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CORRESPONDANCE
LITTERAIRE, PHILOSOPHIQDE ET CRITIQUE
PAR
GRIMM, DIDEROT
RAYNAL, MEISTER, Etc.
S4
ANCIENNE MAISON J. CLAYE
PARIS. - IMPRIMERIE A. QUANTIN ET C«
7, RUE SAINT-BENOIT
cdSi^J'
CORRESPONDANCE
LITTERAIRE, PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE
GRIMM, DIDEROT
RAYNAL, MEISTER, Etc.
REVUE suit LES TEXTES ORIGIN AUK
COMPRENANT
outre ce qui a et6 publi6 k diverses epoques
LES FRAGMENTS SUPPRIM^S EN 1813 PAR LA CENSURE
LES PARTIES IN£DITES
CONSBRVEES A LA UIBLIOTHEQUE DUCALE DH OOTHA ET A l'aRSBNAL A PARIS
NOTICES. NOTES. TABLE GENERALE
PAR
MAURICE TOURNEUX
TOME TREIZlfe.ME
PARIS
GARNIER FRilRES, LIBRAIRES-lfiDITEURS
6, RUE DES SAINTS-PERES, 6
1880
Chi
t.l3
GORRESPONDANCE LITTERAIRE
PHILOSOPHIQUE ET CEITIQUE
(1753-1793)
f
XIII.
CORRESPONDANGE LITTERAIRE
PHILOSOPHIQUE ET CRITIQUE
1781
AOUT.
Apres YEssai sur Vorigine des langues, les morceaux
nouveaux les plus remarquables de la seconde livraison des
OEuvres de J. -J. Rousseau, sont : le LMte (VEphraim^ poeme
en prose, les Lettres a Sara^ V Engagement temiraire^ comedie
en trois actes, en vere; les Muses galantes, ballet; la Traduction
du premier livre de VHistoire de Tacite^ celle de I'Apokolo-
kintosis de Sdndque et du second chant de la Jerusalem deli-
vree, la Lettre d'lm 'symphoniste de VOpdra a un de ses cama-
rades de l* archest re; un Fragment sur /'Alceste de Gluck, que
nous avons eu I'honneur de vous envoyer en manuscrit, mais
que les editeurs ont eu la gluckinerie de tronquer; quelques
Lettres sur la botanique, dont il a deja ete fait mention dans nos
feuilles de I'annee derni^re.
Le Lhite d'^phraim respire une simpticite vraiment anti-
que; un des plus horribles sujets de I'histoire sacree y est traite
avec toute la decence, avec tout I'interet dont il pouvait etre
susceptible; mais, pour etre divis6 par chants, il n'en est pas
plus poeme, puisqu'on n'y trouve ni fictions, ni images, ni
poesie de style; c*est un petit roman, tel que le P. Berruyer en
aurait fait un de toute I'histoire s.acr6e, s'il avait eu I'eloquence
et le genie de J. -J. Rousseau.
li CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Nous ne devinons pas ce que les auteurs du prospectus des
OEuvres de Rousseau out voulu dire en nous annoncant que ce
petit ouvrage etait plein de graces et de fraicheur ; on serait
tente de leur demander de laquelle. W^ la marechale de Luxem-
bourg en distinguait un jour trois sortes : « la fraicheur de la
rose c'est celle de la comtesse Amelie de Boufllers; celle de la
p^ch'e, c'est celle de M'"'' de Lauzun ; il y en a encore une autre,
celle de la viande de boucherie, et c'est celle de M'^^ de Mazarin. »
Les Lettres ti Sara sont le fruit d'une espece de defi. On
demandait si un amant d'un demi-sifecle pouvait ne pas faire
rire : il est prouve dans ces Lettres qu'il pent encore interesser
vivement. II n'y a rien, je crois, dans la Nouvelle HMoise, de
plus tendre, de plus passionne, de plus delicat; peut-etre meme
y trouve-t-on une eloquence plus simple, plus sensible et plus
vraie.
VEngagement Um^mire n'est qu'une mauvaise imitation de
la maniere de Marivaux, Le ballet des Muses galantes ressemble
a tons les ballets de I'ancien Opera.
11 est sans doute assez interessant de voir le style de Rous-
seau lutter tour a tour centre celui de Tacite, de Seneque et du
Tasse; nous osons presumer cependant que I'auteur n'avait
pas eu la patience de mettre la derni^re main a ces trois essais.
La Lettre d'un symphoniste est une des plaisanteries les
plus gaies qui soit echappee de la plume de Jean-Jacques. On
sent que lorsqu'il ecrivit cette lettre, il n' etait pas encore brouille
avec le genre humain ; il vivait alors avec les philosophes, la
seule societe oii il lui convint de vivre.
ROMANCE
DE M'"" LA COMTESSE DE BEAUHARNAIS,
FAITE DANS l'iLE DES PEUPLIERS,
A ERMENONVILLE.
Sur Fair de la romance 6:! Alexis, par Moncrif.
Voici done le lieu paisible
Ou des mortels
Le plus tendre et le plus sensible
A des autels.
C'est ici qu'un sage repose
AOUT 1781. 5
Tranquillement.
Ah! parons au moins d'une rose
Son monument.
Approchez, m^res d^sol^es,
De ce tombeau ;
Pour vous de tons les mausol^es
C'est le plus beau.
Jean-Jacques vous apprit I'usage
De vos pouvoirs,
Et vous fit aimer davantage
Tons vos devoirs.
C'est ici que, dans le silence,
La plume en main,
II sut agrandir la science
Du coeur humain.
Plus loin, voyez-vous ces bocages
S ombres et verts?
II s'y derob^it aux hommages
De I'univers.
Autour de cet asile sombre
En ces moments
N-e croit-on pasvoir errer I'ombre
De deux amants?
Noble Saint-Preux ! simple Julie !
Noms adores,
D'une douce m^lancolie
Vous m'enivrez !
Sur cette tombe solitaire
Coulez, mes pleurs ;
H61as ! il n'est plus la terre
L'ami des moeurs !
Vous qui n'aimez que I'imposture,
Fuyez ces lieux ;
Le sentiment et la nature
Furent ses dieux.
— (( Et qui est-ce qui est heureux? disait I'autre jour M. d'A-
lembert avec un dedain profondement philosophique, qui est-ce
qui est heureux?.... Quelque miserable ? »
— « Rien, dit M. du Buc, ne ferait plus d'honneur a I'in-
fluence du gouvernement despotique que les moeurs et 1' educa-
tion des chiens ; dans le plus dur esclavage, ils conservent les
6 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
vertus utiles a leurs maitres, soumission, fidelite, attachement,
courage, un courage meme qui s'eleve souvent jusqu'a I'he-
roisme de la valeur. »
— M. Tabbe Raynal ayant desire de s' assurer un asile k
Bruxelles, le prince Henri eut la bonte d'en faire, a Spa, la de-
mande a M. le comte de Falkenstein. On ne mit pas moins de
grace a I'accorder qu'a I'obtenir. « Mais me repondez-vous, dit
I'illustre voyageur au prince, me repondez-vous qu'il sera sage?
— Je puis vous assurer qu'il n'imprimera plus rien. — Oh! ce
n'est pas cela que j'entends : je crains que, si pres de Paris, le
diable ne le tente, qu'il n'y retourne, et se fasse pincer comme
ce fou de Linguet... »
— L'historien des Deux-Indes a eu I'honneur de diner chez le
prince avec Sa Majeste Imperiale -, il s'est contenu, suivant nos
memoires, dans la reserve convenable pendant le diner ; mais,
au dessert, il n'a tenu presque a rien qu'il n'ait entrepris d'en-
doctriner Joseph aussi librement que s'il eut ete sur sa chaise de
paille, la plume a la main. On dit malheureusement quelques
mots des abus de la finance ; c'etait parler de geants devant le
chevalier de la Manche ; il essaya d'entrer en matiere, en disant
avec beaucoup de vivacite: « Je suis bien sur que monsieur ie
comte n' aura jamais de fermiers generaux chez lui... »
— Isabelle Hussard, parade en un acte, en vaudeville, de
M. Des Fontaines, donnee le 31 juillet au theatre de la Comedie-
Italienne, s'est trainee jusqu'a la quatrieme representation inclu-
sivement, mais ce n'est pas sans peine. Le sujet, pour ^tre extra-
ordinaire, n'en est pas moins plat. Isabelle, qui veut s'assurer de
la tendresse de coeur de Leon, son amant, se deguise en hussard et
se presente a lui comme son rival ; ils mettent I'epee a la main, et
la victoire se declare en faveur d' Isabelle, ce qui ne pouvait
manquer d'arriver, car elle avait I'epee d'une magicienne, avec
laquelle on etait toujours sur de vaincre son ennemi. Le vaincu
cependant devient vainqueur a son tour, puisque Isabelle veul
bien le consoler par le don de sa main d'une defaite inevitable.
— Comment oserions-nous parler dnC/drurgien de village^
1. Par Simon, dit VAlmanach des spectacles, de 1782. Querard attribue h cet
auteur, qu'il ne faut pas confondre avec Simon, de Troyes, M. Cassandre, dont
il a et6 parle tome XI, p. 78, et VHeureux Betour, ou le Valet intrigant, comedie
imprimee en 1784.
AOUT 1781. 7
donne sur le theatre de la Gomedie-Francaise, le vendredi
19 aout? Quoiqu'en un acte seulement, la piece a tellement ennuy^
le public et les acteurs, qu'elle n'a pu etre achevee.
— Une nouveaute qui merite bien mieux notre attentioH,
puisqu'elle fait courir depuis six semaines toute la bonne compa-r
gnie de Paris au theatre des Varietes-Amusantes, c'est le Fou'
raisoiinable \ ^iece qui a. paru d'abord anonyme, qu'on a cru
longtemps de M. Cailhava, mais qui vient d'etre restituee a son
veritable auteur, le sieur Patrat, comedien de Yei^sailles. L'idee
principale de cette petite comedie est prise dans le caractere de
Freeportde V Ecossaise -^ c'est le portrait d'un grand maitre dont
on a fait une espece de caricature, qui, en exagerant un peu grossie^
renient a la verite quelques nuances de I'original, en conserve
cependant la physionomie, etne manque nid' expression ni d'effet.
La scene ou M. Jacques SpUn examine de sang-froid s'il a bien ou
mal fait de ne pas se tuer la veille est vraiment originale. La
meprise qui lui persuade que la fille de son bote est amoureuse
de lui, semble assez naturelle; et la maniere dont I'auteur pre-
pare ensuite le denouement de cette petite intrigue est d'une
simplicite touchante et graduee avec interet. Voici quelques traits
du monologue de M. Splin :
(( II y abientot trente-deux ans queje suistoujours richeet
toujoursennuye. J'ai voulu aimer, ca me rendait inquiet etjaloux;
j'ai voulu jouer, ca me rendait colere et joueur ; j'ai voulu boire,
ca me rendait ivreet malade. J'ai parcouru toute I'Europe, je.me
suis enauye ; j'ai ete dans la Russie, j'ai trouve trop froid ; j'ai ete
dans ritalie, j'ai trouve trop chaud ; j'ai ete dans la Hollande,
j'ai trouve trop triste ; je suis dans la France, je trouve trop gai. Si
j'allais me jeter dans la riviere... II y a dans ce pays trop d'im-
portuns qui viennent retirer un homme avant qu'il ait la satis-
faction d'etre tout a faitmort, c'est desagreable... Si je me pen-
dais... Je n'aime pas le pendement; un galant homme qui veul
faire une action honnete pour se desennuyer, ne doit point imir
ter la fin d'un criminel, etc., etc. »
— Quclque admirees qu'aient ete plusieurs lois somptuaires
des anciennes republiques de la Grece ou de Rome, il n'en est
point qui porte sur des principes plus justes, plus lumineux, et
1. Represente pour la premiere fois le 9 juillet 1781.
8 CORRESPONDANCE LlTTfiRAIRE.
dont on puisse esperer un effet plus sur, plus durable, que Tor-
donnance qui vient d'etre publiee dans les ifitats du grand-due
de Toscane. En moderant elle meme I'exercice de son pouvoir,
cetteloi paternelle Tetend et I'assure, et cest sous ce rapport
qu'elle embrasse toutes les vues possibles de convenance et d'eco-
nomie publique. L'ecrit ou se trouve consacre ce nouveau monu-
ment de la sagesse d'un prince que ses sujets eussent voulu
choisirsans doute pour leur legislateur, quand meme la fortune
ne I'eut pas appel6 a etre leur souverain, cet ecrit a deja ete
recueilli avec empressement dans toutes les annales de notre
litterature; mais, pour ete prevenus, nous serait-il defendu
d'enrichir nos memoires d'un tr^sor si precieux ?
TRADUCTION
DE LA LETTRE CIRCULAIRE £CRITE DE LA PART
DE S. A. R. LE GRAND-DUG DE TOSCANE^
AUX CHEFS DES COLLEGES DES NOBLES DANS LES VILLES
DE SES l^.TATS.
Son Altesse Roy ale voit avec douleur le luxe excessif qui s'est
introduit dans les habillements, et surtout dans ceux desfemmes,
et dont il prevoit les consequences funestes. Les femmes a qui leur
fortune particuliere, ou la complaisance de leurs maris permet de
disposer d'un revenu considerable, au lieu de le consacrer k
d'autres emploits plus nobles et plus utiles, ont la faiblesse de le
dissiper au gre d'une vanity ridicule. Celles d'une condition 6gale,
mais qui sont moins riches, se croient obligees, par un faux point
d'honneur, de s'egaler en tout aux premieres, et les femmes
d'un moindre rang, par une suite de I'ambition naturelle a leur
sexe, font des efforts ruineux pour se rapprocher de celles d'un
rang superieur. Ces plaisanteries dispendieuses, que le luxe a
introduites dans la capitale, passent dans les provinces, etjusque
dans les campagnes, ou elles ont des suites encore plus deplo-
rables.
De la, plus de difficultes pour les manages dans tons les ^tats;
de 1^, le defaut d'argent pour 1' education des enfants, devoir si
important, ou pour la dot des fiUes ; la disproportion de la
J. Leopold, depuis empereur d'Autriche en 1790.
AOUT 1781. 9
depense avec les revenus, les cletles, rinfidelite a I'egard des
creanciers, la diminution des capitaux pour le commerce, des
fonds pour les manufactures utiles, des avances pour la culture,
la mine des families, les divisions domestiques, les mauvaises
mceurs.
Get exces de vanite qui, dans quelques femmes, n'est qu'une
faiblesse meprisable, devient, dans la plupart de celles qui les
imitent, un veritable crime, puisqu'elles ne peuvent satisfaire
cette vanite qu'aux depens de la fortune d'autrui, ou de ce qui
devrait etre reserve aux devoirs les plus essentiels des peres et
des meres defamille.
Cependant Son Altesse Royale, fidele au systeme qu'elle s'est
forme de respecter la liberte des actions dans ses sujets, n'a point
voulu porter de lois contre le luxe ; elle sait d'ailleurs combien il
serait difficile de commettre a des lois un objet dont les formes
varient sans cesse, et ou principalement, pour ce qui regarde la
parure des femmes, le mal vient moins de la cherte des mati^res
qui forment ces parures, que de leur multiplicite et de I'abus
qu'on en fait. Sa bonte pour ses sujets ne lui permettra jamais de
faire des lois qu'il serait egalement facile d'eluder et de faire
servir de pretexte a des vexations ; mais elle compte assez sur leur
amour pour etre sure qu'ils s'empresseront de seconder ses vues
paternelles et de meriter son approbation.
Gomme c'est par la noblesse que la reforme doit commencer
et que c*est a elle a en donner I'exemple aux autres classes
de citoyens, Votre Seigneurie voudra bien faire part des inten-
tions du Souverain au college des nobles. Leurs Altesses Royales
verront avecplaisir la noblesse des deux sexes paraitre a la cour
les jours de gala, et dans les autres occasions publiques, en
habits unis et meme noirs, et dans cette simplicite d'ajustements
qui s accorde mieux avec la vraie grandeur et les graces decen-
tes, qu'une parure recherchee et faite pour le theatre. Les sujets
de Leurs Altesses doivent penserqu'elles sont capables d'estimer
les membres de la noblesse, non d'apres leur magnificence dans
les habillements, mais d'apres I'elevation de leurs sentiments,
I'honnetete de leur conduite, le bon usage de leurs revenus, et
des actions d'une bienfaisance eclairee. Au contraire, Son Altesse
Royale fera entrer dans le jugement qu'elle portera du merite de
chaque individu, la moderation ou I'exces de la parure, tant pour
10 CORRESPONDANCE LITTfiRAlRE.
lui-mtoe que pour sa femme ou pour ses fiUes, comme une forte
presomption pour sa bonne et mauvaise conduite, pour la solidite
ou la frivolite de son esprit, pour la sagesse ou la faiblesse de
son caractere, et cette presomption influera dans la distribution
des graces, et surtout dans celles des emplois publics, qu'on ne
doit donner qua des homines d'un jugement sain, et qui, par
leur economic dans leurs propres alFaires, ont merite que celles
du public leur soient confiees.
— Lettrede M.*** ii M.***^ conseiller au Parlement^ cm sujet
de I'^dit pour le retablissement des assemblees prorinriales.
Brochure in-12 ^. L'auteur anonyme loue I'etablissement en lui-
meme, mais il en discute les dispositions particulieres et desap-
prouve surtout la trop grande influence accordee au clerge de la
premiere classe, I'inegalite revoltante qui subsiste dans la repar-
tition des dons gratuits du clerge, qu'on doit attendre de mes-
sieurs les eveques. 11 voudrait les remplacer au moins en partie
par des cures, par des gens de lettres, nobles ou roturiers, a la
bonne heure, sans en excepter meme les philosophes les plus
encyclopedistes, pour tenir la balance encore plus egale. Get
ecrit, dont les vues en general ne sont pas fort reflechies, est
termine par une observation parfaitement raisonnable.
A la cour, les courtisans voudront persuader que I'etablisse-
ment des administrations provinciales tendrait k diminuer I'au-
torite royale; a Paris, ils feront craindre que ce ne soit un moyen
de debarrasser le ministre des entraves d'un enregistrement
legitime ; ces deux objections sont fort opposees I'une a I'autre,
mais qu'importe? elles ont Tune et I'autre pour but de faire
rejeter un projet qui, s'il n'etait pas aussi conforme k I'interet
commun du roi et de son peuple, alarmerait bien moins cette
espece d'hommes ennemis de la prosperite publique.
— Dans la fouledes ecrits qui ont parupour et control' admi-
nistration de M. Necker, on croit devoir encore distinguer une
brochure intitulee Observations modestes dun citoyen sur les
ojjerations des finances de M. Necker et sur son Gompte rendu,
adressees aux parifiques auteurs des Comment, des Pourquoi^ et
1. Cette lettre nous parait 6tre de M. Pechmeja, et elle explique le passage
d'une courte notice de Meister sur cet ecrivain (voir ci-apres mars 1784), dans
laquelle il le presente comme auteur d'un pamphlet plein d'esprit et de raison
contre les detracteurs des assemblages provinciales. (B.)
AOUT 1781. 11
autres pamphlets anonymes, ou se trouvent toutes les puissantes
objections deduites dans le volumineux pamphlet manuscrit de
MM. Bourboulon, Sainte-Foy et compagnie, avec cette epigra-
phe : JSosniimerus sumiis^ fruges consumere nati. Deux editions,
Tune in- A*', I'autre in-S^*.
Tons les eclaircissements que renferme cet ecrit, sur la partie
des calculs, sont d'une discussion simple et claire; on y devoile,
avec la plus grande evidence, les contradictions, les subtilites
insidieuses avec lesquelles I'ignorance et la mauvaise foi ont ose
attaquer un des plus augustes monuments du genie et de la
vertu ; mais on n'a pas reconnu la meme mesure, la jneme jus-
tesse d' esprit dans les reflexions de I'auteur sur le plan general
de r administration de M. Necker. II y a de quoi faire palir tons
les rentiers de I'Europe dans la mani^re dont il s'avise de justi-
fier les emprunts multiplies auxquels le ministre citoyen s'est
vu force d' avoir recours pour suffire aux immenses besoins de la
guerre.
« Lorsqu'un gouvernement, dit-il, est arbitraire, tons les
moyens qu'il emploie pour se procurer des ressources sont ega-
lement cruelset vicieux, et il doit fmirpar une subversion totale;
cependant si mon opinion pouvait influer, je prefererais ces em-
prunts, parce que le seul danger serait une banqueroute gene-
rale qui ne porte que sur la classe la plus aisee... »
Et ne porterait-elle pas egalement sur des classes fort indi-
gentes, et, dans le nombre, sur celles a qui Tage, 1' habitude et
les circonstances ont laisse le moins de ressources pour reparer
leur perte ou pour supporter leur infortune? L'influence de
cette partie de la societe qui contribue a la prosperity publique,
et par la force de ses bras et par le travail journalier de ses
mains, en est sans doute le premier soutien ; maisl'Etatne tire-
t-il pas une plus grande etendue de richesses et de puissance
des secoui-s plus prompts et plus efficaces de celle qui veut bien
lui confier les fruits accumules de son Industrie et de ses tra-
vaux? Comment Tune et I'autre n'aurait-t-elle pas les memes
droits a sa protection, a sa justice?
1. Par Robert de Saint- Vincent.
12 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
LES ADIEUX
DE l'arBRE DE CRACOVIE^
Adieu, nouvellistes fameux,
Qui, canne k la main, sur la terre
Traciez pres de mon tronc poudreux
La Manche ou les l^tats perdus pour I'Angleterre ;
Qui, sans sortir du beau jardin
Ou depuis cent ans je v6gete,
En lorgnant Lise et sa soubrette,
Dans I'Inde battiez TAfricain,
Et sur le P6 I'Am^ricain;
Qui braviez les frimas, les Patagons et I'onde
Et les orages destructeurs,
Et, s6dentaires voyageurs,
Avec Cook hardiment faisiez le tour du monde.
Adieu, cercles d^licieux,
Brillantes nymphes de ces lieux,
En robes courtes, polonaises,
En robes trainantes, anglaises,
Qui, tons les soirs, en tapinois,
Riant, jasant pr^s de mon bois,
La chevelure 61egamment tress6e,
1. G'etait I'arbre de la grande allee du Palais-Royal sous lequel se rassem-
blaient tons nos nouvellistes. M. le due de Chartres vient de fairc abattre cette
superbe allee, ainsi que tous les arbres du jardin, pour y faire construire trois
nouvelles rues, paralleles h celle de Richelieu, a la rue Neuve-des-Petits-Ghamps et
acelle desBons-Enfants. Le jardin, qui 6tait dequatorze arpents, se trouvera rMuit,
mais il sera entouro d'un beau portique sous lequel on pourra se promener a cou-
vert. (Meister.)
- Attribuds par Barbier et par Qucrard a un sieur de Beaumont qui, d'apr^s
la France htteraire, aurait public en 1786 des Opuscules poetiques dedies au
beau sexe (m-12), les Adieux de I'arbre de Cracovie ont 6t6 imprimes (a La
Haye et chez Couturier, a Paris, in-S-, 7 pages), mais ils ne renferment que trois
notes ou les noms propres sont laiss^s en blanc. Meister, au contraire, leve les
masques, et le r^cit de la visite de Maurepas a la Redoute chinoise lui appartient
en propre. Ces Adteux, assez mcdiocres, sont done une curiosite parisienne que
nous sommes heureux de ne pas laisser (5chapper. L'arbre de Cracovie du Palais-
avTpnt ?', ''"^^''' ^^"' ^'' P<^«««d6 5le Luxembourg et les Tuileries
bidauds drt'i' V''" '^''"" ^'""^ '' r^unissaient les peroreurs et les
de ce n m do r^'" V"" ''''"' ''' ''''' '' '^^' '' P^^^ '''^''- ^'origine
cure rW ^"^^^^^^es qui entendirent tant de comm^rages, est assez obs-
cure . c est remonter bien haut, croyons-nous , que d^ voir un souvenir des par-
Saxe auVr/d. P?"'' \"/ '" ''''' '"'^^ --P^titeurd'Auguste in,^lecteurde
leusl f ^ ' Pologne.N'y a-t-il pas laplutot une de ces denominations gouail-
leuses, famiheres a notre langue, et n6es d'un rapprochement touj ours facile?
J
AOUT 1781. 13
Ea lacs pendante ou retroussee,
Et dans Fombre, au hasard, langant des traits vainqueurs,
En savourant la glace, enflammiez tous les coeurs.
Adieu, fils de Mars en levites,
En triples collets si charmants.
Grands cceurs sous le froc des ermites,
Adieu, robins en catogans.
Adieu, pedants, basoche, huissiers k sombres mines,
En frocs puce, poudres, musques,
Fierement arm^s de badines.
Adieu, filous si bien masques,
En prune de Monsieur, en cheveux a la Heine,
Adieu, troupe gaillarde aux charmes demi-nus,
Marchandes etalant au palais de Venus,
Le soir, sous mon couvert, contant mainte fredaine,
Ou bien courant la pretentaine.
Ah ! regois mes tendres adieux,
0 ma fille, 6 C...% toi qui sais tant de choses.
Qui, de ton siege, as vu tant de metamorphoses,
Tant oui de propos joyeux :
Adieu, bon J...*, mon voisin riche et triste.
Pauvre A...^, quels seront tes destins?
Brillant Caveau \ si tu t'6teins,
Je plains Tessaim d'auteurs qui par toi seul existe
Adieu, G...^, aux gracieux concerts.
Adieu, FrauQais, Anglais, Chinois, tout I'univers.
Vous fr6missez, d'eflfroi mon sort vous glace.
Un arbre d^cr^pit vous fait verser des pleurs;
Rassurez-vous, sensibles coeurs,
BientOt un plant nouveau, plus brillant, me remplace.
Or, 6coutez mon oracle divin :
Vous voyez ces debris et ce terrain sauvage :
C'est \k qu'en colonnade un magnifique ouvrage
Formera le contour d'un superbe jardin.
J'y vols mon successeur couvrir de son feuillage,
i . La demoiselle Crosnier, marchande. (Meister.)
2. ■ Josserand, le maitre du cafe de Foy ; c'est celui qui disait I'annde derniere :
« Je perds sur chaque glace que je vends plus de deux sous, mais je me sauve sur
la quantity. » (Id.)
3. Aubertot, du cafe Conti. (Id.)
4. C'est le caf6 oil se font les meilleures glaces. Si Ton y d^bite plus de mau-
vais vers que de bons, c'est qu'il s'en fait beaucoup plus de ceux-la que des autres,
m6me h TAcademie. (Id .)
5. M"* Goudar, plus c616bre encore par ses aventures que par ses talents et
par sa beauty. On lui attribue une assez mauvaise gazette intitul^e VEspion an-
glais. (Meister.) — Meister confond ici VEspion chinois, d'Ange Goudar, et non
de Sara, sa femme, avec le curieux recueil de Pidansat de Mairobert.
ik CORRESPONDANGE LITTI^RAIRE.
Ainsi que moi, le fou, le sage,
L'homme ignorant, Thomme lettre,
Le fat et le h6ros de la terfe ador6.
Vous y verrez vos Elegantes,
Turques, sultanes ravissantes,
Un long voile attach^ sur leurs brillants cheveux,
Les joyaux rehaussant leurs vetements pompeux;
Dans ces nouveaux atours, si belles, si touchantes,
Je ne r^pondrais pas qu'un jour
Dans un ravissement, dans un transport d'amour,
Oui, qu'un beau jour ne les vissiez Indiennes,
Se brunissant le teint a qui mieux mieux,
Payennes, non! toujours chretiennes,
S6chant les pleurs des malheureux,
Du grand Janot ^ et des redoutes =,
qu'il le fut a son d6but sur le theatre des Variet6s-Amusantes dans celui de
Janot. (Meister.)
2. La Redoute chinoise est un wauxhall d'un nouveau genre qui vient d'6tre
6tabli dans I'enclos de la foirc Saint-Laurent. C'est un grand salon a colonnes,
termine par deux galcries et construit sur un rocher. Sa forme et tons ses orne-
ments, tant de sculpture que de peinture, sont dans le goClt chinois. Les lanternes
qui I'Mairent, etant de verre d6poli, n'y r^pandent qu'une lumiere douce ettendre,
semblable a celle des lanternes chinoises faites, comme on sait, de nacre et de
perles. Le rocher sur lequel la salle parait 6Iev6e est une esp6ce de grotte artifl-
cielle qui sert de cafe et oCi Ton trouve tons les rafraichissements de la saison.
Vis-a-vis la Redoute est le restaurateur ; c'est un caravans6rail asiatique. L'esca-
lier et les differcntes pieces dont il est compost, toutes ouvertes d'un ou de plu-
sieurs cot^s, forment un aspect assez piquant au moins par sa singularite. Entre
les deux Edifices sont places un jeu de bague tournant dans une escarpolette chi-
noise et une escarpolette orientale. Ces jeux sont desservis par des hommes ha-
bill^s a la chinoise, et I'enclos est ferm6 par une decoration d'arbres et do pay-
sages Strangers, Si les objels y paraissaient moins entasses sur le peu d'espacequi
les r6unit, ce lieu d'assembl6e serait d'une construction tout a fait agreable. La
nouveaute de la decoration, le goiit des peintures qui en font le principal orna-
ment, I'unite de costume qui y regne font infiniment d'honneur au talent de
M. Munich, et la promptitude avec laquelle il I'a ex6cutee tient presque du pro-
dige. Le Nestor de la France * n'a pas d6daign6 d'honorer le nouveau spectacle de
sa presence. M. le due d'Aumont lui ayant propose de le mener diner au cabaret,
I'illustr^ vieillard accepta avec beaucoup d'empressement ; quoique le temps fAt
assez frais, il y dina fort gaiement, pour ainsi dire en plein air, fut de la aux Vari6t68-
Amusantes, et revint le soir prendre des glaces dans la grotte au milieu d'une foule
de curieux, mais qui le laissferent jouir de cet amusement sans aucune g6ne, et sans
lefatiguerdetousceshommages dont rindiscr6tion de notre public est d'ordinaire si
prodigue. M. le comte d'Estaing, qui etait de sa compagnie, n'y put 6chapper au
spectacle des Variet^s-Amusantes: aussitot qu'il parut dans laloge, on I'applaudit k
plusieurs reprises. A quatre-vingts ans passes, diner au cabaret, s'amuser a laFoire,
* Maurepas.
AOUT 1781. 15
Vous les voyez raffoler toutes.
Vous les verrez, lasses des jeux,
Fuyant les amours et les fetes,
Se renfermer dans de sombres retraites,
Puis des vapeurs, car il en faut :
Femme a vapeurs est la perle des femmes.
Ah! si I'amour du Tres-Haut
D'un feu brulant vient embraser leurs dmes
Qu'il fera beau les voir, gentilles soeurs du pot,
Jeter au feu toute la kyrielle
Des colifichets, des pompons,
Sacrifiant tout, hormis leurs bonbons
Dans leur elan prendre Agnes pour modele,
Gorge couverte et repoussant un lin]
Du plus beau blanc, bien empes6, bien fin.
En croix d'or faisant des conquetes.
Sans h^rissons, sans casque, sans aigrettes,
Les reliques au bras rempla^ant les rubis,
Et cachant leurs attraits sous de grossiers habits.
Pour tout dire en un mot, des anges
Des ch^rubins, des archanges !
Heureux Frangais, que vous serez contents!
Dans nos moeurs, direz-vous, quels changements etranges !
Ne me croyez-vous pas? Vivez encor cent ans.
prendre des glaces dans une grotte, press6 de notre plus brillante et de notre plus
folle jeunesse, cela ne vaut-il pas le trait du cardinal de Fleury qui, ne sachant
que faire un jour (il avait quatre-vingt-dix ans), s'avisa de dire la messe sur un
autel au milieu d'un jardin oCi il gelait ? M. Amelot et M. de Breteuil arriverent et
lui dirent qu'il jouait k se tuer : « Bon, bon, messieurs, dit-il, vous 6tes des douil-
lets. » Le trait est rapport^ dans une lettre de M. de Voltaire au roi de Prusse.
(Meister.)
— La Redoute chinoise, imaginee par un sieur Pleinchesne, construite par
Mellan et ornee par Munich, fut inauguree le 28 juin 1781, et ne ferma que le
27 octobre. Elle rouvrit ainsi chaque annee a peu pres aux m6mes dates jusqu'en
1785, epoque oii le Wauxhall d'ete, construit pres de la barriere du Temple, lui
fit une concurrence ruineuse ; elle prit alors le nom de Pavilion Chinois, servit
encore a deux f6tes brillantes, donnees en I'honncur de la naissance du due de
Normandie et par la loge des Neuf-Soeurs, et disparut avec la Foire elle-m6me.
Voyez sur cet etablissement : Mercier, Tableau de Paris, t. Ill, p. 20, Memoires
secrets, 6 septembre 1781, et surtout I'agr^able livre de M. Arthur Heulhard : la
Foire Saint- Laurent (Lemerre, 1878, in-12).
16 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
SEPTEMBRE.
Quoique la comedie des Maris corriges^ en trois actes et en
vers, ait ete fort bien accueillie le mardi 6, qu'elle fut repre-
sentee pour la premiere fois par les Gomediens italiens, quoique
les principaux roles de la piece aient toujours ete parfaitement
bien remplis par le sieur Glairval et par la dame Verteuil, les
representations en ont ete peu suivies. Get ouvrage est le premier
essai dramatique de M. de La Ghabaussi^re, officier dans les
gardes de Monsieur. Le fond de 1' intrigue et des caracteres
parait emprunte des Fausses Infiddlites de M. Barthe; on y
retrouve aussi le canevas de la principale scene des Femmes
vengees de M. Sedaine, beaucoup d'analogie avec quelques situa-
tions d'un roman de M. Retif de La Bretonne intitule la
Femme consider^ dans les trois dtats^ mais I'auteurvoulant bien
consentir lui-meme d'assez bonne grace a ne dissimuler aucun
de ses larcins, pourvu qu'on ne luiconnaisse aprfes celani moins
de talent ni moins de genie, pourrait-on avoir la durete de lui
refuser cette leg^re satisfaction ?
— U Automate, opera-comique en un acte en prose m^le
d'ariettes, paroles de M. Cuinet d'Orbeil, musique de M. Rigel,
n'a eu que trois ou quatre representations. Le sujet du poeme
a beaucoup de rapport avec celui de VAmant statue de M. Des
Fontaines ; mais si VAmant statue a paru d'une galanterie fade
et precieuse, on n'a ti'ouve dans V Automate qu'une caricature
absurde et degoutante. Toutes les situations en sont forcees et
le dialogue est egalement depourvu d' esprit et de gout. II y a
dans la musique des choses assez bien faites, mais rien d'assez
piquant pour faire supporter la maussaderie du poeme.
— L'Academie royale de musique vient de remettre sur le
petit theatre des Menus, qu'elle occupe en ce moment. Echo et
Narcisse de M. le chevalier Gluck et du baron de Tschudi. Get
opera n'a jamais eu plus de succes qu'a cette derni^re reprise.
On a deja fait surle meme theatre quelques repetitions de VAdele
de M. de Saint-Marc avec la nouvelle musique du sieur Piccini ;
c'est par cet ouvrage que se fera I'ouverture de la salle provi-
soire qu'on vient de construire a la Porte Saint-Martin.
SEPTEMBRE 1781. ' 17
— L'Academie francaise a eu, cette annee, la satisfaction de
donner deux prix d'eloquence plus riches que de coutume. Le
sujet du prix etait YEloge du due de Montausier ^ Elle avait
adjuge la medaille academique, doot M. le comte de Montausier
avait fait doubler la valeur ordinaire, au discours de M. Garat,
mais en regrettant de n'avoir pas un second prix a donner au
discours de M. Lacretelle. Ce voeu de la compagnie ayant ete
connu, deuxanonymes se sont adresses separement, Tun a M. de
La Harpe, I'autre a M. d'Alembert, pour prier I'Academie d'ac-
cepter la valeur de la medaille d'un prix ordinaire; les deux
ofTres ont ete acceptees, et M. Lacretelle a recu un accessit de la
meme valeur que le prix decerne a M. Garat, c'est-a-dire une
medaille de douze cents livres. L'Academie a fait une mention
honorable de deux autres discours, I'un ayant pour devise : Vir
justiverique temix, deU. LeRoi, ancien commissaire de marine,
I'autre ayant pour devise : Illi rohur, dont I'auteur ne s'est pas
fait connaitre, mais qu'on avait attribue a M^^ la comtesse de
Genlis ; il parait sur aujourd'hui qu'on s'etait trompe.
Le discours de M. Garat, lu a la seance publique du 25 du
mois dernier par M. de La Harpe, n'y a pas fait une grande
sensation ; I'auteur qui a cru avoir a se plaindre de 1' indifference
ou de la malignite de son lecteur, en a e(e si vivement affecte
qu'il s'est trouve mal et n'a pas eu la force de recevoir lui-meme
le gage de son triomphe. Les morceaux qu'on a lus ensuite du
discours de M. Lacretelle ont ete infiniment plus applaudis, mais
le discours, lu en entier, I'eut-il ete egalement? C'est ce qui n'est
pas aussi certain sans doute.
Puisqu'il nous est permis de dire ce que nous pensons sur
un point de cette importance, sans craindre de compromettre
notre repos ni celui de personne, I'un et I'autre ouvrage nous
ont paru assez mediocres, et peut-6tre est-ce moins la faute des
auteurs que celle du sujet. Le caractere de Montausier pouvait
fournir un portrait fort original et fort piquant, mais il n'y eut
dans sa vie ni d' assez grands evenements ni d' assez heureux
succes pour offrir la matiere d'un eloge interessant; rien n'eut
emp^che, il est vrai, qu'on ne fit de cet eloge un beau traite sur
1. Charles de Sainte-Maure, due de Montausier, pair de France, gouverneur du
Dauphin, flls de Louis XIV, mort en 1690. II avait 6pous6 en 1645 la celebre Julie
de Rambouillet. (Meister.)
XIII
2
18 GORRESPONDANGE LITTERAIRE.
r education des rois; mais, en prenant ce parti, eut-il ete facile
d.e faire aussi bien que M. Thomas dans son liloge du Dauphin,
ou Xenophon dans sa Cyrop^die?
Le discours de M. Garat est en general d'un style plus sage
et plus soutenu; celui de M. Lacretelle, moins methodique, peut-
etre meme un peu sauvage, a plus de hardiesse et de mouve-
ment ; s'il y a dans le premier plus de raison et de finesse, il y
a dans I'autre beaucoup plus d'energie et d'originalite. On ne
saurait desapprouver TAcademie d'avoir donne le prix au dis-
cours de M. Garat, mais on lira surement celui de son rival
avec plus d'interet; la touche de I'un, plus egale, est aussi plus
timide; la touche de I'autre, plus franche et plus forte, est aussi
plus hasardee. Mais, sans discuter davantage tons les rapports
d'une comparaison qui pourrait bien ne pas aj outer infiniment
au progr^s de 1' eloquence, mettons nos lecteurs a portee d'en
juger par eux-memes\
L'Academie n'a trouve aucune des pieces envoyees au con-
cours pour le prix de poesie digne d'etre couronnee, mais elle
en a distingue trois : la premiere, qui a pour devise : Je vou-
drais tout penscr et foserais tout dire , de M. Carbon de Flins;
la seconde, d'un anonyme, avec une devise tiree de V Esprit des
lois'j la troisieme, de M. le chevalier de Langeac, avec cette epi-
graphe : Le bien quon fait au monde ajoiite ci nion partage.
On a lu quelques vers de la pi^ce de M. de Flins et de celle de
M. de Langeac, qui ont ete fort applaudis, tels que ceux-ci, de
M. de Flins :
Muse, c616bre un prince ami du laboureur,
Bon sans avoir connu la le^on du malheur...
II r^forme ces lois qu'accusait la raison,
Ces lois dont Tart cruel, 6piant ses victimes,
Avant de les prouver, osait punir les crimes.
Ceux-ci, du chevalier de Langeac, sur le meme sujet :
On pent done I'oublier, cet usage execrable,
Qui, pretant aux forfaits I'audace des serments,
Fait mentir I'innocence au milieu des tourments^
1. Les t.\0QQS des deux concurrents ont ete imprimis I'un et I'autre la memo
annee.
SEPTEMBRE 1781. 19
M, d'Alembert a termine la seance par la lecture de quelques
reflexions historiques sur le cardinal Dubois , membre de I'Aca-
demie francaise. Notre philosophe n'a point essaye d'affaiblir
I'opinion trop legitimement etablie contre ce fameux person-
nage; il I'a montre tel qu'il fut, reunissant sur sa tete tons
les honneurs de la monarchie avec tons les mepris du public,
et parvenu au faite de 1' opulence et des dignites sans en etre
moins malheureux, allant se plaindre et gemir aupr^s de Fon-
tenelle, dont il enviait le calme interieur et la douce philo-
sophie.
Le sujet du prix d' eloquence que I'Academie a propose pour
I'annee 1783 est Veloge de Fontenelle. Quant au prix de poesie,
elle laisse le sujet, le genre et la mesure des vers au choix des
auteurs. Sans proposer pour la troisieme fois le sujet de la Ser-
vitude sous le Hgne de Louis XVI, elle n'entend pas I'exclure
et desirerait meme de le voir traiter avec plus de succ^s que dans
les concours precedents.
— M. de Sainte-Palaye, apres la mort d'un frere dont rien
au monde ne pouvait le consoler, avait change toute sa mani^re
d'etre. On vit le plus actif, le plus laborieux des hommes
renoncer entierement au gout de Tetude et du travail; il se
levait tard, il se couchait de bonne heure, il allait chercher
toutes les dissipations dont son age pouvait encore etre suscep-
tible. « Ilelasl disait-il a ses amis^ je perds le plus de temps que
je peux. ))
M. d'iVlembert etant alle voir, ces jours passes, M. Diderot,
celui-ci lui trouva un air fort soucieux. u Et qu'avez-vous, mon
ami? — Du chagrin, et c'est toujours de la part de ceux que je
cheris le plus qu'il me vient. J'avais un domestique qui me ser-
vait depuis longtemps; j'ai decouvert enfin que c'etait un fri-
pon, et j'ai ete oblige de le mettre dehors; mais comme il a une
femme et trois enfants, je me suis charge de pourvoir k la sub-
sistance des enfants. — Eh bien? — Eh bien, ils disent, et ce
sont mes meilleurs amis, que je ne fais cela que parce que les
enfants sont de moi. — Et cela vous chagrine? Mais de deux
choses I'une, ou vous etes le p^re de ces enfants, ou vous ne
I'etes pas. Dans le premier cas, vous etes un homme juste ; dans
r autre, un homme bienfaisant ; vous voila done place entre deux
vertus, et c'est place ainsi que vous seriez malheureux, vous.
20 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
mon philosophe ! » Le philosophe se frotta les yeux et dit a son
ami : « Je crois que vous avez raison. »
M. de Choiseul s'etant presente dernierement a la porte du
Louvre pour voir 1' exposition des tableaux, le Suisse lui dit qu'il
n'etait pas possible de le kisser entrer en ce moment. « Et
pourquoi? — G'est, monsieur le due, c'est que ce sont messieurs
les ministres. — Eh bien, ils passeront d'un cote, moi je passerai
de I'autre... » Comment un Suisse ne se serait-il pas rendu a un
arrangement si facile a concevoir?
— La Parodie de Richard III, par M. Pariseau ^ donnee
pour la premiere fois sur le theatre de la Comedie-Italienne, le
dimanche 2, est un des plus jolis ouvrages que nous ayons vus
dans ce genre ; mais la tragedie qui en a fourni le sujet a eu si
peu de succfes, elle est meme si pen connue, que Ton nedoit pas
etre surpris que 1' esprit de cette charmante critique n'ait pas ete
senti aussi vivement qu'il meritait de I'^tre. Gomme I'auteur s'est
impose la loi de suivre, pour ainsi dire, pas a pas la marche de
la tragedie, retracer ici tout le plan ce serait non seulement
prendre une peine fort inutile, mais ce serait en donner encore
une forte triste idee; nous nous contenterons d'indiquer comme
deux scenes fort originales et fort comiques,.celle ou la princesse
tire les cartes pour apprendre le sort de son amant, et celle du
dessinateur qui vient se placer au milieu de la foule sur le devant
du theatre pour faire le croquis de la situation ou Elisabeth est
sur le point d'etre poignardee par un soldat de Richard ; c'est le
coup de theatre du denouement de la tragedie, coup de theatre
si gauchement amene qu'il a I'air d' avoir ete ajoute a Taction par
le maitre des ballets. Le dessinateur chante :
Sur I'air de Raymonde.
L'attitude me seconde,
Le beau groupe ! il est coraplet,
Et pour peu que j'y reponde...
Richmond parait a la tete de ses soldats et se prepare a
1. L'auteur de la Veuve de Cancale, parodie de la Veuve du Malabar.
(Meister.)
SEPTEMBRE 1781. 21
fondre sur lessoldats de Richard. Le dessinateur trouble continue
sur le meme air :
Milord, milord! s'il vous plait,
Ne derangez pas le monde,
Laissez chacun comme il est.
Richmond lui repond :
Sur I'air du vaudeville du Marechal.
Cher ami, ne t'alarme pas
Ton art a pour moi des appas,
Mais I'attitude n'est pas rare
Et tu pourras la retrouver.
Permets-moi d'abord de sauver
L'objet qu'immolait un barbare.
Qu'il nous soit permis de citer encore quelques couplets de la
scene ou Richard reste seul apres avoir ete joue par Richmond,
qui vient de se faire reconnaitre.
Sur I'air : Triste raison.
Raison, qu'es-tu? Je sens faiblirla n6tre;
Ah! loin de nous un regret maladroit !
En la perdant, je perds bien moins qu'un autre,
Un autre aussi perd bien moins qu'il ne croit.
« La mienne est eclipsee tout a fait ; essayons de lier deux
idees ensemble. (Avec emphase :)
La gloire est un jour pur sorti du sein des ombres.
({ Ah! e'en est fait, je ne sais plus ce que je dis. »
Air : Ne v'la-t-il pas que faime.
En ce chatiment merits
0 faveur impr^vue !
J'aperQois la post6rit6;
Tr6s peu de gens I'ont vue.
Air : Ma grand'mere etait pinte.
L'un-m'y livre aux pleurs, aux sanglots
Dans une trag6die ;
22 CORRESPONDANCE LlTTERAIRt:.
Affuble d'airs et de grelots,
L'autre me parodie;
Mon oeil qui confond
Tragique et bouffon,
Est d'une perfidie
Qu'a peine je peux
Distinguer des deux
Quelle est la parodie, etc.
— Memoire a M^"" le comie d'Artois siir V administration
de ses finances. Brochure m-h'' de cent dix pages.
G'est le Compte rendu de M. Radix de Sainte-Foy, ci-devant
surintendant des finances de M. le comte d'Artois, place dont il
a ete force de donner sa demission, ay ant ete decrete d'ajourne-
ment personnel sur les accusations intentees contre lui par le
sieur Le Bel, ancien directeur des domaines et bois du prince.
Ce memoire est un monument assez curieux de toutes les
ressources de finance et d'economie employees par M. de Sainte-
Foy, non-seulement pour mettre la recette et la depense de son
maitre de niveau, mais pour lui menager encore toutes les annees
un excedant d'actif plus ou moins considerable. Le plus grand
secret d'une si heureuse administration, si nousl'avons bien suivi,
est d'avoir toujours compte en recette ce qu'on a fait emprunter
au nom du prince, et de n'avoir jamais mis en compte de depense
que les frais de I'emprunt. En ne comparant que la balance
annuelle du total de la recette et de la depense, on pourrait etre
surpris d'apercevoir qu'en rassemblant a la fin toutes les acqui-
sitions et toutes les proprietes quelconques du prince, quoique
tr^s-evidemment portees a leur plus haute valeur, les dettes ne
depassent pas moins I'avoir de deux millions deux cent quarante-
six mille deux cent trente-huit francs seize centimes ; mais tout
n'est-il pas suffisamment explique par la peroraison qui ter-
mine cet ingenieux memoire ?
(( Si je puis enfin me reprocher a moi-meme un tort que
j'aurais pourtant eu toute ma vie, c'est de n'avoir rien trouve
d' impossible de tout ce qu'a desire mon maitre. Je me suis
regarde plutot comme I'executeur de ses volontes que comme un
contradicteur de gouts qui ne m'ont paru qu'ephemferes, et dont
j'etais bien sur que I'elevation de son ame et la maturite de ses
reflexions le degageraient.
SEPTEMBRE 1781. 23
({ J'avouerai meme que, dans le fond^ j 'avals une autre raison
de me rassurer sur I'etat de ses affaires, en considerant que dans
le cours de ces cinq annees, Monseigneur n'a recu da roi son
frere aucun bienfait, ni tire des finances de I'Etat [quels justes
reproches ne meriterait point ici 1' administration deM. Necker!]
aucune espece de secours, tandisque j'avais en reserve dans mon
portefeuille plusieurs moyens d'operer une grande partie de
sa liberation dont le succes, sans rien couter aux finances de
Sa Majeste, ne dependait que d'un instant de favour, etc. )>
Quelque essentiel que M. de Sainte-Foy ait juge ce memoire
a sa justification, quelque consolant qu'il ait pu le croire pour les
creanciers de son maitre, le prince en a fait arreter la publicite,
etilne s'en est repandu qu'un assez petit nombre d'exemplaires,
echappes a I'indiscretion de I'auteur ou de ses amis.
— Precis pour la demoiselle Bertirij marchande de modes
de la reine, d^fenderesse, contre la demoiselle Picot, ci-devant
son eUve, et actuellement marchande de modes, demanderesse.
Brochure in-4°.
Quoique nous ne soyons p?is dans 1' usage de rendre compte
des memoires de ce genre, nous avons cru devoir faire une excep-
tion en faveur de celui-ci, vu la celebrite des personnages qui y
sont interesses. II y a plus de six ans que W^^ Bertin a I'honneur
d'etre marchande de modes de la reine et d' avoir sur les objets
de son commerce ce qu'elle appelle un travail partirulier avec
Sa Majeste presque tous les huit jours. II est impossible de rem-
plir le departement qui lui est confie, et que la demoiselle Bertin
ne regarde pas sans doute comme un des ministeres les moins
importants a la prosperity de I'Etat, il est impossible^ dis-je, de
le remplir avec plus de genie, de zele et d'autorite; aussi voyons-
nous dans lesfastes de la mode et meme dans ceux du royaume
peu de ministeres qui se soient maintenus aussi longtemps au
m6me degre de gloire et de puissance. Mais a quoi tiennent
toutes les grandeurs de ce monde I Ne suffit-il pas d'un instant
de faiblesse ou de violence pour compromettre de la mani^re la
plus cruelle la sagesse, la dignite meme? Et qui pent se flatter
d'etre toujours a I'abri des traits de la medisance ou de la
calomnie ?
On ose accuser M"" Bertin d'avoir crache au visage de
M"' Picot, son ancienne el^ve, et ou? a Versailles, dans les appar-
2/» CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
tements du roi, pres Tappartement de la reine ! Sa defense est
trop eloquente pour ne pas meriter qu'on en conserve quelque
souvenir.
« La demoiselle Picot, c'est ainsi que debute le memoire de
M"^ Bertin, veut couvrir d'opprobre et faire perir celle a qui elle
doit son existence et son etat! Oii trouver des expressions
capables de peindre I'horreur de ce precede? Je n'en veux point
chercher, je la plains, mais je dois a la justice, au public qui
m'estime, aux grands qui m'honorent de leur protection et de
leur bonte, et surtout a moi-meme, de me defendre d'une accu-
sation si atroce, si fausse, et, j'ose le dire, si invraisemblable. )>
Sans suivre ici I'histoire tres-detaillee de tons les services
rendus a la demoiselle Picot par la demoiselle Bertin, histoire
assez minutieuse en elle-meme, mais oii les plus beaux noms de
France ont cependant trouve leur place, nous nous bornerons
au fait principal dont voici 1' expose et la justification :
« Je n'ai jamais fait et ne ferai jamais de mal a personne, pas
meme a M"« Picot. Mais qui pourrait me faire un crime de regar-
der avec mepris une personne qui doit m' avoir les plus grandes
obligations, et qui, pour les reconnaitre, m'a trompee si cruelle-
ment? Je la meprise souverainement, j'en conviens, elle le merite.
Je I'ai trouvee le 15 avril dernier, vers les dix heures du soir,
dans le salon qui precede la galerie de Versailles, je ne la voyais
pas ; ceux avec lesquels j'etais, me la nomm^rent. Sa vue me
revolta, mon estomac se serra, et I'horreur qu'elle m'inspira, me
faisant remonter ce que j'avais pris, m'occasionna sans doute sur
mon visage un mouvement involontaire de contraction et y peignit
apparemment la revoke et le degout qu'elle excitait en moi ; mais
je ne crachai point, je ne I'aurais pas pu, j'etais petrifiee, et les
personnes qui m'accompagnaient et qui ne m'ont pas, dans cet
instant, perdue de vue, sont pretes d'en rendre temoignage, et je
demande a en faire la preuve ainsi que de tons les faits dont je
viens de rendre compte, si on le juge a propos...
(( J'ignore quels mensonges ont fait la clique et les amis de
la demoiselle Picot..., mais je suis moralement sure qu'aucun
d'eux n'a dit et n'a pu dire m' avoir vue cracher au visage de
la demoiselle Picot. Moi, commettre une indecence aussi basse !
et chez le roi, pres I'appai'tement de la reine, qui veut bien quel-
quefois se servir de moi et s'abaisser jusqu'a m'honorer de sa
SEPTEMBRE 1781. 25
bonte! J'ose le dire, on ne le croira pas. Mon juge ne I'a pas
cru, il a civilise le proces; au reste mon defenseur discutera tout
cela. ))
Helas I il faut que le defenseur ait mal discute, car la demoi-
selle Bertin vient de perdre sa cause avec dommages et interets.
— Maximes et Reflexions morales extraites de La Bruyere^
prMdees d'une notice siir la personne et siir les ecrits de La
Bruydre. Volume in-16, de Timprimerie de Monsieur.
La notice qui precede cette jolie edition est de M. Suard, de
I'Academie francaise. Pour donner une idee de tout I'interet, de
tout le gout avec lequel cette notice est faite, il suffira de citer le
morceau ou I'auteur compare I'esprit de La Bruy^re avec celui de
Montaigne et de La Bochefoucauld.
(( On pent considerer, dit-il, La Bruyere comme moraliste et
comme ecrivain. Comme moraliste, il parait moins remarquable
par la profondeur que par la sagacite. Montaigne, etudiant
I'homme en lui-meme, avait penetre plus avant dans les prin-
cipes essentiels de la nature humaine. La Rochefoucauld a pre-
sente I'homme sous un rapport plus general, en rapportant a un
seul principe le ressort de toutes les actions humaines. La
Bruyere s'est attache particulierement a observer les differences
que le choc des passions sociales, les habitudes d'etat et de
profession etablissent dans les moeurs et la conduite des
hommes. Montaigne et La Rochefoucauld ont peint I'homme de
tons les temps et de tons les lieux. La Bruyere a peint le cour-
tisan, I'homme de robe, le financier, le bourgeois du si^cle de
Louis XIV.
({ Peut-etre que sa vue n'embrassait pas un grand horizon, et
que son esprit avait plus de penetration que d'etendue. II s' atta-
che trop a peindre les individus, lors meme qu'il traite des plus
grandes choses. Ainsi dans son chapitre intitule du Souverain ou
de la Bepublique, au milieu de quelques reflexions generates sur
les principes et les vices du gouvernement, il peint toujours la
cour et la ville, le negociateur et le nouvelliste. On s'attendait a
parcourir avec lui les republiques anciennes et les monarchies
modernes, et Ton est etonne k la fin du chapitre de n'etre pas
sorti de Versailles. »
— La petite galerie de tableaux dramatiques des Quatre Sai-
sons de MM. de Piis et Barre vient d'etre completee par les Amours
26 CORRESPONDANGE LITTJ^RAIRE.
(Vele^ divertissement en un acte et en vaudevilles, represente
pour la premiere fois sur le theatre de la Gomedie-Italienne le
mardi 25. Quoiqu'ils aient eu a lutter dans la peinture de cette
saison centre les Moissonneiirs de Favart, c'est peut-etre encore
le sujet qui leur a le mieux reussi. L'idee de ce petit divertisse-
ment est simple et champetre, les scenes pleines de mouvement
et d'une variete facile et piquante.
II y a sans doute plus de grace, plus d'esprit dans les operas-
vaudevilles de Favart, plus de verve et d'originalite dans ceux de
Piron et de Vade, plus de finesse et de naivete dans le dialogue
de Panard ; mais on ne refusera point a MM. de Piis et Barre le
merite d' avoir su faire un choix tr^s-heureux et tr^s-varie de
toutes les situations dont ce genre de drame pouvait etre suscep-
tible. Leurs scenes offrent presque toujours un tableau plein de
fraicheur et de vie, champetre et pastoral sans en etre fade, neuf
et piquant sans en etre moins simple, moins naturel. Pourquoi
detruire trop souvent le charme de ces agreables compositions par
des calembours, par des jeux de mots dont I'equivoque grossiere
fait tout le sel et toute la gaiete, par des trivialites de mauvais
gout, de mauvais ton, et quelquefois par des expressions recher-
chees et bizarres qui font disparaitre toute la verite du dialogue,
toute I'illusion de la scfene?
— Les Joueurs et M. Bussaulx^^ brochure avec cette 6pi-
graphe :
Qui fait done faire ici la loi prudente et sage
Qui des jeux de hasard proscrit le sot usage?
Ce n'est pas toi, Louis.
Ce miserable pamphlet estbeaucoup plus rare, beaucoup plus
difficile a trouver que ne pourrait I'etre I'ouvrage le plus hardi
contre la religion et le gouvernement ; il y a peu de jours, il
nous est tombe entre les mains. C'est un monument bien scanda-
leux de toutes les intrigues, de toutes les manoeuvres employees
a favoriser et a soutenir Tetablissement des tripots de jeu.
1. Agripince, [Londres], chez N. Lescot, 1781.
Barbier attribue ce pamphlet aux abbes Jacquet et Duvernet, aides de Mar-
cenay de Ghuy et de Delaunay. Mais line note du catalogue Pixerecourt (n<» 1594)
fait remarquer qu'il a ete reimprime dans la Gazette noire, de tout temps attri-
bute a Theveneau de Morande, et que les Joueurs pourraient lui etre aussi res-
titues.
SEPTEMBRE 1781 27.
Quoique la calomnie paraisse avoir dicte une grande partie des
anecdotes revelees dans cet ecrit anonyme, on ne pent dissi-
muler qu'il ne contienne beaucoup de faits veritables dont 1' eclat
malheureusement fut trop public pour les laisser douteux. On ne
sera point etonne d'y voir exposer sans aucun deguisement I'ori-
gine de la dame Lacour, fiUe d'un laquais de M. d'Aligre, de la
dame Cardonne, honoree des bontes de M. Seguier, de la
brillante Demare, autrefois servante de cabaret, etc., etc.; mais
on ne verra point sans quelque surprise la hardiesse et la vio-
lence avec lesquelles on ose y denoncer un homme de la societe
intime de M. le due de Ghartres. « Tout est respectable dans ce
palais, dit I'auteur anonyme, mais malheureusement un comte de
Genlis I'a infecte, pour son interet, de ces trois fripons [trois
banquiers : Fontaine, Amiot et Dufour qui se relay aient au jeu]
qui nous volent impunement deux fois par semaine. Au nom de
Genlis, au nom de ce fripon, je fremis et voulus m' eloigner de cet
homme qui me paraissait si sottement courrouce: mais lui,
s'apercevant de mon mouvement, me saisit le bras et, me rete-
nant aupres de lui, me redit encore avec plus de chaleur : « Oui,
(( monsieur, ce sont des fripons, je vous le repete, afm que vous
« n'en soyez pas la dupe, etc. »
— L' exposition des tableaux faite au Louvre cette annee est
une des plus riches que nous ayons encore vues, grace aux
ouvrages interessants de MM. Menageot, Suvee, Houdon, Pajou,
Hue, Van Spaendonk, David, etc. Ce dernier est un jeune peintre
nouvellement arrive de Rome, dont le debut donne les plus
hautes esperances. Son tableau de Bdisaire et le portrait du
comte Potocki offrent des beautes dignes des plus grands maitres.
Nous en parlerons avec plus de details si une main plus exercee
que la notre ne remplit pas la promesse qu'elle nous a faite de
completer cette partie de nos memoires avec tout I'interet dont
elle pent toe susceptible*.
— Thddtre de socUU^ par Tauteur du Theatre ti t usage des
jeunes personnes (M™* la comtesse de Genlis). Deux volumes
in-S''. Toutes les pieces de ce recueil ne sont pas nouvelles :
la M^re rivale, VAmant anonyme ^ les Fausses DMicatesses,
1. Diderot se chargea une derniere fois de ce soin. Son compte-rendu, public en
1857 par M. Walferdin dans la Bevue de Paris, est reproduit au tome XII de ses
OEuvres completes.
28 CORRESPONDANCE LITlfiRAIRE.
avaient deja paru il y a quelques annees dans le Parnasse des
dames francaises'^ laCurieuse dans le ThkUre ii V usage desjeunes
perso/mes, mais cette derniere reparait ici avec des changements
considerables. Des drames nouveaux, le plus interessant, c'est sans
contredit Zelie on V Ingenue. Si I'intrigue en est un pen singuli^re,
I'auteur n'a rien neglige pour la rendre attachante et mtoe vrai-
semblable; nous n'en exceptons que le denouement ou la fuite
de Zelie avec le soldat qu'elle reconnait assez legerement pour
son pere et a qui elle sacrifie plus legerement encore toutce qu'elle
doit a son ami, a son amant, a son bienfaiteur. Quelque puisse etre
le pouvoir du sangou celui du prejuge, est-il croyable qu'on n'ait
besoin que d'un instant pour lui immoler tous les sentiments,
toutes les affections, meme les plus justes et les plus naturelles?
Une piete filiale exageree a ce point ne nous parait ni vraie, ni
touchante, et moins que jamais lorsqu'elle n'est que Timpression
d'un moment, I'efTet d'une reconnaissance vague et precipitee.
Nous ne serions point etonnes qu'un des contes les plus ridicules
mais les plus originaux de M. Retif de La Bretonne, le Man Dieu,
ait donne la premiere idee de cette nouvelle Pupille. Au reste,
le fond des deux ouvrages pourrait encore avoir plus de rapports
que nous n'avons cru en remarquer, que le drame de M""" de
Genlis n'en aurait surement ni moins de merite ni meme un
merite moins a elle.
Le Mechant par air^ quoique assez habilement intrigu6, ne
nous a pas paru tres-bien repondre a I'idee que le titre de sa
pi^ce semblait en donner. II faudrait ^tre extr^mement difficile en
mechancetes pour ne pas trouver celles que fait ce Mdchant par
air du caractere le plus decide ; cependant, on nous I'annonce
comme un homme naturellement sensible, humain, genereux.
Le veritable mechant par air est le Valere du Mechant de Gresset,
ce n'est point le chevalier de Semur de M*"' de Genlis.
La Tendresse maternelle pourrait bien n'etre que I'extra-
vagance maternelle ; c'est au moins I'exageration la plus folle de
toutes les inquietudes que pent eprouver une m^re passionnee
en attendant des nouvelles de son fils qui est a I'armee et a la
veille d'une bataille. Mais sile fond du sujet, k force d'toe outre.
Test au point de paraitre ou frivole ou minutieux, les acces-
soires du tableau sont remplis d'originalite, d'interet et d'une
verite extreme.
OGTOBHE 1781. 29
La Cloison n'est qu'uii petit acte, mais dont la principale
scene est faite avec une adresse tout a fait neuve. Deux amants
que leurs parents ont voulu brouiller et separer I'un de I'autre
s'entretiennent a travers une cloison. II n'y a que la jeune per-
sonne qui parle, mais la maniere dont elle dit, dont elle ecoute,
dont elle repond, fait deviner aisement ce qu'a dit son amant,
qu'on n'entend point, et I'efTet de cet artifice est si bien menage,
qu'il doit faire a la representation une illusion infiniment
agreable.
Le premier merite de toutes les pieces dramatiques de
W^ de Genlis est de peindre avec beaucoup de naturel les
nuances les plus legeres du ton et des moeurs de nos societes a
la mode, nuances si difficiles a saisir, si difficiles a exprimer et
dont elle a su rendre souvent la touche vive et piquante. Un
autre merite encore, devenu fort rare, est un style de la plus
elegante simplicite, facile sans negligence, pur sans aucune
apparence de travail ni de peine, rarement brillant, mais tou-
jours sans recherche, et sur de plaire par le charmede ses graces
naturelles.
Quelque nom que Ton veuille donner aux pieces qui com-
posent ces theatres d'education et de societe, quelque talent
dramatique qu'on puisse y reconnaitre, s'il est permis de le dire
des a present, ce sont, ce ne seront jamais que de tres-jolis pro-
verbes, tan tot en un acte, tantot en trois, tan tot en cinq ; et si
nos neveux dissertent quelque jour serieusement sur le rang que
doivent occuper les differentes productions que notre siecle a
vues eclore dans ce genre, ils pourront bien decider que M. de
Garmontelle en est le Corneille et M""' de Genlis le Racine ; mais
ce jugement est encore un secret que nous ne nous risquerions
pas de confier a tout le monde.
OGTOBRE.
Le dernier ouvrage de M. Mercier, le Tableau de Paris, a
obtenu, et nous Tavions prevu, un si grand succes, ou du
moins un si grand debit, qu'eut-il moins de merite qu'il n'en a
30 GORRESPONDANCE LITTERAIRE.
veritablement, nous ne croirions plus oser nous dispenser d'en
donner une analyse plus etendue que la simple notice a laquelle
nous nous etions borne lorsque nous avons eu I'honneur de
vous en parler pour la premiere fois.
Voici de quelle maniere I'auteur a developpe lui-meme dans
le debut de sa preface et I'objet et le plan de son livre.
(( Je vais parler de Paris, non de ses edifices, de ses tem-
ples, de ses monuments, de ses curiosites; assez d'autres ont
ecrit la-dessus. Je parlerai des moeurs publiques et particu-
lieres, des idees regnantes, de la situation actuelle des esprits,
de tout ce qui m'a frappe dans cet amas bizarre de coutumes
folles ou raisonnables, mais toujours changeantes. Je parlerai
encore de sa grandeur illimitee, de ses richesses monstrueuses,
de son luxe scandaleux... » Si tout cela n'est pas beaucoup plus
neuf pour un observateur eclaire que tant de descriptions con-
nues des edifices et des curiosites de Paris, il faut convenir au
moins que cela est plus interessant ou moins ennuyeux. Quoique
la plupart des observations de M. Mercier aient ete faites avant
lui, elles n'ont jamais ete exposees avec la meme hardiesse ou
la meme naivete. L'etranger ou le provincial qui les lira se con-
solera peut-etre d' avoir toujours vecu eloigne de notre capitale ;
celui qui I'habite ou qui I'a habitee y rencontrera des details qui
ne lui seront point indilTerents, il y retrouvera souvent avec
plaisir des reflexions qu'il avait deja faites lui-meme, il applau-
dira quelquefois a la chaleur et a I'energie avec laquelle I'auteur
les exprime, le defaut de methode et de liaison ne le blessera
point; la confusion peut-elle ne pas etre dans la peinture du
chaos et de la confusion? Le bon citoyen saura gre a Tauteur du
z61e avec lequel il plaide la cause de I'indigence, celle de I'huma-
nite livree a tant de maux par la seule erreur de nos lois ou par
I'injustice de la force qui en dispose. II desirera que ce livre soit
lu par ceux qui sont a la tete du gouvernement, a qui appar-
tient la reforme des abus que le philosophe ne peut que denoncer.
Mais I'homme de lettres, I'homme de gout blamera dans cette
production un style souvent lache et neglige et quelquefois tri-
vial, des longueurs, des redites, des lieux communs ; il trou-
vera que 1' eloquence y degenere trop souvent en declamation,
le zele en humeur, les elans philosophiques en capucinades; il
voudrait dans la distribution generale de I'ouvrage sinon plus
OCTOBRE 1781. 31
d'ordre, au moins plus de choix, plus de gout ; il voudrait que
Pauteur en eiit supprime un grand nombre d' articles ou qu'il
en eut reduit plusieurs en un seul ; les uns lui paraltront trop
courts parce qu'ils sont interessants , d'autres trop longs parce
qu'ils sont sans interet. II sera fache que, pour s'accommoder
au gout du temps, I'auteur ait pris trop sou vent le ton du per-
siflage; en general le ton leger et plaisant n'est pas le sien, la
force et I'energie lui appartiennent davantage. »
Voila, ce me semble, et le bien et le mal qu'on pent dire de
cette production bardie ou il est impossible de ne pas recon-
naitre la touche sensible, Qiiginale, mais presque toujours sau- \y^
vage et negligee de I'auteur, trop meconnu, trop mal apprecie
de VAn 2440,
On a repete souvent qu'il y avait, pour les livres comme
pour les hommes, une sorte de destinee assez aveugle ou du
moins assez bizarre. Le livre de M. Mercier en est une nouvelle
preuve; on y trouve sur la religion, sur le culte, sur les pretres,
sur r administration, sur les ministres, sur le credit public une
foule d' assertions non-seulement tout aussi indiscretes, tout aussi
violentes , mais encore plus basardees, plus essentiellement re-
prehensibles que toutes celles qui ont fait proscrire si severe-
ment I'abbe Raynal et son livre. M. Mercier, cependant, n'a
eprouve aucune espfece de poursuite ; son livre s'est vendu pour t/
ams[ dire publiquement ; on en est a la seconde ou a la troi-
si^me edition, et il n'a ete censure par personne. II est vrai que
I'editeur, un libraire de Neufchatel, se trouvant a Paris au
moment ou I'ouvrage allaitparaitre, fut mis en prison; mais on
est bien persuade qu'il ne le fut que pour avoir ete vehemente-
ment soupconne d' avoir contribue a faire entrer a Paris la nou-
velle edition de YHistoire philosophique, M. Mercier a obtenu
son elargissement sans beaucoup de difficultes, en avouant au
ministre qu'il etait I'auteur du Tableau de Paris, et par conse-
quent seul responsable de tout le mal que pouvait contenir I'ou-
vrage. II est done evident qu'il faut etre aide par les circon-
stances et que ne se casse pas le nez qui veut comme un auteur
cel^bre. II n'y a pas grand mal sans doute que ces bonnes for-
tunes ne deviennent pas trop communes.
— M. le comte de Lauraguais, pour se venger des rigueurs
de M"« Thenard, a entrepris I'education de M'^*^ Beaupre,
32 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
ci-devant la maitresse de M. le prince de Nassau, et se propose
de la faire debuter incessamment dans le role de Zaire ; en atten-
dant, il est devenu eperdument amoureux de sa nouvelle eleve.
II veut bien convenir que M"' Lecouvreur etait une grande
actrice ; qu'a travers les plus affreuses disparates, M"^ Dumesnil
avait des elans de genie; qu'il n'y eut jamais de voix plus douce
que celle de M'^' Gaussin ; un talent plus accompli que celui de
M"^ Clairon, une voix plus melodieuse et plus sonore que la
sienne ; mais il pretend que jamais aucune de ces actrices n'a su
• dire comine M"'" Beaupre : Je vous aimc, et tout ce qui le deses-
pere, c'est qu'il ne le lui a jamais entendu dire en presence d'un
tiers, meme de son meilleur ami, aussi parfaitement que lors-
qu elle n'a point d'autre auditeur que lui, lui seul. « Eh bien,
disait-il I'autre jour a quelqu'un, comment trouvez-vous
M"" Beaupre? — Mais tres-jolie. — Tres-jolie! ah! I'eloge est
mince ; c'est la plus belle femme possible, je vous ledis et je le
prouve. Examinez sa figure en detail ; son front est trop grand,
trop convexe; ses sourcils d'un blond assez fade, ses yeux petits,
trop ronds, trop converts; le nez beaucoup trop saillant, la
bouche enfoncee, les levres epaisses, les joues plates, le has du
visage trop carre. II est evident qu'avec tons ces details elle
devrait paraitre laide, oui, un monstre,et I'ensemble en est char-
mant, vous le voyez. II faut done qu'il y ait quelque chose
au-dessus de la beaute meme qui produise une si grande illu-
sion. Aussi, je defie les plus grands peintres d'imaginer rieii
qui puisse egaler ce modele. J'irais les trouver, je leur dirais :
Monsieur Raphael, voila les traits, tons les traits de la femme
dont je vous prie de composer le portrait ; rassemblez-les fidele-
ment, mais faites-enla plus belle femme possible, ou convenezque
votre art n'approchera jamais des prodiges de la nature, etc. »
Si tout ceci parait d'une folie assez decidee, on conviendra
du moins que c'est la folie d'un esprit iiigenieux, peut-etre meme
celle d'un coeur profondement epris; car Ton sait que I'eloquence
des passions tient quelquefois de la metaphysique la plus subtile
et la plus artificieuse.
— M. de Beaumarchais se plaignait a M. de Maurepas de la
multitude de soins et d'embarras dont on le laissait charge.
« Gependant, tout occupe que vous etes des affaires de I'Europe
et de I'Amerique, vous trouvez encore le temps de corriger
' OGTOBRE 1781. 33
Voltaire, de faire meme une comedie. — Oh! pour la comedie, je
n'ai pris la plume que le jour ou monsieur le comte fut a la
Redoute chinoise^ — Le trait est fort bon, lui repondit gaiement
I'illustre vieillard; s'il y en a beaucoup comme celui-la dans
YOtre piece, elle reussira. »
— Le Qidjyroquo^ donne pour la premiere fois sur le theatre
de la Gomedie-Francaise, le mercredi 27 du mois dernier, n'est
qu'un petit acte en prose dont I'intrigue est fort mince et fort
entortillee, le dialogue assez naturel, mais long, lent et froid. Si
cet ouvrage a merite quelques applaudissements, ce n'est guere
qu'au jeu des acteurs, et surtout a celui du sieur Preville, qui
y joue le principal role, que ces applaudissements sont dus. Tout
le mouvement de la piece roule sur la plus insipide de toutes les
tracasseries domestiques. II s'agit de savoir qui des deux I'em-
portera, de M. le lieutenant general des armees du roi ou de
madame son epouse. Monsieur voudrait rester a la campagne,
madame voudrait retourner a Paris ; il est bien encore question de
dfeux manages sans compter quelques autres intrigues galantes,
mais ces interets ne sont que secondaires, absolument subor-
donnes au premier ; et tout cela ne produit que de longues scenes
qui, avec tout le vide des conversations de la societe, n'en ont
pas meme to uj ours les moeurs et le ton. On ignore I'auteur de
cette bagatelle ; quelques personnes I'attribuent a un M. Panis,
dont le nom n'est pas inconnu aux lecteurs de V Almanack des
muses I d'autres assurent que si elle avait eu plus de succ^s, le
sieur ou la dame Mole avait deja fait toutes les dispositions con-
venables pour I'adopter ou pour la reconnaitre ^ Quoi qu'il en
soit, ne sera-t-on pas un peu surpris que ce chef-d'oeuvre ano-
nyme ne soit que la troisieme nouveaute que nous ayons vue
paraitre, depuis pr6s d'un an, sur le theatre de la Gomedie-Fran-
caise? Elle n'a ete precedee que de Richard III, retire a la
cinquieme ou sixi^me representation, mais qui aurait du I'etre
avant la premiere, et du Chirurgien de village qu'il n'a meme
pas ete possible d'achever. Pour reparer enfm une si longue
1. Voir precedemment, p. 14, note.
2. V Almanack des spectacles de 1782 dit que le Quiproquo obtint beaucoup
de succes, mais que Mole, en remerciant le public a la deuxi^me representation,
ajouta : « Messieurs, i'auteur est inconnu ; il lui est impossible de profiter de
YDS bontes. »
xiii. 3
34 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
inaction, MM. les comediens francais se preparent a nous don-
ner de suite trois pieces nouvelles : le Camp on la Discipline
militaire du Nord, piece imitee de I'allemand ; Jeanne de
Naples, tragedie de M. de La Harpe, et le Rendez-vous du
mari, comedie en un acte de M. de Murville, gendre de
M"'' Arnould et de M. le comte de Lauraguais ou de M. le prince
de Guemenee, car, quoique decidee en faveur du premier, la
question est restee encore fort douteuse.
— La TribUy comddie en un acte^ pour la rejouissance de
Strasbourg en Vhonneur de la fete seculaire de la soumission de
la ville a Louis XIV, par M. Rochon de Chabannes. Ge joli
drame est rempli d'interet, de patriotisme et de gaiete. Le sujet
en est simple, mais tres-analogue a la circonstance ; on y recon-
nait meme un but moral fort bien concu, que I'auteur a su
menager avec adresse et sans aucune apparence de pedanterie
ni d' affectation. II reste a Strasbourg une sorte d'eloignement
entre la nation francaise et la nation allemande, qui tient a la
difference des moeurs, des coutumes, du langage; cette esp^ce
d'eloignement ne cause aucun trouble, aucune dissension
facheuse, mais il en resulte cependant que les deux nations
vivent en quelque mani^re isolees dans la m^me ville. Ge sont
ces preventions plus ou moins fortes que M. Rochon de Gha-
bannes a essaye de combattre, mais avec toute la grace et touts
la legerete qu'il convenait d'y employer.
— Eloge de Claude-Joseph Dorat, suivi de podsies qui lui
sont relatives, d'une apologie de Colardeau, dun dialogue
intitule Gilbert et une Furie; de la Vengeance de Pluton ou
suite des Muses rivales, ouvrage dramatique en vers et en prose,
et de quelques pieces detachces, Un volume in-8''. G'est le titre
et le catalogue de lout ce qui est contenu dans ce volume. Pour
achever d'en donnerune idee qui ne laisse rien a desirer, il suf-
fira peut-etre d'ajouter que c'est Touvrage de M. le chevalier de
Gubieres. Une mani^re plus vague, plus superficielle encore
qu'elle n'est frivole et legere, caracterise toutes ses productions
en vers et en prose, mais dans ses vers on pent remarquer,
quoique a travers beaucoup de negligence et de recherche, car
on y trouve Tun et 1' autre, de T esprit, de la grace et des traits
d'une facilite heureuse.
— Le dimanche 20, on a vu a Paris, entre midi et une heure.
OGTOBUE 1781. 35
un homme vetu de blanc, dans un costume assez semblable a
celui de Pierrot, des sandales aux pieds proprement rattachees
avec un ruban bleu, une echarpe de meme couleur, la tete cou-
verte d'un voile qui empechait absolument de distinguer les traits
de son visage, un petit coussin attache sur son epaule, et ce
coussin lui servait a soutenir une grande croix de bois de rose ou
d'acajou, garnie aux quatre coins de fleurs de lis d' argent mas-
sif. On I'a vu traverser ainsi gravement toute la ville, accompa-
gne d'une centaine de personnes parmi lesquelles on a cru
reconnaitre des domestiques en habits bourgeois et plusieurs
espions de la police ; un tres-beau carrosse, dit-on, suivait de
loin. Le masque pieuxs'est rendu d'abord a I'eglise de Notre-Dame
ou le Suisse a fait quelques difficultes de le laisser entrer; mais,
sans prononcer une parole, il lui a remis un pli cachete qu'on a
porte a I'archeveche et dont la reponse lui a fait ouvrir toutes
les grilles du choeur. Ses devotions faites a Notre-Dame, il s'est
transporte a Sainte-Genevieve, toujours avec le meme cortege,
et de la au Mont-Galvaire, ou il a depose sa croix.
Ge singulier pelerinage, qu'on prendrait volontiers pour une
mascarade du xiii^ ou du xiV siecle, a donne lieu d'abord aux con-
jectures les plus folles et les plus indiscretes; on est a peu pres
sur aujourd'hui que c'est I'accomplissement d'un vceu fait par
un seigneur flamand qui pensa etre etoufl'e le jour de la mal-
heureuse bagarre qu'il y eut a la place Louis XV, aux fetes du
mariage du roi. II y avait longtemps qu'il avait perdu de vue un
si ridicule engagement; mais, y ayant ele rappele par une longue
maladie, quelques pretres fanatiques se sont empares de son
esprit et lui ont persuade que cette sainte folic etait I'unique
moyen de recouvrer son repos et sa sante. II les a crus, il ny a
rien d' extraordinaire a cela; ce qui pent surprendre davantage,
c'est que I'autorite de I'Eglise ou du magistrat ait daigne se
preter a une pareille faiblesse, et nous ignorons ce qui I'a pu
determiner a cet exc^s d' indulgence.
— Histoire de Bussie, tiree des chroniques originales, des
pUces aiithentiques^ el des meilleurs historiens de la nation ^ par
M. Levesque, cinq volumes in-12. G'est un fort bon ouvrage et qui
nous manquait. On ne tardera pas d'en donner une analyse plus
d^taillee.
I
36 CORRESPONDAISCE LITTERAIRE.
NOVEMBRE.
C'est par VAdcle de Ponthieu de M. le marquis de Saint-
Marc, remise en musique par le sieur Piccini, que I'Academie
royale de musique a fait I'ouverture de la nouvelle salle de la
Porte-Saint-Martin, le samedi 27 octobre, gratis pour le peuple,
a r occasion de la naissance de Ms'" le Dauphin, et le mardi sui-
vant 30, pour le public. Cette nouvelle salle, construite en moins
de deux mois, fait assurement beaucoup d'honneur au talent de
I'architecte, M. Le Noir^; la chai-pente en est parfaitement bien
entendue; sa forme presque circulaire est simple et commode;
quoique a sixrangs de loges, en face meme a sept, elle estdisposee
de mani^re que tons les spectateurs, beaucoup plus rassembles,
sont a peu pres egalement a portee de bien voir et de bien
entendre. La decoration de Tinterieur est moins riche et moins
noble qu'elle n'est agreable et galante. Le theatre est beaucoup
plus large que n'etait celui de I'ancienne salle, mais il est aussi
moins profond, et vu la forme de la salle qui rapproche deja
beaucoup le spectateur du fond de la sc6ne, c'est sans doute un
inconvenient qui pent nuire quelquefois a I'illusion. Pour faire
son effet, la magie de I'Opera, comme beaucoup d'autres magies
de ce monde, ne supporte guere d'etre vue de si pr^s. Ce n'est
pas la cependant le plus grand tort de cette nouvelle salle ; celui
qu'on ne lui pardonnera jamais, c'est d'etre placee dans un quar-
tier qui ne convient nuUement a la par tie du public la plus habi-
tuee a frequenter ce spectacle. Mais en voila bien assez pour la
nouvelle salle, il faut bien dire un mot de 1' opera.
Ce mot malheureusement n'est pas trop aise a dire lorsqu'on
aime le talent de Picccini et lorsqu'on s'est fait une loi de ne
dire que la verite sans aucun esprit de parti, sans aucune accep-
1. Nicolas Le Noir, ne a Paris en 1726, fut eleve de Blondel, et travailla k Dijon,
a I'abbaye de Citeaux, et a Ferney. Ses principales constructions sont : le convent
Saint-Antoine (1770), la halle aux veaux (1773-1774), le marche Beauvau (1779), le
theatre de la Porte-Saint-Martin (1781), le Pantheon d'hiver, (1785), qui remplaga
le Wauxhall construit a Tangle des rues Saint-Thomas-du-Louvre et deChartres, les
Bains chinois, qui subsisterent longtemps, le theatre de la Cite, sur les mines
duquel s'eleva plus tard I'ancien Prado (en face du Palais de Justice), et enfin les
abattoirs de Villejuif, qu'il terminait lorsqu'il mourut en 1810.
NOVEMBRE 1781. 37
tion de personne. II faut done avouer que le poeme d'AdHe,
revu et corrige par I'auteur avec beaucoup de soin, remis en
musique par un des plus celebres compositeurs d'ltalie, a eu,
malgre tous ces avantages, moins de succes a cette reprise qu'il
n'en avait eu dans la nouveaute avec la vieille musique fran-
^aise de M. de La Borde. En retranchant beaucoup de longueurs
dans les paroles, en rendant la marche du drame plus claire et
plus rapide, M. de Saint-Marc aurait-il gate son poeme? Non.
Quoique les Piccinistes, meme les plus zeles, conviennent que la
musique d'Adcle est le plus faible de tous les ouvrages de ce
grand maitre, quoiqu'on lui reproche surtout de manquer d'in-
vention, de traits, d'originalite, telle qu'elle est, peut-on lui pre-
ferer I'ancienne enluminure de M. de La Borde? Non, assurement.
Comment expliquer done le froid accueil qu'on vient de faire a
notre malheureuse Adele sans I'attribuer a la revolution qui s'est
faite dans le gout du public? Un ouvrage qui autrefois eut paru
rempli d'interet, n'en inspire plus aujourd'hui sur un theatre
oil la pompe du spectacle et I'appareil des fetes n'est devenu
qu'un accessoire, ou Ton s'est ^ccoutume k eprouver tous les
grands mouvements de la tragedie et du drame. 11 y a sans
doute dans Adele quelques situations interessantes, mais leur
liaison n'a rien qui attache, rien par consequent qui puisse
donner une emotion vive et soutenue; placees I'une apr^s
I'autre, ces situations ne s'enchainent point, ne s'entrainent
point mutuellement , le denouement heureux de toutes les
infortunes de la princesse ne pent manquer d'etre prevu des
le commencement de Taction, et le spectateur demeure ainsi
glace. Si le recitatif de cet opera est plus facile, plus fran-
^ais que celui d'Atys ou de Roland^ il est aussi plus mono-
tone ; les airs et les duos ont en general une coupe peu favo-
rable aux formes de la melodie italienne, et les choeurs n'ont
aucun effet de situation. 11 faudrait pourtant avoir perdu tout
sentiment des beautes musicales pour ne pas trouver plusieurs
airs du role d' Adele infiniment touchants, le choeur des bergers
plein de douceur et de grace, Fair de fureur qui termine le pre-
mier acte, d'une touche noble et fiere, peut-etfe meme assez
neuve. Mais c'est tout le bien qu'il nous est permis d'en dire
dans le triste abandon oil nous ont laisse le depart de M. I'am-
bassadeur de Naples, I'absence du chevalier de Ghastellux et
38 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
la tiedeur scandaleusc do tous les autres chefs du bon parti.
— Si Lucette et Lucas ^ comedie en un acte et en prose
m^lee d'ariettes, representee pour la premiere fois par les come-
diens italiens le jeudi 8, ne merite pas la peine d'une analyse,
elle doit avoir au moins beaucoup do droits a I'indulgence des
critiques meme les plus severes. Les paroles sont le premier
coup d'essai d'un jeune hommede vingt ans, de M. Forgeot, qui
a fait depuis les Deux Oncles et V Amour conjugal-^ la musique
est d'une jeune personne de quinze ans, de la fille deM. Dez^de,
et quoique cette musique ressemble beaucoup a celle de son
pere, ce qui n'est pas fort extraordinaire, puisqu'elle n'a jamais
eu d'autre maitre ni d "autre modele, on assure tres-positivement
qu'il n'y a pas un trait, pas une note dans I'ouvrage qui ne soit
bien d'elle. L'action de ce petit drame, si tant est qu'il en ait
une, comme tant d'autres, ressemble a tout ou plutot ne res-
semble a rien. Lucette est aimee de Lucas ; il a pour rival une
esp^ce de nigaud, fort content de lui-meme, que nos deux amants
trompent sans beaucoup de peine. M"*' Simone, la marraine de
Lucette, qui s'opposait a leur union, y consent, parce que, sur-
prise elle-meme au rendez-vous avec un M. Durand, I'intendant
du chateau, elle se persuade qu'il n'y a que son mariage et celui
de sa fiUeule qui puisse la mettre a I'abri du caquet des mau-
vaises langues, etc. Quelque faible que soit ce petit imbroglio, il
a fourni a I'auteur plusieurs traits de dialogue naturels et gais,
de jolis airs et quelques couplets d'une tournure facile, quelque-
fois meme agreable.
— Nous n'entrerons dans aucun detail sur la comedie jouee
le lendemain sur le meme theatre : VAmant trop jjrdvenu de lui-
meme. en deux actes et en vers. On I'attribue a M. Rochard, un
des plus agreables acteurs de I'ancien Opera-Gomique. Le sujet
de cette comedie est tire du conte de M. Marmontel intitule le
Scrujmle. La premiere representation fut recue avec beaucoup
d'humeur, eta la seconde I'ouvrage ne put se trahier jusqu'a la
fin. Au theatre, comme en amour, le peche mortel, c'est 1' ennui.
— LeCamp^ ou la Discipline militaire du ISord, drame en
prose, a paru sur le theatre de la Gomedie-Francaise pour la pre-
miere fois, le lundi 12, en cinq actes ; reduit le lendemain en
quatre, il a ete fort applaudi, mais par un auditoire pen nom-
breux. Ce succes ne s'est pas soutenu, car ^la quatrieme repre-
NOVEMBRE 1781. 30
sentation, la pi^ce est tombee, comme on dit, dans toutes les
regies. G'est une imitation ou plutot une traduction fort tronquee
a la verite d'une piece allemande intitulee le Comte cle Walton^
on la Subordination^ par M. Moeller, directeur de la cometlie de
S. A. le margave de Brandebourg Schwedt. M. Friedel, profes-
seur en survivance des pages de la grande ecurie, I'a traduite de
Tallemand. M. Moline, I'auteur d'Orphce, de la Belle Invisible,
du Duel comique, etc., I'a mise en beau langage, et I'elegance de
ce style est assez connue sur tons les theatres de la capitale,
depuis rOpera jusqu'aux treteaux des boulevards inclusivement.
Pour dedommager la Gomedie des frais qu'elle a faits si gratui-
tement pour I'etablissement de cette piece, M"® Raucourt a ima-
gine d'en faire une autre sur les memes habits et sur les memos
decorations, a peu pres comme Duclos fit autrefois son roman
d' Acajou sur je ne sais quelles gravures. Cette piece intitulee la
Femme di'serteur a deja ete lue aux comediens et re^ue avec
acclamation ; nous verrons dans quelques mois comment elle le
sera par le public.
— Le Baiser, feerie en trois actes en vers, melee d'ariettes,
paroles de M. le chevalier de Florian, musique de M. Champein,
a ete presentee pour la premiere fois sur le theatre de la Gomedie-
Italienne, le lundi 26.
AcTE PREMIER. — Zelio est une jeupe princesse a qui la fee
Azurine destine son fils Alamir ; il en est tres-amoureux et tres-
aime, mais un oracle a predit que si le jour de leur mariage
Alamir prenait un seul baiser a Zelie, il leur arriverait les plus
grands malheurs.
AcTE SECOND. — Avertis de cet oracle, les deux amants se
promettent d' observer la loi qu'il leur impose. La fee les unit,
mais forcee de les laisser seuls, ils oublient bientot 1' oracle. Au
moment ou Alamir embrasse Zelie, I'enchanteur Phanor, dont
le pouvoirest fort au-dessus de celui de la fee. s'empare de Zelie
dont il est amoureux et va I'enfermer dans une tour sur le bord
de lamer.
AcTE TROisiEME. — Si la fee Azurine n'a pas autant de puis-
sance que Phanor, elle a du moins plus d'esprit ; elle prend la
figure d'une vieille magicienne, amie intime de I'Enchanteur.
Trompe par ce deguisement, il a la betise de lui confier son
anneau et de I'introduire lui-meme dans la tour ou il vient de
^0 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
renfermer Zelie; grace au merveilleux talisman, la fee se joue de
tout le pouvoir de Phanor, la tour s'abime et Ton voit paraitre
tout k coup une barque tres-ornee dans laquelle Azurine enl^ve
nos deux amants, brave la colore du genie et le laisse aussi sot
que ces messieurs ont coutume de I'etre.
Ge sujet, comme Ton voit, ne saurait produire un grand in-
teret, mais on trouve dans cette piece comme dans tons les
autres ouvrages du chevalier de Florian quelques details pleins
d'agrement et de naivete, de cette naivete fine et ingenieuse qui
distingue surtout la manifere de Marivaux. Lasc^nedu baiser au
second acte, a quelques longueurs pres, ne manque ni d'esprit
ni de grace. II y a dans lamusique de M. Ghampein desmorceaux
assez brillants, mais d'une expression trop vague ; son chant,
quoique agreable n*a rien de neuf, rien de piquant, et ses accom-
pagnements sont en general trop bruyants, trop charges de notes.
— Opuscules d'un frce-thiiiker^ 17 Si. Brochure in-S^^ Ce
sont les reveries d'un pfere de famille, et voici quels sont les
principaux sujets de ces heureuses reveries : « J'aime ma femme,
j'aime mes enfants, ils croiront en Dieu. J'ai un fils, il n'aura
point d'etat ; j'ai une fille, j'en ferai une cour tisane. » Ge der-
nier article sans doute est un des plus curieux, nous nous con-
tenterons d'en citer le commencement :
« Si je ne consultais que la fortune, et que cette considera-
tion qui consiste dans les egards des autres et que la vertu le
plus souvent ignoree et quelquefois m6me en butte au mepris
obtient rareraent; si peut-etre je ne consultais que le bonheur
interieur de ma fille, fatale verite ! j'etoufferais en elle ce senti-
ment auquel on attache I'honneur des femmes, ou plutot j'empS-
cherais qu'il ne germat dans son coeur ; je detruirais en elle la
pudeur peut-etre naturelle a son sexe, aun certain point je la ren-
drais indifferente sur le sentiment qu'un petit nombre de gens por-
tent encore de ceux qui s'ecartent des sentiers de la vertu ; je lais-
serais subsister en elle dans toute sa force Tempire de la nature
qui a commande aux deux sexes de se rechercherl'un I'autre; je
m'etudierais seulement a plier le sentiment aux vues d'interet
qui lui sont si etrangeres, je developperais en elle tout ce que ce
sexe charmant a recu en naissant de I'art de seduire, enfin j'en
1. L'auteur est inconnu.
NOVEMBRE 1781. Z^l
ferais une courtisane adroite.... Elevee ainsi, et la conduisant
d'apres les principes de Thonnete homme, qui oserait la mepri-
ser? etc. »
Le bon pere de famille a bien quelques remords du parti
qu'il ose prendre pour assurer le bonheur desa fille, mais il les
combat ensuite lui-meme commede ridicules prejuges.
Les reveries de I'anonyme sont suivies de plusieurs frag-
ments de morale et de philosophie surl' education, sur le suicide,
sur la metaphysique, sur la population, sur la pederastie, et
enfin d'un petit roman intitule Yllistoire de 3P^ Le /?***. On ne
trouve dans tous ces melanges rien d' original, rien de piquant.
L'auteur dit librement tout ce qu'il pense, on pent Ten croire ;
mais il ne pense rien malheureusement que beaucoup d'autres
n'aient pense avant lui, et la maniere dont il exprime ses idees
ne les rend ni plus neuves ni plus interessantes.
— Voyage de Newport a Philadelphie^ Albany^ etc. A New-
port, de rimprimerie royale de I'escadre, in-Zi" de cent quatre-
vingt-huit pages. On n'a tire que vingt-quatre exemplaires de
cet interessant ouvrage; l'auteur, M. le chevalier de Chastellux,
a exige de tous ceux a qui il s'est permis de le confier, de ne
point le laisser sortir de leurs mains. La partie la plus conside-
rable et la plus importante de ce journal est la partie militaire.
On y trouve de savantes descriptions des fortifications de West-
point, et le journaliste cite en en tier le portrait, au physique et
au moral, du general Washington, qui est le dieu de M. de
Chastellux; vient ensuite un discours de M. Adams, sur la con-
stitution des liltats-linis, le portrait de M. Peters, ministre de la
guerre, et ensuite l'auteur, en sortant d'une assemblee de qua-
kers, dit : « Si Ton considere tant de sectes differentes, ou sev^res
ou frivoles, mais toutes imperieuses, toutes exclusives, on croit
voir les hommes lire dans le grand livre de la nature, comme
Montauciel dans sa lecon * ; on a ecrit : vous etes un hlanc-hec,
et il lit to uj ours : trompette hlesse; sur un million de chances, il
n*en existe pas une pour qu'il devine une ligne d'ecriture sans
savoir epeler ses lettres; toutefois, s'il vient implorer votre
secours, gardez-vous de le lui accorder, il vaut mieux le laisser
dans I'erreur que de se couper la gorge avec lui. »
1. Dans ropera-comique du Ddscrteur. (B.)
42 CORRESPONDANGE LITTI^RAIRE.
— Nouvelle traduction de Vllistoire d Alexandre, par
Quinte-Curce, avec les Supplements de Jean Freinshemius ^ par'
M. I'abbe Mignot, neveu de M. de Voltaire, 2 volumes in-S".
Sans etre toujours aussi exacteque celle de M. Beauzee, elle n'est
ni plus facile, ni plus elegante; et, sans elegance, comment tra-
duire Quinte-Gurce?
— Ilistoire de France, par I'abbe Gamier, tomes XXVII et
XXVIII. Ges deux volumes contiennent les cinq dernieres ann^es
du regne d' Henri If, et le regne entier de Francois II, depuis
le 10 juillet 1559 jusqu'au 5 decembre 1560; des recherches
faites avec beaucoup de soins, quelquefois meme avec sagacite;
des observations pleines de sagesse et de la plus grande impar-
lialite; mais peu de details agreables, un style depourvu de
mouvement et d'interet.
— Mdmoire sur V expMition du vaisscau parliculier le Sar-
tine, sur les causes de la ruine de cette expedition^ et les ev^ne-
7nents que cette ruine a entrainh, par le sieur Lafond-Ladebat,
negociant a Bordeaux, armateur de ce vaisseau. Ce memoire
€ontient des details assez remarquables sur le commerce de
rinde et sur la vie du chevalier de Saint-Lubin, travesti succes-
sivement sous le nom de Winslow, de Mafley, et dont le vrai nom
est, dit-on, Palebot. Ce pretendu chevalier de Saint-Lubin est
accuse d' avoir ete la cause de tous les malheurs arrives a Texp^-
dition du vaisseau le Sartine, et Ton ne pent douter que sa
conduite n'ait ete au moins fort suspecte, puisque les pre-
somptions etabhes contre lui I'ont fait renfermer a la Bastille.
Une anecdote singuliere de cet aventurier est qu'ayant ete pre-
sents au fameux Hyder-Ali-Khan S comme envoye plenipoten-
tiaire de Sa Majeste Tr6s-Ghretienne, il lui a fait agreer une boite
qu'il avait volee, a Livourne, a M. le due de Ghaulnes, sur
laquelle etait le portrait de M**^ Arnould, qu'il a fait passer pour
un portrait de la reine de France, et que Hyder-Ali-Khan a regue,
a ce titre, avec la plus vive reconnaissance. Que sait-on? Peut-
etre devons-nous a I'idee de ce portrait, qu'il conserve precieuse-
ment, tout ce que le prince indien osa tenter jusqu'ici pour les
interets de la France? Gette anecdote nous a ete racontee par
M. Maystre de La Tour, qui presenta le chevalier de Saint-Lubin
i. Pere de Tippo-Saeb. (T.)
DEGEMBRE 1781. k^
a Hyder-Ali, et M. le due de Ghaulnes nous a confirme la circon-
stance qui le regarde.
— Madame Collet-Monte ^ ou le Jeune homme corrigS ,
monodrame, par M. de Sauvigny. L'invention de ce petit conte
dramatique n'appartient point a I'auteur; tout Paris sait que la
gloire en est due a M. Cassini, qui est a la fois le heros et I'his-
torien de I'aventure. Nous voyons meme dans nos memoires
secrets que ce fut devant une nombreuse assemblee, chez M'"^ la
comtesse d'Houdetot, que le plus excellent des maris fit, pour la
premiere fois, ce singulier recit, et en presence de M""'" Cassini,
tout aussi naivement au moins que M. de Sauvigny la rime. On
le lui a souvent oui repeter depuis, toujours avec le meme succes.
Ce conte est tire des Aprds-Soupers de la societ^^ ou Petit
Theatre lyrique et moral sur les aventures du joiir^ par M. de
Sauvigny. Cet ouvrage, tres-soigneusement imprime, et enrichi
de vignettes, de I'imprimerie de Didot, parait par cahiers, dont
quatre forment un petit volume in-16. Si Ton en doit juger par
les trois cahiers qui ont paru, 1' ouvrage ne sera pas aussi
piquant que le titre I'annonce ; le ton en est souvent libre, sans
en ^tre ni plus plaisant ni plus gai.
DEGEMBRE.
M. de La Harpe pourrait faire une longue Iliade de tons les
revers, de toutes les contrarietes qu'eprouve sa malheureuse
Jeanne de Naples-, meme avant de paraitre sur la scene, on I'a
vue pres de deux mois sur le repertoire de la Gomedie, arretee
tantot par des censeurs, tantot par la police; un jour par M. I'ar-
chevequeS le lendemain par le ministre des affaires etrangferes,
a qui Ton avait persuade, sur les imputations les plus absurdes,
1. Le vers supprime par la piete de feu M. de Beaumont, le void :
La , trente regions flechissent sous un pretro.
Ce bon prelat croyait devoir attacher une grande importance au mot prHre, et ne
voulait pas permettre qu'il fut profane au theatre. « Ces messieurs, ditM. d'AIem-
bert, sont comme le Scapin de la Comedie-Italicnne, qui se fache toujours de
quelque mani^re qu'il entende prononcer le mot de maraud. » (B.)
kh CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
qu'il y trouverait des traits dont quelques puiss'ances de TEurope
pourraient avoir a se plaindre ; une autre fois, par des tracasse-
ries de coulisse; la veille meme du jour quelle devait etre
donnee, par un accident arrive a Tun des principaux acteurs,
Larive, qui, dans la repetition du combat, avait ete blesse assez
grifevement a la main, grace a la maladresse du prince qu'il
devait tuer; enfm, par des ordres surpris a la religion de M. le
garde des sceaux, la malignite de quelques amis de I'auteur
ay ant prevenu le chef de la magistrature que cette piece offrait
le spectacle indecent d'un souverain s'oubliant assez pour se
battre contre un de ses sujets, et d'une reine jugee et detronee
par une assemblee des etats-generaux. Enfm, apres avoir triom-
phede tant d' ohstBides, J ea?ine de Naples a paru le 21 decembre.
Les beautes de detail qui distinguent cet ouvrage peuvent-
elles suppleer a ce qui lui manque, et surtout au defaut d'in-
teret? Moins que jamais, sans doute, dans un moment ou Ton
ne va chercher au spectacle que des emotions vives et passa-
g^res, ou Ton pardonne volontiers les fautes d'art meme les plus
grossieres, pourvu qu'il en r^sulte une marche plus rapide, un
spectacle plus pompeux. Quel que soit le sort de Jeanne de
Naples^ il est malheureux d'avoir a dire que nous ne connais-
sons personne aujourd'hui capable de composer une pi^ce de
theatre avec plus de gout, mais encore de I'ecrire avec plus
d'elegance et de correction. Ce n'est pourtant, dit-on, que I'ou-
vrage d'un mois; mais ici, plus que jamais, le temps ne fait
rien a 1' affaire.
IMPROMPTU DE M. DE RULHIERE,
SUR LES BRUITS Dn RBTOUR DE M. LE DUG DE CHOISEUL
ET DE M. NECKER AU MINISTERE.
Le Necker, le Choiseul, malgr6 les envleux,
Vont faire encor le bonheur de la France.
Notre bon roi veut avoir sous les yeux
Et la recette et la depense.
— Histoire de la maison de Bourbon^ in-A*', tome III, par
M. Desormeaux. Le troisieme volume commence a I'an 1527, et
fmit en 1562, II contient plus d'evenements interessants que les
DEGEMBRE 1781. k^
deux premiers volumes ; ces evenements sont aussi plus connus.
Get ouvrage suppose beaucoup de connaissances et une critique
fort judicieuse; mais, sans etre depourvue d'interet et de darte,
la narration de M. Desormeaux devient souvent penible par une
recherche de style qui ne produit que de longues phrases char-
gees d'epithetes, n'ajoute rien a la force de Texpression, et
manque souvent de justesse et de gout.
— L'Ami des enfants^ par M. Berquin. II en parait un volume
in-16 tons les mois; on en a fait deja deux editions. II y a si peu
de livres dont on puisse occuper utilement le premier age,
qu'il faut bien savoir quelque gre aux ecrivains qui, sans s'ap-
procher du but, s'en eloignent moins que les autres : M. Ber-
quin a paru etre de ce nombre. Son Ami des en f ants est un
recueil de fables, de contes, de dialogues, de petits drames tra-
duits ou imites en grande partie de I'allemand. La morale que
renferment tons ces petits ouvrages est en general assez raison-
nable; mais I'idee en est presque toujours trop vague, trop
superficielle; la forme un peu niaise, un peu monotone. II n'est
pas vrai, comme I'a dit Fontenelle, que le naif ne soit qu'une
nuance du bas et du niais ; il est au moins tres-sur qu'il n'y a le
plus souvent qn'une nuance tres-legere qui les separe : il n'ap-
partient qu'au tact le plus fm et le plus exerce de ne jamais les
confondre.
^ Theodore Tronchin, ne a Geneve, en 1709, d'une famille
noble originaire d' Avignon, mort a Paris le 1" decembre 1781,
premier medecin de M. le due d'Orleans, noble patricien de Parme,
associe etranger de TAcademie royale des sciences, etc., etc.
II s'etait marie, en Hollande, a la petite-fille du fameux pension-
naire Jean de Witt ; et a I'age de vingt-quatre ans, du vivant de
Boerhaave, il merita la reputation d'un des premiers medecins
d' Amsterdam.
L'humanite a perdu en lui un de ses bienfaiteurs, I'amitie son
plus digne module, et la medecine un des plus illustres disciples
de I'Hippocrate de nos jours. II n'a laisse aucun ouvrage digne
de son genie et de ses lumieres ; mais un recueil choisi de ses
consultations formerait un monument aussi glorieux a sa memoire
qu'il serait utile et interessant pour les progres de Tart. 11 existe
un grand nombre de ces consultations entre les mains de ses
heritiers, et la plupart sur des objets infmiment remarquables.
46 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
Jamais medecin ne consulta plus la nature, n'en saisit avecplus
de sagacite tous les mouvements, toutes les indications; jamais
medecin n'employa plus heureusement et le secret d'attendre la
nature et celui de la secourir avec le moins de peine, le moins
d' effort possible : ses principes, aussi simples que lumineux,
etaient toujours soumis a I'observation la plus exacte et modi-
fies par elle. La plupart de nos medecins ne traitent que les mala-
dies : il traitait le malade, et sa methode avait autant de formes
differentes qu'il se presentait de circonstances differentes pour en
faire I'application. Peude medecins ont vu comme lui Tiniluence
du moral sur le physique, la necessite de menager les forces, de
proportionner les ressources aux moyens, Tavantage de ne com-
battre le principe de nos maux qu'en eloignant tout ce qui pent
contribuer a les entretenir, a les irriter. La diete etait presque
toujours la premiere de ses ordonnances : « G*est le plus sur
moyen, disait-il, de couper les vivres a I'ennemi, et c'est deja
gagner beaucoup. » L'etonnante penetration de son premier coup
d'oeil, la tranquillite habituelle de son esprit, qualite qu'il devait
bien moins a son caractere naturellement passionne qu'a I'empire
qu'il avait acquis sur lui-meme, I'assurance, la fermete propre a
toutes ses actions, a tous ses discours, le calme, la noblesse et la
dignite de ses traits ; tous ces avantages reunis inspiraient a ses
malades la confiance la plus douce et la plus consolante. Geux qui
I'ont connu ne peuvent etre surpris de I'espece d'enthousiasme
dont il fut souvent I'objet, enthousiasme qui servit a repandre
avec succes plusieurs ddcouvertes utiles et surtout celle de I'ino-
culation, mais qui ne put manquer de I'exposer aux cabales, a la
haine et a la jalousie de ses rivaux. Quelque injustes qu'aient
ete plusieurs d'entre eux a son egard, ils ne le furent pas tous :
Petit et Louis avouaient qu'il etait le plus grand anatomiste de la
Faculte; Rouelle, le plus habile pharmacien qu'il eut connu; le
celebre Haller, le praticien le plus heureux. II est peu de souve-
rains en Europe qui ne lui aient fait I'honneur de le consulter,
et, peu de temps avant sa mort, il regut encore une lettre du pape,'
qui, en le remerciant de la consultation qu'il lui avait demandee
pour je ne sais plus quel cardinal de ses amis, fmissait par lui
dire qu'il n'y avait point de signature catholique dont il fit plus
de cas que de la sienne.
Bon pere, ami tendre, zele citoyen, il fut malheureux par
DEGEMBRE 1781. /,7 \%
tous ces sentiments ; et Ton ne pent se dissimuler que ses
chagrins, qu'il renfermait au fond de son coeur, n'aient altere sa
sante et n'aient contribue tr^s-evidemment a abreger ses jours.
Stoicien par principe^ et surtout par admiration pour les vertus
de cette secte, il n'en etait pas moins de la plus extreme sensi-
bilite. Parvenu a supporter le mal physique avec toute la con-
stance des heros du Portique, il voulait surmonter avec le meme
courage les peines du coeur ; mais ses eflbrts, pour y reussir,
ne faisaient que cacher aux autres une partie de ce qu'il souf-
frait, et fatiguaient son ame au lieu de la soulager.
II avait autant de douceur dans le caractere et dans les moeurs
que de severite dans les principes. Simple, affable, quelquefois
meme plus que populaire dans sa conduite, aucun citoyen de
son pays ne fut plus attache que lui aux maximes du gouverne-
ment aristocratique ; et la crainte de voir retomber Geneve dans
la democratic fut un des plus sensibles chagrins de ses derniers
jours. Avec tous les moyens d'acquerir de grandes richesses, il
n*a laisse qu'une fortune tres-mediocre : la bienfaisance, la gene-
rosite, etaient le premier besoin de cette ame elevee, et son
mepris pour I'argent un-e vertu d'instinct.
Distrait par habitude, et peut-etre aussi par la multiplicite
de ses occupations, quoiqu'il eiit passe sa vie avec les grands, il
ne sut ou ne voulut jamais prendre ni le ton ni les usages du
grand monde ; ou trop fier ou trop familier, il ne fallait pas moins
que tout le poids de sa consideration personnelle pour lui faire
pardonner les disparates qu'il se permettait souvent d'avoir
aupres d'eux ; mais tous ces defauts de convenance, si bien con-
verts par I'elevation naturelle de son ame et de son caractere,
loin de nuire a sa mani^re d'etre, lui donnaient meme une phy-
sionomie plus originale et plus piquante ; on ne pouvait Ten esti-
mer moins, et souvent on Ten aimait davantage.
11 n'avait que deux pretentions auxquelles on lui reconnaissait
peu de titres, celle de bien jouer au wisk et celle de bien voir en
politique. 11 gagnait rarement et se trompait presque toujours;
mais il n'en conservait pas moins la meilleure opinion de son
habile te, et la nature assurement lui avait dopne assez d'autres
moyens de s'en consoler.
M. Diderot a trouve, ce me semble, la plus belle inscription
qu'on puisse mettre au pied de la statue de ce grand homme;
Zi8 GURRESPONDANGE LITTERAIRE.
c'est ce que Plutarque disait d'un medecin de son temps : // fut
entre les medecms ce que fut Socrate entre les philosophcs.
LES CINQUANTE BOUTS RIxMES
PROPOSJ^S A M. DIDEROT PAIl M. DE BIGKICOURT^
Voisine, qu'en dis-tu? serait-ce un gros peche
Que de rendre un matin son mari panache?
Ma foi, je n'en sais rien, mais bien que Ton en glose,
Maintes femmes ont pris leur parti sur la chose.
De quelle autre facon punir un animal
Boudant pendant le jour, la nuit caressant maU
On a beau s'agiter, se plaindre d'une puce,
11 dort, et son outil, tapi sous son prepuce,
S'obstine pour vous seul k garder son elui.
Si Tune de vos mains se promene sur liii,
Zeste, I'impertinent, vous tournant le derriere,
Repond i vos soupirs d'une etrange maniere.
Cependant bras velu, large 6paule, teint noir,
Montrent, s'il le voulait, qu'il ferait son devoir.
Mais il a sa commere et quelquefois la fille,
C'est k Tun de ces trous qu'il porte sa cheville;
Et, maigr6 son d6dain, le triste sapajoii
Pretendra condamner au repos un bijou?
Et nous ne pourrons pas d'un petit coup de fesse,
Au moins douze fois Tan nous vanter k confesse.
Us se trompent, j'en jure. On sera convaincu
Que I'homme fut cr6e, predestint^ cocu;
Et ce dogme, preche sur les toils, dans la rue,
De nos cocus sans fin grossira la recrue.
1. Simon de Bignicourt, ne a Reims le 15 mai 1709, raort a Paris en 1775
(selon Querard), a publie, entre autres ouvrages, un recueil de Poesies latines
et fran^aises (hondres, 1756, in-12; nouvelle edition augmentee, 1767) que nous
n'avons pu voir. Un bibliophile bien connu des amateurs do livres a vignettes,
M. Gh. Mehl nous a communique une curiosite sans doute extraite de la seconde
edition de ce recueil : un quatrain latin a Catherine II, « au sujet de la pension
dent elle a honore M. D. o, suivi d'une lettre en fran^ais sur le m6me sujet. Le
nom de Diderot et la signature Bignicourt, Remois, sont manuscrits. Sur les deux
autres feuillets de cette piece, qui en a quatre, se trouvent egalomcnt manuscrites
une fable et une epigramme sur I'expulsion des jesuites; la chute de la seconde
piece est connue :
J6sus lui-mfime a perdu
Sa compagnic.
Voir tome V, p. 232 et 244. La plaisanterie de Diderot que nous donnons ici est
iuedite.
DEGEMBRE 1781. /;9
Que je vois de cocus! Cocus sur Vescalier^,
Cocus sur un cliMit, cocus sur un patter,
Cocus debout, assis bien ou mal k leur aise,
Cocus sur le parquet, cocus sur une chaise;
Cocus du magistrat, cocus du chevalier,
Cocus du portefaix, cocus du cordelier.
Le mien ie sera done sous son nez, k sa porie,
II le sera partout, ou le diable rnemporle,
Je veux que le dimanche au prone nos cures
Le proclament patron des cocus averes;
Qu'a nul de ses sujets le souverain n'accorde
Le baton ou la croix, le cordon ou la corde
Sans avoir cont'esse, fut-ce me me a son dam.
Que nul ne le fut mieux entre les fils d\4dam;
Que Ton n'admette a Rome au baiser de la mule
Sans avoir sur ce point accepte la formula ;
Que de I'Eiat en France on en fasse une loi.
Que la Sorbonne en fasse un article de foi.
Que des cocus paiiens les ames soient damnees
Pour n'avoir pas surtout cru les cornes innees,
Et que des sacrements on ordonne refus
A quiconque niera le cocuage infas;
Qu'en cliaire, sur les banps, on le prouve, on le croie,
Et crevent nos maris de depit, nous de joie;
Et sans en avoir mis mon bonnet de travers,
J'ai sur vos bouts rimes fourni cinquante vers,
— Le Duelj comedie en un acte et en prose, par M. Rochon
de Chabannes, est tiree de I'allemand, comme I'auteur Fannonce
lui-meme dans sa preface, mais il I'a refondue en grande partie
pour la rapprocher du ton de nos moeurs et des convenances de
notre theatre. Dans la piece allemande il y a un soufllet de donne
et Ton ne se bat point; dans celle de M. Rochon, I'atrocite de la
querelle est fort adoucieet les deux adversaires se battent sur-le-
champ. II y a un role entier, celui de Moj-gan, qui n'existe point
dans r original ; il nous a paru repandre sur tout le sujet une
teinte de gaiete qui, liee a I'interet du tableau, en varie heureu-
sement les nuances et, sans en affaiblir 1' impression, la rend
moins penible et moins douloureuse.
Apres le Philosophe sans le savoir^ il semblait que ce sujet
ne pouvait plus etre remis sur la scene francaise, I'auteur du
Bael a la modestie de le dire lui-meme, mais nous osons croire
qu'il a prouve en meme temps qu'on pouvait le traitor encore
XIII. 4
50 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
avec succes. Getle petite piece n'a de commmun avec celle cle
M. Sedaine que le sujet : elle est conduite avec la plus graiide
simplicite et dans la plus exacte vraisemblance ; I'interet y croit
a chaque scene et peut-etre n'est-il que trop presse; un fonds si
dramatique etait susceptible de plus de developpement et pou-
vait occuper sans doute un plus grand espace. Le role de
Morgan est absolument neuf: il serait difficile de peindre I'etour-
derie et la legerete francaises d'une maniere plus vraie et plus
piquante, et Ton pent dire que c est un caractere vraiment
national.
— VAutonHde^ ou la Naissance du Dauphin ct de Madame
Roy ale ^ poeme en sept chants et en vers libres, par M. Peyraud
de Beaussol, auteur des Arsacides^ tragedie en six actes, et qui
n'est tombee, a ce que dit I'auteur, que parce qu'elle n'etait pas
en sept : le plan le plus absurde qu'il soit possible d'imaginer,
des tirades de vers que la muse de Cresset n'eut pas desa-
vouees, quelques descriptions pleines de chaleur et d'harmonie,
mais en general un style parfaitement digne de I'extravagance
du plan et des idees.
Chant I. L'auteur se prom^ne au Luxembourg, le jour du
premier accouchement de la reine. 11 invoque le dieu da Jour,
mais le Vent du nord se 16 ve pour s'opposer aux bienfaits de ce
dieu et repandre un froid mortel sur I'liorizon.
II. L'Aquilon et le Vent du midi partent en meme temps; les
deux rivaux s'envisagent des deux extremites du monde et se
disputent la gloire de regner sur la France.
III. Le dieu du Jour I'emporte sur les deux Vents. La nation
se livre a la joie. Apparition d'une divinite entouree d'un grand
grand nombre d'esprits.
IV. Inquietude du poete sur cette apparition. Naissance
du premier enfant de la reine. Le poete est transporte par son
genie a Versailles.
V. Le poete a Versailles reconnait I'impuissance des divi-
nites qu'il a implorees; il a recours au vrai Dieu, de concert avec
toute la France.
VI. La France, rebelle aux decrets du ciel, n'en obtient rien,
par les elans de 1' amour pur, elle se met en etat de lui etre
agreable. L'Eternel est pret a descendre.
VII. II descend, annonce un Dauphin a la reine, donne des
JAiNVIER 1782. 51
conseils a la princesse de Guemenee, a la princesse deMarsan,
€t retourne ensuite aux cieux. La France chante un hymne de
reconnaissance, et le poete termine ainsi sa sublime reverie :
Je ne respire plus qu'au sein d'un incendie,
Et graces k mon Dieu, que je vois au grand jou!%
Je ne sens plus les douceurs de la vie
Que par les brasiers de I'amour.
1782.
JANVIER.
La Double JSpreuve, ou CoUnette ci la coiir, comedie lyrique
en trois actes, a ete representee pour la premiere fois sur le
theatre de I'Academie royale de musique, le mardi l'^^ Les
paroles sont de M. Lourdet de Santerre, maitre des comptes,
auteur du Savetier et le Financier^ de plusieurs autres operas-
comiques, et de la plupart des fetes donnees depuis quelques
annees dans les plus brillarites societes de son illustre com-
pagnie, la Chambre des comptes. La musique est de M. Gretry.
Get opera, presque tombe le premier jour, a paru se relever
a la seconde representation, mais faiblement. G'est d'un bout a
I'autre Ninette ct la cour^ avec plus de pretention a la haute
comedie, beaucoup moins d'esprit et beaucoup moins de gout.
Dans le poeme de Favart, le prince s'est pris de fantaisie pour la
jeune villageoise, elle-meme se laisse eblouir un moment par les
promesses du prince et par son gout naturel pour la coquet-
terie. Dans le nouveau poeme, le prince ne feint d' aimer Goli-
nette que pour exciter la jalousie de la comtesse, dont il est
amoureux, et qui ne veut etre que son amie. Cette metaphy-
sique de sentiment fait pour ainsi dire tout le nceud de la piece ;
quelque froide, quelque deplacee qu'elle soit toujours au
theatre, et surtout dans un drame lyrique, elle aurait pu fournir
des details agreables, quelques traits au moins d'un joli mari-
vaudage; mais, grace a I'adresse de M. Lourdet, elle ne sert
52 CORRESPONDANGE LITTfiRAIRE.
veritablement qu'a detruire le peu d'interet dont un sujet si
rebattu pouvait encore etre susceptible. On a tach6 d'y suppleer
par beaucoup de mouvemenls, par des ballets amenes plus ou
moins heureusement. II y en a trois au premier acte, une pipee,
une chasse, la fete du mai ; ainsi dans le meme acte a la fois les
plaisirs de I'automne et ceux du printemps : qu'est-ce que cela
fait? Pourquoi ne pas y joindre encore, comme dans une piece
de Nicolet, ceux de I'hiver et de I'ete?
II n'y a rien de neuf, rien d'assez piquant dans la musique
de cet opera pour meriter d'etre distingue; tout nous a paru
d'une touche assez faible, assez commune, quoique souvent
agreable. Les scenes villageoises sont moins mal que les autres;
le choeur du troisieme acte fait de I'effet, mais il fait encore plus
de bruit. Le seul merite qui puisse soutenir cet ouvrage est dans
la composition des ballets, en general bien groupes, bien des-
sines, et formant souvent des tableaux pleins de mouvement et
de variete. L'auteur des paroles a ete gratifie, le jour meme de
la premiere representation, de I'epigramme que voici, par
M. Destournelles :
Qui veut lutter avec Favart,
S'il n'est pass6 maitre en son art,
S'expose a d'6tranges m6comptes.
Veux-tu charmer ton audileur?
II faut, mon cher maitre des coinptes.
Avoir recours au correcteur.
— MM. de Piis et Barre, apres avoir ete gates par I'indul-
gence ou plutot par le mauvais gout du public, viennent
d'eprouver enfm de sa part un petit retour d'humeur fort bien
conditionne. Leur Gateau des roiSy represente pour la premiere
fois sur le theatre de la Gomedie-Italienne, le dimanche 6, jour
de la fete des Rois, a ete dument siffle, et ce n'est pas sans
peine que les acteurs sont parvenus a braver la tempete et a
soutenir I'ouvrage jusqu'a la fin, ou peu s'en faut. Quoique cette
bagatelle soit plus negligee encore que toutes celles qui font
depuis dix-huit mois les beaux jours de ce spectacle, la dilfe-
rence assurement n'est pas assez grande pour avoir pu meriter
sans autre raison un accueil si different de celui auquel on
avait accoutume ces messieurs et leurs chefs-d'oeuvre. 11 pour-
rait ^tre fort curieux de chercher les causes secretes d'un chan-
JANVIER 1782. 53
gement si subit, mais on voudra bien nous en dispenser. Est-ce
la seule circonstance ou nous ayons vu que, pour bien juger les
sottises dont on s'est une fois engoue, on attend volontiers qu'on
ait eu le temps de s'en lasser? En peu de mots, void la derni^re
production de MM. de Piis et Barre.
M"^ Denise, la fille d'un patissier, M. Martin, est aimee de
M. Simon, le fils du voisin, M. Gregoire. Ce M. Martin, quiveut
faire les Rois avec ses amis, et nommement avec son intime,
M. Gregoire, lui fait ecrire par sa fille le billet suivant :
Viens Qa, mon cher ami... tirer chez moi la feve,
Tu me seconderas.... pour que mon vin s'acheve;
Et j'espfere a la fin.... du plus gai des festins
Que tu m'enUveras,.. par tes joyeux refrains.
II change ensuite d'avis et dechire le billet en deux. Simon en
trouve la premiere moitie : le voila jaloux ; et n'avait-il pas lieu
de Tetre? II boude. Cependant les convives se rassemblent,
M. Gregoire, le bailli, le magister, le frater, le carillonneur ; on
se met a table; on tire le gateau, il s'y trouve deux feves : c'est
une espieglerie du petit frere de M"* Denise. Grande querelle
entre Martin et Gregoire pour la royaute. On propose enfm de
remettre les feves aux deux amants. La meprise qui les a
brouilles est bientot eclaircie par I'heureuse attention que
M"* Denise a eue de conserver la seconde partie du billet; tout
le monde est content, excepte les spectateurs. On fmit par boire
et par chanter a tue-tete ; le parterre hue du meme ton, la toile
tombe, et MM. de Piis et Barre comprennent encore moins que
nous I'inconstance et la bizarrerie du public. lis ont force les
comediens a donner la pi^ce une seconde fois; mais ayant recu
a peu pres le meme accueil, ces messieurs ont eu la modestie
d'annoncer dans le Journal de Paris qu'ils avaient consenti
genereusement a la retirer, pour ne la remettre que le jour des
Rois en un an. Quel exces de complaisance !
PRINCIPES ETABLIS PAR S. M. I. JOSEPH II,
POUR SERVIR DE REGLES A SES TRIBUNAUX ET MAGISTRVTS
DANS LES MATIIJRES E CC LE SI ASTIQUES.
« L'objet et les bornes de I'autorite du sacerdoce dans I'l^tat
sent si clairement determines par les fonctions et les devoirs
bk. CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
auxquels le Seigneur lui-meme a borne les apotres pendant qu'il
etait sur la terre, qu'il y aurait de la mauvaise foi a vouloir sta-
tuer ou admettre aucun droit a cet egard, et de I'absurdite a
oser pretendre que les successeurs des apotres doivent avoir de
droit divin plus d'autorite que n'en avaient les apotres eux-
memes.
(( Or personne n'ignore que Notre-Seigneur Jesus-Christ ne
les a charges que des fonctions purement spirituelles : 1° de la
publication de I'l^vangile ; 2'' du soin de son culte ; 3" de I'admi-
nistration des sacrements (en tant qu'ils sont spirituels) ; li° du
soin et de la discipline de son l5glise.
(( G'est a ces quatre objets qu'etait bornee I'autorite des
apotres; et c'est par consequent a ces memes objets seulement
que peuvent pretendre leurs successeurs. 11 s'ensuit que toute
I'autorite quelconque dans I'fitat est et doit 6tre aujourd'hui du
ressort privatif de la puissance souveraine, ainsi qu'elle a et6
depuis la premiere origine de tous les Etats et de toutes les
societes jusqu'a I'etablissement du christianisme, par lequel cet
ordre naturel des choses n'a nullement ete ni pu ^tre altere.
« A I'exception de ces quatre objets, il n'y a done aucune
sorte d'autorite, aucune prerogative, aucun privilege, aucun
droit quelconque, en un mot, que le clerge ne tienne unique-
ment de la volonte libre et arbitraire des princes de la terre.
« II est incontestable que tout ce qui a ete accorde ou
etabli par I'autorite souveraine, et qu'il dependait de son bon
plaisir d'accorder ou de refuser, elle est en plein droit d'y faire
des changements, et de le revoquer meme tout a fait lorsque le
bien general I'exige, et qu'aucune loi fondamentale de I'l^tat ne
s'y oppose, a I'instar de toutes autres lois, concessions, eta-
blissements faits ou a faire, qu'il est de la sagesse et mtoe du
devoir de la legislation d'approprier aux temps et aux circon-
stances.
« Les dispositions des conciles, lesquels, comme il est de
fait, ne sont obligatoires que pour les Etats qui les ont admis ou
recus, sont dans le meme cas, attendu que celui qui aurait pu
ne pas les admettre du tout doit pouvoir a plus forte raison en
rectifier les dispositions, et meme les revoquer entierement,
lorsque, au moyen de la difference de temps et de circonstances,.
la raison d'l^tat et le bien public peuvent I'exiger.
JANVIER 1782. 55
« L'autorite du sacerdoce n'est pas meme arbitraire ni
enti^rSient independante quant au dogme, au culte et a la dis-
cipline, le mainlien de I'ancienne purete du dogme, ainsi que la
discipline et le culte, se trouvant etre des objets qui interessent
si essentiellement la societe et la tranquillite publique, que le
prince, en sa qualite de souverain chef de I'Etat, ainsi que de
protecteur de I'Eglise, ne pent permettre a qui que ce soit de
statuer sans sa participation sur des matieres d'une grande
importance.
« L'objet et l'autorite du clerge etant done bien clairement
determines par les principes susdits, il s'ensuit que c'est d'apres
ces principes que doivent etre decides a I'avenir tons les cas de
juridiction ecclesiastique. »
— Addle et Theodore^ ou Lettres sur Veducation^ contenant
tons les principes relatifs aux trois differentsplans d' education
des prmresy des j'euncs personnes et des homines^ par M"" la
comtesse de Genlis, trois volumes in-8o. De tous les ecrits de
M'"^ de Genlis, c'est celui qui a fait la plus grande sensation, qui
a ete lu avec le plus d'avidite, juge avec le plus de rigueur,
prone et dedaigne avec le plus d'acharnement et de prevention.
Si un pareil succes est du en partie au genre meme de I'ou-
vrage, les circonstances dans lesquelles il a paru n'ont pas peu
contribue a en augmenter I'eclat; la singularite, peut-etre
unique, du choix qui venait de nommer M'"*" de Genlis gouver-
neur ^ des fils de M. le due de Ghartres, avait fixe pour ainsi
dire tous les yeux sur elle. Gomment n'aurait-on pas ete fort
curieux de savoir si son livre justifierait un evenement si extra-
ordinaire, ou le ferait paraitre plus ridicule? Les philosophes
n'ont pu voir sans indignation que dans un ouvrage agreable-
ment ecrit, c'est un merite qu'il faut bien lui accorder, Ton se
permettait encore de parler avec quelque respect de la religion,
de soutenir meme qu'il n'est point de vertu veritable qui ne soit
fondee sur une piete solide. Les gens de lettres ont trouve infini-
ment mauvais qu'une femme si bien faite pour en juger ait ose
leur reprocher « d' avoir la conversation languissante et pesante,
1. Ce titre a ete trouve si plaisanta Versailles, qucxM"''' de Genlis n'en a con-
serve que les fonctions : c'est sans aucune denomination particuliere qu'elle est
charg6e de presider a Teducation des enfants de M. le due de Ghartres.
(Meister.)
56 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
de ne point savoir ecouter ; de n'eprouver que le desir de se
faire admirer, jamais celui de plaire; de manquer d'egards et
de politesse par un amour-propre mal entendu, ou par le defaut
d'usage du monde; d' avoir un ton tranchant, de la susceptibi-
lite...; ce qui fait qu'on ne trouve dans leurs ouvrages ni I'es-
prit, ni le ton du monde ». Nos femmes a la mode, qui n'ont
jamais vu peindre leurs ridicules, leurs folies, leurs travers d'une
manifere plus vraie, plus leg^re, plus piquante, pretendent que
c'est une chose horrible d'employer ainsi le talent que Ton pent
avoir a tourner toutes les personnes de sa societe en ridicule, a
faire d'un livre d'education un recueil de satires et de libelles.
Les devots, lespretres, seraient-ils plus contents? Point du tout:
lis assurent que la Sorbonne ne peut se dispenser de censurer
Touvrage ; qu'il y a une certaine Lettre, sur les ceremonies reli-
gieuses qu*on exige des mourants, qui contient les propositions
du monde les plus malsonnantes. Une autre impiete non moins
grave, c'est d'oser dire qu'il n'y a point de livre de devotion
qu'on puisse laisser sans inconvenient entre les mains d'une jeune
personne ; c'est le projet qu'annonce M'"* de Genlis de publier
elle-m^me un livre A'Hciires * dans ses principes, comme si ce
droit n'appartenait pas exclusivement a monseigneur I'arche-
v^que! Mais c'est trop s'arreter a tons les jugements que I'esprit
de corps, I'esprit de parti ou d'autres preventions ont pu repan-
dre contre cet ouvrage; essayons d'en donner une idee plus
juste, du moins plus impartiale.
Ces Lettres sont une espece de roman d'education, ou plutot
une suite de petites histoires, de petits contes, de petits tableaux
plus ou moins interessants, tons relatifs a I'education, mais lies
souventpar un fil imperceptible a Tobjet principal. Le baron et
la baronne d'Almane, tantot retires dans leurs terres, tantot
voyageant pour I'instruction de leurs enfants, rendent compte a
leurs amis, qu'ils ont laisses a Paris, du plan d'education qu'ils
ont forme, et du succes avec lequel ils le suivent. Gette corres-
pondance, qui fait le fond de I'ouvrage, est interrompue par les
Lettres du comte de Roseville, charge de I'education d'un prince
Stranger ; le comte et le baron se communiquent mutuellement
1. Les Nouvelles Heures a I'usage des enfants depuis Vdge de cinq ans jusqii^d
douze, ne furent publiees qu'en 1801.
JANVIER 1782. 57
lesresultatsdeleurs reflexions etde leur experience. Ce qui varie
plus agreablement le ton de ce recueil, ce sont les reponses que
la baronne recoit de la vicomtesse de Limours, de M'"" d'Ostalis,
quelques lettres detachees du chevalier d'Herbain, de la jeune
dame de Valee, de son amie M™^ de Germeuil. G'est surtout dans
ces dernieres Lettres que le ton et les ridicules du jour sont
peints avec le plus d'esprit, d'agrement et de verite.
Si le systeme d'education de M""^ de Genlis ne presente
aucune idee nouvelle, aucune que Locke n'eut deja indiquee, que
Jean-Jacques apres lui n'eut approfondie avec toute la puissance
de son genie, avec toute I'energie de son talent, au moins en
est-il plusieurs dont elle a su faire une application tr6s-heu-
reuse, quelquefois peut-etre un peu manieree, un peu minu-
tieuse, mais souvent aussi parfaitement sage et parfaitement
instructive. En s'appropriant si bien les idees de Rousseau et
celles de Locke, on eut desire sans doute que M"° de Genlis eut
parle surtout du premier avec plus d'egards ; mais on ne lui en
saura pas moins beaucoup de gre d' avoir fait de nouveaux
efforts pour repandre des verites si utiles, en les developpant
presque toujours avec plus de sagesse et de mesure que I'un de
ces philosophes, et surement avec plus de grace et d'interet que
I'autre.
Quoique le titre d'AdMe et Theodore annonce assez fastueu-
sement que I'ouvrage contient « tons les principes relatifs a I'edu-
cation des princes, des jeunes personnes et des hommes)), on
ne serait gu^re etonne que beaucoup de lecteurs y trouvassent
encore plus d'une lacune iraportante; mais la forme que I'auteur
a juge a propos de donner a ses instructions n'est-elle pas pre-
cisement celle qui I'obligeait le moins de s'asteindre a une
methode trop penible ou trop rigoureuse? Ce qu'on ne trouve
pas d'ailleurs dans ces Lettres ne peut-on pas esperer de le
trouver dans les sources que M™^ de Genlis veut bien indiquer
elle-meme, dans les Conversations d'SmiUe^ dans TeUmaque,
dans le Traits de Chanteresne^ qu'on croit etre de Nicole*, dans
Locke, meme dans Emile^ pourvu qu'il soit lu avec les dispo-
sitions convenables ; mais, avant toutes choses, cela s'entend,
1. C'est en effet un des pseudonymes de Nicole, mais il I'abandonna apres la
publication du troisieme volume de ses Essais de morale.
58 CORRESPONDANCE LITTERAIHE.
dans son Theatre d education^ dans ses Annales de la vertu,
dans ses Ileures, dans ses VeilUes du chateau deja sous presse,
et dans plusieurs autres ouvrages qu'elle a la bonte de nous
promettre ?
Je sens aussi bien que messieurs les philosophes I'inconve-
nient qu'il y aura toujours a vouloir fonder la morale sur des
bases qui lui sont etrang^res, et que I'usage ou Tabus de la rai-
son peuvent si facilement ebranler; cependant je ne puis
m'empecher d' aimer beaucoup le genre de preuves qu'emploie
M""" de Genlis pour la defense de la foi chretienne ; ce sont deux
petits romans ; I'un est I'histoire trfes-interessante d'un hopital
fonde par M. de Lagaraye, ou Ton voit, comma le dit I'auteur lui-
meme, tout ce que la religion pent produire de grand, de bien-
faisant, d'heroique: Tautre est une espece de nouvelle, oii ron
apprend clairement qu'il n'est point de revers, point d'infor-
tune que la piete ne fasse supporter avec courage et resignation.
On en pensera tout ce qu'on voudra, cette maniere de demontrer
la verite de la religion me parait tout aussi consequente et beau-
coup moins ennuyeuse que celle des Grotius, des abbe d'Hou-
teville, des Bergier, et de tant d'autres grands docteurs.
Des gens qui veulent tout savoir assurent que la partie la
plus agreable des nouvelles lettres sur I'education, la partie des
romans, est encore moins originale que tout le reste, que la plu-
part de ces episodes sont traduits de I'allemand ou del'anglais.
Les deux que nous venons de citer, I'hisoire de M. de Lagaraye
et celle de la duchesse deC***, ne sont pas moins de ce nombre;
le fond de I'une et de I'autre, nous ne pouvons en douter, est
parfaitement vrai. Un reproche plus grave que Ton est tente de
faire a M'"' de Genlis sur cette partie de son ouvrage, c'est
d' avoir souvent gate I'efTet des situations les plus touchantes par
des traits d'une sensibilite factice ou par des exagerations egale-
ment froides et romanesques. Ces defauts ont paru d'autant plus
remarquables, que le ton dominant de I'ouvrage est simple, pur
et naturel.
La malignite n'a pas manque de chercher des noms a tons
les portraits dont M'"*" de Genlis s'est permis d'egayer un livre
qui ne semblait pas trop susceptible, a la verite, de ce genre
d'agrements, mais qui pouvait en avoir besoin. On a pretendu
reconnaitre dans M"'^ de Surville celui de M"'^ de Montesson ;
JANVIER 1782. 59
dans M""^ cle Valee , celui de M^"^ la comtesse Amelie de Boufflers ;
dans M™^ de Germeuil, celui de M™® de Roquefeuille, etc. ; mais
le plus frappant de tous, c'est, sotis le ndm de M""^ d'Olcy, celui
de M"'« de La Reyniere, du moins s'il en faut croire les meilleurs
amis de celle-ci. Le bruit qu'ils en ont fait dans le monde, sous
le pretexte de venger une noirceur si coupable et si peu meritee,
lui a donne tant de celebvite que nous croyons devoir en conser-
ver ici le souvenir. Voici done ce fameux portrait.
(( La fortune immense qu'elle poss^de n'a pu la consoler
encore du chagrin d'etre la femme d'un financier; n'ayant point
assez d' esprit pour surmonter une semblable faiblesse, elle en
souffre d'autant plus qu'elle ne voit que des gens de la cour^
et que sans cesse tout lui rappelle le malheur dont elle gemit en
secret. On ne parle jamais du roi, de la reine, de Versailles,
d'un grand habit, qu'elle n'eprouve des angoisses interieures si
violentes qu'elle ne pent souvent les dissimuler qu'en changeant
de conversation. Elle a d'ailleurs pour dedommagement toute la
consideration que peu vent donnerbeaucoup de faste, une superbe
maison, un bon souper, et des loges a tous les spectacles. Au
reste, elle n'aime rien, s'eiinuie de tout, ne juge jamais que
d'apres I'opinion des autres, et joint a tous ces travers de grandes
pretentions a I'esprit, beaucoup d'humeur et de caprices, et une
extreme insipidite. Quoique fort orgueilleuse d'etre une fille de
qualite, elle n'a pas montre le moindre attachement pour son
pere, parce qu'il a quitte le service et le monde, et qu'elle n'en
attend den. Elle n'aime point M""^ de Yalmont, qu'elle ne regarde
que comme une provinciale, et elle a sans doute oublie qu'elle
eut une soeur religieuse, etc. »
On assure que M""® de La Reyniere, apres 1' avoir lu, s'est con-
tentee de dire : « Je ne sais pourquoi M'"® de Genlis oublie un
trait dont personne ne devait se souvenir aussi bien quelle,
c'est que cette femme de financier a pousse 1' insolence autrefois
jusqu'a donner des robes a une demoiselle de qualite de ses
amies; il est vrai que la demoiselle n'etait connue alors que par
sa jolie voix et son talent pour la harpe. »
Eh! qu'est-ce que cela fait? Sans entreprendre ni d'accuser,
ni de justifier les intentions de I'auteur, nous osons croire
qu' Adele et Theodore sera compte dans le petit nombre des
ouvrages ou la raison et la vertu sont rendues aussi interessantes
60 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
qu'elles le paraitront toujours lorsqu'elles n'auront point d'autre
ornement que celui de leur grace et de leur simplicite naturelle.
Le style de M™^ de Genlis est assez depourvu d'imagination,
mais il plait en general par une purete tres-facile et tr6s-ele-
gante. Sans peindre ses idees de couleurs bien vives, elle les
dessine, si Ton pent s'exprimcr ainsi, avec beaucoup de justesse
et de gout. II y a de I'esprit et de la grace dans la composition
de ses tableaux, il y a surtout infiniment de talent et d'origina-
lite dans la maniere dont elle a su rendre le ton, les ridicules et
les moeurs du jour, leur donner de la physionomie, ce qui sem-
blait si difficile, et leur en donner sans caricature, meme sans
effort et sans recherche.
— Si les Suisses ont ete repandus longtemps dans toutes les
parties du monde, sans exciter la curiosite des autres nations en
favour de leur pays, on leur fait aujourd'hui plus d'honneur.
Jamais les voyages en Suisse n'ont ete plus a la mode ; cet em-
pressement doit-il les flatter ou non? Je I'ignore; mais je sais
bien que leur paisible bien-^tre n*avait aucun besoin de cette
celebrite; peut-etre meme n'eprouveront-ils que trop tot qu'il en
est des republiques comme des femmes, dont Jean-Jacques a dit :
« Leur dignite est d'etre ignorees, leur gloire est dans leur
propreestime, et leurs plaisirsdans le bonheurdeleurs families. »
Ambitionner une autre dignite, chercher une autre gloire ou
d' autres plaisirs, c'est risquer au moins de perdre I'avantage le
plus essentiel de leur existence.
Quoi qu'il en soit, dans le nombre des voyages de Suisse qui
ont paru depuis quelques annees, apr^s avoir distingue ceux de
MM. de Luc, de Saussure, plus particulierement celui de
M. Coxe, traduit et commente par M. Ramond, de tons ceux
que nous connaissons celui qui embrasse le plus d'objets curieux
et interessants, nous ne devons pas oublier la Description des
Alpes pennines etrliHiennes^ dddi^e ci SaMajestetrh-chrHienne
Louis XVI, roi de France et de Navarre, par M. Theodore
Bourrit, chantre de I'eglise cathedrale de Geneve. Deux volumes
in-8°, avec plusieurs gravures faites sur les dessins memos de
I'auteur.
Ge n'est pas par une eloquence brillante, par le charme ou
I'elegance de sa narration, ce n'est point par son ramage enfin,
tout chantre qu'il est de la cathedrale de Geneve, que le nouveau
JANVIER 1732. 61
voyageur peut esperer de meriter 1' attention du public; mais
I'exactitude et la fidelite de ses observations, les travaux presque
incroyables qu'elles lui ont coutes, les perils continuels auxquels
il s'est expose pour verifier ses decouvertes, lui assurent sans
doute les droits a la reconnaissance de tons ceux qui s'interessent
veritablement aux progres de I'histoire naturelle, et surtout de
I'histoire des montagnes, partie si importante de la theorie
generale du globe.
Souvent minutieux, souvent d'une affectation ou d'une em-
phase ridicule, d'autant plus deplacee qu'elle donne aux descrip-
tions les plus vraies Fair romanesque et faux, on remarquera
cependant avec plaisir que le style de M. Bourrit s'est eleve quel-
quefois pour ainsi dire forcement au ton naturel de son sujet par
le caractere meme de grandeur et de majeste des objets qu'il
avait sous les yeux. Le court extrait que nous aliens donner de
son ouvrage en offrira, je crois, plus d'une preuve.
C'est du lac de Geneve que part notre voyageur, et voici
I'exacte description qu'il en donne ;
(( On voit, dit-il, a droite, le lac s'etendant a perte de vue
jusqu'a Geneve, repousse d'un cote par de hautes montagnes,
orne de l' autre par un magifique coteau ; en face la belle per-
spective du Valais et des montagnes qui ferment le peristyle. Entre
l^vian et Saint-Gingolph, premier village du Bas-Yalais, les mon-
tagnes plongent dans le lac com me un promontoire : des ouvriers,
occupes le long des rochers a en detacher des parties, ne se tien-
nent que sur de petits rebords, souvent a plus de deux cents
toises au-dessus de la surface du lac ; il en est meme qui sent
suspendus par des cordes. Gette situation effraye les voyageurs;
leur crainte augmente encore par les signes qu'on leur fait de
sdcarter de cette plage dangereuse. n
Notre auteur decrit ensuite les montagnes du Bas-Valais, leur
magnifique aspect, les etonnants souterrains de Bex, la cascade
du Pisse-Vache, De la il nous conduit a la vallee de Bagnes, qui
fait une partie considerable du pays d'Entremont. Cette vallee,
bordee de toutes parts de montagnes et de glaciers, est defendue
par des bois, de terribles avalanches qui autrefois ont enseveli les
bains de Bagnes. Apres une penible marche le long d'un desert, le
voyageur parvient au bas de I'immense glacier dont il soupconnait
I'existence, et qui faisait le principal objet de son voyage, u Ce
62 CORRESPOiNDANGE LITTjfiRAlRE.
glacier, dont les couches sont belles, descend d'une montagne si
couverte de neiges, qu'on a de la peine a y distinguer quelques
parties de roc. Ges neiges sont de la plus grande blancheur; elles
sont par bancs horizontaux, ou plutot ce sont des marches ma-
gnifiques qui semblent attelndre le ciel. Le bas du glacier est
termine par un mur d'une belle forme, taille a plomb, du haut
duquel on voit descendre des filets d'eau qui donnent naissance
a un lac d'un aspect agreable. » — Ge n'est qu'avec des peines et
des dangers infinis qu'il parvient sur le glacier meme. Qu'on se
figure une etendue de huit lieues de glace vive environnee de
toutes parts de hautes montagnes, et aboutissant elle-mdme a
une hauteur si considerable, qu'elle pourrait devenir encore un
yaste sommet. En suivant la direction de cette vallee, du midi au
nord, a droite se trouve une chaine de monts converts de neiges
et de glaces ; a la gauche, dans une etendue de six lieues, des
sommets, la plupart decouverts de neige et devastes, des mon-
tagnes de granit et de debris feuilletes, partout I'horreur du
plus profond silence et I'image de la nature morte. « Par inter-
valles, d'immenses crevasses travaillees par la nature de mille
manieres dilTerentes, imitant parfaitemeni les restes d'un palais
ou d'un temple; la richesse et lavariete des couleurs ajoutaient
encore a la beaute des formes ; I'or, Targent, I'azur s'y faisaient
admirer. Ge qui nous parut bien singulier encore , c'etaient des
arcades soutenant des ponts de neige lances d'un bord d'une cre-
vasse a I'autre. » — G'est sur ces- ponts etranges et dangereux
que notre voyageur se hasarde et la fortune seconde son audace
il franchit ces vastes gouffres, tourne autour de plusieurs qui
avaientplus d'une demi-Ueue de diametre, sort enfin du glacier
et a travers mille dangers parvient au pied du niont Yelan
I'un des plus liauts de la Suisse.
L'idee que nous donne M. Bourrit duchemin de la Gemmi
n'est pas indigne d'etre remarquee. « Representez-vous, dit-il
un escalier d'une vieille tour tournant sur lui-meme, et mis a
decouvert par la chute du mur de la face, de maniere que trente
personnes, qu'on supposerait monter a la file, se voient au-dessus
les unes des autres comme sur des balcons. On voit ainsi avec
des lunettes, depuis les bains, les voyageurs monter et descendre
cette rampe, qui a pres de neuf cents pieds de hauteur. Rien de
plus magnifique que I'immense glacier ou le Rhone prend sa
JANVIER 1782. 63
source. La nous vimes la large bouclie du Rhone, et le fleuve
en sortir avec bruit. La voute est d'une glace aussi transparentc
que le cristal; des blocs de glace immenses, lances du haut du
dome, representaient les mines d'un palais. Gette voute, qui etait
a moitie fendue, laissait un passage libre aux rayons du soleil
qui penetraient dans des abimes obscurs, tandis que des blocs
excaves et concaves nous eblouissaient les yeux. Nous vimes
alors des tours de glace comme des maisons, qui ne tenaient a
la masse entiere que par des filets; le moindre bruit, le roule-
ment d'une pierre, pouvait nous ensevelir sous leur mine. »
L'hospice du Grimsel, les vallees de glace de I'Aar, le passage
de la Fourche, le mont Saint-Gotliard, les sources du Rhin,
olTrent millfi details auxquels les bornes de cet extrait ne nous
permettent pas de nous arreter.
M. Rourrit ne se borne pas a nous donner la juste hauteur du
mont Rlanc, le plus haut des Alpes, et sur le sommet duquel on
ne pent rester plusieurs minutes sans danger de perir par la
rarete de I'air ; il le compare avec les Cordilieres ; et, d'apres les
observations faites sur ces montagnes de I'Amerique par MM. de
I'Academie des sciences, et celles qu'il a faites lui-meme sur le
mont Rlanc, il conclut que ce dernier est bien plus eleve ; et que
sile Chimborazo s'eleve a une hauteur a peu pres egale au-dessus
du niveau de la mer, c'est que le sol qui lui sert de base est
pres de moitie plus eleve que le pied des Alpes.
Pour donner une ide^ de I'espece de talent que M. Rourrit
peut avoir pour les peintures du genre gracieux, nous n'en
citerons qu'un seul echantillon, et nos lecteurs trouveront sans
doute que c'est bien assez. 11 s'agit de la delicieuse vallee de
Lauterbrun ; apres avoir peint les moeurs douces et innocentes
de ces habitants, I'auteur ajoute :
(( Nous vimes de jolies plaines entrecoupees par des canaux
d'une eau limpide comme le cristal. C'est la que I'amant est sur
de trouver son amante ; c'est la qu'il se plait a la transporter
d'une rive a I'autre avec la legerete du faon ; c'est la qu'il res-
sent une douce emotion lorsqu'il lui voit franchir d'un pas de
biche Les jolies cascades et les torrents, images des passions de
Vhomme, Et s'ils veulent etendre leur empire par une vue plus
vaste, ils montent ensemble sur de belles collines, d'ou ils ont
sous lei yeux des aspects enchanteurs. La nature devient alors
64 GORRESPONDANGE LITTERAIRE.
pour eux plus belle et plus variee ; ils trouvent dans la purete
du del une image de celle de leur ame, et dans les yeux en fun-
tins de leur betail le portrait de leur innocente candeur, etc. »
l'enigme,
OU LE PORTRAIT d'uNE FEMME C^LEBRE*.
Au physique je suis du genre feminin,
Mais au moral je suis du masculin.
Mon existence hermaplirodite
Exerce maint esprit malin.
Mais la satire et son venin
]\e sauraient ternir mon m^rite.
Je poss^de tous les talents,
Sans excepter celui de plaire ;
Voyez les fastes de Cythere
Et la liste de mes amants,
Et je pardonne aux mecontents
Qui seraient de Tavis contraire.
Je sais assez passablement
L'orthographe et Tarithm^tique,
Je d^chiffre un peu la musique,
Et la harpe est mon instrument*.
A tousles jeux je suis savante :
Au trictrac, au trente-et-quarante,
Au jeu d'6checs, au biribi,
Au vingt-et-un, au reversi,
Et par les legons que je donne
Aux enfants 3 sur le quinola,
J'esp^re bien qu'un jour viendra
Qu'ils pourront le mettre k la bonne.
C'est le plaisir et le devoir
Qui font Temploi de ma journ^e;
Le matin, ma tete est sens6e,
EUe devient faible le soir.
Je suis monsieur dans le lyc6e,
Et madame dans le boudoir.
— L' opera d'Aucassiii et Nicolette, qui avait si peu reussi
dans la nouveaute, vient d'etre remis au theatre, le lundi 7,avec
1. M"'« de Genlis.
2. On rappelle ici, en jouant sur les mots, I'accusation portee centre M"'*= de
Genlis d'avoir M. de La Harpe pour teinturier. (Meister.)
3. Les enfants de la maison d'Orleans.
JANVIER 1782. 65
le plus grand succes. M. Sedaine, en faisant le sacrifice du troi-
sieme acte, a retranche non-seulement la scene peut-etre la plus
originale du poeme , mais encore celle qui en developpait le mieux
Taction, et qui semblait surtout necessaire pour en motiver le
denoument; il n'y a substitue qu'un recit tres-froid, tr^s-insi-
gnifiant, lequel, attache tantbien que mala la fin du second acte,
amene encore assez maladroitement le morceau d' ensemble qui
terminait le troisieme: il n'en est pas moins vrai que c'est a ce
changement qu'il faut attribuer tout le succes decette reprise.
L'acte que nous regrettons etait indignement joue, et ne faurait
jamais ete mieux sur ce theatre. La marche de la piece en est
beaucoup moins vraisemblable, mais elle est infiniment plus ra-
pide, et c'est bien aujourd'hui le plus grand merite qu'on puisse
avoir aux yeux d'un public blase par tons les chefs-d'oeuvre
de nos faiseurs de vaudevilles, de pantomimes, de nos bateleurs
de la Foire. L'impatience est pour ainsi dire le premier sentiment
qu'on apporte au spectacle; allez vite, plusvite, encore plus vite,
a quelque prix que ce soit, et vous pouvez etre sur d'enchanter
votre auditoire.
M. Gretry a fait aussi quelques changements a la musique
d'Aiicassin, moins essentiels cependant; exceptele duo des gar-
des dont I'idee est si heureuse, et I'ariette dupatre,au troisieme
acte, qui est du meilleur genre possible, toute cette musique est
un peu agreste et plus bizarre encore, il faut I'avouer, qu'elle
n'est neuve et piquante. On dirait volontiers que le musicien et
le poete, trop fiddles aux costumes dont ils ont voulu peindre les
moeurs, tiennent souvent plus du welche que du francais. Au
reste, rien n'est si francais, rien n'est si charmant que M'"'' Du-
gazon dans le role de Nicolette ; il est impossible de le rendre
^vec plus de simplicite, de naturel et de grace.
— Une reprise moins favorablement accueillie est celle de
Manro-Capacy premier inca du P^rou, tragedie de M. Le Blanc,
auteur des Druides, representee pour la premiere fois, avec un
succes mediocre, le 12 juin 1763 ^ On vient de la mettre au
theatre de la Gomedie-Francaise ce lundi 28.
Pour faire la critique de cette piece, il suffit peut-etre d'en
indiquer le sujet : c'est le contraste de I'homme civil et de Thomme
1. Voir tome V, p. 311 et 320.
xiii. 5
66 CORRESPONDENCE LITT^RAIRE.
sauvage, le bonheur de la societe mis en opposition avec celui
de la vie libre, independante, dont jouit un peuple errant dans
les forets, sans gouvernement et sans lois : c'est, en un mot, le
paradoxe de Jean-Jacques, dont I'auteur a fait une esp^ce de
th^me dialogue en cinq actes et en vers, quelquefois avec une
sorte d'energie, mais plus souvent encore avec une emphase
tres-gigantesque et tres-verbeuse. En voulant donner a cette dis-
cussion philosophique une forme theatrale, il a bien fallu la lier
a une action quelconque; mais cette action, toujours subordonnee
a la rhetorique du poete, n'a presque aucun developpement qui
puisse attacher. On ne s'interesse point a I'amour de la princesse
Imzae pour Zelmis, un fils de I'Inca, elev6 des sa plus tendre
jeunesse chez les sauvages antis qui I'avaient enleve a son p^re ;
on s'interesse encore moins, s'il est possible, a la tendresse de
Manco pourcefils dont il ignore la destinee. La perfidie du grand
pretre, rival de Zelmis, inspire encore plus de degout que d'hor-
reur. Manco parle toujours en bon roi ; mais c'est a peu pr6s
tout ce qu'il salt faire. Le chef des sauvages n'a qu'un cri, celui
de I'independance, et, malgre son bras indompl^, il se laisse
enchainer deux ou trois fois en s'ecriant toujours : Laissez-moi
libre^ ou craignez ma fureur; ce role cependant est celui qui
ofi're sans contredit les details les plus brillants, et la figure et le
jeu du sieur Larive ont paru tr^s-propres a les faire valoir. Les
injures qu'il est charge de dire aux rois sont souvent en tr^s-
beaux vers ; quelque adoration que Ton connaisse au peuple fran-
cais pour ses souverains,le parterre ne manque jamais d'applaudir
avec transport les pieces de ce genre, il les prend apparemment
pour du Gorneille tout pur ou pour le dernier effort d'un genie
hardi. Yoici une de ces magnifiques imprecations :
Puisse ta cendre, i la terre rendue,
Dans la foule au hasard se trouver confondue !
Que la mort te replonge en cette 6galit6
Dont sortit un instant ton orgueil indompt6,
Et qu'elle 6teigne enfin dans une nuit profonde
Le nom de roi
Si M. Le Blanc avait eu le bonheur ou le malheur d'etre lie
plus qu'il ne Test avec les philosophes, lui aurait-on pardonne
les sages conseils qu'il fait donner a Manco par un des grands de
r empire?
I
JANVIER 1782. 67
Vous deviez en tous lieux, imposant au vulgaire,
R6gner et sur le trOne et dans le sanctuaire ;
Sans partager les droits du supreme pouvoir,
Retenir en vos mains le sceptre et I'encensoir,
Et ne point a nos yeux livrer I'ob^issance
Aux dangers, aux retours, aux chocs d'une balance
Oii rint6ret du ciel pent mettre un poids fatal,
Donner au prince un maitre ou du moins un egal
INous pourrions citer encore plusieurs vers dignes des
applaudissements qu'ils ont recus ; bornons-nous a ceux-ci, ou
le sauvage invite son vainqueur a renoncer au pouvoir supreme,
a le suivre :
Ah! crois-moi, retournons dans ces forets tranquilles,
Du bonheur des humains seuls et premiers asiles,
Ou le sauvage, errant sans travaux et sans soins,
Vit au hasard des fruits offerts k ses besoins,
Sans droits que ces besoins, sans lois que la nature,
Ignorant de vos arts la fatale culture,
Riche de tous les biens, mais sans propriety,
Et souverain du monde avec 6galit6, etc.
— Reflexions sur Vetat actuel du crMic public de VAngle-
terre etde la France^ brochure in-8^', suivie d'un tableau de la
degradation continuelle des effets publics d'Angleterre depuis
1776 jusqu'en 1781, avec le prix des effets publics en France,
depuis la meme epoque. On I'attribue a MM. Panchaud, Beau-
marchais, Clonard et compagnie ^
L'objet de cet ecrit est de prouver combien I'etat de nos
finances est, a tous egards, superieur a celui de nos voisins ;
c'est ce qui avait d^ja ete demontre de la maniere la plus evi-
dente dans le Compie rendu de M. Necker. La difficulte n'etait
plus aujourd'hui que de trouver le moyen de donner une opinion
avantageuse de I'etat actuel de nos ressources, sans dire du
bien de I'administration a laquelle on en est redevable, ou plutot
en tachant d'en dire du mal, et ce probl^me etait bien digne
d'exercer toute I'habilete de ces messieurs. Quelque adresse
cependant qu'ils aient pu mettre en oeuvre dans une si louable
entreprise, on ne sera point etonne qu'il leur soit echappe plus
1. Barbier, dans son Dictionnaire des anonymes, met cet ecrit sur le compte
du premier.
68 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
d'une gaucherie. N'en est-ce pas une, par exemple, assez imper-
tinenle de reprocher a M. Necker d'avoir porte sans necessite son
dernier emprunt de rentes viag^res a dix pour cent, lorsqu'on
pouvait savoir que 1' administration actuelle allait en ouvrir un
de soixante a soixante-dix millions, a dix pour cent depuis la
naissance jusqu'a cinquante ans, a onze depuis cinquante jus-
qu'a soixante, et a douze depuis soixante jusque au-dessus?
Les resultats d'ailleurs qui ont paru les plus dignes d'etre
remarques dans cette petite brochure, les voici :
(( Pour subvenir aux emprunts continuels occasionnes par la
guerre, il y avait deux partis a prendre : I'un, d'offrir aux pr^-
teurs un interet plusmodere en faveur d'un plus grand accrois-
sement de capital ; I'autre, c'etait de ne se constituer debiteur
que de ce qu'on empruntait reellement, en y attachant I'interet
quelconque que les circonstances rendraient indispensable au
succ^s de I'emprunt. Les Anglais ont prefere la premiere de ces
voies a laseconde, au tres-grand detriment de leurs finances. II
y a deja bien des annees qu'ils suivent cette mauvaise methode,
dans la vue sans doute d'alleger un pen le poids de la charge
annuelle des emprunts, mais en le rejetant avec une telle sur-
charge sur la posterite, qu'on ne pent esperer qu'elle s'y sou-
mette. En effet, pour les douze milUons qu'ils ont empruntes en
1781, ils ont donne aux souscripteurs dix-huit millions a troispour
cent, et trois millions a quatre ; ce qui fait vingt et un millions,
rapportant six cent soixante mille livres de rente, etc.
u Le credit de I'Angleterre ressemble a celui d'un banquier
dont les engagements sont communement preferes a ceux des
gi'ands seigneurs les plus riches, parce qu'il paye avec une scru-
puleuse exactitude jusqu'au moment ou il cesse de payer tout
^fait... La France, au contraire, a conduit ses finances comma
on voit communement conduire celles des grands proprietaires
de terres, sans systeme suivi, presque au gre de leurs intendants,
et dans la negligence ou le mepris de cette severite d' administra-
tion et de cette exactitude ponctuelle qui contribue a reculer la
necessite des emprunts par les voies m^mes qui donnent la cer-
titude de les trouver au moment du besoiu... Les veritables
soutiens du credit sont mieux connus et plus apprecies qu'ils
ne I'avaient jamais ete en France, etl'on s'y accoutume a intro-
duire dans 1' administration des finances une partie de ces prin-
JANVIER 1782. 69
cipes mercantiles dont I'Angletere s'est si bien trouvee. )> —
Gonvenez-en, messieurs, a la bonne heure ; mais gardez-vous
d'indiquer I'epoque de cette heureuse revolution.
(( Si ce genre d'emprunt (les rentes viageres) est en effet
plus a charge a I'Etat que des rentes perpetuelles rache-
tables, il a au moins un avantage bien decide sur tons les
autres, c'est que la nature elle-meme est chargee du soin de
I'amortir... »
II y a, page 46, un paragraphe entier sur Tetablissement de
la Gaisse d'escompte ou Ton ne comprend rien que 1' indignation
des auteurs d'avoir ete eloignes de 1' administration de cet utile
etablissement ; mais les actionnaires se flattent que le gouverne-
ment n'epousera point la mauvaise humeur de ces messieurs, et
qu'il ne laissera qu'au temps et a la confiance publique le soin
d'etendre et de perfectionner une entreprise si digne de sa pro-
tection, mais dont une marche trop ambitieuse ou trop preci-
pitee deciderait bientot la mine.
EPIG.RAMME.
Avec large bouche et nez gros.
Certain quidam se mit a rire
D'un homme voute par le dos.
« Et vous, lui r6pond-il, beau sirel
De la nature vous tenez
Pomme de terre au lieu de nez,
Et plus bas le four pour la cuire. »
AUTRE, PAR M. HARDUIN.
Un vieillard de cent ans apprenant le trepas
De son voisin plus que nonagenaire :
« Cet homme 6tait, dit-il, trop valetudinaire,
J'ai predit quMl ne vivrait pas. »
VERS ENVOYES AU PRINCE ROYAL DE PRUSSE,
AVEC UNE MINIATURE REPRESENTANT BAGATELLE,
MAISON DE M. LE COMTE d'aRTOIS DANS LE BOIS DE BOULOGNE.
Souvent les fils des rois dans un modeste asile
Cherchant un doux loisir, un bonheur plus facile,
70 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
Ont daign6 de leur rang mod^rer la splendeur
Prince, dont le grand nom est promis k Thistoire^
Vous pourrez quelque jour cacher votre grandeur,
Mais vous ne ferez point oublier votre gloire.
EP1GRA.MME CONTRE M'"^ DE BEAUHARNAIS.
^gl6, belle et poete, a deux petits travers :
EUe fait son visage, et ne fait point ses vers.
Cette epigramme tres-maligne * a ete parodiee de la mani^re
suivante :
Quoi que Ton dise, £gle, do tes petits travers
L' Amour fit ton visage, et les Muses tes vers.
FfiVRIER.
Nous avons deja eu I'honneur de vous annoncer Vllistoire de
Bussie de M. Levesque * comme la meilleure Histoire connue de
cet empire, que le caractere de Pierre I" et le genie de Cathe-
rine II ont rendu plus illustre que toute la grandeur de sa puis-
sance et toute I'etendue de sa vaste domination. Personne, avant
M. Levesque, n'avait rassemble autant de materiaux essentiels a
I'execution d'un travail si difficile.
Le Catalogue raisonnc des principaux ouvrages dont il s'est
servi dans la composition de cette histoire prouve non-seule-
ment qu'il s'est mis en etat ' de consulter les titres originaux,
les monuments les plus authentiques, les auteurs les plus dignes
de foi, mais encore qu'il a su en apprecier I'autorite avec beau-
coup de sagesse et de discernement. Parmi les ouvi'ages anciens,
1. On I'avait attribuee fausseraent a M. de La Harpe; elle est de M. Le Brun,
ci-devant secretaire de M. le prince de Conti, I'auteur du poeme de la Nature,
de la Wasprie, de VOde a M. de Buffon, On donne la parodie a M. de Gubieres.
(Meister.)
2. Voir precMemment, p. 35.
3. M. Levesque a passe neuf ans en Russie; il y a appris non-seulement le
russe moderne, mais encore I'ancien dialecte slavon-russe dans lequel sont ecrites
toutes les chroniques. (Meister.)
FEVRIER 1782. 71
ceux dont il parait avoir tire le iplus de lumieres sont Lestopis
Nestor ova, ou la Chronique de Nestor et de son continuateur
Sylvestre : celte chronique se termine a I'annee 1206 ; la sim-
plicite du style de Nestor, sans etre denuee d'eloquence, porte
un grand caract^re de verite ; Lestopis Nikonova^ ou la Chro-
nique de Nikon, qiii finit a I'invasion de la Russie par les
Tatars, etc. ; parmi les ouvrages modernes, Opissanie Kniazia
Kourbskago, ou Ilistoire du tsar^ Ivan VassiUevitch, par le
prince Kourbsko'i ; Jounuil Petra Velikago (Journal de Pierre le
Grand). Si ce prince n'apas ecrit lui-meme ce journal, il I'a du
moins fait ecrire sous ses yeux et I'a corrige de sa main dans un
grand nombre d'endroits ; il a ete mis au jour par M. le prince
Stcherbatof, qui y a joint des pieces importantes tirees des
archives; les Memoir es historiques du general de Manstein,
aide de camp general du marechal de Munich, temoin des faits
qu'il raconte et employe lui-meme dans des circonstances deli-
cates; les Voyages d'Olearius, traduits par Wicquefort, ou Ton
trouve des peintures asscz curieuses de quelques usages ; YEssai
sur le commerce de Russie^ par M. Marbault, bon ouvrage, mais
ou il s'est glisse, dans les noms des liommes, des peuples et
des lieux, des fautes qui les rendent quelquefois meconnais-
sables, etc.
Le jugement de Tauteur sur YHistoire de Pierre le Grand ^
par Voltaire, nous parait meriter d'etre rapport e en entier. « Si
le celebre auteur, dit-il, avait ete mieux servi par ceux qui lui
envoyaient des notes, je n'aurais pas ose ecrire apres lui la vie
de Pierre I". II parait qu'on ne lui avait fait traduire que des
extraits mal faits et tronques du Journal de Pierre le Grand.
On voit, d^s le commencement de la guerre de Suede, qu'on lui
laissait meme ignorer des circonstances de la bataille de Narva,
qui affaiblissent la gloire des vainqueurs et la home des vaincus.
Un Allemand, employe au cabinet et charge d'envoyer des
memoires a Voltaire, le servait mal, parce qu'il croyait en avoir
1. C'est ainsi que M. Levesque veut qu'on prononcele litre que lesRussesdon-
nent a leur seuverain; ils I'ecrivent par le caractere qu'ils appellent tsi et qui r6-
pond a notre ts. Ce qui a occasionne I'erreur des etrangers sur I'orthographe et la
prononciation de ce mot, c'est que les peuples de langue slavonne qui ont adopte
les caracteres romains donnent au cz le son du ts; ainsi ils ecrivent Devicza, la
Vierge, et ils prononcent Devitsa. (Meister.)
72 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
recu une offense et parce qu'il se proposait d'ecrire I'histoire du
meme prince. L'ouvrage de Voltaire m'a fourni un petit nombre
de faits qu'il me parait appuyer sur de bonnes autorites. Ge
grand homme connaissait les defauts de son livre ; il disait quel-
quefois : « Je ferai graver sur ma tombe : Ci-git qui a voulu
tcrire Vhistoire de Pierre le Grand. »
L'Histoire de Russie, de M. Levesque, est precedee de trois
dissertations fort savantes sur I'antiquite des Slaves, sur leur Ian-
gue et sur leur religion.
Sans pouvoir revetir de preuves suffisantes toutes les con-
jectures formees par differents auteurs sur les etablissements des
Slaves, il parait au moins demontre que ces peuples portent ce
nom depuis un grand nombre de siecles ; qu'ils sont sortis de
rOrient comme tous les autres peuples; les Orientaux rendent
eux-memes temoignage a leur antiquite ; que, quelles que soient
les contrees ou ils se sont repandus anciennement, lis resterent
en grand nombre dans la Russie, confondus alors avec d' autres
nations sous le nom de Scythes, ou plutot inconnus k la plus
grande partie de I'Europe, parce qu'alors on n'etendait pas
encore si loin les bornes de la terre habitable.
Les recherches de notre auteur sur le rapport de la langue
de ces peuples avec celles des anciens habitants du Latium ten-
dent a prouver que la ressemblance ne porte a la verite que sur
les expressions primitives des deux langues , mais que cette res-
semblance est si frappante qu'on ne pent I'attribuer au hasard;
et il en conclut que les deux peuples doivent avoir necessaire-
mentune meme origine.
II est vrai que la plus grande partie des mots slaves et latins
qu'il compare entre eux sont monosyllabiques, au moins dans
leur racine, ce qui annonce, independamment de leur significa-
tion, qu'ils sont tres anciens et primitifs, car, ajoute-t-il, lorsque
les hommes commencent a se former un langage, leur organe
n'etant point encore exerce, ils ne pourraient prononcer des mots
d'une certaine longueur, et presque toute leur langue est com-
posee de monosyllabes. Mais a force de recherches, de comparai-
sons et d' analyses de ce genre, ne parviendrait-on pas a sou-
tenir plus ou moins ingenieusement que toutes les langues et
toutes les nations du monde sont sorties d'une meme famille ?
Et arrive une fois a ce grand resultat, que nous aurait-on appris
Fl^VRIER 1782. 73
de plus que ce que nous avaienl dit, il y a longtemps, Moise et
les commentateurs? Une decouverte moins commune et plus
utile serait celle d'une langue universelle formee uniquement
de ces elements primitifs du langage qui se retrouvent dans tous
les idiomes connus et qui pourrait servir de clef a tous. Si la
decouverte n'est pas impossible, c'est sans doute au genie erudit
de M. Court de Gebelin qu'elle semble reservee.
L' article de la religion des Slaves est tire d'un petit diction-
naire de la mythologie slavonne, compose par M. Mikhail Popof,
et imprime dans un recueil de ses OEuvres, intitule Besougui
(les Loisirs). Ge morceau nous a paru trop piquant pour n'en
pas donner ici le precis.
Le premier ecrivain qui ait parle des Slaves, Procope, dit qu'ils
reconnaissaient un Dieu, mais qu'ils croyaient tous les evene-
ments produits parle hasard. Par une consequence tres familiere
a toutes les religions, lorsqu'ils tombaient malades, ils n'en pro-
mettaient pas moins a Dieu des offrandes pour en obtenir la sante;
c'est a peu pres tout ce que nous apprend Procope. Les chroni-
quesdu pays, de vieilles chansons, les jeux restes en usage
parmi le peuple donnent sur ce sujet des lumieres plus eten-
dues.
Peroun ou Perkoun etait le premier des dieux, le Zeus des
Grecs, le Jupiter des Romains; son nom dans I'ancienne langue
des Slaves signifiait le tonnerre. L'idole de Pdroun avait la tete
d' argent, les oreilles et les moustaches d'or, les jambes de fer;
le reste de la statue etait d'un bois dur et incorruptible ; elle tenait
en main une pierre taillee dans la forme d'un eclair qui fend la
nue en serpentant. Le feu sacre brulait sans cesse devant elle.
On immolait quelquefois sur ses autels des prisonniers de guerre
et souvent meme des enfants de la nation.
KoupalOy qui recevait apres Peroun les premiers hommages,
etait une divinite douce et bienfaisante qu'on reverait au milieu
des jeux et des plaisirs. G'etait le dieu des productions de la
terre; sa fete arrivait au commencement de I'ete comme la Fete-
Dieu. Le peuple russe conserve encore, dans quelques lieux, des
restes de cette fete.
Venus etait reveree sous le nom de Lada. Elle avait plusieurs
fils, Li'lia ou Leliu qui repondait a Vliros des Grecs, et avait
pour frere Dide ou Dids^ qui etait leur Anteros. Le troisieme
Ik CORRESPONDANCE LlTTfiUAIRE.
fils de Lada se nommait Polelia, qui signifie apris IJlia, apHs
V Amour ^ c'etait leur Ilymenee, On implorait Lwcm^ sous le nom
de Dolilia^ Pan sous celui de Veless ou Voloss; ce dernier etait
un des plus grands dieux.
Bagoda, c'etait le zephyr ; Posvid, c'etait Boree ; Domovie,
Doukhi, leurs penates, leurs dieux domestiques ; Diane etait
adoree sous le nom de Trigliva ou Trigla. Kikimom, comme
Morphee, presidait aux songes, Znitch au feu. Khors ou Korcha
etait leur Esculape ; Oshid etait leur Comus ; JSia^ le dieu des
enfers ; Koliada^ celui de la paix ; Tsar-Morskd^ celui des mers ;
Bjabog, celui des richesses; Zimtserla, la deesse du prin-
temps.
Les Roussalki 6taient les nymphes des eaux et forets slavon-
nes; elles possedaient toutes les graces de la jeunesse, relevees
par le charme de la beaute. Quelquefois on les voyait peigner
sur le rivage leur chevelure d'un beau vert de mer, et d' autre-
fois elles se balancaient, tantot d'un mouvement rapide, tan tot
avec une douce mollesse, sur les branches ftexibles des arbres.
Leur draperie leg^re volait au gr6 des vents, et dans ses diverses
ondulations, cachait et decouvrait tour a tour les tr^sors de la
beaute. On aime a voir que I'imagination des Slaves ne le cedait
point a celle des Grecs.' Mais ils s'etaient fait une image alTreuse
de leurs Satyres, qu'ils appelaient Ldchids. Quand ces Lechih
marchaient parmi les herbes, ils ne s'^levaient pas au-dessus
d' elles, et la verdure naissante sufTisait pour les cacher ; mais
quand ils se promenaient dans les forets, ils atteignaient a la hau-
teur des arbres les plus eleves, ils poussaient des cris affreux qui
portaient au loin la terreur. Malheur a I'homme temeraire qui
osait traverser les forets ! Les IJchih s'emparaient de lui, le
conduisaient de cote et d'aiare jusqu'a la fin du jour, et le trans-
portaient a Ten tree de la nuit dans leur cavernes, ou ils prenaient
plaisir a le chatouiller jusqu'a la mort.
Les forets, les fleuves etaient pour les Slaves desobjets d'une
veneration religieuse, et parmi les dieux-fleuves il parait que le
Bog^ connu des^anciens sous le nom d'Hypams, tenait le pre-
mier rang.
La maniere la plus usitee de consulter I'avenir etait de jeter
en Pair des anneaux ou cercles nommes croujki i ils etaient
blancs d'un cote et noirs de I'autre. Quand le c6t6 blanc se trou-
FEVRIER 1782. 75
vait en dessus, le presage etait heureux ; mais il etait funeste
quand le cercle, en tombant, montrail le cote noir, etc.
Les Slaves de Rugen avaient des divinites qui leur etaient pro-
pres, et la premiere de toutes etait Sviatovid ou Svetovid^ le
dieu du soleil et de la guerre. Un cheval blanc etait consacre a
ce dieu; il n' etait permis qu'aux pretres de lui couper le crin et
de le monter. On pensait que Sciatovid le montait souvent lui-
meme pour combattre les ennemis, et la preuve en etait sensible ;
c'est qu'apres avoir laisse ce cheval bien net et bien attache a son
ratelier, on le trouvait souvent le lendemain convert de sueur et
de boue. Pour tirerles presages, on disposait des lances dans un
certain ordre present et a une certaine hauteur ; a la maniere
dont le cheval du dieu sautait par-dessus ces diverses rangees
de lances, onjugeaitles evenements favorables ou sinistres, etc.
L'histoire suivie de I'empire de Russie ne remonte qu'au
IX® si^cle ; mais une tradition consignee dans les plus anciennes
chroniques place dans le v^ la fondation de Kief et celle de ]Nov-
gorod. Le plan de notre historien embrasse toute la suite des
souverains de Russie, depuis Rourick, en 826, jusqu'a I'epoque
glorieuse du regnede Catherine II, en illh. On comprend aise-
ment que l'histoire ancienne de Russie ne pouvait pas etre sus-
ceptible d'un grand interet; ces premiers temps n'offrent que
des monuments de guerre et de moeurs sauvages ; il est meme
assez penible de suivre la liaison du petit nombre de faits et d'e-
venements dont on est parvenu a retrouver la trace. Ce n'est
gufere que sous le regne du premier Wladimir, sous ceux d'la-
roslaf son fils, et d' Andre fils d'loury, ou a I'epoque del'invasion
des Tatars, que I'auteur s'est flatte lui-meme de pouvoir fixer
sans effort I'attention de ses lecteurs. Son ouvrage inspire un
inter6t plus soutenu depuis le r^gne de Dmitri-Donski ; ce prince
est le premier qui abattit pour toujours la puissance des princes
apanages. La partie la plus complete et la plus etendue de la
nouvelle Histoire de Russie est celle qui renferme le regne de
Pierre le Grand. On trouve l'histoire des r^gnes suivants trop
abregee, et ce n' etait pas la peine sans doute de I'entreprendre
pour la laisser si imparfaite. « On n'y trouvera, dit I'auteur, que
la verite, d'autant moins interessante, qu'elle sera plus genera-
lement connue. »
Le style de M. Levesque, sans avoir l' elegance de Voltaire
76 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
ni la precision de Tacite, est en general assez pur; il est simple,
clair, et ne manque ni de chaleur ni de rapidite. On ne pent que
lui savoir beaucoup de gre de tous les efforts qu'il a du lui en
couter pour debrouiller avectant d'ordre, de clarte, les premieres
origines d'un empire dont la civilisation n'est pour ainsi dire que
I'ouvrage de nos jours, quoique I'ascendant de sa puissance
politique egale ou surpasse deja celui des nations les plus
celebres.
VHistoire de Russie est suivie de plusieurs dissertations
fort interessantes sur le progr^s des Russes dans la Siberie, sur
leurs navigations dans la mer Glaciale et dans 1' Ocean oriental,
sur leur commerce, sur leur litterature, et enfm d'une descrip-
tion geographique de 1' empire de Russie, qui parait fort exacte,
et qui contient des details infiniment curieux.
— Est-il plus diflicile aujourd'hui de faire une bonne com^die
qu'une bonne tragedie ? C'est une question que Ton voit agiter
tous les jours; et, quelque parti que Ton prenne, il est sans
doute beaucoup plus aise de le soutenir, m^me avec une grande
apparence de raison, que de concevoir une seule sc^ne nouvelle
ou comique ou tragique. 11 est de fait que nous pouvons citer
trois ou quatre poetes qui se sont places a peu pr^s sur la m^me
ligne dans Tart de Sophocle et d'Euripide, tandis que Moli^re a
laisse bien loin derri^re et tous ceux qui etaient entres avant lui
dans la carri^re, et tous ceux qui ont ose I'y suivre. Le champ
de la tragedie paraissait deja fort epuise du temps d'Aristote; le
nombre des sujets vraiment tragiques, suivant lui, est assez
borne ; les convenances particulieres a notre theatre ne sont
gu6re propres a I'etendre. Quelles r6coltes nouvelles peut-on se
flatter d'y faire encoi'e apres toutes les richesses qu'y recueillirent
des genies tels que Gorneille, Racine et Voltaire ? Le champ de
la comedie ne serait-il pas en m6me temps et plus vaste et plus
neuf ? Un seul homme jusqu'a present semble avoir possede Tart
de le mettre en valeur; cet art serait-il done le plus difficile de
tous ? I'aurait-il porte lui seul a un degre de perfection fait pour
desesperer tous ceux qui seraient tentes de marcher sur ses
traces? Sans entrepr end re d' examiner ces diffe rentes questions,
bornons-nous ici a en proposer une qui pourrait bien dispenser
de resoudre toutes les autres. Si la tragedie a fourni de nos
jours plus d'ouvrages interessants au theatre que la comedie, ne
FEVRIER 1782. 77
serai t-ce pas uniquement parce que la premiere a beaucoup plus
ose, et I'autre beaucoup moins, que dans le siecle passe? En
transportant si heureusement sur la sc^ne francaise une partie
des beautes du theatre anglais, M. de Voltaire n'a-t-il pas donne
a Taction de ses tragedies plus de force et d'etendue ? Que de
situations et de grands mouvements n'a-t-il pas mis en spectacle,
que Corneille et Racine n'auraient ose mettre qu'en recit ! Sa ma-
ni^re depeindre les caracteres, les moeurs, les opinions, n'a-t-elle
pas en general aussi plus de mouvement et plus de hardiesse?
Si aucun de ceux qui travaill^rent apres lui n'a pu atteindre a
la hauteur de son genie, tons ont suivi de loin la route nouvelle
qu'il avait indiquee ; et, sans parvenir a faire de bons ouvrages,
lis ont fait du moins souvent des ouvrages d'eflbt, des ebauches
grossieres a la verite, mais que la magie du theatre pouvait faire
reussir. La comedie, au contraire, est devenue tons les jours plus
timide; la pretention d'etre plus epuree, plus decente, I'a ren-
due fausse, froide, insipide. N'osant plus traiter de grands ca-
racteres, des passions fortement prononcees, des ridicules trop
connus ou trop grossiers, elle s'est renfermee dans le cercle
etroit de I'esprit de societe; a la force comique elle a tache de
suppleer par I'int^ret du roman; aux saillies originales d'une
satire vive et gaie, par des portraits, des maximes et des tirades.
Pour ne pas blesser par des peintures qu'on eut trouvees trop
vraies, elle s'est vue forcee d'adoucir tous les traits de ses mo-
dules; elle n'a plus ose saisir que des nuances, des demi-carac-
t^res; toutes ses formes sont devenues factices, manierees, sa
couleur fausse et sans effet. II est bien vrai que Moliere semble
s'etre empare des sujets les plus riches et les plus heureux;
mais, s'il pouvait renaitre, combien n'en trouverait-il pas encore
qui le deviendraient entre ses mains ; ce ne sont pas les ridi-
cules qui manqueront jamais au poete; pour se cacher plus
adroitement peut-etre dans un moment que dans un autre, en
existent-ils moins a ses yeux ? L'art meme avec lequel ils cher-
chent k se cacher ne fournirait-il pas au vrai genie de nouveaux
moyens de les rendre plus comiques ou plus odieux ? Ce ne
sont pas, encore une fois, les sujets qui manquent au poete, c'est
le talent, avouons-le aussi, la liberty de les traiter avec succ6s.
Le gout du public n'est pas devenu meilleur, mais il est bien
plus dedaigneux. L' amour-propre des liommes est toujours le
78 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
meme; mais celui de notre siecle paratt plus susceptible, et la
police de nos ediles, si facile, si indulgente a tant d'autres
egards, est depuis fort longtemps, sur ce seul article, peut-6tre
plus severe et plus ombrageuse qu'elle ne le fut jamais sous le
moins philosophe et sous le plus absolu des rois.
Ces reflexions ne sont ni I'apologie ni la critique de la nou-
velle com^die qu'on vient de donner au Theatre-Francais ; mais,
faites a I'occasion de cet ouvrage, elles pourront preparer du
moins nos lecteurs au jugement que nous croyons devoir en
porter.
Le Flatteiir, com^die en cinq actes et en vers, representee
pour la premiere fois le vendredi 15, est de M. Lantier, auteur
de V Impatient, G'est absolument le meme sujet et presque le
meme fond d' intrigue que celui de la piece de J.-B. Rousseau qui
porte le m^me titre, et Ton n'a pas oublie que la fable du Mi-
chant de Gresset fut calquee aussi sur lememe dessin.
Dans I'une etl'autre pieces, le Flatteur emploie son caract^re
ou son talent a gagner Tesprit d'un bon homme pour en obtenir
la main d'une riche h^rili^re ; dans Tune et I'autre, il se sert du
mtoe moyen pour ecarter son rival ; c'est en paraissant vouloir
le servir qu'il reussit a le brouilier et avec sa maitresse et avec
ses parents ; des circonstances assez semblables font manquer,
dansles deux pieces, le succes de I'artifice, et devoilent le Flat-
teur aux yeuxde ses dupes. L'intrigue du Flatteur dQ Rousseau
est plus simple et plus serree; celle du Flatteur de M. Lantier,
avec moins d'art et moins de vraisemblance, aurait pu fournir, ce
me semble, des scenes plus varices et plus comiques. Le heros
des deux pieces est bien plus encore un intrigant, un tracassier,
qu'un flatteur; mais il est difficile de presenter autrement ce
rdle au theatre, et c'est peut-6tre la le vice radical du sujet. Le
vrai Flatteur est un homme sans caractere, par-la meme dispose
k les prendre tous, ceux m^me qui semblent le plus opposes, et
k les prendre sans autre motif que le besoin de plaire, par fai-
blesse ou par lachete. Un tel personnage ne serait peut-6tre pas
indigne de la sc^ne; mais il n'appartient qua Thomme de genie
de concevoir les moyens de rendre ce personnage theatral, dele
mettre en action, d'imaginer une fable assez heureuse pour en
developper tous les inconvenients, tout le ridicule.
Quoique M. Lantier ait forme tres-visiblement son principal
FfiVRIER 1782. 79
role sur le module qui en existait d6ja au theatre, il parait avoir
cherche a le rendre un peu moins odieux ; il ne I'avilit pas du
moins jusqu'a lui preter le projet d'une escroquerie aussi in-
fame que Test celle du dedit de dix mille (^cus dans la piece de
Rousseau.
L'objet des complaisances et des louanges perfides du Flat-
teur n'est pas simplementun bonhomme comme Ghrysante, c'est
un financier qui atoute la sottise d'un parvenu, un M. Richard
tr6s-vain du titre de marquis qu'on lui a fait acheter a grands
frais, et qui joint encore k ce travers la manie du bel esprit ;
sous ce dernier rapport, le role est une espece de caricature de
celui de. Francaleu dans la Metromanie.
Dans la piece de Rousseau, I'homme mis en contraste avec
le Flatteur est un vieux domestique, disant tres-opiniatrement la
verite a son maitre, et se desolant sou vent, d'une maniere assez
plaisante, de le voir toujours la dupe d'un fripon. Dans la piece
de M. Lantier, c'est le frere meme du financier, un homme'qui
eprouva beaucoup de malheurs, et qui croit devoir reconnaitre
par sa sincerite I'asile que voulut bien lui accorder I'amitie de
son frere. Sa fille, I'unique heritiere de M. Richard, est l'objet des
voeux du Flatteur, et la mere de cette jeune personne a un
amour-propre tres-sensible k la louange joint encore un vieux
gout pour la coquetterie et beaucoup de curiosite.
Voila d'abord, sans compter les soubrettes, les valets et le
sieur Germain, marchand orfevre, a qui Ton fait jouer le role
d'un savant, d'un bel esprit, plus de personnages en mouvement
que dans la pi^ce de Rousseau, et surtout bien plus de moyens
de faireressortir le caractere du Flatteur, d'en varier les nuances,
d'embarrasser et de mettre son industrie en jeu.
M. Lantier a-t-il su en profiter? Non. Plus compliquee k tons
egards que celle de Rousseau, I'intrigue de sa piece a paru ce-
pendant plus faible, les liaisons moins naturelles, les scenes encore
moins piquantes. Gombien 1' esprit de saisir une combinaison,
plus ou moins ingenieuse, est loin du talent de la produire avec
succfes !
Le premier acte de cette comedie a ete bien recu; le second,
ou se trouve une longue dissertation sur la flatterie entre Dolcy
et son valet, dissertation tr^s-emphatique et tres-deplac^e, avec
impatience ; le troisi^me, occupe principalement par la sc^ne du
80 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
cabinet, avec une sorte d' incertitude; le quatrieme, ou le pauvre
Richard est si grossierement mystifie par le ridicule Germain,
d'abord avec quelque plaisir, ensuite avec ennui ; le cinqui^me,
avec beaucoup de froideur, et par-ci par-la quelques huees.
II y a une tr^s-grande in^galite dans le style de cet ouvi'age;
on y trouve quelque fois un ton au-dessus de celui qui convient
a la comedie, comme au second acte; plus souvent, celui d'une
familiarite plate etbourgeoise. L'intrigue en est tour a tour faible
et forcee ; mais on ne pent refuser a I'auteur quelques concep-
tions de sc6ne assez comiques, des details pleins d' esprit et de la
prestesse dans le dialogue, des mots de caractere tr^s-heureu-
sement saisis. En voici quelques exemples :
Dolcy loue la m6re de Sophie sur le choix de sa parure :
(( Cetterobe est du tneilleur gout. — Mais c'est une robe blan-
che. Oui, mais elle est d'un beau blanc. »
II veut rassurer Germain sur la crainte que Richard ne s*aper-
coive bientot de son ineptie : Autrefois^ dit-il, les gens de
quail tS savaient tout sans avoir rien appris. lis apprennent tout
aujourd*hui sans rien savoir.
Le valet du Flatteur est charge de porter une lettre de son
maitre a M. Richard ; celui- ci I'ouvre, la lit. Cette lettre contient
I'eloge le plus brillant de toutes les grandes qualites de M. Ri-
chard, mais cette lettre n'est point pour lui, elle est pour un
autt*e. Le valet joue le desespoir, il se sera mepris en faisant I'en-
veloppe; il lui en donne une autre qui n'est pas a son adresse,
mais qui est effectivement pour lui, et c'est un billet tout simple
ou il ne fait que rendrecompte deTafiaire dont il s'etait charge.
Le tour n'est pas trop maladroit et la sc^ne est assez naturelle-
ment amenee.
Cette pi^ce n'a eu que quatre ou cinq representations. Nous
attendrons qu'elle soit imprimee pour en parler avec plus de
details, si elle nous parait meriter a la lecture plus de succ^s
qu'elle n'en a obtenu au theatre.
— Jeanne de Naples a ete retiree a la huiti^me representa-
tion. Elle etait dejk tombee une fois dans les regies*. M. de La
Harpe n'a pas voulu courir le risque de I'y voir tomber une
1. Lorsque la recette d'une piece nouvelle a ete trois fois ou seulement deux
fois de suite au-dessous de 1,500 livres, elle torabe dans les regies et appartient ^
la Comedie. (Meister.)
FEVRIER 1782. 81
seconde fois et a fort bien fait. II a mieux fait encore puisqu'il
s'est determine a refondre tout le cinquieme acte ; il n'y aura
plus, dit-on, ni tombeau, ni duel ; mais nous ne verrons la piece
avec ces changements que dans la nouvelle salle, apr^s Paques.
— La Soireed'eteQW un acte et en vaudevilles, par M. Pariseau,
Tauteur de la Veuve de Canrale et de la Parodie de Richard III,
representee pour la premiere fois sur le theatre de la Gomedie-
Italienne le mardi 5, n'est qu'une petite espieglerie assez froide.
Des villageois jouent au gage-touche; Nicaise, le croyant a Colin
son rival, ordonne que celui dont on tient le gage se plonge tout
entier dans I'eau. Lorsqu'il voit que c'est a lui-meme a subir
une si rude penitence, il s'y refuse. On interrompt le jeu, on le
boude; il se ravise d'apres le conseil de Guillot, mais il veut
attendre I'instant ou les filles du village viendront se baigner afin
de leur faire pi^ce. Averties par Guillot, elles font semblant
d'aller dans le bain, n'y entrent pas et le laissent transir dans
I'eau. Le p^re la Ligne lui jette son filet comme pour le pecher,
et Nicaise, enfm force de sortir de I'eau, se voit expose aux
risees de tout le village.
Quoique fort courte, on a trouve que cette bagatelle etait
encore beaucoup trop longiie, et Ton a sans doute eu raison ;
mais on y a remarque d' assez jolis tableaux, quelques couplets
fort bien tournes, un style en general moins neglige que celui
de MM. de Piis et Barre.
ROMANCE DE M. MARMONTEL.
Air de Marlborough.
LISE.
Quoi, sans vouloir Tentendre,
J'61oigne I'amant le plus tendre I
Quoi, sans vouloir I'entendre,
Le renvoyer ainsi I ter.
Voil^ quMl se retire,
Contant aux 6chos son martyre ;
Voil^ qu'il se retire,
Plus pale qu'un souci.
Va-t-il se faire ermite?
H61as ! qu'il revienne au plus vite :
XIII. 6
82 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
Va-t-il se faire ermite,
Et me laisser ainsi ?
Va-t-il pas a I'armee ?
Mon Dieu, que j'en suis alarm^e I
Va-t-il pas k Tarm^e ?
J'en ai le coeur transi.
Pour abreger sa peine
S'il va se noyer dans la Seine,
^our abreger ma peine
J'y veux aller aussi.
Voil^ done le salaire
Des soins qu'il a pris de me plaire.
Voil^ done le salaire
Et tout le grand merci !
Reviens, mon pauvre Blaise,
Non, plus de rigueurs, je m'apaise ;
Reviens, mon pauvre Blaise,
Mon coeur est adouci.
Voyons sous la coudrette.
H61as ! en vain jo le regrette.
Voyons sous la coudrette.
Blaise, 6tes-vous ici ?
Ah ! s'il respire encore.
Amour, dis-lui que je I'adore;
All 1 s'il respire encore...
L'^cho me r6pond : Si.
C'est peut-etre un presage;
Suivons les detours du bocage.
C'est peut-etre un presage,
Justement le vbici.
ifetendu sur la mousse,
11 a pris la mort la plus douce.
Etendu sur la mousse,
II est mort de souci.
Approchons, mais je tremble...
II respire encor, ce me semble.
Approchons, maisje tremble...
Dormez-vous, mon ami ?
FEVRIER 1782. 83
BLAISE.
Oui-da, ne vous deplaise ;
Pour rever k vous k mon aise,
Oui-da, ne vous deplaise,
Je m'dtais endormi.
Je vous aimais en songe.
Et ce n'^tait pas un mensonge ;
Je vous aimais en songe,
Mais vous m'aimiez aussi.
LISE.
Je ne puis m'en dedire,
Oui, quoi que le songe ait pu dire;
Je ne puis m'en dedire.
Tout est vrai, Dieu merci.
BLAISE.
Lise, k ce doux langage
Je sors du plus sombre nuage;
Lise, a ce doux langage
Le temps s'est ^clairci.
— L' election de M. le marquis de Gondorcet a la place vacante
a r Academic francaise par la mort de M. Saurin est une des plus
grandes batailles que M. d'Alembert ait gagnees centre M. de
Buffon. Ce dernier voulait absolumeiit qu'on donnat la prefe-
rence a M. Bailly, auteur de XHistoire de Vastronomie ancienne,
des Lettres sur VAtlantide et sur Vorigine des sciences i M. de
Chamfort, a la derni^re election, ne I'avait emporte sur lui que
de trois ou quatre voix. Son nouveau concurrent avait non-seu-
lement moins de titres litteraires que lui; le seul qu'il ait ose
avouer jusqu'ici est un mince recueil d'Eloges acad^miques ^ on
ne doit point compter ici ses Memoires pour F Academic des
sciences dont il est secretaire, ce ne sont pas des ouvrages de
litterature; tons ses autres ecrits, la Letire d'un theologien a son
fils, ou, a propos de I'abbe Sabathier ou Sabotier *, il se moque
tour a tour si gaiement de la religion et des pretres ; son Com-
mentaire des Pens^es de Pascal^ commentaire qui renferme les
principes les plus subtils d'unath^isme decide; ses ^XbXq^ Lettres
d*un laboureur contre le livre de M. Necker, De la legislation et
1. L'auteur du Dictionnaire des Trois Siecles de noire litterature. (Mecster.)
84 GORRESPONDANGE LITTJ^RAIRE.
du commerce des grains ^ les infames libelles qu'il osa faire
depuis sur les operations de ce grand ministre ; tons ces ecrits
sans doute devaient paraitre a TAcademie francaise autant de
motifs d' exclusion. Mais que d'iniquites ne peut couvrir I'amour
de la philosophie porte h. un certain degre! G'est comme la foi,
qui fait plus de miracles encore que la charite. II n'en est pas
moins vrai que M. d'Alembert a eu besoin de toute I'adresse de
son esprit, de toute I'activite de sa politique, on I'assure meme,
de toute I'eloquence de ses larmes pour decider le triomphe de
son client; et sans une petite trahison de M. de Tressan, tant
d'efforts, tantdesoins etaient encore perdus, car M. de Gordorcet
n'a eu qu'une seule voix de plus que M. Bailly, seize contre
quinze ; et voici I'histoire assez curieuse de cette voix bien digne
assurement d'etre comptee. M. de BuiTon, a qui M. de Tressan
doit sa place a I'Academie, crut bonnement pouvoir se fierk la
parole qu'il lui avait donnee de servir M. Bailly. M. d'Alembert
avait obtenu de lui la meme promesse en faveur de M. de Gon-
dorcet; mais, beaucoup meilleur geometre que le Pline francais,
il jugea tr6s-bien qu'une promesse verbale du comte de Tressan
n'^tait pas d'une demonstration assez rigoureuse; en consequence
il se fit donner la voix dont il avait besoin dans un billet conve-
nablement cachete, et ce petit tour de passe-passe a decide le
succ^s d'une des plus illustres journees du conclave academique.
Les gens du monde n'ont pas ete peu surpris de voir les hommes
de lettres qui paraissaient le plus attaches k M. Necker, donner
avec tant d'empressement leur suffrage au plus violent quoique
au plus desinteresse de ses ennemis ; mais ces honnStes gens-la
ne voient point que les considerations particulieres doivent tou-
jours ceder k I'esprit du corps, a I'interet de cette philosophie
au service de laquelle personne ne fut jamais plus devoue que
le marquis de Condorcet. La cour venait de nommer un arche-
v^que d'une piete, d'une devotion extraordinaire, n'etait-il pas de
la sagesse de ces messieurs de balancer un pareil choix par celui
d'un confrere plus athee encore que de coutume?
Le discours du nouveau recipiendaire, prononce a la seance
publique du 21, pour etre I'ouvrage d'un homme d'esprit, n'en
est pas moins un assez mauvais discours, sans chaleur, sans
harmonie, sans elegance, rempli d'idees rebattues, d une meta-
physique fausse et precieuse, plus remarquable encore par
FEVRIER 1782. 85
une foule d'expressions impropres et de mauvais gout, telles que
cette exclamation d'une emphase si ridicule : « Temoins des
derniers efforts de I'ignorance et de I'erreur, nous avons vu la
raison sortir victorieuse de cette lutte si longue, si penible, et
nouspouvons nous eerier enfin : La verile a vaincul le genre
humaia est sauvcL.. ,, Quel est le vieux prone oii notre philo-
sophe a ele prendre ce beau niouvement d'eloquence?
L'objet de son discours est de montrer que notre xviir siecle
a tenement perfectionne le systtoe general des connaissances
humames, qu'il n'est plus au pouvoir des hommes d'eteindre
cette grande lumiere, et qu'une revolution dans le globe pent
seule y ramener les tenebres. L'admiration que lui inspirent les
etonnantes decouvertes faites de nos jours le transporte hors de
lui-m^me; et si cfet exces d'enthousiasme ne rend pas son style
plus oratoire, il lui donne du moius souvent une obscurite qu'il
ne tient qu'a nous de trouver sublime.
Tout s'agrandit aux yeux de I'orateur. a Un jeune homme, au
sortu' de nos ecoles, lui parait aujourd'hui reunir plus de con-
naissances reelles que les plus grands genies non-seulement de
antiquite, mais encore du xvii« siecle... » Dans tons les temps,
1 esprit humain verra toujours devant lui un espace infini; mais
celui qu a chaque instant il laisse derriere soi, celui qui le separe
des temps de son enfance, s'accroitra sans cesse... « II voit
chaque annee, chaque mois, chaque Jour (c'est apparemment
dans le Jourml de Paris ou dans les Petites Affiches) marques
^galement par une decouverte nouvelle et par une invention
utile... )) Enfin que ne voit-il pas dans son ivresse philoso-
phique !
On ne pent nier sans doute que nos methodes d'instruire ne
se soient perfectionnees, qu'on n'ait mieux senti que jamais la
n^cessite de faire de I'observation des faits la base de toutes les
sciences morales et physiques, que legout des connaissances ne
se sou porte en general sur des objets plus dignes de nos travaux
et de nos recherches, que I'empire de I'opinion n'acquiere tons
les jours une influence plus utile ; mais pourquoi ne pas se con-
tenter de le dire avec simplicite? Pourquoi nous exagerer folle-
ment et le peu de progr^s que nous avons fait, et le peu de pro-
^'^s que nous pouvons faire? Pourquoi se permettre surtout
d'opposer avec tant de faste cette puissance de I'opinion aux
86 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
puissances qui gouvernent reellement le monde? Pourquoi ris-
quer si gratuitement de les brouiller, lorsqu'il est si fort de leur
interet de se menager mutuellement ?
II serait absurde de soutenir que les arts de I'esprit et de
rimagination sont absolument incompatibles avec.le progres des
lumieres ; mais il n'en est pas moins prouve que I'eloquence et
la poesie ont toujours precede 1' etude des sciences exactes, et
I'ont rarement suivie. Le cel^bre Bacon I'a dit lui-m^me quelque
part : toutes les fois qu'on verra discuter avec beaucoup d'inter^t
les grandes questions du gouverneraent et de I'economie poli-
tique, les belles-lettres seront bientot negligees. D'ailleurs, com-
ment avouer de si bonne foi que la precison philosophique doit
rendre necessairement les langues moins hardies^ moins figu-
ries^ leur communiquer de la secheresse et de VausteriU^ sans
vouloir convenir en meme temps qu'elle prive ainsi I'eloquence
et la poesie d'une partie des ressources qu'il leur appartient
d' employer pour nous interesser on pour nous seduire?
En developpant I'heureuse application que la plupart des sou-
verains de I'Europe ont faite, de nos jours, des lumieres de la
philosophie au bonheur de leurs peuples, on s'etonnera peut-6tre
que notre orateur ait oublie de parler et de Joseph II et de son
auguste fr^re; mais c'est une omission qu'il serait injuste de
lui reprocher, des ordres superieurs I'avaient exigee ; on a craint
sans doute de compromettre le Lycee academique avec le Vati-
can. On a pense sans doute que MM. les Quarante n'etant pas
dej^ trop bien avec le chef invisible de I'l^glise, ne devaient pas
s'exposer a se mettreplus mal avec celui qui le represente. Quoi
qu'il en soit, le silence du philosophe a paru faire ici plus de
sensation que tout ce qu'il aurait pu dire : "Prmfulgebant eo ipso
quod effigies eorum non visehantur,
Apres avoir analyse assez longuement le th^me qu'il s'etait
present, M. de Gondorcet a fait encore un long discours panegy-
rique de son predecesseur, M. Saurin, et, dans ce panegy-
rique, h propos de Beverley^ une assez longue dissertation sur
le drame. L'auditoire a ete d'autant plus ennuye de toutes ces
longueurs, qu'a tant d'autres qualites de I'orateur, le r^cipiendaire
joint encore celle d'avoir le debit le plus triste et le plus
monotone.
La r^ponse faite k ce discours par M. le due de Nivernois a
I
F^VRIER 1782. 87
soulage notre attention ; elle a paru remplie de naturel et de
grace; lamani^re dont on y laisse entendre que, fort brutal dans
sa jeunesse, M. Saurin I'avait ete beaucoup moins dans un age
plus avance, est aussi polie qu'elle est vraie. On a remarque
surtout une adresse infinie dans la transition qui am^ne I'eloge
de M. le comte de Maurepas, dans la mesure avec laquelle cet
eloge est fait, et dans le soin avec lequel il est place precisement
la ou Ton etait le plus sur de le faire applaudir, a la periode
meme qui termine le discours. II etait impossible de rappeler plus
naturellement a M. de Gondorcet I'obligation de remplir, en qua-
lite de biographe de I'Academie des sciences, la tache qui lui est
imposee a I'egard de la memoire de M. de Maurepas, et la
maniere de la remplir convenablement. Geci a paru d'autant plus
piquant, que tout le monde salt combien M. de Gondorcet, I'ami
le plus fanatique de M. Turgot, detestait M. de Maurepas, et que
depuis longtemps deja il doit un eloge a cette famille, dont il
s'obstine a ne point s'acquitter, celui de M. le due de LaVrilliere.
M. I'abbe Delille a soutenu I'interet de cette seance par la
lecture du premier chant de son poeme ^ et jamais lecture n'a
ete plus vivement applaudie.
Gelle que M. d' Member t a faite ensuite de VSloge du marquis
de Sainte-Aulairevidi pas eu le meme bonheur : soit que I'atten-
lion fut deja fatiguee, soit qu'il n'y ait point de prose assez
piquante pour etre goutee apres le plaisir qu'avaient fait les
vers de I'abbe Delille, I'impatience du public s'est manifestee de
la facon du monde la plus desobligeante pour I'auteur. Au
moment ou, apr^s beaucoup de peines et d' ennuis, on le vit arri-
ver enfm a I'epoque de la mort de son heros, il partit de tons
les coins de la salle un murmure de ah ! ! ! si expressifs, qu'il
etait impossible de s y meprendre. Quel beau jour de perdu
pour son ami Linguet!
Quoique nous ayons remarque dans ce nouvel Eloge de
M. d'Alembert, comme dans tons ceux que Ton connait deja de
lui, plusieurs anecdotes agreables, quelque traits dignes d'etre
recueillis, onne pent dissimuler que ce nesoit undes plusfaibles.
Le su jet en etait assez ingrat, les details en ont paru longs et minu-
tieux, les digressions forcees, les plaisanteries trop mesquinesou
1. Les Jardins.
88 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
trop usees. Quelque bien que M. d'Alembertconnaisse les effets du
theatre academique, il a pu se tromper sans doute ; mais pour
avoir ete siffle une fois dans sa vie, justement ou non, un grand
homme en serait-il moins grand, un philosophe en serai t-il moins
heureux?
— TroisUme Voyage de Cook^ ou Journal d'une expHition
faite dans la mer Pacifique du Sud etdu Nord, 1776, 1777, 1778,
1779 et 1780, traduit de I'anglais par M. Demeunier, auteur
de la traduction du Voyage de Malte et de Sicile de Brydoyne,
de quelques autres voyageurs anglais; un volume in-8°.
Ce Journal n'est point celui de I'infortune Cook, ni celui de
M. Clarke, qui eut apr^s lui le commandement de I'expedition;
il est d'un officier qui montait la D/uouverte, Tun des deux
vaisseaux de Cook; mais, comme il a public furtivement son
ouvrage, il ne laisse point deviner le grade qu'il y occupait.
Quoique Ton ait raison de se tenir en garde contre les preven-
tions d'un anonyme qui juge souvent son chef avec beaucoup
de rigueur, et peut-^tre avec beaucoup de leg^rete, il serait
difficile de ne pas lui savoir gre de s'etre presse de satisfaire
r impatience qu'on avait de connaitre les principales decouvertes
de ce nouveau voyage; on sait que la relation des capitaines ne
paraltra pas si t6t. Celle que nous avons I'honneur de vous
annoncer renferme plusieurs details curieux que Ton ne trou-
vera peut-etre ni dans le Journal de Cook, ni dans celui de
M. Clarke, et pourra leur servir de supplement. La plus grande
partie de 1' ouvrage porte un caractere d exactitude et de simpli-
cite qui inspire la confiance, et Ton y reconnait souvent 1' ex-
pression d'une ame honn^te et sensible. On lira surement avec
plaisir le recit du retour d'Omai dans sa patrie d'Otai'ti; avec
interet celui des malheureux matelots egares dans une ile deserte ;
plusieurs observations nouvelles sur les moeurs et la police des
Zelandais; on ne sera point surpris de I'accueil distingue que
nos voyageurs recurent du gouverneur de Kamtchatka ; mais on
sera touche de cette nouvelle preuve de la providence bienfai-
sante de Catherine II ; on ne pourra suivre enfin, sans la plus
vive emotion, le detail de toutes les circonstances qui precederent
et qui suivirent la fin deplorable de ce brave capitaine Cook,
dont le courage, quelque temerity qu'on puisse lui reprocher,
meritait sans doute une autre destinee.
FEVRIER 1782. 89
— Colomh dans les fers^ a Ferdinand et Isabelle^ aprh la
ddcouverte de VAmerique^ epitre qui a remporte le prix de
TAcademie de Marseille, precedee d'un Precis historique sur
Colombo par M. le chevalier de Langeac, avec cette epigrapbe :
Ici tout est merveille, et tout est verite.
(Racine le fils.)
Brochure assez volumineuse, in-S^, ornee, avec tout le luxe typo-
graphique, et de gravures, et de marges, et de vignettes i. Le
Precis historique est extrait principalement de la Vie de Colomh^
par Ferdinand son fils, des Letires de Pierre Martyr^ de
XHistoire de Saint-Domingue^ de celle de I'Amerique de Robert-
son; on n'y apprend rien, mais on le lit avec interet, parce
qu'il est ecrit avec chaleur, et on le lirait avec plus de plaisir
encore si le style, d'ailleurs assez rapide, ne pechait pas quel-
quefois par trop de pompe, trop d'emphase. Le moment que le
poete a choisi pour le sujet de son heroide est celui ou Colomb
etant arrive charge de chaines du nouveau monde, et Ferdinand
et Lsabelle ayant senti combien cet evenement devait nuire a leur
gloire, s'empresserent, pour reparer une si cruelle injure, d'in-
viter I'amiral a venir a la cour, et lui envoyerent une somme
d' argent sans le retablir dans ses droits. C'est a cette invitation
et a ce present que Colomb est cense repondre. Nous nous con-
tenterons de citer les premiers vers de 1' epitre :
Non, gardez loin de moi vos impuissants regrets !
Je ne veux rien de vous, ni remords ni bienfaits ;
Je ne veux rien de vous, Ferdinand, lsabelle :
C'est k deux univers que Colomb en appelle.
Quand le faible opprim6 s'adresse en vain auxlois,
Le monde, en le jugeant, salt le venger des rois, etc.
— Opinion d'un ciloyen sur le mariage et sur la dot, bro-
chure. C'est I'ouvrage d'un jeune homme^ Son objet est de
1. Frontispice, vignette et cul-de-lamp3 par MariUier, graves par Delaunay
jeune.
2. M. Mignonneau, commissairedes gardes du corps de la deuxi^me compagnie
Tranche du prince de Beauvau, k Troyes. II a encore public plusieurs pamphlets
politiques. (B.)
90 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
prouver : 1° que les inconvenients de I'etat actuel du manage
sent une des principales sources de la corruption des moeurs,
du grand nombre des celibataires, et du deficit qui en resulte
pour la population ; 2^ que la source de ces inconvenients est la
dot que les femmes apportent a leurs maris. En consequence, il
propose d'ordonner, par une loi, que les filles a I'avenir ne pour-
ront apporter de dot sous aucune denomination ; qu'elles ne
pourront partager avec les males dans les successions de leurs
parents, et qu'elles neseront susceptibles d'aucun legs, d'aucune
donation, du moment ou elles seront femmes, mais seulement
en usufruit, si elles restent filles ou veuves.
« II est temps, dit-il, que des sou ve rains eclaires fassent
adopter a leurs sujets, pour leur bonheur individuel, une loi
qu'ils se sont imposee pour le bonheur et le repos des nations.
Jadis les souverains, ne se mariant que dans desvues d'agrandis-
sement, prenaient des epouses qui leur apportaient pour dot des
provinces enti^res; mais, au lieu d'un accroissement reel de
puissance, il n'en resultait le plus souvent, pour leurs peuples,
que des guerres sanglantes et desastreuses. De nos jours, au
contraire, les plus grands monarques ne consultent que leurs
coeurs, et ne demandent pour dot a leurs augustes epouses que
des agrements et surtout des vertus; ils sont magnifiquement
recompenses de leur sage moderation par le calme et le bonheur
qui r^gnent dans Tinterieur de leur palais, et par la paix et la
tranquillite dont jouissent leurs peuples, etc. »
— Collection des moral istes anciens^ dediee au roi, imprimee
sur du papier de lafabriquedeMM. Mathieu Johannot, d'Annonay,
avec des caracteres graves, sous Francois P"", par Claude Garamond ,
et fondus par M. Fournier I'aine. Premier cahier de cent trente-
neuf pages in-16, contenant un discours assez ennuyeux sur la
philosophie stoi'cienne, par M. Naigeon, avec la traduction du
Manuel d'Epictete par le m^me auteur, d'un style souvent fort
sec et fort penible, sans en etre ni plus precis ni plus fiddle.
Ge livre, le mieux imp rime qui ait paru depuis longtemps
en France, fait un honneur infini aux soins et aux talents de
M. Didot I'aine; il est meme douteux que nous puissions jamais
porter plus loin la perfection de Tart typographique. Si Ton
trouve le Salluste de Valence d'une execution plus parfaite
encore, il ne faut I'attribuer qu'a la superiorite de I'encre et du
MARS 1782. 91
papier espagnol ; les caraclferes n'en sont pas plus beaux, I'mi-
pression n'en est pas plus pure, plus correcte, plus egale.
MARS.
STANCES DUN JEUNE HOMME A M™^ DE LAUZUN.
Quoi ! vous daignez me consoler !
Quoi ! men malheur vous interesse !
A vingt ans vous savez parlor
Avec tant d'ame et de sagesse !
De ces yeux partout adores
J'ai vu s'^chapper quelques larmes;
Qui peut tenir k tant de charmes?
Vous 6tes belle, et vous pleurez!
Vertueuse et douce Julie,
Si vous partagez mon chagrin,
Je pardonne presque au destin
Les amertumes de ma vie.
En vousparlant de vos bienfaits,
Deja je ressens moins mes peines :
Mon sang qui bouillait dans mes veines
En ce moment circule en paix.
De V^nus le charme invincible
Est souvent funeste aux mortels;
C'est h. Venus sage et sensible
Que I'univers doit des autels.
BOUTS RIMES QUE MONSIEUR AVAIT DONNES A REMPLIR
A M. LE MARQUIS DE MONTES QUIO U-F jfiz E NSAC.
C'est en vain que de Rome aux rives du — Danube,
Notre antique muphti vient au petit — galop.
Aujourd'hui pierre ponce, autrefois pierro — cube,
II distillait I'absinthe, k present le — strop.
De son vieux barometre en observant le — tube,
II doit voir qu'on perd tout lorsqu'on exige — trap.
— Aucun des chefs-d'oeuvre de Racine et de Voltaire n'attira
92 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
peut-etre une plus grande affluence de monde au theatre que le
drame de M"^ Raucourt, represente, pour la premiere fois, le
vendredi 1 ^ Gette piece, en trois actes et en prose, a ete ima-
ginee, comme nous I'avons dit, pour faire servir utilement les
habits et les decorations de la Discipline militaire du I\ord\
et cet objet ne pouvait etre mieux rempli. Quoique le succ^s de
la premiere representation ait ete plus qu' equivoque, elle n'en a
pas moins excite tant de curiosite que I'empressement du public
s'est soutenu jusqu'a present; on en est, je crois, a la sixieme
representation, avec une merveilleuse Constance. En persistant a
trouver le drame detestable, mais I'auteur, sous I'uniforme prus-
sien, charmant, on ne s'est point encore lasse de venir sidler
I'un et applaudir I'autre. II y aurait en verite de I'humeur a ne
pas trouver ce partage assez equitable.
Le sujet &' Henriette^ c'est le titre du nouveau drame, est
tire, dit-on, d'une piece du theatre allemand; suivant d'autres
autorites, d'une pantomime que I'auteur vit jouer dans ses
courses du Nord a Varsovie. Nous ne sommes pas encore en 6tat
d'eclaircir cette grande question.
On ne perdra point ici son temps a prouver combien la con-
duite de cette pifece est monstrueuse, combien toute Taction en
est folle et romanesque ; il n'en est pas moins vrai que la sc6ne
oil Henriette se determine a deserter est d'une conception assez
theatrale ; que celle du troisi^me acte entre son p6re et le cora-
mandeur doit une grande partie de son effet au jeu de Mole,
mais que I'idee de cette situation est par elle-mtoe infiniment
touchante. La piece est aussi bien ecrite qu'elle est bien pensee,
et c'est tout dire : il y a pourtant, comme I'observait quelqu'un,
des choses qui passeront tres-surement en proverbes, telles que
cette grande maxime si philosophique et si neuve, la peur est
souvent pire que le malj a la bonne heure. Nous esperons aussi
que le roi de Prusse voudra bien ne pas se venger trop serieuse-
ment de la petite impertinence que I'auteur s'est permis de
mettre dans la bouche d'un soldat prussien : « Oui, chez nous,
dit-il, en temps de guerre, le soldat est presque aussi bien traite
que Tofiicier; mais en temps de paix... ma foijl'officier Test
k peine comme un simple soldat. »
1. Voir p. 38.
MARS 1782. 93
— L'opera de Thh^e^ avec la nouvelle musique de M. Gossec,
donne pour la premiere fois, sur le theatre de rAcaclemie royale
de musique, le jour meme de la premiere representation &' Hen-
riette au Theatre-Francais, n'a excite ni murmures ni enthou-
siasme; c'est de la musique bien faite, mais sans esprit et sans
genie. Les gluckistes en ont dit beaucoup de bien par recon-
naissance, M. Gossec s'etant toujours declare un des admirateurs
les plus passionnes du talent de M. le chevalier Gluck; la vieille
cabale des lullistes lui a su un gre infmi d'avoir conserve I'an-
cien air de Lulli sur ces paroles si connues d'l5gee a la prin-
cesse : Faites grace a mon age en faveur de ma gloire^ etc.
Mais le seul morceau qui ait ete bien general ement applaudi, et
qui nous a paru meriter de I'etre^ est celui du troisi^me acte :
Si la belle EgU m'est raviej quoique le chant n'en soit ni tres-
neuf, ni tres-piquant, il est du moms d'un bon genre et d'une
melodie agreable.
C'est M. Morel qui s*est charge d' arranger le poeme, de le
reduire en quatre actes, et d'y ajouter les vers que pouvaient
exiger et la nouvelle coupe des airs et la nouvelle liaison des
scenes. On a dit que si les paroles de Quinault avaient ete trai-
tees fort legerement par le po6te qui les a marmontelisees, elles
I'avaient ete en revanche fort lourdement par le musicien; cela
est assez vrai, mais cela ne nuira point au succ6s de I'ouvrage,
tr^s-digne et de nos grandes connaissances et de notre bon
gout en musique. Le spectacle de cet opera est d'ailleurs tr^s-
noble et tr^s-interessant ; les ballets sont aussi bien executes
qu'ils peuvent I'^tre depuis que nous avons perdu Vestris, Heinel
et Theodore.
— Est-ce la peine de dire ici que les Deux Fourbes, petite
comedie en un acte, de M. de la Chabeaussi^re, auteur des
Maris corriges^ a ete donnee une seule fois sur le theatre de la
Comedie-ItaUenne S et n'a eu aucun succes? C'est un sujet tire
de Gil BlaSy le meme a peu pr^s que celui de Crispin rival de
son maitre, par Le Sage. La pi^ce a ete ecoutee jusqu'a la fin
avec une patience digne d'eloges: mais, la toile tombante, elle a
ete sifflee si distinctement que I'auteur se Test tenu pour dit, et
n'a pas juge a propos d'essayer une seconde fois 1' opinion du
1. Le 22 f^vrier 1782.
94 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
public ; il a bien fait, sans doute. Ge qui vient d'arriver au sieur
Grammont prouve cependant que ce public n'est pas toujours
du meme avis. II y a quelque temps que, I'ayant vu paraitre
dans le role d'Orosmane qu'il avait, joue plus d'une fois avec
assez de succes, on se prit tellement d'humeur contre lui qu'on
le forca, mtoe a deux reprises, de quitter la sc^ne, et qu'on
aima mieux, le sieur Larive etant absent, voir jouer le i*61e au
sieur Dorival, reduit depuis longtemps a I'emploi de confident.
Les huees avaient ete si multipliees, avaient paru si prodigieuse-
ment unanimes, que tout le monde crut de bonne foi qu'il n'ose-
rait plus se montrer sur la sc^ne ; en consequence, il avait mtoe
deja re^u son conge de la Gomedie. Grace a la protection de la
cour, il obtint I'ordre de rentrer; il vient de rentrer en eflet par
le role de Pierre le Gruel. Le parterre I'a re(ju k merveille, et
lorsqu'il s'est avance sur le devant de la sc6ne pour dire a ces
messieurs ce que nous avons encore en ce moment beaucoup de
peine a comprendre : a Messieurs, vous me voyez penetre de la
plus vive sensibilite; mais, pour vous I'exprimer, permettez-
moi d'attendre le temps ou ma reconnaissance pourra paraitre
aussipure, aussi desinteressee que votre indulgence... » la salle
aretenti des plus vives acclamations, et celui qu'on avait hu6, il
y a trois semaines, comme le dernier des hommes, s'est vu
accueilli avec tons les honneurs qu'on pourrait rendre k un
heros persecute. 0 Atheniens! 6 Atheniens!
— OEuvres compUHes de M. I'abbe de Voisenon, en cinq
volumes in-8% recueillies et publiees par M'"® la comtesse de
Turpin. II n'y a guere, dans ce volumineux recueil, que la
Coquette fix^e, piece froide, mais remplie d'esprit, quelques
contes, entre autres celui de Tant pis pour lui^ tant mieux
pour elle, I'ouvrage le plus ingenieux que nous connaissions
dans ce genre, et un tres-petit nombre de pieces fugitives, qui
meritent veritablement d'etre conservees. Les Anecdotes littd-
raires sont une esp^ce ^Ana rempli des preventions les plus
injustes, mais ou Ton trouve, a travers beaucoup de sarcasmes,
de pointes, de mauvais calembours, quelques mots heureux,
quelques traits plaisants ; tout le reste du recueil est compost
de prologues, de comedies, d' operas oublies depuis longtemps
ou bien dignes de I'etie; Coulouf et Memnon^ pour n' avoir pas
encore paru, ne meritent pas d'etre distingues; les Fragttients
MARS 1782. 95
histonques sur le minist^re de Colbert, sur les guerres d'Es-
pagne, de Hollande, de Genes, d'Amerique, etc., sur le com-
merce des deux Indes, n'offrent pas plus d'interet que d'instruc-
tion, et le lecteur partage, en les lisant, tout 1' ennui que I'auteur
eut probablement lui-meme a les ecrire.
VERS DE m''^ AURORE,
CHANTEUSE DE L*ACAD£mIE ROYALE DE MUSIQUE, AG£e DE DIX-SEPT ANS
RAUCOURT
Notre sexe doit s'honorer
Alors que votre gloire est en tous lieux sem^e.
Je n'ai su vos succfes que par la renomm^e,
Et je voudrais les celebrer.
Permettez que sous vos auspices
Mes premiers vers soient adress6s ;
Vous devez avoir les pr6mices
Des arts que vous embellissez.
Tandis qu'au tendre amour vous derobez vos veilles
Pour les consacrer aux beaux-arts,
Tandis que des neuf soeurs vous fixez les regards,
Chanteuse releguee au pays des merveilles,
Moi je cultive avec bien des efforts
L'art futile et brillant de flatter les oreilles .
Par Tassemblage des accords.
Vous, appui du theatre ou regnaient les Corneilles,
Par votre art aimable, enchanteur,
Vous instruisez Tesprit et vous parlez au coeur.
VERS DE LA MEME A M. LE MARQUIS DE SAINT-MARG.
Eh quoi! de ma muse naissante
Vous daignez approuver Tessor !
Quand ma lyre timide enfante
Des sons formes k peine encor,
Saint-Marc, dans cet art si grand maitre,
A mes essais daigne applaudir :
II veut bien aider a fleurir
Le faible talent qui veut naitre.
Quoi ! du sommet de TH^licon
1. On lit dans les Memoires secrets,, k la date du 30 mars 1782, au sujet de
M"e Aurore : « On pretend que c'est le sieur Guillard, poSte attache au theatre
lyrique, qui fait ses vers. »
I
96 CORRESPONDANGE LITTfiRAIRE.
Jusqu'^ moi vous daignez descendre!
Ce proc6d6 pourrait surprendre
Dans un favori d'Apollon :
Je ne crois pas qu'on le condamne ;
Vous savez qu'on a vu jadis
Jupiter de I'humble Baucis
Ne pas dedaigner la cabane.
REPONSE DE M. LE MARQUIS DE SAINT-3IARC.
Je viens de recevoir, mademoiselle, les vers charmants que
vous avez daigne m'adr^sser. Comme je les louerais si je n'y
etais beaucoup trop loue! Vos vers en general sont pleins d'har-
monie, de sens, de grace, et, en quelque mani^re, de cette fral-
cheur qu'annonce votre nom et que montre voire presence. 11
semble que vous vous soyez peinte dans chacun d'eux, et Ton ne
doit point 6tre ^tonne que vous les ayez faits, quand on a le
bonheur de vous voir. Comme un emerite du Parnasse, j'ose
vous exhorter k cultiver un art auquel vous pr^tez dej^ tant de
charmes. Quels succes ne sont pas en droit d'attendre les Graces
reunies au vrai talent 1
Rendez-moi done, nouvelle Aurore,
Rendez-moi done mes jeunc^s ans.
Nouveau Titiion.je vous implore,
Faites-moi ressentir encore
Toutes les flammes du printemps.
En faveur de mon juste hommage
Allez faire un tour dans les cieux :
Vous devez attendrir les dieux,
Vous parlez si bien leur langage.
A M. LE COMTE DE BUFFON,
SUR LE PRESENT DE FOURRCRES QUE LUI A ENVOYEES
SA MAJESTE IMPERIALS DE RUSSIE, ACCOMPAGNEES DES MEDAILLES d'oR FRAPPEE>
SOUS SON REGNE, ET SUR la DEHANDE QU'eLLE LUI A FAITE
DE SON BUSTE.
PAR M. DE LA FERTE, avocat au Parlement.
Quelle louable jalousie
Semble animer les souverains !
Tributaire de ton g6nie,
r
MARS 1782. 97
Catherine sur toi repand a pleines mains
Les richesses de la Scythie :
Elle se signale en ce jour,
Catherine la Magnifique,
Des Russes la gloire et I'amour.
De la Semiramis antique
Ne me vantez plus la splendeur,
Lesjardins merveilleux d'ou fuyait le bonheur.
Apprecier BufTon, ajouter a sa gloire,
C'est avec lui s'inscrire au Temple de Memoire;
C'est se recommander aux siecles a venir.
Rappelle, dans ton doux loisir,
Avec quelle grace touchante
Catherine daigne embeliir
Les dons que sa main te pr^sente.
D'un regne glorieux ces nombreux monuments.
Qui peuvent attester un siecle de lumiere,
Ces medailles dont I'art surpasse la matiere,
. Et ces riches toisons, Torgueil des vetements,
Ne valent pas d'une Majesty fiere
Les instances, le voeu pressant.
Pour obtenir la ressemblante image,
Les nobles traits d'un grand homme et d'un sage,
Houdon, elle a fait choix de ton ciseau savant,
La Souveraine, amante des prodiges.
Pour toi ce n'est qu'un jeu de surprendre nos sens
Par tes innombrables prestiges.
Renouvelant I'audace des Titans,
Veux-tu ravir la c61este 6tincelle ?
Transmettre au bloc Tume de ton module ?
Ne tente pas de coupables efforts,
Puise-la dans ses yeux, cette flamme Immortelle,
Tu seras b. la fois et sublime et fidele.
L'Envie, en fr^missant, tourmentera son mors.
Buffon, tu n'as jamais aper^u la Furie,
Tu plains les envieux, tu dedaignes I'Envie;
Tori laurier, toujours vert, toujours ch^ri des dieux,
N'a rien a redouter des autans furieux.
BOUTS RIMES DE M™® DE LENONCOURT*.
J'ai quatre-vingt-six ans, j'arrive'd' — ipidaure;
Esculape a regu mon premier -- ex voto.
1. L'exemplalre annot6 par M. Chaude porte : M^^ de Crequy, mais les an-
ciennes editions et le manuscrit de Gotha donnent Lenoncourt.
xiii. 7
98 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
On aime ses vieux jours autant que son — aurore,
Chacun sur mon voyage avait cri6 — haro.
L'esp6rance soutient et le succes — restaure ;
Me voici rajeunie et presque sans — bobo.
Mon front etait ride, mon teint celui d'un — Maure,
Quand je parlais, mes dents partaient — ex abrupto,
Une seule restait, servant de — memenlo.
A peine ai-je touchy le serpent que — f adore,
Vieillecomme Baucis et sourdecomme — /o,
Je deviens aussi leste, aussi belle que — Laure.
Remerciant le dieu, j'ai promis — in petto
Au moins cinq ou six fois d'y retourner — encore.
LETTRE DE M. LE COMTE DE BUFFON
A SA MAJESTE IMPERIALE l'iM I'E R ATRIC E DE TOUTES
LES RUSSIES ^
De Paris, le 14 dccembre 1781.
(( Madame, j'ai recu, par M. le baron de Grimm, les superbes
fourrures et la trfes-riche collection de medailles et grands
medaillons que Yotre Majeste imperiale a eu la bonte de m*en-
voyer. Mon premier mouvement, apres le saisissement de la sur-
prise et de r admiration, a ete de porter mes 16vres sur la belle
et noble image de la plus grande personne de Tunivers, en lui
ofTrant les tres-respectueux sentiments de mon coeur.
(( Ensuite, considerant la magnificence de ce don, j'ai pense
que c' etait un present de souverain a souverain, et que, si ce
pouvait etre de genie a genie, j'etais encore bien au-dessous de
cette t^te celeste, digne de regir le monde entier, et dont loutes
les nations admirent et respectent egalement I'esprit sublime et
le grand caract^re. Sa Majeste imperiale est done si fort elevee
au-dessus de tout eloge, que je ne puis ajouter que mes voeux a
sa gloire.
(( Get ouvrage en chainon, trouve sur les bords de I'lrtich*,
est une nouvelle preuve de I'anciennete des arts dans son
1. M. Nadault deBuffon a publie cette lettre dans la Correspondance inedite de
son arriere-grand-oncle (t. II, p. 112), en faisant observer qu'elle avait ete publiee
par Grimm (c'est-a-dire Meister) avec des variantes ; elles sont insignitiantes. II
n'a pas donne en revanche la lettre de Catherine II.
2. M. Nadault de Buffon pense que les medailles representant les principaux
evenements du regne de I'imperatrice et la chaine d'or massif trouvee en Siberie
sont actuellement en Angleterre.
r
MARS 1782. 99
empire; le Nord, selon mes £poques, est aussi le berceau do
tout ce que la nature dans sa premiere force a produit de plus
grand, et mes voeux seraient de voir cette belle nature et les arts
descendre une seconde fois du Nord au Midi sous I'etendard de
son puissant genie. En attendant ce moment, qui mettra de nou-
veaux trophees sur ses couronnes et qui ferait la rehabilitation de
cette par tie c?^oupissante de TEurope, je vais conserver ma trop
vieille sante sous les zibelines et les hermines, qui des lors reste-
ront seules en Siberie, et que nous aurions de la peine a habituer
en Grece et en Turquie.
(( Le buste auquel M. Houdon travaille n'exprimera jamais,
aux yeux de ma grande Imperatrice, les sentiments vifs et pro-
fonds dont je suis penetre; soixante et quatorze ans imprimes
sur ce marbre ne pourront que le refroidir encore*. Je demande
la permission de le faire accompagner d'une efTigie vivante; mon
fils unique, jeune officier aux gardes, le porterait aux pieds de
son auguste personne; il revient de Vienne et du camp de
Prague, ou il a ete bien accueilli, et puisqu'il ne m'est pas pos-
sible d'aller moi-meme faire mes remerciements a Votre Majeste
imperiale, je donnerai une partie de mon coeur a mon fils, qui
partage deja toute ma reconnaissance; car je substitue ces
magnifiques medailles dans ma famille comme un monument de
gloire respectable a jamais. Tout Paris vient chez moi pour les
admirer, et chacun s' eerie sur la noble munificence et les hautes
qualites personnelles de ma bienfaitrice : ce sont autant de jouis-
sances ajoutees a ses bienfaits reels; j 'en sens vivement le prix
par I'honneur qu'ils me font, et je ne fmirais jamais cette lettre,
peut-etre deja trop longue, si je me livrais a toute 1' effusion de
mon ame, dont tous les sentiments seront a jamais consacres a
la premiere et T unique personne du beau sexe qui ait ete supe-
rieure a tous les grands hommes.
« G'est avec un tres-profond respect, et j'ose dire avec I'ado-
ration la mieux fondee, que j'ai I'honneur d'etre, madame, de
Votre Majeste imperiale, le tr^s-humble, etc. »
1. Outre I'exemplaire de Catherine, M. Nadault de Buflfon signale celui qui
passa du cii^teau de Montbard aux mains de M. Gatteaux, de I'Academie des beaux
arts. II en existe un troisi^me exemplaire en marbre a la biblioth6que du Jardin
des Plantes ; c'est peut-6tre celui qui a figure a une vente faite par I'artiste
en 1789.
100 CORRESPONDANCE LITTfiRAlRE.
REPONSE DE SA MAJESTE IMPERIALE.
De Petersbourg, le 15 fevrier 1782.
(( Monsieur le comte de Buffon, je viens de recevoir, par
M. le baron de Grimm, la lettre que vous avez bien voulu m'e-
crire en date du 14 decembre de I'annee passee. Personne n'etait
plus en droit que vous, monsieur, d'etre revetu des fourrures
de la Siberie. Vos Epoques de la ?iature ont donne a mes yeux
un nouveau lustre a ces provinces, dont les fastes ont ete si
longtemps plonges dans I'oubli le plus profond; il n'appartient
qu'au genie orne d'aussi grandes connaissances de deviner, pour
ainsi dire, le passe, d'appuyer ses conjectures de faits indispu-
tables, de lire I'histoire des pays et celle des arts dans le
livre immense de la nature. Les medailles frappees du metal que
nous fournissent ces contrees pourront un jour servir a constater
si les arts ont degencre la ou ils ont pris naissance ; ce qu'il y a
de sur c'est que, lorsqu'on les frappait, le chainon qui est er>
votre possession n'a point trouve d'imitateur ici. Que les zibe-
lines conseiTent votre sante, monsieur, jusqu'au temps ou elles
s'habitueront aux climats moderes. Que votre buste, travaille par
Houdon, vienne dans ce Nord, ou vous avez place le berceau de
tout ce que la nature, dans sa premiere force, a produit de plus
grand et de plus remarquable; que monsieur votre fils I'accom-
pagne : il sera temoin de la renommee de son illustre pere et de
Testime tres-distinguee que lui porte — Catherine. »
— On vient de nous donner encore, au theatre de la Come-
die-Italienne, deux nouveautes dont les fables de La Fontaine
ont fourni I'idee, V Eclipse totale et V Amour et la Folic.
UEcUpse totale^ comedie en vers, melee d'ariettes, representee
pour la premiere fois le jeudi 7, est I'ouvrage de deux jeunes
militaires ; les paroles, de M. de La Chabeaussi^rs, auteur des
Maris corrigh^ la musique, de M. Dalayrac, connu deja par
plusieurs compositions instrumentales remplies de talent et de
gout; les deux auteurs sont gardes-du-corps de M. le comte
d'Artois. Un tuteur astrologue qui se laisse tomber dans un puits
en courant apr^s sa pupille, qui lui est echappee avec son amant
pendant qu'il observait I'eclipse, voila toute I'intrigue et toute
Taction de la pi^ce; elle n'a rien de neuf ; elle porte sur des cir~
MARS 1782. 101
Constances peu vraisemblables, et que I'auteur n'a pas meme su
iiienager avec beaucoup d'adresse ; mais il en a tire des scenes
agreables, un dialogue \'if et piquant, d'ingenieuses meprises,
des jeux de mots pleins d'esprit et de gaiete, d'autant plus heu-
reux qu'ils semblent naitre du fond meme de la situation. Une
des plus jolies scenes est celle ou Leandre, Tamant de la pupille,
apres s'etre annonce comme un des plus grands astronomes du
siecle, pour demontrer la profondeur de sa science, sous le pre-
texte de figurer plus clairement la marche des planetes, arrange
tons les personnages de la scene comme il convient le mieux a
I'execution de son projet. Tandis que Solstitius, le vieux astro-
logue, est tout entier a I'observation de I'eclipse, nos amants et
le bailli, qui favorise leurs amours, s'echappent par la trappe
d'un puits a sec qui conduit a un souterrain de la maison voi-
sine; Crispin, le valet de Leandre, demeure le dernier. Tous deux
disent ensemble :
Voici Tinstant, I'heure fatale,
Encore un moment, s'il vous plait !
SOLSTITIUS seul.
L'y voil^, I'y voil^, Teclipse est...
CRISPIN, d6ji dans le puits.
Totale.
Les lumi^res suivent progressivement le morceau de musique,
qui fmit en smorzando^ et ce jeu de theatre forme un tableau
tout a fait comique.
Ce qui nous a paru faire le plus de plaisir, dans la musique
de V Eclipse totale, c'est I'ouverture et la chanson que chante
Rosette en attendant le rendez-vous que lui avait donne
Crispin. II y a, dans tout le reste, des details agreables,
mais beaucoup de reminiscences, peu de traits saillants. Les
morceaux d'ensemble prouvent que I'auteur au gout de son
art joint encore une assez grande connaissance de la scene, et ce
coup d'essai, tel qu'il est, doit faire desirer que M. Dalayrac
continue de consacrer au theatre une par tie de ses loisirs.
U Amour et la Foli'e, representee, pour la premiere fois, sur
le meme theatre, le lendemain, est une comedie en trois actes,
en prose et en vaudevilles, par M. Des Fontaines. Les jeunes filles
du hameau ont resolu (le beau'projet pour ne point s'ennuyer!)
102 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
de conserve!' leur indifference et de bonder I'Amour. Deguise
en marchand, ce dieu vient leur offrir un elixir merveilleux, un
preservatif contre I'amour. Trompees par 1' etiquette du flacon,
elles boivent la divine liqueur, qui les rend toutes amoureuses et
les livre a la discretion de leurs amants. Les vieilles sont tentees
aussi d'en gouter; elles en eprouvent le meme efTet, mais en
vain. La Folie cependant, dont le hameau suivit toujours les lois,
revient d'un voyage qu'elle fit je ne sais ou ; les Ris et les Jeux
ont disparu pendant son absence ; elle ne retrouve dans ce sejour
cheri que des langueurs et de fades tendresses. Dispute avec
I'Amour, a qui elle propose un combat singulier, dans lequeU
du premier coup, elle lui fait perdre la vue. L' Amour demande
justice au tribunal du lieu ; le bailli en est le president, le bedeau
plaide pour I'Amour, un des bergers pour la Folie; le bailli (c'est
Mercure lui-meme deguise ainsi par I'ordre de Jupiter) decide,
comme dans la fable, que le dieu restera aveugle, mais que la
Folie desormais lui servira de guide. II n'y a dans cet opera-
vaudeville ni beaucoup d'esprit ni beaucoup de gaiele, quelque
libre, quelque hasarde qu'en soit le ton, pour ne rien dire de
plus; mais on y trouve des mouvements de scene assez rapides,
et dans I'ensemble un certain tumulte qui ne deplait point, qui
supplee meme en quelque maniere, du moins a la representa-
tion, a tout ce qui manque a cet ouvrage pour etre vraiment
agreable.
C'est dans cette piece que M. Pariseau a pulse I'idee du com-
pliment dialogue par lequel les Comediens italiens ont fait la
cloture de leur theatre. L' Amour y parait aveugle, conduit par
la Folie; il lui dit: « Prends bien garde et choisis le meilleur
chemin... — Ne dirait-on pas, lui repond la Folie^ que tu sois le
premier que je conduise?
Sur I'air : Reveillez-vous, belle endormie.
Suis-moi toujours et ne crains guere,
A plus d'un j'ai donnd la main;
Men ami, je sers de lisiere
A la moitie du genre humain. »
Iris vient, de la part de Jupiter, lui ordonner de remonter aux
cieux; I'Amour veut resister, il aime la terre. — Iris. La terre?
MARS 1782. 103
eh ! qu'y fais-tu? — La Folie. Ge qu'il a toujours fait, des heu-
reux et des dupes. — L' Amour. J'y suis devenu marchand. —
Iris. C'est ce qu'on te reproche un peu. — L' Amour. Tu ne
m'entends pas : j'y vends des riens, des drogues, des chansons.
La terre est le seul sejour qui me convienne, on m'y traite a\ec
indulgence. — Iris. Tu trouveras dans I'Olympe la meme indul-
gence, et tu n'y seras pas le seul dieu prive du bonheur de voir :
la Fortune est sans yeux, Plutus a la vue tres-basse, et T Amour,
Plulus et la Fortune n'en sont pas moins trois aveugles a qui
I'univers appartiendra toujours, etc. »
Ce petit dialogue finit par un vaudeville dont nous ne citerons
que le couplet, si vivement applaudi et quimeritait bien de I'etre,
chante par M"^ Dugazon. G*est celui de la Folie.
Sur I'air de Fhrine.
Ou'Amour retourne au ciel, qu'il fuie,
Je reste ici pour ma sant^.
Point de gaite sans la folie.
Point de bonheur sans la gait6.
On pretend qu'^ la gent humaine
Je sers de guide, et pour toujours;
Messieurs, si c'est moi qui vous mene,
Vous viendrez ici tous les jours.
— Essai sur les r^gnes de Claude et de N^ro?i, et sur les
mcBurs et les Merits de Seneque^ pour servir d' introduction a la
lecture de ce philosophe, par M. Diderot. Deux volumes in-8°;
nouvelle edition; a Londres , c'est-a-dire a Bouillon. Gette
nouvelle edition est tres-considerablement augnientee, et nous
a paru en general plus favorablement accueillie encore que la
premiere. L'auteur avait d'abord eu le projet de repondre en
detail a toutes les attaques, a toutes les objections que lui
avait faites I'essaim bruyant de nos journalistes*; depuis il a
change d'avis, et, choisissant dans le nombre de ces critiques
celles quipouvaient preter aux eclaircissements les plus interes-
sants ou les plus utiles, il s'est determine a faire entrer toutes
ses reponses dans le corps meme de I'ouvrage. L'apologie de
Seneque en est devenue plus complete ou du moins plus inge-
nieuse; la diatribe centre J.-J. Rousseau, diatribe qu'on avait
1. Voir tomeXIf, p. 297.
10k CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
irouvee si revoltante, beau coup plus etendue, mieux moiivee, et
par la meme peut-etre moins violente, moins odieuse. Mais si le
fonds du livre est beaucoup plus riche qu'il ne I'etait, la forme
en est aussi plus decousue; il faut prendre son parti de voir
I'auteur passer tout a coup du palais de Cesar au grenier de
MM. Royou, Grosier et consorts, de Paris a Rome, de Rome a
Paris, du regno de Claude a celui de Louis XV, du college de la
Sorbonne a celui des Augures, s'adresser tantot aux maitres du
monde, tantot aux derniers roquets de la litterature, et, dans
son enthousiasme dramatique, faire parler les uns, repondre les
autres, s'apostropher lui-meme, apostropher ses lecteurs et leur
laisser souvent I'embarras de chercher quel est le personnage
qu'il fait parler, ou quel est celui auquel il s'adresse.
• Ce desordre est sans doute undefaut; mais ce defaut nerend
I'ouvrage ni moins original ni moins piquant; il ne saurait d6-
truire I'efTet de ces belles pages traduites de Tacite, que Tacite
lui-meme n'eut pas autrement ecrites s'il eut ecrit dans notre
langue, ni de beaucoup d'autres que ce grand ecrivain n'eut pas
desavouees, quoiqu'elles ne soient point de lui. II m'est arrive plus
d'une fois, en relisant ce beau morceau sur le regno de Claude et
de Neron, de vouloir comparer avec 1' original des paragraphes
entiersquej'avaispris pour du Tacite tout pur, et de n'en pouvoir
retrouver dans cet auteur ni le premier trait, ni m6me la plus
legere trace ; j'ose assurer que le lecteur le plus familier avec la
mani6re de Tacite pourra s'y laisser tromper sans peine. On ne
saurait done avoir trop de regret que M. Diderot n'ait pas eu le
courage d'entreprendre la traduction entiere de ce sublime histo-
rien; elle lui avait ete demandee par M""^ la grande-duchesse de
Russie, et cette demande n'honore pas moins le gout de cette
jeune princesse que le genie et les talents divers de notre philo-
sophe.
Cette nouvelle edition de VEssai sw^ Sencque n'ayant paru
que sous une permission tacite, I'auteur a eu la liberie d'y inserer
beaucoup de choses qu'il avait ete force de supprimer dans la
premiere ; on pourra meme trouver que cette liberte a ete por-
tee fort loin dans plusieurs endroits, comme dans le parallele du
caracterede Claude et de celui d'un roi qu'il n' est pas difficile de
reconnaitre, puisqu'on cite de lui des mots connus de tout le
monde.
xMARS 1782. 105
« Claude, dit I'apologiste de Sen^ue, Claude n'est rien sur
le trone, rien dans le palais, il le salt, il I'avoue. II eut dit de
deux edifices publics dont on lui aurait presente les modeles :
Voild le plus heau^ mais ce nest pas celui qu'ils choisiront, II
eut dit d'un de ses ministres : // faudra bien quil succombe, il
n'y a que rnoi qui le soutiens. Faible mais sense, s'il eut opine
dans son conseil il eut dit : Mori avis est le rneilleur, ils ne font
pas suiviy je crois qu'ils s'en repentiront. II disait au Senat : Cette
feynme que je produis en temoignage a. ete V affranrhie et la
femme de chambre de ma m^re^ elle ma toujours regarde cojnme
son maitre, II y a dans ma maison des gens qui n*en usent pas
missi bien,
« La faiblesse qui ne sait ni empecher le mal, ni donner le
bien, multiplie la tyrannies »
— Nouveau Voyage en Espagne, fait en ill 7 et en ill 8^
dans lequel on traite des mccurs^ du caractere, des monuments
widens etmodernes, etc. Deux volumes in-8°. Nousavons si pen
de bons ouvrages sur I'Espagne, que celui-ci ne pouvait man-
quer d'etre recu avec empressement, quoiqu'il laisse encore
beaucoup de choses a desirer, et qu'il soit en general assez mal
ecrit. On I'attribue a un medecin espagnol, M. Peyron-, et Ton
assure que c'est M. I'abbe Morellet qui s'est charge de le revoir,
quant au style. Tel qu'il est, ce voyage a paru infiniment plus
instructif que celui de Baretti, rempli de minuties ; fort supe-
rieur a celui de M. de Silhouette, qui n'est qu'un ouvrage tres
superficiel; moins diffus, moins pesant que celui de Coldenar;
plus exact encore que ceux de Labbat et du religieux Lombard,
il embrasse aussi plusd'objets que celui de I'abbe Ponz, ouvrage
d'ailleurs fort estimable quant a lapartie des arts, dont cet auteur
s'est essentiellement occupe.
Tin des morceaux les plus curieux du Nouveau Voyage est la
description tres-authentique et tres-circonstanciee de Vauto-da-f^
celebre sous le regno de Charles II en 1680 ; ce qui n'est pas
1. Selon I'auteur de la Correspondance sec7'ete j)nhUee par M. de Lescure (1866,
1. 1, p. 493), Diderot aurait ete un moment menace de la Bastille pour ces allu-
sions : M Grondez beaucoup I'auteur, aurait dit Louis XVI au garde des sceaux
(Hue de Miromesnil), mais ne lui faites point de mal. »
2. Le docteur Peyron n'etait pas Espagnol, mais Provencal. II etait frere du
peintre de ce nom. Ne a Aix le 4 octobre 1748, il mourut b. Pondichery le
18 aoiit 1784. (Beochot.)
106 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
moins remarquable, c'est I'extrait de la Consultation presentee k
ce meme Charles II, par don Joseph de Ledesma, sur les abus
sans nombre du tribunal de I'lnquisition; il n'existe peut-etre
aucun ouvrage plus propre a faire connaitre le veritable esprit de
cette affreuse juridiction. On pent lire avec plus de tranquillite
tout ce qui concerne la derniere victime d'une superstition si
monstrueuse, depuis qu'on sait que cetillustre infortune* coule
aujourd'hui, a Paris, des jours paisibles, qu'il y jouit d'une assez
grande partie de sa fortune, pardonnant en bon chretien aux
capucins, aux inquisiteurs, et tachant d'oublier les persecutions-
des uns et le catechisme des autres au milieu de nos spectacles^
de nos philosophes, de nos Aspasies, quelquefois meme de nos
Lais. 11 n'y a pas trop de tout ce qui pent distraire pour effacer
sde si tristes souvenirs ^
— Histoire de la derniere revolution de SiMe, prccedee
d*une ontdyse de V histoire de ce pays, pour dcvehpper les
causes de cet ev^nement^ par Jacques Lescfene-Desmaisons, avec
cette epigraphe tiree de Pline : Cogitemus si majus principibus
prwstemus obscquiuni qui servitule civiwn qumn qui libertate
la^tentur, Un volume in-12. Le tableau d'une epoque si memo-
rable, et pour le bonheur de la nation suedoise et pour la gloire
de Gustave, demandait le pinceau de Salluste ou de Saint-Real.
M. Jacques Lescene-Desmaisons ne poss^de assurement ni I'un
ni I'autre ; son style a de I'emphase et souvent meme une im-
propriete d'expression tout a fait choquante ; sa narration manque
d'interet et de clarte. Les faits principaux sont indiques, dit-on,
avec assez d'exactitude ; mais la plupart des noms propres sont
estropies au point d'etre pour ainsi dire meconnaissables. On a
trouve une affectation ridicule dans I'emploi sans cesse repete
de la denomination si extraordinaire des deux partis qui dechi-
raient I'l^tat avant Theureuse revolution qui delivra la Suede de
ses tyrans ; il est vrai que ces noms de bonnets et de chapeauXy
employes toujours trfes-gravement par notre historien, donnent
1. M. d'Olavidcs, sous le nom de M. le comte de Pilo. (Meister.)
2. Par une de ces singularites assez communes dans Thistoire de I'esprit hu-
main et meme dans celle des philosophes, M. d'Olavides, deretour dans sa patrie,
a compose un ouvrage intitule Triomplie de I'Evangile, ou Memoi7'es d'un philo-
sopheconverti, ouvrage quia ete traduit en frangais par M. Buynant des Echelles;
Lyon, 4805, 4 vol. in-S". Le comte d'Olavides, ne au Perou, est mort en Andalousie,
a rage de soixante-trois ans, en 1803. (B.)
AVRIL 1782. 107
souvent a ses phrases une tournure vraiment burlesque. V Ana-
lyse qui precede I'hisloire de la revolution est trop longue pour ui>
precis, et Ton y remarque cependant des omissions, essentielles.
Comment lui pardonner, par exemple, d'avoir passe absolument
sous silence et la translation de la couronne d'Ulrique-l^leonore
au prince de Hesse, et I'epoque qui fit passer cette couronne a la
maison qui la porte aujourd'hui? La plus grande obligation que-
nous ayons a M. Desmaisons, c'est d'avoir recueilli, a la fin de
son volume, quelques lettres du roi, et ses discours a la Dieteet
au Senat, discours dignes d'un roi citoyen, et dont la main
meme des Tacite et des Salluste eut craint sans doute d'alterer
I'auguste et noble simplicite.
AVRIL.
Depuis plusieurs annees il n'a pas encore paru de roman^
dont le succes ait ete aussi brillant que celui des Liaisons dan-
gereuseSy ou Lettres reriieillies dans line societe ^ et piihlices
jjour V instruction de quelques autres^ par M. G*** de L***, avec
cette epigraphe : Tai vu les moeurs de mon temps^ et fai public,
ces Lettres. M. G*** de L*** est M. Ghoderlos de La Glos, officier
d'artillerie; il n'etait connu jusqu'ici que par quelques pieces
fugitives inserees dans V Almanack des jnuses, et plus particu-
lierement par une certaine £pitre ci Margot^, qui manqua lui
faire une tracasserie assez serieuse a cause d'une allusion pen
obligeante pour M""® la comtesse Du Barry, dont la favour, alors
au comble, voulait etre respectee.
On a dit de M. Retif de La Bretonne qu'il etait le Rousseau
du ruisseau. On serait tente de dire que M. de La Glos est le
Retif de la bonne compagnie. II n'y a point d'ouvrage en effet,
sans en excepter ceux de Grebillon et de tons ses imitateurs, ou
le desordre des principes et des moeurs de ce qu'on appelle la
bonne compagnie et de ce qu'on ne peut guere se dispenser
d'appeler ainsi, soit peint avec plus de naturel, de hardiesse et
1. Elle est imprimee dans les Memoires secrets, k la date du 4 fevrier 1774.
108 CORRESPONDANCE LITTI^RAIRE.
d' esprit : on ne s'etonnera done point que peu de nouveautes
aient ete revues avec autant d'empressement; il faut s'etonner
encore moins de tout le mal que les femmes se croient obligees
d'en dire ; quelque plaisir que leur ait pu faire cette lecture, il
n'a pas ete exempt de chagrin : comment un homme qui les
connait si bien et qui garde si mal leur secret ne passerait-il
pas pour un monstre? Mais, en le detestant, on le craint,
on I'admire, on le fete; I'homme du jour et son historien,
le modele et le peintre, sont traites a peu pres de la meme
maniere.
En disant que le vicomte de Valmont, Fun des principaux
personnages du nouveau roman, parvient, a force d'intrigue et
de seduction, k triompher de la vertu d'une nouvelle Clarisse,
abuse en meme temps de 1' innocence d'une jeune personne, les
sacrifie I'une et I'autre a I'amusement d'une courtisane, et fmit
par les reduire toutes deux au desespoir, on pourrait bien faire
soupconner que c'est la, selon toute apparence, le heros de
notre histoire. He bien, tout sublime qu'il est dans son genre,
ce caract^re n'est encore que tr^s-subordonne a celui de la mar-
quise de Merteuil, qui I'inspire, qui le guide, qui le surpasse a
tons egards, et qui joint encore a tant de ressources celle de
conserver la reputation de la femme [du monde la plus ver-
tueuse et la plus respectable. Valmont 'n'est, pour ainsi dire,
que le ministre secret de ses plaisirs, de ses haines et de sa
vengeance; c'est un vrai Lovelace en femme; et comme les
femmes semblent destinees a exagerer toutes les qualites
qu'elles prennent, bonnes ou mauvaises, celle-ci, pour ne point
manquer a la vraisemblance, se nlontre aussi tres-superieure a
son rival.
On croit bien qu'apres avoir presente a ses lecteurs des
personnages si vicieux, si coupables, I'auteur n'a pas ose se
dispenser d'en faire justice; aussi I'a-t-il fait. M. de Valmont et
M*"^ de Merteuil fmissent par se brouiller, un peu leg^rement
a la verite ; mais des personnes de ce merite sont tres-capables
de se brouiller ainsi. M. de Valmont est tue par I'ami qu'il a
trahi; la conduite de M'"« de Merteuil est enfm demasquee;
pour que sa punition soit encore plus eflrayante, on lui donne
la petite verole, qui la defigure affreusement ; elle y perd meme
un ceil, et, pour exprimer combien cet accident I'a rendue
AVRIL 1782. 109
hideuse, on fait dire au marquis de^** que la malacUe Va
retoiirnec^ et qu'a present son dme est siir sa figure, etc.
Toutes les circonstances de ce denoument, assez brusque-
ment amenees, n'occupent guere que quatre ou cinq pages; en
conscience, peut-on presumer que ce soit assez de morale pour
detruire le poison repandu dans quatre volumes de seduction,
ou I'art de corrompre et de tromper se trouve developpe avec
tout le charme que peuvent lui preter les graces de I'esprit et de
I'imagination, I'ivresse du plaisir et le jeu tres-entrainant d'une
intrigue aussi facile qu'ingenieuset Quelque mauvaise opinion
qu'on puisse avoir de la societe en general et de celle de Paris
en particulier, on y rencontrerait, je pense, peu de liaisons aussi
dangereuses, pour une jeune personne, que la lecture des Liai-
so?is dangereuses de M. de La Glos. Ce n'est pas qu'on pretende
I'accuser ici, comme I'ont fait quelques personnes, d' avoir ima-
gine a plaisir des caracteres tellement monstrueux qu'ils ne
peuvent jamais avoir existe : on cite plus d'une societe qui a pu
lui en fournir I'idee; mais, en peintre habile, il a cede a I'attrait
d'embellir ses modeles pour les rendre plus piquants, et c'est
par la meme que la peinture qu'il en fait est devenue bien plus
propre a seduire ses lecteurs qu'a les corriger.
in des reproches qu'on a faits le plus generalement a M. de
La Clos, c'est de n'avoir pas donne aux mechancetes qu'il fait
faire a ses heros un motif assez puissant pour en rendre au moins
le projet plus vraisemblable. Le motif qui les fait concevoir est
en effet assez frivole; c'est pour punir le comte de Gercourt de
r avoir quittee pour je ne sais quelle intendante que M'"^ de Mer~
teuil emploie toutes les ressources de son esprit et toute I'adresse
de son ami a perdre la jeune personne qu'il doit epouser.
« Prouvons-lui, dit-elle a Valmont, qu'il n'est qu'un sot; il le
sera sans doute un jour; ce n'est pas la ce qui m'embar-
rasse, mais le plaisant serait qu'il debutat par la... » Et c'est
la Tobjet important de tant d'intrigues, de tant de perfidies.
On pent douter si Yalmont est amoureux de I'aimable presi-
dente de Tourvel; en employant, pour la seduire, tout l' artifice
imaginable, il semble qu'il n'ait d'autre but que celui d'assurer
au vice I'espece d'avantage qu'il pent usurper quelques moments
sur la vertu meme la plus pure. Mais ne pourrait-on pas faire le
meme reproche au caractere que Richardson donne a Lovelace ?
110 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Lovelace est-il vraiment amoureux de Glarisse? Gomme Valmont,
il ne cherche que le charme des longs combats ct Ics details
d'line pcnihle defaite.
Ce n'est pas sans quelque regret qu'on se permet d'en con-
venir; mais rexperience le prouve trop bien tous les jours : a
-en juger par la conduite de beaucoup de gens, il faut bien que
le vice ait ses plaisirs comme la vertu ; et ce qui constitue
decidement le caractere du mechant comme celui de I'homme
vertueux, c'est de I'^tre sans aucun objet d'utilite personnelle
€t pour le seul plaisir de I'etre. La societe donne aux hommes
tant de besoins, lant d'especes d' amour-propre a contenter,
elle leur laisse tant d'inquietude, tant d'activite dont on ne sait
le plus souvent que faire ! Si la bonne compagnie offre assez
de gens aimables qui ne trouvent que dans la tracasserie et
dans les mechancetes de quoi occuper le vide de leur coeur,
I'inutilite de leur existence, pourquoi refuser a M™^ de Merteuil,
au vicomte de Valmont, honneur d* avoir ete de ce nombre ?
Pour avoir une juste idee de tout le talent qu'on ne pent
s'emp^cher de reconnaitre dans I'ouvrage de M. de La Clos, il
faut le lire d'un bout a I'autre; il n'y en a pas moins dans
I'ensemble que dans les details. Les caract^res y sont parfaite-
ment soutenus; la naivete de la petite de Volange est un peu
bete, mais elle n'en est que plus vraie, et ce personnage con-
traste aussi heureusement avec 1' esprit de M""" de Merleuil que
les vices de celle-ci avec la vertu romanesque de M"® de Tourvel.
L' extreme securite de M'"° de Volange sur la conduite de sa fille
est peut-etre ce qu'il y a de moins vraisemblable dans tout
I'ouvrage; elle est justifiee cependant autant qu'elle pent I'etre
et par I'adresse de M™® de Merteuil, et par cette confiance
qu'une femme, dont la vie fut toujours irreprochable, prend si
naturellement dans tout ce qui I'entoure. On pent croire sans
peine que la fille d'une M™® de Merteuil serait a coup sur
mieux gardee que ne Test la petite de Volange; I'experience
du vice a sur ce point de grands avantages sur les habitudes
de la vertu.
Parmi les episodes qui enrichissent cetle ingenieuse pro-
duction, on ne pent se refuser au plaisir de citer celui de la
fameuse aventure des Inseparables, dans laquelle le joli Prevan,
apres avoir triomphe glorieusement, dans la meme nuit, de trois
AVRIL 1782. Ill
jeunes beaules, oblige le lendemain leurs amants a lui pardonner
cette triple trahison, et a se croire ses meilleurs amis. L'aven-
ture de M'"*" de Merteuil avec ce meme Prevan est peut-etre encore
plus piquante. Son ami Yalmont I'exhorte a s'en defier : « S'il
pent gagner seulement une apparence, lui dit-il, il se vantera,
<.'t tout sera dit; les sots y croiront, les mediants auront Fair
d'y croire; quelles seront vos ressources?... » M'"^ de Merteuil
lui repond : « Quant a Prevan, je veux 1' avoir, et je I'aurai; il
veut le dire, et il ne le dira pas; en deux mots, voila notre
roman... » Et ce roman n'en est pas un; car M*""^ de Merteuil
tient parole.
11 n'y a pas moins de Vjariete dans le style de ces Lettres qu'il
n'y en a dans les differents caracteres des personnages que
Tauteur fait paraitre sur la scene. La Lettre du vicomte a son
chasseur et la reponse de celui-ci ne sont pas au-dessous de
celles de Lovelace et de son Joseph Leman; cependant elles
n'ont d'autre rapport ensemble que celui d'etre egalement vraies,
egalement originales.
THALIE AUX COMEDIENS FRANCAIS,
AU SUJET DE l'OUVERTUKE DE LEUR NOUVELLE SALLE*.
ficoutez, messieurs les acteurs,
ficoutez ma plainte folatre :
Lorsque vous changez de theatre,
Ne pourriez-vous changer d'auteurs ?
Melpomene, ma soeur altiere,
Pent encor descendre chez vous.
La Harpe, Ducis et Lemierre
Lui rendent des soins assez doux.
Mais comment y suis-je trait^e?
Jadis on y suivait ma loi,
Et maintenant, ah ! je le vois,
A peine y suis-je regrettee,
A peine y songe-t-on k moi.
Du lamentable La Chauss6e
Les lamentables successeurs
De mes fitats m'ont expulsee,
Et noy6 mes ris dans les pleurs.
Quoique veuve encor tr6s-jolie,
1. L'Odeon.
112 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
D'un voile de m61ancolie
Par eux mon front fut revetu :
Helas! dans ma juste furie,
Faudra-t-il que je me marie
Avec Boniface Pointu ^?
ENIGME-LOGOGRIPHE.
J'embrassai tout, et mon genie
Cueillit tous les lauriers destines au talent :
De I'empire des arts usurpateur brillant,
Lecteur, pour m'admirer TEurope est reunie.
Profond, 16ger, malin, agr^able, erudit,
Tour i tour faible et magnanime,
Je suis moi-m6me une 6nigni3 sublime
Dont le mot n'est pas encor dit.
En attendant qu'on y r6ponde,
ficoute bien : mon premier nom
Est tout entier dans mon second,
Et mon second remplit le monde.
Le probl^me, lecteur, doit etre r6solu;
Si tu le lis deux fois, tu ne m'as jamais lu.
— Les Comediens francais ont fait, le mardi 9, Pouverture
de leur nouvelle salle du faubourg Saint-Germain par VI phi ge-
nie de Racine, precedee de Vliumgunition du Thcdtrc-FrinicaiSy
en un acte et en vers, de M. Imbert. Ce serait ici le lieu de
faire ou Peloge ou la critique detaillee d'un monument com-
mence depuis tant d'annees, attendu depuis si longtemps, et que
la magnificence de nos rois devait sans doute a la gloire des
arts qui ont illustre la nation; mais, dans la crainte de remplir
mal une tache qui suppose des connaissances dont nous sommes
entierement depourvus , nous croyons devoir nous borner a
quelques observations generales qui n'ont echappe a personne,
et qui nous ont paru confirmees par P opinion meme des gens
de Part.
La facade exterieure du batiment a ete trouvee generale-
ment beaucoup trop massive; rien n'est plus oppose au carac-
tere d' elegance qui convenait si bien a un edifice de ce genre.
Le vestibule interieur de la salle forme une double galerie sou-
1. Personnage d'une comedie donnee dernierement avec le plus grand succes
sur le theatre de Janot, la Suite de Jerdme et d'Eustache Pointu. (MEisTEn(.
AVRIL 1782, 113
tenue par une multitude de colonnes, dont le premier coup d'oeil
ofire un aspect assez piquant, assez agreable; mais, examine
avec plus d'attention, on y trouve plus de singularite que de
grandeur, plus de luxe que d'utilite ; on s'apercoit avec humeur
que I'artiste a sacrifie au plaisir de faire une chose nouvelle
extraordinaire, les convenances les plus essentielles a Tusao-e du
public; que les escaliers, trop raides et sans repos, pour ne pas
occuper trop d'espace, sont tres-incommodes a monter, plus
incommodes encore a descendre; que tous les passages 'd'une
partie de la galerie a I'autre sont ridiculement resserres, et que la
prodigieuse elevation de cette double galerie la rendra, I'hiver,
d'un froid insupportable, en depit de tous les poeles et de toutes
les precautions qu'on pourra prendre pour la rechaufler. L'inte-
rieur de la salle est d'une Ibrme ronde; le theatre, avance sur
un segment du cercle, n'en interrompt point la regularite. Un
lustre, suspendu au centre d'un dome tres-orne de sculptures,
<3claire seul la salle, et, pour lui donner encore mieux I'air du
soleil, on a imagine tres-ingenieusement de I'entourer de douze
figures de carton representant les douze signes du zodiaque,
allegorie dont laffectation precieuse et recherchee n'a pas parii
d'un fort bon gout. Quoi qu'il en soit, on ne saurait nier que la
forme interieure de cette nouvelle salle ne surprenne d'abord par
un ensemble assez vaste, assez imposant; mais I'avantage de ce
premier apercu n'empeche pas qu'on n'observe ensuite'^que les
pilastres qui soutiennent ou paraissent soutenir les arcs du dome
sont du dessin le plus pauvre et le plus mesquin; que la coupe
en est trop grele, qu'interrompue mal a propos par une partie
des logos, on en suit difficilement I'ordre et la base : c'est ce
defaut capital qui, joint a la blancheur uniforme de tous les
ornements de sculpture, a fait dire que la nouvelle salle ressem-
blait a ces boites de sucre dont on pare aujourd'hui nos desserts.
Une faute plus essentielle encore que Ton reproche a MM. Peyre
€tde Wailly, c'est d' avoir si mal combine et le plan general de
I'edifice et la distribution particuliere des logos, qu'il s'y trouve
un grand nombre de places d'ou I'on voit mal et d'ou I'on n'en-
tend guere mieux. La galerie qui domine autour du parquet
foime une espece d'avant-toit sur les logos du rez-de-chaussee
qui leur cache a peu pr^s les deux tiers de la scene; elle a telle-
ment force d'elever les premieres et les secondes loges, que ces
XIII.
Uk CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
derni^res le sont plus que ne I'etaient, dans I'ancienne salle, les
troisi^mes ; de toutes ces loges on voit les acteurs comme dans le
fond d'un puits. La voix va se perdre dans le centre du dome et
dans les angles multiplies de tons les ornements en bosse dont il
est surcharge : les seules places ou Ton puisse entendre sans un
effort d' attention fatigant sont celles qui sont en face; on perd
beaucoup dans les places de cote, meme a I'orchestre. Quelque
grand que soit le lustre dont la salle est eclairee, il ne saurait
I'eclairer suffisamment; il est impossible de distinguer les objets
d'un rang de loges a I'autre ; tout s'efface et se confond, et les
femmes, faites pour parer le spectacle, sont reduites au plaisir
qui leur est souvent le plus indifferent, celui de voir et d'ecouter.
Le theatre est fort large, mais il n'a point de profondeur, dis-
position peu favorable a I'effet des decorations, qui peut embar-
rasser le jeu de I'acteur et nuire a la pompe du spectacle.
Mais en voila sans doute assez sur un objet qu'il faut laisser
discuter a des juges plus instruits. 11 y a peu de chose a dire
de la petite pi^ce de M. Imbert; ce sont des scenes episo-
diques versifiees avec autant de facilite que de negligence, et
qui prouvent seulement qu'avec de 1' esprit et de I'imagination
M. Imbert a si peu de talent pour le theatre, qu'il n'en a pas
meme pour ce genre, de tous assurement celui qui en exige le
moins.
— II y a beaucoup d' esprit, beaucoup de raison, beaucoup
de malignite dans la comedie-vaudeville representee le meme
jour sur le Theatre-Italien ; mais la critique en a paru trop dure,
trop amere; I'invention en est d'une allegoric trop alambiquee,
et, pour etre plein de mots heureux, le dialogue n'en est pas
moins depourvu et de mouvement et de rapidite. Gette pifece,
annoncee d'abord sans titre, a ete donnee depuis sous celui du
Public vengc, precedee d'un prologue intitule le Poisson d'avril;
elle est de M. Prevot, avocat au Parlement, et, quoiqu'il ne
soit plus jeune , nous croyons que c'est son premier essai dans
la carri^re dramatique ; il n'est pas plus connu dans celle du
barreau.
Yoici I'idee du prologue. Momus trouve le sifflet du Public;
oh ! la bonne trouvaille par le temps qui court ! II en fait present
a la petite Thalie, fort occupee du compliment qu'elle doit faire,
selon r usage, au Public. On le voit parattre ; la Muse, qui n'est
AVRIL 1782. 115
pas encore prete, se sauve sous la toile. Monius, cache a I'avant-
scene par les roseaux, ecrit sur ses tablettes, et le Public s'a-
vance en pechant du meme cote; ce Public est de fort mauvaise
humeur et d' avoir perdu son sifllet, et de n' avoir rien pris de la
journee. Tandis qu'il s'en plaint, Momus attache ses tablettes a
I'hamecon de la ligne et reste cache. Le Public retire la ligne, et
trouve sur les tablettes le couplet que voici :
Qui reclame un silflet de prix?
Momus prometde lelui rendre,
S'il veut au spectacle aujourd'hul
Sans rien critiquer tout entendre.
Ce marche-la vous convient-il ?
II jette les tablettes en souriant :
Ma foi, c'est un poisson d'avril.
La petite Thalie revient, remet humblement au Public son sifflet?
et lui dit :
Ne courbez pas sur nous ce sceptre rigoureux,
Le moment ou Ton rentre est fait pour les heureux.
Monseigneur est fort etonne de trouver sur I'affiche : Les Come-,
diens italiens donneront aujourd'hui le Public^ comedie nou-
velle. — M'afflcher ! de moi s*amuser ! Je vais faire beau
bruit... — CalmeZj lui repond Momus, calmez ce grand depit^
car on dirait : Vous vous sifjlez vous-meme,
Tous les personnages de la nouvelle comedie-vaudeville sont
allegoriques. Le fond du theatre represente un desert; la Verite
y parait endormie dans les bras du Temps; on voit, de cote
et d'autre, des inscriptions et differents emblemes de la revolu-
tion des systemes et des modes. L'Opinion, le Caprice, girouette
tenant le portefeuille du Public ; I'Amphigouri et toute sa troupe,
composee de la Cabale, du Paradoxe, de Nycticorax, du Dramo-
mane, de I'Harmoniche, avaient cherche depuis longtemps a
eloigner le Public de la Verite. Le Genie national , exile par le
mauvais gout, revient, apres de longs voyages, en France, sa
patrie; il fait fuir tous les fantomes ridicules qui s'eiaient
empares du Public, lui ote les lisieres par lesquelles ils le tenaient
116 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
attache, et le reconcilie avec la Verite, les Ris et les Graces. II
est difficile de donner a un sujet allegorique beaucoup de mou-
vement etd'int^ret; le developpement de celui-ci n'est souvent
ni assez clair ni assez rapide; mais, a travers des longueurs qui
ont dii nuire au succes de I'ensemble, on n'a pu s'empecher d'y
applaudir un grand nombre de details d'une critique vive et
piquante. Dans les couplets de I'Agreable de ville, Tun des per-
sonnages qui viennent faire leur cour au Public, on a trouve
qu'il y en avait dont M. de Beaumarchais pourrait avoir quelque
raison de se plaindre comme celui-ci :
Mes proems,
Vos valets,
Je les gagne;
Je fais croire a mes propos,
Meme a mes chateaux
En Espagne, etc.
II y a, dans le role de M"** du Costume ou de M"« Bertin*,
qui, comme de raison, vient aussi rendre compte au Public de
ses succes, un madrigal assez agreable pour la reine; mais la
maniere dont il est amene est si gauche qu'il n'a fait que peu
d'effet.
Sur I'air de la Baronne.
C'est un mystfere ;
Trop tard mes cartons sont venus.
C'est un mystere.
Sur une Gr^ce je voulus
£puiser tons les dons de plaire :
EUe avait tout pris chez V6nus.
C'est un mystere.
Dans la foule de traits dont cet ouvrage est rempli, nous
nous contenterons d'en choisir encore deux ou trois qui pour-
ront faire regretter que I'auteur n'ait pas su en faire un usage
plus heureux.
1. Marchande de modes de Marie-Antoinette. Ses airs importants faisaient
I'amusement de la ville et de la cour. — « Montrez, disait-elle un jour a une de ses
demoiselles de magasin, en recevant une pratique, montrez a raadame le resul-
tat de men dernier travail avec Sa Majeste. » Ce debris de I'ancienne cour niourut
en 1813. On a publie en 1824, Paris, Bossange freres, in-8", des Memoires de
M *'« Berlin, mais ils ont ete dementis par sa famille et retires du commerce. (T.)
AVRIL 1782. 117
« On trouvera chez moi, dit M'"^ du Costume, des poupees k
ressort qui representeront les moeurs, les conditions, les carac-
teres, et, en six seances au plus, on aura le signalement de toute
la nation, n
(( Depuis mon exil, dit le Genie national, j'ai vu bien des
pays ; pas une nation qui ne soit amoureuse de ma mani^re ; on
me recherche partout; je reviens ici, on y accueille tout, hors
moi, et j'y suis le seul etranger. »
Nycticorax lui propose la lecture de quelque philosophe
anglais bien noir, bien penseur. « J'aime mieux, lui repond-il,
une soiree francaise que toutes les nuits * de nos voisins. »
— On doit plus de decouvertes utiles au hasard ou a I'instinct
qu'aux reflexions les plus suivies, et les siecles d'ignorance en
comptent peut-etre plus que les temps les plus eclaires. M. Vera,
employe a la Poste, sans s'etre occupe jamais d'aucune partie
des mathematiques, vient de trouver, pour suppleer a la pompe,
une machine dont les avantages et la simplicite ont attire I'atten-
tion de I'Academie des sciences. Une corde sans fm monte et
descend sur deux poulies fixees perpendiculairement Tune a
I'autre : la poulie inferieure est plongee dafis le reservoir d'eau,
et la superieure elevee a I'endroit ou I'eau doit monter, est
enfermee dans une caisse percee a son fond, pour laisser passer
la corde : I'axe de la poulie superieure en enfile une autre de
plus petit diametre, qui communique par une chaine sans fm
a une grande roue fixee perpendiculairement a la portee de la
main. Gette grande roue est mise en mouvement par une mani-
velle^ ou tel autre moyen qu'on y voudra substituer; son mou-
vement est transmis par la chaine sans fm a la petite poulie
superieure, et par consequent a la poulie superieure de la
corde, puisqu'elle a le meme axe. Ainsi la corde sans fm monte
continuellement d'un cote, depuis le reservoir jusqu' a la caisse, et
descend de la caisse au reservoir sans interruption. Sa partie
ascendante eleve autour d'elle une colonne d'eau qu'elle depose
dans la caisse en roulant sur la poulie superieure; de la caisse
Teau coule par un conduit dans le bassin destine a la rece-
voir.
La quantite d'eau elevee dans un temps donne est propor-
1. Allusion aux Nuits d' Young.
118 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
tionnee a la grosseur de la corde et a la rapidite du mouvement.
Une corde de sparte de vingt-et-un e lignes de circonference, en
sept minutes, eleve a soixante-trois pieds deux cent cinquante-
neuf pintes d'eau. Une corde de chanvre de quinze lignes de cir-
conference emploie onze a douze minutes pour elever deux cent
cinquante pintes k la memo hauteur.
L'Academie a fait a cette ingenieuse machine I'accueil le plus
favorable; cependant il s'en faut bien quelle ait atteint le degre
de perfection dont elle est susceptible.
— M. Mercier a renonce, dit-on, a la sainte Eglise, pour
epouser, a Neufchatel, la veuve d'un imprinieur. Ge qu'il y a de
certain, c est qu'il vient de nous donner une seconde edition de
son Tableau de Paris, en quatre volumes, considerablement
augmentee, mais oii Ton retrouve la meme negligence, les memes
absurdites, le meme melange de verites utiles, de paradoxes
extravagants, de boufTissure, d'eloquence et de mauvais gout.
— Corps d'extraits de romans de chevalerie, par M. le comte
de Tressan, de I'Academie francaise. G'est, sans contredit, le
recueil de tout ce que la volumineuse Ribliothdque des romans
contient de plus agreable et de plus interessant. II n'y a aucun
de ces extraits qui ne plaise au moins par la grace, la galan-
terie et la leg^rele du style.
DIVERTISSEMENT A LA MODE.
LETTRE.
« J'aime k rire. Un de mes amis, aussi gai que moi, vient de
me faire le recit d'une aventure si plaisante, que je m'empresse
de vous en faire part, afm que vous en fassiez vous-meme part
au public, qui aime a rire aussi.
« Mon ami se promenait, il y a quelques jours, dans un jar-
din anglais, voisin de Paris, ou il admirait les gazons et les eaux,
et les arbres etrangers et les belles fabriques. 11 regardait de loin
s'avancer une compagnie de femmes et d'hommes sur un des
ponts qui decorent cet elysee, lorsqu'il entendit des cris percants,
et vit, Tune apres I'autre, tomber dans I'eau plusieurs personnes.
11 s'approche et trouve une femme effrayee d' avoir vu dispa-
raitre sa fille et d' entendre ses cris. La jeune personne dans I'eau
jusqu'aux genoux; un petit homme faible, tombe sur le visage.
I
AVRIL 1782. 119
pret k se noyer ; un jeune honime saute dans I'eau pour le sau-
ver de ce danger, et pour aider la demoiselle a regagner les
bords; vous vous representez aisement ce tableau, et vous voyez
combien il est comique. G'est, messieurs, (ah! ah! ah! ) que ce
pont est fait en bascule (ah! ah! ah! ), et qu'en arrivant a une de
ses extremites (ah ! ah ! ah ! ), il s'abaisse tout a coup ( ah ! ah ! ah !),
€t ceux qui sont dessus tombent dans I'eau (ah! ah! ah!), au
hasard de se rompre une jambe (ah! ah! ah!), ou de se noyer
(ah! ah! ah!). Est-ce que vous ne trouvez pas cette scene
infiniment risible? N'allez pas croire au moins qu'il y ait eu ni
jambe rompue, ni personne de noye : non, on a remis, comme
on a pu, le petit homme en voiture, et on I'a renvoye chez lui,
ou il n'est demeure que huit jours au lit; la demoiselle en a ete
quitte pour son pierrot de taffetas, que I'eau et la boue ont perdu,
et pour ne pouvoir prendre lecon de son maitre a chanter pour
quelques jours. Quant a la mere, en passant une semaine sur sa
chaise longue, elle s'est remise des suites de son effroi, et vous
voyez bien qu'il n'y a rien a tout cela de tragique.
« Ce qui m'etonne c'est que ce moyen innocent manque aux
jardins d'Angleterre. j'en ai vu beaucoup, et jamais je n'y ai
trouve de ponts trebuchants. On a bien raison de dire que ces
Anglais sont tristes; ils ne savent egayer ni les affaires ni les
jardins. Je crois qu'il serait bon d'envoyer au London Magazine
un dessin de ces ponts a bascule, et la manifere de les placer
pour divertir les gens qui se promenent. Vous desireriez peut-
etre de savoir quel est le jardin ou Ton pent se procurer un
amusement aussi piquant ; mais mon ami n'a jamais voulu me le
dire *, sans que je puisse imaginer la raison de ce myst^re, que
je lui pardonne pourtant, parce que je sais qu'il est aussi sage
que gai.
(( J'ai I'honneur d'etre, etc.
« SignS Gachinno. )>
1. Ce jardin est celui de Mousseaux. (Meister.)
— Cette critique assez vive manque dans le manuscrit de Gotha. Elle est peut-
^tre de Suard, qui a public pour la premiere fois la partie que nous reimprimons
aujourd'hui, et qui ne s'est pas fait faute, ainsi que nous le verrons plus loin, de
completer, pour les besoins de sa cause, le texte de Meister.
12a CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
VERS
ADRESS£S A MONSEIGNEUR LE PRINCE HENRI DE PRUSSK,
A SON DEPART DE SPA,
AU NOM DE m"^ PAULINE, LA FILLE DE M""' DU MOLEY,
AGEE DE NEUF ANS;
PAR M. AUDIBERT, DE MARSEILLE.
Quand vous partez, quand iJ faut qu'on vous quitte,
0 prince le plus accompli I
Sachez de moi, qui n'ai jamais menti,
Que tous les coeurs volent k votre suite,
Et qu'on ne craint que votre oubli.
Partout on vous admire, on vous ch6rit ici.
EXTRAIT D UNE LETTRE DU ROI DE PRUSSE
A M. d'alEMBERT*.
« Braschi vient de prouver que le pape n'est pas infaillible,
en faisant une demarche aussi inutile que deplacee. [II semble
que la cour de Vienne veuille punir le Saint-Siege des exc6s de
GregoireVII etd'Innocent IV]. Au reste, je me porte bien; je fais.
des voeux pour votre sante, et j'abandonne a leur mauvais sort
le pape, I'abbe Raynal, les fanatiques, les philosophes, les char-
treux, et surtout les Anglais. »
— Molii^re a la nouvelle salle, ou les Audiences de Thalie^
comedie en un acte et en vers libres, representee pour la premiere
fois, sur le nouveau theatre du faubourg Saint-Germain, le ven-
dredi 12, est demeuree quelques jours anonyme. On avait com-
mence par Tattribuer k ]VI. Palissot : on I'a rendue ensuite a
M. de La Harpe, qui en a vu bientot le succ^s assez decide pour
oser I'avouer, sans avoir a craindre qu'un nom tout a la fois si
cel^bre et si chanceux au theatre put lui porter encore malheur.
Si le plan de cette petite comedie n'est pas d'une invention)
merveilleuse, si I'idee n'en est pas bien neuve, I'execution en est
1. Des trois phrases qui composent cet «extrait)) de la lettre du 17 mars 1782.
deux presentent des variantes avec le texte donne par M. Preuss (tome XXV^
p. 217). Celle que nous pla^ons entre guillemets ue figure m6me pas dans le texte
du savant bibliographe. Braschi est le pape Pie VI, qui regna de 1774 a 1799.
AVRIL 1782. 121
infmiment agreable; c'est une satire dialoguee d'une mani^re
piquante et spirituelle, ou Ton trouve encore plus de raison et
de gout que d' esprit et de gaiete. Melpomene et Thalie viennent
installer leurs sujets dans leur nouveau sejour; elles y trouvent
Moliere; Apollon voulut bien lui permettre de partager la fete.
Les deux niuses, apres avoir fait au pere de la Gomedie tout
I'accueil qu'il merite, I'instruisent, chacune a sa maniere, de
I'esprit, du ton, des moeurs et du gout de notre siecle. Thalie, en
le quittant, le charge de recevoir pour elle tons les originaux qui
se presenteront a I'audience publiee par son ordre. Malheureu-
sement le nombre de ces originaux n'est pas grand : c'est
M. Baptiste, un garcon de cafe, qui s'est fait auteur; M. Miso-
grarae, un negociant, fort ennuye du bureau d'esprit etabli mal-
gre lui, dans sa maison, par sa femme; M. Claque, un chef de
cabale, un capitaine commandant au parterre, en un mot le che-
valier de La Morliere; le Vaudeville, sous les jolis traits de
M'*'' Contat ; la Muse du drame, c'est-a-dire Dugazon habille en
femme, sous une grande coifie de crepe renouee avec des rubans
couleur de feu, une longue robe noire trainante, toute garnie de
lambeaux de papier, sur lesquels on lit ces grands mots : Ah!
del I Bieii! grand Dieu! Vertul Crime! Nature! Ce dernier
pare dignement la queue de la robe. L' auteur, apres avoir fait
parler tant qu'il a voulu tous ses personnages, fait ouvrir le fond
du theatre; on voit les statues de tous les grands auteurs dra-
matiques; Apollon est entre Melpomene et Thalie : chacune
d'elles conduit les auteurs de son genre; les autres muses ont
aussi leur suite qui porta des guirlandes de fleurs et des cou-
ronnes de laurier. On danse, on couronne les statues, et, pour
plaire a tout le monde, mais surtout a M. du Vaudeville, le diver-
tissement fmit par des couplets; on ne dispense pas meme la
Muse du drame d'y prendre part ; ce n'est pourtant pas sans peine
qu'elle s'y determine; aussi rien n'est-il plus lamentable que I'air
sur lequel on lui fait celebrer les appas du drame. C'est le Vau-
deville, comme de raison, qui termine la ronde par un compli-
ment au parterre.
On a remarque que les scenes episodiques qui composent ce
joli Guvrage etaient toutes fort longues; on aurait desire qu'elles
fussent etplus courtes et plus varices, et Ton croit qu'il n'aurait
pas ete difficile d'en rendre la liaison plus adroite et plus natu-
1^2 CORKESPONDANGE LITTfiRAIRE.
relle. La scene de Baptiste parait avoir donne lieu plus particu-
lierement a cette critique par la maniere tres-insipide dont elle
(init, et peut-etre aussi par la maniere froide et pesante dont
Bouret I'a jouee. On a reproche a M. de La Harpe d' avoir fait de
la Muse du drame une caricature plus digne des treteaux qu'il
fronde que de la scene ou il veut rappeler Molifere ; mais cette
caricature est plaisante ; et pourquoi peindre autrement un genre
qui, a I'exception de deux ou trois ouvrages interessants, n'est
connu que par des productions aussi ridicules qnemonstrueuses?
Un reproche plus essentiel a faire a I'auteur, c'est qu'apres avoir
choisi Moliere pour etre le principal personnage de sa pifece, il ne
lui fasse pas dire un seul mot qui soit propre a son caractere, un
seul trait ou Ton puisse reconnaitre I'originalite de son esprit et
de son genie; ce Moliere-la est un homme comme un autre; il
occupe la sc^ne depuis le commencement jusqu'a la fin, et il ne
fait, il ne dit rien que M. de La Harpe n'eut pu faire et n'eut pu
dire comme lui. Ge defaut, je I'avoue, est tres-grand ; mais c'est
aussi sans doute celui qu'il etait le plus difficile d'eviter. Le rap-
port qu'on a trouve entre Ghrysale et Misograme n'ote rien a mes
yeux au merite de ce role ; ces deux personnages se ressemblent
a la verite, mais ils n'ont ni les memes traits, ni les memes
nuances. Le rdle peut-6tre le plus neuf de la piece est celui de
M. Glaque ; il est du meilleur comique. M. de La Harpe eut trop
a soulfrir des cabales dramatiques pour negligerune si belle occa-
sion de s'en venger; aussi I'a-t-il fait de verve, et il n'y a rien qui
ne Tan nonce.
Au lieu de nous 6tendre davantage sur les critiques qu'on a
faites d'un ouvrage qui, malgre toutes ces critiques, n'en a pas
moins reussi et n*en etait pas moins fait pour plaire, il vaut mieux
rappeler ici quelques-uns de ces details charmants qui en justi-
fient le succ^s.
Thalie rappelle k Moliere que les Comediens conservent
encore aujourd'hui le fauteuil sur lequel il etait assis.
Mais vralment ce fauteuil en vaut bien quelques autres ;
C'est dommage quMl soit vacant.
La gloire d'y sieger ne serait pas vulgaire;
Mais depuis bien longtemps, et c'est mon d^sespoir,
Je n'y vois personne s*asseoir
Que le Malade imaginaire.
AVRIL 1782. 12a
Oui, dit Thalie a Melpomene,
Oui, SUP la sc^ne en vain votre m^rite brille;
De votre Agamemnon la tragique famille,
Avec tons ses h^ros, n'a jamais obtenu
Tout le succfes qu'obtient la famille Pointu, etc.
A la peinture que Thalie et Melpomene font dumauvais gout
qui regno aujourd'hui sur nos theatres, Moliere repond :
Toujours quand on se plaint, on exagere un peu...
Chez le Frangais ardent, ingenieux, sensible,
Croyez, en bien, en mal, tout changement possible...
C'est un riche rassasi6,
Au sein de I'opulence inquiet et mobile,
De ses propres tresors quelquefois ennuy6.
Apres les gouts uses viennent les fantaisies.
On cherche les Lai's apres les Aspasies,
Et de la nouveaute I'invincible d^sir
Aime plus k changer qu'il ne songe a choisir...
— £loge de M, le comte de Maurepas^ prononce dans la
seance publique de rAcademise royale des sciences, le 10 avril
1782, par M. le marquis de Gondorcet, secretaire perpetuel de
I'Academie des sciences et I'un des Quarante; brochure in-8%
de rimprimerie royale. Quoique imprime, cet ouvrage n'etant
point public, et n'etant point destine a I'etre encore de quelque
temps, nous nous empressons d'en transcrire ici les morceaux
qui nous ont paru meriter le plus d' attention.
(( M. de Maurepas, dit son panegyriste, oblige de renoncer
H I'honneur de retablir la marine militaire, sut rendre son minis-
tere brillant au milieu meme de la paix, en faisant servir la
marine au progres des sciences, et les sciences au progres de la
marine; charge de I'administration des academies, il reunissait
toute Tautorite necessaire pour I'execution de ses projets On
€omptera toujours au nombre des evenements qui ont illustre
notre siecle I'entreprise de mesurer en meme temps deux degres
du meridien, I'un sous I'equateur, 1' autre pres du pole boreal
<le notre continent, operation qui etait necessaire pour confirmer
I'aplatissement de la terre decouvert par Newton, et devait servir
de base a une determination plus exacte de la figure du globe... »
On doit a la protection de ce ministre les decouvertes de M. de
\2k CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Jussieu dans la botanique; celles de MM. Sevin et Fourmont
dans ranliquite et dans les langues de la Grece et de I'Orient; de
M. Otter sur la Mesopotamie et les provinces meridionales de la
Perse; I'Ecole de marine confiee aux soins de M. Duhamel,
ecole qui n'a pas forme, dit-on, un seul constructeur, etc.
(( Le cafe avait ete transports, en 1726, dans nos iles de
TAmerique, par M. Desclieux; mais la compagnie des Indes avait
le privilege d'empecher cette production d'une terre francaise de
croitre pour la France; cet abus fut detruit, et une denree, qui
n'etait qu'un objet de luxe et un plaisir de plus pour le riche,
devint bientot assez commune pour servir a la consommation du
peuple. Ne doit-on pas regarder comme un bien pour I'espece
humaine I'usage des boissons, telles que le cafe et le the, lorsqu'il
succ^de a celui des liqueurs fortes, et qu'il en emousse le gout
parmi le peuple? L'abus de ces boissons ne conduit point a
Fabrutissement et a la ferocite ; I'esprit d'agitation qu'elles pro-
curent et qui en fait le charme ne coute rien a la raison ni aux
moeurs, et elles preservent le peuple, en diminuant sa passion
pour les liqueurs enivrantes, d'une des causes qui contribuent
le plus a nourrir dans cette classe d'hommes la grossierete, la
stupidite et la corruption.
u M. de Maurepas, qui ne mettait de faste dans aucune de ses
actions, n'en mit point dans la maniere dont il supporta cet eve-
nement (son exil) : le preinicr joiu\ dit-il, fai eU pique ^ le
second fetais consolL Oblige de vivre dans les societes d'une
ville de province (Bourges), il s'en amusa comme de celles de
Paris et de Versailles; il y trouvait les memes intrigues et les.
memes ridicules; les formes, les noms seuls, etaient changes. »
M. de Condorcet ne parle de Fepoque ou M. de Maurepas:
fut rappelS au ministere que pour avouer assez gauchement qu'i^
n'en veut rien dire ; il se borne a donner une idee generale du
caract^re que ce ministre a deploye le plus constamment dans
toutes les circonstances de sa vie publique et privee.
« Dans les diiferentes epoques, dit-il, ou il eut part au gou-
vernement, il sut se plier a I'esprit dominant de chacune; mais
il n'en conserva que ce qui s'accordait avec son caractere. II
avait appris, sous la Regence, combien ceux qui gouvernent peu-
vent s'epargner de tracasseries et d'importunites en ne mettant
aux petites choses que le prix qu'elles ont; il avait pris, sous
AVRIL 1782. 125
le cardinal de Fleury, I'habitude de la moderation et de la
modestie, sans rien perdre de ce ton gai et facile que, dans sa
premiere jeunesse, il avait vu remplacer la dignite des ministres
de Louis XIV. Ses discours n'annoncaient qu'un homme de bonne
compagnie, doux, aimable; sa maison etait celle d'un particulier
riche, mais ami de la simplicite et de I'ordre.
(( Son esprit etait naturellement juste; les circonstances de
sa vie I'avaient empeche de se former a une application suivie
et profonde ; cependant il adoptait sans peine des principes nou-
veaux, quoique contraires aux opinions recues et meme aux
siennes, lorsque ces principes le frappaient par ce caractere de
verite et de simplicite qui trompe rarement; egalement au-
dessus des preventions de I'habitude, des prejugesde la jeunesse
et de ceux du ministre; mais il etait trop distrait par le courant
des affaires, trop souvent entraine par les evenements, pour
mediter un plan general d'apres les principes dont il avait
reconnu la verite, ou pour en suivre I'execution avec Constance.
La fmesse qu'on remarquait en lui n'etait pas cette subtilite
d'un esprit faux et bizarre qui, ne trouve profond que ce qui est
obscur, et vrai que ce qui est contraire a I'opinion des hommes
eclaires ; sa conduite, ses discours montraient combien il avait
de fmesse dans 1' esprit; mais fallait-il examiner ou juger? un
sens droit et simple etait son seul guide.
u Toujours accessible, cherchant, par la pente naturelle de
son caractere, k plaire a ceux qui se presentaient a lui; sai-
sissant avec une facilite extreme toutes les affaires qu'on lui
proposait, les expliquant aux interesses avec une clarte que sou-
vent ils n'auraient pu eux-memes leur donner;... adoucissant
les refus par un ton d'interet qu'un melange de plaisanterie ne
permettait pas de prendre pour de la faussete ; paraissant
regarder 1' homme qui lui parlait comme un ami qu'il se plaisait
a diriger, a eclairer sur ses vrais interets, et cachant enfin le
ministre pour ne montrer que I'homme aimable et facile. Tel fut,
a I'age de vingt ans, M. de Maurepas; tel nous I'avons vu
depuis a I'age de plus de quatre-vingts ans. »
r
126 CORRESPONDANCE LITTERAIUE.
MAI.
Le premier essai d'un jeune homme dans une carri^re deve-
nue aussi difficile que celle du theatre inspire a la fois de I'indul-
gence et de I'interet; quelque defaut qu on y trouve, on n'y
cherche, on n'y voit que les germes du talent qu'il annonce.
C'est ce que vient d'eprouver M. Laignelot, auteur d!Agis, tra-^
gedie en cinq actes et en vers, representee pour la premiere
fois, le lundi 6; elle I'avait deja ete k Versailles devant Leurs
Majestes a la fin de 1779. Si ce jeune poete justifie un jour les.
esperances que ce premier ouvrage laisse concevoir de lui, c'est
au sieur Larive que nous en aurons en quelque maniere I'obli-
gation. M. Laignelot, fils d'un pauvre boulanger de Versailles,
avait presente sa pi^ce aux Comediens sans recommandation,
sans pr6neurs. Rebute, selon I'usage, assez durement, il allait
renoncer pour toujours au theatre, si le sieur Larive, frappe des-
beaules qu'il crut apercevoir dans cette tragedie si maltraitee
par ses camarades, n'eiit pas cherche a interesser en sa faveur
M. le due de Villequier et d'autres personnes de la cour. Leur
protection fit obtenir au jeune Laignelot un seconde lecture qui,
soutenue encore du sudVage de quelques hommes de lettres, et
particulierement de M. Thomas et de M. Ducis, recut enfin un
accueil plus favorable. Grace a tant de protection, il n'a gu^re
attendu, pour etre joue a Paris, que cinq ou six ans; suivant les
regies ordinaires, il aurait bien pu en attendre dix ou douze.
Quelle idee ceci ne doit-il point donner ou de I'indolence de la
Comedie, ou de la multitude et de la fecondite des talents qui se
disputent a I'envi lagloire de I'occuper et de I'enrichir!
Le sujet de cette piece porte en general un caract^re trop
austere pour 6tre susceptible de I'espece d'interet qui convient a
nos usages et k nos ma3urs. La conduite en est faible, embar-
rassee, et n'a rien d'attachant. Toute vertueuse qu'est la folie
d'Agis, elle n'en est pas moins extravagante a nos yeux, et
quelque sanglant que soit le denoument, il ne produit aucun
effet. Get ouvrage n'a done pu reussir que par les details; on a
trouve dans le second et dans le troisieme acte des morceaux
pleins de chaleur et d'elevation, des traits d'un caract^re antique.
MAI 1782. 127
de I'eloquence et du mouvement. Le style en est souvent neglige;
il a cependant en general une couleur assez forte, assez drama-
tique; on y a trouve meme quelques vers dent Corneille n'eut
desavoue peut-etre ni I'expression ni la pensee.
Et par ce dementi que je donne h mon sang.
Me crois-tu digne encor de ce sublime rang?
Les roles d'Agesistrate et de Chelonis ont ete remplis assez
mediocrement par M'^'^^ Thenard et Sainval; le sieur Larive a
laisse beaucoup de choses a desirer dans celui d'Agis; mais le
nouveau costume qu'il a pris pour ce role nous a paru pitto-
resque, historique, de tres-bon gout et fait pour sa noble figure;
on en a ete d'autant plus frappe que celui de tons les autres
acteurs est parfaitement ridicule, les uns etant habilles a la
grecque, les autres a la romaine, et M"« Sainval en guenille grise
et noire, plus debraillee et plus braillante encore que de coutume.
PORTRAIT DE M. L*ABBE DELILLE,
PAR M'"« DUMOLEY.
I7i IV it a man J simplicity a child,
(Pope, £pitaphe de Gay.)
Je vais peindre un grand homme et un homme que j'aime.
L'entreprise pourrait sembler temeraire ou suspecte ; mais les
caracteres du genie s'offrent assez sensiblement en lui pour sup-
pleer au talent et rassurer contre les illusions de I'amitie.
Rien ne pent se comparer ni aux graces de son esprit, ni a
son feu, ni a sa gaiete, ni a ses saillies, ni a ses disparates. Ses
ouvrages memes n'ont ni le caract^re, ni la physionomie de sa
conversation. Quand on le lit, on le croit livre aux choses les
plus serieuses; en le voyant, on jugerait qu'il n'a jamais pu y
penser ; c'est tour a tour le maitre et I'ecolier. II ne s'informe
gu^re de ce qui occupe la soci^te ; les petits evenements le tou-
chent peu; il ne prend garde a rien, a personne, pas m6me a
lui; souvent, n'ayant rien vu, rien entendu, il est a propos ;
souvent aussi il dit de bonnes naivetes; mais il est toujours
agreable; ses idees se succedent en foule, et il les communique
toutes; il n'a ni jargon, ni recherche; sa conversation est un
128 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
heureux melange de beautes et de negligences, un aimable
desordre qui charme toujours et etonne quelquefois.
Sa figure... Une petite fille disait quelle etait tout en zig-
zag. Les femmes ne remarquent jamais ce quelle est, et tou-
jours ce quelle exprime; elle est vraiment laide, mais bienplus
curieuse, je dirais meme interessante. II a une grande bouche;
mais elle dit de beaux vers. Ses yeux sont un peu gris, un peu
enfonces ; il en fait tout ce qu'il veut, et la mobilite de ses traits
donne si rapidement a sa physionomie un air de sentiment, de
noblesse et de folie, qu'elle ne lui laisse pas le temps de parattre
laide ; il s'en occupe, mais seulement comme de tout ce qui est
bizarre et peut le faire rire; aussi le soin qu'il en prend est-il
toujours en contraste avec les occasions : on I'a vu se presenter
en frac chez une duchesse, et courir les bois, a cheval, en man-
teau court.
Son ame a quinze ans, aussi est-elle facile a connailre ; elle
est caressante, elle a vingt mouvements a la fois, et cependant
elle n'est point inquiete ; elle ne se perd jamais dans I'avenir et
a encore moins besoin du passe. Sensible a Texces, sensible a
tous les instants, il peut 6tre attaque de toules lesmanieres;
mais il ne peut jamais etre vaincu ; sa deraison ou au moins sa
gaiete viennent a son secours, et le rendent T^tre le plus heu-
reux; faut-il dire aussi que cette gaiete est quelquefois folatre
jusqu'a I'insouciance? II oublie quelquefois qu'il est aime; on
craindrait qu'il put se passer de I'etre ; il serait souvent embar-
rasse k la question imprevue s'il aime ou s'il est aim6.
Sa conduite est, comme son langage, fort abandonnee^ Les
1. A I'appui de ce jugement sur la conduite de Delille, on peut citer le pas-
sage suivanc de la Correspondance secrete de Metra (t. XVII, p. 233) a la date
du 3 Janvier 1785 : « Le bruit a couru qu'il y aurait bientbt un nouveau fauteuil
vacant par la mort de I'abbe Delille. Ce bruit est faux ; la sante de cet aimable
versificateur, que le commerce immodere des femmes avait rendue chancelante, s'est
m6me retablie a Constantinople. 11 est egalement faux qu'il ait perdu la vue : ce
n'a ete qu'une maladie momentanee ; enfin I'histoire que Ton a faite de son exil n'a
pas pius de fondement que le reste. Voici le motif qui a engage cet academicien a
faire un voyage en Turquie : I'abbe Delille, quoique d'une complexion delicate, a
toujours plus consulte ses desirs que ses facultes physiques. Lui et I'abbe de J...
devinrent amoureux de deux jolies personnes, sceurs de M.V..., jeune poete, eleve
de I'abbe Delille. II parut plaisant au marquis de Champcenetzet a unde ses amis
de souffler aux deux abbes leurs maitresses : ce qui fut execute a I'insu des amants.
Mais un evenement imprevu troubla tout. L'une des deux demoiselles devint en-
ceinte, et ce fut precisement la maitresse de I'abbe Delille. On voulut lui faire les
MAI 1782. ' 129
plaisirs de la ville ne sont rien pour lui; il ne sait point les
chercher. II se livre volontiers a un seul objet ; il ne s'ennuie
jamais; il n'a besoin ni d'un grand monde, ni d'un grand
theatre, et parfois il oublie ce que la posterite lui promet; bien
vraiment il se laisse etre heureux. Ainsi ne vous etonnez pas des
heures qu'il vous donne , sans doute il est bien chez vous, mais
il est bien partout, meme aupres de sa gouvernante : il joue a
la peur lorsqu'il n'en fait pas une Andromaque ou une Zaire.
Votre conversation I'attache, il est vrai; mais il passe aussi fort
bien deux heures a caresser son cheval, que pourtant il oublie
aussi quelquefois, ou a s'egarer dans les bois, ou, quand il n'a
pas peur, il reve a la lune, a un brin d'herbe, ou, pour mieux
dire, a ses reveries.
Mais si on ne pent le louer pour le merite d'une vie uni-
forme, au moins n'a-t-il pas les defauts d'une vie dereglee; si sa
conduite n'est pas sagement combinee, elle est pure; et s'il n'a
pas de grands traits de caractere, il y supplee par des manieres
piquantes, la simplicite, les graces, une gaiete si vraie, si jeune,
si naive et pourtant si ingenieuse, qu'elle le fait sans cesse
entourer comme'une joHe femmfe; enfm par un charme inexpri-
mable qui vous inspire tout a la fois ces mouvements de curio-
site et d'inclination qui ne sont ordinairement sentis que par un
charmant enfant; et cette sorte d'attachement inalterable qui
semble etre reserve pour les ames plus inferieures; c'est le
poete de Platon, un etre sacre, leger et volage.
ANECDOTE GENE A LO GI QUE.
De Henri IV, roi de France, en 1610,
Henriette-Marie de France, marine, en 1625,
k Charles I" Stuart, roi d'Angleterre.
Charles II son fils, roi d'Angleterre, en 1682,
eut deux mai tresses :
honneurs de la paternite, dont il se defendit le mieux qu'il put. L'amante infidele
joua son role a merveille, pleura, menaga de poursuivre I'abbe : celui-ci aima
mieux arranger cette affaire avec de I'argent. Le marquis essuya les m6mes re-
proches, et, ne se sentant pas la conscience bien nette, donna quarante millc
hvres. S'il se piqua de generosite a cet egard, il n'eutpas celle de garder le secret,
et rabbe Delille, bafoue, honni, chansonn^, fut enchant^ de trouver roccasion do
partir avec M. de Choiseul-Gouffier, qui allait en ambassade a Constantinople, afin
de laisser oublier cette aventure. »
XIII.
9
130 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Barbe Villers, duchesse de Cleveland,
dont
Henri, due de Grafton,
ne en 1663, mort en 1690;
grand-p6re de
George, due de Grafton,
nomrn6, en 1782,
garde des sceaux priv6s et
ministre d'fitat d'Angleterre ;
20
Louise Keroual, duchesse de Portsmouth
et d'Aubigny en France,
dont
Gharles. due de Richemond.
De Caroline sa fille, ma-
rine a Henri Fox, ministre
du roi George II,
descend
Charles Fox, nomm6, en
1782, ministre et secretaire
d'etat d'Angleterre.
Des males de Richmond
descend
Charles, due de Rich-
mond, nomme, en 1782,
grand-maitre de I'artillerie
et ministre d'fitat d'Angle-
terre.
D'Anne, marine k Guil-
laiime d'Albermale,
descend
Auguste Keppel, nomme,
en 1782, premier lord de
I'Amiraute et ministre
d'Angleterre.
— Le Poi'te suppose, on les Pt^paratifs de la fete, comedie
en trois actes, m^lee d'ariettes et de vaudevilles, paroles de
M. Laujon, musique de M. Champein, a ete representee, pour
la premiere fois, sur le theatre de la Comedie-Italienne, le jeudi
25 avril.
II s'agit de donner une fete au seigneur du village. Perrin,
Tamant de Babet, en a compose le divertissement; mais, devant
entrer au service de Monseigneur, il craint que le litre d'auteur
ne lui nuise dans son esprit; il prie done M. le bailli de vouloir
bien s'attribuer son ouvrage. Gelui-ci ne demande pas mieux ; il
est le rival de Perrin, et, profitant de ses droits pretendus d'au-
teur, il s'empare, dans la pi^ce, du r61e de I'amant qui doit
epouser Babet. Ge procede brouille nos deux rivaux. On repute
la pi6ce en presence du seigneur, qui, instruit des supercheries
et des pretentions du bailli, declare que la main de Babet doit
etre le prix de celui qui a compose la fete. Le veritable auteur
se fait alors connaitre, et le bailli, confondu, perd k la fois tout
ce qu'il voulait enlever au pauvre Perrin. Pour varier un peu les
mouvements d'une action si simple, on a donne a Babet une
I
MAI 1782. 131
rivale, c'est Georgette, qui convient mieux aux parents de Perrin,
mais qui lui prefere un amant moins bel esprit. Ge role a ete
joue par M"^ Dugazon avec une grace infinie.
Gomme drame ou comedie, cette pi^ce est fort mediocre;
comme divertissement, elle n'a que le defaut d'etre trop longue.
On y trouve un grand nombre de tableaux frais et riants, des
scenes dialoguees avec assez de finesse, d'une simplicite quel-
quefois un peu niaise, quelquefois un peu manieree, mais sou-
vent aussi delicate et vraiment naive. G'est, apres VAmoureux
de quinze ans, ce que M. Laujon a fait de plus agreable. La
musique en est vive et brillante; mais en general plus riche d'ac-
compagnements que d'expression et de caract^re. Toutes les
compositions de M. Ghampein ont donne lieu a la meme cri-
tique.
— Le Vaporeux, comedie en deux actes et en prose, repre-
sentee, pour la premiere fois, par les Gomediens italiens, le ven-
dredi 3, est d'un ofiicier qui s'occupe depuis longtemps de theatre
et de vers, de M. Marsollier des Yivetieres. Ge n'est pas son pre-
mier puvrage* ; mais c'est le seul dont on se souvienne dans ce
moment, et nous le croyons bien digne de faire oublier tons les
autres.
Le sujet du Vaporeux est a peu pr^s le meme que celui de
Sidney j quoique la prose de M. des Yiveti6res ne soit pas faite
pour lutter centre les vers de Gresset, la copie pourrait bien 6tre
superieure a 1' original et par I'interet du plan, et par la vivacite
des situations, et par le naturel des caract^res et du dialogue.
Le role de Saint-Far, du Vaporeux, beau coup moins exagere que
cdui de Sidney, est non-seulement plus vrai, mais aussi plus
theatral, plus propre a la comedie. L'idee qu'on sugg^re a
M"'" de Saint-Far, de guerir son mari en feignant une melancolie
beaucoup plus noire que la sienne, est une idee tr^s-juste, tres-
philosophique, et elle fournit en meme temps le motif d'une
scene infiniment touchante. Nous aurions desire que cette scene
fut mieux developpee; que celle ou Blainville veut employer la
force du raisonnement pour combattre les chim^res qui trou-
blent le bonheur de son ami, fut d'une morale moins commune
1. Marsollier avait d6ja donii6 a rOp6ra-Comique, en 1774, la Fausse Peur (yoiv
t. X, p. 457). Ce premier ouvrage avait 6te suivi de quelques comedies represen-
tees au Th^atre-Italien. (T.)
132 CORHESPONDANCE LITTERAIRF.
ou du moins plus energique et plus eloquente; mais I'mtention
des deux scenes est heureuse et bien preparee. Tout le role du
jardinier, a quelques marivaudages pr^s, est d'une gaiete fort
naturelle et fort piquante; celui du valet, qui, pour flatter les
caprices de son maitre, cherche a les contrefaire, se trahit k
tout moment lui-meme, et fmit par craindre tr^s-serieusement
de se voir une des premieres victimes de la triste folie qu'il
croyait de son inter^t d'entretenir : ce role est d'une conception
assez neuve et d'un excellent comique. Mieux 6crit, ce petit
ouvrage pourrait etre mis a cote des meilleures productions de
ce genre; tel qu'il est, il annonce du gout, de I'esprit, un vrai
talent pour le theatre.
— 1\ parait qu'a I'exemple des vertus chretiennes, la philo-
sophie, leur rivale, cherche a se distinguer aujourd'hui par de
bonnes oeuvres, par des etablissements charitables et des fonda-
tions pieuses. Tant que ce zele portera sur des objets utiles a la
societe, quel que puisse en 6tre le motif secret, il meritera tou-
jours la reconnaissance et I'estime des ames honnetes et sen-
sibles. II est a craindre seulement que ce zele philosophique ne
degenere un jour, comme tant d'autres, en une vaine ostenta-
tion ; que son activite ne devienne egalement puerile et supersti-
tieuse, et qu'il ne finisse par s'occuper beaucoup plus des inter^ts
du parti dont on voudrait soutenir la consideration que de ceux
dont on voudrait paraitre et dont il faudrait etre en effet unique-
ment occupe. Quoi qu'il en soit, on ne reprochera plus a mes-
sieurs les Quarante, comme I'a fait Montesquieu, de n' avoir
d'autres fonctions que de jaser sans cesse; les voila charges d'un
minist^re vraiment respectable, d'un minist^re qui pent se com-
parer en quelque mani^re a I'auguste dignite que la vertu do
Caton rendit si celfebre dans I'ancienne Rome. Le legs deM.de
Valbelle leur avait deja donne le droit precieux de recompenser
par une pension de douze cents francs I'homme de lettres qu'ils
jugeraient le plus digne et le plus susceptible de ceite distinction.
Un autre bienfaiteur anonyme leur avait confie le fonds de la
meme rente pour etre decerne au meilleur ouvrage qui aurait
paru dans le cours de I'annee. Tout nouvellenient on vient do
leur envoyer encore une somme de douze mille francs pour hi
fondation d'un prix a donner aussi tons les ans a Taction la plus
vertueuse qui se sera faite dans toute I'etendue de la ville et de
MAI 1782. 133
la banlieue de Paris. Ge sera done desormais a ce corps de qua-
rante tetes, qui jusqu'ici n'avait parii destine tr^s-injustement
qu'a s'occuper de figures, de metaphores et d' antitheses, a
decider en dernier ressort et quel est le meilleur homme, et quel
est le meilleur ouvrage, et quelle est la meilleure action ; qui salt
si on ne le chargera pas encore, I'annee prochaine, de decider
aussi quelle a ete la meilleure pensee ou le sentiment le plus
vertueux? On a pretendu que le corps des cures de Paris, jaloux
des attributions qu'on venait d'accorder a 1' Academic francaise,
et qu'il aurait plutot crues de son ressort que de celui de mes-
sieurs les Quarante, voulant user de represailles , allait fonder
un prix pour le plus joli madrigal qui se ferait tons les ans dans
I'etendue de leur diocese ; mais il y a lieu de croire que ceci n'est
qu'une mauvaise plaisanterie ; quelle est faction louable^ mais
un peu extraordinaire, qu'on ne cherche pas a rendre ridicule?
Voici la lettre du citoyen fondateur du nouveau prix adressee
a f Academie francaise. Quelque soin qu'il ait pris pour garder
f anonyme, on a cru le reconnaitre, et I'opinion la plus generale
a nomme M. de Montyon, conseiller d'litat, chancelier et chef
du Gonseil de monseigneur le comte d'Artois :
« Messieurs, tous les genres de talents obtiennent des recom-
penses ; la vertu seule n'en pas. Si les moeurs etaient plus pures
et les ames plus elevees, la satisfaction interieure d'avoir fait le
bien serait un salaire sufTisant du sacrifice qu'exige la vertu;
mais pour la plupart des hommes il faut un autre prix, il faut
qu'une action louable soit louee. Ges eloges ont ete le premier
objet des lettres, et c'est en effet la fonction la plus honorable que
puisse avoir le genie.
(( L' Academie francaise s'est rapprochee de cette institution
antique lorsqu'elle a propose k f eloquence le panegyrique des
Sully, des Daguesseau, des Fenelon, des Gatinat, des Montausier
et d'autres grands personnages; mais il n'est dans une nation
qu'un petit nombre d' hommes dont les actions aient un caract^re
de celebrite, et le sort du peuple est que ses vertus soient
ignorees. Tirer ces vertus de I'obscurite, c'est les recompenser
et Jeter dans le public la semence des moeurs.
(( Penetre de cette verite, un citoyen prie T Academie fran-
caise d'agreer la fondation d'un prix dont voici f objet et les con-
ditions :
nk CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
(( 1° L'Academie francaise fera tous les ans, dans une de ses
assemblees publiques, lecture d'un Discours qui contiendra
I'eloge d'un acte de vertu.
(( S'' L'auteur de I'aclion celebree, homme ou femme, ne
pourra etre dhin Hat au-dcssus de la bourgeoisie^ et il est A
dhirer quil soit choisi dans les derniers rangs de la sociHL
(( S'' Le fait qui donnera mati^re h I'filoge se sera passe dam
VHendue de la ville ou de la hanlieue de Paris, et dans Vespace
des deux annees qui prdcederont la distribution du prix, A
riilloge seront jointes des attestations du fait propres a en con-
stater la verite. On choisit Paris, parce que I'Academie, y etant
etablie, a plus de facilite pour verifier les faits ; d'ailleurs nuUe
part les moeurs du peuple n'ont plus besoin de reforaie que dans
les capitales.
(( li° La fondation sera de douze mille francs, et I'interet
de cette somme sera employe a payer deux medailles, dont
une pour l'auteur du Discours, Tautre pour l'auteur de Taction
celebree.
« 5° Le Discours sera en prose, et ne sera pas de plus d*un
demi-quart d'heure de lecture; un temps plus long ne serait
employe qu'a des dissertations etrang^res a I'objet de 1' insti-
tution.
« 6'' Cette somme de douze mille francs sera placee en rente
viag^re sur la t^te du roi et sur celle de monseigneur le dauphin,
et le Discours, lu dans la seance publique, sera presente k ce
jeune prince. Ainsi ses premiers regards seront portes sur une
classe d'hommes eloign^e du trone, et il apprendra de bonne
heure que parmi eux il existe des vertus. »
L'Academie, avant d'accepter ces offres, a cru devoir pro-
poser au donateur les changements qui suivent :
« l** Le Discours ou R^cit sera fait par le directeur de la
Compagnie.
(( 2^^ L'Academie ne pourrait accepter la donation proposee
si elle renfermait la moindre disposition qui put interesser per-
sonnellement quelqu'un de ses tnembres. En consequence, le
revenu annuel des douze mille francs sera enti^rement employe
a payer une seule medaille, qui sera donnee pour prix de Tacte
de vertu. »
Le donateur ayant adopte ces changements, la Compagnie a
MAI 1782. 135
d'une voix unanime, de I'aveu du roi, son auguste protecteur,
accepte la donation. Elle annonce done que, dans son assem-
blee publique du 25 aout 1783, elle donnera ce prix pour la pre-
miere fois, en se conformant aux dispositions prescrites par le
donateur et aux legers changements quelle y a faits.
— Quelque multipliees que soient deja les editions de YEncy-
dopedie^ celle qui s'imprime actuellement a Paris par ordre de
matieres, et dont le sieur Panckoucke a fait publier un prospectus
fort etendu, ne pent manquer d'obtenir encore I'accueil le plus
favorable. Dans I'espace d'un mois, le sieur Panckoucke a recu
cet ouvrage plus de trois mille souscriptions. Un libraire de
Madrid, don Santiago Thevin, a fait traduire le prospectus en
espagnol par don Joseph Covarrubias; et S. E. don Beltran,
eveque de Salamanque, inquisiteur-general, est a la tete des
souscripteurs espagnols. On en prepare une traduction italienne
a Florence, et la munificence de S. A. R. le Grand- Due a bien
voulu, dit-on, faire avancer aux auteurs de I'entreprise une
somme de soixante mille ducats.
Le sieur Panckoucke a fait tjrer deux exemplaires de la nou-
velle EncyclopMie sur grand papier de Hollande. II se flatte
tou jours en secret qu'une souveraine, qui s'interesse si magnifi-
quement a tout ce qui se fait en Europe de grand et d' utile, ne
dedaignera point d'en recevoir I'hommage; il se flatte que I'hon-
neur d'avoir ete encourage par elle ne manquera point a la
gloire d'un monument destine a honorer les lumieres du si^cle
dont elle est 1' amour et 1' admiration ^
— J 'ignore quel nouvel interet ou quelle puissante protection
a pu reconcilier tout a coup M. Palissot avec la Comedie. Ce qu'il
y a de certain, c'est qu'apres 1' avoir laisse oublier depuis plus de
vingtans,elle parait affecter aujourd'hui de ne plus s'occuper que
de lui : on a commence par nous donner une reprise des Tuteurs;
on leur a fait succeder tr^s-rapidement V Homme dangereux, qui
n'avait point encore ete donne; et quoique ces deux ouvrages
aient attire fort peu de monde, on n'en a pas ete moins empresse
a remettre a I'etude la fameuse comedie des Philosophes, N'y
a-t-il pas lieu de presumer que ce sont des motifs fort superieurs
1. Catherine II ne parait pas avoir r^pondu a cette invitation j du moins il
n'est pas question de rE'Mcyc/opc'die methodique dans ses lettres a Grimm, publi6es
par M. Grot, en 1878, pour le recueil de la Society historique russe.
136 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
aux interets de MM. les Gomediens qui ont pu exciter tant de
zele et tant d'activite en faveur de M. Palissot? Comment ne pas se
souvenir, dans cette occasion, de ce qu'il nous a si bien prouve,
dans toutes ses prefaces, qu'il possedait eminemment le merite
litteraire le plus utile a I'fitat, quoique le plus injustement avili?
La comedie des Tuteurs a des details heureux, mais I'intrigue
en est faible, et porte sur une idee assez extra vagante. Un p6re
a laisse en mourant la conduite de sa fille a trois ou quatre
tuteurs, dont les caracteres et les gouts sont absolument difFe-
rents; pour obtenir sa main, il faudra plaire egalement a tons.
Si la condition est bizarre, le moyen de reussir n'en est pas
moins facile a deviner; il ne s'agit que de feindre tour a tour,
aux yeux de chacun, de lui ressembler; c'est ce que fait I'amant
aim^ de la pupille, c'est ce qu'il fait plus ou moins adroitement;
mais aucune de ces scenes n'est aussi vive, aussi naturellement
gaie que celle du chevalier Glik et du chevalier Cluk, dans le
DMt^ par Dufresny.
M. Palissot trouve tres-mauvais qu'on lui refuse le don de 1' in-
vention; il s'est fache lorsqu'on lui a dit que le dessin de sesP/ii-
losophes etait caique sur celui des Femmes savantes : il pourrait
bien se facher encore si on lui prouvait que Taction de Vllomme
dangereux ressemble beaucoup a celle du Flatteur de Rousseau,
ou k celle du M^chant de Gresset ; mais nous ne voulons point
le facher ; il ya d'ailleurs plus d'exactitude a dire que le reproche
est injuste, par la raison la plus evidente, c'est que dsLnsrHomme
dangereux il n'y a aucune action, ou peu s'en faut. Gomme le
Flatteur, comme le Mechant, I'Homme dangereux est reconnu a
la fm pour etre I'auteur d'un 6crit injurieux centre I'homme qui
avait ete jusqu'alors sa dupe; comme eux, c'est par la ruse d'une
soubrette qu'il est demasque; mais voilk toute la ressemblance.
Le Mechant de M. Palissot n'a aucun motif pour faire I'ecrit en
question; c'est fort gratuitement qu'il s' expose lui-meme a se
perdre ; il ne prend aucune precaution pour faire reussir sa
mechancete, et Ton n'a besoin d' aucun artifice pour la faire
retomber sur lui. M. Palissot et ses amis (car qui n'en a pas?) ont
si bien senti la faiblesse d'une pareille intrigue, que, dans I'impos-
sibilite de la defendre, ils se sont contentes d' assurer hautement
le public que les pieces de caractfere, et, s'il en fut jamais,
r Homme dangereux en est une, pouvaient fort bien se passer
I
MAI 1782. 137
d' action, temoin le Misanthrope^ etc.; mais ces messieurs nous
permettront de leur representer d'abord que M. de Voltaire du
moins n'etait pas de cet avis ; il a dit :
Un vers heureux et d'un tour agr6able
Ne sufRt pas ; il faut une action,
De I'interet, du comique, une fable,
Des moeurs du temps un portrait veritable
Pour consommer cet oeuvre du d6mon-
On ne pretend pas qu'une comedie ait I'interet d'une tragedie ou
d'un roman, mais il paralt indispensable qu'elle ait celui de tout
ouvrage dramatique, I'interet attache a la peinture fidele des
moeurs, au mouvement successif et gradue d'une action natu-
relle et vraie. Lorsqu'il y aura une lutte etabli6 entre le carac-
tere et les circonstances ou ce caractere est place, lorsqu'il y
aura quelques ressorts adroitement prepares pour mettre ce carac-
tere en jeu, pour I'embarrasser ou pour en faire justice, et tou-
jours par des moyens dont je puisse desirer le succes sans les
avoir trop prevus, mon attent;ion sera sans doute suffisamment
fixee; il ne faudra, pour I'interesser, ni des evenements, ni des
situations extraordin aires ; mais si mon imagination ne demande
pas a 6tre fortement emue, elle veut du moins etre amusee, et
c'est k quoi le poete ne saurait reussir s'il n'a pas I'art d' exciter
ma curiosite et de la soutenir sans effort.
On a repete trop souvent que Taction du Misanthrope etait
faible et peu attachante ; elle ne Test pas autant, il est vrai que
celle de VAvare et du Tartiiffe, qui sont pourtant aussi, je crois,
des comedies de caractere. Mais quel est le spectateur attentif
qui, en voyant pour la centieme fois le Misanthrope, n'est pas
encore tr^s-curieux de savoir ce que pourra devenir la passion
d'Alceste pour la coquette Gelimfene, son amitie pour Philinte et
sa querelle avec Oronte? Je ne dis rien de tout le reste; il n'y a
pas une sc^ne ou Ton ne trouve un noeud plus interessant a voir
denouer que celui de toutes les pieces qu'on a pretendu faire
depuis dans le meme genre. S'il y a quelque chose de froid dans
cet immortel ouvrage, c'est le denoument, et peut-etre n'est-ce
encore que I'extreme perfection de chaque sc^ne en particulier
qui a rendu I'effet de 1' ensemble moins rapide et moins entrai-
nant.
138 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Au risque de parattre revenir de fort loin, nous ne pouvons
nous dispenser de remarquer ici que, comme Ton a soupconne
Molifere d* avoir voulu se peindre lui-meme dans le Misanthrope,
M. Palissot avoue naivement qu'il a eu I'intention de se peindre
aussi lui-meme dans le personnage de Val^re, I'Homme dangereux:
il est vrai qu'il a voulu que le portrait ne fut ressemblant qu'aux
yeux de ses ennemis; mais beaucoup de gens pensent qu'il a
reussi sous ce rapport bien au-dela de son attente. Rien de plus
subtil, rien de plus ingenieux que son projet. En 1770, lorsqu'il
en concut I'heureuse idee, les philosophes etaient un peu plus
consideres qu'ils ne le sont aujourd'hui ; du moins leur croyait-on
devoir plus d'egards et plus de menagement. Une piece, donnee
alors sous le nom de Palissot, pouvaitetre fort mal accueillie, peut-
etre meme courait-elle le risque d'etre refusee. Pour echapper a
toutes ces difficultes, TAristophane de nos jours s'etait propose
non-seulement de faire donner sa pi^ce anonyme, il avait encore
€U soin de repandre dans le public que c'etait une satire violente,
dont lui-meme etait le principal objet; on assure que, pour accre-
diterce bruit encore mieux, il avait ete s'en plaindre a M. I'abbe
de Voisenon, en le suppliant d' employer tout son credit k emp6-
cher que la pi6ce ne fut jouee ; que I'ofTicieux abbe avait reussi a
la faire defendre, et qu' alors M. Palissot, au desespoir d' avoir ete
mieux servi qu'il ne I'esperait, 6tait venu presque en larmes avouer
a son ami qu'il etait I'auteur de la pifece, et le conjurer de faire
lever la defense ; ce que celui-ci n' avait jamais voulu faire, tr^s-
indigne de ce qu'on eut ose le croire propre k se rendre complice
d'un pareil manage. II est vrai que M. Palissot a ecrit depuis plu-
sieurs longues lettres pour desavouer le ridicule de cette aven-
ture; mais il n'en est pas moins vrai que, quoiqu'il en fut sollicite
vivement, I'abbe de Voisenon ne voulut jamais detruire I'impos-
ture pretendue, soit qu'il n'ait pas daigne en prendre la peine,
soit qu'il fut pique en effet d' avoir ete la dupe de M. Palissot, soit
enfm qu'il se fut fait un scrupule de dementir un conte qui, vi'ai
ou faux, ne pouvait manquer de lui paraitre plaisant *.
Quoi qu'il en soit, on aura toujours de la peine a comprendre
comment un homme a le courage ou plutot I'elTronterie de se
traduire ainsi lui-meme sur la sc6ne, de prdter au personnage le
1. Grimm avait deja cont6 cette mesaventure; voir t. IX, p. 51.
I
MAI 1782. 139
plus odieux tous ses traits, to us ses sentiments, toutes ses opi-
nions, et de mettre ce personnage en contraste avec un honnete
homme, qu'il rend a la verite le plus plat du monde, mais dans
la bouche duquel il place cependant les sentiments les plus esti-
mables, les plus vertueux, avec les opinions les plus diametrale-
ment opposees aux siennes. M. Palissot pense qu'il est impos-
sible qu'on lui fasse serieusement I'application de ce role de
Valto, dont il a si bien fait sentir toute I'atrocite. En elTet, com-
ment la meriterait-il? De sa vie il n'a fait aucune satire, aucun
libelle; voyez laDunciade^ les Philosophes, etc. : lorsqu'un libelle
est signe, ne cesse-t-il pas de I'etre? Mais pourquoi s'etait-il done
persuade que ses ennemis ne manqueraient pas de I'y recon-
naitre? Pourquoi se flattait-il done que, si la piece fut tombee,
son secret ayant ete parfaitement garde, il pourrait se feliciter
publiquement de cette chute en feignant de partager I'erreur
commune? Mais, en oubliant la personne de I'auteur, a ne consi-
derer que I'ouvrage, quel en pent etre le but moral? de montrer
que I'honnete homme n'est qu'un sot et I'homme d'esprit un
scelerat; morale bien digne assurement de I'ennemi des philo-
sophes.
Quelque froid que nous ait paru le plan de V Homme dange-
reux^ quelque bizarre que nous en semble I'intention, on ne
saurait lui refuser un merite de style devenu bien rare aujour-
d'hui. La grande sc^ne qui termine le second acte est surement
une des meilleures que nous ayons vues depuis longtemps au
theatre ; le dialogue en est vif , aise, naturel et rempli de traits
piquants, si ce n'est par I'idee, du moins par I'expression. On y
remarque surtout un vers heureux, le seul de tout le role de
Dorante ou Ton retrouve vraiment I'expression d'une ame sen-
sible et vertueuse ; il ne doit pas etre oublie.
Croyez-moi, le mechant est seul dans Tunivers.
Ah! croyez-moi, monsieur Palissot, Ton peut vous en croire.
U Homme dangereux a ete regu comme il meritait de I'etre,
I'ensemble avec beaucoup d'indifference, les details tantot avec
humeur, tantot avec plaisir ; nous avons cite ceux qui ont paru
le plus generalement applaudis. La pi^ce n'a eu que cinq ou six
representations, et elles ont ete peu suivies. Les roles d'Oronte
et de Valfere ont 6te parfaitement bien rendus, le premier par le
UO CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
sieur Preville, le second par le sieur Mole, celui de Marton par
M'"^ Bellecour, et le sieur Dugazon a ete aussi plaisant qu'il etait
possible de I'etre dans celui de M. Pamphlet.
— M. Linguet a fait repandre dans le public un projet manus-
crit dans lequel il propose au gouvernement un procede secret
pour faire rendre des ordres detailles de Versailles a Brest et k
Toulon en aussi pen de temps qu'il en faudrait a un bon ecri-
vain pour les copier six fois, et sans que les agents interme-
diaires en puissent penetrer I'objet. II annonce qu'il n'emploiera
ni les pavilions, ni les feux, ni aucun des autres moyens deja
connus, mais un instrument fort simple dont on fait usage dans
deux metiers differents, et dont la construction est si facile qu'il
n'est point de village ou Ton ne puisse le faire ou le reparer au
besoin ^ . L'entretien de cette nouvelle espece de poste est si peu
dispendieux que de Versailles a Brest il ne passera pas annuelle-
ment vingt mille francs. On a su que le projet avait ete presente au
roi par M. de Beauvau, et recommande par M. le comte d'Artois;
mais on ignore si Ton en a deja fait ou si Ton se propose serieu-
sement d'en faire I'epreuve. Quel que puisse en 6tre le resultat,
si M. Linguet n'a pas decouvert tout de bon le secret qu'il nous
promet avec tant d' assurance, il a trouve du moins celui de se
rappeler d'une mani^re assez piquante au souvenir d'un public
qui commen^ait a I'oublier. 11 a fait beaucoup mieux encore;
car il vient d'obtenir, et ce pourrait bien Hve une autre" 6nigme,
la permission de sortir de la Bastille, meme celle de continuer
son journal : on lui interdit a la verite toutes les mati^res de reli-
gion, de gouvernement et de politique; mais on lui abandonne,
dit-on, pour ses menus plaisirs, les philosophes et I'Academie. A
la bonne heure ! De quelque nature qu'ait ete le motif de sa
detention, il est toujours egalement incertain; elle a sans doute
ete assez longue (de plus de vingt mois) pour lui faire faire
toutes les reflexions dont il pouvait avoir besoin, et il ne sera
gu^re tente de s'y exposer une seconde fois.
— La Bestruciion de la Ligue ou la RMuction de Paris ^
pUce nationale en quatre actes, par M. Mercier. Ge drame est de
la force de tous les autres drames de M. Mercier, et Ton nous
1. C'etait sans doute comme une premiere idee des t616graphes inventus en 1792
par Charles Chappe, et dont I'etablissement sur les principales routes de France fut
ordonn6 par d^cret de la Convention du 26 juillet 1793. (T.)
MAI 17 82. 141
dispenserad'en faire I'analyse. Ce qui est infiniment plus curieux
que le drame, c'est la preface. M. Helvetius en avait fait une pour
nous prouverqu'il n'y avait qu'un seul moyen de rendre la France
heureuse, et c'etait tout simplement d'en faire faire la conquele
par quelque puissance etrang^re. M. Mercier indique un moyen
presque aussi doux, beaucoup plus national et moins embarras-
sant pour nos voisins, c'est la guerre civile ; sa preface est em-
ployee tout entiere a developper I'agrement et I'utilite des vevo-
lutions de ce genre. C'est la plus affreuse de toutes les guerres,
sans doute ; il veut bien enconvenir; « mais c'est la seule,dit-il,
qui soit utile et quelquefois necessaire. La nation, qui sommeillait
dans une inaction molle, ne reprendra sa grandeur, qu'en repas-
sant par ces epreuves terribles, mais propres a la regenerer. . . La
guerre civile derive de la necessite et du juste rigide ». En atten-
dant le moment de profiter de ces hautes lecons, le gouver-
nement a juge a propos de defendre I'ouvrage, et I'auteur est
reste prudemment a Neufchatel, ou il continue de faire imprimer
la suite de son Tableau de Paris.
— Ext rait du journal d'un officier de la marine de Vescadre
de M. le comte d'Estaing, 1782. Brochure in-8"^ L'auteur ano-
nyme de ce pamphlet est bien plus maladroit qu'il n'est mechant.
Quelque impartialite qu'il ose affecter, il decile a chaque instant le
seul objet qu'il parait s'etre propose, celui de justifier toutes les
preventions de la marine royale contre M. d'Estaing ; mais, avec
I'intention la plus manifeste de nuire a la gloire de ce brave
general, il se trouve engage, malgre lui, a rendre a ses vertus, a
sa Constance, a son intrepidite, le temoignage du monde le moins
suspect. II ne pent se dispenser d'avouer que M. d'Estaing, actif,
infatigable, ne s'est jamais epargne pour reussir; qu'il serait
capable des plus grandes choses (et c'est un ennemi qui parle)
s'il avait des connaissances proportionnees a son activite et a son
ambition; que, ne avec beaucoup d' esprit, il a I'enthousiasme et
le feu d'un homme de vingt ans; que, enlreprenant, hardi jus-
qu'a la temerite, tout lui parait possible ; que si les matelots le
croient inhumain, ce reproche tient a sa maniere dure de vivre,
etant encore plus cruel pour lui-meme que pour ses equipages ;
qu*on I'a vu malade et attaque du scorbut sans jamais vouloir
1. L'auteur est inconnu.
U2 CORRESPONDANGli: LITTERAIRE.
faire de remedes; travaillant nuit etjour, ne dormant qu'une
heure apres son diner, sa tete appuyee si r ses mains ; se cou-
chant quelquefois, mais sans se deshabiller ; et qu'il n'y a pas
un homme dans son escadre qui puisse croire qu'il eut resiste
a toutes les fatigues qu'il a supportees, etc.
Quoique cette brochure soit ecrite, en general, avec autant de
negligence que de prevention et de partialite, elle presente
cependant une suite de faits et de details qui n'est pas sans int6-
ret ; il n'est pas meme fort difficile d'y discerner le vrai a travers
les voiles dont I'auteur cherchea I'envelopper. On y trouvera des
anecdotes assez curieuses sur le caractere et sur les dispositions
des Americains ; en voici quelques traits.
({ ^^ous n'avons recu aucun avis interessant de la part des Ame-
ricains, ou ceux qu'ils nous ont donnes etaient faux. Un pilote et
un ofTicier, donnes par le congr^s, nous ont indignement trahis ;
c'est que la plupart des gens aises sont torys, et ne soutiennent
le parli americain que par la crainte de perdre leurs biens ; leurs
coeurs sont aux Anglais. Ceux-ci avaient use d'une politique
adroite depuis que nous avions paru sur les cotes de I'Amerique,
pour aliener les esprits k notre egard en semant sourdement que
I'apparence de protection que le roi de France leur donnait etait
trompeuse et que son intention etait connue de garder les con-
quetes que son escadre pourrait faire ; que les Francais profite-
raient de la simplicite des Americains pour s'insinuer dans leur
pays;qu'en croyant devenir libres, ils ne faisaient que changer
de maitres; que le projet de la France etait connu par la propo-
sition qu'elle avait faite a I'Angleterre de s'unir a elle pour les
reduire, si on avait voulu lui ceder quelques parties... Tels
etaient les bruits et les ecrits semes par les Anglais, que le parti
tory avait eu soin d'accrediter.
(( Les Americains sont faciles a tromper, indolents par carac-
tere, soupconneux, ils croient toujours voir ce qu'ils craignent.
Leur indolence est telle que nous avons vu I'ennemi detruire
Befford a vingt milles de Boston, sans que le senat fut instruit
d'aucune circonstance, des forces ni des desseins des Anglais.
« Nous devons beaucoupaM. Hancok qui a contenule peuple,
faisant lui-meme patrouille la nuit, sans cela, nous aurions ete
obliges de nous refugier a bord de nos vaisseaux et de n'en pas
sortir, etc. »
I
MAI 1782. U3
— Le TrSbuchet, petit opera en vaudevilles, par un amateur
anonyme ^ , donne sur le theatre de la Gomedie-Italienne, le mardi 11 ,
est une platitude qui ne merite gu^re qu'on en parle. Le fils
d'un jardinier aime une jeune laitiere ; sa mere croit que c'est
d'elle qu'il est epris. Le p^re du jeune homme imagine de mettre
un trebuchet dans son jardin pour y surprendre la petite fille ; c'est
la m^re qui s'y trouve prise la premiere. On se moque beaucoup
d'elle, et, pour etre delivree, elle consent au mariage de sa fille.
11 n'y a rien dans les details de ce petit ouvrage qui puisse rache-
ter I'insipidite du sujet.
— Prospectus d'un ouvrage propose par souscription, par
I'abbe Rive'^ Brochure ^
(( Get ouvrage est un essai sur I'art de verifier I'age des
miniatures peintes dans des manuscrits, depuis le xiv^ jusqu'au
xvir siecle inclusivement, de comparer leur differents styles et
degres de beaute, et de determiner une partie de la valeur des
manuscrits qu'elles enrichissent. Get essai sera contenu dans un
recueil in-folio de vingt-six planches gravees au simple trait',
imprimees en encre faible et peintes en or et en couleurs, de la
maniere la plus ressemblante a autant de miniatures que I'auteur
a choisies dans les differents manuscrits executes avec la plus
grande magnificence en Europe pour differents souverains ou
tres-hauts et tres-puissants seigneurs dans les xiv% xv% xvi^ et
xvir siecles. Ge recueil servira non-seulement a I'histoire de
la peinture et de la calligraphie, mais encore a celle de 1' archi-
tecture, de divers autres arts, des usages, des habillements
ecclesiastiques, civils et militaires, des modes, des meubles, des
ustensiles et des instruments de gueiTe des memes siecles. II y
aura un autre avantage, ce sera de fourair un supplement aux
Monuments de la monarchic francaise^ par dom Monfaucon...
(( On verra par ces planches, jusqu'ou nos ancetres ont
pousse le luxe et la magnificence des livres, et Ton sera etonne
que la typographie, depuis environ trois cent vingt-cinq ans
1 . L'i4 Imanach des spectacles est egalement muet sur le nom de I'auteur.
2. Qui forma plusieurs riches biblioth6ques de Paris et entre autres celle de feu
M. le due de La Valliere. (Meister.)
3. II n'a paru de cet ouvrage que le prospectus, dont Meister reproduit textuel-
lement ou paraphrase les principaux passages, et un album in-folio de 26 planches.
Voir sur cette publication inachevee le Bulletin du bibliophile, 1872, p. 349 et
suivantes.
4U GORRESPONDANGE LITTERAIRE.
qu'elle a ete inventee en Europe n'ait encore produit, meme avec
les acccessoires de la gravure, aucun monument aussi riche
que la plupart des manuscrits dont ces planches sont tirees.
« Divers grands seigneurs de 1' Europe trouveront au has de
quelques-unes de mes planches les armes de leur famille. Ce
symbole heraldique [dit emphatiquement M. I'abbe Rive], leur
imprimera plus de \»eneraiion pour la memoire de leurs peres
et les enflammera du meme z^le pour la possession des beaux
livres. »
Les cuivres et les modules de peinture sont acheves depuis
trois ans; le manuscrit Test aussi : M. I'abbe Rive ne tirera que
quatre-vingts exemplaires de son recueil. Le prix sera pour les
souscripteurs de vingt-cinq louis et de quarante pour ceux qui
n'auront pas souscrit. La souscription pour la province et pour
I'etranger ne se fermera qu'a la fm de cette annee.
Pour faire constater aux souscripteurs qu'il n'y aura que
quatre-vingts exemplaires, on ecrira a la fm de chaque exemplaire
qu'on delivrera 1®% 2% 3% etc., inclusivement jusqu'au 80«
exemplaire, delivre k W*\ tel jour, tel mois. L'auteur accompa-
gnera ce cerlificat de sa signature, et s* engage solennellement
a ne jamais faire aucune autre edition du m^me ouvrage.
Le recueil de M. I'abbe Rive sera expedie k chaque souscrip-
teur dans dix mois ou un an tout au plus a dater du jour de sa
souscription ; mais les souscripteurs pay eront les vingt-cinq louis
d'avance.
On emploiera le papier superfm d'Annonay et les nouveaux
types de Didot I'aine, aussi glorieux k la France que le furent
jadis a Venise ceux d'un autre Francais appele Nicolas Janson,
etabli en cette ville vers I'an 1A70.
JUIN.
Que I'heritier du plus vaste enjpire qui existe et qui ait
jamais existe, qu'un descendant de Pierre le Grand destine un
jour a occuper le trone, et puisqu'il est encore un nom au-dessus
de ces grands noms, que le fils de Catherine II serait I'objet de
JUIN 1782. 145
I'attention et des empressements de tous les pays qu'il daignerait
parcourir, c'est sans doute ce qu'il etait fort aise de prevoir;
mais que son caractere et son esprit paraitraient repondre par-
tout a la grande attente que laissaient concevoir des titres si glo-
rieux, c'est du moins ce qui a dii etonner tous ceux qui ne
s'6taient pas fait une juste idee, et du progr^s que les lumi^res
ont acquis dans le Nord, et de I'heureuse influence d'une educa-
tion dirigee par la plus ^clairee comme par la plus auguste des
meres.
Quoique les circonstances ne nous aient pas permis de
recueillir tout ce que le sejour de M. le comte et de M"''' la com-
tesse du Nord* a Paris a pu offrir d'anecdotes curieuses et de
traits interessants, ce que nous en avons appris suffira du moins
pour donner une idee de 1' impression qu'il a faite dans ce pays,
et le compte que nous tactierons d'en rendre, sans avoir d'autre
merite que celui d'etre exact et fidele, n'appartient-il pas aux
objets dont nous sommes occupes dans ces memoires? L'in-
teret dont I'heritier de toutes les Russies a bien voulu honorer
nos lettres et nos arts doit faire epoque dans I'histoire de notre
litterature. Cette histoire presente de nos jours peu d'^venements
dignes de laisser un aussi long souvenir.
Si, I'imagination frappee de I'immensite des l5tats que ce
prince doit gouverner un jour, il semble qu'on ait ete surpris
qu'il n'eut pas la taille d'un Atlas ou d'un Hercule, car, tout
polices que nous sommes, nous tenons encore un peu de nospre-
juges gothiques et sauvages, on I'a ete bien plus, et comment la
vanite f rancaise n'en aurait-elle pas ete infiniment flattie ? on
I'a ete bien plus de remarquer dans son maintien toute I'ai-
sance, toute la grace, toute la noblesse facile des usages et des
manieres de notre cour. A travers la foule importune des respects
et des hommages qui le suivaient en tout lieu, il a entendu plus
d'une fois qu'on ne le trouvait pas beau, et c'est du ton le plus
naturel et le plus aimable qu'il I'a conte lui-meme fort gaiement
au premier souper qu'il fit avec le roi, en observant que la
nation francaise n'avait assurement pas moins de franchise que
de politesse et d'urbanite. M. le comte du Nord n'a pas, il est
1. Paul P^trowitz, ne a Saint-Petorsbourg, le l**" octobre 1754, proclamc czar
le 9 novembre 1796, mort assassine U 12 mars 1801. II avait Spouse en premieres
noces Doroth^e de Hesse-Darmstadt (10 octobre 1773).
XIII. 40
Ut) CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
vrai, la taille et la figure que les poetes et les romanciers n'au-
raient pas cru pouvoir se dispenser de lui donner; mais il a
sans doute bien mieux que des traits, un regard interessant et
spirituel, une physionomie remplie de finesse et de vivacite, un
souris malin qui la rend plus piquante encore, mais sans
laisser jamais oublier le caract^re de douceur et de dignite
repandu sur toute sa personne. On a tant dit, tant repete, en
vers et en prose, que Minerve accompagnait ce prince sous les
traits des Graces, qu'on n'ose presque plus employer la meme
expression ; il n'en est aucune cependant qui rende mieux tons
les sentiments qu'inspire M™^ la comtesse du Nord ; on croirait
que cette expression ne fut jamais faite que pour elle, et quelque
usee que soit I'image, la verite de Tapplication semble I'avoir
rajeunie. Ce ne sont pas des portraits que nous avons la teme-
rite d'entreprendre, nous ne cherchons qu'a rappeler les traits les
plus marques de 1' opinion que le comte et la comtesse du Nord
ont laissee d'eux au peuple de I'Eqrope le plus sensible, mais
aussi le plus indiscret.
L'instruction est un avantage dont les princes sont si accou-
tum6s a se passer en France, que Ton aurait bien pu savoir mau-
vais gre a M. le comte du Nord d'en avoir autant; aussi n'est-il
point d'attention qu'il n'ait eue pour se le faire pardonner : on
eut dit qu'il n'etait instruit que pour plaire a la nation qui
I'accueillait avec tant d'empressement. Dans nos sciences, dans
nos arts, dans nos moeurs, dans nos usages, rien ne lui a paru
etranger; sans recherche et sans affectation, il n'a jamais rien
ignore de ce qu'il fallait savoir pour apprecier avec justesse tant
d'objets differents qu'on ne cessait d'offrir k sa curiosite pour
prendre I'inter^t le plus obligeant aux hommages qui lui etaient
adresses, pour flatter avec le tact le plus d^licat 1' amour-propre
de la nation enti^re S et celui de toutes les personnes qui s'effor-
caient particulierement delui etre agreables. A Versailles, il avait
fair de connaitre la cour de France aussi bien que la sienne.
Dans les ateliers de nos artistes ', il decelait toutes les connais-
sances de I'art qui pouvaient leur rendre I'honneur de son suf-
1. Jusqii'a desirer de voir un opera frangais. C'est pour lui qu'on a remis
Castor. (Meister.)
2. II a vu surtout avec le plus grand inter^t ceux de MM. Greuze et Hou-
don. (Id.)
JUIN 1782. 1^7
frage plus precieux. Dans nos Lycees, dans nos Academies, il
prouvait par ses eloges et par ses questions, qu'il n'y avait aucun
genre de talents et de travaux qui n'eut quelque droit a I'inte-
resser, et qu'il connaissait depuis longtemps tons les hommes
dont les lumieres ou les vertus ont honore leur siecle et leur
pays.
Sa conversation et tons les mots qu'on en a retenus annon-
cent non-seulement un esprit tr^s-fm, tres-cultive, mais encore
un sentiment exquis de toutes les convenances de nos usages et
de toutes les delicatesses de notre langue. Nous ne citerons ici
que les traits qui nous ont ete rapportes par les personnes memos
qui ont eu I'honneur de le suivre et d'en etre temoins.
Dans le nombre des choses obligeantes qu'il dit a plusieurs
membres de 1' Academic francaise, a la seance particuliere de
cette compagnie, qu'il voulut bien honorer de sa presence, on
ne pent oublier le mot adresse k M. de Malesherbes. M. d'Alem-
bert lui ayant presente cet ancien ministre du roi : Cest appa-
r eminent ici^ lui dit-il, que monsieur s'est retirL L'orateur le
plus eloquent de la magistrature demeura tout etonne d'une
apostrophe si flatteuse, et ne trouva rien a repondre.
M. Diderot, n'ayant pu le voir dans son appartement, fut
I'attendre a la messe. L'ayant apercu en sortant. « Ahl cest vous^
lui dit-il; vous^ h la messe! — Oui, monsieur le comte, on a bien
vu quelquefois Epicure au pied des autels. »
Aux fetes de Ghantilly, le petit due d'Enghien * etait empresse
a lui en faire les honneurs. M. le comte du Nord I'encourageait
par ses caresses a se livrer a toute la vivacite de son age; le
petit prince, en sautillant autour de lui, voulut faire un entrechat
en arriere ; il fit un faux pas et manqua de se laisser tomber ; le
comte, en le relevant, lui dit : Voild, ce que f avals bien prSvu :
cst-ce quon sait reculer lorsqiion porte votre nom?
M. le comte d'Artois, lui ayant montre des epees anglaises du
travail le plus riche et le plus fini, le pressait vivement d' accepter
la plus belle. Le comte du Nord avait beau s'en defendre ; il insis-
tait encore : (( Comment, monsieur le comte, vous n'en accep-
terez aucune? — Je ferai bien mieux, si vous me le permettez ;
i. Celui-li m6me que Napoleon I" fit fusilier a Vincennes, le 21 mars 1804. Ce
paragraphe avait 6t6, comme on pense, 8upprim6 en 1813, et M. Taschereau ne
I'avait pas non plus retabli.
148 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
je vous demanderai celle avec laquelle vous avez emporte Gi-
braltar. ))
Le roi parlait des troubles de Geneve : Sire^ lui dit-il, cest
pour vous une temp tie dans un verre d'eau. On ne savait pas
alors combien il serait aise d'apaiser cette tempete, meme sans
renverser le verre.
Les fetes donnees a M. le comte et a M'"® la comtesse du Nord,
a Ghantilly, ont ete de la plus grande magnificence et du meil-
leur gout. Le divertissement en vaudevilles qui terminait le
spectacle parut fort agreable au moins pour le moment. L'auteur,
M. Laujon, desirait fort I'honneur d'etre presente au prince; on
le fit apercevoir a M. le comte, qui, apr^s I'avoir remercie avec
la bonte la plus affable, lui dit : « M. Laujon, vos couplets sont
charmants, vous m'y faites dire de fort jolies choses » (les illus-
tres voyageurs paraissaient eux-memes dans le divertissement
sous des noms deguises); « mais il en est une essentielle, que
vous avez oubliee, oui tres-essentielle, et je ne m'en console
point... » On voyait a chaque mot I'inquietude du poete redou-
bler sensiblement : apr^s Tavoir laiss6 ainsi quelques moments
dans un embarras fort penible pour sa timidite ; « mais sans
doute, lui dit-il ; vous avez oublie de parler de ma reconnais-
sance, et c'est dans ce moment tout ce qui m'occupe ».
M. le comte du Nord ay ant fait k M. d'Alembert I'honneur
d'aller le voir chez lui, on n*a pas oublie que ce philosophe avaif
ete appele a Petersbourg pour presider a son education ; il lui
dit d'unemaniere tres-aimable, a la fin de leur entretien : « Vous
devez bien comprendre, monsieur, tout le regret que j'ai aujour-
d'hui de ne pas vous avoir connu plus tot. »
De tons nos hommes de lettres celui qui a eu I'honneur de
voir le plus souvent M. le comte du Nord, c'est M. de La Harpe.
En qualite de correspondant de Son Altesse Imperiale, il s'est cru
oblige de se presenter a peu pr^s tons les jours a sa porte. Tant
d'assiduites paraissaient bien quelquefois lui etre un peu a charge ;
mais les bontes du prince, jointes a I'heureuse constitution de
r amour-propre de l'auteur, n'ont gu^re permis a celui-ci de s'en
apercevoir. « M. de La Harpe, disait-il, est deja venu me voir
cinq fois ; je I'ai recu trois; j'espere qu'il ne sera pas mecontent. »
II ne I'etait point en effet; car on lui entendit dire quelques jours
apres, chez M'"^ de Luxembourg : « J'ai eu deux conversations
JOIN 1782. V49
avec M. le comte du Nord sur I'art de regner, et j'en ai ete, je
vous assure, parfaitement satisfait. » On lui avait propose la lec-
ture des Noces de Figaro par M. de Beaumarchais, et il avait
grande envie de I'entendre : « Je n'ose pourtant pas, ajoutait-il
fort gaiement, je n'ose pas accepter cette lecture sans avoir
entendu celle que doit me faire M. de La Harpe,- il ne faut pas
risquer de se brouiller avec ces grandes puissances. »
La seance de I'Academie francaise, que Leurs Altesses Impe-
riales honorerent de leur presence, fut remplie par la lecture
d'une Epitre de M. de La Harpe a M. le comte du Nord, d'un
Portrait de Cesar par M. I'abbe Arnaud, et d'une autre Epitre de
M. de La Harpe contre la poesie descriptive. L'abbe Delille avait
promis d'y lire quelques morceaux de son Poeme; mais, par
une suite de ses distractions accoutumees, il oublia son engage-
ment; ce fut sans doute pour se laisser etre heureux aux pieds
de quelque jolie femme, ou pour ne pas entendre les vers de
M. de La Harpe, qu'il n'aime pas plus que celui-ci n'aime les
siens.
II y a quelques beaux vers, dans V£pUre au comte du Nord;
mais la fm a paru digne d'un madrigal de l'abbe Gotin, et toute
la suite de Leurs Altesses Imperiales n'a pu entendre, sans etre
blessee, I'apostrophe repetee de Petrowitz, plus ridicule encore
pour les oreilles russes qu'elle n'est Strange pour les notres. Ce
mot, lorsqu'il n'est pas precede de quelque epithete qui le
distingue, est aussi familier en russe que le serait celui de Toi-
nette ou de Pierrot en francais ^
Le Portrait de Char a paru faire le plus grand plaisir h nos
illustres voyageurs. L'energie avec laquelle on y caracterise et
I'ambition et le courage^ le genie et la haute fortune du plus
grand homme de I'antiquite, etait bien faite pour lui donner a
leurs yeux tout I'interet d'un portrait de famille.
Plusieurs details heureux de Y Epitre sur la poesie descrip-
tive n'ont pas empeche qu'elle ne parut fort longue. Ce sentiment
des convenances, qui sert toujours si bien M. de La Harpe, ne lui
a pas laisse negliger une si belle occasion de dire du mal des
poetes allemands devant une princesse allemande qui les aime, et
1. L'auteur ne I'a laisso subsister, je crois, qu'une fois dans les copies qu'il en
a donn^es depuis. (Meister.')
150 CORRESPONDANCE LITTERAIHE.
dont la sensibilite saurait les apprecier, quand meme ils n'appar-
tiendraient pas au pays qui se glorifie d' avoir ete le berceau
de son enfance.
L'Academie des sciences et celle des belles-lettres ont et6 a
pen pr^s egalement heureuses dans le choix des objets dont
elles ont juge a propos d'entretenir la curiosite de nos illustres
voyageurs. Dans I'une, on les a fort ennuyes de beaucoup d'expe-
riences assez degoutantes sur la nature du principe odorant, et
sur la mani^re de detruire les odeurs fe tides. Dans I'autre, on
leur a lu des Memoires sur les antiquites septentrionales, oil Ton
discute fort ingenieusement si les hommes du Nord n'ont pas tou-
jours ete d'une petite taille et fort inferieurs a tons egards aux
habitants des climats meridionaux, etc., etc.
Quelque occupe qu'ait ete le sejour de Leurs Altesses Impe-
riales, et par le desir qu' elles avaient de voir tout ce qui pouvait
meriter de les interesser, et par cette foule de f^tes et de plaisirs
qu'on ne cessait de leur ofTrir de tons les cotes, il n'est aucune
esp^ce d'attention pour toutes les personnes qui avaient quelque
droit d'en attendre de leur part qui ait ete negligee; on n'a
entendu parler que d'un seul homme qui se soit avise de s'en
plaindre, et cet homme est le sieur Clerisseau. La sc^ne qu'il osa
faire a M. le comte du Nord dans la maison de M. de La Reyniere,
qu'il avait eu la curiosite d'aller voir, est d'une extravagance trop
originale pour etre oubUee. M. Clerisseau, ayant eu I'honneur de
travailler pour Sa Majeste Imperiale, s'etait imagine qu'a ce titre
M. le comte du Nord ne pouvait se dispenser de I'accueillir avec
la distinction la plus marquee. II s'etait fait ecrire plusieurs fois
inutilement a sa porte, et son indignation en etait extreme. Ayant
ete invite a se trouver dans la maison de M. de La Reyniere le
jour que le prince y devait venir, avec tons les artistes qui avaient
contribue, ainsi que lui, a decorer cette charmante demeure :
« Monsieur le comte, lui dit-il en I'abordant, j'ai ete plusieurs fois
chez vous, et je ne vous y ai jamais trouve. — J* en suis bien fache,
monsieur Clerisseau ; j'esp^re que vous voudrez bien m'en dedom-
mager. — Non, monsieur le comte, vous ne m'avez pas recu parce
que vous ne vouliez pas me recevoir, et c'est fort mal; mais j'en
ecrirai a madame votre m^re. — Je vous prie de m'excuser; je
sens, je vous assure, tout ce que j'ai perdu... » On avait beau le
rappeler a lui-meme ; la confusion de M. de La Reyniere 6tait au
JOIN 1782. 151
comble, on ne pouvait rempecher de poursuivre, et si Ton n'etait
parvenu a le mettre dehors, il gronderait encore. Ge n'est pas la
premiere querelle de M. Clerisseau avec des tetes couronnees; il
en a eu une avec TEmpereur qui ne le cede guere a celle-ci.
Les distractions d'une capitale immense, tons les empresse-
ments d'une cour occupee a leur plaire, tout le fracas des plus
brillantes fetes, n'ont pu empecher Leurs Altesses Fmperiales de
s'apercevoir qu'elles n'y trouvaient plus ce ministre dont le genie
et la vertu semblaient devoir assurer a jamais le bonheur de
la France, I'illustre citoyen dont I'administration sera longtemps
encore I'objet de notre etonnement et de nos regrets. Elles ont ete
le chercher dans sa retraite de Saint-Ouen : elles avaient ete voir,
laveille, I'hospice de charite fond e par M'"^ Necker dans laparoisse
de Saint-Sulpice. Tout ce qu'un coeur penetre de Tamour du
bien peut inspirer de choses sensibles et llatteuses, elles le dirent
au vertueux successeur de Colbert et a la digne compagne de sa
vie. M. le comte du Nord s'entretint seul avec M. Necker plus
d'une heure entiere, et il lui laissa la plus haute idee de son
esprit, de ses lumi^res et de son amour pour tout ce qui inte-
ressela gloire et le bonheur del'humanite. II n'y aaucunefemme
de ce pays-ci a qui M"^'^ Necker ait trouve autant de connais-
sances, autant de veritable instruction qu'a M"^^ la comtesse du
Nord, et il n'en est aucune qui lui ait paru reunir aux qualites les
plus essentielles des formes plus aimables, un ton plus pur, une
grace plus touchante. M*''' Necker, temoin de toutes les caresses
dont Leurs Altesses Imperiales venaient de comljler son pere et
sa mere, en fut attendrie jusqu'aux larmes. M""*" Necker, voyant
que M'"^ la comtesse s'en apercevait, lui dit : « Ma CiWe ose seulc
exprimer toute la sensibilite que nous inspirent les bontes de
M. le comte et de M'"® la comtesse. — Les bontes ! madame,
reprit M. le comte, ah! ce n'est pas le mot; dites, je vous prie:
ma veneration pour M. Necker... » Les heures que Leurs Altesses
Imperiales avaient passees dans la retraite de M. Necker ont paru
leur laisser un souvenir qui leur etait cher, et elles n'en ont
jamais parle qu'avec le plus tendre interet.
On avait declare que M. le comte et M'"^ la comtesse du Nord
ne mangeraient chez aucun particulier, quelque qualifie qu'il fut.
M'"* de Montesson s' etait flattee qu'on ferait une exception en sa
faveur, ou plutot qu'elle paraltrait jouir, au moins dans cetto
152 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
circonstance, de I'honneur d'etre duchesse d'Orleans; mais Leurs
Altesses Imperiales, qui dans tout leur sejour n'ont manque a
rien, pas meme a la moindre etiquette, se sont refusees a ce desir
avec toute la politesse imaginable. Y ayant ele invitees par M. le
due d'Orleans, elles se sont contentees de voir le spectacle pre-
pare pour elles chez M'^^de Montesson, avec les tours de Comus et
quelques autres amusements de ce genre, et se sont retirees apr^s
sous des pretextes qui ne pouvaient deplaire. On avait rassemble
tant de monde que M. le due d'Orleans, voyant la salle si remplie
depuis le theatre, crut qu'il ne restait plus de place ni pour luini
pour M. le comte du Nord; il s'en plaignit fort haut derriere la
toile, et, sans se montrer, il pria tout le monde assez durement de
se retirer, tout le monde pour ne blesser personne en particulier.
Le compliment deplut fort a I'assemblee, c'etait toute la France,
et on I'attendait peu de la part du prince le plus aflfable et le plus
poli. Personne d'abord ne voulait se lever, et bientot apres per-
sonne ne voulut rester. On fit remarquer a M. le due d'Orleans
qu'il s'etait trompe, et il ne negligea rien alors pour reparer
ce moment d'humeur si eloigne de son caract^re. Le roi a,
dit-on, recu M. le comte du Nord en ami, M. le due d'Orleans en
bourgeois, et M. le prince de Gonde en souverain. Geci n'est
qu'une phrase. Rien n'a ete plus splendide, plus digne de la
magnificence d'une grande cour, que la f^te du bal pare et I'opera
d'Jphigeme en Aulide^ tel qu'il a ete execute sur le beau theatre
de Versailles, le plus superbe et peut-etre le seul beau monument
d' architecture qui nous reste du r^gne de Louis XV. Les deux
vases de la manufacture de Sevres, dont le roi a fait present a
M. le comte du Nord, sont d'une grande beaute ; et la toilette qui
a ete presentee a M'"« la comtesse du Nord de la part de la reine
est du travail le plus fini et du meilleur gout. Cette toilette est
toute en porcelaine, montee en or, fond bleu lapis, ornee de
peintures dessinees d'apr^s I'antique, et les pieces qui en etaient
susceptibles garnies d'une bordure d'email imitant la perle et les
pierres fines. Le miroir, surmonte des armes de Russie et d'une
draperie infiniment riche, est soutenu par les trois Graces; deux
petits Amours se jouent a leurs pieds, et I'un, montrant la glace,
a I'air de dire : Elle est plus belle encore. La sculpture qui
decore les deux vases, en bronze dore d'or moulu, represente la
marche de Sil^ne et le triomphe de Racchus.
JUIN 1782. 153
— La Comtesse de Givry, de M. de Voltaire, n'avait pas
encore ete jouee k Paris ; le succes qu'elle a eu cet hiver, sur le
petit theatre de M. le comte d'Argental, a determine les Come-
diens italiens a la demander. G'est le mardi Ix qu'elle a ete repre-
sentee pour la premiere fois, sur leur theatre. Le d^noument a
paru faire assez d'effet ; mais ce n'est pas sans peine qu'on s'est
souvenu, pendant les deux premiers actes, des egards dus a la
memoire de I'auteur. Ce drame est en effet une des plus faibles
productions de M. de Voltaire, un vrai drame, au style pres, dont
toutes les situations sont faibles et communes, quoique le sujet
en soit fort romanesque et 1' intrigue assez embrouillee. Le role
de la comtesse a ete parfaitement bien rendu par M"'^ Verteuil, et
celui du marquis par le sieur Granger, a qui, pour etre un acteur
tr6s-distingue, il ne manque absolument qu'un ceil * et des gestes
moins manieres, moins provinciaux ; il a d'ailleurs la plus grande
intelligence de la scene ; sa voix est sonore et sensible, son jeu
rempli de finesse, de chaleur et de verite.
— Sermon pour Vassemhlee extraordinaire de charite^ qui
sest tenue a Paris, a V occasion de V itahlissement d*une maison
royale de sante^ en faveur des ecclesiastiques, prononce par
M. I'abbe de Boismont, I'un des Quarante de I'Academie fran-
^aise, etc. Ce sermon ne doit pas etre confondu avec tant d'au-
tres ouvrages de ce genre ; c'est peut-etre le chef-d'oeuvre de
M. I'abbe de Boismont, que les oraisons fun^bres de Louis XV et
de Marie-Ther^se avaient deja mis au rang de nos meilleurs ora-
teurs. Si Ton ne trouve dans ses discours ni les grands mouve-
ments de 1' eloquence de Bossuet, ni la morale touchante de
Massillon, ni 1' elegance de Flechier, si Ton n'y trouve, dis-je,
aucun de ces caracteres porte au plus haut degre, on les y
retrouve peut-etre tons au point ou I'art pent les reunir, et les
reunir avec interet. Lorsque M. I'abbe de Boismont cesse d'etre
eloquent, il tache encore d'interesser par des details finement
sentis, et supplee toujours pour ainsi dire au talent qui lui
echappe k force d'esprit et de gout.
Quelque interessant que soit le nouveau discours de
M. I'abbe de Boismont, il n'a pu desarmer ni la severite des
1. Le malheureux est borgne, et son ceilde verre dissimule mal cette disgr&ce.
(Meister.)
154 GORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
pretres, ni la critique intolerante de messieurs les philosophes.
Les premiers I'ont accuse d' avoir eu beaucoup trop de menage-
ment pour la nouvelle doctrine ; les autres out eu bien plus de
peine a lui pardonner d' avoir ose I'attaquer si vivement; aux
yeux des uns, il a passe pour un fort mauvais Chretien; aux
yeux des autres, pour un fort mauvais philosophe, mais cette
double accusation ne suffirait-elle pas pour etablir, aux yeux de
I'homme impartial, la sagesse et la moderation de ses principes?
Voici, par exemple, un morceau de son discours qui pouvait,
ce me semble, mettre tout le monde d' accord; eh bien, c'est uu
de ceux dont les deux partis ont ete le plus revokes : nous ne
craignons point de le transcrire ici en entier :
« Terminons cette scandaleuse guerre : assignez a Jesus-
Ghrist son partage; vous lui avez ravi au milieu de nous une
portion de son heritage, souffrez qu'il r^gne du moins sur les ge-
nerations destinees encore a le connaitre; laissez-leur nos fetes,
nos ceremonies, nos enseignements, nos promesses, nos consola-
tions ; gardez pour vous Tesperance du neant ; nous ne vous trou-
blerons point dans cette poussi^re elernelle ou vous vous promettez
de descendre; mais s'il est un Dieu remun^rateur, s'il est une
felicite sans mesure attachee k des vertus consacrees par une
foi pleine et genereuse, ne nous I'enviez pas. Assez vaste est le
champ de la politique et des arts! Portez-y vos talents et vos
lumites, etendez les decouvertes utiles, dirigez le commerce,
unissez, eclairez les deux mondes; mais abandonnez-nous ce
monde invisible que vous ne connaissez pas; mais ce peuple
pauvre et languissant, qui soufTre et qui gemit, pourquoi vous
obstineriez-vous a lui disputer un Dieu pauvre, souffrant comme
lui? Erreur pour erreur (vous me forcez a ce blaspheme, que ma
foi desavoue, mais I'horreur meme de cette supposition impie ne
laisse aucune ressource a votre doctrine), ce que nous professons,
ce que nous annon^ons ne penetre-t-il pas dans Tame avec plus
de charme et de douceur que toutes ces value's declamations que
I'esprit d'independanceaccumule? Nos secours, nos remedes, ne
sont-ils pas plus populaires, plus actifs, plus universels...? Ah!
que les heureux se permettent de ne rien croire, je puis me
rendre raison de ce delire; mais ou sont-ils, les heureux? Quelle
horrible collection de miseres que ce monde I Dans les conditions
brillantes, que de joies fausses, que de desirs rongeurs, que de
JUIN 1782. 155
plaies sanglantes et desesperees ! si I'oeil d'un philosophe percait
lea replis de tous ces coeurs dont la surface est si riante, il en
fremirait et voudrait peut-etre y replacer lui-meme le Dieu qu'on
s'efforce aujourd'hui d'en arracher. Dans les conditions obscures,
et surtout parmi cette foule d' indigents pour qui la Providence
semble n' avoir balance le malheur de naitre que par I'esperance
de mourir, si vous exilez Dieu de I'univers, quel adoucissement
peut rester a des peines renaissantes ? Est-ce done un si grand bien
que d'ajouter au tourment de vivre la certitude de n' avoir rien a
esperer ? G'est pour cette portion d'hommes que nous invoquons
votre pitie; laissez-nous lesmalheureux, vous n'avez d'autre pre-
sent a leur faire que le triste probleme de je ne sais quel sombre
avenir. Quelle attente pour des forcats courbes sous le poids de
leurs chaines ! Nous, du moins, nous soulevons ces chaines qui
les accablent, nous en partageons le poids, nous le supportons
avec eux ; voila le grand avantage de notre minist^re, et c'est
a cetitre, Chretiens auditeurs, que je ne crains point de reclamer
ici, je ne dis pas seulement votre compassion, mais votre delica-
tesse et votre justice. »
— Essais historiques et politiques sur les Anglo- AmMcains ^
par M. Hilliard d'Auberteuil, tome I", deux parties in-8'' et in-/i°.
M. Hilliard d'Auberteuil est deja connu par un ouvrage fori
hardi sur I'etat actuel de la colonie de Saint-Domingue * . Ces
nouveaux essais ne sont guere qu'un extrait des gazettes et des
papiers publics ; mais cet extrait, etant ecrit avec assez de cha-
leur et de rapidite, peut interesser, du moins tant que nous
n'aurons point d' ouvrage plus approfondi sur I'origine et sur les
suites de cette grande revolution. Le premier livre donne une
idee fort vague de la formation des colonies anglaises de
I'Amerique septentrionale, de leurs progres et de leur gouverne-
ment jusqu'en 1769 et 1770. Le second traite des premiers
troubles de la Nouvelle-Angleterre, de I'acte du timbre et des
premieres voies de fait jusqu'al'interdit de Boston. Le troisi^me,
de I'arrivee du general Gage, de la formation du congres general,
du bill du Canada, de la journee de Lexington. Le quatrieme
comprend tous les evenements de la guerre depuis le comman-
1. Considerations sur Vetat present de la colonis frangaisede Saint-Domingue ;
Paris, 1776, 2 vol. in-8".
156 CORRESPONDANGE LITTfiRAIRE.
dement general donne a Washington jusqu'a I'ouverture de la
campagne, en 1776; le cinqui^me, les details de Texpedition
d' Arnold dans le Canada; le sixi^me, tout ce qui s'est passe
depuis le siege de Boston jusqu'a I'epoque ou le congr^s declara
Tindependance des treize litats-Unis.
M. d'Auberteuil a cru devoir rechauffer de temps en temps
la secheresse de ses narrations par des exagerations plus ora-
toires que politiques, dont on pourrait citer des exemples fre-
quents ; et ces declamations sont d'autant plus ridicules que per-
sonne n'ignore que, si la guerre avec I'Amerique ou I'esperance
de subjuguer les colonies fut un delire du minist^re anglais, ce
delirefut partage par la nation entiere ; elle ne pouvait se resoudre
k renoncer a I'idee d'une domination qui flattait si vivement Tor-
gueil de sa puissance, et tout bourgeois de Londres voulait con-
server le droit de dire nos Colonies d'Am^riquey et celui de leur
faire la loi, pour assurer mieux I'interet de son commerce.
CHANSON,
PAR M. LE CHEVALIER d'aUBONNE.
Air d'Albanese : Dans les champs de la victoire.
Dans les champs de rAm6rique
Qu'un guerrier vole aux combats,
QuMl se m61e des debats
De I'empire britannique :
Eh ! qu'est qu\a m'fait k moi ?
J'ai I'humeur si pacifique ;
Eh ! qu'est qu'ga m'fait k moi
Quand je chante et quand je boi?
Qu'un grand-due de Moscovie
Vienne ici superbement,
Que le Saint-Pere humblement
S'en retourne en Italie ;
Eh I qu'est qu'Qa m'fait ^ moi ?
Tout change ainsi dans la vie;
Eh! qu'est qu'ga m'fait k moi
Quand je chante et quand je boi?
Que folles de leur coiffure,
Nos charmantes de la cour
JUIN 1782. 157
Iraaginent chaque jour
De quoi gater la nature :
Eh! qu'est qu'ga m'fait k moi?
Use est si bien sans parure;
Eh ! qu'est qu'ga m'fait k moi
Quand je chante et quand je boi ?
Que la troupe de Moli^re
Quitte le Louvre a grands frais,
Pour essuyer nos sifflets
Dans la vaste bonbonni^re * :
Eh! qu'est qu'ga m'fait h moi?
Je suis assis au parterre ;
Eh ! qu'est qu'ga m'fait k moi
Quand je chante et quand je boi?
Que tout Paris encourage
L'auteur du bateau volant,
Qui promet qu'au firmament
Nous irons en equipage - :
Eh! qu'est qu'^a m'fait k moi?
Je ne suis pas du voyage ;
Eh! qu'est qu'ga m'fait k moi
Quand je chante et quand je boi ?
— La reprise des Philosophes n'a pas mieux reussi aux
Gomediens que celle des Tuteurs et de V Homme danger euxj elle
n'a eu que cinq ou six representations peu suivies, et dont la
premiere, donnee le jeudi 20, a ete fort orageuse. On avait sup-
ports avec une indulgence assez benevole la plupart des traits
lances contre la philosophie et les philosophes ; mais, au moment
ou Crispin arrive k quatre pattes, T indignation de voir insulter
ainsi les manes de Jean-Jacques fut portee au plus haut degre :
on pent defier tons les parterres debout de manifester jamais
leur sentiment avec plus d'energie et de violence que ne le fit
celui-ci tranquillement assis, et meme ce jour-la fort k I'aise, les
1. La sallede TOdeon.
2. On trouve dans les Memoires de Bachaumont, a la date des 26 mars et
6 mai 1782, de tres-longs details sur le projet d'un cabriolet volant qui devait
6tre en m6me temps un bateau insubmersible, et a I'aide duquel son inventeur,
nomme Blanchard, se proposait de faire dans les airs trente lieues par heure. La
ville et la cour, les princes eux-memes. conraient voir les preparatifs de Blanchard.
G'etait un essai d' aerostat ; Montgolfier fit a Annonay, le 5 juin 1783, la premiere
experience heureuse d'un ballon, et la renouvela a Paris le 27 aout suivant. (T.)
158 CORRESPONDANGE LITTfiRAIRE.
bancs n'etant pas a moitie remplis : cette observation ne nous a
pas paru indigne d'etre remarquee, beaucoup de gens ayant pre-
sume, non sans quelque apparence de raison, que le parterre
assis aurait beaucoup moins de liberte que le parterre debout.
II est vrai que ce grand mouvement, apr^s avoir force le's Gome-
diens ase retirer et a baisser la toile, ne fut pas de longue duree;
on laissa croire quelques moments aux spectateurs que la piece
etait tombee tout de bon ; on felicitait deja messieurs les philo-
sophes d' avoir encore a I'ombre de ce pauvre Jean-Jacques I'obli-
gation de la justice qu'on venait de faire de leur detracteur;
mais une partie du public s'etant dispersee, tandis que les
enthousiastes du citoyen de Geneve exhalaient encore leur indi-
gnation dans les corridors ou dans les foyers, on se hata de
relever la toile et de reprendre la pifece k I'endroit ou Ton avait
et6 oblige de I'abandonner, avec la seule attention de faire entrer
Grispin sur ses deux pieds. Ge changement ne reparait gu^re
r impertinence de la sc^ne, il y eut encore des murmures assez
vifs ; mais, grace k la presence d'un petit detachement des gardes
francaises, poste fort habilement dans Tintervalle au parterre, la
pi^ce fut achevee; elle le fut tant bien que mal, et la curiosite,
excitee par cet evenement, attira m^me plus de monde a la
seconde representation qu'a la premiere; cependant> comme
nous I'avons deja dit, cet empressement n'a point eu de suite.
Pour etre bien ecrite, la piece n'en est pas moins froide; une
partie des ecrivains qui y sont designes ne sont plus, d'autres ont
depuis console la haine et I'envie d'une autre maniere, et ce
fameux denoument, ou I'auteur s'obstine k voir une situation
extremement comique, n'a paru qu'une caricature insipide et
revoltante. On sait qu' aux premieres representations de I'ouvrage,
en 1760^ cette scene eut un assez grand succ^s; mais Rousseau
n' avait pas alors autant de disciples qu'aujourd'hui, ni des ado-
rateurs aussi fanatiques : la pantomime de Preville, qui atrouv6
bon de laisser le role a Dugazon, pouvait rendre aussi ce jeu de
theatre plus gai, plus piquant. Quoi qu'il en soit, la fac^tie a
deplu cette fois-ci universellement , et quelques manoeuvres
qu'ait employees I'Aristophane Palissot pour la faire reprendre,
il n'a pu y reussir.
i. Voir tome IV, page 238 et suivantes.
JUIN 1782. 159
— Le Bhcrteur de M. Mercier, represente, pour la pre-
miere fois, sur le theatre de la Comedie-Italienne, le mardi 25,
est imprime depuis si longtemps, et il a ete joue si souvent sur
tous les theatres de la province, que nous nous dispenserons
d'en faire ici I'analyse. II suffira de dire que ce drame a eu le
menie succes a Paris que partout ailleurs, et il est bien a pre-
sumer que les principaux roles du moias n'ont jamais ete mieux
rendus qu'ils ne le sont par M'"' Yerteuil et par le sieur Granger.
Quelque romanesque que soit le fond de cet ouvrage, quelque
depourvus de vraisemblance et de gout qu'en soient souvent la
conduite, les incidents et le style, on ne pent nier qu'il ne soit
rempli de situations fortes et touchantes, en general du plus
grand effet. Si I'enchainement de tant de situations vraiment
dramatiques etait plus naturel, si les scenes etaient tout ce que
le poete en voulait faire, si a la verite du sentiment qu'elles
devaient inspirer il n'avait pas substitue trop souvent de vaines
declamations d'une morale ampoulee et d'un heroism e bourgeois;
en un mot, si la maladresse du poete ne detruisait pas souvent
elle-meme une partie de I'illusion, ce spectacle serait en verite
trop dechirant, I'efTet n'en serait pas supportable.
— Fabliaux^ ou Contes du xii^ et du xiif siedej traduits
ou exlraits d'apres plusieurs manuscrits du temps, avec des notes
historiques et critiques et les imitations qui ont et^ faitesde ces
contes depuis leur origine, par M. Le Grand; nouvelle edition,
cinq petits volumes in-12. Cette nouvelle Edition est augmentee
d'une diatribe contre les troubadours, ou I'auteur repond aux cri-
tiques de la proposition avancee dans la preface de la premiere
edition, que/<7 nature semblait avoir departi spdcialement auNord
les dons hninents du genie, II veut bien convenir que le midi de
la France a produit quelques hommes celebres ; mais il cherche
a prouver, par une nouvelle enumeration, que toutes les pro-
vinces troubadouresqucs ensemble n'ont pas ii citer un poete du
premier rang, Rien n'est plus propre a favoriser cette opinion
que I'ennuyeuse Ilistoire des troubadours de M. I'abbe Millot.
— PoHies fugitives de M. LemieiTe, de I'Academie fran-
caise, un volume in-8°. La plupart des pieces de ce recueil sont
dejk connues ; on y trouve une grande inegalite, des vers dignes
d' Horace et de Chaulieu, et des pieces enti^res dont on serait
tente de faire honneur a la muse de MM. Fardeauet Du Coudray.
160 CORRESPONDANGE LITTJ^RAIRE.
II en est bien peu cependant, dans le nombre meme des plus
negligees, qui n'aient un coin d'originalite assez piquant, quel-
ques traits d'un caract^re vraiment poetique. Le malheur de
M. Lemierre, eut dit IVP^ de La Fayette, est d'avoir le gout si
fort au-dessous de son esprit et de son talent. Pour meriter d'etre
mis au nombre de nos plus grands poetes, il ne lui a manque
qu'une oreille plus delicate, un gout plus sev^re^ un travail plus fmi.
JUILLET.
Nous ne sommes point presses de parler des Confessions de
J. -J. Rousseau; des ouvrages de ce genre n'ont pas besoin d'etre
annonces, ils le sont assez, m^me avant d'avoir paru. Ge qu'on
pent etre curieux de trouver a ce sujet dans nos feuilles, c'est
un compte fiddle de la sensation que ces ouvrages ont faite, et
c'est la tache que nous allons essay er de remplir avec toute Tim-
partialite dont nous osons faire profession, en depit de I'influence
qui semble attachee au metier de journaliste.
Ce n'est que la premiere partie des Confessions de Jean-
Jacques dont il s'agit; la seconde ne doit paraitre que Tan 1800;
mais, puisqu'il en existe tr^s-surement, soit en France, soit en
Suisse, deux ou trois copies autographes, il est bien permis de
compter sur quelque hasard ou sur quelque infidelite qui se dis-
pose a satisfaire un peu plus tot notre curiosite. Gette premiere
partie a paru telle que I'auteur I'avait faite, a quelques petites
anecdotes pr^s, que la pudeur de messieurs les editeurs a cru
devoir supprimer; de ce nombre sont I'histoire du moine qui
voulut le violer, dans 1' hospice des catechum^nes de Turin, et
quelques details trop naifs de son roman avec la petite demoiselle
Goton. A tout cela la posterity n'a pas perdu grand' chose.
S'il faut en croire les gens de lettres, surtout messieurs nos
philosophes, ce qui eut ete plus sage c'eut ete de supprimer le
livre en entier. Tout leur en parait pitoyable ; a peine daignent-
ils faire grace au style de deux ou trois morceaux sur les femmes
et sur la campagne, ou Ton ne pent gu6re se dispenser de
trouver des peintures assez fraiches, romanesques k la verite.
JUILLET 1782. 161
mais avec quelque reste d'eloquence et de chaleur. « Comment
ajoutent ces messiem's, commem imaginer qu'un homme fasse
mi livre dont TefTet le plus sur est de le deshonorer lui-meme?
Ge projetcependant ne peut lui avoir ete inspire que par I'orgueil
le plus fou, le plus revoltant. Quel interet pouvait-il supposer
qu'on aurait de savoir que Jean-Jacques eprouvait, dans son
enfance, une volupte delicieuse a recevoir le fouet de la belle
main de M''^ Lambercier; que le charme de cette sensation lui
laissa des gouts qu'il conserva toute sa vie, et que sa chaste timi-
dite ne lui permit malheureusement jamais de satisfaire a son
gre; qu'en apprenlissage chez un graveur, il volait avec assez
d'adresse des pomuies au fond d'une depenseS ou pissait inge-
nieusement dans la marmite de sa voisine? Importe-t-il plus a ses
lecteurs de savoir qu'il fut laquais a Turin, et qu'il se reprocha
toute sa vie d' avoir accuse la servante de la maison ou il etait
du vol qu'il y fit de je ne sais quel ruban d'argent? que, pre-
cepteur a Lyon, il faisait semblant d' avoir gate du bon vin d'Ar-
bois dont on lui avait confie le soin, pour le boire a son aise en
son petit particulier? que sa sublime amie M™^ la baronne de
Warens, avec un caractere sensible, un temperament froid, par-
tageait tranquillement ses faveurs entre lui et son jardinier,
Claude Anet ? qu'a la mort de ce pauvre Claude Anet, il fut ravi
d'heriter d'un bel habit noir dont leur patronne venait de gra-
tifier peu de temps auparavant le defunt? qu'au retour d'un
petit voyage en Provence, il se vit bientot remplace lui-meme,
dans les bonnes graces de la sensible baronne, par Courtille, un
garcon perruquier, dont il consentit a demeurer le mentor et
rami, mais dont, par un exces de deiicatesse que la bonne dame
dut trouver fort deplace, il ne voulut jamais etre le rival, etc. »
He bien, oui, messieurs, toutes ces sottises, toutes ces inep-
ties occupent une grande partiedes Confessions dQ Jean-Jacques;
celles que vous n'avez point rappelees ne valent peut-etre guere
mieux, a la bonne heure, nous en conviendrons; mais en sera-
t-il moins vrai qu'avec ce fonds, tel qu'il est, J.-J. Rousseau a
fait un livre qu'on lit avec interet, qu'on se plait meme a relire,
malgre le mepris, malgre le dedain avec lequel vous avez affecte
i. Dans les maisons particiriieres, lieu oQ Ton serre Ics provisions ct diff^rents
objets destines a la table. (Littre.)
XIII. U
162 CORRESPONDANCE LITTERAIHE.
d'en parler, malgre I'ordre expres que vous aviez donne a tous
les journaux qui vous sont devoues de n'en faire aucune men-
tion, ni en bien ni en mal? On ose, messieurs, vous defier tous
de hasarder un essai de ce genre, et de le faire avec le meme
succes, quelque puissant que soit I'ascendant de la philosophic,
et celui des grands talents que vous lui avez consacres.
(( J'ai entendu parler, disait M. Watelet, d'un cuisinier du
Regent qui s'avisa un matin de prendre ses vieilles pantoufles,
de les hacher bien menu, et d'en faire un ragout que toute la
cour trouva delicieux; » c'est a peu pres 1' essai que Jean-
Jacques a voulu faire dans ses Confessions, et ce tour de force
ne lui a guere moins bien reussi. II fallait en effet tout le cou-
rage du philosophe de Geneve pour concevoir le projet d'une
telle entreprise, et toute la magie de son talent pour en rendre
I'execution interessante ; mais il y a lieu de croire que, si le
charme du style etait le seul merite de ce singulier ouvrage,
il n'attacherait pas autant qu'il le fait, surtout' k une seconde
lecture.
En convenant que ces memoires sont remplis de disparates,
d'extravagances, de minuties, de platitudes si vous voulez meme,
de faussetes (nous en pourrons citer une a la fin de cet article),
il serait difficile de n'y pas reconnaitre du moins I'intention que
I'auteur a eue de se montrer k ses lecteurs tel qu'il fut, ou tel
qu'il se crut de bonne foi ; et, avec cette intention, il est unesorte
d'interet dont I'ouvrage ne saurait manquer; la maniere dont un
homme comnie Rousseau se rend compte a lui-m6me de ses
plus secrets sentiments, de la premiere origine de toutes ses pen-
sees et de toutes ses affections, quelque defectueuse qu'elle soit
et quelques preventions qui puissent s'y meler, offrira toujours
une instruction assez utile sur I'art de nous observer nous-
memes, et de penetrer jusqu'aux ressorts les plus caches de
notre conduite et de nos actions. Malgre la difference qu'il peut
y avoir entre les hommes a certains egards, ils se ressemblent
si fort a tant d'autres que Ton peut bien assurer que I'homrae
qui s'est le mieux observe lui-m6me est sans doute aussi celui
qui connait le mieux les autres. Que de scenes interessantes, que
de sensations oubliees et de notre enfance et de notre premiere
jeunesse, la lecture de ces Memoires ne rappelle-t-elle point a
notre souvenir? et quel est 1' homme assez malheureux pour ne
JUILLET 1782. 163
pas sentir le charme attache au plaisir d'en retrouverla trace, et
de se dire a soi-meme avec le poete des Pastes :
Jours charmants, quand je songe a vos heureux instants,
Je pense remonter le fleuve de mes ans,
Et mon coeur enchante, sur sa rive fleurie
Respire encor Fair pur du matin de la vie?
Quelle verite, quelle fraicheur et quelle vivacite de piiiceau
dans I'histoire du grand noyer de la terrasse de Bossey, dans la
peinture de sa premiere entrevue avec M""^ de Warens, dans
celle de ses timides et infortunees amours pour la belle mar-
chande de Turin ; dans le recit des brillantes esperances fondees
sur las merveilles d'une fontaine de Heron ^ ; dans les aveux nai'fs
de son engouement pour I'ami Bade, et, quelques annees apr6s,
pour le semillant Venture de Villeneuve ; dans le recit si simple
et si seduisant de I'heureuse soiree de Thunn, entre M"^ Galley
et son amie, etc. ! Quel excellent portrait que celui de M. le juge-
mage Simon! Le romande Scarron n'en a point de plus comique;
ce qui ne Test pas moins sans doute, c'est la desastreuse his-
toire du concert de Lausanne et la rencontre de I'archimandrite
de Jerusalem. Un tableau plus charmant encore est celui de cette
nuit passee, a la belle etoile, dans la niche d'un mur de terrasse,
pres de Lyon, apres laquelle il ne restait plus au pauvre Jean-
Jacques que deux pieces de six blancs; ce qui ne I'empechait
point d'etre de bonne humeur, et d'aller gaiement chercher son
dejeuner en chantant, tout le long du chemin, une cantate de
Batistin; bonne cantate, qui lui valut plus d'un excellent diner,
et qui retablit pour quelque temps sa petite fortune ! Son sejour
aux Gharmettes ofTre non-seulement une foule de peintures cham-
petres remplies de grace et de sensibilite ; on y suit encore avec
interet la marche de ses etudes et les premiers developpements
de son genie et de ses pensees. On se repose de cette partie plus
serieuse de I'ouvrage en I'accompagnant dans son voyage a
Montpellier, ou, sous le nom anglais de M. Dudding, il fut un
peu moins sot dans ses galanteries qu'il ne I'avait ete jusqu'alors
sous le sien. La dame qui voulut bien se charger de lui donner
1. Ing6nieux appareil, invente par Heron d'Alexandrie ami* siecle a\ant notre
ere, dans lequel Fair, comprime par une certaine quantite d'eau, en fait jaillir
d'autre au-dessus du niveau de la premiere. (Littre.)
164 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
des lecons dont il avait si grand besoin n'est designee que sous
le nom de N***; nos memoires secrets nous ont revele que c etait
une dame de Nicolai'i. Pourquoi le laisser ignorer a la posterite?
(( G'est presd'elle,dit-iUqueje m'enivrai des plus doucesvoluptes.
Je les goiitai pures, vives, sans aucun melange de peines; ce
sont les premieres et les seules que j'aie ainsi goutees, et je puis
dire que je dois a M""" N*** de ne pas mourir sans avoir connu le
plaisir. » Un si grand service rendu a un des sages de nos jours
etait bien fait, ce me semble, pour consacrer son nom a la
memoire des sifecles a venir.
II est sans doute assez vraisemblable que Jean- Jacques s'est
permis plus d'une fois d'orner le recit de ses aventures de tous
les agrements dont il a pu le croire susceptible ; mais ce qui nous
persuade au moins que, s'il n'apas toujours ete exactement vrai,
il a presque toujours ete parfaitement sincere, c'est que, sans
paraitre le chercher, il ne dit presque rien des circonstances de
sa vie, des dispositions particuliferes de son enfance et de sa pre-
miere jeunesse, quine serve a expliquer tres-naturellement toutes
les bizarreries et toutes les inconsequences connues de son carac-
tfere et de sa mani^re d'etre.
Le developpement de ses passions fut excessivement precoce
et celui de sa raison fort lent. A huit ans, il avait lu tous les
romans, et cette lecture lui avait donne une intelligence unique
a son age sur les passions. « Je n' avals, dit-il, aucune idee des
choses, que tous les sentiments m'etaient deja connus. Je n' avals
riencon^u, j'avais tout senti. Ges emotions confuses que j'eprou-
vai coup sur coup n'alteraient point la raison que je n'avais point
encore ; mais elles m'en formerent une d'une autre trempe, et
me donnerent de la vie humaine des notions bizarres et roma-
nesques, dont 1' experience et la reflexion n'ont jamais bien pu
me guerir. »
1. A partir de la deuxieme edition des Confessions (1790, 7 vol. in-8°), le texte
porte M"»e de Larnage. Selon Musset-Pathay, la famille de cette dame, qui habitait
Bourg-Saint-Andeol pres de Pont-Saint-Esprit (Card), y ^tait compl^tement 6teinte
en 1821. Elle etait sans doute aliiee aux families de Nicolai d' Aries et de Montpel-
lier, et non a celle qui fournit une si Jongue dynastie de premiers presidents a la
Chambre des comptes de Paris, bien que cette maison fiit originaire, elle aussi, du
Bourg-Saint-And^ol. Nous devons cette remarque curieuse a I'obligeance de M. de
Boislisle, le savant editeur de Saint-Simon, a qui les archives et la g6n6alogie des
Nicolai sont depuis longtemps familieres.
I
JUILLET 1782. 165
A vingt-cinq ans, il n'avait encore fait aucune etude suivie.
Livre enti^rement a ses propres forces, il etait r^duit a chercher
seul la route des connaissances qu'il desirait d'acquerir. Voici de
quelle mani^re il caracterise lui-meme la trempe originale de son
esprit et de son genie : « Cette lenteur de penser, jointe a cette
vivacite de sentir, je ne I'ai pas seulement dans la conversation,
je I'ai meme seul et quand je travaille. Mes idees s'arrangent
dans ma tete avec la plus incroyable difficulte. Elles y circulent
sourdement ; elles y fermentent jusqu'a m'emouvoir, m'echaulTer,
me donner des palpitations ; et au milieu de toute cette emotion
je ne vois rien nettement : je ne saurais ecrire un seul mot, il
faut que j'attende. Insensiblement ce grand mouvement s'apaise,
ce chaos se debrouille, chaque chose vient se mettre a sa place,
mais lentement, et apr^s une longueet confuse agitation. IS'avez-
vous pas vu quelquefois I'opera en Italic ? Dans les change-
ments de scene, il regne sur ces grands theatres un desordre
desagreable, et qui dure assez longtemps; toutes les decorations
sont entremelees ; on voit de toutes parts un tiraillement qui fait
peine; on croit que tout va renverser. Gependant pen a pen tout
s'arrange, rien ne manque, et Ton est tout surpris de voir succe-
der a ce long tumulte un spectacle ravissant. Cette manoeuvre
est a pen pres celle qui se fait dans mon cerveau quand je veux
ecrire. Si j'avais su premi^rement attendre, et puis rendre dans
leur beaute les choses qui se sont ainsi peintes, peu d'auteurs
m'auraient surpasse...
(( Non-seulement les idees me content a rendre, elles me
coutent a recevoir. J'ai etudie les hommes, et je me crois assez
bon observateur. Gependant je ne sais rien voir de ce que je
vois; je ne vois bien que ce que je me rappelle, et je n'ai de
I'esprit que dans mes souvenirs. De tout ce qu'on dit^ de tout
ce qu'on fait, de tout ce qui se passe en ma presence, je ne sens
rien, je ne penetre rien. Le signe exterieur est tout ce qui me
frappe ; mais ensuite tout cela me regarde ; je me rappelle le
lieu, le temps, le ton, le regard, le geste, la circonstance :
rien ne m'echappe. Mors, sur ce qu'on a fait ou dit, je trouve ce
qu'on a pense, et il est rare que je me trompe »
Le besoin auquel il fut expose pour ainsi dire au sortir de
son enfance, les durs traitements qu'il eprouva des sa plus
tendre jeunesse apr6s avoir commence a etre eleve avec une
166 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
grande douceur, la vie errante et vagabonde qu'il mena depuis
I'age de quinze ans, le contraste perp^tuel des idees roma-
nesques qui avaient seduit de si bonne heure son imagination,
avec toutes les peines et toutes les humiliations auxquelles il fut
si longtemps en butte, ces causes reunies durent sans doute aigrlr
son caractere, irriter sa sensibilite, rendre son humeur ombra-
geuse et susceptible.
II s'est peint lui-meme, dans plusieurs endroits de ses Me-
moires, avec de grandes dispositions pour I'ingratitude ; mais ce
vice chez lui semble tenir bien moins a un coeur deprave qu'aux
noires preventions que lui avaient inspirees ses malheurs centre
toute la nature humaine : ces preventions furent portees enfin a
un exc6s qui le rendit veritablement fou. Les germes d'une si
triste folie se trouvent deja dans ses Confessions-^ mais on les
voit se developper d'une maniere plus affligeante encore et dans
ses Promenades du reveur solitaire^ et dans I'ennuyeux raba-
chage des Dialogues qu'il a intitules Rousseau juge de Jean-
Jaeques^ ou Jean-Jacques juge de Rousseau.
La faussete que nous avons promis de relever a la fin de cet
article, la voici : Rousseau, en parlant du projet d'un voyage
a pied en Italie avec MM. Diderot et Grimm, ajoute : « Tout se
reduisit a vouloir faire un voyage par ecrit, dans lequel Grimm
ne trouvait rien de si plaisant que de faire faire a Diderot beau-
coup d'impi^tes et de me faire fourrer a 1' Inquisition a sa
place... »
Gela est sans doute assez gaij mais il nous est bien prouve
que jamais plaisanterie n'a ete plus injustement defiguree : le
fait est que, dans le roman de ce voyage oili M. le baron d'Hol-
bach jouait un grand role, c'etait a lui que devait arriver le
premier malheur. II etait arrange qu'il tomberait dans un trou
en precbant la prudence a son ami Diderot; que celui-ci se
ferait mettre a I'lnquisition a Rome, Rousseau sous les plombs
a Yenise, et que M. Grimm, desespere de I'infortune de ses
trois amis, en perdrait la raison, et serait enferme dans I'Hopital
des fous a Turin. Voila la seule version veritable, et Ton nous
saura gre, sans doute, des recherches que nous avons faites pour
la retablir dans toute son integrite.
Au reste, Jean-Jacques n'est pas le seul homme cel^bre qui
ait eu la fantaisie de se confesser a la posteriie. Saint Augustin
i
I
JUILLET 1782. 167
en avait clonn6 I'exemple, a sa maniere, dans ses Confessions -^
Cardan, le subtil Cardan, I'avait imit6 dans son livre de Vita
propria^ ouvrage plein de folie et de superstition, mais ou Ton
trouve pour le moins autant de naivetes, autant d'aveux secrets,
autant de menus details tr6s-interieurs et trfes-bizarres, que dans
les Memoires de Rousseau. L' article le plus attendrissant des
confessions du medecin de Pavie est celui ou il deplore la ma-
ligne influence de son etoile, qui, pendant les dix plus belles
annees de sa vie, de vingt a trente, le rendit absolument
incapable de jouir d'aucune femme, et Fobligea meme encore,
a soixante-quatorze ans, de se menager trop a cet egard pour ne
pas beaucoup affaiblir son estomac : Veneri nequc immoderate
incubui.., nunc rmmifeste ventriculum lahefactat. Cardan et
saint Augustin avouent^ comme Jean-Jacques, leur gout pour le
vol.
II y a des aveux plus extraordinaires encore dans les Aven-
tures du sieur dAssoucy^ ecrites par lui-meme ; livre assez rare,
mais assez mauvais pour meriter de I'etre ^ . Une confession
plus etonnante et surement beaucoup plus instructive et beau-
coup plus agreableque toutes celles dont nous venons deparler,
n'est-ce pas celle que le cardinal de Retz a faite dans ses Me-
moires, et qu'il y a faite si facilement, avec tant de naturel,
tant de simplicite, qu'il ne parait pas meme avoir songe a ce
qu'il en aurait pu couter a tout autre qua lui pour faire et pour
dire les memes choses? « Concoit-on, dit le president Renault
en parlant des Memoires du cardinal, qu'un homme ait le cou-
rage ou plutot la folie de dire de lui-meme plus de mal que
n'en eut pu dire son plus grand ennemi ? » L' amour-propre a
toujours ce courage lorsqu'il est siir de I'impression qui pourra
le dedommager du sacrifice qu'il semble faire de lui-meme, et
c'est I'idee qui a sans doute encourage la sincerite de tous ceux
qui se sont avises d'6crire leur propre histoire.
4. Les Aventures de Monsieur cVAssoucij. Paris, 1677, 2 vol. in-12. En 1679, le
m6me fit paraitre les Aventures d'ltalie de Monsieur d'Assoucy, Paris, in-12. Ces
deux series ont ete reimprimces par M. tmi\e Colombcy, avec preface et notes,
sous le litre de Aventures burlesques de Z)assoMcy(Delahays, 1858, in-18).
168 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
VERS POUR LE CHIEN DE M™^ DE LA REYNIERE
OFFRANT UISE YESTE A M. DE LA REYNIERE LE JOUR DE SA FETE,
PAR M. l'ARRE ARNAUD.
Tu dois peu cherir les Anglais,
Le beau nom de Mylord te deplairait peut-etre;
Et pour te bien prouver que je suis ne Frangais,
J'ai pris I'habit d'un petit-maitre.
De Famiti6 je suis I'ambassadeur;
Fidele comme ma maitresse,
Je porte k tes genoux nos voeux pour ton bonheur,
Et le tribut de sa tendresse.
Pour me donner I'air grave on n'a n6gligd rien ;
De mon habit pardonne Pimposture,
D'un homme en vain j'ai la parure;
Je sens aupres de toi battre mon cceur de chien.
EPIGRA3IME
PAR H. DE PUS.
Frusteau, barbouilleur de tavernes,
De plus en plus se n6gligeant,
Produit par jour cent balivernes
Qui lui produisent peu d'argent.
On ne sait point sMl aspire i la gloire ;
Mais ce qu'on sait par des rapports tr^s-silrs,
C'est que son nom se lit sur tous les murs,
Hormis sur ceux du Temple de Memoirs.
FRAGMENT d'UNE LETTRE DE M""*" LA BARONNE d'erLACH
A M'"'= DE VERMENOUX.
De Berne, le 4 juillet 1782.
<( II n'etait pas difficile de deviner que Geneve serait pris;
mais, pour imaginer qu'apr^s avoir rompu les ponts, place
quarante-cinq pieces de canon sur les remparts, depave la ville,
6tabli des hopitaux, tout cela finirait par tirer des coups de fusil
aux etoiles, il fallait un peu de penetration ; et, ce qu'il y a d' ad-
mirable, c'est que tous ces Cesars etaient constamment sur les
remparts a regarder travailler, a ouvrir la tranchee, et a etablir
des retranchements. On dirait qu'ils n'avaient d' autre but que
JUILLET 1782. 169
d'ecrire un livre sur la tactique, et qu'ils ont fait venir les maitres
chez eux. lis pourront a present traiter la partie des garnisons ;
ils en ont une franco-berno-piemontaise, et Ton va s'occuper a
leur donner une forme de gouvernement plus propre a maintenir
leur tranquillite et celle de leurs voisins. Geux qui m'ont paru le
plus a plaindre sont les otages, dont le sort a ete alTreux pendant
leur detention. Nous avons appris hier toutes ces nouvelles.
Notre Gonseil souverain s'est assemble, et I'envoye a commence
par dire : Post tenebras lux. G'est la devise de Geneve, et c'etait
le moment de la rappeler. II faut esperer que ce jour qui leur est
rendu sera desormais sans nuage, et que le passe leur servira
de lecon. Mais, dites-moi, ma chere cousine, de quel parti etiez-
vous? J'entends avant la barbarie du 8 avril; car depuis il n'y
avait pas moyen de balancer. Pour moi, j'avais tant entendu par-
ler pour et contre, que j'etais presque reduite a la neutralite, et
rien ne me gene davantage. J'admire fort le venerable equilibre ;
mais il est impossible de le conserver; il faut que mon petit
suffrage se glisse dans un des bassins; il est vrai qu'il est si
leger qu'on ne s'en apercoit pas. J'etais done dans un grand
embarras. On accusait les negatifs d'avoir traite les autres avec
mepris, et de tous les torts c'est le moins pardonnable et le moins
pardonne dans une Republique; d'un autre cote, les represen-
tants, en criant a I'oppression, commencaient a opprimer. Gon-
vaincue de Tun et de I'autre, je me trouvais dans ce triste equi-
libre, et je m'y tenais avec la mauvaise grace d'un debutant sur
la corde et qui a peur de tomber. Enfm me voila les pieds par
terre, et je jouis de la surete de cette position... Ma chere cou-
sine, je vous parle trop de Geneve ; je fais comme les plaideurs
qui ne s'occupent que de leurs proems et qui plaident avec la
patience des auditeurs; je crains d'avoir abuse de la votre,
et je ne vois pas de meilleur moyen de faire taire mes scru-
pules que de vous parler bien vite de ma tendre et sincere
amitie..., etc. »
— Recueil d'^pitaphes scrieuses^ hadines^ satiriques et bur-
lesques, par M. D. L. P. ; deux volumes in-12. 11 faut dire de ce
recueil ce qu'on a deja dit de tant d'autres; quelques pieces
vraiment precieuses, beaucoup de mediocres, un bien plus grand
nombre de mauvaises. Le tort le plus reel de celui-ci est d'etre
170 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
de M. de La Place, qui, ay ant fait lui-meme beaucoup d'epi-
taphes, s'est cru oblige, par un exc^s de tendresse paternelle, de
les y conserver toutes ; elles occupent presque un tiers de son
volumineux recueil ; et de toutes, celles-la il n'y en a pas quatre,
en conscience, qui ne soient detestables.
CI-DEVANT DANSEUSE EN DOUBLE DE l'ACADEMIE ROYALE
DE MUSIQUE \
PAR M. DE LA HARPE, l'UN DES QUARANTE.
L'inconstance et I'artifice
Partout remplacaient Tamour :
Toujours soumis au caprice,
Son pouvoir etait d'un jour.
« Mes feux, dit-il, vont s'eteindre:
lis devaient tout animer.
Que les niortels sont c\ plaindrel
lis ne savent plus aimer. »
Pour pr6venir cet outrage,
II 6puise ses efforts
Sur le plus charmant ouvrage
Qu'embellissent ses tr^sors.
Or, jugez s'il est habile,
I. II y a quelques ann^es, unc des plus agreables sultanes du scrail de M. W
prince de Soubise . Une maladie trop cruelle I'ayant reduite dans un ctat aussi
deplorable que celui ou se trouva la jolie suivante de I'auguste Gunegonde, grace
au cordelier son confesseur, elle jfut obligee de renoncer au theatre. Echappee
enfin au plus affreux fleau du meilleur des mondes, elle n'y a perdu qu'une partie
du palais et dela luette; aujourd'hui Ton sait se passer de tout cela. Quoi qu'il en
soit, on ne saurait douter des charmes qui lui restent, en voyant I'illustre auteur
de ces vers s'enchainer si publiquement k son char. II en est epris comme pourrait
I'etre un jeune homme de quinze ans, et s'affiche partout avec elle aux prome-
nades, 6, la Redoute, au spectacle, a TAcademie m6me, au grand scandale des let-
tres, de la philosophic, et surtout de tant d'honnfites bourgeoises qui se croyaient
jusqu'ici de veritables Aspasies en honorant ce grand homme de leurs bontes.
Quelle humiliation en effet pour ces bonnes dames d'apprendre cue I'ingrat, en
aimant une petite danseuse sans principes, sans metapliysique ni dans la tfite, ni
dans le cceur, les oublie si parfaitement, qu'il croit n'avoir jamais aime! Eh!
mesdames, ne I'avait-il pas dit lui-m6me dans son Moliere d la nouvelle salle ?
Aprfes les goAts us6s viennent les fantaisies ;
Oa cherche les Lais apres les Aspasies ;
Et de la nouvoaut6 I'invincible desir
Aime plus a changer qu'il ne songe a choisir.
(Meister.)
\
JUILLET 1782. 171
L'enfant maitre des humains :
Vous voyez dans Cleophile
Le chef-d'oeuvre de ses mains.
Lui-meme avec complaisance
Vit son prodige nouveau :
Les Graces, a sa naissance,
Entour^rent son berceau.
Le dieu dit : « Je suis tranquille,
Rien ne peut plus m'alarmer ;
Quand ils verront Cleophile,
lis voudront encor aimer. »
Quelle grace enchanteresse
Dans ses traits, dans son esprit!
EUe charme, elle int^resse ,
EUe attache, elle ravit.
Le cceur le plus indocile
Contre elle ose en vain s'armer;
Un regard de Cleophile
Est un ordre de I'aimer.
Quoique Amour m'ait dans ses chaines
Engage plus d'une fois;
Quoique Amour, malgre ses peines,
M'ait fait adorer ses lois,
Par une erreur trop facile
Dans un coeur bien enflamme,
Je crois pr6s de Cleophile
N'avoir pas encore aime.
Je veux, k ses lois fidele,
Ne chanter que mon ardeur.
Dieux! que ma muse n'est-elle ■
Aussi tendre que mon coeur I
Ma voix, k Tamour docile,
N'a qu'un refrain a former :
J'aime, j'aime Cleophile,
Et ne vis que pour I'aimer.
LE CHARDONNERET EN LIBERTE,
FABLE ATTRIBUEE A M. LE DUG DE NIVERNOIS.
Un beau chardonneret venu du Canada
(On fait cas surtout de ceux-li
Pour la simplicity de leur noble plumage) i
i . « Le chardonneret du Canada, dit M. Valmont de Bomare dans son Diction-
172 CORRESPONDANCE LITTl^RAIRE.
D'une dame de haut parage
Etait Tesclave. Bon ! c'^tait pis que cela :
Le pauvre oiseau vivait enchain6 dans sa cage,
Payant, par mille eflorts d'adresse et de courage,
Ce qu'a tous les oiseaux la nature donna,
.Le boire et le manger ^ Un jour il s'^chappa.
Le voila sur un arbre; on crut pouvoir I'y prendre.
Ghacun dans le jardin se hate de descendre.
Les plus sages disaient : Voila I'oiseau perdu.
La dame imprudemment ordonne de lui tendre
Le lien qu'il avait rompu.
Bel appall franchement cette dame etait folle.
II s'envola plus loin. « Eh bien, qu'alors mes gens
Tachent de Tengager k revenir c6ans,
Et je lui donne ma parole
Qu'il sera libre desormais.
— Libre! eh! ne I'est-il pas?dit Tun d'entre eux encore.
Essayons cependant...; » mais ce fut sans succes.
« J'ai, repondit I'oiseau, ce que tu me promets :
A ta dame il faudrait quelques grains d'ell^bore.
Qu'ai-je besoin de ses bienfaits?
Sers-la, toi, c'est ton lot, rampe sous sa puissance.
Moi, je churls Tind^pendance,
Et vivent les chardonnerets !
line fois hors de cage, ils n'y rentrent jamais. »
D'un tableau qui parait chequer la vraise-nblance,
Permis a qui voudra de s'appliquer les traits.
Sur le nom de la dame on voit que je me tais ;
Honni soil done qui mat y pense.
VERS IMPROMPTUS A M™'= DE VER5IEN0UX
QUI SE PLAIGNAIT DE CE QU'ON N'aVAIT POINT SONGE
A CELEBRER SA FETE;
ELLE AVAIT ETE FORT MALADE PEU DE JOURS
AUPARAVANT.
Pour cel^brer la f^te de Germaine
JMnvoquais tous mes dieux, les Muses et I'Amour,
Les Arts et I'Amiti^. Tous m'ont dit tour k tour :
Sa f6te, c'est la mienne ;
naire (Thistoire naturelle, ressemble beaucoup a un serin dont la queue, les ailes
et la t6te, seraient noires. « (Meister.)
1. Des olseliers sans pitie dressent, pour le yendre mieux, le chardonneret a
tirerdeux seaux qui contiennent son eau et sa graine, etqui sont suspendus k une
poulie dans une cage ouverte oil il est attache k une chaine. {Id.)
JUILLt:T 1782. 17;
Mais Germaine a souffert; pour chanter cebeau jour,
II est encor, helas! trop voisin de ma peine.
LETT RE DE M. MOULTOU
SUR LA DERNIERE REVOLUTION DE GENEVE.
(( Oui, monsieur, le sort de Geneve est triste; et il eut ete
bien facile de prevenir tant de malheurs; mais les hommes...
les chefs de parti... Si ceux qui ont dirige les notres ne sont pas
egalement coupables, ils ont ete egalement passionnes et im-
prudents. Comment n'ont-ils pas prevu ce qui arrive ? Depuis
deux ans, je jugeais ces affaires desesperees, et j'avais cherche
a la campagne le repos et la paix. Qu'il s'en faut que je les y
aie trouves ! Non, jamais je ne passerai des jours plus cruels que
les derniers qui ont lui sur cette malheui'euse republique. G'est
un vrai miracle de la Providence que les Genevois aient renonce a
une defense inutile, qui les aurait immortalises et perdus. Ils en
avaient pris, a la face de I'Europe, I'engagement solennel; ils
avaient declare que des homipes libres pouvaient etre detruits,
non soumis, et, apres un tel langage, la seule ressource qui reste
a un peuple plein de courage et d'honneur, c'est de perir. Aussi
qui jugerait le peuple de Geneve d' apres les derniers evene-
ments s'en lerait une bien fausse idee. Ge sont ses chefs qui
I'ont mis en contradiction avec lui-meme, et qui, livrant seuls la
ville, a son insu, ont merite, ou son mepris s'ils ont agi par
faiblesse, ou son eternelle reconnaissance s'ils I'ont fait par un
exces de vertu. Deux ou trois fois, les cercles assembles avaient
decide qu'il fallait defendre la ville, et les chefs consternes
avaient paru acquiescer avec joie a cette resolution ; ils virent
meme qu'il etait inutile de les consulter encore, qu'ils auraient
toujours la meme reponse. En consequence, ils propos6rent
qu'on format un comite d' elite compose de la vingti^me partie
de la nation, et qu'il fut autorisepar elle a prendre toutesles reso-
lutions que les circonstances rendraientnecessaires. Cette propo-
sition fut acceptee sans balancer ; on n'y vit qu'un moyen sage
de mieux assurer la defense.... Mais la premiere question que les
chefs firent a ce comite fut s'il convenait de defendre la ville ou
de se rendre ; a la pluralite de quatre-vingt-douze contre quatre,
la defense fut resolue, cependant apres avoir 7nis hors de la ville
\1k CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
lis otages et le reste des ncgatifs. Gette resolution etait noble et
touchante ; elle n'en convenait pas mieux aux chefs; il suppli^rent
qu'on deliberat une seconde fois; et a force de prieres, d'elo-
quence et de raison, ils obtinrent enfin une espece de pluralite
pour se rendre ; mais ceux qui persistaienl dans leur premier
avis fremirent de cette decision, protesterent contre la perfidie ;
ils allaient avertir leurs concitoyens.... Ge fut pendant ces vains
debats, et tandis que par la force meme on empechait les plus
furieux de sortir de I'assemblee, que les otages furent delivres,
les portes de la ville ouvertes, et que les chefs prirent leurs
passe-ports pour sortir. II est inutile de dire le reste ; et d'ailleurs
comment vous exprimerais-je la rage et le desespoir de la gene-
ralite des citoyens, quand au milieu d'un sommeil que leurs
penibles travaux et leurs longues veilles avaient rendu neces-
saire, et auquel ils avaient ete invites par leurs chefs, ils enten-
dirent, au lieu de la cloche d'alarme qui devait les appeler au
rempart, ces cris affreux : « Nos chefs nous ont abandonnes, les
etrangers sont dans la ville !....)) A ces desolantes voix, le
desespoir est dans tons les coeurs ; quelques-uns tournent leurs
armes contre eux-m^mes, d'autres les brisent avec mepris, et les
jettent loin d'eux; un plus grand nombre veut courir apr^s les
chefs, et laver dans leur sang la honte qu'ils leur ont imprimee;
presque tons jurent d'abandonner une patrie qui leur reproche
deja de lui avoir survecu, et ils fuient avec leurs femmes et leurs
enfants. Les chemins etaient pleins de ces malheureux fugitifs
et retentissaient de leurs gemissements et de leurs larmes ; deux
chariots de dix enfants et de leurs deux meres vinrent dans un
village voisin de celui ou je suis ; les deux peres suivaienta pied,
les bras pendants, les yeux fixes contre terre. Abimes dans la honte
et dans la douleur, ils semblaient vouloir se cacher a la nature
enti^re; jamais spectacle ne m'a plus emu. Je ne les connaissais
point, je ne me precipitai pas moins en sanglotant dans leurs
bras : « Galmez-vous, leur dis-je, calmez-vous, vous trouverez
une autre patrie. — Non, me repondirent-ils, car, en perdant la
notre, nous avons aussi perdu I'honneur... » Et c'etaient de
simples artisans qui me tenaientce langage. Ah ! monsieur, quel
peuple ! et il n'existera plus. Je sais que la liberie donne sou-
vent trop d'energie aux ames; les Genevois en sont la deplo-
rable preuve ; mais pour des hommes cet exc^s ne vaut-il pas
JUILLET 1782. 175
mieux que celui de ravilissement ? La sagesse des mediateurs
peut reparer une partie de nos maux ; mais il n'est pas en eux
de rendre aux Genevois leur grand caractere ; il tenait au senti-
ment vrai, mais exagere, de leur independance : ce sentiment est
pour jamais detruit.
« Voila, monsieur, ce que j'ai pu recueillir ici de cette me-
morable et fatale journee, qui pouvait I'etre bien plus encore si
Ton avait suivi I'enthousiasme des citoyens. Je n'ai rien dit que
de vrai, et d'apres le rapport d'hommes sages des deux partis
qui etaient dans la ville. II est impossible de blamer les chefs du
peuple de s'etre opposes a une vaine defense qui n'aurait faitde la
ville qu'un monceau de ruines. II y avait une quantite de poudre
immense, plus qu'il n en aurait fallu pour soutenir trois sieges ;
et comme les magasins sont pen surs, tous dans les remparts, on
avait ete oblige de la transporter dans des maisons ; le seul
temple de Saint-Pierre en contenait plus de quinze cents barils :
une seule bombe tombee sur un de ces depots mettait la ville en
cendres. Mais pourquoi, dans cet etat, annoncer une defense, et
persuader au peuple qu'elle etait possible ? J 'ignore si ce fut
I'ouvrage des chefs, mais, en ce cas, je ne sais comment ils pour-
raient sen justifier. Ce sont d'ailleurs de tr^s-honnetes gens, qui
peut-etre furent aveugles par leurs craintes. Ces otages, ce ren-
versement du Conseil, tant de moyens violents si maladroitement
employes, m'ontfait soupconner depuis longtemps qu'ils voyaient
trop les dangers qui les menacaient, et que leur imagination les
leur exagerait peut-6tre. Quoi qu'il en soit, je ne puis encore
tourner mes yeux sur cette deplorable ville; je n'y ai pas mis
les pieds depuis trois mois; et, si je puis m'en dispenser, je n'y
rentrerai plus, etc... »
— Electrc, paroles de M. Guillard, auteur du poeme (yiphi-
fjMe en Tauride, musique de M. Le Moine, eleve de M. le
chevalier Gluck, a ete representee, pour la premiere fois, par
I'Academie royale de musique, le mardi 2. Le plan de cet opera
a toute la severite d'une veritable tragedie; le spectacle en est
triste et pompeux ; la musique en est si terriblement dramatique,
qu'on ne peut guere lui reprocher plus de trois ou quatre traits
de chant; cependant le public a ete assez bizarre pour I'accueillir
avec froideur, et quoiqu'on se soit presse de soutenir ce tragique
176 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
chef-d'oeuvre par un fort joli ballet, il n'apu se trainer au-dela de
cinq ou six representations ; ce qui prouve bien a M. Le Moine
que les memes artifices ne reussissent pas egalement a tout le
monde.
Le sujet d'Electre est si connu que nous n'entreprendrons
point d'en donner une analyse detaillee. 11 suffira d' observer
que M. Guillard a suivi presque enti^rement la marche de
Sophocle ; son poeme n'est pour ainsi dire que le squelette de la
tragedie grecque, rhabille de toutes les guenilles de ce que nous
voulons bien appeler notre poesie lyrique. Les changements les
plus importants qu'il se soit permis tiennent a la scene du second
acte entre l^gisthe et Clytemnestre, scene dont il a puise I'idee
dans YOreste de M. de Voltaire, mais qu'il a enrichie d'un songe
de Clytemnestre, ressource, comme Ton voit, tout a fait neuve.
Ce n'est pas non plus Chrysothemis, comme dans Sophocle et dans
Voltaire, qui aperQoit sur le tonibeau d' Agamemnon ce poignard
et ces ofTrandes qui lui donnent I'esperance qu'Oreste est de
retour; c'est Electre elle-meme; mouvement qui convenait bien
moins au caractere de cette princesse qua celui de sa soeur,
mais qui pouvait servir cependant a rompre un peu la monotonie
d'un role ou ce defaut semble presque inevitable. II n'etait pas
aise d'introduire beaucoup de spectacle dans un plan aussi aus-
tere que celui que voulait suivre M. Guillard.
La musique de M. Le Moine, que M. le chevalier Gluck refuse
aujourd'hui de reconnaitre pour son eleve, n'est qu'une exagera-
tion des principes de cet illustre compositeur, et I'exageration du
monde la plus maladroite ; ce sont des cris continuels et dechi-
rants, de lourds effets d'harmonie, sans aucun chant suivi, sans
aucun sentiment de ce qui est veritablement le charme de la
musique. II est bien vrai que, pour reussir a I'Opera, c'est
beaucoup de crier et de crier a perte d'haleine,- mais encore est-
il une facon de hurler plus ou moins originale, plus ou moins
propre au caractere de la situation ; et ces nuances, toutes pro-
noncees qu'elles sont, paraissent avoir echappe entierement a la
sagacite de M. Le Moine. Quelques choeurs, la scene d'Electre
esperant de revoir son frere, un ou deux morceaux du role de
Chrysothemis, sont les seules choses qu'on puisse ecouter sans
peine.
— Hisloire de Charlemagne^ par M. Gaillard, de I'Academie
JUILLET 1782. 177
francaise^ Le but important de cette nouvelle Ilistoire de Char-
lemagne, comme celui de toutes les Histoires de M. Gaillard,
est de prouver que la paix est preferable a la guerre. Bon Dieu !
quand M. Gaillard trouvera-t-il done cela suffisamment prouve?
Voila plus de vingt volumes sortis de sa plume qui ne sont faits,
comme il I'annonce lui-meme, que dans cette louable intention.
Le regne de Charlemagne est sans contredit un des plus beaux
sujets dont I'histoire puisse s'occuper. M. Gaillard a fait toutes
les recherches qu'il fallait faire pour le bien traitor, et cette His-
toire n'en est pas moins un des plus ennuyeux livres que nous ayons
Yus depuis longtemps. Elle a fait ressouvenir du mot de Freron
sur je ne sais quelle Histoire de Charlemagne qui parut il y a
douze ou quinze ans : a Cette histoire^ disait-il, est comme Vdpee
de Charlemagne, longue et plate. »
— L'A-propos du moment, brochure de cinquante-quatre
pages in-8°, avec cette epigraphe tiree de V Histoire des parle-
ments de Boulainvilliers : Les ressources les plus ahondantes d'un
monarque francais ne sont pas dans les caisses ou le credit des
gens d'affaires et de finances^ mais dans V amour geMreux de
son peuple^. Ce hardi pamphlet est I'explosion d'un zele vrai-
ment patriotique, mais qui, frappe trop vivement des abus de
I'administration fmanciere, en exagereles consequences et s'egare
quelquefois dans les espaces vagues de la doctrine economiste.
Sans vouloir y suivre I'auteur, sans approuver I'emportement ou
r indiscretion de son eloquente diatribe, il est impossible de ne
pas en trouver le style, dans ses negligences memes, plein d'ener-
gie et de chaleur, il est impossible de n'y pas reconnaitre avec
interet ce car^actere de verite, cet abandon toujours si puissant
d'une ame forte et sensible : ce sont les offres genereuses faites
par toutes les classes de la nation pour y reparer le desastre de
notre escadre sous les ordres de M. de Grasse qui ont excite I'en-
thousiasme de I'anonymeet sont devenues pour ainsi dire le foyer
de ses reflexions.
1. Paris, 1782, 4 vol. in-12.
2. Nous ne connaissons d'autre morceau historique sur Charlemagne que V His-
toire du regne de Charlemagne, par La Bruere, 1745, 2 tomes in-12. Sans doute
c'est de ce livrc, mais bien posteweurement a son apparition, que Freron a porte
ce jugement, qui du reste s'applique fort bien a cet ouvrage vide et superficicl. (T.)
3. L'auteur nous est inconnu.
XIII. 42
178 GORRESPOiNDANCE LITTERAIRE.
AOUT.
II n'y a gu6re plus de deux mois que le poeme des Jardins
a paru, et Ton en a d6ja fait une demi-douzaine de critiques,
dont quelques-unes ne manquent assurement ni d'espiit m de
malignite. La seule defense que M. I'abbe Delille ait opposee a
toutes ces attaques, et c'est la meilleure sans doute, quoiqu'elle
ne soit pas a I'usage de tout le monde, a ete de laisser multiplier
en silence les editions de son ouvrage ; on en est actuellement a
la septieme, et ces editions se sont succede plus rapidement
encore que les libelles ou on le dechirait avec un zele si louable
et si litteraire.
De toutes les critiques du poeme des Jardins^ la plus amere,
la plus injuste peut-etre, mais aussi la plus piquante, est une
Lettre de M. le prdsident de *** a M, le comtc de *** * ', elle est
d'un jeune homme qui s'est fait appeler longtemps M. de Par-
cieux, et qui, n'ayant pu prouver le droit qu'il avait de porter
ce nom, s'en est venge fort noblement en prenant celui du
chevalier de Rivarol, lequel, dit-on, ne lui appartient pas mieux,
mais dont il faut esperer qu'il voudra bien se contenter, tant
qu'on ne I'obligera pas a en chercher un autre.
La premiere idee du critique porte sur le sort qu'eprouvent
communement tons ces ouvrages si vantes dans les cercles et
dans les soupers dont ils ont fait les delices, lorsqu'on les voit
exposes au grand jour de I'impression, depouilles de tout
r artifice et de tout le prestige attache aux lectures particulieres ;
(( Ce sont, dit-il^ des enfants gates qui passent des mains des
femmes a celles des hommes. » Si I'analyse generale qu'il fait
du poeme n'est pas tr^s-exacte, elle est du moins assez plai-
sante. a Dans le premier chant, dit-il, I'auteur entreprend de
diriger Veau^ les fleurs, les gazons, les ombrages ; dans le second,
les fleurs, Veau, les ombrages et les gazons; dans le troisieme et
dans le quatri^me, il dirige encore les ombrages^ les fleurs, les
gazons et les eaiix. Ce cliquetis, ce desordre, qui r^gne avec art
dans tout le poeme, deroutent et fatig^ent ses amis, qui n'ont,
1. Elle est datee du chdteau du Creuset. C'est la Reponse du comte de*** qui
renferme la critique du poeme. (T.)
AOUT 1782. 179
pour se delasser, qu'une continuile de preceptes, des semblants
d' episodes, une maigreur generale et un defaut absolu d'interet
et de mouvement; car, bien que le poete ait varie son meca-
nisme et donne a son vers des attitudes ditrerentes, ce n'est apres
tout qu'une volubilite de rhythme, un mouvement intestin, et le
poeme ne marche pas ; on peut le prendre et le commencer, le
quitter et le reprendre a chaque page, sans que le plan et le
sens meme en souffrent... » Essay ons de reduire ces exagera-
tions a leur juste valeur.
Le plan du poeme de I'abbe Delille, sans etre fort ingenieux,
n'est cependant pas aussi absurde que M. le chevalier de Rivarol
voudrait nous le persuader. 11 est question, dans le premier chant,
du choix des sites et de la disposition generale du terrain; dans
le second, de la culture des arbres ; dans le troisieme, des gazons,
des fleurs et des eaux^ dans le quatrieme, de la maniere dont la
sculpture et 1' architecture peuvent orner les jar dins. Quel est le
poeme de ce genre dont la conduite soit beaucoup plus heu-
reuse? Un poeme a la fois didactique et descriptif! voila mal-
heureusement deux raisons trop eprouvees pour manquer de
chaleur et d'interet; plus methodique, il n'en eut ete que plus
froid; plus libre dans sa marche, il n'en eut ete que plus confus.
L'art des transitions plus ou moins faciles, plus ou moins
piquantes, est peut-etre le seul qu'on doive exiger dans ce genre
de poesie, quant au plan ; et la ressource des episodes, 1' unique
moyen de rechauffer sa langueur naturelle. Ce n'est presque
jamais du fond du sujet que peut naitre I'interet du poeme didac-
tique ou descriptif; tout tient a I'imagination du poete; ce sont
des objets inanimes, il n'y a qu'un souffle divin qui puisse leur
inspirer le mouvement et la vie.
Nous sommes forces d'avouer qu'en se renfermant meme dans
ce cercle de beautes, dont la poesie didactique et descriptive
nous parait susceptible, on pourra trouver beaucoup de choses k
d^sirer dans le poeme des Jar dins; mais du moins n'aura-t-on
pas alors I'injustice de lui reprocher ce qui n'est que le defaut
du genre et non celui du talent. La nation francaise est la nation
la moins poetique de I'Europe. Elle n'aime, elle ne connait guere
que deux especes de poesie, les chansons et le theatre : tout ce
qui ne I'amuse pas autant qu'une chanson, tout ce qui ne I'inte-
resse pas autant qu'un drame, lui parait froid et languissant.
180 CORRESPONDANGE LITTfiRAIRE.
Le tort le mieux senti du poeme des Jardins est done de
n'etre ni chanson ni drame ; un autre, qui ne I'est guere moins,
c'est de manquer d'idees et d' esprit. Y en a-t-il beau coup plus
dans les Georgiques de Virgile? Je ne le pense pas; mais on y
trouve a la verite ce qu'on chercherait inutilement encore dans
I'ouvrage de I'abbe Delille, une grande richesse d'images, une
grande variete de mouvements, une sensibilite vraiment poetique,
des episodes pleins de mouvement et d'interet. La marche du
poeme des Jardins est on ne pent pas plus uniforme : ce sont
des preceptes dont les formules eternellement repetees fatiguent
bientot le lecteur ; ces preceptes sont suivis ou precedes de quel-
ques traits de critique assez heureux, mais tenant presque tous
a la meme idee ; des descriptions composees de vers brillants,
harmonieux et pittoresques, mais formant rarement de grands
tableaux, sont, pour ainsi dire, les seuls episodes du poeme; car
pourrait-on appeler ainsi le petit morceau, deja cite dans ces
feuilles, sur rO-Taitien Potaveri, celui des Amours de Petrarque
et de Laure, I'J^loge du capitaine Cook, les Voeux pour la paix,
et quelques autres egalement faibles ?
Nous ne nous piquons que d'etre justes ; M. de Rivarol trouve
beaucoup mieux a faire, et poursuit ainsi :
« Les amis de M. I'abbe Delille (pour des ennemis, je ne lui
en connais pas ), les amis de M. I'abbe Delille sont tr6s-faches
que, dans un ouvrage sur la Nature, il ait dedaigne cette sensibi-
lite des anciens qui anime tout jusqu'aux moindres details, et
cette philosophie des modernes qui allie sans cesse les observa-
tions de la ville aux sensations de la campagne * ; qu'il ait
meprise la melancolie douce des Allemands et la richesse des-
imaginations anglaises. Mais si les indifferents veulent conclure
de ces plaintes memes que M. I'abbe Dehllen'ajamais eu ni senti-
ment ni enthousiasme, ses amis le disculpenttres-bien, en disant
qu'on doit chercher le secret du genie d'un ecrivain dans la vie
qu'il a menee; ils observent que M. I'abbe s'est trop dissipe
avec tout Paris, et qu'il y a trop reussi par son enjouement et ses
bons mots, pour qu'il ait songe a plaire aux ames sensibles et
melancoliques. G*est dans la solitude qu'on approfondit son coeur
1. C'est ce que personne n'a su faire plus heureusement que M. de Saint-
Lambert, et c'est ce qui doit assurer au poeme des Saisons un succes durable.
(Meister.)
I
AOUT 1782. 181
et sa langue, et M. I'abbe deteste la solitude; c'est aux champs
que Virgile s'ecriait : O iibi campi ! et M. I'abbe n'aime pas les
champs. Mais ils esperent bien que ses tableaux legerement
esquisses et ses images de profil plairont aux gens du monde,
sans leur causer la fatigue d'une seule sensation.
«... Quoiqu'il manque de sensibiUte, de philosophie et d'en-
thousiasme, et quoique M. de Saint-Lambert, Gessner et Thom-
son aient de tout cela, n'est-il pas admirable qu'il ait ete place
fort au-dessus d'eux par la voix publique? et n'est-ce pas moins
un autre Virgile que nous avons, comme on vient de I'imprimer ' ?
Tant I'eclat des epithetes, quelques formes de style, le mecanisme
de certains vers, et surtout la coquetterie des lectures particu-
li^res, ont excite le zele des dames et des gens dii monde -!...
« Mais au fond je suis charme de vous dire, monsieur, que
ses amis sont vraiment consternes de ne pas retrouver au poeme
des Jardins quelque physionomie des G^orgiques j ils s'atten-
daient que leur poete aurait rapporte du commerce de Virgile
cette logique lumineuse qui enchaine les pensees, les beautes,
les episodes au sujet, ces transitions heareuses, enfm ce fil secret
qui fait que 1' esprit suit 1' esprit dans sa route invisible. »
Je me lasse de transcrire les observations malignes qu'accu-
mule le detracteur d'un excellent poete, d'un homme aimable et
qui meritait plus d'egards.
Tout mechant qu'est ce persiflage, il renferme quelques traits
de verite. Le poeme des Jardins a ete plus achete qu'il n'a ete
lu, et beaucoup plus lu dans ce moment qu'il ne le sera dans
I'avenir; on pent douter meme qu'il ait ajoute infmiment a la repu-
tation de I'auteur. Sa traduction des G^orgiques avait deja prouve
tout son talent pour les vers ; les gens de lettres s'accordent meme
assez generalement a trouver dans la versification de ses Geor-
giques un gout plus pur, une correction plus soutenue, moins de
manieres, et le merite d'une plus grande difficulte vaincue. On voit,
d'un autre cote, si peu d'invention dans le poeme des Jardins^
tant de reminiscences, tant d'imitations des poetes etrangers, et
surtout de Pope et de Milton, qu'il ne parait guere s'etre eleve
dans ce nouveau poeme au-dessus du rang qui lui etait deja si
1. Mercure de jiiin 1782.
2. Un homme d'esprit, qui avait des succes fous dans les societes, disalt : Ou
nHrai-je point, si les gens de lettres laissent dire les gens du monde? (Rivaiiol.)
182 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
bien acquis. A la bonne heure; il n'y en aurait pas moins d' ingra-
titude a ne pas le remercier d'avoir enrichi notre langue de tous
les beaux vers dont le poeme des Jar dins est rempli. S'il y a beau-
coup de negligences dans le troisi^me chant, si dans tous les
autres on rencontre de la secheresse, de raffectation, de la re-
cherche et de I'uniformite, le style de I'ouvrage ne se distingue
pas moins en general par une grande elegance, par le rhythme le
plus flexible et le plus harmonieux. La peinture des jardins de
Versailles et de Marly, la destruction de ce pare, le
Chef-d'oeuvre cVun grand roi, dc Le N6tre et des ans,
le tableau des mines de Rome, la Ferme, tous ces morceaux,
restes dans le souvenir de toutes les personnes qui les avaient
entendus, n'ont rien perdu a I'impression, et suffiraient pour
prouver que personne depuis Racine n'a possede, dans un
degre plus eminent que M. I'abbe Delille, et tous les secrets
de notre langue, et toutes les fessources de notre poesie.
Remercions-le ainsi de ses/^rrf2?2s;mais demandons-lui \£nHde^
qu'il nous promet depuis tant d'annees. Traduire parait etre son
vrai talent, et il n'y eut jamais un talent plus digne de traduire
Virgile. Munus Apolline digmim.
VERS SUR M. LE COMTE DU NORD.
Lorsque d'une nouvelle Astr6e
J'entendais c616brer Tempire glorieux,
Aux transports qu'inspirait sa puissance ador6e
Une larme en secret s'6chappait de mes yeux.
Immortelle, sans doute au sein de TEmpyr^e
Elle doit remonter un jour.
Peut-etre, helas! de tant d'heureux prodiges
L'avenir ne verra que de faibles vestiges...
Mais un astre nouveau sourit k notre amour.
Sa jeune et vive lumiere
Ouvre aux destins du Nord la plus vaste carri^re.
Loin de tes bords, Neva, I'erreur fuit sans retour.
Fils d'Astr^ei il suivra ce sublime modele,
Et du torrent des temps il domptera le cours.
Des monuments fond6s par elle
La gloire durera toujours.
— II faut qu'une comedie satirique soit bien mediocre pour
AOUT 1782. 183
ne pas meme obtenir le succes du moment; mais il faut que
I'autem' cle cette comedie soit plus gauche encore que sa piece
pour la donner, lorsque le seul interet qui pouvait la soutenir
est sinon oublie, du moins entierement refroidi. G'est la sottise
que vient de faire M. Cailhava d'Estandoux. Ses Journalistes
anglais, representes, pour la premiere fois, le 20 du mois der-
nier, avaient deja ete recus par les Gomediens en 1778. Telle
qu'elle est, si la piece eut ete jouee alors, on pent presumer que
tant d'auteurs si malmenes par M. de La Harpe n'eussent rien
neglige pour la faire applaudir ; car c'est contre lui que sont
diriges les principaux traits du pamphlet dramatique; mais
aujourd'hui qu'il a renonce genereusement a sa ferule de jour-
naliste, et que, dans la disette ou nous sommes de vrais talents,
personne, depuis quelques annees, n'a occupe plus que lui le
theatre et la litterature d*ouvrages interessants, cette satire a
paru non seulement injuste, mais, ce qui est beaucoup pis,
hors de propos. On a juge avec raison qu'il y avait de la bas-
sesse et de I'indignite aux Gomediens francais a se permettre
de traduire ainsi sur leur theatre un homme de talent qui aurait
assez de droit a leur reconnaissance, n'eut-il jamais fait que
Moliere ci la nouvelle salle et la charmante pieces des Muses
rivales, I'hommage le plus aimable que les lettres aient encore
rendu aux manes du grand homme.
II n'y a pas un prodigieux effort d' imaginative dans la fable
des Journalistes anglais, M. Sterling, un riche negociant de
Londres, qui a la manie des lettres et de plus celle d' avoir un
profond respect pour les journaux, veut que sa fille Emilie
epouse le sieur Discord, journaliste en chef, qu'il loge chez lui
pour s' assurer mieux les honneurs de son suffrage. La jeune
fimilie a, comme de raison, un amant qu'elle prefere a M. Dis-
cord; c'est le colonel Sedley, qui s'est introduit dans la maison
sous le nom de M. Smith, et qui a su engager son propre rival k
le prendre pour son secretaire. Ge stratageme, assez extraordi-
naire sans doute pour un colonel, facilite tons les mauvais tours
qu'on veut jouer a M. Discord. Gelui-ci fmit par se trahir lui-
m^me ; mais, par un moyen fort use, il confie imprudemment
k ses ennemis un extrait injurieux qu'il a fait d'un ouvrage de
M. Sterling, dans Tespoir que le secours de sa plume lui en
paraitra plus necessaire pour repousser de si rudes atteintes.
184 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
On montre I'extrait ecrit de la main de Discord au bonhomme:
il n'en faut pas davantage pour le desabuser. Cette heureuse
intrigue est terminee par une espece de farce oii tous les per-
sonnages de la piece defilent sur le theatre en robe de palais
pour former le tribunal facetieux auquel M. Sterling preside,
et oil Ton plaide fort ennuyeusement pour et contre les journa-
listes.
L'auteur s'est permis de designer le personnage de Discord
par plusieurs traits connus de la vie de M. de La Harpe, par des
phrases entieres prises mot a mot dans ses ecrits, par une foule
d' allusions aux aventures les plus equivoques de sa premiere
jeunesse, et c'est apr^s T avoir caracterise si grossierement qu'il
lui fait jouer le role du monde le plus avilissant. On pent s'eton-
ner egalement et que l'auteur ait obtenu la permission de faire
representer une satire si outree, et qu'une satire de cette espece,
representee publiquement, ait cependant fait si peu de bruit;
elle n'a excite ni plaisir ni indignation ; le public a paru se sou-
cier on nepeut pas moins et de la critique, et de cclui qui I'avait
faite, et de celui qui en etait I'objet. Get exc6s d'indifference est
en verite plus piquant pour M. de La Harpe que toutes les injures
du sieur d'Estandoux.
Quelque faible que soit la comedie des Journolistes anglais^
quelquc commun qu'en soit leplan, on y apourtant remarque
quelqiics scenes dont Tidee est assez gaie, assez originale. Telle
est, par exemple, celle ou M. Sterling lit a sa servante Nicole le
sujet d'un de ses drames : Nicole, pendant la lecture, a cache
son visage avec son tablier pour ne pas laisser voir qu'elle
riait ; le bonhomme croit qu'elle fond en larmes : « Laisse-moi,
lui dit-il, laisse-moi jouir delicieusemet de tes pleurs... » 11 lui
arrache le tablier, il la voit eclatant de rire. « Comment, malheu-
reuse, tu ris! et Moliere, cet auteur si vante, s'en rapportait a
sa servante! Ah! je me doutais bien qu'il choisissait aussi mal
ses juges que ses sujets, etc. »
Discord recoit deux invitations a dhier ; ce sont deux pieges
que lui tend son rival pour se donner I'amusement de le faire
berner. L'une de ces invitations est faite au nom d'un Grand
d'Espagne, 1' autre au nom de Cidalise, caillette, qui tient bureau
d'esprit. Discord, dedaignant d' accepter la derniere, pour punir
la vanite de cette petite bourgeoise, s'avise de lui envoyer son
AOUT 1782. 185
valet Crispin. « Elle ne me connait point, lui dit-il, va chez elle
me representer. — ^coutez, lui repond Crispin, ce ne serait
peut-etre pas la punir... Je vous sais par coeur. Je dirai comme
vous de ces mots qui tranchent et qui n'empechent pas de boire
et manger, detestable^ charmant^ divin^ execrable, ddicieux..,,
sans goiit.,. diable! j'oubliais sans gout.,, Allons, un bon diner
me tente. Vous me preterez un de vos justaucorps. Je voudrais
bien votre... la... votre Titon... Timo^.. votre...; quelle diable
d' imagination aussi de donner a chacun de ses habits le nom de
I'ouvrage qui a paye le tailleur! votre... — Discord. Prends le
dernier. — Crispin (avec d^dain). Non, parbleu! ce n'est qu'un
petit frac, court et etroit. — Discord. L'avant-dernier ? — Cris-
pin (greiottant). Y peusez-vous ? Jo gclerais. — Discord. Prends
done ma Traduction ^ — Crispin. Fi done ! il est tout decousu...
Yous avez sur le corps votre premier ouvrage ^ ; mais je vous
avertis qu'en y regardant de pres, on voit une trame usee et
que les pieces de rapport paraissent; croyez-moi, menagez-le
bien; ce sera, toute votre vie, votre habit de bonne for-
tune, etc. »
Crispin, burlesquement convert des habits de son maitre,
revient, vers la fm de Facte, fort mal satisfait de son diner. On
I'a pris veritablement pour M. Discord, et, en consequence des
ordres donnes par le colonel Sedley, on I'a fait sauter sur la cou-
verture. A peine a-t-il fmi de raconter a Nicole sa triste mesa-
venture, que Discord rentre tout aussi maltraite que son pauvre
valet. Aux premiers mots de plainte echappes a Crispin sur son
propre compte, il le soupconne instruit de ce qui vient de lui arri-
ver a lui-meme ; cette meprise produit une double confidence
entre le maitre et le valet, confidence qui n'est pas aussi bien filee
qu'elle pourrait I'etre, mais dont I'intention est theatrale et
comique.
La scene ou Franck, le quartier-maitre de Sedley, vient, en
qualite de poete du regiment, demander raison a monsieur le
journaliste de I'impertinence avec laquelle il s'est avise de
decrier sa derniere chanson, cette scene, pour etre un pen gros-
si^re, pour rappeler un peu trop clairement une certaine his-
1. Timoleon. (Meister.)
2. La Traduction de Su6tone.
3. Warvick.
186 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
toire deM.de La Harpe avec M. de Sauvigny, une autre avec
M. Blin de Sainmore, etc., n'en eut pas moins reussi si les anec-
dotes auxquelles elle fait allusion eussent ete plus presentes au
souvenir des spectateurs.
On trouve encore quelques traits assez plaisants dans la
scfene du troisieme acte, ou M. Sterling a r assemble chez lui tous
les journalistes de Londres ; mais ces traits sont emousses par le
bavardage qui les precede, ou qui les suit. Le journaliste qui
preche I'union et I'honnetete est M. Pierre Rousseau, I'auteur,
ou plutot le fermier du Journal enryrlopMiqiie. « Vous parlez
bien a votre aise, lui dit M. Discord, vous qui avez gagne mille
livres sterling de rente. — Je suis venu, repond-il, dans le bon
temps ; tout le monde ne se melait pas alors du metier le plus
difficile, celui de juger. Au surplus, je fais les honneurs de ma
fortune a mes amis; ceux qui voudront venir me demander a
diner me feront toujours plaisir, etc. »
Ce qui a peut-etre nui plus que tout le reste au succes de
M. Gailhava, c'est le sujet meme de sa pi^ce. Eh! que font aux
spectateurs les torts et les injustitesde messieurs les journalistes?
On souscrit pour leurs feuilles; on les lit sans les estimer; a la
livree qu'ils prennent, on devine leur jugement; on s' amuse
quelquefois de leurs querelles, plus souvent on en bailie, et
plus souvent encore on les oublie.
— Les Courtisanes, ou riu'ueil des mwurs, comedie en trois
actes et en vers, par M. Palissot, a ete representee, pour la pre-
miere fois, au Theatre-Fran cais, le vendredi 26 juillet. H y a
longtemps que la pi^ce est imprimee; le compte que nous en
avons rendu lorsqu'elle parut ^ nous dispense aujourd'hui d'en
faire une nouvelle analyse. De toutes les comedies de I'autemv
remises depuis quelques mois avec un empressement si desin-
teresse de la part des Gomediens, c'est celle qui a le mieux
reussi. M"® Gontat a eu dans le role de Rosalie un succ6s qu'elle
n'avait point encore obtenu. La situation du second acte a paru
poussee un peu plus loin que la decence du theatre ne semblait
le permettre; mais cette situation est du sujet, et, grace a la
charmante figure de Theroine, il eut ete difficile de ne pas faire
grace au tableau ; aussi I'a-t-on supporte, mais non sans quel-
1. Voir tome XI, p. 63.
AOUT 1782. 187
ques murmures. Ce que nous avons plus de peine a pardonner
a I'auteur, c'est que son Lisimon, pour ramener a la vertu le
jeune homme egare par sa passion, ne trouve rien a lui dire qui
puisse le toucher veritablement ; ce sont des lieux communs,
sans ame, sans energie, sans sensibilite. Le denoument de la
piece est assez theatral, assez comique; mais est-ilvrai, et le
but moral en est-il bien concu? Gernance, si passionne pour
Rosalie, apres avoir resiste aux considerations les plus graves,
revient tout a coup a lui-meme en apprenant par hasard que sa
maitresse est la sceur d'un cocher de remise. Est-ce la un
motif suffisant pour desabuser un coeur profondement epris? Et
que font a I'amour porte a cet exces tons les prejuges de la nais-
sance et du rang? IN'est-ce done que parce que Rosalie est nee
dans la misere qu'elle devient meprisable, et n'y a-t-il que I'or-
gueil des conditions qui puisse sauver des pieges du vice et des
erreurs de I'amour?
Cette comedie, ainsi que toutes les pieces de M. Palissot, se
soutient principalement par le merite du style; on pent dire
cependant que I'invention de celle-ci lui appartient plus que
celle des autres. On y a remarque un grand nombre de vers heu-
reux ; mais il n'en est point qu'on ait plus applaudis que ceux-ci,
qui terminent le premier acte :
Ces coupables exces ont dure trop longtemps,
Et j'oserais m'attendre h d'heureux changements;
Le Francais suit toujours Texemple de son maitre :
Tout m'invite a penser que les moeurs vont renaitre.
M"«^ Arnould, Raucourt, Dervieux, Duthe, etc., ont affecte, le
jour de la premiere representation, de se placer au balcon et
d'honorer les premieres de leurs applaudissements les traits les
plus vifs de I'ouvrage.
COUPLET DE M. DE LA IIARPE SUR M. NAIGEON.
Je suis piiilosophe et m'en pique,
Et tout le monde le salt;
Je vis de metaphysique,
De legumes et de lait.
J'ai re^u de la nature
Une figure k bonbon ;
188 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Ajoutez-y ma frisure,
Et je suis monsieur N'aigeon.
— La reine a bien voulu prendre la qualite de premiere chanoi-
nesse du chapitre noble de Notre-Dame de Bourbourg en Flandre,
diocese de Saint-Omer, et permettre a ce chapitre de se qua-
lifier du nom de Chapitre de la reine. Sa Majeste a revetu les
chanoin esses d'un cordon jaunelisere denoir, auquel estaltachee
une croix emaillee portant Timage de la sainte Yierge, et sur le
revers le portrait de Sa Majeste. G'est a M. le due de Nivernois
qu'on doit I'idee de la legende autour de' I'image de la sainte
Yierge : Ave^ Maria^ et autour du portrait de la reine, gratia
plena,
— Une des plus jolies miniatures que nous ayons vues depuis
longtemps au theatre, ce sont les Jmneauxde Bergame, comedie
en un acte et en prose, du chevalier de Florian, auteur des
Deux BillctSy de Blanche et VermeillCj etc. Cette piece, repre-
sentee pour la premiere fois par les Comediens italiens, le mardi 6,
est un charmant petit imbroglio, releve de toutes les graces du
dialogue de Marivaux, avec moins d' esprit peut-^tre, mais aussi
avec moins de recherche, plus de naturel et plus de v^rite.
Quelque rebattu qu'en soit le fonds (c'est celui des Mt^nerhmes),
notre jeune poete en a su tirer quelques situations tout a fait
neuves ou qui Font paru du moins, grace a la maniere piquante
dont il a eu I'art de les rajeunir.
Un extrait de cette pi^ce ne pourrait donner qu'une faible
idee du plaisir que fait au theatre ce joli petit drame ; c'est que
nous ne saurions exprimer ici la legerete, la grace, la vivacite
avec laquelle le sieur Garlin y joue encore le role d'Arlequin ; a
soixante-dix ans passes, son talent conserve tout le charme, toute
I'illusion de la jeunesse. Corali, le frere cadet, fait tout ce qu'il
pent pour ressembler a son jumeau, et quelquefois il y reussit;
le son de sa voix a de la sensibilite et n'est pas sans agrement.
La jolie figure de M"*^ Carline n'ajoute pas peu d'interet au role
de Rosette; celle de M""^ Gontier n'est pas faite assurement pour
rendre celui de Nerine trop aimable.
— Nous ne nous etendrons point sur la parodie de la tragedie
d'Agis^, representee pour la premiere fois, sur le meme theatre,
1. Agis, parodie d\igis (par B.a.det). Paris, Brunet, 1782, in-S".
SEPTEMBRE 1782. 189
le vendredi 2. G'est I'essai d'un tres-jeune homme et qui merite
au moins rindulgence avec laquelle il a ete accueilli par plu-
sieurs details agreables. La marche de la parodie est calquee
exactement sur celle de la tragedie, et n'en est pas plus diver-
tissante; mais une scene passablement originale est celle ou
Emphares, charge par le tyran de former un nouveau senat, vient
lui declarer qu'il n'a pu trouver un seul homme qui voulut y
sieger, et qu'il s'est vu force de le composer de femmes :
« Comment, dit Leonidas, pourront-elles juger, trancher, de-
cider, condamner sans appel? — Eh! monseigneur, repond
Emphares, elles ne font que cela toute la journee. »
SEPTEMBRE.
Le Comte et la Comtesse du ISord^ anecdote russe, mise au
jour par M. le chevalier Du Goudray, brochure in-12, avec cette
epigraphe : Delect ando pariterqne monendo. M. le chevalier
Du Goudray est la creature du monde la plus sensible. II est si
reconnaissant de I'accueil prodigieux que le public daigna faire a
la relation qu'il mit au jour en 1777, sous le titre &' Anecdotes
de nilustre voyageur\ qu'il aurait cru manquer a ce public si
juste et si eclaire s'il ne s'etait pas empresse a satisfaire
aujourd'hui sa curiosite sur le sejour de Leurs Altesses Impe-
riales a Paris. Voila du moins le sentiment qu'il deploie dans la
preface de son livre avec une candour et avec une satisfaction
egalement touchantes. II est seulement malheureux que tant de
zele n'ait pas ete mieux servi ; il se plaint avec beaucoup d'hu-
meur de ce que les personnes les plus capables de lui fournir les
materiaux necessaires a la perfection de son ouvrage se sont
toujours obstinees a les lui refuser. Ge n'est done pas sa faute
s'il s'est vu reduit a se contenter de ce qu'il a pu ramasser par-ci
par-la dans les journaux, dans les gazettes et dans les cafes. La
celerite avec laquelle il a cru devoir repondre a I'empressement
du public a pu occasionner des transpositions de dates, des fautes
1. Voirt. XI, p. 509etDOte.
190 GORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
de typographie, des omissions de faits; mais Tintelligence du
lecteur, et c'est Ce qui le console, y pourra suppleer aisement ;
en eflet, quel est le lecteur tant soit peu ingenieux qui ne puisse
suppleer aisement aux omissions de faits? Quant au style de I'ou-
vrage, voici ce qu'en pense Tauteur lui-raeme : « J'aurais desire,
dit-il, avoir un style plus correct, une diction plus elegante pour
celebrer les. vertus qui decorent les personnes de M. le comte et
de M""® la comtesse du Nord; mais je pense que le public impar-
tial me tiendra compte de mon z^le et de ma bonne volonte
quand certains journalistes... Vox faucibus hccsit.,. » Que de
choses cette heureuse reticence laisse entendre !
Quoi qu'il en soit, le diamant le plus precieux de ce nou-
veau recueil de M. le chevalier Du Goudray, c'est sans contredit
ce charmant madrigal a M. le comte du Nord pour lui demander
la clef de chambellan :
Le dieu du Pinde et de la double cime
^e me fournit qu'un son rauque et racle
Mais, apres tout, peu m'importe la rime
Si de mes vers tu me donnes la cl6.
II y a peu de traits de cette force, memo dans les moil-
leures productions de M. le chevalier Du Goudray,
— Nouveau Tlimtre allemand, par M. Friedel, prof esse ur
en survivance des Pages de la Grande-l^curie du roi; in-8o. II
n'a paru encore que deux volumes de ce Nouveau Theatre^ et
ces deux volumes n'ont pas fait une grande fortune *. Les pieces
que M. Friedel nous a fait connaitre jusqu'ici olfrent sans doute,
meme a travers les defauts d'une traduction peu soignee, des
beautes de detail, des scenes originales, des traits de nature et
de sensibilite ; mais on trouve qu'elles reunissent trop souvent
I'exageration et I'insipidite de nos drames modernes avec les irre-
.gularites monstrueuses de la scene anglaise. On a essaye de
donner le Page sur le theatre des Grands -Danseurs du roi;
quoique la piece n'ait pas obtenu un succes bien merveilleux, les
Gomediens francais ont juge que I'ouvrage n'etait pas du ressort
de la Foire, et en consequence ils ont obtenu Tordre d'en faire
1. 11 existe douze volumes de la traduction du Nouveau Theatre allemami,
M. Bonneville, afin d'en accelerer la publication, s'est reuni a M. Friedel. Les der-
niers volumes ont paru en 1788. (B.)
SEPTEMBRE 1782. 191
arreter les representations : la piece n'a ete jouee que deux fois.
— On nous annonce une demi-douzaine de poemes nou-
veaux prets a eclore; un de I'abbe Delille, sur les Paysages; un
autre de M. Roucher, sur les Jardins; encore un autre sur le
meme sujet, par le president de Rosset, auteur des Georgiques
francaises] les Champs de I'abbe Le Monnier; la JSature^ par
M. de Fontanes; la Nature^ par x\I. Le Rrun; que sais-je? nous
en oublions peut-etre autant que nous venons d'en citer. Plus
nos poetes s'eloignent de la nature, et plus ils s'obstinent a la
chanter. Gette espece d'engouement a fait dire a M. Lemierre,
dans un acces de mauvaise humeur :
Ennuyeux formes par Virgile,
Qui nous excedez constamment,
De grace, messieurs, un moment,
Laissez la Nature trunquille.
— M, de La Roche, valet de la garde-robe du roi, gouverneur
de la Menagerie, chevalier de Saint-Louis, est un des plusfideles,
mais aussi I'un des plus sales serviteurs de nos rois. II s'etait
avise d'acheter un grand troupeau de dindons qui importunaient
fort Sa Majeste toutes les fois quelle passait devant la Mena-
gerie. <( A qui tons ces dindons? lui dit I'autre jour le roi. —
A moi, sire. — Que je ne les retrouve plus, ou je vous fais casser
a la tete de votre compagnie. »
— Un marchand de modes, qui passe pour avoir cinquante
ou soixante mille livres de rentes, risque d'en perdre une tren-
taine dans la banqueroute de M. le prince de Guemenee. En con-
tant ce desastre a ses amis du Palais-Royal : « Me voila reduit,
leur disait-il, a vivre en simple particulier. »
— Le cure qui vint voir Duclos dans sa derniere maladie
s'appelait Ghapeau. II le pressait vivement de s'acquitter des
devoirs de I'Eglise, de recevoir les saints sacrements, et de les
recevoir de sa main, u Gomment vous appelez-vous, monsieur
le cure ? — Ghapeau. — Eh ! monsieur, je suis venu au monde
sans culottes, je puis fort bien en sortir sans chape au. »
— Deux jeunes medecins de Geneve, MM. La Roche et Odiei%
avaient mis leur science en communaute, et voyaient tons leurs
malades de compagnie. Leur pratique n'etant pas to uj ours fort
heureuse, on ne les designait plus que par le nom de La Roche
192 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Odier^ la Mort et Compagnie. Ge M. La Roche n'en est pas
moins un homme de merite ; il a fait, sur les maladies des nerfs,
un petit ouvrage fort estime^
— M'"^ de Ghenonceau est nee de Rochechouart : ce n'est
pas la seule fille de qualite qui ait epouse un homme de finance.
Apres la mort de son mari, M™^ Dupin, sa belle-m^re, discutant
avec elle le traitement qu'il convenait de lui fixer, et cherchant a
le reduire autant que la decence pouvait le permettre, lui disait ;
« Gela pourrait, ce me semble, vous suflire; vous n'avez pas de
grandes depenses a faire, vous n'allez point a la cour. — Madame,
lui repliqua M'""" de Ghenonceau, s'il y a des gens qu'on paye
pour aller a la cour, il en est aussi qu'on paye pour n'y point
aller... » — Gette M'"* de Ghenonceau avait ete fort liee avec
Jean-Jacques ; c'est pour elle qu'il concut le projet de faire son
£mile'y c'est d'elle qu'il disait : « Par ses graces, elle est rorne-
ment de son sexe; par ses vertus, elle en est I'exception. »
— J'ai vu, ecrivit derni^rement le roidePrusse a M. d'Alem-
bert, j'ai vu I'abbe Raynal. A la maniere dont il m'a parle de la
puissance, des ressources et des richesses de tons les peuples du
globe, j'ai cru m'entretenir avec la Providence... Je me suis bien
garde de revoquer en doute I'exactitude du moindre de ses cal-
culs; j'ai compris qu'il n'entendait pas raillerie, meme sur un
ecu...- »
— On a oublie de dire que le Mort marii^ comedie en deux
actes et en prose de M. Sedaine, representee sur le theatre de la
Comedie Itahenne, le mardi 13 aout, n' avait pas eu plus de suc-
c^s sans ariettes qu'elle n'en avait eu, en 1777, avec la musique
du signor Bianchi. On pourrait bien oublier aussi que la pre-
miere representation des Deux Aveugles de Badgad^ autre comedie
en deux actes et en prose, m^lee d' ariettes, donnee, sur ce
meme theatre, le lundi 9, n'a pu etre entierement achevee. Les
paroles sont de M. Marsollier des Vivetieres, auteur du Vopo-
reux-y la musique, le coup d'essai d'un M. Meunier, violon de
1. Meister no connaissait apparemment que de reputation Touvrage du mede-
cin genevois La Roche; il est intitule Analyse des fonctions du systeme nerveux,
pour servird'introduction aunexamen pratique des maux des nerfs; Geneve, 1778^
2 vol. in-8". (B.)
2. Ceci est encore un passage modifie et tronque de la lettre du 18 mai 1782;
voyez tome XXV, p. 227 de I'edition Preuss.
SEPTEMBRE 1782. 193
Montpellier. Cette pi^ce, dont je ne sais quel conte des Mille et
une Nuits a pu fournir I'idee, est de la plus plate et de la plus
froide bouffonnerie. C'est un jeiine homme qui abuse de la cecite
de deux aveugles pour epouser la pupille de Tun d'eux, et pour
toucher la dot destinee a I'autre. L' extreme facilite avec laquelle
on ne cesse de tromper les deux aveugles, malgre toutes les
precautions de la plus juste defiance, a paru avec raison plus
revoltante que comique ; le parterre, prenant parti, peut-etre pour
la premiere fois, en faveur des vieillards et des tuteurs, n'a ri
qu*aux depens du poete, et les huees sont devenues si tumul-
tueuses vers le milieu du second acte, qu'il a ete impossible
d'aller jusqu'a la fm.
— L'Academie royale de musique, apres avoir remis successi-
vement Castor^ la Reine de Golconde et Roland^ nous a donne,
le mardi 24, trois actes detaches, I'acte du Feu^ tire du ballet
heroique des ^Uments^ de Roy, mais avec une musique nouvelle
du sieur Edelman; Ariane dans Vile de Naxos, poeme imite de
I'allemand par M. Moline, musique du merne M. Edelman, suivis
(TApollon et Daphnd^ paroles de M. Pitra, auteur d'Andro-
maque, musique de M. Mayei*, auteur de celle de Dam ete et
Zulmis.
L'acte du Feu n'a rien d'interessant ; mais, si vous en retran-
chez quelques vers ajoutes par M. Moline, il a du moins I'ele-
gance du style convenable au genre. La nouvelle musique,
quoique fort soignee, est de peu d'effet; ce ne sont pas les beaux
vers, mais les sentiments passionnes, les situations vives et dra-
matiques qui peuvent ofTrir au genie du compositeur des inten-
tions nouvelles, des motifs heureux.
M. Edelman a prouve, dans facte d^Ariane^ que son talent
n'avait besoin, pour reussir, que d'un sujet propre a I'inspirer.
Le recitatif, les choeurs et plusieurs airs de cette seconde
composition ont paru pleins de chaleur, de verve et de sensibi-
lite; le dernier air d' Ariane, 11 nest done plus pour moi d'asile,
est de I'expression la plus simple et la plus touchante. Quant au
poeme, nous ne pouvons que repeter ici ce que nous en avons
dit lorsqu'il fut represente, I'annee derni^re, en prose, sur le
theatre de la Comedie-Italienne^ C'est la m^me fable, la meme
1. Voir tome XII, p. 534.
XIII. 43
i^k COKRESPONDANGE LITTERAIRE.
marche, le meme inter^t, les memes invraisemblances ; les
vers de M. Moline ne font assurement pas plus d'illusion
que la prose anonyme de M. J. B. D. B. La mani^re dont
Thesee abandonne Ariane n'est pas mieux motivee dans
I'opera que dans le melodrame ; les choeurs bruyants, qui entrai-
nent le heros et ne troublent point le sommeil de son amante,
ne rendent la sc6ne ni plus naturelle ni plus pathetique. Ce n'est
qu'apres le depart de Thesee que Taction interesse, et nous ne
voyons pas pourquoi ce n'est pas a I'instant ou le drame com-
mence, line simple pantomime, quelques traits d'un dialogue
rapide suffiraient, ce me semble, pour en faire I'exposition; ce
qu'on ne pent developper avec inter^t ne saurait passer trop
promptement sous les yeux du spectateur.
La charmante romance de M. Marmontel sur I'aventure de
Daphne parait avoir 6te le premier germe du nouvel acte. Le
plan en est bien con^u, les scenes naturellement liees, quelques
airs m6me assez bien ecrits ; mais le public n'a pas jugea propos
de se prater a I'idee de la metamorphose, encore moins a celle
du trio dialogue entre ApoUon, Penee et Daphne, qui chante sa
partie sous Tecorce du laurier. Ce qui pent excuser le public
d' avoir ete si difficile, c'est que la metamorphose a ete on ne
pent plus gauchement executee par le decorateur, et que le trio
estde la derni^re insipidity, ainsi que tout le restedelamusique,
al'exception du premier air, dont le chant, sans etre fort piquant,
a du moins de la grace et de la fraicheur. La sc^ne ou Apollon
detache une branche du laurier qui lui a ravi I'objet de sa ten-
dresse, pour en former une lyre, quoique d'une conception
assez poetique, ne fait que peu d'effet au theatre, et cela n'est pas
difficile a concevoir; il serait tres-possible que la plus jolie
ode d'Anacreon ne produisit qu'une scene d'opera fort commune
et fort ennuyeuse. Le ballet qui termine cet acte, de la composi-
tion de M. Gardel, a fait le plus grand plaisir; ce sont les Muses,
les Graces et P Amour, qui se rassemblent pour celebrer le
bonheur d' Apollon et de Daphne ; car il faut savoir que, pour ne
point renvoyer le spectateur desol6, Penee, apres avoir change
sa fille en laurier, c6de enfin au voeu de 1' Amour, et lui rend sa
premiere figure. Une des plus agreables scenes de la fete est
celle ou I'Amour, echappant aux liens que veulent lui donner
les Nymphes et les Graces, vole a Daphne, en recoit la lyre
SEPTEMBRE 1782. 195
d'Apollon, et fait danser Terpsichore au son qu'il en tire. Terpsi-
chore est M"^ Guimard, TAmour est la petite Nanine, enfant de
huit ou neuf ans, plein d' intelligence et petri de graces. C'est ce
meme enfant qui a joue avec tant de succfes le role d'Astyanax
dans Andromaqiie, et celui du petit-fils de Julien dans le Sei-
gneur hienfaisant,
A quelques cris, a quelques convulsions pres, M"' Saint-
Huberty a deploye un veritable talent dans le role d'Ariane; ce
sera incessamment la seule actrice qui reste a ce spectacle : la
musique de Gluck a tue M"* Le Yasseur, et M'^'' La Guerre se
meurt, mais ce n'est ni de la niusique de Gluck ni de celle de
Piccini.
— TMre et S^rdnus, tragedie en cinq actes, representee,
pour la premiere fois, sur le theatre de la Comedie-Francaise, le
vendredi 23 aout, est I'ouvrage de M. Pallet, secretaire de M. le
marquis de Paulmy, commis au bureau de la Gazette de France ,
auteur d'une petite brochure sur le fatalisme, et de quelques
pieces fugitives inserees dans les dernieres annees de YAlmanach
des muses.
Le sujet de la nouvelle tragedie est tire du quatrieme livre
des Annales de Tacite ; c'est ce trait que I'historien le moins pro-
digue d'epithetes a cependant caracterise lui-meme par ces mots :
miseriarmn ac scemtice exemplum atrox : Serenus accuse par son
propre fils d'avoir voulu faire soulever les Gaules et d'avoir
conspire contre la vie de Tempereur. M. Fallet a parfaitement
bien senti I'impossibilite de presenter au theatre le caract^re de
ce fils denature, tel que nous I'a peint I'histoire ; mais, en se
permettant de I'alterer au point de faire un objet de pitie de qui
ne pouvait etre qu'un objet d'horreur, il parait n' avoir pas assez
bien vu que, pour diminuer Tatrocite de Taction, il la rendait k
la fois invraisemblable et puerile. II suppose que ce n'est que
dans I'espoir d'obtenir plus surement la grace de son p6re que
le jeune homme en devient le delateur ; ainsi, I'accusation la plus
revoltante en elle-meme cesse de I'^tre en faveur du motif qui I'a
determinee. II ne reste plus qu'a nous persuader comment
un homme, sans etre imbecile, a pu croire si legerement le crime
dont on accusait son p^re, ne pas sentir quel poids son propre
temoignage ajouterait a I'accusation, se flatter enfm de sauver
r accuse en le Uvrant lui-meme a la vengeance d'un prince dont il
196 CORRESPONDANGE LlTTfiRAIRE.
devait connattre la haine, puisque le malheureux vieillard en
etait depuis longtemps I'objet et la victime.
La conduite des trois premiers actes est aussi sage, aussi
simple que celle des deux derniers est forcee et romanesque. Si
la situation du quatri^me acte ne produit aucune beaute qui en
justifie la hardiesse, elle a du moins le merite de la nouveaute, et
ce merite est si peu commun, qu'il semble solliciter quelques
encouragements. Ce qui doit en obtenir da vantage, c'est le soin
avec lequel I'auteur s'est applique a developper le caractere de
Tib^re ; ce caractere n'est pas fort dramatique sans doute, il est
tout en dedans, si j'ose m'exprimer ainsi, et ne comporte aucune
explosion vive et passionnee; c'est la tyrannie sous le masque,
c'est le vice concentre en lui-meme; la dissimulation la plus pro-
fonde rend tons ses mouvements indecis, m^me ses discours :
Seu natura^ sen assuetudine, dit Tacite, suspensa semper et oh-
scura verba. Sans pouvoir donner h ce grand personnage un
grand effet, c'est beaucoup d'etre paiTenu a le rendre reconnais-
sable au theatre, et Ton ne saurait refuser a M. Fallet Thonneur
d'y avoir r^ussi quelquefois. L'ouvrage est en general tres-faible
de style ; la conduite des premiers actes, et plusieurs morceaux
du role de Tib^re, annoncent cependant un homme d'esprit qui
n'aura peut-6tre jamais assez d'energie, assez de talent pour
suivre la trace de nos grands modeles, mais qui a senti du moins
de quelle mani^re il fallait les etudier.
Le jeu du sieur Mole a repandu sur le role du jeune Serenus,
et surtout dans la scfene touchante du second acte, tout I'inter^t
dont ce role pouvait etre susceptible. Le sieur Vanhove a paru
moins deplace qu'on ne I'aurait cru dans celui de Tib^re. Telle
quelle, la pi^ce a deja eu sept ou huit representations peu sui-
vies, a la verite, mais assez pour n'dtre pas encore tombee dans
les regies.
— M. de La Harpe, en qualite de directeur de I'Academie,
dans la seance publiquedu 25 aout, charge de rendre compte des
motifs qui avaient determine les suffrages de I'illustre compa-
gnie en faveur de la pi^ce de M. de Florian *, nous a fait entendre
1. Voltaire etle Serfdu Mont-Jura, discours, en vers libres, quia remporte le
prix de po6sie de I'Academie frariQaise en 1782, parM. de Florian, gentilhomme de
S. A. S. Monseigneur le due dePenthievre, Paris, Demonville, 1782, in-S". Meister
I'avait reproduit en entier. Lesanciens editeurs avaient conserve une note de Flo-
SEPTEMBRE 1782. 197
assez clairement qu'en lui decernant le prix elle ne s'en 6tait
point dissimule la faiblesse et les defauts , mais qu'elle y
avait reconnu du moins le merite qui manquait le plus essen-
tiellement k toutes les autres pieces du concours, une marche
raisonnable et suivie, du naturel et de la sensibilite. II est a croire
que d'autres motifs ont encore influe sur la benignite de ce
jugement ; d'un cote, le choix du sujet que I'Academie ne vou-
lait pas avoir Fair d'abandonner ; de I'autre, la reserve prudente
et timide avec laquelle on y traite ce sujet, sans le plus faible
retour sur le ministre a qui il ne convenait plus d'en faire par-
tager I'hommage; enfin, une nouvelle occasion de parler de
M. de Voltaire, occasion qui ne saurait se renouveler assez sou-
vent, ces messieurs sentant, et devant bien sentir tons les jours
plus vivement 1' extreme besoin de se couvrir de la gloire du
grand homme qui n'est plus.
L'Academie n'a point donne d'accessit, mais elle a accorde
six mentions honorables. Des auteurs de ces pieces, il n'y a que
M. Carbon de Flins des Oliviers qui se soit fait connaitre , les
autres ont garde I'anonyme K II y a dans le poeme lyrique de
M. de Flins, intitule la Naissance du Bauphin^ plusieurs mor-
ceaux pleins de verve et d'harmonie.
Apres la lecture de la piece couronnee, M. I'abbe Arnaud
nous a lu le Portrait de Char ^ qui a excite plus d'attention
que d'applaudissements, mais qui a paru reussir generalement
par I'energie et par la simplicite du style, par une suite d'idees
pressees sans affectation, et par ce gout de I'eloquence antique
dont on reconnait si rarement la trace chez nos auteurs mo-
dernes.
M. de La Harpe a termine la seance par le dixi^me chant de
sa traduction de la Pharsale-^ c'est, comme Ton sait, le dernier
du poeme de Lucain, et une mort precoce ne lui permit pas de
le finir. Le nouveau traducteur y a joint un Epilogue adresse aux
manes du poete; cet epilogue nous a paru rempli de grandes
images et de beaux vers ; on y a remarque surtout le tableau de
la fm terrible de Neron, du tyran qui fit perir le poete, pi as
rian sur les servitudes des paysans du Jura que nous avons supprimee, le discours
en vers et les notes qui I'accompagnent ayant ete reproduits dans les diverses
Editions des OEuvres de I'auteur.
1. Rivarol concourut 6galement par sa piece De la Nature et de I' Homme.
198 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
jaloux encore de la superiorite de ses talents que de I'emploi
qu'il en avait fait en les consacrant a la gloire de la liberte de
Rome et de ses derniers defenseurs.
L'eloge de I'abbe Delille, que M. de La Harpe a trouve le
secret de glisser tres-heureusement a la fin de ce morceau, aurait
eu sans doute un merite de plus, si tous les auditeurs avaient
6te instmits aussi bien que nous de la vive sc^ne qu'il y avait eu
quelques jours auparavant dans I'interieur du lycee academique,
entre les deux confreres, au sujet de la Leitre sur le poeme des
Jardinsj I'abbe Delille reprochant fort am^rement a M. de La
Harpe ses liaisons avec I'auteur de cette Lettre^ M. de Rivarol,
et I'autre ne s'en defendant qu'en lui reprochant a son tour les
diners qu'il n' avait pas craint de faire autrefois avec un nomme
Gilbert, le detracteur le plus audacieux de tous les talents, et
surtout du merite de M. de La Harpe, etc.
— Memoir e sur la dtcouverte d'un ciment imp^nHrable h,
Vcau et sur V application de ce meme ciment h unc terrasse de
la maison de Vautciir^ par M. d'litienne, chevalier de I'ordre
royal et militaire de Saint-Louis. Brochure m-h°,
II n'entre dans la composition de ce ciment que de la chaux,
du caillou et de Teau. On en dispute la decouverte a M. d'litienne
pour la rendre a M. Loriot. On pretend que, quoique impene-
trable a Thumidite, plus dur que le fer, et resistant egalement
aux effets de la chaleur et de la gelee, cet enduit n'est cependant
pas a I'abri des gercures et des crevasses. Par le memoir e
meme de M. d'litienne et mieux encore par la terrasse sur
laquelle il a fait I'epreuve de son secret, on a lieu de presumer
que, pour n'avoir qu'une demi-ligne d'epaisseur, le nouveau
ciment n'en est pas moins sujet k se briser : on y aper^oit les
traces evidentes de plusieurs petites fractures adroitement r^pa-
rees; mais I'auteur assure que cette esp^ce de reparation est
tres-prompte et tr^s-facile. Quoi qu'il en soit, I'idee de mettre
tous nos toits en bosquets et en jardins n'en est pas moins riante,
celle de les mettre en forets serait plus utile et plus magnifique
encore, mais alors il faudrait sans doute commencer pas inventer
des planchers plus solides que les notres. M. d'fitienne parait
s'etre defie lui-meme de la solidite du sien, car son pretendu
jardin n'est compose que de petites caisses tres-basses garnies
d'arbustes et de plantes parasites dont les racines ne s'etendent
SEPTEMBRE 1782. 199
gu^re au loin et n' exigent pas par consequent une terre fort
abondante.
C'est dans le Memoire meme de I'auteur qu'il faut lire et le de-
tail de la composition du nouveau ciment et les precedes pour son
execution et la preparation du plancher propre a le recevoir ; nous
nous bornerons seulement a citer ici la conclusion du Memoire
ou I'enthousiasme de I'auteur voit d'avance avec la plus douce
satisfaction tons les avantages qui vont resulter d'une si precieuse
decouverte. « Ghaque proprietaire, dit-il, pourra done jouir bien-
tot sur sa maison de Tagrement d'un jardin pareil a celui de
M. d'^tienne. Le gout des artistes en variera les formes et les
distributions a rinfini. Ges terrasses favoriseront les observations
des astronomes. Ghaque maison offrira un aspect different ou
une vue de plus ou moins d'etendue; elle presentera elle-meme
a volonte des objets curieux et interessants. On fera entrer dans
leur decoration des bassins, des bosquets, des treillages. La
sculpture et la peinture pourront s'y disputer le prix, et s'uni-
ront avec le jardinage pour flatter agreablement la vue. Quelles
ressources pour les fetes et les rejouissances publiques ! Les illu-
minations qu'elles occasionnent peuvent devenir magiques elj6,nt
bien dirigees, leur bizarrerie meme et leur irregularite peuvent
aussi se trouver tres-piquantes. Qu'on se represente maintenant
le coup d'oeil seduisant qu'offrirait une chaine de maisons dont
chaque terrasse serait variee de forme et enrichie de verdure ;
quel seduisant effet! Que d'avantages en resulteraient encore
independamment de la vue pittoresque ! Un air plus pur circule-
rait dans les villes. Ghaque proprietaire acquerrait le terrain d'un
jardin egal a la superficie de ses batiments. [L'auteur aurait pu
ajouter que cette ressource devient plus essentielle que jamais,
depuis qu'on a la fureur de mettre en batiments le peu de jardins
qui existaient dans l' enceinte de la capitale.] II epargnerait en con-
struisant ladepense d'un toit, objet triste et dispendieux, non-seu-
lement pour I'etablissement, mais encore pourl'entretien. II serait
infmiment moins expose aux incendies, ayant la facilite de secou-
rir lui-m^me sa maison par sa terrasse, et pouvant ainsi prati-
quer un ou plusieurs reservoirs. L'epargne du bois de charpente,
dont le prix augmente tons les jours, est un avantage tr6s-con-
siderable en ce qu'on peat faire servir tons ces bois a d'autres
usages; la consommation du plomb que nous tirons de I'etranger
200 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
serait beaucoup diminuee. Nous jouirions en France d'un avan-
tage qu'on avait cru jusqu'a present reserve pour I'heureuse
Italie. Enfin cet usage des anciens renouvele de nos jours hono-
rerait sans doute ce siecle ou les vertus sur le trone cherchent la
verite, protegent les arts, et laissent au genie le libre pouvoir
d'etonner I'univers. »
Tout cela n'est-il pas superbe?Et tout cela est le produit
d'un peu de chaux et de la poussi^re de cailloux delay ee dans
de I'eau !
— Pohies et Pieces fugitives diverses de M. le chevalier
de B.y a Amsterdam, petit in-S*". Ge n'est pas la collection la plus
complete des ceuvres de M. le chevalier de Boufflers, mais c'est
au moins la plus pure et la plus correcte. Quelques morceaux
d'Horace traduits en vers et non encore imprimes, la traduction en
prose de deux Metamorphoses d'Ovide et des plus belles scenes
de VHippolyte de S6n^que, donnent encore un nouveau prix a
cette edition, la seule que M. de Boufflers n'ait point desavouee.
OCTOBRE.
II serait difficile de dire quelle sensation ont faite en France
les Essais de M. J.-G. Lavater sur la physiognomonie , Depuis
trois mois que la traduction de cet ouvrage est k Paris, et que
plusieurs feuilles periodiques I'ont annoncee, nous n'avons pas
encore eu la satisfaction de rencontrer deux personnes qui aient
eu la curiosite de la lire ^ II est vrai que le pays de I'Europe
ou Ton juge avec plus de confiance toute esp^ce de productions
est celui ou on lit le moins; ou, malgre la decadence trop bien
reconnue de la litterature nationale, on dedaigne plus que jamais
la litterature etrang^re ; ou tout ce qui n'est ni chanson, nipi^ce
de theatre, ni pamphlet, ne pent gu^re pretendre a faire beau-
1. Le grand ouvrage de Lavater est aujourd'hui tr6s-r6pandu en France. La tra-
duction frangaiseest de trois differentes mains. En eflfet, on I'attribuea M^'Laffite,
femme d'un ministre del'figlise fran^aise reformee a la Hayej a un M. Gaillard,
qu'il ne faut pas confondre avec I'anciai ambassadeur de ce nom, mort a Paris
il y a quelques anneesj enfin a M. Henri Renfner. (B.)
OGTOBRE 1782. 201
coup de bruit; ou le meilleur ouvrage enfin n'obtient que lente-
ment le degre d'estime qui lui est du, lorsque quelque circon-
tance extraordinaire n' en favorise pas le succes.
Quoique M. Lavater ait refondu en grande partie le texte de
son livre, et pourle rendre moins intraduisible et pour I'adapter,
autant que sa conscience a pu le permettre, au gout du lecteur
francais, il y a laisse cependant beaucoup de choses peu laites pour
lui plaire, et beaucoup d'autres tres-propres a I'effaroucher. Le
vernis de theologie mystique, repandu pour ainsi dire sur toutes
les feuilles du livre, ne pent manquer de paraitre etrange dans
une discussion ou il ne s'agit que d'art et de philosophie. Un
grand nombre de personnalites minutieuses, qui n'ont ni le
merite d'etre interessantes, ni celui d'etre malignes, en fera
trouver souvent la lecture insipide. Le ton d' inspiration que I'au-
teur emploie trop frequemment a relever des idees communes,
en perdant dans la traduction la seule esp^ce d' excuse qu'il pent
avoir dans roriginal,ne leur laisse qu'une empreinte de ridicule.
On ne saurait blamer M. Lavater de ne nous avoir donne que des
fragments sur une science aussi nouvelle que la physiognomonie ;
un ouvrage plus systematique eut merite moins d' attention et
moins de confiance; mais, sous la forme meme qu'il eut raison
d' adopter, on pouiTait desirer sans doute plus de suite, des liai-
sons plus heureuses, une marche plus piquante et plus rapide.
Son livre ressemble a un edifice dont le plan est non-seulement
irregulier, fort imparfait, mais dont toutes les approches sont
encore embarrassees des debris de la pierre, du platre et de tons
les echafaudages qui ont servi a le construire.
Les critiques plus ou moins fondees auxquelles cet ouvrage a
donne lieu en Allemagne, toutes les bonnes ou mauvaises plai-
santeries qu'on en pourra faire en France, s'il parvient a y etre
plus connu, n'en detruiront point le merite ; il n'en sera pas
moins vrai qu'aucun ecrivain depuis Aristote n'a developpe plus
de vues sur la science physiognomonique que notre predicant
zuricois, ni des vues plus utiles et plus lumineuses. Ses recher-
ches prouvent, ce me semble, d'une mani^re assez sensible,
premi^rement, que la science pent exister ; €t pourquoi celle-la
n'existerait-elle pas aussi bien que tant d'autres que notre igno-
rance n'agu^re mieux approfondies ? secondement, que lesprogr^s
de cette science, en suivant les traces qu'il indique, pourraient
202 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
devenir ^galement interessants et pour les moeurs et pour les
arts ; c'est du moins ce que nous avons cru voir dans son livre.
Essayons d'en recueillir ici les idees les plus frappantes.
« Gonnaitre, desirer, agir, voila ce qui rend Thomme un etre
physique^ moral, intellectuel.., Gette triple vie, qu'on ne saurait
contester a I'homme, ne pent devenir pour lui un objet d' obser-
vations et de recherches qu'autant qu'elle se manifeste par le
corps, par ce qu'il y a de visible, de sensible, de perceptible en
rhomme. Dans la nature enti^re, il n'est point d' objet dont on
puisse decouvrir les proprietes et les vertus que par des relations
-exterieures qui tombent sous les sens ; c'est sur ces determina-
tions externes que se fonde le caractMstique de tons les etres,
la base de toutes les connaissances humaines. L'homme serai t
reduit a tout ignorer, et lesobjets qui I'environnent et lui-meme,
si^ dans toute la nature, chaque force, chaque vie ne residaitpas
dans un ext^rieur perceptible, si chaque objet n'avait pas un
caract^re assorti a sa nature et a son etendue, s'il n'annoncait pas
ce qu'il est, s'il n'etait pas possible de le distinguer de ce qu'il
n'est pas. »
Ainsi, vous le voyez, non-seulement il existe une science
physiognomonique, mais cette science est la base des autres , ou
plutot c'est la science unique, la seule qui soit a notre portee.
Tout ce que nous connaissons, tout ce que nous pouvons con-
naitre et de nous-memes et des etres qui nous environnent, c'est
la physionomie ; il ne faut plus raediter, il ne faut plus ecrire sur
la nature^ mais sur \di physionomie des choses. Sans nous arr^ter
trop a I'analogie qu'il pourrait y avoir entre cette mani^re de rai-
sonner et celle du Maitre de musique du Bourgeois gentilhommCy
examinons sans prevention si le syst^me de I'auteur ne repose
pas sur quelques principes moins vagues ou moins abstraits.
« On ne saurait nier que la force physique, bien qu'elle
s'exerce dans toutes les parties du corps, surtout dans ses parties
animales, ne soit plus remarquable, plus frappante encore dans
le bras, depuis sa racine jusqu'a I'extr^mite des doigts... II n'est
pas moins evident que la vie intellectuelle, les facultes de I'en-
tendement et de 1' esprit humain, se manifestent surtout dans la
conforaiation et la situation des os de la tele et principalement
du front,,. La vie morale se decouvre surtout dans les traits du
visage et dans leur jeu... Gette triple vie de l'homme, bien
OCTOBRE 1782. 203
qu'elle se reunisse en une seule dans chaque point du corps,
pourrait neanmoins etre divisee par etages, et il y aurait mati^re
a physionomiser la-dessus si nous vivions dans un monde moins
deprave. La vie animale, la plus basse et la plus terrestre, placee
dans le ventre^ s'etendrait jusqu'aux organes de la generation et
aurait le coeur pour foyer. La vie intellectuelle trouverait son
siege dans la tete, et I'oeil serait son foyer. Ajoutons que le visage
est le representant ou le sommaire de ces trois divisions : le front
jusqu'aux sourcils, miroir de I'intelligence ; le nez et les joues,
miroir de la vie morale et sensible ; la bouche et le menton, mi-
roir de la vie animale, tandis que I'oeil serait le centre et le som-
maire de tout ; mais on ne pent trop repeter que les trois vies,
se retrouvant dans toutes les parties du corps, y ont aussi par-
tout leur expression. »
Que d' explications curieuses n'aurait-on pas a demander ici
a Tauteur, et combien la depravation meme du si^cle ne les ren-
drait-elle pas utiles et importantes ! Que de meprises facheuses,
que de maux epargnes, s'il existait, par exemple, pour les Cceurs
du chevalier de Boufflers, une physiognomonie dont les signes
fussent certains et faciles a reconnaitre !
Notre auteur distingue la physiognomonie de la pathogno-
monique. Selon lui, Physiognomonie^ dans un sens restreint,
est r interpretation des forces, ou la science qui explique les
signes des facultes-^ la Paihognomonique ^ I'interpretation des
passions ou la science qui traite des signes des passions. La pre-
miere envisage le caractere dans I'etat de i^epos, 1' autre 1' exa-
mine lorsqu'il est en action. Le caractere dans I'etat de repos
reside dans la forme des parties solides, et dans Y inaction des
parties mobiles. Le caractere de la passion se trouve dans le
mouvement des parties mobiles. La passion a un rapport deter-
mine avec I'elasticite de I'homme, ou cette disposition qui le
rend susceptible de passions, etc.
En partant des principes qu'on vient d'exposer, M. Lavater
ne neglige aucun moyen d'etablir et la verite de la physiogno-
monie et ses droits a porter le nom de science. (( Puisqu'il est
aussi impossible de trouver deux caract6res d' esprit parfaitement
ressemblants que de rencontrer deux visages d'une ressemblance
parfaite, la difference exterieure du visage et de la figure doit
necessairement avoir un certain rapport, une analogic naturelle
204 CORRESPONDANGE LITTIERAIRE.
avec la difference interieure de I'esprit et du coeur... » Sans doute
la difficulte n'est que de connaitre ce rapport et de le determiner
par des caract^res constants, invariables. Mais pourquoi exiger
une precision plus rigoureuse d'une science presque nouvelle
que de tant d'autres qu'on ne cesse de nous enseigner depuis
plusieurs milliers de siecles avec autant de suffisance que d'incer-
titude et d'obscurite...? « La physiognomonie, dit fort bien notre
auteur, peut devenir une science aussi bien que tout ce qui porte
le nom de science; aussi bien que la physique, car elle appartient
a la physique; aussi bien que la medecine, puisqu'elle en fait
partie; que seraitla medecine sans semeiotique,etla semeiotique
sans physionomie ? aussi bien que la theologie, car elle est du
ressort de la theologie : qu'est-ce en effet qui nous conduit a la
Divinite, si ce n'est la connaissance de I'homme; et qu'est-ce qui
nous fait connaitre I'homme, si ce n est son visage et sa forme ?
aussi bien que les mathematiques, car elle tient aux sciences de
calcul, puisqu'elle mesure et determine les courbes, les gran-
deurs et leurs rapports connus et inconnus ; aussi bien que les
belles-lettres, car elle y est comprise, puisqu'elle developpe et
determine I'idee du beau et du noble. La physiognomonie,
comme toutes les autres sciences, peut, jusqu'a un certain point,
^tre reduite en regies determin^es, avoir des caract^res qu'on
pourra enseigner et apprendre, communiquer, recevoir et trans-
mettre. Mais ici, comme dans toutes les autres sciences, il faut
beaucoup abandonner au genie, au sentiment, et, dans bien des
parties, elle manque encore de signes et de principes determines
ou determinables. »
Nous passons sans scrupule tout ce que dit encore 1' auteur,
dans la suite de ses fragments, de la verite de la physiognomonie,
de son utilite, de ses inconvenients et de ses diflicultes sans
nombre; ces differents articles ne sont que le developpement des
idees annoncees au commencement de Touvrage, ainsi que le
caractere du physionomiste, et le long traite de I'harmonie
entre la beaute morale et la beaute physique, ou Ton se borne
simplement a prouver que si la vertu n'est pas la cause unique
de la beaute, et le vice de la laideur, il n'en est pas moins cer-
tain que la vertu embellit et que le vice enlaidit ; resultat assez
vague, assez commun. Un morceau plus piquant est la reponse
a I'objection tiree du jugement si connu du physionomiste Zopire
OGTOBRE 1782. 205
sur Socrate, savoir qu'il etait stupide, brutal, voluptueux et
adonne a I'ivrognerie. M. Lavater demontre fort bien que ce
Zopire ne voyait pas finement, et voici comme il analyse le por-
trait du plus sage des hommes, en comparant differentes tetes
de Socrate copiees d'apres I'antique, et dont la ressemblance est
trop frappante j)our ne pas assurer que ce sont autant de por-
traits assez ressemblants de la meme personne :
(( Ceux qui ont pu chercher, dit-il, dans la structure de ce
front le siege de la stupidite, et qui ont cru en reconnaitre les
signes dans cette voute, cette eminence, ces enfoncements, n'ont
jamais etudie la nature du front de I'homme; ils n'ont jamais ni
observe ni compare des fronts. Quelle que soit Tinfluence d'une
bonne ou mauvaise education..., un front tel que celui-ci est
toujours semblable a lui-meme quant a la forme et au caract^re
principal, et levrai physionomiste nedevrait point s'y meprendre.
Oui, dans cette voute spacieuse habite un esprit capable de porter
le jour dans la nuit des prejuges, et de vaincre une foule d'ob-
stacles. D'ailleurs le saillant des os del'oeil, lessourcils, la tension
des muscles entre les sourcils, la largeur du dos de ce nez, I'en-
foncement de ces yeux, cette elevation de la prunelle, combien
toutes ces parties, considerees separement ou dans 1' ensemble,
sont expressives ! combien elles concourent a marquer les
grandes dispositions intellectuelles , meme des facultes deja
toutes developpees et parvenues a leur parfaite maturite ! . . . Un
visage aussi energique annonce que celui qui le porte a un pro-
digieux empire sur lui-meme, et qu'ainsi il pent devenir, en
usant de sa force, ce que des milliers d'autres ne seront que par
une sorte d'impuissance... Mais ce qu'il y avait de massif et de
fortement prononce effrayait ou offusquait les yeux des Grecs,
accoutumes aux foimes elegantes, au point qu'ils ne voyaient
plus \ esprit de la physionomie, etc... »
Le vengeur de la physionomie de Socrate etait bien fait assu-
rement pour prendre parti en faveur de M. d'Alembert : « On
m'ecrit, dit-il dans la Reponse a quelques objections particuli^res,
on m'ecrit que M. d'Alembert a I'air commun. Je ne puis rien
dire jusqu'a ce que j'aie vu M. d'Alembert; mais je connais son
profil grave par Cochin, qu'on dit etre fort au-dessous de I'ori-
ginal, et, sans faire mention de plusieurs indices difficiles a
caracteriser, il est sur que le front et une partie du nez sont
206 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
tels que je n'en ai jamais vu de semblables a aucun homme
mediocre. »
Si rimperfection d'une science suffisait pour en degouter les
bons esprits, il faudrait renoncer a toutes nos connaissances, a
toutes nos etudes. Que savons-nous, que pouvons-nous savoir
sur quelque objet que ce puisse 6tre ? des aper^us formes sur
un certain nombre d' observations plus ou moins etendues, plus
ou moins precises, que nous nous pressons de lier ensemble pour
en faire ce que nous appelons un syst^me, mot qui, suivant son
etymologie, ne signifie qu'une mani^re de concevoir ce que nous
ne pouvons connaitre parfaitement, et qui, grace a I'usage, ne
signifie plus souvent encore qu'une maniere d'exprimer ce que
nous ne concevons pas. En reduisant ainsi le titre de science k sa
juste valeur, nous ne voyons pas pourquoi Ton s'obstinerait a le
refuser a la physiognomonie, et nous regrettons de bonne foi
toute lalogique et toute I'eloquence employees par notre auteur
k demontrer une verite si simple. II faut convenir cependant qu'il
avait a cet egard de violents prejuges a d^truire ; mais ces pre-
juges tenaient moins sans doute a 1* imperfection meme de la
science physiognomonique qu'a la sottise des docteurs qui
s'etaient charges jusqu'ici de I'enseigner. II n'y a peut-6tre
aucun objet de nos recherches, sans en excepter I'alchimie et la
theologie , il n'en est peut-etre aucun sur lequel on ait ecrit
avec moins de sens, moins de principes et moins de methode.
Quoique M. Lavater ne nous ait donne que des essais et des
fragments, ony reconnait une suite d'obsei^ations bien ordonnees ;
on sent qu'en cherchant des regies fixes et constantes, il ne s'est
pas peniiis de les adopter leg^rement; on voit surtout qu'il a
mieux senti que personne avant lui quelles etaient les routes
qu'il fallait suivre pour arriver a des resultats interessants, et
pour en ecarter tout ce qui n'etait qu'accessoire ou purement
arbitraire.
II n'est pas le seul qui ait observe que c'est dans la confor-
mation des parties solides qu'on doit chercber a reconnaitre les
signes distinctifs des facultes intellectuelles et ceux du caract^re
et des passions dans 1' expression habituelle des parties mobiles.
Je me souviens d'avoir trouve, il y a longtemps, la mtoe id^e
dans un Traits des physionomies^ d'un auteur anglais dont je ne
puis dans ce moment me rappeler le nom ; mais il n'en est pas
OCTOBRE 1782. 207
moins certain que cette idee, qu'on peut regarder comme une
des premieres bases de la science physiognomonique, n'a jamais
ete mieux determinee que dans I'ouvrage de M. Lavater, et
qu'aucun autre avant lui n'en a fait des applications plus simples,
plus lumineuses et plus multipliees. Une des preuves les plus
sensibles de la verite de cette expression, independante de celle
des yeux, du regard, du sourire, de la bouche, du mouvement
des muscles, est le masque du cel^bre Heidegger S dessine
apres sa mort, et I'analyse qu'en a donnee Tauteur. En observant
ce dessin, quelque nue, quelque imparfaite qu'en soit la gravure^
on ne peut s'empecher de dire comme Lavater :
« La sagesse ne repose-t-elle pas sur ces sourcils, et ne
semblent-ils pas couvrir de leur ombre une profondeur respec-
table ? I'n front voute comme celui-ci serait-il le siege commun
d'un esprit ordinaire et d'un esprit superieur? Get ceil ferme ne
dit-il plus rien? Le contour du nez et la ligne qui divise la
bouche, et ce muscle creuse en fossette entre la bouche et le nez,
et enfm I'harmonie qui regne dans I'ensemble de tons ces traits,
n'ont-ils aucune expression? Je ne crois pas qu'un homme done
de sens commun puisse repondre negativement a ces questions...
Depuis le sommet de la tete jusqu'au cou... devant et derriere^
tout est expressif, tout parle un langage uniforme, tout nous
indique une sagesse exquise et profonde... un homme presque
incomparable, qui dispose tranquillement ses plans, et qui jamais
dans I'execution ne se rebute, ne se precipite ou s'egare; un
homme plein de lumi^res, d'energie et d'activite, et dont la seule
presence arrache cet aveu : II m'est superieur... Get arc du
front, cet os saillant de I'oeil, ce sourcil avance, cet enfoncement
au-dessous de Tceil, la forme de cette prunelle... ce contour du
nez, ce menton saillant, les eminences et les creux du derri^re de
la tete... tout porte la meme empreinte et la retrace a tons les
yeux... ))
Notre physionomiste zuricois va plus loin encore, et si loin
peut-etre qu'on ne sera plus tente de le suivre. Apres avoir
montre, par de simples contours, des silhouettes, des profils de
toute espece, par des bustes, des portraits en face et des por-
1. Bourgmestre de Zurich; ce fut I'Aristide de la Suisse, un des hommes les
plus eclaires de son siecle, et qui consacra uniquement toutes ses lumieres et ses-
connaissances au bonheur de son pays. (Meister.)
208 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
traits faits apres la mort des personnes qu'ils representent, que
la signification du visage de Thomme est totalement indepen-
dante du jeu des muscles, il ose soutenir encore qu'on peut
determiner mathematiquement, par les simples contours du
crane, la mesure des facultes intellectuelles , ou du moins les
degres relatifs de capacite et de talent. Outree ou non, cette
idee nous parait neuve et trop ingenieuse pour ne pas meriter
au moins quelque indulgence et quelque attention.
(( . . . Mes lecteurs, dit-il lui-meme, trouveront peut-etre de
la folie dans cette assertion. Quoi qu'il en soit, le penchant qui
me porte a la recherche de la verite m' oblige d'avancer encore
q\ien formant un angle droit du zMith el de Vextr^miU de la
pointe horizontale du front pris en profit^ et en comparant les
lignes horizontale et perpendiculaire et leur rapport avec la
diagonale, on peut en gdniral connaitre la capacity du front
par le rapport qui se trouve entre ces lignes. Au moment ou
j'ecris ceci, je m'occupe de 1' invention d'une machine au moyen
de laquelle on pourra, m6me sans le secours des silhouettes,
prendre la forme de chaque front, et determiner avec assez
d'exactitude le degre de sa capacite, et surtout trouver le rap-
port qui est entre la ligne fondamentale et le profil du front. »
Notre auteur s'attend a toutes les plaisanteries qu'on ne man-
quera pas de faire sur une pareille decouverte; mais il y repond
tranquillement :
« Essay ez, et vous verrez bientot, j'ose le garantir, que le
front d'un idiot, ne tel, differe essentiellement, dans tons ses
contours, du front d'un homme de genie, reconnu pour tel. Faites
des essais, et vous trouverez toujours qu'un front dont la ligne
fondamentale est plus courte des deux tiers que sa hauteur est
decidement celui d'un idiot. Plus elle est courte, cette ligne, et
disproportionnee a la hauteur perpendiculaire du front, plus
. elle marque de stupidite; au contraire, plus la ligne horizontale
est prolongee et conforme a sa diagonale, plus le front qu'elle
caracterise annonce d' esprit et de jugement. Appliquez Tangle
droit d'un quart de cercle sur Tangle droit du front tel que nous
Tavons propose, plus les rayons (ceux, par exemple, entre
lesquels il y a une distance de dix degres)..., plus, dis-je, les
rayons se raccourcissent dans un rapport inegal, plus la per-
sonne sera stupide...; et, d'un autre cote, plus il y aura de rap-
OCTOBRE 1782,
209
port entre ces rayons, plus ils indiqueront de sagesse. Quand
Tare du front et surtout le rayon horizontal exc^dent I'arc du
quart de cercle, on pent compter que les facult^s intellectuelles
sont essentiellement differentes de ce qu'elles seraient si cet arc
du front etait parallele, ou enfin s'il etait non parallele avec I'arc
du quart de cercle.
« Ces figures peuvent en quelque sorte expliquer mon idee.
Un front qui aurait la forme du n« 3 annoncerait bien plus de
sagesse que celui qui aurait les proportions du n" 2, et celui-ci
serait fort superieur au front qui se rapprocherait du nM ; car
il faut etre ne imbecile pour avoi^' un front pareil.
(( Nous avons tons les jours sous les yeux une preuve bien
frappante de la verite de ces observations..., c'est la forme du
crane des enfants, qui change a mesure que leurs qualites in-
tellectuelles augmentent ou plutot se developpent, forme qui
ne varie plus quand les facultes ont acquis tout leur developpe-
ment, etc. »
Que ces idees soient hasardees ou non, pourquoi se presser
de les rejeter? pourquoi refuser de les examiner sans prevention?
Si, par une longue suite d'experiences , on parvenait a les con-
firmer, a leur donner plus d'exactitude et de precision, n'au-
rait-on pas d^couvert une verite assez utile, assez interessante ?
Quelle belle machine que celle qui nous apprendrait a peser les
hommes comme on pese les metaux, a juger pour ainsi dire a
roeil si tel ou tel sujet est propre a devenir un homme d'j5tat, un
philosophe, un poete, un artiste !
L'objection de ceux qui croiraient la morale ou la theorie de
I'education compromise par un systeme ou I'on etablirait une
difference si essentielle et si necessaire d'un homme a I'autre
ne pent etonner que les esprits assez subtils pour savoir au juste
si nous sommes libres ou non, et comment nous le sommes.
210 CORRESPONDANCE UTTERAIRE.
quelles sont les bornes de Tempire que nous pouvons exercer
sur nos propres facultes et sur celles de nos semblables, et s'il
dependait en effet de Voltaire ou de son precepteur qu'il ne fut
un imbecile ou Voltaire.
L' observation de I'auteur sur les changements qu'eprouve le
crane des enfants pourrait bien etre susceptible encore d'une
application plus generale. Sans pretendre expliquer ici les rai-
sons d'un phenom^ne si remarquable, il nous parait assez evi-
dent que I'education ou les circonstances peuvent modifier k
quelques egards la conformation meme des parties solides. L'ex-
perience prouve assez qu'il n'est aucun de nos organes que
Texercice ne fortifie; comment cet accroissement de forces
n'aurait-il pas des signes sensibles? Supposons, au sortir de la
premiere enfance, deux tetes absolument pareilles; que Tune
reste oisive, que I'autre soit occupee, je suis tr^s-persuade qu'au
bout d'un certain temps un observateur attentif y reconnaitrait
des differences assez frappantes; si leur etendue 'restait toujours
la meme, ce que je ne voudrais pas assurer, Tune aurait
acquis du moins des traits d'energie et de solidite qui manque-
raient sans doute a I'autre. Une t^te forte est plus capable
d'une grande contention d' esprit qu'une t^te leg^re. Mais, pour
verifier cette remarque, il faut bien se garder de confondre
une t^te forte avec une tete lourde et pesante; comme il faut
bien se garder aussi, en cherchant les lignes horizontale et per-
pendiculaire du front, d'en prendre la hauteur a la naissance
des cheveux, une tete qui aurait la forme du n° 3 pouvant avoir
indifferemment les cheveux plantes plus ou moins haut. Quoique
cette derni^re difference ait bien sa signification physiognomo-
nique particuliere, elle ne doit ^tre comptee pour rien dans la
mesure dont il s'agit.
Mais il est temps de nous arreter; la doctrine de M. Lavater
est trop contagieuse ; c'est assez de I'exposer sans partialite,
n*allons point physionomiser a notre tour. Et le pourrait-on avec
quelque succes dans un pays ou, pour se ressembler, tous les
visages se masquent ou se defigurent ?
OGTOBIIE 1782. 211
CHANSON DE M. LE DUG DE NIVERNOIS
A M™'' LA MARQUISE DE BOUFFLERS.
Sur I'air de la Pantoufle.
II est un tr^sor
Dans le fond de la Lorraine,
II est un tresor,
Quoiqu'il ne soit pas de Tor.
II n'est pas de Tor,
Ce tresor de la Lorraine ;
II n'est pas de Tor,
Mais il vaut bien mieux encor.
II est d'un beau blanc
Des pieds jusques a la tete;
II est d'un beau blanc,
Quoiqu'il ne soit pas d'argent.
S'il 6tait d'argent,
II tournerait moins la tete;
S'il 6tait d'argent,
II ne serait pas si blanc.
II a de Tesprit,
II n'aime pas la louange;
II a de I'esprit
Quand il parle et qu'il 6crit.
II a de I'esprit,
II fait des vers comme un ange;
II a de I'esprit
Quand il parle et qu'il 6crit.
11 fait peur aux sots
Quand il veut ouvrir la bouche,
II fait peur aux sots
Qui n'aiment pas ses bons mots*
Laissons 1^ les sots
Que son esprit effarouche;
Laissons la les sots,
Jouissons de ses bons mots.
II a deux enfants
Qui sont dignes de leur m^re,
II a deux enfants
Distingu6s par leufs talents;
212 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
Mais les deux enfants
Ne vaudront jamais leur m^re,
Mais les deux enfants
N'ont point d'aussi beaux talents.
II n'a qu'un d6faut,
C'est d'aimer trop sa Lorraine;
II n'a qu'un d6faut,
D'y rester plus quMl ne faut.
Disons-lui qu'il faut
Renoncer k sa Lorraine,
Disons-lui qu'il faut
Corriger son seul d^faut.
Enfin, gr^ce k Dieu,
Je le tiens dans ma retraite ;
Enfin, grace k Dieu,
II est au coin de mon feu.
Je demande k Dieu
Qu'il se plaise en ma retraite;
Je demande k Dieu
Qu'il reste au coin de mon feu.
VERS DE M. LE CHEVALIER DE FLORIAN
A M. MICnU ET A M '"« TBIAL,
APRES LES AVOIR VUS JOUER DANS LA PIECE DU Bttiser.
Jeune Alamir, adorable Z61ie,
Votre ing^nuit^, vos graces, vos talents
Nous ont fait croire a la f6erie;
Vous rendez vrais les vieux romans.
Un seul baiser vous perd, mais on vous le pardonne;
Du meme feu que vous Ton se sent embraser,
Et de vos spectateurs, jaloux de ce baiser,
La moiti6 le revolt, Tautre moiti6 le donne.
— Zorai, ou les Insulaires de la Nouvelle-ZMande, tragedie
en cinq actes et en vers, est le coup d'essai de M. Marignie,
jeune medecin de la Faculte de Montpellier, mais qui, depuis
plusieurs annees, a renonce a la medecine pour se livrer enti6-
rement a la litterature. Gette pi^ce avait ete recue par les
Comediens avec transport; toutes les societes ou Ton avait
engage I'auteur a la lire en avaient concu la plus haute idee.
L'esp^ce de celebrite qu'elle avait acquise ainsi, meme avant de
OCTOBRE 1782. 213
paraitre au grand jour, pourrait bien lui avoir ete funeste k
beaucoup d'egards ; mais c'est a cette celebrite qu'est due aussi
raffluence de monde prodigieuse qu'il y eut a la premiere et
unique representation qui en a ete donnee, sur le theatre de la
Gomedie-Francaise, le samedi 5. II y a longtemps qu'on n'y
avait vu une assemblee aussi brillante et aussi nombreuse;
excepte le roi, toute la cour honorait le spectacle de sa pre-
sence. Mais tout cela n'a pu preserver la piece d'une chute
complete.
Les defauts de vraisemblance et d'interet dont cette pi^ce
est remplie, quelque revoltants qu'ils soient, ont peut-etre
moins deplu que les eloges fastidieux qu'on y prodigue a cha-
que instant a la nation francaise, a ses moeurs, a son gouverne-
ment ; ces eloges, repandus sans mesure et sans gout, ont paru
egalement froids, fades et ridicules. L'idee d'aller chercher le
despotisme en Angleterre est d'une absurdite que rien ne pent
justifier, et donne a tons les personnages du drame un caract^re
louche et faux. A Versailles, on a trouve qu'il etait fort imperti-
nent de vouloir discuter au theatre les fondements de I'autorite,
les avantages ou les inconvenients du gouvernement monar-
chique. Que dire du caract^re de Tango, qui parait jusqu'a la
moitie du quatri^me acte I'homme du monde le plus defiant, et
qui passe ensuite tout a coup de la plus extreme defiance a la
confiance la plus imbecile? de la platitude de Zora'i, qui renonce
si legerement a son amour, et qui, sans le conseil d'un per-
sonnage subalterne, devenait si ridiculement la dupe de son
rival? de ces lueurs d'interet qui ne naissent qu'a la fin d'un
acte, et qui s'eteignent des le commencement de Facte sui-
vant? etc., etc.
Les discussions politiques qui occupent les trois premiers
actes paraitront toujours froides au theatre ; ce n'est qu'a force
de genie et d' eloquence que Gorneille est parvenu quelquefois
a nous les rendre interessantes , et toute discussion de ce
genre, qui n'est pas soutenue par de grands motifs ou par de
grandes passions, ressemblera toujours a des declamations de
college.
Avec quelque severite que la pi^ce ait ete jugee en general,
on y a remarque des beautes de detail qui ont ete applaudies et
qui nous ont paru dignes de I'etre ; de ce nombre sont les vers
214 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
ou I'auteur s'est empare si heureusement de Timage employee
par Montesquieu pour peindre le gouvernement despotique*.
G'est uniquement en faveur de 1' application qu*on en a faite k
M. Necker que les vers suivants ont ete applaudis avec tant de
transport, et a six ou sept reprises, de maniere a suspendre assez
longtemps le spectacle ; car ces vers par eux-memes n'ont rien
de fort remarquable ; c'est Zorai qui parle au troisi^me acte ; il
explique k Tango comment un seul homme pent veiller au
bonheur d'une nation enti^re.
Les mortels prfes du trone appel6s par leur maitre,
£clair6s, vertueux, car tels ils doivent 6tre,
De ses soins vigilants partagent le fardeau,
Et meme T^tranger qui, d'un emploi si beau,
Par d'utiles vertus s'est fait connaltre digne,
Citoyen adoptif, monte k ce rang insigne
Ou des hommes actifs, unissant leurs travaux,
Sont pour le souverain des organes nouveaux, etc.
M. Marignie s'est fait justice lui-meme, et, quoique la pi6ce
eut ete jusqu'a la fin, il avait eu la modestie de la retirer le soir
m^me de la premiere representation ; on avait eu I'attention de
I'annoncer d^s le lendemain dans le Journal de Paris, J.es
Comediens n'en ont pas moins re^u I'ordre positif de ne la plus
jouer, et il a ete enjoint encore depuis k I'auteur^ par I'ordre
expr^s du roi, de ne point I'imprimer.
— Pendant le sejour de M. d'Alembert a Ferney, ou etait
M. Huber, on proposa de faire chacun k son tour quelque conte
de voleur. La proposition fut acceptee. M. Huber fit le sien,
qu'on trouva fortgai; M. d'Alembert en fit un autre, quine 1' etait
pas moins. Quand le tour de M. de Voltaire fut venu : « Messieurs,
leur dit-il, il y avait une fois un fermier general... Ma foi, j'ai
oublie le reste. »
— Un avare, qui n* etait pas moins attache a son plaisir qu'a
son tresor^ avait beaucoup de peine a satisfaire deux penchants
dont le contraste faisait le supplice habituel de sa vie. Voici le
moyen qu'il avait imagine pour les mettre d' accord. II s'etait
impose d'abord la loi de ne jamais depenser au dela d'une cer-
taine somme fort au-dessous de son revenu. Lorsque quelque
1. « Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent
I'arbre au pied et cueillent le fruit. Voila le gouvernement despotique. »
NOVEMBRE 1782. 215
fantaisie I'exposait a la tentation d'enfreindre la loi, il capitulait
avec lui-meme, se mettait a genoux devant son coffre-fort, lui
exposait de la maniere la plus touchante le besoin d'un secours
extraordinaire, lui demandait ensuite comme un emprunt la
somme qu'il lui fallait ; mais, pour se garantir a lui-meme la
surete du pret, il ne manquait jamais de deposer dans le coffre-
fort un diamant qu'il avait coutume de porter au doigt, et ne
se permettait de le reprendre qu'apres que le vide dont ce
bijou etait le gage avait ete rempli par son economic sur
d'autres depenses, ou par quelque nouvelle speculation d'in-
teret.
— Encore deux nouveautes au theatre de la Comedie-Ita-
lienne dont nous n'avons rien dit et qui courent deja grand
risque d'etre oubliees : ce sont le Biahle hoiteux^ ou la Chose
impossible^ et la Parodie de Tibdre; Tune representee, pour la
premiere fois, le 27 septembre, et I'autre le 8 octobre.
Le Liable boiteux, qui a ete donne sous le nom de M. Favart
le fils, pourrait bien appartenir encore de plus pr^s a M. Favart
le pere ; c'est une pi^ce en prose et en vaudevilles, dont le
denouement n'est qu'une esp^ce de rebus assez fade, mais
ou Ton a remarque plusieurs couplets d'un tour agreable et
spirituel.
La parodie du Tibire de M. Fallet est de M. Radet, a qui
nous devons deja celle d'Agis, Tout 1' artifice du parodiste a ete
de leur preter un langage familier et burlesque. Gette piece est
en general triste et froide, remplie de trivialites et de calem-
bours. Le dialogue en est tr^s-diffus, mais facile et seme de
plaisanteries assez piquantes, telles que la reflexion de Serenus
dans la prison : « Puisque tout le monde entre si facilement ici,
pourquoi ne pas essay er un peu d'en sortir? »
NOVEMBRE.
»
Tom Jones li Londres^ comedie en cinq actes et en vers de
M. DesforgesS representee, pour la premiere fois, par les Come-
1. M. Desforges a joue longtemps la comedie sur diflferents theatres du Nord,
216 CORRESPONDANCE LITTJ^RAIRE.
diens italiens, le mardi 22 octobre, a eu le plus grand succes,
apr^s avoir couru le risque de tomber tout a plat avant la fin
du premier acte et pour ainsi dire d^s la premiere scene. Le
sujet de cette comedie est assez annonce par son titre. L'auteur
a suivi le plus fid^lement qu'il lui a ete possible toute la fable
du charmant roman de Fielding ; il s*est borne seulement a en
X'etrancher quelques personnages inutiles au fond de 1' intrigue,
et qu'il eut ete trop didicile de transporter au theatre sans
embarrasser la sc^ne et meme sans en blesser toutes les conve-
nances.
Le dialogue de cette comedie, sans etre brillant, est vif et
facile; si le style manque souvent d* elegance, il est du moins
presque toujours clair et naturel ; les caract^res en sont varies
et soutenus; peut-etre meme n'a-t-on pas su assez de gre a
Tauteur d' avoir ose leur conserver cette esp^ce de verite locale
qui les rend si piquants dans I'ouvrage de Fielding. Si le role de
Western a paru trop agreste, il faut s'en prendre surtout a I'ac-
teur qui, n'ayant pas su en saisir le ton, a mis plus de carica-
ture encore dans son maintien que dans son discours. On a
fort applaudi ces vers du role de Fellamar; il s'agit d'un rival
de Jones :
De mon amour jaloux on le crolra victime,
Car le monde est toujours pour celui qu'on opprime,
Et le monde a raison...
— Que dire des Amants espagnols, comedie en cinq actes et en
prose, representee, le mercredi 23, sur le theatre de la Gomedie-
Francaise? Que c'est un imbroglio plus extravagant encore que
romanesque, plus ennuyeux que ridicule, et qui a cependant eu
Thonneur d'etre execute en presence de la reine et de toute la
cour, sans que les murmures et les huees aient pour ainsi dire
discontinue depuis le commencement de la pi^ce jusqu'a la fin.
Les seuls traits applaudis ont ete ceux dont on a pu faire une
application maligne a I'ouvrage meme, et rien ne I'a jamais et6
plus universellement que ces mots d'un des principaux person-
en Su6de et en Russie, peut-6tre sous un autre nom. (Meister.) — M. Charles Mon-
selet a trace dans les Oublies et les Dedaignes une vive et spirituelle esquisse
des origines et des aventures de P.-J.-B. Choudard-Desforges , fils naturel d'un
m^decin nomm6 Petit et d'une belle marchande de porcelaines de la rue du Roule.
NOVEMBRE 1782. 217
nages du drame au cinquieme acte : Nous avons passd une
cruelle soiree, G'est a un M. Beaujard, de Marseille, qu'on attri-
bue cette miserable production. Le sieur Mole s'etait charge, ,
dit-on, de la corriger et de la faire reussir. Des curieux, qui
pretendent penetrer les plus profonds secrets de la Gomedie et
d€ la litterature,assurent que M. Beaujard n'est qu'unprete-nom,
que le veritable auteur de ce triste drame est M. Garon de Beau-
marchais S que c'est un ouvrage de sa jeunesse, du temps ou il
faisait Eugenie et les Deux Amis , temps qui, en effet, ressemble
fort peu a celui ou il ecrivit ses Memoir es contre la dame
Goezman, son Barbier de Seville et son Mariage de Figaro, Ge
qui a pu donner a cette conjecture un air de vraisemblance,
c'est qu'on a trouve dans le dialogue des Amants espagnols une
imitation tres-marquee de la maniere de dialoguer de M. de
Beaumarchais : quoique la piece soit en general parfaitement
detestable, on y a cependant apercu quelques traces d'un esprit
d'intrigue assez hardi, quelques scenes dont Fintention mieux
developpee aurait pu produire un effet assez theatral. La serenade
ou se rencontrent les deux amants, qui se croient rivaux sans
I'etre, est d'une conception vraiment dramatique. La maniere
dont le vieux don Llriquez se trouve engage a introduire lui-
meme dans sa maison I'un apr^s I'autre les deux amants de ses
filles a paru plus ingenieuse encore; mais ces deux situations
tiennent a trop de circonstances ennuyeuses pour entreprendre
de les expliquer ici ; ce qu'on pent avancer sans craindre de se
tromper, c'est que I'auteur des Amants espagnols, quel qu'il
soit, a pris M. de Beaumarchais pour son modele. Si c'etait lui-
meme et qu'il n'eut pas mieux reussi, cela serait sans doute plus
amusant, du moins pour ses bons amis les Marin, les Baculard,
les Goezman et le journaliste de Bouillon.
— Essai sur r Architecture thedtrale, ou Le VOrdonnance
la plus avantageuse h une salle de spectacle relativement aux
principes de Voptique et de Vacoustique, par M. Patte, archi-
tecte de monseigneur le prince des Deux-Ponts. Brochure in-S".
Apr^s avoir fait une critique moderee des principaux theatres de
I'Europe, I'auteur examine quelle est la forme qui convient mieux
1. Nous n'avons trouv6 trace nulle part de cette supposition; les Memoires se-
crets (24 octobre 1782) attribuent a un sieur Boja, redacteur des Petites Affiches de
Marseille, les Amants espagnols, qui ne paraissent pas avoir ei6 imprimes.
218 CORRESPO.NDANCE LITTERAIRE.
k une salle de spectacle, et c'est la figure elliptique qu'il prefere,
en observant qu'il ne faut pas la confondre avec I'ovale. Gette forme
a I'avantage de concentrer la voix vers les auditeurs dans toute
sa plenitude. « Supposons, dit-il, un billard de forme veritable-
ment elliptique, et que son fer ait ete fixe a un des foyers, alors
une bille placee a I'autre foyer, etant poussee vers un endroit
quelconque des bords de ce billard, retournera toujours frapper
le fer par bricole, etc. »
L'ouvrage de M. Patte nous a paru rempli de vues utiles et
d' observations ingenieuses.
QUATRAIN.
C'est la fete de notre Pierre,
Chacun lui fait son compliment;
II est vrai, son coeur est de pierre,
Mais c'est une pierre d'aimant.
LETTRE DE M. LE MARQUIS DE VILLETTE
A M"'«= LA COMTESSE DE COASLIN.
« Madame, le temps que j'ai passe sans vous faire ma cour
semble m'en avoir ote le droit; mais, dans notre commune
detresse, je me serais deja presente chez vous si j'avais un
visage comme tout le monde. Celui qui me reste est tellement
decompose par la plus horrible Quxion, qu'en me voyant vous
seriez plus tentee de rire que de m'ecouter. En attendant que j'aie
figure humaine, qu'il me soit permis de vous dire un mot de
cette illustre banqueroute ^
Nous vivons sous un prince ennemi de la fraude.
C'est a lui qu'il faut s'adresscr directement, si Ton ne prend pas
des mesures promptes et vraies, si Ton ne cherche qu'a nous
leurrer par de vaines esperances pour apaiser les premiers cris
d'une juste indignation, enfin si Ton ne se pr^vaut de I'autorite
que nous aurions seuls le droit d'invoquer.
(( On murmure d'un arret de surseance obtenu pour trois
1. La banqueroute de M. le prince de Gu^menee, dans laquelle M. de Villette
risque de perdre trente mille livres de rente. (Meister.)
NOVEMBRE 1782. _ 219
mois; mais il n'y avait que ce moyen d'echapper aux formes
devorantes de la justice. On nous menace d'un semblable arret a
I'expiration de ces trois mois : voila de ces choses qu'il n'est pas
honnete de croire.
{( Ce qui me ferait beaucoup plus de peur, c'est ce que racon-
tait un coUeur de papier a qui il est du 16,000 livres pour les
colles qu'il a donnees a M'"^ de Guemenee. II a ordre, ainsi que
les autres ouvriers, d'achever Montreuil. A ce vers charmant du
poeme des Jardins^
Les Graces en riant dessin^rent Montreuil,
il faudra substituer
Les rentiers en pleurant acheverent Montreuil.
(( Ce que je vols de plus clair dans cette vilaine histoire, c'est
que madame la comtesse a, pour etre payee, cent moyens refuses
a un honnete bourgeois de Paris tel que moi ; et que si j'avais
I'honneur d'etre a sa place, je serais sur de ne rien perdre.
« Si Ton pouvait se consoler par les charm es de Tesprit et de
la figure, par la conscience de ce que Ton vaut, c'est a cela qu'il
faudrait vous renvoyer ; mais vous aurez encore cela par-dessus
le marche : ce sont les vceux bien sinceres du plus respectueux
de vos admirateurs. »
— Apres avoir vu si bonnement le public sous le charme,
MM. de Piis et Barre s'etaient persuade sans doute que I'illusion
devait durer toujours. Le triste accueil qu'on a fait a leur Gateau
des rois ne parut pas meme les avoir desabuses; ils avaient
annonce hautement qu'ils se vengeraient du peu de gout que le
public avait montre pour leur Gateau ^ en le regal ant de leurs
Foins', mais cette ingenieuse gaiete a mal reussi. La Coupe des
foinsj ou rOiseau perdu et retrouve, donne pour la premiere
fois, sur le theatre de leurs succes, le mardi 5, n'a pas survecu
long temps au Manage in extremis^ dont ils 1' avaient fait pre-
ceder, et qui n'a pas reparu depuis la premiere representation.
Ces deux nouveautes ne meritaient gu^re un meilleur sort.
Le sujet du Mariage in extremis est tire des Lettres du
chevalier d' Her , de Fontenelle. C'est I'histoire du jeune
220 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
homme qui, pour obtenir la main de la veuve dont il est amou-
reux, lui declare qu'il est resolu de se laisser mourir de faim, et
qu'il ne sortira de chez elle que mort ou marie. Le valet du jeune
homme fait la meme declaration a la soubrette. Un bon souper,
que le jeune homme a eu soin de faire cacher dans un secretaire
de I'appartement de la dame, rend I'epreuve moins penible ; mais
Taction de cette petite comedie n'en est ni plus naturelle ni plus
piquante. Dans les Lettres, le jeune pretendu de I'amant dure au
moins quatre jours : dans la comedie, il dure a peine quelques
heures, et la veuve n'en est pas moins attendrie. Ces invraisem-
blances, quelque choquantes qu'elles soient, le sont moins que
la platitude et le mauvais ton d'un dialogue rempli de pointes, de
quolibets et de trivialites, defauts plus sensibles encore dans un
ouvrage qui paratt avoir toutes les pretentions d'une vraie
comedie.
Le sujet de la Coupe des foins n'est pas beaucoup plus heu-
reux. Alain est I'amant d'Hel^ne. II lui donne un oiseau qu'il voit
bientot apr^s entre les mains de Blaise son rival ; il se croit trahi ;
mais une explication le rassure, et les deux amants reconcili^s
ne songent plus qu'k se divertir aux depens de Blaise. On joue a
la clignemusette, aux quatre-coins. Alain, sans 6tre aper^u, se
tapit adroitement dans une charrette de foin ; Hel^ne I'y suit.
Blaise se hate de faire entrer la voiture dans sa grange; au lieu
d'y trouver Helene seule, il Tapergoit avec son rival qui I'em-
brasse.
Tous ces petits tableaux, quoique assez varies, ont paru peu
interessants, et le denoument, qu'on devine longtemps d'avance,
trainant et embrouille. On a remarque cependant, dans les pre-
mieres scenes, quelques couplets assez johs, et comment ne pas
les applaudir ? G'est M™" Dugazon qui les chante ; le seul son de
savoix donne a tout ce qu'elle prononce un charme inexprimable;
et tant de graces, tant d'attraits se partagent, dit-on, dans ce
moment, entre un jeune seigneur russe et cet illustre Janot,
qui fut longtemps I'homme de la nation, et qui continue encore
aujourd'hui d'etre le heros des boulevards. Le sieur Dugazon,
son epoux, vient d' avoir une affaire d'honneur avec son camarade
Dazincourt; mais ce n'est point pour les beaux yeux de sa femme,
c'est pour les roles qu'on appelle de la grande-casaque^ tels que
ceux de Mascarille, d'Hector, etc. Nos deux Crispins pretendaient
NOVEMBRE 1782. 221
Tun et I'autre a cet emploi ; la querelle s'est echauffee au point
que leur sociHS a decide qu'ils ne pouvaient se dispenser de se
battre. II y a eu un rendez-vous donne, des temoins, un juge de
camp; aucun des combattants n'a ete dangereusement blesse;
mais tout s'est passe dans les regies, et le combat d'Ulysse et
d'Ajax, pour les armes d'Achille, eut moins de solennite, je crois,
que le combat de MM. Dazincourt et Dugazon pour la grande-
casaque. Voila peut-etre de quoi degouter beaucoup d'honnetes
gens du plus barbare, du plus ridicule et cependant du plus res-
pecte de tons nos usages.
— Les Rivaux amis^ comedie en un acte et en vers, par
M. Forgeot*, ont ete representes, pour la premiere fois, au
Theatre-Francais, le mercredi 13, et le lendemain, a Versailles,
devant Leurs Majestes. Cette bagatelle a ete parfaitement bien
jouee et parfaitement bien accueillie.
Le fonds n'est presque rien ; il est plus faible encore que celui
des Fausses Infidelith^ avec lequel il parait d'ailleurs avoir quel-
ques rapports; mais I'execution en est charmante ; les scenes, bien
liees, se succedent rapidement; le dialogue en est vif, facile, aise,
plein de grace et de leg^rete : si Ton y trouve peu de traits sail-
lants, on n'y trouve aussi presque rien a reprendre, et peut-etre
n'a-t-on jamais annonce un talent plus naturel pour la comedie,
et surtout pour le style propre a ce genre. II est difficile d'en citer
des vers qui ne perdent infmiment a etre detaches de la liaison ou
ils se trouvent ; il en est cependant qui ne perdent pas tout,
comme ceux-ci :
Vous doutez d'un aveu,
dit Melcour a la comtesse. Julie repond :
Qui chez nous est beaucoup, et chez vous n'est qu'un jeu...
Vous 6tes jeune encor,
dit la comtesse k Damis.
DAMIS.
J'aimerai plus longtemps.
LA COMTESSE.
L'hymen est un lien dangereux h. votre age.
1. C'est un tres-jeune horame, auteur des Deux Oncles et de quelques auties
pikes jouees avec succ6s sur le theatre de la Coraedie-Italienne. (Meister.)
222 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
MELGOUR.
Je suis plus vieux que lui.
LA COMTESSE.
Vous n'etes pas plus sage, etc.
M'^" Contat a joue le role de la comtesse avec beaucoup de
grace, de finesse et de naivete. Les roles de Melcour et de Damis
ont ete parfaitement bien rendus par le sieur Mole et le sieur
Fleury.
— Alexandrine^ ou VAjnouresl une verlu, par M"^ de S. L...,
c*est-a-dire par M"^ de Saint-Leger, I'auteur des Letlres du che-
valier de Saint- Alme^.
M"'' de Saint-Leger est la fille d'un medecin peu connu, et de
ses dix-sept ans doucement tourmenteej voici son second roman.
Sa nouvelle heroine est encore plus tendre que la premiere. Une
m^re, que de folles depenses ont ruinee, la vend a I'age de
douze ans au president de Melleville ; mfere elle-meme a treize,
elle prend son pretendu protecteur en haine, le quitte pour entrer
au theatre, se passion ne pour le jeune chevalier de ***, retrouve
apr^s quelques annees, par une suite d'incidents faciles a deviner,
son p^re, sa fille et le president de Melleville. Elle fait a la ten-
dresse maternelle le sacrifice de sa passion, epouse le president
et meurt bientot apr^s de la douleur d' avoir renonce a son amant.
Quoique ce petit ouvrage ait encore tons les defauts d'une pro-
duction trop precoce, il n'est pas sans inter^t, et le style de
notre jeune auteur ne manque souvent ni de chaleur ni de sensi-
biUte.
— Les Manoeuvres de Potsdam^ par M. ***. Ouvrage pro-
posd par souscription, avec approbation et privilege* In-folio de
huit pages. — « Le roi de Prusse, dit I'auteur du prospectus,
laisse indifferemment a tout le moUde la liberte d'assister aux
grandes revues de Berlin, mais il ne permet a qui que ce soit qui
n'est pas miUtaire prussien de voir les manoeuvres qui se font a
1. Bur la foi deMeister lui-m6me, nous avons attribu6 (tome XII, p. 534) les
Lettres du chevalier de Saint- Alme (et non Saint-Ilme) a M"« Dionis cadette. Ce
roman, ainsi qn'Alexandrine, appartient k M"« de Saint-Leger, dame de CoUeville,
nee en 1763, morte en 1824. Alexandrine, a eu deux editions fictives, a I'aide de
titres de relai, I'une en 1786 : Alexandrine de Ba... ou Lettres, etc., I'autre
en 1807 : Aventures d' Alexandrine de Bar, publiees par la princesse Albertine, sa
petite-fille.
I
NOVEMBRE 1782. 223
Potsdam. Ne Francais, j'ai reside nombre d'annees en Prusse ou,
par etat, je me suis trouve place de maniere a prendre connais-
sance de tout ce qui est relatif au militaire. J'ai cru ne pouvoir
m'occuper plus utilement que de travailler a recueillir ces sa-
vantes manoeuvres dont j'ai ete temoin, etqui peuvent etre regar-
dees comme la meilleure ecole de I'art peut-etre le plus difficile.
— Elles se font presque toujours trois fois par an. Les troupes
destinees a y etre employees au nombre de quarante mille hommes
ou quelquefois davantage, soit effectifs ou supposes, s'assemblent
la veille a Potsdam et sont divisees en deux parties, dont I'une
forme I'armee du roi, et I'autre I'armee supposee ennemie* Des
qu'elles sont arrivees, le roi de Prusse ordonne lui-meme aux
generaux en chef des regiments de se tenir prets a se mettre en
marche le lendemain matin, a une heure marquee, et Sa Majeste
indique en meme temps le lieu du rendez-vous des corps respec-
tifs. Lorsque tons les regiments sont sous les armes et reunis au
lieu qui leur a ete indique, les generaux se rendent chez le roi
pour prendre ses ordres, car ce n'est qu'a I'instant du depart que
Sa Majeste leur manifesto ses intentions a I'egard de la manoeuvre
qui va se faire. Le roi de Prusse ordonne alors au general qui
commande en chef I'armee ennemie de faire ses dispositions pour
defendre tel poste ou attaquer tel autre occupe par I'armee du
roi; ou bien on designe un endroit qui doit etre consider^
comme le camp ou I'une des deux armees est supposee avoir passe
lanuitet d'ou il faut la deloger; enfm Ton convient du point
ou doit se faire la manoeuvre, on determine quel en doit etre
I'objet, et le roi nomme a tons les postes d'honneur, etc. Apr^s
avoir indique en general quel doit 6tre le but de la manoeuvre,
il fait de son cote tons ses efforts pour masquer ses operations et
tromper la vigilance de ses generaux; et le general chef de I'ar-
mee supposee ennemie agit egalement de la maniere qu'il juge
le plus convenable, soit pour se garantir des entreprises que Sa Ma-
jeste pourrait .former centre lui, soit pour profiter lui-meme des
manoeuvres qui pourraient favoriser §es attaques ou lui procurer
les moyens d'entamer I'armee du roi... II est aise de juger de
quel prix doit 6tre pour ceux qui, par etat, sont destines a
defendre leur patrie, une collection complete des manoeuvres faites
par un si grand maitre. »
Celles qu a recueillies Tauteur sont au nombre de cinquante
224 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
et une, et ont ete execut^es depuis 1764 jusques et y com-
pris 1781. Cette collection a cinquante et une planches generales
gravees d'apres les plans dresses sur le teiTain m^me. L' expli-
cation particuli^re de ces planches generales renvoie a plusieurs
autres planches de details explicatifs, et ces dernieres, dont les
explications sont fort etendues, servent a developper les prin-
cipes d'apres lesquels se font les evolutions tracees dans les
planches generales. Le prix total de la souscription de I'ouwage
est de trois cents livres. La souscription ne sera fermee qu*au
mois de mars prochain. On donne vingt-quatre francs en sous-
crivant, et le reste s'acquittera en trois payements lors de la
distribution de chacune des trois livraisons de Touvrage. Passe
le temps prescrit, I'ouvrage se vendra six cents francs.
On ne pent mettre en doute importance et I'interet d'un
pareil ouvrage s'il est bien con^u et bien execute ; mais c'est ce
que nous n'oserions encore garantir. Tout ce que nous savons
de plus que ne dit le prospectus, c'est que I'auteur est un
M. Lobijois, ci-devant secretaire de M. le marquis de Pons, qu'il
n'est pas militaire lui-m^me, mais qu'il a pu tirer de grands
secours de quelques officiers et ing^nieurs prussiens avec qui il
avait ete a meme de former des liaisons assez particuli^res pen-
dant le long sejour qu'il a fait a Berlin et a Potsdam.
— La Vdritd rendue sensible a Louis XVI, par un admi-
rateur de M. Necker. Deux volumes in-8°. Ce titre, que 1' inten-
tion de I'auteur a ete surement de rendre fort piquant, n'a aucun
rapport avec le fond de I'ouvrage ; on n'y trouve pas un mot de
finance ni d' ad ministration; ce n'est qu'un precis assez long,
assez fastidieux, de toutes les usurpations de I'J^glise depuis I'ori-
gine de son etablissement jusqu'a nos jours. II y a longtemps que
ces mati^res ont ete epuisees. La seule maniere interessante de
les tr alter aujourd'hui n'est plus du ressort des gens de lettres;
I'exemple que Joseph II vient de donner a 1' Europe 6tonnee est
desormais 1' unique lecon qu'il soit permis d'offrit aux puissances
assez heureuses pour oser en profiter.
Le preambule du livre que nous avons I'honneur de vous
annoncer contient le beau discours que M. de Bretigni^res fit au
parlement en faveur des protestants, le 15 decembre 1778, avec
un dispositif des remontrances auxquelles ce discours semblait
devoir donner lieu. On serait bien trompe si ces deux nouveaux
DfiCEMBRE 1782. 225
volumes n'etaient pas Touvrage du pretre piemontais a qui nous
devons deja les Lettres dun cuH sur le meme sujet*.
DEGEMBRE.
Je me souviens d'avoir entendu dire, il y a quelques annees,
a M. I'abbe de Mably qu'ici la classe de la societe ou il avait
trouve le plus d'hommes respectables etait celle des fiacres; sous
le joug meme de I'oppression, ils conservent une ame libre,
soutiemient leurs droits a coups de poing, et disent, dans I'occa-
sion, des injures a tout venant, sans aucune acception de rang
ni de personne. On ne pent gu^re s'etonner d'une preference si
bien motivee, apres avoir lu I'ouvrage qu'il vient de publier sur
laManicre d' ecrire Vhisloire, A I'exemple de ses heros, M. I'abbe
de Mably s'y livre, sans aucun egard, a toutes les saillies de sa
m.auvaise humeur ; il n'y a point de nom, point de reputation qui
en impose a la liberte de sa plume ; nos plus illustres ecrivains
sont traites par lui en vrais ecoliers, et le plaisir d'une censure
si grossiere semble avoir ete veritablement I'unique but de son
livre; car qu'apprend-il,d'ailleurs? Que, pour bien ecrire I'his-
toire, il faut avoir etudie la politique et le droit naturel, con-
naitre la morale, la marche des passions, leur jeu, leur progr^s,
le caractere propre de chacune d'elles. fitait-ce la peine de faire
un livre pour ne dire que des verites si communes et si triviales?
Ce qui est plus piquant sans doute, plus neuf du moins, c' est la
mani^re dent I'auteur s'est permis d'apprecier M. de Voltaire.
(( Ge qui m'etonne davantage, dit-il [et qui n'etonnera-t-il pas
par un pareil jugement?], ce qui m'etonne davantage de la part
de cet historien, le patriarche de nos philosophes, et qu'ils nous
presentent comme le plus puissant genie de notre nation, c'est
qu'il ne soit qu'un homme, pardonnez-moi cette expression,
qui nevoyait pas au bout de son nez.,. » Et les preuves par les-
quelles on justifie la hardiesse d'une expression si heureuse, les
auriez-vous devinees? Les voici : « Si M. de Voltaire voyait au
1. Gacon de Louancy. Voir tome XI, p. 132, et tome XII, p. 198. Ni Barbier ni
Querard n'ont mentionoe ce livre et son auteur.
XIII. 4S
226 CORRESPONDA.NCE LITT^RAIRE.
bout desoo nez, aurait-il remarque avec surprise que les Chre-
tiens se livrferent k la vengeance, lors meme que leur triomphe
sous Constantin devait leur inspirer 1' esprit de paix? — Oh!
I'admirable connaissance du genre humain, s'ecria Cidamon en
eclatant de rire [car nous avons eu la pretention de faire une
espece de dialogue]. Totre historien, ajoutait-il, ne savait done
pas ce que personne n'ignore, que la prosperite etend et mul-
tiplie nos esperances? Voulait-il done que les Chretiens, sans
memoire et sans ressentiment, oubliassent dans un instant tons
les maux qu'ils avaient soufTerts? Cet homme avi'sc et prudent
[r excellent persiflage!] leur aurait sans doute conseille de se
venger quand I'idolatrie etait encore sur le trone, qu'il fallait la
craindre, Teclairer et non pas I'irriter pour se rendredignes d'etre
toleres... » En admirant la leg^rete des plaisanteries de M. Tabbe
de Mably, on doit lui pardonner sans doute de n'avoir pas
mieux saisi celles de M. de Voltaire; mais ce qu'on a quelque
peine h comprendre, c'est que I'ennemi des philosophes, I'ecri-
vain sage et circonspect qui se fit toujours un devoir de parler
respectueusement de la religion et de ses ministres, ne s'attende
k voir dans le zfele du christianisme triomphant que la marche
ordinaire des passions humaines. II est done ridicule de s'etonner
de la contradiction qui r^gne entre la conduite des disciples de
Jesus et les principes de leur doctrine; a votre gre, cette doc-
trine estcomme tant d'autres, elle nous laisse tons nosprejuges,
toutes nos passions, et il est tout simple quelle ne nous rende
pas meilleurs que nous ne sommes. II y a lieu de croire que
M. de Voltaire pensait a peu pr^s comme vous, monsieur I'abbe ;
mais est-ce a vous de trouver mauvais qu'il s'exprime au moins
quelquefois avec plus de reserve? Et, quand on pense si pro-
fondement comme tant d'honn^tes gens, pourquoi s'afficher
encore leur ennemi?
Une autre preuve egalement evidente des vues bornees de
M. de Voltaire, c'est d' avoir dit que « cette cour voluptueuse de
Leon X, qui pouvait blesser les yeux, servit en meme temps a
policer I'Europe et a rendre les hommes plus sociables... »
Voila, s' eerie M. I'abbe, la premiere fois que j'aie entendu dire
que « la societe se perfectionnait par des vices et non par des
vertus... » Vous n'aviez done jamais entendu parler ni du siecle
d'Alexandre, ni du siecle d'Auguste? Les hommes de ces deux
DEGEMBRE 1782. 227
si^cles etaient, ce me semble, assez polices; en etaient-ils plus
vertueux? On trouvera peut-etre quelque jour le secret de rendre
le genre humain et plus sage et plus eclaire ; mais jusqu*ici les
progr^s de la societe, en multipliant nos besoins, ont toujours
multiplie nos vices, et nos connaissances et nos lumi^res n'ont
pu s'etendre sans donnerlieu ade nouveaux moyens d'en abuser.
On ne dit point que la societe se perfectionne par les vices, mais
que la societe perfectionnee fait naitre de nouveaux vices et de
nouvelles vertus.
C'est dans ce meme esprit que M. de Voltaire a pu dire que
<( les Suisses ignoraient les sciences et les arts que le luxe a fait
naitre, mais qu'ils etaient sages et heureux... » ; et I'a pu dire,
ce me semble, sans en Hre moins partisan des sciences et du
luxe. II est des degres differents de sagesse et de bonheur. Qui
borne ses besoins est plus surement heureux que celui qui en a
beaucoup ; mais n*a-t-il pas aussi tr^s-surement moins de jouis-
sances et moins de bonheur? Ce sont cependant quelques cri-
tiques de cette importance, d'apr^s lesquelles M. I'abbe de Mably
s*est cru autorise a dire que « les maximes raisonnables qui
echappent quelquefois a M. de Voltaire ne servent qu'a prouver
qu'il a peu de sens; qu'on ne trouve dans ses ouvrages que des
demi-verites qui sont autant d'erreurs, parce qu'il leur a donne
ou trop ou trop peu d'^tendue ; que rien n'y est presente dans
ses justes proportions, ni peint avec des couleurs veritables;
qu'on etait dispose a lui pardonner sa mauvaise politique, sa
mauvaise morale, son ignorance et sa hardiesse, mais qu'on
aurait au moins voulu trouver dans I'historien un poete qui eut
assez de sens pour ne pas faire grimacer ses personnages, assez
de gout pour savoir que I'histoire ne doit jamais se permettre de
bouflbnneries ; que son Ilisloire universelle n'est qu'une pasqui-
nade digne des lecteurs qui I'admirent sur la foi de nos philo-
sophes; que, dans son Histoire de Charles XII ^ le heros agit
toujours sans savoir pourquoi, et que I'historien marche comme
un fou a la suite d'un autre fou, etc., etc. »
M. de Voltaire n'est pas le seul historien moderne que
M. I'abbe de Mably se permette de juger avec tant d'amertume
et de durete ; il les meprise tous, il n'excepte absolument que
I'abbe de Vertot; et c'est au lecteur a chercher le motif d'une
exception si difficile a meriter. Dans V Histoire de Hume, il ne voit
228 CORRESPONDANCE LlTTb'RAlRE.
que « des faits decousus qui echappent a sa memoire ; c'est un
ouvrage que, soit par ignorance de son art, soit par paresse ou
lenteur d'esprit, I'auteur n'a qu'ebauche; c'est un labyrinthe sans
issue... » M. Gibbon est plus maltraite encore, a Est-il rien de
plus fastidieux qu'un M. Gibbon [quelle politesse de style!], est-
il rien de plus fastidieux qu'un M. Gibbon, qui, dans son Histoirc
eternelle des empereurs romains^ suspend a chaque instant son
insipide et lente narration, pour vous expliquer les causes des
faits que vous allez lire? qui s'empetre dans son sujet, ne salt ni
Tentamer ni le finir, et tourne^ pour ainsi dire, toujours sur lui-
menie? » Le sage Robertson n'a pas meme pu trouver grace
aux yeux de notre censeur. « L' introduction a YHistoire de
Charles-Quint J regardee si generalement comme un chef-d'a3uvre,
n'est qu'un ouvrage croque, ou rien n'est approfondi; et ce qui
prouve que I'auteur n'a entendu aucun des ecrivains qu'il cite,
c'est qu'il en adopte a la fois differentes opinions qui ne peuvent
s'associer, et qui, reunies, ferment un parfait galimatias histo-
rique... » L Ilistoire politique et philosophique du commei^ce
des deux Indes est condaranee sur son titre seul : « Comment
I'auteur n'aurait-il pas fait un mauvais ouvrage, puisqu'il ignore
que toute Histoire raisonnable doit etre politique et philosophique
sans affecter de le paraitre, etc. ? »
Nous sommes las de n'extraire que des injures; mais com-
ment faire autrement, il n'y a que cela dans I'ouvrage, il n'y a
du moins que cela de curieux. Les jugements de I'auteur sur les
historiens anciens, beau coup plus equitables, n'ont presque rien
d'ailleurs qui merite d'etre remarque. II propose avec raison Tite-
Live et Thucydide comme les modeles les plus parfaits dans I'art
d'ecrire I'histoire ; mais la mani^re dont il developpe le merite
de ces deux historiens manque egalement de finesse et de profon-
deur. Quoiqu'il avoue que Tacite merite d'etre appele le plus
grand peintre de I'antiquite, cet historien lui laisse encore
quelque chose a desirer. « En ouvrant ses Annales^ dit-il, je ne
suis point prepare a la politique tenebreuse d'un tyran qui croit
n' etre jamais assez puissant et craint toujours de le trop paraitre.
Je vois le despotisme le plus intolerable se former, et je ne sais
point a quoi cela aboutira. Je me lasse des cruautes et des injus-
tices presque uniformes qu'on me rapporte, et je ne vois point
qu'il soit necessaire de multiplier ces details pour me faire con-
DEGEMBRE 1782. 229
naitre Tibfere, sa cour, la honteuse patience du senat, et la
lachete du peuple, etc. »
On pent, sur ce point, etre de I'avis de M. I'abbe de Mably :
on pourrait I'etre encore sur beaucoup d'autres; mais qui ne
serait pas revolte du ton dont il juge les ecrivains qui honorent
le plus leur nation et leur siecle? Qu'aucun historien moderne
n'ait egale les grands modeles que nous a kisses dans ce genre
I'antiquite, c'est une verite dont il n' est pas difficile de convenir;
mais il eut ete plus interessant sans doute de I'expliquer que
de se borner a nous I'apprendre. Que les ouvrages de M. de Vol-
taire ne soient pas tres-propres k enseigner I'histoire a ceux qui
ne Font jamais sue ; que M. de Voltaire n'ait pas lu nos anciens
capitulaires avec autant de patience que M. I'abbe de Mably,
nous voulons bien le croire ; mais en sera-t-il moins wai que
M. de Voltaire a porte en general, dans 1' etude de I'histoire, une
critique tr^s-sage et tres-lumineuse ; qu'il a eu peut-etre plus
qu'aucun autre I'art de rassembler avec interet les grands resul-
tats qu'offre I'histoire des revolutions de 1' esprit et des moeurs
des diflerents peuples; qu'enfin, s'il n'est pas I'historien le plus
parfait^ il n'en a pas moins ecrit sur I'histoire des ouvrages char-
man ts, pleins d'instruction, de philosophic et d'humanite ?
Beaucoup de gens ont remarque avec surprise que la mau-
vaise humeur de M. I'abbe ait attendu, pour eclater, que M. de
Voltaire fut mort depuis quatre ans, bien surement mort ; mais
ce sont des gens qui ne voient pas au bout de leur nez. Lui
auraient-ils conseill^, ces gens avises et prudents, d'attaquer
M. de Voltaire lorsquil fallait le craindre^ lorsqu'une pareille
temerite I'eut expose a se voir couvert d'un ridicule eternel? Non;
Ton salt que les personnes m^mes dont M. I'abbe admire le
plus la franchise et la respectable independance ne se permet-
tent gufere d'insulter d'honn^tes gens que lorsqu'ils se croient a
I'abri de la correction, et ce calcul est, comme vous voyez,
d'une profonde politique.
EPIGRAMME SUR M™^ DUVIVIER,
CI-DEVANT M™^ DENIS.
L'hommasse et vieille Clim^ne,
Plus informe qu'un paquet,
230 CORRESPONDANCE LITTEKAIRE.
Prit ^poux tant soit peu laid,
Et passant la cinquantaine.
Un ouvrier en bonnet
Qui jamais ne I'avait vue,
A qui mainte somme est due,
Entre comme ils sont au lit;
Et sous cornette de nuit
Ne voyant ombre de femme,
Le sire, incertain, leur dit :
« Qui de vous deux est madame? »
LETTRE DU ROI DE SUEDE A M. LE PRINCE DE NASSAU.
« De Stockholm, ce 21 novembre 1782.
« Vous nous rappelez en tout point, monsieur le prince, les
temps de I'ancienne chevalerie ; vous joignez k leur valeur leur
courtoisie et leur generosite ; la derni^re action perilleuse que vous
avez 6t6 chercher si loin en est une preuve, ainsi que les soins
que vous avez pris de tons ceux qui vous ont suivi. Recevez-en
mes compliments, surtout de I'interet que vous avez marque a
mes compatriotes. Je suis bien aise qu'ils se soient, par leur
bonne conduite, rendus dignes de leur chef, et qu'ils aient si bien
soutenu la reputation du nom suedois.
« J'ai fait donner, k votre recommandation, une pension aux
soeurs du brave Myrin, et je vous prie de vouloir bien donner,
en mon nom, a M. d'Armenfeld, la croix de mon ordre militaire
qu'il a si bien meritee; c'est y mettre un nouveau prix, sans
doute, que de la lui faire recevoir des mains de son brave ge-
neral.
« C'est avec les sentiments de la plus parfaite consideration
que je suis, monsieur le prince, votre affectionne
« GUSTAVE. »
— UEmharras desrichesses, comedie lyrique, en trois actes,
representee pour la premiere fois, par I'Academie royale de
musique, le mardi 26 novembre, a ete jugee avec plus de seve-
rite qu'un ouvrage de ce genre ne semble en meriter. Les paroles
sont de M. Lourdet de Santerre, auteur de Colinette it la cour -,
la musique de Gretry. Le titre et le sujet du poeme sont pris
d'une ancienne comedie du theatre italien, de d'Alainval, qui,
DEGEMBRE 1782. mi
apr^s avoir fait VEmharras des richesses, fmit par ailea* mourir
tres-philosophiquement a I'hopital.
La musique de VEmharras des richesses est remplie diedioses
agreables; elle est peut-etre meme plus soignee que cdle de
Colinette d, la cour; mais on y a trouve plus de reminisceBces «t
moins de variete.
Yoici un extrait du nouvel opera, qui pent siiippljeer k tout
ce que nous avons oublie d'en dire :
Air de la Bequille du pere Barnabas.
On donne k TOpera
VEmharras des richesses,
Mais il rapportera,
Je crois, fort peu d'especes.
Get opera-comique
Ne reussira pas,
Quoique Tauteur lyrique
Ait fait son embarras.
Erabarras d'interets,
Embarras de paroles,
Embarras de ballets,
Embarras dans les r61est
Enfin de toute sorte.
On ne voit qu'embarras ;
Mais allez k la porte,
Vous n'en trouverez pas.
— La Nouvelle Omphale, comedie en trois actes et en prose,
melee d'ariettes, a ete donnee, pour la premiere fois, sur le
theatre* de la Gomedie-Italienne, le jeudi 22 novembre. Les
paroles sont deM.de Beaunoir, ci-devant connu sous le nom de
M. I'abbe Robineau, attache a la Bibliotheque du roi; nous lui
devons V Amour que teur et beaucoup d'autres chefs-d'oeuvre qui
ont fait et qui feront encore longtemps les delices du theatre de
Nicolet et d'Audinot ; la musique est du sieur Floquet.
G'est le conte si connu de Senece, intitule Camille, ou la Ma-
nUre de filer le parfait amour, qui a fourni le sujet de la Nou-
velle Omphale. Dans le conte, la sc^ne se passe au temps de
Charlemagne ; dans la comedie, sous le regne de Henri IV. II n'y
est question ni de I'Enchanteur, ni de la Figure de cire blanche
dont la couleur doit se conserver pure si Camille est sage, et
232 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
devenir noire si elle devient infid^le; mais, a rexception de ces
circonstances qu'il eut ete difficile de faire reussir au theatre, tout
se passe a peu pres dans le drame comme dans le conte. Le
denoument est fort adouci. Le jeune fat, au lieu d'etre depouille
de tous ses biens et promene dans le camp de Charlemagne une
quenouille au cote, revient de son erreur, continue d'etre I'ami
du mari, de M. de Montendre, et Camille consent meme a le nom-
mer son chevalier.
La marche du poeme est froide et lente, le denouement de
nul elTet; il est prevu et n'en est pas plus heureusement amene.
On a trouve generalement le caract^re de la musique trop uni-
forme ; mais on y a remarque differents morceaux qui sont au-
dessus de tout ce que nous avons vu jusqu'ici de M. Floquet; la
finale du second acte a eu le plus grand succ^s et nous a paru
du meilleur genre.
— C'est le lundi 16 decembre qu'on a represente, pour la
premiere fois, au Th^atre-Fran^ais, le Vieux Garcon^ comedie
en cinq actes et en vers, par M. Du Buisson, auteur de Thamas-
Kouli-Kan. Quelque mediocre qu*en ait ete le succ^s, Touvrage
nous a paru assez estimable pour meriter au moins une critique
reflechie. Le vieux gar^on est un nouveau celibataire, et c'est
probablement le Saint-Geran du CHibataire de Dorat qui a fait
naitre la premiere idee de celui-ci. On ne pent s'empecher d'ob-
server, k cette occasion, que les travers qui semblent les plus
propres aux mcjeurs de ce si^cle n'ont pas ete jusqu'ici les plus
heureux au theatre. Nous y avons vu paraitre successivement
deux Celibataires et deux figoistes ; aucun n'a fait fortune. Serait-
ce uniquement la faute des peintres de nos jours? ne serait-ce
pas aussi celle de leurs modules? Nos vices ne seraient-ils bons k
rien, pas m^me a fournir de bons originaux k la comedie? Un
tel paradoxe ne serait pas bien difficile a soutenir, mais ce n'est
pas ce qui doit nous occuper dans ce moment.
On ne pent refuser a I'auteur quelques intentions nouvelles et
heureuses ; I'idee d' avoir donne au vieux garcon un fils naturel
est un trait de genie, et par I'inter^t qu'il pouvait repandre dans
toute Taction du drame, et par la morale utile et frappante que
cette circonstance am^ne naturellement. Quelques defauts qu'on
puisse reprendre d'ailleurs dans cet ouvi'age, les moeurs et I'hon-
n^tet6 qu'il respire semblaient solliciter en sa faveur plus d'indul-
DfiCEMBRE 1782. 233
gence qu'il n'en a obtenu. Le style en est fort inegal : quelquefois
trop eleve, plus souvent trop bourgeois ; il fourmille de fautes
de ton et de gout ; mais on y a remarque un assez grand nombre
de vers doux, sensibles et d'une belle simplicite. Nous nous
reprocherions d' avoir oublie ceux-ci :
R6par6! de ce mot combien I'effet est rare!
On sait quand on outrage, et non quand on repare.
Le role du vieux garcon a ete joue indignement par le sieur
Preville. M"* Contat, qui fait tons les jours de nouveaux progr^s,
a paru charmante dans celui de Sophie.
LA VIEILLE DE SEIZE ANS ,
ROMANCE,
PAR M. GROUVELLE *.
Sur I'air : A cet affront devions-nous nous attendre?
Lise k quinze ans plut et fut peu cruelle ;
Mais Lise, h61as! futquitt^e^ seize ans.
La pauvre enfant alors, n'accusant qu'elle,
Crut d'etre aimable avoir pass6 le temps.
Son miroir m^me, h ses yeux pleins de larmes,
Ne montrait plus ni beauty, ni fraicheur;
Toute charmante elle pleurait ses charmes,
Et cet air simple exprimait son erreur :
« J'avais quinze ans quand tu me trouvais belle,
Un an d6truit ma beauts, ton ardeur.
Mon cceur, h61as ! t'aime encore infidele ;
Mais k seize ans peut-on offrir son cceur ?
« Tu me pressais; quel feu!... quelle tendresse!...
Mais j'ai seize ans; adieu tous tes d^sirs !
Du doux plaisir je sens encor Tivresse ;
Mais j'ai seize ans ; adieu tous tes plaisirs I
« Ouoi ! vingt printemps que toi-meme as vus naitre
A tous les yeux n'ont fait que t'embellir I
1. Grouvelle (Philippe-Antoine), n6 en 1758, mort en 1806, editeur des Lettres
de madame de Sevigne, Paris, 1805, 8 vol. in-8*'.
234 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Moi, j'ai seize ans, je n'ose plus paraitre ;
Un an d'amour a done pu me vieillir !
« Hier Damon, qui me poursuit sans cesse,
M'offrait un coeur tout pret k s'enflammer;
Allez, lui dis-je, allez k la jeunesse :
Moi, j'ai seize ans, on ne doit plus m'aimer.
« Mais non, cruel, reviens h ta berg^re,
Reviens, pardonne b. mes seize printemps ;
SMI faut quinze ans, perfide, pour te plaire,
Viens ; dans tes bras j'aurai toujours quinze ans. »
CHARADE-CALEMBOUR, POUR LA FETE D UN NICOLAS,
ATTRIBUI^E A M. DE BODFFLERS.
II a fallu, mes chers amis,
Toujours des coqs pour coquernospoulettes;
II a fallu toujours des nids
Pour y d^poser leurs petits.
De tout temps les jeunes fiUettes
Tendent des lacs ou tons nos coeurs sont pris.
Et de ces nids, de ces coqs, de ces lacs
L' Amour a form6 Nicolas.
EPIGRAMME DE M. LE MARQUIS DE XI3IENES,
APRfeS AVOIR LU LE DERNIER OUVRAGE DE M. L'ABB^ DE MABLY
SUR LA MANlfeRE d'^CRIRE l'hISTOIRE.
Apprenez, badauds, apprenez
Pourquoi ce niais de Voltaire
Ne vit pas au bout de son nez :
II loua Condillac et ne lut point son fr6re.
— M'"' la comtesse de Bussy avait prophetise a la reine, lors
de sa premiere grossesse, un Dauphin; la prophetie ne se verifia
pas, et la reine en fit faire des reproches au joli poete, qui s'ex-
cusa ainsi :
Oui, pour fee 6tourdie k vos traits je me livre ;
Mais si ma prophetie a manqu6 son effdt,
II faut vous I'avouer, c'est qu'en ouvrant mon livre
J'avais pour le premier pris le second feuillet.
DECEMBRE 1782. 235
— Toutes les Lettres galantes du chevalier d'Her,,,^\a\ent-
elles le billet qu'on vient de nous confier? II est d'un president
de com* souveraine, et, sur la connaissance que nous avons de
r esprit et du style de I'liomme, nous croyons pouvoir en garantir
I'authenticite. Notre president entretenait M"^ Desorages; mais,
comme il ne lui donnait que quinze louis par mois, il avait fallu
consentir qu'elle en re^ut trente d'un fermier general qui parta-
geait avec lui I'honneurde ses bonnes graces. Toutes les fois que
le financier arrivait, on faisait disparaitre notre robin. Un soir, la
surprise fut si imprevue qu'on n'eut que le temps de le cacher
derriere le rideau d'une fenetre ouverte ; I'appartement etait a
I'entre-sol et donnait sur un jardin public. Notre president ne fut
pas aussi tranquille dans saretraite que la demoiselle I'eut desire;
en passant devant le rideau, elle lui detacha un si grand coup de
poing qu'il en sauta par la fenetre. Yoici ce que cet amant mal-
heureux lui ecrivit le lendemain :
« Mademoiselle, le coup de poing que vous m'avez donne hier
dans le dos ne me sort point de la tete ; je crois que j'en resterai
boiteux. Ainsi trouvez bon que je ne vous aime plus, et ne soyez
point surprise si je cesse de vous voir. G'est dans ces sentiments^
que je serai toute ma vie votre tendre et fidele amant, le presi-
dent de ***. »
— Le zele infatigable des Comediens italiens vient d'enrichir
encore leur repertoire de deux nouveautes, V Indigent % drame
de M. Mercier, et Aiuiximandre, petite comedie, en un acte et
en vers, de M. Andrieux, donnee le vendredi 20 de ce mois.
V Indigent est imprime depuis si longtemps que nous nous dis-
penserons d'en faire I'analyse ; il suffira de remarquer que cette
piece, malgre tous ses defauts, le romanesque de sa conduite,
I'emphase de son style et un grand nombre de details de mau-
vais gout, n'est cependant pas sans elTet au theatre ; on y trouve
des situations interessantes, une morale sensible, des mots d'ame
et de verite. Le role du notaire est tr^s-neuf et tres-beau ; celui
du jeune Dulys a ete parfaitement bien rendu par le sieur
Granger.
Anaximandre est un philosophe amoureux de sa pupille-
i . Par Fontenelle.
2. Represente pour la premiere fois le 22 novembre. (Meister.)
236 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
et honteux de I'^tre. Apr^s' lui avoir arrache son secret, on lui
apprend que, pour se faire aimer, il faut devenir plus aimable,
acquerir des talents, meme ceux qui passent pour frivoles, et, en
consequence, on lui fait prendre une lecon de danse. Cette lecon
ne suffit pas. On fait intervenir un oracle : les dieux ont decide
qu'Anaximandre ne plairait a sa pupille qu'apr^s avoir sacrifie
aux Graces. II obeit, et soudain il se fait dans toute sa personne
un si grand charlgement, qu'Aspasie, c'est le nom de sa pupille,
le meconnait. II profite de 1' illusion pour eprouver son coeur ; il
voit qu'elle pref^re Anaximandre a tons ses rivaux. Transporte
de joie, il tombe a ses genoux, se fait connaitre et obtient le
prix de I'amour le plus tendre. Le sujet de cette bagatelle n'a
pas plus de vraisemblance que d'inter^t et de mouvement ; mais
elle n'en a pas moins reussi, grace au jeu piquant des acteurs, et
surtout du sieur Granger, qui donne au role du philosophe
amant toutes les nuances dont il pouvait etre susceptible* Le
style de ce petit ouvrage a paru d'ailleurs plein de grace, de
fraicheur et de facilite; c'est le premier essai dramatique de
M. Andrieux.
— UEspion dhmlisd ^ brochure attribuee peut-etre fort
injustement au chevalier de Rutlidge\ auteur de la Quinzaine
anglaise; avec cette epigraphe : Fdiciter audax. Nous ne nous
serious pas permis de parler de cet ouvrage de ten^bres, si le
malheur du libraire de Neufchatel, qui a eu I'imprudence de I'im-
primer, et qui, a la requite des puissances, en a et6 gri^vement
puni, ne lui avait pas donne une sorte de celebrite. Cet eclat,
consigne dans plusieurs papiers publics, a pu contribuer a le
faire rechercher dans les pays Strangers, et il n'est peut-6tre
pas inutile de prevenir I'impression qu'y peuvent faire des
libelles de ce genre, ou quelques verites, melees plus ou moins
adroitement aux plus grossiers mensonges, en aggravent encore
I'atrocite. Qui pourrait lire sans indignation tout ce qui concerne
la mort de M'"^ la Dauphine? On y livre aux soupcons de la
plus infame calomnie un ministre aussi connu par la franchise et
la gen^rosite de son caract^re que par la souplesse et la leg^ret^
de son esprit. En se servant avec art de quelques gaucheries du
1. En eflfet ce volume, Londres, 1782, in-S", est de Baudouin de Guemadeuc,
ancien maitre des requStes. (T.)
DECEMBRE 1782. 237
docteur Tronchin et de quelques imprudences de I'abbe Galiani,
on s'est flatte de donner au plus horrible roman un air de vrai-
semblance ; mais il n'y a que des lecteurs imbeciles a qui de si
noirs artifices puissent encore en imposer. Un chapitre moins
revoltant, et qui porta meme un assez grand caractere de verite,
du moins quant au fond, c'est Thistoire de la nomination de
M. de Silhouette a la place de controleur general. Entre plusieurs
autres distractions de Louis XV, on y trouve celle-ci : « II
demanda un jour a Gradenigo, ambassadeur de Venise : A
Venise, comhicn sont-ils au Conseil des Bix? — Sire^ qua-
rante^ repondit 1' ambassadeur... » — Le roi ne fit pas plus d' at-
tention a la reponse qu'a la demande. Ges distractions, qui
tenaient uniquement a la timidite de son caractere et a I'em-
barras que lui causait toute espece de representation, ne peu-
vent faire oubUer les mots pleins de grace et de finesse qui lui
echapperent.
Le chapitre sur I'emeute de 1775, a I'occasion de la cherte
des grains, ne contient aucune anecdote interessante et fourmille
des plus insignes faussetes; pour en donner un exemple, nous
ne citerons que ces lignes de la fin : « Pour la petite piece,
Pezay, qui detestait M. Turgot, determina Thomas a donner son
ouvrage sur les bles, et Necker le fit repandre comme en etant
I'auteur... » L'ouvrage De la Legislation et du Commerce des
grains a paru quelques mois avant I'emeute. M. Thomas etait
I'ami particulier de tons les amis de M. Turgot. II faut se con-
naitre aussi pen en style que I'auteur de ces Memoires pour
confondre celui de M. Thomas et celui de M. Necker; il ne faut
point du tout connaitre ce dernier pour penser qu'il voulut jamais
avouer une page ni de M. Thomas ni de quelque homme de let-
tres que ce puisse etre.
La conversation pretendue de M. de Maurepas sur 1' educa-
tion du roi n'a rien qui reponde a I'interet du titre ; ce sont des
lieux communs, des portraits sans caractere, et qui n'ont pas
meme la sorte d' esprit que donnent quelquefois I'audace et la
malignite.
La Notice historique sur les intendants et maitres des requetes
n'est qu'un catalogue d'injures. Parmi les pieces fugitives que
Tauteur s'est permis d'inserer dans ce recueil, une des plus
impertinentes est sans doute I'epigramme suivante contre le
238 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
marecbal de Duras, a qui les amis de Linguet s'obstinent tou-
jours d'attribuer la plus facheuse de ses disgraces :
Monsieur le mar^chal, pourquoi tant de reserve ?
Quand Linguet le prend sur ce ton.
Que ne le faites-vous mourir sous le baton,
Afin qu'une fois il vous serve !
Moins long, moins confus, on eut trouve le conte de la mystifi-
-cation de V Scran du rot assez plaisant \ L'aventure tres-inde-
-cente et tr^s-comique du juif Peixotto a passe constamment pour
etre vraie ; mais quel inter^t peut-on trouver a conseiTer le sou-
venir de pareilles ordures? Encore une fois, si I'ouvrage avail
fait moins de bruit, on se reprocherait m^me de I'avoir cite.
— Histoire de lavieprMe des Francais depuis Vorigine de la
nation jusquci nos jours ^ par M. Le Grand d'Aussy, auteur des
Fabliaux ou Contes du xii® et du xiir si^cle^ traduits ou extraits
■d'apres divers manuscrits du temps, etc. Trois volumes in-S",
avec cette epigraphe :
Si quid novisti rectius istis
Candidas imperti; si non, his utere mecum.
L'ouvrage, dont ces trois volumes ne sont que le commen-
cement, sera divise en quatre parties. La premiere traite de la
nourriture; c*est celle que nous avons I'honneur de vous annon-
€er. La seconde traitera du logement, la trbisi^me des habille-
ments, la quatri^me des divertissements ou jeux. L' auteur a
«enti lui-raeme qu'a Taspect de ce qu'a fourni le seul article de
la nourriture, on pourrait etre effraye d'avance de la multitude
de volumes que pourraient produire les parlies suivantes ; mais
il a Tallention de nous rassurer en nous prevenant que cette
premiere partie est seule aussi abondante que les trois autres
■ensemble; quelque consolante que soil raltenlion de M. Le Grand
pour ses lecteurs, elle ne saurait faire oublier tons les details
fastidieux dont cette premiere partie est surchargee. On a bien
tache de la semer d' anecdotes, de rapprochements curieux, de
•digressions inleressanles ; mais il n'en faut pas moins une
patience peu commune pour suivre une lecture dont le fond est
1. L'auteurde VEspion devalise idHi a tort jouer par un etranger le role du Mys-
tifi^ : on sjQit que ce fut Polnsinet qui le remplit. (T.)
DfiCEMBRE 1782. 239
par lui-meme si froid et si minutieux. Des sujets de ce genre ne
sauraient etre approfondis avec interet; et, quelque peine qu'on
ait prise pour y reussir, le public vous en sait toujours peu de
gre ; ce sont des objets dont il ne faut donner que la fleur, au
risque de laisser ignorer a jamais la fatigue, les soins qu'il en a
coute pour decouvrir cette fleur et pour en oter toutes les epines.
G'est au gout seul a faire de bonnes compilations; et quel est
I'homme de gout qui ait le courage d'entreprendre les recherches
ennuyeuses que cette espece de travail exige?
M. Le Grand se loue fort, dans sa preface, des secours que
lui a procures M. le marquis de Paulmy; mais il ne dissimule
pas que depuis un certain temps il a eu beaucoup a s'en plain-
dre, et laisse meme entendre assez clairement que ce protecteur
litteraire n'a pas dedaigne de s'approprier une grande partie de
son travail dans ses Mdanges tirh d'une grande hiblioiheque^
II n'est pas fort aise de juger une pareille querelle, et il importe
sans doute assez peu a la posterite de savoir au juste comment la
decider.
— M^oire sur le passage du Nord^ qui contient aussi des
reflexions sur les glaces, par le due de Groy. Brochure in-/i°.
On ne vit peut-etre jamais autant de dues et de pairs occupes
d'arts et de connaissances utiles que nous pourrions en compter
dans ce moment, et le bon abbe de Saint-Pierre aurait fort mau-
vaise grace a dire aujourd'hui qu'il etait encore a chercher quel
usage on pourrait tirer en France des dues et des marrons
d'Inde. Le M^moire de M. le due de Groy renferme beaucoup
de reflexions importantes et curieuses sur les differentes esp^ces
de glaces et sur leur formation, sur la cause du plus grand froid
et de la plus grande quantite de glace vers le pole sud que vers
le pole nord. L'Academie des sciences semble avoir adopte son
opinion sur ce passage, cherche avec tant d'opiniatrete par les
plus fameux navigateurs ; cette opinion se reduit a ceci : Si ce
passage par le Nord existe, il n'est pas assez libre pour etre pra-
ticable, et ne sera jamais d'aucune utilite ni pour le commerce
ni pour la navigation. G'est un resultat dont il faut lire les
preuves dans le Memoire meme; elles y sont developpees d'une
manifere si concise, qu'il serait a peu pres impossible d'en faire
I'extrait sans copier tout I'ouvrage.
— Recueil des pieces inUressantes pour servir a Vhistoire
2/|0 GORRESPONDANCE LITT£RAIRE.
des Hgnes de Louis XIII et de Louis XIV. Un volume in-12,
avec plusieurs portraits soigneusement graves, par Le Bert, sur
les dessins de Dugourc. L'editeur de ce recueil est M. de La Borde,
ancien valet de chambre du roi, auteur de plusieurs operas et de
VEssai sur Vhistoire de la musique. On y voit toutes les pieces du
proems de Henri de Talleyrand, comte de Chalais, decapite en 1620.
Ces pieces, copiees d'apr^s les litres originaux conserves dans la
bibliotheque de M. le marechal de Richelieu, peuvent seiTir a
eclaircir quelques points d'histoireassez interessants. On y trouve,
par exemple,lapreuveevidente que le marechal d'Ornano mourut
de maladie dans sa prison de Vincennes, et non pas de poison,
ainsi que presque tons les historiens le laissent soupconner. La
lettre de Marion de Lorme, qui termine ce recueil est uneespece
de roman historique, donl I'objet principal est de rend re vraisem-
blable I'anecdote rapportee dans VEssai sur VhistoiH de la mu-
sique^ qui fait vivre cette femme cel^bre, nee comme Ton sait,
le 16 mars 1606, jusqu'au 5 Janvier 17/il. Ce qu'il y a de cer-
tain, c'est qu'a cette derni^re epoque mourut une femme extre-
mement agee qui portait le meme nom de famille que Marion
de Lorme, et qui se souvenait, disait-elle, d'avoir vu le cardinal
de Richelieu et la cour de Louis XIII : sans secours, sans parents,
elle ne subsistait plus que des aumones de la paroisse. Ces faits
sont attestes d'une mani^re assez authentique parson extrait mor-
tuaire leve a Saint- Paul, et par le temoignage de plusieurs per-
sonnes qui I'ont vue dans les derni^res annees de sa vie.
— Mizrim, ou le Sage a la cour^ histoire ^gyplienne, A
Neufchdtely de V imprimerie de la SociiU typographique. Bro-
chure in-8% par M. Brissot de Warville, de Metz \ auteur d'un
roman intitule Adelaide.
C'est la fable du Berger et du Roi, delayee en prose ; des lieux
communs de morale politique, des vues de justice et d'equite,
mais qui n'ontrien que de vague quant au fonds, et dontledeve-
loppement manque egalement d'interet et d'originalite. On s'est
obstine a y chercher des allusions flatteuses pour M. Necker, et,
quelque indiff^rente que soit la brochure en elle-meme, nous
avons cru devoir lui faire I'honneur d'en defendre le debit, du
1. Brissot de Warville, ne a Chartres, "et non i Metz, le 14 Janvier 1754, n'est
pas I'auteur d' Adelaide, non plus que de Mizrim, qui est de J.-A. Perreau, de
Nemours.
DEGEMBRE 1782. 2Z|1
moins publiquement. L'ouvrage est deja trop connu, peu de gens
en seront les dupes, et cette defense, aujourd'hui, n'ajoutera
presque rien a son succes.
— Le Pot-aux-roses, on Corresjjondance secrete et familUre
de r honorable Thomas Boot, cordonnier royal, avec S. M.
Georges lll^ roi de la Grande-Bretagne et ses ministres, les
lords Stormont, Sandivich, Germaine et Norths sur les affaires
prtsentes de VEurope. Un volume in-8°. Geci a tout a fait I'air
de I'ouvrage d'un homme qui n'a pris la plume que pour ne pas
mourir de faim. Ce motif ne saurait etre blame, mais I'ouvrage
n'est ni moins plat ni moins fastidieux ; on n'y trouve aucune vue
nouvelle, aucune anecdote piquante ; ce sont des raisonnements
d'un politique de cafe, des injures dignes de pareils raisonne-
ments , quelques plaisanteries de mauvais ton , et voila tout le
Pot-aux-rosesdeV honorable Thomas Boot,
— OEuvres meUes de M. le chevalier de Boufflers et de
M. le marquis de Villetie. Un volume in-16. Ce qu'il y a de plus
neuf et de plus curieux dans ce volume, ce sont quelques lettres
tres-paternelles de M. de Voltaire a M. de Villette. Dans la pre-
face, les editeurs encouragent c6 dernier a ne pas hesiter a faire
connaitre au public un petit ouvrage qui a pour titre : Conver-
sations de Ferney, recueil tr^s-precieux et qui ne pent qu'ajouter
a la reputation qu'il s'est acquise par les graces de son esprit et,
comme le disait Voltaire, par les chames de sa causerie. Nous
doutons que cet ouvrage puisse jamais etre publie, mais nous ne
desesperons point d'obtenir la permission d'en inserer quelques
fragments dans ces feuilles^
— VAge d'or, recueil de contes pastor aux, par le berger
Sylvain; a Mytilene et k Paris, chez Guillot, in-24. Le berger
Sylvain est M. Sylvain Marechal, I'auteur de plusieurs quatrains
heureux, de quelques Odes anacreontiques, et surtout des jolies
stances A mon pointier. Ces nouveaux contes ne sont que de
tres-faibles imitations des poemes champetres de M. Gessner;il
est tres-aise de prendre la maniere de ce genre, mais on pent
r avoir saisie et rester encore fort loin du gout antique, de la
grace et de la verite qui distinguent si heureusement le genie du
Theocrite de nos jours.
I. Get ouvrage n'a jamais paru, et Meister n'a pas tenu sa promesse.
XIII. ^6
2h2 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
— Reflexions de Machiavel sur la premidre decade de Tite^
Live. Nouvelle traduction precedee d'un discours preliminaire par
M. D. M. D. R. ^ Cette traduction est tr^s-superieure a celle que
nous connaissons. 11 y a dans le discours preliminaire plusieurs
discussions interessantes et qui meritent une analyse plus detaillee.
Nous y reviendrons dans un autre moment.
1783.
JANVIER.
La pi^ce de vers suivante, dont il court des copies manu-
scrites, est certainement d'un auteur exerce ; mais elle excite la
curiosite autant par la licence des idees que par le talent qui s'y
faitremarquer^
LES PARADIS.
L'autre monde, Zelmis, est un monde inconnu
Ou s'6gare notre pens6e.
D'y voyager sans fruit la mienne s'est lass6e;
Pour toujours j'en suis revenu.
J'ai vu diins ce pays des fables
Les divers paradis qu'imagina Perreur :
11 en est bien peu d'agr6ables ;
Aucun n'a satisfait mon esprit et mon coeur.
Vous mourez, nous dit Pythagore ;
Mais sous un autre nom vous renaissez encore,
Et ce globe k jamais est par vous habits.
Gpois-tu nous consoler par ce triste mensonge,
Philosophe imprudent et jadis trop vant6 ?
Dans un nouvel ennui ta fable nous replonge.
Mens k notre avantage, ou dis la v6rit6. ,
Celui-li mentit avec grace
Qui cr^a P£lys6e et les eaux du L6th6.
1. De Menc, maitre des requites.
• 2. Cette phrase d'introduction manque dans le manuscrit de Gotha, qui nomme
en toutes lettres I'auteur : Parny.
JANVIER 1783. 2^3
Mais dans cet asile enchant^
Pourquoi Tamour heureux n'a-t-il pas une place ?
Aux douces voluptes pourquoi I'a-t-on ferme ?
Du calme et du repos quelquefois on se lasse ;
On ne se lasse point d'aimer et d'etre aim6.
Le dieu de la Scandinavie,
Odin, pour plaire k ses guerriers,
Leur promettait dans I'autre vie
Des armes, des combats, et de nouveaux lauriers.
Attache des I'enfance aux drapeaux de Bellone,
J'honore la valeur, k d'Estaing j'applaudis ;
Mais je pense qu'en paradis
On ne doit plus tuer personne.
Un autre espoir s6duit le n^gre infortun^
Qu'un marcliand arracha des deserts de TAfrique.
Courbe sous un joug despotique,
Dans un long esclavage il languit enchaine.
Mais quand la mort propice a fini ses miseres,
II revole joyeux au pays de ses peres,
Et cet heureux retour est suivi d'un repas.
Pour moi, vivant ou mort, je reste sur vos pas.
Non, Zelmis, apr^s mon tr6pas,
Je ne chercherai point les bords qui m'ont vu naitre :
Mon paradis ne saurait etre
Aux lieux ou vous ne serez pas.
Jadis au milieu des nuages
L'habitant de I'l^cosse avait plac6 le sien,
11 donnait k son gr6 le calme et les orages ;
Des mortels vertueux il cherchait Tentretien.
Entour6 de vapeurs brillantes,
Convert d'une robe d'azur,
II aimait k glisser sous le ciel le plus pur,
Et se montrait souvent sous des formes riantes.
Ce passe-temps est assez doux ;
Mais de ces sylphes, entre nous,
Je ne veux point grossir le nombre.
J'ai quelque repugnance k n'etre plus qu'une ombre :
Une ombre est pen de chose, et les corps valent mieux ;
Gardons-les. Mahomet eut grand soin de nous dire
Que dans son paradis on entrait avec eux.
Des houris c'est I'heureux empire;
L^, les attraits sont immortels ;
H6b6 n'y vieillit point; la belle Cyth6r6e,
D'un hommage plus doux constamment honor6e,
2hk CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
Y prodigue aux 61us des plaisirs 6ternels.
Mais je voudrais y voir un maitre que j'adore :
L'Amour, qui donne seul un charme a nos d^sirs ;
L'Amour, qui donne seul de la grace aux plaisirs.
Pour le rendre parfait, j'y conduirais encore
La tranquille et pure Amitie,
Et d'un coeur trop sensible elle aurait la moiti6.
Asile d'une paix profonde,
Ce lieu serait alors le plus beau des sdjours;
Et ce paradis des Amours,
Si vous vouliez, Zelmis, on I'aurait en ce monde.
LA CREATION
POEME EN SEPT CHANTS,
CALOMNIEUSEMENT ATTRIBu£ AU CHEVALIER DE BOUFFLERS
De la Creation je chante les merveilles,
Sujet neuf ; 6coutez, ouvrez bien les oreilles.
PREMIER CHANT.
Rien n'6tait; les brouillards se coupaient au couteau.
L'Ksprit d'un pied 16ger 6tait port6 sur Teau.
II dit : Je n'y vols goutte , et cr6a la lumi^re.
Aussit6t nuit, journ^e, et ce fut la premiere.
SECOND CHANT.
Tl place au ciel les eaux, qui tomb^rent soudain,
Et des le second jour la pluie alia son train.
TROISlilME CHANT.
Une mer se rassemble en d6pit des lagunes,
Laterre produisit; ce jour fut pour les prunes.
QDATRlfeME CHANT.
Mais il convient encor r^gler chaque saison,
Et d'un mot le soleil vint dorer Thorizon.
BientCt, las d'allumer sa lampe sur la brune
Le quatri^me jour il fit naitre la lune.
CINQUlfeME CHANT.
Bien, trfes-bien, dit I'Esprit, ce que j'ai fait est bon ;
Mais il nous manque encor volatile et poisson.
Peuplez-vous, terre et mer ; que maitre corbeau perche I
Et le cinquieme jour Pfiternel fit la perche.
SIXifeME CHANT.
Eh quoi ! les animaux n'auraient-ils pas de loi ?
Non, non, pour les manger creons un petit roi.
JANVIER 1783. 245
Faisons semblable k nous ce jeune gentilhomme.
II fit ce souverain; c'est vous, c'est moi, c'est Thomme.
Qiioi, rhomme seul ? Oh! non; de sa c6te il lui fit
De quoi le divertir et le jour et la nuit.
Allez vous faire allez, lui dit-il sans remise.
Et depuis ses enfants y vont sans qu'on leur dise.
SEPTIEME CHANT.
C'est ainsi qu'en six jours Tunivers fut b^cle,
S'enfila de soi-meme et se trouva v6g[6 ;
Et TEsprit en repos, toujours, toujours le meme,
Comme dit Beaumarchais, ne fit rien le septi^me.
TRES-HTIMBLES REMONTRANCES
DU FIDfeLE BERGER, CONFISEUR, RUE DES LOMBARDS,
A M. LE VICOMTE DE Sl^GUR,
QUI AVAIT EN'VOYE A TOUTES LES DAMES DE SA SOCIETE
DES PASTILLES AVEG DES DEVISES DE SA COMPOSITIOX J
PAR M. LE COMTE DE THIARD.
0 vous dont la muse 16gere,
L'enjouement, la grace et le ton,
Cueillent les roses de Cythere
Et les lauriers de I'Helicon;
Vous, qui des amants infideles
Presentez a toutes les belles
Et les charmes et le danger,
Avez-vous besoin de voler,
S^gur, pour vous faire aimer d'elles,
Les fonds du Fiddle Berger ?
Que deviendront mes friandises,
Mes petits coeurs et mes bonbons ?
Qui brisera mes macarons
Pour y chercher quelques devises ?
Assur6, pour le nouvel an,
De Messieurs de TAcad^mie,
J'avais 6puis6 leur g6nie,
Et j'en 6tais assez content.
Mais pr6s de vous quel auteur brille ?
Vous poss^dez assur^ment
Plus d'esprit et plus de talent
Qu'il n'en tient dans une pastille.
Entre nous autres confiseurs.
Nous Savons ce que sur les ames
246 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Peuvent produire les douceurs :
Si done une des nobles dames
Que vous peignez si joliment,
S'echauffant a vos douces flammes,
Vous accorde un heureux moment,
Songez au d^dommagement
Que vous devez k ma boutique,
Et donnez-moi votre pratique
Pour le baptfime et pour I'enfant.
— II n*y a point eu d'etrennes, cette annee, dont on ait plus
parle que de celles que M. le due de Penthievre a envoy ees a
M"'^ d'Orleans, sa petite-fille. En void I'histoire : Aprfes avoir dai-
gne parcourir elle-meme tons nos grands magasins de joujoux,
Son Altesse s'etait decidee enfin pour un beau petit palais qui a
tousegards semblait meriter la preference. L'idee en etait neuve,
la structure aussi elegante qu'ingenieuse : grace au jeu d'un
ressort facile k mouvoir, toutes les fen^tres du palais s'ouvraient
Tune apr6s I'autre, et Ton y voyait paraitre je ne sais combien
de poupees les plus aimables du monde, Ce joujou, porte a la
petite princesse au convent de Belle-Ghasse, devint bientot I'objet
de I'admiration de toutes les religieuses rassembl6es pour le voir ;
une des plus jeunes professes surtout ne se lassait point de le
contempler; a force d'en examiner tons les details, d'en essayer
tons les ressorts, elle apercoit enfin un petit bouton secret auquel
on ne s'etait point encore avise de toucher; son doigt le presse
avec vivacite : Jesus Marie ! quelle etrange surprise ! toutes les
poupees qui s'etaient montrees jusqu'alors disparaissent, et sont
remplacees aussitot par les figures les plus piquantes de TAretiii.
Le scandale fut grand sans doute pour toute la communaute;
mais on assure que la piete memedeM'"^ laGouvernante-Gouver-
neur * ne put s'emp^cher de sourire en voyant de quelles mains
le diable avait ose se servir pour jouer un pareil tour. Le mar-
chand de joujoux a ete censure comme il meritait de I'etre; mais
il a proteste de son innocence, et quelque impertinente qu'ait ete
I'aventure, il a ete bien prouve que le hasard en avait fait lui
seul tons les frais.
— Isahelle et Fernanda comedie en trois actes, en vers,
m^lee d'ariettes, paroles de M. Faur, secretaire de M. le due
1. M'"'' de Genlis.
h
JANVIER 1783. 2^7
de Fronsac, musique de M. Ghampein, a ete representee pour la
premiere fois, sur le Theatre-Italien, le jeudi 9. Le fonds de
cette petite comedie est tire d'une piece de Calderon, intitulee
VAlcade de Zalamea, On ne saurait blamer M. Faur d'en avoir
adouci Tatrocite. Qu'Isabelle ne soit point violee comme dans la
piece espagnole, que son ravisseur ne soit point etrangle par I'al-
cade, le p^re meme de la jeune personne, a la bonne heure,
I'opera-comique se passe fort bien de ces grands ev^nements ;
mais ce que le poete francais a juge a propos d'y substituer ne
produit aucune situation attachante : au premier acte on ne s'in-
teresse que faiblement aux amours d'Isabelle et de Fernand; on
les oublie au second ; on n'en est gu^re plus occupe autroisi^me.
Le projet de Tofficier, qui, ne pouvant voir Isabelle ni s'en faire
aimer, se decide, par les conseils de son valet, a I'enlever, est si
froid qu'il n'inqui^te personne, et Ton sait a peine 1' execution de
ce triste projet qu'on est aussitot rassure sur les suites. Le peu
de mouvement qu'il y a dans la piece vient des roles accessoires,
et principalement de celui du fils de I'alcade, jeune homme qui
porte pour la premiere fois I'habit de soldat, et qui veut absolu-
ment se battre contre le ravisseur de sa sceur. Ce role, qui ressemble
beaucoup a celui de Lindor dans Heureusement^ a ete fort bien
rendu par M"® Dufayel. II y a quelques couplets agreables dans
le role de la suivante, chantes par M'"^ Dugazon ; ils ont ete fort
applaudis et meritaient de I'etre. La musique de cet opera est,
comme toutes les compositions de M. Ghampein, sur chargee d'ac-
compagnements, pauvre d'idees, riche de notes, et par consequent
d'une brillante monotonie.
— VElectre de M. de Rochefort, le traducteur d'Hom^re,
est une imitation ou plutot une traduction de VElectre de
Sophocle : cette traduction, comme celle qu'il a faite d'Hom^re,
est gauche et s^che. Les Gomediens avaient refuse la pi^ce ; ils
ontrecu I'ordre de la jouer sur le theatre de la cour; elle y a ete
representee, ces jours derniers, avec des choeurs de la composi-
tion de M. Gossec ; la tragedie et les choeurs ont tellement
ennuye, que les Gomediens ont obtenu sans peine de leurs supe-
rieurs la permission de ne point la donner k Paris. On nous par-
donnera de ne pas nous etendre davantage sur une production
dont le succes a ete si bien decide.
— Un etranger ay ant demande pourquoi de M'"^ Graig et de
2A8 CORRESPONDANCE LITTJERAIRE.
ses deux soeurs on n'en voyait jamais que deux k la fois dans les
bals et les assemblees de Philadelphie, M. le chevalier de Chas-
tellux lui fit la reponse suivante :
LES TROIS GRACES DU NOUVEAU MONDE
CONTE.
On sait assez quand et comment
Le dieu qui lance le tonnerre,
Un jour quMl n'avait rien k faire,
Pour tromper son d^soeuvrement,
S'avisa de cr6er la terre.
Trois soeurs en furent I'ornement;
Ces aimables soeurs sont les Graces.
C'est pr6s d'elles, c'est sur leurs traces
Qu'on voit les Jeux et les Plaisirs,
Et les Amours et les D^sirs,
Et la Vive et tendre Saillie,
Et le timide Sentiment,
Et le Caprice et TEnjouement :
Enfin sur la terre embellie
De tout ce qui plait dans la vie
Elles offrent I'assortiment
Sur la terre! non, c'est trop dire :
11 faut savoir que leur empire
A I'ancien monde 6tait born6.
De vastes mers environn^,
S6par6 de notre h6misph6re,
A I'affreux oubli condamn^,
Enfant n6glig6 de sa m^re,
Aux yeux du dieu qui nous 6claire
Ce monde-ci n'^tait pas n6.
Son heure vint : heure propice,
Heure favorable aux humains,
Qui, preparant d'heureux destins,
Du ciel attesta la justice.
Bientdt il fut determine
Par les dieux et par les dresses
Qu'ils prodigueraient leurs largesses
A ce continent fortune.
Qu'il parut beau dans sa jeunesse !
Gloire, force, grandeur, richesse,
Que manquait-il k son bonheur?
Les Graces... c'est bien quelque chose.
Mais quoi ! sans 16gitime cause
JANVIER 1783. 2/i9
Pouvait-on avec quelque honneur
D^pouiller Tancien possesseur?
Le vieux monde est opiniatre :
Aurait-il ced6 sans humeur
Ces d^ites qu'il idolatre?
Le partage meme en ce cas
Eiit ete chose difficile :
A la cour, aux champs, h la ville,
II faut qu'elles portent leurs pas.
Arbitres de nos destinies,
Otant ou donnant les appas,
Elles sont tant importunees
Qu'^ parcourir tons les Etats
Leur pied l^ger ne suffit pas....
Vous que TAm^nque int^resse,
Dans le souci qui vous oppresse,
Comptez sur la bont6 des dieux :
C'est a celui de la tendresse
Qu'elle devra des jours heureux.
CHANSON SUR LE PRINTEMPS
PAR M. DE C^RUTTI.
Le Printemps, ma Glycere,
Vient ranimer ces lieux pour nous ;
Prolitons, ma bergere,
D'un moment si doux.
A sa premiere aurore
Le Ciel semble etre encore •,
Sur le monde enchant^
Descend la Beaut6
Et la Volupt6.
L' Amour les suit,
Son flambeau luit,
Et tout se reproduit.
L'habitant du hameau
Reprend son chalumeau ;
Le Faune dans les bois
Fait retentir sa voix.
D'un autre profond
L'^cho r§pond
Et Tinterrompt.
Les torrents des montagnes
Cessent d'inonder nos travaux;
Le fleuve des campagnes
250 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
Roule en paix ses flots.
Le cristal des fontaines
Se divise en nos plaines.
II partage aux vallons
Ses fertiles dons,
Ses germes f^conds.
Vers nos s6jours
Par cent d6tours
L'Art dirige leur cours.
Nos jeunes arbrisseaux
S'abreuvent de leurs eaux ;
Le roi de la foret,
Le vieux chfine, renait;
Sa seve revit,
Son front verdit
Et rajeunit.
Par6s de leur feuillage,
Orn^s de fleurs, de fruits naissants,
Nos vergers sont I'image
De nos jeunes ans.
Aux yeux de I'Esp^rance
lis montrent I'abondance;
Entourt^s de soutiens,
Exempts de liens,
lis versent leurs biens.
Leur liberty
Fait leur beaut6
£t leur f(^condit6.
Dans nos bois k T^cart
Le sauvageon sans art.
Pour le pauvre des champs
Prepare ses presents.
A BON GHAT BON RAT
FABLE ALLEGORIQDE.
^ Un chat brillaiU % pour augmenter son lustre,
Tout pr6s d'un rat qui n'etait pas trop rustre,
1. Pour deviner ce mauvais calembour, 11 faut savoir que M. Moreton de
Chabrillant, capitaine en survivance des gardes de Monsieur, piqu6 de ne plus
trouver de place au balcon le jour de Touverture de la nouvelle salle, s'avisa fort
mal a propos de disputer la sienne a un honn6te procureur. Celui-ci, maitre
Pernot, ne voulut jamais desemparer. « Vous prenez ma place. — Je garde la
raienne. — Et qui 6tes-vous ? — Je suis monsieur Six francs... » (Cest le prix de
JANVIER 1783. 251
Se rengorgeait, se lechait, miaulait,
Faisait gros dos, dressait et queue et griffes ;
Non de ces ratsrongeant fromage et lait,
Et qu'a bon droit on appelle escogriffes ;
Mais de ces rats qui sont fort peu rongeurs :
Tels que Ton voit d'honnetes procureurs.
Le rat, craignant la patte meurtriere
De ce gros chat fanfaron de gouttiere,
Pour se sauver se tapit dans un coin.
Pour Ten tirer on redouble de soin,
On Ten arrache, on le traine en rati^re;
On Vy retient, malgre les plus grands cris ;
On le maltraite, et voila la matiere
D'un grand proems jug6 par tout Paris.
Le rat sera maintenu dans sa place,
Malgr6 le chat, deshonorant sa race,
Et le matou, par un vilain verni,
De chat brillanl devient un chat terni.
— Tout le monde sait que la maison de Rohan a pretend u
depuis longtemps au titre de maison souveraine. On parlait
devant M™'' la duchesse de Grammont de la banqueroute effroyable
de M. le prince de Guemenee, banqueroute qui parait surpasser
en effet et I'audace et les ressources des plus riches et des plus
ces places.) Et puis des mots plus vifs, des injures, des coups de coude. Le
comte de Chabrillant poussa I'indiscr^tion au point de traiter le pauvre robin de
voleur, et prit enfin sur lui d'ordonner au sergent de service de s'assurer de sa
personne et de le conduire au corps de garde. Mailre Pernot s'y rendit avec beau-
coup de dignite, et n'en sortit que pour aller deposer sa plainte chez un commis-
saire. Le redoutable corps dont il a I'honneur d'6tre raembre n'a jamais voulu con-
sentir qu'il s'en d^sistat. L'afTaire vient d'etre jugee au parlement. M. de Cha-
brillant a 6t6 condamne a tous les depens, a faire reparation au procureur, a lui
payer deux mille ecus de dommages et interets, applicables de son consentement
aux pauvres prisonniers de la Conciergerie ; de plus il est enjoint tr68-express6-
ment audit comte de ne plus pr^texter des ordres du roi pour troubler le spec-
tacle, etc. Cette aventure a fait beaucoup de bruit, il s'y est m616 de grands
int6rets : toute la robe a cru 6tre insultee dans I'outrage fait h. un homme de sa
livree; le parlement, qui pretend a la grande police, n'a pas et6 fach6 d'avoir a
juger une affaire de ce genre. Cependant on a voulu 6viter la question qui pou-
vait s'elever, dans cette circonstance, sur les droits respectifs de la cour et du ma-
i'6chal de Biron, charg6, en qualite de commandant du regiment des gardes, de
veiller k la suret6 des spectacles ; on a senti aussi quels managements I'on devait
a un homme attache aussi particuli^rement au fr6re du roi. Toutes ces conside-
rations ont determine les formes de I'arrfit dont on vient de rendre compte. M. de
Chabrillant, pour faire oublier son aventure, est alle chercher des lauriers au
camp de Saint-Roch. II ne pouvait mieux faire, a-t-on dit : car on ne peut douter
de son talent pour emporter les places de haute lutte. (Meister.)
252 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
illustres particuliers de I'Europe. « II faut esperer, dit M'"^' de
Grammont, que c'est la du moins la derni^re pretention de la
maison de Rohan a la souverainete. »
M™^ la princesse de Guemenee, en quittant la cour, et en
recevant les adieux de sa belle-fille, M""^ la duchesse de Mont-
bazon,lui dit : « Je me flatte que, malgre cet evenement, vous
n'en serez pas moins heureuse du nom que vous portez. — Non,
madame, si M. de Montbazon est un honn^te homme. » C*est
elle qui, ayant appris que les diamants et les bijoux qui lui
avaient ete donnes le jour de son manage n'etaient pas encore
payes, les a rendus tons au marchand qui les avait fournis, en
lui promettant de le dedommager de la perte que ces effets
pouvaient avoir eprouvee... Et c'est une jeune femme de dix-huit
ans qui s'est impose elle-mtoe ce genereux sacrifice !
LE CHARDONNERET ET l'aIGLE
FABLE ATTRIBUTE A M. LE DUG DE NIVERNOIS.
II VOUS souvient de cette bonne dame
Qui perdit son chardonneret * ;
Pas si bonne pourtant puisqu'elle Tenchafnait,
Et qu'un ardent courroux s'empara de son ^me;
Car je n'ai racont6 que la moiti6 du fait :
Voici la suite. On vint lui dire
Ce qu'avait r^pondu I'oiseau :
Que d'un joug si p^nible 6chapp6 bien et beau,
II ne voulait jamais rentrer sous son empire.
Mors la dame hors de sens,
De batons fait armer ses gens,
Et des chardonnerets jure la perte emigre ;
Elle-meme prend une pierre
Et court les assaillir dans I'^paisseur d'un bols,
Oii I'oiseau, trop longtemps priv6 de tons les droits
De Tamoup et de la nature,
fitait fet6 des siens, qu'avait mis aux abois
Une captivity si dure.
La dame avec ses gens y retourna vingt fois;
Vingt fois le peuple aile se moqua d'eux et d'elle ;
Quelques nids cependant, atteints par la cruelle,
Perirent avec les petits.
1. Voir la fable du Chardonneret en liberie, prec^demment p. 171. Ni Tune ni
I'autre ne se retrouvent dans le recueil public par I'auteur en 1796.
JANVIER 1783. 253
Ce dernier trait, helas! passe toute croyance;
Mais je Tai lu dans maints 6crits.
Femme d6natur6e! attaquer jusqu'aux nids,
D'un innocent amour douce et frele esperance !
All ! le ciel te regarde, il saura t'en punir.
Le ciel eut en effet horreur de cette guerre,
Ou des milliers d'oiseaux avaient tant a souffrir.
L'Aigle, k qui Jupiter a remis son tonnerre,
Descend vite les secourir.
L'Aigle sauve a jamais et nids et pfere et mere,
Enfin tout le pays, domiciles et gens,
Que d6solait une megfere.
Et Ton ose douter quMls soient reconnaissants !
On connait mal leur caract^re.
— Guimard, ou VArt de la danse pantomime^ poeme, par
M. Duplain. G'est un veritable amphigouri, un amas de termes
techniques, de metaphores deplacees, d'idees et d'images egale-
ment vagues, le tout divise en cinq cadres ou en cinq tableaux.
Voici peut-etre les vers les moins ridicules du poeme, et qui
pouiTont cependant en donner quelque idee :
Amour, si de ces jeux, interpretes des tiens,
J'ai dignement chante les imperieux riens.
Ma muse ne demande k ton aile 16g6re
Que de graver ces vers au temple du Mystere.
Pour qui chante ses pas, les ris, la volupt6,
Un souris de Guimard vaut I'immortalit^.
— Almanack des muses, ou Choix de poSsies fugitives, pom*
1782. MM. Imbert, de Parny, Berquin sont a peu pres les seuls
noms deja connus qu'on retrouve dans ce recueil ; on y voit en
revanche une liste fort nombreuse de noms tout nouveaux; cette
foule de poetes empressee d'eclore chaque annee, au lieu de nous
donner de grandes esperances, pourrait bien prouver seulement
et combien la poesie est aujourd'hui un metier facile, et combien
sont rares les genies capables encore de se distinguer dans un
metier devenu si commun.
254 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
EPIGRAMME
PAR M. LE MARQUIS DE ,
SUR ROBBli, AUTEUR d'uN POEME SUR LA RELIGION CHRl^TIENNE
ET d'uN autre SUR LA V
L'Homme-Dieu but jusqu'a la lie
Le calice de la douleur ;
C'est sa derni^re ignominie
D'avoir Robbe pour d6fenseur ^ .
CONTE.
Un petit due, un petit avorton,
Bouffi d'orgueil et du plus mauvais ton,
Fait au m6pris et se riant du blame,
Se preparait non pas ^ rendre Tame
(On ne rend pas ce qu'on n'a jamais eu) ;
Sans plus de phrase, il se croyait perdu.
Priv6 de force, 6puis(^ de d^bauche,
Ce mannequin, cette fragile 6bauche,
Allait partir bien cousu dans un sac
(Ce mot est mis ^our rimer u Fronsac).
Lors deux rivaux du grand dieu d'^pidaure,
Viennent soudain, quoique appel^s bien tard,
En le sauvant prouver Tabus de Fart.
Les deux amis, heureux de leur victoire,
Modestement s'en renvoyaient la gloire.
Dans ce moment, du fond de ses rideaux
Le due encore 6tendu sur le dos
Glapit ces mots, injure sotte et vaine :
I. Les Memoires secrets (22 novembre 1769) donnent ainsi cette 6plgramme:
Tu croyais, 6 divin Sauveur !
Avoir bu jusques a la lie
Le calice de la douleur :
II manquait k ton infamie
D'avoir Robb6 pour d^fensour.
Les deux poemes dont parle Meister circulaient alors manuscrits. Apr^s avoir
eih libertin et crapuleux k l*exc6s, Robb6 devint Jans^niste et convulsionnaire. Le
poerae dont la relig:ion chr6tienne lui fournit le sujet est intitule les Victimes du
despotisme episcopal; il ne vit le jour qu'en 1792, in-S" de 119 pages. Quant k
I'autre poeme, a I'occasion duquel on dlsait que I'auteur etait plein de son sujet, le
gouvernement fit une pension k Robbe pour qu'il le brulat, ainsi que ses autres
ecrits obscenes. Robb6 I'a fait religieusement ; mais il savait ses ouvrages par
coeur et les r^citait k qui voulait les entendre. (Beuchot.)
JANVIER 1783. 255
<( Bravo ! docteurs, voil^ du La Fontaine.
Les deux baudets qui, se faisant valoir,
Ont tour k tour recu de I'encensoir...
— Bien, dit Bartli^s, je goiite cette fable ;
Mais j'aime encor Tliistoire veritable
De ce dauphin qui, voyant un vaisseau
Non loin du port disparaitre dans Teau,
Vint sur son dos, k I'instant du naufrage,
Sauver lui seul presque tout Tequipage.
A terre il porta ce quMl put;
Meme un singe en cette occurrence,
Profitant de la ressemblance,
Lui pensa devoir son salut.
Mais le dauphin tournant la tete,
Et le magot considere,
11 s'aper^oit qu'il n'a tire
Du fond des eaux rien qu'une bete.
II Ty replonge et va trouver
Quelque homme afin de le sauver. »
Les deux docteurs, apres cette aventure,
Livrent le due aux soins de la nature,
Qui le sauva par Tunique raison
Qu'elle fait naitre en la meme saison
L'aigle et Taspic, les fleurs et le poison *.
— Apr^s les pertes irreparables que notre litterature a faites
depuis quelques annees, il n'en est presque aucune qui puisse
nous parattre indifferente ; nous croyons cependant devoir nous
borner a ne donner ici qu'une notice tr^s-abregee des hommes
de lettres qui nous ont encore ete enleves dans le cours de
I'annee derni^re.
Jean-Baptiste Bourguignon d'Anville, premier geographe du
roi, de 1' Academic des inscriptions et des belles-lettres, de la
Societe des antiquaires de Londres, adjoint geographe de 1' Aca-
demic des sciences, ne a Paris le 11 juillet 1697, mort le
28 Janvier 1782. II posseda bien plus I'erudition de la geographic
qu'il n'en possedait la science ; il savait peu de geometric, encore
1. Quelque impertinent que soil ce conte, s'il Teiit ete moins il aurait bien
mieux rempli I'intention de I'auteur. Void I'anecdote veritable qui en a fourni le
sujet. M. le due de Fronsac, entendant ses deux medecins, MM. Lorri et Barth6s,
se renvoyer raodestement I'un k I'autre la gloire de sa guerison, leur cria du fond
de ses rideaux : Asinus asinum fricat. A cette plate grossieret^ M. Barthes
r6pondit simplement, mais avec la vivacity de son pays : Laissez-nous faire,
monsieur le due, nous vous frotterons d voire tour. (Meister.;
256 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
moins d'astronomie ; c'est principalement a la lecture des auteurs
grecs et romains qu'il dut la plus grande partie de ses decou-
vertes. Les differentes cartes qu'il nous a donnees de I'ltalie et
de la Grece sont autant de chefs-d'oeuvre d' exactitude et de pre-
cision. II avait rassemble une immense collection de cartes; le
roi en fit 1' acquisition, il y a quelques annees, en lui en laissant
lajouissance le reste de sa vie. Le soinde mettre cette collection
en ordre a ete le dernier de ses travaux. Quoique son caractere
fut modeste et doux, il supportait avec peine la plus legere
contradiction sur I'objet dont il s'etait occupe uniquement depuis
sa plus tendre jeunesse ; mais on sent qu'un amour-propre ainsi
concentre ne devait pas trouver souvent Toccasion ni de blesser
les autres, ni d'en etre blesse lui-meme.
Joseph-Honore Remy, avocat au Parlement, ne le 2 octobre
1738, mort le 12 juillet 1782. Les premieres productions de
I'abbe Remy,son Cosmopolitisme^ ses Jours pour scrvir de cor-
rectif aux JSuits d' Young, son Code des Francais^ sont entiere-
ment oublies; son Eloge de F^nelon n'obtint qu'un accessit en
1773; celui de Colbert, une mention honorable; VEloge du chan-
celier de CHopital, couronne par 1' Academic francaise en 1777,
ne meritait gu6re mieux le prix ; mais la censure qu'en fit la
Faculte de theologie lui donna quelque celebrite. C'etait un
homme instruit et laborieux. 11 a travaille longtemps au Mer-
cure de France, au Repertoire universe! de jurisprudence de
M. Guyot, et il avait ete charge, en dernier lieu, de la redaction
du Dictionnaire de jurisprudence de la nouvelle Encyclopedic
mcihodique.
Gabriel-Francois Coyer, ne a Baume-les-Dames en Franche-
Comte, le 18 novembre 1707, mort le 18 juillet 1782. L'abbe
Coyer avait fait ses etudes chez les jesuites ; il quitta cette com-
pagnie en 1736, apres y avoir passe huit ans. Ses Bagatelles
morales, ses Dissertations sur le vieux mot palrie, la Noblesse
commercante, le roman de Chinki, lui donnerent quelques mo-
ments de vogue. Sa Vie de Jean Sobieski n'eut pas le meme
succes. Ses Voyages d Italic, d'Angleterre et de Hollande ne
sont que de fastidieuses compilations; c'est la critique de nos
moeurs, et surtout de la frivolite, qui a fourni le fond de ses
meilleurs ecrits, et ce censeur amer de la frivolity nationale n'a
fait cependant lui-meme que des livres tr6s-frivoles. Les premiers
JANVIER 1783. 257
parurent du moins ecrits avec une sorte de legerete ; mais cette
legerete n'etait point du tout le caract^re naturel de son esprit ;
sa conversation fut toujours pesante et penible, et ses derniers
ouvrages ressemblent beaucoup trop a sa conversation.
Jacques de Vaucanson, de 1' Academie royale des sciences, mort
a Paris le 22 novembre 1782. Ses automates, et nommement
son celebre fluteur, lui assurent la reputation d'un des plusinge-
nieux mecaniciens de notre siecle ; et ces prodiges ne furent en
quelque sorte que les jeux de son enfance. 11 a fait une applica-
tion plus utile et de ses connaissances et de son genie dans la
construction des moulins etablis par lui a Aubenas et ailleurs,
pour simplifier la depense de la main-d'oeuvre et perfectionner
la preparation des organsins. On sait qu'il avait encore invente
un metier avec lequel un enfant pouvait executer nos plus belles
etoffes de Lyon, et que les ouvriers de cette ville se revolterent
lorsqu'ils en virent 1' experience, trop economique pour leurs
interets. INous tirons cette anecdote d'une lettre de M'"^ de Mey-
nitos aux auteurs du Journal de Paris.
Boutet de Monvel, recu parmi les Gomediens du roi en 1770,
mort a Stockholm*, age d' environ trente-huit ans, vers la fin de
I'annee derniere. II eut des succ^s et comme acteur et comme
auteur ; son talent, ainsi que ses ouvrages, manquait absolument
de force et d'energie ; mais il y suppleait avec un art plein de
chaleur et de finesse. II avait fort bien etudie le theatre, et sen-
tait vivement tout ce qui pouvait faire de TefFet. Ses Trois Fer-
miers sont remplis de tableaux charmants. II y a d'heureux
details dans VAmant bourru, Quelque horrible que soit le sujet
de sa Clementine^ ce drame n'en est pas moins d'une conception
assez theatrale. Le roman de FrH^gonde est de toutes ses pro-
ductions la plus insipide et la plus triste. Son ame ne semblait
pas faite pour les vices qu'on lui reproche, et cette ame meritait
d'habiter un corps plus raisonnable.
— Sur le honheur des sots ^ brochure in-16, de Timprimerie
de Didot ^ II y a pr^s de dix ans que cet ecrit a ete insere dans
nos feuilles; c'est, comme Ton sait, un des premiers essais d'une
1. Ce faux bruit de la mort de Monvel s'etait repandu alors, et dura quelque
temps. {Premiers editeurs.) — Monvel n'est mort que Ic 13 f(5vrier 1812. II etait
membre de la quatrieme classe de I'lnstitut.
2. Par Necker. . -
XIII. 47
258 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
plume qui, depuis, merita 1' admiration de I'Europe, et peut-^tre
un prix plus doux encore, Teternelle reconnaissance d'une nation
frivole et legere, mais aimable et sensible. Apres avoir lu cet
ingenieux badinage, on pourra dire sans doute :
Qui sic jocatur, tractantem ut seria vincat,
Seria quum faciet, die, rogo, quantus erit?
Ge petit ouvrage a ete entierement defigure dans les editions
qui en ont paru en Allemagne ; celle-ci est la seule qui ait ete
faite sur une copie parfaitement conforme a I'original ; mais on
ne s'est permis d'en tirer qu'une cinquantaine d'exemplaires.
Comment aurait-on risque de la rendre publique ? Le titre seul
de la brochure n'eut-il pas sufTi pour donner de I'ombrage aux
ennemis de I'auteur?
— Depuis longtemps, il n'y a guere eu de tragedie nouvelle,
dans le nombre m^me de celles qui prouvaient le plus de talent,
qui ne servit a con firmer une observation qu'on a pu se rappeler
plus d'une fois en parcourant nos difle rents theatres : c'est que
le cercle de combinaisons dont notre syst^me dramatique parait
susceptible est infiniment borne; que les ressources en sont
epuisees, et qu'il est peut-^tre impossible au genie m^me d'ob-
tenir encore aujourd'hui quelques succ^s dans cette carri^re, sans
s'y frayer des routes absolument nouvelles. Si M. Ducis, guide
par Sophocle, I'avait deja tente assez heureusement dans son
OEdipe chez AdrnHe^ appuye sur Shakespeare, il vient de I'en-
treprendre avec plus de hardiesse dans son Roi Lear, Quelle
idee en efiet plus extraordinaire que celle d'oser presenter sur
la sc^ne francaise le tableau d'un roi depouille par ses pro-
pres enfants, et que ses malheurs et son desespoir ont rendu
tour a tour imbecile et furieux! Quelques reproches qu'on
puisse faire d'ailleurs au plan et a la conduite de I'ouvrage,
pour meriter notre admiration, ne serait-ce point assez d'etre
parvenu a nous interesser par un tableau si neuf, si hasarde
sans doute, mais tout a la fois si vrai, si profondement tragi-
que? Un tel jugement pourrait etre mal justifie par I'analyse de
ce singulier ouvrage ; mais, en montrant la piece depouillee de
I'illusion qui pent seule en faire supporter les invraisemblances,
les disparates, les absurdites meme, nous nous efforcerons
cependant de donner une idee de I'impression quelle nous a
JANVIER 1783. 259
paru faire, malgre tant de defauts, sur tous les coeurs, sur
toutes les imaginations sensibles.
* Cette tragedie, donnee a la cour, le jeudi 16, a ete repre-
sentee, pour la premiere fois, a Paris, le lundi 20. La scene, au
premier acte, est dans un chateau du due de Gornouailles.
M. Ducis a rejete dans I'avant-sc^ne tout ce qui tient a Taction
principale du premier acte de la pi^ce anglaise. Le roi Lear a
deja partage son royaume entre ses deux filles, Volnerille et
Regane. La premiere est mariee au due d'Albanie; la seconde,
au due de Gornouailles; la troisitoe, qu'il adesheritee, n'epouse
point, comme dans Shakespeare, le roi de France ; persecutee
par son p^re et par ses soeurs, elle n'a d' autre asile que la
cabane d'un vieux ermite, habitant la foret voisine du chateau
ou le due de Gornouailles est venu s'etablir avec le due d'Al-
banie, pour observer de plus pres le mouvement des rebelles,
rassembles, dit-on, dans cette contree pour favoriser Tinvasion
dont ririch, roi de Danemark, menace leurs Stats. Get Ulrich est
I'epoux que Lear destinait a sa fille Elmonde. On lui fit craindre
les suites dangereuses que cet hymen pourrait avoir pour le
repos de I'Angleterre ; et le projet de cet hymenee ne fut pas
plutot rompu qu'on accusa Elmonde d'avoir conserve avec ce
prince des relations secretes et perfides. G'est cette calomnie
qui servit de pretexte a I'exil de la princesse, et qui fut la cause
de tous ses malheurs.
On ne reproche point a M. Ducis d'avoir suppose tous ces
evenements anterieurs a Taction du poeme; on lui reproche
encore moins d'avoir cherche a donner k Tinjustice de Lear
envers Elmonde un motif moins frivole et moins pueril ; mais ce
qu'on a de la peine a lui pardonner, c'est Tembarras d'une expo-
sition qui, sans un degre d' attention peu commun, ne saurait
etre entendue, et qui,^ suivie meme avec cette grande attention,
n'en parait encore a beaucoup d'egards ni plus claire, ni plus
interessante.
11 serait sans doute tr^s-inutile de faire observer combien le
denoument est romanesque et force ; combien la conduite gene-
rale de Touvrage est vicieuse; combien les differentes parties en
sont mal liees. La pi^ce de Shakespeare, chargee d'episodes,
infminient plus compliquee, infmiment plus extravagante encore,
est cependantplus claire et plus suivie. Si, dans cette singuU^re
260 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
production, tout ce qui exigeait de I'esprit et du jugement a paru
aussi mal execute que mal concu, il faut avouer aussi que presque
tout ce qui ne supposait que du genie, de la sensibilite, et cet •
instinct dramatique dont la reflexion ne saurait atteindre les
sublimes elans, est fort au-dessus de tout ce que nous avions vu
depuis longtemps au theatre. M. Ducis ne sait point combiner
un plan; il ignore I'art d'enchainer heureusement toutes les
circonstances qui peuvent constituer une action interessante et
vraie; mais son talent s'est fait des ressources independantes
de cet art; il les a trouvees dans une sensibilite douce, vive et
profonde. S'il dispose mal les evenements de la sc^ne, il en pre-
pare admirablement bien les impressions; le spectateur se trouve
entraine comme malgre lui a recevoir celles qu'il veut lui faire
eprouver; et ce secret, M. Ducis ne I'eut-il appris que de son
propre coeur, vaut bien tons ceux d'Aristote et de I'abbe d'Au-
bignac. Les plus belles scenes du second, du troisi^me et du
quatri^me acte, pour etre indiquees dans Shakespeare, n'en
sont pas moins a lui ; les developpements de la derni^re lui
appartiennent pour ainsi dire en entier, et sont sans doute une
des conceptions les plus originales qu'on ait jamais hasardees
sur la sc^ne fran^aise.
11 n'y a que deux roles dans cette piece : celui de Lear et
d'Elmonde, ou, pour mieux dire, il n'y en a qu'un, c est le pre-
mier, et celui-la est rendu par le sieur Brizard d'une maniere
etonnante; le caractere de sa voix si noble et si naturelle, la sim-
plicite de son jeu, sa belle tete et ses beaux cheveux blancs,
tout contribue a en augmenter I'interet, a conserver m^me aux
traits les plus naifs je ne sais quoi d'auguste et d'imposant.
M'"" Vestris, qui joue le role d'Elmonde, nous a paru faire sur-
tout un grand effet dans la derni^re scene du troisi^me acte.
La piece a eu beaucoup de succes a la ville et a la cour. On
a demande I'auteur, mais sans trop d'empressement, le dernier
acte ayant moins reussi que les autres ; Tauteur a cependant eu
la faiblesse de paraitre, et meme au moment ou personne ne
songeait plus a lui, car I'acteur charge d'annoncer la seconde
representation de la piece venait d'apprendre au public que la
paix etait signee.
Pour ajouter au ridicule d'une presentation que I'usage a
deja si fort aviUe, le sieur Dugazon en a fait la parodie dans la
JANVIER 1783. 261
petite piece ; il y avait ajoute un impromptu de sa fagon sur la
paix. Le parterre 1' ay ant applaudi, et en ay ant aussi demande
I'auteur, il se retira bien vite dans la coulisse, et reparut aussi tot
appuye sur un de ses camarades, avec tous les lazzis d'un auteur
modeste et confus de sa gloire.
IMPROMPTU DE M. IMBERT A M. MOLE.
Dieu ! quel mot enchanteur a frappe nos oreilles !
Notre roi nous apprend qu'il nous donne la paix
Aux lieux ou le genie 6tale ses merveilles;
Ainsi I'humanite declare ses bienfaits.
Mais sans vouloir ici par un jaloux langage
Offenser le genie et fl^trir ses attraits,
Mol6, tu ne nous vins jamais
Annoncer un si bel ouvrage.
COUPLET DE M. LEMIERRE A M'"^ LA COMTESSE DE MAUPEOU,
QUI VIENT DE GAGNER UN PROCfeS QU'eLLE AVAIT tit
MENAC^E DE PERDRE.
Votre adresse peu commune
Vient de fixer votre sort ;
Du droit et de la fortune
Les Graces ont fait I'accord.
C'est vers vous que Themis penche;
Ce succes n'est pas nouveau :
Vous avez dans votre manche
Tout ce qui porte bandeau.
— L'Academie francaise, dans son assemblee du 16 Janvier,
u donne aux Conversations d'Emilie, de M""^ d'Epinay, le prix
d'utilite fonde par le citoyen anonyme dont tout le monde sait le
nom, M. de Monthyon, chancelier de M. le comte d'Artois. Diffe-
rents ouvrages avaient paru d'abord partager I'attention des juges :
un livre de M. Daubenton sur les moutons ' ; un autre de M. Par-
mentier, sur les pommes de terre; AdHe et Thiodore^ de M-" de
Genlis; VAmi des enfants, de M. Berquin, etc. ; mais il fut bien-
t6t*decide que les moutons et les pommes de terre n'etaient pas
du ressort de I'Academie francaise, et devaient etre renvoyes a
1. Instructions pour les hergei
262 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
rAcademie des sciences ; Touvrage de M™" de Genlis et celui de
M""- d'J^pinay rest^rent pour ainsi dire seuls en concurrence. Ce
dernier meritait de I'emporter sans doute, et comme plus utile et
comme plus original. Nous avons de meilleurs traites d' education
que le roman d' Addle, nous n' avons aucun livre a mettre entre
les mains des enfants qui puisse etre compare aux Conversations
d*Emilie et par les vues dans lesquelles I'ouvrage est con^u, et
par la maniere dont il est ecrit. Traduit avec succes dans plu-
sieurs langues, cet excellent ouvrage avait deja le sceau de Tap-
probation publique ; il avait obtenu le suffrage le plus auguste ;
Catherine II I'avait mis au nombre des livres elementaires destines
a I'instruction des jeunes personnes, dont elle ne dedaigne pas
de surveiller elle-m^me 1' education. Sa Majeste en a temoigne,
I'annee derni^re, sa satisfaction a I'auteur de la maniere la plus
sensible et la plus flatteuse, en lui envoyant pour sa jeune el^ve,
la comtesse l^milie de Belzunce, sa petite-fille, son chiffre impe-
rial dans un medallion garni de diamanls ; distinction accompa-
gnee de toutes les graces qui donnent aux bienfaits de cette
grande souveraine, quelque multiplies qu'ils soient, un inter^t
toujours nouveau.
Le jugement de I'Academie n*a ^tonne que M"" de Genlis, qui
ne comprenait pas, du moins il y a quelques mois, qu'on put se
dispenser de donner le prix d'utilite a I'ouvrage qui contient tons
les principes relatifs ci Viducaiion des princes, des jeunes per-
sonnes et des hommes^y au sublime roman d' Addle, Elle se con-
sole aujourd'hui de cette petite disgrace, en ne I'attribuant qu'a
I'indiscretion qu'elle a eue de parler trop bien de la religion, et
trop leg6rement des philosophes. II y a lieu de croire en effet que
la philosophie n'a pas ete fachee de trouver une si belle occasion
de rabattre un peu I'orgueil de M'"*' de Genlis, et delui apprendre
qu'on ne manquait pas impunement de respect pour ses oracles ;
au plaisir d'etre juste il est doux de pouvoir joindre encore celui
de se venger. Mais comment cette vengeance philosophique pour-
rait-elle atteindre la haute pi^te de notre illustre gouvernante ?
Quand on a renonce a la toilette, au rouge, a tons les plaisirs, a
toutes les vanites decemonde,regretterait-on encore de frivoles,
de profanes lauriers ?
1. G'est le developpement du titz-e d'Adele et Theodore. (T.)
JANVIER 1783. . 263
Sur les dix-huit juges qui composaient I'areopage acade-
mique, M-""' d'j5pinay a eu dix ou douze voix; M"'" de Genlis, trois
ouquatre; M. Berquin, daux; M. de La Croix, pour ses petites
Reflexions sur Vorigine de la civilisation^ une ; M. Moreau, pour
son traite de la justice, ce fastidieux Commentaire de Vhistoire
de France ti Vusage de nos rois, encore une. Ge qui est trop
digne du caractere soutenu de M. de Tressan pour etre oublie,
c'est qu'apres avoir sollicite de maison en maison les suffrages de
ses confreres en faveur de sa cousine, M"'« de Genlis, il a fini par
ne lui donner lui-meme qu'une demi-voix. On a su qu'il avait
ete du petit nombre de ceux qui ont propose au scrutin de par-
tager le prix entre Adele et les Conversations.
M™' la duchesse de Grammont dit avec sa franchise accoutu-
mee « quelle est ravie que M'"^ d'Epinay ait eu le prix, d'abord
parce qu'elle espere que M'"^ de Genlis en mourra de depit, ce
qui serait une excellente affaire, ou qu'elle se vengera par une
bonne satire contre les philosophes, ce qui serait encore assez
gai ; ensuite, parce qu'elle est bien aise que tout le mondc voie ce ■
qu'elle soupconnait depuis longtemps, que I'Academie tombe en
enfance ».
LETTRE DE M'"*^ d'ePINAY
A M. d'aLEMBERT,
SECRETAIUE PERPETUEL DE l'aCADEMIE FRANgAISE.
« L*Academie francaise vient de donner, monsieur, une grande
preuve de son indulgence en accordant aux Conversations
d'Emilie le prix d'utilite. Sans doute elle a eu plus d'egard a
I'intention qu'al'execution de I'ouvrage, etpeut-etre lezeled'une
m^re lui a-t-il tenu lieu de talent. Le sufli'age de I'Academie
serait un grand motif d' encouragement pour travailler alemeriter,
si une sante continuellement vacillante n'opposait trop souvent a
ce projet des obstacles invincibles. Ge serait alors que je croirais
m'etre rapprochee des vues du respectable citoyen fondateur du
prix, et avoir en quelque facon repondu a I'honneur que I'Aca-
demie rii'a fait. Veuillez, monsieur, etre aupres d'elle I'interprete
de ma respectueuse reconnaissance ; le bonheur que j'ai de la lui
presenter par vous, monsieur, et le choix de I'organe^ par qui
1. M. de Saint-Lambert. (Meister.)
264 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
elle m'a fait part de sa decision, sont deux circonstances qui
ajoutent infiniment a ma juste satisfaction.
« Yous connaissez Tattachement aussi sincere qu'invariable
avec lequel j'ai I'lionneur d'etre, monsieur, votre, etc.
(( D'ESCLAVELLES D'^PINAY. »
Le 18 Janvier 1783.
REPONSE DE M. d'aLEMBERT.
(( L'Academie me charge, madame, d'avoir I'honneur de vous
repondreque vous ne lui devezaucun remerciement du jugement
qu'elle a porte en donnant a votre ouvrage le prix d'utilite; elle
n'a fait que rendre justice aux excellents principes que cet
ouvrage renferme, et a la mani^re aussi nette que simple dont
ils sont presentes. La Compagnie desire beaucoup, madame,
que vous lui fournissiez, par de nouveaux succ^s, I'occasion de
rendre encore la meme justice k vos talents et a votre z^le pour
les rendre utiles. Permettez-moi d'aj outer que je paitage ce sen-
timent avec tous mes confreres.
(( Je suis avec respect, madame, votre, etc.
(( D'Alembert,
« Secretaire perpdtucl de rAcad^mie frangaise. •
Au Louvre, le 19 Janvier 1783.
— Un grand scandale pour la philosophie et pour les philoso-
phes, le voici : M. I'abbe de Mably vient de recevoir le plus glo-
rieux de tous les hommages auxquels un homme de leltres puisse
pretendre. MM. Franklin et Adams rontrequis,aunom duCongr^s
des ;^tats-Unis de TAmerique, de vouloir bien rediger un projet
de constitution pour la nouvelle republique. A en juger par le
ton de son dernier ouvrage, il n'est pas k craindre au moins que
ce moderne Solon rende nos bons allies trop polls. Si Ton pouvait
esperer que les Americains voulussent se soumettre aveuglement
a ses lois, leur avoir indique un pareil legislateur serait sans
doute de notre part un trait de la plus profonde politique ; car,
en suivant les admirables vues developpees dans son Traite de la
Legislation, que leur recommande^a-t-il ? de cultiver la terre,
d'etre pauvres et sans ambition. G'est assurement ce qui convient
le mieux aux interets de la France, au repos de I'Europe enti^re.
JANVIER 1783. 265
— Doutes siir dijferentes opinions recues dans la societe,
petit in-12. Ge petit recueil de pensees detachees est dedie aux
manes de M. Saurin. II est de M^^^ de Sommery, une vieille
demoiselle de condition, qui s'est occupee toute sa vie de I'etude
des hommes et des lettres, mais qui n'avait encore rien publie
jusqu'ici. Tons ceux qui frequentent les assemblees publiques de
TAcademie francaise la connaissent ; elle n'en a jamais manque
une seule, et sa figure est remarquable ; c'est une grande brune
presque noire, des sourcils fort epais, de grands yeux pleins
d' esprit et d' attention. Son livre prouve combien elle s'est nourrie
de la lecture des Maximes de La Rochefoucauld, et plus particu-
lierement encore des CaracUres de La Bruyere. On y trouve a la
verite beaucoup de pensees communes, mais dont 1' expression a
presque toujours de la finesse, de 1' elegance et de la precision.
L' article qui nous a paru renfermer le plus d' observations neuves
et piquantes est celui de la Societe ; nous ne pouvons nous
refuser au plaisir d'en citer quelques morceaux.
« Le bon ton est le ton du grand monde ; il se sent mieux
qu'il ne se definit : c'est une facilite noble dans le propos, une
politesse dans les expressions, une decence dans le maintien, une
convenance dans les egards, une maniere de rendre qui ne con-
fond ni les rangs, ni les titres, ni les etats, ni les personnes; un
tact qui nous avertit egalement et de ce que nous devons rendre
aux autres et de ce que les autres nous doivent rendre. »
(( Quelque frivole qu'on puisse estimer le bon ton, il n'est
homme ni ouvrage qui puisse s'en passer. »
« On pourrait demander peut-6tre ou se trouve la grande
compagnie ; je ne sais s'il est une maison qui puisse en donner
une idee complete. »
« Causer avec un petit esprit semble aussi difficile que de
voyager a pied avec un cul-de-jatte. »
« Les gens a bonnes intentions sont ordinairement si gauches
et malheureux si constamment, qu'ils feraient naitre I'envie d'es-
sayer ceux qui en ont de mauvaises. »
« Que de gens ont la reputation d'etre mechants, avec les-
quels on serait trop heureux de passer sa vie ! ))
« L' homme d'esprit est facile a seduire. On ne seduit pas un
sot, on le dompte. »
266 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
F^YRIER.
LES JEUNES GENS DU SIECLE,
VAUDEVILLEl.
Air : Avec les jeux dans le village.
Beaut^s qui fuyez la licence,
l^vitez tous nos jeunes gens,
L'Amour a d6sert6 la France
A I'aspect de ces grands enfants.
lis ont par leur ton, leur langage,
Eflfarouch6 la Volupt6,
Et gard6 pour tout apanage
L'ignorance et la nullit6.
Malgr6 leur tournure fragile,
A courir ils passent leur temps ;
lis sont importuns in la ville,
A la cour ils sont importants.
Dans le monde en rois ils d^cident,
Au spectacle ils ont I'air mediant.
Partout leurs sottises les guident ;
Partout le m6pris les attend.
Pour eux les soins sont des vetilles
Et Tesprit n'est qu'un lourd bon sens.
lis sont gauches aupr^s des filles,
Aupr^s des femmes ind^cents.
Leur jargon ne pouvant s'entendre,
Si leur jeunesse pent tenter
Ceux que le besoin a fait prendre,
L'ennui bientOt les fait quitter.
Sur leurs airs et sur leur figure
Presque tous fondent leur espoir ;
Ils font entrer dans leur parure
1. Cette piece, attribuee k M. le chevalier de Boufflers, est de M. de Champ-
cenetz le fils ; il I'avoue du moins, et c'est a la pointe de I'^pee qu'il s'en est assure
la gloire, s'etant battu fort bravement, ces jours derniers, centre un de ses cama-
rades du regiment des gardes (M. de Roncherolles), qui avait os6 soutenir que
I'auteur d'une pareille chanson etait un homme a jeter par les fenfitres. (Meister.)
FEVRIER 1783. 267
Tout le goilt qu'ils pensent avoir.
Dans le cercle de quelques belles
lis vont s'etablir en vainqueurs;
Mais ils ont toujours aupr^s d'elles
Plus d'aisance que de faveurs.
De toutes leurs bonnes fortunes
lis ne se prevalent jamais :
Leurs maitresses sont si communes,
Que la honte les rend discrets ;
lis pr6f6rent, dans leur ivresse,
La debauche aux plus doux plaisirs :
lis goutent sans delicatesse
Des jouissances sans desirs.
Puissent la Volupte, les Graces,
Les expulser loin de leur cour,
Et favoriser en leurs places
La Gaite, I'Esprit et TAmour !
Les deserteurs de la Tendresse
Doivent-ils gouter ses douceurs ?
Quand ils d^gradent la Jeunesse,
En doivent-ils cueillir les fleurs?
BILLET A M. LE MARQUIS DE VILLETTE
EN LE REMERCIANT DU RECUEIL DE SES OEUVRES,
OU L'ON TROUVE PLUSIEURS LETTRES TRfcS-PATERNELLES
DE M. DE VOLTAIRE A l'aUTEUR.
Sur vos vices charmants lorsque d'un ton de p6re
Le sage de Ferney vous faisait la IcQon,
Je ne decide point s'il eut tort ou raison.
Mais avouons-le sans mystere,
Le goClt brillant et silr qui rfegne dans vos vers,
Dans ces vers d61icats dictes par Tart de plaire,
Decile assez sans doute aux yeux de I'univers
Tous les droits que sur vous pouvait avoir Voltaire i.
i. On salt que M. de Villette pretend a I'honneur d'etre le fils de Voltaire, et
que la reputation de madame sa mere a laisse en effet le champ le plus vaste
aux prdsomptions de ce genre. (Meister.)
268 CORRESPONDANCE LITTi^RAIRE.
EPIGRAMME SUR M. LE COMTE DE BARRUEL
CAPITAINE DE DRAGONS,
QUI n'A pas d£dAIGn£ DE SIGNER LA SATIRE CONTRE l'aRB£ DELILLE,
iNTiTUL^E le Choii el le Navet.
D6bonnaire en champ clos, brave sur PHelicon,
Quand Virgile est abb6, Moevius est dragon.
LETTRE DE M. LE COMTE DE LAURAGUAIS A M. SUARD.
De Paris, le 13 fevrier 1783.
(( J'ai Thonneur de vous envoyer, monsieur, ma comedie des
Originaux^, que les Gomediens ont recue parce qu'ils out juge
qu'une comedie qui les avait fait rire pouvait plaire au public.
Voila, monsieur, ce que la lecture que je leur en ai faite leur
donnait seulement a juger, parce qu'ils savent que le gouverne-
ment a des officiers pour nettoyer les ouvrages des ordures litte-
raires qui peuvent les souiller, comme la police a ses officiers
pour nettoyer les rues.
(( Vous sentez, monsieur, que si Racine, dans ses Plaideurs,
fait chercher la bolte au poivre quand M. Dandin demande ses
epices, j'aurais pu me meprendre d'autant plus facilement entre
les officiers de la politesse et ceux de la police que, si Ton est
etonne de rencontrer autant de conseillers du roi dans les mar-
ches publics, j'ai vu quelquefois dans le monde des censeurs qui
devaient, ce me semble, etre ailleurs.
« Mais si Ton voit trop souvent des hommes avilir leurs
places, on voit aussi les vertus, les talents des individus, honorer
les places fletries par Tintention des gouvernements qui les ont
creees, et rendre protectrice de la raison la force qui leur etait
confiee pour I'opprimer. Comment cela n'arriverait-il pas ? Com-
ment les hommes resteraient-ils des complices fiddles de I'odieux
et meprisable esprit de persecution, lorsque nous voyons le genie
du despotisme se trahir lui-mtoe, lorsque nous voyons le car-
dinal de Richelieu croire s'elever un temple en fondant I'Aca-
demie francaise, et se flatter de perpetuer 1' imposture de sa
1. Cette piece n'a et6 ni representee ni imprimee. (T.)
F^VRIER 1783. 269
gloire en forcant 1' eloquence de n'en transmettre que la renom-
mee ? Apres avoir combattu avec trop de succ^s la liberie de son
pays, il crut pouvoir detruire la verite ; mais il ne sentit pas la
difference essentielle entre un siecle et les temps ; il n'apercut pas
que, si dans des circonstances particulieres un homme de genie
pent s'emparer de son siecle, le temps n'appartient qu'ala verite.
Le cardinal de Richelieu crut confondre tons les rangs au pied de
ses autels ; mais il preserva de I'anarchie la republique des
lettres, il en forma un empire dont la premiere loi, imposant a
ses membres la necessite de distinguer la louange de la flatterie,
les prepare a condamner la licence qui s'echappe des conventions,
et a proteger la liberte qui rentre dans la nature. Gette loi du
cardinal de Richelieu vous excite a poursuivre non-seulement la
licence, lorsqu'elle parait comme une bacchante obscene, mais
encore lorsqu'elle se cache sous les voiles d'une vestale, et a
respecter la voix de la nature, quand meme ses accents seraient
durs et grossiers^ Voila pourquoi le langage de Mohere n'est
jamais qu'energique, quoiqueles memes mots employes par Du-
fresny, par exemple, deviennent quelquefois scandaleux peut-
etre, et surement de mauvais gout, parce qu'ils ne sont pas
inspires par la nature, mais recherches par la plaisanterie.
(( En vous envoyant, monsieur, ma farce des Originaux, au
lieu de vous parler d'un ton si grave, je devais (a quelques egards
du moins) vous prier de penser au Bourgeois gentilhomme^ a
George Dandirtj au Malade imaginaire et aux Prccieuses ridi-
cules I ce sont \k de veritables conquetes par lesquelles Moliere a
donne un empire a la raison, en combattant la sottise, les scru-
pules, les prejuges, les faux airs de la cour et le mauvais ton de
la bonne compagnie de I'hotel de Rambouillet. Enfin, monsieur,
comme je veux mettre de I'ordre dans mes affaires, apr^s avoir
vendu beaucoup de boue et de sable dans le royaume de France,
je veux acquerir quelques possessions dans 1' empire de Moliere.
Je vous prie de me mander si on n'en a pas change les routes, de
m'en envoyer une carte, et de m'informer un pen des evenements
qui s'y passent. 11 me semble que ce grand empire n'a pour
voisin que celui de Racine, lis ne se feront surement jamais la
1. La comedie des Originaux en offre un grand nombre. On y dit a une
femme : Tais-toi, garce ; a un jeiine homme : Croyez-vous 4tre au boucan ? et il
repond : Pliit a Dieu 1 (Meisteh.)
27a CORRESPONDENCE LITTERAIRE.
guerre; mais je vous prie de me mander s'il n'y a pas des bri-
gands sur les grands chemins que je dois parcourir; je prierai
alors Jean Trucon ^ de m'accompagner.
(( J'ai I'honneur d'etre, monsieur, votre tr^s-humble et tres-
obeissant serviieur.
(( Brancas, comte de Lauraguais. »
— Quel parti la plume d'un Le Sage n'eut-elle pas tire de
I'anecdote suivante ! La maison de M. de La Reyniere continue
d'etre I'auberge la plus distinguee des gens de qualite. M. le
chevalier de JN**' avait desire d'y etre recu ; il engage quelques
femmes de ses amies a demander au maitre de la maison la per-
mission de lui etre presente. Celui-ci commence par refuser
fort sechement, c'est son usage; on insiste, il s'obstine. « Non,
ze ne veux pas, le zevalier de N*'* fait des epigrammes et des
zanzons; z'en fais bien aussi, mais elles ne sont pas piquantes. Ze
ne veux pas... » Le lendemain il revolt un billet de M. de N***,
qui lui demande un rendez-vous d'une maniere assez simple a la
verite, mais trop pressante pour ne pas I'intriguer beaucoup.
u Aurait-on eu I'indiscretion de lui rapporter ce que z'ai dit
hier ! » II se consulte avec ses amis. L'affaire est delicate; on de-
cide qu'il est impossible de refuser le rendez-vous ; mais, pour
rassurer notre amphitryon, on lui promet de ne pas I'abandonner
dans une circonstance si embarrassante. L'heure est donnee, et
M. de La Reyniere a grand soin de se faire entourer de ses meil-
leurs amis. II est dans I'attente la plus penible lorsqu'il voit entrer
dans sa cour une chaise de poste avec beaucoup de bruit et de
fracas; c'est le chevaHer de N*** qui en sort, qui arrive dans le
salon, tout poudreux, en frac gris, les cheveux defaits, un grand
chapeau a la main, une enorme brette au cole; cet aspect n'etait
pas propre a rassurer. II s'approche de M. de La Reyniere,
devenu plus pale que la mort : « Monsieur, j' avals demande a
vous purler en particulier ; je ne m'attendais pas a trouver ici ces
messieurs ; voulez-vous bien que nous passions dans votre cabi-
net...? )) Le cruel moment ! On cede, et c'est I'exces meme du
trouble qui fait faire ce dernier effort de courage. Entre dans le
cabinet, les portes bien fermees, M. le chevalier de N*** tire...
1. Personnage de la piece des Originaux. (Meister.)
FEVRIER 1783. 271
un grand papier de sa poche, et lui dit : « Monsieur, c'est le me-
moire d'un homme pour qui je m'interesse infiniment; il sollicite
un emploi au bureau des postes; son sort depend de vous... »
Ravi d'en etre quitte a si bon marche, M. de La Reyni^re I'assure
que, quelque faible que soit son credit, il ne negligera rien pour
faire reussir 1' affaire : « Mes zevaux sont mis, ze cours m'en occu-
per... » Ainsi finit cette action si cbaude, et la meilleure cbanson
n'eut pas couru plus promptement et la ville et la cour que cette
cruelle facetie.
— II y avait des siecles que M. de Lauraguais n'avait ete a
I'Academie des sciences ; il y fut dernierement : « Messieurs, dit-il
a ses illustres confreres, je me suis fait cultivateur ; il faut tou-
jours en revenir la. Entre beaucoup d'experiences que j'ai ete a
portee de faire a la campagne, en voici une dont je crois devoir
vous faire part. J'ai coupe la tete a une demi-douzaine de ca-
nards qui nageaient dans mon vivier; sur-le-champ je les ai
remis a I'eau ; sans tete ils ont encore nagelongtemps. Ge fait m'a
paru d'autant plus curieux qu'il pourrait bien servir a expliquer
comment vont une infinite de choses en France. — Mais, monsieur
le comte, lui dit M. de Gondol'cet, ces canards, quoiqiie sans tete,
conservaient le mouvement de leurs pattes ? — Assurement. —
He bien ! ils pouvaient done signer; tout n'est-il pas eclairci...? »
S'il y a du merite a rencherir sur les extravagances de M. de Lau-
raguais, est-ce le secretaire philosophe qu'on eiit soupconne?
— Le grand Vestris, informe des depenses excessives de son
fils, a convoque une assemblee de parents devant laquelle il doit
avoir adresse au jeune homme le discours suivant, avec cet accent
et cette dignite qui lui sont propres : « Auguste, on parle dans le
monde du mauvais etat de vos finances; on dit que vous avez un
emprunt ouvert chez toutes les marchandes de modes, que vous
abusez de la confiance qu'inspire le nom que je vous ai permis
de porter. Si vous ne mettezpas ordre a vos affaires, je ne souffrirai
pas que vous le portiez plus longtemps. Nous nous sommes tou_
jours soutenus avec honneur. Entendez-vous, Auguste, je ne veux
point de Guemenee dans ma famille. »
— Le Bon Manage, ou la Suite des Deux Billets^ comedie en
un acte et en prose de M. le chevalier de Florian, a paru pour la
premiere fois, sur le theatre de la Gomedie-Italienne, le vendredi
17 Janvier. Gette pi^ce avait deja eu beaucoup de succ^s sur le
272 CORRESPONDANCE LITTERAIHE.
petit theatre de M. le comte d'Argental, et a Versailles, ou elle
avait ete representee devant Leurs Majestes vers la fin de I'annee
derniere.
Gette bagatelle offre un melange heureux de finesse et de
naturel, d'interet et de gaiete. M. le chevalier de Florian a donne
au role d'Arlequin une couleur, une ame et des formes nouvelles;
on est tente de lui dire quelquefois : Vous etes Arlequin, sei-
gnem% et vous pleurez ! Mais il pleure de si bonne grace qu'il y
am-ait de I'humeur a le trouver mauvais. Le grand point n'est-il
pas de plaire et d'interesser? G'est ce qu'a su faire M. le cheva-
lier de Florian ; et qui suit cette regie est dispense de toutes les
autres. Ce qui caracterise le plus sa mani^re, c'est 1' extreme faci-
lite avec laquelle il fait de I'esprit avec du sentiment, et du sen-
timent avec de I'esprit ; c'etait aussi le grand art de Marivaux. La
piece est dediee a la reine ; mais les efforts que fait I'auteur dans
cette dedicace pour trouver quelques rapports entre le bon
menage d'Arlequin et celui de Sa Majeste ont paru manquer ega-
lement et d'esprit et de gout.
— Les Tragedies d'Euripide, traduites du grec par M. Pre-
vost, professeur et membre de TAcademie royale des sciences et
belles-lettres de Berlin ; trois volumes in-12. Les autres sont sous
presse. Une traduction complete du Theatre d'Euripide etait un
ouvrage infiniment difficile, et qui manquait a notre Htterature :
on doit savoir gre a M. Prevost de I'avoir entrepris. Nous en par-
lerons avec plus de detail dans une de nos prochaines feuilles.
— Parmi plusieurs Voyages publics depuis quelque temps,
on croit devoir distinguer celui de M. de Pag^s, capitaine des
vaisseaux du roi, et celui de M. Sohnerat, commissaire de la
marine, naturaliste, pensionnaire du roi, correspondant de son
cabinet et de I'Academie royale des sciences de Paris, etc. Nous
ne parlerons aujourd'hui que de ce dernier, intitule Voyage aux
Indes Orientales el ci la Chine, fait par ordre du roi, depuis
d774 jusquen ilSi-, dans lequel on traite des mmurs^ de la
religion, des sciences et des arts des Indiens, des Chinois^ des
Pdguins et des Madecasses, etc. II en a paru en meme temps
deux editions : I'une, enrichie de beaucoup de cartes et de gra-
vures enluminees, en deux volumes in-4°; I'autre, beaucoup
moins ornee, mais aussi beaucoup moins chere, en trois volumes
in-8".
F^VRIER 1783. 273
M. Sonnerat, dont le premier emploi fut d'etre dessinateur
dans les manufactures de Lyon, est un parent de M. Poivre, qui,
charge de I'intendance des iles de France et de Bourbon, essay a
d'y etablir des plants de muscadier et de giroflier, qu'il avait fait
chercher avec beaucoup de soin et de precaution dans les moins
frequentees des Moluques. Nous avons deja de M. Sonnerat un
Voyage a la Noiivelle-Guin^Cy qui parut en 1775. Apr^s avoir
parcouru avec M. Comerson, I'espace de trois ans, les iles
de France, de Bourbon, de Madagascar, forme par cet habile
observateur, il fit ensuite les voyages de I'lnde, des Philippines,
des Moluques et de la Nouvelle-Guinee, et en rapporta une col-
lection considerable, en differents genres, d'histoire naturelle,
qu'il deposa au cabinet du roi. L'ouvrage que nous avons I'hon-
neur de vous annoncer est le fruit d'un second voyage qu'il fit,
en 177/i, par I'ordre du gouvernement.
La forme en a peu d'interet. La maniere dont I'auteur rend
compte et de ses recherches et de ses observations nous a
paru egalement depourvue d' esprit et demethode. On y retrouve,
comme il en convient lui-meme dans sa preface, beaucoup de
choses rapportees deja par differents auteurs, et qu'il aurait fort
bien pu se dispenser de repeter; mais ce qui manque a l'ou-
vrage pour etre plus interessant ajoute en quelque maniere aii
merite du fonds. L' exactitude et la simplicite de ses descriptions
doit inspirer d'autant plus de confiance qu'on ne saurait soup-
conner I'auteur d'avoir eteseduit ni parson imagination ni par un
esprit de systeme, encore moins d'avoir cherche a seduire ses
lecteurs par le charme et les agrements de son style ; ce qu'il a
vu sans prevention, il le dit sans aucune recherche, et, s'il se
trompe, ses erreurs sont au moins de bonne foi.
Nous ne connaissons aucun voyageur qui soit entre dans de
plus grands details sur la mythologie indienne ; mais il faut con-
venir que ces details sont plus curieux qu'instructifs ; ils nous
apprennent seulement ce qu'il n'eut pas ete fort difficile de
deviner, quand meme aucune tradition humaine ne nous I'eut
prouve, c'est que I'empire des fables est encore un peu plus ancien
sur la terre que celui de la verite, et que ce droit d'ainesse lui
assurera dans tons les temps une plus grande etendue de credit
et de puissance. Comment ne pas respecter eternellement les
fables? C'est un moyen si admirable d'en imposer a I'opinion, un
XIII. 48
21k CORRESPONDANGE LITTfiRAIRE.
secret si sur et si facile pour expliquer tout ce que nous ne savons
pas, un voile si ingenieux pour cacher le peu que nous savons,
quelquefois aussi pour le laisser entrevoir sans risque et sans
inconvenient !
Tout ce qu'ont ecrit M. Paw et M. de Guignes pour nous desa-
buser de Tenthousiasme que les jesuites etles economistes avaient
cherche a nous inspirer en faveur de la legislation chinoise se
trouve confirme par les observations du nouveau voyageur. II
nous assure que les entraves que les Ghinois mettent a toute
liaison suivie entre eux et les etrangers n'ont certainement d' autre
cause que le sentiment de leur propre faiblesse ; que leur gou-
vernement, comme celui de tons les peuples esclaves, est trop
vicieux pour se rendre respectable par ses propres forces; que
ce peuple, emprisonne par une politique dont on lui fait un mys-
t6re, tremble sous des lois qu'il ignore, et qui ne sont connues
que des seuls lettres, et fremit a 1' aspect d'un pouvoir dont il est
force d' adorer le principe, etc.
On pent juger de I'exageration des calculs economistes sur la
population de la Chine par les faits que void : u J'ai verifie moi-
mtoe, dit notre auteur, avec plusieurs Ghinois, la population de
Canton, de la ville de Tartare et de celle de Bateaux, que le
P. Le Gomte a portee a quinze cent mille habitants et le P. Du
Halde a un million ; mais, quoique en temps de foire, je n'en ai
pu trouver que soixante- quinze mille; cela n'empeche pas
qu'apres Surate, Canton ne soit une des villes les plus conside-
rables et les plus commercantes de I'Asie. L'interieur de la Chine
n'est ni peuple ni cultive; les Ghinois se sont jetes sur les bords
des rivieres et dans les lieux les plus favorables au commerce ; le
reste du pays, convert de forets immenses, n'est habite que par
des betes feroces, ou par quelques hommes independants qui
se sont creuse des antres sous terre, ou ils ne vivent que de
racines, et quelques-uns se rassemblent pour piller les bords des
villages, etc. »
Encore quelques traits de la douceur de ce gouvernement
et du bonheur des peuples qui lui sont soumis.
({ Un mandarin, passant dans une ville, fait arreter qui lui
plait pour le faire mourir sous les coups, sans que personne
puisse embrasser sa defense ; cent bourreaux sont ses terribles
ayant-coureurs, et I'annoncent par une espece de hurlement. Si
FiaVRIER 1783. 275
quelqu'un oublie de se ranger centre la muraille, il est assomme
de coups de chain e ou de bambou. Gependant le mandarin (et
voila qui repare tout aux yeux de ces messieurs), le mandarin
n'est pas lui-meme a I'abri du baton ; I'empereur lui fait donner
la bastonnade pour la plus legere faute. Gette gradation etend les
chaines de I'esclavage jusqu'aux princes du sang. Si le tribunal
des censeurs, appele par les jesuites le conseil des Sages, et qui,
a ce que Ton pretend, etait etabli dans les premiers temps pour
diriger I'empereur, I'instruire et lui apprendre a gouverner,
osait faire des remontrances comme on nous I'assure, chacun de
ces censeurs perirait dans les supplices .
« Les places de mandarin s*achetent. Un marchand riche
peut acheter une place de mandarin pour son fils ou pour lui.
Quand legouvernernent connait un marchand riche, il le fait man-
darin de selpour le depouiller honnetement de sa fortune, etc. »
L'idee que I'auteur nous donne de leurs arts et de leurs con-
naissances n'est pas plus avantageuse.
Les Memoir es de M. Sonnerat sur le royaume du Pegu ren-
ferment plusieurs details curi^ux et interessants pour le com-
merce ; ils confirment 1' anecdote connue de I'orgueil de Sa Majeste
Peguine. Ge prince est si persuade qu'il est assez puissant pour
commander a tous les rois de la terre, qu'apres son diner un
trompette annonce que le roi des rois et de toute puissance vient
de se lever de table, et qu'il est libre a tous les autres de s'y mettre.
Parmi les apologues que I'auteur a traduits de I'indien, nous
nous contenterons de citer celui-ci ; il y a lieu de croire qu'il fut
inspire par quelque circonstance analogue a celle qui donna lieu
a la fable de Menenius Agrippa :
« Un aigle avait deux tetes qui ne s'accordaient guere entre
elles, parce que Tune, trouvant d'excellents fruits, les mangeait
sans en faire part a sa camarade. Gette derni^re s'en plaignit.
(( Que vous importe, lui dit 1' autre, que ces fruits soient manges
« ou par vous ou par moi, puisqu'ils sont destines a nourrir le
« meme corps? — J'en conviens ; mais leur saveur affecte delicieu-
{( sement votre palais, et je ne serais pas fachee de gouter le meme
(( plaisir... )> Gette representation ne corrigea pas la tete glou-
tonne, mais elle en futpunie, carl'autre, pour se venger, avala
du poison, et toutes deux perirent. »
— G'est sur la foi de tous les journaux que nous avions in-
276 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
scrit M. Boutet de Monvel dans notre necrologe^ Nous voyons
avec beaucoup de plaisir, dans une lettre adressee par lui au
Journaliste de Paris *, qu'il n'a jamais joui d'une meilleure sante.
Sans savoir quelle meprise a pu lui procurer le plaisir d' entendre
ainsi de son vivant le jugement de la posterite, nous le felicitons
d'etre encore a meme d'offrir a ses juges de nouveaux litres;
nous le felicitons surtout du bonheur de pouvoir en consacrer
Thommage au monarque ami des arts qui a daigne I'accueillir et
le combler de ses bienfaits. On desire qu'il puisse en jouir long-
temps ; il ne verra que trop tot ce que c'est que cette mauvaise
plaisanterie de I'immortalite, dont il pourrait bien avoir ete tente
de prendre un avant-gout. Cette fantaisie, quoi qu'il en soit, ne
lui a pas trop mal reussi; elle fournirait peut-^tre I'idee d'une
comedie assez piquante.
— II y a environ un mois qu'on a remis au theatre de I'Aca-
demie royale de musique 1' opera d'Atys, de Piccini, avec quel-
ques changements et dans le poeme et dans la musique. Nous
nous etions trompes si grossi^rement sur le succes de cet ouvrage
dans sa nouveaute, que nous avons craint de nous presser d'an-
noncer celui de cette reprise avant qu'il fut bien decide; aujour-
d'hui nous avons la satisfaction de dire a nos lecteurs que le
public a paru decouvrir, d'une representation a I'autre, de nou-
velles beautes dans ce delicieux opera, et I'a plus applaudi a la
douzieme qu'a la premiere. Le principal changement fait au
poeme est dans la derni^re partie du troisi^me acte; I'opera ne
finit plus par les fureurs et la mort d'Atys. Cybele se repent
d' avoir pousse trop loin sa vengeance; elle ne change point Atys
en pin comme dans Quinault, metamorphose ridicule au theatre;
mais lorsque, se reconnaissant pour I'assassin de sa maitresse, il
veut s'enpunir lui-meme^ ladeesse vole a son secours,redemande
sa rival e aux enfers, et consent qu'elle vive pour I'aimer. Bevois
le jour, dit-elle a Sangaride, revois un amant si fiddle, Je serai
dans les cieux moins heureuse que toi, etc.; denoument qui
prepare une fete agreable, et qui, sans avoir pu desarmer la cri-
tique de tous nos censeurs, parait cependant le seul convenable
et au sujet et au moment donne de Taction.
i. Voir prec6demment page 257.
?. Datee de Stockholm, du 7 Janvier. (Meister.)
FEVRIER 1783. 277
Detous les ouvrages que Piccini a faits pour notre theatre,
Alys est peut-etre celui qui laisse le moins a desirer ; le recitatif
en est simple et naturel, les chants de la melodie la plus riche
et la plus variee, les choeurs plus soignes, celui des songes d'une
expression celeste. Nous laissons a des juges plus eclaires que
nous le soin d' analyser tons les secrets d'une composition si ravis-
sante; ce que nous sentons vivement, c'est qu'il n'est point de
musique au monde qui nous ait fait eprouver I'impression d'un
charme plus pur et plus soutenu. M™^ Saint-Huberty a fait con-
cevoir la plus grande idee de son talent dans le role de Sangaride ;
depuis la perte de M"" La Guerre S elle est la seule esperance de
ce theatre, et les progr^s qu'elle a faits depuis six mois ont
etonne la jalousie meme de ses ri vales.
— On vient de donner a la Gomedie-Italienne une suite de
nouveautes qui prouve assurement le zele infatigable des come-
diens de ce theatre, et leur extreme complaisance pour les auteurs
qui veulent bien s'occuper a enrichir leur repertoire ; mais le
sort de toutes ces nouveautes a pu leur apprendre aussi qu'en
poussant cette complaisance trop loin, ils risquaient d'abuser
de celle du public. Nous nous contenterons de rappeler ici
le titre de ces productions dont aucune n'a reussi : le Bouquet
et les ^trennes, comedie en un acte et en vers de M. Pariseau ;
le sujet est tire d'un conte de M. Imbert; representee le '2li Jan-
vier; C^phise, comedie en prose et en deux actes, par M. Mar-
sober des Viveti^res, auteur du Vaporeux, c'est une esp^ce de
fat puni ; representee le 28 Janvier ; les Trois Inconnues, comedie
nouvelle en frois actes, en vers, melee d'ariettes ; pastorale tiree
de la fable, sujet precieux, intrigue obscure, style plat et maniere;
representee le 1 3 fevrier ; Sophie de Francour^ comedie nouvelle,
en cinq actes, deM. le marquis de La Salle, auteur de rOffici'eux;
representee pour la premiere fois, le mardi 19 fevrier, mais
interrompue, apres le second acte, par 1' indisposition d'une
actrice, M"« Pitrot; reprise le 25; le sujet de ce drame est tire
d'un roman de 1' auteur, qui porte le meme titre, et qui n'est pas
1. Elle est morte des suites de la maladie que M. le chevalier de Godernaux a
nominee si ing^nieusement la maladie antisociale. Elle n'a brille que sept ou
huit ans sur le theatre de I'Opera, et laisse, dit-on, environ dix-huit cent mille
livres; on a trouv6 dans son portefeuille seulement sept ou huit cent mille livres
en billets de la caisse d'escompte. (Meister.)
278 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
moins ennuyeux ; ZTewr? d'Albret, ou le Roi de Navarre^ comedie
nouvelle, en un acte, en prose, a I'occasion de la paix; cette rap-
sodie, pleine des plus insipides trivialites, a ete representee le
26 fevrier. — La suite du catalogue a I'ordinaire prochain.
LES QUATRE SAISONS DE l'aNNEE, SOUS LE CLIMAX DE PARTS,
POEME d'UN SEUL VERS; SE TROUVE gVattS A PARIS,
DANS LE PpRTEFEUILLE d'UN GENTILHOMME FANTASSIN.
NOTE PRELIMINAIRE DE l'aUTEUR.
(( IN 'en deplaise a MM. Thompson et de Saint-Lambert, dont
je revere les talents, j'ose toe persuade qu'il n'y a jamais eu de
veritable printemps dans cette partie de I'Europe que nous habi-
tons.
« Le charme de cette saison n'est connu que dans I'Asie
mineure, dans I'Archipel, et sur les cotes de la Mediterranee. Les
Grecs nous ont appris a chanter le Printemps, et la temp^te
humide et glaciale qui rfegne assidument sur nos tetes nous
apprend a nous en passer.
(( Le rossignol ne chante point dans les environs de Paris;
il gemit d'ellroi et d'etonnement. Comment pourrait-il parler
d' amour dans des nuits venteuses et gibouleuses, qui detruisent
presque toujours la majeure partie de nos fruits et de nos plai-
sirs printaniers ?
« L'fite n'est sous cette zone temper^e qu'une temp^te de feu
et de poussi^re. L'Automne, qu'on veut vanter, est* aride ou
orageux, et permet a peine au peuple agriculteur de recueillir
les moissons echappees au caprice destructeur du climat. A
regard de I'Hiver, c'est k mes lecteurs h juger si mon poeme dit
la verite.
« Au reste,si mon ouvrage ne plait pas a tout le monde, j'ose
me flatter du moins qu'il aura le merite de n'ennuyer personne. »
CHANT PREMIER ET DERNIER.
De la pluie et du vent, du vent ou de la pluie.
Ce chef-d'oeuvre est de M. le comte de La Touraille, gentil-
homme de S. A. S. monseigneur le prince de Conde. 11 le recita a
MARS 1783. 279
un de ses amis qui avait le gout tr^s-difficile. u Vous ne le trou-
verez pas du moins trop long, lui dit-il. — Pardonnez-moi, lui
repondit Tami Severus, il est trop long de moitie. Bu vent ei de
la pluiCy disait tout. »
MARS.
C'est a M. Cerutti, ci-devant jesuite, et I'auteur de VAppel
il la raison^ la plus celebre apologie des jesuites % que nous
devons la brochure intitulee VAigle et le Hibou, fable icrite
pour un jeune prince que Von osait blcimer de son amour pour
les sciences et les lettres; avec cette epigraphe : Un prince phi-
losophe est un etre divin. A Glascow, et se trouve a Paris, chez
Prault. Brochure in-8°, imprimee avec beaucoup de soin.
L'auteur a tr^s-bien senti lui-meme que sa fable n'en etait
pas une. « Le but qu'on lui avait propose I'a force, dit-il, de
donner plus d'etendue a son sujet et plus de pompe a son style
que n'en demande une fable' ordinaire; d'un simple apologue
elle est devenueune sortede poeme. » Maispourquoi s'obstinera
faire un apologue de ce qui ne pouvait etre renferm^ heureuse-
ment dans les limites de ce genre? Pourquoi ne pas chercher des
formes plus analogues et au caract^re de son sujet et a celui de
son talent?
II y a dans 1' apologue de VAigle et le Hibou un melange de
fable et d'allegorie qui manque egalement de naturel et de gout.
L'Aigle, pour apprendre h regner, ouvre son palais aux savants
de I'empire; se derobant ensuite lui-meme i ses vastes royaumes,
il parcourt nos ateliers, nos ports, nos camps, nos legions ; s'ar-
rete sur ces monts que Voltaire illustra par ses vers ; porte sur
les sommets de la philosophie, il y voit MM. d'Alembert, Dide-
rot, Buffon, Jean-Jacques, etc.; observe longtemps I'Angleterre,
cette lie qui seule a d^couvert le syst^me des cieux et celui des
Stats I d'un coup d'aile il s'elance aux bords du Texel, souhaite
1. L'auteur de VAppel a la raison des ecrits et libelles publics contre les jesuites
etait le P. Balbani, jesuite provengal, et non Balbiani comme on I'a imprime par
erreur, tome V, p. 132, note 3. C6rutti, auquel Meister I'attribue a tort ici, 6tait
auteur de VApologie de I'institut des Jesuites.
280 COBRESPONDANCE LlTTfiRAIRE.
a ce pays des Barnevelt et des Ruyter ; passe bien vite sur I'Es-
pagne, et vole vers Boston pour y contempler le plus grand des
spectacles; il cherche en vain dans Tempire d'Eole le celebre
Cook, ne trouve que son cercueil; il reprend sa volee, et vient
s'abattre sur la Chine, le terme de son voyage. Revenu dans sa cour,
I'Aigle voyageur change les ressorts de son gouvernement, et»
pour charmer ses loisirs, il se fait lire, par le cygne d'ApoUon^
Pope, Saint-Lambert, Lucr^ce, Milton, Mahomet^ BritannicuSy
et quatre vers d^Othon. L'Aigle n'entendait que les vers; on est
oblige de lui traduire la prose. Le phenix lui traduit Tacite,
Raynal, Necker, Hume et Robertson. Tons les oiseaux en choeur
applaudissent leur maitre; le Hibou seul garde un silence cha-
grin ; on lui en demande la cause. II reproche a I'Aigle de s'a-
baisser k consulter des mortels dangereux, lui qui naquit pow*
porter le maitre du tonnerre, et pour effrayer d'un cri tout le
pcuple des airs, Indigne, I'Aigle lui repond qu'on n'ecoute plus
les oiseaux de la nuit, le renvoie au fond de sa masure, et lui
conseille de se consoler du m^pris en croquant des souris, Cette
chute n'est pas merveilleuse, et convient mal au ton dominant
du poeme.
La fable est suivie d'un epilogue ou I'auteur cel^,bre tons les
aigles de I'Europe qui aiment la lumi^re, les aiglesde Petersbourg
et de Berlin, I'aigle qui plane sur la France, I'aigle des Germains
et I'aigle de la Toscane. II y a lieu de croire que le fds aine de
ce prince est I'aigle naissant, a qui la muse de M. Cerutti adresse
son premier hommage. Elle lui en destine encore un autre qu'on
nous annonce dans les notes comme pret a paraitre : ce sont
quatre Discours sur la maniere dont un souverain doit etudier les
livres, les hommes, les nations, les affaires.
On a observe avec raison qu'une fable ou des animaux s'in-
struisent a la vue des prodiges de 1' esprit humain etait diame-
tralement opposee a 1' esprit des fables ordinaires, ou ce sont les
hommes qui s'instruisent a I'ecole des animaux, souvent mieux
conduits par leur seul instinct que nous ne le sommes par la
raispn. En s'ecartant ainsi de I'espece de vraisemblance qu'exige
ce genre de poeme, I'auteur a renonce a toutes les graces dont
r apologue est naturellement susceptible. II a cherch6 a y sup-
pleer par des details brillants, et il serait difficile sans doute d'y
employer plus d' esprit ; mais il en est arrive que toutes les fois
MARS 1783. 281
qu'il a voulu rentrer dans le ton de la fable, au lieu d'etre simple
et naif, il est tombe dans la froideur, quelquefois meme dans
une sorte de niaiserie aussi essentiellement differente de la nai-
vete qu'elle en est voisine.
Si la fiction de M. Cerutti n'est pas d'une conception heu-
reuse, si les idees et les images en sont souvent mal assorties et
mal liees, si sa versification n'a pas en general des formes assez
varices et assez faciles, il n'en est pas moins vrai qu'on y trouve
non - seulement beaucoup d'esprit, mais encore une grande
energie d'expression, une hardiesse ingenieuse et de tr^s-beaux
vers. Nous ne citerons pas tous ceux qui nous ont paru dignes
d'etre remarques; mais en voici quelques-uns qu'on ne pent
gu^re oublier. L'Aigle s'arrete sur cette He fameuse par d!im-
mortelles lois et d' kernels combats .
II vit le fier Anglais, trahi par sa fortune,
figar6 par ses chefs, epuise d'or, de sang,
A demi renvers6 du trCne de Neptune,
Retrograde!* d'un siecle, et tomber ^ son rang.
Le spectacle qui s'ofTre a sfes yeux vers Boston ne lui fournit
pas des traits moins poetiques :
On croyait voir des flots sortir la race antique
Que rOc6an jadis engloutit dans son sein;
Washington paraissait TAtlas de TAmerique,
Franklin, en cheveux blancs, Jupiter olympique,
Dirigeant d'un coup d'oeil le tonnerre incertain ;
Adams et son s6nat le conseil du Destin, etc.
On aime la simplicite de ces deux vers de la reponse de TAigle
au Hibou :
En limitant mes droits, j'affermis ma puissance,
Ma gloire est d'etre bon, ma force est d'etre instruit.
Que I'accomplissement en soit prochain ou qu'il soit encore
eloigne, la prophetie qui termine le portrait de Catherine II n'en
paraitra pas moins interessante :
Minerve de son siecle, elle anime, elle 6claire;
Elle suit tous les pas que fait I'esprit humain.
:282 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
L'^difice des lois fut orn6 de sa main
S a main prepare un temple aux manes de' Voltaire ;
Sa main des Grecs un jour peut changer le destin.
Le ciel tonne de loin sur le peuple stupide
Qui des arts foule le berceau,
Qui parcourt d'un ceil sec les rives de TAulide,
Qui transforme en deserts les plaines de I'filide,
Qui de Socrate meme ignore le tombeau,
Qui de Lycurgue et d'Aristide
Mutile la race intr^pide,
Fait de Sparte un s^rail et d'Athfene un hameau.
On a remarque clans le portrait de I'Aigle de Berlin une
recherche d'antith^se assez spirituelle, mais froide et monotone :
Au milieu de la paix il instruit son arm6e,
Au milieu des combats il instruisait les arts.
De la philosophic il illustra I'empire;
II agrandit le sien de deux puissants fitats.
Maniant k son gr6 le tonnerre et la lyre,
II sut faire des vers et cr6er des soldats.
Des forces du ge^nie il sut armer Bellone,
' II sut du fanatisme eteindre les volcans,
Enfin il sut placer la raison sur son trOne,
L'amiti6 dans sa cour et la gloire en ses camps.
Nous citons ce morceau comme tr^s-propre a caracteriser la
maniferede M. Cerutti. La reforme de la jurisprudence criminelle
dans les fitats de I'Empereur lui a inspire un vers qui nous parait
sublime. II veut, dit-il,
II veut que le coupable expie
Un long cours de forfaits d'un long cours de travaux;
II aggrave sur lui le fardeau de la vie,
Et ferme aux scelerats Vasile des tombeaux.
Quelque esprit que M. Cerutti ait dans ses vers, il en a bien
plus encore dans sa prose^ et, quoique son esprit ne soit jamais
exempt de recherche, il est aise de voir que ce dernier genre
d'ecrire lui est beaucoup plus familier que I'autre. Les notes
qui sont a la suite du petit poeme occupent les deux tiers de la
brochure, et il n'y a pour ainsi dire pas une seule page de ses
notes qui n'offre plusieurs traits a retenir. On y trouve avec
profusion ce qu'il faut chercher dans d'autres ouvrages, et Ton
MARS 1783. • 283
n'est embarrasse que du choix. Nous tacherons de saisir ce qui
semble appartenir plus particulierement au caractfere de I'au-
teur.
(( Trois choses contribuent le plus a elever 1' esprit national :
les grands hommes, les grands evenements et les grands rois;
ils se trouvent pour 1' ordinaire ensemble. »
« MM. d'Alembert et Diderot ont donne a ce siecle une
impulsion vive et rapide qui a fait avancer tons les bons esprits.
On pent appliquer a ces deux philosophes ce que Montaigne a dit
de Plutarque et de Seneque : Liin nous conduit , et V autre nous
pousse, ))
« Les ouvrages de Jean-Jacques pourraient etre compares a
des pendules detraquees, mais enrichies d'un carillon magnifique
et juste. II ne faut pas ecouter I'heure qu'elles sonnent, mais
Tair qu'elles jouent. »
(( On doit regretter quel'abbeRaynalaitmde ad' utiles verites
des erreurs reprehensibles et des declamations temeraires. Lors-
qu'un general remain voulait conquerir un pays, il n'insultait pas
les dieux qui en etaient les protecteurs; il leur offrait cles sacri-
fices, et les priait de passer d^ns son armee. »
« L'Histoire de M. Hume pourrait s'intituler YHistoire des
passions anglaises^ par la raison humaine. ))
« L'enthousiasme est le pere des grandes choses. Lorsque
Jupiter enfanta Minerve, ce fut, selon la Fable, Vulcain, le dieu
du Feu, qui, ouvrant la tete de Jupiter, aida la Sagesse a eclore
toute armee. G'est I'embl^me de l'enthousiasme. Rien de divin
n'est produit a froid. M. Levesque, dans son Histoire de Russie^
blame le czar d'etre venu de si loin chercher la lumi^re; il n'a-
vait, dit-il, qu'a la faire venir elle-m^me. Mahomet commanda,
en presence de son armee, h des montagnes eloignees de s'ap-
procher de lui; comme elles demeuraient immobiles, il ajouta :
(( Puisque vous refusez d'avancer vers moi, c'est a moi d'avancer
« vers vous. » II marcha, et son armee le suivit. »
« Le commerce du monde a fait sur les gens de lettres ce
que le cardinal de Richelieu fit sur les seigneurs de chateaux;
ceux-ci ont beaucoup perdu en sortant de leurs terres, et ceux-
la en sortant de leur retraite. »
Peut-etre n'a-t-on rien ecrit de plus specieux en faveur des
Chinois que ce qu'en dit M. Gerutti dans une de ses notes. Nous
284 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
n'entreprendrons point d' analyser ici toutes les raisons par
lesquelles il justifie I'eloge de ce peuple, qu'il appelle tr^s-poe-
tiquement le peuple aine du globe; nous nous contenterons
d'observer qu'une grande partie des litres qui fondent son en-
thousiasme pour ce peuple se trouve detruite par Jes derni^res
relations que nous avons vues de ce pays. Ce qui nous explique
la longue duree du gouvernement chinois sert a nous prouver
en meme temps tout ce que ce gouvernement laisse a desirer
pour le bonheur des peuples qui lui sont soumis. La langue, les
usages et les coutumes les plus propres a borner I'essor et les
progr^s de I'esprit ont fait vieillir cette nation dans une longue
enfance, et c'est pour ainsi dire I'impossibilite d'etendre les
limites de sa puissance et de sa prosperity qui I'a fait triompher
ainsi de la revolution des temps et de I'inconstance des choses
humaines. On ne voudrait etre ni Juif, ni Spartiate, ni Chinois ;
mais qui n'admirerait pas la legislation de Moise, celle de
Lycurgue, et celle du peuple chinois comme autant de pro-
diges du pouvoir legislatif, comme autant de monuments memo-
rabies de I'empire que la loi peut exercer et sur la nature de
I'homme et, s'il est permis-de le dire, sur la chalne mtoe de ses
destinees?
Revenons encore un instant k M. C^rutti. II n y a point de
souverain philosophe, il n'y a point d'homme de lettres cel^bre
qui n'ait recu de lui un tribut d'hommages distingue. Felicitous
la philosophie de voir I'apologiste des jesuites deveniraujourd'hui
le panegyriste des sages du si^cle, traiter le pape et les pretres
de hibous, vanter le progres des lumi^res, et conseiller aux rois
de n* avoir pour confesseur que leur conscience, de bons ouvra-
ges, ou quelque poete philosophe. Tout cela n'est peut-etre pas
si loin d'un jesuite qu'on le dirait bien. Quelle que soit I'inten-
tion de Tauteur, sa brochure nous a fait grand plaisir; les
defauts memes qu'on lui reproche sont d'un esprit fm, d'une
imagination vive et brillante; ce sont des defauts dont nous
n'avons gu^re a nous plaindre, ils sont devenus moins communs
que jamais.
MARS 1783. 285
VERS DONNES A M. LE COMTE DE ROCHAMBEAU,
A l'AMI DE WASHINGTON.
Vous retablissez T^quilibre
Entre deux peuples etonn^s.
Grace h vous, TAmerique est libre,
Et tous les coeurs sont enchain^s.
Bellone, desormais captive,
Respecte de Boston les heureux habitants,
Et vos mains font fleurir I'olive
Sur ce bord oii la foudre a gronde si longtemps.
Mais s'il doit son ind6pendance
A votre sagesse, ^ vos coups,
Votre retour, bien cher a tous,
Sert aussi sa reconnaissance;
Car, en vous rendant a la France,
II croit etre quitte avec nous.
— Le public de Paris, si avide de plaisirs nouveaux, com-
mence toujours par s'y refuser; idolatre de tous les talents qui en
procurent, il les persecute presque autant qu'il les admire. G'est
une maitresse coquette et passionnee ; quiconque se presente
pour la servir doit s'attendre a mille caprices, a mille degoiits;
il doit compter plus surement encore qu'il n'est point de preven-
tions, point d'obstacles que la haine et la jalousie de ses rivaux
ne suscitent contre lui. Que de puissances ne fallait-il pas
employer pour determiner I'Academie royale de musique a rece-
voir le premier ouvrage de Gluck, de cet artiste devenu aujour-
d'hui son idole! On salt que Piccini, grace a la malheureuse
adresse de ses amis, eut encore plus de peines, plus de tracas-
series, plus de persecutions k essuyer. Comment Sacchini n'au-
I'ait-il pas eu le meme sort? Son opera de Benaud fut condamne
aux premieres repetitions, et ce fut presque universellement par
tous les chefs de I'illustre administration ; I'un decida qu'il man-
quait de ragout^ I'autre qu'il etait trop moutonneux, comme
Test en general toute cette petite musique italienne, etc. On
chercha d'abord des pretextes pour en renvoyer la representa-
tion; on allegua I'extreme depense, les engagements pris avec
d'autres compositeurs; que sais-je? enfm Ton osa proposer a
Tauteur une gratification de dix mille francs s'il consentait a
286 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
retirer I'ouvrage. M. Sacchini re^ut cette proposition avec la
fierte digne d'un homme de son talent ; mais il est bien certain
que, sans la protection particuliere de lareine, sollicitee par M. le
comte de Mercy, toute sa Constance n'eutpas triomphe des cabales
conjurees pour 1' eloigner de la carri^re et pour Ten eloigner a
jamais.
G'est le vendredi 28 fevrier que Renaud fut donne enfin pour
la premiere fois. Le poeme est du sieur Le Boeuf, ci-devant maitre
de ballets; ou,pour parlerplus exactement, c'est I'opera de Tabbe
Pellegrin, marmontelise par le sieur Le Boeuf, revu et corrige par
M. le bailli Du Rollet. Ges messieurs ont mis 1' exposition des deux
premiers actes en action, et les ont reduits ainsi a quelques scenes ;
on ne saurait les en blamer : ils ont conserve les trois derniers
actes a pen pres en entier, et ne pouvaient gu^re encore faire
mieux ; mais il fallait avoir la bonhomie d'en convenir et compter
un peu moins sur I'oubli ou sont tombes tons les ouvrages du
pauvre abbe Pellegrin. S'il y a dans I'ancien Renaud des lon-
gueurs insupportables, on y trouve aussi plus de details inte-
ressants, et il en est qui semblent necessaires au mouvement
meme de Taction. On nous laisse ti'op ignorer, dans les premiers
actes du nouveau Renaud, et qu'Armide est aimee et que la
gloire est sa seule rivale. L' action n'est jamais trop rapide sans
doute; mais elle ne doit pas T^tre aux depens de Tinteret et de
la clarte ; peut-etre meme oublie-t-on aujourd'hui que celle qui
convient au theatre lyrique, quelque vive qu'on puisse la desi-
rer, doit avoir cependant des intervalles qui laissent a la musique
I'espace necessaire pour exercer toute la puissance de son art,
dont le veritable charme tiendra toujours au developpement
complet des motifs d'un chant facile et melodieux.
II est impossible de ne pas reconnaitre dans I'ouvrage de
M. Sacchini la main d'un grand maitre ; on la reconnait surtout
dans deux cantabiles du second acte et dans la plus grande partie
des choeurs; mais il faut avouer aussi qu'on y remarque en
general une sorte de gene que toute son adresse n'a pu dissi-
muler. II ne s'est point livre a la pente naturelle de son genie, il
a ete tourmente du desir de plaire a un public peu exerce a sen-
tir le genre de beaute qui distingue les chefs-d'oeuvi'e de I'ltalie;
il a voulu faire du chant a la portee d'une cantatrice dont les cris
de Melusine ont use la voix; il s'est attache principalement a
MARS 1783. 287
faire de beaux choeurs, h charger son recitatif cle tous les accents,
de tout le fracas de notes dont il pouvait etre susceptible ; en un
mot, s'il nous est permis de le dire, il a ghickind tant qu'il a pu.
Nous I'avons applaudi comme on applaudit un ouvrage bien fait,
mais non pas comme un ouvrage qui charme ou qui transporte.
Les Gluckistes ont dit : a Cela est beau ; mais ce n'est pas la
I'originalite du maitre; » les enthousiastes de la musique ita-
lienne : « Voila comme en France nous avons I'art d'ejointer les
ailes du genie. » Tous ces jugements de societe n'ont pas empe-
che que cet opera n'ait attire jusqu'ici une tr6s-grande affluence
de spectateurs. M''^ Rosalie Le Yasseur a ete si mal recue dans
le role d*Armide, qu'elle I'a quitte apres la troisieme represen-
tation. G'est M'""^ Saint-Huberty qui I'aremplacee ; la maniere dont
elley cliante et dont elle y joue a reuni tous les suffrages. On pent
dire qu'en general ce nouvel opera a ete mis au theatre avec assez
de soin. Le combat qui ouvre le troisieme acte, combat qui s'exe-
cute pendant la nuit au bruit du tonnerre et au ^eu des eclairs,
a paru d'un effet neuf et pittoresque.
— Monuments de la vie priv^e des douze Cisars^ d'aprds
une suite de pier res gravies sous leur rdgne. A Caprie^ chez
SahelluSj m-h". G'est un ouvrage fort rare, fort cher et fort
licencieux, comme il est aise de le presumer par le titre. L'au-
teur (c'est, dit-on, le P. Jaquier, de compagnie avec M. Durand,
libraire de Rome, etabli actuellement a Marseille), I'auteur S
pour s'excuser, assure, dans sa preface, qu'il n'a destine cet
ouvrage ad usum d'aucun prince, encore moins d*aucune prin-
cesse ; qu'il n'a voulu qu'amuser un moment le gout des ama-
teurs, et il demande grace en faveur de ce qu'il y a de veritable-
ment utile dans son recueil, I'histoire des moeurs, des rits et des
1. Barbier avait dit, en 48H, dans son Supplement d la Correspondance litte-
raire : « En attendant que nos soup^ons sur I'auteur des Monuments des douze
Cesars soient entierement confirmes, nous pouvons attester que le P. Jaquier n'a
eu aucune part a cet ouvrage, donit il n'a probableraent jamais entendu parler, et
queMeistera^t^l'echod'un bruit r^pandu uniquementdans I'intentionde dejouerle
public. » Dans la seconde Edition de son Dictionnaire des anont/mes, en 1825, Barbier
indique Hugues d'Hancarville comme auteur de cet ouvrage. Dans I'intervalle, ses
soupgons s'etaient sans doute confirmes. (T.) — Voir sur les diverses Editions de
cet ouvrage la longue note communiquee par J. Lamoureux a Barbier, pour son
Examen des dictionnaires historiques, et, sur le detail des gravures, le Guide de
MM. Cohen et Mehl.
288 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
coutumes, qui y est detaillee avec tout le soin possible. La gra-
vure de ces camees est d'une execution assez mediocre : s'il y en
a quelques-uns qui soient dessines d'apr^s I'antique, le plus
grand nombre au moins parait n' avoir ete compose que d'imagi-
nation sur la foi de Tacite et de Suetone. Le texte n'est gu^re
qu'une compilation de passages de ces deux auteurs, de Petrone,
d'Ovide, de Martial, de Juvenal, et cette compilation meme pou-
vait etre faite d'une maniere beaucoup plus instructive et beau-
coup plus piquante.
— Les Aveux difficiles, comedie en un acte et en vers de
M. Vigee (fr^re de M"" Le Brun, si cel^bre par les graces de sa
figure et par les chefs-d'oeuvre de son pinceau), a ete repre-
sentee, pour la premiere fois, au Theatre-FrauQais, le lundi
1!x fevrier. L'idee de cette bagatelle, qui a eu assez de succ^s,
n'est pas fort compliquee. Cleante, absent depuis quelques
annees, revient avec une passion nouvelle dans le coeur. II lui
en coute d'en faire I'aveu a Melite, qu'il aimait avant son depart,
et dont il se croit toujours aime ; mais elle-meme a pris, pen-
dant son absence, beaucoup de gout pour Merval, ami de Cleante.
Fort embarrasses I'un et 1' autre du secret qu'ils ont a se confier,
ils s'avisent enfm du meme expedient. Cleante charge son valet
de parler pour lui, Melite sa suivante. On concoit leur sur-
prise de se trouver tons deux dans la mtoe situation. lis n'ont
pas beaucoup de peine a se pardonner mutuellement ; Merval,
apr^s 6tre tombe aux genoux de Melite, se releve, saute au cou
de son ami ; tout le monde est satisfait, et Lisette observe fort
judicieusement
Que rarement Tamour peut survivre k Tabsence.
Le peu d'invention qu'il y a dans cette bagatelle a ete dispute
k M. Vig6e par M. le baron d'Estat, qui avait lu, il y a dix-huit
mois, aux Gomediens italiens une pi^ce en un acte, portant le
meme titre des Aveux diffidles, Cette piece vient d'etre donnee
au Theatre-Italien ; c'est en effet le meme fonds, et il parait que
M. Vigee la connaissait avant d'avoir concu le projet de la sienne.
Ge proems litteraire, discute fort vivement de part et d' autre dans
le Journal de Paris, a fmi, grace a la lettre que voici, inseree
dans le meme journal, et signee JSiricault Destouches : (( Mes-
iMARS 1783. 289
sieurs, les Parisiens ne me lisent plus, je le. vols bien. Exhortez-
les a Jeter les yeux sur V Amour use, une de mes comedies, qui
fut sifflee malgre tout son merite, parce que le public etait diffi-
cile de mon temps; exhortez-les, dis-je, a jeter les yeux sur cette
pi^ce, et la dispute qui vient de s'elever entre M. Yigee et
M. d'Estat sera bientot terminee. »
Le dialogue de la piece de M. Yigee ne manque ni de grace
ni d' esprit; mais on y apercoit une sorte d'appret symetrique
qui tient a la situation meme des personnages. II y a peut-etre
plus de naturel, mais aussi plus de negligence dans celle de
M. d'Estat.
— La representation des Aveux difficiles au Theatre-Italien
a ete precedee de celle de Corali et Blanford, comedie en deux
actes et en vers de M. le chevalier de Langeac, et de celle du
Corsaire, ppera-comique en trois actes et en vers, paroles de M. le
chevalier de La Ghabeaussiere , musique de M. le chevalier
Dalayrac.
Le sujet de Corali et Blanford est suffisamment connu ; il
est tire du conte deM. Marmontel, intitule VAmiti^ci Vepreuve. Ge
n'est pas la premiere fois qu'on a essaye de mettre ce sujet au
theatre, et toujours sans beaucoup de succes. Le fonds le plus
heureux pour un conte ne Test gu6re pour une pi^ce de theatre,
et la maniere de preparer une situation interessante dans un
roman est fort loin de celle qu'exige la marche theatrale. A I'ex-
ception de la derniere scene, ou Blanford sacrifie si genereu-
sement son propre bonheur a celui de son ami, tout le drame a
paru froid; on y a remarque cependant un assez grand nombre
de vers brillants et faciles qui ont ete fort applaudis : le succes
du denoiiment a fait meme demander I'auteur a plusieurs re-
prises. Un comedien est venu annoncer qu'il etait inconnu; alors
s'est elevee une voix du parterre qui a demande sonp^re ! G'^tait
un mechant sarcasme centre I'auteur.
L'intrigue du Corsaire, represents, pour la premiere fois, le
lundi 17, est extremement embrouillee ; c'est un chaos de situa-
tions comiques et interessantes qui se nuisent reciproquement ;
et si Ton a pu y demeler quelques motifs de scenes assez heureux,
il n'en est pas moins vrai que 1' ensemble est obscur et roma-
nesque, et que plusieurs details de la pi^ce fort applaudis sont
d'une gaiete plus libre que neuve et piquante.
XIII. 4 9
290 CORRESPONDANCE LITT£rA1RE.
Que dirons-nous d'une petite comedie en deux actes et en
prose donnee le meme jour au Theatre-Francais, le Dejeuner in-
terrompu ? G'est un fat ruine, heureusement econduit grace a
I'adresse d'un rival plein de vertu et de sensibilite, ce qui est
assurement dans les bonnes moeurs, mais le drame qui est plutot
un proverbe qu'une comedie n'en a pas paru moins long, moins
ennuyeux. On I'attribue a M'"^ la presidente d'Ornoy, auteur de
plusieurs romans plus favorablement accueillis que ne Fa ete son
triste Dejeuner,
AVRIL.
M. Dupont de Nemours vient de justifier enfm les litres de la
pension de douze mille livres qui lui fut accordee par M. Turgot,
pour 6tre revenu de Pologne en poste, pret a rendre a sa patrie,
sous de si heureux auspices, loutes les lumi^res que nous avions
os6 meconnaitre jusqu'alors, et dont son juste depit allait enri-
chir a nos depens une puissance etrangere. 11 serait diflficile au
moins de nepas convenir que cette pension lui est bien justement
acquise aujourd'hui par toutes les peines, et surtout par les pro-
digieux calculs qu'a du lui couter un ecrit \n\\i\x\^J^dmoires
sur la vie et les ouvrages de M, Turgot^ ministre d'l^tat, un
volume in-8% avec cette epigraphe : Le genne le plus f^cond
des grands hommes est dans la justice r endue h, la memoir e des
grands hommes qui ne sont plus, Philadelphie, 1782*.
Apr^s etre convenu qu'en 1776 il pouvait y avoir dans la
balance des depenses et des revenus annuels de ce royaume un
deficit de vingt-deux millions, apres avoir assure que ce deficit
avait ete porte cette meme annee au-dessus de trente-sept, par
I'acquittement des dettes exigibles arrier^es depuis longtemps,
M. Dupont de Nemours n'en conclut pas moins « que M. Turgot
a laisse a sa retraite un excedant de trois ou quatre millions ; que
cet excedant devait croitre, qu'il a cru d'annee en annee et
pourvu presque seul, jusqu'a ces derniers temps, aux depenses
\. Dupont de Nemours a fait imprimer ces Memoires avec des additions a la
t^te des OEuvres de Turgot, 1808-11, 9 vol. in-8». (T.)
AVRIL 1783. 291
€xtraordinaires dans lesquelles une guerre qu'on nepeut regretter,
puisqu'elle n'a pour objet et ne peut avoir pour terme que le
maintien des droits naturals de tous les hommes et de tons les
fitats, a entrain e la nation. »
II parait qu'un homme capable de faire un pareil calcul me-
ritait bien une pension ; peut-etre meme en devrait-on une a
tous ceux qui auraient I'intrepidite de le suivre, ou un devoue-
ment assez aveugle pour y croire.
A force de vouloir honorer la memoire de M. Turgot, son
panegyriste a enti^rement oublie ce qu'il devait a la justice et a
la verite; et c'est ce que la reconnaissance meme ne saurait
excuser. D'ailleurs, avec plus d'art encore que n'en ont la plu-
part de ces messieurs, on nous persuadera difficilement qu'il n y
ait pas quelque difference entre la faculte de concevoir le bien
et le talent de le faire, entre un systtoe de speculation vague et
r application de ce systeme a des circonstances determinees, etc.
Quand il serait parfaitement demontre qu'il n'y a aucune des
operations de M. Necker dont M. Turgot n'ait eu quelque idee,
la gloire de M. Necker en serait-elle moins enti^re? On trouve
assurement plus d'idees de ce genre dans YUlopie de Thomas
Morus, dans Telemaque^ dans la Repuhlique de Platon, dans
tous nos romans politiques, qu'il n'y en avait dans la tete et
dans le portefeuille de M. Turgot et de toute sa confrerie ; mais,
encore une fois, le genie de 1' homme d'etat n'est pas de rever
comme ces messieurs, mais de veiller au peu de bien qui peut
se faire, de n'en laisssr echapper aucune occasion favorable, et
de recueillir avec succ^s les germes de tout ce qui peut 6tre utile
a la generation presente et aux generations futures.
Ce qui concerne la personne de M. Turgot dans les Memoires
de M. Dupont de Nemours nous a paru plus digne d'etre remarque
que tout le detail fastidieux de sa vie publique. Nous rassemble-
rons ici differents morceaux de cette partie de I'ouvrage, dont
I'ensemble, a quelques exagerations pr6s qu'il n'est pas besoin
d'indiquer, nous a paru former un portrait assez ressemblant.
« M. Turgot etait d'une ancienne noblesse attachee aux dues
deNormandie en 1281 Un caractere qui n'est pas commun a
toujours distingue les Turgot, et ce caractere est une bonte
douce et courageuse qui unit le charme de la bienfaisance a la
severite de la vertu.
292 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
« Sortant a vingt-trois ans de Sorbonne, plein de connais-
sances profondes, forme par des etudes serieuses, ayant meme
beaucoup de gouts litteraires ^ M. Turgot etait cet homme d'esprit
un peu neuf dans la societe, que les gens du monde font eclipser
dans la conversation, meme avec tres-peu de fonds reel. Cet
inconvenient, leger en lui-meme, a peut-etre indue d'une ma-
niere assez grave sur le destin de sa vie. N'aimant a developper
ses pensees et n'y reussissant bien qu'avec ses amis intimes, il
n'y avait qu'eux qui lui rendissent justice. Tandisqu'ils adoraient
sa bonte, sa raison lumineuse, son interessante sensibilite, il
paraissait froid et severe au reste des hommes; ceux-ci, par
consequent, se contenaient eux-memes ou se masquaient devant
lui. II en avait plus de peine a les connaitre ; il perdait I'avantage
d'en etre connu, et cette g^ne reciproque a du lui nuire plus
d'une fois.
« L'ame de M. Turgot etait si heureusement constituee, que
tons les sentiments bons, nobles et honnetes, meme ceux qui
semblent le plus incompatibles, y regnaient a la fois, et que nul
des autres n'y pouvait trouver place. II joignaitla sensibilite d'un
bon jeune homme et la pudeur d'une femme estimable au carac-
tere d'un legislateur fait pour reformer et conslituer des empires,
et pour changer la face du monde *...
(( Sa figure etait belle, sa taille haute et proportionnee ;
ennemi de toute affectation, il ne se tenait pas fort droit. Ses
yeux, d'un beau brun clair, exprimaient parfaitement le melange
de fermete et de douceur qui faisait son caractere. Son front
etait arrondi, eleve, ouvert, noble et serein, ses traits prononces.
sa bouche vermeille et naive, ses dents blanches et bien rangees.
II avait eu surtout dans sa jeunesse un demi-sourire qui lui a fait
tort, parce que les gens qui ne le connaissaient pas y croyaient
presque toujours voir 1' expression du dedain, quoiqu'il ne fut le
1. II avait fait des lors plusieurs dissertations theologiques, beaucoup de vers
blancs et quelques ouvrages de philosophie et de geometrie. II a traduit de rallemand
le commencement de la Messiade de Klopstock, la plus grande partie du premier chant
de la Mort d'Abel, et une partie du quatrieme; le commencement du Premier Aa-
vigateur etle premier livre des Idylles de Gessner, qui a ete imprim6 sous le nom
de M. Huber, avec les autres poemes du meme auteur dont nous devons la tra-
duction a M. Huber. La preface generale de cette traduction de Gessner est aussi
I'ouvrage de M. Turgot. (Meister.)
2. Substituer la poste aux messageries, et les vers blancs h la rime. (Meister.)
AVRIL 1783. ^293
plus souvent que I'effet de la naivete et d'un peu d'embarras ;
il sen etait corrige par degres en vivant dans le monde, et I'etait
lotalement vers la fin de son minister e. Ses cheveux etaient
bruns, abondants, parfaitement beaux; il les avait tons conserves,
et, lorsqu'il etait vetu en magistrat, sa maniere de porter la tete
les repandait sur ses epaules avec une sorte de grace naturelle
et negligee. II avait la couleur assez vive sur un teint fort blanc,
et qui trahissait les moindres mouvements de son ame. Jamais
homme n'a et6, au physique et au moral, moins propre a dissi-
muler; il rougissait avec une facilite trop grande et de toute
espece d'emotion, soit d'impatience ou de sensibilite. Ses moeurs
etaient infmiment regulieres. II aimait la societe des femmes,
et avait presque autant d' amies que d'amis ; mais son respect
pour elles etait celui de I'honnetete, dont 1' accent differe un
peu de celui de la galanterie. 11 a manque sans doute au bon-
heur de M. Turgot, dont tous les sentiments etaient rapproches
de la nature, et qui regardait la famille comme le sanctuaire dont
la societe est le temple, et la felicite domestique comme la pre-
miere des felicites , il lui a manque une epouse et des enfants.
C'est une espece de malheur public qu'il n'ait point laisse de
posterite ; mais M. Turgot avait une trop haute idee de la sain-
tete du mariage, et meprisait trop la fa^on dont on contracte
parmi nous cet engagement, pour etre facile a marier... » (Facile
a marier !)
— L'idee de la medaille frappee en I'honneur de la liberte
americaine est du docteur Franklin ; c'est le sieur Dupre qui I'a
gravee. Cette medaille represente le buste d'une fort belle tete,
d'un trait pur, d'une expression franche et vigoureuse, les che-
veux au vent et le bonnet de la liberte au bout d'une lance
appuyee sur I'epaule droite; pour legende : Lihertas Ame-
ricana ^ dans I'exergue : 4 juillet 1776. On voit sur le revers de
la medaille Hercule au berceau, etouffant un serpent de chaque
main; Minerve le couvre d'une egide aux armes de France, et
menace de son javelot le leopard anglais, dont la fureur s'acharne
tout entiere sur le bouclier de la deesse; pour legende : IS on
sine Bis animosus in fans-, dans I'exergue, [J Oct. |S- Ge revers
est d'une execution mediocre; mais le seul defaut sans doute
qu'on puisse trouver a la devise est d'etre trop jolie ; elle est
tiree de I'Ode d'Horace a Calliope, liv. III^ ode iv.
29Zi CORRESPONDANCE LITT£RAIRE.
Me fabulosae, Vulture in Apulo,
Altricis extra limen Apuliae,
Ludo, fatigatumque somno
Fronde nova puerum palumbes
Texere
Ut tuto ab atris corpore viperis
Dormirem et ursis; ut premerer sacra,
Lauroque collataque myrto,
Non sine Dis animosus infans.
— Quoique la parodie du roi Lir ou Lear, en un acte et en
vers, du sieur Pariseau S representee avec succ^s sur le theatre
des grands danseurs du roi, soit, en general, une assez mauvaise
chose, on y a cependant remarque quelques saillies heureuses.
La maniere dont le parodiste a travesti la terrible imprecation du
second acte est passablement comique. Nature 1 s'6crie le roiLu,
Nature, ^ ces epoux dont tu connais les crimes,
Ravis tons les plaisirs, jusques aux legitimes.
Verdrille, qu'au m^pris de tes jeunes appas
Le Due ^ tout moment vieillisse dans tes bras;
Et si jamais le sort, d^mentant mes promesses,
D'un enfant ^ tous deux accordait les caresses,
(A la princesso.)
QuMl insulte sans cesse h. ton attachement;
(Au due)
QuMl t'appelle son pere et mente effront^ment
Chasse du palais au milieu d'une nuit orageuse, le roi parait
errant dans la foret, tenant un parapluie dont il ne se sert pas.
Apr^s I'avoir laisse quelque temps seul pour rendre le tableau
plus touchant, son ami Kinkin vient le rejoindre. Philosophom,
lui dit alors le roi,
Philosophons h I'air sur ce terrible orage.
— On est i-oi, — c'est 6gal, — tu vols, — il pleut sur vous. . .
II debite encore quelques reflexions de la meme sublimite :
Je n'ai pas un ami, cependant j'^tais roi.
\. Selon Querard, le Roi Lu, parodie en un acte et en vers, serait de
J.-B.-D. Despres, auteur du Phenix ou la Bonne Femim, parodie d^Alceste; de la
fameuse chanson : Changez-moi cette tite, etc.
AVRIL 1783. 295
A ce mot, Kinkin s'apercoit que la tele se perd, — Eh 1 Je re-
marque une chose, dit Lu :
C'est en pleine raison que j'ai fait cent folies.
Depuis que je suis fou, je disserte en Caton,
Et je fais de I'esprit en oubliant mon nom
Le jeu de theatre, pendant lequel les soldats du due vainqueur
se rangent ducote deDesegardsqu'onvientd'enchainersousleurs
yeux, est encore assez burlesque. « Passez, leur dit Desegards,
je vous attends. — Le dug. Moi, je les en defie. — Un soldat.
J'embrasse ta defense. — Desegards. Et d'un. Nous sommes
deux centre dix mille au moins. — Un autre soldat. Et moi
done ? )) Le due se couvre le visage, et ses soldats filent
tous sur la pointe du pied en regardant si le due ne les apercoit
pas... Au denoument, Remonde dit au roi : .
Restez auprfes de nous; soyez toujours un pere
Cher k ses deux enfants et des siens respect^ ;
Soyez Lu bien longtemps.
LE ROI.
Lu, non, mais ecout^...
— Reflexions philosophiques sur le plaisir, .par un celiba-
tairei brochure avec eetle epigraphe : Legiie, censoresj crimen
amoris abest. Cette brochure ne eontient que des lieux communs
de la morale la plus vague, et une critique de nos mcEurs
aussi frivole qu'insipide ; I'auteur a cependant eu la satisfaction
d'en voir la premiere edition entierement epuisee en moins de
huit jours. II faut bien expliquer les raisons d'un si beau succes.
L'auteur de ce chef-d'oeuvre est M. de La Reyni^re le fils ; il
avait donne, quelques jours avant de le publier, un souper dont
r extravagance etait devenue la fable de tout Paris. Tout le
monde imagina que la brochure serait marquee au meme coin,
tout le monde fut curieux de la voir, et jamais curiosite n'a ete
plus completement trompee ; ainsi, donner une idee de ce fameux
souper, c'est developper tout le merite de la production dont il
a fait le succes.
M. de La Reyniere avait choisi ses convives dans tous les
rangs de la societe pour en former une bigarrure heureuse de
296 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
gens de lettres, de garcons tailleurs, d'artistes, de militaires, de
gens de robe, d'apothicaires, de comediens, etc. II avait fait im-
primer ses billets d' invitation dans la forme d'un billet d'enterre-
ment, et en void le modele copie fidelement d'apr^s 1' edition
originale dont Sa Majeste n'a pas dedaigne de faire encadrer un
exemplaire pour la rarete du fait : « Vous etes prie d'assister au"
souper-collation de M^ Alexandre-Balthazard-Laurent Grimod de
La Reyniere, ecuyer, avocat auparlement, membre de I'Academie
des Arcades de Rome, associe libre du Musee de Paris, et redac-
teur de la partie dramatique du Journal de Neufchdtel^ qui se
fera en son domicile, rue des Ghamps-l^lysees, paroisse de la
Madeleine-l'liveque, le jour du mois d' 178 . On fera son
possible pour vous recevoir selon vos merites ; et, sans se flatter
encore que vous soyez pleinement satisfait, on ose vous assurer
d^s aujourd'hui que, du cote de Thuile et du cochon, vous n'au-
rez rien a desirer. On s'assemblera a neuf heures et demie, pour
souper a dix. Vous etes instamment supplie de n'amener ni
chien ni valet, le service devant etre fait par des servantes ad
hoc, »
En arrivant a la porte de 1' hotel, le Suisse demandait au con-
vive a voir son billet, y faisait une marque, et I'adressait a un
autre Suisse, lequel etait charge de lui demander si c'etait M. de La
Reyniere sangsue du peuple, ou son fils le defenseur de la veuve
et de I'orpheHn, qu'il desirait de voir; sur la reponse du convive,
on lui faisait monter un escalier au haut duquel il etait re^u par
un Savoyard v6tu comme les anciens herauts d'armes, avec une
hallebarde doree a la main. Tout le monde rassemble dans le
salon, le maitre du festin, en habit de palais et avec le maintien
le plus grave, pria toute I'assemblee de passer dans une autre
pi^ce ou il n'y avait pas une seule lumi^re ; on y retint les con-
vives pr^s d'un quart d'heure, les portes soigneusement fermees;
elles s'ouvrirent enfin, et Ton passa dans une salle a manger,
.^clairee de mille bougies. La balustrade qui entourait la table
etait gardee encore par deux Savoyards armes a I'antique. Quatre
enfants de choeur etaient places aux quatre coins de la salle avec
leurs encensoirs. « Quand mes parents donnent a manger, dit le
maitre du festin k ses convives, il y a toujours trois ou quatre
personnes a table chargees de les encenser; vous voyez, mes-
sieurs, que j'ai voulu vous epargner cette peine ; void des enfants
AVRIL 1783. 297
qui s'en acquitteront a merveille... » J.e souper etait compose de
vingt services de la plus grande magnificence, mais le; premier
tout en cochon. « Messieurs, comment trouvez-vous ces viandes?
— Excellentes. — He bien! je suis fort aise de vous dire que c'est
un de mes parents qui me les fournit; il se nomme un tel, il loge
dans tel et tel endroit : comme il m'appartient de fort pres, vous
m'obligerez fort de 1' employer lorsque vous en aurez besoin. »
A trois heures du matin, tout le monde, tres-fatigue de cette
ennuyeuse facetie, cherchait a se retirer ; mais on trouva toutes
les portes fermees a double verrou : quelques convives s'echap-
perent par un escalier derobe ; mais on ne s'en fut pas plus tot
apercu, que le passage fut garde par deux suisses, et Ton ne
put sortir que vers les sept heures du matin.
Cette ridicule scene a fait a M. et a M'"^ de La Reyniere tout
le chagrin qu'on pent imaginer. M. de La Reyniere fils leur avait
demande la permission de donner a souper a quelques amis,
dont il avait eu soin de faire une fausse liste, et avait obtenu de
leur complaisance qu'ils iraient souper ce jour-la en ville pour le
laisser disposer de la maison a sa fantaisie ; il est aise de conce-
voir leur surprise lorsqu'en ' rentrant chez eux ils y trouverent
cette belle mascarade. M'"^ de La Reyniere se montra un moment
dans la salle du festin. M. le bailU de Rreteuil, qui passe pour lui
rendre les soins les plus assidus, lui donnait la main; comme
elle, il est fort grand etfort maigre; notre jeune fou dit tout haut
en les regardant de cote :
Et ces deux grands debris se consolent entre eux*.
Un autre trait de son respect et de sa piete filiale est ce qu'il
repondit il y a quelque temps a une personne qui lui demandait
pourquoi avec tant de fortune il n' avait pas prefere d'acheter une
charge de conseiller, a rester simple avocat. « Pourquoi? C'est
que, en qualite de juge, j'aurais fort bien pu me trouver dans le
cas de faire pendre mon pere; au lieu que, dans I'etat oil je suis,
je conserve au moins le droit de le defendre... » Mais c'est nous
arreter trop longtemps a des folies dont le principe est encore
plus revoltant que I'expression n en est originale et bizarre.
— Des Lettres de cachet et des prisons d'J^tat^ oiwrage pos^
1. Vers du po6me des Jardins, chant IV, vers 95. (Meister.)
298 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
illume^ compost en 1778. Deux volumes in-8°, avec cette epi-
graphe :
Non ante revellar
Exanimem quam te complectar, Roma, tuumque
Nomen, libertas ! et inanem prosequar umbram. (Luc an.)
A Hambourg (c'est-a-dire a Neufchatel), 1782.
On attribue cet ouvrage a M. de Mirabeau, au fils du marquis
deMirabeau, auteur de C Amides hommes^ des liconomiquesj etc,
Le fils de cet homme celebre n'est deja que trop connu lui-
meme par toutes les aventures qui signalerent sa fougueuse jeu-
nesse. Personne ne peut savoir mieux que lui ce que c'est que
de vivre dans les prisons; il y a passe une bonne partie de sa vie,
renferme d'abord a la sollicitation de son pere, ensuite a celle des
parents de sa femme, et dernierement pour avoir enleve la
seconde femme de ce president Le Monnier, dont M. de Valdahon
avait enleve la fiUe, et qui ne s'etait remari6 que pour se venger
de sa fille et de son gendre, apr^s avoir perdu le cruel proces
intente contre eux ; proems auquel dans les temps les plaidoyers
de M. Loyseau de Mauleon donnerent tant d'interet et de cele-
brite*.
VERS DE M. GERUTTI,
AU NOM DE M™« LA DUCHESSE DE BRISSAC,
A M^l« DE SIVRY AG£e DE HUIT ANS.
De votre esprit riaissant j'admire les primeurs;
Mais il s'6puisera s'il enfante sans cesse.
Hdtez-vous lentement; malheur k qui se presse.
Gardez pour Tavenir encore quelques fleurs.
L'esprit et I'amour ont leur age,
Le destin leur a fait leur part;
Penser trop tCt, aimer trop tard,
Jeune Sivry, serait peu sage.
La naive innocence est I'esprit des enfants,
Et ramiti6 tranquille est Pamourdes vieux ans.
REPONSE DE m"^ DE SIVRY.
Par vos sages conseils ^clairez mon enfance;
Croyez que je les sens comme on sent k vingt ans.
1. Voyez tome VI, page 231.
AVRIL 1783. 299
Le coeur plus que Tesprit peut devancer le temps,
Et je r^prouve h ma reconnaissance.
Ce sentiment na'if est fait pour un enfant,
Tous ses succes sont dus a I'indulgence :
S'il la m6rite quand il pense,
C'est en favour do ce qu'il sent.
— La police de nos spectacles n'a peut-etre jamais ete
honor ee d'une attention plus severe, plus auguste et plus scru-
puleuse. Une tragedie nouvelle est une affaire d'Etat et donne lieu
aux negociations les plus graves ; il faut consulter les ministres
du roi, ceux des puissances qu'on y peut croire interessees, et
ce n'est que de I'aveu de tous ces messieurs qu'un pauvre auteur
obtient enfm la permission d'exposer son ouvrage aux applaudis-
sements ou aux sifllets du parterre. Gette permission vient d'etre
refusee a M. Le Fevre, auteur de Ziima, de Cosro'es^ etc. Son
Elisabeth de France a ete renvoyee par le censeur ordinaire au
jugement de M. le lieutenant de police, par M. le lieutenant de
police a M. le garde des sceaux, par M. le garde des sceaux a
M. de Yergennes, et par celui-ci a M. le comte d'Aranda, lequel,
sans vouloir la lire, a decide prudemment que, puisqu'onle con-
sultait, I'affaire semblait au moins douteuse, qu'il se compro-
mettrait k la verite fort peu en laissant jouer la tragedie, bonne
oumauvaise, mais encore beaucoup moins en la faisant defendre :
et c'est le parti qu'il a pris, malgre toute la protection dont M. le
due d'Orleans a daigne honorer I'ouvrage. Ce prince, pour con-
soler M. Le Fevre, vient de faire representer la pi^ce, sur son
theatre de la Chaussee-d'Antin, par les acteurs de la Gomedie-
Francaise, et MM. les Quarante ont ete solennellement invites
par I'auteur, a qui Son Altesse a bien voulu laisser ce jour-la
toute la disposition de la salle, k y venir juger son ouvrage. On
avait assure que M. le due d'Orleans voulait ecrire directement
au roi d'Espagne pour en appeler de la decision de M. le comte
d'Aranda; mais il s'est contente de charger quelqu un de traitor
cette grande affaire avec le minist^re de Madrid, et Ton ignore
encore le succes de la negociation.
Le sujet de la nouvelle tragedie est si connu par le roman
historique de I'abbe de Saint-Real, intitule Don Carlos ^ que nous,
nous dispenserons d'en faire I'analyse ; ce sujet, d'ailleurs, n'est
pas neuf au theatre ; tout le monde ne sait pas qu'il a ete traite
500 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
assez ridiculement par M. le marquis de Ximen^s ; mais personne
n'ignore combien il a reussi sous le nom di'Andronic, On re-
trouve dans la piece de M. Le Fevre tous les personnages de
VAndronic de Gampistron; mais Tordonnance des deux tableaux
n'est pas la meme; I'exposition de M. Le Fevre est plus claire et
plus interessante, la marche de Taction plus vive, et son style,
sans etre exempt de maniere et de negligence, nous a paru avoir
en general plus de mouvement et d'elevation; le caract^re de
Don Carlos est plus fortement dessine que celui d'Andronic, Eli-
sabeth est peut-etre aussi plus interessante qu' Irene, du moins
dans les premiers actes, mais le role de Philippe II est encore
moins vrai, moins soutenu que celui del'empereur Paleologue : on
ne salt si c'est un tyran, un p6re injuste, un amant jaloux ; il est
faible et ferme tour a tour, ses remords sont aussi froids que sa
cruaute; tan tot feroce et tantot susceptible d'attendrissement,
c'est presque toujours mal apropos qu'il s'adoucit et mal a propos
qu'il entre en fureur ; il n'y a point de nuance assez determinee ni
dans son caractere ni dans la passion qui le domine ; ce defaut se
fait sentir plus particuli^remcnt dans une sc6ne, d'ailleurs rem-
plie de beautes, ou don Carlos ose tenter de flechir la durete de
son p6re, ou il cherche a le rappeler avec tant d'interet aux doux
sentiments de la tendresse paternelle. W'ayant vu la pi^ce qu'une
«eule fois et ne I'ayant pas vue avec autant de liberte que si elle
eut ete donnee sur un theatre public, il ne nous a pas ete pos-
sible d'en retenir beaucoup de vers. En voici deux du role d' Eli-
sabeth dont I'expression aplusd'eclatque de justesse :
Au trdne oCi je languis, deplorable victime
De la vertu sans calme et du remords sans crime.
En voici deux autres sur I'Espagne qui ont assez d'energie,
mais dont la rime et 1' Inquisition pourraient avoir a se plaindre :
Tci tout est sinistre, et la cour et le tr6ne,
Et la religion qui jamais n'y pardonne.
Un des endroits de la tragedie qui a ete le plus applaudi et
qui I'a meme ete avec une affectation fort indiscrete, mais encore
plus deplacee, c'est la lecon que Philippe donne a la reine de
s'occuper a plaire et de lui kisser le soin de regner; il est vrai
que ce sont peut-etre les vers les mieux faits de la piece, mais
MAI 1783. 301
sont-ils du sujet, de la situation, du caractere de Philippe ? G'est
ce que nous discuterons mieux lorsqu'on aura recu la reponsedu
Gonseil de Madrid.
MAI.
IMPROMPTU
DE m'^^ de SIVRY, AG£e DE HUIT ANS, A M'"^ DE MONTESSON,
QUI JOUAIT LE PRINCIPAL ROLE DANS UNE NOUVELLE COMl^DIE
DE SA COMPOSITION IN-TITUL^E
VHolesse de Marseille j, ou VHolesse coquetle.
VHotesse coquette est la piece
Que Ton devait jouer ce soir;
J'etais Chez une aimable hOtesse;
Mais dans elleje n'ai pu voir
Une beaute fausse et legere ;
Son ame d^mentait son role et ses discours.
Je croyais voir celle qui cherche k plaire,
J'ai vu celle qui, plait toujours.
— L'imperatrice reine, etant enceinte, avait gage avec le
comte de Dietrichstein quelle accoucherait d'une fille; le comte
avait parie pour un archiduc. Pour le bonheur de la France,
l'imperatrice mit au jour Marie- Antoinette, et fit dire au comte
qu'elle ressemblait a sa mere comme deux gouttes d'eau. Le
comte, pour s'acquitter avec l'imperatrice, fit faire une petite
statue de porcelaine qui le representait a genoux, et olfrant d'une
main les vers suivants a l'imperatrice :
To perdei, I'augusta Figlia
A pagarmi ha condannato;
Ma s'e ver che voi somiglia,
Tutto il mundo ha guadagnato.
— La retraite d'un de nos ministres* vient de faire revivre le
calembour qu'on fit a la mort du cardinal de Fleury :
Floruit sine fructu,
Defloruit sine luctu.
1. Joly de Fleury, remplace comme contrdleur general des finances par Lefevre
d'Ormesson.
a02 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
— Les Gomediens francais ay ant deplace la statue de Voltaire
que M"'^ Duvivier, sa niece, avait donnee a la Gomedie-Fran^aise,
elle a cru devoir leur ecrire la lettre suivante :
« Du 12 mai 1783.
(( J'apprends, messieurs, que la statue de M. de Voltaire, que
j'ai donnee I'annee derniere a la Gomedie-Francaise pour servir
d'ornement a son grand foyer, en a ete tout recemment 6 tee pour
etre placee dans la piece de vos assemblies particulieres, sans
que vous ayez eu I'honnetete de m'en prevenir.
(( J'ai I'honneur de vous observer, messieurs, que ce n'est
point la du tout la destination premiere de cette statue. Je me
suis rendue a vos desirs lorsque vous me I'avez demandee, d'au-
tant plus volontiers qu'elle devait ^tre mise ti toute HerniU sous
les yeux du public, qui parajssait voir avec plaisir I'hommage que
j'ai rendu a la memoire de ce grand homme, et mon tribut de
respect et de reconnaissance pour lui. Je ne me suis pas plainte
de ce que vous n'avez pas daigne jusqu'ici me procurer le moyen
de voir encore quelquefois representer sur votre theatre ses ou-
vi'ages immortels ; il n'est peut-^tre pas juste en effet que la
ni^ce et I'heritiere d'un homme qui a enrichi la Gomedie-Fran-
caise pendant soixante ans puisse y posseder un quart de loge
pour son argent -^ mais je me plains a plus juste titre aujourd'hui
de ce que vous ne rendez pas a sa statue I'honneur qui lui est
du. Elle n'a jamais ete destinee a faire un meuble d'ornement
pour votre chambre -^ et si la cheminee qu'on a pratiquee dans
le foyer y est plus necessaire que la statue de M. de Voltaire,
du moins pouvait-on la placer a I'un des cotes de cette cheminee,
en attendant que les parents des autres grands hommes qui ont
comme lui enrichi le Theatre-Francais leur aient rendu le m6me
honneur; ou bien dans Tenfoncement de la fenetre qui est en
face de cette cheminee, et bien mieux encore dans le vestibule
d'en bas; c'estmeme la que M. de Wailly avait d'abord imagine
de la placer.
(( Je suis bien loin, messieurs, de reprocher mes bienfaits et
de retirer le don que j'ai fait a la Gomedie-Francaise; mais enfin,
si vous ne remplissez pas mon intention en mettant la statue de
mon oncle sous les yeux du public, dans un des endroits ci-dessus
MAI 1783. 303
indiques, je ne vous propose point de me la rendre^ mais je vous
prie de me la vendre. Je la payerai ce que M. Houdon, qui en
est I'auteur, I'estimera; vous pourrez m'indiquer le jour oii vous
la renverrez, et le prix sera tout pret.
« J'ai I'honneur d'etre tr^s-parfaitement, messieurs, votre tres-
humble et tr^s-obeissante servante. )>
— Les Comediens italiens viennent de quitter enfm leur
triste jeu de paunie de la rue Mauconseil, pour aller s'etablir
dans la nouvelle salle qu'on leur a batie sur les terrains de 1' hotel
de Ghoiseul, pres le boulevard de la rue de Richelieu*. Leur
ancien theatre etait si incommode, si mal situe, que Ton de-
vait se trouver fort dispose a voir les defauts de celui-ci avec
indulgence; mais la critique ne les a nullementepargnes. Si nous
ne pouvons nous dispenser d'eh rendre compte, nous tache-
rons de le faire au moins le plus succinctement qu'il nous sera
possible.
Le premier reproche qu'on ait fait a M. Heurtier, I'architecte
a qui nous devons cette nouvelle salle, est que la principale face
du batiment ne regarde point le boulevard ; cette situation aurait
paru en effet plus convenable. Gelle que I'auteur a prefer^e, ou
pour tirer meilleur parti de la location des maisons qui envi-
ronnent le nouveau theatre, ou peut-6tre aussi par egard pour
la sotte vanite des Comediens, qui eussent craint d'etre confon-
dus avec les comediens des boulevards, a donne lieu k une mau-
vaise ^pigramme que voici :
D6s le premier coup d'oeil on reconnait trfes-bien
Que ce nouveau theMre est tout italien,
Car il est dispose d'une telle mani^re
Qu'on lui fait aux passants presenter le derri^re.
La place sur laquelle donne la principale face du theatre est
petite; les nouvelles rues de Gretry, de Favart, de Marivaux, qui
y conduisent, ne sont pas fort larges ; mais, pouvant toujours
conserver une communication tr6s-libre avec le boirfevard et la
grande rue de Richelieu, I'ordre etabli pour arriver au spectacle
et pour en sortir n'en est ni moins facile ni moins commode.
1. La salle Favart.
30k CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
Le porche du nouveau theatre est compose de six colonnes
d'ordre ionique. Quelque leger que soit naturellement cet ordre
d' architecture, I'adresse de I'architecte a su lui donner ici I'air du
monde leplus lourd et le plus massif; les colonnes sont enormes,
et le paraissent d'autant plus que I'espace qui entoure tout le
batiment est fort resserre.
Le vestibule et les escaliers qui menent aux differents endroits
de la salle sont extraordinairement surbaisses. A en juger par
I'exterieur, on eut pris assez volontiers ce batiment pour le
temple de la plus austere de toutes les divinit^s ; en voyant le
vestibule, I'escalieret les souterrains qui conduisent a I'orchestre,
on est tente de se croire a 1' entree de quelques anciennes
catacombes.
La pi6ce destinee au foyer public nous a paru annoncer mieux
I'objet qu'elle doit remplir; elle est grande, dans de belles pro-
portions, et la decoration en est agreable et de bon gout.
L'interieur meme de la salle est un ovale fort allonge; cette
forme est assurement moins noble et moins imposante que la
forme circulaire ; mais elle parait assez favorable a la voix. Pour
obtenir un quatri^me rang de loges, I'architecte a recul6 sur le
mur du fond la voussure en caisson, qui, dans le modele, retom-
bait sur 1' entablement ; ce quatri^me rang de loges ainsi niche fait
un fort mauvais effet, et n'a procure au public que des places
tr^s-incommodes. La decoration interieure de la salle est assez
brillante; c'est un fond couleur de vert marbre campan, rehausse
par beaucoup d'ornementsdor^s. Les deux lustres qui eclairent la
salle y repandent une clarte assez vive, assez egale partout, et les
femmes en general ont paru contentes de la maniere dont on y
voit et de la maniere dont on y est vu.
Le Prologue par lequel on a fait I'inauguration du nouveau
theatre n'a pas ete trop bien accueilli, quoique ce soit M. Sedaine
qui en ait fait les paroles et M. Gretry la musique. La scene
s'ouvre par un machiniste, occupe a faire arranger les decora-
tions. « J'ai oublie, dit-il, mon sifllet a I'ancienne salle; pouiTU
que quelqu'un ne I'ait pas trouve et ne s'en serve... » Arlequin
arrive avec sa valise. Le machiniste, toujours fort embarrasse, ne
le reconnait pas, et veut le renvoyer avec humeur; quelques
coups de batte donnes a propos le font bientot reconnaitre.
« Ah! vous etes Arlequin. — Oui. — C'est vous qui avez deride
MAI 1783. 305
le front de nos grands-p^res. — Gela peut etre. — Fait rire
nos peres. — Cela pent etre. — Et dont la gaiete et les graces
plaisent encore. — Gela peut etre, peut-etre. — Et c'est vous
qui ferez encore rire nos petits enfants. — Ah ! cela ne peut pas
etre. — Et pourquoi? — Ah! pourquoi? C'est trop serieux a
dire, c'est du serieux noir, et je n'aime que le serieux couleur
de rose... » Apres ces compliments, le machiniste lui declare
encore une fois qu'il ne peut rester ici, que Thalie y va venir.
(( Thalie? ah! j'en suis bien aise, 11 y a longtemps que je ne
I'ai vue. — Vous la connaissez? — Si je la connais! c'est par elle
que je vaux, si je .vaux quelque chose; c'est elle-meme qui,
etant en goguette (les neuf Pucelles ont des moments de recrea-
tion), a invente cet habit que je porte, qui I'a cousu de ses
mains, qui m'a noirci le visage comme vous voyez... » Thalie
parait dans I'instant meme ; la deesse prend Arlequin sous sa pro-
tection, lui ordorme de se tenir a la porte de I'enceinte, et de n'y
laisser entrer que ceux que la nature a destines pour en etre
I'ornement. (c Voila, repond Arlequin, une commission bien dif-
ficile; car les proteges, les protecteurs ! . . . AUons, aliens... » II
se retire. Thalie adresse alors a'ux acteurs et aux actrices de la
sc6ne francaise un discours en vers sur I'art de la declamation,
discours tres-sense, mais qui n'en est pas moins froid. Arlequin
revient. « Ah! Thalie, il y a la une grande dame d'une nature s
surnaturelle ! elle demande a entrer : je lui ai dit, autant que la
frayeur a pume le permettre : « Ma... ma... dame, je ne sais...
(( — Vous ne savez!... » Elle a leve le sourcil, tourne la tete,
etendu un bras, et a dit : Gardes^ qii'on le saisi'sse. — Ah ! c'est
ma soeur, ma soeur Melpomene... » C'est elle en effet; mais le
public, etonne de la voir, a paru bientot fort ennuye de sa pre-
sence. Elle vient quereller longuement Thalie sur la magnifi-
cence de son nouveau theatre; deux temples pour vous, lors-
queje n'enai qiiunl etc. Elle lui reproche encore plus longue-
ment d'avoir laisse le parterre debout. Quoiqu'il y ait dans cette
discussion quelques traits de critique heureux, I'ennui a gagn6
tons les spectateurs, et, sans respect pour les deux Muses rivales,
a peine un murmure general leur a-t-il permis d'achever leur
role. Le vaudeville, deguise en bon homme, vient interrompre
enfin ces longs debats; il pretend etre de la fete de Thalie; le
parodiste veut en etre aussi. Melpomene recoit le premier avec
xm. 20
306 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
mepris, le second avec indignation ; mais ce dernier ose emprun-
ter le langage meme de Melpomene pour se justifier, et finit par
cet aveu si modeste, qui pourrait servir d'epigraphe a la plupart
de nos gazettes litteraires :
Messieurs, quand notre esprit se livre
A ces cruels propos qui vont vous d6soler,
Nos rapides destins doivent vous consoler :
Qui n'a qu'un moment k vivre
N'a rien k dissimuler.
Les suivants et les suivantes du Vaudeville, les chanteurs el
les chanteuses du Lyri-Gomique se rassemblent tons enfin sous
les yeux de Thalie et de Melpomene pour renouveler au public
I'hommage de leurs talents. Un choeur general termine la fete.
Ce Prologue, compose de chant, de vers et de prose, a ete
retire par les auteurs apr^s la premiere representation; quoi-
qu'on en eut applaudi le commencement et la fin, tout le role de
Melpomene avait ete trop mal requ pour I'exposer une seconde
fois a la mauvaise humeur du public.
— Actes du synode tenu ci Toidouse mi tnois de novemhre
1782; brochure in-S". Si tant de conciles et de synodes dont
I'histoire a daigne recueillir les actes ne sont qu'autant de monu-
ments d'extravagance et de scandal e, celui-ci pent bien etre
regarde comme un des titres les plus respectables du progrfes
des lumiferes et de Tesprit de bienfaisance qui caracterise notre
siecle. Le principal objet de cette assemblee a ete d'ameliorer le
sort des pauvres cures de village, de les rappeler aux principes
de conduite les plus propres k soutenir la dignite de leur minis-
t^re, et de les rendre en un mot aussi utiles a la societe qu'ils
peuvent et doivent I'etre. Les mesures prises par M. Tarchev^que
de Toulouse, pour parvenir a un but aussi digne de sa sagesse et
de sa pitie, se trouvent exposees dans ses Actes avec autant d'in-
teret que de simplicite; on y trouve a tous egards le modele
d'une excellente reforme, et le preambule du mandement qu'il a
donne a ce sujet nous a paru de T eloquence la plus vraie et la
plus touchante.
— Un phenomfene litteraire trop rare, trop interessant pour
etre oublie dans nos fastes, c'est la Comlesse de Bar, ou la
Duchesse de Boiirgogne, tragedie en cinq actes et en vers, de
MAI 1783. 307
M"^®de Montesson. Nous avions deja eu I'honneur de vous annon-
cer plusieurs pieces de theatre de sa composition ; mais voici sa
premiere tragedie et le premier ouvrage, je crois, qu'elle ait ecrit
en vers. Ge qu'il y a de certain, c'est qu'elle etait parvenue jus-
qu'a I'age de quarante ans sans avoir songe meme a se faire
expliquer les regies si simples et si faciles de notre prosodie;
les premiers essais de son talent poetique n'en ont pas moins
ete de longs poemes, des comedies et des tragedies de cinq actes.
Le sujet de celle qui vient d'etre representee, sur le theatre de
Ms'' le due d'Orleans, par les acteurs de la Comedie-Francaise,
est tire des Anecdotes secretes de la coiir de Bourgogne ; I'ex-
position^ quoique un peu longue, ne nous a paru manquer ni
d'interet ni de clarte.
AcTE PREMIER. — On attend le retour du due qui vient de
remporter sur ses ennemis la victoire la plus signalee; mais ce
n'est pas lui qu'on attend avec le plus d' impatience, c'est le
comte de Vaudray, son rival sans le vouloir, sans s'en douter,
un jeune heros dont la valeur sauva les jours du due, et fit
gagner la bataille. La duchesse avoue a sa confidente que 1' am-
bition seule forma les noeuds de son hymenee, qu'elle brule en
secret pour le jeune comte; que ce feu, renferme trop longtemps
au fond de son coeur, I'emporte enfm sur ses remords et sur sa
vertu : Je sentais, lui dit-elle,
Je sentais le besoin de confesser mon crime.
Le comte de Vaudray n'a pas de gout pour I'adultere. II aimait la
comtesse de Bar, niece du due, il en etait aime ; et, n'osant espe-
rer I'aveu de son maitre, il I'a epousee secr^tement avant de
partir pour I'armee.
AcTE SECOND. — Le due ne voit point de recompense assez
illustre pour payer les services du comte, si ce n'est la main
meme de sa niece ; il la lui promet, et le comte, en recevant avec
transport I'espoir d un prix si glorieux, craint trop de le perdre
en lui avouant qu'il osa I'obtenir sans sa permission. II cherche
a entretenir la duchesse, et, pret a lui confier ses craintes et ses
esperances, il decouvre quel autre interet I'occupe. La duchesse,
peu satisfaite, comme on pent croire, des dispositions du comte,
veut s'en venger, et, plus intrepide que PhMre, 1' accuse elle-
.'^08 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
meme aupr^s de son epoux d'avoir ose lui adresser de temeraires
voeux.
AcTE TROisiEME. — On n'est point surpris que le due cherche
a eclaircir ce mystere; il a mande le comte. Gelui-ci, se croyant
Irahi, se precipite aux genoux du due, et lui avoue qu'il est uni
seeretement avec la eomtesse de Bar. Le due reste confondu a
peu pres eomme le pauvre Orgon : Je ne vous comprends pas ;
quoi ! vous epousiez ma nieee et eonvoitiez ma femme * ! Dans
le premier moment de son indignation, il ne sait quoi penser. En
attendant des reflexions plus tranquilles, il fait garder les deux
epoux chacun dans leur appartement; cependant il ne tarde
pas a presumer que la duehesse en eflet pourrait bien s'etre
meprise :
Ehl ne connalt-on pas Torgueil de la beauts?
AcTE QUATRiEME. — Le due assemble les grands de sa cour;
il leur demande quell es sont les vertus qui earaeterisent essen-
tiellement Tame d'un bon souverain. L'un exalte la eleraenee,
Tautre la justiee, un autre la generosite. Vous ne me parlez pas,
leur repond le due, de la reconnaissnnre..,\ et, penetre de ee
doux sentiment, il pardonne au eomte son audaee en favour de
ses services, et eonfirme solennellement son mariage avee la eom-
tesse. 11 semble qu'ici Taction de la piece finisse d'elle-mtoe;
mais la vengeance de la duehesse trouve le secret de la prolon-
ger. Elle fait donrier de faux avis au due d'une pretendue sedi-
tion qui vient d'eelater dans le camp k quelque distance de la
ville. Le eomte, I'idole des soldats, part pour les faire rentrer
dans leur devoir.
AcTE ciNQuiExME. — La duchosse avait besoin de Tabsence du
eomte pour executer un projet epouvantable, celui de faire mettre
le feu au palais de la eomtesse, et d'aposter en meme temps des
assassins pour la tuer au milieu du tumulte, si elle avait le
Donheur d'echapper k I'incendie. Quelque noir qu'ait paru ce
eomplot, il n'y a point de spectateur qu'il ait serieusement
alarme : il etait aise de prevoir que le comte son epoux revien-
drait a temps pour I'enlever du milieu des flammes, et la sauver
1. Vous epousiez ma fille et eonvoitiez ma femme.
(MoLiERE, le Tartuffe, act. IV, sc. vi).
MAI 1783. 309
des mains des meurtriers ; c'est ce qui ne manque point d'arri-
ver, et cela produit meme un assez beau coup de theatre dans
le gout de celui de la Veuve du Malabar, La duchesse, deses-
peree, se fait justice dans les formes du theatre avec un coup
de poignard, et tout fmit au gre des spectateurs.
Si le fond de cet ouvrage est romanesque, la conduite en est
assez sage, la marche claire, les scenes bien liees. On pent trou-
ver que le role de la duchesse de Bourgogne, trop odieux, Test
sou vent sans necessite, quelle est plus coupable que Phedre et
beaucoup moins passionnee, ce qui diminue doublement I'in-
teret de sa situation. II semble qu'en general, pour avoir craint
de paraitre imiter Phedre^ I'auteur soit tombe dans presque tons
les defauts que Racine sut eviter avec tant d'art et de genie ; mais
on pent fort bien etre au-dessous de Racine, et meriter encore
de grands eloges. Quoique le style de la piece n'ait pas cette
force, cette energie qui appartient surtout a la poesie tragique,
il a de la noblesse, de la douceur, de la purete, et il faut sans
doute avoir beaucoup d' esprit et beaucoup de talent pour parler
si bien le langage des muses lorsqu'on n'en a pas acquis I'habi-
tude de meilleure heure. Le vers de la tragedie qui a ete le plus
applaudi et qui devait I'etre, cest
Philippe fut toujoursTappui des malheureux.
Jamais application de ce genre ne fut plus juste ni plus natu-
relle.
Le role de la duchesse de Bourgogne a ete rendu avec beau-
coup d'adresse par M'"" Vestris, celui du comte de Yaudray par
Mole ; M^'® Sainval a eu plusieurs inflexions touchantes dans le
role de la comtesse de Bar ; Brizard n'a pas fait valoir infmiment
celui du due;
Le reste ne vaut pas Thonneur d'etre nomm6.
— Les pieces consacrees a I'inauguration du nouveau Theatre-
Italien ne sont pas heureuses. Gelle de M. Sedaine n'a pas reparu
depuis la premiere representation ; celle de M. Des Fontaines n'a
pas eu beaucoup plus de succ^s, et semblait en meriter encore
moins : c'est le lUveil de Thalie^ comedie en trois actes et en
vers, melee de vaudevilles. II n'est pas aise d'en indiquer le
310 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
plan; Ton pourrait meme douter qu'il en ait jamais existe un
dans la pensee de I'auteur; rien de plus embrouille, rien de plus
decousu.
On ne peut refuser a M. Des Fontaines de I'esprit et de la
facilite; mais son esprit aune maniere recherchee, et il manque
absolument de ce gout qui sait mettre chaque chose a la place
qui lui convient. Le seul role qui ait un peu soutenu la pi^ce est
le role du Gascon; le chevalier de Ventillac ressemble fort au
capitaine Claque de Moli^re ti la nouvelle sallej mais, pour etre
de la meme famille, il n'en a pas moins quelques traits a lui,
et quelques traits assez plaisants. Voici una tirade qu'on a fort
applaudie :
J6 hais les culbutes,
J'ex^cre le cri des sifflets,
Et j'ai plus emp6ch6 de chutes
Que vous n'avez eu d6 succ^s.
Au moindr6 bruit, j6 m6 lance et m6 porte
Du centr6 dans 16 coin, du coin dans 16 milieu,
Et d'un coup d6 ma main qu'on entend d6 la porte
J6 rends ^ votre acteur la parole et 16 jeu.
L6 bacchanal double, j6 m6 r6porte
Dans 16 plus fort du tourbillon.
L6 p6ti-tcollet m6 dit non,
J6 passe. L6 marchand m6 donne la gourmade,
J6 pousse. L6 soldat m'adresse la bourrade,
J6 r6Q0is : mais j'arrive, et, malgr6 tout 16 train,
Imperceptiblement j6 mets la pi6ce k fin.
— La Beniidre Aventure d'Ua homme de qiiarante ans^ etc. ,
par JVI. Retif de La Bretonne. Trois volumes in-12. L'auteur a
fait son Quadrag^naire pour prouver qu'un homme a quarante
ans pouvait encore esperer d'etre heureux en aimant. Dans ce
nouvel ouvrage, il prouve le contraire, et toujours, suivant sa
methode, par des histoires prises dans les ruisseaux de la rue
Saint-Honore. De ses nombreuses productions, celle-ci n'est pas
sans doute la meilleure, mais on y rencontre encore quelques
peintures fort attachantes par la chaleur et la yerite de la pas-
sion qu'elles respirent; c'est un merite qu'on ne saurait lui
refuser.
— Lettres de deux amants habitants de Lyon, publiees par
M. Leonard. Trois volumes in-12. La catastrophe est connue;
JUIN 1783. 311
tout le roman invente par M. Leonard pour la rendre plus pathe-
tique n'offre qu'un tissu de fadeurs, de sentiments exageres,
d'imitations maladroites, sans mouvement, sans naturel et sans
interet.
JUIN.
V Histoire des mMraux n'offre pas a I'eloquence des sujets
aussi heureux, aussi propres a etre embellis par elle que I'his-
toire du regne animal; mais la sagacite ingenieuse de M. le
comte de Buffon y decouvi'e pour ainsi dire a chaque pas de
nouvelles preuves de son syst^me sur les revolutions de notre
globe terrestre; et I'auteur, attache a se? recherches par ce grand
interet, le fait partager sou vent a ses lecteurs ; des observations
s^ches ou minutieuses en elles-memes paraissent plus impor-
tantes par leur liaison intime avec les premieres origines du
monde. Si le quartz, le schorl, le talc, les schistes et I'ardoise ne
sont que des matieres brutes et' communes, elles n'en attestent
pas moins les grands travaux de la nature durant I'espace de
plusieurs milliers de siecles ; ce sont des titres authentiques de
I'anciennete de notre globe, de la longue succession des ages qui
durent en preparer la forme et la rich esse actuelle ; les mineraux
sont dans I'histoire du monde ce que sont les monnaies, les
medailles et les vieux monuments dans I'histoire des empires.
M. de Buffon divise en trois grandes classes toutes les matieres
brutes et minerales qui composent le globe de la terre. La pre-
miere classe embrasse les matieres qui, ay ant ete produites par
le feu primitif, n'ont point change de nature.
La seconde classe comprend les matieres qui ont subi une
seconde action du feu, et qui ont ete frappees par les foudres de
I'electricite souterraine ou fondues par le feu des volcans.
La ti-oisieme classe contient les substances calcinables, les
teiTes vegetales, et toutes les matieres formees du detriment et
des depouilles des animaux et des vegetaux, par Taction ou
r inter mede de I'eau.
« C'est surtout, dit M. de Buffon, dans cette troisieme classe
que se voient tons les degres et toutes les nuances qui rempUssent
312 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
I'intervalle entre la mati^re brute et les substances organisees ;
et cette mati^re intermediaire, pour ainsi dire mi-partie de brut
et d'organique , sert egalement .aux productions de la nature
active dans les deux empires de la vie et de la mort... Les pro-
ductions de la nature organisee, qui dans I'etatde vie etde vege-
tation representent sa force et font Tornement de la terre, sont
encore, apr^s la mort, ce qu'il y a de plus noble dans la nature
brute ; les detriments des animaux et des vegetaux conservent
des molecules organiques actives qui communiquent a cette ma-
ti^re passive les premiers traits de 1' organisation, en lui donnant
la forme exterieure.
« Le grand et le premier instrument avec lequel la nature
opfere toutes ses merveilles est cette force universelle, constante
et penetrante, dont elle anime chaque atome de mati^re, en lui
imprimant une tendance mutuelle k se rapprocher et s'unir : son
autre grand moyen est la chaleur, et cette seconde force tend a
separer ce que la premiere a reuni; neanmoins elle lui est
subordonnee, car 1' element du feu, comme toute autre mati^re,
est soumis a la puissance gen^rale de la force retroactive. »
Ges faits, ces resultats etaient connus; mais ce que M. de
Buffon nous presente lui-meme comme un apercu nouveau dans
cette grande vue, c'est qu'ayant k sa disposition la force pene-
trante de I'attraction et celle de la chaleur, la nature pent tra-
vailler I'interieur des corps et brasser la matiere dans les trois
dimensions a la fois, pour faire croitre les etres organises,
sans que leur forme s'alt^re en prenant trop ou trop peu d'ex-
tension dans chaque dimension... Dans le r^gne mineral, cette
operation, qui est le supreme effort de la nature, ne se fait ni ne
tend a se faire... Le mineral ne se nourrit ni n'accroit par cette
intussusception qui, dans tons les ^tres organises, etend et
developpe leurs trois dimensions a la fois en egale proportion ; sa
seule mani^re de croitre est une augmentation de volume par la
juxtaposition successive de ses parties constituantes, qui toutes,
n'etant travaillees que sur deux dimensions, c'est-a-dire en lon-
gueur et largeur, ne peuvent prendre d'autres formes que
celles de lames infmiment minces et de figures semblables ou
differentes, et ces lames, figurees, superposees et reunies, com-
posent, par leur agregation, un volume plus ou moins grand, et
figure de meme... Si Tonne pent nier que cette figuration ne
JUIN 1783. 313
soit un premier trait d' organisation, c'est aussi le seul qui se
trouve dans les mineraux... Et toutes les figures anguleuses,
regulieres et irreguli^res des mineraux sont tracees par le mou-
vement des molecules organiques, et particulierement par les
molecules qui proviennent du residu des animaux et vegetaux
dans les matieres calcaires, et dans celles de la couche universelle
de terre vegetale qui couvre la superficie du globe.
Quoique cette theorie soit fort simple, quoiqu'elle ne soit
qu'une consequence des vues deja developpees par M. de ButTon
sur la nutrition, laccroissement et la production des etres, il ne
s' attend pas a la voir universellement accueillie : « J'ai reconnu,
dit-il, que les gens peu accoutumes aux idees abstraites ont
peine a concevoir les monies interieurs et le travail de la nature
sur la mati^re dans les trois dimensions a la fois ; d^s lors, ils ne
concevront pas mieux qu'elle ne travaille que dans deux dimen-
sions pour figurer les mineraux : cependant rien ne me parait
plus clair, pourvu qu'on ne borne pas ses idees a celles que nous
presentent nos monies artificiels ; tons ne sont qu'exterieurs, et
ne peuvent figurer que des surfaces, etc. »
Le plus grand obstacle que la nature ait mis au progrfes de
nos connaissances et de I'industrie avec laquelle nous osons imiter
ses prodiges, c'est la courte duree de notre existence. Pour operer
la cristallisation du diamant, pour mesurer I'etendue des cieux,
pour fonder des empires dont le bonheur et la duree soient indes-
tructibles, peut-etre ne manque-t-il a I'homme quele pouvoir de
prolonger savie de quelques si^cles. a Quoique la substance du
temps, dit M. de Buffon, ne soit pas materielle, neanmoins le
temps entre comme element general, comme ingredient reel et
plus necessaire qu'aucun autre dans toutes les compositions de
la matiere ; or la dose de ce grand element ne nous est point
connue ; il faut peut-etre des si^cles pour operer la cristallisation
du diamant, tandis qu'il ne faut que quelques minutes pour cris-
talliser un sel", on pent meme croire que, toutes choses egales
d'ailleurs, la difference de la durete des corps provient du plus
ou moins de temps que leurs parties sont a se reunir, car comme
la force d'affinite, qui est la meme que celle de I'attraction, agite
a tout instant et ne cesse pas d'agir, elle doit, avec plus de temps,
produire plus d'effet; or la plupart des productions de la nature
dans le r^gne mineral exigent beaucoup plus de temps que nous
3U CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
ne pouvons en donner aux compositions artificielles par lesquelles
nous cherchons a I'imiter. Ce n' est done pas lafaute de I'homme,
son art est borne par une limite qui est elle-meme sans bornes ;
et quand, par ses lumieres, il pourrait reconnaitre tous les ele-
ments que la nature emploie, quand il les aurait a sa disposition,
il lui manquerait encore la puissance de disposer du temps et de
faire entrer des siecles dans I'ordre de ses combinaisons.... »
L'ordre qu'a suivi M. de Buffon dans VlJistoire des mindraux
est l'ordre le plus naturel. Au lieu de commencer par les metaux
les plus riches ou par les pierres precieuses, il presente d'abord
les matieres les plus communes, qui, quoique moins nobles en
apparence, sont neanmoins les plus anciennes, celles quitiennent
sans comparaison la plus grande place dans la nature et meritent
par consequent d'autant plus d'etre considerees que toutes les
autres en tirent leur origine. Ce sont les verres primitifs, le
quartz, le jaspe, le mica et le talc, le feldspath, le schorl, les
roches vitreuses, le granit, le gr6s, les argiles et les glaises, les
schistes et I'ardoise, lacraie, lamarne, lapierre calcaire, I'albatre,
II cite dans ce dernier article avec I'eloge qu'elle merite I'excel-
lente description des osteocoles qu'on trouve dans les cavernes
du margraviat de Bareith, description qui lui a ete envoyee par
Son Altesse Serenissime xMs"" le margrave d'Anspach.
Le second volume de YHistoire des min^raux contient I'his-
toire du marbre, du platre et du gypse, des pierres composees de
matieres vitreuses et de substances calcaires, de la terre vegetale
et du charbon de terre. Ce volume est termine par I'extrait des
experiences faites avec du charbon desoufre, suivant la methode
du sieur Liny ; il a ete prouve incontestablement par ces expe-
riences que le charbon ainsi prepare a une superiorite marquee
sur toutes les matieres combustibles et particulierement sur le
charbon cru, soit pour le chauffage, soit pour les arts de metal-
lurgie : 1° ce charbon, quoique diminue de masse par I'epuise-
ment, lient le feu bien plus longtemps qu'un volume egal de
charbon cru; 2' ilainfiniment plusde chaleur, puisque, dans un
temps donne et egal, des masses de metal de meme volume
acqui^rent plus de chaleur sans se bruler ; 3° ce charbon pre-
pare est bien plus commode pour les ouvriers qui ne sont
point incommodes des vapours sulfureuses et bitumineuses qui
s'exhalent du charbon cru; A*' il est plus economique, soit pour
JUIN 1783. 315-
le transport, puisqu'il est plus leger, soit dans tons les usages
qu'on en pent faire, puisqu'il se consume moins vite; 5" la pro-
priety precieuse que le charbon prepare par cette methode a
d'adoucir le fer le plus aigre et de I'ameliorer doit lui meriter
la preference, non-seulement sur le charbon cru, mais meme
sur le charbon de bois ; Q"" enfin le charbon epure par cette me-
thode peut servir a tons les usages auxquels on emploie le
charbon de bois et avec un tr^s grand avantage, attendu que
quatre livres de ce charbon epure font autant de feu que douze
livres de charbon de bois.
EPIGRAMME-IMPROMPTU
SUR M. DE ROCHEFORT, QUI A FAIT UNE FORT ENNUYEUSE
TRADLCTiON EN VERS DE h'lliade ET DE h'Odyssee.
Quel est ce triste personnage?...
C'est un Grec
Qui fit Hom^re k son image,
Maigre et sec.
— La querelle de M'"^ Duvivier et des comediens, au sujet
de la statue de M. de Voltaire S est devenue tres-grave; si les
puissances ne s'en etaient pas melees a propos, il n'est pas aise
de dire quelle en aurait ete Tissue. L'assemblee de ces dames et
deces messieurs ayant trouveque lalettre de M'"^ Duvivier man-
quait absolument des egards dus a une societe si respectable, y
a repondu de la maniere la plus seche, pour ne pas dire la plus
impertinente ; il y a eu une replique assez vive de la part de
M. ou de M'"^ Duvivier, a laquelle I'honneur du corps s'est cru
oblige de riposter d'une maniere encore plus injurieuse. Sans
respect pour lamemoire du grand homme, onetait sur le point de
renvoyer sa statue, que sais-je? peut-etre meme de la jeter par
les fenetres, lorsqu'un ordre, obtenu par la mediation de M'"'' la
comtesse d'Angivilliers, ci-devant M'""' Marchais, a decide que
cette statue n'avait point ete donnee aux comediens, mais a la
Comedie-Francaise ; que la Gomedie etait au roi, et qu'en conse-
quence il n'appartenait qu'au ministre des batiments, de concert
avec MM. les gentilshommes de la chambre, de decider la maniere
1. Voir pr6c6demraent page 302.
316 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
dont il convenait de la placer. Get ordre a repandu la plus grande
consternation dans I'illustre aeropage ; mais, comme il n'avait ete
declare d'abord que verbalement, on a delibere si Ton y obtem-
pererait ou non ; on a ose arreter les travaux des ouvriers charges
de placer la statue selon le voeu de la donatrice ; on a envoye
sur-le-champ des deputes a Versailles ; on a meme assure que
I'avis de quelques-uns de ces messieurs avait ete de suspendre
les fonctions de leur ministere public, et d'offrir a Sa Majeste
leur demission jusqu a ce qu'il eut ete enjoint a M™« Denis-Duvivier
de retracter publiquement les injures contenues dans ses deux
lettres, etc. Ge n'est que depuis peu de jours que Forage s'est
apaise, et qu'en vertu d'un ecrit, signe Louis, la statue vient
d'etre placee enfm dansle vestibule d'en bas, en face de la grande
entree. Yoila bien les extravagances d'un amour-propre egale-
ment irrile par tons les hommages que I'enthousiasme prodigue
aux talents qui nous interessent ou qui nous amusent, et par
I'inconsequence du prejuge qui les humilie.
— La demoiselle Olivier^ partage ses bontes entre M. de
Lassonne, medecin, et le sieur Dazincourt, qui double Preville
dans les roles de Grispin. Elle vient d'accoucher; ces deux
messieurs se sont dispute fort vivement I'honneur d'etre le p^re
de I'enfant. Des arbitres, choisis pour examiner leurs droits et
leurs titres respectifs, ont juge que le meilleur moyen de les
concilier etait d'appeler I'enfant Crispin-Mddecin, Gette decision
a paru d'une equite rare.
PROSPECTUS.
Ge prospectus, grave avec beaucoup de soin, a ete envoye
sous enveloppe dans un tr^s-grand nombre de maisons. M. le
comtede Lauraguais est vehementement soupconne d'etre I'auteur
de cette petite atrocite. Accoutume a ce genre d'escrime, M. de
Beaumarchais la meprise : (( // n*y a, dit son Figaro, que les
1. Une des plus jolies, mais aussi I'une des plus mediocres actrices de la
Comedie-Frangaise. (Meister.) — Jeanne Adelaide-Olivier, ne a Londres le 21 mars
1764, morte le 21 septembre 1787. Apres des debuts mediocres, en 1780, elle
revela un reel talent dans le role de Rosalie du Seducteur (voir le mois de no-
vembre suivant) et surtout dans la creation de Cherubin, a laquelle son sou-
venir est reste attache.
JUIN 1783. 317
peli'ts hommes qui se fdchent des petits ccn'ts. » M. le prince de
Nassau, plus etonne de se trouvei* compromis dans une pareille
aventure, en a rendu sa plainte chez un commissaire, entre les
mains duquel il a depose plusieurs enveloppes du pamphlet
ecrites de la meme main; ceci pourrait done devenir I'objet
d'une discussion assez piquante. Nous n'avons pu nous dispenser
de faire connaitre la premiere piece du proces.
On propose au public de souscrire a I'edition de Mdmoires
sur la vie du sieur Caron de BeaumarchaiSy aux conditions
suivantes :
« Ges Memoir es rempliront quatre volumes in-12, de trois
cents a trois cent cinquante pages le volume. Le papier sera
commun, mais bon, et les caracteres bien conserves, sans etre
neufs. Tons les soins de I'impression porteront sur sa nettete
et sa correction; en rejetant ainsi de cette edition le luxe
etranger a la litterature, on a pu reduire le prix de ces quatre
volumes a six Jivres, a donner dans le courant de juillet 1783,
en prenant le premier volume chez Dessaint Junior^ libraire a
Paris, dont on recevra une quittance, portantpromesse de delivrer
au porteur les trois autres volumes dans le courant de septembre
suivant ; mais cet ouvrage coutera neuf livres a ceux qui voudront
I'acheter sans avoir rempli les conditions qu' on offre au public,
et qu'on se flatte de voir lui paraitre plus avantageuses que la
plupart de celles des souscriptions ordinaires, qui ne servent
communement qu'a tromper les souscripteurs.
(( Le premier volume des Mimoires sur la vie de Beaumar-
chais contiendra : 1° une notice sur la famille; 2° quelques anec-
dotes sur les ressources qu'il comptait tirer de la force de son
corps et de son adresse a escamoter, lorsque son pere le chassa
de la maison paternelle; 3« plusieurs details sur I'industriequi le
fit exister jusqu'a I'epoque du marche qui, lui ayant fait acheter,
a rente viag^re, la place de controleur de la bouche du roi du
sieur*** % le rendit promptement proprietaire de la place, ensuite
mari de la veuve, et puis heritier des defunts; !i° I'historique de
ses intrigues a Versailles, qui fmirent par Ten faire chasser, avec
ordre de vendre sa place.
1. Le sieur Francquet, dont la veuve, n6e Marie- Madeleine Aubertin, avait
6pous6 Beaumarchais le 22 novembre 1756; elle mourut le 29 septembre 1757.
^18 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
(( Le second volume contiendra : 1° I'historique du voyage
de Beaumarchais en Espagne, et la veritable aventure de Gla-
vijo ; 2" un recueil de ses lettres , qui jettera un grand jour
sur ses talents, sur son caractere, et sur la mort de sa seconde
femme.
« Le troisieme volume contiendra : 1° des details curieux sur
sa liaison avec M. le prince***^; 2° un precis de ses ouvrages;
3° plusieurs faits singuliers sur Torigine de son proces avec
Goezman; A" des copies des premieres 6preuvesde plusieurs mor-
ceaux ecrits par Beaumarchais dans son second et troisieme
memoire, totalement changes par differentes personnes; 5° anec-
dote sur la facheuse rencontre de Beaumarchais chez***% avec
M. Dumouriez, qui le menaca de coups de baton s'il ne lui ren-
dait pas six louis qu'il avait pretes a sa soeur, qu'il celebrait et
laissait mourir de faim ; 6° Beaumarchais mine, blame et mene
en Angleterre, par qui, pourquoi; ce qu'il y fait en attendant
qu'il y joue le role que les circonstances lui preparaient deja;
7° ses projets sur le personnage alors connu sous le nom du
<ihevalier d'l5on ; 8Me chevalier d'j5on semoque de Beaumarchais ;
9" anecdote sur un cofTre de fer que Beaumarchais porte a Ver-
sailles; 10" son histoire avec Morande, et fragment d'un incroyable
memoire qu'il envoie de Londres a M. de La Borde, sur les ser-
vices essentiels qu'il avait rendus a M'"" Du Barry; 11° details
tres-curieux sur les raisons qui lui font concevoir le projet
d'aller a Vienne; I'imperatrice I'y fait mettre au cachot jusqu'a
son retour k Paris : anecdote sur son pretendu assassinat ; si
Ton avait pu accuser Beaumarchais de la moindre indiscretion
sur ce voyage, il aurait du craindre Bicetre pour jamais; s'il
avait garde le secret sur lequel on comptait, il perdait le fruit
qu'il se promettait de la celebrite de 1' aventure : comment trahir
ce secret sans etre puni pour 1' avoir revele ? II se donne quelques
coups de rasoir, pretend avoir ete assassine, et de la il faut bien
apprendre que, sans une boite d'or qu'il portait a son cou, parce
qu'elle renfermait une lettre pour I'imperatrice, il eiit ete poi-
gnarde. Rapport de cette fourbe a I'exil de M*** et de M. le d*** ;
12° il retourne en Angleterre, ou la fatalite des circonstances
1. Conti. (Meister.)
2, M»« Arnould. (Id.)
JUIN 1783. , 319
force M***i de le rendre I'agent d'un grand evenement, parce
que M. le comte de***^ ne veut pas seulement avoir Fair d'y
prendre part; 13" veritable epoque de la fortune qu'il acquiert
en devenant I'usurier de la France et de I'Amerique, anecdote
sur ses premiers armements, sur son mysterieux voyage au
Havre, ou il ne fait cependant pas moins afficher qu'il y etait, et
sur I'ordre d'arreter M. Du Coudray; 14° fragments de sa corres-
pondance avec le Gongres; 15° details sur ses speculations de
commerce ; il porte son avidite pour I'argent jusqu'a I'impudence
de demander, au nom du Gongres, I'argent que le Gongres avait
fait remettre aux ofTiciers francais qui devaient passer en Ame-
rique; reponse accablante de M. Franklin sur la reclamation de
M. Ribourguille ; 16° anecdote sur ce qui determine Beaumarchais
a faire son manifesto contre milord Stormont; 17° incroyable
motif qui engage M. le comte de M***ase contenterde supprimer,
par un arret du Gonseil, le barbare galimatias de ce manifesto,
dans lequel Beaumarchais avait porte cependant I'insolence et
I'ignorance au poin d'insulter, par un fait faux et suppose vrai,
la memoire du feu roi et son ministere.
(( Le quatrieme volume ^era consacre au resume des trois
autres, d'ou nait la comparaison qu'on etablit entre Beaumar-
chais, M"* d'j5on et M. de Parades, afm de pouvoir comprendre
les revers de M"*" d'lion, la disgrace de M. de Parades, et la for-
tune de Beaumarchais. L'on verra que les plus grandes qualites,
les prodigieux talents, le merite tres-rare qui rendirent iW^ d'fion
unpersonnage si extraordinaire, et quidonnerent necessairement
une influence momentanee si predominante a M. de Parades, les
destinaient egalement a devenir importants et malheureux. Tout
cela s'explique en faisant comprendre pourquoi les gens hon-
netes, mais faibles, out peur de Tartuffe, et pourquoi les sots et
les fripons aiment les fourberies de Scapin.
« Gette edition paraitra sous les serenissimes auspices de
M. le prince de Nassau % auquel on en fait hommage dans une
epitre dedicatoire, dans laquelle cependant les amis les plus
distingues de Beaumarchais partagent avec le prince la gloire
de proteger les petits talents, les grands vices et les specula-
1. M. le comte de Vergennes. (Meister.)
2. M. le comte de Maurepas. (Id.)
3. A Paris. (Id.)
320 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
tions politiques et mercantiles du sieur Caron de Beaumarchais.
(• On souscrit a Londres, ou cet ouvrage est compose, chez
Waillant; StrancL »
— II y a pres de quarante ans que le bon de M. de La Place
sollicite une reprise de sa tragedie de Venise sauv^e^, Ce qui le
consola longtemps de ne pouvoir I'obtenir, c'est la ferme persua-
sion oil il fut que les comediens ne lui refusaient cette satisfaction
que par egard pour M. de Voltaire, qu'il croyait trop jaloux du
succes que 1' ouvrage eut dans sa nouveaute pour ne pas avoir
employe toutes les ressources de son credit a le faire oublier. La
piece, remise enfm avec beaucoupde peine le 10 du mois dernier,
n'afait que pen d'effet; on atrouve des beautes dans le premier et
dans le quatrieme acte ; mais tons les autres ont paru languis-
sants. Le coup de cloche qui annonce a Jaffier la mort de ses
complices est si mal prepare qu'il n'a excite que le rire et les
huees; le denoument meme a peu reussi, quoique marque par
un de ces vers qui semblent faits pour laisser un long souvenir :
Jaffier, perdant tout espoir de sauver son ami Pedre, I'attire sur
le devant du theatre, I'embrasse, le poignarde, et se tue en
disant :
Embrassons-nous...,meurs libre... etsoisveng^ d'un traitre.
Quelques journalistes se sont avises de reprocher a M. de La
Place que sa pi^ce n'etait que I'imitation d'une tragedie anglaise
d'Otway, qui n'etait elle-mtoe que I'imitation d'une tragedie
nationale constamment estimee, malgre ses defauts,du Manlius
de La Fosse. II leur a fort bien repondu que, « La Fosse n'ayant
donne son Manlius qu'en 1698, il n'est guere possible de pre
tendre que la tragedie d'Otway, donnee en 167*2 ou 1673, puisse
avoir ete calquee sur celle de La Fosse ; qu'il est plus naturel de
supposer que c'est au contraire I'auteur anglais qui pourrait
avoir fourni a La Fosse le plan, I'ordonnance et une bonne partie
du fonds meme de sa tragedie. La Conjuration de Venise^ par
I'abbe de Saint-Real, ne parut qu'un ou deux ans apr^s la piece
d'Otway... » Cette reponse semble peremptoire, mais ne serait-il
pas permis d' observer a M. de La Place que, puisque nous
avions une assez bonne imitation de la piece anglaise, il etait
1. La premiere representation de cette piece etait du 5 d^cembre 1746.
JUIN 17 83. 321
inutile de nous en donner une qui, pour etre plus exacte, en a
paru moins raisonnable et moins interessante? La conduite de
Manlius est tout a la fois plus reguliere et plus dramtique que
celle de Venise sauvce; les caractferes en sont mieux concus et plus
fortement prononces ; quoique inculte, le style de La Fosse brille
de beautes males; il a surtout ce qui manque trop souvent aux
vers de M. de La Place, de la force, de Felan, de la verve tragique.
— Jeanne de Naples^ par M. de La Harpe, vient d'etre
remise au theatre, le 19 du mois dernier, avec quelques chan-
gements au cinquieme acte. Gette reprise n'a pas ete beaucoup
plus heureuse que celle de Venise sauvee; le nouveau denou-
ment, sans faire plus d'effet que I'ancien, a cependant ete gene-
ralement prefere. Tous les morceaux, fort applaudis dans la
nouveaute. Font ete egalement a cette reprise, plusieurs traits
de 1' exposition, la belle scene du second acte, une grande partie
du quatrieme; mais Fensemble de Fouvrage a toujours le meme
defaut d'interet, et ce defaut tient sans doute au choix meme du
sujet, ou du moins a la premiere idee que I'auteur en a concue;
car on ne saurait nier qu'il n'y ait infiniment de merite et de
talent dans les details de Fexeciltion.
— Les Voyages de Rosine^ representes, pour la premiere
fois, par les Gomediens italiens, le 20 du mois dernier, etaient
d'abord en trois actes; on les a reduits depuis en deux. Quoi-
qu'ils aient paru anonymes, personne n' ignore que ce nouveau
chef-d'oeuvre en vaudevilles est de MM. de Piis et Barre. Au lieu
d'en faire I'analyse, il vaut mieux sans doute renvoyer le lecteur
au joli conte de Piron qui leur en a fourni le sujet; ce conte est,
comma on sait, Finverse de celui de la Fiancee du roi de Garbe,
et n'est assurement ni moins gai ni moins moral.
Un des couplets qu'on a le plus applaudis est celui ou les
vieux insulaires representent en choeur a Rosine que tous les ha-
l)itants de Tile doivent avoir les memes droits a ses bontes ( sur
Fair du Ddserteur) : Tous les hommes sont bom, Une sc^ne vrai-
ment joUe est celle de Rosine avec Lucile, deguisee en homme,
et qu'elle choisit fort maladroitement parmi tous les insulaires
qui briguaient Fhonneur de ce choix, a cause du rapport qu'il y
avait entre ses traits et ceux de son amant ; Fembarras de Lucile
et Fhumeur de Rosine forment le sujet d'un duo tout a fait
piquant, et qui I'a paru d'autant plus qu'il est sur Fair dont
XIII. 21
322
CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
toute la France raffole depuis trois mois, sur le fameux air de
Malbrough s'en va-t-en guerre. II n'est pas aise de deviner
quelle est la circonstance qui a mis cette vieille chanson si fort
a la mode ; mais ce qu'il y a de certain, c'est que cette folie ne
le cede gu^re ^ celle des pantins ; nos boites, nos chapeaux, nos
rubans, nos boucles, nos habits, tout est a la Malbrough, nos
processions meme. Je viens de voir celle du Suisse de la rue aux
Ours S le gigantesque mannequin est vetu ci la Malbrough-^ il
ne tient h rien que nos juges ne prononcent leurs arrets sur Fair
de Malbrough. Est-ce a la chanson du page de M. de Beaumar-
chais, est-ce au gout que M'"^ Poitrine a pour bercer monseigneur
le Dauphin avec cette ingenieuse musique, qu'on doit faire hon-
neur d'une si bonne folie? C'est ce que nous nous proposons
d'eclaircir tres-incessamment et avec toute 1' attention que la
chose merite.
— II y a environ trois mois que les Comediens francais recu-
rent I'ordre d'apprendre, pour le service de Versailles, le Maria ge
de FigarOj ou la Suite du Barbier de S&cille. Comme on avait
oui dire ci-devant qu'apres avoir lu la piece le roi avait declare
lui-meme qu'elle etait iujouable, on ne fut pas peu surpris
qu'un ouvrage qui n'avaitpas paru assez decent pour le theatre de
laville, fut demande pour celui de la cour; on supposa que I'au-
teur y avait fait des changements considerables, et Ton se flattait
bien que, justifiee par le succ^s quelle obtiendrait a Versailles,
la pi^ce ne tarderait pas a etre donnee a Paris ; grand mystere
cependant et sur le temps et meme sur le lieu ou cette comedie
devait etre representee pour la premiere fois. Le bruit se repan-
dit d'abord que ce serait dans les petits appartements, ensuite a
Trianon, a Choisy, k Bagatelle, a Brunoy. Les premieres repeti-
tions se firent fort secr^tement a Paris, sur le theatre des Menus-
Plaisirs ; il fut decide enfin que ce serait sur ce meme theatre
des Menus-Plaisirs qu'on jouerait la piece; mais pour quels
spectateurs, par I'ordre, aux frais de qui ? Au lieu de s'eclaircir,
ce secret parut s'envelopper de jour en jour de nouveaux nua-
ges ; on avait admis neanmoins assez de monde aux dernieres
1. C'est I'anniversaire d'un sacrilege commis par un Suisse sur I'image de la
sainte Vierge. (Meister.) — Ce sacrilege avait eu lieu le 30 juin 1418, sous
Charles VI, c'est-a-dire quand les rois de France n'avaient pas encore de gardes
suisses. La procession dont parle Meister eut lieu chaque annee jusqu'en 1789.
JUIN 178 3. 323
repetitions. La veille meme clu jour fixe pour la premiere repre-
sentation % toute la cour en parlait ouvertement ; il en fut meme
question dans les carrosses du roi : les billets etaient distribues,
et ces billets etaient les plus jolis du monde, car c' etaient des
billets rayes ci la Malbrouglt'^. II n'y avait que M. Le Noir, lieute-
nant de police, et M. le marechal de Duras, premier gentil-
homme de la chambre, qui n'avaient pas I'air d'etre dans le
secret de la fete. « J'ignore, disait le matin meme M. Le Noir,
par quelle permission Ton donne ce soir la piece de M. de Beau-
marchais aux Menus-Plaisirs ; ce que je crois bien savoir, c'est
que le roi ne veut pas qu'on la joue... » Ce ne fut qu'entre
midi et une heure qu'on recut et aux Menus-Plaisirs et a la police
un ordre expres du roi d'arr^ter la representation. Le lende-
main, les acteurs de la Gomedie-Francaise et de la Comedie-
Italienne furent man des par M. le lieutenant de police, et il leur
fut expressement defendu, de la part de Sa Majeste, de repre-
senter la piece en question sur quelque theatre et quelque part
que ce puisse etre. Nous ne sommes pas assez inities dans les
secrets de M. Caron de Beaumarchais pour reveler les ressorts
caches de cette singuliere aventure; mais ce qui nous a ete
assure positivement, c'est que le poete negociant et negociateur
a paye seul tons les frais qu'ont exiges les repetitions de son
ouvrage ; frais qui se montent a dix ou douze mille livres. C'est
done sur un theatre appartenant a Sa Majeste que le sieur Caron
a tente de faire representer une piece que Sa Majeste avait defen-
due, et I'a tente sans autre garant de cette hardiesse qu'une
esperance donnee, dit-on, assez vaguement par Monsieur, ou par
M. le comte d'Artois, qu'il n'y aurait point de contre-ordre.
Nous n'avons vu que la derniere repetition de ce fameux
ouvrage; elle fut fort lente et fort tumultueuse. Nous ne pou-
vons, d'apres une telle representation, juger que tres-imparfai-
tement de I'ensemble de I'ouvrage. Les fils dont I'intrigue de
cette piece est tissue sont si fins, si delies, quelquefois aussi tel-
lement embrouilles, qu'il en est plusieurs sans doute qu'il nous
a ete impossible de bien demeler; nous croyons cependant avoir
remarque des situations qui ont fait beaucoup de plaisir, et qui
1 . Vendredi 13. (Meister.)
2. Nous n'avons pu voir un exemplaire de ces billets, ni savoir ce qu'il faut
entendre par un billet raye d la Malbrough,
32h CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
nous ont paru en effet d'un comique ingenieux. Ge drame n'est
pas, il est vrai, d'une morale tres-pure; la comlesse est un peu
tentee d'effleurer I'education du petit page; le comte a grande
envie d'user avec Suzette d'un ancien droit qui blesse egalement
la pudeur et la saintete du lien conjugal ; mais que de comedies
ne voyons-nous pas tons les jours au theatre dont les moeurs ne
sont pas plus honnetes, et dont le langage est encore moins
decent! Les traits de critique et de satire repandus dans tout le
cours de I'ouvrage, et surtout dans le troisieme et dans le cin-
quieme acte, ont probablement contribue beaucoup plus que le
fonds meme de la piece a en faire defendrela representation. Le
dialogue du Manage de Figaro ressemble a celui du Barhier de
Seville; on y court apr^s le trait ; la reponse est souvent le seul
motif de la question; ce trait n'est quelquefois qu'une pointe, un
proverbe retourne, un mauvais calembour; en voici quelques
echantillons : Tant va la cruche ci Vcau,.. quW la fin elle s'em-
plit... GaudeanL bene nali ; non, gaudeant bene nantis...
Vamour^ dit le comte a Suzette, ne$t que le roman du coBur^
c'est le plaisir qui en est ridstoire... Toutes ces choses, ou
deplacees ou de' mauvais gout, n'empechent pas que i'ouvrage
ne soit ecrit en general avec beaucoup d'esprit et de gaiete;
mais c'est dans la maniere dont I'intrigue est concue et dans la
manifere dont elle est conduite que Ton a cru voir le plus de
talent et de verve vraiment comique. Le sieur Dazincourt a jouc
avec beaucoup d'intelligence le role de Figaro ; M"* Sainval, celui
de la comtesse; il n'y a personne qui n'ait trouve M"" Contat
charmante dans le role de Suzette ; celui du petit page semble
fait tout expres pour la physionomie vive et piquante de M'"* Re-
mond, jeune actrice de la Comedie-Italienne.
— On a fait une assez jolie caricature dont I'epigraphe est
Avis au public^ tetes d. ehanger, C'est un magasin ou Ton voit
une grande affluence d'hommes et de femmes de toute condition
qui viennent se pourvoir, selon leur besoin, de nouvelles tetes,
, de nouvcaux culs, de nouvelles hanches, etc. L'idee de cette gra-
vure a beaucoup reussi, et ce succes a donne lieu a de mauvais
couplets* qu'on attribue a M. Despres, secretaire de M. le baron
de Besenval.
1 . Sur I'air : Changez-moi cette tite. (Meister.) — Les Memoires secrets (l**" juillet
1783) rcproduisent ces onze couplets.
JUIN 1783. 325
VERS ADRESSES A M. DE LA IIARPE
PAR m'^" PHILIPPINE DE SIVRY,
EN LUI ENVOYANT UN BILLET POUR VENIR VOIR AVEC ELLE
l'op^ra B'Armide el Renaud.
Pour mieux meriter ton suffrage,
Dans tes ecrits je veux puiser
L'art de plaire et Tart de penser.
Je n'ai pas ton talent, mais je n'ai pas ton age :
Des longtemps Apollon t'a su favoriser.
Moi, je rimplore au pied de la double coUine;
Ce n'est qu'en fapprochant que ma muse enfantine
Peut croire dej^ s'y placer.
Pres de toi je suis au Permease;
Yiens me faire jouir de cet enchantement,
Et demain pour Armide, en tenant ta promesse,
Viens r^unir pour un moment
L'enchanteur a Fenchanteresse.
— Nous avons bien tarde de parler de I'opera de Peronne
saiiv^e, represente, pour la premiere fois, le mardi 27 mai ; et
nous n'en avons pas moins le regret de nous voir obliges d'en
dire un mot sans pouvoir encore apprendre a nos lecteurs que
le public a fini par lui rendre la justice qui lui etait due. Les
paroles de cette pitoyable rapsodie sont de M. de Sauvigny, la
musique de M. Dezede. Un bruit populaire, dont une procession
publique qui se fait tons les ans a Peronne a conserve le souve-
nir, est le titre le plus authenlique de I'exploit que M. de Sauvi-
gny a cru devoir venger de I'oubli de I'histoire.
En sortant de la premiere representation de Peronne sauv^e,
representation qui fut assez orageuse pour faire croire que ce
serait la derniere, quelqu'un fit le couplet que voici, sur I'air :
Beveillez-vous, belle endormie :
P6ronne etait jadis pucelle;
Elle est f et Ton dira :
De quoi diable s'avisait-elle
De se sauver d rOp6ra?
— Les Merveilles du del et de Venfer et des terres plane-
tciires et australes. par Emmanuel de Swedenborg, d*aprh le
timoignage de ses yeiix et de ses oreilles ; traduit du latin par
326 CORRESPONDANCE LITTERAIHE.
A.-J. P... 1. Deux volumes in-S". A Berlin, chez Decker, impri-
meur du roi. L'auteur commence par nous assurer que tout
homme embrase, a I'instant de sa mort, de I'amour celeste monte
droit au ciel ; il nous raconte ensuite tres-serieusement que lui-
meme a fait ce voyage de son vivant; il entre dans les details les
plus circonstancies sur les habitations destinees dans le monde
spirituel aux Anglais, aux Hollandais, et nommement aux Pari-
siens. Toutes ces visions sont loin de valoir celles de Virgil e et
d'Homere; elles sont fort au-dessous de celles de I'Arioste et de
l'auteur de la Pucelle; ainsi Ton est beau coup moins tente de
croire aux revelations divines de M. de Swedenborg qua celles
d'Homere et de ses rivaux. Ge qu'il y a de plus extraordinaire
dans les Merveilles du ciel et de Venfer et des terres plane-
taires et auslralcSy c'est que ce monument de delire soit I'ou-
vrage d'un homme distingue non-seulement par sa probite, mais
encore par ses connaissances et par ses lumieres. On voit dans
I'eloge imprime a la tete de ces deux volumes, eloge prononce a
I'Academie de Stockholm par M. de Sandel, que notre proph^te
suedois, fort different de la plupart des prophetes ses devan-
ciers, avait approfondi les parties les plus importantes de la phi-
losophie, qu'il savait beaucoup de physique, d'histoire naturelle,
de geometrie, de chimie, d'anatomie, etc. On a de lui un grand
nombre d'ouvrages tres-estimables ; un recueil de vers composes
dans sa jeunesse, Ludus Heliconius, Dccdalus IJyperboreus;
un projet de fixer la valeur de nos monnaies, et de determiner
nos mesures, de mani^re a supp rimer toutes les fractions pour
faciliter les calculs ; un traite de la position et du cours des pla-
netes ; differents traites de mineralogie.
Le trait le plus singulier de son talent pour la divination, et
le plus inexplicable sans doute parce qu'il est le mieux con-
state, le voici : « La reine de SuMe lui demanda un jour s'il
pouvait savoir le contenu d'une lettre qu'elle avait ecrite a son
frere le prince de Prusse defunt, contenu dont elle etait assuree
que personne au monde n' avait connaissance que ce frere. M. de
Swedenborg lui repondit qu'il lui ferait le recit du contenu de
celte lettre dans peu de jours : il tint parole ; car, ayant tire Sa
1. Antoine-Joseph Perneti, ancien bdnedictin r6fugi6 en Prusse, ou il etait
■devenu bibliothecaire de Frederic II. (B.)
JUILLET 1783. 327
Majeste a part, il lui dit mot pour mot le contenu de ladite
lettre. »
Ce fait est confirme par des autorites si respectables qu'il
est impossible de le nier; mais le moyen d'y croire!...
LETTRE
DE M. LE COMTE DE BUFFON A M. LE COMTE DE BARRUEL*
Au sujET DE LA Lettre du President
suR LE POEME DES Jardius.
(( J'ai recu, monsieur le comte, et j'ai fait lire en bonne
compagnie, quoique en province, votre Lettre sur le poeme des
Jardins, Nous autres habitants de la campagne, et qui ne nous
piquons pas d'etre poetes, I'avions juge comme vous pour le
fond, et nous avons admire votre maniere d'analyser la forme.
« Gette critique est non-seulement de tres-bon gout, mais
d'un excellent sens; et si vous ne savez pas encore faire des
vers mieux que M. I'abbe, votre prose vaut mille fois ses vers.
<]e petit ecrit est plein d' esprit, le style est naturel et facile, et
la plaisanterie est du meilleur ton.
« Je vous en fais mon compliment en attendant I'honneur
de vous recevoir a Paris. G'est peut-etre de moi que vous aurez
k dire que je siiis meilleur a connaitre de loin que de pres.
« J'ai I'honneur d'etre avec un respectueux attachement, etc. »
JUILLET.
La premiere nouveaute que nous aient donnee les Come-
diens francais depuis leur rentree est Pyrame et Thisbe, scene
lyrique, dans le gout de Pygmalion^ d'Ai^ianey etc. G'est le
sieur Larive qui en est I'auteur, et qui Test doublement, puis-
1. M. le comte de Barruel a bien voulu signer, dit-on, le pamphlet en question;
on ne Ten donne pas moins k M. de Rivarol, et cela fait rire tout has M. de Cham-
fort. (Meister.) — Meister a I'air de vouloir dire que cette Lettre, dont il a deji
et6 parl6 p. 178, etait de Chamfort; elle etait bien, comme il I'a pr6c6demment
dit lui-m6me, de Rivarol. (T.)
328 , CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
qu'il y joue le principal role. La musique est clu sieur Baudron,
a qui nous sommes aussi redevables de la nouvelle musique du
Pygmalion de Jean-Jacques. Le sujet de ce nouveau melodrame,
represente, pour la premiere fois, le lundi 2 juin, est assez
connu, peut-6tre meme I'est-il beau coup trop pour I'interet de
I'ouvrage. Le poete acteur a suivi fidelement la fable d'Ovide, et
en a developpe plusieurs circonstances de la maniere la plus-
heureuse et la plus propre a former un tableau dramatique;
mais comment preparer par une seule scene une catastrophe de
ce genre? Comment faire passer si promptement I'ame du spec-
tateur du calme de Tidy lie aux plus violentes emotions de la
scene tragique? C'est une difficulte qui tient au fond du sujet^
aux bornes memes de Tart, aux limites etroites du melodrame ;
aussi, quelque favorablement qu'on ait accueilli le commence-
ment de la sc^ne, I'indulgence du public ne s'est jamais sou-
tenue jusqu'au denoument, et dans I'instant ou Thisbe-Sainval
se couche avec tant d'abandon sur le sein du beau Pyrame, on
a toujours vu ce public si susceptible plus pr^t a s'egayer qu'a
s'attendrir.
II y a une autre scene lyrique de Pyrame et Thish{'^([m parut
il y a quelques annees, de M. Martineau, I'auteur ou plutot le
traducteur d'Ariane ahandomidcj c'est le meme sujet, mais
I'execution en est tr^s-difierente ; I'ouvrage du sieur Larive-
annonce plus d'intelligence du theatre, le mouvement en est
plus rapide, plus varie, le style a tout a la fois plus de chaleur
et moins de negligence.
— Nous vous avons rendu compte dans le temps de la tra-
duction du PhilocU'te de Sophocle, par ^L de La Harpe ; il ne
nous reste plus qu'a parler du succes que la piece a eu au
theatre, ou elle a ete representee, pour la premiere fois, le lundi
16 juin. Quoique cette tragedie n'ait produit que deux ou trois
bonnes recettes, quoiqu'a la cinquieme representation elle soit
ce qu'on appelle a la Gomedie tombee dans les regies, il n'en est
pas moins sur qu'elle a obtenu un succes d'estime tres-decide.
Tout sublime quest ce chef-d'oeuvre de Sophocle, et n'eut-il
rien perdu k etre mis en francais, il ne pouvait avoir pour le
theatre de Paris le meme inter^t qu'il eut autrefois pour celui
d'Athenes; ces fleches d'Alcide, sur lesquelles roule tout le
mouvement de Taction, ne sauraient nous inspirer le meme
JUILLET 1783. 320
respect, la meme veneration qu'aux Grecs, et une piece sans
amour, sans role de femme, aura toujours pour des spectateurs
francais quelque chose de fort etrange. II faut convenir encore
que si c'est surtout pour la simplicite du sujet que la tragedie
de Pldloctcte est admirable, cette tragedie semble aussi pouvoir
se passer moins qu'une autre de toute la pompe du theatre grec.
Le relranchement des choeurs la laisse trop nue; il en fait
paraitre, si j'ose m'exp rimer ainsi,les formes plus maigres et plus
seches. Ces choeurs, qui pouvaient bien gener quelquefois Tac-
tion, servaient aussi tres-heureusement a remplir les vides, et
ceux de Philoctcte ont quelque chose de touchant et de religieux
qui arrete 1' attention du spectateur sur les tableaux dont le poete
cherche a prolonger I'impression, et preparent avec plus d'art
I'efTet du denoiiment, denoument d'opera si Ton veut, mais le
seul dont Faction paraisse susceptible. Quoi qu'il en soit, peut-
on savoir trop de gre a M. de La Harpe de nous avoir montre
enfm la tragedie la plus grecque que Ton eut encore vue en
France? Ce n'est pas la, disait quelqu'un, du Sophocle tout pur,
c'est du Sophocle tout sec; mais c'est pourtant du Sophocle, et
de toutes les beautes de I'oHginal que M. de La Harpe a eu le
talent de faire passer dans notre langue, il n'en est aucune qui
n'ait ete vivement sentie. La scene ou le malheureux Philoctete,
pret a suivre Pyrrhus, tombe subitement dans un de ces acces
produits par le poison de sa blessure, cette scene de convul-
sions, que le pere Brumoy jugeait qu'on supporterait avec peine
sur notre theatre, est une de celles qui ont le mieux reussi ; en
effet, quel spectacle plus dechirant! et quel moyen plus naturel
et plus pathetique de renverser I'espoir de Philoctete, et de don-
ner lieu au repentirde Pyrrhus!... C'est surtout dans cette scene
quele sieur Larive nous aparu faire le plus d'elfet; on pent dire
qu'en general il a tres-bien concu les caracteres de noblesse et
de verite qui convenaient au personnage de Philoctete ; il ne les
a point perdus de vue, ni dans I'expression de ses tourments, ni
dans les eclats de sa fureur centre Ulysse et les Atrides, ni dans
ces elans d'une sensibilite plus douce, lorsqu'il cherche a inte-
resser la pitie du fils d'Achille. Ce dernier role a ete rendu assez
faiblement par un jeune acteur, nomme Saint-Prix * .
1. Jean-Amable Foucauld, dit Saint-Prix, ne en 1759, k Paris, avait debute le
330 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
— Les nouveautes de la Comedie-Italienne se succedent avec
une rapidite que Ton a peine a suivre ; mais la plupart de ces
nouveautes sont comme ces fleurs ephemeres qu'un instant fait
eclore et qu'un instant aussi voit disparaitre. Le Pcre de pi^o-
vince^ comedie en trois actes et en vers libres, de M. Prevot,
auteur du Public^ piece a vaudevilles, donnee, sur le meme
theatre, I'annee derniere, et Dame-Jeanne^ parodie de Jeanne
de Naples, en un acte et en vaudevilles, ont ete representees,
pour la premiere fois, le meme jour, le vendredi 6 juin.
L'intrigue du Pere de province est si faible et si embrouillee
qu'il serait fort difficile d'en faire une analyse intelligible, et,
apres y avoir reussi, on serait bien sur de n' avoir fait qu'une
chose parfaitement ennuyeuse. Le faste, les folles depenses, tous
les desordres qu'on reproche aux moeurs de la capitale y sont
livres a la censure la plus am6re. Gette intention est assurement
fort louable; mais I'auteur a trop oublie que la seule mani^re
d'attaquer le vice au theatre, c'est d'en montrer le ridicule : des
armes plus serieuses ne sont pas a 1' usage de la Muse comique;
elles appartiennent a I'eloquence de la chaire et des philosophes
moralistes. Le style de M. Prevot est en general fort incorrect,
fort neglige; mais, a travers les details fastidieux de sa longue
diatribe, on trouve cependant des tirades enti^res ecrites avec
assez d'humeur et d'energie pour meriter d'etre citees; nous
nous permettrons d'en rappeler ici quelques-unes.
En se cherchant il semble qu'on s't^vite.
On rentre chez soi trfes-content,
Quand un portier intelligent
De part ou d'autre a sauve la visite.
On a beaucoup d'amis, mais c'est sans liaison ;
Bref, le choix (§tant nul dans la foule indiscrete
Qu'on adopte sans goiit, qu'on quitte sans fagon,
De visages nouveaux sans cesse on fait emplette,
Et c'est ce qu'on appelle ici tenir maison.
On entre en scene k dix-huit ans,
Dans le monde on se precipite :
Une femme vous prend, vous promene et vous quitte.
Bientot mon grand enfant k ses pareils dcplait ;
^ novenibre 1782 par le role de Tancrede, et avait ete regu en 1784. II quitta le
theatre le 1" avril 1818, et mourut le 28 octobre 1834.
JUILLET 1783. 331
L'homme form6 le fuit et le vieillard le hait.
Que devenir ? Errant a Taventure,
Isole dans le tourbillon,
La liberte du jeu lui parait la plus sure;
11 s'y livre d'abord par ton,
Et le desoeuvrement entrainant Thabitude,
A trente ans vous voyez un sot
Qui, pour avoir v6cu trop tot,
Gemit dans le chagrin et la decrepitude.
Le financier Mondor dit a la folle Dorimene :
Tout ce que j'ai gagne, dans le luxe est perdu.
DORIMENE.
Savez-vous ce qu'on fait en telle circonstance?
MONDOR.
On se corrige.
DORIMfeNE.
Eh ! non, on double sa depense,
On augmente son train, etc.
— Erolika Biblion^ avec cette epigraphe : Ahstnisum cxcu-
cUt. A Rome, de I'imprinierie du Vatican i. G'est un livre fort
licencieux quant au fond, et fort grave quant a la forme; c'est
le libertinage d'un erudit qui a beaucoup plus de pedanterie que
d'imagination et de gout, maisqui s'est donne la peine derecher-
cher et de recueillir avec un soin bizarre tous les usages et tons
les raffinements inventes par les anciens pour etendre et pour
varier les hommages du culte qu'ils rendaient a la Yolupte. En
verite, on nous prendrait pour de grossiers sauvages en com-
parant nos plus illustres voluptueux a ceux de Rome et
d'Athenes. Le chapitre du Thalaha est un des plus curieux
et des plus ridicules; on ne se permettra pas d'en dire davan-
tage.
— Essais philosophiques siir les mcEurs de divers animaux
MrangerSj avec des observations relatives aux principes et
usages de plusieurs peuples, ou Extrait des voyages de M, ***
en Asie-y volume in-S'', avec cette epigraphe :
Usus et impigrae simul experientia mentis
Paulatim docuit. Lucre t.
\. 1783, in-8". Par Mirabcau.
332 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Nous avons cherche jusqu'ici tres-inutilement a decouvrir le
nom de I'auieur* ; on salt seulement qu'il n'est pas inconnu au
gouvernement, dont il croit avoir a se plaindre. Get ouvrage
n'est qu'une rapsodie tres-informe, mais ou Ton trouve un assez
grand nombre de faits peu connus et quelques observations assez
nouvelles : M. de BufTon, a qui 1' ouvrage est dedie, les a jugees
curieuses et trh-hornies. Gelle-ci serait-eile du nombre?
(( Des medecins arabes, dit notre anonyme, ou turcs et m6me
Chretiens, de difTerentes parties meridionales de I'Asie, preten-
dent que Ton a observe dans certaines emanations du corps de
I'ane une propriete medicale contre une maladie secrete... Je
tacherai d'indiquer ici ce specifique singulier avec la circonspec-
tion convenable... »
Et voici ce qu'il ajoute :
(( Peculiare remedium contra recens seminis elTIuvium in ali-
quot Asiifi partibus clam adhibetur. Qui hoc morbo recenter
laborat dietai, quae et alvum moveat et sanguinis acrimoniam
obtundat, statim subjiciendus est. Mox veretrum, tribus vel qua-
luor continuis diebus in vaginam asina^ intromittendum, ubi per
semihoram remanere debet. Asina vero sit junior, robusta et ita
constricta ut movere nequeat : si qua3 autem extulit, antepo-
natur. Quod experimentum si eventu plerumque felici com-
probatum supponatur, conjicere licet particulas volatiles liquoris
prolifici, aut humoris qui asina? vaginam lubrificat a venis veretri
absorptas, virusque venereo locali immixtas, ipsum neutralisare
ethebetare posse. Ututsit, addere debeoAsiaticos, actum hunc, in
semet spectatum solaque habita ratione legum naturae f(rdo et
effrenato coitu violaturum, aeque ac nos exsecrari. Hominiverum
necessitate, vel etiam comprobata utilitate compulse, pecudis-
corpore omni modo, et citra scelus, abuti licitum esse arbitrari
videntur. » De graves personnages, dit encore notre auteur, ne
considerent une telle recette que com me un topique a peu pres
innocent, quoique de nature a ne devoir 6tre conseille qu'avec
discretion.
Notre illustre naturaliste rangerait-il encore dans le nombre
des observations qu'il a jugees curieuses et trh-honnes le pro-
1. L'auteur des Essais philosophiques se nommait Foucher d'Obsonville. Get
estimable voyageurest mort dans les environs de Meaux,le 14 Janvier 1802, age de
soixantc-huit ans. II a compose divers autres ouvrages. (B.)
JUILLET 1783. 333
cede du ragout bizarre dont quelqaes Tartares mogols se rega-
lent dans certaines parties de plaisir ?
« Des palefreniers amenent iin cheval de sept a huit ans,
commun mais nerveux, bien nourri et en bon etat. On lui pre-
sente une jument comme pour la saillir, et cependant on le
retient de facon a bien irriter ses desirs. En fin, dans le moment
oil il semble qu'il va lui etre libre de s'elancer dessus, Ton fait
adroitement passer sa verge dans un cordon dont le noeud cou-
lant est rapproche du ventre; ensuite, saisissant I'instant oii
I'animal parait dans sa plus forte erection, deux hommes qui
tiennent les extremites du cordon les tirent avec force, et sur-
le-champ le membre est separe du corps au-dessus du noeud
coulant. Par ce moyen , les esprits sont retenus et fixes dans
cette partie, laquelle reste gonflee; aussitot on la lave et on la
fait cuire avec divers aromates et epiceries aphrodisiaques.
<)uant au corps du cheval, apres avoir enleve ce dont on a
besoin, le reste est vendu ou plutot envoye a des amis. »
Les observations de notre voyageur anonyme ne sont pas
toutes aussi extraordinaires que celles qu'on vient de citer; mais
son ouvrage en offre beaucdup qu'on ne saurait se dispenser de
ranger dans la meme classe. Le mystere de la generation parait
avoir ete un des objets iavoris de ses recherches et de ses medi-
tations. Je doute que nos physiciens trouvent bien lumineuse
Texplication qu'il en donne dans un des premiers fragments de
son recueil, explication annoncee avec toute I'emphase et toute
la pretention d'une decouverte nouvelle. «. Ce feu, dit-il, c'est
1' esprit de vie; principe, mobile et soutien eternel des formes de
ce qui existe, ce feu penetre et agite, il developpe ces elements
mixtes qui s'olfrent a son action; des lors, uni intimement a eux,
il leur imprime I'impulsion necessaire pour, en se combinant,
se fondant ensemble, former un corps organise, enfin un animal
vivant. C'est ainsi qu'en considerant le mecanisme des langues,
Ton voit que les voyelles et les consonnes concourent pour la for-
mation des mots ; en effet, celles-ci ne deviennent fecondes que
par suite de leur union avec les premieres, en qui seules reside
le principe de vie. »
Sa note sur les danseuses indiennes n'est pas aussi eloquente
que la peinture qu'en fait I'abbe Raynal; mais elle n'est pas
moins curieuse. u L'etat de ces danseuses, dit le nouveau voya-
33/j CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
geur, est en lui-meme si peu devoue k I'ignominie qu'un des
noms sous lequel elles sont tres-souvent designees est celui de
servantes des dieux. Presque seules entre les femmes de ces
contrees, elles apprennent a lire, ecrire, chanter, danser et jouer
des instruments ; de plus, quelques-unes savent trois ou quatre
langues. Yivant par petites troupes, sous la direction dematrones
discretes, il ne se fait point de ceremonies, ni de fetes, soit
civiles, soit religieuses, ou leur presence ne soit un des ornements
a peu pr^s necessaires... Consacrees par etat a celebrer les
louanges des dieux, elles se font un pieux devoir de contribuer
aux plaisirs de leurs adorateurs, de tribus honnetes. L'on en a
cependant vu qui, par raflinement de devotion, se reservant pour
les brames et des especes de moines mendiants, ont dedaigne
toutes oflres et toutes caresses profanes... C'est a tort que quel-
ques personnes ont presume que les temples profitaient du fruit
des veilles plus ou moins meritoires de ces danseuses ; elles en
recoivent au contraire, dans des temps fixes, de modiques retri-
butions en denrees et en argent. Quant a la forme de leurs ajus-
tements, elle est leste et voluptueuse, et neanmoins plus decente
que celle usitee par la plupart des aulres femmes du pays ; elle
est d'ailleurs fort bien assorlie a la couleur de leur carnation.
Une chose qui peut-^tre semble imprimer a leur physionomie
une certaine durete, c'est I'usage tres-commun parmi elles d'in-
troduire sous lapeau de leurs paupieres de la poudre d'antimoine
calcinee; par la elles pretendent, en fortifiant leurs yeux, leur
donner plus d' expression. A I'egard de leurs danses, il faut con-
vcnir qu'en public, et surtout dans les etablissements europeens,
elles ne se permettent rien de messeant ; leur grand defaut, dans
ces circonstances, est presque toujours une ennuyeuse mono-
tonie. Au reste, formes pour plusieurs sortes de parties, les
ballets, qu'en general elles executent plus souvent, sont moraux
ou meme guerriers ; dans ceux-ci , le sabre et le poignard en
mains, quelques-unes font preuve d'unelegerete et d'une adresse
a etonner. Ge n'est que dans I'interieur des tentes ou des mai-
sons que, bien penetrees de leur sujet, c'est-a-dire de quelque
aventure galante, elles executent avec souplesse, prestesse et
precision, les danses les plus lascives. Les accords de voix et
d' instruments, le parfum des essences et celui des fleurs, la
seduction meme des charmes qu' elles dirigent contra les specta-
JUILLET 1783. 335
teurs, tout se reunit pour porter le trouble et I'ivresse dans leurs
sens, litonnees, puis agitees, palpitantes, elles paraissent suc-
comber sous I'impression d'une illusion trop puissante. Grace a
ces prestiges, ce n'est point I'impudence, c'est le temperament,
c'est I'amour qui, d'accord, paraissent avoir souleve le voile de la
timide et naive innocence, etc., etc. »
M. Adanson qui, dans ses fameux voyages, parait avoir eu
beaucoup de relations avec les singes et les connaitre mieux que
personne, nous a bien assure que notre anonyme debitait beau-
coup de fables sur leur compte, mais il ne nie point ce qu'il dit
de leur attachement pour les temples, ou ces animaux sont souf-
ferts par les Indiens Gen tils avec une bonte dont journellement
ils abusent. « Dans plusieurs endroits, dit-il, des troupes consi-
derables de ces singes se sont pour ainsi dire domiciliees au
milieu d'eux, s'etant surtout approprie les hauts de temples
antiques et vastes ou elles vivent et propagent en pleine securite. . .
La musique semble faire sur eux une impression puissante et
agreable. Ce qu'il y a de vrai, c'est que chaque fois que des
troupes d'Indiens et souvent aussi de soldats europeens marchent
au son des instruments, non-seulement proche de temples ou de
lieux ou ces animaux sont un peu familiarises, mais meme dans
des cantons inhabites, aussitot vieux et jeunes, males et femelles,
tous accourent sur la pointe des rochers ou les extremites des
branches d'arbres. Les vieillards accroupis admirent et se tre-
moussent un peu, mais les autres poussent de petits cris d'alle-
gresse, sautent et gambadent tant que cette bruyante symphonie
pai-vient a leurs oreilles. Ainsi, me disait M. de Maisonpre, qui
un jour avec moi s'amusait de ce singulier spectacle, un nouvel
Orphee qui, sur son instrument, saurait saisir les tons les plus
propres a puissamment aflecter ces animaux pourrait done aller
dans les bois et se faire suivre par cette troupe grotesque, etc. »
L'article des chevaux est un des articles de ce recueil qui
nous a paru le plus instructif ; c'est aussi I'un des plus etendus.
On y trouve des details assez approfondis sur les difi'erentes races
de chevaux tartares, persans, indiens, arabes, etc. , sur les soins
infmiment recherches avec lesquels les chevaux fms sont entre-
tenus dans I'lnde, et sur les inconvenients qui resultent souvent
de ce regime, etc. La race de chevaux la plus commune en Arabie
est appelee hatik, Les negociants n'en amenent dans les ports
336 CORRESPONDANGE LITT£RAIRE.
de I'Inde que tres-peu de races kailhan, surtout de la premiere
qualite. Les Arabes attribuent aux juments une telle superiorite,
qa'ils donnent par honneur le nom de farass, qui lilteralement
signifie une cavale, a la monture male ou femelle d'un homme
distingue.
Dans le nombre des meprises et des inexactitudes que M. le
comte de BufTon a ete dans rimpossibilile de verifier, notre au-
teur n'a eu garde d'oublier celle-ci.
« Ce celebre naturaliste cite, dit-il, un moine de la congre-
gation de Sainte-Catherine de Sienne, qui a appris dans I'Inde
que la mangouste y est appelee chit^i. Je n'ai pu m'empecher
de sourire de la singularite du malentendu et de I'application du
mot chiri a cet animal si avide de serpents. II suflira de dire
que ce nom est celui nuUement deguise ni allegorique de la
partie sexuelle d'unefemme. Je crois entrevoirce quia pu causer
1 erreur de ce voyageur. Presque tous les peuples de I'univers
mesusant, comme Ton sait, de certains mots qui presentent des
idees indecentes, les emploient trop souvent sans motif sense,
soit dans des moments d'humeur, soit simplement pour plaisanter.
Or les Indiens malabares, surtout les gens du peuple, voulant
goguenarder ou se debarrasser de questions importunes, repon-
dent quelquefois par ce mot chiri, que le bon moine se sera hate
de consigner dans son albmn. »
Un j^ost-scriptum de notre anonyme nous promet une version
simple et litterale de morceaux detaches d'une tradition de la
plus haute antiquite oil Ton voit le precis des plus etonnantes
revolutions physiques, politiques et morales, de vastes entre-
prises sur terre et sur mer par trois grands peuples, un apercu
de toutes leurs connaissances, leur religion., la manifere de con-
suiter rfitre supreme, enfin jusqu au plan, aux combinaisons
d'unetrame a peine concevable ourdie centre le genre humain, etc.
La maniere de consulter I'^tre supreme est le seul des articles
mentionnes que I'auteur se croit oblige de laisser dans I'oubU,
parcequ'elle pourrait devenir un moyen de superstition et d'abus.
Cette version pourra etre egalement verifiee par un Francais, un
Espagnol ou un Russe eclaires, car la difference des langues est
etrangere aux monuments dont il s'agit.
Nous desirous fort que cette version prouve au moins que
I'auteur entend mieux cette langue universelle qu'il n'entend
JUILLET 1783. 337
notre pauvre langue vulgaire, clans laquelle il s'exprime souvent
d'une maniere fort obscure et fort incorrecte.
— Le sieur Metra ^ a le plus enorme nez qu'on ait jamais vu
en France et peut-etre dans I'univers. Personne n'ignore, a Paris,
que cet homme d'une figure si distinguee passe regulierement
une grande partie de la journee aux Tuileries, sur la terrasse des
Feuillants, a ecouter des nouvelles ou a en dire. Ses liaisons avec
M. le comte d'Aranda, qui avait daigne le choisir pour etre le
pasquin ou le heraut des gazettes de Madrid, lui avaient donne
une sorte de consideration qui est fort diminuee depuis la paix.
11 s'en console en devisant avec une vieille demoiselle, bel esprit,
qui se nomme M"^ Serionne ; on vient de consacrer ses tendres
assiduites par le quatrain que voici :
Un beau programme d'opera,
Et qui n'etonnera personne,
C'est d'accoupler le dieu Metra
Avec la nymphe Serionne.
— On trouve dans le second volume des OEuvres de Tabbe
de Voisenon un opera-comique intitule /'y4?'^ de guerir V esprit -^
M. Despres, auteur de la chanson : Changez-moi cette tete, a
juge a propos de changer le titre de cette piece, d'en faire une
comedie sans ariettes, et de I'appeler V Auteur satirique-, c'est
sous cette nouvelle forme que ce petit ouvrage a ete represente,
pour la premiere fois, paries Gomediensitaliens, lemardi24juin.
On n'a rien perdu assurement a la suppression des ariettes ; il
n'y en avait aucune qui fut en situation, presque aucune qui put
fournir au musicien le motif d'un air interessant; car des epi-
grammes ou des madrigaux ne pretendent guere a I'expression
musicale : ainsi, en les supprimant, on a donne tout a la fois plus
de mouvement a la scene et plus de vivacite au dialogue ; mais
le vide de Taction, la maigreur du sujet, le defaut de vraisem-
blance en ont peut-etre aussi paru plus sensibles.
Une chose sans doute assez ridicule, c'est que dans tout le
cours de la piece il n'echappe peut-etre pas un seul trait de satire
1. Redacteur principal ou plus vraisemblablemcnt entrepreneur de la Corres-
pondance secrete, politique et litteraire, Metra, dont la vie est assez mal connue.
a 6t6 I'objot d'un Eloge ironique de Leclerc de Sept-Ch6nes. Nous avons reimprlm6
cette facctic avec une courte notice (Charavay freres, 1879, in-18).
xiii. 22
338 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
k I'auteur satirique, et que c'est lui seul au contraire qui ne cesse
d'etre en butte a repigramme, aux sarcasmes des deux bonnes
ames qui out entrepris de le guerir de son penchant pour la sa-
tire. Toute bizarre quest cette inconsequence, on laretrouve dans
la plupart de nos comedies modernes, et surtout dans celles qui
ont la pretention d'etre des pieces de caract^re ; le personnage
principal n'y est pour ainsi dire que le jouet immobile de tout ce
qui I'entoure; tons les traits sont lances contre lui, et, sans cesse
attaque, il ne lui est presque jamais permis de se defendre; s'il
ose le hasarder, c'est sans force, sans energie, et Ton voit tou-
jours I'auteur tremblant de s'embarrasser lui-meme.
L'abbe de Voisenon n'eut pas desavoue la plupart des vers
qu'on s'est permis d'ajouter a son ouvrage. Qui ne croirait de
lui, par exemple, tous ces vers-ci :
Un libraire aujourd'hui n'est qu'un marchand de modes ;
Le lendemain vieillit la nouveaut6 du jour.
Un philosophe, mon enfant,
Cela se prend com me une femme.
Qui, moi, j'^pouserais un orgueilleux censeur.
Qui fait des vers contre les dames ?
Cest un genre odieux; et, noirceur*pour noirceur,
J'aimerais mieux qu'il fit des drames, etc.
— Blaise et Babet, ou la Suite des Trois Fer??iiers, comedie
en deux actes, en prose, melee d'ariettes, a ete representee, pour
la premiere fois, sur le Theatre-Italien, le lundi 30 juin. Le
poeme est de M. Monvel, la musique de M. Dez6de. Comment
donner une idee de ce joli ouvrage? Faut-il dire que c'est le
sujet du Deviti dans un costume plus simple et plus rural ; que c'est
tout simplement le fameux dialogue d'Horace et de Lydie, mis
en action et file sans ennui dans le cours des deux actes ? C'est
indiquer a la verite le fonds du sujet, mais rien de plus. Et
qu'ajouter encore ? La grace, la finesse, et la naivete de I'exe-
cution, echapperaient k une plus longue analyse. II faut voir le
tableau, et le voir sur la scene pour en concevoir I'efTet et
le charme; il faut voir la pantomime du role de Babet; il faut la
voir surtout au second acte, dans la scene du raccommodement,
pour sentir a quel point on peut animer et rajeunir au theatre
JUILLET 1783. 339
les situations meme qui semblent les plus communes, les plus
usees. II est vrai que tout ce qui est pris dans la nature, tout ce
qui en conserve vraiment le caractere , la touche virginale et
naive, ne s'use jamais. Que de nuances fines et delicates la voix
de M'"^ Dugazon ne donne-t-elle pas dans ce role aux expressions
les plus simples ! II n'y a pas une de ses inflexions, il n'y a pas
un mouvement de son jeu qui n'ajoute au mouvement de la
scene et ne le varie avec autant de verite que de grace. S'il est
vrai, comme on I'assure, que cette actrice, toute charmante
quelle est au theatre, liors de la scene manque egalement
d'esprit et de gout, il faut se mettre a genoux devant son talent,
-et I'adorer comme le prodige de quelque inspiration divine.
On n'a pas remarque beaucoup d'idees nouvelles dans la mu-
sique de Blaise et Babet, mais elle est au moins en general d'un
caractere propre aux paroles, celui des paroles etant plus ana-
logue que tout autre au talent de M. Dezede. II y a longtemps
qu'aucun ouvrage de ce genre n'avait autant reussi; on en est
deja a la vingtieme representation, et il continue d'etre aussi
suivi que le premier jour.
— VHeureuse Erreur^ comedie en un acte, en prose, donnee
sur le Theatre-Italien le mardi 22 juillet, est de M. Patrat, come-
dien de Versailles, I'auteur du Fou raisonnable^ piece jouee avec
le plus brillant succes aux Varietes-Amusantes. En voici le sujet :
Une jeune veuve a concu la plus grande aversion pour les
liommes, elle n'en veut recevoir aucun, excepte son frere dont
elle est fort aimee. Le comte d'Elval, amoureux de cette veuve,
A une soeur, Sophie d'Elval, qui, pour servir son frere, s'avise d'un
stratageme assez singulier. Elle trouve d'abord moyen de faire
entrer au service de la veuve une femme de chambre dont elle a
feint d'etre mecontente ; celle-ci persuade a sa nouvelle maitresse
que Sophie elle-meme a projete de se deguiser en homme, de se
presenter chez elle et de vaincre son antipathie pour les hommes.
Elle s'introduit ensuite elle-meme dans la maison comme une
^ousine de la servante et fait sous ce deguisement la conquete du
frere de la veuve. D'Elval, qui n'est point dans le secret de la
ruse employee pour le servir, se presente, regoit un accueil tres-
favorable et declare son amour. Persuadee que c'est Sophie qui
cherche a I'eprouver, la veuve I'ecoute sans consequence et s'en
amuse avec un interet dont elle est loin de pre voir les suites. Le
358 CORRESPONDANGE LITTl^RAIRE.
frere et la soeur croient embarrasser beaucoup notre amant en
lui proposant de signer son contrat de manage; il signe avec
transport et lorsque le noeud de cette aventure parait le plus
embrouille, Sophie, vetue en paysanne, vient tout expliquer.
La veuve se rend a 1' amour du comte, et son frere obtient la
main de Sophie.
Ce fonds est manie avec toute I'adresse dont un sujet aussi
romanesque pouvait etre susceptible. La situation du comte
d'Elval qui, sans pouvoir s'en douter, passe pour une femme
auxyeux du frere et de la soeur, aquelque chose d'assez piquant,
d'assez neuf et prete a plusieurs meprises vraiment comiques. A
la premiere representation, 11 y avait des longueurs dans le role
d'un valet balourd qui ont nui au succes ; on les a fait disparaitre
depuis, et la piece a ete revue avec plaisir.
— OEuvres di verses de M. Borde, membre de plusieurs aca-
demies. Quatre volumes in-8°. Ges quatre volumes contiennent
la tragedie de Blanche de Bourbon^ quelques comedies en vers
et en prose, plusieurs proverbes, un recueil de poesies diverses,,
les reponses au discours de Rousseau sur le retablissement des
sciences et des arts, quelques observations sur la langue fran-
^aise et des pensees sur I'education. La plupart de ces ouvrages,.
ceux du moins qui meritaient le mieux d'etre connus, avaient
deja paru separement ou dans d'autres recueils avant la mort de
I'auteur. Ge sont les productions d'un esprit agreable, d'un gout
sage, mais d'une imagination froide; elles ne portent ni I'em-
preinte du genie ni celle d'une meditation forte et profonde.
AOUT.
II y a longtemps qu'on avait desire de voir des Memoires
fideles sur la vie d'un prince aussi celebre qu'Ayler-Ali-Khan*.
Je ne pense pas qu'il en existe encore qui meritent plus de con-
fiance que ceux qui viennent de paraitre sous le titre diHisloire
d'Ayder-Ali-Khan, ISahad-hahader, roi des Canaries y etc.j
\. On ecrit plus souvent Hyder.
AOUT 1783. 3^1
^ouba de Scirra^ dayva de Mayssour^ soiiverain des empires
du Cherequi et du Calicut, etc, , nahab de Benguelour, etc, ,
seigneur des inontagneset vallees, roi des iles de la mer^ etc., etc. j
ou Nouveaux Memoires sur I'lnde, enrichis de notes historiques^
par M.M. D. L. T.,generaldedixmille hommes de l' empire mogol,
et ci-devant commandant en chef I'artillerie d'Ayder-Ali et un
corps de troupes europeennes a la solde de ce nabab ; 2 volumes
in-12.
M. M. D. L. T. est M. Maistre de La Tour, un officier francais
qui a commande pendant trois ans I'artillerie d'Ayder-i\.li. Oblige
de revenir en France pour des interets de famille, il a profite du
peu de temps que ses affaires lui laissaient a Paris pour ecrire
I'histoire du seul prince d'Asie qui, depuis longtemps, eut paru
•digne de fixer I'attention de I'Europe entiere, mais particuliere-
ment celle de la France, dont il se faisait honneur d'etre I'allie.
M. de La Tour est reparti vers la fin de I'ann^e derniere, avant
■que son livre fut imprime, et c'est M. Le Rouge, geographe du
roi, qui s'est charge d'en etre I'editeur.
On comprendra sans doute aisement, d'apres cette notice
meme, qu'il ne faut pas s'atte'ndre a trouver dans la nouvelle his-
toire d'Ayder-Ali ni la noblesse de Salluste, ni I'elegance de
Quinte-Gurce, ni la profondeur de Tacite ; c'est un essai tr^s-
informe a tous egards, mais qui porte cependant un caractere
assez imposant d'exactitude et d'impartialite. L'auteur a ete
temoin d'une partie des actions de son heros, et celles qu'il a
vues par ses propres yeux Font mis a meme d'apprecier plus
sainement celles qu'il n'a pu rapporter que sur la foi d'autrui.
Plusieurs notes prouvent que l'auteur a cherche a s'instruire ,
€t peu de voyageurs nous donnent des idees aussi nettes des
usages et des moeurs de I'lnde, de la faiblesse et de la puis-
sance de ses souverains, de leurs ressources et de leur politique.
COUPLETS
DE M. DUCIS, DE L'ACAD^MIE FRANgAISE,
A m'^'' CLAIRON, pour le jour DE SA FfiTE.
Le jour que naquit Hippolyte,
Deux pouvoirs, prompts k s'irriter,
Se disputaient pour le merite,
342 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
A qui saurait mieux la doter.
Aucun des deux n'eut la victoire,
lis partagerent par moitie :
Son esprit fut fait pour la gloire.
Son ccBur fut fait pour I'amiti^.
Des Voltaires et des Corneilles
Admirant les pompeux succes,
J'osai dans le fruit de leurs veilles
Chercher leur ame et leurs secrets.
Mais depuis, sur Fart de la sc^ne,
Que Clairon daigne m'eclairer,
Ah ! je sens que c'est Melpomene
Qui va desormais mMnspirer.
IMPROMPTU
DU CHEVALIER DE LANGEAC
A m"** carline, actrice de la com£die-italienne,
POUR LE JOUR DE SA f£TE.
(EUe s'appelle Marie, et M. le comte d'Artois venait de lui jeterle mouchoir.)
Sur I'air : Pour la baronne.
Votre patronne
Avait commerce dans les cieijx
Avec la troisi^me personne.
Vous imitez on ne peut mieux
Yotre patronne.
— Les Gomediens francais ont ete fort piques de voir tout le
succ6s qu* avait eu au Theatre-Italien une piece qu'ils avaient
refusee avec beaucoup de mepris, la comedie de Tom Jones ic
Londres^ du sieur Desforges. Pour reparer cette premiere sottise,
ils se sont presses d'en faire une seconde, qui ne leur a pas
mieux reussi, enrecevant a peu pres sur parole une autre piece du
meme auteur, intitulee les Manns, ou le MMiateur maladroit,
Cette nouvelle piece, en cinq actes et en vers, a ete donnee,
pour la premiere fois, le mercredi 30 juillet, et n'a eu que trois
ou quatre representations. L' intrigue en est trop faible et trop
embrouillee pour meriter qu'on en fasse I'analyse.
— Cassandre mecanicien^ ou le Bateau volant, comedie en
un acte et en vaudevilles, representee, pour la premiere fois, sur
le Theatre-Italien, le vendredi 1^'' aout, est le coup d'essai d'un
AOUT 1783. 343
jeune homme, cle M. Goulard, de Montpellier, le fils du medecin
qui a donne son nom a une eau vegeto-minerale dont nos phar-
maciens font un grand usage.
Gelte bagatelle fut faite dans le temps ou il n'etait question a
Paris que du bateau volant de M. Blanchard ^ Cette pretendue
merveille est fort eclipsee aujourd'hui par la tres-reelle et la tres-
belle decouverte de MM. Montgolfier, d'Annonay 2, qui sont par-
venus a construire en toile et en papier un globe de trente-cinq
pieds de diametre, qui, apres avoir ete rempli de gaz inflam-
mable, abandonne a lui-meme, s'est eleve, a perte de vue, a
une hauteur estimee par les uns cinq cents, et par les autres
mille toises, etn'estredescendu que dix minutes apres, sansdoute
par la deperdition du gaz qu'il renfermait. Cette experience a ete
faite a Annonay, le 5 juin 1783, en presence des fitatsde la pro-
vince ^ M. Faujas de Saint-Fond, connu par son ouvrage sur les
volcans, et M. Charles, par ses cours de physique, viennent de
proposer une souscription pour la repeter a Paris ; la souscrip-
tion a ete remplie avec empressement, et lorsque 1' experience
aura eu Keu, nous ne manquerons pas d'en rendre le compte le
plus detaille... En attendant, revenons a Cassandre.
L'idee n'en est pas fort compliquee, mais elle est remplie
d' esprit, de foUe et de gaiete. Yoici quelques traits d'une scene
de Gascon qui a beaucoup reussi. Avec rair frihole, dit le
Gascon a Cassandre,
Avec I'air fribole
J'ai des grands projets,
Mais on me les bole
Abant qu'ils soient faits.
Mon sort m'epoubante,
Car, sans me banter,
Tout ce qu'on inbente
J'allais I'inbenter.
Eh done] j'offre h la patrie
Trois projets du meilleur goilt,
1. Voir precMerament page 157.
2. Entrepreneurs de la plus belle manufacture de papier qu'il y ait en
France. (Meister.)
3. Le proc6s-verbal en a ete envoye a I'Academie des sciences par M. le con-
trdleur general. {Id.)
Skh CORRESPONDANCE LlTTERAIRE.
Pour raettre Taip en r^gie...
Comptez sur mon Industrie.
Mais sachons par quels moyens
J'aurai la messagerie
De ses fiacres aeriens.
Faut-il des fonds ? j'ai mon homme :
L'int^ret le plus decent :
II nie pretera la somme
En depit de mon acent..
Tenez, Moussu, c'est qu'en tout cas,
Si le projet ne russit pas,
Le bateau que j'implore...
CASSANDRE.
Eh bien?
LE GASCON.
M'est necessaire encore...
Vous m'entendez bien.
Je d^teste mes cr6anciers,
Et pour fuir eux et leurs huissiers,
Je voudrais, sur la brune...
CASSANDRE.
Eh bien ?
LE GASCON.
Faire un trou dans la lune.
CASSANDRE.
Ah ! je vous entends bien.
— Jamais bulle de savon n'occupa plus serieusement une
troupe d'enfants que le globe a^rosiaiique de MM. Montgolfier n'oc-
cupe, depuis un mois, la ville et la cour; dans tons nos cercles,
dans tons nos soupers, aux toilettes de nos jolies femmes, comme
dans nos lycees academiques, il n'est plus question que d' experien-
ces, d'air atmospherique, de gaz inflammable, de chars volants,
de voyages aeriens. On ferait un livre beaucoup plus fou que celui
de Cyrano de Bergerac en recueillant tons les projets, toutes les
chimeres, toutes les extravagances dont on est redevable a la
nouvelle decouverte. J'ai deja vu nos politiques de cafe calculer
avec une douleurvraiment patriotique I'accroissement dedepenses
que causerait sans doute I'etablissement indispensable d'une ma-
rine aerienne. J'en ai vu d'autres sourire a I'idee heureuse d'en
former un departement tres-convenable pourtel ministre qui s*en
contenterait peut-etre, vu son impatience de n'en point obtenir
AOUT 1783. 3/i5
d'autre. Toute I'inquietucle que laisse a M. Gudin de La Brenel-
lerie le succes d'une invention si propre a reculer les bornes de
la monarchic comme celles de 1' esprit humain, c'est que I'Angle-
terre, notrerivale, ne s'enempare, nela perfectionne avant nous,
et n'usurpe bientot I'empire des airs , comme elle usurpa trop
longtemps celui de Neptune. Notre poete philosophe eut bien
desire, je pense, qu'au lieu de s'arreter, dans le nouveau traite
de paix, a tant de conditions moins importantes, nos negociateurs
eussent plutot songe a bien etablir nos titres et nos privileges
relativement a un objet dont les suites pourront s'etendre
quelque jour fort au dela des limites de notre petite atmosphere ;
mais il a senti combien la chose etait embarrassante. Le genie de
M. Blanch ard, encore tout etourdi des huees qu'il avait essuyees
I'annee derniere, s'est reveille tout a coup au bruit de la re-
nommee de MM. Montgolfier ; en combinant sa machine avec le
secret nouvellement decouvert, il n'a pas encore renonce a I'hon-
neur d'etre le premier navigateur aerien; nous pouvons done
esperer d'avoir des voitures de toute espece, etpour voguer dans
les airs, et pour voyager peut-etre meme de planete en planete.
On a deja prevu que pour les courses de ceremonie, pour les
equipages ordinaires de la cour, rien ne serait plus decent que
de beaux attelages d'aigles; le paon, I'oiseau de Junon, serait
consacre pour le service de la reine; les colombes de Venus en
seraient trop jalouses si elles n'en partageaient pas quelquefois
la gloire. On perfectionnerait tout expres la. race des hibous et
des vautours pour conduire les demi-fortunes des philosophes et
des medecins. De toutes ces folies, celle qui me rit davantage,
c'est de s'elever au haut des airs a la favour du ballon aerosta-
tiquCy d'avoir avec soi de, bonnes lunettes, et d'attendre tranquil-
lement le moment oii Ton verrait passer soua ses pieds la contree
du globe qu'on serait tente de parcourir, pour s'y laisser des-
cendre tout doucement, presque sans depense et sans danger;
on irait ainsi le soir a la Chine, et Ton en reviendrait le lende-
main matin. Quelque respect que j'aie pour I'antique sagesse des
enfants de Gonfutzee, ce n'estplus aujourd'hui par laque jecom-
mencerais mes voyages, je n'irais pas si loin.
Mais il est temps de revenir a la decouverte de MM. Mont-
golfier; pour avoir donne lieu a beaucoup de folies, elle n'en e&t
assurement ni moins reelle, ni moins interessante . Ge qui les en-
346 CORRESPONDANGE LITTERAIHE.
gagea dans cette recherche, ce fut le desir d'imaginer pour le
siege de Gibraltar quelque ressource plus heureuse que celle des
batteries flottantes. Ce desir, sans doute assez vague en lui-
meme, mais anime par I'activite naturelle de leur Industrie et
par I'interet d'occuper les loisirs que leur laissait le soin de leur
manufacture, les encouragea a faire beaucoup d'essais, beaucoup
de tentatives inutiles, sans en etre rebutes. lis parvinrent enfin
a construire la machine que nous avons eu I'honneur de vous
annoncer; une experience de Boyle sur la pesanteur de I'air leur
en fit naitre la premiere idee, et I'essai qui fut pour eux I'aurore
du succes, le voici. II en est d'une decouverte celebre comme
d'une illustre maison ; on se plait a recueillir jusqu'aux moindres
details de leur premiere origine.
Une piece de taffetas que MxM. Montgolfier avaient fait venir
de Lyon, pour en faire tout simplement des doublures d'habits,
leur parut beaucoup mieux employee a des experiences de phy-
sique. Grace a quelques coutures, le taffetas prend bientot la
forme plus ou moins exacte d'un globe ou d'une sphere; ils
trouvent le moyen d'y introduire quarante pieds cubes d'air; le
ballon echappe de leurs mains et s'eleve au plafond de I'appar-
tement. La joie d'Archimede, lorsqu'il eut trouve la solution de
son fameux probleme, ne fut pas plus viva que ne le fut dans ce
moment celle de nos physiciens ; ils s*empressent de ressaisir
leur machine et I'abandonnent dans un jardin, oii elle s'eleve au
dela de trente pieds. De nouvelles experiences ayant assure ce
premier succes, ils construisirent la grande machine qui s'eleva,
le 5 juin, en presence des l^tats dela province ; et c'est celle dont
le proces-verbal, envoye a M. le controleur general, a ete commu-
nique par lui a I'Academie des sciences.
Ce globe avait trente-cinq pieds de diam^tre ; il etait de toile
enduite de papier colle. On sait aujourd'hui qu'ils s'etaient pro-
cure le gaz dont ils 1' avaient rempli par un procede fort simple
et peu dispendieux, en faisant bruler de la paille humide et diffe-
rentes substances animales, telles que de la laine et d'autres ma-
ti^res de graisse plus ou moins inflammables ; c'est a la faveur
de cette fumee que le globe, livre a lui-meme, s'est eleve a perte
de vue a une hauteur estimee par les uns cinq cents toises, et par
les autres mille ; il est redescendu dix minutes apres, sans doute
par la deperdition du gaz qu'il renfermait. Suivant le calcul de
AOUT 1783. 347
MM. Montgolfier, le globe occupait I'espace d'un volume d'air du
poids de deux mille cent cinquante-six livres ; mais comme le gaz
nepesait que mille soixante-dix-huit et le globe cinq cents livres,
il y avait un exces de cinq cent soixante-dix-huit livres pour la,
force avec laquelle le globe tendait a s'elever.
II ne faut done qu un peu de fumee pour operer les plus
beaux prodiges ; et qui pourrait en douter ? il y a tout lieu de
croire que ce secret avait ete soupconne depuis longtemps. Qui
n'a pas entendu parler de la fumee de I'amour-propre, de la
gloire, de I'opinion? C'est avec de la fumee qu'on eleve I'homme
au-dessus de lui-meme, qu'on fait les heros, les poetes, les
grands hommes en tout genre. Au physique comme au moral,
tout vient de la fumee et tout doit retourner en fumee : des lois
de la nature, c'est la plus constante, la plus universelle ; mais
nous nous reservons d'en parler une autre fois.
Personne, a Paris, ne s'est interesse plus vivement a la d6-
couverte de MM. Montgolfier que M. Faujas de Saint-Fond, auteur
d'une excellente histoire naturelle des montagnes du Yivarais ^
c est lui qui saisitavec enthousiasme I'idee d'ouvrir une souscrip-
tion pour faire repeter 1' experience a Paris, et qui proposa d'en
charger MM. Charles et Robert, comme les hommes les plus
propres a la faire reussir. Ces messieurs dirent d'abord que qua-
rante ou cinquante louis suffiraient pour les frais del'experience,
et nous sommes si accoutumes, dans ce pays, a des associations
et a des depenses de cet ordre, que la munificence de notre
esprit public fut tout eraerveillee que cette petite somme eut ete
trouvee au bout de quelques jours, a trois livres par personne
pour trois billets.
A peine le projet de la souscription eut-il ete accueilli qu'il
y eut une guerre ouverte entre les commissaires de la souscrip-
tion et les physiciens charges de faire executor la machine. II
serait un peu long d'entrer dans tons les details de cette illustre
querelle. Un des points les plus vivement debattus entre les deux
partis fut de savoir si Ton abandonnerait le globe a sa destinee,
ou si on le reserverait pour de nouvelles experiences ; les sous-
cripteurs exigferent absolument qu'il fut livre a lui-meme; mais
ils ne I'obtinrent qu'en promettant des honoraires plus conside-
1. Becherches sur les volcans eteints du Vivarais et du Velay; 1778, in-folio.
3/i8 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
rabies a M. Robert, et crurent qu'ils en seraient bien recom-
penses par le plaisir d'apprendre un jour tout I'etonnement que
I'apparition de leur globe ne manquerait pas de causer aux habi-
tants du Mexique ou du Mogol, peut-etre meme aux philosophes
de la lune ou de quelque autre plan^te. De si ridicules debats
n'ont pas empeche heureusement que la machine n'ait ete exe-
cutee, et ne I'ait ete fort bien en taffetas verni de cette gomme
elastique que MM. Robert ont trouve le secret de dissoudre.
Gomme on ignorait encore le procede par lequel MM. Montgolfier
avaient rempli la leur, on a employe, pour remplir celle-ci, de
I'air inflammable produit par une dissolution de limaille de far
dans de I'acide vitriolique ; et si ce procede n'etait pas plus diffi-
cile, plus long, plus dispendieux que T autre, il serait bien pre-
ferable sans doute, le gaz qu'il produit etant a I'air atmosphe-
rique comme treize a cent sept ; aussi n'est-il aucun detail de ce
procede dontMM. Faujas, Robert et Gharles et autres nese soient
attribue et dispute tour a tour 1' invention.
Quoi qu'il ensoit, \e globe a^roatatique consiYuitipsiY MM . Robert
s'est eleve majestueusement du Ghamp-de-Mars, le 27 de ce
mois, a cinq heures precises, aux yeux de tout Paris. Le jour de
I'experience avait ete indique quelques jours d'avance; jamais
revue du roi n' avait attire une plus grande affluence de monde
de tout etat et de toute condition. Le globe avait environ douze
pieds de diametre. On n'a pas ete d'accord sur la hauteur a la-
quelle il s'etait eleve, la circonstance du mauvais temps en a
rendu 1' appreciation difficile ; mais son petit volume apparent a
fait juger qu'elle devait etre considerable; il a disparu enti^re-
ment au bout de quelques minutes. Nos voeuxet notre admiration
auraient voulu le porter jusqu'aux extremites de I'univers ; il a
trompe notre attente ; au lieu d'aller etonner les rivages lointains
de son auguste presence, il a borne modestement sa course * a
Gonesse, village situe a quatre lieues de Paris, et il y a fait
grand' peur aux paysans qui I'ont vu s'abattre dans un champ oil
ils etaient occupes a travailler.
On ne sera point surpris que, trois jours apres, tout Paris ait
ete inonde de gravures representant et le depart du globe et
son arrivee.
1. Qui a ete environ de cinq quarts d'heure. (Meister.)
AOUT 1783. 3A9
Beaucoup de gens qui se piquent de rester froids au milieu
de Tenthousiasme public n'ont pas manque de repeter : a Mais
quelle utilite retirera-t-on de ces experiences? A quoi bon cette
decouverte dont on fait tant de bruit ? » Le venerable Franklin
leur repond avec sa simplicite accoutumee : « Eh ! a quoi bon
r enfant qui vient de naitre ? » En effet, cet enfant peut mourir
auberceau, peut-etre nesera-t-ilqu'un imbecile, mais peut-6tre
aussi le verra-t-on quelque jour pour la gloire de son pays, la
lumiere de son siecle, le bienfaiteur de rhufnanite.
— Alexandre aux Indes, opera en trois actes, paroles de
M. Morel, secretaire des finances de Monsieur, musique de
M. Mereaux, a ete represente, pour la premiere fois, sur le
theatre de I'Academie royale de musique, le mardi 26. Le
poeme est bien bati sur le meme fonds que la tragedie de
Racine, mais dans des principes forts differents. M. Morel a
trouve Faction de la tragedie beaucoup trop compliquee, il I'a
rendue infmiment plus simple. II s'est souvenu qu'on avait
reproche a Racine d' avoir avili le caractere d' Alexandre par un
esprit de galanterie pen convenable a ce heros ; il Fa rendu indif-
ferent a tout autre sentiment que celui de la gloire ; et par un
exces de severite, peut-etre sans excmple a F Opera, il n'a laisse,
pour ainsi dire, a ses personnages aucune espece de tendresse
ni de passion. G'etait sans doute le moyen de faire un opera
fort raisonnable ; mais en suivant cette marche il etait dilTicile
d'y mettre du mouvement et de Finteret; Fauteur en a fait'le
sacrifice a Fhonneur des manes de Porus et d'Alexandre.
La musique de cet opera ne merite pas Fhonneur de la cri-
tique ; ce sont des notes sans idees : on y a trouve des phrases
entieres prises au hasard dans les ouvrages meme les plus con-
nus ; ce qui a fait dire que le poeme etait d'lnde, et la musique
en Macedoine, 11 ne faut pas exiger qu'un calembour ait plus
d' exactitude et de justice; mais on ne peut s'empecher de con-
venir que, s'il y a des morceaux fort negliges dans le poeme, il y
en a beaucoup d'autres ecrits avec plus de noblesse et d'ele-
gance que ne le sont aujourd'hui la plupart des ouvrages de ce
genre.
— La seance publique de FAcademie francaise s'est tenue,
suivant Fusage, le lundi 25, jour de Saint-Louis. M. Farcheveque
d'Aix, en qualite de directeur, a annonce que le prix d' eloquence
^350 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
propose pour le meilleur £loge de Fontenelle avait ete remis a
rannee prochaine, aucun des discours qui out concouru n'ayant
satisfait TAcademie.
Les bonnes actions sont encore moins rares que les beaux
discours. Plusieurs actes de charite et de desinteressement
avaient partage I'attention du nouvel areopage de vertu; apres
en avoir cite quelques-uns, M. le directeur a declare que la com-
pagnie avait cru devoir donner la pi-cference au devouement
genereux avec lequel une garde-malade avait sacrifie a la per-
sonne confiee a ses soins, non-seulement tout ce qu'elle pos-
sedait, mais encore tout ce que son ci'edit avait pu lui procurer
pendant I'espace de deux ans. Gette garde-malade est la dame
Lespanier, et I'objet de ses sacrifices W" la comtesse deRivarol,
iille du sieur Flint, maitre de langue anglaise, et femme du pre-
tendu comte de Rivarol, assez connu par ses libelles contre
I'abbe Delille. G'est cette dame Lespanier qui a merite la pre-
miere riionorable prix fonde par M. de Monthyon; presente a
I'assemblee, elle a recu avec la medaille tous les applaudisse-
ments dus aux preuves d'un attachement si rare et si digne
d'admiration. II n'y a que la vanite tr^s-humiliee de M. et de
M°^® de Rivarol qui se soit avisee de lui disputer I'honneur d'une
si juste recompense; les intentions de la compagnie n'etaient pas
encore publiques, qu'on s'est empressede lui adresserdes remon-
trances^ et meme les menaces les plus vives pour Temp^cher de
persister dans son jugement, en niant le fait, en s'efforcant d'en
alterer les circonstances pour en diminuer le merite, en decla-
rant enfin qu'on reclamerait hautement contre la surprise faite a
la religion de MM. les Quarante. Ges messieurs ont dedaigne les
plaintes et les menaces de M. de Rivarol; on a eu seulement la
discretion de ne pas nommer I'objet des charites de la garde-
malade ; on a bien compte que la malignite du public ne I'igno-
rerait pas longtemps, et I'abbe Delille n'aura pas ete trop fache
sans doute d'avoir trouve, sans la chercher, une reponse si chre-
tienne au vers de la fable du Chou et le Navet ^,
Ma feuille fa nourri, mon ombre t'a vu naitre.
4. Satire contre le poenie des Jardins. Cerutti disait de cette diatribe de Ri-
varol : « G'est un fumier jete sur les Jardins de M. Delille pour les faire fruc-
tifier. ») (T.)
AOUT 1783. 351
Pour occuper la seance^ nos Quarante immortels ont ete
reduits a evoquer les manes de leurs confreres. M. le marquis de
Condorcet a lu un Eloge historique de Fontenelle^ compose de
fragments trouves dans le portefeuille de feu M. Duclos, retou-
ches et rediges par lui. Get Eloge, quoique seme d'idees et
d'anecdotes piquantes, a paru long; la plupart de ces anecdotes
€taient deja connues. En voici une que nous ne nous rappelons
pas d' avoir vue ailleurs. On parlait devant M. Fontenelle du projet
de reunir I'Eglise presbyterienne et I'Eglise gallicane : a Ge pro-
jet, dit-il, ne reussira pas ; ce sont des ennemies qui ne se recon-
lieront qu'a la mort. »
M. Lemierre a termine la seance par la lecture du premier
acte de sa tragedie de Barneveltj cet acte a ete beaucoup mieux
reussi que celui qu'il lut le jour de sa reception : on y a trouve
des idees fortes et brillantes, des vers pleins de chaleur et
d'energie; les portraits de Henri IV et de Philippe II ont ete
applaudis avec enthousiasme. Ges portraits sont dans la bouche
de Barnevelt :
Quand des rives du Tage aux rives de la Seine
Philippe encourageait une ligue inhumaine,
Quand il payait les Seize et leurs noires fureurs
Du meme or que jadis, parmi dautres horreurs,
La meme violence aveugle et fanatique
Avait couru ravir aux peuples du Mexique,
Des Harlay, des Potier fascina-t-il les yeux ?
lis ne virent en lui qu'un sombre ambitieux,
Qui divisait la France en ces moments d'orage,
Pour saisir les d6bris d'un superbe naufrage ;
Qui voulait regner seul, et reunir enfin
Les sceptres de FEurope en faisceau dans sa main.
Henri n'est plus, c'est sa mort qui nous perd.
Regrette parmi nous comme il Test dans la France,
11 manque aux Hollandais que servait sa puissance.
Le ciel de ce heros parut avoir fait choix
Pour reconcilier la terre avec les rois.
Eleve loin des cours, et le malheur pour maitre.
Plus tard il devint roi, plus il fut fait pour Petre.
Souverain par le droit, par le coeur citoyen,
II fut son propre ouvrage et nous-memes le sien...
— II paraitquatre nouveaux volumes du Tableau de Paris;
352 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
cela ne fait que huit en tout. Apres cela, M. Mercier n'a-t-il pas
raison de se plaindre que VEncyclopedie est trop volumineuse ?
On trouve dans ces derniers volumes, comme dans les autres,
beaucoup de minuiies, beaucoup de choses de mauvais gout;
mais de Tinteret, une grande variete d'objets, et des vues utiles.
Quelqu'un disait avec assez de raison que cet ouvrage etait un
excellent breviaire pour un lieutenant de police.
— Nouvelle Traduction de VEssai sur Vhomme^ par Pope,
en vers francais, prccMce d'un discoiirs, et suivie de notes, par
M. de Fontanes; un volume in-8^ Ge poeme n'a point repondu
aux esperances qu'on avait congues du talent de M. de Fon-
tanes, et sur les lectures particulieres qu'il en avait faites, et sur
plusieurs autres morceaux de poesie qu'on a vus de lui dans
dilferents recueils. On ne lui dispute point le merite d' entendre
ce qu'on appelle la facture des vers; on lui sait gre d' avoir un
style en general assez exempt de maniere et d' affectation; mais
on le trouve depourvu de grace, d'elegance et de facilite; il
semble surtout avoir pris a tache de donner a sa nouvelle tra-
duction Texactitude, la precision qui manquent a celle de I'abbe
Du Resnel, et Ton est force de lui reprocher de n' avoir souvent
saisini la liaison des idees du poete anglais, ni meme le veritable
sens de ses expressions ; en conservant toute la recherche, toute
la monotonie de I'original, il n'en a que rarement I'energie et
la clarte. Quoique 1' ouvrage porte I'empreinte d'un travail long
et penible, on est etonne d'y voir encore d' extremes negli-
gences et des improprietes d' expressions tout a fait cho-
quantes.
Le discours dont la nouvelle traduction est precedee a reussi
beaucoup plus generalement que la traduction meme; on y
trouve une analyse fort bien faite des differents ouvrages de
Pope, et d'excellentes critiques sur les poemes didactiques les-
plus celebres, tant anciens que modern es. Le parallele de Pope
et de Voltaire est d'un esprit juste et fm. Une partie de la litte-
rature moderne pourrait bien protester centre le jugement par
lequel M. de Fontanes ose decider que M. de La Harpe est le
Quintilien des Fran^cais, le seul ecrivain qui, joignant I'exemple
au precepte, soutienne la gloire de notre eloquence et de notre
poesie dans ce siecle de decadence; mais I'examen de cette
preeminence, devenue sans doute beaucoup moins importante
AOUT 1783. 353
que jamais, nous jetterait dans des discussions qu'il faut tacher
d'eviter. On remarquera seulement que M. de Fontanes s'est
bien presse d'assigner aux autres la place qu'ils peuvent meriter,
et qu'il eut mieux fait d'attendre au moins qu'il fut un peu plus
sur de la sienne.
— La Chronique scandaleuse, ou Memoir es pour servir a
Vhistoire des mceurs de la generation presente^ avec cette epi-
graphe : Ridebis et licet rideas. A Paris^ dans un coin d'ou Von
voit tout. G'est un pot-pourri de vieilles et de nouvelles anec-
dotes, recueillies sans choix, ecrites a la hate, et sou vent tr^s-
defigurees, mais qui merite cependant qu'on le distingue de la
foule des recueils de ce genre, puisqu'il faut avouer que du
moins, quant au fonds, il nous a paru contenir plus de verites
que de mensonges. On I'attribue a un M. Imbert S qui ne nous
est connu par aucun autre ouvrage, et qui ne doit pas etre con-
fond u avec I'auteur du Jugement de Paris et de beaucoup
d' autres productions aimables. UAbr^ge de Vhistoire de Psalte-
rion^ fameux critique arabe^ traduit du turc par M. de L, H.,
est le precis de toutes les iniquites, de toutes les petites noirceurs
reprochees depuis longtemps aM. de La Harpe. Quoique le morceau
soit en general d'un ton et d'un style assez lourds, on y a remar-
que cependant deux ou trois phrases assez piquantes, telles que
la fm de la tirade que voici : « Les chefs de la secte philoso-
phique etaient trop assures d'etre proclames exclusivement dans
son journal les apotres de la sagesse, les heros de la litterature,
d'y etre distingues comme une classe d'hommes qui honorent la
nation, et la representent chez I'etranger, pour ne pas faire pas-
ser leur intrepide apologiste dans les cercles, dans les cafes,
dans leurs lettres particuUeres, pour I'oracle de la litterature,
pour I'homme de gout par excellence... » Ainsi, malgre les cri-
tiques qu'il essuyait de tons cotes, Psalterion se croyait un
genie du premier ordre, a peu prfes comme un enfant qu'on
el^ve par-dessous le bras se croit plus grand que ceux qui le
portent.
1. Guillaume Imbert, ex-bencdictin, ne a Limoges, et mort a Paris, le 19 mai
1803. La Chronique scandaleuse a ete reimprimee en 1786, 2 vol. in-l'i, et en 1788,
ainsi qu'en 1791, 5 vol. in-12. (B.) — M. Octave Uzanne a public un choix des
plus piquantes anecdotes de la Ch7^onique scandaleuse (Quantin, 1879, in-S").
XIII. 23
354 CORRESPONDANGE LITTJ^RAIRE.
SEPTEMBRE.
La physique, la chimie et la mecanique ont produit de nos
jours plus de miracles que le fanatisme et la superstition n'en
avaient fait croire dans des siecles d'ignorance et de barbaric.
11 y a longtemps qu'on avail entendu parler en France du cel6-
bre Joueur d'cchecs de M. de Kempelen; mais cette admirable
machine etait presque oubliee; I'auteur I'avait meme en partie
demontee, et peut-etre n'eut-il jamais songe a la retablir, si
I'empereur ne lui avait pas temoigne le desir de la faire voir au
comte et a la comtesse du Nord, pendant le sejour que L. A. I.
firent, I'annee derni^re, k Vienne. Ayant ete admiree de ces
augustes voyageurs autant qu'elle merite de I'etre, on se r^unit
pour conseiller a M. de Kempelen d'aller jouir dans les pays
etrangers de toute la gloire de son invention, et I'empereur
voulut bien lui permettre de s'absenter acet effet pendant deux
ans; c'est la circonstance a laquelle nous devons la satisfaction
d'avoir vu ce chef-d'oeuvre, sans contredit la plus etonnante pro-
duction qui ait encore paru dans ce genre. On en a donne une
description fort detaillee dans une brochure intitulee Lettrcs
de M, Charles Gottlieb de Vindisch siir le Joueur d'Miecs de
M. de Kempelen^ traduction libre de I'allemand, accompagnee
de trois gravures en taille-douce qui representent ce fameux
automate, et publiee par Chretien de Mechel, membre de 1' Aca-
demic imperiale et royale de Yienne et de plusieurs autres. A
Bale, chez I'editeur, 1783. INous nous bornerons au plus simple
precis.
L'armoire a laquelle I'automate est fixe a trois pieds et demi
de large, deux pieds de profondeur, et deux pieds et demi de
haut ; elle porte sur quatre roulettes, au moyen desquelles elle
peut etre mue facilement d'un endroit a I'autre. Derriere cette
armoire Ton voit une figure de grandeur humaine, habillee a la
turque, assise sur une chaise de bois affermie a demeure au
corps de l'armoire, et qui se meut avec elle lorsqu'on la pro-
mene dans I'appartement. Cette figure est accoudee du bras droit
sur la table qui forme le dessus de l'armoire ; de la main gauche
SEPTEMBRE 1783. 355
elle tient une longue pipe a la turque, dans Tattitude d'une
personne qui vient de fumer. G'est avec cette main qu'elle joue
lorsqu'on lui a ote la pipe. Devant 1' automate est un echiquier
fixe sur la table. M. de Kempelen ouvre les portes de devant de
cette armoire et sort le tiroir qui est au-dessous. L'armoire est
divisee par une cloison en deux parties inegales ; celle qui est a
gauche est la plus etroite ; elle n'occupe guere que le tiers de la
largeur, et est remplie de rouages, leviers, cylindres et autres
pieces d'horlogerie; dans celle a droite, on voit quelques roues,
quelques barillets a ressorts, et deux quarts de cercle horizon-
taux. Le reste est rempli par une cassette, un coussin, et une
tablette sur laquelle on voit des caracteres traces en or. L'in-
venteur sort la cassette et la pose sur ane petite table pr^s de
la machine; il en fait de meme de la tablette, dont I'usage sera
explique dans la suite de cette description. Les portes de devant
de l'armoire ouvertes, on ouvre encore celles de derriere, en
sorte que tout le rouage reste a decouvert; on y porte de plus
une bougie allumee pour en eclairer mieux tons les recoins. On
leve ensuite le cafetan de 1' automate, et on le rabat par-dessus
sa tete, de maniere a decouvrir completement sa structure inte-
rieure, et Ton n'y voit egalement que des leviers et des rouages
qui remplissent tout le corps de 1' automate ; ainsi I'impossibilite
d'y cacher aucun etre vivant ne saurait etre portee a un plus
haut degre d' evidence. Apr^s avoir laisse le loisir de tout exami-
ner, on referme toutes les portes de l'armoire et on la place
derriere une balustrade qui a pour objet d'empecher les specta-
teurs d'ebranler la machine en s'appuyant sur elle lorsque I'au-
tomate joue, et de reserver libre pour I'inventeur une place assez
spacieuse dans laquelle il se promene, s'approchant parfois de
l'armoire, soit de droite, soit de gauche, sans y toucher nean-
moins que pour en remonter par intervalle les ressorts. II parait
si difficile d'imaginer quelle communication il pent y avoir entre
la machine et la table, entre la machine et la cassette a laquelle
I'inventeur a cependant assez souvent recours durant le jeu de
r automate, qu'on a ete fort tente de regarder cette cassette
comme un hors-d'oeuvre employe a distraire I'attention des
spectateui's ; mais M. de Kempelen assure que cette cassette est
si indispensablement necessaire au mecanisme de son automate,
que sans elle il ne pourrait pas jouer, et il ajoute que, lorsqu'il
356 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
publiera son secret, Ton sera convaincu de la verite de ce qu'il
avance.
Si r automate joue de la main gauche, c'est par une distrac-
tion de I'auteur, qui ne s'en apercut que lorsque son travail se
trouva trop avance pour qu'il fiit possible de rectifier cette petite
negligence. Lorsque 1' automate a un coup a jouer, son bras se
l^ve lentement, mais avec aisance, meme avec une sorte de
grace, et se dirige sur la case de Techiquier ou se trouve la
pi^ce qu'il fait mouvoir; sa main se porte sur cette piece, ses
doigts s'ouvrent pour la saisir, la prennent, la transportent et la
posent a la place qui lui est destinee ; la piece posee, le bras se
retire et se repose sur son coussin. Lorsqu'il est question de
prendre une des pieces de son adversaire, il fait les m^mes mou-
vements pour s'en saisir, la placer hors de I'echiquier, etc. A
chaque coup qu'il joue, on entend un bruit sourd de rouages k
peu pres comme celui d'une pendule a repetition; ce bruit cesse
lorsque le coup est fmi et que le bras de Tautomate se retrouve
sur le coussin, et ce n'est qu'alors que son adversaire pent
recommencer un nouveau coup. A chaque coup de 1' adversaire
il remue la t^te, et semble parcourir des yeux tout I'echiquier.
En donnant echec k la reine, il incline la t^te deux fois, il I'in-
cline trois fois en donnant echec au roi. Fait-on une fausse
marche, il branle la tete, repare la faute, et continue k jouer son
coup. On a grand soin de recommander aux personnes qui entre-
prennent de jouer contre 1* automate d' avoir 1' attention de placer
les pieces juste au milieu des cases, de peur que sa main ne
porte a faux et ne souffre du dommage, si Tun ou I'autre de ses
doigts se trouvait appuye sur la pi^ce au lieu de la saisir par le
cote. La machine ne pent jouer que dix ou douze coups sans etre
remontee.
Lorsque tons les echecs sont enleves, un des spectateurs
place un cavalier a volonte sur une case quelconque ; I'automate
y porte aussitot la main, et lui fait parcourir, en partant de cette
case et en observant exactement la marche du cavalier, les
soixante-quatre cases de I'echiquier, sans en manquer une, et
sans revenir deux fois a la meme, ce qui se verifie par les jetons
que I'un des spectateurs place lui-meme sur chaque case qu'a
touchee le cavalier, en observant de mettre un jeton blanc sur
celle d'ou il part, et des jetons rouges sur toutes celles qu'il par-
SEPTEMBRE 1783. 357
court ensuite successivement. Philidori lui-meme tenterait peut-
etre ce tour sans succes.
La partie d'echecs finie, on place sur I'echiquier la tablette
dont nous avons parle au commencement de notre description.
L' automate satisfait aux questions de I'assemblee, en portant le
doigt successivement sur les differentes lettres necessaires pour
enoncer ses reponses.
Nos plus grands physiciens, nos plus habiles mecaniciens
n*ont pas ete plus heureux que ceux d'Allemagne a decouvrir
I'agent employe a diriger les mouvements de 1' automate. Ge qu'il
y a de certain, c'est qu'on n'apercoit aucune trace sensible de la
maniere dont I'inventeur influe sur la machine, et ce qui ne Test
surement pas moins, c'est que la machine nesaurait executer une
si grande multitude de mouvements differents, dont la determi-
nation ne pouvait ^tre prevue d'avance, sans etre soumise a 1* in-
fluence continuelle d'un etre intelligent. On n'a pas manque ici
comme ailleurs d'attribuer ce nouveau prodige aux merveilles du
magnetisme; mais, pour detruire ce soupcon, M. de Kempelen
permet a qui voudra 1' essay er de placer sur la machine I'aimant
le plus fort et le mieux monte, ' sans craindre que le mecanisme
de cette etonnante machine puisse en souffrir la moindre alte-
ration.
M. de Vindisch raconte qu'en 1769 M. de Kempelen se
trouvant a Vienne pour des objets relatifs a son service % il fut
mande a la cour pour assister comme connaisseur a quelques
jeux magnetiques qu*un Francais, nomme Pelletier, devait pro-
duire en presence de feu Sa Majeste I'imperatrice ; que I'entre-
tien familier que cette auguste souveraine daigna avoir avec
M. de Kempelen pendant ces jeux ayant entraine ce dernier a
laisser echapper le propos qu'il se croirait en etat de faire une
machine dont les effets seraient bien plus surp'renants et I'illusion
bien plus complete que dans tout ce que Sa Majeste venait de
voir, elle saisit aussitot cette ouverture, et lui temoigna un desir
si vif de voir cette idee se r^aliser, qu'elle lui fit promettre de
s'en occuper sans delai; qu'il tint parole, et completa, dans
1. Lc compositeur, auteur d'une Analyse du jeu des echecs souvent reim-
primee. (T.)
2. M. Wolfang de Kempelen, age de quarante-six ans, est gentilhomme hon-
grois et conseiller aulique de la chambre royale des domaines de Hongrie. (Meisteb.)
358 CORRESPONDANGE LITT£RAIRE.
I'espace desixmois, Texecution enti^re de la machine qu'on vient
de decrire, machine qui est pour Tesprit et les yeux ce qu'est
pour I'oreille le Joueiir de fliUe de M. de Vaucanson, mais qui
nous parait a tons egards bien superieure; car, en supposant
m^me que, I'agent secret de M. de Kempelen unefois connu, on
ne soit plus surpris del'adresse avec laquelle ileh dirige tons les
mouvements, que d'admiration ne devra-t-on pas encore au
mecanisme qui execute, a la volonte de I'inventeur, dix-sept a
dix-huit cents mouvements differents, tous determines avec la plus
grande justesse, sans aucune confusion, sans le moindre embarras,
et avec toutes les apparences de la plus extreme facilite ! L' auto-
mate n'est qu'un joueur de la troisieme oude la quatri^me classe.
On demandaitau sieur Bernard, le plus digneemule de PhiHdor,
devant une compagnie nombreuse dont etait le marquis de Xime-
nes : « De quelle force, monsieur Bernard, trouvez-vous 1' auto-
mate V — V automate est de la force de M. le marquis. » M. de
Ximenes a paru pique de la comparaison ; et I'epigramme, faite
sans le vouloir, n'a pas manque de courir toute la ville.
Una machine plus merveilleuse, plus ^tonnante encore que le
Joueur d'dchecsj est une machine qui parle, et c'est des moyens
de la perfectionner que M. de Kempelen s'occupe depuis quelques
annees. Telle qu'elle estaujourd'hui, la machine repond dej a tres-
clairement a plusieurs questions : la voix en est agreable et
douce; il n'y a que Vr qu'elle prononce en grasseyant et avec un
certain ronflement penible. Lorsqu'on n'a pas bien compris sa
reponse, elle la repte de nouveau, mais avec le ton d'une humeur
et d'une impatience enfantine. Nous lui avons entendu prononcer
fort distinctement, en differentes langues, les mots et les phrases
que voici : Papa^ tnaman^ ma femme^ mon mari, h propos,
Marianna, Roma^ madam,e^ la reine^ le roi, ci Paris ^ allons^
Abraham-, maman, aime^-moi j ma femme est mon amie, etc.
Cette machine n'a encore que la forme d'une petite caisse, de la
grandeur d'une cage moyenne, et couverte d'un rideau ; a I'un des
cotes tient un soufTlet d'orgue, et a chaque reponse I'inventeur est
oblige de passer la main sous le rideau pour en faire jouer les
difierents ressorts et les differents clapets, suivant les mots que la
machine doit articuler. Lorsqu'il I'aura portee au degre de perfec-
tion dont il la croit susceptible, il se propose de lui donner pour
revetement exterieur la figure d'un enfant de cinq a six ans, les
SEPTEMBRE 1783. 359
sons qu'elle produit etant fort analogues a la voix de cet age.
M. de Kempelen lui-meme ne regarde cette machine que comma
une ebauche, et il est bien loin de la croire ou de I'annoncer
comme achevee. M. I'abbe M*** (nous ignorons quelles raisons
i'obligent a garder encore I'anonyme*) est parvenu a construire
aussi quelques tetes parlantes quiprononcent des phrases enti^res
composees de plusieurs mots; mais leur prononciation n'est pas
a beaucoup pres aussi nette, aussi distincte, que celle de la ma-
chine de M. de Kempelen.
II y a longtemps que le celebre Euler avait annonce I'impor-
tance et la possibilite d'unesemblable machine : « La construction,
dit-il dans ses excellentes Lettres ala princesse Amelie de PrusseS
la construction d'uhe machine propre a exp rimer tous les sons
de nos paroles avec toutes les articulations serait sans doute une
decouverte bien importante. Si Ton reussissait a I'executer, et
qu'on fut en etat de lui faire prononcer toutes les paroles par le
moyen de certaines touches, comme d'un orgue ou d'un clavecin,
tout le monde serait surpris avec raison d' entendre prononcer a
une machine des discours entiers ou des sermons, qu'il serait
possible d'acompagner avec la meilleure grace. Les predicateurs
et les orateurs dont la voix n'est pas assez forte et agreable pour-
raient jouer leurs sermons et leurs discours sur cette machine,
comme des organistes des pieces de musique. La chose ne me
parait pas impossible. »
— Le Bienfait rendu ou le IScgociant^ comedie en cinq actes
et en vers, par M. Dampierre, munitionnaire du roi, representee
pour la premiere fois en 1763 % vient d'etre remise au Theatre-
Francais le jeudi 21 aoiit. Cette pi6ce faible d' intrigue, de carac-
tere et de comique, a du moins le m^rite de renfermer une
excellente morale et d'etre ecrite d'un style simple et naturel.
L'auteur y peint avec assez d'energie le contraste de I'insolence
d'une noblesse oisive et fastueuse avec la dignite des travaux
d'une Industrie utile k I'jfitat; mais l'auteur serait arrive plus
surement a son but, si, loin de livrer presque sans distinction
tous les personnages nobles introduits dans la pi^ce au meme
reproche, il eut choisi, dans le nombre meme de ces person-
i. L'abb6 Micol. Meister le nomme dans un des articles du mois suivant.
2. Lettre d une princesse d'Allemagne, Petersbourg, 1763-77, 3 vol. in-8".
3. Voir tome V, p. 277 et 305.
360 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
nages, le modele d'un caractere propre a faire respecter les
droits et les avantages d'une naissance illustre. Le role de la
m^re d'Angelique, de la comtesse de Bruyancourt, est d'une
bassesse si ordinaire que ce n'est pas sans peine qu'on I'a sup-
ports au theatre. Avec tous ses defauts, si la piece avait ete donnee
dans le moment de la banqueroute de M. le prince de Guemenee,
il y a lieu de croire que la vivacite avec laquelle on eut saisi toutes
les allusions a ce desastreux 6venement aurait suffi pour faire le
succes de cette reprise; mais a Paris, quel est le bien, quel est
le mal dont on se souvienne vivementplus d'un mois ou deux ?
— La S order e par hasard^ opera-comique en deux actes eten
vers, a ete represents pour la premiere fois sur le Theatre-Italien,
le mercredi 3. Les paroles et la musique sont du meme auteur,
de M. Framery, a qui nous devons la traduction de la Colonie, de
VOlympiadey etc. On a remarque quelque rapport entre le
fond de cet opera et celui de la Fausse Magic, mais pour se
justifier aux yeux de la posterite I'auteur n'a pas manque de faire
consigner dans tous les journaux que la Sorciere^ faite en 1767,
fut jouee en 1768 dans la societe de M™® la duchesse de Villeroy,
tandis que la Fausse Magie n'a ete donnee qu'en 1775. On pent
se rencontrer dans le choix d'un sujet heureux ; pourquoi ne se
rencontrerait-on pas egalement dans celui d'un sujet qui ne Test
pas?
Une jeune dame, c'est I'heroine de M. Frameiy, s'est re-
tiree dans son chateau pour se livrer a son gout pour les
sciences. On a vu dans son cabinet des spheres, des cartes, des
instruments de physique et de mathematiques ; il n'en a pas fallu
davantage pour lui donner une reputation de sorci^re. Deux
amants du village viennent la consulter Tun aprSs I'autre sur le
succes de leurs amours et le moyen d'echapper aux persecutions
d'un tuteur. La dame veut bien s'amuser quelque temps de leur
credulite ; elle fait cacher le jeune homme dans son cabinet, et le
montre ensuite a la petite fille, qui croit voir I'image de son
amant par reffet d'une puissance magique, ce qui produit une
situation assez ingenieuse a laquelle il ne manque pour faire de
I'effet qu'un dialogue plus vrai, plus anime, et surtout une mu-
sique plus originale et plus touchante. Le tuteur vient aussi la
supplier de s'interesser au projet qu'il a d'epouser sa pupille;
c'est r esprit fort du canton, et il tremble en disant qu'il n'a pas
SEPTEMBRE 1783. 361
peur. On deploie devant lui tout I'appareil de la magie, on 1' oblige
a se renfermer comme les deux autres, et Ton eteint toutes
les lumi^res; a un signal convenu, les trois personnages repa-
raissent tout a coup sur le theatre. Le tuteur se croit entoure de
tons les demons, de tons les gnomes du monde; pour sortir
d'embarras, il consent a tout ce que la magicienne exige de lui,
et la pi^ce est terminee par un vaudeville dont voici le dernier
couplet :
Oui, faire des heureux
Voila ma seule magie;
C'est le secret dont je me glorifie,
Et je m'en sers tant que je peux.
Le parterre en a fait une application assez naturelle k I'ac-
trice chargee du role, M"^ Colombe. Trompee par les applaudis-
sements qu'on lui prodiguait, elle a eu la complaisance de le
repeter avec une vivacite d' expression qui a renouvele la joie et
les ha! ha! de I'assemblee.
Quoique toute la musique de cet opera soit attribuee au
meme auteur, elle se distingue par une si grande bigarrure de
tons et de style qu'il est difticile de ne pas y reconnaitre la ma-
ni^re de plus d'un compositeur; on ne s'en plaindrait guere si
le choix des morceaux eut ete fait avec plus de gout, ou leur
application plus heureuse.
— Porte feuille de M""' Gourdan, dite la comtesse^pour servir
il Vhistoire des mceurs du siecle et principalement de celles de
Paris, Seule idition exacte; avec cette epigraphe : O tempora !
0 mores, A Spa.
La plus folle de toutes les lettres de cet insipide recueil est
celle de M. I'abbe de L"^**, et c'est la seule qu'on puisse se per-
mettre de citer. « Comment, je ne pourrai pas faire un pas dans
Paris que je ne sois trompe ! C'est pour la septi^me fois que je
suis pince, mais plus serieusement que jamais, car celle-ci est en
deux mani^res. Vous meriteriez que je vous fisse mettre a I'ho-
pital pour vous apprendre a surveiller plus scrupuleusement vos
boudoirs et vos filles d' amour. Yous etes heureuse qu'on ne
veuille pas se compromettre, car tons les jours il y aurait des
plaintes sur votre compte a la police. Bref, cela ne guerit pas
mon mal ; c'est dans votre boudoir a dix louis que j'ai eu le mal-
heur de trouver un petit pot de pommade que la petite friponne
362 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
m'a dit etre pour les levres. J'avais les levres gercees, el, sans
penser plus loin que cela, j'en ai mis dessus, en sortant de chez
vous, pour qu'elle op^re plus efficacement pendant la nuit; k
mon grand etonnement, aujourd'hui j'ai la bouche toute retiree
et perdue, enfin j'ai une figure a faire peur, et, par surcroit de
peine, je ne puis rien prendre par la. Faisant usage chez vous de
cette pommade, vous savez surement le remade qu'il faut faire
quand on en a use avec profusion. Je n'ose voir aucua medecin,
qui, me faisant un monstre de ma maladie, en rirait interieure-
ment. Vite au secours de ma bouche ! Vous voyez que je ne peux
point dire de messe ; et guerissant de cet accident, je ne vous ferai
pas un proems pour I'autre. »
— On ne pent pas se dispenser de dire un mot du proems de
M. Radix de Sainte-Foy. Peu d'affaires publiques inspirent autant
d'inter^t qu'on en a pris a celle-ci, et cela 7i* est pas itonnantj
comme dit mon ami Martin, qui ressemble beaucoup au philo-
sophe Martin de Candide : « Sainte-Foy fut longtemps un des
premiers voluptueux de France, et c'est ce qui s'appelle etre
constitue en dignity. » Le long Memoire sur lequel M. Radix de
Sainte-Foy s'etait llatte de se voir decharge de toute accusation,
sans courir le risque, ou du moins sans avoir le desagrement
toujours assez facheux d'etre oblige de venir purger lui-meme
son decret de prise de corps; ce Memoire, dis-je, avait paru
generalement assez specieux*. La manifere dont il y discute
I'article le plus essentiel des accusations intentees contre lui,
relativement a I'acquisition du terrain de la Pepiniere, semblait
obtenir un grand poids de la declaration formelle de M. le comte
d'Artois, signee au camp de Gibraltar, par laquelle ce prince
reconnait en termes expr^s qu'il ne s'est rien fait dans cette
affaire que de son aveu ; mais le sieur Le Rel, I'adversaire de
1. Ce Memoire pour le sieur de Sainte-Foy, ancien surintendant de M. le comte
d'Artois, contre M. le procureur general, est attribu6 a Tron^on-Ducoudray par
les Memoires secrets, a la date du 6 juia 1783. Radix de Sainte-Foy etait accuse
de gestion frauduleuse. A la t6te du factum est un petit avertissement dans lequel
I'avocat se defend d'exposer aux yeux du public I'interieur de I'administration du
prince, quoique Son Altesse Royale ne soit pas partie dans ce proces, puisque le sieur
de Sainte-Foy n'a pour accusateur que le procureur general. Mais cette espece de
revelation 6tant malheureusement une suite naturelle de I'affaire, il a ete indis-
pensable de ne la pas passer sous silence. II promet seulement de se renfermer
dans les egards de la circonspection et du respect dii au frere du roi. (T.)
SEPTEMBRE 1783. 363
M. de Sainte-Foy, ne s'est point laisse intimider par une signa-
ture aussi imposante. Pour donner une idee de la violence avec
laquelle il continue de poursuivre son ennemi, malgre I'egide
dont celui-ci avait ose se couvrir, nous ne citerons que 1' apologue
historique qui forme le terrible preambule de sa reponse.
(( Jean Betisac fut trouve coupable d' avoir amasse des biens
considerables par des moyens iniques. 11 s'excusa sur les ordres
qu'il avait recus du due de Berri, son maitre; mais sesrichesses
deposaient contre lui. Lorsque les juges lui demanderent com-
ment il avait amasse de si grands biens, il repondit : « Messieurs,
monseigneur de Berri veutque sesgens deviennent riches... » Ges
moyens de defense n'etaient pas victorieux; aussi le due de Berri
fit-il r impossible pour le soustraire a la justice. II envoya au
conseil du roi les sires de Nantouillet et Pierre Mespin, cheva-
liers, munis de lettres de ce prince, par lesquelles il avouait Be-
tisac de tout ce qu'il avait fait pendant son administration. La
procedure faite, elle fut rapportee au roi, deja prevenu par le
public contre Betisac; le monarque Charles VI s'ecria : « C'est
un mauvais homme, il est heretique et larron ; nous voulons qu'il
soit pendu; ni ja pour cet oncle de Berri, il n'en sera excuse ni
departi. »
Le parlement a cru devoir donner dans cette circonstance
une nouvelle preuve de cette justice inflexible qui ne fait aucune
acception ni du rang, ni de la personne, ni de toute autre consi-
deration etrangere a la severite des lois ; il n'a pas ete fache non
plus de conserver le droit de veiller avec plus ou moins de discre-
tion sur les finances d'un grand prince, dont on avait bien voulu
lui confier le soin d' examiner le regime. En consequence, M. de
Sainte-Foy est reste sous le poids de son premier jugement, son
decret de prise de corps confirme, et ses biens annotes ; mais,
en homme sage, il y avait pourvu, et n'en vivra pas moins agrea-
blement a Londres. Sur dix-neuf juges, onze voulaient le con-
damner au blame. Le sieur Le Bel a ete mis hors de cour. A
I'exception du sieur Nogaret, tresorier du prince, toutes les autres
personnes impliquees dans le proces sont demeurees sous la
main de la justice, et Ton continuera d'informer sur les de-
sordres commis dans 1' administration des finances de M. le comte
d'Artois.
— Nous sommes sur le point de perdre MM. d'Alembert et
36Zi CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
Diderot^ : le premier, d'un marasme joint a une maladie de
vessie; le second, d'une hydropisie. 11 est bien singulier que deux
hommes qui ont donne ensemble le ton a leur sifecle, qui ont
eleve ensemble I'edifice d'un ouvrage qui leur assure I'immorta-
lite, semblent se reunir encore pour descendre dans le tombeau.
M. le marquis de Gondorcet, qui rend a M. d'Alembert les devoirs
qu'un pere pourrait attendre d'un fils, est secretaire perpetuel
de I'Academie des sciences, et dans ce moment directeur de
I'Academie fran^aise; M. d'Alembert, enle chargeantde ses der-
niferes dispositions (il le fait son legataire universel), lui dit en
riant, malgre ses douleurs : « Mon ami, vous ferez mon ^loge
dans les deux Academies ; vous n'avez pas de temps a perdre
pour cette double besogne. »
On recueille avec un interet mele de respect les derni^res
paroles d'un philosophe mourant : elles deviennent plus serieuses
encore quand elles nous peignent la tranquillite de son ame dans
ces derniers instants. Nous avons cru devoir lestranscrire.
— M. Montgolfier vient de realiser le projet qu'il avait forme
et annonce de s' clever dans Fair a I'aide de sa machine aerosta-
tique. Celle qu'il a construite a cet effet a soixante pieds de hau-
teur sur quarante de largeur ; elle ne diff^re des autres que par
le cone qui la termine, qui, etant plus large et plus arrondi, resiste
davantage a Taction de 1' agent qu'il emploie. II a adapte a sa
base une galerie tournante en osier, sur laquelle lui, M. Pilatre
des Rosiers, M. le chevalier d'Arlande ont ete enleves a trente
pieds de hauteur; ils sont retombes d'une mani^re si douce et si
lente qu'ils n'ont presque pas senti le moment ou la machine a
pose a terre. Elle n'etait attachee ni guidee par aucun cordage ;
on avait eu seulement la precaution de ne la remplir qu'en pro-
portion de la hauteur a laquelle on voulait I'enlever, et du temps
qu'on voulait qu'elle restat en I'air. Sept a huit amateurs, M. le
due de Ghartres et le comte Dillon, ont ete seuls admis a cette
premiere experience. Le prince a demande qu'on la repetat, et
voulait absolument s'embarquer avec le comte Dillon; mais
M. Montgolfier a ose ne le permettre qu'a ce dernier, qui a ete
enleve a vingt pieds seulement et est redescendu le plus tranquil-
lement du monde.
1. Diderot ne mourut que le 30 juillet suivant; mais d'Alembert succomba lo
29 octobrc 1783. (T.)
SEPTEMBRE 1783. 365
L'heureux auteur de I'emploi de I'agent le plus simple, dont
r application produit I'effet le plus etonnant et pour 1' imagination
et pour la raison, qui repugnait a la possibilite de s' el ever dans
Fair, a encore la gloire d'etre le premier qui I'ait essaye. II
compte repeter cette experience en emplissant chaque fois davan-
tage cette machine pour I'elever graduellement a des hauteurs plus
considerables. II va lui adapter une espece de plate-forme en fer
sur laquelle on pourra bruler de la paille, seul agent qu'il em-
ploie, dont I'effet est de rarefier I'air atmospherique contenu
dans cette machine, et qui suffit pour I'elever et la soutenir autant
de temps que Ton pourra alimenter ce feu. II ne reste plus qu'a
trouver les moyens de diriger sa marche ; en attendant, les phy-
siciens peuvent s'en servir pour connaitre et peser I'air atmo-
spherique a diverses hauteurs, et cela seul est deja une reponse
peremptoire a la question : A qiioi hon ?
Une deputation des souscripteurs pour 1' experience qui a ete
faite au Champ-de-Mars, et qui en avaient ouvert une nouvelle
d'un ecu pour faire frapper une medaille d'or a I'honneur de
MM. Montgolfier, que la reine. Monsieur, Madame, M. et M""* la
comtesse d'Artois, ont doublement honoree en s'y faisant inscrire
seulement pour I'ecu donne par les autres souscripteurs, s'est
transportee dans unjardin ou est la machine, et la, au pied de
I'echafaud sur lequel elle est etendue, a remis a son inventeur
cette medaille, qui represente d'un cote les tetes des deux
fr^res Montgolfier, avec cette inscription au bas : Uair rendu
navigable, 1783; et de I'autre cote, le Champ-de-Mars, I'Ecole
Militaire dans le fond, et au-dessus d'un nuage, qui se resout en
pluie, le globe aerostatique s'elevant majestueusement dans I'air.
Une foule de peupleborde la scene. Au bas est ecrit : Experience
du globe aerostatique invent e par MM. Montgolfier^ ex^cutee h,
Paris J au Champ-de-Mars , par une souscription sous la direc-
tion de M, Faujas de Saint-Fond,
366 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
OGTOBRE^
*0n ne devait pas s'attendre, apres les ordres qui avaient
aiT^te et defendu si sev^rement la representation du Manage de
Figaro^ qu'il fut possible de voir un jour cet ouvrage sur le
Theatre-Fran Qais ; I'auteur seul n'en a pas desespere, et il y a
lieu de penser aujourd'hui qu'il a eu raison. On a fait naitre
a M. le comte de Vaudreuil le desir de voir jouer, a sa campagne
de Gennevilliers, les fameuses JSoces-, il I'a propose a I'auteur,
qui lui a represente que les defenses de laisser jouer un ouvrage
si innocent avaient eleve contra sa comedie un soupcon d'iinmo-
ralitequi ne lui permettait d'en souffrir la representation, quelque
part que ce put etre, que lorsque 1' approbation d'un censeur
I'aurait lavee de cette tache. Ona choisi pour censeur xM. Gaillard,
de I'Academie fran^aise; la pi^ce approuvee, grace a quelques
changements, a ete jouee chezM. de Vaudreuil. Outre les correc-
tions et les adoucissements exiges par M. Gaillard, on en a pro-
pose de plus considerables encore, a la faveur desquels on assure
que le public jouira bientot de cette comedie ; mais ce qui en
avait fait arreter la representation n'etait pas malheureusement
la partie la moins piquante de 1' ouvrage.
— * La cour est a Fontainebleau depuis le 9 de ce mois ; le
nombre des nouveautes que Ton se propose de donner pendant
1. Pendant les mois d'octobre et de novembre 1783, Meister fut absent de Paris
« pour de tristes devoirs », comme il nous I'apprend en reproduisant une lettre de
M"'^ Necker (decembre). Un passage de cette lettre laisse entendre qu'il avait
accompagne en province M'"" de Vermenoux, chez qui il demeurait, rue Neuve-
du-Luxembourg. M'°^ de Vermenoux, Vaudoise comme M'"" Necker, avait 6t6 I'hd-
tesse de celle-ci jusqu'au moment de son manage.
Par qui Meister se fit-il remplacer pendant cette absence ? Aucune note du ma-
nuscrit ne nous I'apprend, et la redaction n'ofifre point de differences assez sensibles
pour qu'on puisse so prononcer avec quelque certitude ; mais il a pris la peine de
marquer d'un asterisque ces articles d'emprunt, et nous avons ponctuellement
retabli cette distinction ; toutefois les deux grandes etudes sur d'Alembert et sur
M"'* d'Epinay, et un certain nombre de comptes-rendus, ne portent point de marque :
Meister les avait sans doute rediges avant son depart, ou les envoya a ses sup-
pleants ; on verra d'ailleurs au mois de decembre que Marmontel et M™" Necker
le tenaient au courant des nouveaute?.
OGTOBRE 1783. 367
ce voyage le rendront un des plus brillants qu'on ait vus depuis
longtemps.
Nous nous bornerons a avoir Thonneurde vousrendre compte
du succes de ces divers ouvrages sur le theatre de la cour, et
nous n'en ferons Tanalyse quelorsque le public les aura juges sur
le theatre de la capitale. Paris se plait souvent a reformer les juge-
ments de la cour en matiere de gout ; on I'a dit il y a longtemps :
Fontainehleau est le Chdtelet, et le parterre de Paris est le par-
lement qui casse souvent ses sentences. L'embarras et le peu
d'ensemble qui regnent en general dans une premiere represen-
tation, les acteurs surcharges de roles dans ces voyages, peu
surs de leur memoire et intimides par I'assemblee imposante
devant laquelle ils jouent, tout invite a ne jamais juger ces nou-
veautes d'apres les representations de la cour.
On a donne le 12 de ce mois les Deux Soupers^ opera-comique
en trois actes, paroles de M. Pallet, connu d'une maniere assez
avantageuse par la tragedie de Tibere^, dont nous avons rendu
compte dans le temps ; la musique est de M. le chevalier Dalayrac,
auteur de V Eclipse et du Corsaire. Get ouvrage a eu un succes
plus que douteux, et Ton n'a pas manque de dire (\\\'il ny avait
pas un seul plat de jmssahle dans ces Deux Soupers. Le poeme a
paru mal fait, le style neglige et quelquefois de mauvais gout. La
musique est d'une bonne facture ; on y a remarque quelques
intentions heureuses, de Toriginalite dans les accompagnements,
mais peu de grace dans le chant.
Le 16, on a donne la premiere representation de Didon,
tragedie-opera, paroles de M. Marmontel, musique de M. Piccini.
Deux compositeurs celebres, MM. Piccini et Sacchini, vont
s'essayer tour a tour et presque successivement sur le theatre de
la cour, le premier dans Didon, le second dans Chimiiie ou le
Cid, Gette espece de lutte entre des talents aussi distingues fixe
Tattention du public. Les repetitions qu'on a faites a Paris de ces
deux ouvrages ont deja divise les enthousiastes de la musique
italienne, et Didon et Chimdne pourront bien faire naitre autant
de querelles quJphigenie et Roland, Les Gluckistes, ne pouvant
plus opposer Gluck a Piccini, voudraient bien que Sacchini eut
la complaisance d'etre leur Gluck, et les vrais amateurs de I'art,
1. Voir prccedemment p. 195.
368 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
qui ne sont d'aucun parti, souhaiteront ardemment que les
Gluckistes ne fassent jamais d' autre choix.
Didon a r6ussi compl^tement a la cour. Tout le recitatif du
role de Didon a paru de I'expression la plus vraie et la plus tou-
chante, les airs presque tous dignes de leur auteur, les choeurs
bien traites; il y ena deux surtout qui ontproduit un grand effet.
Les roles d'larbe et d'Enee ont paru plus faibles et dans lepoeme
et dans la musique. M'^^ Saint-Huberty, qui a rempli le role de
Didon, I'a faitd'unemaniere superieure etquiluiamerite les plus
grands applaudissements. En general, on regarde deja cet opera
comme le meilleur de ceux que M. Piccini a faits en France.
On a donne, le 17, la premiere representation du Droit du
seigneur, opera-comedie en trois actes, paroles de M. Des Fon-
taines, connu par VAveugle de Palmyre, musique de M. Martini,
auteur de celle de VAmoureux dequinze ans. Le premier acte de
cet ouvrage a fait plaisir; on a reproch^ au second quelques
longueurs ; le troisieme a paru froid et ennuyeux ; mais comme
la musique en a et6 en general trouvee agr^able, on pense que
ce poeme, reduit a deux actes, pourrait avoir un succ^s plus
ou moins decide a Paris.
— * Di scours du comte de Lally-Tolendal dans Vinterroga-
toire quil a preti au parlemeni de Dijon, en qualiti de curateur
li la mimoire du comte de Lally son pire, le samedi i6 aoitt
i783. M. de Lally-Tolendal, curateur a la m^moire de son pere,
dont la cause avait ete renvoyee au parlement de Dijon, y a vu
confirmer I'arret du parlement de Paris, qui condamna le
comte de Lally a perdre la tete et ses Memoires a etre brules
par la main du bourreau. Le discours qu'il a prononce sur
la sellette (forme a laquelle on astreint le defenseur d'un homme
condamne) est ecrit avec une eloquence rare, que Ton trouve
difficilement dans le barreau, et qui fait le plus grand honneur a
I'ame et au g6nie de ce jeune niilitaire. Nous en transcrirons
I'exorde comme un modele dans ce genre :
(( Messieurs, si jamais j'ai eu besoin de votre indulgence, de
vos vertus, de votre humanite, c'est surtout aujourd'hui que je
les appelle a mon secours. Frappe d'une crainte religieuse en
entrant dans ce sanctuaire, saisi par la majeste du lieu, par le
respect du a cette auguste assemblee; le dirai-je, messieurs ?
accable depuis hier d'un deuil public que j'ai particuli^rement
OGTOBRE 1783. 369
ressenti * , et qui a porte la consternation dans vos ames comme
dans la mienne, mille tourments a la fois viennent encore fondre
sur moi dans ce moment. Toutes mes douleurs se renouvellent,
toutes mes plaies se rouvrent ; cet instant m'en rappelle un autre
affreux, dechirant... Je crois voir mon malheureux pere, je le
vois, messieurs, s'avancant a ce dernier inter rogatoi re qui a et6
le commencement de son long supplice ; je le vois depouille des
marques glorieuses qu'il avait achetees par son sang, se soulevant
a I'aspect du siege infame qui lui est reserve, decouvrant sa tete
blanchie, montrant a ses juges son sein convert de cicatrices, et
demandant si cest Ui la recompense de cinquaiite aiis de service. . .
Ah ! messieurs, si quelque erreur allait m'echapper, si le zele
m'emportait, par justice, parpitie, n'imputez point a crime I'ega-
rement de la douleur et les transports de la nature... Qu'il me
soit permis de me refugier au fond de vos entrailles ; la j'ai une
sauvegarde, la retentiront les noms sacres dont j'ai les droits a
venger et les devoirs a remplir. S'il etait possible que le juge se
sentit soulever contre moi, alors, messieurs, que le fils se rap-
pelle son pere, que le pere songe a ses enfants, et vous me
pardonnerez, vous m3 plaiiidrez, vous me cherirez peut-etre.
La justice m'a ravi mon pere, je lui en demande un autre; j'en
vois un dans chaque magistrat qui m'ecoute. Gette idee mele
un pen de douceur a I'amertume qui me devore ; elle me rend
un pen de force, et je m'ecrie en tendant les bras vers chacun
de vous : « Mon p^re, soutenez-moi dans la defense de celui
« que m'avait donne la nature; le voeu de la nature ne pent
(( etre en contradiction avec le voeu de la loi. )>
— *LetlrecL M. le president*''* sur le globe airoslatique^ sur
les teles parlantes, et sur VHat de V opinion publique ii Paris.,
pour servir de suite cl la lettre sur le poeme des Jardins. Nous
avons eu I'honneur de vous rendre compte des pret unions de
M. Charles, demonstrateur de physique, a la decouverte de
M. Montgolfier ^ ; pendant que ce dernier s'occupe a perfec-
tionner sa machine et s'enleve a plus de trois cents pieds de
hauteur dans I'atmosphere, M. Charles cherche des faiseurs de
pamphlets, et dans son etat de cause n'a pu trouver que le che-
1 . La mort de M""" de Vogue. (IVTeister.)
2. Voir page 344 et suivantes.
xiii. 24
370 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
valier de Rivarol. Ce faiseur s'est moins attache a soutenir les
pretentions de son client qii'a diminuer autant qu'il I'a pu la
gloire de MM. Monlgolfier, et a preter beaucoup de ridicules
a M. Faujas de Saint-Fond, dont le zele s'est occupe dans leprin-
cipe a faire repeter 1' experience de MM. Montgolfier par la voie
d'une souscription, et a leur faire frapper une medaille. Quoique
cette brochure manque essentiellement de verite dans les faits et
quelquefois de gout dans le style, elle est pourtant en general
faite avec adresse et ecrite avec esprit; elle annonce chez son
auteur le talent propre a ce genre d'ouvrage. II etait deja connu
par une Lettre sur l' excellent poeme des Jardins de M. I'abbe
Delille, et plus encore, et a son grand regret, par le prix de
vertu que I'Academie fran^aise a adjuge cette annee a la garde-
malade qui a nourri et soigne madame son epouse.
Ce que M. de Rivarol dit, a la fin de cette brochure, sur les
tetcs parlantes de M. I'abbe Micol, est tr^s-interessant. Get inge-
nieux mecanicien leur a adapte deux claviers, I'un en cylindre,
par lequel on n'obtient qu'un nombre determine de phrases,
mais sur lequel les intervalles des mots et leur prosodie sont
marques correctement; I'autre clavier contient, dans I'^tendue
d'un ravalement, tous les sons et tons les tons de la langue
francaise, reduits en petit nombre par une methode ing^nieuse
et particuliere a I'auteur. Avec un peu d'habitude et d'habilete,
on parlera avec les doigts comme avec la langue. M. de Rivarol
observe avec raison qu'une machine aussi ingenieuse pent
servir a conserver et a retracer aux si^cles futurs I'accent et la
prononciation d'une langue vivante, qui tdtou tard fmissent par
s'alterer ou se perdre absolument, comme il est arrive au grec et
au latin, que Demosthene et Giceron ne pourraient entendre
lorsque nous voulons les parler.
On a faitcontre M. de Rivarol une epigramme bien innocente,
en reponse asa brochure :
Malgr6 Damis, on a vu les Quarante,
Donnant un prix qu'on ne pent partager,
Cruellement couronner sa servante.
Que fait ce jeune auteur? Ne pouvant se venger,
11 ecrit : et le choix du sujet qu'il nous vante
Apprend k ces messieurs comment il faut juger.
— L'Furope savante vient de perdre M. d'Alembert; la phi-
OGTOBRE 1783. 371
losophie, les sciences et les lettres regretteront longtemps cet
homme cel^bre. Nous nous bornerons dans cet instant a
recueillir quelques circonstances de ses derniers moments, et
nous y joindrons I'espece d'eloge qu'en a fait M. le marquis de
Gondorcet a I'ouverture de la seance publique de I'Academie des
sciences.
M. d'Alembert est mort, le 29 octobre, age de pr6s de
soixante-six ans, d'un marasme, suite des douleurs occasionnees
par la pierre qu'on lui a trouvee dans la vessie ; elle etait assez
considerable, mais non adherente. II n'avait jamais voulu per-
mettre qu'on le sondat, determine a ne pas souffrir une ope-
ration qui seule eut pu le conserver a la vie ; il redoutait de
s' assurer de la cause de ses souffrances, et le nom seul de litho-
tome le faisait fremir. On a quelque peine a pardonner au
coryphee des philosophes d'avoir montre si pen de fermete,
lorsqu'un pauvre archeveque de quatre-vingts ans lui en avait
donne un si bel exemple ^; mais cette disposition tient moins
sans doute au caract^re de nos idees qu'a celui de nos senti-
ments; peut-etre meme un geometre a-t-il 1' esprit trop juste
pour avoir du courage. Des douleurs aussi aigues que celles
qu'il devait souffrir depuis longtemps etaient une source d'im-
patiences qui pouvait bien les rendre excusables, et ce sont ces
douleurs, bien plus que Tapproche de sa mort, sur laquelle il
ne se faisait point d'illusion, qui avaient excessivement aigri
son caract^re; il n*a pas cesse cependant un seul jour de voir
ses amis. Le cure de sa paroisse s'etant presente chez lui la
veille de sa mort, il lui fit dire par son domestique que I'etat ou
il se trouvait ne lui permettait pas de le voir dans ce moment,
mais qu'il le reverrait avec plaisir le lendemain. II acheva de
vivre et de souffrir pendant la nuit. On a presume avec quelque
raison que le philosophe geometre avait calcule, d'apres son
affaissement, que ce laps de temps lui suflisait pour s'epargner
des formules d' exhortations que le cure devait au ministere
qu'il remplissait, et que le caract^re du malade ne pouvait lui
rendre que fort fatigantes et plus surement encore tr^s-inu tiles.
M. d'Alembert a ete porte dans le cimeti^re de sa paroisse sans
1. M. Christophe de Beaumont, taill6 tres-heureusement k quatre-vingts ans
passes. (Meistbr.)
372 CORRESPONDENCE LITTERAIRE.
cortege et sans bruit. Ses amis ont tente vainement plusieurs
demarches aupres de M. I'archeveque pour obtenir qu'il fut
enterre dans I'eglise comme Test tout citoyen aise qui veut bien
payer cette imbecile distinction; M. I'archeveque I'a refuse
constamment ; mais au moins a-t-il eu le bon esprit de ne pas
donner le scandale, plus prejudiciable a la religion qu'humiliant
pour la philosophie, de defendre, ainsi que son pr^decesseur le
fit a regard de M. de Voltaire, I'inhumation enterre sainte d'un
catbolique qui n'a fait aucun acte d'un culte different, et que,
malgr6 la perversite de ses opinions, le mouvement de contri-
tion le plus interieur, le plus secret, et fait au moment ou il s'e-
teint, porte necessairement en paradis, a la droite du fils de
Dieu. Peut-etre M. I'archeveque a-t-il cru devoir a ce principe
tr6s-orthodoxe un coin dans le cimetiere k M. d'Alembert; mais
peut-etre aussi s'est-il cru oblige en m^me temps de lui refuser
une tombe dans I'eglise, vu la publicity perseverante de ses opi-
nions, crainte que cette faveur si commune ne fut regardee
comme une tolerance dangereuse, et que la pierre ou le marbre
sur lequel on eut pu transmettre son nom a nos neveux n'en pa-
rut consacrer en quelque mani^re le souvenir. Les bons esprits
ont trouve de la sagesse dans cette conduite; mais ce mezzo
iermine a mecontente 6galement les devots et les philosophes. II
est assez etrange que ces derniers trouvent tant de plaisir a etre
dans I'eglise apr^s leur mort, et tant de gloire a n'y etre pas de
leurvivant.
M. d'Alembert a laisse et du laisser pen de fortune; il
jouissait de 1A,000 livres de rentes en pensions. II n'aurait eu
qu'a le desirer pour en avoir davantage ; mais ses besoins ont
toujours ete la mesure de son ambition. II a nomme M. le mar-
quis de Condorcet son legataire universel ; il a legue 6,000 livres
a un de ses domestiques, et 4,000 k I'autre; il charge son lega-
taire de leur en donner davantage si le produit de la succession
le permet. On 'craint beaucoup que le marquis de Condorcet ne
prenne dans sa bourse pour remplir cette partie du testament,
les meubles, Hvres et papiers du testateur n'equivalant pas a ces
deux legs !!! II a nomme M. Remy, maitredes comptes, son ami
de college, et M. Watelet ses executeurs testamentaires ; il leur
l^gue, ainsi qu'a quelques autres amis, des porcelaines, des
tableaux et des gravures. On a trouve singulier que son testa-
OCTOBRE 1783. 373
ment commencat par ces mots : Au nom du Pdre^ du Fils etdu
Saint-Esprii; formule qui n'est point de rigueur dans cet acte,
etqui, de la part d'un philosophe, apresque I'air d'une mauvaise
plaisanterie.
DISCOURS DE M. LE MARQUIS DE CONDORCET
A l'ouverture de la Stance publique de l'academie royale
DES sciences.
(( Le court espace de notre separation a ete pour les sciences
une epoque tristement memorable, et jamais de si grandes pertes
ne se sont succede avec une rapidite si funeste.
(( La mort nous a ravi M. d'Alembert, lorsque son genie,
encore dans sa force, promettait a 1' Europe savante de nouvelles
lumi^res. Geomfetre sublime, c'est a lui que notre siecle doit
I'honneur d' avoir ajoute un nouveau calcul a ceux dont la de-
couverte avait illustre le siecle dernier, et de nouvelles bran-
ches de la science du mouvement aux theories qu'avait creees
le genie de Galilee, d'Huygens et de Newton.
(( Philosophe sage et profond, il a laisse dans le Discours
preliminaire de VEiicydopedie un monument pour lequel il n'a-
vait point eu de modele.
(( Ecrivain tantot noble, energique et rapide, tantot inge-
nieux et piquant, suivant les sujets qu'il a traites, mais toujours
precis, clair, plein d'idees, ses ouvrages instruisent la jeunesse,
et occupent d'une mani^re utile les loisirs de I'homme eclaire.
« La franchise, I'amour de la verite, le z61e pour le progr^s
des sciences et pour la defense des droits des homraes formaient
le fonds de son caract^re. Une probite scrupuleuse, une bienfai-
sance 6clairee, un desinteressement noble et sans faste, furent
ses principales vertus.
« Les jeunes gens qui annoncaient des talents pour les
sciences et pour les lettres trouvaient en lui un appui, un guide,
un module.
(( Ami tendre et courageux, les pleurs de I'amitie ont coule
sur sa tombe au milieu des regrets des Academies de la France
et de I'Europe. II eut des ennemis, pour que rien ne manquat a
sa gloire, et Ton doit compter, parmi les honneurs qu'il a recus,
I'acharnement avec lequel il a ete poursuivi, pendant sa vie et
37/i CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
apr^s sa mort, par ces hommes dont la haine se plait a choisir
pour ses victimes le genie et lavertu.
(( Honorepar lui, d6s ma jeunesse, d'une tendresse vraiment
paternelle, personne, dans la perte commune, n'aplus a regretter
quemoi. Son genie vivra eternellement dans ses ouvrages; il con-
tinuera longtemps d'instruire les hommes; il reste tout entier
pour les sciences et pour sa gloire; I'amitie seule a tout perdu.
(( Sa mort avait ete precedee de quelques semaines seulement
par celle de M. Euler* ; genie puissant et inepuisable, qui, dans
sa longue carriere, a parcouru toutes les parties des sciences
mathematiques et areculeles bornes de toutes. Toujours origi-
nal et profond, mais toujours elegant et clair^ il a public plus de
quatre cents ouvrages, et il n'en est pas un seul qui ne renferme
une verite nouvelle, une decouverte utile ou. brillante. Prive de
la vue, son activite, sa fecondite meme, n en avaient point ete
rale n ties ; la force singuliere de son intelligence repara sans
effort cette perte, qui pour tout autre eut ete irreparable, et la
nature semblaitl'avoir forme pour etre a la fois un grand homme
et un phenom^ne extraordinaire, pour etonner le monde autant
que pour I'eclairer. »
— *La Caravane du Caire, opera en trois actes, represente,
pour la premiere fois, sur le theatre de la cour le SOoctobre, est
le seul ouvrage, apr^s Lidon^ qui ait eu un succes decide. Les
paroles sont de M. Morel, auteur du poeme (y Alexandre dans
rindcy et la musique de notre charmant Gretry. Dans le premier
acte, une caravane attaquee par les Arabes est defendue par un
officier francais qui s'y trouve captif avec sa femme; le danger
lui a fait mettre les armes a la main, et sa liberte lui a ete pro-
mise k ce prix par le chef de la caravane. Get acte est d'un
genre neuf et piquant, c'est un vrai tableau dans le genre de Le
Prince. Le second presente rinterieur d'un serail, la foire du ba-
zar et la vente des esclaves; il n'a pas eule meme succes. Letroi-
si^me est termine par un denoument plein d'interet et de mour
vement. On a critique le plan du poeme : on lui a reproche que
I'interet de Taction etait trop suspendu, presque nul au second
acte; le style en a paru.en general plus que neglige, quelquefois
I. Ewler, ne le 15 avril 1707,.mourut le 7 septembre 1783.'.
OGTOBRE 1783.
375
memed'unmauvais ton ; mais tout I'enthousiasmequ'avait inspire
r opera de Didon n'a pas empeche qu'on ait trouve dans la mu-
sique decelui-ci beau coup de fraicheur, de grace et de sensibilite :
elle ajoute encore a la reputation de I'auteur, a qui nous devons
I'introduction de ce genre d'opera-comedie sur notre scene ly-
rique. La pompe et la niagnificence du spectacle n'ont rien laisse
a desirer; il etait digne du theatre sur lequel on I'a represente.
— *0n a donne le 31, sur le meme theatre, la premiere re-
presentation des Quatre Coins, opera-comique en vaudevilles de
MM. de Piis et Barre. Cette bagatelle a fort deplu, on n y a pas
remarque une seule situation piquante, pas meme un couplet,
pas meme uncalerabour qui merite d'etre cite. L' Amour amene
ala.fm du spectacle a cheval sur un ballon aerostatique n'a paru
qu'un lazzi ridicule.
— - * Les Comediens italiens ont donne^ le 24 octobre,a Paris,
la premiere representation des Deux Poi'traits, pi^ce en un acta
et en vers libres, de M. Deslbrges, auteur de Tom Jones a Lon-
dres. Getouvrage, dont le sujetest pris d'un conte de M. de La
Dixmerie, a ete le premier essai de I'auteur dans la carriere
dramatique; M. Desforges le composa, tres-jeune, pour une so-
ciete particuliere, et ne I'a fait representor, comme c'est 1' usage,
que pour ceder aux instances de ses amis. Cette bagatelle est
ecrite avec assez d'esprit et de grace. L'intrigue ressemble un
peu a celle des Fausses Infidelitesj on peut lui reprocher encore
la faiblesse du motif qui donne de la jalousie a Glairfons, et lui
fait dechirer si brusquement le billet que lui ecrivait sa mai-
tresse; mais tout cela est rachete par unton de gaiete et quel-
ques saillies heureuses r^pandues dans les roles de Thelis et
d'fimilie. Gette pi^ce a ete re^ue avec toute I'indulgence qu'elle
nous a paru meriter.
— * LeComte d'Olhourg, drame en cinq actes et en prose^
a ete represente pour la. premiere fois sur ce meme theatre le
31 octobre. Gette pite, a. quelques retranchements pr^s, n'est
qu'une traduction du Ministre d'etat, qui se trouve dans le
quatrieme volume du ThMlre allemand , Quelques traits epars
dans un dialogue languissant n'ont pas empeche que ce drame,
dont Taction, essentiellement froide,est toujoux's ou trop lente. ou
trop precipitee, n'ait et6 mal accueilli a la premiere representa,-
tion, et ne soit absolument tombe a la seconde.
376 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
— Le Salon de 1781 a ete un des derniers efforts de la plume
de M. Diderot; sa sante, derangee depuis cette epoque, ne lui a
presque plus permis aucune espece de travail, et nos regrets sur
une perte que nous avons si peu d'espoir de reparer jamais sont
le premier sentiment qui nous occupe en commencant cet arti-
cle ; il ne sera que le precis de ce que nous avons trouve de plus
raisonnable dans les differentes critiques auxquelles 1' exposition
des tableaux de cette annee a donne lieu.
Peu de Salons peut-etre ont presente au premier coup d'oeil
un aspect plus imposant, non-seulement par le norabre des
ouvrages, le choix des sujets, la dignite du genre, la concur-
rence interessante de plusieurs jeunes artistes d'un merite dis-
tingue, mais encore par la disposition tr^s-heureuse qui en avait
regie I'arrangement, disposition qui n'est pas indifferente a I'effet
de cette premiere impression. Cela est si vrai, que la reputation
de ce Salon, assez brillante d'abord, n'a pas cesse de dechoir.
Le premier tableau du catalogue n'est pas sans doute un de
ceux qui meritent moins d'etre justement apprecies; il est de
M. Yien, ordonne pour le roi; c'est Priam partant pour sup-
plier Achille de lui rendre le corps de son fils Hector. « Ce
roi est represente au moment ou il se dispose a monter sur son
char. Paris tient les r^nes des chevaux, tandis que ses fr^res
s'empressent de charger sur d'autres chars les vases et les tapis
que ce roi destine en present au vainqueur de son fils. Andro-
maque, accablee de douleur, s'appuie sur I'epaule de Priam, et
Hecube, suivie de ses femmes et tenant une coupe d'or, semble
exciter son epoux k faire des libations pour obtenir des dieux un
heureux succes. L'aigle qui plane dans le ciel annonce que ses
voeux seront exauces. »
La composition de ce tableau a paru sage, le dessin pur, 1' ex-
pression froide. La tete de Priam est belle, mais elle a plutot le
caractere patriarcal qu'elle n'a le caractere grec. Celle d'Hecube
est plus belle et plus touchante, mais peut-etre un peu trop
jaune. Ce n'est point la Paris, sa draperie est mesquine, et rien
ne distingue ses traits de la nature la plus commune. Toutes les
figures semblent rangees sur le meme plan, comme dans un bas-
relief. L' architecture du fond ne manque ni d'elegance ni de
noblesse, mais la couleur en est trop grise. En general, il s'en
faut bien que la couleur de ce tableau soit aussi brillante que
OGTOBRE 1783. 377
celle du dernier tableau d'Helene ; on la trouve encore harmo-
nieuse, mais un pen monotone et d'un brun rougeatre qui n'est
ni vrai ni agreable a I'oeil. Les amis de M. Vien pretendent qu'on
ne ferait pas le meme reproche a ce tableau s'il etait vu dans un
jour plus recule. L'auteur de la Loterie pittoresque ^ propose a
I'artiste un sujet plus riche d' expression, ce serait le retour de
Priam k Troie avec le corps d'Hector. Quel melange de joie et de
douleur a reunir dans les figures d'Hecube et d'Andromaque!...
Mais sont-ce la des sujets qu'il convient de proposer au talent de
M. Vien?
Les Deux Veuves d'un hidien, par M. deLa Grenee I'aine (pour
le roi). Le sujet est explique tres-heureusement dans le cata-
logue; sans ce secours, il eut ete assez difficile de le deviner;
c'est un trait tire de I'histoire d'Eum^ne, un des successeurs
d'Alexandre. « Apres une bataille gagnee par ce prince contre
Antigone, il se trouva parmi les .corps morts celui d'un officier
indien qui avait amene ses deux femmes. Toutes deux voulaient
etre brulees avec lui. La premiere faisait valoir son droit d'an-
ciennete; la seconde repondait que la loi meme donnait 1' exclu-
sion a sa rivale, qui etait actuellement enceinte. On jugea en
faveur de celle-ci. La premiere se retira baignee de larmes,
dechirant ses habits et s'arrachant les cheveux. L'autre, au con-
traire, paree de ses plus riches ornements, s'avanca avec gra-
vite vers le lieu de la ceremonie, ou, placee sur le bucher par
les mains de son propre frere a cote de son mari, elle expira au
milieu des acclamations et des regrets de tons les spectateurs.
Le peintre a saisi le moment ou elle monte sur le bucher. »
On ne pent rien ajouter a ce qu'en dit M. Renou, l'auteur
des critiques inserees dans le Journal de Paris. « L'ordonnance
en est assez riche, I'efTet piquant et harmonieux. Gependant,
quoique ce tableau me paraisse d'une touche plus ferme et d'un
effet plus soutenu que les autres grands tableaux de ce maitreS
j'ai cru y remarquer un ton noir qu'il est impossible de prendre
pour de la vigueur; mais une remarque plus importante encore,
c'est le peu d'efFet qu'il produit. L'artiste semble s'etre plus
1. Loterie pittoresque pour le Salon de 1783. A Amsterdam, 1783, in-S", 26 p.
MM. de Montaiglon et Guiffrey ne font pas connaitre le nom de l'auteur.
2. L'artiste semble avoir gagnc pour la couleur dans cette terre classique des
arts, ritalie, oii il est actuellement directeur de I'Ecole frangaise. (Meister.j
378 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
occupe de la forme pittoresque que du ^fonds de son sujet. Je
conviens qu'il peut etre avantageux d'attirer le spectateur par le
sens de la vue; mais, ce sens satisfait, il faut interesser Tame,
etl'on n'y parvient que par 1' expression. M. de LaGrenee ne peut
pas ignorer que 1' expression est la partie la plus essentielle dans
un tableau d'histoire. »
Zephire et Flore^ ou le Printemps, par M. Van Loo, tableau
de tapisserie (pour le roi). On trouve justement dans cette vaste
composition, qui n'a pas moins de 10 pieds de haut sur 10 pieds
de large, de quoi faire un assez joli eventail, des couleurs vivfiS
et tranchantes, des groupes manieres, mais pourtant avec assez
de grace, un ton fade, mais pourtant avec une sorte de frai-
cheur... Qu'est devenue la.gloire d'un nom respecte si long-
temps?...
Le Zde de Mathatias tunnt un Juif qui sacrifiait aux idoleSy
par M. Lepicie (pour le roi). G'est un sujet tire du premier livre
des Machahdes, On a. deja renvoye plus d'une fois le talent. de
M. Lepicie aux petites scenes famili^res et m6me triviales; ce
tableau ne nous fera pas changer d' opinion. Toutes les figures en
sont isolees et surtout la figure principale. II y a une sorte de
correction dans le dessin, mais 1' ensemble est sans effet, d'une
touche egale et d'un colons faux tirant sur le jaune; les drape-
ries sont sans masses^ les plis manieres et petits. Ce qui lui
manque plus essentiellement encore, c'est ce caractere de
noblesse, le seul qui puisse convenir au style de I'histoire, et
M. Lepicie ne parait pas meme en avoir le sentiment. Son
Dejeuner des H^ves^ le Vieillurd voyageur, \ Enfant qui se
rdjouit de voir jnroueiter le sabot que son fouct a frappd^ tons
ces petits tableaux, quoique d'une touche fort negligee et d'un
mediocre effet, meritent plus d'eloges. On y voit du moins des
verites bien saisies, des details piquants, 1' esprit et le naturel
dont ce genre est susceptible.
Virginius prH ci poignarder sa fdle, par M. Brenet (pour le
roi ). On peut trouver dans ce tableau un merite de pratique*
une connaissance de I'art assez profonde, des masses bien dis-
posees, mais ce n'est assurement pas un beau tableau. Si I'idee
de Virginie, qui vaau-devant du coup que son pfere veutlui por-
ter, a paru heureuse, la figure de cette jeune vierge est loin de
I'etre. Virginius a plutot fair d'un satyre en fureur que d'un
OCTOBRE 178 3. 37^
p^re infortune immolant lui-meme une fille cherie pour sauver
son honneur et la liberie son pays. La main droite de cette fille
est placee si ingenieusement a cote de la tete de son pere, qu'elle
ne ressemble pas mal a une oreille d'ane. On ne sait ou prendre
ni le scelerat decemvir, ni le lache executeur de ses violences.
Au caract^re ignoble de tons les accessoires, a 1' attitude et aux
giimaces des principaux personnages, on serait fort tente de
croire que c'est la une de ces scenes tragiques qui ne se passent
que trop souvent sous les yeux de la populace.
Le tableau de M. Brenet representant la Courtoisie du che^
valier Bayard est d'une composition plus simple et plus natu-
turelle ; les costumes y sont tres-bien observes, le ton en est
doux et convenable au sujet.
Herminie sous les ai^mes de Clorinde, par M. Durameau
(pour le roi). II n'y a point eu cette annee de tableau au Salon
qui ait excite une sensation plus vive et plus universelle. Cette
reunion de suffrages lui a donne une grande celebrite. Tons les
spectateurs ont vu avec etonnement dans le temple des arts le
plus insigne barbouillage qu'aucun ecolier se soit encore per-
mis; et c'est ainsi qu'on a ose profaner un des plus heureux
sujets que la poesie ait jamais offert aux peintres de sentiment.
La Fete a Bacchus, ou FAutomne, par M. de La Grenee le
jeune (pour le roi). Nous- ne ferons encore que transcrire ici le
jugement de M. Renou. « Ge tableau est, comme tons ceux de
cet artiste, d'un g^nie facile, d'une composition agreable, plein
de grace dans I'ensemble et dans les masses, d'un eflet piquant,
enfin du; ton d'uQ veritable grand maitre; je crois qu'on peut
lui reprocher trop de facilite. Gette qualite est tr^s-favorable a
certains egards, mais elle peut nuire aux progres de I'art. Les
tableaux de cet artiste ressemblent plutot k de grandes esquisses
qu'a des ouvrages termines. Un eleve qui cherche a se perfec-
tionner par I'examen des tableaux de ce genre ne peut qu'etre
tres-embarrasse sur le pen de resolution qu'il y trouve. Mw de
La Grenee paratt avoir adopte le Gortone pour modele; mais le
gout de ce meme Gortone, tant vante par les amateurs, a seul
cause la decadence des arts en Italie. Au reste, quand M. de La
Gren6e travaille dans le genre des esquisses, il y reussit supe-
rieurement ; les deux petites, dans le gout antique, representant,
Tune uneFemme qui offre un sacrifice^ et I'autre une Femme que
380 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Von va mettre au bain, sont pleines de grace et ont une louche
infiniment spirituelle. n
On ne peut pas donner les memes eloges a I'allegorie relative
a retablissement du Museum dans I'antique galerie des Plans du
Louvre. Pres du piedestal sur lequel on voit le buste du roi,
rimmortalite recoit des mains de la Peinture, de la Justice et de
la Bienfaisance le portrait de M. le comte d'Angivillers, pour etre
place dans son temple. Derriere la figure de I'lmmortalite, le
Genie des arts relive un rideau, et Ton apercoit une partie
de la grande galerie ou plusieurs petits genies transportent et
placent les tableaux du roi. L'idee de cette composition n'est
pas nouvelle, et I'execution en est tres-faible.
Le Sacrifice de Nod au sortir de Varche, par M. Taraval
(pour le roi). G'est peut-etre le meilleur ouvrage de M. Taraval;
I'ordonnance en est sage, le caract^re assez soutenu. 11 y a beau-
coup de verite dans son Portrait d'un docteur en Sorbonne^
V Amour battant le tambour avec son flambeau est une fort mau-
vaise chose.
Astyanax arracM des bras d* Andromaque par Vordre
dUlysse, par M. Menageot (pour le roi). M. Menageot est celui
de nos jeunes peintres qui s'est le plus ecart6 de la petite
mani^re des anciens maitres de I'ecole fran^aise. L'art d'appeler
vet de fixer Toeil par de grandes masses l)ien ordonnees est son
principal merite. Sa mani^re est large et facile, mais on lui
trouve plus d'elegance que d'energie; son dessin manque sou-
vent de purete et de correction, et sa grace, un peu depourvue
de science et de chaleur, ne lui assure qu'une place honorable
au second rang des peintres de sa nation. G'est I'avis de I'auteur
du Triumvirat des drts^ deja connu par le Coup de patte Bt la
Patte de velours * .
Ge qu'il y a de certain, c'est que son Astyanax n'a pas eu a
beaucoup pr6s le succes de son Leonard de Vinci, La compo-
sition en a paru trop chargee ; toutes les figures semblent etre
sur un m^me plan ; a Texception d'une femme vue par le dos,
toutes les autres sont de face. Ulysse est trop isole. Tout I'in-
1. Cette phrase de Meister permet d'attribuer le Triumvirat des arts (aux Anti-
podes, in-8°, 44 p.) , a Carmonteile, auteur du Coup de patte et de la Patte de
velours. (Voir tome XII, p. 324 et 346.)
OCTOBRE 1783. 381
ter^t de la sc^ne nuit au caractere et a 1' expression d'Andro-
maque, et cette figure tout entiere parait prise sur le manne-
quin; c'est une etude de draperies; encore I'etude n'est-elle pas
trop heureuse. Le personnage, mis dans le fond sans autre des-
sein que de remplir la place, est une copie trop sensible de la
belle figure qui, dans un tableau du Poussin, jette un regard de
compassion sur les ravages qu'a faits la peste.
On a rendu plus de justice au grand Tableau allegorique sur
la naissance du Dauphin^ ordonne par la ville de Paris. En con-
siderant combien les sujets de ce genre sont ingrats, on con-
vient qu'il etait difficile de traiter celui-ci avec plus de grandeur
et plus de noblesse. « La France tient entre ses bras le Dauphin
nouvellement ne ; la Sagesse le precede et la Sante le soutient ;
a sa suite sont la Justice, la Paix et FAbondance. Sur un perron
qui occupe le premier plan, le Corps de Yille vient recevoir
monseigneur le Dauphin; du cote oppose, le Peuple en foule
exprime la joie publique. Dans le fond s'eleve la pyramide de
rimmortalite ornee des portraits du roi et de la reine. On aper-
coit au bout de ce monument la Victoire qui y grave I'epoque de
la naissance du prince, ce qui fait allusion a la prise d' York-
Town, dont la nouvelle est arrivee le jour meme de 1' accouche-
ment de la reine. » Les masses de ce tableau sont belles et
pittoresques ; f execution est negligee, principalement dans le
groupe du Corps de Yille ; mais on desarme la critique en lui
montrant ce beau coin du tableau representant une foule de
peuple qui rend grace au ciel de la naissance du Dauphin. Cette
idee a de I'interet et de la poesie.
La Char its Bomaine, du meme auteur, nous a paru d'un
travail precieux.
Fete II PaUs^ on VEtS, par M. Suvee (pour le roi). On fa
trouve d'un bon style et d'une couleur agreable, mais on a
observe que les ombres en etaient trop transparentes, d'ou il
suit qu'elles ne produisent aucune masse. La nature est trans-
parente, sans doute, mais elle ne Test pas comme le verre ; dans
les fonds, elle est plus ferme de ton. Cette exactitude est d'ail-
leurs pour le peintre un moyen de faire valoir les devants; le
pinceau de M. Suvee est, au contraire, trop vague et trop vapo-
reux. Ce qui nous a fait le plus de plaisir dans ce tableau, c'est
la jeune fille qui eleve un agneau dans ses mains ; elle est tout
382 GORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
a fait dans le gout de I'antique, mais cette grande academie de
malotru forme avec elle un assez bizarre con traste.
Si la Rhurrection, du meme, est d'un effet plus resolu, les
ombres en sont trop lourdes; celles du Christ coupent la figure en
deux tons, dont Tun est clair et I'autre brun; le ton diaphane
qu'on vient de lui reprocher eut ete applique plus heureuse-
ment dans cette occasion. On fait faire a ce soldat une trop
grande enjambee ; il n'y a aucun accord entre cette jambe et la
marche que I'artiste lui fait monter; cette marche, au lieu d'toe
devant le soldat, parait le fuir. Toutes les autres parties du
tableau sont bien dessinees, mais les tetes sont pauvres et 1' ex-
pression commune.
L'idee du Don r^ciproque est plus ingenieuse que I'execu-
tion n'est belle. Comment le peintre a-t-il pu s'oublier jusqu'a
donner a I'Amour les memes yeux qu'au petit chien?
Son portrait de M. Van Outryve, un des bourgmestres de
Bruges, grand portrait habille d'un vaste manteau rouge, est un
chef-d'oeuvre de naturel et de verite, d'une touche large, simple
et vigoureuse. L'attitude est tranquille et n'en a que plus d' aban-
don, de pensee et de vie.
Encore deux tableaux de M. Vernet : I'un est un Paysage au
lever du soleilj avec de hautes montagnes, des rochers, des
chutes d'eau ; I'autre est un Paysage au coucher du soleil, avec
des baigneuses. Le second est bien superieur au premier, et nos
faiseurs de calembours n'ont pas manque de dire quon voyait
bien un soleil couchanty mais quil fallait chercher ailleurs le
soleil levant. Las d'admirer depuis si longtemps les ouvrages de
cet excellent artiste, on se presse trop peut-etre de leur preferer
ceux de son jeune 6mule, M. Hue. Le Soleil couchant de ce der-
nier, dans une vue des environs de Rouen, a de I'harmonie, une
touche tout a la fois ferme et moelleuse ; mais son clair de lune
est lourd et meme un peu noir. Le Paysage des environs de
Montmorency et celui de la Foret de Fontainehleau offrent tous
deux des sites bien choisis, mais le premier est d'un effet plus
vrai, d'une composition plus spirituelle ; on trouve le second d'un
ton trop egal, il n'est pas aise de fixer I'heure du jour que le
peintre a voulu representer.
Pourquoi faut-il repeter encore ce qu'on a deja dit tant des
fois des portraits de M. Koslin : des accessoires d'un fmi sublime,
OCTOBRE 1783. 383
les tetes sans aucune degradation, des fonds sans harmonie? Le
tableau de la Jeune fille qui orne de fleurs la statue de V Amour
est d'un effet agreable, mais Taction de la jeune fille est genee,
son attitude pleine de maniere, d'une affeterie raide et gauche.
Cette robe de satin est de la plus grande verite, c'est Tetoffe
meme, mais on ne sent point le corps sous cette robe, il ne
parait pas meme porter sur ses jambes, et les etoITes les mieux
rendues ne sauraient faire seules un beau tableau. Si c'est,
comme on le dit, le portrait de M**" Gontat, il n'a pas le merite
de la ressemblance ; on ne serait point surpris cependant que
quelqu'une de nos actrices eut servi de modele au peintre, car
sa jeune fille a tout Tair de regarder les spectateurs et de songer
fort peu a ce qu'elle fait.
Vue prise du Pont-Neuf ou Ton voit 1' hotel de la Monnaie,
partie de la colonnade et de la galerie du Louvre jusqu'au Pont-
Royal, par M. de Machy (pour le roi). M. de Machy ne varie pas
infniiment ses sujets; son imagination ne sort guere de I'enceinte
de nos quais, mais celui-ci est un de ses meilleurs tableaux ; il y
a de la verite dans I'ensemble et dans les details, seulement la
touche a paru un peu lourde ; on desirerait aussi que les figures
fussent faites avec plus d'esprit. II est etrange que, dans le
tableau d' architecture qui represente la Place des Victoires,
I'artiste n'ait pas fait du moins du monument qui la caracterise
un objet plus capital. Le Clair de lune, peint par MM. de Machy
et Hue, est d'un elTet assez brillant, mais la couleur n'en a pas
paru vraie.
Parmi les portraits de M. Duplessis, on distingue avec inter^t
ceux de M. et de M™^ Necker ; I'un et I'autre sont tres-propres a
augmenter encore la reputation de cet artiste. L'un et I'autre sont
d'un pinceau sage et vigoureux, d'un beau coloris, d'une execu-
tion tres-precieuse, surtout celui de M™^ Necker. II n'y a point
de satin, point de velours, point de dentelles, point de gaze de
M. Roslin, qui soit au-dessus des etofles de ces deux tableaux; le
fichu est d'une verite qui surpasse tout ce que nous avons vu
dans ce genre ^ L'expression de la tete est douce et fine, maisun
1. Tout I'ajustement de M"'" Necker est blanc; I'artiste n'en a pas moins su
faire saillir toutes les formes, toutes les nuances sans aucune teinte dure, et cette
magie est d'autant plus heureuse qu'elle ne laisse apercevoir aucun effort de
I'art. (Meisteu.)
384 CORRESPONDANCE LlTTl^RAIRE.
peu froide. On convient que I'attitude et principalement la posi-
tion des mains n'est pas aisee; elle ne manque cependant ni de
naturel ni de verite. II y aquelque chose de pince dans la
bouche de M. Necker, qui nuit a la ressemblance et qui s'accorde
plus mal encore avec le grand caractere qui domine dans tout le
reste de la tete ; malgre ce defaut, il est impossible de ne pas y
reconnaitre et sa physionomie et ses traits. Gombien de fois
n'avons-nous pas vu la foule s'arreter devant cette image du
ministre citoyen et la contempler avec I'attendrissement et le
respect qu'inspirent le genie, la bienfaisance et la vertu !
Le due de Guise chcz le prhident de Harlay, par M. Beau-
fort (pour le roi). (( Le due de Guise, surnomme X^Balafre^ indigne
des obstacles qu'opposait a ses desseins la fermete du president
de Harlay, se presenta chez ce magistrat suivi de gens de la lie
du peuple. Le president, calme et inebranlable, ne fit d'autre
reponse a ses discours que celle-ci : Mon dme est ti Dieu, mon
rceur au roi, je vous livre ma personne, Le due, deconcerte, se
retira avec depit. Ge moment est celui du tableau. » Le moment
ne me parait guere plus du ressort de la peinture que le sublime
quil mourixt du vieil Horace. L'ordonnance, d'aiileurs, en est
assez raisonnable, le travail penible. On trouveau president I'im-
mobilite d'une statue, au due de Guise I'air d'un Gascon qui
vient de manquer un tour de filouterie; ce qu il y a de vrai du
moins, c'est que Ton ne reconnait assurement pas dans ce visage
celui qui faisait dire a la marechale de Retz que les autres princes
n'avaient que des visages de p euple en comparaison de celui du
due de Guise.
Les petits paysages de M. Casanova sont pleins de legerete,
de finesse et de gout ; les sites en sont agreables, mais le ton
n en est pas toujours vrai, et ce n'est pas sans raison que les
critiques reproclietit a cet artiste I'epaisseur de ses couleurs.
— *11 vient de s'elever, sur le theatre del' Academie royale de
musique, une petite guerre civile, mais le voeu du pubhc et les
ordres du ministre I'ont eteinte dans sa naissance. M""" Saint-
Huberty a eu la faiblesse d'etre j abuse de M"^ Maillard, jeune
actrice dont nous avons eu I'honneur de vous annoncer les
succes. Pour les arr^ter, elle a pretendu I'empecher de chanter
ses roles immediatement apres elle. Grace k ses complots, toutes
les doyennes de I'illustre assemblee, ameutees centre sa jeune
OGTOBRE 1783. 385
rivale, ont fait valoir hautement le droit qu'elles avaient, comme
anciennes de M"" Maillard, de chanter avant elle ; cet arrangement
a eu meme lieu pendant quelques jours, mais le titre sur lequel
11 etait fonde n'etant pas fort imposant dans la republique des
graces et des amours, il n'a pas tenu longtemps. Voici des vers
faits a r occasion de cette grande revolution :
A MADEMOISELLE MAILLARD
SUR LE BRUIT QUI s'EST R^PANDU QU'eLLE NE DEVAIT PLUS JOUER
LE r6le d'armide dans Renaud.
Nous ne verrons done plus, adorable Maillard,
Armide pour nous plaire emprunter ta figure.
Saint-Huberty le veut, et Ton perniet k Tart*
D'outrager ainsi la nature.
Tous ses traits seront impuissants.
Ris avec nousdetes disgraces;
Va, crois-moi, le public, jaloux de tes talents,
Ne peut te refuser I'encens qu'on doit aux graces.
A ton age, avec tes beaux yeux
On doit s'attendre h des cabales,
Le talent fait des envieux
Et la beauts fait des rivales.
Nous y joindrons d'autres vers qui courent encore sur une
petite aventure arrivee^ dit-on, il n'y a pas longtemps, a notre
jeune Armide, La chronique assure qu'apr^s avoir donne les
marques les plus flatteuses de son estime et de sa reconnaissance
a un jeune homme qui la ramenait de I'Opera, elle refusa de le
recevoir chez elle en lui disant qu!elle craignait de (aire de nou-
velles connaissances,
LE RETOUR DE l' OP^RA
CONTE QUI n'eN est pas UN,
PAR M. CAILHAVA.
Une ny raphe de TOp^ra,
Leste, fringante et ccelera,
1. La raalignite publique, qui interprfete mal la reserve dans laquelle M"" Saint-
Huberty vit avec les hommes, en a fait une application desobligeante pour les
moeurs de cette actrice. (Meister.)
XIII. 25
386 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
Apres avoir joue le r61e dMmmortelle,
Craignait de se crotter en retournant chez elle.
Fort a propos un Elegant marquis
Arrive, lorgne, admire, offre son vis-^-vis.
— « Fouette, cocher. — Ou? — Cliez mademoiselle.
— Que fait votre main 1^?
— Chut! Ma boucle s'accroche k votre falbala.
— Ah! monstre, je crierai, j'y suis tres-resolue.
— Enfance! — Mon honneur! — Combien vous en avez!
— Quel affront! — Quel plaisir! — Je suis... je suis vaincue.
— II 6tait temps, ma foi, nous sommes arrives;
— Mais je monte chez vous, pourquoi ces r6v6rences?
— Non. — Est-on, entre amis, ridicule k ce point?
— Tout ce qu'il vous plaira, monsieur, je n'aime point...
— Quoi? — Les nouvelles connaissances. »
— La Muse libertine, ou OEuvrcs posthumes de M. Dorat,
qui ne sont siirement pas de lui. Un dialogue entre le due de
Choiseul et M'"" du Barry; entre un Espagnol, un Allemand et un
Fran^ais sur les moines; entre Clement XIV et un magistrat; un
conte, la Sonneite ; tout cela est sans esprit, du plus mauvais
gout et du mauvais ton. Ce que nous avons trouve de plus joli
dans tout le volume, c*est le madrigal que void pour la f^te d'un
Joseph ;
J'ai connu trois Joseph : le premier, imbecile,
R6siste aux doux attraits d'une jeune beauts ;
L'autre n'ose toucher a la vierge nubile
Qui, par ordre du ciel, dormait k son c0t6.
Mais si celui que j'aime et que je fete
Dans cet heureux temps eiit v6cu,
La reine etait silre de sa conquete,
Et TEsprit-Saint 6tait cocu.
— Considerations sur lapaix de 1783, envoyies par Vahhi
Raynal au prince FrMiric-Henri de Prusse, qui lui avait demandi
ce quil pensait de cette paix, Berlin, 1783. Brochure de dix-huit
pages.
II n'y a rien dans ce petit pamphlet qui porte aucun caract^re
particulier ni de la mani^re de voir, ni de la mani^re d'ecrire de
I'abbe Raynal ; c'est une analyse tr^s-vague, tres-superficielle et
par consequent peu interessante des conditions connues du dernier
traite de paix, « La France, dit Tauteur, n'a gagne que deux
OCTOBRE 1783. 387
choses importantes, la peche de la morue et le retablissement de
Dunkerque. Tabago n'est pas grand' chose, el il est fort proble-
matique que Pondichery lui soit utile... Le fonds du proems, la
separation des colonies de la metropole ne doit done etre comptee
pour rien... Cette paix, ajoute-t-il, a ete faite a la hate, et Ton a
cede des concessions eternelles pour aplanir des difficultes mo-
mentanees ; voila pourquoi Ton pent dire qu'on a seulement fait
halte. » Cette espece d'enigme pourrait bien cacher un sens assez
profond, mais il n'y a que I'avenir qui puisse nous la faire
deviner.
— Rapport de MM, Cosnier, Malouet, Darcet^ Philip, Le
Preux, Besessarlz el Paule, docteurs regents de la Faculte de
medecine de Paris ^ sur les avantages reconnus de la nouvelle
mithode d' adminislrer VHectricite dans les maladies nerveuseSy
particulierement dans Vepilepsie et dans la catalepsies par
M, Le Bru, connu sous le nom de Comus, etc. Ce rapport est
precede de I'apercu du systeme de I'auteur sur 1' agent qu'il em-
ploie et des avantages qu'il en a tires, hnprime par ordre et
aux frais du gouvernement, ' Brochure in-8°, dediee a M. le
comte de Vergennes.
Le succ^s de cette nouvelle methode parait constate par un
grand nombre d' experiences. La confiance avec laquelle I'esca-
moteur Gomus s'est empresse de Hvrer tons les precedes de sa
methode a Texamen des gens de Tart contraste merveilleusement
avec la defiance mysterieuse sous laquelle le docteur Mesmer
n'a pas cesse d'envelopper ses pretendues decouvertes. La Faculte
a mis autant de chaleur a celebrer les louanges de Tun qu'elle
en avait mis a discrediter la charlatanerie de I'autre; mais jus-
qu'ici le gros du public n'apassuivi cette impulsion. L'empirique
continue de gagner avec sa medecine occulte autant d'argent que
son rival en gagnait autrefois avec ses secrets de physique expe-
mentale, et I'application connue de Telectricite adifferentes affec-
tions du systeme nerveux n a trouve encore que que peu de
partisans zeles, tant il est vrai que le myst^re est une belle chose
en religion, en amour, en medecine, en finances, en politique,
en escamotages de toute espece.
L'apercu qui precede le rapport de la Faculte n'est pas de la
physique la plus intelligible ; suivant cet apercu, « il y a un fluide
universel qui est la chaine de tons les etres ; il forme un plein
388 CORRESPONDANGE LITTERAIRI-:.
de contiguite dans I'espace immense quirenferme Tumvers; c'est
un Protee qui produit des effets diversifies a Tinfmi, tons les
phenomenes du magnetisme et de Telectricite, etc. Ge fluide uni-
versel contenu dans le point spermatique qui doit produire un
animal le developpe, I'augmente, I'entretient, le detruit... Amal-
game avec la substance des nerfs, on lui donne le nom de fluide
nerveux ; il ne pent survenir aucun derangement dans I'economie
animale que la circulation de ce fluide ne se trouve interceptee
ou derangee... On ne pent la retablir que par des secousses rei-
t^rees de la racine des nerfs aux organes qui en dependent, pour
rendre le mouvement au fluide stagnant, ou, s'il en a trop, le par-
tager sur la masse, etc.
Ge vice qui outrage la nature et I'amour, en contrarian t
leur voeu, vient de faire commettre un crime d'un caractere
d'atrocite et defureur dont I'homme n'avait peut-etre pas encore
donne d'exemple.
Le nomme Jacques-Francois Paschal, ci-devant capucin^
puis pretre habitue dans I'eglise de Saint-Nicolas-des-Ghamps,
enfin interdit depuis un an, conduisit, ces jours derniers, dans
une maison dont la portiere I'avait vu naitre, un jeune Savoyard
sous le pretexte de lui faire porter un paquet. II demanda a cette
femme la clef d'une chambre pour y ecrire, disait-il, une lettre
pressee, I'ecarta en 1' envoy ant acheter de la bi^re et des gateaux,
et voulut saisir le moment de son absence pour faire violence
a ce jeune homme. Les cris et la resistance que cet infortune
opposaitaux entreprises de ce scelerat, au lieude I'epouvanter,
I'ont enflamme de rage et de fureur; il I'a saisi par les cheveux,
jete sur un lit, et 1' ay ant poignarde de dix-sept coups de couteau
sans avoir pu lui arracher la vie, ce monstre... I'efi'roi et la
pudeur font tomber la plume des mains... ce monstre a assouvi
sa brutalite sur cet enfant nageant dans son sang, et ne I'a quitte
qu'apr^s lui avoir vole trente-huit sous. 11 a rencontre, en des-
cendant I'escalier, la portiere a qui il a dit qu'il allait revenir,
s'est arr^te dans la cour pour laver dans un seau d'eau ses
Oiains sanglantes, et n'a pris la fuite que lorsqu'il a entendu cette
femme, qui avait trouve le malheureux enfant noye dans son sang
et respirant a peine, descendre en criant a I'assassin ! Agee de
soixante-six ans, elle Pa poursuivi et arrete la premiere dans la
rue.
NOVEMBRE 1783. 389
Ge malheureux a ete condamne a etre rompu et jete vif dans
un bucher. On a evite le conflit de la juridiction ecclesiastique en
lui faisant son proces sous le nom suppose qu'il avait pris aux
premiers interrogatoires, et I'arret, en retablissant son veritable
nom, n'a point fait mention, contre I'usage, de son etatde pretre ;
on a sauve par la une partie du scan dale d'un forfait qu'il eut
peut-etre ete autant a desirer de pouvoir enfouir que de punir.
Au reste, la philosophie, qui cherche a se consoler et peut-
^tre a remedier a de pareilles horreurs en remontant a leur
cause, ne voit dans ce double crime que le resultat plus que
force de la loi du celibat impose aux pretres catholiques, un
gout presque necessite, puisqu'elle contrarie chez eux le voeu le
plus doux, le plus necessaire et le plus admirable de la nature;
enfm une fureur, une ivresse de desir qu'a du accroitre la resis-
tance que le sang ne pouvait calmer et qu'une jouissance aussi
barbare pouvait seule assouvir.
Que de crimes secrets pourrait empecher, quel bienfait a
I'espece humaine pourrait faire le prince qui ordonnerait a tant
d'hommes de jouir et pour eux et pour leur patrie d'un droit
que la nature et le bien public ne cesseront de r6clamer en leur
faveur !
NOVEMBRE,
*Peu de nouveautes ont attire autant de monde au Theatre-
Fran cais que la premiere representation du sMucteur, comedie
en vers et en cinq actes, donnee le Snovembre. L'interet d'une
pi^ce de caract^re en cinq actes, I'incognito garde par I'auteur,
I'envie de le deviner, les paris faits pour et contre MM. Palissot
et de Bievre, le succes que cet ouvrage avait eu a Fontainebleau,
tout a contribue a rendre cette premiere representation des plus
nombreuses et des plus brillantes. Son succes a etecomplet, bien
merits quant aux graces, a la finesse, a I'excellent ton du style ;
peut-etre exagere, si I'on considere le plan, la marche, et la con-
duite de I'intrigue. Ge ne serait pas une tache aisee que d'en
faire I'analyse; le plus grand charme de cette comedie est dans
le dialogue; Taction dramatique, l'interet, le developpement
390 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
meme des caracteres tiennent a des fils si embrouilles, si difTiciles
a saisir, qu'il faudrait presque transcrirc tout I'ouvrage pour en
donner une juste idee.
Les trois premiers actes de cette comedie et le commence-
ment du quatri^me ontpeu d'interet ; 1' intrigue est presque nulle,
du moins tres-leg6re et sans mouvement, sans progres, et la
pi^ce jusque-la n'a que le merite d'un dialogue charmant;
cependant Ton place deja cet ouvrage a cote d\i Mediant et de la
Mdtromanie, Sans partager un pareil engouement, on pent con-
venir que le Seducteur est la comedie la mieux ecrite qu'on ait
vue au Theatre-Frangais depuis ces deux chefs-d'oeuvre; on pent
regretter que tant de talents n'aient pas ete appliques a un plan
moins vicieux et d'une conduite plus vraisemblable. Le seul role
dont le caractere soit bien prononce est celui du Seducteur.
Orgon est d'une imbecillile qui n'est point assez decidee pour
^tre comique, et trop sotte pour ne pas etre ennuyeuse. Rosalie,
sa fiUe, ne devient interessante qu'au quatri^me acte. Orphise,
son amie, qui semble destinee a ^tre un ressort secondaire de
r intrigue et qui promet k chaque instant de lui donner quelque
mouvement, cause beaucoup et bien, mais ne sert, dans toute la
pifece, qu'a en soutenir le dialogue. Nous ne parlerons point des
roles de Damis et de Melise, que Ton pourrait retrancher enti^re-
ment sans deranger en rien le plan et la marche de Taction.
D'Armance interesse, contraste heureusement avec le Seducteur,
et devient tr6s-necessaire au denoument. Quant a Zeron^s,
M. Palissot a deja essaye plusieurs fois de mettre ce caractere
sur la scfene; traite par un genie veritablement comique, il offri-
rait sans doute une sublime le^on ; et le philosophe que M. de
Bievre introduit chez Orgon eut ete, sous la main de Moliere, un
tartuffe, plus tartuffe que celui sous le nom duquel ce grand
homme sut couvrir les faux devots d'un ridicule eternel. Mais ce
Zeron^s, qui devrait, ce semble, conduire et mener I'intrigue
centre les Crispins de Regnard, ne sert qu'au moment ou il
ecrit la lettre de la main gauche, sous la dictee du Seducteur; il
est d'ailleurs d'une betise si plate, que nous ne pouvons nous
dispenser en conscience d' assurer ici qu'aucun de nos philo-
sophes n'a pu servir de module a ce role ; quelques-uns de ces
messieurs pardonneraient plus volontiers qu'on les crut aussi
vils qu'aussi b^tes ; cependant la mani^re dont Zeron^s place ses
NOVEMBRE 1783.
391
apophtegmes philosophiques a tort et a travers excite les plus
grands eclats de rire. Quant au role du Seducteur, il ne le de-
vient veritablement qu'au quatrieme ; dans tous les autres, c'est
le Mechant de Gresset, un peu plus fourbe sans etre aussi dan-
gereux. Son caract^re se point plus sou vent par ce qu'il dit que
par ce qu'il fait; il parle et n'agit point; il trompe et ne seduit
personne; tout le monde se defie de lui; ce n'est reellement le
Seducteur que dans la sublime scene du quatrieme acte, et encore
cette seduction parait-elle invraisemblable et presque revoltante,
parce qu'elle n'a point ete preparee dans les actes precedents,
parce que c'est la premiere fois qu'on I'entend parler de son
amour a Rosalie, et que Ton devrait connaitre au moins 1' empire
qu'il a sur son esprit, pour comprendre comment il pent I'en-
trainer a la demarche la plus inconsideree que puisse oser une
fille bien elevee. On a reproche encore a cette comedie de n'avoir
aucun but moral; mais tout le monde s'accordera longtemps a
trouver dans ce cadre defectueux des scenes charmantes , une
foule de details brillants, les portraits les plus saillants et les plus
vrais des vices et des ridicules que la fausse philosophie, I'egoisme
et le mepris des moeurs ont rendus si communs et presque a la
mode parnii ce qu'on appelle les honnetes gens. Cette piece nous
a paru calquee a peu pr^s sur le Mechant de Gresset , comme
les Philosophes sur les Femmes savantes ; les grandes masses
des deux tableaux sont absolument les memos, la diflerence n'est
guere que dans les accessoires et dans les nuances. La conduite
du Mh'hant est plus soutenue et plus raisonnable ; mais il y a
dans quelques parties du SMucteur plus de passion, plus d'in-
teret, plus de mouvement dramatique. L'une et I'autre pi^ce
doivent au merite du style leur plus grand succes ; mais, quelque
61oge que Ton puisse donner avec justice a celui du Seducteur,
nous doutons beaucoup qu'il en reste autant de vers heureux
qu'il en est reste du Mechant,
ELOGE DE LA POLISSONNERIE ,
PAR M. LE MARQUIS DE MONTESQUIOU.
Air : Avec les jeux clans le village.
Que dans des soupers monotones
L'ordre, Tetiquette et I'ennui
392 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Soignent Thonneur de nos matrones
Et s'honorent de leur appui;
Qu'avec les fleurs de leurs couronnes
Z6phyre k peine ose jouer,
Laissons aux Graces polissonnes
Le soin de nous d^sennuyer. {bis.)
L'envie a beau nommer licence
La bpuyante et vive gait6,
La joie et les jeux de I'enfance
Si6ront toujours a la beauty.
Du prestige de la parure
Ce qu'elle perd en fol^trant
Est tout profit pour la nature,
Et c'est son bien qu'elle reprend. {bis.)
Des privileges du bel age
Usez vite, jeunes beaut^s;
Le temps, chassant le badinage,
Vous suit k pas pr^cipit^s.
Pr6venez ce vieillard trop leste.
Que rien n'arrete et rien n'emeut;
La raison vient toujours de reste,
Ne polissonne pas qui veut. {bis.)
— *0n est accoutume^ voir tomber quelques-unes des nou-
veautes qui se donnent sur nos differents theatres; mais il n'y a
peut-6tre pas d'exemple d'une chute aussi bruyante que celle
que vient d'eprouver, le 15, au Theatre-Italien, la Kermesse, ou
la Foire flamande, opera-comique en deux actes, paroles de
M. Patrat, auteur de la jolie comedie de Vlleureuse Erreur, mu-
sique de M. I'abbe Vogler, compositeur allemand. L'ouverture
avait et6 excessiveraent applaudie ; le commencement de I'opera
n'avait ^te interrompu que par des bravos cries a tue-tete ; mais
peu a peu les murmures du parterre se sont fait entendre, et
ont eclats a la finale qui termine le premier acte ; ils ont recom-
mence avec le second ; un gros d'amis a eu beau chercher a les
etouffer, par des claquements de mains redoubles, les huees I'ont
emportesur les applaudissements , et la jeune demoiselle Burette,
qui jouait le premier role, s'est trouvee mal. On a attendu qu'elle
reparut pour essayer de continuer I'opera; les brouhahas, les
eclats de rire ont recommence de plus belle; en vain cette jolie
aclrice s'est-elle avancee une seconde fois, en vain I'a-t-on vue
tomber avec une grace charmante dans les bras de ses cama-
NOVEMBRE 1783. 393
rades ; le parterre barbare a ete inexorable, n'a jamais voulu
permettre qu'on finit la pi^ce, et en a demande a grands cris
une autre. Le marechal de Richelieu, qui assistait au spectacle,
a ordonne aux comediens d'obeir, pour leiir apprendre, a-t-il
dit, a tenir une autre fois une comMie toute prete lorsquils
voudront essayer de semhlahles hetiscs,
A en juger par ce que nous avons pu entendre, I'ouvrage
manque absolument d'interet, mais n'a rien de ridicule. Quant a
la musique, il faut avouer que c'est peut-etre ce qui a ete donne
depuis longtemps de plus trivial sur ce theatre ; elle est pour
ainsi dire sans aucune intention, sans caractere et sans originalite,
quoique d'une facture infiniment baroque. C'est h cette triste
musique qu'il faut essentiellement imputer la chute peu commune
de cette bagatelle.
— *Nous avons eu I'honneur de vous entretenirplusieurs fois
de la decouverte de M. Montgolfier, et des diffe rentes experiences
auxquelles cette decouverte avait donne lieu. Jusqu'a present.
Ton s'etait borne a s'elever a trois cents pieds de terre en diri-
geant la machine avec des cqrdes; mais I'essai qu'on vient de
faire le 21 porte un caractere d'energie et de hardiesse qui a
etonne tout Paris, et le souvenir de cette sensation sera peut-etre
aussi immortel que I'objet meme qui en a ete la cause.
M™^ la duchesse de Polignac, gouvernante des Enfants de
France, a habite, avec W^ le Dauphin, pendant le voyage de
Fontainebleau, le chateau royal de la Muette, situe dans le bois
de Boulogne, sur un coteau d' environ quatre-vingts toises d' ele-
vation, a une demi-lieue de Paris. Instruite que la machine aero-
statique devait etre abandonnee dans les airs avec deux personnes
decidees k braver les risques de I'experience, elle a engage
M. Montgolfier et ses amis a la faire partir du Jardinde la Muette.
Une grande partie de la ville et de la cour s'y etaient rendues. II
serait difficile de peindre et reffroi etl' admiration des spectateurs
au moment ou Ton a vu ce globe, de soixante-dix pieds de hau-
teur sur quarante-six de diametre, s'elever peu a peu majestueu-
sement dans Fair, et emporter M. le marquis d'Arlandes et
M. Pilatre des Roziers, qui, places dans une galerie d' osier en-
tourant le globe, n'etaient occupes qu'a jeter des brandons de
paille dans le rechaud etabli au centre de la machine pour en
accelerer 1' elevation.
394 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
L'emotion, la surprise et I'espece d'anxiete causees par un
spectacle si rare et si nouveau ont ete portees au point que plu-
sieurs dames se sont trouvees mal lorsqu'elles ont vu nos mo-
dernes Titans depasser le coteau, planer d'abord sur toute la pro-
fondeur du vallon, s'elever ensuite a pres de cinq cents toises
au-dessus du chateau, s'arreter, s'elever encore, voguer vers
Paris, et disparaitre enfin peu a peu derriere une de ses extre-
mites. Comment peindre encore ce globe planant sur cette ville,
presque toujours a une hauteur de pres de quatre mille pieds; le
peuple, qui ignorait cette experience, et ne savait pas que ce
globe portait deux hommes, remplissant les rues, courant avec
des cris d' admiration qui se fussent convertis en cris d'effroi s'il
eut pu soup^onner I'audacieuse intrepidite des deux voyageurs,
a qui Ton ne saurait disputer la gloire d' avoir ose ce que nul
mortel n'avait ose avant eux ?
On a public le proc^s-verbal dresse au chateau meme de la
Muette, pour constater de la mani^re la plus authentique le succes
de cette etonnante experience.
— Ce n'est pas dans le moment ou nos pleurs coulaient en-
core sur la tombe de M™" d'fipinay ^ que nous avons ose con-
sacrer dans ces fastes litteraires le souvenir qu'elle y parait
m^riter au plus respectable de tous les litres. Nous aurions
craint d'attrister nos eloges de nos regrets, nous aurions craint
que I'expression d'une sensibilite encore trop vive n'eut laisse
aux plus justes louanges une apparence d'exageration qui les
aurait rendues suspectes aux yeux de ceux du moins qui ne Tent
pu connaitre que par ses ecrits.
Louise-Florence-Petronille Tardieu d'Esclavelles, veuve de
M. Lalive d'l^pinay, etait la fille d'un homme de condition tue au
service du roi. La fortune qu'il lui avait laissee etait fort me-
diocre. On crut devoir recompenser les services rendus par le
pere en faisant epouser a sa fille un des plus riches partis qu'il
y eut alors dans la finance, et en lui donnant pour dot un bon de
fermier general. Elle passa done les premieres annees qu'elle
vecut dans le monde au sein de la plus grande opulence, entouree
de toutes les illusions dont la richesse pent enivrer une jeune
personne, et plus a Paris sans doute que partout ailleurs. Ce
4. M'"^ d'Epinay etait morte le 15 avril precedent.
NOVEMBRE 1783. 395
beau songe ne tarda pas a s'evanouir : les folles depenses, Tex-
treme frivolite du caractere et de la conduite de M. d'fipinay
eurent bientot derange cette superbe fortune. Son pere, pour
en sauver les debris, se vit oblige de substituer la plus grande
partie de ses biens, et, voulant empecher aussi que sa belle-fille
ne devint tot ou lard la victime des extravagances de son mari,
ce fut lui-meme qui, avant de mourir, exigea qu'elle s'en fit
separer, en prenant toutes les mesures qu'il crut les plus propres
a lui assurer une existence convenable.
Ce fut dans les jours brillants de sa jeunesse et de sa fortune
que commencerent ses liaisons avec J. -J. Rousseau. II en fut
tr6s-amoureux, comme il n'a jamais manque de I'etre de toutes
les femmes qui avaient bien voulu I'admettre dans leur societe. EUe
le combla de bienfaits non-seulement avec toute la delicatesse de
I'amitie la plus tendre, mais encore avec cette recherche parti-
culiere de soins et d' attentions que semblait exiger la sauvagerie
tres-originale du philosophe. II en parut d'abord profondement
louche; mais pen de temps apres, se croyant en droit d'etre
jaloux de son ami M. de Grimip, il paya sa bienfai trice de la plus
noire ingratitude, et I'homme qu'il se crut prefere ne fut plus
a ses yeux que le plus injuste et le plus perfide des hommes.
G'est avec les traits d'une si odieuse calomnie que, osant les
peindre I'un et I'autre dans ses Confessions^ il n'a pas craint de
laisser sur sa tombe le monument atroce d'une haine inconce-
vable, ou plutot celui de la plus cruelle et de la plus sombre de
toutes les folies.
Jeune, riche, jolie, interessante, remplie de graces et d' esprit,
comment M'"^ d'liipinay aurait-elle manque de la seule perfection
qui put la faire jouir de tous ces avantages ? De vains prejuges
affecteraient peut-etre d'en defendre samemoire; un sentiment
plus juste ne desavouera point le souvenir de ce qui honora ega-
lement son coeur et sa raison. Le moyen peut-etre de donner la
plus haute idee de son m^rite, ce serait de supposer un moment
la verite de tout ce que I'envie et la malignite os6rent reprocher
a sa jeunesse. II en faudrait admirer davantage et la force d'ame
avec laquelle ses propres efforts surent reparer si completement
le tort d'une education trop frivole, et les rares vertus qui purent
I'elever ensuite au degre d'estime et de consideration dont elle
jouit dans un age plus avance. II est vrai qu'un des traits les
896 CORRESPONDANCE LITTJ^RAIRE.
plus marques de son caractere, c'etait une Constance, une energie
de resolution qui I'emportait sur toutes les faiblesses de I'habi-
tude, sur tons les emportements de la plus vive sensibilite, et
suppleait meme pour ainsi dire aux forces et au courage epuises
par unelongue suite de chagrins et de souffrances.
On I'a vue dix ans de suite, accablee des maux les plus dou-
loureux, ne supporter la vie qu'a force d' opium, mourir et res-
susciter vingt fois sans cesser de mettre a profit les intervalles
ou ce cruel etat la laissait respirer, pour remplir tons les devoirs
de la tendresse maternelle et tons ceux de I'amitie la plus em-
pressee et la plus active. Au milieu des tourments d'une existence
aussi frele que penible, on I'a vue conduire elle-meme ses propres
affaires et celles de ses enfants, rendre service h tons ceux qui
avaient le bonheur de I'approcher, s'interesser vivement k ce
qui se passait autour d'elle dans le monde, dans les arts et dans
la litterature, elever sa petite-fille comme si c'eiit 6te I'unique
soin de savie entiere, ecrire un des meilleurs ouvrages quiaient
encore paru a I'usage de I'enfance, faire de la tapisserie, des
noeuds, des chansons, recevoir ses amis, leur ecrire, et ne pas
manquer encore un seul jour de faire une toilette aussi soignee
que son age et I'etat de sa sante pouvaient le permettre. On eut
dit que, se sentant mourir tons les jours, elle avait pris a tache
de derober chaque jour a la mort une partie de sa proie; c'etait
une etincelle de vie que I'occupation continuelle de ses sentiments
et de ses pensees ne cessait d'agiter et de nourrir.
Ce qui distinguait particuli^rement 1' esprit de M'"* d'fipinay,
c'etait une droiturede sens fine etprofonde. Elle avait peu d' ima-
gination; moins sensible a I'elegance qu'a I'originalite, son gout
n'etait pas toujours assez sur, assez difficile; mais on ne pou-
vait gu6re avoir plus de penetration, un tact plus juste, de
meilleures vues avec un esprit de conduite plus ferme et plus
adroit. Sa conversation se ressentait un peu de la lenteur et de
la timidite naturelle de ses idees ; elle avait m^me une sorte de
reserve et de secheresse, mais qui ne pouvait eloigner ni I'interSt
ni la confiance. Jamais on ne posseda si bien peut-etre I'art de faire
dire aux autres, sans effort, sans indiscretion, ce qu'il importe ou
ce qu'on desire de savoir. Rien de ce qui se disait en sa presence
n'etait perdu, et souvent il lui suffisaitd'un seul mot pour donner
a la conversation le tour qui pouvait I'interesser davantage.
NOVEMBRE 1783. 397
Sa sensibilite etait extreme, mais interieure et profonde ; a
force d'avoir ete reprimee, elle n'eclatait plus que faiblement.
Dans les peines, dans les chagrins dont sa sante etait le plus
sensiblement alteree, son humeur semblait a peine I'etre. Au-
dessus de tous les prejuges , personne n'avait mieux appris
qu'elle ce qu'une femmedoitd'egards a I'opinion publique meme
la plus vaine. Elle avait pour nos vieux usages et pour nos modes
nouvelles la complaisance et la consideration que leur empire
aurait pu attendre d'une femme ordinaire. Quoique toujours
malade et toujours renfermee chez elle, on la voyait assez atten-
tive a mettre exactement la robe du jour. Sans croire a d'autres
catechismes qu'a celui du bon sens, elle ne manqua jamais de
recevoir ses sacrements de la meilleure grace du monde, quelque
p^nible que lui fut cette triste ceremonie, toutes les fois que la
decence ou les scrupules de sa famille parurent I'exiger. On s'est
permis de soupconner qu'il pouvait y avoir autant de force d' es-
prit a les recevoir qu'a les refuser, comme ont fait tant de grands
philosophes.
M"'*d'Epinay n'avait aucune espece defausse pruderie ; mais,
trop frappee du danger attache quelquefois aux plus legeres im-
pressions, elle pensait que les premieres habitudes d'une jeune
personne ne pouvaient etre d'une retenue trop austere, et peut-
etre portait-elle ce principe jusqu'a I'exageration.
Voici quelques traits d'un portrait qu'elle fit d'elle-meme
en 1756; elle avait alors trente ans : « Je ne suis point jolie, je
ne suis cependant pas laide. [Elle avait detres-beaux yeux et des
cheveuxparfaitement bien plantes^ qui donnaient a son front une
physionomie fort piquante.] Je suis petite, maigre, tres-bien
faite. J'ai I'air jeune sans fraicheur, noble, doux, vif, spirituel et
interessant. Mon imagination est tranquille, mon esprit est lent,
juste, reflechi, sans suite. J'ai dans I'ame de la vivacite,du cou-
rage, de la fermete, de 1' elevation, et une excessive timidite...
Je suis vraie sans etre franche. J'ai de la finesse pour arriver a
mon but; mais je n'en ai aucune pour penetrer les projets des
autres. [Elle en avait done beaucoup acquis.] Je suis nee tendre
et sensible, constante et point coquette. La facilite avec laquelle
on m'a vue former des liaisons et les rompre m'a fait passer pour
inconstante et capricieuse. L'on a attribue a la legerete et a I'in-
consequence une conduite sou vent forcee, dictee par une pru-
398 GORRESPONDANGE LITTERAIRE.
dence tardive et quelquefois par I'honneur. II n'y a qu'un an que
je commence a me bien connaitre. Mon amour-propre, sans me
faire concevoir la folle esperance d'etre parfaitement sage , me
fait pretendre a devenir un jour une femme d'un grand merite. »
Jamais esperance ne fut mieux remplie, jamais pretention ne
fut mieux justifiee. Elle n'a point laisse d' autre ouvrage qu'une
suite encore imparfaite des Conversations d'li?mlie^ beaucoup
de lettresS et I'ebauche d'un long roman^ Les deux petits
volumes intitules, I'un Lettres ii mon fds, avec cette epigraphe :
Facundam faciehat amorj 1' autre, J/^s Moments heureux^ Solli-
citce, jiicunda ohlivia vitcB, quoique imprimes, n'ont jamais ete
publics et ne paraissent pas faits pour I'^tre ; on y trouverait
cependant beaucoup de choses aimables, de la finesse et de la
sensibilite; mais ce sont des ouvrages de societe et les premiers
essais d'une plume qui n'avait pas encore acquis toute sa force
et toute sa maturite.
Nous croirions aflliger les manes de la plus respectable des
femmes sinouspouvions oublier ici les bienfaits dont une grande
souveraine daigna I'honorer dans les derniers temps de sa vie.
Malgi'e toute I'estime et toute I'amitie que M. ISecker avait pour
elle, r extreme severite de ses principes ne lui permit point de
I'epargner dans les reformes qu'il fit en renouvelant le bail de la
Ferme generate, et ces reformes absorb^rent presque enti^re-
ment la partie la plus claire de son revenu. 11 lui etait du quel-
ques dedommagements : ils lui furent enfin accordes; mais
I'arrangement pris a cet egard n' ay ant pas ete bien consolide au
moment de la retraite de ce ministre, elle se trouva dans une
presse fortpenible. Sa Majeste I'lmperatrice de toutes les Russies,
I'ayantsu, s'empressade la secourir ; ce fut avec toute la magni-
ficence, toute la generosite d'une main souveraine, et un si noble
don fut accompagne de tant de graces et tant d'interet que la
plus legere des faveurs en eut recu un prix infini. G'est dans cette
occasion qu'elle envoya a la jeune comtesse de Belzunce, la pe-
tite-fille de M"'' d'lfipinay, ce medaillon de diamants, avec son
chiffre, dont il a ete parle dans un autre articled Ah! qui porta
i. Elle avait 6te en relations avec les hommes les plus c^lebres de son si^cle,
Voltaire, Buffon, Rousseau, d'Alembert, Diderot, Richardson, I'abb^ Galiani, etc.
2. Ce long roman n'est autre chose que ses Memoires, publics en 1818.
3. Voir precMemraent p. 262.
iNOVEMBRE 1783. 399
jamais plus loin que Catherine II le grand art des rois, celui de
prendre et donner? On n'en appellera, sur le premier point,
qu'au conseil d'Abdoul-Hamet, sur le second, a la reconnaissance
de tout ce qu'il y a eu d'hommes en Europe dignes d'interesser
les regards de sa bienveillance.
Sa Majeste avait honore les Conversations d'Jimilie de la
plus flatteuse de toutes les approbations longtemps avant que
I'ouvrage eut obtenu le prix de I'Academie.
EPITRE ADRESSEE A M. DE PUS A SON PASSAGE A LYON,
PAR UN JEUNE HOMME DE CETTE VILLE.
Barre, Piis et compagnie,
Qui tenez en societe
Une boutique bien fournie
De calembours, r^bus, saillie,
Que le vaudeville a choisie
Pour recrepir sa vetust6
Et rhabiller sa friperie,
Pardonnez a I'austerit^
De mon Epitre un peu bardie,
Et permettez que je vous die
Que vous passez la liberte
Que donne quelquefois Thalie
De sourire aux traits de gait6
Des chansonniers de la Folie.
Ce genre veut etre traits
Avec certaine Economic,
Et par la bonne compagnie
II faut quMl puisse etre 6cout6.
Dans vos tableaux de fantaisie
Des regies de la modestie
Votre pinceau s'est 6carte :
Votre nombreuse galerie
N'oflfre k la curiosity
Qu'une indecente nudity,
Et les Grilces sans draperie.
Favart, que vous avez cite,
Decent dans sa plaisanterie.
Nous peignait I'ing^nuit^,
Et non jamais I'effronterie.
Dans ses ouvrages de faerie
^00 GORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
La rose de la volupte
Avec plaisir se voit cueillie
Des mains de la timidite.
D'un style toujours enchant^
II sut orner sa po6sie,
Et sa main legere varie
Les fleurs qu'avec facility
Son heureux talent multiplie.
S'il adopta la m^lodie
Du vaudeville alors gout6,
II sauva la monotonie
D'un air trente fois r6p6te.
Vous ne I'avez pas imit6
( Excusez-moi, je vous supplie) ;
Car la tiiste uniformity
Dont vos chants offrent la copie
Fait bien souvent que Ton s'ennuie
Par le d6faut de nouveaut6.
Votre amour-propre r6volt6
De cette semonce 6tourdie
Croira peut-etre que Tenvie,
Bien plutOt que la v6rit6,
Osa dieter cette sortie
Contre votre soci6t6,
Ou que la sombre jalousie
De quelque auteur humili6
Des sifQets de la Com(^die
Clierche a vous mettre de moiti6
En d^criant votre g6nie.
Detrompez-vous; la charity
Fut toujours ma vertu ch6rle.
La satire est une furie
Dont je hais I'^pre duret^;
Et toujours la sinc6rit6
Dans mes avis se concilie
Avec le ton de I'amitid
Et quelque peu de raillerie.
Votre Rosine est fort jolie,
Mais ses voyages font piti6,
Et de retour en sa patrie,
EUe aura, parbleu! m6rit6
D'aller k Sainte-P^lagie.
Pour lui sauver cette infamie
Et repousser la cruaut6
Du sort dont elle est poursuivie,
NOVEMBRE 1783. 401
II faut qu'enfin on la marie.
Je 16ve la difficult^.
Ce soin de la paternity
Vous regarde; mais dans la vie
II faut que chacun s'industrie
A faire un sort a la beauts.
Plus d'un parti s'est presents,
Mais, pour le bien de votre araie,
Celui qui m'a le plus flatty,
C'est le Sauteur en liberty
De Nicolet et compagnie.
SUR LE SUCCES DE LA DEMOISELLE OLIVIER*
DANS LA COM^DIE DU SeduCteUV.
De mille et mille torts sans doute il est coupable,
Mais on doit grace a son art seducteur :
Ge marquis est vraiment le plus grand enchanteur,
Car il rend Olivier aimable.
EPITAPHE DE M. d'aLEMBERT,
Par ses rares vertus il merita des dieux
D'etre sourd aux clameurs des sots et de Tenvie ;
II instruisit la terre en mesurant les cieux,
Et fit paiir Terreur au feu de son g^nie.
— * L'Academie francaise vient de nommer M. Marmontel son
secretaire perpetuel, a la place de M. d'Alembert. Gette pre-
miere magistrature de notre empire litteraire a ete sollicitee avec
une chaleur et une adresse rare par les chefs des deux partis qui
divisent toujours I'Academie, le parti des Gluckistes et celui des
Piccinistes. Onassureque le marechal deDuras s'est donne leplaisir
de les mettre aux prises pour cette dignite. M. Marmontel avaitl'air
de n'en point vouloir ; M. de La Harpe s'est offert a le suppleer
dans toutes les fonctions du secretariat pendant ses absences a
la campagne, et a lui succeder meme aussitot qu'il voudrait
quitter. M. Suard croyait veritabJement que M. Marmontel ambi-
tionnait assez pen cette place ; il ne s'est mis en avant que par
les conseils du marechal, qui, le jour de I'election^ a ecrit aux
1. Cette actrice, quoique assez jolie, avait paru, avant ce succes, toutaussi d6-
pourvue de graces que d'esprit et de talent. (Meister.)
XIII. 26
/|02 COHRESPONDANGE LITTERAIRE.
deux pretendants qu'un diner qu'il donnait aux ministres le rele-
nait a Versailles. On a ete aux voix ; M. Marmontel en a eu quinze
et M. Suard sept. L'anciennete de reception du premier, la con-
sideration acquise par ses travaux litteraires devaient decider le
choix de TAcademie en sa faveur; mais le succes de Didon n'y
a pas nui ; et c'est un nouveau triomphe du Piccinisme sur le
Gluckisme.
M. Beauzee avait ecrit une lettre circulaire a tons les acade-
miciens pour leur demon trer qu'on devait le choisir pour secre-
taire, et que son honneur nieme y etait interesse, parce que
depuis longtemps il aidait M. d'Alembert dans la redaction du
Bictionnaire, Gette demarche n'a pas fait un grand effet.
M. Beauzee est le lourd continuateur des Synonymes de I'abbe
Girard et des articles de grammaire de Dumarsais dans la nou-
velle Encyclopedic ,
— *0n a porte, ces jours passes, devant MM. lesmarechaux de
France, une contestation d'un genre dont les registres de leur
tribunal n'offrent cerlainement pas d'exemple. Le motif est trop
curieux et trop ridicule pour 6tre oublie.
La preeminence que le public accorde a TAcademie francaise
sur celle des inscriptions et belles-lettres, et plus encore le choix
que cette premiere fait quelquefois parmi les academiciens qui
composent la seconde pour remplir les places qui viennent a
vaquer chez elle, a toujours fatigue I'amour-propre du plus
grand nombre d'entre eux, qui ne peuvent pretendre a reunir
sur leur tete les deux couronnes academiques. En consequence,
I'Academie des inscriptions et belles-lettres crut devoir faire, il
y a quelques annees, une deliberation par laquelle il fut arrete
que ceux de ses membres qui soUiciteraient a Tavenir leur ad-
mission a I'Academie francaise se trouveraient par la meme rayes
de la compagnie. Louis XV annula dans le temps cette delibera-
tion ; mais les quinze membres qui I'avaient signee s'aviserent
d'y suppleer en se promettant, sous serment, Texecution d'un
acte auquel le souverain refusait sa sanction, et en faisant con-
tractor tacitement la meme obligation a tons ceux qu'ils rece-
vraient a I'avenir dans leur corps. M. le comte de Choiseul-
Gouffier, qui a ete recu depuis cette belle convention, s'est
presenle pour obtenir une des places vacantes a I'Academie fran-
caise. M. Anquetil, son confrere dans celle des inscriptions et
NOVEMBRE 1783. 403
belles-lettres, en ayant ete informe, I'a fait assigner au tribunal
des marechaux de France. II a presume qu'un gentilhomme qui
avait consenti une convention academique (ce que nie M. de
Choiseul) pouvait etre contraint a la remplir par la meme voie
que Ton emploie contre celui qui manque a ses engagements
d'honneur pour dettes de jeu ou d'autre espece. MM. les mare-
chaux de France, qui ne se sont pas crus juges competents dans
une contestation de cette nature, en ont fait leur rapport au roi.
Sa Majeste s'est reserve la connaissance de Taffaire, et, en atten-
dant, M. le comte de Ghoiseul-Gouffier a ete nomme a la place
de M. d'Alembert, et M. Bailly a celle de M. le comte de Tressan.
On a beaucoup ri dans le monde du procede de M. Anquetil ;
il eut ete tres-gai en effet de voir douze marechaux de France
prononcer gravement sur I'admission d'un membre de I'Academie
des inscriptions a I'Academie francaise. Ce noble tribunal, qui
brave le canon par metier et par temperament, a pense qu'il
etait de sa prudence de ne pas s'exposer, en prononcant sur
cette contestation, a se voir harceler par tons les housards de la
litter ature, qui n'eussent rien tant desire que de verser quelques
cornets d'encre dans une si ridicule affaire.
— *0n a donne, kFontainebleau, le l/i de cemois, la premiere
representation du Donneur h^eille, opera- comique, en quatre
actes et en vers, paroles de M. Marmontel, musique de M. Pic-
cini. Ce sujet, tire des Mille et une Niiits, avait deja ete traite
plusieurs fois ; c'est Arleqidn toujours Arlequin, de la Comedie-
Italienne; mais de ce qui n'etait qu'une ebauche informe, comme
le sont toutes les pieces k canevas, M. Marmontel en a fait un
drame regulier, plein de scenes piquantes et superieurement
ecrit. A quelques longueurs pres dans le troisi^me et le qua-
tri^me acte, le poeme a reuni tous les suffrages. La musique a
eu en general le plus grand succ^s; quelques morceaux cepen-
dant ont ete trouves un peu monotones, d'autres trop longs. Ce
sont des taches qu'il sera aise de faire disparaitre lorsqu'an
donnera I'ouvrage a Paris.
— *Chiyntne^ opera-tragedie en trois actes, paroles de
M. Guillard, connu parl'operad'/j^/ii'^m?'^ en Tauride et par celui
diElectre, musique de M. Sacchini, a ete represente pour la
premiere fois, sur le theatre de la cour, le 16. C'est le sujet du
Cid de Pierre Gorneille. Le premier et le troisi^me acte du nou-
m CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
veau poeme ont paru bien coupes et remplis d'interet; le second
n'a pas merite les memes eloges. Quelque pompeux que soit le
spectacle qu'offre le triomphe du Cid, il soutient mal le grand
interet que 1' amour malheureux de Ghim^ne et de Rodrigue avait
r^pandu dans le premier acte, et dont il n'est presque pas ques-
tion dans celui-ci. C'est le vice essentiel de Touvrage; et ce qui
I'a fait remarquer encore avec plus d'humeur, c*est que M. de
Rochefort, de I'Academie des inscriptions et belles-lettres, qui a
traite le m^me sujet, s'etait permis, huit jours avant la repr^
sentation de 1' opera de M. Guillard, la petite vengeance de faire
imprimer son poeme. II I'avait offert k M. Sacchini ; ce compo-
siteur r avait agree, lui avait demands plusieurs changements
auxquels il s'etait pr^te, et avait fmi par le lui rendre, apr^s
s'^tre adresse k M. Guillard, pour 1' engager a travailler sur le
m^me sujet. II faut en convenir, le precede de M. Sacchini n'est
pas au moins d'une politesse fort scrupuleuse; on en a su encore
plus mauvais gre a M. Guillard, qui ne s'est decide cependant a
partager I'incivilite de I'illustre compositeur qu'apr^s lui avoir
propose inutilement plusieurs autres sujets ; et dans toute cette
affaire, qui en est devenue une reellement pour la ville et pour
la cour, il parait que le bon M. Guillard n'a eu d'autre tort que
celui d' avoir fait un second acte depourvu de tout interet, et
fort inferieur au second acte de la Chimdne de M. de Rochefort.
Les deux autres sont plus lyriques, et surtout d'une action plus
vive et plus interessante que ceux de I'academicien. La sensibi-
lity que respirent les roles de Chim^ne et du Cid est ce qui a
determine principalement M. Sacchini a preferer I'ouvrage de
M. Guillard a celui de M. de Rochefort, et ce motif doit etre son
excuse.
La musique de ce nouvel opera a generalement reussi : le
duo de Chim^ne et de Rodrigue, au premier acte, a fait couler
les larmes de tons les spectateurs. Le troisieme est de I'expres-
sion la plus pathetique, la plus sensible, la plus m^lodieuse.
Dans le second, qui n'est qu'un assemblage de marches et de
choeurs, ce musicien a paru au-dessous du talent qu'il avait an-
nonc6 pour ce genre dans Renaud.
L'opera de Chimhie sera redonne, le 20, a Fontainebleau, et
ce sera la cloture des spectacles de la cour, qui revient le 2^4.
Les trois grands theatres de la capitale ont rendu ce voyage
fl
NOVEMBRE 1783. 405
tres-agreable par le grand nombre de nouveautes qu'on y a vues
paraltre; mais I'Opera Ta emporte de beaucoup sur les deux
autres. Notre scene lyrique acquiert tons les jours ; la revolution
qu'elle a eprouvee depuis huit ans est prodigieuse. On ne pent
refuser au chevalier Gluck la gloire de I'avoir commencee; c'est
ce genie puissant et vraiment dramatique qui a chasse, le
premier, de ce theatre la monotonie, I'inaction et toutes ces lon-
gueurs fastidieuses qui y regnaient depuis plus d'un si^cle : il fallait
peut-etre que sa maniere un peu dure, et son chant participant
encore de la psalmodie francaise, preparassent nos oreilles a
recevoir les impressions plus douces, aussi sensibles au moins,
et surement plus melodieuses, que nous font gouter aujourd'hui
les ouvrages de Piccini et de Sacchini. L' amour de I'art et les
succes de Didon et de Chimdne nous obligent d'en faire I'aveu ;
nous devons peut-etre a Gluck ces deux sublimes chefs-d'oeuvre :
si de samassue lourde et noueuse il n'eutpasrenverse I'ancienne
idole de I'Opera francais, cette nation legere, et tenant toujours
a ses vieilles erreurs, par la raison meme qu'elles sont vieilles
et siennes, eut repousse encore les Roland^ les lienaud, les
Didon J les Chimene^ comme elle repoussa, il y a trente ans, les
chefs-d'oeuvre de Leo, Boranelli, Pergolese et Galuppi^ Aureste,
cette nation, qui n'inventa jamais rien, excepte les ballons,mais
qui perfectionna tout, semble porter a present ses gouts et son
attention la plus active sur I'art de la musique. Nous ne doutons
pas que, si le gouvernement profite de la reunion si precieuse
des talents de MM. Piccini et Sacchini pour retablir des ecoles a
I'instar de celles qui sont a Naples, ou se formeraient egalement
des chanteurs et des compositeurs, Ton ne voie, dans quelques
annees, nos operas francais repandus dans toute 1' Europe, et
accueillis sur tons les theatres, comme les chefs-d'oeuvre de Gor-
neille, de Racine et de Voltaire.
Les auteurs et les acteurs qui ont contribue aux plaisirs de
Sa Majeste pendant le voyage de Fontainebleau ont recu les
marques les plus flatteuses de ses bontes et de sa munificence.
1. M. Gluck pourrait bien 6tre ici dans le cas de la pljipart de ceux qui ont fait
de grandes revolutions : ils ne savaient guere ce qu'ils faisaient. Ce qu'il y a de
certain, c'est que, si son genie nous a conduits au bon goiit de la musique, c'est
par un etrange detour. On peut arriver en Italie en passant par la Boh6mej mais
n'6tait-ce pas au moins pour nous le chemin de I'ecole? (Meister.)
/|06 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
MM. Piccini et Sacchini ont eu I'lionneur de lui etre presentes,
le dernier par la reine meme. M. Piccini venait d' avoir une pen-
sion de 6,000 livres, il a obtenu une gratification de la meme
somme; M. Sacchini a eu une pension egale a celle de M. Piccini;
M"" Saint-Huberty, outre une pension de 1,500 livres, en a eu
une de 500 livres sur la cassette de Sa Majeste, qu'elle a daigne
ajouter de sa propre main sur I'etat qui lui en fut presente, sui-
vant r usage, par le premier gentilhomme de la chambre, comme
un temoignage particulier de tout le plaisir que lui avait fait cette
excellente actrice. M^'^ Maillard, a peine agee de dix-huit ans, en
a eu une de 1,000 livres; le sieur Rey, maitre de musique a
rOpera, en a eu une semblable; tons les autres sujets ont recu
des gratifications proportionnees a leurs differents talents.
— *Nous avons eu Thonneur de vous rendre compte derni^-
rement de la chute bruyante de la Kermesse^ opera-comique,
dont les paroles etaient de M. Patrat. Le public a semble vouloir
effacer ce que ce traitement avait eu de severe, par I'accueil qu'il
vient de faire a une bagatelle donnee, au meme theatre, par le
meme auteur, sous le litre des Degidscments amoureux^ pifece
enun acte et en prose.
— *0n a donne, le 25, sur le m^me theatre, la premiere re-
presentation de Gahriclle d'EstrceSj drame en cinq actes et en
vers, deM. de Sauvigny, auteur des Illinois^ de P^ronne sauvie,
et des Aprh-Soupers de soriHe.
Cette piece avait ete presentee jadis aux Comediens francais,
et ils I'avaient re^ue sous le litre de tragedie ; mais, par un nou-
v^au reglement fait il y a quelques annees, toutes les pieces
recues anciennement a ce theatre sont soumises a une nouvelle
lecture, qui seule pent constater leur admission et leur rang.
M. de Sauvigny n'a pas juge a propos de s'exposer une seconde
fois au jugement decet areopage. Apres avoir fait donner sa Ga-
brielle, tragedie, par les comediens de Versailles, apr^s I'avoir
fait imprimerdanssesoeuvres sous cette denomination, il a voulu
I'essayer encore sur le theatre d'Arlequin. Or, comme toutes les
pieces qui se denouent par le fer ou par le poison sont interdites
aux acteurs que Ton appelle encore Italiens^ il a fallu que M. de
Sauvigny supprimat le recit, qu'on venait faire a la fin du cin-
qui^me acte, de la derniere infortune de sa Gabrielle, si me-
chamment mise a mort chez le partisan Zamet. Par ce retranche-
NOVEMBRE 1783. 407
merit de vingt vers, cette tragedie s'est trouvee convertie en drame
rime, et MM. les Gomediens italiens se sont crus autorises a la
donner sans scrupule ; en consequence ils Font annoncee. MM. les
Gomediens francais se sont transportes aussitot en deputation
chez eux, et leur ont represente que cette entreprise etait une
incursion sur leur domaine, la tragedie etant une propriete que
leur avaient conservee les nouveaux reglements de la mani^re la
plus formelle et la plus authenlique. Les acteurs de la Gomedie-
Italienne ont repondu en montrant le changement essentiel fait au
denoiiment, et croyaient cette contestation bien terminee, lorsque
la veille meme de la representation ils ont recu, de la part de la
Gomedie-Francaise, une assignation en forme, concluant a ce
qu'il leur fut defendu de jouer Gahrielle, M. le marechal de Ri-
chelieu, premier gentilhomme de la chambre, instruit de cette
demarche, et pique peut-etre de ce que les Gomediens francais
avaient eu recours a la voie judiciaire et semblaient vouloir de-
cliner sa juridiction, a ordonne aux Gomediens italiens de jouer
toujours la piece, laissant au public le soin de prononcer sur le
genre dans lequel il convenait de la classer, et aux Gomediens
francais le droit de s'en ressaisir si Ton decidait que c' etait une
vraie tragedie. Cette petite guerre n'a pas manque d'attirer une
affluence de monde considerable a la premiere representation. Les
Italiens ont regarde cet evenement comme un coup de parti, cal-
culant bien que, si on leur permettait de jouer des drames rimes
sans effusion desang, que s'ils y reussissaient surtout, on fmirait
bien tot par leur accorder la permission de jouer des tragedies
meme. Dans cette vue, ils avaient eu I'attention de distribuer un
grand nombre de billets gratis. Tons les Capitaines Claque de nos
differents parterres, jouissant de quelque reputation dans cet etat
si gaiement celebre par M. de La Harpe ^ s'etaient repandus avec
art dans la salle : ils ont loyalement gagne leur argent pendant
les trois premiers actes; leurs applaudissements, leurs bravo
eternels empechaient le reste des spectateurs d'entendre s'ils
avaient tort ou raison ; on interrompait les acteurs a chaque vers ;
mais il n'y a pas de force humaine qui ne s'epuise a un travail
aussi fatigant, aussi continu. Les applaudissements ont cesse au
quatrieme acte, les sifflets ont commence avec le cinquieme ; en
1. Dans sa comedie de Moliere a la nouvelle salle, sc. viii.
m CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
vain chercbait-on encore a les etoufler par des claquements
redoubles, leur son aigu, I'emportant sur tous les cris de la ca-
bale, a suivi Gabrielle jusque chez sa tante Sourdis, oul'auteur la
fait retirer en tres bonne sante. C'est le seul changement qu'il ait
fait a sa tragedie, pour en faire un drame tr^s-froid et une bien
maussade imitation de \di Berenice de Racine. Le peu de succes de
cet ouvrage, imprime d'ailleurs depuis longtemps dans \Q?>OEuvres
de M. deSauvigriy^ nous dispense a tous egards d'en faire I'analyse.
— ^Description des experiences de la machine a^rostatique de
MM. Montgolfier, et de celles auxquelles cette ddcouverte a donn^
lieu; suivie de recherches sur la hauteur ii laquelle est parvenu
le ballon du Champ-de-Mars, sur la route qu'il a tenue, sur les
differents degrh de pesanteur de Vair dans les couches de V at-
mosphere, etc. ; parM. Faujas de Saint-Fond : un volume in-8°^
Ce livre, dedie a M. le comte de Vaudreuil, est precede d'un dis-
cours preliminaire plein de sagacite, d'excellentes vues et de re-
cherches interessantes relativement aux apercus echappes a
Tindustrie des si^cles precedents sur la possibilite de s'elever dans
Fair. Les d6tracteurs de MM. Montgolfier ne les ont rappelees
avec tant d' affectation que pour essayer de leur ravir ou de di-
minuer au moins la gloire que leur assure la plus brillante et la
plus hardie de toutes les decouvertes. M. Faujas reduit le merite
de ces faibles apercus a sa juste valeur.
C'est avec la sensible joie qu'inspirent tous les encourage-
ments donnes par les souverains au progr^s des lettres et des
sciences que nous avons Thonneur de vous annoncer que le roi
vient de recompenser I'invention des machines aerostatiques de la
mani^re la plus flatteuse et la plus honorable pour leurs auteurs
Sa Majeste a donne des lettres de noblesse au p6re de MM. Mont-
golfier, qui ont ete decores eux-memes du cordon de I'ordre de
Saint-Michel. II a accorde en meme temps 1,000 livres de pension
a M. Pilatre des Roziers, et une majorite de place de guerre au
marquis d'Arlandes, ancien capitaine d'infanterie, comme aux
premiers navigateurs aeriens. M. Charles, qui a fait la brillante
experience des Tuileries, a eu 2,000 Uvres de pension, et son
compagnon de voyage, Robert, 1,000 livres.
1. Cette Description a eu, Tannee suivante, un second volume; chacun d'eux
est orne d'un joli frontispice et de plusieurs figures de Lorimier.
NOVEMBRE 1733. 409
— * Galatee^ roman pastoral^ imite de Cervantes, par M. le
chevalier de Florian, capitaine de dragons et gentilhomme de
S. A. S. M^' le due de Penthievre; avec cette 6pigraphe tiree de
La Fontaine : ^
On peut donner du lustre h. leurs inventions. ..!C"^ lj
On le peut, je I'essaie; un plus savant le fasse.
Ge roman est precede d'un precis historique de la vie de
I'auteur admirable de Don Quichotte^ dont le genie a illustre
I'Espagne, amuse I'Europe et corrige son si^cle. On ignorait en-
core, il y a peu d'annees, quel etait le veritable lieu de sa nais-
sance; plusieurs villes se disputaient cet honneur, et, comme
Homere, Cervantes manqua du necessaire pendant sa vie, et
trouva plusieurs patries apres sa mort. II naquit a Alcala de He-
nares, ville de la Nouvelle-Gastille, le 9 octobre 15/i7, sous le
regne de Charles-Quint. Son pere etait gentilhomme. Le peu
d'accueil que le public fit a ses premiers ouvrages lui fit quitter
I'Espagne ; il alia a Rome, ou la misere le forca d'etre valet de
chambre du cardinal Aquaviva. Cervantes se degouta d'un emploi
si peu fait pour lui; il se fit soldat, combattit a la bataille de
Lepante; il y recuta la main gauche un coup d'arquebuse, dont
il fut estropie toute sa vie. II fut pris, en passant en Espagne,
sur une galere, et conduit a Alger par Arnaute Mami^ le plus
redoute des corsaires. L'amour de la liberte lui fit tout entre-
prendre pour briser ses fers, et la conjuration qu'il forma avec
quatorze Espagnols pour se sauver est un prodige d' intelligence,
de patience et de courage. Son projet echoua par la circons-
tance mtoe qui devait en couronner le succes. Ces infortunes
furent traines devant le roi, qui leur promit la vie s'ils voulaient
declarer quel etait I'auteur de I'entreprise. Cervantes ne balanca
pas a lui dire que c etait lui, s'ofTrit a la mort, en ne lui deman-
dant que de sauver ses freres. Le roi respecta son entreprise, et
ne voulut pas faire perir un aussi brave homme. Rachete enfin,
Cervantes repassa en Espagne, y obtint un petit emploi a Seville,
ou il fit les Nouvelles que nous connaissons. II avait pres de
cinquante ans lorsqu'il fut oblige de faire un voyage dans la
Manche. Les habitants d'un petit village nomme V Argamazille
prirent querelle avec lui, le trainerent en prison, et I'y retinrent
longtemps. C'est la que Cervantes commen^a son roman de Don
410 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Quichotte, II n'en publia d'abord que la premiere partie ; elle ne
reussit point, et cet ouvrage, qui devait rimmortaliser, I'eut laiss6
dans la plus deplorable misere sans les faibles secours que lui
accorderent le comte de Lemos et le cardinal de Tolede. II n'en
jouit pas longtemps; il fut attaque d'une hydropisie, et, craignant
de n'avoir pas le temps de fmir son ronian de PersiUs^ il aug-
menta son mal par un travail force. Quatre jours avant sa mort, il
en traga d'une main faible I'Epitre dedicatoire au comte de Lemos,
qui arrivait en ce moment d'ltalie ; cette Epitre est un modele de
philosophie, de noblesse et surtout de reconnaissance. Cervantes
mourut a Madrid, le 23 avril 1616, age de soixante-huit ans six
mois et quelques jours.
Au reste, le roman de Galalee est une intrigue pastorale, dans
laquelle Cervantes ou son imitateur ont encadre quatre episodes
dans le genre des Nouvclles que nous devons au premier ; elles
ont toute de I'originalite, de I'interet etbeaucoup d'invraisem-
blance. Les images que Ton y trouve de la vie champetre et des
moeurs des bergers ont en general cette teinte douce et ce coloris
vraiment pastoral qui font le charme des l^glogues de Yirgile, de
Theocrite et de Gessner. Le style de cet ouvrage, toujours facile,
a plus de grace qu'il n'a d'elegance et de purete.
D^GEMBRE.
C'est le l®*" decembre que Ton a donne, a Paris, la premiere
representation de la Didon de MM. Marmontel et Piccini. Le
succ^s que cette tragedie lyrique vient d'obtenir sur le theatre de
la capitale a confirme de la maniere la plus brillante celui quelle
avait eu a Fontainebleau.
Quineconnait pas 1' episode admirable qui en a fourni lesujet?
II n'y a rien dans toute V£neidc de Yirgile qu'on ait lu avec plus
de delices, et qu'on se lasse moins de relire. Parmi tons les ou-
vrages qui nous restent de I'antiquite, il n'en est aucun, sans
exceptermeme les theatres deSophocle et d'Euripide, oul' amour
soit peint avec une sensibilite aussi touchante, aussi profonde;
c'est tout a la fois le seul exemple et le plus sublime modele de
DEGEMBRE 1783. /ill
ce genre que nous aient laisse les anciens. 11 n'est pas etonnant
qu'on ait cherche a I'imiter si souvent. L'Arioste, le Tasse, Vol-
taire I'ont tente plus ou moins heureusement dans la poesie
epique. Ge tableau si vrai de I'amour le plus tendre et le plus
malheureux avait deja ete transporte avec succes sur la scene, en
Italie, par Metastase, en France, par M. Lefranc de Pompignan ;
Tun et I'autre ont tache de s'approprier les beautes de I'original,
et d'y ajouter ces developpements heureux dont la marche dra-
matique semble plus particulierement susceptible. M. Marmontel
a trop de gout pour avoir neglige I'usage qu'il pouvait faire de
tant de richesses ; il a senti avec raison que tout ce qui pouvait
embellir son ouvrage devait lui appartenir. Quoiqu'il ait dans
son opera des beautes qui lui sont propres, et quoiqu'il se soit
attache principalement a suivre Yirgile, il n'a pas dedaigne quel-
quefois de prendre pour guides ceux qui oserent I'imiter avant lui.
L'ouvrage est trop connu pour qu'il soit necessaire d'en
donner 1' analyse. On se bornera a quelques observations.
Tout ce que dit, tout ce que chante Didon dans le premier
acte est de la passion la plusvive et la plus tendre. On ne pouvait
choisir pour I'air : Vaines frayeurs, sombres presages^ un motif
plus vrai, lui donner des accents plus sensibles, les soutenir, les
varier par des modulations plus douces et plus agreables; les
accompagnements respirent les soupirs et les craintes qu'eteignent
dans le coeur d'une amante I'esperance et I'amour. L'air : JSi
Vamanie ni la reine, a un ton de fierte admirablement analogue
aux paroles, et une marche d'harmonie dans les accompagne-
ments qui ajoute encore a cette belle expression. Mais la fm de
Facte n'a pas ete fort applaudie : le duo entre larbe et finee,
quoique en general superieurement traite, papillotte peut-etre un
peu trop, et manque surtout de ce caractere imposant et prononce
que semble exiger celui de ces deux heros. L'air qui termine
Facte, et que chante larbe, participe encore plus de ce d^faut, et
c'est sans doute ce qui a nui principalement a I'efTet de ces deux
derni^res scenes.
Dans le second acte, on doit remarquer ce que dit Didon h.
larbe :
Non, quand il aurait k rn'offrir
Le trOne et le sceptre du monde, etc.
11 faut avoir entendu ce recitatif pour en soupconner le charme et
412 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
la verile ; la beaute des vers n'en peut donner qu'une faible idee.
Nous pourrions transcrire ici les paroles de Fair qui le terminent ;
mais oil trouver 1' expression capable de rendre et la grace et la
magie celeste qui regnent dans la musique de cet air divin ? Jamais
Piccini n'a fait un morceau de chant plus parfait, et jamais rien
n*a ete applaudi avec autant d'enthousiasme sur le theatre de
r Opera que lorsque Didon, ivre d' amour, dit a Enee :
Ah! que je fus bien inspir^e, etc.
Y a-t-il rien de plus touchant que les adieux d'j5nee a Didon,
k lafm du second acle? Didon tombe aneantie dans les bras de sa
soeur; les larmes, les sanglots ne laissent echapper de sa bouche
que ces mots : Regarde-moi^ vois ton onvrage. Elise reproche a
finee sa barbarie. En vain il conjure Didon d'ouvrir les yeux ; ils
se ferment encore plus, sa voix s'eteint et prononce a peine :
Laisse-moi mourir dans sesbras, Ge trio est un chef-d'oeuvre de
sensibiliteetd'une verite si douloureuse qu'il fait couler les larmes
de tons les spectateurs.
11 faudrait transcrire toute la premiere scene du troisieme
acte, si superieurement imitee de Virgile par le poete, et si siihli-
mement rendue par le musicien, pour faire comprendre que plus
de cent vers de recitatif dont elle est composee sont presque autant
applaudis que le seul air qui s'y trouve.
En general, la marche de cet opera ne pouvait etreplus simple,
plus claire, ni plus favorable a la musique. M. Marmontel avait
ecrit et imprime, il y a quelques annees, au milieu des scandales
de la dispute des Gluckistes et desPiccinistes,que le merveilleux,
la feerie et la fable convenaient uniquement au theatre lyrique ; que
Tintroduction de la tragedie a I'Opera etait une heresie lilteraire,
qui confondait les deux genres sans en pouvoir servir aucun.
L' admiration pour les beautes sans nombre que renferment les
operas de Quinault, une predilection pour le theatre qui le premier
a servi a sa gloire, une theorie peut-etre peu reflechie, parce que
dans des temps de dispute et de guerre 1' esprit le plus juste est
entraine dans des erreurs qui naissent meme de la contradiction
qu'il eprouve, tout cela avait pu determiner T opinion que
M. Marmontel avait alors sur la tragedie- opera; mais un bon
esprit ne tient jamais a des assertions donnees dans des ecrits
DECEMBRE 1783.
413
polemiques, quand la reflexion, eclairee par le gout, lui fait
soupconner qu'il a pu se tromper. G'est a une th^orie plus saine
que nous devons Texcellent opera de Didon, et cet ouvrage sert
bien mieux I'art qui vient de naitre en France, en mettant dans le
plus grand jour les rares talents de M. Piccini, que tout ce qu'on
avait ecrit jusqu'ici pour le defendre. II manquait a cet habile
compositeur un poeme dont la marche fut dramatique, I'interet
suivi et gradue, Taction presentee clairement, et soutenue d'acte
en acte par des passions vives et fortement contrastees : c'est ce
qu'il a trouve dans 1' opera de Bidon^ et essentiellement dans le
role principal, dont le recitatif anime et parle se prete a la plus
grande variete d'accents et demodulations, avec un melange heu-
reux de choeurs presque tons en action, et d'airs superieurement
coupes, dont les motifs, toujours bien prononces, au lieu de
ralentir Taction, la developpent et Taniment encore davantage. Un
merite si eminent couvre sans doute tons les defauts qu'on
pent reprocher a ce poeme ; mais la critique ne veut pas perdre
ses droits. On a done observe que la situation de Didon, quelque
varices qu'en soient les nuances , etait trop constamment la
meme; en effet, elle est malheureuse des la premiere scene par
les pressentiments que lui donne Tombre de son epoux. M. Mar-
montel aurait pu la presenter, au premier acte, heureuse, ivre
d' amour et de plaisir. Didon sortant de la grotte charmante
avec son amant, sure de son coeur, et lui faisant cependant jurer
encore de lui rester toujours fidele, eut ofTert au musicien un
tableau bien contrastant avec la situation de cette reine au
second et au troisi^me acte^ On a trouve larbe, dans cet
opera, moins beau, moins grand qu'il ne Test dans la tragedie
1. Lorsqu'une situation au theatre est susceptible d'un aussi grand nombre de
nuances et d'une gradation aussi int6ressante que Test celle de Didon, elle attache
d'autant plus , ce me semble, qu'elle est toujours au fond la m6me : le personnage
en est plus vrai, Tillusion en est plus soutenue... Enee nous parait trop froid, et
il Test sans doute; mais ne doit-on pas savoir beaucoup de gre au poete de I'adresse
avec laquelle 11 a su 6viter du moins tout ce qui pouvait I'avilir a nos yeux? Le fils
d'Anchise n'est pas aussi amoureux que nous le d^sirerions, que nous I'aurions 6t6
nous-m6mes a sa place; mais quelle espece de lachete peut-on lui reprocher? Son
amante est tromp^e; ne devait-elle pas I'etre? C'est son propre coeur, ce n'est ja-
mais lui qui la trompe. Tout perfide, tout ingrat, tout superstitieux qu'il est, c'est
pourtant un h^ros. Didon, moins credule, eut-elle autant aime? Plus aimee, nous
eut-elle fait verser autant de larmes?... Une femme I'a dit, on pent Ten croire :
11 n'y a (Taimables que les dupes: il n'y a que les fripons qui soient aimes. (Meister.)
4U CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
de M. de Pompignan. L' apparition de Tombre d'Anchise n'a
produit et ne devait produire aucun effet. ]£nee partait sans
son intervention, il ne balancait pas un seul instant. Eileen eut
pu produire, si I'auteur nous eut niontre tinee cedant aux larmes
de son amante, determine a ne pas la quitter, et bravant les
dieux qui lui prescrivaient des lois trop cruelles; I'ombre
d'Anchise paraissant alorsa travers les eclairs et le tonnerre, et
I'entrainant malgre lui, eut et6 un ressort surnaturel plus neces-
saire et par la meme plus dramatique ; il eut procure au poete
et au musicien I'avantage bien precieux de presenter finee, un
instant au moins, d'une mani^re int6ressante. Ge heros, entraine
par son pere au moment ou il venait de secber les larmes de
Didon, oil cette reine infortunee courait rallumer les flambeaux
d'hymenee, eut paru moins froid, peut-^tre meme nous eut-il
arrache quelques larmes. Au reste, toutes ces critiques, fussent-
elles encore plus fondees, ne peuvent balancer la perfection du
caract^re de Didon et I'interet qu'elle inspire. N'est-ce pas assez
de gloire k M. Marmontel d'avoir presque atteint au sublime de
son modele? Le pieux l^nee de Virgile ne vaut assurement pas
mieux que le sien.
Nous essaierions vainement d' analyser toutes les beautes de
la musique de cet opera. Le succ^s en a ete complet, c'est le
trlomphe le plus ^clatant que M. Piccini ait encore obtenu sur
notre theatre; jamais rien n'y a et6 applaudi avec tant de trans-
ports. Les zelateurs deOluck, ces ennemis si injustes etsi decou-
rageants du talent de son rival, sont les plus grands partisans de
DidoUy et pretendent que Piccini s'est fait Gluckiste. lis ne font
point attention que le grand changement opere dans le fai?'e
musical de ce grand compositeur n'est essentiellement produit
que par I'interet du sujet, la marche dramatique du poeme, et
sa coupe plus semblable k celle dont YIjjhigMe en Aulide a
donne un excellent modele. Nous nedissimuleronspascependant
que M. Piccini a travaille davantage le recitatif de cet opera,
qu'il y a mis plus d'intention, plus de variety, et surtout plus
d'accent de passion et de sensibility. Ses airs, toujours aussi
melodieux, toujours aussi arrondis que ceux de Roland^
d'AtySy etc., ont encore de plus une verite etune ^nergie d'ex-
pression dont ses detracteurs ne le croyaient pas capable. Ses
choeurs, traites avec soin, produisent le plus grand effet. Nous
DEGEMBRE 1783. 415
avons releve avec le courage de I'impartialite les taches qu'on
peut reprocher au role d'larbe; il faut bien avouer encore que
Touverture de cet opera aete generalement condamnee; elle est
faible ; V adagio surtout, ou un hautbois et une flute concertent
ensemble sur un ton si pastoral, est loin du caract^re propre a
une tragedie de ce genre. On ne doute point que M. Piccini ne
se determine a la refaire.
II n'y a qu'un seul divertissement au premier acte de cet
opera, et les airs en ont paru agreables.
M™^ Saint-Huberty, quia chantele role deDidon, a surpasse
meme ce que ses succ^s precedents faisaient attendre d'elle. II
est impossible de reunir a un plus haut degr6 la sensibilite la
plus exquise, un gout de chant plus soigne, une attention a la sc^ne
plus profonde et plus r^flechie, un abandon plus noble et plus
vrai, enfm tout ce qui pouvait rendre son jeu plus attachant et
plus digne de ce superbe role. Elle a recu, ces jours passes, un
hommage unique de la part du public a la Comedie-Italienne;
elle y a ete applaudie en sortant de sa loge, comme Test la reine
quand elle honore le spectacle, de sa presence ^
IMPROMPTU DE MONSIEUR
SUR NOS DECOUVERTES A E ROST ATIQUE S .
Les Anglais, nation trop fiere,
S'arrogent Tempire des mers ;
Les Frangais, nation l^gere,
S'emparent de celui des airs.
VERS
DE M. LE VIGOMTE DE Sl^GUR A MM. CHARLES ET ROBERT.
Quand Charles et Robert, pleins d'une noble audace,
Sur les ailes des vents s'61ancent dans les cieux.
Par quels honneurs payer leurs efforts glorieux ?
Eux-meme ils ont marque leur place
Entre les hommes et les dieux.
1. Meister revient avec quelques details sur cet hommage; voir plus loin,
p. 432.
416 CORRESPONDANGE LITTfiRAIRE.
EXTRAIT
d'uNE LETTRE DE »!•"• NECKER A l'aUTEUR DE CES FEUILLES
QUE DE TRISTES DEVOIRS
ONT 0BLIG£ DE FAIRE UN VOYAGE DE QUELQUES MOIS
EN PROVINCE.
Du 16 decembre 1783.
« ... Le roman posthume de M. de Montesquieu* amusera
peut-etre notre chere malade. La main qui I'a trace, toute leg^re
qu'elle est, montre quelquefois Tongle du lion. Le succ^s en est
different ; mais personne ne meconnatt et ne pent meconnaitre
son inimitable auteur.
({ 11 nous est sorti des forets de Saint- Germain une esp^ce de
vieux sauvage, nomme I'abbe Blanchet, qui vient de faire un
choix du Spectateur et de quelques autres journaux anglais, dont
la traduction est naturelle, con-ecte, et souvent elegante.
« Les Essais dc morale, de I'abbe de Mably, sont, a ce qu'on
dit, car je ne les ai pas lus, une satire contre les femnies, et il
faut avouer que, depuis que M"" de V... n'est plus a Paris, il est
difficile de faire leur eloge dans un ouvrage de ce genre.
(( J'ai ete enfin au SMucteur, et je me suis trouvee indigne de
comprendre ces hautes speculations sur la mani^re de corrompre
les femmes. J'ai toujours vecu si loin de ce jargon, qu'ilest pour
moi I'expression d'un monde ideal, obscur par lui-m^me, et dont
les combinaisons sont necessairement encore plus obscures.
L*auteur a pris pour epigraphe : llle ego qui quondam ; moi qui
jadis (hantai sur la flute champHre, II y a siirement la m^me
difference entre les jeux de mots qu'il nous rappelle ici et les
BucoliqucSy qu'entre le SHiicteur et V£nHde.
« Nous avonsa Paris un joueur de gobelets qui fait des choses
surprenantes. II semble qu'on voit aujourd'hui une emulation
entre la nature et I'adresse, ainsi que du temps de Mo'ise. L'on
parle aussi comme alors d'un moyen de marcher sur les flots
sans se noyer ; enfm I'habitude des mei*veilles nous rend credules,
et Ton disait tres-serieusement I'autre jour qu'un homme avait
trouve I'art de fixer les traits et de les garantir des outrages du
temps. Get homme vient trop tard pour moi.
4. Arsace et Isminie.
DEGEMBRE 1783. ^7
« ... Vous savez queM. Bailly succede a M. de Tressan, et que
M. de Ghoiseul-Gouffier est elu a la place de d'Alembert. L'on
propose encore un nouveau prix pour I'eloge de d'Alembert, en
sorte qu'il sera loue trois fois a I'Academie francaise et une fois
h, I'Academie des sciences :
Monsieur le mort, laissez-nous faire,
Nous vous en donnerons de toutes les fagons.
Quelqu'un disait que les ifiloges devaient etre difFeres jusqu'au
moment ou Ton a perdu la veritable mesure des morts, car alors
Ton pent en faire des geants sans que personne s'y oppose. Nos
philosophes croient avoir le secret des alchimistes, qui changeaient
les cadavres en statues d'or, et ils agissent en consequence, car
ils traitent mieux I'homme qui n'est plus que celui qui vit
encore, etc. »
EXTRAIT d'uNE LETTRE DE M. MARMONTEL AU MEME.
Du 18 decembre 1783.
(( Yous avez pu entendre dire que nos deux spectacles, Didon
et le Dormeur h^eilU, avaient eu beaucoup de succ^s ; celui de
Didon singulierement a ete jusqu'a I'enthousiasme. G'est une
faveur que d'etre joue deux fois au theatre de Fontainebleau ;
Didon I'a ete trois fois, et le roi, qui de sa vie n'avait pu entendre
un opera d'un bout k I'autre, ne s'est point lasse d'entendre
celui-ci. // me fait, disait-il, Vimpression dune belle tragedie,
Le jeu sublime de M'"' Saint-Huberty a eu bonne part k ce succ^s
inoui ; mais il n'en est pas moins vrai que la musique et les pa-
roles meme ont obtenu quelques eloges. Piccini s'est surpasse
surtout dans le recitatif, qui ne ressemble a rien de ce que vous
avez entendu. Le succ^s de cet ouvrage au theatre de Paris sou-
tient la reputation que lui avait donnee celui de Fontainebleau.
Les cinq premieres representations ont 6te combles; tout est
loue pour la sixi^me et la septi6me. Le role de Didon est applaudi
avec ivresse, et Ton convient unanimement qu'on n'a jamais rien
entendu de pareil.
(( Le Dormeur ^veilU fut mal execute a Fontainebleau dans les
morceaux d'ensemble, mais bien de la part des acteurs princi-
paux, Clairval et M"** Dugazon. Le comique en a paru amusant
XIII. %1
/^1S CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
d'un bout a I'autre, la musique charmante. Le roi I'avait rede-
mande pour la cloture des spectacles de la cour ; Glairval tomba
malade, et les spectacles finirent deux jours plus tot, etc. »
— II est bien temps de dire un mot de toutes les pertes que
la Comedie-Francaise a faites depuis le commencement de I'annee.
Dans I'etat de decadence ou se trouve ce theatre, il en est bien
peu qui ne doivent laisser quelques regrets. La plus vivement
sentie a ete la retraite de M'^*^ d'Oligny ^ Gette actrice, qui debuta
fort jeune, en 1763, par le role d'Angelique dans la Gouvernante,
plut si fort au public qu'elle fut recue I'annee d'apr6s, sans que
sa vertu ait ete obligee de payer a messieurs les gentilshommes
de la chambre aucun des droits d' usage. Gette vertu s'est con-
servee pure, dit-on, au milieu de toutes les seductions de la
jeunesse et du theatre. Le seul homme qu'on a pu soupconner
d'en avoir et6 aime passe depuis longtemps pour ^tre marie secre-
tement avec elle : c'est I'hoiin^te et sensible M. Du Doyer, auteur
du Vindicatif et de VAntipathie pour V amour, M"'' d'Oligny,
devee sous les yeux de M"* Gaussin, dont sa m^re etait la femme
de chambre, est toujours restee fort au-dessous de ses modeles ;
mais son talent, sans etre tr^s-distingue, avait une physionomie
qui lui etait propre. Elle n'a jamais ete fort jolie; mais elle a eu
longtemps, sur la sc^ne du moins, I'air aimable, interessant et
doux ; sans elegance, sans coquetterie, sans maintien, on lui trou-
vait cependant une sorte de grace, celle de la decence et de I'in-
genuite. Le son de sa voix n' etait pas toujours assez pur; elle ne
paraissait pas meme 1' avoir cultivee avecbeaucoup de soin; mais
les accents de cette voix allaient souvent au coeur ; elle avait des
inflexions d'un naturel charmant, d'une sensibilite penetrante.
Les roles qui respiraient une ame jeune, nouvelle et passionnee,
tels que ceux d'Angelique, de Zeneide, de Victorine, dans le
Philosophe sans le savoir, semblaient avoir ete crees pour
elle, celui de Victorine surtout; on eut dit qu'elle le jouait d'ins-
tinct ; elle lui donnait un caract^re de finesse et d'originalite tr^s^
1. Louise-Adelaide de Berthon de Maisonneuve, dite d'Oligny ou Doligny, n6e a
Paris le 30 octobre 1746, morte dans cette ville le 10 mai 1803, epousa le 3 fe-
vrier 1795 Du Doyer de Gastel, qui soupirait depuis longtemps pour elle (voir
tome VIII, p. 188) et qui nejouit pas longtemps de ce tardif bonheur, car il nwurut
le 10 avril 1798. II 6tait ne le 29 avril 1732 h Champhol (Eure-et-Loir).
DEGEMBRE 1783. 419
piquant, peut-^tre meme inimitable. Elle manquait de force et
de noblesse pour les roles qu'onappelle de premiere amoureuse;
elle avait bien moins encore le talent qu' exigent ceux de jeune
princesse dans la tragedie, et sa figure n'etait plus assez jeune pour
I'emploi auquel ses succes I'avaient particulierement attachee.
M"" Mole, connue longtemps sous le nom de M'^^Pinet, avait
debute la meme annee que M'^^ d'Oligny^ Avec plus d' esprit,
d' etude et d' intelligence, le plus beau teint et un fort joli visage,
elle reussit infiniment moins. Elle n'avait aucune espece de talent
naturel, et ce n'est que depuis peu d'annees qu'elle etait parvenue a
exprimer au theatre une partie au moins de tout ce qu'elle sentait
si bien dans ses roles, quelquefois meme avec assez de finesse et de
vivacite. Sa voix etait fort manieree, et n'en etait ni plus douce
ni moins fausse. Si sa tete etait encore agreable, sa taille etait
devenue presque monstrueuse. Les efforts inouis qu'elle faisait
pour serrer son corps de jupelui donnaientl'airroide et emprunte,
sans la faire paraitre beaucoup plus fine, et c'est une des circons-
tances qui ont contribue le plus a hater sa fin. II s'y est joint,
dit-on, le chagrin mortel qu'elle cut de voir ou de soupconner du
moins son mari de se charger lui-meme, et pour ainsi dire sous
ses yeux, de I'education d'une fille qu'elle avait eue de M. le
marquis de Valbelle *. Le role de la soeur precieuse dans les
Femmes savantes, et celui d'Alcmene dans Amphitryon^ etaient
peut-etye ceux qu'elle jouait le moins mal. Elle avait debute aussi
dans la tragedie par le role de Berenice, mais sans succes.
Auge, double de Preville dans I'emploi de valet, a ete une
des victimes de la banqueroute de M. le prince de Guemenee; il
n'a pu survivre a I'idee douloureuse de perdre ainsi dans un
instant presque tout le fruit qu'il avait recueilli de vingt ans de
travauxet d' humiliations^. Un Crispin n'est pas tenu d' avoir plus
de courage qu'un philosophe. Get acteur avait une intelligence
assez bornee, mais un masque excellent. Le plus honnete homme
du monde, il avait au theatre Fair aussi bas, aussi fourbe, aussi
1. M"« Doligny ne debuta que le 3 mai 1763; M'n^ Mol6, alors M"* Pinet, avait
debute des le 21 Janvier 1761.
2. M"'" Remond, qui joue aujourd'hui les roles de soubrette h la Coraedie-
Italienne. (Meister.)
3. Francois Auge, ne a la Ferte-sous-Jouarre, le 31 decembro 1733, avait debute
le 14 avril 1763; il mourut k Paris le 26 fevrier 1783.
420 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
ruse qu'on peut le desirer dans la plupart des roles dont il etait
charge. Son jeu avait en general plus de franchise et de naturel que
de finesse et d'intention ; mais il etait vraiment admirable dans le
role de Basile du Barhier de Seville; il jouait encore avec une
grande naivete celui de Lucas dans la Partie de chasse de
Henri IV. Ce qu'on ne peut guere lui pardonner, m^me apr^s sa
mort, c'est la cruelle habitude qu'il avait d'estropier les vers, et
d'ajouter des lazzis de sa facon, meme au dialogue de Moliere.
Bouret, apr^s avoir ete autrefois a I'ancien Opera-Gomique
de la Foire presque aussi cel^bre, presque aussi digne d' admira-
tion que Test aujourd'hui I'illustre Janot-Volange au theatre des
Yarietes-Amusantes, survivait depuis longtemps a sa renomm^e.
II avait dans la voix une sorte de nasillement fort deplaisant et
qui rendait quelquefois ce qu'il disait tout a fait inintelligible ;
mais il y avait pourtant de certains roles ou ce defaut meme
r^ussissait k merveille, comme celui d'Agnelet dens VAvocat
Patelin, celui de Flamand dans Turcaret, etc. Sa figure epaisse
et ses sourcils si betement prononces lui donnaient surtout une
expression tr^s-heureuse pour le role de Ponrceaugimc ; ce qui
a fait dire assez plaisamment que, dut-ii n'^tre pleure de
personne, il etait bien juste au moins que toute la famille des
Pourceaugnac en prit le deuil.
Ce sont les Graces et Thalie qui regretteront longtemps le
charmant, I'inimitable Carlin. II a eu le bonheur de rire et de
plaire pendant plus de quarante ans, et ce n'est pour ainsi dire
qu'en cessant de vivre qu'il a cesse de jouir d'une destinee si peu
commune. Son veritable nom etait Gharles-Antoine Bertinazzi.
II naquit k Turin en 1710. Son p6re etait officier dans les troupes
du roi de Sardaigne. Sa premiere etude fut tr^s-soignee ; a
quatorze ans, il fut regu porte-enseigne dans un regiment; mais,
ayant perdu son p^re et se trouvant sans fortune, il ne put
resister a fimpulsion de son genie. Apr^s avoir essaye de donner
quelque temps des lemons d'armes et de danse, il se mit ^ jouer
la comedie dans diflerentes villes d'ltalie, et fut bientot, dans le
role d'Arlequin, I'emule des meilleurs acteurs de Venise et de
Bologne. C'est en 17A1 qu'il d^buta, sur le theatre de Paris,
dans le role d^Arlequiti muet par crainte, II y obtint un succ^s
qui ne s'est pas dementi un seul instant, quoiqu'a son arrivee k
Paris il ignorat absolument notre langue, et qu'on n'y eut pas
DEGEMBRE 17 83. 421
encore oublie la leg^rete de Thomassin, dont le jeu delicat et
naif avait enchante longtemps la ville et la cour.
Le grand talent de Garlin tenait surtout a Textreme justesse
de son tact et de son gout. Personne n'a jamais mieux devine ce
qui pouvait plaire au public et lui plaire dans I'instant; ce n'est
pas la finesse de ses saillies, quoiqu'il lui en soit echappe d'ex-
cellentes, qui charmait le plus, c'etait I'a-propos de tout ce qu'il
imaginait de dire et de faire ; il ne passait jamais la mesure dans
le genre de talent oii il est le plus difficile d'en avoir sans man-
quer de verve et de gaiete, et c'est toujours avec une adresse
extreme qu'il allait frapper juste au but qu'il s'etait propose. On
pouvait desirer quelquefois plus d' esprit dans son dialogue ; mais
il est sur qu'on n'en pouvait mettre davantage dans ses gestes,
dans ses mines, dans toutes les inflexions de sa voix, et n'est-ce
pas la surtout qu'il faut chercher le veritable esprit d'unarlequin?
Tons ses mouvements avaient une grace, une surete, une pres-
tesse, un naturel si comique, qu'on ne pouvait se lasser de
r admirer. Nos plus grands acteurs, Le Kain, Pre ville, les meil-
leurs juges de son merite, le voyaient jouer avecdelices. Sa bon-
homie et sa gaiete le rendaient cher a tons ses camarades. II
etait le dernier acteur qui nous fut reste de I'ancienne Gomedie-
Italienne. G'est au mois de septembre dernier qu'il est mort,
d'une maladie aigue; il avait paru encore au theatre peu de jours
auparavant ; et il est bien prouve que jusqu'a I'age le plus avance
il n' avait perdu aucun des gouts de la jeunesse, comme il en
avait conserve tout 1' esprit et toutes les graces.
Ge meme theatre a eprouve encore une perte dont le public
a partage les regrets, dans la demoiselle Billioni. G'etaitun enfant
de la halle^ fille du sieur Bussa Placide et de la demoiselle Spi-
nacuta, soeur du sieur Placide, le plus fameux de nos danseurs
de corde. Elle avait debute fort jeune sur ce theatre en 1769 dans les
roles de Rosaura. Son talent et son gout pour la musique lui firent
bientot donner un emploi oii elle put se rendre plus utile h ce spec-
tacle. Elle avait de la physionomie, de tr^s-beaux yeux, mais le
nez infmiment trop long pour les roles de soubrette, ce qui n'a pas
empeche que le beau Glairval ne lui ait fait beaucoup d'enfants
et qu'elle n'ait paye quelquefois ses dettes. On lui a vu jouer
avec succ^s plusieurs roles interessants dans les operas de
MM. d'H^.le et Gretry.
422, CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
EPIGRAMxME SLR LES TROIS STATUES
QUI DECORENT LA NOUVELLE FACADE DU PALAIS.
Pour orner le Palais, un artiste fameux
A travaill6. Quelle est sa meilleure statue?
La Prudence est fort bien; la Force est encor mieux,
Mais la Justice est mal rendue.
EPITAPH E d'uN JELNE HOMME TLE A LA NOUVELLE-ANGLETERRE
PAR M. DE CAMBRY.
Le diable, qui de nous dispose,
Jadis me fit sacrifier,
Amant, mon bien pour une rose,
Soldat, mon sang pour un laurier.
— Nous venons de voir renouveler d'une maniere tr^s-
piquante I'essai que fit k Londres milord Chesterfield de la cre-
dulite des hommes pour les choses les plus invraisemblables,
lorsqu'un de ses porteurs de chaise, sous le nom d'un physicien
ilalien, rassembla au theatre de Covent-GardenqudiirQ mille ames
pour le voir entrer, ainsi qu'il I'avait promis, dans une bouteille
de pinte. Tout le monde sait qu'il decarapa avec I'argent qu'on
avait paye k la porte pour voir le contenu plus grand que le con-
tenant. Notre nouveau Chesterfield, dont le nom est de Combles,
magistrat de la ville de Lyon, s'est joue preeque aussi hardiment
de nofre credulite; mais il etait trop honnete, et les circon-
stances le servaient trop bien pour avoir voulu abuser d'une
maniere profitable du degre d'exaltation ou nos succ^s aerosta-
tiques avaient porte toutes les tetes.
Huit jours apr^s I'audacieuse experience de MM. Charles et
Robert, on lut dans un de nos papiers publics [le Journal de
Paris) qu'un horloger avait trouve le moyen de marcher sur
Teau; qu'il avait, a cet effet, invente des sabots Hastiques, h
Vaide desquels il traverserait la rividre, comme un ricochet^
cinquante fois dans une heure, Sa lettre inscrite dans la feuille
etait tr^s-bien faite, et la certitude de cette* decouverte etait
garantie de plus par les redacteurs du Journal^ qui declaraient
avoir pris, avant de la publier, tous les renseignements que la
DfiCEMBRE 1783. 423
prudence pouvait exiger. Get horloger pretendu demandait une
souscription de deux cents louis, qui ne lui seraient remis que
lorsqu'il aurait traverse la Seine aux yeux du public.
Malgre I'impossibilite presque demontree de conserver son
equilibre dans une traversee rapide pour laquelle I'auteur ne
demandait qu'une minute, personne, hors une seule que nous
allons citer, ne douta de la possibilite de 1' experience; Mont-
gollier et Charles avaient rendu tout possible. Monsieur, fr^re
du roi, qui aime les arts et qui les encourage, fit une souscrip-
tion dans sa societe, et envoya quarante-cinq louis au bureau du
Journal, depositaire de la somme demandee par le pretendu
horloger; beaucoup de gens imiterent I'exemple de Monsieur, et
le prevot des marchands de la ville de Paris, voyant dans cet essai
un avantage pour la navigation, avait non-seulement eu la com-
plaisance de faire preparer une enceinte pour les souscripteurs,il
avait voulu encore contribuer de dix louis a la souscription. EUe
etait remplie et au dela ; les journalistes I'avaient ecrit a Lyon
a M. de Combles, que seul ils connaissaient, qui leur avait fait
parvenir la pretendue lettre de I'horloger, et qui avait suivi avec
eux cette singuli^re correspohdance. Ils attendaient tons les
jours le nouveau thaumaturge destine a soumettre a I'homme un
element qui ne parait guere plus facile a dompter que celui que
M. Montgolfier venait d'asservir a son genie, lorsque M. le baron
de Breteuil, ministre et secretaire ayant le departement de Paris,
a recu une lettre de M. de Flesselles, intendant de Lyon, qui lui
apprenait que la pretendue experience etait une plaisanterie que
s'etait permise un citoyen de Lyon, assez recommandable pour
qu'il le suppliat de taire son nom. Le ministre a porte sa lettre
auroi, qui, le seul peut-etre de son royaume,n 'avait jamais voulu
croire a la possibilite de traverser comme un ricochet la rivUre
de Seine en une minute, Sa Majeste a daigne regarder cette
plaisanterie comme une espieglerie dont il fallait rire, et en a
beaucoup ri. Paris a fmi par en faire autant; chacun a retire son
argent et a regarde la conduite de M. de Combles comme une
critique un peu rigoureusement prononcee de la propension des
hommes a croire a ce qu'ils aiment, le merveilleux. Nous per-
dons au reste beaucoup de theories certainement aussi profondes
qu'ingenieuses, par lesquelles nos savants ne demontraient point
la possibilite de la chose (ils n'en doutaient pas), mais les lois par
h2k CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
lesquelles elle devait avoir ete executee, les moyens que I'auteur
avait du employer, la perfection que Ton pouvait donner aux
sabots elastiques, etc. ; des calculs a perte de vue expliquaient
tout cela d'une mani^re qui eut presque autant honor6 ces mes-
sieurs que I'inventeur lui-meme, homme heureux et puis c'est
tout, pour nous servir d'une formule academique, lorsque la
lettre de M. de Flesselles est venue reduire tons les travaux des
gens de la chose au meme point que les deux cents volumes
ecrits jadis sur la dent dor, trouvee en AUemagne, qui exer^a
si longuement la sagacite des docteurs du xvi* si^cle. La reine
et Monsieur viennent de faire ^crire au bureau du Journal de
Paris qu'ils voulaient que les quarante louis qu'ils avaient sous-
crits pour cette experience fussent employes a la delivrance de
p6res detenus pour mois de nourrice. Get excellent exemple de
bienfaisance que se sont empresses d'imiter les autres souscrip-
teurs est le complement de I'indulgence et de la bonte peut-etre
plus que paternelle avec lesquelles nos bons souverains ont su
tourner au profit de p^res malheureux une plaisanterie un peu
trop forte que I'auteur doit bien se reprocher. Ce trait de carac-
t6re est digne d'etre observe par les vrais philosophes.
— L'Academie des sciences vient, contre son usage ordinaire,
de nommer, avant la fm de I'ann^e, MM . Montgolfier ses corres-
pondants.
— M. le comte d'Angivillers, directeur des batiments du roi,
et en cette qualite ministre des arts, vient d'ecrire a 1' Academic
de peinture, de sculpture et d' architecture de s'occuper des
plans et dessins d'un monument que Sa Majeste veut faire elever
au milieu du bassin des Tuileries, d'oii sont partis MM. Charles
et Robert, pour consacrer aux yeux de la posterite la decouverte
de MM. Montgolfier. Le public a appris le voeu de Sa Majeste h.
cet egard avec la plus sensible reconnaissance.
L'Academie des inscriptions et belles-lettres a recu ordre en
meme temps de s'occuper de I'embltoe et de 1' exergue d'une
medaille que Sa Majeste veut faire f rapper pour conseiTer la
memoire de cet evenement; mais comme ses ordres portaient
celui de joindre ensemble les noms de Charles et ceux de Mont-
golfier, I'Academie a fait representer au roi que les medailles
etant pour les si^cles futurs des monuments d'apres lesquels on
ecrivait I'histoire, et Charles etant presente dans celle qu'on lui
DEGEMBRE 1783. 425
ordonnait comme inventeur ainsi que Montgolfier, elle demandait
a Sa Majeste des ordres precis par lesquels il fut expressement
enjoint a la Gompagnie de reunir ces deux noms. La posterite,
ainsi que le siecle present, ne manquera pas de les distinguer,
malgre les petites intrigues du jour qui veulent en vain les
confondre. II n'est plus au pouvoir des peuples et des rois de
donner ou d'oter le merite de la decouverte k celui a qui elle
appartient, et le fait est trop prononce pour cela.
— On a donne, le lundi 15, la premiere representation des
Brumes, tragedie de M. de La Harpe. Le fonds de cette tragedie
est tire deV Histoire de Vlndostarij par 1' Anglais Dow. Lesbrames
se sont fait de tout temps un principe de cacher leur religion
aux nations meme qui ont conquis I'lnde, jusqu'a nos jours. II
n'y a que M. Harrison, gouverneur de Benares pour la Gompagnie
anglaise, qui soit venu a bout de les corrompre et d'obtenir
d'eux non-seulement la revelation, mais la traduction meme de
leurs livres sacres ecrits dans cette langue samskrit, dont Tori-
gine se perd dans la nuit des temps.
Le sultan Akebare, dit I'auteur anglais, curieux de connaitre
ces myst^res religieux, fit choix d'un jeune seigneur de sa cour,
qu'il fit adopter par un brame errant et vagabond, apr^s avoir
fait promettre a Feisi, nom du jeune Mogol, qu'il s'instruirait k
fond de la langue sacree et des dogmes des bramines, pour
revenir ensuite I'initier a son tour dans la connaissance de ces
saints myst^res. Feisi, presente comme enfant de cette caste
antique chez qui Pythagore puisa la plupart des principes de son
systeme philosophique et religieux, y fut re^u sans difficulte. Sa
jeunesse, la douceur de son caract^re que modifiait encore I'irre-
sistible pouvoir que donnent le desir et le besoin de plaire, lui
valurent I'amitie la plus tendre de la part du grand pr^tre. Feisi,
en s'instruisant dans la langue sacree, entretint pendant les pre-
mieres annees une correspondance suivie avec Akebare ; mais le
grand pretre avait une fiUe charmante, le pretendu brame en
devint amoureux, et I'amour de la religion qu'elle professait se
grava aussi profondement dans son coeur que les charmes de la
jeune bramine. Le grand pretre se crut heureux de donner sa
fille k son disciple cheri ; quel fut son effroi lorsque ce jeune
neophyte, ivre d' amour et de reconnaissance, crut devoir a son
ami, k son p^re, I'aveu d'une supercherie qu'il crut reparer en
/i26 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
lui jurant qu'il vivrait et mourrait attache au culte de Brama! Le
grand pretre, le repoussant d'une main et armant I'autre d'un
poignard, allait justifier ce grand principe de sa religion, qui ne
lui permettait de teindre ses mains que de son propre sang en
se per(jant le cceur, lorsque le jeune Feisi, fondant en larmes,
embrassant ses genoux, arreta son bras, et, lui decouvrant ce
sein sur lequel venait de reposer pour la premiere fois sa jeune
et tendre epouse, le conjura de lui arracher une existence qu'il
n'avait conservee jusqu'a ce moment que pour ne pas quitter la
vie sans avoir connu le bonheur. Ses menaces de s'arracher le
jour au meme instant que son p6re se priverait de la lumi^re le
firent consentir enfm k vivre; il le promit a son fils, qui lui jura
en meme temps que jamais les myst^res sacres de Brama ne sor-
tiraient de sa bouche. Rappele aupr^s d'Akebare, Feisi y reparut,
mais y reparut comme brame, c'est-a-dire comme convaincu
d'une religion pour laquelle ses sectateurs etaient accoutumes a
mourir plutot que de la reveler. Son empereur eut la generosity
de n'imputer qu'k lui-m^me cette apostasie, et de respecter la
conscience d'un sujet qui avait trahi innocemment I'espoir de sa
curiosite. Feisi n'en occupa pas moins de grandes charges dans
r empire, et protegea pendant sa vie une religion qui s'eteint et
qui doit necessairement se perdre un jour dans celle des con-
querants des contrees ou elle est nee.
II nous a paru necessaire d'entrer dans ces details sur ce
fait historique, si Ton veut se mettre a portee de raieux juger de
I'emploi que M. de La Harpe vient d'en faire sur la sc6ne fran-
Qaise. Sa piece etant imprimee, on ne croit pas devoir en rap-
peler ici la marche et 1' or don nance.
La premiere representation n'a pas eu un succ^s brillant,
mais le public n'avait temoigne par aucun signe de reprobation
que cet ouvrage lui eut deplu ; cependant plusieurs tragedies
sifflees impitoyablement n'ont jamais offer t a la seconde repre-
sentation, ce jour terrible que Voltaire meme redoutait, une
assemblee si peu nombreuse et des spectateurs si froids. Les
Brames sont le premier exemple d'une tragedie jouee tranquil-
lement jusqu'a la fin a la premiere representation, et tombeed^s
la seconde dans les regies. Les Barmecides et Jeanne de Naples
avaient plus qu'annonce deja que M. de La Harpe, pour etre un
excellent litterateur, nourri des meilleurs principes, n'en avait pas
i
DECEMBRE 1783. 427
la tete plus dramatique , que ses plans etaient vicieux, mal concus,
remplis d'invraisemblance et toujours peniblement denoues;
mais ces defauts etaient adoucis au moins, s'ils n' etaient pas
rachetes, par un fonds d'interet, par des situations qui, forcees,
variaient ou prolongeaient du moins cet interet, et surtout par le
merite si rare dans ce moment-ci d'un style difficilement facile,
mais presque toujours correct, plus fait pour satisfaire 1' esprit
que pour toucher le coeur, enfm par une sorte d' eloquence
poetique qui, sans jamais partir de I'ame, avait cependant une
sorte d'energie et de chaleur.
Les Brames ont paru avoir le merite de la diction des Bar-
mecides^ de Jeanne de Naples et presque de Warwick i mais
Ton a de la peine a concevoir que I'homme de lettres, qui dans
ses ouvrages polemiques a montre les connaissances les plus
saines sur I'art du theatre ait pu imaginer un drame aussi insi-
gnifiant par le choix et 1' exposition du sujet, aussi peu interes-
sant dans sa marche et dans son developpement, et denoue par
Teflet pittoresque d^une grande fosse embrasee, entouree de
brames, plus que par le discpurs d'une tolerance vraiment apos-
tolique que preche le grand pretre a Timur-Kan.
Voltaire le premier osa etendre le cercle dans lequel les deux
grands maitres qui I'avaient precede avaient circonscrit ou du
moins laisse la tragedie en France ; et ceux qui, de son vivant,
refusaient a ce grand homme meme I'esprit d'invention, etaient
forces de convenir que les anciens ne lui avaient laisse aucun
modele de ces tragedies philosophiques dans lesquelles il mettait
en action les moeurs et le genie des peuples les plus antiques et
les plus cel^bres de la terre. Quelle force d' imagination il a
faWu pour concevoir, combiner les plans de Gengis-Kan et de
Mahomet! et quelle profonde connaissance du coeur humain
poss^dait ce grand tragique pour attacher le spectateur au ta-
bleau majestueux, il est vrai, mais peu interessant, d'evenements
qui ont change le sort d'une partie de la terre, et le rendre ve-
ritablement dramatique par le melange admirable de ces grands
inter^ts avec des passions qui sont de tous les temps et de tous
les hommes! Voltaire veut-il mettre sur la sc^ne cette loi aussi
ancienne que la nature, basedu gouvernement chinois, le respect
filial, c'est un fait historique, c'est I'invasion du Tartare Gengis-
Kan qu'il prend pour epoque; c'est son amour, jadis dedaigne.
428 CORRESPONDANCE LITT£rAIRE.
pour Idame qui devient le ressort de toute 1' action ; c*est lui
qui suspend le glaive leve sur I'orphelin, etqui, en nous interes-
sant, sert a developper le caract^re de deux grands peuples.
Veut-il peindre la profonde politique, les vues hardies et Tau-
dace reflechie du prophfete de la Mecque , veut-il en former un
tableau plein de mouvement, et par cela m^me une legon plus
frappante que tout ce qu'il a ecrit des crimes qu'a produits le
fanatisme ; il en imagine un combine avec art (I'amour de Seide
et de Palmyre), et cette passion, qui regne avec terreur et dirige
cette action vraiment dramatique, sert a developper le caract^re
de Mahomet, son effrayante politique, et le punit par une catas-
trophe que I'art du poete a con^ue si heureusement qu'elle fait
son supplice en m^me temps qu'elle sert a caracteriser encore
plus I'ambition d'un imposteur qui devait changer la face de la
moitie du globe.
M. de La Harpe a congu ses Brames d'apr^s Gengis-Kan et
Mahomet, et la ressemblance frappante de sa tragedie avec ces
deux chefs-d'cEUvre n'a 6chapp6 a personne ; il semble meme,
par des rapprochements faciles k saisir, qu'il ait voulu fondre
ensemble les deux sujets, reraplacer le fanalique et malheureux
Zopire par un philosophe brame, ressemblant au lettr6 Zanti, et
obtenir par la un contraste avec lecaract^re feroce desonTimur-
Kan, faible copie de Mahomet. Mais c'etait par I'emploi heureux
des passions, des malheurs, des crimes meme de I'humanite,
que M. de La Harpe pouvait imiter son module, et repandre de
I'interet sur un sujet dont I'importance politique n'a pas mtoe
cette grandeur que Voltaire ne trouva pas suffisante pour inte-
resser seule dans Gengis-Kan ei Mahomet -^ et quelle difference
dans la majeste des sujets d'une caste et d'un college de pr^tres
indiens, compares au syst^me politique du plus grand empire
du monde, qui le regit depuis tant de si^cles, et qui a asservi
m^me ses conquerants, ou a la grande revolution operee par
Mahomet ! De quel interet peut ^tre au theatre un jeune prince
tartare destine a succeder a un grand empire, quittant philoso-
phiquement le palais paternel pour aller s'instruire dans une reli-
gion antique, il est vrai, et tr^s-celebre dans des temps recules,
mais qui, par ses principes memes, n'a jamais ete le mobile
d'aucune grande revolution, et dont les sectateurs n'ont jamais
fourni a I'histoire ni ces crimes atroces ni ces vertus eclatantes
DECEMBRE 1783.
429
que demandent les grands tableaux de la poesiedramatique? Quel
interet peut inspirer I'amour accidentel, dans ce drame, de ce
prince pour la fiUe d'Obar^s? Get amour est ne doucement a
I'ombre des autels, il a ete encourage par le grand pretre, aucun
nuage n'a trouble cette passion innocente, et la maniere dont
elle se trouve liee a Taction n' attache pas meme lorsque Timur-
Kan en est averti par son fils. G'est la connaissance des myst^res
caches dans le temple de Benares et la soumission de ses mi~
nistres au culte de Mahomet qui occupent le conquerant tartare,
et I'amour sans chaleur, sans mouvement de son fils pour une
bramine n'est et ne peut etre a ses yeux qu'une fantaisie de
jeune homme, bien moins dangereuse aux yeux d'un p6re que
I'attachement du fils pour une secte qu'il veut detruire. Si cet
amour au contraire fut ne dans le palais de Delhi; si, pour fuir
les persecutions d'un pere ou d'une maratre, le jeune Akebare
eut fui avec sa maitresse, et se fut refugie dans le temple de Be-
nares, cette passion, malheureuse danssanaissance, eutinteresse
par cela meme qu'elle etait persecutee ; elle eut motive d'une
facon moins philosophique, il est vrai, mais plus theatrale, le
motif de 1' admission, si invraisemblable dans cette tragedie, du
prince tartare dans le college des brames; elle eut sauve a
Timur-Kan I'inconsequente tranquillite avec laquelle il a laisse k
son fils le temps de puiser les principes de cette religion si con-
traire a ses vues politiques; elle eut justifie enfin son arrivee sous
les murs de leur temple bien plus naturellement que la guerre
avec les Patanes, qui en est le vrai motif. Le desir de retro uver
I'heritier de son trone, de soumettre et de detruire les brames
sont des idees que la proximite du lieu, que 1' occasion ,seule
semblent avoir fait naitre a Timur-Kan. Que dire, que penser
d'un pfere irrite, d'un Tartare respirant la vengeance, qui, aux
portes de Benares, ecrit a son fils, au lieu de le faire enlever
simplement par un detachement de I'armee qui I'environne ; qui
discute avec lui sa nouvelle croyance; qui, apr^s avoir appris de
sa bouche qu'il veut vivre et mourir brame, et de plus epouser
encore la fiUe d'un brame, regagne tranquillement son camp, en
chargeant simplement ses gardes d'y conduire son fils ? Ces in-
vraisemblances, celle del' evasion combinee de ce fils malgre les
gardes qui I'entourent, de son traite avec les Patanes, de leur
introduction dans le temple par des routes souterraines que
/j30 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
rimagination du poete est obligee de creuser dans Tinstant, tous
ces ressorts de nos anciens romans n'etaient pas faits pour etre
employes par un litterateur qui a proscrit si souvent et si du-
rement Temploi de moyens moins ridicules, comme indignes de
la tragedie. Le grand pretre Obares est un philosophesage, tran-
quille; mais un brame parlant toujours et longuement de I'anti-
quit6 de sa religion, voulant toujours mourir plutot que d'en de-
couvrir les mysteres, et qui justifie mal sa secte des superstitions
barbares avec lesquelles elle croit honorer des dieux assez ridi-
cules, est une copie bien informe de la superbe opiniatrete de
Zopire dans Mahomet,
Nous ne sommes entres dans une si longue discussion des
quatre principaux roles de la tragedie des Brumes que pour expli-
quer la cause d'une disgrace ajaquelle M. de La Harpe ne sem-
blait pas devoir s'exposer. La correction du style, de longues
tirades qui suppleent I'absence de Taction et de I'inter^t dans ce
drame lui ont valu le tranquille succ^s de la premiere represen-
tation ; mais cette meme absence d'interet et d'action, suite
n^cessaire d'un plan vicieux dans sa conception, immobile dans
samarche et invraisemblable depuis I'exposition jusqu'au denou-
ment, resout le probl^me d'une chute si extraordinaire k la
seconde representation, et que la premiere n'avait pas fait soup-
Conner au moins devoir 6tre aussi prompte. Au reste, M. de La
Harpe a fait imp rimer le surlendemain qu'?'/ retirait sa pihe, et
qiCil remerciait le public des applaudissements dont il Vavait
honorie.
On s'est souvenu que ses amiss'etantrassembleschez M"® de
Lespinasse, il y a sept ou huit ans, pour entendre une lecture
des Brumes y M. de La Harpe, convaincu de la verity des obser-
vations qu'ils lui faisaientet qui lui predisaient le sortqu'il vient
d'eprouver, jeta devant eux, avec un courage qu'ils admir^rent
tous, sa tragedie des Brumes dans le feu. On peut se permettre
de dire qu'elle vient de renaitre de sa cendre, sans etre pour-
tant un phenix.
On n a point oublie de faire des jeux de mots et des calem-
bours sur cet evenement litteraire. Le plus agreable n*a de sel
que par un vice de prononciation assez ordinaire dans la conver-
sation faniili^re : Si les Brumes rcussissent^ les hrus me tombe-
ront»
DECEMBRE 1783.
431
Les Com^diens ont console I'auteur des Brames, en donnant,
le surlendemain de leur chute, une representation de Philoctite,
celui des ouvrages dramatiques de M. de La Harpe qui, sans avoir
jamais eu un succ^s brillant, sera peut-etre celui qui restera le
plus surement au theatre. Le sieurLarive, dontune maladie tres-
serieuse avait prive le public pendant pres de six mois, a reparu
dans cette piece ; les applaudissements qu'elle a recus, partages
entre I'auteur et I'acteur, ont du les satisfaire egalement; mais
les plaisants n'ont pas manque de dire que, quand M. de La
Harpe voudrait se faire un frac dramatique^^ ses amis devaient
lui conseiller d'en prendre toujours le drap en Grece et a I'en-
seigne de Sophocle,
Nos pamphlets ont annonce Cinq Sermons fails pour Hre
prechh, pendant les cinq premiers dimanches de careme, par
M. Vahhe de La Harpe, ex-hrame^ sur rOrgiieil, V Insolence^
VAudace^ le Ton tranchant, le Mepris de son prochain. Chez
Bavardin^ libraire, ii Venseigne de VImpuissance.
— On a donne, le samedi 6, sur le Theatre-Italien, une nou-
veaute a laquelle le nom seul des auteurs donne quelque interet,
le Faux Lord, comedie en deux actes, melee d'ariettes. Les pa-
roles sont de M. Piccini fils; c'est son premier essai dans une
langue qui lui etait absolument etrang^re, a son arrivee a Paris.
La musique est de son pere, et Ton ne sera point etonne qu'elle
ait ete faite avec tout le soin que pent inspirer la tendresse pa-
ternelle. Cette comedie est une de ces pieces d'imbroglio dont
fourmillent tous les theatres d'ltalie ; M. Piccini a tache, autant
qu'il I'a pu, de 1' adapter aux convenances du notre. L'on sait
assez que les auteurs des drames italiens destines a etre mis en
musique s'embarrassent fort peu de la conduite et delavraisem-
blance de Taction ; pourvu qu'ils ofTrent au musicien des situa-
tions piquantes propres aux procedes de leur art, ils ont rempli
leur but ; et le public de Naples ou de Rome, qui n'a point pour
diriger son gout les grands modeles qui ont enrichi la scene
francaise, n'est pas aussi exigeant que nous, et ne doit pas
I'etre. Le succfes de la musique a etecomplet. Le public a demande
les auteurs; ils ontparu et ont ete combles des applaudissements
les plus flatteurs.
Allusion a une plaisanterie des Journalistes anglais, de M. Cailhava.
432 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
G'est ce meme jour que M"® Saint-Huberty, devenue en ce
moment I'idole du public, a recu un honneur qui n'a jamais ete
decerne avant elle a aucune actrice : le public I'avait apercue
dans une loge; a la fm du spectacle, lorsqu'elle s'est levee pour
sortir, le parterre et les loges I'ont applaudie comme on applaudit
la reine quand elle honore le spectacle de sa presence, en desi-
gn ant r inimitable actrice qui recevait cet hommage par I'epith^te
de Didon^ la reine de Carthage. Si le public eut su que ce jour
m6me M""^ Saint-Huberty avait reconcilie MM. Piccini et Sac-:
chini, brouilles on ne sait trop pourquoi, les applaudissements
qu'elle a regus eussent tenu de I'ivresse. L'adresse, I'interet et la
grace qu'elle a mis a reunir ces deux illustres rivaux ne I'ho-
norent pas moins aux yeux de ceux qui la connaissent que ses
rares talents.
— On a donne, le 12, pour la premiere et la derni^re fois,
sur le meme theatre, Hiradite^ ou le Triomphe de la heauU,
comedie en un acte et en vers. Le conte des Oies du frhe Phi-
lippe ^ de La Fontaine, a fourni le sujet de cette petite comedie.
Cet ouvrage, dont la conduite offre de grandes invraisemblances»
n'a aucun merite qui les excuse. On a trouve dans le style quel-
quefois de la grace et de la facilite, mais plus sou vent de la ma-
ni^re et beaucoup de negligence. Le peu de succ^s de cette petite
comedie a rendu tr^s-ridiculel'empressementaveclequel le public
a affecte de demander I'auteur : les comediens, apr^s avoir fait
attendre trop longtemps les spectateurs, ont fini par annoncer
que I'auteur n'etait pas dans la salle. On le nomme Dupont *. C'est
son premier essai, et s'il est jeune, cet essai, quoique defectueux,
semble donner quelques esperances.
— Various morales et amusanteSj tiroes des journaux an-
glais; traduction nouvelle, par M. I'abbe Blanchet, de Saint-
Germain en Laye. Deux volumes in-12. Nous avions dejk une
traduction complete du Spectateur anglais j le premier journal de
ce genre qui ait paru dans lemonde lilteraire; M. Steele enpublia
les premieres feuilles, en 1709, lorsque la France n' avait encore
que le Mercure Galant, L'ouvrage entier renferme un grand
nombre de chapitres oCi les ridicules qu'on y attaque, tenant k
des moeurs et a des usages particuliers aux Anglais, ne pouvaient
1. VHeraclite est de Rauquil-Lieutaud, et a ete imprim^ sous son nom.
1
DEGEMBRE 1783. 433
avoir de sel et d'interet que pour eux. Gette traduction avait un
tort peut-etre encore plus reel, celui d'toe fort litterale, et de
n' avoir cependant presque rien conserve de la tournure singu-
liere et piquante que M. Steele avait su donner a ces lecons d'une
morale enjouee, que le monde poll aime encore et dont il profite
quelquefois^ Le nouveau traducteur a choisi dans cet ouvrage,
ainsi que dans le Babillard et le Mentor du meme auteur, les
chapitres qu'il a juges devoir plaire universellement ; parce que
dans ce choix tres-varie les ridicules que Ton fronde, les sottises
qu'on persifle et les vices que Ton censure ne sont guere moins
les notres que ceux de nos voisins ; et parce que la morale qu'ils
presentent sous des allegories, des narrations et des fictions de
toute espece, est de tous les peuples et de tons les temps.
Outre le choix des matieres qui en rend la lecture plus inte-
ressante, le style de cette nouvelle traduction a de plus le merite
d'etre pur, souvent meme elegant, et de I'etre avec ce caract^re
de precision et d'originalite qui pouvait seul nous faire connaitre
le genre d' esprit des Swift, des Addison et de tous ceux qui ont
coopere avec Steele au Babillard, au Speclateur et au Mentor,
dont on a extrait les deux volumes que nous avons I'honneur de
vous annoncer.
— Voyage de M. Carver dans V intdrieur de V Am^rique sep-
tentrionale, traduit de V anglais^, Un volume in-8°. Le Voyage
du capitaine Garver a recu en Angleterre un accueil si favorable,
qu'il s'en est fait de suite dans tres-peu de temps trois editions.
Get ouvrage n'est point, comme la plupart des autres voyages, une
nomenclature plus ou moins fid^e des noms des peuples et des
pays que leurs auteurs ont parcourus ; il renferme des details
tr^s-curieux, soit sur la geographie interieure de I'Amerique
septentrionale, soit sur les moeurs des nations qui I'habitent, et
notamment sur les Nadoessis et les Assinipoils, hordes sauvages
qui sont les plus eloignees des grands lacs. M. Garver a joint a
son Voyage des recherches interessantes sur les lois, le culte et
les usages domestiques et civils de ces peuples, et des observa-
1. M^'" Huber, auteur des fameuses Lettres sur la religion essentielle, en avait
donne un extrait; mais cet extrait, con(;u dans I'austerit^ de ses principes, n'est
qu'un squelettede Touvrage, depouilledc toutes les formes qui en font tout a lafois
le charme et I'utilite. (Meister.)
2. Par Montucla, auteur de VHistoire des mathemattques.
xiii 28
k3h CORUESPONDANGE LITTEUAIRE.
tions tres-bien faites sur I'histoire naturelle de ces grandes con-
trees. L'auteur n'etait repasse en Europe que pour proposer au
gouvernement anglais le projet d'un voyage dont I'objet etait
d'atteindre, par le secours des Indiens dont il esperait se con-
cilier I'amitie, quelqu'une des rivieres qui traversent Timmense
continent de TAmerique septentrionale de Test a I'ouest, et vont
se Jeter dans la mer Pacifique. Ce projet fut accueilli froidement
par le Bureau des Plantations en Angleterre. L'auteur, qui rappor-
tait une concession que lui avaient faite les Nadoessis, par un
acte formel, d'un terrain considerable au nord du lac Pepin,
presque aussi grand que 1' Angleterre, perit presque de mis^re a
Londres, capitale d'une patrie pour laquelle il avait sacrifie sa
fortune, risque sa vie, et qui en avait deja recu d'importants
services. 11 avait ete r6duit a exercer le chetit'emploi de commis
d'une loterie pour vivre, en attendant que Ton s'occupat serieu-
sement d'un projet dont la possibilite parait actuellement de-
montree, et que l'auteur, mort a I'age de quarante-huit ans,
paraissait fait pour executer. Sa mort n'a pas aneanti le genre
d' Emulation que son Voyage avait inspire ^sa nation. Unesociete
de particuliers riches et qualifies, a la t6te de laquelle est
M. Withworth, va executer ce qu'avait projete M. Carver. On
doit envoyer des hommes sages et determines, avec des ouvriers
de toute espece, en Canada; apr^s avoir atteint I'extremit^ du
nord-ouest du lac Superieur, ils se lieront d'amitie avec les di-
verses nations qui vienuent y trafiquer ; ils les accompagneront
chez el les, hivemeront dans leur pays, construiront de petites
embarcations et descendront au printemps sur leurs rivieres jus-
qu'a la mer Pacifique. La ils construiront un batiment propre a
tenir la mer, reconnaitront les cotes voisines, et iront, suivant les
circonstances, au Kamtchatka ou aux Philippines. Telle est du
moins la marche la plus probable que se propose cette compagnie
de voyageurs.
— Paris en miniature, d'aprh les dessins d'un nouvel
Argus '^ brochure in-12^ Ce petit ouvrage est, comme le dit
Tauteur, un croquis de cette immense capitale dont les habitants
forment un monde et les faubourgs des citis. II s' excuse de pre-
senter son ouvrage apr^s les huit volumes du Tableau de Paris-,
1. Par le marquis de Luchet.
DEGEMBRE 178 3. kS5
(( mais il a vu tant de personnes tomber en syncope a la vue d'un
simple in-8° qu'il esp^re que son petit volume sera souffert dans
le monde comme tant d'etres inutiles ». L'auteury parcourtd'une
maniere rapide, quelquefois spirituelle, mais presque toujours
sans gout et sans mesure, une partie de nos ridicules, de nos
modes et de nos usages ; il repute ce qu'on a dit tant et tant de
fois des femmes, des abbes, des academies, des financiers, etc.
Les nouveaux etablissements qui se forment, les edifices et les
accroissements de cette capitale lui ont fourni quelques reQexions
judicieuses. Tout cela est parseme de portraits dans le genre de
ceux de La Bruy^re ; presque tons ont du trait ; le ridicule est
saisi, presente d'une maniere vraie, vive etpiquante; il ne leur
manque que le coloris inimitable avec lequel ce grand moraliste
et cet excellent ecrivain peignait les Frangais du si^cle de Louis XIV.
Au reste, cette bagatelle pent amuser par 1' opposition assez tran-
chante des tableaux que I'auteur a renfermes dans ce petit cadre.
FIN DU SALON DE 1783.
L Enfant qui ne sail pas sa lecony le Maitre de harpe-, les
Voyageusesi VEsquisse d'un tableau alUgorique sur la naissance
de M^^ le Dauphin^ par M. Guerin. On trouve dans tons ces ou-
vrages la meme touche, une couleur trop egalement epaisse,
peu d' accord; il n'en est aucun qui ne se ressente' beaucoup
trop de la vieillesse de I'auteur.
Parmi ce grand nombre de tableaux de M. Robert, on se plait
k distinguer d'abord ce Pont antique ci trois milles de Borne,
sur le Tibre, un Canal bordi de colonnades et de grands esca-
lierSy traverse sur le devant par un arc-de-triomphe et dans le
fond par un pont triomphal; les Ruines d^un temple bdti ii
Athdnesj YArc de Titus idair^ far le soleil couchant. On a ete
moins content du tableau qui represente VInterieur d'un atelier ,
dans lequel on restaure des statues antiques. Marius assis sur
les ruines de Carthage est d'un genre tout a fait mesquin; je
vois bien des ruines, mais ou sont celles de Marius ? En conve-
nant que cet artiste est toujours seduisant par ses effets, on a
remarqu6 qu'en general ses tableaux n'etaient pas assez rendus ;
lis ne le sont pas, du moins, autant que ceux de J. -P. Panini,
qu'il semble avoir pris pour modele.
A36 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Ges tableaux d'architecture, dont Tun represente VArc de
Constantin, ii Rome^ et dont 1' autre est de composition, avec cet
Intirieur ruinS d'line chamhre s^pulcrale, prouventbien 1' excel-
lent gout de M. Clerisseau, quant a Tordonnance et a I'invention
de ses sujets ; mais la critique demande de bonne foi pourquoi
ce savant architecte s'obstine a faire des tableaux, si toutefois
Ton pent appeler tels des dessins d'architecture faits avec deux
tons, I'un jaune et I'autre gris.
Quoique Ton puisse reconnaitre, parmi ces tristes portraits de
M. Pasquier, ceux de M. le comte et de M'"* la comtesse du Nord,
la plus grande marque d' indulgence que cet artiste puisse m6-
riter, c est qu'on le passe sous silence.
Ce tableau de Gibier avec ses attrihuts de chasse, et celui qui
represente un Vase d'alhdtre rempli de fleurs sur une table ou
sont plusieurs esp^ces de fruits, comme ananas, peches, rai-
sins, etc., font infiniment d'honneur au talent de M'"" Vallayer-
Coster; le dernier surtout est tres-harmonieux et tr^s-brillant
d'effet, mais on pourrait lui reprocher cependant d'etre un peu
lourd de composition. Les autres petits tableaux, V Enfant qui
tient d'une main un pigeon et de V autre une cerise, la Jeune Cui-
sinidre qui icorche une anguille, la Petite Marchande de mar^Cy
sont d'un genre moins familier a cette aimable artiste, et Ton
ne croit pas devoir encourager ces nouveaux effets.
Le Frappement du rocher, par M. Jollain (pourle roi). La
composition de ce tableau est aussi froide que le coloris en est
cru et desagreable. La figure de Moise se trouve presque sur le
dernier plan, ce qui la fait paraitre encore plus petite et plus
ignoble qu'elle ne Test. Les Quatre Saisons du m^me artiste ne
sont pas d'une touche plus heureuse.
Ges portraits, en email et en miniature, de M. Weyler, sont
d'un pinceau assez fier, assez vigoureux. S'il affectait moins les
meplats, ses tetes seraient moins vieillies. Quoiqu'il ait en gene-
ral un ton de couleur bien superieur a celui de M. Pasquier, la
beauts de ses emaux n'approche surement pas de la force et du
moelleux de ceux d'un jeune artiste genevois, M. Touron, qui
n'est pas encore de I'Academie, mais qui merite bien d'en etre,
ne fut-ce que par le superbe portrait qu'il vient de faire de
M. Necker. Sans avoir peut-^tre toute la purete, toute la preci-
sion du dessin du grand portrait fait par M. Duplessis, ce pre-
DfiCEMBRE 1783. U7
cieu^c email offre k nos yeux du moins plus d'interet, plus de
chaleur, plus de ressemblance, et nous ne connaissons point de
Petitot d'une touche a la fois plus male et plus leg^re, plus bril-
lante et plus douce.
Les Saturnales ou VHiver^ par M. Gallet, grand tableau pour
le roi. G'est, comme on sait, la fete oii les maitres servaient les
esclaves. La composition en est riche, agreable, quoiqu'un pen
confuse. La couleur en est plus piquante qu'elle n'est vraie, et
sur les devants il y a beaucoup de duretes. Si I'ivresse des es-
claves est bien rendue, on ne retrouve point dans les maitres la
noblesse qui doit les caracteriser et qui est absolument indepen-
dante de la richesse des habits. Les fonds sont faits avec esprit,
mais le dessin en est peu correct et meme quelquefois equivoque;
c'est encore un tableau de tapisserie.
Maillard qui tue Marcel pret a livrer la ville de Paris au
roi de Navarre pendant la captimU du roi Jean, par M. Berthel-
lemy. Ge tableau est, malgre tons ses defauts, une des meilleures
choses qui soient sorties du pinceau de cet artiste. La tete de
Marcel est d'une expression forte, mais outree ; Tensemble a de
TefTet, beaucoup de chaleur, encore plus de mouvement, mais
ce grand mouvement ne tient-il pas de I'exces? De la nait sans
doute I'embarras qu'on a remarque dans la mani^re dont les
figures sont groupees. Quoique le dessin en soit assez exact, il
n'est pas aise d'en demeler les differentes parties. La couleur est
plus que chaude, elle est brulee. On a observe que celte lune,
qui marque le moment de Taction, ne produit point d'elTet de
lumiere et par la devient tache. II ne fallait pas oublier que cette
lune se trouve placee derriere les fortifications et n'est qu'acces-
soire. G'est la lumiere du flambeau qui jette la plus grande
clarte dans le tableau, et I'effet de cette lumiere est mieux senti,
mieux rendu. Quelques critiques qui n'avaient point le catalogue
sous les yeux, en peine de savoir quel moment de I'histoire de
Don Quichotte ce tableau representait, ont decide enfin que ce
pouvait etre Sancho Panca, quand il fait de nuit la veillee des
armes et qu'il a tue un cochon a I'hote, ou ce meme heros ren-
verse par les ennemis qui le surprennent dans son ile de Bara-
taria.
Ges cinq tableaux de Fleurs et de Fruits, de M. Van Spaen-
donck, sont tous d'un fmi qu'on nepeut assez admirer, mais n'y
438 CORRESPONDANCE LITT£RAIRE.
sent-on pas encore trop reffort de I'art, tout sublime qu'il est?
Avec plus de negligence, plus d' abandon, ces tableaux moins
parfaits plairaient peut-etre davantage. On ne pent guere citer
un plus beau tableau de ce genre que le Vase (Valbdtre oriental^
rempli de differentes fleurs^ pose sur un socle ou sont repre-
sentes des enfants en bas-reliefs. Ces Apprets (Vun dejeuner de
fruits semblent offrir cependant encore plus de verite; I'illusion
y estiportee au dernier degre jusque dans les moindres details;
c'est la nature m^me.
Achille, secouru par Vulcain, combat les fleuves du Xante
et du 'Simois^ par M. Vincent (tableau pour le roi). Ce sujet,
tire de Vlliade, nous rappelle un tr^s-beau morceau de poesie,
mais il etait difficile au pinceau meme le plus heureux d'en faire
autre chose qu'une peinture fort gigantesque. Si le poete a des
ressources pour monter Timagination de son lecteur et le pre-
parer, en le seduisant, a voir agir son heros, le peintre, au con-
traire, ne pent que le representer et le representer dans le
moment meme de Taction, dans un seul instant d'une action
unique. Hom^re s'est acquis le droit de faire faire a son Achille
des choses au-dessus de TelTort humain. Le peintre, en peignant
ce heros, est toujours oblige d'en faire un homme ; cet homme
ne saurait agir autrement qu*un homme ne le peut faire, et, dans
la circonstance dont il s*agit, c'est assez pour d^truire toute
espece d'illusion et d'interet, car il n'y en eut jamais sans vrai-
semblance. Ne iconcoit-on pas cependant la possibilite de tirer
d'un sujet si perilleux un parti plus raisonnable? L'auteur du
Triumvirat des arts I'ose croire et voici ce qu'il propose : « Que
Ton se figure deux fleuves epouvantes, forces de rentrer dans
leur lit et de precipiter leurs ondes que devore un feu vengeur.
Que Ton se figure Achille poursuivant a son tour des demi-dieux
unis pour I'accabler. Comme je ven-ais avec plaisir ces deux
fleuves redoutables prets k se plonger dans les ab!mes,demander
grace avec colore et se plaindre en fuyant toujours! Qu' Achille
me paraitraitbeau, s'elancant avec majeste des bords d'un affreux
rivage ! Si j'etais peintre, je ne voudrais pas suspendre Taction
comme pour donner au spectateur le temps de la considerer. Je
ne mettrais pas sur le devant du tableau les vaincus dont la fuite
doit se prolonger, ni presque au bout de leur course et marchant
vers moi les vainqueurs qui les poursuivent toujours. Vulcain
D^CEMBRE 1783. 439
dirigerait ses feux et n'aurait pas Fair seulement de les conduire.
L'Achille se presenterait sans des proportions moins fluettes ; ce
ne serait pas par la seule ouverture des yeux que je marquerais
sa fureur, etc. »
UEnUvement d'Orithie, par le meme. C'est le morceau de
reception de I'auteur. II est plus sagement compose ; I'idee en
est simple et 1' execution facile et vigour euse; la tete du ravis-
seur estpleine d'energie et d' expression ; celle d'Orithie est un
peu blafarde, mais on y reconnait cependant une grace noble et
touchante. La nymphe, qui veut secourirlaprincesse, est remplie
d'interet et de verite.
Le plus beau des tableaux que cet artiste ait exposes jusqu'a
present, c'est, au gre de plusieurs connaisseurs, celui du Para-
lytique giieri a la piscine^ tant par la composition que par les
masses de lumiere et d'ombre qui s'y trouvent on ne pent mieux
distribuees; la perspective lineaire et la perspective aerienne y
sont parfaitement obseiTees, Le Christ est noble, le paralytique
est une figure tres-savante, mais trop savante peut-etre. On le
trouve plus voisin de la mort que de la vie. II fallait se souvenir
que ce miracle s'op^re sur un paralytique, non sur un mourant,
et ce mourant ne devait pas etre, comme on dit, peint de bois.
L' architecture, qui sert de fond au tableau, est un peu pesante,
le ton du ciel est trop gris, I'ange n'est pas assez celeste, et il
n'est pas meme trop bien dessine, mais des beautes du premier
ordre et en bien plus grand nombre que ces defauts les laissent
a peine apercevoir. Le groupe place derriere la figure de iNotre-
Seigneur a ete mis par quelques personnes au-dessus de tout ce
qui avait ete expose au Salon cette annee.
Une Table ganiie (Tun tapis de Turquie sur leqiiel est placd
V enfant a la cage dc M. Pigalle^ un Casque^ le Vase de Medicis
en bronze^ au bas, un BoucUer et d'autres objets^ par M. Sau-
vage. Ce tableau est le morceau de reception de I'artiste. II est
compose d'une mani^re large et il a beaucoup de verite. On lui
a reproche cependant une lumi6re trop egale sur tous les objets,
ce qui ote de la profondeur et ne fixe point le regard. Cet artiste
ne varie point assez ses sujets. Tous ses autres ouvrages sont
des bas-reliefs d'enfants imitant le bronze ou le marbre. On dc-
sirerait qu'il eut choisi des sujets plus caracterises et plus pi-
quants. On observe encore que ses bas-reliefs imitent plut6t le
UO CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
platre bronze que le bronze meme, et Ton pense que le contraire
serait le mieux.
II est difficile de parcourir tant d'ouvrages charmants de
M™® Le Brun, sans se rappeler avec humeur toutes les tracasse-
ries, toutes les petites persecutions qui lui ferm^rent longtemps
I'entree de I'Academie et qui n'ont cede enfin qu'au pouvoir de
I'autorite. Le titre d'une exclusion si injuste n'avait point d' autre
motif que I'etat de son mari, I'un de nos plus fameux marchands
de tableaux, mais I'Academie trouvait les interets de son corps si
essentiellement compromis par cette circonstance que, pour se
garantir a jamais d'une influence si dangereuse, elle avait deli-
b6re de ne plus agr^er aucune femme, quelque distingues que
fussent son talent et ses ouvrages. Elle vient de renoncer a une
loi si contraire k 1' empire naturel que les graces et la beaute
eurent dans tons les temps et sur les arts et sur les ames dignes
d'en eprouver le charme, elle vient de renoncer a cette ridicule
loi en faveur de M™" Guiard par son propre mouvement, en
faveur de M™" Le Brun sur une declaration expresse de lavolonte
du roi.
L*un des principaux tableaux de cette jeune acad^micienne,
c*est Junon venant emprunter la ceinture de V6nus; il appartient
h M. le comte d'Artois, et c'est celui que la critique a censure le
plus vivement. On a remarque que les figures paraissent trop
grosses relativement a I'espace qu'elles occupent; que le dessin
n'en etait ni assez pur ni assez facile, que, pour donner un carac-
t6re doux et voluptueux k Venus, on n'avait employe d'autre
secret que de la rendre fort blonde. Gela est loin d'etre juste;
mais il est vrai que ce tableau n'a point ce sublime de forme
qu'exigeait le sujet. « Otez la ceinture, ditM. Renou, et vous ne
verrez plus que deux femmes jolies qui font la conversation. »
C'est bien quelque chose assurement, mais ce n'est point ce
qu'avait promis I'intention de 1' artiste.
LaPaix ramenant VAbondance^ qui oflre k peu pr^sla meme
disposition de masses et de caracteres que le precedent tableau,
a paru d'un meilleur ton, mais le dessin en est moins correct.
On trouve en general que le coloris des tableaux de M"* Le Brun
a trop d' eclat; la nature est moins brillante et I'art qui cherche
k la surpasser manque son effet. 11 y a plus de verite et par la
m^me plus d'inter^t dans le tableau de Venus liant les ailes de
DECEMBRE 1783. 441
V Amour. II se ressent encore des principes de I'ecole flamande,
mais la touche en est plus sensible et plus moelleuse.
Tous les portraits faits par M'"« Le Brun ont de la ressem-
blance et de la grace, quelquefois une grace un peu manieree,
plus d'esprit et de leg^rete que de force et de correction. Un des
plus soigneusement faits, peut-etre meme I'un des plus interes-
sants, c'est celui de M'"« la duchesse de Guiche ; mais, a notre
gre, le vrai chef-d'oeuvre de M'"« Le Brun, celui qui caracterise
du moins le mieux I'agreable facilite de son genie, c'est le por-
trait qu'elle a fait d'elle-meme. Dites, si vous voulez, que cette
figure vous rappelle I'idee de la Cruche cassie de M. Greuze dont
elle a I'attitude immobile et 1' expression stupefaite et vague ;
dites que la couleur en general et particuli^rement celle du ciel,
est trop crue ; remarquez-y mille et mille defauts encore, rien ne
saurait detruire le charme de ce delicieux ouvrage. Ce n'est point
la touche de Rosalba, ce n'est celle d'aucun grand maitre, c'est
la sienne; c'est une des plus aimables productions qui soient
^chappees aux mains des Graces. Comme ce chapeau est peint
avec verite ! quelle heureuse magie dans cet effet de la lumi^re
qui penetre la paille, la rend en quelque mani^re transparente
et diminue les effets des ombres qui eussent ete trop dures! Com-
bien ces draperies sont tout a la fois negligees et leg^res ! Que
j'aime ce que vous n'appelez qu'une expression vague ! Je plains
tous ceux a qui cet abandon si naturel, cette simplicite si tou-
chante ne laissent rien a penser, rien a sentir. J'ai vu meme, a
cote de cet ouvrage, des beautes d'un ordre bien superieur,
mais je n'en ai point vu qui respirent davantage ce je ne sais quoi
qui plait, qui attire et qui appelle sans cesse les memes regards.
De tous les ouvrages de M"« Le Brun, il n'en est aucun qui
reponde mieux k I'impertinence des critiques qui ont remarque
malignement qu'on soup^onnait depuis longtempsM. Menageotde
la retoucher. Si nous avons des artistes capables de faire infmi-
ment mieux, nous n'en connaissons point qui soient capables de
faire cela. On sent qu'il n'y a qu'une femme et une jolie femme
qui puisse avoir con^u cette charmante idee, qui puisse I'avoir
rendue avec une grace si brillante et si naive.
On avait d'abord distingue parmi les portraits de cette aimable
artiste celui de la Reine en levite; mais le public ayant paru
d^sapprouver ce costume peu digne de Sa Majeste, Ton s'est
hh2 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
presse de lui en substituer un autre avec un habillement plus
analogue a la dignite du trone.
M™^ Guiard a ete formee, dit-on, par M. Vincent comme
M'"" Le Brun I'a ete par M. Menageot. Son pinceau a peut-etre
plus de fermete, plus de correction que celui de sa rivale ; le ton
de ses ouvrages a quelque chose de plus male et de plus severe,
mais on lui reproche quelquefois un peu de durete. Le Portrait
de M, Pajou, modelant le portrait de M, Le Moine, son maitre^
est d'une touche forte et vigoureuse; la couleur en est un peu
noire, elle a meme quelques teintes de cuivre, mais ce bras qui
modMe est plein de savoir et de verite et la tete a 1' attention
du genie. De tons ces portraits cependant, celui ou nous
avons trouve le plus de perfection, les details les plus finis,
est celui de la m^re du cel^bre Houdon. Ge portrait fut fait et
plac6 au Salon sans qu'on en eut prevenu cefils si digne d'estime
et par son ame et par son talent. L'ayant apercu tout a coup au-
dessus de ses ouvrages aupr^s desquels la societe qui voulait lui
manager cette surprise avait eu soin de I'arreter, il le trouva
d'une ressemblance si frappante, il fut saisi d'un attendrisseraent
si vif et si profond, qu'apr^s avoir a peine eu la force de se jeter
au cou de M™^ Guiard et de sa m6re, presentes Tune et I'autre k
cette sc^ne touchante, il perdit enti^rement connaissance, et ce
ne fut qu'aprfes un assez long temps qu'on parvint a le faire re-
venir de son evanouissement. Ce trait honore egalement le talent
de M"'" Guiard et la piete filiale de son illustre confrere ; sous ce
double rapport, nous avons cru pouvoir nous permettre d'en
recueillir ici le souvenir.
Voici plusieurs morceaux en email et en miniature de M. Hall
dont la touche est infiniment spirituelle ; mais, a force de vouloir
etre l^g^re, n'est-elle pas un peu vague ? Ses tetes sont ajustees
avec beaucoup de grace et de gout, mais les details en sont-ils
assez arr^tes ? le petit, comme on I'a remarque, exige plus de
precieux.
Nos lecteurs et M. Martin lui-meme ne nous sauront pas mau-
vais gre de ne rien dire ici de ses Indiens ni de ses EspagnolSy
d'une couleur si sale et si verte.
Quelque enorme, monsieur Robin, que soit votre tableau de
15pieds representant Jhus-Christ qui rdpand siir le monde les
lumidres de la foi par le ministdre des apotres, vous nous per-
DfiCEMBRE 1783. kk^
mettrez seulement d'observer ce qui n'apu echapper apersonne,
c'est quevos tristes apotres ont I'air d'eprouver plutot de reffroi
que de la persuasion, etcette impression ne saurait etre edifiante
pour le seminaire de Blois auquel vous I'avez destine. L'esquisse
devotre plafond pour le salon de M. de Montholon a paru d'une
composition plus ingenieuse, mais ce n'est pas ici qu'on pent la
juger.
({ Quel avantage, s'ecrie I'auteur du Triumvirate quel avan-
tage ce serait pour la vertu si M. Willed quittant le soin de
peindre I'amour maternel, voulait ne plus s'occuper qu'a mon-
trer le tableau du vice ! II serait sur d'en inspirer le degout. »
II est vrai que toutes les figures de cet artiste sont mal assises et
genees dans leurs attitudes, que sa touche est dure et son dessin
maniere, que les luisants qu'il affecte de repandre sur ses tetes
leur donnent un mauvais ton de couleur, et que le choix de ses
sujets manque egalement d'esprit et de delicatesse ; ce sont des
romans de mauvaise compagnie et qui n'ont ni I'ame ni la cha-
leur de ceux de notre Rousseau du ruisseau^.
Jisus-Christ chez le Pharisien, de M. Bardin, est d'une
ordonnance assez grande, maisl'efTet en est trop egal. La plupart
de ces figures ne portent point d'ombre sur la place qu'elles
occupent.
II n'y a ni bien ni mal a avoir fait tous ces portraits sous le
m^me numero signes Lenoir.
M.LeBarbier I'aine n'a pas soutenu, n'a pas augmente du
moins la reputation qu'il s'etait acquise, il y a deux ans, par son
Siege de Beauvais, Son tableau de Henri IV et Sully n'a eu
qu'unfaible succ^s; on lui a meme su mauvais gre de n' avoir
pas conserve dans une action si connue que la Partie de chasse
de Henri I V\e\ieu de sc^ne qu'avait choisi le poete, et d' avoir ose
laretablir dans le lieu meme ouelle s'est passee, aFontainebleau,
dans I'allee anciennement dite des muriers blancs. Ce reproche
serait plus injuste encore si la partie du paysage etait mieux
traitee, mais elle est lourde, negligee, et contribue a donner au
1. Pierre-Alexandre Wille, flls de Jean-Georges. II cxposait cettc annee-lk six
tableaux : les Etrennes de Julie, le Dejeuner, le Bouquet, les Delices maternelles,
CleopCilre, T4te de vieillard.
2. M. Retif de La Brctonne, I'auteur du Paysan perverti et de cent autres ou-
vrages du meme genre. (Meister.)
Uhh
CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
tableau Taireventail. La maniere doiitles deux figures se trouvent
placees est assez Equivoque pour avoir donne lieu a I'idee d'une
caricature fort peu decenle, dont I'epigraphe est : Laisse.,, on
nous regarde. Les figures de lointain sont d'un petit genre.
Les dessins de M. Le Barbier ont en general plus de feu,
d'esprit et d'effet que ses tableaux ; on y reconnait quelquefois
I'amour et le sentiment de 1' antique.
Vue de la halle^ prise h V instant des r^jouissances puhliques
donnies ci V occasion de la naissance du Dauphin; le Charlatan^
les deux Petites Fetes , etc., par M. Debucourt. Ges petits tableaux
ne sont pas sans quelque merite, mais la maniere en est petite
et la couleur fausse, quoique I'effet en soit quelquefois assez pi-
quant, assez harmonieux.
La Douleuret les Regrets d' Andromaque sur le corps d' Hector,
son mari, par M. David. G'est le tableau de reception de I'auteur
et sans contredit un des plus beaux tableaux exposes cette ann6e
au Salon. L'idee en est belle, le style soutenu, le dessin correct;
on trouve des formes nobles et une expression pleine d'interet.
Les critiques qui ont pretendu que cette expression n'etait pas
assez vive, assez prononcee, ont-ils bien juge le moment saisi par
le peintre? Andromaque est assise a cote du corps de son epoux;
ce n est pas ici le premier mouvement de ladouleur et dudeses-
poir, il y a longtemps qu'elle est desolee, qu'elle pleure I'objet
eternel des plus tendres regrets, ses yeux sont, pour ainsi dire,
epuises de larmes, elle languit, elle succombe sous le poids de
I'infortune et n'a plus qu'amourir; cet accablement douloureux
etait peut-etre tout a la fois le moment de la sc^ne le plus atta-
chant et celui qui ofTrait au pinceau les moyens les plus propres
k developper tout ce que ce sujet pouvait avoir de sublime et de
pathethique. L'auteur des Observations generales sur le Salon de
cette annee^ trouve que fattitude, le caract^re et I'expression
di' Andromaque rappellent un peu trop quelques Madeleines du
Guide ou de son ecole. 11 pense que I'artiste s'est trop souvenu
que le corps d'Hector avait ete traine par son vainqueur autour
des murs de Troie et qu'il en a fait presque le cadavre d'un
supplicie. II lui parait au moins douteux que le costume d'Andro-
1. L'abbe...? Le titre complet de la brochure est : Observations generales sur le
Salon de 4785 et sur Vetat des arts en France, in-8°, 47 pages.
DJECEMBRE 1783. U5
maque soit celui d'une Phrygienne de son temps, mais ce qui ne
Test point du tout a son gre, c'est qu'il n'y ait de la maniere dans
le jetde sa draperie... u Pourquoi, dit I'auteur du Triumvirat,
donner au jeune Astyanax le costume qua donne le Poussin au
fils de Germanicus? mais consultez ce tableau du Poussin, vous
verrez a cote de la femme de Germanicus I'enfant plus etonne
d'un spectacle nouveau qu'instruit comme celui-ci de la maniere
de rendre des sentiments distincts. Quoi ! son p^re est la, vert,
sanglant, mort, tel que cet enfant ne I'a jamais vu, et il pent
s'amuser a caresser sa m^re quand il devrait me faire entendre
ses cris ou demeurer stupide !... » Ce critique oublie, ce me
semble, comme les autres, levrai moment de Taction. Le premier
effroi n'est plus, un autre sentiment lui a succede; Taffreux
spectacle est encore sous ses yeux, mais c'est la desolation, ce
sontles larmes d'une mere inconsolable quifixent a present toute
son attention, toutes ses craintes, toute sa pitie.
L Education d'Achille par le centaur e Chiron, par M. Re-
naud^ Ce tableau est si different de tout ce qui I'entoure qu'on
serait tente de le prendre pour I'ouvrage d'un autre siecle et
d'une autre ecole; le ton general de la couleur semble tenir
encore de la terre classique que ce jeune artiste vient de quitter
tout recemment. La figure d'Achille est superbe, en general bien
peinte et bien dessinee. On ose lui reprocher cependant trop de
rondeur dans les jambes ; celle qui s'avance ne parait-elle pas un
peu longue? La figure du Gentaure laisse plus a desirer; on n'y
voit point la noblesse d'un demi-dieu et d'un demi-dieu qui a
enseigne Apollon lui-meme. Ges observations n'empechent pas
que I'ensemble de ce tableau ne soit d'un bon style, plein de
grandeur et de simplicite.
On ne pent pas donner autant d'eloges au tableau du mtoe
artiste representant Per see qui delivre AndromMe ; il est compose
avec grace, le dessin en est correct , 1' expression aimable, mais
toutes les figures sont trop longues, le colons un peu blafard, et
il n'y a pas assez de resolution dans les draperies.
Les esquisses de M. Renaud, Enee offrant des presents cl La-
tinm; Pyrrhus tuant Priam sur le dernier de ses fds, VAurore
1. J.-B. Regnault, n6 le 19 octobre 475i, a Paris,' oi il est mort le 12 no-
vembre 1829.
km CORRESPONDANCt: LITTERAIRE.
et Cephale, etc. , annoncent toutes un genie fecond et une touche
spirituelle.
La Naissance de Louis Xlll^ par M. Taillasson, gi'and tableau
de neuf pieds de haut, est d'une composition assez raisonnable
qui ne manque pas meme d'un certain effet general, mais le
dessin en est raide et froid.
Est-ce la peine de dire que dans tons les tableaux de M. Julien
Ton ne sent que la pratique de I'art; dans ceux de M. Demarne^
une imitation tr^s-affectee de la maniere de Wouwermans?
II y a plus de nature et de simplicite dans les paysages de
M. Nivard, surtout dans la Vue de tSglise de Marissel, prh de
Beauvais; le devant de ce tableau, qui est dans la demi-teinte,
est d'une verite etonnante.
Terminons cet article de la peinture par la conclusion du
Triumvirat des arts : « Si les plus beaux ouvrages exposes au
Salon de cette annee n'ont pas echappe k la censure des cri-
tiques les plus equitables, il faut avouer qu'excepte deux ou
trois, presque tons les tableaux de cette annee ont le merite
d'etre bien peints. Nos artistes ne paraissent plus ces el6ves
timides de qui la main savait a peine guide r le pinceau ; ce
sont de jeunes, mais de fort habiles maitres qui, s'ils etudient
vingt ans I'expression, ne mourront pas sans laisser sur leur
tombe des compositions du premier merite, porte peut-6tre
jusqu'au sublime. »
La sculpture n'a pas produit cette annee un grand nombre
d'objets interessants. Le Turenne de M. Pajou est peut-^tre la
plus mediocre de toutes ses statues ; le costume en est riche et
soigne, mais un peu lourd. Le Molidre de M. Gaffieri est une
vraie caricature; on dirait que c'est dans les grimaces du sieur
Dugazon que I'artiste acru devoir etudier I'expression du premier
des poetes comiques. Le Vauban .de M. Bridan est le heros le
plus bourgeois que 1' imagination d'un artiste ait pu concevoir.
Cette seconde edition en marbre du Montesquieu, de M. Glodion,
est surement tr6s-superieure a la premiere en platre, mais est-ce
la la t^te de Montesquieu ? Je n'y vols rien de ce qui la caracterise.
De toutes les statues exposees a ce Salon, celle qui a reussi le
plus generalement, c'est celle de La Fontaine, par M. Julien ;
elle parait peut-etre un peu maigre, mais la t6te a une expres-
sion de bonhomie et de naivete qui n'est pas moins spirituelle
I
JANVIER 1784. kkl
qu'elle n'est vraie; les vetemeiits sont d'un bon choix, toute la
figure est bien d' ensemble et i'on peut dire que c'est vraiment
La Fontaine.
II n'y a guere que des bustes de M. Houdon, et quelque
excellent qu'en soit le caractere, quelque noble qu'en soit le
style, quelque forte et quelque heureuse qu'en soit 1' expression,
ce n'est plus sur des ouvrages de ce genre qu'on voudrait avoir
a le louer. Les portraits de La Fontaine, de M. de Buffon et
celui de M. de Larive, de la Gomedie-Francaise, dans le role de
Brutus, sont ceux qui ont paru lui faire le plus d'honneur.
Parmi les bustes de beaucoup d'autres artistes, il n'en est
aucun qu'on ait distingue avec autant d'interet que celui de
S. A. il. 3P^ le prince de Prusse, de M. Monnot. Quoique ce
buste n'ait ete fait que sur un portrait, tons ceux qui ont eu
le bonheur d'etre a meme d'en juger nous ont assure que c'etait
un chef-d'oeuvre de ressemblance et de verite. Voila les modeles
laits pour occuper les ciseaux de nos statuaires; un art qui
semble appartenir particulierement a la posterite ne devrait ja-
mais consacrer que des sujets dignes d'elle.
Le projet de M. Gois pour \e piedeslal d'un monument ci la
gloire d Henri IV et de Louis XVI di paru plus confus que riche,
plus complique qu'ingenieux, mais ses petits modeles en cire
sont d'uneffet tr^s-piquant, d'un travail facile et leger, quelque-
fois meme d'une composition assez neuve, assez originale.
1784.
JANVIER.
Tout ce qui est sorti de la plume d'un grand homme qui n'est
plus a des droits a notre curiosite. Ses plus faibles productions
conservent toujours un inter^t reel ; si ce n'est plus lui-meme,
c'est encore un souvenir de lui qui nous est cher. Ge qui durant
sa vie eut peut-etre terni 1' eclat de sa gloire, n'y eut rien ajoute
du moins, aujourd'hui sert a nous la rappeler ; on pourrait dire
448 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
que c'est Tombre d'un objet venerable; nous ne pouvons la
revoir sans eprouver un sentiment d' admiration et de respect,
sans lui rendre une esp^ce de culte d' amour et de reconnais-
sance.
Quel est le grand homme dont la memoire puisse inspirer
davantage tons ces sentiments que celui de qui M. de Voltaire
lui-meme a dit avec tant d'energie : « Le genre humain avait
perdu ses titres ; I'auteur de V Esprit des lots les a retrouves » ?
Le petit volume qu'on vient de nous donner sousletitred'Ojfi'wiTe^
posthumes de M, de Montesquieu ne contient qu'un seul ou-
vrage qui n' avait pas encore ete imprime, Arsace et Ismenie,
conte philosophique, dans le gout des episodes dont I'auteur
a enrichi ses Lettres persanes. On ne serait pas eloigne de croire
que ce roman avait ete destine dans I'origine a en augmenter le
nombre ; que M. de Montesquieu jugea qu'il y tiendrait irop de
place, et ne prit pas m^me la peine d'y mettre la derni^re main.
II est impossible cependant de n'y pas reconnaitre la touche ini-
mitable de son genie, sa grace, sa precision et cette rapidite de
style si piquante et si leg^re. Sous ce seul rapport, on doit sans
doute beaucoup de reconnaissance h. M. le baron de La Br6de,
son fils, d' avoir cede enfm aux sollicitations qu'il eprouvait
depuis trente ans pour en permettre la publication ; mais nous
croyons savoir d'assez bon lieu qu'il reste encore en son pouvoir
des manuscrits de son illustre p^re, infmiment plus dignes de
voir le jour que les amours d! Arsace et IsmMe,
Voici en peu de mots le fond de ce nouveau conte oriental.
Artam^ne, roi de la Bactriane, avait deux filles qui se ressem-
blaient au point que tons les yeux devaient s'y tromper. Pour
eviter les troubles auxquels une si parfaite ressemblance pouvait
donner lieu, il ordonna k son premier ministre, Aspar, de faire
elever I'une d'elles (Ismenie) chez les M^des, sous un nom sup-
pose. La on lui fait epouser Arsace, jeune seigneur mede, que
I'auteur a eu soin de parer de toutes les vertus et de toutes les
qualites aimables. Arsace croit avoir donne sa main a une esclave
belle et sensible. Des aventures plus que romanesques ram^nent
Ismenie sur le trone de son pere, et c'est sur ce trone qu'elle
retrouveun epouxqui pleurait sa mort. Ismenie couronne Arsace ;
il regne avec elle sur la Bactriane en maitre absolu, et c'est dans
le tableau que I'auteur fait de la felicite de leur regne qu'il a su
JANVIER 1784. 449
repandre les legons les plus utiles et les plus touchantes pour un
despote qui desire le bonheur de ses sujets et le sien.
Quelque incroyables que soient tous les incidents de cette
histoire, ils passent trop promptement sous les yeux du lecteur
pourlui donner le temps de la reflexion; c'est une narration tout
a la fois si ingenieuse et si rapide, que, sans vous attacher, elle
eniraine du moins votre attention, et ne laisse pas languir un
instant votre curiosite. Tout frivole, tout use qu'est le plan de ce
petit ouvrage, la marche en est pourtant epique; I'auteur, en
commencant, vous place aussi pres du terme qu'il est possible :
c'est iVrsace, qui, desespere d'avoir perdu son amante, s'est jete
dans I'armee des Bactriens, s'y est distingue par des prodiges de
valeur, a fait enfin le roi d'Hircanie prisonnier ; c'est Arsace lui-
meme qui, mande a la cour d'Israenie, raconte au ministre Aspar
I'histoire merveilleuse de ses infortunes et de ses amours, etc.
Ge n'est que par des citations qu'on pent essayer de donner
quelque idee du charme d'un style qui rappelle a chaque instant
celui du Temple de Guide et les plus brillants morceaux des
Lett res per sane s,
II s'agit du moment ou Arsace, a travers des perils infmis,
enleve Ardasire (c'est le nom suppose d'Ismenie). « Je croyais,
dit-il, posseder Ardasire, et il me semblait que je ne pouvaisplus
la perdre. Strange effet de I'amour! mon coeur s'echauffait, et
mon ame etait tranquille... Ardasire, malgre la faiblesse de son
sexe, m'encourageait ; elle etait mourante, et elle me suivait
toujours. Je fuyais la presence des hommes ; cartons les hommes
etaient devenusmes ennemis; je ne cherchais que les deserts...
J'entrai dans unpays plus ouvert, et j'admirai ce vaste silence de
la nature. II me representait ces temps ou les dieux naquirent,
et ou la Beaute parut la premiere ; 1' Amour rechaufla, et tout fut
anime. »
Une des scenes dont le developpement a le plus d'interet et
de poesie est celle ou Ardasire, apr^s avoir enleve Arsace a la
cour de Margiane, ou son ambition I'avait conduit loin d'elle, le
tient renferme quelque temps dans un palais du pays des Sog-
diens, comma Achille le fut dans Tile de Scyros.
(( II est attache a la nature (ce sont les reflexions d' Arsace
avantde s' eloigner de son amante) qu'a mesure que nous somme?
heureux, nous voulons I'etre davantage. Dans la felicite meme il
xn:. 29
450 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
y a des impatiences. G'est que, comme notre esprit est une suite
d'idees, notre coeur est une suite de desirs. Quand nous sentons
que notre bonheur ne pent s'augmenter, nous voulons lui donner
une modification nouvelle. Quelquefois mon ambition etait irritee
par mon amour meme, etc. »
Lorsque Ardasire a leve le voile sous lequel elle n'avait que
trop bien reussi a seduire son captif : « Helas! lui dit-elle, j'avais
« espere de vous revoir plus fiddle. Contentez-vous de com-
{( mander ici. Punissez-moi, si vous voulez, de ce que j'ai fait
« Arsace, ajouta-t-elle en pleurant, vous ne le meritez pas. —
« Ma ch6re Ardasire, lui dis-je, pourquoi me desesperez-vous ?
(( Auriez-vous voulu que j'eusse ete insensible a des charmesque
({ j'ai toujours adores ? Gomptez que vous n'etes pas d'accord avec
(( vous-m6me.N'etait-ce pas vous que j*aimais?...De grace, songez
(( que de toutes les infidelites que Ton pent faire, j'ai sans doute
(( commis la moindre. . . » Je connus a la langueur de ses yeux qu'elle
n'etaitplus irritee, je le connus a sa voix mourante; je la tins dans
mesbras. Qu'on est heureux quand on tient dans ses bras ce que
Ton aime! Comment exprimer ce bonheur, dontl'exc^s n'est que
pour les vrais amants, lorsque 1' amour renait apr^s lui-mtoe,
lorsque tout promet, que tout demande, que tout obeit, lors-
qu'on sent qu'on a tout et que Ton sent qu'on n'a pas assez,
lorsque fame semble s'abandonner et se porter au del^ de la
nature meme? etc. »
S'il en faut croire I'editeur de ce petit ouvrage, M. de Mon-
tesquieu I'avait destine a remplir les vues du monde les plus
importantes. « Apr^s avoir pris bien de la peine (nousdit-on)
pour poser des bornes entre le despotisme et la monarchic tem-
peree, qui lui semblait le gouvernement naturel des Francais,
voyant la tendance presque necessaire de I'etat monarchique
vers le despotisme, il aurait voulu, s'il eut ete possible, rendrele
despotisme meme utile... » Ne dirait-on pas que les amours
6! Arsace et Ismhiie ne sont rien moins que le complement de
r Esprit des lois? Sans y reconnaitre des intentions aussi graves,
il est assez naturel de penser que, dans une tete comme celledu
president de Montesquieu, les plus simples amusements de I'ima-
gination ne pouvaient manquer de conserver encore I'empreinte
de son genie ; et, aux peintures les plus vivos et les plus riantes
de I'amour, on est peu surpris de le voir meler des traits d'une
JANVIER 1784. 451
philosophie profonde, des vues utiles et des maximes dignes de
la hauteur habituelle de ses pensees.
Que d'excellentes lecons dans le portrait du ministre Aspar !
« II desirait beaucoup le bien de TEtat et fort peu le pouvoir ; il
connaissait les hommes et jugeait bien des evenements. Son
esprit etait naturellement conciliateur, et son ame semblait s'ap-
procher de toutes les autres. La paix qu'on n'osait plus esperer
fut retablie. Tel fut le prestige d' Aspar ; chacun rentra dans le
devoir, et ignora presque qu'il en fut sorti. Sans effort et sans
bruit, il savait faire de grandes choses... II avait pour maximede
ne jamais faire lui-meme ce que les autres pouvaient faire, et
d' aimer le bien, de quelque main qu'il put venir. Arsace Taimait,
parce qu'il parlait toujours de ses sujets, rarement du roi, et
jamais de lui-meme. »
Dans le nombre des maximes que le jeune roi des Bactriens
s' etait fait une loi de suivre, on voudra bien nous permettre
encore de citer celle-ci. II avait remarque, dit son historien,
que « de corrections en corrections d'abus, au lieu de rectifier
les choses, on parvenait a les aneantir ; que les devoirs des
princes ne consistaient pas moins dans la defense des lois contre
les passions des autres que contre leiirs propres passions ; que,
par un grand bonheur, le grand art de regner demandait
plus de sens que de genie, plus de desir d'acquerir des lumi^res
que de grandes lumieres, plutot des connaissances pratiques que
des connaissances abstraites, plutot un certain discernement pour
connaitre les hommes que la capacite de les former; que la plu-
part des hommes ont une enveloppe, mais qu'elle tient et serre
si peu qu'il est tr^s-difficile que quelque c6t6 ne vienne a se
decouvrir.
« Arsace savait donner parce qu'il savait refuser. . . (( Je puis
<i bien, disait-il, enrichir la pauvrete d'etat, mais il m'est impos-
u sible d' enrichir la pauvrete de luxe, etc. »
Le roi ay ant fait la paix avec ses voisins, un des vieillards
qui portaient la parole au nom du peuple, pour le remercier de
sa clemence, lui dit :
« Regarde le fleuve qui traverse notre contree; la ou il est
impetueux et rapide, apres avoir tout renverse, il se dissipe et se
divise au pomt que les femmes le traversent k pied. Mais si tu
le regardes dans les lieux ou il est doux et tranquille, il grossit
452 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
lentemeiit ses eaux, il est respecte des nations, et il arrete les
armees, etc. »
Le petit roman d'Arsace et IsmMie est suivi d'un discours
de rentree au parlement de Bordeaux. Les devoirs des juges, des
avocats, des procureurs, y sont rappeles avec cette eloquence
forte et severe qui convient a ce genre de discours et de solen-
nites. Nous I'avions deja vu imprime dans d'autres recueils.
Les Reflexions sur le plaisir qu'excilent en nous les ouvrages
d'esprit et les productions des beaux-arts se trouvent dans
presque toutes les editions des OEuvres de M. de Montesquieu,
sous le titre d'Essai sur le gout dans les choses de la nature et de
Varlj mais ce fragment, aussi original dans son genre qu'aucun
des ouvrages de I'illustre auteur, n'avait jamais ete imprime avec
autant de soin et de correction. Ce sont les premiers traits d'une
theorie simple et lumineuse, ou la metaphysique des arts n'est
pas moins approfondie que Test celle de la legislation dans
r Esprit des his.
VEloge du mardchal de Berwick avait dej^ ete public a
la tete des Mdmoires de ce general, qui ont paru, il y a quelques
aanees, sous les auspices de M. le marechal de Fitz-James. Ce
n est que I'ebauche tres-itnparfaite dun precis purement histo-
rique, et qui n'a presque rien d'interessant ni pour le fond ni
pour le style.
FRAGMENT D*UN POiiME SUR LE PRINTEMPS,
PAR M. YIEILH DE BOIS JOLIN ^
LA TULIPE.
Mais quelle fleur plus fi^re, au milieu de ses soeurs,
Oppose k leurs parfums I'^clat de ses couleurs 1
Mon ceil a reconnu la tulipe inodore,
Jadis nymphe des champs et compagne de Flore.
Prot6e etait son pere, et la Fable autrefois
Consacra ses malheurs que va chanter ma voix.
1. Ce poeme est actuellement sous presse. L'auteur est un tres-jeune homme,
el^vedeM. rabb^Delille. (Meister.) — Jacques-Frangois-Marie Vieilh de Boisjolin,
ne a AlenQon en 1761, mort k Auteuil le 27 mars 1841, fut tour a tour auteur dra-
inatique, redacteur de la Decade philosophique, chef de division aux relations exte-
rieures, consul et eufin sous-prefet de 1805 a 1837. Le poeme du Printemps, qui dut
plus tard s'appeler les Pay sages, n'a paru que par fragments dans V Almanack des
muses et autres recueils du temps.
I
JANVIER 1784. 453.
A cette heure douteuse ou Tombre plus tardive
Suit du jour qui s'6teint la clart6 fugitive,
La Nymphe, loin de Flore et sur un lit de fleurs,
Dans cette heureuse paix, charme des jeunes coeurs,
Aux sons m61odieux des chants de PhilomMe,
Savourait du repos la douceur infid^le.
Z6phire I'apercoit, et d'un souffle embaume
Caresse des appas dont son cceur est charm^.
La fille de Protee, k cette douce haleine,
Entr'ouvre lentement sa paupiere incertaine,
Et ne voit pas encor, dans son enchantement,
Quece bruit du Zephyre est la voix d'un amant.
Mais bientOt k Taspect du jeune epoux de Flore :
« D^esse, k tes bienfaits si j'ai des droits encore,
Dit-elle, contre un dieu qui trompe tes amours,
J'implore ta vengeance ou plut6t ton secours... »
Tout k coup, 6 prodige ! une forme 6trangfere
La derobe aux transports d'un epoux adultere.
Son beau corps, dont Zephyr presse en vain les appas,
En tige souple et freleechappe de ses bras.
Ses cheveux, qui flottaient en boucles agit6es,
Transformes sur son front en feuilles velout^es,
L'entourent d'un calice : uri doux balancement
Semble prouver encor qu'elle craint son amant.
Le dieu veut en parfums respirer son haleine,
Ce baume de I'amour adoucirait sa peine ;
Nul parfum ne s'exhale, et ce dernier desir
Prive la fleur d'un charme et I'homme d'un plaisir.
Mais la Nymphe, h6ritant des secrets de son pere,
De cet art consolant se fait un art de plaire,
Et, sans cesse trompant le regard enchant^,
De changeantes couleurs embellit sa beauts.
Errant parmi les fleurs, Zephyr ne cherche qu'elle,
Et s'il parait volage, il n'est plusinfid^le...
VERS DE MADAME DELANDINE, DE LYON.
Je me disais k mon r6veil :
Je vais commencer une ann^e
A s'evanouir destin^e
Com me les vapeurs du sommeil.
Mais, h61as ! pens6e importune
Que je voudrais pouvoir bannir,
Un jour j'en dois commencer une
Que je ne verrai point finir.
454 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
SUR LE PEU DE SUGCES DE l'eXPERIENCE AEROSTATIQUE
FAITE A LYON
PAR MM. MONTGOLFIER, PILATRE DES ROZIERS,etC.
Vous venez de Lyon ; parlez-nous sans myst^re :
Le globe ? — Je I'ai vu. — Le fait est-il certain ?
— Oui, messieurs. — Dites-nous, a-t-il 6t6 bon train?
— Comment! il allait ventre k terre.
— M°^® Saint-Huberty, devenue la premiere actrice de notre
senile lyrique, vient de recevoir de la partdu public un hommage
d'autant plus precieux que les plus grands talents qui ont honore
ce theatre n'en ont jamais obtenu de pareil. Elle jouait, pour la
derni^re fois, le role de Didon, dans I'opera de ce nom, de
M. Piccini, toujours plus ecoute, toujours plus admire, toujours
plus vivement senti et suivi avec une affluence dont il y a peu
d'exemples. Gette actrice, etonnante a chaque representation,
semble ajouter encore quelque chose a la purete de chant, k la
v6rite d' expression, a la profondeur de sensibilite qu elle y a
deploy^es d^s le premier jour. C'est, dit I'enthousiasme, c'est la
voix de Todi; c'est le jeu de Glairon ; c'est un modele qui n'ena
point eu sur ce theatre et qui en servira longtemps. A la fm du
second acte, que termine le trio si pathetique, si dechirant et
si vrai, entre £nee, Didon et sa soeur, on a jete du parterre sur
le theatre une couronne de laurier, qui, mal dirigee, est tombee
dans I'orchestre; celui devant qui elle etait tombee I'a posee sur
le bord du theatre ; le public, a grands cris, a demande qu'elle
fut placee sur la tete de Didon ; ce qui a ete execute par la
demoiselle Gavaudan, qui jouait le role d'Elise, au bruit des
applaudissements les plus unanimes et les plus vivement repetes.
L'actrice, etonnee et presque confuse, a eprouve un saisissement
tel que Ton a craint quelques instants qu'elle ne put achever son
role ; son emotion avait presque eteint sa voix ; mais ce trouble
etait trop naturel, honorait trop le coeur de cette actrice, dans ce
moment I'idole du public, pour ne pas lui plaire. Elle a ete dans
cette situation, qu'elle a jouee au moins d'apr^s nature, aussi
parfaite, aussi profonde qu'elle Test dans le role meme qui la
comble degloire. Gette couronne de laurier etait entouree d'un
JANVIER 178i. 455
ruban blanc sur lequel on avait brode ces mots : Bidon et Saint-
Huherty sont unmortelles, Parmi les impromptus que ceux qui
avaient prepare la couronne et le ruban ont offerts apr^s le spec-
tacle a cette actrice dans sa loge, Ton n'a trouve de supportable
que celui que nous ajouterons a la fm de cet article ; c'est une
imitation des vers qu'offrit le marquis de Saint-Marc a Voltaire
lorsqu'on le couronna aux Francais.
Des gens d'un bon esprit ont vu avec peine decerner a une
actrice qu'ils cherissent lememe hommagequ'a ce grand homme;
ils ont cru que cette apotbeose, consacree une fois par 1' homme
immortel qui en fut I'objet, devait par cela meme n'appartenir
jamais a personne. Heureusement cette sc^ne, d'ailleurs si flat-
teuse pour M'"'' Saint-Huberty, et la forme prise pour couronner
ses succes, n'ont paru le lendemain aux spectateurs de sang-froid
qu'une esp^ce de parodie a laquelle I'esprit de parti avait eu
beaucoup plus de part que I'admiration meme qu'inspirent les
talents de cette excellente actrice. Voici les vers :
Ne sois pas si modeste, et de cette couronne
A nos yeux viens te decorer.
II est permis de s'en parer
Quand c'est le public qui la donne.
— On a donne, le 28 decembre, au Theatre-Italien, la pre-
miere representation du Droit die seigneur ^ opera-comique en
trois actes, paroles de M. Desfontaines, connu par d'autres ou-
vrages de ce genre, et surtout par VAveugle de Palmyre; la
musique est de M. Martini, auteur de celle de VAmoureux de
quinze ans.
Le sujet de cet opera est le meme que Voltaire avait traite
dans une comedie jouee sans succes sous le meme titre. C'est ce
droit atroce et ridicule, connu encore sous le nom de droit de
cuissage, monument honteux de nos lois feodales, que Ton a
reduit, dans les provinces ou il s'est encore conserve, a un usage
de forme qui n'a lieu qu'en presence de deux magistrats, et qui
devient par la meme, comme tant d'autres egalement absurdes,
un simple signe de vassalite.
Le succes de cet ouvrage a ete complet. On a demande les
auteurs; le musicien a eu le bon sens de se refuser a un em-
pressement flatteur sans doute, mais devenu presque humiliant
456 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
par la maniere dont le parterre le prostitue tous les jours. Le
poete a cru devoir sa figure au public, il a paru.
II y a dans le poeme quelques longueurs ; le style en general
a peu de grace ; les vers des ariettes et des morceaux d'ensemble
sont la plupart durs ou communs, mais coupes cependant d'une
maniere assez favorable a la musique ; les situations, bien concues
et dans le veritable esprit du genre lyrique.
Quant a la musique, M. Martini parait avoir mal saisi le
caract^re du premier acte pour ainsi dire en entier; son chant,
un peu bruyant, n'a point la fraicheur, la simplicite, la teinte
douce et sensible que la situation des person nages semblait
exiger; le tableau qu'il olTre est trfes-champetre, la musique ne
Test point. Les vaudevilles et les rondes que le poete y a prodi-
gues pour suppleer au defaut d' action ont paru d'un mauvais
gout, ressemblant a tout; ce triste genre n'est supportable que
quand le motif du chant est original, n'est pas au moins une re-
miniscence de nos ponts-neufs. La finale qui termine cet acte a
de la chaleur ; mais on pent lui reprocher de manquer de clarte
dans la partition. Ce sont les peintures riantes dont ce premier
acte est rempli qui en ont seules decide le succ^s. Toute la mu-
sique du second, I'air que chante le jeune comte, le choeur des
paysans conduisant Babet chez le seigneur, le dialogue de cette
jeune fille avec lui quand elle veut lui raconter et ne lui raconte
point le motif de ses douleurs, la finale surtout qui termine ce
second acte rappellent Tauteur de V Ajnoureiix de quinze ans^ et
sont fort au-dessus de ce premier ouvrage; ces morceaux sont
tous pleins de grace, de verity ; la melodic en est facile; les
accompagnements, sagement distribues , annoncent I'etude que
ce musicien a faite de nos grands maitres. On pent en dire au-
tant du troisitae acte, moins riche cependant en musique que
I'autre; ces deux actesne laissenta desirer qu' unpen plus d'ori-
ginalite ; mais la creation dans tous les arts est I'oeuvre du genie,
et le genie est rare. M. Martini a su mettre a la place de ce qui
lui manque de I'esprit, de I'a-propos, du gout, une assez grande
variete de motifs et de modulations, de 1' entente du theatre et
de I'adresse dans la distribution des instruments. Ce merite peu
commun justifie parfaitement le succ^s qu'il vient d'obtenir.
— Ce n'est point un filoge de M. d'Alembert que nous avons
la temerited'entreprendre; nous laissons cette tache a des plumes
JANVIER 1784. 457
plus savantes que la notre. G'est a la geometrie que ce philosophe
doit sa plus grande reputation ; 11 n'y a que des geometres qui
puissent lui rendre exactement la justice qui lui est due. Ge que
nous avons entendu repeter plus d'une fois a des hommes faits
pour decider sur cet objet la voix publique, c'est que M. d'Alem-
bert avait atteint les plus sublimes hauteurs du calcul, qu'il avait
ajoute aux decouvertes des Euler, des Bernouilli, des Newton, et
que, quand il n'y aurait rien de neuf dans ses ouvrages mathe-
matiques, I'evidence d'une methode pleine de genie suffirait
seule pour leur assurer une place distinguee au premier rang des
ouvrages qui ont consacre dans ce siecle les progres de la science
par excellence. Ceux qui ne peuvent en juger par eux-memes
seront du moins fort disposes a leur croire ce merite, apres avoir
medite I'excellente preface de \Ency elope die, ouvrage qui, em-
brassant I'etendue d'idees la plus vaste, suppose I'esprit le plus
lumineux, et sera regarde sans doute dans tons les agescomme
un des plus beaux monuments que le genie philosophique ait
eleves a la gloire des connaissances humaines.
Dans ses autres ecrits, dans ses £loges et dans ses Melanges
de philosophie et de litterature, M. d'Alembert a paru fort au-
dessous de la renommee qui 1' avait place tres-jeune parmi les
plus grands geometres de 1' Europe. On n'a tiouve dans ses mor-
ceaux d'histoire que le ton et la tournure de I'historiette ; dans
ses traductions, une erudition tres-superficielle, avec une maniere
d'ecrire penible et quelquefois precieuse; en general, dans la
plupart de ses essais de morale ou de philosophie, et surtout
dans ses eloges, une inegalite de ton extreme, des disparates peu
dignes d'un grand ecrivain, la morgue, le ridicule et la charlata-
nerie d'un chef de parti, avec une affectation fatigante a courir
apres la pensee-vaudeville, apres le mot plaisant, ne fut-ce
qu'un calembour. Son style, presque toujours sec et froid, n'eut
jamais que I'elegance de la precision et de la clarte. II etait ega«
lement depourvu d'ame et d'imagination ; mais, dans I'expression
des verites meme les plus hardies, on etait force d' admirer I'art
qu'il possedait au supreme degre, I'art de conserver toujours
beau coup d'egards et de mesure.
Pour etre equitable, il nefaudraitpeut-etre juger M. d'Alem-
bert comme Ecrivain que dans les ouvrages du genre auquel il
avait vou6 particuli^rement toutes les forces et toute I'application
hbS CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
de son genie ; les autres ne devraient ^tre regardes que comme
le delassement, le jeu de ses loisirs. Homme assurement tr^s-
superieur dans une partie oii ses succes ne pouvaient avoir que
peu de temoins, encore moins de juges, il a peut-etre attache
trop de prix a la petite gloire que pouvaient lui offrir les suf-
frages et les applaud issements de cette multitude frivole qui suit
depuis quelques annees les treteaux academiques avec autant
d'empressement que ceux de la Foire ou des boulevards. II a
peut-etre achete cette espece de vogue populaire par des com-
plaisances tr^s-indignes de la gravite d'un sage, tres-eloignees
au moins de ce gout epure dont la philosophie pretend avoir
6tendu I'empire et fixe les limites.
En ne voyant dans les opuscules de M. d'Alembert que les
essais d'un homme qui, apres avoir approfondi les hautes sciences,
se plaisait encore a efileurer les sujets les plus piquants d'une
philosophie plus commune et d'une Utterature plus legere, on
sentira qu'on lui doit plus d'indulgenceque ne lui en ont accorde
ses ennemis. Maitre dans un genre, ne lui devait-on pas savoir
beaucoup de gre d'etre encore un amateur tr^s-^claire dans tous
les autres? Juge sous ce point de vue, il est bien peu de ses
ecrits, meme les moins propres a justifier sa renommee, ou Ton
ne puisse remarquer des vues fines, des traits d'une Erudition
aimable, des observations vraiment instructives, souvent meme
une grace originale et spirituelle. Aucun de ses eloges n'est un
ouvrage de grand gout ; mais plusieurs sont d'excellents morceaux
delitterature. UElogede Montesquieu est un chef-d'oeuvre d' ana-
lyse; celui de Bossuet est d'un ton plus soutenu que les autres;
on estpresque tente d'y voir de I'eloquence; il y a dans ceux de
Fenelon et de Le Maistre de Sacy S plusieurs traits d'une sensibi-
lite douce et touchante ; il faut convenir, apres les avoir lus, que
ce coeur philosophe s'echaufTait au moins quelquefois, ou bien
soupconner son amie, M'^^ de Lespinasse, d' avoir eu le don des
miracles; car il est clair que c'est k I'attachement qu'il eut pour
elle que nous devons le tableau interessant des liaisons de M. de
Sacy et de la marquise de Lambert. Mais on connaitassezl'illustre
1. Meister confond Louis de Sacy, avocat au parlement de Paris, dont d'Alem-
bert a fait I'Eloge, avec I'illustre Le Maistre de Sacy, de la Soci^te de Port-Royal.
Cette meprise rappelle celle d'un journaliste qui a pris le mfime Louis de Sacy,
mort en 1727, pour M. Sylvestre de Sacy, merabre de I'lnstitut. (B.)
JANVIER 1784. /,59-
academicien comme philosophe et comme litterateur; on sera
plus curieux d'apprendre ici quelques traits moins connus de sa
personne et des habitudes de sa vie privee.
Nous n'avons vu aucun portrait de M. d'Alembert qui fut
bien ressemblant, et cette ressemblance n'etait pas facile k saisir ;
la forme de ses traits avait quelque chose de fort commun, et sa
physionomie un caractere passablement indecis. Un Lavater eut
cependant apercu dans les replis de son front, dans le mouve-
ment inquiet de ses sourcils, dans la partie inferieure d'un nez
tout a la fois gros et pointu, plusieurs traces d'une expression
assez fortement prononcee. II avait lesyeux petits, mais le regard
vif; la bouche grande, mais sonsourire avait de la finesse, de
I'amertume et je ne sais quoi d'imperieux. Ge qu'il etait le plus
aise de demeler dans I'ensemble de sa figure, c' etait 1' habitude
d'une attention penetrante, Toriginalite naive d'une humeur
moins triste qu'irascible et chagrine. Sa nature etait petite et
fluette; le son de sa voix si clair, si percant, qu'on le soupQonnait
beaucoup d'avoir ete dispense par la nature de faire a la philoso-
phie le sacrifice cruel qu'Origene crut lui devoir. Tout Paris sut
dans le temps la reponse d'un homme du monde a qui sa mai-
tresse s'efibrcait de donner de la jalousie en faisant I'elogele plus
pompeux de toutes les qualites de notre philosophe ; ne trouvant .
plus d'exageration assez forte, elle finit par lui dire : « Oui, c'est
un dieu. — Ah ! sil Hait dieu, madame, il commencerait par
se faire homme ^ . . » Son exterieur etait de la plus extreme simpli-
cite; il etait presque toujours habille, comme Jean-Jacques, de la
tete aux pieds, d'une seule couleur; mais les jours de ceremonie
et de representations academiques il affectait de s'habiller, comme
tout le monde, avec une perruque k bourse et un noeud de ruban
a la Soubise. Ce n'est que dans les lieux ou il pouvait se croire
moins connu qu'il n'etait pas fache sans doute de se distinguer
par un costume particulier, devenu pour ainsi dire le manteau
philosophique, manteau qui n'est pas toujours al'abri du ridicule,
mais qui ne laisse pas d'avoir son prix, et dont I'usage est meme
assez commode.
Les personnes qui ont vecu le plus intimement avec
M. d'Alembert le trouvaient bon sans bonte, sensible sans sensi-
1. Meister a deji cite cette repartie, tome XII, p. 291.
460 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
bilite, vain sans orgueil, chagrin sans tristesse, et ils expliquaient
des contradictions si etranges par ce melange de froideur, de fai-
blesse et d'activite, qui caracterisait si essentiellement son ame
et toutes ses habitudes. II etait juste, humain, bienfaisant, mais
c'etait pour ainsi dire sans trouver de plaisir a I'etre. On I'accu-
sait d'affecter tres-passionnement la gloire d'etre le chef du parti
encyclopediste, et d'avoir commis, pour les inter^ts de cette
gloire, plus d'une injustice, plus d'une noirceur litteraire. Cette
accusation serait un peu longue a discuter : ce qu'on ne saurait
nier, c'est que les passions qu'inspire 1' esprit de parti etaient
bien surement celles dont il pouvait etre le plus susceptible ; car
il n'en est point qui conviennent mieux aux ames froides; mais
on pent assurer en meme temps que, comme il fit beaucoup de
bonnes actions sans bonte, c'est aussi sans aucune mechancete
qu'il eut I'esp^ce de torts dont se plaignent les pretendues vic-
timesdesa tyrannie etde ses petites persecutions philosophiques.
Quoi qu'il en soit, on ne pent contester a sa memoire I'honneur
d'avoir contribue beaucoup a la consideration qu'eurentlongtemps
les gens de lettres, d'avoir obtenu la plus grande influence dans
les deux Academies dont il etait membre, de I'avoir conservee
pour ainsi dire jusqu'a la fin de ses jours, et d'etre devenu en
quelque mani^re le chef visible de I'illustre eglise dont Voltaire
fut le fondateur et le soutien. Si les derniers temps de son r^gne
n'eurent pas tout I'eclat de son aurora, on doit peut-6tre I'attri-
buer beaucoup moins a TafTaissement de son genie, accable sous
le poids de ses maux, qu'k la decadence de I'empire meme dont
il etait le premier administrateur, decadence que la poUtique la
plus adroite ne pouvait plus ni dissimuler ni prevenir.
En observateur impartial, il faut pourtant avouer encore que
cette domination philosophique dont il etait si jaloux ne fut
jamais universellement reconnue ; qu'aux yeux de beaucoup de
gens il I'avait plutot usurpee que conquise ; qu'aux yeux memes
du grand nombre la superiorite de ses titres litteraires contribua
bien moins a I'y maintenir que la subtilite de ses intrigues et
de sa politique. Ce n'est pas tout; cette politique, tout habile
qu'elle etait, se trouva plusieurs fois en defaut; on remarqua
meme qu'elle avait perdu sensiblement a la mort de M"* de Les-
pinasse, dont la finesse et le tact servaient merveilleusement la
grande ou la petite ambition de son ami. Apres avoir laisse
JANVIER 178/1.
46^
echapper une partie de son credit, il voulut en conserver au
moins les apparences, en saisissant toujours fort a propos le
moment de paraitre a la tete du parti ou de Topinion dont il
prevoyait le triomphe. Le dernier essai de sa puissance fut
['election du marquis de Gondorcet ; il n'y a point de conclave ou
I'intrigue qui le fit reussir n'eut passe pour un chef-d'oeuvre.
Nous avons eu I'honneur de vous en parler dans le temps.
La societe de M. d'Alembert fut plusieurs annees une des
societes les plus brillantes qu'il fut possible de reunir; elle fut
infiniment plus melee, et par la meme infmiment moins agreable
apres la perte de son amie. Sa conversation particuli^re offrait
tout ce qui peut instruire et delasser 1' esprit. II se pretait avec
autant de facilite que de complaisance au sujetquipouvait plaire
le plus generalement ; il y portait de la bonhomie et dela naivete,
avec un fonds presque inepuisable d'idees et d'anecdotes et
de souvenirs curieux ; il n'est pour ainsi dire point de matiere,
quelque seche ou quelque frivole qu'elle fut en elle-meme, qu'il
n'eut le secret de rendre interessante. II parlait tres-bien, contait
avec beaucoup de precision, ,et faisait jaillir le trait avec une
grace et une prestesse qui lui etaient particulieres. To us ses mots
d'humeur ont un caractere d'originalite fine et profonde : Qui
est-ce qui est heureux? quelque miserable 1 est un trait dont Dio-
gene eut ete jaloux. Le mtoe sentiment lui faisait dire sou vent
que le seul bonheur pur de la vie etait de satis f aire pleinement
tous les matins le plus grossier de nos besoins^ celui qui faisait
souvenir a Alexandre qu'il n' etait pas dieu; et qu'wn Hat de va-
peur Haitun kat bien fdcheux^ parce qu'il nous faisait voir les
choses comme elles sont, II n'avait que vingt et un ans lorsqu'il se
presenta pour etre recu a 1' Academic des sciences. II eut pour
concurrent un nomme Mayeu, pauvre geom^tre, mais protege
depuis longtemps par Fontenelle. Fontenelle ditaM. d'Alembert :
« Monsieur, lorsquequelqu'un se presente pour etre recu a I'Aca-
demie, nous faisons une raison composee de I'age et du merite.
— Gela est tres-juste, repondit M. d'Alembert, pourvu que la
raison soit composee de la directe du merite et de 1' inverse de
I'age. »
S'il est vrai que la nature eut laisse peu de droits aux femmes
sur les affections de notre philosophe, il est bien plus vrai qu'il
n'en etait pas moins soumis a leur empire ; il futle plus amoureux
/|62
CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
de tous les esclaves et le plus esclave de tous les amoureux. Sa
reputation etait deja fort brillante (mais c'est en quelque mani^re
le seul fonds qu'il avait alors pour subsister^), qu'une femme
aussi coquette que frivde eut la fantaisie de le subjuguer. Elle
s*empara tellement de lui qu'il negligea bientot toutes ses etudes
^t toutes ses affaires, et peut-etre I'eut-elle enti^rement perdu
si M™' Geoffrin, qui en fut instruite, n* avait pris sur elle de se
meler de cette petite intrigu'e avec toute I'adresse et toute la
fermete de caract^re que peut inspirer une amitie veritable. Elle
alia voir la dame en question, quoiqu'elle n'eut aucune liaison
avec elle, lui representa vivement le tort irreparable qu'elle
faisait a son ami, et qu'elle lui faisait, selon toutes les apparences,
sans aucun profit, se fit rendre toutes les lettres qu'elle en avait
recues, et on obtint la promesse solennelle de ne plus le voir.
Rien ne peut se comparer a I'ascendant prodigieux que M"'' de
Lespinasse avait acquis sur toutes ses pens^es et sur toutes ses
actions. Pour s'etre r^volte quelquefois contre une tyrannie si
dure, il n'en supportait pas moins le joug avec un devouement a
toute epreuve. II n'y a point de malheureux Savoyard, a Paris,
qui fasse autant de courses, autant de commissions fatigantes,
que le premier geom^tre de I'Europe, le chef de la secte ency-
clopedique, le dictateur de nos Academies, le philosophe qui eut
I'honneur de refuser la gloire d'elever I'heritier du plus vaste
empire, n'en faisait tous les matins pour le service de M"« de
Lespinasse; et ce n'est pas encore tout ce qu'elle osait en exiger.
Reduit k etre le confident de la belle passion qu'elle avait prise
pour un jeune Espagnol, M. de Mora, il etait charge de tous les
arrangements qui pouvaient favoriser cette intrigue; et, lorsque
son heureux rival eut quitte la France, c'etait lui qu'on obligeait
d'aller attendre, au bureau de la Grande-Poste, I'arrivee du
•courrier, pour assurer a la demoiselle le plaisir de recevoir ses
lettres un quart d'heure plus tot.
Ges traits honorent bien plus I'empire d'un sexe qu'ils n'humi-
lient la philosophie de I'autre; ils prouvent seulement combien
peu nos sysl^mes, quelque nom qu'on leur donne, influent sur
1. M. d'Alembert etait deja de toutes les Academies de I'Europe qu'il n'avait
guere que 12 a 1,500 livres de rente. II n'etait pas beaucoup plus riche lorsqu'il
refusa les 100,000 livres de rente que lui fit ofirir I'imp^ratrice de Russie pour se
chai'ger de I'education de Son Altesse Imp^riale. (Meister.)
JANVIER 178/1. 463
notre caract^re et sur nos affections naturelles. La meme disposition
qui assujettissait a ce point notre philosophe aux caprices de son
amie lui faisait dire, dans la frayeur que lui causaient ses souf-
frances et I'approche de sa mort : Us sont bien heureux^ ceux qui
ont du courage ; moi^ je nen ai pas. II y a dans cet aveu une
bonhomie qu'on doit preferer peut-etre a I'ostentation d'un sen-
timent qui n'est guere dans le coeur de I'homme, et reellement
beaucoup plus rare qu'on ne pense.
Finissons cet article par quelques anecdotes, faites sans doute
pour meriter a M. d'Alembertl'estime de tous les coeurs sensibles,
de toutes les ames honnetes.
On sait que son premier nom fut Jean le Bond, Fils naturel
de M. Destouches et de M'"^ la chanoinesse de Tencin, il fut aban-
donne et expose sur les degres de I'eglise de Saint-Jean-le-Rond,
et de la porte aux Enfants-Trouves. Son pere le tirade cet hopital,
et le mit en nourrice chez la femme Rousseau, vitriere, nie
MicheWe-Gomte, qui I'allaita et I'eleva tres-difficilement a cause
de I'extreme delicatesse de sa constitution ; il etait meme si ma-
lingre qu'elle refusa d'abord d,e s'en charger. II demeura chez
cette bonne femme jusqu'aprfes son retour de Berhn. Peu de
temps avant son depart pour la Prusse, samere desira de le voir.
II ne se rendit a cette invitation qu'avec repugnance, et ne voulut
y aller qu'accompagne de sa nourrice. L'entrevue fut tres-froide
de la part deM. d'Alembert. M'"^de Tencin, deconcertee, lui dit :
{( Maisje suis votre m^re. — Vous, ma ?n^re ! non^ la voici;je
n'en connais point d* autre.., » et il s'elanca sur M'"^ Rousseau,
qu'il embrassa et qu'il arrosa de ses larmes.
A son retour de Berlin, ou le roi de Prusse I'avait excede de
courses et de travaux, il revint habiter son premier domicile. Son
logement etait fort petit, prive d'air et tres-malsain. II y fit une
grande maladie et ne dut son salut qu'aux soins de M. Bouvard.
Ce ne furent que les vives instances de ce medecin qui purent le
determiner a quitter la demeure de sa nourrice et a en choisir
une plus salubre. A la mort du vitrier Rousseau, ses petits-
enfants firent apposer le scelle chez lui et tracasserent inhumai-
nement sa veuve au sujet de la succession. M. d'Alembert
apprend ces precedes odieux ; il accourt chez sa nourrice et lui
dit : « Laissez tout emporter par ces indignes, je ne vous aban-
donnerai point. » II a tenu religieusement sa parole jusqu'^ la
k^k CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
mort de cette bonne femme, arrivee il y a quelques annees.
Un mauvais plaisant s'est avise de dire que les deux puis-
sances qui perdaient le plus a la mort de M. d'Alembert etaient
les deux puissances, helas! les plus in fiddles de I'Europe, Tem-
pire de la philosophie et la Sublime-Porte. 11 est vrai que dans
les derniers temps il s'etait declare pour les Turcs avec un achar-
nement extraordinaire et la chaleur du monde la plus ridicule,
au point meme de s'exposer, par I'indecence de ses declamations
presque publiques sur la terrasse des Tuileries, a une correction
beaucoup plus desagreable qu'une simple admonition ministe-
rielle. Personne ne pouvait le soupconner d'etre plus Turc que
de raison; mais on avait lieu de croire qu'oubliant I'honneurque
Catherine II avait daigne lui faire en voulant lui confier 1' educa-
tion de son fils, il ne se souvenait plus que de la liberte qu'elle
avait prise, en sa qualite d'autocratrice, de se moquer tr^s-
gaiement de la lettre apostolique qu*il eut 1' indiscretion de lui
ecrire en faveur des officiers francais qui furent faits prison-
niers en Pologne, et des superbes remontrances qu'il lui avait
adressees avec le meme z61e, sur le danger de recueillir dans ses
]£tats les tristes restes du cel^bre inslitut d'lgnace de Loyola;
c'etait la ce qui restait alta mente repostum.
Quelque temerite qu'il y ait a citer de memoire les paroles
d'unegrandesouveraine et d'un grand ecrivain, nous ne pouvons
resister au plaisir d'ajouter ici ce que nous croyons tenir d'une
assez bonne source; c'est qu'au lieu de repondre directement a
M. d'Alembert, Sa Majeste Imperiale se contenta d'en ecrire a
peu pres dans ces termes a M. de Voltaire : « Comment un phi-
losophe accoutume a n'embrasser que de vastes objets se borne-
t-il a solliciter la liberte de quelques hommes sans aveu, que
le ministere de France ne daigne pas m^me reclamer? Que ne
demande-t-il plutot la liberte de tous les confederes'?... »
— Le grand jour de 1' impression n'a pas ote a M. de Bievre
1. Dans une lettre de Catherine a Voltaire du 11/22 novembre 1772, elleannonce
en efifet qu'elle a reQu « une belle et longue lettre de d'Alembert apres un silence
de cinq ou six ans », etelle ajoute : «Le billet ci-joint contient ma r^ponse. » Ces
deux pieces ont ete publi^es pour la premiere fois dans le Recueil de la Societe
historique russe, tome XIII, p. 279. EUes avaient ete signalees deja au public fran-
gais par M. Alfred Rambaud, dans I'un des deux importants articles qu'il a consacres
k Catherine U et a ses correspondants (Revue des Deux Mondes, janvie'r-fevrier
1877).
JANVIER 178i. i»65
Tesp^ce de merite qu'on ne saurait lui refuser, celui d' avoir
saisi mieux que la plupart de nos jeunes auteurs le vrai ton de
la comedie, et d' avoir soutenu quelquefois les details brillants du
principal role de sa piece par un style plein d' elegance, presquc
toujours naturel et facile ; mais en comparant, loin des illusions
du theatre, le style de cet ouvrage a celui du Michant^ auquel
on avait ose le comparer dans I'ivresse de I'engouement qu'avait
inspire lesucces des premieres representations, on est sans doute
surpris que Ton ait pu se meprendre a ce point. Quelle prodi-
gieuse distance de la purete continue de Gresset a la facilite
souvent tr^s-negligee de M. de Bievre, de I'energie, de la pre-
cision piquante de Tun a la mollesse souvent tres- vague de
I'autre ! On compterait presque les vers du Mhhant qui ne me-
ritent pas d'etre retenus; on compterait bien plus aisement ceux
du Siducteur qui pourraient meriter de I'etre.
Nous ne voulons point revenir sur les observations que nous
avons deja faites sur le plan de cette comedie la premiere fois
que nous eumes I'honneur de vous en rendre compte^; mais
nous ne pouvons guere nous dispenser de parler de la mani^re
dont I'auteur s'est charge lui-meme d'apprendre a ses lecteurs
ce qu'ils doivent penser du merite de sa pi^ce. Le veritable but
moral qui la lui a fait entreprendre, le volci :
Dieu, quel faible secours garantit I'innocence!
De la seduction quelle est done la puissance,
Si la crainte peut seule Eloigner du devoir
Un ccfiur infortunt^ r6duit au d^sespoir ?
Nous n'entendons pas trop cela. Ce qui nous semble plus
clair, c'est ce que Tauteur dit quelques lignes plus haut : « Que,
dans une epoque ou la seduction est devenue I'objet d'une etude
profonde, il a pense qu'il ne serait pas inutile pour les moeurs de
mettre au jour quelques-uns des secrets de cet art terrible :
Mais le monde est un jeu. Dans le siecle ou nous sommes
Par les vices adroits les raceurs ont tout perdu,
Et ce n'est que I'esprit qui sauve la vertu.
Gette derniere pensee est assurement plus juste et plus sen-
sible que jamais.
1. Voir prec6demment., p. 389.
XIII. 30
m CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
Apres nous avoir prouve le service eminent qu'il a rendu aux
moeurs de son siecle, M. de Bievre ne pretend pas non plus nous
laisser ignorer celui qu'il a rendu en m^me temps au bon gout :
(( II est bien etonnant, dit-il apres une page entiere ou, a force
d'etre profond, il est devenu presque inintelligible , il est bien
etonnant que les revolutions qui ont amene et detruit les siecles
de Pericles, d'Auguste et de Leon X, ne nous aient pas mis dans
le secret de ces grands changements, et que nous fassions tant
d'efforts pour sortir du mouvement du siecle de Louis XIV. G'est
aux ames fortes et vigoureuses a ramener les beaux jours des
arts dans ma patrie en la forcant a retourner en am^re. J'en-
trerai volontiers dans cette noble conjuration, et je me ferai
meme un devoir de reconnaitre pour chefs [quel excfes de mo-
destie !] tons ceux qui en sont plus dignes que moi. »
— On a donne, le lundi 12 Janvier, la premiere representa-
tion de Macbeth, tragedie nouvelle, de M. Ducis.
G'est deja le quatri^me drame de Shakespeare que M. Ducjs
essaye de transporter sur la scene fran^aise ; mais il n'y a que
la consideration que lui ont acquise ses qualites personnelles et
le succ^s de ses derniers ouvrages, CEdipe et le Roi Lear, qui
alent garanti celui-ci d'une chute presque decidee a la premiere
representation. Les deux premiers actes avaient ete ecoutes tres-
favorablement ; le troisi^me, oii commencent les remords de
Macbeth, n'avaiteprouvequ'un silence severe, interrompu meme
encore par quelques applaudissements donnes a Tenergie pro-
fonde et quelquefois attachante avec laquelle M. Ducis a su traiter
une situation si terrible; mais ces remords, qui continuent d'oc-
cuper presque en en tier le quatri^me et le cinquieme acte, ont
fini par paraitre aussi fatigants par leur continuite qu'atroces et
revoltants par les couleurs memos que I'auteur a cru devoir em-
ployer pour les rendre plus tragiques. Des signes de reprobation,
que I'estime et la bienveillance meritees par M. Ducis a plus
d'un titre reduisaient a de simples menaces, lui ont indique des
retranchements et des corrections considerables ; il a eu le cou-
rage et la rare docilite d'obeir a ces impressions. Gette defe-
rence, jointe a quelques changements heureux qui motivent
davantage Taction et qui en accel^rent en meme temps lamarche^
lui a valu, a la seconde representation, un succes d'autant plus
flatteur que le public semblait jouir du triomphe qu'il lui decer-
JANVIER 178/1. 467
nait, et se plaire a le consoler de la severite avec laquelle plu-
sieurs parties de cet ouvrage avaient ete recues le premier
jour.
M. Ducis ne s'est ecarte de son original que pour plier ce
sujet, tout a la fois terrible et bizarre, aux convenances actuelles
de notre theatre ; mais, pour le soumettre a ces regies si simples
et si difficiles a suivre, dont les Grecs nous ont laisse I'exemple
et le modele, il a fallu que M. Ducis accumulat, dans I'espace
de vingt-quatre heures, une foule d'evenements qui se pressent,
se heurtent, et ne sauraient avoir ni la meme vraisemblance ni
le meme interet que dans le drame anglais, parce que I'unite de
temps dont le poete francais a ete oblige de s'imposer la loi ne
lui a point permis de preparer les incidents, de developper les
caracteres avec cet abandon, avec cette verite qui fait le prin-
cipal merite des chefs-d'oeuvre monstrueux de Shakespeare.
Lorsque I'Eschyle anglais, sans modele, par la seule puis-
sance de son genie, crea la tragedie chez un peuple qui n'avait
presque pour spectacles que des combats de coqs ou de gladia-
teurs, il dut choisir, pour plaire a une nation que ses moeurs et
le climat qui les modifie rendent difficile a emouvoir, des sujets
sombres et terribles, ces crimes atroces, ces evenements extraor-
dinaires qui accablent et qui degraderaient I'humanite s'ils etaient
moins rares.
Ses spectateurs, qui ne soupconnaient pas les regies par
lesquelles, dans tous les arts, le genie parvient a representer
sous des formes agreables I'objet meme le plus hideux, a choisir,
a rassembler, a disposer heureusement ses conceptions pour en
former un tout parfait dont les parties, unies par des liens faciles
et naturels, forment ces beautes eternelles qui sont de tous les
siecles et de toutes les nations, ses spectateurs, dis-je, eussent
dedaigne des ouvrages dramatiques con^us et traites d'apres les
principes ct les regies qui ont dirige les Gorneille, les Racine et
les Voltaire.
II leur fallait des tableaux pris dans la nature, mais dans
une nature agreste et sauvage, parce que c'etait la le carac-
tere deleurs moeurs ; des evenements romanesques, des situations
forcees, des caracteres atroces et presque monstrueux, parce
que la terreur est la sensation qui a le plus d'empire sur un
peuple sombre, melancolique et nourri dans les revolutions. Le^
/i68 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
traditions anterieui'es a I'histoire ecrite de I'Angleterre, celle des
troubles dont elle fut longtemps agitee, et quelques traits de
I'histoire romaine, ontfourni a Shakespeare les sujets de la plupart
de ses tragedies. Ses plans sont tous irreguliers, mais le sont
sans etre jamais ni confus, ni meme invraisernblables. Macbeth
est I'histoire meme mise en action. Shakespeare a presente sur la
sc^ne ces evenements, tires des anciennes chroniques d'ficosse,
dans I'ordre et dans I'espace de temps oii ces evenements ont du
vraisemblablement se passer. Sa piece embrasse I'histoire de plu-
siem*s annees.
M. Ducis au contraire, pourasservir cesujet a la r^gle d' unite,
de temps et de lieu, s'estvu force derenoncer aplusieurs beautes
qui tenaient aux defauts memes de son modele. 11 a evite quel-
ques-uns deces defauts; mais il est tombe dans ceux qui tiennent
necessairement a un plan force et a une action qui ne peut se
denouer que par un long enchainement d' incidents extraordi-
naires. 11 a paru sentir que les remords et le desespoir d'un
grand crime avaient besoin d'etre lies k un autre interet pour
attacher le spectateur ; il a imagine de faire elever Malcolm, fils
de Duncan, par Seyvard, montagnard ecossais, a qui ce roi I'a
remis pour le sauver du fer des assassins, et d'etablir en quelque
sorte tous les ressorts de sa piece sur cet h^ritier du trone, qui
passe pour lefils de Seyvard meme; mais cette fiction, quidevait
reposer et varier 1' interet d'une action continuellement terrible,
n'a fourni a M. Ducis que le beau role accessoire de Seyvard.
Malcolm, qui, dans le premier acte, estannonce et presente d'une
mani^re interessante, ne parait au troisieme que pour apprendre
qu'il est le fils de Duncan ; que Macbeth I'a assassine , et au cin-
quifeme, pour servir a la pantomime du denoument. 11 est a re-
gretter que M. Ducis n'ait tire qu'un si faible parti de ce role, qui
pouvait et devait etre I'ame de Taction. Au reste, il a supplee
I'interet, que rien ne remplace parfaitement, par I'energie pro-
fonde et le pathetique souvent sublime et dechirant avec lequel il a
traite le role entier de Macbeth. L'exposition commencee par Fre-
degonde et completee par Seyvard, le recitdu combat de Macbeth,
son arrivee, ,le developpement de son ambition, cette meme am-
bition aux prises avec ses remords, ses remords detruits par les
conseils de Fredegonde, et le mouvement vraiment dramatique
qui le fait voler au secours de Duncan a I'instant meme ou il en-
JANVIER 178^. 469
trait dans sa chambre pour le poignarder, ont recu du public
de justesapplaudissements. Mais depuis le troisi^me acte Taction
n'offreplus que les remords de Macbeth, etces remords, souvent
eloquents, lassent et fatiguent, parce que ce sentiment, quoique
M. Ducis I'ait presente sous toutes sortes de formes, est, par sa
nature m6me, toujours declamatoire et voisin de I'exageration ;
parce qu'un scelerat, poursuivi pendant trois actespar I'horreur de
son crime et par un desespoir porte jusqu'au delire, est un caractere
qui fletrit Tame au lieu de I'interesser. Herode dans la Mariamnc
de Voltaire, Oreste dans X Andromaque de Racine, et diW^i^Y £lectre
de Voltaire, ne presentent ces sublimes et elTrayants tableaux du
desespoir des grands crimes qu'avec la rapidite etU eclat du ton-
nerre. Ces grands maitres savaient qu'en prolongeant ces images
terribles on en detruisait les effets, et que dans tons les arts,
mais surtout dans I'art dramatique, ce sont les oppositions et les
contrastes qui, menages et places a propos et dans Faction et
dans les caract^res, leur donnent cette vie et ce mouvement d'ou
dependent toute I'illusion, tout le charme et tout I'interet dont
ce genre de production peut etre susceptible.
Le succfes qu'a eu la nouvelle tragedie de M. Ducis est un
succ^s d'estime accorde a de grandes difficultes inherentes au
sujet, qu'il a surmontees en partie, mais encore plus au talent
profondement tragique qu'il a deploye dans quelques scenes
principales.
VERS FAITS, AU DERNIER SALON,
SUR LE BUSTE DE S. A. R. LE PRINCE DE PRUSSE.
Quand V^nus Teut form^, Mars en parut jaloux.
« Eh bien, lui dit la reine de Cythere,
Aux plus aimables dons de plaire,
A ce front plein de grace, k ces regards si doux,
Melez, je le permets, le feu de votre audace.
Combattre et triompher est le sort de sa race.
Que Mars ou Fr6d6ric disposent de ses jours !
Mais n'en d^plaise au vainqueur de la Thrace,
Ses.heures de repos, je les garde aux amours. »
— La reine vient d' envoy er cinq cents louis, pris sur les fonds
de sa cassette, k M. le lieutenant de police, pour les joindre aux
470 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
secours qu'il avait deja fait distribuer a Paris par ordre du roi.
EUe a fait envoyer, quelques jours apr^s, la m^me somme a
M. I'archeveque, pour etre distribuee par les cures des environs
aux habitants de lacampagne. Get exemplen'a pas manque d' ex-
citer la bienfaisance de plusieurs societes et d'un grand nombre
de citoyens^ qui se sont empresses de repondre a la souscription
ouverte au bureau du Journal de Paris ^ pour concourir a un
objet d'humanite aussi respectable. On a invite, par un avertisse-
ment public, tous les manoeuvres et journaliers sans ouvrage a
se presenter a 1' Hotel de la Police, ou a I'entrepreneur du nettoie-
ment des rues, qui leur donnera du travail et un salaire. On a
etabli enmeme temps, dans devastes salles des maisons ci-devant
occupees par les celestins, les capucins du faubourg Saint-
Jacques et les grands-augustins, des poeles toujours allumes,
ou les pauvres sont admis, ou ils peuvent se chauffer, travailler
et recevoir des secours.
A l'occasion des ordres donnes par sa majeste
POUR LE SOCLAGEMENT DES PAUVRES,
DONT LA RIGUEUR EXTREME DE LA SAISON AUGMENTE
LES BESOINS ET LA MIS^RE ,
PAR M. ROUGHER.
Flatteurs, ne dites plus aux rois
Qu'61ev6s au-dessus des lois,
Le del de tout imp6t affranchit la couronne.
Louis vous r^pondrait qu'en des jours rigoureux
Le sacrifice entier des d^lices du trdne
Est Timpot que les rois doivent aux malheureux.
— M. de La Harpe, qui, depuis quelques annees, ne fait plus
dejournaux, sent aujourd'hui non-seulement toute I'inutilite d'un
pareil travail, mais encore tout ce qu'il a de dangereux et de
nuisible.
II pretend surtout que c'est a cette esp^ce de peste de 1' em-
pire litteraire qu'il faut s'en prendre du mauvais succes de tant
d'ouvrages dramatiques faits pour aller aux nues, si la canaille
folliculaireleurlaissait le temps de prendre I'essor, au lieu deleur
arracherles ailes, pour ainsi dire, au sortir du nid pateimel. Si les
Brames, ecoutes tranquillement le premier jour, ont ete aban-
JANVIER 178/i. 471
donnes alaseconde representation, n'est-ce pas encore la faute de
ces maudites Affiches, de ce m^Mdit Journal de Paris ^Entralne
par la force de ces reflexions, M. de La Harpe a presente une requete
a M. le garde des sceaux pour le supplier d'ordonner a tous les
faiseurs de feuilles de ne parler des nouveautes dramatiq^ues
qu'apresun certain nombre de representations ; et, afin de donner
a cette requete une plus grande importance, il a tache d'abord
de la faire signer par tous les gens de lettres qui travaillent dans
ce moment pour le theatre ; il a obtenu de plus qu'elle serait
appuyee de la protection preponderante de laComedie-Francaise.
Tant de puissants ressorts ont cependant echoue ; la requete a
paru ridicule.
On s'est fort egaye a la cour sur I'extreme sensibilite de
messieurs nos poetes. On n'a point su mauvais gre au Journal
de Paris de s'etre venge de cette hostilite secrete par la fable
que voici : on a seulement regrette que la vengeance ne fut pas
plus spirituelle.
l'elephant roi.
Un jeune elephant de bonne race regnait, il n'y a pas long-
temps encore, dans les belles forets du Gauge, sur un peuple
nombreux d'animaux celebres parleur industrie. Ce roi, juste et
bienfaisant tout ensemble, persuade que la liberte est la m^re
des grandes choses, permettait a chacun de ses sujets de dire,
faire et ecrire tout ce qui ne blessait ni les moeurs, ni les lois, ni
les personnes. Aussi usait-on amplement de la permission ; quel-
ques-uns meme se donnaient les airs d'endoctriner le prince, de
lui denoncer publiquement ce qu'ils appelaient les abus de son
gouvemement, et le prince, ne debonnaire, lisait, sans se facher,
leurs exagerations, tout pret a faire usage de ce qu'elles pouvaient
avoir d' utile au bien commun ; car il avait lu quelque part qu'?//i
sot quelque fois ouvre un axis important.
Lecteurs, vous trouvez ce prologue un peu long, vous avez
tort ; il etait necessaire.
Notre elephant vit paraitre un jour a son audience un chien
de basse-cour a la mine rogue, un boeuf a la tete forte, un chat-
huant a plumage bariole, et un cheval d'assez bonne encolure.
Ces quatre animaux s'etaient associes pour se plaindre de deux
ou trois lynx, dont Toeilper^ant avait surpris en eux des defauts
[il2 CQRRESPONDANCE LITTERAIRE.
meles a de bonnes qualites. lis s'avanc^rent vers le roi et lui
dirent :
LE CHEVAL^
- Des lynx ont ose publier que je courais assez bien un mille,
mais que je manquais d'haleine pour fournir une route entiere.
LE B(»;UF^
Ces memes lynx trouvent que je ne fais point mal mon
sillon; mais ils me souhaitent une marche moins penible et
moins lourde.
LE CHAT-HUANT^
Je sais fort bien avec tout I'univers que mon plumage a des
traits caracteristiques qui n'appartiennent qu'a moi seul; mais
pourquoi trouver ma voix sans douceur et sans harmonie? II
faudrait peut-6tre, pour leur plaire, que mon gosier devint une
flute.
LE CHIEN DE BASSE-COUR.
Assurer que, fiddle gardien de la maison, je sais aboyer et
montrer les dents a qui n'a pas le droit de s'y introduire, c'est
me rendre justice sans doute; mais soutenir qu'en un jour de
fete, quand tons les animaux sont rassembles sur la place pu-
blique, je ne suis point ne pour faire des tours qui imitent les
actions des hommes, pour faire entendre un langage qui int6-
resse, attendrisse et fasse verser des larmes de plaisir :
Cest insuller a la nature ^
Qui des plus riches dons m'a comblS sans mesure.
Sire, qu'il plaise done a Votre Majest6
D'imposer k ces lynx un 6ternel silence ;
Quand par le droit de la naissance
Vous rcQiites rautorit6,
1. M. Ducis. (Meister.)
2. M. Marmontel. (Id.)
3. M.Lemierre.Il etait d'autant plus injuste de le meler dans cette affaire qu'il
avait reslste aux sollicitations r6iter6es de M. de La Harpe, et qu'il est le seul de
nos auteurs dramatiques qui n'ait point sign6 la requite. (Id.)
JANVIER 178^. 473
Ce fut pour empecher de dire ce qu'on pense. —
Et que repondit Telephant ?
11 partit d'un eclat de rire,
Et puis il ajouta : « Sur moi, sur mon empire
Je vous laisse, je crois, jaser tres-librement ;
Souffrez done que sur vous j'en laisse faire autant.
Sans bruit que chacun se retire,
Et retienne ce mot plein de sens et de gout :
« Soyez, si vous pouvez, admirables en tout,
Si vous voulez qu'en tout on vous admire. »
EXTRAIT D UNE LETTRE DE FRANCFORT.
Du 30 Janvier 1784.
« On raconte ici un trait bien propre a caracteriser la sagacite
profonde du Salomon du Nord. Dans une petite ville de la Si-
lesie prussienne, il y a une chapelle dediee a la vierge Marie,
dans laquelle on voit exposees une multitude d'offrandes, fruit
de la piete des catholiques remains. On s'etait apercu que plu-
sieurs de ces oflfrandes commei^caient a disparaitre. Les soup-
cons tomberent sur un soldat de la garnison, qui etait toujours
un des premiers a entrer dans I'eglise et le dernier a en sortir.
On I'arreta un jour qu'il allait mettre le pied dehors, on le
fouilla, et Ton trouva dans ses poches deux coeurs d' argent qui
avaient ete suspendus devant la Vierge. Les noms de voleur, de
sacrilege ne lui furent pas epargnes ; mais il soutint hardiment
que ces offrandes n'etaient pas volees ; il assura que la Vierge,
pour laquelle il avait toujours eu une devotion particuliere,
ayant pitie de sa pauvrete, les lui avait donnees en present.
Gette excuse ne put le sauver, il fut condamne a mort comme
voleur d'eglise. La sentence ayant ete, suivant la coutume, portee
au roi pour etre approuvee, Sa Majeste fit venir les principaux
du clerge catholique de Berlin; elle leur demanda si cette aven-
ture etait possible suivant les dogmes de leur religion. <( Le cas
est rare et singulier, dirent-ils unanimement, mais il n'est pas
absolument impossible. » D'apres cet avis, le roi ecrivit sous la
sentence ces paroles :
« Le delinquant sera sauve de la mort pour avoir nie con-
stamment le crime de vol, et parce que les Iheologiens de sa reli-
gion ont trouve que ce prodige arrive en sa faveur n'6tait pas
Ulk
CORRESPONDANCE LITTERAIRE,
impossible; mais nous lui defendons, sous peine de mort, de
recevoir a I'avenir aucun present ni de la vierge Marie, ni de
quel que autre saint que ce soit. »
— Nous avons oublie d'avoir I'honneur de vous rendre compte
dans le temps de deux comedies jouees vers la fin de I'annee
derniere, I'une sur le Theatre-Francais, le B ten fait anortyme,
en trois actes, par M. Pilles; I'autre, sur le Theatre-Italien,
VAuteur par amour ^ d'un anonyme^
Le sujet de la premiere est un trait de bienfaisance du celebre
president de Montesquieu. II se promenait un dimanche sur le
port de Marseille ; il fut invite par un jeune matelot, dont la phy-
sionomie et I'air d' education le frappferent, a prendre de prefe-
rence son petit batelet pour aller faire un tour sur la mer. Le
philosophe questionna son petit pilote ; il sut bientot que son
p^re avait eu le malheur d'etre pris par des corsaires de Tunis
avec toute sa fortune; que, sans ressources pour racheter sa
liberte, sa m6re et une soeur travaillaient chez une marchande de
modes, tandis que lui-m6me, apr^s avoir employe les jours a
travailler chez un horloger, louait tons les dimanches un petit
batelet, et consacrait ce jour de repos a un travail dont le produit
etait destine k la rancon de son p6re. Cette piete filiale etait faite
pour toucher I'auteur de V Esprit des lois; il forca ce jeune
homme a accepter sa bourse , et fit racheter le p^re, a Tunis, par
des agents qui lui gard^rent le plus grand secret. Le p6re, rachete,
revint a Marseille surprendre sa famille, a qui il croyait devoir sa
liberte. Son fils soupconna que ce trait de bienfaisance partait de
la main qui 1' avait force trois mois auparavant a accepter sa
bourse; il ne le connaissait pas, il ne I'avait pas revu, et com-
mande par le besoin de le reconnaitre, de le voir, d'embrasser
ses genoux, il fut pendant cinq jours consecutifs se placer sur le
perron de la Bourse de Marseille, persuade que c' etait la qu'il
pourrait rencontrer celui k qui il devait le bonheur de revoir son
p6re; il ne quittait son poste que la nuit. II apercut enfin M. de
Montesquieu, le reconnut; le jeune homme, fondant en larmes,
et tombant a ses pieds en criant : C'est lui ! le voilci, le liMra-
1. La premiere de ces pieces fut representee le 6 octobrel783; la seconde, le
30 Janvier 1784. (Meister.)
JANVIER 178/1. 475
teur demon pire !.., voulut en vain le retenir; M. dellontes-
quieu s'arracha de ses bras, disparut dans la foule des negociants
qui les entouraient et dont il etait fort connu, et repartit sur-le-
champ pour Bordeaux.
M. Pilles a lie a cette action vertueuse une intrigue d'amour
assez froide qui n'y tient presque pas. L'ouvrage n'a ete donne
qu'une seule fois.
M"® de Montesson a fait sur le meme sujet une piece inti-
tulee Robert Sciarts, que nous avons vu jouer, il y a quelques
annees, chez M. le due d'Orleans*; mais, quelque applaudie
qu'elle ait ete sur ce theatre, nous osons douter qu'elle eut ob-
tenu beaucoup plus de succes a la Gomedie-Francaise que celle
de M. Pilles.
Le sujet de VAuteur par amour est tire du conte de M. Mar-
montel, le Connaisseur j c'est une froide copie de la Metromanie.
La seule scene qui ait fait quelque plaisir dans cette comedie est
celle ou Agathe force Celicour, son amant, a consentir que la
pi^ce de son oncle, qui vient de tomber aux Francais, passe sous
son nom; le combat de 1' amour-propre et de I'amour chez
Celicour a paru seme de details assez piquants ; mais une scene,
une situation originale ne suffisent pas pour soutenir une comedie,
et celle-ci n'a eu qu'une seule representation.
— Supplement ci la manUre (Ticrire Vhistoire^^ un volume
in-12, avec cette epigraphe :
'ExOpbi; "Yap ftot xeTvo?, oi^.w; ai^ao ttuXyioiv,
O; 5^'lTspov |x£v JceuOvj £vt cppsatv, aXXo S'e siTir, 2,
Je hais k T^gal des portes de I'enfer tout homme qui pense d'une
fagon et qui parle d'une autre.
Cette refutation de la Mani^re d'^crire Vhistoire^ par I'abbe
de Mably, est de M. Gudin deLa Brenellerie, auteur de la tragedie
de Coriolan^ des Graves Observations de I'Hermite Paul *, des
Manes de Louis XV ^ et d'un Poeme manuscrit sur la conqucte
1. Voir tome XI, p. 444.
2. Get ouvrage, imprirae a Kehl, ne s'est vendu que sous le manteau. (Meister.)
3. Uiade, ch. ix, v. 312.
4. Graves Observations faites sur les bonnes mceurs; Paris, 1779, in-12. Voir
tome XII, p. 262.
m CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
de Naples par Charles VIII . Le plan de ce petit ouvrage est
assez complet ; la forme en est meme generalement assez heu-
reuse ; c'est au jeune Theodon, I'un des interlocuteurs de I'En-
tretien de I'abbe de Mably, que sont adressees toutes les
critiques, toutes les reflexions que Ton fait sur les principes et
sur les jugements de son maitre. Ge mouvement pouvait donner^
la discussion un tour vif et rapide; mais le ton dominant n'en est
pas aussi modeste, aussi poli qu'on I'eut desire. On aurait sans
peine pardonne a I'auteur d'epargner encore moins son adver-
saire, pourvu qu'il I'eut attaque d'une maniere plus adroite et
plus legere, surtout plus gaie et plus piquante. On est quelque-
fois tente de prendre M. Gudin pour un el6ve de I'abbe de Ma-
bly plutot que pour un el^ve de Voltaire, et peut-etre est-ce
la meprise a laquelle il fallait le moins donner lieu.
Quoi qu'il en soit, ce petit ouvrage est rempli de sens et de
connaissances, d' observations curieuses et d'une excellente
logique. Les etudes preliminaires d'un bon historieny sont mieux
developpees, plus philosophiquement approfondies que dans la
violente diatribe de I'abbe de Mably ; mais nous nous dispenserons
d'en faire ici I'extrait.
La partie la plus estimable du livre de M. Gudin est celle ou
il passe en revue non-seulement tons les historiens cites au tri-
bunal de I'abbe de Mably, mais encore ceux qui ne meritaient pas
moins de I'etre et dont il n'avait pas daigne se souvenir. II nous
semble cependant que I'enthousiasme du detracteur de Voltaire
pour les historiens de I'antiquite rend son vengeur injuste a son
egard. II declare que tant qu'il les a lus sans dessein, il les a infi-
niment prises; mais que lorsqu'il les a lus pour s'instruire, il les
a trouves tons fort incomplets. Si nous pouvions nous transporter
a deux mille ans de nos historiens les plus estimes, a combien
d'egards ne les trouverions-nous pas defectueux, a combien
d'autresne nous paraitraient-ils pas surcharges de faits egalement
vides d'instruction et d'inter^t ! M. Gudin repute longuement les
reproches faits tant de fois aux historiens de la Grfece et de Rome,
sur I'invraisemblance et sur I'inutilite de toutes les harangues
dont ils crurent devoir embellir leurs narrations. II eut ete plus
equitable de convenir que la plupart de ces harangues n'etaient
pas de simples ornements oratoires ; que dans les gouvernements
ou le peuple avait conserve une grande influence, ou Ton ne par-
JANVIER 178^. 477
venait a le maitriser que par le charme et le pouvoir de la parole,
ces discours devenaient les vrais ressorts de la politique et de
I'administration ; que vouloir les passer sous silence en ecrivant
I'histoire ancienne, c'eiit ete une omission aussi essentielle que
celle que Ton ferait aujourd'hui en ecrivant I'histoire moderne,
si Ton negligeait d'y developper le travail et les intrigues de
cabinet qui ont decide des plus grands evenements et des plus
grandes revolutions.
Nous croyons devoir en relever ce qu'il dit de YHistoire uni-
verselle de Bossuet; ce n'est assurement pas une Histoire uni-
verselle, mais il y a beaucoup d'exageration anela trouver guere
plus interessante a lire qu'une Tabic des matih-es. Si la seconde
partie n'est qu'une dissertation theologique assez ennuyeuse, la
premiere est un tableau de main de maitre, trace a la verite d'un
trait rapide, mais dont latouche brillante est pleine de noblesse
et d'energie. M. de Voltaire lui-meme n'a pas manque de la
compter au nombre des ouvrages qui ont conduit Bossuet a I'im-
mortalite.
Plus on a lieu d'etre content .dece que dit d'ailleurs M. Gudin
sur rilistoire del'abbe Raynal, plus on est fache de lui voir donner
quelque confiance au soupcon ridicule qui I'accuse de n' avoir
insere, dans la derniere edition de son livre, des personnalites
centre I'homme le plus puissant du royaume apres le roi que
pour servir une intrigue de cour.
Parmi les digressions ou le sujet et la forme de I'ouvrage
devaient entrainer naturellement I'auteur, il en est plusieurs qui
meriteraient d'etre citees ; mais en voici une dont la singularite
nous parait assez piquante pour lui donner la preference :
a. C'est ainsi que, parmi nous, des savants, des jurisconsultes,
et M. I'abbe de Mably lui-meme, dans ^es Observations sur
rilistoire de France, tome !"'% ont conclu de I'insolence d'un
soldat qui brisa un vase dans un de ces moments de licence ou
I'avidite du butin egare les esprits, les porte a la sedition et fait
taire I'autorite, que Glovis, qui ne Ten punit pas sur-le-champ,
n'etait que le general et non le souverain des Francais... » (Ce
raisonnement est de Rapin Thoyras, queM. I'abbe pourtant ne cite
pas.)
Louis XYeut, comme Louis XIV et comme beaucoup d'autres
rois jeunes,amoureux et sensibles, lafantaisie de mener al'armee
UlS CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
une femme qu'il aimait : c'etait M'"* de Ghateauroux. Des soldats
chanterent meme sous ses fenetres :
Ah ! madame Anroux, madame Anroux,
Je me meurs si je ne vous baise, etc.
Cette gaiete grivoise surprit et facha le monarque ; il voulut
leur imposer silence, il en park a ses officiers generaux ; ils lui
r^pondirent qu'on exigeait tant de choses du soldat pour les tra-
vaux militaires, qu'il serait bien dur de le gener pour des chan-
sons; que, celle-la defendue, on en ferait d'autres; qu'il faudrait
en venir aux punitions, que les chatiments produiraient d'autant
plus de mecontentement, de murmure et de trouble, qu'il ne
s'agirait point du service. Le roi le sentit, et, ne pouvant se
facher, il prit le parti d'en rire le premier.
« Je ne garantis pas plus cette anecdote que celle du soldat
de Glovis rapportee par le moine Gregoire de Tours; mais si, dans
douze cents ans, un auteur, voulant eclaircir la constitution natio-
nale de la France au xviir si^cle, trouvait ce fait dans je ne sais
quelle brochure de ce regneet en concluaitque, puisque Louis XV
souflrit une telle insolence sans la punir, il n'etait pas le mo-
narque, le souverain, mais seulement le chef, le general des
Frangais, il conclurait precisement comme nos savants, et ce que
M. de Voltaiie sn^pehit pidssa?nment raisonner,.. n
Une autre petite anecdote que nous ne voulons point laisser
perdre a nos lecteurs est celle du diner de M. de Foncemagne,
parce que cette anecdote est parfaitement sure et tres-propre a
expliquer la maniere dont M. I'abbe de Mably s'est permis de
traiter M. Gibbon dans sa ManUre ddcrire Vhistoire :
« Yous etiez (dit-on au jeune Theodon) chez M. de Fonce-
magne le jour que M. I'abbe de Mably et M. Gibbon y dinerent
en grande compagnie. La conversation roulapresque entierement
sur I'histoire. L'abbe de Mably, etant un profond politique, la
tourna sur I'administration quand on fut au dessert ; et comme,
par caractere, par humeur, par I'habitude d' admirer Tive-Live,
il ne prise que le systeme republicain, il se mit a vanter I'excel-
lence des republiques, bien persuade que le savant Anglais I'ap-
prouverait en tout et admirerait la profondeur du genie qui avait
fait deviner tous ces avantages a un Francais; mais M. Gibbon,
FJ^VRIEK 178/i. Zi79
instruit par experience des inconvenients d'un gouvernement
populaire, ne fut point du tout de son avis, et il prit genereuse-
ment la defense du gouvernement monarchique. L'abbe voulut
le convaincre par Tite-Live et par quelques arguments tires de
Plutarque en faveur des Spartiates; M. Gibbon, done de la me-
moire la plus heureuse et ayant tous lesfaits presents a lapensee,
domina bientot la conversation. L'abbe se facha, il s'emporta, il
dit des choses dures ; 1' Anglais, conservant le flegme de son pays,
prenait ses avantages, et pressa l'abbe avec d'autant plus de succes
que la colere le troublait de plus en plus. La conversation s'echauf-
fait, et M. de Foncemagne la rompit en se levant de table et en
passant dans le salon, oii personne ne fut tente de la renouer. »
II n'y a point d'homme impartial qui n'ait ete egalement indi-
gne et de I'injustice et de I'insolence avec laquelle un homme de
lettres, connu d'ailleurs par des ouvrages estimables, a pu s'ou-
blier au point d'insulter aux cendres de I'homme extraordinaire,
de I'homme unique, dont le genie, apres avoir embrasse
toutes les parties de la litterature, concut encore la philosophie
de I'histoire sous un point de vue aussi utile qu'interessant et
nouveau et nous donna dans ce genre des modeles admires par des
Robertson, des Hume, des Gibbon, c'est-a-dire par les historiens
les plus exacts, les plus savants et les plus profonds que ce si^cle
ait produits, qui, ayant vu dans les auteurs originaux, non-seu-
lement la preuve des faits auxquels il s'etait particuli^rement
attache, mais encore celle des consequences qu'il en avait tirees,
n'ont pas dedaigne de le suivre comme leur guide et leur maitre.
FEYRIER,
On a donne, le jeudi 15 Janvier, la premiere representation
de la Caravane du Cairey opera en trois actes, paroles de
M. Morel, intendant des Menus-Plaisirs de Monsieur, musique de
M. Gretry. Get ouvrage ofTre du mouvement, des tableaux agrea-
bles et varies, des scenes qui ne sont pas depourvues d'interet.
La musique en est, par son naturel conforme au sujet, souvent
tr^s-piquante.
480 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
Get ouvrage a completement reussi. Les tableaux neufs et
varies que presente le premier acte, les danses agreablesque Ton
execute dans le Bazar, Tinteret du denoument et la fete brillante
qui le suit, ont valu a cet opera un succes qui, au grand scan-
dale des Piccinistes, egale au moins jusqu'a present celui de
Didon. La fable du poeme est absolument romanesque, sa con-
duite irreguliere et souvent invraiseniblable ; mais la musique est
presque toujours d'une grace si originale et si piquante, d'un
comique si vrai, si bien saisi, que Ton oublie meme, en I'enten-
dant, toutes les negligences de style dont fourmille cet opera,
sans offrir un seul morceau digne d'etre cite.
Les Gomediens italiens se sont empresses de donner une pa-
rodie de cet opera; ils n'ont change que le denoument qu'ils ont
fait avec un ballon auquel est suspendue une nacelle semblable
a celle dans laquelle s'eleverent en Fair MM. Gharles et Robert.
Le p^re de Saint-Phar est cense traverser les airs avec une ma-
chine aerostatique, de laquelle, a I'aide d'une lunette, il a apercu
I'embarras ou se trouve son fils. Gette plaisanterie, soutenue
d'un couplet ou Ton dit que
Les pferes, les d6noilnients,
A rOp^ra tombent des nues,
a fait tout le succes de cette parodie, composee dailleurs presque
en entier d' hemistiches tires de hi Caravane, M. Morel a voulu
s'en plaindre et faire retirer ce badinage, sous pretexte que Tau-
teur y avait employe tons ses vers, licence qui n'avait jamais ete
toleree; mais M. le parodiste a repondu avec lant de naivete
qu'il ignorait absolument a qui appartenaient tons ces vers, qu'il
les avait re^us imprimes, et servant, selon I'usage, d'enveloppe
a des bonbons d'etrennes, qu'on n'a pas cru devoir arreter la re-
presentation de cette plaisanterie. II est certain que I'auteur de
la Caravane en pouvait revendiquer avec justice les trois quarts.
Quelques partisans outres de M. Piccini, qui ont toujours eu
le talent de le servir avec ce zele etourdi, cet enthousiasme exclusif
qui suffit seul pour creer des ennemis a celui qui en est I'objet,
se sont conduits a la premiere representation de la Caravane
avec tant de decence et d'adresse, que M. le lieutenant-general de
police a cru devoir interdire 1' entree du spectacle a I'un d'eux, le
FEVRIER 178/j. ^81
sieur Moulgue. Les Piccinistes, tout en condamnant le procede
de ce jeune architected n'en ont pas moins regarde rinjonction
de la police comme un attentat a la dignite du corps ; et Ton a
vu paraitre, trois jours apres, les vers que voici centre I'auteur
du poeme, soupconne d'avoir sollicite I'ordre de M. Le INoir :
Depuis trois jours on me condamne
A fuir les lyriques lambris,
Pour avoir, avec tout Paris,
Medit de votre Caravane.
Ah! monseigneur Morel, merci !
Pardonnez-moi, je vous en prie,
Et plus que vous, toute la vie,
Je medirai de Piccini,
Et vous tiendrai pour un genie.
Les vers ci-dessous, adresses a M. Suard, Tun des Quarante
de I'Academie francaise et charge de rediger I'article de I'opera
dans le Merciire, sent de M. Ginguene, connupar quelques pages
de prose ecrites en faveur de VAtys de M. Piccini, qui n'en avait
pas besoin, et surtout par un zele inconsidere et bruyant qui a
manque lui attirer plusieurs fois, de la part de la police, la meme
attention dont elle a honore le sieur Moulgue. Gette epigramme
releve un pen durement, mais avec assez de justice, I'extreme
partialite avec laquelle racademicien,auteur des Lettres de I'ano-
nyme de Vaugirard^ a toujours cherche a deprecier les ouvrages
de M. Piccini pour exalter a leurs depens ceux de MM. Gluck et
Gretry.
ELOGE DE LA CARAVANE
PAR UN ARABE.
Amis, vive la Caravane!
Lisez Tarticle de Suard,
Nargue k Dldon; vive la Caravane !
Alijs est I'opprobre de I'art;
Fi de Renaud! vive la Caravane !
Oreilles a Suard pourtant ne manquent pas,
Mais oreilles qu'avait le palefroi de Jeanne,
Et que Ton vit en pareil cas
Orner la tete de Midas.
Pour ces oreilles-ia, vive la Caravane !
1. Nous n'avons pu retrouver nuUe part la trace de cet artiste.
XIII. 3i
/j82 CORRESPOINDANGE LITTERAIRE.
L'on a parodie aussi une epigramme faite, il y a trente ans,
par MM. Marmontel, Belot et Gahusac, en changeant leurs noms
en ceux de MM. Suard, Morel et Pitra, ami des deux premiers et
dont le nom rime richement a opera.
On proclame k Vaugirard
Pitra, Morel et Suard :
Le Mercure elfeve au ciel
Pitra, Suard et Morel ;
Mais on berne k I'Opera
Suard, Morel et Pitra.
Un des trois bernes a repondu par ce quatrain, qui n*a d' autre
sel que de rappeler a M. Ginguen6 un mandement de la police
dont sa pretention d'homme de lettres a ete fort humiliee :
Taisez-vous, petits GInguenets,
Ou bien mettez dans vos pamphlets
De I'esprit ou de la malice ;
Sinon, gare encor la police !
Rien de bien piquant dans toutes ces gentillesses, et nousne nous
permettons de les transcrire ici que pour faire connaitre les gaietes
litteraires que se permettent encore les deux partis.
TRES-HUMBLES REMONTRANCES A LA REINE DES LANTURELUS^
PAR LEUR DIGNE ORATEUR^
0 vous, r^l^ve de Montaigne,
Pleine de ses lemons et de son bon esprit,
Et qui, dans un boudoir nomm6 votre campagne 3,
Faites I'extrait de tout ce qu'il a dit,
Vous aimez la raison severe
Des philosophes du vieux temps,
Et plaisantez k tons moments
Nos philosophes soi-disants.
Qui, par de longs et faux raisonnements,
1. M""* la marquise de la Fert6-Imbault. (Meister.) Voir tome XI, p. 366 et
tome XII, page 258.
1. M. le comte d'Albaret. (Id.)
3. G'est un boudoir qu'elle a fait construire sur sa terrasse, et qu'elle appelle
sa Maison de campagne. G'est la qu'elle continue toujours ses extraits de Montaigne
et de Plutarque. II n'y a guere moins d'un demi-siecle qu'elle s'en occupe. (Id.)
FEVRIER 1784. /i83
Veulent instruire et gouverner la terre.
Par quel bizarre changement,
A vous-meme toujours contraire,
Vous mettez-vous si souvent en colore, *
Pour du bruit ou pour un enfant?
De Montaigne ouvrez le grand livre
Sur Tame et ses emotions ;
Vous y verrez qu'on ne doit vivre
Que pour dompter ses passions.
Mais il suffit, je dois me taire,
Tons mes voeux seraient superflus.
Vous n'avez qu'un defaut, et votre caractfere
Reunit toutes les vertus.
— Depuis la revolution operee en France dans la musique,
c'est-a-dire depuis que les Gluck, les Piccini, les Sacchini nous
en ont cree une, on ne cessait de desirer un etablissement sem-
blable a ceux qui existent a Naples, a Venise, sous le nom de
Conservatoires. L'on disait et Ton ne cessait de repeter que ce
n'etait presque rien faire encore pour I'art que de fixer en France,
par les traitements les plus avantageux, les plus grands mattres
dont s'honore I'ltalie, et les encourager a enrichir notre sc^ne
lyrique de leurs compositions, si Ton n'etablissait pas des ecoles
ou ces maitres pussent apprendre a des jeunes eleves a les exe-
cuter d'apr^s 1' excellence de leur methode et les vrais principes
d'un art ne, comme presque tousles autres, sousl'heureux ciel de
leur pays. L'on pensait encore avec raison que le moyen le plus
sur de faire fleurir en France un art dont les jouissances presque
neuves pour nous semblent femporter dans ce moment sur nos
autres gouts, c'etait de creer une chaire ou les principes de cet art
enchanteur fussent professes publiquement, etd'etablir enmeme
temps des maitres de composition qui apprissent 1' application de
ces principes aux jeunes eleves d'heureuses dispositions. II ne
paraissait pas moins necessaire de perfectionner les drames des-
tines a etre mis en musique, en engageantles gens de lettres d'un
vrai talent a travailler pour un theatre ou la musique est tout et
laisse a peine partager au poete lagloire d'unsucc^s qu'elle n'ob-
tient guere cependant sans le secours d'une conception vraiment
dramatique et fheureuse execution de ses differentes parties.
M. le baron de Breteuil, qui a remplace M. Amelot dans fad-
ministration de f Opera qui tient au departement de Paris, a senti
484 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
qu'en encourageant et en perfectionnant les deux parties consti-
tutives d'un opera, la musiqueet lapoesie, la France parviendrait
bientot, par ses ouvrages lyriques, a la meme superiorite que lui
ont value les chefs-d'oeuvre des Gorneille, des Moliere, des Ra-
cine et des Voltaire. Ge ministre a fait rendre en consequence
par le roi un arret qui ordonne I'etablissement d'une chaire et
d'une ecole de musique. Les eleves, fixes jusqu'a present au
nombre de quinze, y seront re^us a I'age de douze ans, et in-
struits au moins pendant cinq ans consecutifs.Leroileur accorde
(300 livres de traitement par annee. On leur montrera le solfege,
Tart du chant, Taccompagnement et la composition. lis auront
en outre des maitres de declamation, de danse et d'armes, pour
leur donner de bonne heure 1' habitude de ces graces nobles et
faciles que nos plus grands acteurs n'acqui^rent ordinairement
que par un long usage de la scene.
M. I'abbe Roussier, profond musicien, qui a ecrit plusieurs
ouvrages excellents sur les principes et les regies de I'art, aura
la chaire de professeur. M. Piccini est a la tete de Tecole ou Ton
formera les jeunes sujets. II aura sous lui MM. Richer, Guichard
et Langl^e, qui ont presque soumis a I'analyse Part de porter la
voix et d'en diriger les sons de la maniere la plus avantageuse a
Pexpression du chant et de la parole.
Mole, de la Gomedie-Francaise, est charge d'y donner des
lemons de declamation.
Par le meme arret, le roi a etabli trois prix, qui seront donnes
chaque annee aux trois poemes qui auront ete juges les meillcurs
par sept membres de 1* Academic francaise choisis par Sa Majeste
pour les juger^ Le premier prix, de 1,500 livres, sera donne a
lameilleure tragedie lyrique; le second, de 600 livres, au meilleur
opera pastoral ou comique; le troisieme, de 500 livres, k la
seconde tragedie lyrique. Les poemes seront remis a la fm de
decembre et juges les premiers jours de fevrier de Pannee sui-
vante.
— M'"" de Montesson vient de faire jouer, sur son theatre,
par les Gomediens francais, une nouvelle tragedie de sa composi-
tion, Agnh de Meranie, Gesujetest tire des Anecdotes de la cour
de Philippe- Auguste, par M"^ de Lussan.
1. Thomas, Gaillard, Arnaud, Suard, Delille, Chamfort et Lemierre. (Meister.)
FEVRIER 1786. /|85
Gette piece a peu de mouvement dans les trois premiers actes;
Tamour d'Agnes pour Philippe est presque le seul sentiment qui
les soutienne. Le quatrieme est interessant, et Ton pardonne
presque I'invraisemblance de I'arrivee de Valderand en faveur du
coup de theatre, peu prepare cependant, del'enlevement d'Agnes,
qu'empechent la generosite et le courage du prince danois. Le
parti que prend Agnes de mourir au dernier acte a encore le de-
faut de n'etre pas suffisamment motive; pour preparer un denou-
ment si violent, il eut fallu que tout ce que dit Agnes avant de se
frapper fut ecrit avec cette energie, cette sensibilite et ce pathe-
tique qui pouvaient justifier une semblable catastrophe en per-
suadant aux spectateurs qu'un coup de poignard etait vraiment
la seule ressource que put laisser un desespoir, un malheur tel
que le sien.
Le style de cette piece est en general correct, mais presque
toujours faible ; naturel, mais sans mouvement. On a fort ap-
plaudi la tirade ou Philippe distingue la soumission qu'il doit a
r%lise quant au dogme, et le peu d'egard quelle merite lors-
qu'elle ose prononcer au nom du ciel sur des objets purement
politiques. M"® de Montesson a prouve dans ces vers qu'elle ne
connaissait pas moins bien les principes de liberte de I'lfiglise
gallicane que les regies d'un theatre qu'elle honore parses talents
et par son gout.
— Nous avons ici depuis quelque temps un jeune homme
dont le talent est un de ces phenomenes extraordinaires qui tien-
nent a la reunion la plus heureuse de differents dons de la
nature. Son nom est M. Garat, fils d'un celebre avocat au parle-
ment de Bordeaux ^ 11 est a peine age de vingt ans. II ignore
jusqu'aux premiers elements de la musique, et personne en
France, peut-etre meme dans toute I'ltalie, ne chants avec un
gout aussi sur, aussiexquis. Sa voix, esp^ce de tenor, participant
du haut-contre, est d'une flexibilite, d'une egalite, d'une purete
dont on ne connait point d'exemple; ses accents ont cette sensi-
bilite que I'art ne donne point et qu'il imite a peine. Son oreille
est d'une exactitude, d'une precision rare, meme parmi ceux qui
connaissent le mieux les principes de Tart du chant, et sa me-
moire, don sans lequel tous les autres seraient perdus pour lui,
1. Jean-Pierre Garat, ne a Bordeaux en 1764, mort a Paris en 1823,
A86 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
est telle qu'il retient par coeur non-seulement tout ce qu'il en-
tend chanter, mais meme les parties les plus compliquees des
accompagnements et les traits d'orchestre les plus dilTiciles;
I'harmonie commande si fort cette t^te naturellement musicale
que, quand il chante sans accompagnement des airs qui en ont
d' obliges, il remplit les suspensions on les intervalles du chant
par les traits que devrait rendre I'orchestre ; enfin I'art du chant
est tellement inne chez ce jeune homme, que MM. Piccini,
Sacchini et Gretry, qui I'ont tous entendu avec enthousiasme,
lui ont conseille de ne point s'appliquer a une etude des regies
dont la nature semble avoir voulu le dispenser. II joint a ce don
precieux un esprit facile, la vivacite de son pays et une figure
aimable. La reine a desire plusieurs fois de I'entendre, et M. le
comte d'Artois vient de le nommer son secretaire de cabinet.
Nous I'avons entendu executer plusieurs fois tout I'opera d'Orphde^
depuis I'ouverture jusqu'aux derniers airs de danse du ballet qui
le termine. Un opera est, dans le gosier de cet etre etonnant, un
seul morceau de musique qu'il execute avec la meme facilite
qu*un autre chanterait une ariette. Queldommage que I'etat dans
lequel il est I'emp^che d'employer un talent aussi rare k sa
fortune et aux plaisirs du public !
— Princijws de morale, par M. I'abbe de Mably ; un volume
in-12. Ces principes sont di vises en trois chapitres, ou^ si vous
I'aimez mieux, en trois entretiens, avec tout le talent connu de
I'abbe de Mably pour le dialogue. Le premier traite des passions;
on nous y enseigne comme des choses tr^s-nouvelles que les
passions sont necessaires, qu'elles contribuent egalement a nous
donner des vices et des vertus, que le seul moyen de les rendre
aussi utiles qu'elles peuvent etre pernicieuses, c'est de les mo-
derer plutot que de les exciter, etc. Pour egayer une theorie deja
si neuve et si piquante par elle-meme, I'auteur s'est permis plu-
sieurs digressions tr^s-am^res contra les femmes du siecle ; on
voudra bien nous pardonnerd'en citer quelques traits sur lesquels
on puisse juger de la grace, de la douceur et de la leg^rete de
son style.
(( Je veux bien croire (dit-il) avec Montaigne que les femmes
ont fait de braves gens dans le temps de la chevalerie et des
carrousels; mais aujourd'hui il ne pourrait s'empecher de rire
et de plier les epaules quand il verrait de petites mijaurees abi-
J
FEVRIER 178/t. /i87
tnees de luxe, d'oisivete, de mollesse et de minauderies etudiees,
se persuader betement, d'apr^s la lecture de quelques mauvais
coTltes ou de quelques mauvais vers, qu'il ne tient qua elles de
donner de grands hommes a I'Etat. Je ne sais pas comment
r amour se faisait autrefois; mais j'entends dire aujourd'hui de
tons cotes que les bonnes fortunes sont a si bon marche que ce
n'est pas la peine d'etre un heros pour en avoir. Quoi qu'il en
soit, I'amour est une passion necessairement moUe, lache, vi-
cieuse et libertine, qui n'appartient qu'aux sens, des que les
moeurs publiques n'en font qu'un commerce inconstant et pas-
sager de galanterie, etc. »
Le second de ces entretiens est destine a examiner I'ordre, la
dignite et Temploi des vertus. G'est dans cette discussion que
I'abbe de Mably s'est brouille avec nos messieurs de la Sorbonne,
en insinuant trop clairement qu'il ne regardaitpaslapiete comme
la base de toutes les vertus, cette disposition, quelque sainte,
quelque desirable qu'elle soit, n'etant pas assez liee aux devoirs
de la vie commune, aux rapports les plus essentiels de la societe,
pour devenir la premiere r^gle, la rfegle la plus convenable et la
plus sure de nos actions et de notre conduite. II semble en effet
que, comme ce n'est pas avec de la metaphysique qu'on fait de
bons artistes et de bons ouvriers, ce n'est pas non plus avec des
motifs pris de I'autre monde qu'on pent espererde faireles meil-
leurs citoyens de celui-ci. Mais la Sorbonne a sans doute detr^s-
bonnes raisons pour condamner cette doctrine, et ces bonnes
raisons pourraient bien tenir a la vertu que I'abbe de Mably
nous recommande lui-meme comme le fondement et I'appui
de toutes les autres, la prudence. Giceron I'avait deja dit : Pru-
dentia sine qua ne intelligi quidem ulla virtus potest, N'eut-on
pas employe une maniere de s'exprimer plus philosophique et
plus claire en disant tout platementque I'esprit juste, le bon sens
est la premiere qualite que supposent toutes les vertus, la seule
qui puisse en garantir constamment I'emploi le plus raisonnable
et le plus utile ?
Une vue un peu moins commune que toutes celles dont on
vient de rendre compte est ce que dit I'auteur, dans cet entretien,
sur la necessite de modifier mtoe les principes de morale les
plus incontestables, suivant les besoins de chaque siecle etde
chaque nation. Avec la confiance, avec la pretention du moins de
Zi88 CORRESPONDENCE LITTERAIRE.
passer pour le Calon de la litterature, il ne craint pas de porter
rindulgence de ses maximes jusqu*a dire :
« Supposant que je linsse dans une main toutes les vertus et
dans I'autre tous les vices, ne pensez pas que je semasse toutes
ces vertus au hasard, et surtout que je ne laissasse echapper
aucun vice. Ainsi qu'un medecin habile emploie quelquefois
des poisons dans ses rem^des pour procurer une crise favo-
rable, de meme je ne craindrais point de distribuer a propos
queljue vice a un peuple pour le retirer de sa stupeur. »
On ne trouve dans le troisi^me livre des nouveaux Principes
de morale que des idees tres-rebattues sur 1' education, des lieux
communs sur ce grand principe d'egalite, le principe favori de
Tauteur, avec une longue apologie du conseil de Caton qui ap-
prouvait fort un jeune homme de preferer les ressources d'un
lieu peu honnete a la prelendue gloire de seduire une citoyenne
et de troubler I'ordre et la paix d'un menage vertueux, jugement
qu'Horace appelait dia scnicniia Catonis. On assure cependant
que le pauvre abb^ s'est sou vent fort mal trouve d' avoir suivi ce
beau conseil. 11 est digne de sa philosopliie de n'en point garder
de rancune.
Ce sujet le jette dans de nouvelles declamations contre
r amour et les femmes. a L' amour, dit-il, qui n' est qu'un besoin
de la nature, pent causer quelques distractions passageres et ne
laisse point de longues traces ; mais I'amour, passion serieuse
etorne des folles etscrupuleusesdelicatesses desromans, pen^tre
jusqu'au fond du coeur et seduit I'imagination. Tout le monde
sait combien les premieres affections que nous eprouvons ont
d 'empire sur nous. Que les femmes, en nous rendant galants et
damerets, se sont bien vengees des lois de la nature et des lois
civiles qui les soumettent aux hommes ! »
Et comment a-t-on le courage d'ennuyer ses lecteurs d'un
volume de trois ou quatre cents pages pour ne leur apprendre
que cela !
— C'est le jeudi 26 que M. le comte de Choiseul-Gouffier, elu
par I'Academie francaise h la place de M. d'Alembert, et M. Bailly
k celle de M. de Tressan, y sont venus prendre seance et ont
prononce leurs discours de reception. Soit I'interet inspire par
les nouveaux recipiendaires, soit la curiosite de voir de quelle
maniere seraient loues les deux academiciens qu'ils remplacent,
FEVRIER 178Z[. 489
jamais seance academique ne fut plus brillante et plus nom-
breuse. Un homme, etonne de cette prodigieuse afTluence, me dit
a I'oreille : « Vous le voyez, les plus grands hommesdisparaissent,
le monde va to uj ours. »
Le discours de M. de Choiseul etait consacre tout entier a la
memoire de M. d'Alembert. Apres avoir parcouru rapidement
la carriere glorieuse de ses travaux et de ses succes litteraires, la
sensibilite de I'orateur s'est reposee avec complaisance sur ces
reflexions si touchantes :
(( Quel etait cependant I'homme celebre destine a etendre les
conn aissan ces humaines, dont la reputation avait rempli 1' Eu-
rope, et que les souyerains les plus eclaires semblaient se dis-
puter ? Vous m'entendez, messieurs, et ce qu'il est honnete de
sentir, pourquoi craindrais-je de I'exprimer; pourquoi, par un
silence pusillanime, priverais-je sa memoire du tribut si touchant
qu'obtiennent de toutes les ames nobles la vertu dans I'infortune
et le genie dans I'obscurite ? Quel etait-il ? un malheureux
enfant, sans parents, sans berceau, et qui ne dut qu'aux appa-
rences d'une mort prochaine et a I'humanite d'un officier public
I'avantage de n'etre point confondu dans la foule de ces infor-
tunes rendus a la vie pour s'ignorer toujours eux-memes, etc. »
Ce mouvement a paru de 1' eloquence la plus vraie et la plus
sensible, sans manquer a aucune des convenances qu'il etait si
facile de blesser. Tout le discours est en general d'un ton noble
et soutenu ; on a trouve seulement que M. de Choiseul aurait pu
se dispenser d'y rappeler une anecdote assez douteuse sur le pre-
tendu refroidissement que M. d'Alembert eut a supporter de la
part du roi de Prusse, pour avoir defend u, contre un jugement
peu favorable de ce monarque, le celebre Euler, alors son rival
en geometric. En tout cas, la franchise du philosophe n'eut pas
de grands efforts a faire, et ne changea rien au parti pris depuis
longtemps sur le compte de M. Euler.
La reponse que M. le marquis de Condorcet a faite a ce dis-
cours, en qualite de directeur actuel de I'Academie, est partagee
comme de raison entre I'eloge du recipiendaire et celui de son
predecesseur. On a fort applaudi a la mani^re dont il a loue
les voyages de M. de Choiseul en Grece.
« On vous a vu (dit-il), entoure des paisibles instruments des
arts, visiter les memes contrees que vos ancetres n'avaient par-
/i90 GORRESPONDANCE LITTERAIRE.
courues qu'en pelerins conquerants ; vous etes revenu charge de
depouilles plus precieuses aux yeux de la raison que celles
qu'ils ont obtenues pour prix de leurs exploits. Tous ceux que
les lettres et les arts occupent ou interessent ont lu avec avidite
ce Voyage^ ou la geographie a puise de nouvelles lumieres, ou
les cartes marines sont perfectionnees, ou tant de monuments
sont decrits avec precision et dessines avec gout, ou les moeurs,
observees sans enthousiasme et sans humeur, sont peintes avec
tant de verite. Un heureux eraploi de I'histoire ancienne de la
Grece y offre sans cesse des rapprochements instructifs ou des
contrastes piquants; ce style simple et noble, si convenable a
celui qui parle de ce qu'il a vu, et qui raconte ce qu'il a fait,
une exactitude scrupuleuse sans longueurs et sans minuties, de
la philosophie sans declamation et sans syst^mes, tels sont les
caract^res de cet ouvrage. »
Plus d'un auditeur n'a pu s'emp^cher de sourire a quelques
traits des instructions qu'on donne ensuite au nouvel academi-
cien sur I'ambassade qui vient de lui etre confiee.
« Ces mtoespeuples (lui dit-on ), qui vous ont vu avec etonne-
ment dessiner les monuments antiques que leur indifference foule
aux pieds, vous reverront, trop tot pour nous, honore de la confiance
d'un prince, leur fidele et genereux allie. La politique de I'Eu-
rope, du moins celle qu'on avouait, fut longtemps dirigee contre
cet empire, alors redoutable; et aujourd'hui celle de plusieurs
ttats semble chercher a le soutenir ou k le defendre. Mais, ce
qui doit honorer notre payset notre siecle, elle ne veut employer
que des moyens avoues par la justice et conformes a I'interet
general de I'humanite. Menace par des nations puissantes et
eclairees, le trone des Ottomans ne pent subsister, s'ils ne se
hatent d'abaisser les barri^res qu'ils ont trop longtemps opposees
aux sciences et aux arts de TEurope... Les lumieres sont le
secours le plus efficace que cet empire puisse recevoir de ses
allies ; et I'art des negociations, qui a ete si longtemps I'art de
tromper les hommes, sera dans vos mains celui de les instruire
et de leur montrer leurs veritables interets, etc. »
Gette politique n'est-elle pas dictee par la raison meme? En
effet, que nous en couterait-il, pourrions-nous dire au Divan, de
vous fournir des soldats bien disciplines, de I'artillerie et des
vaisseaux ? Mais, a les examiner sans prevention, sont-ce la des
FEVRIER 1784. ^^^
moyens avoues par la justice, conformes au bien general de
I'humanite? Ce sont des lumieres dont vous avezbesoin; en con-
sequence nous vous envoyons YEncydopedie et des philosophes
pour vous I'expliquer, et voila veritabiement le plus grand service
que vous deviez attendre d'une amitie fidele et courageuse . . . .
Le seul tort qu'on puisse reprocher a une verite si sensible, c'est
d'avoir tout I'air d'une mauvaise plaisanterie ; elle n'en est pas
moins exacte, il ne s'agit que de lui donner la tournure la plus
propre k la faire agreer aux puissances a qui Ton a quelque in-
teret a la persuader.
Le tribut d'eloges que M. de Condorcet paye a la memoire de
M. d'Alembert est d'une sensibilite tout a fait geometrique, et qui
prouve qu'il ne manque a I'orateur ni le sang-froid ni les con-
naissances necessaires pour apprecier sans illusion les services
rendus aux sciences par son illustre ami : comme ces eloges
cependant n'offrent rien de neuf, nous ne nous y arreterons pas
plus longtemps.
II y a moins de naturel, moins de simplicite dans lediscours
de M. Bailly que dans celui de M. de Ghoiseul; mais on y trouve
aussi plus d'idees, plus de finesse et de profondeur. La maniere
dont il caracterise I'espritet le talent qui distinguent les ouvrages
du comte de Tressan respire toutes les graces du modele qu'il
avait a peindre.
(( C'est presque au bord du tombeau que vous I'avez
couronne, et Ton pourrait dire que c'est le chant du cygne qui
vous I'a fait reconnaitre. M. de Tressan, quoiqu'il ait ecrit tard,
quoiqu'il n'ait fait peut-etre que se laisser entrevoir, a montre
un talent naturel et un style qui avaient un caractere. Ge carac-
t^re, precieux aux gens de gout, et surtout a des Francais, etait
la grace. La grace, fiUe de la nature et compagne de la verite,
reside dans le style quand il est iiigenu sans effort ; elle fuit la
recherche et I'exageration. Ge qui est eleve doit etre presente
sous une expression simple, ce qui est ingenieux doit paraitre
echappe a la naivete... Le style gaulois a de la grace parce qu'il
est naif, et il tient cette naivete de la simplicite des moeurs an-
tiques. M. de Tressan les etudia dans nos vieux romans, qui en
sont les depositaires ; il sentit que son talent etait de peindre ces
moeurs; son style en recut I'empreinte, et il transporta dans
notre langue perfectionnee le ton naif et la grace naturelle du
Zj92 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
langage gaulois... Malade et tourmente de la goutte, c'est au
milieu de sessouffrancesqu'il entreprit la traduction de TArioste,
achevee en moins de dix mois; le talent maitrisait I'age et la
maladie ; la gaiete francaise avait alors le meme effet que le
stoicisme... II peignait les hauts faits d'armes comrae un Fran-
^ais qui sent qu'il est ne pour s'y distinguer ; il peignait I'amour
comme un homme qui se plait a s'en souvenir, etc. »
M. de Tressan, longtemps avant d'etre admis au nombre des
Quarante, avait ete recu a I'Academie des sciences. M. Bailly,
appele a le remplacer, et I'academicien charge de le recevoir, ont
tons deux egalement I'avantage d'appartenir a cette Compagnie;
notre orateura tire parti de ce concours singulier pour prouver
les rapports intimes qui lient les sciences aux lettres. Si 1' eclat
des lettres rejaillit sur les sciences, les sciences donnent a I'esprit
d'une nation plus de profondeur et d'energiepour la culture des
lettres, etc. L' experience a presque toujours prouve le con-
traire; mais en theorie rien ne parait plus raisonnable, et, vrai
ou non, c'est dans la circonstance ce qu'il etait le plus a propos
de dire, ne fut-ce que pour amener la tirade que voici :
« Ce que les sciences peuvent ajouter aux privileges de
I'espfece humaine n' a jamais 6te plus marque qu'au moment ou
je parle. Elles ont acquis de nouveaux domaines a I'homme; les
airs semblent lui devenir accessibles comme les mers, et I'audace
de ses courses egale presque I'audace de sa pensee. Le nom de
Montgolfier, ceux des hardis navigateurs de ce nouvel element
vivront dans les ages. Mais qui de nous, au spectacle de ces su-
perbes experiences, n'a pas senti son ame s'elever, ses idees
s'etendre, son esprit s'agrandir ? Cette impression est le sentiment
d'une nouvelle force que I'esprit humain a regue; il la tient de
I'effort et de I'elan meme del' invention, et cette force sera trans-
mise a ceux qui dans leurs ecrits celebreront ces merveilles, etc. »
Nous nous bornerons a citer une reflexion de M. de Gon-
dorcet, tout a fait aimable, sur les dernieres occupations de la
vie de M. de Tressan :
« Dans un age ou les hommes les plus actifs commencent
a eprouver le besoin du repos, M. de Tressan devint un de nos
ecrivains les plus feconds et les plus infatigables. II publia ces
Contes oil des tableaux voluptueux n'alarment point la decence,
ou une plaisanterie fme et leg^re repand la gaiete au milieu des
FEVRIER 178^. 493
combats eternels et des loiigues amours de nos paladins. Ra-
jeunis par lui, nos anciens romanciers ont de I'esprit et meme
de la verite; leur imagination vagabonde n'est plus que riante et
folatre. La vieillesse est peut-etre I'age de la vie auquel ces
ingenieuses bagatelles conviennent le mieux et oil Ton peut s'y
livrer avec moins de scrupule et plus de succes. G'est alors
qu'on est desabuse de tout qu'on a le droit de parler de tout en
badinant ; c'est alors qu'une longue experience a pu enseigner
I'art de cacher la raison sous un voile qui I'embellisse et permette
k des yeux trop delicats d'en soutenir la lumiere , c'est alors
qu' indulgent sur les erreurs de I'humanite, on peut les peindre
sans humeur et les corriger sans fiel... »
Cette seance a ete terminee par la lecture qu'a faite M. I'abbe
Delille d'un morceau de son poeme sur les plaisirs de I' Imagi-
nation j il a ete recu avec tons les applaudissements qu'on ne
saurait refuser aux vers de I'abbe Delille, encore moins au charme
seduisant attache a sa maniere de les lire.
CHARADE
ADRESS^E A MADAME LA MARQUISE DE VILLETTE.
Falble et nu, mon premier et d^vore et dig^re
Sujets et rois, sages et fous.
J'aime mieux le second que vous,
Et vous savez combien vous m'etes chere.
Aussi, malgre mon desir de vous plaire,
Entre le tout et moi, sans que je sols jaloux,
C'est ce terrible tout que votre coeur pr^f^re.
Le mot est vertu,
— On a donne, le 8 fevrier, la premiere representation
de Chimene, tragedie-opera, paroles de M. Guillard, musique de
M. Sacchini.
Le nom de I'auteur du poeme, M. Guillard, est deja connu
par le grand succes d'lphig^ie en Tauride, mise en musique
par M. Gluck, et par £lectre, a qui il ne manquait peut-etre,
pour reussir egalement, qu'un musicien autre que le sieur
Le Moine. Ge nouvel opera est tire du Cid, ouvrage aussi
consacre sur le theatre francais par la grande revolution dont il
fut I'epoque et la cause que par cette foule de beautes du pre-
/j9/t CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
mier ordre que les defauts du plan, I'inutilite de quelques
personnages, les persecutions du cardinal de Richelieu et le
laps d'un siecle et demi, bien plus puissant encore, n'ont pu
detruire, ni meme attenuer. M. Guillard n'a pas suivi en entier
le plan de Pierre Gorneille, il ne le pouvait pas ; la musique et le
besoin de servir officieusement ses procedes demandent au poete
une marche rapide et des sacrifices qui rendent peu de tragedies
de la scene francaise propres a etre transportees avec avantage
sur le theatre lyrique. Gelles dont le me rite et les beau tes tiennent
plus aux developpements des caracteres qu'au mouvement de
Taction, a la peinture et a la marche graduee des passions qu'a
leur contraste, offrent le plus de difficultes a vaincre.
M. Guillard s'est cru oblige d'abandonner ces grands moyens
de Part employes par Gorneille pour un plan qui, en eloignantdu
moment de Paction la mort du comte de Gormas, lui permit
d'unir a la fm Ghim^ne avec Rodrigue; mais cet hymen, qui
cheque toujours un peu les convenances, et les fetes brillantes
qui lui succedent, ne remplacent point la variete des situations et
le grand interet que lui offrait la marche du Cid, 11 a fait de trop
grands sacrifices a ces accessoires parasites de Popera qu'il avait
si heureusement dedaignes dans ses deux premiers ouvrages.
La musique de cet opera n'a pas reuni tous les suffrages;
malgre les beautes du plus grand ordre qu'y a repandues
M. Sacchini, malgre P elegance et la variete des airs qu'il a
presque prodigues dans cette nouvelle composition, il n'a pas
paru tenir tout ce qu'on s'etait plu k attendre de Pauteur de
Renaud. Ses airs, toujours brillants, toujours accompagnes d'une
maniere aussi variee que neuve et piquante, n'ont pas souvent,
surtout dans les roles duroi etde don Di^gue, la veri ted' expres-
sion que la situation, le caractere des personnages et le senti-
ment olfert par les paroles semblaient exiger. Son recitatif est
en general vague et peu accentue ; le sens des paroles est trop
perpetuellement coupe par des traits d'orchestre qui eblouissent
et fatiguent Pattention, et ses choeurs sont bien inferieurs a ceux
qu'il nous avait fait admirer dans Renaud, Malgre les defauts
essentiels que Pon peut reprocher a la musique de cet opera, on
est perpetuellement etonne de la fecondite inepuisable du genie
de M. Sacchini, de P elegance, de la variete de ses airs, et surtout
de la sensibilite exquise qui semble etre le signe distinctif de
FEVRIER 178/[. A95
son talent, et qu'il repand sous des formes toujours nouvelles,
toujours suaves, toujours pathetiques, sur toutes les situations
qui peuvent en etre susceptibles.
— Pieces inter essantes et pen connues pour servirci Vhistoire
et a la litterature^ par M. de La Place. Tome II. Le premier a
paru il y a deux ans*. Ge volume contient quelques morceaux
assez curieux. Parmi les pieces produites au proces de Marie
Stuart, on trouve les lettres de cette reine infortunee au comte de
Bothwell. Ge sont des monuments d'une passion effrenee, et qui
ne laissent aucun doute de la part qu'eut Marie a I'assassinat
d'un epoux dont le poison, tente precedemment, n'avait pu la
defaire. Tons les historiens ont remarque que 1' epoux de la reine
etait le plus bel homme de son temps; que Bothwell, au con-
traire, d'une figure tres-commune, etait universellement decrie
pour ses moeurs. M. de La Place ajoute niaisement qu'il avait
probablement des qualites et des talents faits pour plaire aux
femmes de ce temps-la.
II y a beaucoup de minuties dans la suite du Memorial de
M. DucloSy et parmi ces minuties des bruits populaires adoptes
avec une leg^rete incroyable.
Ge qu'il y a de plus interessant dans la suite de ce Memo-
rial, ce sont quelques anecdotes sur 1' election de I'empereur
Charles YII, sur les vrais motifs de la guerre qui en fut la suite ;
plusieurs fragments des lettres ecrites a ce sujet au cardinal de
Fleury par le roi, la reine d'Espagne et M"'^ Infante. On ne pent
rien imaginer de plus empresse, de plus caressant que toutes les
sollicitations que ces deux princesses employaient aupr^s de Sa
vieille Eminence, pour I'entrainer dans une guerre dont ses
vues et son caract^re devaient I'eloigner egalement.
Les details sur la maladie et les vapeurs de Philippe V ofTrent
un spectacle aussi curieux qu'affligeant.
Le fragment d'une lettre de M. le regent au roi d'Espagne
meritait d'etre conserve ; c'est la copie d'une minute ecrite de la
main du prince et pleine de ratures, trouvee, en 1733, chez une
beurri^re. L'authenticite du morceau a ete reconnue, dit-on, par
MM. Melon, Fourmont, Fontenelle et Lancelot. Gette lettre, du
ton le plus ferme et le plus vigoureux, retrace en peu de mots
\ . Voir tome XII, p. 475.
496 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
tous les malheurs attires sur la France par les efforts faits en
faveur de I'Espagne.
On ne lira pas sans interet une anecdote concernant la maison
de Courtenay, descendante de Pierre de France, septieme fils du
roi Louis le Gros, qui, en epousant la fille de Josselin de Cour-
tenay, prit le nom de sa femme ; les reflexions historiques sur
la mort de Henri IV, copiees sur un manuscrit de la main d'Au-
gustin Conon, avocat au parlement de Rouen, reflexions qui ne
confirmentque trop les soupcons formes contre Marie de Medicis
et le due d']5pernon ; une lettre fort touchante de Jacques II a
Louis XIV, apres la malheureuse affaire de la Hogue; I'histoire
chevaleresque de Raynard de Choiseul et d'Alix de Dreux; le
portrait d'un controleur general, par Fontenelle; de fort belles
instructions de Catherine de Medicis a Charles IX.
L'anecdote d'Anne Oldflelds, cel^bre actrice du theatre de
Londres, qui dans ses derniers moments s'occupait avec tant
d'inquietude de la toilette qu'on aurait a lui faire apres sa mort,
nous rappelle un trait du m^me genre de M'"^ la princesse de
Gharolais. Quoiqu'elle fut a I'agonie, on eut beaucoup moins de
peine a la determiner a recevoir ses sacrements qu'a oter son
rouge; ne pouvant plus resister aux instances de son" confesseur,
elle y consentit enfm ; « mais en ce cas, dit-elle aux femmes qui
I'entouraient, donnez-moi done d'autres rubans ; vous savez bien
que, sans rouge, les rubans jaunes me vont horriblement ». On
ne pent soutenir Vidce dCetre laide vieme apres sa mort, ce
furent les dernieres paroles d'Anne Oldfields.
— Dissertation sur la question de savoir si les inscriptions
doivent etre rMigies en latin on en francais, par M. le presi-
dent Roland. Rrochure. L'auteur tache de prouver qu'il y a des
inscriptions francaises qui ne le cedent pas aux latines ; que nous
avons quantite de vers francais aussi precis, aussi energiques
qu'aucun vers latin, qu'enfm plusieurs de nos auteurs, en s'ap-
propriant les idees des ecrivains de Rome, les ont rendues avec
une precision egale a celle des auteurs originaux. L'eloquence et
I'erudition de M. Roland, fussent-elles cent fois plus ingenieuses
encore, ne detruiront jamais toutes les difficultes qui rendent
notre langue moins propre au style lapidaire que la langue la-
tine, parce que ces difficultes tiennent essentiellement au meca-
nisme meme de notre langue, a la necessite ou nous sommesde
MARS 1784. 497
marquer le cas et le regime des mots par des articles ou des
prepositions qui ralentissent le mouvement de la phrase et nous
interdisent absolument 1' usage des inversions les plus heureuses
et les plus propres a donner de I'energie et de la precision.
L'auteur admire la simplicite sublime de I'inscription qui vient
d'etre placee, a Dole, sur la statue pedestre du roi : Louis XV 1^
dg6 de vingt-six ansj elle est de M. Philippon, auteur du livre
sur r Education du peuple. On a remarque avec raison que cette
inscription eut ete plus noble et plus claire en n'y changeant
qu'un seul mot, au lieu de Louis XVI age, Louis XVI ti Vcige,
parce que, comme I'observe le marquis de Villette dans une lettre
inseree dans le Journal de Paris, le substantif a Cage presente
une epoque, et I'adjectif ^^^^ une chose tres-indifFerenle.
— Cecilia, ou Memoir es d'une heritiere, par 1' auteur di Eve-
lina, traduits de V anglais^ » Cinq volumes in-12. G'est un des
meilleurs romans qui aient paru depuis longtemps en Angle-
terre ; le pathetique des situations, I'interet et la variete des ca-
racteres dont la plupart sont fortement prononces et tons tr^s-
bien soutenus, en rendent la lecture aussi touchante quelle pent
etre instructive. Quoique la marche generale en soit un peu
lente, le denoument assez romanesque et un grand nombre de
details trop minutieux, cet ouvrage suppose tout a la fois une
grande connaissance du coeur humain, I'imagination la plus fe-
conde et la plus sensible. Si, comme on 1' assure, c'est une jeune
personne qui en est Tauteur, c'est un vrai prodige. Nous igno-
rons a qui nous en devons la traduction; mais 1' extreme negli-
gence du style annonce qu'elle a ete faite fort a la hate, et c'est
un tort qu'on a de la peine a pardonner; 1' auteur de Cecilia me-
ritait bien de parler notre langue avec plus de grace et de
purete.
MARS.
La continuite d'un hiver des plus rigoureux ayant accru suc-
cessivement la mis^re de la partie indigente des habitants de
1. Cette traduction est de Henri Rieu, Genevois. Voir pour Evelina, tome XII,
p. 415.
XIII. 32
k9S CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
Paris, les acteurs des divers spectacles se sont fait un devoir de
consacrer au soulagement des pauvres le produit d'une de leurs
representations, et de seconder par un emploi si honorable de
leurs talents les vues de bienfaisance et d'humanite dont le roi
et la reine avaient donne le premier exemple aux divers ordres
des citoyens de cette capitale.
En consequence, les Comediens francais ont donne, le 3 mars,
au profit des pauvres, la premiere representation de Coriolan^
tragedie de M. de La Harpe. L'auteur a saisi avec empressement
une circonstance aussi favorable pour offrir au public cette nou-
velle production. Ses vues et celles des Comediens ont ete rem-
plies de la mani^re la plus salisfaisante ; raffluence du public a
porte la recette a 10,330 livres, et les applaudissements accordes
a cette premiere representation ont ete la juste recompense d'un
desinteressementsibiencalcule. Tous les auteurs de nos theatres
des boulevards se sont empresses de le suivre, et I'ont vu cou-
ronne par le m^me succ6s.
MM. de Ghamfort et Rulhiere s'etaient egayes d'avance sur
cette nouvelle tragedie et sur I'attention de l'auteur h. la produire
dans une circonstance oii des motifs d'humanite, rassemblantde
nombreux spectateurs, devaient encore les disposer a 1' indul-
gence.
Void I'epigramme de M. de Ghamfort :
Pour les pauvres la Com6die
Donne une pauvre tragedie;
Nous devons tous en v6rit6
Bien Tapplaudir par charit6.
Voici celle de M. de Rulhiere :
Ci-git le dernier des enfants
Des malheureux Goriolans,
Qu'un jour voit naitre et qu'un jour tue.
N'etes-vous pas bien 6tonnes
Qu'une maison se perp6tue
Par des enfants toujours mort-n6s?
M. de La Harpe n'a pas dedaigne de repondre a ces gen-
tillesses par des personnalites assez piquantes :
Connaissez-vous Ghamfort, ce maigre bel-esprit,
Et ce pesant Rulhiere a face rebondie ?
MARS 1784. /i99
Tous deux sont pleins de jalousie :
Mais I'un en meurt et I'autre en vit.
Ge qui gate un peu le plaisir de cette vengeance, c'est qu'on
s'est trop bien souvenu que le mot de I'epigramme n'etait pas de
lui; il y a longtemps que I'abbe Arnaud I'a dit pour la premiere
fois.
Aucun sujet n'a paru aussi souvent sur le Theatre-Francais
que celui de Coriolan, et ce trait historique qui offre un carac-
tere si eminemment dramatique, I'interet imposant du nom de
Rome et de ses destins aux prises avec les plus redoutables
ennemis qu'elle ait eus dans son berceau, n'a jamais obtenu un
succes decide sur la sc^ne. Nos grands maitres, qui en sentaient
les defauts, ne Font point hasarde, et Ton n'a point oublie la
reponse du celebre Grebillon au jeune homme qui en sortant du
college lui presentait un Coriolan : Croyez-vous que si ce sujet
cut He projjre au theatre, nous vous Veussions laisse? Malgre
cette autorite et celle de Voltaire, si decisive quand il est ques-
tion de Tart dramatique, T esprit de M. de La Harpe a cru pou-
voir vaincre des difficultes que le genie meme ne viendrait point
a bout de surmonter dans un sujet essentiellement vicieux, de
quelque mani^re qu'on le concoive. Tous les poetes qui I'ont
traite avant M. de La Harpe ont commence Taction a I'epoque
ou Coriolan, a la tete des ennemis de sa patrie et ayant puni
r injustice de ses concitoyens par plusieurs victoires, est sur le
point d'ecraser Rome sous le poids de sa vengeance; mais ce
plan n'offrira jamais qu'une meme situation a trainer longue-
ment pendant quatre actes pour arriver a la seule sc^ne interes-
sante du sujet, k lasc^ne ou ce vainqueur, desarme par sa piete
filiale, accorde aux larmes de sa m^re la grace de sa patrie.
M. de La Harpe a cru devoir preferer le plan trace par Shakes-
peare, et Ton a vu I'homme de lettres qui a le plus defendu
la r^gle des trois unites, qui a crie a la barbarie quand M. Ducis
s'en est ecarte dans les sujets qu'il a empruntes au p^re du
theatre anglais, se permettre d'accumuler, dans I'espace de
vingt-quatre heures, une foule d'evenements qui cessent d'inte-
resser par cela meme que la rapidite avec laquelle ils se succfe-
dent leur ote toute espfece de vraisemblance*. Comme Shakes-
1 . Ceci confirme ce que nous croyons avoir deja dit ailleurs : la grande difference
500 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
peare, il a transporte la scene de la place publique de Rome
dans le camp des Yolsques, et il a cm qu'en etablissant ce camp
sous les murs memes de la ville, la possibilite physique d'y con-
duire son heros dans un court espace de temps suffirait pour
conserver a Faction 1' unite de lieu qu'il pretend ainsi n' avoir
point violee. On eut pardonne a M. de La Harpe d'oublier des
principes que le bon gout, la raison et surtout la vraisemblance,
ame de toute action dramatique, defendent encore mieux que ses
preceptes, si, avec les defauts du Coriolan de Shakespeare il en
eut conserve les beautes ; mais telle est 1' absence totale des
moyens dramatiques dans la tete de ce cel^bre litterateur, que,
en suivant meme pas k pas le plan de Shakespeare, il a depouille
son ouvrage du mouvement, de I'interdt progressif et attachant
que pr^sente la pi^ce anglaise, parce qu'il s'est contente de
mettre en recit tout ce que son modele a mis en action.
On pent remarquer qu'il y a dans une sc6ne du cinquifeme
acte un tr6s-beau mouvement, celui ou Veturie aux genoux de
son fils qui lui dit : Vous ci mes piedsl 6 del I lui repond :
J'y resterai, barbare!
J'expirerai du moins en dtendant mes bras
Vers mon fils r6volt6, que je n'attendris pas.
II est vrai que ces vers sont tout entiers dans Timol^on^ mais
des enfants morts depuis longtemps pourraient-ils reprocher a
leur p^re d'enrichir de leur depouille ceux qui naissent apr^s
eux sous une etoile plus favorable?
M. de La Harpe s'est empresse de faire imprimer sa tra-
gedie sur le succ^s de la premiere representation, et, dans une
preface peu modeste, ildit que c'est a la lecture d'un passage de
La Motte, cite par M. de Voltaire dans la preface de VOEdipe :
« Je ne serais pas ^tonne qu'une nation sensee, mais moins
amie des regies, s'accommodat de voir Coriolan condamn^ a
Rome au premier acte, recu chez les Volsques au troisieme,
assiegeant Rome au quatrieme, etc., » qu'il concut I'idee de
qu'il y a entre le theatre anglais et le notre, c'est qu'en Angleterre on fait courir
le spectateur apres les evenements, et qu'en France aujourd'hui ce sont les He.
nements qui courent apr^s le spectateur. Des deux mani^res quelle est la plus
vraisemblable ? Corneille et Racine eussent d6cid6 sans doute que ce n'est ni I'une
ni I'autre. (Meister.)
MARS 1784. 501
Iraiter ce sujet et la possibilite de ramener les evenements de
plusieurs mois a la vraisemblance des vingt-quatre heures et k
Tunite^ qu'exigent nos convenances theatrales ; mais la tragedie
de Shakespeare, anterieure de plus d'un si^cle a ce qu'a ecrit
I'auteur d'LieSy a offert a M. de La Harpe des donnees qui ont
seiTi plus officieusement son talent pour la tragedie que les trois
ou quatre lignes de La Motte, auquel M. de Voltaire avait re-
pondu « qu'il ne concevait pas qu'un peuple sense et eclaire ne
fut pas ami des regies toutes puisees dans le bon sens et toutes
faites pour son plaisir...., et qu'il voyait trois tragedies dans le
plan indique par La Motte ». L'opinion de M. de Voltaire n'avait
pas besoin du poids que ^M. de La Harpe vient d'y aj outer par
I'execution de ce plan pour la rendre absolument decisive ; et si
I'auteur ne trouve pas dans son Coriolan, ou celui de Shakes-
peare qui est le meme, trois tragedies, il est au moins prouv6
que ce sujet, concu d'apres ce plan, offre trois evenements qui
ne peuvent paraitre vraisemblables et interessants qu'autant
qu'on leur verra donner I'espace de temps que demande le deve-
loppement des circonstances qui les determinent et la distance
des lieux ou ils doivent necessairement se passer.
Le style de cette nouvelle tragedie a paru en general d'un
ton trop declamatoire. Les longues tirades dont M. de La Harpe
a compose son dialogue rappellent d'autant mieux nos harangues
de college que c'est presque to uj ours dans I'histoire de Goriolan
que Ton prend les sujets que Ton donne a traiter a nos jeunes
rhetoriciens pour les former a ce genre de composition. La ver-
sification en est souvent faible et souvent ampoulee, ses periodes
offrent a chaque instant ces phrases incidentes et parasites qui
en ralentissent le mouvement, detournent I'attention de I'idee
principale, et ne produisent qu'une bouffissure d'expression
dont la magie, quelquefois imposante au theatre, tombe toujours
il la lecture. On reste convaincu, en lisant cette tragedie, que
I'auteur I'a faite a la hate ; c'est la troisieme dont M. de La
Harpe nous gratifie en moins de dix-huit mois, et celle-ci prouve
plus que jamais combien la nature a refuse k ce litterateur,
d'ailleurs tres-estimable, le genie qui conceit une action thea-
trale, la raison qui en dispose I'ensemble et en prepare I'inter^t
progressif depuis la premiere sc^ne jusqu'au denoument, enfin
cette force et cette sensibilite que I'ame seule donne, et qui
502 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
seule r^pand la vie sur toutes les parties d'un ouvrage drama-
tique.
— La reine, dit-on, ayant demande des couplets a M. le
vicomte de Segur, celui-ci s'en defendit d'abord ; mais Sa
Majeste ayant insiste en ajoutant : Vous n'avez qvCh me dire mes
viriteSy il lui chanta les vers que voici :
LES ON-DTT,
CHANSON.
Air : Mon pdre etait pot, ma mere 4tait broc, etc.
Voulez-vous savoir les on-dit
Qui courent sur Themire ?
On dit que parfois son esprit
Parait etre en d61ire.
Quoi I de bonne foi ?
Oui, mais, croyez-moi,
EUe sait si bien faire,
Que sa ddraison,
Fussiez-vous Caton,
Aurait I'art de vous plaire.
On dit que le trop de bon sens
Jamais ne la tourmente ;
Mais on ditqu'un seul grain d'encens
La ravit et Tenchante.
Quoi! de bonne foi ?
Oui; mais, croyez-moi,
Elle sait si bien faire,
Que meme les dieux
Descendraient des cieux
Pour Pencenser sur terre.
Vous donne-t-elle un rendez-vous
De plaisir ou d'afifaire ;
On dit qu'oublier I'heure et vous
Pour elle c'est mis^re.
Quoi! de bonne foi?
Oui; mais, croyez-moi,
Se revoit-on pr^s d'elle.
On oublie ses torts;
Le temps meme alors
S'envole ^ tire-d'aile.
MARS 178Zi. 503
Sans r^goisme rien n'est bon,
C'est 1^ sa loi supreme :
Aussi s'aime-t-elle, dit-on,
D'une tendresse extreme.
Quoi! de bonne foi?
Oui; mais, croyez-moi,
Laissez-lui son s^^st^me;
Peut-on la blamer
De savoir aimer
Ce que tout le monde aime?
Un 6veque de grandemise,
Et dont le nom me reviendra,
Payait du tr^sor de TEglise
Une actrice de I'Op^ra.
Tandis qu'a Paris, a Versailles,
Pour edifier ses ouailles,
11 faisait chaudement sa cour
A I'Amour,
Un mot, lache dans une th^se
Sur Torigine des pouvoirs,
L'appelle dans son diocese.
Notre grave pr61at, fiddle k ses devoirs,
S'en fut prendre cong6 de sa belle Ther^se.
On se jura fidelite,
Foi d'ap6tre et d'honnetefemme;
Mais centre les serments faits dans la volupt6
Bien souvent Ton proteste, et le pJaisir reclame
Les douceurs de la liberty.
L'6veque part, un abb6 lui succ^de,
Un Juif aprds est ecoute,
Puis mylord Spleen, qui la prend pour remede
Par ordre de la Faculte;
Preuve que le plaisir est bon pour la sante.
Milord des medecins remplissait la formule,
Quand I'^veque revint, jeunant depuis deux mois.
II ouvre le boudoir Quel affront! il recule,
Et, t^moin du forfait, il elfeve la voix.
Mais Th6r6se, avec assurance,
Lui dit : « Galmez votre fureur.
A la cour de Venus il n'est point de dispense.
1. Ce conte, dont Meister nc nomme pas I'auteur, a 6t6 mis sur le comptc de
Boufflers par les Memoires secrets, 20 mars J78i. (T.)
504 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
Apprenez que dans la rigiieur
Une Hialtresse est libre apr^s trois jours d'absence.
Ce b^n^fice, monseigneur,
Quoique k simple tonsure, exige residence. »
EPIGRAMME
SUR l'eXPJSrIENCE DE M. BLANCHARD, DU 2 MARS,
QUI N'A £t£ QU'uNE r£p]?.TITION DE CELLE
DE MM. CHARLES ET ROBERT, MAIS DONT LA SOUSCRIPTION
A VALU ENCORE A l'AUTEUR
QUARANTE A CINQUANTE MI LLE LIVRES ^
Au Champ de Mars il s'61eva,
Au champ voisin il s'abaissa ;
Charge d'argent il resta 1^.
Messieurs, sic itur ad astra *.
— On a donne sur le Theatre- Italien, leOmars, la pre-
miere et la derniere representation dHAriste pu les Bangers de
VMucation^ comedie en cinq actes, en prose, par M. d'Orfeuil,
ancien comedien de province.
Une mere plus faihle que tendre, un p6re grondeur, mais
cedant toujours aux volont^s de sa femme, un fils d*un carac-
I6re violent, accoutume k faire tout ceder a ses caprices, et qui
est amoureux d'une jeune personne que I'infortune a reduite h
etre femme de chambre dans la maison, ce sont les principaux
personnages de cette triste imitation de Mdanide, de la Gou-
vemante et de tant d'autres comedies de ce genre. L'intrigue en
a paru si romanesque, les scenes d'une longueur si assommante,
le style si lache et si platement verbeux, qu'ilfaut admirer I'in-
1. II avait annonce qu'il sc dirigerait i volonte par le moyen des ailes et du
gouvernail dont il avait arm6 sa gondole; mais, au moment oCi il se pr^parait k
partir avec le benedictin dom Pech, son compagnon de voyage, un jeune officier de
rficole militaire s'^tant elance dans le petit bateau dans I'intention de les accom-
pagner, la violence qu'il fallut employer pour Ten faire sortir, I'affluence et le
tumulte qu'occasionna cette etrange scene, eurent bient6t bris6 tous les agres du
nouveau vaisseau. Le pauvre M. Blanchard, reduit a partir seul, prive de tous ses
moyensde direction, n'a paruvoguer centre le vent que parce qu'il a trouv6 a une
certaine Elevation des courants d'air opposes a ceux qui r^gnaient dans ce moment
sur la terre. Parti du Champ de Mars a midi et demi, il estdescendu, vers les deux
heures, sur le chemin de Paris a Versailles, pres la verrerie de Sevres. (Meister.)
2. C'est la devise des billets distribues aux souscripteurs. (Id.)
MARS 178/j. 505
dulgence du public d'en avoir bien voulu supporter la represen-
tation jusqu'a la fin.
— Histoire de la dermire rivolution de SuMe, contenant
le recit de ce qui s'est passi dans les trois dernUres diHes^ et un
precis de V histoire de SuMe, etc. , traduit de I'anglais de Charles-
Francois Sheridan, ecuyer-secretaire de la Grande-Bretagne en
Suede. Un volume in-8°. Londres, 1783. M. Lescene-Desmai-
sons nous a donne, il y a quelques annees, une Histoire de la
dernier e revolution de Suede *^ qui n'etait qu'un extrait informe
de I'ouvrage de M. Sheridan, dont nous avons I'honneur de vous
annoncer ici la traduction complete, en regrettant seulement
qu'elle ne soit pas aussi bien ecrite qu'elle parait exacte et
fidele.
Les considerations de M. Sheridan sur le gouvernement qui
s'etabht dans ce royaume apres la mort de Charles XII laissent
apercevoir, des Torigine de cette constitution bizarre, les pre-
miers germes du principe qui devait tot ou tard la detruire ou
en necessiter la reforme. En voyant ce systeme de liberte s'elever
sans mesure avec toute la violence et toute la precipitation du
pouvoir le plus absolu, on est tente de croire que ce systeme fut
concu dans la tete de quelque economiste ou de quelque abbe
de Mably, tant il parait eloigne de toute espece de vue raison-
nable et sur les circonstances qui precederent cette epoque, et
sur le caractere, I'habitude et les besoins de la nation. M. She-
ridan montre fort bien que, dans le moment meme ou le despo-
tisme du senat fut parvenu a son comble, il ne pouvait se main-
tenir aux yeux du peuple sans lui presenter sans cesse le fantome
de la royaute comme I'organe de ses volontes, le soutien des lois
et de la puissance publique.
L'auteur peint des couleurs les plus vives I'etat deplorable
ou la Su^de se trouvait reduite par tons les abus d'une aristo-
cratie aussi corrompue qu'injuste et tyrannique.
C'est au milieu de toutes ces agitations qu'un prince, a
I'age de vingt-cinq ans, osa former le noble projet d'etre le pre-
mier citoyen de sa patrie, et d'aflranchir tout a la fois son trone
et son pays. Seul il forma ce noble projet, et plus heureux que
1. Paris, 1781, in-S". Le livrc de Sheridan a et6 traduit par J.-M. Bruyset,
libraire k Lyon. Voir prec6demment, p. 106.
506 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
Henri IV, plus heureux encore que Wasa, son ai'eul et son mo-
dule, il I'executa sans qu'il en ait coute un regret a la vertu, une
larme a I'humanite ; ce fut le triomphe d'une volonte juste et
ferme, d'un caractere aussi grand que sensible, d'une eloquence
aussi douce que puissante, mais encore plus le triomphe d'un de
ces elans de courage dont I'ame des heros est seule susceptible,
et qui suffit pour faire reconnaitre leur empire. G'est cette inspi-
ration divine que Ton sent dans ce premier discours du roi a ses
gardes : « Je suis oblige de defendre ma propre liberte et celle
du royaume contre 1' aristocratic qui regne. Voulez-vous m'etre
fideles comme vos ancetres I'ont ete a Gustave Wasa et a Gus-
tave-Adolphe ? alors je risquerai ma vie pour votre bien et celui
de mon pays. »
On ne pent lire sans attendrissement le recit de toutes les
preuves de clemence, d'humanite, d'attention sensible et deli-
cate que donna ce jeune roi dans la fameuse journee qui decida
de la liberte de son trone et de sa patrie.
Plus on est touche des vertus deployees dans la conduite
de cette heureuse revolution, puis on frdmit en reflechissant a
toutes les circonstances qui pouvaient en arr^ter le succ^s. La
nuit meme qui preceda la fameuse journee, le roi vint a 1' Arsenal
pour le visiter, et donna ordre au soldat de le laisser entrer ; le
soldat le refusa : « Sais-tu k qui tu paries? lui dit le roi. — Je le
sais, reponditle soldat ; mais je sais aussi quel est mon devoir, m
Si Pecuyer du palais, par un motif semblable, eut refuse au roi
les chevaux dont il avail besoin pour se transporter dans tons
lesquartiers de Stockholm etse faire entendre du peuple assem-
ble dans la place publique, cette seule opposition eut sufii peut-
etre pour troubler les mesures les mieux combinees. On n'y
voyait plus aucun parti, ni pour la patrie ni pour la constitu-
tion, ni pour le trone ; sous pretexte de defendre les libertes de
I'fitat contre une vaine ombre de royaute, on ne disputait plus
en effet que pour savoir quel serait I'etranger dont il convenait
de preferer I'esclavage. Le senat n'etait pour ainsi dire qu'une
ar^ne ou I'habilete des negociateurs russes et anglais luttait
avec plus ou moins de succes contre les subsides de la France
et, si Ton pent croire a I'impartialite de M. Sheridan, cette der-
ni6re puissance fut meme prete a succomber malgre tons les
avantages que lui donnalent d'anciennes liaisons et des services
MARS 1784. 507
encore assez reels puisque, selon lui, les ministres d'Angleterre
et de Russie avaient deja reussi, sans de nouveaux subsides, a
detacher des interets de la France la plus grande parti e des
deputes de la Di^te.
COUPLET DE FEU M. PIRON,
AU NOM DE M. LE COMTE DE SAI NT -FLORENTIN,
A MADAME SABBATIN.
Que le temps n'ait la victoire
Sur nous de loin ni de pres ;
Bergere, si tu veux m'en croire,
Nous ne vieillirons jamais.
La fontaine de Jouvence
Se trouve chez les Amours.
Aimons-nous avec Constance,
Nous rajeunirons toujours.
— On a donne, le jeudi 18, sur le theatre de la Gomedie-
Italienne, la premiere representation de Theodore et Paulin,
opera-comique en trois actes, parole de M. Desforges, auteur de
Tom Jones a Londres, musique de M. Gretry.
L'intrigue de cette piece est aussi mal concue, quant a la
marche dramatique, qu'elle est invraisemblable quant aux moeurs
et a toutes les conventions recues dans la societe. Ge triste drame
n'eut surement pas ete acheve s'il n'eut pas offert de temps en
temps quelques scenes assez piquantes entre la jeune servante
et un certain Andre qu'elle aime de tr^s-bonne foi, mais qui n'en
est pas moins jaloux de mons La Fleur.
La musique de ces sc6nes-la respire la fraicheur, les graces,
Toriginalite, la verite naive et spirituelle qui caracterisent si heu-
reusement la plupart des productions de M. Gretry; mais tout ce
que debitent les autres personnages ne lui a inspire que des
chants aussi froids que la morale ridicule et fastidieuse dont le
poete a charge leur role. M. Gretry a eu le bon esprit de retirer
la pi^ce apres la premiere representation, et de resister avec le
meme courage aux soUicitations des comediens et a celles de
r auteur des paroles, qui voulaient en risquer une seconde.
Plusieurs airs detaches de cet opera, quoiqu'il n'ait ete donne
508 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
qu*une seule fois, ont ete executes depuis dans differents con-
certs, et y ont toujours ete vivement applaudis.
— Tdephe, endouze livres, avec cette epigraphe : Et quorum
pars magna fui.,. (Virg.) Un petit volume in-8% par M. Pech-
meja (on prononce Pemeja), auteur d'un £loge de Colbert^ qui
a obtenu Yaccessit du prix de I'Academie francaise % remport^
par M. Necker en 1773, d'un petit pamphlet plein d'esprit et de
raison contre les detracteurs des administrations provinciates ^ et
de quelques morceaux inseres dans la premiere edition de YHis-
toire philosophiqiie et politique de I'abbe Raynal, entre autres
de I'eloquente diatribe sur le commerce des n^gres, etc. De la
m^me province que le cel^bre historien des deux Indes, a son
arrivee k Paris il se vit d'abord reduit a faire le triste metier de
precepteur. Le mauvais etat de sa sante et la modicite de sa
fortune le determin^rent ensuite k se retirer a Saint-Germain-en-
Laye, aupr^s de son ami le docteur Dubreuil. G'est dans cette
retraite qu'il congut, il y a huit ou neuf ans, la premiere id6e de
I'ouvrage que nous avons Thonneurde vous annoncer, et ce n'est
que I'automne passe qu'il s'est senti la force de I'achever. Plu-
sieurs grandes dames, M'"" de La Marck, de Beauvau,de Tesse,
qui passent une partie de I'annee k Saint-Germain, et qui ont
rendu depuis longtemps aux qualites personnelles de I'auteur la
justice qui leur est due, ont bien voulu prendre I'ouvrage sous
leur protection, et se sont chargees d'en faire la fortune. Quoi-
qu'elles n'aient pu lui gagner tons les suffrages qu'il leur parais-
sait meriter, elles ont su lui procurer du moins I'eclat d'une c6l6-
brit6 qu'il n'eut gu^re obtenue s'il n'eut paru dans le monde
que port6 sur ses propres ailes.
En demandant k I'auteur quel est Tobjet qu'il s'est propose
dans la composition de cet ouvrage, peut-6tre I'embaiTasse-
rait-on beaucoup. Gen'estpas sans doute pour s'amuser lui-meme,
encore moins ses lecteurs, qu'il a pris a tache de rassembler de
toutes parts tant d'idees et tant d' images 6galement tristes sur la
destin^ede I'homme, sur I'injustice de 1' oppression, sur la neces-
site d'etre vertueux et le pen de bonheur que Ton pent esperer
de la vertu m^me la plus pure.
i. Voir tome X, p. 296.
2. Voir pr6c6demment, p. 10.
MARS 1784. 509
Si T^Uphe avait ete moins prone, on se dispenserait volon-
tiers d'en dire davantage; mais I'esp^ce de sensation que ce livre
a paru faire dans plusieurs societes exige de notre impartiality
une critique plus etendue et plus reflechie. Tel qu'il est, et malt
gr6 le p6che originel qu'on vient de lui reprocher, on croi-
devoir assurer d'abord tons ceux qui auront une resolution assez
opiniatre pour le lire d'un bout a I'autre qu'ils y reconnaitront
non-seulement I'ouvi'age d'un homme d' esprit, mais encore celui
d'une ame tres-honnete et tres- sensible ; qu'ils se trouveront
meme quelquefois dedommages de leurs efforts par d'heureux
details, par des beautes de style d'un ordre sup6rieur, par des
pages entieres d'une Eloquence forte ettouchante.
On a vu dans nos bureaux d' esprit des acad^miciens et des
femmes academiques oser mettre Telephe a cote de TeUmaque,
et, si on les eut fach6s, tout prets a le placer au-dessus de
cat immortel chef-d'oeuvre; mais serait-ce la peine d'examiner
s^rieusement une comparaison aussi ridicule? Celle qu'on pour-
rait faire de cet ouvrage avec SHhos^ les Incas, la CyropMie
de Ramsay, serait moins disproportionnee ; a les comparer ce-
pendant sans prevention pour I'auteur de TiUphe, ne trouve-
rait-on pas dans le roman de I'abbe Terrasson, tout mal ecrit
qu'il est, beaucoup plus d'idees, une morale plus interessante
et plus variee, avec infmiment plus d'imagination ? Ne serait-on
pas force de convenir encore que les Incas, quelque ennuyeuses
qu'en soient plusieurs parties, presentent un objet tout autre-
ment interessant, des tableaux .bien plus neufs, des contrastes
plus heureux, une philosophie plus douce et plus interessante ?
Quoique le Cyrus de Ramsay ne soit qu'une imitation tr^s-
faible et tr^s-mesquine d'un ouvrage qui n'aura pas plus de
vrais imitateurs qu'il n'a eu de vrais modules, n'avouera-t-on pas
aussi que la fiction en est plus claire, si ce n'est pas plus atta-
chante, au moins plus raisonnable et plus suivie? Si Ton voulait
s'obstiner a comparer des productions qui ne sont gu^re faites
pour entrer en comparaison, il faudrait dire que les Incas sont
le TiUmaque du si^cle encyclopedique, et TiUphe celui de la
confrerie des 6conomistes. A la bonne heure !
Qu'il nous soit permis de terminer cet article par une folie ;
elle a eu assez de succ^s pour etre comparee k ces gens qui
n'etaient pas faits pour etre recus dans la bonne compagnie,
510 CORRESPONDANGE LITT^RAIRE.
mais qu'on y trouve cependant, parce qu'un heureux hasard
les a mis a la mode; c'est le calembour d'une femme d' esprit
(M™^ Pourrat) dont les moeurs, le ton et le gout se sont formes
dans la societe de nos gens de lettres, et nommement de M. de
La Harpe. « Que pensez-vous, lui disait-on, de T^^phe? — De
TiUphe? repondit-elle ; mais qu'il y a tel F que j'aimerais beau-
coup mieux que cela. »
Pour I'intelligence dece mot, il est bon de savoirque TeUphe
est la traduction d'un mot grec qui signifie perfection.
AYRIL.
M. Mesmer ne pouvait prendre un moment plus favorable
pour publier son dernier Mdmoire sar la d^couverte du magn^-
tisme animal. Jamais I'attention publique ne s'etait fixee encore
avec autant de complaisance sur cette admirable decouverte.
Depuis que plusieurs personnes, dont I'opinion est d'un certain
poids, se sont declarees hautement en sa faveur, le magnetisme
occupe toutes les tetes ; on est etourdi de ses prodiges, et si Ton
se permet de douter encore des effets plus ou moins salutaires
que pent produire 1' application de ce nouvel agent, on n'ose plus
nier au moins son existence ; on parait assez generalement d' ac-
cord sur les singuliferes merveilles de sa puissance. Plus de cent
personnes de tons les ordres de la societe se sont reunies pour
acheter du sieur Mesmer son secret et ses procedes au prix
modique qu'il avait exige, il y a quelques annees, du gouverne-
ment, c'est-a-dire au prix de cent mille ecus; chaque souscrip-
teur paye cent louis. Douze lecons suffisent pour etre initie dans
ces nouveaux myst^res ; mais on ne pent y etre admis sans avoir
ete agree par les souscripteurs actuels. Le chevalier de Ghas-
tellux est le president du comite. On compte au nombre des pre-
miers adeptes quelques academiciens , plusieurs medecins, les
personnes les plus connues de la ville et de la cour, M. de
Noailles, M. de Montesquiou, M. de La Fayette, M. de Ghoiseul-
Gouffier, M. de Puys^gur, etc. Quant au Memoire que nous avons
I'honneur de vous annoncer, il n'offre sur la theorie meme du
AVRIL 1784. 511
inagnetisme qu'un petit nombre de propositions de la metaphy-
sique la plus embrouillee, et qui ressemblent auxanciennes reve-
ries de la science cabalistique. On y renouvelle le systeme de
r influence des corps celestes sur la terre et les corps animes ;
le fluide universellement repandu est, dit-on, le moyen de cette
influence ; son action reciproque est souniise a des lois mecaniques
inconnues jusqu'a present, et ses effets peuvent etre consideres
comme le flux ei le reflux. Le reste de la brochure est consacre
uniquement a 1' explication des motifs qui forcerent le sieur
Mesmer a quitter Vienne en 1777. G'est a I'arrivee de la demoi-
selle Paradis ^ que nous devons probablement une apologie ou
I'histoire de cette jeune virtuose occupe le premier rang.
Fille d'un pere et d'une mere attaches a I'imperatrice-reine,
la demoiselle Paradis devint aveugle a I'age de deux ans. On avait
essaye en vain tons les secours de I'art pour lui rendre la vue.
Son pere et sa m^re la confierent, a I'age de quatorze ans, au
sieur Mesmer, qui depuis quelques ann6es annoncait a la Faculte
de Vienne son importante decouverte, sans que ni cette Faculte,
ni le premier medecin de la cour, M. Stoerck, voulussent y croire,
ni meme s'occuper des moyens proposes par le sieur Mesmer
pour la constater. II pretend, dans ce Memoire, lui avoir rendu
la vue pendant quinze jours; il assure qu'elle ne I'a reperdue que
par la violence que lui firent son pere et sa m^re pour I'arracher
de chez lui malgreelle; que cette nouvelle cecite fut la suite d'un
coup violent a la tete qu'elle recut dans cette scene plus que
singuliere, meme dans le recit qu'en fait le sieur Mesmer. On
apergoit clairement, a travers tons les voiles specieux dont il
cherche a envelopper cette histoire, que le gouvernemeiit impe-
rial prit la liberte de le traiter comme un charlatan, et lui ordonna
en consequence de quitter Vienne assez brusquement. Ce fut
Paris que M. Mesmer choisit pour y propager plus heureusement
sa doctrine ; il eut le bon esprit de calculer que ce grand theatre,
qui renferme encore plus de dupes et d' imbeciles que de gens
d' esprit, etait precisement le theatre de TEurope sur lequel il
etablirait tot ou tard et la fortune du magnetisme et la sienne.
1. Nous la possedons, depuis trois semaines, au Concert spirituel. Son talent
sur le clavecin, malgre sa cecite absolue, est la chose du monde la plus etonnante;
mais il y a lieu de croire que son apparition k Paris dans cet instant n'a pas dii
causer au sieur Mesmer la surprise la plus agreable. (MEisTEn.)
512 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
II y arriva en 1778, annonca sa decouverte avec assez d'eclat,
fit des defis aux medecins, et ne trouva pas notre Faculte plus
empressee k s'instruire que celle de Vienne. Le sieur Deslon fut
le seul des docteurs de la Faculte qui suivit les operations du
sieur Mesmer, etudia ses principes et ses procedes, defendit
publiquement son syst^me, et merita par la d'etre annonce par
I'inventeur de cette decouverte comme participant autant que lui
du pouvoir de magii^tiser, Nos journaux etaient inondes alors de
lettres flatteuses que s'ecrivaient et le maitre et I'^lfeve; mais la
Faculte, le gouvernement, le public se bornaienta lire les eloges
que ces messieurs faisaient mutuellement de leurs succ^s et de
leurs talents ; la salle des traitements etablie par Mesmer restait
h. pen pr6s d^serte.
Fatigue d'un accueil qui devenait de plus en plus contraire
k ses vues, le nouveau thaumaturge parut vouloir renoncer k
faire jouir la France d*un bienfait qu'elle dedaignait; il crut ou
feignit de croire que I'Angleterre I'accueillerait d'une mani^re
plus profitable, et que ce peuple, k qui tout ce qui est neuf, tout
ce qui porte un grand caract^re de singularite est presque sur de
plaire, accepterait ses offres avec empressement. 11 passa done a
Londres. Son disciple Deslon crut alors devoir consoler Paris du
depart de son maitre en formant un etablissement de traitement
mesm^rien, Une figure interessante, soutenue encore des avan-
tages de la jeunesse et des graces de 1' esprit, avait merite a
Deslon la protection de quelques femmes de lettres de la seconde
classe. Files essay 6rent de faire, en faveur de leur protege, une
reputation au magnetisme animal ; elles crurent que le role de
sectatrices et de proneuses d'une decouverte aussi miraculeuse
pouvait leur faire autant d'honneur que le succ^s de certains
ouvrages, la consideration de certains hommes de lettres en
avaient fait sou vent aux femmes de lettres du premier ordre.
Elles se determin^rent k suivre les traitements de Deslon, et
entratnerent a leur suite plusieurs jeunes candidats de la litte-
rature, destines par elles a etre les successeurs imm6diats des
Voltaire, des Jean-Jacques, des Diderot, des Montesquieu et des
Buffon; ils furent condamnes, sous peine de n' avoir jamais
aucune celebrite, a faire celle du magnetisme animal. L'entre-
prise de Deslon prit d^s lors une esp^ce de consistance. Bientot
des hommes et des femmes, dont Tennui et la satiete des plaisirs
AVRIL 1784. 513
avaient fletri les organes et detendu la fibre, se laisserent per-
suader que les vapeurs surtout cedaient aux precedes mesme-
riens; que du moins ils trouveraient chez Deslon, dans une
societe de quelques hommes et de quelques femmes ci esprit,
une sorte de distraction. Le disciple de Mesmer eut bientot la
douceur de voir son traitement suivi par une vingtaine de per-
sonnes qui venaient essay er d'en obtenir des convulsions a dix
louis par mois.
Le nombre s'en accroissait d'une nianiere tr^s-satisfaisante
pour Deslon, lorsque Mesmer, que la Societe royale de Londres
avait accueilli moins favorablement encore que les Facultes de
medecine de Yienne et de Paris, apprenant le succes de son
eleve, crut ne devoir pas se borner a dire : Sic vos non vobis
nidificatis aves-^ il repassa bientot le detroit de Calais, accourut
a Paris, et son premier soin fut, comme de raison, d' accuser
d'infidelite et surtout d' ignorance un eleve qui, a peine instruit
de sa doctrine et de ses principes, osait magnetiser sans son
attache et surtout pour son seul et prive compte. II pria le public,
par la voie des journaux, de se mefier du meme homme dont
six mois auparavant il avait exalte les profondes connaissances
et vante 1' aptitude a operer sur le magnetisme animal. II prit en-
suite une maison, y etablit un traitement, et convaincu de I'ex-
cellence des moyens secondaires employes par son eleve, Mesmer
s'attacha deux ou trois femmes de lettres d'un nom et d'une im-
portance superieure a celles qui avaient fait la reputation de
Deslon.
Ni le maitre ni le disciple ne faisaient aucune cure; mais
chaque jour voyait eclore de part et d' autre des pamphlets dont
le piquant, en amusant la malignite publique, eveillait insensi-
blement une curiosite que I'importance meme de la pretendue
decouverte n' avait encore pu exciter jusqu'alors. Mais si, d'un
cote, cette guerre entre les chefs servait a propager la foi au
magnetisme, d'un autre, cette division jetait un peu de ridicule
sur la doctrine meme, et la rivalite des maitres, en les forcant
de diminuer a I'envi leprix du traitement pour obtenir la prefe-
rence, reduisait presque a rien les produits du bienfait qu'ils en-
tendaient administrer a Thumanite, au moins autant pour leur
profit que pour son plus grand avantage. Des considerations si
puissantes rapprocherent le maitre et I'eleve, la paix fut juree;
XIII. 33
5U CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Deslon consentit a transporter son traitement et ses malades
chez Mesmer, et a partager avec lui le produit net d'une mani-
pulation qui parait n'exiger d' autre rnise en avant que celle d'un
baquet rempli d'eau et de quelques barres defer. Gette reunion,
si necessaire pour accrediter d'une mani^re profitable le magne-
tisme animal, ne put 6tre de longue duree ; il fut impossible de
reunir et de faire vivre en paix des femmes qui avaient travaille
en concurrence a la reputation de Deslon et a celle de Mesmer ;
elles ne pouvaient se pardonner la rivalite de leurs pretentions :
les mesmdriennes semblaient n'admettre que par condescendance
les desloniennes a I'honneur de partager avec elles le traitement
de Mesmer ; celles-ci conservaient pour celui qu'elles regardaient
comme leur ouvrage, et qui restait I'idole de leur amour-propre,
des preferences et une predilection qui leur faisaient refuser
d'autres soins que ceux de Deslon. En vain les maitres s'etaient
reunis, il existait toujours entre ces diflerents sectaires un ton
d'aigreur auquel succederent bientot des reproches de toute
esp^ce, et qui se terminerent enfin par des scenes aussi vives
que scandaleuses. Elles forc^rent Mesmer et Deslon a se separer
de nouveau, et de nouveau les journaux furent remplis des recri-
minations du maitre et du disciple. Ces pamphlets, qui fixaient
toujours I'attention sur le magnetisme, n'empechaient pas que le
traitement de Deslon ne fut plus suivi que celui de Mesmer.
II imagina alors un coup qui, en decidant promptement sa propre
fortune, oterait a Deslon les moyens de faire la sienne a ses de-
pens. 11 offrit de decouvrir les secrets du magnetisme a un norabre
determine de souscripteurs, moyennant cent louis par tete. Cette
souscription, proposee tr^s-inutilement deux ans auparavant,
vient de recevoir aujourd'hui I'accueil le plus favorable. Pour en
arreter le succes, Deslon avait eu cependant le soin de donner au
public, dans une grande lettre signee par un M. de Montjoie *, le
precis le plus emphatique de la theorie de Mesmer et de ses pro-
cedes.
Nous touchons au moment de la solution de ce probleme, et
r Europe, qui, depuis douze ans, ne cesse d'entendre parler du
magnetisme animal, va savoir enfin s'il faut decerner des cou-
1. Cette longue lettre a et6 inseree dans le Journal de Paris. C'est un galimatias
digne des apotres de I'ancien gnosticisme, des Zinzendorf, des Jacques Boehm, etc.
(Meister.)
AVRIL 1784. 515
ronnes ou le pilori au nouveau Paracelsei. La souscription de
cent mille ecus qu'il demandait pour donner son secret est rem-
plie et au dela ; I'argent en est depose chez un notaire. Plus de
cent personnes de tons les rangs et de tons les etats vont etre
instruites de 1' existence du magnetisme animal et des procedes
par lesquels Mesmer opere les prodiges qu'on en raconte. D'un
autre cote, Deslon, a qui la publicite de cette decouverte enleve
un etat assez lucratif, vient d'obtenir du gouvernement de
nommer une commission pour en examiner la theorie et les pro-
cedes. Cette commission sera composee de quatre medecins de la
Faculte, de quatre membres de la Societe royale de medecine. et
de quatre academici ens de 1' Academie des sciences. Cette demarche
de la part de Deslon semble confirmer au moinsT existence de cet
agent universel. L'on attend avec impatience le resultat du tra-
vail de cette commission.
— C'est le jeudi 11 mars qu'on a donne, pour la premiere
fois, sur le Theatre-Francais, le Jaloux, comedie en vers libres
et en cinq actes, de M. Rochon de Chabannes, auteur d'Heureu-
sement^ de la Manie des arts, > d'Hylas et Silvie, des Amants
gdndreux, de V Amour francais^ du Seigneur hienfaisant^ etc.
Ene comedie de caract^re en cinq actes est toujours un ou-
vrage tres-difiicile, et le devient encore davantage lorsque les
traits les plus saillants d'un caractere ont deja ete presentes
dans des chefs-d'oeuvre tels que \Ecole des femmes et celle
des Maris ^ sans compter tant d'autres tuteurs jaloux qui ne
sont que de faibles copies des originaux de Moliere ^ M. Ro-
chon Fa tres-bien senti, et, pour peindre sous de nouveaux traits
1. On sait que Paracelse cut la pretention de fonder une nouvelle ecole de
mddecine sur les ruines de celle d'Hippocrate et de Galien. (Meister.)
2. De toutes les pieces de notre theatre qui portent le titre du Jaloux, il n'en
est aucune qui ait eu un grand succes. Le Jaloux de M. Bret ne fut donne que
quatre fois ; celui de Baron n'a jamais ete repris ; le Jaloux desabuse de Campis-
tron n'est pas reste au theMre, et n'eut dans la nouveaute que huit ou dix repre-
sentations; celui de Dufresny tomba a la premiere; le Jaloux satis amour de
M. Imbert a ete abandonne a la cinquieme ou sixieme. etc. Ce sujet n'est pas ea
effet aussi heureux qu'il pent le paraitre au premiier aper^u; la jalousie estplutot
im malheur qu'un travers, et, sous quelque point de vue qu'on essaje d'envi-
sager cette passion, on la trouvera toujours bien moins susceptible de ridicule
que de haine ou de piti6. II n'y a que les jaloux qu'on aime a voir duper dont on
puisse rire; et voila pourquoi les tuteurs jaloux de leur pupille sont de tous les
jaloux au thelitre ceux qui ont le mieux reussi. (Id.)
516 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
cette faiblesse du coeur humain, il a choisiun jeunehomme aussi
passionnement amoureux, aussi interessant par Texc^s meme de
son amour, qu'il est ridicule par sa defiance et la folie de ses
soupcons.
La premiere representation de cette comedie a ete tres-
orageuse. Une sortie contre les ballons que le public ne veut pas
qu'on plaisante et que I'auteur avait mise assez maladroitement,
au second acte, dans la bouche du Jaloux, a commence par indis-
poserle parterre: une grande tirade de vers imites de Tibulle,
que disait ensuite le Jaloux pendant le sommeil trop prolonge dela
marquise, a fmi par impatienter tous les spectateurs; la jalousie
contre un bouquet qu*il trouvait k ses pieds, les feuilles de roses
dont il couvrait le sein de sa maitresse, les comparaisons qu'il
en faisait avec la fraicheur de son teint, tous ces details d'eglogue
ont paru aussi longs que deplaces ; les murmures ont meme ete
si vifs et si bruyants que le sieur Mole s'est cru oblige de
s'avancer surle devant de la scene et de demander au public s'il
ordonnait d'achever ou de cesser la representation de I'ouvrage.
Les applaudissements ayant engage les acteurs k poursuivre, le
reste de la piece a et6 ecoute avec assez de bienveillance ; nous
devons a la presence d'esprit de cet excellent acteur le succ^s
d'une comedie qui restera vraisemblablement au theatre. L'au-
teur, desole, voulait absolument la retirer ; il a cede aux conseils
de quelques amis, et a consenti a une seconde representation, en
faisant tous les retranchements indiques par le public. La piece
a ete fort accueillie le second jour, et ce succ^s parait se sou-
tenir, tandis que Coriolan, si applaudi a la premiere representa-
tion, vient de tomber des la neuvieme au profit des Comediens.
Le caract^re du Jaloux a paru en general Men saisi; sa
jalousie, quoique souvent outree et quelquefois assez mal mo-
tivee, est toujours interessante. L'auteur aurait pu se dispenser
cependant de representer la comtesse d'abord en amazone ; en ne
la faisant paraitre qu'en habit d'homme, il eut justifie, ce me
semble, plus raisonnablement les soupcons du Jaloux, et le public
se flit peut-etie prete davantage a I'erreur du chevalier. Le sieur
Mole, charge de ce role, a rendu les divers mouvements de ten-
dresse, d'inquietude, de jalousie et de fureur qui partagent tour k
tour le coeur de cet amant jaloux, avec une superiorite qui ajoute
encore a I'idee qu'il nous avait donnee jusqu'ici de I'etendue, de
AVRIL 178^. 517
I'energie et de la variete de son talent. Le caractere de la mar-
quise est bien concu : toujours sensible etraisonnable,il contraste
tres-heureusement avec celui du chevalier. Gelui de la comtesse,
joue si naturellement par M"* Raucourt, ne manque point de
gaiete: on eut desire cependant qu'il tint davantage a Taction
generale. L'auteur Ty aurait pu Her d'une mani^re piquante en
prononcant mieux son attachement pour Valsain, et en opposant
le tableau d'un amour insouciant etgai a I'amour plus que serieux
de la marquise et du chevalier. Le role du baron a paru au moins
tres-insignifiant.
A quelques tirades prfes, dont la maniere est precieuse et
recherchee, le style de cette comedie est facile; il a meme quel-
quefois de I'elegance et de la grace ; quoique le dialogue ne soit
pas toujours dans la verite des convenances et du ton de la so-
ciete, il est au moins rapide, aninie, plein de traits heureux, et
respire souvent une sensibilite douce et aimable.
— G'est le mardi 27 qu'on a vu paraitre enfm, surle Theatre-
Francais, la Folle Joiirnee^ ou le Manage de Figaro, cette
celebre comedie de I'illustre Beaumarchais, ballottee depuis deux
ans par la censure ; arretee au moment ou les comediens se pre-
paraient a en distribuer les roles, repetee ensuitepour etrejouee
seulement sur le theatre des Menus ; def endue, a 1' instant meme
de la representation, de la maniere la plus eclatante et avec ces
formes que le pouvoir du trone n'emploie ordinairement que dans
les affaires dont I'importance semble m^riter de faire intervenir
des ordres particuliers revetus du nom et de la toute-puissance de
la majeste royale.
Lorsque nous eumes I'honneur de vous rendre compte de la
representation que M. de Vaudreuil avait fait donner de cette
comedie a Gennevilliers, nous eumes celui de vous annoncer en
meme temps que le succes de cette representation ne serait pas
toujours perdu pour cette capitale. Nous etions bien instruits
cependant que la plupart des spectateurs de Gennevilliers avaient
declare la piece tr^s-immorale et absolument inadmissible sur un
theatre public ; mais nous avions calcule' la puissance et les res-
sources du genie de M. Garon de Beaumarchais ; nous savions
qu'il redoutait bien moins tout le mal que Ton pouvait dire de
son ouvrage, que I'entier oubli auquel les derniers ordres du roi
semblaient le condamner ; la representation de Gennevilliers Tavait
518 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
tire de cet oubli, et c'etait la tout ce que desirait Tauleur du
Manage de Figaro. Son adresse, une fecondite de moyens tout
prets a se plier au temps, au caractere des personnes et des cir-
constances, une tenacite dontl'audace n'a point d'exemple, tout
nous garantissait que ses ressources et son imperturbal)le opinia-
trete seraient plus qu'en raison des obstacles et des difficultes que
lui opposerait le gouvernement ; que tant d' obstacles et de diffi-
cultes ne serviraiens meme qu'a aiguillonner son amour-propre ;
car M. de Beaumarchais, avec bien plus de raison que tant
d'autres auteurs dramatiques , s'etait dit depuis longtemps :
(( L'Europe enti^re a les yeux ouverts sur mes Noces et sur moi ;
I'honneur de mon credit tient a ce qu'elles soient jouees, elles le
seront ; » et I'evenement vient de justifier I'opinion qu'il avait de
ses forces, opinion que nous n'avons jamais cesse de partager
avec tout le respect que peuvent inspirer la profondeur et la
sublimite de ses ressources.
Le detail historique de toutes les intrigues auxquelles il doit
avoir eu recours pour faire jouer sa piece, le choix et la diver-
site des ressorts qu'il a fait mouvoir pour I'emporter en quelque
mani^re et sur Tautorite du gouvernement et sur celle de I'opi-
nion publique, seraient sans doute un cours de negociations assez
piquant, assez curieux ; mais lui seul sait tout ce qu'il a eu a
faire et tout ce qu'il a fait pour reussir dans une si haute entre-
prise. Nous savons seulement que M. le garde des sceaux et
M. le lieutenant-general de police se sont constamment opposes
a la representation du Mariage de Figaro j quec'est M. le baron
de Breteuil, dans I'origine assez prevenu lui-meme centre I'ou-
vrage, qui a fait retirer les ordres du roi qui I'avaient si solen-
nellement proscrit; qu'avant de s'y interesser, ce ministre a
voulu en entendre une lecture a laquelle ont assiste quatre ou
cinq hommes de lettres, tels que MM. Gaillard, Ghamfort, Ru-
Ihiere, etc. ; que le sieur de Beaumarchais, qui, dans cette seance,
avait debute par annoncer qu'il se soumettait sans reserve a tons
les retranchements, a toutes les corrections dont ces messieurs
trouveraient son ouvrage susceptible, a fini par en defendre les
moindres details avec une adresse, une force de logique, une se-
duction de plaisanterie et de raisonnement qui ont ferme la
bouche a ses censeurs et conserve les Noces de Figaro ^ a quelques
mots pres, telles qu'on les avait repetees aux Menus, On pretend
AVRIL 1784. 519
que, dans cette seance, tout ce qu'a dit M. de Beaumarchais
pour I'apologie de son ouvrage I'emportait infiniment, par
I'esprit, par roriginalite, par le comique meme, sur tout ce que
sa nouvelle comedie ofTre de plus ingenieux et de plus gai. Au
reste, jamais piece n'a attire une affluence pareille au Theatre-
Francais ; tout Paris voulait voir ces fameuses Noces\, et la salle
s'est trouvee remplie presque au moment ou les portes ont ete
ouvertes au public ; a peine la moitie de ceux qui les assiegeaient
depuis huit heures du matin a-t-elle pu parvenir a se placer ; la
plupart entraient par force en jetant leur argent aux por tiers.
On n'est pas tour a tour plus humble, plus hardi, plus empresse
pour obtenir une grace de la cour que ne I'etaient tons nos jeunes
seigneurs pour s' assurer d'une place a la premiere representa-
tion de Figaro I plus d'une duchesse s'est estimee, ce jour-la,
trop heureuse de trouver dans les balcons, ou les femmes comme
il faut ne se placent guere, un mechant petit tabouret a cote de
M"" Duthe, Garline et compagnie.
Le Manage de Figaro a eu des la premiere representation un
succes prodigieux. Ce succes, ,qui se soutiendra longtemps, est
du principalement a la conception meme de I'ouvrage, concep-
tion aussi folle qu'elle est neuve et originale. C'est un imbroglio
dont le fil, facile a saisir, amene cependant une foule de situa-
tions egalement plaisantes et imprevues, resserresanscesseavec
art le noeud de I'intrigue, et conduit enfin a un denoument tout
a la fois clair, ingenieux, comique et naturel, merite qu'iln'etait
pas aise de soutenir dans une piece dont la marche est aussi
etrangement compliquee. Achaque instant, Taction semble toucher
k sa fm, a chaque instant I'auteur la renoue par des mots presque
insignifiants, mais qui preparent sans effort de nouvelles scenes,
et replacent tous les acteurs dans une situation aussi vive, aussi
piquante que celles qui Tout precedee. C'est par cette marche
tout a fait inconnue sur la scene francaise, et dont les theatres
espagnol et italien of Trent meme assez peu de bons modeles, que
I'auteur est parvenu a attacher et a amuser les spectateurs pen-
dant le long espace de trois heures et demie qu'a dure la repre-
sentation de sa piece.
Quant a cette immoralite dont la decence et la gravite de nos
moeurs a fait sonner si haut le scandale, il faut convenir que
I'ouvrage en general n'est pas du genre le plus austere ; c'est le
520 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
tableau des moeurs actuelles, celui des moeurs et des principes
de la meilleure compagnie ; et ce tableau est fait avec une har-
diesse, une naivete qu'on pouvait a taute rigueur se dispenser
de porter sur la scene, si le but d'un auteur comique est de cor-
riger les vices et les ridicules de son siecle, et non pas de se
borner a les peindre par gout et par amusement. M. de Beau-
marchais, en nous oflrant le caract^re intrigant et sans pudeur
de son spirituel et adroit Figaro ; un comte Almaviva degoute de
sa femme^ seduisant sa cameriste, pourchassant encore la fille de
son jardinier ; un page beau comme I'Amour, jeune comme lui,
amoureux de la comtesse, et brulant de desir pour toutes les
femmes qu'il voit; une comtesse Almaviva plus tendre, plus
sensible que nos usages ne permettent aux femmes de le paraitre
au theatre, et surtout aux femmes mariees; en rassemblant,
dis-je, tons ces personnages ou corrompus ou prets a I'etre, en
ne les entourant que d'une troupe d'imbeciles ou de fripons,
M. de Beaumarchais n'a surement pas eu la pretention de faire
une pi^ce essentiellement morale ; mais ne trouve-t-on pas dans
plusieurs comedies de Regnard, de Le Sage, de Dancourt, dans
quelques-unes meme de celles de Moli^re, des situations plus
libres, des details plus licencieux? Est-il une scene plus hasardee
au theatre que celle ou Tartuffe, apr^s avoir ferme la porta,
revient a la femme d'Orgon et la pousse contre la table sous la-
quelle s'est cache le mari? 11 est vrai que le denoument de cette
sc^ne et la lecon morale qui en resulte en justifient assez la li-
cence; il est vrai qu'elle n' est pas prolongee avecautant de com-
plaisance et de volupte que celle du second acte des Noces de
Figaro, ou le charmant petit Cherubin d'amour, que Ton veut
habiller en femme, reste si longtemps a genoux aux pieds de la
comtesse, fixe amoureusement des yeux qu'elle porte sur lui
avec la langueur la plus interessante, se laisse degrafer par Suzon
le col de sa chemise et en retrousser la manche jusqu'au coude,
pour faire dire a la jeune cameriste : Voyez, madnme, comme
elle est blanche et finei en vdritd, plus blanche que la mienne.
On a trouve plus leste encore la sc^ne du cinquieme acte, ou le
comte, venant au rendez-vous que lui a donne Suzon, trouve a
sa place sa femme, ne la reconnait point et 1' engage a entrer
avec lui dans un cabinet du jardin ou il n'y a point de lumiere :
IS'importe, dit-il, nous navons rien h lire. A la representation
AVRIL 1784. 521
cependant, le comte ne suit point la pretendue Suzon dans le ca-
binet, il se cache dans les bosquets qui bordent le theatre; cette
precaution sauve presque tout ce que le moment pouvait offrir
de trop libre a des spectateurs qui ne permettent pas que des
rendez-vous, meme entre maris et femmes, fmissent par lesfaire
disparaitre ensemble pour laisser a notre imagination le soin
d'achever le tableau que la coulisse est censee nous derober.
Au reste, ce ne sont assurement pas ces situations un peu
hasardees et quelques traits moins licencieux que plaisants qui
ont arrete si longtemps la representation de cette comedie. L'au-
teur s'y est permis les sarcasmes les plus vifs sur tons ceux qui
ont eu le malheur d' avoir quelque chose a demeler avec lui ; il a
mis dans la bouche de Figaro la plupart des evenements qui ont
rendu son existence si singulierement celebre ; il traite avec une
hardiesse dont nous n'avions point encore eu d'exemple les grands,
leurs moeurs, leur ignorance et leur bassesse ; il ose parler
gaiement des ministres, de la Bastille, de la liberte de la presse,
de la police et meme des censeurs ; il a cru devoir a ces derniers
une marque de reconnaissance^ toute particuliere, et c'est un trait
ajoute a la piece depuis la repetition faite aux Menus. Yoila ce
qu'il n'appartenait qu'a M. de Beaumarchais d'oser, et d'oser
avec succ^s.
Si le gouvernement a eu le bon esprit de permettre la repre-
sentation du Mar lag e de Figaro^ sans exiger la suppression de
quelques gaietes qui au fond ne peuvent jamais etre fort dan-
gereuses; si M. le baron de Breteuil a cru, ainsi que le dit Figaro,
qu'il n'y a que les petits hommes qui redoutent les petits ecrits,
le public n'a pas ete aussi indulgent pour le melange inconce-
vable qu'offre le dialogue de cette comedie, des traits les plus
fins, souvent meme les plus delicats, avec des choses du plus
mauvais ton et du plus mauvais gout ; a travers les ris et les ap-
plaudissements universels qu'excitaient les s^ituations aussi neuves
que veritablement comiques dont ce singulier ouvrage est
rempli, on a vu le parterre saisir avec une justesse et une pres-
tesse de tact vraiment admirables la plupart des endroits con-
damnes d'avance par les gens de gout, aux lectures multipliees
que I'auteur avait faites de sa piece. M. de Beaumarchais n'a
pas cru devoir resister a I'energie avec laquelle le public lui en
a demande la suppression.
522 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
11 eut manque au succes de Figaro, et surtout a la reputa-
tion de son auteur, ce qu'on ne refuse guere, a Paris, a ceux qui
fixent un peu Pattention publique, les honneurs de Pepigramme.
M. le chevalier de Langeac est, dit-on, I'auteur de celle que
nous avons Phonneur de vous envoyer, et qui parut le lendemain
de la seconds representation :
Je vis hier, du fond d'une coulisse,
L'extravagante nouveaut6
Qui, triomphant de la police,
Profane des Fran^ais le spectacle enchant^.
Dans ce drame efTronte, chaque acteur est un vice :
Bartholo nous peint Pavarice ;
Almaviva le s6ducteur,
Sa tendre moiti6 Padultere,
Et "Double-Main un plat voleur;
Marceline est une m^gere ;
Basile, un calomniateur ;
Fanchette Pinnocente est trop apprivois6e ;
£t le page d'amour, au doux nom Ch6rubin,
Est, i vrai dire, un fieflfe libertin,
Prot^g^ par Suzou, fille plus que rus6e.
Pour Pesprit de Pouvrage, il est chez Bride-Oison.
Mais Figaro? Le dr61e k son patron
Si scandaleusement ressemble,
11 est si frappant, quMl fait peur;
Et pour voir k la fin tous les vices ensemble
Le parterre en chorus a demand^ Pauteur.
M. de Beaumarchais, fort au-dessus d'une gentillesse de ce
genre, n'en a point pall, il a meme imagine de la faire servir au
triomphe de la piece et a celui de son caractere personnel : il en
a estropie quelques vers et surtout le dernier, Pa fait imprimer,
et le jour de la quatrieme representation on en a jete, par son
ordre, quelques centaines d'exempl aires des troisiemes loges
dans le parterre ; il avait eu soin de le garnir de tous ses amis a
qui il avait annonce que ce jour verrait eclore la cabale la plus
violente contre son innocent ouvrage; Tepigramme, censee jetee
par ses ennemis, a ete dechiree par les spectateurs, Pauteur de
Pepigramme demande a grands cris et condamne d'une voix
unanime a Bicetre. Gette manoeuvre, assez nouvelleetbien digne
au moins, par sa singularite, du frere germain de Figaro, a ete
AVRIL 178^. 523
executee quelques minutes avant le lever de la toile, et a valu a
la piece plus d'applaudissements qu'elle n'en avait encore recu.
Yoicirepigramme revue et corrigee par M. de Beaumarchais :
Je vis hier, du fond d'une coulisse,
L'extravagante nouveaute
Qui, triomphant de la police,
Profane des Frangais le spectacle ehonte.
Dans ce drame efifronte chaque acteur est un vice :
Bartholo nous peint Tavarice ;
Almaviva le suborneur;
Sa tendre moitie I'adultere,
Et Double-Main un plat voleur.
Marceline est une megere ;
Basile, un calomniateur;
Fanchette Tinnocente est Men apprivoisee;
El la Suzo7i, 'plus que rusee,
A bien I' air de g outer du page favor i,
Greluchon de madame^ et mignon du mari.
Quel bon ton, quelles mceurs cette intrigue rassemble !
Pour Tesprit de I'ouvrage, il est chez Bride-Oison.
Mais Figaro?.... Le drole a son patron
Si scandaleusement ressemble,
11 est si frappant qu'il fait peur ;
Et pour voir k la fin tons les vices ensemble
Des badauds achetes ont demand^ I'auteur.
La meme idee a ete remise encore en couplets sur Fair du
vaudeville qui termine la piece :
Jadis on a vu Thalie,
Jeune et d'assez bonne humeur,
Se permettre la saillie
Sans alarmer la pudeur.
En mauvaise compagnie
Elle vit sur ses vieux jours ;
Jugez-en par ses discours. {bis.)
Mesdames, plus de grimace,
Plus d'6ventail, plus d'h^las ;
On pourra vous dire en face
Ce qu'on vous contait tout bas.
Ge n'est que changer de place.
L'Amour y perd, mais enfin
G'est abreger le chemin. {bis.)
524 CORRESPONDANCE LITT^RAIRE.
Pres de cet amas grotesque
De brigands et de catins,
Parlant en style burlesque
De leurs projets libertins,
Pourquoi d'un ton p6dantesque
S'ecrier : Ah ! quelle horreur !....
C'est rhistoire de Tauteur. {bis.)
Oui, messieurs, la com6die
Que tout Paris applaudit
Sans erreur nous peint la vie
Du grand homme qui la fit.
De Timpudence impunie
On admire le h6ros
Sous les traits de Figaro. (bis.)
Toutes ces petites honnetet^s litteraires n'empechent pas que
le Manage de Figaro ne continue d' avoir le plus grand succ^s;
il est tel que I'auteur n'a pu s'empecher de dire lui-meme : //
y a quelque chose de plus fon que ma pUce, cest le sucrh.
M"'' Arnould I'avait prevu d^s le premier jour. Cest un ouvrage
Li tomber cinquante fois de suite. On assure que le roi avait
compt6 que le public la jugerait plus sev^rement. 11 demanda
au marquis de Montesquieu, qui partait pour en voir la premiere
representation : « Eh bien, qu'augurez-vous du succes? — Sire,
j'espfere qu'elle tombera. — Et moi aussi, » lui repondit le roi.
M. le garde des sceaux s'etant continuellement oppose a la
representation de cette comedie, le roi dit un jour devant lui :
({ Vous verrez que Beaumarchais aura plus de credit que M. le
garde des sceaux. »
Quelque difficulte qu'il y ait presque toujours a rendre fide-
lement ce qu'un prince laisse echapper dans la liberie de la con-
versation, comment se refuser encore a conserver ici le jugement
tr^s-precis qu'a porte de cette comedie M. le comte d'Artois? Le
roi lui ayant demande ce qu'il en pensait : « Faut-il vous le dire,
sire, lui repondit-il a I'oreille (la sc^ne se passait dans I'ap-
partement de la reine), faut-il vous le dire en deux mots? L'ex-
pression, I'intrigue, le denoument, le dialogue, I'ensemble, les
details, depuis la premiere scene jusqu'a la derniere, c'est du
f et puis encore du f » Le roi rit beaucoup. On voulut
savoir le mot; I'impossibilite de le repeter tout haut suffit sans
AVRIL 1784- 525
doute pour le laisser deviner. Comment une comedie faite avec
ce fonds-la ne serait-elle pas un ouvrage de genie ?
— Le Vicomte de Barjac^ ou Memoir es pour servir h Vhis-
loire de ce siecte. Deux volumes in-16. A Dublin *. G'est un me-
lange de peintures fort lestes et de critiques encore plus har-
dies; on en pourra juger par ce leger crayon d'une des heroines
de I'ouvrage dont on explique ainsi la douce philosophie ; « G'est
que, s'il est glorieux d'etre belle, il est bien plus flatteur de
passer pour philosophe, d'avoir I'ivresse du plaisir et les hon-
neurs de la sagesse, d'etre tout a la fois f.... comme un ange et
respectee comme une divinite, etc. » Voici le resume que Tau-
teur fait encore lui-meme des principales epoques de la vie
de son heros :
(( II eutdoncsuccessivement une filled' Opera, qui lui ecrivait
avec chaleur et le trompait avec adresse, baisait son portrait le
jour, et la nuit son rival ; une femme de la cour, qui partagea avec
lui son lit et son ecrin : c'etait une comtesse qui donnait dans les
sciences occultes, et qui croyait avoir toutes les connaissances
parce qu'elle avait tons les gouts; une bergere timide^ qui lui
promit son innocence et lui donna quelque temps apres un enfant
dont il etait pere comme elle etait vierge; une grande dame, qui
en devint eperdument amoureuse et le prefera a tout, excepte a
son laquais, etc. »
Apr6s s'etre permis de nommer en toutes lettres les plus
grands personnages de I'Europe qu'il passe en revue avec une
legerete qui tient souvent de 1' impertinence, on pent etre etonne
que I'auteur se soit cru oblige a ne designer que par les lettres
initiales de son nom « un Beaumarchais, a qui Ton ne parlait
pas de son voyage en Espagne , un Linguet qui datait du siecle
1. Les litres des premieres Editions de ce livre portent, les uns : par I'auteur
des Liaisons dangereuses ; les autres : par M. C. ,de L., designant ainsi Ghoderlos
de La Clos. La Bibliographie des ouvrages relatifs a I'amour consacre au Vicomte
de Barjac une note que compI6tent le Guide de MM. Cohen et Mehl et VInterme-
diaire (10 et 25 Janvier 1880) en ce qui concerne les figures. Quant a la cle don-
n6e par une edition in-i8 et dementie par Luchet dans les Memoir es de la du-
chesse de Morsheim qui font suite a ce roman, elle a ete reimprimee dans les
Livres d cle parQuerard et G. Brunet (Bordeaux, 1873, in-S"). Meister revile ici pour
la premiere fois les noms du chevalier de I'lsle (le chansonnier D...) et de milord
Gor (un 6tre amphibie), celui-la m6me qui avait joue un role assez desagreable
dans I'existence de cette « pauvre diablesse » de M"'« de Luchet, nee Delonj voir
t. IX, p. 262.
526 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
d' Alexandre, et ne savait pas alors que le barreau etait I'arene
ou il devait paraitre, et non dans les champs de la litlerature
polemique; un FavierS qui a massacre tant de talents et fait
repentir la nature de ce qu'elle lui avait prodigue ; un de I'lsle,
capitaine de dragons, alors chansonnier grivois, fabuliste galant,
devenu depuis une maniere de grand seigneur ; un certain milord
Gor'', un etre amphibie, moitie Franc, moiti6 Anglais, quelque^
fois honnete homme, quelquefois fripon, mystificateur, joueur,
espion, et, quoi qu'en dise tout Paris, ordinairement ennuyeux. »
Le pretexte pour lequel il fait parcourir a son heros toutes
les cours de I'Europe est le beau projet de chercher un pays ou
il puisse faire adopter le sublime plan d' education nationale de
M. Philippon, ouvrage qui a concouru cette annee a I'Academie
francaise pour le prix d'utilite. II se trouve econduit partout;
c'est par le Danemark qu'il termine, je crois, le cours de ses
voyages. L'accueil qu'il y re^ut, dit I'auteur, le dedommagea.
M. de Golbery lui r^pondit que dans ce moment « les lois somp-
tuaires les occupaient beaucoup, mais des qu'on serait accou-
tume a ne plus manger, a ne plus boire, a ne plus rire, on
executerait son projet »... A la bonne heure !
L'auteur s'est permis d'assez mauvaises plaisanteries sur
toutes les personnes qui jouent en ce moment un role important
en Europe; il les connalt au moins de nom. A travers cette foule
de critiques souvent aussi froides qu'elles sont fausses et depla-
cees, on ne trouve qu'un eloge sans aucun melange de sar-
casmes, c'est eel ui de la cour de Hesse-Gassel, et a cette heureuse
distinction il serait difficile de ne pas reconnaitre le triste auteur
de YHistoire d'OrWms, de la Vie de Voltaire, du Pot-Pourri,
de cette feuille si originate et pourtant si negligee, ainsi qu'il
veut bien I'avouer lui-meme, enfin M. le marquis de Luchet, le
bibliothecaire, le lecteur du landgrave, le secretaire de ses acade-
mies, le conseiller de ses finances au moins pour la forme, mais
plus serieusement celui de ses plaisirs et de ses fantaisies litte-
raires.
\. II vient de mourir. II y a d'excellents m^moires de lui dans le d6p6t des
affaires etrang^res. II a Iravailld longtemps au Journal etranger avec MM. I'abb^
Arnaud et Suard. (Meister.)
2. Fils d'un negociant de Bordeaux, en dernier lieu, commis de M. de Sainte-
Foix. (Id).
MAI 1784. 527
Quelque commun que soit lefonds de ce petit roman, quelque
impudentes qu'en soient souvent les critiques, le style en est
au moins en general plus facile et plus leger que celui des autres
ecrits du meme auteur. On a cru que la hardiesse et la mechan-
Cete tiendraient lieu d' esprit, et Ton a tache de remplacer I'in-
teret par des images voluptueuses et par une grande variete de
portraits et de tableaux qui se succedent assez rapidement pour
ne pas laisser a I'attention des lecteurs le temps de les juger
avec trop de severite.
— Costmnes civils actuels de tons les peuples conniis, des-
sines daprcs nature^ graves et colories, accompagnes dun
abrege historique de leurs coutumes, mceurs, religions^ sciences,
arts, commerce, monnaies, etc., par M. Jacques Grasset de Saint-
Sauveur. Ouvrage propose par souscription ^
L' auteur nous annonce que cet ouvrage est le resultat de dix
ans de voyages et d' observations. Les sources ou il a puise pour
suppleer a sa propre experience sont les voyages de MM. de
Choiseul-Gouffier, Bougainville, Cook, Raynal, etc. Le prix de
chaque cahier est de h francs, pour les souscripteurs a qui Ton
ne demande d' autres avances que leur engagement par ecrit de
prendre et de payer les cahiers en les recevant, a mesure qu'ils
paraitront.
L' execution des gravures du premier cahier est au moins fort
mediocre, mais on promet que la suite en sera plus soignee. II
faudra voir. La souscription sera prolongee au dela de I'annee
en faveur de I'etranger et sera fermee de rigueur dans six mois
pour Paris.
MAI.
L* Academic royale de musique a donne, le lundi 26 avril,
la premiere representation de T opera des Banaides, paroles
sous le nom de M***, c'est-a-dire de M. le baron de Tschudi et
de M. le Bailli du Rollet, musique sous celui de MM. Gluck et
1. Publies avec la collaboration de Sylvain Marechal,les Costumes civils actuels
de tons les peuples forment 4 vol. in^", ornes de 305 planches.
528 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Salieri, compositeurs des spectacles de Sa Majeste Imperiale.
Le sujet des Danaidcs est le meme que celui de la tragedie
d'Hypermnestre, de M. Lemierre, jouee, pour la premiere fois,
il y a vingt-six ans% et distinguee parmi les pieces donnees de-
puis cette epoque au theatre comme une de celles qu'on y voit
reparaitre le plus souvent et avec le succes le plus soutenu. La
marche de I'opera est fort dilTerente de celle de la tragedie.
Le plan de cet opera est de M. le Bailli du Rollet, auteur
d'Alceste et d'lp/iigcmie en Aulide. Le baron de Tschudi, auteur
d'Echo et ISarcisse, qui en a fait les vers, est mort subitement
quelques jours avant la premiere representation. On a trouve
cet opera plus ennuyeux encore qu'atroce. La situation des prin-
cipaux personnages ne change pas depuis le second acte jus-
qu'au denoument, et le peu d'interet qu'elle inspire est trop
souvent suspendu par des fetes et des spectacles qui font oublier
perpetuellement les personnages les plus interessants du sujet ;
ainsi Ton pent dire que I'auteur a mis dans le fond du tableau
precisement ce qu'il convenait de presenter aux yeux du spec-
tateur, et sur le devant de la sc^ne precisement tout ce qu'il
fallait ne lui laisser voir que dans I'eloignement. Get opera est
moins un drame lyrique qu'une pantomime tragique avec une
ou deux scenes dans chaque acte qui en expliquent, mais qui en
ralentissent aussi Taction. Le style en est presque toujours dur
et sans harmonie ; mais on trouve dans quelques parties du dia-
logue de la chaleur, du mouvement et meme de la rapidite.
Quant k la musique, elle avait et6 annoncee sous les noms
collectifs de MM. Gluck et Salieri, et elle etait attendue par les
partisans exclusifs du premier avec une impatience qu'irritait
surtout le succes eclatant de la Didon de Piccini ; mais d6s la
premiere representation de cet opera Ton s'est accorde gen^-
ralement any point retrouver la touche quelquefois dure, mais
souvent aussi expressive que vigoureuse du celebre auteur
dHOrpMe^ d'IphigMe et d'Alceste, Cette opinion a ete justifiee
par une lettre du chevalier Gluck inseree depuis dans le Journal
de Paris j il y declare que la musique des Banaides appartient en
entier a M. Salieri.
A I'originalite de 1' intention pr^s, les airs de I'opera des
1. Voir tome IV, p. 32, 37 et 107.
MAI 1784. 529
Banaides sont presque tous caiques suu les grands principes de
Gluck. Lerecitatif, si important dans nos drames lyriques, est en
general vague, sans accent, et trop souvent coupe par des traits
d'orchestre qui le rendent froid et insignifiant. Quelques choeurs
et les airs de danse sont la partie la plus estimable de I'ouvrage;
mais ce qu'il laisse trop a desirer, c'est cette verite d' expression,
cette melodie pure et sensible dont les ouvrages de Piccini et sur-
tout sa Bidon nous ont ofTert de si sublimes modeles que sans
ce merite, aujourd'hui. Ton ne doit plus s'attendre a des succes
durables sur notre theatre lyrique.
IMPROMPTU
DE M. DE LA CLOs, AUTEUR DES LiaisoHS dcmgereuseSj
A UNE DAME A QUI IL OFFRAIT UNE POMME DANS UN BAL,
ET QUI NE VOULUT LA RECEVOIR QU'AVEG DES VERS.
Comme V6nus vous etes belle,
Comme P^ris je suis berger ;
Comme lui je vieps de juger;
Voulez-vous me traiter comme elle ?
— L'abbe Rousseau etait un pauvre jeune homme reduit a
courir du matin au soir tous les quartiers de la ville pour y
donner des lecons d'histoire et de geographie. Amoureux d'une
de ses pupilles* comme Abelard d'Heloise, comme Saint-Preux
de Julie; moins heureux sans doute, mais probablement assez
pres de I'etre ; avec autant de passion, mais I'ame plus honnete,
plus delicate et surtout plus courageuse, il parait s'etre immole
lui-meme a I'objet de sa passion. Yoici ce qu'il a ecrit avant de
se casser la tete d'un coup de pistolet, apres avoir dine chez un
restaurateur du Palais-Royal, sans laisser echapper aucune
marque de trouble ni d' alienation : c'est du proces-verbal dresse
sur les lieux par le commissaire et les officiers de la police qu'on
a tire la copie de ce billet, assez remarquable pour meriter d'etre
conseiTe.
(( Le contraste inconcevable qui se trouve entre la no-
blesse de mes sentiments et la bassesse de ma naissance; un
I . M"*' Gromaire, fille de M. Gromaire, expeditionnaire en cour de Rome.
XIII. 34
530 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
amour aussi violent qu'insurmontable pour une fille adorable ; la
crainte de causer son deshonneur ; la necessite de choisir entre le
crime et la mort, tout m'a determine a abandonner la vie. J'etais
ne pour la vertu, j'allais etre criminel ; j'ai prefere mourir. »
REPONSE
DE M. DE BEAUMARCHAIS A M. LE DUG DE VILLEQUIER,
QUI LUI DEMANDAIT SA PETITE LOGE POUR DES FEMMES
QUI VOULAIENT VOIR FtgarO SANS fiTRE VUES.
« Je n'ai nuUe consideration, monsieur le due, pour des
femmes qui se permettent de voir un spectacle qu'elles jugent
malhonnete, pourvu qu'elles le voient en secret; je ne me prete
point a de pareilles fantaisies. J'ai donne ma pi^ce au public
pour I'amuser et non pour I'instruire, non pour offrir a des
begueules mitigees le plaisir d'en aller penser du bien en petite
loge a condition d'en dire du mal en societe. Les plaisirs du vice
et les honneurs de la vertu, telle est la pruderie du si^cle. Ma
pi^ce n'est point un ouvrage equivoque, il faut I'avouer ou la
fuir.
« Je vous salue, monsieur le due, et je garde ma loge. »
G'est ainsi que cette lettre a couru huit jours tout Paris ;
d'abord on la disait adressee a M. le due de Villequier, ensuite a
M. le due d'Aumont. Elle a ete sous cette forme jusqu'a Versailles,
ou on I'a jugee, comme elle meritait de I'etre, d'une imperti-
nence rare ; elle a paru d'autant plus insolente que Ton n'igno-
rait pas que de tr^s-grandes dames avaient declare que, si elles
se determinaient a voir le Mariage de Figaro^ ce ne serait qu'en
petite loge; les plus zeles protecteurs de M. de Beaumarchais
n avaient pas meme ose entreprendre de I'excuser. Apres avoir
joui decenouvel eclat de celebrite, soit qu'il le dut a ses propres
soins ou a ceux de ses ennemis, M. de Beaumarchais s'est vu
oblige d'annoneer publiquement que cette fameuse lettre n'avait
jamais ete ecrite a un due et pair, mais a un de ses amis dans
le premier feu d'un leger mecontentement. II a ete prouve qu'en
effet cet ami etait M. Dupaty, president au parlementde Bordeaux,
qui lui avait demande une loge grillee pourM"'^ Pourrat et mesde-
moiselles ses filles. L'indignation de nos courtisans s'est calmee.
MAI 1784. 531
at Ton a dit avec un sourire indulgent : « Mais si la reponse est
pour un Goezman, il n'y a rien a dire. « La lecon est done restee
a M'"® Pourrat, a qui nous devons I'ingenieux calembour sur
TeUphe^l car, en publiant hautement que le billet n'avait pasete
ecrit pour un due et pair, I'auteur ajoute qu'il n'entend point
€n desavouer ni le fonds, ni les termes, ete.
— La Con fiance dangereuscj eomedie en deux aetes, en
vers, representee pour la premiere fois, sur le Theatre-Italien,
le mardi A, est de M. de La Ghabeaussi^re, auteur des Maris
corrigeSy de V Eclipse totalCj ete.
Gette piece est imitee d'une eomedie du theatre anglais, tra-
duit par M"^® Riecoboni, et qui a pour titre : le Moyen de la fixer.
Loin de faire un reproehe a I'auteur d' avoir voulu enrichir la
scene francaise d'une imitation de ce genre, il faudrait lui en
savoir gre, si I'original anglais ne ressemblait pas beaucoup trop
lui-meme a une piece fort eonnue de notre theatre, le Prejuge ct
la fnodCy ouvrage plein d'invention et d'interet, mais dont le
fonds, quoique la piece ne soit pas fort ancienne, a deja vieilli,
parce que le travers dont elle est la critique tient a un ridicule
d' usage et d' opinion plus variable encore que eelui de nos gouts
et de nos moeurs. On n'aime pas mieux sa femme qu' autrefois,
cela est bien entendu ; mais, au lieu d'attaeher une espece de
honte a I'aveu public de ce sentiment, on est plutot dispose a
sen parer aux yeux du monde, quelque eloigne qu'on soit en
effet d'en eprouver la douceur. Si le nombre des hypocrites de
religion a fort diminue, eelui des hypocrites de sensibilite et de
vertu pourrait bien n' avoir jamais ete plus considerable.
Revenons un moment a M. de La Ghabeaussiere. Le style de
sa pi^ce manque surtout de naturel et de verite ; il a de la eon-
trainte et de la recherche ; mais on y a remarque des details
brillants et quelques peintures assez spirituelles de la coquet-
terie et de la fatuite, deux travers qui nous appartiennent sans
doute plus partieulierement qu'a aucun autre peuple de la terre.
Gette eomedie n'a eu que sept ou huit representations peu
suivies.
— On a donne, le samedi 8, sur le meme theatre, les Deux
TtUeurs, opera-eomique en deux aetes, paroles de M. Fallet,
1. Voir prec6demment, p. 509.
532 CORRESPONDANGE LITXfiRAIRE.
auteur de la tragedie de Tibere, musique de M. Dalayrac, auteur
de celle de rSdipse et du Corsairc. Les Deux Tuteurs avaient
paru, I'annee derniere, a Fontainebleau, sur le theatre de la
cour, sous le titre des Deux Soupers, et n' avaient guere reussi.
La piece etait alors en trois actes, on Fa reduite en deux, et,
grace a ces retranchements, elle vient d'obtenir une sorte de
succ^s. La musique offre quelques intentions originales, mais
plus souvent des reminiscences. Deux ou trois airs, qui tiennent
trop de la forme du vaudeville, mais qui sont faits avec esprit,
ont ete fort applaudis, et ont valu a cet ouvrage plus de succ^s
qu'on n'en devait attendre d'un fonds si mince et si rebattu.
IMPROMPTU
DE M. LE BARON DE BESEMVAL
A U.NE FEMUE DE LA COUR
QUI AFFECTAIT D*0UBLIBR FORT D ED AIGNE USEMENT
LES BONTES Qu'bLLE AVAIT EUES POUR LUI.
A voir cette liumeur s6vfere
Et ce faux air de vertu,
On croirait, par ma foi, ma chfere,
Que c'est vous qui m'avez f
— Les VeilUes du chdteau, ou Cours de morale a Vusage
des cnfants^ par 1' auteur 6! Addle ct Theodore i avec cette epi-
graphe :
Come raccende il gusto il mutare esca,
Cosi mi par clie la mia istoria quanto
Or qua, or 1^ piu variata sia,
Meno a chi I'udir^ nojosa fia.
(Ariost.)
Trois volumes in-8°. En voila deja quatorze ou quinze que
M'"'' la comtesse de Genlis a consacres au m^me but, et ce n'est
pas ici le terme de ses travaux ; elle nous en promet encore dans
ce dernier ouvrage une assez longue suite, entre autres un Cours
de litUrature it C usage des jeunes personnes, ou Ton ne trouvera
que des notions claires et precises^ des idees justes et une con-
naissance generate de littirature francaise^ anglaise, italienne
et espagnole, II etait difficile sans doute de justifier plus ample-
ment la devise qu'elle avait choisie en s'associant a I'Ordre de la
\
MAI 17 8^. 533
Perseverance, une lampe, et pour legende ces mots : Que je
me consume^ pourvu que feclaire I
Les Veillees dii chateau sont clestinees particulierement a
rinstruction des enfants de dix ou douze ans; I'auteur ose cepen-
dant se flatter que si Ton compare ce livre a ceux qui ont ete
faits pour I'age de cinq ans, il paraitra infiniment plus a la
portee de I'enfance que les dialogues (d'ailleurs tres-interessants)
qu'on nous a donnes jusqu'ici, en nous repetant qu'ils etaient
faits pour I'epoque de cinq ou six ans et pour I'epoque de six
a sept : « Non des livres, mais les entretiens reels d'une bonne
mere et d'une honnete gouvernante, voila les seuls dialogues qui
puissent etre utiles a un enfant dans les epoques de cinq a six
et de six a sept ans. )> Mais dans les Conversations d'Emilie^
que I'auteur parait avoir en vue ici, on n'est point entre dans
cette distinction minutieuse des premieres epoques de la jeu-
nesse ; on n'en remarque que trois principales : la premiere,
dit-on, fmit a I'age de dix ans, la seconde a quatorze ou quinze ;
la troisieme doit durer jusqu'a I'etablissement de I'enfant.
Ces divisions, ces mesures, ces calculs peuvent avoir plus
ou moins d'exactitude ; mais, quelque scrupuleusement qu'on
veuille s'attacher a n'ecrire que pour I'instruction de la premiere
enfance, on n'oublie pas que ce sont les lecteurs deja tout formes
dont il importe d'abord de captiver le suffrage ; et si Ton ne
parvient pas a les amuser, ce n'est guere a dessein qu'on y
manque.
Le nouveau Cours de morale est mele d' entretiens et d'his-
toires. « Des entretiens (comme on I'observe) sans evenements
ont trop de secheresse ; des histoires detachees sans interrup-
tion, sans conversation, n'auraient point assez de clarte pour
I'enfance. »
« Je n'ai point (ajoute I'auteur) place au hasard, a la suite
les unes des autres, les histoires qui forment ce recueil. Avant
de songer au plan romanesque, c'est-a-dire aux evenements, aux
situations, j'avais prepare le plan des idees, I'ordre dans lequel
je devais les presenter pour eclairer graduellement I'esprit et
elever I'ame, etc... » Nous sommes obliges d'avouer en toute
humilite que ce plan d'idees, cette chaine de raisonnements dis-
poses dans une gradation si profondement calculee ont enti6-
rement echappe a notre intelligence ; ainsi nous nous trouvons
534 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
dans rimpossibilite d'epargner anos lecteurs la peine de chercher
a les d^couvrir eux-memes.
Si I'ordre systematique des VeilUes du chateau n'estpas facile
a demeler, ce qu'elles ont d'instruclif ou d'interessant n'en sera
ni moins senti, ni moins apprecie ; ce genre d'ouvrage n'a pas
besoin de plus de methode que le vulgaire des lecteurs n'en
pent aj>ercevoir ici sans aucun travail ; ceux memes qui ne les
Hront que par morceaux detaches n'en seront pas plus mecontents
que ceux qui les auront lues de suite. lis trouveront dans I'his-
toire du Chaudronnier, on la Reconnaissance rdciproquCy des
traits d'une sensibilite vraiment heroi'que, quoique un pen roma-
nesque; dans celle des Solitaires de Normandie^ un tableau
d'autant plus touchant qu'il n'est que le simple et fidfele r6cit de
la belle action d'une princesse (M™® la duchesse de Chartres), que
sa bonte a rendue 1' amour de tous les coeurs sensibles; dans
Pamda, ou VHeureuse Adoption, le caract^re de I'ingenuite la
plus aimable et quelques scenes infinimentattendrissantes; dans
Delphine et dans VIndolente corrigde, un peu d' ennui, mais des
exemples et des lemons utiles k la jeunesse. Au nombre dessin-
gularites et des observations egalement utiles et curieuses qui
se trouvent entassees dans le conte d'Alphonse, on n'a pas
manque de remarquer I'eloge de la sagesse des Hottentots, dont
il parait naturel d'attribuer toutes les vertus k 1' usage etabli
parmi eux de laisser la jeunesse entidrement confice a la garde
des mdres^ jusqua Vdge de dix-huit ans. En effet, I'education
d'un jeune homme peut-elle, avant cette epoque, toebien finie?
Est-il meme a desirer qu'elle le soit?
Apr^s avoir cherche a inspirer a ses pupilles 1' amour de la
bienfaisance, de la justice et de I'humanite, M""^ deGenlis n'a pas
craint de leur donner encore une petite lecon sur la mani^re de
se venger de ceux dont on croit avoir a se plaindre ; c'est I'objet
du conte intitule les Deux Reputations. On y trouve le tableau
de I'etat actuel de notre litterature, et c'est la reponse au juge-
ment de 1' Academic francaise, qui s'est permis de donner aux
Conversations d'Emilie le prixquel'on devait au roman d'Adde
et Thdodorei cette reponse, a la verite, n'est que fort indirecte;
mais il est impossible de se meprendre au sentiment qui I'a
1. Des meres ou des gouvernantes. (Meister.)
MAI 1784. 535
dictee. L'humeur que I'miquite de ce jugement a donnee k
M"™® de Genlis I'a irritee non-seulement contre TAcademie, mais
encore contre tout ce qui s'appelle philosophe et contre la phi-
losophie meme ; les manes de Yoltaire et de Fontenelle ont par-
tage I'indignation qu'avaient meritee M. d'Alembert et son parti.
Si le cadre du nouveau conte est peu interessant, il sert du
moins a amener des portraits et des jugements assez neufs. On
y decide « que Voltaire est brillant, mais mediocre en effet dans
tons les genres ; que ses pieces fugitives sont inferieures a la
Chartreuse, qui n'en est pas une; qu'il a si peu de gaiete que,
s'il veut etre plaisant sans blesser la religion et les moeurs, il ne
produit que des platitudes; qu'il ecrit sur le meme ton I'histoire,
un roman, une lettre...; que VHistoire des oracles de Fonte-
nelle est un livre aussi ennuyeux que mal ecrit ; que les Contes
moraux de M. de Marmontel n'offrent gufere que des peintures
exagerees ; qu'on y trouve trop souvent de mauvaises moeurs et
un mauvais ton; que le premier ecrivain de nos jours est le
celebre M. Gaillard ; » que les femmes sont tres-capables de faire
des tragedies, parce que M"'^ Deshouli6res a fait Genseric, et
M'^® Bernard, Brutus. « Sans tons cesraisonnements, ajoute-t-on,
j'aurais su facilement prouver qu'une femme pent posseder ce
talent rare et sublime, s'il m'eut ete permis d'ajouter un nom de
plus a ceux que j'ai deja cites. » Ce nom est facile a suppleer,
c'est celui de M""® de Montesson, et Ton n'a plus doute qu'elle ne
I'eut a peu pres devine elle-meme lorsqu'on asu qu'elle assurait
cinq cent mille francs de dot a la fille de M™® de Genlis, sa petite-
niece, en la mariant avec M. le comte de Valence, etc. Tous les
traits par lesquels on a caracterise le personnage de d'Amoville
ont paru choisis avec 1' affectation la plus marquee dans la vie
litteraire de M. de La Harpe, et c'est ainsi que Ton a detruit
victorieusement les bruits qui avaient honore fort mal a propos
ce celebre litterateur du soupcon d' avoir eu quelque part et aux
ecrits et aux bonnes graces de M™® de Genlis.
Quelque jugement qu'on porte sur les differentes parties de
cet ouvrage, on ne pent s'empecher d'y reconnaitre en general la
production d'un talent aimable et facile. II ne laisse pas de longs
souvenirs; lorsqu'on I'a lu, on est peu tente de le relire ; mais
avec peu d'idees, peu d' invention, peu d'images, c'est un style
dont la grace naturelle vous attire et vous entraine sans effort.
536 CORRESPONDANCE LITTfiRAIRE.
Si les opinions de I'auteur peuvent etonner quelquefois la cri-
tique la plus indulgente, sa maniere de s'exp rimer blesse au
moins rarement le bon gout, et doit souvent lui plaire. Si sa
touche manque de chaleur et d'energie, elle a de I'elegance et
de la simplicite, quelquefois meme des traits de naturel et de
verite, une sensibilite douce et touchante. Si M'"'' de Genlis n'a
pas fort approfondi les ressorts caches de la nature et des pas-
sions, elle a bien connu du moins tons les mouvements des petits
interets qui agitent la societe ; elle en a parfaitement saisi les
formes, le ton et les usages, et, sur toute chose, la nuance
fugitive de ces modes, de ces opinions, de ces caprices qu'il
nous plait d'appeler les moeurs du jour.
— Conversation du roi de Prusse dans une course faite
en 1779, pour visiter un district de ses £tats. Brochure, 1784.
Nous devons cette conversation a M. Klausius, un neveu du
fameux Gleim, qui eut I'honneur d'accompagner Sa Majeste,
pendant quelques heures, dans le voyage qu'elle fit pour voir
par elle-meme les districts ou elle a fonde de nouvelles colonies.
A travers beaucoup de choses assez peu curieuses pour la
posterite, on aper^oit avec admiration les preuves les plus tou-
chantes de I'interet avec lequel ce monarque daigne s'occuper
de tout ce qui peut augmenter le bonheur de ses peuples; on
voit qu'il n'y a point de details d'agriculture et d' economic po-
litique dont il n'ait cherche a s'instruire ; on ne peut s'empecher
aussi d'y remarquer quelques traits de caract^re d'une origina-
lite assez naive, tels que celui-ci :
Sa Majeste vit une quantite de paysans occupes a la moisson,
qui formerent une double haie, aiguisant leurs faucilles. Sa
Majeste passa entre deux.
Le Roi. — Que diable veulent ces gens? Est-ce qu'ils veulent
me demander de I'argent?
Moi. — Oh! que non, sire; ils sont pleins de joie de la
bonte que vous avez de visiter ces contrees.
Le Roi. — Aussi je ne leur donnerai rien... Comment se
nomme ce village qui est la devant, etc. ?
JUIN 1784. 537
\/' JUIN
La seance publique tenue, le 5 juin, a TAcademie francaise,
pour la reception de M. le marquis de Montesquiou, elu a la
place de M. de Goetlosquet, precepteur de la famille royale et
ancien eveque de Limoges, est un jour de gloire dont I'epoque
honorera tou jours notre litterature. La presence de M. le comte
de Haga * avait rassemble dans 1' enceinte litteraire I'auditoire le
plus nombreux et leplus brillant. On s'empressait d'y venir jouir
du plaisir de voir un roi, que rendra celebre a jamais une grande
revolution, assister, le premier d'entre les souverains, a une
assemblee publique d'un corps institue essentiellement pour
cultiver et honorer le talent par lequel, jeune encore, ce prince
assura sa gloire et fit le bonheur de ses peuples ; car Ton pent
dire que 1' eloquence du digne successeur de Wasa n'eut pas
moins de part a un des evenements les plus memorables de notre
siecle que la puissance de sOn genie et de son courage. Son
amour pour notre litterature I'avait deja conduit, etant prince
royal, dans ce sanctuaire des lettres ; mais il n' avait pu recevoir,
dans une assemblee particuliere de I'Academie, ce temoignage
d'amour et de respect que lui ont ofTert les nombreux specta-
teurs que sa presence attirait a cette seance publique. Par les
applaudissements les plus vifs des que M. le comte de Haga a
paru dans la tribune qui lui etait destinee, plus marques encore
lorsque les deux orateurs I'ont loue indirectement, cet auditoire,
devenu I'organe de toute la nation, semblait lui presenter I'hom-
mage des sentiments de la France pour un roi, I'ami du sien,
qui commande le peuple notre plus ancien allie, et qui parait
pour ainsi dire confondre encore davantage les deux nations par
son gout pour nosarts, notre langue et notre litierature. L'ivresse
des transports que la presence de Sa Majeste suedoise avait
repandue sur tous ceux qui assistaient a cette seance interes-
sante a du faire croire a ce souverain qu'il etait transports a
1. Gustave III, roi de Suede, venu en France pour signer avec Louis XVI un
traite secret d'alliance offensive et defensive. Son premier voyage avait eu lieu en
1771; voir tome IX, p. 274 et suivantes.
538 CORRESPONDANCE LlTTfiRAIRE.
Stockholm ; et si ces peuples sont regardes par le reste de TEu-
rope comme les Francais du Nord, les signes de notre amour
pour sa personne, dans ce jour a jamais solennel, out du le con-
vaincre plus que jamais que les Frangais sont les Suedois du
Midi.
Le peu d' eclat de la tr^s-longue vie de M. I'ancien eveque
de Limoges ofTrait peu de ressource aux talents du recipien-
daire, condamne, selon I'usage, a faire I'eloge de I'academicien
qu'il remplace ; aussi le discours de M. le marquis de Montes-
quiou a-t-il paru en general plus correct qu*elegant, plus sage-
ment ecrit que finement pense; mais il y r^gne une grande
purete de gout, et ce titre n'est-il pas plus que suffisant pour
justifier I'admission d'un homme de la cour dans ce premier
corps de notre litterature ? II a moins loue I'ancien eveque de
Limoges par ses qualites personnelles que par I'importance de
la grande education qui lui avait ete confiee. Le morceau em-
ploy 6 a peindre le moment ou il faut choisir I'instituteur d'un
prince destin6 a regner, et Tin flu en ce de ce choix sur le sort
d'une nation enti^re, est le morceau de son discours le mieux
pense et le mieux ecrit ; c'est aussi celui qui a ete le plus
applaudi.
L'orateur nous represente le bon eveque de Limoges arrache
du siege pastoral ou la Providence I'avait sagement place, pour
venir remplir, aupr^s de trois princes que le trone regardait,
I'emploi qu'une grande imperatrice voulut confier a un des plus-
grands philosophes de ce sifecle, pour assurer les destinees d'un
des plus vastes empires du monde.
« Nous vimes alors le beau spectacle de la vertu pr^s du
trone, allant au-devant de la vertu qui se cache, et la forcant de
venir purifier par son influence I'air que devaient respirer de-
jeunes princes appeles aux plus hautes destinees.
(( Quel terrible moment pour un observateur philosophe que
celui ou un jeune prince destine a regner sur une grande nation
doit etre livre aux mains qui vont rectifier ou corrompre I'ou-
vrage de la nature ! Geux a qui cet auguste emploi va etre confie
seront-ils insensibles a I'espoir d'une grande fortune? Sans etre
trop efTrayes de leurs devoirs, en sentiront-ils I'etendue? Auront-
ils ou r^nergie de caract^re qui surmonte les obstacles insepa-
rables de ces grandes fonctions, ou cette vertu persuasive qui les
JUIN 178Zj. 539
aplanit par le seul respect qu'elle inspire ? Au moment de faire
un choix, faudra-t-il en croire aveuglement la renommee ? et
['admiration de la multitude pour quelques-unes de ces qualites
rares qui subjuguent les hommes doit-elle rassurer entierement
sur le danger des grandes passions qui trop souvent les accom-
pagnent? Peut-on esperer que Tamour de la celebrite s'asseiTira
constamment aux moyens lents d'acquerir une gloire solide ? La
prevoyante ambition ne sacrifiera-t-elle jamais des devoirs sacres
au soin coupable de preparer sourdement le succes de ses vues ?
Enfm un si^cle, trois generations de vingt millions d'hommes,
devront-ils des autels ou des maledictions a celui qui va devenir
en quelque sorte I'arbitre de leur destinee ? Voila ce qu'un seul
instant peut decider, et c'est dans cet instant que I'intrigue,
sous le voile de I'interet public, a trouve tant de fois le moyen
d'egarer les meilleures intentions. »
Le resultat de I'education confiee aux soins de Tancien eveque
de Limoges amene naturellement I'eloge du roi et des princes
ses f re res.
« L'exemple de ses augustes pupilles est plus eloquent en
effet que je ne pourrais vous dire. Voyez-les parcourant tous
trois I'age orageux des passions, I'un sur un des premiers trones
de Tunivers, les deux autres sur le premier degre de ce trone,
sans qu'uneseule passion de cet age ait pu alarmer la nation, si
ce n'est au moment ou le plus jeune des trois, nous retracant les
temps de I'ancienne chevalerie, allait chercher des dangers et
soutenir I'honneur du nom francais aux extremites de FEurope.
Observez la diderence de leurs caracteres et I'ensemble de leurs
vertus; considerez le tableau touchant deleur inalterable union,
voyez-en le principe dans le sentiment profond du devoir, premier
effet de la vertu ; remarquez la moderation du pouvoir d'un cote,
de r autre Texemple d'un devouement aussi respectueux que
tendre, et reconnaissez a tout cela non ce que M. I'eveque de
Limoges a enseigne, car la vertu ne s'enseigne pas, mais ce qu'il
a inspire, ce qu'il a fait aimer, et rendons grace a sa memoire de
ce que nous pouvons opposer aux eternelles declamations sur la
contagion des vices ce grand exemple de la communication de
la vertu. »
On a applaudi a des verites connues de tout le monde ; mais
on a un peu doute que la jeunesse active de M. le comte d'Artois
540 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
ait, comme celle de ses augustes freres, parcouru Vage orageux
des passions, sans quune seule passion de cet age ait pu alarmer
la nation I et quand ilserait vrai, malgre I'assertion du courtisan
orateur, que ce prince aimable aurait paye a la nature cette
espece de tribut que lui doit trop souvent la jeunesse et 1' effer-
vescence d'un caractere brillant et puissamment prononce, la
nation n*aiirait pu etre alarm^e quand elle a vu ce jeune heros
s'arracher aux voluptes qui I'entouraient, pour aller s'exposer
aux hasards d'une grande operation militaire, et aj outer, par sa
presence, uninteretde plus a un siege qui fixait alors les regards
de toute 1' Europe ^
L'eloge du roi de Su6de, qui termine le discours de M. de
Montesquiou, a perdu deson cffet,parce qu'il pouvait s'appliquer
egalement a d'autres princes que Vaynoiir du bien public a fait
aussi quitter V enceinte de leurs palais et parcourir des pays oil
Vorgueil de leur rang n'est plus soutenu que par la reputation
, qui les y a precddh,
\/ M. Suard, en qualite de directeur, a repondu a M. de Mon-
tesquiou par le discours le mieux adapte a la circonstance. II a
presente I'eclat utile que repandent sur les lettres les grands qui
s'en occupent, et Tavantage qui resulte de leur association avec
des hommes qui les cultivent par etat, pour determiner et fixer
une langue qui doit essentiellement sa grace et sa, clarte a la
grande sociabilite de la nation et a la communication reciproque
des gens du monde et des gens de lettres. M. Suard a repandu
dans ce discours une raison aimable, une philosophie sans pre-
tention, une foule d'idees neuves, saines et piquantes, toujours
embellies par un style plein de grace, d'elegance et de naturel.
Cette reponse a eu un succes que n'ont point ordinairement ces
sortes de discours, qui n'offrent guere qu'une repetition fasti-
dieuse d'eloges toujours et si facilement epuises par ceux qui les
precMent.
M. Suard a eu le talent de louer encore M. I'eveque de
Limoges, et il I'a loue par ces vertus si precieuses et si difficiles
k conserver dans les cours, sa moderation qui fut toujours inac-
cessible a I'intrigue et aux prestiges de I'ambition. II a eu I'art
plus difficile, en rendant compte des derniers moments d'un
1. Lesi^ge de Gibraltar.
JOIN 178/1. 541
prelat qui setait longtemps sitrvecu ci lui-meme^ de r^pandre
I'interet le plus doux et le plus consolant pour riiunianite sur uii
accident qui senible la fletrir a nos yeux en la depouillant du
plus bel apanage qu'elle ait recu de la Divinite, et en lui laissant
a peine le sentiment de son existence.
« Enfin (dit notre orateur) sa longue carriere fut terminee
par une mort aussi douce que sa vie ; elle fut preparee par cet
affaiblissement de 1' esprit et des organes qu'on est trop dispose
a regarder comme un malheur et une degradation de I'humanite.
N'est-ce pas plutot un bienfait de la nature, qui, en nous retirant
de la vie comme elle nous y a fait entrer, semble imiter, s'il est
permis de le dire, cette tendre precaution de la justice humaine,
qui fait couvrir d'un bandeau les yeux de ses victimes pour leur
derober le moment qui va terminer leur existence ? »
La digniLe, le ton religieux avec lequel M. Suard a parle en
pleine Academic de ce prelat, qui ne fut distingue que par ses
seules vertus episcopales, est une des plus grandes preuves des
progres de la vraie philosophic : elle apprend a respecter, acelebrer
convenablement les vertus les plus utiles a la societe, et M. I'eveque
de Limoges n'eut pas ete loue plus dignement dans la cathedrale
de son siege. Nous sommes instruits que ce triomphe assez neuf
des convenances de la saine raison sur I'intolerance que prechent
a leur tour nos philosophes n'eut pas ete aussi edifiant, si M. le
marquis de Paulmy, chancelier de I'Academie, et, a ce titre,
censeur du discours de son confrere, n'en eut pas fait retrancher
une phrase 011 M. Suard rappeMt des temps qu'il est aujourd'hui
sage et convenable d'oublier absolument.
M. Suard disait, en parlant de I'esprit de tolerance qui fit
defendre un jour a I'ancien eveque de Limoges le caractere moral
et les ouvrages d'un philosophe (M. d'Alembert), que Ton atta-
quait devant lui : « 11 (I'eveque) vit naitre avec douleur cette
conspiration inconcevable qui sembla conjurer quelque temps la
perte des lettres^t de la philosophic, et que la sagesse du minis-
tere actuel a reduite de nos jours a n'etre plus que ridicule. »
Le ridicule eut 6te de ramener par une sortie au moins inutile
et deplaceeune question qui a peut-etre malheureusement I'au-
torite de la chose jugee, qu'il est presque d'un mauvais ton
d'agiter encore, et dont le pour et le contre se trouvent reduits
aujourd'hui a n'toe plus que fastidieux. G'est I'heureux abus de
542 GORRESPONDANGE LITTERAIRE.
la tolerance adroite qui a laisse propager et circuler les livres de
nos philosophes, bien plus que la sag esse du ininistere actuel,
qui a decide le ridicule qu'il y aurait maintenant a ecrire encore
contre la religion.
L'eloge du recipiendaire a suivi celui de I'academicien qu'il
remplacait. Rien d'aussi bien senti et d'aussi fmement exprime
que les apercus de M. Suard sur les differenls genres de litt6ra-
ture qu'il loue M. de Montesquiou d'avoir essay es dans le silence
de ses loisirs : « Destines jusqu'ici a I'amusement de ses amis,
ces essais ont eu le merite rare de survivre aux circonstances qui
les ont fait naitre. »
Apres avoir parle des epitres, des contes, des chansons de
M. de Montesquiou, M. Suard a pris occasion de ses comedies
pour attaquer avec autant d'adresse peut-etre que de courage
le genre et le succ^s de la comedie du Mariage de Figaro.
Des applaudissements universels se sont renouveles par trois fois
a la lecture de ce morceau ; quoiqu'ils partissent des memes
mains qui les prodiguent encore aujourd'hui avec un enthou-
siasme semblable a la trentieme representation de cette comedie,
ils n'en ont pas moins consacre la s6verite de cette censure. Nous
croyons devoir transcrire ici cette tirade qui n'a pas peu contribue
au succ^s general du discours de M. Suard :
(( Le gout de la vraie comedie semble s' eloigner tous les
jours davantage de ce theatre, qui en olTre cependant tant de
modeles. Moliere composait ses comedies en observant le monde ;
la plupait des poetes modernes peignent le monde d'apres les
comedies. Ni les incidents, ni les mceurs, ni le langage de leurs
pieces ne rappellent r image de la societe ou Ton vit; on prend
pour le bon ton un jargon maniere, souvent inintelligible, qui
n*a plus de module que dans quelques romans; d'autres pre-
tendent imiter Moliere en nous offrant ces intrigues peniblement
compliquees, qui furent les premiers essais du g^nie dans I'en-
fance de I'art, mais qui ne prouvent aujourd'hui que le defaut
de g^nie. N'est-il pas permis de craindre que, par un abus tou-
jours croissant, on ne voie un jour avilir le theatre de la nation
par des tableaux de moeurs basses et corrompues, qui n'auraient
pas meme le merite d'etre vraies; ou le vice sans pudeur et la
satire sans retenue n'interesseraient que par la Hcence, et dont
le succes, degradant I'art en blessant I'honnetete publique, dero-
JUIN 178/i. 543
berait a notre theatre la gloire d'etre pour toute TEurope I'ecole
des bonnes moeurs comme du bon gout ? »
Le morceau ou M. Suard developpe I'inlluence de I'union des
gens du monde et des gens de lettres sur le langage, pour mon-
trer combien cette alliance sert a fixer les principes de la langue,
et a maintenir le bon gout, n'est pas susceptible d'analyse ; on
nous saura gre de le copier en entier :
(( Les progres du gout tiennent a ceux du langage, et le
langage, comme toutes les choses humaines, est dans une mobi-
lity continuelle qui tend a le perfectionner ou le corrompre.
(( Dans une nation ou regno une communication continuelle
des deux sexes, des personnes de tons les etats, des esprits
de tons les genres; ou le premier objet est I'amusement, le pre-
mier merite celui de plaire; ou les interets, les pretentions, les
opinions les plus contraires sont continuellement en presence les
uns des autres, il faut contenir sans cesse les mouvements de
r esprit comme ceux du corps, et observer les regards de ceux
devant qui Ton parle, pour aflaiblir dans I'expression de son sen-
timent ou de sa pensee ce qui pourrait choquer leurs prejuges
ou embarrasser leur amour-propre.
« De la s'est forme ce ton du monde qui consiste a parler
des choses familiferes avec noblesse, et des choses grandes avec
simplicite ; a saisir les nuances les plus fines dans les conve-
nances; a mettre dans ses disco urs comme dans ses manieres
une gradation delicate d'egards relative au sexe, au rang, a lage,
aux dignites, a la consideration personnelle de ceux a qui Ton
parle.
({ Les gens de lettres et les savants, en instruisant le monde
par leurs ouvrages, ont perfectionne leurs talents dans le
monde; ils y ont porte leurs connaissances et leurs lumieres.
Les discussions les plus subtiles sur les mati^res de gout et sur
les decouvertes des sciences sont de venues des sujets de conver-
sation; et, pour rendre ces objets sensibles a des esprits frivoles
€t pen appliques, il a fallu leur composer, pour ainsi dire, un
langage nouveau, ou la grace fut unie a la plus grande clarte.
({ De ce concours d'efforts reunis, on sent qu'il a du resulter
une langue simple dans ses formes et precise dans ses expres-
sions, plus variee dans ses tours que dans ses mouvements;
exprimant avec nettete ce que les vues de I'esprit ont de plus
544 CORRESPONDANCE LITTERAIRE.
abstrait, ce que le senliment a de plus delicat, et ce que les con-
venances de la societe ont de plus fugitif. Par un rapprochement
qui pent etonner au premier coup d'oeil, cette langue est tout a
la fois la langue de la galanterie et celle de la philosophic ; et ce
n'est qu'a son propre merite qu'elle doit cet empire presque uni-
versel que les Romains tent^rent vainement de donner a la leur,
quoiqu'ils en prescrivissent 1' usage aux peuples qu'ils avaient
soumis.
« Tout s'affaiblit en se polissant, les langues surtout. Elles
perdent plus de mots anciens qu'elles n'en acquierent de nou-
veaux, et ce n'est guere que par les tours qu'elles s'enrichissent.
(( Plusieurs mots employes par Yirgile etaient deja vieillis
du temps de Sen^que. La langue de Racine vieillirait aussi, et
se corromprait peut-etre bientot, si une institution inconnueaux
Romains ne veillait a en conserver la richesse et la purete. Ce
dep6t est confie a 1' Academic francaise.
(( Les langues, comme les lois, doivent etre constamment
rappelees aux principes dont elles emanent. La notre doit aux
ouvrages du genie sa force et son abondance; elle doit a la
grande sociabilite de la nation une parlie de ses graces; mais
c'est a la communication reciproque des gens du monde et des
gens de lettres qu'elle doit son veritable caractere, et c'est a leur
association seule qu'elle peut devoir la conservation decesavan-
tages.
(( C'est aux bons ecrivains, sans doute, amaintenir, par leurs
ouvrages, la purete de la langue, et a defendre le bon gout
contre les innovations de quelques auteurs a qui il ne manque
que du genie pour avoir de I'originalite; qui prennent pour de
I'imagination un assemblage force de figures incoherentes, et qui
croient se faire un style en affectant peniblement des alliances
de mots inusites, dont la recherche est puerile lorsqu'elles
ne sont pas inspirees par le besoin d'exprimer une nouvelle com-
binaison d'idees.
(( C'est aux hommes du grand monde, dont I'esprit est eclaire
par I'etude et la reflexion, qui connaissent les principes de la
langue, et qui cultivent I'art d'ecrire, a prevenir, dans ce monde
ou ils vivent, les outrages que notre langue peut recevoir de la
frivolite, de I'ignorance ou d'une vaine affectation.
« Les gens de lettres peuvent avoir une connaissance plus
JOIN 178^. 545
approfondie des principes de la langue ecrite ; les gens du monde
ont sur la langue parlee un tact que les connaissances ne peuvent
suppleer. G'est a eux qu'il appartient de distinguer, dans I'emploi
de certaines expressions, ce qui est de Tusage d'avec ce qui est
de mode, ce qui est de la langue de la cour d'avec ce qui n'est
qu'un jargon de coterie; a fixer les limites de ce hon ton si
recommande, si peu defini, qui n'appartient pas a I'esprit, et sans
lequel un homme d' esprit court quelquefois le risque d'etre ridi-
cule; qui n* est pas le bon gout, car le bon gout a des principes
plus fixes et une influence plus etendue ; qui embellit T esprit et
le gout dans le monde, mais qui bornerait I'essor des talents si
on voulait soumettre a ses regies trop fugitives et trop variables
les ouvrages de I'imagination et du genie. »
On ne pouvait pas donner une definition plus fine et plus
sensible de ce sentiment des convenances etablies, convenances
perpetuellement mobiles, que la ligne imperceptible qui separe
celles de la veille de celles qu'on leur substitue le lendemain
rend presque plus fatigantes que difficiles a saisir; que con-
Qoivent presque toujours si divei^sement les gens du grand monde,
qui tons individuellement croient en avoir le sentiment le plus
exquis; convenances enfin que, comme nos modes, chacun s'em-
presse d'avoir pour les changer aussitot contre d'autres plus
nouvelles, et dont cependant le sentiment, compose des teintes
differentes qu'en presentent nos societes, donne aux mani^res,
k la conversation, aux ouvrages mtoes ce bon fonquel'on sent
mieux que Ton ne le definit. M. Suard en a presente I'exemple
apr^s le precepte dans I'eloge qu'il a fait du roi de Suede, eloge
dont la grace fine et leg^re, en menageant la modestie du sou-
verain qui en etait I'objet, n'a ete que mieux sentie et applaudie
davantage.
M. de La Harpe a lu ensuite le second chant de son poeme
SMvles Femmes; c'est celui ou il cel^bre leur gout et leur apti-
tude aux talents. II y feint que Venus S voulant fixer pr6s d'elle
Adonis, qui s'en eloigne souvent pour se livrer aux plaisirs de la
chasse, quitte Cyth^re et vole sur le Pamasse implorer les dons
des neuf Soeurs. Cette allegorie mythologique n'a pas paru assez
1. Dans le temps que ce poeme fut commence, M. de La Harpe etait fort attach^
k la cour de M"* de Genlis. Venus, c'etait elle ; serait-il besoin d'ajouter qu'Adonis,
c'6tait M. le due de Chartres ? (Meister.)
XIII. 35
546 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
neuve, et la transition qui la prepare un peu brusque et un peu
forcee. 11 semble cependant que la mani^re dont M. de La Harpe
a concu la fable de ce second chant etait faite pour y repandre
cette abondance et cette variete d'images, lame de la poesie et
sa plus eclatante parure ; mais ce qui manque essentiellement a
Teflet de ce tableau, c'est le coloris ; pour etre anime, il avait
besoin de cette imagination vive, ardente, sensible, riche d'idees,
plus riche encore d' expression, qui donne la forme et le mou-
vement a tout ce qu'elle con^oit, qui embellit tout ce qu'elle
touche, qui anime du souffle divin de la vie tous les objets qu'elle
decrit, qui les entoure continuellement et avec art d'une vapeur
vive et leg^re, et r^pand sur eux a pleines mains les touffes va-
rices des plus brillantes fleurs; c'est avec ce sentiment de la
poesie, don celeste qui tient autant a la sensibilite de I'ame qu'au
feu de I'imagination, qu'il eut fallu chanter les arts, et les arts
cultives par la main des Graces et embellissant la beaute m^me.
On n*a retenu que deux vers de ce poeme. Le premier offre,
avec un rapprochement trop use, le sentiment si louable du
pardon des injures*; c'est celui qui termine la tirade consacree
a I'eloge de M'"* la comtesse de Genlis :
Un theatre d'enfants fut celul de sa glolre.
Le second,
Tout le Nord est soumis ou tremblant sous sa loi ^
4. Voyez le portrait de M. de La Harpe, sous le noni de d'AmovUle, dans le
conte des Deux Reputations des Veillees du chdteau. (Meister.)
2. M. de Galonne, contrbleur general, qui assistait b, cette stance, dit k la fin
de cet Eloge, d'ailleurs si juste et si bien m(5rit6, mais qu'il eiit sans doute 6te
convenable de ne pas exprimer ainsi devant un autre souverain du Nord : Je ne
sais pas si ce morceau est poetique; mais je sais bien qu'il n'est pas politique.
N'oublions pas de remarquer encore que le poijte exborte dans cet Eloge Catherine II
a se pressor d'achcver la conqu6le de Constantinople, de venger les femraes de la
tyrannie du s6rail, et de r^tablir en Grece I'empire des arts et de la bcaut6. C'est
h cdt6 de Tambassadeur destin6 k partir incessamment pour la cour de Sa Ilautesse
que notre adroit poSte invite Catherine II a cette auguste conqufite. II est vrai que
cet ambassadeur, M. de Choiseul-Gouffier, lui avait donn6 tr^s-^loquerament le
mSme conseil dans son Voyage de Grdce; mais on en fait, dit-on, dans ce moment
une nouvelle edition oii cet article sera entierement supprime. Ce qui nous
rassure, c'est que les vers et la prose de ces messieurs ont regie rarement le sort des
nations et des empires, sans quoi nous les supplierions de vouloir bien etre un peu
plus d'accord avec eux-m6mes. (Id.)
JUIN 178/|. 547
est dans I'eloge de Catherine II, qui finit ce chant de la maniere
la plus heureuse. Et quel autre nom choisir pour presenter
reunis dans un seul objet tous les traits epars dans les portraits
des differentes femmes celebres dont M. de La Harpe a voulu
consacrer, dans ce chant, et les talents et I'amour pour lagloire?
Mais telle est la fatalite attachee au faire de ce peintre, qu'on
n'a voulu apercevoir dans ce tableau que de grandes actions
rendues sans enthousiasme, et le crayon insignifiant des traits du
plus grand caractere du si^cle. G'est pour la premiere fois que
Ton a vu, dajis cette assemblee, des vers lus apres des discours
en prose tomber deux a deux sans obtenir presque un seul signe
d'applaudissement. II est vrai que la froideur avec laquelle on
a ecoute le debut presque prosai'que de ce chant a ote a M. de
La Harpe le talent qu'il a de lire superieurement les vers, et
surtout les siens : son amour-propre au supplice semblait avoir
eteint ses moyens, et son gosier, comprime par la reaction de
I'orgueil humilie, a fini par ne plus rendre que des sons rauques
et inarticules qu'etouffait graduellement le sentiment d'un silence
qui s'accroissait a mesure que le poete avancait dans sa lecture.
Plusieurs beaux vers n'ont point ete entendus; aussi M'"^ Pourrat,
ancienne amie de M. de La Harpe, I'a-t-elle aborde apr^s la
seance, en lui disant, avec une ingenuite toute spirituelle, ces pa-
roles consolantes : a Qu'aviez-vous done, monsieur, pour lire si
mal aujourd'hui? Peut-on faire tomber ainsi les plus beaux vers
du monde? »
L' amour-propre des spectateurs a vu avec peine que, dans
une circonslance aussi solennelle que flatteuse pour la nation, le
seul poete dont elle puisse se glorifier aujourd'hui ne lut pas
devant M. le comte de Haga quelques-unes de ses productions
toujours si vivement applaudies ; mais on a ete console de cet
elfet d'une petite intrigue a la faveur de laquelle le secretaire de
r Academic avait ecarte M. I'abbe Delille, qui s'etait offert a lire,
pour lui substituer M. de La Harpe, qui feignait de n'en avoir
pas envie.
M. le due de Nivernois a lu, apres M. de La Harpe, plusieurs
de ses fables, dont le plan si simple, le dialogue si naturel et si
facile, le style si analogue a ce genre de poesie* presentent la
morale la plus utile et la plus aimable ; ces fables ont ete revues
avec transport. M. le comte de Haga a paru prendre a cette lee-
5^8 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
ture le plus vif interet ; le public, qui croyait lire ce sentiment
dans ses yeux, s'est permis plusieurs fois d'en demander encore
une a haute voix ; M. le due de Nivernois en a lu huit ; le hasard
I'a presque toujours fait tomber sur des fables faites pour servir
de lecons aux rois et dont la lecture, en honorant le caracterede
celui devant qui on osait la faire, annonce qu'il offre person-
nellernent le modele des vertus que leur morale enseigne aux
souverains.
M. le comte de Haga s*est rendu, apr^s la seance, dans la
salle particuli^re des academiciens, ou sont les portraits de tous
ceux qui ont compose I'Academie depuis qu'elle existe jusqu'i
ce jour, et les portraits des grands princes qui Font honoree de
leur presence. M. le comte de Haga y a vu le sien, dont il a fait
don a I'Academie, k cote de celui de la fameuse reine Christine.
II a adresse la parole a tous les academiciens qui avaient assiste k
cette seance; il a reconnu tous ceux qui composaient I'Academie
lors de son premier voyage ; il en est peu k qui il n'ait dit des
mots flatteurs et fms sur leurs ouvrages ; mani^re la plus deli-
cate dont un souverain puisse louer des gens de lettres. II a
demande et recu de Tair le plus affable et le plus obligeant
M. Suard; on I'a vu lui parler un instant bas a I'oreille. Nous
croyons savoir ce que M. le comte de Haga a dit a cet academi-
cien ; les paroles des rois les plus secretes ne se perdent jamais ;
Fair m^me qui les entend en silence suffirait pour les r6pandre,
si ceux a qui ils daignent les adresser ne les confiaient pas
quelquefois a leurs amis avec la reserve d'un myst^re respec-
tueux. M. le comte de Haga voulait faire sentir k M. Suard que
sa tirade indirecte sur la comedie du Mariage de Figaro ne lui
avait pas echappe ; il lui a dit : « Vous n'y allez pas de main
morte, monsieur, et vous frappez fort. — Monsieur le comte me
permettra de ne pas paraitre I'entendre. — Je vous entends,
moi ; mais je n'ai point applaudi a cette partie de votre discours,
pour ne pas m'interdire le plaisir de revoir la pi^ce encore une
fois. ))
G'est ainsi que s'est termin^e une seance qui a paru occuper
agreablement un grand roi, et que n'oublieront jamais ceux qui
ont eu le bonheur de le voir honorerpar sa presence le sanctuaire
de la litterature francaise.
JUIN 1784. 549
CHANSON DE M. LE MARQUIS DE MONTESQUTOU.
Air ; Le serin qui te fait envie.
0 toi qui regois d'^milie
Le joli nom de petit chat,
Bel objet de sa fantaisie,
Je pourrais te croire un peu fat :
Quand d*une caresse nouvelle
Elle t'honore tous les jours,
Tu crois etre quitte avec elle
En faisant patte de velours.
Ainsi le pouvoir de mal faire
Te dispense d'avoir bon coeur;
Et c'est ton mauvais caract^re
Auquel tu dois tant de favour.
Tu n'en dors pas moins sur ce tr6ne
Ou te placent des bras charmants :
Superbe exemple que tu donnes
Aux petits-maitres, aux tyrans.
Mais quand, gonfl6 de ton merite
Et de tes droits si mal acquis,
Tu foules en vrai sybarite
Ces tas de roses et de lis,
L'Amour, que ton bonheur ennuie,
Lorgne ta place et n'a pas tort :
C'est bien le cas d'avoir envie
[ De r6veiller le chat qui dort.
^ INSCRIPTION PAR LE MEME.
Cette inscription est plac6e sur la base d'une fontaine, en forme d'ob^lisque,
i dans le jardin de Maupertuis'.
5 H61as I disait Chlo6, cette onde nous fuit-elle ?
Pourrait-elle chercher un plus heureux s^jour ?
1. Terre de M. le marquis de Montesquiou, pr^s de Senlis, ou il vient de faire
un tres-beau jardin anglais. (Meister.") — Maupertuis, terre de M. le marquis de
Montesquiou, possed6e depuis par son fils aine, M. le comte de Montesquiou, grand
chambellan, est situ6 dans le dd'partement de Seine-et-Marne, entre les petites
villes de Coulommiers et de Rosoy. Ce joli village est a huit lieues de Meaux et a
seize de Paris ou de Senlis. On ne pent done pas dire qu'il soit pres de cette der-
niere ville. Le jardin anglais que M. le marquis de Montesquiou a fait arranger k
Maupertuis est connu sous le nom de I'^lys^e; il a ete celebre par Delille dans le
poSme des Jarclins, et il excite encore aujourd'hui I'admiration de tous ceux qui
550 GORRESPONDANCE LITTERAIRE.
Non, lui dit Corylas, elle se renouvelle.
Chere Chlo6, de notre amour
Tu vois rimage et le module.
AUTRE INSCRIPTION
POUR UNE AUTRE FONTAINE DES MfiMES JARDINS,
SITU1^.E AU MILIEU d'UN BOIS SOMBRE ET SOLITAIRE,
PAR LE m£ME.
Insens6, qui poursuis sur la scfene du monde
La vraie image du bonheur,
A toi-meme rendu dans cette paix profonde,
Tu sens avec eflfroi le vide de ton coeur,
Tu sens que tout 6chappe et fuit corame cette onde.
— On a donne, k la Comedie-Italienne, le vendredi A, une
pifece episodique, en vers et en trois actes, intitulee le Temple
de V Hymen, Cette pi^ce a eu plus de succ^s que n'en obtiennent
aujourd'hui ces ouvrages d'un genre dontse sontempar^s depuis
quelque temps nos theatres des boulevards.
— Nous avons eu I'honneur de vous annoncer dans le temps
le peu de succ^s de Theodore et Paulin, opera -comique en
trois actes, du m6me auteur, musique de M. Gretry. Le poete et
le musicien ont eu le bon esprit de retirer cet ouvrage apr^s la
premiere representation. M. Desforges a fait d'un Episode de ce
drame, aussi froid qu'invraisemblable, une petite comedie nou-
velle, en deux actes, qui vient de reussir completement, sous le
titre de VEpreuve villageoisej on Ta donnee, pour la premiere
fois, le jeudi 24.
II serait a souhaiter que dans cette petite piece, dont 1' in-
trigue est si faible et si commune, M. Desforges eut donn6 du
moins a ses paysans un ton plus naturel, un langage plus vrai ;
mais ce defaut est rachete autant qu'il pent Tetre par ce comique
et cette verite d'expression qui distinguent singuli^rement les
compositions de M. Gretry. Plusieurs airs chantes par Denise, et
vont le visiter. (B.) — Le cMteau est aujourd'hui en ruines. L'eglise conserve des
peintures de Theophile Gautier, executees en 1825, lorsqu'il 6tudiait chez Rioult.
M. fimile Bergerat les a decrites dans le livre, plein de fails etde details curieux,
qu'il a consacr6 a son illustre beau-pere ; Theophile Gautier, entretiens, souve-
nirs et correspomlance (G. Charpentier, 1879, in-18).
JUIN 1784. 551
surtout les morceaux d' ensemble qui terminent les deux actes
de cette comedie, ont eu le plus grand succ6s; c'est vraiment
de I'esprit en musique, et c'est bien la le caract^re propre au
genie de ce charmant compositeur. Le parterre a demande a
grands cris les deux auteurs ; ils ont paru ; la presence de M. le
comte de Haga peut seule justifier M. Gretry d'avoir cede a un
empressement qui cesse d'etre flatteur, a force d'etre prodigue
aux plus mediocres talents.
— OEuvres de Valentin Jamerai Duval^ pr^cH^es des M^-
moires siir sa vie; deux volumes in-S"", avec figures. A Saint-
Petersbourg, I78ii. L'editeur de ces OEuvres posthumes est
M. F.-A. de Koch, attache depuis plusieurs annees au service
de Sa Majeste I'imperatrice de toutes les Russies. Le plus inte-
ressant et le plus curieux de tous les ouvrages de M. Duval,
c'est sans doute lui-meme^ On sait qu'il n'eut longtemps
d'autres maitres que son instinct et sa curiosite naturelle; qu'il
vecut, jusqu'a I'age de vingt-deux ans, dans les forets, employe
h garder les vaches des ermites de Sainte-Anne, pres de Lune-
ville ; et que, dans cette solitude, abandonne a lui-meme, devoue
aux travaux les plus serviles, il n'en acquit pas moins le gout
de la lecture, et fit des progres peu communs dans la geographie,
I'histoire et le blason. Un jour, etant assis au pied d'un arbre,
entoure de cartes geographiques, il fut apercu par la suite des
jeunes princes de LoiTaine, leur inspira par ses reponses autant
d'interet que de surprise, et ayant obtenu de la protection du
due Leopold les secours necessaires pour poursuivre et pour
achever ses etudes, il merita dans la suite I'honneur d'etre at-
tache au due Francois, qui, devenu empereur, le fit nommer
directeur de la bibliotheqne et du cabinet imperial des medailles
k Vienne. Le Memoire de M. de Koch sur la vie deM. Duval, qui
se trouve a la t6te du premier volume de la collection que nous
avons I'honneur de vous annoncer, est ecrit avec une simplicite
touchante, et contient plusieurs anecdotes curieuses, parce
qu'elles peignent tr^s-heureusement le caract^re et le tour
d' esprit du solitaire qui, transporte au milieu d'une cour bril-
lante, n'en conserva pas moins, sous des formes adoucies par
1. Get horamo extraordinaire est mort h. Vienne, en 1775, ^ge de quatre-vingt-
nn ans. (Mbister.)
552 CORRESPONDANGE LITTfiRAIRE.
I'usage du monde, la premiere franchise, et, si I'onpeuts'expn-
mer ainsi, la premiere sauvagerie de ses moeurs et de ses ma-
ni^res : nous ne nous permettrons d'en citer ici qu'un seul trait.
Ayant quitte un jour assez brusquement I'empereur, sans at-
tendre d'en etre congedie : « Ou allez-vous? lui dit ce prince.
' — Entendre chanter la Gabrieli, sire. — Mais elle chante si
mal! — Je supplie Votre Majeste de dire cela tout has. —
Pourquoi ne le dirais-je pas tout haut? — G'est qu'il importe a
Votre Majeste d'etre crue de tout le monde, et qu'en disant cela
elle ne le serait de personne. »
II y a beaucoup de naturel et de v^rite dans I'histoire de la
devotion fortuite et machinale qui survint a M. Duval a I'ermi-
tage de la Rochette, pr^s des montagnes des Vosges; dans le
detail de ses premieres etudes a I'ermitage de Sainte-Anne, et
surtout dans la peinture du bonheur dont il jouissait sur un
ch^ne de la foret, qu'il avait erige en observatoire. L'esp^ce de
bataille qu'il fallut livrer aux solitaires de Sainte-Anne, qui pre-
tendaient bruler ses cartes et ses livres, et qu'il chassa tr^s-
humblement de chez eux, ainsi que la capitulation qui suivit cette
petite guerre, oflrent des scenes vraiment originales. Le Memoire
ou il rend compte de I'extr^me agitation que lui causa la repre-
sentation de I'opera d'Isis, a Paris, en 1718, pent former un
contraste assez piquant avec la lettre ou Saint-Preux verse tant
d'amertume et de mepris sur tous les enchantements de ce mer-
veilleux spectacle.
— Le jardin du Palais-Royal, palais bati par le cardinal de
Richelieu et legue k Louis XIII par ce ministre-roi, est de toutes
les promenades de Paris la plus cel^bre et la plus frequent6e.
Son heureuse situation au centre de la capitale, le convert, si pr6-
cieux pendant les chaleurs de I'ete, d'une des plus belles allees
du monde, avaient fait depuis longtemps de ce jardin le rendez-
vous de la cour et de la ville. II est peut-etre curieux de savoir
que le plus beau marronnier de cette superbe allee, avec celui
qui subsiste encore au Jardin du roi, ont 6t6 les premiers arbres
de cette esp^ce dont I'lnde ait enrichi nos climats. Le regent
Philippe, due d'Orleans, qui habitait le Palais-Royal, apanage de
sa maison, ct que Ton a vu, comme dit I'auteur de la Henriade^
Remu^nt Tunivers du sein des volupt^s,
JUIN 1784. 553
s'etait plu a embellir ce jardin d'allees, de boulingrins, degazons
et de statues ; mais cette promenade charmante etait entouree
de maisons irregulieres et mal baties, dont I'aspect contrastait
desagreablement avec les beautes de I'interieur. M. le due de
Ghartres, a qui son pere, M. le due d' Orleans, a cede le Palais-
Royal, vient de detruire I'ancien jardin ; il en a fait planter un
nouveau, et I'a entoure de maisons elevees sur un meme plan
d' architecture, qui, reunies a la facade du nouveau corps de
batiment qu'il se propose d'ajouter a son palais, ne paraitront
former qu'un seul edifice d'un ensemble aussi vaste qu'elegant
et somptueux.
Ges nouveaux batiments offrent une enceinte rectangulaire,
dont le developpement porte trois cent soixante toises. Trois
cotes de ces batiments, destines a etre occupes par des parti-
culiers, sont decores par un ordre en pilastres canneles, qui,
depuis le sol jusqu'au-dessus de 1' entablement, s'el^ve a quarante-
deuxpieds. Gent quatre-vingts arcades, separeespar ces pilastres,
eclairent le peristyle qui regne autour du jardin. Sous ce peris-
tyle on a etabli cent quatre-vingts boutiques, louees par des res-
taurateurs, des baigneurs, des cafes et des marchands de toutes
sortes d'objets de luxe et d'agrement. Gette promenade couverte
communique a deux grands vestibules places dans les deux
angles opposes au Palais; ils sont soutenus par vingt-quatre
colonnes. Sur la galerie en arcades r^gnent deux etages pris dans
Tentablement de I'ordre, decores de bas-reliefs et de trophees,
et couronnes par une corniche aussi riche qu'elegante. Le troi-
si^me etage est pris dans les mansardes, et cache en partie par
une balustrade supportant cent quatre-vingts vases, quiterminent
avec autant de grace que de noblesse ce grand ensemble de bati-
ments.
Les arbres que Ton a plantes dans le nouveau jardin, et dont
Televation ne doit pas exceder celle du premier etage des mai-
sons qui I'entourent, donnent deja un ombrage agreable. Un
bassin flanque de quatre kiosques en treillage occupe I'extremite
du jardin en face du palais. Le reste du terrain formera une
esplanade considerable, ou Ton placera sur un piedestal eleve la
statue de Henri IV, confiee au ciseau du celebre Houdon.
On essayerait difficilement de peindre le tableau interessant
qu'offre cette promenade lorsque le soleil, baissant sur I'horizon,
554 GORUESPONDANCE LITTERAIRE.
permet aux femmes d'y venir respirer le frais, et jouir dans ce
jardin du plaisir de voir, et surtout du plaisir d'etre vues. Des
doubles et triples rangs de chaises, placees le long d'allees spa-
cieuses, sufTisent a peine pour recevoir cette foule de femmes,
presque toutes jolies, au declin du jour, et dont le spectacle ofTre
un coup d'oeil aussi varie que seduisant. Les plus belles, ou
celles qui sont mises avec le plus d' elegance, se prominent au
milieu de celles qui bordent ces allees, avec cette grace facile
qui appartient en general aux femmes de Paris, et que fait valoir
encore la forme aussi simple que gracieuse des vetements que le
bon gout semble aujourd'hui leur avoir fait adopter; desjupes
de taffetas, dont la couleur, percant a travers le tissu de leurs
longues robes de gaze ou de lin, semble presque toujours indi-
quer le nu ; ces ceintures legferes qui terminent la taille en mar-
quant encore mieux le svelte de ses contours, par le tranchant
de leur couleur avec cells de Thabit qu'elles semblent attacher ;
enfin ces chapeaux couronnes de fleurs, places sur leurs t^tes
avec une negligence aimable, et dont Tampleur semble ne d6-
rober une partie du visage que pour preter k celle qu'elle laisse
voir plus de rondeur et plus d'attraits ; tout cet ensemble d'un
costume si seduisant et si simple, en laissant deviner les formes
memes qu'il aflecte de voiler, donne aux femmes de nos jours
une elegance et une grace plus attrayantes que la beauts meme.
On croit etre transporte dans Alh^nes, k ces jours de f^te ou la
beaute, belle simplement de ses appats, couverte plutot que paree
par les plis ondulants de ses vetements legers, n'empruntait de
I'eclat que des fleurs dont elle couronnait sa tete. Jamais nos jolies
femmes n'ont plus ressemble a de jeunes Grecques, et jamais
elles n'ont paru plus belles. Leur affluence repand sur cette pro-
menade un interet attachant ; on ne se lasse point de voir un
tableau continuellement embelli par une variete d'objets sur
lesquels I'oeil se repose tour a tour avec une complaisance tou-
jours nouvelle, et Ton regrette pour ainsi dire que la nuit vienne
lui en substituer un autre, quoique plus voluptueux et plus
piquant encore.
Les feux de cent quatre-vingts reverb^res suspendus aux
cent quatre-vingts arcades qui entourent ce jardin, ceux des
nouvelles lampes k la Quinquet qui eclairent les cafes, les res-
taurateurs et les boutiques, repandent sur cette promenade une
JUIN 178Zi. 555
lumiere douce, une espece de demi-jour qui rend la beaute plus
interessante et prete a la laideur meme des illusions favorables.
Ge demi-jour sert la decence et la commande, en meme temps
que la magie de ses effets semble repandre la volupte jusque
dans I'air que Ton respire. G'est le moment ou la foule de nos
belles courtisanes se rend dans ce jardin. L' elegance toujours
recherchee de leur parure, I'aisance presque bardie de leur de-
marche attire sur leurs pas la foule tumultueuse de nos jeunes
gens ; on les voit s'agiter sans cesse autour d'elles, courir des
unes aux autres, les suivre tourk tour, les devancer avec un em-
pressement fatigant meme pour celles qui en sont I'objet. G'est
un flux et un reflux dont ces jeunes beautes dirigent les ondula-
tions, et qu'elles portent le plus souvent le long des grandes
allees, parce qu'elles connaissent tout I'avantage que recoivent
leurs charmes du jour artificiel qui eclaire encore plus ces allees
que les autres parties du jardin. Le milieu de cette promenade,
occupe par le bassin et les kiosques vivement eclaires, presente
un spectacle moins tumultueux, et par celameme peut-etre plus
agreable. L'aflluence des spectateurs desinteresses respire I'air
pur de la grande esplanade, tandisqu'une multitude de groupes,
assis autour de petites tables, prennent ces rafraichissements
glaces dont la chaleur de la saison rend 1' usage si necessaire et
si agreable, et qu'on a trouve le secret de varier journellement
au choix de tons les gouts. Jamais nos Wauxhalls, nos Golisees,
nos Redoutes, n'ont rien olTert d'un pittoresque aussi riche, aussi
varie que cette espece de bal de nuit en plein air. Gette foule de
femmes, toutes condamnees par etat a etre jolies, 1' espece de
negligence voluptueuse que la nuit autorise dans leur maintien,
la grace et la legerete de leur demarche ; I'empressement de cette
brillante jeunesse qui cherche avidement dans leurs yeux I'ex-
pression des desirs qu'elles se sont fait une si douce habitude
d'inspirer ; le site, le jour qui I'eclaire, tout repand sur cette
promenade un charme dont il est difficile que les sens ne soient
pas emus. Gelui de la musique vient encore quelquefois ajouter
k toutes les voluptes que Ton respire dans ce jardin, jusqu'a
r instant oil les lampes, eteintes a onze heures, annoncent a ceux
qui n'aiment pas I'obscurite qu'il est temps de I'abandonner.
Nous devons ajouter qu'une police exacte maintient la decence et
fait respecter I'honnetete dans un Ueu d'ailleurs si peu fait pour
556 CORRESPONDANCE LITTI^RAIRE.
en conserver le sentiment. Tel est le spectacle qu'offre chaque
jour le nouveau jardin du Palais-Royal.
II eut ete bien plus piquant encore le jour d'un bal masque
donne a I'Opera pendant le sejour de M. le comte de Haga a
Paris ; M. le due de Ghartres avait permis a tons les masques
Tentree du Palais-Royal, et fait annoncer que I'illumination ordi-
naire serait prolongee jusqu'a deux heures du matin ; tout Paris
s*etait rendu dans ce jardin, mais, par un ordre expr^s du roi,
des escouades du guet, placees a toutes les issues du jardin, en
defendirent I'entree a tous les masques, et n'y laiss^rent penetrer
que I'affluence extraordinaire de ceux qui s'empressaient de venir
jouir du spectacle que cette multitude de curieux, le nombre et
r^legance des masques eussent rendu bien superieur a celui
qu'offre la celebre foire de Venise ; mais la vivacite francaise, ex-
citee par un spectacle absolument neuf pour elle, et la trep
grande liberte qu'il est convenu d'accorder aux masques, pou-
vaient rendre cette f6te nocturae plus que tumultueuse. Ce nest
point dans un lieu aussi vaste, et k une multitude aussi difficile
a contenter, qu'il convient de permettre un genre de divertisse-
ment qu'^ Venise la grande habitude d'en jouir et le caract^re
reserve de la nation garantissent de toute esp^ce d*exc6s.
LES PLUS JOLIS MOTS DE LA LANGUE FRANCAISE,
STANCES
PAR M. CDINET D'ORBEIL.
A deux 6poques de sa vie
L'homme prononce en b6gayant
Deux mots dont la douce harmonic
A je ne sais quoi de touchant.
L'un est maman, et I'autre faime.
L'un est cr66 par un enfant,
Et Tautre arrive de lui-meme
Du coeur aux l^vres d'un amant.
Que le premier se fasse entendre,
Bientdt une mere y r^pond.
La jeune beaute devient tendre,
Si son coeur entend le second.
JUIN 1784. 557
Lise, prends-y garde,
jLe mot ] aims est plein de douc
Mais tel qui souvent le hasarde
N'en sentit jamais la valeur.
L'esprit quelquefois s'en amuse ;
11 en saisit si bien raccent,
Que mechamment il en abuse
Pour tromper un coeur innocent.
II faut une prudence extreme
Pour bien distinguer un amant;
Celui qui dit mieux je vous aime
Est quelquefois celui qui ment.
Qui ne sent rien parle h merveille;
Grains un amant rempli d'esprit;
C'est ton coeur et non ton oreille
Qui doit 6couter ce qu'il dit.
— C*etait par des talents superieurs et par T emulation la plus
favorable aux progres de I'art dont M'^^ Glairon sut tout a la fois
etendre et fixer les limites, que cette celebre actrice et sa rivale,
M"* Dumesnil, attachaient I'attention du public et se disputaient
ses suffrages. Nos tragediennes du jour, la dame Vestris et la
demoiselle Sainval, condamnees par leur m^diocrite a ne jamais
exciter ce grand inter^t, ont cru sans doute pouvoir le suppleer
par I'histoire publique de leurs nobles tracasseries, et, sans le
vouloir, elles ont appret6 ainsi a rire ceux qu'elles ne pouvaient
faire pleurer,
La demoiselle Sainval cadette a ecrit a ses chers camarades
quelle ne pouvail supporter plus longtemps les vexations de la
dame Vestris, qui ne lui laissait que trois ou quatre roles Men
doux, trh-tendres^ bien pleureurs ; qui, lorsqu'elle lui en laissait
jouer quelque autre, avait le soin de ne Ven faire avertir que la
veille, d, onze heures du soirj qui enfin la traitait comme si elle
arrivait d, la ComMie pour lui porter la queue,.. La demoiselle
Sainval finissait par demander sa retraite pour procurer a sa
rivale le plaisir de dire : Jeme suis d^faite des deux sceurs, Les
chers camarades ont fait donner copie de cette lettre a la dame
Vestris. Celle-ci a repondu par un memoire apologetique, en
forme de lettre, un peu long, un peu lourd, mais assez adroit,
558 CORRESPONDANGE LITTERAIRE.
ou Ton a reconnu la plume du celebre avocat Gerbier, qui n'est
pas moins attache aujourd'hui a cette cliente aux bras si beaux,
a la peau si blanche, que I'etait autrefois M. le marechal de Duras,
qui I'a honoree longtemps de la protection la plus intime. Dans
cette lettre, M"® Vestris repond d'une manifere simple et precise
a toutes les accusations de M'^** Sainval; et, apres lui avoir
prouve qu'elle n'a fait qu'user tr^s-discr^tement de son droit de
premiere actrice, elle consent, avec le desinteressement le plus
modeste et le plus adroit, ti ne plus jouer que les roles que son
double voudra hicn lui abandonnery a lui ceder en un mot sa
place et a prendre humblement la sienne, pour ne pas priver le
public et ses chers camarades des talents de J/"" Sainval,
Cette lettre, repandue dans tout Paris avec profusion, nous a
valu en reponse un grand memo ire a consulter et une consul-
tation pour M"* Sainval, signes Troncon du Coudray, mais
faits par I'avocat Target. Ce memoire 6crit avec esprit, et piquant
surtout par I'ironie avec laquelle on y persifle 1' eloquence de
M™' Vestris et celle de son defenseur, allait amuser le public aux
depens de nos deux Melpom^nes, en forcant les tribunaux de se
m^ler serieusement d' une contestation digne d\i Roman comique^
mais la cour nous a prives de cette gaiete ; elle a impose silence
a ces dames, et le sieur Deshaies, un des imbeciles les plus im-
portants du si^cle, parce qu'il a I'honneur d'etre maitre des
ballets du Theatre-Francais, acru devoir cimenter cette reconci-
liation forcee a la face du public, en les obligeant k se donner la
main dans la pantomime turque qui termine le Bourgeois gen-
tilhommc. Cette sc6ne, presque aussi hideuse que comique par
les grimaces de M"* Sainval au moment ou elle a senti la main
de sa jolie rivale dans la sienne, a ete parodiee sur-le-champ
chez Nicolet^ et c'est ainsi que s'est terminee une querelle dont
il n'a pas tenu a nos plus celebres avocats de faire retentir les
voutes augustes du temple de Themis.
— Tons nos spectacles ont fait des efforts extraordinaires
pour interesser 1' attention de M. le comte de Haga. L'Academie
royale de musique a remis, dans I'espace de trois semaines, huit
ou dix operas differentsS plus qu'on n'en donnait autrefois en
ii Armide, les deux Iphigenie de Gluck, Dklon, Atys, Chimene^ la Caravane,
Castor^ le Seigneur bienfaisant. (Meister.)
JUIN 178/^. 559
deux ou trois ans, plus qu'on n'en pourrait voir durant le car-
naval, en parcourant les principales villes de 1' Italic. Les come-
diens francais se sonl empresses de remettre toutes les pieces
qu'il avait paru desirer de voir, le SUge de Calais ^ le Roi Lear,
le Jaloux^ le Seducteur^ V Impatient^ les Bivaux ami's, etc. La
premiere fois que M. le comte honora ce spectacle desa presence,
on donnait le Manage de Figaro; il arriva au moment ou le
premier acte allait fmir. Par un mouvements d'egards et de res-
pect d'autant plus flatteur qu'il ne pouvait etre ni prevu ni pre-
pare, le public ordonna aux comediens de recommencer la piece.
Quoique une attention si francaise, si juste et si bien sentie ait
pu couter aux principaux acteurs, jamais la pi^ce ne fut mieux
jouee, ni plus vivement applaudie. M'"" Dugazon, qui relive d'une
maladie infiniment dangereuse et que nous avions craint de
perdre pour toujours, a reparu la premiere fois, pour M. le
comte de Haga, dans Blaise et Bahet : quelque interet qu'elle
ait toujours donne a ce role, son talent y a deploye un charme
plus seduisant encore et des graces toutes nouvelles. G'est depuis
I'arrivee de cet illustre voyageur qu'on s'est hate de donner a ce
spectacle VEpreuve villageoise, dont nous avons deja eu I'hon-
neur de vous rendre compte, et le Dormeur h^eilU de MM. Mar-
montel et Piccini, dont 1' analyse se trouvera dans notre prochain
envoi. Tous nos theatres ont ete bien recompenses de leur zele
et de leur empressement par TafHuence de monde que leur atti-
rait la presence de M. le comte de Haga, quia daigne se trouver
souvent le meme jour a deux ou trois spectacles differents*
tlN DU TOME TREIzIEME;
TABLE
DU TOME TREIZIEME
tast
Pages.
AoDT. — Seconde livraison des OEuvres de J.-J.-Rousseau. — Romance
de M*"* de Rcauharnais sur I'ile des Peupliers a Ermenonville. — Bou-
tade de d'Alembert; remarque de M. du Buc sur les chiens; Raynal a
Bru.xelles et a Spa. — Isabelle hussard, parade, par Des Fontaines. —
Le Chirurgien de village, comedie, par Simon. — Le Fou raisonnable,
comcdie, par Patrat. — Lettre du grand-due de Toscane sur le luxe et ses
dangers. — Lettre de M*** d M***, conseiller au Parlement, au sujet du
retablissement des assemhlees provinciales , par Pechmeja. — Observa-
tions modestes d'un citoyen sur le Compte rendu de M. Necker. — Les
Adieux de Varbre de Cracovie, par Beaumont 3.
Skptembrb. — Les Maris corriges, comedie, par La Ghabeaussiere. —
L^ Automate, opera-comique, paroles de Guinet d'Orbeil, musique de
Rigel. — Eloge du due de Montausier, par Lacretelle et par Garat, cou-
ronne par I'Acad^mie fran^aise. — Mot de La Gurne de Sainte-Palaye,
apres la mort de son frere. — Dialogue de d'Alembert et de Diderot, au
sujet du renvoi d'un domestique. — Parodie de Richard III, par Pa-
riseau. — Memoire d monseigneur le comte d'Artois sur V administration
de ses finances, par Radix de Sainte-Foy. — Precis pour la demoiselle
Berlin, marchande de modes de la reine, contre la deinoiselle Picot, ci-
devant son eleve. — Maximes de La Bruyere, publi^es par Suard.
— Les Amours d'ete, divertissement par dePiis et Barre. — Les Joueurs
et M. Dussaulx, pamphlet attribu6 a Theveneau de Morande. — Salon
de 1781 : d^but brillant de J.-L. David, — Thedtre de societe, par
M'"" de Genlis 10
OcTonnE. — Examen du Tableau de Paris, par Mercier. — Lauraguais et
M"* Beaupre. — Repartie de BeaumarchaisaMaurepas. — Le Quiproquo,
comedie, par Panis ou Mole. — La Tribu, comedie, par Rochon de Gha-
bannes. — Eloge de Cl.-J. Dorat, par le chevalier de Gubieres. — Sin-
gulier pelerinage d'un grand seigneur flamand. — Annonce de V Histoire
de Russie, par Levesque 2^
XIII. 36
562 TABLE.
Pages.
iSovEMBRE. — Inauguration de la nouvelle salle de l'0p6ra; reprise d'Adele
de Ponthieu. — Lucette et Lucas, comedie, par Forgeot. — L'Amant
trop prevenu de lui-mSme, comedie, par Rochard. — Le Camp ou la Dis-
cipline militaire du Nord, comedie imit6e de Tallemand de 3Ioeller, par
Moline. — Le Baiser, feerie, paroles de Florian, musique de Champein.
— Opuscules d'un free-thinker. — Voyage de Newport a Philadelphie,
Albany, etc., par Chastellux. — Nouvelle traduction de Quinte-Gurce,
par rabb6 Mignot. — Histoire de France, par I'abbe Garnier. — Memoire
sur Vexpedition du vaisseau particulier le Sartine, par Lafond-Lad6bat.
— Madame Collet-Monte, ou le Jeune homme corrige, monodrame, par
Billardon de Sauvigny 36
Dkcembre. — Jeanne de Naples, trag6die par La Harpe. — Impromptu de
Rulhiere sur le retour de Necker et de Choiseul. — Histoire de la maison
de Bourbon (tome III, par Desormeaux. — L'Ami des enfants, par Ber-
quin. — Mort de Theodore Tronchin. — Bouts-rimes inedits de Diderot
a M. de Bignicourt. — Le Duel, comedie, par Rochon de Chabannes. —
L'Autoneide, ou la Naissance du Dauphin et de Madam,e Royale, po6me,
par Peyraud de Beaussol 43
t98»
JA^VIER. — La Double £preuve ou Colinette a la cowr, opera-comique, paroles
de Lourdet de Santerre, musique de Gr6try. — Le Gdteau des rots, co-
medie, par Piis et BaiT6. — Priucipes ^tablis par Joseph II pour servir
de regies aux tribunaux dans les mati^res eccl6siastiques. — Adile et
Theodore, par M"* de Genlis. — Description des Alpes Pennines et Rhe-
tiennes, par Th. Bourrit. — L'Enigme ou le Portrait d'une femme celebre
[M"* de Genlis]. — Reprise d\iucassin et Nicolelte. — Reprise de
Manco-Capac, tragedie, par Le Blanc de Guillet. — Reflexions sur I'etat
actuel du credit public de I' A ngleterre et dela France, parPanchaud. — £pi-
grammes ; vers au prince Henri de Prusse j distique centre M™« de Beau-
harnais 51
Fevrier. — Examen de V Histoire de Russie, par Levesque. — Le Flatteur,
comedie, par Lantier. — Disparition de Jeanne de Naples apres huit
representations. — La Soiree d'ete, comedie, par Pariseau. — Romance,
par Marmontel. — Reception de Condorcet a I'Acad^mie franQaise. —
Troisieme voyage de Cook, traduit par de Meunier. — Colomb dans les
fers, 6pitre, par le chevalier de Langeac. — Opinion d'un citoyen sur le
mariage et sur la dot, par Mignonneau. — Collection des moralistes an-
ciens. . . r 70
Mahs. — Stances d'un jeune homme a M"® de Lauzun. — Bouts-rimes que
Monsieur avait donne a -emplir k M. de Montesquiou-Fezensac. — Hen-
riette, drame, par M"'' Ri. court. — Thesee, opera de Quinault, revu par
TABLE. 563
Pages.
Morel, musique nouvelle de Gossec. — Les Deux Fourbes, comedie, par
La Ghabeaussiere. — OEuvres completes de I'abbe de Voisenon, publiees
par M™« de Turpin. — Vers de M"'' Aurore, chanteuse de I'Opera, h.
M"" Raucourt et au marquis de Saint-Marc; reponse de celui-ci. — Vers
de La Ferte a Buflfon. — Bouts-rimes attribu^s a M'"'= de Lenoncourt ou
a M'"« de Grequy. — Lottre de Buffon a Catherine II, et reponse de I'im-
p^ratrice. — L' Eclipse totale, comedie, par La Ghabeaussiere. —
L' Amour et la Folic, comedie, par Des Fontaines. — Essai sur les
regnes de Claude et de Neron, par Diderot, nouvelle edition. — Nouveau
Voyage en Espagne, par Peyron. — Histoire de la derniere revolution de
Suede, par Lescene-Desmaisons 91
I
AvRiL. — Les Liaisons dangereuses, par ChoderJos de La Qos. — Thalieaux
comediens franQais au sujet de Vouverture de leur nouvelle salle. — Inau-
guration de la nouvelle salle du faubourg Saint-Germain (I'Odeon) ; Iphi-
genie, par Racine; prologue par Tmbert; description du batiment. —
Le Public venge, comedie, par Prevot. — Nouvelle edition du Tableau
de Paris. — Corps d'extraits de remans de chevalerie, par Tressan. —
Divertissement a la mode. — Vers adresses au prince Henri de Prusse,
par Audibert, de Marseille. — Moliere d la nouvelle salle, comedie, par
La Harpe. — Eloge de M. le comte de Maurepas, par Gondorcet 107
Mai. — Agis, tragedie, par Laignelot. -- Portrait de I'abbe Delille, par
jyjme Dumoley. — Anecdote genealogique. — Le PoSte suppose ou les
Preparatifs de la f4te, opera-comique, paroles de Laujon, musique de
Ghampein. — Le Vaporeux, comedie, par MarsoUier des Vivetieres. —
Legs de M. de Valbelle a I'Academiefrancaise, etprixfondeparMonthyon.
— VEncijclopedie par ordre de matieres, publiee par Panckoucke. —
Reprise des Tuteurs et reprt^sentation de VHomme dangereux, comedies,
par Palissot. — Projet de Linguet pour la construction d'une sorte de
t^legraphe. — La Destruction de la Ligue, piece nationale, par Mercier.
— Extrait du journal d'un officier de marine de Vescadre du comte
d'Estaing. — Le Trebuchet, opera-comique, par un anonyme. — Pros-
pectus de I'ouvrage de I'abbe Rive sur VArt de verifier VAge des minia-
tures des nianuscrits 126
Join. — Voyage du comte et de la comtesse du Nord [le czarevitch Paul et
Dorothee de Hesse - Darmstadt ] ; anecdotes sur leur sejour a Paris. —
Reprise de la Comtesse de Givry, comedie, par Voltaire. — Sermon pour
Vassemblee extraordinaire de charite qui s^est tenue a Paris, par I'abbe
de Boismont. — Essais historiques etiJolitiques sur les Anglo-Americaiiis,
par Hilliard d'Auberteuil. — Ghanson, par le chevalier d'Aubonne. —
Reprise des Philosophes, par Palissot. — Le Deserteur, drame, par
Mercier. — Nouvelle edition des Fabliaux et Contes des yni^ et xiii" siecles,
par Le Grand d'Aussy. — Poesies fugitives, par Lemierre 144
JoiLLET. — Examen des Confessions de J.-J.-Rousseau. — Vers pour le chien
de M™*' de La Reyniere, par I'abbe Arnaud. — Epigramme, par Piis. —
Fragment d'une lettre de M™* la baronne d'Erlach a M'"" de Vermenoux
sur les troubles de Geneve. — Stances a M"® Gleophile, par La Harpe.
— Le Chardonneret en liberie, fable attribuee au due de Nivernois. —
564 TABLE.
Vers impromptus de M"™* de Vermenoux. — Lettre de Moultou sur la
derni6re revolution de Geneve. — Electre, op6ra, paroles de Guillard,
musique de Le Moine. — Histoire de Charlemagne, par Gaillard. —
L'A-propos du moment 1GI>
AouT. — Les Jardins, poiime, par I'abbe Delille. — Vers sur M. le comte
du Nord. — Les Journalistes anglais, com^die, par Cailhava d'Estandoux.
— Representation des Courtisanes ou VEcole des mceitrs, par Palissot. —
Couplet de La Harpe sur Naigeon. — Insignes donnes par Marie- Antoi-
nette au chapitre noble de Notre-Dame de Bourbourg ; legende proposee
par le due de Nivernois. — Les Jumeaux de Bergame, com6die, par
Florian. — Agis, parodie dWgis, par Radet 178.
Septembre. — Le Comte et la Comtesse du Nord, anecdote russe, par le
chevalier Du Coudray. — Nouveau T hedt re allemand, lra.duit\i&v¥riedo\.
— fipigramme do Lemierre sur les poCtes bucoliqucs. — Anecdotes
divcrses. — Fragment d'une lettre de Fr6d6ric a d'Alembert sur Raynal.
— Les Deux Aveugles de Jtagdad, opera-comique, paroles de Marsollier
des Viveti6res, musique de Meunier. — Spectacle « coupe » a I'Opera.
— Tibere et Serenus, tragedie, par Fallot. — Concours academiques :
prix d»icernd a Florian pour Voltaire et le Serf du Mont-Jura; lectures
diverses. — Memoire sur la decouverle d'un ciment impenetrable a
I'eau, par d'Etienne. — Poesies et pieces fugitives, par Boufflers 181>
OcTOBRE. — Essais sur la physiognoinonie,piiLT J.-G. Lavater. — Chanson du
due de Nivernais a la marquise de Boufflers. — Vers de Florian a Miclui
et a M"" Trial. — Zorai, ou les Insulaires de la Nouvelle-Zelande, tra-
gedie, par Marignie. — Une histoire de voleur, par Voltaire. — Precaution
d'unavare contrc lui-mfeme. — Le Uiable boiteux ou la Chose impossible,
vaudeville, par Favart fiU. — Parodie do Tibere, par Radet 200-
NovEMBRE. — Tom Jones a Londres, comudie, par Desforges. — Les Amants
espagnols, comcdie, par Bcaujard. — Essai sur I'architecture tlu'dtrale,
par Patte. — Lettre do Villette a la comtesse de Coaslin. — La Coupe
des foins ct le Mariage in extremis, comedies, par Piis et Barr^j duel
do Dugazon et de Dazinconrt. — Les Hivaux amis, comcdie, parForgeot.
— Alexandrine ou I'Amour est une vertu, par M"« de Saint-L<5ger. —
Prospectus des Manoeuvres de Potsdam^ par Lobijos. — Aa Verite vendue
sensible d Louis XVI, par un admirateur de M. Necker [Gacon de
Louaucy] !2Iix
Becembre. — De la Maniere d'ecrire Vhistoire, par I'abbe de Mably. —
fipigramme sur M"»** Duvivier (ci-devant M"" Denis). — Lettre du roi de
Suede au prince de Nassau. — L'Embarras des richesses, opera.-comi(iue,
paroles de Lourdet de Santerre, musique de Gretry; epigramme sur
cette piece. — La Nouvelle Omphale^ opera-comique, paroles de Robi-
neau, dit Beaunoir, musique de Floquet. — Le Vieux GarQon, comedie,
par Du Buisson. — La Vieille de seize ans, romance, par Grouvelle. —
Charade-calembour sur la f6te d'un Nicolas, attribuee a Boufflers. —
Epigramme de Ximenes sur le dernier livre de I'abbe de Mably. — Qua-
train de la comtesse de Bussy a la reinc. — Lettre du president de ***
i
TABLE. 565
Pages,
a une impure. — L'Indigent, drame, par Mercier. — Anaximandre,
comedie, par Andrieux. — L'Espion devalise, par Baudouin de Guema-
denc. — Histoire de la vie privee des FrauQais, par Le Grand d'Aussy.
— Memoire sur le passage du Nord, par le due de Croy. — liecueil de
pieces interessantes pour servir a I' histoire des regnes de Louis XIII et
de Louis XIV, publie par La Borde. — Mizrim ou le Sage a la cour,
par J.-A. Perreau. — Le Pot aux roses, ou Correspondance secrete de
rhonorable Thomas Boot, etc. — OEuvres mSlees de Boufflers et de
Villette. — L'Age d'or, recueil de contes pastoraux, par Sylvain Ma-
rechal. — Reflexions de Machiavel sur la premiere decade de Tite-Live,
traduites par de Menc 225
1983
Janvier. — Les Paradis, stances, par Parny. — La Creation, poeme en sept
chants « calomnieusement » attribue a Boufflers. — Tres-humbles remon-
trances du Fidele Berger, i-ite des Lombards, a M. le vicomte de Segiir,
par Thiard de Bissy. — Singulier jouet ofTert par le due de Penthievre a
sa petite-fille. — Isabelle et Fernand, opera-comique, paroles de Fort,
musique de Ghampein. — Electre, de Sophocle, traduite par Rochefort,
choeurs de Gossec. — Les Trois Grdces du nouveau monde, conte en vers,
par ChastelluA. — Ghanson sur le printemps, par Gerutti. — A bon chat,
ban rat, fable allegorlque. — Anecdotes sur la banqueroute du prince de
Guem6nee. — Le Chardonneret et I'Aigle, fable attrlbuee au due de Ni-
vernois. — Guimard ou I' Art de la danse pantomime, poeme, par Duplain.
— Almanach des muses pour 1782. — Epigramme, par Robbe. — Gonte
en vers (sur le due de Fronsae). — Mort de d'Anville, de Remy, de I'abbe
Coyer, de Vaucanson; fkux bruit de la mortde Monvel. — Sur le Bonheur
des sots, par Necker. — Le Roi Lear, imite de Shakespeare, par Ducis.
— Impromptu d'Imbcrt a Mole. — Couplet de Lemierre a la comtesse de
Maupeou. — Prix Monthyon decerne aux Conversations d^^lmilie; remer-
ciement de.M'"*' d'Epinay, et reponse de d'Alcmbert. — Mably charg6
de rediger une Constitution pour les Etats-Unis. — Doutes sur differentes
, opinions regnes dans la societe, par M"" de Sommery 242
FEvniER. — Les Jeunes gens du siecle, chanson, par Ghampcenetz. — Billet
(en vers) a Villette pour le remereier du recueil de ses oeuvres. — Epi-
gramme sur le comte de Barruel. — Lettre de Lauraguais a Suard en lui
envoyant sa com6die des Originaux. — Aventure de M. de La Reyniere
le pere et du chevalier de N***. — Singuliere communication de Laura-
guais k I'Acad^mie des sciences. — Recommandation du grand Vestris a
son fils. — Le Bon Menage, comedie, par Florian. — Les Tragedies
d'Euripide, traduites par Provost. — Voyage aux hides orientales et a
la Chine, par Sonnerat. — Lettre de Monvel au Journal de Paris, d6men-
tant le bruit de sa mort. — Reprise d'Atys, de Piccinij succes de
M"* Saint-Huberty dans cet opera. — Nouveaut6s representees a la
566 TABLE.
Pages.
Com^die-Italienne : le Bouquet et les Etrennes, par Varise&u; Cc'p/j/sc, par
Marsollier des Vivetieres ; les Trois Inconnus, Sophie de Francour, par
le marquis de La Salle ; Henri d'Albret on le Roi de Navarre. — Les
Qiiatre Saisons de Vannee sous le climat de Paris, po6me en un seul vers,
par le comte de La Touraille 266
Mars. — L'Aigle et le Hibou, allegorie, parC6rutti. — Vers attribu6s au comte
de Rochambeau. — Renaud, opera de Pellegrin, revu par Le Boeuf et le
Bailli du Rollei, musique de Sacchini. — Monuments de la vie privee des
doxize Cesars, par d'Hancarville. — Les Aveux difficiles, com6die, par
Vig^e. — Corali et Blanford, comedie, par Langeac. — Le Corsaire,
op^ra-comique, paroles de La Chabeaussiere, musique de Dalayrac. —
Le Dejeuner interrompu, comedie attribute a la pr6sidentc d'Ornoy. . . 279
AvRiL. — Memoires sur la vie et les ouvrages de M. Turgot, par Dupont de
Nemours. — Medaille frapp6c par Dupr6 en I'honneur de Franklin. —
Le Roi Lu, parodie du Roi Lear, par Pariscau. — Reflexions sur le plaisir,
par Grimod de La Reyniere; souper famcux qu'il donnc en I'abscnce de
ses parents. — Des Lettres de cachet et des Prisons d'Etat, par Mirabeau.
— Vers do Cerutti, au nom de la duchesse de Brissac, a M"* de Sivry et
reponse de celle-ci. — Interdiction d'l^lisabeth de France, trag6dic de
Le F6vre, representee sur le th^itre particulier du due d'Orl^ans a la
Chaussee-d'Antin 290
.Mai. — Impromptu de M'l" de Sivry a M'"*= dc Montosson. — Quatrain ita-
lien du comte de Dictrichstcin a Marie -Thert'se sur la naissance de
Marie-Antoinette. — Distique sur le renvoi d'un ministre. — Lettre de
jVlmc Uuvivier a la Com6dic-Fran?aise. — Nouvelle salle de la Comedie-
Italienne; prologue d'ouverture par Scdaine, rausiquc de G retry. — Actes
du synode tenu a Toulouse' au mois de novembre i782. — La Comtesse
de Bar ou la Duchesse de Bourgogne, trag^die, par M"" de Montesson.
— Le Reveil de Thalie, comedie, par Des Fontaines. — Lettres de deux
amants habitants de Lyon, par Leonard 301
JuiN. — Histoire des mineraux, par Buffon. — fipigramme sur Rochefort,
traducteur d'Homere. — Reintegration de la statue de Voltaire dans le
foyer de la Comedie-Fran^aise. — Plaisanterie sur I'accouchement de
M"* Olivier. — Prospectus des Memoires sur la vie du sieur Caron de
Beaumarchais,pfir Lauraguais. — Reprise de Venise sauvee, tragedie de
La Place. — Reprise de Jeanne de Naples, par La Harpe. — Les Voyages
de Bosine, comedie-vaudeville, par Piis et Barr6. — Representation du
Mariage de Figaro, toleree, puis interdite. — Caricature ^ propos dc la
chanson : Changez-moi cette tSte. — Vers de M"*" Philippine de Sivry a
La Harpe. — Peronne sauvee, opera, paroles de Sauvigny, musique de
Dezede. — Les Merveilles du del et de Venfer, par Swedenborg, traduites
par Perneti. — Lettre de Buffon au comte de Barruel 311
JuiLLET. — Pyrame et Thisbe, scene lyrique, paroles de Larive, musique de
Baudron. — Representation du Philoctete de La Harpe; debut de Saint-
Prix. — Le Pere de province, comedie, par Prevot ; Dame-Jeanne, parodie
de Jeanne de Naples. — Erotika Biblion, par Mirabeau. — Essais philo-
i
TABLE. 567
Pages.
sophiques sur les moeiirs de clivers animaux etr angers, par Foucher d'Obson-
ville. — Quatrain sur les assiduites de Metra aupres deM"* deSerionne.—
L'Auteur satirique, comedie imitee de Voisenon, par BesTpres. — Blaise et
Babet, ou la Suite des Trois Fermiers, opera-comique, paroles de Monvel,
musique deBezMe. — L'Heureuse Erreur, com6die, par Patrat. — Ofiwvres
diverses de Borde 327
AouT. — Ristoire d' Ay der- All-Khan, par Maistre de La Tour. — Couplets de
Ducis a M"" Clairon pour le jour de sa f6te. — Impromptu de Langeac a
M"« Carline, de la Comedie-Italienne. — Les Marins ou le Mediateur ma-
ladroit, comedie, par Desforges. — Cassandre mecanicien ou le Bateau
volant, comedie, par Goulard. — Experiences et inventions aerostatiques.
— Alexandre aux Jndes, opera, paroles de Morel, musique de Mereaux.
— Seance annuelle de I'Academie frangaise; prix de vertu; lectures de
Gondorcet et de Lemierre. — Suite du Tableau de Paris. — Essai sur
I'homme de Pope, traduit en vers par Fontanes. — La Chronique scan-
daleuse, par Imbert. . 340
Septembre. — Description du Joueur d'echec automatique de Kempelen ;
annonce d'une t6te parlante construite par I'abb^ Micol. — Reprise du
Bien fait perdu, drame, par Dampierre. — La Sorciere par hasard, opcra-
comique, paroles et musique de Framery. — Portefeuille de M^^ Gourdan.
— Proces de Radix de Sainte-Foy. — Nouvelles alarmantes de d'Alembert
et de Diderot. — Premiere ascension de Montgolfier, Pilatre des Roziers
et d'Ai'lande ' 354
OcTOBRE. — Le Mariage de Figaro joue chez M. de Vaudreuil. — Spectacles
de la cour : les Deux Soupers, paroles de Fallet, musique de Dalayrac ;
Didon, paroles de Marmontel, musique de Piccinij le Droit du seigneur,
paroles de Des Fontaines, musique de Martini. — Discours du comte de
Lally-Tollendal devant le parlement de Dijon, pour la rehabilitation dela
memoire de son p6re. — Lettre a M. le president *** sur le globe aerosta-
tique, etc., par Rivarol. — Mort de d'Alembert, ses derniers moments ;
son eloge par Gondorcet a I'Academie des sciences. — La Caravane du
Caire, op6ra, paroles de Morel, musique de Gretry. — Les Quatre Coins,
vaudeville, par Piis et Barre. — Les Deux Portraits, comedie, par
Desforges. — Le Comte d'Olbourg, drame traduit de i'allemand. — Salon
de 1783 : Vicn, La Gren6e I'aine, Van Loo (L.-M.), Lepicie, Brenet, Du-
rameau. La Grenee (le jeune), Taraval, Menageot, Suv6e, Vernet, Hue,
Roslin,Demachy, Duplessis, Beaufort, Casanova. — Querelle deM™*=' Saint-
Huberty et Maillard ; vers sur cette querelle ; le Retour de VOpera,
conte qui n'en est pas un, par Cailhava d'Estandoux. — La Muse liber-
tine ou OEuvres posthumes de M. Dorat. — Considerations sur la paix
de 1785, brochure attribuee a I'abb^ Raynal. — Rapport de la Faculte de
medecine de Paris sur le traitement des maladies nerveuses par les pro-
cedes de Le Dru, dit Comus. — Crime abominable commis par un
ex-capucin 366
NovEMBRE. — Le Seducteur, comedie, par de Bievre et Palissot. — Eloge de
la polissonnerie, chanson, par le marquis de Montesquiou. — La Kermesse,
ou la Foire flamande, opera-comique, paroles de Patrat, musique de
568 TABLE.
Pa^es.
I'abb6 Vogler. — Nouvelle ascension de Pihitre des Rosicrs ct dc d'Arlande,
au chateau de la Muette. — Portrait de M'"" d'Jilpinay. — Epitre adressee
a M. de Plis a son passage k Lyon, par un jcune homme de cettc villa. —
Quatrain sur le succ6s dc M"* Olivier dans le Seducteur. — 6pitaphe de
d'Alembert. — Election de Marmontel comme secretaire perp^tuel de
TAcaddmie fran^aise. — Contestation devant les mar^chaux de France
entre le comte de Choiseul-GouflRer et Anquctil au sujet d'une Election
acad^mlque. — Spectacles de la cour : le Donneur eveille, opera-comiquc,
paroles de Marmontel, musique de Piccini ; Chimene, opera, paroles de
Guillard, musique dc Sacchini. — Les Deguisements amoureux, com6die,
par Patrat. — Gabrielle d'Eslrees, drame, par Sauvigny. — Description
de la machine acrostatique de MM. Montgolfier, etc, par Faujas de Saint-
Fond. —^a/ai/i^V?, rowianpaA-fora/, imite de Cervantes, par Florian. . . 38$>
D^CEMBRE. — Rcprdsentation de Didon a TOpera. — Impromptu de Monsieur
sur nos d^couvertes adrostatiques. — Vers du vicomte de Segur k
MM. Charles et Robert. — Lettres de M'"" Necker ct de Marmontel a
Meister sur les nouveautds litttiraircs. — Retraitc do M"' d'Oligny; mort
deM™"Mol6, d'Augc', dcBouret, de Carlin, de M"» Bilioni. — I^:pigramme
sur trois statues du nouveau Palais. — ^pitaphe d'un jeune homme tu6
a la Nouvelle-Angleterrc, par Cambry. — Mystiflcation imaginee parM.de
Comblcs, de Lyon; indulgence du roi, libth-alite des princes. — Election
de MM. Montgolfier comme correspondants de I'Acadcmie des sciences ;
m6daille frapiwio en I'honneur des premiers aeronautcs. — Les Brames,
trag^die, par La Harpe. — Le Faux Lord, paroles de Pircini flls, musique
dc Piccini pere. — Heraclite oh le Triomphe de la Beaute, com6dic, par
Itaiiquil-Licutaud. —Varietes morales et amusantes tirees des journaux
anglais, par I'abbc Blanchet. — Voyage de M. Carver dans I'inteheur
de I'Amerique seplentriotuile, traduit par Montucla. — Paris en miniature,
par le marquis do Luchet, — Salon de 1783 : F. Guerin, Hubert Robert,
C16ri8seau, Pasquier, M'"" Val layer-Coster, Jollain, Weyler, Touron, Callet.
Berthellcmy, Van Spaendonck, Vincent, Sauvage, M""" Le Brun,
M"'" Guiard, Hall, Martin, Robin, P.-A. Wille, Bardin, Lenoir, Le Barbier,
Dcbucourt, David, Regnault, Taillasson, Julien, Demarne, Nivard, Pajou,
Caffieri, Bridan, Clodion, Julien, Houdon, Monnot, Gois 410
1984
Janvier. — Arsace et Ismenie et autres ceuvres posthumes de Montesquieu.
— Fragment d'un poOme sur le printemps, par Vieilh de Boisjolin. — Vers
de M'"* Delandine, de Lyon. — fepigrammc sur le globe acrostatique. —
Triomphe de M"'* Saint-Huberty dans Didon. — Representation a la
Com6die-Italienne du Droit du seigneur, de Des Fontaines et Martini. —
Sur d'Alembert. — Publication du Seducteur, par le marquis de Bi6vrc.
— Macbeth, trag6die, par Ducis. — Vers sur le buste du prince Henri
de Prusse. — Bienfaits de Louis XVI et de Marie-Antoinette envers les
TABLE. 569
Pages,
pauvres de Paris. — Vers de Roucher sur la munificence royale. — VEU-
phant roi, allegorie dirigee centre La Harpe. — Extrait d'une lettre de
Francfort [sur Frederic II]. — Le Bienfait anonyme, comedie, par Pilles.
— L'Auteur par amour, comedie, par un anonyme. — Supplement a la
Maniere d'ecrire I'histoire [de Mably], par Gudin de La Brenellerie . . . 447
Fevrier. — Representation a I'Opera de la Caravane du Caire, de Morel et
Gretry. — £pigrammes a ce sujet. — Tres-humbles remontrances a la
reine des Lanturelus [M'"" de la Ferte-Imbault] , par leur digne orateur
[M. le comte d'Albaretj. — Creation du Conservatoire de musique. —
Agnes de Meranie, tragedie, par >!'"•' de Montesson. — Succes du chan-
teur Garat. — Principes de morale, par I'abbe de Mably. — Reception du
comte de Ghoiseul-Gouffier et de 3ailly a I'Academie frangaise. — Cha-
rade a M"® de Villette. — Chimene, opera, paroles de Guillard, musique
de Sacchini. — Pieces interessantes et pen connues, publiees par La Place,
tome II. — Dissertation sur la question de savoir si les inscriptions
doivent 4tre redigees en latin ou en frangais, par le president Roland
d'Erceville. — Cecilia ou Memoires d'une heritiere, traduits de I'anglais,
de miss Burney 47^
Mars. — Coriolan^ tragedie de La Harpe, representee au benefice des
pauvres; epigrammes de Chamfort et de Rulhiere, replique de La
Harpe. — Les On dit, chanson a la reine, par le vicomte de Segur. — La
liesidence, conte attribue k Boufflers. — Epigramme sur I'aeronaute
Blanchard. — Ariste ou les Dangers de Veducation, comedie, par Dor-
feuille. — Histoire de la derniere revolution de Suede, traduite de C.-F.
Sheridan, par Lescene-Desmaisons. — Couplet de Piron,au nom du comte
de Saint-Florentin, a M""^Sabbatin. — Theodore etPaulin,opiira.-comiquG,
paroles de Desforges, musique de Gretry. — Telephe,p3ir Pechmeja. . . 49T
Avail. — Memoirs sur la decouverte du magnetisme animal, par Mesmerj
ses querelles avec Deslon. — Le Jaloux, comedie, par Rochon de Cha-
bannes. — Premiere representation au Theatre-Fran(;ais du Mariage de
F/fli«/o/ epigrammes et chansons sur cette pi6ce. — Le Vicomte de Barjac,
par le marquis de Luchet. — Costumes civils actuels de tous les peuples
connus, par J. Grasset de Saint-Sauveur 510
Mai. — Les Danaides, opera, paroles de Tschudi et de Du RoUet, musique
de Gluck et Salieri. — Impromptu de La Clos a une dame. — Suicide de
I'abbe Rousseau. — Lettre de Bcaumarchais au due de Villequier [ou
plutdt a Dupatyj. — La Confiance dangereuse, comedie, par LaChaheaus-
si^re. — Les Deux Tuteurs, opera-comique, paroles de Fallet, musique de
Dalayrac, represente a Fontainebleau sous le titre des Deux Soupers. —
Impromptu du baron de Besenvala une dame. — Les Veillees du cha-
teau, par M™* de Genlis. — Conversation du roi de Prusse dans une
course faite en 1779, par Klausius 521
Jti.N. — Reception du marquis de Montesquiou a I'Academie frangaise, en
presence du comte de Uaga (Gustave III); reponse de Suard; lecture
de La Harpe. — Chanson de M. de Montesquiou et inscriptions du mgme
pour ses jardins de Maupertuis. — Le Temple de Vhymen, comedie, par
570
TABLE.
Pages,
un anonyme. — Vtlpreuve villageoise, op^ra-comique, tire de Theodore
et PauUn, paroles de Desforges, musique de Grotry. — OEuvres de Va-
lentin Jamerai-Duval. — Transformations du Palais-Royal. — Les Plus
Jolts Mots de la langue frangaise, stances, par Cuinet d'Orbeil. — Que-
relle de M"" Vestris et Sainval cadette. — Reprises a I'Opcra et a la
Comedie-FranQaise en I'honneur du comte de Haga 537
Fl\ DE l.A TACI.E DU TOME TREIZIEME.
PARIS. — Irapr. J. CLAYE. — A. qUANTUr et C*, rue Saint-Benott. [99J
<; ^
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Cosreopondance, litt^raire,
philosophique et critique
ROBARTS
UBRARY
DUE DATE:
22 APR
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