  fmi  de  raconter  a  Nicole  sa  triste  mesa- 
venture,  que  Discord  rentre  tout  aussi  maltraite  que  son  pauvre 
valet.  Aux  premiers  mots  de  plainte  echappes  a  Crispin  sur  son 
propre  compte,  il  le  soupconne  instruit  de  ce  qui  vient  de  lui  arri- 
ver  a  lui-meme ;  cette  meprise  produit  une  double  confidence 
entre  le  maitre  et  le  valet,  confidence  qui  n'est  pas  aussi  bien  filee 
qu'elle  pourrait  I'etre,  mais  dont  I'intention  est  theatrale  et 
comique. 

La  scene  ou  Franck,  le  quartier-maitre  de  Sedley,  vient,  en 
qualite  de  poete  du  regiment,  demander  raison  a  monsieur  le 
journaliste  de  I'impertinence  avec  laquelle  il  s'est  avise  de 
decrier  sa  derniere  chanson,  cette  scene,  pour  etre  un  pen  gros- 
si^re,  pour  rappeler  un  peu  trop  clairement  une  certaine  his- 

1.  Timoleon.  (Meister.) 

2.  La  Traduction  de  Su6tone. 

3.  Warvick. 


186  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

toire  deM.de  La  Harpe  avec  M.  de  Sauvigny,  une  autre  avec 
M.  Blin  de  Sainmore,  etc.,  n'en  eut  pas  moins  reussi  si  les  anec- 
dotes auxquelles  elle  fait  allusion  eussent  ete  plus  presentes  au 
souvenir  des  spectateurs. 

On  trouve  encore  quelques  traits  assez  plaisants  dans  la 
scfene  du  troisieme  acte,  ou  M.  Sterling  a  r assemble  chez  lui  tous 
les  journalistes  de  Londres ;  mais  ces  traits  sont  emousses  par  le 
bavardage  qui  les  precede,  ou  qui  les  suit.  Le  journaliste  qui 
preche  I'union  et  I'honnetete  est  M.  Pierre  Rousseau,  I'auteur, 
ou  plutot  le  fermier  du  Journal  enryrlopMiqiie.  «  Vous  parlez 
bien  a  votre  aise,  lui  dit  M.  Discord,  vous  qui  avez  gagne  mille 
livres  sterling  de  rente.  —  Je  suis  venu,  repond-il,  dans  le  bon 
temps ;  tout  le  monde  ne  se  melait  pas  alors  du  metier  le  plus 
difficile,  celui  de  juger.  Au  surplus,  je  fais  les  honneurs  de  ma 
fortune  a  mes  amis;  ceux  qui  voudront  venir  me  demander  a 
diner  me  feront  toujours  plaisir,  etc.  » 

Ce  qui  a  peut-etre  nui  plus  que  tout  le  reste  au  succes  de 
M.  Gailhava,  c'est  le  sujet  meme  de  sa  pi^ce.  Eh!  que  font  aux 
spectateurs  les  torts  et  les  injustitesde  messieurs  les  journalistes? 
On  souscrit  pour  leurs  feuilles;  on  les  lit  sans  les  estimer;  a  la 
livree  qu'ils  prennent,  on  devine  leur  jugement;  on  s' amuse 
quelquefois  de  leurs  querelles,  plus  souvent  on  en  bailie,  et 
plus  souvent  encore  on  les  oublie. 

—  Les  Courtisanes,  ou  riu'ueil  des  mwurs,  comedie  en  trois 
actes  et  en  vers,  par  M.  Palissot,  a  ete  representee,  pour  la  pre- 
miere fois,  au  Theatre-Fran cais,  le  vendredi  26  juillet.  H  y  a 
longtemps  que  la  pi^ce  est  imprimee;  le  compte  que  nous  en 
avons  rendu  lorsqu'elle  parut  ^  nous  dispense  aujourd'hui  d'en 
faire  une  nouvelle  analyse.  De  toutes  les  comedies  de  I'autemv 
remises  depuis  quelques  mois  avec  un  empressement  si  desin- 
teresse  de  la  part  des  Gomediens,  c'est  celle  qui  a  le  mieux 
reussi.  M"®  Gontat  a  eu  dans  le  role  de  Rosalie  un  succ6s  qu'elle 
n'avait  point  encore  obtenu.  La  situation  du  second  acte  a  paru 
poussee  un  peu  plus  loin  que  la  decence  du  theatre  ne  semblait 
le  permettre;  mais  cette  situation  est  du  sujet,  et,  grace  a  la 
charmante  figure  de  Theroine,  il  eut  ete  difficile  de  ne  pas  faire 
grace  au  tableau ;  aussi  I'a-t-on  supporte,  mais  non  sans  quel- 

1.  Voir  tome  XI,  p.  63. 


AOUT   1782.  187 

ques  murmures.  Ce  que  nous  avons  plus  de  peine  a  pardonner 
a  I'auteur,  c'est  que  son  Lisimon,  pour  ramener  a  la  vertu  le 
jeune  homme  egare  par  sa  passion,  ne  trouve  rien  a  lui  dire  qui 
puisse  le  toucher  veritablement ;  ce  sont  des  lieux  communs, 
sans  ame,  sans  energie,  sans  sensibilite.  Le  denoument  de  la 
piece  est  assez  theatral,  assez  comique;  mais  est-ilvrai,  et  le 
but  moral  en  est-il  bien  concu?  Gernance,  si  passionne  pour 
Rosalie,  apres  avoir  resiste  aux  considerations  les  plus  graves, 
revient  tout  a  coup  a  lui-meme  en  apprenant  par  hasard  que  sa 
maitresse  est  la  sceur  d'un  cocher  de  remise.  Est-ce  la  un 
motif  suffisant  pour  desabuser  un  coeur  profondement  epris?  Et 
que  font  a  I'amour  porte  a  cet  exces  tons  les  prejuges  de  la  nais- 
sance  et  du  rang?  IN'est-ce  done  que  parce  que  Rosalie  est  nee 
dans  la  misere  qu'elle  devient  meprisable,  et  n'y  a-t-il  que  I'or- 
gueil  des  conditions  qui  puisse  sauver  des  pieges  du  vice  et  des 
erreurs  de  I'amour? 

Cette  comedie,  ainsi  que  toutes  les  pieces  de  M.  Palissot,  se 
soutient  principalement  par  le  merite  du  style;  on  pent  dire 
cependant  que  I'invention  de  celle-ci  lui  appartient  plus  que 
celle  des  autres.  On  y  a  remarque  un  grand  nombre  de  vers  heu- 
reux ;  mais  il  n'en  est  point  qu'on  ait  plus  applaudis  que  ceux-ci, 
qui  terminent  le  premier  acte  : 

Ces  coupables  exces  ont  dure  trop  longtemps, 
Et  j'oserais  m'attendre  h  d'heureux  changements; 
Le  Francais  suit  toujours  Texemple  de  son  maitre  : 
Tout  m'invite  a  penser  que  les  moeurs  vont  renaitre. 

M"«^  Arnould,  Raucourt,  Dervieux,  Duthe,  etc.,  ont  affecte,  le 
jour  de  la  premiere  representation,  de  se  placer  au  balcon  et 
d'honorer  les  premieres  de  leurs  applaudissements  les  traits  les 
plus  vifs  de  I'ouvrage. 

COUPLET    DE    M.     DE    LA    IIARPE    SUR    M.    NAIGEON. 

Je  suis  piiilosophe  et  m'en  pique, 
Et  tout  le  monde  le  salt; 
Je  vis  de  metaphysique, 
De  legumes  et  de  lait. 
J'ai  re^u  de  la  nature 
Une  figure  k  bonbon ; 


188  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Ajoutez-y  ma  frisure, 

Et  je  suis  monsieur  N'aigeon. 

—  La  reine  a  bien  voulu  prendre  la  qualite  de  premiere  chanoi- 
nesse  du  chapitre  noble  de  Notre-Dame  de  Bourbourg  en  Flandre, 
diocese  de  Saint-Omer,  et  permettre  a  ce  chapitre  de  se  qua- 
lifier du  nom  de  Chapitre  de  la  reine.  Sa  Majeste  a  revetu  les 
chanoin  esses  d'un  cordon  jaunelisere  denoir,  auquel  estaltachee 
une  croix  emaillee  portant  Timage  de  la  sainte  Yierge,  et  sur  le 
revers  le  portrait  de  Sa  Majeste.  G'est  a  M.  le  due  de  Nivernois 
qu'on  doit  I'idee  de  la  legende  autour  de'  I'image  de  la  sainte 
Yierge :  Ave^  Maria^  et  autour  du  portrait  de  la  reine,  gratia 
plena, 

—  Une  des  plus  jolies  miniatures  que  nous  ayons  vues  depuis 
longtemps  au  theatre,  ce  sont  les  Jmneauxde  Bergame,  comedie 
en  un  acte  et  en  prose,  du  chevalier  de  Florian,  auteur  des 
Deux  BillctSy  de  Blanche  et  VermeillCj  etc.  Cette  piece,  repre- 
sentee pour  la  premiere  fois  par  les  Comediens  italiens,  le  mardi  6, 
est  un  charmant  petit  imbroglio,  releve  de  toutes  les  graces  du 
dialogue  de  Marivaux,  avec  moins  d' esprit  peut-^tre,  mais  aussi 
avec  moins  de  recherche,  plus  de  naturel  et  plus  de  v^rite. 
Quelque  rebattu  qu'en  soit  le  fonds  (c'est  celui  des  Mt^nerhmes), 
notre  jeune  poete  en  a  su  tirer  quelques  situations  tout  a  fait 
neuves  ou  qui  Font  paru  du  moins,  grace  a  la  maniere  piquante 
dont  il  a  eu  I'art  de  les  rajeunir. 

Un  extrait  de  cette  pi^ce  ne  pourrait  donner  qu'une  faible 
idee  du  plaisir  que  fait  au  theatre  ce  joli  petit  drame ;  c'est  que 
nous  ne  saurions  exprimer  ici  la  legerete,  la  grace,  la  vivacite 
avec  laquelle  le  sieur  Garlin  y  joue  encore  le  role  d'Arlequin ;  a 
soixante-dix  ans  passes,  son  talent  conserve  tout  le  charme,  toute 
I'illusion  de  la  jeunesse.  Corali,  le  frere  cadet,  fait  tout  ce  qu'il 
pent  pour  ressembler  a  son  jumeau,  et  quelquefois  il  y  reussit; 
le  son  de  sa  voix  a  de  la  sensibilite  et  n'est  pas  sans  agrement. 
La  jolie  figure  de  M"*^  Carline  n'ajoute  pas  peu  d'interet  au  role 
de  Rosette;  celle  de  M""^  Gontier  n'est  pas  faite  assurement  pour 
rendre  celui  de  Nerine  trop  aimable. 

—  Nous  ne  nous  etendrons  point  sur  la  parodie  de  la  tragedie 
d'Agis^,  representee  pour  la  premiere  fois,  sur  le  meme  theatre, 

1.  Agis,  parodie  d\igis  (par  B.a.det).  Paris,  Brunet,  1782,  in-S". 


SEPTEMBRE   1782.  189 

le  vendredi  2.  G'est  I'essai  d'un  tres-jeune  homme  et  qui  merite 
au  moins  rindulgence  avec  laquelle  il  a  ete  accueilli  par  plu- 
sieurs  details  agreables.  La  marche  de  la  parodie  est  calquee 
exactement  sur  celle  de  la  tragedie,  et  n'en  est  pas  plus  diver- 
tissante;  mais  une  scene  passablement  originale  est  celle  ou 
Emphares,  charge  par  le  tyran  de  former  un  nouveau  senat,  vient 
lui  declarer  qu'il  n'a  pu  trouver  un  seul  homme  qui  voulut  y 
sieger,  et  qu'il  s'est  vu  force  de  le  composer  de  femmes  : 
«  Comment,  dit  Leonidas,  pourront-elles  juger,  trancher,  de- 
cider, condamner  sans  appel?  —  Eh!  monseigneur,  repond 
Emphares,  elles  ne  font  que  cela  toute  la  journee.  » 


SEPTEMBRE. 


Le  Comte  et  la  Comtesse  du  ISord^  anecdote  russe,  mise  au 
jour  par  M.  le  chevalier  Du  Goudray,  brochure  in-12,  avec  cette 
epigraphe  :  Delect ando  pariterqne  monendo.  M.  le  chevalier 
Du  Goudray  est  la  creature  du  monde  la  plus  sensible.  II  est  si 
reconnaissant  de  I'accueil  prodigieux  que  le  public  daigna  faire  a 
la  relation  qu'il  mit  au  jour  en  1777,  sous  le  titre  &' Anecdotes 
de  nilustre  voyageur\  qu'il  aurait  cru  manquer  a  ce  public  si 
juste  et  si  eclaire  s'il  ne  s'etait  pas  empresse  a  satisfaire 
aujourd'hui  sa  curiosite  sur  le  sejour  de  Leurs  Altesses  Impe- 
riales  a  Paris.  Voila  du  moins  le  sentiment  qu'il  deploie  dans  la 
preface  de  son  livre  avec  une  candour  et  avec  une  satisfaction 
egalement  touchantes.  II  est  seulement  malheureux  que  tant  de 
zele  n'ait  pas  ete  mieux  servi ;  il  se  plaint  avec  beaucoup  d'hu- 
meur  de  ce  que  les  personnes  les  plus  capables  de  lui  fournir  les 
materiaux  necessaires  a  la  perfection  de  son  ouvrage  se  sont 
toujours  obstinees  a  les  lui  refuser.  Ge  n'est  done  pas  sa  faute 
s'il  s'est  vu  reduit  a  se  contenter  de  ce  qu'il  a  pu  ramasser  par-ci 
par-la  dans  les  journaux,  dans  les  gazettes  et  dans  les  cafes.  La 
celerite  avec  laquelle  il  a  cru  devoir  repondre  a  I'empressement 
du  public  a  pu  occasionner  des  transpositions  de  dates,  des  fautes 

1.  Voirt.  XI,  p.  509etDOte. 


190  GORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

de  typographie,  des  omissions  de  faits;  mais  Tintelligence  du 
lecteur,  et  c'est  Ce  qui  le  console,  y  pourra  suppleer  aisement ; 
en  eflet,  quel  est  le  lecteur  tant  soit  peu  ingenieux  qui  ne  puisse 
suppleer  aisement  aux  omissions  de  faits?  Quant  au  style  de  I'ou- 
vrage,  voici  ce  qu'en  pense  Tauteur  lui-raeme  :  «  J'aurais  desire, 
dit-il,  avoir  un  style  plus  correct,  une  diction  plus  elegante  pour 
celebrer  les.  vertus  qui  decorent  les  personnes  de  M.  le  comte  et 
de  M""®  la  comtesse  du  Nord;  mais  je  pense  que  le  public  impar- 
tial me  tiendra  compte  de  mon  z^le  et  de  ma  bonne  volonte 
quand  certains  journalistes...  Vox  faucibus  hccsit.,.  »  Que  de 
choses  cette  heureuse  reticence  laisse  entendre ! 

Quoi  qu'il  en  soit,  le  diamant  le  plus  precieux  de  ce  nou- 
veau  recueil  de  M.  le  chevalier  Du  Goudray,  c'est  sans  contredit 
ce  charmant  madrigal  a  M.  le  comte  du  Nord  pour  lui  demander 
la  clef  de  chambellan  : 

Le  dieu  du  Pinde  et  de  la  double  cime 
^e  me  fournit  qu'un  son  rauque  et  racle 
Mais,  apres  tout,  peu  m'importe  la  rime 
Si  de  mes  vers  tu  me  donnes  la  cl6. 

II  y  a  peu  de  traits  de  cette  force,  memo  dans  les  moil- 
leures  productions  de  M.  le  chevalier  Du  Goudray, 

—  Nouveau  Tlimtre  allemand,  par  M.  Friedel,  prof  esse  ur 
en  survivance  des  Pages  de  la  Grande-l^curie  du  roi;  in-8o.  II 
n'a  paru  encore  que  deux  volumes  de  ce  Nouveau  Theatre^  et 
ces  deux  volumes  n'ont  pas  fait  une  grande  fortune  *.  Les  pieces 
que  M.  Friedel  nous  a  fait  connaitre  jusqu'ici  olfrent  sans  doute, 
meme  a  travers  les  defauts  d'une  traduction  peu  soignee,  des 
beautes  de  detail,  des  scenes  originales,  des  traits  de  nature  et 
de  sensibilite ;  mais  on  trouve  qu'elles  reunissent  trop  souvent 
I'exageration  et  I'insipidite  de  nos  drames  modernes  avec  les  irre- 
.gularites  monstrueuses  de  la  scene  anglaise.  On  a  essaye  de 
donner  le  Page  sur  le  theatre  des  Grands -Danseurs  du  roi; 
quoique  la  piece  n'ait  pas  obtenu  un  succes  bien  merveilleux,  les 
Gomediens  francais  ont  juge  que  I'ouvrage  n'etait  pas  du  ressort 
de  la  Foire,  et  en  consequence  ils  ont  obtenu  Tordre  d'en  faire 

1.  11  existe  douze  volumes  de  la  traduction  du  Nouveau  Theatre  allemami, 
M.  Bonneville,  afin  d'en  accelerer  la  publication,  s'est  reuni  a  M.  Friedel.  Les  der- 
niers  volumes  ont  paru  en  1788.  (B.) 


SEPTEMBRE   1782.  191 

arreter  les  representations  :  la  piece  n'a  ete  jouee  que  deux  fois. 

—  On  nous  annonce  une  demi-douzaine  de  poemes  nou- 
veaux  prets  a  eclore;  un  de  I'abbe  Delille,  sur  les  Paysages;  un 
autre  de  M.  Roucher,  sur  les  Jardins;  encore  un  autre  sur  le 
meme  sujet,  par  le  president  de  Rosset,  auteur  des  Georgiques 
francaises]  les  Champs  de  I'abbe  Le  Monnier;  la  JSature^  par 
M.  de  Fontanes;  la  Nature^  par  x\I.  Le  Rrun;  que  sais-je?  nous 
en  oublions  peut-etre  autant  que  nous  venons  d'en  citer.  Plus 
nos  poetes  s'eloignent  de  la  nature,  et  plus  ils  s'obstinent  a  la 
chanter.  Gette  espece  d'engouement  a  fait  dire  a  M.  Lemierre, 
dans  un  acces  de  mauvaise  humeur  : 

Ennuyeux  formes  par  Virgile, 
Qui  nous  excedez  constamment, 
De  grace,  messieurs,  un  moment, 
Laissez  la  Nature  trunquille. 

—  M,  de  La  Roche,  valet  de  la  garde-robe  du  roi,  gouverneur 
de  la  Menagerie,  chevalier  de  Saint-Louis,  est  un  des  plusfideles, 
mais  aussi  I'un  des  plus  sales  serviteurs  de  nos  rois.  II  s'etait 
avise  d'acheter  un  grand  troupeau  de  dindons  qui  importunaient 
fort  Sa  Majeste  toutes  les  fois  quelle  passait  devant  la  Mena- 
gerie. <(  A  qui  tons  ces  dindons?  lui  dit  I'autre  jour  le  roi.  — 
A  moi,  sire.  —  Que  je  ne  les  retrouve  plus,  ou  je  vous  fais  casser 
a  la  tete  de  votre  compagnie.  » 

—  Un  marchand  de  modes,  qui  passe  pour  avoir  cinquante 
ou  soixante  mille  livres  de  rentes,  risque  d'en  perdre  une  tren- 
taine  dans  la  banqueroute  de  M.  le  prince  de  Guemenee.  En  con- 
tant  ce  desastre  a  ses  amis  du  Palais-Royal  :  «  Me  voila  reduit, 
leur  disait-il,  a  vivre  en  simple  particulier.  » 

—  Le  cure  qui  vint  voir  Duclos  dans  sa  derniere  maladie 
s'appelait  Ghapeau.  II  le  pressait  vivement  de  s'acquitter  des 
devoirs  de  I'Eglise,  de  recevoir  les  saints  sacrements,  et  de  les 
recevoir  de  sa  main,  u  Gomment  vous  appelez-vous,  monsieur 
le  cure  ?  —  Ghapeau.  —  Eh  !  monsieur,  je  suis  venu  au  monde 
sans  culottes,  je  puis  fort  bien  en  sortir  sans  chape  au.  » 

—  Deux  jeunes  medecins  de  Geneve,  MM.  La  Roche  et  Odiei% 
avaient  mis  leur  science  en  communaute,  et  voyaient  tons  leurs 
malades  de  compagnie.  Leur  pratique  n'etant  pas  to uj ours  fort 
heureuse,  on  ne  les  designait  plus  que  par  le  nom  de  La  Roche 


192        CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Odier^  la  Mort  et  Compagnie.  Ge  M.  La  Roche  n'en  est  pas 
moins  un  homme  de  merite ;  il  a  fait,  sur  les  maladies  des  nerfs, 
un  petit  ouvrage  fort  estime^ 

—  M'"^  de  Ghenonceau  est  nee  de  Rochechouart  :  ce  n'est 
pas  la  seule  fille  de  qualite  qui  ait  epouse  un  homme  de  finance. 
Apres  la  mort  de  son  mari,  M™^  Dupin,  sa  belle-m^re,  discutant 
avec  elle  le  traitement  qu'il  convenait  de  lui  fixer,  et  cherchant  a 
le  reduire  autant  que  la  decence  pouvait  le  permettre,  lui  disait  ; 
«  Gela  pourrait,  ce  me  semble,  vous  suflire;  vous  n'avez  pas  de 
grandes  depenses  a  faire,  vous  n'allez  point  a  la  cour.  —  Madame, 
lui  repliqua  M'"""  de  Ghenonceau,  s'il  y  a  des  gens  qu'on  paye 
pour  aller  a  la  cour,  il  en  est  aussi  qu'on  paye  pour  n'y  point 
aller...  »  —  Gette  M'"*  de  Ghenonceau  avait  ete  fort  liee  avec 
Jean-Jacques ;  c'est  pour  elle  qu'il  concut  le  projet  de  faire  son 
£mile'y  c'est  d'elle  qu'il  disait  :  «  Par  ses  graces,  elle  est  rorne- 
ment  de  son  sexe;  par  ses  vertus,  elle  en  est  I'exception.  » 

—  J'ai  vu,  ecrivit  derni^rement  le  roidePrusse  a  M.  d'Alem- 
bert,  j'ai  vu  I'abbe  Raynal.  A  la  maniere  dont  il  m'a  parle  de  la 
puissance,  des  ressources  et  des  richesses  de  tons  les  peuples  du 
globe,  j'ai  cru  m'entretenir  avec  la  Providence...  Je  me  suis  bien 
garde  de  revoquer  en  doute  I'exactitude  du  moindre  de  ses  cal- 
culs;  j'ai  compris  qu'il  n'entendait  pas  raillerie,  meme  sur  un 
ecu...-  » 

—  On  a  oublie  de  dire  que  le  Mort  marii^  comedie  en  deux 
actes  et  en  prose  de  M.  Sedaine,  representee  sur  le  theatre  de  la 
Comedie  Itahenne,  le  mardi  13  aout,  n' avait  pas  eu  plus  de  suc- 
c^s  sans  ariettes  qu'elle  n'en  avait  eu,  en  1777,  avec  la  musique 
du  signor  Bianchi.  On  pourrait  bien  oublier  aussi  que  la  pre- 
miere representation  des  Deux  Aveugles  de  Badgad^  autre  comedie 
en  deux  actes  et  en  prose,  m^lee  d' ariettes,  donnee,  sur  ce 
meme  theatre,  le  lundi  9,  n'a  pu  etre  entierement  achevee.  Les 
paroles  sont  de  M.  Marsollier  des  Vivetieres,  auteur  du  Vopo- 
reux-y  la  musique,  le  coup  d'essai  d'un  M.  Meunier,  violon  de 


1.  Meister  no  connaissait  apparemment  que  de  reputation  Touvrage  du  mede- 
cin  genevois  La  Roche;  il  est  intitule  Analyse  des  fonctions  du  systeme  nerveux, 
pour  servird'introduction  aunexamen  pratique  des  maux  des  nerfs;  Geneve,  1778^ 
2  vol.  in-8".  (B.) 

2.  Ceci  est  encore  un  passage  modifie  et  tronque  de  la  lettre  du  18  mai  1782; 
voyez  tome  XXV,  p.  227  de  I'edition  Preuss. 


SEPTEMBRE   1782.  193 

Montpellier.  Cette  pi^ce,  dont  je  ne  sais  quel  conte  des  Mille  et 
une  Nuits  a  pu  fournir  I'idee,  est  de  la  plus  plate  et  de  la  plus 
froide  bouffonnerie.  C'est  un  jeiine  homme  qui  abuse  de  la  cecite 
de  deux  aveugles  pour  epouser  la  pupille  de  Tun  d'eux,  et  pour 
toucher  la  dot  destinee  a  I'autre.  L' extreme  facilite  avec  laquelle 
on  ne  cesse  de  tromper  les  deux  aveugles,  malgre  toutes  les 
precautions  de  la  plus  juste  defiance,  a  paru  avec  raison  plus 
revoltante  que  comique ;  le  parterre,  prenant  parti,  peut-etre  pour 
la  premiere  fois,  en  faveur  des  vieillards  et  des  tuteurs,  n'a  ri 
qu*aux  depens  du  poete,  et  les  huees  sont  devenues  si  tumul- 
tueuses  vers  le  milieu  du  second  acte,  qu'il  a  ete  impossible 
d'aller  jusqu'a  la  fm. 

—  L'Academie  royale  de  musique,  apres  avoir  remis  successi- 
vement  Castor^  la  Reine  de  Golconde  et  Roland^  nous  a  donne, 
le  mardi  24,  trois  actes  detaches,  I'acte  du  Feu^  tire  du  ballet 
heroique  des  ^Uments^  de  Roy,  mais  avec  une  musique  nouvelle 
du  sieur  Edelman;  Ariane  dans  Vile  de  Naxos,  poeme  imite  de 
I'allemand  par  M.  Moline,  musique  du  merne  M.  Edelman,  suivis 
(TApollon  et  Daphnd^  paroles  de  M.  Pitra,  auteur  d'Andro- 
maque,  musique  de  M.  Mayei*,  auteur  de  celle  de  Dam  ete  et 
Zulmis. 

L'acte  du  Feu  n'a  rien  d'interessant ;  mais,  si  vous  en  retran- 
chez  quelques  vers  ajoutes  par  M.  Moline,  il  a  du  moins  I'ele- 
gance  du  style  convenable  au  genre.  La  nouvelle  musique, 
quoique  fort  soignee,  est  de  peu  d'effet;  ce  ne  sont  pas  les  beaux 
vers,  mais  les  sentiments  passionnes,  les  situations  vives  et  dra- 
matiques  qui  peuvent  ofTrir  au  genie  du  compositeur  des  inten- 
tions nouvelles,  des  motifs  heureux. 

M.  Edelman  a  prouve,  dans  facte  d^Ariane^  que  son  talent 
n'avait  besoin,  pour  reussir,  que  d'un  sujet  propre  a  I'inspirer. 

Le  recitatif,  les  choeurs  et  plusieurs  airs  de  cette  seconde 
composition  ont  paru  pleins  de  chaleur,  de  verve  et  de  sensibi- 
lite;  le  dernier  air  d' Ariane,  11  nest  done  plus  pour  moi  d'asile, 
est  de  I'expression  la  plus  simple  et  la  plus  touchante.  Quant  au 
poeme,  nous  ne  pouvons  que  repeter  ici  ce  que  nous  en  avons 
dit  lorsqu'il  fut  represente,  I'annee  derni^re,  en  prose,  sur  le 
theatre  de  la  Comedie-Italienne^  C'est  la  m^me  fable,  la  meme 

1.  Voir  tome  XII,  p.  534. 

XIII.  43 


i^k  COKRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

marche,  le  meme  inter^t,  les  memes  invraisemblances ;  les 
vers  de  M.  Moline  ne  font  assurement  pas  plus  d'illusion 
que  la  prose  anonyme  de  M.  J.  B.  D.  B.  La  mani^re  dont 
Thesee  abandonne  Ariane  n'est  pas  mieux  motivee  dans 
I'opera  que  dans  le  melodrame ;  les  choeurs  bruyants,  qui  entrai- 
nent  le  heros  et  ne  troublent  point  le  sommeil  de  son  amante, 
ne  rendent  la  sc6ne  ni  plus  naturelle  ni  plus  pathetique.  Ce  n'est 
qu'apres  le  depart  de  Thesee  que  Taction  interesse,  et  nous  ne 
voyons  pas  pourquoi  ce  n'est  pas  a  I'instant  ou  le  drame  com- 
mence, line  simple  pantomime,  quelques  traits  d'un  dialogue 
rapide  suffiraient,  ce  me  semble,  pour  en  faire  I'exposition;  ce 
qu'on  ne  pent  developper  avec  inter^t  ne  saurait  passer  trop 
promptement  sous  les  yeux  du  spectateur. 

La  charmante  romance  de  M.  Marmontel  sur  I'aventure  de 
Daphne  parait  avoir  6te  le  premier  germe  du  nouvel  acte.  Le 
plan  en  est  bien  con^u,  les  scenes  naturellement  liees,  quelques 
airs  m6me  assez  bien  ecrits ;  mais  le  public  n'a  pas  jugea  propos 
de  se  prater  a  I'idee  de  la  metamorphose,  encore  moins  a  celle 
du  trio  dialogue  entre  ApoUon,  Penee  et  Daphne,  qui  chante  sa 
partie  sous  Tecorce  du  laurier.  Ce  qui  pent  excuser  le  public 
d' avoir  ete  si  difficile,  c'est  que  la  metamorphose  a  ete  on  ne 
pent  plus  gauchement  executee  par  le  decorateur,  et  que  le  trio 
estde  la  derni^re  insipidity,  ainsi  que  tout  le  restedelamusique, 
al'exception  du  premier  air,  dont  le  chant,  sans  etre  fort  piquant, 
a  du  moins  de  la  grace  et  de  la  fraicheur.  La  sc^ne  ou  Apollon 
detache  une  branche  du  laurier  qui  lui  a  ravi  I'objet  de  sa  ten- 
dresse,  pour  en  former  une  lyre,  quoique  d'une  conception 
assez  poetique,  ne  fait  que  peu  d'effet  au  theatre,  et  cela  n'est  pas 
difficile  a  concevoir;  il  serait  tres-possible  que  la  plus  jolie 
ode  d'Anacreon  ne  produisit  qu'une  scene  d'opera  fort  commune 
et  fort  ennuyeuse.  Le  ballet  qui  termine  cet  acte,  de  la  composi- 
tion de  M.  Gardel,  a  fait  le  plus  grand  plaisir;  ce  sont  les  Muses, 
les  Graces  et  P Amour,  qui  se  rassemblent  pour  celebrer  le 
bonheur  d' Apollon  et  de  Daphne ;  car  il  faut  savoir  que,  pour  ne 
point  renvoyer  le  spectateur  desol6,  Penee,  apres  avoir  change 
sa  fille  en  laurier,  c6de  enfin  au  voeu  de  1' Amour,  et  lui  rend  sa 
premiere  figure.  Une  des  plus  agreables  scenes  de  la  fete  est 
celle  ou  I'Amour,  echappant  aux  liens  que  veulent  lui  donner 
les  Nymphes  et  les  Graces,  vole  a  Daphne,  en  recoit  la  lyre 


SEPTEMBRE    1782.  195 

d'Apollon,  et  fait  danser  Terpsichore  au  son  qu'il  en  tire.  Terpsi- 
chore est  M"^  Guimard,  TAmour  est  la  petite  Nanine,  enfant  de 
huit  ou  neuf  ans,  plein  d' intelligence  et  petri  de  graces.  C'est  ce 
meme  enfant  qui  a  joue  avec  tant  de  succfes  le  role  d'Astyanax 
dans  Andromaqiie,  et  celui  du  petit-fils  de  Julien  dans  le  Sei- 
gneur hienfaisant, 

A  quelques  cris,  a  quelques  convulsions  pres,  M"'  Saint- 
Huberty  a  deploye  un  veritable  talent  dans  le  role  d'Ariane;  ce 
sera  incessamment  la  seule  actrice  qui  reste  a  ce  spectacle  :  la 
musique  de  Gluck  a  tue  M"*  Le  Yasseur,  et  M'^''  La  Guerre  se 
meurt,  mais  ce  n'est  ni  de  la  niusique  de  Gluck  ni  de  celle  de 
Piccini. 

—  TMre  et  S^rdnus,  tragedie  en  cinq  actes,  representee, 
pour  la  premiere  fois,  sur  le  theatre  de  la  Comedie-Francaise,  le 
vendredi  23  aout,  est  I'ouvrage  de  M.  Pallet,  secretaire  de  M.  le 
marquis  de  Paulmy,  commis  au  bureau  de  la  Gazette  de  France , 
auteur  d'une  petite  brochure  sur  le  fatalisme,  et  de  quelques 
pieces  fugitives  inserees  dans  les  dernieres  annees  de  YAlmanach 
des  muses. 

Le  sujet  de  la  nouvelle  tragedie  est  tire  du  quatrieme  livre 
des  Annales  de  Tacite ;  c'est  ce  trait  que  I'historien  le  moins  pro- 
digue  d'epithetes  a  cependant  caracterise  lui-meme  par  ces  mots : 
miseriarmn  ac  scemtice  exemplum  atrox  :  Serenus  accuse  par  son 
propre  fils  d'avoir  voulu  faire  soulever  les  Gaules  et  d'avoir 
conspire  contre  la  vie  de  Tempereur.  M.  Fallet  a  parfaitement 
bien  senti  I'impossibilite  de  presenter  au  theatre  le  caract^re  de 
ce  fils  denature,  tel  que  nous  I'a  peint  I'histoire ;  mais,  en  se 
permettant  de  I'alterer  au  point  de  faire  un  objet  de  pitie  de  qui 
ne  pouvait  etre  qu'un  objet  d'horreur,  il  parait  n' avoir  pas  assez 
bien  vu  que,  pour  diminuer  Tatrocite  de  Taction,  il  la  rendait  k 
la  fois  invraisemblable  et  puerile.  II  suppose  que  ce  n'est  que 
dans  I'espoir  d'obtenir  plus  surement  la  grace  de  son  p6re  que 
le  jeune  homme  en  devient  le  delateur ;  ainsi,  I'accusation  la  plus 
revoltante  en  elle-meme  cesse  de  I'^tre  en  faveur  du  motif  qui  I'a 
determinee.  II  ne  reste  plus  qu'a  nous  persuader  comment 
un  homme,  sans  etre  imbecile,  a  pu  croire  si  legerement  le  crime 
dont  on  accusait  son  p^re,  ne  pas  sentir  quel  poids  son  propre 
temoignage  ajouterait  a  I'accusation,  se  flatter  enfm  de  sauver 
r  accuse  en  le  Uvrant  lui-meme  a  la  vengeance  d'un  prince  dont  il 


196  CORRESPONDANGE   LlTTfiRAIRE. 

devait  connattre  la  haine,  puisque  le  malheureux  vieillard  en 
etait  depuis  longtemps  I'objet  et  la  victime. 

La  conduite  des  trois  premiers  actes  est  aussi  sage,  aussi 
simple  que  celle  des  deux  derniers  est  forcee  et  romanesque.  Si 
la  situation  du  quatri^me  acte  ne  produit  aucune  beaute  qui  en 
justifie  la  hardiesse,  elle  a  du  moins  le  merite  de  la  nouveaute,  et 
ce  merite  est  si  peu  commun,  qu'il  semble  solliciter  quelques 
encouragements.  Ce  qui  doit  en  obtenir  da  vantage,  c'est  le  soin 
avec  lequel  I'auteur  s'est  applique  a  developper  le  caractere  de 
Tib^re ;  ce  caractere  n'est  pas  fort  dramatique  sans  doute,  il  est 
tout  en  dedans,  si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  et  ne  comporte  aucune 
explosion  vive  et  passionnee;  c'est  la  tyrannie  sous  le  masque, 
c'est  le  vice  concentre  en  lui-meme;  la  dissimulation  la  plus  pro- 
fonde  rend  tons  ses  mouvements  indecis,  m^me  ses  discours  : 
Seu  natura^  sen  assuetudine,  dit  Tacite,  suspensa  semper  et  oh- 
scura  verba.  Sans  pouvoir  donner  h  ce  grand  personnage  un 
grand  effet,  c'est  beaucoup  d'etre  paiTenu  a  le  rendre  reconnais- 
sable  au  theatre,  et  Ton  ne  saurait  refuser  a  M.  Fallet  Thonneur 
d'y  avoir  r^ussi  quelquefois.  L'ouvrage  est  en  general  tres-faible 
de  style ;  la  conduite  des  premiers  actes,  et  plusieurs  morceaux 
du  role  de  Tib^re,  annoncent  cependant  un  homme  d'esprit  qui 
n'aura  peut-6tre  jamais  assez  d'energie,  assez  de  talent  pour 
suivre  la  trace  de  nos  grands  modeles,  mais  qui  a  senti  du  moins 
de  quelle  mani^re  il  fallait  les  etudier. 

Le  jeu  du  sieur  Mole  a  repandu  sur  le  role  du  jeune  Serenus, 
et  surtout  dans  la  scfene  touchante  du  second  acte,  tout  I'inter^t 
dont  ce  role  pouvait  etre  susceptible.  Le  sieur  Vanhove  a  paru 
moins  deplace  qu'on  ne  I'aurait  cru  dans  celui  de  Tib^re.  Telle 
quelle,  la  pi^ce  a  deja  eu  sept  ou  huit  representations  peu  sui- 
vies,  a  la  verite,  mais  assez  pour  n'dtre  pas  encore  tombee  dans 
les  regies. 

—  M.  de  La  Harpe,  en  qualite  de  directeur  de  I'Academie, 
dans  la  seance  publiquedu  25  aout,  charge  de  rendre  compte  des 
motifs  qui  avaient  determine  les  suffrages  de  I'illustre  compa- 
gnie  en  faveur  de  la  pi^ce  de  M.  de  Florian  *,  nous  a  fait  entendre 

1.  Voltaire  etle  Serfdu  Mont-Jura,  discours,  en  vers  libres,  quia  remporte  le 
prix  de  po6sie  de  I'Academie  frariQaise  en  1782,  parM.  de  Florian,  gentilhomme  de 
S.  A.  S.  Monseigneur  le  due  dePenthievre,  Paris,  Demonville,  1782,  in-S".  Meister 
I'avait  reproduit  en  entier.  Lesanciens  editeurs  avaient  conserve  une  note  de  Flo- 


SEPTEMBRE   1782.  197 

assez  clairement  qu'en  lui  decernant  le  prix  elle  ne  s'en  6tait 
point  dissimule  la  faiblesse  et  les  defauts ,  mais  qu'elle  y 
avait  reconnu  du  moins  le  merite  qui  manquait  le  plus  essen- 
tiellement  k  toutes  les  autres  pieces  du  concours,  une  marche 
raisonnable  et  suivie,  du  naturel  et  de  la  sensibilite.  II  est  a  croire 
que  d'autres  motifs  ont  encore  influe  sur  la  benignite  de  ce 
jugement ;  d'un  cote,  le  choix  du  sujet  que  I'Academie  ne  vou- 
lait  pas  avoir  Fair  d'abandonner ;  de  I'autre,  la  reserve  prudente 
et  timide  avec  laquelle  on  y  traite  ce  sujet,  sans  le  plus  faible 
retour  sur  le  ministre  a  qui  il  ne  convenait  plus  d'en  faire  par- 
tager  I'hommage;  enfin,  une  nouvelle  occasion  de  parler  de 
M.  de  Voltaire,  occasion  qui  ne  saurait  se  renouveler  assez  sou- 
vent,  ces  messieurs  sentant,  et  devant  bien  sentir  tons  les  jours 
plus  vivement  1' extreme  besoin  de  se  couvrir  de  la  gloire  du 
grand  homme  qui  n'est  plus. 

L'Academie  n'a  point  donne  d'accessit,  mais  elle  a  accorde 
six  mentions  honorables.  Des  auteurs  de  ces  pieces,  il  n'y  a  que 
M.  Carbon  de  Flins  des  Oliviers  qui  se  soit  fait  connaitre ,  les 
autres  ont  garde  I'anonyme  K  II  y  a  dans  le  poeme  lyrique  de 
M.  de  Flins,  intitule  la  Naissance  du  Bauphin^  plusieurs  mor- 
ceaux  pleins  de  verve  et  d'harmonie. 

Apres  la  lecture  de  la  piece  couronnee,  M.  I'abbe  Arnaud 
nous  a  lu  le  Portrait  de  Char  ^  qui  a  excite  plus  d'attention 
que  d'applaudissements,  mais  qui  a  paru  reussir  generalement 
par  I'energie  et  par  la  simplicite  du  style,  par  une  suite  d'idees 
pressees  sans  affectation,  et  par  ce  gout  de  I'eloquence  antique 
dont  on  reconnait  si  rarement  la  trace  chez  nos  auteurs  mo- 
dernes. 

M.  de  La  Harpe  a  termine  la  seance  par  le  dixi^me  chant  de 
sa  traduction  de  la  Pharsale-^  c'est,  comme  Ton  sait,  le  dernier 
du  poeme  de  Lucain,  et  une  mort  precoce  ne  lui  permit  pas  de 
le  finir.  Le  nouveau  traducteur  y  a  joint  un  Epilogue  adresse  aux 
manes  du  poete;  cet  epilogue  nous  a  paru  rempli  de  grandes 
images  et  de  beaux  vers ;  on  y  a  remarque  surtout  le  tableau  de 
la  fm  terrible  de  Neron,  du  tyran  qui   fit   perir  le  poete,  pi  as 

rian  sur  les  servitudes  des  paysans  du  Jura  que  nous  avons  supprimee,  le  discours 
en  vers  et  les  notes  qui  I'accompagnent  ayant  ete  reproduits  dans  les  diverses 
Editions  des  OEuvres  de  I'auteur. 

1.  Rivarol  concourut  6galement  par  sa  piece  De  la  Nature  et  de  I' Homme. 


198  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

jaloux  encore  de  la  superiorite  de  ses  talents  que  de  I'emploi 
qu'il  en  avait  fait  en  les  consacrant  a  la  gloire  de  la  liberte  de 
Rome  et  de  ses  derniers  defenseurs. 

L'eloge  de  I'abbe  Delille,  que  M.  de  La  Harpe  a  trouve  le 
secret  de  glisser  tres-heureusement  a  la  fin  de  ce  morceau,  aurait 
eu  sans  doute  un  merite  de  plus,  si  tous  les  auditeurs  avaient 
6te  instmits  aussi  bien  que  nous  de  la  vive  sc^ne  qu'il  y  avait  eu 
quelques  jours  auparavant  dans  I'interieur  du  lycee  academique, 
entre  les  deux  confreres,  au  sujet  de  la  Leitre  sur  le  poeme  des 
Jardinsj  I'abbe  Delille  reprochant  fort  am^rement  a  M.  de  La 
Harpe  ses  liaisons  avec  I'auteur  de  cette  Lettre^  M.  de  Rivarol, 
et  I'autre  ne  s'en  defendant  qu'en  lui  reprochant  a  son  tour  les 
diners  qu'il  n' avait  pas  craint  de  faire  autrefois  avec  un  nomme 
Gilbert,  le  detracteur  le  plus  audacieux  de  tous  les  talents,  et 
surtout  du  merite  de  M.  de  La  Harpe,  etc. 

—  Memoir e  sur  la  dtcouverte  d'un  ciment  imp^nHrable  h, 
Vcau  et  sur  V application  de  ce  meme  ciment  h  unc  terrasse  de 
la  maison  de  Vautciir^  par  M.  d'litienne,  chevalier  de  I'ordre 
royal  et  militaire  de  Saint-Louis.  Brochure  m-h°, 

II  n'entre  dans  la  composition  de  ce  ciment  que  de  la  chaux, 
du  caillou  et  de  Teau.  On  en  dispute  la  decouverte  a  M.  d'litienne 
pour  la  rendre  a  M.  Loriot.  On  pretend  que,  quoique  impene- 
trable a  Thumidite,  plus  dur  que  le  fer,  et  resistant  egalement 
aux  effets  de  la  chaleur  et  de  la  gelee,  cet  enduit  n'est  cependant 
pas  a  I'abri  des  gercures  et  des  crevasses.  Par  le  memoir e 
meme  de  M.  d'litienne  et  mieux  encore  par  la  terrasse  sur 
laquelle  il  a  fait  I'epreuve  de  son  secret,  on  a  lieu  de  presumer 
que,  pour  n'avoir  qu'une  demi-ligne  d'epaisseur,  le  nouveau 
ciment  n'en  est  pas  moins  sujet  k  se  briser  :  on  y  aper^oit  les 
traces  evidentes  de  plusieurs  petites  fractures  adroitement  r^pa- 
rees;  mais  I'auteur  assure  que  cette  esp^ce  de  reparation  est 
tres-prompte  et  tr^s-facile.  Quoi  qu'il  en  soit,  I'idee  de  mettre 
tous  nos  toits  en  bosquets  et  en  jardins  n'en  est  pas  moins  riante, 
celle  de  les  mettre  en  forets  serait  plus  utile  et  plus  magnifique 
encore,  mais  alors  il  faudrait  sans  doute  commencer  pas  inventer 
des  planchers  plus  solides  que  les  notres.  M.  d'fitienne  parait 
s'etre  defie  lui-meme  de  la  solidite  du  sien,  car  son  pretendu 
jardin  n'est  compose  que  de  petites  caisses  tres-basses  garnies 
d'arbustes  et  de  plantes  parasites  dont  les  racines  ne  s'etendent 


SEPTEMBRE  1782.  199 

gu^re  au  loin  et  n' exigent  pas  par  consequent  une  terre   fort 
abondante. 

C'est  dans  le  Memoire  meme  de  I'auteur  qu'il  faut  lire  et  le  de- 
tail de  la  composition  du  nouveau  ciment  et  les  precedes  pour  son 
execution  et  la  preparation  du  plancher  propre  a  le  recevoir ;  nous 
nous  bornerons  seulement  a  citer  ici  la  conclusion  du  Memoire 
ou  I'enthousiasme  de  I'auteur  voit  d'avance  avec  la  plus  douce 
satisfaction  tons  les  avantages  qui  vont  resulter  d'une  si  precieuse 
decouverte.  «  Ghaque  proprietaire,  dit-il,  pourra  done  jouir  bien- 
tot  sur  sa  maison  de  Tagrement  d'un  jardin  pareil  a  celui  de 
M.  d'^tienne.  Le  gout  des  artistes  en  variera  les  formes  et  les 
distributions  a  rinfini.  Ges  terrasses  favoriseront  les  observations 
des  astronomes.  Ghaque  maison  offrira  un  aspect  different  ou 
une  vue  de  plus  ou  moins  d'etendue;  elle  presentera  elle-meme 
a  volonte  des  objets  curieux  et  interessants.  On  fera  entrer  dans 
leur  decoration  des  bassins,  des  bosquets,  des  treillages.  La 
sculpture  et  la  peinture  pourront  s'y  disputer  le  prix,  et  s'uni- 
ront  avec  le  jardinage  pour  flatter  agreablement  la  vue.  Quelles 
ressources  pour  les  fetes  et  les  rejouissances  publiques !  Les  illu- 
minations qu'elles  occasionnent  peuvent  devenir  magiques  elj6,nt 
bien  dirigees,  leur  bizarrerie  meme  et  leur  irregularite  peuvent 
aussi  se  trouver  tres-piquantes.  Qu'on  se  represente  maintenant 
le  coup  d'oeil  seduisant  qu'offrirait  une  chaine  de  maisons  dont 
chaque  terrasse  serait  variee  de  forme  et  enrichie  de  verdure ; 
quel  seduisant  effet!  Que  d'avantages  en  resulteraient  encore 
independamment  de  la  vue  pittoresque !  Un  air  plus  pur  circule- 
rait  dans  les  villes.  Ghaque  proprietaire  acquerrait  le  terrain  d'un 
jardin  egal  a  la  superficie  de  ses  batiments.  [L'auteur  aurait  pu 
ajouter  que  cette  ressource  devient  plus  essentielle  que  jamais, 
depuis  qu'on  a  la  fureur  de  mettre  en  batiments  le  peu  de  jardins 
qui  existaient  dans  l' enceinte  de  la  capitale.]  II  epargnerait  en  con- 
struisant  ladepense  d'un  toit,  objet  triste  et  dispendieux,  non-seu- 
lement  pour  I'etablissement,  mais  encore  pourl'entretien.  II  serait 
infmiment  moins  expose  aux  incendies,  ayant  la  facilite  de  secou- 
rir  lui-m^me  sa  maison  par  sa  terrasse,  et  pouvant  ainsi  prati- 
quer  un  ou  plusieurs  reservoirs.  L'epargne  du  bois  de  charpente, 
dont  le  prix  augmente  tons  les  jours,  est  un  avantage  tr6s-con- 
siderable  en  ce  qu'on  peat  faire  servir  tons  ces  bois  a  d'autres 
usages;  la  consommation  du  plomb  que  nous  tirons  de  I'etranger 


200  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

serait  beaucoup  diminuee.  Nous  jouirions  en  France  d'un  avan- 
tage  qu'on  avait  cru  jusqu'a  present  reserve  pour  I'heureuse 
Italie.  Enfin  cet  usage  des  anciens  renouvele  de  nos  jours  hono- 
rerait  sans  doute  ce  siecle  ou  les  vertus  sur  le  trone  cherchent  la 
verite,  protegent  les  arts,  et  laissent  au  genie  le  libre  pouvoir 
d'etonner  I'univers.  » 

Tout  cela  n'est-il  pas  superbe?Et  tout  cela  est  le  produit 
d'un  peu  de  chaux  et  de  la  poussi^re  de  cailloux  delay ee  dans 
de  I'eau ! 

—  Pohies  et  Pieces  fugitives  diverses  de  M.  le  chevalier 
de  B.y  a  Amsterdam,  petit  in-S*".  Ge  n'est  pas  la  collection  la  plus 
complete  des  ceuvres  de  M.  le  chevalier  de  Boufflers,  mais  c'est 
au  moins  la  plus  pure  et  la  plus  correcte.  Quelques  morceaux 
d'Horace  traduits  en  vers  et  non  encore  imprimes,  la  traduction  en 
prose  de  deux  Metamorphoses  d'Ovide  et  des  plus  belles  scenes 
de  VHippolyte  de  S6n^que,  donnent  encore  un  nouveau  prix  a 
cette  edition,  la  seule  que  M.  de  Boufflers  n'ait  point  desavouee. 


OCTOBRE. 


II  serait  difficile  de  dire  quelle  sensation  ont  faite  en  France 
les  Essais  de  M.  J.-G.  Lavater  sur  la  physiognomonie ,  Depuis 
trois  mois  que  la  traduction  de  cet  ouvrage  est  k  Paris,  et  que 
plusieurs  feuilles  periodiques  I'ont  annoncee,  nous  n'avons  pas 
encore  eu  la  satisfaction  de  rencontrer  deux  personnes  qui  aient 
eu  la  curiosite  de  la  lire  ^  II  est  vrai  que  le  pays  de  I'Europe 
ou  Ton  juge  avec  plus  de  confiance  toute  esp^ce  de  productions 
est  celui  ou  on  lit  le  moins;  ou,  malgre  la  decadence  trop  bien 
reconnue  de  la  litterature  nationale,  on  dedaigne  plus  que  jamais 
la  litterature  etrang^re  ;  ou  tout  ce  qui  n'est  ni  chanson,  nipi^ce 
de  theatre,  ni  pamphlet,  ne  pent  gu^re  pretendre  a  faire  beau- 

1.  Le  grand  ouvrage  de  Lavater  est  aujourd'hui  tr6s-r6pandu  en  France.  La  tra- 
duction frangaiseest  de  trois  differentes  mains.  En  eflfet,  on  I'attribuea  M^'Laffite, 
femme  d'un  ministre  del'figlise  fran^aise  reformee  a  la  Hayej  a  un  M.  Gaillard, 
qu'il  ne  faut  pas  confondre  avec  I'anciai  ambassadeur  de  ce  nom,  mort  a  Paris 
il  y  a  quelques  anneesj  enfin  a  M.  Henri  Renfner.  (B.) 


OGTOBRE    1782.  201 

coup  de  bruit;  ou  le  meilleur  ouvrage  enfin  n'obtient  que  lente- 
ment  le  degre  d'estime  qui  lui  est  du,  lorsque  quelque  circon- 
tance  extraordinaire  n' en  favorise  pas  le  succes. 

Quoique  M.  Lavater  ait  refondu  en  grande  partie  le  texte  de 
son  livre,  et  pourle  rendre  moins  intraduisible  et  pour  I'adapter, 
autant  que  sa  conscience  a  pu  le  permettre,  au  gout  du  lecteur 
francais,  il  y  a  laisse  cependant  beaucoup  de  choses  peu  laites  pour 
lui  plaire,  et  beaucoup  d'autres  tres-propres  a  I'effaroucher.  Le 
vernis  de  theologie  mystique,  repandu  pour  ainsi  dire  sur  toutes 
les  feuilles  du  livre,  ne  pent  manquer  de  paraitre  etrange  dans 
une  discussion  ou  il  ne  s'agit  que  d'art  et  de  philosophie.  Un 
grand  nombre  de  personnalites  minutieuses,  qui  n'ont  ni  le 
merite  d'etre  interessantes,  ni  celui  d'etre  malignes,  en  fera 
trouver  souvent  la  lecture  insipide.  Le  ton  d' inspiration  que  I'au- 
teur  emploie  trop  frequemment  a  relever  des  idees  communes, 
en  perdant  dans  la  traduction  la  seule  esp^ce  d' excuse  qu'il  pent 
avoir  dans  roriginal,ne  leur  laisse  qu'une  empreinte  de  ridicule. 
On  ne  saurait  blamer  M.  Lavater  de  ne  nous  avoir  donne  que  des 
fragments  sur  une  science  aussi  nouvelle  que  la  physiognomonie ; 
un  ouvrage  plus  systematique  eut  merite  moins  d' attention  et 
moins  de  confiance;  mais,  sous  la  forme  meme  qu'il  eut  raison 
d' adopter,  on  pouiTait  desirer  sans  doute  plus  de  suite,  des  liai- 
sons plus  heureuses,  une  marche  plus  piquante  et  plus  rapide. 
Son  livre  ressemble  a  un  edifice  dont  le  plan  est  non-seulement 
irregulier,  fort  imparfait,  mais  dont  toutes  les  approches  sont 
encore  embarrassees  des  debris  de  la  pierre,  du  platre  et  de  tons 
les  echafaudages  qui  ont  servi  a  le  construire. 

Les  critiques  plus  ou  moins  fondees  auxquelles  cet  ouvrage  a 
donne  lieu  en  Allemagne,  toutes  les  bonnes  ou  mauvaises  plai- 
santeries  qu'on  en  pourra  faire  en  France,  s'il  parvient  a  y  etre 
plus  connu,  n'en  detruiront  point  le  merite ;  il  n'en  sera  pas 
moins  vrai  qu'aucun  ecrivain  depuis  Aristote  n'a  developpe  plus 
de  vues  sur  la  science  physiognomonique  que  notre  predicant 
zuricois,  ni  des  vues  plus  utiles  et  plus  lumineuses.  Ses  recher- 
ches  prouvent,  ce  me  semble,  d'une  mani^re  assez  sensible, 
premi^rement,  que  la  science  pent  exister ;  €t  pourquoi  celle-la 
n'existerait-elle  pas  aussi  bien  que  tant  d'autres  que  notre  igno- 
rance n'agu^re  mieux  approfondies  ?  secondement,  que  lesprogr^s 
de  cette  science,  en  suivant  les  traces  qu'il  indique,  pourraient 


202  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

devenir  ^galement  interessants  et  pour  les  moeurs  et  pour  les 
arts ;  c'est  du  moins  ce  que  nous  avons  cru  voir  dans  son  livre. 
Essayons  d'en  recueillir  ici  les  idees  les  plus  frappantes. 

«  Gonnaitre,  desirer,  agir,  voila  ce  qui  rend  Thomme  un  etre 
physique^  moral,  intellectuel..,  Gette  triple  vie,  qu'on  ne  saurait 
contester  a  I'homme,  ne  pent  devenir  pour  lui  un  objet  d' obser- 
vations et  de  recherches  qu'autant  qu'elle  se  manifeste  par  le 
corps,  par  ce  qu'il  y  a  de  visible,  de  sensible,  de  perceptible  en 
rhomme.  Dans  la  nature  enti^re,  il  n'est  point  d' objet  dont  on 
puisse  decouvrir  les  proprietes  et  les  vertus  que  par  des  relations 
-exterieures  qui  tombent  sous  les  sens ;  c'est  sur  ces  determina- 
tions externes  que  se  fonde  le  caractMstique  de  tons  les  etres, 
la  base  de  toutes  les  connaissances  humaines.  L'homme  serai  t 
reduit  a  tout  ignorer,  et  lesobjets  qui  I'environnent  et  lui-meme, 
si^  dans  toute  la  nature,  chaque  force,  chaque  vie  ne  residaitpas 
dans  un  ext^rieur  perceptible,  si  chaque  objet  n'avait  pas  un 
caract^re  assorti  a  sa  nature  et  a  son  etendue,  s'il  n'annoncait  pas 
ce  qu'il  est,  s'il  n'etait  pas  possible  de  le  distinguer  de  ce  qu'il 
n'est  pas.  » 

Ainsi,  vous  le  voyez,  non-seulement  il  existe  une  science 
physiognomonique,  mais  cette  science  est  la  base  des  autres ,  ou 
plutot  c'est  la  science  unique,  la  seule  qui  soit  a  notre  portee. 
Tout  ce  que  nous  connaissons,  tout  ce  que  nous  pouvons  con- 
naitre  et  de  nous-memes  et  des  etres  qui  nous  environnent,  c'est 
la  physionomie ;  il  ne  faut  plus  raediter,  il  ne  faut  plus  ecrire  sur 
la  nature^  mais  sur  \di  physionomie  des  choses.  Sans  nous  arr^ter 
trop  a  I'analogie  qu'il  pourrait  y  avoir  entre  cette  mani^re  de  rai- 
sonner  et  celle  du  Maitre  de  musique  du  Bourgeois  gentilhommCy 
examinons  sans  prevention  si  le  syst^me  de  I'auteur  ne  repose 
pas  sur  quelques  principes  moins  vagues  ou  moins  abstraits. 

«  On  ne  saurait  nier  que  la  force  physique,  bien  qu'elle 
s'exerce  dans  toutes  les  parties  du  corps,  surtout  dans  ses  parties 
animales,  ne  soit  plus  remarquable,  plus  frappante  encore  dans 
le  bras,  depuis  sa  racine  jusqu'a  I'extr^mite  des  doigts...  II  n'est 
pas  moins  evident  que  la  vie  intellectuelle,  les  facultes  de  I'en- 
tendement  et  de  1' esprit  humain,  se  manifestent  surtout  dans  la 
conforaiation  et  la  situation  des  os  de  la  tele  et  principalement 
du  front,,.  La  vie  morale  se  decouvre  surtout  dans  les  traits  du 
visage  et  dans  leur  jeu...  Gette  triple  vie   de  l'homme,   bien 


OCTOBRE   1782.  203 

qu'elle  se  reunisse  en  une  seule  dans  chaque  point  du  corps, 
pourrait  neanmoins  etre  divisee  par  etages,  et  il  y  aurait  mati^re 
a  physionomiser  la-dessus  si  nous  vivions  dans  un  monde  moins 
deprave.  La  vie  animale,  la  plus  basse  et  la  plus  terrestre,  placee 
dans  le  ventre^  s'etendrait  jusqu'aux  organes  de  la  generation  et 
aurait  le  coeur  pour  foyer.  La  vie  intellectuelle  trouverait  son 
siege  dans  la  tete,  et  I'oeil  serait  son  foyer.  Ajoutons  que  le  visage 
est  le  representant  ou  le  sommaire  de  ces  trois  divisions  :  le  front 
jusqu'aux  sourcils,  miroir  de  I'intelligence ;  le  nez  et  les  joues, 
miroir  de  la  vie  morale  et  sensible ;  la  bouche  et  le  menton,  mi- 
roir de  la  vie  animale,  tandis  que  I'oeil  serait  le  centre  et  le  som- 
maire de  tout ;  mais  on  ne  pent  trop  repeter  que  les  trois  vies, 
se  retrouvant  dans  toutes  les  parties  du  corps,  y  ont  aussi  par- 
tout  leur  expression.  » 

Que  d' explications  curieuses  n'aurait-on  pas  a  demander  ici 
a  Tauteur,  et  combien  la  depravation  meme  du  si^cle  ne  les  ren- 
drait-elle  pas  utiles  et  importantes  !  Que  de  meprises  facheuses, 
que  de  maux  epargnes,  s'il  existait,  par  exemple,  pour  les  Cceurs 
du  chevalier  de  Boufflers,  une  physiognomonie  dont  les  signes 
fussent  certains  et  faciles  a  reconnaitre  ! 

Notre  auteur  distingue  la  physiognomonie  de  la  pathogno- 
monique.  Selon  lui,  Physiognomonie^  dans  un  sens  restreint, 
est  r interpretation  des  forces,  ou  la  science  qui  explique  les 
signes  des  facultes-^  la  Paihognomonique ^  I'interpretation  des 
passions  ou  la  science  qui  traite  des  signes  des  passions.  La  pre- 
miere envisage  le  caractere  dans  I'etat  de  i^epos,  1' autre  1' exa- 
mine lorsqu'il  est  en  action.  Le  caractere  dans  I'etat  de  repos 
reside  dans  la  forme  des  parties  solides,  et  dans  Y  inaction  des 
parties  mobiles.  Le  caractere  de  la  passion  se  trouve  dans  le 
mouvement  des  parties  mobiles.  La  passion  a  un  rapport  deter- 
mine avec  I'elasticite  de  I'homme,  ou  cette  disposition  qui  le 
rend  susceptible  de  passions,  etc. 

En  partant  des  principes  qu'on  vient  d'exposer,  M.  Lavater 
ne  neglige  aucun  moyen  d'etablir  et  la  verite  de  la  physiogno- 
monie et  ses  droits  a  porter  le  nom  de  science.  ((  Puisqu'il  est 
aussi  impossible  de  trouver  deux  caract6res  d' esprit  parfaitement 
ressemblants  que  de  rencontrer  deux  visages  d'une  ressemblance 
parfaite,  la  difference  exterieure  du  visage  et  de  la  figure  doit 
necessairement  avoir  un  certain  rapport,  une  analogic  naturelle 


204  CORRESPONDANGE  LITTIERAIRE. 

avec  la  difference  interieure  de  I'esprit  et  du  coeur...  »  Sans  doute 
la  difficulte  n'est  que  de  connaitre  ce  rapport  et  de  le  determiner 
par  des  caract^res  constants,  invariables.  Mais  pourquoi  exiger 
une  precision  plus  rigoureuse  d'une  science  presque  nouvelle 
que  de  tant  d'autres  qu'on  ne  cesse  de  nous  enseigner  depuis 
plusieurs  milliers  de  siecles  avec  autant  de  suffisance  que  d'incer- 
titude  et  d'obscurite...?  «  La  physiognomonie,  dit  fort  bien  notre 
auteur,  peut  devenir  une  science  aussi  bien  que  tout  ce  qui  porte 
le  nom  de  science;  aussi  bien  que  la  physique,  car  elle  appartient 
a  la  physique;  aussi  bien  que  la  medecine,  puisqu'elle  en  fait 
partie;  que  seraitla  medecine  sans  semeiotique,etla  semeiotique 
sans  physionomie  ?  aussi  bien  que  la  theologie,  car  elle  est  du 
ressort  de  la  theologie  :  qu'est-ce  en  effet  qui  nous  conduit  a  la 
Divinite,  si  ce  n'est  la  connaissance  de  I'homme;  et  qu'est-ce  qui 
nous  fait  connaitre  I'homme,  si  ce  n  est  son  visage  et  sa  forme  ? 
aussi  bien  que  les  mathematiques,  car  elle  tient  aux  sciences  de 
calcul,  puisqu'elle  mesure  et  determine  les  courbes,  les  gran- 
deurs et  leurs  rapports  connus  et  inconnus ;  aussi  bien  que  les 
belles-lettres,  car  elle  y  est  comprise,  puisqu'elle  developpe  et 
determine  I'idee  du  beau  et  du  noble.  La  physiognomonie, 
comme  toutes  les  autres  sciences,  peut,  jusqu'a  un  certain  point, 
^tre  reduite  en  regies  determin^es,  avoir  des  caract^res  qu'on 
pourra  enseigner  et  apprendre,  communiquer,  recevoir  et  trans- 
mettre.  Mais  ici,  comme  dans  toutes  les  autres  sciences,  il  faut 
beaucoup  abandonner  au  genie,  au  sentiment,  et,  dans  bien  des 
parties,  elle  manque  encore  de  signes  et  de  principes  determines 
ou  determinables.  » 

Nous  passons  sans  scrupule  tout  ce  que  dit  encore  1' auteur, 
dans  la  suite  de  ses  fragments,  de  la  verite  de  la  physiognomonie, 
de  son  utilite,  de  ses  inconvenients  et  de  ses  diflicultes  sans 
nombre;  ces  differents  articles  ne  sont  que  le  developpement  des 
idees  annoncees  au  commencement  de  Touvrage,  ainsi  que  le 
caractere  du  physionomiste,  et  le  long  traite  de  I'harmonie 
entre  la  beaute  morale  et  la  beaute  physique,  ou  Ton  se  borne 
simplement  a  prouver  que  si  la  vertu  n'est  pas  la  cause  unique 
de  la  beaute,  et  le  vice  de  la  laideur,  il  n'en  est  pas  moins  cer- 
tain que  la  vertu  embellit  et  que  le  vice  enlaidit ;  resultat  assez 
vague,  assez  commun.  Un  morceau  plus  piquant  est  la  reponse 
a  I'objection  tiree  du  jugement  si  connu  du  physionomiste  Zopire 


OGTOBRE    1782.  205 

sur  Socrate,  savoir  qu'il  etait  stupide,  brutal,  voluptueux  et 
adonne  a  I'ivrognerie.  M.  Lavater  demontre  fort  bien  que  ce 
Zopire  ne  voyait  pas  finement,  et  voici  comme  il  analyse  le  por- 
trait du  plus  sage  des  hommes,  en  comparant  differentes  tetes 
de  Socrate  copiees  d'apres  I'antique,  et  dont  la  ressemblance  est 
trop  frappante  j)our  ne  pas  assurer  que  ce  sont  autant  de  por- 
traits assez  ressemblants  de  la  meme  personne  : 

((  Ceux  qui  ont  pu  chercher,  dit-il,  dans  la  structure  de  ce 

front  le  siege  de  la  stupidite,   et  qui  ont  cru  en  reconnaitre  les 

signes  dans  cette  voute,  cette  eminence,  ces  enfoncements,  n'ont 

jamais  etudie  la  nature  du  front  de  I'homme;  ils  n'ont  jamais  ni 

observe  ni  compare  des  fronts.  Quelle  que  soit  Tinfluence  d'une 

bonne  ou  mauvaise  education...,    un  front  tel  que  celui-ci  est 

toujours  semblable  a  lui-meme  quant  a  la  forme  et  au  caract^re 

principal,  et  levrai  physionomiste  nedevrait  point  s'y  meprendre. 

Oui,  dans  cette  voute  spacieuse  habite  un  esprit  capable  de  porter 

le  jour  dans  la  nuit  des  prejuges,  et  de  vaincre  une  foule  d'ob- 

stacles.  D'ailleurs  le  saillant  des  os  del'oeil,  lessourcils,  la  tension 

des  muscles  entre  les  sourcils,  la  largeur  du  dos  de  ce  nez,  I'en- 

foncement  de  ces  yeux,  cette  elevation  de  la  prunelle,  combien 

toutes  ces  parties,  considerees  separement  ou  dans  1' ensemble, 

sont    expressives  !    combien    elles   concourent    a  marquer  les 

grandes   dispositions   intellectuelles ,    meme  des  facultes    deja 

toutes  developpees  et  parvenues  a  leur  parfaite  maturite  ! . . .  Un 

visage  aussi  energique  annonce  que  celui  qui  le  porte  a  un  pro- 

digieux  empire  sur  lui-meme,  et  qu'ainsi  il  pent  devenir,   en 

usant  de  sa  force,  ce  que  des  milliers  d'autres  ne  seront  que  par 

une  sorte  d'impuissance...  Mais  ce  qu'il  y  avait  de  massif  et  de 

fortement  prononce  effrayait  ou  offusquait  les  yeux  des  Grecs, 

accoutumes  aux  foimes  elegantes,  au  point  qu'ils  ne  voyaient 

plus  \ esprit  de  la  physionomie,  etc...  » 

Le  vengeur  de  la  physionomie  de  Socrate  etait  bien  fait  assu- 
rement  pour  prendre  parti  en  faveur  de  M.  d'Alembert  :  «  On 
m'ecrit,  dit-il  dans  la  Reponse  a  quelques  objections  particuli^res, 
on  m'ecrit  que  M.  d'Alembert  a  I'air  commun.  Je  ne  puis  rien 
dire  jusqu'a  ce  que  j'aie  vu  M.  d'Alembert;  mais  je  connais  son 
profil  grave  par  Cochin,  qu'on  dit  etre  fort  au-dessous  de  I'ori- 
ginal,  et,  sans  faire  mention  de  plusieurs  indices  difficiles  a 
caracteriser,  il  est  sur  que  le  front  et  une  partie  du  nez  sont 


206  CORRESPONDANGE    LITTERAIRE. 

tels  que  je  n'en  ai  jamais  vu  de  semblables  a  aucun  homme 
mediocre.  » 

Si  rimperfection  d'une  science  suffisait  pour  en  degouter  les 
bons  esprits,  il  faudrait  renoncer  a  toutes  nos  connaissances,  a 
toutes  nos  etudes.  Que  savons-nous,  que  pouvons-nous  savoir 
sur  quelque  objet  que  ce  puisse  6tre  ?  des  aper^us  formes  sur 
un  certain  nombre  d' observations  plus  ou  moins  etendues,  plus 
ou  moins  precises,  que  nous  nous  pressons  de  lier  ensemble  pour 
en  faire  ce  que  nous  appelons  un  syst^me,  mot  qui,  suivant  son 
etymologie,  ne  signifie  qu'une  mani^re  de  concevoir  ce  que  nous 
ne  pouvons  connaitre  parfaitement,  et  qui,  grace  a  I'usage,  ne 
signifie  plus  souvent  encore  qu'une  maniere  d'exprimer  ce  que 
nous  ne  concevons  pas.  En  reduisant  ainsi  le  titre  de  science  k  sa 
juste  valeur,  nous  ne  voyons  pas  pourquoi  Ton  s'obstinerait  a  le 
refuser  a  la  physiognomonie,  et  nous  regrettons  de  bonne  foi 
toute  lalogique  et  toute  I'eloquence  employees  par  notre  auteur 
k  demontrer  une  verite  si  simple.  II  faut  convenir  cependant  qu'il 
avait  a  cet  egard  de  violents  prejuges  a  d^truire ;  mais  ces  pre- 
juges  tenaient  moins  sans  doute  a  1* imperfection  meme  de  la 
science  physiognomonique  qu'a  la  sottise  des  docteurs  qui 
s'etaient  charges  jusqu'ici  de  I'enseigner.  II  n'y  a  peut-6tre 
aucun  objet  de  nos  recherches,  sans  en  excepter  I'alchimie  et  la 
theologie ,  il  n'en  est  peut-etre  aucun  sur  lequel  on  ait  ecrit 
avec  moins  de  sens,  moins  de  principes  et  moins  de  methode. 
Quoique  M.  Lavater  ne  nous  ait  donne  que  des  essais  et  des 
fragments,  ony  reconnait  une  suite d'obsei^ations  bien  ordonnees ; 
on  sent  qu'en  cherchant  des  regies  fixes  et  constantes,  il  ne  s'est 
pas  peniiis  de  les  adopter  leg^rement;  on  voit  surtout  qu'il  a 
mieux  senti  que  personne  avant  lui  quelles  etaient  les  routes 
qu'il  fallait  suivre  pour  arriver  a  des  resultats  interessants,  et 
pour  en  ecarter  tout  ce  qui  n'etait  qu'accessoire  ou  purement 
arbitraire. 

II  n'est  pas  le  seul  qui  ait  observe  que  c'est  dans  la  confor- 
mation des  parties  solides  qu'on  doit  chercber  a  reconnaitre  les 
signes  distinctifs  des  facultes  intellectuelles  et  ceux  du  caract^re 
et  des  passions  dans  1' expression  habituelle  des  parties  mobiles. 
Je  me  souviens  d'avoir  trouve,  il  y  a  longtemps,  la  mtoe  id^e 
dans  un  Traits  des  physionomies^  d'un  auteur  anglais  dont  je  ne 
puis  dans  ce  moment  me  rappeler  le  nom ;  mais  il  n'en  est  pas 


OCTOBRE  1782.  207 

moins  certain  que  cette  idee,  qu'on  peut  regarder  comme  une 
des  premieres  bases  de  la  science  physiognomonique,  n'a  jamais 
ete  mieux  determinee  que  dans  I'ouvrage  de  M.  Lavater,  et 
qu'aucun  autre  avant  lui  n'en  a  fait  des  applications  plus  simples, 
plus  lumineuses  et  plus  multipliees.  Une  des  preuves  les  plus 
sensibles  de  la  verite  de  cette  expression,  independante  de  celle 
des  yeux,  du  regard,  du  sourire,  de  la  bouche,  du  mouvement 
des  muscles,  est  le  masque  du  cel^bre  Heidegger  S  dessine 
apres  sa  mort,  et  I'analyse  qu'en  a  donnee  Tauteur.  En  observant 
ce  dessin,  quelque  nue,  quelque  imparfaite  qu'en  soit  la  gravure^ 
on  ne  peut  s'empecher  de  dire  comme  Lavater  : 

«  La  sagesse  ne  repose-t-elle  pas  sur  ces  sourcils,  et  ne 
semblent-ils  pas  couvrir  de  leur  ombre  une  profondeur  respec- 
table ?  I'n  front  voute  comme  celui-ci  serait-il  le  siege  commun 
d'un  esprit  ordinaire  et  d'un  esprit  superieur?  Get  ceil  ferme  ne 
dit-il  plus  rien?  Le  contour  du  nez  et  la  ligne  qui  divise  la 
bouche,  et  ce  muscle  creuse  en  fossette  entre  la  bouche  et  le  nez, 
et  enfm  I'harmonie  qui  regne  dans  I'ensemble  de  tons  ces  traits, 
n'ont-ils  aucune  expression?  Je  ne  crois  pas  qu'un  homme  done 
de  sens  commun  puisse  repondre  negativement  a  ces  questions... 
Depuis  le  sommet  de  la  tete  jusqu'au  cou...  devant  et  derriere^ 
tout  est  expressif,  tout  parle  un  langage  uniforme,  tout  nous 
indique  une  sagesse  exquise  et  profonde...  un  homme  presque 
incomparable,  qui  dispose  tranquillement  ses  plans,  et  qui  jamais 
dans  I'execution  ne  se  rebute,  ne  se  precipite  ou  s'egare;  un 
homme  plein  de  lumi^res,  d'energie  et  d'activite,  et  dont  la  seule 
presence  arrache  cet  aveu  :  II  m'est  superieur...  Get  arc  du 
front,  cet  os  saillant  de  I'oeil,  ce  sourcil  avance,  cet  enfoncement 
au-dessous  de  Tceil,  la  forme  de  cette  prunelle...  ce  contour  du 
nez,  ce  menton  saillant,  les  eminences  et  les  creux  du  derri^re  de 
la  tete...  tout  porte  la  meme  empreinte  et  la  retrace  a  tons  les 
yeux...  )) 

Notre  physionomiste  zuricois  va  plus  loin  encore,  et  si  loin 
peut-etre  qu'on  ne  sera  plus  tente  de  le  suivre.  Apres  avoir 
montre,  par  de  simples  contours,  des  silhouettes,  des  profils  de 
toute  espece,  par  des  bustes,  des  portraits  en  face  et  des  por- 

1.  Bourgmestre  de  Zurich;  ce  fut  I'Aristide  de  la  Suisse,  un  des  hommes  les 
plus  eclaires  de  son  siecle,  et  qui  consacra  uniquement  toutes  ses  lumieres  et  ses- 
connaissances  au  bonheur  de  son  pays.  (Meister.) 


208  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

traits  faits  apres  la  mort  des  personnes  qu'ils  representent,  que 
la  signification  du  visage  de  Thomme  est  totalement  indepen- 
dante  du  jeu  des  muscles,  il  ose  soutenir  encore  qu'on  peut 
determiner  mathematiquement,  par  les  simples  contours  du 
crane,  la  mesure  des  facultes  intellectuelles ,  ou  du  moins  les 
degres  relatifs  de  capacite  et  de  talent.  Outree  ou  non,  cette 
idee  nous  parait  neuve  et  trop  ingenieuse  pour  ne  pas  meriter 
au  moins  quelque  indulgence  et  quelque  attention. 

((  .  .  .  Mes  lecteurs,  dit-il  lui-meme,  trouveront  peut-etre  de 
la  folie  dans  cette  assertion.  Quoi  qu'il  en  soit,  le  penchant  qui 
me  porte  a  la  recherche  de  la  verite  m' oblige  d'avancer  encore 
q\ien  formant  un  angle  droit  du  zMith  el  de  Vextr^miU  de  la 
pointe  horizontale  du  front  pris  en  profit^  et  en  comparant  les 
lignes  horizontale  et  perpendiculaire  et  leur  rapport  avec  la 
diagonale,  on  peut  en  gdniral  connaitre  la  capacity  du  front 
par  le  rapport  qui  se  trouve  entre  ces  lignes.  Au  moment  ou 
j'ecris  ceci,  je  m'occupe  de  1' invention  d'une  machine  au  moyen 
de  laquelle  on  pourra,  m6me  sans  le  secours  des  silhouettes, 
prendre  la  forme  de  chaque  front,  et  determiner  avec  assez 
d'exactitude  le  degre  de  sa  capacite,  et  surtout  trouver  le  rap- 
port qui  est  entre  la  ligne  fondamentale  et  le  profil  du  front.  » 

Notre  auteur  s'attend  a  toutes  les  plaisanteries  qu'on  ne  man- 
quera  pas  de  faire  sur  une  pareille  decouverte;  mais  il  y  repond 
tranquillement  : 

«  Essay  ez,  et  vous  verrez  bientot,  j'ose  le  garantir,  que  le 
front  d'un  idiot,  ne  tel,  differe  essentiellement,  dans  tons  ses 
contours,  du  front  d'un  homme  de  genie,  reconnu  pour  tel.  Faites 
des  essais,  et  vous  trouverez  toujours  qu'un  front  dont  la  ligne 
fondamentale  est  plus  courte  des  deux  tiers  que  sa  hauteur  est 
decidement  celui  d'un  idiot.  Plus  elle  est  courte,  cette  ligne,  et 
disproportionnee  a  la  hauteur  perpendiculaire  du  front,  plus 
.  elle  marque  de  stupidite;  au  contraire,  plus  la  ligne  horizontale 
est  prolongee  et  conforme  a  sa  diagonale,  plus  le  front  qu'elle 
caracterise  annonce  d' esprit  et  de  jugement.  Appliquez  Tangle 
droit  d'un  quart  de  cercle  sur  Tangle  droit  du  front  tel  que  nous 
Tavons  propose,  plus  les  rayons  (ceux,  par  exemple,  entre 
lesquels  il  y  a  une  distance  de  dix  degres)...,  plus,  dis-je,  les 
rayons  se  raccourcissent  dans  un  rapport  inegal,  plus  la  per- 
sonne  sera  stupide...;  et,  d'un  autre  cote,  plus  il  y  aura  de  rap- 


OCTOBRE   1782, 


209 


port  entre  ces  rayons,  plus  ils  indiqueront  de  sagesse.  Quand 
Tare  du  front  et  surtout  le  rayon  horizontal  exc^dent  I'arc  du 
quart  de  cercle,  on  pent  compter  que  les  facult^s  intellectuelles 
sont  essentiellement  differentes  de  ce  qu'elles  seraient  si  cet  arc 
du  front  etait  parallele,  ou  enfin  s'il  etait  non  parallele  avec  I'arc 
du  quart  de  cercle. 


«  Ces  figures  peuvent  en  quelque  sorte  expliquer  mon  idee. 
Un  front  qui  aurait  la  forme  du  n«  3  annoncerait  bien  plus  de 
sagesse  que  celui  qui  aurait  les  proportions  du  n"  2,  et  celui-ci 
serait  fort  superieur  au  front  qui  se  rapprocherait  du  nM ;  car 
il  faut  etre  ne  imbecile  pour  avoi^'  un  front  pareil. 

((  Nous  avons  tons  les  jours  sous  les  yeux  une  preuve  bien 
frappante  de  la  verite  de  ces  observations...,  c'est  la  forme  du 
crane  des  enfants,  qui  change  a  mesure  que  leurs  qualites  in- 
tellectuelles augmentent  ou  plutot  se  developpent,  forme  qui 
ne  varie  plus  quand  les  facultes  ont  acquis  tout  leur  developpe- 
ment,  etc.  » 

Que  ces  idees  soient  hasardees  ou  non,  pourquoi  se  presser 
de  les  rejeter?  pourquoi  refuser  de  les  examiner  sans  prevention? 
Si,  par  une  longue  suite  d'experiences ,  on  parvenait  a  les  con- 
firmer,  a  leur  donner  plus  d'exactitude  et  de  precision,  n'au- 
rait-on  pas  d^couvert  une  verite  assez  utile,  assez  interessante  ? 
Quelle  belle  machine  que  celle  qui  nous  apprendrait  a  peser  les 
hommes  comme  on  pese  les  metaux,  a  juger  pour  ainsi  dire  a 
roeil  si  tel  ou  tel  sujet  est  propre  a  devenir  un  homme  d'j5tat,  un 
philosophe,  un  poete,  un  artiste  ! 

L'objection  de  ceux  qui  croiraient  la  morale  ou  la  theorie  de 
I'education  compromise  par  un  systeme  ou  I'on  etablirait  une 
difference  si  essentielle  et  si  necessaire  d'un  homme  a  I'autre 
ne  pent  etonner  que  les  esprits  assez  subtils  pour  savoir  au  juste 
si  nous  sommes  libres  ou  non,  et  comment  nous  le  sommes. 


210  CORRESPONDANCE   UTTERAIRE. 

quelles  sont  les  bornes  de  Tempire  que  nous  pouvons  exercer 
sur  nos  propres  facultes  et  sur  celles  de  nos  semblables,  et  s'il 
dependait  en  effet  de  Voltaire  ou  de  son  precepteur  qu'il  ne  fut 
un  imbecile  ou  Voltaire. 

L' observation  de  I'auteur  sur  les  changements  qu'eprouve  le 
crane  des  enfants  pourrait  bien  etre  susceptible  encore  d'une 
application  plus  generale.  Sans  pretendre  expliquer  ici  les  rai- 
sons  d'un  phenom^ne  si  remarquable,  il  nous  parait  assez  evi- 
dent que  I'education  ou  les  circonstances  peuvent  modifier  k 
quelques  egards  la  conformation  meme  des  parties  solides.  L'ex- 
perience  prouve  assez  qu'il  n'est  aucun  de  nos  organes  que 
Texercice  ne  fortifie;  comment  cet  accroissement  de  forces 
n'aurait-il  pas  des  signes  sensibles?  Supposons,  au  sortir  de  la 
premiere  enfance,  deux  tetes  absolument  pareilles;  que  Tune 
reste  oisive,  que  I'autre  soit  occupee,  je  suis  tr^s-persuade  qu'au 
bout  d'un  certain  temps  un  observateur  attentif  y  reconnaitrait 
des  differences  assez  frappantes;  si  leur  etendue 'restait  toujours 
la  meme,  ce  que  je  ne  voudrais  pas  assurer,  Tune  aurait 
acquis  du  moins  des  traits  d'energie  et  de  solidite  qui  manque- 
raient  sans  doute  a  I'autre.  Une  t^te  forte  est  plus  capable 
d'une  grande  contention  d' esprit  qu'une  t^te  leg^re.  Mais,  pour 
verifier  cette  remarque,  il  faut  bien  se  garder  de  confondre 
une  t^te  forte  avec  une  tete  lourde  et  pesante;  comme  il  faut 
bien  se  garder  aussi,  en  cherchant  les  lignes  horizontale  et  per- 
pendiculaire  du  front,  d'en  prendre  la  hauteur  a  la  naissance 
des  cheveux,  une  tete  qui  aurait  la  forme  du  n°  3  pouvant  avoir 
indifferemment  les  cheveux  plantes  plus  ou  moins  haut.  Quoique 
cette  derni^re  difference  ait  bien  sa  signification  physiognomo- 
nique  particuliere,  elle  ne  doit  ^tre  comptee  pour  rien  dans  la 
mesure  dont  il  s'agit. 

Mais  il  est  temps  de  nous  arreter;  la  doctrine  de  M.  Lavater 
est  trop  contagieuse ;  c'est  assez  de  I'exposer  sans  partialite, 
n*allons  point  physionomiser  a  notre  tour.  Et  le  pourrait-on  avec 
quelque  succes  dans  un  pays  ou,  pour  se  ressembler,  tous  les 
visages  se  masquent  ou  se  defigurent  ? 


OGTOBIIE   1782.  211 

CHANSON     DE     M.   LE    DUG    DE     NIVERNOIS 
A    M™''    LA    MARQUISE     DE    BOUFFLERS. 

Sur  I'air  de  la  Pantoufle. 

II  est  un  tr^sor 
Dans  le  fond  de  la  Lorraine, 

II  est  un  tresor, 
Quoiqu'il  ne  soit  pas  de  Tor. 

II  n'est  pas  de  Tor, 
Ce  tresor  de  la  Lorraine ; 

II  n'est  pas  de  Tor, 
Mais  il  vaut  bien  mieux  encor. 

II  est  d'un  beau  blanc 
Des  pieds  jusques  a  la  tete; 

II  est  d'un  beau  blanc, 
Quoiqu'il  ne  soit  pas  d'argent. 

S'il  6tait  d'argent, 
II  tournerait  moins  la  tete; 

S'il  6tait  d'argent, 
II  ne  serait  pas  si  blanc. 

II  a  de  Tesprit, 
II  n'aime  pas  la  louange; 

II  a  de  I'esprit 
Quand  il  parle  et  qu'il  6crit. 

II  a  de  I'esprit, 
II  fait  des  vers  comme  un  ange; 

II  a  de  I'esprit 
Quand  il  parle  et  qu'il  6crit. 

11  fait  peur  aux  sots 
Quand  il  veut  ouvrir  la  bouche, 

II  fait  peur  aux  sots 
Qui  n'aiment  pas  ses  bons  mots* 

Laissons  1^  les  sots 
Que  son  esprit  effarouche; 

Laissons  la  les  sots, 
Jouissons  de  ses  bons  mots. 

II  a  deux  enfants 
Qui  sont  dignes  de  leur  m^re, 

II  a  deux  enfants 
Distingu6s  par  leufs  talents; 


212  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

Mais  les  deux  enfants 
Ne  vaudront  jamais  leur  m^re, 

Mais  les  deux  enfants 
N'ont  point  d'aussi  beaux  talents. 

II  n'a  qu'un  d6faut, 
C'est  d'aimer  trop  sa  Lorraine; 

II  n'a  qu'un  d6faut, 
D'y  rester  plus  quMl  ne  faut. 

Disons-lui  qu'il  faut 
Renoncer  k  sa  Lorraine, 

Disons-lui  qu'il  faut 
Corriger  son  seul  d^faut. 

Enfin,  gr^ce  k  Dieu, 
Je  le  tiens  dans  ma  retraite ; 

Enfin,  grace  k  Dieu, 
II  est  au  coin  de  mon  feu. 

Je  demande  k  Dieu 
Qu'il  se  plaise  en  ma  retraite; 

Je  demande  k  Dieu 
Qu'il  reste  au  coin  de  mon  feu. 


VERS    DE    M.    LE    CHEVALIER    DE    FLORIAN 

A    M.   MICnU    ET    A    M '"«     TBIAL, 
APRES    LES    AVOIR    VUS    JOUER    DANS    LA    PIECE    DU    Bttiser. 

Jeune  Alamir,  adorable  Z61ie, 
Votre  ing^nuit^,  vos  graces,  vos  talents 
Nous  ont  fait  croire  a  la  f6erie; 
Vous  rendez  vrais  les  vieux  romans. 
Un  seul  baiser  vous  perd,  mais  on  vous  le  pardonne; 
Du  meme  feu  que  vous  Ton  se  sent  embraser, 
Et  de  vos  spectateurs,  jaloux  de  ce  baiser, 
La  moiti6  le  revolt,  Tautre  moiti6  le  donne. 

—  Zorai,  ou  les  Insulaires  de  la  Nouvelle-ZMande,  tragedie 
en  cinq  actes  et  en  vers,  est  le  coup  d'essai  de  M.  Marignie, 
jeune  medecin  de  la  Faculte  de  Montpellier,  mais  qui,  depuis 
plusieurs  annees,  a  renonce  a  la  medecine  pour  se  livrer  enti6- 
rement  a  la  litterature.  Gette  pi^ce  avait  ete  recue  par  les 
Comediens  avec  transport;  toutes  les  societes  ou  Ton  avait 
engage  I'auteur  a  la  lire  en  avaient  concu  la  plus  haute  idee. 
L'esp^ce  de  celebrite  qu'elle  avait  acquise  ainsi,  meme  avant  de 


OCTOBRE   1782.  213 

paraitre  au  grand  jour,  pourrait  bien  lui  avoir  ete  funeste  k 
beaucoup  d'egards ;  mais  c'est  a  cette  celebrite  qu'est  due  aussi 
raffluence  de  monde  prodigieuse  qu'il  y  eut  a  la  premiere  et 
unique  representation  qui  en  a  ete  donnee,  sur  le  theatre  de  la 
Gomedie-Francaise,  le  samedi  5.  II  y  a  longtemps  qu'on  n'y 
avait  vu  une  assemblee  aussi  brillante  et  aussi  nombreuse; 
excepte  le  roi,  toute  la  cour  honorait  le  spectacle  de  sa  pre- 
sence. Mais  tout  cela  n'a  pu  preserver  la  piece  d'une  chute 
complete. 

Les  defauts  de  vraisemblance  et  d'interet  dont  cette  pi^ce 
est  remplie,  quelque  revoltants  qu'ils  soient,  ont  peut-etre 
moins  deplu  que  les  eloges  fastidieux  qu'on  y  prodigue  a  cha- 
que  instant  a  la  nation  francaise,  a  ses  moeurs,  a  son  gouverne- 
ment ;  ces  eloges,  repandus  sans  mesure  et  sans  gout,  ont  paru 
egalement  froids,  fades  et  ridicules.  L'idee  d'aller  chercher  le 
despotisme  en  Angleterre  est  d'une  absurdite  que  rien  ne  pent 
justifier,  et  donne  a  tons  les  personnages  du  drame  un  caract^re 
louche  et  faux.  A  Versailles,  on  a  trouve  qu'il  etait  fort  imperti- 
nent de  vouloir  discuter  au  theatre  les  fondements  de  I'autorite, 
les  avantages  ou  les  inconvenients  du  gouvernement  monar- 
chique.  Que  dire  du  caract^re  de  Tango,  qui  parait  jusqu'a  la 
moitie  du  quatri^me  acte  I'homme  du  monde  le  plus  defiant,  et 
qui  passe  ensuite  tout  a  coup  de  la  plus  extreme  defiance  a  la 
confiance  la  plus  imbecile?  de  la  platitude  de  Zora'i,  qui  renonce 
si  legerement  a  son  amour,  et  qui,  sans  le  conseil  d'un  per- 
sonnage  subalterne,  devenait  si  ridiculement  la  dupe  de  son 
rival?  de  ces  lueurs  d'interet  qui  ne  naissent  qu'a  la  fin  d'un 
acte,  et  qui  s'eteignent  des  le  commencement  de  Facte  sui- 
vant?  etc.,  etc. 

Les  discussions  politiques  qui  occupent  les  trois  premiers 
actes  paraitront  toujours  froides  au  theatre ;  ce  n'est  qu'a  force 
de  genie  et  d' eloquence  que  Gorneille  est  parvenu  quelquefois 
a  nous  les  rendre  interessantes ,  et  toute  discussion  de  ce 
genre,  qui  n'est  pas  soutenue  par  de  grands  motifs  ou  par  de 
grandes  passions,  ressemblera  toujours  a  des  declamations  de 
college. 

Avec  quelque  severite  que  la  pi^ce  ait  ete  jugee  en  general, 
on  y  a  remarque  des  beautes  de  detail  qui  ont  ete  applaudies  et 
qui  nous  ont  paru  dignes  de  I'etre  ;  de  ce  nombre  sont  les  vers 


214  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

ou  I'auteur  s'est  empare  si  heureusement  de  Timage  employee 
par  Montesquieu  pour  peindre  le  gouvernement  despotique*. 
G'est  uniquement  en  faveur  de  1' application  qu*on  en  a  faite  k 
M.  Necker  que  les  vers  suivants  ont  ete  applaudis  avec  tant  de 
transport,  et  a  six  ou  sept  reprises,  de  maniere  a  suspendre  assez 
longtemps  le  spectacle ;  car  ces  vers  par  eux-memes  n'ont  rien 
de  fort  remarquable ;  c'est  Zorai  qui  parle  au  troisi^me  acte ;  il 
explique  k  Tango  comment  un  seul  homme  pent  veiller  au 
bonheur  d'une  nation  enti^re. 

Les  mortels  prfes  du  trone  appel6s  par  leur  maitre, 
£clair6s,  vertueux,  car  tels  ils  doivent  6tre, 
De  ses  soins  vigilants  partagent  le  fardeau, 
Et  meme  T^tranger  qui,  d'un  emploi  si  beau, 
Par  d'utiles  vertus  s'est  fait  connaltre  digne, 
Citoyen  adoptif,  monte  k  ce  rang  insigne 
Ou  des  hommes  actifs,  unissant  leurs  travaux, 
Sont  pour  le  souverain  des  organes  nouveaux,  etc. 

M.  Marignie  s'est  fait  justice  lui-meme,  et,  quoique  la  pi6ce 
eut  ete  jusqu'a  la  fin,  il  avait  eu  la  modestie  de  la  retirer  le  soir 
m^me  de  la  premiere  representation ;  on  avait  eu  I'attention  de 
I'annoncer  d^s  le  lendemain  dans  le  Journal  de  Paris,  J.es 
Comediens  n'en  ont  pas  moins  re^u  I'ordre  positif  de  ne  la  plus 
jouer,  et  il  a  ete  enjoint  encore  depuis  k  I'auteur^  par  I'ordre 
expr^s  du  roi,  de  ne  point  I'imprimer. 

—  Pendant  le  sejour  de  M.  d'Alembert  a  Ferney,  ou  etait 
M.  Huber,  on  proposa  de  faire  chacun  k  son  tour  quelque  conte 
de  voleur.  La  proposition  fut  acceptee.  M.  Huber  fit  le  sien, 
qu'on  trouva  fortgai;  M.  d'Alembert  en  fit  un  autre,  quine  1' etait 
pas  moins.  Quand  le  tour  de  M.  de  Voltaire  fut  venu :  «  Messieurs, 
leur  dit-il,  il  y  avait  une  fois  un  fermier  general...  Ma  foi,  j'ai 
oublie  le  reste.  » 

—  Un  avare,  qui  n*  etait  pas  moins  attache  a  son  plaisir  qu'a 
son  tresor^  avait  beaucoup  de  peine  a  satisfaire  deux  penchants 
dont  le  contraste  faisait  le  supplice  habituel  de  sa  vie.  Voici  le 
moyen  qu'il  avait  imagine  pour  les  mettre  d' accord.  II  s'etait 
impose  d'abord  la  loi  de  ne  jamais  depenser  au  dela  d'une  cer- 
taine  somme  fort  au-dessous  de  son  revenu.  Lorsque  quelque 

1.  «  Quand  les  sauvages  de  la  Louisiane  veulent  avoir  du  fruit,  ils  coupent 
I'arbre  au  pied  et  cueillent  le  fruit.  Voila  le  gouvernement  despotique.  » 


NOVEMBRE    1782.  215 

fantaisie  I'exposait  a  la  tentation  d'enfreindre  la  loi,  il  capitulait 
avec  lui-meme,  se  mettait  a  genoux  devant  son  coffre-fort,  lui 
exposait  de  la  maniere  la  plus  touchante  le  besoin  d'un  secours 
extraordinaire,  lui  demandait  ensuite  comme  un  emprunt  la 
somme  qu'il  lui  fallait ;  mais,  pour  se  garantir  a  lui-meme  la 
surete  du  pret,  il  ne  manquait  jamais  de  deposer  dans  le  coffre- 
fort  un  diamant  qu'il  avait  coutume  de  porter  au  doigt,  et  ne 
se  permettait  de  le  reprendre  qu'apres  que  le  vide  dont  ce 
bijou  etait  le  gage  avait  ete  rempli  par  son  economic  sur 
d'autres  depenses,  ou  par  quelque  nouvelle  speculation  d'in- 
teret. 

—  Encore  deux  nouveautes  au  theatre  de  la  Comedie-Ita- 
lienne  dont  nous  n'avons  rien  dit  et  qui  courent  deja  grand 
risque  d'etre  oubliees  :  ce  sont  le  Biahle  hoiteux^  ou  la  Chose 
impossible^  et  la  Parodie  de  Tibdre;  Tune  representee,  pour  la 
premiere  fois,  le  27  septembre,  et  I'autre  le  8  octobre. 

Le  Liable  boiteux,  qui  a  ete  donne  sous  le  nom  de  M.  Favart 
le  fils,  pourrait  bien  appartenir  encore  de  plus  pr^s  a  M.  Favart 
le  pere ;  c'est  une  pi^ce  en  prose  et  en  vaudevilles,  dont  le 
denouement  n'est  qu'une  esp^ce  de  rebus  assez  fade,  mais 
ou  Ton  a  remarque  plusieurs  couplets  d'un  tour  agreable  et 
spirituel. 

La  parodie  du  Tibire  de  M.  Fallet  est  de  M.  Radet,  a  qui 
nous  devons  deja  celle  d'Agis,  Tout  1' artifice  du  parodiste  a  ete 
de  leur  preter  un  langage  familier  et  burlesque.  Gette  piece  est 
en  general  triste  et  froide,  remplie  de  trivialites  et  de  calem- 
bours.  Le  dialogue  en  est  tr^s-diffus,  mais  facile  et  seme  de 
plaisanteries  assez  piquantes,  telles  que  la  reflexion  de  Serenus 
dans  la  prison  :  «  Puisque  tout  le  monde  entre  si  facilement  ici, 
pourquoi  ne  pas  essay er  un  peu  d'en  sortir?  » 


NOVEMBRE. 


» 


Tom  Jones  li  Londres^  comedie  en  cinq  actes  et  en  vers  de 
M.  DesforgesS  representee,  pour  la  premiere  fois,  par  les  Come- 

1.  M.  Desforges  a  joue  longtemps  la  comedie  sur  diflferents  theatres  du  Nord, 


216  CORRESPONDANCE  LITTJ^RAIRE. 

diens  italiens,  le  mardi  22  octobre,  a  eu  le  plus  grand  succes, 
apr^s  avoir  couru  le  risque  de  tomber  tout  a  plat  avant  la  fin 
du  premier  acte  et  pour  ainsi  dire  d^s  la  premiere  scene.  Le 
sujet  de  cette  comedie  est  assez  annonce  par  son  titre.  L'auteur 
a  suivi  le  plus  fid^lement  qu'il  lui  a  ete  possible  toute  la  fable 
du  charmant  roman  de  Fielding ;  il  s*est  borne  seulement  a  en 
X'etrancher  quelques  personnages  inutiles  au  fond  de  1' intrigue, 
et  qu'il  eut  ete  trop  didicile  de  transporter  au  theatre  sans 
embarrasser  la  sc^ne  et  meme  sans  en  blesser  toutes  les  conve- 
nances. 

Le  dialogue  de  cette  comedie,  sans  etre  brillant,  est  vif  et 
facile;  si  le  style  manque  souvent  d* elegance,  il  est  du  moins 
presque  toujours  clair  et  naturel ;  les  caract^res  en  sont  varies 
et  soutenus;  peut-etre  meme  n'a-t-on  pas  su  assez  de  gre  a 
Tauteur  d' avoir  ose  leur  conserver  cette  esp^ce  de  verite  locale 
qui  les  rend  si  piquants  dans  I'ouvrage  de  Fielding.  Si  le  role  de 
Western  a  paru  trop  agreste,  il  faut  s'en  prendre  surtout  a  I'ac- 
teur  qui,  n'ayant  pas  su  en  saisir  le  ton,  a  mis  plus  de  carica- 
ture encore  dans  son  maintien  que  dans  son  discours.  On  a 
fort  applaudi  ces  vers  du  role  de  Fellamar;  il  s'agit  d'un  rival 
de  Jones  : 

De  mon  amour  jaloux  on  le  crolra  victime, 

Car  le  monde  est  toujours  pour  celui  qu'on  opprime, 

Et  le  monde  a  raison... 

—  Que  dire  des  Amants  espagnols,  comedie  en  cinq  actes  et  en 
prose,  representee,  le  mercredi  23,  sur  le  theatre  de  la  Gomedie- 
Francaise?  Que  c'est  un  imbroglio  plus  extravagant  encore  que 
romanesque,  plus  ennuyeux  que  ridicule,  et  qui  a  cependant  eu 
Thonneur  d'etre  execute  en  presence  de  la  reine  et  de  toute  la 
cour,  sans  que  les  murmures  et  les  huees  aient  pour  ainsi  dire 
discontinue  depuis  le  commencement  de  la  pi^ce  jusqu'a  la  fin. 
Les  seuls  traits  applaudis  ont  ete  ceux  dont  on  a  pu  faire  une 
application  maligne  a  I'ouvrage  meme,  et  rien  ne  I'a  jamais  et6 
plus  universellement  que  ces  mots  d'un  des  principaux  person- 
en  Su6de  et  en  Russie,  peut-6tre  sous  un  autre  nom.  (Meister.) — M.  Charles  Mon- 
selet  a  trace  dans  les  Oublies  et  les  Dedaignes  une  vive  et  spirituelle  esquisse 
des  origines  et  des  aventures  de  P.-J.-B.  Choudard-Desforges ,  fils  naturel  d'un 
m^decin  nomm6  Petit  et  d'une  belle  marchande  de  porcelaines  de  la  rue  du  Roule. 


NOVEMBRE  1782.  217 

nages  du  drame  au  cinquieme  acte  :  Nous  avons  passd  une 
cruelle  soiree,  G'est  a  un  M.  Beaujard,  de  Marseille,  qu'on  attri- 
bue  cette  miserable  production.  Le  sieur  Mole  s'etait  charge, , 
dit-on,  de  la  corriger  et  de  la  faire  reussir.  Des  curieux,  qui 
pretendent  penetrer  les  plus  profonds  secrets  de  la  Gomedie  et 
d€  la  litterature,assurent  que  M.  Beaujard  n'est  qu'unprete-nom, 
que  le  veritable  auteur  de  ce  triste  drame  est  M.  Garon  de  Beau- 
marchais  S  que  c'est  un  ouvrage  de  sa  jeunesse,  du  temps  ou  il 
faisait  Eugenie  et  les  Deux  Amis ,  temps  qui,  en  effet,  ressemble 
fort  peu  a  celui  ou  il  ecrivit  ses  Memoir es  contre  la  dame 
Goezman,  son  Barbier  de  Seville  et  son  Mariage  de  Figaro,  Ge 
qui  a  pu  donner  a  cette  conjecture  un  air  de  vraisemblance, 
c'est  qu'on  a  trouve  dans  le  dialogue  des  Amants  espagnols  une 
imitation  tres-marquee  de  la  maniere  de  dialoguer  de  M.  de 
Beaumarchais  :  quoique  la  piece  soit  en  general  parfaitement 
detestable,  on  y  a  cependant  apercu  quelques  traces  d'un  esprit 
d'intrigue  assez  hardi,  quelques  scenes  dont  Fintention  mieux 
developpee  aurait  pu  produire  un  effet  assez  theatral.  La  serenade 
ou  se  rencontrent  les  deux  amants,  qui  se  croient  rivaux  sans 
I'etre,  est  d'une  conception  vraiment  dramatique.  La  maniere 
dont  le  vieux  don  Llriquez  se  trouve  engage  a  introduire  lui- 
meme  dans  sa  maison  I'un  apr^s  I'autre  les  deux  amants  de  ses 
filles  a  paru  plus  ingenieuse  encore;  mais  ces  deux  situations 
tiennent  a  trop  de  circonstances  ennuyeuses  pour  entreprendre 
de  les  expliquer  ici ;  ce  qu'on  pent  avancer  sans  craindre  de  se 
tromper,  c'est  que  I'auteur  des  Amants  espagnols,  quel  qu'il 
soit,  a  pris  M.  de  Beaumarchais  pour  son  modele.  Si  c'etait  lui- 
meme  et  qu'il  n'eut  pas  mieux  reussi,  cela  serait  sans  doute  plus 
amusant,  du  moins  pour  ses  bons  amis  les  Marin,  les  Baculard, 
les  Goezman  et  le  journaliste  de  Bouillon. 

—  Essai  sur  r Architecture  thedtrale,  ou  Le  VOrdonnance 
la  plus  avantageuse  h  une  salle  de  spectacle  relativement  aux 
principes  de  Voptique  et  de  Vacoustique,  par  M.  Patte,  archi- 
tecte  de  monseigneur  le  prince  des  Deux-Ponts.  Brochure  in-S". 
Apr^s  avoir  fait  une  critique  moderee  des  principaux  theatres  de 
I'Europe,  I'auteur  examine  quelle  est  la  forme  qui  convient  mieux 

1.  Nous  n'avons  trouv6  trace  nulle  part  de  cette  supposition;  les  Memoires  se- 
crets (24  octobre  1782)  attribuent  a  un  sieur  Boja,  redacteur  des  Petites  Affiches  de 
Marseille,  les  Amants  espagnols,  qui  ne  paraissent  pas  avoir  ei6  imprimes. 


218  CORRESPO.NDANCE   LITTERAIRE. 

k  une  salle  de  spectacle,  et  c'est  la  figure  elliptique  qu'il  prefere, 
en  observant  qu'il  ne  faut  pas  la  confondre  avec  I'ovale.  Gette  forme 
a  I'avantage  de  concentrer  la  voix  vers  les  auditeurs  dans  toute 
sa  plenitude.  «  Supposons,  dit-il,  un  billard  de  forme  veritable- 
ment  elliptique,  et  que  son  fer  ait  ete  fixe  a  un  des  foyers,  alors 
une  bille  placee  a  I'autre  foyer,  etant  poussee  vers  un  endroit 
quelconque  des  bords  de  ce  billard,  retournera  toujours  frapper 
le  fer  par  bricole,  etc.  » 

L'ouvrage  de  M.  Patte  nous  a  paru  rempli  de  vues  utiles  et 
d' observations  ingenieuses. 

QUATRAIN. 

C'est  la  fete  de  notre  Pierre, 
Chacun  lui  fait  son  compliment; 
II  est  vrai,  son  coeur  est  de  pierre, 
Mais  c'est  une  pierre  d'aimant. 


LETTRE    DE    M.    LE    MARQUIS    DE    VILLETTE 
A    M"'«=     LA    COMTESSE    DE    COASLIN. 

«  Madame,  le  temps  que  j'ai  passe  sans  vous  faire  ma  cour 
semble  m'en  avoir  ote  le  droit;  mais,  dans  notre  commune 
detresse,  je  me  serais  deja  presente  chez  vous  si  j'avais  un 
visage  comme  tout  le  monde.  Celui  qui  me  reste  est  tellement 
decompose  par  la  plus  horrible  Quxion,  qu'en  me  voyant  vous 
seriez  plus  tentee  de  rire  que  de  m'ecouter.  En  attendant  que  j'aie 
figure  humaine,  qu'il  me  soit  permis  de  vous  dire  un  mot  de 
cette  illustre  banqueroute  ^ 

Nous  vivons  sous  un  prince  ennemi  de  la  fraude. 

C'est  a  lui  qu'il  faut  s'adresscr  directement,  si  Ton  ne  prend  pas 
des  mesures  promptes  et  vraies,  si  Ton  ne  cherche  qu'a  nous 
leurrer  par  de  vaines  esperances  pour  apaiser  les  premiers  cris 
d'une  juste  indignation,  enfin  si  Ton  ne  se  pr^vaut  de  I'autorite 
que  nous  aurions  seuls  le  droit  d'invoquer. 

((  On  murmure  d'un  arret  de  surseance  obtenu  pour  trois 

1.  La  banqueroute  de  M.  le  prince  de  Gu^menee,  dans  laquelle  M.  de  Villette 
risque  de  perdre  trente  mille  livres  de  rente.  (Meister.) 


NOVEMBRE  1782.        _  219 

mois;  mais  il  n'y  avait  que  ce  moyen  d'echapper  aux  formes 
devorantes  de  la  justice.  On  nous  menace  d'un  semblable  arret  a 
I'expiration  de  ces  trois  mois  :  voila  de  ces  choses  qu'il  n'est  pas 
honnete  de  croire. 

{(  Ce  qui  me  ferait  beaucoup  plus  de  peur,  c'est  ce  que  racon- 
tait  un  coUeur  de  papier  a  qui  il  est  du  16,000  livres  pour  les 
colles  qu'il  a  donnees  a  M'"^  de  Guemenee.  II  a  ordre,  ainsi  que 
les  autres  ouvriers,  d'achever  Montreuil.  A  ce  vers  charmant  du 
poeme  des  Jardins^ 

Les  Graces  en  riant  dessin^rent  Montreuil, 

il  faudra  substituer 

Les  rentiers  en  pleurant  acheverent  Montreuil. 

((  Ce  que  je  vols  de  plus  clair  dans  cette  vilaine  histoire,  c'est 
que  madame  la  comtesse  a,  pour  etre  payee,  cent  moyens  refuses 
a  un  honnete  bourgeois  de  Paris  tel  que  moi ;  et  que  si  j'avais 
I'honneur  d'etre  a  sa  place,  je  serais  sur  de  ne  rien  perdre. 

«  Si  Ton  pouvait  se  consoler  par  les  charm es  de  Tesprit  et  de 
la  figure,  par  la  conscience  de  ce  que  Ton  vaut,  c'est  a  cela  qu'il 
faudrait  vous  renvoyer ;  mais  vous  aurez  encore  cela  par-dessus 
le  marche  :  ce  sont  les  vceux  bien  sinceres  du  plus  respectueux 
de  vos  admirateurs.  » 

—  Apres  avoir  vu  si  bonnement  le  public  sous  le  charme, 
MM.  de  Piis  et  Barre  s'etaient  persuade  sans  doute  que  I'illusion 
devait  durer  toujours.  Le  triste  accueil  qu'on  a  fait  a  leur  Gateau 
des  rois  ne  parut  pas  meme  les  avoir  desabuses;  ils  avaient 
annonce  hautement  qu'ils  se  vengeraient  du  peu  de  gout  que  le 
public  avait  montre  pour  leur  Gateau ^  en  le  regal  ant  de  leurs 
Foins',  mais  cette  ingenieuse  gaiete  a  mal  reussi.  La  Coupe  des 
foinsj  ou  rOiseau  perdu  et  retrouve,  donne  pour  la  premiere 
fois,  sur  le  theatre  de  leurs  succes,  le  mardi  5,  n'a  pas  survecu 
long  temps  au  Manage  in  extremis^  dont  ils  1' avaient  fait  pre- 
ceder,  et  qui  n'a  pas  reparu  depuis  la  premiere  representation. 
Ces  deux  nouveautes  ne  meritaient  gu^re  un  meilleur  sort. 

Le  sujet  du  Mariage  in  extremis  est  tire  des  Lettres  du 
chevalier  d' Her ,  de  Fontenelle.  C'est  I'histoire  du  jeune 


220  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

homme  qui,  pour  obtenir  la  main  de  la  veuve  dont  il  est  amou- 
reux,  lui  declare  qu'il  est  resolu  de  se  laisser  mourir  de  faim,  et 
qu'il  ne  sortira  de  chez  elle  que  mort  ou  marie.  Le  valet  du  jeune 
homme  fait  la  meme  declaration  a  la  soubrette.  Un  bon  souper, 
que  le  jeune  homme  a  eu  soin  de  faire  cacher  dans  un  secretaire 
de  I'appartement  de  la  dame,  rend  I'epreuve  moins  penible ;  mais 
Taction  de  cette  petite  comedie  n'en  est  ni  plus  naturelle  ni  plus 
piquante.  Dans  les  Lettres,  le  jeune  pretendu  de  I'amant  dure  au 
moins  quatre  jours :  dans  la  comedie,  il  dure  a  peine  quelques 
heures,  et  la  veuve  n'en  est  pas  moins  attendrie.  Ces  invraisem- 
blances,  quelque  choquantes  qu'elles  soient,  le  sont  moins  que 
la  platitude  et  le  mauvais  ton  d'un  dialogue  rempli  de  pointes,  de 
quolibets  et  de  trivialites,  defauts  plus  sensibles  encore  dans  un 
ouvrage  qui  paratt  avoir  toutes  les  pretentions  d'une  vraie 
comedie. 

Le  sujet  de  la  Coupe  des  foins  n'est  pas  beaucoup  plus  heu- 
reux.  Alain  est  I'amant  d'Hel^ne.  II  lui  donne  un  oiseau  qu'il  voit 
bientot  apr^s  entre  les  mains  de  Blaise  son  rival ;  il  se  croit  trahi ; 
mais  une  explication  le  rassure,  et  les  deux  amants  reconcili^s 
ne  songent  plus  qu'k  se  divertir  aux  depens  de  Blaise.  On  joue  a 
la  clignemusette,  aux  quatre-coins.  Alain,  sans  6tre  aper^u,  se 
tapit  adroitement  dans  une  charrette  de  foin ;  Hel^ne  I'y  suit. 
Blaise  se  hate  de  faire  entrer  la  voiture  dans  sa  grange;  au  lieu 
d'y  trouver  Helene  seule,  il  Tapergoit  avec  son  rival  qui  I'em- 
brasse. 

Tous  ces  petits  tableaux,  quoique  assez  varies,  ont  paru  peu 
interessants,  et  le  denoument,  qu'on  devine  longtemps  d'avance, 
trainant  et  embrouille.  On  a  remarque  cependant,  dans  les  pre- 
mieres scenes,  quelques  couplets  assez  johs,  et  comment  ne  pas 
les  applaudir  ?  G'est  M™"  Dugazon  qui  les  chante ;  le  seul  son  de 
savoix  donne  a  tout  ce  qu'elle  prononce  un  charme  inexprimable; 
et  tant  de  graces,  tant  d'attraits  se  partagent,  dit-on,  dans  ce 
moment,  entre  un  jeune  seigneur  russe  et  cet  illustre  Janot, 
qui  fut  longtemps  I'homme  de  la  nation,  et  qui  continue  encore 
aujourd'hui  d'etre  le  heros  des  boulevards.  Le  sieur  Dugazon, 
son  epoux,  vient  d' avoir  une  affaire  d'honneur  avec  son  camarade 
Dazincourt;  mais  ce  n'est  point  pour  les  beaux  yeux  de  sa  femme, 
c'est  pour  les  roles  qu'on  appelle  de  la  grande-casaque^  tels  que 
ceux  de  Mascarille,  d'Hector,  etc.  Nos  deux  Crispins  pretendaient 


NOVEMBRE   1782.  221 

Tun  et  I'autre  a  cet  emploi ;  la  querelle  s'est  echauffee  au  point 
que  leur  sociHS  a  decide  qu'ils  ne  pouvaient  se  dispenser  de  se 
battre.  II  y  a  eu  un  rendez-vous  donne,  des  temoins,  un  juge  de 
camp;  aucun  des  combattants  n'a  ete  dangereusement  blesse; 
mais  tout  s'est  passe  dans  les  regies,  et  le  combat  d'Ulysse  et 
d'Ajax,  pour  les  armes  d'Achille,  eut  moins  de  solennite,  je  crois, 
que  le  combat  de  MM.  Dazincourt  et  Dugazon  pour  la  grande- 
casaque.  Voila  peut-etre  de  quoi  degouter  beaucoup  d'honnetes 
gens  du  plus  barbare,  du  plus  ridicule  et  cependant  du  plus  res- 
pecte  de  tons  nos  usages. 

—  Les  Rivaux  amis^  comedie  en  un  acte  et  en  vers,  par 
M.  Forgeot*,  ont  ete  representes,  pour  la  premiere  fois,  au 
Theatre-Francais,  le  mercredi  13,  et  le  lendemain,  a  Versailles, 
devant  Leurs  Majestes.  Cette  bagatelle  a  ete  parfaitement  bien 
jouee  et  parfaitement  bien  accueillie. 

Le  fonds  n'est  presque  rien ;  il  est  plus  faible  encore  que  celui 
des  Fausses  Infidelith^  avec  lequel  il  parait  d'ailleurs  avoir  quel- 
ques  rapports;  mais  I'execution  en  est  charmante ;  les  scenes,  bien 
liees,  se  succedent  rapidement;  le  dialogue  en  est  vif,  facile,  aise, 
plein  de  grace  et  de  leg^rete  :  si  Ton  y  trouve  peu  de  traits  sail- 
lants,  on  n'y  trouve  aussi  presque  rien  a  reprendre,  et  peut-etre 
n'a-t-on  jamais  annonce  un  talent  plus  naturel  pour  la  comedie, 
et  surtout  pour  le  style  propre  a  ce  genre.  II  est  difficile  d'en  citer 
des  vers  qui  ne  perdent  infmiment  a  etre  detaches  de  la  liaison  ou 
ils  se  trouvent ;  il  en  est  cependant  qui  ne  perdent  pas   tout, 

comme  ceux-ci  : 

Vous  doutez  d'un  aveu, 

dit  Melcour  a  la  comtesse.  Julie  repond  : 

Qui  chez  nous  est  beaucoup,  et  chez  vous  n'est  qu'un  jeu... 

Vous  6tes  jeune  encor, 
dit  la  comtesse  k  Damis. 

DAMIS. 

J'aimerai  plus  longtemps. 

LA    COMTESSE. 

L'hymen  est  un  lien  dangereux  h.  votre  age. 

1.  C'est  un  tres-jeune  horame,  auteur  des  Deux  Oncles  et  de  quelques  auties 
pikes  jouees  avec  succ6s  sur  le  theatre  de  la  Coraedie-Italienne.  (Meister.) 


222  CORRESPONDANGE   LITT^RAIRE. 

MELGOUR. 

Je  suis  plus  vieux  que  lui. 

LA    COMTESSE. 

Vous  n'etes  pas  plus  sage,  etc. 

M'^"  Contat  a  joue  le  role  de  la  comtesse  avec  beaucoup  de 
grace,  de  finesse  et  de  naivete.  Les  roles  de  Melcour  et  de  Damis 
ont  ete  parfaitement  bien  rendus  par  le  sieur  Mole  et  le  sieur 
Fleury. 

—  Alexandrine^  ou  VAjnouresl  une  verlu,  par  M"^  de  S.  L..., 
c*est-a-dire  par  M"^  de  Saint-Leger,  I'auteur  des  Letlres  du  che- 
valier de  Saint- Alme^. 

M"''  de  Saint-Leger  est  la  fille  d'un  medecin  peu  connu,  et  de 
ses  dix-sept  ans  doucement  tourmenteej  voici  son  second  roman. 
Sa  nouvelle  heroine  est  encore  plus  tendre  que  la  premiere.  Une 
m^re,  que  de  folles  depenses  ont  ruinee,  la  vend  a  I'age  de 
douze  ans  au  president  de  Melleville  ;  mfere  elle-meme  a  treize, 
elle  prend  son  pretendu  protecteur  en  haine,  le  quitte  pour  entrer 
au  theatre,  se  passion ne  pour  le  jeune  chevalier  de  ***,  retrouve 
apr^s  quelques  annees,  par  une  suite  d'incidents  faciles  a  deviner, 
son  p^re,  sa  fille  et  le  president  de  Melleville.  Elle  fait  a  la  ten- 
dresse  maternelle  le  sacrifice  de  sa  passion,  epouse  le  president 
et  meurt  bientot  apr^s  de  la  douleur  d' avoir  renonce  a  son  amant. 
Quoique  ce  petit  ouvrage  ait  encore  tons  les  defauts  d'une  pro- 
duction trop  precoce,  il  n'est  pas  sans  inter^t,  et  le  style  de 
notre  jeune  auteur  ne  manque  souvent  ni  de  chaleur  ni  de  sensi- 
biUte. 

—  Les  Manoeuvres  de  Potsdam^  par  M.  ***.  Ouvrage  pro- 
posd  par  souscription,  avec  approbation  et  privilege*  In-folio  de 
huit  pages.  —  «  Le  roi  de  Prusse,  dit  I'auteur  du  prospectus, 
laisse  indifferemment  a  tout  le  moUde  la  liberte  d'assister  aux 
grandes  revues  de  Berlin,  mais  il  ne  permet  a  qui  que  ce  soit  qui 
n'est  pas  miUtaire  prussien  de  voir  les  manoeuvres  qui  se  font  a 

1.  Bur  la  foi  deMeister  lui-m6me,  nous  avons  attribu6  (tome  XII,  p.  534)  les 
Lettres  du  chevalier  de  Saint- Alme  (et  non  Saint-Ilme)  a  M"«  Dionis  cadette.  Ce 
roman,  ainsi  qn'Alexandrine,  appartient  k  M"«  de  Saint-Leger,  dame  de  CoUeville, 
nee  en  1763,  morte  en  1824.  Alexandrine,  a  eu  deux  editions  fictives,  a  I'aide  de 
titres  de  relai,  I'une  en  1786  :  Alexandrine  de  Ba...  ou  Lettres,  etc.,  I'autre 
en  1807  :  Aventures  d' Alexandrine  de  Bar,  publiees  par  la  princesse  Albertine,  sa 
petite-fille. 


I 


NOVEMBRE   1782.  223 

Potsdam.  Ne  Francais,  j'ai  reside  nombre  d'annees  en  Prusse  ou, 
par  etat,  je  me  suis  trouve  place  de  maniere  a  prendre  connais- 
sance  de  tout  ce  qui  est  relatif  au  militaire.  J'ai  cru  ne  pouvoir 
m'occuper  plus  utilement  que  de  travailler  a  recueillir  ces  sa- 
vantes  manoeuvres  dont  j'ai  ete  temoin,  etqui  peuvent  etre  regar- 
dees  comme  la  meilleure  ecole  de  I'art  peut-etre  le  plus  difficile. 
—  Elles  se  font  presque  toujours  trois  fois  par  an.  Les  troupes 
destinees  a  y  etre  employees  au  nombre  de  quarante  mille  hommes 
ou  quelquefois  davantage,  soit  effectifs  ou  supposes,  s'assemblent 
la  veille  a  Potsdam  et  sont  divisees  en  deux  parties,  dont  I'une 
forme  I'armee  du  roi,  et  I'autre  I'armee  supposee  ennemie*  Des 
qu'elles  sont  arrivees,  le  roi  de  Prusse  ordonne  lui-meme  aux 
generaux  en  chef  des  regiments  de  se  tenir  prets  a  se  mettre  en 
marche  le  lendemain  matin,  a  une  heure  marquee,  et  Sa  Majeste 
indique  en  meme  temps  le  lieu  du  rendez-vous  des  corps  respec- 
tifs.  Lorsque  tons  les  regiments  sont  sous  les  armes  et  reunis  au 
lieu  qui  leur  a  ete  indique,  les  generaux  se  rendent  chez  le  roi 
pour  prendre  ses  ordres,  car  ce  n'est  qu'a  I'instant  du  depart  que 
Sa  Majeste  leur  manifesto  ses  intentions  a  I'egard  de  la  manoeuvre 
qui  va  se  faire.  Le  roi  de  Prusse  ordonne  alors  au  general  qui 
commande  en  chef  I'armee  ennemie  de  faire  ses  dispositions  pour 
defendre  tel  poste  ou  attaquer  tel  autre  occupe  par  I'armee  du 
roi;  ou  bien  on  designe  un  endroit  qui  doit  etre  consider^ 
comme  le  camp  ou  I'une  des  deux  armees  est  supposee  avoir  passe 
lanuitet  d'ou  il  faut  la  deloger;  enfm  Ton  convient  du  point 
ou  doit  se  faire  la  manoeuvre,  on  determine  quel  en  doit  etre 
I'objet,  et  le  roi  nomme  a  tons  les  postes  d'honneur,  etc.  Apr^s 
avoir  indique  en  general  quel  doit  6tre  le  but  de  la  manoeuvre, 
il  fait  de  son  cote  tons  ses  efforts  pour  masquer  ses  operations  et 
tromper  la  vigilance  de  ses  generaux;  et  le  general  chef  de  I'ar- 
mee supposee  ennemie  agit  egalement  de  la  maniere  qu'il  juge 
le  plus  convenable,  soit  pour  se  garantir  des  entreprises  que  Sa  Ma- 
jeste pourrait .former  centre  lui,  soit  pour  profiter  lui-meme  des 
manoeuvres  qui  pourraient  favoriser  §es  attaques  ou  lui  procurer 
les  moyens  d'entamer  I'armee  du  roi...  II  est  aise  de  juger  de 
quel  prix  doit  6tre  pour  ceux  qui,  par  etat,  sont  destines  a 
defendre  leur  patrie,  une  collection  complete  des  manoeuvres  faites 
par  un  si  grand  maitre.  » 

Celles  qu  a  recueillies  Tauteur  sont  au  nombre  de  cinquante 


224  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

et  une,  et  ont  ete  execut^es  depuis  1764  jusques  et  y  com- 
pris  1781.  Cette  collection  a  cinquante  et  une  planches  generales 
gravees  d'apres  les  plans  dresses  sur  le  teiTain  m^me.  L' expli- 
cation particuli^re  de  ces  planches  generales  renvoie  a  plusieurs 
autres  planches  de  details  explicatifs,  et  ces  dernieres,  dont  les 
explications  sont  fort  etendues,  servent  a  developper  les  prin- 
cipes  d'apres  lesquels  se  font  les  evolutions  tracees  dans  les 
planches  generales.  Le  prix  total  de  la  souscription  de  I'ouwage 
est  de  trois  cents  livres.  La  souscription  ne  sera  fermee  qu*au 
mois  de  mars  prochain.  On  donne  vingt-quatre  francs  en  sous- 
crivant,  et  le  reste  s'acquittera  en  trois  payements  lors  de  la 
distribution  de  chacune  des  trois  livraisons  de  Touvrage.  Passe 
le  temps  prescrit,  I'ouvrage  se  vendra  six  cents  francs. 

On  ne  pent  mettre  en  doute  importance  et  I'interet  d'un 
pareil  ouvrage  s'il  est  bien  con^u  et  bien  execute ;  mais  c'est  ce 
que  nous  n'oserions  encore  garantir.  Tout  ce  que  nous  savons 
de  plus  que  ne  dit  le  prospectus,  c'est  que  I'auteur  est  un 
M.  Lobijois,  ci-devant  secretaire  de  M.  le  marquis  de  Pons,  qu'il 
n'est  pas  militaire  lui-m^me,  mais  qu'il  a  pu  tirer  de  grands 
secours  de  quelques  officiers  et  ing^nieurs  prussiens  avec  qui  il 
avait  ete  a  meme  de  former  des  liaisons  assez  particuli^res  pen- 
dant le  long  sejour  qu'il  a  fait  a  Berlin  et  a  Potsdam. 

—  La  Vdritd  rendue  sensible  a  Louis  XVI,  par  un  admi- 
rateur  de  M.  Necker.  Deux  volumes  in-8°.  Ce  titre,  que  1' inten- 
tion de  I'auteur  a  ete  surement  de  rendre  fort  piquant,  n'a  aucun 
rapport  avec  le  fond  de  I'ouvrage ;  on  n'y  trouve  pas  un  mot  de 
finance  ni  d' ad  ministration;  ce  n'est  qu'un  precis  assez  long, 
assez  fastidieux,  de  toutes  les  usurpations  de  I'J^glise  depuis  I'ori- 
gine  de  son  etablissement  jusqu'a  nos  jours.  II  y  a  longtemps  que 
ces  mati^res  ont  ete  epuisees.  La  seule  maniere  interessante  de 
les  tr alter  aujourd'hui  n'est  plus  du  ressort  des  gens  de  lettres; 
I'exemple  que  Joseph  II  vient  de  donner  a  1' Europe  6tonnee  est 
desormais  1' unique  lecon  qu'il  soit  permis  d'offrit  aux  puissances 
assez  heureuses  pour  oser  en  profiter. 

Le  preambule  du  livre  que  nous  avons  I'honneur  de  vous 
annoncer  contient  le  beau  discours  que  M.  de  Bretigni^res  fit  au 
parlement  en  faveur  des  protestants,  le  15  decembre  1778,  avec 
un  dispositif  des  remontrances  auxquelles  ce  discours  semblait 
devoir  donner  lieu.  On  serait  bien  trompe  si  ces  deux  nouveaux 


DfiCEMBRE   1782.  225 

volumes  n'etaient  pas  Touvrage  du  pretre  piemontais  a  qui  nous 
devons  deja  les  Lettres  dun  cuH  sur  le  meme  sujet*. 


DEGEMBRE. 


Je  me  souviens  d'avoir  entendu  dire,  il  y  a  quelques  annees, 
a  M.  I'abbe  de  Mably  qu'ici  la  classe  de  la  societe  ou  il  avait 
trouve  le  plus  d'hommes  respectables  etait  celle  des  fiacres;  sous 
le  joug  meme  de  I'oppression,  ils  conservent  une  ame  libre, 
soutiemient  leurs  droits  a  coups  de  poing,  et  disent,  dans  I'occa- 
sion,  des  injures  a  tout  venant,  sans  aucune  acception  de  rang 
ni  de  personne.  On  ne  pent  gu^re  s'etonner  d'une  preference  si 
bien  motivee,  apres  avoir  lu  I'ouvrage  qu'il  vient  de  publier  sur 
laManicre  d' ecrire  Vhisloire,  A  I'exemple  de  ses  heros,  M.  I'abbe 
de  Mably  s'y  livre,  sans  aucun  egard,  a  toutes  les  saillies  de  sa 
m.auvaise  humeur ;  il  n'y  a  point  de  nom,  point  de  reputation  qui 
en  impose  a  la  liberte  de  sa  plume ;  nos  plus  illustres  ecrivains 
sont  traites  par  lui  en  vrais  ecoliers,  et  le  plaisir  d'une  censure 
si  grossiere  semble  avoir  ete  veritablement  I'unique  but  de  son 
livre;  car  qu'apprend-il,d'ailleurs?  Que,  pour  bien  ecrire  I'his- 
toire,  il  faut  avoir  etudie  la  politique  et  le  droit  naturel,  con- 
naitre  la  morale,  la  marche  des  passions,  leur  jeu,  leur  progr^s, 
le  caractere  propre  de  chacune  d'elles.  fitait-ce  la  peine  de  faire 
un  livre  pour  ne  dire  que  des  verites  si  communes  et  si  triviales? 
Ce  qui  est  plus  piquant  sans  doute,  plus  neuf  du  moins,  c' est  la 
mani^re  dent  I'auteur  s'est  permis  d'apprecier  M.  de  Voltaire. 
((  Ge  qui  m'etonne  davantage,  dit-il  [et  qui  n'etonnera-t-il  pas 
par  un  pareil  jugement?],  ce  qui  m'etonne  davantage  de  la  part 
de  cet  historien,  le  patriarche  de  nos  philosophes,  et  qu'ils  nous 
presentent  comme  le  plus  puissant  genie  de  notre  nation,  c'est 
qu'il  ne  soit  qu'un  homme,  pardonnez-moi  cette  expression, 
qui  nevoyait pas  au  bout  de  son  nez.,.  »  Et  les  preuves  par  les- 
quelles  on  justifie  la  hardiesse  d'une  expression  si  heureuse,  les 
auriez-vous  devinees?  Les  voici  :  «  Si  M.  de  Voltaire  voyait  au 

1.  Gacon  de  Louancy.  Voir  tome  XI,  p.  132,  et  tome  XII,  p.  198.  Ni  Barbier  ni 
Querard  n'ont  mentionoe  ce  livre  et  son  auteur. 

XIII.  4S 


226  CORRESPONDA.NCE   LITT^RAIRE. 

bout  desoo  nez,  aurait-il  remarque  avec  surprise  que  les  Chre- 
tiens se  livrferent  k  la  vengeance,  lors  meme  que  leur  triomphe 
sous  Constantin  devait  leur  inspirer  1' esprit  de  paix?  —  Oh! 
I'admirable  connaissance  du  genre  humain,  s'ecria  Cidamon  en 
eclatant  de  rire  [car  nous  avons  eu  la  pretention  de  faire  une 
espece  de  dialogue].  Totre  historien,  ajoutait-il,  ne  savait  done 
pas  ce  que  personne  n'ignore,  que  la  prosperite  etend  et  mul- 
tiplie  nos  esperances?  Voulait-il  done  que  les  Chretiens,  sans 
memoire  et  sans  ressentiment,  oubliassent  dans  un  instant  tons 
les  maux  qu'ils  avaient  soufTerts?  Cet  homme  avi'sc  et  prudent 
[r excellent  persiflage!]  leur  aurait  sans  doute  conseille  de  se 
venger  quand  I'idolatrie  etait  encore  sur  le  trone,  qu'il  fallait  la 
craindre,  Teclairer  et  non  pas  I'irriter  pour  se  rendredignes  d'etre 
toleres...  »  En  admirant  la  leg^rete  des  plaisanteries  de  M.  Tabbe 
de  Mably,  on  doit  lui  pardonner  sans  doute  de  n'avoir  pas 
mieux  saisi  celles  de  M.  de  Voltaire;  mais  ce  qu'on  a  quelque 
peine  h  comprendre,  c'est  que  I'ennemi  des  philosophes,  I'ecri- 
vain  sage  et  circonspect  qui  se  fit  toujours  un  devoir  de  parler 
respectueusement  de  la  religion  et  de  ses  ministres,  ne  s'attende 
k  voir  dans  le  zfele  du  christianisme  triomphant  que  la  marche 
ordinaire  des  passions  humaines.  II  est  done  ridicule  de  s'etonner 
de  la  contradiction  qui  r^gne  entre  la  conduite  des  disciples  de 
Jesus  et  les  principes  de  leur  doctrine;  a  votre  gre,  cette  doc- 
trine estcomme  tant  d'autres,  elle  nous  laisse  tons  nosprejuges, 
toutes  nos  passions,  et  il  est  tout  simple  quelle  ne  nous  rende 
pas  meilleurs  que  nous  ne  sommes.  II  y  a  lieu  de  croire  que 
M.  de  Voltaire  pensait  a  peu  pr^s  comme  vous,  monsieur  I'abbe ; 
mais  est-ce  a  vous  de  trouver  mauvais  qu'il  s'exprime  au  moins 
quelquefois  avec  plus  de  reserve?  Et,  quand  on  pense  si  pro- 
fondement  comme  tant  d'honn^tes  gens,  pourquoi  s'afficher 
encore  leur  ennemi? 

Une  autre  preuve  egalement  evidente  des  vues  bornees  de 
M.  de  Voltaire,  c'est  d' avoir  dit  que  «  cette  cour  voluptueuse  de 
Leon  X,  qui  pouvait  blesser  les  yeux,  servit  en  meme  temps  a 
policer  I'Europe  et  a  rendre  les  hommes  plus  sociables...  » 
Voila,  s' eerie  M.  I'abbe,  la  premiere  fois  que  j'aie  entendu  dire 
que  «  la  societe  se  perfectionnait  par  des  vices  et  non  par  des 
vertus...  »  Vous  n'aviez  done  jamais  entendu  parler  ni  du  siecle 
d'Alexandre,  ni  du  siecle  d'Auguste?  Les  hommes  de  ces  deux 


DEGEMBRE   1782.  227 

si^cles  etaient,  ce  me  semble,  assez  polices;  en  etaient-ils  plus 
vertueux?  On  trouvera  peut-etre  quelque  jour  le  secret  de  rendre 
le  genre  humain  et  plus  sage  et  plus  eclaire ;  mais  jusqu*ici  les 
progr^s  de  la  societe,  en  multipliant  nos  besoins,  ont  toujours 
multiplie  nos  vices,  et  nos  connaissances  et  nos  lumi^res  n'ont 
pu  s'etendre  sans  donnerlieu  ade  nouveaux  moyens  d'en  abuser. 
On  ne  dit  point  que  la  societe  se  perfectionne  par  les  vices,  mais 
que  la  societe  perfectionnee  fait  naitre  de  nouveaux  vices  et  de 
nouvelles  vertus. 

C'est  dans  ce  meme  esprit  que  M.  de  Voltaire  a  pu  dire  que 
<(  les  Suisses  ignoraient  les  sciences  et  les  arts  que  le  luxe  a  fait 
naitre,  mais  qu'ils  etaient  sages  et  heureux...  »  ;  et  I'a  pu  dire, 
ce  me  semble,  sans  en  Hre  moins  partisan  des  sciences  et  du 
luxe.  II  est  des  degres  differents  de  sagesse  et  de  bonheur.  Qui 
borne  ses  besoins  est  plus  surement  heureux  que  celui  qui  en  a 
beaucoup ;  mais  n*a-t-il  pas  aussi  tr^s-surement  moins  de  jouis- 
sances  et  moins  de  bonheur?  Ce  sont  cependant  quelques  cri- 
tiques de  cette  importance,  d'apr^s  lesquelles  M.  I'abbe  de  Mably 
s*est  cru  autorise  a  dire  que  «  les  maximes  raisonnables  qui 
echappent  quelquefois  a  M.  de  Voltaire  ne  servent  qu'a  prouver 
qu'il  a  peu  de  sens;  qu'on  ne  trouve  dans  ses  ouvrages  que  des 
demi-verites  qui  sont  autant  d'erreurs,  parce  qu'il  leur  a  donne 
ou  trop  ou  trop  peu  d'^tendue ;  que  rien  n'y  est  presente  dans 
ses  justes  proportions,  ni  peint  avec  des  couleurs  veritables; 
qu'on  etait  dispose  a  lui  pardonner  sa  mauvaise  politique,  sa 
mauvaise  morale,  son  ignorance  et  sa  hardiesse,  mais  qu'on 
aurait  au  moins  voulu  trouver  dans  I'historien  un  poete  qui  eut 
assez  de  sens  pour  ne  pas  faire  grimacer  ses  personnages,  assez 
de  gout  pour  savoir  que  I'histoire  ne  doit  jamais  se  permettre  de 
bouflbnneries ;  que  son  Ilisloire  universelle  n'est  qu'une  pasqui- 
nade digne  des  lecteurs  qui  I'admirent  sur  la  foi  de  nos  philo- 
sophes;  que,  dans  son  Histoire  de  Charles  XII ^  le  heros  agit 
toujours  sans  savoir  pourquoi,  et  que  I'historien  marche  comme 
un  fou  a  la  suite  d'un  autre  fou,  etc.,  etc.  » 

M.  de  Voltaire  n'est  pas  le  seul  historien  moderne  que 
M.  I'abbe  de  Mably  se  permette  de  juger  avec  tant  d'amertume 
et  de  durete ;  il  les  meprise  tous,  il  n'excepte  absolument  que 
I'abbe  de  Vertot;  et  c'est  au  lecteur  a  chercher  le  motif  d'une 
exception  si  difficile  a  meriter.  Dans  V Histoire  de  Hume,  il  ne  voit 


228  CORRESPONDANCE  LlTTb'RAlRE. 

que  «  des  faits  decousus  qui  echappent  a  sa  memoire ;  c'est  un 
ouvrage  que,  soit  par  ignorance  de  son  art,  soit  par  paresse  ou 
lenteur  d'esprit,  I'auteur  n'a  qu'ebauche;  c'est  un  labyrinthe  sans 
issue...  »  M.  Gibbon  est  plus  maltraite  encore,  a  Est-il  rien  de 
plus  fastidieux  qu'un  M.  Gibbon  [quelle  politesse  de  style!],  est- 
il  rien  de  plus  fastidieux  qu'un  M.  Gibbon,  qui,  dans  son  Histoirc 
eternelle  des  empereurs  romains^  suspend  a  chaque  instant  son 
insipide  et  lente  narration,  pour  vous  expliquer  les  causes  des 
faits  que  vous  allez  lire?  qui  s'empetre  dans  son  sujet,  ne  salt  ni 
Tentamer  ni  le  finir,  et  tourne^  pour  ainsi  dire,  toujours  sur  lui- 

menie? »  Le  sage  Robertson  n'a  pas  meme  pu  trouver  grace 

aux  yeux  de  notre  censeur.  «  L' introduction  a  YHistoire  de 
Charles-Quint  J  regardee  si  generalement  comme  un  chef-d'a3uvre, 
n'est  qu'un  ouvrage  croque,  ou  rien  n'est  approfondi;  et  ce  qui 
prouve  que  I'auteur  n'a  entendu  aucun  des  ecrivains  qu'il  cite, 
c'est  qu'il  en  adopte  a  la  fois  differentes  opinions  qui  ne  peuvent 
s'associer,  et  qui,  reunies,  ferment  un  parfait  galimatias  histo- 
rique...  »  L Ilistoire  politique  et  philosophique  du  commei^ce 
des  deux  Indes  est  condaranee  sur  son  titre  seul  :  «  Comment 
I'auteur  n'aurait-il  pas  fait  un  mauvais  ouvrage,  puisqu'il  ignore 
que  toute  Histoire  raisonnable  doit  etre  politique  et  philosophique 
sans  affecter  de  le  paraitre,  etc.  ?  » 

Nous  sommes  las  de  n'extraire  que  des  injures;  mais  com- 
ment faire  autrement,  il  n'y  a  que  cela  dans  I'ouvrage,  il  n'y  a 
du  moins  que  cela  de  curieux.  Les  jugements  de  I'auteur  sur  les 
historiens  anciens,  beau  coup  plus  equitables,  n'ont  presque  rien 
d'ailleurs  qui  merite  d'etre  remarque.  II  propose  avec  raison  Tite- 
Live  et  Thucydide  comme  les  modeles  les  plus  parfaits  dans  I'art 
d'ecrire  I'histoire ;  mais  la  mani^re  dont  il  developpe  le  merite 
de  ces  deux  historiens  manque  egalement  de  finesse  et  de  profon- 
deur.  Quoiqu'il  avoue  que  Tacite  merite  d'etre  appele  le  plus 
grand  peintre  de  I'antiquite,  cet  historien  lui  laisse  encore 
quelque  chose  a  desirer.  «  En  ouvrant  ses  Annales^  dit-il,  je  ne 
suis  point  prepare  a  la  politique  tenebreuse  d'un  tyran  qui  croit 
n' etre  jamais  assez  puissant  et  craint  toujours  de  le  trop  paraitre. 
Je  vois  le  despotisme  le  plus  intolerable  se  former,  et  je  ne  sais 
point  a  quoi  cela  aboutira.  Je  me  lasse  des  cruautes  et  des  injus- 
tices presque  uniformes  qu'on  me  rapporte,  et  je  ne  vois  point 
qu'il  soit  necessaire  de  multiplier  ces  details  pour  me  faire  con- 


DEGEMBRE    1782.  229 

naitre  Tibfere,  sa  cour,  la  honteuse  patience  du  senat,   et    la 
lachete  du  peuple,  etc.  » 

On  pent,  sur  ce  point,  etre  de  I'avis  de  M.  I'abbe  de  Mably  : 
on  pourrait  I'etre  encore  sur  beaucoup  d'autres;  mais  qui  ne 
serait  pas  revolte  du  ton  dont  il  juge  les  ecrivains  qui  honorent 
le  plus  leur  nation  et  leur  siecle?  Qu'aucun  historien  moderne 
n'ait  egale  les  grands  modeles  que  nous  a  kisses  dans  ce  genre 
I'antiquite,  c'est  une  verite  dont  il  n' est  pas  difficile  de  convenir; 
mais  il  eut  ete  plus  interessant  sans  doute  de  I'expliquer  que 
de  se  borner  a  nous  I'apprendre.  Que  les  ouvrages  de  M.  de  Vol- 
taire ne  soient  pas  tres-propres  k  enseigner  I'histoire  a  ceux  qui 
ne  Font  jamais  sue ;  que  M.  de  Voltaire  n'ait  pas  lu  nos  anciens 
capitulaires  avec  autant  de  patience  que  M.  I'abbe  de  Mably, 
nous  voulons  bien  le  croire ;  mais  en  sera-t-il  moins  wai  que 
M.  de  Voltaire  a  porte  en  general,  dans  1' etude  de  I'histoire,  une 
critique  tr^s-sage  et  tres-lumineuse ;  qu'il  a  eu  peut-etre  plus 
qu'aucun  autre  I'art  de  rassembler  avec  interet  les  grands  resul- 
tats  qu'offre  I'histoire  des  revolutions  de  1' esprit  et  des  moeurs 
des  diflerents  peuples;  qu'enfin,  s'il  n'est  pas  I'historien  le  plus 
parfait^  il  n'en  a  pas  moins  ecrit  sur  I'histoire  des  ouvrages  char- 
man  ts,  pleins  d'instruction,  de  philosophic  et  d'humanite  ? 

Beaucoup  de  gens  ont  remarque  avec  surprise  que  la  mau- 
vaise  humeur  de  M.  I'abbe  ait  attendu,  pour  eclater,  que  M.  de 
Voltaire  fut  mort  depuis  quatre  ans,  bien  surement  mort ;  mais 
ce  sont  des  gens  qui  ne  voient  pas  au  bout  de  leur  nez.  Lui 
auraient-ils  conseill^,  ces  gens  avises  et  prudents,  d'attaquer 
M.  de  Voltaire  lorsquil  fallait  le  craindre^  lorsqu'une  pareille 
temerite  I'eut  expose  a  se  voir  couvert  d'un  ridicule  eternel?  Non; 
Ton  salt  que  les  personnes  m^mes  dont  M.  I'abbe  admire  le 
plus  la  franchise  et  la  respectable  independance  ne  se  permet- 
tent  gufere  d'insulter  d'honn^tes  gens  que  lorsqu'ils  se  croient  a 
I'abri  de  la  correction,  et  ce  calcul  est,  comme  vous  voyez, 
d'une  profonde  politique. 

EPIGRAMME    SUR    M™^    DUVIVIER, 
CI-DEVANT    M™^    DENIS. 

L'hommasse  et  vieille  Clim^ne, 
Plus  informe  qu'un  paquet, 


230        CORRESPONDANCE  LITTEKAIRE. 

Prit  ^poux  tant  soit  peu  laid, 

Et  passant  la  cinquantaine. 

Un  ouvrier  en  bonnet 

Qui  jamais  ne  I'avait  vue, 

A  qui  mainte  somme  est  due, 

Entre  comme  ils  sont  au  lit; 

Et  sous  cornette  de  nuit 

Ne  voyant  ombre  de  femme, 

Le  sire,  incertain,  leur  dit  : 

«  Qui  de  vous  deux  est  madame?  » 


LETTRE  DU  ROI  DE  SUEDE  A  M.  LE  PRINCE  DE  NASSAU. 

«  De  Stockholm,  ce  21  novembre  1782. 

«  Vous  nous  rappelez  en  tout  point,  monsieur  le  prince,  les 
temps  de  I'ancienne  chevalerie ;  vous  joignez  k  leur  valeur  leur 
courtoisie  et  leur  generosite ;  la  derni^re  action  perilleuse  que  vous 
avez  6t6  chercher  si  loin  en  est  une  preuve,  ainsi  que  les  soins 
que  vous  avez  pris  de  tons  ceux  qui  vous  ont  suivi.  Recevez-en 
mes  compliments,  surtout  de  I'interet  que  vous  avez  marque  a 
mes  compatriotes.  Je  suis  bien  aise  qu'ils  se  soient,  par  leur 
bonne  conduite,  rendus  dignes  de  leur  chef,  et  qu'ils  aient  si  bien 
soutenu  la  reputation  du  nom  suedois. 

«  J'ai  fait  donner,  k  votre  recommandation,  une  pension  aux 
soeurs  du  brave  Myrin,  et  je  vous  prie  de  vouloir  bien  donner, 
en  mon  nom,  a  M.  d'Armenfeld,  la  croix  de  mon  ordre  militaire 
qu'il  a  si  bien  meritee;  c'est  y  mettre  un  nouveau  prix,  sans 
doute,  que  de  la  lui  faire  recevoir  des  mains  de  son  brave  ge- 
neral. 

«  C'est  avec  les  sentiments  de  la  plus  parfaite  consideration 
que  je  suis,  monsieur  le  prince,  votre  affectionne 

«  GUSTAVE.  » 

—  UEmharras  desrichesses,  comedie  lyrique,  en  trois  actes, 
representee  pour  la  premiere  fois,  par  I'Academie  royale  de 
musique,  le  mardi  26  novembre,  a  ete  jugee  avec  plus  de  seve- 
rite  qu'un  ouvrage  de  ce  genre  ne  semble  en  meriter.  Les  paroles 
sont  de  M.  Lourdet  de  Santerre,  auteur  de  Colinette  it  la  cour  -, 
la  musique  de  Gretry.  Le  titre  et  le  sujet  du  poeme  sont  pris 
d'une  ancienne  comedie  du  theatre  italien,  de  d'Alainval,  qui, 


DEGEMBRE   1782.  mi 

apr^s  avoir  fait  VEmharras  des  richesses,  fmit  par  ailea*  mourir 
tres-philosophiquement  a  I'hopital. 

La  musique  de  VEmharras  des  richesses  est  remplie  diedioses 
agreables;  elle  est  peut-etre  meme  plus  soignee  que  cdle  de 
Colinette  d,  la  cour;  mais  on  y  a  trouve  plus  de  reminisceBces  «t 
moins  de  variete. 

Yoici  un  extrait  du  nouvel  opera,  qui  pent  siiippljeer  k  tout 
ce  que  nous  avons  oublie  d'en  dire  : 

Air  de  la  Bequille  du  pere  Barnabas. 

On  donne  k  TOpera 
VEmharras  des  richesses, 
Mais  il  rapportera, 
Je  crois,  fort  peu  d'especes. 
Get  opera-comique 
Ne  reussira  pas, 
Quoique  Tauteur  lyrique 
Ait  fait  son  embarras. 
Erabarras  d'interets, 
Embarras  de  paroles, 
Embarras  de  ballets, 
Embarras  dans  les  r61est 
Enfin  de  toute  sorte. 
On  ne  voit  qu'embarras ; 
Mais  allez  k  la  porte, 
Vous  n'en  trouverez  pas. 

—  La  Nouvelle  Omphale,  comedie  en  trois  actes  et  en  prose, 
melee  d'ariettes,  a  ete  donnee,  pour  la  premiere  fois,  sur  le 
theatre*  de  la  Gomedie-Italienne,  le  jeudi  22  novembre.  Les 
paroles  sont  deM.de  Beaunoir,  ci-devant  connu  sous  le  nom  de 
M.  I'abbe  Robineau,  attache  a  la  Bibliotheque  du  roi;  nous  lui 
devons  V Amour  que teur  et  beaucoup  d'autres  chefs-d'oeuvre  qui 
ont  fait  et  qui  feront  encore  longtemps  les  delices  du  theatre  de 
Nicolet  et  d'Audinot ;  la  musique  est  du  sieur  Floquet. 

G'est  le  conte  si  connu  de  Senece,  intitule  Camille,  ou  la  Ma- 
nUre  de  filer  le  parfait  amour,  qui  a  fourni  le  sujet  de  la  Nou- 
velle Omphale.  Dans  le  conte,  la  sc^ne  se  passe  au  temps  de 
Charlemagne  ;  dans  la  comedie,  sous  le  regne  de  Henri  IV.  II  n'y 
est  question  ni  de  I'Enchanteur,  ni  de  la  Figure  de  cire  blanche 
dont  la  couleur  doit  se  conserver  pure  si  Camille  est  sage,  et 


232  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

devenir  noire  si  elle  devient  infid^le;  mais,  a  rexception  de  ces 
circonstances  qu'il  eut  ete  difficile  de  faire  reussir  au  theatre,  tout 
se  passe  a  peu  pres  dans  le  drame  comme  dans  le  conte.  Le 
denoument  est  fort  adouci.  Le  jeune  fat,  au  lieu  d'etre  depouille 
de  tous  ses  biens  et  promene  dans  le  camp  de  Charlemagne  une 
quenouille  au  cote,  revient  de  son  erreur,  continue  d'etre  I'ami 
du  mari,  de  M.  de  Montendre,  et  Camille  consent  meme  a  le  nom- 
mer  son  chevalier. 

La  marche  du  poeme  est  froide  et  lente,  le  denouement  de 
nul  elTet;  il  est  prevu  et  n'en  est  pas  plus  heureusement  amene. 
On  a  trouve  generalement  le  caract^re  de  la  musique  trop  uni- 
forme ;  mais  on  y  a  remarque  differents  morceaux  qui  sont  au- 
dessus  de  tout  ce  que  nous  avons  vu  jusqu'ici  de  M.  Floquet;  la 
finale  du  second  acte  a  eu  le  plus  grand  succ^s  et  nous  a  paru 
du  meilleur  genre. 

—  C'est  le  lundi  16  decembre  qu'on  a  represente,  pour  la 
premiere  fois,  au  Th^atre-Fran^ais,  le  Vieux  Garcon^  comedie 
en  cinq  actes  et  en  vers,  par  M.  Du  Buisson,  auteur  de  Thamas- 
Kouli-Kan.  Quelque  mediocre  qu*en  ait  ete  le  succ^s,  Touvrage 
nous  a  paru  assez  estimable  pour  meriter  au  moins  une  critique 
reflechie.  Le  vieux  gar^on  est  un  nouveau  celibataire,  et  c'est 
probablement  le  Saint-Geran  du  CHibataire  de  Dorat  qui  a  fait 
naitre  la  premiere  idee  de  celui-ci.  On  ne  pent  s'empecher  d'ob- 
server,  k  cette  occasion,  que  les  travers  qui  semblent  les  plus 
propres  aux  mcjeurs  de  ce  si^cle  n'ont  pas  ete  jusqu'ici  les  plus 
heureux  au  theatre.  Nous  y  avons  vu  paraitre  successivement 
deux  Celibataires  et  deux  figoistes ;  aucun  n'a  fait  fortune.  Serait- 
ce  uniquement  la  faute  des  peintres  de  nos  jours?  ne  serait-ce 
pas  aussi  celle  de  leurs  modules?  Nos  vices  ne  seraient-ils bons  k 
rien,  pas  m^me  a  fournir  de  bons  originaux  k  la  comedie?  Un 
tel  paradoxe  ne  serait  pas  bien  difficile  a  soutenir,  mais  ce  n'est 
pas  ce  qui  doit  nous  occuper  dans  ce  moment. 

On  ne  pent  refuser  a  I'auteur  quelques  intentions  nouvelles  et 
heureuses ;  I'idee  d' avoir  donne  au  vieux  garcon  un  fils  naturel 
est  un  trait  de  genie,  et  par  I'inter^t  qu'il  pouvait  repandre  dans 
toute  Taction  du  drame,  et  par  la  morale  utile  et  frappante  que 
cette  circonstance  am^ne  naturellement.  Quelques  defauts  qu'on 
puisse  reprendre  d'ailleurs  dans  cet  ouvi'age,  les  moeurs  et  I'hon- 
n^tet6  qu'il  respire  semblaient  solliciter  en  sa  faveur  plus  d'indul- 


DfiCEMBRE  1782.  233 

gence  qu'il  n'en  a  obtenu.  Le  style  en  est  fort  inegal :  quelquefois 
trop  eleve,  plus  souvent  trop  bourgeois ;  il  fourmille  de  fautes 
de  ton  et  de  gout ;  mais  on  y  a  remarque  un  assez  grand  nombre 
de  vers  doux,  sensibles  et  d'une  belle  simplicite.  Nous  nous 
reprocherions  d' avoir  oublie  ceux-ci : 

R6par6!  de  ce  mot  combien  I'effet  est  rare! 

On  sait  quand  on  outrage,  et  non  quand  on  repare. 

Le  role  du  vieux  garcon  a  ete  joue  indignement  par  le  sieur 
Preville.  M"*  Contat,  qui  fait  tons  les  jours  de  nouveaux  progr^s, 
a  paru  charmante  dans  celui  de  Sophie. 

LA    VIEILLE    DE    SEIZE    ANS , 

ROMANCE, 
PAR    M.    GROUVELLE  *. 

Sur  I'air  :  A  cet  affront  devions-nous  nous  attendre? 

Lise  k  quinze  ans  plut  et  fut  peu  cruelle ; 
Mais  Lise,  h61as!  futquitt^e^  seize  ans. 
La  pauvre  enfant  alors,  n'accusant  qu'elle, 
Crut  d'etre  aimable  avoir  pass6  le  temps. 

Son  miroir  m^me,  h  ses  yeux  pleins  de  larmes, 
Ne  montrait  plus  ni  beauty,  ni  fraicheur; 
Toute  charmante  elle  pleurait  ses  charmes, 
Et  cet  air  simple  exprimait  son  erreur  : 

«  J'avais  quinze  ans  quand  tu  me  trouvais  belle, 
Un  an  d6truit  ma  beauts,  ton  ardeur. 
Mon  cceur,  h61as  !  t'aime  encore  infidele ; 
Mais  k  seize  ans  peut-on  offrir  son  cceur  ? 

«  Tu  me  pressais;  quel  feu!...  quelle  tendresse!... 
Mais  j'ai  seize  ans;  adieu  tous  tes  d^sirs  ! 
Du  doux  plaisir  je  sens  encor  Tivresse ; 
Mais  j'ai  seize  ans ;  adieu  tous  tes  plaisirs  I 

«  Ouoi !  vingt  printemps  que  toi-meme  as  vus  naitre 
A  tous  les  yeux  n'ont  fait  que  t'embellir  I 

1.  Grouvelle  (Philippe-Antoine),  n6  en  1758,  mort  en  1806,  editeur  des  Lettres 
de  madame  de  Sevigne,  Paris,  1805,  8  vol.  in-8*'. 


234  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Moi,  j'ai  seize  ans,  je  n'ose  plus  paraitre ; 
Un  an  d'amour  a  done  pu  me  vieillir  ! 

«  Hier  Damon,  qui  me  poursuit  sans  cesse, 
M'offrait  un  coeur  tout  pret  k  s'enflammer; 
Allez,  lui  dis-je,  allez  k  la  jeunesse  : 
Moi,  j'ai  seize  ans,  on  ne  doit  plus  m'aimer. 

«  Mais  non,  cruel,  reviens  h  ta  berg^re, 
Reviens,  pardonne  b.  mes  seize  printemps ; 
SMI  faut  quinze  ans,  perfide,  pour  te  plaire, 
Viens ;  dans  tes  bras  j'aurai  toujours  quinze  ans.  » 


CHARADE-CALEMBOUR,    POUR   LA   FETE   D   UN   NICOLAS, 
ATTRIBUI^E    A   M.   DE    BODFFLERS. 

II  a  fallu,  mes  chers  amis, 

Toujours  des  coqs  pour  coquernospoulettes; 

II  a  fallu  toujours  des  nids 

Pour  y  d^poser  leurs  petits. 

De  tout  temps  les  jeunes  fiUettes 
Tendent  des  lacs  ou  tons  nos  coeurs  sont  pris. 
Et  de  ces  nids,  de  ces  coqs,  de  ces  lacs 

L' Amour  a  form6  Nicolas. 


EPIGRAMME    DE    M.    LE    MARQUIS    DE     XI3IENES, 

APRfeS    AVOIR    LU    LE     DERNIER     OUVRAGE     DE     M.    L'ABB^     DE    MABLY 
SUR    LA     MANlfeRE     d'^CRIRE    l'hISTOIRE. 

Apprenez,  badauds,  apprenez 

Pourquoi  ce  niais  de  Voltaire 

Ne  vit  pas  au  bout  de  son  nez  : 

II  loua  Condillac  et  ne  lut  point  son  fr6re. 

—  M'"'  la  comtesse  de  Bussy  avait  prophetise  a  la  reine,  lors 
de  sa  premiere  grossesse,  un  Dauphin;  la  prophetie  ne  se  verifia 
pas,  et  la  reine  en  fit  faire  des  reproches  au  joli  poete,  qui  s'ex- 
cusa  ainsi  : 


Oui,  pour  fee  6tourdie  k  vos  traits  je  me  livre ; 
Mais  si  ma  prophetie  a  manqu6  son  effdt, 
II  faut  vous  I'avouer,  c'est  qu'en  ouvrant  mon  livre 
J'avais  pour  le  premier  pris  le  second  feuillet. 


DECEMBRE    1782.  235 

—  Toutes  les  Lettres  galantes  du  chevalier  d'Her,,,^\a\ent- 
elles  le  billet  qu'on  vient  de  nous  confier?  II  est  d'un  president 
de  com*  souveraine,  et,  sur  la  connaissance  que  nous  avons  de 
r esprit  et  du  style  de  I'liomme,  nous  croyons  pouvoir  en  garantir 
I'authenticite.  Notre  president  entretenait  M"^  Desorages;  mais, 
comme  il  ne  lui  donnait  que  quinze  louis  par  mois,  il  avait  fallu 
consentir  qu'elle  en  re^ut  trente  d'un  fermier  general  qui  parta- 
geait  avec  lui  I'honneurde  ses  bonnes  graces.  Toutes  les  fois  que 
le  financier  arrivait,  on  faisait  disparaitre  notre  robin.  Un  soir,  la 
surprise  fut  si  imprevue  qu'on  n'eut  que  le  temps  de  le  cacher 
derriere  le  rideau  d'une  fenetre  ouverte ;  I'appartement  etait  a 
I'entre-sol  et  donnait  sur  un  jardin  public.  Notre  president  ne  fut 
pas  aussi  tranquille  dans  saretraite  que  la  demoiselle  I'eut  desire; 
en  passant  devant  le  rideau,  elle  lui  detacha  un  si  grand  coup  de 
poing  qu'il  en  sauta  par  la  fenetre.  Yoici  ce  que  cet  amant  mal- 
heureux  lui  ecrivit  le  lendemain  : 

«  Mademoiselle,  le  coup  de  poing  que  vous  m'avez  donne  hier 
dans  le  dos  ne  me  sort  point  de  la  tete  ;  je  crois  que  j'en  resterai 
boiteux.  Ainsi  trouvez  bon  que  je  ne  vous  aime  plus,  et  ne  soyez 
point  surprise  si  je  cesse  de  vous  voir.  G'est  dans  ces  sentiments^ 
que  je  serai  toute  ma  vie  votre  tendre  et  fidele  amant,  le  presi- 
dent de  ***.  » 

—  Le  zele  infatigable  des  Comediens  italiens  vient  d'enrichir 
encore  leur  repertoire  de  deux  nouveautes,  V Indigent  %  drame 
de  M.  Mercier,  et  Aiuiximandre,  petite  comedie,  en  un  acte  et 
en  vers,  de  M.  Andrieux,  donnee  le  vendredi  20  de  ce  mois. 
V Indigent  est  imprime  depuis  si  longtemps  que  nous  nous  dis- 
penserons  d'en  faire  I'analyse ;  il  suffira  de  remarquer  que  cette 
piece,  malgre  tous  ses  defauts,  le  romanesque  de  sa  conduite, 
I'emphase  de  son  style  et  un  grand  nombre  de  details  de  mau- 
vais  gout,  n'est  cependant  pas  sans  elTet  au  theatre ;  on  y  trouve 
des  situations  interessantes,  une  morale  sensible,  des  mots  d'ame 
et  de  verite.  Le  role  du  notaire  est  tr^s-neuf  et  tres-beau ;  celui 
du  jeune  Dulys  a  ete  parfaitement  bien  rendu  par  le  sieur 
Granger. 

Anaximandre  est   un  philosophe  amoureux  de  sa  pupille- 


i .  Par  Fontenelle. 

2.  Represente  pour  la  premiere  fois  le  22  novembre.  (Meister.) 


236  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

et  honteux  de  I'^tre.  Apr^s'  lui  avoir  arrache  son  secret,  on  lui 
apprend  que,  pour  se  faire  aimer,  il  faut  devenir  plus  aimable, 
acquerir  des  talents,  meme  ceux  qui  passent  pour  frivoles,  et,  en 
consequence,  on  lui  fait  prendre  une  lecon  de  danse.  Cette  lecon 
ne  suffit  pas.  On  fait  intervenir  un  oracle  :  les  dieux  ont  decide 
qu'Anaximandre  ne  plairait  a  sa  pupille  qu'apr^s  avoir  sacrifie 
aux  Graces.  II  obeit,  et  soudain  il  se  fait  dans  toute  sa  personne 
un  si  grand  charlgement,  qu'Aspasie,  c'est  le  nom  de  sa  pupille, 
le  meconnait.  II  profite  de  1' illusion  pour  eprouver  son  coeur ;  il 
voit  qu'elle  pref^re  Anaximandre  a  tons  ses  rivaux.  Transporte 
de  joie,  il  tombe  a  ses  genoux,  se  fait  connaitre  et  obtient  le 
prix  de  I'amour  le  plus  tendre.  Le  sujet  de  cette  bagatelle  n'a 
pas  plus  de  vraisemblance  que  d'inter^t  et  de  mouvement ;  mais 
elle  n'en  a  pas  moins  reussi,  grace  au  jeu  piquant  des  acteurs,  et 
surtout  du  sieur  Granger,  qui  donne  au  role  du  philosophe 
amant  toutes  les  nuances  dont  il  pouvait  etre  susceptible*  Le 
style  de  ce  petit  ouvrage  a  paru  d'ailleurs  plein  de  grace,  de 
fraicheur  et  de  facilite;  c'est  le  premier  essai  dramatique  de 
M.  Andrieux. 

—  UEspion  dhmlisd  ^  brochure  attribuee  peut-etre  fort 
injustement  au  chevalier  de  Rutlidge\  auteur  de  la  Quinzaine 
anglaise;  avec  cette  epigraphe  :  Fdiciter  audax.  Nous  ne  nous 
serious  pas  permis  de  parler  de  cet  ouvrage  de  ten^bres,  si  le 
malheur  du  libraire  de  Neufchatel,  qui  a  eu  I'imprudence  de  I'im- 
primer,  et  qui,  a  la  requite  des  puissances,  en  a  et6  gri^vement 
puni,  ne  lui  avait  pas  donne  une  sorte  de  celebrite.  Cet  eclat, 
consigne  dans  plusieurs  papiers  publics,  a  pu  contribuer  a  le 
faire  rechercher  dans  les  pays  Strangers,  et  il  n'est  peut-6tre 
pas  inutile  de  prevenir  I'impression  qu'y  peuvent  faire  des 
libelles  de  ce  genre,  ou  quelques  verites,  melees  plus  ou  moins 
adroitement  aux  plus  grossiers  mensonges,  en  aggravent  encore 
I'atrocite.  Qui  pourrait  lire  sans  indignation  tout  ce  qui  concerne 
la  mort  de  M'"^  la  Dauphine?  On  y  livre  aux  soupcons  de  la 
plus  infame  calomnie  un  ministre  aussi  connu  par  la  franchise  et 
la  gen^rosite  de  son  caract^re  que  par  la  souplesse  et  la  leg^ret^ 
de  son  esprit.  En  se  servant  avec  art  de  quelques  gaucheries  du 


1.  En  eflfet  ce  volume,  Londres,  1782,  in-S",  est  de  Baudouin  de  Guemadeuc, 
ancien  maitre  des  requStes.  (T.) 


DECEMBRE    1782.  237 

docteur  Tronchin  et  de  quelques  imprudences  de  I'abbe  Galiani, 
on  s'est  flatte  de  donner  au  plus  horrible  roman  un  air  de  vrai- 
semblance ;  mais  il  n'y  a  que  des  lecteurs  imbeciles  a  qui  de  si 
noirs  artifices  puissent  encore  en  imposer.  Un  chapitre  moins 
revoltant,  et  qui  porta  meme  un  assez  grand  caractere  de  verite, 
du  moins  quant  au  fond,  c'est  Thistoire  de  la  nomination  de 
M.  de  Silhouette  a  la  place  de  controleur  general.  Entre  plusieurs 
autres  distractions  de  Louis  XV,  on  y  trouve  celle-ci  :  «  II 
demanda  un  jour  a  Gradenigo,  ambassadeur  de  Venise  :  A 
Venise,  comhicn  sont-ils  au  Conseil  des  Bix? — Sire^  qua- 
rante^  repondit  1' ambassadeur...  »  —  Le  roi  ne  fit  pas  plus  d' at- 
tention a  la  reponse  qu'a  la  demande.  Ges  distractions,  qui 
tenaient  uniquement  a  la  timidite  de  son  caractere  et  a  I'em- 
barras  que  lui  causait  toute  espece  de  representation,  ne  peu- 
vent  faire  oubUer  les  mots  pleins  de  grace  et  de  finesse  qui  lui 
echapperent. 

Le  chapitre  sur  I'emeute  de  1775,  a  I'occasion  de  la  cherte 
des  grains,  ne  contient  aucune  anecdote  interessante  et  fourmille 
des  plus  insignes  faussetes;  pour  en  donner  un  exemple,  nous 
ne  citerons  que  ces  lignes  de  la  fin  :  «  Pour  la  petite  piece, 
Pezay,  qui  detestait  M.  Turgot,  determina  Thomas  a  donner  son 
ouvrage  sur  les  bles,  et  Necker  le  fit  repandre  comme  en  etant 
I'auteur...  »  L'ouvrage  De  la  Legislation  et  du  Commerce  des 
grains  a  paru  quelques  mois  avant  I'emeute.  M.  Thomas  etait 
I'ami  particulier  de  tons  les  amis  de  M.  Turgot.  II  faut  se  con- 
naitre  aussi  pen  en  style  que  I'auteur  de  ces  Memoires  pour 
confondre  celui  de  M.  Thomas  et  celui  de  M.  Necker;  il  ne  faut 
point  du  tout  connaitre  ce  dernier  pour  penser  qu'il  voulut  jamais 
avouer  une  page  ni  de  M.  Thomas  ni  de  quelque  homme  de  let- 
tres  que  ce  puisse  etre. 

La  conversation  pretendue  de  M.  de  Maurepas  sur  1' educa- 
tion du  roi  n'a  rien  qui  reponde  a  I'interet  du  titre ;  ce  sont  des 
lieux  communs,  des  portraits  sans  caractere,  et  qui  n'ont  pas 
meme  la  sorte  d' esprit  que  donnent  quelquefois  I'audace  et  la 
malignite. 

La  Notice  historique  sur  les  intendants  et  maitres  des  requetes 
n'est  qu'un  catalogue  d'injures.  Parmi  les  pieces  fugitives  que 
Tauteur  s'est  permis  d'inserer  dans  ce  recueil,  une  des  plus 
impertinentes  est  sans  doute  I'epigramme  suivante  contre   le 


238  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

marecbal  de  Duras,  a  qui  les  amis  de  Linguet  s'obstinent  tou- 
jours  d'attribuer  la  plus  facheuse  de  ses  disgraces  : 

Monsieur  le  mar^chal,  pourquoi  tant  de  reserve  ? 

Quand  Linguet  le  prend  sur  ce  ton. 
Que  ne  le  faites-vous  mourir  sous  le  baton, 

Afin  qu'une  fois  il  vous  serve  ! 

Moins  long,  moins  confus,  on  eut  trouve  le  conte  de  la  mystifi- 
-cation  de  V Scran  du  rot  assez  plaisant  \  L'aventure  tres-inde- 
-cente  et  tr^s-comique  du  juif  Peixotto  a  passe  constamment  pour 
etre  vraie ;  mais  quel  inter^t  peut-on  trouver  a  conseiTer  le  sou- 
venir de  pareilles  ordures?  Encore  une  fois,  si  I'ouvrage  avail 
fait  moins  de  bruit,  on  se  reprocherait  m^me  de  I'avoir  cite. 
— Histoire  de  lavieprMe  des Francais depuis Vorigine  de  la 
nation  jusquci  nos  jours ^  par  M.  Le  Grand  d'Aussy,  auteur  des 
Fabliaux  ou  Contes  du  xii®  et  du  xiir  si^cle^  traduits  ou  extraits 
■d'apres  divers  manuscrits  du  temps,  etc.  Trois  volumes  in-S", 
avec  cette  epigraphe : 

Si  quid  novisti  rectius  istis 
Candidas  imperti;  si  non,  his  utere  mecum. 

L'ouvrage,  dont  ces  trois  volumes  ne  sont  que  le  commen- 
cement, sera  divise  en  quatre  parties.  La  premiere  traite  de  la 
nourriture;  c*est  celle  que  nous  avons  I'honneur  de  vous  annon- 
€er.  La  seconde  traitera  du  logement,  la  trbisi^me  des  habille- 
ments,  la  quatri^me  des  divertissements  ou  jeux.  L' auteur  a 
«enti  lui-raeme  qu'a  Taspect  de  ce  qu'a  fourni  le  seul  article  de 
la  nourriture,  on  pourrait  etre  effraye  d'avance  de  la  multitude 
de  volumes  que  pourraient  produire  les  parlies  suivantes ;  mais 
il  a  Tallention  de  nous  rassurer  en  nous  prevenant  que  cette 
premiere  partie  est  seule  aussi  abondante  que  les  trois  autres 
■ensemble;  quelque  consolante  que  soil  raltenlion  de  M.  Le  Grand 
pour  ses  lecteurs,  elle  ne  saurait  faire  oublier  tons  les  details 
fastidieux  dont  cette  premiere  partie  est  surchargee.  On  a  bien 
tache  de  la  semer  d' anecdotes,  de  rapprochements  curieux,  de 
•digressions  inleressanles ;  mais  il  n'en  faut  pas  moins  une 
patience  peu  commune  pour  suivre  une  lecture  dont  le  fond  est 

1.  L'auteurde  VEspion  devalise  idHi  a  tort  jouer  par  un  etranger  le  role  du  Mys- 
tifi^ :  on  sjQit  que  ce  fut  Polnsinet  qui  le  remplit.  (T.) 


DfiCEMBRE  1782.  239 

par  lui-meme  si  froid  et  si  minutieux.  Des  sujets  de  ce  genre  ne 
sauraient  etre  approfondis  avec  interet;  et,  quelque  peine  qu'on 
ait  prise  pour  y  reussir,  le  public  vous  en  sait  toujours  peu  de 
gre ;  ce  sont  des  objets  dont  il  ne  faut  donner  que  la  fleur,  au 
risque  de  laisser  ignorer  a  jamais  la  fatigue,  les  soins  qu'il  en  a 
coute  pour  decouvrir  cette  fleur  et  pour  en  oter  toutes  les  epines. 
G'est  au  gout  seul  a  faire  de  bonnes  compilations;  et  quel  est 
I'homme  de  gout  qui  ait  le  courage  d'entreprendre  les  recherches 
ennuyeuses  que  cette  espece  de  travail  exige? 

M.  Le  Grand  se  loue  fort,  dans  sa  preface,  des  secours  que 
lui  a  procures  M.  le  marquis  de  Paulmy;  mais  il  ne  dissimule 
pas  que  depuis  un  certain  temps  il  a  eu  beaucoup  a  s'en  plain- 
dre,  et  laisse  meme  entendre  assez  clairement  que  ce  protecteur 
litteraire  n'a  pas  dedaigne  de  s'approprier  une  grande  partie  de 
son  travail  dans  ses  Mdanges  tirh  d'une  grande  hiblioiheque^ 
II  n'est  pas  fort  aise  de  juger  une  pareille  querelle,  et  il  importe 
sans  doute  assez  peu  a  la  posterite  de  savoir  au  juste  comment  la 
decider. 

—  M^oire  sur  le  passage  du  Nord^  qui  contient  aussi  des 
reflexions  sur  les  glaces,  par  le  due  de  Groy.  Brochure  in-/i°. 
On  ne  vit  peut-etre  jamais  autant  de  dues  et  de  pairs  occupes 
d'arts  et  de  connaissances  utiles  que  nous  pourrions  en  compter 
dans  ce  moment,  et  le  bon  abbe  de  Saint-Pierre  aurait  fort  mau- 
vaise  grace  a  dire  aujourd'hui  qu'il  etait  encore  a  chercher  quel 
usage  on  pourrait  tirer  en  France  des  dues  et  des  marrons 
d'Inde.  Le  M^moire  de  M.  le  due  de  Groy  renferme  beaucoup 
de  reflexions  importantes  et  curieuses  sur  les  differentes  esp^ces 
de  glaces  et  sur  leur  formation,  sur  la  cause  du  plus  grand  froid 
et  de  la  plus  grande  quantite  de  glace  vers  le  pole  sud  que  vers 
le  pole  nord.  L'Academie  des  sciences  semble  avoir  adopte  son 
opinion  sur  ce  passage,  cherche  avec  tant  d'opiniatrete  par  les 
plus  fameux  navigateurs ;  cette  opinion  se  reduit  a  ceci :  Si  ce 
passage  par  le  Nord  existe,  il  n'est  pas  assez  libre  pour  etre  pra- 
ticable,  et  ne  sera  jamais  d'aucune  utilite  ni  pour  le  commerce 
ni  pour  la  navigation.  G'est  un  resultat  dont  il  faut  lire  les 
preuves  dans  le  Memoire  meme;  elles  y  sont  developpees  d'une 
manifere  si  concise,  qu'il  serait  a  peu  pres  impossible  d'en  faire 
I'extrait  sans  copier  tout  I'ouvrage. 

—  Recueil  des  pieces  inUressantes  pour  servir  a  Vhistoire 


2/|0  GORRESPONDANCE   LITT£RAIRE. 

des  Hgnes  de  Louis  XIII  et  de  Louis  XIV.  Un  volume  in-12, 
avec  plusieurs  portraits  soigneusement  graves,  par  Le  Bert,  sur 
les  dessins  de  Dugourc.  L'editeur  de  ce  recueil  est  M.  de  La  Borde, 
ancien  valet  de  chambre  du  roi,  auteur  de  plusieurs  operas  et  de 
VEssai  sur  Vhistoire  de  la  musique.  On  y  voit  toutes  les  pieces  du 
proems  de  Henri  de  Talleyrand,  comte  de  Chalais,  decapite  en  1620. 
Ces  pieces,  copiees  d'apr^s  les  litres  originaux  conserves  dans  la 
bibliotheque  de  M.  le  marechal  de  Richelieu,  peuvent  seiTir  a 
eclaircir  quelques  points  d'histoireassez  interessants.  On  y  trouve, 
par  exemple,lapreuveevidente  que  le  marechal  d'Ornano  mourut 
de  maladie  dans  sa  prison  de  Vincennes,  et  non  pas  de  poison, 
ainsi  que  presque  tons  les  historiens  le  laissent  soupconner.  La 
lettre  de  Marion  de  Lorme,  qui  termine  ce  recueil  est  uneespece 
de  roman  historique,  donl  I'objet  principal  est  de  rend  re  vraisem- 
blable  I'anecdote  rapportee  dans  VEssai  sur  VhistoiH  de  la  mu- 
sique^ qui  fait  vivre  cette  femme  cel^bre,  nee  comme  Ton  sait, 
le  16  mars  1606,  jusqu'au  5  Janvier  17/il.  Ce  qu'il  y  a  de  cer- 
tain, c'est  qu'a  cette  derni^re  epoque  mourut  une  femme  extre- 
mement  agee  qui  portait  le  meme  nom  de  famille  que  Marion 
de  Lorme,  et  qui  se  souvenait,  disait-elle,  d'avoir  vu  le  cardinal 
de  Richelieu  et  la  cour  de  Louis  XIII :  sans  secours,  sans  parents, 
elle  ne  subsistait  plus  que  des  aumones  de  la  paroisse.  Ces  faits 
sont  attestes  d'une  mani^re  assez  authentique  parson  extrait  mor- 
tuaire  leve  a  Saint- Paul,  et  par  le  temoignage  de  plusieurs  per- 
sonnes  qui  I'ont  vue  dans  les  derni^res  annees  de  sa  vie. 

—  Mizrim,  ou  le  Sage  a  la  cour^  histoire  ^gyplienne,  A 
Neufchdtely  de  V imprimerie  de  la  SociiU  typographique.  Bro- 
chure in-8%  par  M.  Brissot  de  Warville,  de  Metz  \  auteur  d'un 
roman  intitule  Adelaide. 

C'est  la  fable  du  Berger  et  du  Roi,  delayee  en  prose ;  des  lieux 
communs  de  morale  politique,  des  vues  de  justice  et  d'equite, 
mais  qui  n'ontrien  que  de  vague  quant  au  fonds,  et  dontledeve- 
loppement  manque  egalement  d'interet  et  d'originalite.  On  s'est 
obstine  a  y  chercher  des  allusions  flatteuses  pour  M.  Necker,  et, 
quelque  indiff^rente  que  soit  la  brochure  en  elle-meme,  nous 
avons  cru  devoir  lui  faire  I'honneur  d'en  defendre  le  debit,  du 

1.  Brissot  de  Warville,  ne  a  Chartres,  "et  non  i  Metz,  le  14  Janvier  1754,  n'est 
pas  I'auteur  d' Adelaide,  non  plus  que  de  Mizrim,  qui  est  de  J.-A.  Perreau,  de 
Nemours. 


DEGEMBRE   1782.  2Z|1 

moins  publiquement.  L'ouvrage  est  deja  trop  connu,  peu  de  gens 
en  seront  les  dupes,  et  cette  defense,  aujourd'hui,  n'ajoutera 
presque  rien  a  son  succes. 

—  Le  Pot-aux-roses,  on  Corresjjondance  secrete  et  familUre 
de  r honorable  Thomas  Boot,  cordonnier  royal,  avec  S.  M. 
Georges  lll^  roi  de  la  Grande-Bretagne  et  ses  ministres,  les 
lords  Stormont,  Sandivich,  Germaine  et  Norths  sur  les  affaires 
prtsentes  de  VEurope.  Un  volume  in-8°.  Geci  a  tout  a  fait  I'air 
de  I'ouvrage  d'un  homme  qui  n'a  pris  la  plume  que  pour  ne  pas 
mourir  de  faim.  Ce  motif  ne  saurait  etre  blame,  mais  I'ouvrage 
n'est  ni  moins  plat  ni  moins  fastidieux ;  on  n'y  trouve  aucune  vue 
nouvelle,  aucune  anecdote  piquante ;  ce  sont  des  raisonnements 
d'un  politique  de  cafe,  des  injures  dignes  de  pareils  raisonne- 
ments ,  quelques  plaisanteries  de  mauvais  ton ,  et  voila  tout  le 
Pot-aux-rosesdeV honorable  Thomas  Boot, 

—  OEuvres  meUes  de  M.  le  chevalier  de  Boufflers  et  de 
M.  le  marquis  de  Villetie.  Un  volume  in-16.  Ce  qu'il  y  a  de  plus 
neuf  et  de  plus  curieux  dans  ce  volume,  ce  sont  quelques  lettres 
tres-paternelles  de  M.  de  Voltaire  a  M.  de  Villette.  Dans  la  pre- 
face, les  editeurs  encouragent  c6  dernier  a  ne  pas  hesiter  a  faire 
connaitre  au  public  un  petit  ouvrage  qui  a  pour  titre  :  Conver- 
sations de  Ferney,  recueil  tr^s-precieux  et  qui  ne  pent  qu'ajouter 
a  la  reputation  qu'il  s'est  acquise  par  les  graces  de  son  esprit  et, 
comme  le  disait  Voltaire,  par  les  chames  de  sa  causerie.  Nous 
doutons  que  cet  ouvrage  puisse  jamais  etre  publie,  mais  nous  ne 
desesperons  point  d'obtenir  la  permission  d'en  inserer  quelques 
fragments  dans  ces  feuilles^ 

—  VAge  d'or,  recueil  de  contes  pastor aux,  par  le  berger 
Sylvain;  a  Mytilene  et  k  Paris,  chez  Guillot,  in-24.  Le  berger 
Sylvain  est  M.  Sylvain  Marechal,  I'auteur  de  plusieurs  quatrains 
heureux,  de  quelques  Odes  anacreontiques,  et  surtout  des  jolies 
stances  A  mon  pointier.  Ces  nouveaux  contes  ne  sont  que  de 
tres-faibles  imitations  des  poemes  champetres  de  M.  Gessner;il 
est  tres-aise  de  prendre  la  maniere  de  ce  genre,  mais  on  pent 
r avoir  saisie  et  rester  encore  fort  loin  du  gout  antique,  de  la 
grace  et  de  la  verite  qui  distinguent  si  heureusement  le  genie  du 
Theocrite  de  nos  jours. 

I.  Get  ouvrage  n'a  jamais  paru,  et  Meister  n'a  pas  tenu  sa  promesse. 
XIII.  ^6 


2h2  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

—  Reflexions  de  Machiavel  sur  la  premidre  decade  de  Tite^ 
Live.  Nouvelle  traduction  precedee  d'un  discours  preliminaire  par 
M.  D.  M.  D.  R.  ^  Cette  traduction  est  tr^s-superieure  a  celle  que 
nous  connaissons.  11  y  a  dans  le  discours  preliminaire  plusieurs 
discussions  interessantes  et  qui  meritent  une  analyse  plus  detaillee. 
Nous  y  reviendrons  dans  un  autre  moment. 


1783. 

JANVIER. 

La  pi^ce  de  vers  suivante,  dont  il  court  des  copies  manu- 
scrites,  est  certainement  d'un  auteur  exerce ;  mais  elle  excite  la 
curiosite  autant  par  la  licence  des  idees  que  par  le  talent  qui  s'y 
faitremarquer^ 

LES    PARADIS. 

L'autre  monde,  Zelmis,  est  un  monde  inconnu 

Ou  s'6gare  notre  pens6e. 
D'y  voyager  sans  fruit  la  mienne  s'est  lass6e; 

Pour  toujours  j'en  suis  revenu. 

J'ai  vu  diins  ce  pays  des  fables 
Les  divers  paradis  qu'imagina  Perreur  : 

11  en  est  bien  peu  d'agr6ables ; 
Aucun  n'a  satisfait  mon  esprit  et  mon  coeur. 

Vous  mourez,  nous  dit  Pythagore  ; 
Mais  sous  un  autre  nom  vous  renaissez  encore, 
Et  ce  globe  k  jamais  est  par  vous  habits. 
Gpois-tu  nous  consoler  par  ce  triste  mensonge, 
Philosophe  imprudent  et  jadis  trop  vant6  ? 
Dans  un  nouvel  ennui  ta  fable  nous  replonge. 
Mens  k  notre  avantage,  ou  dis  la  v6rit6.     , 

Celui-li  mentit  avec  grace 
Qui  cr^a  P£lys6e  et  les  eaux  du  L6th6. 

1.  De  Menc,  maitre  des  requites. 
•     2.  Cette  phrase  d'introduction  manque  dans  le  manuscrit  de  Gotha,  qui  nomme 
en  toutes  lettres  I'auteur  :  Parny. 


JANVIER   1783.  2^3 

Mais  dans  cet  asile  enchant^ 
Pourquoi  Tamour  heureux  n'a-t-il  pas  une  place  ? 
Aux  douces  voluptes  pourquoi  I'a-t-on  ferme  ? 
Du  calme  et  du  repos  quelquefois  on  se  lasse ; 
On  ne  se  lasse  point  d'aimer  et  d'etre  aim6. 

Le  dieu  de  la  Scandinavie, 

Odin,  pour  plaire  k  ses  guerriers, 

Leur  promettait  dans  I'autre  vie 
Des  armes,  des  combats,  et  de  nouveaux  lauriers. 
Attache  des  I'enfance  aux  drapeaux  de  Bellone, 
J'honore  la  valeur,  k  d'Estaing  j'applaudis ; 

Mais  je  pense  qu'en  paradis 

On  ne  doit  plus  tuer  personne. 

Un  autre  espoir  s6duit  le  n^gre  infortun^ 

Qu'un  marcliand  arracha  des  deserts  de  TAfrique. 

Courbe  sous  un  joug  despotique, 
Dans  un  long  esclavage  il  languit  enchaine. 
Mais  quand  la  mort  propice  a  fini  ses  miseres, 
II  revole  joyeux  au  pays  de  ses  peres, 
Et  cet  heureux  retour  est  suivi  d'un  repas. 
Pour  moi,  vivant  ou  mort,  je  reste  sur  vos  pas. 

Non,  Zelmis,  apr^s  mon  tr6pas, 
Je  ne  chercherai  point  les  bords  qui  m'ont  vu  naitre  : 

Mon  paradis  ne  saurait  etre 

Aux  lieux  ou  vous  ne  serez  pas. 

Jadis  au  milieu  des  nuages 
L'habitant  de  I'l^cosse  avait  plac6  le  sien, 
11  donnait  k  son  gr6  le  calme  et  les  orages ; 
Des  mortels  vertueux  il  cherchait  Tentretien. 

Entour6  de  vapeurs  brillantes, 

Convert  d'une  robe  d'azur, 
II  aimait  k  glisser  sous  le  ciel  le  plus  pur, 
Et  se  montrait  souvent  sous  des  formes  riantes. 

Ce  passe-temps  est  assez  doux ; 

Mais  de  ces  sylphes,  entre  nous, 

Je  ne  veux  point  grossir  le  nombre. 
J'ai  quelque  repugnance  k  n'etre  plus  qu'une  ombre  : 
Une  ombre  est  pen  de  chose,  et  les  corps  valent  mieux ; 
Gardons-les.  Mahomet  eut  grand  soin  de  nous  dire 
Que  dans  son  paradis  on  entrait  avec  eux. 

Des  houris  c'est  I'heureux  empire; 

L^,  les  attraits  sont  immortels ; 
H6b6  n'y  vieillit  point;  la  belle  Cyth6r6e, 
D'un  hommage  plus  doux  constamment  honor6e, 


2hk  CORRESPONDANGE  LITT^RAIRE. 

Y  prodigue  aux  61us  des  plaisirs  6ternels. 
Mais  je  voudrais  y  voir  un  maitre  que  j'adore  : 
L'Amour,  qui  donne  seul  un  charme  a  nos  d^sirs ; 
L'Amour,  qui  donne  seul  de  la  grace  aux  plaisirs. 
Pour  le  rendre  parfait,  j'y  conduirais  encore 

La  tranquille  et  pure  Amitie, 
Et  d'un  coeur  trop  sensible  elle  aurait  la  moiti6. 

Asile  d'une  paix  profonde, 
Ce  lieu  serait  alors  le  plus  beau  des  sdjours; 

Et  ce  paradis  des  Amours, 
Si  vous  vouliez,  Zelmis,  on  I'aurait  en  ce  monde. 


LA    CREATION 

POEME   EN    SEPT    CHANTS, 
CALOMNIEUSEMENT    ATTRIBu£    AU    CHEVALIER     DE     BOUFFLERS 

De  la  Creation  je  chante  les  merveilles, 
Sujet  neuf ;  6coutez,  ouvrez  bien  les  oreilles. 

PREMIER    CHANT. 

Rien  n'6tait;  les  brouillards  se  coupaient  au  couteau. 
L'Ksprit  d'un  pied  16ger  6tait  port6  sur  Teau. 

II  dit :  Je  n'y  vols  goutte ,  et  cr6a  la  lumi^re. 

Aussit6t  nuit,  journ^e,  et  ce  fut  la  premiere. 

SECOND   CHANT. 

Tl  place  au  ciel  les  eaux,  qui  tomb^rent  soudain, 
Et  des  le  second  jour  la  pluie  alia  son  train. 

TROISlilME   CHANT. 

Une  mer  se  rassemble  en  d6pit  des  lagunes, 
Laterre  produisit;  ce  jour  fut  pour  les  prunes. 

QDATRlfeME    CHANT. 

Mais  il  convient  encor  r^gler  chaque  saison, 
Et  d'un  mot  le  soleil  vint  dorer  Thorizon. 
BientCt,  las  d'allumer  sa  lampe  sur  la  brune 
Le  quatri^me  jour  il  fit  naitre  la  lune. 

CINQUlfeME    CHANT. 

Bien,  trfes-bien,  dit  I'Esprit,  ce  que  j'ai  fait  est  bon  ; 
Mais  il  nous  manque  encor  volatile  et  poisson. 
Peuplez-vous,  terre  et  mer ;  que  maitre  corbeau  perche  I 
Et  le  cinquieme  jour  Pfiternel  fit  la  perche. 

SIXifeME     CHANT. 

Eh  quoi !  les  animaux  n'auraient-ils  pas  de  loi  ? 
Non,  non,  pour  les  manger  creons  un  petit  roi. 


JANVIER   1783.  245 

Faisons  semblable  k  nous  ce  jeune  gentilhomme. 
II  fit  ce  souverain;  c'est  vous,  c'est  moi,  c'est  Thomme. 
Qiioi,  rhomme  seul  ?  Oh!  non;  de  sa  c6te  il  lui  fit 
De  quoi  le  divertir  et  le  jour  et  la  nuit. 

Allez  vous  faire allez,  lui  dit-il  sans  remise. 

Et  depuis  ses  enfants  y  vont  sans  qu'on  leur  dise. 

SEPTIEME    CHANT. 

C'est  ainsi  qu'en  six  jours  Tunivers  fut  b^cle, 
S'enfila  de  soi-meme  et  se  trouva  v6g[6 ; 
Et  TEsprit  en  repos,  toujours,  toujours  le  meme, 
Comme  dit  Beaumarchais,  ne  fit  rien  le  septi^me. 


TRES-HTIMBLES    REMONTRANCES 

DU    FIDfeLE    BERGER,   CONFISEUR,   RUE    DES    LOMBARDS, 

A    M.   LE    VICOMTE    DE    Sl^GUR, 

QUI    AVAIT    EN'VOYE    A    TOUTES     LES    DAMES    DE    SA    SOCIETE 

DES   PASTILLES  AVEG   DES   DEVISES   DE   SA   COMPOSITIOX  J 

PAR    M.    LE   COMTE    DE    THIARD. 

0  vous  dont  la  muse  16gere, 
L'enjouement,  la  grace  et  le  ton, 
Cueillent  les  roses  de  Cythere 
Et  les  lauriers  de  I'Helicon; 
Vous,  qui  des  amants  infideles 
Presentez  a  toutes  les  belles 
Et  les  charmes  et  le  danger, 
Avez-vous  besoin  de  voler, 
S^gur,  pour  vous  faire  aimer  d'elles, 
Les  fonds  du  Fiddle  Berger  ? 

Que  deviendront  mes  friandises, 

Mes  petits  coeurs  et  mes  bonbons  ? 

Qui  brisera  mes  macarons 

Pour  y  chercher  quelques  devises  ? 

Assur6,  pour  le  nouvel  an, 

De  Messieurs  de  TAcad^mie, 

J'avais  6puis6  leur  g6nie, 

Et  j'en  6tais  assez  content. 

Mais  pr6s  de  vous  quel  auteur  brille  ? 

Vous  poss^dez  assur^ment 

Plus  d'esprit  et  plus  de  talent 

Qu'il  n'en  tient  dans  une  pastille. 

Entre  nous  autres  confiseurs. 

Nous  Savons  ce  que  sur  les  ames 


246  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

Peuvent  produire  les  douceurs  : 
Si  done  une  des  nobles  dames 
Que  vous  peignez  si  joliment, 
S'echauffant  a  vos  douces  flammes, 
Vous  accorde  un  heureux  moment, 
Songez  au  d^dommagement 
Que  vous  devez  k  ma  boutique, 
Et  donnez-moi  votre  pratique 
Pour  le  baptfime  et  pour  I'enfant. 

—  II  n*y  a  point  eu  d'etrennes,  cette  annee,  dont  on  ait  plus 
parle  que  de  celles  que  M.  le  due  de  Penthievre  a  envoy ees  a 
M"'^  d'Orleans,  sa  petite-fille.  En  void  I'histoire  :  Aprfes  avoir  dai- 
gne  parcourir  elle-meme  tons  nos  grands  magasins  de  joujoux, 
Son  Altesse  s'etait  decidee  enfin  pour  un  beau  petit  palais  qui  a 
tousegards  semblait  meriter  la  preference.  L'idee  en  etait  neuve, 
la  structure  aussi  elegante  qu'ingenieuse  :  grace  au  jeu  d'un 
ressort  facile  k  mouvoir,  toutes  les  fen^tres  du  palais  s'ouvraient 
Tune  apr6s  I'autre,  et  Ton  y  voyait  paraitre  je  ne  sais  combien 
de  poupees  les  plus  aimables  du  monde,  Ce  joujou,  porte  a  la 
petite  princesse  au  convent  de  Belle-Ghasse,  devint  bientot  I'objet 
de  I'admiration  de  toutes  les  religieuses  rassembl6es  pour  le  voir ; 
une  des  plus  jeunes  professes  surtout  ne  se  lassait  point  de  le 
contempler;  a  force  d'en  examiner  tons  les  details,  d'en  essayer 
tons  les  ressorts,  elle  apercoit  enfin  un  petit  bouton  secret  auquel 
on  ne  s'etait  point  encore  avise  de  toucher;  son  doigt  le  presse 
avec  vivacite  :  Jesus  Marie  !  quelle  etrange  surprise  !  toutes  les 
poupees  qui  s'etaient  montrees  jusqu'alors  disparaissent,  et  sont 
remplacees  aussitot  par  les  figures  les  plus  piquantes  de  TAretiii. 
Le  scandale  fut  grand  sans  doute  pour  toute  la  communaute; 
mais  on  assure  que  la  piete  memedeM'"^  laGouvernante-Gouver- 
neur  *  ne  put  s'emp^cher  de  sourire  en  voyant  de  quelles  mains 
le  diable  avait  ose  se  servir  pour  jouer  un  pareil  tour.  Le  mar- 
chand  de  joujoux  a  ete  censure  comme  il  meritait  de  I'etre;  mais 
il  a  proteste  de  son  innocence,  et  quelque  impertinente  qu'ait  ete 
I'aventure,  il  a  ete  bien  prouve  que  le  hasard  en  avait  fait  lui 
seul  tons  les  frais. 

—  Isahelle  et  Fernanda   comedie  en   trois  actes,  en  vers, 
m^lee  d'ariettes,  paroles  de  M.  Faur,  secretaire  de  M.  le  due 

1.  M'"''  de  Genlis. 


h 


JANVIER  1783.  2^7 

de  Fronsac,  musique  de  M.  Ghampein,  a  ete  representee  pour  la 
premiere  fois,  sur  le  Theatre-Italien,  le  jeudi  9.  Le  fonds  de 
cette  petite  comedie  est  tire  d'une  piece  de  Calderon,  intitulee 
VAlcade  de  Zalamea,  On  ne  saurait  blamer  M.  Faur  d'en  avoir 
adouci  Tatrocite.  Qu'Isabelle  ne  soit  point  violee  comme  dans  la 
piece  espagnole,  que  son  ravisseur  ne  soit  point  etrangle  par  I'al- 
cade,  le  p^re  meme  de  la  jeune  personne,  a  la  bonne  heure, 
I'opera-comique  se  passe  fort  bien  de  ces  grands  ev^nements ; 
mais  ce  que  le  poete  francais  a  juge  a  propos  d'y  substituer  ne 
produit  aucune  situation  attachante  :  au  premier  acte  on  ne  s'in- 
teresse  que  faiblement  aux  amours  d'Isabelle  et  de  Fernand;  on 
les  oublie  au  second ;  on  n'en  est  gu^re  plus  occupe  autroisi^me. 
Le  projet  de  Tofficier,  qui,  ne  pouvant  voir  Isabelle  ni  s'en  faire 
aimer,  se  decide,  par  les  conseils  de  son  valet,  a  I'enlever,  est  si 
froid  qu'il  n'inqui^te  personne,  et  Ton  sait  a  peine  1' execution  de 
ce  triste  projet  qu'on  est  aussitot  rassure  sur  les  suites.  Le  peu 
de  mouvement  qu'il  y  a  dans  la  piece  vient  des  roles  accessoires, 
et  principalement  de  celui  du  fils  de  I'alcade,  jeune  homme  qui 
porte  pour  la  premiere  fois  I'habit  de  soldat,  et  qui  veut  absolu- 
ment  se  battre  contre  le  ravisseur  de  sa  sceur.  Ce  role,  qui  ressemble 
beaucoup  a  celui  de  Lindor  dans  Heureusement^  a  ete  fort  bien 
rendu  par  M"®  Dufayel.  II  y  a  quelques  couplets  agreables  dans 
le  role  de  la  suivante,  chantes  par  M'"^  Dugazon ;  ils  ont  ete  fort 
applaudis  et  meritaient  de  I'etre.  La  musique  de  cet  opera  est, 
comme  toutes  les  compositions  de  M.  Ghampein,  sur chargee  d'ac- 
compagnements,  pauvre  d'idees,  riche  de  notes,  et  par  consequent 
d'une  brillante  monotonie. 

—  VElectre  de  M.  de  Rochefort,  le  traducteur  d'Hom^re, 
est  une  imitation  ou  plutot  une  traduction  de  VElectre  de 
Sophocle  :  cette  traduction,  comme  celle  qu'il  a  faite  d'Hom^re, 
est  gauche  et  s^che.  Les  Gomediens  avaient  refuse  la  pi^ce ;  ils 
ontrecu  I'ordre  de  la  jouer  sur  le  theatre  de  la  cour;  elle  y  a  ete 
representee,  ces  jours  derniers,  avec  des  choeurs  de  la  composi- 
tion de  M.  Gossec  ;  la  tragedie  et  les  choeurs  ont  tellement 
ennuye,  que  les  Gomediens  ont  obtenu  sans  peine  de  leurs  supe- 
rieurs  la  permission  de  ne  point  la  donner  k  Paris.  On  nous  par- 
donnera  de  ne  pas  nous  etendre  davantage  sur  une  production 
dont  le  succes  a  ete  si  bien  decide. 

—  Un  etranger  ay  ant  demande  pourquoi  de  M'"^  Graig  et  de 


2A8  CORRESPONDANCE  LITTJERAIRE. 

ses  deux  soeurs  on  n'en  voyait  jamais  que  deux  k  la  fois  dans  les 
bals  et  les  assemblees  de  Philadelphie,  M.  le  chevalier  de  Chas- 
tellux  lui  fit  la  reponse  suivante  : 


LES    TROIS    GRACES    DU    NOUVEAU   MONDE 
CONTE. 

On  sait  assez  quand  et  comment 

Le  dieu  qui  lance  le  tonnerre, 

Un  jour  quMl  n'avait  rien  k  faire, 

Pour  tromper  son  d^soeuvrement, 

S'avisa  de  cr6er  la  terre. 

Trois  soeurs  en  furent  I'ornement; 

Ces  aimables  soeurs  sont  les  Graces. 

C'est  pr6s  d'elles,  c'est  sur  leurs  traces 

Qu'on  voit  les  Jeux  et  les  Plaisirs, 

Et  les  Amours  et  les  D^sirs, 

Et  la  Vive  et  tendre  Saillie, 

Et  le  timide  Sentiment, 

Et  le  Caprice  et  TEnjouement  : 

Enfin  sur  la  terre  embellie 

De  tout  ce  qui  plait  dans  la  vie 

Elles  offrent  I'assortiment 

Sur  la  terre!  non,  c'est  trop  dire  : 

11  faut  savoir  que  leur  empire 

A  I'ancien  monde  6tait  born6. 

De  vastes  mers  environn^, 

S6par6  de  notre  h6misph6re, 

A  I'affreux  oubli  condamn^, 

Enfant  n6glig6  de  sa  m^re, 

Aux  yeux  du  dieu  qui  nous  6claire 

Ce  monde-ci  n'^tait  pas  n6. 

Son  heure  vint :  heure  propice, 

Heure  favorable  aux  humains, 

Qui,  preparant  d'heureux  destins, 

Du  ciel  attesta  la  justice. 

Bientdt  il  fut  determine 

Par  les  dieux  et  par  les  dresses 

Qu'ils  prodigueraient  leurs  largesses 

A  ce  continent  fortune. 

Qu'il  parut  beau  dans  sa  jeunesse ! 

Gloire,  force,  grandeur,  richesse, 

Que  manquait-il  k  son  bonheur? 

Les  Graces...  c'est  bien  quelque  chose. 

Mais  quoi !  sans  16gitime  cause 


JANVIER   1783.  2/i9 

Pouvait-on  avec  quelque  honneur 
D^pouiller  Tancien  possesseur? 
Le  vieux  monde  est  opiniatre  : 
Aurait-il  ced6  sans  humeur 
Ces  d^ites  qu'il  idolatre? 
Le  partage  meme  en  ce  cas 
Eiit  ete  chose  difficile  : 
A  la  cour,  aux  champs,  h  la  ville, 
II  faut  qu'elles  portent  leurs  pas. 
Arbitres  de  nos  destinies, 
Otant  ou  donnant  les  appas, 
Elles  sont  tant  importunees 
Qu'^  parcourir  tons  les  Etats 
Leur  pied  l^ger  ne  suffit  pas.... 
Vous  que  TAm^nque  int^resse, 
Dans  le  souci  qui  vous  oppresse, 
Comptez  sur  la  bont6  des  dieux  : 
C'est  a  celui  de  la  tendresse 
Qu'elle  devra  des  jours  heureux. 

CHANSON    SUR    LE  PRINTEMPS 
PAR    M.    DE    C^RUTTI. 

Le  Printemps,  ma  Glycere, 
Vient  ranimer  ces  lieux  pour  nous ; 
Prolitons,  ma  bergere, 
D'un  moment  si  doux. 
A  sa  premiere  aurore 
Le  Ciel  semble  etre  encore  •, 
Sur  le  monde  enchant^ 
Descend  la  Beaut6 
Et  la  Volupt6. 
L' Amour  les  suit, 
Son  flambeau  luit, 
Et  tout  se  reproduit. 
L'habitant  du  hameau 
Reprend  son  chalumeau ; 
Le  Faune  dans  les  bois 
Fait  retentir  sa  voix. 
D'un  autre  profond 
L'^cho  r§pond 
Et  Tinterrompt. 

Les  torrents  des  montagnes 
Cessent  d'inonder  nos  travaux; 
Le  fleuve  des  campagnes 


250  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

Roule  en  paix  ses  flots. 
Le  cristal  des  fontaines 
Se  divise  en  nos  plaines. 
II  partage  aux  vallons 
Ses  fertiles  dons, 
Ses  germes  f^conds. 
Vers  nos  s6jours 
Par  cent  d6tours 
L'Art  dirige  leur  cours. 
Nos  jeunes  arbrisseaux 
S'abreuvent  de  leurs  eaux ; 
Le  roi  de  la  foret, 
Le  vieux  chfine,  renait; 
Sa  seve  revit, 
Son  front  verdit 
Et  rajeunit. 

Par6s  de  leur  feuillage, 
Orn^s  de  fleurs,  de  fruits  naissants, 
Nos  vergers  sont  I'image 

De  nos  jeunes  ans. 
Aux  yeux  de  I'Esp^rance 
lis  montrent  I'abondance; 
Entourt^s  de  soutiens, 

Exempts  de  liens, 
lis  versent  leurs  biens. 
Leur  liberty 
Fait  leur  beaut6 
£t  leur  f(^condit6. 
Dans  nos  bois  k  T^cart 
Le  sauvageon  sans  art. 
Pour  le  pauvre  des  champs 
Prepare  ses  presents. 


A   BON   GHAT   BON    RAT 
FABLE    ALLEGORIQDE. 

^  Un  chat  brillaiU  %  pour  augmenter  son  lustre, 

Tout  pr6s  d'un  rat  qui  n'etait  pas  trop  rustre, 

1.  Pour  deviner  ce  mauvais  calembour,  11  faut  savoir  que  M.  Moreton  de 
Chabrillant,  capitaine  en  survivance  des  gardes  de  Monsieur,  piqu6  de  ne  plus 
trouver  de  place  au  balcon  le  jour  de  Touverture  de  la  nouvelle  salle,  s'avisa  fort 
mal  a  propos  de  disputer  la  sienne  a  un  honn6te  procureur.  Celui-ci,  maitre 
Pernot,  ne  voulut  jamais  desemparer.  «  Vous  prenez  ma  place.  —  Je  garde  la 
raienne.  —  Et  qui  6tes-vous  ?  —  Je  suis  monsieur  Six  francs...  »  (Cest  le  prix  de 


JANVIER   1783.  251 

Se  rengorgeait,  se  lechait,  miaulait, 
Faisait  gros  dos,  dressait  et  queue  et  griffes ; 
Non  de  ces  ratsrongeant  fromage  et  lait, 
Et  qu'a  bon  droit  on  appelle  escogriffes ; 
Mais  de  ces  rats  qui  sont  fort  peu  rongeurs  : 
Tels  que  Ton  voit  d'honnetes  procureurs. 
Le  rat,  craignant  la  patte  meurtriere 
De  ce  gros  chat  fanfaron  de  gouttiere, 
Pour  se  sauver  se  tapit  dans  un  coin. 
Pour  Ten  tirer  on  redouble  de  soin, 
On  Ten  arrache,  on  le  traine  en  rati^re; 
On  Vy  retient,  malgre  les  plus  grands  cris ; 
On  le  maltraite,  et  voila  la  matiere 
D'un  grand  proems  jug6  par  tout  Paris. 
Le  rat  sera  maintenu  dans  sa  place, 
Malgr6  le  chat,  deshonorant  sa  race, 
Et  le  matou,  par  un  vilain  verni, 
De  chat  brillanl  devient  un  chat  terni. 

—  Tout  le  monde  sait  que  la  maison  de  Rohan  a  pretend u 
depuis  longtemps  au  titre  de  maison  souveraine.  On  parlait 
devant  M™''  la  duchesse  de  Grammont  de  la  banqueroute  effroyable 
de  M.  le  prince  de  Guemenee,  banqueroute  qui  parait  surpasser 
en  effet  et  I'audace  et  les  ressources  des  plus  riches  et  des  plus 

ces  places.)  Et  puis  des  mots  plus  vifs,  des  injures,  des  coups  de  coude.  Le 
comte  de  Chabrillant  poussa  I'indiscr^tion  au  point  de  traiter  le  pauvre  robin  de 
voleur,  et  prit  enfin  sur  lui  d'ordonner  au  sergent  de  service  de  s'assurer  de  sa 
personne  et  de  le  conduire  au  corps  de  garde.  Mailre  Pernot  s'y  rendit  avec  beau- 
coup  de  dignite,  et  n'en  sortit  que  pour  aller  deposer  sa  plainte  chez  un  commis- 
saire.  Le  redoutable  corps  dont  il  a  I'honneur  d'6tre  raembre  n'a  jamais  voulu  con- 
sentir  qu'il  s'en  d^sistat.  L'afTaire  vient  d'etre  jugee  au  parlement.  M.  de  Cha- 
brillant a  6t6  condamne  a  tous  les  depens,  a  faire  reparation  au  procureur,  a  lui 
payer  deux  mille  ecus  de  dommages  et  interets,  applicables  de  son  consentement 
aux  pauvres  prisonniers  de  la  Conciergerie ;  de  plus  il  est  enjoint  tr68-express6- 
ment  audit  comte  de  ne  plus  pr^texter  des  ordres  du  roi  pour  troubler  le  spec- 
tacle, etc.  Cette  aventure  a  fait  beaucoup  de  bruit,  il  s'y  est  m616  de  grands 
int6rets  :  toute  la  robe  a  cru  6tre  insultee  dans  I'outrage  fait  h.  un  homme  de  sa 
livree;  le  parlement,  qui  pretend  a  la  grande  police,  n'a  pas  et6  fach6  d'avoir  a 
juger  une  affaire  de  ce  genre.  Cependant  on  a  voulu  6viter  la  question  qui  pou- 
vait  s'elever,  dans  cette  circonstance,  sur  les  droits  respectifs  de  la  cour  et  du  ma- 
i'6chal  de  Biron,  charg6,  en  qualite  de  commandant  du  regiment  des  gardes,  de 
veiller  k  la  suret6  des  spectacles ;  on  a  senti  aussi  quels  managements  I'on  devait 
a  un  homme  attache  aussi  particuli^rement  au  fr6re  du  roi.  Toutes  ces  conside- 
rations ont  determine  les  formes  de  I'arrfit  dont  on  vient  de  rendre  compte.  M.  de 
Chabrillant,  pour  faire  oublier  son  aventure,  est  alle  chercher  des  lauriers  au 
camp  de  Saint-Roch.  II  ne  pouvait  mieux  faire,  a-t-on  dit  :  car  on  ne  peut  douter 
de  son  talent  pour  emporter  les  places  de  haute  lutte.  (Meister.) 


252  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

illustres  particuliers  de  I'Europe.  «  II  faut  esperer,  dit  M'"^'  de 
Grammont,  que  c'est  la  du  moins  la  derni^re  pretention  de  la 
maison  de  Rohan  a  la  souverainete.  » 

M™^  la  princesse  de  Guemenee,  en  quittant  la  cour,  et  en 
recevant  les  adieux  de  sa  belle-fille,  M""^  la  duchesse  de  Mont- 
bazon,lui  dit  :  «  Je  me  flatte  que,  malgre  cet  evenement,  vous 
n'en  serez  pas  moins  heureuse  du  nom  que  vous  portez.  —  Non, 
madame,  si  M.  de  Montbazon  est  un  honn^te  homme.  »  C*est 
elle  qui,  ayant  appris  que  les  diamants  et  les  bijoux  qui  lui 
avaient  ete  donnes  le  jour  de  son  manage  n'etaient  pas  encore 
payes,  les  a  rendus  tons  au  marchand  qui  les  avait  fournis,  en 
lui  promettant  de  le  dedommager  de  la  perte  que  ces  effets 
pouvaient  avoir  eprouvee...  Et  c'est  une  jeune  femme  de  dix-huit 
ans  qui  s'est  impose  elle-mtoe  ce  genereux  sacrifice  ! 

LE   CHARDONNERET  ET  l'aIGLE 
FABLE     ATTRIBUTE    A    M.    LE    DUG    DE    NIVERNOIS. 

II  VOUS  souvient  de  cette  bonne  dame 

Qui  perdit  son  chardonneret  * ; 
Pas  si  bonne  pourtant  puisqu'elle  Tenchafnait, 
Et  qu'un  ardent  courroux  s'empara  de  son  ^me; 
Car  je  n'ai  racont6  que  la  moiti6  du  fait : 

Voici  la  suite.  On  vint  lui  dire 

Ce  qu'avait  r^pondu  I'oiseau  : 
Que  d'un  joug  si  p^nible  6chapp6  bien  et  beau, 
II  ne  voulait  jamais  rentrer  sous  son  empire. 

Mors  la  dame  hors  de  sens, 

De  batons  fait  armer  ses  gens, 
Et  des  chardonnerets  jure  la  perte  emigre ; 

Elle-meme  prend  une  pierre 
Et  court  les  assaillir  dans  I'^paisseur  d'un  bols, 
Oii  I'oiseau,  trop  longtemps  priv6  de  tons  les  droits 

De  Tamoup  et  de  la  nature, 
fitait  fet6  des  siens,  qu'avait  mis  aux  abois 

Une  captivity  si  dure. 
La  dame  avec  ses  gens  y  retourna  vingt  fois; 
Vingt  fois  le  peuple  aile  se  moqua  d'eux  et  d'elle ; 
Quelques  nids  cependant,  atteints  par  la  cruelle, 

Perirent  avec  les  petits. 

1.  Voir  la  fable  du  Chardonneret  en  liberie,  prec^demment  p.  171.  Ni  Tune  ni 
I'autre  ne  se  retrouvent  dans  le  recueil  public  par  I'auteur  en  1796. 


JANVIER    1783.  253 

Ce  dernier  trait,  helas!  passe  toute  croyance; 

Mais  je  Tai  lu  dans  maints  6crits. 
Femme  d6natur6e!  attaquer  jusqu'aux  nids, 
D'un  innocent  amour  douce  et  frele  esperance ! 
All !  le  ciel  te  regarde,  il  saura  t'en  punir. 
Le  ciel  eut  en  effet  horreur  de  cette  guerre, 
Ou  des  milliers  d'oiseaux  avaient  tant  a  souffrir. 
L'Aigle,  k  qui  Jupiter  a  remis  son  tonnerre, 

Descend  vite  les  secourir. 
L'Aigle  sauve  a  jamais  et  nids  et  pfere  et  mere, 
Enfin  tout  le  pays,  domiciles  et  gens, 

Que  d6solait  une  megfere. 
Et  Ton  ose  douter  quMls  soient  reconnaissants ! 

On  connait  mal  leur  caract^re. 

—  Guimard,  ou  VArt  de  la  danse  pantomime^  poeme,  par 
M.  Duplain.  G'est  un  veritable  amphigouri,  un  amas  de  termes 
techniques,  de  metaphores  deplacees,  d'idees  et  d'images  egale- 
ment  vagues,  le  tout  divise  en  cinq  cadres  ou  en  cinq  tableaux. 
Voici  peut-etre  les  vers  les  moins  ridicules  du  poeme,  et  qui 
pouiTont  cependant  en  donner  quelque  idee  : 

Amour,  si  de  ces  jeux,  interpretes  des  tiens, 
J'ai  dignement  chante  les  imperieux  riens. 
Ma  muse  ne  demande  k  ton  aile  16g6re 
Que  de  graver  ces  vers  au  temple  du  Mystere. 
Pour  qui  chante  ses  pas,  les  ris,  la  volupt6, 
Un  souris  de  Guimard  vaut  I'immortalit^. 

—  Almanack  des  muses,  ou  Choix  de  poSsies  fugitives,  pom* 
1782.  MM.  Imbert,  de  Parny,  Berquin  sont  a  peu  pres  les  seuls 
noms  deja  connus  qu'on  retrouve  dans  ce  recueil ;  on  y  voit  en 
revanche  une  liste  fort  nombreuse  de  noms  tout  nouveaux;  cette 
foule  de  poetes  empressee  d'eclore  chaque  annee,  au  lieu  de  nous 
donner  de  grandes  esperances,  pourrait  bien  prouver  seulement 
et  combien  la  poesie  est  aujourd'hui  un  metier  facile,  et  combien 
sont  rares  les  genies  capables  encore  de  se  distinguer  dans  un 
metier  devenu  si  commun. 


254  CORRESPONDANGE  LITT^RAIRE. 


EPIGRAMME 

PAR    M.    LE   MARQUIS    DE    , 

SUR    ROBBli,    AUTEUR    d'uN    POEME    SUR   LA   RELIGION    CHRl^TIENNE 
ET    d'uN    autre    SUR    LA    V 

L'Homme-Dieu  but  jusqu'a  la  lie 
Le  calice  de  la  douleur ; 
C'est  sa  derni^re  ignominie 
D'avoir  Robbe  pour  d6fenseur  ^ . 

CONTE. 

Un  petit  due,  un  petit  avorton, 
Bouffi  d'orgueil  et  du  plus  mauvais  ton, 
Fait  au  m6pris  et  se  riant  du  blame, 
Se  preparait  non  pas  ^  rendre  Tame 
(On  ne  rend  pas  ce  qu'on  n'a  jamais  eu) ; 
Sans  plus  de  phrase,  il  se  croyait  perdu. 
Priv6  de  force,  6puis(^  de  d^bauche, 
Ce  mannequin,  cette  fragile  6bauche, 
Allait  partir  bien  cousu  dans  un  sac 
(Ce  mot  est  mis  ^our  rimer  u  Fronsac). 
Lors  deux  rivaux  du  grand  dieu  d'^pidaure, 
Viennent  soudain,  quoique  appel^s  bien  tard, 
En  le  sauvant  prouver  Tabus  de  Fart. 
Les  deux  amis,  heureux  de  leur  victoire, 
Modestement  s'en  renvoyaient  la  gloire. 
Dans  ce  moment,  du  fond  de  ses  rideaux 
Le  due  encore  6tendu  sur  le  dos 
Glapit  ces  mots,  injure  sotte  et  vaine  : 

I.  Les  Memoires  secrets  (22  novembre  1769)  donnent  ainsi  cette  6plgramme: 

Tu  croyais,  6  divin  Sauveur  ! 
Avoir  bu  jusques  a  la  lie 
Le  calice  de  la  douleur  : 
II  manquait  k  ton  infamie 
D'avoir  Robb6  pour  d^fensour. 

Les  deux  poemes  dont  parle  Meister  circulaient  alors  manuscrits.  Apr^s  avoir 
eih  libertin  et  crapuleux  k  l*exc6s,  Robb6  devint  Jans^niste  et  convulsionnaire.  Le 
poerae  dont  la  relig:ion  chr6tienne  lui  fournit  le  sujet  est  intitule  les  Victimes  du 
despotisme  episcopal;  il  ne  vit  le  jour  qu'en  1792,  in-S"  de  119  pages.  Quant  k 
I'autre  poeme,  a  I'occasion  duquel  on  dlsait  que  I'auteur  etait  plein  de  son  sujet,  le 
gouvernement  fit  une  pension  k  Robbe  pour  qu'il  le  brulat,  ainsi  que  ses  autres 
ecrits  obscenes.  Robb6  I'a  fait  religieusement ;  mais  il  savait  ses  ouvrages  par 
coeur  et  les  r^citait  k  qui  voulait  les  entendre.  (Beuchot.) 


JANVIER  1783.  255 

<(  Bravo  !  docteurs,  voil^  du  La  Fontaine. 
Les  deux  baudets  qui,  se  faisant  valoir, 
Ont  tour  k  tour  recu  de  I'encensoir... 
—  Bien,  dit  Bartli^s,  je  goiite  cette  fable ; 
Mais  j'aime  encor  Tliistoire  veritable 
De  ce  dauphin  qui,  voyant  un  vaisseau 
Non  loin  du  port  disparaitre  dans  Teau, 
Vint  sur  son  dos,  k  I'instant  du  naufrage, 
Sauver  lui  seul  presque  tout  Tequipage. 

A  terre  il  porta  ce  quMl  put; 

Meme  un  singe  en  cette  occurrence, 

Profitant  de  la  ressemblance, 

Lui  pensa  devoir  son  salut. 

Mais  le  dauphin  tournant  la  tete, 

Et  le  magot  considere, 

11  s'aper^oit  qu'il  n'a  tire 

Du  fond  des  eaux  rien  qu'une  bete. 

II  Ty  replonge  et  va  trouver 

Quelque  homme  afin  de  le  sauver.  » 
Les  deux  docteurs,  apres  cette  aventure, 
Livrent  le  due  aux  soins  de  la  nature, 
Qui  le  sauva  par  Tunique  raison 
Qu'elle  fait  naitre  en  la  meme  saison 
L'aigle  et  Taspic,  les  fleurs  et  le  poison *. 

—  Apr^s  les  pertes  irreparables  que  notre  litterature  a  faites 
depuis  quelques  annees,  il  n'en  est  presque  aucune  qui  puisse 
nous  parattre  indifferente ;  nous  croyons  cependant  devoir  nous 
borner  a  ne  donner  ici  qu'une  notice  tr^s-abregee  des  hommes 
de  lettres  qui  nous  ont  encore  ete  enleves  dans  le  cours  de 
I'annee  derni^re. 

Jean-Baptiste  Bourguignon  d'Anville,  premier  geographe  du 
roi,  de  1' Academic  des  inscriptions  et  des  belles-lettres,  de  la 
Societe  des  antiquaires  de  Londres,  adjoint  geographe  de  1' Aca- 
demic des  sciences,  ne  a  Paris  le  11  juillet  1697,  mort  le 
28  Janvier  1782.  II  posseda  bien  plus  I'erudition  de  la  geographic 
qu'il  n'en  possedait  la  science ;  il  savait  peu  de  geometric,  encore 

1.  Quelque  impertinent  que  soil  ce  conte,  s'il  Teiit  ete  moins  il  aurait  bien 
mieux  rempli  I'intention  de  I'auteur.  Void  I'anecdote  veritable  qui  en  a  fourni  le 
sujet.  M.  le  due  de  Fronsac,  entendant  ses  deux  medecins,  MM.  Lorri  et  Barth6s, 
se  renvoyer  raodestement  I'un  k  I'autre  la  gloire  de  sa  guerison,  leur  cria  du  fond 
de  ses  rideaux  :  Asinus  asinum  fricat.  A  cette  plate  grossieret^  M.  Barthes 
r6pondit  simplement,  mais  avec  la  vivacity  de  son  pays  :  Laissez-nous  faire, 
monsieur  le  due,  nous  vous  frotterons  d  voire  tour.  (Meister.; 


256  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

moins  d'astronomie ;  c'est  principalement  a  la  lecture  des  auteurs 
grecs  et  romains  qu'il  dut  la  plus  grande  partie  de  ses  decou- 
vertes.  Les  differentes  cartes  qu'il  nous  a  donnees  de  I'ltalie  et 
de  la  Grece  sont  autant  de  chefs-d'oeuvre  d' exactitude  et  de  pre- 
cision. II  avait  rassemble  une  immense  collection  de  cartes;  le 
roi  en  fit  1' acquisition,  il  y  a  quelques  annees,  en  lui  en  laissant 
lajouissance  le  reste  de  sa  vie.  Le  soinde  mettre  cette  collection 
en  ordre  a  ete  le  dernier  de  ses  travaux.  Quoique  son  caractere 
fut  modeste  et  doux,  il  supportait  avec  peine  la  plus  legere 
contradiction  sur  I'objet  dont  il  s'etait  occupe  uniquement  depuis 
sa  plus  tendre  jeunesse ;  mais  on  sent  qu'un  amour-propre  ainsi 
concentre  ne  devait  pas  trouver  souvent  Toccasion  ni  de  blesser 
les  autres,  ni  d'en  etre  blesse  lui-meme. 

Joseph-Honore  Remy,  avocat  au  Parlement,  ne  le  2  octobre 
1738,  mort  le  12  juillet  1782.  Les  premieres  productions  de 
I'abbe  Remy,son  Cosmopolitisme^  ses  Jours  pour  scrvir  de  cor- 
rectif  aux  JSuits  d'  Young,  son  Code  des  Francais^  sont  entiere- 
ment  oublies;  son  Eloge  de  F^nelon  n'obtint  qu'un  accessit  en 
1773;  celui  de  Colbert,  une  mention  honorable;  VEloge  du  chan- 
celier  de  CHopital,  couronne  par  1' Academic  francaise  en  1777, 
ne  meritait  gu6re  mieux  le  prix ;  mais  la  censure  qu'en  fit  la 
Faculte  de  theologie  lui  donna  quelque  celebrite.  C'etait  un 
homme  instruit  et  laborieux.  11  a  travaille  longtemps  au  Mer- 
cure  de  France,  au  Repertoire  universe!  de  jurisprudence  de 
M.  Guyot,  et  il  avait  ete  charge,  en  dernier  lieu,  de  la  redaction 
du  Dictionnaire  de  jurisprudence  de  la  nouvelle  Encyclopedic 
mcihodique. 

Gabriel-Francois  Coyer,  ne  a  Baume-les-Dames  en  Franche- 
Comte,  le  18  novembre  1707,  mort  le  18  juillet  1782.  L'abbe 
Coyer  avait  fait  ses  etudes  chez  les  jesuites ;  il  quitta  cette  com- 
pagnie  en  1736,  apres  y  avoir  passe  huit  ans.  Ses  Bagatelles 
morales,  ses  Dissertations  sur  le  vieux  mot  palrie,  la  Noblesse 
commercante,  le  roman  de  Chinki,  lui  donnerent  quelques  mo- 
ments de  vogue.  Sa  Vie  de  Jean  Sobieski  n'eut  pas  le  meme 
succes.  Ses  Voyages  d Italic,  d'Angleterre  et  de  Hollande  ne 
sont  que  de  fastidieuses  compilations;  c'est  la  critique  de  nos 
moeurs,  et  surtout  de  la  frivolite,  qui  a  fourni  le  fond  de  ses 
meilleurs  ecrits,  et  ce  censeur  amer  de  la  frivolity  nationale  n'a 
fait  cependant  lui-meme  que  des  livres  tr6s-frivoles.  Les  premiers 


JANVIER   1783.  257 

parurent  du  moins  ecrits  avec  une  sorte  de  legerete ;  mais  cette 
legerete  n'etait  point  du  tout  le  caract^re  naturel  de  son  esprit ; 
sa  conversation  fut  toujours  pesante  et  penible,  et  ses  derniers 
ouvrages  ressemblent  beaucoup  trop  a  sa  conversation. 

Jacques  de  Vaucanson,  de  1' Academie  royale  des  sciences,  mort 
a  Paris  le  22  novembre  1782.  Ses  automates,  et  nommement 
son  celebre  fluteur,  lui  assurent  la  reputation  d'un  des  plusinge- 
nieux  mecaniciens  de  notre  siecle ;  et  ces  prodiges  ne  furent  en 
quelque  sorte  que  les  jeux  de  son  enfance.  11  a  fait  une  applica- 
tion plus  utile  et  de  ses  connaissances  et  de  son  genie  dans  la 
construction  des  moulins  etablis  par  lui  a  Aubenas  et  ailleurs, 
pour  simplifier  la  depense  de  la  main-d'oeuvre  et  perfectionner 
la  preparation  des  organsins.  On  sait  qu'il  avait  encore  invente 
un  metier  avec  lequel  un  enfant  pouvait  executer  nos  plus  belles 
etoffes  de  Lyon,  et  que  les  ouvriers  de  cette  ville  se  revolterent 
lorsqu'ils  en  virent  1' experience,  trop  economique  pour  leurs 
interets.  INous  tirons  cette  anecdote  d'une  lettre  de  M'"^  de  Mey- 
nitos  aux  auteurs  du  Journal  de  Paris. 

Boutet  de  Monvel,  recu  parmi  les  Gomediens  du  roi  en  1770, 
mort  a  Stockholm*,  age  d' environ  trente-huit  ans,  vers  la  fin  de 
I'annee  derniere.  II  eut  des  succ^s  et  comme  acteur  et  comme 
auteur ;  son  talent,  ainsi  que  ses  ouvrages,  manquait  absolument 
de  force  et  d'energie ;  mais  il  y  suppleait  avec  un  art  plein  de 
chaleur  et  de  finesse.  II  avait  fort  bien  etudie  le  theatre,  et  sen- 
tait  vivement  tout  ce  qui  pouvait  faire  de  TefFet.  Ses  Trois  Fer- 
miers  sont  remplis  de  tableaux  charmants.  II  y  a  d'heureux 
details  dans  VAmant  bourru,  Quelque  horrible  que  soit  le  sujet 
de  sa  Clementine^  ce  drame  n'en  est  pas  moins  d'une  conception 
assez  theatrale.  Le  roman  de  FrH^gonde  est  de  toutes  ses  pro- 
ductions la  plus  insipide  et  la  plus  triste.  Son  ame  ne  semblait 
pas  faite  pour  les  vices  qu'on  lui  reproche,  et  cette  ame  meritait 
d'habiter  un  corps  plus  raisonnable. 

—  Sur  le  honheur  des  sots ^  brochure  in-16,  de  Timprimerie 
de  Didot  ^  II  y  a  pr^s  de  dix  ans  que  cet  ecrit  a  ete  insere  dans 
nos  feuilles;  c'est,  comme  Ton  sait,  un  des  premiers  essais  d'une 

1.  Ce  faux  bruit  de  la  mort  de  Monvel  s'etait  repandu  alors,  et  dura  quelque 
temps.  {Premiers  editeurs.)  —  Monvel  n'est  mort  que  Ic  13  f(5vrier  1812.  II  etait 
membre  de  la  quatrieme  classe  de  I'lnstitut. 

2.  Par  Necker.  .    - 

XIII.  47 


258  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

plume  qui,  depuis,  merita  1' admiration  de  I'Europe,  et  peut-^tre 
un  prix  plus  doux  encore,  Teternelle  reconnaissance  d'une  nation 
frivole  et  legere,  mais  aimable  et  sensible.  Apres  avoir  lu  cet 
ingenieux  badinage,  on  pourra  dire  sans  doute  : 

Qui  sic  jocatur,  tractantem  ut  seria  vincat, 

Seria  quum  faciet,  die,  rogo,  quantus  erit? 

Ge  petit  ouvrage  a  ete  entierement  defigure  dans  les  editions 
qui  en  ont  paru  en  Allemagne ;  celle-ci  est  la  seule  qui  ait  ete 
faite  sur  une  copie  parfaitement  conforme  a  I'original ;  mais  on 
ne  s'est  permis  d'en  tirer  qu'une  cinquantaine  d'exemplaires. 
Comment  aurait-on  risque  de  la  rendre  publique  ?  Le  titre  seul 
de  la  brochure  n'eut-il  pas  sufTi  pour  donner  de  I'ombrage  aux 
ennemis  de  I'auteur? 

—  Depuis  longtemps,  il  n'y  a  guere  eu  de  tragedie  nouvelle, 
dans  le  nombre  m^me  de  celles  qui  prouvaient  le  plus  de  talent, 
qui  ne  servit  a  con  firmer  une  observation  qu'on  a  pu  se  rappeler 
plus  d'une  fois  en  parcourant  nos  difle rents  theatres  :  c'est  que 
le  cercle  de  combinaisons  dont  notre  syst^me  dramatique  parait 
susceptible  est  infiniment  borne;  que  les  ressources  en  sont 
epuisees,  et  qu'il  est  peut-^tre  impossible  au  genie  m^me  d'ob- 
tenir  encore  aujourd'hui  quelques  succ^s  dans  cette  carri^re,  sans 
s'y  frayer  des  routes  absolument  nouvelles.  Si  M.  Ducis,  guide 
par  Sophocle,  I'avait  deja  tente  assez  heureusement  dans  son 
OEdipe  chez  AdrnHe^  appuye  sur  Shakespeare,  il  vient  de  I'en- 
treprendre  avec  plus  de  hardiesse  dans  son  Roi  Lear,  Quelle 
idee  en  efiet  plus  extraordinaire  que  celle  d'oser  presenter  sur 
la  sc^ne  francaise  le  tableau  d'un  roi  depouille  par  ses  pro- 
pres  enfants,  et  que  ses  malheurs  et  son  desespoir  ont  rendu 
tour  a  tour  imbecile  et  furieux!  Quelques  reproches  qu'on 
puisse  faire  d'ailleurs  au  plan  et  a  la  conduite  de  I'ouvrage, 
pour  meriter  notre  admiration,  ne  serait-ce  point  assez  d'etre 
parvenu  a  nous  interesser  par  un  tableau  si  neuf,  si  hasarde 
sans  doute,  mais  tout  a  la  fois  si  vrai,  si  profondement  tragi- 
que?  Un  tel  jugement  pourrait  etre  mal  justifie  par  I'analyse  de 
ce  singulier  ouvrage ;  mais,  en  montrant  la  piece  depouillee  de 
I'illusion  qui  pent  seule  en  faire  supporter  les  invraisemblances, 
les  disparates,  les  absurdites  meme,  nous  nous  efforcerons 
cependant   de  donner  une  idee  de  I'impression  quelle  nous  a 


JANVIER   1783.  259 

paru  faire,  malgre  tant  de  defauts,  sur  tous  les  coeurs,  sur 
toutes  les  imaginations  sensibles. 

*  Cette  tragedie,  donnee  a  la  cour,  le  jeudi  16,  a  ete  repre- 
sentee, pour  la  premiere  fois,  a  Paris,  le  lundi  20.  La  scene,  au 
premier  acte,  est  dans  un  chateau  du  due  de  Gornouailles. 
M.  Ducis  a  rejete  dans  I'avant-sc^ne  tout  ce  qui  tient  a  Taction 
principale  du  premier  acte  de  la  pi^ce  anglaise.  Le  roi  Lear  a 
deja  partage  son  royaume  entre  ses  deux  filles,  Volnerille  et 
Regane.  La  premiere  est  mariee  au  due  d'Albanie;  la  seconde, 
au  due  de  Gornouailles;  la  troisitoe,  qu'il  adesheritee,  n'epouse 
point,  comme  dans  Shakespeare,  le  roi  de  France ;  persecutee 
par  son  p^re  et  par  ses  soeurs,  elle  n'a  d' autre  asile  que  la 
cabane  d'un  vieux  ermite,  habitant  la  foret  voisine  du  chateau 
ou  le  due  de  Gornouailles  est  venu  s'etablir  avec  le  due  d'Al- 
banie,  pour  observer  de  plus  pres  le  mouvement  des  rebelles, 
rassembles,  dit-on,  dans  cette  contree  pour  favoriser  Tinvasion 
dont  ririch,  roi  de  Danemark,  menace  leurs  Stats.  Get  Ulrich  est 
I'epoux  que  Lear  destinait  a  sa  fille  Elmonde.  On  lui  fit  craindre 
les  suites  dangereuses  que  cet  hymen  pourrait  avoir  pour  le 
repos  de  I'Angleterre ;  et  le  projet  de  cet  hymenee  ne  fut  pas 
plutot  rompu  qu'on  accusa  Elmonde  d'avoir  conserve  avec  ce 
prince  des  relations  secretes  et  perfides.  G'est  cette  calomnie 
qui  servit  de  pretexte  a  I'exil  de  la  princesse,  et  qui  fut  la  cause 
de  tous  ses  malheurs. 

On  ne  reproche  point  a  M.  Ducis  d'avoir  suppose  tous  ces 
evenements  anterieurs  a  Taction  du  poeme;  on  lui  reproche 
encore  moins  d'avoir  cherche  a  donner  k  Tinjustice  de  Lear 
envers  Elmonde  un  motif  moins  frivole  et  moins  pueril ;  mais  ce 
qu'on  a  de  la  peine  a  lui  pardonner,  c'est  Tembarras  d'une  expo- 
sition qui,  sans  un  degre  d' attention  peu  commun,  ne  saurait 
etre  entendue,  et  qui,^  suivie  meme  avec  cette  grande  attention, 
n'en  parait  encore  a  beaucoup  d'egards  ni  plus  claire,  ni  plus 
interessante. 

11  serait  sans  doute  tr^s-inutile  de  faire  observer  combien  le 
denoument  est  romanesque  et  force ;  combien  la  conduite  gene- 
rale  de  Touvrage  est  vicieuse;  combien  les  differentes  parties  en 
sont  mal  liees.  La  pi^ce  de  Shakespeare,  chargee  d'episodes, 
infminient  plus  compliquee,  infmiment  plus  extravagante  encore, 
est  cependantplus  claire  et  plus  suivie.  Si,  dans  cette  singuU^re 


260  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

production,  tout  ce  qui  exigeait  de  I'esprit  et  du  jugement  a  paru 
aussi  mal  execute  que  mal  concu,  il  faut  avouer  aussi  que  presque 
tout  ce  qui  ne  supposait  que  du  genie,  de  la  sensibilite,  et  cet  • 
instinct  dramatique  dont  la  reflexion  ne  saurait  atteindre  les 
sublimes  elans,  est  fort  au-dessus  de  tout  ce  que  nous  avions  vu 
depuis  longtemps  au  theatre.  M.  Ducis  ne  sait  point  combiner 
un  plan;  il  ignore  I'art  d'enchainer  heureusement  toutes   les 
circonstances  qui  peuvent  constituer  une  action  interessante  et 
vraie;  mais  son  talent  s'est  fait  des  ressources  independantes 
de  cet  art;  il  les  a  trouvees  dans  une  sensibilite  douce,  vive  et 
profonde.  S'il  dispose  mal  les  evenements  de  la  sc^ne,  il  en  pre- 
pare admirablement  bien  les  impressions;  le  spectateur  se trouve 
entraine  comme  malgre  lui  a  recevoir  celles  qu'il  veut  lui  faire 
eprouver;  et  ce  secret,  M.  Ducis  ne  I'eut-il  appris  que  de  son 
propre  coeur,  vaut  bien  tons  ceux  d'Aristote  et  de  I'abbe  d'Au- 
bignac.  Les  plus  belles  scenes  du  second,  du  troisi^me  et  du 
quatri^me   acte,  pour  etre  indiquees  dans  Shakespeare,  n'en 
sont  pas  moins  a  lui ;  les  developpements  de  la  derni^re   lui 
appartiennent  pour  ainsi  dire  en  entier,  et  sont  sans  doute  une 
des  conceptions  les  plus  originales  qu'on  ait  jamais  hasardees 
sur  la  sc^ne  fran^aise. 

11  n'y  a  que  deux  roles  dans  cette  piece  :  celui  de  Lear  et 
d'Elmonde,  ou,  pour  mieux  dire,  il  n'y  en  a  qu'un,  c  est  le  pre- 
mier, et  celui-la  est  rendu  par  le  sieur  Brizard  d'une  maniere 
etonnante;  le  caractere  de  sa  voix  si  noble  et  si  naturelle,  la  sim- 
plicite  de  son  jeu,  sa  belle  tete  et  ses  beaux  cheveux  blancs, 
tout  contribue  a  en  augmenter  I'interet,  a  conserver  m^me  aux 
traits  les  plus  naifs  je  ne  sais  quoi  d'auguste  et  d'imposant. 
M'""  Vestris,  qui  joue  le  role  d'Elmonde,  nous  a  paru  faire  sur- 
tout  un  grand  effet  dans  la  derni^re  scene  du  troisi^me  acte. 

La  piece  a  eu  beaucoup  de  succes  a  la  ville  et  a  la  cour.  On 
a  demande  I'auteur,  mais  sans  trop  d'empressement,  le  dernier 
acte  ayant  moins  reussi  que  les  autres  ;  Tauteur  a  cependant  eu 
la  faiblesse  de  paraitre,  et  meme  au  moment  ou  personne  ne 
songeait  plus  a  lui,  car  I'acteur  charge  d'annoncer  la  seconde 
representation  de  la  piece  venait  d'apprendre  au  public  que  la 
paix  etait  signee. 

Pour  ajouter  au  ridicule  d'une  presentation  que  I'usage  a 
deja  si  fort  aviUe,  le  sieur  Dugazon  en  a  fait  la  parodie  dans  la 


JANVIER   1783.  261 

petite  piece ;  il  y  avait  ajoute  un  impromptu  de  sa  fagon  sur  la 
paix.  Le  parterre  1' ay  ant  applaudi,  et  en  ay  ant  aussi  demande 
I'auteur,  il  se  retira  bien  vite  dans  la  coulisse,  et  reparut  aussi  tot 
appuye  sur  un  de  ses  camarades,  avec  tous  les  lazzis  d'un  auteur 
modeste  et  confus  de  sa  gloire. 

IMPROMPTU     DE    M.     IMBERT    A    M.     MOLE. 

Dieu  !  quel  mot  enchanteur  a  frappe  nos  oreilles  ! 
Notre  roi  nous  apprend  qu'il  nous  donne  la  paix 
Aux  lieux  ou  le  genie  6tale  ses  merveilles; 
Ainsi  I'humanite  declare  ses  bienfaits. 
Mais  sans  vouloir  ici  par  un  jaloux  langage 
Offenser  le  genie  et  fl^trir  ses  attraits, 

Mol6,  tu  ne  nous  vins  jamais 

Annoncer  un  si  bel  ouvrage. 

COUPLET   DE  M.    LEMIERRE  A  M'"^   LA   COMTESSE  DE  MAUPEOU, 

QUI    VIENT   DE  GAGNER  UN  PROCfeS  QU'eLLE    AVAIT  tit 
MENAC^E    DE     PERDRE. 

Votre  adresse  peu  commune 
Vient  de  fixer  votre  sort ; 
Du  droit  et  de  la  fortune 
Les  Graces  ont  fait  I'accord. 
C'est  vers  vous  que  Themis  penche; 
Ce  succes  n'est  pas  nouveau  : 
Vous  avez  dans  votre  manche 
Tout  ce  qui  porte  bandeau. 

—  L'Academie  francaise,  dans  son  assemblee  du  16  Janvier, 
u  donne  aux  Conversations  d'Emilie,  de  M""^  d'Epinay,  le  prix 
d'utilite  fonde  par  le  citoyen  anonyme  dont  tout  le  monde  sait  le 
nom,  M.  de  Monthyon,  chancelier  de  M.  le  comte  d'Artois.  Diffe- 
rents  ouvrages  avaient  paru  d'abord  partager  I'attention  des  juges  : 
un  livre  de  M.  Daubenton  sur  les  moutons ' ;  un  autre  de  M.  Par- 
mentier,  sur  les  pommes  de  terre;  AdHe  et  Thiodore^  de  M-"  de 
Genlis;  VAmi  des  enfants,  de  M.  Berquin,  etc. ;  mais  il  fut  bien- 
t6t*decide  que  les  moutons  et  les  pommes  de  terre  n'etaient  pas 
du  ressort  de  I'Academie  francaise,  et  devaient  etre  renvoyes  a 

1.  Instructions  pour  les  hergei 


262  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

rAcademie  des  sciences ;  Touvrage  de  M™"  de  Genlis  et  celui  de 
M""-  d'J^pinay  rest^rent  pour  ainsi  dire  seuls  en  concurrence.  Ce 
dernier  meritait  de  I'emporter  sans  doute,  et  comme  plus  utile  et 
comme  plus  original.  Nous  avons  de  meilleurs  traites  d' education 
que  le  roman  d' Addle,  nous  n' avons  aucun  livre  a  mettre  entre 
les  mains  des  enfants  qui  puisse  etre  compare  aux  Conversations 
d*Emilie  et  par  les  vues  dans  lesquelles  I'ouvrage  est  con^u,  et 
par  la  maniere  dont  il  est  ecrit.  Traduit  avec  succes  dans  plu- 
sieurs  langues,  cet  excellent  ouvrage  avait  deja  le  sceau  de  Tap- 
probation  publique ;  il  avait  obtenu  le  suffrage  le  plus  auguste ; 
Catherine  II  I'avait  mis  au  nombre  des  livres  elementaires  destines 
a  I'instruction  des  jeunes  personnes,  dont  elle  ne  dedaigne  pas 
de  surveiller  elle-m^me  1' education.  Sa  Majeste  en  a  temoigne, 
I'annee  derni^re,  sa  satisfaction  a  I'auteur  de  la  maniere  la  plus 
sensible  et  la  plus  flatteuse,  en  lui  envoyant  pour  sa  jeune  el^ve, 
la  comtesse  l^milie  de  Belzunce,  sa  petite-fille,  son  chiffre  impe- 
rial dans  un  medallion  garni  de  diamanls ;  distinction  accompa- 
gnee  de  toutes  les  graces  qui  donnent  aux  bienfaits  de  cette 
grande  souveraine,  quelque  multiplies  qu'ils  soient,  un  inter^t 
toujours  nouveau. 

Le  jugement  de  I'Academie  n*a  ^tonne  que  M""  de  Genlis,  qui 
ne  comprenait  pas,  du  moins  il  y  a  quelques  mois,  qu'on  put  se 
dispenser  de  donner  le  prix  d'utilite  a  I'ouvrage  qui  contient  tons 
les  principes  relatifs  ci  Viducaiion  des  princes,  des  jeunes  per- 
sonnes et  des  hommes^y  au  sublime  roman  d' Addle,  Elle  se  con- 
sole aujourd'hui  de  cette  petite  disgrace,  en  ne  I'attribuant  qu'a 
I'indiscretion  qu'elle  a  eue  de  parler  trop  bien  de  la  religion,  et 
trop  leg6rement  des  philosophes.  II  y  a  lieu  de  croire  en  effet  que 
la  philosophie  n'a  pas  ete  fachee  de  trouver  une  si  belle  occasion 
de  rabattre  un  peu  I'orgueil  de  M'"*'  de  Genlis,  et  delui  apprendre 
qu'on  ne  manquait  pas  impunement  de  respect  pour  ses  oracles  ; 
au  plaisir  d'etre  juste  il  est  doux  de  pouvoir  joindre  encore  celui 
de  se  venger.  Mais  comment  cette  vengeance  philosophique  pour- 
rait-elle  atteindre  la  haute  pi^te  de  notre  illustre  gouvernante  ? 
Quand  on  a  renonce  a  la  toilette,  au  rouge,  a  tons  les  plaisirs,  a 
toutes  les  vanites  decemonde,regretterait-on  encore  de  frivoles, 
de  profanes  lauriers  ? 

1.  G'est  le  developpement  du  titz-e  d'Adele  et  Theodore.  (T.) 


JANVIER  1783.  .  263 

Sur  les  dix-huit  juges  qui  composaient  I'areopage  acade- 
mique,  M-""'  d'j5pinay  a  eu  dix  ou  douze  voix;  M"'"  de  Genlis,  trois 
ouquatre;  M.  Berquin,  daux;  M.  de  La  Croix,  pour  ses  petites 
Reflexions  sur  Vorigine  de  la  civilisation^  une ;  M.  Moreau,  pour 
son  traite  de  la  justice,  ce  fastidieux  Commentaire  de  Vhistoire 
de  France  ti  Vusage  de  nos  rois,  encore  une.  Ge  qui  est  trop 
digne  du  caractere  soutenu  de  M.  de  Tressan  pour  etre  oublie, 
c'est  qu'apres  avoir  sollicite  de  maison  en  maison  les  suffrages  de 
ses  confreres  en  faveur  de  sa  cousine,  M"'«  de  Genlis,  il  a  fini  par 
ne  lui  donner  lui-meme  qu'une  demi-voix.  On  a  su  qu'il  avait 
ete  du  petit  nombre  de  ceux  qui  ont  propose  au  scrutin  de  par- 
tager  le  prix  entre  Adele  et  les  Conversations. 

M™'  la  duchesse  de  Grammont  dit  avec  sa  franchise  accoutu- 
mee  « quelle  est  ravie  que  M'"^  d'Epinay  ait  eu  le  prix,  d'abord 
parce  qu'elle  espere  que  M'"^  de  Genlis  en  mourra  de  depit,  ce 
qui  serait  une  excellente  affaire,  ou  qu'elle  se  vengera  par  une 
bonne  satire  contre  les  philosophes,  ce  qui  serait  encore  assez 
gai ;  ensuite,  parce  qu'elle  est  bien  aise  que  tout  le  mondc  voie  ce  ■ 
qu'elle  soupconnait  depuis  longtemps,  que  I'Academie  tombe  en 
enfance  ». 

LETTRE    DE    M'"*^    d'ePINAY 

A    M.   d'aLEMBERT, 

SECRETAIUE    PERPETUEL    DE    l'aCADEMIE    FRANgAISE. 

«  L*Academie  francaise  vient  de  donner,  monsieur,  une  grande 
preuve  de  son  indulgence  en  accordant  aux  Conversations 
d'Emilie  le  prix  d'utilite.  Sans  doute  elle  a  eu  plus  d'egard  a 
I'intention  qu'al'execution  de  I'ouvrage,  etpeut-etre  lezeled'une 
m^re  lui  a-t-il  tenu  lieu  de  talent.  Le  sufli'age  de  I'Academie 
serait  un  grand  motif  d' encouragement  pour  travailler  alemeriter, 
si  une  sante  continuellement  vacillante  n'opposait  trop  souvent  a 
ce  projet  des  obstacles  invincibles.  Ge  serait  alors  que  je  croirais 
m'etre  rapprochee  des  vues  du  respectable  citoyen  fondateur  du 
prix,  et  avoir  en  quelque  facon  repondu  a  I'honneur  que  I'Aca- 
demie rii'a  fait.  Veuillez,  monsieur,  etre  aupres  d'elle  I'interprete 
de  ma  respectueuse  reconnaissance ;  le  bonheur  que  j'ai  de  la  lui 
presenter  par  vous,  monsieur,  et  le  choix  de  I'organe^  par  qui 

1.  M.  de  Saint-Lambert.  (Meister.) 


264  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

elle  m'a  fait  part  de  sa  decision,  sont  deux  circonstances  qui 
ajoutent  infiniment  a  ma  juste  satisfaction. 

«  Yous  connaissez  Tattachement  aussi  sincere  qu'invariable 
avec  lequel  j'ai  I'lionneur  d'etre,  monsieur,  votre,  etc. 

((   D'ESCLAVELLES    D'^PINAY.   » 

Le  18  Janvier  1783. 

REPONSE  DE   M.    d'aLEMBERT. 

((  L'Academie  me  charge,  madame,  d'avoir  I'honneur  de  vous 
repondreque  vous  ne  lui  devezaucun  remerciement  du  jugement 
qu'elle  a  porte  en  donnant  a  votre  ouvrage  le  prix  d'utilite;  elle 
n'a  fait  que  rendre  justice  aux  excellents  principes  que  cet 
ouvrage  renferme,  et  a  la  mani^re  aussi  nette  que  simple  dont 
ils  sont  presentes.  La  Compagnie  desire  beaucoup,  madame, 
que  vous  lui  fournissiez,  par  de  nouveaux  succ^s,  I'occasion  de 
rendre  encore  la  meme  justice  k  vos  talents  et  a  votre  z^le  pour 
les  rendre  utiles.  Permettez-moi  d'aj outer  que  je  paitage  ce  sen- 
timent avec  tous  mes  confreres. 

((  Je  suis  avec  respect,  madame,  votre,  etc. 

((  D'Alembert, 

«  Secretaire  perpdtucl  de  rAcad^mie  frangaise.  • 
Au  Louvre,  le  19  Janvier  1783. 

—  Un  grand  scandale  pour  la  philosophie  et  pour  les  philoso- 
phes,  le  voici  :  M.  I'abbe  de  Mably  vient  de  recevoir  le  plus  glo- 
rieux  de  tous  les  hommages  auxquels  un  homme  de  leltres  puisse 
pretendre.  MM.  Franklin  et  Adams  rontrequis,aunom  duCongr^s 
des  ;^tats-Unis  de  TAmerique,  de  vouloir  bien  rediger  un  projet 
de  constitution  pour  la  nouvelle  republique.  A  en  juger  par  le 
ton  de  son  dernier  ouvrage,  il  n'est  pas  k  craindre  au  moins  que 
ce  moderne  Solon  rende  nos  bons  allies  trop  polls.  Si  Ton  pouvait 
esperer  que  les  Americains  voulussent  se  soumettre  aveuglement 
a  ses  lois,  leur  avoir  indique  un  pareil  legislateur  serait  sans 
doute  de  notre  part  un  trait  de  la  plus  profonde  politique ;  car, 
en  suivant  les  admirables  vues  developpees  dans  son  Traite  de  la 
Legislation,  que  leur  recommande^a-t-il  ?  de  cultiver  la  terre, 
d'etre  pauvres  et  sans  ambition.  G'est  assurement  ce  qui  convient 
le  mieux  aux  interets  de  la  France,  au  repos  de  I'Europe  enti^re. 


JANVIER  1783.  265 

—  Doutes  siir  dijferentes  opinions  recues  dans  la  societe, 
petit  in-12.  Ge  petit  recueil  de  pensees  detachees  est  dedie  aux 
manes  de  M.  Saurin.  II  est  de  M^^^  de  Sommery,  une  vieille 
demoiselle  de  condition,  qui  s'est  occupee  toute  sa  vie  de  I'etude 
des  hommes  et  des  lettres,  mais  qui  n'avait  encore  rien  publie 
jusqu'ici.  Tons  ceux  qui  frequentent  les  assemblees  publiques  de 
TAcademie  francaise  la  connaissent ;  elle  n'en  a  jamais  manque 
une  seule,  et  sa  figure  est  remarquable ;  c'est  une  grande  brune 
presque  noire,  des  sourcils  fort  epais,  de  grands  yeux  pleins 
d' esprit  et  d' attention.  Son  livre  prouve  combien  elle  s'est  nourrie 
de  la  lecture  des  Maximes  de  La  Rochefoucauld,  et  plus  particu- 
lierement  encore  des  CaracUres  de  La  Bruyere.  On  y  trouve  a  la 
verite  beaucoup  de  pensees  communes,  mais  dont  1' expression  a 
presque  toujours  de  la  finesse,  de  1' elegance  et  de  la  precision. 
L' article  qui  nous  a  paru  renfermer  le  plus  d' observations  neuves 
et  piquantes  est  celui  de  la  Societe  ;  nous  ne  pouvons  nous 
refuser  au  plaisir  d'en  citer  quelques  morceaux. 

«  Le  bon  ton  est  le  ton  du  grand  monde ;  il  se  sent  mieux 
qu'il  ne  se  definit  :  c'est  une  facilite  noble  dans  le  propos,  une 
politesse  dans  les  expressions,  une  decence  dans  le  maintien,  une 
convenance  dans  les  egards,  une  maniere  de  rendre  qui  ne  con- 
fond  ni  les  rangs,  ni  les  titres,  ni  les  etats,  ni  les  personnes;  un 
tact  qui  nous  avertit  egalement  et  de  ce  que  nous  devons  rendre 
aux  autres  et  de  ce  que  les  autres  nous  doivent  rendre.  » 

((  Quelque  frivole  qu'on  puisse  estimer  le  bon  ton,  il  n'est 
homme  ni  ouvrage  qui  puisse  s'en  passer.  » 

«  On  pourrait  demander  peut-6tre  ou  se  trouve  la  grande 
compagnie  ;  je  ne  sais  s'il  est  une  maison  qui  puisse  en  donner 
une  idee  complete.  » 

«  Causer  avec  un  petit  esprit  semble  aussi  difficile  que  de 
voyager  a  pied  avec  un  cul-de-jatte.  » 

«  Les  gens  a  bonnes  intentions  sont  ordinairement  si  gauches 
et  malheureux  si  constamment,  qu'ils  feraient  naitre  I'envie  d'es- 
sayer  ceux  qui  en  ont  de  mauvaises.  » 

«  Que  de  gens  ont  la  reputation  d'etre  mechants,  avec  les- 
quels  on  serait  trop  heureux  de  passer  sa  vie  !  )) 

«  L' homme  d'esprit  est  facile  a  seduire.  On  ne  seduit  pas  un 
sot,  on  le  dompte.  » 


266  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 


F^YRIER. 

LES  JEUNES    GENS    DU    SIECLE, 
VAUDEVILLEl. 

Air  :  Avec  les  jeux  dans  le  village. 

Beaut^s  qui  fuyez  la  licence, 
l^vitez  tous  nos  jeunes  gens, 
L'Amour  a  d6sert6  la  France 
A  I'aspect  de  ces  grands  enfants. 
lis  ont  par  leur  ton,  leur  langage, 
Eflfarouch6  la  Volupt6, 
Et  gard6  pour  tout  apanage 
L'ignorance  et  la  nullit6. 

Malgr6  leur  tournure  fragile, 
A  courir  ils  passent  leur  temps ; 
lis  sont  importuns  in  la  ville, 
A  la  cour  ils  sont  importants. 
Dans  le  monde  en  rois  ils  d^cident, 
Au  spectacle  ils  ont  I'air  mediant. 
Partout  leurs  sottises  les  guident ; 
Partout  le  m6pris  les  attend. 

Pour  eux  les  soins  sont  des  vetilles 
Et  Tesprit  n'est  qu'un  lourd  bon  sens. 
lis  sont  gauches  aupr^s  des  filles, 
Aupr^s  des  femmes  ind^cents. 
Leur  jargon  ne  pouvant  s'entendre, 
Si  leur  jeunesse  pent  tenter 
Ceux  que  le  besoin  a  fait  prendre, 
L'ennui  bientOt  les  fait  quitter. 

Sur  leurs  airs  et  sur  leur  figure 
Presque  tous  fondent  leur  espoir  ; 
Ils  font  entrer  dans  leur  parure 

1.  Cette  piece,  attribuee  k  M.  le  chevalier  de  Boufflers,  est  de  M.  de  Champ- 
cenetz  le  fils ;  il  I'avoue  du  moins,  et  c'est  a  la  pointe  de  I'^pee  qu'il  s'en  est  assure 
la  gloire,  s'etant  battu  fort  bravement,  ces  jours  derniers,  centre  un  de  ses  cama- 
rades  du  regiment  des  gardes  (M.  de  Roncherolles),  qui  avait  os6  soutenir  que 
I'auteur  d'une  pareille  chanson  etait  un  homme  a  jeter  par  les  fenfitres.  (Meister.) 


FEVRIER  1783.  267 

Tout  le  goilt  qu'ils  pensent  avoir. 
Dans  le  cercle  de  quelques  belles 
lis  vont  s'etablir  en  vainqueurs; 
Mais  ils  ont  toujours  aupr^s  d'elles 
Plus  d'aisance  que  de  faveurs. 

De  toutes  leurs  bonnes  fortunes 
lis  ne  se  prevalent  jamais  : 
Leurs  maitresses  sont  si  communes, 
Que  la  honte  les  rend  discrets  ; 
lis  pr6f6rent,  dans  leur  ivresse, 
La  debauche  aux  plus  doux  plaisirs  : 
lis  goutent  sans  delicatesse 
Des  jouissances  sans  desirs. 

Puissent  la  Volupte,  les  Graces, 
Les  expulser  loin  de  leur  cour, 
Et  favoriser  en  leurs  places 
La  Gaite,  I'Esprit  et  TAmour  ! 
Les  deserteurs  de  la  Tendresse 
Doivent-ils  gouter  ses  douceurs  ? 
Quand  ils  d^gradent  la  Jeunesse, 
En  doivent-ils  cueillir  les  fleurs? 


BILLET    A    M.  LE    MARQUIS    DE     VILLETTE 

EN    LE    REMERCIANT    DU    RECUEIL    DE    SES    OEUVRES, 

OU    L'ON   TROUVE    PLUSIEURS    LETTRES    TRfcS-PATERNELLES 

DE    M.   DE    VOLTAIRE    A    l'aUTEUR. 

Sur  vos  vices  charmants  lorsque  d'un  ton  de  p6re 
Le  sage  de  Ferney  vous  faisait  la  IcQon, 
Je  ne  decide  point  s'il  eut  tort  ou  raison. 

Mais  avouons-le  sans  mystere, 
Le  goClt  brillant  et  silr  qui  rfegne  dans  vos  vers, 
Dans  ces  vers  d61icats  dictes  par  Tart  de  plaire, 
Decile  assez  sans  doute  aux  yeux  de  I'univers 
Tous  les  droits  que  sur  vous  pouvait  avoir  Voltaire  i. 

i.  On  salt  que  M.  de  Villette  pretend  a  I'honneur  d'etre  le  fils  de  Voltaire,  et 
que  la  reputation  de  madame  sa  mere  a  laisse  en  effet  le  champ  le  plus  vaste 
aux  prdsomptions  de  ce  genre.  (Meister.) 


268  CORRESPONDANCE   LITTi^RAIRE. 


EPIGRAMME    SUR   M.    LE    COMTE   DE   BARRUEL 

CAPITAINE    DE    DRAGONS, 
QUI  n'A  pas  d£dAIGn£  DE  SIGNER  LA  SATIRE  CONTRE  l'aRB£  DELILLE, 

iNTiTUL^E  le  Choii  el  le  Navet. 

D6bonnaire  en  champ  clos,  brave  sur  PHelicon, 
Quand  Virgile  est  abb6,  Moevius  est  dragon. 


LETTRE  DE  M.  LE  COMTE  DE  LAURAGUAIS  A  M.  SUARD. 

De  Paris,  le  13  fevrier  1783. 

((  J'ai  Thonneur  de  vous  envoyer,  monsieur,  ma  comedie  des 
Originaux^,  que  les  Gomediens  ont  recue  parce  qu'ils  out  juge 
qu'une  comedie  qui  les  avait  fait  rire  pouvait  plaire  au  public. 
Voila,  monsieur,  ce  que  la  lecture  que  je  leur  en  ai  faite  leur 
donnait  seulement  a  juger,  parce  qu'ils  savent  que  le  gouverne- 
ment  a  des  officiers  pour  nettoyer  les  ouvrages  des  ordures  litte- 
raires  qui  peuvent  les  souiller,  comme  la  police  a  ses  officiers 
pour  nettoyer  les  rues. 

(( Vous  sentez,  monsieur,  que  si  Racine,  dans  ses  Plaideurs, 
fait  chercher  la  bolte  au  poivre  quand  M.  Dandin  demande  ses 
epices,  j'aurais  pu  me  meprendre  d'autant  plus  facilement  entre 
les  officiers  de  la  politesse  et  ceux  de  la  police  que,  si  Ton  est 
etonne  de  rencontrer  autant  de  conseillers  du  roi  dans  les  mar- 
ches publics,  j'ai  vu  quelquefois  dans  le  monde  des  censeurs  qui 
devaient,  ce  me  semble,  etre  ailleurs. 

«  Mais  si  Ton  voit  trop  souvent  des  hommes  avilir  leurs 
places,  on  voit  aussi  les  vertus,  les  talents  des  individus,  honorer 
les  places  fletries  par  Tintention  des  gouvernements  qui  les  ont 
creees,  et  rendre  protectrice  de  la  raison  la  force  qui  leur  etait 
confiee  pour  I'opprimer.  Comment  cela  n'arriverait-il  pas  ?  Com- 
ment les  hommes  resteraient-ils  des  complices  fiddles  de  I'odieux 
et  meprisable  esprit  de  persecution,  lorsque  nous  voyons  le  genie 
du  despotisme  se  trahir  lui-mtoe,  lorsque  nous  voyons  le  car- 
dinal de  Richelieu  croire  s'elever  un  temple  en  fondant  I'Aca- 
demie  francaise,  et  se  flatter  de  perpetuer  1' imposture  de  sa 

1.  Cette  piece  n'a  et6  ni  representee  ni  imprimee.  (T.) 


F^VRIER   1783.  269 

gloire  en  forcant  1' eloquence  de  n'en  transmettre  que  la  renom- 
mee  ?  Apres  avoir  combattu  avec  trop  de  succ^s  la  liberie  de  son 
pays,  il  crut  pouvoir  detruire  la  verite ;  mais  il  ne  sentit  pas  la 
difference  essentielle  entre  un  siecle  et  les  temps ;  il  n'apercut  pas 
que,  si  dans  des  circonstances  particulieres  un  homme  de  genie 
pent  s'emparer  de  son  siecle,  le  temps  n'appartient  qu'ala  verite. 
Le  cardinal  de  Richelieu  crut  confondre  tons  les  rangs  au  pied  de 
ses  autels ;  mais  il  preserva  de  I'anarchie  la  republique  des 
lettres,  il  en  forma  un  empire  dont  la  premiere  loi,  imposant  a 
ses  membres  la  necessite  de  distinguer  la  louange  de  la  flatterie, 
les  prepare  a  condamner  la  licence  qui  s'echappe  des  conventions, 
et  a  proteger  la  liberte  qui  rentre  dans  la  nature.  Gette  loi  du 
cardinal  de  Richelieu  vous  excite  a  poursuivre  non-seulement  la 
licence,  lorsqu'elle  parait  comme  une  bacchante  obscene,  mais 
encore  lorsqu'elle  se  cache  sous  les  voiles  d'une  vestale,  et  a 
respecter  la  voix  de  la  nature,  quand  meme  ses  accents  seraient 
durs  et  grossiers^  Voila  pourquoi  le  langage  de  Mohere  n'est 
jamais  qu'energique,  quoiqueles  memes  mots  employes  par  Du- 
fresny,  par  exemple,  deviennent  quelquefois  scandaleux  peut- 
etre,  et  surement  de  mauvais  gout,  parce  qu'ils  ne  sont  pas 
inspires  par  la  nature,  mais  recherches  par  la  plaisanterie. 

((  En  vous  envoyant,  monsieur,  ma  farce  des  Originaux,  au 
lieu  de  vous  parler  d'un  ton  si  grave,  je  devais  (a  quelques  egards 
du  moins)  vous  prier  de  penser  au  Bourgeois  gentilhomme^  a 
George  Dandirtj  au  Malade  imaginaire  et  aux  Prccieuses  ridi- 
cules I  ce  sont  \k  de  veritables  conquetes  par  lesquelles  Moliere  a 
donne  un  empire  a  la  raison,  en  combattant  la  sottise,  les  scru- 
pules,  les  prejuges,  les  faux  airs  de  la  cour  et  le  mauvais  ton  de 
la  bonne  compagnie  de  I'hotel  de  Rambouillet.  Enfin,  monsieur, 
comme  je  veux  mettre  de  I'ordre  dans  mes  affaires,  apr^s  avoir 
vendu  beaucoup  de  boue  et  de  sable  dans  le  royaume  de  France, 
je  veux  acquerir  quelques  possessions  dans  1' empire  de  Moliere. 
Je  vous  prie  de  me  mander  si  on  n'en  a  pas  change  les  routes,  de 
m'en  envoyer  une  carte,  et  de  m'informer  un  pen  des  evenements 
qui  s'y  passent.  11  me  semble  que  ce  grand  empire  n'a  pour 
voisin  que  celui  de  Racine,  lis  ne  se  feront  surement  jamais  la 

1.  La  comedie  des  Originaux  en  offre  un  grand  nombre.  On  y  dit  a  une 
femme  :  Tais-toi,  garce ;  a  un  jeiine  homme  :  Croyez-vous  4tre  au  boucan  ?  et  il 
repond  :  Pliit  a  Dieu  1  (Meisteh.) 


27a       CORRESPONDENCE  LITTERAIRE. 

guerre;  mais  je  vous  prie  de  me  mander  s'il  n'y  a  pas  des  bri- 
gands sur  les  grands  chemins  que  je  dois  parcourir;  je  prierai 
alors  Jean  Trucon  ^  de  m'accompagner. 

((  J'ai  I'honneur  d'etre,  monsieur,  votre  tr^s-humble  et  tres- 
obeissant  serviieur. 

((  Brancas,   comte  de  Lauraguais.  » 

—  Quel  parti  la  plume  d'un  Le  Sage  n'eut-elle  pas  tire  de 
I'anecdote  suivante !  La  maison  de  M.  de  La  Reyniere  continue 
d'etre  I'auberge  la  plus  distinguee  des  gens  de  qualite.  M.  le 
chevalier  de  JN**'  avait  desire  d'y  etre  recu  ;  il  engage  quelques 
femmes  de  ses  amies  a  demander  au  maitre  de  la  maison  la  per- 
mission de  lui  etre  presente.  Celui-ci  commence  par  refuser 
fort  sechement,  c'est  son  usage;  on  insiste,  il  s'obstine.  «  Non, 
ze  ne  veux  pas,  le  zevalier  de  N*'*  fait  des  epigrammes  et  des 
zanzons;  z'en  fais  bien  aussi,  mais  elles  ne  sont  pas  piquantes.  Ze 
ne  veux  pas...  »  Le  lendemain  il  revolt  un  billet  de  M.  de  N***, 
qui  lui  demande  un  rendez-vous  d'une  maniere  assez  simple  a  la 
verite,  mais  trop  pressante  pour  ne  pas  I'intriguer  beaucoup. 
u  Aurait-on  eu  I'indiscretion  de  lui  rapporter  ce  que  z'ai  dit 
hier !  »  II  se  consulte  avec  ses  amis.  L'affaire  est  delicate;  on  de- 
cide qu'il  est  impossible  de  refuser  le  rendez-vous ;  mais,  pour 
rassurer  notre  amphitryon,  on  lui  promet  de  ne  pas  I'abandonner 
dans  une  circonstance  si  embarrassante.  L'heure  est  donnee,  et 
M.  de  La  Reyniere  a  grand  soin  de  se  faire  entourer  de  ses  meil- 
leurs  amis.  II  est  dans  I'attente  la  plus  penible  lorsqu'il  voit  entrer 
dans  sa  cour  une  chaise  de  poste  avec  beaucoup  de  bruit  et  de 
fracas;  c'est  le  chevaHer  de  N***  qui  en  sort,  qui  arrive  dans  le 
salon,  tout  poudreux,  en  frac  gris,  les  cheveux  defaits,  un  grand 
chapeau  a  la  main,  une  enorme  brette  au  cole;  cet  aspect  n'etait 
pas  propre  a  rassurer.  II  s'approche  de  M.  de  La  Reyniere, 
devenu  plus  pale  que  la  mort :  «  Monsieur,  j' avals  demande  a 
vous  purler  en  particulier ;  je  ne  m'attendais  pas  a  trouver  ici  ces 
messieurs ;  voulez-vous  bien  que  nous  passions  dans  votre  cabi- 
net...? ))  Le  cruel  moment !  On  cede,  et  c'est  I'exces  meme  du 
trouble  qui  fait  faire  ce  dernier  effort  de  courage.  Entre  dans  le 
cabinet,  les  portes  bien  fermees,  M.  le  chevalier  de  N***  tire... 

1.  Personnage  de  la  piece  des  Originaux.  (Meister.) 


FEVRIER  1783.  271 

un  grand  papier  de  sa  poche,  et  lui  dit  :  «  Monsieur,  c'est  le  me- 
moire  d'un  homme  pour  qui  je  m'interesse  infiniment;  il  sollicite 
un  emploi  au  bureau  des  postes;  son  sort  depend  de  vous...  » 
Ravi  d'en  etre  quitte  a  si  bon  marche,  M.  de  La  Reyni^re  I'assure 
que,  quelque  faible  que  soit  son  credit,  il  ne  negligera  rien  pour 
faire  reussir  1' affaire  :  «  Mes  zevaux  sont  mis,  ze  cours  m'en  occu- 
per...  »  Ainsi  finit  cette  action  si  cbaude,  et  la  meilleure  cbanson 
n'eut  pas  couru  plus  promptement  et  la  ville  et  la  cour  que  cette 
cruelle  facetie. 

—  II  y  avait  des  siecles  que  M.  de  Lauraguais  n'avait  ete  a 
I'Academie  des  sciences ;  il  y  fut  dernierement :  « Messieurs,  dit-il 
a  ses  illustres  confreres,  je  me  suis  fait  cultivateur ;  il  faut  tou- 
jours  en  revenir  la.  Entre  beaucoup  d'experiences  que  j'ai  ete  a 
portee  de  faire  a  la  campagne,  en  voici  une  dont  je  crois  devoir 
vous  faire  part.  J'ai  coupe  la  tete  a  une  demi-douzaine  de  ca- 
nards qui  nageaient  dans  mon  vivier;  sur-le-champ  je  les  ai 
remis  a  I'eau ;  sans  tete  ils  ont  encore  nagelongtemps.  Ge  fait  m'a 
paru  d'autant  plus  curieux  qu'il  pourrait  bien  servir  a  expliquer 
comment  vont  une  infinite  de  choses  en  France.  —  Mais,  monsieur 
le  comte,  lui  dit  M.  de  Gondol'cet,  ces  canards,  quoiqiie  sans  tete, 
conservaient  le  mouvement  de  leurs  pattes  ?  —  Assurement.  — 
He  bien  !  ils  pouvaient  done  signer;  tout  n'est-il  pas  eclairci...?  » 
S'il  y  a  du  merite  a  rencherir  sur  les  extravagances  de  M.  de  Lau- 
raguais, est-ce  le  secretaire  philosophe  qu'on  eiit  soupconne? 

—  Le  grand  Vestris,  informe  des  depenses  excessives  de  son 
fils,  a  convoque  une  assemblee  de  parents  devant  laquelle  il  doit 
avoir  adresse  au  jeune  homme  le  discours  suivant,  avec  cet  accent 
et  cette  dignite  qui  lui  sont  propres  :  «  Auguste,  on  parle  dans  le 
monde  du  mauvais  etat  de  vos  finances;  on  dit  que  vous  avez  un 
emprunt  ouvert  chez  toutes  les  marchandes  de  modes,  que  vous 
abusez  de  la  confiance  qu'inspire  le  nom  que  je  vous  ai  permis 
de  porter.  Si  vous  ne  mettezpas  ordre  a  vos  affaires,  je  ne  souffrirai 
pas  que  vous  le  portiez  plus  longtemps.  Nous  nous  sommes  tou_ 
jours  soutenus  avec  honneur.  Entendez-vous,  Auguste,  je  ne  veux 
point  de  Guemenee  dans  ma  famille.  » 

—  Le  Bon  Manage,  ou  la  Suite  des  Deux  Billets^  comedie  en 
un  acte  et  en  prose  de  M.  le  chevalier  de  Florian,  a  paru  pour  la 
premiere  fois,  sur  le  theatre  de  la  Gomedie-Italienne,  le  vendredi 
17  Janvier.  Gette  pi^ce  avait  deja  eu  beaucoup  de  succ^s  sur  le 


272  CORRESPONDANCE  LITTERAIHE. 

petit  theatre  de  M.  le  comte  d'Argental,  et  a  Versailles,  ou  elle 
avait  ete  representee  devant  Leurs  Majestes  vers  la  fin  de  I'annee 
derniere. 

Gette  bagatelle  offre  un  melange  heureux  de  finesse  et  de 
naturel,  d'interet  et  de  gaiete.  M.  le  chevalier  de  Florian  a  donne 
au  role  d'Arlequin  une  couleur,  une  ame  et  des  formes  nouvelles; 
on  est  tente  de  lui  dire  quelquefois  :  Vous  etes  Arlequin,  sei- 
gnem%  et  vous  pleurez  !  Mais  il  pleure  de  si  bonne  grace  qu'il  y 
am-ait  de  I'humeur  a  le  trouver  mauvais.  Le  grand  point  n'est-il 
pas  de  plaire  et  d'interesser?  G'est  ce  qu'a  su  faire  M.  le  cheva- 
lier de  Florian ;  et  qui  suit  cette  regie  est  dispense  de  toutes  les 
autres.  Ce  qui  caracterise  le  plus  sa  mani^re,  c'est  1' extreme  faci- 
lite  avec  laquelle  il  fait  de  I'esprit  avec  du  sentiment,  et  du  sen- 
timent avec  de  I'esprit ;  c'etait  aussi  le  grand  art  de  Marivaux.  La 
piece  est  dediee  a  la  reine ;  mais  les  efforts  que  fait  I'auteur  dans 
cette  dedicace  pour  trouver  quelques  rapports  entre  le  bon 
menage  d'Arlequin  et  celui  de  Sa  Majeste  ont  paru  manquer  ega- 
lement  et  d'esprit  et  de  gout. 

—  Les  Tragedies  d'Euripide,  traduites  du  grec  par  M.  Pre- 
vost,  professeur  et  membre  de  TAcademie  royale  des  sciences  et 
belles-lettres  de  Berlin ;  trois  volumes  in-12.  Les  autres  sont  sous 
presse.  Une  traduction  complete  du  Theatre  d'Euripide  etait  un 
ouvrage  infiniment  difficile,  et  qui  manquait  a  notre  Htterature  : 
on  doit  savoir  gre  a  M.  Prevost  de  I'avoir  entrepris.  Nous  en  par- 
lerons  avec  plus  de  detail  dans  une  de  nos  prochaines  feuilles. 

—  Parmi  plusieurs  Voyages  publics  depuis  quelque  temps, 
on  croit  devoir  distinguer  celui  de  M.  de  Pag^s,  capitaine  des 
vaisseaux  du  roi,  et  celui  de  M.  Sohnerat,  commissaire  de  la 
marine,  naturaliste,  pensionnaire  du  roi,  correspondant  de  son 
cabinet  et  de  I'Academie  royale  des  sciences  de  Paris,  etc.  Nous 
ne  parlerons  aujourd'hui  que  de  ce  dernier,  intitule  Voyage  aux 
Indes  Orientales  el  ci  la  Chine,  fait  par  ordre  du  roi,  depuis 
d774  jusquen  ilSi-,  dans  lequel  on  traite  des  mmurs^  de  la 
religion,  des  sciences  et  des  arts  des  Indiens,  des  Chinois^  des 
Pdguins  et  des  Madecasses,  etc.  II  en  a  paru  en  meme  temps 
deux  editions  :  I'une,  enrichie  de  beaucoup  de  cartes  et  de  gra- 
vures  enluminees,  en  deux  volumes  in-4°;  I'autre,  beaucoup 
moins  ornee,  mais  aussi  beaucoup  moins  chere,  en  trois  volumes 
in-8". 


F^VRIER   1783.  273 

M.  Sonnerat,  dont  le  premier  emploi  fut  d'etre  dessinateur 
dans  les  manufactures  de  Lyon,  est  un  parent  de  M.  Poivre,  qui, 
charge  de  I'intendance  des  iles  de  France  et  de  Bourbon,  essay  a 
d'y  etablir  des  plants  de  muscadier  et  de  giroflier,  qu'il  avait  fait 
chercher  avec  beaucoup  de  soin  et  de  precaution  dans  les  moins 
frequentees  des  Moluques.  Nous  avons  deja  de  M.  Sonnerat  un 
Voyage  a  la  Noiivelle-Guin^Cy  qui  parut  en  1775.  Apr^s  avoir 
parcouru  avec  M.  Comerson,  I'espace  de  trois  ans,  les  iles 
de  France,  de  Bourbon,  de  Madagascar,  forme  par  cet  habile 
observateur,  il  fit  ensuite  les  voyages  de  I'lnde,  des  Philippines, 
des  Moluques  et  de  la  Nouvelle-Guinee,  et  en  rapporta  une  col- 
lection considerable,  en  differents  genres,  d'histoire  naturelle, 
qu'il  deposa  au  cabinet  du  roi.  L'ouvrage  que  nous  avons  I'hon- 
neur  de  vous  annoncer  est  le  fruit  d'un  second  voyage  qu'il  fit, 
en  177/i,  par  I'ordre  du  gouvernement. 

La  forme  en  a  peu  d'interet.  La  maniere  dont  I'auteur  rend 
compte  et  de  ses  recherches  et  de  ses  observations  nous  a 
paru  egalement  depourvue  d' esprit  et  demethode.  On  y  retrouve, 
comme  il  en  convient  lui-meme  dans  sa  preface,  beaucoup  de 
choses  rapportees  deja  par  differents  auteurs,  et  qu'il  aurait  fort 
bien  pu  se  dispenser  de  repeter;  mais  ce  qui  manque  a  l'ou- 
vrage pour  etre  plus  interessant  ajoute  en  quelque  maniere  aii 
merite  du  fonds.  L' exactitude  et  la  simplicite  de  ses  descriptions 
doit  inspirer  d'autant  plus  de  confiance  qu'on  ne  saurait  soup- 
conner  I'auteur d'avoir  eteseduit  ni  parson  imagination ni par  un 
esprit  de  systeme,  encore  moins  d'avoir  cherche  a  seduire  ses 
lecteurs  par  le  charme  et  les  agrements  de  son  style ;  ce  qu'il  a 
vu  sans  prevention,  il  le  dit  sans  aucune  recherche,  et,  s'il  se 
trompe,  ses  erreurs  sont  au  moins  de  bonne  foi. 

Nous  ne  connaissons  aucun  voyageur  qui  soit  entre  dans  de 
plus  grands  details  sur  la  mythologie  indienne ;  mais  il  faut  con- 
venir  que  ces  details  sont  plus  curieux  qu'instructifs ;  ils  nous 
apprennent  seulement  ce  qu'il  n'eut  pas  ete  fort  difficile  de 
deviner,  quand  meme  aucune  tradition  humaine  ne  nous  I'eut 
prouve,  c'est  que  I'empire  des  fables  est  encore  un  peu  plus  ancien 
sur  la  terre  que  celui  de  la  verite,  et  que  ce  droit  d'ainesse  lui 
assurera  dans  tons  les  temps  une  plus  grande  etendue  de  credit 
et  de  puissance.  Comment  ne  pas  respecter  eternellement  les 
fables?  C'est  un  moyen  si  admirable  d'en  imposer  a  I'opinion,  un 
XIII.  48 


21k  CORRESPONDANGE  LITTfiRAIRE. 

secret  si  sur  et  si  facile  pour  expliquer  tout  ce  que  nous  ne  savons 
pas,  un  voile  si  ingenieux  pour  cacher  le  peu  que  nous  savons, 
quelquefois  aussi  pour  le  laisser  entrevoir  sans  risque  et  sans 
inconvenient ! 

Tout  ce  qu'ont  ecrit  M.  Paw  et  M.  de  Guignes  pour  nous  desa- 
buser  de  Tenthousiasme  que  les  jesuites  etles  economistes  avaient 
cherche  a  nous  inspirer  en  faveur  de  la  legislation  chinoise  se 
trouve  confirme  par  les  observations  du  nouveau  voyageur.  II 
nous  assure  que  les  entraves  que  les  Ghinois  mettent  a  toute 
liaison  suivie  entre  eux  et  les  etrangers  n'ont  certainement  d' autre 
cause  que  le  sentiment  de  leur  propre  faiblesse ;  que  leur  gou- 
vernement,  comme  celui  de  tons  les  peuples  esclaves,  est  trop 
vicieux  pour  se  rendre  respectable  par  ses  propres  forces;  que 
ce  peuple,  emprisonne  par  une  politique  dont  on  lui  fait  un  mys- 
t6re,  tremble  sous  des  lois  qu'il  ignore,  et  qui  ne  sont  connues 
que  des  seuls  lettres,  et  fremit  a  1' aspect  d'un  pouvoir  dont  il  est 
force  d' adorer  le  principe,  etc. 

On  pent  juger  de  I'exageration  des  calculs  economistes  sur  la 
population  de  la  Chine  par  les  faits  que  void  :  u  J'ai  verifie  moi- 
mtoe,  dit  notre  auteur,  avec  plusieurs  Ghinois,  la  population  de 
Canton,  de  la  ville  de  Tartare  et  de  celle  de  Bateaux,  que  le 
P.  Le  Gomte  a  portee  a  quinze  cent  mille  habitants  et  le  P.  Du 
Halde  a  un  million ;  mais,  quoique  en  temps  de  foire,  je  n'en  ai 
pu  trouver  que  soixante- quinze  mille;  cela  n'empeche  pas 
qu'apres  Surate,  Canton  ne  soit  une  des  villes  les  plus  conside- 
rables et  les  plus  commercantes  de  I'Asie.  L'interieur  de  la  Chine 
n'est  ni  peuple  ni  cultive;  les  Ghinois  se  sont  jetes  sur  les  bords 
des  rivieres  et  dans  les  lieux  les  plus  favorables  au  commerce ;  le 
reste  du  pays,  convert  de  forets  immenses,  n'est  habite  que  par 
des  betes  feroces,  ou  par  quelques  hommes  independants  qui 
se  sont  creuse  des  antres  sous  terre,  ou  ils  ne  vivent  que  de 
racines,  et  quelques-uns  se  rassemblent  pour  piller  les  bords  des 
villages,  etc.  » 

Encore  quelques  traits  de  la  douceur  de  ce  gouvernement 
et  du  bonheur  des  peuples  qui  lui  sont  soumis. 

({  Un  mandarin,  passant  dans  une  ville,  fait  arreter  qui  lui 
plait  pour  le  faire  mourir  sous  les  coups,  sans  que  personne 
puisse  embrasser  sa  defense ;  cent  bourreaux  sont  ses  terribles 
ayant-coureurs,  et  I'annoncent  par  une  espece  de  hurlement.  Si 


FiaVRIER   1783.  275 

quelqu'un  oublie  de  se  ranger  centre  la  muraille,  il  est  assomme 
de  coups  de  chain e  ou  de  bambou.  Gependant  le  mandarin  (et 
voila  qui  repare  tout  aux  yeux  de  ces  messieurs),  le  mandarin 
n'est  pas  lui-meme  a  I'abri  du  baton ;  I'empereur  lui  fait  donner 
la  bastonnade  pour  la  plus  legere  faute.  Gette  gradation  etend  les 
chaines  de  I'esclavage  jusqu'aux  princes  du  sang.  Si  le  tribunal 
des  censeurs,  appele  par  les  jesuites  le  conseil  des  Sages,  et  qui, 
a  ce  que  Ton  pretend,  etait  etabli  dans  les  premiers  temps  pour 
diriger  I'empereur,  I'instruire  et  lui  apprendre  a  gouverner, 
osait  faire  des  remontrances  comme  on  nous  I'assure,  chacun  de 
ces  censeurs  perirait  dans  les  supplices . 

«  Les  places  de  mandarin  s*achetent.  Un  marchand  riche 
peut  acheter  une  place  de  mandarin  pour  son  fils  ou  pour  lui. 
Quand  legouvernernent  connait  un  marchand  riche,  il  le  fait  man- 
darin de  selpour  le  depouiller  honnetement  de  sa  fortune,  etc.  » 

L'idee  que  I'auteur  nous  donne  de  leurs  arts  et  de  leurs  con- 
naissances  n'est  pas  plus  avantageuse. 

Les  Memoir es  de  M.  Sonnerat  sur  le  royaume  du  Pegu  ren- 
ferment  plusieurs  details  curi^ux  et  interessants  pour  le  com- 
merce ;  ils  confirment  1' anecdote  connue  de  I'orgueil  de  Sa  Majeste 
Peguine.  Ge  prince  est  si  persuade  qu'il  est  assez  puissant  pour 
commander  a  tous  les  rois  de  la  terre,  qu'apres  son  diner  un 
trompette  annonce  que  le  roi  des  rois  et  de  toute  puissance  vient 
de  se  lever  de  table,  et  qu'il  est  libre  a  tous  les  autres  de  s'y  mettre. 

Parmi  les  apologues  que  I'auteur  a  traduits  de  I'indien,  nous 
nous  contenterons  de  citer  celui-ci ;  il  y  a  lieu  de  croire  qu'il  fut 
inspire  par  quelque  circonstance  analogue  a  celle  qui  donna  lieu 
a  la  fable  de  Menenius  Agrippa  : 

«  Un  aigle  avait  deux  tetes  qui  ne  s'accordaient  guere  entre 
elles,  parce  que  Tune,  trouvant  d'excellents  fruits,  les  mangeait 
sans  en  faire  part  a  sa  camarade.  Gette  derni^re  s'en  plaignit. 
((  Que  vous  importe,  lui  dit  1' autre,  que  ces  fruits  soient  manges 
«  ou  par  vous  ou  par  moi,  puisqu'ils  sont  destines  a  nourrir  le 
«  meme  corps?  —  J'en  conviens ;  mais  leur  saveur  affecte  delicieu- 
{(  sement  votre  palais,  et  je  ne  serais  pas  fachee  de  gouter  le  meme 
((  plaisir...  )>  Gette  representation  ne  corrigea  pas  la  tete  glou- 
tonne,  mais  elle  en  futpunie,  carl'autre,  pour  se  venger,  avala 
du  poison,  et  toutes  deux  perirent.  » 

—  G'est  sur  la  foi  de  tous  les  journaux  que  nous  avions  in- 


276  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

scrit  M.  Boutet  de  Monvel  dans  notre  necrologe^  Nous  voyons 
avec  beaucoup  de  plaisir,  dans  une  lettre  adressee  par  lui  au 
Journaliste  de  Paris  *,  qu'il  n'a  jamais  joui  d'une  meilleure  sante. 
Sans  savoir  quelle  meprise  a  pu  lui  procurer  le  plaisir  d' entendre 
ainsi  de  son  vivant  le  jugement  de  la  posterite,  nous  le  felicitons 
d'etre  encore  a  meme  d'offrir  a  ses  juges  de  nouveaux  litres; 
nous  le  felicitons  surtout  du  bonheur  de  pouvoir  en  consacrer 
Thommage  au  monarque  ami  des  arts  qui  a  daigne  I'accueillir  et 
le  combler  de  ses  bienfaits.  On  desire  qu'il  puisse  en  jouir  long- 
temps  ;  il  ne  verra  que  trop  tot  ce  que  c'est  que  cette  mauvaise 
plaisanterie  de  I'immortalite,  dont  il  pourrait  bien  avoir  ete  tente 
de  prendre  un  avant-gout.  Cette  fantaisie,  quoi  qu'il  en  soit,  ne 
lui  a  pas  trop  mal  reussi;  elle  fournirait  peut-^tre  I'idee  d'une 
comedie  assez  piquante. 

—  II  y  a  environ  un  mois  qu'on  a  remis  au  theatre  de  I'Aca- 
demie  royale  de  musique  1' opera  d'Atys,  de  Piccini,  avec  quel- 
ques  changements  et  dans  le  poeme  et  dans  la  musique.  Nous 
nous  etions  trompes  si  grossi^rement  sur  le  succes  de  cet  ouvrage 
dans  sa  nouveaute,  que  nous  avons  craint  de  nous  presser  d'an- 
noncer  celui  de  cette  reprise  avant  qu'il  fut  bien  decide;  aujour- 
d'hui  nous  avons  la  satisfaction  de  dire  a  nos  lecteurs  que  le 
public  a  paru  decouvrir,  d'une  representation  a  I'autre,  de  nou- 
velles  beautes  dans  ce  delicieux  opera,  et  I'a  plus  applaudi  a  la 
douzieme  qu'a  la  premiere.  Le  principal  changement  fait  au 
poeme  est  dans  la  derni^re  partie  du  troisi^me  acte;  I'opera  ne 
finit  plus  par  les  fureurs  et  la  mort  d'Atys.  Cybele  se  repent 
d' avoir  pousse  trop  loin  sa  vengeance;  elle  ne  change  point  Atys 
en  pin  comme  dans  Quinault,  metamorphose  ridicule  au  theatre; 
mais  lorsque,  se  reconnaissant  pour  I'assassin  de  sa  maitresse,  il 
veut  s'enpunir  lui-meme^  ladeesse  vole  a  son  secours,redemande 
sa  rival  e  aux  enfers,  et  consent  qu'elle  vive  pour  I'aimer.  Bevois 
le  jour,  dit-elle  a  Sangaride,  revois  un  amant  si  fiddle,  Je  serai 
dans  les  cieux  moins  heureuse  que  toi,  etc.;  denoument  qui 
prepare  une  fete  agreable,  et  qui,  sans  avoir  pu  desarmer  la  cri- 
tique de  tous  nos  censeurs,  parait  cependant  le  seul  convenable 
et  au  sujet  et  au  moment  donne  de  Taction. 


i.  Voir  prec6demment  page  257. 

?.  Datee  de  Stockholm,  du  7  Janvier.  (Meister.) 


FEVRIER   1783.  277 

Detous  les  ouvrages  que  Piccini  a  faits  pour  notre  theatre, 
Alys  est  peut-etre  celui  qui  laisse  le  moins  a  desirer ;  le  recitatif 
en  est  simple  et  naturel,  les  chants  de  la  melodie  la  plus  riche 
et  la  plus  variee,  les  choeurs  plus  soignes,  celui  des  songes  d'une 
expression  celeste.  Nous  laissons  a  des  juges  plus  eclaires  que 
nous  le  soin  d' analyser  tons  les  secrets  d'une  composition  si  ravis- 
sante;  ce  que  nous  sentons  vivement,  c'est  qu'il  n'est  point  de 
musique  au  monde  qui  nous  ait  fait  eprouver  I'impression  d'un 
charme  plus  pur  et  plus  soutenu.  M™^  Saint-Huberty  a  fait  con- 
cevoir  la  plus  grande  idee  de  son  talent  dans  le  role  de  Sangaride ; 
depuis  la  perte  de  M""  La  Guerre  S  elle  est  la  seule  esperance  de 
ce  theatre,  et  les  progr^s  qu'elle  a  faits  depuis  six  mois  ont 
etonne  la  jalousie  meme  de  ses  ri vales. 

—  On  vient  de  donner  a  la  Gomedie-Italienne  une  suite  de 
nouveautes  qui  prouve  assurement  le  zele  infatigable  des  come- 
diens  de  ce  theatre,  et  leur  extreme  complaisance  pour  les  auteurs 
qui  veulent  bien  s'occuper  a  enrichir  leur  repertoire ;  mais  le 
sort  de  toutes  ces  nouveautes  a  pu  leur  apprendre  aussi  qu'en 
poussant  cette  complaisance  trop  loin,  ils  risquaient  d'abuser 
de  celle  du  public.  Nous  nous  contenterons  de  rappeler  ici 
le  titre  de  ces  productions  dont  aucune  n'a  reussi  :  le  Bouquet 
et  les  ^trennes,  comedie  en  un  acte  et  en  vers  de  M.  Pariseau ; 
le  sujet  est  tire  d'un  conte  de  M.  Imbert;  representee  le  '2li  Jan- 
vier; C^phise,  comedie  en  prose  et  en  deux  actes,  par  M.  Mar- 
sober  des  Viveti^res,  auteur  du  Vaporeux,  c'est  une  esp^ce  de 
fat  puni ;  representee  le  28  Janvier ;  les  Trois  Inconnues,  comedie 
nouvelle  en  frois  actes,  en  vers,  melee  d'ariettes ;  pastorale  tiree 
de  la  fable,  sujet  precieux,  intrigue  obscure,  style  plat  et  maniere; 
representee  le  1 3  fevrier ;  Sophie  de  Francour^  comedie  nouvelle, 
en  cinq  actes,  deM.  le  marquis  de  La  Salle,  auteur  de  rOffici'eux; 
representee  pour  la  premiere  fois,  le  mardi  19  fevrier,  mais 
interrompue,  apres  le  second  acte,  par  1' indisposition  d'une 
actrice,  M"«  Pitrot;  reprise  le  25;  le  sujet  de  ce  drame  est  tire 
d'un  roman  de  1' auteur,  qui  porte  le  meme  titre,  et  qui  n'est  pas 

1.  Elle  est  morte  des  suites  de  la  maladie  que  M.  le  chevalier  de  Godernaux  a 
nominee  si  ing^nieusement  la  maladie  antisociale.  Elle  n'a  brille  que  sept  ou 
huit  ans  sur  le  theatre  de  I'Opera,  et  laisse,  dit-on,  environ  dix-huit  cent  mille 
livres;  on  a  trouv6  dans  son  portefeuille  seulement  sept  ou  huit  cent  mille  livres 
en  billets  de  la  caisse  d'escompte.  (Meister.) 


278  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

moins  ennuyeux ;  ZTewr?  d'Albret,  ou  le  Roi  de  Navarre^  comedie 
nouvelle,  en  un  acte,  en  prose,  a  I'occasion  de  la  paix;  cette  rap- 
sodie,  pleine  des  plus  insipides  trivialites,  a  ete  representee  le 
26  fevrier.  —  La  suite  du  catalogue  a  I'ordinaire  prochain. 

LES    QUATRE    SAISONS   DE   l'aNNEE,    SOUS   LE    CLIMAX   DE    PARTS, 

POEME   d'UN   SEUL    VERS;    SE    TROUVE    gVattS    A    PARIS, 
DANS    LE    PpRTEFEUILLE    d'UN   GENTILHOMME    FANTASSIN. 

NOTE    PRELIMINAIRE    DE    l'aUTEUR. 

((  IN 'en  deplaise  a  MM.  Thompson  et  de  Saint-Lambert,  dont 
je  revere  les  talents,  j'ose  toe  persuade  qu'il  n'y  a  jamais  eu  de 
veritable  printemps  dans  cette  partie  de  I'Europe  que  nous  habi- 
tons. 

«  Le  charme  de  cette  saison  n'est  connu  que  dans  I'Asie 
mineure,  dans  I'Archipel,  et  sur  les  cotes  de  la  Mediterranee.  Les 
Grecs  nous  ont  appris  a  chanter  le  Printemps,  et  la  temp^te 
humide  et  glaciale  qui  rfegne  assidument  sur  nos  tetes  nous 
apprend  a  nous  en  passer. 

((  Le  rossignol  ne  chante  point  dans  les  environs  de  Paris; 
il  gemit  d'ellroi  et  d'etonnement.  Comment  pourrait-il  parler 
d' amour  dans  des  nuits  venteuses  et  gibouleuses,  qui  detruisent 
presque  toujours  la  majeure  partie  de  nos  fruits  et  de  nos  plai- 
sirs  printaniers  ? 

«  L'fite  n'est  sous  cette  zone  temper^e  qu'une  temp^te  de  feu 
et  de  poussi^re.  L'Automne,  qu'on  veut  vanter,  est*  aride  ou 
orageux,  et  permet  a  peine  au  peuple  agriculteur  de  recueillir 
les  moissons  echappees  au  caprice  destructeur  du  climat.  A 
regard  de  I'Hiver,  c'est  k  mes  lecteurs  h  juger  si  mon  poeme  dit 
la  verite. 

«  Au  reste,si  mon  ouvrage  ne  plait  pas  a  tout  le  monde,  j'ose 
me  flatter  du  moins  qu'il  aura  le  merite  de  n'ennuyer  personne.  » 

CHANT    PREMIER    ET    DERNIER. 

De  la  pluie  et  du  vent,  du  vent  ou  de  la  pluie. 

Ce  chef-d'oeuvre  est  de  M.  le  comte  de  La  Touraille,  gentil- 
homme  de  S.  A.  S.  monseigneur  le  prince  de  Conde.  11  le  recita  a 


MARS  1783.  279 

un  de  ses  amis  qui  avait  le  gout  tr^s-difficile.  u  Vous  ne  le  trou- 
verez  pas  du  moins  trop  long,  lui  dit-il.  —  Pardonnez-moi,  lui 
repondit  Tami  Severus,  il  est  trop  long  de  moitie.  Bu  vent  ei  de 
la  pluiCy  disait  tout.  » 


MARS. 

C'est  a  M.  Cerutti,  ci-devant  jesuite,  et  I'auteur  de  VAppel 
il  la  raison^  la  plus  celebre  apologie  des  jesuites  %  que  nous 
devons  la  brochure  intitulee  VAigle  et  le  Hibou,  fable  icrite 
pour  un  jeune  prince  que  Von  osait  blcimer  de  son  amour  pour 
les  sciences  et  les  lettres;  avec  cette  epigraphe  :  Un  prince  phi- 
losophe  est  un  etre  divin.  A  Glascow,  et  se  trouve  a  Paris,  chez 
Prault.  Brochure  in-8°,  imprimee  avec  beaucoup  de  soin. 

L'auteur  a  tr^s-bien  senti  lui-meme  que  sa  fable  n'en  etait 
pas  une.  «  Le  but  qu'on  lui  avait  propose  I'a  force,  dit-il,  de 
donner  plus  d'etendue  a  son  sujet  et  plus  de  pompe  a  son  style 
que  n'en  demande  une  fable' ordinaire;  d'un  simple  apologue 
elle  est  devenueune  sortede  poeme.  »  Maispourquoi  s'obstinera 
faire  un  apologue  de  ce  qui  ne  pouvait  etre  renferm^  heureuse- 
ment  dans  les  limites  de  ce  genre?  Pourquoi  ne  pas  chercher  des 
formes  plus  analogues  et  au  caract^re  de  son  sujet  et  a  celui  de 
son  talent? 

II  y  a  dans  1' apologue  de  VAigle  et  le  Hibou  un  melange  de 
fable  et  d'allegorie  qui  manque  egalement  de  naturel  et  de  gout. 
L'Aigle,  pour  apprendre  h  regner,  ouvre  son  palais  aux  savants 
de  I'empire;  se  derobant  ensuite  lui-meme  i  ses  vastes  royaumes, 
il  parcourt  nos  ateliers,  nos  ports,  nos  camps,  nos  legions ;  s'ar- 
rete  sur  ces  monts  que  Voltaire  illustra  par  ses  vers ;  porte  sur 
les  sommets  de  la  philosophie,  il  y  voit  MM.  d'Alembert,  Dide- 
rot, Buffon,  Jean-Jacques,  etc.;  observe  longtemps  I'Angleterre, 
cette  lie  qui  seule  a  d^couvert  le  syst^me  des  cieux  et  celui  des 
Stats  I  d'un  coup  d'aile  il  s'elance  aux  bords  du  Texel,  souhaite 

1.  L'auteur  de  VAppel  a  la  raison  des  ecrits  et  libelles  publics  contre  les  jesuites 
etait  le  P.  Balbani,  jesuite  provengal,  et  non  Balbiani  comme  on  I'a  imprime  par 
erreur,  tome  V,  p.  132,  note  3.  C6rutti,  auquel  Meister  I'attribue  a  tort  ici,  6tait 
auteur  de  VApologie  de  I'institut  des  Jesuites. 


280  COBRESPONDANCE  LlTTfiRAIRE. 

a  ce  pays  des  Barnevelt  et  des  Ruyter ;  passe  bien  vite  sur  I'Es- 
pagne,  et  vole  vers  Boston  pour  y  contempler  le  plus  grand  des 
spectacles;  il  cherche  en  vain  dans  Tempire  d'Eole  le  celebre 
Cook,  ne  trouve  que  son  cercueil;  il  reprend  sa  volee,  et  vient 
s'abattre  sur  la  Chine,  le  terme  de  son  voyage.  Revenu  dans  sa  cour, 
I'Aigle  voyageur  change  les  ressorts  de  son  gouvernement,  et» 
pour  charmer  ses  loisirs,  il  se  fait  lire,  par  le  cygne  d'ApoUon^ 
Pope,  Saint-Lambert,  Lucr^ce,  Milton,  Mahomet^  BritannicuSy 
et  quatre  vers  d^Othon.  L'Aigle  n'entendait  que  les  vers;  on  est 
oblige  de  lui  traduire  la  prose.  Le  phenix  lui  traduit  Tacite, 
Raynal,  Necker,  Hume  et  Robertson.  Tons  les  oiseaux  en  choeur 
applaudissent  leur  maitre;  le  Hibou  seul  garde  un  silence  cha- 
grin ;  on  lui  en  demande  la  cause.  II  reproche  a  I'Aigle  de  s'a- 
baisser  k  consulter  des  mortels  dangereux,  lui  qui  naquit  pow* 
porter  le  maitre  du  tonnerre,  et  pour  effrayer  d'un  cri  tout  le 
pcuple  des  airs,  Indigne,  I'Aigle  lui  repond  qu'on  n'ecoute  plus 
les  oiseaux  de  la  nuit,  le  renvoie  au  fond  de  sa  masure,  et  lui 
conseille  de  se  consoler  du  m^pris  en  croquant  des  souris,  Cette 
chute  n'est  pas  merveilleuse,  et  convient  mal  au  ton  dominant 
du  poeme. 

La  fable  est  suivie  d'un  epilogue  ou  I'auteur  cel^,bre  tons  les 
aigles  de  I'Europe  qui  aiment  la  lumi^re,  les  aiglesde  Petersbourg 
et  de  Berlin,  I'aigle  qui  plane  sur  la  France,  I'aigle  des  Germains 
et  I'aigle  de  la  Toscane.  II  y  a  lieu  de  croire  que  le  fds  aine  de 
ce  prince  est  I'aigle  naissant,  a  qui  la  muse  de  M.  Cerutti  adresse 
son  premier  hommage.  Elle  lui  en  destine  encore  un  autre  qu'on 
nous  annonce  dans  les  notes  comme  pret  a  paraitre  :  ce  sont 
quatre  Discours  sur  la  maniere  dont  un  souverain  doit  etudier  les 
livres,  les  hommes,  les  nations,  les  affaires. 

On  a  observe  avec  raison  qu'une  fable  ou  des  animaux  s'in- 
struisent  a  la  vue  des  prodiges  de  1' esprit  humain  etait  diame- 
tralement  opposee  a  1' esprit  des  fables  ordinaires,  ou  ce  sont  les 
hommes  qui  s'instruisent  a  I'ecole  des  animaux,  souvent  mieux 
conduits  par  leur  seul  instinct  que  nous  ne  le  sommes  par  la 
raispn.  En  s'ecartant  ainsi  de  I'espece  de  vraisemblance  qu'exige 
ce  genre  de  poeme,  I'auteur  a  renonce  a  toutes  les  graces  dont 
r apologue  est  naturellement  susceptible.  II  a  cherch6  a  y  sup- 
pleer  par  des  details  brillants,  et  il  serait  difficile  sans  doute  d'y 
employer  plus  d' esprit ;  mais  il  en  est  arrive  que  toutes  les  fois 


MARS   1783.  281 

qu'il  a  voulu  rentrer  dans  le  ton  de  la  fable,  au  lieu  d'etre  simple 
et  naif,  il  est  tombe  dans  la  froideur,  quelquefois  meme  dans 
une  sorte  de  niaiserie  aussi  essentiellement  differente  de  la  nai- 
vete qu'elle  en  est  voisine. 

Si  la  fiction  de  M.  Cerutti  n'est  pas  d'une  conception  heu- 
reuse,  si  les  idees  et  les  images  en  sont  souvent  mal  assorties  et 
mal  liees,  si  sa  versification  n'a  pas  en  general  des  formes  assez 
varices  et  assez  faciles,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'on  y  trouve 
non  -  seulement  beaucoup  d'esprit,  mais  encore  une  grande 
energie  d'expression,  une  hardiesse  ingenieuse  et  de  tr^s-beaux 
vers.  Nous  ne  citerons  pas  tous  ceux  qui  nous  ont  paru  dignes 
d'etre  remarques;  mais  en  voici  quelques-uns  qu'on  ne  pent 
gu^re  oublier.  L'Aigle  s'arrete  sur  cette  He  fameuse  par  d!im- 
mortelles  lois  et  d' kernels  combats . 

II  vit  le  fier  Anglais,  trahi  par  sa  fortune, 
figar6  par  ses  chefs,  epuise  d'or,  de  sang, 
A  demi  renvers6  du  trCne  de  Neptune, 
Retrograde!*  d'un  siecle,  et  tomber ^  son  rang. 

Le  spectacle  qui  s'ofTre  a  sfes  yeux  vers  Boston  ne  lui  fournit 
pas  des  traits  moins  poetiques  : 

On  croyait  voir  des  flots  sortir  la  race  antique 
Que  rOc6an  jadis  engloutit  dans  son  sein; 
Washington  paraissait  TAtlas  de  TAmerique, 
Franklin,  en  cheveux  blancs,  Jupiter  olympique, 
Dirigeant  d'un  coup  d'oeil  le  tonnerre  incertain ; 
Adams  et  son  s6nat  le  conseil  du  Destin,  etc. 

On  aime  la  simplicite  de  ces  deux  vers  de  la  reponse  de  TAigle 
au  Hibou  : 

En  limitant  mes  droits,  j'affermis  ma  puissance, 
Ma  gloire  est  d'etre  bon,  ma  force  est  d'etre  instruit. 

Que  I'accomplissement  en  soit  prochain  ou  qu'il  soit  encore 
eloigne,  la  prophetie  qui  termine  le  portrait  de  Catherine  II  n'en 
paraitra  pas  moins  interessante  : 

Minerve  de  son  siecle,  elle  anime,  elle  6claire; 
Elle  suit  tous  les  pas  que  fait  I'esprit  humain. 


:282       CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

L'^difice  des  lois  fut  orn6  de  sa  main 

S  a  main  prepare  un  temple  aux  manes  de'  Voltaire ; 
Sa  main  des  Grecs  un  jour  peut  changer  le  destin. 
Le  ciel  tonne  de  loin  sur  le  peuple  stupide 

Qui  des  arts  foule  le  berceau, 
Qui  parcourt  d'un  ceil  sec  les  rives  de  TAulide, 
Qui  transforme  en  deserts  les  plaines  de  I'filide, 
Qui  de  Socrate  meme  ignore  le  tombeau, 

Qui  de  Lycurgue  et  d'Aristide 

Mutile  la  race  intr^pide, 
Fait  de  Sparte  un  s^rail  et  d'Athfene  un  hameau. 

On  a  remarque  clans  le  portrait  de  I'Aigle  de  Berlin  une 
recherche  d'antith^se  assez  spirituelle,  mais  froide  et  monotone : 

Au  milieu  de  la  paix  il  instruit  son  arm6e, 
Au  milieu  des  combats  il  instruisait  les  arts. 
De  la  philosophic  il  illustra  I'empire; 
II  agrandit  le  sien  de  deux  puissants  fitats. 
Maniant  k  son  gr6  le  tonnerre  et  la  lyre, 
II  sut  faire  des  vers  et  cr6er  des  soldats. 
Des  forces  du  ge^nie  il  sut  armer  Bellone, 
'  II  sut  du  fanatisme  eteindre  les  volcans, 

Enfin  il  sut  placer  la  raison  sur  son  trOne, 
L'amiti6  dans  sa  cour  et  la  gloire  en  ses  camps. 

Nous  citons  ce  morceau  comme  tr^s-propre  a  caracteriser  la 
maniferede  M.  Cerutti.  La  reforme  de  la  jurisprudence  criminelle 
dans  les  fitats  de  I'Empereur  lui  a  inspire  un  vers  qui  nous  parait 
sublime.  II  veut,  dit-il, 

II  veut  que  le  coupable  expie 
Un  long  cours  de  forfaits  d'un  long  cours  de  travaux; 
II  aggrave  sur  lui  le  fardeau  de  la  vie, 
Et  ferme  aux  scelerats  Vasile  des  tombeaux. 

Quelque  esprit  que  M.  Cerutti  ait  dans  ses  vers,  il  en  a  bien 
plus  encore  dans  sa  prose^  et,  quoique  son  esprit  ne  soit  jamais 
exempt  de  recherche,  il  est  aise  de  voir  que  ce  dernier  genre 
d'ecrire  lui  est  beaucoup  plus  familier  que  I'autre.  Les  notes 
qui  sont  a  la  suite  du  petit  poeme  occupent  les  deux  tiers  de  la 
brochure,  et  il  n'y  a  pour  ainsi  dire  pas  une  seule  page  de  ses 
notes  qui  n'offre  plusieurs  traits  a  retenir.  On  y  trouve  avec 
profusion  ce  qu'il  faut  chercher  dans  d'autres  ouvrages,  et  Ton 


MARS    1783.     •  283 

n'est  embarrasse  que  du  choix.  Nous  tacherons  de  saisir  ce  qui 
semble  appartenir  plus  particulierement  au  caractfere  de  I'au- 
teur. 

((  Trois  choses  contribuent  le  plus  a  elever  1' esprit  national : 
les  grands  hommes,  les  grands  evenements  et  les  grands  rois; 
ils  se  trouvent  pour  1' ordinaire  ensemble.  » 

«  MM.  d'Alembert  et  Diderot  ont  donne  a  ce  siecle  une 
impulsion  vive  et  rapide  qui  a  fait  avancer  tons  les  bons  esprits. 
On  pent  appliquer  a  ces  deux  philosophes  ce  que  Montaigne  a  dit 
de  Plutarque  et  de  Seneque  :  Liin  nous  conduit ,  et  V autre  nous 
pousse,  )) 

«  Les  ouvrages  de  Jean-Jacques  pourraient  etre  compares  a 
des  pendules  detraquees,  mais  enrichies  d'un  carillon  magnifique 
et  juste.  II  ne  faut  pas  ecouter  I'heure  qu'elles  sonnent,  mais 
Tair  qu'elles  jouent.  » 

((  On  doit  regretter  quel'abbeRaynalaitmde  ad' utiles  verites 
des  erreurs  reprehensibles  et  des  declamations  temeraires.  Lors- 
qu'un  general  remain  voulait  conquerir  un  pays,  il  n'insultait  pas 
les  dieux  qui  en  etaient  les  protecteurs;  il  leur  offrait  cles  sacri- 
fices, et  les  priait  de  passer  d^ns  son  armee.  » 

«  L'Histoire  de  M.  Hume  pourrait  s'intituler  YHistoire  des 
passions  anglaises^  par  la  raison  humaine. )) 

«  L'enthousiasme  est  le  pere  des  grandes  choses.  Lorsque 
Jupiter  enfanta  Minerve,  ce  fut,  selon  la  Fable,  Vulcain,  le  dieu 
du  Feu,  qui,  ouvrant  la  tete  de  Jupiter,  aida  la  Sagesse  a  eclore 
toute  armee.  G'est  I'embl^me  de  l'enthousiasme.  Rien  de  divin 
n'est  produit  a  froid.  M.  Levesque,  dans  son  Histoire  de  Russie^ 
blame  le  czar  d'etre  venu  de  si  loin  chercher  la  lumi^re;  il  n'a- 
vait,  dit-il,  qu'a  la  faire  venir  elle-m^me.  Mahomet  commanda, 
en  presence  de  son  armee,  h  des  montagnes  eloignees  de  s'ap- 
procher  de  lui;  comme  elles  demeuraient  immobiles,  il  ajouta  : 
((  Puisque  vous  refusez  d'avancer  vers  moi,  c'est  a  moi  d'avancer 
«  vers  vous.  »  II  marcha,  et  son  armee  le  suivit.  » 

«  Le  commerce  du  monde  a  fait  sur  les  gens  de  lettres  ce 
que  le  cardinal  de  Richelieu  fit  sur  les  seigneurs  de  chateaux; 
ceux-ci  ont  beaucoup  perdu  en  sortant  de  leurs  terres,  et  ceux- 
la  en  sortant  de  leur  retraite.  » 

Peut-etre  n'a-t-on  rien  ecrit  de  plus  specieux  en  faveur  des 
Chinois  que  ce  qu'en  dit  M.  Gerutti  dans  une  de  ses  notes.  Nous 


284  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

n'entreprendrons  point  d' analyser  ici  toutes  les  raisons  par 
lesquelles  il  justifie  I'eloge  de  ce  peuple,  qu'il  appelle  tr^s-poe- 
tiquement  le  peuple  aine  du  globe;  nous  nous  contenterons 
d'observer  qu'une  grande  partie  des  litres  qui  fondent  son  en- 
thousiasme  pour  ce  peuple  se  trouve  detruite  par  Jes  derni^res 
relations  que  nous  avons  vues  de  ce  pays.  Ce  qui  nous  explique 
la  longue  duree  du  gouvernement  chinois  sert  a  nous  prouver 
en  meme  temps  tout  ce  que  ce  gouvernement  laisse  a  desirer 
pour  le  bonheur  des  peuples  qui  lui  sont  soumis.  La  langue,  les 
usages  et  les  coutumes  les  plus  propres  a  borner  I'essor  et  les 
progr^s  de  I'esprit  ont  fait  vieillir  cette  nation  dans  une  longue 
enfance,  et  c'est  pour  ainsi  dire  I'impossibilite  d'etendre  les 
limites  de  sa  puissance  et  de  sa  prosperity  qui  I'a  fait  triompher 
ainsi  de  la  revolution  des  temps  et  de  I'inconstance  des  choses 
humaines.  On  ne  voudrait  etre  ni  Juif,  ni  Spartiate,  ni  Chinois ; 
mais  qui  n'admirerait  pas  la  legislation  de  Moise,  celle  de 
Lycurgue,  et  celle  du  peuple  chinois  comme  autant  de  pro- 
diges  du  pouvoir  legislatif,  comme  autant  de  monuments  memo- 
rabies  de  I'empire  que  la  loi  peut  exercer  et  sur  la  nature  de 
I'homme  et,  s'il  est  permis-de  le  dire,  sur  la  chalne  mtoe  de  ses 
destinees? 

Revenons  encore  un  instant  k  M.  C^rutti.  II  n  y  a  point  de 
souverain  philosophe,  il  n'y  a  point  d'homme  de  lettres  cel^bre 
qui  n'ait  recu  de  lui  un  tribut  d'hommages  distingue.  Felicitous 
la  philosophie  de  voir  I'apologiste  des  jesuites  deveniraujourd'hui 
le  panegyriste  des  sages  du  si^cle,  traiter  le  pape  et  les  pretres 
de  hibous,  vanter  le  progres  des  lumi^res,  et  conseiller  aux  rois 
de  n* avoir  pour  confesseur  que  leur  conscience,  de  bons  ouvra- 
ges,  ou  quelque  poete  philosophe.  Tout  cela  n'est  peut-etre  pas 
si  loin  d'un  jesuite  qu'on  le  dirait  bien.  Quelle  que  soit  I'inten- 
tion  de  Tauteur,  sa  brochure  nous  a  fait  grand  plaisir;  les 
defauts  memes  qu'on  lui  reproche  sont  d'un  esprit  fm,  d'une 
imagination  vive  et  brillante;  ce  sont  des  defauts  dont  nous 
n'avons  gu^re  a  nous  plaindre,  ils  sont  devenus  moins  communs 
que  jamais. 


MARS    1783.  285 

VERS    DONNES    A    M.    LE    COMTE    DE    ROCHAMBEAU, 
A    l'AMI    DE    WASHINGTON. 

Vous  retablissez  T^quilibre 

Entre  deux  peuples  etonn^s. 

Grace  h  vous,  TAmerique  est  libre, 

Et  tous  les  coeurs  sont  enchain^s. 

Bellone,  desormais  captive, 
Respecte  de  Boston  les  heureux  habitants, 

Et  vos  mains  font  fleurir  I'olive 
Sur  ce  bord  oii  la  foudre  a  gronde  si  longtemps. 

Mais  s'il  doit  son  ind6pendance 

A  votre  sagesse,  ^  vos  coups, 

Votre  retour,  bien  cher  a  tous, 

Sert  aussi  sa  reconnaissance; 

Car,  en  vous  rendant  a  la  France, 

II  croit  etre  quitte  avec  nous. 

—  Le  public  de  Paris,  si  avide  de  plaisirs  nouveaux,  com- 
mence toujours  par  s'y  refuser;  idolatre  de  tous  les  talents  qui  en 
procurent,  il  les  persecute  presque  autant  qu'il  les  admire.  G'est 
une  maitresse  coquette  et  passionnee ;  quiconque  se  presente 
pour  la  servir  doit  s'attendre  a  mille  caprices,  a  mille  degoiits; 
il  doit  compter  plus  surement  encore  qu'il  n'est  point  de  preven- 
tions, point  d'obstacles  que  la  haine  et  la  jalousie  de  ses  rivaux 
ne  suscitent  contre  lui.  Que  de  puissances  ne  fallait-il  pas 
employer  pour  determiner  I'Academie  royale  de  musique  a  rece- 
voir  le  premier  ouvrage  de  Gluck,  de  cet  artiste  devenu  aujour- 
d'hui  son  idole!  On  salt  que  Piccini,  grace  a  la  malheureuse 
adresse  de  ses  amis,  eut  encore  plus  de  peines,  plus  de  tracas- 
series,  plus  de  persecutions  k  essuyer.  Comment  Sacchini  n'au- 
I'ait-il  pas  eu  le  meme  sort?  Son  opera  de  Benaud  fut  condamne 
aux  premieres  repetitions,  et  ce  fut  presque  universellement  par 
tous  les  chefs  de  I'illustre  administration ;  I'un  decida  qu'il  man- 
quait  de  ragout^  I'autre  qu'il  etait  trop  moutonneux,  comme 
Test  en  general  toute  cette  petite  musique  italienne,  etc.  On 
chercha  d'abord  des  pretextes  pour  en  renvoyer  la  representa- 
tion; on  allegua  I'extreme  depense,  les  engagements  pris  avec 
d'autres  compositeurs;  que  sais-je?  enfm  Ton  osa  proposer  a 
Tauteur  une  gratification  de  dix  mille  francs  s'il  consentait  a 


286  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

retirer  I'ouvrage.  M.  Sacchini  re^ut  cette  proposition  avec  la 
fierte  digne  d'un  homme  de  son  talent ;  mais  il  est  bien  certain 
que,  sans  la  protection  particuliere  de  lareine,  sollicitee  par  M.  le 
comte  de  Mercy,  toute  sa  Constance  n'eutpas  triomphe  des  cabales 
conjurees  pour  1' eloigner  de  la  carri^re  et  pour  Ten  eloigner  a 
jamais. 

G'est  le  vendredi  28  fevrier  que  Renaud  fut  donne  enfin  pour 
la  premiere  fois.  Le  poeme  est  du  sieur  Le  Boeuf,  ci-devant  maitre 
de  ballets;  ou,pour  parlerplus  exactement,  c'est  I'opera  de  Tabbe 
Pellegrin,  marmontelise  par  le  sieur  Le  Boeuf,  revu  et  corrige  par 
M.  le  bailli  Du  Rollet.  Ges  messieurs  ont  mis  1' exposition  des  deux 
premiers  actes  en  action,  et  les  ont  reduits  ainsi  a  quelques  scenes ; 
on  ne  saurait  les  en  blamer  :  ils  ont  conserve  les  trois  derniers 
actes  a  pen  pres  en  entier,  et  ne  pouvaient  gu^re  encore  faire 
mieux ;  mais  il  fallait  avoir  la  bonhomie  d'en  convenir  et  compter 
un  peu  moins  sur  I'oubli  ou  sont  tombes  tons  les  ouvrages  du 
pauvre  abbe  Pellegrin.  S'il  y  a  dans  I'ancien  Renaud  des  lon- 
gueurs insupportables,  on  y  trouve  aussi  plus  de  details  inte- 
ressants,  et  il  en  est  qui  semblent  necessaires  au  mouvement 
meme  de  Taction.  On  nous  laisse  ti'op  ignorer,  dans  les  premiers 
actes  du  nouveau  Renaud,  et  qu'Armide  est  aimee  et  que  la 
gloire  est  sa  seule  rivale.  L' action  n'est  jamais  trop  rapide  sans 
doute;  mais  elle  ne  doit  pas  T^tre  aux  depens  de  Tinteret  et  de 
la  clarte ;  peut-etre  meme  oublie-t-on  aujourd'hui  que  celle  qui 
convient  au  theatre  lyrique,  quelque  vive  qu'on  puisse  la  desi- 
rer,  doit  avoir  cependant  des  intervalles  qui  laissent  a  la  musique 
I'espace  necessaire  pour  exercer  toute  la  puissance  de  son  art, 
dont  le  veritable  charme  tiendra  toujours  au  developpement 
complet  des  motifs  d'un  chant  facile  et  melodieux. 

II  est  impossible  de  ne  pas  reconnaitre  dans  I'ouvrage  de 
M.  Sacchini  la  main  d'un  grand  maitre ;  on  la  reconnait  surtout 
dans  deux  cantabiles  du  second  acte  et  dans  la  plus  grande  partie 
des  choeurs;  mais  il  faut  avouer  aussi  qu'on  y  remarque  en 
general  une  sorte  de  gene  que  toute  son  adresse  n'a  pu  dissi- 
muler.  II  ne  s'est  point  livre  a  la  pente  naturelle  de  son  genie,  il 
a  ete  tourmente  du  desir  de  plaire  a  un  public  peu  exerce  a  sen- 
tir  le  genre  de  beaute  qui  distingue  les  chefs-d'oeuvi'e  de  I'ltalie; 
il  a  voulu  faire  du  chant  a  la  portee  d'une  cantatrice  dont  les  cris 
de  Melusine  ont  use  la  voix;  il  s'est  attache  principalement  a 


MARS    1783.  287 

faire  de  beaux  choeurs,  h  charger  son  recitatif  cle  tous  les  accents, 
de  tout  le  fracas  de  notes  dont  il  pouvait  etre  susceptible ;  en  un 
mot,  s'il  nous  est  permis  de  le  dire,  il  a  ghickind  tant  qu'il  a  pu. 
Nous  I'avons  applaudi  comme  on  applaudit  un  ouvrage  bien  fait, 
mais  non  pas  comme  un  ouvrage  qui  charme  ou  qui  transporte. 
Les  Gluckistes  ont  dit  :  a  Cela  est  beau ;  mais  ce  n'est  pas  la 
I'originalite  du  maitre;  »  les  enthousiastes  de  la  musique  ita- 
lienne  :  «  Voila  comme  en  France  nous  avons  I'art  d'ejointer  les 
ailes  du  genie.  »  Tous  ces  jugements  de  societe  n'ont  pas  empe- 
che  que  cet  opera  n'ait  attire  jusqu'ici  une  tr6s-grande  affluence 
de  spectateurs.  M''^  Rosalie  Le  Yasseur  a  ete  si  mal  recue  dans 
le  role  d*Armide,  qu'elle  I'a  quitte  apres  la  troisieme  represen- 
tation. G'est  M'""^  Saint-Huberty  qui  I'aremplacee  ;  la  maniere  dont 
elley  cliante  et  dont  elle  y  joue  a  reuni  tous  les  suffrages.  On  pent 
dire  qu'en  general  ce  nouvel  opera  a  ete  mis  au  theatre  avec  assez 
de  soin.  Le  combat  qui  ouvre  le  troisieme  acte,  combat  qui  s'exe- 
cute  pendant  la  nuit  au  bruit  du  tonnerre  et  au  ^eu  des  eclairs, 
a  paru  d'un  effet  neuf  et  pittoresque. 

—  Monuments  de  la  vie  priv^e  des  douze  Cisars^  d'aprds 
une  suite  de  pier  res  gravies  sous  leur  rdgne.  A  Caprie^  chez 
SahelluSj  m-h".  G'est  un  ouvrage  fort  rare,  fort  cher  et  fort 
licencieux,  comme  il  est  aise  de  le  presumer  par  le  titre.  L'au- 
teur  (c'est,  dit-on,  le  P.  Jaquier,  de  compagnie  avec  M.  Durand, 
libraire  de  Rome,  etabli  actuellement  a  Marseille),  I'auteur  S 
pour  s'excuser,  assure,  dans  sa  preface,  qu'il  n'a  destine  cet 
ouvrage  ad  usum  d'aucun  prince,  encore  moins  d*aucune  prin- 
cesse ;  qu'il  n'a  voulu  qu'amuser  un  moment  le  gout  des  ama- 
teurs, et  il  demande  grace  en  faveur  de  ce  qu'il  y  a  de  veritable- 
ment  utile  dans  son  recueil,  I'histoire  des  moeurs,  des  rits  et  des 

1.  Barbier  avait  dit,  en  48H,  dans  son  Supplement  d  la  Correspondance  litte- 
raire :  «  En  attendant  que  nos  soup^ons  sur  I'auteur  des  Monuments  des  douze 
Cesars  soient  entierement  confirmes,  nous  pouvons  attester  que  le  P.  Jaquier  n'a 
eu  aucune  part  a  cet  ouvrage,  donit  il  n'a  probableraent  jamais  entendu  parler,  et 
queMeistera^t^l'echod'un  bruit  r^pandu  uniquementdans  I'intentionde  dejouerle 
public.  »  Dans  la  seconde  Edition  de  son  Dictionnaire  des  anont/mes,  en  1825,  Barbier 
indique  Hugues  d'Hancarville  comme  auteur  de  cet  ouvrage.  Dans  I'intervalle,  ses 
soupgons  s'etaient  sans  doute  confirmes.  (T.)  —  Voir  sur  les  diverses  Editions  de 
cet  ouvrage  la  longue  note  communiquee  par  J.  Lamoureux  a  Barbier,  pour  son 
Examen  des  dictionnaires  historiques,  et,  sur  le  detail  des  gravures,  le  Guide  de 
MM.  Cohen  et  Mehl. 


288  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

coutumes,  qui  y  est  detaillee  avec  tout  le  soin  possible.  La  gra- 
vure  de  ces  camees  est  d'une  execution  assez  mediocre  :  s'il  y  en 
a  quelques-uns  qui  soient  dessines  d'apr^s  I'antique,  le  plus 
grand  nombre  au  moins  parait  n' avoir  ete  compose  que  d'imagi- 
nation  sur  la  foi  de  Tacite  et  de  Suetone.  Le  texte  n'est  gu^re 
qu'une  compilation  de  passages  de  ces  deux  auteurs,  de  Petrone, 
d'Ovide,  de  Martial,  de  Juvenal,  et  cette  compilation  meme  pou- 
vait  etre  faite  d'une  maniere  beaucoup  plus  instructive  et  beau- 
coup  plus  piquante. 

—  Les  Aveux  difficiles,  comedie  en  un  acte  et  en  vers  de 
M.  Vigee  (fr^re  de  M""  Le  Brun,  si  cel^bre  par  les  graces  de  sa 
figure  et  par  les  chefs-d'oeuvre  de  son  pinceau),  a  ete  repre- 
sentee, pour  la  premiere  fois,  au  Theatre-FrauQais,  le  lundi 
1!x  fevrier.  L'idee  de  cette  bagatelle,  qui  a  eu  assez  de  succ^s, 
n'est  pas  fort  compliquee.  Cleante,  absent  depuis  quelques 
annees,  revient  avec  une  passion  nouvelle  dans  le  coeur.  II  lui 
en  coute  d'en  faire  I'aveu  a  Melite,  qu'il  aimait  avant  son  depart, 
et  dont  il  se  croit  toujours  aime ;  mais  elle-meme  a  pris,  pen- 
dant son  absence,  beaucoup  de  gout  pour  Merval,  ami  de  Cleante. 
Fort  embarrasses  I'un  et  1' autre  du  secret  qu'ils  ont  a  se  confier, 
ils  s'avisent  enfm  du  meme  expedient.  Cleante  charge  son  valet 
de  parler  pour  lui,  Melite  sa  suivante.  On  concoit  leur  sur- 
prise de  se  trouver  tons  deux  dans  la  mtoe  situation.  lis  n'ont 
pas  beaucoup  de  peine  a  se  pardonner  mutuellement ;  Merval, 
apr^s  6tre  tombe  aux  genoux  de  Melite,  se  releve,  saute  au  cou 
de  son  ami ;  tout  le  monde  est  satisfait,  et  Lisette  observe  fort 
judicieusement 

Que  rarement  Tamour  peut  survivre  k  Tabsence. 

Le  peu  d'invention  qu'il  y  a  dans  cette  bagatelle  a  ete  dispute 
k  M.  Vig6e  par  M.  le  baron  d'Estat,  qui  avait  lu,  il  y  a  dix-huit 
mois,  aux  Gomediens  italiens  une  pi^ce  en  un  acte,  portant  le 
meme  titre  des  Aveux  diffidles,  Cette  piece  vient  d'etre  donnee 
au  Theatre-Italien ;  c'est  en  effet  le  meme  fonds,  et  il  parait  que 
M.  Vigee  la  connaissait  avant  d'avoir  concu  le  projet  de  la  sienne. 
Ge  proems  litteraire,  discute  fort  vivement  de  part  et  d' autre  dans 
le  Journal  de  Paris,  a  fmi,  grace  a  la  lettre  que  voici,  inseree 
dans  le  meme  journal,  et  signee  JSiricault  Destouches  :  ((  Mes- 


iMARS    1783.  289 

sieurs,  les  Parisiens  ne  me  lisent  plus,  je  le.  vols  bien.  Exhortez- 
les  a  Jeter  les  yeux  sur  V Amour  use,  une  de  mes  comedies,  qui 
fut  sifflee  malgre  tout  son  merite,  parce  que  le  public  etait  diffi- 
cile de  mon  temps;  exhortez-les,  dis-je,  a  jeter  les  yeux  sur  cette 
pi^ce,  et  la  dispute  qui  vient  de  s'elever  entre  M.  Yigee  et 
M.  d'Estat  sera  bientot  terminee.  » 

Le  dialogue  de  la  piece  de  M.  Yigee  ne  manque  ni  de  grace 
ni  d' esprit;  mais  on  y  apercoit  une  sorte  d'appret  symetrique 
qui  tient  a  la  situation  meme  des  personnages.  II  y  a  peut-etre 
plus  de  naturel,  mais  aussi  plus  de  negligence  dans  celle  de 
M.  d'Estat. 

—  La  representation  des  Aveux  difficiles  au  Theatre-Italien 
a  ete  precedee  de  celle  de  Corali  et  Blanford,  comedie  en  deux 
actes  et  en  vers  de  M.  le  chevalier  de  Langeac,  et  de  celle  du 
Corsaire,  ppera-comique  en  trois  actes  et  en  vers,  paroles  de  M.  le 
chevalier  de  La  Ghabeaussiere ,  musique  de  M.  le  chevalier 
Dalayrac. 

Le  sujet  de  Corali  et  Blanford  est  suffisamment  connu ;  il 
est  tire  du  conte  deM.  Marmontel,  intitule  VAmiti^ci  Vepreuve.  Ge 
n'est  pas  la  premiere  fois  qu'on  a  essaye  de  mettre  ce  sujet  au 
theatre,  et  toujours  sans  beaucoup  de  succes.  Le  fonds  le  plus 
heureux  pour  un  conte  ne  Test  gu6re  pour  une  pi^ce  de  theatre, 
et  la  maniere  de  preparer  une  situation  interessante  dans  un 
roman  est  fort  loin  de  celle  qu'exige  la  marche  theatrale.  A  I'ex- 
ception  de  la  derniere  scene,  ou  Blanford  sacrifie  si  genereu- 
sement  son  propre  bonheur  a  celui  de  son  ami,  tout  le  drame  a 
paru  froid;  on  y  a  remarque  cependant  un  assez  grand  nombre 
de  vers  brillants  et  faciles  qui  ont  ete  fort  applaudis  :  le  succes 
du  denoiiment  a  fait  meme  demander  I'auteur  a  plusieurs  re- 
prises. Un  comedien  est  venu  annoncer  qu'il  etait  inconnu;  alors 
s'est  elevee  une  voix  du  parterre  qui  a  demande  sonp^re  !  G'^tait 
un  mechant  sarcasme  centre  I'auteur. 

L'intrigue  du  Corsaire,  represents,  pour  la  premiere  fois,  le 
lundi  17,  est  extremement  embrouillee ;  c'est  un  chaos  de  situa- 
tions comiques  et  interessantes  qui  se  nuisent  reciproquement ; 
et  si  Ton  a  pu  y  demeler  quelques  motifs  de  scenes  assez  heureux, 
il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  1' ensemble  est  obscur  et  roma- 
nesque,  et  que  plusieurs  details  de  la  pi^ce  fort  applaudis  sont 
d'une  gaiete  plus  libre  que  neuve  et  piquante. 

XIII.  4  9 


290  CORRESPONDANCE    LITT£rA1RE. 

Que  dirons-nous  d'une  petite  comedie  en  deux  actes  et  en 
prose  donnee  le  meme  jour  au  Theatre-Francais,  le  Dejeuner  in- 
terrompu  ?  G'est  un  fat  ruine,  heureusement  econduit  grace  a 
I'adresse  d'un  rival  plein  de  vertu  et  de  sensibilite,  ce  qui  est 
assurement  dans  les  bonnes  moeurs,  mais  le  drame  qui  est  plutot 
un  proverbe  qu'une  comedie  n'en  a  pas  paru  moins  long,  moins 
ennuyeux.  On  I'attribue  a  M'"^  la  presidente  d'Ornoy,  auteur  de 
plusieurs  romans  plus  favorablement  accueillis  que  ne  Fa  ete  son 
triste  Dejeuner, 


AVRIL. 

M.  Dupont  de  Nemours  vient  de  justifier  enfm  les  litres  de  la 
pension  de  douze  mille  livres  qui  lui  fut  accordee  par  M.  Turgot, 
pour  6tre  revenu  de  Pologne  en  poste,  pret  a  rendre  a  sa  patrie, 
sous  de  si  heureux  auspices,  loutes  les  lumi^res  que  nous  avions 
os6  meconnaitre  jusqu'alors,  et  dont  son  juste  depit  allait  enri- 
chir  a  nos  depens  une  puissance  etrangere.  11  serait  diflficile  au 
moins  de  nepas  convenir  que  cette  pension  lui  est  bien  justement 
acquise  aujourd'hui  par  toutes  les  peines,  et  surtout  par  les  pro- 
digieux  calculs  qu'a  du  lui  couter  un  ecrit  \n\\i\x\^J^dmoires 
sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  M,  Turgot^  ministre  d'l^tat,  un 
volume  in-8%  avec  cette  epigraphe  :  Le  genne  le  plus  f^cond 
des  grands  hommes  est  dans  la  justice  r endue  h,  la  memoir e  des 
grands  hommes  qui  ne  sont  plus,  Philadelphie,  1782*. 

Apr^s  etre  convenu  qu'en  1776  il  pouvait  y  avoir  dans  la 
balance  des  depenses  et  des  revenus  annuels  de  ce  royaume  un 
deficit  de  vingt-deux  millions,  apres  avoir  assure  que  ce  deficit 
avait  ete  porte  cette  meme  annee  au-dessus  de  trente-sept,  par 
I'acquittement  des  dettes  exigibles  arrier^es  depuis  longtemps, 
M.  Dupont  de  Nemours  n'en  conclut  pas  moins  «  que  M.  Turgot 
a  laisse  a  sa  retraite  un  excedant  de  trois  ou  quatre  millions ;  que 
cet  excedant  devait  croitre,  qu'il  a  cru  d'annee  en  annee  et 
pourvu  presque  seul,  jusqu'a  ces  derniers  temps,  aux  depenses 

\.  Dupont  de  Nemours  a  fait  imprimer  ces  Memoires  avec  des  additions  a  la 
t^te  des  OEuvres  de  Turgot,  1808-11,  9  vol.  in-8».  (T.) 


AVRIL   1783.  291 

€xtraordinaires  dans  lesquelles  une  guerre  qu'on  nepeut  regretter, 
puisqu'elle  n'a  pour  objet  et  ne  peut  avoir  pour  terme  que  le 
maintien  des  droits  naturals  de  tous  les  hommes  et  de  tons  les 
fitats,  a  entrain e  la  nation.  » 

II  parait  qu'un  homme  capable  de  faire  un  pareil  calcul  me- 
ritait  bien  une  pension ;  peut-etre  meme  en  devrait-on  une  a 
tous  ceux  qui  auraient  I'intrepidite  de  le  suivre,  ou  un  devoue- 
ment  assez  aveugle  pour  y  croire. 

A  force  de  vouloir  honorer  la  memoire  de  M.  Turgot,  son 
panegyriste  a  enti^rement  oublie  ce  qu'il  devait  a  la  justice  et  a 
la  verite;  et  c'est  ce  que  la  reconnaissance  meme  ne  saurait 
excuser.  D'ailleurs,  avec  plus  d'art  encore  que  n'en  ont  la  plu- 
part  de  ces  messieurs,  on  nous  persuadera  difficilement  qu'il  n  y 
ait  pas  quelque  difference  entre  la  faculte  de  concevoir  le  bien 
et  le  talent  de  le  faire,  entre  un  systtoe  de  speculation  vague  et 
r application  de  ce  systeme  a  des  circonstances  determinees,  etc. 
Quand  il  serait  parfaitement  demontre  qu'il  n'y  a  aucune  des 
operations  de  M.  Necker  dont  M.  Turgot  n'ait  eu  quelque  idee, 
la  gloire  de  M.  Necker  en  serait-elle  moins  enti^re?  On  trouve 
assurement  plus  d'idees  de  ce  genre  dans  YUlopie  de  Thomas 
Morus,  dans  Telemaque^  dans  la  Repuhlique  de  Platon,  dans 
tous  nos  romans  politiques,  qu'il  n'y  en  avait  dans  la  tete  et 
dans  le  portefeuille  de  M.  Turgot  et  de  toute  sa  confrerie ;  mais, 
encore  une  fois,  le  genie  de  1' homme  d'etat  n'est  pas  de  rever 
comme  ces  messieurs,  mais  de  veiller  au  peu  de  bien  qui  peut 
se  faire,  de  n'en  laisssr  echapper  aucune  occasion  favorable,  et 
de  recueillir  avec  succ^s  les  germes  de  tout  ce  qui  peut  6tre  utile 
a  la  generation  presente  et  aux  generations  futures. 

Ce  qui  concerne  la  personne  de  M.  Turgot  dans  les  Memoires 
de  M.  Dupont  de  Nemours  nous  a  paru  plus  digne  d'etre  remarque 
que  tout  le  detail  fastidieux  de  sa  vie  publique.  Nous  rassemble- 
rons  ici  differents  morceaux  de  cette  partie  de  I'ouvrage,  dont 
I'ensemble,  a  quelques  exagerations  pr6s  qu'il  n'est  pas  besoin 
d'indiquer,  nous  a  paru  former  un  portrait  assez  ressemblant. 

«  M.  Turgot  etait  d'une  ancienne  noblesse  attachee  aux  dues 

deNormandie  en  1281 Un  caractere  qui  n'est  pas  commun  a 

toujours  distingue  les  Turgot,  et  ce  caractere  est  une  bonte 
douce  et  courageuse  qui  unit  le  charme  de  la  bienfaisance  a  la 
severite  de  la  vertu. 


292  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

«  Sortant  a  vingt-trois  ans  de  Sorbonne,  plein  de  connais- 
sances  profondes,  forme  par  des  etudes  serieuses,  ayant  meme 
beaucoup  de  gouts  litteraires  ^  M.  Turgot  etait  cet  homme  d'esprit 
un  peu  neuf  dans  la  societe,  que  les  gens  du  monde  font  eclipser 
dans  la  conversation,  meme  avec  tres-peu  de  fonds  reel.  Cet 
inconvenient,  leger  en  lui-meme,  a  peut-etre  indue  d'une  ma- 
niere  assez  grave  sur  le  destin  de  sa  vie.  N'aimant  a  developper 
ses  pensees  et  n'y  reussissant  bien  qu'avec  ses  amis  intimes,  il 
n'y  avait  qu'eux  qui  lui  rendissent  justice.  Tandisqu'ils  adoraient 
sa  bonte,  sa  raison  lumineuse,  son  interessante  sensibilite,  il 
paraissait  froid  et  severe  au  reste  des  hommes;  ceux-ci,  par 
consequent,  se  contenaient  eux-memes  ou  se  masquaient  devant 
lui.  II  en  avait  plus  de  peine  a  les  connaitre ;  il  perdait  I'avantage 
d'en  etre  connu,  et  cette  g^ne  reciproque  a  du  lui  nuire  plus 
d'une  fois. 

«  L'ame  de  M.  Turgot  etait  si  heureusement  constituee,  que 
tons  les  sentiments  bons,  nobles  et  honnetes,  meme  ceux  qui 
semblent  le  plus  incompatibles,  y  regnaient  a  la  fois,  et  que  nul 
des  autres  n'y  pouvait  trouver  place.  II  joignaitla  sensibilite  d'un 
bon  jeune  homme  et  la  pudeur  d'une  femme  estimable  au  carac- 
tere  d'un  legislateur  fait  pour  reformer  et  conslituer  des  empires, 
et  pour  changer  la  face  du  monde  *... 

((  Sa  figure  etait  belle,  sa  taille  haute  et  proportionnee ; 
ennemi  de  toute  affectation,  il  ne  se  tenait  pas  fort  droit.  Ses 
yeux,  d'un  beau  brun  clair,  exprimaient  parfaitement  le  melange 
de  fermete  et  de  douceur  qui  faisait  son  caractere.  Son  front 
etait  arrondi,  eleve,  ouvert,  noble  et  serein,  ses  traits  prononces. 
sa  bouche  vermeille  et  naive,  ses  dents  blanches  et  bien  rangees. 
II  avait  eu  surtout  dans  sa  jeunesse  un  demi-sourire  qui  lui  a  fait 
tort,  parce  que  les  gens  qui  ne  le  connaissaient  pas  y  croyaient 
presque  toujours  voir  1' expression  du  dedain,  quoiqu'il  ne  fut  le 

1.  II  avait  fait  des  lors  plusieurs  dissertations  theologiques,  beaucoup  de  vers 
blancs  et  quelques  ouvrages  de  philosophie  et  de  geometrie.  II  a  traduit  de  rallemand 
le  commencement  de  la  Messiade  de  Klopstock,  la  plus  grande  partie  du  premier  chant 
de  la  Mort  d'Abel,  et  une  partie  du  quatrieme;  le  commencement  du  Premier  Aa- 
vigateur etle  premier  livre  des  Idylles  de  Gessner,  qui  a  ete  imprim6  sous  le  nom 
de  M.  Huber,  avec  les  autres  poemes  du  meme  auteur  dont  nous  devons  la  tra- 
duction a  M.  Huber.  La  preface  generale  de  cette  traduction  de  Gessner  est  aussi 
I'ouvrage  de  M.  Turgot.  (Meister.) 

2.  Substituer  la  poste  aux  messageries,  et  les  vers  blancs  h  la  rime.  (Meister.) 


AVRIL   1783.  ^293 

plus  souvent  que  I'effet  de  la  naivete  et  d'un  peu  d'embarras ; 
il  sen  etait  corrige par  degres  en  vivant  dans  le  monde,  et  I'etait 
lotalement  vers  la  fin  de  son  minister e.  Ses  cheveux  etaient 
bruns, abondants,  parfaitement  beaux;  il les avait  tons  conserves, 
et,  lorsqu'il  etait  vetu  en  magistrat,  sa  maniere  de  porter  la  tete 
les  repandait  sur  ses  epaules  avec  une  sorte  de  grace  naturelle 
et  negligee.  II  avait  la  couleur  assez  vive  sur  un  teint  fort  blanc, 
et  qui  trahissait  les  moindres  mouvements  de  son  ame.  Jamais 
homme  n'a  et6,  au  physique  et  au  moral,  moins  propre  a  dissi- 
muler;  il  rougissait  avec  une  facilite  trop  grande  et  de  toute 
espece  d'emotion,  soit  d'impatience  ou  de  sensibilite.  Ses  moeurs 
etaient  infmiment  regulieres.  II  aimait  la  societe  des  femmes, 
et  avait  presque  autant  d' amies  que  d'amis ;  mais  son  respect 
pour  elles  etait  celui  de  I'honnetete,  dont  1' accent  differe  un 
peu  de  celui  de  la  galanterie.  11  a  manque  sans  doute  au  bon- 
heur  de  M.  Turgot,  dont  tous  les  sentiments  etaient  rapproches 
de  la  nature,  et  qui  regardait  la  famille  comme  le  sanctuaire  dont 
la  societe  est  le  temple,  et  la  felicite  domestique  comme  la  pre- 
miere des  felicites ,  il  lui  a  manque  une  epouse  et  des  enfants. 
C'est  une  espece  de  malheur  public  qu'il  n'ait  point  laisse  de 
posterite ;  mais  M.  Turgot  avait  une  trop  haute  idee  de  la  sain- 
tete  du  mariage,  et  meprisait  trop  la  fa^on  dont  on  contracte 
parmi  nous  cet  engagement,  pour  etre  facile  a  marier...  »  (Facile 
a  marier  !) 

—  L'idee  de  la  medaille  frappee  en  I'honneur  de  la  liberte 
americaine  est  du  docteur  Franklin ;  c'est  le  sieur  Dupre  qui  I'a 
gravee.  Cette  medaille  represente  le  buste  d'une  fort  belle  tete, 
d'un  trait  pur,  d'une  expression  franche  et  vigoureuse,  les  che- 
veux au  vent  et  le  bonnet  de  la  liberte  au  bout  d'une  lance 
appuyee  sur  I'epaule  droite;  pour  legende  :  Lihertas  Ame- 
ricana ^  dans  I'exergue  :  4  juillet  1776.  On  voit  sur  le  revers  de 
la  medaille  Hercule  au  berceau,  etouffant  un  serpent  de  chaque 
main;  Minerve  le  couvre  d'une  egide  aux  armes  de  France,  et 
menace  de  son  javelot  le  leopard  anglais,  dont  la  fureur  s'acharne 
tout  entiere  sur  le  bouclier  de  la  deesse;  pour  legende  :  IS  on 
sine  Bis  animosus  in  fans-,  dans  I'exergue,  [J  Oct.  |S-  Ge  revers 
est  d'une  execution  mediocre;  mais  le  seul  defaut  sans  doute 
qu'on  puisse  trouver  a  la  devise  est  d'etre  trop  jolie ;  elle  est 
tiree  de  I'Ode  d'Horace  a  Calliope,  liv.  III^  ode  iv. 


29Zi  CORRESPONDANCE    LITT£RAIRE. 

Me  fabulosae,  Vulture  in  Apulo, 
Altricis  extra  limen  Apuliae, 
Ludo,  fatigatumque  somno 
Fronde  nova  puerum  palumbes 

Texere 

Ut  tuto  ab  atris  corpore  viperis 
Dormirem  et  ursis;  ut  premerer  sacra, 
Lauroque  collataque  myrto, 
Non  sine  Dis  animosus  infans. 

—  Quoique  la  parodie  du  roi  Lir  ou  Lear,  en  un  acte  et  en 
vers,  du  sieur  Pariseau  S  representee  avec  succ^s  sur  le  theatre 
des  grands  danseurs  du  roi,  soit,  en  general,  une  assez  mauvaise 
chose,  on  y  a  cependant  remarque  quelques  saillies  heureuses. 
La  maniere  dont  le  parodiste  a  travesti  la  terrible  imprecation  du 
second  acte  est  passablement  comique.  Nature  1  s'6crie  le  roiLu, 

Nature,  ^  ces  epoux  dont  tu  connais  les  crimes, 
Ravis  tons  les  plaisirs,  jusques  aux  legitimes. 
Verdrille,  qu'au  m^pris  de  tes  jeunes  appas 
Le  Due  ^  tout  moment  vieillisse  dans  tes  bras; 
Et  si  jamais  le  sort,  d^mentant  mes  promesses, 
D'un  enfant  ^  tous  deux  accordait  les  caresses, 

(A  la  princesso.) 

QuMl  insulte  sans  cesse  h.  ton  attachement; 

(Au  due) 

QuMl  t'appelle  son  pere  et  mente  effront^ment 


Chasse  du  palais  au  milieu  d'une  nuit  orageuse,  le  roi  parait 
errant  dans  la  foret,  tenant  un  parapluie  dont  il  ne  se  sert  pas. 
Apr^s  I'avoir  laisse  quelque  temps  seul  pour  rendre  le  tableau 
plus  touchant,  son  ami  Kinkin  vient  le  rejoindre.  Philosophom, 
lui  dit  alors  le  roi, 

Philosophons  h  I'air  sur  ce  terrible  orage. 

—  On  est  i-oi, — c'est  6gal, — tu  vols, — il  pleut  sur  vous. . . 

II  debite  encore  quelques  reflexions  de  la  meme  sublimite  : 

Je  n'ai  pas  un  ami,  cependant  j'^tais  roi. 

\.  Selon  Querard,  le  Roi  Lu,  parodie  en  un  acte  et  en  vers,  serait  de 
J.-B.-D.  Despres,  auteur  du  Phenix  ou  la  Bonne  Femim,  parodie  d^Alceste;  de  la 
fameuse  chanson  :  Changez-moi  cette  tite,  etc. 


AVRIL   1783.  295 

A  ce  mot,  Kinkin  s'apercoit  que  la  tele  se  perd,  —  Eh  1  Je  re- 
marque  une  chose,  dit  Lu  : 

C'est  en  pleine  raison  que  j'ai  fait  cent  folies. 
Depuis  que  je  suis  fou,  je  disserte  en  Caton, 
Et  je  fais  de  I'esprit  en  oubliant  mon  nom 

Le  jeu  de  theatre,  pendant  lequel  les  soldats  du  due  vainqueur 
se  rangent  ducote  deDesegardsqu'onvientd'enchainersousleurs 
yeux,  est  encore  assez  burlesque.  «  Passez,  leur  dit  Desegards, 
je  vous  attends.  —  Le  dug.  Moi,  je  les  en  defie.  —  Un  soldat. 
J'embrasse  ta  defense.  —  Desegards.  Et  d'un.  Nous  sommes 
deux  centre  dix  mille  au  moins.  —  Un  autre  soldat.  Et  moi 

done ?  ))  Le  due  se  couvre  le  visage,  et  ses  soldats  filent 

tous  sur  la  pointe  du  pied  en  regardant  si  le  due  ne  les  apercoit 
pas...  Au  denoument,  Remonde  dit  au  roi :  . 

Restez  auprfes  de  nous;  soyez  toujours  un  pere 
Cher  k  ses  deux  enfants  et  des  siens  respect^ ; 
Soyez  Lu  bien  longtemps. 

LE    ROI. 

Lu,  non,  mais  ecout^... 

—  Reflexions  philosophiques  sur  le  plaisir,  .par  un  celiba- 
tairei  brochure  avec  eetle  epigraphe  :  Legiie,  censoresj  crimen 
amoris  abest.  Cette  brochure  ne  eontient  que  des  lieux  communs 
de  la  morale  la  plus  vague,  et  une  critique  de  nos  mcEurs 
aussi  frivole  qu'insipide ;  I'auteur  a  cependant  eu  la  satisfaction 
d'en  voir  la  premiere  edition  entierement  epuisee  en  moins  de 
huit  jours.  II  faut  bien  expliquer  les  raisons  d'un  si  beau  succes. 
L'auteur  de  ce  chef-d'oeuvre  est  M.  de  La  Reyni^re  le  fils ;  il 
avait  donne,  quelques  jours  avant  de  le  publier,  un  souper  dont 
r extravagance  etait  devenue  la  fable  de  tout  Paris.  Tout  le 
monde  imagina  que  la  brochure  serait  marquee  au  meme  coin, 
tout  le  monde  fut  curieux  de  la  voir,  et  jamais  curiosite  n'a  ete 
plus  completement  trompee ;  ainsi,  donner  une  idee  de  ce  fameux 
souper,  c'est  developper  tout  le  merite  de  la  production  dont  il 
a  fait  le  succes. 

M.  de  La  Reyniere  avait  choisi  ses  convives  dans  tous  les 
rangs  de  la  societe  pour  en  former  une  bigarrure  heureuse  de 


296  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

gens  de  lettres,  de  garcons  tailleurs,  d'artistes,  de  militaires,  de 
gens  de  robe,  d'apothicaires,  de  comediens,  etc.  II  avait  fait  im- 
primer  ses  billets  d' invitation  dans  la  forme  d'un  billet  d'enterre- 
ment,  et  en  void  le  modele  copie  fidelement  d'apr^s  1' edition 
originale  dont  Sa  Majeste  n'a  pas  dedaigne  de  faire  encadrer  un 
exemplaire  pour  la  rarete  du  fait :  «  Vous  etes  prie  d'assister  au" 
souper-collation  de  M^  Alexandre-Balthazard-Laurent  Grimod  de 
La  Reyniere,  ecuyer,  avocat  auparlement,  membre  de  I'Academie 
des  Arcades  de  Rome,  associe  libre  du  Musee  de  Paris,  et  redac- 
teur  de  la  partie  dramatique  du  Journal  de  Neufchdtel^  qui  se 
fera  en  son  domicile,  rue  des  Ghamps-l^lysees,  paroisse  de  la 
Madeleine-l'liveque,  le  jour  du  mois  d'  178  .  On  fera  son 
possible  pour  vous  recevoir  selon  vos  merites ;  et,  sans  se  flatter 
encore  que  vous  soyez  pleinement  satisfait,  on  ose  vous  assurer 
d^s  aujourd'hui  que,  du  cote  de  Thuile  et  du  cochon,  vous  n'au- 
rez  rien  a  desirer.  On  s'assemblera  a  neuf  heures  et  demie,  pour 
souper  a  dix.  Vous  etes  instamment  supplie  de  n'amener  ni 
chien  ni  valet,  le  service  devant  etre  fait  par  des  servantes  ad 
hoc,  » 

En  arrivant  a  la  porte  de  1' hotel,  le  Suisse  demandait  au  con- 
vive a  voir  son  billet,  y  faisait  une  marque,  et  I'adressait  a  un 
autre  Suisse,  lequel  etait  charge  de  lui  demander  si  c'etait  M.  de  La 
Reyniere  sangsue  du  peuple,  ou  son  fils  le  defenseur  de  la  veuve 
et  de  I'orpheHn,  qu'il  desirait  de  voir;  sur  la  reponse  du  convive, 
on  lui  faisait  monter  un  escalier  au  haut  duquel  il  etait  re^u  par 
un  Savoyard  v6tu  comme  les  anciens  herauts  d'armes,  avec  une 
hallebarde  doree  a  la  main.  Tout  le  monde  rassemble  dans  le 
salon,  le  maitre  du  festin,  en  habit  de  palais  et  avec  le  maintien 
le  plus  grave,  pria  toute  I'assemblee  de  passer  dans  une  autre 
pi^ce  ou  il  n'y  avait  pas  une  seule  lumi^re ;  on  y  retint  les  con- 
vives pr^s  d'un  quart  d'heure,  les  portes  soigneusement  fermees; 
elles  s'ouvrirent  enfin,  et  Ton  passa  dans  une  salle  a  manger, 
.^clairee  de  mille  bougies.  La  balustrade  qui  entourait  la  table 
etait  gardee  encore  par  deux  Savoyards  armes  a  I'antique.  Quatre 
enfants  de  choeur  etaient  places  aux  quatre  coins  de  la  salle  avec 
leurs  encensoirs.  «  Quand  mes  parents  donnent  a  manger,  dit  le 
maitre  du  festin  k  ses  convives,  il  y  a  toujours  trois  ou  quatre 
personnes  a  table  chargees  de  les  encenser;  vous  voyez,  mes- 
sieurs, que  j'ai  voulu  vous  epargner  cette  peine ;  void  des  enfants 


AVRIL    1783.  297 

qui  s'en  acquitteront  a  merveille...  »  J.e  souper  etait  compose  de 
vingt  services  de  la  plus  grande  magnificence,  mais  le; premier 
tout  en  cochon.  «  Messieurs,  comment  trouvez-vous  ces  viandes? 
—  Excellentes.  — He  bien!  je  suis  fort  aise  de  vous  dire  que  c'est 
un  de  mes  parents  qui  me  les  fournit;  il  se  nomme  un  tel,  il  loge 
dans  tel  et  tel  endroit  :  comme  il  m'appartient  de  fort  pres,  vous 
m'obligerez  fort  de  1' employer  lorsque  vous  en  aurez  besoin.  » 
A  trois  heures  du  matin,  tout  le  monde,  tres-fatigue  de  cette 
ennuyeuse  facetie,  cherchait  a  se  retirer  ;  mais  on  trouva  toutes 
les  portes  fermees  a  double  verrou  :  quelques  convives  s'echap- 
perent  par  un  escalier  derobe ;  mais  on  ne  s'en  fut  pas  plus  tot 
apercu,  que  le  passage  fut  garde  par  deux  suisses,  et  Ton  ne 
put  sortir  que  vers  les  sept  heures  du  matin. 

Cette  ridicule  scene  a  fait  a  M.  et  a  M'"^  de  La  Reyniere  tout 
le  chagrin  qu'on  pent  imaginer.  M.  de  La  Reyniere  fils  leur  avait 
demande  la  permission  de  donner  a  souper  a  quelques  amis, 
dont  il  avait  eu  soin  de  faire  une  fausse  liste,  et  avait  obtenu  de 
leur  complaisance  qu'ils  iraient  souper  ce  jour-la  en  ville  pour  le 
laisser  disposer  de  la  maison  a  sa  fantaisie ;  il  est  aise  de  conce- 
voir  leur  surprise  lorsqu'en '  rentrant  chez  eux  ils  y  trouverent 
cette  belle  mascarade.  M'"^  de  La  Reyniere  se  montra  un  moment 
dans  la  salle  du  festin.  M.  le  bailU  de  Rreteuil,  qui  passe  pour  lui 
rendre  les  soins  les  plus  assidus,  lui  donnait  la  main;  comme 
elle,  il  est  fort  grand  etfort  maigre;  notre  jeune  fou  dit  tout  haut 
en  les  regardant  de  cote  : 

Et  ces  deux  grands  debris  se  consolent  entre  eux*. 

Un  autre  trait  de  son  respect  et  de  sa  piete  filiale  est  ce  qu'il 
repondit  il  y  a  quelque  temps  a  une  personne  qui  lui  demandait 
pourquoi  avec  tant  de  fortune  il  n' avait  pas  prefere  d'acheter  une 
charge  de  conseiller,  a  rester  simple  avocat.  «  Pourquoi?  C'est 
que,  en  qualite  de  juge,  j'aurais  fort  bien  pu  me  trouver  dans  le 
cas  de  faire  pendre  mon  pere;  au  lieu  que,  dans  I'etat  oil  je  suis, 
je  conserve  au  moins  le  droit  de  le  defendre...  »  Mais  c'est  nous 
arreter  trop  longtemps  a  des  folies  dont  le  principe  est  encore 
plus  revoltant  que  I'expression  n  en  est  originale  et  bizarre. 

—  Des  Lettres  de  cachet  et  des  prisons  d'J^tat^  oiwrage  pos^ 

1.  Vers  du  po6me  des  Jardins,  chant  IV,  vers  95.  (Meister.) 


298  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

illume^  compost  en  1778.  Deux  volumes  in-8°,  avec  cette  epi- 

graphe  : 

Non  ante  revellar 
Exanimem  quam  te  complectar,  Roma,  tuumque 
Nomen,  libertas !  et  inanem  prosequar  umbram.  (Luc  an.) 

A  Hambourg  (c'est-a-dire  a  Neufchatel),  1782. 

On  attribue  cet  ouvrage  a  M.  de  Mirabeau,  au  fils  du  marquis 
deMirabeau,  auteur  de  C Amides  hommes^  des  liconomiquesj  etc, 
Le  fils  de  cet  homme  celebre  n'est  deja  que  trop  connu  lui- 
meme  par  toutes  les  aventures  qui  signalerent  sa  fougueuse  jeu- 
nesse.  Personne  ne  peut  savoir  mieux  que  lui  ce  que  c'est  que 
de  vivre  dans  les  prisons;  il  y  a  passe une  bonne  partie  de  sa  vie, 
renferme  d'abord  a  la  sollicitation  de  son  pere,  ensuite  a  celle  des 
parents  de  sa  femme,  et  dernierement  pour  avoir  enleve  la 
seconde  femme  de  ce  president  Le  Monnier,  dont  M.  de  Valdahon 
avait  enleve  la  fiUe,  et  qui  ne  s'etait  remari6  que  pour  se  venger 
de  sa  fille  et  de  son  gendre,  apr^s  avoir  perdu  le  cruel  proces 
intente  contre  eux ;  proems  auquel  dans  les  temps  les  plaidoyers 
de  M.  Loyseau  de  Mauleon  donnerent  tant  d'interet  et  de  cele- 
brite*. 

VERS    DE    M.    GERUTTI, 

AU    NOM   DE   M™«    LA    DUCHESSE    DE   BRISSAC, 
A    M^l«    DE    SIVRY    AG£e    DE   HUIT    ANS. 

De  votre  esprit  riaissant  j'admire  les  primeurs; 
Mais  il  s'6puisera  s'il  enfante  sans  cesse. 
Hdtez-vous  lentement;  malheur  k  qui  se  presse. 
Gardez  pour  Tavenir  encore  quelques  fleurs. 

L'esprit  et  I'amour  ont  leur  age, 

Le  destin  leur  a  fait  leur  part; 

Penser  trop  tCt,  aimer  trop  tard, 

Jeune  Sivry,  serait  peu  sage. 
La  naive  innocence  est  I'esprit  des  enfants, 
Et  ramiti6  tranquille  est  Pamourdes  vieux  ans. 


REPONSE    DE    m"^    DE    SIVRY. 

Par  vos  sages  conseils  ^clairez  mon  enfance; 
Croyez  que  je  les  sens  comme  on  sent  k  vingt  ans. 

1.  Voyez  tome  VI,  page  231. 


AVRIL  1783.  299 

Le  coeur  plus  que  Tesprit  peut  devancer  le  temps, 

Et  je  r^prouve  h  ma  reconnaissance. 
Ce  sentiment  na'if  est  fait  pour  un  enfant, 
Tous  ses  succes  sont  dus  a  I'indulgence  : 
S'il  la  m6rite  quand  il  pense, 
C'est  en  favour  do  ce  qu'il  sent. 

—  La  police  de  nos  spectacles  n'a  peut-etre  jamais  ete 
honor ee  d'une  attention  plus  severe,  plus  auguste  et  plus  scru- 
puleuse.  Une  tragedie  nouvelle  est  une  affaire  d'Etat  et  donne  lieu 
aux  negociations  les  plus  graves ;  il  faut  consulter  les  ministres 
du  roi,  ceux  des  puissances  qu'on  y  peut  croire  interessees,  et 
ce  n'est  que  de  I'aveu  de  tous  ces  messieurs  qu'un  pauvre  auteur 
obtient  enfm  la  permission  d'exposer  son  ouvrage  aux  applaudis- 
sements  ou  aux  sifllets  du  parterre.  Gette  permission  vient  d'etre 
refusee  a  M.  Le  Fevre,  auteur  de  Ziima,  de  Cosro'es^  etc.  Son 
Elisabeth  de  France  a  ete  renvoyee  par  le  censeur  ordinaire  au 
jugement  de  M.  le  lieutenant  de  police,  par  M.  le  lieutenant  de 
police  a  M.  le  garde  des  sceaux,  par  M.  le  garde  des  sceaux  a 
M.  de  Yergennes,  et  par  celui-ci  a  M.  le  comte  d'Aranda,  lequel, 
sans  vouloir  la  lire,  a  decide  prudemment  que,  puisqu'onle  con- 
sultait,  I'affaire  semblait  au  moins  douteuse,  qu'il  se  compro- 
mettrait  k  la  verite  fort  peu  en  laissant  jouer  la  tragedie,  bonne 
oumauvaise,  mais  encore  beaucoup  moins  en  la  faisant  defendre : 
et  c'est  le  parti  qu'il  a  pris,  malgre  toute  la  protection  dont  M.  le 
due  d'Orleans  a  daigne  honorer  I'ouvrage.  Ce  prince,  pour  con- 
soler M.  Le  Fevre,  vient  de  faire  representer  la  pi^ce,  sur  son 
theatre  de  la  Chaussee-d'Antin,  par  les  acteurs  de  la  Gomedie- 
Francaise,  et  MM.  les  Quarante  ont  ete  solennellement  invites 
par  I'auteur,  a  qui  Son  Altesse  a  bien  voulu  laisser  ce  jour-la 
toute  la  disposition  de  la  salle,  k  y  venir  juger  son  ouvrage.  On 
avait  assure  que  M.  le  due  d'Orleans  voulait  ecrire  directement 
au  roi  d'Espagne  pour  en  appeler  de  la  decision  de  M.  le  comte 
d'Aranda;  mais  il  s'est  contente  de  charger  quelqu  un  de  traitor 
cette  grande  affaire  avec  le  minist^re  de  Madrid,  et  Ton  ignore 
encore  le  succes  de  la  negociation. 

Le  sujet  de  la  nouvelle  tragedie  est  si  connu  par  le  roman 
historique  de  I'abbe  de  Saint-Real,  intitule  Don  Carlos ^  que  nous, 
nous  dispenserons  d'en  faire  I'analyse ;  ce  sujet,  d'ailleurs,  n'est 
pas  neuf  au  theatre ;  tout  le  monde  ne  sait  pas  qu'il  a  ete  traite 


500  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

assez  ridiculement  par  M.  le  marquis  de  Ximen^s ;  mais  personne 
n'ignore  combien  il  a  reussi  sous  le  nom  di'Andronic,  On  re- 
trouve  dans  la  piece  de  M.  Le  Fevre  tous  les  personnages  de 
VAndronic  de  Gampistron;  mais  Tordonnance  des  deux  tableaux 
n'est  pas  la  meme;  I'exposition  de  M.  Le  Fevre  est  plus  claire  et 
plus  interessante,  la  marche  de  Taction  plus  vive,  et  son  style, 
sans  etre  exempt  de  maniere  et  de  negligence,  nous  a  paru  avoir 
en  general  plus  de  mouvement  et  d'elevation;  le  caract^re  de 
Don  Carlos  est  plus  fortement  dessine  que  celui  d'Andronic,  Eli- 
sabeth est  peut-etre  aussi  plus  interessante  qu' Irene,  du  moins 
dans  les  premiers  actes,  mais  le  role  de  Philippe  II  est  encore 
moins  vrai,  moins  soutenu  que  celui  del'empereur  Paleologue  :  on 
ne  salt  si  c'est  un  tyran,  un  p6re  injuste,  un  amant  jaloux ;  il  est 
faible  et  ferme  tour  a  tour,  ses  remords  sont  aussi  froids  que  sa 
cruaute;  tan  tot  feroce  et  tantot  susceptible  d'attendrissement, 
c'est  presque  toujours  mal  apropos qu'il  s'adoucit  et  mal  a  propos 
qu'il  entre  en  fureur ;  il  n'y  a  point  de  nuance  assez  determinee  ni 
dans  son  caractere  ni  dans  la  passion  qui  le  domine ;  ce  defaut  se 
fait  sentir  plus  particuli^remcnt  dans  une  sc6ne,  d'ailleurs  rem- 
plie  de  beautes,  ou  don  Carlos  ose  tenter  de  flechir  la  durete  de 
son  p6re,  ou  il  cherche  a  le  rappeler  avec  tant  d'interet  aux  doux 
sentiments  de  la  tendresse  paternelle.  W'ayant  vu  la  pi^ce  qu'une 
«eule  fois  et  ne  I'ayant  pas  vue  avec  autant  de  liberte  que  si  elle 
eut  ete  donnee  sur  un  theatre  public,  il  ne  nous  a  pas  ete  pos- 
sible d'en  retenir  beaucoup  de  vers.  En  voici  deux  du  role  d' Eli- 
sabeth dont  I'expression  aplusd'eclatque  de  justesse  : 

Au  trdne  oCi  je  languis,  deplorable  victime 

De  la  vertu  sans  calme  et  du  remords  sans  crime. 

En  voici  deux  autres  sur  I'Espagne  qui  ont  assez  d'energie, 
mais  dont  la  rime  et  1' Inquisition  pourraient  avoir  a  se  plaindre  : 

Tci  tout  est  sinistre,  et  la  cour  et  le  tr6ne, 
Et  la  religion  qui  jamais  n'y  pardonne. 

Un  des  endroits  de  la  tragedie  qui  a  ete  le  plus  applaudi  et 
qui  I'a  meme  ete  avec  une  affectation  fort  indiscrete,  mais  encore 
plus  deplacee,  c'est  la  lecon  que  Philippe  donne  a  la  reine  de 
s'occuper  a  plaire  et  de  lui  kisser  le  soin  de  regner;  il  est  vrai 
que  ce  sont  peut-etre  les  vers  les  mieux  faits  de  la  piece,  mais 


MAI  1783.  301 

sont-ils  du  sujet,  de  la  situation,  du  caractere  de  Philippe  ?  G'est 
ce  que  nous  discuterons  mieux  lorsqu'on  aura  recu  la  reponsedu 
Gonseil  de  Madrid. 


MAI. 


IMPROMPTU 

DE     m'^^    de    SIVRY,    AG£e    DE    HUIT    ANS,    A    M'"^    DE    MONTESSON, 

QUI    JOUAIT    LE    PRINCIPAL    ROLE    DANS    UNE    NOUVELLE    COMl^DIE 

DE    SA    COMPOSITION    IN-TITUL^E 

VHolesse  de  Marseille  j,  ou  VHolesse  coquetle. 

VHotesse  coquette  est  la  piece 
Que  Ton  devait  jouer  ce  soir; 
J'etais  Chez  une  aimable  hOtesse; 
Mais  dans  elleje  n'ai  pu  voir 
Une  beaute  fausse  et  legere ; 
Son  ame  d^mentait  son  role  et  ses  discours. 
Je  croyais  voir  celle  qui  cherche  k  plaire, 
J'ai  vu  celle  qui, plait  toujours. 

—  L'imperatrice  reine,  etant  enceinte,  avait  gage  avec  le 
comte  de  Dietrichstein  quelle  accoucherait  d'une  fille;  le  comte 
avait  parie  pour  un  archiduc.  Pour  le  bonheur  de  la  France, 
l'imperatrice  mit  au  jour  Marie- Antoinette,  et  fit  dire  au  comte 
qu'elle  ressemblait  a  sa  mere  comme  deux  gouttes  d'eau.  Le 
comte,  pour  s'acquitter  avec  l'imperatrice,  fit  faire  une  petite 
statue  de  porcelaine  qui  le  representait  a  genoux,  et  olfrant  d'une 
main  les  vers  suivants  a  l'imperatrice  : 

To  perdei,  I'augusta  Figlia 
A  pagarmi  ha  condannato; 
Ma  s'e  ver  che  voi  somiglia, 
Tutto  il  mundo  ha  guadagnato. 

—  La  retraite  d'un  de  nos  ministres*  vient  de  faire  revivre  le 
calembour  qu'on  fit  a  la  mort  du  cardinal  de  Fleury  : 

Floruit  sine  fructu, 
Defloruit  sine  luctu. 

1.  Joly  de  Fleury,  remplace  comme  contrdleur  general  des  finances  par  Lefevre 
d'Ormesson. 


a02  CORRESPONDANCE  LITTfiRAIRE. 

—  Les  Gomediens  francais  ay  ant  deplace  la  statue  de  Voltaire 
que  M"'^  Duvivier,  sa  niece,  avait  donnee  a  la  Gomedie-Fran^aise, 
elle  a  cru  devoir  leur  ecrire  la  lettre  suivante  : 


«  Du  12  mai  1783. 

((  J'apprends,  messieurs,  que  la  statue  de  M.  de  Voltaire,  que 
j'ai  donnee  I'annee  derniere  a  la  Gomedie-Francaise  pour  servir 
d'ornement  a  son  grand  foyer,  en  a  ete  tout  recemment  6 tee  pour 
etre  placee  dans  la  piece  de  vos  assemblies  particulieres,  sans 
que  vous  ayez  eu  I'honnetete  de  m'en  prevenir. 

((  J'ai  I'honneur  de  vous  observer,  messieurs,  que  ce  n'est 
point  la  du  tout  la  destination  premiere  de  cette  statue.  Je  me 
suis  rendue  a  vos  desirs  lorsque  vous  me  I'avez  demandee,  d'au- 
tant  plus  volontiers  qu'elle  devait  ^tre  mise  ti  toute  HerniU  sous 
les  yeux  du  public,  qui  parajssait  voir  avec  plaisir  I'hommage  que 
j'ai  rendu  a  la  memoire  de  ce  grand  homme,  et  mon  tribut  de 
respect  et  de  reconnaissance  pour  lui.  Je  ne  me  suis  pas  plainte 
de  ce  que  vous  n'avez  pas  daigne  jusqu'ici  me  procurer  le  moyen 
de  voir  encore  quelquefois  representer  sur  votre  theatre  ses  ou- 
vi'ages  immortels ;  il  n'est  peut-^tre  pas  juste  en  effet  que  la 
ni^ce  et  I'heritiere  d'un  homme  qui  a  enrichi  la  Gomedie-Fran- 
caise pendant  soixante  ans  puisse  y  posseder  un  quart  de  loge 
pour  son  argent -^  mais  je  me  plains  a  plus  juste  titre  aujourd'hui 
de  ce  que  vous  ne  rendez  pas  a  sa  statue  I'honneur  qui  lui  est 
du.  Elle  n'a  jamais  ete  destinee  a  faire  un  meuble  d'ornement 
pour  votre  chambre  -^  et  si  la  cheminee  qu'on  a  pratiquee  dans 
le  foyer  y  est  plus  necessaire  que  la  statue  de  M.  de  Voltaire, 
du  moins  pouvait-on  la  placer  a  I'un  des  cotes  de  cette  cheminee, 
en  attendant  que  les  parents  des  autres  grands  hommes  qui  ont 
comme  lui  enrichi  le  Theatre-Francais  leur  aient  rendu  le  m6me 
honneur;  ou  bien  dans  Tenfoncement  de  la  fenetre  qui  est  en 
face  de  cette  cheminee,  et  bien  mieux  encore  dans  le  vestibule 
d'en  bas;  c'estmeme  la  que  M.  de  Wailly  avait  d'abord  imagine 
de  la  placer. 

(( Je  suis  bien  loin,  messieurs,  de  reprocher  mes  bienfaits  et 
de  retirer  le  don  que  j'ai  fait  a  la  Gomedie-Francaise;  mais  enfin, 
si  vous  ne  remplissez  pas  mon  intention  en  mettant  la  statue  de 
mon  oncle  sous  les  yeux  du  public,  dans  un  des  endroits  ci-dessus 


MAI    1783.  303 

indiques,  je  ne  vous  propose  point  de  me  la  rendre^  mais  je  vous 
prie  de  me  la  vendre.  Je  la  payerai  ce  que  M.  Houdon,  qui  en 
est  I'auteur,  I'estimera;  vous  pourrez  m'indiquer  le  jour  oii  vous 
la  renverrez,  et  le  prix  sera  tout  pret. 

«  J'ai  I'honneur  d'etre  tr^s-parfaitement,  messieurs,  votre  tres- 
humble  et  tr^s-obeissante  servante.  )> 

—  Les  Comediens  italiens  viennent  de  quitter  enfm  leur 
triste  jeu  de  paunie  de  la  rue  Mauconseil,  pour  aller  s'etablir 
dans  la  nouvelle  salle  qu'on  leur  a  batie  sur  les  terrains  de  1' hotel 
de  Ghoiseul,  pres  le  boulevard  de  la  rue  de  Richelieu*.  Leur 
ancien  theatre  etait  si  incommode,  si  mal  situe,  que  Ton  de- 
vait  se  trouver  fort  dispose  a  voir  les  defauts  de  celui-ci  avec 
indulgence;  mais  la  critique  ne  les  a  nullementepargnes.  Si  nous 
ne  pouvons  nous  dispenser  d'eh  rendre  compte,  nous  tache- 
rons  de  le  faire  au  moins  le  plus  succinctement  qu'il  nous  sera 
possible. 

Le  premier  reproche  qu'on  ait  fait  a  M.  Heurtier,  I'architecte 
a  qui  nous  devons  cette  nouvelle  salle,  est  que  la  principale  face 
du  batiment  ne  regarde  point  le  boulevard ;  cette  situation  aurait 
paru  en  effet  plus  convenable.  Gelle  que  I'auteur  a  prefer^e,  ou 
pour  tirer  meilleur  parti  de  la  location  des  maisons  qui  envi- 
ronnent  le  nouveau  theatre,  ou  peut-6tre  aussi  par  egard  pour 
la  sotte  vanite  des  Comediens,  qui  eussent  craint  d'etre  confon- 
dus  avec  les  comediens  des  boulevards,  a  donne  lieu  k  une  mau- 
vaise  ^pigramme  que  voici  : 

D6s  le  premier  coup  d'oeil  on  reconnait  trfes-bien 

Que  ce  nouveau  theMre  est  tout  italien, 

Car  il  est  dispose  d'une  telle  mani^re 

Qu'on  lui  fait  aux  passants  presenter  le  derri^re. 

La  place  sur  laquelle  donne  la  principale  face  du  theatre  est 
petite;  les  nouvelles  rues  de  Gretry,  de  Favart,  de  Marivaux,  qui 
y  conduisent,  ne  sont  pas  fort  larges ;  mais,  pouvant  toujours 
conserver  une  communication  tr6s-libre  avec  le  boirfevard  et  la 
grande  rue  de  Richelieu,  I'ordre  etabli  pour  arriver  au  spectacle 
et  pour  en  sortir  n'en  est  ni  moins  facile  ni  moins  commode. 

1.  La  salle  Favart. 


30k  CORRESPONDANGE  LITT^RAIRE. 

Le  porche  du  nouveau  theatre  est  compose  de  six  colonnes 
d'ordre  ionique.  Quelque  leger  que  soit  naturellement  cet  ordre 
d' architecture,  I'adresse  de  I'architecte  a  su  lui  donner  ici  I'air  du 
monde  leplus  lourd  et  le  plus  massif;  les  colonnes sont  enormes, 
et  le  paraissent  d'autant  plus  que  I'espace  qui  entoure  tout  le 
batiment  est  fort  resserre. 

Le  vestibule  et  les  escaliers  qui  menent  aux  differents  endroits 
de  la  salle  sont  extraordinairement  surbaisses.  A  en  juger  par 
I'exterieur,  on  eut  pris  assez  volontiers  ce  batiment  pour  le 
temple  de  la  plus  austere  de  toutes  les  divinit^s ;  en  voyant  le 
vestibule,  I'escalieret  les  souterrains  qui  conduisent  a  I'orchestre, 
on  est  tente  de  se  croire  a  1' entree  de  quelques  anciennes 
catacombes. 

La  pi6ce  destinee  au  foyer  public  nous  a  paru  annoncer  mieux 
I'objet  qu'elle  doit  remplir;  elle  est  grande,  dans  de  belles  pro- 
portions, et  la  decoration  en  est  agreable  et  de  bon  gout. 

L'interieur  meme  de  la  salle  est  un  ovale  fort  allonge;  cette 
forme  est  assurement  moins  noble  et  moins  imposante  que  la 
forme  circulaire ;  mais  elle  parait  assez  favorable  a  la  voix.  Pour 
obtenir  un  quatri^me  rang  de  loges,  I'architecte  a  recul6  sur  le 
mur  du  fond  la  voussure  en  caisson,  qui,  dans  le  modele,  retom- 
bait  sur  1' entablement ;  ce  quatri^me  rang  de  loges  ainsi  niche  fait 
un  fort  mauvais  effet,  et  n'a  procure  au  public  que  des  places 
tr^s-incommodes.  La  decoration  interieure  de  la  salle  est  assez 
brillante;  c'est  un  fond  couleur  de  vert  marbre  campan,  rehausse 
par  beaucoup  d'ornementsdor^s.  Les  deux  lustres  qui  eclairent  la 
salle  y  repandent  une  clarte  assez  vive,  assez  egale  partout,  et  les 
femmes  en  general  ont  paru  contentes  de  la  maniere  dont  on  y 
voit  et  de  la  maniere  dont  on  y  est  vu. 

Le  Prologue  par  lequel  on  a  fait  I'inauguration  du  nouveau 
theatre  n'a  pas  ete  trop  bien  accueilli,  quoique  ce  soit  M.  Sedaine 
qui  en  ait  fait  les  paroles  et  M.  Gretry  la  musique.  La  scene 
s'ouvre  par  un  machiniste,  occupe  a  faire  arranger  les  decora- 
tions. «  J'ai  oublie,  dit-il,  mon  sifllet  a  I'ancienne  salle;  pouiTU 
que  quelqu'un  ne  I'ait  pas  trouve  et  ne  s'en  serve...  »  Arlequin 
arrive  avec  sa  valise.  Le  machiniste,  toujours  fort  embarrasse,  ne 
le  reconnait  pas,  et  veut  le  renvoyer  avec  humeur;  quelques 
coups  de  batte  donnes  a  propos  le  font  bientot  reconnaitre. 
«  Ah!  vous  etes  Arlequin.  —  Oui.  —  C'est  vous  qui  avez  deride 


MAI    1783.  305 

le  front  de  nos  grands-p^res.  —  Gela  peut  etre.  —  Fait  rire 
nos  peres.  —  Cela  pent  etre.  —  Et  dont  la  gaiete  et  les  graces 
plaisent  encore.  —  Gela  peut  etre,  peut-etre.  —  Et  c'est  vous 
qui  ferez  encore  rire  nos  petits  enfants.  —  Ah !  cela  ne  peut  pas 
etre.  —  Et  pourquoi?  —  Ah!  pourquoi?  C'est  trop  serieux  a 
dire,  c'est  du  serieux  noir,  et  je  n'aime  que  le  serieux  couleur 
de  rose...  »  Apres  ces  compliments,  le  machiniste  lui  declare 
encore  une  fois  qu'il  ne  peut  rester  ici,  que  Thalie  y  va  venir. 
((  Thalie?  ah!  j'en  suis  bien  aise,  11  y  a  longtemps  que  je  ne 
I'ai  vue. —  Vous  la  connaissez?  —  Si  je  la  connais!  c'est  par  elle 
que  je  vaux,  si  je  .vaux  quelque  chose;  c'est  elle-meme  qui, 
etant  en  goguette  (les  neuf  Pucelles  ont  des  moments  de  recrea- 
tion), a  invente  cet  habit  que  je  porte,  qui  I'a  cousu  de  ses 
mains,  qui  m'a  noirci  le  visage  comme  vous  voyez...  »  Thalie 
parait  dans  I'instant  meme  ;  la  deesse  prend  Arlequin  sous  sa  pro- 
tection, lui  ordorme  de  se  tenir  a  la  porte  de  I'enceinte,  et  de  n'y 
laisser  entrer  que  ceux  que  la  nature  a  destines  pour  en  etre 
I'ornement.  (c  Voila,  repond  Arlequin,  une  commission  bien  dif- 
ficile; car  les  proteges,  les  protecteurs ! . . .  AUons,  aliens...  »  II 
se  retire.  Thalie  adresse  alors  a'ux  acteurs  et  aux  actrices  de  la 
sc6ne  francaise  un  discours  en  vers  sur  I'art  de  la  declamation, 
discours  tres-sense,  mais  qui  n'en  est  pas  moins  froid.  Arlequin 
revient.  «  Ah!  Thalie,  il  y  a  la  une  grande  dame  d'une  nature  s 
surnaturelle !  elle  demande  a  entrer  :  je  lui  ai  dit,  autant  que  la 
frayeur  a  pume  le  permettre  :  «  Ma...  ma...  dame,  je  ne  sais... 
((  — Vous  ne  savez!...  »  Elle  a  leve  le  sourcil,  tourne  la  tete, 
etendu  un  bras,  et  a  dit  :  Gardes^  qii'on  le  saisi'sse.  —  Ah !  c'est 
ma  soeur,  ma  soeur  Melpomene...  »  C'est  elle  en  effet;  mais  le 
public,  etonne  de  la  voir,  a  paru  bientot  fort  ennuye  de  sa  pre- 
sence. Elle  vient  quereller  longuement  Thalie  sur  la  magnifi- 
cence de  son  nouveau  theatre;  deux  temples  pour  vous,  lors- 
queje  n'enai  qiiunl  etc.  Elle  lui  reproche  encore  plus  longue- 
ment d'avoir  laisse  le  parterre  debout.  Quoiqu'il  y  ait  dans  cette 
discussion  quelques  traits  de  critique  heureux,  I'ennui  a  gagn6 
tons  les  spectateurs,  et,  sans  respect  pour  les  deux  Muses  rivales, 
a  peine  un  murmure  general  leur  a-t-il  permis  d'achever  leur 
role.  Le  vaudeville,  deguise  en  bon  homme,  vient  interrompre 
enfin  ces  longs  debats;  il  pretend  etre  de  la  fete  de  Thalie;  le 
parodiste  veut  en  etre  aussi.  Melpomene  recoit  le  premier  avec 
xm.  20 


306  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

mepris,  le  second  avec  indignation ;  mais  ce  dernier  ose  emprun- 
ter  le  langage  meme  de  Melpomene  pour  se  justifier,  et  finit  par 
cet  aveu  si  modeste,  qui  pourrait  servir  d'epigraphe  a  la  plupart 
de  nos  gazettes  litteraires  : 

Messieurs,  quand  notre  esprit  se  livre 
A  ces  cruels  propos  qui  vont  vous  d6soler, 
Nos  rapides  destins  doivent  vous  consoler  : 

Qui  n'a  qu'un  moment  k  vivre 

N'a  rien  k  dissimuler. 

Les  suivants  et  les  suivantes  du  Vaudeville,  les  chanteurs  el 
les  chanteuses  du  Lyri-Gomique  se  rassemblent  tons  enfin  sous 
les  yeux  de  Thalie  et  de  Melpomene  pour  renouveler  au  public 
I'hommage  de  leurs  talents.  Un  choeur  general  termine  la  fete. 

Ce  Prologue,  compose  de  chant,  de  vers  et  de  prose,  a  ete 
retire  par  les  auteurs  apr^s  la  premiere  representation;  quoi- 
qu'on  en  eut  applaudi  le  commencement  et  la  fin,  tout  le  role  de 
Melpomene  avait  ete  trop  mal  requ  pour  I'exposer  une  seconde 
fois  a  la  mauvaise  humeur  du  public. 

—  Actes  du  synode  tenu  ci  Toidouse  mi  tnois  de  novemhre 
1782;  brochure  in-S".  Si  tant  de  conciles  et  de  synodes  dont 
I'histoire  a  daigne  recueillir  les  actes  ne  sont  qu'autant  de  monu- 
ments d'extravagance  et  de  scandal e,  celui-ci  pent  bien  etre 
regarde  comme  un  des  titres  les  plus  respectables  du  progrfes 
des  lumiferes  et  de  Tesprit  de  bienfaisance  qui  caracterise  notre 
siecle.  Le  principal  objet  de  cette  assemblee  a  ete  d'ameliorer  le 
sort  des  pauvres  cures  de  village,  de  les  rappeler  aux  principes 
de  conduite  les  plus  propres  k  soutenir  la  dignite  de  leur  minis- 
t^re,  et  de  les  rendre  en  un  mot  aussi  utiles  a  la  societe  qu'ils 
peuvent  et  doivent  I'etre.  Les  mesures  prises  par  M.  Tarchev^que 
de  Toulouse,  pour  parvenir  a  un  but  aussi  digne  de  sa  sagesse  et 
de  sa  pitie,  se  trouvent  exposees  dans  ses  Actes  avec  autant  d'in- 
teret  que  de  simplicite;  on  y  trouve  a  tous  egards  le  modele 
d'une  excellente  reforme,  et  le  preambule  du  mandement  qu'il  a 
donne  a  ce  sujet  nous  a  paru  de  T eloquence  la  plus  vraie  et  la 
plus  touchante. 

—  Un  phenomfene  litteraire  trop  rare,  trop  interessant  pour 
etre  oublie  dans  nos  fastes,  c'est  la  Comlesse  de  Bar,  ou  la 
Duchesse  de  Boiirgogne,  tragedie  en  cinq  actes  et  en  vers,  de 


MAI    1783.  307 

M"^®de  Montesson.  Nous  avions  deja  eu  I'honneur  de  vous  annon- 
cer  plusieurs  pieces  de  theatre  de  sa  composition ;  mais  voici  sa 
premiere  tragedie  et  le  premier  ouvrage,  je  crois,  qu'elle  ait  ecrit 
en  vers.  Ge  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'elle  etait  parvenue  jus- 
qu'a  I'age  de  quarante  ans  sans  avoir  songe  meme  a  se  faire 
expliquer  les  regies  si  simples  et  si  faciles  de  notre  prosodie; 
les  premiers  essais  de  son  talent  poetique  n'en  ont  pas  moins 
ete  de  longs  poemes,  des  comedies  et  des  tragedies  de  cinq  actes. 
Le  sujet  de  celle  qui  vient  d'etre  representee,  sur  le  theatre  de 
Ms''  le  due  d'Orleans,  par  les  acteurs  de  la  Comedie-Francaise, 
est  tire  des  Anecdotes  secretes  de  la  coiir  de  Bourgogne ;  I'ex- 
position^  quoique  un  peu  longue,  ne  nous  a  paru  manquer  ni 
d'interet  ni  de  clarte. 

AcTE  PREMIER.  —  On  attend  le  retour  du  due  qui  vient  de 
remporter  sur  ses  ennemis  la  victoire  la  plus  signalee;  mais  ce 
n'est  pas  lui  qu'on  attend  avec  le  plus  d' impatience,  c'est  le 
comte  de  Vaudray,  son  rival  sans  le  vouloir,  sans  s'en  douter, 
un  jeune  heros  dont  la  valeur  sauva  les  jours  du  due,  et  fit 
gagner  la  bataille.  La  duchesse  avoue  a  sa  confidente  que  1' am- 
bition seule  forma  les  noeuds  de  son  hymenee,  qu'elle  brule  en 
secret  pour  le  jeune  comte;  que  ce  feu,  renferme  trop  longtemps 
au  fond  de  son  coeur,  I'emporte  enfm  sur  ses  remords  et  sur  sa 
vertu  :  Je  sentais,  lui  dit-elle, 

Je  sentais  le  besoin  de  confesser  mon  crime. 

Le  comte  de  Vaudray  n'a  pas  de  gout  pour  I'adultere.  II  aimait  la 
comtesse  de  Bar,  niece  du  due,  il  en  etait  aime ;  et,  n'osant  espe- 
rer  I'aveu  de  son  maitre,  il  I'a  epousee  secr^tement  avant  de 
partir  pour  I'armee. 

AcTE  SECOND.  —  Le  due  ne  voit  point  de  recompense  assez 
illustre  pour  payer  les  services  du  comte,  si  ce  n'est  la  main 
meme  de  sa  niece ;  il  la  lui  promet,  et  le  comte,  en  recevant  avec 
transport  I'espoir  d  un  prix  si  glorieux,  craint  trop  de  le  perdre 
en  lui  avouant  qu'il  osa  I'obtenir  sans  sa  permission.  II  cherche 
a  entretenir  la  duchesse,  et,  pret  a  lui  confier  ses  craintes  et  ses 
esperances,  il  decouvre  quel  autre  interet  I'occupe.  La  duchesse, 
peu  satisfaite,  comme  on  pent  croire,  des  dispositions  du  comte, 
veut  s'en  venger,  et,  plus  intrepide  que  PhMre,  1' accuse  elle- 


.'^08  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

meme  aupr^s  de  son  epoux  d'avoir  ose  lui  adresser  de  temeraires 
voeux. 

AcTE  TROisiEME.  —  On  n'est  point  surpris  que  le  due  cherche 
a  eclaircir  ce  mystere;  il  a  mande  le  comte.  Gelui-ci,  se  croyant 
Irahi,  se  precipite  aux  genoux  du  due,  et  lui  avoue  qu'il  est  uni 
seeretement  avec  la  eomtesse  de  Bar.  Le  due  reste  confondu  a 
peu  pres  eomme  le  pauvre  Orgon  :  Je  ne  vous  comprends  pas ; 
quoi !  vous  epousiez  ma  nieee  et  eonvoitiez  ma  femme  * !  Dans 
le  premier  moment  de  son  indignation,  il  ne  sait  quoi  penser.  En 
attendant  des  reflexions  plus  tranquilles,  il  fait  garder  les  deux 
epoux  chacun  dans  leur  appartement;  cependant  il  ne  tarde 
pas  a  presumer  que  la  duehesse  en  eflet  pourrait  bien  s'etre 
meprise  : 

Ehl  ne  connalt-on  pas  Torgueil  de  la  beauts? 

AcTE  QUATRiEME.  —  Le  due  assemble  les  grands  de  sa  cour; 
il  leur  demande  quell es  sont  les  vertus  qui  earaeterisent  essen- 
tiellement  Tame  d'un  bon  souverain.  L'un  exalte  la  eleraenee, 
Tautre  la  justiee,  un  autre  la  generosite.  Vous  ne  me  parlez  pas, 
leur  repond  le  due,  de  la  reconnaissnnre..,\  et,  penetre  de  ee 
doux  sentiment,  il  pardonne  au  eomte  son  audaee  en  favour  de 
ses  services,  et  eonfirme  solennellement  son  mariage  avee  la  eom- 
tesse. 11  semble  qu'ici  Taction  de  la  piece  finisse  d'elle-mtoe; 
mais  la  vengeance  de  la  duehesse  trouve  le  secret  de  la  prolon- 
ger.  Elle  fait  donrier  de  faux  avis  au  due  d'une  pretendue  sedi- 
tion qui  vient  d'eelater  dans  le  camp  k  quelque  distance  de  la 
ville.  Le  eomte,  I'idole  des  soldats,  part  pour  les  faire  rentrer 
dans  leur  devoir. 

AcTE  ciNQuiExME.  —  La  duchosse  avait  besoin  de  Tabsence  du 
eomte  pour  executer  un  projet  epouvantable,  celui  de  faire  mettre 
le  feu  au  palais  de  la  eomtesse,  et  d'aposter  en  meme  temps  des 
assassins  pour  la  tuer  au  milieu  du  tumulte,  si  elle  avait  le 
Donheur  d'echapper  k  I'incendie.  Quelque  noir  qu'ait  paru  ce 
eomplot,  il  n'y  a  point  de  spectateur  qu'il  ait  serieusement 
alarme  :  il  etait  aise  de  prevoir  que  le  comte  son  epoux  revien- 
drait  a  temps  pour  I'enlever  du  milieu  des  flammes,  et  la  sauver 

1.  Vous  epousiez  ma  fille  et  eonvoitiez  ma  femme. 

(MoLiERE,  le  Tartuffe,  act.  IV,  sc.  vi). 


MAI  1783.  309 

des  mains  des  meurtriers ;  c'est  ce  qui  ne  manque  point  d'arri- 
ver,  et  cela  produit  meme  un  assez  beau  coup  de  theatre  dans 
le  gout  de  celui  de  la  Veuve  du  Malabar,  La  duchesse,  deses- 
peree,  se  fait  justice  dans  les  formes  du  theatre  avec  un  coup 
de  poignard,  et  tout  fmit  au  gre  des  spectateurs. 

Si  le  fond  de  cet  ouvrage  est  romanesque,  la  conduite  en  est 
assez  sage,  la  marche  claire,  les  scenes  bien  liees.  On  pent  trou- 
ver  que  le  role  de  la  duchesse  de  Bourgogne,  trop  odieux,  Test 
sou  vent  sans  necessite,  quelle  est  plus  coupable  que  Phedre  et 
beaucoup  moins  passionnee,  ce  qui  diminue  doublement  I'in- 
teret  de  sa  situation.  II  semble  qu'en  general,  pour  avoir  craint 
de  paraitre  imiter  Phedre^  I'auteur  soit  tombe  dans  presque  tons 
les  defauts  que  Racine  sut  eviter  avec  tant  d'art  et  de  genie ;  mais 
on  pent  fort  bien  etre  au-dessous  de  Racine,  et  meriter  encore 
de  grands  eloges.  Quoique  le  style  de  la  piece  n'ait  pas  cette 
force,  cette  energie  qui  appartient  surtout  a  la  poesie  tragique, 
il  a  de  la  noblesse,  de  la  douceur,  de  la  purete,  et  il  faut  sans 
doute  avoir  beaucoup  d' esprit  et  beaucoup  de  talent  pour  parler 
si  bien  le  langage  des  muses  lorsqu'on  n'en  a  pas  acquis  I'habi- 
tude  de  meilleure  heure.  Le  vers  de  la  tragedie  qui  a  ete  le  plus 
applaudi  et  qui  devait  I'etre,  cest 

Philippe  fut  toujoursTappui  des  malheureux. 

Jamais  application  de  ce  genre  ne  fut  plus  juste  ni  plus  natu- 
relle. 

Le  role  de  la  duchesse  de  Bourgogne  a  ete  rendu  avec  beau- 
coup d'adresse  par  M'""  Vestris,  celui  du  comte  de  Yaudray  par 
Mole ;  M^'®  Sainval  a  eu  plusieurs  inflexions  touchantes  dans  le 
role  de  la  comtesse  de  Bar ;  Brizard  n'a  pas  fait  valoir  infmiment 
celui  du  due; 

Le  reste  ne  vaut  pas  Thonneur  d'etre  nomm6. 

—  Les  pieces  consacrees  a  I'inauguration  du  nouveau  Theatre- 
Italien  ne  sont  pas  heureuses.  Gelle  de  M.  Sedaine  n'a  pas  reparu 
depuis  la  premiere  representation ;  celle  de  M.  Des  Fontaines  n'a 
pas  eu  beaucoup  plus  de  succ^s,  et  semblait  en  meriter  encore 
moins :  c'est  le  lUveil  de  Thalie^  comedie  en  trois  actes  et  en 
vers,  melee  de  vaudevilles.  II  n'est  pas  aise  d'en  indiquer  le 


310  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

plan;  Ton  pourrait  meme  douter  qu'il  en  ait  jamais  existe  un 
dans  la  pensee  de  I'auteur;  rien  de  plus  embrouille,  rien  de  plus 
decousu. 

On  ne  peut  refuser  a  M.  Des  Fontaines  de  I'esprit  et  de  la 
facilite;  mais  son  esprit  aune  maniere  recherchee,  et  il  manque 
absolument  de  ce  gout  qui  sait  mettre  chaque  chose  a  la  place 
qui  lui  convient.  Le  seul  role  qui  ait  un  peu  soutenu  la  pi^ce  est 
le  role  du  Gascon;  le  chevalier  de  Ventillac  ressemble  fort  au 
capitaine  Claque  de  Moli^re  ti  la  nouvelle  sallej  mais,  pour  etre 
de  la  meme  famille,  il  n'en  a  pas  moins  quelques  traits  a  lui, 
et  quelques  traits  assez  plaisants.  Voici  una  tirade  qu'on  a  fort 
applaudie  : 

J6  hais  les  culbutes, 

J'ex^cre  le  cri  des  sifflets, 

Et  j'ai  plus  emp6ch6  de  chutes 

Que  vous  n'avez  eu  d6  succ^s. 
Au  moindr6  bruit,  j6  m6  lance  et  m6  porte 
Du  centr6  dans  16  coin,  du  coin  dans  16  milieu, 
Et  d'un  coup  d6  ma  main  qu'on  entend  d6  la  porte 
J6  rends  ^  votre  acteur  la  parole  et  16  jeu. 
L6  bacchanal  double,  j6  m6  r6porte 

Dans  16  plus  fort  du  tourbillon. 

L6  p6ti-tcollet  m6  dit  non, 
J6  passe.  L6  marchand  m6  donne  la  gourmade, 
J6  pousse.  L6  soldat  m'adresse  la  bourrade, 
J6  r6Q0is  :  mais  j'arrive,  et,  malgr6  tout  16  train, 
Imperceptiblement  j6  mets  la  pi6ce  k  fin. 

—  La  Beniidre  Aventure  d'Ua  homme  de  qiiarante  ans^  etc. , 
par  JVI.  Retif  de  La  Bretonne.  Trois  volumes  in-12.  L'auteur  a 
fait  son  Quadrag^naire  pour  prouver  qu'un  homme  a  quarante 
ans  pouvait  encore  esperer  d'etre  heureux  en  aimant.  Dans  ce 
nouvel  ouvrage,  il  prouve  le  contraire,  et  toujours,  suivant  sa 
methode,  par  des  histoires  prises  dans  les  ruisseaux  de  la  rue 
Saint-Honore.  De  ses  nombreuses  productions,  celle-ci  n'est  pas 
sans  doute  la  meilleure,  mais  on  y  rencontre  encore  quelques 
peintures  fort  attachantes  par  la  chaleur  et  la  yerite  de  la  pas- 
sion qu'elles  respirent;  c'est  un  merite  qu'on  ne  saurait  lui 
refuser. 

—  Lettres  de  deux  amants  habitants  de  Lyon,  publiees  par 
M.  Leonard.  Trois  volumes  in-12.  La  catastrophe  est  connue; 


JUIN    1783.  311 

tout  le  roman  invente  par  M.  Leonard  pour  la  rendre  plus  pathe- 
tique  n'offre  qu'un  tissu  de  fadeurs,  de  sentiments  exageres, 
d'imitations  maladroites,  sans  mouvement,  sans  naturel  et  sans 
interet. 


JUIN. 

V Histoire  des  mMraux  n'offre  pas  a  I'eloquence  des  sujets 
aussi  heureux,  aussi  propres  a  etre  embellis  par  elle  que  I'his- 
toire  du  regne  animal;  mais  la  sagacite  ingenieuse  de  M.  le 
comte  de  Buffon  y  decouvi'e  pour  ainsi  dire  a  chaque  pas  de 
nouvelles  preuves  de  son  syst^me  sur  les  revolutions  de  notre 
globe  terrestre;  et  I'auteur,  attache  a  se?  recherches  par  ce  grand 
interet,  le  fait  partager  sou  vent  a  ses  lecteurs ;  des  observations 
s^ches  ou  minutieuses  en  elles-memes  paraissent  plus  impor- 
tantes  par  leur  liaison  intime  avec  les  premieres  origines  du 
monde.  Si  le  quartz,  le  schorl,  le  talc,  les  schistes  et  I'ardoise  ne 
sont  que  des  matieres  brutes  et'  communes,  elles  n'en  attestent 
pas  moins  les  grands  travaux  de  la  nature  durant  I'espace  de 
plusieurs  milliers  de  siecles ;  ce  sont  des  titres  authentiques  de 
I'anciennete  de  notre  globe,  de  la  longue  succession  des  ages  qui 
durent  en  preparer  la  forme  et  la  rich  esse  actuelle ;  les  mineraux 
sont  dans  I'histoire  du  monde  ce  que  sont  les  monnaies,  les 
medailles  et  les  vieux  monuments  dans  I'histoire  des  empires. 

M.  de  Buffon  divise  en  trois  grandes  classes  toutes  les  matieres 
brutes  et  minerales  qui  composent  le  globe  de  la  terre.  La  pre- 
miere classe  embrasse  les  matieres  qui,  ay  ant  ete  produites  par 
le  feu  primitif,  n'ont  point  change  de  nature. 

La  seconde  classe  comprend  les  matieres  qui  ont  subi  une 
seconde  action  du  feu,  et  qui  ont  ete  frappees  par  les  foudres  de 
I'electricite  souterraine  ou  fondues  par  le  feu  des  volcans. 

La  ti-oisieme  classe  contient  les  substances  calcinables,  les 
teiTes  vegetales,  et  toutes  les  matieres  formees  du  detriment  et 
des  depouilles  des  animaux  et  des  vegetaux,  par  Taction  ou 
r  inter mede  de  I'eau. 

«  C'est  surtout,  dit  M.  de  Buffon,  dans  cette  troisieme  classe 
que  se  voient  tons  les  degres  et  toutes  les  nuances  qui  rempUssent 


312  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

I'intervalle  entre  la  mati^re  brute  et  les  substances  organisees ; 
et  cette  mati^re  intermediaire,  pour  ainsi  dire  mi-partie  de  brut 
et  d'organique ,  sert  egalement  .aux  productions  de  la  nature 
active  dans  les  deux  empires  de  la  vie  et  de  la  mort...  Les  pro- 
ductions de  la  nature  organisee,  qui  dans  I'etatde  vie  etde  vege- 
tation representent  sa  force  et  font  Tornement  de  la  terre,  sont 
encore,  apr^s  la  mort,  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble  dans  la  nature 
brute ;  les  detriments  des  animaux  et  des  vegetaux  conservent 
des  molecules  organiques  actives  qui  communiquent  a  cette  ma- 
ti^re  passive  les  premiers  traits  de  1' organisation,  en  lui  donnant 
la  forme  exterieure. 

«  Le  grand  et  le  premier  instrument  avec  lequel  la  nature 
opfere  toutes  ses  merveilles  est  cette  force  universelle,  constante 
et  penetrante,  dont  elle  anime  chaque  atome  de  mati^re,  en  lui 
imprimant  une  tendance  mutuelle  k  se  rapprocher  et  s'unir  :  son 
autre  grand  moyen  est  la  chaleur,  et  cette  seconde  force  tend  a 
separer  ce  que  la  premiere  a  reuni;  neanmoins  elle  lui  est 
subordonnee,  car  1' element  du  feu,  comme  toute  autre  mati^re, 
est  soumis  a  la  puissance  gen^rale  de  la  force  retroactive.   » 

Ges  faits,  ces  resultats  etaient  connus;  mais  ce  que  M.  de 
Buffon  nous  presente  lui-meme  comme  un  apercu  nouveau  dans 
cette  grande  vue,  c'est  qu'ayant  k  sa  disposition  la  force  pene- 
trante de  I'attraction  et  celle  de  la  chaleur,  la  nature  pent  tra- 
vailler  I'interieur  des  corps  et  brasser  la  matiere  dans  les  trois 
dimensions  a  la  fois,  pour  faire  croitre  les  etres  organises, 
sans  que  leur  forme  s'alt^re  en  prenant  trop  ou  trop  peu  d'ex- 
tension  dans  chaque  dimension...  Dans  le  r^gne  mineral,  cette 
operation,  qui  est  le  supreme  effort  de  la  nature,  ne  se  fait  ni  ne 
tend  a  se  faire...  Le  mineral  ne  se  nourrit  ni  n'accroit  par  cette 
intussusception  qui,  dans  tons  les  ^tres  organises,  etend  et 
developpe  leurs  trois  dimensions  a  la  fois  en  egale  proportion ;  sa 
seule  mani^re  de  croitre  est  une  augmentation  de  volume  par  la 
juxtaposition  successive  de  ses  parties  constituantes,  qui  toutes, 
n'etant  travaillees  que  sur  deux  dimensions,  c'est-a-dire  en  lon- 
gueur et  largeur,  ne  peuvent  prendre  d'autres  formes  que 
celles  de  lames  infmiment  minces  et  de  figures  semblables  ou 
differentes,  et  ces  lames,  figurees,  superposees  et  reunies,  com- 
posent,  par  leur  agregation,  un  volume  plus  ou  moins  grand,  et 
figure  de  meme...  Si  Tonne  pent  nier  que  cette  figuration  ne 


JUIN    1783.  313 

soit  un  premier  trait  d' organisation,  c'est  aussi  le  seul  qui  se 
trouve  dans  les  mineraux...  Et  toutes  les  figures  anguleuses, 
regulieres  et  irreguli^res  des  mineraux  sont  tracees  par  le  mou- 
vement  des  molecules  organiques,  et  particulierement  par  les 
molecules  qui  proviennent  du  residu  des  animaux  et  vegetaux 
dans  les  matieres  calcaires,  et  dans  celles  de  la  couche  universelle 
de  terre  vegetale  qui  couvre  la  superficie  du  globe. 

Quoique  cette  theorie  soit  fort  simple,  quoiqu'elle  ne  soit 
qu'une  consequence  des  vues  deja  developpees  par  M.  de  ButTon 
sur  la  nutrition,  laccroissement  et  la  production  des  etres,  il  ne 
s' attend  pas  a  la  voir  universellement  accueillie  :  «  J'ai  reconnu, 
dit-il,  que  les  gens  peu  accoutumes  aux  idees  abstraites  ont 
peine  a  concevoir  les  monies  interieurs  et  le  travail  de  la  nature 
sur  la  mati^re  dans  les  trois  dimensions  a  la  fois ;  d^s  lors,  ils  ne 
concevront  pas  mieux  qu'elle  ne  travaille  que  dans  deux  dimen- 
sions pour  figurer  les  mineraux  :  cependant  rien  ne  me  parait 
plus  clair,  pourvu  qu'on  ne  borne  pas  ses  idees  a  celles  que  nous 
presentent  nos  monies  artificiels ;  tons  ne  sont  qu'exterieurs,  et 
ne  peuvent  figurer  que  des  surfaces,  etc.  » 

Le  plus  grand  obstacle  que  la  nature  ait  mis  au  progrfes  de 
nos  connaissances  et  de  I'industrie  avec  laquelle  nous  osons  imiter 
ses  prodiges,  c'est  la  courte  duree  de  notre  existence.  Pour  operer 
la  cristallisation  du  diamant,  pour  mesurer  I'etendue  des  cieux, 
pour  fonder  des  empires  dont  le  bonheur  et  la  duree  soient  indes- 
tructibles,  peut-etre  ne  manque-t-il  a  I'homme  quele  pouvoir  de 
prolonger  savie  de  quelques  si^cles.  a  Quoique  la  substance  du 
temps,  dit  M.  de  Buffon,  ne  soit  pas  materielle,  neanmoins  le 
temps  entre  comme  element  general,  comme  ingredient  reel  et 
plus  necessaire  qu'aucun  autre  dans  toutes  les  compositions  de 
la  matiere ;  or  la  dose  de  ce  grand  element  ne  nous  est  point 
connue ;  il  faut  peut-etre  des  si^cles  pour  operer  la  cristallisation 
du  diamant,  tandis  qu'il  ne  faut  que  quelques  minutes  pour  cris- 
talliser  un  sel",  on  pent  meme  croire  que,  toutes  choses  egales 
d'ailleurs,  la  difference  de  la  durete  des  corps  provient  du  plus 
ou  moins  de  temps  que  leurs  parties  sont  a  se  reunir,  car  comme 
la  force  d'affinite,  qui  est  la  meme  que  celle  de  I'attraction,  agite 
a  tout  instant  et  ne  cesse  pas  d'agir,  elle  doit,  avec  plus  de  temps, 
produire  plus  d'effet;  or  la  plupart  des  productions  de  la  nature 
dans  le  r^gne  mineral  exigent  beaucoup  plus  de  temps  que  nous 


3U  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

ne  pouvons  en  donner  aux  compositions  artificielles  par  lesquelles 
nous  cherchons  a  I'imiter.  Ce  n' est  done  pas  lafaute  de  I'homme, 
son  art  est  borne  par  une  limite  qui  est  elle-meme  sans  bornes ; 
et  quand,  par  ses  lumieres,  il  pourrait  reconnaitre  tous  les  ele- 
ments que  la  nature  emploie,  quand  il  les  aurait  a  sa  disposition, 
il  lui  manquerait  encore  la  puissance  de  disposer  du  temps  et  de 
faire  entrer  des  siecles  dans  I'ordre  de  ses  combinaisons....  » 

L'ordre  qu'a  suivi  M.  de  Buffon  dans  VlJistoire  des  mindraux 
est  l'ordre  le  plus  naturel.  Au  lieu  de  commencer  par  les  metaux 
les  plus  riches  ou  par  les  pierres  precieuses,  il  presente  d'abord 
les  matieres  les  plus  communes,  qui,  quoique  moins  nobles  en 
apparence,  sont  neanmoins  les  plus  anciennes,  celles  quitiennent 
sans  comparaison  la  plus  grande  place  dans  la  nature  et  meritent 
par  consequent  d'autant  plus  d'etre  considerees  que  toutes  les 
autres  en  tirent  leur  origine.  Ce  sont  les  verres  primitifs,  le 
quartz,  le  jaspe,  le  mica  et  le  talc,  le  feldspath,  le  schorl,  les 
roches  vitreuses,  le  granit,  le  gr6s,  les  argiles  et  les  glaises,  les 
schistes  et  I'ardoise,  lacraie,  lamarne,  lapierre  calcaire,  I'albatre, 
II  cite  dans  ce  dernier  article  avec  I'eloge  qu'elle  merite  I'excel- 
lente  description  des  osteocoles  qu'on  trouve  dans  les  cavernes 
du  margraviat  de  Bareith,  description  qui  lui  a  ete  envoyee  par 
Son  Altesse  Serenissime  xMs""  le  margrave  d'Anspach. 

Le  second  volume  de  YHistoire  des  min^raux  contient  I'his- 
toire  du  marbre,  du  platre  et  du  gypse,  des  pierres  composees  de 
matieres  vitreuses  et  de  substances  calcaires,  de  la  terre  vegetale 
et  du  charbon  de  terre.  Ce  volume  est  termine  par  I'extrait  des 
experiences  faites  avec  du  charbon  desoufre,  suivant  la  methode 
du  sieur  Liny ;  il  a  ete  prouve  incontestablement  par  ces  expe- 
riences que  le  charbon  ainsi  prepare  a  une  superiorite  marquee 
sur  toutes  les  matieres  combustibles  et  particulierement  sur  le 
charbon  cru,  soit  pour  le  chauffage,  soit  pour  les  arts  de  metal- 
lurgie  :  1°  ce  charbon,  quoique  diminue  de  masse  par  I'epuise- 
ment,  lient  le  feu  bien  plus  longtemps  qu'un  volume  egal  de 
charbon  cru;  2'  ilainfiniment  plusde  chaleur,  puisque,  dans  un 
temps  donne  et  egal,  des  masses  de  metal  de  meme  volume 
acqui^rent  plus  de  chaleur  sans  se  bruler ;  3°  ce  charbon  pre- 
pare est  bien  plus  commode  pour  les  ouvriers  qui  ne  sont 
point  incommodes  des  vapours  sulfureuses  et  bitumineuses  qui 
s'exhalent  du  charbon  cru;  A*'  il  est  plus  economique,  soit  pour 


JUIN   1783.  315- 

le  transport,  puisqu'il  est  plus  leger,  soit  dans  tons  les  usages 
qu'on  en  pent  faire,  puisqu'il  se  consume  moins  vite;  5"  la  pro- 
priety precieuse  que  le  charbon  prepare  par  cette  methode  a 
d'adoucir  le  fer  le  plus  aigre  et  de  I'ameliorer  doit  lui  meriter 
la  preference,  non-seulement  sur  le  charbon  cru,  mais  meme 
sur  le  charbon  de  bois  ;  Q""  enfin  le  charbon  epure  par  cette  me- 
thode peut  servir  a  tons  les  usages  auxquels  on  emploie  le 
charbon  de  bois  et  avec  un  tr^s  grand  avantage,  attendu  que 
quatre  livres  de  ce  charbon  epure  font  autant  de  feu  que  douze 
livres  de  charbon  de  bois. 

EPIGRAMME-IMPROMPTU 
SUR  M.   DE    ROCHEFORT,   QUI  A    FAIT  UNE    FORT   ENNUYEUSE 

TRADLCTiON  EN  VERS  DE   h'lliade  ET  DE  h'Odyssee. 

Quel  est  ce  triste  personnage?... 

C'est  un  Grec 
Qui  fit  Hom^re  k  son  image, 

Maigre  et  sec. 

—  La  querelle  de  M'"^  Duvivier  et  des  comediens,  au  sujet 
de  la  statue  de  M.  de  Voltaire  S  est  devenue  tres-grave;  si  les 
puissances  ne  s'en  etaient  pas  melees  a  propos,  il  n'est  pas  aise 
de  dire  quelle  en  aurait  ete  Tissue.  L'assemblee  de  ces  dames  et 
deces  messieurs  ayant  trouveque  lalettre  de  M'"^  Duvivier  man- 
quait  absolument  des  egards  dus  a  une  societe  si  respectable,  y 
a  repondu  de  la  maniere  la  plus  seche,  pour  ne  pas  dire  la  plus 
impertinente ;  il  y  a  eu  une  replique  assez  vive  de  la  part  de 
M.  ou  de  M'"^  Duvivier,  a  laquelle  I'honneur  du  corps  s'est  cru 
oblige  de  riposter  d'une  maniere  encore  plus  injurieuse.  Sans 
respect  pour  lamemoire  du  grand  homme,  onetait  sur  le  point  de 
renvoyer  sa  statue,  que  sais-je?  peut-etre  meme  de  la  jeter  par 
les  fenetres,  lorsqu'un  ordre,  obtenu  par  la  mediation  de  M'"''  la 
comtesse  d'Angivilliers,  ci-devant  M'""'  Marchais,  a  decide  que 
cette  statue  n'avait  point  ete  donnee  aux  comediens,  mais  a  la 
Comedie-Francaise ;  que  la  Gomedie  etait  au  roi,  et  qu'en  conse- 
quence il  n'appartenait  qu'au  ministre  des  batiments,  de  concert 
avec  MM.  les  gentilshommes  de  la  chambre,  de  decider  la  maniere 

1.  Voir  pr6c6demraent  page  302. 


316  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

dont  il  convenait  de  la  placer.  Get  ordre  a  repandu  la  plus  grande 
consternation  dans  I'illustre  aeropage ;  mais,  comme  il  n'avait  ete 
declare  d'abord  que  verbalement,  on  a  delibere  si  Ton  y  obtem- 
pererait  ou  non ;  on  a  ose  arreter  les  travaux  des  ouvriers  charges 
de  placer  la  statue  selon  le  voeu  de  la  donatrice ;  on  a  envoye 
sur-le-champ  des  deputes  a  Versailles ;  on  a  meme  assure  que 
I'avis  de  quelques-uns  de  ces  messieurs  avait  ete  de  suspendre 
les  fonctions  de  leur  ministere  public,  et  d'offrir  a  Sa  Majeste 
leur  demission  jusqu  a  ce  qu'il  eut  ete  enjoint  a  M™«  Denis-Duvivier 
de  retracter  publiquement  les  injures  contenues  dans  ses  deux 
lettres,  etc.  Ge  n'est  que  depuis  peu  de  jours  que  Forage  s'est 
apaise,  et  qu'en  vertu  d'un  ecrit,  signe  Louis,  la  statue  vient 
d'etre  placee  enfm  dansle  vestibule  d'en  bas,  en  face  de  la  grande 
entree.  Yoila  bien  les  extravagances  d'un  amour-propre  egale- 
ment  irrile  par  tons  les  hommages  que  I'enthousiasme  prodigue 
aux  talents  qui  nous  interessent  ou  qui  nous  amusent,  et  par 
I'inconsequence  du  prejuge  qui  les  humilie. 

—  La  demoiselle  Olivier^  partage  ses  bontes  entre  M.  de 
Lassonne,  medecin,  et  le  sieur  Dazincourt,  qui  double  Preville 
dans  les  roles  de  Grispin.  Elle  vient  d'accoucher;  ces  deux 
messieurs  se  sont  dispute  fort  vivement  I'honneur  d'etre  le  p^re 
de  I'enfant.  Des  arbitres,  choisis  pour  examiner  leurs  droits  et 
leurs  titres  respectifs,  ont  juge  que  le  meilleur  moyen  de  les 
concilier  etait  d'appeler  I'enfant  Crispin-Mddecin,  Gette  decision 
a  paru  d'une  equite  rare. 

PROSPECTUS. 

Ge  prospectus,  grave  avec  beaucoup  de  soin,  a  ete  envoye 
sous  enveloppe  dans  un  tr^s-grand  nombre  de  maisons.  M.  le 
comtede  Lauraguais  est  vehementement  soupconne  d'etre  I'auteur 
de  cette  petite  atrocite.  Accoutume  a  ce  genre  d'escrime,  M.  de 
Beaumarchais  la  meprise  :  ((  //  n*y  a,  dit  son  Figaro,  que  les 


1.  Une  des  plus  jolies,  mais  aussi  I'une  des  plus  mediocres  actrices  de  la 
Comedie-Frangaise.  (Meister.)  —  Jeanne  Adelaide-Olivier,  ne  a  Londres  le  21  mars 
1764,  morte  le  21  septembre  1787.  Apres  des  debuts  mediocres,  en  1780,  elle 
revela  un  reel  talent  dans  le  role  de  Rosalie  du  Seducteur  (voir  le  mois  de  no- 
vembre  suivant)  et  surtout  dans  la  creation  de  Cherubin,  a  laquelle  son  sou- 
venir est  reste  attache. 


JUIN  1783.  317 

peli'ts  hommes  qui  se  fdchent  des  petits  ccn'ts.  »  M.  le  prince  de 
Nassau,  plus  etonne  de  se  trouvei*  compromis  dans  une  pareille 
aventure,  en  a  rendu  sa  plainte  chez  un  commissaire,  entre  les 
mains  duquel  il  a  depose  plusieurs  enveloppes  du  pamphlet 
ecrites  de  la  meme  main;  ceci  pourrait  done  devenir  I'objet 
d'une  discussion  assez  piquante.  Nous  n'avons  pu  nous  dispenser 
de  faire  connaitre  la  premiere  piece  du  proces. 

On  propose  au  public  de  souscrire  a  I'edition  de  Mdmoires 
sur  la  vie  du  sieur  Caron  de  BeaumarchaiSy  aux  conditions 
suivantes  : 

«  Ges  Memoir es  rempliront  quatre  volumes  in-12,  de  trois 
cents  a  trois  cent  cinquante  pages  le  volume.  Le  papier  sera 
commun,  mais  bon,  et  les  caracteres  bien  conserves,  sans  etre 
neufs.  Tons  les  soins  de  I'impression  porteront  sur  sa  nettete 
et  sa  correction;  en  rejetant  ainsi  de  cette  edition  le  luxe 
etranger  a  la  litterature,  on  a  pu  reduire  le  prix  de  ces  quatre 
volumes  a  six  Jivres,  a  donner  dans  le  courant  de  juillet  1783, 
en  prenant  le  premier  volume  chez  Dessaint  Junior^  libraire  a 
Paris,  dont  on  recevra  une  quittance,  portantpromesse  de  delivrer 
au  porteur  les  trois  autres  volumes  dans  le  courant  de  septembre 
suivant ;  mais  cet  ouvrage  coutera  neuf  livres  a  ceux  qui  voudront 
I'acheter  sans  avoir  rempli  les  conditions  qu' on  offre  au  public, 
et  qu'on  se  flatte  de  voir  lui  paraitre  plus  avantageuses  que  la 
plupart  de  celles  des  souscriptions  ordinaires,  qui  ne  servent 
communement  qu'a  tromper  les  souscripteurs. 

((  Le  premier  volume  des  Mimoires  sur  la  vie  de  Beaumar- 
chais  contiendra  :  1°  une  notice  sur  la  famille;  2°  quelques  anec- 
dotes sur  les  ressources  qu'il  comptait  tirer  de  la  force  de  son 
corps  et  de  son  adresse  a  escamoter,  lorsque  son  pere  le  chassa 
de  la  maison  paternelle;  3«  plusieurs  details  sur  I'industriequi  le 
fit  exister  jusqu'a  I'epoque  du  marche  qui,  lui  ayant  fait  acheter, 
a  rente  viag^re,  la  place  de  controleur  de  la  bouche  du  roi  du 
sieur***  %  le  rendit  promptement  proprietaire  de  la  place,  ensuite 
mari  de  la  veuve,  et  puis  heritier  des  defunts;  !i°  I'historique  de 
ses  intrigues  a  Versailles,  qui  fmirent  par  Ten  faire  chasser,  avec 
ordre  de  vendre  sa  place. 

1.  Le  sieur  Francquet,  dont  la  veuve,  n6e  Marie- Madeleine  Aubertin,  avait 
6pous6  Beaumarchais  le  22  novembre  1756;  elle  mourut  le  29  septembre  1757. 


^18       CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

((  Le  second  volume  contiendra  :  1°  I'historique  du  voyage 
de  Beaumarchais  en  Espagne,  et  la  veritable  aventure  de  Gla- 
vijo ;  2"  un  recueil  de  ses  lettres ,  qui  jettera  un  grand  jour 
sur  ses  talents,  sur  son  caractere,  et  sur  la  mort  de  sa  seconde 
femme. 

«  Le  troisieme  volume  contiendra  :  1°  des  details  curieux  sur 
sa  liaison  avec  M.  le  prince***^;  2°  un  precis  de  ses  ouvrages; 
3°  plusieurs  faits  singuliers  sur  Torigine  de  son  proces  avec 
Goezman;  A"  des  copies  des  premieres  6preuvesde  plusieurs  mor- 
ceaux  ecrits  par  Beaumarchais  dans  son  second  et  troisieme 
memoire,  totalement  changes  par  differentes  personnes;  5°  anec- 
dote sur  la  facheuse  rencontre  de  Beaumarchais  chez***%  avec 
M.  Dumouriez,  qui  le  menaca  de  coups  de  baton  s'il  ne  lui  ren- 
dait  pas  six  louis  qu'il  avait  pretes  a  sa  soeur,  qu'il  celebrait  et 
laissait  mourir  de  faim ;  6°  Beaumarchais  mine,  blame  et  mene 
en  Angleterre,  par  qui,  pourquoi;  ce  qu'il  y  fait  en  attendant 
qu'il  y  joue  le  role  que  les  circonstances  lui  preparaient  deja; 
7°  ses  projets  sur  le  personnage  alors  connu  sous  le  nom  du 
<ihevalier  d'l5on ;  8Me  chevalier  d'j5on  semoque  de  Beaumarchais ; 
9"  anecdote  sur  un  cofTre  de  fer  que  Beaumarchais  porte  a  Ver- 
sailles; 10"  son  histoire  avec  Morande,  et  fragment  d'un  incroyable 
memoire  qu'il  envoie  de  Londres  a  M.  de  La  Borde,  sur  les  ser- 
vices essentiels  qu'il  avait  rendus  a  M'""  Du  Barry;  11°  details 
tres-curieux  sur  les  raisons  qui  lui  font  concevoir  le  projet 
d'aller  a  Vienne;  I'imperatrice  I'y  fait  mettre  au  cachot  jusqu'a 
son  retour  k  Paris  :  anecdote  sur  son  pretendu  assassinat ;  si 
Ton  avait  pu  accuser  Beaumarchais  de  la  moindre  indiscretion 
sur  ce  voyage,  il  aurait  du  craindre  Bicetre  pour  jamais;  s'il 
avait  garde  le  secret  sur  lequel  on  comptait,  il  perdait  le  fruit 
qu'il  se  promettait  de  la  celebrite  de  1' aventure  :  comment  trahir 
ce  secret  sans  etre  puni  pour  1' avoir  revele  ?  II  se  donne  quelques 
coups  de  rasoir,  pretend  avoir  ete  assassine,  et  de  la  il  faut  bien 
apprendre  que,  sans  une  boite  d'or  qu'il  portait  a  son  cou,  parce 
qu'elle  renfermait  une  lettre  pour  I'imperatrice,  il  eiit  ete  poi- 
gnarde.  Rapport  de  cette  fourbe  a  I'exil  de  M***  et  de  M.  le  d*** ; 
12°  il  retourne  en  Angleterre,   ou  la  fatalite  des  circonstances 

1.  Conti.  (Meister.) 

2,  M»«  Arnould.  (Id.) 


JUIN    1783.  ,  319 

force  M***i  de  le  rendre  I'agent  d'un  grand  evenement,  parce 
que  M.  le  comte  de***^  ne  veut  pas  seulement  avoir  Fair  d'y 
prendre  part;  13"  veritable  epoque  de  la  fortune  qu'il  acquiert 
en  devenant  I'usurier  de  la  France  et  de  I'Amerique,  anecdote 
sur  ses  premiers  armements,  sur  son  mysterieux  voyage  au 
Havre,  ou  il  ne  fait  cependant  pas  moins  afficher  qu'il  y  etait,  et 
sur  I'ordre  d'arreter  M.  Du  Coudray;  14°  fragments  de  sa  corres- 
pondance  avec  le  Gongres;  15°  details  sur  ses  speculations  de 
commerce ;  il  porte  son  avidite  pour  I'argent  jusqu'a  I'impudence 
de  demander,  au  nom  du  Gongres,  I'argent  que  le  Gongres  avait 
fait  remettre  aux  ofTiciers  francais  qui  devaient  passer  en  Ame- 
rique;  reponse  accablante  de  M.  Franklin  sur  la  reclamation  de 
M.  Ribourguille ;  16°  anecdote  sur  ce  qui  determine  Beaumarchais 
a  faire  son  manifesto  contre  milord  Stormont;  17°  incroyable 
motif  qui  engage  M.  le  comte  de  M***ase  contenterde  supprimer, 
par  un  arret  du  Gonseil,  le  barbare  galimatias  de  ce  manifesto, 
dans  lequel  Beaumarchais  avait  porte  cependant  I'insolence  et 
I'ignorance  au  poin  d'insulter,  par  un  fait  faux  et  suppose  vrai, 
la  memoire  du  feu  roi  et  son  ministere. 

((  Le  quatrieme  volume  ^era  consacre  au  resume  des  trois 
autres,  d'ou  nait  la  comparaison  qu'on  etablit  entre  Beaumar- 
chais, M"*  d'j5on  et  M.  de  Parades,  afm  de  pouvoir  comprendre 
les  revers  de  M"*"  d'lion,  la  disgrace  de  M.  de  Parades,  et  la  for- 
tune de  Beaumarchais.  L'on  verra  que  les  plus  grandes  qualites, 
les  prodigieux  talents,  le  merite  tres-rare  qui  rendirent  iW^  d'fion 
unpersonnage  si  extraordinaire,  et  quidonnerent  necessairement 
une  influence  momentanee  si  predominante  a  M.  de  Parades,  les 
destinaient  egalement  a  devenir  importants  et  malheureux.  Tout 
cela  s'explique  en  faisant  comprendre  pourquoi  les  gens  hon- 
netes,  mais  faibles,  out  peur  de  Tartuffe,  et  pourquoi  les  sots  et 
les  fripons  aiment  les  fourberies  de  Scapin. 

«  Gette  edition  paraitra  sous  les  serenissimes  auspices  de 
M.  le  prince  de  Nassau  %  auquel  on  en  fait  hommage  dans  une 
epitre  dedicatoire,  dans  laquelle  cependant  les  amis  les  plus 
distingues  de  Beaumarchais  partagent  avec  le  prince  la  gloire 
de  proteger  les  petits  talents,  les  grands  vices  et  les  specula- 

1.  M.  le  comte  de  Vergennes.  (Meister.) 

2.  M.  le  comte  de  Maurepas.  (Id.) 

3.  A  Paris.  (Id.) 


320  CORRESPONDANGE    LITTERAIRE. 

tions  politiques  et  mercantiles  du  sieur  Caron  de  Beaumarchais. 

(•  On  souscrit  a  Londres,  ou  cet  ouvrage  est  compose,  chez 
Waillant;  StrancL  » 

—  II  y  a  pres  de  quarante  ans  que  le  bon  de  M.  de  La  Place 
sollicite  une  reprise  de  sa  tragedie  de  Venise  sauv^e^,  Ce  qui  le 
consola  longtemps  de  ne  pouvoir  I'obtenir,  c'est  la  ferme  persua- 
sion oil  il  fut  que  les  comediens  ne  lui  refusaient  cette  satisfaction 
que  par  egard  pour  M.  de  Voltaire,  qu'il  croyait  trop  jaloux  du 
succes  que  1' ouvrage  eut  dans  sa  nouveaute  pour  ne  pas  avoir 
employe  toutes  les  ressources  de  son  credit  a  le  faire  oublier.  La 
piece,  remise  enfm  avec  beaucoupde  peine  le  10  du  mois  dernier, 
n'afait  que  pen  d'effet;  on  atrouve  des  beautes  dans  le  premier  et 
dans  le  quatrieme  acte ;  mais  tons  les  autres  ont  paru  languis- 
sants.  Le  coup  de  cloche  qui  annonce  a  Jaffier  la  mort  de  ses 
complices  est  si  mal  prepare  qu'il  n'a  excite  que  le  rire  et  les 
huees;  le  denoument  meme  a  peu  reussi,  quoique  marque  par 
un  de  ces  vers  qui  semblent  faits  pour  laisser  un  long  souvenir : 
Jaffier,  perdant  tout  espoir  de  sauver  son  ami  Pedre,  I'attire  sur 
le  devant  du  theatre,  I'embrasse,  le  poignarde,  et  se  tue  en 
disant  : 

Embrassons-nous...,meurs  libre...  etsoisveng^  d'un  traitre. 

Quelques  journalistes  se  sont  avises  de  reprocher  a  M.  de  La 
Place  que  sa  pi^ce  n'etait  que  I'imitation  d'une  tragedie  anglaise 
d'Otway,  qui  n'etait  elle-mtoe  que  I'imitation  d'une  tragedie 
nationale  constamment  estimee,  malgre  ses  defauts,du  Manlius 
de  La  Fosse.  II  leur  a  fort  bien  repondu  que,  «  La  Fosse  n'ayant 
donne  son  Manlius  qu'en  1698,  il  n'est  guere  possible  de  pre 
tendre  que  la  tragedie  d'Otway,  donnee  en  167*2  ou  1673,  puisse 
avoir  ete  calquee  sur  celle  de  La  Fosse ;  qu'il  est  plus  naturel  de 
supposer  que  c'est  au  contraire  I'auteur  anglais  qui  pourrait 
avoir  fourni  a  La  Fosse  le  plan,  I'ordonnance  et  une  bonne  partie 
du  fonds  meme  de  sa  tragedie.  La  Conjuration  de  Venise^  par 
I'abbe  de  Saint-Real,  ne  parut  qu'un  ou  deux  ans  apr^s  la  piece 
d'Otway...  »  Cette  reponse  semble  peremptoire,  mais  ne  serait-il 
pas  permis  d' observer  a  M.  de  La  Place  que,  puisque  nous 
avions  une  assez  bonne  imitation  de  la  piece  anglaise,  il  etait 

1.  La  premiere  representation  de  cette  piece  etait  du  5  d^cembre  1746. 


JUIN    17  83.  321 

inutile  de  nous  en  donner  une  qui,  pour  etre  plus  exacte,  en  a 
paru  moins  raisonnable  et  moins  interessante?  La  conduite  de 
Manlius  est  tout  a  la  fois  plus  reguliere  et  plus  dramtique  que 
celle  de  Venise  sauvce;  les  caractferes  en  sont  mieux  concus  et  plus 
fortement  prononces ;  quoique  inculte,  le  style  de  La  Fosse  brille 
de  beautes  males;  il  a  surtout  ce  qui  manque  trop  souvent  aux 
vers  de  M.  de  La  Place,  de  la  force,  de  Felan,  de  la  verve  tragique. 

—  Jeanne  de  Naples^  par  M.  de  La  Harpe,  vient  d'etre 
remise  au  theatre,  le  19  du  mois  dernier,  avec  quelques  chan- 
gements  au  cinquieme  acte.  Gette  reprise  n'a  pas  ete  beaucoup 
plus  heureuse  que  celle  de  Venise  sauvee;  le  nouveau  denou- 
ment,  sans  faire  plus  d'effet  que  I'ancien,  a  cependant  ete  gene- 
ralement  prefere.  Tous  les  morceaux,  fort  applaudis  dans  la 
nouveaute.  Font  ete  egalement  a  cette  reprise,  plusieurs  traits 
de  1' exposition,  la  belle  scene  du  second  acte,  une  grande  partie 
du  quatrieme;  mais  Fensemble  de  Fouvrage  a  toujours  le  meme 
defaut  d'interet,  et  ce  defaut  tient  sans  doute  au  choix  meme  du 
sujet,  ou  du  moins  a  la  premiere  idee  que  I'auteur  en  a  concue; 
car  on  ne  saurait  nier  qu'il  n'y  ait  infiniment  de  merite  et  de 
talent  dans  les  details  de  Fexeciltion. 

—  Les  Voyages  de  Rosine^  representes,  pour  la  premiere 
fois,  par  les  Gomediens  italiens,  le  20  du  mois  dernier,  etaient 
d'abord  en  trois  actes;  on  les  a  reduits  depuis  en  deux.  Quoi- 
qu'ils  aient  paru  anonymes,  personne  n' ignore  que  ce  nouveau 
chef-d'oeuvre  en  vaudevilles  est  de  MM.  de  Piis  et  Barre.  Au  lieu 
d'en  faire  I'analyse,  il  vaut  mieux  sans  doute  renvoyer  le  lecteur 
au  joli  conte  de  Piron  qui  leur  en  a fourni  le  sujet;  ce  conte  est, 
comma  on  sait,  Finverse  de  celui  de  la  Fiancee  du  roi  de  Garbe, 
et  n'est  assurement  ni  moins  gai  ni  moins  moral. 

Un  des  couplets  qu'on  a  le  plus  applaudis  est  celui  ou  les 
vieux  insulaires  representent  en  choeur  a  Rosine  que  tous  les  ha- 
l)itants  de  Tile  doivent  avoir  les  memes  droits  a  ses  bontes  ( sur 
Fair  du  Ddserteur)  :  Tous  les  hommes  sont  bom,  Une  sc^ne  vrai- 
ment  joUe  est  celle  de  Rosine  avec  Lucile,  deguisee  en  homme, 
et  qu'elle  choisit  fort  maladroitement  parmi  tous  les  insulaires 
qui  briguaient  Fhonneur  de  ce  choix,  a  cause  du  rapport  qu'il  y 
avait  entre  ses  traits  et  ceux  de  son  amant ;  Fembarras  de  Lucile 
et  Fhumeur  de  Rosine  forment  le  sujet  d'un  duo  tout  a  fait 
piquant,  et  qui  I'a  paru  d'autant  plus  qu'il  est  sur  Fair  dont 
XIII.  21 


322 


CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 


toute  la  France  raffole  depuis  trois  mois,  sur  le  fameux  air  de 
Malbrough  s'en  va-t-en  guerre.  II  n'est  pas  aise  de  deviner 
quelle  est  la  circonstance  qui  a  mis  cette  vieille  chanson  si  fort 
a  la  mode ;  mais  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  cette  folie  ne 
le  cede  gu^re  ^  celle  des  pantins ;  nos  boites,  nos  chapeaux,  nos 
rubans,  nos  boucles,  nos  habits,  tout  est  a  la  Malbrough,  nos 
processions  meme.  Je  viens  de  voir  celle  du  Suisse  de  la  rue  aux 
Ours  S  le  gigantesque  mannequin  est  vetu  ci  la  Malbrough-^  il 
ne  tient  h  rien  que  nos  juges  ne  prononcent  leurs  arrets  sur  Fair 
de  Malbrough.  Est-ce  a  la  chanson  du  page  de  M.  de  Beaumar- 
chais,  est-ce  au  gout  que  M'"^  Poitrine  a  pour  bercer  monseigneur 
le  Dauphin  avec  cette  ingenieuse  musique,  qu'on  doit  faire  hon- 
neur  d'une  si  bonne  folie?  C'est  ce  que  nous  nous  proposons 
d'eclaircir  tres-incessamment  et  avec  toute  1' attention  que  la 
chose  merite. 

—  II  y  a  environ  trois  mois  que  les  Comediens  francais  recu- 
rent  I'ordre  d'apprendre,  pour  le  service  de  Versailles,  le  Maria ge 
de  FigarOj  ou  la  Suite  du  Barbier  de  S&cille.  Comme  on  avait 
oui  dire  ci-devant  qu'apres  avoir  lu  la  piece  le  roi  avait  declare 
lui-meme  qu'elle  etait  iujouable,  on  ne  fut  pas  peu  surpris 
qu'un  ouvrage  qui  n'avaitpas  paru  assez  decent  pour  le  theatre  de 
laville,  fut  demande  pour  celui  de  la  cour;  on  supposa  que  I'au- 
teur  y  avait  fait  des  changements  considerables,  et  Ton  se  flattait 
bien  que,  justifiee  par  le  succ^s  quelle  obtiendrait  a  Versailles, 
la  pi^ce  ne  tarderait  pas  a  etre  donnee  a  Paris ;  grand  mystere 
cependant  et  sur  le  temps  et  meme  sur  le  lieu  ou  cette  comedie 
devait  etre  representee  pour  la  premiere  fois.  Le  bruit  se  repan- 
dit  d'abord  que  ce  serait  dans  les  petits  appartements,  ensuite  a 
Trianon,  a  Choisy,  k  Bagatelle,  a  Brunoy.  Les  premieres  repeti- 
tions se  firent  fort  secr^tement  a  Paris,  sur  le  theatre  des  Menus- 
Plaisirs ;  il  fut  decide  enfin  que  ce  serait  sur  ce  meme  theatre 
des  Menus-Plaisirs  qu'on  jouerait  la  piece;  mais  pour  quels 
spectateurs,  par  I'ordre,  aux  frais  de  qui  ?  Au  lieu  de  s'eclaircir, 
ce  secret  parut  s'envelopper  de  jour  en  jour  de  nouveaux  nua- 
ges ;  on  avait  admis  neanmoins  assez  de  monde  aux  dernieres 


1.  C'est  I'anniversaire  d'un  sacrilege  commis  par  un  Suisse  sur  I'image  de  la 
sainte  Vierge.  (Meister.)  —  Ce  sacrilege  avait  eu  lieu  le  30  juin  1418,  sous 
Charles  VI,  c'est-a-dire  quand  les  rois  de  France  n'avaient  pas  encore  de  gardes 
suisses.  La  procession  dont  parle  Meister  eut  lieu  chaque  annee  jusqu'en  1789. 


JUIN    178  3.  323 

repetitions.  La  veille  meme  clu  jour  fixe  pour  la  premiere  repre- 
sentation %  toute  la  cour  en  parlait  ouvertement ;  il  en  fut  meme 
question  dans  les  carrosses  du  roi  :  les  billets  etaient  distribues, 
et  ces  billets  etaient  les  plus  jolis  du  monde,  car  c' etaient  des 
billets  rayes  ci  la  Malbrouglt'^.  II  n'y  avait  que  M.  Le  Noir,  lieute- 
nant de  police,  et  M.  le  marechal  de  Duras,  premier  gentil- 
homme  de  la  chambre,  qui  n'avaient  pas  I'air  d'etre  dans  le 
secret  de  la  fete.  «  J'ignore,  disait  le  matin  meme  M.  Le  Noir, 
par  quelle  permission  Ton  donne  ce  soir  la  piece  de  M.  de  Beau- 
marchais  aux  Menus-Plaisirs ;  ce  que  je  crois  bien  savoir,  c'est 
que  le  roi  ne  veut  pas  qu'on  la  joue...  »  Ce  ne  fut  qu'entre 
midi  et  une  heure  qu'on  recut  et  aux  Menus-Plaisirs  et  a  la  police 
un  ordre  expres  du  roi  d'arr^ter  la  representation.  Le  lende- 
main,  les  acteurs  de  la  Gomedie-Francaise  et  de  la  Comedie- 
Italienne  furent  man  des  par  M.  le  lieutenant  de  police,  et  il  leur 
fut  expressement  defendu,  de  la  part  de  Sa  Majeste,  de  repre- 
senter  la  piece  en  question  sur  quelque  theatre  et  quelque  part 
que  ce  puisse  etre.  Nous  ne  sommes  pas  assez  inities  dans  les 
secrets  de  M.  Caron  de  Beaumarchais  pour  reveler  les  ressorts 
caches  de  cette  singuliere  aventure;  mais  ce  qui  nous  a  ete 
assure  positivement,  c'est  que  le  poete  negociant  et  negociateur 
a  paye  seul  tons  les  frais  qu'ont  exiges  les  repetitions  de  son 
ouvrage ;  frais  qui  se  montent  a  dix  ou  douze  mille  livres.  C'est 
done  sur  un  theatre  appartenant  a  Sa  Majeste  que  le  sieur  Caron 
a  tente  de  faire  representer  une  piece  que  Sa  Majeste  avait  defen- 
due,  et  I'a  tente  sans  autre  garant  de  cette  hardiesse  qu'une 
esperance  donnee,  dit-on,  assez  vaguement  par  Monsieur,  ou  par 
M.  le  comte  d'Artois,  qu'il  n'y  aurait  point  de  contre-ordre. 

Nous  n'avons  vu  que  la  derniere  repetition  de  ce  fameux 
ouvrage;  elle  fut  fort  lente  et  fort  tumultueuse.  Nous  ne  pou- 
vons,  d'apres  une  telle  representation,  juger  que  tres-imparfai- 
tement  de  I'ensemble  de  I'ouvrage.  Les  fils  dont  I'intrigue  de 
cette  piece  est  tissue  sont  si  fins,  si  delies,  quelquefois  aussi  tel- 
lement  embrouilles,  qu'il  en  est  plusieurs  sans  doute  qu'il  nous 
a  ete  impossible  de  bien  demeler;  nous  croyons  cependant  avoir 
remarque  des  situations  qui  ont  fait  beaucoup  de  plaisir,  et  qui 

1 .  Vendredi  13.  (Meister.) 

2.  Nous  n'avons  pu  voir  un  exemplaire  de  ces  billets,  ni  savoir  ce  qu'il  faut 
entendre  par  un  billet  raye  d  la  Malbrough, 


32h  CORRESPONDANCE   LITTfiRAIRE. 

nous  ont  paru  en  effet  d'un  comique  ingenieux.  Ge  drame  n'est 
pas,  il  est  vrai,  d'une  morale  tres-pure;  la  comlesse  est  un  peu 
tentee  d'effleurer  I'education  du  petit  page;  le  comte  a  grande 
envie  d'user  avec  Suzette  d'un  ancien  droit  qui  blesse  egalement 
la  pudeur  et  la  saintete  du  lien  conjugal ;  mais  que  de  comedies 
ne  voyons-nous  pas  tons  les  jours  au  theatre  dont  les  moeurs  ne 
sont  pas  plus  honnetes,  et  dont  le  langage  est  encore  moins 
decent!  Les  traits  de  critique  et  de  satire  repandus  dans  tout  le 
cours  de  I'ouvrage,  et  surtout  dans  le  troisieme  et  dans  le  cin- 
quieme  acte,  ont  probablement  contribue  beaucoup  plus  que  le 
fonds  meme  de  la  piece  a  en  faire  defendrela  representation.  Le 
dialogue  du  Manage  de  Figaro  ressemble  a  celui  du  Barhier  de 
Seville;  on  y  court  apr^s  le  trait ;  la  reponse  est  souvent  le  seul 
motif  de  la  question;  ce  trait  n'est  quelquefois  qu'une  pointe,  un 
proverbe  retourne,  un  mauvais  calembour;  en  voici  quelques 
echantillons  :  Tant  va  la  cruche  ci  Vcau,..  quW  la  fin  elle  s'em- 
plit...  GaudeanL  bene  nali ;  non,  gaudeant  bene  nantis... 
Vamour^  dit  le  comte  a  Suzette,  ne$t  que  le  roman  du  coBur^ 
c'est  le  plaisir  qui  en  est  ridstoire...  Toutes  ces  choses,  ou 
deplacees  ou  de'  mauvais  gout,  n'empechent  pas  que  i'ouvrage 
ne  soit  ecrit  en  general  avec  beaucoup  d'esprit  et  de  gaiete; 
mais  c'est  dans  la  maniere  dont  I'intrigue  est  concue  et  dans  la 
manifere  dont  elle  est  conduite  que  Ton  a  cru  voir  le  plus  de 
talent  et  de  verve  vraiment  comique.  Le  sieur  Dazincourt  a  jouc 
avec  beaucoup  d'intelligence  le  role  de  Figaro ;  M"*  Sainval,  celui 
de  la  comtesse;  il  n'y  a  personne  qui  n'ait  trouve  M""  Contat 
charmante  dans  le  role  de  Suzette ;  celui  du  petit  page  semble 
fait  tout  expres  pour  la  physionomie  vive  et  piquante  de  M'"*  Re- 
mond,  jeune  actrice  de  la  Comedie-Italienne. 

—  On  a  fait  une  assez  jolie  caricature  dont  I'epigraphe  est 
Avis  au  public^  tetes  d.  ehanger,  C'est  un  magasin  ou  Ton  voit 
une  grande  affluence  d'hommes  et  de  femmes  de  toute  condition 
qui  viennent  se  pourvoir,  selon  leur  besoin,  de  nouvelles  tetes, 
,  de  nouvcaux  culs,  de  nouvelles  hanches,  etc.  L'idee  de  cette  gra- 
vure  a  beaucoup  reussi,  et  ce  succes  a  donne  lieu  a  de  mauvais 
couplets*  qu'on  attribue  a  M.  Despres,  secretaire  de  M.  le  baron 
de  Besenval. 

1 .  Sur  I'air :  Changez-moi  cette  tite.  (Meister.)  — Les  Memoires  secrets  (l**"  juillet 
1783)  rcproduisent  ces  onze  couplets. 


JUIN   1783.  325 


VERS    ADRESSES    A    M.     DE    LA     IIARPE 

PAR    m'^"   PHILIPPINE    DE   SIVRY, 
EN    LUI    ENVOYANT    UN    BILLET    POUR    VENIR    VOIR    AVEC   ELLE 

l'op^ra  B'Armide  el  Renaud. 

Pour  mieux  meriter  ton  suffrage, 

Dans  tes  ecrits  je  veux  puiser 

L'art  de  plaire  et  Tart  de  penser. 
Je  n'ai  pas  ton  talent,  mais  je  n'ai  pas  ton  age : 
Des  longtemps  Apollon  t'a  su  favoriser. 
Moi,  je  rimplore  au  pied  de  la  double  coUine; 
Ce  n'est  qu'en  fapprochant  que  ma  muse  enfantine 

Peut  croire  dej^  s'y  placer. 

Pres  de  toi  je  suis  au  Permease; 
Yiens  me  faire  jouir  de  cet  enchantement, 
Et  demain  pour  Armide,  en  tenant  ta  promesse, 

Viens  r^unir  pour  un  moment 

L'enchanteur  a  Fenchanteresse. 

—  Nous  avons  bien  tarde  de  parler  de  I'opera  de  Peronne 
saiiv^e,  represente,  pour  la  premiere  fois,  le  mardi  27  mai ;  et 
nous  n'en  avons  pas  moins  le  regret  de  nous  voir  obliges  d'en 
dire  un  mot  sans  pouvoir  encore  apprendre  a  nos  lecteurs  que 
le  public  a  fini  par  lui  rendre  la  justice  qui  lui  etait  due.  Les 
paroles  de  cette  pitoyable  rapsodie  sont  de  M.  de  Sauvigny,  la 
musique  de  M.  Dezede.  Un  bruit  populaire,  dont  une  procession 
publique  qui  se  fait  tons  les  ans  a  Peronne  a  conserve  le  souve- 
nir, est  le  titre  le  plus  authenlique  de  I'exploit  que  M.  de  Sauvi- 
gny a  cru  devoir  venger  de  I'oubli  de  I'histoire. 

En  sortant  de  la  premiere  representation  de  Peronne  sauv^e, 
representation  qui  fut  assez  orageuse  pour  faire  croire  que  ce 
serait  la  derniere,  quelqu'un  fit  le  couplet  que  voici,  sur  I'air  : 
Beveillez-vous,  belle  endormie  : 

P6ronne  etait  jadis  pucelle; 

Elle  est  f et  Ton  dira  : 

De  quoi  diable  s'avisait-elle 
De  se  sauver  d  rOp6ra? 

—  Les  Merveilles  du  del  et  de  Venfer  et  des  terres  plane- 
tciires  et  australes.  par  Emmanuel  de  Swedenborg,  d*aprh  le 
timoignage  de  ses  yeiix  et  de  ses  oreilles ;  traduit  du  latin  par 


326  CORRESPONDANCE  LITTERAIHE. 

A.-J.  P...  1.  Deux  volumes  in-S".  A  Berlin,  chez  Decker,  impri- 

meur  du  roi.   L'auteur  commence  par  nous  assurer  que  tout 

homme  embrase,  a  I'instant  de  sa  mort,  de  I'amour  celeste  monte 

droit  au  ciel ;  il  nous  raconte  ensuite  tres-serieusement  que  lui- 

meme  a  fait  ce  voyage  de  son  vivant;  il  entre  dans  les  details  les 

plus  circonstancies  sur  les  habitations  destinees  dans  le  monde 

spirituel  aux  Anglais,  aux  Hollandais,  et  nommement  aux  Pari- 

siens.  Toutes  ces  visions  sont  loin  de  valoir  celles  de  Virgil  e  et 

d'Homere;  elles  sont  fort  au-dessous  de  celles  de  I'Arioste  et  de 

l'auteur  de  la  Pucelle;  ainsi  Ton  est  beau  coup  moins  tente  de 

croire  aux  revelations  divines  de  M.  de  Swedenborg  qua  celles 

d'Homere  et  de  ses  rivaux.  Ge  qu'il  y  a  de  plus  extraordinaire 

dans  les  Merveilles  du  ciel  et  de  Venfer  et  des  terres  plane- 

taires  et  auslralcSy  c'est  que  ce  monument  de  delire  soit  I'ou- 

vrage  d'un  homme  distingue  non-seulement  par  sa  probite,  mais 

encore  par  ses  connaissances  et  par  ses  lumieres.  On  voit  dans 

I'eloge  imprime  a  la  tete  de  ces  deux  volumes,  eloge  prononce  a 

I'Academie  de  Stockholm  par  M.  de  Sandel,  que  notre  proph^te 

suedois,  fort  different  de  la  plupart  des  prophetes  ses  devan- 

ciers,  avait  approfondi  les  parties  les  plus  importantes  de  la  phi- 

losophie,  qu'il  savait  beaucoup  de  physique,  d'histoire  naturelle, 

de  geometrie,  de  chimie,  d'anatomie,  etc.  On  a  de  lui  un  grand 

nombre  d'ouvrages  tres-estimables ;  un  recueil  de  vers  composes 

dans  sa  jeunesse,   Ludus  Heliconius,  Dccdalus  IJyperboreus; 

un  projet  de  fixer  la  valeur  de  nos  monnaies,  et  de  determiner 

nos  mesures,  de  mani^re  a  supp rimer  toutes  les  fractions  pour 

faciliter  les  calculs ;  un  traite  de  la  position  et  du  cours  des  pla- 

netes ;  differents  traites  de  mineralogie. 

Le  trait  le  plus  singulier  de  son  talent  pour  la  divination,  et 
le  plus  inexplicable  sans  doute  parce  qu'il  est  le  mieux  con- 
state, le  voici  :  «  La  reine  de  SuMe  lui  demanda  un  jour  s'il 
pouvait  savoir  le  contenu  d'une  lettre  qu'elle  avait  ecrite  a  son 
frere  le  prince  de  Prusse  defunt,  contenu  dont  elle  etait  assuree 
que  personne  au  monde  n' avait  connaissance  que  ce  frere.  M.  de 
Swedenborg  lui  repondit  qu'il  lui  ferait  le  recit  du  contenu  de 
celte  lettre  dans  peu  de  jours  :  il  tint  parole ;  car,  ayant  tire  Sa 


1.  Antoine-Joseph   Perneti,  ancien  bdnedictin  r6fugi6  en  Prusse,  ou  il  etait 
■devenu  bibliothecaire  de  Frederic  II.  (B.) 


JUILLET    1783.  327 

Majeste  a  part,  il  lui  dit  mot  pour  mot  le  contenu  de  ladite 
lettre.  » 

Ce  fait  est  confirme  par  des  autorites  si  respectables  qu'il 
est  impossible  de  le  nier;  mais  le  moyen  d'y  croire!... 

LETTRE 
DE    M.    LE     COMTE    DE    BUFFON    A   M.    LE    COMTE    DE    BARRUEL* 

Au   sujET    DE    LA   Lettre  du  President 
suR   LE   POEME  DES   Jardius. 

((  J'ai  recu,  monsieur  le  comte,  et  j'ai  fait  lire  en  bonne 
compagnie,  quoique  en  province,  votre  Lettre  sur  le  poeme  des 
Jardins,  Nous  autres  habitants  de  la  campagne,  et  qui  ne  nous 
piquons  pas  d'etre  poetes,  I'avions  juge  comme  vous  pour  le 
fond,  et  nous  avons  admire  votre  maniere  d'analyser  la  forme. 

«  Gette  critique  est  non-seulement  de  tres-bon  gout,  mais 
d'un  excellent  sens;  et  si  vous  ne  savez  pas  encore  faire  des 
vers  mieux  que  M.  I'abbe,  votre  prose  vaut  mille  fois  ses  vers. 
<]e  petit  ecrit  est  plein  d' esprit,  le  style  est  naturel  et  facile,  et 
la  plaisanterie  est  du  meilleur  ton. 

«  Je  vous  en  fais  mon  compliment  en  attendant  I'honneur 
de  vous  recevoir  a  Paris.  G'est  peut-etre  de  moi  que  vous  aurez 
k  dire  que  je  siiis  meilleur  a  connaitre  de  loin  que  de  pres. 

«  J'ai  I'honneur  d'etre  avec  un  respectueux  attachement,  etc. » 


JUILLET. 


La  premiere  nouveaute  que  nous  aient  donnee  les  Come- 
diens  francais  depuis  leur  rentree  est  Pyrame  et  Thisbe,  scene 
lyrique,  dans  le  gout  de  Pygmalion^  d'Ai^ianey  etc.  G'est  le 
sieur  Larive  qui  en  est  I'auteur,  et  qui  Test  doublement,  puis- 

1.  M.  le  comte  de  Barruel  a  bien  voulu  signer,  dit-on,  le  pamphlet  en  question; 
on  ne  Ten  donne  pas  moins  k  M.  de  Rivarol,  et  cela  fait  rire  tout  has  M.  de  Cham- 
fort.  (Meister.)  —  Meister  a  I'air  de  vouloir  dire  que  cette  Lettre,  dont  il  a  deji 
et6  parl6  p.  178,  etait  de  Chamfort;  elle  etait  bien,  comme  il  I'a  pr6c6demment 
dit  lui-m6me,  de  Rivarol.  (T.) 


328  ,         CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

qu'il  y  joue  le  principal  role.  La  musique  est  clu  sieur  Baudron, 
a  qui  nous  sommes  aussi  redevables  de  la  nouvelle  musique  du 
Pygmalion  de  Jean-Jacques.  Le  sujet  de  ce  nouveau  melodrame, 
represente,  pour  la  premiere  fois,  le  lundi  2  juin,  est  assez 
connu,  peut-6tre  meme  I'est-il  beau  coup  trop  pour  I'interet  de 
I'ouvrage.  Le  poete  acteur  a  suivi  fidelement  la  fable  d'Ovide,  et 
en  a  developpe  plusieurs  circonstances  de  la  maniere  la  plus- 
heureuse  et  la  plus  propre  a  former  un  tableau  dramatique; 
mais  comment  preparer  par  une  seule  scene  une  catastrophe  de 
ce  genre?  Comment  faire  passer  si  promptement  I'ame  du  spec- 
tateur  du  calme  de  Tidy  lie  aux  plus  violentes  emotions  de  la 
scene  tragique?  C'est  une  difficulte  qui  tient  au  fond  du  sujet^ 
aux  bornes  memes  de  Tart,  aux  limites  etroites  du  melodrame ; 
aussi,  quelque  favorablement  qu'on  ait  accueilli  le  commence- 
ment de  la  sc^ne,  I'indulgence  du  public  ne  s'est  jamais  sou- 
tenue  jusqu'au  denoument,  et  dans  I'instant  ou  Thisbe-Sainval 
se  couche  avec  tant  d'abandon  sur  le  sein  du  beau  Pyrame,  on 
a  toujours  vu  ce  public  si  susceptible  plus  pr^t  a  s'egayer  qu'a 
s'attendrir. 

II  y  a  une  autre  scene  lyrique  de  Pyrame  et  Thish{'^([m  parut 
il  y  a  quelques  annees,  de  M.  Martineau,  I'auteur  ou  plutot  le 
traducteur  d'Ariane  ahandomidcj  c'est  le  meme  sujet,  mais 
I'execution  en  est  tr^s-difierente ;  I'ouvrage  du  sieur  Larive- 
annonce  plus  d'intelligence  du  theatre,  le  mouvement  en  est 
plus  rapide,  plus  varie,  le  style  a  tout  a  la  fois  plus  de  chaleur 
et  moins  de  negligence. 

—  Nous  vous  avons  rendu  compte  dans  le  temps  de  la  tra- 
duction du  PhilocU'te  de  Sophocle,  par  ^L  de  La  Harpe ;  il  ne 
nous  reste  plus  qu'a  parler  du  succes  que  la  piece  a  eu  au 
theatre,  ou  elle  a  ete  representee,  pour  la  premiere  fois,  le  lundi 
16  juin.  Quoique  cette  tragedie  n'ait  produit  que  deux  ou  trois 
bonnes  recettes,  quoiqu'a  la  cinquieme  representation  elle  soit 
ce  qu'on  appelle  a  la  Gomedie  tombee  dans  les  regies,  il  n'en  est 
pas  moins  sur  qu'elle  a  obtenu  un  succes  d'estime  tres-decide. 
Tout  sublime  quest  ce  chef-d'oeuvre  de  Sophocle,  et  n'eut-il 
rien  perdu  k  etre  mis  en  francais,  il  ne  pouvait  avoir  pour  le 
theatre  de  Paris  le  meme  inter^t  qu'il  eut  autrefois  pour  celui 
d'Athenes;  ces  fleches  d'Alcide,  sur  lesquelles  roule  tout  le 
mouvement  de  Taction,  ne  sauraient  nous  inspirer   le  meme 


JUILLET    1783.  320 

respect,  la  meme  veneration  qu'aux  Grecs,  et  une  piece  sans 
amour,  sans  role  de  femme,  aura  toujours  pour  des  spectateurs 
francais  quelque  chose  de  fort  etrange.  II  faut  convenir  encore 
que  si  c'est  surtout  pour  la  simplicite  du  sujet  que  la  tragedie 
de  Pldloctcte  est  admirable,  cette  tragedie  semble  aussi  pouvoir 
se  passer  moins  qu'une  autre  de  toute  la  pompe  du  theatre  grec. 
Le  relranchement  des  choeurs  la  laisse  trop  nue;  il  en  fait 
paraitre,  si  j'ose  m'exp rimer  ainsi,les  formes  plus  maigres  et  plus 
seches.  Ces  choeurs,  qui  pouvaient  bien  gener  quelquefois  Tac- 
tion, servaient  aussi  tres-heureusement  a  remplir  les  vides,  et 
ceux  de  Philoctcte  ont  quelque  chose  de  touchant  et  de  religieux 
qui  arrete  1' attention  du  spectateur  sur  les  tableaux  dont  le  poete 
cherche  a  prolonger  I'impression,  et  preparent  avec  plus  d'art 
I'efTet  du  denoiiment,  denoument  d'opera  si  Ton  veut,  mais  le 
seul  dont  Faction  paraisse  susceptible.  Quoi  qu'il  en  soit,  peut- 
on  savoir  trop  de  gre  a  M.  de  La  Harpe  de  nous  avoir  montre 
enfm  la  tragedie  la  plus  grecque  que  Ton  eut  encore  vue  en 
France?  Ce  n'est  pas  la,  disait  quelqu'un,  du  Sophocle  tout  pur, 
c'est  du  Sophocle  tout  sec;  mais  c'est  pourtant  du  Sophocle,  et 
de  toutes  les  beautes  de  I'oHginal  que  M.  de  La  Harpe  a  eu  le 
talent  de  faire  passer  dans  notre  langue,  il  n'en  est  aucune  qui 
n'ait  ete  vivement  sentie.  La  scene  ou  le  malheureux  Philoctete, 
pret  a  suivre  Pyrrhus,  tombe  subitement  dans  un  de  ces  acces 
produits  par  le  poison  de  sa  blessure,  cette  scene  de  convul- 
sions, que  le  pere  Brumoy  jugeait  qu'on  supporterait  avec  peine 
sur  notre  theatre,  est  une  de  celles  qui  ont  le  mieux  reussi ;  en 
effet,  quel  spectacle  plus  dechirant!  et  quel  moyen  plus  naturel 
et  plus  pathetique  de  renverser  I'espoir  de  Philoctete,  et  de  don- 
ner  lieu  au  repentirde  Pyrrhus!...  C'est  surtout  dans  cette  scene 
quele  sieur  Larive  nous  aparu  faire  le  plus  d'elfet;  on  pent  dire 
qu'en  general  il  a  tres-bien  concu  les  caracteres  de  noblesse  et 
de  verite  qui  convenaient  au  personnage  de  Philoctete ;  il  ne  les 
a  point  perdus  de  vue,  ni  dans  I'expression  de  ses  tourments,  ni 
dans  les  eclats  de  sa  fureur  centre  Ulysse  et  les  Atrides,  ni  dans 
ces  elans  d'une  sensibilite  plus  douce,  lorsqu'il  cherche  a  inte- 
resser  la  pitie  du  fils  d'Achille.  Ce  dernier  role  a  ete  rendu  assez 
faiblement  par  un  jeune  acteur,  nomme  Saint-Prix  * . 

1.  Jean-Amable  Foucauld,  dit  Saint-Prix,  ne  en  1759,  k  Paris,  avait  debute  le 


330  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

—  Les  nouveautes  de  la  Comedie-Italienne  se  succedent  avec 
une  rapidite  que  Ton  a  peine  a  suivre ;  mais  la  plupart  de  ces 
nouveautes  sont  comme  ces  fleurs  ephemeres  qu'un  instant  fait 
eclore  et  qu'un  instant  aussi  voit  disparaitre.  Le  Pcre  de  pi^o- 
vince^  comedie  en  trois  actes  et  en  vers  libres,  de  M.  Prevot, 
auteur  du  Public^  piece  a  vaudevilles,  donnee,  sur  le  meme 
theatre,  I'annee  derniere,  et  Dame-Jeanne^  parodie  de  Jeanne 
de  Naples,  en  un  acte  et  en  vaudevilles,  ont  ete  representees, 
pour  la  premiere  fois,  le  meme  jour,  le  vendredi  6  juin. 

L'intrigue  du  Pere  de  province  est  si  faible  et  si  embrouillee 
qu'il  serait  fort  difficile  d'en  faire  une  analyse  intelligible,  et, 
apres  y  avoir  reussi,  on  serait  bien  sur  de  n' avoir  fait  qu'une 
chose  parfaitement  ennuyeuse.  Le  faste,  les  folles  depenses,  tous 
les  desordres  qu'on  reproche  aux  moeurs  de  la  capitale  y  sont 
livres  a  la  censure  la  plus  am6re.  Gette  intention  est  assurement 
fort  louable;  mais  I'auteur  a  trop  oublie  que  la  seule  mani^re 
d'attaquer  le  vice  au  theatre,  c'est  d'en  montrer  le  ridicule  :  des 
armes  plus  serieuses  ne  sont  pas  a  1' usage  de  la  Muse  comique; 
elles  appartiennent  a  I'eloquence  de  la  chaire  et  des  philosophes 
moralistes.  Le  style  de  M.  Prevot  est  en  general  fort  incorrect, 
fort  neglige;  mais,  a  travers  les  details  fastidieux  de  sa  longue 
diatribe,  on  trouve  cependant  des  tirades  enti^res  ecrites  avec 
assez  d'humeur  et  d'energie  pour  meriter  d'etre  citees;  nous 
nous  permettrons  d'en  rappeler  ici  quelques-unes. 

En  se  cherchant  il  semble  qu'on  s't^vite. 
On  rentre  chez  soi  trfes-content, 
Quand  un  portier  intelligent 
De  part  ou  d'autre  a  sauve  la  visite. 
On  a  beaucoup  d'amis,  mais  c'est  sans  liaison  ; 
Bref,  le  choix  (§tant  nul  dans  la  foule  indiscrete 
Qu'on  adopte  sans  goiit,  qu'on  quitte  sans  fagon, 
De  visages  nouveaux  sans  cesse  on  fait  emplette, 
Et  c'est  ce  qu'on  appelle  ici  tenir  maison. 


On  entre  en  scene  k  dix-huit  ans, 

Dans  le  monde  on  se  precipite  : 
Une  femme  vous  prend,  vous  promene  et  vous  quitte. 
Bientot  mon  grand  enfant  k  ses  pareils  dcplait  ; 

^  novenibre  1782  par  le  role  de  Tancrede,  et  avait  ete  regu  en  1784.  II  quitta  le 
theatre  le  1"  avril  1818,  et  mourut  le  28  octobre  1834. 


JUILLET    1783.  331 

L'homme  form6  le  fuit  et  le  vieillard  le  hait. 
Que  devenir  ?  Errant  a  Taventure, 

Isole  dans  le  tourbillon, 
La  liberte  du  jeu  lui  parait  la  plus  sure; 

11  s'y  livre  d'abord  par  ton, 
Et  le  desoeuvrement  entrainant  Thabitude, 

A  trente  ans  vous  voyez  un  sot 

Qui,  pour  avoir  v6cu  trop  tot, 
Gemit  dans  le  chagrin  et  la  decrepitude. 

Le  financier  Mondor  dit  a  la  folle  Dorimene  : 
Tout  ce  que  j'ai  gagne,  dans  le  luxe  est  perdu. 

DORIMENE. 

Savez-vous  ce  qu'on  fait  en  telle  circonstance? 

MONDOR. 

On  se  corrige. 

DORIMfeNE. 

Eh  !  non,  on  double  sa  depense, 
On  augmente  son  train,  etc. 

—  Erolika  Biblion^  avec  cette  epigraphe  :  Ahstnisum  cxcu- 
cUt.  A  Rome,  de  I'imprinierie  du  Vatican  i.  G'est  un  livre  fort 
licencieux  quant  au  fond,  et  fort  grave  quant  a  la  forme;  c'est 
le  libertinage  d'un  erudit  qui  a  beaucoup  plus  de  pedanterie  que 
d'imagination  et  de  gout,  maisqui  s'est  donne  la  peine  derecher- 
cher  et  de  recueillir  avec  un  soin  bizarre  tous  les  usages  et  tons 
les  raffinements  inventes  par  les  anciens  pour  etendre  et  pour 
varier  les  hommages  du  culte  qu'ils  rendaient  a  la  Yolupte.  En 
verite,  on  nous  prendrait  pour  de  grossiers  sauvages  en  com- 
parant  nos  plus  illustres  voluptueux  a  ceux  de  Rome  et 
d'Athenes.  Le  chapitre  du  Thalaha  est  un  des  plus  curieux 
et  des  plus  ridicules;  on  ne  se  permettra  pas  d'en  dire  davan- 
tage. 

—  Essais  philosophiques  siir  les  mcEurs  de  divers  animaux 
MrangerSj  avec  des  observations  relatives  aux  principes  et 
usages  de  plusieurs  peuples,  ou  Extrait  des  voyages  de  M,  *** 
en  Asie-y  volume  in-S'',  avec  cette  epigraphe  : 

Usus  et  impigrae  simul  experientia  mentis 
Paulatim  docuit.  Lucre t. 

\.  1783,  in-8".  Par  Mirabcau. 


332  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

Nous  avons  cherche  jusqu'ici  tres-inutilement  a  decouvrir  le 
nom  de  I'auieur* ;  on  salt  seulement  qu'il  n'est  pas  inconnu  au 
gouvernement,  dont  il  croit  avoir  a  se  plaindre.  Get  ouvrage 
n'est  qu'une  rapsodie  tres-informe,  mais  ou  Ton  trouve  un  assez 
grand  nombre  de  faits  peu  connus  et  quelques  observations  assez 
nouvelles  :  M.  de  BufTon,  a  qui  1' ouvrage  est  dedie,  les  a  jugees 
curieuses  et  trh-hornies.  Gelle-ci  serait-eile  du  nombre? 

((  Des  medecins  arabes,  dit  notre  anonyme,  ou  turcs  et  m6me 
Chretiens,  de  difTerentes  parties  meridionales  de  I'Asie,  preten- 
dent  que  Ton  a  observe  dans  certaines  emanations  du  corps  de 
I'ane  une  propriete  medicale  contre  une  maladie  secrete...  Je 
tacherai  d'indiquer  ici  ce  specifique  singulier  avec  la  circonspec- 
tion  convenable...  » 

Et  voici  ce  qu'il  ajoute  : 

((  Peculiare  remedium  contra  recens  seminis  elTIuvium  in  ali- 
quot Asiifi  partibus  clam  adhibetur.  Qui  hoc  morbo  recenter 
laborat  dietai,  quae  et  alvum  moveat  et  sanguinis  acrimoniam 
obtundat,  statim  subjiciendus  est.  Mox  veretrum,  tribus  vel  qua- 
luor  continuis  diebus  in  vaginam  asina^  intromittendum,  ubi  per 
semihoram  remanere  debet.  Asina  vero  sit  junior,  robusta  et  ita 
constricta  ut  movere  nequeat  :  si  qua3  autem  extulit,  antepo- 
natur.  Quod  experimentum  si  eventu  plerumque  felici  com- 
probatum  supponatur,  conjicere  licet  particulas  volatiles  liquoris 
prolifici,  aut  humoris  qui  asina?  vaginam  lubrificat  a  venis  veretri 
absorptas,  virusque  venereo  locali  immixtas,  ipsum  neutralisare 
ethebetare  posse.  Ututsit,  addere  debeoAsiaticos,  actum  hunc,  in 
semet  spectatum  solaque  habita  ratione  legum  naturae  f(rdo  et 
effrenato  coitu  violaturum,  aeque  ac  nos  exsecrari.  Hominiverum 
necessitate,  vel  etiam  comprobata  utilitate  compulse,  pecudis- 
corpore  omni  modo,  et  citra  scelus,  abuti  licitum  esse  arbitrari 
videntur.  »  De  graves  personnages,  dit  encore  notre  auteur,  ne 
considerent  une  telle  recette  que  com  me  un  topique  a  peu  pres 
innocent,  quoique  de  nature  a  ne  devoir  6tre  conseille  qu'avec 
discretion. 

Notre  illustre  naturaliste  rangerait-il  encore  dans  le  nombre 
des  observations  qu'il  a  jugees  curieuses  et  trh-honnes  le  pro- 

1.  L'auteur  des  Essais  philosophiques  se  nommait  Foucher  d'Obsonville.  Get 
estimable  voyageurest  mort  dans  les  environs  de  Meaux,le  14  Janvier  1802,  age  de 
soixantc-huit  ans.  II  a  compose  divers  autres  ouvrages.  (B.) 


JUILLET   1783.  333 

cede  du  ragout  bizarre  dont  quelqaes  Tartares  mogols  se  rega- 
lent  dans  certaines  parties  de  plaisir  ? 

«  Des  palefreniers  amenent  iin  cheval  de  sept  a  huit  ans, 
commun  mais  nerveux,  bien  nourri  et  en  bon  etat.  On  lui  pre- 
sente  une  jument  comme  pour  la  saillir,  et  cependant  on  le 
retient  de  facon  a  bien  irriter  ses  desirs.  En  fin,  dans  le  moment 
oil  il  semble  qu'il  va  lui  etre  libre  de  s'elancer  dessus,  Ton  fait 
adroitement  passer  sa  verge  dans  un  cordon  dont  le  noeud  cou- 
lant  est  rapproche  du  ventre;  ensuite,  saisissant  I'instant  oii 
I'animal  parait  dans  sa  plus  forte  erection,  deux  hommes  qui 
tiennent  les  extremites  du  cordon  les  tirent  avec  force,  et  sur- 
le-champ  le  membre  est  separe  du  corps  au-dessus  du  noeud 
coulant.  Par  ce  moyen ,  les  esprits  sont  retenus  et  fixes  dans 
cette  partie,  laquelle  reste  gonflee;  aussitot  on  la  lave  et  on  la 
fait  cuire  avec  divers  aromates  et  epiceries  aphrodisiaques. 
<)uant  au  corps  du  cheval,  apres  avoir  enleve  ce  dont  on  a 
besoin,  le  reste  est  vendu  ou  plutot  envoye  a  des  amis.  » 

Les  observations  de  notre  voyageur  anonyme  ne  sont  pas 
toutes  aussi  extraordinaires  que  celles  qu'on  vient  de  citer;  mais 
son  ouvrage  en  offre  beaucdup  qu'on  ne  saurait  se  dispenser  de 
ranger  dans  la  meme  classe.  Le  mystere  de  la  generation  parait 
avoir  ete  un  des  objets  iavoris  de  ses  recherches  et  de  ses  medi- 
tations. Je  doute  que  nos  physiciens  trouvent  bien  lumineuse 
Texplication  qu'il  en  donne  dans  un  des  premiers  fragments  de 
son  recueil,  explication  annoncee  avec  toute  I'emphase  et  toute 
la  pretention  d'une  decouverte  nouvelle.  «.  Ce  feu,  dit-il,  c'est 
1' esprit  de  vie;  principe,  mobile  et  soutien  eternel  des  formes  de 
ce  qui  existe,  ce  feu  penetre  et  agite,  il  developpe  ces  elements 
mixtes  qui  s'olfrent  a  son  action;  des  lors,  uni  intimement  a  eux, 
il  leur  imprime  I'impulsion  necessaire  pour,  en  se  combinant, 
se  fondant  ensemble,  former  un  corps  organise,  enfin  un  animal 
vivant.  C'est  ainsi  qu'en  considerant  le  mecanisme  des  langues, 
Ton  voit  que  les  voyelles  et  les  consonnes  concourent  pour  la  for- 
mation des  mots ;  en  effet,  celles-ci  ne  deviennent  fecondes  que 
par  suite  de  leur  union  avec  les  premieres,  en  qui  seules  reside 
le  principe  de  vie.  » 

Sa  note  sur  les  danseuses  indiennes  n'est  pas  aussi  eloquente 
que  la  peinture  qu'en  fait  I'abbe  Raynal;  mais  elle  n'est  pas 
moins  curieuse.  u  L'etat  de  ces  danseuses,  dit  le  nouveau  voya- 


33/j  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

geur,  est  en  lui-meme  si  peu  devoue  k  I'ignominie  qu'un  des 
noms  sous  lequel  elles  sont  tres-souvent  designees  est  celui  de 
servantes  des  dieux.  Presque  seules  entre  les  femmes  de  ces 
contrees,  elles  apprennent  a  lire,  ecrire,  chanter,  danser  et  jouer 
des  instruments ;  de  plus,  quelques-unes  savent  trois  ou  quatre 
langues.  Yivant  par  petites  troupes,  sous  la  direction  dematrones 
discretes,  il  ne  se  fait  point  de  ceremonies,  ni  de  fetes,  soit 
civiles,  soit  religieuses,  ou  leur  presence  ne  soit  un  des  ornements 
a   peu  pr^s  necessaires...   Consacrees  par  etat  a  celebrer  les 
louanges  des  dieux,  elles  se  font  un  pieux  devoir  de  contribuer 
aux  plaisirs  de  leurs  adorateurs,  de  tribus  honnetes.  L'on  en  a 
cependant  vu  qui,  par  raflinement  de  devotion,  se  reservant  pour 
les  brames  et  des  especes  de  moines  mendiants,    ont  dedaigne 
toutes  oflres  et  toutes  caresses  profanes...  C'est  a  tort  que  quel- 
ques  personnes  ont  presume  que  les  temples  profitaient  du  fruit 
des  veilles  plus  ou  moins  meritoires  de  ces  danseuses ;  elles  en 
recoivent  au  contraire,  dans  des  temps  fixes,  de  modiques  retri- 
butions en  denrees  et  en  argent.  Quant  a  la  forme  de  leurs  ajus- 
tements,  elle  est  leste  et  voluptueuse,  et  neanmoins  plus  decente 
que  celle  usitee  par  la  plupart  des  aulres  femmes  du  pays ;   elle 
est  d'ailleurs  fort  bien  assorlie  a  la  couleur  de  leur  carnation. 
Une  chose  qui  peut-^tre  semble  imprimer  a  leur  physionomie 
une  certaine  durete,  c'est  I'usage  tres-commun  parmi  elles  d'in- 
troduire  sous  lapeau  de  leurs  paupieres  de  la  poudre  d'antimoine 
calcinee;  par  la  elles  pretendent,  en  fortifiant  leurs  yeux,  leur 
donner  plus  d' expression.  A  I'egard  de  leurs  danses,  il  faut  con- 
vcnir  qu'en  public,  et  surtout  dans  les  etablissements  europeens, 
elles  ne  se  permettent  rien  de  messeant ;  leur  grand  defaut,  dans 
ces  circonstances,   est  presque  toujours   une  ennuyeuse  mono- 
tonie.   Au  reste,  formes  pour  plusieurs  sortes  de  parties,  les 
ballets,  qu'en  general  elles  executent  plus  souvent,  sont  moraux 
ou  meme  guerriers ;  dans  ceux-ci ,  le  sabre  et  le  poignard  en 
mains,  quelques-unes  font  preuve  d'unelegerete  et  d'une  adresse 
a  etonner.  Ge  n'est  que  dans  I'interieur  des  tentes  ou  des  mai- 
sons  que,  bien  penetrees  de  leur  sujet,  c'est-a-dire  de  quelque 
aventure  galante,  elles  executent  avec  souplesse,   prestesse   et 
precision,   les  danses  les  plus  lascives.   Les  accords  de  voix  et 
d' instruments,  le  parfum  des  essences  et  celui  des  fleurs,    la 
seduction  meme  des  charmes  qu' elles  dirigent  contra  les  specta- 


JUILLET   1783.  335 

teurs,  tout  se  reunit  pour  porter  le  trouble  et  I'ivresse  dans  leurs 
sens,  litonnees,  puis  agitees,  palpitantes,  elles  paraissent  suc- 
comber  sous  I'impression  d'une  illusion  trop  puissante.  Grace  a 
ces  prestiges,  ce  n'est  point  I'impudence,  c'est  le  temperament, 
c'est  I'amour  qui,  d'accord,  paraissent  avoir  souleve  le  voile  de  la 
timide  et  naive  innocence,  etc.,  etc.  » 

M.  Adanson  qui,  dans  ses  fameux  voyages,  parait  avoir  eu 
beaucoup  de  relations  avec  les  singes  et  les  connaitre  mieux  que 
personne,  nous  a  bien  assure  que  notre  anonyme  debitait  beau- 
coup  de  fables  sur  leur  compte,  mais  il  ne  nie  point  ce  qu'il  dit 
de  leur  attachement  pour  les  temples,  ou  ces  animaux  sont  souf- 
ferts  par  les  Indiens  Gen  tils  avec  une  bonte  dont  journellement 
ils  abusent.  «  Dans  plusieurs  endroits,  dit-il,  des  troupes  consi- 
derables de  ces  singes  se  sont  pour  ainsi  dire  domiciliees  au 
milieu  d'eux,  s'etant  surtout  approprie  les  hauts  de  temples 
antiques  et  vastes  ou  elles  vivent  et  propagent  en  pleine  securite. . . 
La  musique  semble  faire  sur  eux  une  impression  puissante  et 
agreable.  Ce  qu'il  y  a  de  vrai,  c'est  que  chaque  fois  que  des 
troupes  d'Indiens  et  souvent  aussi  de  soldats  europeens  marchent 
au  son  des  instruments,  non-seulement  proche  de  temples  ou  de 
lieux  ou  ces  animaux  sont  un  peu  familiarises,  mais  meme  dans 
des  cantons  inhabites,  aussitot  vieux  et  jeunes,  males  et  femelles, 
tous  accourent  sur  la  pointe  des  rochers  ou  les  extremites  des 
branches  d'arbres.  Les  vieillards  accroupis  admirent  et  se  tre- 
moussent  un  peu,  mais  les  autres  poussent  de  petits  cris  d'alle- 
gresse,  sautent  et  gambadent  tant  que  cette  bruyante  symphonie 
pai-vient  a  leurs  oreilles.  Ainsi,  me  disait  M.  de  Maisonpre,  qui 
un  jour  avec  moi  s'amusait  de  ce  singulier  spectacle,  un  nouvel 
Orphee  qui,  sur  son  instrument,  saurait  saisir  les  tons  les  plus 
propres  a  puissamment  aflecter  ces  animaux  pourrait  done  aller 
dans  les  bois  et  se  faire  suivre  par  cette  troupe  grotesque,  etc.  » 

L'article  des  chevaux  est  un  des  articles  de  ce  recueil  qui 
nous  a  paru  le  plus  instructif ;  c'est  aussi  I'un  des  plus  etendus. 
On  y  trouve  des  details  assez  approfondis  sur  les  difi'erentes  races 
de  chevaux  tartares,  persans,  indiens,  arabes,  etc. ,  sur  les  soins 
infmiment  recherches  avec  lesquels  les  chevaux  fms  sont  entre- 
tenus  dans  I'lnde,  et  sur  les  inconvenients  qui  resultent  souvent 
de  ce  regime,  etc.  La  race  de  chevaux  la  plus  commune  en  Arabie 
est  appelee  hatik,  Les  negociants  n'en  amenent  dans  les  ports 


336  CORRESPONDANGE    LITT£RAIRE. 

de  I'Inde  que  tres-peu  de  races  kailhan,  surtout  de  la  premiere 
qualite.  Les  Arabes  attribuent  aux  juments  une  telle  superiorite, 
qa'ils  donnent  par  honneur  le  nom  de  farass,  qui  lilteralement 
signifie  une  cavale,  a  la  monture  male  ou  femelle  d'un  homme 
distingue. 

Dans  le  nombre  des  meprises  et  des  inexactitudes  que  M.  le 
comte  de  BufTon  a  ete  dans  rimpossibilile  de  verifier,  notre  au- 
teur  n'a  eu  garde  d'oublier  celle-ci. 

«  Ce  celebre  naturaliste  cite,  dit-il,  un  moine  de  la  congre- 
gation de  Sainte-Catherine  de  Sienne,  qui  a  appris  dans  I'Inde 
que  la  mangouste  y  est  appelee  chit^i.  Je  n'ai  pu  m'empecher 
de  sourire  de  la  singularite  du  malentendu  et  de  I'application  du 
mot  chiri  a  cet  animal  si  avide  de  serpents.  II  suflira  de  dire 
que  ce  nom  est  celui  nuUement  deguise  ni  allegorique  de  la 
partie  sexuelle  d'unefemme.  Je  crois  entrevoirce  quia  pu  causer 
1  erreur  de  ce  voyageur.  Presque  tous  les  peuples  de  I'univers 
mesusant,  comme  Ton  sait,  de  certains  mots  qui  presentent  des 
idees  indecentes,  les  emploient  trop  souvent  sans  motif  sense, 
soit  dans  des  moments  d'humeur,  soit  simplement  pour  plaisanter. 
Or  les  Indiens  malabares,  surtout  les  gens  du  peuple,  voulant 
goguenarder  ou  se  debarrasser  de  questions  importunes,  repon- 
dent  quelquefois  par  ce  mot  chiri,  que  le  bon  moine  se  sera  hate 
de  consigner  dans  son  albmn.    » 

Un  j^ost-scriptum  de  notre  anonyme  nous  promet  une  version 
simple  et  litterale  de  morceaux  detaches  d'une  tradition  de  la 
plus  haute  antiquite  oil  Ton  voit  le  precis  des  plus  etonnantes 
revolutions  physiques,  politiques  et  morales,  de  vastes  entre- 
prises  sur  terre  et  sur  mer  par  trois  grands  peuples,  un  apercu 
de  toutes  leurs  connaissances,  leur  religion.,  la  manifere  de  con- 
suiter  rfitre  supreme,  enfin  jusqu  au  plan,  aux  combinaisons 
d'unetrame  a  peine  concevable  ourdie  centre  le  genre  humain,  etc. 
La  maniere  de  consulter  I'^tre  supreme  est  le  seul  des  articles 
mentionnes  que  I'auteur  se  croit  oblige  de  laisser  dans  I'oubU, 
parcequ'elle  pourrait  devenir  un  moyen  de  superstition  et  d'abus. 
Cette  version  pourra  etre  egalement  verifiee  par  un  Francais,  un 
Espagnol  ou  un  Russe  eclaires,  car  la  difference  des  langues  est 
etrangere  aux  monuments  dont  il  s'agit. 

Nous  desirous  fort  que  cette  version  prouve  au  moins  que 
I'auteur  entend  mieux  cette  langue  universelle  qu'il  n'entend 


JUILLET   1783.  337 

notre  pauvre  langue  vulgaire,  clans  laquelle  il  s'exprime  souvent 
d'une  maniere  fort  obscure  et  fort  incorrecte. 

—  Le  sieur  Metra  ^  a  le  plus  enorme  nez  qu'on  ait  jamais  vu 
en  France  et  peut-etre  dans  I'univers.  Personne  n'ignore,  a  Paris, 
que  cet  homme  d'une  figure  si  distinguee  passe  regulierement 
une  grande  partie  de  la  journee  aux  Tuileries,  sur  la  terrasse  des 
Feuillants,  a  ecouter  des  nouvelles  ou  a  en  dire.  Ses  liaisons  avec 
M.  le  comte  d'Aranda,  qui  avait  daigne  le  choisir  pour  etre  le 
pasquin  ou  le  heraut  des  gazettes  de  Madrid,  lui  avaient  donne 
une  sorte  de  consideration  qui  est  fort  diminuee  depuis  la  paix. 
11  s'en  console  en  devisant  avec  une  vieille  demoiselle,  bel  esprit, 
qui  se  nomme  M"^  Serionne ;  on  vient  de  consacrer  ses  tendres 
assiduites  par  le  quatrain  que  voici  : 

Un  beau  programme  d'opera, 
Et  qui  n'etonnera  personne, 
C'est  d'accoupler  le  dieu  Metra 
Avec  la  nymphe  Serionne. 

—  On  trouve  dans  le  second  volume  des  OEuvres  de  Tabbe 
de  Voisenon  un  opera-comique  intitule /'y4?'^  de  guerir  V esprit -^ 
M.  Despres,  auteur  de  la  chanson  :  Changez-moi  cette  tete,  a 
juge  a  propos  de  changer  le  titre  de  cette  piece,  d'en  faire  une 
comedie  sans  ariettes,  et  de  I'appeler  V Auteur  satirique-,  c'est 
sous  cette  nouvelle  forme  que  ce  petit  ouvrage  a  ete  represente, 
pour  la  premiere  fois,  paries  Gomediensitaliens,  lemardi24juin. 
On  n'a  rien  perdu  assurement  a  la  suppression  des  ariettes ;  il 
n'y  en  avait  aucune  qui  fut  en  situation,  presque  aucune  qui  put 
fournir  au  musicien  le  motif  d'un  air  interessant;  car  des  epi- 
grammes  ou  des  madrigaux  ne  pretendent  guere  a  I'expression 
musicale  :  ainsi,  en  les  supprimant,  on  a  donne  tout  a  la  fois  plus 
de  mouvement  a  la  scene  et  plus  de  vivacite  au  dialogue ;  mais 
le  vide  de  Taction,  la  maigreur  du  sujet,  le  defaut  de  vraisem- 
blance  en  ont  peut-etre  aussi  paru  plus  sensibles. 

Une  chose  sans  doute  assez  ridicule,  c'est  que  dans  tout  le 
cours  de  la  piece  il  n'echappe  peut-etre  pas  un  seul  trait  de  satire 

1.  Redacteur  principal  ou  plus  vraisemblablemcnt  entrepreneur  de  la  Corres- 
pondance  secrete,  politique  et  litteraire,  Metra,  dont  la  vie  est  assez  mal  connue. 
a  6t6  I'objot  d'un  Eloge  ironique  de  Leclerc  de  Sept-Ch6nes.  Nous  avons  reimprlm6 
cette  facctic  avec  une  courte  notice  (Charavay  freres,  1879,  in-18). 

xiii.  22 


338  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

k  I'auteur  satirique,  et  que  c'est  lui  seul  au  contraire  qui  ne  cesse 
d'etre  en  butte  a  repigramme,  aux  sarcasmes  des  deux  bonnes 
ames  qui  out  entrepris  de  le  guerir  de  son  penchant  pour  la  sa- 
tire. Toute  bizarre  quest  cette  inconsequence,  on  laretrouve  dans 
la  plupart  de  nos  comedies  modernes,  et  surtout  dans  celles  qui 
ont  la  pretention  d'etre  des  pieces  de  caract^re ;  le  personnage 
principal  n'y  est  pour  ainsi  dire  que  le  jouet  immobile  de  tout  ce 
qui  I'entoure;  tons  les  traits  sont  lances  contre  lui,  et,  sans  cesse 
attaque,  il  ne  lui  est  presque  jamais  permis  de  se  defendre;  s'il 
ose  le  hasarder,  c'est  sans  force,  sans  energie,  et  Ton  voit  tou- 
jours  I'auteur  tremblant  de  s'embarrasser  lui-meme. 

L'abbe  de  Voisenon  n'eut  pas  desavoue  la  plupart  des  vers 
qu'on  s'est  permis  d'ajouter  a  son  ouvrage.  Qui  ne  croirait  de 
lui,  par  exemple,  tous  ces  vers-ci  : 

Un  libraire  aujourd'hui  n'est  qu'un  marchand  de  modes ; 
Le  lendemain  vieillit  la  nouveaut6  du  jour. 

Un  philosophe,  mon  enfant, 
Cela  se  prend  com  me  une  femme. 

Qui,  moi,  j'^pouserais  un  orgueilleux  censeur. 

Qui  fait  des  vers  contre  les  dames  ? 
Cest  un  genre  odieux;  et,  noirceur*pour  noirceur, 

J'aimerais  mieux  qu'il  fit  des  drames,  etc. 

—  Blaise  et  Babet,  ou  la  Suite  des  Trois  Fer??iiers,  comedie 
en  deux  actes,  en  prose,  melee  d'ariettes,  a  ete  representee,  pour 
la  premiere  fois,  sur  le  Theatre-Italien,  le  lundi  30  juin.  Le 
poeme  est  de  M.  Monvel,  la  musique  de  M.  Dez6de.  Comment 
donner  une  idee  de  ce  joli  ouvrage?  Faut-il  dire  que  c'est  le 
sujet  du  Deviti  dans  un  costume  plus  simple  et  plus  rural ;  que  c'est 
tout  simplement  le  fameux  dialogue  d'Horace  et  de  Lydie,  mis 
en  action  et  file  sans  ennui  dans  le  cours  des  deux  actes  ?  C'est 
indiquer  a  la  verite  le  fonds  du  sujet,  mais  rien  de  plus.  Et 
qu'ajouter  encore  ?  La  grace,  la  finesse,  et  la  naivete  de  I'exe- 
cution,  echapperaient  k  une  plus  longue  analyse.  II  faut  voir  le 
tableau,  et  le  voir  sur  la  scene  pour  en  concevoir  I'efTet  et 
le  charme;  il  faut  voir  la  pantomime  du  role  de  Babet;  il  faut  la 
voir  surtout  au  second  acte,  dans  la  scene  du  raccommodement, 
pour  sentir  a  quel  point  on  peut  animer  et  rajeunir  au  theatre 


JUILLET   1783.  339 

les  situations  meme  qui  semblent  les  plus  communes,  les  plus 
usees.  II  est  vrai  que  tout  ce  qui  est  pris  dans  la  nature,  tout  ce 
qui  en  conserve  vraiment  le  caractere ,  la  touche  virginale  et 
naive,  ne  s'use  jamais.  Que  de  nuances  fines  et  delicates  la  voix 
de  M'"^  Dugazon  ne  donne-t-elle  pas  dans  ce  role  aux  expressions 
les  plus  simples  !  II  n'y  a  pas  une  de  ses  inflexions,  il  n'y  a  pas 
un  mouvement  de  son  jeu  qui  n'ajoute  au  mouvement  de  la 
scene  et  ne  le  varie  avec  autant  de  verite  que  de  grace.  S'il  est 
vrai,  comme  on  I'assure,  que  cette  actrice,  toute  charmante 
quelle  est  au  theatre,  liors  de  la  scene  manque  egalement 
d'esprit  et  de  gout,  il  faut  se  mettre  a  genoux  devant  son  talent, 
-et  I'adorer  comme  le  prodige  de  quelque  inspiration  divine. 

On  n'a  pas  remarque  beaucoup  d'idees  nouvelles  dans  la  mu- 
sique  de  Blaise  et  Babet,  mais  elle  est  au  moins  en  general  d'un 
caractere  propre  aux  paroles,  celui  des  paroles  etant  plus  ana- 
logue que  tout  autre  au  talent  de  M.  Dezede.  II  y  a  longtemps 
qu'aucun  ouvrage  de  ce  genre  n'avait  autant  reussi;  on  en  est 
deja  a  la  vingtieme  representation,  et  il  continue  d'etre  aussi 
suivi  que  le  premier  jour. 

—  VHeureuse  Erreur^  comedie  en  un  acte,  en  prose,  donnee 
sur  le  Theatre-Italien  le  mardi  22  juillet,  est  de  M.  Patrat,  come- 
dien  de  Versailles,  I'auteur  du  Fou  raisonnable^  piece  jouee  avec 
le  plus  brillant  succes  aux  Varietes-Amusantes.  En  voici  le  sujet : 
Une  jeune  veuve  a  concu  la  plus  grande  aversion  pour  les 
liommes,  elle  n'en  veut  recevoir  aucun,  excepte  son  frere  dont 
elle  est  fort  aimee.  Le  comte  d'Elval,  amoureux  de  cette  veuve, 
A  une  soeur,  Sophie  d'Elval,  qui,  pour  servir  son  frere,  s'avise  d'un 
stratageme  assez  singulier.  Elle  trouve  d'abord  moyen  de  faire 
entrer  au  service  de  la  veuve  une  femme  de  chambre  dont  elle  a 
feint  d'etre  mecontente ;  celle-ci  persuade  a  sa  nouvelle  maitresse 
que  Sophie  elle-meme  a  projete  de  se  deguiser  en  homme,  de  se 
presenter  chez  elle  et  de  vaincre  son  antipathie  pour  les  hommes. 
Elle  s'introduit  ensuite  elle-meme  dans  la  maison  comme  une 
^ousine  de  la  servante  et  fait  sous  ce  deguisement  la  conquete  du 
frere  de  la  veuve.  D'Elval,  qui  n'est  point  dans  le  secret  de  la 
ruse  employee  pour  le  servir,  se  presente,  regoit  un  accueil  tres- 
favorable  et  declare  son  amour.  Persuadee  que  c'est  Sophie  qui 
cherche  a  I'eprouver,  la  veuve  I'ecoute  sans  consequence  et  s'en 
amuse  avec  un  interet  dont  elle  est  loin  de  pre  voir  les  suites.  Le 


358  CORRESPONDANGE  LITTl^RAIRE. 

frere  et  la  soeur  croient  embarrasser  beaucoup  notre  amant  en 
lui  proposant  de  signer  son  contrat  de  manage;  il  signe  avec 
transport  et  lorsque  le  noeud  de  cette  aventure  parait  le  plus 
embrouille,  Sophie,  vetue  en  paysanne,  vient  tout  expliquer. 
La  veuve  se  rend  a  1' amour  du  comte,  et  son  frere  obtient  la 
main  de  Sophie. 

Ce  fonds  est  manie  avec  toute  I'adresse  dont  un  sujet  aussi 
romanesque  pouvait  etre  susceptible.  La  situation  du  comte 
d'Elval  qui,  sans  pouvoir  s'en  douter,  passe  pour  une  femme 
auxyeux  du  frere  et  de  la  soeur,  aquelque  chose  d'assez  piquant, 
d'assez  neuf  et  prete  a  plusieurs  meprises  vraiment  comiques.  A 
la  premiere  representation,  11  y  avait  des  longueurs  dans  le  role 
d'un  valet  balourd  qui  ont  nui  au  succes ;  on  les  a  fait  disparaitre 
depuis,  et  la  piece  a  ete  revue  avec  plaisir. 

—  OEuvres  di  verses  de  M.  Borde,  membre  de  plusieurs  aca- 
demies. Quatre  volumes  in-8°.  Ges  quatre  volumes  contiennent 
la  tragedie  de  Blanche  de  Bourbon^  quelques  comedies  en  vers 
et  en  prose,  plusieurs  proverbes,  un  recueil  de  poesies  diverses,, 
les  reponses  au  discours  de  Rousseau  sur  le  retablissement  des 
sciences  et  des  arts,  quelques  observations  sur  la  langue  fran- 
^aise  et  des  pensees  sur  I'education.  La  plupart  de  ces  ouvrages,. 
ceux  du  moins  qui  meritaient  le  mieux  d'etre  connus,  avaient 
deja  paru  separement  ou  dans  d'autres  recueils  avant  la  mort  de 
I'auteur.  Ge  sont  les  productions  d'un  esprit  agreable,  d'un  gout 
sage,  mais  d'une  imagination  froide;  elles  ne  portent  ni  I'em- 
preinte  du  genie  ni  celle  d'une  meditation  forte  et  profonde. 


AOUT. 

II  y  a  longtemps  qu'on  avait  desire  de  voir  des  Memoires 
fideles  sur  la  vie  d'un  prince  aussi  celebre  qu'Ayler-Ali-Khan*. 
Je  ne  pense  pas  qu'il  en  existe  encore  qui  meritent  plus  de  con- 
fiance  que  ceux  qui  viennent  de  paraitre  sous  le  titre  diHisloire 
d'Ayder-Ali-Khan,  ISahad-hahader,    roi   des  Canaries y    etc.j 

\.  On  ecrit  plus  souvent  Hyder. 


AOUT    1783.  3^1 

^ouba  de  Scirra^  dayva  de  Mayssour^  soiiverain  des  empires 
du  Cherequi  et  du  Calicut,  etc, ,  nahab  de  Benguelour,  etc, , 
seigneur  des  inontagneset  vallees,  roi  des  iles  de  la  mer^  etc.,  etc.  j 
ou  Nouveaux  Memoires  sur  I'lnde,  enrichis  de  notes  historiques^ 
par  M.M.  D.  L.  T.,generaldedixmille  hommes  de  l' empire mogol, 
et  ci-devant  commandant  en  chef  I'artillerie  d'Ayder-Ali  et  un 
corps  de  troupes  europeennes  a  la  solde  de  ce  nabab ;  2  volumes 
in-12. 

M.  M.  D.  L.  T.  est  M.  Maistre  de  La  Tour,  un  officier  francais 
qui  a  commande  pendant  trois  ans  I'artillerie  d'Ayder-i\.li.  Oblige 
de  revenir  en  France  pour  des  interets  de  famille,  il  a  profite  du 
peu  de  temps  que  ses  affaires  lui  laissaient  a  Paris  pour  ecrire 
I'histoire  du  seul  prince  d'Asie  qui,  depuis  longtemps,  eut  paru 
•digne  de  fixer  I'attention  de  I'Europe  entiere,  mais  particuliere- 
ment  celle  de  la  France,  dont  il  se  faisait  honneur  d'etre  I'allie. 
M.  de  La  Tour  est  reparti  vers  la  fin  de  I'ann^e  derniere,  avant 
■que  son  livre  fut  imprime,  et  c'est  M.  Le  Rouge,  geographe  du 
roi,  qui  s'est  charge  d'en  etre  I'editeur. 

On  comprendra  sans  doute  aisement,  d'apres  cette  notice 
meme,  qu'il  ne  faut  pas  s'atte'ndre  a  trouver  dans  la  nouvelle  his- 
toire  d'Ayder-Ali  ni  la  noblesse  de  Salluste,  ni  I'elegance  de 
Quinte-Gurce,  ni  la  profondeur  de  Tacite ;  c'est  un  essai  tr^s- 
informe  a  tous  egards,  mais  qui  porte  cependant  un  caractere 
assez  imposant  d'exactitude  et  d'impartialite.  L'auteur  a  ete 
temoin  d'une  partie  des  actions  de  son  heros,  et  celles  qu'il  a 
vues  par  ses  propres  yeux  Font  mis  a  meme  d'apprecier  plus 
sainement  celles  qu'il  n'a  pu  rapporter  que  sur  la  foi  d'autrui. 
Plusieurs  notes  prouvent  que  l'auteur  a  cherche  a  s'instruire , 
€t  peu  de  voyageurs  nous  donnent  des  idees  aussi  nettes  des 
usages  et  des  moeurs  de  I'lnde,  de  la  faiblesse  et  de  la  puis- 
sance de  ses  souverains,  de  leurs  ressources  et  de  leur  politique. 

COUPLETS 

DE   M.   DUCIS,    DE   L'ACAD^MIE    FRANgAISE, 
A    m'^''    CLAIRON,    pour    le     jour    DE     SA    FfiTE. 

Le  jour  que  naquit  Hippolyte, 
Deux  pouvoirs,  prompts  k  s'irriter, 
Se  disputaient  pour  le  merite, 


342  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

A  qui  saurait  mieux  la  doter. 
Aucun  des  deux  n'eut  la  victoire, 
lis  partagerent  par  moitie  : 
Son  esprit  fut  fait  pour  la  gloire. 
Son  ccBur  fut  fait  pour  I'amiti^. 

Des  Voltaires  et  des  Corneilles 
Admirant  les  pompeux  succes, 
J'osai  dans  le  fruit  de  leurs  veilles 
Chercher  leur  ame  et  leurs  secrets. 
Mais  depuis,  sur  Fart  de  la  sc^ne, 
Que  Clairon  daigne  m'eclairer, 
Ah  !  je  sens  que  c'est  Melpomene 
Qui  va  desormais  mMnspirer. 


IMPROMPTU 
DU    CHEVALIER    DE    LANGEAC 

A  m"**  carline,  actrice  de  la  com£die-italienne, 

POUR      LE     JOUR     DE      SA     f£TE. 

(EUe  s'appelle  Marie,  et  M.  le  comte  d'Artois  venait  de  lui  jeterle  mouchoir.) 
Sur  I'air  :  Pour  la  baronne. 

Votre  patronne 
Avait  commerce  dans  les  cieijx 
Avec  la  troisi^me  personne. 
Vous  imitez  on  ne  peut  mieux 

Yotre  patronne. 

—  Les  Gomediens  francais  ont  ete  fort  piques  de  voir  tout  le 
succ6s  qu* avait  eu  au  Theatre-Italien  une  piece  qu'ils  avaient 
refusee  avec  beaucoup  de  mepris,  la  comedie  de  Tom  Jones  ic 
Londres^  du  sieur  Desforges.  Pour  reparer  cette  premiere  sottise, 
ils  se  sont  presses  d'en  faire  une  seconde,  qui  ne  leur  a  pas 
mieux  reussi,  enrecevant  a  peu  pres  sur  parole  une  autre  piece  du 
meme  auteur,  intitulee  les  Manns,  ou  le  MMiateur  maladroit, 
Cette  nouvelle  piece,  en  cinq  actes  et  en  vers,  a  ete  donnee, 
pour  la  premiere  fois,  le  mercredi  30  juillet,  et  n'a  eu  que  trois 
ou  quatre  representations.  L' intrigue  en  est  trop  faible  et  trop 
embrouillee  pour  meriter  qu'on  en  fasse  I'analyse. 

—  Cassandre  mecanicien^  ou  le  Bateau  volant,  comedie  en 
un  acte  et  en  vaudevilles,  representee,  pour  la  premiere  fois,  sur 
le  Theatre-Italien,  le  vendredi  1^''  aout,  est  le  coup  d'essai  d'un 


AOUT    1783.  343 

jeune  homme,  cle  M.  Goulard,  de  Montpellier,  le  fils  du  medecin 
qui  a  donne  son  nom  a  une  eau  vegeto-minerale  dont  nos  phar- 
maciens  font  un  grand  usage. 

Gelte  bagatelle  fut  faite  dans  le  temps  ou  il  n'etait  question  a 
Paris  que  du  bateau  volant  de  M.  Blanchard  ^  Cette  pretendue 
merveille  est  fort  eclipsee  aujourd'hui  par  la  tres-reelle  et  la  tres- 
belle  decouverte  de  MM.  Montgolfier,  d'Annonay  2,  qui  sont  par- 
venus a  construire  en  toile  et  en  papier  un  globe  de  trente-cinq 
pieds  de  diametre,  qui,  apres  avoir  ete  rempli  de  gaz  inflam- 
mable, abandonne  a  lui-meme,  s'est  eleve,  a  perte  de  vue,  a 
une  hauteur  estimee  par  les  uns  cinq  cents,  et  par  les  autres 
mille  toises,  etn'estredescendu  que  dix  minutes  apres,  sansdoute 
par  la  deperdition  du  gaz  qu'il  renfermait.  Cette  experience  a  ete 
faite  a  Annonay,  le  5  juin  1783,  en  presence  des  fitatsde  la  pro- 
vince ^  M.  Faujas  de  Saint-Fond,  connu  par  son  ouvrage  sur  les 
volcans,  et  M.  Charles,  par  ses  cours  de  physique,  viennent  de 
proposer  une  souscription  pour  la  repeter  a  Paris  ;  la  souscrip- 
tion  a  ete  remplie  avec  empressement,  et  lorsque  1' experience 
aura  eu  Keu,  nous  ne  manquerons  pas  d'en  rendre  le  compte  le 
plus  detaille...  En  attendant,  revenons  a  Cassandre. 

L'idee  n'en  est  pas  fort  compliquee,  mais  elle  est  remplie 
d' esprit,  de  foUe  et  de  gaiete.  Yoici  quelques  traits  d'une  scene 
de  Gascon  qui  a  beaucoup  reussi.  Avec  rair  frihole,  dit  le 
Gascon  a  Cassandre, 

Avec  I'air  fribole 
J'ai  des  grands  projets, 
Mais  on  me  les  bole 
Abant  qu'ils  soient  faits. 
Mon  sort  m'epoubante, 
Car,  sans  me  banter, 
Tout  ce  qu'on  inbente 
J'allais  I'inbenter. 

Eh  done]  j'offre  h  la  patrie 
Trois  projets  du  meilleur  goilt, 

1.  Voir  precMerament  page  157. 

2.  Entrepreneurs   de   la   plus   belle   manufacture    de  papier  qu'il   y  ait   en 
France.  (Meister.) 

3.  Le  proc6s-verbal  en  a  ete  envoye  a  I'Academie  des  sciences  par  M.  le  con- 
trdleur  general.  {Id.) 


Skh  CORRESPONDANCE  LlTTERAIRE. 

Pour  raettre  Taip  en  r^gie... 

Comptez  sur  mon  Industrie. 

Mais  sachons  par  quels  moyens 

J'aurai  la  messagerie 

De  ses  fiacres  aeriens. 

Faut-il  des  fonds  ?  j'ai  mon  homme  : 

L'int^ret  le  plus  decent : 

II  nie  pretera  la  somme 

En  depit  de  mon  acent.. 

Tenez,  Moussu,  c'est  qu'en  tout  cas, 
Si  le  projet  ne  russit  pas, 
Le  bateau  que  j'implore... 

CASSANDRE. 

Eh  bien? 

LE    GASCON. 

M'est  necessaire  encore... 

Vous  m'entendez  bien. 
Je  d^teste  mes  cr6anciers, 
Et  pour  fuir  eux  et  leurs  huissiers, 
Je  voudrais,  sur  la  brune... 

CASSANDRE. 

Eh  bien  ? 

LE    GASCON. 

Faire  un  trou  dans  la  lune. 

CASSANDRE. 

Ah  !  je  vous  entends  bien. 

—  Jamais  bulle  de  savon  n'occupa  plus  serieusement  une 
troupe  d'enfants  que  le  globe  a^rosiaiique  de  MM.  Montgolfier  n'oc- 
cupe,  depuis  un  mois,  la  ville  et  la  cour;  dans  tons  nos  cercles, 
dans  tons  nos  soupers,  aux  toilettes  de  nos  jolies  femmes,  comme 
dans  nos  lycees  academiques,  il  n'est  plus  question  que  d' experien- 
ces, d'air  atmospherique,  de  gaz  inflammable,  de  chars  volants, 
de  voyages  aeriens.  On  ferait  un  livre  beaucoup  plus  fou  que  celui 
de  Cyrano  de  Bergerac  en  recueillant  tons  les  projets,  toutes  les 
chimeres,  toutes  les  extravagances  dont  on  est  redevable  a  la 
nouvelle  decouverte.  J'ai  deja  vu  nos  politiques  de  cafe  calculer 
avec  une  douleurvraiment  patriotique  I'accroissement  dedepenses 
que  causerait  sans  doute  I'etablissement  indispensable  d'une  ma- 
rine aerienne.  J'en  ai  vu  d'autres  sourire  a  I'idee  heureuse  d'en 
former  un  departement  tres-convenable  pourtel  ministre  qui  s*en 
contenterait  peut-etre,  vu  son  impatience  de  n'en  point  obtenir 


AOUT  1783.  3/i5 

d'autre.  Toute  I'inquietucle  que  laisse  a  M.  Gudin  de  La  Brenel- 
lerie  le  succes  d'une  invention  si  propre  a  reculer  les  bornes  de 
la  monarchic  comme  celles  de  1' esprit  humain,  c'est  que  I'Angle- 
terre,  notrerivale,  ne  s'enempare,  nela  perfectionne  avant  nous, 
et  n'usurpe  bientot  I'empire  des  airs ,  comme  elle  usurpa  trop 
longtemps  celui  de  Neptune.  Notre  poete  philosophe  eut  bien 
desire,  je  pense,  qu'au  lieu  de  s'arreter,  dans  le  nouveau  traite 
de  paix,  a  tant  de  conditions  moins  importantes,  nos  negociateurs 
eussent  plutot  songe  a  bien  etablir  nos  titres  et  nos  privileges 
relativement  a  un  objet  dont  les  suites  pourront  s'etendre 
quelque  jour  fort  au  dela  des  limites  de  notre  petite  atmosphere ; 
mais  il  a  senti  combien  la  chose  etait  embarrassante.  Le  genie  de 
M.  Blanch  ard,  encore  tout  etourdi  des  huees  qu'il  avait  essuyees 
I'annee  derniere,  s'est  reveille  tout  a  coup  au  bruit  de  la  re- 
nommee  de  MM.  Montgolfier ;  en  combinant  sa  machine  avec  le 
secret  nouvellement  decouvert,  il  n'a  pas  encore  renonce  a  I'hon- 
neur  d'etre  le  premier  navigateur  aerien;  nous  pouvons  done 
esperer  d'avoir  des  voitures  de  toute  espece,  etpour  voguer  dans 
les  airs,  et  pour  voyager  peut-etre  meme  de  planete  en  planete. 
On  a  deja  prevu  que  pour  les  courses  de  ceremonie,  pour  les 
equipages  ordinaires  de  la  cour,  rien  ne  serait  plus  decent  que 
de  beaux  attelages  d'aigles;  le  paon,  I'oiseau  de  Junon,  serait 
consacre  pour  le  service  de  la  reine;  les  colombes  de  Venus  en 
seraient  trop  jalouses  si  elles  n'en  partageaient  pas  quelquefois 
la  gloire.  On  perfectionnerait  tout  expres  la.  race  des  hibous  et 
des  vautours  pour  conduire  les  demi-fortunes  des  philosophes  et 
des  medecins.  De  toutes  ces  folies,  celle  qui  me  rit  davantage, 
c'est  de  s'elever  au  haut  des  airs  a  la  favour  du  ballon  aerosta- 
tiquCy  d'avoir  avec  soi  de,  bonnes  lunettes,  et  d'attendre  tranquil- 
lement  le  moment  oii  Ton  verrait  passer  soua  ses  pieds  la  contree 
du  globe  qu'on  serait  tente  de  parcourir,  pour  s'y  laisser  des- 
cendre  tout  doucement,  presque  sans  depense  et  sans  danger; 
on  irait  ainsi  le  soir  a  la  Chine,  et  Ton  en  reviendrait  le  lende- 
main  matin.  Quelque  respect  que  j'aie  pour  I'antique  sagesse  des 
enfants  de  Gonfutzee,  ce  n'estplus  aujourd'hui  par  laque  jecom- 
mencerais  mes  voyages,  je  n'irais  pas  si  loin. 

Mais  il  est  temps  de  revenir  a  la  decouverte  de  MM.  Mont- 
golfier; pour  avoir  donne  lieu  a  beaucoup  de  folies,  elle  n'en  e&t 
assurement  ni  moins  reelle,  ni  moins  interessante .  Ge  qui  les  en- 


346  CORRESPONDANGE    LITTERAIHE. 

gagea  dans  cette  recherche,  ce  fut  le  desir  d'imaginer  pour  le 
siege  de  Gibraltar  quelque  ressource  plus  heureuse  que  celle  des 
batteries  flottantes.  Ce  desir,  sans  doute  assez  vague  en  lui- 
meme,  mais  anime  par  I'activite  naturelle  de  leur  Industrie  et 
par  I'interet  d'occuper  les  loisirs  que  leur  laissait  le  soin  de  leur 
manufacture,  les  encouragea  a  faire  beaucoup  d'essais,  beaucoup 
de  tentatives  inutiles,  sans  en  etre  rebutes.  lis  parvinrent  enfin 
a  construire  la  machine  que  nous  avons  eu  I'honneur  de  vous 
annoncer;  une  experience  de  Boyle  sur  la  pesanteur  de  I'air  leur 
en  fit  naitre  la  premiere  idee,  et  I'essai  qui  fut  pour  eux  I'aurore 
du  succes,  le  voici.  II  en  est  d'une  decouverte  celebre  comme 
d'une  illustre  maison ;  on  se  plait  a  recueillir  jusqu'aux  moindres 
details  de  leur  premiere  origine. 

Une  piece  de  taffetas  que  MxM.  Montgolfier  avaient  fait  venir 
de  Lyon,  pour  en  faire  tout  simplement  des  doublures  d'habits, 
leur  parut  beaucoup  mieux  employee  a  des  experiences  de  phy- 
sique. Grace  a  quelques  coutures,  le  taffetas  prend  bientot  la 
forme  plus  ou  moins  exacte  d'un  globe  ou  d'une  sphere;  ils 
trouvent  le  moyen  d'y  introduire  quarante  pieds  cubes  d'air;  le 
ballon  echappe  de  leurs  mains  et  s'eleve  au  plafond  de  I'appar- 
tement.  La  joie  d'Archimede,  lorsqu'il  eut  trouve  la  solution  de 
son  fameux  probleme,  ne  fut  pas  plus  viva  que  ne  le  fut  dans  ce 
moment  celle  de  nos  physiciens ;  ils  s*empressent  de  ressaisir 
leur  machine  et  I'abandonnent  dans  un  jardin,  oii  elle  s'eleve  au 
dela  de  trente  pieds.  De  nouvelles  experiences  ayant  assure  ce 
premier  succes,  ils  construisirent  la  grande  machine  qui  s'eleva, 
le  5  juin,  en  presence  des  l^tats  dela  province ;  et  c'est  celle  dont 
le  proces-verbal,  envoye  a  M.  le  controleur  general,  a  ete  commu- 
nique par  lui  a  I'Academie  des  sciences. 

Ce  globe  avait  trente-cinq  pieds  de  diam^tre ;  il  etait  de  toile 
enduite  de  papier  colle.  On  sait  aujourd'hui  qu'ils  s'etaient  pro- 
cure le  gaz  dont  ils  1' avaient  rempli  par  un  procede  fort  simple 
et  peu  dispendieux,  en  faisant  bruler  de  la  paille  humide  et  diffe- 
rentes  substances  animales,  telles  que  de  la  laine  et  d'autres  ma- 
ti^res  de  graisse  plus  ou  moins  inflammables ;  c'est  a  la  faveur 
de  cette  fumee  que  le  globe,  livre  a  lui-meme,  s'est  eleve  a  perte 
de  vue  a  une  hauteur  estimee  par  les  uns  cinq  cents  toises,  et  par 
les  autres  mille ;  il  est  redescendu  dix  minutes  apres,  sans  doute 
par  la  deperdition  du  gaz  qu'il  renfermait.  Suivant  le  calcul  de 


AOUT   1783.  347 

MM.  Montgolfier,  le  globe  occupait  I'espace  d'un  volume  d'air  du 
poids  de  deux  mille  cent  cinquante-six  livres ;  mais  comme  le  gaz 
nepesait  que  mille  soixante-dix-huit  et  le  globe  cinq  cents  livres, 
il  y  avait  un  exces  de  cinq  cent  soixante-dix-huit  livres  pour  la, 
force  avec  laquelle  le  globe  tendait  a  s'elever. 

II  ne  faut  done  qu  un  peu  de  fumee  pour  operer  les  plus 
beaux  prodiges ;  et  qui  pourrait  en  douter  ?  il  y  a  tout  lieu  de 
croire  que  ce  secret  avait  ete  soupconne  depuis  longtemps.  Qui 
n'a  pas  entendu  parler  de  la  fumee  de  I'amour-propre,  de  la 
gloire,  de  I'opinion?  C'est  avec  de  la  fumee  qu'on  eleve  I'homme 
au-dessus  de  lui-meme,  qu'on  fait  les  heros,  les  poetes,  les 
grands  hommes  en  tout  genre.  Au  physique  comme  au  moral, 
tout  vient  de  la  fumee  et  tout  doit  retourner  en  fumee  :  des  lois 
de  la  nature,  c'est  la  plus  constante,  la  plus  universelle ;  mais 
nous  nous  reservons  d'en  parler  une  autre  fois. 

Personne,  a  Paris,  ne  s'est  interesse  plus  vivement  a  la  d6- 
couverte  de  MM.  Montgolfier  que  M.  Faujas  de  Saint-Fond,  auteur 
d'une  excellente  histoire  naturelle  des  montagnes  du  Yivarais  ^ 
c  est  lui  qui  saisitavec  enthousiasme  I'idee  d'ouvrir  une  souscrip- 
tion  pour  faire  repeter  1' experience  a  Paris,  et  qui  proposa  d'en 
charger  MM.  Charles  et  Robert,  comme  les  hommes  les  plus 
propres  a  la  faire  reussir.  Ces  messieurs  dirent  d'abord  que  qua- 
rante  ou  cinquante  louis  suffiraient  pour  les  frais  del'experience, 
et  nous  sommes  si  accoutumes,  dans  ce  pays,  a  des  associations 
et  a  des  depenses  de  cet  ordre,  que  la  munificence  de  notre 
esprit  public  fut  tout  eraerveillee  que  cette  petite  somme  eut  ete 
trouvee  au  bout  de  quelques  jours,  a  trois  livres  par  personne 
pour  trois  billets. 

A  peine  le  projet  de  la  souscription  eut-il  ete  accueilli  qu'il 
y  eut  une  guerre  ouverte  entre  les  commissaires  de  la  souscrip- 
tion et  les  physiciens  charges  de  faire  executor  la  machine.  II 
serait  un  peu  long  d'entrer  dans  tons  les  details  de  cette  illustre 
querelle.  Un  des  points  les  plus  vivement  debattus  entre  les  deux 
partis  fut  de  savoir  si  Ton  abandonnerait  le  globe  a  sa  destinee, 
ou  si  on  le  reserverait  pour  de  nouvelles  experiences ;  les  sous- 
cripteurs  exigferent  absolument  qu'il  fut  livre  a  lui-meme;  mais 
ils  ne  I'obtinrent  qu'en  promettant  des  honoraires  plus  conside- 

1.  Becherches  sur  les  volcans  eteints  du  Vivarais  et  du  Velay;  1778,  in-folio. 


3/i8  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

rabies  a  M.  Robert,  et  crurent  qu'ils  en  seraient  bien  recom- 
penses par  le  plaisir  d'apprendre  un  jour  tout  I'etonnement  que 
I'apparition  de  leur  globe  ne  manquerait  pas  de  causer  aux  habi- 
tants du  Mexique  ou  du  Mogol,  peut-etre  meme  aux  philosophes 
de  la  lune  ou  de  quelque  autre  plan^te.  De  si  ridicules  debats 
n'ont  pas  empeche  heureusement  que  la  machine  n'ait  ete  exe- 
cutee,  et  ne  I'ait  ete  fort  bien  en  taffetas  verni  de  cette  gomme 
elastique  que  MM.  Robert  ont  trouve  le  secret  de  dissoudre. 
Gomme  on  ignorait  encore  le  procede  par  lequel  MM.  Montgolfier 
avaient  rempli  la  leur,  on  a  employe,  pour  remplir  celle-ci,  de 
I'air  inflammable  produit  par  une  dissolution  de  limaille  de  far 
dans  de  I'acide  vitriolique ;  et  si  ce  procede  n'etait  pas  plus  diffi- 
cile, plus  long,  plus  dispendieux  que  T autre,  il  serait  bien  pre- 
ferable sans  doute,  le  gaz  qu'il  produit  etant  a  I'air  atmosphe- 
rique  comme  treize  a  cent  sept ;  aussi  n'est-il  aucun  detail  de  ce 
procede  dontMM.  Faujas,  Robert  et  Gharles  et  autres  nese  soient 
attribue  et  dispute  tour  a  tour  1' invention. 

Quoi  qu'il  ensoit,  \e  globe  a^roatatique  consiYuitipsiY  MM .  Robert 
s'est  eleve  majestueusement  du  Ghamp-de-Mars,  le  27  de  ce 
mois,  a  cinq  heures  precises,  aux  yeux  de  tout  Paris.  Le  jour  de 
I'experience  avait  ete  indique  quelques  jours  d'avance;  jamais 
revue  du  roi  n' avait  attire  une  plus  grande  affluence  de  monde 
de  tout  etat  et  de  toute  condition.  Le  globe  avait  environ  douze 
pieds  de  diametre.  On  n'a  pas  ete  d'accord  sur  la  hauteur  a  la- 
quelle  il  s'etait  eleve,  la  circonstance  du  mauvais  temps  en  a 
rendu  1' appreciation  difficile ;  mais  son  petit  volume  apparent  a 
fait  juger  qu'elle  devait  etre  considerable;  il  a  disparu  enti^re- 
ment  au  bout  de  quelques  minutes.  Nos  voeuxet  notre  admiration 
auraient  voulu  le  porter  jusqu'aux  extremites  de  I'univers ;  il  a 
trompe  notre  attente ;  au  lieu  d'aller  etonner  les  rivages  lointains 
de  son  auguste  presence,  il  a  borne  modestement  sa  course  *  a 
Gonesse,  village  situe  a  quatre  lieues  de  Paris,  et  il  y  a  fait 
grand' peur  aux  paysans  qui  I'ont  vu  s'abattre  dans  un  champ  oil 
ils  etaient  occupes  a  travailler. 

On  ne  sera  point  surpris  que,  trois  jours  apres,  tout  Paris  ait 
ete  inonde  de  gravures  representant  et  le  depart  du  globe  et 
son  arrivee. 

1.  Qui  a  ete  environ  de  cinq  quarts  d'heure.  (Meister.) 


AOUT   1783.  3A9 

Beaucoup  de  gens  qui  se  piquent  de  rester  froids  au  milieu 
de  Tenthousiasme  public  n'ont  pas  manque  de  repeter  :  a  Mais 
quelle  utilite  retirera-t-on  de  ces  experiences?  A  quoi  bon  cette 
decouverte  dont  on  fait  tant  de  bruit  ?  »  Le  venerable  Franklin 
leur  repond  avec  sa  simplicite  accoutumee  :  «  Eh !  a  quoi  bon 
r enfant  qui  vient  de  naitre  ?  »  En  effet,  cet  enfant  peut  mourir 
auberceau,  peut-etre  nesera-t-ilqu'un  imbecile,  mais  peut-6tre 
aussi  le  verra-t-on  quelque  jour  pour  la  gloire  de  son  pays,  la 
lumiere  de  son  siecle,  le  bienfaiteur  de  rhufnanite. 

—  Alexandre  aux  Indes,  opera  en  trois  actes,  paroles  de 
M.  Morel,  secretaire  des  finances  de  Monsieur,  musique  de 
M.  Mereaux,  a  ete  represente,  pour  la  premiere  fois,  sur  le 
theatre  de  I'Academie  royale  de  musique,  le  mardi  26.  Le 
poeme  est  bien  bati  sur  le  meme  fonds  que  la  tragedie  de 
Racine,  mais  dans  des  principes  forts  differents.  M.  Morel  a 
trouve  Faction  de  la  tragedie  beaucoup  trop  compliquee,  il  I'a 
rendue  infmiment  plus  simple.  II  s'est  souvenu  qu'on  avait 
reproche  a  Racine  d' avoir  avili  le  caractere  d' Alexandre  par  un 
esprit  de  galanterie  pen  convenable  a  ce  heros ;  il  Fa  rendu  indif- 
ferent a  tout  autre  sentiment  que  celui  de  la  gloire ;  et  par  un 
exces  de  severite,  peut-etre  sans  excmple  a  F Opera,  il  n'a  laisse, 
pour  ainsi  dire,  a  ses  personnages  aucune  espece  de  tendresse 
ni  de  passion.  G'etait  sans  doute  le  moyen  de  faire  un  opera 
fort  raisonnable ;  mais  en  suivant  cette  marche  il  etait  dilTicile 
d'y  mettre  du  mouvement  et  de  Finteret;  Fauteur  en  a  fait'le 
sacrifice  a  Fhonneur  des  manes  de  Porus  et  d'Alexandre. 

La  musique  de  cet  opera  ne  merite  pas  Fhonneur  de  la  cri- 
tique ;  ce  sont  des  notes  sans  idees  :  on  y  a  trouve  des  phrases 
entieres  prises  au  hasard  dans  les  ouvrages  meme  les  plus  con- 
nus ;  ce  qui  a  fait  dire  que  le  poeme  etait  d'lnde,  et  la  musique 
en  Macedoine,  11  ne  faut  pas  exiger  qu'un  calembour  ait  plus 
d' exactitude  et  de  justice;  mais  on  ne  peut  s'empecher  de  con- 
venir  que,  s'il  y  a  des  morceaux  fort  negliges  dans  le  poeme,  il  y 
en  a  beaucoup  d'autres  ecrits  avec  plus  de  noblesse  et  d'ele- 
gance  que  ne  le  sont  aujourd'hui  la  plupart  des  ouvrages  de  ce 
genre. 

—  La  seance  publique  de  FAcademie  francaise  s'est  tenue, 
suivant  Fusage,  le  lundi  25,  jour  de  Saint-Louis.  M.  Farcheveque 
d'Aix,  en  qualite  de  directeur,  a  annonce  que  le  prix  d' eloquence 


^350        CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

propose  pour  le  meilleur  £loge  de  Fontenelle  avait  ete  remis  a 
rannee  prochaine,  aucun  des  discours  qui  out  concouru  n'ayant 
satisfait  TAcademie. 

Les  bonnes  actions  sont  encore  moins  rares  que  les  beaux 
discours.  Plusieurs  actes  de  charite  et  de  desinteressement 
avaient  partage  I'attention  du  nouvel  areopage  de  vertu;  apres 
en  avoir  cite  quelques-uns,  M.  le  directeur  a  declare  que  la  com- 
pagnie  avait  cru  devoir  donner  la  pi-cference  au  devouement 
genereux  avec  lequel  une  garde-malade  avait  sacrifie  a  la  per- 
sonne  confiee  a  ses  soins,  non-seulement  tout  ce  qu'elle  pos- 
sedait,  mais  encore  tout  ce  que  son  ci'edit  avait  pu  lui  procurer 
pendant  I'espace  de  deux  ans.  Gette  garde-malade  est  la  dame 
Lespanier,  et  I'objet  de  ses  sacrifices  W"  la  comtesse  deRivarol, 
iille  du  sieur  Flint,  maitre  de  langue  anglaise,  et  femme  du  pre- 
tendu  comte  de  Rivarol,  assez  connu  par  ses  libelles  contre 
I'abbe  Delille.  G'est  cette  dame  Lespanier  qui  a  merite  la  pre- 
miere riionorable  prix  fonde  par  M.  de  Monthyon;  presente  a 
I'assemblee,  elle  a  recu  avec  la  medaille  tous  les  applaudisse- 
ments  dus  aux  preuves  d'un  attachement  si  rare  et  si  digne 
d'admiration.  II  n'y  a  que  la  vanite  tr^s-humiliee  de  M.  et  de 
M°^®  de  Rivarol  qui  se  soit  avisee  de  lui  disputer  I'honneur  d'une 
si  juste  recompense;  les  intentions  de  la  compagnie  n'etaient  pas 
encore  publiques,  qu'on  s'est  empressede  lui  adresserdes  remon- 
trances^  et  meme  les  menaces  les  plus  vives  pour  Temp^cher  de 
persister  dans  son  jugement,  en  niant  le  fait,  en  s'efforcant  d'en 
alterer  les  circonstances  pour  en  diminuer  le  merite,  en  decla- 
rant enfin  qu'on  reclamerait  hautement  contre  la  surprise  faite  a 
la  religion  de  MM.  les  Quarante.  Ges  messieurs  ont  dedaigne  les 
plaintes  et  les  menaces  de  M.  de  Rivarol;  on  a  eu  seulement  la 
discretion  de  ne  pas  nommer  I'objet  des  charites  de  la  garde- 
malade  ;  on  a  bien  compte  que  la  malignite  du  public  ne  I'igno- 
rerait  pas  longtemps,  et  I'abbe  Delille  n'aura  pas  ete  trop  fache 
sans  doute  d'avoir  trouve,  sans  la  chercher,  une  reponse  si  chre- 
tienne  au  vers  de  la  fable  du  Chou  et  le  Navet  ^, 

Ma  feuille  fa  nourri,  mon  ombre  t'a  vu  naitre. 

4.  Satire  contre  le  poenie  des  Jardins.  Cerutti  disait  de  cette  diatribe  de  Ri- 
varol :  «  G'est  un  fumier  jete  sur  les  Jardins  de  M.  Delille  pour  les  faire  fruc- 
tifier.  »)  (T.) 


AOUT    1783.  351 

Pour  occuper  la  seance^  nos  Quarante  immortels  ont  ete 
reduits  a  evoquer  les  manes  de  leurs  confreres.  M.  le  marquis  de 
Condorcet  a  lu  un  Eloge  historique  de  Fontenelle^  compose  de 
fragments  trouves  dans  le  portefeuille  de  feu  M.  Duclos,  retou- 
ches et  rediges  par  lui.  Get  Eloge,  quoique  seme  d'idees  et 
d'anecdotes  piquantes,  a  paru  long;  la  plupart  de  ces  anecdotes 
€taient  deja  connues.  En  voici  une  que  nous  ne  nous  rappelons 
pas  d' avoir  vue  ailleurs.  On  parlait  devant  M.  Fontenelle  du  projet 
de  reunir  I'Eglise  presbyterienne  et  I'Eglise  gallicane  :  a  Ge  pro- 
jet,  dit-il,  ne  reussira  pas ;  ce  sont  des  ennemies  qui  ne  se  recon- 
lieront  qu'a  la  mort.  » 

M.  Lemierre  a  termine  la  seance  par  la  lecture  du  premier 
acte  de  sa  tragedie  de  Barneveltj  cet  acte  a  ete  beaucoup  mieux 
reussi  que  celui  qu'il  lut  le  jour  de  sa  reception  :  on  y  a  trouve 
des  idees  fortes  et  brillantes,  des  vers  pleins  de  chaleur  et 
d'energie;  les  portraits  de  Henri  IV  et  de  Philippe  II  ont  ete 
applaudis  avec  enthousiasme.  Ges  portraits  sont  dans  la  bouche 
de  Barnevelt : 

Quand  des  rives  du  Tage  aux  rives  de  la  Seine 
Philippe  encourageait  une  ligue  inhumaine, 
Quand  il  payait  les  Seize  et  leurs  noires  fureurs 
Du  meme  or  que  jadis,  parmi  dautres  horreurs, 
La  meme  violence  aveugle  et  fanatique 
Avait  couru  ravir  aux  peuples  du  Mexique, 
Des  Harlay,  des  Potier  fascina-t-il  les  yeux  ? 
lis  ne  virent  en  lui  qu'un  sombre  ambitieux, 
Qui  divisait  la  France  en  ces  moments  d'orage, 
Pour  saisir  les  d6bris  d'un  superbe  naufrage ; 
Qui  voulait  regner  seul,  et  reunir  enfin 
Les  sceptres  de  FEurope  en  faisceau  dans  sa  main. 

Henri  n'est  plus,  c'est  sa  mort  qui  nous  perd. 

Regrette  parmi  nous  comme  il  Test  dans  la  France, 

11  manque  aux  Hollandais  que  servait  sa  puissance. 

Le  ciel  de  ce  heros  parut  avoir  fait  choix 

Pour  reconcilier  la  terre  avec  les  rois. 

Eleve  loin  des  cours,  et  le  malheur  pour  maitre. 

Plus  tard  il  devint  roi,  plus  il  fut  fait  pour  Petre. 

Souverain  par  le  droit,  par  le  coeur  citoyen, 

II  fut  son  propre  ouvrage  et  nous-memes  le  sien... 

—  II  paraitquatre  nouveaux  volumes  du  Tableau  de  Paris; 


352  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

cela  ne  fait  que  huit  en  tout.  Apres  cela,  M.  Mercier  n'a-t-il  pas 
raison  de  se  plaindre  que  VEncyclopedie  est  trop  volumineuse  ? 
On  trouve  dans  ces  derniers  volumes,  comme  dans  les  autres, 
beaucoup  de  minuiies,  beaucoup  de  choses  de  mauvais  gout; 
mais  de  Tinteret,  une  grande  variete  d'objets,  et  des  vues  utiles. 
Quelqu'un  disait  avec  assez  de  raison  que  cet  ouvrage  etait  un 
excellent  breviaire  pour  un  lieutenant  de  police. 

—  Nouvelle  Traduction  de  VEssai  sur  Vhomme^  par  Pope, 
en  vers  francais,  prccMce  d'un  discoiirs,  et  suivie  de  notes,  par 
M.  de  Fontanes;  un  volume  in-8^  Ge  poeme  n'a  point  repondu 
aux  esperances  qu'on  avait  congues  du  talent  de  M.  de  Fon- 
tanes, et  sur  les  lectures  particulieres  qu'il  en  avait  faites,  et  sur 
plusieurs  autres  morceaux  de  poesie  qu'on  a  vus  de  lui  dans 
dilferents  recueils.  On  ne  lui  dispute  point  le  merite  d' entendre 
ce  qu'on  appelle  la  facture  des  vers;  on  lui  sait  gre  d' avoir  un 
style  en  general  assez  exempt  de  maniere  et  d' affectation;  mais 
on  le  trouve  depourvu  de  grace,  d'elegance  et  de  facilite;  il 
semble  surtout  avoir  pris  a  tache  de  donner  a  sa  nouvelle  tra- 
duction Texactitude,  la  precision  qui  manquent  a  celle  de  I'abbe 
Du  Resnel,  et  Ton  est  force  de  lui  reprocher  de  n' avoir  souvent 
saisini  la  liaison  des  idees  du  poete  anglais,  ni  meme  le  veritable 
sens  de  ses  expressions ;  en  conservant  toute  la  recherche,  toute 
la  monotonie  de  I'original,  il  n'en  a  que  rarement  I'energie  et 
la  clarte.  Quoique  1' ouvrage  porte  I'empreinte  d'un  travail  long 
et  penible,  on  est  etonne  d'y  voir  encore  d' extremes  negli- 
gences et  des  improprietes  d' expressions  tout  a  fait  cho- 
quantes. 

Le  discours  dont  la  nouvelle  traduction  est  precedee  a  reussi 
beaucoup  plus  generalement  que  la  traduction  meme;  on  y 
trouve  une  analyse  fort  bien  faite  des  differents  ouvrages  de 
Pope,  et  d'excellentes  critiques  sur  les  poemes  didactiques  les- 
plus  celebres,  tant  anciens  que  modern es.  Le  parallele  de  Pope 
et  de  Voltaire  est  d'un  esprit  juste  et  fm.  Une  partie  de  la  litte- 
rature  moderne  pourrait  bien  protester  centre  le  jugement  par 
lequel  M.  de  Fontanes  ose  decider  que  M.  de  La  Harpe  est  le 
Quintilien  des  Fran^cais,  le  seul  ecrivain  qui,  joignant  I'exemple 
au  precepte,  soutienne  la  gloire  de  notre  eloquence  et  de  notre 
poesie  dans  ce  siecle  de  decadence;  mais  I'examen  de  cette 
preeminence,  devenue  sans  doute  beaucoup  moins  importante 


AOUT  1783.  353 

que  jamais,  nous  jetterait  dans  des  discussions  qu'il  faut  tacher 
d'eviter.  On  remarquera  seulement  que  M.  de  Fontanes  s'est 
bien  presse  d'assigner  aux  autres  la  place  qu'ils  peuvent  meriter, 
et  qu'il  eut  mieux  fait  d'attendre  au  moins  qu'il  fut  un  peu  plus 
sur  de  la  sienne. 

—  La  Chronique  scandaleuse,  ou  Memoir es  pour  servir  a 
Vhistoire  des  mceurs  de  la  generation  presente^  avec  cette  epi- 
graphe  :  Ridebis  et  licet  rideas.  A  Paris^  dans  un  coin  d'ou  Von 
voit  tout.  G'est  un  pot-pourri  de  vieilles  et  de  nouvelles  anec- 
dotes, recueillies  sans  choix,  ecrites  a  la  hate,  et  sou  vent  tr^s- 
defigurees,  mais  qui  merite  cependant  qu'on  le  distingue  de  la 
foule  des  recueils  de  ce  genre,  puisqu'il  faut  avouer  que  du 
moins,  quant  au  fonds,  il  nous  a  paru  contenir  plus  de  verites 
que  de  mensonges.  On  I'attribue  a  un  M.  Imbert  S  qui  ne  nous 
est  connu  par  aucun  autre  ouvrage,  et  qui  ne  doit  pas  etre  con- 
fond  u  avec  I'auteur  du  Jugement  de  Paris  et  de  beaucoup 
d' autres  productions  aimables.  UAbr^ge  de  Vhistoire  de  Psalte- 
rion^  fameux  critique  arabe^  traduit  du  turc  par  M.  de  L,  H., 
est  le  precis  de  toutes  les  iniquites,  de  toutes  les  petites  noirceurs 
reprochees  depuis  longtemps  aM.  de  La  Harpe.  Quoique  le  morceau 
soit  en  general  d'un  ton  et  d'un  style  assez  lourds,  on  y  a  remar- 
que  cependant  deux  ou  trois  phrases  assez  piquantes,  telles  que 
la  fm  de  la  tirade  que  voici  :  «  Les  chefs  de  la  secte  philoso- 
phique  etaient  trop  assures  d'etre  proclames  exclusivement  dans 
son  journal  les  apotres  de  la  sagesse,  les  heros  de  la  litterature, 
d'y  etre  distingues  comme  une  classe  d'hommes  qui  honorent  la 
nation,  et  la  representent  chez  I'etranger,  pour  ne  pas  faire  pas- 
ser leur  intrepide  apologiste  dans  les  cercles,  dans  les  cafes, 
dans  leurs  lettres  particuUeres,  pour  I'oracle  de  la  litterature, 
pour  I'homme  de  gout  par  excellence...  »  Ainsi,  malgre  les  cri- 
tiques qu'il  essuyait  de  tons  cotes,  Psalterion  se  croyait  un 
genie  du  premier  ordre,  a  peu  prfes  comme  un  enfant  qu'on 
el^ve  par-dessous  le  bras  se  croit  plus  grand  que  ceux  qui  le 
portent. 

1.  Guillaume  Imbert,  ex-bencdictin,  ne  a  Limoges,  et  mort  a  Paris,  le  19  mai 
1803.  La  Chronique  scandaleuse  a  ete  reimprimee  en  1786,  2  vol.  in-l'i,  et  en  1788, 
ainsi  qu'en  1791,  5  vol.  in-12.  (B.)  —  M.  Octave  Uzanne  a  public  un  choix  des 
plus  piquantes  anecdotes  de  la  Ch7^onique  scandaleuse  (Quantin,  1879,  in-S"). 


XIII.  23 


354  CORRESPONDANGE  LITTJ^RAIRE. 


SEPTEMBRE. 

La  physique,  la  chimie  et  la  mecanique  ont  produit  de  nos 
jours  plus  de  miracles  que  le  fanatisme  et  la  superstition  n'en 
avaient  fait  croire  dans  des  siecles  d'ignorance  et  de  barbaric. 
11  y  a  longtemps  qu'on  avail  entendu  parler  en  France  du  cel6- 
bre  Joueur  d'cchecs  de  M.  de  Kempelen;  mais  cette  admirable 
machine  etait  presque  oubliee;  I'auteur  I'avait  meme  en  partie 
demontee,  et   peut-etre  n'eut-il  jamais  songe  a  la  retablir,  si 
I'empereur  ne  lui  avait  pas  temoigne  le  desir  de  la  faire  voir  au 
comte  et  a  la  comtesse  du  Nord,  pendant  le  sejour  que  L.  A.  I. 
firent,  I'annee  derni^re,  k  Vienne.   Ayant  ete  admiree  de   ces 
augustes  voyageurs  autant  qu'elle  merite  de  I'etre,  on  se  r^unit 
pour  conseiller  a  M.  de  Kempelen  d'aller  jouir  dans  les  pays 
etrangers  de  toute  la  gloire  de   son  invention,  et   I'empereur 
voulut  bien  lui  permettre  de  s'absenter  acet  effet  pendant  deux 
ans;  c'est  la  circonstance  a  laquelle  nous  devons  la  satisfaction 
d'avoir  vu  ce  chef-d'oeuvre,  sans  contredit  la  plus  etonnante  pro- 
duction qui  ait  encore  paru  dans  ce  genre.  On  en  a  donne  une 
description  fort  detaillee  dans  une  brochure  intitulee   Lettrcs 
de  M,  Charles  Gottlieb  de  Vindisch  siir  le  Joueur  d'Miecs  de 
M.  de  Kempelen^  traduction  libre  de  I'allemand,  accompagnee 
de  trois  gravures  en  taille-douce  qui  representent  ce  fameux 
automate,  et  publiee  par  Chretien  de  Mechel,  membre  de  1' Aca- 
demic imperiale  et  royale  de  Yienne  et  de  plusieurs  autres.  A 
Bale,  chez  I'editeur,  1783.  INous  nous  bornerons  au  plus  simple 
precis. 

L'armoire  a  laquelle  I'automate  est  fixe  a  trois  pieds  et  demi 
de  large,  deux  pieds  de  profondeur,  et  deux  pieds  et  demi  de 
haut ;  elle  porte  sur  quatre  roulettes,  au  moyen  desquelles  elle 
peut  etre  mue  facilement  d'un  endroit  a  I'autre.  Derriere  cette 
armoire  Ton  voit  une  figure  de  grandeur  humaine,  habillee  a  la 
turque,  assise  sur  une  chaise  de  bois  affermie  a  demeure  au 
corps  de  l'armoire,  et  qui  se  meut  avec  elle  lorsqu'on  la  pro- 
mene  dans  I'appartement.  Cette  figure  est  accoudee  du  bras  droit 
sur  la  table  qui  forme  le  dessus  de  l'armoire ;  de  la  main  gauche 


SEPTEMBRE   1783.  355 

elle  tient  une  longue  pipe  a  la  turque,  dans  Tattitude  d'une 
personne  qui  vient  de  fumer.  G'est  avec  cette  main  qu'elle  joue 
lorsqu'on  lui  a  ote  la  pipe.  Devant  1' automate  est  un  echiquier 
fixe  sur  la  table.  M.  de  Kempelen  ouvre  les  portes  de  devant  de 
cette  armoire  et  sort  le  tiroir  qui  est  au-dessous.  L'armoire  est 
divisee  par  une  cloison  en  deux  parties  inegales ;  celle  qui  est  a 
gauche  est  la  plus  etroite ;  elle  n'occupe  guere  que  le  tiers  de  la 
largeur,  et  est  remplie  de  rouages,  leviers,  cylindres  et  autres 
pieces  d'horlogerie;  dans  celle  a  droite,  on  voit  quelques  roues, 
quelques  barillets  a  ressorts,  et  deux  quarts  de  cercle  horizon- 
taux.  Le  reste  est  rempli  par  une  cassette,  un  coussin,  et  une 
tablette  sur  laquelle  on  voit  des  caracteres  traces  en  or.  L'in- 
venteur  sort  la  cassette  et  la  pose  sur  ane  petite  table  pr^s  de 
la  machine;  il  en  fait  de  meme  de  la  tablette,  dont  I'usage  sera 
explique  dans  la  suite  de  cette  description.  Les  portes  de  devant 
de  l'armoire  ouvertes,  on  ouvre  encore  celles  de  derriere,  en 
sorte  que  tout  le  rouage  reste  a  decouvert;  on  y  porte  de  plus 
une  bougie  allumee  pour  en  eclairer  mieux  tons  les  recoins.  On 
leve  ensuite  le  cafetan  de  1' automate,  et  on  le  rabat  par-dessus 
sa  tete,  de  maniere  a  decouvrir  completement  sa  structure  inte- 
rieure,  et  Ton  n'y  voit  egalement  que  des  leviers  et  des  rouages 
qui  remplissent  tout  le  corps  de  1' automate ;  ainsi  I'impossibilite 
d'y  cacher  aucun  etre  vivant  ne  saurait  etre  portee  a  un  plus 
haut  degre  d' evidence.  Apr^s  avoir  laisse  le  loisir  de  tout  exami- 
ner, on  referme  toutes  les  portes  de  l'armoire  et  on  la  place 
derriere  une  balustrade  qui  a  pour  objet  d'empecher  les  specta- 
teurs  d'ebranler  la  machine  en  s'appuyant  sur  elle  lorsque  I'au- 
tomate  joue,  et  de  reserver  libre  pour  I'inventeur  une  place  assez 
spacieuse  dans  laquelle  il  se  promene,  s'approchant  parfois  de 
l'armoire,  soit  de  droite,  soit  de  gauche,  sans  y  toucher  nean- 
moins  que  pour  en  remonter  par  intervalle  les  ressorts.  II  parait 
si  difficile  d'imaginer  quelle  communication  il  pent  y  avoir  entre 
la  machine  et  la  table,  entre  la  machine  et  la  cassette  a  laquelle 
I'inventeur  a  cependant  assez  souvent  recours  durant  le  jeu  de 
r automate,  qu'on  a  ete  fort  tente  de  regarder  cette  cassette 
comme  un  hors-d'oeuvre  employe  a  distraire  I'attention  des 
spectateui's ;  mais  M.  de  Kempelen  assure  que  cette  cassette  est 
si  indispensablement  necessaire  au  mecanisme  de  son  automate, 
que  sans  elle  il  ne  pourrait  pas  jouer,  et  il  ajoute  que,  lorsqu'il 


356  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

publiera  son  secret,  Ton  sera  convaincu  de  la  verite  de  ce  qu'il 
avance. 

Si  r automate  joue  de  la  main  gauche,  c'est  par  une  distrac- 
tion de  I'auteur,  qui  ne  s'en  apercut  que  lorsque  son  travail  se 
trouva  trop  avance  pour  qu'il  fiit  possible  de  rectifier  cette  petite 
negligence.  Lorsque  1' automate  a  un  coup  a  jouer,  son  bras  se 
l^ve  lentement,  mais  avec  aisance,  meme  avec  une  sorte  de 
grace,  et  se  dirige  sur  la  case  de  Techiquier  ou  se  trouve  la 
pi^ce  qu'il  fait  mouvoir;  sa  main  se  porte  sur  cette  piece,  ses 
doigts  s'ouvrent  pour  la  saisir,  la  prennent,  la  transportent  et  la 
posent  a  la  place  qui  lui  est  destinee  ;  la  piece  posee,  le  bras  se 
retire  et  se  repose  sur  son  coussin.  Lorsqu'il  est  question  de 
prendre  une  des  pieces  de  son  adversaire,  il  fait  les  m^mes  mou- 
vements  pour  s'en  saisir,  la  placer  hors  de  I'echiquier,  etc.  A 
chaque  coup  qu'il  joue,  on  entend  un  bruit  sourd  de  rouages  k 
peu  pres  comme  celui  d'une  pendule  a  repetition;  ce  bruit  cesse 
lorsque  le  coup  est  fmi  et  que  le  bras  de  Tautomate  se  retrouve 
sur  le  coussin,  et  ce  n'est  qu'alors  que  son  adversaire  pent 
recommencer  un  nouveau  coup.  A  chaque  coup  de  1' adversaire 
il  remue  la  t^te,  et  semble  parcourir  des  yeux  tout  I'echiquier. 
En  donnant  echec  k  la  reine,  il  incline  la  t^te  deux  fois,  il  I'in- 
cline  trois  fois  en  donnant  echec  au  roi.  Fait-on  une  fausse 
marche,  il  branle  la  tete,  repare  la  faute,  et  continue  k  jouer  son 
coup.  On  a  grand  soin  de  recommander  aux  personnes  qui  entre- 
prennent  de  jouer  contre  1* automate  d' avoir  1' attention  de  placer 
les  pieces  juste  au  milieu  des  cases,  de  peur  que  sa  main  ne 
porte  a  faux  et  ne  souffre  du  dommage,  si  Tun  ou  I'autre  de  ses 
doigts  se  trouvait  appuye  sur  la  pi^ce  au  lieu  de  la  saisir  par  le 
cote.  La  machine  ne  pent  jouer  que  dix  ou  douze  coups  sans  etre 
remontee. 

Lorsque  tons  les  echecs  sont  enleves,  un  des  spectateurs 
place  un  cavalier  a  volonte  sur  une  case  quelconque ;  I'automate 
y  porte  aussitot  la  main,  et  lui  fait  parcourir,  en  partant  de  cette 
case  et  en  observant  exactement  la  marche  du  cavalier,  les 
soixante-quatre  cases  de  I'echiquier,  sans  en  manquer  une,  et 
sans  revenir  deux  fois  a  la  meme,  ce  qui  se  verifie  par  les  jetons 
que  I'un  des  spectateurs  place  lui-meme  sur  chaque  case  qu'a 
touchee  le  cavalier,  en  observant  de  mettre  un  jeton  blanc  sur 
celle  d'ou  il  part,  et  des  jetons  rouges  sur  toutes  celles  qu'il  par- 


SEPTEMBRE   1783.  357 

court  ensuite  successivement.  Philidori  lui-meme  tenterait  peut- 
etre  ce  tour  sans  succes. 

La  partie  d'echecs  finie,  on  place  sur  I'echiquier  la  tablette 
dont  nous  avons  parle  au  commencement  de  notre  description. 
L' automate  satisfait  aux  questions  de  I'assemblee,  en  portant  le 
doigt  successivement  sur  les  differentes  lettres  necessaires  pour 
enoncer  ses  reponses. 

Nos  plus  grands  physiciens,  nos  plus  habiles  mecaniciens 
n*ont  pas  ete  plus  heureux  que  ceux  d'Allemagne  a  decouvrir 
I'agent  employe  a  diriger  les  mouvements  de  1' automate.  Ge  qu'il 
y  a  de  certain,  c'est  qu'on  n'apercoit  aucune  trace  sensible  de  la 
maniere  dont  I'inventeur  influe  sur  la  machine,  et  ce  qui  ne  Test 
surement  pas  moins,  c'est  que  la  machine  nesaurait  executer  une 
si  grande  multitude  de  mouvements  differents,  dont  la  determi- 
nation ne  pouvait  ^tre  prevue  d'avance,  sans  etre  soumise  a  1*  in- 
fluence continuelle  d'un  etre  intelligent.  On  n'a  pas  manque  ici 
comme  ailleurs  d'attribuer  ce  nouveau  prodige  aux  merveilles  du 
magnetisme;  mais,  pour  detruire  ce  soupcon,  M.  de  Kempelen 
permet  a  qui  voudra  1' essay er  de  placer  sur  la  machine  I'aimant 
le  plus  fort  et  le  mieux  monte, '  sans  craindre  que  le  mecanisme 
de  cette  etonnante  machine  puisse  en  souffrir  la  moindre  alte- 
ration. 

M.  de  Vindisch  raconte  qu'en  1769  M.  de  Kempelen  se 
trouvant  a  Vienne  pour  des  objets  relatifs  a  son  service  %  il  fut 
mande  a  la  cour  pour  assister  comme  connaisseur  a  quelques 
jeux  magnetiques  qu*un  Francais,  nomme  Pelletier,  devait  pro- 
duire  en  presence  de  feu  Sa  Majeste  I'imperatrice ;  que  I'entre- 
tien  familier  que  cette  auguste  souveraine  daigna  avoir  avec 
M.  de  Kempelen  pendant  ces  jeux  ayant  entraine  ce  dernier  a 
laisser  echapper  le  propos  qu'il  se  croirait  en  etat  de  faire  une 
machine  dont  les  effets  seraient  bien  plus  surp'renants  et  I'illusion 
bien  plus  complete  que  dans  tout  ce  que  Sa  Majeste  venait  de 
voir,  elle  saisit  aussitot  cette  ouverture,  et  lui  temoigna  un  desir 
si  vif  de  voir  cette  idee  se  r^aliser,  qu'elle  lui  fit  promettre  de 
s'en  occuper  sans  delai;  qu'il  tint  parole,  et  completa,    dans 

1.  Lc  compositeur,   auteur  d'une  Analyse  du  jeu   des  echecs  souvent  reim- 
primee.  (T.) 

2.  M.  Wolfang  de  Kempelen,  age  de  quarante-six  ans,  est  gentilhomme  hon- 
grois  et  conseiller  aulique  de  la  chambre  royale  des  domaines  de  Hongrie.  (Meisteb.) 


358  CORRESPONDANGE   LITT£RAIRE. 

I'espace  desixmois,  Texecution  enti^re  de  la  machine  qu'on  vient 
de  decrire,  machine  qui  est  pour  Tesprit  et  les  yeux  ce  qu'est 
pour  I'oreille  le  Joueiir  de  fliUe  de  M.  de  Vaucanson,  mais  qui 
nous  parait  a  tons  egards  bien  superieure;  car,  en  supposant 
m^me  que,  I'agent  secret  de  M.  de  Kempelen  unefois  connu,  on 
ne  soit  plus  surpris  del'adresse  avec  laquelle  ileh  dirige  tons  les 
mouvements,  que  d'admiration  ne  devra-t-on  pas  encore  au 
mecanisme  qui  execute,  a  la  volonte  de  I'inventeur,  dix-sept  a 
dix-huit  cents  mouvements  differents,  tous  determines  avec  la  plus 
grande  justesse,  sans  aucune confusion,  sans  le  moindre  embarras, 
et  avec  toutes  les  apparences  de  la  plus  extreme  facilite  !  L' auto- 
mate n'est  qu'un  joueur  de  la  troisieme  oude  la  quatri^me  classe. 
On  demandaitau  sieur  Bernard,  le  plus  digneemule  de  PhiHdor, 
devant  une  compagnie  nombreuse  dont  etait  le  marquis  de  Xime- 
nes  :  «  De  quelle  force,  monsieur  Bernard,  trouvez-vous  1' auto- 
mate V  —  V automate  est  de  la  force  de  M.  le  marquis.  »  M.  de 
Ximenes  a  paru  pique  de  la  comparaison ;  et  I'epigramme,  faite 
sans  le  vouloir,  n'a  pas  manque  de  courir  toute  la  ville. 

Una  machine  plus  merveilleuse,  plus  ^tonnante  encore  que  le 
Joueur  d'dchecsj  est  une  machine  qui  parle,  et  c'est  des  moyens 
de  la  perfectionner  que  M.  de  Kempelen  s'occupe  depuis  quelques 
annees.  Telle  qu'elle  estaujourd'hui,  la  machine  repond  dej a  tres- 
clairement  a  plusieurs  questions  :  la  voix  en  est  agreable  et 
douce;  il  n'y  a  que  Vr  qu'elle  prononce  en  grasseyant  et  avec  un 
certain  ronflement  penible.  Lorsqu'on  n'a  pas  bien  compris  sa 
reponse,  elle  la  repte  de  nouveau,  mais  avec  le  ton  d'une  humeur 
et  d'une  impatience  enfantine.  Nous  lui  avons  entendu  prononcer 
fort  distinctement,  en  differentes  langues,  les  mots  et  les  phrases 
que  voici  :  Papa^  tnaman^  ma  femme^  mon  mari,  h  propos, 
Marianna,  Roma^  madam,e^  la  reine^  le  roi,  ci  Paris ^  allons^ 
Abraham-,  maman,  aime^-moi j  ma  femme  est  mon  amie,  etc. 
Cette  machine  n'a  encore  que  la  forme  d'une  petite  caisse,  de  la 
grandeur  d'une  cage  moyenne,  et  couverte  d'un  rideau ;  a  I'un  des 
cotes  tient  un  soufTlet  d'orgue,  et  a  chaque  reponse  I'inventeur  est 
oblige  de  passer  la  main  sous  le  rideau  pour  en  faire  jouer  les 
difierents  ressorts  et  les  differents  clapets,  suivant  les  mots  que  la 
machine  doit  articuler.  Lorsqu'il  I'aura  portee  au  degre  de  perfec- 
tion dont  il  la  croit  susceptible,  il  se  propose  de  lui  donner  pour 
revetement  exterieur  la  figure  d'un  enfant  de  cinq  a  six  ans,  les 


SEPTEMBRE  1783.  359 

sons  qu'elle  produit  etant  fort  analogues  a  la  voix  de  cet  age. 
M.  de  Kempelen  lui-meme  ne  regarde  cette  machine  que  comma 
une  ebauche,  et  il  est  bien  loin  de  la  croire  ou  de  I'annoncer 
comme  achevee.  M.  I'abbe  M***  (nous  ignorons  quelles  raisons 
i'obligent  a  garder  encore  I'anonyme*)  est  parvenu  a  construire 
aussi  quelques  tetes  parlantes  quiprononcent  des  phrases  enti^res 
composees  de  plusieurs  mots;  mais  leur  prononciation  n'est  pas 
a  beaucoup  pres  aussi  nette,  aussi  distincte,  que  celle  de  la  ma- 
chine de  M.  de  Kempelen. 

II  y  a  longtemps  que  le  celebre  Euler  avait  annonce  I'impor- 
tance  et  la  possibilite  d'unesemblable  machine :  «  La  construction, 
dit-il  dans  ses  excellentes  Lettres  ala  princesse  Amelie  de  PrusseS 
la  construction  d'uhe  machine  propre  a  exp rimer  tous  les  sons 
de  nos  paroles  avec  toutes  les  articulations  serait  sans  doute  une 
decouverte  bien  importante.  Si  Ton  reussissait  a  I'executer,  et 
qu'on  fut  en  etat  de  lui  faire  prononcer  toutes  les  paroles  par  le 
moyen  de  certaines  touches,  comme  d'un  orgue  ou  d'un  clavecin, 
tout  le  monde  serait  surpris  avec  raison  d' entendre  prononcer  a 
une  machine  des  discours  entiers  ou  des  sermons,  qu'il  serait 
possible  d'acompagner  avec  la  meilleure  grace.  Les  predicateurs 
et  les  orateurs  dont  la  voix  n'est  pas  assez  forte  et  agreable  pour- 
raient  jouer  leurs  sermons  et  leurs  discours  sur  cette  machine, 
comme  des  organistes  des  pieces  de  musique.  La  chose  ne  me 
parait  pas  impossible.  » 

—  Le  Bienfait  rendu  ou  le  IScgociant^  comedie  en  cinq  actes 
et  en  vers,  par  M.  Dampierre,  munitionnaire  du  roi,  representee 
pour  la  premiere  fois  en  1763  %  vient  d'etre  remise  au  Theatre- 
Francais  le  jeudi  21  aoiit.  Cette  pi6ce  faible  d' intrigue,  de  carac- 
tere  et  de  comique,  a  du  moins  le  m^rite  de  renfermer  une 
excellente  morale  et  d'etre  ecrite  d'un  style  simple  et  naturel. 
L'auteur  y  peint  avec  assez  d'energie  le  contraste  de  I'insolence 
d'une  noblesse  oisive  et  fastueuse  avec  la  dignite  des  travaux 
d'une  Industrie  utile  k  I'jfitat;  mais  l'auteur  serait  arrive  plus 
surement  a  son  but,  si,  loin  de  livrer  presque  sans  distinction 
tous  les  personnages  nobles  introduits  dans  la  pi^ce  au  meme 
reproche,  il  eut  choisi,  dans  le  nombre  meme  de  ces  person- 

i.  L'abb6  Micol.  Meister  le  nomme  dans  un  des  articles  du  mois  suivant. 

2.  Lettre  d  une  princesse  d'Allemagne,  Petersbourg,  1763-77,  3  vol.  in-8". 

3.  Voir  tome  V,  p.  277  et  305. 


360  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

nages,  le  modele  d'un  caractere  propre  a  faire  respecter  les 
droits  et  les  avantages  d'une  naissance  illustre.  Le  role  de  la 
m^re  d'Angelique,  de  la  comtesse  de  Bruyancourt,  est  d'une 
bassesse  si  ordinaire  que  ce  n'est  pas  sans  peine  qu'on  I'a  sup- 
ports au  theatre.  Avec  tous  ses  defauts,  si  la  piece  avait  ete  donnee 
dans  le  moment  de  la  banqueroute  de  M.  le  prince  de  Guemenee, 
il  y  a  lieu  de  croire  que  la  vivacite  avec  laquelle  on  eut  saisi  toutes 
les  allusions  a  ce  desastreux  6venement  aurait  suffi  pour  faire  le 
succes  de  cette  reprise;  mais  a  Paris,  quel  est  le  bien,  quel  est 
le  mal  dont  on  se  souvienne  vivementplus  d'un  mois  ou  deux  ? 

—  La  S order e par  hasard^  opera-comique  en  deux  actes  eten 
vers,  a  ete  represents  pour  la  premiere  fois  sur  le  Theatre-Italien, 
le  mercredi  3.  Les  paroles  et  la  musique  sont  du  meme  auteur, 
de  M.  Framery,  a  qui  nous  devons  la  traduction  de  la  Colonie,  de 
VOlympiadey  etc.  On  a  remarque  quelque  rapport  entre  le 
fond  de  cet  opera  et  celui  de  la  Fausse  Magic,  mais  pour  se 
justifier  aux  yeux  de  la  posterite  I'auteur  n'a  pas  manque  de  faire 
consigner  dans  tous  les  journaux  que  la  Sorciere^  faite  en  1767, 
fut  jouee  en  1768  dans  la  societe  de  M™®  la  duchesse  de  Villeroy, 
tandis  que  la  Fausse  Magie  n'a  ete  donnee  qu'en  1775.  On  pent 
se  rencontrer  dans  le  choix  d'un  sujet  heureux ;  pourquoi  ne  se 
rencontrerait-on  pas  egalement  dans  celui  d'un  sujet  qui  ne  Test 
pas? 

Une  jeune  dame,  c'est  I'heroine  de  M.  Frameiy,  s'est  re- 
tiree dans  son  chateau  pour  se  livrer  a  son  gout  pour  les 
sciences.  On  a  vu  dans  son  cabinet  des  spheres,  des  cartes,  des 
instruments  de  physique  et  de  mathematiques ;  il  n'en  a  pas  fallu 
davantage  pour  lui  donner  une  reputation  de  sorci^re.  Deux 
amants  du  village  viennent  la  consulter  Tun  aprSs  I'autre  sur  le 
succes  de  leurs  amours  et  le  moyen  d'echapper  aux  persecutions 
d'un  tuteur.  La  dame  veut  bien  s'amuser  quelque  temps  de  leur 
credulite ;  elle  fait  cacher  le  jeune  homme  dans  son  cabinet,  et  le 
montre  ensuite  a  la  petite  fille,  qui  croit  voir  I'image  de  son 
amant  par  reffet  d'une  puissance  magique,  ce  qui  produit  une 
situation  assez  ingenieuse  a  laquelle  il  ne  manque  pour  faire  de 
I'effet  qu'un  dialogue  plus  vrai,  plus  anime,  et  surtout  une  mu- 
sique plus  originale  et  plus  touchante.  Le  tuteur  vient  aussi  la 
supplier  de  s'interesser  au  projet  qu'il  a  d'epouser  sa  pupille; 
c'est  r esprit  fort  du  canton,  et  il  tremble  en  disant  qu'il  n'a  pas 


SEPTEMBRE   1783.  361 

peur.  On  deploie  devant  lui  tout  I'appareil  de  la  magie,  on  1' oblige 
a  se  renfermer  comme  les  deux  autres,  et  Ton  eteint  toutes 
les  lumi^res;  a  un  signal  convenu,  les  trois  personnages  repa- 
raissent  tout  a  coup  sur  le  theatre.  Le  tuteur  se  croit  entoure  de 
tons  les  demons,  de  tons  les  gnomes  du  monde;  pour  sortir 
d'embarras,  il  consent  a  tout  ce  que  la  magicienne  exige  de  lui, 
et  la  pi^ce  est  terminee  par  un  vaudeville  dont  voici  le  dernier 

couplet : 

Oui,  faire  des  heureux 
Voila  ma  seule  magie; 
C'est  le  secret  dont  je  me  glorifie, 
Et  je  m'en  sers  tant  que  je  peux. 

Le  parterre  en  a  fait  une  application  assez  naturelle  k  I'ac- 
trice  chargee  du  role,  M"^  Colombe.  Trompee  par  les  applaudis- 
sements  qu'on  lui  prodiguait,  elle  a  eu  la  complaisance  de  le 
repeter  avec  une  vivacite  d' expression  qui  a  renouvele  la  joie  et 
les  ha!  ha!  de  I'assemblee. 

Quoique  toute  la  musique  de  cet  opera  soit  attribuee  au 
meme  auteur,  elle  se  distingue  par  une  si  grande  bigarrure  de 
tons  et  de  style  qu'il  est  difticile  de  ne  pas  y  reconnaitre  la  ma- 
ni^re  de  plus  d'un  compositeur;  on  ne  s'en  plaindrait  guere  si 
le  choix  des  morceaux  eut  ete  fait  avec  plus  de  gout,  ou  leur 
application  plus  heureuse. 

—  Porte feuille  de  M""'  Gourdan,  dite  la  comtesse^pour  servir 
il  Vhistoire  des  mceurs  du  siecle  et  principalement  de  celles  de 
Paris,  Seule  idition  exacte;  avec  cette  epigraphe  :  O  tempora  ! 
0  mores,  A  Spa. 

La  plus  folle  de  toutes  les  lettres  de  cet  insipide  recueil  est 
celle  de  M.  I'abbe  de  L"^**,  et  c'est  la  seule  qu'on  puisse  se  per- 
mettre  de  citer.  «  Comment,  je  ne  pourrai  pas  faire  un  pas  dans 
Paris  que  je  ne  sois  trompe  !  C'est  pour  la  septi^me  fois  que  je 
suis  pince,  mais  plus  serieusement  que  jamais,  car  celle-ci  est  en 
deux  mani^res.  Vous  meriteriez  que  je  vous  fisse  mettre  a  I'ho- 
pital  pour  vous  apprendre  a  surveiller  plus  scrupuleusement  vos 
boudoirs  et  vos  filles  d' amour.  Yous  etes  heureuse  qu'on  ne 
veuille  pas  se  compromettre,  car  tons  les  jours  il  y  aurait  des 
plaintes  sur  votre  compte  a  la  police.  Bref,  cela  ne  guerit  pas 
mon  mal ;  c'est  dans  votre  boudoir  a  dix  louis  que  j'ai  eu  le  mal- 
heur  de  trouver  un  petit  pot  de  pommade  que  la  petite  friponne 


362  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

m'a  dit  etre  pour  les  levres.  J'avais  les  levres  gercees,  el,  sans 
penser  plus  loin  que  cela,  j'en  ai  mis  dessus,  en  sortant  de  chez 
vous,  pour  qu'elle  op^re  plus  efficacement  pendant  la  nuit;  k 
mon  grand  etonnement,  aujourd'hui  j'ai  la  bouche  toute  retiree 
et  perdue,  enfin  j'ai  une  figure  a  faire  peur,  et,  par  surcroit  de 
peine,  je  ne  puis  rien  prendre  par  la.  Faisant  usage  chez  vous  de 
cette  pommade,  vous  savez  surement  le  remade  qu'il  faut  faire 
quand  on  en  a  use  avec  profusion.  Je  n'ose  voir  aucua  medecin, 
qui,  me  faisant  un  monstre  de  ma  maladie,  en  rirait  interieure- 
ment.  Vite  au  secours  de  ma  bouche  !  Vous  voyez  que  je  ne  peux 
point  dire  de  messe ;  et  guerissant  de  cet  accident,  je  ne  vous  ferai 
pas  un  proems  pour  I'autre.  » 

—  On  ne  pent  pas  se  dispenser  de  dire  un  mot  du  proems  de 
M.  Radix  de  Sainte-Foy.  Peu  d'affaires  publiques  inspirent  autant 
d'inter^t  qu'on  en  a  pris  a  celle-ci,  et  cela  7i* est  pas  itonnantj 
comme  dit  mon  ami  Martin,  qui  ressemble  beaucoup  au  philo- 
sophe  Martin  de  Candide  :  «  Sainte-Foy  fut  longtemps  un  des 
premiers  voluptueux  de  France,  et  c'est  ce  qui  s'appelle  etre 
constitue  en  dignity.  »  Le  long  Memoire  sur  lequel  M.  Radix  de 
Sainte-Foy  s'etait  llatte  de  se  voir  decharge  de  toute  accusation, 
sans  courir  le  risque,  ou  du  moins  sans  avoir  le  desagrement 
toujours  assez  facheux  d'etre  oblige  de  venir  purger  lui-meme 
son  decret  de  prise  de  corps;  ce  Memoire,  dis-je,  avait  paru 
generalement  assez  specieux*.  La  manifere  dont  il  y  discute 
I'article  le  plus  essentiel  des  accusations  intentees  contre  lui, 
relativement  a  I'acquisition  du  terrain  de  la  Pepiniere,  semblait 
obtenir  un  grand  poids  de  la  declaration  formelle  de  M.  le  comte 
d'Artois,  signee  au  camp  de  Gibraltar,  par  laquelle  ce  prince 
reconnait  en  termes  expr^s  qu'il  ne  s'est  rien  fait  dans  cette 
affaire  que  de  son  aveu ;  mais  le  sieur  Le  Rel,  I'adversaire  de 


1.  Ce  Memoire  pour  le  sieur  de  Sainte-Foy,  ancien  surintendant  de  M.  le  comte 
d'Artois,  contre  M.  le  procureur  general,  est  attribu6  a  Tron^on-Ducoudray  par 
les  Memoires  secrets,  a  la  date  du  6  juia  1783.  Radix  de  Sainte-Foy  etait  accuse 
de  gestion  frauduleuse.  A  la  t6te  du  factum  est  un  petit  avertissement  dans  lequel 
I'avocat  se  defend  d'exposer  aux  yeux  du  public  I'interieur  de  I'administration  du 
prince,  quoique  Son  Altesse  Royale  ne  soit  pas  partie  dans  ce  proces,  puisque  le  sieur 
de  Sainte-Foy  n'a  pour  accusateur  que  le  procureur  general.  Mais  cette  espece  de 
revelation  6tant  malheureusement  une  suite  naturelle  de  I'affaire,  il  a  ete  indis- 
pensable de  ne  la  pas  passer  sous  silence.  II  promet  seulement  de  se  renfermer 
dans  les  egards  de  la  circonspection  et  du  respect  dii  au  frere  du  roi.  (T.) 


SEPTEMBRE  1783.  363 

M.  de  Sainte-Foy,  ne  s'est  point  laisse  intimider  par  une  signa- 
ture aussi  imposante.  Pour  donner  une  idee  de  la  violence  avec 
laquelle  il  continue  de  poursuivre  son  ennemi,  malgre  I'egide 
dont  celui-ci  avait  ose  se  couvrir,  nous  ne  citerons  que  1' apologue 
historique  qui  forme  le  terrible  preambule  de  sa  reponse. 

((  Jean  Betisac  fut  trouve  coupable  d' avoir  amasse  des  biens 
considerables  par  des  moyens  iniques.  11  s'excusa  sur  les  ordres 
qu'il  avait  recus  du  due  de  Berri,  son  maitre;  mais  sesrichesses 
deposaient  contre  lui.  Lorsque  les  juges  lui  demanderent  com- 
ment il  avait  amasse  de  si  grands  biens,  il  repondit  :  «  Messieurs, 
monseigneur  de  Berri  veutque  sesgens  deviennent  riches...  »  Ges 
moyens  de  defense  n'etaient  pas  victorieux;  aussi  le  due  de  Berri 
fit-il  r impossible  pour  le  soustraire  a  la  justice.  II  envoya  au 
conseil  du  roi  les  sires  de  Nantouillet  et  Pierre  Mespin,  cheva- 
liers, munis  de  lettres  de  ce  prince,  par  lesquelles  il  avouait  Be- 
tisac de  tout  ce  qu'il  avait  fait  pendant  son  administration.  La 
procedure  faite,  elle  fut  rapportee  au  roi,  deja  prevenu  par  le 
public  contre  Betisac;  le  monarque  Charles  VI  s'ecria  :  «  C'est 
un  mauvais  homme,  il  est  heretique  et  larron ;  nous  voulons  qu'il 
soit  pendu;  ni  ja  pour  cet  oncle  de  Berri,  il  n'en  sera  excuse  ni 
departi.  » 

Le  parlement  a  cru  devoir  donner  dans  cette  circonstance 
une  nouvelle  preuve  de  cette  justice  inflexible  qui  ne  fait  aucune 
acception  ni  du  rang,  ni  de  la  personne,  ni  de  toute  autre  consi- 
deration etrangere  a  la  severite  des  lois ;  il  n'a  pas  ete  fache  non 
plus  de  conserver  le  droit  de  veiller  avec  plus  ou  moins  de  discre- 
tion sur  les  finances  d'un  grand  prince,  dont  on  avait  bien  voulu 
lui  confier  le  soin  d' examiner  le  regime.  En  consequence,  M.  de 
Sainte-Foy  est  reste  sous  le  poids  de  son  premier  jugement,  son 
decret  de  prise  de  corps  confirme,  et  ses  biens  annotes  ;  mais, 
en  homme  sage,  il  y  avait  pourvu,  et  n'en  vivra  pas  moins  agrea- 
blement  a  Londres.  Sur  dix-neuf  juges,  onze  voulaient  le  con- 
damner  au  blame.  Le  sieur  Le  Bel  a  ete  mis  hors  de  cour.  A 
I'exception  du  sieur  Nogaret,  tresorier  du  prince,  toutes  les  autres 
personnes  impliquees  dans  le  proces  sont  demeurees  sous  la 
main  de  la  justice,  et  Ton  continuera  d'informer  sur  les  de- 
sordres  commis  dans  1' administration  des  finances  de  M.  le  comte 
d'Artois. 

—  Nous  sommes  sur  le  point  de  perdre  MM.  d'Alembert  et 


36Zi  CORRESPONDANCE    LITT^RAIRE. 

Diderot^  :  le  premier,  d'un  marasme  joint  a  une  maladie  de 
vessie;  le  second,  d'une  hydropisie.  11  est  bien  singulier  que  deux 
hommes  qui  ont  donne  ensemble  le  ton  a  leur  sifecle,  qui  ont 
eleve  ensemble  I'edifice  d'un  ouvrage  qui  leur  assure  I'immorta- 
lite,  semblent  se  reunir  encore  pour  descendre  dans  le  tombeau. 
M.  le  marquis  de  Gondorcet,  qui  rend  a  M.  d'Alembert  les  devoirs 
qu'un  pere  pourrait  attendre  d'un  fils,  est  secretaire  perpetuel 
de  I'Academie  des  sciences,  et  dans  ce  moment  directeur  de 
I'Academie  fran^aise;  M.  d'Alembert,  enle  chargeantde  ses  der- 
niferes  dispositions  (il  le  fait  son  legataire  universel),  lui  dit  en 
riant,  malgre  ses  douleurs  :  «  Mon  ami,  vous  ferez  mon  ^loge 
dans  les  deux  Academies ;  vous  n'avez  pas  de  temps  a  perdre 
pour  cette  double  besogne.  » 

On  recueille  avec  un  interet  mele  de  respect  les  derni^res 
paroles  d'un  philosophe  mourant :  elles  deviennent  plus  serieuses 
encore  quand  elles  nous  peignent  la  tranquillite  de  son  ame  dans 
ces  derniers  instants.  Nous  avons  cru  devoir  lestranscrire. 

—  M.  Montgolfier  vient  de  realiser  le  projet  qu'il  avait  forme 
et  annonce  de  s' clever  dans  Fair  a  I'aide  de  sa  machine  aerosta- 
tique.  Celle  qu'il  a  construite  a  cet  effet  a  soixante  pieds  de  hau- 
teur sur  quarante  de  largeur ;  elle  ne  diff^re  des  autres  que  par 
le  cone  qui  la  termine,  qui,  etant  plus  large  et  plus  arrondi,  resiste 
davantage  a  Taction  de  1' agent  qu'il  emploie.  II  a  adapte  a  sa 
base  une  galerie  tournante  en  osier,  sur  laquelle  lui,  M.  Pilatre 
des  Rosiers,  M.  le  chevalier  d'Arlande  ont  ete  enleves  a  trente 
pieds  de  hauteur;  ils  sont  retombes  d'une  mani^re  si  douce  et  si 
lente  qu'ils  n'ont  presque  pas  senti  le  moment  ou  la  machine  a 
pose  a  terre.  Elle  n'etait  attachee  ni  guidee  par  aucun  cordage ; 
on  avait  eu  seulement  la  precaution  de  ne  la  remplir  qu'en  pro- 
portion de  la  hauteur  a  laquelle  on  voulait  I'enlever,  et  du  temps 
qu'on  voulait  qu'elle  restat  en  I'air.  Sept  a  huit  amateurs,  M.  le 
due  de  Ghartres  et  le  comte  Dillon,  ont  ete  seuls  admis  a  cette 
premiere  experience.  Le  prince  a  demande  qu'on  la  repetat,  et 
voulait  absolument  s'embarquer  avec  le  comte  Dillon;  mais 
M.  Montgolfier  a  ose  ne  le  permettre  qu'a  ce  dernier,  qui  a  ete 
enleve  a  vingt  pieds  seulement  et  est  redescendu  le  plus  tranquil- 
lement  du  monde. 

1.  Diderot  ne  mourut  que  le  30  juillet  suivant;  mais  d'Alembert  succomba  lo 
29  octobrc  1783.  (T.) 


SEPTEMBRE   1783.  365 

L'heureux  auteur  de  I'emploi  de  I'agent  le  plus  simple,  dont 
r application  produit  I'effet  le  plus  etonnant  et  pour  1' imagination 
et  pour  la  raison,  qui  repugnait  a  la  possibilite  de  s' el  ever  dans 
Fair,  a  encore  la  gloire  d'etre  le  premier  qui  I'ait  essaye.  II 
compte  repeter  cette  experience  en  emplissant  chaque  fois  davan- 
tage  cette  machine  pour  I'elever  graduellement  a  des  hauteurs  plus 
considerables.  II  va  lui  adapter  une  espece  de  plate-forme  en  fer 
sur  laquelle  on  pourra  bruler  de  la  paille,  seul  agent  qu'il  em- 
ploie,  dont  I'effet  est  de  rarefier  I'air  atmospherique  contenu 
dans  cette  machine,  et  qui  suffit  pour  I'elever  et  la  soutenir  autant 
de  temps  que  Ton  pourra  alimenter  ce  feu.  II  ne  reste  plus  qu'a 
trouver  les  moyens  de  diriger  sa  marche ;  en  attendant,  les  phy- 
siciens  peuvent  s'en  servir  pour  connaitre  et  peser  I'air  atmo- 
spherique a  diverses  hauteurs,  et  cela  seul  est  deja  une  reponse 
peremptoire  a  la  question  :  A  qiioi  hon  ? 

Une  deputation  des  souscripteurs  pour  1' experience  qui  a  ete 
faite  au  Champ-de-Mars,  et  qui  en  avaient  ouvert  une  nouvelle 
d'un  ecu  pour  faire  frapper  une  medaille  d'or  a  I'honneur  de 
MM.  Montgolfier,  que  la  reine.  Monsieur,  Madame,  M.  et  M""*  la 
comtesse  d'Artois,  ont  doublement  honoree  en  s'y  faisant  inscrire 
seulement  pour  I'ecu  donne  par  les  autres  souscripteurs,  s'est 
transportee  dans  unjardin  ou  est  la  machine,  et  la,  au  pied  de 
I'echafaud  sur  lequel  elle  est  etendue,  a  remis  a  son  inventeur 
cette  medaille,  qui  represente  d'un  cote  les  tetes  des  deux 
fr^res  Montgolfier,  avec  cette  inscription  au  bas  :  Uair  rendu 
navigable,  1783;  et  de  I'autre  cote,  le  Champ-de-Mars,  I'Ecole 
Militaire  dans  le  fond,  et  au-dessus  d'un  nuage,  qui  se  resout  en 
pluie,  le  globe  aerostatique  s'elevant  majestueusement  dans  I'air. 
Une  foule  de  peupleborde  la  scene.  Au  bas  est  ecrit :  Experience 
du  globe  aerostatique  invent e  par  MM.  Montgolfier^  ex^cutee  h, 
Paris  J  au  Champ-de-Mars ,  par  une  souscription  sous  la  direc- 
tion de  M,  Faujas  de  Saint-Fond, 


366  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 


OGTOBRE^ 

*0n  ne  devait  pas  s'attendre,  apres  les  ordres  qui  avaient 
aiT^te  et  defendu  si  sev^rement  la  representation  du  Manage  de 
Figaro^  qu'il  fut  possible  de  voir  un  jour  cet  ouvrage  sur  le 
Theatre-Fran Qais ;  I'auteur  seul  n'en  a  pas  desespere,  et  il  y  a 
lieu  de  penser  aujourd'hui  qu'il  a  eu  raison.  On  a  fait  naitre 
a  M.  le  comte  de  Vaudreuil  le  desir  de  voir  jouer,  a  sa  campagne 
de  Gennevilliers,  les  fameuses  JSoces-,  il  I'a  propose  a  I'auteur, 
qui  lui  a  represente  que  les  defenses  de  laisser  jouer  un  ouvrage 
si  innocent  avaient  eleve  contra  sa  comedie  un  soupcon  d'iinmo- 
ralitequi  ne  lui  permettait  d'en  souffrir  la  representation,  quelque 
part  que  ce  put  etre,  que  lorsque  1' approbation  d'un  censeur 
I'aurait  lavee  de  cette  tache.  Ona  choisi  pour  censeur  xM.  Gaillard, 
de  I'Academie  fran^aise;  la  pi^ce  approuvee,  grace  a  quelques 
changements,  a  ete  jouee  chezM.  de  Vaudreuil.  Outre  les  correc- 
tions et  les  adoucissements  exiges  par  M.  Gaillard,  on  en  a  pro- 
pose de  plus  considerables  encore,  a  la  faveur  desquels  on  assure 
que  le  public  jouira  bientot  de  cette  comedie ;  mais  ce  qui  en 
avait  fait  arreter  la  representation  n'etait  pas  malheureusement 
la  partie  la  moins  piquante  de  1' ouvrage. 

—  *  La  cour  est  a  Fontainebleau  depuis  le  9  de  ce  mois ;  le 
nombre  des  nouveautes  que  Ton  se  propose  de  donner  pendant 


1.  Pendant  les  mois  d'octobre  et  de  novembre  1783,  Meister  fut  absent  de  Paris 
«  pour  de  tristes  devoirs  »,  comme  il  nous  I'apprend  en  reproduisant  une  lettre  de 
M"'^  Necker  (decembre).  Un  passage  de  cette  lettre  laisse  entendre  qu'il  avait 
accompagne  en  province  M'""  de  Vermenoux,  chez  qui  il  demeurait,  rue  Neuve- 
du-Luxembourg.  M'°^  de  Vermenoux,  Vaudoise  comme  M'""  Necker,  avait  6t6  I'hd- 
tesse  de  celle-ci  jusqu'au  moment  de  son  manage. 

Par  qui  Meister  se  fit-il  remplacer  pendant  cette  absence  ?  Aucune  note  du  ma- 
nuscrit  ne  nous  I'apprend,  et  la  redaction  n'ofifre  point  de  differences  assez  sensibles 
pour  qu'on  puisse  so  prononcer  avec  quelque  certitude ;  mais  il  a  pris  la  peine  de 
marquer  d'un  asterisque  ces  articles  d'emprunt,  et  nous  avons  ponctuellement 
retabli  cette  distinction ;  toutefois  les  deux  grandes  etudes  sur  d'Alembert  et  sur 
M"'*  d'Epinay,  et  un  certain  nombre  de  comptes-rendus,  ne  portent  point  de  marque : 
Meister  les  avait  sans  doute  rediges  avant  son  depart,  ou  les  envoya  a  ses  sup- 
pleants ;  on  verra  d'ailleurs  au  mois  de  decembre  que  Marmontel  et  M™"  Necker 
le  tenaient  au  courant  des  nouveaute?. 


OGTOBRE  1783.  367 

ce  voyage  le  rendront  un  des  plus  brillants  qu'on  ait  vus  depuis 
longtemps. 

Nous  nous  bornerons  a  avoir  Thonneurde  vousrendre  compte 
du  succes  de  ces  divers  ouvrages  sur  le  theatre  de  la  cour,  et 
nous  n'en  ferons  Tanalyse  quelorsque  le  public  les  aura  juges  sur 
le  theatre  de  la  capitale.  Paris  se  plait  souvent  a  reformer  les  juge- 
ments  de  la  cour  en  matiere  de  gout ;  on  I'a  dit  il  y  a  longtemps  : 
Fontainehleau  est  le  Chdtelet,  et  le  parterre  de  Paris  est  le  par- 
lement  qui  casse  souvent  ses  sentences.  L'embarras  et  le  peu 
d'ensemble  qui  regnent  en  general  dans  une  premiere  represen- 
tation, les  acteurs  surcharges  de  roles  dans  ces  voyages,  peu 
surs  de  leur  memoire  et  intimides  par  I'assemblee  imposante 
devant  laquelle  ils  jouent,  tout  invite  a  ne  jamais  juger  ces  nou- 
veautes  d'apres  les  representations  de  la  cour. 

On  a  donne  le  12  de  ce  mois  les  Deux  Soupers^  opera-comique 
en  trois  actes,  paroles  de  M.  Pallet,  connu  d'une  maniere  assez 
avantageuse  par  la  tragedie  de  Tibere^,  dont  nous  avons  rendu 
compte  dans  le  temps ;  la  musique  est  de  M.  le  chevalier  Dalayrac, 
auteur  de  V Eclipse  et  du  Corsaire.  Get  ouvrage  a  eu  un  succes 
plus  que  douteux,  et  Ton  n'a  pas  manque  de  dire  (\\\'il  ny  avait 
pas  un  seul  plat  de  jmssahle  dans  ces  Deux  Soupers.  Le  poeme  a 
paru  mal  fait,  le  style  neglige  et  quelquefois  de  mauvais  gout.  La 
musique  est  d'une  bonne  facture ;  on  y  a  remarque  quelques 
intentions  heureuses,  de  Toriginalite  dans  les  accompagnements, 
mais  peu  de  grace  dans  le  chant. 

Le  16,  on  a  donne  la  premiere  representation  de  Didon, 
tragedie-opera,  paroles  de  M.  Marmontel,  musique  de  M.  Piccini. 
Deux  compositeurs  celebres,  MM.  Piccini  et  Sacchini,  vont 
s'essayer  tour  a  tour  et  presque  successivement  sur  le  theatre  de 
la  cour,  le  premier  dans  Didon,  le  second  dans  Chimiiie  ou  le 
Cid,  Gette  espece  de  lutte  entre  des  talents  aussi  distingues  fixe 
Tattention  du  public.  Les  repetitions  qu'on  a  faites  a  Paris  de  ces 
deux  ouvrages  ont  deja  divise  les  enthousiastes  de  la  musique 
italienne,  et  Didon  et  Chimdne  pourront  bien  faire  naitre  autant 
de  querelles  quJphigenie  et  Roland,  Les  Gluckistes,  ne  pouvant 
plus  opposer  Gluck  a  Piccini,  voudraient  bien  que  Sacchini  eut 
la  complaisance  d'etre  leur  Gluck,  et  les  vrais  amateurs  de  I'art, 

1.  Voir  prccedemment  p.  195. 


368  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

qui  ne  sont  d'aucun   parti,   souhaiteront   ardemment  que   les 
Gluckistes  ne  fassent  jamais  d' autre  choix. 

Didon  a  r6ussi  compl^tement  a  la  cour.  Tout  le  recitatif  du 
role  de  Didon  a  paru  de  I'expression  la  plus  vraie  et  la  plus  tou- 
chante,  les  airs  presque  tous  dignes  de  leur  auteur,  les  choeurs 
bien  traites;  il  y  ena  deux  surtout  qui  ontproduit  un  grand  effet. 
Les  roles  d'larbe  et  d'Enee  ont  paru  plus  faibles  et  dans  lepoeme 
et  dans  la  musique.  M'^^  Saint-Huberty,  qui  a  rempli  le  role  de 
Didon,  I'a  faitd'unemaniere  superieure  etquiluiamerite  les  plus 
grands  applaudissements.  En  general,  on  regarde  deja  cet  opera 
comme  le  meilleur  de  ceux  que  M.  Piccini  a  faits  en  France. 

On  a  donne,  le  17,  la  premiere  representation  du  Droit  du 
seigneur,  opera-comedie  en  trois  actes,  paroles  de  M.  Des  Fon- 
taines, connu  par  VAveugle  de  Palmyre,  musique  de  M.  Martini, 
auteur  de  celle  de  VAmoureux  dequinze  ans.  Le  premier  acte  de 
cet  ouvrage  a  fait  plaisir;  on  a  reproch^  au  second  quelques 
longueurs ;  le  troisieme  a  paru  froid  et  ennuyeux ;  mais  comme 
la  musique  en  a  et6  en  general  trouvee  agr^able,  on  pense  que 
ce  poeme,  reduit  a  deux  actes,  pourrait  avoir  un  succ^s  plus 
ou  moins  decide  a  Paris. 

—  * Di scours  du  comte  de  Lally-Tolendal  dans  Vinterroga- 
toire  quil  a  preti  au  parlemeni  de  Dijon,  en  qualiti  de  curateur 
li  la  mimoire  du  comte  de  Lally  son  pire,  le  samedi  i6  aoitt 
i783.  M.  de  Lally-Tolendal,  curateur  a  la  m^moire  de  son  pere, 
dont  la  cause  avait  ete  renvoyee  au  parlement  de  Dijon,  y  a  vu 
confirmer  I'arret  du  parlement  de  Paris,  qui  condamna  le 
comte  de  Lally  a  perdre  la  tete  et  ses  Memoires  a  etre  brules 
par  la  main  du  bourreau.  Le  discours  qu'il  a  prononce  sur 
la  sellette  (forme  a  laquelle  on  astreint  le  defenseur  d'un  homme 
condamne)  est  ecrit  avec  une  eloquence  rare,  que  Ton  trouve 
difficilement  dans  le  barreau,  et  qui  fait  le  plus  grand  honneur  a 
I'ame  et  au  g6nie  de  ce  jeune  niilitaire.  Nous  en  transcrirons 
I'exorde  comme  un  modele  dans  ce  genre  : 

((  Messieurs,  si  jamais  j'ai  eu  besoin  de  votre  indulgence,  de 
vos  vertus,  de  votre  humanite,  c'est  surtout  aujourd'hui  que  je 
les  appelle  a  mon  secours.  Frappe  d'une  crainte  religieuse  en 
entrant  dans  ce  sanctuaire,  saisi  par  la  majeste  du  lieu,  par  le 
respect  du  a  cette  auguste  assemblee;  le  dirai-je,  messieurs  ? 
accable  depuis  hier  d'un  deuil  public  que  j'ai  particuli^rement 


OGTOBRE   1783.  369 

ressenti  * ,  et  qui  a  porte  la  consternation  dans  vos  ames  comme 
dans  la  mienne,  mille  tourments  a  la  fois  viennent  encore  fondre 
sur  moi  dans  ce  moment.  Toutes  mes  douleurs  se  renouvellent, 
toutes  mes  plaies  se  rouvrent ;  cet  instant  m'en  rappelle  un  autre 
affreux,  dechirant...  Je  crois  voir  mon  malheureux  pere,  je  le 
vois,  messieurs,  s'avancant  a  ce  dernier  inter rogatoi re  qui  a  et6 
le  commencement  de  son  long  supplice ;  je  le  vois  depouille  des 
marques  glorieuses  qu'il  avait  achetees  par  son  sang,  se  soulevant 
a  I'aspect  du  siege  infame  qui  lui  est  reserve,  decouvrant  sa  tete 
blanchie,  montrant  a  ses  juges  son  sein  convert  de  cicatrices,  et 
demandant  si  cest  Ui  la  recompense  de  cinquaiite  aiis  de  service. . . 
Ah !  messieurs,  si  quelque  erreur  allait  m'echapper,  si  le  zele 
m'emportait,  par  justice,  parpitie,  n'imputez  point  a  crime  I'ega- 
rement  de  la  douleur  et  les  transports  de  la  nature...  Qu'il  me 
soit  permis  de  me  refugier  au  fond  de  vos  entrailles ;  la  j'ai  une 
sauvegarde,  la  retentiront  les  noms  sacres  dont  j'ai  les  droits  a 
venger  et  les  devoirs  a  remplir.  S'il  etait  possible  que  le  juge  se 
sentit  soulever  contre  moi,  alors,  messieurs,  que  le  fils  se  rap- 
pelle son  pere,  que  le  pere  songe  a  ses  enfants,  et  vous  me 
pardonnerez,  vous  m3  plaiiidrez,  vous  me  cherirez  peut-etre. 
La  justice  m'a  ravi  mon  pere,  je  lui  en  demande  un  autre;  j'en 
vois  un  dans  chaque  magistrat  qui  m'ecoute.  Gette  idee  mele 
un  pen  de  douceur  a  I'amertume  qui  me  devore ;  elle  me  rend 
un  pen  de  force,  et  je  m'ecrie  en  tendant  les  bras  vers  chacun 
de  vous  :  «  Mon  p^re,  soutenez-moi  dans  la  defense  de  celui 
«  que  m'avait  donne  la  nature;  le  voeu  de  la  nature  ne  pent 
((  etre  en  contradiction  avec  le  voeu  de  la  loi.  )> 

—  *LetlrecL  M.  le  president*''*  sur  le  globe  airoslatique^  sur 
les  teles  parlantes,  et  sur  VHat  de  V opinion  publique  ii  Paris., 
pour  servir  de  suite  cl  la  lettre  sur  le  poeme  des  Jardins.  Nous 
avons  eu  I'honneur  de  vous  rendre  compte  des  pret  unions  de 
M.  Charles,  demonstrateur  de  physique,  a  la  decouverte  de 
M.  Montgolfier  ^ ;  pendant  que  ce  dernier  s'occupe  a  perfec- 
tionner  sa  machine  et  s'enleve  a  plus  de  trois  cents  pieds  de 
hauteur  dans  I'atmosphere,  M.  Charles  cherche  des  faiseurs  de 
pamphlets,  et  dans  son  etat  de  cause  n'a  pu  trouver  que  le  che- 

1 .  La  mort  de  M"""  de  Vogue.  (IVTeister.) 

2.  Voir  page  344  et  suivantes. 

xiii.  24 


370  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

valier  de  Rivarol.  Ce  faiseur  s'est  moins  attache  a  soutenir  les 
pretentions  de  son  client  qii'a  diminuer  autant  qu'il  I'a  pu  la 
gloire  de  MM.  Monlgolfier,  et  a  preter  beaucoup  de  ridicules 
a  M.  Faujas  de  Saint-Fond,  dont  le  zele  s'est  occupe  dans  leprin- 
cipe  a  faire  repeter  1' experience  de  MM.  Montgolfier  par  la  voie 
d'une  souscription,  et  a  leur  faire  frapper  une  medaille.  Quoique 
cette  brochure  manque  essentiellement  de  verite  dans  les  faits  et 
quelquefois  de  gout  dans  le  style,  elle  est  pourtant  en  general 
faite  avec  adresse  et  ecrite  avec  esprit;  elle  annonce  chez  son 
auteur  le  talent  propre  a  ce  genre  d'ouvrage.  II  etait  deja  connu 
par  une  Lettre  sur  l' excellent  poeme  des  Jardins  de  M.  I'abbe 
Delille,  et  plus  encore,  et  a  son  grand  regret,  par  le  prix  de 
vertu  que  I'Academie  fran^aise  a  adjuge  cette  annee  a  la  garde- 
malade  qui  a  nourri  et  soigne  madame  son  epouse. 

Ce  que  M.  de  Rivarol  dit,  a  la  fin  de  cette  brochure,  sur  les 
tetcs  parlantes  de  M.  I'abbe  Micol,  est  tr^s-interessant.  Get  inge- 
nieux  mecanicien  leur  a  adapte  deux  claviers,  I'un  en  cylindre, 
par  lequel  on  n'obtient  qu'un  nombre  determine  de  phrases, 
mais  sur  lequel  les  intervalles  des  mots  et  leur  prosodie  sont 
marques  correctement;  I'autre  clavier  contient,  dans  I'^tendue 
d'un  ravalement,  tous  les  sons  et  tons  les  tons  de  la  langue 
francaise,  reduits  en  petit  nombre  par  une  methode  ing^nieuse 
et  particuliere  a  I'auteur.  Avec  un  peu  d'habitude  et  d'habilete, 
on  parlera  avec  les  doigts  comme  avec  la  langue.  M.  de  Rivarol 
observe  avec  raison  qu'une  machine  aussi  ingenieuse  pent 
servir  a  conserver  et  a  retracer  aux  si^cles  futurs  I'accent  et  la 
prononciation  d'une  langue  vivante,  qui  tdtou  tard  fmissent  par 
s'alterer  ou  se  perdre  absolument,  comme  il  est  arrive  au  grec  et 
au  latin,  que  Demosthene  et  Giceron  ne  pourraient  entendre 
lorsque  nous  voulons  les  parler. 

On  a  faitcontre  M.  de  Rivarol  une  epigramme  bien  innocente, 
en  reponse  asa  brochure  : 

Malgr6  Damis,  on  a  vu  les  Quarante, 
Donnant  un  prix  qu'on  ne  pent  partager, 
Cruellement  couronner  sa  servante. 
Que  fait  ce  jeune  auteur?  Ne  pouvant  se  venger, 
11  ecrit  :  et  le  choix  du  sujet  qu'il  nous  vante 
Apprend  k  ces  messieurs  comment  il  faut  juger. 

—  L'Furope  savante  vient  de  perdre  M.  d'Alembert;  la  phi- 


OGTOBRE    1783.  371 

losophie,  les  sciences  et  les  lettres  regretteront  longtemps  cet 
homme  cel^bre.  Nous  nous  bornerons  dans  cet  instant  a 
recueillir  quelques  circonstances  de  ses  derniers  moments,  et 
nous  y  joindrons  I'espece  d'eloge  qu'en  a  fait  M.  le  marquis  de 
Gondorcet  a  I'ouverture  de  la  seance  publique  de  I'Academie  des 
sciences. 

M.  d'Alembert  est  mort,  le  29  octobre,  age  de  pr6s  de 
soixante-six  ans,  d'un  marasme,  suite  des  douleurs  occasionnees 
par  la  pierre  qu'on  lui  a  trouvee  dans  la  vessie ;  elle  etait  assez 
considerable,  mais  non  adherente.  II  n'avait  jamais  voulu  per- 
mettre  qu'on  le  sondat,  determine  a  ne  pas  souffrir  une  ope- 
ration qui  seule  eut  pu  le  conserver  a  la  vie ;  il  redoutait  de 
s' assurer  de  la  cause  de  ses  souffrances,  et  le  nom  seul  de  litho- 
tome  le  faisait  fremir.  On  a  quelque  peine  a  pardonner  au 
coryphee  des  philosophes  d'avoir  montre  si  pen  de  fermete, 
lorsqu'un  pauvre  archeveque  de  quatre-vingts  ans  lui  en  avait 
donne  un  si  bel  exemple  ^;  mais  cette  disposition  tient  moins 
sans  doute  au  caract^re  de  nos  idees  qu'a  celui  de  nos  senti- 
ments; peut-etre  meme  un  geometre  a-t-il  1' esprit  trop  juste 
pour  avoir  du  courage.  Des  douleurs  aussi  aigues  que  celles 
qu'il  devait  souffrir  depuis  longtemps  etaient  une  source  d'im- 
patiences  qui  pouvait  bien  les  rendre  excusables,  et  ce  sont  ces 
douleurs,  bien  plus  que  Tapproche  de  sa  mort,  sur  laquelle  il 
ne  se  faisait  point  d'illusion,  qui  avaient  excessivement  aigri 
son  caract^re;  il  n*a  pas  cesse  cependant  un  seul  jour  de  voir 
ses  amis.  Le  cure  de  sa  paroisse  s'etant  presente  chez  lui  la 
veille  de  sa  mort,  il  lui  fit  dire  par  son  domestique  que  I'etat  ou 
il  se  trouvait  ne  lui  permettait  pas  de  le  voir  dans  ce  moment, 
mais  qu'il  le  reverrait  avec  plaisir  le  lendemain.  II  acheva  de 
vivre  et  de  souffrir  pendant  la  nuit.  On  a  presume  avec  quelque 
raison  que  le  philosophe  geometre  avait  calcule,  d'apres  son 
affaissement,  que  ce  laps  de  temps  lui  suflisait  pour  s'epargner 
des  formules  d' exhortations  que  le  cure  devait  au  ministere 
qu'il  remplissait,  et  que  le  caract^re  du  malade  ne  pouvait  lui 
rendre  que  fort  fatigantes  et  plus  surement  encore  tr^s-inu tiles. 
M.  d'Alembert  a  ete  porte  dans  le  cimeti^re  de  sa  paroisse  sans 


1.  M.  Christophe  de  Beaumont,  taill6  tres-heureusement  k  quatre-vingts  ans 
passes.  (Meistbr.) 


372  CORRESPONDENCE   LITTERAIRE. 

cortege  et  sans  bruit.  Ses  amis  ont  tente  vainement  plusieurs 
demarches  aupres  de  M.  I'archeveque  pour  obtenir  qu'il  fut 
enterre  dans  I'eglise  comme  Test  tout  citoyen  aise  qui  veut  bien 
payer  cette  imbecile  distinction;  M.  I'archeveque  I'a  refuse 
constamment ;  mais  au  moins  a-t-il  eu  le  bon  esprit  de  ne  pas 
donner  le  scandale,  plus  prejudiciable  a  la  religion  qu'humiliant 
pour  la  philosophie,  de  defendre,  ainsi  que  son  pr^decesseur  le 
fit  a  regard  de  M.  de  Voltaire,  I'inhumation  enterre  sainte  d'un 
catbolique  qui  n'a  fait  aucun  acte  d'un  culte  different,  et  que, 
malgr6  la  perversite  de  ses  opinions,  le  mouvement  de  contri- 
tion le  plus  interieur,  le  plus  secret,  et  fait  au  moment  ou  il  s'e- 
teint,  porte  necessairement  en  paradis,  a  la  droite  du  fils  de 
Dieu.  Peut-etre  M.  I'archeveque  a-t-il  cru  devoir  a  ce  principe 
tr6s-orthodoxe  un  coin  dans  le  cimetiere  k  M.  d'Alembert;  mais 
peut-etre  aussi  s'est-il  cru  oblige  en  m^me  temps  de  lui  refuser 
une  tombe  dans  I'eglise,  vu  la  publicity  perseverante  de  ses  opi- 
nions, crainte  que  cette  faveur  si  commune  ne  fut  regardee 
comme  une  tolerance  dangereuse,  et  que  la  pierre  ou  le  marbre 
sur  lequel  on  eut  pu  transmettre  son  nom  a  nos  neveux  n'en  pa- 
rut  consacrer  en  quelque  mani^re  le  souvenir.  Les  bons  esprits 
ont  trouve  de  la  sagesse  dans  cette  conduite;  mais  ce  mezzo 
iermine  a  mecontente  6galement  les  devots  et  les  philosophes.  II 
est  assez  etrange  que  ces  derniers  trouvent  tant  de  plaisir  a  etre 
dans  I'eglise  apr^s  leur  mort,  et  tant  de  gloire  a  n'y  etre  pas  de 
leurvivant. 

M.  d'Alembert  a  laisse  et  du  laisser  pen  de  fortune;  il 
jouissait  de  1A,000  livres  de  rentes  en  pensions.  II  n'aurait  eu 
qu'a  le  desirer  pour  en  avoir  davantage ;  mais  ses  besoins  ont 
toujours  ete  la  mesure  de  son  ambition.  II  a  nomme  M.  le  mar- 
quis de  Condorcet  son  legataire  universel ;  il  a  legue  6,000  livres 
a  un  de  ses  domestiques,  et  4,000  k  I'autre;  il  charge  son  lega- 
taire de  leur  en  donner  davantage  si  le  produit  de  la  succession 
le  permet.  On  'craint  beaucoup  que  le  marquis  de  Condorcet  ne 
prenne  dans  sa  bourse  pour  remplir  cette  partie  du  testament, 
les  meubles,  Hvres  et  papiers  du  testateur  n'equivalant  pas  a  ces 
deux  legs  !!!  II  a  nomme  M.  Remy,  maitredes  comptes,  son  ami 
de  college,  et  M.  Watelet  ses  executeurs  testamentaires  ;  il  leur 
l^gue,  ainsi  qu'a  quelques  autres  amis,  des  porcelaines,  des 
tableaux  et  des  gravures.  On  a  trouve  singulier  que  son  testa- 


OCTOBRE  1783.  373 

ment  commencat  par  ces  mots  :  Au  nom  du  Pdre^  du  Fils  etdu 
Saint-Esprii;  formule  qui  n'est  point  de  rigueur  dans  cet  acte, 
etqui,  de  la  part  d'un  philosophe,  apresque  I'air  d'une  mauvaise 
plaisanterie. 

DISCOURS     DE     M.     LE    MARQUIS     DE     CONDORCET 

A  l'ouverture  de  la  Stance  publique  de  l'academie  royale 

DES    sciences. 

((  Le  court  espace  de  notre  separation  a  ete  pour  les  sciences 
une  epoque  tristement  memorable,  et  jamais  de  si  grandes  pertes 
ne  se  sont  succede  avec  une  rapidite  si  funeste. 

((  La  mort  nous  a  ravi  M.  d'Alembert,  lorsque  son  genie, 
encore  dans  sa  force,  promettait  a  1' Europe  savante  de  nouvelles 
lumi^res.  Geomfetre  sublime,  c'est  a  lui  que  notre  siecle  doit 
I'honneur  d' avoir  ajoute  un  nouveau  calcul  a  ceux  dont  la  de- 
couverte  avait  illustre  le  siecle  dernier,  et  de  nouvelles  bran- 
ches de  la  science  du  mouvement  aux  theories  qu'avait  creees 
le  genie  de  Galilee,  d'Huygens  et  de  Newton. 

((  Philosophe  sage  et  profond,  il  a  laisse  dans  le  Discours 
preliminaire  de  VEiicydopedie  un  monument  pour  lequel  il  n'a- 
vait  point  eu  de  modele. 

((  Ecrivain  tantot  noble,  energique  et  rapide,  tantot  inge- 
nieux  et  piquant,  suivant  les  sujets  qu'il  a  traites,  mais  toujours 
precis,  clair,  plein  d'idees,  ses  ouvrages  instruisent  la  jeunesse, 
et  occupent  d'une  mani^re  utile  les  loisirs  de  I'homme  eclaire. 

«  La  franchise,  I'amour  de  la  verite,  le  z61e  pour  le  progr^s 
des  sciences  et  pour  la  defense  des  droits  des  homraes  formaient 
le  fonds  de  son  caract^re.  Une  probite  scrupuleuse,  une  bienfai- 
sance  6clairee,  un  desinteressement  noble  et  sans  faste,  furent 
ses  principales  vertus. 

«  Les  jeunes  gens  qui  annoncaient  des  talents  pour  les 
sciences  et  pour  les  lettres  trouvaient  en  lui  un  appui,  un  guide, 
un  module. 

((  Ami  tendre  et  courageux,  les  pleurs  de  I'amitie  ont  coule 
sur  sa  tombe  au  milieu  des  regrets  des  Academies  de  la  France 
et  de  I'Europe.  II  eut  des  ennemis,  pour  que  rien  ne  manquat  a 
sa  gloire,  et  Ton  doit  compter,  parmi  les  honneurs  qu'il  a  recus, 
I'acharnement  avec  lequel  il  a  ete  poursuivi,  pendant  sa  vie  et 


37/i  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

apr^s  sa  mort,  par  ces  hommes  dont  la  haine  se  plait  a  choisir 
pour  ses  victimes  le  genie  et  lavertu. 

((  Honorepar  lui,  d6s  ma  jeunesse,  d'une  tendresse  vraiment 
paternelle,  personne,  dans  la  perte  commune,  n'aplus  a  regretter 
quemoi.  Son  genie  vivra  eternellement  dans  ses  ouvrages;  il  con- 
tinuera  longtemps  d'instruire  les  hommes;  il  reste  tout  entier 
pour  les  sciences  et  pour  sa  gloire;  I'amitie  seule  a  tout  perdu. 

((  Sa  mort  avait  ete  precedee  de  quelques  semaines  seulement 
par  celle  de  M.  Euler* ;  genie  puissant  et  inepuisable,  qui,  dans 
sa  longue  carriere,  a  parcouru  toutes  les  parties  des  sciences 
mathematiques  et  areculeles  bornes  de  toutes.  Toujours  origi- 
nal et  profond,  mais  toujours  elegant  et  clair^  il  a  public  plus  de 
quatre  cents  ouvrages,  et  il  n'en  est  pas  un  seul  qui  ne  renferme 
une  verite  nouvelle,  une  decouverte  utile  ou.  brillante.  Prive  de 
la  vue,  son  activite,  sa  fecondite  meme,  n  en  avaient  point  ete 
rale n ties ;  la  force  singuliere  de  son  intelligence  repara  sans 
effort  cette  perte,  qui  pour  tout  autre  eut  ete  irreparable,  et  la 
nature  semblaitl'avoir  forme  pour  etre  a  la  fois  un  grand  homme 
et  un  phenom^ne  extraordinaire,  pour  etonner  le  monde  autant 
que  pour  I'eclairer.  » 

—  *La  Caravane  du  Caire,  opera  en  trois  actes,  represente, 
pour  la  premiere  fois,  sur  le  theatre  de  la  cour  le  SOoctobre,  est 
le  seul  ouvrage,  apr^s  Lidon^  qui  ait  eu  un  succes  decide.  Les 
paroles  sont  de  M.  Morel,  auteur  du  poeme  (y Alexandre  dans 
rindcy  et  la  musique  de  notre  charmant  Gretry.  Dans  le  premier 
acte,  une  caravane  attaquee  par  les  Arabes  est  defendue  par  un 
officier  francais  qui  s'y  trouve  captif  avec  sa  femme;  le  danger 
lui  a  fait  mettre  les  armes  a  la  main,  et  sa  liberte  lui  a  ete  pro- 
mise k  ce  prix  par  le  chef  de  la  caravane.  Get  acte  est  d'un 
genre  neuf  et  piquant,  c'est  un  vrai  tableau  dans  le  genre  de  Le 
Prince.  Le  second  presente  rinterieur  d'un  serail,  la  foire  du  ba- 
zar et  la  vente  des  esclaves;  il  n'a  pas  eule  meme  succes.  Letroi- 
si^me  est  termine  par  un  denoument  plein  d'interet  et  de  mour 
vement.  On  a  critique  le  plan  du  poeme  :  on  lui  a  reproche  que 
I'interet  de  Taction  etait  trop  suspendu,  presque  nul  au  second 
acte;  le  style  en  a  paru.en  general  plus  que  neglige,  quelquefois 

I.  Ewler,  ne  le  15  avril  1707,.mourut  le  7  septembre  1783.'. 


OGTOBRE  1783. 


375 


memed'unmauvais  ton ;  mais  tout  I'enthousiasmequ'avait  inspire 
r opera  de  Didon  n'a  pas  empeche  qu'on  ait  trouve  dans  la  mu- 
sique  decelui-ci  beau  coup  de  fraicheur,  de  grace  et  de  sensibilite  : 
elle  ajoute  encore  a  la  reputation  de  I'auteur,  a  qui  nous  devons 
I'introduction  de  ce  genre  d'opera-comedie  sur  notre  scene  ly- 
rique.  La  pompe  et  la  niagnificence  du  spectacle  n'ont  rien  laisse 
a  desirer;  il  etait  digne  du  theatre  sur  lequel  on  I'a  represente. 

—  *0n  a  donne  le  31,  sur  le  meme  theatre,  la  premiere  re- 
presentation des  Quatre  Coins,  opera-comique  en  vaudevilles  de 
MM.  de  Piis  et  Barre.  Cette  bagatelle  a  fort  deplu,  on  n  y  a  pas 
remarque  une  seule  situation  piquante,  pas  meme  un  couplet, 
pas  meme  uncalerabour  qui  merite  d'etre  cite.  L' Amour  amene 
ala.fm  du  spectacle  a  cheval  sur  un  ballon  aerostatique  n'a  paru 
qu'un  lazzi  ridicule. 

— -  *  Les  Comediens  italiens  ont  donne^  le  24  octobre,a  Paris, 
la  premiere  representation  des  Deux  Poi'traits,  pi^ce  en  un  acta 
et  en  vers  libres,  de  M.  Deslbrges,  auteur  de  Tom  Jones  a  Lon- 
dres.  Getouvrage,  dont  le  sujetest  pris  d'un  conte  de  M.  de  La 
Dixmerie,  a  ete  le  premier  essai  de  I'auteur  dans  la  carriere 
dramatique;  M.  Desforges  le  composa,  tres-jeune,  pour  une  so- 
ciete  particuliere,  et  ne  I'a  fait  representor,  comme  c'est  1' usage, 
que  pour  ceder  aux  instances  de  ses  amis.  Cette  bagatelle  est 
ecrite  avec  assez  d'esprit  et  de  grace.  L'intrigue  ressemble  un 
peu  a  celle  des  Fausses  Infidelitesj  on  peut  lui  reprocher  encore 
la  faiblesse  du  motif  qui  donne  de  la  jalousie  a  Glairfons,  et  lui 
fait  dechirer  si  brusquement  le  billet  que  lui  ecrivait  sa  mai- 
tresse;  mais  tout  cela  est  rachete  par  unton  de  gaiete  et  quel- 
ques  saillies  heureuses  r^pandues  dans  les  roles  de  Thelis  et 
d'fimilie.  Gette  pi^ce  a  ete  re^ue  avec  toute  I'indulgence  qu'elle 
nous  a  paru  meriter. 

—  *  LeComte  d'Olhourg,  drame  en  cinq  actes  et  en  prose^ 
a  ete  represente  pour  la.  premiere  fois  sur  ce  meme  theatre  le 
31  octobre.  Gette  pite,  a.  quelques  retranchements  pr^s,  n'est 
qu'une  traduction  du  Ministre  d'etat,  qui  se  trouve  dans  le 
quatrieme  volume  du  ThMlre  allemand ,  Quelques  traits  epars 
dans  un  dialogue  languissant  n'ont  pas  empeche  que  ce  drame, 
dont  Taction,  essentiellement  froide,est  toujoux's  ou  trop  lente.  ou 
trop  precipitee,  n'ait  et6  mal  accueilli  a  la  premiere  representa,- 
tion,  et  ne  soit  absolument  tombe  a  la  seconde. 


376  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

—  Le  Salon  de  1781  a  ete  un  des  derniers  efforts  de  la  plume 
de  M.  Diderot;  sa  sante,  derangee  depuis  cette  epoque,  ne  lui  a 
presque  plus  permis  aucune  espece  de  travail,  et  nos  regrets  sur 
une  perte  que  nous  avons  si  peu  d'espoir  de  reparer  jamais  sont 
le  premier  sentiment  qui  nous  occupe  en  commencant  cet  arti- 
cle ;  il  ne  sera  que  le  precis  de  ce  que  nous  avons  trouve  de  plus 
raisonnable  dans  les  differentes  critiques  auxquelles  1' exposition 
des  tableaux  de  cette  annee  a  donne  lieu. 

Peu  de  Salons  peut-etre  ont  presente  au  premier  coup  d'oeil 
un  aspect  plus  imposant,  non-seulement  par  le  norabre  des 
ouvrages,  le  choix  des  sujets,  la  dignite  du  genre,  la  concur- 
rence interessante  de  plusieurs  jeunes  artistes  d'un  merite  dis- 
tingue, mais  encore  par  la  disposition  tr^s-heureuse  qui  en  avait 
regie  I'arrangement,  disposition  qui  n'est  pas  indifferente  a  I'effet 
de  cette  premiere  impression.  Cela  est  si  vrai,  que  la  reputation 
de  ce  Salon,  assez  brillante  d'abord,  n'a  pas  cesse  de  dechoir. 

Le  premier  tableau  du  catalogue  n'est  pas  sans  doute  un  de 
ceux  qui  meritent  moins  d'etre  justement  apprecies;  il  est  de 
M.  Yien,  ordonne  pour  le  roi;  c'est  Priam  partant  pour  sup- 
plier Achille  de  lui  rendre  le  corps  de  son  fils  Hector.  «  Ce 
roi  est  represente  au  moment  ou  il  se  dispose  a  monter  sur  son 
char.  Paris  tient  les  r^nes  des  chevaux,  tandis  que  ses  fr^res 
s'empressent  de  charger  sur  d'autres  chars  les  vases  et  les  tapis 
que  ce  roi  destine  en  present  au  vainqueur  de  son  fils.  Andro- 
maque,  accablee  de  douleur,  s'appuie  sur  I'epaule  de  Priam,  et 
Hecube,  suivie  de  ses  femmes  et  tenant  une  coupe  d'or,  semble 
exciter  son  epoux  k  faire  des  libations  pour  obtenir  des  dieux  un 
heureux  succes.  L'aigle  qui  plane  dans  le  ciel  annonce  que  ses 
voeux  seront  exauces.  » 

La  composition  de  ce  tableau  a  paru  sage,  le  dessin  pur,  1' ex- 
pression froide.  La  tete  de  Priam  est  belle,  mais  elle  a  plutot  le 
caractere  patriarcal  qu'elle  n'a  le  caractere  grec.  Celle  d'Hecube 
est  plus  belle  et  plus  touchante,  mais  peut-etre  un  peu  trop 
jaune.  Ce  n'est  point  la  Paris,  sa  draperie  est  mesquine,  et  rien 
ne  distingue  ses  traits  de  la  nature  la  plus  commune.  Toutes  les 
figures  semblent  rangees  sur  le  meme  plan,  comme  dans  un  bas- 
relief.  L' architecture  du  fond  ne  manque  ni  d'elegance  ni  de 
noblesse,  mais  la  couleur  en  est  trop  grise.  En  general,  il  s'en 
faut  bien  que  la  couleur  de  ce  tableau  soit  aussi  brillante  que 


OGTOBRE   1783.  377 

celle  du  dernier  tableau  d'Helene ;  on  la  trouve  encore  harmo- 
nieuse,  mais  un  pen  monotone  et  d'un  brun  rougeatre  qui  n'est 
ni  vrai  ni  agreable  a  I'oeil.  Les  amis  de  M.  Vien  pretendent  qu'on 
ne  ferait  pas  le  meme  reproche  a  ce  tableau  s'il  etait  vu  dans  un 
jour  plus  recule.  L'auteur  de  la  Loterie  pittoresque  ^  propose  a 
I'artiste  un  sujet  plus  riche  d' expression,  ce  serait  le  retour  de 
Priam  k  Troie  avec  le  corps  d'Hector.  Quel  melange  de  joie  et  de 
douleur  a  reunir  dans  les  figures  d'Hecube  et  d'Andromaque!... 
Mais  sont-ce  la  des  sujets  qu'il  convient  de  proposer  au  talent  de 
M.  Vien? 

Les  Deux  Veuves  d'un  hidien,  par  M.  deLa  Grenee  I'aine  (pour 
le  roi).  Le  sujet  est  explique  tres-heureusement  dans  le  cata- 
logue; sans  ce  secours,  il  eut  ete  assez  difficile  de  le  deviner; 
c'est  un  trait  tire  de  I'histoire  d'Eum^ne,  un  des  successeurs 
d'Alexandre.  «  Apres  une  bataille  gagnee  par  ce  prince  contre 
Antigone,  il  se  trouva  parmi  les  .corps  morts  celui  d'un  officier 
indien  qui  avait  amene  ses  deux  femmes.  Toutes  deux  voulaient 
etre  brulees  avec  lui.  La  premiere  faisait  valoir  son  droit  d'an- 
ciennete;  la  seconde  repondait  que  la  loi  meme  donnait  1' exclu- 
sion a  sa  rivale,  qui  etait  actuellement  enceinte.  On  jugea  en 
faveur  de  celle-ci.  La  premiere  se  retira  baignee  de  larmes, 
dechirant  ses  habits  et  s'arrachant  les  cheveux.  L'autre,  au  con- 
traire,  paree  de  ses  plus  riches  ornements,  s'avanca  avec  gra- 
vite  vers  le  lieu  de  la  ceremonie,  ou,  placee  sur  le  bucher  par 
les  mains  de  son  propre  frere  a  cote  de  son  mari,  elle  expira  au 
milieu  des  acclamations  et  des  regrets  de  tons  les  spectateurs. 
Le  peintre  a  saisi  le  moment  ou  elle  monte  sur  le  bucher.  » 

On  ne  pent  rien  ajouter  a  ce  qu'en  dit  M.  Renou,  l'auteur 
des  critiques  inserees  dans  le  Journal  de  Paris.  «  L'ordonnance 
en  est  assez  riche,  I'efTet  piquant  et  harmonieux.  Gependant, 
quoique  ce  tableau  me  paraisse  d'une  touche  plus  ferme  et  d'un 
effet  plus  soutenu  que  les  autres  grands  tableaux  de  ce  maitreS 
j'ai  cru  y  remarquer  un  ton  noir  qu'il  est  impossible  de  prendre 
pour  de  la  vigueur;  mais  une  remarque  plus  importante  encore, 
c'est  le  peu  d'efFet  qu'il  produit.   L'artiste  semble  s'etre  plus 

1.  Loterie  pittoresque  pour  le  Salon  de  1783.  A  Amsterdam,  1783,  in-S",  26  p. 
MM.  de  Montaiglon  et  Guiffrey  ne  font  pas  connaitre  le  nom  de  l'auteur. 

2.  L'artiste  semble  avoir  gagnc  pour  la  couleur  dans  cette  terre  classique  des 
arts,  ritalie,  oii  il  est  actuellement  directeur  de  I'Ecole  frangaise.  (Meister.j 


378  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

occupe  de  la  forme  pittoresque  que  du  ^fonds  de  son  sujet.  Je 
conviens  qu'il  peut  etre  avantageux  d'attirer  le  spectateur  par  le 
sens  de  la  vue;  mais,  ce  sens  satisfait,  il  faut  interesser  Tame, 
etl'on  n'y  parvient  que  par  1' expression.  M.  de  LaGrenee  ne  peut 
pas  ignorer  que  1' expression  est  la  partie  la  plus  essentielle  dans 
un  tableau  d'histoire.  » 

Zephire  et  Flore^  ou  le  Printemps,  par  M.  Van  Loo,  tableau 
de  tapisserie  (pour  le  roi).  On  trouve  justement  dans  cette  vaste 
composition,  qui  n'a  pas  moins  de  10  pieds  de  haut  sur  10  pieds 
de  large,  de  quoi  faire  un  assez  joli  eventail,  des  couleurs  vivfiS 
et  tranchantes,  des  groupes  manieres,  mais  pourtant  avec  assez 
de  grace,  un  ton  fade,  mais  pourtant  avec  une  sorte  de  frai- 
cheur...  Qu'est  devenue  la.gloire  d'un  nom  respecte  si  long- 
temps?... 

Le  Zde  de  Mathatias  tunnt  un  Juif  qui  sacrifiait  aux  idoleSy 
par  M.  Lepicie  (pour  le  roi).  G'est  un  sujet  tire  du  premier  livre 
des  Machahdes,  On  a.  deja  renvoye  plus  d'une  fois  le  talent. de 
M.  Lepicie  aux  petites  scenes  famili^res  et  m6me  triviales;  ce 
tableau  ne  nous  fera  pas  changer  d' opinion.  Toutes  les  figures  en 
sont  isolees  et  surtout  la  figure  principale.  II  y  a  une  sorte  de 
correction  dans  le  dessin,  mais  1' ensemble  est  sans  effet,  d'une 
touche  egale  et  d'un  colons  faux  tirant  sur  le  jaune;  les  drape- 
ries sont  sans  masses^  les  plis  manieres  et  petits.  Ce  qui  lui 
manque  plus  essentiellement  encore,  c'est  ce  caractere  de 
noblesse,  le  seul  qui  puisse  convenir  au  style  de  I'histoire,  et 
M.  Lepicie  ne  parait  pas  meme  en  avoir  le  sentiment.  Son 
Dejeuner  des  H^ves^  le  Vieillurd  voyageur,  \ Enfant  qui  se 
rdjouit  de  voir  jnroueiter  le  sabot  que  son  fouct  a  frappd^  tons 
ces  petits  tableaux,  quoique  d'une  touche  fort  negligee  et  d'un 
mediocre  effet,  meritent  plus  d'eloges.  On  y  voit  du  moins  des 
verites  bien  saisies,  des  details  piquants,  1' esprit  et  le  naturel 
dont  ce  genre  est  susceptible. 

Virginius  prH  ci  poignarder  sa  fdle,  par  M.  Brenet  (pour  le 
roi ).  On  peut  trouver  dans  ce  tableau  un  merite  de  pratique* 
une  connaissance  de  I'art  assez  profonde,  des  masses  bien  dis- 
posees,  mais  ce  n'est  assurement  pas  un  beau  tableau.  Si  I'idee 
de  Virginie,  qui  vaau-devant  du  coup  que  son  pfere  veutlui  por- 
ter, a  paru  heureuse,  la  figure  de  cette  jeune  vierge  est  loin  de 
I'etre.  Virginius  a  plutot  fair  d'un  satyre  en  fureur  que  d'un 


OCTOBRE  178  3.  37^ 

p^re  infortune  immolant  lui-meme  une  fille  cherie  pour  sauver 
son  honneur  et  la  liberie  son  pays.  La  main  droite  de  cette  fille 
est  placee  si  ingenieusement  a  cote  de  la  tete  de  son  pere,  qu'elle 
ne  ressemble  pas  mal  a  une  oreille  d'ane.  On  ne  sait  ou  prendre 
ni  le  scelerat  decemvir,  ni  le  lache  executeur  de  ses  violences. 
Au  caract^re  ignoble  de  tons  les  accessoires,  a  1' attitude  et  aux 
giimaces  des  principaux  personnages,  on  serait  fort  tente  de 
croire  que  c'est  la  une  de  ces  scenes  tragiques  qui  ne  se  passent 
que  trop  souvent  sous  les  yeux  de  la  populace. 

Le  tableau  de  M.  Brenet  representant  la  Courtoisie  du  che^ 
valier  Bayard  est  d'une  composition  plus  simple  et  plus  natu- 
turelle ;  les  costumes  y  sont  tres-bien  observes,  le  ton  en  est 
doux  et  convenable  au  sujet. 

Herminie  sous  les  ai^mes  de  Clorinde,  par  M.  Durameau 
(pour  le  roi).  II  n'y  a  point  eu  cette  annee  de  tableau  au  Salon 
qui  ait  excite  une  sensation  plus  vive  et  plus  universelle.  Cette 
reunion  de  suffrages  lui  a  donne  une  grande  celebrite.  Tons  les 
spectateurs  ont  vu  avec  etonnement  dans  le  temple  des  arts  le 
plus  insigne  barbouillage  qu'aucun  ecolier  se  soit  encore  per- 
mis;  et  c'est  ainsi  qu'on  a  ose  profaner  un  des  plus  heureux 
sujets  que  la  poesie  ait  jamais  offert  aux  peintres  de  sentiment. 

La  Fete  a  Bacchus,  ou  FAutomne,  par  M.  de  La  Grenee  le 
jeune  (pour  le  roi).  Nous-  ne  ferons  encore  que  transcrire  ici  le 
jugement  de  M.  Renou.  «  Ge  tableau  est,  comme  tons  ceux  de 
cet  artiste,  d'un  g^nie  facile,  d'une  composition  agreable,  plein 
de  grace  dans  I'ensemble  et  dans  les  masses,  d'un  eflet  piquant, 
enfin  du;  ton  d'uQ  veritable  grand  maitre;  je  crois  qu'on  peut 
lui  reprocher  trop  de  facilite.  Gette  qualite  est  tr^s-favorable  a 
certains  egards,  mais  elle  peut  nuire  aux  progres  de  I'art.  Les 
tableaux  de  cet  artiste  ressemblent  plutot  k  de  grandes  esquisses 
qu'a  des  ouvrages  termines.  Un  eleve  qui  cherche  a  se  perfec- 
tionner  par  I'examen  des  tableaux  de  ce  genre  ne  peut  qu'etre 
tres-embarrasse  sur  le  pen  de  resolution  qu'il  y  trouve.  Mw  de 
La  Grenee  paratt  avoir  adopte  le  Gortone  pour  modele;  mais  le 
gout  de  ce  meme  Gortone,  tant  vante  par  les  amateurs,  a  seul 
cause  la  decadence  des  arts  en  Italie.  Au  reste,  quand  M.  de  La 
Gren6e  travaille  dans  le  genre  des  esquisses,  il  y  reussit  supe- 
rieurement ;  les  deux  petites,  dans  le  gout  antique,  representant, 
Tune  uneFemme  qui  offre  un  sacrifice^  et  I'autre  une  Femme  que 


380  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

Von  va  mettre  au  bain,  sont  pleines  de  grace  et  ont  une  louche 
infiniment  spirituelle.  n 

On  ne  peut  pas  donner  les  memes  eloges  a  I'allegorie  relative 
a  retablissement  du  Museum  dans  I'antique  galerie  des  Plans  du 
Louvre.  Pres  du  piedestal  sur  lequel  on  voit  le  buste  du  roi, 
rimmortalite  recoit  des  mains  de  la  Peinture,  de  la  Justice  et  de 
la  Bienfaisance  le  portrait  de  M.  le  comte  d'Angivillers,  pour  etre 
place  dans  son  temple.  Derriere  la  figure  de  I'lmmortalite,  le 
Genie  des  arts  relive  un  rideau,  et  Ton  apercoit  une  partie 
de  la  grande  galerie  ou  plusieurs  petits  genies  transportent  et 
placent  les  tableaux  du  roi.  L'idee  de  cette  composition  n'est 
pas  nouvelle,  et  I'execution  en  est  tres-faible. 

Le  Sacrifice  de  Nod  au  sortir  de  Varche,  par  M.  Taraval 
(pour  le  roi).  G'est  peut-etre  le  meilleur  ouvrage  de  M.  Taraval; 
I'ordonnance  en  est  sage,  le  caract^re  assez  soutenu.  11  y  a  beau- 
coup  de  verite  dans  son  Portrait  d'un  docteur  en  Sorbonne^ 
V Amour  battant  le  tambour  avec  son  flambeau  est  une  fort  mau- 
vaise  chose. 

Astyanax  arracM  des  bras  d*  Andromaque  par  Vordre 
dUlysse,  par  M.  Menageot  (pour  le  roi).  M.  Menageot  est  celui 
de  nos  jeunes  peintres  qui  s'est  le  plus  ecart6  de  la  petite 
mani^re  des  anciens  maitres  de  I'ecole  fran^aise.  L'art  d'appeler 
vet  de  fixer  Toeil  par  de  grandes  masses  l)ien  ordonnees  est  son 
principal  merite.  Sa  mani^re  est  large  et  facile,  mais  on  lui 
trouve  plus  d'elegance  que  d'energie;  son  dessin  manque  sou- 
vent  de  purete  et  de  correction,  et  sa  grace,  un  peu  depourvue 
de  science  et  de  chaleur,  ne  lui  assure  qu'une  place  honorable 
au  second  rang  des  peintres  de  sa  nation.  G'est  I'avis  de  I'auteur 
du  Triumvirat  des  drts^  deja  connu  par  le  Coup  de  patte  Bt  la 
Patte  de  velours  * . 

Ge  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  que  son  Astyanax  n'a  pas  eu  a 
beaucoup  pr6s  le  succes  de  son  Leonard  de  Vinci,  La  compo- 
sition en  a  paru  trop  chargee ;  toutes  les  figures  semblent  etre 
sur  un  m^me  plan ;  a  Texception  d'une  femme  vue  par  le  dos, 
toutes  les  autres  sont  de  face.  Ulysse  est  trop  isole.  Tout  I'in- 


1.  Cette  phrase  de  Meister  permet  d'attribuer  le  Triumvirat  des  arts  (aux  Anti- 
podes, in-8°,  44  p.) ,  a  Carmonteile,  auteur  du  Coup  de  patte  et  de  la  Patte  de 
velours.  (Voir  tome  XII,  p.  324  et  346.) 


OCTOBRE   1783.  381 

ter^t  de  la  sc^ne  nuit  au  caractere  et  a  1' expression  d'Andro- 
maque,  et  cette  figure  tout  entiere  parait  prise  sur  le  manne- 
quin; c'est  une  etude  de  draperies;  encore  I'etude  n'est-elle  pas 
trop  heureuse.  Le  personnage,  mis  dans  le  fond  sans  autre  des- 
sein  que  de  remplir  la  place,  est  une  copie  trop  sensible  de  la 
belle  figure  qui,  dans  un  tableau  du  Poussin,  jette  un  regard  de 
compassion  sur  les  ravages  qu'a  faits  la  peste. 

On  a  rendu  plus  de  justice  au  grand  Tableau  allegorique  sur 
la  naissance  du  Dauphin^  ordonne  par  la  ville  de  Paris.  En  con- 
siderant  combien  les  sujets  de  ce  genre  sont  ingrats,  on  con- 
vient  qu'il  etait  difficile  de  traiter  celui-ci  avec  plus  de  grandeur 
et  plus  de  noblesse.  «  La  France  tient  entre  ses  bras  le  Dauphin 
nouvellement  ne ;  la  Sagesse  le  precede  et  la  Sante  le  soutient ; 
a  sa  suite  sont  la  Justice,  la  Paix  et  FAbondance.  Sur  un  perron 
qui  occupe  le  premier  plan,  le  Corps  de  Yille  vient  recevoir 
monseigneur  le  Dauphin;  du  cote  oppose,  le  Peuple  en  foule 
exprime  la  joie  publique.  Dans  le  fond  s'eleve  la  pyramide  de 
rimmortalite  ornee  des  portraits  du  roi  et  de  la  reine.  On  aper- 
coit  au  bout  de  ce  monument  la  Victoire  qui  y  grave  I'epoque  de 
la  naissance  du  prince,  ce  qui  fait  allusion  a  la  prise  d' York- 
Town,  dont  la  nouvelle  est  arrivee  le  jour  meme  de  1' accouche- 
ment de  la  reine.  »  Les  masses  de  ce  tableau  sont  belles  et 
pittoresques ;  f  execution  est  negligee,  principalement  dans  le 
groupe  du  Corps  de  Yille ;  mais  on  desarme  la  critique  en  lui 
montrant  ce  beau  coin  du  tableau  representant  une  foule  de 
peuple  qui  rend  grace  au  ciel  de  la  naissance  du  Dauphin.  Cette 
idee  a  de  I'interet  et  de  la  poesie. 

La  Char  its  Bomaine,  du  meme  auteur,  nous  a  paru  d'un 
travail  precieux. 

Fete  II  PaUs^  on  VEtS,  par  M.  Suvee  (pour  le  roi).  On  fa 
trouve  d'un  bon  style  et  d'une  couleur  agreable,  mais  on  a 
observe  que  les  ombres  en  etaient  trop  transparentes,  d'ou  il 
suit  qu'elles  ne  produisent  aucune  masse.  La  nature  est  trans- 
parente,  sans  doute,  mais  elle  ne  Test  pas  comme  le  verre ;  dans 
les  fonds,  elle  est  plus  ferme  de  ton.  Cette  exactitude  est  d'ail- 
leurs  pour  le  peintre  un  moyen  de  faire  valoir  les  devants;  le 
pinceau  de  M.  Suvee  est,  au  contraire,  trop  vague  et  trop  vapo- 
reux.  Ce  qui  nous  a  fait  le  plus  de  plaisir  dans  ce  tableau,  c'est 
la  jeune  fille  qui  eleve  un  agneau  dans  ses  mains ;  elle  est  tout 


382  GORRESPONDANCE   LITTfiRAIRE. 

a  fait  dans  le  gout  de  I'antique,  mais  cette  grande  academie  de 
malotru  forme  avec  elle  un  assez  bizarre  con traste. 

Si  la  Rhurrection,  du  meme,  est  d'un  effet  plus  resolu,  les 
ombres  en  sont  trop  lourdes;  celles  du  Christ  coupent  la  figure  en 
deux  tons,  dont  Tun  est  clair  et  I'autre  brun;  le  ton  diaphane 
qu'on  vient  de  lui  reprocher  eut  ete  applique  plus  heureuse- 
ment  dans  cette  occasion.  On  fait  faire  a  ce  soldat  une  trop 
grande  enjambee ;  il  n'y  a  aucun  accord  entre  cette  jambe  et  la 
marche  que  I'artiste  lui  fait  monter;  cette  marche,  au  lieu  d'toe 
devant  le  soldat,  parait  le  fuir.  Toutes  les  autres  parties  du 
tableau  sont  bien  dessinees,  mais  les  tetes  sont  pauvres  et  1' ex- 
pression commune. 

L'idee  du  Don  r^ciproque  est  plus  ingenieuse  que  I'execu- 
tion  n'est  belle.  Comment  le  peintre  a-t-il  pu  s'oublier  jusqu'a 
donner  a  I'Amour  les  memes  yeux  qu'au  petit  chien? 

Son  portrait  de  M.  Van  Outryve,  un  des  bourgmestres  de 
Bruges,  grand  portrait  habille  d'un  vaste  manteau  rouge,  est  un 
chef-d'oeuvre  de  naturel  et  de  verite,  d'une  touche  large,  simple 
et  vigoureuse.  L'attitude  est  tranquille  et  n'en  a  que  plus  d' aban- 
don, de  pensee  et  de  vie. 

Encore  deux  tableaux  de  M.  Vernet  :  I'un  est  un  Paysage  au 
lever  du  soleilj  avec  de  hautes  montagnes,  des  rochers,  des 
chutes  d'eau ;  I'autre  est  un  Paysage  au  coucher  du  soleil,  avec 
des  baigneuses.  Le  second  est  bien  superieur  au  premier,  et  nos 
faiseurs  de  calembours  n'ont  pas  manque  de  dire  quon  voyait 
bien  un  soleil  couchanty  mais  quil  fallait  chercher  ailleurs  le 
soleil  levant.  Las  d'admirer  depuis  si  longtemps  les  ouvrages  de 
cet  excellent  artiste,  on  se  presse  trop  peut-etre  de  leur  preferer 
ceux  de  son  jeune  6mule,  M.  Hue.  Le  Soleil  couchant  de  ce  der- 
nier, dans  une  vue  des  environs  de  Rouen,  a  de  I'harmonie,  une 
touche  tout  a  la  fois  ferme  et  moelleuse ;  mais  son  clair  de  lune 
est  lourd  et  meme  un  peu  noir.  Le  Paysage  des  environs  de 
Montmorency  et  celui  de  la  Foret  de  Fontainehleau  offrent  tous 
deux  des  sites  bien  choisis,  mais  le  premier  est  d'un  effet  plus 
vrai,  d'une  composition  plus  spirituelle ;  on  trouve  le  second  d'un 
ton  trop  egal,  il  n'est  pas  aise  de  fixer  I'heure  du  jour  que  le 
peintre  a  voulu  representer. 

Pourquoi  faut-il  repeter  encore  ce  qu'on  a  deja  dit  tant  des 
fois  des  portraits  de  M.  Koslin  :  des  accessoires  d'un  fmi  sublime, 


OCTOBRE   1783.  383 

les  tetes  sans  aucune  degradation,  des  fonds  sans  harmonie?  Le 
tableau  de  la  Jeune  fille  qui  orne  de  fleurs  la  statue  de  V Amour 
est  d'un  effet  agreable,  mais  Taction  de  la  jeune  fille  est  genee, 
son  attitude  pleine  de  maniere,  d'une  affeterie  raide  et  gauche. 
Cette  robe  de  satin  est  de  la  plus  grande  verite,  c'est  Tetoffe 
meme,  mais  on  ne  sent  point  le  corps  sous  cette  robe,  il  ne 
parait  pas  meme  porter  sur  ses  jambes,  et  les  etoITes  les  mieux 
rendues  ne  sauraient  faire  seules  un  beau  tableau.  Si  c'est, 
comme  on  le  dit,  le  portrait  de  M**"  Gontat,  il  n'a  pas  le  merite 
de  la  ressemblance ;  on  ne  serait  point  surpris  cependant  que 
quelqu'une  de  nos  actrices  eut  servi  de  modele  au  peintre,  car 
sa  jeune  fille  a  tout  Tair  de  regarder  les  spectateurs  et  de  songer 
fort  peu  a  ce  qu'elle  fait. 

Vue  prise  du  Pont-Neuf  ou  Ton  voit  1' hotel  de  la  Monnaie, 
partie  de  la  colonnade  et  de  la  galerie  du  Louvre  jusqu'au  Pont- 
Royal,  par  M.  de  Machy  (pour  le  roi).  M.  de  Machy  ne  varie  pas 
infniiment  ses  sujets;  son  imagination  ne  sort  guere  de  I'enceinte 
de  nos  quais,  mais  celui-ci  est  un  de  ses  meilleurs  tableaux ;  il  y 
a  de  la  verite  dans  I'ensemble  et  dans  les  details,  seulement  la 
touche  a  paru  un  peu  lourde ;  on  desirerait  aussi  que  les  figures 
fussent  faites  avec  plus  d'esprit.  II  est  etrange  que,  dans  le 
tableau  d' architecture  qui  represente  la  Place  des  Victoires, 
I'artiste  n'ait  pas  fait  du  moins  du  monument  qui  la  caracterise 
un  objet  plus  capital.  Le  Clair  de  lune,  peint  par  MM.  de  Machy 
et  Hue,  est  d'un  elTet  assez  brillant,  mais  la  couleur  n'en  a  pas 
paru  vraie. 

Parmi  les  portraits  de  M.  Duplessis,  on  distingue  avec  inter^t 
ceux  de  M.  et  de  M™^  Necker ;  I'un  et  I'autre  sont  tres-propres  a 
augmenter  encore  la  reputation  de  cet  artiste.  L'un  et  I'autre  sont 
d'un  pinceau  sage  et  vigoureux,  d'un  beau  coloris,  d'une  execu- 
tion tres-precieuse,  surtout  celui  de  M™^  Necker.  II  n'y  a  point 
de  satin,  point  de  velours,  point  de  dentelles,  point  de  gaze  de 
M.  Roslin,  qui  soit  au-dessus  des  etofles  de  ces  deux  tableaux;  le 
fichu  est  d'une  verite  qui  surpasse  tout  ce  que  nous  avons  vu 
dans  ce  genre  ^  L'expression  de  la  tete  est  douce  et  fine,  maisun 

1.  Tout  I'ajustement  de  M"'"  Necker  est  blanc;  I'artiste  n'en  a  pas  moins  su 
faire  saillir  toutes  les  formes,  toutes  les  nuances  sans  aucune  teinte  dure,  et  cette 
magie  est  d'autant  plus  heureuse  qu'elle  ne  laisse  apercevoir  aucun  effort  de 
I'art.  (Meisteu.) 


384  CORRESPONDANCE  LlTTl^RAIRE. 

peu  froide.  On  convient  que  I'attitude  et  principalement  la  posi- 
tion des  mains  n'est  pas  aisee;  elle  ne  manque  cependant  ni  de 
naturel  ni  de  verite.  II  y  aquelque  chose  de  pince  dans  la 
bouche  de  M.  Necker,  qui  nuit  a  la  ressemblance  et  qui  s'accorde 
plus  mal  encore  avec  le  grand  caractere  qui  domine  dans  tout  le 
reste  de  la  tete ;  malgre  ce  defaut,  il  est  impossible  de  ne  pas  y 
reconnaitre  et  sa  physionomie  et  ses  traits.  Gombien  de  fois 
n'avons-nous  pas  vu  la  foule  s'arreter  devant  cette  image  du 
ministre  citoyen  et  la  contempler  avec  I'attendrissement  et  le 
respect  qu'inspirent  le  genie,  la  bienfaisance  et  la  vertu  ! 

Le  due  de  Guise  chcz  le  prhident  de  Harlay,  par  M.  Beau- 
fort (pour  le  roi).  ((  Le  due  de  Guise,  surnomme  X^Balafre^  indigne 
des  obstacles  qu'opposait  a  ses  desseins  la  fermete  du  president 
de  Harlay,  se  presenta  chez  ce  magistrat  suivi  de  gens  de  la  lie 
du  peuple.  Le  president,  calme  et  inebranlable,  ne  fit  d'autre 
reponse  a  ses  discours  que  celle-ci  :  Mon  dme  est  ti  Dieu,  mon 
rceur  au  roi,  je  vous  livre  ma  personne,  Le  due,  deconcerte,  se 
retira  avec  depit.  Ge  moment  est  celui  du  tableau.  »  Le  moment 
ne  me  parait  guere  plus  du  ressort  de  la  peinture  que  le  sublime 
quil  mourixt  du  vieil  Horace.  L'ordonnance,  d'aiileurs,  en  est 
assez  raisonnable,  le  travail  penible.  On  trouveau  president  I'im- 
mobilite  d'une  statue,  au  due  de  Guise  I'air  d'un  Gascon  qui 
vient  de  manquer  un  tour  de  filouterie;  ce  qu  il  y  a  de  vrai  du 
moins,  c'est  que  Ton  ne  reconnait  assurement  pas  dans  ce  visage 
celui  qui  faisait  dire  a  la  marechale  de  Retz  que  les  autres  princes 
n'avaient  que  des  visages  de  p  euple  en  comparaison  de  celui  du 
due  de  Guise. 

Les  petits  paysages  de  M.  Casanova  sont  pleins  de  legerete, 
de  finesse  et  de  gout ;  les  sites  en  sont  agreables,  mais  le  ton 
n  en  est  pas  toujours  vrai,  et  ce  n'est  pas  sans  raison  que  les 
critiques  reproclietit  a  cet  artiste  I'epaisseur  de  ses  couleurs. 

—  *11  vient  de  s'elever,  sur  le  theatre  del' Academie  royale  de 
musique,  une  petite  guerre  civile,  mais  le  voeu  du  pubhc  et  les 
ordres  du  ministre  I'ont  eteinte  dans  sa  naissance.  M"""  Saint- 
Huberty  a  eu  la  faiblesse  d'etre  j abuse  de  M"^  Maillard,  jeune 
actrice  dont  nous  avons  eu  I'honneur  de  vous  annoncer  les 
succes.  Pour  les  arr^ter,  elle  a  pretendu  I'empecher  de  chanter 
ses  roles  immediatement  apres  elle.  Grace  k  ses  complots,  toutes 
les   doyennes  de  I'illustre  assemblee,  ameutees  centre  sa  jeune 


OGTOBRE   1783.  385 

rivale,  ont  fait  valoir  hautement  le  droit  qu'elles  avaient,  comme 
anciennes  de  M""  Maillard,  de  chanter  avant  elle  ;  cet  arrangement 
a  eu  meme  lieu  pendant  quelques  jours,  mais  le  titre  sur  lequel 
11  etait  fonde  n'etant  pas  fort  imposant  dans  la  republique  des 
graces  et  des  amours,  il  n'a  pas  tenu  longtemps.  Voici  des  vers 
faits  a  r occasion  de  cette  grande  revolution  : 

A  MADEMOISELLE  MAILLARD 
SUR    LE    BRUIT    QUI  s'EST    R^PANDU    QU'eLLE    NE    DEVAIT    PLUS    JOUER 

LE  r6le  d'armide  dans  Renaud. 

Nous  ne  verrons  done  plus,  adorable  Maillard, 
Armide  pour  nous  plaire  emprunter  ta  figure. 
Saint-Huberty  le  veut,  et  Ton  perniet  k  Tart* 

D'outrager  ainsi  la  nature. 

Tous  ses  traits  seront  impuissants. 

Ris  avec  nousdetes  disgraces; 
Va,  crois-moi,  le  public,  jaloux  de  tes  talents, 
Ne  peut  te  refuser  I'encens  qu'on  doit  aux  graces. 

A  ton  age,  avec  tes  beaux  yeux 

On  doit  s'attendre  h  des  cabales, 

Le  talent  fait  des  envieux 

Et  la  beauts  fait  des  rivales. 

Nous  y  joindrons  d'autres  vers  qui  courent  encore  sur  une 
petite  aventure  arrivee^  dit-on,  il  n'y  a  pas  longtemps,  a  notre 
jeune  Armide,  La  chronique  assure  qu'apr^s  avoir  donne  les 
marques  les  plus  flatteuses  de  son  estime  et  de  sa  reconnaissance 
a  un  jeune  homme  qui  la  ramenait  de  I'Opera,  elle  refusa  de  le 
recevoir  chez  elle  en  lui  disant  qu!elle  craignait  de  (aire  de  nou- 
velles  connaissances, 

LE  RETOUR   DE  l' OP^RA 

CONTE    QUI    n'eN    est    pas    UN, 

PAR    M.    CAILHAVA. 

Une  ny raphe  de  TOp^ra, 
Leste,  fringante  et  ccelera, 

1.  La  raalignite  publique,  qui  interprfete  mal  la  reserve  dans  laquelle  M""  Saint- 
Huberty  vit  avec  les  hommes,  en  a  fait  une  application  desobligeante  pour  les 
moeurs  de  cette  actrice.  (Meister.) 

XIII.  25 


386  CORRESPONDANGE  LITT^RAIRE. 

Apres  avoir  joue  le  r61e  dMmmortelle, 
Craignait  de  se  crotter  en  retournant  chez  elle. 

Fort  a  propos  un  Elegant  marquis 
Arrive,  lorgne,  admire,  offre  son  vis-^-vis. 

—  «  Fouette,  cocher.  —  Ou?  — Cliez  mademoiselle. 
—  Que  fait  votre  main  1^? 

—  Chut!  Ma  boucle  s'accroche  k  votre  falbala. 

—  Ah!  monstre,  je  crierai,  j'y  suis  tres-resolue. 

—  Enfance!  —  Mon  honneur!  —  Combien  vous  en  avez! 

—  Quel  affront!  —  Quel  plaisir!  —  Je  suis...  je  suis  vaincue. 

—  II  6tait  temps,  ma  foi,  nous  sommes  arrives; 

—  Mais  je  monte  chez  vous,  pourquoi  ces  r6v6rences? 

—  Non.  —  Est-on,  entre  amis,  ridicule  k  ce  point? 

—  Tout  ce  qu'il  vous  plaira,  monsieur,  je  n'aime  point... 

—  Quoi?  —  Les  nouvelles  connaissances.  » 

—  La  Muse  libertine,  ou  OEuvrcs  posthumes  de  M.  Dorat, 
qui  ne  sont  siirement  pas  de  lui.  Un  dialogue  entre  le  due  de 
Choiseul  et  M'""  du  Barry;  entre  un  Espagnol,  un  Allemand  et  un 
Fran^ais  sur  les  moines;  entre  Clement  XIV  et  un  magistrat;  un 
conte,  la  Sonneite ;  tout  cela  est  sans  esprit,  du  plus  mauvais 
gout  et  du  mauvais  ton.  Ce  que  nous  avons  trouve  de  plus  joli 
dans  tout  le  volume,  c*est  le  madrigal  que  void  pour  la  f^te  d'un 
Joseph  ; 

J'ai  connu  trois  Joseph  :  le  premier,  imbecile, 
R6siste  aux  doux  attraits  d'une  jeune  beauts  ; 
L'autre  n'ose  toucher  a  la  vierge  nubile 
Qui,  par  ordre  du  ciel,  dormait  k  son  c0t6. 
Mais  si  celui  que  j'aime  et  que  je  fete 

Dans  cet  heureux  temps  eiit  v6cu, 
La  reine  etait  silre  de  sa  conquete, 
Et  TEsprit-Saint  6tait  cocu. 

—  Considerations  sur  lapaix  de  1783,  envoyies  par  Vahhi 
Raynal  au prince  FrMiric-Henri  de  Prusse,  qui  lui  avait  demandi 
ce  quil  pensait  de  cette  paix,  Berlin,  1783.  Brochure  de  dix-huit 
pages. 

II  n'y  a  rien  dans  ce  petit  pamphlet  qui  porte  aucun  caract^re 
particulier  ni  de  la  mani^re  de  voir,  ni  de  la  mani^re  d'ecrire  de 
I'abbe  Raynal ;  c'est  une  analyse  tr^s-vague,  tres-superficielle  et 
par  consequent  peu  interessante  des  conditions  connues  du  dernier 
traite  de  paix,  «  La  France,  dit  Tauteur,  n'a  gagne  que  deux 


OCTOBRE  1783.  387 

choses  importantes,  la  peche  de  la  morue  et  le  retablissement  de 
Dunkerque.  Tabago  n'est  pas  grand' chose,  el  il  est  fort  proble- 
matique  que  Pondichery  lui  soit  utile...  Le  fonds  du  proems,  la 
separation  des  colonies  de  la  metropole  ne  doit  done  etre  comptee 
pour  rien...  Cette  paix,  ajoute-t-il,  a  ete  faite  a  la  hate,  et  Ton  a 
cede  des  concessions  eternelles  pour  aplanir  des  difficultes  mo- 
mentanees ;  voila  pourquoi  Ton  pent  dire  qu'on  a  seulement  fait 
halte.  »  Cette  espece  d'enigme  pourrait  bien  cacher  un  sens  assez 
profond,  mais  il  n'y  a  que  I'avenir  qui  puisse  nous  la  faire 
deviner. 

—  Rapport  de  MM,  Cosnier,  Malouet,  Darcet^  Philip,  Le 
Preux,  Besessarlz  el  Paule,  docteurs  regents  de  la  Faculte  de 
medecine  de  Paris ^  sur  les  avantages  reconnus  de  la  nouvelle 
mithode  d' adminislrer  VHectricite  dans  les  maladies  nerveuseSy 
particulierement  dans  Vepilepsie  et  dans  la  catalepsies  par 
M,  Le  Bru,  connu  sous  le  nom  de  Comus,  etc.  Ce  rapport  est 
precede  de  I'apercu  du  systeme  de  I'auteur  sur  1' agent  qu'il  em- 
ploie  et  des  avantages  qu'il  en  a  tires,  hnprime  par  ordre  et 
aux  frais  du  gouvernement, '  Brochure  in-8°,  dediee  a  M.  le 
comte  de  Vergennes. 

Le  succ^s  de  cette  nouvelle  methode  parait  constate  par  un 
grand  nombre  d' experiences.  La  confiance  avec  laquelle  I'esca- 
moteur  Gomus  s'est  empresse  de  Hvrer  tons  les  precedes  de  sa 
methode  a  Texamen  des  gens  de  Tart  contraste  merveilleusement 
avec  la  defiance  mysterieuse  sous  laquelle  le  docteur  Mesmer 
n'a  pas  cesse  d'envelopper  ses  pretendues  decouvertes.  La  Faculte 
a  mis  autant  de  chaleur  a  celebrer  les  louanges  de  Tun  qu'elle 
en  avait  mis  a  discrediter  la  charlatanerie  de  I'autre;  mais  jus- 
qu'ici  le  gros  du  public  n'apassuivi  cette  impulsion.  L'empirique 
continue  de  gagner  avec  sa  medecine  occulte  autant  d'argent  que 
son  rival  en  gagnait  autrefois  avec  ses  secrets  de  physique  expe- 
mentale,  et  I'application  connue  de  Telectricite  adifferentes  affec- 
tions du  systeme  nerveux  n  a  trouve  encore  que  que  peu  de 
partisans  zeles,  tant  il  est  vrai  que  le  myst^re  est  une  belle  chose 
en  religion,  en  amour,  en  medecine,  en  finances,  en  politique, 
en  escamotages  de  toute  espece. 

L'apercu  qui  precede  le  rapport  de  la  Faculte  n'est  pas  de  la 
physique  la  plus  intelligible ;  suivant  cet  apercu,  «  il  y  a  un  fluide 
universel  qui  est  la  chaine  de  tons  les  etres ;  il  forme  un  plein 


388  CORRESPONDANGE   LITTERAIRI-:. 

de  contiguite  dans  I'espace  immense  quirenferme  Tumvers;  c'est 
un  Protee  qui  produit  des  effets  diversifies  a  Tinfmi,  tons  les 
phenomenes  du  magnetisme  et  de  Telectricite,  etc.  Ge  fluide  uni- 
versel  contenu  dans  le  point  spermatique  qui  doit  produire  un 
animal  le  developpe,  I'augmente,  I'entretient,  le  detruit...  Amal- 
game  avec  la  substance  des  nerfs,  on  lui  donne  le  nom  de  fluide 
nerveux ;  il  ne  pent  survenir  aucun  derangement  dans  I'economie 
animale  que  la  circulation  de  ce  fluide  ne  se  trouve  interceptee 
ou  derangee...  On  ne  pent  la  retablir  que  par  des  secousses  rei- 
t^rees  de  la  racine  des  nerfs  aux  organes  qui  en  dependent,  pour 
rendre  le  mouvement  au  fluide  stagnant,  ou,  s'il  en  a  trop,  le  par- 
tager  sur  la  masse,  etc. 

Ge  vice  qui  outrage  la  nature  et  I'amour,  en  contrarian t 

leur  voeu,  vient  de  faire  commettre  un  crime  d'un  caractere 
d'atrocite  et  defureur  dont  I'homme  n'avait  peut-etre  pas  encore 
donne  d'exemple. 

Le    nomme  Jacques-Francois  Paschal,   ci-devant  capucin^ 
puis  pretre  habitue  dans  I'eglise  de  Saint-Nicolas-des-Ghamps, 
enfin  interdit  depuis  un  an,  conduisit,   ces  jours  derniers,  dans 
une  maison  dont  la  portiere  I'avait  vu  naitre,  un  jeune  Savoyard 
sous  le  pretexte  de  lui  faire  porter  un  paquet.  II  demanda  a  cette 
femme  la  clef  d'une  chambre  pour  y  ecrire,  disait-il,  une  lettre 
pressee,  I'ecarta  en  1' envoy  ant  acheter  de  la  bi^re  et  des  gateaux, 
et  voulut  saisir  le  moment  de  son  absence  pour  faire  violence 
a  ce  jeune  homme.  Les  cris  et  la  resistance  que  cet  infortune 
opposaitaux  entreprises  de  ce  scelerat,  au  lieude  I'epouvanter, 
I'ont  enflamme  de  rage  et  de  fureur;  il  I'a  saisi  par  les  cheveux, 
jete  sur  un  lit,  et  1' ay  ant  poignarde  de  dix-sept  coups  de  couteau 
sans  avoir  pu  lui  arracher  la  vie,  ce  monstre...    I'efi'roi   et  la 
pudeur  font  tomber  la  plume  des  mains...  ce  monstre  a  assouvi 
sa  brutalite  sur  cet  enfant  nageant  dans  son  sang,  et  ne  I'a  quitte 
qu'apr^s  lui  avoir  vole  trente-huit  sous.  11  a  rencontre,   en  des- 
cendant I'escalier,  la  portiere  a  qui  il  a  dit  qu'il  allait  revenir, 
s'est  arr^te  dans  la  cour  pour  laver   dans  un  seau   d'eau  ses 
Oiains  sanglantes,  et  n'a  pris  la  fuite  que  lorsqu'il  a  entendu  cette 
femme,  qui  avait  trouve  le  malheureux  enfant  noye  dans  son  sang 
et  respirant  a  peine,  descendre  en  criant  a  I'assassin  !  Agee  de 
soixante-six  ans,  elle  Pa  poursuivi  et  arrete  la  premiere  dans  la 
rue. 


NOVEMBRE   1783.  389 

Ge  malheureux  a  ete  condamne  a  etre  rompu  et  jete  vif  dans 
un  bucher.  On  a  evite  le  conflit  de  la  juridiction  ecclesiastique  en 
lui  faisant  son  proces  sous  le  nom  suppose  qu'il  avait  pris  aux 
premiers  interrogatoires,  et  I'arret,  en  retablissant  son  veritable 
nom,  n'a  point  fait  mention,  contre  I'usage,  de  son  etatde  pretre ; 
on  a  sauve  par  la  une  partie  du  scan  dale  d'un  forfait  qu'il  eut 
peut-etre  ete  autant  a  desirer  de  pouvoir  enfouir  que  de  punir. 

Au  reste,  la  philosophie,  qui  cherche  a  se  consoler  et  peut- 
^tre  a  remedier  a  de  pareilles  horreurs  en  remontant  a  leur 
cause,  ne  voit  dans  ce  double  crime  que  le  resultat  plus  que 
force  de  la  loi  du  celibat  impose  aux  pretres  catholiques,  un 
gout  presque  necessite,  puisqu'elle  contrarie  chez  eux  le  voeu  le 
plus  doux,  le  plus  necessaire  et  le  plus  admirable  de  la  nature; 
enfm  une  fureur,  une  ivresse  de  desir  qu'a  du  accroitre  la  resis- 
tance que  le  sang  ne  pouvait  calmer  et  qu'une  jouissance  aussi 
barbare  pouvait  seule  assouvir. 

Que  de  crimes  secrets  pourrait  empecher,  quel  bienfait  a 
I'espece  humaine  pourrait  faire  le  prince  qui  ordonnerait  a  tant 
d'hommes  de  jouir  et  pour  eux  et  pour  leur  patrie  d'un  droit 
que  la  nature  et  le  bien  public  ne  cesseront  de  r6clamer  en  leur 
faveur  ! 


NOVEMBRE, 


*Peu  de  nouveautes  ont  attire  autant  de  monde  au  Theatre- 
Fran  cais  que  la  premiere  representation  du  sMucteur,  comedie 
en  vers  et  en  cinq  actes,  donnee  le  Snovembre.  L'interet  d'une 
pi^ce  de  caract^re  en  cinq  actes,  I'incognito  garde  par  I'auteur, 
I'envie  de  le  deviner,  les  paris  faits  pour  et  contre  MM.  Palissot 
et  de  Bievre,  le  succes  que  cet  ouvrage  avait  eu  a  Fontainebleau, 
tout  a  contribue  a  rendre  cette  premiere  representation  des  plus 
nombreuses  et  des  plus  brillantes.  Son  succes  a  etecomplet,  bien 
merits  quant  aux  graces,  a  la  finesse,  a  I'excellent  ton  du  style ; 
peut-etre  exagere,  si  I'on  considere  le  plan,  la  marche,  et  la  con- 
duite  de  I'intrigue.  Ge  ne  serait  pas  une  tache  aisee  que  d'en 
faire  I'analyse;  le  plus  grand  charme  de  cette  comedie  est  dans 
le   dialogue;  Taction  dramatique,  l'interet,   le  developpement 


390  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

meme  des  caracteres  tiennent  a  des  fils  si  embrouilles,  si  difTiciles 
a  saisir,  qu'il  faudrait  presque  transcrirc  tout  I'ouvrage  pour  en 
donner  une  juste  idee. 

Les  trois  premiers  actes  de  cette  comedie  et  le  commence- 
ment du  quatri^me  ontpeu  d'interet ;  1' intrigue  est  presque  nulle, 
du  moins  tres-leg6re  et  sans  mouvement,  sans  progres,  et  la 
pi^ce  jusque-la  n'a  que  le  merite  d'un  dialogue  charmant; 
cependant  Ton  place  deja  cet  ouvrage  a  cote  d\i  Mediant  et  de  la 
Mdtromanie,  Sans  partager  un  pareil  engouement,  on  pent  con- 
venir  que  le  Seducteur  est  la  comedie  la  mieux  ecrite  qu'on  ait 
vue  au  Theatre-Frangais  depuis  ces  deux  chefs-d'oeuvre;  on  pent 
regretter  que  tant  de  talents  n'aient  pas  ete  appliques  a  un  plan 
moins  vicieux  et  d'une  conduite  plus  vraisemblable.  Le  seul  role 
dont  le  caractere  soit  bien  prononce  est  celui  du  Seducteur. 
Orgon  est  d'une  imbecillile  qui  n'est  point  assez  decidee  pour 
^tre  comique,  et  trop  sotte  pour  ne  pas  etre  ennuyeuse.  Rosalie, 
sa  fiUe,  ne  devient  interessante  qu'au  quatri^me  acte.  Orphise, 
son  amie,  qui  semble  destinee  a  ^tre  un  ressort  secondaire  de 
r intrigue  et  qui  promet  k  chaque  instant  de  lui  donner  quelque 
mouvement,  cause  beaucoup  et  bien,  mais  ne  sert,  dans  toute  la 
pifece,  qu'a  en  soutenir  le  dialogue.  Nous  ne  parlerons  point  des 
roles  de  Damis  et  de  Melise,  que  Ton  pourrait  retrancher  enti^re- 
ment  sans  deranger  en  rien  le  plan  et  la  marche  de  Taction. 
D'Armance  interesse,  contraste  heureusement  avec  le  Seducteur, 
et  devient  tr6s-necessaire  au  denoument.  Quant  a  Zeron^s, 
M.  Palissot  a  deja  essaye  plusieurs  fois  de  mettre  ce  caractere 
sur  la  scfene;  traite  par  un  genie  veritablement  comique,  il  offri- 
rait  sans  doute  une  sublime  le^on ;  et  le  philosophe  que  M.  de 
Bievre  introduit  chez  Orgon  eut  ete,  sous  la  main  de  Moliere,  un 
tartuffe,  plus  tartuffe  que  celui  sous  le  nom  duquel  ce  grand 
homme  sut  couvrir  les  faux  devots  d'un  ridicule  eternel.  Mais  ce 
Zeron^s,  qui  devrait,  ce  semble,  conduire  et  mener  I'intrigue 
centre  les  Crispins  de  Regnard,  ne  sert  qu'au  moment  ou  il 
ecrit  la  lettre  de  la  main  gauche,  sous  la  dictee  du  Seducteur;  il 
est  d'ailleurs  d'une  betise  si  plate,  que  nous  ne  pouvons  nous 
dispenser  en  conscience  d' assurer  ici  qu'aucun  de  nos  philo- 
sophes  n'a  pu  servir  de  module  a  ce  role ;  quelques-uns  de  ces 
messieurs  pardonneraient  plus  volontiers  qu'on  les  crut  aussi 
vils  qu'aussi  b^tes ;  cependant  la  mani^re  dont  Zeron^s  place  ses 


NOVEMBRE  1783. 


391 


apophtegmes  philosophiques  a  tort  et  a  travers  excite  les  plus 
grands  eclats  de  rire.  Quant  au  role  du  Seducteur,  il  ne  le  de- 
vient  veritablement  qu'au  quatrieme ;  dans  tous  les  autres,  c'est 
le  Mechant  de  Gresset,  un  peu  plus  fourbe  sans  etre  aussi  dan- 
gereux.  Son  caract^re  se  point  plus  sou  vent  par  ce  qu'il  dit  que 
par  ce  qu'il  fait;  il  parle  et  n'agit  point;  il  trompe  et  ne  seduit 
personne;  tout  le  monde  se  defie  de  lui;  ce  n'est  reellement  le 
Seducteur  que  dans  la  sublime  scene  du  quatrieme  acte,  et  encore 
cette  seduction  parait-elle  invraisemblable  et  presque  revoltante, 
parce  qu'elle  n'a  point  ete  preparee  dans  les  actes  precedents, 
parce  que  c'est  la  premiere  fois  qu'on  I'entend  parler  de  son 
amour  a  Rosalie,  et  que  Ton  devrait  connaitre  au  moins  1' empire 
qu'il  a  sur  son  esprit,  pour  comprendre  comment  il  pent  I'en- 
trainer  a  la  demarche  la  plus  inconsideree  que  puisse  oser  une 
fille  bien  elevee.  On  a  reproche  encore  a  cette  comedie  de  n'avoir 
aucun  but  moral;  mais  tout  le  monde  s'accordera  longtemps  a 
trouver  dans  ce  cadre  defectueux  des  scenes  charmantes ,  une 
foule  de  details  brillants,  les  portraits  les  plus  saillants  et  les  plus 
vrais  des  vices  et  des  ridicules  que  la  fausse  philosophie,  I'egoisme 
et  le  mepris  des  moeurs  ont  rendus  si  communs  et  presque  a  la 
mode  parnii  ce  qu'on  appelle  les  honnetes  gens.  Cette  piece  nous 
a  paru  calquee  a  peu  pr^s  sur  le  Mechant  de  Gresset ,  comme 
les  Philosophes  sur  les  Femmes  savantes ;  les  grandes  masses 
des  deux  tableaux  sont  absolument  les  memos,  la  diflerence  n'est 
guere  que  dans  les  accessoires  et  dans  les  nuances.  La  conduite 
du  Mh'hant  est  plus  soutenue  et  plus  raisonnable ;  mais  il  y  a 
dans  quelques  parties  du  SMucteur  plus  de  passion,  plus  d'in- 
teret,  plus  de  mouvement  dramatique.  L'une  et  I'autre  pi^ce 
doivent  au  merite  du  style  leur  plus  grand  succes ;  mais,  quelque 
61oge  que  Ton  puisse  donner  avec  justice  a  celui  du  Seducteur, 
nous  doutons  beaucoup  qu'il  en  reste  autant  de  vers  heureux 
qu'il  en  est  reste  du  Mechant, 


ELOGE   DE    LA    POLISSONNERIE , 
PAR    M.    LE   MARQUIS    DE    MONTESQUIOU. 

Air  :  Avec  les  jeux  clans  le  village. 

Que  dans  des  soupers  monotones 
L'ordre,  Tetiquette  et  I'ennui 


392  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Soignent  Thonneur  de  nos  matrones 

Et  s'honorent  de  leur  appui; 

Qu'avec  les  fleurs  de  leurs  couronnes 

Z6phyre  k  peine  ose  jouer, 

Laissons  aux  Graces  polissonnes 

Le  soin  de  nous  d^sennuyer.  {bis.) 

L'envie  a  beau  nommer  licence 

La  bpuyante  et  vive  gait6, 

La  joie  et  les  jeux  de  I'enfance 

Si6ront  toujours  a  la  beauty. 

Du  prestige  de  la  parure 

Ce  qu'elle  perd  en  fol^trant 

Est  tout  profit  pour  la  nature, 

Et  c'est  son  bien  qu'elle  reprend.  {bis.) 

Des  privileges  du  bel  age 

Usez  vite,  jeunes  beaut^s; 

Le  temps,  chassant  le  badinage, 

Vous  suit  k  pas  pr^cipit^s. 

Pr6venez  ce  vieillard  trop  leste. 

Que  rien  n'arrete  et  rien  n'emeut; 

La  raison  vient  toujours  de  reste, 

Ne  polissonne  pas  qui  veut.  {bis.) 

—  *0n  est  accoutume^  voir  tomber  quelques-unes  des  nou- 
veautes  qui  se  donnent  sur  nos  differents  theatres;  mais  il  n'y  a 
peut-6tre  pas  d'exemple  d'une  chute  aussi  bruyante  que  celle 
que  vient  d'eprouver,  le  15,  au  Theatre-Italien,  la  Kermesse,  ou 
la  Foire  flamande,  opera-comique  en  deux  actes,  paroles  de 
M.  Patrat,  auteur  de  la  jolie  comedie  de  Vlleureuse  Erreur,  mu- 
sique  de  M.  I'abbe  Vogler,  compositeur  allemand.  L'ouverture 
avait  et6  excessiveraent  applaudie ;  le  commencement  de  I'opera 
n'avait  ^te  interrompu  que  par  des  bravos  cries  a  tue-tete ;  mais 
peu  a  peu  les  murmures  du  parterre  se  sont  fait  entendre,  et 
ont  eclats  a  la  finale  qui  termine  le  premier  acte ;  ils  ont  recom- 
mence avec  le  second ;  un  gros  d'amis  a  eu  beau  chercher  a  les 
etouffer,  par  des  claquements  de  mains  redoubles,  les  huees  I'ont 
emportesur  les  applaudissements ,  et  la  jeune  demoiselle  Burette, 
qui  jouait  le  premier  role,  s'est  trouvee  mal.  On  a  attendu  qu'elle 
reparut  pour  essayer  de  continuer  I'opera;  les  brouhahas,  les 
eclats  de  rire  ont  recommence  de  plus  belle;  en  vain  cette  jolie 
aclrice  s'est-elle  avancee  une  seconde  fois,  en  vain  I'a-t-on  vue 
tomber  avec  une  grace  charmante  dans  les  bras  de   ses   cama- 


NOVEMBRE    1783.  393 

rades  ;  le  parterre  barbare  a  ete  inexorable,  n'a  jamais  voulu 
permettre  qu'on  finit  la  pi^ce,  et  en  a  demande  a  grands  cris 
une  autre.  Le  marechal  de  Richelieu,  qui  assistait  au  spectacle, 
a  ordonne  aux  comediens  d'obeir,  pour  leiir  apprendre,  a-t-il 
dit,  a  tenir  une  autre  fois  une  comMie  toute  prete  lorsquils 
voudront  essayer  de  semhlahles  hetiscs, 

A  en  juger  par  ce  que  nous  avons  pu  entendre,  I'ouvrage 
manque  absolument  d'interet,  mais  n'a  rien  de  ridicule.  Quant  a 
la  musique,  il  faut  avouer  que  c'est  peut-etre  ce  qui  a  ete  donne 
depuis  longtemps  de  plus  trivial  sur  ce  theatre ;  elle  est  pour 
ainsi  dire  sans  aucune  intention,  sans  caractere  et  sans  originalite, 
quoique  d'une  facture  infiniment  baroque.  C'est  h  cette  triste 
musique  qu'il  faut  essentiellement  imputer  la  chute  peu  commune 
de  cette  bagatelle. 

—  *Nous  avons  eu  I'honneur  de  vous  entretenirplusieurs  fois 
de  la  decouverte  de  M.  Montgolfier,  et  des  diffe rentes  experiences 
auxquelles  cette  decouverte  avait  donne  lieu.  Jusqu'a  present. 
Ton  s'etait  borne  a  s'elever  a  trois  cents  pieds  de  terre  en  diri- 
geant  la  machine  avec  des  cqrdes;  mais  I'essai  qu'on  vient  de 
faire  le  21  porte  un  caractere  d'energie  et  de  hardiesse  qui  a 
etonne  tout  Paris,  et  le  souvenir  de  cette  sensation  sera  peut-etre 
aussi  immortel  que  I'objet  meme  qui  en  a  ete  la  cause. 

M™^  la  duchesse  de  Polignac,  gouvernante  des  Enfants  de 
France,  a  habite,  avec  W^  le  Dauphin,  pendant  le  voyage  de 
Fontainebleau,  le  chateau  royal  de  la  Muette,  situe  dans  le  bois 
de  Boulogne,  sur  un  coteau  d' environ  quatre-vingts  toises  d' ele- 
vation, a  une  demi-lieue  de  Paris.  Instruite  que  la  machine  aero- 
statique  devait  etre  abandonnee  dans  les  airs  avec  deux  personnes 
decidees  k  braver  les  risques  de  I'experience,  elle  a  engage 
M.  Montgolfier  et  ses  amis  a  la  faire  partir  du  Jardinde  la  Muette. 
Une  grande  partie  de  la  ville  et  de  la  cour  s'y  etaient  rendues.  II 
serait  difficile  de  peindre  et  reffroi  etl' admiration  des  spectateurs 
au  moment  ou  Ton  a  vu  ce  globe,  de  soixante-dix  pieds  de  hau- 
teur sur  quarante-six  de  diametre,  s'elever  peu  a  peu  majestueu- 
sement  dans  Fair,  et  emporter  M.  le  marquis  d'Arlandes  et 
M.  Pilatre  des  Roziers,  qui,  places  dans  une  galerie  d' osier  en- 
tourant  le  globe,  n'etaient  occupes  qu'a  jeter  des  brandons  de 
paille  dans  le  rechaud  etabli  au  centre  de  la  machine  pour  en 
accelerer  1' elevation. 


394  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

L'emotion,  la  surprise  et  I'espece  d'anxiete  causees  par  un 
spectacle  si  rare  et  si  nouveau  ont  ete  portees  au  point  que  plu- 
sieurs  dames  se  sont  trouvees  mal  lorsqu'elles  ont  vu  nos  mo- 
dernes  Titans  depasser  le  coteau, planer  d'abord  sur  toute  la  pro- 
fondeur  du  vallon,  s'elever  ensuite  a  pres  de  cinq  cents  toises 
au-dessus  du  chateau,  s'arreter,  s'elever  encore,  voguer  vers 
Paris,  et  disparaitre  enfin  peu  a  peu  derriere  une  de  ses  extre- 
mites.  Comment  peindre  encore  ce  globe  planant  sur  cette  ville, 
presque  toujours  a  une  hauteur  de  pres  de  quatre  mille  pieds;  le 
peuple,  qui  ignorait  cette  experience,  et  ne  savait  pas  que  ce 
globe  portait  deux  hommes,  remplissant  les  rues,  courant  avec 
des  cris  d' admiration  qui  se  fussent  convertis  en  cris  d'effroi  s'il 
eut  pu  soup^onner  I'audacieuse  intrepidite  des  deux  voyageurs, 
a  qui  Ton  ne  saurait  disputer  la  gloire  d' avoir  ose  ce  que  nul 
mortel  n'avait  ose  avant  eux  ? 

On  a  public  le  proc^s-verbal  dresse  au  chateau  meme  de  la 
Muette,  pour  constater  de  la  mani^re  la  plus  authentique  le  succes 
de  cette  etonnante  experience. 

—  Ce  n'est  pas  dans  le  moment  ou  nos  pleurs  coulaient  en- 
core sur  la  tombe  de  M™"  d'fipinay  ^  que  nous  avons  ose  con- 
sacrer  dans  ces  fastes  litteraires  le  souvenir  qu'elle  y  parait 
m^riter  au  plus  respectable  de  tous  les  litres.  Nous  aurions 
craint  d'attrister  nos  eloges  de  nos  regrets,  nous  aurions  craint 
que  I'expression  d'une  sensibilite  encore  trop  vive  n'eut  laisse 
aux  plus  justes  louanges  une  apparence  d'exageration  qui  les 
aurait  rendues  suspectes  aux  yeux  de  ceux  du  moins  qui  ne  Tent 
pu  connaitre  que  par  ses  ecrits. 

Louise-Florence-Petronille  Tardieu  d'Esclavelles,  veuve  de 
M.  Lalive  d'l^pinay,  etait  la  fille  d'un  homme  de  condition  tue  au 
service  du  roi.  La  fortune  qu'il  lui  avait  laissee  etait  fort  me- 
diocre. On  crut  devoir  recompenser  les  services  rendus  par  le 
pere  en  faisant  epouser  a  sa  fille  un  des  plus  riches  partis  qu'il 
y  eut  alors  dans  la  finance,  et  en  lui  donnant  pour  dot  un  bon  de 
fermier  general.  Elle  passa  done  les  premieres  annees  qu'elle 
vecut  dans  le  monde  au  sein  de  la  plus  grande  opulence,  entouree 
de  toutes  les  illusions  dont  la  richesse  pent  enivrer  une  jeune 
personne,  et  plus  a  Paris  sans  doute  que  partout  ailleurs.  Ce 

4.  M'"^  d'Epinay  etait  morte  le  15  avril  precedent. 


NOVEMBRE    1783.  395 

beau  songe  ne  tarda  pas  a  s'evanouir  :  les  folles  depenses,  Tex- 
treme  frivolite  du  caractere  et  de  la  conduite  de  M.  d'fipinay 
eurent  bientot  derange  cette  superbe  fortune.  Son  pere,  pour 
en  sauver  les  debris,  se  vit  oblige  de  substituer  la  plus  grande 
partie  de  ses  biens,  et,  voulant  empecher  aussi  que  sa  belle-fille 
ne  devint  tot  ou  lard  la  victime  des  extravagances  de  son  mari, 
ce  fut  lui-meme  qui,  avant  de  mourir,  exigea  qu'elle  s'en  fit 
separer,  en  prenant  toutes  les  mesures  qu'il  crut  les  plus  propres 
a  lui  assurer  une  existence  convenable. 

Ce  fut  dans  les  jours  brillants  de  sa  jeunesse  et  de  sa  fortune 
que  commencerent  ses  liaisons  avec  J. -J.  Rousseau.  II  en  fut 
tr6s-amoureux,  comme  il  n'a  jamais  manque  de  I'etre  de  toutes 
les  femmes  qui  avaient  bien  voulu  I'admettre  dans  leur  societe.  EUe 
le  combla  de  bienfaits  non-seulement  avec  toute  la  delicatesse  de 
I'amitie  la  plus  tendre,  mais  encore  avec  cette  recherche  parti- 
culiere  de  soins  et  d' attentions  que  semblait  exiger  la  sauvagerie 
tres-originale  du  philosophe.  II  en  parut  d'abord  profondement 
louche;  mais  pen  de  temps  apres,  se  croyant  en  droit  d'etre 
jaloux  de  son  ami  M.  de  Grimip,  il  paya  sa  bienfai trice  de  la  plus 
noire  ingratitude,  et  I'homme  qu'il  se  crut  prefere  ne  fut  plus 
a  ses  yeux  que  le  plus  injuste  et  le  plus  perfide  des  hommes. 
G'est  avec  les  traits  d'une  si  odieuse  calomnie  que,  osant  les 
peindre  I'un  et  I'autre  dans  ses  Confessions^  il  n'a  pas  craint  de 
laisser  sur  sa  tombe  le  monument  atroce  d'une  haine  inconce- 
vable,  ou  plutot  celui  de  la  plus  cruelle  et  de  la  plus  sombre  de 
toutes  les  folies. 

Jeune,  riche,  jolie,  interessante,  remplie  de  graces  et  d' esprit, 
comment  M'"^  d'liipinay  aurait-elle  manque  de  la  seule  perfection 
qui  put  la  faire  jouir  de  tous  ces  avantages  ?  De  vains  prejuges 
affecteraient  peut-etre  d'en  defendre  samemoire;  un  sentiment 
plus  juste  ne  desavouera  point  le  souvenir  de  ce  qui  honora  ega- 
lement  son  coeur  et  sa  raison.  Le  moyen  peut-etre  de  donner  la 
plus  haute  idee  de  son  m^rite,  ce  serait  de  supposer  un  moment 
la  verite  de  tout  ce  que  I'envie  et  la  malignite  os6rent  reprocher 
a  sa  jeunesse.  II  en  faudrait  admirer  davantage  et  la  force  d'ame 
avec  laquelle  ses  propres  efforts  surent  reparer  si  completement 
le  tort  d'une  education  trop  frivole,  et  les  rares  vertus  qui  purent 
I'elever  ensuite  au  degre  d'estime  et  de  consideration  dont  elle 
jouit  dans  un  age  plus  avance.  II  est  vrai  qu'un  des  traits  les 


896  CORRESPONDANCE  LITTJ^RAIRE. 

plus  marques  de  son  caractere,  c'etait  une  Constance,  une  energie 
de  resolution  qui  I'emportait  sur  toutes  les  faiblesses  de  I'habi- 
tude,  sur  tons  les  emportements  de  la  plus  vive  sensibilite,  et 
suppleait  meme  pour  ainsi  dire  aux  forces  et  au  courage  epuises 
par  unelongue  suite  de  chagrins  et  de  souffrances. 

On  I'a  vue  dix  ans  de  suite,  accablee  des  maux  les  plus  dou- 
loureux, ne  supporter  la  vie  qu'a  force  d' opium,  mourir  et  res- 
susciter  vingt  fois  sans  cesser  de  mettre  a  profit  les  intervalles 
ou  ce  cruel  etat  la  laissait  respirer,  pour  remplir  tons  les  devoirs 
de  la  tendresse  maternelle  et  tons  ceux  de  I'amitie  la  plus  em- 
pressee  et  la  plus  active.  Au  milieu  des  tourments  d'une  existence 
aussi  frele  que  penible,  on  I'a  vue  conduire  elle-meme  ses  propres 
affaires  et  celles  de  ses  enfants,  rendre  service  h  tons  ceux  qui 
avaient  le  bonheur  de  I'approcher,  s'interesser  vivement  k  ce 
qui  se  passait  autour  d'elle  dans  le  monde,  dans  les  arts  et  dans 
la  litterature,  elever  sa  petite-fille  comme  si  c'eiit  6te  I'unique 
soin  de  savie  entiere,  ecrire  un  des  meilleurs  ouvrages  quiaient 
encore  paru  a  I'usage  de  I'enfance,  faire  de  la  tapisserie,  des 
noeuds,  des  chansons,  recevoir  ses  amis,  leur  ecrire,  et  ne  pas 
manquer  encore  un  seul  jour  de  faire  une  toilette  aussi  soignee 
que  son  age  et  I'etat  de  sa  sante  pouvaient  le  permettre.  On  eut 
dit  que,  se  sentant  mourir  tons  les  jours,  elle  avait  pris  a  tache 
de  derober  chaque  jour  a  la  mort  une  partie  de  sa  proie;  c'etait 
une  etincelle  de  vie  que  I'occupation  continuelle  de  ses  sentiments 
et  de  ses  pensees  ne  cessait  d'agiter  et  de  nourrir. 

Ce  qui  distinguait  particuli^rement  1' esprit  de  M'"*  d'fipinay, 
c'etait  une  droiturede  sens  fine  etprofonde.  Elle  avait  peu  d' ima- 
gination; moins  sensible  a  I'elegance  qu'a  I'originalite,  son  gout 
n'etait  pas  toujours  assez  sur,  assez  difficile;  mais  on  ne  pou- 
vait  gu6re  avoir  plus  de  penetration,  un  tact  plus  juste,  de 
meilleures  vues  avec  un  esprit  de  conduite  plus  ferme  et  plus 
adroit.  Sa  conversation  se  ressentait  un  peu  de  la  lenteur  et  de 
la  timidite  naturelle  de  ses  idees  ;  elle  avait  m^me  une  sorte  de 
reserve  et  de  secheresse,  mais  qui  ne  pouvait  eloigner  ni  I'interSt 
ni  la  confiance.  Jamais  on  ne  posseda  si  bien  peut-etre  I'art  de  faire 
dire  aux  autres,  sans  effort,  sans  indiscretion,  ce  qu'il  importe  ou 
ce  qu'on  desire  de  savoir.  Rien  de  ce  qui  se  disait  en  sa  presence 
n'etait  perdu,  et  souvent  il  lui  suffisaitd'un  seul  mot  pour  donner 
a  la  conversation  le  tour  qui  pouvait  I'interesser  davantage. 


NOVEMBRE   1783.  397 

Sa  sensibilite  etait  extreme,  mais  interieure  et  profonde ;  a 
force  d'avoir  ete  reprimee,  elle  n'eclatait  plus  que  faiblement. 
Dans  les  peines,  dans  les  chagrins  dont  sa  sante  etait  le  plus 
sensiblement  alteree,  son  humeur  semblait  a  peine  I'etre.  Au- 
dessus  de  tous  les  prejuges ,  personne  n'avait  mieux  appris 
qu'elle  ce  qu'une  femmedoitd'egards  a  I'opinion  publique  meme 
la  plus  vaine.  Elle  avait  pour  nos  vieux  usages  et  pour  nos  modes 
nouvelles  la  complaisance  et  la  consideration  que  leur  empire 
aurait  pu  attendre  d'une  femme  ordinaire.  Quoique  toujours 
malade  et  toujours  renfermee  chez  elle,  on  la  voyait  assez  atten- 
tive a  mettre  exactement  la  robe  du  jour.  Sans  croire  a  d'autres 
catechismes  qu'a  celui  du  bon  sens,  elle  ne  manqua  jamais  de 
recevoir  ses  sacrements  de  la  meilleure  grace  du  monde,  quelque 
p^nible  que  lui  fut  cette  triste  ceremonie,  toutes  les  fois  que  la 
decence  ou  les  scrupules  de  sa  famille  parurent  I'exiger.  On  s'est 
permis  de  soupconner  qu'il  pouvait  y  avoir  autant  de  force  d' es- 
prit a  les  recevoir  qu'a  les  refuser,  comme  ont  fait  tant  de  grands 
philosophes. 

M"'*d'Epinay  n'avait  aucune  espece  defausse  pruderie ;  mais, 
trop  frappee  du  danger  attache  quelquefois  aux  plus  legeres  im- 
pressions, elle  pensait  que  les  premieres  habitudes  d'une  jeune 
personne  ne  pouvaient  etre  d'une  retenue  trop  austere,  et  peut- 
etre  portait-elle  ce  principe  jusqu'a  I'exageration. 

Voici  quelques  traits  d'un  portrait  qu'elle  fit  d'elle-meme 
en  1756;  elle  avait  alors  trente  ans  :  «  Je  ne  suis  point  jolie,  je 
ne  suis  cependant  pas  laide.  [Elle  avait  detres-beaux  yeux  et  des 
cheveuxparfaitement  bien  plantes^  qui  donnaient  a  son  front  une 
physionomie  fort  piquante.]  Je  suis  petite,  maigre,  tres-bien 
faite.  J'ai  I'air  jeune  sans  fraicheur,  noble,  doux,  vif,  spirituel  et 
interessant.  Mon  imagination  est  tranquille,  mon  esprit  est  lent, 
juste,  reflechi,  sans  suite.  J'ai  dans  I'ame  de  la  vivacite,du  cou- 
rage, de  la  fermete,  de  1' elevation,  et  une  excessive  timidite... 
Je  suis  vraie  sans  etre  franche.  J'ai  de  la  finesse  pour  arriver  a 
mon  but;  mais  je  n'en  ai  aucune  pour  penetrer  les  projets  des 
autres.  [Elle  en  avait  done  beaucoup  acquis.]  Je  suis  nee  tendre 
et  sensible,  constante  et  point  coquette.  La  facilite  avec  laquelle 
on  m'a  vue  former  des  liaisons  et  les  rompre  m'a  fait  passer  pour 
inconstante  et  capricieuse.  L'on  a  attribue  a  la  legerete  et  a  I'in- 
consequence  une  conduite  sou  vent  forcee,  dictee  par  une  pru- 


398        GORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

dence  tardive  et  quelquefois  par  I'honneur.  II  n'y  a  qu'un  an  que 
je  commence  a  me  bien  connaitre.  Mon  amour-propre,  sans  me 
faire  concevoir  la  folle  esperance  d'etre  parfaitement  sage ,  me 
fait  pretendre  a  devenir  un  jour  une  femme  d'un  grand  merite.  » 

Jamais  esperance  ne  fut  mieux  remplie,  jamais  pretention  ne 
fut  mieux  justifiee.  Elle  n'a  point  laisse  d' autre  ouvrage  qu'une 
suite  encore  imparfaite  des  Conversations  d'li?mlie^  beaucoup 
de  lettresS  et  I'ebauche  d'un  long  roman^  Les  deux  petits 
volumes  intitules,  I'un  Lettres  ii  mon  fds,  avec  cette  epigraphe  : 
Facundam  faciehat  amorj  1' autre,  J/^s  Moments  heureux^  Solli- 
citce,  jiicunda  ohlivia  vitcB,  quoique  imprimes,  n'ont  jamais  ete 
publics  et  ne  paraissent  pas  faits  pour  I'^tre ;  on  y  trouverait 
cependant  beaucoup  de  choses  aimables,  de  la  finesse  et  de  la 
sensibilite;  mais  ce  sont  des  ouvrages  de  societe  et  les  premiers 
essais  d'une  plume  qui  n'avait  pas  encore  acquis  toute  sa  force 
et  toute  sa  maturite. 

Nous  croirions  aflliger  les  manes  de  la  plus  respectable  des 
femmes  sinouspouvions  oublier  ici  les  bienfaits  dont  une  grande 
souveraine  daigna  I'honorer  dans  les  derniers  temps  de  sa  vie. 
Malgi'e  toute  I'estime  et  toute  I'amitie  que  M.  ISecker  avait  pour 
elle,  r extreme  severite  de  ses  principes  ne  lui  permit  point  de 
I'epargner  dans  les  reformes  qu'il  fit  en  renouvelant  le  bail  de  la 
Ferme  generate,  et  ces  reformes  absorb^rent  presque  enti^re- 
ment  la  partie  la  plus  claire  de  son  revenu.  11  lui  etait  du  quel- 
ques  dedommagements  :  ils  lui  furent  enfin  accordes;  mais 
I'arrangement  pris  a  cet  egard  n' ay  ant  pas  ete  bien  consolide  au 
moment  de  la  retraite  de  ce  ministre,  elle  se  trouva  dans  une 
presse  fortpenible.  Sa  Majeste  I'lmperatrice  de  toutes  les  Russies, 
I'ayantsu,  s'empressade  la  secourir ;  ce  fut  avec  toute  la  magni- 
ficence, toute  la  generosite  d'une  main  souveraine,  et  un  si  noble 
don  fut  accompagne  de  tant  de  graces  et  tant  d'interet  que  la 
plus  legere  des  faveurs  en  eut  recu  un  prix  infini.  G'est  dans  cette 
occasion  qu'elle  envoya  a  la  jeune  comtesse  de  Belzunce,  la  pe- 
tite-fille  de  M"''  d'lfipinay,  ce  medaillon  de  diamants,  avec  son 
chiffre,  dont  il  a  ete  parle  dans  un  autre  articled  Ah!  qui  porta 

i.  Elle  avait  6te  en  relations  avec  les  hommes  les  plus  c^lebres  de  son  si^cle, 
Voltaire,  Buffon,  Rousseau,  d'Alembert,  Diderot,  Richardson,  I'abb^  Galiani,  etc. 

2.  Ce  long  roman  n'est  autre  chose  que  ses  Memoires,  publics  en  1818. 

3.  Voir  precMemraent  p.  262. 


iNOVEMBRE   1783.  399 

jamais  plus  loin  que  Catherine  II  le  grand  art  des  rois,  celui  de 
prendre  et  donner?  On  n'en  appellera,  sur  le  premier  point, 
qu'au  conseil  d'Abdoul-Hamet,  sur  le  second,  a  la  reconnaissance 
de  tout  ce  qu'il  y  a  eu  d'hommes  en  Europe  dignes  d'interesser 
les  regards  de  sa  bienveillance. 

Sa  Majeste  avait  honore  les  Conversations  d'Jimilie  de  la 
plus  flatteuse  de  toutes  les  approbations  longtemps  avant  que 
I'ouvrage  eut  obtenu  le  prix  de  I'Academie. 

EPITRE    ADRESSEE    A    M.    DE    PUS    A    SON     PASSAGE    A    LYON, 
PAR    UN    JEUNE    HOMME    DE    CETTE    VILLE. 

Barre,  Piis  et  compagnie, 
Qui  tenez  en  societe 
Une  boutique  bien  fournie 
De  calembours,  r^bus,  saillie, 
Que  le  vaudeville  a  choisie 
Pour  recrepir  sa  vetust6 
Et  rhabiller  sa  friperie, 
Pardonnez  a  I'austerit^ 
De  mon  Epitre  un  peu  bardie, 
Et  permettez  que  je  vous  die 
Que  vous  passez  la  liberte 
Que  donne  quelquefois  Thalie 
De  sourire  aux  traits  de  gait6 
Des  chansonniers  de  la  Folie. 

Ce  genre  veut  etre  traits 
Avec  certaine  Economic, 
Et  par  la  bonne  compagnie 
II  faut  quMl  puisse  etre  6cout6. 
Dans  vos  tableaux  de  fantaisie 
Des  regies  de  la  modestie 
Votre  pinceau  s'est  6carte  : 
Votre  nombreuse  galerie 
N'oflfre  k  la  curiosity 
Qu'une  indecente  nudity, 
Et  les  Grilces  sans  draperie. 

Favart,  que  vous  avez  cite, 
Decent  dans  sa  plaisanterie. 
Nous  peignait  I'ing^nuit^, 
Et  non  jamais  I'effronterie. 
Dans  ses  ouvrages  de  faerie 


^00  GORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

La  rose  de  la  volupte 
Avec  plaisir  se  voit  cueillie 
Des  mains  de  la  timidite. 
D'un  style  toujours  enchant^ 
II  sut  orner  sa  po6sie, 
Et  sa  main  legere  varie 
Les  fleurs  qu'avec  facility 
Son  heureux  talent  multiplie. 
S'il  adopta  la  m^lodie 
Du  vaudeville  alors  gout6, 
II  sauva  la  monotonie 
D'un  air  trente  fois  r6p6te. 

Vous  ne  I'avez  pas  imit6 

(  Excusez-moi,  je  vous  supplie) ; 

Car  la  tiiste  uniformity 

Dont  vos  chants  offrent  la  copie 

Fait  bien  souvent  que  Ton  s'ennuie 

Par  le  d6faut  de  nouveaut6. 

Votre  amour-propre  r6volt6 
De  cette  semonce  6tourdie 
Croira  peut-etre  que  Tenvie, 
Bien  plutOt  que  la  v6rit6, 
Osa  dieter  cette  sortie 
Contre  votre  soci6t6, 
Ou  que  la  sombre  jalousie 
De  quelque  auteur  humili6 
Des  sifQets  de  la  Com(^die 
Clierche  a  vous  mettre  de  moiti6 
En  d^criant  votre  g6nie. 
Detrompez-vous;  la  charity 
Fut  toujours  ma  vertu  ch6rle. 
La  satire  est  une  furie 
Dont  je  hais  I'^pre  duret^; 
Et  toujours  la  sinc6rit6 
Dans  mes  avis  se  concilie 
Avec  le  ton  de  I'amitid 
Et  quelque  peu  de  raillerie. 
Votre  Rosine  est  fort  jolie, 
Mais  ses  voyages  font  piti6, 
Et  de  retour  en  sa  patrie, 
EUe  aura,  parbleu!  m6rit6 
D'aller  k  Sainte-P^lagie. 
Pour  lui  sauver  cette  infamie 
Et  repousser  la  cruaut6 
Du  sort  dont  elle  est  poursuivie, 


NOVEMBRE   1783.  401 

II  faut  qu'enfin  on  la  marie. 
Je  16ve  la  difficult^. 
Ce  soin  de  la  paternity 
Vous  regarde;  mais  dans  la  vie 
II  faut  que  chacun  s'industrie 
A  faire  un  sort  a  la  beauts. 
Plus  d'un  parti  s'est  presents, 
Mais,  pour  le  bien  de  votre  araie, 
Celui  qui  m'a  le  plus  flatty, 
C'est  le  Sauteur  en  liberty 
De  Nicolet  et  compagnie. 


SUR    LE    SUCCES    DE    LA    DEMOISELLE    OLIVIER* 
DANS    LA    COM^DIE    DU   SeduCteUV. 

De  mille  et  mille  torts  sans  doute  il  est  coupable, 

Mais  on  doit  grace  a  son  art  seducteur  : 
Ge  marquis  est  vraiment  le  plus  grand  enchanteur, 
Car  il  rend  Olivier  aimable. 

EPITAPHE    DE    M.    d'aLEMBERT, 

Par  ses  rares  vertus  il  merita  des  dieux 
D'etre  sourd  aux  clameurs  des  sots  et  de  Tenvie ; 
II  instruisit  la  terre  en  mesurant  les  cieux, 
Et  fit  paiir  Terreur  au  feu  de  son  g^nie. 

—  *  L'Academie  francaise  vient  de  nommer  M.  Marmontel  son 
secretaire  perpetuel,  a  la  place  de  M.  d'Alembert.  Gette  pre- 
miere magistrature  de  notre  empire  litteraire  a  ete  sollicitee  avec 
une  chaleur  et  une  adresse  rare  par  les  chefs  des  deux  partis  qui 
divisent  toujours  I'Academie,  le  parti  des  Gluckistes  et  celui  des 
Piccinistes.  Onassureque  le  marechal  deDuras s'est  donne  leplaisir 
de  les  mettre  aux  prises  pour  cette  dignite.  M.  Marmontel  avaitl'air 
de  n'en  point  vouloir ;  M.  de  La  Harpe  s'est  offert  a  le  suppleer 
dans  toutes  les  fonctions  du  secretariat  pendant  ses  absences  a 
la  campagne,  et  a  lui  succeder  meme  aussitot  qu'il  voudrait 
quitter.  M.  Suard  croyait  veritabJement  que  M.  Marmontel  ambi- 
tionnait  assez  pen  cette  place ;  il  ne  s'est  mis  en  avant  que  par 
les  conseils  du  marechal,  qui,  le  jour  de  I'election^  a  ecrit  aux 

1.  Cette  actrice,  quoique  assez  jolie,  avait  paru,  avant  ce  succes,  toutaussi  d6- 
pourvue  de  graces  que  d'esprit  et  de  talent.  (Meister.) 

XIII.  26 


/|02  COHRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

deux  pretendants  qu'un  diner  qu'il  donnait  aux  ministres  le  rele- 
nait  a  Versailles.  On  a  ete  aux  voix ;  M.  Marmontel  en  a  eu  quinze 
et  M.  Suard  sept.  L'anciennete  de  reception  du  premier,  la  con- 
sideration acquise  par  ses  travaux  litteraires  devaient  decider  le 
choix  de  TAcademie  en  sa  faveur;  mais  le  succes  de  Didon  n'y 
a  pas  nui ;  et  c'est  un  nouveau  triomphe  du  Piccinisme  sur  le 
Gluckisme. 

M.  Beauzee  avait  ecrit  une  lettre  circulaire  a  tons  les  acade- 
miciens  pour  leur  demon trer  qu'on  devait  le  choisir  pour  secre- 
taire, et  que  son  honneur  nieme  y  etait  interesse,  parce  que 
depuis  longtemps  il  aidait  M.  d'Alembert  dans  la  redaction  du 
Bictionnaire,  Gette  demarche  n'a  pas  fait  un  grand  effet. 
M.  Beauzee  est  le  lourd  continuateur  des  Synonymes  de  I'abbe 
Girard  et  des  articles  de  grammaire  de  Dumarsais  dans  la  nou- 
velle  Encyclopedic , 

—  *0n  a  porte,  ces  jours  passes,  devant  MM.  lesmarechaux  de 
France,  une  contestation  d'un  genre  dont  les  registres  de  leur 
tribunal  n'offrent  cerlainement  pas  d'exemple.  Le  motif  est  trop 
curieux  et  trop  ridicule  pour  6tre  oublie. 

La  preeminence  que  le  public  accorde  a  TAcademie  francaise 
sur  celle  des  inscriptions  et  belles-lettres,  et  plus  encore  le  choix 
que  cette  premiere  fait  quelquefois  parmi  les  academiciens  qui 
composent  la  seconde  pour  remplir  les  places  qui  viennent  a 
vaquer  chez  elle,  a  toujours  fatigue  I'amour-propre  du  plus 
grand  nombre  d'entre  eux,  qui  ne  peuvent  pretendre  a  reunir 
sur  leur  tete  les  deux  couronnes  academiques.  En  consequence, 
I'Academie  des  inscriptions  et  belles-lettres  crut  devoir  faire,  il 
y  a  quelques  annees,  une  deliberation  par  laquelle  il  fut  arrete 
que  ceux  de  ses  membres  qui  soUiciteraient  a  Tavenir  leur  ad- 
mission a  I'Academie  francaise  se  trouveraient  par  la  meme  rayes 
de  la  compagnie.  Louis  XV  annula  dans  le  temps  cette  delibera- 
tion ;  mais  les  quinze  membres  qui  I'avaient  signee  s'aviserent 
d'y  suppleer  en  se  promettant,  sous  serment,  Texecution  d'un 
acte  auquel  le  souverain  refusait  sa  sanction,  et  en  faisant  con- 
tractor tacitement  la  meme  obligation  a  tons  ceux  qu'ils  rece- 
vraient  a  I'avenir  dans  leur  corps.  M.  le  comte  de  Choiseul- 
Gouffier,  qui  a  ete  recu  depuis  cette  belle  convention,  s'est 
presenle  pour  obtenir  une  des  places  vacantes  a  I'Academie  fran- 
caise. M.  Anquetil,  son  confrere  dans  celle  des  inscriptions  et 


NOVEMBRE   1783.  403 

belles-lettres,  en  ayant  ete  informe,  I'a  fait  assigner  au  tribunal 
des  marechaux  de  France.  II  a  presume  qu'un  gentilhomme  qui 
avait  consenti  une  convention  academique  (ce  que  nie  M.  de 
Choiseul)  pouvait  etre  contraint  a  la  remplir  par  la  meme  voie 
que  Ton  emploie  contre  celui  qui  manque  a  ses  engagements 
d'honneur  pour  dettes  de  jeu  ou  d'autre  espece.  MM.  les  mare- 
chaux de  France,  qui  ne  se  sont  pas  crus  juges  competents  dans 
une  contestation  de  cette  nature,  en  ont  fait  leur  rapport  au  roi. 
Sa  Majeste  s'est  reserve  la  connaissance  de  Taffaire,  et,  en  atten- 
dant, M.  le  comte  de  Ghoiseul-Gouffier  a  ete  nomme  a  la  place 
de  M.  d'Alembert,  et  M.  Bailly  a  celle  de  M.  le  comte  de  Tressan. 
On  a  beaucoup  ri  dans  le  monde  du  procede  de  M.  Anquetil ; 
il  eut  ete  tres-gai  en  effet  de  voir  douze  marechaux  de  France 
prononcer  gravement  sur  I'admission  d'un  membre  de  I'Academie 
des  inscriptions  a  I'Academie  francaise.  Ce  noble  tribunal,  qui 
brave  le  canon  par  metier  et  par  temperament,  a  pense  qu'il 
etait  de  sa  prudence  de  ne  pas  s'exposer,  en  prononcant  sur 
cette  contestation,  a  se  voir  harceler  par  tons  les  housards  de  la 
litter ature,  qui  n'eussent  rien  tant  desire  que  de  verser  quelques 
cornets  d'encre  dans  une  si  ridicule  affaire. 

—  *0n  a  donne,  kFontainebleau,  le  l/i  de  cemois,  la  premiere 
representation  du  Donneur  h^eille,  opera- comique,  en  quatre 
actes  et  en  vers,  paroles  de  M.  Marmontel,  musique  de  M.  Pic- 
cini.  Ce  sujet,  tire  des  Mille  et  une  Niiits,  avait  deja  ete  traite 
plusieurs  fois ;  c'est  Arleqidn  toujours  Arlequin,  de  la  Comedie- 
Italienne;  mais  de  ce  qui  n'etait  qu'une  ebauche  informe,  comme 
le  sont  toutes  les  pieces  k  canevas,  M.  Marmontel  en  a  fait  un 
drame  regulier,  plein  de  scenes  piquantes  et  superieurement 
ecrit.  A  quelques  longueurs  pres  dans  le  troisi^me  et  le  qua- 
tri^me  acte,  le  poeme  a  reuni  tous  les  suffrages.  La  musique  a 
eu  en  general  le  plus  grand  succ^s;  quelques  morceaux  cepen- 
dant  ont  ete  trouves  un  peu  monotones,  d'autres  trop  longs.  Ce 
sont  des  taches  qu'il  sera  aise  de  faire  disparaitre  lorsqu'an 
donnera  I'ouvrage  a  Paris. 

—  *Chiyntne^  opera-tragedie  en  trois  actes,  paroles  de 
M.  Guillard,  connu  parl'operad'/j^/ii'^m?'^  en  Tauride  et  par  celui 
diElectre,  musique  de  M.  Sacchini,  a  ete  represente  pour  la 
premiere  fois,  sur  le  theatre  de  la  cour,  le  16.  C'est  le  sujet  du 
Cid  de  Pierre  Gorneille.  Le  premier  et  le  troisi^me  acte  du  nou- 


m  CORRESPONDANCE  LITT^RAIRE. 

veau  poeme  ont  paru  bien  coupes  et  remplis  d'interet;  le  second 
n'a  pas  merite  les  memes  eloges.  Quelque  pompeux  que  soit  le 
spectacle  qu'offre  le  triomphe  du  Cid,  il  soutient  mal  le  grand 
interet  que  1' amour  malheureux  de  Ghim^ne  et  de  Rodrigue  avait 
r^pandu  dans  le  premier  acte,  et  dont  il  n'est  presque  pas  ques- 
tion dans  celui-ci.  C'est  le  vice  essentiel  de  Touvrage;  et  ce  qui 
I'a  fait  remarquer  encore  avec  plus  d'humeur,  c*est  que  M.  de 
Rochefort,  de  I'Academie  des  inscriptions  et  belles-lettres,  qui  a 
traite  le  m^me  sujet,  s'etait  permis,  huit  jours  avant  la  repr^ 
sentation  de  1' opera  de  M.  Guillard,  la  petite  vengeance  de  faire 
imprimer  son  poeme.  II  I'avait  offert  k  M.  Sacchini ;  ce  compo- 
siteur r avait  agree,  lui  avait  demands  plusieurs  changements 
auxquels  il  s'etait  pr^te,  et  avait  fmi  par  le  lui  rendre,  apr^s 
s'^tre  adresse  k  M.  Guillard,  pour  1' engager  a  travailler  sur  le 
m^me  sujet.  II  faut  en  convenir,  le  precede  de  M.  Sacchini  n'est 
pas  au  moins  d'une  politesse  fort  scrupuleuse;  on  en  a  su  encore 
plus  mauvais  gre  a  M.  Guillard,  qui  ne  s'est  decide  cependant  a 
partager  I'incivilite  de  I'illustre  compositeur  qu'apr^s  lui  avoir 
propose  inutilement  plusieurs  autres  sujets ;  et  dans  toute  cette 
affaire,  qui  en  est  devenue  une  reellement  pour  la  ville  et  pour 
la  cour,  il  parait  que  le  bon  M.  Guillard  n'a  eu  d'autre  tort  que 
celui  d' avoir  fait  un  second  acte  depourvu  de  tout  interet,  et 
fort  inferieur  au  second  acte  de  la  Chimdne  de  M.  de  Rochefort. 
Les  deux  autres  sont  plus  lyriques,  et  surtout  d'une  action  plus 
vive  et  plus  interessante  que  ceux  de  I'academicien.  La  sensibi- 
lity que  respirent  les  roles  de  Chim^ne  et  du  Cid  est  ce  qui  a 
determine  principalement  M.  Sacchini  a  preferer  I'ouvrage  de 
M.  Guillard  a  celui  de  M.  de  Rochefort,  et  ce  motif  doit  etre  son 
excuse. 

La  musique  de  ce  nouvel  opera  a  generalement  reussi  :  le 
duo  de  Chim^ne  et  de  Rodrigue,  au  premier  acte,  a  fait  couler 
les  larmes  de  tons  les  spectateurs.  Le  troisieme  est  de  I'expres- 
sion  la  plus  pathetique,  la  plus  sensible,  la  plus  m^lodieuse. 
Dans  le  second,  qui  n'est  qu'un  assemblage  de  marches  et  de 
choeurs,  ce  musicien  a  paru  au-dessous  du  talent  qu'il  avait  an- 
nonc6  pour  ce  genre  dans  Renaud. 

L'opera  de  Chimhie  sera  redonne,  le  20,  a  Fontainebleau,  et 
ce  sera  la  cloture  des  spectacles  de  la  cour,  qui  revient  le  2^4. 

Les  trois  grands  theatres  de  la  capitale  ont  rendu  ce  voyage 


fl 


NOVEMBRE    1783.  405 

tres-agreable  par  le  grand  nombre  de  nouveautes  qu'on  y  a  vues 
paraltre;  mais  I'Opera  Ta  emporte  de  beaucoup  sur  les  deux 
autres.  Notre  scene  lyrique  acquiert  tons  les  jours ;  la  revolution 
qu'elle  a  eprouvee  depuis  huit  ans  est  prodigieuse.  On  ne  pent 
refuser  au  chevalier  Gluck  la  gloire  de  I'avoir  commencee;  c'est 
ce  genie  puissant  et  vraiment  dramatique  qui  a  chasse,  le 
premier,  de  ce  theatre  la  monotonie,  I'inaction  et  toutes  ces  lon- 
gueurs fastidieuses  qui  y  regnaient  depuis  plus  d'un  si^cle :  il  fallait 
peut-etre  que  sa  maniere  un  peu  dure,  et  son  chant  participant 
encore  de  la  psalmodie  francaise,  preparassent  nos  oreilles  a 
recevoir  les  impressions  plus  douces,  aussi  sensibles  au  moins, 
et  surement  plus  melodieuses,  que  nous  font  gouter  aujourd'hui 
les  ouvrages  de  Piccini  et  de  Sacchini.  L' amour  de  I'art  et  les 
succes  de  Didon  et  de  Chimdne  nous  obligent  d'en  faire  I'aveu  ; 
nous  devons  peut-etre  a  Gluck  ces  deux  sublimes  chefs-d'oeuvre  : 
si  de  samassue  lourde  et  noueuse  il  n'eutpasrenverse  I'ancienne 
idole  de  I'Opera  francais,  cette  nation  legere,  et  tenant  toujours 
a  ses  vieilles  erreurs,  par  la  raison  meme  qu'elles  sont  vieilles 
et  siennes,  eut  repousse  encore  les  Roland^  les  lienaud,  les 
Didon  J  les  Chimene^  comme  elle  repoussa,  il  y  a  trente  ans,  les 
chefs-d'oeuvre  de  Leo,  Boranelli,  Pergolese  et  Galuppi^  Aureste, 
cette  nation,  qui  n'inventa  jamais  rien,  excepte  les  ballons,mais 
qui  perfectionna  tout,  semble  porter  a  present  ses  gouts  et  son 
attention  la  plus  active  sur  I'art  de  la  musique.  Nous  ne  doutons 
pas  que,  si  le  gouvernement  profite  de  la  reunion  si  precieuse 
des  talents  de  MM.  Piccini  et  Sacchini  pour  retablir  des  ecoles  a 
I'instar  de  celles  qui  sont  a  Naples,  ou  se  formeraient  egalement 
des  chanteurs  et  des  compositeurs,  Ton  ne  voie,  dans  quelques 
annees,  nos  operas  francais  repandus  dans  toute  1' Europe,  et 
accueillis  sur  tons  les  theatres,  comme  les  chefs-d'oeuvre  de  Gor- 
neille,  de  Racine  et  de  Voltaire. 

Les  auteurs  et  les  acteurs  qui  ont  contribue  aux  plaisirs  de 
Sa  Majeste  pendant  le  voyage  de  Fontainebleau  ont  recu  les 
marques  les  plus  flatteuses  de  ses  bontes  et  de  sa  munificence. 


1.  M.  Gluck  pourrait  bien  6tre  ici  dans  le  cas  de  la  pljipart  de  ceux  qui  ont  fait 
de  grandes  revolutions  :  ils  ne  savaient  guere  ce  qu'ils  faisaient.  Ce  qu'il  y  a  de 
certain,  c'est  que,  si  son  genie  nous  a  conduits  au  bon  goiit  de  la  musique,  c'est 
par  un  etrange  detour.  On  peut  arriver  en  Italie  en  passant  par  la  Boh6mej  mais 
n'6tait-ce  pas  au  moins  pour  nous  le  chemin  de  I'ecole?  (Meister.) 


/|06  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

MM.  Piccini  et  Sacchini  ont  eu  I'lionneur  de  lui  etre  presentes, 
le  dernier  par  la  reine  meme.  M.  Piccini  venait  d' avoir  une  pen- 
sion de  6,000  livres,  il  a  obtenu  une  gratification  de  la  meme 
somme;  M.  Sacchini  a  eu  une  pension  egale  a  celle  de  M.  Piccini; 
M""  Saint-Huberty,  outre  une  pension  de  1,500  livres,  en  a  eu 
une  de  500  livres  sur  la  cassette  de  Sa  Majeste,  qu'elle  a  daigne 
ajouter  de  sa  propre  main  sur  I'etat  qui  lui  en  fut  presente,  sui- 
vant  r usage,  par  le  premier  gentilhomme  de  la  chambre,  comme 
un  temoignage  particulier  de  tout  le  plaisir  que  lui  avait  fait  cette 
excellente  actrice.  M^'^  Maillard,  a  peine  agee  de  dix-huit  ans,  en 
a  eu  une  de  1,000  livres;  le  sieur  Rey,  maitre  de  musique  a 
rOpera,  en  a  eu  une  semblable;  tons  les  autres  sujets  ont  recu 
des  gratifications  proportionnees  a  leurs  differents  talents. 

—  *Nous  avons  eu  Thonneur  de  vous  rendre  compte  derni^- 
rement  de  la  chute  bruyante  de  la  Kermesse^  opera-comique, 
dont  les  paroles  etaient  de  M.  Patrat.  Le  public  a  semble  vouloir 
effacer  ce  que  ce  traitement  avait  eu  de  severe,  par  I'accueil  qu'il 
vient  de  faire  a  une  bagatelle  donnee,  au  meme  theatre,  par  le 
meme  auteur,  sous  le  litre  des  Degidscments  amoureux^  pifece 
enun  acte  et  en  prose. 

—  *0n  a  donne,  le  25,  sur  le  m^me  theatre,  la  premiere  re- 
presentation de  Gahriclle  d'EstrceSj  drame  en  cinq  actes  et  en 
vers,  deM.  de  Sauvigny,  auteur  des  Illinois^  de  P^ronne  sauvie, 
et  des  Aprh-Soupers  de  soriHe. 

Cette  piece  avait  ete  presentee  jadis  aux  Comediens  francais, 
et  ils  I'avaient  re^ue  sous  le  litre  de  tragedie ;  mais,  par  un  nou- 
v^au  reglement  fait  il  y  a  quelques  annees,  toutes  les  pieces 
recues  anciennement  a  ce  theatre  sont  soumises  a  une  nouvelle 
lecture,  qui  seule  pent  constater  leur  admission  et  leur  rang. 
M.  de  Sauvigny  n'a  pas  juge  a  propos  de  s'exposer  une  seconde 
fois  au  jugement  decet  areopage.  Apres  avoir  fait  donner  sa  Ga- 
brielle,  tragedie,  par  les  comediens  de  Versailles,  apr^s  I'avoir 
fait  imprimerdanssesoeuvres  sous  cette  denomination,  il  a  voulu 
I'essayer  encore  sur  le  theatre  d'Arlequin.  Or,  comme  toutes  les 
pieces  qui  se  denouent  par  le  fer  ou  par  le  poison  sont  interdites 
aux  acteurs  que  Ton  appelle  encore  Italiens^  il  a  fallu  que  M.  de 
Sauvigny  supprimat  le  recit,  qu'on  venait  faire  a  la  fin  du  cin- 
qui^me  acte,  de  la  derniere  infortune  de  sa  Gabrielle,  si  me- 
chamment  mise  a  mort  chez  le  partisan  Zamet.  Par  ce  retranche- 


NOVEMBRE   1783.  407 

merit  de  vingt  vers,  cette  tragedie  s'est  trouvee  convertie  en  drame 
rime,  et  MM.  les  Gomediens  italiens  se  sont  crus  autorises  a  la 
donner  sans  scrupule  ;  en  consequence  ils  Font  annoncee.  MM.  les 
Gomediens  francais  se  sont  transportes  aussitot  en  deputation 
chez  eux,  et  leur  ont  represente  que  cette  entreprise  etait  une 
incursion  sur  leur  domaine,  la  tragedie  etant  une  propriete  que 
leur  avaient  conservee  les  nouveaux  reglements  de  la  mani^re  la 
plus  formelle  et  la  plus  authenlique.  Les  acteurs  de  la  Gomedie- 
Italienne  ont  repondu  en  montrant  le  changement  essentiel  fait  au 
denoiiment,  et  croyaient  cette  contestation  bien  terminee,  lorsque 
la  veille  meme  de  la  representation  ils  ont  recu,  de  la  part  de  la 
Gomedie-Francaise,  une  assignation  en  forme,  concluant  a  ce 
qu'il  leur  fut  defendu  de  jouer  Gahrielle,  M.  le  marechal  de  Ri- 
chelieu, premier  gentilhomme  de  la  chambre,  instruit  de  cette 
demarche,  et  pique  peut-etre  de  ce  que  les  Gomediens  francais 
avaient  eu  recours  a  la  voie  judiciaire  et  semblaient  vouloir  de- 
cliner  sa  juridiction,  a  ordonne  aux  Gomediens  italiens  de  jouer 
toujours  la  piece,  laissant  au  public  le  soin  de  prononcer  sur  le 
genre  dans  lequel  il  convenait  de  la  classer,  et  aux  Gomediens 
francais  le  droit  de  s'en  ressaisir  si  Ton  decidait  que  c' etait  une 
vraie  tragedie.  Cette  petite  guerre  n'a  pas  manque  d'attirer  une 
affluence  de  monde  considerable  a  la  premiere  representation.  Les 
Italiens  ont  regarde  cet  evenement  comme  un  coup  de  parti,  cal- 
culant  bien  que,  si  on  leur  permettait  de  jouer  des  drames  rimes 
sans  effusion  desang,  que  s'ils  y  reussissaient  surtout,  on  fmirait 
bien  tot  par  leur  accorder  la  permission  de  jouer  des  tragedies 
meme.  Dans  cette  vue,  ils  avaient  eu  I'attention  de  distribuer  un 
grand  nombre  de  billets  gratis.  Tons  les  Capitaines  Claque  de  nos 
differents  parterres,  jouissant  de  quelque  reputation  dans  cet  etat 
si  gaiement  celebre  par  M.  de  La  Harpe  ^  s'etaient  repandus  avec 
art  dans  la  salle  :  ils  ont  loyalement  gagne  leur  argent  pendant 
les  trois  premiers  actes;  leurs  applaudissements,  leurs  bravo 
eternels  empechaient  le  reste  des  spectateurs  d'entendre  s'ils 
avaient  tort  ou  raison ;  on  interrompait  les  acteurs  a  chaque  vers ; 
mais  il  n'y  a  pas  de  force  humaine  qui  ne  s'epuise  a  un  travail 
aussi  fatigant,  aussi  continu.  Les  applaudissements  ont  cesse  au 
quatrieme  acte,  les  sifflets  ont  commence  avec  le  cinquieme ;  en 

1.  Dans  sa  comedie  de  Moliere  a  la  nouvelle  salle,  sc.  viii. 


m  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

vain  chercbait-on  encore  a  les  etoufler  par  des  claquements 
redoubles,  leur  son  aigu,  I'emportant  sur  tous  les  cris  de  la  ca- 
bale,  a  suivi  Gabrielle  jusque  chez  sa  tante  Sourdis,  oul'auteur  la 
fait  retirer  en  tres  bonne  sante.  C'est  le  seul  changement  qu'il  ait 
fait  a  sa  tragedie,  pour  en  faire  un  drame  tr^s-froid  et  une  bien 
maussade  imitation  de  \di  Berenice  de  Racine.  Le  peu  de  succes  de 
cet  ouvrage,  imprime  d'ailleurs  depuis  longtemps  dans  \Q?>OEuvres 
de  M.  deSauvigriy^  nous  dispense  a  tous  egards  d'en  faire  I'analyse. 

—  ^Description  des  experiences  de  la  machine  a^rostatique  de 
MM.  Montgolfier,  et  de  celles  auxquelles  cette  ddcouverte  a  donn^ 
lieu;  suivie  de  recherches  sur  la  hauteur  ii  laquelle  est  parvenu 
le  ballon  du  Champ-de-Mars,  sur  la  route  qu'il  a  tenue,  sur  les 
differents  degrh  de  pesanteur  de  Vair  dans  les  couches  de  V at- 
mosphere, etc. ;  parM.  Faujas  de  Saint-Fond  :  un  volume  in-8°^ 
Ce  livre,  dedie  a  M.  le  comte  de  Vaudreuil,  est  precede  d'un  dis- 
cours  preliminaire  plein  de  sagacite,  d'excellentes  vues  et  de  re- 
cherches interessantes  relativement  aux  apercus  echappes  a 
Tindustrie  des  si^cles  precedents  sur  la  possibilite  de  s'elever  dans 
Fair.  Les  d6tracteurs  de  MM.  Montgolfier  ne  les  ont  rappelees 
avec  tant  d' affectation  que  pour  essayer  de  leur  ravir  ou  de  di- 
minuer  au  moins  la  gloire  que  leur  assure  la  plus  brillante  et  la 
plus  hardie  de  toutes  les  decouvertes.  M.  Faujas  reduit  le  merite 
de  ces  faibles  apercus  a  sa  juste  valeur. 

C'est  avec  la  sensible  joie  qu'inspirent  tous  les  encourage- 
ments donnes  par  les  souverains  au  progr^s  des  lettres  et  des 
sciences  que  nous  avons  Thonneur  de  vous  annoncer  que  le  roi 
vient  de  recompenser  I'invention  des  machines  aerostatiques  de  la 
mani^re  la  plus  flatteuse  et  la  plus  honorable  pour  leurs  auteurs 
Sa  Majeste  a  donne  des  lettres  de  noblesse  au  p6re  de  MM.  Mont- 
golfier, qui  ont  ete  decores  eux-memes  du  cordon  de  I'ordre  de 
Saint-Michel.  II  a  accorde  en  meme  temps  1,000  livres  de  pension 
a  M.  Pilatre  des  Roziers,  et  une  majorite  de  place  de  guerre  au 
marquis  d'Arlandes,  ancien  capitaine  d'infanterie,  comme  aux 
premiers  navigateurs  aeriens.  M.  Charles,  qui  a  fait  la  brillante 
experience  des  Tuileries,  a  eu  2,000  Uvres  de  pension,  et  son 
compagnon  de  voyage,  Robert,  1,000  livres. 

1.  Cette  Description  a  eu,  Tannee  suivante,  un  second  volume;  chacun  d'eux 
est  orne  d'un  joli  frontispice  et  de  plusieurs  figures  de  Lorimier. 


NOVEMBRE   1733.  409 

—  *  Galatee^  roman  pastoral^  imite  de  Cervantes,  par  M.  le 
chevalier  de  Florian,  capitaine  de  dragons  et  gentilhomme  de 
S.  A.  S.  M^'  le  due  de  Penthievre;  avec  cette  6pigraphe  tiree  de 
La  Fontaine  :  ^ 

On  peut  donner  du  lustre  h.  leurs  inventions.  ..!C"^  lj 

On  le  peut,  je  I'essaie;  un  plus  savant  le  fasse. 

Ge  roman  est  precede  d'un  precis  historique  de  la  vie  de 
I'auteur  admirable  de  Don  Quichotte^  dont  le  genie  a  illustre 
I'Espagne,  amuse  I'Europe  et  corrige  son  si^cle.  On  ignorait  en- 
core, il  y  a  peu  d'annees,  quel  etait  le  veritable  lieu  de  sa  nais- 
sance;  plusieurs  villes  se  disputaient  cet  honneur,  et,  comme 
Homere,  Cervantes  manqua  du  necessaire  pendant  sa  vie,  et 
trouva  plusieurs  patries  apres  sa  mort.  II  naquit  a  Alcala  de  He- 
nares,  ville  de  la  Nouvelle-Gastille,  le  9  octobre  15/i7,  sous  le 
regne  de  Charles-Quint.  Son  pere  etait  gentilhomme.  Le  peu 
d'accueil  que  le  public  fit  a  ses  premiers  ouvrages  lui  fit  quitter 
I'Espagne ;  il  alia  a  Rome,  ou  la  misere  le  forca  d'etre  valet  de 
chambre  du  cardinal  Aquaviva.  Cervantes  se  degouta  d'un  emploi 
si  peu  fait  pour  lui;  il  se  fit  soldat,  combattit  a  la  bataille  de 
Lepante;  il  y  recuta  la  main  gauche  un  coup  d'arquebuse,  dont 
il  fut  estropie  toute  sa  vie.  II  fut  pris,  en  passant  en  Espagne, 
sur  une  galere,  et  conduit  a  Alger  par  Arnaute  Mami^  le  plus 
redoute  des  corsaires.  L'amour  de  la  liberte  lui  fit  tout  entre- 
prendre  pour  briser  ses  fers,  et  la  conjuration  qu'il  forma  avec 
quatorze  Espagnols  pour  se  sauver  est  un  prodige  d' intelligence, 
de  patience  et  de  courage.  Son  projet  echoua  par  la  circons- 
tance  mtoe  qui  devait  en  couronner  le  succes.  Ces  infortunes 
furent  traines  devant  le  roi,  qui  leur  promit  la  vie  s'ils  voulaient 
declarer  quel  etait  I'auteur  de  I'entreprise.  Cervantes  ne  balanca 
pas  a  lui  dire  que  c  etait  lui,  s'ofTrit  a  la  mort,  en  ne  lui  deman- 
dant que  de  sauver  ses  freres.  Le  roi  respecta  son  entreprise,  et 
ne  voulut  pas  faire  perir  un  aussi  brave  homme.  Rachete  enfin, 
Cervantes  repassa  en  Espagne,  y  obtint  un  petit  emploi  a  Seville, 
ou  il  fit  les  Nouvelles  que  nous  connaissons.  II  avait  pres  de 
cinquante  ans  lorsqu'il  fut  oblige  de  faire  un  voyage  dans  la 
Manche.  Les  habitants  d'un  petit  village  nomme  V Argamazille 
prirent  querelle  avec  lui,  le  trainerent  en  prison,  et  I'y  retinrent 
longtemps.  C'est  la  que  Cervantes  commen^a  son  roman  de  Don 


410  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Quichotte,  II  n'en  publia  d'abord  que  la  premiere  partie  ;  elle  ne 
reussit  point,  et  cet  ouvrage,  qui  devait  rimmortaliser,  I'eut  laiss6 
dans  la  plus  deplorable  misere  sans  les  faibles  secours  que  lui 
accorderent  le  comte  de  Lemos  et  le  cardinal  de  Tolede.  II  n'en 
jouit  pas  longtemps;  il  fut  attaque  d'une  hydropisie,  et,  craignant 
de  n'avoir  pas  le  temps  de  fmir  son  ronian  de  PersiUs^  il  aug- 
menta  son  mal  par  un  travail  force.  Quatre  jours  avant  sa  mort,  il 
en  traga  d'une  main  faible  I'Epitre  dedicatoire  au  comte  de  Lemos, 
qui  arrivait  en  ce  moment  d'ltalie ;  cette  Epitre  est  un  modele  de 
philosophie,  de  noblesse  et  surtout  de  reconnaissance.  Cervantes 
mourut  a  Madrid,  le  23  avril  1616,  age  de  soixante-huit  ans  six 
mois  et  quelques  jours. 

Au  reste,  le  roman  de  Galalee  est  une  intrigue  pastorale,  dans 
laquelle  Cervantes  ou  son  imitateur  ont  encadre  quatre  episodes 
dans  le  genre  des  Nouvclles  que  nous  devons  au  premier ;  elles 
ont  toute  de  I'originalite,  de  I'interet  etbeaucoup  d'invraisem- 
blance.  Les  images  que  Ton  y  trouve  de  la  vie  champetre  et  des 
moeurs  des  bergers  ont  en  general  cette  teinte  douce  et  ce  coloris 
vraiment  pastoral  qui  font  le  charme  des  l^glogues  de  Yirgile,  de 
Theocrite  et  de  Gessner.  Le  style  de  cet  ouvrage,  toujours  facile, 
a  plus  de  grace  qu'il  n'a  d'elegance  et  de  purete. 


D^GEMBRE. 


C'est  le  l®*"  decembre  que  Ton  a  donne,  a  Paris,  la  premiere 
representation  de  la  Didon  de  MM.  Marmontel  et  Piccini.  Le 
succ^s  que  cette  tragedie  lyrique  vient  d'obtenir  sur  le  theatre  de 
la  capitale  a  confirme  de  la  maniere  la  plus  brillante  celui  quelle 
avait  eu  a  Fontainebleau. 

Quineconnait  pas  1' episode  admirable  qui  en  a  fourni  lesujet? 
II  n'y  a  rien  dans  toute  V£neidc  de  Yirgile  qu'on  ait  lu  avec  plus 
de  delices,  et  qu'on  se  lasse  moins  de  relire.  Parmi  tons  les  ou- 
vrages  qui  nous  restent  de  I'antiquite,  il  n'en  est  aucun,  sans 
exceptermeme  les  theatres  deSophocle  et  d'Euripide,  oul' amour 
soit  peint  avec  une  sensibilite  aussi  touchante,  aussi  profonde; 
c'est  tout  a  la  fois  le  seul  exemple  et  le  plus  sublime  modele  de 


DEGEMBRE   1783.  /ill 

ce  genre  que  nous  aient  laisse  les  anciens.  11  n'est  pas  etonnant 
qu'on  ait  cherche  a  I'imiter  si  souvent.  L'Arioste,  le  Tasse,  Vol- 
taire I'ont  tente  plus  ou  moins  heureusement  dans  la  poesie 
epique.  Ge  tableau  si  vrai  de  I'amour  le  plus  tendre  et  le  plus 
malheureux  avait  deja  ete  transporte  avec  succes  sur  la  scene,  en 
Italie,  par  Metastase,  en  France,  par  M.  Lefranc  de  Pompignan ; 
Tun  et  I'autre  ont  tache  de  s'approprier  les  beautes  de  I'original, 
et  d'y  ajouter  ces  developpements  heureux  dont  la  marche  dra- 
matique  semble  plus  particulierement  susceptible.  M.  Marmontel 
a  trop  de  gout  pour  avoir  neglige  I'usage  qu'il  pouvait  faire  de 
tant  de  richesses ;  il  a  senti  avec  raison  que  tout  ce  qui  pouvait 
embellir  son  ouvrage  devait  lui  appartenir.  Quoiqu'il  ait  dans 
son  opera  des  beautes  qui  lui  sont  propres,  et  quoiqu'il  se  soit 
attache  principalement  a  suivre  Yirgile,  il  n'a  pas  dedaigne  quel- 
quefois  de  prendre  pour  guides  ceux  qui  oserent  I'imiter  avant  lui. 
L'ouvrage  est  trop  connu  pour  qu'il  soit  necessaire  d'en 
donner  1' analyse.  On  se  bornera  a  quelques  observations. 

Tout  ce  que  dit,  tout  ce  que  chante  Didon  dans  le  premier 
acte  est  de  la  passion  la  plusvive  et  la  plus  tendre.  On  ne  pouvait 
choisir  pour  I'air  :  Vaines  frayeurs,  sombres  presages^  un  motif 
plus  vrai,  lui  donner  des  accents  plus  sensibles,  les  soutenir,  les 
varier  par  des  modulations  plus  douces  et  plus  agreables;  les 
accompagnements  respirent  les  soupirs  et  les  craintes  qu'eteignent 
dans  le  coeur  d'une  amante  I'esperance  et  I'amour.  L'air  :  JSi 
Vamanie  ni  la  reine,  a  un  ton  de  fierte  admirablement  analogue 
aux  paroles,  et  une  marche  d'harmonie  dans  les  accompagne- 
ments qui  ajoute  encore  a  cette  belle  expression.  Mais  la  fm  de 
Facte  n'a  pas  ete  fort  applaudie  :  le  duo  entre  larbe  et  finee, 
quoique  en  general  superieurement  traite,  papillotte  peut-etre  un 
peu  trop,  et  manque  surtout  de  ce  caractere  imposant  et  prononce 
que  semble  exiger  celui  de  ces  deux  heros.  L'air  qui  termine 
Facte,  et  que  chante  larbe,  participe  encore  plus  de  ce  d^faut,  et 
c'est  sans  doute  ce  qui  a  nui  principalement  a  I'efTet  de  ces  deux 
derni^res  scenes. 

Dans  le  second  acte,  on  doit  remarquer  ce  que  dit  Didon  h. 
larbe  : 

Non,  quand  il  aurait  k  rn'offrir 

Le  trOne  et  le  sceptre  du  monde,  etc. 

11  faut  avoir  entendu  ce  recitatif  pour  en  soupconner  le  charme  et 


412  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

la  verile ;  la  beaute  des  vers  n'en  peut  donner  qu'une  faible  idee. 
Nous  pourrions  transcrire  ici  les  paroles  de  Fair  qui  le  terminent ; 
mais  oil  trouver  1' expression  capable  de  rendre  et  la  grace  et  la 
magie  celeste  qui  regnent  dans  la  musique  de  cet  air  divin  ?  Jamais 
Piccini  n'a  fait  un  morceau  de  chant  plus  parfait,  et  jamais  rien 
n*a  ete  applaudi  avec  autant  d'enthousiasme  sur  le  theatre  de 
r Opera  que  lorsque  Didon,  ivre  d' amour,  dit  a  Enee  : 

Ah!  que  je  fus  bien  inspir^e,  etc. 

Y  a-t-il  rien  de  plus  touchant  que  les  adieux  d'j5nee  a  Didon, 
k  lafm  du  second  acle?  Didon  tombe  aneantie  dans  les  bras  de  sa 
soeur;  les  larmes,  les  sanglots  ne  laissent  echapper  de  sa  bouche 
que  ces  mots  :  Regarde-moi^  vois  ton  onvrage.  Elise  reproche  a 
finee  sa  barbarie.  En  vain  il  conjure  Didon  d'ouvrir  les  yeux ;  ils 
se  ferment  encore  plus,  sa  voix  s'eteint  et  prononce  a  peine  : 
Laisse-moi  mourir  dans  sesbras,  Ge  trio  est  un  chef-d'oeuvre  de 
sensibiliteetd'une  verite  si  douloureuse  qu'il  fait  couler  les  larmes 
de  tons  les  spectateurs. 

11  faudrait  transcrire  toute  la  premiere  scene  du  troisieme 
acte,  si  superieurement  imitee  de  Virgile  par  le  poete,  et  si  siihli- 
mement  rendue  par  le  musicien,  pour  faire  comprendre  que  plus 
de  cent  vers  de  recitatif  dont  elle  est  composee  sont  presque  autant 
applaudis  que  le  seul  air  qui  s'y  trouve. 

En  general,  la  marche  de  cet  opera  ne  pouvait  etreplus  simple, 
plus  claire,  ni  plus  favorable  a  la  musique.  M.  Marmontel  avait 
ecrit  et  imprime,  il  y  a  quelques  annees,  au  milieu  des  scandales 
de  la  dispute  des  Gluckistes  et  desPiccinistes,que  le  merveilleux, 
la  feerie  et  la  fable  convenaient  uniquement  au  theatre  lyrique ;  que 
Tintroduction  de  la  tragedie  a  I'Opera  etait  une  heresie  lilteraire, 
qui  confondait  les  deux  genres  sans  en  pouvoir  servir  aucun. 
L' admiration  pour  les  beautes  sans  nombre  que  renferment  les 
operas  de  Quinault,  une  predilection  pour  le  theatre  qui  le  premier 
a  servi  a  sa  gloire,  une  theorie  peut-etre  peu  reflechie,  parce  que 
dans  des  temps  de  dispute  et  de  guerre  1' esprit  le  plus  juste  est 
entraine  dans  des  erreurs  qui  naissent  meme  de  la  contradiction 
qu'il  eprouve,  tout  cela  avait  pu  determiner  T opinion  que 
M.  Marmontel  avait  alors  sur  la  tragedie- opera;  mais  un  bon 
esprit  ne  tient  jamais  a  des  assertions  donnees  dans  des  ecrits 


DECEMBRE   1783. 


413 


polemiques,  quand  la  reflexion,  eclairee  par  le  gout,  lui  fait 
soupconner  qu'il  a  pu  se  tromper.  G'est  a  une  th^orie  plus  saine 
que  nous  devons  Texcellent  opera  de  Didon,  et  cet  ouvrage  sert 
bien  mieux  I'art  qui  vient  de  naitre  en  France,  en  mettant  dans  le 
plus  grand  jour  les  rares  talents  de  M.  Piccini,  que  tout  ce  qu'on 
avait  ecrit  jusqu'ici  pour  le  defendre.  II  manquait  a  cet  habile 
compositeur  un  poeme  dont  la  marche  fut  dramatique,  I'interet 
suivi  et  gradue,  Taction  presentee  clairement,  et  soutenue  d'acte 
en  acte  par  des  passions  vives  et  fortement  contrastees  :  c'est  ce 
qu'il  a  trouve  dans  1' opera  de  Bidon^  et  essentiellement  dans  le 
role  principal,  dont  le  recitatif  anime  et  parle  se  prete  a  la  plus 
grande  variete  d'accents  et  demodulations,  avec  un  melange  heu- 
reux  de  choeurs  presque  tons  en  action,  et  d'airs  superieurement 
coupes,  dont  les  motifs,  toujours  bien  prononces,  au  lieu  de 
ralentir  Taction,  la  developpent  et  Taniment  encore  davantage.  Un 
merite  si  eminent  couvre  sans  doute  tons  les  defauts  qu'on 
pent  reprocher  a  ce  poeme ;  mais  la  critique  ne  veut  pas  perdre 
ses  droits.  On  a  done  observe  que  la  situation  de  Didon,  quelque 
varices  qu'en  soient  les  nuances ,  etait  trop  constamment  la 
meme;  en  effet,  elle  est  malheureuse  des  la  premiere  scene  par 
les  pressentiments  que  lui  donne  Tombre  de  son  epoux.  M.  Mar- 
montel  aurait  pu  la  presenter,  au  premier  acte,  heureuse,  ivre 
d' amour  et  de  plaisir.  Didon  sortant  de  la  grotte  charmante 
avec  son  amant,  sure  de  son  coeur,  et  lui  faisant  cependant  jurer 
encore  de  lui  rester  toujours  fidele,  eut  ofTert  au  musicien  un 
tableau  bien  contrastant  avec  la  situation  de  cette  reine  au 
second  et  au  troisi^me  acte^  On  a  trouve  larbe,  dans  cet 
opera,  moins  beau,  moins  grand  qu'il  ne  Test  dans  la  tragedie 


1.  Lorsqu'une  situation  au  theatre  est  susceptible  d'un  aussi  grand  nombre  de 
nuances  et  d'une  gradation  aussi  int6ressante  que  Test  celle  de  Didon,  elle  attache 
d'autant  plus ,  ce  me  semble,  qu'elle  est  toujours  au  fond  la  m6me  :  le  personnage 
en  est  plus  vrai,  Tillusion  en  est  plus  soutenue...  Enee  nous  parait  trop  froid,  et 
il  Test  sans  doute;  mais  ne  doit-on  pas  savoir  beaucoup  de  gre  au  poete  de  I'adresse 
avec  laquelle  11  a  su  6viter  du  moins  tout  ce  qui  pouvait  I'avilir  a  nos  yeux?  Le  fils 
d'Anchise  n'est  pas  aussi  amoureux  que  nous  le  d^sirerions,  que  nous  I'aurions  6t6 
nous-m6mes  a  sa  place;  mais  quelle  espece  de  lachete  peut-on  lui  reprocher?  Son 
amante  est  tromp^e;  ne  devait-elle  pas  I'etre?  C'est  son  propre  coeur,  ce  n'est  ja- 
mais lui  qui  la  trompe.  Tout  perfide,  tout  ingrat,  tout  superstitieux  qu'il  est,  c'est 
pourtant  un  h^ros.  Didon,  moins  credule,  eut-elle  autant  aime?  Plus  aimee,  nous 
eut-elle  fait  verser  autant  de  larmes?...  Une  femme  I'a  dit,  on  pent  Ten  croire  : 
11  n'y  a  (Taimables  que  les  dupes:  il  n'y  a  que  les  fripons  qui  soient  aimes.  (Meister.) 


4U  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

de  M.  de  Pompignan.  L' apparition  de  Tombre  d'Anchise  n'a 
produit  et  ne  devait  produire  aucun  effet.  ]£nee  partait  sans 
son  intervention,  il  ne  balancait  pas  un  seul  instant.  Eileen  eut 
pu  produire,  si  I'auteur  nous  eut  niontre  tinee  cedant  aux  larmes 
de  son  amante,  determine  a  ne  pas  la  quitter,  et  bravant  les 
dieux  qui  lui  prescrivaient  des  lois  trop  cruelles;  I'ombre 
d'Anchise  paraissant  alorsa  travers  les  eclairs  et  le  tonnerre,  et 
I'entrainant  malgre  lui,  eut  et6  un  ressort  surnaturel  plus  neces- 
saire  et  par  la  meme  plus  dramatique  ;  il  eut  procure  au  poete 
et  au  musicien  I'avantage  bien  precieux  de  presenter  finee,  un 
instant  au  moins,  d'une  mani^re  int6ressante.  Ge  heros,  entraine 
par  son  pere  au  moment  ou  il  venait  de  secber  les  larmes  de 
Didon,  oil  cette  reine  infortunee  courait  rallumer  les  flambeaux 
d'hymenee,  eut  paru  moins  froid,  peut-^tre  meme  nous  eut-il 
arrache  quelques  larmes.  Au  reste,  toutes  ces  critiques,  fussent- 
elles  encore  plus  fondees,  ne  peuvent  balancer  la  perfection  du 
caract^re  de  Didon  et  I'interet  qu'elle  inspire.  N'est-ce  pas  assez 
de  gloire  k  M.  Marmontel  d'avoir  presque  atteint  au  sublime  de 
son  modele?  Le  pieux  l^nee  de  Virgile  ne  vaut  assurement  pas 
mieux  que  le  sien. 

Nous  essaierions  vainement  d' analyser  toutes  les  beautes  de 
la  musique  de  cet  opera.  Le  succ^s  en  a  ete  complet,  c'est  le 
trlomphe  le  plus  ^clatant  que  M.  Piccini  ait  encore  obtenu  sur 
notre  theatre;  jamais  rien  n'y  a  et6  applaudi  avec  tant  de  trans- 
ports. Les  zelateurs  deOluck,  ces  ennemis  si  injustes  etsi  decou- 
rageants  du  talent  de  son  rival,  sont  les  plus  grands  partisans  de 
DidoUy  et  pretendent  que  Piccini  s'est  fait  Gluckiste.  lis  ne  font 
point  attention  que  le  grand  changement  opere  dans  le  fai?'e 
musical  de  ce  grand  compositeur  n'est  essentiellement  produit 
que  par  I'interet  du  sujet,  la  marche  dramatique  du  poeme,  et 
sa  coupe  plus  semblable  k  celle  dont  YIjjhigMe  en  Aulide  a 
donne  un  excellent  modele.  Nous  nedissimuleronspascependant 
que  M.  Piccini  a  travaille  davantage  le  recitatif  de  cet  opera, 
qu'il  y  a  mis  plus  d'intention,  plus  de  variety,  et  surtout  plus 
d'accent  de  passion  et  de  sensibility.  Ses  airs,  toujours  aussi 
melodieux,  toujours  aussi  arrondis  que  ceux  de  Roland^ 
d'AtySy  etc.,  ont  encore  de  plus  une  verite  etune  ^nergie  d'ex- 
pression  dont  ses  detracteurs  ne  le  croyaient  pas  capable.  Ses 
choeurs,  traites  avec  soin,  produisent  le  plus  grand  effet.  Nous 


DEGEMBRE    1783.  415 

avons  releve  avec  le  courage  de  I'impartialite  les  taches  qu'on 
peut  reprocher  au  role  d'larbe;  il  faut  bien  avouer  encore  que 
Touverture  de  cet  opera  aete  generalement  condamnee;  elle  est 
faible ;  V adagio  surtout,  ou  un  hautbois  et  une  flute  concertent 
ensemble  sur  un  ton  si  pastoral,  est  loin  du  caract^re  propre  a 
une  tragedie  de  ce  genre.  On  ne  doute  point  que  M.  Piccini  ne 
se  determine  a  la  refaire. 

II  n'y  a  qu'un  seul  divertissement  au  premier  acte  de  cet 
opera,  et  les  airs  en  ont  paru  agreables. 

M™^  Saint-Huberty, quia  chantele  role  deDidon,  a  surpasse 
meme  ce  que  ses  succ^s  precedents  faisaient  attendre  d'elle.  II 
est  impossible  de  reunir  a  un  plus  haut  degr6  la  sensibilite  la 
plus  exquise,  un  gout  de  chant  plus  soigne,  une  attention  a  la  sc^ne 
plus  profonde  et  plus  r^flechie,  un  abandon  plus  noble  et  plus 
vrai,  enfm  tout  ce  qui  pouvait  rendre  son  jeu  plus  attachant  et 
plus  digne  de  ce  superbe  role.  Elle  a  recu,  ces  jours  passes,  un 
hommage  unique  de  la  part  du  public  a  la  Comedie-Italienne; 
elle  y  a  ete  applaudie  en  sortant  de  sa  loge,  comme  Test  la  reine 
quand  elle  honore  le  spectacle, de  sa  presence  ^ 

IMPROMPTU    DE   MONSIEUR 
SUR    NOS    DECOUVERTES    A E ROST ATIQUE S  . 

Les  Anglais,  nation  trop  fiere, 
S'arrogent  Tempire  des  mers ; 
Les  Frangais,  nation  l^gere, 
S'emparent  de  celui  des  airs. 

VERS 
DE    M.    LE    VIGOMTE    DE    Sl^GUR    A    MM.    CHARLES    ET    ROBERT. 

Quand  Charles  et  Robert,  pleins  d'une  noble  audace, 
Sur  les  ailes  des  vents  s'61ancent  dans  les  cieux. 
Par  quels  honneurs  payer  leurs  efforts  glorieux  ? 

Eux-meme  ils  ont  marque  leur  place 

Entre  les  hommes  et  les  dieux. 

1.  Meister  revient  avec  quelques  details  sur  cet  hommage;  voir  plus  loin, 
p.  432. 


416  CORRESPONDANGE  LITTfiRAIRE. 

EXTRAIT 

d'uNE    LETTRE    DE    »!•"•   NECKER    A    l'aUTEUR    DE    CES   FEUILLES 

QUE    DE   TRISTES   DEVOIRS 

ONT  0BLIG£    DE    FAIRE    UN    VOYAGE    DE    QUELQUES    MOIS 

EN    PROVINCE. 

Du  16  decembre  1783. 

«  ...  Le  roman  posthume  de  M.  de  Montesquieu*  amusera 
peut-etre  notre  chere  malade.  La  main  qui  I'a  trace,  toute  leg^re 
qu'elle  est,  montre  quelquefois  Tongle  du  lion.  Le  succ^s  en  est 
different ;  mais  personne  ne  meconnatt  et  ne  pent  meconnaitre 
son  inimitable  auteur. 

({  11  nous  est  sorti  des  forets  de  Saint- Germain  une  esp^ce  de 
vieux  sauvage,  nomme  I'abbe  Blanchet,  qui  vient  de  faire  un 
choix  du  Spectateur  et  de  quelques  autres  journaux  anglais,  dont 
la  traduction  est  naturelle,  con-ecte,  et  souvent  elegante. 

«  Les  Essais  dc  morale,  de  I'abbe  de  Mably,  sont,  a  ce  qu'on 
dit,  car  je  ne  les  ai  pas  lus,  une  satire  contre  les  femnies,  et  il 
faut  avouer  que,  depuis  que  M""  de  V...  n'est  plus  a  Paris,  il  est 
difficile  de  faire  leur  eloge  dans  un  ouvrage  de  ce  genre. 

((  J'ai  ete  enfin  au  SMucteur,  et  je  me  suis  trouvee  indigne  de 
comprendre  ces  hautes  speculations  sur  la  mani^re  de  corrompre 
les  femmes.  J'ai  toujours  vecu  si  loin  de  ce  jargon,  qu'ilest  pour 
moi  I'expression  d'un  monde  ideal,  obscur  par  lui-m^me,  et  dont 
les  combinaisons  sont  necessairement  encore  plus  obscures. 
L*auteur  a  pris  pour  epigraphe  :  llle  ego  qui  quondam ;  moi  qui 
jadis  (hantai  sur  la  flute  champHre,  II  y  a  siirement  la  m^me 
difference  entre  les  jeux  de  mots  qu'il  nous  rappelle  ici  et  les 
BucoliqucSy  qu'entre  le  SHiicteur  et  V£nHde. 

«  Nous  avonsa  Paris  un  joueur  de  gobelets  qui  fait  des  choses 
surprenantes.  II  semble  qu'on  voit  aujourd'hui  une  emulation 
entre  la  nature  et  I'adresse,  ainsi  que  du  temps  de  Mo'ise.  L'on 
parle  aussi  comme  alors  d'un  moyen  de  marcher  sur  les  flots 
sans  se  noyer ;  enfm  I'habitude  des  mei*veilles  nous  rend  credules, 
et  Ton  disait  tres-serieusement  I'autre  jour  qu'un  homme  avait 
trouve  I'art  de  fixer  les  traits  et  de  les  garantir  des  outrages  du 
temps.  Get  homme  vient  trop  tard  pour  moi. 

4.  Arsace  et  Isminie. 


DEGEMBRE  1783.  ^7 

«  ...  Vous  savez  queM.  Bailly  succede  a  M.  de  Tressan,  et  que 
M.  de  Ghoiseul-Gouffier  est  elu  a  la  place  de  d'Alembert.  L'on 
propose  encore  un  nouveau  prix  pour  I'eloge  de  d'Alembert,  en 
sorte  qu'il  sera  loue  trois  fois  a  I'Academie  francaise  et  une  fois 
h,  I'Academie  des  sciences  : 

Monsieur  le  mort,  laissez-nous  faire, 
Nous  vous  en  donnerons  de  toutes  les  fagons. 

Quelqu'un  disait  que  les  ifiloges  devaient  etre  difFeres  jusqu'au 
moment  ou  Ton  a  perdu  la  veritable  mesure  des  morts,  car  alors 
Ton  pent  en  faire  des  geants  sans  que  personne  s'y  oppose.  Nos 
philosophes  croient  avoir  le  secret  des  alchimistes,  qui  changeaient 
les  cadavres  en  statues  d'or,  et  ils  agissent  en  consequence,  car 
ils  traitent  mieux  I'homme  qui  n'est  plus  que  celui  qui  vit 
encore,  etc.  » 

EXTRAIT  d'uNE   LETTRE   DE  M.  MARMONTEL   AU  MEME. 

Du  18  decembre  1783. 

((  Yous  avez  pu  entendre  dire  que  nos  deux  spectacles,  Didon 
et  le  Dormeur  h^eilU,  avaient  eu  beaucoup  de  succ^s ;  celui  de 
Didon  singulierement  a  ete  jusqu'a  I'enthousiasme.  G'est  une 
faveur  que  d'etre  joue  deux  fois  au  theatre  de  Fontainebleau ; 
Didon  I'a  ete  trois  fois,  et  le  roi,  qui  de  sa  vie  n'avait  pu  entendre 
un  opera  d'un  bout  k  I'autre,  ne  s'est  point  lasse  d'entendre 
celui-ci.  //  me  fait,  disait-il,  Vimpression  dune  belle  tragedie, 
Le  jeu  sublime  de  M'"'  Saint-Huberty  a  eu  bonne  part  k  ce  succ^s 
inoui ;  mais  il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  musique  et  les  pa- 
roles meme  ont  obtenu  quelques  eloges.  Piccini  s'est  surpasse 
surtout  dans  le  recitatif,  qui  ne  ressemble  a  rien  de  ce  que  vous 
avez  entendu.  Le  succ^s  de  cet  ouvrage  au  theatre  de  Paris  sou- 
tient  la  reputation  que  lui  avait  donnee  celui  de  Fontainebleau. 
Les  cinq  premieres  representations  ont  6te  combles;  tout  est 
loue  pour  la  sixi^me  et  la  septi6me.  Le  role  de  Didon  est  applaudi 
avec  ivresse,  et  Ton  convient  unanimement  qu'on  n'a  jamais  rien 
entendu  de  pareil. 

((  Le  Dormeur  ^veilU  fut  mal  execute  a  Fontainebleau  dans  les 
morceaux  d'ensemble,  mais  bien  de  la  part  des  acteurs  princi- 
paux,  Clairval  et  M"**  Dugazon.  Le  comique  en  a  paru  amusant 

XIII.  %1 


/^1S        CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

d'un  bout  a  I'autre,  la  musique  charmante.  Le  roi  I'avait  rede- 
mande  pour  la  cloture  des  spectacles  de  la  cour ;  Glairval  tomba 
malade,  et  les  spectacles  finirent  deux  jours  plus  tot,  etc.  » 

—  II  est  bien  temps  de  dire  un  mot  de  toutes  les  pertes  que 
la  Comedie-Francaise  a  faites  depuis  le  commencement  de  I'annee. 
Dans  I'etat  de  decadence  ou  se  trouve  ce  theatre,  il  en  est  bien 
peu  qui  ne  doivent  laisser  quelques  regrets.  La  plus  vivement 
sentie  a  ete  la  retraite  de  M'^*^  d'Oligny  ^  Gette  actrice,  qui  debuta 
fort  jeune,  en  1763,  par  le  role  d'Angelique  dans  la  Gouvernante, 
plut  si  fort  au  public  qu'elle  fut  recue  I'annee  d'apr6s,  sans  que 
sa  vertu  ait  ete  obligee  de  payer  a  messieurs  les  gentilshommes 
de  la  chambre  aucun  des  droits  d' usage.  Gette  vertu  s'est  con- 
servee  pure,  dit-on,  au  milieu  de  toutes  les  seductions  de  la 
jeunesse  et  du  theatre.  Le  seul  homme  qu'on  a  pu  soupconner 
d'en  avoir  et6  aime  passe  depuis  longtemps  pour  ^tre  marie  secre- 
tement  avec  elle  :  c'est  I'hoiin^te  et  sensible  M.  Du  Doyer,  auteur 
du  Vindicatif  et  de  VAntipathie  pour  V amour,  M"''  d'Oligny, 
devee  sous  les  yeux  de  M"*  Gaussin,  dont  sa  m^re  etait  la  femme 
de  chambre,  est  toujours  restee  fort  au-dessous  de  ses  modeles ; 
mais  son  talent,  sans  etre  tr^s-distingue,  avait  une  physionomie 
qui  lui  etait  propre.  Elle  n'a  jamais  ete  fort  jolie;  mais  elle  a  eu 
longtemps,  sur  la  sc^ne  du  moins,  I'air  aimable,  interessant  et 
doux ;  sans  elegance,  sans  coquetterie,  sans  maintien,  on  lui  trou- 
vait  cependant  une  sorte  de  grace,  celle  de  la  decence  et  de  I'in- 
genuite.  Le  son  de  sa  voix  n' etait  pas  toujours  assez  pur;  elle  ne 
paraissait  pas  meme  1' avoir  cultivee  avecbeaucoup  de  soin;  mais 
les  accents  de  cette  voix  allaient  souvent  au  coeur ;  elle  avait  des 
inflexions  d'un  naturel  charmant,  d'une  sensibilite  penetrante. 
Les  roles  qui  respiraient  une  ame  jeune,  nouvelle  et  passionnee, 
tels  que  ceux  d'Angelique,  de  Zeneide,  de  Victorine,  dans  le 
Philosophe  sans  le  savoir,  semblaient  avoir  ete  crees  pour 
elle,  celui  de  Victorine  surtout;  on  eut  dit  qu'elle  le  jouait  d'ins- 
tinct ;  elle  lui  donnait  un  caract^re  de  finesse  et  d'originalite  tr^s^ 

1.  Louise-Adelaide  de  Berthon  de  Maisonneuve,  dite  d'Oligny  ou  Doligny,  n6e  a 
Paris  le  30  octobre  1746,  morte  dans  cette  ville  le  10  mai  1803,  epousa  le  3  fe- 
vrier  1795  Du  Doyer  de  Gastel,  qui  soupirait  depuis  longtemps  pour  elle  (voir 
tome  VIII,  p.  188)  et  qui  nejouit  pas  longtemps  de  ce  tardif  bonheur,  car  il  nwurut 
le  10  avril  1798.  II  6tait  ne  le  29  avril  1732  h  Champhol  (Eure-et-Loir). 


DEGEMBRE   1783.  419 

piquant,  peut-^tre  meme  inimitable.  Elle  manquait  de  force  et 
de  noblesse  pour  les  roles  qu'onappelle  de  premiere  amoureuse; 
elle  avait  bien  moins  encore  le  talent  qu' exigent  ceux  de  jeune 
princesse  dans  la  tragedie,  et  sa  figure  n'etait  plus  assez  jeune  pour 
I'emploi  auquel  ses  succes  I'avaient  particulierement  attachee. 

M""  Mole,  connue  longtemps  sous  le  nom  de  M'^^Pinet,  avait 
debute  la  meme  annee  que  M'^^  d'Oligny^  Avec  plus  d' esprit, 
d' etude  et  d' intelligence,  le  plus  beau  teint  et  un  fort  joli  visage, 
elle  reussit  infiniment  moins.  Elle  n'avait  aucune  espece  de  talent 
naturel,  et  ce  n'est  que  depuis  peu  d'annees  qu'elle  etait  parvenue  a 
exprimer  au  theatre  une  partie  au  moins  de  tout  ce  qu'elle  sentait 
si  bien  dans  ses  roles,  quelquefois  meme  avec  assez  de  finesse  et  de 
vivacite.  Sa  voix  etait  fort  manieree,  et  n'en  etait  ni  plus  douce 
ni  moins  fausse.  Si  sa  tete  etait  encore  agreable,  sa  taille  etait 
devenue  presque  monstrueuse.  Les  efforts  inouis  qu'elle  faisait 
pour  serrer  son  corps  de  jupelui  donnaientl'airroide  et  emprunte, 
sans  la  faire  paraitre  beaucoup  plus  fine,  et  c'est  une  des  circons- 
tances  qui  ont  contribue  le  plus  a  hater  sa  fin.  II  s'y  est  joint, 
dit-on,  le  chagrin  mortel  qu'elle  cut  de  voir  ou  de  soupconner  du 
moins  son  mari  de  se  charger  lui-meme,  et  pour  ainsi  dire  sous 
ses  yeux,  de  I'education  d'une  fille  qu'elle  avait  eue  de  M.  le 
marquis  de  Valbelle  *.  Le  role  de  la  soeur  precieuse  dans  les 
Femmes  savantes,  et  celui  d'Alcmene  dans  Amphitryon^  etaient 
peut-etye  ceux  qu'elle  jouait  le  moins  mal.  Elle  avait  debute  aussi 
dans  la  tragedie  par  le  role  de  Berenice,  mais  sans  succes. 

Auge,  double  de  Preville  dans  I'emploi  de  valet,  a  ete  une 
des  victimes  de  la  banqueroute  de  M.  le  prince  de  Guemenee;  il 
n'a  pu  survivre  a  I'idee  douloureuse  de  perdre  ainsi  dans  un 
instant  presque  tout  le  fruit  qu'il  avait  recueilli  de  vingt  ans  de 
travauxet  d' humiliations^.  Un  Crispin  n'est  pas  tenu  d' avoir  plus 
de  courage  qu'un  philosophe.  Get  acteur  avait  une  intelligence 
assez  bornee,  mais  un  masque  excellent.  Le  plus  honnete  homme 
du  monde,  il  avait  au  theatre  Fair  aussi  bas,  aussi  fourbe,  aussi 


1.  M"«  Doligny  ne  debuta  que  le  3  mai  1763;  M'n^  Mol6,  alors  M"*  Pinet,  avait 
debute  des  le  21  Janvier  1761. 

2.  M"'"  Remond,  qui  joue  aujourd'hui    les   roles   de  soubrette  h  la  Coraedie- 
Italienne.  (Meister.) 

3.  Francois  Auge,  ne  a  la  Ferte-sous-Jouarre,  le  31  decembro  1733,  avait  debute 
le  14  avril  1763;  il  mourut  k  Paris  le  26  fevrier  1783. 


420  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

ruse  qu'on  peut  le  desirer  dans  la  plupart  des  roles  dont  il  etait 
charge.  Son  jeu  avait  en  general  plus  de  franchise  et  de  naturel  que 
de  finesse  et  d'intention ;  mais  il  etait  vraiment  admirable  dans  le 
role  de  Basile  du  Barhier  de  Seville;  il  jouait  encore  avec  une 
grande  naivete  celui  de  Lucas  dans  la  Partie  de  chasse  de 
Henri  IV.  Ce  qu'on  ne  peut  guere  lui  pardonner,  m^me  apr^s  sa 
mort,  c'est  la  cruelle  habitude  qu'il  avait  d'estropier  les  vers,  et 
d'ajouter  des  lazzis  de  sa  facon,  meme  au  dialogue  de  Moliere. 

Bouret,  apr^s  avoir  ete  autrefois  a  I'ancien  Opera-Gomique 
de  la  Foire  presque  aussi  cel^bre,  presque  aussi  digne  d' admira- 
tion que  Test  aujourd'hui  I'illustre  Janot-Volange  au  theatre  des 
Yarietes-Amusantes,  survivait  depuis  longtemps  a  sa  renomm^e. 
II  avait  dans  la  voix  une  sorte  de  nasillement  fort  deplaisant  et 
qui  rendait  quelquefois  ce  qu'il  disait  tout  a  fait  inintelligible ; 
mais  il  y  avait  pourtant  de  certains  roles  ou  ce  defaut  meme 
r^ussissait  k  merveille,  comme  celui  d'Agnelet  dens  VAvocat 
Patelin,  celui  de  Flamand  dans  Turcaret,  etc.  Sa  figure  epaisse 
et  ses  sourcils  si  betement  prononces  lui  donnaient  surtout  une 
expression  tr^s-heureuse  pour  le  role  de  Ponrceaugimc ;  ce  qui 
a  fait  dire  assez  plaisamment  que,  dut-ii  n'^tre  pleure  de 
personne,  il  etait  bien  juste  au  moins  que  toute  la  famille  des 
Pourceaugnac  en  prit  le  deuil. 

Ce  sont  les  Graces  et  Thalie  qui  regretteront  longtemps  le 
charmant,  I'inimitable  Carlin.  II  a  eu  le  bonheur  de  rire  et  de 
plaire  pendant  plus  de  quarante  ans,  et  ce  n'est  pour  ainsi  dire 
qu'en  cessant  de  vivre  qu'il  a  cesse  de  jouir  d'une  destinee  si  peu 
commune.  Son  veritable  nom  etait  Gharles-Antoine  Bertinazzi. 
II  naquit  k  Turin  en  1710.  Son  p6re  etait  officier  dans  les  troupes 
du  roi  de  Sardaigne.  Sa  premiere  etude  fut  tr^s-soignee ;  a 
quatorze  ans,  il  fut  regu  porte-enseigne  dans  un  regiment;  mais, 
ayant  perdu  son  p^re  et  se  trouvant  sans  fortune,  il  ne  put 
resister  a  fimpulsion  de  son  genie.  Apr^s  avoir  essaye  de  donner 
quelque  temps  des  lemons  d'armes  et  de  danse,  il  se  mit  ^  jouer 
la  comedie  dans  diflerentes  villes  d'ltalie,  et  fut  bientot,  dans  le 
role  d'Arlequin,  I'emule  des  meilleurs  acteurs  de  Venise  et  de 
Bologne.  C'est  en  17A1  qu'il  d^buta,  sur  le  theatre  de  Paris, 
dans  le  role  d^Arlequiti  muet  par  crainte,  II  y  obtint  un  succ^s 
qui  ne  s'est  pas  dementi  un  seul  instant,  quoiqu'a  son  arrivee  k 
Paris  il  ignorat  absolument  notre  langue,  et  qu'on  n'y  eut  pas 


DEGEMBRE  17  83.  421 

encore  oublie  la  leg^rete  de  Thomassin,  dont  le  jeu  delicat  et 
naif  avait  enchante  longtemps  la  ville  et  la  cour. 

Le  grand  talent  de  Garlin  tenait  surtout  a  Textreme  justesse 
de  son  tact  et  de  son  gout.  Personne  n'a  jamais  mieux  devine  ce 
qui  pouvait  plaire  au  public  et  lui  plaire  dans  I'instant;  ce  n'est 
pas  la  finesse  de  ses  saillies,  quoiqu'il  lui  en  soit  echappe  d'ex- 
cellentes,  qui  charmait  le  plus,  c'etait  I'a-propos  de  tout  ce  qu'il 
imaginait  de  dire  et  de  faire ;  il  ne  passait  jamais  la  mesure  dans 
le  genre  de  talent  oii  il  est  le  plus  difficile  d'en  avoir  sans  man- 
quer  de  verve  et  de  gaiete,  et  c'est  toujours  avec  une  adresse 
extreme  qu'il  allait  frapper  juste  au  but  qu'il  s'etait  propose.  On 
pouvait  desirer  quelquefois  plus  d' esprit  dans  son  dialogue ;  mais 
il  est  sur  qu'on  n'en  pouvait  mettre  davantage  dans  ses  gestes, 
dans  ses  mines,  dans  toutes  les  inflexions  de  sa  voix,  et  n'est-ce 
pas  la  surtout  qu'il  faut  chercher  le  veritable  esprit  d'unarlequin? 
Tons  ses  mouvements  avaient  une  grace,  une  surete,  une  pres- 
tesse,  un  naturel  si  comique,  qu'on  ne  pouvait  se  lasser  de 
r  admirer.  Nos  plus  grands  acteurs,  Le  Kain,  Pre  ville,  les  meil- 
leurs  juges  de  son  merite,  le  voyaient  jouer  avecdelices.  Sa  bon- 
homie et  sa  gaiete  le  rendaient  cher  a  tons  ses  camarades.  II 
etait  le  dernier  acteur  qui  nous  fut  reste  de  I'ancienne  Gomedie- 
Italienne.  G'est  au  mois  de  septembre  dernier  qu'il  est  mort, 
d'une  maladie  aigue;  il  avait  paru  encore  au  theatre  peu  de  jours 
auparavant ;  et  il  est  bien  prouve  que  jusqu'a  I'age  le  plus  avance 
il  n' avait  perdu  aucun  des  gouts  de  la  jeunesse,  comme  il  en 
avait  conserve  tout  1' esprit  et  toutes  les  graces. 

Ge  meme  theatre  a  eprouve  encore  une  perte  dont  le  public 
a  partage  les  regrets,  dans  la  demoiselle  Billioni.  G'etaitun  enfant 
de  la  halle^  fille  du  sieur  Bussa  Placide  et  de  la  demoiselle  Spi- 
nacuta,  soeur  du  sieur  Placide,  le  plus  fameux  de  nos  danseurs 
de  corde.  Elle  avait  debute  fort  jeune  sur  ce  theatre  en  1769  dans  les 
roles  de  Rosaura.  Son  talent  et  son  gout  pour  la  musique  lui  firent 
bientot  donner  un  emploi  oii  elle  put  se  rendre  plus  utile  h  ce  spec- 
tacle. Elle  avait  de  la  physionomie,  de  tr^s-beaux  yeux,  mais  le 
nez  infmiment  trop  long  pour  les  roles  de  soubrette,  ce  qui  n'a  pas 
empeche  que  le  beau  Glairval  ne  lui  ait  fait  beaucoup  d'enfants 
et  qu'elle  n'ait  paye  quelquefois  ses  dettes.  On  lui  a  vu  jouer 
avec  succ^s  plusieurs  roles  interessants  dans  les  operas  de 
MM.  d'H^.le  et  Gretry. 


422,       CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

EPIGRAMxME    SLR   LES   TROIS    STATUES 
QUI     DECORENT    LA    NOUVELLE      FACADE     DU    PALAIS. 

Pour  orner  le  Palais,  un  artiste  fameux 
A  travaill6.  Quelle  est  sa  meilleure  statue? 
La  Prudence  est  fort  bien;  la  Force  est  encor  mieux, 
Mais  la  Justice  est  mal  rendue. 

EPITAPH E    d'uN  JELNE    HOMME  TLE    A   LA   NOUVELLE-ANGLETERRE 
PAR   M.    DE    CAMBRY. 

Le  diable,  qui  de  nous  dispose, 
Jadis  me  fit  sacrifier, 
Amant,  mon  bien  pour  une  rose, 
Soldat,  mon  sang  pour  un  laurier. 

—  Nous  venons  de  voir  renouveler  d'une  maniere  tr^s- 
piquante  I'essai  que  fit  k  Londres  milord  Chesterfield  de  la  cre- 
dulite  des  hommes  pour  les  choses  les  plus  invraisemblables, 
lorsqu'un  de  ses  porteurs  de  chaise,  sous  le  nom  d'un  physicien 
ilalien,  rassembla  au  theatre  de  Covent-GardenqudiirQ  mille  ames 
pour  le  voir  entrer,  ainsi  qu'il  I'avait  promis,  dans  une  bouteille 
de  pinte.  Tout  le  monde  sait  qu'il  decarapa  avec  I'argent  qu'on 
avait  paye  k  la  porte  pour  voir  le  contenu  plus  grand  que  le  con- 
tenant.  Notre  nouveau  Chesterfield,  dont  le  nom  est  de  Combles, 
magistrat  de  la  ville  de  Lyon,  s'est  joue  preeque  aussi  hardiment 
de  nofre  credulite;  mais  il  etait  trop  honnete,  et  les  circon- 
stances  le  servaient  trop  bien  pour  avoir  voulu  abuser  d'une 
maniere  profitable  du  degre  d'exaltation  ou  nos  succ^s  aerosta- 
tiques  avaient  porte  toutes  les  tetes. 

Huit  jours  apr^s  I'audacieuse  experience  de  MM.  Charles  et 
Robert,  on  lut  dans  un  de  nos  papiers  publics  [le  Journal  de 
Paris)  qu'un  horloger  avait  trouve  le  moyen  de  marcher  sur 
Teau;  qu'il  avait,  a  cet  effet,  invente  des  sabots  Hastiques,  h 
Vaide  desquels  il  traverserait  la  rividre,  comme  un  ricochet^ 
cinquante  fois  dans  une  heure,  Sa  lettre  inscrite  dans  la  feuille 
etait  tr^s-bien  faite,  et  la  certitude  de  cette*  decouverte  etait 
garantie  de  plus  par  les  redacteurs  du  Journal^  qui  declaraient 
avoir  pris,    avant  de  la  publier,  tous  les  renseignements  que  la 


DfiCEMBRE   1783.  423 

prudence  pouvait  exiger.  Get  horloger  pretendu  demandait  une 
souscription  de  deux  cents  louis,  qui  ne  lui  seraient  remis  que 
lorsqu'il  aurait  traverse  la  Seine  aux  yeux  du  public. 

Malgre  I'impossibilite  presque  demontree  de  conserver  son 
equilibre  dans  une  traversee  rapide  pour  laquelle  I'auteur  ne 
demandait  qu'une  minute,  personne,  hors  une  seule  que  nous 
allons  citer,  ne  douta  de  la  possibilite  de  1' experience;  Mont- 
gollier  et  Charles  avaient  rendu  tout  possible.  Monsieur,  fr^re 
du  roi,  qui  aime  les  arts  et  qui  les  encourage,  fit  une  souscrip- 
tion dans  sa  societe,  et  envoya  quarante-cinq  louis  au  bureau  du 
Journal,  depositaire  de  la  somme  demandee  par  le  pretendu 
horloger;  beaucoup  de  gens  imiterent  I'exemple  de  Monsieur,  et 
le  prevot  des  marchands  de  la  ville  de  Paris,  voyant  dans  cet  essai 
un  avantage  pour  la  navigation,  avait  non-seulement  eu  la  com- 
plaisance de  faire  preparer  une  enceinte  pour  les  souscripteurs,il 
avait  voulu  encore  contribuer  de  dix  louis  a  la  souscription.  EUe 
etait  remplie  et  au  dela ;  les  journalistes  I'avaient  ecrit  a  Lyon 
a  M.  de  Combles,  que  seul  ils  connaissaient,  qui  leur  avait  fait 
parvenir  la  pretendue  lettre  de  I'horloger,  et  qui  avait  suivi  avec 
eux  cette  singuli^re  correspohdance.  Ils  attendaient  tons  les 
jours  le  nouveau  thaumaturge  destine  a  soumettre  a  I'homme  un 
element  qui  ne  parait  guere  plus  facile  a  dompter  que  celui  que 
M.  Montgolfier  venait  d'asservir  a  son  genie,  lorsque  M.  le  baron 
de  Breteuil,  ministre  et  secretaire  ayant  le  departement  de  Paris, 
a  recu  une  lettre  de  M.  de  Flesselles,  intendant  de  Lyon,  qui  lui 
apprenait  que  la  pretendue  experience  etait  une  plaisanterie  que 
s'etait  permise  un  citoyen  de  Lyon,  assez  recommandable  pour 
qu'il  le  suppliat  de  taire  son  nom.  Le  ministre  a  porte  sa  lettre 
auroi,  qui,  le  seul  peut-etre  de  son  royaume,n 'avait  jamais  voulu 
croire  a  la  possibilite  de  traverser  comme  un  ricochet  la  rivUre 
de  Seine  en  une  minute,  Sa  Majeste  a  daigne  regarder  cette 
plaisanterie  comme  une  espieglerie  dont  il  fallait  rire,  et  en  a 
beaucoup  ri.  Paris  a  fmi  par  en  faire  autant;  chacun  a  retire  son 
argent  et  a  regarde  la  conduite  de  M.  de  Combles  comme  une 
critique  un  peu  rigoureusement  prononcee  de  la  propension  des 
hommes  a  croire  a  ce  qu'ils  aiment,  le  merveilleux.  Nous  per- 
dons  au  reste  beaucoup  de  theories  certainement  aussi  profondes 
qu'ingenieuses,  par  lesquelles  nos  savants  ne  demontraient  point 
la  possibilite  de  la  chose  (ils  n'en  doutaient  pas),  mais  les  lois  par 


h2k  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

lesquelles  elle  devait  avoir  ete  executee,  les  moyens  que  I'auteur 
avait  du  employer,  la  perfection  que  Ton  pouvait  donner  aux 
sabots  elastiques,  etc. ;  des  calculs  a  perte  de  vue  expliquaient 
tout  cela  d'une  mani^re  qui  eut  presque  autant  honor6  ces  mes- 
sieurs que  I'inventeur  lui-meme,  homme  heureux  et  puis  c'est 
tout,  pour  nous  servir  d'une  formule  academique,  lorsque  la 
lettre  de  M.  de  Flesselles  est  venue  reduire  tons  les  travaux  des 
gens  de  la  chose  au  meme  point  que  les  deux  cents  volumes 
ecrits  jadis  sur  la  dent  dor,  trouvee  en  AUemagne,  qui  exer^a 
si  longuement  la  sagacite  des  docteurs  du  xvi*  si^cle.  La  reine 
et  Monsieur  viennent  de  faire  ^crire  au  bureau  du  Journal  de 
Paris  qu'ils  voulaient  que  les  quarante  louis  qu'ils  avaient  sous- 
crits  pour  cette  experience  fussent  employes  a  la  delivrance  de 
p6res  detenus  pour  mois  de  nourrice.  Get  excellent  exemple  de 
bienfaisance  que  se  sont  empresses  d'imiter  les  autres  souscrip- 
teurs  est  le  complement  de  I'indulgence  et  de  la  bonte  peut-etre 
plus  que  paternelle  avec  lesquelles  nos  bons  souverains  ont  su 
tourner  au  profit  de  p^res  malheureux  une  plaisanterie  un  peu 
trop  forte  que  I'auteur  doit  bien  se  reprocher.  Ce  trait  de  carac- 
t6re  est  digne  d'etre  observe  par  les  vrais  philosophes. 

—  L'Academie  des  sciences  vient,  contre  son  usage  ordinaire, 
de  nommer,  avant  la  fm  de  I'ann^e,  MM .  Montgolfier  ses  corres- 
pondants. 

—  M.  le  comte  d'Angivillers,  directeur  des  batiments  du  roi, 
et  en  cette  qualite  ministre  des  arts,  vient  d'ecrire  a  1' Academic 
de  peinture,  de  sculpture  et  d' architecture  de  s'occuper  des 
plans  et  dessins  d'un  monument  que  Sa  Majeste  veut  faire  elever 
au  milieu  du  bassin  des  Tuileries,  d'oii  sont  partis  MM.  Charles 
et  Robert,  pour  consacrer  aux  yeux  de  la  posterite  la  decouverte 
de  MM.  Montgolfier.  Le  public  a  appris  le  voeu  de  Sa  Majeste  h. 
cet  egard  avec  la  plus  sensible  reconnaissance. 

L'Academie  des  inscriptions  et  belles-lettres  a  recu  ordre  en 
meme  temps  de  s'occuper  de  I'embltoe  et  de  1' exergue  d'une 
medaille  que  Sa  Majeste  veut  faire  f rapper  pour  conseiTer  la 
memoire  de  cet  evenement;  mais  comme  ses  ordres  portaient 
celui  de  joindre  ensemble  les  noms  de  Charles  et  ceux  de  Mont- 
golfier, I'Academie  a  fait  representer  au  roi  que  les  medailles 
etant  pour  les  si^cles  futurs  des  monuments  d'apres  lesquels  on 
ecrivait  I'histoire,  et  Charles  etant  presente  dans  celle  qu'on  lui 


DEGEMBRE    1783.  425 

ordonnait  comme  inventeur  ainsi  que  Montgolfier,  elle  demandait 
a  Sa  Majeste  des  ordres  precis  par  lesquels  il  fut  expressement 
enjoint  a  la  Gompagnie  de  reunir  ces  deux  noms.  La  posterite, 
ainsi  que  le  siecle  present,  ne  manquera  pas  de  les  distinguer, 
malgre  les  petites  intrigues  du  jour  qui  veulent  en  vain  les 
confondre.  II  n'est  plus  au  pouvoir  des  peuples  et  des  rois  de 
donner  ou  d'oter  le  merite  de  la  decouverte  k  celui  a  qui  elle 
appartient,  et  le  fait  est  trop  prononce  pour  cela. 

—  On  a  donne,  le  lundi  15,  la  premiere  representation  des 
Brumes,  tragedie  de  M.  de  La  Harpe.  Le  fonds  de  cette  tragedie 
est  tire  deV Histoire  de  Vlndostarij  par  1' Anglais  Dow.  Lesbrames 
se  sont  fait  de  tout  temps  un  principe  de  cacher  leur  religion 
aux  nations  meme  qui  ont  conquis  I'lnde,  jusqu'a  nos  jours.  II 
n'y  a  que  M.  Harrison,  gouverneur  de  Benares  pour  la  Gompagnie 
anglaise,  qui  soit  venu  a  bout  de  les  corrompre  et  d'obtenir 
d'eux  non-seulement  la  revelation,  mais  la  traduction  meme  de 
leurs  livres  sacres  ecrits  dans  cette  langue  samskrit,  dont  Tori- 
gine  se  perd  dans  la  nuit  des  temps. 

Le  sultan  Akebare,  dit  I'auteur  anglais,  curieux  de  connaitre 
ces  myst^res  religieux,  fit  choix  d'un  jeune  seigneur  de  sa  cour, 
qu'il  fit  adopter  par  un  brame  errant  et  vagabond,  apr^s  avoir 
fait  promettre  a  Feisi,  nom  du  jeune  Mogol,  qu'il  s'instruirait  k 
fond  de  la  langue  sacree  et  des  dogmes  des  bramines,  pour 
revenir  ensuite  I'initier  a  son  tour  dans  la  connaissance  de  ces 
saints  myst^res.  Feisi,  presente  comme  enfant  de  cette  caste 
antique  chez  qui  Pythagore  puisa  la  plupart  des  principes  de  son 
systeme  philosophique  et  religieux,  y  fut  re^u  sans  difficulte.  Sa 
jeunesse,  la  douceur  de  son  caract^re  que  modifiait  encore  I'irre- 
sistible  pouvoir  que  donnent  le  desir  et  le  besoin  de  plaire,  lui 
valurent  I'amitie  la  plus  tendre  de  la  part  du  grand  pr^tre.  Feisi, 
en  s'instruisant  dans  la  langue  sacree,  entretint  pendant  les  pre- 
mieres annees  une  correspondance  suivie  avec  Akebare ;  mais  le 
grand  pretre  avait  une  fiUe  charmante,  le  pretendu  brame  en 
devint  amoureux,  et  I'amour  de  la  religion  qu'elle  professait  se 
grava  aussi  profondement  dans  son  coeur  que  les  charmes  de  la 
jeune  bramine.  Le  grand  pretre  se  crut  heureux  de  donner  sa 
fille  k  son  disciple  cheri ;  quel  fut  son  effroi  lorsque  ce  jeune 
neophyte,  ivre  d' amour  et  de  reconnaissance,  crut  devoir  a  son 
ami,  k  son  p^re,  I'aveu  d'une  supercherie  qu'il  crut  reparer  en 


/i26  CORRESPONDANGE   LITT^RAIRE. 

lui  jurant  qu'il  vivrait  et  mourrait  attache  au  culte  de  Brama!  Le 
grand  pretre,  le  repoussant  d'une  main  et  armant  I'autre  d'un 
poignard,  allait  justifier  ce  grand  principe  de  sa  religion,  qui  ne 
lui  permettait  de  teindre  ses  mains  que  de  son  propre  sang  en 
se  per(jant  le  cceur,  lorsque  le  jeune  Feisi,  fondant  en  larmes, 
embrassant  ses  genoux,  arreta  son  bras,  et,  lui  decouvrant  ce 
sein  sur  lequel  venait  de  reposer  pour  la  premiere  fois  sa  jeune 
et  tendre  epouse,  le  conjura  de  lui  arracher  une  existence  qu'il 
n'avait  conservee  jusqu'a  ce  moment  que  pour  ne  pas  quitter  la 
vie  sans  avoir  connu  le  bonheur.  Ses  menaces  de  s'arracher  le 
jour  au  meme  instant  que  son  p6re  se  priverait  de  la  lumi^re  le 
firent  consentir  enfm  k  vivre;  il  le  promit  a  son  fils,  qui  lui  jura 
en  meme  temps  que  jamais  les  myst^res  sacres  de  Brama  ne  sor- 
tiraient  de  sa  bouche.  Rappele  aupr^s  d'Akebare,  Feisi  y  reparut, 
mais  y  reparut  comme  brame,  c'est-a-dire  comme  convaincu 
d'une  religion  pour  laquelle  ses  sectateurs  etaient  accoutumes  a 
mourir  plutot  que  de  la  reveler.  Son  empereur  eut  la  generosity 
de  n'imputer  qu'k  lui-m^me  cette  apostasie,  et  de  respecter  la 
conscience  d'un  sujet  qui  avait  trahi  innocemment  I'espoir  de  sa 
curiosite.  Feisi  n'en  occupa  pas  moins  de  grandes  charges  dans 
r empire,  et  protegea  pendant  sa  vie  une  religion  qui  s'eteint  et 
qui  doit  necessairement  se  perdre  un  jour  dans  celle  des  con- 
querants  des  contrees  ou  elle  est  nee. 

II  nous  a  paru  necessaire  d'entrer  dans  ces  details  sur  ce 
fait  historique,  si  Ton  veut  se  mettre  a  portee  de  raieux  juger  de 
I'emploi  que  M.  de  La  Harpe  vient  d'en  faire  sur  la  sc6ne  fran- 
Qaise.  Sa  piece  etant  imprimee,  on  ne  croit  pas  devoir  en  rap- 
peler  ici  la  marche  et  1' or  don  nance. 

La  premiere  representation  n'a  pas  eu  un  succ^s  brillant, 
mais  le  public  n'avait  temoigne  par  aucun  signe  de  reprobation 
que  cet  ouvrage  lui  eut  deplu ;  cependant  plusieurs  tragedies 
sifflees  impitoyablement  n'ont  jamais  offer t  a  la  seconde  repre- 
sentation, ce  jour  terrible  que  Voltaire  meme  redoutait,  une 
assemblee  si  peu  nombreuse  et  des  spectateurs  si  froids.  Les 
Brames  sont  le  premier  exemple  d'une  tragedie  jouee  tranquil- 
lement  jusqu'a  la  fin  a  la  premiere  representation,  et  tombeed^s 
la  seconde  dans  les  regies.  Les  Barmecides  et  Jeanne  de  Naples 
avaient  plus  qu'annonce  deja  que  M.  de  La  Harpe,  pour  etre  un 
excellent  litterateur,  nourri  des  meilleurs  principes,  n'en  avait  pas 


i 


DECEMBRE    1783.  427 

la  tete  plus  dramatique ,  que  ses plans  etaient  vicieux,  mal  concus, 
remplis  d'invraisemblance  et  toujours  peniblement  denoues; 
mais  ces  defauts  etaient  adoucis  au  moins,  s'ils  n' etaient  pas 
rachetes,  par  un  fonds  d'interet,  par  des  situations  qui,  forcees, 
variaient  ou  prolongeaient  du  moins  cet  interet,  et  surtout  par  le 
merite  si  rare  dans  ce  moment-ci  d'un  style  difficilement  facile, 
mais  presque  toujours  correct,  plus  fait  pour  satisfaire  1' esprit 
que  pour  toucher  le  coeur,  enfm  par  une  sorte  d' eloquence 
poetique  qui,  sans  jamais  partir  de  I'ame,  avait  cependant  une 
sorte  d'energie  et  de  chaleur. 

Les  Brames  ont  paru  avoir  le  merite  de  la  diction  des  Bar- 
mecides^ de  Jeanne  de  Naples  et  presque  de  Warwick  i  mais 
Ton  a  de  la  peine  a  concevoir  que  I'homme  de  lettres,  qui  dans 
ses  ouvrages  polemiques  a  montre  les  connaissances  les  plus 
saines  sur  I'art  du  theatre  ait  pu  imaginer  un  drame  aussi  insi- 
gnifiant  par  le  choix  et  1' exposition  du  sujet,  aussi  peu  interes- 
sant  dans  sa  marche  et  dans  son  developpement,  et  denoue  par 
Teflet  pittoresque  d^une  grande  fosse  embrasee,  entouree  de 
brames,  plus  que  par  le  discpurs  d'une  tolerance  vraiment  apos- 
tolique  que  preche  le  grand  pretre  a  Timur-Kan. 

Voltaire  le  premier  osa  etendre  le  cercle  dans  lequel  les  deux 
grands  maitres  qui  I'avaient  precede  avaient  circonscrit  ou  du 
moins  laisse  la  tragedie  en  France ;  et  ceux  qui,  de  son  vivant, 
refusaient  a  ce  grand  homme  meme  I'esprit  d'invention,  etaient 
forces  de  convenir  que  les  anciens  ne  lui  avaient  laisse  aucun 
modele  de  ces  tragedies  philosophiques  dans  lesquelles  il  mettait 
en  action  les  moeurs  et  le  genie  des  peuples  les  plus  antiques  et 
les  plus  cel^bres  de  la  terre.  Quelle  force  d' imagination  il  a 
faWu  pour  concevoir,  combiner  les  plans  de  Gengis-Kan  et  de 
Mahomet!  et  quelle  profonde  connaissance  du  coeur  humain 
poss^dait  ce  grand  tragique  pour  attacher  le  spectateur  au  ta- 
bleau majestueux,  il  est  vrai,  mais  peu  interessant,  d'evenements 
qui  ont  change  le  sort  d'une  partie  de  la  terre,  et  le  rendre  ve- 
ritablement  dramatique  par  le  melange  admirable  de  ces  grands 
inter^ts  avec  des  passions  qui  sont  de  tous  les  temps  et  de  tous 
les  hommes!  Voltaire  veut-il  mettre  sur  la  sc^ne  cette  loi  aussi 
ancienne  que  la  nature,  basedu  gouvernement  chinois,  le  respect 
filial,  c'est  un  fait  historique,  c'est  I'invasion  du  Tartare  Gengis- 
Kan  qu'il  prend  pour  epoque;  c'est  son  amour,  jadis  dedaigne. 


428  CORRESPONDANCE  LITT£rAIRE. 

pour  Idame  qui  devient  le  ressort  de  toute  1' action ;  c*est  lui 
qui  suspend  le  glaive  leve  sur  I'orphelin,  etqui,  en  nous  interes- 
sant,  sert  a  developper  le  caract^re  de  deux  grands  peuples. 
Veut-il  peindre  la  profonde  politique,  les  vues  hardies  et  Tau- 
dace  reflechie  du  prophfete  de  la  Mecque  ,  veut-il  en  former  un 
tableau  plein  de  mouvement,  et  par  cela  m^me  une  legon  plus 
frappante  que  tout  ce  qu'il  a  ecrit  des  crimes  qu'a  produits  le 
fanatisme  ;  il  en  imagine  un  combine  avec  art  (I'amour  de  Seide 
et  de  Palmyre),  et  cette  passion,  qui  regne  avec  terreur  et  dirige 
cette  action  vraiment  dramatique,  sert  a  developper  le  caract^re 
de  Mahomet,  son  effrayante  politique,  et  le  punit  par  une  catas- 
trophe que  I'art  du  poete  a  con^ue  si  heureusement  qu'elle  fait 
son  supplice  en  m^me  temps  qu'elle  sert  a  caracteriser  encore 
plus  I'ambition  d'un  imposteur  qui  devait  changer  la  face  de  la 
moitie  du  globe. 

M.  de  La  Harpe  a  congu  ses  Brames  d'apr^s  Gengis-Kan  et 
Mahomet,  et  la  ressemblance  frappante  de  sa  tragedie  avec  ces 
deux  chefs-d'cEUvre  n'a  6chapp6  a  personne ;  il  semble  meme, 
par  des  rapprochements  faciles  k  saisir,  qu'il  ait  voulu  fondre 
ensemble  les  deux  sujets,  reraplacer  le  fanalique  et  malheureux 
Zopire  par  un  philosophe  brame,  ressemblant  au  lettr6  Zanti,  et 
obtenir  par  la  un  contraste  avec  lecaract^re  feroce  desonTimur- 
Kan,  faible  copie  de  Mahomet.  Mais  c'etait  par  I'emploi  heureux 
des  passions,  des  malheurs,  des  crimes  meme  de  I'humanite, 
que  M.  de  La  Harpe  pouvait  imiter  son  module,  et  repandre  de 
I'interet  sur  un  sujet  dont  I'importance  politique  n'a  pas  mtoe 
cette  grandeur  que  Voltaire  ne  trouva  pas  suffisante  pour  inte- 
resser  seule  dans  Gengis-Kan  ei  Mahomet -^  et  quelle  difference 
dans  la  majeste  des  sujets  d'une  caste  et  d'un  college  de  pr^tres 
indiens,  compares  au  syst^me  politique  du  plus  grand  empire 
du  monde,  qui  le  regit  depuis  tant  de  si^cles,  et  qui  a  asservi 
m^me  ses  conquerants,  ou  a  la  grande  revolution  operee  par 
Mahomet !  De  quel  interet  peut  ^tre  au  theatre  un  jeune  prince 
tartare  destine  a  succeder  a  un  grand  empire,  quittant  philoso- 
phiquement  le  palais  paternel  pour  aller  s'instruire  dans  une  reli- 
gion antique,  il  est  vrai,  et  tr^s-celebre  dans  des  temps  recules, 
mais  qui,  par  ses  principes  memes,  n'a  jamais  ete  le  mobile 
d'aucune  grande  revolution,  et  dont  les  sectateurs  n'ont  jamais 
fourni  a  I'histoire  ni  ces  crimes  atroces  ni  ces  vertus  eclatantes 


DECEMBRE   1783. 


429 


que  demandent  les  grands  tableaux  de  la  poesiedramatique?  Quel 
interet  peut  inspirer  I'amour  accidentel,  dans  ce  drame,  de  ce 
prince  pour  la  fiUe  d'Obar^s?  Get  amour  est  ne  doucement  a 
I'ombre  des  autels,  il  a  ete  encourage  par  le  grand  pretre,  aucun 
nuage  n'a  trouble  cette  passion  innocente,  et  la  maniere  dont 
elle  se  trouve  liee  a  Taction  n' attache  pas  meme  lorsque  Timur- 
Kan  en  est  averti  par  son  fils.  G'est  la  connaissance  des  myst^res 
caches  dans  le  temple  de  Benares  et  la  soumission  de  ses  mi~ 
nistres  au  culte  de  Mahomet  qui  occupent  le  conquerant  tartare, 
et  I'amour  sans  chaleur,  sans  mouvement  de  son  fils  pour  une 
bramine  n'est  et  ne  peut  etre  a  ses  yeux  qu'une  fantaisie  de 
jeune  homme,  bien  moins  dangereuse  aux  yeux  d'un  p6re  que 
I'attachement  du  fils  pour  une  secte  qu'il  veut  detruire.  Si  cet 
amour  au  contraire  fut  ne  dans  le  palais  de  Delhi;  si,  pour  fuir 
les  persecutions  d'un  pere  ou  d'une  maratre,  le  jeune  Akebare 
eut  fui  avec  sa  maitresse,  et  se  fut  refugie  dans  le  temple  de  Be- 
nares, cette  passion,  malheureuse  danssanaissance,  eutinteresse 
par  cela  meme  qu'elle  etait  persecutee ;  elle  eut  motive  d'une 
facon  moins  philosophique,  il  est  vrai,  mais  plus  theatrale,  le 
motif  de  1' admission,  si  invraisemblable  dans  cette  tragedie,  du 
prince  tartare  dans  le  college  des  brames;  elle  eut  sauve  a 
Timur-Kan  I'inconsequente  tranquillite  avec  laquelle  il  a  laisse  k 
son  fils  le  temps  de  puiser  les  principes  de  cette  religion  si  con- 
traire a  ses  vues  politiques;  elle  eut  justifie  enfin  son  arrivee  sous 
les  murs  de  leur  temple  bien  plus  naturellement  que  la  guerre 
avec  les  Patanes,  qui  en  est  le  vrai  motif.  Le  desir  de  retro uver 
I'heritier  de  son  trone,  de  soumettre  et  de  detruire  les  brames 
sont  des  idees  que  la  proximite  du  lieu,  que  1' occasion  ,seule 
semblent  avoir  fait  naitre  a  Timur-Kan.  Que  dire,  que  penser 
d'un  pfere  irrite,  d'un  Tartare  respirant  la  vengeance,  qui,  aux 
portes  de  Benares,  ecrit  a  son  fils,  au  lieu  de  le  faire  enlever 
simplement  par  un  detachement  de  I'armee  qui  I'environne ;  qui 
discute  avec  lui  sa  nouvelle  croyance;  qui,  apr^s  avoir  appris  de 
sa  bouche  qu'il  veut  vivre  et  mourir  brame,  et  de  plus  epouser 
encore  la  fiUe  d'un  brame,  regagne  tranquillement  son  camp,  en 
chargeant  simplement  ses  gardes  d'y  conduire  son  fils  ?  Ces  in- 
vraisemblances,  celle  del' evasion  combinee  de  ce  fils  malgre  les 
gardes  qui  I'entourent,  de  son  traite  avec  les  Patanes,  de  leur 
introduction  dans  le  temple  par  des  routes  souterraines  que 


/j30  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

rimagination  du  poete  est  obligee  de  creuser  dans  Tinstant,  tous 
ces  ressorts  de  nos  anciens  romans  n'etaient  pas  faits  pour  etre 
employes  par  un  litterateur  qui  a  proscrit  si  souvent  et  si  du- 
rement  Temploi  de  moyens  moins  ridicules,  comme  indignes  de 
la  tragedie.  Le  grand  pretre  Obares  est  un  philosophesage,  tran- 
quille;  mais  un  brame  parlant  toujours  et  longuement  de  I'anti- 
quit6  de  sa  religion,  voulant  toujours  mourir  plutot  que  d'en  de- 
couvrir  les  mysteres,  et  qui  justifie  mal  sa  secte  des  superstitions 
barbares  avec  lesquelles  elle  croit  honorer  des  dieux  assez  ridi- 
cules, est  une  copie  bien  informe  de  la  superbe  opiniatrete  de 
Zopire  dans  Mahomet, 

Nous  ne  sommes  entres  dans  une  si  longue  discussion  des 
quatre  principaux  roles  de  la  tragedie  des  Brumes  que  pour  expli- 
quer  la  cause  d'une  disgrace  ajaquelle  M.  de  La  Harpe  ne  sem- 
blait  pas  devoir  s'exposer.  La  correction  du  style,  de  longues 
tirades  qui  suppleent  I'absence  de  Taction  et  de  I'inter^t  dans  ce 
drame  lui  ont  valu  le  tranquille  succ^s  de  la  premiere  represen- 
tation ;  mais  cette  meme  absence  d'interet  et  d'action,  suite 
n^cessaire  d'un  plan  vicieux  dans  sa  conception,  immobile  dans 
samarche  et  invraisemblable  depuis  I'exposition  jusqu'au  denou- 
ment,  resout  le  probl^me  d'une  chute  si  extraordinaire  k  la 
seconde  representation,  et  que  la  premiere  n'avait  pas  fait  soup- 
Conner  au  moins  devoir  6tre  aussi  prompte.  Au  reste,  M.  de  La 
Harpe  a  fait  imp  rimer  le  surlendemain  qu'?'/  retirait  sa  pihe,  et 
qiCil  remerciait  le  public  des  applaudissements  dont  il  Vavait 
honorie. 

On  s'est  souvenu  que  ses  amiss'etantrassembleschez  M"®  de 
Lespinasse,  il  y  a  sept  ou  huit  ans,  pour  entendre  une  lecture 
des  Brumes y  M.  de  La  Harpe,  convaincu  de  la  verity  des  obser- 
vations qu'ils  lui  faisaientet  qui  lui  predisaient  le  sortqu'il  vient 
d'eprouver,  jeta  devant  eux,  avec  un  courage  qu'ils  admir^rent 
tous,  sa  tragedie  des  Brumes  dans  le  feu.  On  peut  se  permettre 
de  dire  qu'elle  vient  de  renaitre  de  sa  cendre,  sans  etre  pour- 
tant  un  phenix. 

On  n  a  point  oublie  de  faire  des  jeux  de  mots  et  des  calem- 
bours  sur  cet  evenement  litteraire.  Le  plus  agreable  n*a  de  sel 
que  par  un  vice  de  prononciation  assez  ordinaire  dans  la  conver- 
sation faniili^re  :  Si  les  Brumes  rcussissent^  les  hrus  me  tombe- 
ront» 


DECEMBRE   1783. 


431 


Les  Com^diens  ont  console  I'auteur  des  Brames,  en  donnant, 
le  surlendemain  de  leur  chute,  une  representation  de  Philoctite, 
celui  des  ouvrages  dramatiques  de  M.  de  La  Harpe  qui,  sans  avoir 
jamais  eu  un  succ^s  brillant,  sera  peut-etre  celui  qui  restera  le 
plus  surement  au  theatre.  Le  sieurLarive,  dontune  maladie  tres- 
serieuse  avait  prive  le  public  pendant  pres  de  six  mois,  a  reparu 
dans  cette  piece ;  les  applaudissements  qu'elle  a  recus,  partages 
entre  I'auteur  et  I'acteur,  ont  du  les  satisfaire  egalement;  mais 
les  plaisants  n'ont  pas  manque  de  dire  que,  quand  M.  de  La 
Harpe  voudrait  se  faire  un  frac  dramatique^^  ses  amis  devaient 
lui  conseiller  d'en  prendre  toujours  le  drap  en  Grece  et  a  I'en- 
seigne  de  Sophocle, 

Nos  pamphlets  ont  annonce  Cinq  Sermons  fails  pour  Hre 
prechh,  pendant  les  cinq  premiers  dimanches  de  careme,  par 
M.  Vahhe  de  La  Harpe,  ex-hrame^  sur  rOrgiieil,  V Insolence^ 
VAudace^  le  Ton  tranchant,  le  Mepris  de  son  prochain.  Chez 
Bavardin^  libraire,  ii  Venseigne  de  VImpuissance. 

—  On  a  donne,  le  samedi  6,  sur  le  Theatre-Italien,  une  nou- 
veaute  a  laquelle  le  nom  seul  des  auteurs  donne  quelque  interet, 
le  Faux  Lord,  comedie  en  deux  actes,  melee  d'ariettes.  Les  pa- 
roles sont  de  M.  Piccini  fils;  c'est  son  premier  essai  dans  une 
langue  qui  lui  etait  absolument  etrang^re,  a  son  arrivee  a  Paris. 
La  musique  est  de  son  pere,  et  Ton  ne  sera  point  etonne  qu'elle 
ait  ete  faite  avec  tout  le  soin  que  pent  inspirer  la  tendresse  pa- 
ternelle.  Cette  comedie  est  une  de  ces  pieces  d'imbroglio  dont 
fourmillent  tous  les  theatres  d'ltalie ;  M.  Piccini  a  tache,  autant 
qu'il  I'a  pu,  de  1' adapter  aux  convenances  du  notre.  L'on  sait 
assez  que  les  auteurs  des  drames  italiens  destines  a  etre  mis  en 
musique  s'embarrassent  fort  peu  de  la  conduite  et  delavraisem- 
blance  de  Taction ;  pourvu  qu'ils  ofTrent  au  musicien  des  situa- 
tions piquantes  propres  aux  procedes  de  leur  art,  ils  ont  rempli 
leur  but ;  et  le  public  de  Naples  ou  de  Rome,  qui  n'a  point  pour 
diriger  son  gout  les  grands  modeles  qui  ont  enrichi  la  scene 
francaise,  n'est  pas  aussi  exigeant  que  nous,  et  ne  doit  pas 
I'etre.  Le  succfes  de  la  musique  a  etecomplet.  Le  public  a  demande 
les  auteurs;  ils  ontparu  et  ont  ete  combles  des  applaudissements 
les  plus  flatteurs. 


Allusion  a  une  plaisanterie  des  Journalistes  anglais,  de  M.  Cailhava. 


432  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

G'est  ce  meme  jour  que  M"®  Saint-Huberty,  devenue  en  ce 
moment  I'idole  du  public,  a  recu  un  honneur  qui  n'a  jamais  ete 
decerne  avant  elle  a  aucune  actrice  :  le  public  I'avait  apercue 
dans  une  loge;  a  la  fm  du  spectacle,  lorsqu'elle  s'est  levee  pour 
sortir,  le  parterre  et  les  loges  I'ont  applaudie  comme  on  applaudit 
la  reine  quand  elle  honore  le  spectacle  de  sa  presence,  en  desi- 
gn ant  r  inimitable  actrice  qui  recevait  cet  hommage  par  I'epith^te 
de  Didon^  la  reine  de  Carthage.  Si  le  public  eut  su  que  ce  jour 
m6me  M""^  Saint-Huberty  avait  reconcilie  MM.  Piccini  et  Sac-: 
chini,  brouilles  on  ne  sait  trop  pourquoi,  les  applaudissements 
qu'elle  a  regus  eussent  tenu  de  I'ivresse.  L'adresse,  I'interet  et  la 
grace  qu'elle  a  mis  a  reunir  ces  deux  illustres  rivaux  ne  I'ho- 
norent  pas  moins  aux  yeux  de  ceux  qui  la  connaissent  que  ses 
rares  talents. 

—  On  a  donne,  le  12,  pour  la  premiere  et  la  derni^re  fois, 
sur  le  meme  theatre,  Hiradite^  ou  le  Triomphe  de  la  heauU, 
comedie  en  un  acte  et  en  vers.  Le  conte  des  Oies  du  frhe  Phi- 
lippe ^  de  La  Fontaine,  a  fourni  le  sujet  de  cette  petite  comedie. 
Cet  ouvrage,  dont  la  conduite  offre  de  grandes  invraisemblances» 
n'a  aucun  merite  qui  les  excuse.  On  a  trouve  dans  le  style  quel- 
quefois  de  la  grace  et  de  la  facilite,  mais  plus  sou  vent  de  la  ma- 
ni^re  et  beaucoup  de  negligence.  Le  peu  de  succ^s  de  cette  petite 
comedie  a  rendu  tr^s-ridiculel'empressementaveclequel  le  public 
a  affecte  de  demander  I'auteur  :  les  comediens,  apr^s  avoir  fait 
attendre  trop  longtemps  les  spectateurs,  ont  fini  par  annoncer 
que  I'auteur  n'etait  pas  dans  la  salle.  On  le  nomme  Dupont  *.  C'est 
son  premier  essai,  et  s'il  est  jeune,  cet  essai,  quoique  defectueux, 
semble  donner  quelques  esperances. 

—  Various  morales  et  amusanteSj  tiroes  des  journaux  an- 
glais; traduction  nouvelle,  par  M.  I'abbe  Blanchet,  de  Saint- 
Germain  en  Laye.  Deux  volumes  in-12.  Nous  avions  dejk  une 
traduction  complete  du  Spectateur  anglais j  le  premier  journal  de 
ce  genre  qui  ait  paru  dans  lemonde  lilteraire;  M.  Steele  enpublia 
les  premieres  feuilles,  en  1709,  lorsque  la  France  n' avait  encore 
que  le  Mercure  Galant,  L'ouvrage  entier  renferme  un  grand 
nombre  de  chapitres  oCi  les  ridicules  qu'on  y  attaque,  tenant  k 
des  moeurs  et  a  des  usages  particuliers  aux  Anglais,  ne  pouvaient 

1.  VHeraclite  est  de  Rauquil-Lieutaud,  et  a  ete  imprim^  sous  son  nom. 


1 


DEGEMBRE   1783.  433 

avoir  de  sel  et  d'interet  que  pour  eux.  Gette  traduction  avait  un 
tort  peut-etre  encore  plus  reel,  celui  d'toe  fort  litterale,  et  de 
n' avoir  cependant  presque  rien  conserve  de  la  tournure  singu- 
liere  et  piquante  que  M.  Steele  avait  su  donner  a  ces  lecons  d'une 
morale  enjouee,  que  le  monde  poll  aime  encore  et  dont  il  profite 
quelquefois^  Le  nouveau  traducteur  a  choisi  dans  cet  ouvrage, 
ainsi  que  dans  le  Babillard  et  le  Mentor  du  meme  auteur,  les 
chapitres  qu'il  a  juges  devoir  plaire  universellement ;  parce  que 
dans  ce  choix  tres-varie  les  ridicules  que  Ton  fronde,  les  sottises 
qu'on  persifle  et  les  vices  que  Ton  censure  ne  sont  guere  moins 
les  notres  que  ceux  de  nos  voisins ;  et  parce  que  la  morale  qu'ils 
presentent  sous  des  allegories,  des  narrations  et  des  fictions  de 
toute  espece,  est  de  tous  les  peuples  et  de  tons  les  temps. 

Outre  le  choix  des  matieres  qui  en  rend  la  lecture  plus  inte- 
ressante,  le  style  de  cette  nouvelle  traduction  a  de  plus  le  merite 
d'etre  pur,  souvent  meme  elegant,  et  de  I'etre  avec  ce  caract^re 
de  precision  et  d'originalite  qui  pouvait  seul  nous  faire  connaitre 
le  genre  d' esprit  des  Swift,  des  Addison  et  de  tous  ceux  qui  ont 
coopere  avec  Steele  au  Babillard,  au  Speclateur  et  au  Mentor, 
dont  on  a  extrait  les  deux  volumes  que  nous  avons  I'honneur  de 
vous  annoncer. 

—  Voyage  de  M.  Carver  dans  V intdrieur  de  V Am^rique  sep- 
tentrionale,  traduit  de  V anglais^,  Un  volume  in-8°.  Le  Voyage 
du  capitaine  Garver  a  recu  en  Angleterre  un  accueil  si  favorable, 
qu'il  s'en  est  fait  de  suite  dans  tres-peu  de  temps  trois  editions. 
Get  ouvrage  n'est  point,  comme  la  plupart  des  autres  voyages,  une 
nomenclature  plus  ou  moins  fid^e  des  noms  des  peuples  et  des 
pays  que  leurs  auteurs  ont  parcourus ;  il  renferme  des  details 
tr^s-curieux,  soit  sur  la  geographie  interieure  de  I'Amerique 
septentrionale,  soit  sur  les  moeurs  des  nations  qui  I'habitent,  et 
notamment  sur  les  Nadoessis  et  les  Assinipoils,  hordes  sauvages 
qui  sont  les  plus  eloignees  des  grands  lacs.  M.  Garver  a  joint  a 
son  Voyage  des  recherches  interessantes  sur  les  lois,  le  culte  et 
les  usages  domestiques  et  civils  de  ces  peuples,  et  des  observa- 

1.  M^'"  Huber,  auteur  des  fameuses  Lettres  sur  la  religion  essentielle,  en  avait 
donne  un  extrait;  mais  cet  extrait,  con(;u  dans  I'austerit^  de  ses  principes,  n'est 
qu'un  squelettede  Touvrage,  depouilledc  toutes les  formes  qui  en  font  tout  a  lafois 
le  charme  et  I'utilite.  (Meister.) 

2.  Par  Montucla,  auteur  de  VHistoire  des  mathemattques. 

xiii  28 


k3h  CORUESPONDANGE   LITTEUAIRE. 

tions  tres-bien  faites  sur  I'histoire  naturelle  de  ces  grandes  con- 
trees.  L'auteur  n'etait  repasse  en  Europe  que  pour  proposer  au 
gouvernement  anglais  le  projet  d'un  voyage  dont  I'objet  etait 
d'atteindre,  par  le  secours  des  Indiens  dont  il  esperait  se  con- 
cilier  I'amitie,  quelqu'une  des  rivieres  qui  traversent  Timmense 
continent  de  TAmerique  septentrionale  de  Test  a  I'ouest,  et  vont 
se  Jeter  dans  la  mer  Pacifique.  Ce  projet  fut  accueilli  froidement 
par  le  Bureau  des  Plantations  en  Angleterre.  L'auteur,  qui  rappor- 
tait  une  concession  que  lui  avaient  faite  les  Nadoessis,  par  un 
acte  formel,  d'un  terrain  considerable  au  nord  du  lac  Pepin, 
presque  aussi  grand  que  1' Angleterre,  perit  presque  de  mis^re  a 
Londres,  capitale  d'une  patrie  pour  laquelle  il  avait  sacrifie  sa 
fortune,  risque  sa  vie,  et  qui  en  avait  deja  recu  d'importants 
services.  11  avait  ete  r6duit  a  exercer  le  chetit'emploi  de  commis 
d'une  loterie  pour  vivre,  en  attendant  que  Ton  s'occupat  serieu- 
sement  d'un  projet   dont  la  possibilite  parait  actuellement  de- 
montree,   et  que  l'auteur,  mort  a  I'age   de  quarante-huit  ans, 
paraissait  fait  pour  executer.  Sa  mort  n'a  pas  aneanti   le  genre 
d' Emulation  que  son  Voyage  avait  inspire  ^sa  nation.  Unesociete 
de  particuliers  riches  et  qualifies,  a   la  t6te  de  laquelle  est 
M.  Withworth,  va  executer   ce  qu'avait  projete  M.  Carver.  On 
doit  envoyer  des  hommes  sages  et  determines,  avec  des  ouvriers 
de  toute  espece,  en  Canada;  apr^s  avoir  atteint  I'extremit^  du 
nord-ouest  du  lac  Superieur,  ils  se  lieront  d'amitie  avec  les  di- 
verses  nations  qui  vienuent  y  trafiquer ;  ils  les  accompagneront 
chez  el  les,  hivemeront  dans  leur  pays,  construiront  de  petites 
embarcations  et  descendront  au  printemps  sur  leurs  rivieres  jus- 
qu'a  la  mer  Pacifique.  La  ils  construiront  un  batiment  propre  a 
tenir  la  mer,  reconnaitront  les  cotes  voisines,  et  iront,  suivant  les 
circonstances,  au  Kamtchatka  ou  aux  Philippines.  Telle  est  du 
moins  la  marche  la  plus  probable  que  se  propose  cette  compagnie 
de  voyageurs. 

—  Paris  en  miniature,  d'aprh  les  dessins  d'un  nouvel 
Argus '^  brochure  in-12^  Ce  petit  ouvrage  est,  comme  le  dit 
Tauteur,  un  croquis  de  cette  immense  capitale  dont  les  habitants 
forment  un  monde  et  les  faubourgs  des  citis.  II  s' excuse  de  pre- 
senter son  ouvrage  apr^s  les  huit  volumes  du  Tableau  de  Paris-, 

1.  Par  le  marquis  de  Luchet. 


DEGEMBRE  178  3.  kS5 

((  mais  il  a  vu  tant  de  personnes  tomber  en  syncope  a  la  vue  d'un 
simple  in-8°  qu'il  esp^re  que  son  petit  volume  sera  souffert  dans 
le  monde  comme  tant  d'etres  inutiles  ».  L'auteury  parcourtd'une 
maniere  rapide,  quelquefois  spirituelle,  mais  presque  toujours 
sans  gout  et  sans  mesure,  une  partie  de  nos  ridicules,  de  nos 
modes  et  de  nos  usages ;  il  repute  ce  qu'on  a  dit  tant  et  tant  de 
fois  des  femmes,  des  abbes,  des  academies,  des  financiers,  etc. 
Les  nouveaux  etablissements  qui  se  forment,  les  edifices  et  les 
accroissements  de  cette  capitale  lui  ont  fourni  quelques  reQexions 
judicieuses.  Tout  cela  est  parseme  de  portraits  dans  le  genre  de 
ceux  de  La  Bruy^re ;  presque  tons  ont  du  trait ;  le  ridicule  est 
saisi,  presente  d'une  maniere  vraie,  vive  etpiquante;  il  ne  leur 
manque  que  le  coloris  inimitable  avec  lequel  ce  grand  moraliste 
et  cet  excellent  ecrivain  peignait  les  Frangais  du  si^cle  de  Louis  XIV. 
Au  reste,  cette  bagatelle  pent  amuser  par  1' opposition  assez  tran- 
chante  des  tableaux  que  I'auteur  a  renfermes  dans  ce  petit  cadre. 

FIN    DU    SALON   DE    1783. 

L Enfant  qui  ne  sail  pas  sa  lecony  le  Maitre  de  harpe-,  les 
Voyageusesi  VEsquisse  d'un  tableau  alUgorique  sur  la  naissance 
de  M^^  le  Dauphin^  par  M.  Guerin.  On  trouve  dans  tons  ces  ou- 
vrages  la  meme  touche,  une  couleur  trop  egalement  epaisse, 
peu  d' accord;  il  n'en  est  aucun  qui  ne  se  ressente' beaucoup 
trop  de  la  vieillesse  de  I'auteur. 

Parmi  ce  grand  nombre  de  tableaux  de  M.  Robert,  on  se  plait 
k  distinguer  d'abord  ce  Pont  antique  ci  trois  milles  de  Borne, 
sur  le  Tibre,  un  Canal  bordi  de  colonnades  et  de  grands  esca- 
lierSy  traverse  sur  le  devant  par  un  arc-de-triomphe  et  dans  le 
fond  par  un  pont  triomphal;  les  Ruines  d^un  temple  bdti  ii 
Athdnesj  YArc  de  Titus  idair^  far  le  soleil  couchant.  On  a  ete 
moins  content  du  tableau  qui  represente  VInterieur  d'un  atelier , 
dans  lequel  on  restaure  des  statues  antiques.  Marius  assis  sur 
les  ruines  de  Carthage  est  d'un  genre  tout  a  fait  mesquin;  je 
vois  bien  des  ruines,  mais  ou  sont  celles  de  Marius  ?  En  conve- 
nant  que  cet  artiste  est  toujours  seduisant  par  ses  effets,  on  a 
remarqu6  qu'en  general  ses  tableaux  n'etaient  pas  assez  rendus ; 
lis  ne  le  sont  pas,  du  moins,  autant  que  ceux  de  J. -P.  Panini, 
qu'il  semble  avoir  pris  pour  modele. 


A36  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

Ges  tableaux  d'architecture,  dont  Tun  represente  VArc  de 
Constantin,  ii  Rome^  et  dont  1' autre  est  de  composition,  avec  cet 
Intirieur  ruinS  d'line  chamhre  s^pulcrale,  prouventbien  1' excel- 
lent gout  de  M.  Clerisseau,  quant  a  Tordonnance  et  a  I'invention 
de  ses  sujets ;  mais  la  critique  demande  de  bonne  foi  pourquoi 
ce  savant  architecte  s'obstine  a  faire  des  tableaux,  si  toutefois 
Ton  pent  appeler  tels  des  dessins  d'architecture  faits  avec  deux 
tons,  I'un  jaune  et  I'autre  gris. 

Quoique  Ton  puisse  reconnaitre,  parmi  ces  tristes  portraits  de 
M.  Pasquier,  ceux  de  M.  le  comte  et  de  M'"*  la  comtesse  du  Nord, 
la  plus  grande  marque  d' indulgence  que  cet  artiste  puisse  m6- 
riter,  c  est  qu'on  le  passe  sous  silence. 

Ce  tableau  de  Gibier  avec  ses  attrihuts  de  chasse,  et  celui  qui 
represente  un  Vase  d'alhdtre  rempli  de  fleurs  sur  une  table  ou 
sont  plusieurs  esp^ces  de  fruits,  comme  ananas,  peches,  rai- 
sins, etc.,  font  infiniment  d'honneur  au  talent  de  M'""  Vallayer- 
Coster;  le  dernier  surtout  est  tres-harmonieux  et  tr^s-brillant 
d'effet,  mais  on  pourrait  lui  reprocher  cependant  d'etre  un  peu 
lourd  de  composition.  Les  autres  petits  tableaux,  V Enfant  qui 
tient  d'une  main  un  pigeon  et  de  V autre  une  cerise,  la  Jeune  Cui- 
sinidre  qui  icorche  une  anguille,  la  Petite  Marchande  de  mar^Cy 
sont  d'un  genre  moins  familier  a  cette  aimable  artiste,  et  Ton 
ne  croit  pas  devoir  encourager  ces  nouveaux  effets. 

Le  Frappement  du  rocher,  par  M.  Jollain  (pourle  roi).  La 
composition  de  ce  tableau  est  aussi  froide  que  le  coloris  en  est 
cru  et  desagreable.  La  figure  de  Moise  se  trouve  presque  sur  le 
dernier  plan,  ce  qui  la  fait  paraitre  encore  plus  petite  et  plus 
ignoble  qu'elle  ne  Test.  Les  Quatre  Saisons  du  m^me  artiste  ne 
sont  pas  d'une  touche  plus  heureuse. 

Ges  portraits,  en  email  et  en  miniature,  de  M.  Weyler,  sont 
d'un  pinceau  assez  fier,  assez  vigoureux.  S'il  affectait  moins  les 
meplats,  ses  tetes  seraient  moins  vieillies.  Quoiqu'il  ait  en  gene- 
ral un  ton  de  couleur  bien  superieur  a  celui  de  M.  Pasquier,  la 
beauts  de  ses  emaux  n'approche  surement  pas  de  la  force  et  du 
moelleux  de  ceux  d'un  jeune  artiste  genevois,  M.  Touron,  qui 
n'est  pas  encore  de  I'Academie,  mais  qui  merite  bien  d'en  etre, 
ne  fut-ce  que  par  le  superbe  portrait  qu'il  vient  de  faire  de 
M.  Necker.  Sans  avoir  peut-^tre  toute  la  purete,  toute  la  preci- 
sion du  dessin  du  grand  portrait  fait  par  M.  Duplessis,  ce  pre- 


DfiCEMBRE    1783.  U7 

cieu^c  email  offre  k  nos  yeux  du  moins  plus  d'interet,  plus  de 
chaleur,  plus  de  ressemblance,  et  nous  ne  connaissons  point  de 
Petitot  d'une  touche  a  la  fois  plus  male  et  plus  leg^re,  plus  bril- 
lante  et  plus  douce. 

Les  Saturnales  ou  VHiver^  par  M.  Gallet,  grand  tableau  pour 
le  roi.  G'est,  comme  on  sait,  la  fete  oii  les  maitres  servaient  les 
esclaves.  La  composition  en  est  riche,  agreable,  quoiqu'un  pen 
confuse.  La  couleur  en  est  plus  piquante  qu'elle  n'est  vraie,  et 
sur  les  devants  il  y  a  beaucoup  de  duretes.  Si  I'ivresse  des  es- 
claves est  bien  rendue,  on  ne  retrouve  point  dans  les  maitres  la 
noblesse  qui  doit  les  caracteriser  et  qui  est  absolument  indepen- 
dante  de  la  richesse  des  habits.  Les  fonds  sont  faits  avec  esprit, 
mais  le  dessin  en  est  peu  correct  et  meme  quelquefois  equivoque; 
c'est  encore  un  tableau  de  tapisserie. 

Maillard  qui  tue  Marcel  pret  a  livrer  la  ville  de  Paris  au 
roi  de  Navarre  pendant  la  captimU  du  roi  Jean,  par  M.  Berthel- 
lemy.  Ge  tableau  est,  malgre  tons  ses  defauts,  une  des  meilleures 
choses  qui  soient  sorties  du  pinceau  de  cet  artiste.  La  tete  de 
Marcel  est  d'une  expression  forte,  mais  outree ;  Tensemble  a  de 
TefTet,  beaucoup  de  chaleur,  encore  plus  de  mouvement,  mais 
ce  grand  mouvement  ne  tient-il  pas  de  I'exces?  De  la  nait  sans 
doute  I'embarras  qu'on  a  remarque  dans  la  mani^re  dont  les 
figures  sont  groupees.  Quoique  le  dessin  en  soit  assez  exact,  il 
n'est  pas  aise  d'en  demeler  les  differentes  parties.  La  couleur  est 
plus  que  chaude,  elle  est  brulee.  On  a  observe  que  celte  lune, 
qui  marque  le  moment  de  Taction,  ne  produit  point  d'elTet  de 
lumiere  et  par  la  devient  tache.  II  ne  fallait  pas  oublier  que  cette 
lune  se  trouve  placee  derriere  les  fortifications  et  n'est  qu'acces- 
soire.  G'est  la  lumiere  du  flambeau  qui  jette  la  plus  grande 
clarte  dans  le  tableau,  et  I'effet  de  cette  lumiere  est  mieux  senti, 
mieux  rendu.  Quelques  critiques  qui  n'avaient  point  le  catalogue 
sous  les  yeux,  en  peine  de  savoir  quel  moment  de  I'histoire  de 
Don  Quichotte  ce  tableau  representait,  ont  decide  enfin  que  ce 
pouvait  etre  Sancho  Panca,  quand  il  fait  de  nuit  la  veillee  des 
armes  et  qu'il  a  tue  un  cochon  a  I'hote,  ou  ce  meme  heros  ren- 
verse  par  les  ennemis  qui  le  surprennent  dans  son  ile  de  Bara- 
taria. 

Ges  cinq  tableaux  de  Fleurs  et  de  Fruits,  de  M.  Van  Spaen- 
donck,  sont  tous  d'un  fmi  qu'on  nepeut  assez  admirer,  mais  n'y 


438  CORRESPONDANCE  LITT£RAIRE. 

sent-on  pas  encore  trop  reffort  de  I'art,  tout  sublime  qu'il  est? 
Avec  plus  de  negligence,  plus  d' abandon,  ces  tableaux  moins 
parfaits  plairaient  peut-etre  davantage.  On  ne  pent  guere  citer 
un  plus  beau  tableau  de  ce  genre  que  le  Vase  (Valbdtre  oriental^ 
rempli  de  differentes  fleurs^  pose  sur  un  socle  ou  sont  repre- 
sentes  des  enfants  en  bas-reliefs.  Ces  Apprets  (Vun  dejeuner  de 
fruits  semblent  offrir  cependant  encore  plus  de  verite;  I'illusion 
y  estiportee  au  dernier  degre  jusque  dans  les  moindres  details; 
c'est  la  nature  m^me. 

Achille,  secouru  par  Vulcain,  combat  les  fleuves  du  Xante 
et  du  'Simois^  par  M.  Vincent  (tableau  pour  le  roi).  Ce  sujet, 
tire  de  Vlliade,  nous  rappelle  un  tr^s-beau  morceau  de  poesie, 
mais  il  etait  difficile  au  pinceau  meme  le  plus  heureux  d'en  faire 
autre  chose  qu'une  peinture  fort  gigantesque.  Si  le  poete  a  des 
ressources  pour  monter  Timagination  de  son  lecteur  et  le  pre- 
parer, en  le  seduisant,  a  voir  agir  son  heros,  le  peintre,  au  con- 
traire,  ne  pent  que  le  representer  et  le  representer  dans  le 
moment  meme  de  Taction,  dans  un  seul  instant  d'une  action 
unique.  Hom^re  s'est  acquis  le  droit  de  faire  faire  a  son  Achille 
des  choses  au-dessus  de  TelTort  humain.  Le  peintre,  en  peignant 
ce  heros,  est  toujours  oblige  d'en  faire  un  homme ;  cet  homme 
ne  saurait  agir  autrement  qu*un  homme  ne  le  peut  faire,  et,  dans 
la  circonstance  dont  il  s*agit,  c'est  assez  pour  d^truire  toute 
espece  d'illusion  et  d'interet,  car  il  n'y  en  eut  jamais  sans  vrai- 
semblance.  Ne  iconcoit-on  pas  cependant  la  possibilite  de  tirer 
d'un  sujet  si  perilleux  un  parti  plus  raisonnable?  L'auteur  du 
Triumvirat  des  arts  I'ose  croire  et  voici  ce  qu'il  propose  :  «  Que 
Ton  se  figure  deux  fleuves  epouvantes,  forces  de  rentrer  dans 
leur  lit  et  de  precipiter  leurs  ondes  que  devore  un  feu  vengeur. 
Que  Ton  se  figure  Achille  poursuivant  a  son  tour  des  demi-dieux 
unis  pour  I'accabler.  Comme  je  ven-ais  avec  plaisir  ces  deux 
fleuves  redoutables  prets  k  se  plonger  dans  les  ab!mes,demander 
grace  avec  colore  et  se  plaindre  en  fuyant  toujours!  Qu' Achille 
me  paraitraitbeau,  s'elancant  avec  majeste  des  bords  d'un  affreux 
rivage !  Si  j'etais  peintre,  je  ne  voudrais  pas  suspendre  Taction 
comme  pour  donner  au  spectateur  le  temps  de  la  considerer.  Je 
ne  mettrais  pas  sur  le  devant  du  tableau  les  vaincus  dont  la  fuite 
doit  se  prolonger,  ni  presque  au  bout  de  leur  course  et  marchant 
vers  moi  les  vainqueurs  qui  les  poursuivent  toujours.  Vulcain 


D^CEMBRE   1783.  439 

dirigerait  ses  feux  et  n'aurait  pas  Fair  seulement  de  les  conduire. 
L'Achille  se  presenterait  sans  des  proportions  moins  fluettes ;  ce 
ne  serait  pas  par  la  seule  ouverture  des  yeux  que  je  marquerais 
sa  fureur,  etc.  » 

UEnUvement  d'Orithie,  par  le  meme.  C'est  le  morceau  de 
reception  de  I'auteur.  II  est  plus  sagement  compose ;  I'idee  en 
est  simple  et  1' execution  facile  et  vigour euse;  la  tete  du  ravis- 
seur  estpleine  d'energie  et  d' expression ;  celle  d'Orithie  est  un 
peu  blafarde,  mais  on  y  reconnait  cependant  une  grace  noble  et 
touchante.  La  nymphe,  qui  veut  secourirlaprincesse,  est  remplie 
d'interet  et  de  verite. 

Le  plus  beau  des  tableaux  que  cet  artiste  ait  exposes  jusqu'a 
present,  c'est,  au  gre  de  plusieurs  connaisseurs,  celui  du  Para- 
lytique  giieri  a  la  piscine^  tant  par  la  composition  que  par  les 
masses  de  lumiere  et  d'ombre  qui  s'y  trouvent  on  ne  pent  mieux 
distribuees;  la  perspective  lineaire  et  la  perspective  aerienne  y 
sont  parfaitement  obseiTees,  Le  Christ  est  noble,  le  paralytique 
est  une  figure  tres-savante,  mais  trop  savante  peut-etre.  On  le 
trouve  plus  voisin  de  la  mort  que  de  la  vie.  II  fallait  se  souvenir 
que  ce  miracle  s'op^re  sur  un  paralytique,  non  sur  un  mourant, 
et  ce  mourant  ne  devait  pas  etre,  comme  on  dit,  peint  de  bois. 
L' architecture,  qui  sert  de  fond  au  tableau,  est  un  peu  pesante, 
le  ton  du  ciel  est  trop  gris,  I'ange  n'est  pas  assez  celeste,  et  il 
n'est  pas  meme  trop  bien  dessine,  mais  des  beautes  du  premier 
ordre  et  en  bien  plus  grand  nombre  que  ces  defauts  les  laissent 
a  peine  apercevoir.  Le  groupe  place  derriere  la  figure  de  iNotre- 
Seigneur  a  ete  mis  par  quelques  personnes  au-dessus  de  tout  ce 
qui  avait  ete  expose  au  Salon  cette  annee. 

Une  Table  ganiie  (Tun  tapis  de  Turquie  sur  leqiiel  est  placd 
V enfant  a  la  cage  dc  M.  Pigalle^  un  Casque^  le  Vase  de  Medicis 
en  bronze^  au  bas,  un  BoucUer  et  d'autres  objets^  par  M.  Sau- 
vage.  Ce  tableau  est  le  morceau  de  reception  de  I'artiste.  II  est 
compose  d'une  mani^re  large  et  il  a  beaucoup  de  verite.  On  lui 
a  reproche  cependant  une  lumi6re  trop  egale  sur  tous  les  objets, 
ce  qui  ote  de  la  profondeur  et  ne  fixe  point  le  regard.  Cet  artiste 
ne  varie  point  assez  ses  sujets.  Tous  ses  autres  ouvrages  sont 
des  bas-reliefs  d'enfants  imitant  le  bronze  ou  le  marbre.  On  dc- 
sirerait  qu'il  eut  choisi  des  sujets  plus  caracterises  et  plus  pi- 
quants.  On  observe  encore  que  ses  bas-reliefs  imitent  plut6t  le 


UO        CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

platre  bronze  que  le  bronze  meme,  et  Ton  pense  que  le  contraire 
serait  le  mieux. 

II  est  difficile  de  parcourir  tant  d'ouvrages  charmants  de 
M™®  Le  Brun,  sans  se  rappeler  avec  humeur  toutes  les  tracasse- 
ries,  toutes  les  petites  persecutions  qui  lui  ferm^rent  longtemps 
I'entree  de  I'Academie  et  qui  n'ont  cede  enfin  qu'au  pouvoir  de 
I'autorite.  Le  titre  d'une  exclusion  si  injuste  n'avait  point  d' autre 
motif  que  I'etat  de  son  mari,  I'un  de  nos  plus  fameux  marchands 
de  tableaux,  mais  I'Academie  trouvait  les  interets  de  son  corps  si 
essentiellement  compromis  par  cette  circonstance  que,  pour  se 
garantir  a  jamais  d'une  influence  si  dangereuse,  elle  avait  deli- 
b6re  de  ne  plus  agr^er  aucune  femme,  quelque  distingues  que 
fussent  son  talent  et  ses  ouvrages.  Elle  vient  de  renoncer  a  une 
loi  si  contraire  k  1' empire  naturel  que  les  graces  et  la  beaute 
eurent  dans  tons  les  temps  et  sur  les  arts  et  sur  les  ames  dignes 
d'en  eprouver  le  charme,  elle  vient  de  renoncer  a  cette  ridicule 
loi  en  faveur  de  M™"  Guiard  par  son  propre  mouvement,  en 
faveur  de  M™"  Le  Brun  sur  une  declaration  expresse  de  lavolonte 
du  roi. 

L*un  des  principaux  tableaux  de  cette  jeune  acad^micienne, 
c*est  Junon  venant  emprunter  la  ceinture  de  V6nus;  il  appartient 
h  M.  le  comte  d'Artois,  et  c'est  celui  que  la  critique  a  censure  le 
plus  vivement.  On  a  remarque  que  les  figures  paraissent  trop 
grosses  relativement  a  I'espace  qu'elles  occupent;  que  le  dessin 
n'en  etait  ni  assez  pur  ni  assez  facile,  que,  pour  donner  un  carac- 
t6re  doux  et  voluptueux  k  Venus,  on  n'avait  employe  d'autre 
secret  que  de  la  rendre  fort  blonde.  Gela  est  loin  d'etre  juste; 
mais  il  est  vrai  que  ce  tableau  n'a  point  ce  sublime  de  forme 
qu'exigeait  le  sujet.  «  Otez  la  ceinture,  ditM.  Renou,  et  vous  ne 
verrez  plus  que  deux  femmes  jolies  qui  font  la  conversation.  » 
C'est  bien  quelque  chose  assurement,  mais  ce  n'est  point  ce 
qu'avait  promis  I'intention  de  1' artiste. 

LaPaix  ramenant  VAbondance^  qui  oflre  k  peu  pr^sla  meme 
disposition  de  masses  et  de  caracteres  que  le  precedent  tableau, 
a  paru  d'un  meilleur  ton,  mais  le  dessin  en  est  moins  correct. 
On  trouve  en  general  que  le  coloris  des  tableaux  de  M"*  Le  Brun 
a  trop  d' eclat;  la  nature  est  moins  brillante  et  I'art  qui  cherche 
k  la  surpasser  manque  son  effet.  11  y  a  plus  de  verite  et  par  la 
m^me  plus  d'inter^t  dans  le  tableau  de  Venus  liant  les  ailes  de 


DECEMBRE    1783.  441 

V Amour.  II  se  ressent  encore  des  principes  de  I'ecole  flamande, 
mais  la  touche  en  est  plus  sensible  et  plus  moelleuse. 

Tous  les  portraits  faits  par  M'"«  Le  Brun  ont  de  la  ressem- 
blance  et  de  la  grace,  quelquefois  une  grace  un  peu  manieree, 
plus  d'esprit  et  de  leg^rete  que  de  force  et  de  correction.  Un  des 
plus  soigneusement  faits,  peut-etre  meme  I'un  des  plus  interes- 
sants,  c'est  celui  de  M'"«  la  duchesse  de  Guiche ;  mais,  a   notre 
gre,  le  vrai  chef-d'oeuvre  de  M'"«  Le  Brun,  celui  qui  caracterise 
du  moins  le  mieux  I'agreable  facilite  de  son  genie,  c'est  le  por- 
trait qu'elle  a  fait  d'elle-meme.  Dites,  si  vous  voulez,   que  cette 
figure  vous  rappelle  I'idee  de  la  Cruche  cassie  de  M.  Greuze  dont 
elle  a  I'attitude  immobile  et  1' expression  stupefaite  et  vague ; 
dites  que  la  couleur  en  general  et  particuli^rement  celle  du  ciel, 
est  trop  crue ;  remarquez-y  mille  et  mille  defauts  encore,  rien  ne 
saurait  detruire  le  charme  de  ce  delicieux  ouvrage.  Ce  n'est  point 
la  touche  de  Rosalba,  ce  n'est  celle  d'aucun  grand  maitre,  c'est 
la  sienne;  c'est  une  des  plus  aimables  productions  qui  soient 
^chappees  aux  mains  des  Graces.    Comme  ce  chapeau  est  peint 
avec  verite  !  quelle  heureuse  magie  dans  cet  effet  de  la  lumi^re 
qui  penetre  la  paille,  la  rend  en  quelque  mani^re  transparente 
et  diminue  les  effets  des  ombres  qui  eussent  ete  trop  dures!  Com- 
bien  ces  draperies  sont  tout  a  la  fois  negligees  et  leg^res  !    Que 
j'aime  ce  que  vous  n'appelez  qu'une  expression  vague  !  Je  plains 
tous  ceux  a  qui  cet  abandon  si  naturel,  cette  simplicite  si  tou- 
chante  ne  laissent  rien  a  penser,  rien  a  sentir.  J'ai  vu  meme,   a 
cote  de  cet  ouvrage,  des  beautes  d'un  ordre  bien   superieur, 
mais  je  n'en  ai  point  vu  qui  respirent  davantage  ce  je  ne  sais  quoi 
qui  plait,  qui  attire  et  qui  appelle  sans  cesse  les  memes  regards. 
De  tous  les  ouvrages  de  M"«  Le  Brun,  il  n'en  est  aucun  qui 
reponde  mieux  k  I'impertinence  des  critiques  qui  ont  remarque 
malignement  qu'on  soup^onnait  depuis  longtempsM.  Menageotde 
la  retoucher.  Si  nous  avons  des  artistes  capables  de  faire  infmi- 
ment  mieux,  nous  n'en  connaissons  point  qui  soient  capables  de 
faire  cela.  On  sent  qu'il  n'y  a  qu'une  femme  et  une  jolie  femme 
qui  puisse  avoir  con^u  cette  charmante  idee,  qui  puisse  I'avoir 
rendue  avec  une  grace  si  brillante  et  si  naive. 

On  avait  d'abord  distingue  parmi  les  portraits  de  cette  aimable 
artiste  celui  de  la  Reine  en  levite;  mais  le  public  ayant  paru 
d^sapprouver  ce  costume  peu  digne  de  Sa  Majeste,   Ton  s'est 


hh2  CORRESPONDANCE    LITT^RAIRE. 

presse  de  lui  en  substituer  un  autre  avec  un  habillement  plus 
analogue  a  la  dignite  du  trone. 

M™^  Guiard  a  ete  formee,  dit-on,  par  M.  Vincent  comme 
M'""  Le  Brun  I'a  ete  par  M.  Menageot.  Son  pinceau  a  peut-etre 
plus  de  fermete,  plus  de  correction  que  celui  de  sa  rivale ;  le  ton 
de  ses  ouvrages  a  quelque  chose  de  plus  male  et  de  plus  severe, 
mais  on  lui  reproche  quelquefois  un  peu  de  durete.  Le  Portrait 
de  M,  Pajou,  modelant  le  portrait  de  M,  Le  Moine,  son  maitre^ 
est  d'une  touche  forte  et  vigoureuse;  la  couleur  en  est  un  peu 
noire,  elle  a  meme  quelques  teintes  de  cuivre,  mais  ce  bras  qui 
modMe  est  plein  de  savoir  et  de  verite  et  la  tete  a  1' attention 
du  genie.  De  tons  ces  portraits  cependant,  celui  ou  nous 
avons  trouve  le  plus  de  perfection,  les  details  les  plus  finis, 
est  celui  de  la  m^re  du  cel^bre  Houdon.  Ge  portrait  fut  fait  et 
plac6  au  Salon  sans  qu'on  en  eut  prevenu  cefils  si  digne  d'estime 
et  par  son  ame  et  par  son  talent.  L'ayant  apercu  tout  a  coup  au- 
dessus  de  ses  ouvrages  aupr^s  desquels  la  societe  qui  voulait  lui 
manager  cette  surprise  avait  eu  soin  de  I'arreter,  il  le  trouva 
d'une  ressemblance  si  frappante,  il  fut  saisi  d'un  attendrisseraent 
si  vif  et  si  profond,  qu'apr^s  avoir  a  peine  eu  la  force  de  se  jeter 
au  cou  de  M™^  Guiard  et  de  sa  m6re,  presentes  Tune  et  I'autre  k 
cette  sc^ne  touchante,  il  perdit  enti^rement  connaissance,  et  ce 
ne  fut  qu'aprfes  un  assez  long  temps  qu'on  parvint  a  le  faire  re- 
venir  de  son  evanouissement.  Ce  trait  honore  egalement  le  talent 
de  M"'"  Guiard  et  la  piete  filiale  de  son  illustre  confrere ;  sous  ce 
double  rapport,  nous  avons  cru  pouvoir  nous  permettre  d'en 
recueillir  ici  le  souvenir. 

Voici  plusieurs  morceaux  en  email  et  en  miniature  de  M.  Hall 
dont  la  touche  est  infiniment  spirituelle ;  mais,  a  force  de  vouloir 
etre  l^g^re,  n'est-elle  pas  un  peu  vague  ?  Ses  tetes  sont  ajustees 
avec  beaucoup  de  grace  et  de  gout,  mais  les  details  en  sont-ils 
assez  arr^tes  ?  le  petit,  comme  on  I'a  remarque,  exige  plus  de 
precieux. 

Nos  lecteurs  et  M.  Martin  lui-meme  ne  nous  sauront  pas  mau- 
vais  gre  de  ne  rien  dire  ici  de  ses  Indiens  ni  de  ses  EspagnolSy 
d'une  couleur  si  sale  et  si  verte. 

Quelque  enorme,  monsieur  Robin,  que  soit  votre  tableau  de 
15pieds  representant  Jhus-Christ  qui  rdpand  siir  le  monde  les 
lumidres  de  la  foi  par  le  ministdre  des  apotres,  vous  nous  per- 


DfiCEMBRE   1783.  kk^ 

mettrez  seulement  d'observer  ce  qui  n'apu  echapper  apersonne, 
c'est  quevos  tristes  apotres  ont  I'air  d'eprouver  plutot  de  reffroi 
que  de  la  persuasion,  etcette  impression  ne  saurait  etre  edifiante 
pour  le  seminaire  de  Blois  auquel  vous  I'avez  destine.  L'esquisse 
devotre  plafond  pour  le  salon  de  M.  de  Montholon  a  paru  d'une 
composition  plus  ingenieuse,  mais  ce  n'est  pas  ici  qu'on  pent  la 
juger. 

({  Quel  avantage,  s'ecrie  I'auteur  du  Triumvirate  quel  avan- 
tage  ce  serait  pour  la  vertu  si  M.  Willed  quittant  le  soin  de 
peindre  I'amour  maternel,  voulait  ne  plus  s'occuper  qu'a  mon- 
trer  le  tableau  du  vice  !  II  serait  sur  d'en  inspirer  le  degout.  » 
II  est  vrai  que  toutes  les  figures  de  cet  artiste  sont  mal  assises  et 
genees  dans  leurs  attitudes,  que  sa  touche  est  dure  et  son  dessin 
maniere,  que  les  luisants  qu'il  affecte  de  repandre  sur  ses  tetes 
leur  donnent  un  mauvais  ton  de  couleur,  et  que  le  choix  de  ses 
sujets  manque  egalement  d'esprit  et  de  delicatesse ;  ce  sont  des 
romans  de  mauvaise  compagnie  et  qui  n'ont  ni  I'ame  ni  la  cha- 
leur  de  ceux  de  notre  Rousseau  du  ruisseau^. 

Jisus-Christ  chez  le  Pharisien,  de  M.  Bardin,  est  d'une 
ordonnance  assez  grande,  maisl'efTet  en  est  trop  egal.  La  plupart 
de  ces  figures  ne  portent  point  d'ombre  sur  la  place  qu'elles 
occupent. 

II  n'y  a  ni  bien  ni  mal  a  avoir  fait  tous  ces  portraits  sous  le 
m^me  numero  signes  Lenoir. 

M.LeBarbier  I'aine  n'a  pas  soutenu,  n'a  pas  augmente  du 
moins  la  reputation  qu'il  s'etait  acquise,  il  y  a  deux  ans,  par  son 
Siege  de  Beauvais,  Son  tableau  de  Henri  IV  et  Sully  n'a  eu 
qu'unfaible  succ^s;  on  lui  a  meme  su  mauvais  gre  de  n' avoir 
pas  conserve  dans  une  action  si  connue  que  la  Partie  de  chasse 
de  Henri  I  V\e\ieu  de  sc^ne  qu'avait  choisi  le  poete,  et  d' avoir  ose 
laretablir  dans  le  lieu  meme  ouelle  s'est  passee,  aFontainebleau, 
dans  I'allee  anciennement  dite  des  muriers  blancs.  Ce  reproche 
serait  plus  injuste  encore  si  la  partie  du  paysage  etait  mieux 
traitee,  mais  elle  est  lourde,  negligee,  et  contribue  a  donner  au 


1.  Pierre-Alexandre  Wille,  flls  de  Jean-Georges.  II  cxposait  cettc  annee-lk  six 
tableaux  :  les  Etrennes  de  Julie,  le  Dejeuner,  le  Bouquet,  les  Delices  maternelles, 
CleopCilre,  T4te  de  vieillard. 

2.  M.  Retif  de  La  Brctonne,  I'auteur  du  Paysan  perverti  et  de  cent  autres  ou- 
vrages  du  meme  genre.  (Meister.) 


Uhh 


CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 


tableau  Taireventail.  La  maniere  doiitles  deux  figures  se  trouvent 
placees  est  assez  Equivoque  pour  avoir  donne  lieu  a  I'idee  d'une 
caricature  fort  peu  decenle,  dont  I'epigraphe  est  :  Laisse.,,  on 
nous  regarde.  Les  figures  de  lointain  sont  d'un  petit  genre. 

Les  dessins  de  M.  Le  Barbier  ont  en  general  plus  de  feu, 
d'esprit  et  d'effet  que  ses  tableaux ;  on  y  reconnait  quelquefois 
I'amour  et  le  sentiment  de  1' antique. 

Vue  de  la  halle^  prise  h  V instant  des  r^jouissances  puhliques 
donnies  ci  V occasion  de  la  naissance  du  Dauphin;  le  Charlatan^ 
les  deux  Petites Fetes ,  etc.,  par  M.  Debucourt.  Ges petits  tableaux 
ne  sont  pas  sans  quelque  merite,  mais  la  maniere  en  est  petite 
et  la  couleur  fausse,  quoique  I'effet  en  soit  quelquefois  assez  pi- 
quant, assez  harmonieux. 

La  Douleuret  les  Regrets  d'  Andromaque  sur  le  corps  d' Hector, 
son  mari,  par  M.  David.  G'est  le  tableau  de  reception  de  I'auteur 
et  sans  contredit  un  des  plus  beaux  tableaux  exposes  cette  ann6e 
au  Salon.  L'idee  en  est  belle,  le  style  soutenu,  le  dessin  correct; 
on  trouve  des  formes  nobles  et  une  expression  pleine  d'interet. 
Les  critiques  qui  ont  pretendu  que  cette  expression  n'etait  pas 
assez  vive,  assez  prononcee,  ont-ils  bien  juge  le  moment  saisi  par 
le  peintre?  Andromaque  est  assise  a  cote  du  corps  de  son  epoux; 
ce  n  est  pas  ici  le  premier  mouvement  de  ladouleur  et  dudeses- 
poir,  il  y  a  longtemps  qu'elle  est  desolee,  qu'elle  pleure  I'objet 
eternel  des  plus  tendres  regrets,  ses  yeux  sont,  pour  ainsi  dire, 
epuises  de  larmes,  elle  languit,  elle  succombe  sous  le  poids  de 
I'infortune  et  n'a  plus  qu'amourir;  cet  accablement  douloureux 
etait  peut-etre  tout  a  la  fois  le  moment  de  la  sc^ne  le  plus  atta- 
chant  et  celui  qui  ofTrait  au  pinceau  les  moyens  les  plus  propres 
k  developper  tout  ce  que  ce  sujet  pouvait  avoir  de  sublime  et  de 
pathethique.  L'auteur  des  Observations  generales  sur  le  Salon  de 
cette  annee^  trouve  que  fattitude,  le  caract^re  et  I'expression 
di' Andromaque  rappellent  un  peu  trop  quelques  Madeleines  du 
Guide  ou  de  son  ecole.  11  pense  que  I'artiste  s'est  trop  souvenu 
que  le  corps  d'Hector  avait  ete  traine  par  son  vainqueur  autour 
des  murs  de  Troie  et  qu'il  en  a  fait  presque  le  cadavre  d'un 
supplicie.  II  lui  parait  au  moins  douteux  que  le  costume  d'Andro- 


1.  L'abbe...?  Le  titre  complet  de  la  brochure  est  :  Observations  generales  sur  le 
Salon  de  4785  et  sur  Vetat  des  arts  en  France,  in-8°,  47  pages. 


DJECEMBRE   1783.  U5 

maque  soit  celui  d'une  Phrygienne  de  son  temps,  mais  ce  qui  ne 
Test  point  du  tout  a  son  gre,  c'est  qu'il  n'y  ait  de  la  maniere  dans 
le  jetde  sa  draperie...  u  Pourquoi,  dit  I'auteur  du  Triumvirat, 
donner  au  jeune  Astyanax  le  costume  qua  donne  le  Poussin  au 
fils  de  Germanicus?  mais  consultez  ce  tableau  du  Poussin,  vous 
verrez  a  cote  de  la  femme  de  Germanicus  I'enfant  plus  etonne 
d'un  spectacle  nouveau  qu'instruit  comme  celui-ci  de  la  maniere 
de  rendre  des  sentiments  distincts.  Quoi !  son  p^re  est  la,  vert, 
sanglant,  mort,  tel  que  cet  enfant  ne  I'a  jamais  vu,  et  il  pent 
s'amuser  a  caresser  sa  m^re  quand  il  devrait  me  faire  entendre 
ses  cris  ou  demeurer  stupide  !...  »  Ce  critique  oublie,  ce  me 
semble,  comme  les  autres,  levrai  moment  de  Taction.  Le  premier 
effroi  n'est  plus,  un  autre  sentiment  lui  a  succede;  Taffreux 
spectacle  est  encore  sous  ses  yeux,  mais  c'est  la  desolation,  ce 
sontles  larmes  d'une  mere  inconsolable  quifixent  a  present  toute 
son  attention,  toutes  ses  craintes,  toute  sa  pitie. 

L Education  d'Achille  par  le  centaur e  Chiron,  par  M.  Re- 
naud^  Ce  tableau  est  si  different  de  tout  ce  qui  I'entoure  qu'on 
serait  tente  de  le  prendre  pour  I'ouvrage  d'un  autre  siecle  et 
d'une  autre  ecole;  le  ton  general  de  la  couleur  semble  tenir 
encore  de  la  terre  classique  que  ce  jeune  artiste  vient  de  quitter 
tout  recemment.  La  figure  d'Achille  est  superbe,  en  general  bien 
peinte  et  bien  dessinee.  On  ose  lui  reprocher  cependant  trop  de 
rondeur  dans  les  jambes ;  celle  qui  s'avance  ne  parait-elle  pas  un 
peu  longue?  La  figure  du  Gentaure  laisse  plus  a  desirer;  on  n'y 
voit  point  la  noblesse  d'un  demi-dieu  et  d'un  demi-dieu  qui  a 
enseigne  Apollon  lui-meme.  Ges  observations  n'empechent  pas 
que  I'ensemble  de  ce  tableau  ne  soit  d'un  bon  style,  plein  de 
grandeur  et  de  simplicite. 

On  ne  pent  pas  donner  autant  d'eloges  au  tableau  du  mtoe 
artiste  representant  Per  see  qui  delivre  AndromMe ;  il  est  compose 
avec  grace,  le  dessin  en  est  correct ,  1' expression  aimable,  mais 
toutes  les  figures  sont  trop  longues,  le  colons  un  peu  blafard,  et 
il  n'y  a  pas  assez  de  resolution  dans  les  draperies. 

Les  esquisses  de  M.  Renaud,  Enee  offrant  des  presents  cl  La- 
tinm;  Pyrrhus  tuant  Priam  sur  le  dernier  de  ses  fds,  VAurore 


1.  J.-B.  Regnault,  n6  le  19  octobre  475i,  a  Paris,' oi   il  est  mort  le  12  no- 
vembre  1829. 


km  CORRESPONDANCt:  LITTERAIRE. 

et  Cephale,  etc. ,  annoncent  toutes  un  genie  fecond  et  une  touche 
spirituelle. 

La  Naissance  de  Louis  Xlll^  par  M.  Taillasson,  gi'and  tableau 
de  neuf  pieds  de  haut,  est  d'une  composition  assez  raisonnable 
qui  ne  manque  pas  meme  d'un  certain  effet  general,  mais  le 
dessin  en  est  raide  et  froid. 

Est-ce  la  peine  de  dire  que  dans  tons  les  tableaux  de  M.  Julien 
Ton  ne  sent  que  la  pratique  de  I'art;  dans  ceux  de  M.  Demarne^ 
une  imitation  tr^s-affectee  de  la  maniere  de  Wouwermans? 

II  y  a  plus  de  nature  et  de  simplicite  dans  les  paysages  de 
M.  Nivard,  surtout  dans  la  Vue  de  tSglise  de  Marissel,  prh  de 
Beauvais;  le  devant  de  ce  tableau,  qui  est  dans  la  demi-teinte, 
est  d'une  verite  etonnante. 

Terminons  cet  article  de  la  peinture  par  la  conclusion  du 
Triumvirat  des  arts  :  «  Si  les  plus  beaux  ouvrages  exposes  au 
Salon  de  cette  annee  n'ont  pas  echappe  k  la  censure  des  cri- 
tiques les  plus  equitables,  il  faut  avouer  qu'excepte  deux  ou 
trois,  presque  tons  les  tableaux  de  cette  annee  ont  le  merite 
d'etre  bien  peints.  Nos  artistes  ne  paraissent  plus  ces  el6ves 
timides  de  qui  la  main  savait  a  peine  guide r  le  pinceau  ;  ce 
sont  de  jeunes,  mais  de  fort  habiles  maitres  qui,  s'ils  etudient 
vingt  ans  I'expression,  ne  mourront  pas  sans  laisser  sur  leur 
tombe  des  compositions  du  premier  merite,  porte  peut-6tre 
jusqu'au  sublime.  » 

La  sculpture  n'a  pas  produit  cette  annee  un  grand  nombre 
d'objets  interessants.  Le  Turenne  de  M.  Pajou  est  peut-^tre  la 
plus  mediocre  de  toutes  ses  statues ;  le  costume  en  est  riche  et 
soigne,  mais  un  peu  lourd.  Le  Molidre  de  M.  Gaffieri  est  une 
vraie  caricature;  on  dirait  que  c'est  dans  les  grimaces  du  sieur 
Dugazon  que  I'artiste  acru  devoir  etudier  I'expression  du  premier 
des  poetes  comiques.  Le  Vauban  .de  M.  Bridan  est  le  heros  le 
plus  bourgeois  que  1' imagination  d'un  artiste  ait  pu  concevoir. 
Cette  seconde  edition  en  marbre  du  Montesquieu,  de  M.  Glodion, 
est  surement  tr6s-superieure  a  la  premiere  en  platre,  mais  est-ce 
la  la  t^te  de  Montesquieu  ?  Je  n'y  vols  rien  de  ce  qui  la  caracterise. 
De  toutes  les  statues  exposees  a  ce  Salon,  celle  qui  a  reussi  le 
plus  generalement,  c'est  celle  de  La  Fontaine,  par  M.  Julien ; 
elle  parait  peut-etre  un  peu  maigre,  mais  la  t6te  a  une  expres- 
sion de  bonhomie  et  de  naivete  qui  n'est  pas  moins  spirituelle 


I 


JANVIER   1784.  kkl 

qu'elle  n'est  vraie;  les  vetemeiits  sont  d'un  bon  choix,  toute  la 
figure  est  bien  d' ensemble  et  i'on  peut  dire  que  c'est  vraiment 
La  Fontaine. 

II  n'y  a  guere  que  des  bustes  de  M.  Houdon,  et  quelque 
excellent  qu'en  soit  le  caractere,  quelque  noble  qu'en  soit  le 
style,  quelque  forte  et  quelque  heureuse  qu'en  soit  1' expression, 
ce  n'est  plus  sur  des  ouvrages  de  ce  genre  qu'on  voudrait  avoir 
a  le  louer.  Les  portraits  de  La  Fontaine,  de  M.  de  Buffon  et 
celui  de  M.  de  Larive,  de  la  Gomedie-Francaise,  dans  le  role  de 
Brutus,  sont  ceux  qui  ont  paru  lui  faire  le  plus  d'honneur. 

Parmi  les  bustes  de  beaucoup  d'autres  artistes,  il  n'en  est 
aucun  qu'on  ait  distingue  avec  autant  d'interet  que  celui  de 
S.  A.  il.  3P^  le  prince  de  Prusse,  de  M.  Monnot.  Quoique  ce 
buste  n'ait  ete  fait  que  sur  un  portrait,  tons  ceux  qui  ont  eu 
le  bonheur  d'etre  a  meme  d'en  juger  nous  ont  assure  que  c'etait 
un  chef-d'oeuvre  de  ressemblance  et  de  verite.  Voila  les  modeles 
laits  pour  occuper  les  ciseaux  de  nos  statuaires;  un  art  qui 
semble  appartenir  particulierement  a  la  posterite  ne  devrait  ja- 
mais consacrer  que  des  sujets  dignes  d'elle. 

Le  projet  de  M.  Gois  pour  \e  piedeslal  d'un  monument  ci  la 
gloire  d Henri IV  et  de  Louis  XVI  di  paru  plus  confus  que  riche, 
plus  complique  qu'ingenieux,  mais  ses  petits  modeles  en  cire 
sont  d'uneffet  tr^s-piquant,  d'un  travail  facile  et  leger,  quelque- 
fois  meme  d'une  composition  assez  neuve,  assez  originale. 


1784. 
JANVIER. 


Tout  ce  qui  est  sorti  de  la  plume  d'un  grand  homme  qui  n'est 
plus  a  des  droits  a  notre  curiosite.  Ses  plus  faibles  productions 
conservent  toujours  un  inter^t  reel ;  si  ce  n'est  plus  lui-meme, 
c'est  encore  un  souvenir  de  lui  qui  nous  est  cher.  Ge  qui  durant 
sa  vie  eut  peut-etre  terni  1' eclat  de  sa  gloire,  n'y  eut  rien  ajoute 
du  moins,  aujourd'hui  sert  a  nous  la  rappeler ;  on  pourrait  dire 


448  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

que  c'est  Tombre  d'un  objet  venerable;  nous  ne  pouvons  la 
revoir  sans  eprouver  un  sentiment  d' admiration  et  de  respect, 
sans  lui  rendre  une  esp^ce  de  culte  d' amour  et  de  reconnais- 
sance. 

Quel  est  le  grand  homme  dont  la  memoire  puisse  inspirer 
davantage  tons  ces  sentiments  que  celui  de  qui  M.  de  Voltaire 
lui-meme  a  dit  avec  tant  d'energie  :  «  Le  genre  humain  avait 
perdu  ses  titres ;  I'auteur  de  V Esprit  des  lots  les  a  retrouves  »  ? 
Le  petit  volume  qu'on  vient  de  nous  donner  sousletitred'Ojfi'wiTe^ 
posthumes  de  M,  de  Montesquieu  ne  contient  qu'un  seul  ou- 
vrage  qui  n' avait  pas  encore  ete  imprime,  Arsace  et  Ismenie, 
conte  philosophique,  dans  le  gout  des  episodes  dont  I'auteur 
a  enrichi  ses  Lettres  persanes.  On  ne  serait  pas  eloigne  de  croire 
que  ce  roman  avait  ete  destine  dans  I'origine  a  en  augmenter  le 
nombre  ;  que  M.  de  Montesquieu  jugea  qu'il  y  tiendrait  irop  de 
place,  et  ne  prit  pas  m^me  la  peine  d'y  mettre  la  derni^re  main. 
II  est  impossible  cependant  de  n'y  pas  reconnaitre  la  touche  ini- 
mitable de  son  genie,  sa  grace,  sa  precision  et  cette  rapidite  de 
style  si  piquante  et  si  leg^re.  Sous  ce  seul  rapport,  on  doit  sans 
doute  beaucoup  de  reconnaissance  h.  M.  le  baron  de  La  Br6de, 
son  fils,  d' avoir  cede  enfm  aux  sollicitations  qu'il  eprouvait 
depuis  trente  ans  pour  en  permettre  la  publication ;  mais  nous 
croyons  savoir  d'assez  bon  lieu  qu'il  reste  encore  en  son  pouvoir 
des  manuscrits  de  son  illustre  p^re,  infmiment  plus  dignes  de 
voir  le  jour  que  les  amours  d!  Arsace  et  IsmMe, 

Voici  en  peu  de  mots  le  fond  de  ce  nouveau  conte  oriental. 
Artam^ne,  roi  de  la  Bactriane,  avait  deux  filles  qui  se  ressem- 
blaient  au  point  que  tons  les  yeux  devaient  s'y  tromper.  Pour 
eviter  les  troubles  auxquels  une  si  parfaite  ressemblance  pouvait 
donner  lieu,  il  ordonna  k  son  premier  ministre,  Aspar,  de  faire 
elever  I'une  d'elles  (Ismenie)  chez  les  M^des,  sous  un  nom  sup- 
pose. La  on  lui  fait  epouser  Arsace,  jeune  seigneur  mede,  que 
I'auteur  a  eu  soin  de  parer  de  toutes  les  vertus  et  de  toutes  les 
qualites  aimables.  Arsace  croit  avoir  donne  sa  main  a  une  esclave 
belle  et  sensible.  Des  aventures  plus  que  romanesques  ram^nent 
Ismenie  sur  le  trone  de  son  pere,  et  c'est  sur  ce  trone  qu'elle 
retrouveun  epouxqui  pleurait  sa  mort.  Ismenie  couronne  Arsace ; 
il  regne  avec  elle  sur  la  Bactriane  en  maitre  absolu,  et  c'est  dans 
le  tableau  que  I'auteur  fait  de  la  felicite  de  leur  regne  qu'il  a  su 


JANVIER   1784.  449 

repandre  les  legons  les  plus  utiles  et  les  plus  touchantes  pour  un 
despote  qui  desire  le  bonheur  de  ses  sujets  et  le  sien. 

Quelque  incroyables  que  soient  tous  les  incidents  de  cette 
histoire,  ils  passent  trop  promptement  sous  les  yeux  du  lecteur 
pourlui  donner  le  temps  de  la  reflexion;  c'est  une  narration  tout 
a  la  fois  si  ingenieuse  et  si  rapide,  que,  sans  vous  attacher,  elle 
eniraine  du  moins  votre  attention,  et  ne  laisse  pas  languir  un 
instant  votre  curiosite.  Tout  frivole,  tout  use  qu'est  le  plan  de  ce 
petit  ouvrage,  la  marche  en  est  pourtant  epique;  I'auteur,  en 
commencant,  vous  place  aussi  pres  du  terme  qu'il  est  possible  : 
c'est  iVrsace,  qui,  desespere  d'avoir  perdu  son  amante,  s'est  jete 
dans  I'armee  des  Bactriens,  s'y  est  distingue  par  des  prodiges  de 
valeur,  a  fait  enfin  le  roi  d'Hircanie  prisonnier ;  c'est  Arsace  lui- 
meme  qui,  mande  a  la  cour  d'Israenie,  raconte  au  ministre  Aspar 
I'histoire  merveilleuse  de  ses  infortunes  et  de  ses  amours,  etc. 

Ge  n'est  que  par  des  citations  qu'on  pent  essayer  de  donner 
quelque  idee  du  charme  d'un  style  qui  rappelle  a  chaque  instant 
celui  du  Temple  de  Guide  et  les  plus  brillants  morceaux  des 
Lett  res  per  sane  s, 

II  s'agit  du  moment  ou  Arsace,  a  travers  des  perils  infmis, 
enleve  Ardasire  (c'est  le  nom  suppose  d'Ismenie).  «  Je  croyais, 
dit-il,  posseder  Ardasire,  et  il  me  semblait  que  je  ne  pouvaisplus 
la  perdre.  Strange  effet  de  I'amour!  mon  coeur  s'echauffait,  et 
mon  ame  etait  tranquille...  Ardasire,  malgre  la  faiblesse  de  son 
sexe,  m'encourageait ;  elle  etait  mourante,  et  elle  me  suivait 
toujours.  Je  fuyais  la  presence  des  hommes ;  cartons  les  hommes 
etaient  devenusmes  ennemis;  je  ne  cherchais  que  les  deserts... 
J'entrai  dans  unpays  plus  ouvert,  et  j'admirai  ce  vaste  silence  de 
la  nature.  II  me  representait  ces  temps  ou  les  dieux  naquirent, 
et  ou  la  Beaute  parut  la  premiere ;  1' Amour  rechaufla,  et  tout  fut 
anime.  » 

Une  des  scenes  dont  le  developpement  a  le  plus  d'interet  et 
de  poesie  est  celle  ou  Ardasire,  apr^s  avoir  enleve  Arsace  a  la 
cour  de  Margiane,  ou  son  ambition  I'avait  conduit  loin  d'elle,  le 
tient  renferme  quelque  temps  dans  un  palais  du  pays  des  Sog- 
diens,  comma  Achille  le  fut  dans  Tile  de  Scyros. 

((  II  est  attache  a  la  nature  (ce  sont  les  reflexions  d' Arsace 
avantde  s' eloigner  de  son  amante)  qu'a  mesure  que  nous  somme? 
heureux,  nous  voulons  I'etre  davantage.  Dans  la  felicite  meme  il 
xn:.  29 


450  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

y  a  des  impatiences.  G'est  que,  comme  notre  esprit  est  une  suite 
d'idees,  notre  coeur  est  une  suite  de  desirs.  Quand  nous  sentons 
que  notre  bonheur  ne  pent  s'augmenter,  nous  voulons  lui  donner 
une  modification  nouvelle.  Quelquefois  mon  ambition  etait  irritee 
par  mon  amour  meme,  etc.  » 

Lorsque  Ardasire  a  leve  le  voile  sous  lequel  elle  n'avait  que 
trop  bien  reussi  a  seduire  son  captif  :  «  Helas!  lui  dit-elle,  j'avais 
«  espere  de  vous  revoir  plus  fiddle.  Contentez-vous  de  com- 

{(  mander  ici.  Punissez-moi,  si  vous  voulez,  de  ce  que  j'ai  fait 

«  Arsace,  ajouta-t-elle  en  pleurant,  vous  ne  le  meritez  pas.  — 
«  Ma  ch6re  Ardasire,  lui  dis-je,  pourquoi  me  desesperez-vous  ? 
((  Auriez-vous  voulu  que  j'eusse  ete  insensible  a  des  charmesque 
({ j'ai  toujours  adores  ?  Gomptez  que  vous  n'etes  pas  d'accord  avec 
((  vous-m6me.N'etait-ce  pas  vous  que  j*aimais?...De  grace,  songez 
((  que  de  toutes  les  infidelites  que  Ton  pent  faire,  j'ai  sans  doute 
((  commis  la  moindre. . . »  Je  connus  a  la  langueur  de  ses  yeux  qu'elle 
n'etaitplus  irritee,  je  le  connus  a  sa  voix  mourante;  je  la  tins  dans 
mesbras.  Qu'on  est  heureux  quand  on  tient  dans  ses  bras  ce  que 
Ton  aime!  Comment  exprimer  ce  bonheur,  dontl'exc^s  n'est  que 
pour  les  vrais  amants,  lorsque  1' amour  renait  apr^s  lui-mtoe, 
lorsque  tout  promet,  que  tout  demande,  que  tout  obeit,  lors- 
qu'on  sent  qu'on  a  tout  et  que  Ton  sent  qu'on  n'a  pas  assez, 
lorsque  fame  semble  s'abandonner  et  se  porter  au  del^  de  la 
nature  meme?  etc.  » 

S'il  en  faut  croire  I'editeur  de  ce  petit  ouvrage,  M.  de  Mon- 
tesquieu I'avait  destine  a  remplir  les  vues  du  monde  les  plus 
importantes.  «  Apr^s  avoir  pris  bien  de  la  peine  (nousdit-on) 
pour  poser  des  bornes  entre  le  despotisme  et  la  monarchic  tem- 
peree,  qui  lui  semblait  le  gouvernement  naturel  des  Francais, 
voyant  la  tendance  presque  necessaire  de  I'etat  monarchique 
vers  le  despotisme,  il  aurait  voulu,  s'il  eut  ete  possible,  rendrele 
despotisme  meme  utile...  »  Ne  dirait-on  pas  que  les  amours 
6! Arsace  et  Ismhiie  ne  sont  rien  moins  que  le  complement  de 
r Esprit  des  lois?  Sans  y  reconnaitre  des  intentions  aussi  graves, 
il  est  assez  naturel  de  penser  que,  dans  une  tete  comme  celledu 
president  de  Montesquieu,  les  plus  simples  amusements  de  I'ima- 
gination  ne  pouvaient  manquer  de  conserver  encore  I'empreinte 
de  son  genie ;  et,  aux  peintures  les  plus  vivos  et  les  plus  riantes 
de  I'amour,  on  est  peu  surpris  de  le  voir  meler  des  traits  d'une 


JANVIER  1784.  451 

philosophie  profonde,  des  vues  utiles  et  des  maximes  dignes  de 
la  hauteur  habituelle  de  ses  pensees. 

Que  d'excellentes  lecons  dans  le  portrait  du  ministre  Aspar ! 
«  II  desirait  beaucoup  le  bien  de  TEtat  et  fort  peu  le  pouvoir ;  il 
connaissait  les  hommes  et  jugeait  bien  des  evenements.  Son 
esprit  etait  naturellement  conciliateur,  et  son  ame  semblait  s'ap- 
procher  de  toutes  les  autres.  La  paix  qu'on  n'osait  plus  esperer 
fut  retablie.  Tel  fut  le  prestige  d' Aspar ;  chacun  rentra  dans  le 
devoir,  et  ignora  presque  qu'il  en  fut  sorti.  Sans  effort  et  sans 
bruit,  il  savait  faire  de  grandes  choses...  II  avait  pour  maximede 
ne  jamais  faire  lui-meme  ce  que  les  autres  pouvaient  faire,  et 
d' aimer  le  bien,  de  quelque  main  qu'il  put  venir.  Arsace  Taimait, 
parce  qu'il  parlait  toujours  de  ses  sujets,  rarement  du  roi,  et 
jamais  de  lui-meme.  » 

Dans  le  nombre  des  maximes  que  le  jeune  roi  des  Bactriens 
s' etait  fait  une  loi  de  suivre,  on  voudra  bien  nous  permettre 
encore  de  citer  celle-ci.  II  avait  remarque,  dit  son  historien, 
que  «  de  corrections  en  corrections  d'abus,  au  lieu  de  rectifier 
les  choses,  on  parvenait  a  les  aneantir ;  que  les  devoirs  des 
princes  ne  consistaient  pas  moins  dans  la  defense  des  lois  contre 
les  passions  des  autres  que  contre  leiirs  propres  passions ;  que, 
par  un  grand  bonheur,  le  grand  art  de  regner  demandait 
plus  de  sens  que  de  genie,  plus  de  desir  d'acquerir  des  lumi^res 
que  de  grandes  lumieres,  plutot  des  connaissances  pratiques  que 
des  connaissances  abstraites,  plutot  un  certain  discernement  pour 
connaitre  les  hommes  que  la  capacite  de  les  former;  que  la  plu- 
part  des  hommes  ont  une  enveloppe,  mais  qu'elle  tient  et  serre 
si  peu  qu'il  est  tr^s-difficile  que  quelque  c6t6  ne  vienne  a  se 
decouvrir. 

«  Arsace  savait  donner  parce  qu'il  savait  refuser. . .  ((  Je  puis 
<i  bien,  disait-il,  enrichir  la  pauvrete  d'etat,  mais  il  m'est  impos- 
u  sible  d' enrichir  la  pauvrete  de  luxe,  etc.  » 

Le  roi  ay  ant  fait  la  paix  avec  ses  voisins,  un  des  vieillards 
qui  portaient  la  parole  au  nom  du  peuple,  pour  le  remercier  de 
sa  clemence,  lui  dit  : 

«  Regarde  le  fleuve  qui  traverse  notre  contree;  la  ou  il  est 
impetueux  et  rapide,  apres  avoir  tout  renverse,  il  se  dissipe  et  se 
divise  au  pomt  que  les  femmes  le  traversent  k  pied.  Mais  si  tu 
le  regardes  dans  les  lieux  ou  il  est  doux  et  tranquille,  il  grossit 


452  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

lentemeiit  ses  eaux,  il  est  respecte  des  nations,  et  il  arrete  les 
armees,  etc.  » 

Le  petit  roman  d'Arsace  et  IsmMie  est  suivi  d'un  discours 
de  rentree  au  parlement  de  Bordeaux.  Les  devoirs  des  juges,  des 
avocats,  des  procureurs,  y  sont  rappeles  avec  cette  eloquence 
forte  et  severe  qui  convient  a  ce  genre  de  discours  et  de  solen- 
nites.  Nous  I'avions  deja  vu  imprime  dans  d'autres  recueils. 

Les  Reflexions  sur  le plaisir  qu'excilent  en  nous  les  ouvrages 
d'esprit  et  les  productions  des  beaux-arts  se  trouvent  dans 
presque  toutes  les  editions  des  OEuvres  de  M.  de  Montesquieu, 
sous  le  titre  d'Essai  sur  le  gout  dans  les  choses  de  la  nature  et  de 
Varlj  mais  ce  fragment,  aussi  original  dans  son  genre  qu'aucun 
des  ouvrages  de  I'illustre  auteur,  n'avait  jamais  ete  imprime  avec 
autant  de  soin  et  de  correction.  Ce  sont  les  premiers  traits  d'une 
theorie  simple  et  lumineuse,  ou  la  metaphysique  des  arts  n'est 
pas  moins  approfondie  que  Test  celle  de  la  legislation  dans 
r Esprit  des  his. 

VEloge  du  mardchal  de  Berwick  avait  dej^  ete  public  a 
la  tete  des  Mdmoires  de  ce  general,  qui  ont  paru,  il  y  a  quelques 
aanees,  sous  les  auspices  de  M.  le  marechal  de  Fitz-James.  Ce 
n  est  que  I'ebauche  tres-itnparfaite  dun  precis  purement  histo- 
rique,  et  qui  n'a  presque  rien  d'interessant  ni  pour  le  fond  ni 
pour  le  style. 

FRAGMENT   D*UN    POiiME   SUR   LE    PRINTEMPS, 

PAR    M.    YIEILH    DE    BOIS    JOLIN  ^ 

LA    TULIPE. 

Mais  quelle  fleur  plus  fi^re,  au  milieu  de  ses  soeurs, 
Oppose  k  leurs  parfums  I'^clat  de  ses  couleurs  1 
Mon  ceil  a  reconnu  la  tulipe  inodore, 
Jadis  nymphe  des  champs  et  compagne  de  Flore. 
Prot6e  etait  son  pere,  et  la  Fable  autrefois 
Consacra  ses  malheurs  que  va  chanter  ma  voix. 

1.  Ce  poeme  est  actuellement  sous  presse.  L'auteur  est  un  tres-jeune  homme, 
el^vedeM.  rabb^Delille.  (Meister.)  — Jacques-Frangois-Marie  Vieilh  de  Boisjolin, 
ne  a  AlenQon  en  1761,  mort  k  Auteuil  le  27  mars  1841,  fut  tour  a  tour  auteur  dra- 
inatique,  redacteur  de  la  Decade  philosophique,  chef  de  division  aux  relations  exte- 
rieures,  consul  et  eufin  sous-prefet  de  1805  a  1837.  Le  poeme  du  Printemps,  qui  dut 
plus  tard  s'appeler  les  Pay  sages,  n'a  paru  que  par  fragments  dans  V  Almanack  des 
muses  et  autres  recueils  du  temps. 


I 


JANVIER   1784.  453. 

A  cette  heure  douteuse  ou  Tombre  plus  tardive 
Suit  du  jour  qui  s'6teint  la  clart6  fugitive, 
La  Nymphe,  loin  de  Flore  et  sur  un  lit  de  fleurs, 
Dans  cette  heureuse  paix,  charme  des  jeunes  coeurs, 
Aux  sons  m61odieux  des  chants  de  PhilomMe, 
Savourait  du  repos  la  douceur  infid^le. 
Z6phire  I'apercoit,  et  d'un  souffle  embaume 
Caresse  des  appas  dont  son  cceur  est  charm^. 
La  fille  de  Protee,  k  cette  douce  haleine, 
Entr'ouvre  lentement  sa  paupiere  incertaine, 
Et  ne  voit  pas  encor,  dans  son  enchantement, 
Quece  bruit  du  Zephyre  est  la  voix  d'un  amant. 
Mais  bientOt  k  Taspect  du  jeune  epoux  de  Flore  : 
«  D^esse,  k  tes  bienfaits  si  j'ai  des  droits  encore, 
Dit-elle,  contre  un  dieu  qui  trompe  tes  amours, 
J'implore  ta  vengeance  ou  plut6t  ton  secours... » 
Tout  k  coup,  6  prodige !  une  forme  6trangfere 
La  derobe  aux  transports  d'un  epoux  adultere. 
Son  beau  corps,  dont  Zephyr  presse  en  vain  les  appas, 
En  tige  souple  et  freleechappe  de  ses  bras. 
Ses  cheveux,  qui  flottaient  en  boucles  agit6es, 
Transformes  sur  son  front  en  feuilles  velout^es, 
L'entourent  d'un  calice  :  uri  doux  balancement 
Semble  prouver  encor  qu'elle  craint  son  amant. 
Le  dieu  veut  en  parfums  respirer  son  haleine, 
Ce  baume  de  I'amour  adoucirait  sa  peine  ; 
Nul  parfum  ne  s'exhale,  et  ce  dernier  desir 
Prive  la  fleur  d'un  charme  et  I'homme  d'un  plaisir. 
Mais  la  Nymphe,  h6ritant  des  secrets  de  son  pere, 
De  cet  art  consolant  se  fait  un  art  de  plaire, 
Et,  sans  cesse  trompant  le  regard  enchant^, 
De  changeantes  couleurs  embellit  sa  beauts. 
Errant  parmi  les  fleurs,  Zephyr  ne  cherche  qu'elle, 
Et  s'il  parait  volage,  il  n'est  plusinfid^le... 


VERS    DE   MADAME   DELANDINE,    DE   LYON. 

Je  me  disais  k  mon  r6veil  : 
Je  vais  commencer  une  ann^e 
A  s'evanouir  destin^e 
Com  me  les  vapeurs  du  sommeil. 
Mais,  h61as !  pens6e  importune 
Que  je  voudrais  pouvoir  bannir, 
Un  jour  j'en  dois  commencer  une 
Que  je  ne  verrai  point  finir. 


454  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

SUR  LE   PEU    DE    SUGCES   DE   l'eXPERIENCE   AEROSTATIQUE 
FAITE    A   LYON 

PAR   MM.   MONTGOLFIER,   PILATRE    DES    ROZIERS,etC. 

Vous  venez  de  Lyon ;  parlez-nous  sans  myst^re  : 
Le  globe  ?  —  Je  I'ai  vu.  —  Le  fait  est-il  certain  ? 
—  Oui,  messieurs.  —  Dites-nous,  a-t-il  6t6  bon  train? 
—  Comment!  il  allait  ventre  k  terre. 

—  M°^®  Saint-Huberty,  devenue  la  premiere  actrice  de  notre 
senile  lyrique,  vient  de  recevoir  de  la  partdu  public  un  hommage 
d'autant  plus  precieux  que  les  plus  grands  talents  qui  ont  honore 
ce  theatre  n'en  ont  jamais  obtenu  de  pareil.  Elle  jouait,  pour  la 
derni^re  fois,  le  role  de  Didon,  dans  I'opera  de  ce  nom,  de 
M.  Piccini,  toujours  plus  ecoute,  toujours  plus  admire,  toujours 
plus  vivement  senti  et  suivi  avec  une  affluence  dont  il  y  a  peu 
d'exemples.  Gette  actrice,  etonnante  a  chaque  representation, 
semble  ajouter  encore  quelque  chose  a  la  purete  de  chant,  k  la 
v6rite  d' expression,  a  la  profondeur  de  sensibilite  qu  elle  y  a 
deploy^es  d^s  le  premier  jour.  C'est,  dit  I'enthousiasme,  c'est  la 
voix  de  Todi;  c'est  le  jeu  de  Glairon ;  c'est  un  modele  qui  n'ena 
point  eu  sur  ce  theatre  et  qui  en  servira  longtemps.  A  la  fm  du 
second  acte,  que  termine  le  trio  si  pathetique,  si  dechirant  et 
si  vrai,  entre  £nee,  Didon  et  sa  soeur,  on  a  jete  du  parterre  sur 
le  theatre  une  couronne  de  laurier,  qui,  mal  dirigee,  est  tombee 
dans  I'orchestre;  celui  devant  qui  elle  etait  tombee  I'a  posee  sur 
le  bord  du  theatre ;  le  public,  a  grands  cris,  a  demande  qu'elle 
fut  placee  sur  la  tete  de  Didon ;  ce  qui  a  ete  execute  par  la 
demoiselle  Gavaudan,  qui  jouait  le  role  d'Elise,  au  bruit  des 
applaudissements  les  plus  unanimes  et  les  plus  vivement  repetes. 
L'actrice,  etonnee  et  presque  confuse,  a  eprouve  un  saisissement 
tel  que  Ton  a  craint  quelques  instants  qu'elle  ne  put  achever  son 
role ;  son  emotion  avait  presque  eteint  sa  voix ;  mais  ce  trouble 
etait  trop  naturel,  honorait  trop  le  coeur  de  cette  actrice,  dans  ce 
moment  I'idole  du  public,  pour  ne  pas  lui  plaire.  Elle  a  ete  dans 
cette  situation,  qu'elle  a  jouee  au  moins  d'apr^s  nature,  aussi 
parfaite,  aussi  profonde  qu'elle  Test  dans  le  role  meme  qui  la 
comble  degloire.  Gette  couronne  de  laurier  etait  entouree  d'un 


JANVIER   178i.  455 

ruban  blanc  sur  lequel  on  avait  brode  ces  mots  :  Bidon  et  Saint- 
Huherty  sont  unmortelles,  Parmi  les  impromptus  que  ceux  qui 
avaient  prepare  la  couronne  et  le  ruban  ont  offerts  apr^s  le  spec- 
tacle a  cette  actrice  dans  sa  loge,  Ton  n'a  trouve  de  supportable 
que  celui  que  nous  ajouterons  a  la  fm  de  cet  article  ;  c'est  une 
imitation  des  vers  qu'offrit  le  marquis  de  Saint-Marc  a  Voltaire 
lorsqu'on  le  couronna  aux  Francais. 

Des  gens  d'un  bon  esprit  ont  vu  avec  peine  decerner  a  une 
actrice  qu'ils  cherissent  lememe  hommagequ'a  ce  grand  homme; 
ils  ont  cru  que  cette  apotbeose,  consacree  une  fois  par  1' homme 
immortel  qui  en  fut  I'objet,  devait  par  cela  meme  n'appartenir 
jamais  a  personne.  Heureusement  cette  sc^ne,  d'ailleurs  si  flat- 
teuse  pour  M'"''  Saint-Huberty,  et  la  forme  prise  pour  couronner 
ses  succes,  n'ont  paru  le  lendemain  aux  spectateurs  de  sang-froid 
qu'une  esp^ce  de  parodie  a  laquelle  I'esprit  de  parti  avait  eu 
beaucoup  plus  de  part  que  I'admiration  meme  qu'inspirent  les 
talents  de  cette  excellente  actrice.  Voici  les  vers  : 

Ne  sois  pas  si  modeste,  et  de  cette  couronne 
A  nos  yeux  viens  te  decorer. 
II  est  permis  de  s'en  parer 
Quand  c'est  le  public  qui  la  donne. 

—  On  a  donne,  le  28  decembre,  au  Theatre-Italien,  la  pre- 
miere representation  du  Droit  die  seigneur ^  opera-comique  en 
trois  actes,  paroles  de  M.  Desfontaines,  connu  par  d'autres  ou- 
vrages  de  ce  genre,  et  surtout  par  VAveugle  de  Palmyre;  la 
musique  est  de  M.  Martini,  auteur  de  celle  de  VAmoureux  de 
quinze  ans. 

Le  sujet  de  cet  opera  est  le  meme  que  Voltaire  avait  traite 
dans  une  comedie  jouee  sans  succes  sous  le  meme  titre.  C'est  ce 
droit  atroce  et  ridicule,  connu  encore  sous  le  nom  de  droit  de 
cuissage,  monument  honteux  de  nos  lois  feodales,  que  Ton  a 
reduit,  dans  les  provinces  ou  il  s'est  encore  conserve,  a  un  usage 
de  forme  qui  n'a  lieu  qu'en  presence  de  deux  magistrats,  et  qui 
devient  par  la  meme,  comme  tant  d'autres  egalement  absurdes, 
un  simple  signe  de  vassalite. 

Le  succes  de  cet  ouvrage  a  ete  complet.  On  a  demande  les 
auteurs;  le  musicien  a  eu  le  bon  sens  de  se  refuser  a  un  em- 
pressement  flatteur  sans  doute,  mais  devenu  presque  humiliant 


456  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

par  la  maniere  dont  le  parterre  le  prostitue  tous  les  jours.  Le 
poete  a  cru  devoir  sa  figure  au  public,  il  a  paru. 

II  y  a  dans  le  poeme  quelques  longueurs ;  le  style  en  general 
a  peu  de  grace  ;  les  vers  des  ariettes  et  des  morceaux  d'ensemble 
sont  la  plupart  durs  ou  communs,  mais  coupes  cependant  d'une 
maniere  assez  favorable  a  la  musique ;  les  situations,  bien  concues 
et  dans  le  veritable  esprit  du  genre  lyrique. 

Quant  a  la  musique,  M.  Martini  parait  avoir  mal  saisi  le 
caract^re  du  premier  acte  pour  ainsi  dire  en  entier;  son  chant, 
un  peu  bruyant,  n'a  point  la  fraicheur,  la  simplicite,  la  teinte 
douce  et  sensible  que  la  situation  des  person nages  semblait 
exiger;  le  tableau  qu'il  olTre  est  trfes-champetre,  la  musique  ne 
Test  point.  Les  vaudevilles  et  les  rondes  que  le  poete  y  a  prodi- 
gues  pour  suppleer  au  defaut  d' action  ont  paru  d'un  mauvais 
gout,  ressemblant  a  tout;  ce  triste  genre  n'est  supportable  que 
quand  le  motif  du  chant  est  original,  n'est  pas  au  moins  une  re- 
miniscence de  nos  ponts-neufs.  La  finale  qui  termine  cet  acte  a 
de  la  chaleur ;  mais  on  pent  lui  reprocher  de  manquer  de  clarte 
dans  la  partition.  Ce  sont  les  peintures  riantes  dont  ce  premier 
acte  est  rempli  qui  en  ont  seules  decide  le  succ^s.  Toute  la  mu- 
sique du  second,  I'air  que  chante  le  jeune  comte,  le  choeur  des 
paysans  conduisant  Babet  chez  le  seigneur,  le  dialogue  de  cette 
jeune  fille  avec  lui  quand  elle  veut  lui  raconter  et  ne  lui  raconte 
point  le  motif  de  ses  douleurs,  la  finale  surtout  qui  termine  ce 
second  acte  rappellent  Tauteur  de  V Ajnoureiix  de  quinze  ans^  et 
sont  fort  au-dessus  de  ce  premier  ouvrage;  ces  morceaux  sont 
tous  pleins  de  grace,  de  verity ;  la  melodic  en  est  facile;  les 
accompagnements,  sagement  distribues ,  annoncent  I'etude  que 
ce  musicien  a  faite  de  nos  grands  maitres.  On  pent  en  dire  au- 
tant  du  troisitae  acte,  moins  riche  cependant  en  musique  que 
I'autre;  ces  deux  actesne  laissenta  desirer  qu' unpen  plus  d'ori- 
ginalite ;  mais  la  creation  dans  tous  les  arts  est  I'oeuvre  du  genie, 
et  le  genie  est  rare.  M.  Martini  a  su  mettre  a  la  place  de  ce  qui 
lui  manque  de  I'esprit,  de  I'a-propos,  du  gout,  une  assez  grande 
variete  de  motifs  et  de  modulations,  de  1' entente  du  theatre  et 
de  I'adresse  dans  la  distribution  des  instruments.  Ce  merite  peu 
commun  justifie  parfaitement  le  succ^s  qu'il  vient  d'obtenir. 

—  Ce  n'est  point  un  filoge  de  M.  d'Alembert  que  nous  avons 
la  temerited'entreprendre;  nous  laissons  cette  tache  a  des  plumes 


JANVIER    1784.  457 

plus  savantes  que  la  notre.  G'est  a  la  geometrie  que  ce  philosophe 
doit  sa  plus  grande  reputation ;  11  n'y  a  que  des  geometres  qui 
puissent  lui  rendre  exactement  la  justice  qui  lui  est  due.  Ge  que 
nous  avons  entendu  repeter  plus  d'une  fois  a  des  hommes  faits 
pour  decider  sur  cet  objet  la  voix  publique,  c'est  que  M.  d'Alem- 
bert  avait  atteint  les  plus  sublimes  hauteurs  du  calcul,  qu'il  avait 
ajoute  aux  decouvertes  des  Euler,  des  Bernouilli,  des  Newton,  et 
que,  quand  il  n'y  aurait  rien  de  neuf  dans  ses  ouvrages  mathe- 
matiques,  I'evidence  d'une  methode  pleine  de  genie  suffirait 
seule  pour  leur  assurer  une  place  distinguee  au  premier  rang  des 
ouvrages  qui  ont  consacre  dans  ce  siecle  les  progres  de  la  science 
par  excellence.  Ceux  qui  ne  peuvent  en  juger  par  eux-memes 
seront  du  moins  fort  disposes  a  leur  croire  ce  merite,  apres  avoir 
medite  I'excellente  preface  de  \Ency  elope  die,  ouvrage  qui,  em- 
brassant  I'etendue  d'idees  la  plus  vaste,  suppose  I'esprit  le  plus 
lumineux,  et  sera  regarde  sans  doute  dans  tons  les  agescomme 
un  des  plus  beaux  monuments  que  le  genie  philosophique  ait 
eleves  a  la  gloire  des  connaissances  humaines. 

Dans  ses  autres  ecrits,  dans  ses  £loges  et  dans  ses  Melanges 
de  philosophie  et  de  litterature,  M.  d'Alembert  a  paru  fort  au- 
dessous  de  la  renommee  qui  1' avait  place  tres-jeune  parmi  les 
plus  grands  geometres  de  1' Europe.  On  n'a  tiouve  dans  ses  mor- 
ceaux  d'histoire  que  le  ton  et  la  tournure  de  I'historiette ;  dans 
ses  traductions,  une  erudition  tres-superficielle,  avec  une  maniere 
d'ecrire  penible  et  quelquefois  precieuse;  en  general,  dans  la 
plupart  de  ses  essais  de  morale  ou  de  philosophie,  et  surtout 
dans  ses  eloges,  une  inegalite  de  ton  extreme,  des  disparates  peu 
dignes  d'un  grand  ecrivain,  la  morgue,  le  ridicule  et  la  charlata- 
nerie  d'un  chef  de  parti,  avec  une  affectation  fatigante  a  courir 
apres  la  pensee-vaudeville,  apres  le  mot  plaisant,  ne  fut-ce 
qu'un  calembour.  Son  style,  presque  toujours  sec  et  froid,  n'eut 
jamais  que  I'elegance  de  la  precision  et  de  la  clarte.  II  etait  ega« 
lement  depourvu  d'ame  et  d'imagination ;  mais,  dans  I'expression 
des  verites  meme  les  plus  hardies,  on  etait  force  d' admirer  I'art 
qu'il  possedait  au  supreme  degre,  I'art  de  conserver  toujours 
beau  coup  d'egards  et  de  mesure. 

Pour  etre  equitable,  il  nefaudraitpeut-etre  juger  M.  d'Alem- 
bert comme  Ecrivain  que  dans  les  ouvrages  du  genre  auquel  il 
avait  vou6  particuli^rement  toutes  les  forces  et  toute  I'application 


hbS  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

de  son  genie ;  les  autres  ne  devraient  ^tre  regardes  que  comme 
le  delassement,  le  jeu  de  ses  loisirs.  Homme  assurement  tr^s- 
superieur  dans  une  partie  oii  ses  succes  ne  pouvaient  avoir  que 
peu  de  temoins,  encore  moins  de  juges,  il  a  peut-etre  attache 
trop  de  prix  a  la  petite  gloire  que  pouvaient  lui  offrir  les  suf- 
frages et  les  applaud issements  de  cette  multitude  frivole  qui  suit 
depuis  quelques  annees  les  treteaux  academiques  avec  autant 
d'empressement  que  ceux  de  la  Foire  ou  des  boulevards.  II  a 
peut-etre  achete  cette  espece  de  vogue  populaire  par  des  com- 
plaisances tr^s-indignes  de  la  gravite  d'un  sage,  tres-eloignees 
au  moins  de  ce  gout  epure  dont  la  philosophie  pretend  avoir 
6tendu  I'empire  et  fixe  les  limites. 

En  ne  voyant  dans  les  opuscules  de  M.  d'Alembert  que  les 
essais  d'un  homme  qui,  apres avoir approfondi  les  hautes  sciences, 
se  plaisait  encore  a  efileurer  les  sujets  les  plus  piquants  d'une 
philosophie  plus  commune  et  d'une  Utterature  plus  legere,  on 
sentira  qu'on  lui  doit  plus  d'indulgenceque  ne  lui  en  ont  accorde 
ses  ennemis.  Maitre  dans  un  genre,  ne  lui  devait-on  pas  savoir 
beaucoup  de  gre  d'etre  encore  un  amateur  tr^s-^claire  dans  tous 
les  autres?  Juge  sous  ce  point  de  vue,  il  est  bien  peu  de  ses 
ecrits,  meme  les  moins  propres  a  justifier  sa  renommee,  ou  Ton 
ne  puisse  remarquer  des  vues  fines,  des  traits  d'une  Erudition 
aimable,  des  observations  vraiment  instructives,  souvent  meme 
une  grace  originale  et  spirituelle.  Aucun  de  ses  eloges  n'est  un 
ouvrage  de  grand  gout ;  mais  plusieurs  sont  d'excellents  morceaux 
delitterature.  UElogede  Montesquieu  est  un  chef-d'oeuvre  d' ana- 
lyse; celui  de  Bossuet  est  d'un  ton  plus  soutenu  que  les  autres; 
on  estpresque  tente  d'y  voir  de  I'eloquence;  il  y  a  dans  ceux  de 
Fenelon  et  de  Le  Maistre  de  Sacy  S  plusieurs  traits  d'une  sensibi- 
lite  douce  et  touchante ;  il  faut  convenir,  apres  les  avoir  lus,  que 
ce  coeur  philosophe  s'echaufTait  au  moins  quelquefois,  ou  bien 
soupconner  son  amie,  M'^^  de  Lespinasse,  d' avoir  eu  le  don  des 
miracles;  car  il  est  clair  que  c'est  k  I'attachement  qu'il  eut  pour 
elle  que  nous  devons  le  tableau  interessant  des  liaisons  de  M.  de 
Sacy  et  de  la  marquise  de  Lambert.  Mais  on  connaitassezl'illustre 

1.  Meister  confond  Louis  de  Sacy,  avocat  au  parlement  de  Paris,  dont  d'Alem- 
bert a  fait  I'Eloge,  avec  I'illustre  Le  Maistre  de  Sacy,  de  la  Soci^te  de  Port-Royal. 
Cette  meprise  rappelle  celle  d'un  journaliste  qui  a  pris  le  mfime  Louis  de  Sacy, 
mort  en  1727,  pour  M.  Sylvestre  de  Sacy,  merabre  de  I'lnstitut.  (B.) 


JANVIER   1784.  /,59- 

academicien  comme  philosophe  et  comme  litterateur;  on  sera 
plus  curieux  d'apprendre  ici  quelques  traits  moins  connus  de  sa 
personne  et  des  habitudes  de  sa  vie  privee. 

Nous  n'avons  vu  aucun  portrait  de   M.  d'Alembert  qui  fut 
bien  ressemblant,  et  cette  ressemblance  n'etait  pas  facile  k  saisir ; 
la  forme  de  ses  traits  avait  quelque  chose  de  fort  commun,  et  sa 
physionomie  un  caractere  passablement  indecis.  Un  Lavater  eut 
cependant  apercu  dans  les  replis  de  son  front,  dans  le  mouve- 
ment  inquiet  de  ses  sourcils,  dans  la  partie  inferieure  d'un  nez 
tout  a  la  fois  gros  et  pointu,  plusieurs  traces   d'une  expression 
assez  fortement  prononcee.  II  avait  lesyeux  petits,  mais  le  regard 
vif;  la  bouche  grande,  mais  sonsourire  avait  de  la  finesse,  de 
I'amertume  et  je  ne  sais  quoi  d'imperieux.   Ge  qu'il  etait  le  plus 
aise  de  demeler  dans  I'ensemble  de  sa  figure,  c' etait  1' habitude 
d'une  attention   penetrante,  Toriginalite  naive  d'une   humeur 
moins  triste  qu'irascible  et  chagrine.  Sa  nature  etait  petite   et 
fluette;  le  son  de  sa  voix  si  clair,  si  percant,  qu'on  le  soupQonnait 
beaucoup  d'avoir  ete  dispense  par  la  nature  de  faire  a  la  philoso- 
phie  le  sacrifice  cruel  qu'Origene  crut  lui  devoir.  Tout  Paris  sut 
dans  le  temps  la  reponse  d'un  homme  du  monde  a  qui  sa  mai- 
tresse  s'efibrcait  de  donner  de  la  jalousie  en  faisant  I'elogele  plus 
pompeux  de  toutes  les  qualites  de  notre  philosophe ;  ne  trouvant  . 
plus  d'exageration  assez  forte,  elle  finit  par  lui  dire  :  «  Oui,  c'est 
un  dieu.  —  Ah  !  sil  Hait  dieu,  madame,  il  commencerait  par 
se  faire  homme  ^ . .  »  Son  exterieur  etait  de  la  plus  extreme  simpli- 
cite;  il  etait  presque  toujours  habille,  comme  Jean-Jacques,  de  la 
tete  aux  pieds,  d'une  seule  couleur;  mais  les  jours  de  ceremonie 
et  de  representations  academiques  il  affectait  de  s'habiller,  comme 
tout  le  monde,  avec  une  perruque  k  bourse  et  un  noeud  de  ruban 
a  la  Soubise.  Ce  n'est  que  dans  les  lieux  ou  il  pouvait  se  croire 
moins  connu  qu'il  n'etait  pas  fache  sans  doute  de  se  distinguer 
par  un  costume  particulier,  devenu  pour  ainsi  dire  le  manteau 
philosophique,  manteau  qui  n'est  pas  toujours  al'abri  du  ridicule, 
mais  qui  ne  laisse  pas  d'avoir  son  prix,  et  dont  I'usage  est  meme 
assez  commode. 

Les   personnes   qui    ont   vecu    le    plus    intimement   avec 
M.  d'Alembert  le  trouvaient  bon  sans  bonte,  sensible  sans  sensi- 

1.  Meister  a  deji  cite  cette  repartie,  tome  XII,  p.  291. 


460  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

bilite,  vain  sans  orgueil,  chagrin  sans  tristesse,  et  ils  expliquaient 
des  contradictions  si  etranges  par  ce  melange  de  froideur,  de  fai- 
blesse  et  d'activite,  qui  caracterisait  si  essentiellement  son  ame 
et  toutes  ses  habitudes.  II  etait  juste,  humain,  bienfaisant,  mais 
c'etait  pour  ainsi  dire  sans  trouver  de  plaisir  a  I'etre.  On  I'accu- 
sait  d'affecter  tres-passionnement  la  gloire  d'etre  le  chef  du  parti 
encyclopediste,  et  d'avoir  commis,  pour  les  inter^ts  de  cette 
gloire,  plus  d'une  injustice,  plus  d'une  noirceur  litteraire.  Cette 
accusation  serait  un  peu  longue  a  discuter  :  ce  qu'on  ne  saurait 
nier,  c'est  que  les  passions  qu'inspire  1' esprit  de  parti  etaient 
bien  surement  celles  dont  il  pouvait  etre  le  plus  susceptible ;  car 
il  n'en  est  point  qui  conviennent  mieux  aux  ames  froides;  mais 
on  pent  assurer  en  meme  temps  que,  comme  il  fit  beaucoup  de 
bonnes  actions  sans  bonte,  c'est  aussi  sans  aucune  mechancete 
qu'il  eut  I'esp^ce  de  torts  dont  se  plaignent  les  pretendues  vic- 
timesdesa  tyrannie  etde  ses  petites  persecutions  philosophiques. 
Quoi  qu'il  en  soit,  on  ne  pent  contester  a  sa  memoire  I'honneur 
d'avoir  contribue  beaucoup  a  la  consideration  qu'eurentlongtemps 
les  gens  de  lettres,  d'avoir  obtenu  la  plus  grande  influence  dans 
les  deux  Academies  dont  il  etait  membre,  de  I'avoir  conservee 
pour  ainsi  dire  jusqu'a  la  fin  de  ses  jours,  et  d'etre  devenu  en 
quelque  mani^re  le  chef  visible  de  I'illustre  eglise  dont  Voltaire 
fut  le  fondateur  et  le  soutien.  Si  les  derniers  temps  de  son  r^gne 
n'eurent  pas  tout  I'eclat  de  son  aurora,  on  doit  peut-6tre  I'attri- 
buer  beaucoup  moins  a  TafTaissement  de  son  genie,  accable  sous 
le  poids  de  ses  maux,  qu'k  la  decadence  de  I'empire  meme  dont 
il  etait  le  premier  administrateur,  decadence  que  la  poUtique  la 
plus  adroite  ne  pouvait  plus  ni  dissimuler  ni  prevenir. 

En  observateur  impartial,  il  faut  pourtant  avouer  encore  que 
cette  domination  philosophique  dont  il  etait  si  jaloux  ne  fut 
jamais  universellement  reconnue ;  qu'aux  yeux  de  beaucoup  de 
gens  il  I'avait  plutot  usurpee  que  conquise ;  qu'aux  yeux  memes 
du  grand  nombre  la  superiorite  de  ses  titres  litteraires  contribua 
bien  moins  a  I'y  maintenir  que  la  subtilite  de  ses  intrigues  et 
de  sa  politique.  Ce  n'est  pas  tout;  cette  politique,  tout  habile 
qu'elle  etait,  se  trouva  plusieurs  fois  en  defaut;  on  remarqua 
meme  qu'elle  avait  perdu  sensiblement  a  la  mort  de  M"*  de  Les- 
pinasse,  dont  la  finesse  et  le  tact  servaient  merveilleusement  la 
grande  ou   la  petite  ambition  de  son  ami.    Apres  avoir  laisse 


JANVIER  178/1. 


46^ 


echapper  une  partie  de  son  credit,  il  voulut  en  conserver  au 
moins  les  apparences,  en  saisissant  toujours  fort  a  propos  le 
moment  de  paraitre  a  la  tete  du  parti  ou  de  Topinion  dont  il 
prevoyait  le  triomphe.  Le  dernier  essai  de  sa  puissance  fut 
['election  du  marquis  de  Gondorcet ;  il  n'y  a  point  de  conclave  ou 
I'intrigue  qui  le  fit  reussir  n'eut  passe  pour  un  chef-d'oeuvre. 
Nous  avons  eu  I'honneur  de  vous  en  parler  dans  le  temps. 

La  societe  de  M.  d'Alembert  fut  plusieurs  annees  une  des 
societes  les  plus  brillantes  qu'il  fut  possible  de  reunir;  elle  fut 
infiniment  plus  melee,  et  par  la  meme  infmiment  moins  agreable 
apres  la  perte  de  son  amie.  Sa  conversation  particuli^re  offrait 
tout  ce  qui  peut  instruire  et  delasser  1' esprit.  II  se  pretait  avec 
autant  de  facilite  que  de  complaisance  au  sujetquipouvait  plaire 
le  plus  generalement ;  il  y  portait  de  la  bonhomie  et  dela  naivete, 
avec  un  fonds  presque  inepuisable  d'idees  et  d'anecdotes  et 
de  souvenirs  curieux ;  il  n'est  pour  ainsi  dire  point  de  matiere, 
quelque  seche  ou  quelque  frivole  qu'elle  fut  en  elle-meme,  qu'il 
n'eut  le  secret  de  rendre  interessante.  II  parlait  tres-bien,  contait 
avec  beaucoup  de  precision,  ,et  faisait  jaillir  le  trait  avec  une 
grace  et  une  prestesse  qui  lui  etaient  particulieres.  To  us  ses  mots 
d'humeur  ont  un  caractere  d'originalite  fine  et  profonde  :  Qui 
est-ce  qui  est  heureux?  quelque  miserable  1  est  un  trait  dont  Dio- 
gene  eut  ete  jaloux.  Le  mtoe  sentiment  lui  faisait  dire  sou  vent 
que  le  seul  bonheur  pur  de  la  vie  etait  de  satis f aire  pleinement 
tous  les  matins  le  plus  grossier  de  nos  besoins^  celui  qui  faisait 
souvenir  a  Alexandre  qu'il  n' etait  pas  dieu;  et  qu'wn  Hat  de  va- 
peur  Haitun  kat  bien  fdcheux^  parce  qu'il  nous  faisait  voir  les 
choses  comme  elles  sont,  II  n'avait  que  vingt  et  un  ans  lorsqu'il  se 
presenta  pour  etre  recu  a  1' Academic  des  sciences.  II  eut  pour 
concurrent  un  nomme  Mayeu,  pauvre  geom^tre,  mais  protege 
depuis  longtemps  par  Fontenelle.  Fontenelle  ditaM.  d'Alembert : 
«  Monsieur,  lorsquequelqu'un  se  presente  pour  etre  recu  a  I'Aca- 
demie,  nous  faisons  une  raison  composee  de  I'age  et  du  merite. 
—  Gela  est  tres-juste,  repondit  M.  d'Alembert,  pourvu  que  la 
raison  soit  composee  de  la  directe  du  merite  et  de  1' inverse  de 
I'age.  » 

S'il  est  vrai  que  la  nature  eut  laisse  peu  de  droits  aux  femmes 
sur  les  affections  de  notre  philosophe,  il  est  bien  plus  vrai  qu'il 
n'en  etait  pas  moins  soumis  a  leur  empire ;  il  futle  plus  amoureux 


/|62 


CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 


de  tous  les  esclaves  et  le  plus  esclave  de  tous  les  amoureux.  Sa 
reputation  etait  deja  fort  brillante  (mais  c'est  en  quelque  mani^re 
le  seul  fonds  qu'il  avait  alors  pour  subsister^),  qu'une  femme 
aussi  coquette  que  frivde  eut  la  fantaisie  de  le  subjuguer.  Elle 
s*empara  tellement  de  lui  qu'il  negligea  bientot  toutes  ses  etudes 
^t  toutes  ses  affaires,  et  peut-etre  I'eut-elle  enti^rement  perdu 
si  M™'  Geoffrin,  qui  en  fut  instruite,  n* avait  pris  sur  elle  de  se 
meler  de  cette  petite  intrigu'e  avec  toute  I'adresse  et  toute  la 
fermete  de  caract^re  que  peut  inspirer  une  amitie  veritable.  Elle 
alia  voir  la  dame  en  question,  quoiqu'elle  n'eut  aucune  liaison 
avec  elle,  lui  representa  vivement  le  tort  irreparable  qu'elle 
faisait  a  son  ami,  et  qu'elle  lui  faisait,  selon  toutes  les  apparences, 
sans  aucun  profit,  se  fit  rendre  toutes  les  lettres  qu'elle  en  avait 
recues,  et  on  obtint  la  promesse  solennelle  de  ne  plus  le  voir. 
Rien  ne  peut  se  comparer  a  I'ascendant  prodigieux  que  M"''  de 
Lespinasse  avait  acquis  sur  toutes  ses  pens^es  et  sur  toutes  ses 
actions.  Pour  s'etre  r^volte  quelquefois  contre  une  tyrannie  si 
dure,  il  n'en  supportait  pas  moins  le  joug  avec  un  devouement  a 
toute  epreuve.  II  n'y  a  point  de  malheureux  Savoyard,  a  Paris, 
qui  fasse  autant  de  courses,  autant  de  commissions  fatigantes, 
que  le  premier  geom^tre  de  I'Europe,  le  chef  de  la  secte  ency- 
clopedique,  le  dictateur  de  nos  Academies,  le  philosophe  qui  eut 
I'honneur  de  refuser  la  gloire  d'elever  I'heritier  du  plus  vaste 
empire,  n'en  faisait  tous  les  matins  pour  le  service  de  M"«  de 
Lespinasse;  et  ce  n'est  pas  encore  tout  ce  qu'elle  osait  en  exiger. 
Reduit  k  etre  le  confident  de  la  belle  passion  qu'elle  avait  prise 
pour  un  jeune  Espagnol,  M.  de  Mora,  il  etait  charge  de  tous  les 
arrangements  qui  pouvaient  favoriser  cette  intrigue;  et,  lorsque 
son  heureux  rival  eut  quitte  la  France,  c'etait  lui  qu'on  obligeait 
d'aller  attendre,  au  bureau  de  la  Grande-Poste,  I'arrivee  du 
•courrier,  pour  assurer  a  la  demoiselle  le  plaisir  de  recevoir  ses 
lettres  un  quart  d'heure  plus  tot. 

Ges  traits  honorent  bien  plus  I'empire  d'un  sexe  qu'ils  n'humi- 
lient  la  philosophie  de  I'autre;  ils  prouvent  seulement  combien 
peu  nos  sysl^mes,  quelque  nom  qu'on  leur  donne,  influent  sur 


1.  M.  d'Alembert  etait  deja  de  toutes  les  Academies  de  I'Europe  qu'il  n'avait 
guere  que  12  a  1,500  livres  de  rente.  II  n'etait  pas  beaucoup  plus  riche  lorsqu'il 
refusa  les  100,000  livres  de  rente  que  lui  fit  ofirir  I'imp^ratrice  de  Russie  pour  se 
chai'ger  de  I'education  de  Son  Altesse  Imp^riale.  (Meister.) 


JANVIER   178/1.  463 

notre caract^re  et  sur nos  affections  naturelles.  La meme  disposition 
qui  assujettissait  a  ce  point  notre  philosophe  aux  caprices  de  son 
amie  lui  faisait  dire,  dans  la  frayeur  que  lui  causaient  ses  souf- 
frances  et  I'approche  de  sa  mort  :  Us  sont  bien  heureux^  ceux  qui 
ont  du  courage ;  moi^  je  nen  ai  pas.  II  y  a  dans  cet  aveu  une 
bonhomie  qu'on  doit  preferer  peut-etre  a  I'ostentation  d'un  sen- 
timent qui  n'est  guere  dans  le  coeur  de  I'homme,  et  reellement 
beaucoup  plus  rare  qu'on  ne  pense. 

Finissons  cet  article  par  quelques  anecdotes,  faites  sans  doute 
pour  meriter  a  M.  d'Alembertl'estime  de  tous  les  coeurs  sensibles, 
de  toutes  les  ames  honnetes. 

On  sait  que  son  premier  nom  fut  Jean  le  Bond,  Fils  naturel 
de  M.  Destouches  et  de  M'"^  la  chanoinesse  de  Tencin,  il  fut  aban- 
donne  et  expose  sur  les  degres  de  I'eglise  de  Saint-Jean-le-Rond, 
et  de  la  porte  aux  Enfants-Trouves.  Son  pere  le  tirade  cet  hopital, 
et  le  mit  en  nourrice  chez  la  femme  Rousseau,  vitriere,  nie 
MicheWe-Gomte,  qui  I'allaita  et  I'eleva  tres-difficilement  a  cause 
de  I'extreme  delicatesse  de  sa  constitution  ;  il  etait  meme  si  ma- 
lingre  qu'elle  refusa  d'abord  d,e  s'en  charger.  II  demeura  chez 
cette  bonne  femme  jusqu'aprfes  son  retour  de  Berhn.  Peu  de 
temps  avant  son  depart  pour  la  Prusse,  samere  desira  de  le  voir. 
II  ne  se  rendit  a  cette  invitation  qu'avec  repugnance,  et  ne  voulut 
y  aller  qu'accompagne  de  sa  nourrice.  L'entrevue  fut  tres-froide 
de  la  part  deM.  d'Alembert.  M'"^de  Tencin,  deconcertee,  lui  dit  : 
{(  Maisje  suis  votre  m^re.  —  Vous,  ma  ?n^re !  non^  la  voici;je 
n'en  connais point  d* autre..,  »  et  il  s'elanca  sur  M'"^  Rousseau, 
qu'il  embrassa  et  qu'il  arrosa  de  ses  larmes. 

A  son  retour  de  Berlin,  ou  le  roi  de  Prusse  I'avait  excede  de 
courses  et  de  travaux,  il  revint  habiter  son  premier  domicile.  Son 
logement  etait  fort  petit,  prive  d'air  et  tres-malsain.  II  y  fit  une 
grande  maladie  et  ne  dut  son  salut  qu'aux  soins  de  M.  Bouvard. 
Ce  ne  furent  que  les  vives  instances  de  ce  medecin  qui  purent  le 
determiner  a  quitter  la  demeure  de  sa  nourrice  et  a  en  choisir 
une  plus  salubre.  A  la  mort  du  vitrier  Rousseau,  ses  petits- 
enfants  firent  apposer  le  scelle  chez  lui  et  tracasserent  inhumai- 
nement  sa  veuve  au  sujet  de  la  succession.  M.  d'Alembert 
apprend  ces  precedes  odieux ;  il  accourt  chez  sa  nourrice  et  lui 
dit  :  «  Laissez  tout  emporter  par  ces  indignes,  je  ne  vous  aban- 
donnerai  point.  »  II  a  tenu  religieusement  sa  parole  jusqu'^  la 


k^k  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

mort  de  cette  bonne  femme,  arrivee  il  y  a  quelques  annees. 

Un  mauvais  plaisant  s'est  avise  de  dire  que  les  deux  puis- 
sances qui  perdaient  le  plus  a  la  mort  de  M.  d'Alembert  etaient 
les  deux  puissances,  helas!  les  plus  in  fiddles  de  I'Europe,  Tem- 
pire  de  la  philosophie  et  la  Sublime-Porte.  11  est  vrai  que  dans 
les  derniers  temps  il  s'etait  declare  pour  les  Turcs  avec  un  achar- 
nement  extraordinaire  et  la  chaleur  du  monde  la  plus  ridicule, 
au  point  meme  de  s'exposer,  par  I'indecence  de  ses  declamations 
presque  publiques  sur  la  terrasse  des  Tuileries,  a  une  correction 
beaucoup  plus  desagreable  qu'une  simple  admonition  ministe- 
rielle.  Personne  ne  pouvait  le  soupconner  d'etre  plus  Turc  que 
de  raison;  mais  on  avait  lieu  de  croire  qu'oubliant  I'honneurque 
Catherine  II  avait  daigne  lui  faire  en  voulant  lui  confier  1' educa- 
tion de  son  fils,  il  ne  se  souvenait  plus  que  de  la  liberte  qu'elle 
avait  prise,  en  sa  qualite  d'autocratrice,  de  se  moquer  tr^s- 
gaiement  de  la  lettre  apostolique  qu*il  eut  1' indiscretion  de  lui 
ecrire  en  faveur  des  officiers  francais  qui  furent  faits  prison- 
niers  en  Pologne,  et  des  superbes  remontrances  qu'il  lui  avait 
adressees  avec  le  meme  z61e,  sur  le  danger  de  recueillir  dans  ses 
]£tats  les  tristes  restes  du  cel^bre  inslitut  d'lgnace  de  Loyola; 
c'etait  la  ce  qui  restait  alta  mente  repostum. 

Quelque  temerite  qu'il  y  ait  a  citer  de  memoire  les  paroles 
d'unegrandesouveraine  et  d'un  grand  ecrivain,  nous  ne  pouvons 
resister  au  plaisir  d'ajouter  ici  ce  que  nous  croyons  tenir  d'une 
assez  bonne  source;  c'est  qu'au  lieu  de  repondre  directement  a 
M.  d'Alembert,  Sa  Majeste  Imperiale  se  contenta  d'en  ecrire  a 
peu  pres  dans  ces  termes  a  M.  de  Voltaire  :  «  Comment  un  phi- 
losophe  accoutume  a  n'embrasser  que  de  vastes  objets  se  borne- 
t-il  a  solliciter  la  liberte  de  quelques  hommes  sans  aveu,  que 
le  ministere  de  France  ne  daigne  pas  m^me  reclamer?  Que  ne 
demande-t-il  plutot  la  liberte  de  tous  les  confederes'?...  » 

—  Le  grand  jour  de  1' impression  n'a  pas  ote  a  M.  de  Bievre 

1.  Dans  une  lettre  de  Catherine  a  Voltaire  du  11/22  novembre  1772,  elleannonce 
en  efifet  qu'elle  a  reQu  «  une  belle  et  longue  lettre  de  d'Alembert  apres  un  silence 
de  cinq  ou  six  ans  »,  etelle  ajoute  :  «Le  billet  ci-joint  contient  ma  r^ponse.  »  Ces 
deux  pieces  ont  ete  publi^es  pour  la  premiere  fois  dans  le  Recueil  de  la  Societe 
historique  russe,  tome  XIII,  p.  279.  EUes  avaient  ete  signalees  deja  au  public  fran- 
gais  par  M.  Alfred  Rambaud,  dans  I'un  des  deux  importants  articles  qu'il  a  consacres 
k  Catherine  U  et  a  ses  correspondants  (Revue  des  Deux  Mondes,  janvie'r-fevrier 
1877). 


JANVIER    178i.  i»65 

Tesp^ce  de  merite  qu'on  ne  saurait  lui  refuser,  celui  d' avoir 
saisi  mieux  que  la  plupart  de  nos  jeunes  auteurs  le  vrai  ton  de 
la  comedie,  et  d' avoir  soutenu  quelquefois  les  details  brillants  du 
principal  role  de  sa  piece  par  un  style  plein  d' elegance,  presquc 
toujours  naturel  et  facile ;  mais  en  comparant,  loin  des  illusions 
du  theatre,  le  style  de  cet  ouvrage  a  celui  du  Michant^  auquel 
on  avait  ose  le  comparer  dans  I'ivresse  de  I'engouement  qu'avait 
inspire  lesucces  des  premieres  representations,  on  est  sans  doute 
surpris  que  Ton  ait  pu  se  meprendre  a  ce  point.  Quelle  prodi- 
gieuse  distance  de  la  purete  continue  de  Gresset  a  la  facilite 
souvent  tr^s-negligee  de  M.  de  Bievre,  de  I'energie,  de  la  pre- 
cision piquante  de  Tun  a  la  mollesse  souvent  tres- vague  de 
I'autre  !  On  compterait  presque  les  vers  du  Mhhant  qui  ne  me- 
ritent  pas  d'etre  retenus;  on  compterait  bien  plus  aisement  ceux 
du  Siducteur  qui  pourraient  meriter  de  I'etre. 

Nous  ne  voulons  point  revenir  sur  les  observations  que  nous 
avons  deja  faites  sur  le  plan  de  cette  comedie  la  premiere  fois 
que  nous  eumes  I'honneur  de  vous  en  rendre  compte^;  mais 
nous  ne  pouvons  guere  nous  dispenser  de  parler  de  la  mani^re 
dont  I'auteur  s'est  charge  lui-meme  d'apprendre  a  ses  lecteurs 
ce  qu'ils  doivent  penser  du  merite  de  sa  pi^ce.  Le  veritable  but 
moral  qui  la  lui  a  fait  entreprendre,  le  volci  : 

Dieu,  quel  faible  secours  garantit  I'innocence! 
De  la  seduction  quelle  est  done  la  puissance, 
Si  la  crainte  peut  seule  Eloigner  du  devoir 
Un  ccfiur  infortunt^  r6duit  au  d^sespoir  ? 

Nous  n'entendons  pas  trop  cela.  Ce  qui  nous  semble  plus 
clair,  c'est  ce  que  Tauteur  dit  quelques  lignes  plus  haut  :  «  Que, 
dans  une  epoque  ou  la  seduction  est  devenue  I'objet  d'une  etude 
profonde,  il  a  pense  qu'il  ne  serait  pas  inutile  pour  les  moeurs  de 
mettre  au  jour  quelques-uns  des  secrets  de  cet  art  terrible  : 

Mais  le  monde  est  un  jeu.  Dans  le  siecle  ou  nous  sommes 
Par  les  vices  adroits  les  raceurs  ont  tout  perdu, 
Et  ce  n'est  que  I'esprit  qui  sauve  la  vertu. 

Gette  derniere  pensee  est  assurement  plus  juste  et  plus  sen- 
sible que  jamais. 

1.  Voir  prec6demment.,  p.  389. 

XIII.  30 


m  CORRESPONDANGE     LITTERAIRE. 

Apres  nous  avoir  prouve  le  service  eminent  qu'il  a  rendu  aux 
moeurs  de  son  siecle,  M.  de  Bievre  ne  pretend  pas  non  plus  nous 
laisser  ignorer  celui  qu'il  a  rendu  en  m^me  temps  au  bon  gout  : 
((  II  est  bien  etonnant,  dit-il  apres  une  page  entiere  ou,  a  force 
d'etre  profond,  il  est  devenu  presque  inintelligible ,  il  est  bien 
etonnant  que  les  revolutions  qui  ont  amene  et  detruit  les  siecles 
de  Pericles,  d'Auguste  et  de  Leon  X,  ne  nous  aient  pas  mis  dans 
le  secret  de  ces  grands  changements,  et  que  nous  fassions  tant 
d'efforts  pour  sortir  du  mouvement  du  siecle  de  Louis  XIV.  G'est 
aux  ames  fortes  et  vigoureuses  a  ramener  les  beaux  jours  des 
arts  dans  ma  patrie  en  la  forcant  a  retourner  en  am^re.  J'en- 
trerai  volontiers  dans  cette  noble  conjuration,  et  je  me  ferai 
meme  un  devoir  de  reconnaitre  pour  chefs  [quel  excfes  de  mo- 
destie !]  tons  ceux  qui  en  sont  plus  dignes  que  moi.  » 

—  On  a  donne,  le  lundi  12  Janvier,  la  premiere  representa- 
tion de  Macbeth,  tragedie  nouvelle,  de  M.  Ducis. 

G'est  deja  le  quatri^me  drame  de  Shakespeare  que  M.  Ducjs 
essaye  de  transporter  sur  la  scene  fran^aise ;  mais  il  n'y  a  que 
la  consideration  que  lui  ont  acquise  ses  qualites  personnelles  et 
le  succ^s  de  ses  derniers  ouvrages,  CEdipe  et  le  Roi  Lear,  qui 
alent  garanti  celui-ci  d'une  chute  presque  decidee  a  la  premiere 
representation.  Les  deux  premiers  actes  avaient  ete  ecoutes  tres- 
favorablement ;  le  troisi^me,  oii  commencent  les  remords  de 
Macbeth,  n'avaiteprouvequ'un  silence  severe,  interrompu  meme 
encore  par  quelques  applaudissements  donnes  a  Tenergie  pro- 
fonde  et  quelquefois  attachante  avec  laquelle  M.  Ducis  a  su  traiter 
une  situation  si  terrible;  mais  ces  remords,  qui  continuent  d'oc- 
cuper  presque  en  en  tier  le  quatri^me  et  le  cinquieme  acte,  ont 
fini  par  paraitre  aussi  fatigants  par  leur  continuite  qu'atroces  et 
revoltants  par  les  couleurs  memos  que  I'auteur  a  cru  devoir  em- 
ployer pour  les  rendre  plus  tragiques.  Des  signes  de  reprobation, 
que  I'estime  et  la  bienveillance  meritees  par  M.  Ducis  a  plus 
d'un  titre  reduisaient  a  de  simples  menaces,  lui  ont  indique  des 
retranchements  et  des  corrections  considerables ;  il  a  eu  le  cou- 
rage et  la  rare  docilite  d'obeir  a  ces  impressions.  Gette  defe- 
rence, jointe  a  quelques  changements  heureux  qui  motivent 
davantage  Taction  et  qui  en  accel^rent  en  meme  temps  lamarche^ 
lui  a  valu,  a  la  seconde  representation,  un  succes  d'autant  plus 
flatteur  que  le  public  semblait  jouir  du  triomphe  qu'il  lui  decer- 


JANVIER   178/1.  467 

nait,  et  se  plaire  a  le  consoler  de  la  severite  avec  laquelle  plu- 
sieurs  parties  de  cet  ouvrage  avaient  ete  recues  le  premier 
jour. 

M.  Ducis  ne  s'est  ecarte  de  son  original  que  pour  plier  ce 
sujet,  tout  a  la  fois  terrible  et  bizarre,  aux  convenances  actuelles 
de  notre  theatre ;  mais,  pour  le  soumettre  a  ces  regies  si  simples 
et  si  difficiles  a  suivre,  dont  les  Grecs  nous  ont  laisse  I'exemple 
et  le  modele,  il  a  fallu  que  M.  Ducis  accumulat,  dans  I'espace 
de  vingt-quatre  heures,  une  foule  d'evenements  qui  se  pressent, 
se  heurtent,  et  ne  sauraient  avoir  ni  la  meme  vraisemblance  ni 
le  meme  interet  que  dans  le  drame  anglais,  parce  que  I'unite  de 
temps  dont  le  poete  francais  a  ete  oblige  de  s'imposer  la  loi  ne 
lui  a  point  permis  de  preparer  les  incidents,  de  developper  les 
caracteres  avec  cet  abandon,  avec  cette  verite  qui  fait  le  prin- 
cipal merite  des  chefs-d'oeuvre  monstrueux  de  Shakespeare. 

Lorsque  I'Eschyle  anglais,  sans  modele,  par  la  seule  puis- 
sance de  son  genie,  crea  la  tragedie  chez  un  peuple  qui  n'avait 
presque  pour  spectacles  que  des  combats  de  coqs  ou  de  gladia- 
teurs,  il  dut  choisir,  pour  plaire  a  une  nation  que  ses  moeurs  et 
le  climat  qui  les  modifie  rendent  difficile  a  emouvoir,  des  sujets 
sombres  et  terribles,  ces  crimes  atroces,  ces  evenements  extraor- 
dinaires  qui  accablent  et  qui  degraderaient  I'humanite  s'ils  etaient 
moins  rares. 

Ses  spectateurs,  qui  ne  soupconnaient  pas  les  regies  par 
lesquelles,  dans  tous  les  arts,  le  genie  parvient  a  representer 
sous  des  formes  agreables  I'objet  meme  le  plus  hideux,  a  choisir, 
a  rassembler,  a  disposer  heureusement  ses  conceptions  pour  en 
former  un  tout  parfait  dont  les  parties,  unies  par  des  liens  faciles 
et  naturels,  forment  ces  beautes  eternelles  qui  sont  de  tous  les 
siecles  et  de  toutes  les  nations,  ses  spectateurs,  dis-je,  eussent 
dedaigne  des  ouvrages  dramatiques  con^us  et  traites  d'apres  les 
principes  ct  les  regies  qui  ont  dirige  les  Gorneille,  les  Racine  et 
les  Voltaire. 

II  leur  fallait  des  tableaux  pris  dans  la  nature,  mais  dans 
une  nature  agreste  et  sauvage,  parce  que  c'etait  la  le  carac- 
tere  deleurs  moeurs ;  des  evenements  romanesques,  des  situations 
forcees,  des  caracteres  atroces  et  presque  monstrueux,  parce 
que  la  terreur  est  la  sensation  qui  a  le  plus  d'empire  sur  un 
peuple  sombre,  melancolique  et  nourri  dans  les  revolutions.  Le^ 


/i68  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

traditions  anterieui'es  a  I'histoire  ecrite  de  I'Angleterre,  celle  des 
troubles  dont  elle  fut  longtemps  agitee,  et  quelques  traits  de 
I'histoire  romaine,  ontfourni  a  Shakespeare  les  sujets  de  la  plupart 
de  ses  tragedies.  Ses  plans  sont  tous  irreguliers,  mais  le  sont 
sans  etre  jamais  ni  confus,  ni  meme  invraisernblables.  Macbeth 
est  I'histoire  meme  mise  en  action.  Shakespeare  a  presente  sur  la 
sc^ne  ces  evenements,  tires  des  anciennes  chroniques  d'ficosse, 
dans  I'ordre  et  dans  I'espace  de  temps  oii  ces  evenements  ont  du 
vraisemblablement  se  passer.  Sa  piece  embrasse  I'histoire  de  plu- 
siem*s  annees. 

M.  Ducis  au  contraire,  pourasservir  cesujet  a  la  r^gle  d' unite, 
de  temps  et  de  lieu,  s'estvu  force  derenoncer  aplusieurs  beautes 
qui  tenaient  aux  defauts  memes  de  son  modele.  11  a  evite  quel- 
ques-uns  deces  defauts;  mais il  est  tombe  dans  ceux qui  tiennent 
necessairement  a  un  plan  force  et  a  une  action  qui  ne  peut  se 
denouer  que  par  un  long  enchainement  d' incidents  extraordi- 
naires.  11  a  paru  sentir  que  les  remords  et  le  desespoir  d'un 
grand  crime  avaient  besoin  d'etre  lies  k  un  autre  interet  pour 
attacher  le  spectateur ;  il  a  imagine  de  faire  elever  Malcolm,  fils 
de  Duncan,  par  Seyvard,  montagnard  ecossais,  a  qui  ce  roi  I'a 
remis  pour  le  sauver  du  fer  des  assassins,  et  d'etablir  en  quelque 
sorte  tous  les  ressorts  de  sa  piece  sur  cet  h^ritier  du  trone,  qui 
passe  pour  lefils  de  Seyvard  meme;  mais  cette fiction,  quidevait 
reposer  et  varier  1' interet  d'une  action  continuellement  terrible, 
n'a  fourni  a  M.  Ducis  que  le  beau  role  accessoire  de  Seyvard. 
Malcolm,  qui,  dans  le  premier  acte,  estannonce  et  presente  d'une 
mani^re  interessante,  ne  parait  au  troisieme  que  pour  apprendre 
qu'il  est  le  fils  de  Duncan ;  que  Macbeth  I'a  assassine ,  et  au  cin- 
quifeme,  pour  servir  a  la  pantomime  du  denoument.  11  est  a  re- 
gretter  que  M.  Ducis  n'ait  tire  qu'un  si  faible  parti  de  ce  role,  qui 
pouvait  et  devait  etre  I'ame  de  Taction.  Au  reste,  il  a  supplee 
I'interet,  que  rien  ne  remplace  parfaitement,  par  I'energie  pro- 
fonde  et  le  pathetique  souvent  sublime  et  dechirant  avec  lequel  il  a 
traite  le  role  entier  de  Macbeth.  L'exposition  commencee  par  Fre- 
degonde  et  completee  par  Seyvard,  le  recitdu  combat  de  Macbeth, 
son  arrivee,  ,le  developpement  de  son  ambition,  cette  meme  am- 
bition aux  prises  avec  ses  remords,  ses  remords  detruits  par  les 
conseils  de  Fredegonde,  et  le  mouvement  vraiment  dramatique 
qui  le  fait  voler  au  secours  de  Duncan  a  I'instant  meme  ou  il  en- 


JANVIER    178^.  469 

trait  dans  sa  chambre  pour  le  poignarder,  ont  recu  du  public 
de  justesapplaudissements.  Mais  depuis  le  troisi^me  acte  Taction 
n'offreplus  que  les  remords  de  Macbeth,  etces  remords,  souvent 
eloquents,  lassent  et  fatiguent,  parce  que  ce  sentiment,  quoique 
M.  Ducis  I'ait  presente  sous  toutes  sortes  de  formes,  est,  par  sa 
nature  m6me,  toujours  declamatoire  et  voisin  de  I'exageration ; 
parce  qu'un  scelerat,  poursuivi pendant  trois  actespar  I'horreur  de 
son  crime  et  par  un  desespoir  porte  jusqu'au  delire,  est  un  caractere 
qui  fletrit  Tame  au  lieu  de  I'interesser.  Herode  dans  la  Mariamnc 
de  Voltaire,  Oreste  dans  X Andromaque  de  Racine,  et  diW^i^Y £lectre 
de  Voltaire,  ne  presentent  ces  sublimes  et  elTrayants  tableaux  du 
desespoir  des  grands  crimes  qu'avec  la  rapidite  etU  eclat  du  ton- 
nerre.  Ces  grands  maitres  savaient  qu'en  prolongeant  ces  images 
terribles  on  en  detruisait  les  effets,  et  que  dans  tons  les  arts, 
mais  surtout  dans  I'art  dramatique,  ce  sont  les  oppositions  et  les 
contrastes  qui,  menages  et  places  a  propos  et  dans  Faction  et 
dans  les  caract^res,  leur  donnent  cette  vie  et  ce  mouvement  d'ou 
dependent  toute  I'illusion,  tout  le  charme  et  tout  I'interet  dont 
ce  genre  de  production  peut  etre  susceptible. 

Le  succfes  qu'a  eu  la  nouvelle  tragedie  de  M.  Ducis  est  un 
succ^s  d'estime  accorde  a  de  grandes  difficultes  inherentes  au 
sujet,  qu'il  a  surmontees  en  partie,  mais  encore  plus  au  talent 
profondement  tragique  qu'il  a  deploye  dans  quelques  scenes 
principales. 

VERS    FAITS,    AU   DERNIER    SALON, 
SUR    LE    BUSTE    DE    S.    A.    R.    LE    PRINCE    DE    PRUSSE. 

Quand  V^nus  Teut  form^,  Mars  en  parut  jaloux. 

«  Eh  bien,  lui  dit  la  reine  de  Cythere, 
Aux  plus  aimables  dons  de  plaire, 
A  ce  front  plein  de  grace,  k  ces  regards  si  doux, 
Melez,  je  le  permets,  le  feu  de  votre  audace. 
Combattre  et  triompher  est  le  sort  de  sa  race. 
Que  Mars  ou  Fr6d6ric  disposent  de  ses  jours  ! 

Mais  n'en  d^plaise  au  vainqueur  de  la  Thrace, 
Ses.heures  de  repos,  je  les  garde  aux  amours.  » 

—  La  reine  vient  d' envoy er  cinq  cents  louis,  pris  sur  les  fonds 
de  sa  cassette,  k  M.  le  lieutenant  de  police,  pour  les  joindre  aux 


470  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

secours  qu'il  avait  deja  fait  distribuer  a  Paris  par  ordre  du  roi. 
EUe  a  fait  envoyer,  quelques  jours  apr^s,  la  m^me  somme  a 
M.  I'archeveque,  pour  etre  distribuee  par  les  cures  des  environs 
aux  habitants  de  lacampagne.  Get  exemplen'a  pas  manque  d' ex- 
citer la  bienfaisance  de  plusieurs  societes  et  d'un  grand  nombre 
de  citoyens^  qui  se  sont  empresses  de  repondre  a  la  souscription 
ouverte  au  bureau  du  Journal  de  Paris ^  pour  concourir  a  un 
objet  d'humanite  aussi  respectable.  On  a  invite,  par  un  avertisse- 
ment  public,  tous  les  manoeuvres  et  journaliers  sans  ouvrage  a 
se  presenter  a  1' Hotel  de  la  Police,  ou  a  I'entrepreneur  du  nettoie- 
ment  des  rues,  qui  leur  donnera  du  travail  et  un  salaire.  On  a 
etabli  enmeme  temps,  dans  devastes  salles  des  maisons  ci-devant 
occupees  par  les  celestins,  les  capucins  du  faubourg  Saint- 
Jacques  et  les  grands-augustins,  des  poeles  toujours  allumes, 
ou  les  pauvres  sont  admis,  ou  ils  peuvent  se  chauffer,  travailler 
et  recevoir  des  secours. 

A  l'occasion  des  ordres  donnes  par  sa  majeste 

POUR    LE    SOCLAGEMENT    DES    PAUVRES, 

DONT  LA  RIGUEUR    EXTREME    DE    LA    SAISON  AUGMENTE 

LES    BESOINS   ET    LA  MIS^RE  , 

PAR  M.  ROUGHER. 

Flatteurs,  ne  dites  plus  aux  rois 

Qu'61ev6s  au-dessus  des  lois, 
Le  del  de  tout  imp6t  affranchit  la  couronne. 
Louis  vous  r^pondrait  qu'en  des  jours  rigoureux 
Le  sacrifice  entier  des  d^lices  du  trdne 
Est  Timpot  que  les  rois  doivent  aux  malheureux. 

—  M.  de  La  Harpe,  qui,  depuis  quelques  annees,  ne  fait  plus 
dejournaux,  sent  aujourd'hui  non-seulement  toute  I'inutilite  d'un 
pareil  travail,  mais  encore  tout  ce  qu'il  a  de  dangereux  et  de 
nuisible. 

II  pretend  surtout  que  c'est  a  cette  esp^ce  de  peste  de  1' em- 
pire litteraire  qu'il  faut  s'en  prendre  du  mauvais  succes  de  tant 
d'ouvrages  dramatiques  faits  pour  aller  aux  nues,  si  la  canaille 
folliculaireleurlaissait  le  temps  de  prendre  I'essor,  au  lieu  deleur 
arracherles  ailes,  pour  ainsi  dire,  au  sortir  du  nid  pateimel.  Si  les 
Brames,    ecoutes  tranquillement  le  premier  jour,  ont  ete  aban- 


JANVIER  178/i.  471 

donnes  alaseconde  representation,  n'est-ce  pas  encore  la faute  de 
ces  maudites  Affiches,  de  ce  m^Mdit  Journal  de  Paris  ^Entralne 
par  la  force  de  ces  reflexions,  M.  de  La  Harpe  a  presente  une  requete 
a  M.  le  garde  des  sceaux  pour  le  supplier  d'ordonner  a  tous  les 
faiseurs  de  feuilles  de  ne  parler  des  nouveautes  dramatiq^ues 
qu'apresun  certain  nombre  de  representations  ;  et,  afin  de  donner 
a  cette  requete  une  plus  grande  importance,  il  a  tache  d'abord 
de  la  faire  signer  par  tous  les  gens  de  lettres  qui  travaillent  dans 
ce  moment  pour  le  theatre ;  il  a  obtenu  de  plus  qu'elle  serait 
appuyee  de  la  protection  preponderante  de  laComedie-Francaise. 
Tant  de  puissants  ressorts  ont  cependant  echoue ;  la  requete  a 
paru  ridicule. 

On  s'est  fort  egaye  a  la  cour  sur  I'extreme  sensibilite  de 
messieurs  nos  poetes.  On  n'a  point  su  mauvais  gre  au  Journal 
de  Paris  de  s'etre  venge  de  cette  hostilite  secrete  par  la  fable 
que  voici  :  on  a  seulement  regrette  que  la  vengeance  ne  fut  pas 
plus  spirituelle. 

l'elephant  roi. 

Un  jeune  elephant  de  bonne  race  regnait,  il  n'y  a  pas  long- 
temps  encore,  dans  les  belles  forets  du  Gauge,  sur  un  peuple 
nombreux  d'animaux  celebres  parleur  industrie.  Ce  roi,  juste  et 
bienfaisant  tout  ensemble,  persuade  que  la  liberte  est  la  m^re 
des  grandes  choses,  permettait  a  chacun  de  ses  sujets  de  dire, 
faire  et  ecrire  tout  ce  qui  ne  blessait  ni  les  moeurs,  ni  les  lois,  ni 
les  personnes.  Aussi  usait-on  amplement  de  la  permission ;  quel- 
ques-uns  meme  se  donnaient  les  airs  d'endoctriner  le  prince,  de 
lui  denoncer  publiquement  ce  qu'ils  appelaient  les  abus  de  son 
gouvemement,  et  le  prince,  ne  debonnaire,  lisait,  sans  se  facher, 
leurs  exagerations,  tout  pret  a  faire  usage  de  ce  qu'elles  pouvaient 
avoir  d' utile  au  bien  commun ;  car  il  avait  lu  quelque  part  qu'?//i 
sot  quelque fois  ouvre  un  axis  important. 

Lecteurs,  vous  trouvez  ce  prologue  un  peu  long,  vous  avez 
tort ;  il  etait  necessaire. 

Notre  elephant  vit  paraitre  un  jour  a  son  audience  un  chien 
de  basse-cour  a  la  mine  rogue,  un  boeuf  a  la  tete  forte,  un  chat- 
huant  a  plumage  bariole,  et  un  cheval  d'assez  bonne  encolure. 
Ces  quatre  animaux  s'etaient  associes  pour  se  plaindre  de  deux 
ou  trois  lynx,  dont  Toeilper^ant  avait  surpris  en  eux  des  defauts 


[il2  CQRRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

meles  a  de  bonnes  qualites.  lis  s'avanc^rent  vers  le  roi  et  lui 
dirent  : 

LE   CHEVAL^ 

-  Des  lynx  ont  ose  publier  que  je  courais  assez  bien  un  mille, 
mais  que  je  manquais  d'haleine  pour  fournir  une  route  entiere. 

LE   B(»;UF^ 

Ces  memes  lynx  trouvent  que  je  ne  fais  point  mal  mon 
sillon;  mais  ils  me  souhaitent  une  marche  moins  penible  et 
moins  lourde. 

LE   CHAT-HUANT^ 

Je  sais  fort  bien  avec  tout  I'univers  que  mon  plumage  a  des 
traits  caracteristiques  qui  n'appartiennent  qu'a  moi  seul;  mais 
pourquoi  trouver  ma  voix  sans  douceur  et  sans  harmonie?  II 
faudrait  peut-6tre,  pour  leur  plaire,  que  mon  gosier  devint  une 
flute. 

LE    CHIEN    DE    BASSE-COUR. 

Assurer  que,  fiddle  gardien  de  la  maison,  je  sais  aboyer  et 
montrer  les  dents  a  qui  n'a  pas  le  droit  de  s'y  introduire,  c'est 
me  rendre  justice  sans  doute;  mais  soutenir  qu'en  un  jour  de 
fete,  quand  tons  les  animaux  sont  rassembles  sur  la  place  pu- 
blique,  je  ne  suis  point  ne  pour  faire  des  tours  qui  imitent  les 
actions  des  hommes,  pour  faire  entendre  un  langage  qui  int6- 
resse,  attendrisse  et  fasse  verser  des  larmes  de  plaisir  : 

Cest  insuller  a  la  nature ^ 
Qui  des  plus  riches  dons  m'a  comblS  sans  mesure. 
Sire,  qu'il  plaise  done  a  Votre  Majest6 
D'imposer  k  ces  lynx  un  6ternel  silence ; 

Quand  par  le  droit  de  la  naissance 

Vous  rcQiites  rautorit6, 

1.  M.  Ducis.  (Meister.) 

2.  M.  Marmontel.  (Id.) 

3.  M.Lemierre.Il  etait  d'autant  plus  injuste  de  le  meler  dans  cette  affaire  qu'il 
avait  reslste  aux  sollicitations  r6iter6es  de  M.  de  La  Harpe,  et  qu'il  est  le  seul  de 
nos  auteurs  dramatiques  qui  n'ait  point  sign6  la  requite.  (Id.) 


JANVIER   178^.  473 

Ce  fut  pour  empecher  de  dire  ce  qu'on  pense.  — 

Et  que  repondit  Telephant  ? 

11  partit  d'un  eclat  de  rire, 
Et  puis  il  ajouta  :  «  Sur  moi,  sur  mon  empire 
Je  vous  laisse,  je  crois,  jaser  tres-librement ; 
Souffrez  done  que  sur  vous  j'en  laisse  faire  autant. 

Sans  bruit  que  chacun  se  retire, 
Et  retienne  ce  mot  plein  de  sens  et  de  gout : 
«  Soyez,  si  vous  pouvez,  admirables  en  tout, 
Si  vous  voulez  qu'en  tout  on  vous  admire.  » 


EXTRAIT  D  UNE  LETTRE  DE  FRANCFORT. 

Du  30  Janvier  1784. 

«  On  raconte  ici  un  trait  bien  propre  a  caracteriser  la  sagacite 
profonde  du  Salomon  du  Nord.  Dans  une  petite  ville  de  la  Si- 
lesie  prussienne,  il  y  a  une  chapelle  dediee  a  la  vierge  Marie, 
dans  laquelle  on  voit  exposees  une  multitude  d'offrandes,  fruit 
de  la  piete  des  catholiques  remains.  On  s'etait  apercu  que  plu- 
sieurs  de  ces  oflfrandes  commei^caient  a  disparaitre.  Les  soup- 
cons  tomberent  sur  un  soldat  de  la  garnison,  qui  etait  toujours 
un  des  premiers  a  entrer  dans  I'eglise  et  le  dernier  a  en  sortir. 
On  I'arreta  un  jour  qu'il  allait  mettre  le  pied  dehors,  on  le 
fouilla,  et  Ton  trouva  dans  ses  poches  deux  coeurs  d' argent  qui 
avaient  ete  suspendus  devant  la  Vierge.  Les  noms  de  voleur,  de 
sacrilege  ne  lui  furent  pas  epargnes ;  mais  il  soutint  hardiment 
que  ces  offrandes  n'etaient  pas  volees ;  il  assura  que  la  Vierge, 
pour  laquelle  il  avait  toujours  eu  une  devotion  particuliere, 
ayant  pitie  de  sa  pauvrete,  les  lui  avait  donnees  en  present. 
Gette  excuse  ne  put  le  sauver,  il  fut  condamne  a  mort  comme 
voleur  d'eglise.  La  sentence  ayant  ete,  suivant  la  coutume,  portee 
au  roi  pour  etre  approuvee,  Sa  Majeste  fit  venir  les  principaux 
du  clerge  catholique  de  Berlin;  elle  leur  demanda  si  cette  aven- 
ture  etait  possible  suivant  les  dogmes  de  leur  religion.  <(  Le  cas 
est  rare  et  singulier,  dirent-ils  unanimement,  mais  il  n'est  pas 
absolument  impossible.  »  D'apres  cet  avis,  le  roi  ecrivit  sous  la 
sentence  ces  paroles  : 

«  Le  delinquant  sera  sauve  de  la  mort  pour  avoir  nie  con- 
stamment  le  crime  de  vol,  et  parce  que  les  Iheologiens  de  sa  reli- 
gion ont  trouve  que  ce  prodige  arrive  en  sa  faveur  n'6tait  pas 


Ulk 


CORRESPONDANCE  LITTERAIRE, 


impossible;  mais  nous  lui  defendons,  sous  peine  de  mort,  de 
recevoir  a  I'avenir  aucun  present  ni  de  la  vierge  Marie,  ni  de 
quel  que  autre  saint  que  ce  soit.  » 

—  Nous  avons  oublie  d'avoir  I'honneur  de  vous  rendre  compte 
dans  le  temps  de  deux  comedies  jouees  vers  la  fin  de  I'annee 
derniere,  I'une  sur  le  Theatre-Francais,  le  B  ten  fait  anortyme, 
en  trois  actes,  par  M.  Pilles;  I'autre,  sur  le  Theatre-Italien, 
VAuteur  par  amour ^  d'un  anonyme^ 

Le  sujet  de  la  premiere  est  un  trait  de  bienfaisance  du  celebre 
president  de  Montesquieu.  II  se  promenait  un  dimanche  sur  le 
port  de  Marseille ;  il  fut  invite  par  un  jeune  matelot,  dont  la  phy- 
sionomie  et  I'air  d' education  le  frappferent,  a  prendre  de  prefe- 
rence son  petit  batelet  pour  aller  faire  un  tour  sur  la  mer.  Le 
philosophe  questionna  son  petit  pilote ;  il  sut  bientot  que  son 
p^re  avait  eu  le  malheur  d'etre  pris  par  des  corsaires  de  Tunis 
avec  toute  sa  fortune;  que,  sans  ressources  pour  racheter  sa 
liberte,  sa  m6re  et  une  soeur  travaillaient  chez  une  marchande  de 
modes,  tandis  que  lui-m6me,  apr^s  avoir  employe  les  jours  a 
travailler  chez  un  horloger,  louait  tons  les  dimanches  un  petit 
batelet,  et  consacrait  ce  jour  de  repos  a  un  travail  dont  le  produit 
etait  destine  k  la  rancon  de  son  p6re.  Cette  piete  filiale  etait  faite 
pour  toucher  I'auteur  de  V Esprit  des  lois;  il  forca  ce  jeune 
homme  a  accepter  sa  bourse ,  et  fit  racheter  le  p^re,  a  Tunis,  par 
des  agents  qui  lui  gard^rent  le  plus  grand  secret.  Le  p6re,  rachete, 
revint  a  Marseille  surprendre  sa  famille,  a  qui  il  croyait  devoir  sa 
liberte.  Son  fils  soupconna  que  ce  trait  de  bienfaisance  partait  de 
la  main  qui  1' avait  force  trois  mois  auparavant  a  accepter  sa 
bourse;  il  ne  le  connaissait  pas,  il  ne  I'avait  pas  revu,  et  com- 
mande  par  le  besoin  de  le  reconnaitre,  de  le  voir,  d'embrasser 
ses  genoux,  il  fut  pendant  cinq  jours  consecutifs  se  placer  sur  le 
perron  de  la  Bourse  de  Marseille,  persuade  que  c' etait  la  qu'il 
pourrait  rencontrer  celui  k  qui  il  devait  le  bonheur  de  revoir  son 
p6re;  il  ne  quittait  son  poste  que  la  nuit.  II  apercut  enfin  M.  de 
Montesquieu,  le  reconnut;  le  jeune  homme,  fondant  en  larmes, 
et  tombant  a  ses  pieds  en  criant :  C'est  lui  !  le  voilci,  le  liMra- 


1.  La  premiere  de  ces  pieces  fut  representee  le  6  octobrel783;  la  seconde,  le 
30  Janvier  1784.  (Meister.) 


JANVIER  178/1.  475 

teur  demon  pire !..,  voulut  en  vain  le  retenir;  M.  dellontes- 
quieu  s'arracha  de  ses  bras,  disparut  dans  la  foule  des  negociants 
qui  les  entouraient  et  dont  il  etait  fort  connu,  et  repartit  sur-le- 
champ  pour  Bordeaux. 

M.  Pilles  a  lie  a  cette  action  vertueuse  une  intrigue  d'amour 
assez  froide  qui  n'y  tient  presque  pas.  L'ouvrage  n'a  ete  donne 
qu'une  seule  fois. 

M"®  de  Montesson  a  fait  sur  le  meme  sujet  une  piece  inti- 
tulee  Robert  Sciarts,  que  nous  avons  vu  jouer,  il  y  a  quelques 
annees,  chez  M.  le  due  d'Orleans*;  mais,  quelque  applaudie 
qu'elle  ait  ete  sur  ce  theatre,  nous  osons  douter  qu'elle  eut  ob- 
tenu  beaucoup  plus  de  succes  a  la  Gomedie-Francaise  que  celle 
de  M.  Pilles. 

Le  sujet  de  VAuteur par  amour  est  tire  du  conte  de  M.  Mar- 
montel,  le  Connaisseur  j  c'est  une  froide  copie  de  la  Metromanie. 
La  seule  scene  qui  ait  fait  quelque  plaisir  dans  cette  comedie  est 
celle  ou  Agathe  force  Celicour,  son  amant,  a  consentir  que  la 
pi^ce  de  son  oncle,  qui  vient  de  tomber  aux  Francais,  passe  sous 
son  nom;  le  combat  de  1' amour-propre  et  de  I'amour  chez 
Celicour  a  paru  seme  de  details  assez  piquants ;  mais  une  scene, 
une  situation  originale  ne  suffisent  pas  pour  soutenir  une  comedie, 
et  celle-ci  n'a  eu  qu'une  seule  representation. 

—  Supplement  ci  la  manUre  (Ticrire  Vhistoire^^  un  volume 
in-12,  avec  cette  epigraphe  : 

'ExOpbi;  "Yap  ftot  xeTvo?,  oi^.w;  ai^ao  ttuXyioiv, 
O;  5^'lTspov  |x£v  JceuOvj  £vt  cppsatv,  aXXo  S'e  siTir,  2, 

Je  hais  k  T^gal  des  portes  de  I'enfer  tout  homme  qui  pense  d'une 
fagon  et  qui  parle  d'une  autre. 

Cette  refutation  de  la  Mani^re  d'^crire  Vhistoire^  par  I'abbe 
de  Mably,  est  de  M.  Gudin  deLa  Brenellerie,  auteur  de  la  tragedie 
de  Coriolan^  des  Graves  Observations  de  I'Hermite  Paul  *,  des 
Manes  de  Louis  XV ^  et  d'un  Poeme  manuscrit  sur  la  conqucte 

1.  Voir  tome  XI,  p.  444. 

2.  Get  ouvrage,  imprirae  a  Kehl,  ne  s'est  vendu  que  sous  le  manteau.  (Meister.) 

3.  Uiade,  ch.  ix,  v.  312. 

4.  Graves  Observations  faites  sur  les  bonnes  mceurs;  Paris,  1779,  in-12.  Voir 
tome  XII,  p.  262. 


m  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

de  Naples  par  Charles  VIII .  Le  plan  de  ce  petit  ouvrage  est 
assez  complet ;  la  forme  en  est  meme  generalement  assez  heu- 
reuse ;  c'est  au  jeune  Theodon,  I'un  des  interlocuteurs  de  I'En- 
tretien  de  I'abbe  de  Mably,  que  sont  adressees  toutes  les 
critiques,  toutes  les  reflexions  que  Ton  fait  sur  les  principes  et 
sur  les  jugements  de  son  maitre.  Ge  mouvement  pouvait  donner^ 
la  discussion  un  tour  vif  et  rapide;  mais  le  ton  dominant  n'en  est 
pas  aussi  modeste,  aussi  poli  qu'on  I'eut  desire.  On  aurait  sans 
peine  pardonne  a  I'auteur  d'epargner  encore  moins  son  adver- 
saire,  pourvu  qu'il  I'eut  attaque  d'une  maniere  plus  adroite  et 
plus  legere,  surtout  plus  gaie  et  plus  piquante.  On  est  quelque- 
fois  tente  de  prendre  M.  Gudin  pour  un  el6ve  de  I'abbe  de  Ma- 
bly plutot  que  pour  un  el^ve  de  Voltaire,  et  peut-etre  est-ce 
la  meprise  a  laquelle  il  fallait  le  moins  donner  lieu. 

Quoi  qu'il  en  soit,  ce  petit  ouvrage  est  rempli  de  sens  et  de 
connaissances,  d' observations  curieuses  et  d'une  excellente 
logique.  Les  etudes  preliminaires  d'un  bon  historieny  sont  mieux 
developpees,  plus  philosophiquement  approfondies  que  dans  la 
violente  diatribe  de  I'abbe  de  Mably ;  mais  nous  nous  dispenserons 
d'en  faire  ici  I'extrait. 

La  partie  la  plus  estimable  du  livre  de  M.  Gudin  est  celle  ou 
il  passe  en  revue  non-seulement  tons  les  historiens  cites  au  tri- 
bunal de  I'abbe  de  Mably,  mais  encore  ceux  qui  ne  meritaient  pas 
moins  de  I'etre  et  dont  il  n'avait  pas  daigne  se  souvenir.  II  nous 
semble  cependant  que  I'enthousiasme  du  detracteur  de  Voltaire 
pour  les  historiens  de  I'antiquite  rend  son  vengeur  injuste  a  son 
egard.  II  declare  que  tant  qu'il  les  a  lus  sans  dessein,  il  les  a  infi- 
niment  prises;  mais  que  lorsqu'il  les  a  lus  pour  s'instruire,  il  les 
a  trouves  tons  fort  incomplets.  Si  nous  pouvions  nous  transporter 
a  deux  mille  ans  de  nos  historiens  les  plus  estimes,  a  combien 
d'egards  ne  les  trouverions-nous  pas  defectueux,  a  combien 
d'autresne  nous  paraitraient-ils  pas  surcharges  de  faits  egalement 
vides  d'instruction  et  d'inter^t  !  M.  Gudin  repute  longuement  les 
reproches  faits  tant  de  fois  aux  historiens  de  la  Grfece  et  de  Rome, 
sur  I'invraisemblance  et  sur  I'inutilite  de  toutes  les  harangues 
dont  ils  crurent  devoir  embellir  leurs  narrations.  II  eut  ete  plus 
equitable  de  convenir  que  la  plupart  de  ces  harangues  n'etaient 
pas  de  simples  ornements  oratoires ;  que  dans  les  gouvernements 
ou  le  peuple  avait  conserve  une  grande  influence,  ou  Ton  ne  par- 


JANVIER   178^.  477 

venait  a  le  maitriser  que  par  le  charme  et  le  pouvoir  de  la  parole, 
ces  discours  devenaient  les  vrais  ressorts  de  la  politique  et  de 
I'administration ;  que  vouloir  les  passer  sous  silence  en  ecrivant 
I'histoire  ancienne,  c'eiit  ete  une  omission  aussi  essentielle  que 
celle  que  Ton  ferait  aujourd'hui  en  ecrivant  I'histoire  moderne, 
si  Ton  negligeait  d'y  developper  le  travail  et  les  intrigues  de 
cabinet  qui  ont  decide  des  plus  grands  evenements  et  des  plus 
grandes  revolutions. 

Nous  croyons  devoir  en  relever  ce  qu'il  dit  de  YHistoire  uni- 
verselle  de  Bossuet;  ce  n'est  assurement  pas  une  Histoire  uni- 
verselle,  mais  il  y  a  beaucoup  d'exageration  anela  trouver  guere 
plus  interessante  a  lire  qu'une  Tabic  des  matih-es.  Si  la  seconde 
partie  n'est  qu'une  dissertation  theologique  assez  ennuyeuse,  la 
premiere  est  un  tableau  de  main  de  maitre,  trace  a  la  verite  d'un 
trait  rapide,  mais  dont  latouche  brillante  est  pleine  de  noblesse 
et  d'energie.  M.  de  Voltaire  lui-meme  n'a  pas  manque  de  la 
compter  au  nombre  des  ouvrages  qui  ont  conduit  Bossuet  a  I'im- 
mortalite. 

Plus  on  a  lieu  d'etre  content  .dece  que  dit  d'ailleurs  M.  Gudin 
sur  rilistoire  del'abbe  Raynal,  plus  on  est  fache de  lui  voir  donner 
quelque  confiance  au  soupcon  ridicule  qui  I'accuse  de  n' avoir 
insere,  dans  la  derniere  edition  de  son  livre,  des  personnalites 
centre  I'homme  le  plus  puissant  du  royaume  apres  le  roi  que 
pour  servir  une  intrigue  de  cour. 

Parmi  les  digressions  ou  le  sujet  et  la  forme  de  I'ouvrage 
devaient  entrainer  naturellement  I'auteur,  il  en  est  plusieurs  qui 
meriteraient  d'etre  citees ;  mais  en  voici  une  dont  la  singularite 
nous  parait  assez  piquante  pour  lui  donner  la  preference  : 

a.  C'est  ainsi  que,  parmi  nous,  des  savants,  des  jurisconsultes, 
et  M.  I'abbe  de  Mably  lui-meme,  dans  ^es  Observations  sur 
rilistoire  de  France,  tome  !"'%  ont  conclu  de  I'insolence  d'un 
soldat  qui  brisa  un  vase  dans  un  de  ces  moments  de  licence  ou 
I'avidite  du  butin  egare  les  esprits,  les  porte  a  la  sedition  et  fait 
taire  I'autorite,  que  Glovis,  qui  ne  Ten  punit  pas  sur-le-champ, 
n'etait  que  le  general  et  non  le  souverain  des  Francais...  »  (Ce 
raisonnement  est  de  Rapin  Thoyras,  queM.  I'abbe  pourtant  ne  cite 
pas.) 

Louis  XYeut,  comme  Louis  XIV  et  comme  beaucoup  d'autres 
rois  jeunes,amoureux  et  sensibles,  lafantaisie  de  mener  al'armee 


UlS  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

une  femme  qu'il  aimait  :  c'etait  M'"*  de  Ghateauroux.  Des  soldats 
chanterent  meme  sous  ses  fenetres  : 

Ah  !  madame  Anroux,  madame  Anroux, 
Je  me  meurs  si  je  ne  vous  baise,  etc. 

Cette  gaiete  grivoise  surprit  et  facha  le  monarque ;  il  voulut 
leur  imposer  silence,  il  en  park  a  ses  officiers  generaux ;  ils  lui 
r^pondirent  qu'on  exigeait  tant  de  choses  du  soldat  pour  les  tra- 
vaux  militaires,  qu'il  serait  bien  dur  de  le  gener  pour  des  chan- 
sons; que,  celle-la  defendue,  on  en  ferait  d'autres;  qu'il  faudrait 
en  venir  aux  punitions,  que  les  chatiments  produiraient  d'autant 
plus  de  mecontentement,  de  murmure  et  de  trouble,  qu'il  ne 
s'agirait  point  du  service.  Le  roi  le  sentit,  et,  ne  pouvant  se 
facher,  il  prit  le  parti  d'en  rire  le  premier. 

«  Je  ne  garantis  pas  plus  cette  anecdote  que  celle  du  soldat 
de Glovis  rapportee  par  le  moine  Gregoire  de  Tours;  mais  si,  dans 
douze  cents  ans,  un  auteur,  voulant  eclaircir  la  constitution  natio- 
nale  de  la  France  au  xviir  si^cle,  trouvait  ce  fait  dans  je  ne  sais 
quelle  brochure  de  ce  regneet  en  concluaitque,  puisque  Louis  XV 
souflrit  une  telle  insolence  sans  la  punir,  il  n'etait  pas  le  mo- 
narque, le  souverain,  mais  seulement  le  chef,  le  general  des 
Frangais,  il  conclurait  precisement  comme  nos  savants,  et  ce  que 
M.  de  Voltaiie  sn^pehit pidssa?nment  raisonner,..  n 

Une  autre  petite  anecdote  que  nous  ne  voulons  point  laisser 
perdre  a  nos  lecteurs  est  celle  du  diner  de  M.  de  Foncemagne, 
parce  que  cette  anecdote  est  parfaitement  sure  et  tres-propre  a 
expliquer  la  maniere  dont  M.  I'abbe  de  Mably  s'est  permis  de 
traiter  M.  Gibbon  dans  sa  ManUre  ddcrire  Vhistoire  : 

«  Yous  etiez  (dit-on  au  jeune  Theodon)  chez  M.  de  Fonce- 
magne le  jour  que  M.  I'abbe  de  Mably  et  M.  Gibbon  y  dinerent 
en  grande  compagnie.  La  conversation  roulapresque  entierement 
sur  I'histoire.  L'abbe  de  Mably,  etant  un  profond  politique,  la 
tourna  sur  I'administration  quand  on  fut  au  dessert ;  et  comme, 
par  caractere,  par  humeur,  par  I'habitude  d' admirer  Tive-Live, 
il  ne  prise  que  le  systeme  republicain,  il  se  mit  a  vanter  I'excel- 
lence  des  republiques,  bien  persuade  que  le  savant  Anglais  I'ap- 
prouverait  en  tout  et  admirerait  la  profondeur  du  genie  qui  avait 
fait  deviner  tous  ces  avantages  a  un  Francais;  mais  M.  Gibbon, 


FJ^VRIEK    178/i.  Zi79 

instruit  par  experience  des  inconvenients  d'un  gouvernement 
populaire,  ne  fut  point  du  tout  de  son  avis,  et  il  prit  genereuse- 
ment  la  defense  du  gouvernement  monarchique.  L'abbe  voulut 
le  convaincre  par  Tite-Live  et  par  quelques  arguments  tires  de 
Plutarque  en  faveur  des  Spartiates;  M.  Gibbon,  done  de  la  me- 
moire  la  plus  heureuse  et  ayant  tous  lesfaits  presents  a  lapensee, 
domina  bientot  la  conversation.  L'abbe  se  facha,  il  s'emporta,  il 
dit  des  choses  dures ;  1' Anglais,  conservant  le  flegme  de  son  pays, 
prenait  ses  avantages,  et  pressa  l'abbe  avec  d'autant  plus  de  succes 
que  la  colere  le  troublait  de  plus  en  plus.  La  conversation  s'echauf- 
fait,  et  M.  de  Foncemagne  la  rompit  en  se  levant  de  table  et  en 
passant  dans  le  salon,  oii  personne  ne  fut  tente  de  la  renouer.  » 
II  n'y  a  point  d'homme  impartial  qui  n'ait  ete  egalement  indi- 
gne  et  de  I'injustice  et  de  I'insolence  avec  laquelle  un  homme  de 
lettres,  connu  d'ailleurs  par  des  ouvrages  estimables,  a  pu  s'ou- 
blier  au  point  d'insulter  aux  cendres  de  I'homme  extraordinaire, 
de  I'homme  unique,  dont  le  genie,  apres  avoir  embrasse 
toutes  les  parties  de  la  litterature,  concut  encore  la  philosophie 
de  I'histoire  sous  un  point  de  vue  aussi  utile  qu'interessant  et 
nouveau  et  nous  donna  dans  ce  genre  des  modeles  admires  par  des 
Robertson,  des  Hume,  des  Gibbon,  c'est-a-dire  par  les  historiens 
les  plus  exacts,  les  plus  savants  et  les  plus  profonds  que  ce  si^cle 
ait  produits,  qui,  ayant  vu  dans  les  auteurs  originaux,  non-seu- 
lement  la  preuve  des  faits  auxquels  il  s'etait  particuli^rement 
attache,  mais  encore  celle  des  consequences  qu'il  en  avait  tirees, 
n'ont  pas  dedaigne  de  le  suivre  comme  leur  guide  et  leur  maitre. 


FEYRIER, 


On  a  donne,  le  jeudi  15  Janvier,  la  premiere  representation 
de  la  Caravane  du  Cairey  opera  en  trois  actes,  paroles  de 
M.  Morel,  intendant  des  Menus-Plaisirs  de  Monsieur,  musique  de 
M.  Gretry.  Get  ouvrage  ofTre  du  mouvement,  des  tableaux  agrea- 
bles  et  varies,  des  scenes  qui  ne  sont  pas  depourvues  d'interet. 
La  musique  en  est,  par  son  naturel  conforme  au  sujet,  souvent 
tr^s-piquante. 


480  CORRESPONDANGE    LITTERAIRE. 

Get  ouvrage  a  completement  reussi.  Les  tableaux  neufs  et 
varies  que  presente  le  premier  acte,  les  danses  agreablesque  Ton 
execute  dans  le  Bazar,  Tinteret  du  denoument  et  la  fete  brillante 
qui  le  suit,  ont  valu  a  cet  opera  un  succes  qui,  au  grand  scan- 
dale  des  Piccinistes,  egale  au  moins  jusqu'a  present  celui  de 
Didon.  La  fable  du  poeme  est  absolument  romanesque,  sa  con- 
duite  irreguliere  et  souvent  invraiseniblable ;  mais  la  musique  est 
presque  toujours  d'une  grace  si  originale  et  si  piquante,  d'un 
comique  si  vrai,  si  bien  saisi,  que  Ton  oublie  meme,  en  I'enten- 
dant,  toutes  les  negligences  de  style  dont  fourmille  cet  opera, 
sans  offrir  un  seul  morceau  digne  d'etre  cite. 

Les  Gomediens  italiens  se  sont  empresses  de  donner  une  pa- 
rodie  de  cet  opera;  ils  n'ont  change  que  le  denoument  qu'ils  ont 
fait  avec  un  ballon  auquel  est  suspendue  une  nacelle  semblable 
a  celle  dans  laquelle  s'eleverent  en  Fair  MM.  Gharles  et  Robert. 
Le  p^re  de  Saint-Phar  est  cense  traverser  les  airs  avec  une  ma- 
chine aerostatique,  de  laquelle,  a  I'aide  d'une  lunette,  il  a  apercu 
I'embarras  ou  se  trouve  son  fils.  Gette  plaisanterie,  soutenue 
d'un  couplet  ou  Ton  dit  que 

Les  pferes,  les  d6noilnients, 
A  rOp^ra  tombent  des  nues, 

a  fait  tout  le  succes  de  cette parodie,  composee  dailleurs presque 
en  entier  d' hemistiches  tires  de  hi  Caravane,  M.  Morel  a  voulu 
s'en  plaindre  et  faire  retirer  ce  badinage,  sous  pretexte  que  Tau- 
teur  y  avait  employe  tons  ses  vers,  licence  qui  n'avait  jamais  ete 
toleree;  mais  M.  le  parodiste  a  repondu  avec  lant  de  naivete 
qu'il  ignorait  absolument  a  qui  appartenaient  tons  ces  vers,  qu'il 
les  avait  re^us  imprimes,  et  servant,  selon  I'usage,  d'enveloppe 
a  des  bonbons  d'etrennes,  qu'on  n'a  pas  cru  devoir  arreter  la  re- 
presentation de  cette  plaisanterie.  II  est  certain  que  I'auteur  de 
la  Caravane  en  pouvait  revendiquer  avec  justice  les  trois  quarts. 
Quelques  partisans  outres  de  M.  Piccini,  qui  ont  toujours  eu 
le  talent  de  le  servir  avec  ce  zele  etourdi,  cet  enthousiasme  exclusif 
qui  suffit  seul  pour  creer  des  ennemis  a  celui  qui  en  est  I'objet, 
se  sont  conduits  a  la  premiere  representation  de  la  Caravane 
avec  tant  de  decence  et  d'adresse,  que  M.  le  lieutenant-general  de 
police  a  cru  devoir  interdire  1' entree  du  spectacle  a  I'un  d'eux,  le 


FEVRIER  178/j.  ^81 

sieur  Moulgue.  Les  Piccinistes,  tout  en  condamnant  le  procede 
de  ce  jeune  architected  n'en  ont  pas  moins  regarde  rinjonction 
de  la  police  comme  un  attentat  a  la  dignite  du  corps ;  et  Ton  a 
vu  paraitre,  trois  jours  apres,  les  vers  que  voici  centre  I'auteur 
du  poeme,  soupconne  d'avoir  sollicite  I'ordre  de  M.  Le  INoir  : 

Depuis  trois  jours  on  me  condamne 

A  fuir  les  lyriques  lambris, 

Pour  avoir,  avec  tout  Paris, 

Medit  de  votre  Caravane. 

Ah!  monseigneur  Morel,  merci ! 

Pardonnez-moi,  je  vous  en  prie, 

Et  plus  que  vous,  toute  la  vie, 

Je  medirai  de  Piccini, 

Et  vous  tiendrai  pour  un  genie. 

Les  vers  ci-dessous,  adresses  a  M.  Suard,  Tun  des  Quarante 
de  I'Academie  francaise  et  charge  de  rediger  I'article  de  I'opera 
dans  le  Merciire,  sent  de  M.  Ginguene,  connupar  quelques  pages 
de  prose  ecrites  en  faveur  de  VAtys  de  M.  Piccini,  qui  n'en  avait 
pas  besoin,  et  surtout  par  un  zele  inconsidere  et  bruyant  qui  a 
manque  lui  attirer  plusieurs  fois,  de  la  part  de  la  police,  la  meme 
attention  dont  elle  a  honore  le  sieur  Moulgue.  Gette  epigramme 
releve  un  pen  durement,  mais  avec  assez  de  justice,  I'extreme 
partialite  avec  laquelle  racademicien,auteur  des Lettres  de  I'ano- 
nyme  de  Vaugirard^  a  toujours  cherche  a  deprecier  les  ouvrages 
de  M.  Piccini  pour  exalter  a  leurs  depens  ceux  de  MM.  Gluck  et 
Gretry. 

ELOGE   DE  LA   CARAVANE 
PAR     UN    ARABE. 

Amis,  vive  la  Caravane! 

Lisez  Tarticle  de  Suard, 
Nargue  k  Dldon;  vive  la  Caravane  ! 

Alijs  est  I'opprobre  de  I'art; 
Fi  de  Renaud!  vive  la  Caravane  ! 
Oreilles  a  Suard  pourtant  ne  manquent  pas, 
Mais  oreilles  qu'avait  le  palefroi  de  Jeanne, 

Et  que  Ton  vit  en  pareil  cas 

Orner  la  tete  de  Midas. 
Pour  ces  oreilles-ia,  vive  la  Caravane ! 

1.  Nous  n'avons  pu  retrouver  nuUe  part  la  trace  de  cet  artiste. 

XIII.  3i 


/j82  CORRESPOINDANGE   LITTERAIRE. 

L'on  a  parodie  aussi  une  epigramme  faite,  il  y  a  trente  ans, 
par  MM.  Marmontel,  Belot  et  Gahusac,  en  changeant  leurs  noms 
en  ceux  de  MM.  Suard,  Morel  et  Pitra,  ami  des  deux  premiers  et 
dont  le  nom  rime  richement  a  opera. 

On  proclame  k  Vaugirard 
Pitra,  Morel  et  Suard  : 
Le  Mercure  elfeve  au  ciel 
Pitra,  Suard  et  Morel ; 
Mais  on  berne  k  I'Opera 
Suard,  Morel  et  Pitra. 

Un  des  trois  bernes  a  repondu  par  ce  quatrain,  qui  n*a  d' autre 
sel  que  de  rappeler  a  M.  Ginguen6  un  mandement  de  la  police 
dont  sa  pretention  d'homme  de  lettres  a  ete  fort  humiliee  : 

Taisez-vous,  petits  GInguenets, 
Ou  bien  mettez  dans  vos  pamphlets 
De  I'esprit  ou  de  la  malice ; 
Sinon,  gare  encor  la  police ! 

Rien  de  bien  piquant  dans  toutes  ces  gentillesses,  et  nousne  nous 
permettons  de  les  transcrire  ici  que  pour  faire  connaitre  les  gaietes 
litteraires  que  se  permettent  encore  les  deux  partis. 

TRES-HUMBLES  REMONTRANCES  A  LA  REINE  DES  LANTURELUS^ 
PAR    LEUR    DIGNE    ORATEUR^ 

0  vous,  r^l^ve  de  Montaigne, 
Pleine  de  ses  lemons  et  de  son  bon  esprit, 
Et  qui,  dans  un  boudoir  nomm6  votre  campagne  3, 
Faites  I'extrait  de  tout  ce  qu'il  a  dit, 
Vous  aimez  la  raison  severe 
Des  philosophes  du  vieux  temps, 
Et  plaisantez  k  tons  moments 
Nos  philosophes  soi-disants. 
Qui,  par  de  longs  et  faux  raisonnements, 

1.  M""*  la  marquise  de  la  Fert6-Imbault.  (Meister.)  Voir  tome  XI,  p.  366  et 
tome  XII,  page  258. 

1.  M.  le  comte  d'Albaret.  (Id.) 

3.  G'est  un  boudoir  qu'elle  a  fait  construire  sur  sa  terrasse,  et  qu'elle  appelle 
sa  Maison  de  campagne.  G'est  la  qu'elle  continue  toujours  ses  extraits  de  Montaigne 
et  de  Plutarque.  II  n'y  a  guere  moins  d'un  demi-siecle  qu'elle  s'en  occupe.  (Id.) 


FEVRIER   1784.  /i83 

Veulent  instruire  et  gouverner  la  terre. 

Par  quel  bizarre  changement, 

A  vous-meme  toujours  contraire, 
Vous  mettez-vous  si  souvent  en  colore,  * 

Pour  du  bruit  ou  pour  un  enfant? 

De  Montaigne  ouvrez  le  grand  livre 

Sur  Tame  et  ses  emotions ; 

Vous  y  verrez  qu'on  ne  doit  vivre 

Que  pour  dompter  ses  passions. 

Mais  il  suffit,  je  dois  me  taire, 

Tons  mes  voeux  seraient  superflus. 
Vous  n'avez  qu'un  defaut,  et  votre  caractfere 

Reunit  toutes  les  vertus. 

—  Depuis  la  revolution  operee  en  France  dans  la  musique, 
c'est-a-dire  depuis  que  les  Gluck,  les  Piccini,  les  Sacchini  nous 
en  ont  cree  une,  on  ne  cessait  de  desirer  un  etablissement  sem- 
blable  a  ceux  qui  existent  a  Naples,  a  Venise,  sous  le  nom  de 
Conservatoires.  L'on  disait  et  Ton  ne  cessait  de  repeter  que  ce 
n'etait  presque  rien  faire  encore  pour  I'art  que  de  fixer  en  France, 
par  les  traitements  les  plus  avantageux,  les  plus  grands  mattres 
dont  s'honore  I'ltalie,  et  les  encourager  a  enrichir  notre  sc^ne 
lyrique  de  leurs  compositions,  si  Ton  n'etablissait  pas  des  ecoles 
ou  ces  maitres  pussent  apprendre  a  des  jeunes  eleves  a  les  exe- 
cuter  d'apr^s  1' excellence  de  leur  methode  et  les  vrais  principes 
d'un  art  ne,  comme presque  tousles  autres,  sousl'heureux  ciel  de 
leur  pays.  L'on  pensait  encore  avec  raison  que  le  moyen  le  plus 
sur  de  faire  fleurir  en  France  un  art  dont  les  jouissances  presque 
neuves  pour  nous  semblent  femporter  dans  ce  moment  sur  nos 
autres  gouts,  c'etait  de  creer  une  chaire  ou  les  principes  de  cet  art 
enchanteur  fussent  professes  publiquement,  etd'etablir  enmeme 
temps  des  maitres  de  composition  qui  apprissent  1' application  de 
ces  principes  aux  jeunes  eleves  d'heureuses  dispositions.  II  ne 
paraissait  pas  moins  necessaire  de  perfectionner  les  drames  des- 
tines a  etre  mis  en  musique,  en  engageantles  gens  de  lettres  d'un 
vrai  talent  a  travailler  pour  un  theatre  ou  la  musique  est  tout  et 
laisse  a  peine  partager  au  poete  lagloire  d'unsucc^s  qu'elle  n'ob- 
tient  guere  cependant  sans  le  secours  d'une  conception  vraiment 
dramatique  et  fheureuse  execution  de  ses  differentes  parties. 

M.  le  baron  de  Breteuil,  qui  a  remplace  M.  Amelot  dans  fad- 
ministration  de  f  Opera  qui  tient  au  departement  de  Paris,  a  senti 


484  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

qu'en  encourageant  et  en  perfectionnant  les  deux  parties  consti- 
tutives  d'un  opera,  la  musiqueet  lapoesie,  la  France  parviendrait 
bientot,  par  ses  ouvrages  lyriques,  a  la  meme  superiorite  que  lui 
ont  value  les  chefs-d'oeuvre  des  Gorneille,  des  Moliere,  des  Ra- 
cine et  des  Voltaire.  Ge  ministre  a  fait  rendre  en  consequence 
par  le  roi  un  arret  qui  ordonne  I'etablissement  d'une  chaire  et 
d'une  ecole  de  musique.  Les  eleves,  fixes  jusqu'a  present  au 
nombre  de  quinze,  y  seront  re^us  a  I'age  de  douze  ans,  et  in- 
struits  au  moins  pendant  cinq  ans  consecutifs.Leroileur  accorde 
(300  livres  de  traitement  par  annee.  On  leur  montrera  le  solfege, 
Tart  du  chant,  Taccompagnement  et  la  composition.  lis  auront 
en  outre  des  maitres  de  declamation,  de  danse  et  d'armes,  pour 
leur  donner  de  bonne  heure  1' habitude  de  ces  graces  nobles  et 
faciles  que  nos  plus  grands  acteurs  n'acqui^rent  ordinairement 
que  par  un  long  usage  de  la  scene. 

M.  I'abbe  Roussier,  profond  musicien,  qui  a  ecrit  plusieurs 
ouvrages  excellents  sur  les  principes  et  les  regies  de  I'art,  aura 
la  chaire  de  professeur.  M.  Piccini  est  a  la  tete  de  Tecole  ou  Ton 
formera  les  jeunes  sujets.  II  aura  sous  lui  MM.  Richer,  Guichard 
et  Langl^e,  qui  ont  presque  soumis  a  I'analyse  Part  de  porter  la 
voix  et  d'en  diriger  les  sons  de  la  maniere  la  plus  avantageuse  a 
Pexpression  du  chant  et  de  la  parole. 

Mole,  de  la  Gomedie-Francaise,  est  charge  d'y  donner  des 
lemons  de  declamation. 

Par  le  meme  arret,  le  roi  a  etabli  trois  prix,  qui  seront  donnes 
chaque  annee  aux  trois  poemes  qui  auront  ete  juges  les  meillcurs 
par  sept  membres  de  1* Academic  francaise  choisis  par  Sa  Majeste 
pour  les  juger^  Le  premier  prix,  de  1,500  livres,  sera  donne  a 
lameilleure  tragedie  lyrique;  le  second,  de  600  livres,  au  meilleur 
opera  pastoral  ou  comique;  le  troisieme,  de  500  livres,  k  la 
seconde  tragedie  lyrique.  Les  poemes  seront  remis  a  la  fm  de 
decembre  et  juges  les  premiers  jours  de  fevrier  de  Pannee  sui- 
vante. 

—  M'""  de  Montesson  vient  de  faire  jouer,  sur  son  theatre, 
par  les  Gomediens  francais,  une  nouvelle  tragedie  de  sa  composi- 
tion, Agnh  de  Meranie,  Gesujetest  tire  des  Anecdotes  de  la  cour 
de  Philippe- Auguste,  par  M"^  de  Lussan. 

1.  Thomas,  Gaillard,  Arnaud,  Suard,  Delille,  Chamfort  et  Lemierre.  (Meister.) 


FEVRIER   1786.  /|85 

Gette  piece  a  peu  de  mouvement  dans  les  trois  premiers  actes; 
Tamour  d'Agnes  pour  Philippe  est  presque  le  seul  sentiment  qui 
les  soutienne.  Le  quatrieme  est  interessant,  et  Ton  pardonne 
presque  I'invraisemblance  de  I'arrivee  de  Valderand  en  faveur  du 
coup  de  theatre,  peu  prepare  cependant,  del'enlevement  d'Agnes, 
qu'empechent  la  generosite  et  le  courage  du  prince  danois.  Le 
parti  que  prend  Agnes  de  mourir  au  dernier  acte  a  encore  le  de- 
faut  de  n'etre  pas  suffisamment  motive;  pour  preparer  un  denou- 
ment  si  violent,  il  eut  fallu  que  tout  ce  que  dit  Agnes  avant  de  se 
frapper  fut  ecrit  avec  cette  energie,  cette  sensibilite  et  ce  pathe- 
tique  qui  pouvaient  justifier  une  semblable  catastrophe  en  per- 
suadant  aux  spectateurs  qu'un  coup  de  poignard  etait  vraiment 
la  seule  ressource  que  put  laisser  un  desespoir,  un  malheur  tel 
que  le  sien. 

Le  style  de  cette  piece  est  en  general  correct,  mais  presque 
toujours  faible ;  naturel,  mais  sans  mouvement.  On  a  fort  ap- 
plaudi  la  tirade  ou  Philippe  distingue  la  soumission  qu'il  doit  a 
r%lise  quant  au  dogme,  et  le  peu  d'egard  quelle  merite  lors- 
qu'elle  ose  prononcer  au  nom  du  ciel  sur  des  objets  purement 
politiques.  M"®  de  Montesson  a  prouve  dans  ces  vers  qu'elle  ne 
connaissait  pas  moins  bien  les  principes  de  liberte  de  I'lfiglise 
gallicane  que  les  regies  d'un  theatre  qu'elle  honore  parses  talents 
et  par  son  gout. 

—  Nous  avons  ici  depuis  quelque  temps  un  jeune  homme 
dont  le  talent  est  un  de  ces  phenomenes  extraordinaires  qui  tien- 
nent  a  la  reunion  la  plus  heureuse  de  differents  dons  de  la 
nature.  Son  nom  est  M.  Garat,  fils  d'un  celebre  avocat  au  parle- 
ment  de  Bordeaux  ^  11  est  a  peine  age  de  vingt  ans.  II  ignore 
jusqu'aux  premiers  elements  de  la  musique,  et  personne  en 
France,  peut-etre  meme  dans  toute  I'ltalie,  ne  chants  avec  un 
gout  aussi  sur,  aussiexquis.  Sa  voix,  esp^ce  de  tenor,  participant 
du  haut-contre,  est  d'une  flexibilite,  d'une  egalite,  d'une  purete 
dont  on  ne  connait  point  d'exemple;  ses  accents  ont  cette  sensi- 
bilite que  I'art  ne  donne  point  et  qu'il  imite  a  peine.  Son  oreille 
est  d'une  exactitude,  d'une  precision  rare,  meme  parmi  ceux  qui 
connaissent  le  mieux  les  principes  de  Tart  du  chant,  et  sa  me- 
moire,  don  sans  lequel  tous  les  autres  seraient  perdus  pour  lui, 

1.  Jean-Pierre  Garat,  ne  a  Bordeaux  en  1764,  mort  a  Paris  en  1823, 


A86  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

est  telle  qu'il  retient  par  coeur  non-seulement  tout  ce  qu'il  en- 
tend  chanter,  mais  meme  les  parties  les  plus  compliquees  des 
accompagnements  et  les  traits  d'orchestre  les  plus  dilTiciles; 
I'harmonie  commande  si  fort  cette  t^te  naturellement  musicale 
que,  quand  il  chante  sans  accompagnement  des  airs  qui  en  ont 
d' obliges,  il  remplit  les  suspensions  on  les  intervalles  du  chant 
par  les  traits  que  devrait  rendre  I'orchestre ;  enfin  I'art  du  chant 
est  tellement  inne  chez  ce  jeune  homme,  que  MM.  Piccini, 
Sacchini  et  Gretry,  qui  I'ont  tous  entendu  avec  enthousiasme, 
lui  ont  conseille  de  ne  point  s'appliquer  a  une  etude  des  regies 
dont  la  nature  semble  avoir  voulu  le  dispenser.  II  joint  a  ce  don 
precieux  un  esprit  facile,  la  vivacite  de  son  pays  et  une  figure 
aimable.  La  reine  a  desire  plusieurs  fois  de  I'entendre,  et  M.  le 
comte  d'Artois  vient  de  le  nommer  son  secretaire  de  cabinet. 
Nous  I'avons  entendu  executer  plusieurs  fois  tout  I'opera  d'Orphde^ 
depuis  I'ouverture  jusqu'aux  derniers  airs  de  danse  du  ballet  qui 
le  termine.  Un  opera  est,  dans  le  gosier  de  cet  etre  etonnant,  un 
seul  morceau  de  musique  qu'il  execute  avec  la  meme  facilite 
qu*un  autre  chanterait  une  ariette.  Queldommage  que  I'etat  dans 
lequel  il  est  I'emp^che  d'employer  un  talent  aussi  rare  k  sa 
fortune  et  aux  plaisirs  du  public ! 

—  Princijws  de  morale,  par  M.  I'abbe  de  Mably ;  un  volume 
in-12.  Ces  principes  sont  di vises  en  trois  chapitres,  ou^  si  vous 
I'aimez  mieux,  en  trois  entretiens,  avec  tout  le  talent  connu  de 
I'abbe  de  Mably  pour  le  dialogue.  Le  premier traite  des  passions; 
on  nous  y  enseigne  comme  des  choses  tr^s-nouvelles  que  les 
passions  sont  necessaires,  qu'elles  contribuent  egalement  a  nous 
donner  des  vices  et  des  vertus,  que  le  seul  moyen  de  les  rendre 
aussi  utiles  qu'elles  peuvent  etre  pernicieuses,  c'est  de  les  mo- 
derer  plutot  que  de  les  exciter,  etc.  Pour  egayer  une  theorie  deja 
si  neuve  et  si  piquante  par  elle-meme,  I'auteur  s'est  permis  plu- 
sieurs digressions  tr^s-am^res  contra  les  femmes  du  siecle ;  on 
voudra  bien  nous  pardonnerd'en  citer  quelques  traits  sur  lesquels 
on  puisse  juger  de  la  grace,  de  la  douceur  et  de  la  leg^rete  de 
son  style. 

((  Je  veux  bien  croire  (dit-il)  avec  Montaigne  que  les  femmes 
ont  fait  de  braves  gens  dans  le  temps  de  la  chevalerie  et  des 
carrousels;  mais  aujourd'hui  il  ne  pourrait  s'empecher  de  rire 
et  de  plier  les  epaules  quand  il  verrait  de  petites  mijaurees  abi- 


J 


FEVRIER   178/t.  /i87 

tnees  de  luxe,  d'oisivete,  de  mollesse  et  de  minauderies  etudiees, 
se  persuader  betement,  d'apr^s  la  lecture  de  quelques  mauvais 
coTltes  ou  de  quelques  mauvais  vers,  qu'il  ne  tient  qua  elles  de 
donner  de  grands  hommes  a  I'Etat.  Je  ne  sais  pas  comment 
r amour  se  faisait  autrefois;  mais  j'entends  dire  aujourd'hui  de 
tons  cotes  que  les  bonnes  fortunes  sont  a  si  bon  marche  que  ce 
n'est  pas  la  peine  d'etre  un  heros  pour  en  avoir.  Quoi  qu'il  en 
soit,  I'amour  est  une  passion  necessairement  moUe,  lache,  vi- 
cieuse  et  libertine,  qui  n'appartient  qu'aux  sens,  des  que  les 
moeurs  publiques  n'en  font  qu'un  commerce  inconstant  et  pas- 
sager  de  galanterie,  etc.  » 

Le  second  de  ces  entretiens  est  destine  a  examiner  I'ordre,  la 
dignite  et  Temploi  des  vertus.  G'est  dans  cette  discussion  que 
I'abbe  de  Mably  s'est  brouille  avec  nos  messieurs  de  la  Sorbonne, 
en  insinuant  trop  clairement  qu'il  ne  regardaitpaslapiete  comme 
la  base  de  toutes  les  vertus,  cette  disposition,  quelque  sainte, 
quelque  desirable  qu'elle  soit,  n'etant  pas  assez  liee  aux  devoirs 
de  la  vie  commune,  aux  rapports  les  plus  essentiels  de  la  societe, 
pour  devenir  la  premiere  r^gle,  la  rfegle  la  plus  convenable  et  la 
plus  sure  de  nos  actions  et  de  notre  conduite.  II  semble  en  effet 
que,  comme  ce  n'est  pas  avec  de  la  metaphysique  qu'on  fait  de 
bons  artistes  et  de  bons  ouvriers,  ce  n'est  pas  non  plus  avec  des 
motifs  pris  de  I'autre  monde  qu'on  pent  espererde  faireles  meil- 
leurs  citoyens  de  celui-ci.  Mais  la  Sorbonne  a  sans  doute  detr^s- 
bonnes  raisons  pour  condamner  cette  doctrine,  et  ces  bonnes 
raisons  pourraient  bien  tenir  a  la  vertu  que  I'abbe  de  Mably 
nous  recommande  lui-meme  comme  le  fondement  et  I'appui 
de  toutes  les  autres,  la  prudence.  Giceron  I'avait  deja  dit  :  Pru- 
dentia  sine  qua  ne  intelligi  quidem  ulla  virtus  potest,  N'eut-on 
pas  employe  une  maniere  de  s'exprimer  plus  philosophique  et 
plus  claire  en  disant  tout  platementque  I'esprit  juste,  le  bon  sens 
est  la  premiere  qualite  que  supposent  toutes  les  vertus,  la  seule 
qui  puisse  en  garantir  constamment  I'emploi  le  plus  raisonnable 
et  le  plus  utile  ? 

Une  vue  un  peu  moins  commune  que  toutes  celles  dont  on 
vient  de  rendre  compte  est  ce  que  dit  I'auteur,  dans  cet  entretien, 
sur  la  necessite  de  modifier  mtoe  les  principes  de  morale  les 
plus  incontestables,  suivant  les  besoins  de  chaque  siecle  etde 
chaque  nation.  Avec  la  confiance,  avec  la  pretention  du  moins  de 


Zi88  CORRESPONDENCE  LITTERAIRE. 

passer  pour  le  Calon  de  la  litterature,  il  ne  craint  pas  de  porter 
rindulgence  de  ses  maximes  jusqu*a  dire  : 

«  Supposant  que  je  linsse  dans  une  main  toutes  les  vertus  et 
dans  I'autre  tous  les  vices,  ne  pensez  pas  que  je  semasse  toutes 
ces  vertus  au  hasard,  et  surtout  que  je  ne  laissasse  echapper 
aucun  vice.  Ainsi  qu'un  medecin  habile  emploie  quelquefois 
des  poisons  dans  ses  rem^des  pour  procurer  une  crise  favo- 
rable, de  meme  je  ne  craindrais  point  de  distribuer  a  propos 
queljue  vice  a  un  peuple  pour  le  retirer  de  sa  stupeur.  » 

On  ne  trouve  dans  le  troisi^me  livre  des  nouveaux  Principes 
de  morale  que  des  idees  tres-rebattues  sur  1' education,  des  lieux 
communs  sur  ce  grand  principe  d'egalite,  le  principe  favori  de 
Tauteur,  avec  une  longue  apologie  du  conseil  de  Caton  qui  ap- 
prouvait  fort  un  jeune  homme  de  preferer  les  ressources  d'un 
lieu  peu  honnete  a  la  prelendue  gloire  de  seduire  une  citoyenne 
et  de  troubler  I'ordre  et  la  paix  d'un  menage  vertueux,  jugement 
qu'Horace  appelait  dia  scnicniia  Catonis.  On  assure  cependant 
que  le  pauvre  abb^  s'est  sou  vent  fort  mal  trouve  d' avoir  suivi  ce 
beau  conseil.  11  est  digne  de  sa  philosopliie  de  n'en  point  garder 
de  rancune. 

Ce  sujet  le  jette  dans  de  nouvelles  declamations  contre 
r amour  et  les  femmes.  a  L' amour,  dit-il,  qui  n' est  qu'un  besoin 
de  la  nature,  pent  causer  quelques  distractions  passageres  et  ne 
laisse  point  de  longues  traces ;  mais  I'amour,  passion  serieuse 
etorne  des  folles  etscrupuleusesdelicatesses  desromans,  pen^tre 
jusqu'au  fond  du  coeur  et  seduit  I'imagination.  Tout  le  monde 
sait  combien  les  premieres  affections  que  nous  eprouvons  ont 
d 'empire  sur  nous.  Que  les  femmes,  en  nous  rendant  galants  et 
damerets,  se  sont  bien  vengees  des  lois  de  la  nature  et  des  lois 
civiles  qui  les  soumettent  aux  hommes  !  » 

Et  comment  a-t-on  le  courage  d'ennuyer  ses  lecteurs  d'un 
volume  de  trois  ou  quatre  cents  pages  pour  ne  leur  apprendre 
que  cela  ! 

—  C'est  le  jeudi  26  que  M.  le  comte  de  Choiseul-Gouffier,  elu 
par  I'Academie  francaise  h  la  place  de  M.  d'Alembert,  et  M.  Bailly 
k  celle  de  M.  de  Tressan,  y  sont  venus  prendre  seance  et  ont 
prononce  leurs  discours  de  reception.  Soit  I'interet  inspire  par 
les  nouveaux  recipiendaires,  soit  la  curiosite  de  voir  de  quelle 
maniere  seraient  loues  les  deux  academiciens  qu'ils  remplacent, 


FEVRIER   178Z[.  489 

jamais  seance  academique  ne  fut  plus  brillante  et  plus  nom- 
breuse.  Un  homme,  etonne  de  cette  prodigieuse  afTluence,  me  dit 
a  I'oreille  :  «  Vous  le  voyez,  les  plus  grands  hommesdisparaissent, 
le  monde  va  to uj ours.  » 

Le  discours  de  M.  de  Choiseul  etait  consacre  tout  entier  a  la 
memoire  de  M.  d'Alembert.  Apres  avoir  parcouru  rapidement 
la  carriere  glorieuse  de  ses  travaux  et  de  ses  succes  litteraires,  la 
sensibilite  de  I'orateur  s'est  reposee  avec  complaisance  sur  ces 
reflexions  si  touchantes  : 

((  Quel  etait  cependant  I'homme  celebre  destine  a  etendre  les 
conn aissan  ces  humaines,  dont  la  reputation  avait  rempli  1' Eu- 
rope, et  que  les  souyerains  les  plus  eclaires  semblaient  se  dis- 
puter  ?  Vous  m'entendez,  messieurs,  et  ce  qu'il  est  honnete  de 
sentir,  pourquoi  craindrais-je  de  I'exprimer;  pourquoi,  par  un 
silence  pusillanime,  priverais-je  sa  memoire  du  tribut  si  touchant 
qu'obtiennent  de  toutes  les  ames  nobles  la  vertu  dans  I'infortune 
et  le  genie  dans  I'obscurite  ?  Quel  etait-il  ?  un  malheureux 
enfant,  sans  parents,  sans  berceau,  et  qui  ne  dut  qu'aux  appa- 
rences  d'une  mort  prochaine  et  a  I'humanite  d'un  officier  public 
I'avantage  de  n'etre  point  confondu  dans  la  foule  de  ces  infor- 
tunes  rendus  a  la  vie  pour  s'ignorer  toujours  eux-memes,  etc.  » 

Ce  mouvement  a  paru  de  1' eloquence  la  plus  vraie  et  la  plus 
sensible,  sans  manquer  a  aucune  des  convenances  qu'il  etait  si 
facile  de  blesser.  Tout  le  discours  est  en  general  d'un  ton  noble 
et  soutenu ;  on  a  trouve  seulement  que  M.  de  Choiseul  aurait  pu 
se  dispenser  d'y  rappeler  une  anecdote  assez  douteuse  sur  le  pre- 
tendu  refroidissement  que  M.  d'Alembert  eut  a  supporter  de  la 
part  du  roi  de  Prusse,  pour  avoir  defend u,  contre  un  jugement 
peu  favorable  de  ce  monarque,  le  celebre  Euler,  alors  son  rival 
en  geometric.  En  tout  cas,  la  franchise  du  philosophe  n'eut  pas 
de  grands  efforts  a  faire,  et  ne  changea  rien  au  parti  pris  depuis 
longtemps  sur  le  compte  de  M.  Euler. 

La  reponse  que  M.  le  marquis  de  Condorcet  a  faite  a  ce  dis- 
cours, en  qualite  de  directeur  actuel  de  I'Academie,  est  partagee 
comme  de  raison  entre  I'eloge  du  recipiendaire  et  celui  de  son 
predecesseur.  On  a  fort  applaudi  a  la  mani^re  dont  il  a  loue 
les  voyages  de  M.  de  Choiseul  en  Grece. 

«  On  vous  a  vu  (dit-il),  entoure  des  paisibles  instruments  des 
arts,  visiter  les  memes  contrees  que  vos  ancetres  n'avaient  par- 


/i90  GORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

courues  qu'en  pelerins  conquerants ;  vous  etes  revenu  charge  de 
depouilles  plus  precieuses  aux  yeux  de  la  raison  que  celles 
qu'ils  ont  obtenues  pour  prix  de  leurs  exploits.  Tous  ceux  que 
les  lettres  et  les  arts  occupent  ou  interessent  ont  lu  avec  avidite 
ce  Voyage^  ou  la  geographie  a  puise  de  nouvelles  lumieres,  ou 
les  cartes  marines  sont  perfectionnees,  ou  tant  de  monuments 
sont  decrits  avec  precision  et  dessines  avec  gout,  ou  les  moeurs, 
observees  sans  enthousiasme  et  sans  humeur,  sont  peintes  avec 
tant  de  verite.  Un  heureux  eraploi  de  I'histoire  ancienne  de  la 
Grece  y  offre  sans  cesse  des  rapprochements  instructifs  ou  des 
contrastes  piquants;  ce  style  simple  et  noble,  si  convenable  a 
celui  qui  parle  de  ce  qu'il  a  vu,  et  qui  raconte  ce  qu'il  a  fait, 
une  exactitude  scrupuleuse  sans  longueurs  et  sans  minuties,  de 
la  philosophie  sans  declamation  et  sans  syst^mes,  tels  sont  les 
caract^res  de  cet  ouvrage.  » 

Plus  d'un  auditeur  n'a  pu  s'emp^cher  de  sourire  a  quelques 
traits  des  instructions  qu'on  donne  ensuite  au  nouvel  academi- 
cien  sur  I'ambassade  qui  vient  de  lui  etre  confiee. 

«  Ces  mtoespeuples  (lui  dit-on ),  qui  vous  ont  vu  avec  etonne- 
ment  dessiner  les  monuments  antiques  que  leur  indifference  foule 
aux  pieds,  vous  reverront,  trop  tot  pour  nous,  honore  de  la  confiance 
d'un  prince,  leur  fidele  et  genereux  allie.  La  politique  de  I'Eu- 
rope,  du  moins  celle  qu'on  avouait,  fut  longtemps  dirigee  contre 
cet  empire,  alors  redoutable;  et  aujourd'hui  celle  de  plusieurs 
ttats  semble  chercher  a  le  soutenir  ou  k  le  defendre.  Mais,  ce 
qui  doit  honorer  notre  payset  notre  siecle,  elle  ne  veut  employer 
que  des  moyens  avoues  par  la  justice  et  conformes  a  I'interet 
general  de  I'humanite.  Menace  par  des  nations  puissantes  et 
eclairees,  le  trone  des  Ottomans  ne  pent  subsister,  s'ils  ne  se 
hatent  d'abaisser  les  barri^res  qu'ils  ont  trop  longtemps  opposees 
aux  sciences  et  aux  arts  de  TEurope...  Les  lumieres  sont  le 
secours  le  plus  efficace  que  cet  empire  puisse  recevoir  de  ses 
allies ;  et  I'art  des  negociations,  qui  a  ete  si  longtemps  I'art  de 
tromper  les  hommes,  sera  dans  vos  mains  celui  de  les  instruire 
et  de  leur  montrer  leurs  veritables  interets,  etc.  » 

Gette  politique  n'est-elle  pas  dictee  par  la  raison  meme?  En 
effet,  que  nous  en  couterait-il,  pourrions-nous  dire  au  Divan,  de 
vous  fournir  des  soldats  bien  disciplines,  de  I'artillerie  et  des 
vaisseaux  ?  Mais,  a  les  examiner  sans  prevention,  sont-ce  la  des 


FEVRIER  1784.  ^^^ 

moyens  avoues  par  la  justice,  conformes  au  bien  general  de 
I'humanite?  Ce  sont  des  lumieres  dont  vous  avezbesoin;  en  con- 
sequence nous  vous  envoyons  YEncydopedie  et  des  philosophes 
pour  vous  I'expliquer,  et  voila  veritabiement  le  plus  grand  service 
que  vous  deviez  attendre  d'une  amitie  fidele  et  courageuse . . . . 
Le  seul  tort  qu'on  puisse  reprocher  a  une  verite  si  sensible,  c'est 
d'avoir  tout  I'air  d'une  mauvaise  plaisanterie ;  elle  n'en  est  pas 
moins  exacte,  il  ne  s'agit  que  de  lui  donner  la  tournure  la  plus 
propre  k  la  faire  agreer  aux  puissances  a  qui  Ton  a  quelque  in- 
teret  a  la  persuader. 

Le  tribut  d'eloges  que  M.  de  Condorcet  paye  a  la  memoire  de 
M.  d'Alembert  est  d'une  sensibilite  tout  a  fait  geometrique,  et  qui 
prouve  qu'il  ne  manque  a  I'orateur  ni  le  sang-froid  ni  les  con- 
naissances  necessaires  pour  apprecier  sans  illusion  les  services 
rendus  aux  sciences  par  son  illustre  ami  :  comme  ces  eloges 
cependant  n'offrent  rien  de  neuf,  nous  ne  nous  y  arreterons  pas 
plus  longtemps. 

II  y  a  moins  de  naturel,  moins  de  simplicite  dans  lediscours 
de  M.  Bailly  que  dans  celui  de  M.  de  Ghoiseul;  mais  on  y  trouve 
aussi  plus  d'idees,  plus  de  finesse  et  de  profondeur.  La  maniere 
dont  il  caracterise  I'espritet  le  talent  qui  distinguent  les  ouvrages 
du  comte  de  Tressan  respire  toutes  les  graces  du  modele  qu'il 
avait  a  peindre. 

((  C'est  presque  au  bord  du  tombeau  que  vous  I'avez 

couronne,  et  Ton  pourrait  dire  que  c'est  le  chant  du  cygne  qui 
vous  I'a  fait  reconnaitre.  M.  de  Tressan,  quoiqu'il  ait  ecrit  tard, 
quoiqu'il  n'ait  fait  peut-etre  que  se  laisser  entrevoir,  a  montre 
un  talent  naturel  et  un  style  qui  avaient  un  caractere.  Ge  carac- 
t^re,  precieux  aux  gens  de  gout,  et  surtout  a  des  Francais,  etait 
la  grace.  La  grace,  fiUe  de  la  nature  et  compagne  de  la  verite, 
reside  dans  le  style  quand  il  est  iiigenu  sans  effort ;  elle  fuit  la 
recherche  et  I'exageration.  Ge  qui  est  eleve  doit  etre  presente 
sous  une  expression  simple,  ce  qui  est  ingenieux  doit  paraitre 
echappe  a  la  naivete...  Le  style gaulois  a  de  la  grace  parce  qu'il 
est  naif,  et  il  tient  cette  naivete  de  la  simplicite  des  moeurs  an- 
tiques. M.  de  Tressan  les  etudia  dans  nos  vieux  romans,  qui  en 
sont  les  depositaires ;  il  sentit  que  son  talent  etait  de  peindre  ces 
moeurs;  son  style  en  recut  I'empreinte,  et  il  transporta  dans 
notre  langue  perfectionnee  le  ton  naif  et  la  grace  naturelle  du 


Zj92  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

langage  gaulois...  Malade  et  tourmente  de  la  goutte,  c'est  au 
milieu  de  sessouffrancesqu'il  entreprit  la  traduction  de  TArioste, 
achevee  en  moins  de  dix  mois;  le  talent  maitrisait  I'age  et  la 
maladie ;  la  gaiete  francaise  avait  alors  le  meme  effet  que  le 
stoicisme...  II  peignait  les  hauts  faits  d'armes  comrae  un  Fran- 
^ais  qui  sent  qu'il  est  ne  pour  s'y  distinguer ;  il  peignait  I'amour 
comme  un  homme  qui  se  plait  a  s'en  souvenir,  etc.  » 

M.  de  Tressan,  longtemps  avant  d'etre  admis  au  nombre  des 
Quarante,  avait  ete  recu  a  I'Academie  des  sciences.  M.  Bailly, 
appele  a  le  remplacer,  et  I'academicien  charge  de  le  recevoir,  ont 
tons  deux  egalement  I'avantage  d'appartenir  a  cette  Compagnie; 
notre  orateura  tire  parti  de  ce  concours  singulier  pour  prouver 
les  rapports  intimes  qui  lient  les  sciences  aux  lettres.  Si  1' eclat 
des  lettres  rejaillit  sur  les  sciences,  les  sciences  donnent  a  I'esprit 
d'une  nation  plus  de  profondeur  et  d'energiepour  la  culture  des 
lettres,  etc.  L' experience  a  presque  toujours  prouve  le  con- 
traire;  mais  en  theorie  rien  ne  parait  plus  raisonnable,  et,  vrai 
ou  non,  c'est  dans  la  circonstance  ce  qu'il  etait  le  plus  a  propos 
de  dire,  ne  fut-ce  que  pour  amener  la  tirade  que  voici  : 

«  Ce  que  les  sciences  peuvent  ajouter  aux  privileges  de 
I'espfece  humaine  n' a  jamais  6te  plus  marque  qu'au  moment  ou 
je  parle.  Elles  ont  acquis  de  nouveaux  domaines  a  I'homme;  les 
airs  semblent  lui  devenir  accessibles  comme  les  mers,  et  I'audace 
de  ses  courses  egale  presque  I'audace  de  sa  pensee.  Le  nom  de 
Montgolfier,  ceux  des  hardis  navigateurs  de  ce  nouvel  element 
vivront  dans  les  ages.  Mais  qui  de  nous,  au  spectacle  de  ces  su- 
perbes  experiences,  n'a  pas  senti  son  ame  s'elever,  ses  idees 
s'etendre,  son  esprit  s'agrandir  ?  Cette  impression  est  le  sentiment 
d'une  nouvelle  force  que  I'esprit  humain  a  regue;  il  la  tient  de 
I'effort  et  de  I'elan  meme  del' invention,  et  cette  force  sera  trans- 
mise  a  ceux  qui  dans  leurs  ecrits  celebreront  ces  merveilles,  etc.  » 

Nous  nous  bornerons  a  citer  une  reflexion  de  M.  de  Gon- 
dorcet,  tout  a  fait  aimable,  sur  les  dernieres  occupations  de  la 
vie  de  M.  de  Tressan  : 

«  Dans  un  age  ou  les  hommes  les  plus  actifs  commencent 
a  eprouver  le  besoin  du  repos,  M.  de  Tressan  devint  un  de  nos 
ecrivains  les  plus  feconds  et  les  plus  infatigables.  II  publia  ces 
Contes  oil  des  tableaux  voluptueux  n'alarment  point  la  decence, 
ou  une  plaisanterie  fme  et  leg^re  repand  la  gaiete  au  milieu  des 


FEVRIER   178^.  493 

combats  eternels  et  des  loiigues  amours  de  nos  paladins.  Ra- 
jeunis  par  lui,  nos  anciens  romanciers  ont  de  I'esprit  et  meme 
de  la  verite;  leur  imagination  vagabonde  n'est  plus  que  riante  et 
folatre.  La  vieillesse  est  peut-etre  I'age  de  la  vie  auquel  ces 
ingenieuses  bagatelles  conviennent  le  mieux  et  oil  Ton  peut  s'y 
livrer  avec  moins  de  scrupule  et  plus  de  succes.  G'est  alors 
qu'on  est  desabuse  de  tout  qu'on  a  le  droit  de  parler  de  tout  en 
badinant ;  c'est  alors  qu'une  longue  experience  a  pu  enseigner 
I'art  de  cacher  la  raison  sous  un  voile  qui  I'embellisse  et  permette 
k  des  yeux  trop  delicats  d'en  soutenir  la  lumiere ,  c'est  alors 
qu' indulgent  sur  les  erreurs  de  I'humanite,  on  peut  les  peindre 
sans  humeur  et  les  corriger  sans  fiel...  » 

Cette  seance  a  ete  terminee  par  la  lecture  qu'a  faite  M.  I'abbe 
Delille  d'un  morceau  de  son  poeme  sur  les  plaisirs  de  I' Imagi- 
nation j  il  a  ete  recu  avec  tons  les  applaudissements  qu'on  ne 
saurait  refuser  aux  vers  de  I'abbe  Delille,  encore  moins  au  charme 
seduisant  attache  a  sa  maniere  de  les  lire. 

CHARADE 
ADRESS^E    A    MADAME    LA     MARQUISE    DE    VILLETTE. 

Falble  et  nu,  mon  premier  et  d^vore  et  dig^re 
Sujets  et  rois,  sages  et  fous. 
J'aime  mieux  le  second  que  vous, 
Et  vous  savez  combien  vous  m'etes  chere. 
Aussi,  malgre  mon  desir  de  vous  plaire, 
Entre  le  tout  et  moi,  sans  que  je  sols  jaloux, 
C'est  ce  terrible  tout  que  votre  coeur  pr^f^re. 

Le  mot  est  vertu, 

—  On  a  donne,  le  8  fevrier,  la  premiere  representation 
de  Chimene,  tragedie-opera,  paroles  de  M.  Guillard,  musique  de 
M.  Sacchini. 

Le  nom  de  I'auteur  du  poeme,  M.  Guillard,  est  deja  connu 
par  le  grand  succes  d'lphig^ie  en  Tauride,  mise  en  musique 
par  M.  Gluck,  et  par  £lectre,  a  qui  il  ne  manquait  peut-etre, 
pour  reussir  egalement,  qu'un  musicien  autre  que  le  sieur 
Le  Moine.  Ge  nouvel  opera  est  tire  du  Cid,  ouvrage  aussi 
consacre  sur  le  theatre  francais  par  la  grande  revolution  dont  il 
fut  I'epoque  et  la  cause  que  par  cette  foule  de  beautes  du  pre- 


/j9/t  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

mier  ordre  que  les  defauts  du  plan,  I'inutilite  de  quelques 
personnages,  les  persecutions  du  cardinal  de  Richelieu  et  le 
laps  d'un  siecle  et  demi,  bien  plus  puissant  encore,  n'ont  pu 
detruire,  ni  meme  attenuer.  M.  Guillard  n'a  pas  suivi  en  entier 
le  plan  de  Pierre  Gorneille,  il  ne  le  pouvait  pas ;  la  musique  et  le 
besoin  de  servir  officieusement  ses  procedes  demandent  au  poete 
une  marche  rapide  et  des  sacrifices  qui  rendent  peu  de  tragedies 
de  la  scene  francaise  propres  a  etre  transportees  avec  avantage 
sur  le  theatre  lyrique.  Gelles  dont  le  me  rite  et  les  beau  tes  tiennent 
plus  aux  developpements  des  caracteres  qu'au  mouvement  de 
Taction,  a  la  peinture  et  a  la  marche  graduee  des  passions  qu'a 
leur  contraste,  offrent  le  plus  de  difficultes  a  vaincre. 

M.  Guillard  s'est  cru  oblige  d'abandonner  ces  grands  moyens 
de  Part  employes  par  Gorneille  pour  un  plan  qui,  en  eloignantdu 
moment  de  Paction  la  mort  du  comte  de  Gormas,  lui  permit 
d'unir  a  la  fm  Ghim^ne  avec  Rodrigue;  mais  cet  hymen,  qui 
cheque  toujours  un  peu  les  convenances,  et  les  fetes  brillantes 
qui  lui  succedent,  ne  remplacent  point  la  variete  des  situations  et 
le  grand  interet  que  lui  offrait  la  marche  du  Cid,  11  a  fait  de  trop 
grands  sacrifices  a  ces  accessoires  parasites  de  Popera  qu'il  avait 
si  heureusement  dedaignes  dans  ses  deux  premiers  ouvrages. 

La  musique  de  cet  opera  n'a  pas  reuni  tous  les  suffrages; 
malgre  les  beautes  du  plus  grand  ordre  qu'y  a  repandues 
M.  Sacchini,  malgre  P elegance  et  la  variete  des  airs  qu'il  a 
presque  prodigues  dans  cette  nouvelle  composition,  il  n'a  pas 
paru  tenir  tout  ce  qu'on  s'etait  plu  k  attendre  de  Pauteur  de 
Renaud.  Ses  airs,  toujours  brillants,  toujours  accompagnes  d'une 
maniere  aussi  variee  que  neuve  et  piquante,  n'ont  pas  souvent, 
surtout  dans  les  roles  duroi  etde  don  Di^gue,  la  veri ted' expres- 
sion que  la  situation,  le  caractere  des  personnages  et  le  senti- 
ment olfert  par  les  paroles  semblaient  exiger.  Son  recitatif  est 
en  general  vague  et  peu  accentue ;  le  sens  des  paroles  est  trop 
perpetuellement  coupe  par  des  traits  d'orchestre  qui  eblouissent 
et  fatiguent  Pattention,  et  ses  choeurs  sont  bien  inferieurs  a  ceux 
qu'il  nous  avait  fait  admirer  dans  Renaud,  Malgre  les  defauts 
essentiels  que  Pon  peut  reprocher  a  la  musique  de  cet  opera,  on 
est  perpetuellement  etonne  de  la  fecondite  inepuisable  du  genie 
de  M.  Sacchini,  de  P elegance,  de  la  variete  de  ses  airs,  et  surtout 
de  la  sensibilite  exquise  qui  semble  etre  le  signe  distinctif  de 


FEVRIER  178/[.  A95 

son  talent,  et  qu'il  repand  sous  des  formes  toujours  nouvelles, 
toujours  suaves,  toujours  pathetiques,  sur  toutes  les  situations 
qui  peuvent  en  etre  susceptibles. 

—  Pieces  inter essantes  et  pen  connues  pour  servirci  Vhistoire 
et  a  la  litterature^  par  M.  de  La  Place.  Tome  II.  Le  premier  a 
paru  il  y  a  deux  ans*.  Ge  volume  contient  quelques  morceaux 
assez  curieux.  Parmi  les  pieces  produites  au  proces  de  Marie 
Stuart,  on  trouve  les  lettres  de  cette  reine  infortunee  au  comte  de 
Bothwell.  Ge  sont  des  monuments  d'une  passion  effrenee,  et  qui 
ne  laissent  aucun  doute  de  la  part  qu'eut  Marie  a  I'assassinat 
d'un  epoux  dont  le  poison,  tente  precedemment,  n'avait  pu  la 
defaire.  Tons  les  historiens  ont  remarque  que  1' epoux  de  la  reine 
etait  le  plus  bel  homme  de  son  temps;  que  Bothwell,  au  con- 
traire,  d'une  figure  tres-commune,  etait  universellement  decrie 
pour  ses  moeurs.  M.  de  La  Place  ajoute  niaisement  qu'il  avait 
probablement  des  qualites  et  des  talents  faits  pour  plaire  aux 
femmes  de  ce  temps-la. 

II  y  a  beaucoup  de  minuties  dans  la  suite  du  Memorial  de 
M.  DucloSy  et  parmi  ces  minuties  des  bruits  populaires  adoptes 
avec  une  leg^rete  incroyable. 

Ge  qu'il  y  a  de  plus  interessant  dans  la  suite  de  ce  Memo- 
rial, ce  sont  quelques  anecdotes  sur  1' election  de  I'empereur 
Charles  YII,  sur  les  vrais  motifs  de  la  guerre  qui  en  fut  la  suite ; 
plusieurs  fragments  des  lettres  ecrites  a  ce  sujet  au  cardinal  de 
Fleury  par  le  roi,  la  reine  d'Espagne  et  M"'^  Infante.  On  ne  pent 
rien  imaginer  de  plus  empresse,  de  plus  caressant  que  toutes  les 
sollicitations  que  ces  deux  princesses  employaient  aupr^s  de  Sa 
vieille  Eminence,  pour  I'entrainer  dans  une  guerre  dont  ses 
vues  et  son  caract^re  devaient  I'eloigner  egalement. 

Les  details  sur  la  maladie  et  les  vapeurs  de  Philippe  V  ofTrent 
un  spectacle  aussi  curieux  qu'affligeant. 

Le  fragment  d'une  lettre  de  M.  le  regent  au  roi  d'Espagne 
meritait  d'etre  conserve ;  c'est  la  copie  d'une  minute  ecrite  de  la 
main  du  prince  et  pleine  de  ratures,  trouvee,  en  1733,  chez  une 
beurri^re.  L'authenticite  du  morceau  a  ete  reconnue,  dit-on,  par 
MM.  Melon,  Fourmont,  Fontenelle  et  Lancelot.  Gette  lettre,  du 
ton  le  plus  ferme  et  le  plus  vigoureux,  retrace  en  peu  de  mots 

\ .  Voir  tome  XII,  p.  475. 


496  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

tous  les  malheurs  attires  sur  la  France  par  les  efforts  faits  en 
faveur  de  I'Espagne. 

On  ne  lira  pas  sans  interet  une  anecdote  concernant  la  maison 
de  Courtenay,  descendante  de  Pierre  de  France,  septieme  fils  du 
roi  Louis  le  Gros,  qui,  en  epousant  la  fille  de  Josselin  de  Cour- 
tenay, prit  le  nom  de  sa  femme ;  les  reflexions  historiques  sur 
la  mort  de  Henri  IV,  copiees  sur  un  manuscrit  de  la  main  d'Au- 
gustin  Conon,  avocat  au  parlement  de  Rouen,  reflexions  qui  ne 
confirmentque  trop  les  soupcons  formes  contre  Marie  de  Medicis 
et  le  due  d']5pernon ;  une  lettre  fort  touchante  de  Jacques  II  a 
Louis  XIV,  apres  la  malheureuse  affaire  de  la  Hogue;  I'histoire 
chevaleresque  de  Raynard  de  Choiseul  et  d'Alix  de  Dreux;  le 
portrait  d'un  controleur  general,  par  Fontenelle;  de  fort  belles 
instructions  de  Catherine  de  Medicis  a  Charles  IX. 

L'anecdote  d'Anne  Oldflelds,  cel^bre  actrice  du  theatre  de 
Londres,  qui  dans  ses  derniers  moments  s'occupait  avec  tant 
d'inquietude  de  la  toilette  qu'on  aurait  a  lui  faire  apres  sa  mort, 
nous  rappelle  un  trait  du  m^me  genre  de  M'"^  la  princesse  de 
Gharolais.  Quoiqu'elle  fut  a  I'agonie,  on  eut  beaucoup  moins  de 
peine  a  la  determiner  a  recevoir  ses  sacrements  qu'a  oter  son 
rouge;  ne  pouvant  plus  resister  aux  instances  de  son" confesseur, 
elle  y  consentit  enfm ;  «  mais  en  ce  cas,  dit-elle  aux  femmes  qui 
I'entouraient,  donnez-moi  done  d'autres  rubans ;  vous  savez  bien 
que,  sans  rouge,  les  rubans  jaunes  me  vont  horriblement  ».  On 
ne  pent  soutenir  Vidce  dCetre  laide  vieme  apres  sa  mort,  ce 
furent  les  dernieres  paroles  d'Anne  Oldfields. 

—  Dissertation  sur  la  question  de  savoir  si  les  inscriptions 
doivent  etre  rMigies  en  latin  on  en  francais,  par  M.  le  presi- 
dent Roland.  Rrochure.  L'auteur  tache  de  prouver  qu'il  y  a  des 
inscriptions  francaises  qui  ne  le  cedent  pas  aux  latines ;  que  nous 
avons  quantite  de  vers  francais  aussi  precis,  aussi  energiques 
qu'aucun  vers  latin,  qu'enfm  plusieurs  de  nos  auteurs,  en  s'ap- 
propriant  les  idees  des  ecrivains  de  Rome,  les  ont  rendues  avec 
une  precision  egale  a  celle  des  auteurs  originaux.  L'eloquence  et 
I'erudition  de  M.  Roland,  fussent-elles  cent  fois  plus  ingenieuses 
encore,  ne  detruiront  jamais  toutes  les  difficultes  qui  rendent 
notre  langue  moins  propre  au  style  lapidaire  que  la  langue  la- 
tine,  parce  que  ces  difficultes  tiennent  essentiellement  au  meca- 
nisme  meme  de  notre  langue,  a  la  necessite  ou  nous  sommesde 


MARS   1784.  497 

marquer  le  cas  et  le  regime  des  mots  par  des  articles  ou  des 
prepositions  qui  ralentissent  le  mouvement  de  la  phrase  et  nous 
interdisent  absolument  1' usage  des  inversions  les  plus  heureuses 
et  les  plus  propres  a  donner  de  I'energie  et  de  la  precision. 
L'auteur  admire  la  simplicite  sublime  de  I'inscription  qui  vient 
d'etre  placee,  a  Dole,  sur  la  statue  pedestre du  roi  :  Louis  XV  1^ 
dg6  de  vingt-six  ansj  elle  est  de  M.  Philippon,  auteur  du  livre 
sur  r Education  du  peuple.  On  a  remarque  avec  raison  que  cette 
inscription  eut  ete  plus  noble  et  plus  claire  en  n'y  changeant 
qu'un  seul  mot,  au  lieu  de  Louis XVI  age,  Louis  XVI  ti  Vcige, 
parce  que,  comme  I'observe  le  marquis  de  Villette  dans  une  lettre 
inseree  dans  le  Journal  de  Paris,  le  substantif  a  Cage  presente 
une  epoque,  et  I'adjectif  ^^^^  une  chose  tres-indifFerenle. 

—  Cecilia,  ou  Memoir es  d'une  heritiere,  par  1' auteur  di  Eve- 
lina, traduits  de  V anglais^ »  Cinq  volumes  in-12.  G'est  un  des 
meilleurs  romans  qui  aient  paru  depuis  longtemps  en  Angle- 
terre ;  le  pathetique  des  situations,  I'interet  et  la  variete  des  ca- 
racteres  dont  la  plupart  sont  fortement  prononces  et  tons  tr^s- 
bien  soutenus,  en  rendent  la  lecture  aussi  touchante  quelle  pent 
etre  instructive.  Quoique  la  marche  generale  en  soit  un  peu 
lente,  le  denoument  assez  romanesque  et  un  grand  nombre  de 
details  trop  minutieux,  cet  ouvrage  suppose  tout  a  la  fois  une 
grande  connaissance  du  coeur  humain,  I'imagination  la  plus  fe- 
conde  et  la  plus  sensible.  Si,  comme  on  1' assure,  c'est  une  jeune 
personne  qui  en  est  Tauteur,  c'est  un  vrai  prodige.  Nous  igno- 
rons  a  qui  nous  en  devons  la  traduction;  mais  1' extreme  negli- 
gence du  style  annonce  qu'elle  a  ete  faite  fort  a  la  hate,  et  c'est 
un  tort  qu'on  a  de  la  peine  a  pardonner;  1' auteur  de  Cecilia  me- 
ritait  bien  de  parler  notre  langue  avec  plus  de  grace  et  de 
purete. 


MARS. 

La  continuite  d'un  hiver  des  plus  rigoureux  ayant  accru  suc- 
cessivement  la  mis^re  de  la  partie  indigente  des  habitants  de 

1.  Cette  traduction  est  de  Henri  Rieu,  Genevois.  Voir  pour  Evelina,  tome  XII, 
p.  415. 

XIII.  32 


k9S  CORRESPONDANGE  LITT^RAIRE. 

Paris,  les  acteurs  des  divers  spectacles  se  sont  fait  un  devoir  de 
consacrer  au  soulagement  des  pauvres  le  produit  d'une  de  leurs 
representations,  et  de  seconder  par  un  emploi  si  honorable  de 
leurs  talents  les  vues  de  bienfaisance  et  d'humanite  dont  le  roi 
et  la  reine  avaient  donne  le  premier  exemple  aux  divers  ordres 
des  citoyens  de  cette  capitale. 

En  consequence,  les  Comediens  francais  ont  donne,  le  3  mars, 
au  profit  des  pauvres,  la  premiere  representation  de  Coriolan^ 
tragedie  de  M.  de  La  Harpe.  L'auteur  a  saisi  avec  empressement 
une  circonstance  aussi  favorable  pour  offrir  au  public  cette  nou- 
velle  production.  Ses  vues  et  celles  des  Comediens  ont  ete  rem- 
plies  de  la  mani^re  la  plus  salisfaisante ;  raffluence  du  public  a 
porte  la  recette  a  10,330  livres,  et  les  applaudissements  accordes 
a  cette  premiere  representation  ont  ete  la  juste  recompense  d'un 
desinteressementsibiencalcule.  Tous  les  auteurs  de  nos  theatres 
des  boulevards  se  sont  empresses  de  le  suivre,  et  I'ont  vu  cou- 
ronne  par  le  m^me  succ6s. 

MM.  de  Ghamfort  et  Rulhiere  s'etaient  egayes  d'avance  sur 
cette  nouvelle  tragedie  et  sur  I'attention  de  l'auteur  h.  la  produire 
dans  une  circonstance  oii  des  motifs  d'humanite,  rassemblantde 
nombreux  spectateurs,  devaient  encore  les  disposer  a  1' indul- 
gence. 

Void  I'epigramme  de  M.  de  Ghamfort  : 

Pour  les  pauvres  la  Com6die 
Donne  une  pauvre  tragedie; 
Nous  devons  tous  en  v6rit6 
Bien  Tapplaudir  par  charit6. 

Voici  celle  de  M.  de  Rulhiere  : 

Ci-git  le  dernier  des  enfants 

Des  malheureux  Goriolans, 

Qu'un  jour  voit  naitre  et  qu'un  jour  tue. 

N'etes-vous  pas  bien  6tonnes 

Qu'une  maison  se  perp6tue 

Par  des  enfants  toujours  mort-n6s? 

M.  de  La  Harpe  n'a  pas  dedaigne  de  repondre  a  ces  gen- 
tillesses  par  des  personnalites  assez  piquantes  : 

Connaissez-vous  Ghamfort,  ce  maigre  bel-esprit, 
Et  ce  pesant  Rulhiere  a  face  rebondie  ? 


MARS   1784.  /i99 

Tous  deux  sont  pleins  de  jalousie : 
Mais  I'un  en  meurt  et  I'autre  en  vit. 

Ge  qui  gate  un  peu  le  plaisir  de  cette  vengeance,  c'est  qu'on 
s'est  trop  bien  souvenu  que  le  mot  de  I'epigramme  n'etait  pas  de 
lui;  il  y  a  longtemps  que  I'abbe  Arnaud  I'a  dit  pour  la  premiere 
fois. 

Aucun  sujet  n'a  paru  aussi  souvent  sur  le  Theatre-Francais 
que  celui  de  Coriolan,  et  ce  trait  historique  qui  offre  un  carac- 
tere  si  eminemment  dramatique,  I'interet  imposant  du  nom  de 
Rome  et  de  ses  destins  aux  prises  avec  les  plus  redoutables 
ennemis  qu'elle  ait  eus  dans  son  berceau,  n'a  jamais  obtenu  un 
succes  decide  sur  la  sc^ne.  Nos  grands  maitres,  qui  en  sentaient 
les  defauts,  ne  Font  point  hasarde,  et  Ton  n'a  point  oublie  la 
reponse  du  celebre  Grebillon  au  jeune  homme  qui  en  sortant  du 
college  lui  presentait  un  Coriolan  :  Croyez-vous  que  si  ce  sujet 
cut  He  projjre  au  theatre,  nous  vous  Veussions  laisse?  Malgre 
cette  autorite  et  celle  de  Voltaire,  si  decisive  quand  il  est  ques- 
tion de  Tart  dramatique,  T esprit  de  M.  de  La  Harpe  a  cru  pou- 
voir  vaincre  des  difficultes  que  le  genie  meme  ne  viendrait  point 
a  bout  de  surmonter  dans  un  sujet  essentiellement  vicieux,  de 
quelque  mani^re  qu'on  le  concoive.  Tous  les  poetes  qui  I'ont 
traite  avant  M.  de  La  Harpe  ont  commence  Taction  a  I'epoque 
ou  Coriolan,  a  la  tete  des  ennemis  de  sa  patrie  et  ayant  puni 
r injustice  de  ses  concitoyens  par  plusieurs  victoires,  est  sur  le 
point  d'ecraser  Rome  sous  le  poids  de  sa  vengeance;  mais  ce 
plan  n'offrira  jamais  qu'une  meme  situation  a  trainer  longue- 
ment  pendant  quatre  actes  pour  arriver  a  la  seule  sc^ne  interes- 
sante  du  sujet,  k  lasc^ne  ou  ce  vainqueur,  desarme  par  sa  piete 
filiale,  accorde  aux  larmes  de  sa  m^re  la  grace  de  sa  patrie. 
M.  de  La  Harpe  a  cru  devoir  preferer  le  plan  trace  par  Shakes- 
peare, et  Ton  a  vu  I'homme  de  lettres  qui  a  le  plus  defendu 
la  r^gle  des  trois  unites,  qui  a  crie  a  la  barbarie  quand  M.  Ducis 
s'en  est  ecarte  dans  les  sujets  qu'il   a  empruntes  au  p^re  du 
theatre  anglais,  se  permettre  d'accumuler,  dans   I'espace   de 
vingt-quatre  heures,  une  foule  d'evenements  qui  cessent  d'inte- 
resser  par  cela  meme  que  la  rapidite  avec  laquelle  ils  se  succfe- 
dent  leur  ote  toute  espfece  de  vraisemblance*.  Comme  Shakes- 

1 .  Ceci  confirme  ce  que  nous  croyons  avoir  deja  dit  ailleurs :  la  grande  difference 


500  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

peare,  il  a  transporte  la  scene  de  la  place  publique  de  Rome 
dans  le  camp  des  Yolsques,  et  il  a  cm  qu'en  etablissant  ce  camp 
sous  les  murs  memes  de  la  ville,  la  possibilite  physique  d'y  con- 
duire  son  heros  dans  un  court  espace  de  temps  suffirait  pour 
conserver  a  Faction  1' unite  de  lieu  qu'il  pretend  ainsi  n' avoir 
point  violee.  On  eut  pardonne  a  M.  de  La  Harpe  d'oublier  des 
principes  que  le  bon  gout,  la  raison  et  surtout  la  vraisemblance, 
ame  de  toute  action  dramatique,  defendent  encore  mieux  que  ses 
preceptes,  si,  avec  les  defauts  du  Coriolan  de  Shakespeare  il  en 
eut  conserve  les  beautes ;  mais  telle  est  1' absence  totale  des 
moyens  dramatiques  dans  la  tete  de  ce  cel^bre  litterateur,  que, 
en  suivant  meme  pas  k  pas  le  plan  de  Shakespeare,  il  a  depouille 
son  ouvrage  du  mouvement,  de  I'interdt  progressif  et  attachant 
que  pr^sente  la  pi^ce  anglaise,  parce  qu'il  s'est  contente  de 
mettre  en  recit  tout  ce  que  son  modele  a  mis  en  action. 

On  pent  remarquer  qu'il  y  a  dans  une  sc6ne  du  cinquifeme 
acte  un  tr6s-beau  mouvement,  celui  ou  Veturie  aux  genoux  de 
son  fils  qui  lui  dit :  Vous  ci  mes  piedsl  6  del  I  lui  repond  : 

J'y  resterai,  barbare! 
J'expirerai  du  moins  en  dtendant  mes  bras 
Vers  mon  fils  r6volt6,  que  je  n'attendris  pas. 

II  est  vrai  que  ces  vers  sont  tout  entiers  dans  Timol^on^  mais 
des  enfants  morts  depuis  longtemps  pourraient-ils  reprocher  a 
leur  p^re  d'enrichir  de  leur  depouille  ceux  qui  naissent  apr^s 
eux  sous  une  etoile  plus  favorable? 

M.  de  La  Harpe  s'est  empresse  de  faire  imprimer  sa  tra- 
gedie  sur  le  succ^s  de  la  premiere  representation,  et,  dans  une 
preface  peu  modeste,  ildit  que  c'est  a  la  lecture  d'un  passage  de 
La  Motte,  cite  par  M.  de  Voltaire  dans  la  preface  de  VOEdipe  : 
«  Je  ne  serais  pas  ^tonne  qu'une  nation  sensee,  mais  moins 
amie  des  regies,  s'accommodat  de  voir  Coriolan  condamn^  a 
Rome  au  premier  acte,  recu  chez  les  Volsques  au  troisieme, 
assiegeant  Rome  au  quatrieme,  etc.,  »  qu'il   concut  I'idee  de 

qu'il  y  a  entre  le  theatre  anglais  et  le  notre,  c'est  qu'en  Angleterre  on  fait  courir 
le  spectateur  apres  les  evenements,  et  qu'en  France  aujourd'hui  ce  sont  les  He. 
nements  qui  courent  apr^s  le  spectateur.  Des  deux  mani^res  quelle  est  la  plus 
vraisemblable  ?  Corneille  et  Racine  eussent  d6cid6  sans  doute  que  ce  n'est  ni  I'une 
ni  I'autre.  (Meister.) 


MARS    1784.  501 

Iraiter  ce  sujet  et  la  possibilite  de  ramener  les  evenements  de 
plusieurs  mois  a  la  vraisemblance  des  vingt-quatre  heures  et  k 
Tunite^  qu'exigent  nos  convenances  theatrales ;  mais  la  tragedie 
de  Shakespeare,  anterieure  de  plus  d'un  si^cle  a  ce  qu'a  ecrit 
I'auteur  d'LieSy  a  offert  a  M.  de  La  Harpe  des  donnees  qui  ont 
seiTi  plus  officieusement  son  talent  pour  la  tragedie  que  les  trois 
ou  quatre  lignes  de  La  Motte,  auquel  M.  de  Voltaire  avait  re- 
pondu  «  qu'il  ne  concevait  pas  qu'un  peuple  sense  et  eclaire  ne 
fut  pas  ami  des  regies  toutes  puisees  dans  le  bon  sens  et  toutes 
faites  pour  son  plaisir....,  et  qu'il  voyait  trois  tragedies  dans  le 
plan  indique  par  La  Motte  ».  L'opinion  de  M.  de  Voltaire  n'avait 
pas  besoin  du  poids  que  ^M.  de  La  Harpe  vient  d'y  aj  outer  par 
I'execution  de  ce  plan  pour  la  rendre  absolument  decisive ;  et  si 
I'auteur  ne  trouve  pas  dans  son  Coriolan,  ou  celui  de  Shakes- 
peare qui  est  le  meme,  trois  tragedies,  il  est  au  moins  prouv6 
que  ce  sujet,  concu  d'apres  ce  plan,  offre  trois  evenements  qui 
ne  peuvent  paraitre  vraisemblables  et  interessants  qu'autant 
qu'on  leur  verra  donner  I'espace  de  temps  que  demande  le  deve- 
loppement  des  circonstances  qui  les  determinent  et  la  distance 
des  lieux  ou  ils  doivent  necessairement  se  passer. 

Le  style  de  cette  nouvelle  tragedie  a  paru  en  general  d'un 
ton  trop  declamatoire.  Les  longues  tirades  dont  M.  de  La  Harpe 
a  compose  son  dialogue  rappellent  d'autant  mieux  nos  harangues 
de  college  que  c'est  presque  to uj ours  dans  I'histoire  de  Goriolan 
que  Ton  prend  les  sujets  que  Ton  donne  a  traiter  a  nos  jeunes 
rhetoriciens  pour  les  former  a  ce  genre  de  composition.  La  ver- 
sification en  est  souvent  faible  et  souvent  ampoulee,  ses  periodes 
offrent  a  chaque  instant  ces  phrases  incidentes  et  parasites  qui 
en  ralentissent  le  mouvement,  detournent  I'attention  de  I'idee 
principale,  et  ne  produisent  qu'une  bouffissure  d'expression 
dont  la  magie,  quelquefois  imposante  au  theatre,  tombe  toujours 
il  la  lecture.  On  reste  convaincu,  en  lisant  cette  tragedie,  que 
I'auteur  I'a  faite  a  la  hate ;  c'est  la  troisieme  dont  M.  de  La 
Harpe  nous  gratifie  en  moins  de  dix-huit  mois,  et  celle-ci  prouve 
plus  que  jamais  combien  la  nature  a  refuse  k  ce  litterateur, 
d'ailleurs  tres-estimable,  le  genie  qui  conceit  une  action  thea- 
trale,  la  raison  qui  en  dispose  I'ensemble  et  en  prepare  I'inter^t 
progressif  depuis  la  premiere  sc^ne  jusqu'au  denoument,  enfin 
cette  force  et  cette  sensibilite  que  I'ame  seule   donne,  et  qui 


502  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

seule  r^pand  la  vie  sur  toutes  les  parties  d'un  ouvrage  drama- 
tique. 

—  La  reine,  dit-on,  ayant  demande  des  couplets  a  M.  le 
vicomte  de  Segur,  celui-ci  s'en  defendit  d'abord ;  mais  Sa 
Majeste  ayant  insiste  en  ajoutant  :  Vous  n'avez  qvCh  me  dire  mes 
viriteSy  il  lui  chanta  les  vers  que  voici  : 


LES    ON-DTT, 
CHANSON. 

Air  :  Mon  pdre  etait  pot,  ma  mere  4tait  broc,  etc. 

Voulez-vous  savoir  les  on-dit 
Qui  courent  sur  Themire  ? 
On  dit  que  parfois  son  esprit 
Parait  etre  en  d61ire. 

Quoi  I  de  bonne  foi  ? 

Oui,  mais,  croyez-moi, 
EUe  sait  si  bien  faire, 

Que  sa  ddraison, 

Fussiez-vous  Caton, 
Aurait  I'art  de  vous  plaire. 

On  dit  que  le  trop  de  bon  sens 

Jamais  ne  la  tourmente ; 
Mais  on  ditqu'un  seul  grain  d'encens 
La  ravit  et  Tenchante. 
Quoi!  de  bonne  foi  ? 
Oui;  mais,  croyez-moi, 
Elle  sait  si  bien  faire, 
Que  meme  les  dieux 
Descendraient  des  cieux 
Pour  Pencenser  sur  terre. 

Vous  donne-t-elle  un  rendez-vous 

De  plaisir  ou  d'afifaire ; 
On  dit  qu'oublier  I'heure  et  vous 
Pour  elle  c'est  mis^re. 

Quoi!  de  bonne  foi? 

Oui;  mais,  croyez-moi, 
Se  revoit-on  pr^s  d'elle. 

On  oublie  ses  torts; 

Le  temps  meme  alors 
S'envole  ^  tire-d'aile. 


MARS    178Zi.  503 


Sans  r^goisme  rien  n'est  bon, 

C'est  1^  sa  loi  supreme  : 
Aussi  s'aime-t-elle,  dit-on, 
D'une  tendresse  extreme. 
Quoi!  de  bonne  foi? 
Oui;  mais,  croyez-moi, 
Laissez-lui  son  s^^st^me; 
Peut-on  la  blamer 
De  savoir  aimer 
Ce  que  tout  le  monde  aime? 


Un  6veque  de  grandemise, 
Et  dont  le  nom  me  reviendra, 
Payait  du  tr^sor  de  TEglise 
Une  actrice  de  I'Op^ra. 
Tandis  qu'a  Paris,  a  Versailles, 
Pour  edifier  ses  ouailles, 
11  faisait  chaudement  sa  cour 

A  I'Amour, 
Un  mot,  lache  dans  une  th^se 
Sur  Torigine  des  pouvoirs, 
L'appelle  dans  son  diocese. 
Notre  grave  pr61at,  fiddle  k  ses  devoirs, 
S'en  fut  prendre  cong6  de  sa  belle  Ther^se. 
On  se  jura  fidelite, 
Foi  d'ap6tre  et  d'honnetefemme; 
Mais  centre  les  serments  faits  dans  la  volupt6 
Bien  souvent  Ton  proteste,  et  le  pJaisir  reclame 
Les  douceurs  de  la  liberty. 
L'6veque  part,  un  abb6  lui  succ^de, 

Un  Juif  aprds  est  ecoute, 
Puis  mylord  Spleen,  qui  la  prend  pour  remede 
Par  ordre  de  la  Faculte; 
Preuve  que  le  plaisir  est  bon  pour  la  sante. 
Milord  des  medecins  remplissait  la  formule, 
Quand  I'^veque  revint,  jeunant  depuis  deux  mois. 

II  ouvre  le  boudoir Quel  affront!  il  recule, 

Et,  t^moin  du  forfait,  il  elfeve  la  voix. 
Mais  Th6r6se,  avec  assurance, 
Lui  dit  :  «  Galmez  votre  fureur. 
A  la  cour  de  Venus  il  n'est  point  de  dispense. 

1.  Ce  conte,  dont  Meister  nc  nomme  pas  I'auteur,  a  6t6  mis  sur  le  comptc  de 
Boufflers  par  les  Memoires  secrets,  20  mars  J78i.  (T.) 


504  CORRESPONDANCE    LITTfiRAIRE. 

Apprenez  que  dans  la  rigiieur 
Une  Hialtresse  est  libre  apr^s  trois  jours  d'absence. 

Ce  b^n^fice,  monseigneur, 
Quoique  k  simple  tonsure,  exige  residence.  » 


EPIGRAMME 

SUR    l'eXPJSrIENCE    DE     M.   BLANCHARD,    DU    2    MARS, 

QUI    N'A     £t£    QU'uNE     r£p]?.TITION    DE    CELLE 

DE     MM.    CHARLES     ET    ROBERT,    MAIS    DONT    LA    SOUSCRIPTION 

A    VALU     ENCORE    A    l'AUTEUR 

QUARANTE    A    CINQUANTE  MI LLE    LIVRES ^ 

Au  Champ  de  Mars  il  s'61eva, 
Au  champ  voisin  il  s'abaissa ; 
Charge  d'argent  il  resta  1^. 
Messieurs,  sic  itur  ad  astra  *. 

—  On  a  donne  sur  le  Theatre- Italien,  leOmars,  la  pre- 
miere et  la  derniere  representation  dHAriste  pu  les  Bangers  de 
VMucation^  comedie  en  cinq  actes,  en  prose,  par  M.  d'Orfeuil, 
ancien  comedien  de  province. 

Une  mere  plus  faihle  que  tendre,  un  p6re  grondeur,  mais 
cedant  toujours  aux  volont^s  de  sa  femme,  un  fils  d*un  carac- 
I6re  violent,  accoutume  k  faire  tout  ceder  a  ses  caprices,  et  qui 
est  amoureux  d'une  jeune  personne  que  I'infortune  a  reduite  h 
etre  femme  de  chambre  dans  la  maison,  ce  sont  les  principaux 
personnages  de  cette  triste  imitation  de  Mdanide,  de  la  Gou- 
vemante  et  de  tant  d'autres  comedies  de  ce  genre.  L'intrigue  en 
a  paru  si  romanesque,  les  scenes  d'une  longueur  si  assommante, 
le  style  si  lache  et  si  platement  verbeux,  qu'ilfaut  admirer  I'in- 

1.  II  avait  annonce  qu'il  sc  dirigerait  i  volonte  par  le  moyen  des  ailes  et  du 
gouvernail  dont  il  avait  arm6  sa  gondole;  mais,  au  moment  oCi  il  se  pr^parait  k 
partir  avec  le  benedictin  dom  Pech,  son  compagnon  de  voyage,  un  jeune  officier  de 
rficole  militaire  s'^tant  elance  dans  le  petit  bateau  dans  I'intention  de  les  accom- 
pagner,  la  violence  qu'il  fallut  employer  pour  Ten  faire  sortir,  I'affluence  et  le 
tumulte  qu'occasionna  cette  etrange  scene,  eurent  bient6t  bris6  tous  les  agres  du 
nouveau  vaisseau.  Le  pauvre  M.  Blanchard,  reduit  a  partir  seul,  prive  de  tous  ses 
moyensde  direction,  n'a  paruvoguer  centre  le  vent  que  parce  qu'il  a  trouv6  a  une 
certaine  Elevation  des  courants  d'air  opposes  a  ceux  qui  r^gnaient  dans  ce  moment 
sur  la  terre.  Parti  du  Champ  de  Mars  a  midi  et  demi,  il  estdescendu,  vers  les  deux 
heures,  sur  le  chemin  de  Paris  a  Versailles,  pres  la  verrerie  de  Sevres.  (Meister.) 

2.  C'est  la  devise  des  billets  distribues  aux  souscripteurs.  (Id.) 


MARS    178/j.  505 

dulgence  du  public  d'en  avoir  bien  voulu  supporter  la  represen- 
tation jusqu'a  la  fin. 

—  Histoire  de  la  dermire  rivolution  de  SuMe,  contenant 
le  recit  de  ce  qui  s'est  passi  dans  les  trois  dernUres  diHes^  et  un 
precis  de  V histoire  de  SuMe,  etc. ,  traduit  de  I'anglais  de  Charles- 
Francois  Sheridan,  ecuyer-secretaire  de  la  Grande-Bretagne  en 
Suede.  Un  volume  in-8°.  Londres,  1783.  M.  Lescene-Desmai- 
sons  nous  a  donne,  il  y  a  quelques  annees,  une  Histoire  de  la 
dernier e  revolution  de  Suede  *^  qui  n'etait  qu'un  extrait  informe 
de  I'ouvrage  de  M.  Sheridan,  dont  nous  avons  I'honneur  de  vous 
annoncer  ici  la  traduction  complete,  en  regrettant  seulement 
qu'elle  ne  soit  pas  aussi  bien  ecrite  qu'elle  parait  exacte  et 
fidele. 

Les  considerations  de  M.  Sheridan  sur  le  gouvernement  qui 
s'etabht  dans  ce  royaume  apres  la  mort  de  Charles  XII  laissent 
apercevoir,  des  Torigine  de  cette  constitution  bizarre,  les  pre- 
miers germes  du  principe  qui  devait  tot  ou  tard  la  detruire  ou 
en  necessiter  la  reforme.  En  voyant  ce  systeme  de  liberte  s'elever 
sans  mesure  avec  toute  la  violence  et  toute  la  precipitation  du 
pouvoir  le  plus  absolu,  on  est  tente  de  croire  que  ce  systeme  fut 
concu  dans  la  tete  de  quelque  economiste  ou  de  quelque  abbe 
de  Mably,  tant  il  parait  eloigne  de  toute  espece  de  vue  raison- 
nable  et  sur  les  circonstances  qui  precederent  cette  epoque,  et 
sur  le  caractere,  I'habitude  et  les  besoins  de  la  nation.  M.  She- 
ridan montre  fort  bien  que,  dans  le  moment  meme  ou  le  despo- 
tisme  du  senat  fut  parvenu  a  son  comble,  il  ne  pouvait  se  main- 
tenir  aux  yeux  du  peuple  sans  lui  presenter  sans  cesse  le  fantome 
de  la  royaute  comme  I'organe  de  ses  volontes,  le  soutien  des  lois 
et  de  la  puissance  publique. 

L'auteur  peint  des  couleurs  les  plus  vives  I'etat  deplorable 
ou  la  Su^de  se  trouvait  reduite  par  tons  les  abus  d'une  aristo- 
cratie  aussi  corrompue  qu'injuste  et  tyrannique. 

C'est  au  milieu  de  toutes  ces  agitations  qu'un  prince,  a 
I'age  de  vingt-cinq  ans,  osa  former  le  noble  projet  d'etre  le  pre- 
mier citoyen  de  sa  patrie,  et  d'aflranchir  tout  a  la  fois  son  trone 
et  son  pays.  Seul  il  forma  ce  noble  projet,  et  plus  heureux  que 


1.  Paris,  1781,  in-S".  Le   livrc   de  Sheridan  a  et6  traduit  par  J.-M.  Bruyset, 
libraire  k  Lyon.  Voir  prec6demment,  p.  106. 


506  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

Henri  IV,  plus  heureux  encore  que  Wasa,  son  ai'eul  et  son  mo- 
dule, il  I'executa  sans  qu'il  en  ait  coute  un  regret  a  la  vertu,  une 
larme  a  I'humanite ;  ce  fut  le  triomphe  d'une  volonte  juste  et 
ferme,  d'un  caractere  aussi  grand  que  sensible,  d'une  eloquence 
aussi  douce  que  puissante,  mais  encore  plus  le  triomphe  d'un  de 
ces  elans  de  courage  dont  I'ame  des  heros  est  seule  susceptible, 
et  qui  suffit  pour  faire  reconnaitre  leur  empire.  G'est  cette  inspi- 
ration divine  que  Ton  sent  dans  ce  premier  discours  du  roi  a  ses 
gardes  :  «  Je  suis  oblige  de  defendre  ma  propre  liberte  et  celle 
du  royaume  contre  1' aristocratic  qui  regne.  Voulez-vous  m'etre 
fideles  comme  vos  ancetres  I'ont  ete  a  Gustave  Wasa  et  a  Gus- 
tave-Adolphe  ?  alors  je  risquerai  ma  vie  pour  votre  bien  et  celui 
de  mon  pays.  » 

On  ne  pent  lire  sans  attendrissement  le  recit  de  toutes  les 
preuves  de  clemence,  d'humanite,  d'attention  sensible  et  deli- 
cate que  donna  ce  jeune  roi  dans  la  fameuse  journee  qui  decida 
de  la  liberte  de  son  trone  et  de  sa  patrie. 

Plus  on  est  touche  des  vertus  deployees  dans  la  conduite 
de  cette  heureuse  revolution,  puis  on  frdmit  en  reflechissant  a 
toutes  les  circonstances  qui  pouvaient  en  arr^ter  le  succ^s.  La 
nuit  meme  qui  preceda  la  fameuse  journee,  le  roi  vint  a  1' Arsenal 
pour  le  visiter,  et  donna  ordre  au  soldat  de  le  laisser  entrer ;  le 
soldat  le  refusa  :  «  Sais-tu  k  qui  tu  paries?  lui  dit  le  roi.  —  Je  le 
sais,  reponditle  soldat ;  mais  je  sais  aussi  quel  est  mon  devoir,  m 
Si  Pecuyer  du  palais,  par  un  motif  semblable,  eut  refuse  au  roi 
les  chevaux  dont  il  avail  besoin  pour  se  transporter  dans  tons 
lesquartiers  de  Stockholm  etse  faire  entendre  du  peuple  assem- 
ble dans  la  place  publique,  cette  seule  opposition  eut  sufii  peut- 
etre  pour  troubler  les  mesures  les  mieux  combinees.  On  n'y 
voyait  plus  aucun  parti,  ni  pour  la  patrie  ni  pour  la  constitu- 
tion, ni  pour  le  trone  ;  sous  pretexte  de  defendre  les  libertes  de 
I'fitat  contre  une  vaine  ombre  de  royaute,  on  ne  disputait  plus 
en  effet  que  pour  savoir  quel  serait  I'etranger  dont  il  convenait 
de  preferer  I'esclavage.  Le  senat  n'etait  pour  ainsi  dire  qu'une 
ar^ne  ou  I'habilete  des  negociateurs  russes  et  anglais  luttait 
avec  plus  ou  moins  de  succes  contre  les  subsides  de  la  France 
et,  si  Ton  pent  croire  a  I'impartialite  de  M.  Sheridan,  cette  der- 
ni6re  puissance  fut  meme  prete  a  succomber  malgre  tons  les 
avantages  que  lui  donnalent  d'anciennes  liaisons  et  des  services 


MARS   1784.  507 

encore  assez  reels  puisque,  selon  lui,  les  ministres  d'Angleterre 
et  de  Russie  avaient  deja  reussi,  sans  de  nouveaux  subsides,  a 
detacher  des  interets  de  la  France  la  plus  grande  parti e  des 
deputes  de  la  Di^te. 


COUPLET    DE    FEU    M.    PIRON, 

AU    NOM    DE  M.    LE    COMTE    DE    SAI  NT -FLORENTIN, 
A    MADAME    SABBATIN. 

Que  le  temps  n'ait  la  victoire 
Sur  nous  de  loin  ni  de  pres ; 
Bergere,  si  tu  veux  m'en  croire, 
Nous  ne  vieillirons  jamais. 
La  fontaine  de  Jouvence 
Se  trouve  chez  les  Amours. 
Aimons-nous  avec  Constance, 
Nous  rajeunirons  toujours. 

—  On  a  donne,  le  jeudi  18,  sur  le  theatre  de  la  Gomedie- 
Italienne,  la  premiere  representation  de  Theodore  et  Paulin, 
opera-comique  en  trois  actes,  parole  de  M.  Desforges,  auteur  de 
Tom  Jones  a  Londres,  musique  de  M.  Gretry. 

L'intrigue  de  cette  piece  est  aussi  mal  concue,  quant  a  la 
marche  dramatique,  qu'elle  est  invraisemblable  quant  aux  moeurs 
et  a  toutes  les  conventions  recues  dans  la  societe.  Ge  triste  drame 
n'eut  surement  pas  ete  acheve  s'il  n'eut  pas  offert  de  temps  en 
temps  quelques  scenes  assez  piquantes  entre  la  jeune  servante 
et  un  certain  Andre  qu'elle  aime  de  tr^s-bonne  foi,  mais  qui  n'en 
est  pas  moins  jaloux  de  mons  La  Fleur. 

La  musique  de  ces  sc6nes-la  respire  la  fraicheur,  les  graces, 
Toriginalite,  la  verite  naive  et  spirituelle  qui  caracterisent  si  heu- 
reusement  la  plupart  des  productions  de  M.  Gretry;  mais  tout  ce 
que  debitent  les  autres  personnages  ne  lui  a  inspire  que  des 
chants  aussi  froids  que  la  morale  ridicule  et  fastidieuse  dont  le 
poete  a  charge  leur  role.  M.  Gretry  a  eu  le  bon  esprit  de  retirer 
la  pi^ce  apres  la  premiere  representation,  et  de  resister  avec  le 
meme  courage  aux  soUicitations  des  comediens  et  a  celles  de 
r auteur  des  paroles,  qui  voulaient  en  risquer  une  seconde. 

Plusieurs  airs  detaches  de  cet  opera,  quoiqu'il  n'ait  ete  donne 


508  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

qu*une  seule  fois,  ont  ete  executes  depuis  dans  differents  con- 
certs, et  y  ont  toujours  ete  vivement  applaudis. 

—  Tdephe,  endouze  livres,  avec  cette  epigraphe  :  Et  quorum 
pars  magna  fui.,.  (Virg.)  Un  petit  volume  in-8%  par  M.  Pech- 
meja  (on  prononce  Pemeja),  auteur  d'un  £loge  de  Colbert^  qui 
a  obtenu  Yaccessit  du  prix  de  I'Academie  francaise  %  remport^ 
par  M.  Necker  en  1773,  d'un  petit  pamphlet  plein  d'esprit  et  de 
raison  contre  les  detracteurs  des  administrations  provinciates  ^  et 
de  quelques  morceaux  inseres  dans  la  premiere  edition  de  YHis- 
toire  philosophiqiie  et  politique  de  I'abbe  Raynal,  entre  autres 
de  I'eloquente  diatribe  sur  le  commerce  des  n^gres,  etc.  De  la 
m^me  province  que  le  cel^bre  historien  des  deux  Indes,  a  son 
arrivee  k  Paris  il  se  vit  d'abord  reduit  a  faire  le  triste  metier  de 
precepteur.  Le  mauvais  etat  de  sa  sante  et  la  modicite  de  sa 
fortune  le  determin^rent  ensuite  k  se  retirer  a  Saint-Germain-en- 
Laye,  aupr^s  de  son  ami  le  docteur  Dubreuil.  G'est  dans  cette 
retraite  qu'il  congut,  il  y  a  huit  ou  neuf  ans,  la  premiere  id6e  de 
I'ouvrage  que  nous  avons  Thonneurde  vous  annoncer,  et  ce  n'est 
que  I'automne  passe  qu'il  s'est  senti  la  force  de  I'achever.  Plu- 
sieurs  grandes  dames,  M'""  de  La  Marck,  de  Beauvau,de  Tesse, 
qui  passent  une  partie  de  I'annee  k  Saint-Germain,  et  qui  ont 
rendu  depuis  longtemps  aux  qualites  personnelles  de  I'auteur  la 
justice  qui  leur  est  due,  ont  bien  voulu  prendre  I'ouvrage  sous 
leur  protection,  et  se  sont  chargees  d'en  faire  la  fortune.  Quoi- 
qu'elles  n'aient  pu  lui  gagner  tons  les  suffrages  qu'il  leur  parais- 
sait  meriter,  elles  ont  su  lui  procurer  du  moins  I'eclat  d'une  c6l6- 
brit6  qu'il  n'eut  gu^re  obtenue  s'il  n'eut  paru  dans  le  monde 
que  port6  sur  ses  propres  ailes. 

En  demandant  k  I'auteur  quel  est  Tobjet  qu'il  s'est  propose 
dans  la  composition  de  cet  ouvrage,  peut-6tre  I'embaiTasse- 
rait-on  beaucoup.  Gen'estpas  sans  doute  pour  s'amuser  lui-meme, 
encore  moins  ses  lecteurs,  qu'il  a  pris  a  tache  de  rassembler  de 
toutes  parts  tant  d'idees  et  tant  d' images  6galement  tristes  sur  la 
destin^ede  I'homme,  sur  I'injustice  de  1' oppression,  sur  la  neces- 
site  d'etre  vertueux  et  le  pen  de  bonheur  que  Ton  pent  esperer 
de  la  vertu  m^me  la  plus  pure. 


i.  Voir  tome  X,  p.  296. 

2.  Voir  pr6c6demment,  p.  10. 


MARS   1784.  509 

Si  T^Uphe  avait  ete  moins  prone,  on  se  dispenserait  volon- 
tiers  d'en  dire  davantage;  mais  I'esp^ce  de  sensation  que  ce  livre 
a  paru  faire  dans  plusieurs  societes  exige  de  notre  impartiality 
une  critique  plus  etendue  et  plus  reflechie.  Tel  qu'il  est,  et  malt 
gr6  le  p6che  originel  qu'on  vient  de  lui  reprocher,  on  croi- 
devoir  assurer  d'abord  tons  ceux  qui  auront  une  resolution  assez 
opiniatre  pour  le  lire  d'un  bout  a  I'autre  qu'ils  y  reconnaitront 
non-seulement  I'ouvi'age  d'un  homme  d' esprit,  mais  encore  celui 
d'une  ame  tres-honnete  et  tres- sensible ;  qu'ils  se  trouveront 
meme  quelquefois  dedommages  de  leurs  efforts  par  d'heureux 
details,  par  des  beautes  de  style  d'un  ordre  sup6rieur,  par  des 
pages  entieres  d'une  Eloquence  forte  ettouchante. 

On  a  vu  dans  nos  bureaux  d' esprit  des  acad^miciens  et  des 
femmes  academiques  oser  mettre  Telephe  a  cote  de  TeUmaque, 
et,  si  on  les  eut  fach6s,  tout  prets  a  le  placer  au-dessus  de 
cat  immortel  chef-d'oeuvre;  mais  serait-ce  la  peine  d'examiner 
s^rieusement  une  comparaison  aussi  ridicule?  Celle  qu'on  pour- 
rait  faire  de  cet  ouvrage  avec  SHhos^  les  Incas,  la  CyropMie 
de  Ramsay,  serait  moins  disproportionnee ;  a  les  comparer  ce- 
pendant  sans  prevention  pour  I'auteur  de  TiUphe,  ne  trouve- 
rait-on  pas  dans  le  roman  de  I'abbe  Terrasson,  tout  mal  ecrit 
qu'il  est,  beaucoup  plus  d'idees,  une  morale  plus  interessante 
et  plus  variee,  avec  infmiment  plus  d'imagination  ?  Ne  serait-on 
pas  force  de  convenir  encore  que  les  Incas,  quelque  ennuyeuses 
qu'en  soient  plusieurs  parties,  presentent  un  objet  tout  autre- 
ment  interessant,  des  tableaux  .bien  plus  neufs,  des  contrastes 
plus  heureux,  une  philosophie  plus  douce  et  plus  interessante  ? 
Quoique  le  Cyrus  de  Ramsay  ne  soit  qu'une  imitation  tr^s- 
faible  et  tr^s-mesquine  d'un  ouvrage  qui  n'aura  pas  plus  de 
vrais  imitateurs  qu'il  n'a  eu  de  vrais  modules,  n'avouera-t-on  pas 
aussi  que  la  fiction  en  est  plus  claire,  si  ce  n'est  pas  plus  atta- 
chante,  au  moins  plus  raisonnable  et  plus  suivie?  Si  Ton  voulait 
s'obstiner  a  comparer  des  productions  qui  ne  sont  gu^re  faites 
pour  entrer  en  comparaison,  il  faudrait  dire  que  les  Incas  sont 
le  TiUmaque  du  si^cle  encyclopedique,  et  TiUphe  celui  de  la 
confrerie  des  6conomistes.  A  la  bonne  heure ! 

Qu'il  nous  soit  permis  de  terminer  cet  article  par  une  folie ; 
elle  a  eu  assez  de  succ^s  pour  etre  comparee  k  ces  gens  qui 
n'etaient  pas  faits  pour  etre  recus  dans  la  bonne  compagnie, 


510  CORRESPONDANGE    LITT^RAIRE. 

mais  qu'on  y  trouve  cependant,  parce  qu'un  heureux  hasard 
les  a  mis  a  la  mode;  c'est  le  calembour  d'une  femme  d' esprit 
(M™^  Pourrat)  dont  les  moeurs,  le  ton  et  le  gout  se  sont  formes 
dans  la  societe  de  nos  gens  de  lettres,  et  nommement  de  M.  de 
La  Harpe.  «  Que  pensez-vous,  lui  disait-on,  de  T^^phe?  —  De 
TiUphe?  repondit-elle ;  mais  qu'il  y  a  tel  F  que  j'aimerais  beau- 
coup  mieux  que  cela.  » 

Pour  I'intelligence  dece  mot,  il  est  bon  de  savoirque  TeUphe 
est  la  traduction  d'un  mot  grec  qui  signifie  perfection. 


AYRIL. 

M.  Mesmer  ne  pouvait  prendre  un  moment  plus  favorable 
pour  publier  son  dernier  Mdmoire  sar  la  d^couverte  du  magn^- 
tisme  animal.  Jamais  I'attention  publique  ne  s'etait  fixee  encore 
avec  autant  de  complaisance  sur  cette  admirable  decouverte. 
Depuis  que  plusieurs  personnes,  dont  I'opinion  est  d'un  certain 
poids,  se  sont  declarees  hautement  en  sa  faveur,  le  magnetisme 
occupe  toutes  les  tetes ;  on  est  etourdi  de  ses  prodiges,  et  si  Ton 
se  permet  de  douter  encore  des  effets  plus  ou  moins  salutaires 
que  pent  produire  1' application  de  ce  nouvel  agent,  on  n'ose  plus 
nier  au  moins  son  existence ;  on  parait  assez  generalement  d' ac- 
cord sur  les  singuliferes  merveilles  de  sa  puissance.  Plus  de  cent 
personnes  de  tons  les  ordres  de  la  societe  se  sont  reunies  pour 
acheter  du  sieur  Mesmer  son  secret  et  ses  procedes  au  prix 
modique  qu'il  avait  exige,  il  y  a  quelques  annees,  du  gouverne- 
ment,  c'est-a-dire  au  prix  de  cent  mille  ecus;  chaque  souscrip- 
teur  paye  cent  louis.  Douze  lecons  suffisent  pour  etre  initie  dans 
ces  nouveaux  myst^res ;  mais  on  ne  pent  y  etre  admis  sans  avoir 
ete  agree  par  les  souscripteurs  actuels.  Le  chevalier  de  Ghas- 
tellux  est  le  president  du  comite.  On  compte  au  nombre  des  pre- 
miers adeptes  quelques  academiciens ,  plusieurs  medecins,  les 
personnes  les  plus  connues  de  la  ville  et  de  la  cour,  M.  de 
Noailles,  M.  de  Montesquiou,  M.  de  La  Fayette,  M.  de  Ghoiseul- 
Gouffier,  M.  de  Puys^gur,  etc.  Quant  au  Memoire  que  nous  avons 
I'honneur  de  vous  annoncer,  il  n'offre  sur  la  theorie  meme  du 


AVRIL    1784.  511 

inagnetisme  qu'un  petit  nombre  de  propositions  de  la  metaphy- 
sique  la  plus  embrouillee,  et  qui  ressemblent  auxanciennes  reve- 
ries de  la  science  cabalistique.  On  y  renouvelle  le  systeme  de 
r influence  des  corps  celestes  sur  la  terre  et  les  corps  animes ; 
le  fluide  universellement  repandu  est,  dit-on,  le  moyen  de  cette 
influence ;  son  action  reciproque  est  souniise  a  des  lois  mecaniques 
inconnues  jusqu'a  present,  et  ses  effets  peuvent  etre  consideres 
comme  le  flux  ei  le  reflux.  Le  reste  de  la  brochure  est  consacre 
uniquement  a  1' explication  des  motifs  qui  forcerent  le  sieur 
Mesmer  a  quitter  Vienne  en  1777.  G'est  a  I'arrivee  de  la  demoi- 
selle Paradis  ^  que  nous  devons  probablement  une  apologie  ou 
I'histoire  de  cette  jeune  virtuose  occupe  le  premier  rang. 

Fille  d'un  pere  et  d'une  mere  attaches  a  I'imperatrice-reine, 
la  demoiselle  Paradis  devint  aveugle  a  I'age  de  deux  ans.  On  avait 
essaye  en  vain  tons  les  secours  de  I'art  pour  lui  rendre  la  vue. 
Son  pere  et  sa  m^re  la  confierent,  a  I'age  de  quatorze  ans,  au 
sieur  Mesmer,  qui  depuis  quelques  ann6es  annoncait  a  la  Faculte 
de  Vienne  son  importante  decouverte,  sans  que  ni  cette  Faculte, 
ni  le  premier  medecin  de  la  cour,  M.  Stoerck,  voulussent  y  croire, 
ni  meme  s'occuper  des  moyens  proposes  par  le  sieur  Mesmer 
pour  la  constater.  II  pretend,  dans  ce  Memoire,  lui  avoir  rendu 
la  vue  pendant  quinze  jours;  il  assure  qu'elle  ne  I'a  reperdue  que 
par  la  violence  que  lui  firent  son  pere  et  sa  m^re  pour  I'arracher 
de  chez  lui  malgreelle;  que  cette  nouvelle  cecite  fut  la  suite  d'un 
coup  violent  a  la  tete  qu'elle  recut  dans  cette  scene  plus  que 
singuliere,  meme  dans  le  recit  qu'en  fait  le  sieur  Mesmer.  On 
apergoit  clairement,  a  travers  tons  les  voiles  specieux  dont  il 
cherche  a  envelopper  cette  histoire,  que  le  gouvernemeiit  impe- 
rial prit  la  liberte  de  le  traiter  comme  un  charlatan,  et  lui  ordonna 
en  consequence  de  quitter  Vienne  assez  brusquement.  Ce  fut 
Paris  que  M.  Mesmer  choisit  pour  y  propager  plus  heureusement 
sa  doctrine ;  il  eut  le  bon  esprit  de  calculer  que  ce  grand  theatre, 
qui  renferme  encore  plus  de  dupes  et  d' imbeciles  que  de  gens 
d' esprit,  etait  precisement  le  theatre  de  TEurope  sur  lequel  il 
etablirait  tot  ou  tard  et  la  fortune  du  magnetisme  et  la  sienne. 

1.  Nous  la  possedons,  depuis  trois  semaines,  au  Concert  spirituel.  Son  talent 
sur  le  clavecin,  malgre  sa  cecite  absolue,  est  la  chose  du  monde  la  plus  etonnante; 
mais  il  y  a  lieu  de  croire  que  son  apparition  k  Paris  dans  cet  instant  n'a  pas  dii 
causer  au  sieur  Mesmer  la  surprise  la  plus  agreable.  (MEisTEn.) 


512  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

II  y  arriva  en  1778,  annonca  sa  decouverte  avec  assez  d'eclat, 
fit  des  defis  aux  medecins,  et  ne  trouva  pas  notre  Faculte  plus 
empressee  k  s'instruire  que  celle  de  Vienne.  Le  sieur  Deslon  fut 
le  seul  des  docteurs  de  la  Faculte  qui  suivit  les  operations  du 
sieur  Mesmer,  etudia  ses  principes  et  ses  procedes,  defendit 
publiquement  son  syst^me,  et  merita  par  la  d'etre  annonce  par 
I'inventeur  de  cette  decouverte  comme  participant  autant  que  lui 
du  pouvoir  de  magii^tiser,  Nos  journaux  etaient  inondes  alors  de 
lettres  flatteuses  que  s'ecrivaient  et  le  maitre  et  I'^lfeve;  mais  la 
Faculte,  le  gouvernement,  le  public  se  bornaienta  lire  les  eloges 
que  ces  messieurs  faisaient  mutuellement  de  leurs  succ^s  et  de 
leurs  talents ;  la  salle  des  traitements  etablie  par  Mesmer  restait 
h.  pen  pr6s  d^serte. 

Fatigue  d'un  accueil  qui  devenait  de  plus  en  plus  contraire 
k  ses  vues,  le  nouveau  thaumaturge  parut  vouloir  renoncer  k 
faire  jouir  la  France  d*un  bienfait  qu'elle  dedaignait;  il  crut  ou 
feignit  de  croire  que  I'Angleterre  I'accueillerait  d'une  mani^re 
plus  profitable,  et  que  ce  peuple,  k  qui  tout  ce  qui  est  neuf,  tout 
ce  qui  porte  un  grand  caract^re  de  singularite  est  presque  sur  de 
plaire,  accepterait  ses  offres  avec  empressement.  11  passa  done  a 
Londres.  Son  disciple  Deslon  crut  alors  devoir  consoler  Paris  du 
depart  de  son  maitre  en  formant  un  etablissement  de  traitement 
mesm^rien,  Une  figure  interessante,  soutenue  encore  des  avan- 
tages  de  la  jeunesse  et  des  graces  de  1' esprit,  avait  merite  a 
Deslon  la  protection  de  quelques  femmes  de  lettres  de  la  seconde 
classe.  Files  essay 6rent  de  faire,  en  faveur  de  leur  protege,  une 
reputation  au  magnetisme  animal ;  elles  crurent  que  le  role  de 
sectatrices  et  de  proneuses  d'une  decouverte  aussi  miraculeuse 
pouvait  leur  faire  autant  d'honneur  que  le  succ^s  de  certains 
ouvrages,  la  consideration  de  certains  hommes  de  lettres  en 
avaient  fait  sou  vent  aux  femmes  de  lettres  du  premier  ordre. 
Elles  se  determin^rent  k  suivre  les  traitements  de  Deslon,  et 
entratnerent  a  leur  suite  plusieurs  jeunes  candidats  de  la  litte- 
rature,  destines  par  elles  a  etre  les  successeurs  imm6diats  des 
Voltaire,  des  Jean-Jacques,  des  Diderot,  des  Montesquieu  et  des 
Buffon;  ils  furent  condamnes,  sous  peine  de  n' avoir  jamais 
aucune  celebrite,  a  faire  celle  du  magnetisme  animal.  L'entre- 
prise  de  Deslon  prit  d^s  lors  une  esp^ce  de  consistance.  Bientot 
des  hommes  et  des  femmes,  dont  Tennui  et  la  satiete  des  plaisirs 


AVRIL   1784.  513 

avaient  fletri  les  organes  et  detendu  la  fibre,  se  laisserent  per- 
suader que  les  vapeurs  surtout  cedaient  aux  precedes  mesme- 
riens;  que  du  moins  ils  trouveraient  chez  Deslon,  dans  une 
societe  de  quelques  hommes  et  de  quelques  femmes  ci  esprit, 
une  sorte  de  distraction.  Le  disciple  de  Mesmer  eut  bientot  la 
douceur  de  voir  son  traitement  suivi  par  une  vingtaine  de  per- 
sonnes  qui  venaient  essay er  d'en  obtenir  des  convulsions  a  dix 
louis  par  mois. 

Le  nombre  s'en  accroissait  d'une  nianiere  tr^s-satisfaisante 
pour  Deslon,  lorsque  Mesmer,  que  la  Societe  royale  de  Londres 
avait  accueilli  moins  favorablement  encore  que  les  Facultes  de 
medecine  de  Yienne  et  de  Paris,  apprenant  le  succes  de  son 
eleve,  crut  ne  devoir  pas  se  borner  a  dire  :  Sic  vos  non  vobis 
nidificatis  aves-^  il  repassa  bientot  le  detroit  de  Calais,  accourut 
a  Paris,  et  son  premier  soin  fut,  comme  de  raison,  d' accuser 
d'infidelite  et  surtout  d' ignorance  un  eleve  qui,  a  peine  instruit 
de  sa  doctrine  et  de  ses  principes,  osait  magnetiser  sans  son 
attache  et  surtout  pour  son  seul  et  prive  compte.  II  pria  le  public, 
par  la  voie  des  journaux,  de  se  mefier  du  meme  homme  dont 
six  mois  auparavant  il  avait  exalte  les  profondes  connaissances 
et  vante  1' aptitude  a  operer  sur  le  magnetisme  animal.  II  prit  en- 
suite  une  maison,  y  etablit  un  traitement,  et  convaincu  de  I'ex- 
cellence  des  moyens  secondaires  employes  par  son  eleve,  Mesmer 
s'attacha  deux  ou  trois  femmes  de  lettres  d'un  nom  et  d'une  im- 
portance superieure  a  celles  qui  avaient  fait  la  reputation  de 
Deslon. 

Ni  le  maitre  ni  le  disciple  ne  faisaient  aucune  cure;  mais 
chaque  jour  voyait  eclore  de  part  et  d' autre  des  pamphlets  dont 
le  piquant,  en  amusant  la  malignite  publique,  eveillait  insensi- 
blement  une  curiosite  que  I'importance  meme  de  la  pretendue 
decouverte  n' avait  encore  pu  exciter  jusqu'alors.  Mais  si,  d'un 
cote,  cette  guerre  entre  les  chefs  servait  a  propager  la  foi  au 
magnetisme,  d'un  autre,  cette  division  jetait  un  peu  de  ridicule 
sur  la  doctrine  meme,  et  la  rivalite  des  maitres,  en  les  forcant 
de  diminuer  a  I'envi  leprix  du  traitement  pour  obtenir  la  prefe- 
rence, reduisait  presque  a  rien  les  produits  du  bienfait  qu'ils  en- 
tendaient  administrer  a  Thumanite,  au  moins  autant  pour  leur 
profit  que  pour  son  plus  grand  avantage.  Des  considerations  si 
puissantes  rapprocherent  le  maitre  et  I'eleve,  la  paix  fut  juree; 
XIII.  33 


5U  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

Deslon  consentit  a  transporter  son  traitement  et  ses  malades 
chez  Mesmer,  et  a  partager  avec  lui  le  produit  net  d'une  mani- 
pulation qui  parait  n'exiger  d' autre  rnise  en  avant  que  celle  d'un 
baquet  rempli  d'eau  et  de  quelques  barres  defer.  Gette  reunion, 
si  necessaire  pour  accrediter  d'une  mani^re  profitable  le  magne- 
tisme  animal,  ne  put  6tre  de  longue  duree ;  il  fut  impossible  de 
reunir  et  de  faire  vivre  en  paix  des  femmes  qui  avaient  travaille 
en  concurrence  a  la  reputation  de  Deslon  et  a  celle  de  Mesmer ; 
elles  ne  pouvaient  se  pardonner  la  rivalite  de  leurs  pretentions  : 
les  mesmdriennes  semblaient  n'admettre  que  par  condescendance 
les  desloniennes  a  I'honneur  de  partager  avec  elles  le  traitement 
de  Mesmer ;  celles-ci  conservaient  pour  celui  qu'elles  regardaient 
comme  leur  ouvrage,  et  qui  restait  I'idole  de  leur  amour-propre, 
des  preferences  et  une  predilection  qui  leur  faisaient  refuser 
d'autres  soins  que  ceux  de  Deslon.  En  vain  les  maitres  s'etaient 
reunis,  il  existait  toujours  entre  ces  diflerents  sectaires  un  ton 
d'aigreur  auquel  succederent  bientot  des  reproches  de  toute 
esp^ce,  et  qui  se  terminerent  enfin  par  des  scenes  aussi  vives 
que  scandaleuses.  Elles  forc^rent  Mesmer  et  Deslon  a  se  separer 
de  nouveau,  et  de  nouveau  les  journaux  furent  remplis  des  recri- 
minations du  maitre  et  du  disciple.  Ces  pamphlets,  qui  fixaient 
toujours  I'attention  sur  le  magnetisme,  n'empechaient  pas  que  le 
traitement  de  Deslon  ne  fut  plus  suivi  que  celui  de  Mesmer. 
II  imagina  alors  un  coup  qui,  en  decidant  promptement  sa  propre 
fortune,  oterait  a  Deslon  les  moyens  de  faire  la  sienne  a  ses  de- 
pens.  11  offrit  de  decouvrir  les  secrets  du  magnetisme  a  un  norabre 
determine  de  souscripteurs,  moyennant  cent  louis  par  tete.  Cette 
souscription,  proposee  tr^s-inutilement  deux  ans  auparavant, 
vient  de  recevoir  aujourd'hui  I'accueil  le  plus  favorable.  Pour  en 
arreter  le  succes,  Deslon  avait  eu  cependant  le  soin  de  donner  au 
public,  dans  une  grande  lettre  signee  par  un  M.  de  Montjoie  *,  le 
precis  le  plus  emphatique  de  la  theorie  de  Mesmer  et  de  ses  pro- 
cedes. 

Nous  touchons  au  moment  de  la  solution  de  ce  probleme,  et 
r Europe,  qui,  depuis  douze  ans,  ne  cesse  d'entendre  parler  du 
magnetisme  animal,  va  savoir  enfin  s'il  faut  decerner  des  cou- 

1.  Cette  longue  lettre  a  et6  inseree  dans  le  Journal  de  Paris.  C'est  un  galimatias 
digne  des  apotres  de  I'ancien  gnosticisme,  des  Zinzendorf,  des  Jacques  Boehm,  etc. 
(Meister.) 


AVRIL   1784.  515 

ronnes  ou  le  pilori  au  nouveau  Paracelsei.  La  souscription  de 
cent  mille  ecus  qu'il  demandait  pour  donner  son  secret  est  rem- 
plie  et  au  dela ;  I'argent  en  est  depose  chez  un  notaire.  Plus  de 
cent  personnes  de  tons  les  rangs  et  de  tons  les  etats  vont  etre 
instruites  de  1' existence  du  magnetisme  animal  et  des  procedes 
par  lesquels  Mesmer  opere  les  prodiges  qu'on  en  raconte.  D'un 
autre  cote,  Deslon,  a  qui  la  publicite  de  cette  decouverte  enleve 
un  etat  assez  lucratif,  vient  d'obtenir  du  gouvernement  de 
nommer  une  commission  pour  en  examiner  la  theorie  et  les  pro- 
cedes.  Cette  commission  sera  composee  de  quatre  medecins  de  la 
Faculte,  de  quatre  membres  de  la  Societe  royale  de  medecine.  et 
de  quatre  academici ens  de  1' Academie  des  sciences.  Cette  demarche 
de  la  part  de  Deslon  semble  confirmer  au  moinsT existence  de  cet 
agent  universel.  L'on  attend  avec  impatience  le  resultat  du  tra- 
vail de  cette  commission. 

—  C'est  le  jeudi  11  mars  qu'on  a  donne,  pour  la  premiere 
fois,  sur  le  Theatre-Francais,  le  Jaloux,  comedie  en  vers  libres 
et  en  cinq  actes,  de  M.  Rochon  de  Chabannes,  auteur  d'Heureu- 
sement^  de  la  Manie  des  arts,  >  d'Hylas  et  Silvie,  des  Amants 
gdndreux,  de  V Amour  francais^  du  Seigneur  hienfaisant^  etc. 

Ene  comedie  de  caract^re  en  cinq  actes  est  toujours  un  ou- 
vrage  tres-difiicile,  et  le  devient  encore  davantage  lorsque  les 
traits  les  plus  saillants  d'un  caractere  ont  deja  ete  presentes 
dans  des  chefs-d'oeuvre  tels  que  \Ecole  des  femmes  et  celle 
des  Maris ^  sans  compter  tant  d'autres  tuteurs  jaloux  qui  ne 
sont  que  de  faibles  copies  des  originaux  de  Moliere  ^  M.  Ro- 
chon Fa  tres-bien  senti,  et,  pour  peindre  sous  de  nouveaux  traits 


1.  On  sait  que  Paracelse  cut  la  pretention  de  fonder  une  nouvelle  ecole  de 
mddecine  sur  les  ruines  de  celle  d'Hippocrate  et  de  Galien.  (Meister.) 

2.  De  toutes  les  pieces  de  notre  theatre  qui  portent  le  titre  du  Jaloux,  il  n'en 
est  aucune  qui  ait  eu  un  grand  succes.  Le  Jaloux  de  M.  Bret  ne  fut  donne  que 
quatre  fois ;  celui  de  Baron  n'a  jamais  ete  repris ;  le  Jaloux  desabuse  de  Campis- 
tron  n'est  pas  reste  au  theMre,  et  n'eut  dans  la  nouveaute  que  huit  ou  dix  repre- 
sentations; celui  de  Dufresny  tomba  a  la  premiere;  le  Jaloux  satis  amour  de 
M.  Imbert  a  ete  abandonne  a  la  cinquieme  ou  sixieme.  etc.  Ce  sujet  n'est  pas  ea 
effet  aussi  heureux  qu'il  pent  le  paraitre  au  premiier  aper^u;  la  jalousie  estplutot 
im  malheur  qu'un  travers,  et,  sous  quelque  point  de  vue  qu'on  essaje  d'envi- 
sager  cette  passion,  on  la  trouvera  toujours  bien  moins  susceptible  de  ridicule 
que  de  haine  ou  de  piti6.  II  n'y  a  que  les  jaloux  qu'on  aime  a  voir  duper  dont  on 
puisse  rire;  et  voila  pourquoi  les  tuteurs  jaloux  de  leur  pupille  sont  de  tous  les 
jaloux  au  thelitre  ceux  qui  ont  le  mieux  reussi.  (Id.) 


516  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

cette  faiblesse  du  coeur  humain,  il  a  choisiun  jeunehomme  aussi 
passionnement  amoureux,  aussi  interessant  par  Texc^s  meme  de 
son  amour,  qu'il  est  ridicule  par  sa  defiance  et  la  folie  de  ses 
soupcons. 

La  premiere  representation  de  cette  comedie  a  ete  tres- 
orageuse.  Une  sortie  contre  les  ballons  que  le  public  ne  veut  pas 
qu'on  plaisante  et  que  I'auteur  avait  mise  assez  maladroitement, 
au  second  acte,  dans  la  bouche  du  Jaloux,  a  commence  par  indis- 
poserle  parterre:  une  grande  tirade  de  vers  imites  de  Tibulle, 
que  disait  ensuite  le  Jaloux  pendant  le  sommeil  trop  prolonge  dela 
marquise,  a  fmi  par  impatienter  tous  les  spectateurs;  la  jalousie 
contre  un  bouquet  qu*il  trouvait  k  ses  pieds,  les  feuilles  de  roses 
dont  il  couvrait  le  sein  de  sa  maitresse,  les  comparaisons  qu'il 
en  faisait  avec  la  fraicheur  de  son  teint,  tous  ces  details  d'eglogue 
ont  paru  aussi  longs  que  deplaces ;  les  murmures  ont  meme  ete 
si  vifs  et  si  bruyants  que  le  sieur  Mole  s'est  cru  oblige  de 
s'avancer  surle  devant  de  la  scene  et  de  demander  au  public  s'il 
ordonnait  d'achever  ou  de  cesser  la  representation  de  I'ouvrage. 
Les  applaudissements  ayant  engage  les  acteurs  k  poursuivre,  le 
reste  de  la  piece  a  et6  ecoute  avec  assez  de  bienveillance ;  nous 
devons  a  la  presence  d'esprit  de  cet  excellent  acteur  le  succ^s 
d'une  comedie  qui  restera  vraisemblablement  au  theatre.  L'au- 
teur,  desole,  voulait  absolument  la  retirer ;  il  a  cede  aux  conseils 
de  quelques  amis,  et  a  consenti  a  une  seconde  representation,  en 
faisant  tous  les  retranchements  indiques  par  le  public.  La  piece 
a  ete  fort  accueillie  le  second  jour,  et  ce  succ^s  parait  se  sou- 
tenir,  tandis  que  Coriolan,  si  applaudi  a  la  premiere  representa- 
tion, vient  de  tomber  des  la  neuvieme  au  profit  des  Comediens. 

Le  caract^re  du  Jaloux  a  paru  en  general  Men  saisi;  sa 
jalousie,  quoique  souvent  outree  et  quelquefois  assez  mal  mo- 
tivee,  est  toujours  interessante.  L'auteur  aurait  pu  se  dispenser 
cependant  de  representer  la  comtesse  d'abord  en  amazone ;  en  ne 
la  faisant  paraitre  qu'en  habit  d'homme,  il  eut  justifie,  ce  me 
semble,  plus  raisonnablement  les  soupcons  du  Jaloux,  et  le  public 
se  flit  peut-etie  prete  davantage  a  I'erreur  du  chevalier.  Le  sieur 
Mole,  charge  de  ce  role,  a  rendu  les  divers  mouvements  de  ten- 
dresse,  d'inquietude,  de  jalousie  et  de  fureur  qui partagent  tour  k 
tour  le  coeur  de  cet  amant  jaloux,  avec  une  superiorite  qui  ajoute 
encore  a  I'idee  qu'il  nous  avait  donnee  jusqu'ici  de  I'etendue,  de 


AVRIL  178^.  517 

I'energie  et  de  la  variete  de  son  talent.  Le  caractere  de  la  mar- 
quise est  bien  concu  :  toujours  sensible  etraisonnable,il  contraste 
tres-heureusement  avec  celui  du  chevalier.  Gelui  de  la  comtesse, 
joue  si  naturellement  par  M"*  Raucourt,  ne  manque  point  de 
gaiete:  on  eut  desire  cependant  qu'il  tint  davantage  a  Taction 
generale.  L'auteur  Ty  aurait  pu  Her  d'une  mani^re  piquante  en 
prononcant  mieux  son  attachement  pour  Valsain,  et  en  opposant 
le  tableau  d'un  amour  insouciant  etgai  a  I'amour  plus  que  serieux 
de  la  marquise  et  du  chevalier.  Le  role  du  baron  a  paru  au  moins 
tres-insignifiant. 

A  quelques  tirades  prfes,  dont  la  maniere  est  precieuse  et 
recherchee,  le  style  de  cette  comedie  est  facile;  il  a  meme  quel- 
quefois  de  I'elegance  et  de  la  grace ;  quoique  le  dialogue  ne  soit 
pas  toujours  dans  la  verite  des  convenances  et  du  ton  de  la  so- 
ciete,  il  est  au  moins  rapide,  aninie,  plein  de  traits  heureux,  et 
respire  souvent  une  sensibilite  douce  et  aimable. 

—  G'est  le  mardi  27  qu'on  a  vu  paraitre  enfm,  surle  Theatre- 
Francais,  la  Folle  Joiirnee^  ou  le  Manage  de  Figaro,  cette 
celebre  comedie  de  I'illustre  Beaumarchais,  ballottee  depuis  deux 
ans  par  la  censure ;  arretee  au  moment  ou  les  comediens  se  pre- 
paraient  a  en  distribuer  les  roles,  repetee  ensuitepour  etrejouee 
seulement  sur  le  theatre  des  Menus ;  def endue,  a  1' instant  meme 
de  la  representation,  de  la  maniere  la  plus  eclatante  et  avec  ces 
formes  que  le  pouvoir  du  trone  n'emploie  ordinairement  que  dans 
les  affaires  dont  I'importance  semble  m^riter  de  faire  intervenir 
des  ordres  particuliers  revetus  du  nom  et  de  la  toute-puissance  de 
la  majeste  royale. 

Lorsque  nous  eumes  I'honneur  de  vous  rendre  compte  de  la 
representation  que  M.  de  Vaudreuil  avait  fait  donner  de  cette 
comedie  a  Gennevilliers,  nous  eumes  celui  de  vous  annoncer  en 
meme  temps  que  le  succes  de  cette  representation  ne  serait  pas 
toujours  perdu  pour  cette  capitale.  Nous  etions  bien  instruits 
cependant  que  la  plupart  des  spectateurs  de  Gennevilliers  avaient 
declare  la  piece  tr^s-immorale  et  absolument  inadmissible  sur  un 
theatre  public ;  mais  nous  avions  calcule'  la  puissance  et  les  res- 
sources  du  genie  de  M.  Garon  de  Beaumarchais ;  nous  savions 
qu'il  redoutait  bien  moins  tout  le  mal  que  Ton  pouvait  dire  de 
son  ouvrage,  que  I'entier  oubli  auquel  les  derniers  ordres  du  roi 
semblaient  le  condamner ;  la  representation  de  Gennevilliers  Tavait 


518  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

tire  de  cet  oubli,  et  c'etait  la  tout  ce  que  desirait  Tauleur  du 
Manage  de  Figaro.  Son  adresse,  une  fecondite  de  moyens  tout 
prets  a  se  plier  au  temps,  au  caractere  des  personnes  et  des  cir- 
constances,  une  tenacite  dontl'audace  n'a  point  d'exemple,  tout 
nous  garantissait  que  ses  ressources  et  son  imperturbal)le  opinia- 
trete  seraient  plus  qu'en  raison  des  obstacles  et  des  difficultes  que 
lui  opposerait  le  gouvernement ;  que  tant  d' obstacles  et  de  diffi- 
cultes ne  serviraiens  meme  qu'a  aiguillonner  son  amour-propre ; 
car  M.  de  Beaumarchais,  avec  bien  plus  de  raison  que  tant 
d'autres  auteurs  dramatiques ,  s'etait  dit  depuis  longtemps  : 
((  L'Europe  enti^re  a  les  yeux  ouverts  sur  mes  Noces  et  sur  moi ; 
I'honneur  de  mon  credit  tient  a  ce  qu'elles  soient  jouees,  elles  le 
seront ;  »  et  I'evenement  vient  de  justifier  I'opinion  qu'il  avait  de 
ses  forces,  opinion  que  nous  n'avons  jamais  cesse  de  partager 
avec  tout  le  respect  que  peuvent  inspirer  la  profondeur  et  la 
sublimite  de  ses  ressources. 

Le  detail  historique  de  toutes  les  intrigues  auxquelles  il  doit 
avoir  eu  recours  pour  faire  jouer  sa  piece,  le  choix  et  la  diver- 
site  des  ressorts  qu'il  a  fait  mouvoir  pour  I'emporter  en  quelque 
mani^re  et  sur  Tautorite  du  gouvernement  et  sur  celle  de  I'opi- 
nion publique,  seraient  sans  doute  un  cours  de  negociations  assez 
piquant,  assez  curieux ;  mais  lui  seul  sait  tout  ce  qu'il  a  eu  a 
faire  et  tout  ce  qu'il  a  fait  pour  reussir  dans  une  si  haute  entre- 
prise.  Nous  savons  seulement  que  M.  le  garde  des  sceaux  et 
M.  le  lieutenant-general  de  police  se  sont  constamment  opposes 
a  la  representation  du  Mariage  de  Figaro  j  quec'est  M.  le  baron 
de  Breteuil,  dans  I'origine  assez  prevenu  lui-meme  centre  I'ou- 
vrage,  qui  a  fait  retirer  les  ordres  du  roi  qui  I'avaient  si  solen- 
nellement  proscrit;  qu'avant  de  s'y  interesser,  ce  ministre  a 
voulu  en  entendre  une  lecture  a  laquelle  ont  assiste  quatre  ou 
cinq  hommes  de  lettres,  tels  que  MM.  Gaillard,  Ghamfort,  Ru- 
Ihiere,  etc. ;  que  le  sieur  de  Beaumarchais,  qui,  dans  cette  seance, 
avait  debute  par  annoncer  qu'il  se  soumettait  sans  reserve  a  tons 
les  retranchements,  a  toutes  les  corrections  dont  ces  messieurs 
trouveraient  son  ouvrage  susceptible,  a  fini  par  en  defendre  les 
moindres  details  avec  une  adresse,  une  force  de  logique,  une  se- 
duction de  plaisanterie  et  de  raisonnement  qui  ont  ferme  la 
bouche  a  ses  censeurs  et  conserve  les  Noces  de  Figaro ^  a  quelques 
mots  pres,  telles  qu'on  les  avait  repetees  aux  Menus,  On  pretend 


AVRIL  1784.  519 

que,  dans  cette  seance,  tout  ce  qu'a  dit  M.  de  Beaumarchais 
pour  I'apologie  de  son  ouvrage  I'emportait  infiniment,  par 
I'esprit,  par  roriginalite,  par  le  comique  meme,  sur  tout  ce  que 
sa  nouvelle  comedie  ofTre  de  plus  ingenieux  et  de  plus  gai.  Au 
reste,  jamais  piece  n'a  attire  une  affluence  pareille  au  Theatre- 
Francais ;  tout  Paris  voulait  voir  ces  fameuses  Noces\,  et  la  salle 
s'est  trouvee  remplie  presque  au  moment  ou  les  portes  ont  ete 
ouvertes  au  public ;  a  peine  la  moitie  de  ceux  qui  les  assiegeaient 
depuis  huit  heures  du  matin  a-t-elle  pu  parvenir  a  se  placer ;  la 
plupart  entraient  par  force  en  jetant  leur  argent  aux  por tiers. 
On  n'est  pas  tour  a  tour  plus  humble,  plus  hardi,  plus  empresse 
pour  obtenir  une  grace  de  la  cour  que  ne  I'etaient  tons  nos  jeunes 
seigneurs  pour  s' assurer  d'une  place  a  la  premiere  representa- 
tion de  Figaro  I  plus  d'une  duchesse  s'est  estimee,  ce  jour-la, 
trop  heureuse  de  trouver  dans  les  balcons,  ou  les  femmes  comme 
il  faut  ne  se  placent  guere,  un  mechant  petit  tabouret  a  cote  de 
M""  Duthe,  Garline  et  compagnie. 

Le  Manage  de  Figaro  a  eu  des  la  premiere  representation  un 
succes  prodigieux.  Ce  succes,  ,qui  se  soutiendra  longtemps,  est 
du  principalement  a  la  conception  meme  de  I'ouvrage,  concep- 
tion aussi  folle  qu'elle  est  neuve  et  originale.  C'est  un  imbroglio 
dont  le  fil,  facile  a  saisir,  amene  cependant  une  foule  de  situa- 
tions egalement  plaisantes  et  imprevues,  resserresanscesseavec 
art  le  noeud  de  I'intrigue,  et  conduit  enfin  a  un  denoument  tout 
a  la  fois  clair,  ingenieux,  comique  et  naturel,  merite  qu'iln'etait 
pas  aise  de  soutenir  dans  une  piece  dont  la  marche  est  aussi 
etrangement  compliquee.  Achaque  instant,  Taction  semble  toucher 
k  sa  fm,  a  chaque  instant  I'auteur  la  renoue  par  des  mots  presque 
insignifiants,  mais  qui  preparent  sans  effort  de  nouvelles  scenes, 
et  replacent  tous  les  acteurs  dans  une  situation  aussi  vive,  aussi 
piquante  que  celles  qui  Tout  precedee.  C'est  par  cette  marche 
tout  a  fait  inconnue  sur  la  scene  francaise,  et  dont  les  theatres 
espagnol  et  italien  of  Trent  meme  assez  peu  de  bons  modeles,  que 
I'auteur  est  parvenu  a  attacher  et  a  amuser  les  spectateurs  pen- 
dant le  long  espace  de  trois  heures  et  demie  qu'a  dure  la  repre- 
sentation de  sa  piece. 

Quant  a  cette  immoralite  dont  la  decence  et  la  gravite  de  nos 
moeurs  a  fait  sonner  si  haut  le  scandale,  il  faut  convenir  que 
I'ouvrage  en  general  n'est  pas  du  genre  le  plus  austere ;  c'est  le 


520  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

tableau  des  moeurs  actuelles,  celui  des  moeurs  et  des  principes 
de  la  meilleure  compagnie ;  et  ce  tableau  est  fait  avec  une  har- 
diesse,  une  naivete  qu'on  pouvait  a  taute  rigueur  se  dispenser 
de  porter  sur  la  scene,  si  le  but  d'un  auteur  comique  est  de  cor- 
riger  les  vices  et  les  ridicules  de  son  siecle,  et  non  pas  de  se 
borner  a  les  peindre  par  gout  et  par  amusement.  M.  de  Beau- 
marchais,  en  nous  oflrant  le  caract^re  intrigant  et  sans  pudeur 
de  son  spirituel  et  adroit  Figaro ;  un  comte  Almaviva  degoute  de 
sa  femme^  seduisant  sa  cameriste,  pourchassant  encore  la  fille  de 
son  jardinier ;  un  page  beau  comme  I'Amour,  jeune  comme  lui, 
amoureux  de  la  comtesse,  et  brulant  de  desir  pour  toutes  les 
femmes  qu'il  voit;  une  comtesse  Almaviva  plus  tendre,  plus 
sensible  que  nos  usages  ne  permettent  aux  femmes  de  le  paraitre 
au  theatre,  et  surtout  aux  femmes  mariees;  en  rassemblant, 
dis-je,  tons  ces  personnages  ou  corrompus  ou  prets  a  I'etre,  en 
ne  les  entourant  que  d'une  troupe  d'imbeciles  ou  de  fripons, 
M.  de  Beaumarchais  n'a  surement  pas  eu  la  pretention  de  faire 
une  pi^ce  essentiellement  morale ;  mais  ne  trouve-t-on  pas  dans 
plusieurs  comedies  de  Regnard,  de  Le  Sage,  de  Dancourt,  dans 
quelques-unes  meme  de  celles  de  Moli^re,  des  situations  plus 
libres,  des  details  plus  licencieux?  Est-il  une  scene  plus  hasardee 
au  theatre  que  celle  ou  Tartuffe,  apr^s  avoir  ferme  la  porta, 
revient  a  la  femme  d'Orgon  et  la  pousse  contre  la  table  sous  la- 
quelle  s'est  cache  le  mari?  11  est  vrai  que  le  denoument  de  cette 
sc^ne  et  la  lecon  morale  qui  en  resulte  en  justifient  assez  la  li- 
cence; il  est  vrai  qu'elle  n' est  pas  prolongee  avecautant  de  com- 
plaisance et  de  volupte  que  celle  du  second  acte  des  Noces  de 
Figaro,  ou  le  charmant  petit  Cherubin  d'amour,  que  Ton  veut 
habiller  en  femme,  reste  si  longtemps  a  genoux  aux  pieds  de  la 
comtesse,  fixe  amoureusement  des  yeux  qu'elle  porte  sur  lui 
avec  la  langueur  la  plus  interessante,  se  laisse  degrafer  par  Suzon 
le  col  de  sa  chemise  et  en  retrousser  la  manche  jusqu'au  coude, 
pour  faire  dire  a  la  jeune  cameriste  :  Voyez,  madnme,  comme 
elle  est  blanche  et  finei  en  vdritd,  plus  blanche  que  la  mienne. 
On  a  trouve  plus  leste  encore  la  sc^ne  du  cinquieme  acte,  ou  le 
comte,  venant  au  rendez-vous  que  lui  a  donne  Suzon,  trouve  a 
sa  place  sa  femme,  ne  la  reconnait  point  et  1' engage  a  entrer 
avec  lui  dans  un  cabinet  du  jardin  ou  il  n'y  a  point  de  lumiere  : 
IS'importe,  dit-il,  nous  navons  rien  h  lire.  A  la  representation 


AVRIL    1784.  521 

cependant,  le  comte  ne  suit  point  la  pretendue  Suzon  dans  le  ca- 
binet, il  se  cache  dans  les  bosquets  qui  bordent  le  theatre;  cette 
precaution  sauve  presque  tout  ce  que  le  moment  pouvait  offrir 
de  trop  libre  a  des  spectateurs  qui  ne  permettent  pas  que  des 
rendez-vous,  meme  entre  maris  et  femmes,  fmissent  par  lesfaire 
disparaitre  ensemble  pour  laisser  a  notre  imagination  le  soin 
d'achever  le  tableau  que  la  coulisse  est  censee  nous  derober. 

Au  reste,  ce  ne  sont  assurement  pas  ces  situations  un  peu 
hasardees  et  quelques  traits  moins  licencieux  que  plaisants  qui 
ont  arrete  si  longtemps  la  representation  de  cette  comedie.  L'au- 
teur  s'y  est  permis  les  sarcasmes  les  plus  vifs  sur  tons  ceux  qui 
ont  eu  le  malheur  d' avoir  quelque  chose  a  demeler  avec  lui ;  il  a 
mis  dans  la  bouche  de  Figaro  la  plupart  des  evenements  qui  ont 
rendu  son  existence  si  singulierement  celebre ;  il  traite  avec  une 
hardiesse dont  nous  n'avions  point  encore  eu  d'exemple  les  grands, 
leurs  moeurs,  leur  ignorance  et  leur  bassesse ;  il  ose  parler 
gaiement  des  ministres,  de  la  Bastille,  de  la  liberte  de  la  presse, 
de  la  police  et  meme  des  censeurs ;  il  a  cru  devoir  a  ces  derniers 
une  marque  de  reconnaissance^  toute  particuliere,  et  c'est  un  trait 
ajoute  a  la  piece  depuis  la  repetition  faite  aux  Menus.  Yoila  ce 
qu'il  n'appartenait  qu'a  M.  de  Beaumarchais  d'oser,  et  d'oser 
avec  succ^s. 

Si  le  gouvernement  a  eu  le  bon  esprit  de  permettre  la  repre- 
sentation du  Mar  lag  e  de  Figaro^  sans  exiger  la  suppression  de 
quelques  gaietes  qui  au  fond  ne  peuvent  jamais  etre  fort  dan- 
gereuses;  si  M.  le  baron  de  Breteuil  a  cru,  ainsi  que  le  dit  Figaro, 
qu'il  n'y  a  que  les  petits  hommes  qui  redoutent  les  petits  ecrits, 
le  public  n'a  pas  ete  aussi  indulgent  pour  le  melange  inconce- 
vable  qu'offre  le  dialogue  de  cette  comedie,  des  traits  les  plus 
fins,  souvent  meme  les  plus  delicats,  avec  des  choses  du  plus 
mauvais  ton  et  du  plus  mauvais  gout ;  a  travers  les  ris  et  les  ap- 
plaudissements  universels  qu'excitaient  les  s^ituations  aussi  neuves 
que  veritablement  comiques  dont  ce  singulier  ouvrage  est 
rempli,  on  a  vu  le  parterre  saisir  avec  une  justesse  et  une  pres- 
tesse  de  tact  vraiment  admirables  la  plupart  des  endroits  con- 
damnes  d'avance  par  les  gens  de  gout,  aux  lectures  multipliees 
que  I'auteur  avait  faites  de  sa  piece.  M.  de  Beaumarchais  n'a 
pas  cru  devoir  resister  a  I'energie  avec  laquelle  le  public  lui  en 
a  demande  la  suppression. 


522  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

11  eut  manque  au  succes  de  Figaro,  et  surtout  a  la  reputa- 
tion de  son  auteur,  ce  qu'on  ne  refuse  guere,  a  Paris,  a  ceux  qui 
fixent  un  peu  Pattention  publique,  les  honneurs  de  Pepigramme. 
M.  le  chevalier  de  Langeac  est,  dit-on,  I'auteur  de  celle  que 
nous  avons  Phonneur  de  vous  envoyer,  et  qui  parut  le  lendemain 
de  la  seconds  representation  : 

Je  vis  hier,  du  fond  d'une  coulisse, 

L'extravagante  nouveaut6 

Qui,  triomphant  de  la  police, 
Profane  des  Fran^ais  le  spectacle  enchant^. 
Dans  ce  drame  efTronte,  chaque  acteur  est  un  vice  : 

Bartholo  nous  peint  Pavarice  ; 

Almaviva  le  s6ducteur, 

Sa  tendre  moiti6  Padultere, 

Et  "Double-Main  un  plat  voleur; 

Marceline  est  une  m^gere  ; 

Basile,  un  calomniateur ; 
Fanchette  Pinnocente  est  trop  apprivois6e  ; 
£t  le  page  d'amour,  au  doux  nom  Ch6rubin, 

Est,  i  vrai  dire,  un  fieflfe  libertin, 
Prot^g^  par  Suzou,  fille  plus  que  rus6e. 
Pour  Pesprit  de  Pouvrage,  il  est  chez  Bride-Oison. 
Mais  Figaro? Le  dr61e  k  son  patron 

Si  scandaleusement  ressemble, 

11  est  si  frappant,  quMl  fait  peur; 
Et  pour  voir  k  la  fin  tous  les  vices  ensemble 
Le  parterre  en  chorus  a  demand^  Pauteur. 

M.  de  Beaumarchais,  fort  au-dessus  d'une  gentillesse  de  ce 
genre,  n'en  a  point  pall,  il  a  meme  imagine  de  la  faire  servir  au 
triomphe  de  la  piece  et  a  celui  de  son  caractere  personnel :  il  en 
a  estropie  quelques  vers  et  surtout  le  dernier,  Pa  fait  imprimer, 
et  le  jour  de  la  quatrieme  representation  on  en  a  jete,  par  son 
ordre,  quelques  centaines  d'exempl aires  des  troisiemes  loges 
dans  le  parterre  ;  il  avait  eu  soin  de  le  garnir  de  tous  ses  amis  a 
qui  il  avait  annonce  que  ce  jour  verrait  eclore  la  cabale  la  plus 
violente  contre  son  innocent  ouvrage;  Tepigramme,  censee  jetee 
par  ses  ennemis,  a  ete  dechiree  par  les  spectateurs,  Pauteur  de 
Pepigramme  demande  a  grands  cris  et  condamne  d'une  voix 
unanime  a  Bicetre.  Gette  manoeuvre,  assez  nouvelleetbien  digne 
au  moins,  par  sa  singularite,  du  frere  germain  de  Figaro,  a  ete 


AVRIL  178^.  523 

executee  quelques  minutes  avant  le  lever  de  la  toile,  et  a  valu  a 
la  piece  plus  d'applaudissements  qu'elle  n'en  avait  encore  recu. 
Yoicirepigramme  revue  et  corrigee  par  M.  de  Beaumarchais  : 

Je  vis  hier,  du  fond  d'une  coulisse, 
L'extravagante  nouveaute 
Qui,  triomphant  de  la  police, 
Profane  des  Frangais  le  spectacle  ehonte. 
Dans  ce  drame  efifronte  chaque  acteur  est  un  vice  : 

Bartholo  nous  peint  Tavarice ; 

Almaviva  le  suborneur; 

Sa  tendre  moitie  I'adultere, 

Et  Double-Main  un  plat  voleur. 

Marceline  est  une  megere ; 

Basile,  un  calomniateur; 
Fanchette  Tinnocente  est  Men  apprivoisee; 

El  la  Suzo7i,  'plus  que  rusee, 

A  bien  I' air  de  g outer  du  page  favor i, 

Greluchon  de  madame^  et  mignon  du  mari. 
Quel  bon  ton,  quelles  mceurs  cette  intrigue  rassemble ! 
Pour  Tesprit  de  I'ouvrage,  il  est  chez  Bride-Oison. 
Mais  Figaro?....  Le  drole  a  son  patron 

Si  scandaleusement  ressemble, 

11  est  si  frappant  qu'il  fait  peur ; 
Et  pour  voir  k  la  fin  tons  les  vices  ensemble 
Des  badauds  achetes  ont  demand^  I'auteur. 

La  meme  idee  a  ete  remise  encore  en  couplets  sur  Fair  du 
vaudeville  qui  termine  la  piece  : 

Jadis  on  a  vu  Thalie, 

Jeune  et  d'assez  bonne  humeur, 

Se  permettre  la  saillie 

Sans  alarmer  la  pudeur. 

En  mauvaise  compagnie 

Elle  vit  sur  ses  vieux  jours ; 

Jugez-en  par  ses  discours.  {bis.) 

Mesdames,  plus  de  grimace, 

Plus  d'6ventail,  plus  d'h^las  ; 

On  pourra  vous  dire  en  face 

Ce  qu'on  vous  contait  tout  bas. 

Ge  n'est  que  changer  de  place. 

L'Amour  y  perd,  mais  enfin 

G'est  abreger  le  chemin.  {bis.) 


524  CORRESPONDANCE   LITT^RAIRE. 

Pres  de  cet  amas  grotesque 

De  brigands  et  de  catins, 

Parlant  en  style  burlesque 

De  leurs  projets  libertins, 

Pourquoi  d'un  ton  p6dantesque 

S'ecrier  :  Ah  !  quelle  horreur !.... 

C'est  rhistoire  de  Tauteur.  {bis.) 


Oui,  messieurs,  la  com6die 

Que  tout  Paris  applaudit 

Sans  erreur  nous  peint  la  vie 

Du  grand  homme  qui  la  fit. 

De  Timpudence  impunie 

On  admire  le  h6ros 

Sous  les  traits  de  Figaro.  (bis.) 

Toutes  ces  petites  honnetet^s  litteraires  n'empechent  pas  que 
le  Manage  de  Figaro  ne  continue  d' avoir  le  plus  grand  succ^s; 
il  est  tel  que  I'auteur  n'a  pu  s'empecher  de  dire  lui-meme  :  // 
y  a  quelque  chose  de  plus  fon  que  ma  pUce,  cest  le  sucrh. 
M"''  Arnould  I'avait  prevu  d^s  le  premier  jour.  Cest  un  ouvrage 
Li  tomber  cinquante  fois  de  suite.  On  assure  que  le  roi  avait 
compt6  que  le  public  la  jugerait  plus  sev^rement.  11  demanda 
au  marquis  de  Montesquieu,  qui  partait  pour  en  voir  la  premiere 
representation  :  «  Eh  bien,  qu'augurez-vous  du  succes?  —  Sire, 
j'espfere  qu'elle  tombera.  —  Et  moi  aussi,  »  lui  repondit  le  roi. 

M.  le  garde  des  sceaux  s'etant  continuellement  oppose  a  la 
representation  de  cette  comedie,  le  roi  dit  un  jour  devant  lui  : 
({  Vous  verrez  que  Beaumarchais  aura  plus  de  credit  que  M.  le 
garde  des  sceaux.  » 

Quelque  difficulte  qu'il  y  ait  presque  toujours  a  rendre  fide- 
lement  ce  qu'un  prince  laisse  echapper  dans  la  liberie  de  la  con- 
versation, comment  se  refuser  encore  a  conserver  ici  le  jugement 
tr^s-precis  qu'a  porte  de  cette  comedie  M.  le  comte  d'Artois?  Le 
roi  lui  ayant  demande  ce  qu'il  en  pensait  :  «  Faut-il  vous  le  dire, 
sire,  lui  repondit-il  a  I'oreille  (la  sc^ne  se  passait  dans  I'ap- 
partement  de  la  reine),  faut-il  vous  le  dire  en  deux  mots?  L'ex- 
pression,  I'intrigue,  le  denoument,  le  dialogue,  I'ensemble,  les 
details,  depuis  la  premiere  scene  jusqu'a  la  derniere,  c'est  du 

f et  puis  encore  du  f »  Le  roi  rit  beaucoup.  On  voulut 

savoir  le  mot;  I'impossibilite  de  le  repeter  tout  haut  suffit  sans 


AVRIL    1784-  525 

doute  pour  le  laisser  deviner.  Comment  une  comedie  faite  avec 
ce  fonds-la  ne  serait-elle  pas  un  ouvrage  de  genie  ? 

—  Le  Vicomte  de  Barjac^  ou  Memoir es  pour  servir  h  Vhis- 
loire  de  ce  siecte.  Deux  volumes  in-16.  A  Dublin  *.  G'est  un  me- 
lange de  peintures  fort  lestes  et  de  critiques  encore  plus  har- 
dies; on  en  pourra  juger  par  ce  leger  crayon  d'une  des  heroines 
de  I'ouvrage  dont  on  explique  ainsi  la  douce  philosophie  ;  «  G'est 
que,  s'il  est  glorieux  d'etre  belle,  il  est  bien  plus  flatteur  de 
passer  pour  philosophe,  d'avoir  I'ivresse  du  plaisir  et  les  hon- 
neurs  de  la  sagesse,  d'etre  tout  a  la  fois  f....  comme  un  ange  et 
respectee  comme  une  divinite,  etc.  »  Voici  le  resume  que  Tau- 
teur  fait  encore  lui-meme  des  principales  epoques  de  la  vie 
de  son  heros  : 

((  II  eutdoncsuccessivement  une  filled' Opera, qui  lui  ecrivait 
avec  chaleur  et  le  trompait  avec  adresse,  baisait  son  portrait  le 
jour,  et  la  nuit  son  rival ;  une  femme  de  la  cour,  qui  partagea  avec 
lui  son  lit  et  son  ecrin  :  c'etait  une  comtesse  qui  donnait  dans  les 
sciences  occultes,  et  qui  croyait  avoir  toutes  les  connaissances 
parce  qu'elle  avait  tons  les  gouts;  une  bergere  timide^  qui  lui 
promit  son  innocence  et  lui  donna  quelque  temps  apres  un  enfant 
dont  il  etait  pere  comme  elle  etait  vierge;  une  grande  dame,  qui 
en  devint  eperdument  amoureuse  et  le  prefera  a  tout,  excepte  a 
son  laquais,  etc.  » 

Apr6s  s'etre  permis  de  nommer  en  toutes  lettres  les  plus 
grands  personnages  de  I'Europe  qu'il  passe  en  revue  avec  une 
legerete  qui  tient  souvent  de  1' impertinence,  on  pent  etre  etonne 
que  I'auteur  se  soit  cru  oblige  a  ne  designer  que  par  les  lettres 
initiales  de  son  nom  «  un  Beaumarchais,  a  qui  Ton  ne  parlait 
pas  de  son  voyage  en  Espagne ,  un  Linguet  qui  datait  du  siecle 

1.  Les  litres  des  premieres  Editions  de  ce  livre  portent,  les  uns  :  par  I'auteur 
des  Liaisons  dangereuses ;  les  autres :  par  M.  C.  ,de  L.,  designant  ainsi  Ghoderlos 
de  La  Clos.  La  Bibliographie  des  ouvrages  relatifs  a  I'amour  consacre  au  Vicomte 
de  Barjac  une  note  que  compI6tent  le  Guide  de  MM.  Cohen  et  Mehl  et  VInterme- 
diaire  (10  et  25  Janvier  1880)  en  ce  qui  concerne  les  figures.  Quant  a  la  cle  don- 
n6e  par  une  edition  in-i8  et  dementie  par  Luchet  dans  les  Memoir  es  de  la  du- 
chesse  de  Morsheim  qui  font  suite  a  ce  roman,  elle  a  ete  reimprimee  dans  les 
Livres  d  cle  parQuerard  et  G.  Brunet  (Bordeaux,  1873,  in-S").  Meister  revile  ici  pour 
la  premiere  fois  les  noms  du  chevalier  de  I'lsle  (le  chansonnier  D...)  et  de  milord 
Gor  (un  6tre  amphibie),  celui-la  m6me  qui  avait  joue  un  role  assez  desagreable 
dans  I'existence  de  cette  «  pauvre  diablesse  »  de  M"'«  de  Luchet,  nee  Delonj  voir 
t.  IX,  p.  262. 


526  CORRESPONDANCE   LITTERAIRE. 

d' Alexandre,  et  ne  savait  pas  alors  que  le  barreau  etait  I'arene 
ou  il  devait  paraitre,  et  non  dans  les  champs  de  la  litlerature 
polemique;  un  FavierS  qui  a  massacre  tant  de  talents  et  fait 
repentir  la  nature  de  ce  qu'elle  lui  avait  prodigue ;  un  de  I'lsle, 
capitaine  de  dragons,  alors  chansonnier  grivois,  fabuliste  galant, 
devenu  depuis  une  maniere  de  grand  seigneur ;  un  certain  milord 
Gor'',  un  etre  amphibie,  moitie  Franc,  moiti6  Anglais,  quelque^ 
fois  honnete  homme,  quelquefois  fripon,  mystificateur,  joueur, 
espion,  et,  quoi  qu'en  dise  tout  Paris,  ordinairement  ennuyeux.  » 

Le  pretexte  pour  lequel  il  fait  parcourir  a  son  heros  toutes 
les  cours  de  I'Europe  est  le  beau  projet  de  chercher  un  pays  ou 
il  puisse  faire  adopter  le  sublime  plan  d' education  nationale  de 
M.  Philippon,  ouvrage  qui  a  concouru  cette  annee  a  I'Academie 
francaise  pour  le  prix  d'utilite.  II  se  trouve  econduit  partout; 
c'est  par  le  Danemark  qu'il  termine,  je  crois,  le  cours  de  ses 
voyages.  L'accueil  qu'il  y  re^ut,  dit  I'auteur,  le  dedommagea. 
M.  de  Golbery  lui  r^pondit  que  dans  ce  moment  «  les  lois  somp- 
tuaires  les  occupaient  beaucoup,  mais  des  qu'on  serait  accou- 
tume  a  ne  plus  manger,  a  ne  plus  boire,  a  ne  plus  rire,  on 
executerait  son  projet  »...  A  la  bonne  heure  ! 

L'auteur  s'est  permis  d'assez  mauvaises  plaisanteries  sur 
toutes  les  personnes  qui  jouent  en  ce  moment  un  role  important 
en  Europe;  il  les  connalt  au  moins  de  nom.  A  travers  cette  foule 
de  critiques  souvent  aussi  froides  qu'elles  sont  fausses  et  depla- 
cees,  on  ne  trouve  qu'un  eloge  sans  aucun  melange  de  sar- 
casmes,  c'est  eel ui  de  la  cour  de  Hesse-Gassel,  et  a  cette  heureuse 
distinction  il  serait  difficile  de  ne  pas  reconnaitre  le  triste  auteur 
de  YHistoire  d'OrWms,  de  la  Vie  de  Voltaire,  du  Pot-Pourri, 
de  cette  feuille  si  originate  et  pourtant  si  negligee,  ainsi  qu'il 
veut  bien  I'avouer  lui-meme,  enfin  M.  le  marquis  de  Luchet,  le 
bibliothecaire,  le  lecteur  du  landgrave,  le  secretaire  de  ses  acade- 
mies, le  conseiller  de  ses  finances  au  moins  pour  la  forme,  mais 
plus  serieusement  celui  de  ses  plaisirs  et  de  ses  fantaisies  litte- 
raires. 


\.  II  vient  de  mourir.  II  y  a  d'excellents  m^moires  de  lui  dans  le  d6p6t  des 
affaires  etrang^res.  II  a  Iravailld  longtemps  au  Journal  etranger  avec  MM.  I'abb^ 
Arnaud  et  Suard.  (Meister.) 

2.  Fils  d'un  negociant  de  Bordeaux,  en  dernier  lieu,  commis  de  M.  de  Sainte- 
Foix.  (Id). 


MAI   1784.  527 

Quelque  commun  que  soit  lefonds  de  ce  petit  roman,  quelque 
impudentes  qu'en  soient  souvent  les  critiques,  le  style  en  est 
au  moins  en  general  plus  facile  et  plus  leger  que  celui  des  autres 
ecrits  du  meme  auteur.  On  a  cru  que  la  hardiesse  et  la  mechan- 
Cete  tiendraient  lieu  d' esprit,  et  Ton  a  tache  de  remplacer  I'in- 
teret  par  des  images  voluptueuses  et  par  une  grande  variete  de 
portraits  et  de  tableaux  qui  se  succedent  assez  rapidement  pour 
ne  pas  laisser  a  I'attention  des  lecteurs  le  temps  de  les  juger 
avec  trop  de  severite. 

—  Costmnes  civils  actuels  de  tons  les  peuples  conniis,  des- 
sines  daprcs  nature^  graves  et  colories,  accompagnes  dun 
abrege  historique  de  leurs  coutumes,  mceurs,  religions^  sciences, 
arts,  commerce,  monnaies,  etc.,  par  M.  Jacques  Grasset  de  Saint- 
Sauveur.  Ouvrage  propose  par  souscription  ^ 

L' auteur  nous  annonce  que  cet  ouvrage  est  le  resultat  de  dix 
ans  de  voyages  et  d' observations.  Les  sources  ou  il  a  puise  pour 
suppleer  a  sa  propre  experience  sont  les  voyages  de  MM.  de 
Choiseul-Gouffier,  Bougainville,  Cook,  Raynal,  etc.  Le  prix  de 
chaque  cahier  est  de  h  francs, pour  les  souscripteurs  a  qui  Ton 
ne  demande  d' autres  avances  que  leur  engagement  par  ecrit  de 
prendre  et  de  payer  les  cahiers  en  les  recevant,  a  mesure  qu'ils 
paraitront. 

L' execution  des  gravures  du  premier  cahier  est  au  moins  fort 
mediocre,  mais  on  promet  que  la  suite  en  sera  plus  soignee.  II 
faudra  voir.  La  souscription  sera  prolongee  au  dela  de  I'annee 
en  faveur  de  I'etranger  et  sera  fermee  de  rigueur  dans  six  mois 
pour  Paris. 


MAI. 


L* Academic  royale  de  musique  a  donne,  le  lundi  26  avril, 
la  premiere  representation  de  T opera  des  Banaides,  paroles 
sous  le  nom  de  M***,  c'est-a-dire  de  M.  le  baron  de  Tschudi  et 
de  M.  le  Bailli  du  Rollet,  musique  sous  celui  de  MM.  Gluck  et 


1.  Publies  avec  la  collaboration  de  Sylvain  Marechal,les  Costumes  civils  actuels 
de  tons  les  peuples  forment  4  vol.  in^",  ornes  de  305  planches. 


528  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

Salieri,  compositeurs  des  spectacles  de  Sa  Majeste  Imperiale. 

Le  sujet  des  Danaidcs  est  le  meme  que  celui  de  la  tragedie 
d'Hypermnestre,  de  M.  Lemierre,  jouee,  pour  la  premiere  fois, 
il  y  a  vingt-six  ans%  et  distinguee  parmi  les  pieces  donnees  de- 
puis  cette  epoque  au  theatre  comme  une  de  celles  qu'on  y  voit 
reparaitre  le  plus  souvent  et  avec  le  succes  le  plus  soutenu.  La 
marche  de  I'opera  est  fort  dilTerente  de  celle  de  la  tragedie. 

Le  plan  de  cet  opera  est  de  M.  le  Bailli  du  Rollet,  auteur 
d'Alceste  et  d'lp/iigcmie  en  Aulide.  Le  baron  de  Tschudi,  auteur 
d'Echo  et  ISarcisse,  qui  en  a  fait  les  vers,  est  mort  subitement 
quelques  jours  avant  la  premiere  representation.  On  a  trouve 
cet  opera  plus  ennuyeux  encore  qu'atroce.  La  situation  des  prin- 
cipaux  personnages  ne  change  pas  depuis  le  second  acte  jus- 
qu'au  denoument,  et  le  peu  d'interet  qu'elle  inspire  est  trop 
souvent  suspendu  par  des  fetes  et  des  spectacles  qui  font  oublier 
perpetuellement  les  personnages  les  plus  interessants  du  sujet ; 
ainsi  Ton  pent  dire  que  I'auteur  a  mis  dans  le  fond  du  tableau 
precisement  ce  qu'il  convenait  de  presenter  aux  yeux  du  spec- 
tateur,  et  sur  le  devant  de  la  sc^ne  precisement  tout  ce  qu'il 
fallait  ne  lui  laisser  voir  que  dans  I'eloignement.  Get  opera  est 
moins  un  drame  lyrique  qu'une  pantomime  tragique  avec  une 
ou  deux  scenes  dans  chaque  acte  qui  en  expliquent,  mais  qui  en 
ralentissent  aussi  Taction.  Le  style  en  est  presque  toujours  dur 
et  sans  harmonie ;  mais  on  trouve  dans  quelques  parties  du  dia- 
logue de  la  chaleur,  du  mouvement  et  meme  de  la  rapidite. 

Quant  k  la  musique,  elle  avait  et6  annoncee  sous  les  noms 
collectifs  de  MM.  Gluck  et  Salieri,  et  elle  etait  attendue  par  les 
partisans  exclusifs  du  premier  avec  une  impatience  qu'irritait 
surtout  le  succes  eclatant  de  la  Didon  de  Piccini ;  mais  d6s  la 
premiere  representation  de  cet  opera  Ton  s'est  accorde  gen^- 
ralement  any  point  retrouver  la  touche  quelquefois  dure,  mais 
souvent  aussi  expressive  que  vigoureuse  du  celebre  auteur 
dHOrpMe^  d'IphigMe  et  d'Alceste,  Cette  opinion  a  ete  justifiee 
par  une  lettre  du  chevalier  Gluck  inseree  depuis  dans  le  Journal 
de  Paris  j  il  y  declare  que  la  musique  des  Banaides  appartient  en 
entier  a  M.  Salieri. 

A  I'originalite  de  1' intention  pr^s,  les   airs  de  I'opera  des 

1.  Voir  tome  IV,  p.  32,  37  et  107. 


MAI   1784.  529 

Banaides  sont  presque  tous  caiques  suu  les  grands  principes  de 
Gluck.  Lerecitatif,  si  important  dans  nos  drames  lyriques,  est  en 
general  vague,  sans  accent,  et  trop  souvent  coupe  par  des  traits 
d'orchestre  qui  le  rendent  froid  et  insignifiant.  Quelques  choeurs 
et  les  airs  de  danse  sont  la  partie  la  plus  estimable  de  I'ouvrage; 
mais  ce  qu'il  laisse  trop  a  desirer,  c'est  cette  verite  d' expression, 
cette  melodie  pure  et  sensible  dont  les  ouvrages  de  Piccini  et  sur- 
tout  sa  Bidon  nous  ont  ofTert  de  si  sublimes  modeles  que  sans 
ce  merite,  aujourd'hui.  Ton  ne  doit  plus  s'attendre  a  des  succes 
durables  sur  notre  theatre  lyrique. 

IMPROMPTU 
DE  M.  DE  LA  CLOs,  AUTEUR  DES  LiaisoHS  dcmgereuseSj 

A     UNE     DAME     A     QUI    IL     OFFRAIT     UNE     POMME    DANS     UN     BAL, 
ET    QUI    NE     VOULUT     LA     RECEVOIR     QU'AVEG     DES    VERS. 

Comme  V6nus  vous  etes  belle, 
Comme  P^ris  je  suis  berger ; 
Comme  lui  je  vieps  de  juger; 
Voulez-vous  me  traiter  comme  elle  ? 

—  L'abbe  Rousseau  etait  un  pauvre  jeune  homme  reduit  a 
courir  du  matin  au  soir  tous  les  quartiers  de  la  ville  pour  y 
donner  des  lecons  d'histoire  et  de  geographie.  Amoureux  d'une 
de  ses  pupilles*  comme  Abelard  d'Heloise,  comme  Saint-Preux 
de  Julie;  moins  heureux  sans  doute,  mais  probablement  assez 
pres  de  I'etre ;  avec  autant  de  passion,  mais  I'ame  plus  honnete, 
plus  delicate  et  surtout  plus  courageuse,  il  parait  s'etre  immole 
lui-meme  a  I'objet  de  sa  passion.  Yoici  ce  qu'il  a  ecrit  avant  de 
se  casser  la  tete  d'un  coup  de  pistolet,  apres  avoir  dine  chez  un 
restaurateur  du  Palais-Royal,  sans  laisser  echapper  aucune 
marque  de  trouble  ni  d' alienation  :  c'est  du  proces-verbal  dresse 
sur  les  lieux  par  le  commissaire  et  les  officiers  de  la  police  qu'on 
a  tire  la  copie  de  ce  billet,  assez  remarquable  pour  meriter  d'etre 
conseiTe. 

((  Le  contraste  inconcevable  qui  se  trouve  entre  la  no- 
blesse de  mes  sentiments  et  la  bassesse  de  ma  naissance;  un 

I .  M"*'  Gromaire,  fille  de  M.  Gromaire,  expeditionnaire  en  cour  de  Rome. 
XIII.  34 


530  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

amour  aussi  violent  qu'insurmontable  pour  une  fille  adorable ;  la 
crainte  de  causer  son  deshonneur ;  la  necessite  de  choisir  entre  le 
crime  et  la  mort,  tout  m'a  determine  a  abandonner  la  vie.  J'etais 
ne  pour  la  vertu,  j'allais  etre  criminel ;  j'ai  prefere  mourir.  » 

REPONSE 

DE    M.    DE    BEAUMARCHAIS    A    M.    LE    DUG    DE    VILLEQUIER, 

QUI     LUI     DEMANDAIT     SA    PETITE     LOGE    POUR     DES     FEMMES 

QUI   VOULAIENT    VOIR    FtgarO   SANS   fiTRE    VUES. 

«  Je  n'ai  nuUe  consideration,  monsieur  le  due,  pour  des 
femmes  qui  se  permettent  de  voir  un  spectacle  qu'elles  jugent 
malhonnete,  pourvu  qu'elles  le  voient  en  secret;  je  ne  me  prete 
point  a  de  pareilles  fantaisies.  J'ai  donne  ma  pi^ce  au  public 
pour  I'amuser  et  non  pour  I'instruire,  non  pour  offrir  a  des 
begueules  mitigees  le  plaisir  d'en  aller  penser  du  bien  en  petite 
loge  a  condition  d'en  dire  du  mal  en  societe.  Les  plaisirs  du  vice 
et  les  honneurs  de  la  vertu,  telle  est  la  pruderie  du  si^cle.  Ma 
pi^ce  n'est  point  un  ouvrage  equivoque,  il  faut  I'avouer  ou  la 
fuir. 

«  Je  vous  salue,  monsieur  le  due,  et  je  garde  ma  loge.  » 

G'est  ainsi  que  cette  lettre  a  couru  huit  jours  tout  Paris ; 
d'abord  on  la  disait  adressee  a  M.  le  due  de  Villequier,  ensuite  a 
M.  le  due  d'Aumont.  Elle  a  ete  sous  cette  forme  jusqu'a  Versailles, 
ou  on  I'a  jugee,  comme  elle  meritait  de  I'etre,  d'une  imperti- 
nence rare ;  elle  a  paru  d'autant  plus  insolente  que  Ton  n'igno- 
rait  pas  que  de  tr^s-grandes  dames  avaient  declare  que,  si  elles 
se  determinaient  a  voir  le  Mariage  de  Figaro^  ce  ne  serait  qu'en 
petite  loge;  les  plus  zeles  protecteurs  de  M.  de  Beaumarchais 
n  avaient  pas  meme  ose  entreprendre  de  I'excuser.  Apres  avoir 
joui  decenouvel  eclat  de  celebrite,  soit  qu'il  le  dut  a  ses  propres 
soins  ou  a  ceux  de  ses  ennemis,  M.  de  Beaumarchais  s'est  vu 
oblige  d'annoneer  publiquement  que  cette  fameuse  lettre  n'avait 
jamais  ete  ecrite  a  un  due  et  pair,  mais  a  un  de  ses  amis  dans 
le  premier  feu  d'un  leger  mecontentement.  II  a  ete  prouve  qu'en 
effet  cet  ami  etait  M.  Dupaty,  president  au  parlementde  Bordeaux, 
qui  lui  avait  demande  une  loge  grillee  pourM"'^  Pourrat  et  mesde- 
moiselles  ses  filles.  L'indignation  de  nos  courtisans  s'est  calmee. 


MAI  1784.  531 

at  Ton  a  dit  avec  un  sourire  indulgent  :  «  Mais  si  la  reponse  est 
pour  un  Goezman,  il  n'y  a  rien  a  dire.  «  La  lecon  est  done  restee 
a  M'"®  Pourrat,  a  qui  nous  devons  I'ingenieux  calembour  sur 
TeUphe^l  car,  en  publiant  hautement  que  le  billet  n'avait  pasete 
ecrit  pour  un  due  et  pair,  I'auteur  ajoute  qu'il  n'entend  point 
€n  desavouer  ni  le  fonds,  ni  les  termes,  ete. 

—  La  Con  fiance  dangereuscj  eomedie  en  deux  aetes,  en 
vers,  representee  pour  la  premiere  fois,  sur  le  Theatre-Italien, 
le  mardi  A,  est  de  M.  de  La  Ghabeaussi^re,  auteur  des  Maris 
corrigeSy  de  V Eclipse  totalCj  ete. 

Gette  piece  est  imitee  d'une  eomedie  du  theatre  anglais,  tra- 
duit  par  M"^®  Riecoboni,  et  qui  a  pour  titre  :  le  Moyen  de  la  fixer. 
Loin  de  faire  un  reproehe  a  I'auteur  d' avoir  voulu  enrichir  la 
scene  francaise  d'une  imitation  de  ce  genre,  il  faudrait  lui  en 
savoir  gre,  si  I'original  anglais  ne  ressemblait  pas  beaucoup  trop 
lui-meme  a  une  piece  fort  eonnue  de  notre  theatre,  le  Prejuge  ct 
la  fnodCy  ouvrage  plein  d'invention  et  d'interet,  mais  dont  le 
fonds,  quoique  la  piece  ne  soit  pas  fort  ancienne,  a  deja  vieilli, 
parce  que  le  travers  dont  elle  est  la  critique  tient  a  un  ridicule 
d' usage  et  d' opinion  plus  variable  encore  que  eelui  de  nos  gouts 
et  de  nos  moeurs.  On  n'aime  pas  mieux  sa  femme  qu' autrefois, 
cela  est  bien  entendu ;  mais,  au  lieu  d'attaeher  une  espece  de 
honte  a  I'aveu  public  de  ce  sentiment,  on  est  plutot  dispose  a 
sen  parer  aux  yeux  du  monde,  quelque  eloigne  qu'on  soit  en 
effet  d'en  eprouver  la  douceur.  Si  le  nombre  des  hypocrites  de 
religion  a  fort  diminue,  eelui  des  hypocrites  de  sensibilite  et  de 
vertu  pourrait  bien  n' avoir  jamais  ete  plus  considerable. 

Revenons  un  moment  a  M.  de  La  Ghabeaussiere.  Le  style  de 
sa  pi^ce  manque  surtout  de  naturel  et  de  verite  ;  il  a  de  la  eon- 
trainte  et  de  la  recherche ;  mais  on  y  a  remarque  des  details 
brillants  et  quelques  peintures  assez  spirituelles  de  la  coquet- 
terie  et  de  la  fatuite,  deux  travers  qui  nous  appartiennent  sans 
doute  plus  partieulierement  qu'a  aucun  autre  peuple  de  la  terre. 
Gette  eomedie  n'a  eu  que  sept  ou  huit  representations  peu 
suivies. 

—  On  a  donne,  le  samedi  8,  sur  le  meme  theatre,  les  Deux 
TtUeurs,  opera-eomique  en  deux  aetes,  paroles  de  M.  Fallet, 

1.  Voir  prec6demment,  p.  509. 


532  CORRESPONDANGE  LITXfiRAIRE. 

auteur  de  la  tragedie  de  Tibere,  musique  de  M.  Dalayrac,  auteur 
de  celle  de  rSdipse  et  du  Corsairc.  Les  Deux  Tuteurs  avaient 
paru,  I'annee  derniere,  a  Fontainebleau,  sur  le  theatre  de  la 
cour,  sous  le  titre  des  Deux  Soupers,  et  n' avaient  guere  reussi. 
La  piece  etait  alors  en  trois  actes,  on  Fa  reduite  en  deux,  et, 
grace  a  ces  retranchements,  elle  vient  d'obtenir  une  sorte  de 
succ^s.  La  musique  offre  quelques  intentions  originales,  mais 
plus  souvent  des  reminiscences.  Deux  ou  trois  airs,  qui  tiennent 
trop  de  la  forme  du  vaudeville,  mais  qui  sont  faits  avec  esprit, 
ont  ete  fort  applaudis,  et  ont  valu  a  cet  ouvrage  plus  de  succ^s 
qu'on  n'en  devait  attendre  d'un  fonds  si  mince  et  si  rebattu. 


IMPROMPTU 

DE    M.   LE    BARON    DE    BESEMVAL 

A    U.NE    FEMUE    DE    LA    COUR 

QUI     AFFECTAIT    D*0UBLIBR     FORT     D  ED  AIGNE  USEMENT 

LES   BONTES   Qu'bLLE    AVAIT    EUES    POUR    LUI. 

A  voir  cette  liumeur  s6vfere 

Et  ce  faux  air  de  vertu, 
On  croirait,  par  ma  foi,  ma  chfere, 
Que  c'est  vous  qui  m'avez  f 

—  Les  VeilUes  du  chdteau,  ou  Cours  de  morale  a  Vusage 
des  cnfants^  par  1' auteur  6! Addle  ct  Theodore  i  avec  cette  epi- 

graphe  : 

Come  raccende  il  gusto  il  mutare  esca, 
Cosi  mi  par  clie  la  mia  istoria  quanto 
Or  qua,  or  1^  piu  variata  sia, 
Meno  a  chi  I'udir^  nojosa  fia. 

(Ariost.) 

Trois  volumes  in-8°.  En  voila  deja  quatorze  ou  quinze  que 
M'"''  la  comtesse  de  Genlis  a  consacres  au  m^me  but,  et  ce  n'est 
pas  ici  le  terme  de  ses  travaux ;  elle  nous  en  promet  encore  dans 
ce  dernier  ouvrage  une  assez  longue  suite,  entre  autres  un  Cours 
de  litUrature  it  C usage  des  jeunes  personnes,  ou  Ton  ne  trouvera 
que  des  notions  claires  et  precises^  des  idees  justes  et  une  con- 
naissance  generate  de  littirature  francaise^  anglaise,  italienne 
et  espagnole,  II  etait  difficile  sans  doute  de  justifier  plus  ample- 
ment  la  devise  qu'elle  avait  choisie  en  s'associant  a  I'Ordre  de  la 


\ 


MAI   17  8^.  533 

Perseverance,  une  lampe,  et  pour  legende  ces  mots  :  Que  je 
me  consume^  pourvu  que  feclaire  I 

Les  Veillees  dii  chateau  sont  clestinees  particulierement  a 
rinstruction  des  enfants  de  dix  ou  douze  ans;  I'auteur  ose  cepen- 
dant  se  flatter  que  si  Ton  compare  ce  livre  a  ceux  qui  ont  ete 
faits  pour  I'age  de  cinq  ans,  il  paraitra  infiniment  plus  a  la 
portee  de  I'enfance  que  les  dialogues  (d'ailleurs  tres-interessants) 
qu'on  nous  a  donnes  jusqu'ici,  en  nous  repetant  qu'ils  etaient 
faits  pour  I'epoque  de  cinq  ou  six  ans  et  pour  I'epoque  de  six 
a  sept  :  «  Non  des  livres,  mais  les  entretiens  reels  d'une  bonne 
mere  et  d'une  honnete  gouvernante,  voila  les  seuls  dialogues  qui 
puissent  etre  utiles  a  un  enfant  dans  les  epoques  de  cinq  a  six 
et  de  six  a  sept  ans.  )>  Mais  dans  les  Conversations  d'Emilie^ 
que  I'auteur  parait  avoir  en  vue  ici,  on  n'est  point  entre  dans 
cette  distinction  minutieuse  des  premieres  epoques  de  la  jeu- 
nesse ;  on  n'en  remarque  que  trois  principales  :  la  premiere, 
dit-on,  fmit  a  I'age  de  dix  ans,  la  seconde  a  quatorze  ou  quinze ; 
la  troisieme  doit  durer  jusqu'a  I'etablissement  de  I'enfant. 

Ces  divisions,  ces  mesures,  ces  calculs  peuvent  avoir  plus 
ou  moins  d'exactitude ;  mais,  quelque  scrupuleusement  qu'on 
veuille  s'attacher  a  n'ecrire  que  pour  I'instruction  de  la  premiere 
enfance,  on  n'oublie  pas  que  ce  sont  les  lecteurs  deja  tout  formes 
dont  il  importe  d'abord  de  captiver  le  suffrage ;  et  si  Ton  ne 
parvient  pas  a  les  amuser,  ce  n'est  guere  a  dessein  qu'on  y 
manque. 

Le  nouveau  Cours  de  morale  est  mele  d' entretiens  et  d'his- 
toires.  «  Des  entretiens  (comme  on  I'observe)  sans  evenements 
ont  trop  de  secheresse ;  des  histoires  detachees  sans  interrup- 
tion, sans  conversation,  n'auraient  point  assez  de  clarte  pour 
I'enfance.  » 

«  Je  n'ai  point  (ajoute  I'auteur)  place  au  hasard,  a  la  suite 
les  unes  des  autres,  les  histoires  qui  forment  ce  recueil.  Avant 
de  songer  au  plan  romanesque,  c'est-a-dire  aux  evenements,  aux 
situations,  j'avais  prepare  le  plan  des  idees,  I'ordre  dans  lequel 
je  devais  les  presenter  pour  eclairer  graduellement  I'esprit  et 
elever  I'ame,  etc...  »  Nous  sommes  obliges  d'avouer  en  toute 
humilite  que  ce  plan  d'idees,  cette  chaine  de  raisonnements  dis- 
poses dans  une  gradation  si  profondement  calculee  ont  enti6- 
rement  echappe  a  notre  intelligence ;  ainsi  nous  nous  trouvons 


534  CORRESPONDANCE    LITTERAIRE. 

dans  rimpossibilite  d'epargner  anos  lecteurs  la  peine  de  chercher 
a  les  d^couvrir  eux-memes. 

Si  I'ordre  systematique  des  VeilUes  du  chateau  n'estpas  facile 
a  demeler,  ce  qu'elles  ont  d'instruclif  ou  d'interessant  n'en  sera 
ni  moins  senti,  ni  moins  apprecie ;  ce  genre  d'ouvrage  n'a  pas 
besoin  de  plus  de  methode  que  le  vulgaire  des  lecteurs  n'en 
pent  aj>ercevoir  ici  sans  aucun  travail ;  ceux  memes  qui  ne  les 
Hront  que  par  morceaux  detaches  n'en  seront  pas  plus  mecontents 
que  ceux  qui  les  auront  lues  de  suite.  lis  trouveront  dans  I'his- 
toire  du  Chaudronnier,  on  la  Reconnaissance  rdciproquCy  des 
traits  d'une  sensibilite  vraiment  heroi'que,  quoique  un  pen  roma- 
nesque;  dans  celle  des  Solitaires  de  Normandie^  un  tableau 
d'autant  plus  touchant  qu'il  n'est  que  le  simple  et  fidfele  r6cit  de 
la  belle  action  d'une  princesse  (M™®  la  duchesse  de  Chartres),  que 
sa  bonte  a  rendue  1' amour  de  tous  les  coeurs  sensibles;  dans 
Pamda,  ou  VHeureuse  Adoption,  le  caract^re  de  I'ingenuite  la 
plus  aimable  et  quelques  scenes  infinimentattendrissantes;  dans 
Delphine  et  dans  VIndolente  corrigde,  un  peu  d' ennui,  mais  des 
exemples  et  des  lemons  utiles  k  la  jeunesse.  Au  nombre  dessin- 
gularites  et  des  observations  egalement  utiles  et  curieuses  qui 
se  trouvent  entassees  dans  le  conte  d'Alphonse,  on  n'a  pas 
manque  de  remarquer  I'eloge  de  la  sagesse  des  Hottentots,  dont 
il  parait  naturel  d'attribuer  toutes  les  vertus  k  1' usage  etabli 
parmi  eux  de  laisser  la  jeunesse  entidrement  confice  a  la  garde 
des  mdres^  jusqua  Vdge  de  dix-huit  ans.  En  effet,  I'education 
d'un  jeune  homme  peut-elle,  avant  cette  epoque,  toebien  finie? 
Est-il  meme  a  desirer  qu'elle  le  soit? 

Apr^s  avoir  cherche  a  inspirer  a  ses  pupilles  1' amour  de  la 
bienfaisance,  de  la  justice  et  de  I'humanite,  M""^  deGenlis  n'a  pas 
craint  de  leur  donner  encore  une  petite  lecon  sur  la  mani^re  de 
se  venger  de  ceux  dont  on  croit  avoir  a  se  plaindre  ;  c'est  I'objet 
du  conte  intitule  les  Deux  Reputations.  On  y  trouve  le  tableau 
de  I'etat  actuel  de  notre  litterature,  et  c'est  la  reponse  au  juge- 
ment  de  1' Academic  francaise,  qui  s'est  permis  de  donner  aux 
Conversations  d'Emilie  le  prixquel'on  devait  au  roman  d'Adde 
et  Thdodorei  cette  reponse,  a  la  verite,  n'est  que  fort  indirecte; 
mais  il  est  impossible  de  se  meprendre  au  sentiment  qui  I'a 

1.  Des  meres  ou  des  gouvernantes.  (Meister.) 


MAI    1784.  535 

dictee.  L'humeur  que  I'miquite  de  ce  jugement  a  donnee  k 
M"™®  de  Genlis  I'a  irritee  non-seulement  contre  TAcademie,  mais 
encore  contre  tout  ce  qui  s'appelle  philosophe  et  contre  la  phi- 
losophie  meme ;  les  manes  de  Yoltaire  et  de  Fontenelle  ont  par- 
tage  I'indignation  qu'avaient  meritee  M.  d'Alembert  et  son  parti. 
Si  le  cadre  du  nouveau  conte  est  peu  interessant,  il  sert  du 
moins  a  amener  des  portraits  et  des  jugements  assez  neufs.  On 
y  decide  «  que  Voltaire  est  brillant,  mais  mediocre  en  effet  dans 
tons  les  genres ;  que  ses  pieces  fugitives  sont  inferieures  a  la 
Chartreuse,  qui  n'en  est  pas  une;  qu'il  a  si  peu  de  gaiete  que, 
s'il  veut  etre  plaisant  sans  blesser  la  religion  et  les  moeurs,  il  ne 
produit  que  des  platitudes;  qu'il  ecrit  sur  le  meme  ton  I'histoire, 
un  roman,  une  lettre...;  que  VHistoire  des  oracles  de  Fonte- 
nelle est  un  livre  aussi  ennuyeux  que  mal  ecrit ;  que  les  Contes 
moraux  de  M.  de  Marmontel  n'offrent  gufere  que  des  peintures 
exagerees  ;  qu'on  y  trouve  trop  souvent  de  mauvaises  moeurs  et 
un  mauvais  ton;  que  le  premier  ecrivain  de  nos  jours  est  le 
celebre  M.  Gaillard ;  »  que  les  femmes  sont  tres-capables  de  faire 
des  tragedies,  parce  que  M"'^  Deshouli6res  a  fait  Genseric,  et 
M'^®  Bernard,  Brutus.  «  Sans  tons  cesraisonnements,  ajoute-t-on, 
j'aurais  su  facilement  prouver  qu'une  femme  pent  posseder  ce 
talent  rare  et  sublime,  s'il  m'eut  ete  permis  d'ajouter  un  nom  de 
plus  a  ceux  que  j'ai  deja  cites.  »  Ce  nom  est  facile  a  suppleer, 
c'est  celui  de  M""®  de  Montesson,  et  Ton  n'a  plus  doute  qu'elle  ne 
I'eut  a  peu  pres  devine  elle-meme  lorsqu'on  asu  qu'elle  assurait 
cinq  cent  mille  francs  de  dot  a  la  fille  de  M™®  de  Genlis,  sa  petite- 
niece,  en  la  mariant  avec  M.  le  comte  de  Valence,  etc.  Tous  les 
traits  par  lesquels  on  a  caracterise  le  personnage  de  d'Amoville 
ont  paru  choisis  avec  1' affectation  la  plus  marquee  dans  la  vie 
litteraire  de  M.  de  La  Harpe,  et  c'est  ainsi  que  Ton  a  detruit 
victorieusement  les  bruits  qui  avaient  honore  fort  mal  a  propos 
ce  celebre  litterateur  du  soupcon  d' avoir  eu  quelque  part  et  aux 
ecrits  et  aux  bonnes  graces  de  M™®  de  Genlis. 

Quelque  jugement  qu'on  porte  sur  les  differentes  parties  de 
cet  ouvrage,  on  ne  pent  s'empecher  d'y  reconnaitre  en  general  la 
production  d'un  talent  aimable  et  facile.  II  ne  laisse  pas  de  longs 
souvenirs;  lorsqu'on  I'a  lu,  on  est  peu  tente  de  le  relire ;  mais 
avec  peu  d'idees,  peu  d' invention,  peu  d'images,  c'est  un  style 
dont  la  grace  naturelle  vous  attire  et  vous  entraine  sans  effort. 


536  CORRESPONDANCE    LITTfiRAIRE. 

Si  les  opinions  de  I'auteur  peuvent  etonner  quelquefois  la  cri- 
tique la  plus  indulgente,  sa  maniere  de  s'exp rimer  blesse  au 
moins  rarement  le  bon  gout,  et  doit  souvent  lui  plaire.  Si  sa 
touche  manque  de  chaleur  et  d'energie,  elle  a  de  I'elegance  et 
de  la  simplicite,  quelquefois  meme  des  traits  de  naturel  et  de 
verite,  une  sensibilite  douce  et  touchante.  Si  M'"''  de  Genlis  n'a 
pas  fort  approfondi  les  ressorts  caches  de  la  nature  et  des  pas- 
sions, elle  a  bien  connu  du  moins  tons  les  mouvements  des  petits 
interets  qui  agitent  la  societe ;  elle  en  a  parfaitement  saisi  les 
formes,  le  ton  et  les  usages,  et,  sur  toute  chose,  la  nuance 
fugitive  de  ces  modes,  de  ces  opinions,  de  ces  caprices  qu'il 
nous  plait  d'appeler  les  moeurs  du  jour. 

—  Conversation  du  roi  de  Prusse  dans  une  course  faite 
en  1779,  pour  visiter  un  district  de  ses  £tats.  Brochure,  1784. 
Nous  devons  cette  conversation  a  M.  Klausius,  un  neveu  du 
fameux  Gleim,  qui  eut  I'honneur  d'accompagner  Sa  Majeste, 
pendant  quelques  heures,  dans  le  voyage  qu'elle  fit  pour  voir 
par  elle-meme  les  districts  ou  elle  a  fonde  de  nouvelles  colonies. 
A  travers  beaucoup  de  choses  assez  peu  curieuses  pour  la 
posterite,  on  aper^oit  avec  admiration  les  preuves  les  plus  tou- 
chantes  de  I'interet  avec  lequel  ce  monarque  daigne  s'occuper 
de  tout  ce  qui  peut  augmenter  le  bonheur  de  ses  peuples;  on 
voit  qu'il  n'y  a  point  de  details  d'agriculture  et  d' economic  po- 
litique dont  il  n'ait  cherche  a  s'instruire  ;  on  ne  peut  s'empecher 
aussi  d'y  remarquer  quelques  traits  de  caract^re  d'une  origina- 
lite  assez  naive,  tels  que  celui-ci  : 

Sa  Majeste  vit  une  quantite  de  paysans  occupes  a  la  moisson, 
qui  formerent  une  double  haie,  aiguisant  leurs  faucilles.  Sa 
Majeste  passa  entre  deux. 

Le  Roi.  —  Que  diable  veulent  ces  gens?  Est-ce  qu'ils  veulent 
me  demander  de  I'argent? 

Moi.  —  Oh!  que  non,  sire;  ils  sont  pleins  de  joie  de  la 
bonte  que  vous  avez  de  visiter  ces  contrees. 

Le  Roi.  —  Aussi  je  ne  leur  donnerai  rien...  Comment  se 
nomme  ce  village  qui  est  la  devant,  etc.  ? 


JUIN   1784.  537 


\/'  JUIN 


La  seance  publique  tenue,  le  5  juin,  a  TAcademie  francaise, 
pour  la  reception  de  M.  le  marquis  de  Montesquiou,  elu  a  la 
place  de  M.  de  Goetlosquet,  precepteur  de  la  famille  royale  et 
ancien  eveque  de  Limoges,  est  un  jour  de  gloire  dont  I'epoque 
honorera  tou jours  notre  litterature.  La  presence  de  M.  le  comte 
de  Haga  *  avait  rassemble  dans  1' enceinte  litteraire  I'auditoire  le 
plus  nombreux  et  leplus  brillant.  On  s'empressait  d'y  venir  jouir 
du  plaisir  de  voir  un  roi,  que  rendra  celebre  a  jamais  une  grande 
revolution,  assister,  le  premier  d'entre  les  souverains,  a  une 
assemblee  publique  d'un  corps  institue  essentiellement  pour 
cultiver  et  honorer  le  talent  par  lequel,  jeune  encore,  ce  prince 
assura  sa  gloire  et  fit  le  bonheur  de  ses  peuples ;  car  Ton  pent 
dire  que  1' eloquence  du  digne  successeur  de  Wasa  n'eut  pas 
moins  de  part  a  un  des  evenements  les  plus  memorables  de  notre 
siecle  que  la  puissance  de  sOn  genie  et  de  son  courage.  Son 
amour  pour  notre  litterature  I'avait  deja  conduit,  etant  prince 
royal,  dans  ce  sanctuaire  des  lettres ;  mais  il  n' avait  pu  recevoir, 
dans  une  assemblee  particuliere  de  I'Academie,  ce  temoignage 
d'amour  et  de  respect  que  lui  ont  ofTert  les  nombreux  specta- 
teurs  que  sa  presence  attirait  a  cette  seance  publique.  Par  les 
applaudissements  les  plus  vifs  des  que  M.  le  comte  de  Haga  a 
paru  dans  la  tribune  qui  lui  etait  destinee,  plus  marques  encore 
lorsque  les  deux  orateurs  I'ont  loue  indirectement,  cet  auditoire, 
devenu  I'organe  de  toute  la  nation,  semblait  lui  presenter  I'hom- 
mage  des  sentiments  de  la  France  pour  un  roi,  I'ami  du  sien, 
qui  commande  le  peuple  notre  plus  ancien  allie,  et  qui  parait 
pour  ainsi  dire  confondre  encore  davantage  les  deux  nations  par 
son  gout  pour  nosarts,  notre  langue  et  notre  litierature.  L'ivresse 
des  transports  que  la  presence  de  Sa  Majeste  suedoise  avait 
repandue  sur  tous  ceux  qui  assistaient  a  cette  seance  interes- 
sante  a  du  faire  croire  a  ce  souverain  qu'il  etait   transports  a 

1.  Gustave  III,  roi  de  Suede,  venu  en  France  pour  signer  avec  Louis  XVI  un 
traite  secret  d'alliance  offensive  et  defensive.  Son  premier  voyage  avait  eu  lieu  en 
1771;  voir  tome  IX,  p.  274  et  suivantes. 


538  CORRESPONDANCE   LlTTfiRAIRE. 

Stockholm ;  et  si  ces  peuples  sont  regardes  par  le  reste  de  TEu- 
rope  comme  les  Francais  du  Nord,  les  signes  de  notre  amour 
pour  sa  personne,  dans  ce  jour  a  jamais  solennel,  out  du  le  con- 
vaincre  plus  que  jamais  que  les  Frangais  sont  les  Suedois  du 
Midi. 

Le  peu  d' eclat  de  la  tr^s-longue  vie  de  M.  I'ancien  eveque 
de  Limoges  ofTrait  peu  de  ressource  aux  talents  du  recipien- 
daire,  condamne,  selon  I'usage,  a  faire  I'eloge  de  I'academicien 
qu'il  remplace ;  aussi  le  discours  de  M.  le  marquis  de  Montes- 
quiou  a-t-il  paru  en  general  plus  correct  qu*elegant,  plus  sage- 
ment  ecrit  que  finement  pense;  mais  il  y  r^gne  une  grande 
purete  de  gout,  et  ce  titre  n'est-il  pas  plus  que  suffisant  pour 
justifier  I'admission  d'un  homme  de  la  cour  dans  ce  premier 
corps  de  notre  litterature  ?  II  a  moins  loue  I'ancien  eveque  de 
Limoges  par  ses  qualites  personnelles  que  par  I'importance  de 
la  grande  education  qui  lui  avait  ete  confiee.  Le  morceau  em- 
ploy 6  a  peindre  le  moment  ou  il  faut  choisir  I'instituteur  d'un 
prince  destin6  a  regner,  et  Tin  flu  en  ce  de  ce  choix  sur  le  sort 
d'une  nation  enti^re,  est  le  morceau  de  son  discours  le  mieux 
pense  et  le  mieux  ecrit ;  c'est  aussi  celui  qui  a  ete  le  plus 
applaudi. 

L'orateur  nous  represente  le  bon  eveque  de  Limoges  arrache 
du  siege  pastoral  ou  la  Providence  I'avait  sagement  place,  pour 
venir  remplir,  aupr^s  de  trois  princes  que  le  trone  regardait, 
I'emploi  qu'une  grande  imperatrice  voulut  confier  a  un  des  plus- 
grands  philosophes  de  ce  sifecle,  pour  assurer  les  destinees  d'un 
des  plus  vastes  empires  du  monde. 

«  Nous  vimes  alors  le  beau  spectacle  de  la  vertu  pr^s  du 
trone,  allant  au-devant  de  la  vertu  qui  se  cache,  et  la  forcant  de 
venir  purifier  par  son  influence  I'air  que  devaient  respirer  de- 
jeunes  princes  appeles  aux  plus  hautes  destinees. 

((  Quel  terrible  moment  pour  un  observateur  philosophe  que 
celui  ou  un  jeune  prince  destine  a  regner  sur  une  grande  nation 
doit  etre  livre  aux  mains  qui  vont  rectifier  ou  corrompre  I'ou- 
vrage  de  la  nature  !  Geux  a  qui  cet  auguste  emploi  va  etre  confie 
seront-ils  insensibles  a  I'espoir  d'une  grande  fortune?  Sans  etre 
trop  efTrayes  de  leurs  devoirs,  en  sentiront-ils  I'etendue?  Auront- 
ils  ou  r^nergie  de  caract^re  qui  surmonte  les  obstacles  insepa- 
rables de  ces  grandes  fonctions,  ou  cette  vertu  persuasive  qui  les 


JUIN    178Zj.  539 

aplanit  par  le  seul  respect  qu'elle  inspire  ?  Au  moment  de  faire 
un  choix,  faudra-t-il  en  croire  aveuglement  la  renommee  ?  et 
['admiration  de  la  multitude  pour  quelques-unes  de  ces  qualites 
rares  qui  subjuguent  les  hommes  doit-elle  rassurer  entierement 
sur  le  danger  des  grandes  passions  qui  trop  souvent  les  accom- 
pagnent?  Peut-on  esperer  que  Tamour  de  la  celebrite  s'asseiTira 
constamment  aux  moyens  lents  d'acquerir  une  gloire  solide  ?  La 
prevoyante  ambition  ne  sacrifiera-t-elle  jamais  des  devoirs  sacres 
au  soin  coupable  de  preparer  sourdement  le  succes  de  ses  vues  ? 
Enfm  un  si^cle,  trois  generations  de  vingt  millions  d'hommes, 
devront-ils  des  autels  ou  des  maledictions  a  celui  qui  va  devenir 
en  quelque  sorte  I'arbitre  de  leur  destinee  ?  Voila  ce  qu'un  seul 
instant  peut  decider,  et  c'est  dans  cet  instant  que  I'intrigue, 
sous  le  voile  de  I'interet  public,  a  trouve  tant  de  fois  le  moyen 
d'egarer  les  meilleures  intentions.  » 

Le  resultat  de  I'education  confiee  aux  soins  de  Tancien  eveque 
de  Limoges  amene  naturellement  I'eloge  du  roi  et  des  princes 
ses  f re  res. 

«  L'exemple  de  ses  augustes  pupilles  est  plus  eloquent  en 
effet  que  je  ne  pourrais  vous  dire.  Voyez-les  parcourant  tous 
trois  I'age  orageux  des  passions,  I'un  sur  un  des  premiers  trones 
de  Tunivers,  les  deux  autres  sur  le  premier  degre  de  ce  trone, 
sans  qu'uneseule  passion  de  cet  age  ait  pu  alarmer  la  nation,  si 
ce  n'est  au  moment  ou  le  plus  jeune  des  trois,  nous  retracant  les 
temps  de  I'ancienne  chevalerie,  allait  chercher  des  dangers  et 
soutenir  I'honneur  du  nom  francais  aux  extremites  de  FEurope. 
Observez  la  diderence  de  leurs  caracteres  et  I'ensemble  de  leurs 
vertus;  considerez  le  tableau  touchant  deleur  inalterable  union, 
voyez-en  le  principe  dans  le  sentiment  profond  du  devoir,  premier 
effet  de  la  vertu ;  remarquez  la  moderation  du  pouvoir  d'un  cote, 
de  r autre  Texemple  d'un  devouement  aussi  respectueux  que 
tendre,  et  reconnaissez  a  tout  cela  non  ce  que  M.  I'eveque  de 
Limoges  a  enseigne,  car  la  vertu  ne  s'enseigne  pas,  mais  ce  qu'il 
a  inspire,  ce  qu'il  a  fait  aimer,  et  rendons  grace  a  sa  memoire  de 
ce  que  nous  pouvons  opposer  aux  eternelles  declamations  sur  la 
contagion  des  vices  ce  grand  exemple  de  la  communication  de 
la  vertu.  » 

On  a  applaudi  a  des  verites  connues  de  tout  le  monde ;  mais 
on  a  un  peu  doute  que  la  jeunesse  active  de  M.  le  comte  d'Artois 


540  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

ait,  comme  celle  de  ses  augustes  freres,  parcouru  Vage  orageux 
des  passions,  sans  quune  seule  passion  de  cet  age  ait  pu  alarmer 
la  nation  I  et  quand  ilserait  vrai,  malgre  I'assertion  du  courtisan 
orateur,  que  ce  prince  aimable  aurait  paye  a  la  nature  cette 
espece  de  tribut  que  lui  doit  trop  souvent  la  jeunesse  et  1' effer- 
vescence d'un  caractere  brillant  et  puissamment  prononce,  la 
nation  n*aiirait  pu  etre  alarm^e  quand  elle  a  vu  ce  jeune  heros 
s'arracher  aux  voluptes  qui  I'entouraient,  pour  aller  s'exposer 
aux  hasards  d'une  grande  operation  militaire,  et  aj outer,  par  sa 
presence,  uninteretde  plus  a  un  siege  qui  fixait  alors  les  regards 
de  toute  1' Europe  ^ 

L'eloge  du  roi  de  Su6de,  qui  termine  le  discours  de  M.  de 
Montesquiou,  a  perdu  deson  cffet,parce  qu'il  pouvait  s'appliquer 
egalement  a  d'autres  princes  que  Vaynoiir  du  bien  public  a  fait 
aussi  quitter  V enceinte  de  leurs  palais  et  parcourir  des  pays  oil 
Vorgueil  de  leur  rang  n'est  plus  soutenu  que  par  la  reputation 
,  qui  les  y  a  precddh, 
\/  M.  Suard,  en  qualite  de  directeur,  a  repondu  a  M.  de  Mon- 

tesquiou par  le  discours  le  mieux  adapte  a  la  circonstance.  II  a 
presente  I'eclat  utile  que  repandent  sur  les  lettres  les  grands  qui 
s'en  occupent,  et  Tavantage  qui  resulte  de  leur  association  avec 
des  hommes  qui  les  cultivent  par  etat,  pour  determiner  et  fixer 
une  langue  qui  doit  essentiellement  sa  grace  et  sa,  clarte  a  la 
grande  sociabilite  de  la  nation  et  a  la  communication  reciproque 
des  gens  du  monde  et  des  gens  de  lettres.  M.  Suard  a  repandu 
dans  ce  discours  une  raison  aimable,  une  philosophie  sans  pre- 
tention, une  foule  d'idees  neuves,  saines  et  piquantes,  toujours 
embellies  par  un  style  plein  de  grace,  d'elegance  et  de  naturel. 
Cette  reponse  a  eu  un  succes  que  n'ont  point  ordinairement  ces 
sortes  de  discours,  qui  n'offrent  guere  qu'une  repetition  fasti- 
dieuse  d'eloges  toujours  et  si  facilement  epuises  par  ceux  qui  les 
precMent. 

M.  Suard  a  eu  le  talent  de  louer  encore  M.  I'eveque  de 
Limoges,  et  il  I'a  loue  par  ces  vertus  si  precieuses  et  si  difficiles 
k  conserver  dans  les  cours,  sa  moderation  qui  fut  toujours  inac- 
cessible a  I'intrigue  et  aux  prestiges  de  I'ambition.  II  a  eu  I'art 
plus  difficile,  en  rendant  compte  des   derniers  moments   d'un 

1.  Lesi^ge  de  Gibraltar. 


JOIN  178/1.  541 

prelat  qui  setait  longtemps  sitrvecu  ci  lui-meme^  de  r^pandre 
I'interet  le  plus  doux  et  le  plus  consolant  pour  riiunianite  sur  uii 
accident  qui  senible  la  fletrir  a  nos  yeux  en  la  depouillant  du 
plus  bel  apanage  qu'elle  ait  recu  de  la  Divinite,  et  en  lui  laissant 
a  peine  le  sentiment  de  son  existence. 

«  Enfin  (dit  notre  orateur)  sa  longue  carriere  fut  terminee 
par  une  mort  aussi  douce  que  sa  vie ;  elle  fut  preparee  par  cet 
affaiblissement  de  1' esprit  et  des  organes  qu'on  est  trop  dispose 
a  regarder  comme  un  malheur  et  une  degradation  de  I'humanite. 
N'est-ce  pas  plutot  un  bienfait  de  la  nature,  qui,  en  nous  retirant 
de  la  vie  comme  elle  nous  y  a  fait  entrer,  semble  imiter,  s'il  est 
permis  de  le  dire,  cette  tendre  precaution  de  la  justice  humaine, 
qui  fait  couvrir  d'un  bandeau  les  yeux  de  ses  victimes  pour  leur 
derober  le  moment  qui  va  terminer  leur  existence  ?    » 

La  digniLe,  le  ton  religieux  avec  lequel  M.  Suard  a  parle  en 
pleine  Academic  de  ce  prelat,  qui  ne  fut  distingue  que  par  ses 
seules  vertus  episcopales,  est  une  des  plus  grandes  preuves  des 
progres  de  la  vraie  philosophic :  elle  apprend  a  respecter,  acelebrer 
convenablement  les  vertus  les  plus  utiles  a  la  societe,  et  M.  I'eveque 
de  Limoges  n'eut  pas  ete  loue  plus  dignement  dans  la  cathedrale 
de  son  siege.  Nous  sommes  instruits  que  ce  triomphe  assez  neuf 
des  convenances  de  la  saine  raison  sur  I'intolerance  que  prechent 
a  leur  tour  nos  philosophes  n'eut  pas  ete  aussi  edifiant,  si  M.  le 
marquis  de  Paulmy,  chancelier  de  I'Academie,  et,  a  ce  titre, 
censeur  du  discours  de  son  confrere,  n'en  eut  pas  fait  retrancher 
une  phrase  011  M.  Suard  rappeMt  des  temps  qu'il  est  aujourd'hui 
sage  et  convenable  d'oublier  absolument. 

M.  Suard  disait,  en  parlant  de  I'esprit  de  tolerance  qui  fit 
defendre  un  jour  a  I'ancien  eveque  de  Limoges  le  caractere  moral 
et  les  ouvrages  d'un  philosophe  (M.  d'Alembert),  que  Ton  atta- 
quait  devant  lui  :  «  11  (I'eveque)  vit  naitre  avec  douleur  cette 
conspiration  inconcevable  qui  sembla  conjurer  quelque  temps  la 
perte  des  lettres^t  de  la  philosophic,  et  que  la  sagesse  du  minis- 
tere  actuel  a  reduite  de  nos  jours  a  n'etre  plus  que  ridicule.  » 
Le  ridicule  eut  6te  de  ramener  par  une  sortie  au  moins  inutile 
et  deplaceeune  question  qui  a  peut-etre  malheureusement  I'au- 
torite  de  la  chose  jugee,  qu'il  est  presque  d'un  mauvais  ton 
d'agiter  encore,  et  dont  le  pour  et  le  contre  se  trouvent  reduits 
aujourd'hui  a  n'toe  plus  que  fastidieux.  G'est  I'heureux  abus  de 


542        GORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

la  tolerance  adroite  qui  a  laisse  propager  et  circuler  les  livres  de 
nos  philosophes,  bien  plus  que  la  sag  esse  du  ininistere  actuel, 
qui  a  decide  le  ridicule  qu'il  y  aurait  maintenant  a  ecrire  encore 
contre  la  religion. 

L'eloge  du  recipiendaire  a  suivi  celui  de  I'academicien  qu'il 
remplacait.  Rien  d'aussi  bien  senti  et  d'aussi  fmement  exprime 
que  les  apercus  de  M.  Suard  sur  les  differenls  genres  de  litt6ra- 
ture  qu'il  loue  M.  de  Montesquiou  d'avoir  essay es  dans  le  silence 
de  ses  loisirs  :  «  Destines  jusqu'ici  a  I'amusement  de  ses  amis, 
ces  essais  ont  eu  le  merite  rare  de  survivre  aux  circonstances  qui 
les  ont  fait  naitre.  » 

Apres  avoir  parle  des  epitres,  des  contes,  des  chansons  de 
M.  de  Montesquiou,  M.  Suard  a  pris  occasion  de  ses  comedies 
pour  attaquer  avec  autant  d'adresse  peut-etre  que  de  courage 
le  genre  et  le  succ^s  de  la  comedie  du  Mariage  de  Figaro. 
Des  applaudissements  universels  se  sont  renouveles  par  trois  fois 
a  la  lecture  de  ce  morceau ;  quoiqu'ils  partissent  des  memes 
mains  qui  les  prodiguent  encore  aujourd'hui  avec  un  enthou- 
siasme  semblable  a  la  trentieme  representation  de  cette  comedie, 
ils  n'en  ont  pas  moins  consacre  la  s6verite  de  cette  censure.  Nous 
croyons  devoir  transcrire  ici  cette  tirade  qui  n'a  pas  peu  contribue 
au  succ^s  general  du  discours  de  M.  Suard  : 

((  Le  gout  de  la  vraie  comedie  semble  s' eloigner  tous  les 
jours  davantage  de  ce  theatre,  qui  en  olTre  cependant  tant  de 
modeles.  Moliere  composait  ses  comedies  en  observant  le  monde ; 
la  plupait  des  poetes  modernes  peignent  le  monde  d'apres  les 
comedies.  Ni  les  incidents,  ni  les  mceurs,  ni  le  langage  de  leurs 
pieces  ne  rappellent  r image  de  la  societe  ou  Ton  vit;  on  prend 
pour  le  bon  ton  un  jargon  maniere,  souvent  inintelligible,  qui 
n*a  plus  de  module  que  dans  quelques  romans;  d'autres  pre- 
tendent  imiter  Moliere  en  nous  offrant  ces  intrigues  peniblement 
compliquees,  qui  furent  les  premiers  essais  du  g^nie  dans  I'en- 
fance  de  I'art,  mais  qui  ne  prouvent  aujourd'hui  que  le  defaut 
de  g^nie.  N'est-il  pas  permis  de  craindre  que,  par  un  abus  tou- 
jours  croissant,  on  ne  voie  un  jour  avilir  le  theatre  de  la  nation 
par  des  tableaux  de  moeurs  basses  et  corrompues,  qui  n'auraient 
pas  meme  le  merite  d'etre  vraies;  ou  le  vice  sans  pudeur  et  la 
satire  sans  retenue  n'interesseraient  que  par  la  Hcence,  et  dont 
le  succes,  degradant  I'art  en  blessant  I'honnetete  publique,  dero- 


JUIN   178/i.  543 

berait  a  notre  theatre  la  gloire  d'etre  pour  toute  TEurope  I'ecole 
des  bonnes  moeurs  comme  du  bon  gout  ?  » 

Le  morceau  ou  M.  Suard  developpe  I'inlluence  de  I'union  des 
gens  du  monde  et  des  gens  de  lettres  sur  le  langage,  pour  mon- 
trer  combien  cette  alliance  sert  a  fixer  les  principes  de  la  langue, 
et  a  maintenir  le  bon  gout,  n'est  pas  susceptible  d'analyse ;  on 
nous  saura  gre  de  le  copier  en  entier  : 

((  Les  progres  du  gout  tiennent  a  ceux  du  langage,  et  le 
langage,  comme  toutes  les  choses  humaines,  est  dans  une  mobi- 
lity continuelle  qui  tend  a  le  perfectionner  ou  le  corrompre. 

((  Dans  une  nation  ou  regno  une  communication  continuelle 
des  deux  sexes,  des  personnes  de  tons  les  etats,  des  esprits 
de  tons  les  genres;  ou  le  premier  objet  est  I'amusement,  le  pre- 
mier merite  celui  de  plaire;  ou  les  interets,  les  pretentions,  les 
opinions  les  plus  contraires  sont  continuellement  en  presence  les 
uns  des  autres,  il  faut  contenir  sans  cesse  les  mouvements  de 
r esprit  comme  ceux  du  corps,  et  observer  les  regards  de  ceux 
devant  qui  Ton  parle,  pour  aflaiblir  dans  I'expression  de  son  sen- 
timent ou  de  sa  pensee  ce  qui  pourrait  choquer  leurs  prejuges 
ou  embarrasser  leur  amour-propre. 

«  De  la  s'est  forme  ce  ton  du  monde  qui  consiste  a  parler 
des  choses  familiferes  avec  noblesse,  et  des  choses  grandes  avec 
simplicite ;  a  saisir  les  nuances  les  plus  fines  dans  les  conve- 
nances; a  mettre  dans  ses  disco  urs  comme  dans  ses  manieres 
une  gradation  delicate  d'egards relative  au  sexe,  au rang,  a  lage, 
aux  dignites,  a  la  consideration  personnelle  de  ceux  a  qui  Ton 
parle. 

({  Les  gens  de  lettres  et  les  savants,  en  instruisant  le  monde 
par  leurs  ouvrages,  ont  perfectionne  leurs  talents  dans  le 
monde;  ils  y  ont  porte  leurs  connaissances  et  leurs  lumieres. 
Les  discussions  les  plus  subtiles  sur  les  mati^res  de  gout  et  sur 
les  decouvertes  des  sciences  sont  de  venues  des  sujets  de  conver- 
sation; et,  pour  rendre  ces  objets  sensibles  a  des  esprits  frivoles 
€t  pen  appliques,  il  a  fallu  leur  composer,  pour  ainsi  dire,  un 
langage  nouveau,  ou  la  grace  fut  unie  a  la  plus  grande  clarte. 

({  De  ce  concours  d'efforts  reunis,  on  sent  qu'il  a  du  resulter 
une  langue  simple  dans  ses  formes  et  precise  dans  ses  expres- 
sions, plus  variee  dans  ses  tours  que  dans  ses  mouvements; 
exprimant  avec  nettete  ce  que  les  vues  de  I'esprit  ont  de  plus 


544  CORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

abstrait,  ce  que  le  senliment  a  de  plus  delicat,  et  ce  que  les  con- 
venances de  la  societe  ont  de  plus  fugitif.  Par  un  rapprochement 
qui  pent  etonner  au  premier  coup  d'oeil,  cette  langue  est  tout  a 
la  fois  la  langue  de  la  galanterie  et  celle  de  la  philosophic ;  et  ce 
n'est  qu'a  son  propre  merite  qu'elle  doit  cet  empire  presque  uni- 
versel  que  les  Romains  tent^rent  vainement  de  donner  a  la  leur, 
quoiqu'ils  en  prescrivissent  1' usage  aux  peuples  qu'ils  avaient 
soumis. 

«  Tout  s'affaiblit  en  se  polissant,  les  langues  surtout.  Elles 
perdent  plus  de  mots  anciens  qu'elles  n'en  acquierent  de  nou- 
veaux,  et  ce  n'est  guere  que  par  les  tours  qu'elles  s'enrichissent. 

((  Plusieurs  mots  employes  par  Yirgile  etaient  deja  vieillis 
du  temps  de  Sen^que.  La  langue  de  Racine  vieillirait  aussi,  et 
se  corromprait  peut-etre  bientot,  si  une  institution  inconnueaux 
Romains  ne  veillait  a  en  conserver  la  richesse  et  la  purete.  Ce 
dep6t  est  confie  a  1' Academic  francaise. 

((  Les  langues,  comme  les  lois,  doivent  etre  constamment 
rappelees  aux  principes  dont  elles  emanent.  La  notre  doit  aux 
ouvrages  du  genie  sa  force  et  son  abondance;  elle  doit  a  la 
grande  sociabilite  de  la  nation  une  parlie  de  ses  graces;  mais 
c'est  a  la  communication  reciproque  des  gens  du  monde  et  des 
gens  de  lettres  qu'elle  doit  son  veritable  caractere,  et  c'est  a  leur 
association  seule  qu'elle  peut  devoir  la  conservation  decesavan- 
tages. 

((  C'est  aux  bons  ecrivains,  sans  doute,  amaintenir,  par  leurs 
ouvrages,  la  purete  de  la  langue,  et  a  defendre  le  bon  gout 
contre  les  innovations  de  quelques  auteurs  a  qui  il  ne  manque 
que  du  genie  pour  avoir  de  I'originalite;  qui  prennent  pour  de 
I'imagination  un  assemblage  force  de  figures  incoherentes,  et  qui 
croient  se  faire  un  style  en  affectant  peniblement  des  alliances 
de  mots  inusites,  dont  la  recherche  est  puerile  lorsqu'elles 
ne  sont  pas  inspirees  par  le  besoin  d'exprimer  une  nouvelle  com- 
binaison  d'idees. 

((  C'est  aux  hommes  du  grand  monde,  dont  I'esprit  est  eclaire 
par  I'etude  et  la  reflexion,  qui  connaissent  les  principes  de  la 
langue,  et  qui  cultivent  I'art  d'ecrire,  a  prevenir,  dans  ce  monde 
ou  ils  vivent,  les  outrages  que  notre  langue  peut  recevoir  de  la 
frivolite,  de  I'ignorance  ou  d'une  vaine  affectation. 

«  Les  gens  de  lettres  peuvent  avoir  une  connaissance  plus 


JOIN  178^.  545 

approfondie  des  principes  de  la  langue  ecrite ;  les  gens  du  monde 
ont  sur  la  langue  parlee  un  tact  que  les  connaissances  ne  peuvent 
suppleer.  G'est  a  eux  qu'il  appartient  de  distinguer,  dans  I'emploi 
de  certaines  expressions,  ce  qui  est  de  Tusage  d'avec  ce  qui  est 
de  mode,  ce  qui  est  de  la  langue  de  la  cour  d'avec  ce  qui  n'est 
qu'un  jargon  de  coterie;  a  fixer  les  limites  de  ce  hon  ton  si 
recommande,  si  peu  defini,  qui  n'appartient  pas  a  I'esprit,  et  sans 
lequel  un  homme  d' esprit  court  quelquefois  le  risque  d'etre  ridi- 
cule; qui  n* est  pas  le  bon  gout,  car  le  bon  gout  a  des  principes 
plus  fixes  et  une  influence  plus  etendue ;  qui  embellit  T esprit  et 
le  gout  dans  le  monde,  mais  qui  bornerait  I'essor  des  talents  si 
on  voulait  soumettre  a  ses  regies  trop  fugitives  et  trop  variables 
les  ouvrages  de  I'imagination  et  du  genie.   » 

On  ne  pouvait  pas  donner  une  definition  plus  fine  et  plus 
sensible  de  ce  sentiment  des  convenances  etablies,  convenances 
perpetuellement  mobiles,  que  la  ligne  imperceptible  qui  separe 
celles  de  la  veille  de  celles  qu'on  leur  substitue  le  lendemain 
rend  presque  plus  fatigantes  que  difficiles  a  saisir;  que  con- 
Qoivent  presque  toujours  si  divei^sement  les  gens  du  grand  monde, 
qui  tons  individuellement  croient  en  avoir  le  sentiment  le  plus 
exquis;  convenances  enfin  que,  comme  nos  modes,  chacun  s'em- 
presse  d'avoir  pour  les  changer  aussitot  contre  d'autres  plus 
nouvelles,  et  dont  cependant  le  sentiment,  compose  des  teintes 
differentes  qu'en  presentent  nos  societes,  donne  aux  mani^res, 
k  la  conversation,  aux  ouvrages  mtoes  ce  bon  fonquel'on  sent 
mieux  que  Ton  ne  le  definit.  M.  Suard  en  a  presente  I'exemple 
apr^s  le  precepte  dans  I'eloge  qu'il  a  fait  du  roi  de  Suede,  eloge 
dont  la  grace  fine  et  leg^re,  en  menageant  la  modestie  du  sou- 
verain  qui  en  etait  I'objet,  n'a  ete  que  mieux  sentie  et  applaudie 
davantage. 

M.  de  La  Harpe  a  lu  ensuite  le  second  chant  de  son  poeme 
SMvles  Femmes;  c'est  celui  ou  il  cel^bre  leur  gout  et  leur  apti- 
tude aux  talents.  II  y  feint  que  Venus  S  voulant  fixer  pr6s  d'elle 
Adonis,  qui  s'en  eloigne  souvent  pour  se  livrer  aux  plaisirs  de  la 
chasse,  quitte  Cyth^re  et  vole  sur  le  Pamasse  implorer  les  dons 
des  neuf  Soeurs.  Cette  allegorie  mythologique  n'a  pas  paru  assez 

1.  Dans  le  temps  que  ce  poeme  fut  commence,  M.  de  La  Harpe  etait  fort  attach^ 
k  la  cour  de  M"*  de  Genlis.  Venus,  c'etait  elle ;  serait-il  besoin  d'ajouter  qu'Adonis, 
c'6tait  M.  le  due  de  Chartres  ?  (Meister.) 

XIII.  35 


546  CORRESPONDANGE   LITTERAIRE. 

neuve,  et  la  transition  qui  la  prepare  un  peu  brusque  et  un  peu 
forcee.  11  semble  cependant  que  la  mani^re  dont  M.  de  La  Harpe 
a  concu  la  fable  de  ce  second  chant  etait  faite  pour  y  repandre 
cette  abondance  et  cette  variete  d'images,  lame  de  la  poesie  et 
sa  plus  eclatante  parure ;  mais  ce  qui  manque  essentiellement  a 
Teflet  de  ce  tableau,  c'est  le  coloris ;  pour  etre  anime,  il  avait 
besoin  de  cette  imagination  vive,  ardente,  sensible,  riche  d'idees, 
plus  riche  encore  d' expression,  qui  donne  la  forme  et  le  mou- 
vement  a  tout  ce  qu'elle  con^oit,  qui  embellit  tout  ce  qu'elle 
touche,  qui  anime  du  souffle  divin  de  la  vie  tous  les  objets  qu'elle 
decrit,  qui  les  entoure  continuellement  et  avec  art  d'une  vapeur 
vive  et  leg^re,  et  r^pand  sur  eux  a  pleines  mains  les  touffes  va- 
rices des  plus  brillantes  fleurs;  c'est  avec  ce  sentiment  de  la 
poesie,  don  celeste  qui  tient  autant  a  la  sensibilite  de  I'ame  qu'au 
feu  de  I'imagination,  qu'il  eut  fallu  chanter  les  arts,  et  les  arts 
cultives  par  la  main  des  Graces  et  embellissant  la  beaute  m^me. 
On  n*a  retenu  que  deux  vers  de  ce  poeme.  Le  premier  offre, 
avec  un  rapprochement  trop  use,  le  sentiment  si  louable  du 
pardon  des  injures*;  c'est  celui  qui  termine  la  tirade  consacree 
a  I'eloge  de  M'"*  la  comtesse  de  Genlis  : 

Un  theatre  d'enfants  fut  celul  de  sa  glolre. 

Le  second, 

Tout  le  Nord  est  soumis  ou  tremblant  sous  sa  loi  ^ 

4.  Voyez  le  portrait  de  M.  de  La  Harpe,  sous  le  noni  de  d'AmovUle,  dans  le 
conte  des  Deux  Reputations  des  Veillees  du  chdteau.  (Meister.) 

2.  M.  de  Galonne,  contrbleur  general,  qui  assistait  b,  cette  stance,  dit  k  la  fin 
de  cet  Eloge,  d'ailleurs  si  juste  et  si  bien  m(5rit6,  mais  qu'il  eiit  sans  doute  6te 
convenable  de  ne  pas  exprimer  ainsi  devant  un  autre  souverain  du  Nord  :  Je  ne 
sais  pas  si  ce  morceau  est  poetique;  mais  je  sais  bien  qu'il  n'est  pas  politique. 
N'oublions  pas  de  remarquer  encore  que  le  poijte  exborte  dans  cet  Eloge  Catherine  II 
a  se  pressor  d'achcver  la  conqu6le  de  Constantinople,  de  venger  les  femraes  de  la 
tyrannie  du  s6rail,  et  de  r^tablir  en  Grece  I'empire  des  arts  et  de  la  bcaut6.  C'est 
h  cdt6  de  Tambassadeur  destin6  k  partir  incessamment  pour  la  cour  de  Sa  Ilautesse 
que  notre  adroit  poSte  invite  Catherine  II  a  cette  auguste  conqufite.  II  est  vrai  que 
cet  ambassadeur,  M.  de  Choiseul-Gouffier,  lui  avait  donn6  tr^s-^loquerament  le 
mSme  conseil  dans  son  Voyage  de  Grdce;  mais  on  en  fait,  dit-on,  dans  ce  moment 
une  nouvelle  edition  oii  cet  article  sera  entierement  supprime.  Ce  qui  nous 
rassure,  c'est  que  les  vers  et  la  prose  de  ces  messieurs  ont  regie  rarement  le  sort  des 
nations  et  des  empires,  sans  quoi  nous  les  supplierions  de  vouloir  bien  etre  un  peu 
plus  d'accord  avec  eux-m6mes.  (Id.) 


JUIN   178/|.  547 

est  dans  I'eloge  de  Catherine  II,  qui  finit  ce  chant  de  la  maniere 
la  plus  heureuse.  Et  quel  autre  nom  choisir  pour  presenter 
reunis  dans  un  seul  objet  tous  les  traits  epars  dans  les  portraits 
des  differentes  femmes  celebres  dont  M.  de  La  Harpe  a  voulu 
consacrer,  dans  ce  chant,  et  les  talents  et  I'amour  pour  lagloire? 
Mais  telle  est  la  fatalite  attachee  au  faire  de  ce  peintre,  qu'on 
n'a  voulu  apercevoir  dans  ce  tableau  que  de  grandes  actions 
rendues  sans  enthousiasme,  et  le  crayon  insignifiant  des  traits  du 
plus  grand  caractere  du  si^cle.  G'est  pour  la  premiere  fois  que 
Ton  a  vu,  dajis  cette  assemblee,  des  vers  lus  apres  des  discours 
en  prose  tomber  deux  a  deux  sans  obtenir  presque  un  seul  signe 
d'applaudissement.  II  est  vrai  que  la  froideur  avec  laquelle  on 
a  ecoute  le  debut  presque  prosai'que  de  ce  chant  a  ote  a  M.  de 
La  Harpe  le  talent  qu'il  a  de  lire  superieurement  les  vers,  et 
surtout  les  siens  :  son  amour-propre  au  supplice  semblait  avoir 
eteint  ses  moyens,  et  son  gosier,  comprime  par  la  reaction  de 
I'orgueil  humilie,  a  fini  par  ne  plus  rendre  que  des  sons  rauques 
et  inarticules  qu'etouffait  graduellement  le  sentiment  d'un  silence 
qui  s'accroissait  a  mesure  que  le  poete  avancait  dans  sa  lecture. 
Plusieurs  beaux  vers  n'ont  point  ete  entendus;  aussi  M'"^  Pourrat, 
ancienne  amie  de  M.  de  La  Harpe,  I'a-t-elle  aborde  apr^s  la 
seance,  en  lui  disant,  avec  une  ingenuite  toute  spirituelle,  ces  pa- 
roles consolantes  :  a  Qu'aviez-vous  done,  monsieur,  pour  lire  si 
mal  aujourd'hui?  Peut-on  faire  tomber  ainsi  les  plus  beaux  vers 
du  monde?  » 

L' amour-propre  des  spectateurs  a  vu  avec  peine  que,  dans 
une  circonslance  aussi  solennelle  que  flatteuse  pour  la  nation,  le 
seul  poete  dont  elle  puisse  se  glorifier  aujourd'hui  ne  lut  pas 
devant  M.  le  comte  de  Haga  quelques-unes  de  ses  productions 
toujours  si  vivement  applaudies ;  mais  on  a  ete  console  de  cet 
elfet  d'une  petite  intrigue  a  la  faveur  de  laquelle  le  secretaire  de 
r  Academic  avait  ecarte  M.  I'abbe  Delille,  qui  s'etait  offert  a  lire, 
pour  lui  substituer  M.  de  La  Harpe,  qui  feignait  de  n'en  avoir 
pas  envie. 

M.  le  due  de  Nivernois  a  lu,  apres  M.  de  La  Harpe,  plusieurs 
de  ses  fables,  dont  le  plan  si  simple,  le  dialogue  si  naturel  et  si 
facile,  le  style  si  analogue  a  ce  genre  de  poesie*  presentent  la 
morale  la  plus  utile  et  la  plus  aimable  ;  ces  fables  ont  ete  revues 
avec  transport.  M.  le  comte  de  Haga  a  paru  prendre  a  cette  lee- 


5^8        CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

ture  le  plus  vif  interet ;  le  public,  qui  croyait  lire  ce  sentiment 
dans  ses  yeux,  s'est  permis  plusieurs  fois  d'en  demander  encore 
une  a  haute  voix ;  M.  le  due  de  Nivernois  en  a  lu  huit ;  le  hasard 
I'a  presque  toujours  fait  tomber  sur  des  fables  faites  pour  servir 
de  lecons  aux  rois  et  dont  la  lecture,  en  honorant  le  caracterede 
celui  devant  qui  on  osait  la  faire,  annonce  qu'il  offre  person- 
nellernent  le  modele  des  vertus  que  leur  morale  enseigne  aux 
souverains. 

M.  le  comte  de  Haga  s*est  rendu,  apr^s  la  seance,  dans  la 
salle  particuli^re  des  academiciens,  ou  sont  les  portraits  de  tous 
ceux  qui  ont  compose  I'Academie  depuis  qu'elle  existe  jusqu'i 
ce  jour,  et  les  portraits  des  grands  princes  qui  Font  honoree  de 
leur  presence.  M.  le  comte  de  Haga  y  a  vu  le  sien,  dont  il  a  fait 
don  a  I'Academie,  k  cote  de  celui  de  la  fameuse  reine  Christine. 
II  a  adresse  la  parole  a  tous  les  academiciens  qui  avaient  assiste  k 
cette  seance;  il  a  reconnu  tous  ceux  qui  composaient  I'Academie 
lors  de  son  premier  voyage  ;  il  en  est  peu  k  qui  il  n'ait  dit  des 
mots  flatteurs  et  fms  sur  leurs  ouvrages ;  mani^re  la  plus  deli- 
cate dont  un  souverain  puisse  louer  des  gens  de  lettres.  II  a 
demande  et  recu  de  Tair  le  plus  affable  et  le  plus  obligeant 
M.  Suard;  on  I'a  vu  lui  parler  un  instant  bas  a  I'oreille.  Nous 
croyons  savoir  ce  que  M.  le  comte  de  Haga  a  dit  a  cet  academi- 
cien ;  les  paroles  des  rois  les  plus  secretes  ne  se  perdent  jamais ; 
Fair  m^me  qui  les  entend  en  silence  suffirait  pour  les  r6pandre, 
si  ceux  a  qui  ils  daignent  les  adresser  ne  les  confiaient  pas 
quelquefois  a  leurs  amis  avec  la  reserve  d'un  myst^re  respec- 
tueux.  M.  le  comte  de  Haga  voulait  faire  sentir  k  M.  Suard  que 
sa  tirade  indirecte  sur  la  comedie  du  Mariage  de  Figaro  ne  lui 
avait  pas  echappe ;  il  lui  a  dit  :  «  Vous  n'y  allez  pas  de  main 
morte,  monsieur,  et  vous  frappez  fort.  —  Monsieur  le  comte  me 
permettra  de  ne  pas  paraitre  I'entendre.  —  Je  vous  entends, 
moi ;  mais  je  n'ai  point  applaudi  a  cette  partie  de  votre  discours, 
pour  ne  pas  m'interdire  le  plaisir  de  revoir  la  pi^ce  encore  une 
fois.  )) 

G'est  ainsi  que  s'est  termin^e  une  seance  qui  a  paru  occuper 
agreablement  un  grand  roi,  et  que  n'oublieront  jamais  ceux  qui 
ont  eu  le  bonheur  de  le  voir  honorerpar  sa  presence  le  sanctuaire 
de  la  litterature  francaise. 


JUIN    1784.  549 

CHANSON   DE   M.    LE   MARQUIS    DE   MONTESQUTOU. 

Air  ;  Le  serin  qui  te  fait  envie. 

0  toi  qui  regois  d'^milie 
Le  joli  nom  de  petit  chat, 
Bel  objet  de  sa  fantaisie, 
Je  pourrais  te  croire  un  peu  fat  : 
Quand  d*une  caresse  nouvelle 
Elle  t'honore  tous  les  jours, 
Tu  crois  etre  quitte  avec  elle 
En  faisant  patte  de  velours. 

Ainsi  le  pouvoir  de  mal  faire 
Te  dispense  d'avoir  bon  coeur; 
Et  c'est  ton  mauvais  caract^re 
Auquel  tu  dois  tant  de  favour. 
Tu  n'en  dors  pas  moins  sur  ce  tr6ne 
Ou  te  placent  des  bras  charmants  : 
Superbe  exemple  que  tu  donnes 
Aux  petits-maitres,  aux  tyrans. 

Mais  quand,  gonfl6  de  ton  merite 
Et  de  tes  droits  si  mal  acquis, 
Tu  foules  en  vrai  sybarite 
Ces  tas  de  roses  et  de  lis, 
L'Amour,  que  ton  bonheur  ennuie, 
Lorgne  ta  place  et  n'a  pas  tort  : 
C'est  bien  le  cas  d'avoir  envie 
[  De  r6veiller  le  chat  qui  dort. 

^  INSCRIPTION  PAR   LE    MEME. 

Cette  inscription  est  plac6e  sur  la  base  d'une  fontaine,  en  forme  d'ob^lisque, 
i  dans  le  jardin  de  Maupertuis'. 

5  H61as  I  disait  Chlo6,  cette  onde  nous  fuit-elle  ? 

Pourrait-elle  chercher  un  plus  heureux  s^jour  ? 

1.  Terre  de  M.  le  marquis  de  Montesquiou,  pr^s  de  Senlis,  ou  il  vient  de  faire 
un  tres-beau  jardin  anglais.  (Meister.")  —  Maupertuis,  terre  de  M.  le  marquis  de 
Montesquiou,  possed6e  depuis  par  son  fils  aine,  M.  le  comte  de  Montesquiou,  grand 
chambellan,  est  situ6  dans  le  dd'partement  de  Seine-et-Marne,  entre  les  petites 
villes  de  Coulommiers  et  de  Rosoy.  Ce  joli  village  est  a  huit  lieues  de  Meaux  et  a 
seize  de  Paris  ou  de  Senlis.  On  ne  pent  done  pas  dire  qu'il  soit  pres  de  cette  der- 
niere  ville.  Le  jardin  anglais  que  M.  le  marquis  de  Montesquiou  a  fait  arranger  k 
Maupertuis  est  connu  sous  le  nom  de  I'^lys^e;  il  a  ete  celebre  par  Delille  dans  le 
poSme  des  Jarclins,  et  il  excite  encore  aujourd'hui  I'admiration  de  tous  ceux  qui 


550  GORRESPONDANCE  LITTERAIRE. 

Non,  lui  dit  Corylas,  elle  se  renouvelle. 
Chere  Chlo6,  de  notre  amour 
Tu  vois  rimage  et  le  module. 


AUTRE   INSCRIPTION 

POUR    UNE    AUTRE   FONTAINE    DES    MfiMES    JARDINS, 

SITU1^.E      AU     MILIEU    d'UN     BOIS     SOMBRE     ET     SOLITAIRE, 

PAR    LE   m£ME. 

Insens6,  qui  poursuis  sur  la  scfene  du  monde 

La  vraie  image  du  bonheur, 
A  toi-meme  rendu  dans  cette  paix  profonde, 
Tu  sens  avec  eflfroi  le  vide  de  ton  coeur, 
Tu  sens  que  tout  6chappe  et  fuit  corame  cette  onde. 

—  On  a  donne,  k  la  Comedie-Italienne,  le  vendredi  A,  une 
pifece  episodique,  en  vers  et  en  trois  actes,  intitulee  le  Temple 
de  V Hymen,  Cette  pi^ce  a  eu  plus  de  succ^s  que  n'en  obtiennent 
aujourd'hui  ces  ouvrages  d'un  genre  dontse  sontempar^s  depuis 
quelque  temps  nos  theatres  des  boulevards. 

—  Nous  avons  eu  I'honneur  de  vous  annoncer  dans  le  temps 
le  peu  de  succ^s  de  Theodore  et  Paulin,  opera -comique  en 
trois  actes,  du  m6me  auteur,  musique  de  M.  Gretry.  Le  poete  et 
le  musicien  ont  eu  le  bon  esprit  de  retirer  cet  ouvrage  apr^s  la 
premiere  representation.  M.  Desforges  a  fait  d'un  Episode  de  ce 
drame,  aussi  froid  qu'invraisemblable,  une  petite  comedie  nou- 
velle,  en  deux  actes,  qui  vient  de  reussir  completement,  sous  le 
titre  de  VEpreuve  villageoisej  on  Ta  donnee,  pour  la  premiere 
fois,  le  jeudi  24. 

II  serait  a  souhaiter  que  dans  cette  petite  piece,  dont  1' in- 
trigue est  si  faible  et  si  commune,  M.  Desforges  eut  donn6  du 
moins  a  ses  paysans  un  ton  plus  naturel,  un  langage  plus  vrai ; 
mais  ce  defaut  est  rachete  autant  qu'il  pent  Tetre  par  ce  comique 
et  cette  verite  d'expression  qui  distinguent  singuli^rement  les 
compositions  de  M.  Gretry.  Plusieurs  airs  chantes  par  Denise,  et 

vont  le  visiter.  (B.) — Le  cMteau  est  aujourd'hui  en  ruines.  L'eglise  conserve  des 
peintures  de  Theophile  Gautier,  executees  en  1825,  lorsqu'il  6tudiait  chez  Rioult. 
M.  fimile  Bergerat  les  a  decrites  dans  le  livre,  plein  de  fails  etde  details  curieux, 
qu'il  a  consacr6  a  son  illustre  beau-pere  ;  Theophile  Gautier,  entretiens,  souve- 
nirs et  correspomlance  (G.  Charpentier,  1879,  in-18). 


JUIN   1784.  551 

surtout  les  morceaux  d' ensemble  qui  terminent  les  deux  actes 
de  cette  comedie,  ont  eu  le  plus  grand  succ6s;  c'est  vraiment 
de  I'esprit  en  musique,  et  c'est  bien  la  le  caract^re  propre  au 
genie  de  ce  charmant  compositeur.  Le  parterre  a  demande  a 
grands  cris  les  deux  auteurs ;  ils  ont  paru ;  la  presence  de  M.  le 
comte  de  Haga  peut  seule  justifier  M.  Gretry  d'avoir  cede  a  un 
empressement  qui  cesse  d'etre  flatteur,  a  force  d'etre  prodigue 
aux  plus  mediocres  talents. 

—  OEuvres  de  Valentin  Jamerai  Duval^  pr^cH^es  des  M^- 
moires  siir  sa  vie;  deux  volumes  in-S"",  avec  figures.  A  Saint- 
Petersbourg,  I78ii.  L'editeur  de  ces  OEuvres  posthumes  est 
M.  F.-A.  de  Koch,  attache  depuis  plusieurs  annees  au  service 
de  Sa  Majeste  I'imperatrice  de  toutes  les  Russies.  Le  plus  inte- 
ressant  et  le  plus  curieux  de  tous  les  ouvrages  de  M.  Duval, 
c'est  sans  doute  lui-meme^  On  sait  qu'il  n'eut  longtemps 
d'autres  maitres  que  son  instinct  et  sa  curiosite  naturelle;  qu'il 
vecut,  jusqu'a  I'age  de  vingt-deux  ans,  dans  les  forets,  employe 
h  garder  les  vaches  des  ermites  de  Sainte-Anne,  pres  de  Lune- 
ville ;  et  que,  dans  cette  solitude,  abandonne  a  lui-meme,  devoue 
aux  travaux  les  plus  serviles,  il  n'en  acquit  pas  moins  le  gout 
de  la  lecture,  et  fit  des  progres  peu  communs  dans  la  geographie, 
I'histoire  et  le  blason.  Un  jour,  etant  assis  au  pied  d'un  arbre, 
entoure  de  cartes  geographiques,  il  fut  apercu  par  la  suite  des 
jeunes  princes  de  LoiTaine,  leur  inspira  par  ses  reponses  autant 
d'interet  que  de  surprise,  et  ayant  obtenu  de  la  protection  du 
due  Leopold  les  secours  necessaires  pour  poursuivre  et  pour 
achever  ses  etudes,  il  merita  dans  la  suite  I'honneur  d'etre  at- 
tache au  due  Francois,  qui,  devenu  empereur,  le  fit  nommer 
directeur  de  la  bibliotheqne  et  du  cabinet  imperial  des  medailles 
k  Vienne.  Le  Memoire  de  M.  de  Koch  sur  la  vie  deM.  Duval,  qui 
se  trouve  a  la  t6te  du  premier  volume  de  la  collection  que  nous 
avons  I'honneur  de  vous  annoncer,  est  ecrit  avec  une  simplicite 
touchante,  et  contient  plusieurs  anecdotes  curieuses,  parce 
qu'elles  peignent  tr^s-heureusement  le  caract^re  et  le  tour 
d' esprit  du  solitaire  qui,  transporte  au  milieu  d'une  cour  bril- 
lante,  n'en  conserva  pas  moins,  sous  des  formes  adoucies  par 

1.  Get  horamo  extraordinaire  est  mort  h.  Vienne,  en  1775,  ^ge  de  quatre-vingt- 
nn  ans.  (Mbister.) 


552  CORRESPONDANGE  LITTfiRAIRE. 

I'usage  du  monde,  la  premiere  franchise,  et,  si  I'onpeuts'expn- 
mer  ainsi,  la  premiere  sauvagerie  de  ses  moeurs  et  de  ses  ma- 
ni^res  :  nous  ne  nous  permettrons  d'en  citer  ici  qu'un  seul  trait. 
Ayant  quitte  un  jour  assez  brusquement  I'empereur,  sans  at- 
tendre  d'en  etre  congedie  :  «  Ou  allez-vous?  lui  dit  ce  prince. 
' —  Entendre  chanter  la  Gabrieli,  sire.  —  Mais  elle  chante  si 
mal!  —  Je  supplie  Votre  Majeste  de  dire  cela  tout  has.  — 
Pourquoi  ne  le  dirais-je  pas  tout  haut?  —  G'est  qu'il  importe  a 
Votre  Majeste  d'etre  crue  de  tout  le  monde,  et  qu'en  disant  cela 
elle  ne  le  serait  de  personne.  » 

II  y  a  beaucoup  de  naturel  et  de  v^rite  dans  I'histoire  de  la 
devotion  fortuite  et  machinale  qui  survint  a  M.  Duval  a  I'ermi- 
tage  de  la  Rochette,  pr^s  des  montagnes  des  Vosges;  dans  le 
detail  de  ses  premieres  etudes  a  I'ermitage  de  Sainte-Anne,  et 
surtout  dans  la  peinture  du  bonheur  dont  il  jouissait  sur  un 
ch^ne  de  la  foret,  qu'il  avait  erige  en  observatoire.  L'esp^ce  de 
bataille  qu'il  fallut  livrer  aux  solitaires  de  Sainte-Anne,  qui  pre- 
tendaient  bruler  ses  cartes  et  ses  livres,  et  qu'il  chassa  tr^s- 
humblement  de  chez  eux,  ainsi  que  la  capitulation  qui  suivit  cette 
petite  guerre,  oflrent  des  scenes  vraiment  originales.  Le  Memoire 
ou  il  rend  compte  de  I'extr^me  agitation  que  lui  causa  la  repre- 
sentation de  I'opera  d'Isis,  a  Paris,  en  1718,  pent  former  un 
contraste  assez  piquant  avec  la  lettre  ou  Saint-Preux  verse  tant 
d'amertume  et  de  mepris  sur  tous  les  enchantements  de  ce  mer- 
veilleux  spectacle. 

—  Le  jardin  du  Palais-Royal,  palais  bati  par  le  cardinal  de 
Richelieu  et  legue  k  Louis  XIII  par  ce  ministre-roi,  est  de  toutes 
les  promenades  de  Paris  la  plus  cel^bre  et  la  plus  frequent6e. 
Son  heureuse  situation  au  centre  de  la  capitale,  le  convert,  si  pr6- 
cieux  pendant  les  chaleurs  de  I'ete,  d'une  des  plus  belles  allees 
du  monde,  avaient  fait  depuis  longtemps  de  ce  jardin  le  rendez- 
vous de  la  cour  et  de  la  ville.  II  est  peut-etre  curieux  de  savoir 
que  le  plus  beau  marronnier  de  cette  superbe  allee,  avec  celui 
qui  subsiste  encore  au  Jardin  du  roi,  ont  6t6  les  premiers  arbres 
de  cette  esp^ce  dont  I'lnde  ait  enrichi  nos  climats.  Le  regent 
Philippe,  due  d'Orleans,  qui  habitait  le  Palais-Royal,  apanage  de 
sa  maison,  ct  que  Ton  a  vu,  comme  dit  I'auteur  de  la  Henriade^ 

Remu^nt  Tunivers  du  sein  des  volupt^s, 


JUIN   1784.  553 

s'etait  plu  a  embellir  ce  jardin  d'allees,  de  boulingrins,  degazons 
et  de  statues ;  mais  cette  promenade  charmante  etait  entouree 
de  maisons  irregulieres  et  mal  baties,  dont  I'aspect  contrastait 
desagreablement  avec  les  beautes  de  I'interieur.  M.  le  due  de 
Ghartres,  a  qui  son  pere,  M.  le  due  d' Orleans,  a  cede  le  Palais- 
Royal,  vient  de  detruire  I'ancien  jardin ;  il  en  a  fait  planter  un 
nouveau,  et  I'a  entoure  de  maisons  elevees  sur  un  meme  plan 
d' architecture,  qui,  reunies  a  la  facade  du  nouveau  corps  de 
batiment  qu'il  se  propose  d'ajouter  a  son  palais,  ne  paraitront 
former  qu'un  seul  edifice  d'un  ensemble  aussi  vaste  qu'elegant 
et  somptueux. 

Ges  nouveaux  batiments  offrent  une  enceinte  rectangulaire, 
dont  le  developpement  porte  trois  cent  soixante  toises.  Trois 
cotes  de  ces  batiments,  destines  a  etre  occupes  par  des  parti- 
culiers,  sont  decores  par  un  ordre  en  pilastres  canneles,  qui, 
depuis  le  sol  jusqu'au-dessus  de  1' entablement,  s'el^ve  a quarante- 
deuxpieds.  Gent  quatre-vingts  arcades,  separeespar  ces  pilastres, 
eclairent  le  peristyle  qui  regne  autour  du  jardin.  Sous  ce  peris- 
tyle on  a  etabli  cent  quatre-vingts  boutiques,  louees  par  des  res- 
taurateurs, des  baigneurs,  des  cafes  et  des  marchands  de  toutes 
sortes  d'objets  de  luxe  et  d'agrement.  Gette  promenade  couverte 
communique  a  deux  grands  vestibules  places  dans  les  deux 
angles  opposes  au  Palais;  ils  sont  soutenus  par  vingt-quatre 
colonnes.  Sur  la  galerie  en  arcades  r^gnent  deux  etages  pris  dans 
Tentablement  de  I'ordre,  decores  de  bas-reliefs  et  de  trophees, 
et  couronnes  par  une  corniche  aussi  riche  qu'elegante.  Le  troi- 
si^me  etage  est  pris  dans  les  mansardes,  et  cache  en  partie  par 
une  balustrade  supportant  cent  quatre-vingts  vases,  quiterminent 
avec  autant  de  grace  que  de  noblesse  ce  grand  ensemble  de  bati- 
ments. 

Les  arbres  que  Ton  a  plantes  dans  le  nouveau  jardin,  et  dont 
Televation  ne  doit  pas  exceder  celle  du  premier  etage  des  mai- 
sons qui  I'entourent,  donnent  deja  un  ombrage  agreable.  Un 
bassin  flanque  de  quatre  kiosques  en  treillage  occupe  I'extremite 
du  jardin  en  face  du  palais.  Le  reste  du  terrain  formera  une 
esplanade  considerable,  ou  Ton  placera  sur  un  piedestal  eleve  la 
statue  de  Henri  IV,  confiee  au  ciseau  du  celebre  Houdon. 

On  essayerait  difficilement  de  peindre  le  tableau  interessant 
qu'offre  cette  promenade  lorsque  le  soleil,  baissant  sur  I'horizon, 


554  GORUESPONDANCE  LITTERAIRE. 

permet  aux  femmes  d'y  venir  respirer  le  frais,  et  jouir  dans  ce 
jardin  du  plaisir  de  voir,  et  surtout  du  plaisir  d'etre  vues.  Des 
doubles  et  triples  rangs  de  chaises,  placees  le  long  d'allees  spa- 
cieuses,  sufTisent  a  peine  pour  recevoir  cette  foule  de  femmes, 
presque  toutes  jolies,  au  declin  du  jour,  et  dont  le  spectacle  ofTre 
un  coup  d'oeil  aussi  varie  que  seduisant.  Les  plus  belles,  ou 
celles  qui  sont  mises  avec  le  plus  d' elegance,  se  prominent  au 
milieu  de  celles  qui  bordent  ces  allees,  avec  cette  grace  facile 
qui  appartient  en  general  aux  femmes  de  Paris,  et  que  fait  valoir 
encore  la  forme  aussi  simple  que  gracieuse  des  vetements  que  le 
bon  gout  semble  aujourd'hui  leur  avoir  fait  adopter;  desjupes 
de  taffetas,  dont  la  couleur,  percant  a  travers  le  tissu  de  leurs 
longues  robes  de  gaze  ou  de  lin,  semble  presque  toujours  indi- 
quer  le  nu ;  ces  ceintures  legferes  qui  terminent  la  taille  en  mar- 
quant  encore  mieux  le  svelte  de  ses  contours,  par  le  tranchant 
de  leur  couleur  avec  cells  de  Thabit  qu'elles  semblent  attacher ; 
enfin  ces  chapeaux  couronnes  de  fleurs,  places  sur  leurs  t^tes 
avec  une  negligence  aimable,  et  dont  Tampleur  semble  ne  d6- 
rober  une  partie  du  visage  que  pour  preter  k  celle  qu'elle  laisse 
voir  plus  de  rondeur  et  plus  d'attraits ;  tout  cet  ensemble  d'un 
costume  si  seduisant  et  si  simple,  en  laissant  deviner  les  formes 
memes  qu'il  aflecte  de  voiler,  donne  aux  femmes  de  nos  jours 
une  elegance  et  une  grace  plus  attrayantes  que  la  beauts  meme. 
On  croit  etre  transporte  dans  Alh^nes,  k  ces  jours  de  f^te  ou  la 
beaute,  belle  simplement  de  ses  appats,  couverte  plutot  que  paree 
par  les  plis  ondulants  de  ses  vetements  legers,  n'empruntait  de 
I'eclat  que  des  fleurs  dont  elle  couronnait  sa  tete.  Jamais  nos  jolies 
femmes  n'ont  plus  ressemble  a  de  jeunes  Grecques,  et  jamais 
elles  n'ont  paru  plus  belles.  Leur  affluence  repand  sur  cette  pro- 
menade un  interet  attachant ;  on  ne  se  lasse  point  de  voir  un 
tableau  continuellement  embelli  par  une  variete  d'objets  sur 
lesquels  I'oeil  se  repose  tour  a  tour  avec  une  complaisance  tou- 
jours nouvelle,  et  Ton  regrette  pour  ainsi  dire  que  la  nuit  vienne 
lui  en  substituer  un  autre,  quoique  plus  voluptueux  et  plus 
piquant  encore. 

Les  feux  de  cent  quatre-vingts  reverb^res  suspendus  aux 
cent  quatre-vingts  arcades  qui  entourent  ce  jardin,  ceux  des 
nouvelles  lampes  k  la  Quinquet  qui  eclairent  les  cafes,  les  res- 
taurateurs et  les  boutiques,  repandent  sur  cette  promenade  une 


JUIN    178Zi.  555 

lumiere  douce,  une  espece  de  demi-jour  qui  rend  la  beaute  plus 
interessante  et  prete  a  la  laideur  meme  des  illusions  favorables. 
Ge  demi-jour  sert  la  decence  et  la  commande,  en  meme  temps 
que  la  magie  de  ses  effets  semble  repandre  la  volupte  jusque 
dans  I'air  que  Ton  respire.  G'est  le  moment  ou  la  foule  de  nos 
belles  courtisanes  se  rend  dans  ce  jardin.  L' elegance  toujours 
recherchee  de  leur  parure,  I'aisance  presque  bardie  de  leur  de- 
marche attire  sur  leurs  pas  la  foule  tumultueuse  de  nos  jeunes 
gens ;  on  les  voit  s'agiter  sans  cesse  autour  d'elles,  courir  des 
unes  aux  autres,  les  suivre  tourk  tour,  les  devancer  avec  un  em- 
pressement  fatigant  meme  pour  celles  qui  en  sont  I'objet.  G'est 
un  flux  et  un  reflux  dont  ces  jeunes  beautes  dirigent  les  ondula- 
tions,  et  qu'elles  portent  le  plus  souvent  le  long  des  grandes 
allees,  parce  qu'elles  connaissent  tout  I'avantage  que  recoivent 
leurs  charmes  du  jour  artificiel  qui  eclaire  encore  plus  ces  allees 
que  les  autres  parties  du  jardin.  Le  milieu  de  cette  promenade, 
occupe  par  le  bassin  et  les  kiosques  vivement  eclaires,  presente 
un  spectacle  moins  tumultueux,  et  par  celameme  peut-etre  plus 
agreable.  L'aflluence  des  spectateurs  desinteresses  respire  I'air 
pur  de  la  grande  esplanade,  tandisqu'une  multitude  de  groupes, 
assis  autour  de  petites  tables,  prennent  ces  rafraichissements 
glaces  dont  la  chaleur  de  la  saison  rend  1' usage  si  necessaire  et 
si  agreable,  et  qu'on  a  trouve  le  secret  de  varier  journellement 
au  choix  de  tons  les  gouts.  Jamais  nos  Wauxhalls,  nos  Golisees, 
nos  Redoutes,  n'ont  rien  olTert  d'un  pittoresque  aussi  riche,  aussi 
varie  que  cette  espece  de  bal  de  nuit  en  plein  air.  Gette  foule  de 
femmes,  toutes  condamnees  par  etat  a  etre  jolies,  1' espece  de 
negligence  voluptueuse  que  la  nuit  autorise  dans  leur  maintien, 
la  grace  et  la  legerete  de  leur  demarche ;  I'empressement  de  cette 
brillante  jeunesse  qui  cherche  avidement  dans  leurs  yeux  I'ex- 
pression  des  desirs  qu'elles  se  sont  fait  une  si  douce  habitude 
d'inspirer ;  le  site,  le  jour  qui  I'eclaire,  tout  repand  sur  cette 
promenade  un  charme  dont  il  est  difficile  que  les  sens  ne  soient 
pas  emus.  Gelui  de  la  musique  vient  encore  quelquefois  ajouter 
k  toutes  les  voluptes  que  Ton  respire  dans  ce  jardin,  jusqu'a 
r instant  oil  les  lampes,  eteintes  a  onze  heures,  annoncent  a  ceux 
qui  n'aiment  pas  I'obscurite  qu'il  est  temps  de  I'abandonner. 
Nous  devons  ajouter  qu'une  police  exacte  maintient  la  decence  et 
fait  respecter  I'honnetete  dans  un  Ueu  d'ailleurs  si  peu  fait  pour 


556  CORRESPONDANCE  LITTI^RAIRE. 

en  conserver  le  sentiment.  Tel  est  le  spectacle  qu'offre  chaque 
jour  le  nouveau  jardin  du  Palais-Royal. 

II  eut  ete  bien  plus  piquant  encore  le  jour  d'un  bal  masque 
donne  a  I'Opera  pendant  le  sejour  de  M.  le  comte  de  Haga  a 
Paris ;  M.  le  due  de  Ghartres  avait  permis  a  tons  les  masques 
Tentree  du  Palais-Royal,  et  fait  annoncer  que  I'illumination  ordi- 
naire serait  prolongee  jusqu'a  deux  heures  du  matin ;  tout  Paris 
s*etait  rendu  dans  ce  jardin,  mais,  par  un  ordre  expr^s  du  roi, 
des  escouades  du  guet,  placees  a  toutes  les  issues  du  jardin,  en 
defendirent  I'entree  a  tous  les  masques,  et  n'y  laiss^rent  penetrer 
que  I'affluence  extraordinaire  de  ceux  qui  s'empressaient  de  venir 
jouir  du  spectacle  que  cette  multitude  de  curieux,  le  nombre  et 
r^legance  des  masques  eussent  rendu  bien  superieur  a  celui 
qu'offre  la  celebre  foire  de  Venise ;  mais  la  vivacite  francaise,  ex- 
citee  par  un  spectacle  absolument  neuf  pour  elle,  et  la  trep 
grande  liberte  qu'il  est  convenu  d'accorder  aux  masques,  pou- 
vaient  rendre  cette  f6te  nocturae  plus  que  tumultueuse.  Ce  nest 
point  dans  un  lieu  aussi  vaste,  et  k  une  multitude  aussi  difficile 
a  contenter,  qu'il  convient  de  permettre  un  genre  de  divertisse- 
ment qu'^  Venise  la  grande  habitude  d'en  jouir  et  le  caract^re 
reserve  de  la  nation  garantissent  de  toute  esp^ce  d*exc6s. 

LES    PLUS   JOLIS   MOTS   DE   LA  LANGUE   FRANCAISE, 
STANCES 
PAR     M.     CDINET     D'ORBEIL. 

A  deux  6poques  de  sa  vie 
L'homme  prononce  en  b6gayant 
Deux  mots  dont  la  douce  harmonic 
A  je  ne  sais  quoi  de  touchant. 

L'un  est  maman,  et  I'autre  faime. 
L'un  est  cr66  par  un  enfant, 
Et  Tautre  arrive  de  lui-meme 
Du  coeur  aux  l^vres  d'un  amant. 

Que  le  premier  se  fasse  entendre, 
Bientdt  une  mere  y  r^pond. 
La  jeune  beaute  devient  tendre, 
Si  son  coeur  entend  le  second. 


JUIN   1784.  557 

Lise,  prends-y  garde, 
jLe  mot  ]  aims  est  plein  de  douc 
Mais  tel  qui  souvent  le  hasarde 
N'en  sentit  jamais  la  valeur. 


L'esprit  quelquefois  s'en  amuse ; 
11  en  saisit  si  bien  raccent, 
Que  mechamment  il  en  abuse 
Pour  tromper  un  coeur  innocent. 

II  faut  une  prudence  extreme 
Pour  bien  distinguer  un  amant; 
Celui  qui  dit  mieux  je  vous  aime 
Est  quelquefois  celui  qui  ment. 

Qui  ne  sent  rien  parle  h  merveille; 
Grains  un  amant  rempli  d'esprit; 
C'est  ton  coeur  et  non  ton  oreille 
Qui  doit  6couter  ce  qu'il  dit. 

—  C*etait  par  des  talents  superieurs  et  par  T emulation  la  plus 
favorable  aux  progres  de  I'art  dont  M'^^  Glairon  sut  tout  a  la  fois 
etendre  et  fixer  les  limites,  que  cette  celebre  actrice  et  sa  rivale, 
M"*  Dumesnil,  attachaient  I'attention  du  public  et  se  disputaient 
ses  suffrages.  Nos  tragediennes  du  jour,  la  dame  Vestris  et  la 
demoiselle  Sainval,  condamnees  par  leur  m^diocrite  a  ne  jamais 
exciter  ce  grand  inter^t,  ont  cru  sans  doute  pouvoir  le  suppleer 
par  I'histoire  publique  de  leurs  nobles  tracasseries,  et,  sans  le 
vouloir,  elles  ont  appret6  ainsi  a  rire  ceux  qu'elles  ne  pouvaient 
faire  pleurer, 

La  demoiselle  Sainval  cadette  a  ecrit  a  ses  chers  camarades 
quelle  ne  pouvail  supporter  plus  longtemps  les  vexations  de  la 
dame  Vestris,  qui  ne  lui  laissait  que  trois  ou  quatre  roles  Men 
doux,  trh-tendres^  bien  pleureurs ;  qui,  lorsqu'elle  lui  en  laissait 
jouer  quelque  autre,  avait  le  soin  de  ne  Ven  faire  avertir  que  la 
veille,  d,  onze  heures  du  soirj  qui  enfin  la  traitait  comme  si  elle 
arrivait  d,  la  ComMie  pour  lui  porter  la  queue,..  La  demoiselle 
Sainval  finissait  par  demander  sa  retraite  pour  procurer  a  sa 
rivale  le  plaisir  de  dire  :  Jeme  suis  d^faite  des  deux  sceurs,  Les 
chers  camarades  ont  fait  donner  copie  de  cette  lettre  a  la  dame 
Vestris.  Celle-ci  a  repondu  par  un  memoire  apologetique,  en 
forme  de  lettre,  un  peu  long,  un  peu  lourd,  mais  assez  adroit, 


558  CORRESPONDANGE  LITTERAIRE. 

ou  Ton  a  reconnu  la  plume  du  celebre  avocat  Gerbier,  qui  n'est 
pas  moins  attache  aujourd'hui  a  cette  cliente  aux  bras  si  beaux, 
a  la  peau  si  blanche,  que  I'etait  autrefois  M.  le  marechal  de  Duras, 
qui  I'a  honoree  longtemps  de  la  protection  la  plus  intime.  Dans 
cette  lettre,  M"®  Vestris  repond  d'une  manifere  simple  et  precise 
a  toutes  les  accusations  de  M'^**  Sainval;  et,  apres  lui  avoir 
prouve  qu'elle  n'a  fait  qu'user  tr^s-discr^tement  de  son  droit  de 
premiere  actrice,  elle  consent,  avec  le  desinteressement  le  plus 
modeste  et  le  plus  adroit,  ti  ne  plus  jouer  que  les  roles  que  son 
double  voudra  hicn  lui  abandonnery  a  lui  ceder  en  un  mot  sa 
place  et  a  prendre  humblement  la  sienne,  pour  ne  pas  priver  le 
public  et  ses  chers  camarades  des  talents  de  J/""  Sainval, 

Cette  lettre,  repandue  dans  tout  Paris  avec  profusion,  nous  a 
valu  en  reponse  un  grand  memo  ire  a  consulter  et  une  consul- 
tation pour  M"*  Sainval,  signes  Troncon  du  Coudray,  mais 
faits  par  I'avocat  Target.  Ce  memoire  6crit  avec  esprit,  et  piquant 
surtout  par  I'ironie  avec  laquelle  on  y  persifle  1' eloquence  de 
M™'  Vestris  et  celle  de  son  defenseur,  allait  amuser  le  public  aux 
depens  de  nos  deux  Melpom^nes,  en  forcant  les  tribunaux  de  se 
m^ler  serieusement  d' une  contestation  digne  d\i  Roman  comique^ 
mais  la  cour  nous  a  prives  de  cette  gaiete ;  elle  a  impose  silence 
a  ces  dames,  et  le  sieur  Deshaies,  un  des  imbeciles  les  plus  im- 
portants  du  si^cle,  parce  qu'il  a  I'honneur  d'etre  maitre  des 
ballets  du  Theatre-Francais,  acru  devoir  cimenter  cette  reconci- 
liation forcee  a  la  face  du  public,  en  les  obligeant  k  se  donner  la 
main  dans  la  pantomime  turque  qui  termine  le  Bourgeois  gen- 
tilhommc.  Cette  sc6ne,  presque  aussi  hideuse  que  comique  par 
les  grimaces  de  M"*  Sainval  au  moment  ou  elle  a  senti  la  main 
de  sa  jolie  rivale  dans  la  sienne,  a  ete  parodiee  sur-le-champ 
chez  Nicolet^  et  c'est  ainsi  que  s'est  terminee  une  querelle  dont 
il  n'a  pas  tenu  a  nos  plus  celebres  avocats  de  faire  retentir  les 
voutes  augustes  du  temple  de  Themis. 

—  Tons  nos  spectacles  ont  fait  des  efforts  extraordinaires 
pour  interesser  1' attention  de  M.  le  comte  de  Haga.  L'Academie 
royale  de  musique  a  remis,  dans  I'espace  de  trois  semaines,  huit 
ou  dix  operas  differentsS  plus  qu'on  n'en  donnait  autrefois  en 


ii  Armide,  les  deux  Iphigenie  de  Gluck,  Dklon,  Atys,  Chimene^  la  Caravane, 
Castor^  le  Seigneur  bienfaisant.  (Meister.) 


JUIN   178/^.  559 

deux  ou  trois  ans,  plus  qu'on  n'en  pourrait  voir  durant  le  car- 
naval,  en  parcourant  les  principales  villes  de  1' Italic.  Les  come- 
diens  francais  se  sonl  empresses  de  remettre  toutes  les  pieces 
qu'il  avait  paru  desirer  de  voir,  le  SUge  de  Calais ^  le  Roi  Lear, 
le  Jaloux^  le  Seducteur^  V Impatient^  les  Bivaux  ami's,  etc.  La 
premiere  fois  que  M.  le  comte  honora  ce  spectacle  desa  presence, 
on  donnait  le  Manage  de  Figaro;  il  arriva  au  moment  ou  le 
premier  acte  allait  fmir.  Par  un  mouvements  d'egards  et  de  res- 
pect d'autant  plus  flatteur  qu'il  ne  pouvait  etre  ni  prevu  ni  pre- 
pare, le  public  ordonna  aux  comediens  de  recommencer  la  piece. 
Quoique  une  attention  si  francaise,  si  juste  et  si  bien  sentie  ait 
pu  couter  aux  principaux  acteurs,  jamais  la  pi^ce  ne  fut  mieux 
jouee,  ni  plus  vivement  applaudie.  M'""  Dugazon,  qui  relive  d'une 
maladie  infiniment  dangereuse  et  que  nous  avions  craint  de 
perdre  pour  toujours,  a  reparu  la  premiere  fois,  pour  M.  le 
comte  de  Haga,  dans  Blaise  et  Bahet :  quelque  interet  qu'elle 
ait  toujours  donne  a  ce  role,  son  talent  y  a  deploye  un  charme 
plus  seduisant  encore  et  des  graces  toutes  nouvelles.  G'est  depuis 
I'arrivee  de  cet  illustre  voyageur  qu'on  s'est  hate  de  donner  a  ce 
spectacle  VEpreuve  villageoise,  dont  nous  avons  deja  eu  I'hon- 
neur  de  vous  rendre  compte,  et  le  Dormeur  h^eilU  de  MM.  Mar- 
montel  et  Piccini,  dont  1' analyse  se  trouvera  dans  notre  prochain 
envoi.  Tous  nos  theatres  ont  ete  bien  recompenses  de  leur  zele 
et  de  leur  empressement  par  TafHuence  de  monde  que  leur  atti- 
rait  la  presence  de  M.  le  comte  de  Haga,  quia  daigne  se  trouver 
souvent  le  meme  jour  a  deux  ou  trois  spectacles  differents* 


tlN    DU    TOME    TREIzIEME; 


TABLE 


DU     TOME     TREIZIEME 


tast 

Pages. 
AoDT.  —  Seconde  livraison  des  OEuvres  de  J.-J.-Rousseau.  —  Romance 
de  M*"*  de  Rcauharnais  sur  I'ile  des  Peupliers  a  Ermenonville.  —  Bou- 
tade  de  d'Alembert;  remarque  de  M.  du  Buc  sur  les  chiens;  Raynal  a 
Bru.xelles  et  a  Spa.  —  Isabelle  hussard,  parade,  par  Des  Fontaines.  — 
Le  Chirurgien  de  village,  comedie,  par  Simon.  —  Le  Fou  raisonnable, 
comcdie,  par  Patrat.  —  Lettre  du  grand-due  de  Toscane  sur  le  luxe  et  ses 
dangers.  —  Lettre  de  M***  d  M***,  conseiller  au  Parlement,  au  sujet  du 
retablissement  des  assemhlees  provinciales ,  par  Pechmeja.  —  Observa- 
tions modestes  d'un  citoyen  sur  le  Compte  rendu  de  M.  Necker.  —  Les 
Adieux  de  Varbre  de  Cracovie,  par  Beaumont 3. 

Skptembrb.  —  Les  Maris  corriges,  comedie,  par  La  Ghabeaussiere.  — 
L^ Automate,  opera-comique,  paroles  de  Guinet  d'Orbeil,  musique  de 
Rigel.  —  Eloge  du  due  de  Montausier,  par  Lacretelle  et  par  Garat,  cou- 
ronne  par  I'Acad^mie  fran^aise.  —  Mot  de  La  Gurne  de  Sainte-Palaye, 
apres  la  mort  de  son  frere.  —  Dialogue  de  d'Alembert  et  de  Diderot,  au 
sujet  du  renvoi  d'un  domestique.  —  Parodie  de  Richard  III,  par  Pa- 
riseau.  —  Memoire  d  monseigneur  le  comte  d'Artois  sur  V administration 
de  ses  finances,  par  Radix  de  Sainte-Foy.  —  Precis  pour  la  demoiselle 
Berlin,  marchande  de  modes  de  la  reine,  contre  la  deinoiselle  Picot,  ci- 
devant  son  eleve.  —  Maximes  de  La  Bruyere,  publi^es  par  Suard. 
—  Les  Amours  d'ete,  divertissement  par  dePiis  et  Barre.  —  Les  Joueurs 
et  M.  Dussaulx,  pamphlet  attribu6  a  Theveneau  de  Morande.  —  Salon 
de  1781  :  d^but  brillant  de  J.-L.  David,  —  Thedtre  de  societe,  par 
M'""  de  Genlis 10 

OcTonnE.  —  Examen  du  Tableau  de  Paris,  par  Mercier.  —  Lauraguais  et 
M"*  Beaupre.  —  Repartie  de  BeaumarchaisaMaurepas.  —  Le  Quiproquo, 
comedie,  par  Panis  ou  Mole.  —  La  Tribu,  comedie,  par  Rochon  de  Gha- 
bannes.  —  Eloge  de  Cl.-J.  Dorat,  par  le  chevalier  de  Gubieres.  —  Sin- 
gulier  pelerinage  d'un  grand  seigneur  flamand.  —  Annonce  de  V Histoire 

de  Russie,  par  Levesque 2^ 

XIII.  36 


562  TABLE. 

Pages. 
iSovEMBRE.  —  Inauguration  de  la  nouvelle  salle  de  l'0p6ra;  reprise  d'Adele 
de  Ponthieu.  —  Lucette  et  Lucas,  comedie,  par  Forgeot.  —  L'Amant 
trop  prevenu  de  lui-mSme,  comedie,  par  Rochard.  —  Le  Camp  ou  la  Dis- 
cipline militaire  du  Nord,  comedie  imit6e  de  Tallemand  de  3Ioeller,  par 
Moline.  —  Le  Baiser,  feerie,  paroles  de  Florian,  musique  de  Champein. 

—  Opuscules  d'un  free-thinker.  —  Voyage  de  Newport  a  Philadelphie, 
Albany,  etc.,  par  Chastellux.  —  Nouvelle  traduction  de  Quinte-Gurce, 
par  rabb6  Mignot.  —  Histoire  de  France,  par  I'abbe  Garnier.  —  Memoire 
sur  Vexpedition  du  vaisseau  particulier  le  Sartine,  par  Lafond-Lad6bat. 

—  Madame  Collet-Monte,  ou  le  Jeune  homme  corrige,  monodrame,  par 
Billardon  de  Sauvigny 36 

Dkcembre.  —  Jeanne  de  Naples,  trag6die  par  La  Harpe.  —  Impromptu  de 
Rulhiere  sur  le  retour  de  Necker  et  de  Choiseul.  —  Histoire  de  la  maison 
de  Bourbon  (tome  III,  par  Desormeaux.  —  L'Ami  des  enfants,  par  Ber- 
quin.  —  Mort  de  Theodore  Tronchin.  —  Bouts-rimes  inedits  de  Diderot 
a  M.  de  Bignicourt.  —  Le  Duel,  comedie,  par  Rochon  de  Chabannes.  — 
L'Autoneide,  ou  la  Naissance  du  Dauphin  et  de  Madam,e  Royale,  po6me, 
par  Peyraud  de  Beaussol 43 


t98» 


JA^VIER.  —  La  Double  £preuve  ou  Colinette  a  la  cowr,  opera-comique,  paroles 
de  Lourdet  de  Santerre,  musique  de  Gr6try.  —  Le  Gdteau  des  rots,  co- 
medie, par  Piis  et  BaiT6.  —  Priucipes  ^tablis  par  Joseph  II  pour  servir 
de  regies  aux  tribunaux  dans  les  mati^res  eccl6siastiques.  —  Adile  et 
Theodore,  par  M"*  de  Genlis.  —  Description  des  Alpes  Pennines  et  Rhe- 
tiennes,  par  Th.  Bourrit.  —  L'Enigme  ou  le  Portrait  d'une  femme  celebre 
[M"*  de  Genlis].  —  Reprise  d\iucassin  et  Nicolelte.  —  Reprise  de 
Manco-Capac,  tragedie,  par  Le  Blanc  de  Guillet.  —  Reflexions  sur  I'etat 
actuel  du  credit  public  de  I' A  ngleterre  et  dela  France,  parPanchaud.  —  £pi- 
grammes ;  vers  au  prince  Henri  de  Prusse  j  distique  centre  M™«  de  Beau- 
harnais 51 

Fevrier.  —  Examen  de  V Histoire  de  Russie,  par  Levesque.  —  Le  Flatteur, 
comedie,  par  Lantier.  —  Disparition  de  Jeanne  de  Naples  apres  huit 
representations.  —  La  Soiree  d'ete,  comedie,  par  Pariseau.  —  Romance, 
par  Marmontel.  —  Reception  de  Condorcet  a  I'Acad^mie  franQaise.  — 
Troisieme  voyage  de  Cook,  traduit  par  de  Meunier.  —  Colomb  dans  les 
fers,  6pitre,  par  le  chevalier  de  Langeac.  —  Opinion  d'un  citoyen  sur  le 
mariage  et  sur  la  dot,  par  Mignonneau.  —  Collection  des  moralistes  an- 
ciens.   .   .  r 70 

Mahs.  —  Stances  d'un  jeune  homme  a  M"®  de  Lauzun.  —  Bouts-rimes  que 
Monsieur  avait  donne  a  -emplir  k  M.  de  Montesquiou-Fezensac.  —  Hen- 
riette,  drame,  par  M"''  Ri.  court.  —  Thesee,  opera  de  Quinault,  revu  par 


TABLE.  563 

Pages. 
Morel,  musique  nouvelle  de  Gossec. —  Les  Deux  Fourbes,  comedie,  par 
La  Ghabeaussiere.  —  OEuvres  completes  de  I'abbe  de  Voisenon,  publiees 
par  M™«  de  Turpin.  —  Vers  de  M"''  Aurore,  chanteuse  de  I'Opera,  h. 
M""  Raucourt  et  au  marquis  de  Saint-Marc;  reponse  de  celui-ci.  —  Vers 
de  La  Ferte  a  Buflfon.  —  Bouts-rimes  attribu^s  a  M'"'=  de  Lenoncourt  ou 
a  M'"«  de  Grequy.  —  Lottre  de  Buffon  a  Catherine  II,  et  reponse  de  I'im- 
p^ratrice.  —  L' Eclipse  totale,  comedie,  par  La  Ghabeaussiere.  — 
L' Amour  et  la  Folic,  comedie,  par  Des  Fontaines.  —  Essai  sur  les 
regnes  de  Claude  et  de  Neron,  par  Diderot,  nouvelle  edition.  —  Nouveau 
Voyage  en  Espagne,  par  Peyron.  —  Histoire  de  la  derniere  revolution  de 
Suede,  par  Lescene-Desmaisons 91 

I 
AvRiL.  —  Les  Liaisons  dangereuses,  par  ChoderJos  de  La  Qos.  —  Thalieaux 

comediens  franQais  au  sujet  de  Vouverture  de  leur  nouvelle  salle.  —  Inau- 
guration de  la  nouvelle  salle  du  faubourg  Saint-Germain  (I'Odeon) ;  Iphi- 
genie,  par  Racine;  prologue  par  Tmbert;  description  du  batiment.  — 
Le  Public  venge,  comedie,  par  Prevot.  —  Nouvelle  edition  du  Tableau 
de  Paris.  —  Corps  d'extraits  de  remans  de  chevalerie,  par  Tressan.  — 
Divertissement  a  la  mode.  —  Vers  adresses  au  prince  Henri  de  Prusse, 
par  Audibert,  de  Marseille.  —  Moliere  d  la  nouvelle  salle,  comedie,  par 
La  Harpe.  —  Eloge  de  M.  le  comte  de  Maurepas,  par  Gondorcet 107 

Mai. —  Agis,  tragedie,  par  Laignelot.  --  Portrait  de  I'abbe  Delille,  par 
jyjme  Dumoley.  —  Anecdote  genealogique.  —  Le  PoSte  suppose  ou  les 
Preparatifs  de  la  f4te,  opera-comique,  paroles  de  Laujon,  musique  de 
Ghampein.  —  Le  Vaporeux,  comedie,  par  MarsoUier  des  Vivetieres.  — 
Legs  de  M.  de  Valbelle  a  I'Academiefrancaise,  etprixfondeparMonthyon. 

—  VEncijclopedie  par  ordre  de  matieres,  publiee  par  Panckoucke.  — 
Reprise  des  Tuteurs  et  reprt^sentation  de  VHomme  dangereux,  comedies, 
par  Palissot.  —  Projet  de  Linguet  pour  la  construction  d'une  sorte  de 
t^legraphe.  —  La  Destruction  de  la  Ligue,  piece  nationale,  par  Mercier. 

—  Extrait  du  journal  d'un  officier  de  marine  de  Vescadre  du  comte 
d'Estaing.  —  Le  Trebuchet,  opera-comique,  par  un  anonyme.  —  Pros- 
pectus de  I'ouvrage  de  I'abbe  Rive  sur  VArt  de  verifier  VAge  des  minia- 
tures des  nianuscrits 126 

Join.  —  Voyage  du  comte  et  de  la  comtesse  du  Nord  [le  czarevitch  Paul  et 
Dorothee  de  Hesse  -  Darmstadt  ] ;  anecdotes  sur  leur  sejour  a  Paris.  — 
Reprise  de  la  Comtesse  de  Givry,  comedie,  par  Voltaire.  —  Sermon  pour 
Vassemblee  extraordinaire  de  charite  qui  s^est  tenue  a  Paris,  par  I'abbe 
de  Boismont.  —  Essais  historiques  etiJolitiques  sur  les  Anglo-Americaiiis, 
par  Hilliard  d'Auberteuil.  —  Ghanson,  par  le  chevalier  d'Aubonne.  — 
Reprise  des  Philosophes,  par  Palissot.  —  Le  Deserteur,  drame,  par 
Mercier.  —  Nouvelle  edition  des  Fabliaux  et  Contes  des  yni^  et  xiii"  siecles, 
par  Le  Grand  d'Aussy.  —  Poesies  fugitives,  par  Lemierre 144 

JoiLLET.  —  Examen  des  Confessions  de  J.-J.-Rousseau.  —  Vers  pour  le  chien 
de  M™*'  de  La  Reyniere,  par  I'abbe  Arnaud.  —  Epigramme,  par  Piis.  — 
Fragment  d'une  lettre  de  M™*  la  baronne  d'Erlach  a  M'""  de  Vermenoux 
sur  les  troubles  de  Geneve.  —  Stances  a  M"®  Gleophile,  par  La  Harpe. 

—  Le  Chardonneret  en  liberie,  fable  attribuee  au  due  de  Nivernois.  — 


564  TABLE. 

Vers  impromptus  de  M"™*  de  Vermenoux.  —  Lettre  de  Moultou  sur  la 
derni6re  revolution  de  Geneve.  —  Electre,  op6ra,  paroles  de  Guillard, 
musique  de  Le  Moine.  —  Histoire  de  Charlemagne,  par  Gaillard.  — 
L'A-propos  du  moment 1GI> 

AouT.  —  Les  Jardins,  poiime,  par  I'abbe  Delille.  —  Vers  sur  M.  le  comte 
du  Nord.  —  Les  Journalistes  anglais,  com^die,  par  Cailhava  d'Estandoux. 

—  Representation  des  Courtisanes  ou  VEcole  des  mceitrs,  par  Palissot.  — 
Couplet  de  La  Harpe  sur  Naigeon.  —  Insignes  donnes  par  Marie- Antoi- 
nette au  chapitre  noble  de  Notre-Dame  de  Bourbourg ;  legende  proposee 
par  le  due  de  Nivernois.  —  Les  Jumeaux  de  Bergame,  com6die,  par 
Florian.  —  Agis,  parodie  dWgis,  par  Radet 178. 

Septembre.  —  Le  Comte  et  la  Comtesse  du  Nord,  anecdote  russe,  par  le 
chevalier  Du  Coudray. —  Nouveau  T hedt re  allemand,  lra.duit\i&v¥riedo\. 

—  fipigramme  do  Lemierre  sur  les  poCtes  bucoliqucs.  —  Anecdotes 
divcrses.  —  Fragment  d'une  lettre  de  Fr6d6ric  a  d'Alembert  sur  Raynal. 

—  Les  Deux  Aveugles  de  Jtagdad,  opera-comique,  paroles  de  Marsollier 
des  Viveti6res,  musique  de  Meunier.  —  Spectacle  «  coupe  »  a  I'Opera. 

—  Tibere  et  Serenus,  tragedie,  par  Fallot.  —  Concours  academiques  : 
prix  d»icernd  a  Florian  pour  Voltaire  et  le  Serf  du  Mont-Jura;  lectures 
diverses.  —  Memoire  sur  la  decouverle  d'un  ciment  impenetrable  a 
I'eau,  par  d'Etienne.  —  Poesies  et  pieces  fugitives,  par  Boufflers 181> 

OcTOBRE.  —  Essais  sur  la  physiognoinonie,piiLT  J.-G.  Lavater.  —  Chanson  du 
due  de  Nivernais  a  la  marquise  de  Boufflers. —  Vers  de  Florian  a  Miclui 
et  a  M""  Trial.  —  Zorai,  ou  les  Insulaires  de  la  Nouvelle-Zelande,  tra- 
gedie, par  Marignie.  — Une  histoire  de  voleur,  par  Voltaire. —  Precaution 
d'unavare  contrc  lui-mfeme.  —  Le  Uiable  boiteux  ou  la  Chose  impossible, 
vaudeville,  par  Favart  fiU.  —  Parodie  do  Tibere,  par  Radet 200- 

NovEMBRE.  —  Tom  Jones  a  Londres,  comudie,  par  Desforges.  —  Les  Amants 
espagnols,  comcdie,  par  Bcaujard.  —  Essai  sur  I'architecture  tlu'dtrale, 
par  Patte.  —  Lettre  do  Villette  a  la  comtesse  de  Coaslin.  —  La  Coupe 
des  foins  ct  le  Mariage  in  extremis,  comedies,  par  Piis  et  Barr^j  duel 
do  Dugazon  et  de  Dazinconrt.  —  Les  Hivaux  amis,  comcdie,  parForgeot. 

—  Alexandrine  ou  I'Amour  est  une  vertu,  par  M"«  de  Saint-L<5ger.  — 
Prospectus  des  Manoeuvres  de  Potsdam^  par  Lobijos.  —  Aa  Verite  vendue 
sensible  d  Louis  XVI,  par  un  admirateur  de  M.  Necker  [Gacon  de 
Louaucy] !2Iix 

Becembre.  —  De  la  Maniere  d'ecrire  Vhistoire,  par  I'abbe  de  Mably.  — 
fipigramme  sur  M"»**  Duvivier  (ci-devant  M""  Denis).  —  Lettre  du  roi  de 
Suede  au  prince  de  Nassau. —  L'Embarras  des  richesses,  opera.-comi(iue, 
paroles  de  Lourdet  de  Santerre,  musique  de  Gretry;  epigramme  sur 
cette  piece.  — La  Nouvelle  Omphale^  opera-comique,  paroles  de  Robi- 
neau,  dit  Beaunoir,  musique  de  Floquet.  —  Le  Vieux  GarQon,  comedie, 
par  Du  Buisson.  —  La  Vieille  de  seize  ans,  romance,  par  Grouvelle.  — 
Charade-calembour  sur  la  f6te  d'un  Nicolas,  attribuee  a  Boufflers.  — 
Epigramme  de  Ximenes  sur  le  dernier  livre  de  I'abbe  de  Mably.  —  Qua- 
train de  la  comtesse  de  Bussy  a  la  reinc.  —  Lettre  du  president  de  *** 


i 


TABLE.  565 

Pages, 
a  une  impure.  —  L'Indigent,  drame,  par  Mercier.  —  Anaximandre, 
comedie,  par  Andrieux.  —  L'Espion  devalise,  par  Baudouin  de  Guema- 
denc.  —  Histoire  de  la  vie  privee  des  FrauQais,  par  Le  Grand  d'Aussy. 
—  Memoire  sur  le  passage  du  Nord,  par  le  due  de  Croy.  —  liecueil  de 
pieces  interessantes  pour  servir  a  I' histoire  des  regnes  de  Louis  XIII  et 
de  Louis  XIV,  publie  par  La  Borde.  —  Mizrim  ou  le  Sage  a  la  cour, 
par  J.-A.  Perreau.  —  Le  Pot  aux  roses,  ou  Correspondance  secrete  de 
rhonorable  Thomas  Boot,  etc.  —  OEuvres  mSlees  de  Boufflers  et  de 
Villette.  —  L'Age  d'or,  recueil  de  contes  pastoraux,  par  Sylvain  Ma- 
rechal.  —  Reflexions  de  Machiavel  sur  la  premiere  decade  de  Tite-Live, 
traduites  par  de  Menc 225 


1983 


Janvier.  —  Les  Paradis,  stances,  par  Parny.  —  La  Creation,  poeme  en  sept 
chants  «  calomnieusement  »  attribue  a  Boufflers. —  Tres-humbles  remon- 
trances  du  Fidele  Berger,  i-ite  des  Lombards,  a  M.  le  vicomte  de  Segiir, 
par  Thiard  de  Bissy.  —  Singulier  jouet  ofTert  par  le  due  de  Penthievre  a 
sa  petite-fille. —  Isabelle  et  Fernand,  opera-comique,  paroles  de  Fort, 
musique  de  Ghampein.  —  Electre,  de  Sophocle,  traduite  par  Rochefort, 
choeurs  de  Gossec.  —  Les  Trois  Grdces  du  nouveau  monde,  conte  en  vers, 
par  ChastelluA.  —  Ghanson  sur  le  printemps,  par  Gerutti.  —  A  bon  chat, 
ban  rat,  fable  allegorlque.  —  Anecdotes  sur  la  banqueroute  du  prince  de 
Guem6nee.  —  Le  Chardonneret  et  I'Aigle,  fable  attrlbuee  au  due  de  Ni- 
vernois.  —  Guimard  ou  I' Art  de  la  danse  pantomime,  poeme,  par  Duplain. 

—  Almanach  des  muses  pour  1782.  —  Epigramme,  par  Robbe.  —  Gonte 
en  vers  (sur  le  due  de  Fronsae).  —  Mort  de  d'Anville,  de  Remy,  de  I'abbe 
Coyer,  de  Vaucanson;  fkux  bruit  de  la  mortde  Monvel.  —  Sur  le  Bonheur 
des  sots,  par  Necker.  —  Le  Roi  Lear,  imite  de  Shakespeare,  par  Ducis. 

—  Impromptu  d'Imbcrt  a  Mole.  —  Couplet  de  Lemierre  a  la  comtesse  de 
Maupeou.  —  Prix  Monthyon  decerne  aux  Conversations  d^^lmilie;  remer- 
ciement  de.M'"*'  d'Epinay,  et  reponse  de  d'Alcmbert.  —  Mably  charg6 
de  rediger  une  Constitution  pour  les  Etats-Unis.  —  Doutes  sur  differentes 

,    opinions  regnes  dans  la  societe,  par  M""  de  Sommery 242 

FEvniER.  —  Les  Jeunes  gens  du  siecle,  chanson,  par  Ghampcenetz.  —  Billet 
(en  vers)  a  Villette  pour  le  remereier  du  recueil  de  ses  oeuvres.  —  Epi- 
gramme sur  le  comte  de  Barruel.  —  Lettre  de  Lauraguais  a  Suard  en  lui 
envoyant  sa  com6die  des  Originaux.  —  Aventure  de  M.  de  La  Reyniere 
le  pere  et  du  chevalier  de  N***.  —  Singuliere  communication  de  Laura- 
guais k  I'Acad^mie  des  sciences.  —  Recommandation  du  grand  Vestris  a 
son  fils.  —  Le  Bon  Menage,  comedie,  par  Florian.  —  Les  Tragedies 
d'Euripide,  traduites  par  Provost.  —  Voyage  aux  hides  orientales  et  a 
la  Chine,  par  Sonnerat.  —  Lettre  de  Monvel  au  Journal  de  Paris,  d6men- 
tant  le  bruit  de  sa  mort.  —  Reprise  d'Atys,  de  Piccinij  succes  de 
M"*  Saint-Huberty  dans   cet  opera.  —  Nouveaut6s    representees  a  la 


566  TABLE. 

Pages. 
Com^die-Italienne  :  le  Bouquet  et  les  Etrennes,  par  Varise&u;  Cc'p/j/sc,  par 
Marsollier  des  Vivetieres ;  les  Trois  Inconnus,  Sophie  de  Francour,  par 
le  marquis  de  La  Salle ;  Henri  d'Albret  on  le  Roi  de  Navarre.  —  Les 
Qiiatre  Saisons  de  Vannee  sous  le  climat  de  Paris,  po6me  en  un  seul  vers, 
par  le  comte  de  La  Touraille 266 

Mars.  — L'Aigle  et  le  Hibou,  allegorie,  parC6rutti. — Vers  attribu6s au  comte 
de  Rochambeau.  —  Renaud,  opera  de  Pellegrin,  revu  par  Le  Boeuf  et  le 
Bailli  du  Rollei,  musique  de  Sacchini.  —  Monuments  de  la  vie  privee  des 
doxize  Cesars,  par  d'Hancarville.  —  Les  Aveux  difficiles,  com6die,  par 
Vig^e.  —  Corali  et  Blanford,  comedie,  par  Langeac.  —  Le  Corsaire, 
op^ra-comique,  paroles  de  La  Chabeaussiere,  musique  de  Dalayrac.  — 
Le  Dejeuner  interrompu,  comedie  attribute  a  la  pr6sidentc  d'Ornoy.    .   .     279 

AvRiL.  —  Memoires  sur  la  vie  et  les  ouvrages  de  M.  Turgot,  par  Dupont  de 
Nemours.  —  Medaille  frapp6c  par  Dupr6  en  I'honneur  de  Franklin.  — 
Le  Roi  Lu,  parodie  du  Roi  Lear,  par  Pariscau.  —  Reflexions  sur  le  plaisir, 
par  Grimod  de  La  Reyniere;  souper  famcux  qu'il  donnc  en  I'abscnce  de 
ses  parents.  —  Des  Lettres  de  cachet  et  des  Prisons  d'Etat,  par  Mirabeau. 

—  Vers  do  Cerutti,  au  nom  de  la  duchesse  de  Brissac,  a  M"*  de  Sivry  et 
reponse  de  celle-ci.  —  Interdiction  d'l^lisabeth  de  France,  trag6dic  de 
Le  F6vre,  representee  sur  le  th^itre  particulier  du  due  d'Orl^ans  a  la 
Chaussee-d'Antin 290 

.Mai.  —  Impromptu  de  M'l"  de  Sivry  a  M'"*=  dc  Montosson.  —  Quatrain  ita- 
lien  du  comte  de  Dictrichstcin  a  Marie -Thert'se  sur  la  naissance  de 
Marie-Antoinette.  —  Distique  sur  le  renvoi  d'un  ministre.  —  Lettre  de 
jVlmc  Uuvivier  a  la  Com6dic-Fran?aise.  —  Nouvelle  salle  de  la  Comedie- 
Italienne;  prologue  d'ouverture  par  Scdaine,  rausiquc  de  G retry.  —  Actes 
du  synode  tenu  a  Toulouse' au  mois  de  novembre  i782.  —  La  Comtesse 
de  Bar  ou  la  Duchesse  de  Bourgogne,  trag^die,  par  M""  de  Montesson. 

—  Le  Reveil  de  Thalie,  comedie,  par  Des  Fontaines.  —  Lettres  de  deux 
amants  habitants  de  Lyon,  par  Leonard 301 

JuiN.  —  Histoire  des  mineraux,  par  Buffon.  —  fipigramme  sur  Rochefort, 
traducteur  d'Homere.  —  Reintegration  de  la  statue  de  Voltaire  dans  le 
foyer  de  la  Comedie-Fran^aise.  —  Plaisanterie  sur  I'accouchement  de 
M"*  Olivier.  —  Prospectus  des  Memoires  sur  la  vie  du  sieur  Caron  de 
Beaumarchais,pfir  Lauraguais.  —  Reprise  de  Venise  sauvee,  tragedie  de 
La  Place.  —  Reprise  de  Jeanne  de  Naples,  par  La  Harpe.  —  Les  Voyages 
de  Bosine,  comedie-vaudeville,  par  Piis  et  Barr6.  —  Representation  du 
Mariage  de  Figaro,  toleree,  puis  interdite.  —  Caricature  ^  propos  dc  la 
chanson  :  Changez-moi  cette  tSte.  —  Vers  de  M"*"  Philippine  de  Sivry  a 
La  Harpe.  —  Peronne  sauvee,  opera,  paroles  de  Sauvigny,  musique  de 
Dezede.  —  Les  Merveilles  du  del  et  de  Venfer,  par  Swedenborg,  traduites 
par  Perneti.  —  Lettre  de  Buffon  au  comte  de  Barruel 311 

JuiLLET.  —  Pyrame  et  Thisbe,  scene  lyrique,  paroles  de  Larive,  musique  de 
Baudron.  —  Representation  du  Philoctete  de  La  Harpe;  debut  de  Saint- 
Prix.  —  Le  Pere  de  province,  comedie,  par  Prevot ;  Dame-Jeanne,  parodie 
de  Jeanne  de  Naples.  —  Erotika  Biblion,  par  Mirabeau.  —  Essais  philo- 


i 


TABLE.  567 

Pages. 
sophiques  sur  les  moeiirs  de  clivers  animaux  etr  angers,  par  Foucher  d'Obson- 
ville.  —  Quatrain  sur  les  assiduites  de  Metra  aupres  deM"*  deSerionne.— 
L'Auteur  satirique,  comedie  imitee  de  Voisenon,  par  BesTpres.  — Blaise  et 
Babet,  ou  la  Suite  des  Trois  Fermiers,  opera-comique,  paroles  de  Monvel, 
musique  deBezMe.  —  L'Heureuse Erreur,  com6die,  par  Patrat.  —  Ofiwvres 
diverses  de  Borde 327 

AouT.  —  Ristoire d' Ay der- All-Khan,  par  Maistre  de  La  Tour.  —  Couplets  de 
Ducis  a  M""  Clairon  pour  le  jour  de  sa  f6te.  —  Impromptu  de  Langeac  a 
M"«  Carline,  de  la  Comedie-Italienne.  —  Les  Marins  ou  le  Mediateur  ma- 
ladroit, comedie,  par  Desforges.  —  Cassandre  mecanicien  ou  le  Bateau 
volant,  comedie,  par  Goulard.  —  Experiences  et  inventions  aerostatiques. 

—  Alexandre  aux  Jndes,  opera,  paroles  de  Morel,  musique  de  Mereaux. 

—  Seance  annuelle  de  I'Academie  frangaise;  prix  de  vertu;  lectures  de 
Gondorcet  et  de  Lemierre.  —  Suite  du  Tableau  de  Paris.  —  Essai  sur 
I'homme  de  Pope,  traduit  en  vers  par  Fontanes.  —  La  Chronique  scan- 
daleuse,  par  Imbert.  . 340 

Septembre.  —  Description  du  Joueur  d'echec  automatique  de  Kempelen ; 
annonce  d'une  t6te  parlante  construite  par  I'abb^  Micol.  —  Reprise  du 
Bien fait  perdu,  drame,  par  Dampierre.  —  La  Sorciere  par  hasard,  opcra- 
comique,  paroles  et  musique  de  Framery.  —  Portefeuille  de  M^^  Gourdan. 

—  Proces  de  Radix  de  Sainte-Foy.  —  Nouvelles  alarmantes  de  d'Alembert 
et  de  Diderot.  —  Premiere  ascension  de  Montgolfier,  Pilatre  des  Roziers 

et  d'Ai'lande ' 354 

OcTOBRE.  —  Le  Mariage  de  Figaro  joue  chez  M.  de  Vaudreuil.  —  Spectacles 
de  la  cour  :  les  Deux  Soupers,  paroles  de  Fallet,  musique  de  Dalayrac ; 
Didon,  paroles  de  Marmontel,  musique  de  Piccinij  le  Droit  du  seigneur, 
paroles  de  Des  Fontaines,  musique  de  Martini.  —  Discours  du  comte  de 
Lally-Tollendal  devant  le  parlement  de  Dijon,  pour  la  rehabilitation  dela 
memoire  de  son  p6re.  —  Lettre  a  M.  le  president  ***  sur  le  globe  aerosta- 
tique,  etc.,  par  Rivarol.  —  Mort  de  d'Alembert,  ses  derniers  moments ; 
son  eloge  par  Gondorcet  a  I'Academie  des  sciences.  —  La  Caravane  du 
Caire,  op6ra,  paroles  de  Morel,  musique  de  Gretry.  — Les  Quatre  Coins, 
vaudeville,  par  Piis  et  Barre.  —  Les  Deux  Portraits,  comedie,  par 
Desforges.  —  Le  Comte  d'Olbourg,  drame  traduit  de  i'allemand.  —  Salon 
de  1783  :  Vicn,  La  Gren6e  I'aine,  Van  Loo  (L.-M.),  Lepicie,  Brenet,  Du- 
rameau.  La  Grenee  (le  jeune),  Taraval,  Menageot,  Suv6e,  Vernet,  Hue, 
Roslin,Demachy,  Duplessis,  Beaufort,  Casanova.  —  Querelle  deM™*='  Saint- 
Huberty  et  Maillard ;  vers  sur  cette  querelle ;  le  Retour  de  VOpera, 
conte  qui  n'en  est  pas  un,  par  Cailhava  d'Estandoux.  —  La  Muse  liber- 
tine ou  OEuvres  posthumes  de  M.  Dorat.  —  Considerations  sur  la  paix 
de  1785,  brochure  attribuee  a  I'abb^  Raynal.  —  Rapport  de  la  Faculte  de 
medecine  de  Paris  sur  le  traitement  des  maladies  nerveuses  par  les  pro- 
cedes  de  Le  Dru,  dit  Comus.  —  Crime  abominable  commis  par  un 
ex-capucin 366 

NovEMBRE.  —  Le  Seducteur,  comedie,  par  de  Bievre  et  Palissot.  —  Eloge  de 
la  polissonnerie,  chanson,  par  le  marquis  de  Montesquiou.  —  La  Kermesse, 
ou  la  Foire  flamande,  opera-comique,   paroles  de  Patrat,  musique    de 


568  TABLE. 

Pa^es. 

I'abb6  Vogler.  —  Nouvelle  ascension  de  Pihitre  des  Rosicrs  ct  dc  d'Arlande, 
au  chateau  de  la  Muette.  —  Portrait  de  M'""  d'Jilpinay.  —  Epitre  adressee 
a  M.  de  Plis  a  son  passage  k  Lyon,  par  un  jcune  homme  de  cettc  villa.  — 
Quatrain  sur  le  succ6s  dc  M"*  Olivier  dans  le  Seducteur.  —  6pitaphe  de 
d'Alembert.  —  Election  de  Marmontel  comme  secretaire  perp^tuel  de 
TAcaddmie  fran^aise.  —  Contestation  devant  les  mar^chaux  de  France 
entre  le  comte  de  Choiseul-GouflRer  et  Anquctil  au  sujet  d'une  Election 
acad^mlque.  —  Spectacles  de  la  cour  :  le  Donneur  eveille,  opera-comiquc, 
paroles  de  Marmontel,  musique  de  Piccini ;  Chimene,  opera,  paroles  de 
Guillard,  musique  dc  Sacchini.  —  Les  Deguisements  amoureux,  com6die, 
par  Patrat.  —  Gabrielle  d'Eslrees,  drame,  par  Sauvigny.  —  Description 
de  la  machine  acrostatique  de  MM.  Montgolfier,  etc,  par  Faujas  de  Saint- 
Fond. —^a/ai/i^V?,  rowianpaA-fora/,  imite  de  Cervantes,  par  Florian.   .   .     38$> 

D^CEMBRE.  —  Rcprdsentation  de  Didon  a  TOpera.  —  Impromptu  de  Monsieur 
sur  nos  d^couvertes  adrostatiques.  —  Vers  du  vicomte  de  Segur  k 
MM.  Charles  et  Robert.  —  Lettres  de  M'""  Necker  ct  de  Marmontel  a 
Meister  sur  les  nouveautds  litttiraircs.  —  Retraitc  do  M"'  d'Oligny;  mort 
deM™"Mol6,  d'Augc',  dcBouret,  de  Carlin,  de  M"»  Bilioni.  —  I^:pigramme 
sur  trois  statues  du  nouveau  Palais.  —  ^pitaphe  d'un  jeune  homme  tu6 
a  la  Nouvelle-Angleterrc,  par  Cambry.  —  Mystiflcation  imaginee  parM.de 
Comblcs,  de  Lyon;  indulgence  du  roi,  libth-alite  des  princes.  —  Election 
de  MM.  Montgolfier  comme  correspondants  de  I'Acadcmie  des  sciences ; 
m6daille  frapiwio  en  I'honneur  des  premiers  aeronautcs.  —  Les  Brames, 
trag^die,  par  La  Harpe.  —  Le  Faux  Lord,  paroles  de  Pircini  flls,  musique 
dc  Piccini  pere.  —  Heraclite  oh  le  Triomphe  de  la  Beaute,  com6dic,  par 
Itaiiquil-Licutaud.  —Varietes  morales  et  amusantes  tirees  des  journaux 
anglais,  par  I'abbc  Blanchet.  —  Voyage  de  M.  Carver  dans  I'inteheur 
de  I'Amerique  seplentriotuile,  traduit  par  Montucla. —  Paris  en  miniature, 
par  le  marquis  do  Luchet,  —  Salon  de  1783  :  F.  Guerin,  Hubert  Robert, 
C16ri8seau,  Pasquier,  M'""  Val layer-Coster,  Jollain,  Weyler,  Touron,  Callet. 
Berthellcmy,  Van  Spaendonck,  Vincent,  Sauvage,  M"""  Le  Brun, 
M"'"  Guiard,  Hall,  Martin,  Robin,  P.-A.  Wille,  Bardin,  Lenoir,  Le  Barbier, 
Dcbucourt,  David,  Regnault,  Taillasson,  Julien,  Demarne,  Nivard,  Pajou, 
Caffieri,  Bridan,  Clodion,  Julien,  Houdon,  Monnot,  Gois 410 


1984 


Janvier.  —  Arsace  et  Ismenie  et  autres  ceuvres  posthumes  de  Montesquieu. 

—  Fragment  d'un  poOme  sur  le  printemps,  par  Vieilh  de  Boisjolin. — Vers 
de  M'"*  Delandine,  de  Lyon.  —  fepigrammc  sur  le  globe  acrostatique.  — 
Triomphe  de  M"'*  Saint-Huberty  dans  Didon.  —  Representation  a  la 
Com6die-Italienne  du  Droit  du  seigneur,  de  Des  Fontaines  et  Martini.  — 
Sur  d'Alembert.  —  Publication  du  Seducteur,  par  le  marquis  de  Bi6vrc. 

—  Macbeth,  trag6die,  par  Ducis.  —  Vers  sur  le  buste  du  prince  Henri 
de  Prusse.  —  Bienfaits  de  Louis  XVI  et  de  Marie-Antoinette  envers  les 


TABLE.  569 

Pages, 
pauvres  de  Paris. — Vers  de  Roucher  sur  la  munificence  royale. —  VEU- 
phant  roi,  allegorie  dirigee  centre  La  Harpe.  —  Extrait  d'une  lettre  de 
Francfort  [sur  Frederic  II].  —  Le Bienfait  anonyme,  comedie,  par  Pilles. 
—  L'Auteur  par  amour,  comedie,  par  un  anonyme.  —  Supplement  a  la 
Maniere  d'ecrire  I'histoire  [de  Mably],  par  Gudin  de  La  Brenellerie  .    .    .     447 

Fevrier.  —  Representation  a  I'Opera  de  la  Caravane  du  Caire,  de  Morel  et 
Gretry.  —  £pigrammes  a  ce  sujet.  —  Tres-humbles  remontrances  a  la 
reine  des  Lanturelus  [M'""  de  la  Ferte-Imbault] ,  par  leur  digne  orateur 
[M.  le  comte  d'Albaretj.  —  Creation  du  Conservatoire  de  musique.  — 
Agnes  de  Meranie,  tragedie,  par  >!'"•'  de  Montesson.  —  Succes  du  chan- 
teur  Garat.  —  Principes  de  morale,  par  I'abbe  de  Mably.  —  Reception  du 
comte  de  Ghoiseul-Gouffier  et  de  3ailly  a  I'Academie  frangaise.  —  Cha- 
rade a  M"®  de  Villette.  —  Chimene,  opera,  paroles  de  Guillard,  musique 
de  Sacchini.  — Pieces  interessantes  et  pen  connues,  publiees  par  La  Place, 
tome  II.  —  Dissertation  sur  la  question  de  savoir  si  les  inscriptions 
doivent  4tre  redigees  en  latin  ou  en  frangais,  par  le  president  Roland 
d'Erceville.  —  Cecilia  ou  Memoires  d'une  heritiere,  traduits  de  I'anglais, 
de  miss  Burney 47^ 

Mars.  —  Coriolan^  tragedie  de  La  Harpe,  representee  au  benefice  des 
pauvres;  epigrammes  de  Chamfort  et  de  Rulhiere,  replique  de  La 
Harpe.  —  Les  On  dit,  chanson  a  la  reine,  par  le  vicomte  de  Segur.  —  La 
liesidence,  conte  attribue  k  Boufflers.  —  Epigramme  sur  I'aeronaute 
Blanchard.  —  Ariste  ou  les  Dangers  de  Veducation,  comedie,  par  Dor- 
feuille.  —  Histoire  de  la  derniere  revolution  de  Suede,  traduite  de  C.-F. 
Sheridan,  par  Lescene-Desmaisons.  —  Couplet  de  Piron,au  nom  du  comte 
de  Saint-Florentin,  a  M""^Sabbatin.  —  Theodore  etPaulin,opiira.-comiquG, 
paroles  de  Desforges,  musique  de  Gretry.  —  Telephe,p3ir  Pechmeja.   .    .     49T 

Avail.  —  Memoirs  sur  la  decouverte  du  magnetisme  animal,  par  Mesmerj 
ses  querelles  avec  Deslon.  —  Le  Jaloux,  comedie,  par  Rochon  de  Cha- 
bannes.  —  Premiere  representation  au  Theatre-Fran(;ais  du  Mariage  de 
F/fli«/o/ epigrammes  et  chansons  sur  cette  pi6ce. —  Le  Vicomte  de  Barjac, 
par  le  marquis  de  Luchet.  —  Costumes  civils  actuels  de  tous  les  peuples 
connus,  par  J.  Grasset  de  Saint-Sauveur 510 

Mai.  —  Les  Danaides,  opera,  paroles  de  Tschudi  et  de  Du  RoUet,  musique 
de  Gluck  et  Salieri.  —  Impromptu  de  La  Clos  a  une  dame.  —  Suicide  de 
I'abbe  Rousseau.  —  Lettre  de  Bcaumarchais  au  due  de  Villequier  [ou 
plutdt  a  Dupatyj.  —  La  Confiance  dangereuse,  comedie,  par  LaChaheaus- 
si^re.  —  Les  Deux  Tuteurs,  opera-comique,  paroles  de  Fallet,  musique  de 
Dalayrac,  represente  a  Fontainebleau  sous  le  titre  des  Deux  Soupers.  — 
Impromptu  du  baron  de  Besenvala  une  dame.  —  Les  Veillees  du  cha- 
teau, par  M™*  de  Genlis.  —  Conversation  du  roi  de  Prusse  dans  une 
course  faite  en  1779,  par  Klausius 521 

Jti.N.  —  Reception  du  marquis  de  Montesquiou  a  I'Academie  frangaise,  en 
presence  du  comte  de  Uaga  (Gustave  III);  reponse  de  Suard;  lecture 
de  La  Harpe. —  Chanson  de  M.  de  Montesquiou  et  inscriptions  du  mgme 
pour  ses  jardins  de  Maupertuis.  —  Le  Temple  de  Vhymen,  comedie,  par 


570 


TABLE. 


Pages, 
un  anonyme.  —  Vtlpreuve  villageoise,  op^ra-comique,  tire  de  Theodore 
et  PauUn,  paroles  de  Desforges,  musique  de  Grotry.  —  OEuvres  de  Va- 
lentin Jamerai-Duval.  —  Transformations  du  Palais-Royal.  —  Les  Plus 
Jolts  Mots  de  la  langue  frangaise,  stances,  par  Cuinet  d'Orbeil.  —  Que- 
relle  de  M""  Vestris  et  Sainval  cadette.  —  Reprises  a  I'Opcra  et  a  la 
Comedie-FranQaise  en  I'honneur  du  comte  de  Haga 537 


Fl\    DE    l.A    TACI.E    DU    TOME   TREIZIEME. 


PARIS.  —  Irapr.    J.    CLAYE.    —    A.  qUANTUr  et  C*,  rue  Saint-Benott.   [99J 


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Cosreopondance,  litt^raire, 
philosophique  et  critique 


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DUE  DATE: 

22  APR 


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