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University of Ottawa
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CRITIQUE
DE
LA RAISON PRATIQUE
LIBRAIIUE FELIX ALCAN
OUVRAGES DE KANT
Traduils en français
La religion dans les limites delà raison, traduction avec nolos, par A. Tremesaygues.
1 vol. in-8.
Critique de la raison pure, traduction nouvelle avec introduction et notes par A. Tremk-
SAYOUES et B. Pacaud. Préface do M. A. Bannequin, professeur à l'Université do
Lyon. 4* édit. 1 vol. in-8.
Critique de la raison pratique, traduction nouvelle avec introduction et notes par
Fhançois Picavet, secrélaire du Collège de France. •4' édit. 1 vol. in-8. . . 6 fr. »
Éclaircissements sur la Critique de la raison pure, traduction Tissot. Ivol. in-S. Epxtiii.
Doctrine de la vertu, traduction Barm. I vol. in-8.
Mélanges de logique, traduction Tissot. 1 vol. in-8.
Prolégomènes à toute métaphysique future qui se présentera comme science, traduction
Tissot. 1 vol. in-8.
Anthropologie, suivie de divers fragments relatifs aux rapporta du pliysique et du moral
de l'homme, et du commerce des esprits d'un monde à l'autre, traduction Tissot.
1 vol. in-8.
Traité de pédagogie, traduction J. Barni; préface et notes par R. Thamin, recteur de
l'Académio de Bordeau.x. 3« édit. 1 vol. in-16.
OUVRAGES SUR KANT
Kant, par Th. Ruvssen, professeur à l'Université do Bordeau.x. 2* édil., 1 vol. in-8
(Couronna par l'Académie française). »
La philosophie pratique de Kant, par V. Delbos, membre de l'Instilut, professenr
adjoiiU il la Sdi-lifiniio. 1 vol. in-8 {Couronné par l'Académie française').
Critique de la doctrine de Kant, par Ch. Uenouvier, de l'institut. 1 vol. in-S.
La morale de Kant; Etude critique, par André Cresson, docteur os .lettre», professeur
agrégé de philo.sophie au lycée de Lyon, ancien élève de l'Ecole normale supérieure
(Ouvrage couronné par V/nstitjit). 2' édit. 1 vol. in-16.
Le moralisme de Kant et l'amoraUsme contemporain, par A. Fouillée, de rinsttlut.
1 vol. iu-8.
Kant et Fichte et le problème de l'éducation, par Paul Dl-i-hoix, doyen do la Faculté
des Lettres de l'Université de Genève {Ouvrage couronné par l' Académie françaite).
2' édit. I vol. in-8.
Essai critique sur l'Esthétique de Kant, par V. Basch, maître de conférences k la
Sorbonne. 1 vol. ia-?i.
L'idée ou critique du Kantisme, par G. Piat, docteur ôs lettres, agrégé de l'Université
'i« ôdii. 1 vol. in-8.
La métaphysique de Herbart et la critique de Kant, par M. Mauxion, professeur à la
Faculté des lettre» fie Poilier«. 1 vul. in-8.
L'espace et le temps chez Leibniz et chez Kant par E. Var Biéma, docteur es lettres,
professeur de philosophie au Lycée de Tours. 1 vol in-8.
PRINCIPAUX OUVRAGES DE M. FRANÇOIS PICAVET
Instruction morale et civique ou Philosophie pratique. 4< édition. 1 vol. in-i8 jésusi
Paris, Colin.
L'histoire de la philosophie, ce qu'elle a été. ce qu'elle peut être. Paris, Félix Alcan.
La Mettrie et la critiqjue allemande, Paris, Félix Alcau.
Cicértfn. De JVatura Hearum, livhe II. Paris, Félix Alcan.
L'Éducation, i vol. in-8, Paris, Flammarion.
Les Idéologues. Paris, Félix .Mcîn.
Abélard et Alexandre de Balès, fondateurs de la méthode scolastique, Paris, Leroux.
Les discussions sur la liberté au temps de Gottsuhalk, de Raban Haur, d'Hincmar et
de Jean Scot. Paris, Alphonse Pinard.
Roscelin, philosophe et théoloyicn et d'aprèt l'histoire, au place dans l'i,, »<,,,,■, ,,. ,.,v,,;^
et comparée des philoxophies médiévales, Paris, Félix Alcau, tttil.
Gerbert. Un pape philosophe. Pari», Leroux.
Esquisse d'une Histoire générale et comparée des philosopbies médiévales, Paris,
Félix Alcan, 2' édition, 1907.
Pour l'histoire générale et comparée des théologies et des philosopbies médiévales,
1 vol. in-8", Paris, Félix Alcan.
662-21. — Coulommiers, Imp. Paul BRQDARD. — 8-21,
CRITIQUE
DE
LA RAISON PRATIQUE
PAR
EMMANUEL KANT
NOUVELLE TBADUCTION FRANÇAISE
AVEC UN AVANT-PROPOS
SUR LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814
DES NOTES PHILOSOPHIQUES ET PHILOLOGIQUES
AUGMENTÉE D'UNE INTRODUCTION A L*ÊTUDE DE L/\. Î^OBAU^-ML^^NT
PAR / *eCÇt^^^^
FRANÇOIS PICAVETi
fT'î^
Chargé do cours à la Faculté des lettres de l'Oiuv^^é de Paris,
Directeur à l'École pratique des Hautesiiiiuâ^QtKjpj A '^
Secrétaire du Collège de Krance, ^^"^
Rédacteur en chef de la Revue internationale de V Enseignement.
CINODIEME EDITION
PARIS
LIBRAIRIE FÉLIX ALCAN
108, BOULEVARD SAINT-GERMAIN, VI«
1921
Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservOs pour toui pays.]
H&LY fiED£EM£R lutê^f^^.
M l^n A rv
AVANT-PROPOS
OB LA SECONDE ÉDITION FRANÇAISE
COMMENT FAUT-IL ÉTUDIER LA MORALE DE KANTÎ
Oit nous a demandé d'indiquer, dans la seconde c.lition,
coiumeat on peut arriver, aussi sûrement et aussi promplcment
que possible, à rintelligence exacte de la Critique de la Raison
pratique. Pour compléter notre œuvre de traducteur, nous avons
essayé de résumer brièvement et de coordonner les notes placées
à la fin de la première édition, surtout d'utiliser les résultats de
recherches historiques sur la théologie et la philosophie, conti-
nuées depuis 1888, en des directions très diverses (Cf. notre Esquisse),
l
La morale de Kant doit être cherchée dans les Fondements de la
métaphysique des mœurs; la Religion dans les limites de la raison
pure; la Métaphysique des mœurs, éléments métaphysiques du droit,
éléments métaphysiques de la vertu (n. 18, p. 322)'; surtout dans
la Critique de la Raison pratique. Pour bien la comprendre, il faut
se rendre compte tout d'abord des éléments fort différents que
l'éducation et l'étude personnelle introduisirent successivement
dans l'esprit de Kant. Pour bien saisir la Critique de la Raison pra-
tique, il faut de même déterminer ce qu'elle suppose et ce qui la
complète dans l'œuNTe du moraliste. En possession de ces indica-
tions, on pourra suivre la pensée de Kant dans toute sa complexité,
\. 1.03 renvois portent sur les notet et les pageê de notre uaduction.
ij AVANT-PROPOS DE LA SECONDE ÉDITION
en voir roriginalité, qu'il s'agit non de contester, mais d'expli-
qner dans la mesure où s'explique la production d'une œuvre de
génie, artistique ou scientifique, littéraire ou philosophique.
Kant nous apparaît comme un contemporain de Hume^ de Vol-
taire, de Rousseau, des encyclopédistes et des philosophes, comme
une des gloires du siècle des lumières {Aufkliirung), de la période
où la raison prend une part si grande au gouvernement des
esprits.
En fait, Kant donne beaucoup à la raison. L'essentiel de son
œuvre est dans les Critiques de la raison pure et de la raison pra-
tique. C'est pour défendre les droits de la raison pure, combattus
par Hume, qu'il a écrit la première (p. 86). C'est t dans les limites
de la raison » qu'il considère la religion. Non seulement la raison
pure, pratique par elle seule, donne fp. 52) une loi universelle à
tous les êtres finis, doués de raison et de volonté, et même à l'être
infini, à la suprême intelligence; mais en tant qu'elle d termine
par elle-même la volonté, elle est une faculté supérieure de désirer,
à laquelle est subordonnée celle qui peut être pathologiquement
déterminée (p. 38). Par suite Kant, demandant aux principes à
priori des facultés de désirer et de connaître, le fondement inébran-
lable d'une philosophie systématique, théorique et pratique, aussi
bien que de la science (p. 16), se prononce énergiquement contre
le sentiment (n. H, p. 311), dont la raison se trouve ainsi occuper
la place! Comme la plupart de ses contemporains, il condamne
le fanatisme, religieux ou moral (p. 151), le paradis de Mahomet
ou l'union dissolvante avec la divinité des théosophes et des mys-
tiques (p. 220), enfin la supcrs'ition (p. 305).
De même Kant subit, au point de vue spéculatif et pratique,
l'influence de Hume (n. 7, p. 310). Ainsi, il accorde une valeur
incontestable aux jugements moraux du vulgaire, sur lesquels il
s'appuie à l'origine; il admet que l'entendement ou la vue la plus
^ ordinaire, s'agit-il même d'un enfant de dix ans, révèlent toujours
ce qu'il convient de l'aire d'après la loi morale (n. 14, p. 315). La
« voix céleste et si claire », la < raison incorruptible » rappellent
le lecteur de Hume, de Shaftesbury et de Hulcheson, comme de
Rousseau et de Voltaire.
De Voltaire, dont il se croit encore tenu, en 1788, de respecter
les talents et d'imiter, en une certaine mesure, l'exemple (p. 140),
Kant se rapproche, comme l'a bien vu Lange (n. 15, p. 316), par
les questions auxquelles il ramène ses recherches, que puis-je
savoir, que dois-je faire, qu'ai-je à espérer?, par ses doctrines sur
l'àme et Dieu. Après s'être éloigné de Voltaire, dont les idées lui
COMMENT FAUT-IL ÉTUDIER LA MORALE DE KANT? !îj
viennent encore par la Profession de foi du vicaire savoyard, pour
se rapprocher de Rousseau, Kant paraphrasera encore les vers
célèbres :
Do jour tout sera bien, voilà notre espérance,
Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion.
Kant lit avec enthousiasme les œuvres de Rousseau et, pour les
avoir plus tôt, dépasse — ce qu'il n'a fait qu'une autre fois au temps
de la Révolution française — les limites de sa promenade quoti-
dienne (n. 16, p. 318). Il les commente devant Ilerder, de 1762
à 1764 et apprend, du « Newton des sciences morales », à chercher
ailleurs que dans la poursuite de la vérité, le véritable prix de
l'homme. Rousseau lui fait abandonner la physique mécanique,
lui présente sous forme chrétienne les théories morales de Voltaire
et réveille en lui les croyances de son enfance. Il lui persuade
qu'on ne peut être vertueux sans religion et que J.-C. est supérieur
à Socrate; il l'encourage à mépriser le scepticisme et le matéria-
lisme, à consulter sa conscience et à défendre la liberté.
Par son amour de la vérité, par ses recherches mathématiques,
astronomiques et physiques, Kant tient des philosophes du
xviii° siècle. Il enseigne les mathématiques, la géographie, l'astro-
nomie, la physique, etc., et M. Nolen a montré ce qu'il doit à
Newton (n. 16, p. 318). Il veut imiter Copernic, dans sa révolution
philosophique, et ses compatriotes lui attribuent l'hypothèse cos-
mogonique de la nébuleuse, que nous rapportons à Laplacc. Même
après s'être tourné vers les sciences morales, il insiste sur la valeur,
pour le mathématicien, d'une formule qui détermine, d'une manière
tout à fait exacte et sans laisser de place à l'erreur, ce qu'il y a à
faire pour résoudre un problème (p. 10). Enfin il finit la Critique
de la Raison pratique, en célébrant non seulement la loi morale,
mais encore, à la façon d'un Diderot ou d'un Laplace, « le ciel
étoile, qui étend la connexion daus laquelle il se trouve, à l'espace
immense où les mondes s'ajoutent aux mondes et les systèmes
aux systèmes et en outre à la durée sans limites de leur mouve-
ment périodique, de leur commencement et de leur durée ».
II
D'autres doctrines, plus nombreuses et peut-être plus impor»
tantes à ses yeux, lui vinrent de sources auxquelles n'auraient pas
voulu puiser la plupart des contemporains dont nous avons rap-
pelé les noms.
Iv AVANT-PROPOS DE LA SECONDE ÉDITION
Dans la période qu'ouvre la publication de la Critique de la Raison
pure, Kant admet une conciliation entre le mysticisme qu'il n'aime
guère pourtant, et la pureté de la loi morale, mais il condamne
le scepticisme, le doute, l'empirisme, qui est superficiel et extirpe
jusqu'à la racine la moralité dans les intentions, le matérialisme
et le fatalisme, l'idéalisme et le spinozisme, l'incrédulité des esprits
forts et l'athéisme ( p. 28, 92, 123, 182, 305 ). Il n'y a guère, de ce
fait, de philosophe ou d'encyclopédiste, avec lequel il ne se mette
en opposition.
Il y a plus. La plupart des philosophes dont nous avons parlé
sont des adversaires du catholicisme et s'essaient même, en dehors
du christianisme, à expliquer l'univers et l'homme, par un système
scientifique et piiilosophique d'où ils tirent une règle de conduite
pour la société et les individus*. Kant reste dans la période théo-
logique ; c'est un chrétien, un luthérien, un piétiste'. Ses maîtres,
Schulzet Knutzen (n. 17, p. 320), unissent leur piétisme aux éludes
philologiques, historiques, scientifiques et philosophiques qui se
font € en présence de Dieu, partout présent ». S'écarlant de l'orlho-
doxie luthérienne, devenue une scolastique nouvelle, ils tiennent
grand compte de la parole de Dieu, de la pureté du cœur, de la
pénitence, de l'effort personnel, de la lutte douloureuse pour
saisir la grâce et ils inclinent, comme les jansénistes, vers un
ascétisme auquel rien ne semble indifférent. Dans ses dernières
années, Kant revient aux idées de sa jeunesse : il cite la Dible,
développe la preuve de l'existence de Dieu par les causes finales,
aime à entendre répéter le sens hébreu — Dieu avec nous — de
son prénom Immanuel. Aussi Mûller, après Reinhold, insiste sur
l'appui que le kantisme fournit à la morale et à la religion (p. m).
D'autres trouvent que Kant est venu achever l'œuvre du Christ,
manifester en esprit le Dieu que le Christ avait manifesté en chair!
(p. IV). Et de nos jours, Benno Erdmann aperçoit, dans la per-
sonnalité morale de Kant, la forte empreinte de ses maîtres
piétistes; le docteur Arnoldt estime que le kantisme est le plus
solide rempart de la vie religieuse contre les attaques de l'incré-
dulité philosophique et scientifique (p. 300).
Dans la Religion, Kant affirme (p. viii) des idées chrétiennes, le
1. On a essayé de montrer dans les Idiolognei (Paris, Alcan) comment c« mou-
Temcnt s'est accentué, du xvii', au xviii' et au xix* si6cle.
2. Voir dani Entre Camaïadea, Paris, Alcan : Le Moyen Age, Cnraetirittiçue théo-
loijique et philosophico-tcienti/ique. Limite» chronologiques. — Sur le Piétisme, cf.
A. Hitachi, Gptchichtc ifer Pietisn'us, 3 vol., Houn, 1880-86.
COMMENT FAUT-IL ÉTUDIER LA MORALE DE KANT ? V
libre arbitre et le péché originel, la présence en nous d'un idéal
de perfection et la nécessité d'anéantir le péché, pour réhabiliter le
bien sur ses ruines ; il unit la politique et la métaphysique, la
religion et la morale. Déjà dans la Critique de la Raison pure, il
est moralement certain qu'il y u un Dieu et une autre vie ; sa foi
est tellement unie à son sentiment moral qu'il ne court pas plus
de risque de se Toir dépouiller de l'une qu'il ne craint de perdre
l'autre. Et dans la préface de la seconde édition, il songe à
couper les racines de l'incrédulité des esprits forts (n. 5, p. 305),
à unir théologie, morale et religion « les Ans dernières les plus
élevées de notre existence », en pénétrant les trois objets. Dieu,
liberté, immortalité (p. 306). Mais c'est surtout dans la Critique de
la liaison pratique, où Kirchmann voit une philosophie de la reli-
gion simplement complétée dans l'œuvre spéciale de 1793, que
nous apparaît le chrétien. En termes qui rappellent Pascal et l'En-
tretien avec M. de Saci sur Epictète et Montaigne, Kant proclame
l'infériorité des écoles grecques, qu'il réduit aux Epicuriens et aux
Stoïciens. Les premiers n'ont vu que le bonheur; les seconds n'ont
vu que l'intention morale (p. 206). Contre ceux-ci Kant accumule,
comme Pascal, Bossuet, Nicole et même Descartes, les jugements
sévères :
Ils ont vu dans la vertu... l'héroïsme du sage... ils ont placé celui-ci
au-dessus des autres hommes et l'ont soustrait à toute tentation de
violer la loi morale (p. 282). A la place d'une discipline morale, sobre,
ils ont introduit un fanatisme moral, héroïque (p. 154)... Ils s'arrogent
la sagesse... la vertu dont ils faisaient un si grand cas (p. 151).
Et ces critiques sont accentuées par l'éloge du christianisme :
La doctrine morale de l'Évangile a, la première, soumis toute bonne
conduite de l'homme à la discipline d'un devoir qui, placé sous ses yeux,
ne les laisse pas s'égarer dans des perfections morales imaginaires;
elle a posé les bornes de l'humilité, de la connaissance de soi-m.'me,
à la présomption et à l'amour de soi, qui tous deux méconnaissent
volontiers leurs limites (p. Ibi)... Les Stoïciens n'auraient pu placer le
Sage au-dessus des autres hommes, s'ils se fussent représentés la loi
dans toute la pureté et toute la rigueur du précepte de l'Évangile...
Celui-ci enlève à l'homme la confiance de s'y conformer, complètement
du moins dans celte vie, mais en retour, il le relève, car nous pouvons
espérer que, si nous agissons aussi bien que cela est en notre pouvi Ir,
ce qui n'est pas en notre pouvoir, nous viendra ultérieurement d'un
autre côté, que nous sachions ou non de quelle façon (p. 282)... Tout
{>rccepte moral de l'Évangile présente l'intention' morale dans toute sa
Vi AVANT-PROPOS DE LA SECONDE ÉDITION
perfection (p. 141)... Le commandement : Aime Dieu par-dessus tout et
ton prochain comme toi-même, est un idéal de la sainteté... (p. 148).
Kant, admirateur enthousiaste de la morale de l'Évangile, la pré-
fère même, en piétiste et sans le dire, à la morale Jutliérienne où
Mélanchthon avait logé des éléments péripatéticiens. Les problèmes
capitaux qu'il soulève avaient tourmenté les chrétiens; les con-
cepts qu'il y introduit sont chrétiens; chrétiennes aussi sont les
solutions qu'il adopte et la forme même sous laquelle il les exprime.
C'est de Dieu, de l'âme et de son salut que, dans cette période
théologique où se développe le christianisme, l'on se préoccupe
avant tout et par-dessus tout. De bonne heure, on s'aperçoit que
la question de la liberté est étroitement liée à l'une et à l'autre. De
leur mélange naissent les problèmes de la perfection, surtout de
la bonté, de la puissance, de la justice de Dieu, de la Providence
et de la Prescience, de la Prédestination et de la Grâce, auxquels
saint Augustin, en combattant les Manichéens et les Pélagiens, tra-
vaille à donner une solution orthodoxe. Reprise par Gottschalk et
ses contemporains*, par Luther, par Calvin, par Jansénius, par
Bayle, la question est longuement traitée, avec des arguments théo-
logiques et philosophiques, par Leibnitz dans les Essais de Théo-
dicéc, qui portent sur la bonté de Dieu, la liberté de l'homme et
l'origine du mal. C'est de même sur les trois concepts de la liberté,
de Dieu et de l'immortalité que Kant dirige les recherches de la
Critique de la Raison pure, comme les solutions de la Critique de la
Raison pratique (n. 3, p. 300).
Kant, comme autrefois Descartes *, pose et admet le Dieu du chris-
tianisme, en lui-même et dans ses rapports avec les créatures. C'est
en lui que nous nous représentons l'idéal de la sainteté en substance
(p, 272). Le concept de Dieu appartient originairement, non à la
physique ou à la métaphysique, mais à la morale. C'est l'existence
du mal qui empêcha les philosophes grecs d'admettre d'abord une
cause parfaite, raisonnable et unique. Lorsqu'ils eurent traité
philosophiquement les objets moraux, ils trouvèrent, dans le besoin
pratique, une détermination pour le concept de l'être premier, que
la raison spéculative ne fit qu'embellir et orner (p. 254). Il a des
attributs qu'on trouve en germe dans les créatures, toute-puissance,
omniscience, omniprésence, toute bonté; il a trois attributs moraux
qui n'appartiennent qu'à lui seul, saint législateur et créateur, bon
1. Les discussions sur la liberté au temps de Gottschalk, de Kabao Maur, d'Hioc-
mar et de Jean Scot, Paris, A. Picard.
2. Voir la détinition do Dieu dans les Méditationê,
COMMENT FAUT-IL ÉTUDIER LA MORALE DB KANT ? vij
gouverneur et conservateur, juste juge, qui en font l'objet de la
religion et auxquels les perfections métaphysiques qui leur sont
conformes s'ajoutent d'elles-mêmes dans la raison (p. 238). Être
des êtres, il suffit à tout et de cet attribut dépend toute la théo-
logie (p. 182). Par l'accord de sa volonté avec la loi morale, il est
en possession de la sainteté (p. 146). Être raisonnable au vouloir
parfait et tout-puissant, il a besoin de la béatitude, il en est digne
et il la possède (p. 202, 216). Cause première, universelle et
suprême, auteur de la nature, de l'existence de la substance (p. 182,
209, 228), son libre choix est incapable d'une maxime qui ne
pourrait en même temps être une loi objective; la sainteté qui lui
convient le met au-dessus non des lois pratiques, mais des lois
pratiquement restrictives (p. 54). Pour lui, la condition du temps
n'est rien et il saisit, dans une seule intuition intellectuelle de
l'existence des êtres raisonnables, la conformité h la loi morale et
la sainteté qu'exige son commandement, pour être en accord avec
sa justice dans la part qu'il assigne à chacun dans le souverain
bien (p. 224).
Kant accentue le caractère chrétien du concept, en raillant les
partisans d'une religion naturelle. Le Gottesgelehrte ne peut être,
dit-il, qu'uil professeur de théologie révélée, car le philosophe, avec
sa connaissance de Dieu comme science positive, ferait une trop
misérable figure pour se faire donner le nom de Gelehrle. Et on
pourrait hardiment lui demander de citer seulement, pour déter-
miner l'objet de sa science, en dehors des prédicats purement
ontologiques, une propriété de l'entendement ou de la volonté, à
propos de laquelle on ne puisse montrer d'une façon irréfutable
que, si l'on en abstrait tout ce qui est anthropomorphique, il n'en
reste plus que le simple mot, sans qu'on puisse le lier au moindre
concept par lequel on pourrait espérer une extension de la con-
naissance théorique ! (p. 250).
L'homme occupe en ce monde et occupera, dans l'autre, par
l'intervention de Dieu, la place que lui assigne le christianisme.
Créature et créature déchue par le péché originel, il est dans une
position inférieure, il a conscience de sa faiblesse et ne saurait
attribuer à son esprit une bonté spontanée qui n'aurait besoin ni
d'aiguillon, ni de frein, ni de commandement : il doit se garder
de la présomption, d'un orgueil chimérique, lui à qui il faudrait
rémission ou indulgence (p. 147, 150). Aucune créature ne peut
réaliser l'idéal de sainteté, qui doit nous servir de modèle, et nous
ne saurions atteindre la conformité parfaite avec la loi morale que
par un progrès allant à l'infini (p. 149, 222) :
Viij AVANT-PROPOS DE LA SECONDE ÉDITION
Ce qui peut seul échoir à la créature, c'est la conscience de son
inlention éprouvée, pour s'élever à un état moralement meilleur,
l'espoir d'un progrès ininterrompu même après cette vie. La convic-
tion de l'immutabilité de l'intention dans le progrès vers le bien semble
être une chose impossible en soi pour une créature. C'est pourquoi la
doctrine chrétienne la fait dériver uniquement du même esprit qui
opère la sanctification... (p. 224).
C'est à la liberté que Kant, comme bien d'autres chrétiens,
demande la résolution des concepts posés comme problèmes. Elle
forme la clef de voûte de tout l'édifice d'un système de la raison
pure et même de la raison spéculative. A elle se rattachent les con-
cepts de Dieu et de l'immortalité, qui, avec elle et par elle, acquiè-
rent de la consistance et de la réalité objective (p. 2). Par elle nous
entrons dans le suprasensible, nous sortons de nous-mêmes, nous
trouvons, pour le conditionné et le sensible, l'inconditionné et l'in-
telligible (p. 191). Elle n'est pas une propriété psychologique, c'est
un prédicat transcendental de la causalité d'un être qui appartient
au monde des sens (p. 170). Mais à quelle condition la raison pure,
pratique, nous ouvre-t elle la merveilleuse perspective d'un monde
intelligible, par la réalisation du concept, d'ailleurs transcendant,
de la liberté ? Si Dieu est cause de l'existence de la substance, il
semble que les actions de l'homme ont leur principe déterminant
dans la causalité d'un être suprême dont dépendent son exist«nce
et toute la détermination de sa causalité. L'homme serait alors
une marionnette, un automate de Vaucanson. Il faut donc, pour
maintenir la liberté et conserver la doctrine de la création, c'est-
à-dire pour échapper au spinozisme, faire de l'existence dans le
temps un simple mode de représentation sensible des êtres pen-
sants dans le monde ; il faut prendre le temps et l'espace, non
comme des déterminations appartenant à l'existence des choses
en soi, non comme des conditions appartenant nécessairement à
l'existence des êtres finis et dérivés, mais comme des formes à
priori de la sensibilité, ainsi que l'a établi la Critique de la Raison
pure, dont on aperçoit clairement la liaison avec la Critique de la
Raison pratique. La création a rapport aux noumcnes, non aux
phénomènes ; Dieu, créateur et cause des noumènes, n'est pas la
cause des actions dans le monde sensible (p. 182-185). Dès lors on
conçoit une connexion nécessaire, médiate, par l'intermédiaire
d'un auteur intelligible de la nature, entre la moralité de l'inten-
tion comme cause, et le bonheur, i^ffet dans le monde sen-^ible.
Laliberlé devient capable d'une jouissance qu'on ne peut appeler
COMMENT FAUT-IL ÉTUDIER LA MORALE DB KANT ? ix
ni bonheur ni béatitude,... mais qui cependant par son origine est
analogue à la propriété de se suffire à soi-même, qu'on ne peut
attribuer qu'à l'Être suprême (p. 209-216). Et la synthèse des deu.x
éléments du souverain bien, désir de bonheur et moralité de
l'intention, s'opère ainsi par la présence de la liberté dans l'homme
et par l'existence d'un Dieu qui s'est proposé, comme dernier but
dans la création, sa gloire, au sens non anthropomorphique du
mot, ou le souverain bien qui, au désir des êtres, ajoute la condi-
dition d'être dignes du bonheur (p. 238).
C'est en chrétien que Kant termine son œuvre. D'on côté, il
affirme que la morale conduit à la religion et se complète par elle :
La loi morale conduit à la religion... tous les devoirs sont des
ordres divins... des ordres de l'Être suprême... d'une volonté sainte,
bonne, toute-puissante, parce que l'accord avec cette volonté peut
seul nous faire espérer d'arriver an souverain bien (p. 235)... La morale
nous enseigne comment nous devons nous rendre dignes du bonheur...
Quand elle a été exposée complètement... quand s'est éveillé le désir
moral de nous procurer le royaume de Dieu... quand le premier pas
vers la religion a été fait... cette doctrine morale peut aussi être appelée
doctrine du bonheur, parce que l'espoir d'obtenir ce bonheur ne com-
mence qu'avec la religion (p. 236).
De l'autre, c'est en termes chrétiens qu'il exprime la solution à
laquelle il aboutit, jugeant insoutenable la religion naturelle, dénon-
çant, comme les croyants, l'insuffisance de la raison spéculative, et
montrant que la nature, en nous la donnant telle, ne s'est pas com-
portée en marâtre, aboutissant enfin à on acte de foi analogue à
celui du chrétien :
Si nous avions ces lumières que nous voudrions posséder, Dieu et
Véternité, avec leur majesté redoutable, seraient sans cesse devant nos
yeux... Sans doute la transgression de la loi serait évitée, mais la
valeur morale des actions n'existerait plus (p. 266)... Notre connaissance
n'est élargie qu'au point de vue pratique : nous ne connaissons ni la
nature de notre âme, ni le monde intelligible, ni l'Être suprême, sui-
vant ce qu'ils sont en eux-mêmes (p. 248)... Admettre l'existence de Dieu
est une hypothèse pour la raison pure, une a'oyance (Glaube), pour la
raison pratique (p. 229)... L'honnête homme peut dire : Je veux qu'il y
ait un Dieu, que mon existence dans ce monde soit encore, en dehors
de la liaison naturelle, une existence dans un monde pur de l'entende-
ment, enfin que ma durée soit infinie; je m'attache fermement à cela et
je ne me laisse pas enlever ces croyances (p. 260)...
Ainsi Kant, resté ou redevenu fidèle à ses croyances de luthérien
et de piétiste, établit d'abord, par la Critique de la Raison pure, qu'il
X AVANT-PROPOS DE LA SECONDE ÉDITION
est impossible de justifier l'athéisme et le matérialisme; puis, avec
l'idéalité de l'espace et du temps, il maintient tout à la fois, contre
Spinoza, la création et la liberté; enfin, du point de vue moral, il
aboutit à de fermes croyances : avec l'aide du Dieu des chrétiens,
l'homme immortel peut se rapprocher de plus en plus du bonheur
et de la sainteté. Son œuvre rappelle celle des apologistes, en par-
ticulier de saint Thomas qui, dans la Somme contre les Gentils, veut
amener au catholicisme, avec le seul appui de la raison, les maho-
métans, les juifs, les hérétiques de toutes les nuances. De même
Kant s'adresse aux athées et aux matérialistes, aux panthéistes et
aux fatalistes, aux incrédules et aux esprits forts. Partant de la
raison dont ils reconnaissent tous l'autorité, il soutient qu'on doit
admettre, non le catholicisme et ses dogmes, formulés par les Con-
ciles et les PèYes, mais le Christianisme de l'Évangile, interprété
par un luthérien piétiste. Chemin faisant, les doctrines puisées
chez Hume, Voltaire, Turgot, chez les savants et les philosophes,
et qui portent sur l'âme, sur Dieu, sur le progrès, se transforment
pour devenir chrétiennes ; les formules par lesquelles Kaut dirige
toute sa vie (n. 11, p. 3H) supposent sans doute les habitudes de
l'homme et du mathématicien, mais plus encore peut-être le chrétien
soucieux de compléter l'œuvre de Dieu, en se donnant des ordres
pour toutes les circonstances de la vie; la morale, comme au
moyen âge la philosophie, devient sinon la servante au sens moderne
du mot, du moins la collaboratrice, l'auxiliaire et l'introductrice
de la religion.
Par la forme, Kant s'éloigne bien plus encore de ses contempo-
rains pour se rapprocher des scolastlques. La philosophre du
moyen âge avait été ruinée en Italie, en Angleterre, en France, par
Galilée, Bacon et Harvey, Gassendi et Descartes. Sans doute, on retrou-
verait, dans ce dernier philosophe et dans bien d'autres, des doc-
trines qui viennent de saint Anselme, de saint Thomas, de Duns
Scot et de leurs contemporains, mais l'argumentation scolaslique,
ridiculisée par Rabelais, par Montaigne, même par les hommes de
Port-Royal, est abandonnée à peu près complètement par les
savants et les philosophes. Il n'en est pas de même en Allemagne.
Mélanchthon avait, pour l'usage des réformés, créé une scolaslique
dont Aristote était l'autorité principale. Les philosophes ne se
séparèrent jamais complètement de cette doctrine contemporaine
de la Réforme, pas plus d'ailleurs qu'ils n'ont rompu entièrement
avec les croyances religieuses qu'avaient alors adoptées leurs pères.
On cite souvent le mot de Leibnitz : t II y a de l'or dans le fumier
de la scolaslique >. On se rend un compte plus exact de l'impor-
COMMENT FAUT-IL ÉTUDIER LA MORALE DE KANT ? xi
tance qu'il attache à la philosophie médiévale en lisant les Essais
de Théodicée où, en soulevant les questions qu'elle a traitées, il
cite — avec saint Augustin, Luther et Calvin, avec Hobbes, Spinoza,
Descartes et Bayle, — Marcianus Capella, Boèce et Cassiodorc,
Bède et Alcuin, Jean Scot, Gottschalk, saint Anselme et Abélard,
saint Bernard et Gilbert de la Porrée, Averroès et Maimonide, saint
Thomas, saint Bonaventure, Duns Scot, Gerson, etc., et qu'il termine
par un « Abrégé de la controverse réduite à des arguments en
forme » .
Le successeur de Leibnitz, Wolf, systématisa, à la façon des
mathématiciens ou plus exactement des scolastiques péripatéti-
ciens, les connaissances qui lui avaient été transmises. Et chose
curieuse, les piétistes qui ne voulaient plus de la théologie scolas-
tique, conservent une partie des idées et toutes les formules ou les
modes d'argumentation de l'École ! Tandis qu'en France, les philo-
sophes eux-mêmes sont de l'avis de M. Jourdain sur les universaux,
les catégories et les figures, Kant estime que nous ne pouvons
penser que grâce aux formes à priori de la sensibilité, aux caté-
gories (le l'entendement (p. 247); il donne une idée, une doctrine
élémentaire, une analytique, une dialectique, une méthodologie de
la raison pratique; il a des définitions, des scolies, des théo-
rèmes, des corollaires, des problèmes et des postulats; il dresse
des tables de principes pratiques de détermination, des catégories
de la liberté par rapport aux concepts du bien et du mal; il dis-
tingue les catégories en mathématiques et en dynamiques (p. 188)
et trouve fort utile, pour la théologie et la morale, la pénible
déduction des catégories (p. 256).
En résumé, Kant a connu les doctrines philosophiques et scien-
tifiques de son temps et elles ont contribué à former son esprit. Mais
surtout chrétien, luthérien et piétiste, il a employé toutes les res-
sources d'une originalité puissante, qui éclate dans l'une et l'autre
Critiques et qui s'enveloppe sous des formes scolastiques, à con-
server et à justifier les croyances, capitales pour lui et les siens,
à la liberté, à l'existence de Dieu et à l'immortalité de l'âme.
III
Pour se préparer à comprendre, dans son fond et dans sa forme,
la morale de Kant, il est donc nécessaire de lire les Évangiles et les
interprétations qu'en ont données les luthériens et les piétistes,
ses prédécesseurs allemands; Leibnitz, surtout les Essais de Théo-
dicée, et Wolf; quelques ouvrages de scolastique antérieurs à la
Stîj AVANT-PROPOS DE LA SECONDE ÉDTTIOV
Réforme ou même écrits par des catholiques et des réformés du
XVI® et du XVII* siècle. On passera ensuite aux philosophes
du XVIII* siècle, — qu'il sera utile de faire précéder par Bayle —
à Hume et aux Écossais, à Voltaire et à Rousseau. Pour Kant lui-
même, il sera bon de lire une première fois son œuvre morale
(n. 4, p. 306) dans Tordre suivant : Métaphysique des mœurs, avec
le Projet d'un traité de paix perpétuelle et le Traité de pédagogie;
Fondements de la Métaphysique des mœurs; Religion dans les limites
de la Raison pure; Critique de la Raison pure; Critique de la Raison
pratique. Après une seconde lecture dans laquelle on s'attachera à
l'ordre chronologique : Raison pure (1781); Fondements de la Méta-
physique des mœurs (1785); Raison pure (2* édition, 1787); Raison
pratique (1788); Religion (1793); Métaphysique des mœurs (1797), et
qui pourra être complétée par celle des autres ouvrages de Kant,
de ses commentateurs ou des historiens de la philosophie, on
sera à peu près assuré d'avoir compris, dans son ensemble et dans
ses détails, la morale kantienne et l'œuvre qui en est la partie
essentielle *.
F. P.
La 3® édition a été l'objet d'une revision fort attentive. Je prie les
lecteurs, pour tout ce qui concerne les origines de la morale kan-
tienne, les rapports du monde intelligible et du monde sensible, les
notions de liberté, de Dieu et d'immortalité dans les doctrines chré-
tiennes, de se reporter à VEsquisse d'une histoire générale et com-
parée des philosophies médiévales, spécialement aux chapitres II, III,
V, VIII, IX.
François Picavet.
La 4« édition a été revue avec soin. Le renvoi à VEsquisse se
complète par le Roscelin annoncé sur la couverture, par une Wîs-
toire générale et comparée des Philosophies médiévales dont le l" vo-
lume ne tardera pas à paraître, par un volume Pour rhistoire des
philosophies et des théologies médiévales.
F. P.
Paris, le 1" août 1912.
1. Pour l'appréoiation, voir surtout les articles de MM. Boutrouz et Brochard,
ci lés p. 298.
AVANT-PROPOS
DU TRADUCTEUR
En donnant, cent ans après la première édition de la Cri-
tique de la raison pratique, une nouvelle traduction française
d'un ouvrage qui a, surtout depuis un demi-siècle, occupé
les moralistes, il nous a semblé convenable de rechercher
comment s'est introduite en France la philosophie de Kant.
C'est une opinion généralement accréditée ' que, seuls avant
Cousin et son école, Villers,enl801, etM°"de Staël en 1813,
auxquels on ajoute quelquefois Degérando, avaient tenté de
la iaire connaître. Une lecture attentive des ouvrages phi-
losophiques qui ont paru de 1789 à 1815, des découvertes
heureuses dues au hasard, des écrits inédits gracieusement
mis à notre disposition, nous ont fait adopter une opinion
diamétralement opposée.
I
Il faut se rappeler d'abord que Strasbourg avant, pendant
et après la Révolution, était un centre intellectuel où l'on
' Voyez V. Cousin, Philosophie de Kant ; Paul Janet, V. Cousin ot
son œuvre ; /. Barni, Critique du jugement, avant-propos ; Willm,
Uisloire de la philosophie allemande depuis Kant jusqu'à Hegel
Sainte-Beuve, Portraits contemporains (Fauriel, p. 153 et 172), etc.
KANT, Cr. de la rais, prat. a
II AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
étudiait toutes les œuvres importantes qui paraissaient de
l'un et de l'autre côté du Rhin, où des étudiants allemands
se rencontraient avec des étudiants français, où le futur
conventionnel Grégoire eût pu discuter avec Goethe le
Système de la nature. Avant la Révolution, Kant y était
connu et ses travaux cités fréquemment. Dès 1773, Wal-
ther, dans une thèse à laquelle présidait Mûller, nommait,
avec Bacon et son immortel ouvrage, avec Descartes qui
tient le premier rang entre les restaurateurs de la philosophie,
avec Locke et A. Smith, avec Berkeley et Hume, Kant et sa
Dissertation sur la forme et les principes du monde sensible
et du monde intelligible, qui contient déjà, comme on sait,
quelques-unes des idées fondamentales de sa philosophie
définitive et qui ne date que de 1770. La même année, dans
an ouvrage de ce genre, Lulz, qui faisait de Bonnet un pom-
peux éloge, mentionnait une autre dissertation de Kant sur
le seul fondement possible d'une démonstration de l'exis-
tence de Dieu. En 1775, la Dissertation inaugurale de Kant
est encore citée, par Juncker, à côté des ouvrages de Bonnet,
de Garve, de Maupertuis, de d'Holbach, de Hume et deWar-
burton. Il est naturel que les maîtres qui appelaient ainsi
l'attention de leurs élèves sur des productions de Kant rela-
tivement peu importantes, aient étudié avec soin la Critique
de la raison pure, la Critique de la raison pratique, qui paru-
rent avant la Révolution et même la Critique du jugement,
qui est de 1790. On sait d'ailleurs que c'est seulement vers
1786 ou 1787 que, grâce surtout à Reinhold, l'attention fut
appelée en Allemagne sur la philosophie de Kant. De 1789 à
1794 se produisirent en France les prodigieux événements
qui firent une impression si profonde sur les penseurs de
tous les pays ', qui amenèrent Kant lui-même à déroger
à de»; habitudes devenues pour lui une seconde nature "^^
occupèrent entièrement ceux qui auraient pu s'intéresser
aux doctrines nouvelles et qui auraient justement dit de
l'époque tout entière ce que Sieyès disait de la Terreur.
* Voyez le Mémoire de H. Carnot, lu à l'Inslilut par M. Jules Simon.
' Voyez la note 12, à la fin de ce volume.
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 18 14 III
Deux mois après la chute de Robespierre, le. 27 septem-
bre 1794, MuUer, le professeur dont nous avons déjà parlé,
écrit à Grégoire que la philosophie de Kant, encore inconnue
en France, mérite d'y être transplantée. Puis, quinze jours
plus tard (12 octobre), répondant à Grégoire, qui avait désiré
que Blessig ou Mûller s'essayassent sur une esquisse de la
philosophie critique, ce dernier écrivait qu'il fallait à la
France une philosophie spéculative établie sur des bases qui
résistent à l'athéisme, au matérialisme, au scepticisme, qui
soit capable de détruire le règne du Système de la nature et
de tous ceux qui tendent à avilir la nature humaine. Il in-
sistait, après Reinhold, sur les appuis immuables que le
kantisme prête aux dogmes de l'existence et des attributs
de Dieu, de l'immortalité de l'àme, et aux vrais loudemeiits
de la morale, interprétant ainsi le criticisme tout autrement
que Cousin et comme le comprennent à peu près aujour-
d'hui M. Uenouvier et ses disciples. Il se préparait en même
temps à entreprendre la tâche que lui avait proposée Grégoire.
Mûller meurt en février 1795, son ami Blessig apprend, par
les papiers publics, que Sieyès veut faire connaître le sys-
tème de Rant et il écrit à Grégoire, en avril 1796, qu'il craint
qu'on ne trouve en Kant, si l'on ne saisit pas bien son rai-
sonnement dans l'ensemble, un patriarche du sceptici^^me
et même de l'athéisme, que, par conséquent, il faudrait à
l'ouvrage une introduction bien serrée pour les principes et
bien intelligible. Il serait bon, en outre, d'yjoindre un précis
de l'ouvrage que Kant a donné sur la religion chrétienne *.
Pour en finir avec Blessig, rappelons encore une lettre de
1810. où considérant surtout les écoles de Kant, de Fichte
et de Schelling, il voit dans leurs doctrines le panthéisme
tout pur, se plaint que les idées qui ont pour objet d'extrr-
p.'r les penchants au lieu de les subordonner à la loi morale,
se sont introduites chez les théologiens protestants, dans des
universités et monastères catholiques, surtout chez les
bénédictins, et se croit obligé de les combattre dans une
lettre pastorale dont il envoie un exemplaire à Grégoire.
* Ces lettres ont paru dans la Revue philosophique de juillet 4888.
IV AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
II
La philosophie de Kant était, par d'autres voies encore,
proposée à l'examen des penseurs français. Il y aurait lieu de
mettre successivement en relief les indications que pouvaient
leur fournir les publications de l'Académie de Berlin, les
travaux des philosophes qui, en Suisse, écrivaient en langue
française, ceux des Français qui, traducteurs ou commenta-
teurs, avaient entrepris de faire connaître à leurs compa-
triotes la philosophie de Kant, soit pour la combattre, soit
pour en recommander l'adoption. Mais nous serions ainsi
exposé à des redites, ce qui nous arriverait également d'ail-
leurs si nous voulions exclusivement suivre l'ordre chro-
nologique. Nous préférons donc exposer, en donnant toujours
des indications chronologiques très précises, d'une manière
un peu plus libre, les essais tentés pour faire connaître aux
philosophes français les travaux de Kant.
En 1793, Mérian, dans un Mémoire sur lephénoménisme
de Hume, avait exposé et combattu la « philosophie rélor-
matrice du grand philosophe de Kœnigsberg », en 1797,
il dofinait un Parallèle historique des deux philosophies
nationales, celle de Wolf et celle de Kant. Tout en recon-
naissant à Kant un esprit original, profond et subtil, avec
les talents nécessaires pour le faire valoir, en le plaçant au-
dessus de Wolf et sur la même ligne que Leibnitz, Mérian
rappelait à ceux pour lesquels Kant est venu achever le grand
ouvrage commencé par J. C, pour lesquels le Christ nous a
manifesté Dieu en chair, et Kantj Dieu en esprit^ que Kant
pourrait avoir un successeur comme il avait succédé à
Leibnitz, sans même laisser en mourant un Wolf pour appui
de sa cause, pour propagateur de sa doctrine. Et la Décade
annonçait le 10 fructidor an IX (août 1801), quinze jours après
l'ouvrage de Villers, le volume dans lequel était inséré le
dernier travail de Mérian. Dès 1792, Ancillon passait eu
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 V
revue, dans une dissertation latine, les jugements de Kant
sur l'existence de Dieu; son Dialogue entre Berkeley et
Hume, de 179G, était souvent une satire contre la termino-
logie de Kant. Les deux Mémoires d'Engel en 1801, sur la
réalité des idées générales ou abstraites, sur l'origine de l'idée
de force, qui exercèrent une si grande influence sur M. de
Biran, étaient dirigés contre Hume et Kant. Il faut encore
citer des Mémoires de Selle, de Schwab qui, dirigés contre
le Kantisme, étaient, comme les précédents, capables d'en
faire connaître les grandes lignes aux philosophes fran-
çais'.
En 1796 (août), la Décade annonce la traduction, par Hercule
Peyer Imhoff, des Observations sur le sentiment du beau et
du sublime, un des plus curieux ouvrages de l'époque anté-
rieure à l'apparition des doctrines crilicistes. Kant s'y
montre, comme dit Barni, fin et spirituel observateur, et
parle des femmes avec une délicatesse et un respect qui
feraient supposer qu'il n'est pas toujours resté indifférent à
leurs attraits.
En 1797, Benjamin Constant combat, dans les Réactions
politiques, l'opinion d'un philosophe allemand qui allait
jusqu'à prétendre qu'envers des assassins qui vous deman-
deraient si votre ami qu'ils poursuivent n'est pas réfugié
dans votre maison, le mensonge serait un crime. Et Benjamin
Constant déclarait à Kramer qu'il avait eu en vue Kant. Ce
dernier l'apprit et publia la même année un opuscule intitulé
D^un prétendu droit de menlir par humanité, dans lequel il
défendait sa doctrine et ses principes. Il ne se rappelait plus,
disait-il, en quel endroit il avait soutenu ce que critiquait
B. Constant, mais il semble bien, d'après l'exemple cité
par B. Constant, accepté par Kant et repris par M"»» de
Staël, qu'il s'agissait de l'article Mensonge de la Doctrine da
la vertu •.
• Voyez Bartholmèss, Histoire philosophique de rAcadémio de
Berlin.
2 Voyez Éléments métaphysiques de la doctrine delà vertu (trad. Barni).
— La Décade annonça les Réactions politiques de B. Constant, le
29 avril 1797-
VI VVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
La Décade signalait aussi aux lecteurs français les traduc-
tions de Werther et deWoldemar,lacorrespondancedeLessing
avec Gleim, la publication du Spectateur du Nord, la traduc-
tion du Théâtre de Schiller, d'Hermann et Dorothée, de
rObéron de Wieland, du W. Meister de Goethe, d'odes de
Rlospstock, du Laoocon, de Herder, etc. Il y aurait pour les
historiens de la littérature allemande, un bien curieux et
substantiel chapitre à écrire sur l'influence exercée, de 179 j à
1800, par les écrivains allemands, sur les productions litté-
raires de la France à cette époque. Mais pour nous limiter à
ce qui forme l'objet spécial de notre étude, nous signalerons
deux curieux articles sur les Perceptions obscures que publia
dans la Décade, le 7 et le 17 octobre 1797, Dorsch, employé
au ministère des relations extérieures. Il montrait que la
métaphysique, devenue une science en partie exacte depuis
Locke et Condillac, était la base des sciences morales et po-
litiques. « Les Allemands, disait-il, la cultivent avec ardeur,
si leur marche est lente, ils ne sont pas stationnaires, s'ils
n'ont point notre audace, ils creusent profondément; Kanl
y fait une révolution. Depuis Aristote et Descartes, personne
n'a eu plus de prépondérance métaphysique. Sa philosophie
est peu connue en France, mais il serait à désirer que
quelque Allemand, bien au fait de cette école et de notre
langue, en traduisît la doctrine. M. Dortsch, professeur à
l'Université de Mayence, pourrait rendre ce service. » Six
semaines plus tard, la Décade annonçait les Essais philosophi-
ques de feu Adam Smith, précédés d'un Précis de sa vie et de
ses écrits, par D. Stewart, traduits par Prévost; Ginguené en
donnait deux extraits dans la Décade du 20 novembre et du
10 décembre. Il insistait sur la division faite par Prévost des
philosophes en trois écoles : l'école écossaise, l'école française
etrécoleallemande,quiaeuLeibnilzpourchefetdanslaquelle
domine aujourd'hui Kant. Prévost, ajoutait Ginguené,
reconnaît dans Kant des qualités éminentes, mais voudrait
qu'on distinguât ce qui lui appartient de ce qu'il s'est
approprié; il croit avantageux, pour le progrès de la science,
de traduire en français les ouvrages de Kant, mais estime
que cette entreprise est très diiticile. A peu près à la même
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A lSl4 VII
époque paraissait la traduction du Projet d'un traité de paix
perpétuelle.
Le 10 floréal an VIII (30 avril 1800), François de Neufchâ-
teau présentait à l'Institut son Conservateur ou recueil de
morceaux inédits d'histoire, de politique, de littérature et de phi-
losophie, en 2 volumes '. Il avait eu, disait-il, l'idée de taire,
travailler à une Bibliothèque germanique et il citait, pour
justifier ce projet, les noms de Bode, de Pallas, de Humboldt,
de Kastuer, de Lichtenberg, de Schiller, de Gôthe, de Wie-
land, de Voss, de Stolberg; mais les matériaux les plus
nombreux qu'il avait recueillis portaient sur la métaphy-
sique de Kant, qui a remplacé Leibnitz et fondé une nouvelle
école de philosophie. Dans le Conservateur il donna ceux
qui lui semblaient les plus propres à faire connaître ce sys-
tème, qui fait tant de bruit et occupe tant de penseurs, à côté
de traductions, en vers métriques et hexamètres par Turgot,
d'une partie de l'œuvre de Virgile, du rapport secret sur le
Mesmérisme par Bailly, de lettres de Bulfon à l'abbé Bexon,
du Précis de l'abbé Dubos par Thouret, de lettres de J.-J.
Rousseau, de remarques de Voltaire sur les Essais poétiques
d'Helvétius et de notes d'Helvétius sur un exemplaire des
dluvres de Voltaire, de pièces relatives à l'enterrement de
Molière et de Voltaire. Les morceaux qui portaient sur Rant
formaient une partie considérable du second volume * et com-
prenaient, sous le titre de Choix de divers morceaux propres à
donner une idée de la philosophie de Kant qui fait tant de bruit
en Allemagne, la Nolice littéraire sur Kant et la traduction
par Villers de l'opuscule sur l'histoire universelle'; puis une
traduction de la Théorie de la pure religion morale^ considérée
dans ses rapports avec le pur christianisme, par Ph. Huldiger*
qui l'avait augmentée d'éclaircissements et de considérations
* Chez Crapelet, XXX — 416 et 448 pages.
5 Depuis la page 29 jusqu'à la page 226.
' Voyez p. XIII.
* Villers pense que c'est un pseudonyme « qui a passablement saisi
é^ailletirs les points principaux de la philosophie critique. » Ne faudrait-
H pas songer, en raison même du texte traduit, à un des amis de
Grégoire ?
Vni AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
générales sur la philosophie critique et avait mis en tête une
épigraphe empruntée à saint Mathieu : Heureux ceux qui ont
le cœur pur^ car ils verront Dieu! Huldiger avait choisi cet
ouvrage, qui n'est qu'une application des principes de la
philosophie de Kant à la théorie de la religion, parce qu'il
était peu volumineux, et même il s'était servi d'un Abrégé
fait pour las cours publics d'une université d'Allema-
gne*, parce qu'il voulait sonder le goût du public avant
de lui faire connaître l'édifice dont il ne montrait qu'un
étage*. L'ouvrage lui paraît très piquant par la singularité,
la force et l'enchaînement des idées, très essentiel et très
consolant dans tous les temps par la matière qui en fait
l'objet. La doctrine, présentée sous un point de vue neuf,
lui semble prise dans la nature et nous apprend que nous
avons en nous deux bases pour la religion, l'une qui tient à
notre essence comme créatures intelligentes d'un être avec
qui nous avons le rapport de connaître sa loi et sa volonté,
l'autre tenant à notre état de faiblesse, à notre situation pé-
rilleuse qui nécessite les secours d'une main pure et puis-
sante : belle théorie qui fait de la religion la voie du bonheur
et qui prouve la sainteté de l'origine du christianisme, son
identité avec la nature humaine et le caractère d'universa-
lité qu'on ne peut reconnaître qu'en lui seul ». Il signalait
(juatre principes fondamentaux dans cet ouvrage : l» l'homme
est méchant naturellement, sans l'être par essence ; 2» il pos-
sède dans son âme un idéal de perfection morale qu'il peut et
qu'il doit réaliser; S** la nécessité de triompher du mal et
d'établir invariablement le bien, donne naissance à l'idée
d'une société civile et éthique, uniquement fondée sur les
lois de la vertu, dont Dieu même serait le législateur et le
chef suprême, et de cette idée découle, pour chaque individu,
le devoir de travailler de toutes ses forces à l'établissement
' On pourrait, en ne tenant compte que de ce passage, songer aussi
à Dortsch (Cf., p. VI).
2 Cliose curieuse, l'auteur dit qu'on n'a traduit, avant lui, que le
Traité sur lajiaix perpétueUe. On comprend encore qu'il ignorât Villers,
mais comment ne connaissait-il pas la traduction de Imhoff?
' Voyez note 17, à la lin du volume.
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1778 A 1814 IX
de cet empire divin ; 4° le culte que Dieu recevrait dans celte
société ne pourrait être qu'un culte moral. En dernière ana-
lyse, lorsqu'on remonte, par le secours de la raison pure et
abstraite jusqu'à la première source du mal, on découvre
qu'il provient d'une détermination du libre arbitre de
s'écarter de la loi morale et, qu'en bien comme en mal, le
libre arbitre n'a pas d'autre motif de ses actions que sa
détermination, tranche, indépendante, absolue; par consé-
quent le mal ne peut être expliqué que comme une adoption
du libre arbitre qui s'est laissé séduire et qui a fait tomber
l'homme d'un état pur et sain dans l'état misérable du péché :
voilà donc l'origine du mal moral reconnue, et tel est le sque-
lette de la vérité que tous les peuples, dans leurs traditions
antiques, ont habillé diversement, que la majestueuse Ecri-
ture elle-même a cru devoir envelopper de quelques allé-
gories. L'unique occupation de notre vie, conformément au
seul besoin réel de notre existence morale, doit être de
l'anéantir en nous pour réhabiliter le bien sur ses ruines.
Par conséquent les trois grands devoirs de l'homme, de se
rendre heureux lui-même, de contribuer à la félicité de ses
semblables, d'amener sur la terre le règne, le triomphe et la
gloire du souverain bien par essence, ne pouvant être rem-
plis qu'en s'efiforçant de réaliser l'idéal de la perfection
morale, il est d'obligation stricte pour chaque individu de
travailler à la fondation et à la propagation de la société
éthique ou de l'église dans laquelle seulement cet idéal serait
produit en réalité. Le scrutateur des cœurs sera seul le
législateur et le chef de la société éthique, racine de l'église
universelle; le culte qu'on lui rendra sera purement moral,
les cérémonies ne seront que des stimulants pour la mora-
lité, n'acquerront du prix et de l'influence que par elle. C'est
là une des plus belles idées religieuses et morales que notre
siècle ait vu éclore et c'est dans l'Evangile bien conçu, dans
ce foyer de toute lumière et de toute sagesse, que l'auteur l'a
puisée ; non seulement elle forme la base de la morale en
général et de la conduite de tout homme en particulier, mais
elle est encore le modèle des sociétés politiques et de l'insti-
tution religieuse; elle unit la religion, la morale et la poli-
X AVANT- PROPOS DU TRADUCTEDR
tique, embrasse le présent et l'avenir, se produit et se déve-
loppe sous les caractères de l'unité et de l'universalité qui
sont les marques indélébiles et positives du vrai.
Quant à l'ensemble de l'œuvre de Kant, il ne lui paraît pas
douteux que les écrits de cet homme célèbre ne doivent
opérer une rèvohition dans f esprit humain^ que Kant ne soit
un homme de génie qui s'est servi de ce beau don du Créa-
teur pour ouvrir une nouvelle carrière, qui a substitué la
science certaine à la science fantastique, fixé les bornes des
connaissances humaines en donnant la théorie de la sensi-
bilité, de l'entendement et de la raison pure, prouvé victo-
rieusement l'immatérialité, et par conséquent l'indestructibi-
lité de l'âme, la Kberté et l'existence de Dieu, affermi à jamais
les bases d'une science aussi belle, aussi nécessaire, aussi
universelle que la métaphysique, levé toutes nos incertitudes
et comblé tous nos vœux. Ses écrits sont comme un fil pour
se conduire à travers le labyrinthe où la vérité se cache à
tous les regards : « Heureux, dit l'auteur, l'écrivain qui peut
ainsi s'attribuer la gloire d'avoir été réellement utile à son
espèce! Nos derniers neveux donneront à sa mémoire l'éloge
si rarement mérité qu'il a fait honneur à l'homme. »
On ne trouverait, croyons-nous, ni chez Villers, ni même
chez M™^ de Staël, une aussi claire compréhension du rôle
que pouvait jouer un jour la philosophie critique, une appré-
ciation aussi nette des services qu'elle peut r«*ndre aux
esprits qui sentent l'invincible besoin d'allier la métaphysique,
la morale et la religion'.
Il
La façon d'apprécier Kant change avec l'apparition du livre
de Villers.
Villers*, né en 1765 à Boulay, dans la Meurthe, entra dans
* Voyez les Essais de M. Rcnouvier et la Oritique philosophique do
MM. Ronouvier et Pillon.
- Cf. Slapfer, art. Villers, dans la Biographie universelle do Michaiid ;
Christian Fr. jtï^urm, Beitiâge zm- Geschichto der Hansestàdte in den
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XI
l'artillerie en 1780, tint garnison à Toul, puis à Metz^ enfin à
Strasbourg où il fut témoin des cures magnétiques de Mesmer
et publia un roman, le Magnétiseur amoureux (1787). En
même temps il étudiait le grec, l'hébreu et composait des
essais dramatiques. Il accueillit la Révolution avec enthou-
siasme, mais se refroidit bientôt et Ht connaître ses opinions
dans divers opuscules, dont le dernier intitulé, De la Liberté
(Metz 1791), eut trois éditions, mais l'obligea à quitter la
France en 1792. Après avoir vainement essayé d'y rentrer, il
se fit immatriculer comme étudiant à Gôttingue et entra en
relations avec les professeurs Eichhorn, Heyne, Kâstner, Sar-
torius, Spittler et, Schlôzer, le célèbre historien. En 1797, il
faisait paraître à Berlin les Lettres Westphaliennes du Comte de
R. M. à Madame de H. sur plusieurs sujets de philosophie, de
littérature et d'histoire — et contenant la description pitto-
resque d'une partie de la Westphalie. Dans cet ouvrage, qui
est iucontestablement de Villers',il était question du magné-
tisme animal et de la philosophie kantienne : Jacobi trouva
les lettres charmantes et M™« de Staël les lut avec un grand
intérêt*. Villers pensa alors à se rendre en Russie, oij son
plus jeune frère avait déjà trouvé une patrie; mais en passant
par Lûbeck, il y rencontra la fille de Schlôzer, mariée à
de Rodde, un marchand qui devint sénateur et bourg-
mestre; il contracta une liaison qui dura toute sa vie avec
cette femme, que M™« de Staël, en 1803, appelait une grosse
Allemande, dont elle n'avait pas encore percé les charmes.
Il s'appliqua dès lors à l'étude de la littérature allemande
et surtout de la philosophie de Kant, il se donna pour tâche
de faire connaître l'une et l'autre à la France. Un émigré
français, Baudus, avait fondé à Altona une gazette, qui avait
paru de juillet 1795 à janvier 1796, puis s'était fixé à Ham-
bourg où il groupa comme rédacteurs du Spectateur du Nord^
tous les émigrés qui avaient quelque talent. Rivarol y vivait
Jatiren 180G bis 1814, Hamburg, 1845; W. von Bippen, Cb. von Villers,
und saine deutschen Bestre.hungen, Preuss. Jahrbiicher, Bd. 27, p. 288-
307 ; Isler. Briefe ?ài Ch. de Villers, Zweite Ausgabe, Hamburg, 1883.
• Voyez Islcr, op. cit. Xi, 149, 288 et Villers, Philosopbie de Kant.
3 Isler. op. cit., p. 149 et 288-
Xn AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
alors et y publiait le Discours préliminaire du nouveau Dic-
tionnaire de lalangue française, qu'il ne devait jamais achever.
M"" deGenlis y séjournait; Delille y arrivait en 1799, Sénac
de Meilhan y vivait quelque temps; Chênedollé, l'abbé
Louis et l'abbé de Pradt, Talleyrand pouvaient y rencontrer
Jacobi et Klopstock. Villers fut le principal collaborateur de
Baudus ' : il donna une notice littéraire sur Kant et sur l'état
de la métaphysique en Allemagne au moment où Kant avait
commencé à y faire sensation. Il vantait l'incroyable variété
des connaissances de Kant en physiologie, en histoire natu-
relle, en astronomie, en mathématiques, dans les belles-lettres
et les différentes branches de la philosophie : il montrait que
Kant avait conjecturé l'existence d'Uranus découvert vingt-
six ans plus tard par Herschell, qu'il avait pris une place dis-
tinguée parmi les métaphysiciens etfixé sur lui l'attention gé-
nérale par l'écrit intitulé, Unique base possible à une démonstra-
tion de l'existence de Dieu, dont il avait depuis lors complè-
tement désavoué la doctrine. L'importance de la dissertation
inaugurale de 1770 *, l'influence exercée sur Kant par la
lecture des Essais de Hume sur la nature humaine y sont fort
bien marquées. L'apparition de la Critique de la Raison pure
était signalée comme un événement qui devait produire dans
le monde philosophique une révolution aussi étonnante, mais
moins orageuse que celle qui se préparait dans le monde
politique. Reinhold était présenté comme ayant réussi à
faire goûter au public savant, en 1786 et 1787, la nouvelle
philosophie. Tout en signalant l'appui que Kant semblait
avoir donné par cet ouvrage à ceux qui disaient hautement
que la métaphysique n'est au fond qu'une chimère, Villers
montrait que Kant avait ouvert de nouvelles routes au rai-
sonnement, qu'il avait rétabli, en s'appuyant sur la moralité,
de nouveaux arguments pour l'existence de Dieu, la réalité de
notre libre arbitre, l'immortalité de nos âmes; mais il lui
paraissait cependant que ce puissant athlète était plus vigou-
* Voyez Sainte-Beuve^ Ghâtoaubriand et son groupe littéraire,
vol. II ; de Lescure, Rivarol et la Société française pendant la Hévolu-
lion et l'émigration.
2 Voyez p. IL
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANGE DE 1773 A 1814 XIII
reux en terrassant ses adversaires, en renversant leurs sys-
tèmes, qu'en essayant de construire à son tour un nouvel
édifice. Dans le même journal, Villers donna sous le titre de
Critique de la Raison pure, une analyse abrégée de cet ou-
vrage qui fut reproduite en allemand sous les auspices de
Kant, puis une traduction en 1798 de Vidée d^ une histoire uni-
verselle dans une vue cosmopolilique, qu'il croyait propre à fa-
miliariser les lecteurs avec la tournure d'esprit particulière à
ce philosophe, avec sa manière de raisonner et de présenter
ses idées, parce qu'il n'y abordait point la métaphysique pro-
prement dite, mais y développait son idée la plus chérie en
politique et y exposait ses vues profondes sur la perfectibilité
graduelle de l'espèce humaine. Cette traduction, réimprimée
à part par Villers, le fut encore par François de Neufchâ-
teau en l'an VllI, et un écrit imprimé trois fois, qui n'était
pas sans analogie avec l'Esquisse des progrès de l'esprit humain^
que Comte trouvait très remarquable, a été donné, sous
forme de traduction communiquée à Comte par d'Eichthal,
comme complètement inconnu en France par M. Littré dans
A. Comte et la philosophie positive!
Dans le Spectateur encore, Villers fit paraître un frag-
ment d'une traduction en prose de la Messiade, qu'il se pro-
posait de faire connaître à Delille qui, peu versé dans la
langue allemande, avait manifesté l'intention de faire, pour
la Messiade, ce qu'il avait fait pour l'Enéide*. A la même
époque, il est sérieusement occupé de préparer un ouvrage
qui fasse connaître Kant aux lecteurs français : il hésite
longtemps sur la forme à lui donner, pense à publier des
Lettres à Emilie sur la philosophie, puis à faire des dialogues
comme Platon et Jacobi *. Enfin, il se décide à suivre la
division naturelle de sa matière, à la traiter simplement,
sèchement et sérieusement, et en novembre 1799, il présente
à Jacobi, dont il voudrait avoir l'avis, une esquisse de son
plan ou de ses divisions, dont chacune demandera un plan
à part et beaucoup de sous-divisions s. En 1800, il est di.s-
< M. Isier, Lettre de Klopstock k Villers, p. 203.
' Mer. Lettres à Jacobi, p. 144 et à Schelling, p. 243.
• Nous donnons ce plan (d'après Isler, Lettre de Villers à Jacobi,
XIV AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
trait un moment de ce travail par la traduction des Lettres
à Ernestine, pour laquelle Vanderbourg, le traducteui- attitré
de Jacobi, lui cède ce qu'il avait déjà traduit, et qu'il songe
à publier en France, lorsque Baudus refuse de la faire psi-
T'dilre da.ns \e Spectateur du Nord. En 1801, Jacobi apprend
par Vanderbourg, alors à Paris, qu'il est question d'un
Mercure littéraire d'Europe, dont la rédaction principale
serait confiée à Suard, et où la littérature allemande serait
réservée à Vanderbourg: ce dernier voit Suard (ju'il con-
tredit, à qui il ne croit pas avoir plu, et qui lui paraît un peu
lourd dans la conversation, un peu pédant, un peu vain et
de plus fidèle à l'excès aux préjugés français contre la
philosophie allemande. Jacobi souhaite ardemment que
l'ouvrage de Villers paraisse bientôt, d'autant plus qu'il ap-
prend, par Vanderbourg encore, qu'une traduction de la oiort
d'Adam de KIopstock a été jouée avec succès sur un des
petits théâtres de Paris, tandis qu'on n'a jamais eu nulle
part en Allemagne l'idée de la représenter*. D'ailleurs le
moment était favorable : Chènedollé, Baudus, Moiitlosicr,
p. 144) parce qu'il nous montre qu'en ce moment Villers fait encore
quelques réserves sur la philosophie de Kant, Ql n'a pas encore cet
enthousiasme que révèle la lecture do la Philosophie de Kant :
1. Quelle i liit; iloiton s: former d'une PhilosopUie en général ?
2. En parlicuJior, d'une métaphysique ? Ce que c'est ?
3. Qiialre principaux systèmes de métaphysique possibles et, en effet, oxistaots.
^. Idée d'un point de vue transcendaeiial on métaphysique. — Sa néro^sité. -~
Distinction du tra')scendantal et du trar)S( codant.
5. Quelle métaphysique a régné jusqu'à présent en France? — Empirisme.
6. Son in<ufllsanco pour expliquer les premiers principes d) nos connaissances. Tl
lui faut des fondemenls plus profonds. — Nécessité d'en revenir au Iraiisccndantal oa
k un examen de la co^nilion humaine.
7. Voilà ce qu'a tenté Kant. — Analyse da fameux livre intitulé: Critique de la
raison pwe.
S. C<^ qu'on peut encore trouver k redire dans ce livre, qui a cependant fait faire à
l'esprit humain un pas gij^mtosquc vers le but, et qui a mis sur le chemin pour y
parvenir. — Traduction littérale de ia dissertation sur ['Idéalisme fra;jsc««-
danlal.
9. Comment de colto courte dissertation sont nés de gros livres. Aperçu du Stand-
puncl de Bock, de ia Mathéséologie (Wissonschaftsiehre). Sectes entre les pkiio.'ophes
critiques. Ahus dans leur doctrine, provenant des incursions qu'ils se permettent, sans
s'en apercevoir, dans le transcendant.
10. Résultat en peu do mots, et ce que le sens commun peut garder do la partie spé-
culative do la philosophie critique.
11. Court aperçu de la partie morale (Kritik der praktischon Vornnnft).
12. Oourt aperçu de ses principas pour le goût (Kritik dcr Urtheilskraftj.
' Isler, up. cil. Les lelLros de Jacobi sont en français.
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 X\
Delille, presque tous les émigrés étaient rentrés en France,
Kivarol se préparait lui-même à y revenir quand la mort le
surprit ; Bonaparte, préoccupé d'affermir son pouvoir, se
détournait du parti constitutionnel, qui comptait parmi ses
membres Garât, Cabanis, D. de Tracy, Laromiguière, Dau-
nou, Cliénier, B. Constant, c'esl-à-dire tous ceux qu'il ap-
pellera bientôt les idéologues ; il taisait déporter 130 démo-
crates, essayait de gagner le clergé à sa cause et négociait le
Concordat; Chateaubriand avait donné Atala et préparait le
Génie du Christianisme. La Décade annonça le 20 thermidor,
an IX (8 août 1801), l'apparition de V Exposition des principes
fondivncnlaux de la philosophie Iraiiscendanlale de Kanl par
Villers. L'ouvrage était dédié à l'Institut national de France,
tribunal investi d'une magistrature suprême dans l'empire des
scie7ices, juge naturel et en premier ressort de toute doctrine nou-
velle offerte à la nation. Or l'auteur se plaignait que les pro-
grammes des académies et autres corps savants de France
eussent été remplis, pendant les quinze dernières années,
de (|uestions spéculatives faites avec une entière confiance,
annoncées avec solennité, qui se trouveraient superflues et
insignifiantes dans le point de vue de la philosophie trans-
cendantale, que pas un de ces corps savants, pas un de ceux qui
écrivirent des mémoires sur ces questions n'eût discuté, ni même
elle la nouvelle doctrine ^ . Et pour bien montrer qu'il s'adres-
sait à l'Institut, il avait soin de dire que si ce corps respec-
t:ible eût été informé de ce que la philosophie critique ensei-
frnait depuis quinze ans, il n'aurait pas énoncé comme il lavait
iiit, la question de l'influence des signes (p. 174). Il parle du
siiave Delille (liv), qui avait maltraité la Révolution et dé-
daigné l'Institut, fait l'éloge des émigrés, s'appuie sur l'au-
torité de Laharpe (lxviii) et déclame comme lui contre le
superficiel matérialisme, le grossier précepte de l'amour de
soi qui voudraient nous ramener à l'état des brutes (lxvii);
il ne croit pas nécessaire, dit-il en forgeant un mot nou-
veau, d'exposer plus au long ce sensualisme étroit qui
fait tout le fond de la nouvelle métaphysique française,
* Cela est complètement inexact (cf. supra).
TVl AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
qui a ôté sa religion à la France, qui a placé les sens
sur le trône de la métaphysique et l'intérêt sur celui
de la morale, supprimant toute idée de moralité et d'hon-
nêteté publique, paralysant la conscience, la dépouillant de
la honte et de la pudeur, dégradant l'homme et amenant des
maux incalculables, cette doctrine superficielle et niaise dont
la dernière période est le jacobinisme, qui en était un corol-
laire indispensable, cet encyclopédisme, fantôme imposant
au dehors, méprisable au-dedans, qui porta le nom de la
vertu sur son front et alimenta de sa substance tous les vices.
Aussi s'adresse-t-il surtout à cette jeune génération qui n'a
reçu encore ni la doctrine sensualiste, ni les vices raisonnes
des encyclopédistes, car il s'attend à une opiniâtre opposi-
tion de la part de quelques vieilles têtes de fer, qui ne peuvent
rien changer à leur tendance et à leur organisation (art. vu).
Et il maintient, dans sa conclusion, que la science et la mo-
ralité ne peuvent se rencontrer sur le chemin que suivent la
plupart des philosophes français, que le principe du sensua-
lisme pour la métaphysique et celui de l'amour de soi pour
la morale sont incompatibles avec toute saine philosophie
(401). Il ne laisse pas d'ailleurs échapper une occasion d'in-
jurier les partisans de la philosophie du xviir siècle, d'exalter
leurs adversaires, de vanter l'Allemagne au détriment de la
France, d'adresser aux doctrines qu'il combat des objec-
tions aussi contestables pour le fond que peu précises et
injurieuses dans la forme. Il parle de la populace philoso-
phique (132), voit dans le xviii* siècle une période imphiloso-
phiquê et de bavadarge, estime qu'il n'a offert comme but au
génie que le plaisir ou le gain, et qu'il ne faut rien voir
autre chose, sous ce qu'on a appelé progrès des lumières, per-
fectionnement de^ sciences, conquêtes de V esprit humaiii (146).
Locke et Condillac sont restés à la superficie en ce qui con-
cerne la véritable méthode (44) et l'origine des connais-
sances humaines (61) ; la soi-disant Logique de Condillac
n'est qu'un mélange de psychologie empirique, de métaphy-
sique et de théorie de la grammaire générale (47) ; il est dif-
licile, à qui lit sans prévention les œuvres philosophiques de
ce dernier, d'y trouver un plan quelconque et une unité de
LA PHILOSOPHIE DE RANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XVU
doctrine (150). Quant à Condorcet, le philosophe auquel
peut-être se reconnaissaient le plus redevables les membres
marquants de l'Institut, il est présenté comme ayant, dans
son ouvrage posthume, refusé son assentiment à Locke, à
Condillac et à tous leurs adhérents (176) et rangé avec Platon,
Newton, Descartes, Leibnitz et Kant, parmi les adversaires
de l'empirisme ! Et Villers prend encore la peine de dis-
tinguer Condillac de la tourbe de ses imitateurs et de tous
ceux qui ont amplifié sur l'empirisme après lui et d'après
lui (189). Si les ouvrages français les plus récents four-
millent de prétendues définitions de la philosophie, il n'y a
rien à y apprendre, pas une idée saine à y acquérir (29). Les
écrivains qui ont suivi Condillac ont disserté à perte de vue
sur l'analyse, sur l'esprit humain, sur les idées claires, sur
le rapport des signes aux idées, mais l'école est restée en
possession de la vraie logique (48). Les petits philosophes à
la mode sourient avec compassion au seul nom de la méta-
physique qu'ils ne comprennent pas (59), ils appelleraient
métaphysicien le Cuisinier français, s'il s'était avisé de
s'étendre un peu sur les propriétés des épices qu'il mettait
en œuvre (147). Mais il faut que l'heure de l'empirisme
sonne (92); il faut une métaphysique nouvelle et scientifique
à la patrie de Lavoisier, de Lalande et de Laplace, une nou-
velle théorie des arts à ceux qui possèdent aujourd'hui les
plus fameux chefs-d'œuvre dont s'honoraient jadis d'autres
contrées, une nouvelle morale, pure comme celle de l'Évan-
gile et sévère comme celle du Portique, à une nation qui tend
sérieusement à jouir d'une liberté raisonnable, qui ne veut
plus ni libertins, ni terroristes, ni la corruption des cours,
ni la férocité des clubs (206) *. D'ailleurs, il n'y a que des
lêtes systématiques qui soient capables de tirer parti de
l'expérience : un faiseur d'expériences est un maçon qui peut
bien aligner les pierres et remuer du mortier, mais il faut
que la pensée de l'architecte ait précédé et réglé la place
des matériaux (220). Parmi les adversaires de l'empirisme,
' Voyez le célèbre passage de Cousin : Puisse notre voix être entendue
des générations présentes, etc., et Taine, Les philosophes classiques du
ixv siècle, 5» édition, p. 145 et 302.
KAMT, Crit. de la rais. prat. §
XVIII AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
Malebranche et Réranflech ont exposé une philosophie qui
repose sur une hypothèse, mais qui est religieuse et sublime
(85), le kantisme, qui a donné au naatérialisme le coup de
grâce, sauve la morale et la religion des atteintes du raison-
nement et de la spéculation, enseigne à l'égard de Dieu la
doctrine de Saint-Paul (406), semble avoir été suscité par la
Providence pour faire renaître universellement une religion
positive (168). Ses adversaires sont des envieux et des Zoïles,
des beaux esprits, des beaux diseurs, des aboyeurs; il aura
contre lui la frivolité française que caractérisent le persiflage,
la légèreté et la dissipation, le bel esprit qui attire les sciences
vers le superficiel, une secte niaise qui au nom du bon goût
prononce sur tout en ignorant tout.
Dédier un semblable ouvrage à l'Institut, qui comptait
parmi ses membres ou ses lauréats, Grégoire, Sieyès,
François de Neufchâteau, qui avaient déjà essayé de faire
connaître la philosophie de Rant, Keinhard venu en France
vers 1786, Degérando et Prévost qui avaient déjà rendu une
justice éclatante à Rant dans leurs ouvrages manuscrits ou
imprimés, Volney, Garât, Cabanis, Lakanal, Daunou, Rœde-
rer, D. de Tracy, Laromiguière, Thurot, qui se rattachaient
à Condillac pour la méthode tout au moins, qui tentaient
alors, non sans succès, de donner un vigoureux élan aux
recherches philosophiques et qui, loin d'être les alliés des
jacobins, avaient pour la plupart été leurs adversaires ou
leurs victimes, cela pouvait paraître singulier, mais étnit
fort peu propre à faire étudier et accepter une doctrine pré-
cédée d'un préambule si injurieux pour les Français qui
ii'avaient pas émigré et étaient demeurés Sdèles à la philoso-
phie du xviii* siècle. Aussi la Décade philosophique, où écri-
vaient Ginguené, Rœderer, Fauriel, Gabanis, J.-B. Say, etc.,
parlant du principe du beau dans les arts, citait un extrait
du livre de Villers et raillait tout à la fois l'interprète et le
philosophe : « Le grand philosophe de la Germanie va nous
apprendre, disait l'auteur, ce que personne avant lui n'avait
imaginé, que le principe de l'imitation de la nature dans les
beaux-arts est mesquin et insuffisant. Nous nous empres-
sons de recueillir, avec respect et reconnaissance, les sublimes
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XiX
maxiraes de ce dernier, si célèbre dans les universités d'outre-
Rhin, et qui doit un jour, avec plus de succès encore que
Mercier, détrôner Locke et Gondillac »'.
Vingt jours plus tard, la Décade, par la plume de Ginguené,
semble-t-il, revenait sur l'ouvrage de Villers : tout en rail-
lant finement et sans pitié l'interprète, elle faisait l'éloge de
Kant et s'engageait à discuter posément avec Villers, s'il
voulait prendre la peine de motiver son analyse de l'intelli-
gence humaine :
« Citoyens, disait l'auteur, il vient de paraître un livre
« extrêmement divertissant, écrit dans le vrai style maca-
<t ronique, et dont il est impossible de méconnaître le mé-
« rite, pour peu qu'on ait de tact et de "bonne humeur. Ce-
« pendant l'auteur montre partout, pour les lecteurs français,
« une tendre sollicitude qui va jusqu'à la commisération : il
« avertit (p. 254) que c'est par pitié pour eux qu'il n'a donné
« que 430 pages grand in-8" à son opuscule, car, dit-il, je
« devais éviter, dans un premier essai, d'être trop volumi-
« neux et ménager la grande majorité des lecteurs français
« qui se rebutent facilement quand on veut les contraindre à
<i méditer et à réfléchir trop longuement. Réfléchir longtemps
« de suite, est en efifet une fatigue; mais réfléchir longue-
« ment, c'est, je présume, réfléchir comme l'auteur, et cela
c< ne doit pas causer une grande dépense de forces intellec-
(t tuelles; au reste, je peux me tromper, en fait de physiolo-
« gie, tout dépend de l'individu.
« ... J'ai trouvé un moyen très efficace de seconder la bien-
ce veillance du jeune auteur pour ses pauvres lecteurs... Je les
« avertis que l'ouvrage commence à la page 251 et finit à la
« page 262... Les 250 pages qui précèdent sont ce que l'In-
« timé appelle le beau dans son plaidoyer, ce qui ne fait rien
<i au sujet... ces douze pages renferment la décomposition de
« notre intelligence, telle qu'on nous prescrit de la croire et
« il faut la bien entendre pour aller plus loin, or je ne pense
(t pas qu'il y ait un seul être cognitif, quelque pur qu'on le
« fasse, qui y comprenne rien, quelque simple qu'on le sup-
• 3U fructidor an IX. — Voyez p. XXII.
XX AVANT-PROPOS DU IRADUCTEUB
« pose,qui ose croire y rien comprendre,— et dans ce cas, il
« n'a ni le besoin ni l'obligation d'aller plus loin, ce qui est
« assez doux.
« Il ne faudrait pas que les lecteurs qui n'entendraient pas
« bien cet énorme ouvrage de douze pages, en conclussent
» qu'ils sont tout à fait indignes de comprendre la philoso-
« pliie de Kant, car il est presque aussi difficile de la recon-
« naître que de retrouver le Traité des richesses de Sénèque
« dans l'analyse qu'en fait Hector.
€ Kant est un philosophe célèbre dont on peut fort bien ne
« pas plus aimer certaines opinions que l'harmonie prééta-
« blie de Leibnitz ou le Tout en Dieu de Malebranche, mais
« qu'on ne pourra jamais traiter avec légèreté... notre au-
«teur... a trop cru, en rentrant dans ce pays-ci, qu'on n'y
« savait rien, parce qu'il ne savait rien de ce qui s'y faisait...
« S'il veut prendre la peine de motiver son analyse de l'intel-
« ligence humaine, ou de l'être cognitif comme il l'appelle, et
« de la justifier contradictoirement avec celle de Condillac ou
« de tel autre philosophe, nous la discuterons posément avec
«L lui; il verra que c'est là le nœud de la question. »
Pendant le dernier trimestre de l'an IX, Degérando fit à
l'Institut une seconde lecture de son Mémoire sur la Philoso-
phie de Kant. Le secrétaire Lévesque, plus compétent comme
historien que comme philosophe, signala ce Mémoire, dans la
Notice des travaux de la classe, le 15 vendémiaire an X : « La
philosophie de Kant, disait-il, partage le public savant de
l'Allemagne, elle excite des haines nationales et des haines
étrangères, et des Allemands insultent aux Français parce
qu'ils n'ont pasgrossi la secte du professeur de Kœnigsberg. »
Sans suivre Degérando dans ce travail, parce qu'il aurait
fallu employer les termes techniques de l'école et ensuite
les expliquer avec l'incertitude de les avoir compris et de se
faire entendre, Lévesque disait seulement que Degérando
avait rendu un juste hommage au génie fécond et hardi du phi-
losophe allemand et à la vaste étendue de ses connaissances,
mais sans dissimuler que ce novateur philosophe, par la na-
ture de ses méthodes, inspire de justes préventions contre
son système et qu'elles sont encore augmentées par les pré-
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1T73 A 1814 XXI
tentions qu'il affecte et par l'obscurité dont il s'enveloppe ou
que peut-être il ne pouvait éviter.
Villers fit paraître une brochure intitulée Kanl jugé par
rinstitut, dans laquelle il malmenait tout à la lois l'Institut
et la Décade. Celle-ci, qui avait déjà, en analysant le travail
de Lancelin sur V Introduction à l'analyse des sciences, fait
remarquer que cet ouvrage, en présentant une analyse simple
et vraie de l'entendement humain et les éléments de la saine
philosophie, est par cela même la réfutation de l'ouvrage
intitulé Philosophie de Kant, revint à la charge et rappela à
Villers qu'elle l'avait invité à discuter avec lui son analyse
de l'entendement : « L'un des précepteurs nouvellement ar-
« rivés (d'Altona) pour nous apprendre à lire, disait l'auteur
« de l'article sur un soi-disant disciple de Kant, après avoir
« annoncé qu'il allait jeter une bombe qui retentirait jus-
« qu'aux rives de l'Elbe, et allumerait un incendie philoso-
« phique, a lancé chez un libraire de Metz cette bombe ter-
« rible... On n'a entendu qu'un pétard... Au bout de quinze
« jours, le pétard a été oublié du public et les philosophes de
a Paris ne s'en sont ni émerveillés, ni épouvantés, ni cour-
« roucés... On leur avait annoncé une grande chose, et ils
<( n'en ont vu qu'une petite; ils désiraient connaître un phi-
« losophe étranger, très respectable et trop peu connu, et on
0 leur dit de grosses injures, on insulte la France littéraire
« et on ne leur apprend rien... Ils attendent mieux et passent
« leur chemin... 11 paraît que le soi-disant disciple de Kant a
« été piqué... Il vient de lâcher un pamphlet dans lequel il
a cherche à prouver par alqui et ergo^ que la classe des
a sciences morales et politiques de l'Institut, qui a seulement
« entendu un Mémoire du C. Degérando sur la philosophie
1 de Kant, a jugé et mal jugé ce philosophe célèbre. Il prend
o et travaille en conséquence des phrases vagues, non du
a Mémoire sur Kant, mais d'un compte-rendu par un secré-
« taire, et essaie de faire sonner de grands mots, évitant tou-
« tefois les points de la question philosophique... Il n'y a
« que de l'amertume dans ses vingt-quatre pages. Nous con-
« sentons qu'il en veuille à la Décade..., mais il s'en venge-
c rait bien mieux en acceptant l'invitation qu^elle lui a faite
XXII ÀVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
« de discuter avec lui son analy de rentendement. S'il vrut
« l'exposer, c'était à cet arlicio (}ui va au lait qu'il eût fallu
« répondre... Peut-être garde-t-il le silence sur celui-là pour
« en profiler à son retour d'AUeraajjne où il est retourné,
« dit-on, sans doute pour consulter Rant, sur le ton conve-
a nable aux discussions philosophiques ». »
Rant n'était pas heureux à cette époque avec ses défen-
seurs. Mercier, l'auteur du Tableau de Paris, qui se donniiit
comme le disciple de Rétif de la Bretonne, « l'amateur du
tour de jupe de Rosalie Poinot, comme disait Ginguené, et
le volumineux romancier des couturières i>,qui l'avait mémo
proposé pour la section de morale, s'était fortement pro-
noncé contre le système astronomique de Newton et pour
les idées innées; il avait combattu l'ennuyiux et illisible
Locke, traité de sottise, de folie, la statue ou plutôt la pou-
pée de Condillac, appuyé le système des idées innées sur Des-
cartes, Malebranche, Bonnet et la Sagesse çut, sous le nom de
Kant, remplit d'admiration toute l'Allemagne '. Aussi défendit-
il, même avant Villers, Rant qu'il crut attaqué par Degé-
rando, dans deux Mémoires *, où il lui attribuait la gloire
d'avoir fait les découvertes les plus neuves en métaphysique.
Mercier ne réussit d'ailleurs pas plus que Villers à faire
perdre complètement à Rant les sympathies de l'institut.
Dans les différents votes qui eurent lieu pour la présentation
parla seconde classe des trois candidats parmi lesquels l'Ins-
titut choisit, comme associé étranger Niebuhr, qu'il préféra
ainsi à MûUer et à Bentham, Rant obtint un nombre assez
considérable de suffrages *. Mais si l'ouvrage de Villers pou-
* 20 brumaire an X.
=* Décade philosophique, 10 et 20 floréal an VIII.
3 Le premier est consacré à Kanl, le second porte sur la philosophie
de Kant, comparée à celle de Fichtej, savant d'Iéna, en Saxe (ancienne
Académie des sciences morales, manuscrits, carton n» 2).
* Nous trouvons, parmi les papi ns que M. Jules Simon a bien voulu
nous permettre de consulter, trois voles dilTéronts : dans l'un, Kant
eut 200 suffrages, tandis que Rumford, Mûller, Niebuhr, Herder, Fox
et Horne-Tooke en oblenaient 289, 278, 277, 220, 201, 153 ; dans un
autre, Kant en eut 203, tandis que .lefferson, Rumford, Mûller, Niebuhr.
Fox, Young. Herder en obtenaient 360, 319, 276, 233, 217, 216, 206;
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XXIU
vait taire du bruit, il était impossible qu'il eût un succès
sérieux. Laiicelin le trouvait plus digne du xiii« que du
XIX» siècle, composé d'un ramas de chapitres décousus, sur-
chargé de citations et d'injures très peu philosophiques. D.
de Tracy, moins mordant, se bornait, en citant l'ouvrage de
Kinker, à louer l'auteur et le traducteur de ne manifester ni
mépris ni dédain pour ceux qui sont moins persuadés, et à
expliquer pourquoi les philosophes français avec lesquels il
se trouvait en communion d'idées, ne pouvaient accepter le
système de Kant. Samuel Adams appréciant, dit- il, le système
avec le sens commun, accuse Kant d'être tombé dans le scep-
ticisme, d'avoir nié l'existence de Di«'U, tout en sachant bien
(]ue, pour échapper au reproche d'ériger en système l'é-
goïsme et le matérialisme, Kant établit l'existence d'un Dieu
sur la seule conviction du cœur, parce que cela ressemble
trop aux dénouements tombés du ciel de quelques drames
allemands, mais estime que ce serait pour la Décade un acte
de justice de faire connaître ce système aux lecteurs dont
la curiosité n'a été qu'excitée par la publication de Villers.
Ceux qu'on ne saurait soupçonner d'être hostiles à Kant se
montrent fort sévères pour Villers. Degérando, qui d'or-
dinaire ménage tout le monde, dit que l'ouvrage ne lui a
point paru présenter la véritable tendance de la philosophie
de Kant, qu'il est de peu de ressource pour l'étude du criti-
cisme : «i S'il a voulu, dit-il, s'adresser aux hommes super-
ficiels, son analyse est beaucoup trop obscure, s'il a voulu
s'adresser aux penseurs, elle est beaucoup trop insyttisante.
J'aime à croire que si M. de Villers refaisait cet ouvrage, il
alfirmerait moins, prouverait mieux, conserverait plus d'é-
gards pour les opinions des autres et donnerait plus de clarté
à l'exposition des siennes. » Et il plaçait bien au-dessus de
ce livre la traduction de Kinker par Le Fèvre. Boddmcr qui,
comme Villers, voulait amener à douter de la certitude des
opinions de l'école empirique, pour engager les penseurs à
examiner la philosophie de Kant, et dont Villers disait lui-
enfln, dans un autre, Kant en eut 224, Niebuhr, 360, MûUer, 346,
Bentham, 344. Herder, 339, Rumford, 306, Fox, 276, Home-Tooke, :66.
XXIV AYANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
même qu'il y avait du bon dans son livre, trouvait l'ouvrage
absolument insuffisant pour faire connaître la philosophie
transcendantale, quoique la première partie lui parût écrite
avec beaucoup d'esprit et de sel, très propre à réveiller les
esprits endormis et à attirer l'attention du public sur ces
matières : « Si son intention, ajoutait-il, avait été de faire du
bruit et d'acquérir de la célébrité, elle est remplie et il a
réussi, mais il a cru devoir se faire léger pour être à la portée
d'une nombreuse classe de lecteurs, et il ne nous a montré
qu'un squelette très imparfait de la doctrine de Rant. » Et
M""^ de Staël, à qui Villers disait modestement que son livre
avait au moins un trait commun avec la Littérature considérée
dans ses rapports avec les institutions sociales^ c'est qu'il était
trop fort pour le public auquel il était destiné, lui écrit à lui-
même que s'il n'a pas eu tout le succès qu'il méritait, c'est
qu'il n'a pas voulu avoir de l'adresse dans sa manière de
présenter les idées de Rant et de combattre celles de ses
adversaires». En Allemagne, d'ailleurs, Schelling en lit un
compte-rendu dans le Journal critique de la philosophie qu'il
publiait en collaboration avec Hegel, et tout en se plaçant à
un autre point de vue, se montra presque ausai sévère que
les philosophes français. Villers eut beau lui écrire comme
justification qu'il avait voulu se mettre à la portée des lecteurs
de France pour lesquels les coulisses et l'art de la cuisine sont
les deux points entre lesquels roule l'exercice de leur pensée
(Coulissen und Kochkunst siyid die zwei A7igetn aller dortigen
Denkiibung), Schelling n'en maintint pas moins le jugement
qu'il avait porté, tout en affirmant qu'il n'avait nullement
voulu attaquer personnellement l'auteur «.
On pouvait supposer que Napoléon, alors en lutte avec les
idéologues, accueillerait avec joie un ouvrage qui combat-
tait leurs doctrines et proposait, pour les remplacer, une doc-
trine nouvelle. Villers crut un instant que celui qui avait
été comme lui officier d'artillerie, patronnerait son livre.
Bonaparte lui en demanda un précis, et on pensa en Alle-
magne qu'il avait réussi à intéresser U grand Bonaparte au
^ Mer, p. 270, lettre du 1" août 1802.
- Jsler, p. 242 à 250.
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XXV
kantisme *. Mais Bonaparte trouvait en de Bonald, Chateau-
briand et autres défenseurs du catholicisme, des adversaires
bien plus décidés encore de l'idéologie; il n'était pas sûr de
rencontrer dans les partisans d'une philosophie dont l'auteur
était estimé et vanté par ceux qu'il redoutait, un appui aussi
assuré que celui qu'il crut trouver vers 1810 chez Royer-
Collard et ceux qui, avec lui, combattaient le condillacisme
sous toutes ses formes, et le kantisme ne put compter sur sa
protection.
III
L'année même où Villers avait fait paraître la philosophie
de Kant, Le Fèvre traduisait du hollandais l'essai de Kinker
contenant une exposition succincte de la Critique de La
raison pure. Le traducteur s'étonnait que deux nations
justement célèbres, l'Angleterre et la France, n'eussent pas
encore daigné s'occuper d'un système qui venait de révolu-
tionner le monde philosophique, il semblait prendre à son
compte l'opinion de l'auteur des Mémoires pour servir à
l'histoire du jacobinisme, que ni la vérité ni l'erreur, cachées
au Fond du puits, ne plaisent en France, et considérer la
Philosophie du bon sens de d'Argens comme l'expression de
la pensée nationale. 11 affirmait que Kant a seul fourni les
moyens de sortir d'un embarras inextricable, qu'il a, en
s'élançanl du point où s'était arrêté le plus profond des
sceptiques modernes (Hume), élevé un édifice nouveau à la
vérité, dont les fondements sont aussi anciens que la raison
même. Quant à lui il s'est uniquement proposé d'aplanir la
voie de la Critique de la raison pure à ceux que préoccupe la
solution de ce problème, que pouvons- nous savoir? en
laissant de côté l'autre question non moins intéressante pour
nous, que devons-nous faire ? qui appartient à la Critique de
la raison pratique ".
i hier, p. 70, lettre de Gerstenberg : « Man hotte mir gesagt, dass sie
50 gliicklich gacesen wiren, Ihrsm ehmaligen Freunde und Bekannten, dem
grossen Bonaparte, ein lébhafles Interesse fur die kanlische Philosophie
beizubringen, »
« L'ouvrage contient VIH-184 pages, dont onze consacrées à Tin-
XXVI AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
L'année suivante, en avril et en mai (7 et 30 floréal an X),
Destutt de Tracy lisait à l'Institut un important et curieux
mémoire où il prenait pour point de départ la traduction de
Le Fèvre, sans négliger toutefois, disait-il, d'étudier Kant dans
ses propres ouvrages, du moins dans la version latine, car il
n'entendait pas l'allemand. Il relevait les phrases usées, sur
la prétendue légèreté des Français et sur le peu de profondeur
de leur philosophie, dont s'était servi le traducteur auquel il
reconnaissait toutefois un grand mérite. Puis, rappro-
chant le système allemand de la méthode française, il le
faisait passer dans son creuset pour voir si, contre son
attente, il soutenait cette épreuve dans son ensemble et dans
toutes ses parties et recueillir soigneusement ce qu'en
résidu il y trouverait de réellement précieux, pour le réunir
à ce que la France possède déjà. Sans s'arrêter à l'obscu-
rité, qui est une forte présomption contre le système et
qui suffirait pour ensevelir dans l'obscurité une philosophie
française, il s'attache à l'étude de l'idéologie de Kant.
D. de Tracy se montre fort sévère dans l'appréciation de
la doctrine de Kant qui présente, dit-il, une décomposition
incomplète et fausse de notre faculté de penser, nous donne
une notion très inexacte de notre sensibilité, qui reconnaît
en nous des facultés pures, prétend nous donner des connais-
sance pures qui sont de purs néants, personnifiés par l'abus
des mots et par un emploi vicieux des idées abstraites dont
on fait des êtres réels et existants. Et il ne faudrait pas croire
qu'il n'y a dans cette critique faite par un philosophe ayant
lui-même des idées toutes difl"érentes, que des négations op-
posées à des affirmations : D. de Tracy a plus d'une fois fort
bien aperçu les difficultés que soulève la Critique de la raison
pure. Ce qu'il reproche d'ailleurs avant tout à Kant, c'est de
chercher à former un vaste système qui embrasse la métaphy-
sique, la morale, la politique, ce qu'il reproche aux philo-
sophes allemands, c'est de professer la doctrine de Kant
comme on professe la doctrine théologique de Jésus, de
Mahomet ou de Brahma, comme on a été platonicien, stoïcien,
troduction. 10 à la faculté de connaître en général, 12 à la sensibilité,
67 à l'entendement et le reste à la raison.
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XXVH
académicien, scotiste, thomiste ou cartésien, au lieu de se
borner, comme les Français, à n'avoir aucun chef de secte, à
observer des faits, à recueillir des vérités sans se presser de
bâtir les systèmes. Il fait remarquer encore, en ce qui concerne
l'étude de l'esprit humain, que les Allemands ne sont pas
suffisamment instruits des nombreuses observations faites
récemment en France pour développer toutes les circons-
tances de nos opérations intellectuelles et les effets des agents
qui agissent sur elles et sur lesquels elles réagissent, de ne
prendre en considération ni nos organes, ni les signes du
langage ni les méthodes de calcul ; ils ne connaissent même
pasCondillac; ils n'étudient guère que le Traité des sensations
qui forme plutôt un recueil de conjectures quunedescriplioa,
ils ignorent la Grammaire^ VArt de penser ^ de raisonner, la
Langue des calculs et le Traité des systèmes, chef-d'œuvre
qui réfute à l'avance tout ce qui est fondé sur des idées
abstraites et générales et sur des hypothèses à priori. Remar-
quons enfin que D. de Tracy parle de Kant lui-même avec
beaucoup d'estime : c'est un homme dont il respecte les
lumières, un philosophe très distingué, célèbre par un grand
nombre d'ouvrages justement estimés dans beaucoup de
genres, recommandable par un grand zèle pour le progrès des
lumières et pour la propagation des idées saines et libérules,
qui doit avoir de grandes qualités pour avoir acquis en
Allemagne une considération aussi grande et des disciples
aussi habiles et aussi éclairés •.
En 1802, un Suisse, W.-R. Boddmer, publiait en 160 pages
un ouvrage intitulé, le Vulgaire et les métaphysiciens ou doutes
et tues critiques sur l école empirique, par lequel, en ébranlant
la métaphysique régnante, il voulait engager les Français à
examiner la philosophie transcendante, étonnante par la
hardiesse de ses principes, la profondeur de sa marche, la
fécondité de ses résultats. Sans affirmer que la vérité fût
tout entière dans les ouvrages de Kant, il trouvait du moins
qu'ils auront fait faire des pas immenses dans la science de
* Ce mémoire inséré dans le 4* volume des Mémoires de l'InslUui
ntUionai, qui fut publié en vendémiaire an XI, comprend plus de
60 pages (544 à 606) in-4*.
XXVra AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
l'homme. Mais les commentaires et les extraits que l'on a
publiés en France sur la philosophie de Kant lui semblent
absolument insuffisants pour la taire connaître, c'est la Cri-
tique de la raison pure elle-même, ce sont tous les autres
ouvrages de ce beau génie qu'il faut étudier et approfondir
dans leur langue propre, pour pouvoir bien connaître son
système. Locke n'a, selon lui, mis dans son exposition des fa-
cultés et des opérations intellectuelles, ni précision, ni ordre,
ni méthode, ses principes sont vagues, incohérents et confus.
Condillac est vivement critiqué. Bonnet, cet immortel génie,
a donné une théorie absolument insuffisante pour expliquer
le jugement, le raisonnement et la formation des notions.
Degérando, dont le grand et bel ouvrage sur les Signes est
dans les mains de tout le monde, a traité toutes les parties de
la métaphysique, soit dans ses principes, soit dans ses applica-
tions avecautant de profondeur que de génie, il a soulevé un des
coins du voile qui couvrait aux empiristes purs les lois sub-
jectives de la cognition, voile que paraît avoir arraché entiè-
rement la philosophie transcendantale. Toutefois, contraire-
ment aux disciples de Kant qui exigent déjà une foi implicite
en leur chef, il veut qu'avant d'adopter en France les opinions
de la nouvelle doctrine, on les soumette à la critique la plus
rigoureuse et la plus approfondie.
Dans son grand ouvrage, publié en l'an XIII sur l'Histoire
comparée des systèmes de philosophie, Degérando donnait
aux doctrines de Kant et de ses disciples une part telle qu'il
s'exposait, disait-il, à être accusé d'avoir détruit à leur profit
l'harmonie de son œuvre; il vantait l'Allemagne, cette nation
si riche en matériaux de tous genres, Kant, une des têtes les
plus fortes et les plus inventives que l'Allemagne ait pro-
duites, cherchait à justifier la France du reproche que lui
adressaient les Allemands d'ignorer le kantisme, rappelait
que plusieurs de nos hommes les plus distingués avaient lu
les ouvrages des kantiens ou dans les originaux ou dans des
traductions latines, avaient eu des conférences suivies sur la
philosophie critique avec quelques-uns de ses plus éclairés
sectateurs. Il rappelait qu'il avait essayé delà faire connaître
dans son premier ouvrage couronné par l'Institut, qu'il avait
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XXIX
lu ensuite un Mémoire sur ce sujet à l'Institut, quedèsl'anVI,
il avait formé le projet de traduire en les annotant, l'analyse
donnée par Kieseweter du Criticisrae, la Métaphysique des
mœurs et les Prolégomènes de Kant, que ces traductions
presque achevées avaient passé dans les mains de plusieurs
de ses amis, mais qu'on l'avait détourné généralement de les
mettre au jour. Quand il a commencé l'étude du kantisme, il
a été prévenu en sa faveur par l'opinion d'hommes qui lui
inspirent une profonde estime, aussi n'a-t-il rien négligé pour
découvrir ce qu'il peut contenir d'utile. Il a réuni et consulté
les matériaux suivants : les trois Critiques (2* édition), les
Prolégomènes, les Éléments métaphysiques de la nature, la
Métaphysique des mœurs, les Écrits détachés, etc., les Com-
mentaires de Schulz, deSchmid, de Kieseweter, les notices ren-
fermées dans les recueils de Fùlleborn, doux notices manus-
crites faites par. despartisanstrès éclairés delà philosophie de
Rant. L'exposition donnée par Degérando est considérable:
elleoccupe,en y comprenant les systèmes sortis du kantisme,
de Fichte, de Schelling, de Bouterweck, deBardili, deux cha-
pitres comprenant ensemble 170 pages, c'est-à-dire 20 pages
de plus que ne lui en accordait Villers*. Degérando met en
lumière successivement, grâce à de nombreuses citations, les
intentions de Rant, c'est-à-dire le but qu'il a poursuivi et les
problèmes qu'il s'est posés, puis ses méthodes et ses nomen-
clatures, enfin l'application qu'il en a faite ou les résultats
qu'il a obtenus. L'importance des jugements synthétiques à
priori dans le système est bien marquée ;lerôle joué par la rai-
son pratique, venant combler les vides immenses causés par
la raison spéculative, et qui est, comme l'a observé Reinhold,
une aile que Rant a prudemment ajoutée à l'édifice dont il
remarquait l'insufiisance, n'a peut-être pas été aussi exac-
tement saisi, l'accusation adressée à Rant d'être tombé dans
l'empirisme, les trois erreurs trouvées dans ce système où les
• Le volume de Villers est divisé en deux parties : la première com-
prend des notions préliminaires, la seconde, intitulée Philosophie de
Kant, est consacrée à l'exposition des principes fondamentaux de la
philosophie transcendantalc et va de la page 251 à la page 399.
XXX AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
vérités ne sont qu'en germe S permettraient sans doute de
contester que Degérando ait bien saisi l'œuvre de Kant ;
mais le même reproche, en admettant qu'il soit fondé, pour-
rait être fait à plusieurs de ceux qui, en France et en Alle-
magne, se sont occupés du kantisme et il porte sur l'inter-
prétation plutôt que sur l'exposition du système. Tous ceux
qui, après avoir étudié dans les sources la philosophie alle-
mande de 1780 à 1803, liront l'ouvrage de Degérando, con-
viendront qu'il la fait connaître d'une façon aussi exacte et
aussi détaillée qu'on pouvait le souhaiter alors et beaucoup
mieux même que plus d'un historien postérieur.
En 1808, Degérando revint sur la philosophie de Kant dans
le rapport historique sur les progrès de la philosophie depuis
1789, présenté à l'Empereur par la classe d'histoire et de
littérature ancienne de l'Institut. Aucune nation de l'Europe,
disait-il, n'a réuni un ensemble aussi complet de travaux sur
l'histoire de la philosophie ; seule l'Allemagne nous a pré-
senté un brillant système, celui de Kant, qui, sur un problème
insoluble, a produit les efforts les plus hardis peut-être que la
métaphysique ait tentés depuis Aristote; on a admiré l'en-
semble systématique qui unit toutes les parties de sa doctrine,
applaudi à une foule d'analyses ingénieuses, d'aperçus fé-
conds, éprouvé une sorte d'enthousiasme pour cette morale
stoïque et désintéressée qui bannit du code de nos devoirs
tous les calculs de l'égoïsme. En même temps Degérando
signalait les travaux de Stapfer,qui avait cherché à mettre la
partie la plus épurée de la doctrine de Kant en harmonie
avec le christianisme.
En 1805, Prévost, dans ses Fssais de philosophie, disait
que la philosophie de Kant était connue en France par des
abrégés assez clairs et assez bien faits pour qu'on pût en juger,
mais que les esprits ne semblaientpas disposés à l'accueillir; il
indiquait, dans le cours de son ouvrage, quelques points qui
lui paraissaient avoir été bien mis en lumière par Kant. La
même année, D. de Tracy, trouvant dans le grand ouvrage
* Ces deux derniers points se trouvent dans le 3» volume où Jeu
Considérations sur le crilicisme tiennent prés de ÎJO i>agos.
LA PHII.OSOPHIB DE KANT BN FRANCE DE 1773 A 1814 XXXI
de Degérando un respect excessif pour les préjugés popu-
laires que nous croyons, disait-il, peut-être à tort, communs
en Allemagne, et une tendance trop marquée à parler des
Français comme de gens légers, volages, impatients, reculant
à la vue d'un in-4°. très inférieurs à leurs voisins, répondait
à son tour aux disciples de Kant qui accusent les Français
d'ignorer et de dédaigner la doctrine de leur maître : « Beau-
coup de personnes parmi nous, disait il. connaissent les idée? de
Kant, quelques-unes les adoptent; mais le plus grand nombre
les rejette et les néglige, parce que, cultivant beaucoup l'étude
de l'intelligence humaine, nous pensons en général que
ces idées reposent sur une connaissance très imparfaite de
nos facultés intellectuelles et que nous n'aimons pas à nous
occuper de ce qui nous parait porter sur une base fausse. »
Il est d'ailleurs persuadé que ce sont là précisément les rai-
sons dont se sont servis les amis de Degérando, pour l'en-
gager à ne pas publier les traductions qu'il avait déjà faites ^
Le jugement porté par D, de Tracy est, dans ses grandes
lignes, accepté par presque tous les idéologues : nous avons
déjà cité celui de Lancelin; Laromiguière parle du vice de
quelques modernes dont les écrits semblent vouloir faire
revivre la barbarie du moyen âge*. Thurot' avoue que Kant a
traité quelques-unes des questions les plus difficiles de la
métaphysique avec une sagacité peu commune, mais il ne voit
dans son système que des combinaisons de notions abstraites,
d'autant plus profondes qu'elles sont plus vides. Daunou se
montre plus sévère encore et Portails n'est guère plus indul-
gent. En revanche, les adversaires des idéologues, ceux qui
cherchent à faire accepter des doctrines nouvelles, en parlent
avec beaucoup d'estime. Chateaubriand le cite, dans le Génie
du christianisme, comme ayant combattu Locke et Condillac,
* Logique, p. 287 (note).
« Ce qui est assez curieux, c'est que prenant Villers à la lettre, s'ap-
puyant en outre sur Slapfer et sur la traduction latine de Schmidt-
Physeldek, il combat Kant comme allant plus loin |ue Gassendi, Locke
et Condillac (5« éd., II, 160).
3 Daunou dit de lui que Reid, Kant, Platon, Leibnitz, ne lui étaient
pas moins familiers que Condillac, etc.
XXXn AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
et demande plus tard à Barchou de Penhoëii de le renseignei
sur sa philosophie; Gall et Spurzheim le louent et acceptent
sa doctrine sur la liberté*; Ampère, dès 1805, discute les
réflexions de M. de Biran avec un Genevois qui est grand
partisan de Kant. En 1812, écrivant à Biran qu'on n'a aucune
idée de Kant si l'on s'en rapporte à Degérando, à Villers ou
à D. de Tracy, il affirme que si Kant s'est trompé dans les
conséquences, il a profondément marqué les faits primitifs
et les lois de l'intelligencehumaine*. Cuvier, qui avait eu pour
maître Schwab, l'adversaire de Kant, avait cependant prorais
à Villers de faire un compte rendu de son ouvrage dans la
Décade et il lui écrit en 1802 pour lui demander ce que pen-
sent les kantistes de ce que l'on fait en France et lui annoncer
que « nos matérialistes, n'ayant pas voulu des noumènes et de
l'entendement pur, vont être obligés d'avaler la transsubstan-
tiation^ » Stapfer cherche à lui gagner des adhérents, écrit
pour la Biographie universelle les articles Kant et Villers ; la
Société philosophique fondée dès 1811 compte parmi ses
membres, outre Royer-Collard, M. de Biran et Cousin, Cuvier
qui avait étudié avec Schwab, Ampère, Degérando et Stapfer,
Guizot qui se vantait d'avoir été élevé à l'école de Lessing :
elle eut plus d'une fois l'occasion d'exposer, de discuter et
d'accepter en tout ou en partie les doctrines de Kant.
Nous arrivons enfin au plus illustre des écrivains qui ont
admiré Kant et l'ont fait admirer, à M""' de Staël.
Dans son livre sur la Littérature, M°" de Staël accusait les
littérateurs allemands de manquer de goût. A Villers, qui le
lui reproche, elle répond, le 1" avril 1802, qu'elle trouve
Locke très conciliable avec Kant; elle est d'accord absolument
avec lui sur les conséquences qu'il tire du système qui fait
tout dépendre des sensations et qui dégrade l'âme au lieu
de l'élever, mais elle distingue Diderot et Helvétiusde Rous-
seau, de Montesquieu et raèmede Voltaire en son bon temps.
Quant àCondillac, c'est un homme qui lui paraît avoir par-
♦ Des dispositions innées de l'âme et de l'esprit, 1811, pages 178
et 181.
» B. Saint-Hilaire, Philosophie des deux Ampère.
• Isler, p. 60.
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XXXIM
faiteiueiit raisonné dans la branche de la métaphysique qu'il
a traitée. Elle étudie l'allemand avec soin, sûre que c'est là
seulement qu'elle trouvera des pensées nouvelles et des sen-
timents profonds et que c'est en Allemagne qu'il y a le plus
d'hommes distingués comme philosophes et comme littéra-
teurs. En novembre, elle lit le Mémoire de Degérando, qui a
remporté le prix à Berlin et l'admire beaucoup; elle envoie
Delphine à Villers, qui lit l'ouvrage en dix-huit heures et
place M"* de Staël parmi les génies inspirés et créateurs.
En juillet 1803, Michaux apporte les Lettres Westphaliennes
à M°" de Staël, qui les parcourt avec beaucoup d'intérêt et
écrit à Villers qu'elle a fort envie de taire un voyage en Alle-
magne. Elle arrive à Metz, où se trouvait Villers, le 26 oc-
tobre et y reste jusqu'au 8 novembre ; elle lit Richter qui, à
travers mille niaiseries, a des mots charmants, mais elle
trouve l'extérieur allemand bien peu esthétique. Elle est
triste à Francfort, il lui semble que tout en Allemagne res-
semble à ce qu'elle a entendu dans une auberge, à un concert
dans une chambre enfumée, qu'il y a de la poésie dans l'àme,
mais aucune élégance dans les formes. Sa fille est malade et
lui inspire de vives inquiétudes ; puis elle arrive à Weimar:
l'Allemagne lui plait beaucoup plus, parce qu'en Saxe les
hommes supérieurs sont plus généralement répandus. Herder
est mourant, Goethe ne sera laque dans huit jours, Schiller
lui paraît le plus kantiste des poètes, ils se sont déjà dis-
puta sans savoir leurs langues mutuelles et son esprit l'a
frappé autant qu'il est possible ; Wielaud est en coquetterie
avec elle, le duc et sa femme la comblent de bontés, Jacobi
lui écrK pour lui demander un rendez-vous dans quelque
ville d'Allemagne et la prie d'impatroniser l'Allemagne en
France. Entin, le 28 décembre 1803, elle écrit qu'elle est bien
changée sur l'Allemagne depuis qu'elle est à Weimar ; elle
passe sa vie avec Goethe, Schiller et Wieland : certaine-,
ment des hommes plus distingués ne se trouvent nulle part
et elle est très près de s'entendre avec eux sur tous les points*.
L'ouvrage sur l'Allemagne, pour lequel elle doit beaucoup
< ItUr, of. cit.
XXXIV AVANT-PROPOS OU TRADUCTEUR
aux Schlegel, à Fauriel, à Huraboldt, est terminé, soumis à
la censure et imprimé quand Savary, le ministre de la
police, fait détruire, en 1810, toute l'édition par les gen-
darmes et réclamer le manuscrit : six années d'études et de
travaux, écrivait-elle à Yillers, devaient être détruites dans
un instant. Quand le livre parut à Londres, vers la fin de
1813, l'Allemagne tout entière s'était levée avec un enthou-
siasme héroïque et avait prouvé ainsi à M»« de Staël qu'elle
élail une nation^ mais M^^^de Staël souffrait de voir les Anglais,
qu'elle admirait, haïr notre pays, elle avait pitié de la France
et ne pouvait sans douleur voir les Cosaques k Paris, vingt-
cinq ans d'etïorts considérés comme vingt-cinq ans de crimes,
les progrès de l'esprit humain condamnés et la tyrannie
méprisée comme un parvenu, qu'il faul remplacer par un
grand seigneur, le despotisme. Du livre bien connu qui niit
en relief las plus beaux côtés de l'Allemagne, sa littérature,
ses arts, sa philosophie et sa morale, mais qui laissait dans
l'ombre ce que l'auteur avait appelé d'abord la chambre
entumée et ce qu'on a justement nommé les tendances natu-
ralistes et réalistes des Allemands, nous n'avons que peu de
choses à signaler en ce qui concerne Kant. 11 est présenté
comme le successeur naturel de Leibnitz, comme ayant passé
sa vie entière à méditer les lois de l'intelligence humaine,
comme ayant acquis des connaissances sans nombre, comme
ayant un esprit fin et juste qui servait de censeur au génie,
quand il se laissait emporter trop loin. Elle dit, à propos delà
Critique de la raison pure, que lorsqu'on découvrit les trésors
d'idées qu'elle renferme, elle produisit une telle sensation
en Allemagne que presque tout ce qui s'est fait depuis, en
littératurecomme en philosophie, vientde l'impulsion donnée
par cet ouvrage. S'il peut d'ailleurs exister deux manières de
voir sur ce premier ouvrage de Ranl, il est impossible de ne pas
lire avec respect la Critique de la raison pratique et les diffé-
rents écrits qu'il a composés sur la morale : les principes en
sont austères et purs et l'évidence du cœur y est unie à celle
du sentiment. La partie polémique de ses ouvrages, celle
dans laquelle il attaque le matérialisme serait à elle seule un
chef-d'œuvre; si son style mérite, dans la Critique de la rai-
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XXXV
son pure, tous les reproches qu'on lui a faits, il est, quand il
parle des arts et surtout de la morale, presque partout
parfaitement clair, énergique et simple : « Combien sa
doctrine paraît admirable, comme il exprime le sentiment
du beau et l'amour du devoir! avec quelle force il les
sépare tous deux de tout calcul d'intérêt ou d'ntilité!
Comme il ennoblit les actions par leur source et non par
leur succès ! enfin quelle grandeur morale ne sait^il pas
donner à l'homme, soit qu'il l'examine en lui-même, sôit
qu'il le considère dans ses rapports extérieurs, l'homme, est
exilé du ciel, ce prisonnier de la terre, si grand comme
exilé, si misérable comme captif! ». Ce qui lui plaît surtout
dans Rant, c'est qu'il a relevé la dignité morale, en donnant
pour base à tout ce qu'il y a de beau dans le cœur une théorie
fortement raisonnée, c'est qu'il commente la loi suprême du
devoir avec une chaleur vraie, avec une éloquence animée.
IV
L'histoire du kantisme en France, à partir de 1814, est
bien connue. Il suffit de rappeler les noms de Cousin, de
Massias, de Barchou de Penhoën, de Willm, de Tissot, de
Barni, de Paul Janet, de Renouvier qui a réussi à faire adopter,
par bon nombre de nos contemporains, un criticisrae modifié
par l'étude de Hume.
Nous croyons, pour la période antérieure, avoir montré
l'inexactitude radicale de l'opiTiion généralement admise. Lfe
kantisme a été connu, enseigné et discuté à Strasbourg dès
1773; on a songé à le transplanter en France immédiate-
ment après la Terreur; Grégoire, dont l'influence à cette épo-
que était considérable, a encouragé ceux qui avaient conçu ce
projet; Sieyès lui-même a, dès 1796, l'idée de le faire con-
naître; les Mémoires de l'Académie de Berlin qui, écrits en
français, étaient beaucoup lus dans notre pays, ont permis,
dès 1792, d'en aborder indirectement l'étude; on traduisait en
1796 les Observations sur le sentiment du beau et du sublime,
en 1798 le Projet d'un traité de paix perpétuelle, deux ans
XXXVI AVANT-PROPOS DU TRADUCTEUR
plus tard la Religion dans les limites de la raison ; Degérando
préparait des traductions plus importantes, exposait et critiquait
le kantisme en 1799, eu 1801, en 1805, en 4808; B. Constant
l'attaquait en 1797; la Décade présentait à la même époque
Kant comme un philosophe digne d'être étudié. François
de Neufchâteau publie en 1800 une esquisse qui pourrait
être acceptée aujourd'hui en grande partie par les criti-
cistes ; Villers l'oppose à la philosophie régnante et pro-
voque un nouvel examen de la doctrine auquel se livrent la
Décade etD. deTracy, Degérando et Mercier. Prévost en 1797
et en 1805, Boddmer, en 1802, contribuent, comme le poète
Kinker, traduit par Le Fèvre, à appeler l'attention sur Kant ;
D. de Tracy, Laromiguière l'étudient dans les versions
latines ; Ampère lui t'ait des emprunts et engage Biran à le
lire; Stapfer en fait un auxiliaire du christianisme ; Chateau-
briand et Gall le citent, M"" de Staël le célèbre avec enthou-
siasme et le met à côté de Schiller et de Goethe. Nous nous
demandons si l'on pourrait, vingt ans après l'apparition des
œuvres capitales d'un Comte, d'un Spencer, d'un Darwin,
trouver en Allemagne autant d'hommes célèbres à des titres
si divers, qui aient tenté de les comprendre, autant de tra-
vaux importants qui aient eu pour but de faire connaître,
d'apprécier les doctrines nouvelles, de mettre même en relief
la valeur du penseur dont les conclusions auraient été combat-
tues comme inexactes. Et cependant les contemporains de
ces trois penseurs n'ont pas été mêlés à des événements aussi
terribles et aussi peu propices à la spéculation que ceux dont
ont été témoins les hommes qui vécurent de 1789 à 1814 ' !
F. PiCAVKT.
Mai 1888.
Quelques, mots seulement de notre travail. Nous avions, à deux
reprises déjà, traduit pour nous-môme la Critique de la Raison
* ^\ ^'*î*^'.^" ^ ^^8"^'^ (««'• P^- XXVI, p. 416) le Bombardier polo-
nais et la Critique de la Raieon pure, publiés vers 1800 par Wronski
à Marseille. ' '
LA PHILOSOPHIE DE KANT EN FRANCE DE 1773 A 1814 XXXVII
pratique, quand M. Alcan nous a proposé de publier le présent
ouvrage : aous avons fait une traduction nouvelle et nous l'avons
comparée à celles que nous avions déjà faite?, pour choisir sur
chaque passage celle qui nous paraîtrait la plus exacte. Nous avons
eu sous les vaux rexcellente traduction latine de Born, la traduc-
tion française de Barni, ]^ traduction anglaise d'Abbot. Comme il
n'3' a pas, dans deux langues différentes, deux mots correspon-
dants qui expriment et éveillent exactement les mêmes idées chez
ceux qui sont le plus habitués à en faire usage, nous avons fort
souvent essayé de rappeler toutes les idées élémentaires que réunit
un mot allemand en citant les mots français, anglais ou latins, qui
en éveillent chacun un certaih nombre. Nous avons fait tous nos
efforts pour profiter des travauc de nos prédécesseurs et rendre le
texte d'une façon aussi exacte et aussi précise que possible, en
évitant les fausses interprétations qui peuvent provenir de l'em-
ploi d'un même terme pour rendre deux mots différents (cf. TFj7/-
kiihr, p. 132; blosse, p. 2; gesetsliches^ p. 4; unbedingt, p. 16;
Zwangei \tithigung,ç. 54; VerUindttng ei Verknùplung, Bestimmungs-
gi-und et Trieifcder, p. 134; Gesinnung, p. 178, etc.), en rempla-
çant, par les noms auxquels ils se rapportent, les nombreux pro-
noms qui donnent souvent lieu à des équivoques chez Kant, en
coupant, quand on pouvait le faire sans inconvénient pour le sens,
les longues phrases surchargées d'incidentes. Nous avons con-
sulté quelques personnes qui font de l'étude de l'adlemand leur
occupation spéciale et nous les remercions ici des indications
utiles qu'elles nous ont quelquefois données ; nous avons surtout
à remercier M. Boutroux, qui a bien voulu examiner avec nous
quelques-uns des endroits où nous avons cru devoir rendre tout
autrement que nos prédécesseurs les mots et les expressions de
Kant. Nous nous sommes servi du texte de Hartenslein, nous
avons consulté les éditions de Rosenkranz et de Kehrbach : les
notes du texte marquées par un astérisque sont de Kant, les
autres, destinées à justj^er l'interprétation que nous en avons
donnée, sont numérotées et portent nos initiales. D'autres notes,
devant servir de commentaire philosophique, ont été placées à la
fin du volume. Les mots en italique, dans notre traduction, sont
ceux que Kant a mis en gros caractères dans le texte.
F. P.
PRÉFACE
Cet ouvrage est intitulé simplement Critique de la
raison pratique en général et non Critique de la
raison pure pratique, comme semble l'exiger le paral-
lélisme de la raison pratique avec la raison spécu-
lative ; le motif en sera suffisamment indiqué par
ce traité lui-même. 11 doit uniquement établir qu'il
y a une raison pure pratique et il en critique dans
cette vue tout le pouvoir (Vermogen) pratique. Si cette
entreprise réussit, il n'est pas besoin de critiquer
le pouvoir par lui-même^ pour savoir si la raison, en
s'attribuant prôsomptueusement un tel pouvoir, ne
se dépasse [iibersteige) pas elle-même (comme cela
arrive à la raison spéculative). En effet, si elle est
réellement pratique, en tant que raison pure, elle
prouve sa réalité et celle de ses concepts par le fait
même, et tout raisonnement subtil {Verniinfteln)y niant
KANT, Crit. de la rais. prat. 1
2 CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
la possibilité pour elle d'être pratique, est fait en
pure perte {ist vergehlich) *.
Avec ce pouvoir est aussi fermement établie dé-
sormais la liberté trancendantale en prenant cett«
expression au sens absolu que réclamait, dans son
usage du concept de causalité, la raison spéculative
pour échapper à l'antinomie où elle tombe inévita-
blement lorsque, dans la série de la liaison causale,
elle veut concevoir V inconditionné (UnbeJingte). Ce
concept, la raison spéculative ne pouvait le poser
que problématiquement, comme non impossible à
penser, sans en affirmer (sichern) la réalité objec-
tive, et uniquement pour ne pas être attaquée dans
son essence et plongée dans un abîme de scepti-
cisme, à cause de la prétendue impossibilité de ce
qu'elle doit au moins faire valoir comme concevable
[denkhar).
Le concept de la liberté, en tant que la réalité en
est prouvée (bewiesen) par une loi apodictique de la
raison pratique, forme la clef de voûte de tout l'édifice
d'un système de la raison pure et môme de la raison
spéculative. Tous les autres concepts (ceux de Dieu
et de l'immortalité qui, comme simples (blosse)*
idées, demeurent sans support dans la raison spé-
^ Barni traduit -.Un'y a pas de sophisme qui puisse rendre doutmtse
la possibilité de son existence ; Abbot dit de mémo : the possibility ôf Us
being real ; Born : contra possibilitatem illius. — Le texte porte : die
MbgAchkeit, es zu sein, qu'il faut nécessairement traduire : te possi-
bilité d'être cela, c'est-à-dire pratique. (F. P.)
2 Nous traduisons par simples le mot biosse qu'Abbot rend par mère;
en le traduisant par pures comme Baini, on s'expose à le faire con-
fondre avec reine, qui a un sens distinct. (F. P )
PREFACE 3
culative, se rattachent à ce concept et acquièrent
avec lui et par lui, de la consistance et de la réalité
objective, c'est-à-dire que leur possibilité est prouvée
par le fait que la liberté est réelle ; car cette idée se
manifeste par la loi morale.
Cependant la liberté est aussi la seule de toutes
les idées de la raison spéculative dont nous connais-
sons {wissen) à priori la possibilité, sans toutefois la
percev oÎT (einzusehen), parce qu'elle est la condition*
de la loi morale, que nous connaissons. Les idées de
Dieu et d'immortalité ne sont pas des conditions de
la loi morale, mais seulement des conditions de
l'objet nécessaire d'une volonté déterminée par cette
loi, c'est-à-dire de l'usage simplement pratique de
notre raison pure. Aussi pouvons-nous affirmer que
nous ne connaissons ni ne percevons, je ne dirai pas
simplement la réalité, mais même la possibilité de
ces idées. Toutefois elles sont les conditions de
l'application de la volonté moralement déterminée à
l'objet qui lui est donné à priori (le souverain bien).
On peut donc et on doit en admettre la possibilité au
point de vue pratique, quoiqu'on ne puisse Ihéori-
* Pour cpi'on ne songe pas k trouver ici des inconséquences, parce
que je nomme maintenant la liberté la condition de la loi morale, et
';^ve je soutiens par la suite, dans ce traité, que la loi morale est la
condition sans laquelle nous ne pouvons d'abord devenir consciente de
la liberté, je rappellerai seulement que la liberté est sans doute la ratio
essendi de la loi morale, mais que la loi morale est la ratio cognoscendi
de la liberté. Car si la loi morale n'était d'abord clairement conçue
(gedachl) dans notre raison, nous ne nous croirions jamais autorisés à
admettre une chose telle que la liberté (quoiqu'elle n'implique pas
contradiction). Mais s'il n'y avait pas de liberté, la loi morale ne se
trouverait nullement en nous.
4 CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
quement ni la connaître, ni la percevoir. Il suffit
pour justifier cette conclusion, au point de vue pra-
tique, que ces idées ne contiennent aucune innpossi-
bililé interne (contradiction). Ici donc, il y a un prin-
cipe d'assentiment (Fukrwahrhaltens) simplement
subjectif par rapport à la raison spéculative, mais
qui cependant, valable objectivement pour une raison
pratique en même temps que pure, donne réalité
objective et autorité [Befugniss) aux idées de Dieu et
d*immortalité, par l'intermédiaire du concept de la
liberté. Bien plus, il se produit une nécessité subjec-
tive (un besoin de la raison pure) de les admettre.
La raison ne reçoit pas pour cela d'extension en
connaissance théorique; seulement la possibilité,
qui n'était auparavant qu'un pro^/t^???e, devient ici une
assertion, et ainsi l'usage pratique de la raison est lié
avec les éléments de la raison théorique. Ce besoin
n'est pas le besoin à peu près hypothétique d'un
dessein arbitraire de la spéculation, d'après lequel
on devrait admettre quelque chose, si l'on veut, dans
la spéculation, user aussi complètement que possible
de la raison, mais c'est un besoin, aijant force de loi
(gesetzliches) \ d'admettre une chose sans laquelle
ne peut avoir lieu ce qu'on doit sans relâche (umia-
chlasslich) se proposer pour but de ses actes.
< Barni traduit par légitime. Mais le mot légitiim et le mot légale qui
traduirait i)lus exactement encore le mot allemand, ont en franijais
un sens tout différent de celui que Kant doimo k gesetzliches, l'adjeelif
de Gesetz; aussi ne le traduirons-nous jamais ni ftar l'un ni par
Vautre de ces mots. Kant emploie d'ailleurs le mot legalitHl (cU. luj,
qu'il distingue de Gesctzlichkeit. (F. P.)
PRÉFACE 5
Il serait sans doute plus agréable pour notre rai-
son spéculative de pouvoir, par elle-même et sans
ce détour, résoudre ces problèmes et de tenir prête
cette solution, comme une lumière à suivre (^ifwic/i()
pour l'usage pratique ; mais notre faculté de spécu-
lation n'a pas été aussi bien traitée. Ceux qui se
vantent d'avoir ces connaissances si hautes ne de-
vraient pas les cacher, mais les offrir publiquement
à l'examen et à la vénération {Hochschàlzung). Ils
veulent prouver ; eh bien ! qu*ils prouvent donc, et la
critique déposera toutes ses armes aux pieds des vain-
queurs. Quid statis ? Nolint, Atqui îicet esse beatis. —
Donc, puisqu'en fait, ils ne le veulent pas, probable-
ment parce qu'ils ne le peuvent, il faut encore une
lois re[)rendre nos armes, chercher dans l'usage
moral de la raison, et fonder sur cet usage les con-
cepts de Dieu^ de liberté^ d'immoi'taîitéy à la possi-
bilité desquels la spéculation ne trouve pas de
garanties suffisantes.
Ici s'explique tout d'abord aussi (auch allerersl)
l'énigme de la critique, à savoir comment on peut,
dans la spéculation, dénier (absprechen) la re'fl/ife ob-
jective à l'usage supra-sensible des catégories et
cependant la leur reconnaître, relativement aux objets
delà raison pure pratique, car cela doit paraître né-
cessairement inconséquent, aussi longtemps qu'on ne
connaît cet usage pratique que de nom. Mais si
maintenant, par une analyse complète de la raison
pratique, on apprend que la réalité dont il est ici
question (gedachte Realitat hier) n'implique aucune
6 CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
détermination théorique des catégories, aucune exten-
sion (ie la connaissance au supra-sensible, mais qu'on
veut dire seulement qu'à cet égard un objet leur
appartient en tout lieu (ûberall), parce qu'elles sont
contenues à priori dans la détermination nécessaire
de la volonté ou liées inséparablement à son objet,
l'inconséquence disparaît, puisque l'usage qu'on
fait de ces concepts est différent de celui que réclame
la raison spéculative. Au contraire, une confirmation
à peine espérée jusque-là et très satisfaisante de
la manière conséquente de penser {consequenten Den-
kungsart) de la critique spéculative nous apparaît
maintenant ; car celle-ci nous enjoignait de ne voir
dans les objets de l'expérience, pris comme tels
et comprenant notre propre sujet, que des phé-
nomènes (Erscheinungen), mais en même temps de
leur laisser comme fondement des choses en
soi, partant de ne prendre ni tout objet supra-
sensible pour une fiction, ni son concept pour un
concept vide : voici maintenant la raison pratique
qui, par elle-même et sans s'être concertée avec la
raison spéculative, accorde de la réalité à un objet
supra-sensible de la catégorie de la causalité, à la
liberté (quoiqu'elle ne la lui accorde, comme à un
concept pratique que pour l'usage pratique), et
confirme ainsi, par un fait, ce qui dans le cas pré-
cédent pouvait être simplement pense (gedachten). En
même temps, cette assertion étrange, mais incontes-
table de la critique spéculative, que même le sujet
pensant n'est pour lui-même dans lintuition intérieure
PRÉFACE 7
qu'un simple phénomène, est complètement aussi con-
firmée dans la Critique de la raison pratique, si bien
qu'il faut en venir à l'admettre, quand même elle
n'aurait pas été prouvée par la Critique delà raison
spéculative *.
Par là aussi, je comprends pourquoi les objec-
tions les plus graves contre la critique, quej'aie ren-
contrées jusqu'ici, tournent précisément autour de
ces deux points capitaux (Anijeln) : d'une part, la
réalité objective des catégories appliquées aux nou-
mènes, niée dans la connaissance théorique, affir-
mée dans la connaissance pratique; de l'autre^ la
prétention paradoxale de se considérer comme nou-
mène en tant que sujet de la liberté, mais en
môme temps comme phénomène dans sa propre
conscience empirique et par rapport à la nature.
Aussi longtemps, en effet, qu'on n'avait pas de con-
cepts déterminés de la moralité et de la liberté, on
ne pouvait conjecturer, d'un côté, ce qu'on voulait
donner pour base comme noumène au phénomène
supposé, et, d'un autre côté, s'il est même possible
de s'en faire encore un concept quand auparavant
on a affecte (geividmet) tous les concepts de l'enten-
dement pur, dans l'usage théorique, exclusivement
* L'union de la causalité comme liberté, avec la causalité comme
mécanisme de la nature, établies, la première par la loi morale, la
seconde par la loi de la nature, mais toutefois dans un seul et même
sujet, dans l'homme, est impossible si Ton ne représente l'homme, par
rapport à la première, comme un être en soi, par rapport à la seconde
comme un phénomène, l'être en soi étant alors représenté dans îa
conscience piire^ le phénomène dans la conscience empirique. Autrô-
ment la contradiction de la raison avec elle-même est inévitable.
8 CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
aux simples phénomènes. Seule une critique dé-
taillée de la raison pratique peut faire disparaître
toute méprise (Missdeutung) et mettre en pleine lu-
mière la manière conséquente de penser {consé-
quente Denkungsart) , qui en fait précisément le
principal mérite.
Cela suffit à expliquer pourquoi, dans cet ouvrage,
les concepts et les principes de la raison pure spé-
culative, qui ontdéjà subi cependantleurcritiquepar-
ticulière, sont soumis de nouveau encore à l'examen.
Ce procédé ne convient pas bien, dans d'autres cas, à
la marche systématique par laquelle on constitue une
science (puisque les choses jugées peuvent à bon
droit être citées, mais non être mises de nouveau en
discussion). Dans le cas présent, cependant, il était
permis et même nécessaire, parce que la raison est
considérée au moment où elle passe à un emploi de
ces concepts, tout différent de celui qu'elle en fai-
sait auparavant. Ce passage rend une comparaison
de l'ancien et du nouvel usage nécessaire pour bien
distinguer la nouvelle voie (G/m) de la précédente et
faire remarquer en même temps la connexion (Zu-
sammenhang) de l'une et de l'autre. Aussi des consi-
ijérations de cette espèce, entre autres celles qui
mi pour objet, une fois encore, le concept de la li-
berté dans l'usage pratique de la raison pure, ne
doivent-elles pas être considérées comme une pa-
renthèse [Einschiebsel) \ servant presque unique-
2 Born dit instar épisodiorum, et Bami comme des épisodes ; Abhot
emploie justement le terme interpolation. (F. P.)
PRÉFACE 9
ment à combler les lacunes du système critique de
la raison spéculative (car ce dernier est complet à
son point de vue), et comme des étais et des nrcs-
boulants ajoutés après coup à une construction
trop rapidement faite, mais bien comme de véri-
tables membres qui rendent visible la cohésion du
système et font percevoir maintenant dans leur
forme réelle (m ihrerrealen Darstelhing), des concepts
qui ne pouvaient, dans la Critique de la raison pure
(dort), être représentés que d'une manière pro-
blématique. Cette remarque s'applique spéciale-
ment au concept de la liberté, à propos duquel il
faut remarquer avec étonnement que bon nombre
d'hommes se vantent de le percevoir très bien (ganz
wohl einzusehen) et d'en pouvoir expliquer la possibi-
lité, en le considérant simplement au point de vue
psychologique, tandis que, s'ils l'avaient d'abord
examiné avec soin au point de vue transcendan-
tal, ils auraient reconnu non seulement qu'il est
indispensable (seine Unentberlichkeit) comme concept
problématique pour l'usage complet de la raison
spéculative, mais encore qu'il est absolument incom-
préhensible. Si ensuite ils étaient passés à l'usage
pratique de ce concept, ils auraient dû en venir
d'eux-mêmes précisément â une détermination de
ce concept, relativement à ses principes, iden-
tique à celle à laquelle ils ont aujourd'hui tant de
peine à donner leur assentiment {zu luelcher sic sich
so ungern verstehen ivollen). Le concept de la liberté
est la pierre d'achoppement de tous les empi-
10 CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
ristes \ mais aussi la clef des principes pratiques
les plus sublimes pour les moralistes critiques, qui
comprennent par là la nécessité de procéder ra-
tionnellement. C'est pourquoi je prie le lecteur de
ne pas parcourir d'un œil distrait {mit jluchtigen
Auge) ce qui est dit de ce concept à la fin de l'Ana-
lytique.
Un système commecelui de la raison pure pratique,
développé ici par la critique de cette raison, a-t-il
coûté beaucoup ou peu de peine, surtout pour ne pas
manquer le vrai point de vue d'où l'ensemble peut en
être exactement esquissé (vorgezeichnet) ? Je dois en
laisser juger ceux qui se connaissent à ce genre de
travail. Cesystème suppose à la vérité les Fondements
de la MétapJnjsique des mœurs, mais seulement dans
la mesure oii ceux-ci nous font faire préalablement
connaissance avec le principe du devoir, en indi-
quent une formule déterminée et la justifient'; pour
le reste, il se suffit par lui-même {besteht durch sich
selhst). La division de toutes les sciences pratiques n'a
* Barni traduit pair empiriques ; nous préférons conserver la forme
(Empiriften) employée par Kant. C'est ce que font d'ailleurs Born et
Abbot. (F. P.)
* Un critique qui voulait trouver quelque chose à blâmer dans cet
écrit a touché plus juste qu'il ne l'a peut-être pensé lui-même, en
disant qu'on n'y établit aucun principe nouveau; mais seulement une
formule nouvelle de la moralité. Mais aussi qui voudrait introduire un
nouveau principe de toute moralité, et le découvrir également le pre-
mier ? comme si avant lui le monde avait été, à propos de la nature
du devoir, dans une ignorance ou dans une erreur générale ! Mais celui
qui sait ce que signilie pour le mathématicien une formule qui déter-
mine, d'une manière tout à fait exacte et sans laisser de place à
l'erreur {nichl verfehlen lassl), ce qu'il yak faire pour résoudre un pro-
blème, ne regardera pas comme insignittante et inutile une formule
qui rend le môme service pour tout devoir en général.
PRÉFACE 41
pas été ici ajoutée en comp/eWw^ comme cela aétéfait
dans la Critique de la raison spéculative : il y a, decette
omission, un motif valable dans la nature même du
pouvoir de la raison pratique. Car la détermination
spéciale des devoirs, commedevoirs des hommes, en
vue de leur division, est possible seulement quand
le sujet de cette détermination (l'homme^ a été
connu d'après sa nature réelle, au moins dans la
mesure où cela est nécessaire par rapport au devoir
en général. Mais cette détermination n'appartient
pas à une Critique de la raison pratique en général,
qui n'a qu'à indiquer d'une manière complète les
principes de la possibilité, de l'étendue {Umfang) et
des limites de la raison pratique, sans référence
spéciale à la nature humaine [ohne hesondere Bezie-
hinig auf die menschUche Nature), La division appar-
tient donc ici au système de la science, non à celui
de la critique.
J'ai, dans lesecond chapitredel'Analytique, donné,
je l'espère, satisfaction à un critique ami de la vé-
rité, mordant (sc/ïfl7'/<en) et cependant toujours digne
de considération, qui objectait que, dans les Fon-
dements de la Métaphysique des mœurs, le concept du
bien n avait pas été établi (comme cela eût été néces-
saire dans son opinion) avant le principe moral ".
* On pourrait encore m'objecter que je n'ai pas non plus expliqué
luparavant le concept de la faculté de désirer {BegehrungsvermOgens)
)u du sentiment du plaisir, bien que ce reproche soit injuste, parce
ju'on devrait supposer raisonnablement que cette explication a été
lonnée dans la psychologie Mais la déUnilion pourrait, il est vrai,
i être posée de manière à donner le sentiment du plaisir pour prin-
îipe à la détermination de la faculté d© désirer (comme en effet cela
12 CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUB
J'ai également tenu conaptede quelques autres ob-
jections, qui me sont venues d'hommes auxquels la
recherche de la vérité tient manil'estement à cœur
(car ceux qui n'ont devant les yeux que leur ancien
système et qui ont déjà arrêté à l'avance ce qui doit
être approuvé ou désapprouvé, ne me demanderont
aucune expHcation qui pourrait embarrasser le che-
min de leur opinion privée = ihrer Privatabsicht im
Wege sein kônnte). Et c'est ainsi que j'en userai dé-
sormais.
Quand nous avons à étudier une faculté particu-
lière de l'âme humaine liaus ses sources, son con-
tenu, ses limites, nous ne pouvons certes pas, en
se produit d'ordinaire), et ainsi le principe suprême de la philosophie
pratique devrait nécessairement se présenter comme empirique (empi-
risch ausfalienj, ce qu'il s'agit cependant d'abord de résoudre et ce qui
est complètement contredit (widerkgtj dans cette Critique. Aussi, je
veux donner ici cette explication comme elle doit l'être, pour laisser
indécis, comme il convient en commençant, ce point contesté. La vis
est pour un être, le pouvoir d'agir selon les lois de la faculté de dési-
rer. La Faculté de désirer est, pour le môme être, le pouvoirt/'^/re/jar
ses représmlations {Vorstellungen), cause (Ursacke) de la n'olité des objets
de ces représentations. Le plaisir est lareprésenlation de l'accord de t'otijet
ou délation avec les conditions subjectives de la vie, c'est-à-dire avec le
pouvoir de causalité d'une représentcUion par rapport à la réalité de son
objet (ou à la détermination des forces dusujel pour l'action quilepro-
duit = zur Handlung es hervorzubringen). Je n'ai pas, en vue de la cri-
tique, besoin de plus de concepts empruntés à la psychologie : le
reste est fourni par la critique elle-même. On s'aperçoit aisémonl (jue
cette explication laisse indécise la question de savoir si le plaisir doit
toujours être pris pour principe de la faculté de désirer, ou bien si,
sous certaines conditions, il ne fait que suivre la dôLerminalion de
cette dernière; car elle ne comprend que des signes (lauter Merkmalen)
de l'entendement pur, c'est-à-dire de catégories, qui ne contiennent
rien d'empirique. C'est une précaution qui mérite fort d'être recom-
mandée dans la philosophie tout entière, quoiqu'elle soit souvent négli-
gée, que colle de ne pas préjuger les questions (seinen (/r(/ie;7e;i... nicht
vorzugreifen) par une définition hasardée, avant d'avoir fait du concept
PRÉFACE 43
raison de la nature de la connaissance humaine,
faire autrement que de commencer par les parties
de cette faculté, par une exposition exacte et (autant
que cela est possible, dans l'état actuel des éléments
déjà acquis) complète de ces parties. Mais il faut
encore faire attention à une autre chose {ist noch eine
ziveite Àiiftnerksamkeit) plus philosophique et archi-
tectonique, il faut saisir exactement {richtig zu fassen)
Vidée du tout, et eu partant de là, considérer dans
la faculté de la raison pure, toutes ces parties dans
leurs rapports réciproques, en les faisant dériver du
concept de ce tout ' . Cet examen et cette garantie
{GewuhrJeisiung) ne sont possibles que pour ceux qui
ont la connaissance la plus approfondie du système.
Quant à ceux qui se sont rebutés à la première
recherche et, qui par suite, ayant estimé que ce
n'était pas la peine d'acquérir cette connaissance,
n'arrivent pas au second degré, c'est-à-dire à la vue
une analyse complète, qui souvent n'est obtenue que très tard. On
remarquera aussi que, dans le cours de la critique (dans celle de la
raison théorique aussi bien que dans celle de la raison pratique) il se
présente différentes occasions de suppléer à certaines lacunes dans
l'ancienne méthode (Gange) dozimatique de la philosophie, et de cor-
riger des erreurs qu'on ne peut remarquer si l'on n"a pas fait des con-
cepts un usage rationnel qui M'applique à leur ensemble (aufs Ganze
dersetbe (a).
* Voici la phrase dans sa dernière partie : und aus derse'ben aUe jene
Theiîe ihrer wech'^ehseitipen Beziehurtgaufeinander, vermittelst der Ablei-
lung derselbenvon dem Begriffe jenes Gansen^ineitiem reinetn Vernunftver-
mOçje ins Auge zu fassen. — Bom traduit ainsi : ex eaque omnes partes
ac singulœ in mutua lUarum ad se invincem rdatione derivandis Us con-
ccptu illius totius, m facultate para rationali consideretur. — La traduc-
tion d'Abbot et surtout celle de Bom tiennent trop peu de compte du
texte. (F. P.)
a) Barni fait rapporter derselbe à raison, et tradait par f ensemble de la raison,
La phrase indique plutôt, conune l'aeir aassi Abbot, qo'fl se rapporte à concepts. (F, P.)
)4 CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
d'ensemh\e{Uebersicht), qui est un retour synthétique
sur ce qui avait été d'abord donné par l'analyse, il
n'y a rien d'étonnant qu'ils trouvent partout des
inconséquences, bien que les lacunes qu'ils supposent
{vermuthen lassen) n'existent pas dans le système
même, mais seulement dans la marche incohérente
{unzusammcnhûngenden) de leur propre pensée.
Je n'appréhende nullement pour ce traité le
reproche de vouloir introduire une langue nouvelle y
parce que la connaissance dont il y est question
présente elle-même un caractère plus populaire. Ce
reproche ne pouvait, même à propos de la première
Critique, venir à l'esprit de quelqu'un qui ne se serait
pas borné à feuilleter l'ouvrage, mais qui l'aurait
approfondi. Forger des mots nouveaux, là où la
langue ne manque pas d'expressions pour des con-
cepts donnés, c'est prendre une peine puérile pour
se distinguer de la foule, sinon par des pensées nou
velles et vraies, du moins par une nouvelle pièce
cousue sur un vieil habit. Si donc les lecteurs de cet
écrit connaissent des expressions plus populaires,
qui cependant soient aussi bien appropriées à la
pensée que les miennes me paraissent l'être, ou bien
s'ils se sentent la force {sieh getrauen) de démontrer
à peu près h futilité {Nichtigkeit) de ces pensées elles-
mêmes, et parlant aussi celle de l'expression, ils
m'obligeraient beaucoup dans le premier cas, car je
ne souhaite que d'être compris, et dans le second
cas, ils mériteraient bien de la philosophie. Mais
aussi longtemps que ces pensées restent debout, je
PRÉFACE 15
doute beaucoup que des expressions plus appro-
priées et cependant plus communes, puissent être
trouvées pour elles*.
* Je crains plus (que celle obscurilé = UnversidndUchkcil) qu'on se
méprenne ici ou là sur quelques expressions que j'ai choisies avec le
plus grand soin, pour empêcher qu'on ne saisisse mal fnicht verfchlen su
lassenjle concept auquel elles s'appliquenl. Ainsi dans la table des
catégories de la raison pratique, sous le titre de la modalité, lepermii
(Erlaxibte) et le défendu (Unerlauble) (le possible et l'impossible prati»
quement et objectivement) ont à peu prés le môme sens dans le lan-
gage ordinaire que la catégorie suivante du devoir et de l'oppose au
devoir (Fflicht, PflicfUwidrigen) ; mais ici, les premiers termes doivent si-
gnifler ce qui est en accord ou en contradiction avec un précepte pra-
tique simplement possible (comme, par exemple, la solution de tous
les problèmes de la géométrie et de la mécanique); les secon<i3, ce qui
soutient le môme rapport fin solcher Besiehung aufj avec une loi qui
réside rétUevient ddiiis la raison en général ; et cette différence de signi-
licalion n'est pas complètement étrangère au langage ordinaire, bien
qu'elle soit quelque chose d'inusité. Par exemple, il est défendu funer-
lauble) à un orateur, en tant qu'orateur, de forger de nouveaux mots ou
des constructions nouvelles ; cela est permis, dans une certaine me-
sure, au poète ; dans aucun de ces deux cas, on ne pense au devoir.
Car si quelqu'un veut perdre la réputation d'orateur, personne ne peut
l'en empêcher. Il n'est question ici que de la distinction des impéra-
tifs en principes de détermination fBestimmungsgrunde) problémaiiques,
assertoriques et apodictiques. De môme, dans la note où j'ai opposé les
unes aux autres les idées morales de perfection pratique, d'après les
diff^érentes écoles philosophiques, j'ai distingué l'idée de la sagesse de
celle de la sainteté, bien que j'aie déclaré ferkldrt) qu'essentiellement
fim Grunde) et objectivement, elles étaient identiques. Mais en cet
endroit, je n'entends par là que la sagesse que l'homme (le Stoïcien)
s'arroge fanma^tst) et, par conséquent, je la prends subjectivement
comme une propriété attribuée à l'homme, (Peut-être l'expression de
vertu, dont le Stoïcien faisait si grand cas, pourrait-elle mieux caracté-
riser son école.) Mais l'expression d'un postulat de la raison pure pra-
tique pourrait encore occasionner une méprise plus grande, si Ton en
confondait la signification avec celle des postulais de la mathéinc'.lique
pure, qui entraînent avec eux une certitude apodictique. Ces derniers
postulent la possiMiY^ d'une acfton dont auparavant, à priori, théori-
quement et avec une pleine certitude, on a reconnu l'objet fGcgens-
tand) comme possible. Le premier postule la possibilité d'un objet lui-
même (de Dieu et de rinunortalité de l'âme), d'après des lois pratiques
apodictiques et, par suite, uniquement au profit d'une raison pratique ;
car cette certitude de la possibilité postulée n'est pas du tout théorique,
16 CRITIQUE OE LA RAJSON PRATIQUE
De cette manière donc les principes à priori de
deux pouvoirs de l'âme (Gemuths), de la faculté de
connaître et de la faculté de désirer, seraient dé-
couverts et déterminés quant aux conditions, à
l'étendue et aux limites de leur emploi; ainsi serait
établi le seul fondement solide d'une philosophie
systématique, théorique et pratique, aussi bien que
de la science.
Ce qui pourrait arriver de plus fâcheux pour ces
travaux {Bemiihungen}, ce serait que quelqu'un fît
cette découverte imprévue qu'il n'y a nulle part et
qu'il ne peut y avoir aucune connaissance à priori.
Mais il n'y a aucun danger de ce côté. Ce serait tout
à fait comme si quelqu'un voulait prouver par la
raison qu'il n'y a pas de raison. Car nous disons que
nous connaissons une chose parla raison, seulement
quand nous avons conscience que nous aurions pu
la connaître, même si elle ne nous avait pas été
présentée ainsi dans l'expérience ; partant, connais-
sance rationnelle et connaissance à priori sont choses
identiques. D'un principe d'expérience vouloir tirer
de la nécessité {ex pumice aquam) et avec celle-ci
n'est par conséquent pas non plus apodictique, c'est-k-diro qu'ello
n'est pas une nécessité reconnue par rapport à Tolyet, mais une sup-
position nécessaire par rapport au sujet, par l'observation {Befo gung)
do ses lois objectives, mais pratiques ; par conséquent, elle n'est
qu'une hypothèse nécessaire. Je n'ai pas su trouver de meilleure
expression pour cotte nécessité subjective, mais vraie ot incondi-
tionnée {unbedingte) (o) do la raison.
(a) Uarni traduil co mot par absolue, et il se sert fort souvent da c«tt6 expression,
lorsque Kant emploie le mol un'edingt ; on fausse aiobi, ce semble, la |)ODséo do
Kanl, qii se sert intenlionn«'lleuienl du mol i-n ce cas el a employé ailleurs le mot
absolu, es metUat ua terme positif à la place d'un terme essealiellemADt néuatif.
(F. P.)
PRÉFACE n
aussi vouloir donner à un jugement la véritable
universalité (sans laquelle il n'y a pas de raison-
nement = Vemunftschluss, par conséquent pas
mêmederaisonnement(Sc/i/«ss) par analogie, puisque
l'analogie est au moins une universalité présu-
mée, une nécessité objective et par suite suppose
toujours l'universalité véritable), c'est une contra-
diction évidente. Substituer la nécessité subjective,
c'est-à-dire l'habitude, à la nécessité objective qui
n'existe que dans des jugements à priori, c'est
refuser à la raison le pouvoir de porter un juge-
ment sur l'objet, c'est-à-dire de le connaître, lui
et ce qui lui appartient (ztikomme) ; c'est, par
exemple, à propos de ce qui a suivi souvent et tou-
jours un certain état antécédent, ne pas dire que
l'on peut conclure de ceci à cela (car ce raisonnement
indiquerait une nécessité objective et le concept
d'une liaison à priori)^ mais seulement qu'on peut
attendre des cas semblables (avec les animaux et
comme eux), c'est rejeter le concept de la cause
comme essentiellement (im Grunde) faux et comme
une simple illusion de la pensée. Tentera-t-on de
remédier à ce défaut de valeur objective et d'univer-
salité qui en découle, en alléguant qu'on ne voit pas
de motif pour attribuer à d'autres êtres raisonna-
bles une autre espèce de représentation ? Dans le
cas où ce raisonnement serait valable, notre igno-
rance nous rendrait plus de services que toute ré-
flexion, pour l'extension de notre connaissance.
Par cela seul, en effet, que nous ne connaissons
KANT, Cr. de la rais, prat 2
18 CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
pas d'êtres raisonnables en dehors de l'homme,
nous aurions le droit de leur supposer l'organi-
sation que nous nous connaissons, c'est-à-dire -^ue
nous les connaîtrions réellement. Je ne rappelle
même pas ici que l'assentiment universel (Allge-
meinheit des Fùrwahrhaltens) ne prouve pas la valeur
objective d'un jugement (c'est-à-dire sa valeur en
tant que connaissance) ; mais que même, si cet assrn-
timent universel se présentait par hasard, il ne
pourrait fournir une preuve de l'accord avec l'objet ;
que plutôt la valeur objective seule forme la base
d'un accord universel et nécessaire.
Hume se trouverait fort bien de ce système d'uni-
versel empiWsfne dans les principes, car il ne désirait,
comme on le sait, rien de plus que de faire attribuer
à la nécessité dans le concept de la cause, au lieu
d'une signification objective, un sens simplement
subjectif, à savoir l'habitude, pour déniera la raison
tout jugement sur Dieu, la liberté et l'immortalité,
et il était certes fort capable, si on lui accordait
seulement les principes, d'en tirer les conséquences
avec une rigueur toute logique {mit aller logischen
Bûndigkeitj. Mais Hume lui-môme n'a pas rendu
l'empirisme assez universel pour y faire rentrer aussi
la mathématique. Il en tenait pouranalytiques les pro-
positions, qui, si son assertion était exacte, seraient
aussi en fait apodictiques, bien qu'on n'en puisse
rien conclure par rapport à un pouvoir qu'aurait la
raison de porter aussi en philosophie des jugements
apodictiques. à savoir des jugements qui seraient
PRÉFACE 19
synthétiques (comme le principe de causalité).
Mais si l'on acceptait Tempirisme universel des
principes, la mathématique y serait aussi comprise.
Que si cette science est en contradiction avec la
raison, qui n'admet que des principes empiriques,
comme cela est inévitable dans l'antinomie où la
mathématique prouve d'une manière irréfutable l'in-
finie divisibilité de l'espace que l'empirisme ne
peut admettre, la plus grande évidence possible de
la démonstration est en contradiction manifeste
avec les prétendues conclusions tirées des prin-
cipes de l'expérience et on doit demander comme
l'aveugle de Cheselden : qui me trompe, de la vue
ou du toucher ? (car l'empirisme se fonde sur une
nécessité sentie = gefûhlten, et le rationalisme sur
une nécessité perçue = eingesehenen). Ainsi l'empi-
risme universel se révèle comme le véritable scep-
ticisme, que, dans un sens aussi absolu, l'on a
attribué faussement à Hume*, car lui au moins
laisse dans la mathématique une pierre de touche
infaillible de l'expérience, au lieu que cet empirisme
universel n'en laisse absolument aucune (une pierre
de touche ne pouvant jamais être fournie que par
des principes à priori)^ quoique l'expérience ne com-
* Les noms qui désignent les partisans d'une secte ont de tout
temps donné lieu à de grandes injustices ; comme si quelqu'un
disait, par exemple: N... est idéaliste, car bien que, non seulement il
admette, mais encore qu'il soutienne avQC insistance qu'à nos repré-
sentations des choses extérieures correspondent des objets réels de
choses extérieures, il veut toutefois que la forme de llntuition de ces
choses extérieures dépende non des choses, mais seulement de l'es-
prit humain.
20 CRITIQUE DE LA RAISON PKATIQCE
prenne pas toutefois seulement des sebtioienls,
mais aussi des jugements.
Cependant, comme dans ce siècle philosophique
et critique, cet empirisme peut être difficilement
pris au sérieux, qu'il ne sert sans doute qu'à exercer
le jugement, et à mettre dans une lumière plus écla-
tante par le contraste, la nécessité des principes
rationnels à jmori, on peut savoir quelque gré à ceux
qui se donnent la peine de s'occuper de ce travail,
qui d'ailleurs n'est pas précisément instructif.
INTRODUCTION
De l'idée d'une Critique de la raison pratique.
L'usage théorique de la raison portaitsur desobjets
de la faculté pure et simple [hloKsen) de connaître, et
une critique de la raison, en vue de cet usage, n'avait
proprement rapport qu'à la faculté pure (reine) de
connaître, parce qu'elle faisait naître le soupçon,
fortifié dans la suite, qu'elle se perd facilement an
delà de ses limites, parmi des objets inaccessibles
ou des concepts tout à fait contradictoires. Il en est
tout autrement pour l'usage pratique de la raison.
Dans ce derniercas,la raison s'occupe des principes
déterminants de la volonté, qui est un pouvoir ou de
produire des objets correspondants aux représenta-
tions, ou de se déterminer soi-même à réaliser ces
objets (que le pouvoir physique soit suffisant ou
non), c'est-à-dire de déterminer sa causalité. Là, en
effet, la raison peut du moins suffire à la détermina-
22 DE L IDÉE D'UNE CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
tion de la volonté et elle a toujours de la réalité
objective, en tant qu'il s'agit uniquement du vouloir.
La première question ici est donc de savoir si la
raison pure suffit à elle seule à déterminer la
volonté, ou si elle ne peut en être un principe de
détermination, que comme dépendant de conditions
empiriques {empirisch-bedingté). Un concept de la
causalité, justifié par la Critique de la raison pure,
mais non susceptible, à la vérité, d'une représenta-
tion {Darsiellung) empirique, intervient ici, c'est le
concept de la liberté. Si nous pouvons maintenant dé-
couvrir des moyens de prouver que cette propriété
appartient en fait à la volonté humaine (et ainsi aussi
à la volonté de tous les êtres raisonnables), il sera
montré (rfar^ef/îan) par là, non seulement que la raison
pure peut être pratique, mais qu'elle seule, et non la
raison limitée empiriquement, est pratique d'une
façon inconditionnée (unbedingterweisey. Par consé-
quent, nous avons à faire unecritique, non de la raison
pure pratique, mais seulement de la raison pratique en
général. Car la raison pure, quand on a montré
qu'elle existe, n'a pas besoin de critique. C'est elle
q;ii contient elle-même la règle pour la critique de
tjut son usage. La critique de la raison pratique en
général est donc obligée d'enlever à la raison, condi-
tionnée empiriquement, la prétention de constituer
exclusivement le principe déterminant de la volonté.
L'usage delà raison pure, s'il est démontré qu'elle
existe, est seul immanent, l'usage empiriquement
* Sur cette expression, voyez p. 16. (F. P.)
INTRODDCTION 23
conditionné, qui s'arroge la souveraineté, est au con-
traire transcendant et se manifeste par des préten-
tions et des ordres qui dépassent tout à fait son
domaine. C'est précisément l'inverse de* ce qui pour-
rait être dit de l'usage spéculatif de la raison pure.
Cependant comme c'est toujours encore la con-
naissance de la raison pure qui sert ici de fonde-
ment à l'usage pratique, la division d'une Critique
de la raison pratique doit, dans ses grandes lignes
{dem aJlgemeinen Abrisse nach), être conforme à celle
de la raison spéculative. Nous devons donc avoir
une doctrine élémentaire et une méthodologie de la
raison pratique ; dans la première, une anaUjtiquh
comme règle de la vérité et une dialectique comme
exposition et solution de l'apparence (Scheins) dans
lesjugements de la raison pratique. Mais l'ordre sera,
dans la subdivision de l'analytique, l'inverse de celui
quia été suivi dans la Critique de la raison pure spé-
culative. Car, dans le cas présent, nous commen-
cerons par les principes et nous irons aux concepts,
de ceux-ci ensuite aux sens, s'il est possible ; tandis
qu'au contraire, dans la raison spéculative, nous
avons dû commencer par les sens et finir par les prin-
cipes. C'est que maintenant nous avons affaire aune
volonté, nous avons à considérer la raison dans son
rapport, non aux objets, mais à cette volonté et à
sa causalité. Les principes de la causalité incondi-
tionnée empiriquement, doivent donc être le point
de départ, après lequel on pourra essayer d'établir
nos concepts du principe de détermination d'une
24 DE l'idée d'une critique de la raison pratique
telle volonté, de leur application aux objets et enfin
au sujet et à sa sensibilité. La loi de la causalité
par liberté {Causalitàt aus Freiheit), c'est-à-dire un
principe pratique pur, forme ici de toute nécessité
le point de départ et détermine les objets auxquels il
peut seulement être appliqué.
PREMIÈRE PARTIE
DE
LA CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
DOCTRINE ÉLÉMENTAIRB
DS
LA RAISON PURE PRATIQUE
LIVRE PREMIER
L'ANALYTIQUE DE LA RAISON PUEE PRATIQUE
CHAPITRE PREMIER
DES PRINaPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE
§ 1. — DéanttloB.
Des principes pratiques sont des propositions ren-
fermant une détermination générale de la volonté, à
laquelle sont subordonnées plusieurs règles pratiques.
Ils sont subjectifs ou forment des maximes, quand Id
condition est considérée par le sujet comme valable
seulement pour sa volonté; mais ils sont objectifs et
fournissent des lois pratiques, quand la condition est
reconnue comme objective, c'est-à-dire comme valable
pour la volonté de tout être raisonnable.
ScOLtS
Si l'on admet que la raison pure puisse contenir en
soi un fondement pratique, c'est-à-dire suffisant pour
la détermination de la volonté, il y a des lois pra-
tiques ; sinon, tous les principes pratiques ne seront
28 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
que de simples maximes. Dans la volonté, affectée
pathologiquement (pathologisch-afficirien), d'un être
raisonnable, il peut y avoir conflit {Widerstreit) entre
les maximes et les lois pratiques reconnues par l'être
lui-même. Quelqu'un peut, par exemple, se faire une
maxime de ne jamais essuyer une injure sans en tirer
vengeance et s'apercevoir cependant en même temps
que ce n'est pas là une loi pratique, mais seulement
sa propre maxime; qu'au contraire cette proposition,
prise comme règle pour la volonté de tout être
raisonnable, dans une seule et même maxime, ne
pourrait être d'accord avec elle-même. Dans la con-
naissance de la nature (Naturerkenntniss) , les prin-
cipes de ce qui arrive (par exemple le principe de l'éga-
lité de l'action et de la réaction dans la communication
du mouvement) sont en même temps des lois de la
nature ; car l'usage de la raison y est théorique et
déterminé par l'essence {Beschaffeuheit) de l'objet.
Dans la connaissance pratique, c'est-à-dire dans celle
qui a simplement à faire à des principes détermi-
nants de la volonté, les principes (Grundsàtze) que l'on
se fait, ne sont pas encore pour cela des lois aux-
quelles on soit inévitablement soumis, parce que la
raison doit en pratique s'occupor du sujet, c'est-à-dire
de la faculté de désirer, dont la nature particulière
peut occasionner dans la règle des modifications di-
verses. — La règle pratique est en tout temps un pro-
duit de la raison, parce qu'elle prescrit l'action comme
moyen d'arriver à l'effet, qui est un but. Mais cette règle
est, pour un être chez qui la raison n'est pas tout à
DES PRINCIPES DE LA RAISON PDRE PRATIQUE 29
fait seule le principe délerminant de la volonté, un
impératif, c'est-à-dire une règle qui est désignée par
« un devoir » {ein SoUen), exprimant la nécessité objec-
tive de l'action et signifiant que, si la raison déter-
minait complètement la volonté, l'action se produirait
infailliblement d'après cette règle. Les impératifs ont
donc une valeur objective et sont totalement différents
des maximes, qui sontdes principes subjectifs. Mais les
impératifs déterminent ou bien les conditions de la
causalité de l'être raisonnable, en tant que cause effi-
cienle et simplement par rapporta l'effet et aux moyens
suffisants pour l'atteindre {Zulànglichheit zu derselben),
ou ils déterminent seulement la volonté, qu'elle soit
ou non suffisante pour l'effet. Les premiers seraient des
impératifs hypothétiques et contiendraient de simples
préceptes de savoir-faire {Geschicklichkeit) ; les se-
conds seraient au contraire catégoriques et forme-
raient seuls des lois pratiques. Des maximes sont
donc, il est vrai, des principes (Grundsàtze), mais non
des impératifs. Quant aux impératifs eux-mêmes, s'ils
sont conditionnels, c'est-à-dire s'ils ne déterminent
pas la volonté, uniquement en tant que volonté, mais
seulement en vue d'un effet désiré, c'est-à-dire s'ils
sont des impératifs hypothétiques, ils forment, il est
vrai, des préceptes {Vorschriften) pratiques, mais non
des lois. Les lois doivent déterminer suffisamment la
volonté en tant que volonté, avant même que je me
demande si j'ai la puissance nécessaire pour produire
un effet désiré, ou ce qu'il faut faire pour le produire;
partant, elles doivent être catégoriques, sans quoi
30 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
elles ne sont pas des lois, parce qu'il leur manque
{fehlt) la nécessité qui, pour être pratique, doit être
indépendante des conditions pathologiques et par
conséquent des conditions attachées fortuitement à la
volonté. Dites à quelqu'un, par exemple, qu'il doit
daas sa jeunesse travailler et faire des économies, pour
n'être pas misérable dans sa vieillesse; c'est là un
précepte pratique, exact et en même temps important
de la volonté. Mais on voit facilement que la volonté
est ici dirigée vers quelque autre chose, dont on sup-
pose qu'elle a le désir; et, quanta ce désir, il faut s'en
rapporter à l'agent lui-même (dièses Begehren muss
manihm, dem Thàter selbst, ûberlassen), soit qu'il pré-
voie d'autres ressources, en dehors de celles qu'il peut
acquérir lui-même, qu'il n'ait aucun espoir de devenir
vieux, ou qu'il pense, en cas de misère, pouvoir
un jour se contenter avec peu de chose [schlecht
behelfenzukônnen). La raison, qui seule peut donner
naissance à toute règle devant renfermer la nécessité,
met aussi dans ce précepte, qui est sien, de la néces-
sité (car sans cela il ne serait pas un impératif), mais ce
n'est qu'une nécessité subjectivement conditionnée, et
elle ne peut être supposée à un degré égal dans tous,
les sujets. Or, pour que la raison puisse donner des
lois {%u ihrer Geselzgehung)^ il faut qu'elle ait simple-'
ment (bloss) besoin de se supposer elle-même, parce que '
la règle n'est objective et n*a une valeur universelle que
si elle est valable sans aucune des conditions subjec-
tives et accidentelles qui distinguent un être raison-
nable d'un autre. Dites à quelqu'un qu'il ne doit
DES PRINaPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 31
jamais faire de fausses promesses, voilà une règle
qui coDcerne simplement sa volonté, que les inten-
tions que l'homme peut avoir soient ou non réalisées
par elle; le simple [blosse) vouloir est ce qui doit êire
déterminé complètement à priori par celte règle. S'il
se trouve ensuite que cette règle est pratiquement
juste, c'est une loi, parce qu'elle est un impératif caté-
gorique. Donc les lois pratiques n*ont rapport qu'à la
volonté, indépendamment de ce qui est effectué par sa
causalité, et on peut (/fflnn) * faire abstraction de cette
dernière (comme appartenant au monde des sens) pour
les avoir dans toute leur pureté.
§ 2. — Xhéorùtne I.
Tous les principes pratiques qui supposent un objet
(matière) de la faculté de désirer, comme principe
déterminant de la volonté, sont empiriques et ne peu-
vent fournir de lois pratiques.
J'entends par matière de la faculté de désirer, un
objet dont la réalité est désirée. Si le désir de cet objet
est antérieur à la règle pratique et s'il est la condition
par laquelle nous en faisons un principe, je dis [en
premier lieu) que ce principe est alors en tout temps
empirique. Car le principe déterminant du libre choix
[WlUkûhr) * est alors la représentation d'un objet et le
* Barni dit, Il faut faire abstraction ; rien ne justifie cette expres-
sion. Born dit, d'ailleurs, abducere possumus; Abbot, we ma^ disre-
gard. (F. P.)
* Barni traduit par volonté et confond ainsi deux choses diflférenles.
Bom se sert à'arbitrium; Abbot, de «c/iotce». Nous emploierons, pour
traduire TTiïïfcuAr, /i6re cfcoix, souvent /i6re orfttïre, jamais vclonté. (F. P.)
3â ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
rapport de cette représentation au sujet, par lequel la
faculté de désirer est déterminée à réaliser cet objet.
Mais un tel rapport au sujet s'appelle le plaisir pris à
la réalité d'un objet. Le plaisir devait (miisste) donc
être supposé comme condition de la possibilité de la
détermination du libre choix {Willkûhr). Mais on ne
peut connaître à priori d'aucune représentation d'un
objet, quelle qu'elle soit, si elle sera liée auplaisir^ à la
peine {Unlust) ou si elle sera indifférente. Donc, en pareil
cas, le principe déterminant du libre choix {Willkûhr)
doit toujours être empirique, comme aussi par consé-
quent le principe pratique matériel, qui le supposait
comme condition.
Puisque {en second lieu) ^ un principe, qui ne se fonde
que sur la condition subjective de la capacité de sentir
[Empfànçjlichkeit) du plaisir ou de la peine (qui ne peut
jamais être connue qu'empiriquement et ne peut être
supposée à un degré égal chez tous les êtres raisonna-
bles), peut bien servir, il est vrai, de maxime propre
au sujet qui la possède, mais ne peut servir de loi pour
cette capacité elle-même * parce qu'il manque de la
nécessité objective qui doit être reconnue àpriori)^ un
tel principe ne peut jamais fournir une loi pratique.
§ 3. — Xhéorème II.
Tous les principes pratiques matériels sont, comme
tels, d'une seule et même espèce et se rangent sous
' Le texte porte fii/r dièse sélbst... nicht zum Geselze dienem kann;
dièse se rapporte évidemment à Empfunglichkeil, et non à Subject^
comme le veulent Barni et Abbot. (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE C«
le principe général de l'amour de soi ou du bonbjLir
{Gluckseligkeit) personnel.
Le plaisir provenant de la représentation de l'exis-
tence d'une chose, en tant qu'il doit être un principe dé-
terminant du désir de cette chose, se fonde sur la ccprt-
cité de sentir {Empfànglichkeit) du suieijT^msquWdépend
de l'existence {Dasein) d'un objet ; partant, il appartient
au sens * et non à l'entendement, qui exprime un rap-
port de la représentation à un objet, d'après des con-
cepts, mais non un rapport de la représentation au sujet
d'après des sentiments {Gefûhlen). Il n'est donc pra-
tique qu'en tant que la sensation agréable {Annehn-
lichkeit), que le sujet attend de la réalité de l'objet, dé-
termine la faculté de désirer. Or, la conscience qu'a
un être raisonnable de l'agrément de la vie {von der
Annehmlichkeit des Lebens) accompagnant sans inter-
ruption toute son existence, est le bonheur et le prin-
cipe de prendre le bonheur pour principe suprême de
détermination du libre choix {Willkuhr), est le principe
de l'amour de soi. Donc, les principes matériels, qui
posent le principe déterminant du libre choix [Willkûhr)
dans le plaisir ou la peine qu'on peut éprouver de la
TéaWié de quelque ohieï,sou[ d'une seule et même 7iature^
en tant qu'ils appartiennent tous ensemble au principe
de l'amour de soi ou du bonheur personnel.
* F,e texte porte dem Sinns, et Kant a mis entre parenthèses pour
expliquer ce mot, Gefiilil = sentiment. (F. P.)
tANT, Cr. de la rais. prat.
34 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUÉ
Corollaire
Toutes les règles pratiques matérielles placent le
principe déterminant de la volonté dans la faculté infé-
rieure de désirer^ et s'il n'y avait aucune loi simplement
formelle de la volonté, qui la déterminât suffisamment,
il n'y aurait lieu d'admettre aucune faculté supérieure
de désirer.
SCOUE I
Il est étonnant que des hommes, d'ailleurs pénétrants
[scharfsinnige), croient pouvoir distinguer la faculté in-
férieure de la faculté supérieure de désirer, en faisant
remarquer que les représentations ^ qui sont liées au sen-
timent du plaisir, ont leur origine dans les seîis ou
ds.r\sV e7itendeme7it. Quand onchercheles principes déter-
minants du désir et qu'on les place dans un agrément
{Annehmliclikeit) qu'on attend de quelque chose, il
n'importe pas du tout de savoir d'où vient la représen-
tation de cet objet qui procure du plaisir, mais seulement
desavoir jusqu'à quel point elle est agréable. Que si une
représentation ayant son siège et son origine dans Ten-
tendement, ne peut déterminer le libre choix (Willkiihr),
que parce qu'elle suppose un sentiment déplaisir dans
le sujet, il dépend toujours complètement de la nature
du sens interne [inneren Sinnes), qu'elle soit le principe
déterminant du libre choix, c'est-à-dire qu'il faut que ce
sens puisse être agréablement affecté par elle. Les
représentations des objets peuvent encore être de nature
LES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 35
aussi diverse qu'on le voudra, elles peuvent être des
représentations de l'entendement, de la raison elle-
même en opposition aux représentations des sens, le
sentiment du plaisir par lequel seul elles forment pro-
prement le principe déterminant de la volonté {l'agré-
ment, la satisfaction qu'on en attend et qui pousse l'ac-
tivité à la production de l'objet) est d'une seule et même
espèce, non seulement en tant qu'il ne peut jamais être
connu qu'empiriquement, mais aussi en tant qu'il affecte
une seule et même force vitale (Lebcnskraft), se mani-
festant dans la faculté de désirer, et il ne peut différer
sous ce rapport, que par le degré, de tout autre principe
de détermination. Gomment pourrait-onautrementcom-
parer, au point de vue de la grandeur (Grosse), deux prin-
cipes de détermination différant totalement par le mode
de représentation, pour prendre de préférence celui
qui affecte au plus haut degré la faculté de désirer? Le
même homme peut rendre^ sans le lire, un livre instructif
pour lui qu'il n'a qu'une seule fois entre les mains, pour
ne pas manquer une partie de chasse, s'en allerau milieu
d'un beau discours pour ne pas arriver en retard à un
repas, abandonner une conversation raisonnable (eine
Unterhaltiuig durch vernûnftige Gesprdche) que d'ailleurs
il apprécie beaucoup, pour aller s'asseoir à la table de
jeu ; il peut même repousser un pauvre, qu'il lui est d'or-
dinaire agréable de secourir, parce qu'il n'a en ce mo-
n-ent en poche que juste ce qu'il lui faut d'argent pour
payer son entrée à la comédie. Si la détermination de
la volonté repose sur le sentiment de l'agrément ou du
désagrément [Unannehmlichkeit) qu'il attend d'une
36 analytiqup: De la baisoN pure pratique
cause quelconque, le mode de représentation par
lequel il est affecté lui est totalement indifférent.
Quelle est l'intensité, la durée de cette satisfaction,
dans quelle mesure peut-on facilement l'acquérir et la
renouveler, voilà seulement ce qui lui importe pour
se décider à faire un choix. Il est tout à fait indifférent
à celui qui a besoin d'or pour une dépense, de savoir
si la matière, si l'or a été extrait de la montagne ou
retiré du sable lavé, pourvu qu'il soit accepté partout
pour la même valeur ; de même aucun homme ne de-
mande, quand il s'agit simplement, pour lui de l'agré-
ment de la vie (ati der Annehmiichkeit des Lebens)ySi 1rs
représentations viennent de l'entendement ou des sens,
mais seulement le nombre^ Vinte7isiî6 des plaisirs
qu'elles lui donnent pendant le temps le plus long [auf
die làngste Zeit). Ceux-là seuls qui contesteraient vo-
lontiers à la raison pure le pouvoir de déterminer 'a
volontésans supposer aucun sentiment(Ge/'M/ii), peuvent
s'écarter de leur propre définition au point de déclarer
complètement hétérogène, ce qu'ils ont eux-mêmes
auparavant rapporté à un seul et même principe. Ainsi
par exemple, on observe que nous pouvons trouver du
plaisir dans Vexercice pur et simple de notre force
(blosser Kraftanweiidung), dans la conscience de notre
force de caractère [Seelenstàrke) pour surmonter les
obstacles qui s'opposent à nos projets, dans la culture
des talents de l'esprit, etc.^ et nous appelons tout cela
avec raison des joies et des plaisirs [Ergotzungen) plusr/5-
licals parce qu'ils sont, plus que d'autres, en notre pou-
voir, parce qu'ils ne s'émoussent point et qu'au con-
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38 ANALYTIQUE DK LA MAISON PURE PRATIQUE
celle à laquelle on se conforme le plus rarement. Les
anciennes écoles grecques nous en donnent plus
d'exemples, que ne nous en ofiFre notre siècle syncré-
tique, où l'on se forme, avec des principes contra-
dictoires, un certain système composite (ein gewisses
CoaUtionssystem) \ plein de mauvaise foi et de frivolité,
parce que cela convient mieux à un public qui est
content de savoir un peu de tout, sans rien savoir en
somme, et d'être propre à tout (m allen Stàtteln gerecht
zu sein). Le principe du bonheur personnel, quel que
soit l'emploi qu'on y fasse de l'entendement et de la
raison^ ne comprendrait cependant en soi pour la vo-
lonté d'autres principes déterminants que ceux qui sont
conformes {angemessen)k la facul té m/ënewre de désirer.
Par conséquent, ou bien il n'y a pas de faculté supé-
rieure de désirer, ou la raison pure doit être pratique
par elle seule, c'est-à-dire que, sans supposer aucun
sentiment (Gefûhls), parlant sans représentations de
l'agréable ou du désagréable qui, en tant que matière
de la faculté de désirer, est toujours une condition em-
pirique des principes, elle doit pouvoir déterminer la
volonté par la simple forme de la règle pratique. Alors
seulement la raison, en tant qu'elle détermine par elle-
niême la volonté (qu'elle n'est pas au service des pen-
chants) est une véritable faculté supérieure de désirer,
à laquelle est subordonnée celle qui peut être
palhologiquement déterminée [pathologisçh bestimm-
* Barni traduit par des systèmes conciliants, ce qui semble aussi peu
exact que la traduction do I3orn: Sy^tema decretorum pugnanlium con-
ci\ian(]orum. Ablsot met: Syslem of compromise. Nous hasardons le mot
composile. (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA. RAISON PURE PRATIQUE 39
bare), elle est différente de cette dernière réellement
et même spécifiquement ^ de sorte que, mém-e le moindre
mélange avec les impulsions de celle-ci, compromet sa
force et sa supériorité, de même que le plus petit élé-
ment empirique, entrant comme condition dans une
démonstration mathématique, en diminue et en détruit
la valeur et la force (Nachdruck). La raison, dans une
loi pratique, détermine la volonté immédiatement et
non par l'intermédiaire d'un sentiment de plaisir ou de
déplaisir venant s'interposer entre les deux, pas même
par l'intermédiaire du plaisir attaché à cette loi : et c'est
seulement parce qu'elle peut être pratique comme
raison pure, qu'il lui est possible d'être législative
{gesetxgebend),
ScOtlE II
Etre heureux est nécessairement le désir de tout
être raisonnable mais fini, partant c'est inévitablement
un principe déterminant de sa faculté de désirer. Être
content de son existence tout entièie n'est pas en effet
une sorte de possession originelle et une félicité (Seli-
gkeit) qui supposerait une conscience de son indépen-
dance et de son aptitude à se suffire soi-même (semé?' î<na-
bhàngigen Selbstgenïlgsamkeit) ; c'est un problème qui
nous est imposé par notre nature finie elle-même ; car
nous avons des besoins et ces besoins concernent la
matière de notre faculté de désirer, c'est-à-dire quelque
chose qui se rapporte à un sentiment de plaisir ou
de peine qui sert subjectivement de principe [Grmide)
et par lequel est déterminé ce dont nous avons besoin
40 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
pour être contents de noire état. Mais, justement parce
que le principe matériel de détermination ne peut être
connu qu'empiriquement par le sujet, il est impossible
de considérer ce problème comme une loi ; car une loi,
en tant qu'objective, devrait renfermer, dans tous les
casetpourtous les êtres raisonnables, le même pinncipe
déterminant de la volonté. En effet, bien que le concept
du bonheur (Gluckseligkeit) serve partoîit de base au
rapport pratique des objets à la faculté de désirer, il
n'est cependant que le titre général des principes sub-
jectifs de détermination et ne détermine rien spécifi-
quement, tandis que c'est de cela seulementqu'il s'agit
dans ce problème pratique, qui ne peut en aucune façon
être résolu sans cette détermination. Le sentiment
particulier de plaisir et de déplaisir, propre à chacun,
lui indique en quoi il doit placer son bonheur, et,
même dans un seul et même sujet, ce choix dépend de
la différence des besoins qui suivent les modifications
de ce sentiment, ainsi une loi subjectivement nécessaire
(comme loi naturelle), est objectivement un principe pra-
tique tout à fait contingent, qui peut et doit être très
différent dans des sujets différents, qui partant, ne
peut jamais fournir une loi, puisqu'il s'agit, dans le
désir de bonheur, non de la forme delà conformité à la
loi [Gesetzmàssigkeit) *, mais exclusivement de la ma-
tière, c*es1^à-dire, de savoir si je dois attendre du plaisir
et combien je dois en attendre de l'observation do la
1 Barni dit simplGmeni de la forme de la loi; Born, forma legalitatis
A.bbot, the form of conformity to law. Ne pouvant employer ni le term^
de légalité, ni le teraio do légitimité (Cf. p, 4), nous avons traduit litté-
ralciuoul. (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 41
loi. Les piiiicipes de l'amour de soi peuvent, il est
vrai, renfermer des règles générales de savoir-faire
((les moyens pour arriver à des fins), mais alors ce son!
des principes simplement théoriques*, par exemple,
que celui qui voudrait manger du pain, aurait à
imaginer un moulin. Mais des préceptes pratiques
fondés sur ces principes, ne peuvent jamais être uni-
versels, car le principe déterminant de la faculté de
désirer est fondé sur le sentiment du plaisir et du dé-
plaisir, qui ne peut jamais être considéré comme uni-
versellement appliqué aux mêmes objets.
Mais supposons cependant que des êtres finis et
doués de raison pensent, en général, d'une seule et
même manière (durchgehends einerlei], par rapport à ce
qu'ils auraient à accepter pour objets de leurs senti-
ments de plaisir ou de douleur et par rapport même
aux moyens dont ils doivent se servir pour atteindre
les premiers et écarter les autres, le principe de l'amour
de soi ne pourrait encore en aucune façon être donné
par eux par une loi pratique^ car celte unanimité ne
serait encore que contingente. Le principe déterminant
ne serait toujours que subjectivement valable et simple-
ment empirique, il n'aurait pas cette nécessité que l'on
conçoit dans toute loi, c'est-à-dire la nécessité objcc-
* Les propositions qui, en mathématique ou en physique, sont
appelées pratiques, devraient être proprement appelées techniques. Car
il ne s'agit pas du tout, dans ces sciences, de la détermination de la
volonté: elles indiquent seulement la diversité {MannigfaltigcJ de
l'action possible, diversité qui est suflisanie pour produire un certain
effet; et, par conséquent, elles sont tout aussi théoriques que toutes
les propositions qui expriment la liaison de la cause avec un cff.'t.
C.lui donc à qui convient l'effet, doit aussi accepter la cause.
42 ANALYTIQUE DE LA. RAISON PURE PRATIQUE
tive provenant de principes à /^Hon. Donnera-t-on donc
celte nécessilé, non comme pratique, mais comme sim-
plement physique, dira-t-on que l'action nous est
aussi inévitablement imposée par notre penchant, que
nous Test le bâillement, quand nous voyons bâiller
d'autres personnes? On devrait affirmer qu'il n'y a pas
de lois pratiques, mais seulement des conseils {Anra-
thmigen) à l'usage de nos désirs, plutôt que d'élever
des principes simplement subjectifs au rang des lois
pratiques, qui ont une nécessité tout à fait objec-
tive et non simplement subjective, qui doivent être re-
connues à priori par la raison et non par l'expérience
(quelque généralité empirique qu'elle puisse avoir).
Les règles elles-mêmes des phénomènes concordants
(einstimmiger) ne sont appelées des lois naturelles (par
exemple les règles mécaniques) que si on les connaît
réellement à priori, ou que si, du moins, on admet
(comme pour les règles chimiques), qu'elles seraient
connues à jwiori par des principes objectifs, si notre
intelligence pénétrait plus profondément (wennunsere
Einsicht tiefer ginge). Mais pourles principes pratiques
simplement subjectifs, c'est une condition expresse
qu'ils aient pour base des conditions non objectives,
mais subjectives du libre choix {Willkuhr) \ partant
qu'ils ne soient jamais représentés que comme desim-
pies maximes, et non comme des lois pratiques. Ce se-
cond corollaire semble, au premierabord, n'être qu'une
simple chicane de mots; mais il renferme la définition
« Sur la traduction de ce mot, pour laquelle Bami emploie le terme
de volonté, voyez la note rieU page 3J. (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 43
(Wortbestimmmuj) de la différence la plus importante
que l'on puisse considérer dans les recherches pra-
tiques.
§ 4 — Xtiéorème III
Si un être raisonnable doit se représenter ses
maximes comme des lois pratiques universelles, il ne
peut se les représenter que comme des principes qui
déterminent la volonté, non par la matière, mais sim-
plement par la forme.
La matière d'un principe pratique est robjet delà
volonté. L'objet est ou n'est pas le principe détermi-
nant de la volonté : dans le premier cas, la règle de la
volonté est soumise à une condition empirique (à
savoir, au rapport de la représentation déterminante
avec le sentiment du plaisir ou de la peine)^ partant ne
peut être une loi pratique. Or si d'une loi on enlève
par abstraction toute matière, c'est-à-dire tout objet
de la volonté (comme principe déterminant), il ne reste
rien que lasimple/brme d'une législation {Geset^gebiing)
universelle. Par conséquent, un être raisonnable ne
peut pas du tout se représenter ses principes subjec-
tivement pratiques, c'est-à-dire ses maximes, comme
étant en même temps des lois universelles, ou il doit
admettre que la simple {blosse} forme par laquelle
ils s'adaptent à une législation universelle, en fait par
elle seule des lois pratiques.
SCOLIR
L'entendement le plus ordinaire peut distinguer,
sans instruction préalable {Unteriveimng), quelle forme
44 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
est OU n'est pas dans la maxime, capable de s'adapter â
. une législation universelle. Je me suis fait, par exemple,
une maxime d'augmenter mes ressources par tous les
moyens sûrs : j'ai maintenant entre les mains un dépôt
dont le propriétaire est mort et n'a à ce sujet laissé
aucun écrit. C'est naturellement le cas de mettre en
pratique ma maxime. A présent, je veux seulement
savoir si cette maxime peut avoir aussi la valeur d'une
loi pratique universelle. Je l'applique donc au cas pré-
sent et je me demande si elle peut prendre la forme
d'une loi, partantsije pourrais, par ma maxime, donner
cette loi, que chacun est autorisé à nier un dépôt, quand
personne ne peut prouver qu'il lui a été confié. Aussitôt
je m'aperçois qu'un tel principe se détruirait lui-même
comme loi, parce qu'il aurait pour résultat de suppri-
mer tout dépôt. Une loi pratique que je reconnais pour
telle, doit être propre à une législation universelle
(sich zur allgemeinen Gesetzgebung qualificiren); c'est
une proposition identique et, partant, claire par elle-
même. Maintenant si je dis que ma volonté est sou-
mise à une loi pratique, je ne puis alléguer mon
penchant (par exemple, dans le cas présent, ma
cupidité) comme le principe déterminant de ma volonté,
qui serait convenable [schicklichen) pour une loi pra-
tique universelle; car, loin d'avoir la valeur d'une légis-
lation universelle, il se détruirait plutôt lui-même dans
la forme d'une loi universelle.
Il est donc étonnant, quoique le désir du bonheur
et, partant aussi, la 7«aicime par laquelle chacun pose ce
désir comme principe déterminant de sa volonté, soient
DÈS PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 45
universels, qu'il ait pu venir à l'esprit d'hommes intel-
ligents, d'en faire une loi pratique universelle. Car,
tandis que, dans les autres cas, une loi universelle de
la nature met l'harmonie en tout, on aurait ici comme
conséquence, si l'on voulait donner à la maxime l'uni-
versalité d'une loi, exactement le contraire de l'accord,
la pire des contradictions et la destruction complète de
la maxime elle-même et de son but. En effet la volonté
{der Wille) de tous n'a pas alors un seul et même objet,
mais chacun a le sien propre (son propre bien-être), qui
peut, il est vrai, s'accorder fortuitement avec les inten-
tions que d'autres rapportent également à eux-mêmes,
mais qui ne suffit pas, il s'en faut de beaucoup, à faire
loi, caries exceptions que l'on est autorisé à faire à
l'occasion sont infinies et ne sauraient, en aucune façon ,
être renfermées d'une manière déterminée dans une
règle générale. Ainsi se produit une harmonie, sem-
blable à celle que décrit certain poème satirique à pro-
pos de la bonne intelligence [Seeleneintrachi) de deux
époux qui se ruinent : 0 merveilleuse harmonie, ce quil
veut, elle le veut aussi ; semblable encore à ce qu'on
raconte de François /", prenant un engagement envers
Charles-Quint : Ce que mon frère Charles veut (Milan),
je veux aussi l'avoir. Des principes empiriques de déter-
mination ne sont pas valables pour une législation exté-
rieure universelle, mais ils conviennent aussi peu à une
lé^slation intérieure de même nature, car chacun prend
pour base de son penchant son propre sujet, différent
de celui de chacun de ses semblable':^, et, dans chaque
sujet même, c'est tantôt un penchant et tantôt un autre
46 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
qui a Tinfluonce prépondérante. Trouver une loi qui
puisse régir tous les penchants, à la condition de mettre
entre eux une complète harmonie, est chose absolu-
ment {schhchterdhigs) impossible,
g 5 — Problème I
Supposé que la simple {blosse) forme législative des
maximes soit seule le principe suffisant de détermina-
tion d'une volonté, trouver la nature de celte volonté
qui ne peut être déterminée que par ce moyen (da-
durch) .
Puisque la simple forme de la loi peut être repré-
sentée exclusivement par la raison, partant, qu'elle
n'est pas un objet des sens et n'appartient pas aux phé-
nomènes {Erscheinunyen)f la représentation de cette
forme, comme principe déterminant de la volonté, est
différente de tous les principes qui déterminent les
événements naturels {Begebenheiten in der Natur)^ d'a-
près la loi de la causalité, parce que, dans ce dernier
cas, les principes déterminants doivent être eux-mêmes
des phénomènes. Mais si aucun principe de détermina-
tion autre que cette forme législative universelle ne
peut servir de loi à la volonté, celle-ci doit êlre conçue
{(jedacht) comme totalement indépendante de la loi na-
turelle des phénomènes dans leurs rapports mutuels,
c'est-à-dire de la loi de la causalité. Or, une telle in-
dépendance s'appelle lihcrlé J''r€iheit)y dans le sens le
plus rigoureux, c'csl-à-diredausle sens transcendental.
Donc une volonté à laquelle la simple forme légis-
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 47
lalive Je la maxime peut seule servir de loi est une
volonté [Wille) libre.
§6 — f>roblêiii<' II
Supposé qu'une volonté soit libre, trouver la loi qui
seule est capable (tauglich) de la déterminer nécessai-
rement.
Puisque la matière de la loi pratique, c'est-à-dire un
objet de la maxime, ne peut jamais être donnée qu'em-
piriquement, mais que la volonté libre, en tant qu'in-
dépendante des conditions empiriques (c'est-à-dire
des conditions qui appartiennent au monde des sens),
doit cependant pouvoir être déterminée, il faut qu'une
volonté libre trouve, indépendamment de la matière
de la loi et pourtant dans la loi, un principe de déter-
mination. Or, il n'y a, outre la matière, rien de plus
dans la loi que la forme législative. Donc la forme lé-
gislative, en tant qu'elle est renfermée dans la maxime,
est l'unique cbose qui puisse fournir un principe de
détermination de la libre volonté {Willens),
SCOLÎX
La liberté et la loi pratique inconditionnée [unbe-
dingtes)^ s'impliquent donc réciproquement l'une
l'autre. Je ne demande pas ici maintenant si elles sont
distinctes en fait, ni si une loi inconditionnée n'est pas
plutôt simplement la conscience {Selbstbewusstseia)
d'une raison pure pratique, ni si cette dernière est
« Nous avons expliqué (p. 16) pourquoi nous traduisons ainsi et noa
par absolue, comme Barni, le mot unbedingtes.
48 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUÉ
identique au concept positif de la liberté ; mais je de-
mande d'ow prend naissance notre connaissance de ce
qui est inconditionnellement pratique, si c'est de la
liberté ou de la loi pratique. Elle ne peut naître
de la liberté, dont nous ne pouvons ni avpir immédia-
tement conscience, puisque le premier concept en
est négatif, ni conclure l'existence par l'intermé-
diaire de l'expérience, puisque l'expérience ne nous
fait connaître que la loi des phénomènes et partant que
le mécanisme de la nature, juste le contraire de la
liberté. Donc c'est la loi inorale, dont nous avons im-
médiatement conscience (dès que nous formulons des
maximes de la volonté), qui s'offre d'abord à nous et
nous mène directement au concept de la liberté, en
tant qu'elle est représentée par la raison comme un
principe de détermination, que ne peut dominer aucune
condition sensible et qui, bien plus, en est totalement
indépendant. Mais comment est possible la conscience
de cette loi morale? Nous pouvons avoir conscience de
lois pratiques pures comme nous avons conscience de
principes théoriques purs, en observant la nécessiîé
avec laquelle la raison nous les impose et en faisant
abstraction de toutes les conditions empiriques qu'elle
nous impose. Le concept d'une volonté pure lire son
origine {enispringt ans) des lois pratiques pures, comme
la conscience d'un entendement pur,'^ des principes
théoriques purs. Que ce soit là la véritable subordi-
nation de nos concepts, que la moralité nous découvre
d'abord le concept de la liberté, que par conséquent
là raison pratiqne propose d'abord, avec ce concept, le
DES PRINCIPES DE LÀ RAISON PURE PRATIQUE 49
blême le plus insoluble à la raison spéculative pour
nettre par là dans le plus grand embarras, c*est ce
ressort clairement de la considération suivante :
sque, par le concept delà liberté, rien ne peut être
liqué dans les phénomènes, que le mécanisme na-
Hel, au contraire, doit toujours y constituer le fil direc-
r, qu'en outre la raison pure, si elle veut s'élever à
conditionné dans la série des causes, tombe dans
i antinomie où elle se perd dans l'incompréhensible,
n côté comme de l'autre, tandis que le dernier {le
ir.
canisme) est au moins utile dans l'explication des
nomènes, on n'aurait jamais eu l'audace d'intro-
re la liberté dans la science, si la loi morale et avec
3 la raison pratique n'étaient intervenues et ne nous
ient imposé ce concept. Mais l'expérience confirme
>si cet ordre des concepts en nous. Supposons que
îlqu'un affirme, en parlant de son penchant au plai-
, qu'il lui est tout à fait impossible d'y résister quand
présente l'objet aimé et l'occasion : si, devant la
i<iin nh il rpnron'ro cette occasion, une potence
finiri'
iMiiiiiiiii
50 ANALYTIQUE DE LA RAISON PUBE PRATIQUE
mais il accordera sans hésiter que cela lui est possible.
Il juge donc qu'il peut faire une chose, parce qu'il a
conscience qu'il doit [soll) la faire et il reconnaît ainsi
en lui la liberté qui, sans la loi morale, lui serait
restée inconnue.
I 7. — liOl rondamentale de la raison pure pratique.
Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté
puisse toujours valoir en même temps comme principe
d'une législation universelle.
SCOLIE
La géométrie pure a des postulats, qui sont des pro-
positions pratiques, mais ne contiennent rien de plus
que la supposition qu'on pei/t faire une chose, s'il est
exigé qu'on doive la faire, et ce sont là les seules pro-
positions géométriques qui concernent une existence
fDasein). Ce sont donc des règles pratiques, sou-
mises à une condition problématique de la volonté.
Mais ici la règle dit qu'on doit tout simplement
[schleclithinY agir d'une certaine façon. La règle pra-
tique est donc inconditionnée, partant représentée à
priori comme une proposition catégoriquement pra-
tique, parlaquelle la volontéest,absolument(sc/i/ec/i/cr-
diiigs) et immédiatement (par la règle pratique elle-
même, qui,'par conséquent, esticiuneloi), objectivement
déterminée. Car la raison pure, pratique en soi, est im-
* Barni traduit ce mot par absolument. Il a suivi Born, qui emploie
àbsolute et a été suivi par Abbot, qui se sert d'absolutely. Il convient
de distinguer, ici tout au moins, schlechthin de schlechterdings, qui
est employé plus bas. (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 51
médiatement ici législative. La volonté est conçue
(gedacht) comme indépendante des conditions empi-
riques, parlant comme volonté pure, déterminée par la
simple forme de la loi, et ce principe de détermination
est considéré comme la suprême condition de toutes
les maximes. La chose est assez étrange et n'a pas son
équivalent dans tout le reste de la connaissance pra-
tique. Car la pensée à priori d'une législation univer-
selle possible, pensée qui est par conséquent simplement
problématique, est réclamée inconditionnellement
comme loi, sans emprunter quoi que ce soit à l'expé-
rience ou à une volonté extérieure. Ce n'est pas toute-
fois un précepte, d'après lequel doit avoir lieu une ac-
tion par laquelle il est possible de produire un effet
désiré (car la règle serait toujours alors physiquement
conditionnée), mais une règle qui, à priori, détermine
la volonté, simplement par rapport à la forme de ses
maximes, et il n'est pas impossible dès lors de con-
cevoir (denken), au moins comme un principe qui dé-
termine par la forme objective d'une loi en général, une
loi qui s'applique simplement à la forme subjective des
principes. On peut appeler la conscience de cette loi
fondamentale un fait {Factum) de la raison, parce
qu'on ne saurait le tirer par le raisonnement, des don-
nées antérieures de la raison, par exemple, de la cons-
cience de la liberté (car celte conscience ne nous est
pas donnée d'abord), mais parce qu'elle s'impose à
nous par elle-même comme une proposition synthé-
tique à priori, qui n'est fondée sur aucune intuition
(Anschauun(j)y ou pure ou empirique. Cette proposition
52 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
serait, à vrai dire, analytique, si l'on supposait la
liberté de la volonté, mais, pour supposer la liberté
comme concept positif, il faudrait une intuition intel-
lectuelle qu'on ne peut pas du tout ici admettre. Ce-
pendant, pour ne pas se méprendre en admettant cette
loi comme donnée, il faut bien remarquer qu'elle n'est
pas un fait empirique, mais le fait unique de la raison
pure, qui s'onnonce par là comme originairement légis-
lative {sic volo, sicjubeo).
Corollaire
La raison pure est pratique par elle seule et donne à
l'homme une loi universelle, que nous nommons la loi
morale (Sittengesetz).
SCOLIE.
Le fait précédemment mentionné est indéniable. On
n*a qu'à analyser le jugement que les hommes portent,
sur la conformité à la loi {Gesel%màssigkeit)^ des actions
qu'ils accomplissent, on trouvera toujours que, quoi
que puisse objecter le penchant, leur raison, incor-
ruptible et se contraignant elle-même {diirchsich selbst
gezwungen), compare toujours la maxime de la volonté
dans une action à la volonté pure, c'est-à-dire à elle-
même, en se considérant comme pratique à prion. Or
ce principe de la moralité, précisément en raison de
l'universalité de la législation qui en fait le principe
formel et suprême de détermination de la volonté,
indépendamment de toutes les différences subjectives
• Voir (p, 4) pourquoi nous ne traduisons ce mot ni par légitimité
ni par légaU'é. (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 53
que peut présenter celle-ci, est reconnu, par la raison,
comme une loi de tous les êtres raisonnables, en tant
qu'ils ont une volonté en général, c'est-à-dire un
pouvoir de déterminer la causalité par la repré-
sentation de règles, par conséquent en tant qu'ils sont
capables d'agir d'après des principes et par suite aussi
d'après des principes pratiques à p?'2on (car ceux-ci ont
seuls la nécessité que la raison réclame d'un principe).
Il n'est, par conséquent, pas simplement limité aux
hommes, mais il s'applique à tous lesêtresfinis qui ont
raison et volonté; bien plus, il comprend (einschliesst)
même l'être infini, en tant que suprême intelligence.
S'appliquant aux hommes, la loi a la forme d'un impé-
ratif, parce qu'on peut, à la vérité, supposer en eux, en
tant qu'êtres raisonnables, une volonté pure, mais non
leur attribuer, en tant qu'êtres soumis à des besoins et à
des causes sensibles de mouvement (sinnlichen Bewe-
gursachen)^ une volonté sainte, c'est-à-dire une vo-
lonté qui ne soit capable d'aucune maxime contra-
dictoire avec la loi morale. Pour eux, la loi morale
est donc un imvératif^ qui commande catégoriquement,
puisque la loi est inconditionnée ; le rapport d'une
volonté telle que la leur à cette loi est la dépendauee
(Abhàngigkeit) qui sous le nom d'obligation (VerbindUch'
keit)dési^ne une contrainte [Nôthigung), \mposee toutefois
par la simple raison et sa loi objective, pour l'accom-
plissement d'une action qui s'appelle devoir ( Pflicht),
parce qu'un libre choix {WillkiihrJ \ pathologiquement
* Voyez (p. 31) pourquoi nous ne traduisons pas ce mot par volonté
comme Ta fait Barui.
54 ANALYTIQIE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
aiîecté (quoique non déterminé par ces affections et par
tant aussitoujourslibrej, implique un souhait (Wuîisch)
qui résulte de camuses subjectives, par conséquent peut
êtresouventopposé au principe pur et objectif de déter-
mination et ainsi a besoin, comme contrainte {Nôlhi-
gung) morale, d'une résistance de la raison pratique,
qui peut être appelée une coercition {Zwang) interne,
mais intellectuelle '.Dans l'intelligence suprême(al/er-
gemigsamsten) , le libre choix [Willkûhr) est représenté
avec raison comme incapable d'aucune maxime qui ne
pourrait en même temps être une loi objective, et le con-
cept de \a sainteté qui, pource]a,lui convient, la metau-
dessus, non de toutes les lois pratiques, mais au moins
de toutes les lois pratiquement restrictives, partant au-
dessus de robligalion et du devoir. Cette sainteté de
la volonfé est toutefois une idée pratique, qui doit
nécessairement servir de type [Urhilde] ; s'en rappro-
cher indéfiniment est la seule chose qui convienne à
tous les êtres finis et doués de raison : c'est cette idée
que la loi pure morale qui, pour cette raison est elle-
même appelée sainte, leur met constamment et avec
raison devant les yeux. Etre sûre du progrés indéfini de
ses maximes et de leur tendance constante à une marche
en di^ani (F or tschreite7i) y c'est le point le plus élevé que
puisse atteindre une raison pratique finie, c'est la vertu^
qui, du moins comme pouvoir naturellement acquis,
ne peut jamais être parfaite, parce que l'assurance
* Cette phrase est littéralement traduite. Barni considère à tort
comme synonymes les mots Zwang et Nôtbigung, et fat de Texpres-
Bion als moraiisciier NOthingung, qui dépend manifestement de bedarf^un
appositif de ce qui procède.
DES PRINCIPES DE LA RAISON PCRE PRATIQUE 55
{Sicherheit), n'est jamais dans ce cas une certitude
apodictique, et que, comme conviction [Ueberredung),
elle est très dangereuse.
§ 8. — Xhêorème TV
L'autonomie de la volonté est le principe unique de
toutes les lois morales et des devoirs qui y sont con-
formes ; au contraire toute hétéronomie du libre choix
{Willkùhr), non seulement n'est la base d'aucune obli-
gation, mais elle est plutôt opposée au principe de
l'obligation et à la moralité de la volonté. Le prin-
cipe unique de la moralité consiste dans l'indépen-
dance, à l'égard de toute matière de la loi (c'est-à-dire
à l'égard d'un objet désiré), et en même temps aussi
dans la détermination du libre choix ( Willkùhr) par
la simple forme législative universelle, dont une
maxime doit être capable. Mais cette indépendance est
la liberté au sens négatif, cette législation propre de la
raison pure et, comme telle, pratique, est la liberté au
sens positif. La loi morale n'exprime donc pas autre
chose que Vautonomie de la raison pure pratique, c'est-
à-dire delà liberté, et cette autonomie est elle-même
la condition formelle de toutes les maximes, la seule
par laquelle elles puissent s'accorder avec la loi pra-
tique suprême. Si donc la matière du vouloir {Wollen),
qui ne peut être que l'objet d'un désir lié avec la loi,
intervient dans la loi pratique comme condition delà
possibilité de cette loi, il en résulte une hétéronomie du
libre choix {Willkuhr)j c'est-à-dire la dépendance à Té-
56 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
gard de la loi naturelle, de quelque impulsion {Antriebe)
ou dequelquepenchant,etlavolonté (li^i/fe) nesedonne
plus elle-même la loi, mais seulement le précepte d'une
obéissance raisonnable à une loi pathologique. Mais
la maxime qui, dans ce cas, ne peut jamais contenir
en soi la forme universellement législative, non seu-
lement ne fonde de cette manière aucune obligation,
mais elle est elle-même opposée au principe d'une
raison pure pratique, et par conséquent aussi à l'in-
tention {Gesinnung) morale, quand même l'action qui
en résulte serait conforme à la loi {gesetzmàssig).
SCOUB I
Un précepte pratique, qui implique une condition
matérielle (par conséquent empirique), ne doit donc
jamais être compté pour loi pratique. Car la loi de la
volonté pure, qui est libre, transporte la volonté dans
une sphère tout autre que la sphère empirique, et la
nécessité qu'elle exprime, ne devant pas être une
nécessité naturelle, peut donc uniquement consister
dans les conditions formelles de la possibilité d'une
loi en général. Toute matière des règles pratiques
repose toujours sur des conditions subjectives, qui ne
lui procurent d'autre universalité, pour des êtres rai-
sonnables^ qu'une universalité conditionnée (dans le
cas où je désire ceci ou cela, je suis obligé de le faire
= thun ensuite pour le réaliser = wirklich zumacheii)
et qui tournent toutes ensemble autour du principe
{Gnmd) du bonheur personjiel. Maintenant, sans doute,
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 57
il est indéniable que tout vouloir (Woîlen) doit avoir
aussi un objet, partant une matière; mais celle-ci n'est
pas, pour cette raison, le principe déterminantet la con-
dition de la maxime, car s'il en est ainsi, la maxime ne
peut se représenter [darstellen) dans une forme univer-
sellement législative, puisque l'attente de l'existence de
l'objet serait alors la cause déterminante du libre choix
(Willkûhr), et que la dépendance de la faculté de désirer
à l'égard de l'existence d'une chose quelconque devrait
être la base du vouloir (If^oZ/ew). Mais cette dépendance
ne peut jamais être cherchée que dans des conditions
empiriques et par conséquent ne peut fournir le fon-
dement d'une règle nécessaire et universelle, Ainsi le
bonheur d'êtres étrangers pourra être l'objet de la vo-
lonté d'un être raisonnable. Mais s'il était le principe
déterminant de la maxime, il faudrait supposer que,
dans le bien-être d'autrui, nous trouvons non seu-
lement une satisfaction naturelle, mais aussi un be-
soin, comme celui que la sympathie amène avec elle
chez quelques hommes (bei Menschen), Or je ne
puis, chez tous les êtres raisonnables (et pas du tout
en Dieu), supposer ce besoin. Donc à la vérité, la ma-
tière de la maxime peut subsister, mais elle ne doit
pas en être la condition, car autrement la maxime
n'aurait pas la valeur d'une loi. Par conséquent la
simple forme d'une loi, qui limite la matière, doit
être en même temps une raison (Grund) d'ajouter
cette matière à la volonté, mais non de la supposer.
Que la matière soit, par exemple, mon propre bonheur.
Cette matière, si je l'attribue à chacun (ce qu'en fait
58 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
je puis faire pour des êlres finis) ne peut devenir une
loi pratique objective, que si j'y comprends le bonheur
des autres. Par conséquent, la loi qui commande de
favoriser le bonheur d'autrui, ne résulte pas de la sup-
position que c'est pour chacun un objet du libre choix
( Willkûhr)y mais simplement de ce que la forme de l'uni-
versalité, dontla raison a besoin comme condition, pour
donner à une maxime de l'amour de soi la valeur objec-
tive d'une loi, devient le principe déterminant de la
volonté. Et ainsi ce n'était pas l'objet (le bonheur des
autres) qui était le principe déterminant de la vo-
lonté pure, mais la simple forme de loi {gesetzUclie),
par laquelle je limitais ma maxime fondée sur le pen-
chant, pour lui procurer l'universalité d'une loi et
l'adapter ainsi à la raison pure pratique. C'est de cette
limitation, et non de l'addition d'un mobile [Triebfeder)
extérieur, que pourrait naître seulement alors le concept
de l'obligation d'étendre la maxime de l'amour de soi à
la félicité d'autrui.
scoLiE n
On obtient juste le contraire du principe de la mora-
lité, si l'on prend pour principe déterminant de la
volonté le principe du bonheur ^ersowwe/, dans lequel
il faut ranger, comme je ï'ai montré plus haut, tout ce
qui, en général, place le principe déterminant qui doit
servir de loi, dans quelque autre chose que dansla forme
législative de la maxime. Cette contradiction {Widers-
treit) n'est pas simplement logique, comme celle qui
se produirait entre des règles empiriquement condi-
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 59
tionnées, qu'on voudrait élever à la hauteur de prin-
cipes nécessaires de la connaissance; elle est pratique
et détruirait complètement la moralité, n'était la voix
de la raison, si claire relativement à la volonté, si
pénétrante (unûberschreibar), si perceptible (yernehm-
Uch)\ même pour les hommes les plus vulgaires.
Aussi cette contradiction ne peut-elle plus se maintenir
que dans les spéculations embrouillées (kopfverwiiren-
den) des écoles, qui sont assez hardies (dreist) pour se
rendre sourdes à cette voix céleste, afin de soutenir une
théorie qui ne leur rompe pas la tête [die keinKopfbrechen
kestet).
Si l'une de tes connaissances, que d'ailleurs tu
aimes, pensait se justifier auprès de toi d'avoir porté
un faux témoignage, en alléguant d'abord le devoir
sacré, selon son dire, du bonheur personnel; si elle
énumérait ensuite les avantages qu'elle s*est ainsi
procurés, faisait ressortir la prudence avec laquelle
elle a procédé pour être sûre de ne pas être découverte,
même par toi à qui elle a dévoilé ce secret, uniquement
parce qu'elle pourra le nier en tout temps ; puis si elle
en venait à affirmer sérieusement qu*elle a accompli
un véritable devoir d'homme, ou tu lui rirais au nez
ou tu te détournerais d'elle avec horreur, quoique, si
quelqu'un a fondé uniquement ses principes sur son
propre avantage, tu n'aiespas la moindre chose à allé-
* Les mots dont nous nous servons, plus précis que ceux qu'emploie
Beu-ni (puissante, distincte), ne rendent pas d'une façon exacte les mots
allemands. Il en est de même de ceux de Born fpenetrans, perspicua .)
Abbot est plus heurenx avec les mots irrépressible et distincUy
audible. (F. P.)
60 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
guer contre cette façon de procéder (Maassregel). Sup-
posez encore que quelqu'un vous recommande un
homme comme un régisseur auquel vous pourriez con-
fier aveuglément toutes vos affaires, que, pour vous
inspirer confiance, il le vante comme un homme pru-
dent, qui entend supérieurement son propre avantage,
comme un homme actif, infatigable, qui ne laisse pas-
ser aucune occasion sans en tirer profit; supposez
enfin que, pour ne pas vous laisser craindre de trouver
en lui un égoïste vulgaire {pôbelhaften), il le vante
comme un homme qui s'entend à vivre délicatement,
qui cherche sa satisfaction, non en amassant de l'argent
ou en se livrant à une sensualité brutale, mais en
étendant ses connaissances, en fréquentant une société
choisie d'hommes instruits et même en faisant du bien
aux indigents, qui, du reste quant aux moyens (qui ne
tirent leur valeur ou leur non valeur que du but pour-
suivi), n'hésiterait pas {nicht bedenklich wàre) à em-
ployer l'argent et le bien d'autrui, comme s'ils lui
appartenaient en propre, pourvu qu'il sache qu'il peut
le faire sans être découvert et sans rencontrer d'obs-
tacles (unyehindert), vous croiriez que celui qui vous
recommande cet homme se moque de vous ou qu'il a
perdu la raison. — Les limites de la moralité et de
l'amour de soi sont marquées avec tant de clarté et
d'exactitude (so scharf) que la vue même la plus ordi-
naire ne peut manquer de distinguer si quelque chose
appartient à l'un ou à l'autre. Les quelques remarques
qui suivent peuvent à la vérité paraître superflues,
quand il s'agit d'une vérité si manifeste, mais elles
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 61
servent du moins à donner un peu plus de clarté au ju-
gement de la raison commune à tous les hommes
{gemeinen Menschenverinmft) .
Le principe du bonheur peut bien fournir des
maximes, mais il ne peut jamais en donner qui soient
propres à servir de lois à la volonté, même si l'on
prenait pour objet le bonheur général {allgemeine). En
eflet, puisque la connaissance de ce dernier repose sur
les pures (Jauter) données de l'expérience, que tout
jugement de chacun sur ce sujet dépend de son opi-
nion, qui est en outre elle-même très changeante, on
peut, il est vrai, en tirer des règles générales igene-
reUe)j jamais des règles universelles; des règles qui,
l'ane portant l'autre, se trouvent le plus souvent
exactes, mais non des règles qui, toujours et nécessai-
rement, doivent être valables ; par conséquent, on ne
peut fonder sur ce principe des lois pratiques. Par cela
même qu'ici un objet du libre choix {Willkiihr) doit
être la base de la règle du libre choix et par consé-
quent doit le précéder, la règle ne peut être rapportée
qu'à ce que l'on éprouve {empfindet), partant, qu'à
l'expérience sur laquelle seule elle est fondée, et alors
la diversité du jugement doit être infinie. Ce principe ne
prescrit donc pas les mêmes règles pratiques atout être
raisonnable, quoiqu'elles soient comprises sous un titre
commun, celui du bonheur. Mais la loi morale n'est con-
çue comme objectivement nécessaire, que parce qu'elle
doit être valable pour quiconque a raison et volonté.
La maxime de l'amour de soi [prudence) conseille
simplement, la loi de la moralité commande. Or, il y a
62 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
une grande différence enlre ce qu'on nous conseille et
ce à quoi nous sommes obligés.
Ce qu'il y a à faire d'après le principe de l'autonomie
du libre arbitre (Willkûhr), l'entendement le plus or-
dinaire le perçoit sans peine et sans hésitation; savoir
ce qu'il y aà faire dans la supposition de l'hétéronomie
du libre arbitre {Willkûhr) est une chose difficile et qui
réclame la connaissance du monde. La connaissance
du devoir {was Pflichl sei) se présente d'elle-même à
chacun, tandis que ce qui apporte un avantage vrai et
durable, est toujours, si cet avantage doit être étendu
à toute l'existence {Dasein), enveloppé d'impéné-
trables ténèbres, et qu'il faut beaucoup de prudence
pour adapter la règle pratique ainsi déterminée, par
d'adroites exceptions et seulement d'une façon suppor-
table, aux fins {Zwecken) de la vie. Mais la loi morale
commande à chacun l'obéissance la plus ponctuelle.
Juger ce qu'il y a à faire d'après cette loi, ne doit
donc pas être d'une difficulté telle que l'entendement
le plus ordinaire et le moins exercé ne sache s'en
tirer à merveille, même sans aucune expérience [Welt-
Idiigheit) du monde.
Satisfaire à l'ordre catégorique de la moralité est en
tout temps au pouvoir de chacun, suivre le précepte
empiriquement conditionné du bonheur ne l'est que
rarement, et il s'en faut de beaucoup que, même par rap-
port à un but unique, cela soit possible pour chacun. La
cause en est que, dans le premier cas, il n'est question
que de la maxime, qui doit être vraie [àcht) et pure, tan-
dis que, dans le second, il s'agit aussi des forces et du
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 63
pouvoir physique de produire réellement un objet
désiré. Ordonner à chacun de chercher à se rendre
heureux, serait une chose insensée, car on ne com-
mande jamais à quelqu'un ce que de lui-même il veut
déjà inévitablement. On devrait simplement lui ordon-
ner ou plutôt lui présenter les moyens {Massregeln) de
l'être, car il ne peut pas tout ce qu'il veut. Mais pres-
crire la moralité sous le nom de devoir est une chose
tout à fait raisonnable ; car d'abord personne n'en suit
volontiers le précepte, s'il est en contradiction avec
ses penchants et, en ce qui concerne les moyens par
lesquels on peut obéir à cette loi, il n'est pas néces-
saire de les enseigner ici, puisque chacun peut, à ce
point de vue, ce qu'il veut.
Celui qui a perdu au jeu peut bien se fâcher {àrgern)
contre lui-même et son imprudence, mais s'il a cons-
cience d'avoir triché (quoiqu'il ait gagné par ce moyen)
il doit se mépriser lui-même, dés qu'il se compare à la
loi morale. Celle-ci doit donc être bien autre chose
que le principe du bonheur personnel. Car pour être
obligé [miissen] de se dire à soi-même : Je suis un
infâme [Nichtswilrdiger) , quoique j'aie rempli ma
bourse, il faut avoir une autre règle de jugement que
pour s'approuver soi-même et se dire : Je suis nn
homme prudent, car j'ai enrichi ma caisse.
Enfin, il y a encore, dans l'idée de notre raison pra-
tique, quelque chose qui accompagne la violation d'une
loi morale, c'est le démérite {Strafwûrdigkeit). Or la
participation {das Theilhaftigwerden) au bonheur oe
peut pas du tout se lier avec le concept d'une punition.
64 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
considérée en tant que punition [Strafe). En effel,
bien que celui qui punit ainsi, puisse avoir en même
temps la bonne intention de diriger aussi cette punition
sur ce but [Zimck], la punition, comme telle, c'est-à-
dire comme simple mal (Uehel)^ doit d'abord être jus-
tiûée par elle-même, de sorte que celui qui est puni,
si l'on en restait là {wenn es dahei bliebe), et qu'il n'en-
trevît même aucune faveur se cachant derrière cette
rigueur, devrait {muss) avouer lui-même qu'il n'a que
ce qu'il mérite et que son sort est tout à fait proportionné
k sa. conduite .ha.iusiice {Gerechligkeit) doiidonc à' àhoTÔ.
se trouver dans toute punition, considérée comme
telle, et elle forme ce qui est essentiel (das Wesen-
tliche), dans ce concept. La bonté peut sans doute y
être liée, mais celui qui a mérité la punition par sa
conduite n'a pas la moindre raison d'y compter. La pu-
nition est, par conséquent, un mal physique qui, quand
même il ne serait pas attaché comme conséquence
naturelle au mal moral [Moralisch-Bôsenjy devrait
cependant y être lié comme conséquence^ d'après les
principes d'une législation morale. Or_, si tout crime,
sans même en considérer les conséquences physiques
par rapport à l'agent, est punissable par lui-même,
c'est-à-dire fait perdre le bonheur (au moins en partie),
il serait évidemment absurde de dire que le crime a
consisté précisément à s'attirer une punition, en por-
tant préjudice à son propre bonheur (ce qui, d'après le
principe de l'amour de soi, devrait être le concept pro-
pre de tout crime). La punition serait, de cette façon,
la raison d'appeler une chose criminelle (etwas ein Ver-
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 65
brechen zu nennen) et la justice devrait consister plutôt
à laisser de côté toute punition et même à prévenir la
punition naturelle ; car alors il n'y aurait plus rien de
mauvais {Bôses) dans Taction, parce que les maux, qui
autrement en sont la conséquence et qui seuls font
appeler l'action mauvaise, seraient désormais écartés.
Mais considérer complètement toute punition et toute
récompense comme la machine [Maschinenwerk)^ placée
dans la main d'une puissance supérieure et devant
uniquement servir à faire marcher vers leur but final
(le bonheur) des êtres raisonnables, c'est réduire la
volonté à un mécanisme qui supprime toute liberté, et
cela est trop évident pour qu'il soit nécessaire d'in-
sister sur ce point.
Plus subtile encore, quoique aussi fausse, est la
théorie {Vorgehen) de ceux qui admettent un certain sens
moral particulier par lequel, et non par la raison, serait
déterminée la loi morale ; d'après lequel la conscience
de la vertu serait immédiatement liée au contentement
et à la satisfaction [Znfriedenheit, Vergniigen), celle du
vice, au trouble de l'âme et à la douleur, ramenant
ainsi toute chose au désir du bonheur personnel . Sans ré-
péter ici ce qui a été dit plus haut, je ne veux que faire
remarquer l'erreur dans laquelle ils tombent. Pour se
représenter l'homme vicieux comme torturé et mora-
lement inquiété par la conscience de ses fautes, il faut
d'abord le supposer, d'après le fond essentiel de son
caractère, au moins en quelque degré, moralement
bon, comme celui que réjouit la conscience de l'accord
de ses actes avec le devoir Pflichtmàssiger Handlun-
kAî<T, Cr de la rais. prat. 5
66 analytique: de la raison pure pratique
gen), doit d'abord être représenté comme vertueux. Le
concept de la moralité et du devoir devait donc
précéder toute considération sur ce contentement et
ne peut pas du tout en être dérivé. On doit d'abord ap-
précier l'importance de ce que nous nommons devoir,
l'autorité de la loi morale, et la valeur immédiate que
la personne acquiert à ses propres yeux par l'accomplis-
sement de la loi morale, pour sentir ce contentement
que produit dans la conscience la conîoTmïié{A7igemes-
senheit) à la loi et le reproche amer qu'elle nous adresse
quand nous avons violé la loi. Ou ne peut donc sentir
ce contentement ou ce trouble de l'âme, avant de con-
naître l'obligation, on ne peut en faire le fondement
de cette dernière. On doit au moins déjà être à demi-
honnête homme pour pouvoir se faire seulement une
représentation de ces sentiments [Empfindimgen). Je
ne conteste pas du tout d'ailleurs que, de même que
grâce à la liberté, la volonté humaine peut être immé-
diatement déterminée par la loi morale, l'exercice fré-
quent, en conformité avec ce principe de détermination,
ne puisse à la fin produire subjectivement un sentiment
de contentement de soi-même : au contraire, c'est un
devoir d'établir et de cultiver ce sentiment, qui seul
mérite d'être appelé proprement le sentiment moral ;
mais le concept du devoir ne peut en être dérivé, autre-
ment nous devrions nous représenter un sentiment
d'une loi, comme telle, et faiie objet de la sensation,
ce qui ne peut être conçu que par la raison, ce qui, si
ce ne doit pas être une pure (platter) contradiction,
supprimerait totalement tout concept du devoir et le
DES PKINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 67
remplacerait par un jeu mécanique de penchants déli-
cats, entrant parfois en lutte avec les penchants gros-
siers.
Or, si nous comparons notre principe formel suprême
de la raison pure pratique (en tant qu'autonomie de la
volonté), avec tous les principes jusqu'ici matériels de
la moralité, nous pouvons les représenter tous, comme
tels, en un tableau dans lequel sont épuisés réel-
lement tous les cas possibles, en dehors du seul
principe formel, et prouver ainsi aux yeux qu'il est
inutile de chercher un principe autre que celui que
nous présentons maintenant. — Tous les principes dé-
terminants possibles de la volonté sont ou simplement
subjectifs et partant empiriques, ou bien objectifs et ra-
tionnels; les uns et les autres sont ou externes ou in-
ternes.
LES PRINCIPES PRATIQUES MATÉRIELS DE DETERMINATION,
PRIS POUR FONDEMENT DE LA MORALITÉ, SONT :
SUBJECTIFS
EXTERNES
L'Education
(d'après
Montaigne).
La Constitution
civile
(d'après
Mandeville).
INTERNES
Le sentiment
physique
(d'après
Epicure).
Le sentiment
moral
(d'après
Hutcheson).
OBJECTIFS
INTERNES
La perfection
{ d'ap.^ès Wolf
elles
Stoïciens).
EXTERNES
La volonté de Dieu
(d'après Crusius
et
d'autres théologiens moralistes).
68 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
Les principes placés du côté gauche sont tous em-
piriques et sont évidemment incapables de fournir le
principe universel de la moralité. Ceux du côté droit
sont fondés sur la raison, (car la perfection, comme qua-
lité des choses, et la plus haute perfection, représentée
comme substance, c'est-à-dire Dieu, ne peuvent être
pensées l'une et l'autre. que par des concepts rationnels).-
Mais le premier concept, à savoir celui de la perfection^
peut être pris dans un sens théorique et alors il ne si-
gnifie que l'intégrité {VoUstàndigkeit) de chaque chose en
son genre (trancendantale), ou d'une chose simplement
comme chose en général (métaphysique), ce dont il ne
peut être ici question. Le concept de la perfection, pris
dans un sens pratique, indique l'état d'une chose qui
convient ou qui suffît {die Tauglichkeit oder Zulàngli-
chkeit) à toutes sortes de fins. Cette perfection, comme
qualité de l'homme, partant comme interne, n'est rien
autre chose que le talent, et ce qui le fortifie ou le com-
plète, Vhahileté. La suprême perfection en substance,
c'est-à-dire Dieu, parlant là perfection externe (consi-
dérée au point de vue pratique), est la propriété qu'a
cet être de suffire (Zulànglichkeit dièses WesensJ à toutes
les fins en général. Or des fins doivent être d'abord
données, relativement auxquelles le concept de \a.per-
feclion (d'une perfection interne en nous-mêmes, ou
d'une perfection externe en Dieu) peut seul être le prin-
cipe déterminant de la volonté. Mais une fin est un
■ objet qui doit précéder la détermination de la volonté
par une règle pratique et contenir le fondement (Gn^cQ
de la possibilité d'une telle détermination, parlant aussi
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 69
la matière de la volonté, prise comme principe déter
minant de la volonté ; elle est donc toujours empiri
que, par conséquent peut bien servir pour le principe
épicurien d'une théorie du bonheur, mais jamais pour
le principe pur rationnel de la doctrine des mœurs
{Sittenlehre) et du devoir (c'est ainsi que les talents et
leur perfectionnement, parce qu'ils contribuent aux
avantages de la vie, ou la volonté de Dieu, si l'accord
avec elle, sans aucun principe pratique qui en précède
l'idée et qui en soit indépendant, est pris pour objet
de la volonté, ne peuvent que par le bonheur que nous
en attendons, devenir des causes déterminantes de
notre volonté). De tout cela il résulte d'abord que tous
les principes ici posés sont matériels, ensuite qu'ils com-
prennent tous les principes matériels possibles, ei enfin
cette conclusion, que les principes matériels étant tout
à fait incapables de fournir la loi suprême des mœurs
(obersten Siitengesetz), le principe pratique formel de la
raison pure, d'après lequel la simple forme d'une lé-
gislation universelle possible par nos maximes, doit
former le principe suprême et immédiat de détermina-
tion de la volonté, est le seul principe possible qui soit
capable de fournir des impératifs catégoriques, c'est-à-
dire des lois pratiques (qui fassent des actions un devoir),
et en général de servir de principe de la moralité
aussi bien dans le jugement {Beurtheilung) que dans
1 application à la volonté humaine, en vue de la déter-
miner.
70 ANALYTIQUE DE LA RAISON PUKE PRATIQUE
I
DE LA DÉDUCTION DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE
Getle analytique montre que la raison pure peut
être pratique, c'est-à-dire, déterminer la volonté par
elle-même, indépendamment de tout élément empi-
rique, — et elle l'établit à. vrai dire par un fait [Factum),
dans lequel la raison pure se manifeste {sich heweist)
comme réellement pratique en nous, à savoir par l'au-
tonomie dans le principe fondamental de la moralité,
au moyen duquel elle détermine la volonté à l'action.
— Elle montre en même temps que ce fait est insépa-
rablement lié à la conscience de la liberté de la volonté;
bien plus, qu'il ne fait qu'un avec elle ; par là, la vo-
lonté d'un être raisonnable, qui, en tant qu'apparte-
nant au monde sensible, se reconnaît, comme les autres
causes efficientes, soumis nécessairement aux lois de
la causalité, a cependant aussi en pratique, d'un autre
côté, c'est-à-dire en tant qu'être en soi, conscience de
son existence comme pouvant être déterminée dans un
ordre intelligible des choses, non, à vrai dire, par une
intuition particulière d'elle-même, mais en vertu de
certaines lois dynamiques qui peuvent en déterminer
la causalité dans le monde sensible ; car il a été suffi-
samment démontré ailleurs que la liberté, si elle nous
est attribuée, nous transporte dans un ordre intelligible
des choses.
Si maintenant nous comparons à cette analytique
{damit) la partie analytique de la Critique de la raison
DES PJIINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 71
pure spéculative, un merveilleux contraste nous appa-
raît entre l'une et l'autre. Une pure intuition sensible
(espace et temps), et non des principes, était dans
celle-ci la première donnée [Datiim), qui rendait pos-
sible la connaissance h 'priori, et possible seulement
pour des objets des sens. — Des principes synthétiques,
tirés de simples concepts sans intuition, étaient impos-
sibles, ou plutôt ne pouvaient exister que par rapport
à l'intuition, qui était sensible et, partant, que par rap-
port aux objets de l'expérience possible, puisque les
concepts de l'entendement, liés à cette intuition, ren-
dent seuls possible cette connaissance, que nous appe-
lons expérience. — Au-delà des objets de l'expérience,
par conséquent en ce qui concerne les choses comme
noumènes, toute connaissance positive [ailes Positive
einer Erkenntniss) était refusée à bon droit à la raison
spéculative. — Mais celle-ci faisait assez cependant
[leistete soviel) pour placer en lieu de sûreté (m Sicher-
heit setzte) le concept des noumènes, c'est-à-dire la
possibilité, voire la nécessité d'en concevoir [denken)^
et, par exemple, pour montrer, contre toutes les objec-
tions, quesupposer la liberté, considérée négativement,
est chose parfaitement compatible avec les principes et
les limitations de la raison pure théorique. Elle ne
nous donnait toutefois sur ces objets rien de déterminé
et qui pût étendre notre connaissance, puisqu'elle cou-
pait plutôt toute vue [Aussicht) sur ce domaine.
Au contraire, la loi morale, bien qu'elle ne nous en
donne aucune vue, nous fournit cependant un fait abso-
lument inexplicable par loules les données du monde
72 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
sensible, et par tout le domaine de notre usage théo-
rique de la raison, qui annonce (Anxeige giebt) un
monde de l'entendement pur, qui le détermine même
positivement et nous en fait connaître quelque chose,
à savoir, une loi.
Cette loi doit donner au monde sensible, en tant que
nature sensible (en ce qui concerne les êtres raison-
nables), la forme d'un monde del'entendement, c'est-à-
dire d'une nature SMy;msewsi&/e, sans cependant faire
iori {Abbriich %u thun) à son mécanisme. Or la nature,
dans le sens le plus général, est l'existence des choses
sous des lois. La nature sensible d'êtres raisonnables
en général, est l'existence de ces êtres sous des lois
empiriquement conditionnées, ce qui, pour la raison,
est une hétéronomie. La nature supra-sensible de ces
mêmes êtres est au contraire leur existence d'après des
lois indépendantes de toute condition empirique, qui
appartiennent par conséquent à Vautonomie de la raison
pure. Et comme les lois d'après lesquelles l'existence
[Dasein) des choses dépend de la connaissance, sont des
lois pratiques, la nature supra-sensible, en tant que
nous pouvons nous en faire un concept, n'est qu'une
nature sous l'autonomie de la raison pure pratique. Mais
la loi de cette autonomie est la loi morale, qui est
ainsi la loi fondamentale d'une nature supra-sensible
et d'un monde de l'entendement pur [reinen Verstan-
deswelt)y dont la copie (Gegenbild) doit exister dans le
monde sensible, mais sans préjudice cependant des
lois de ce monde. On pourrait appeler archétype {na-
tura archetypa) le premier monde, celui que nous con-
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 73
naissons simplement dans la raison; et l'autre ectype
[natiira ectypa), parce qu'il contient l'effet possible de
l'idée du premier, comme principe déterminant de la
volonté. Car en fait, la loi morale nous transporte, d'une
manière idéale, dans une nature où la raison pure, si
elle était accompagnée (begleitet) d'un pouvoir physique
proportionné à elle-même, produirait le souverain bien,
et elle nous détermine à donner à nos volontés la forme
du monde sensible, comme un tout composé d'êtres
raisonnables*.
Que cette idée serve réellement de modèle aux dé-
terminations de notre volonté, c'est ce que confirme
l'observation la plus ordinaire de soi-même.
Si la maxime, que j'ai l'intention de suivre, en por-
tant un témoignage, est examinée par la raison pra-
tique, je considère toujours ce qu'elle serait, si elle
avait la valeur d'une loi universelle de la nature. Mani-
festement chacun serait, de cette manière, contraint de
dire la vérité. Car on ne peut accorder, avec l'univer-
salité d'une loi de la nature, des dispositions qui se-
raient données comme des preuves, et cependant comme
intentionnellement {vorsetzlich) fausses. De même, la
maxime que j'adopte en vue de la libre disposition de
ma vie, est déterminée, aussitôt que je me demande
comment elle devrait être pour qu'une nature, dont elle
serait la loi, pût subsister. Il est clair que personne ne
pourrait, dans une telle nature, mettre arbitrairement
' Barni traduit : à donner au monde sensible la fonhe d'un ensemble
d'êtres raisonnables. On ne peut accepter cette traduction du texte: die
Porm der Sinnenwdt, als einem Ganzen verniinftiger Wesen. Abbot, qui
traduit comme Barni, dit que le texte original doit être corrompu. (F. P.)
74 ANALYTIQUE DE LA BAISON PURE PRATIQUE
fin à sa vie, car un tel arrangement ne serait pas un
ordre de choses durable. Et de même dans tous les
autres cas. Mais dans la nature réelle, en tant qu'elle
est un objet de l'expérience, la volonté libre {freie
Wille)\ n'est pas déterminée d'elle-même à des
maximes qui pourraient fonder par elles-mêmes une
nature réglée par des lois universelles ou qui s'adap-
teraient d'elles-mêmes avec une nature organisée
d'après de telles lois. Ce sont plutôt des penchants
particuliers, qui forment bien un tout naturel (Natur-
ganzes), d'après des lois pathologiques (physiques),
mais non une nature qui ne serait possible que par
notre volonté agissant d'après des lois pures pratiques.
Toutefois nous avons conscience, par la raison, d'une
loi à laquelle toutes nos maximes sont soumises, comme
si un ordre naturel devait être enfanté par notre vo-
lonté. Donc cette loi doit être l'idée d'une nature qui
n'est pas donnée empiriquement, mais qui pourtant
est possible par la liberté, d'une nature supra-sensible,
à laquelle nous donnons, au moins à un point de vue
pratique, de la réalité objective, parce que nous la
considérons comme objet de notre volonté, en tant
qu'êtres raisonnables {alsreinervernûnfliger Wesen).
Ainsi la différence entre les lois d'une nature à
laquelle la volonté est soumise et celles d'une nature
soumise à une volonté (eu égard au rapport de cette vo-
lonté à ses actions libres), consiste en ce que, dans la
première, les objets doivent être causes des représen-
' Barni dit le libre arbitre. Rien ne justifie ici cette expression que
n'emploient ni Born fvoluntas libéra) ni Abbot {free will). (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 75
lilmiuiiiiii Mnlili
76 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
tique, D'exigé pas qu'on explique comment les objets
de la faculté de désirer sont possibles, car c'est là une
question qui reste posée à la critique de la raison spé-
culative, comme relative à la connaissance théorique
de la nature, mais seulement comment la raison peut
déterminer la maxime de la volonté, si c'est seule-
ment par le moyen de représentations empiriques,
comme principes de détermination, ou si la raison
pure est également pratique et forme une loi d'un
ordre naturel possible, qui ne peut absolument être
connu empiriquement. La possibilité d'une nature
supra-sensible, dont le concept puisse aussi être le
fondement de la réalisation de cette nature par notre
volonté libre, n'a besoin d'aucune intuition à priori
(d'un monde intelligible), qui, dans ce cas, devrait être,
en tant que supra-sensible, impossible pour nous. Car
ilne's'agitque du principe déterminant du vouloir (VTo/-
len) dans les maximes de ce dernier, il ne s'agit que de
savoir s'il est empirique ou si c'est un concept delà raison
pure (de la conformité à la loi = Gesetzmàssigkeit ' de
la raison pure en général), et comment il peut être un
tel concept. Que la causalité de la volonté suffise ou
non pour la réalité* de l'objet, c'est ce qui reste à dé-
cider aux principes théoriques de la raison, parce que
c'est une recherche de la possibilité des objets du vou-
loir, dont l'intuition ne constitue par conséquent pas
♦ Voyez la note de la page 4, pour la traduction de ce mot. (F. P.)
2 Born traduit cette expression, zur Wirklichkeit der Objecte zulange,
par existentiam rerum objeclarum attingat; Harni et Abbot, comme s'il
y avait Ausfuhrung ou Verwiklinhung, par suffit ou non à la réalisation
de ces objets et suffices for the realizalion of the abjects or not. (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATiQUE 77
un moment [kein Moment) dans le problème pratique.
Il s'agit, non du résultat, mais seulement de la déter-
mination de la volonté et du principe déterminant de
sa maxime, comme volonté libre. Car, si pour la rai-
son pure, la volonté est seulement conforme à une loi
(gesetzmàssigj, il en sera ce qu'il pourra de son pouvoir
dans l'exécution, il en résultera réellement ou non une
nature telle que celle qui est possible d'après ces
maximes de la législation, la Critique ne s'en inquiète
pas, puisqu'elle cherche seulement si une raison pure
peut être pratique, c'est-à-dire déterminer immédiate-
ment la volonté, et comment elle peut l'être.
Dans cette besogne la critique peut, par conséquent
sans encourir de blâme, et elle doit commencer par les
lois pratiques pures et leur réalité. Mais au lieu de
l'intuition, elle leur donne pour fondement, le concept
de leur existence dans le monde intelligible, c'est-à-
dire le concept de la liberté. Car ce concept n'a pas
d'autre signification, et les lois pratiques pures ne sont
possibles que par rapport à la liberté de la volonté;
mais elles deviennent nécessaires, si la liberté est sup-
posée, ou inversement, la liberté est nécessaire, parce
que ces lois sont nécessaires, comme postulats prati-
ques. Comment cette conscience des lois morales ou,
ce qui est la même chose, celle de la liberté est-elle
possible, c'est ce qu'on ne peut expliquer davantage
[iveiter erklàren) ; mais la critique théorique a fort bien
établi qu'on peut l'admettre.
L'exposition du principe suprême de la raison pra-
tique est maintenant terminée, c'est-à-dire que nous
78 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
avons montré, d'abord ce qu'il contient, qu'il existe
par lui-même, tout à fait à pnori^ et indépendam-
ment de principes empiriques, ensuite en quoi il se
distingue de tous les autres principes pratiques.
Dans la déduction, c'est-à-dire dans la justification
de la valeur objective et universelle de ce principe et
dans l'examen {Einsicht) * de la possibilité d'une telle
proposition synthétique àpriori^ on ne peut espérer de
réussir aussi bien que quand il s'agissait des principes
de l'entendement pur théorique. Car ceux-ci se rappor-
taient à des objets d'expérience possible, à des phéno-
mènes, et l'on pouvait prouver que ces phénomènes
ne peuvent être connus comme objets de l'expérience
que s'ils sont rangés sous les catégories, conformément
à ces lois {nach Maassgabe), par conséquent que toute
expérience possible doit être conforme à ces lois. Mais
je ne puis suivre cette marche pour la déduction de la
loi morale. Car il ne s'agit pas de la connaissance de la
nature des objets qui peuvent être donnés à la raison
par quelque autre source, mais d*une connaissance qui
peut devenir le fondement de l'existence des objeis
eux-mêmes et par laquelle la raison, dans un être rai-
sonnable, a de la causalité, c'est-à-dire la raison pure,
qui peut être considérée) comme un pouvoir détermi-
nant immédiatement la volonté-
Mais loute pénétration humaine {menschliche Ein-
sicht-) est à son terme dès que nous sommes arrivés
' Barni traduit ce mot par découverle, qui dit plus que le mot alle-
mand ; Boni par perspicicnta; Abbot p&r discernment. (F. P.)
2 L'expression allemande est mieux rendue i)ar l'anghiia' insigH
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 79
aux forces ou aux pouvoirs fondameulaux, car la possi-
bilité n'en peut être conçue par aucun moyen et elle
doit tout aussi peu être arbitrairement [belicbig)'m\eii-
tée et admise. C'est pourquoi dans l'usage théorique
de la raison, l'expérience seule peut nous autoriser à
l'admettre. Cet expédient [Surrogat)^, qui consiste à
donner des preuves empiriques a^j Heu d'une déduction
partant de sources à priori de connaissance, nous est
enlevé ici aussi par rapport au pouvoir pur pratique de
la raison. Car ce qui a besoin de rechercher dans l'ex-
périence {von der Erfahrung herzuholen) la preuve de sa
réalité, doit être dépendant des principes de l'expé-
rience, quant aux fondements de sa possibilité, mais la
raison pure et cependant pratique ne peut, à cause de
son concept, être considérée comme telle. De plus, la
loi morale est donnée comme un fait de la raison
pure, dont nous sommes conscients à prion et qui
est apodictiquement certain, en supposant (g'esetzt)
même qu'on ne puisse alléguer, dans l'expérience,
aucun exemple où elle ait été exactement suivie. Ainsi,
aucune déduction, aucun effort de la raison théorique,
spéculative ou aidée par l'expérience (empirisch unters-
tiitzten) ne peuvent prouver la réalité objective de la
loi morale ; par conséquent, si même l'on voulait re-
noncer à la certitude apodictique, cette réalité ne pour-
rait être confirmée par expérience et prouvée ainsi à
posteriori y et cependant elle se soutient par elle-même.
Mais au lieu de cette déduction, vainement cher-
dont se sert Abbot, que par le mot pénétration que nous emplpyons
après Barni, et par le mot perspicientia dont se sert Born. (F. P.)
' Littéralement ce succédané. (F. P.)
80 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
chée du principe moral, on trouve une chose autre et
tout à fait paradoxale {Widersinniges) * : ce principe
moral sert inversement lui-même de principe à la
déduction d'un pouvoir im^énGiraih\e{unerforschlicheny
que ne peut prouver aucune expérience, mais
que la raison spéculative (afin de trouver, parmi
ses idées cosmologiques, l'inconditionné dans l'ordre
de la causalité et par conséquent de ne pas se contre-
dire elle-même), devait au moins admettre comme
possible, je veux dire le pouvoir de la liberté dont la
loi morale, qui n'a besoin elle-même d'aucun principe
pour sa justification, prouve non seulement la possi-
bilité, mais la réalité dans des êtres qui reconnaissent
cette loi comme obligatoire pour eux. La loi morale
est en fait une loi de la causalité par liberté (durch
Freiheit)^^ partant une loi de la possibilité d'une na-
ture supra-sensible, de même que la loi métaphysique
des événements dans le monde sensible était une loi
de la causalité de la nature sensible ; ainsi la loi mo-
rale détermine ce que la philosophie spéculative devait
laisser indéterminé, à savoir la loi d'une causalité
dont le concept n'était que négatif dans cette dernière,
et elle procure pour la première fois à ce concept* de
la réalité objective.
* Barni dit en s'éloignant du texte: quelque chose de bien différent
el de tout à fait singulier; Born : idque prorsus àbsonum; Abbot: quitte
unexpecled. Nous avons traduit littéralemonl. (F. P.)
^ Les expressions de Born : imperscrutabilis^ et d'Abbot : inscru
table, f-ont plus précises et plus exactes. (F. P.)
* Voyez page 7 la distinction des deux ordres de causalité. (F. P.
* Barni fait rapporter le diesem à Gesctz ; on ne peut cependant,
comme Ta fait Abbot, que le raltacber à Defjri/f. (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA ftAlSON PURE PRATIQUE 81
Cette espèce de lettre de créance {Creditiv) * de la
loi morale, donnée elle-même comme un principe delà
déduction de la liberté qui est une causalité de la rai-
son pure, est parfaitement suffisante, en Tabsence de
toute justification à priori, pour satisfaire un besoin de
la raison théorique, forcée d'admettre au moins la pos-
sibilité d'une liberté. En effet, la loi morale prouve
suffisamment sa réalité, même pour la critique de la
raison spéculative, en joignant à une causalité conçue
d'une façon simplement négative, dont la possibilité
était inconcevable pour la raison spéculative obligée
cependant de l'admettre, une détermination positive,
à savoir le concept d'une raison déterminant immé-
diatement la volonté (en imposant à ses maximes la
condition d'une forme universelle de loi = gesetzli-
chen) ^ . Ainsi elle peut, pour la première fois, donner de
la réalité objective, quoique seulement pratique, à la
raison toujours transcendante (ûberschivenglieh) dans
ses idées si elle voulait procéder spéculativement; elle
change Tusage transcendant de la raison en un usage
immanent (de sorte que la raison est elle-même par les
idées une cause efficiente dans le champ de l'expérience) .
La détermination de la causalité des êtres dans le
monde sensible, comme tel, ne pouvait jamais être
inconditionnée, et cependant il doit y avoir néces-
sairement pour toute série de conditions quelque chose
d'inconditionné, partant aussi une causalité se déter-
i Barni dil celle espèce de crédit, Born, hocgenus fldei legi tnoraiis con-
cûiandos : Abbot, this sort of credential (F. P.].
2 Voyez (page 4) pourquoi nous traduisons littéralement ce mot.
(F. P.).
KANT, Crit. de la rais. prat. 6
82 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
minant complètement par elle-même. C'est pourquoi
l'idée de la liberté, comme d'un pouvoir d'absolue
spontanéité, n'était pas un besoin, mais en cequi con-
cerne sa possibilité, un principe analytique de la raison
pure spéculative. Mais comme il est absolument im-
possible de donner dans une expérience quelconque
un exemple conforme à cette idée, attendu que, parmi
les causes des choses en tant que phénomènes, on ne
peut rencontrer aucune détermination de la causalité
qui soit absolument inconditiotnnée, nous ne pouvions
défendre [verthoidigen) la pensée d'une cause agissant
librement que si nous l'appliquions à un être du monde
sensible, considéré à un autre point de vue comme
nonmène, en montrant qu'il n'y a pas de contradiction à
considérer toutes ses actions comme conditionnées phy-
siquement, en tant qu'elles sont des phénomènes et ce-
pendant à admettre en même temps la causalité de cet
être comme physiquement inconditionnée, en tant que
l'être agissant est un être doué d'entendement (Vers-
tandeswesen) * et à faire ainsi du concept de la liberté
le principe régulateur de la raison. Par là je ne con-
nais pas du tout, sans doute, ce qu'est l'objetauquel est
attribuée une telle causalité, mais j'écarte l'obstacle
en laissant d'un côté, dans l'explication des événements
decemondeetparcouséquentaussidanscelledesactions
des êtres raisonnables, au mécanisme de la nécessité na-
turelle, le droit de remonter à l'infini du conditionné à
la condition, d'un autre côté en maintenant ouverte à la
' Nous avons traduit littéralement le mot; Born se sert de nalura
inlclligibilis ; Barni dit un être qui appartient à un monde intelligible;
Abbot, the... being belongs tho the ivorld of undcrstanding. (F. P.).
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 83
raison spéculative la place qui reste vide pour elle, c'est-
à-dire l'intelligible, pour y transporter l'inconditionné.
Mais je ne pouvais réaliser cette pensée \ c'est-à-dire
la transformer eu connaissance d'un être agissant ainsi,
pas même en connaissance de la possibilité d'un tel
être. Or, cette place vide, la raison pure pratique la
remplit par une loi déterminée de la causalité dans un
monde intelligible (de la causalité par liberté), c'est-
à-dire par la loi morale.
La raison spéculative n'y gagne pas, àvrai dire, une
vue (Einsicht) plus étendue, mais elle y gagne en ce
qui concerne la garantie * (Sicherung) de son problé-
matique concept de la liberté, auquel on donne ici delà
réalité objective qui, bien que seulement pratique, n'en
est pas moins indubitable. Le concept même de la
causalité qui n'a proprement d'application, par con-
séquent aussi de signification, que par rapport aux
phénomènes qu'il réunit en expériences (comme le
prouve la Critique de la raison pure), ne reçoit pas de
la raison pratique une extension telle {so erweitert) que
son usage dépasse ces limites. Car si la raison pouvait
le faire, elle aurait à montrer comment le rapport lo-
gique du principe et de la conséquence peut être
synthétiquement employé dans une espèce d'intuition
autre que l'intuition sensible, c'est-à-dire comment
est possible une causa noumenon. C'est ce qu'elle ne
* Nous traduisons littéralement; Abbot, au lieu de traduire, explique
le passage d'une façon satisfaisante par rapport à ce qui précède. Jo
n'étais pas capable, dit-il, de vérifier cette supposition {to verify ihis
supposition.)
2 Abbot traduit par « the certainty ». (F. P.).
84 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
peut pas faire et ce dont elle n'a même pas du tout à
tenir compte comme raison pratique ; car elle place
seulement dans la raison pure (qui pour cela s'appelle
pratique), le principe déterminant de la causalité de
l'homme, en tant qu'être sensible (causalité qui lui est
donnée). Par conséquent elle n'emploie pas le concept
même de la cause, qu'elle peut ici tout à fait abstraire
de l'application qui en est faite à des objets en vue d'une
connaissance théorique (puisque ce concept est tou-
jours trouvé = angetroffen à priori dans l'entendement,
même indépendamment de toute intuition), pour con-
naître des objets, mais pour déterminer la causalité
par rapport à des objets en général ; partant elle ne
l'emploie que pour un but pratique. Par suite, elle
peut placer le principe déterminant de la volonté dans
l'ordre intelligible des choses, en avouant en même
temps qu'elle ne comprend pas du tout comment le
concept de la cause pourrait servira une détermination
de la connaissance de ces choses. La raison pratique
doit sans doute connaître d'une façon déterminée la
causalité par rapport aux actions {Handlungen) de la
volonté dans le monde sensible, car sans cela elle ne
pourrait produire réellement aucune action {That).
Mais elle n'a pas besoin de déterminer théoriquement,
en vue de la connaissance de son existence supra-sen-
sible, le concept qu'elle se forme de sa propre causalité
comme nouméne, ni parsuite de pouvoir luidonner dans
cette mesure [sofern]* une signification. Car il acquiert
1 Barni écrit dans ce sens; Abbot, in this way: Born, plus exacte-
aaenl, eatenus. Nous avons tenu à conserver le sens littéral. (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 85
d*ailleurs, à savoir par la morale, une signification
quoique seulement pour l'usage pratique. Aussi con-
sidéré théoriquement, il demeure toujours un concept
pur de l'entendement, donné à 'priori \ qui peut être
appliqué à des objets donnés d'une manière sensib'e
ou non. Toutefois, dans le dernier cas, il n'a aucunn
signification théorique déterminée, aucune application;
il est simplement alors une pensée formelle, mais
cependant essentielle de l'entendement par rapport à
un objet en général. La signification que lui donne la
raison par la loi morale est exclusivement pratique, car
l'idée de la loi d'une causalité (de la volonté) a elle-
même de la causalité ou est le principe déterminant
de cette causalité.
II
DU DROIT qu'a la RAISON PURE, DANS L'uSAGE PRATIQUE,
A UNE EXTENSION QUI n'eST PAS POSSIBLE POUR ELLE
DANS l'usage SPÉCULATIF.
Dans le principe moral nous avons posé [aufgestellt) ^
une loi de la causalité, qui en met le principe déter-
minant bien au-dessus de toutes les conditions du
monde sensible. Nous avons non seulement conm la
volonté, en tant qu'elle peut être déterminée comme
' Barni traduit à, tort ein reiner à priori gegebener Verstandesbegriff
par un concept donné à priori par l'entendement pur -, reiner ne peut se
rapporter qu'à Begriff.
2 Ce mot que Barni traduit par trouvé, est mieux rendu par Boin,
qui emploie proposuimus, et surtout par Abbot, qui se sert de set forlh.
(F. P.).
86 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
appartenant à un monde intelligible et partant le sujet
de cette \'olonté (l'homme), comme appartenant à un
monde intelligible pur, quoique inconnu pour nous
sous ce rapport (comme cela pouvait se faire d'a-
près la Critique de la raison pure spéculative), mais en-
core nous l'avons déterminée par rapporta sa causalité
au moyen d'une loi qui ne peut nullement être comp-
tée parmi les lois naturelles du monde sensible '.
Ainsi nous avons étendu notre connaissance au delà
des limites de ce monde sensible, quoique la Critique
de la raison pure ait déclaré cette prétention chimé-
rique {fur nichtig) dans toute spéculation. Comment
dès \oTS concûieY (vereinigen) ici l'usage pratique avec
l'emploi théorique de la raison pure, relativement à
la détermination des limites de son pouvoir ?
David Hume, dont on peut dire qu'il a proprement
commencé toutes les attaques contre les droits d'une
raison pure, lesquels rendaient nécessaire l'examen
(Untersuchung) complet de cette dernière, arrivait à
la conclusion suivante : le concept de la cause est un
concept qui implique la nécessité de la connexion
de l'existence des choses différentes (des Verschiedenen)
et cela en tant qu'elles différent; de sorte que si A est
» Cette phrase est très difQcile à reconstruire dans le texte. Nous
avons suivi ce dernier d'aussi près que possible, en sous-entendant
haben, déjà employé dans la première ligne, avant den Willen, et en
y joignant gedacht. C'est ce qu'a fait également Abbot. Barni nous
semble avoir fait au texte des additions qu'il ne comporte pas et rap-
proché des termes qui ne doivent pas l'être. Nous traduisons littéra-
lement le passage den Willen wie er als zu einer intelligibelen Welt
rjehOrig beslimmbar set, que Barni traduit comme s'il y avait tvie...
auch, de quelque manière qu'elle puisse être déterminée, en tant qu'dle
appartient à un monde intelligible. (F. P.).
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 87
posé, je reconnais que quelque chose d'absolument
différent, B doit aussi exister nécessairement. Mais la
nécessité ne peut être attribuée à une connexion qu'au-
tant qu'elle est connue à priori; car l'expérience ferait
connaître d'une liaison qu'elle existe, mais non qu'elle
est nécessairement ainsi. Or il est impossible, dit-il,
de connaître à priori et comme nécessaire la liaison
qui existe entre une chose et une autre (ou entre une
détermination et une autre qui en est complètement
différente) , si elles ne sont pas données dans la perception
{Wahrnehmung) '. Donc le concept même d'une cause
est mensonger {liigenhaft) et décevant (betrûgerisch) ,et
pour en parier dans les termes les plus modérés, c'est
une illusion seulement excusable en tant que rhabitude
(une nécessité subjective) de percevoir certaines choses
ou leurs déterminations, souvent les unes à côté des
autres ou les unes après les autres {ôfters naben, oder
nach einander) comme associées dans l'existence {der
Existenz nach als sich beigesellet) *, est prise insensi-
blement pour une nécessité objective de poser dans
les objets mêmes une telle connexion. Ainsi le concept
d'une cause est subrepticement et non légitimement
acquis, bien plus, il ne peut même jamais être acquis
ou confirmé, parce qu'il exige une connexion en soi
vaine, chimérique, qui ne se soutient devant aucune
raison, et à laquelle aucun objet ne peut jamais corres-
pondre. — Ainsi par rapport à toute connaisance qui
' Barni traduit par l'expérience ; Born, inperceptione; Abbot, in expé-
rience. (F.P.).
2 Barni traduit par constamment associées. Le texte ne donne que
souvent (Ofters). Born se sert de sœpius : Abbot, de often. (F. P.J
88 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
concerne l'existence des choses (la mathématique de-
meurant par conséquent encore exceptée), l'empirisme
était présenté d'abord comme la source unique des prin-
cipes, mais avec lui et en même temps arrivait le plus
absolu (h'àrtest)^ scepticisme par rapport à toute la
science de la nature (comme philosophie). Car d'après
de tels principes, nous ne pouvons jamais, de détermi-
nations données des choses, comme existantes {ihrer
Existent, nach), conclure à une conséquence (car cela
exigerait le concept d'une cause, qui implique la né-
C3ssité d'une telle connexion), mais seulement attendre,
en prenant pour guide [nach der Regel) l'imagination,
des cas semblables aux précédents, attente qui n'est
jamais sûre quoiqu'elle puisse souvent être justifiée
par l'expérience {oft eingetroffen sein). Dès lors per-
sonne ne peut dire d'aucun événement, qu'il doit avoir
été précédé d'une chose qu'il a nécessairement suivie,
c'est-à-dire qu'il doit avoir un*î cause. Par conséquent
quoique les cas connus par nous et dans lesquels il y
avait un antécédent de cette espèce, soient assez fré-
quents pour qu'on puisse en tirer une règle, on ne
pourrait pas pour cela admettre que les événements
doivent toujours et nécessairement se produire de
cette façon, et il faudrait laisser aussi une part {sein
Recht lassen) au hasard aveugle, devant lequel cesse
tout usage de la raison; ce qui fonde solidement et
rend irréfutable le scepticisme par rapport aux con-
clusions remontant des efi'ets aux causes.
'. Barni traduit par radical; Born par gravissimus; Abbot, par
thorough. On pourrait peut-être rendre ce mot assez exactement, quoi-
qu'en forçant la pensée deKant, par rigoureux (F. P.J.
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 89
La mathématique * en était jusque-là encore quitte
à bon marché (gut weggekommen)^ parce que Hume en
tenait toutes les propositions pour analytiques, c'est-à-
dire, croyait qu'elles allaient d'une détermination à
l'autre, en vertu de l'identité, par conséquent suivant
le principe de contradiction (ce qui est faux, car toutes
ces propositions sont au contraire synthétiques, et bien
que la géométrie, par exemple, n'ait pas à s'occuper de
l'existence des choses, mais seulement de leur déter-
mination à priori dans une intuition possible, on
passe cependant, tout comme par concept de cause,
d'une détermination A à une détermination B, tout à
fait différente et cependant liée nécessairement à la
première). Mais en fin de compte, cette science, si
vantée pour sa certitude apodictique, doit être vaincue
aussi par l'empirisme dans les principes *, pour la même
raison qui faisait mettre à Hum,e l'habitude à la place
delà nécessité objective dans le concept de la cause;
elle doit se résigner en dépit de tout son orgueil, à mo-
dérer les prétentions hardies qui lui faisaient réclamer
l'acquiescement à;)nm, et attendre l'approbation pour
l'universalité de ses propositions, du bon plaisir (Gw/is^)
des observateurs qui, en qualité de témoins, ne refuse-
raient pas d'avouer qu'ils avaient aussi perçu de tout
temps ce que le géomètre propose (vortràgt) comme
des principes et qui par suite, quand même cela ne se-
* D ami et Abbot emploient le pluriel; nous préférons conserver,
avec Born, le singulier. (F. P.)
2 Nous traduisons littéralement l'expression de Kant (Empirismua
ifi Grundsaizen). iJoru fait de môme {etnpirismus in decretis) ; Abbot dit
simplement this empirism ; Barni, Vempirisme des principes . (F. P.)
90 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
rait pas nécessaire, permeUraien4; pourtant de l'attendre
ainsi à l'avenir. De cette manière l'empirisme de Hume
dans les principes* mène inévitablement aussi au
scepticisme, même par rapport à la mathématique, par
conséquent dans tout usage théorique scientifique de
la raison (car cet usage appartient ou à la philosophie
ou à la mathématique). La raison, dans son usage or-
dinaire * , s'en tirerait-elle mieux (dans un si terrible
effondrement des principales de nos connaissances) ou
bien ne serait-elle pas plutôt enveloppée, d'une manière
plus irréparable encore, dans cette destruction de tout
savoir, par conséquent un scepticisme universel ne doit-
il pas résulter de ces mêmes principes (scepticisme
qui toutefois n'atteindrait que les savants) ? C'est ce que
je laisse à chacun le soin de décider par lui-même.
Or, en ce qui concerne mon travail dans la Critique
de la raison pure, travail qui était occasionné par cette
doctrine sceptique de Hume, mais qui alla beaucoup
plus loin et embrassa tout le champ de la raison pure
théorique dans son emploi synthétique et par consé-
quent aussi ce qu'on appelle d'une façon générale la
métaphysique, j'ai procédé de la manière suivante,
à propos du doute du philosophe écossais sur le con-
cept de la causalité. Que Hume, s'il prenait (comme
cela arrive du reste presque partout) ' les objets de
1 Voyez la note 2 de la page 89. (F. P.)
» Barni traduit par la raison vulgaire l'expression der gcmeine Vcr-
nunflgebrauch, que nous avons rendue littéralement; Born emploie
usui ralionis communi (mdius successurum sitj; Abbot, common reason.
[F. P.)
3 Barni rend à tort uberall par toujours-, Bom se sert d'ubigue; Abbot
d'always. (F. P).
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 91
l'expérience pour des choses en soi, déclarât le concept
de la cause un mensonge et une illusion, il avait tout
à fait raison; car par rapport aux choses en soi et à
leurs déterminations comme telles, on ne peut savoir
(einsehen) comment et pourquoi {vjie darum) ', de ce
qu'une chose A, est posée, une autre chose B doit
aussi être posée nécessairement. Par conséquent, il ne
pouvait en aucune façon admettre une telle connais-
sance à 'priori des choses en soi. Encore moins cet
esprit pénétrant pouvait-il accorder à ce concept une
origine empirique, qui est en contradiction expresse
avec la nécessité de la connexion qui forme l'élé-
ment essentiel du concept de la causalité; par consé-
quent le concept était proscrit et à sa place était intro-
duite l'habitude dans l'observation du cours des per-
ceptions.
Mais il ressortait de mes recherches que les objets
auxquels nous avons à faire dans l'expérience ne sont
nullement des choses en soi, mais simplement des
^\iQnomènQs{blossErscheinungen)y et que si_, relative-
ment aux choses en soi, il ne peut pas du tout être com-
pris [ahzusehen), bien plus s*il est impossible de savoir
(einsehen), comment lorsque A est posé, il doit y avoir
contradiction à ne pas poser B, qui diffère conplète-
ment de A (ou la nécessité de connexion entre A comme
cause et B comme effet), on peut cependant parfaite-
ment bien se figurer qu'ils * doivent être en tant que
• Nous traduisons les deux mots. Born écrit quomodo propterea
quod; Bami on ne peut voir commest, parce qu'o» admet; Abbol, why
because. (F. P.)
3 Barni rapporte sie aux choses eu soi, après Born ; Âbbot met sim-
92 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
phénomènes, nécessairement liés dans une expérience
d'une certaine manière (par exemple relativement au?i
rapports de temps) et ne peuvent être séparés sans con-
tredire la liaison même, au moyen de laquelle est
possible cette expérience dans laquelle ils sont objets
et peuvent seulement être connus par nous. Et les
choses se trouvèrent être ainsi en réalité ; si bien que
j'ai pu non seulement prouver la réalité objective du
concept de la cause eu égatd aux objets de l'expé-
rience, mais encore le déduire^ en tant que concept
à priori, à cause de la nécessité de la connexion qu'il
entraîne avec lui, c'est-à-dire faire sortir [darthun ans)
sa possibilité de l'entendement pur, sans sources em-
piriques ; et ainsi, après avoir écarté l'empirisme de son
origine, j'ai pu éloigner complètement la conséquence
inévitable de l'empirisme, je veux dire le scepticisme ;
d'abord par rapport à la science de la nature, ensuite
aussi par rapport à la mathématique, à cause de l'iden-
tité parfaite des principes dont découlent la physique
et la mathématique, sciences qui toutes deux se rappor-
tent à des objets d'expérience possible. J'ai donc
complètement écarté le doute * de tout ce que la rai-
son théorique affirme percevoir {einzusehen) *.
Mais qu'arrive-t-il de l'application de cette catégorie
plement they. On peut soutenir, qu'indirectement, c'est là le sens;
mais il semble bien que, dans la phrase, sie se rapDorte à A et à Bé
(F. P.)
1 Le texte porte dm totaien Zweifd; nous avons rendu totalen par
l'adverbe complèiement. (F. P.)
2 Barni rend ce mot par perspicere; Abbot, par to diseern; Barni, par
{tout le scepticisme qui peut porter) sur les assertions de la raison théo-
rique. (F. P.)
DES PJRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 93
de la causalité (et aussi de toutes les autres, car sans
elles on ne peut avoir aucune connaissance de ce
qui existe) aux choses qui ne sont pas des objets
d'expérience possible, mais qui sont placées au
delà des limites de l'expérience? Car je n'ai pu
déduite la réalité objective de ces concepts que
par rapport aux objets d'expérience possible. Mais
le fait même de les avoir sauvés du moins dans ce
cas *, et d'avoir prouvé (gewiesen habe) que des objets
peuvent être pensés (denken sich lassen) par leur moyen
quoique non déterminés à priori, leur donne une place
dans l'entendement pur, par lequel ils sont rapportés à
des objets en général (sensibles ou non sensibles). Si
quelque chose manque encore, c'est la condition de
V application de ces catégories, et notamment de celle
de la causalité, à des objets, à savoir l'intuition, qui là
où elle n*est pas donnée, en rend impossible Taupli-
cation, en vue de la connaissance théorique de V objet y
comme noumène, et par conséquent l'interdit complè-
temeut à quiconque ose la tenter (comme cela s'est
produit aussi dans la Critique de la raison pure). Ce-
pendant, la réalité objective du concept subsiste tou-
jours et il peut même être employé à l'égard des
noumènes, mais sans qu'on puisse ie déterminer théori-
quepaent le moins du monde ei par là produire aucuiie
* La traduction est littérale : Born (verum eo ipso, quod aam eiiam
solum hanc in causam scrvavi, quodque docui eo tanxen pcise res objectas
cogitari) et Barni {par cda seul que je les ai sauvéea dans ce cas et que
fai montré, etc.), ont plutôt interprété que traduit. Abbot traduit:
But oneven this veryfact, thaï I hâve saved them only in case I hâve proveà
that. etc. (F. P.)
94 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
connaissance. En effet, que ce concept ne contienne rien
d'impossible, même par rapport à un objet* , c'est ce
qui a été prouvé par le fait qu'un siège lui était assuré
dans Tentendement pur pour toute application aux
objets des sens et que si, par la suite, rapporté aux
choses en soi (qui ne peuvent être des objets de l'expé-
rience), il n'est capable d'aucune détermination pour la
représentation d'unubjet dle'ierwme en vue d'une connais-
sance théorique, il pouvait toujours cependant encore
pour quelque autre usage (peut-être pour l'usage pra-
tique) être capable d'une détermination en vue de l'ap-
plication à cet usage même (zur Anwendung desselbeny.
C'est ce qui ne pourrait être si, comme le soutient
Hume, ce concept de la causalité contenait quelque
chose qu'il est partout (ûberall) 'impossible de penser
[denkeii).
Pour découvrir maintenant cette condition de l'ap-
plication du concept mentionné aux non mènes, nous
devons seulement nous rappeler [zurûcksehen) pour-
quoi nous ne sommes pas contents de V application de ce
concept aux objets d'expérience, et pourquoi nous dési-
rerions bien aussi en faire usage pour les choses en
soi. En effet il sera bientôt manifeste que c'est un
but pratique et non théorique, qui nous fait une néces-
sité de ce désir {dièses %ur Nolhwendigkeit macht).
' Barni ajoute, pour plus de clarté, dit-il, ces mots : comme novh
mène, qui ne sont pas dans le texte. (F. P.)
2 Abbot traduit ainsi : Il might be capable of being determined so as
to hâve such application. (F. P.)
3 Nous traduisons littéralement ce mot, que Born rend par omnino
Barni par absolumeni. Abbot par absoluldy. (F. P )
DES PMNCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 95
Quand même nous réussirions à le réaliser (wenn es
uns damit auch gelange), nous ne ferions pour la spécu-
lation aucune acquisition véritable dans la connais-
sance de la nature et en général par rapport aux objets
qui peuvent nous être donnés d'une façon quelconque
{irgend), mais nous ferions, au pis aller, un grand pas
dans la voie du conditionné par les sens =Sinnlichbe'
dingten (dans lequel nous avons déjà assez à faire pour
nous maintenir et pour parcourir soigneusement la
chaîne des causes) au supra-sensible ', pour compléter
et limiter notre connaissance du côté des principes,
bien que toujours un abîme infini restât sans être com-
blé entre cette limite et ce que nous connaissons, et
que nous obéissions à une vaine curiosité plutôt qu'à
un véritable désir de savoir.
Mais outre le rapport que soutient Ventendement
avec des objets (dans la connaissance théorique), il en
soutient un autre avec la faculté de désirer, qui pour
cette raison s'appelle la volonté, et la volonté pure, en
tant que l'entendement pur (qui dans ce cas s'appelle
raison) est pratique par la simple représentation d'une
loi. La réalité objective d'une volonté pure ou ce qui est
la même chose {einerlei), d'une raison pure pratique
est, dans la loi morale, donnée à priori comme par un
fait {Factum), car on peut appeler ainsi une détermi-
nation de la volonté, qui est inévitable, bien qu'elle ne
repose pas sur des principes empiriques. Or, dans le
' Barni dit: Nous passerions du monde sensible... au monde supra-sen-
sible. Nous préférons traduire littéralement, comme l'ont lait dail-
leurs Born et Abbot. (F. P.)
96 ANALYTIQUE D£ LA RAISON PURE PRATIQUE
concept d'une volonté est déjà contenu le concept de la
causalité, par conséquent dans celui d'une volonté
pure est contenu le concept d'une causalité avec liberté,
c'est-à-dire d'une causalité qui ne peut être déterminée
d'après des lois naturelles, qui par conséquent n'est
capable d'aucune intuition empirique, comme preuve
de sa réalité, mais qui néanmoins (comme on le
voit aisément), justifie pleinement à priori sa réa-
lité objective dans la loi pure pratique, non pas
en vue de l'usage théorique, mais simplement en
vue de l'usage pratique de la raison. Quant au
concept d'un être qui a une volonté libre, c'est le con-
cept d'une causa noumenon. On est déjà certain que ce
concept ne se contredit pas lui-même, par ce fait que
le concept d'une cause, comme complètement tiré
{entsprungen) de l'entendement pur et en même temps
assuré par la déduction, quant à sa réalité objective
relativement aux objets en général, indépendant aussi
par son origine de toutes conditions sensibles, par con-
séquent non limité par lui-même aux phénomènes (si
ce n'est là où on en veut faire un usage théorique dé-
terminé), peut certainement être appliqué aux choses
qui sont des êtres de Tentendement pur [Dinge als
reine Verstandeswesen^). Mais comme aucune intui-
tion, autre qu'une intuition sensible, ne peut être sou-
mise à cette application, la causa noumenon^ relative-
ment à l'usage théorique de la raison, n'est qu'un
* Bami traduit aux choses purement intelligibles, Born ad res quà na-
turas puras intelligibiles , Abbot to things that are objccls of the pure
under standing. Notre traduction est littérale. (F. P.)
DES PRINCIPES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 97
concept vide, quoique possible et concevable (denk-
harer). Je ne désire point maintenant connaître théori-
quement par là la nature d'un être, en tant qu'il a une
volonté pure; il me suffit de le désigner par là comme
tel, par conséquent d'unir le concept de la causalité
avec celui de la liberté (et, ce qui en est inséparable,
avec la loi morale, comme son principe de détermi-
nation). Ce droit m'appartient sans doute en vertu de
l'origine pure, non empirique du concept de la cause,
car je ne me crois autorisé à en faire usage que par rap-
port à la loi morale qui en détermine la réalité, c'est-
à-dire qu'à en faire uniquement un usage pratique.
Si j'avais, avec Hume^ enlevé au concept de la cau-
salité la réalité objective dans l'usage pratique ' non
seulement par rapport aux choses en soi (au supra-sen-
sible), mais aussi par rapport aux objets des sens, il
aurait perdu toute signification et serait, comme un
concept théoriquement impossible, déclaré complète-
ment inutile; et, comme de rien {von Nichts), on ne
peut faire aucun usage*, l'emploi pratique d'un con-
cept théoriquement nul eût été absurde. Or, le concept
d'une causalité empiriquement inconditionnée est sans
doute vide théoriquement (c'est-à-dire sans intuition
qui y soit appropriée = schickende darauf)^ il est
■ Lo texte porte praklischen dans toutes les éditions, et Born om-
ploio praclico. Bami et Abbot considèrent ce mot comme une erreur
et y substituent le mot de théorique. Le contexte semble exiger cette
substitution. (F. P.)
- Traduction littérale , lîarni traduit d'une façon moins exacte :
comme de rien on ne peut faire quelque chose; Born fcumqne nihili nullus
quoquc usus fleri possilj et Abbot fsince what is nothing cannât be made
any use of) sont plus précis. (F. P.)
KANT, Cr. de la rais. prat. 7
98 ANALYTIQUE DE LA. RAISON PURE PRATIQUE
cependant toujours possible, il se rapporte à un objet
indéterminé, mais en revancbe {statt dièses) il reçoit
une signification de la loi morale, par conséquent au
point de vue pratique. Ainsi,si je n'ai à vrai dire aucune
intuition qui en détermine la réalité théorique et objec-
tive (objective iheoretische Realitàt)^ il n'en a pas moins
une application réelle qui se montre in concreto dans
des intentions ou des maximes, c'est-à-dire une réalité
pratique qui peut être indiquée [angegehen); ce qui est
suffisant pour le justifier, même par rapport aux nou-
mènes.
Cette réalité objective une fois attribuée à un con-
cept pur de l'entendement dans le domaine du supra-
sensible, donne désormais aussi à toutes les autres caté-
gories, quoique toujours seulement en tant qu'elles sont
dans une liaison nécessaire avec le principe détermi-
nant de la volonté pure, avec la loi morale, une réalité
objective, mais simplement applicable dans la pratique
(bloss praktisch-anwendbare Realiiàt)^ qui n'a pas la
moindre influence pour étendre la connaissance théo-
rique de ces objets, comme pénétration (Einsicht) ' de
leur nature par la raison pure. Aussi trouverons-nous
par la suite que les catégories n'ont jamais rapport
qu'à des êtres en tant qu'intelligences , et dans ces
intelligences, qu'à la relation de la raison à la
volonté, par conséquent qu'à la pratique et ne s'ar-
rogent au delà aucune connaissance de ces êtres *;
1 Barni ne traduit pas ce mot; Born emploie perspicentia ; Abbot,
the discernmeni. (F. P.)
« Traduction littérale de l'exijressiou weiter hinaus sich kein Hrkenn-
tniss derselben amnassen; Born dit de môme lUtraque nuUam sibi earum
.PURE PI
:ïiTt ap
1"! f) i;
r'iiui
.■;!,,i-'m,.,i;'1 rj.aat hjo iioi' -
■1 î '4'''' t
J'i;i,T]|. ! a.i:lij:te't|iM i
i::iOiiiii:i : S6 ]-at|:»|l*i
• Jiïiiiiie. , iQÔïiie liift II.)
•i. iii'itijp:! !::,;■;• on, raiMoi
liiefij'O;!! 5 ]iratiqii:|^|
;:|; l'mi i:!;ii:clO'Qri<J:|
■' [iii.jirc 'l,ii;orîqiieî,;to;
\x\m& sciul'ïinentî^l],
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' ï.-'iil
I ; .... . ■:r ■'Bni.eM^mkm,
I il '. ': :i. 'M MU t<'iii.i:]iju; tli
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CHAPITRE II
DU CONCEPT D UN OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE
J'entends par un concept de la raison pratique la
représentation d'un objet comme d'un effet possible
par la liberté. Etre un objet de la connaissance pra-
tique, comme telle, ne signifie donc que le rapport de
la volonté à l'action par laquelle l'objet ou son opposé
{Gegentheil) serait réalisé. Juger si quelque chose est
ou n'est pas un objet de la raison pure pratique, ce
n'est que discerner la possibilité ou l'impossibilité de
vouloir cette action par laquelle, si nous avions le
pouvoir requis (ce dont l'expérience doit juger), un
certain objet serait réalisé. Si l'objet est pris comme
principe déterminant de notre faculté de désirer, il faut
connaître s'il est physiquement possible par le libre
usage de nos forces, avant de juger si c'est ou non un
objet de la raison pratique. Au contraire, si la loi
peut être considérée à priori comme le principe déter-
minant de l'action, partant l'action comme déterminée
DU CONCEPT D|[UN OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 101
par la raison pure pratique, le jugement qui décide si
une chose est ou n'est pas un objet de la raison pure
pratique, est alors tout à fait indépendant de la com-
paraison avec notre pouvoir physique, et la question
est seulement de savoir si nous avons le droit (durfen)
de vouloir une action dirigée sur l'existence d'un objet,
alors que celui-ci serait en notre pouvoir; par con-
séquent, c'est la possibilité morale de l'action qui doit
précéder; car dans ce cas, ce n'est pas l'objet, mais la
loi de la volonté qui en est le principe déterminant.
Les seuls objets d'une raison pratique sont donc le
Bien {Guten) et le Mal {Bôsen). Car par le premier on
comprend un objet nécessaire de la faculté de dési-
rer, par le second un objet nécessaire de la faculté
d'abhorrer (Verabschemingsvermôgens)y l'un et l'autre
étant en accord avec un principe de la raison.
Si le concept du bien n'est pas dérivé d'une loi pra-
tique antérieure, mais s'il doit au contraire lui servir de
fondement, il ne peut être alors que le concept d'une
chose (etwas) dont l'existence promet du plaisir et
détermine ainsi à le produire la causalité du sujet,
c'est-à-dire la faculté de désirer. Or, comme il est
impossible de voir (einsehen) à priori, quelle repré-
sentation sera accompagnée de plaisir, quelle repré-
sentation sera au contraire accompagnée de peine
(Utilust), ce serait exclusivement à l'expérience qu'il
appartiendrait de décider ce qui est immédiatement
bon ou mauvais. La propriété du sujet, par rapport à
laquelle seule cette expérience peut être faite, c'est le
sentiment du plaisir et de la peine, comme réceptivité
102 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
appartenant au sens interne; et ainsi le concept de ce
qui est immédiatement bon ne s'appliquerait qu'à ce
sivec quoi est immédiatement liée la sensation du plaisir
{Vergnugens], le concept de ce qui est tout simplement
mauvais {Schlechthin-Bôsen) ne devrait être appliqué
qu'à ce qui excite immédiatement la douleur. Mais
comme cela est déjà contraire à l'usage de la langue
qui distingue l'agréable {Angenehme) du bien, et le
désagréable j du mal {Bosen), qui exige que le bien et
le mal soient jugés (beurtheilt) en tout temps par la
raison, partant par des concepts qui peuvent être com-
muniqués àtous (sieh allgemein mittheilen lassen) et non
par une simple sensation qui est limitée à des objets
individuels et à la capacité de les recevoir {deren
Empfanglichkeit) ' : que cependant un plaisir ou une
peine ne peuvent par eux-mêmes être immédiatement
liés k aucune représentation d'un objet à priori ^, le
philosophe qui se croirait obligé de donner pour fon-
dement à son jugement pratique un sentiment du
plaisir, nommerait alors bon ce qui est un moyen pour
arriver à l'agréable, et mauvais, ce qui est cause du
désagrément (Unannehmlichkeit) et de la douleur;
car le jugement sur le rapport des moyens aux fins
appartient certainement à la raison. Mais, quoique la
raison seule ait le pouvoir de discerner (einsehen) la
* Traduction littérale. Born traduit par quœ ad res singtdares ea-
rumque receptivitatem adstringilur ; Barni, par qui est restreinte à des
objets individuels et à la manière dont ils nous affectent ; Abbol trouve
que le mot objets n'a aucun sens et corrige ainsi le texte, wich is
limited to individual subjects and their susceptibUity. (F. P.)
- Nous faisons, avec Abbot, rapporter à priori k objet, et non k
peuvent, comme le font Born et Barni. (F. P.)
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 103
connexion des moyens avec leurs fins (de sorte qu'on
pourrait aussi définir la volonté, le pouvoir des fins,
puisque celles-ci sont toujours des principes déter-
minants de la faculté de désirer d'après des principes),
les maximes pratiques qui découleraient, simplement
comme moyens, du concept du bien dont il est question,
ne contiendraient jamais cependant, comme objet de la
volonté, quelque chose de bon en soi, mais seulement
toujours quelque chose de bon pour une autre chose
{injendwozu); le bien serait toujours simplement l'utile
(J\ûtzliche)y et ce à quoi il serait utile devrait toujours
résider en dehors de la volonté, dans la sensation. Si
donc celle-ci devait être distinguée, comme sensation
agréable, du concept du bien, il n'y aurait nulle part
rien d'immédiatement bon, mais le bien ne devrait
être cherché que dans les moyens d'arriver à quelque
autre chose, c'est à dire à quelque agrément {irgend
einer Annehmlichkeit).
Une vieille formule des écoles: nihil appetimus, nisi
$uh rationeboni; nihil avers amur , nisi sub ratione inali,
trouve un emploi souvent exact, mais souvent aussi
très pernicieux {nachtheiligen) pour la philosophie,
parce que les expressions de boni et de mali con tiennent,
par suite de la pauvreté [Einschrànkumf) de la langue,
une ambiguïté qui les rend susceptibles d'un double
sens, retombe inévitablement par suite sur les lois
pratiques et oblige la philosophie qui, en employant
ces expressions, aperçoit fort bien la différence des
concepts compris sous le même mot_, mais qui cepen-
dant ne peut trouver d'expressions particulières pour
104 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
l'exprimer, à des distinctions subtiles sur lesquelles on
peut ensuite ne pas être d'accord, puisque la différence
(Unterschied) des deux concepts ne pouvait être mar-
quée immédiatement par aucune expression appropriée
[angemesseîi)* .
La langue allemande ' a le bonheur de posséder
des expressions qui ne laissent pas échapper cette dif-
férence. Pour désigner ce que les Latins appellent d'un
mot unique bonumj elle a deux concepts très-distincts
et deux expressions non moins distinctes. Pour bonum,
elle a les deux mots Gute et Wohl, pour mahm, Bôse et
Uehel (ou Weh), de sorte que nous exprimons deux
jugements tout à fait différents lorsque nous considérons
dans une action qui en constitue ou ce qu'on appelle
Gute et Bôse ou ce qu'on appelle Wohl et Weh {Uebel),
De là il résulte donc que la proposition psychologique
* En outre, l'expression stib raiione boni est, elle aussi, ambiguë
(zwcideutig), car elle signiûe tout aussi bien : nous nous représentons
quelque chose comme bon, lorsque et parce que nous le désirons
(voulons), que : nous désirons quelque chose, parce que nous nous
le représentons comme bon ; de sorte que c'est, ou bien le désir qui est
le principe déterminant du concept de l'objet comme d'un bien, ou
le concept du bien qui est le principe déterminant du désir (de la
volonté) ; et alors, dans le premier cas, l'expression sub ratione boni,
SignilieraiL que nous voulons quelque chose sous l'idée du bien; dans
]e second cas, que nous le voulons en conséquence de cette idée {zu
Folge dieser Idée) qui, comme principe déterminant du vouloir, doit le
précéder.
« Barnl remarque que la langue française a le même défaut que la
langue latine ; Abbot, que l'anglais marque cette distinction, mais
d'une façon imparfaite : evil rendant Bôse ; good, Gute ; well, loeai, Wohl ;
iU et bad. Uebel ; woe, Weh. Born se sert de bonitas ou pravitas, de
prospéra ou de iristis conditio. — On ne pourrait, en remplaçant par
des mots français, les mots allemaiids que Kant cherche à définir, que
donner une fausse expression à sa pensée : le sens en est clair d'après
le contexte. (F. P.)
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 105
énoncée pi us haut est au moins très douteuse {ungewiss) ,
si on la traduit ainsi : nous ne désirons rien que par rap-
port à ce que nous appelons notre Wohl ou Weh ; au con-
traire, qu'elle devient inconstablement vraie, qu'elle
cjst en même temps exprimée tout à fait clairement, si
3n la rend ainsi : nous ne voulons rien, sous la direc-
tion {Anweisung) de la raison, que ce que nous tenons
pour bon ou mauvais, au sens de Gute et de Bose.
Wohl ou Uebel ne désignent jamais qu'un rapport à ce
qui dans notre état est agréable ou désagréable {Annehm-
lichkeitj Unannehmlkhkeit), constitue un plaisir ( Ver^?m-
gens) et une douleur (Schmer^ens), et si, pour cette rai-
son, nousdésironsourepous5ons(i;e/'a&sc/ieMen) un objet,
c'est seulement dans la mesure où il est rapporté à
notre sensibilité et au sentiment du plaisir et de la
peine [Lust, Unhist) qu'il produit. Gute et Bose indiquent
toujours une relation à la volonté, en tant qu'elle est
déterminée par la loi de la raison à faire de quelque
chose son objet ; car elle n'est jamais immédiatement
déterminée par l'objet et par la représentation de cet
objet, mais elle est un pouvoir de se faire d'une règle
de la raison le motif [Bewegursache) d'une action (par
laquelle un objet peu* être réalisé). Gute ou Bose se
rapportent donc proprement à des actions et non à la
façon de sentir {Empfindungszustand) de la personne,
et si quelque chose devait simplement (et à tous égards
et sans autre condition) être bon ou mauvais {gut oder
bose) ou considéré comme tel en ce sens, ce serait seu-
lement la manière d'agir, la maxime de la volonté,
par conséquent la personne même qui agit comme un
106 ANALYTIQUE DE LA. RAISON PURE PRATIQUE
homme bon ou mauvais {guier oder baser) y et non une
chose qui pourrait être ainsi appelée.
Ainsi on pouvait bien se moquer du stoïcien qui, en
proie aux plus violentes attaques de goutte, s'écriait:
Douleur, tu as beau me tourmenter, je n*avouerai
jamais que tu sois quelque chose de mauvais = etwas
Bôses (xax(iv, malum) ! il avait cependant raison. Ce
qu'il sentait, ce qui lui arrachait des cris, c'était ce
que nous appelons Uebely mais il n'avait aucune raison
d'admettre que quelque chose de mauvais (Bôses) se
fût par là attaché à lui; car la douleur ne diminuait en
rien la valeur de sa personne, mais seulement la valeur
de son état (Zustand). Un seul mensonge, dont il eût
eu conscience, aurait dû abattre son courage [Muth) ' .
Mais la douleur n'était pour lui qu'une occt jion de le
grandir (erheben), s'il avait conscience de ne l'avoir
méritée par aucune action injuste et de ne pas s'être
ainsi lui-même préparé un châtiment (sich dadurch
strafwûrdig gemacht habe) .
Ce qu'il convient d'appeler gut,. c'est ce qui^ dans le
jugement de tout homme raisonnable, doit [miiss) être
un objet de la facilté de désirer ; ce que nous devons ap-
peler bôse, c'est ce qui aux yeux de chacun est un objet
d'aversion ; par conséquent, outre le sens (ausser dem
Sinne)y il faut encore la raison pour ce jugement (Beur-
theilung). Ainsi en est-il de la véracité en opposition
avec le mensonge, de la justice en opposition avec la
violence, etc. Mais nous pouvons nommer f/eôe/ une
' Bom traduit par onimam; Bami, par fierté; Abbot, parprirfff. (F. P.,
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 107
chose que chacun doit (muss) en même temps recon-
naître pour bonne (gfu/), quelquefois médiatement, quel-
quefois même immédiatement. Celui qui se soumet à
une opération chirurgicale, la sent sans doute de ma-
nière à éprouver ce que nous appelons Uehel, mais il
reconnaît et chacun reconnaît par la raison, qu'elle est
un bien {qui). Mais si quelqu'un, qui se plaît à taquiner
et à tourmenter les gens paisibles, s'adresse enfin mal
un jour et est renvoyé avec une volée bien conditionnée
de coups de bâton [mit einer tûchtigen Traclit Schlàge)^
c'est là sans doute pour lui ce que nous appelons Uehél^
mais chacun y applaudit et considère la chose comme
bonne [gut) en soi, quand même il n'en résulterait rien
de plus; bien plus, celui-là même qui reçoit les coups,
doit (wîiss) reconnaître dans sa raison qu'il les a mérités,
parce qu'il voit là rigoureusement mise en pratique, la
proportion entre le bien-être et la bonne conduite, que
la raison lui présente nécessairement.
Sans doute le jugement de notre raison pratique
dépend 'pour une très grande part {gar sehr viel), de ce
que nous appelons notre Wohl et notre IVe/i, et en ce
qui concerne notre nature d'êtres sensibles, tout se
rapporte à notre bonheury si l'on en juge comme le ré-
clame spécialement la raison, non d'après la sensation
éphémère, mais d'après l'influence qu'a cet événement
fortuit ' sur toute notre existence et sur le contente-
ment que nous en éprouvons {Zufriedenheit mit dersel-
hen); mais tout en général ne se rapporte pas toutefois
' Traduction littérale de dièse ZufdUigkeit. Born emploie foriuitum
iUud ; Barni chacune de ces sensoUions fugitives ; Abbot, this. (F. P.)
108 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
au bonheur. L'homme est un être qui a des besoins,
en tant qu'il appartient au monde sensible, et sous ce
rapport, sa raison a certainement une charge qu'elle ne
peut décliner à l'égard de la sensibilité, celle de s'oc-
cuper des intérêts de cette dernière, de se faire des
maximes pratiques, en vue du bonheur de cette vie
et aussi, quand cela est possible, du bonheur d'une
vie future. Mais il n'est pourtant pas animal, assez com-
plètement pour être indifférent à tout ce que la raison
lui dit par elle-même et pour employer celle-ci simple-
ment comme un instrument propre à satisfaire ses
besoins, comme être sensible. Car le fait d'avoir la
raison ne lui donne pas du tout une valeur supérieure à
la simple animalité, si elle ne lui doit servir que pour ce
qu'accomplit l'instinct chez les animaux; la raison ne
serait en ce cas qu'une manière particulière dont la na-
ture se serait servie pour armerfflwssMfMsfgw) l'homme en
vue de la fin à laquelle elle a destiné les animaux, sans
lui en assigner une autre plus élevée. Donc l'homme a
besoin sans doute, d'après cette disposition que la na-
ture a prise pour lui, de la raison pour prendre toujours
en considération son bien et son mal {Wohl und Weh)^,
mais il la possède encore en outre pour une utilité
(Behuf) plus haute, c'est-à-dire aussi, non seulement
pour examiner (in Ueberlegung zu nehmen) ce qui est
en soi bon ou mauvais {gut oder bôse) et ce que peut
seule juger la raison pure, absolument désintéressée au
point de vue sensible {sinnlich gai' nicht interessirte)^
* Born se sert de scUutem et de miseriam. (F. P.)
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 109
mais encore pour distinguer complètement cejugemont
du précédent et faire de celui-ci la condition suprême
du dernier.
En jugeant ainsi du bien et du mal en soi [an sich
Guten und Bôsen), pour les distinguer de ce qui ne peut
être ainsi nommé que par rapport à ce que nous avons
appelé Wohl et Uebely il importe de considérer les points
suivants. Ou bien un principe rationnel est déjà
conçu en soi comme le principe de détermination
de la volonté, sans égard aux objets possibles
de la faculté de désirer (par conséquent simplement
par la forme de loi = gesetzliche " de la maxime) ;
dans ce cas, ce principe est une loi pratique à priori et
la raison pure est supposée être pratique par elle-même.
La loi détermine alors immédiatement la volonté, Tac-
tion conforme à la loi esi bonne (gut) en soi, une volonté
dont la maxime est toujours conforme à cette loi est
bonne absolument [schlechierdings), à tous égards et
forme la condition suprême de tout bien (Guten), Ou bien
il y a un principe déterminant de la faculté de désirer
antérieur à la maxime de la volonté, et cette dernière
suppose un objet de plaisir ou de déplaisir, parlant
quelque chose qui satisfait (vergnûgt) ou qui cause de
la douleur {s chmerzt); la maxime de la raison, recher-
cher l'un et fuir l'autre, détermine les actions comme
bonnes (gut) relativement à notre penchant, partant
médiatement (par rapport à un autre but, comme
moyens d'y arriver), et alors ces maximes ne peuvent
* Voyez p. 4, pourquoi nous traduiscus littéralement ce mot.
(F. P.)
110 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
jamais s'appeler des lois, mais des préceptes rationnels
et pratiques, La fin elle-même, la satisfaction que nous
cherchons est dans le dernier cas, non ce que nous
appelons Gute, mais ce que nous appelons Wohlj non un
concept de la raison, mais un concept empirique d'un
objet de la sensation. Si l'emploi du moyen pour at-
teindre ce but, c'est-â-dire l'action* (parce que pour
cela une délibération de la raison est nécessaire), s'ap-
pelle cependant bonne {gut), ce n'est pas d'une façon
absolue (sçhlechthin), mais seulement par rapport à
notre sensibilité, eu égard à son sentiment du plaisir
et de la peine ; et la volonté, dont la maxime est par
là affectée, n'est pas une volonté pure, qui n'a rapport
qu'à ce en quoi [mir auf das geht, wobei) la raison pure
peut être pratique par elle-même.
C'est ici le lieu d'expliquer le paradoxe de la mé-
thode dans une Critique de la raison pratique, à savoir
que le concept du bien (Guten) et du mal{Bôsen) ne doit pas
être déterminé avant la loi morale {à laquelle, d'après V ap-
parence, il devrait servir de fondement) , mais seulement
[comme il arrive ici) après cette loi et par elle. Même si
nous ne savions pas que le principe de la moralité est une
loi pure déterminant à priori la volonté, nous devrions
encore, pour ne pas admettre les principes tout à fait
gratuitement [gratis)^ laisser au moins au commence-
ment indécise la question de savoir si la volonté a
simplement des principes empiriques de détermination
1 Barrii fait, à tort, de Handlung fder Gebrauch des Mittels dazu, d. i.
die Handlung), Tappositif de dazu, au lieu de le rapporter à der Gt-
hrauch des Mittels. (F. P.)
BD CONCEPT D*UN OBJET Diù LA RAISON PURE PRATIQUE 111
OU si elle a aussi des principes déterminants purs à
-priori; car il est contraire à toutes les règles essentielles
(Griiudregeln) de la méthode philosophique de sup-
poser déjà comme décidé ce qu'on doit tout d'abord
résoudre. Supposons que nous voulions maintenant
partir du concept du bien pour en dériver les lois de
la volonté, ce concept d'un objet (en tant que bon)
donnerait en même temps cet objet comme l'unique
principe déterminant de la volonté. Comme maintenant
ce concept n'aurait pour règle aucune loi pratique à
priori, on ne pourrait placer la pierre de touche du bien
ou du mal dans aucune autre chose que dans l'accord
de l'objet avec notre sentiment du plaisir ou de la
peine, et la raison n'aurait d'autre usage que de déter-
miner soit ce plaisir ou cette peine dans sa connexion
comp]è{e {im ganzen Zusammenhaiige) avec toutes les
sensations de mon existence, soit les moyens de m'en
procurer l'objet. Or, comme l'expérience seule peut
indiquer ce qui est conforme (gemàss) au sentiment
du plaisir, et que la loi pratique, d'après la donnée (der
'
i"
il
1
1
i
1 1
l'il'
!'
':
lll
';!'
__
i'
412 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
et dans la mesure où celle-ci prescrit aux maximes la
simple forme de loi = gesetzliçhe ', sans égard à aucun
objet). Mais comme on prenait déjà pour fondement
de toute loi pratique un objet déterminé d'après des
concepts du bien et du mal (Guten und Bôsen), et que cet
objet ne pouvait, faute d'une loi antérieure, être conçu
que d'après des concepts empiriques, on s'était déjà par
avance privé de la possibilité de concevoir seulement
une loi pure pratique, tandis qu'on aurait trouvé au
contraire, si l'on avait d'abord recherché analytique-
ment cette loi, que ce n'est pas le concept du bien,
comme d'un objet, qui détermine et rend possible la
loi morale, mais inversement que la loi morale déter-
mine et rend possible d'abord le concept du bien, en
tant qu'il mérite absolument {schîechthin) ce nom.
Cette remarque , qui concerne simplement la
méthode à suivre dans les recherches morales les plus
hautes, est importante. Elle explique d'un seul coup la
cause occasionnelle de toutes les erreurs des philo-
sophes relativement au principe suprême de la morale.
Car ils cherchaient un objet de la volonté pour en faire
la matière et le fondement d'une loi (qui devait être
alors, non immédiatement, mais par l'intermédiaire de
cet objet rapporté au sentiment du plaisir ou de la
peine, le principe déterminant de la volonté), tandis
qu'ils auraient dû d'abord chercher une loi qui dé-
terminât à priori et immédiatement la volonté et ensuite
l'objet conformément à la volonté. Or ils pouvaient
« Voyez p. 4, (F. P.)
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 113
placer cet objet du plaisir, qui devait fournir le con-
cept suprême du bien, dans le bonheur, dans la perfec-
tion, dans la loi morale* ou dans la volonté de Dieu,
leur principe était toujours une hétéronomie et ils
devaient inévitablement renconirer [stossen] pour une
loi morale des conditions empiriques, parce qu'ils ne
pouvaient en nommer bon ou mauvais {gut oder bôse)
l'objet, comme principe de détermination immédiat de
la volonté, que d'après son rapport immédiat au senti-
ment, qui est empirique dans tous les cas. Il n'y a
qu'une loi formelle, c'est-à-dire une loi telle
qu'elle ne prescrive à la raison rien de plus, comme
condition suprême des maximes, que la forme de sa
législation (Gesetzgebung) universelle, qui puisse à
priori être un principe déterminant de la raison pra-
tique. Les anciens laissaient voir ouvertement cette
erreur, en dirigeant complètement leurs recherches
morales vers la détermination du concept du souverain
bien, partant d'un objet dont ils avaient l'intention de
faire ensuite le principe déterminant de la volonté
dans la loi morale, tandis que c'est seulement beau-
coup plus tard, quand la loi morale a été bien établie
par elle-même et justifiée comme principe de déter-
mination immédiat de la volonté, que cet objet peut
être représenté à la volonté maintenant déterminée à
priori d'après sa forme : et c'est ce que nous voulons
entreprendre dans la Dialectique de la raison pure
* Nous traduisons littéralement le texte, im moralischem Gesetze, que
donnent presque toutes les éditions et qu'accepte Bom (in lege mo-
raii). Mais il seml le bien qu'on doive, avec Hailenstein, Barni et
Abbot, mettre senlimenl moral au lieu de loi morale. (F. PO
KAHT, Cr. de la rais. prat. 8
114 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
pratique. Les modernes, pour qui la question du souve-
rain bien est alors d'usage ou au moins parait être
devenue une chose accessoire, déguisent l'erreur men-
tionnée plus haut (comme dans beaucoup d'autres cas),
sous des mots indéterminés; cependant on ne la
découvre pas moins dans leurs systèmes, car elle se
traduit toujours alors par l'hétéronomie de la raison
pratique, d'où ne peut jamais sortir désormais une loi
morale qui commande universellement à priori (allge-
mein gebietendes).
Or puisque les concepts du bien et du mal
{Guten und Bôsen), comme conséquences de la
détermination à priori de la volonté, supposent aussi
un principe pur pratique ^ partant une causalité de la
raison pure, ils ne se rapportent pas, à l'origine (pour
ainsi dire, comme déterminations de l'unité synthétique
de la diversité = Mannigfaltigen, d'intuitions données
dans une conscience) à des objets, comme les concepts
purs de l'entendement ou les catégories de la raison
théoriquement employée, ils supposent au contraire ces
objets comme donnés*, mais ils sont tous ensemble
des modes (modi) d'une catégorie unique, de la caté-
gorie de la causalité, en tant que le principe détermi-
nant de celle-ci consiste dans la représentation ration-
nelle d'une loi que la raison se danne à elle-même
comme loi de la liberté, en se révélant ainsi à
priori comme pratique. Cependant comme les actions
sont d'une part soumises à une loi, qui n'est pas une
I Nous faisons rapporter sie à concepts, avec Abbot ; le contexte ne
permet pas de le rapporter à catégories, comme le fait Barni. (F. P.)
DU GONCEPt d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 115
loi de la nature, mais une loi de la liberté, partant
appartiennentà la conduite d'êtres intelligibles, maisque
(Vautre part, elles appartiennent cependant aussi aux
phénomènes, en tant qu'événements du monde sensible,
les déterminations d'une raison pratique ne peuvent
avoir lieu que par rapport aux phénomènes, partant
que conformément aux catégories de l'entendement,
non en vue d'un usage théorique de l'entendement,
pour ramener la diversité {Mannigfaltige) de Vin-
tuition (sensible) sous une conscience à prioriy mais
seulement pour soumettre la diversité des désirs à
l'unité de la conscience d'une raison pratique, qui
ordonne dans la loi morale, ou d'une volonté pure à
priori.
Ces catégories de la liberté, car c'est ainsi que nous
les nommerons en opposition à ces concepts théoriques
qui sont des catégories de la nature, ont un avantage
manifeste sur ces dernières. Tandis que celles-ci ne
sont que des formes de la pensée, qui désignent, seule-
ment par des concepts généraux, des objets, engénéralet
d'unefaçon indéterminée, pour toute intuition possible,
pour nous, les premières au contraire se rapportent à la
détermination d'un libre arbitre ^^ freiénWillkiihr * (^au-
quel sans doutene peut étredonnéeaucuneintuition par-
faitement correspondante, mais qui, ce qui n'a lieu pour
aucun concept de l'usage théorique de notre pouvoir de
connaître, a pour fondement une loi pure pratique à
priori)'^ comme concepts pratiquesélémentaires,aulieu
' Sur ce mot, voyez n. 2, p. 31.
2 Nous faisons rapporter à priori avecAbbot à Q-eselz et non à a pour
fondement, comme Barni. (F. P.)
116 ANALYTIQUE DE LA RAISON' PURE PRATIQUE
de la forme de l'intuition (espace et temps), qui ne ré-
side pas dans la raison elle-même, mais doit être tirée
d'ailleurs, c'est-à-dire de la sensibilité, et elles ont pour
fondement la forme (Tune volonté pm'e qui est donnée
dans la raison, partant dans la faculté de penser elle-
même. Il en résulte donc que^ comme dans tous les
préceptes delà raison pure pratique, il s'agit seulement
de la détermination de la volotité et non des conditions
naturelles (du pouvoir pratique) de la mise à exécution
de son dessein \ les concepts pratiques à priori par
rapport au principe suprême de la liberté deviennent
sur-le-champ des connaissances et n'ont pas à attendre
les intuitions pour acquérir une signification, et cela
pour cette raison remarquable qu'ils produisent eux-
mêmes la réalité de ce à quoi ils se rapportent (l'inten-
tion de la volonté), 03 qui n'est pas du tout le cas des
concepts théoriques. Seulement, il faut bien remarquer
que ces catégories ne concernent que la raison pratique
en général et qu'ainsi l'or'jre dans lequel elles se pré-
sentent^ mène de celles qui sont moralement encore
indéterminées et sensiblement conditionnées à celles
qui, indépendantes des conditions sensibles (sinnlich
unbedingt), sont déterminées simplement par la loi mo-
rale.
• Ti'aduction littérale de der Ausfuhrung seiner Absicht. — Born dit
cxsequendi consilii; Ba.Tm, l'exécution de ses desseins-, Abbot, the exécu-
tion of one's purpose. (F. P.)
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 117
TABLE
DES CATÉGORIES DE LA LIBERTE PAR RAPPORT AUX CONCEPTS
DU BIEN ET DU MAL
I
QOiNTITÉ
Subjectif, d'après les maximes [Opinions pratiques * de l'iri-
dividu).
Objectif, d'après des principes [Pn^ceptes).
Principes à priori, aussi bien objectifs que subjectifs, de la
liberté [Lois).
n
m
QUALITÉ
RELATION
Règles pratiques d.''action
A la personnalité,
(prœceptivœ).
A ïe'lal de la personne,
Règles pratiques d'omission
Réciproque d'une personne à
{prohibitivœ).
l'état des autres.
Règles pratiques d'exception
[exceptivœ).
IV
MODi
LITÉ
Le Permis et le Défendu ^.
Le Devoir et VOpposé du devoir.
Le Devoir parfait et le Devoir imparfait.
On s'aperçoit bien vite que, dans ce tableau, la li-
berté est considérée comme une espèce de causalité,
qui n'est pas soumise à des principes empiriques de dé-
termination, relativement aux actions qu'elle peut pro-
• Nous traduisons ainsi avec Barni : WHîensmeinungen. (F. P.)
2 Traduction des mots Erlaubte et Unerlaubte. Born emploie licitum
et Hlidtum ; 'Rdi.vni, le licite et ViUicitc; Abbot, the Permitted and the
Forbidden. (F. P.)
118 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
duire comme phénomènes dans le monde sensible;
partant qu'elle se rapporte aux catégories qui concer-
nent sa possibilité naturelle, tandis que chaque caté-
gorie est prise si universellement que le principe
déterminant de cette causalité peut être placé en dehors
du monde sensible dans la liberté comme propriété
d'un être intelligible, en attendant que les catégories
de la modalité fournissent le passage, mais seulement
d'une manière prohlématique^ des principes pratiques
en général à ceux de la moralité, qui ensuite peuvent
être dogmatiquement établis par la loi morale.
Je n'ajoute rien de plus ici pour l'explication du
présent tableau, parce qu'il est suffisamment clair par
lui-même. Une division de cette espèce, fondée sur des
principes, est très utile à toute science, au point de vue
de la solidité aussi bien que de la clarté. Ainsi, on
sait, par exemple, tout de suite d'après ce tableau et
son premier numéro, par où l'on doit commencer dans
les recherches pratiques : des maximes que chacun
fonde sur son penchant, on va aux préceptes qui sont
valables pour toute une espèce d'êtres raisonnables, en
tant qu'ils s'accordent en certains penchants, et enfin
à la loi qui vaut pour tous, indépendamment de
leurs penchants, etc. De cette manière, on aperçoit
le plan complet de ce que l'on a à faire, on aperçoit
même chaque question de ia philosophie pratique qu'on
a à résoudre et eu même temps l'ordre qu'il convient
de suivre.
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 119
DE LA TYPIQUE DU JUGEMENT PUR PRATIQUE *
Les concepts du bien et du mal [Giiten und Bôsen)
déterminent d'abord un objet pour la volonté. Mais ils
sont eux-mêmes soumis à une règle pratique de la
raison qui, si elle est la raison pure, détermine la vo-
lonté à priori, relativement à son objet. Maintenant,
une action possible pour nous dans la sensibilité est-
elle, oui ou non, le cas qui est soumis à la règle, c'est
au jugement pratique qu'il appartient d'en décider ;
par lui est appliqué in concreto à une action, ce qui était
dit universellement {in abstracto), dans la règle. Mais
puisqu'une règle pratique de la raison pure concerne,
d'abord entant que p7'atique,V existence d' un ohieiei qu'en
second lieu, comme règle pratique de la raison pure, elle
implique nécessité par rapport à l'existence de l'action,
partantqu'elleestuneloi pratique et non uneloinaturelle
dépendant de principes empiriques de détermination,
mais une loi de la liberté d'après laquelle la volon té doit
pouvoir être déterminée indépendamment de toutélé-
mentempirique(simplement par la représentation d'une
loi en général et de sa forme), tandis que tous les cas qui
peuvent se présenter, pour des actions possibles, ne
peuvent être qu'empiriques, c'est-à-dire ne peuvent ap-
partenir qu'à l'expérience et à la nature; il paraît ainsi
paradoxal [ividersinnig) de vouloir trouver dans le monde
sensible un cas qui, devant toujours comme tel, être
* Barni met De la typique de la raison pure pratique, en substî.
tuant sans raison Vernunft k Urtheilskraft, que donnent tous lef
textes. (F. P.)
120 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
soumis seulement à la loi de la nature, permette cepen-
dant qu'on lui applique une loi de la liberté, et auquel
puisse êtreappliquéeTidéesupra-sensibledu bien moral
[SittlichgutenJ , qui y doit être représentée in concreto.
Par conséquent, le jugement de la raison pure pra-
tique est soumis aux mêmes difficultés que celui de la
raison pure théorique. Celle-ci cependant avait un
moyen d'en sortir, puisque, relativement à l'usage théo-
rique, s'il fallait des intuitions auxquelles pussent
être appliqués des concepts purs de l'entendement, des
intuitions de ce genre (ne concernant toutefois que les
objets des sens) peuvent être données à pnori, partant,
en ce qui concerne la connexion en elles du divers
[Mannigfalligen), conformément aux concepts purs à'
priori de l'entendement (comme sehèmes = Schemate).
Au contraire, le bien moral est, quant à l'objet, quelque
chose de supra-sensible pour lequel on ne peut trouver,
par conséquent, rien de correspondant dans une intui-
tion sensible. Le jugement dépendant des lois {unter
Gesetzen) ' de la raison pure pratique paraît par suite
soumis à des difficultés particulières, qui proviennent
de ce qu'une loi de la liberté doit être appliquée à des
actions, qui sont des événements se produisant dans le
monde sensible etpar conséquent appartiennent en cette
qualité à la nature.
Mais ici s'offre cependant encore une issue favorable
pour le jugement pur pratique. En subsumant une
action possible, pour moi dans le monde sensible sous
* Born emploie sub legibus -, Barni, qui se rapporte auai lois ; Abbot,
4epending of lavas. (F. P.)
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 121
une loi pure pratique, il ne s'agit pas de la possibilité de
Vactio7i en tant qu'événement du monde sensible; car
cette possibilité a rapport au jugement {die geôrl fur
die Beurtheilung) de la raison dans son usage théorique,
conformément à la loi delà causalité, qui est un concept
pur de l'entendement pour lequel elle a un schème
dans rintuition sensible. La causalité physique ou la
condition sous laquelle elle a lieu, appartient aux con-
cepts de la nature, dont l'imagination transcendantale
trace le schème. Il n'est pas question ici du schème d'un
cas qui se présente d'après des lois, mais du schème (si
ce mot est convenable ici) d'une loi elle-même, parce que
la détermination de la volonté (non l'action relativement
à son résultat) par la loi seule, sans autre principe dé-
terminant, rattache le concept de causalité à des con-
ditions tout autres que celles qui forment la connexion
naturelle '.
Un schème, c'est-à-dire un procédé général {allge-
meines Verfahren) de l'imagination (pour représenter
à priori aux sens le concept pur de l'entendement, que
détermine la loi), doit correspondre à la loi naturelle,
en tant que loi régissant les objets d'intuition sensible
comme tels. Mais aucune intuition, partant aucun
schème destiné à l'appliquer in concreto, ne peut se
trouver sous la loi de la liberté (comme causalité
qui n'est pas du tout conditionnée sensiblement), et
partant non plus sous le concept du bien inconditionné
(Unbedingt-Giiten)'^, Par conséquent la loi morale n'a
* Barni ajoute : Des effets et des causes. (F. P.)
» Sur l'emploi de ce mot inconditionné au lieu d'a&.'oiu, qu'on lit chez
Barni, voyez n. 1, p. 16. (F. P.)
122 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
aucune autre faculté de connaître que l'entendement
(et non l'imagination), qui puisse l'appliquer aux objets
de lanature. L'entendement peut, en vue du jugement,
donner pour fondement (unterlegen als Gesetzes) à une
idée de la raison, non un schème de la sensibilité, mais
une loi, telle toutefois qu'elle puisse être représentée m
concrefo dans les objets des sens, partant une loi natu-
relle, mais seulement quanta la forme: par conséquent
nous pouvons appeler cette loi, le type de la loi morale.
La règle du jugement soumis aux lois de la raison
pure pratique est la suivante : demande-toi si l'action
que tu projettes, en supposant qu'elle dût arriver
d'après une loi de la nature dont tu ferais toi-même
partie, tu pourrais encore la regarder comme possible
pour ta volonté. C'est d'après cette règle, en fait, que
chacun juge si les actions sont moralement bonnes ou
mauvaises [gui oder bose). Ainsi, l'on dit : comment !
s\ chacun se permettait de tromper, quand il croit tra-
vailler à son avantage ou se considérait comme
autorisé à mettre fin à sa vie, dès qu'il en est complète-
ment fatigué, ou s'il regardait avec une indifférence
complète la misère (Noth) d'autrui et que tu appar-
tinsses à un tel ordre de choses, t'y trouverais-tu bien
avec l'assentiment de la volonté ? Or chacun sait bien
que s'il se permet en secret quelque trompeKe [Betrug],
ce n'est pas une raison pour que tout le monde fasse de
même, que s'il est, sans qu'on s'en aperçoive, indiffé-
rent pour les autres, il n'en résulte pas que tout le
monde soit pour Ini dans la même disposition : par
conséquent cette comparaison de la maxime de ses
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 123
actions avec une loi universelle de la nature n'est pasnon
plus le principe déterminant de sa volonté. Mais cette
loi plus universelle est cependant tijpe pour juger la
maxime d'après des principes moraux. Si la maxime de
l'action n'est pas d'une nature telle, qu'elle soutienne
l'épreuve (die Probe hait) de la forme d'une loi naturelle
en général, elle est moralement impossible. C'est ainsi
que juge lui-même l'entendement le plus ordinaire,
car la loi naturelle sert toujours de fondement à ses
jugements les plus habituels et même à ses jugements
d'expérience. Toujours par conséquent il l'a en main,
de manière seulement à faire, dans les cas où doit être
jugée la causalité par liberté {aus Freiheit)\ de
cette loi naturelle simplement un type d'une loi de la
liberté^ car s'il n'avait pas sous la main quelque chose
qu'il pût prendre pour exemple dans les cas d'expé-
rience, il ne pourrait dans l'application conférer
l'usage à la loi d'une raison pure pratique.
Donc il m'est aussi permis de me servir de la nature
du monde sensible comme type d'une nfliure intelligibley
pourvu que je ne transporte pas à celte dernière les
intuitions et ce qui en dépend, mais que je me borne
à y rapporter simplement la forme de la conformité à la
loi (Gesetzmàssigkcit)* en général (dont le concept
se trouve aussi dans l'usage le plus commun de la
raison *, mais ne peut être connu à priori d'une façon
' Voyez page 7 la distinction des deux ordres de causalité. (F. P.)
2 Sur la traduction de ce mot, voyez la note de la page 4. (F. P.)
' Born dit in purissimo rationis usu; Barni, dans l'usage le plus pur
delà raison; Abbot substitue, après U&Tten$tein, gemeinste à reinsle.
Nous l'avons suivi sur ce point. (F. P.)
124 ANALYTIQUE DE LA RAISON PUBE PRATIQUE
déterminée que pour un usage pur pratique de la rai-
son). Car des lois, comme telles, sont identiques à cet
égard, qu'elles tirent d'où elles veulent leurs principes
de détermination.
D'ailleurs, comme de tout l'intelligible il n'y a
absolument {schlechterdings) rien que la liberté (au
moyen de la loi morale), qui ait de la réalité et encore
n'en a-t-elle qu'en tant qu'elle est une supposition
inséparable de cette loi ; et comme en outre tous les
objets intelligibles auxquels la raison pourrait encore
peut-être nous conduire en prenant cette loi pour guide
(nach Anleitung jenes Ge$et%es), n'ont à leur tour pour
nous de réalité que pour le besoin de cette loi elle-
même et de l'usage de la raison pure pratique, et que
la raison pure pratique est autorisée et même con-
trainte à faire usage de la nature (considérée dans sa
forme pure comme un objet de l'entendement) comme
type du jugement, la remarque présente sert à nous
empêcher de compter parmi les concepts eux-mêmes,
ce qui appartient simplement à la typique des
concepts. Cette dernière, comme typique du jugement,
nous préserve de Vempmsme de la raison pra-
tique, lequel fait consister les concepts pratiques du
bien et du mal {Guten und Bôsen), simplement dans
des conséquences de l'expérience (dans ce qu'on
appelle bonheur), quoique, àvrai dire, le bonheur et les
conséquences utiles en nombre infini d'une volonté
déterminée par l'amour de soi, si cette volonté se posait
elle-même en même temps comme loi universelle de
la nature, pourraient certainement servir de type
DU CONCEPT d'un OBJET DE LA RAISON PURE PRATIQUE 125
tout à fait approprié au bien moral, mais sans toute-
fois s'identifier avec lui. Cette typique préserve aussi du
mysticisme de la raison pratique, lequel prend pour
schème ce qui ne servait que de symbole, c'est-à-dire
fait reposer l'application des concepts moraux sur des
intuitions réelles et cependant non sensibles (d'un
royaume invisible de Dieu), et s'égare dans le transcen-
dant (Ueberschvengliclie) '. A l'usage des concepts
moraux est uniquement approprié le rationalisme du
jugement, lequel n'emprunte à la nature sensible que
ce que la raison pure peut aussi concevoir par
elle-même, c'est-à-dire la conformité à la loi {Gesetz-
màssicjkeit) * et n'introduit dans la nature supra-sen-
sible que ce qui en retour peut étreréellement repré-
senté par. des actions dans le monde des sens d'après
la règle formelle d'une loi naturelle en général.
Cependant il est beaucoup plus important et on doit
bien plus recommander de se préserver de l'empirisme
de la raison pratique, parce que le mysticistne se
concilie encore avec la pureté et l'élévation {Erhahen-
heit) de la loi morale, et qu'en outre il n'est pas même
naturel et conforme à la façon de penser commune, de
tendre son imagination jusqu'à des intuitions supra-
sensibles; par conséquent le danger n'est pas aussi
général de ce côté. L'empirisme au contraire extirpe
,- jusqu'à la racine, la moralité dans les intentions (dans
lesquelles cependant et non simplement dans les
actions consiste la haute valeur que l'humanité peut et
« Voyez note 2, p. 99. (F.l\)
« Voyez p. 4 et 127. (F. P.)
126 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
doit se procurer par la moralité); il substitue au devoir
quelque chose de tout à fait différent, c'est-à-dire un
intérêt empirique avec lequel se liguent secrètement
les penchants en général ; en outre l'empirisme, par
cela même qu'il est uni avec tous les penchants qui
(quelque forme qu'ils prennent), s'ils sont élevés à
la dignité d'un principe pratique supérieur, dégra-
dent l'humanité, et que ces penchants sont favorables
également à la manière de sentir de chacun, est pour
cette raison beaucoup plus dangereux que tout enthou-
siasme fanatique {Schtvàrmerei) \ qui ne peut jamais
produire un état durable che2 Un grand nombre de per-
sonnes.
< Voyez nate 2, p. 99 el n. 1, p. 125. (F. P.)
CHAPITRE 111
DES MOBILES DE LA RAKON PURE PRATIQUE
Ce qui est essentiel dans la valeur morale des
actions, c'est que la loi morale détermine immédiatement
la volonté. Si la détermination delà volonté se produit,
à vrai dire, conformément à la loi morale, mais seu-
lement par le moyen d'un sentiment, de quelque
espèce qu'il soit, qui doit (muss) être supposé pour
que celle-ci devienne un principe de détermination
suffisant de la volonté, par conséquent, si elle ne se
produit pas en vue de la loi {um des Gesetzes tvillen) ',
l'action possédera bien de la légalité [Legalitàt) ^,
mais non de la moralité. Si donc l'on entend par
mobile [elater animi) le principe subjectif de délermi-
• Barni ajoute uniquement, qui ne figure pas dans le teste.
3 Kant semble distinguer Legalitai et Gesetzmassigkeit. On poxirrait
dire que le second terme suppose la conformité à la lettre et à l'espril
de la loi, la conformité dans Tintention et dans l'action, tandis que le
premier n'implique qu'une conformité à la lettre de la loidans l'action
extérieure. C'est pourquoi nous avons toujours traduit littéralement
le second. Cf. p. 4. (F. P.)
128 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
nation de la volonté d'un être dont la raison n'est pas
déjà, en vertu de sa nature, nécessairement conforme
à la loi objective, il en résultera d'abord qu'on ne
peut attribuer aucun mobile à la volonté divine, et
que le mobile de la volonté humaine (et de celle de
tout être raisonnable créé) ne peut jamais être que la
loi morale, partant que le principe objectif de déter-
mination doit être toujours et en même temps tout à
fait seul, le principe de détermination subjectivement
suffisant de l'action, si celle-ci ne doit pas simplement
remplir la lettre {den Buchstaben) de la loi sans en con-
tenir l'esprit *.
Ainsi, comme on ne doit chercher en vue de la loi
morale, et pour lui procurer de l'influence sur la
volonté, aucun mobile étranger qui puisse dispenser
de celui de la loi morale, parce que cela ne produirait
qu'une pure hypocrisie, sans consistance, et si même
il est dangereux de laisser seulement à côté de la loi
morale quelques autres mobiles (comme celui de l'in-
térêt) coopérer (mitwirken) avec elle ; il ne reste sim-
plement qu'à déterminer avec soin de quelle manière
la loi morale devient un mobile, et ce qui, quand elle
est un mobile, se produit dans la faculté humaine de
désirer comme effet de ce principe déterminant sur
cette faculté *. En effet, savoir comment une loi peut
* On peut dire de toute action conforme à la loi, qui cependant n'a
i)rts élé faite en vue de la loi, qu'elle est moralement bonne simple-
ment quant à la lettre, mais non quant à Vesprit (à Tintention).
* Nous essayons do lirxduire aussi exactement que possible cette
|)brase dont, i,î s.t.s est clair, mais dont il n'est pas facile de rendre
los (livoi-sos |iarlio ■;. I.e Icxle porte : und ivas, indem sie es ist, mil dcm
men^clUichcn BegchmngsvGnnOgen. aïs Wvkung jenes Beslimmungs
DBS MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 129
être, par elle-même et immédiatement, principe dé-
terminant de la volonté (ce qui cependant est le ca-
ractère essentiel de toute moralité), c'est un problème
insoluble pour la raison humaine et identique avec
celui qui consiste à savoir comment est possible une
volonté libre. Donc nous n'aurons pas à montrer à
priori pourquoi {den Grund, woher) la loi morale four-
nit en elle-même un mobile, mais ce que, en tant que
mobile, elle produit (ou pour mieux dire, doit pro-
duire) dans l'esprit {Gemûthe)^.
Le caractère essentiel de toute détermination de la
volonté par la loi morale [durchs sittliche Gesetz), c'est
qu'elle soit déterminée simplement par la loi morale
comme volonté libre, partant non seulement sans le
concours des attraits {Antriebe) sensibles, mais même
à l'exclusion de tous ceux-ci^ et au préjudice [mit
Abweisung und.,. mit Âbbruch) de tous les penchants,
en tant qu'ils peuvent être contraires à la loi morale.
Dans cette mesure (so weit), l'effet de la loi morale
comme mobile n'est donc que négatif et comme tel,
ce mobile peut être connu à priori. Car tout penchant
et tout attrait sensible est fondé sur le sentiment et
l'effet négatif produit sur le sentiment (par le préjudice
porté aux penchants), est lui-même un sentiment. Par
conséquent, nous pouvons voir {einsehen) à priori que la
grundes auf dassdbe vorgehe; Born d'.t : qtiidque, dum ea dater est, in
humana adpelendi facultate agatur, qua effectio illustrationis dtierminantis
in eam; Barni: et quel effet elle produit alors sur notre famlté de désirer;
Abbot: andwhat effcct this has iipon the faculty of dcsire. (F. P,)
* Born traduit ce mot par animo, Barni par esprit^ Abbot par mind
(F. P.)
KANT, Cr. de la rais, prat- 9
130 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
loi morale, comme principe déterminant de la volonté,
doit, parce qu'elle porte préjudiceà tous nos penchants,
produire un sentiment qui peut être nommé de la
douleur, et nous avons maintenant ici le premier, et
peut-être aussi le seul cas, où nous puissions déter-
miner par des concepts à priori le rapport d'une con-
naissance (dans ce cas, d'une raison pure pratique) au
sentiment du plaisir ou de la peine. L'ensemble des
penchants (qui peut-être aussi peuvent être ramenés
à un système supportable = ertràgliches^ ^ et dont la
satisfaction s'appelle alors le bonheur personnel) forme
Végoïsme = Selbstsucht {SoUpsismus)'^. L'égoïsme est
ou ïamour de soi (Selbstliebe), qui consiste dans une
bienveillance excessive {ûber ailes (lehenden) pour soi-
même (philauti a), ou hienldi satisfaction (Wohlgefallens)
de soi-même [arroganîia). Le premier s'appelle spécia-
lement amour-propre [Eigenliebe] j la seconde, présomp-
tion (Eigendilnkel)^. La raison pure pralique porte
simplement préjudice à l'amour-propre en le contrai-
gnant seulement, comme étant naturel à l'homme et
s'éveillant en nous avant la loi morale, à s'accorder
avec cette loi ; il est alors nommé Vamour-propre rai-
sonnable. Mais la raison terrasse complètement (schlàgt
gar nieder] la présomption, puisque toutes les préten-
< Nous traduisons littéralement. Born dit: quodam modo systemato
comprehendi ; Barni : à une sorte de système: Abbot; to atolerdble System.
(F. P.)
2 Born traduit par insaniam colendi sui; Barni peu exactement, par
amour-propre ; Abbot par self-regard. (F. P.)
3 Nous adoptons les expressions dont s'est servi Barni et dans les-
quelles d'ailleurs il ne faut voir quedes approximations. Abbot emploie
seflshness et sdfconceit. (F. P.)
DES MOBILE 5 DB LA RAISON PUIîB PRATIQUE 131
lions à l'estime de soi-même (SeJhHschàtzung) i,.(]u
précèdent l'accord avec la loi morale, sont nulles et
illégitimes {ohne aile Befmjniss), puisque même lacer
titude d'une intention*, qui soit en accord avec cette
loi, est la première condition de la valeur de la personne
(comme nous le montrerons bientôt plus clairement.)
La tendance à s'estimer soi-même appartient donc aux
penchants auxquels porte préjudice la loi morale, en
tant que cette appréciation de soi-même repose sim-
plement sur la moralité. La loi morale terrasse donc la
présomption. Mais comme cette loi est quelque chose
de positif en soi, à savoir la forme d'une causalité intel-
lectuelle, c'est-à-dire de la liberté, elle est en même
temps un objet de respect {Achtung) quand, en oppo-
sition avec le contraire (Widerspiele) subjectif, à savoir
avec nos inclinations, elle affaiblit (schw'dcht) la pré-
somption; elle est un objet du plus grand respect
quand elle la terrasse complètement, c'est-à-dire l'hu-
milie; par conséquent aussi le principe d'un sentiment
positif qui n'est pas d'origine empirique, et qui est
connu à 'priori. Donc le respect pour la loi morale est
un sentiment qui est produit par un principe intellec-
tuel, et ce sentiment est le seul que nous connaissons
parfaitement à priori ^ et dont nous pouvons apercevoir
[einsehen] la nécessité.
Nous avons vu, dans le précédent chapitre, que tout
ce qu^ se présente comme objet de la volonté, anté-
* Barni dit : estime de soi-même ; Abbot : to self-esteem ; Bom :
omnia jura observandi sui ipsius. (F. P. )
» Traduction littérale de die Gewissheit einer Gesinnung. Born donne
ipsa seittentiœ cerliludo; ]ieirn\, la conscience d'une intention; Abbot the
certainty of a state of mina. (F. P.^
132 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
rieurement à la loi morale, est exclu des principes
déterminants de la volonté que nous avons nommés
{unter dem Namen] le bien inconditionné* , par cette
loi elle-même qui est la condition suprême de la raison
pratique, et que la simple forme pratique, qui consiste
dans l'aptitude des maxrmes à une législation univer-
selle, détermine d'abord ce qui est bon en soi et abso-
lument (schlechterdings) et fonde la maxime d'une
volonté pure, qui seule est bonne à tous égards. Or,
nous trouvons notre nature, comme êtres sensibles,
constituée de telle sorte que la matière de la faculté de
désirer (les objets du penchant, soit de l'espérance, soit
de la crainte), s'impose d'abord et que notre moi {Selbst)
patholôgiquement déterminable, bien qu'il soit tout à
fait impropre par ses maximes à une législation
universelle, s'est efforcé cependant, comme s'il for-
mait notre moi tout entier, de faire valoir d'abord ses
prétentions comme premières et originelles {ersten
iind urspriinglichen). On peut nommer cette tendance
à se faire soi-même, d'après les principes subjectifs de
détercàination de son libre arbitre [Willkûhr), prin-
cipe objectif de détermination de la volonté (Willens)^
en général, Vamoiir de soi {Selhstliebe) qui, s'il se donne
pour législateur et comme principe pratique incondi-
tionné, peut s'appeler prg'so?r2]9<ion {Eigendiinkel]. Or la
loi morale, qui seule est vraiment (c'est-à dire à tous
égards) objective, exclut tout à fait l'influence de
* Nous traduisons ainsi et non par absolu comme Barni le mot
Unbedingt. Voyez p. 16. (F. P.)
2 On voit par l'opposition établie ici parKant, qu'on ne peut traduire
par le même mot volorité, les expressions Wille ou Willen et Willkûhr
Voyez p. 31, 42, 48, 74. (F. P.)
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 183
l'amour de soi sur le principe pratique suprême et
porte un préjudice infini à la présomption, qui prescrit
comme des lois les conditions subjectives de l'amour
de soi. Mais ce qui porte préjudice à notre présomption
dans notre propre jugement, nous humilie. Donc la loi
morale humilie inévitablement tout homme, quand il
compare avec cette loi la tendance sensible de sa
nature. Ce dont la représentation, comme principe
déterminant de notre volonté, nous humilie dans notre
propre conscience, excite, en tant qu'il est positif et
principe déterminant, le respect par soi-même. Donc
la loi morale est aussi subjectivement un principe
[Grund] de respect. Or comme tout ce qui se rencontre
dans l'amour de soi, appartient au penchant, que tout
penchant repose sur des sentiments, partant que tout
ce qui porte préjudice à tous les penchants réunis dans
l'amour de soi, a par cela même, nécessairement une
influence sur le sentiment, nous comprenons comment
il est possible de savoir (einsehen) a priori que la loi
morale, en excluant les penchants et la tendance
[Hang) à en faire la condition pratique suprême,
c'est-à-dire l'amour de soi, de toute participation à la
législation suprême, puisse exercer sur le sentiment
uue action (Wirkung) qui, d'un côté est simplement
négative, et de l'autre, relativement au principe res-
trictif delà raison pure pratique, est positive. Mais il ne
faut pas pour cela admettre, sous le nom de sentiment
pratique ou moral, une espèce particulière de sentiment
qui serait antérieur à la loi morale et lui servirait de
fondement.
134 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
L'action négative sur le sentiment (du désagréable),
est, comme toute influence sur le sentiment et comme
tout sentiment en général, pathologique. Gomme effet
(Wirkung)de la conscience de la loi morale, par consé-
quent relativement à une cause intelligible, c'est-à-
dire au sujet de la raison pure pratique, comme légis-
latrice suprême, ce sentiment d'un sujet raisonnable,
affecté par des penchants, s'appelle humiliation (mépris
intellectuel), mais relativement au principe positif de
cette cause, à la loi, il s'appelle en même temps res-
pect pour la loi. Il n'existe pour cette loi aucun senti-
ment^ mais dans le jugement de la raison, quand la
loi écarte une résistance de la route, l'obstacle écarté
est estimé à l'égal d'une action (Befôrderung) positive de
la causalité. C'est pour cela que ce sentiment peut aussi
être nommé un sentiment de respect pour la loi morale,
c'est pour ces deux raisons réunies qu'il peut être
nommé un sentiment moral.
Donc de même que la loi morale est un principe
formel de détermination de l'action par la raison pure
pratique, de même qu'elle est aussi sans doute un prin-
cipe matériel mais objectif de détermination des objets
de l'action sous le nom du bien et du mal {iinter dem
Namen des Guten und Bôsen), elle est encore un prin-
cipe subjectif de détermination, c'est-à-dire un mobile*
< Barni ajoute : présentée comme, qui n'est pas dans le texte et qu'il
ne nous a pas plus qu'à Born et à Abbot, semblé nécessaire d'ajouter.
(F. P.)
• Kant distingue nettement ici le Bestimmungsgrund du Triebfeder.
Aussi avons-nous toujours traduit le premier par principe de détermi-
nalion et réservé pour le second l'expression de mobile. Voyez p. 31, 38,
4b, 54. (F. P.)
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136 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
tandis que la raison pure pratique, par le fait qu'elle
aiiéanlit toutes les prétentions de l'amour de soi, en
opposition avec elle, donne de l'autorité à la loi qui
seule maintenant a de l'influence. Il est à remarquer
ici que, de même que le respect est une action [Wir-
kung) sur le sentiment, partant sur la sensibilité d'un
cire raisonnable, il suppose les êtres, auxquels la loi
morale impose le respect i, sensibles, par conséquent
finis (dièse Sinnlichkelt. . . die EndJichkeitvoraiissetze) ; et
que le respect pour la loi ne peut être attribué à un
être suprême ou même à un être libre de toute sensi-
bilité et chez lequel, par conséquent, la sensibilité ne
peut être un obstacle pour la raison pratique.
Ce sentiment (sous le nom de sentiment moral), est
donc exclusivement produit par la raison. Il ne sert ni
à juger les actions ni à fonder la loi morale objective
mais simplement comme mobile à faire une maxime de
cette loi en elle-même. Mais quel nom s'adapterait
mieux à ce sentiment singulier, qui ne peut être com-
paré à aucun sentiment pathologique? Il est d'une
nature si particulière, qu'il paraît être exclusivement
aux ordres de la raison et même de la raison pure pra-
tique.
Le respect s'applique toujours uniquement aux per-
sonnes, jamais aux choses. Les choses peuvent exciter
en nous de Vinclination (Neigiing) et même de Vamour\
si ce sont des animaux (par exemple des chevaux, des
chiens, etc.), ou aussi de la crainte, comme la mer, un
' Nous trarUiisons littéralement le passage, denen das moralische
Gesetz Achtung anfudegt. Barni supprime sans raison Achtung et traduit
auxquels s'impose la loi morale. (F. P.^
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATlQtJE 137
volcan, une bête féroce, mais jamais de respect. Une
chose qui se rapproche beaucoup (schon nàher tritt) de
ce sentiment, c'est Vadmiration et l'admiration comme
affection^ c'est-à-dire l'étonnement {Erstaunen), peut
aussi s'appliquer aux choses, aux montagnes qui se
perdent dans les nues, à la grandeur, à la multitude et
à l'éloignement des corps célestes, à la force, et à l'agi-
lilé de certains animaux, etc. Mais tout cela n'est point
du respect. Un homme peut être aussi pour moi un
objet d'amour, de crainte ou d'une admiration qui peut
même aller jusqu'à l'étonnement et cependant n'être
pas pour cela un objet de respect. Son humeur badine,
son courage et sa force, la puissance qu'il a d'après
son rang parmi ses semblables, peuvent m'inspirer
des sentiments [Enfindungen) * de ce genre, mais il
manque toujours encore le respect intérieur à son égard.
Fontenelle dit : Devant un grand seigneur, je m'incline j
mais mon esprit ne s incline pas. Je puis ajouter : Devant
un homme de condition inférieure, roturière et com-
mune {nicdrigen, biirgerlich-gemeinen 31anny , en
qui je perçois une droiture de caractère portée à un
degré que je ne me reconnais pas à moi-même, înon
esprit sHncline, que je le veuille ou non, et si haut que
j'élève la tête pour ne pas lui laisser oublier ma supé-
riorité. Pourquoi cela? C'est que son exemple me pré-
sente une loi qui rabaisse ma présomption, quand je
la compare avec ma conduite, c'est qu'il m'est prouvé
' Sur la traduction de ce mot, voyez note 2, p. 135. (F. P )
2 Barni traduit d'une façon peu précise: Devant l'humble bourgeois.
Born dit mieux : homine humili atque ignobili ; et Abbot ; on humble,
plain man. (F. P.)
138 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
par le fait que Ton peut obéir à cette loi, et par consé-
quent la pratiquer (Befolgung, mithin die Thunlichkeit
desselben). Or, je puis être conscient d'avoir en moi une
égale droiture de caractère, le respect n'en subsiste
pas moins. Car, toute bonté (ailes Gule) chez l'homme
étant toujours imparfaite, la loi rendue visible (ansc/îrtw-
lich) par un exemple, humilie cependant toujours mon
orgueil : car l'imperfection, qui pourrait bien aussi
s'attacher à l'homme que je vois devant moi, m'étant
bien moins connue que la mienne, il m'apparaît dans
un jour plus pur et me sert de mesure. Le respect
est un tribut que nous ne pouvons refuser au mérite,
que nous le voulions ou non; si nous pouvons ne pas
le laisser paraître extérieurement, nous ne pouvons
nous empêcher cependant de l'éprouver intérieure-
ment.
Le respect est si peu un sentiment de plaisir qu'on ne
s'y laisse aller qu'à contre-cœur à l'égard d'un homme.
On cherche à trouver quelque chose qui puisse en allé-
ger le poids, une raison quelconque de blâme pour se
dédommager de l'humiliation qui a été causée par un
tel exemple. Les morts eux-mêmes, surtout si l'exemple
qu'ils donnent parait ne pouvoir être imité, ne sont pas
toujours à l'abri de cette critique, Bien plus (sogar),
la loi morale elle-même, dans sa majesté solennelle^
est exposée à ce que les hommes tournent contre elle
les efforts qu'ils font pour se défendre du respect
{ist diesem Bestreben, sich der Achtung dagegen %ii er-
wehren, ausgesetzt), Pense-t-on qu'il faille attribuera
une autre causé notre désir de rabaisser la loi morale
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 139
à notre penchant familier? que nous prenions toutes
les peines possibles pour faire de cette loi un précepte
favori de notre propre intérêt bien entendu, pour
d'autres raisons que pour nous débarrasser [los werden)
de ce respect effrayant, qui nous montre si sévèrement
notre propre indignité? Mais il y a si peu en cela par
contre un sentiment de peine que, si l'on a une fois re-
noncé à la présomption et donné à ce sentiment de res-
pect une influence pratique, on ne peut se rassasier de
contempler la majesté de cette loi et l'âme croit s'élever
d'autant plus qu'elle voit cette loi sainte plus élevée
au-dessus d'elle et de sa nature fragile. Sans doute
de grands talents et une activité proportionnée à ces
talents peuvent produire aussi du respect ou un senti-
ment analogue, cela est même tout à fait propre à leur
être offert [austàndig es ihnen %u widmen], et il semble
qu'en ce cas l'admiration soit identique avec ce senti-
ment. Mais si l'on y regarde de plus près, on remar-
quera que, comme le résultat demeure toujours incertain
quand il s'agit dans l'habileté de faire la part du talent
naturel et de la culture acquise par le travail personnel,
(a raison nous représente cette habileté comme étant
probablement le fruit de la culture, partant comme
un mérite qui rabaisse notablement notre présomption
et nous fait des reproches à ce sujet, ou nous impose un
exemple à suivre dans la mesure où il nous est appro-
prié. Ce n'est donc pas simplement de l'admiration
que ce respect que nous manifestons pour une telle
personne (et qui, à proprement parler, s'adresse à la loi
que son exemple nous présente),G'est ce qui est confirmé
140 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE ■
aussi par ce fait que le commun des admirateurs, s'il
croit avoir été renseigné de quelque façon sur le mau-
vais côté du caractère d'un tel homme (comme de
Voltaire, par exemple), renonce à tout respect pour lui,
tandis que le vrai savant {Gelehrte) ' éprouve encore
toujours ce sentiment au moins pour ses talents, parce
qu'il est lui-même engagé dans une œuvre et dans un
étal (Beriif) qui lui fait une loi, dans une certaine me-
sure, d'imiter son exemple.
Le respect pour la loi morale est donc le seul mobile
moral et en même temps le seul mobile moral qui soit
incontesté {unhezweifelte), et ce sentiment ne s'applique
à aucun autre objet qu'au principe de cette loi. La loi
morale détermine d'abord, objectivement et immédia-
tement, la volonté dans le jugement de la raison; mais
la liberté dont la causalité peut être déterminée simple-
ment par la loi, consiste précisément à réduire {ein-
schrànkt)^, tous les penchants, partant l'estimation
de la personne elle-même à la condition de l'observa-
tion de sa loi pure. Or cette réduction a un effet sur le
sentiment {{Gefûhl) et produit un sentiment {Empfin-
dung]^ de peine, qui peut être connu à pWon par la loi
morale. Gomme c'est là un effet simplement ?ie^a(i/'qui,
résultant de l'influence d' une raison purepratique, porte
préjudice avant tout à l'activité du sujet, en tant qu'il
a des penchants pour principes de détermination, par
conséquent à l'opinion qu'il se fait de sa valeur person-
1 Born traduit ce mot par dodus ; Barni, par instruU ; Abbot, par
icholar. (F. P.)
* Barni traduit ce mot par restreindre. (F. P.)
•Voyez, pour l'emploi de de cette expression, n. 2, p. 135.
DES MOBILES DE LA RAISON PUKE PRATIQUE 1-41
nelle (qui se réduit à rien, s'il n'est en accord avec la
loi morale), l'effet de cette loi sur le sentiment est sim-
plement l'humiliation, que nous pouvons sans doute
percevoir (einsehen) à priori, sans toutefois pouvoir
connaître par elle la force de la loi pure pratique comme
mobile, mais seulement la résistance aux mobiles de la
sensibilité. Cependant comme cette même loi est objec-
tivement, c'est-à-dire dans la représentation de la rai-
son pure, un principe immédiat de détermination de
la volonté et que par conséquent cette humiliation n'a
lieu que relativement à la pureté de la loi, l'abais-
sement [Herabsetzimg) des prétentions de l'estima-
tion morale de soi-même, c'est-à-dire l'humiliation
du (fàié sensible, est une élévation de l'estimation
morale, c'est-à-dire pratique, de la loi elle-même du
côté intellectuel, en un mot le respect pour la loi est
aussi un sentiment, positif par sa cause intellectuelle,
qui est connu à prioriK Car tout ce qui diminue les
obstacles à une activité, en favorise par cela même
le développement. Mais reconnaître la loi morale, c'est
avoir conscience d'une activité de la raison pratique
d'après des principes objectifs,quine révèle pas son effet
dans des actions, simplement parce que des causes
subjectives (pathologiques) l'en empêchent. Donc le res-
pect pour la loi morale doit aussi être considéré tomme
un effet positif, mais indirect de cette loi sur le senti-
ment, en tant qu'il* affaiblit l'influence contrariante
< Voyez p, 133.
* Le texte de Rosenkranz porte jener ; Hartenstein y substitue jcnes.
Barni traduit comme s'il y avait jener. Nous suivons Hartenstein et
faisons de jenes un pronom neutre {cela) qui rappelle l'idée exprimée
pdiVAchtung. (F. P.)
142 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
{hinderndend) des penchants en humiliant la présomp-
tion, partant comme principe subjectif de l'activité,
c'est-à-dire comme un mobile qui nous pousse à obéir
à cette loi et comme un principe pour les maximes
d'une conduite conforme à la loi. Du concept d'un
mobile découle celui d'un intérêt, qui ne peut jamais
être attribué à un être autre que celui qui est doué de
raison et signifie un mobile ds la volonté, en tant qu'il
est représenté par la raison. Gomme c'est la loi elle-
même qui, dans une volonté moralement bonne, doit
être le mobile, Vintérêt moral est un intérêt, pur et in-
dépendant des sens, qui vient de la simple [blossenj rai-
son pratique*. Sur le concept d'un intérêt se fonde aussi
celui d'une maxime. Une maxime est donc véritable-
ment morale seulement lorsqu'elle repose sur le simple
intérêt que l'on prend à l'observation de la loi. Mais
ces trois concepts, celui d'un mobile, celui d'un intérêt
et celui d'une maxime ne peuvent être appliqués qu'à
des êtres finis. Car ils supposent tous ensemble une
limitation de la nature d'un être, puisque la nature sub-
jective de son l:bre arbitre (Willkiihr) ne s'accorde pas
d'elle-même avec la loi objective d'une raison pratique ;
ils supposent un besoin d'être excités à l'activité, parce
qu'un obstacle intérieur s'oppose à cette activité. Par
conséquent, ces trois concepts ne peuvent être appli-
qués à la volonté divine.
Il y a ainsi quelque chose de particulier dans l'es-
time illimitée pour la loi moiaie pure, dépouillée de
* Barni ne trêiduil pas le mot reines placé devant Intéresse, et rend
par pure le mot blossen. Nous avons , comme Abbot, traduit littérale-
ment. (F. P.)
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 143
tout avantage, telle que la présente à notre obéissance
la raison pratique, dont la voix fait trembler même le
criminel le plus hardi et l'oblige à se cachera son as-
pect {vor seinem Anblicke)* , de sorte qu'on ne doit pas
s'étonner de trouver impénétrable, pour la raison spécu-
lative, l'influence d'une idée simplement intellectuelle
sur le sentiment et d'être obligé de se contenter si l'on
peut encore à priori si bien voir (einsehen) qu'un tel
sentiment est inséparablement lié à la représentation
de la loi morale dans tout être raisonnable et fini. Si ce
sentiment du respect était pathologique et par consé-
quent un sentiment du plaisir fondé sur le seris interne^
il serait inutile de chercher à découvrir une liaison de ce
sentiment avec quelque idée à priori. Mais c'est un
sentiment qui a simplement rapport à la pratique et
dépend de la représentation d'une loi, exclusivement
d'après sa forme et non à cause d'un objet quelconque
de cette loi, partant il ne peut être rapporté ni au plai-
sir ni à la douleur, et cependant il produit par l'obéis-
sance à la loi un intérêt que nous nommons moral;
de même que la capacité {Fàhigkeity de prendre un
tel intérêt à la loi (ou le respect pour la loi morale
même), est proprement le sentiment moral.
La êonscience d'une libre soumission de la volonté
à la loi, unie cependant à une coercition (Zwang) inévi-
table qui est exercée sur tous les penchants, mais
seulement par notre propre raison, est donc le respect
' Nous traduisons liUéralement- L'image est singulière : il s'agit
de la raison pratique dont la voix peut bien faire trembler; mais dont
on ne sait trop comment fuir l'aspect. (F. P.)
2 Nous traduisons ainsi ce mot avec Abbot, et non par faculté,
comme Barni et Born. (F. P.)
144 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
pour la loi. La loi qui exige et en même temps inspire
ce respect n'est autre, comme on le voit, que la loi
morale (car aucune autre n'exclut tous les penchants de
l'exercice d'une influence immédiate sur la volonté) *.
L'action qui, d'après cette loi, à l'exclusion de tout
principe de détermination tiré du penchant, est objec-
tivement pratique, s'appelle devoir et le devoir, en
raison de cette exclusion, contient dans son concept
une contrainte (Nôthigung) pratique, c'èst-à-dire une
détermination à certaines actions, si peu volontiers
[so ungerne) qu'on la prenne. Le sentiment, qui résulte
de la conscience de cette contrainte, n'est pas patholo-
gique, cemme un sentiment qui serait produit par un
objet des sens, mais seulement pratique, c'est-à-dire
possible par une détermination antérieure (objective)
di3 la volonté et une causalité de la raison. Il ne con-
tient donc en soi, comme soumission à une loi, c'est-à-
dire comme commandement (ce qui indique coercition
pour le sujet sensiblement affecté) aucun plaisir; mais
en tant que tel, il contient plutôt du déplaisir attaché
à l'action. En revanche, comme cette coercition est
exercée simplement par la législation de notre propre
raison, il contient aussi quelque chose qui élève {Erhe-
bung), et l'effet subjectif sur le sentiment, en tant que
la raison pure pratique en est la cause unique, peut
donc s'appeler, relativement à cette élévation, simple-
ment approbation de soi-même (SelbsthilligungJ, [)arce
< Traduction de ce passage : von der Unmittelbarkeit ihres Einflusses
auf den Willen : Abbot donne, From exercising any direct influence on
the wiU : Barni, De l'influence immëdiale gu'eMe exerce sur la volonté.
(F. P.)
DES MOBILES DE liA RAISON PURE PRATIQUE 145
qu'on se reconnaît déterminé à cela en dehors de tout
intérêt, simplement par la loi et qu'on a conscience
bien plutôt d'un intérêt tout autre, produit subjective-
ment par cela même, qui est purement pratique et libre,
qu'un penchant ne nous conseille pas de prendre à une
action conforme au devoir, mais que la raison nous
ordonne absolument d'y prendre par la loi pratique,
qu'elle y produit réellement; et c'est pourquoi il
mérite un nom tout à fait particulier, à savoir celui de
respect.
Le concept du devoir réclame donc objectivement de
l'action l'accord avec la loi, et subjectivement de la
maxime del'action, le respect pour la loi comme le mode
de détermination unique de la volonté par la loi. Et
c'est là-dessus que repose la différence entre la cons-
cience d'avoir agi conformément au devoir {pflichlmàssig)
et d'avoir agi par devoir {ans Pflicht)^ c'est-à-dire par
respect pour la loi. La première manière d'agir (la lé^
galité = Legalitàt) est encore possible quand même des
penchants auraient été simplement les principes déter-
minants de la volonté, la seconde {la moralité), la va-
leur morale '^ doit être placée exclusivement en cela
que l'action a lieu par devoir, c'est-à-dire purement et
simplement en vue de la loi*.
' Banii traduit der moralische Werth par qui seide donne aux actions
une valeur moraie. Nous traduisons littéralement. (F. P.)
- Si Ton examine soigneusement le concept du respect pour les
personnes, comme il a élé antérieurement orésenté, on s'apercevra
que toujours il repose sur la conscience d'un devoir que nous montre
un exemple, et que, par conséquent, le respect ne peut jamais avoir
qu'un fondement moral; qu'il est très bon et même, au point de vue psy-
chologique, très utile pour la connaissance dos hommes, de faire
attention partout où nous em{)loyons cette expression, à la défé-
KAKT, Cr. de la rais, prat 10
146 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
Il est de la plus haute importance, dans tous les
jugenients moraux, d'examiner avec attention et avec
une exactitude extrême le principe subjectif de toutes
les maximes, pour que toute moralité des actions soit
posée dans la nécessité d'agir par devoir et par respect
pour la loi, non par amour et par inclination pour ce
que les actions doivent produire. Pour des hommes
et pour tous les êtres raisonnables créés, la nécessité
morale est contrainte (Nôthigung), c'est-à-dire obligation
(yerbindlichkeit) et toute action fondée là-dessus doit
être représentée comme un devoir et non comme une
manière d'agir qui, par elle-même, nous plaît déjà ou
qui peut devenir agréable pour nous. Gomme si nous ne
pouvions jamais en venir à ce point que, sans ce respect
pour la loi qui est lié à la crainte ou au moins à l'ap-
préhension de la transgresser, nous soyons capables,
comme la divinité supérieure à toute dépendance, d'en-
trer de nous-mêmes, par un accord devenu en quelque
sorte naturel pour nous et ne devant jamais être troublé,
de notre volonté avec la loi morale pure (qui, par con-
séquent, comme nous ne serions jamais tentés de lui
être infidèles, cesserait tout à fait alors d'être un com-
mandement pour nous), en possession d'une sainteté
de la volonté.
La loi morale est en effet pour la volonté d'un être
parfait [allervollkotnmensten) une loi de sainteté, mais
pour la volonté de tout être fini et raisonnable, c'est
une loi de devoir, de contrainte morale, qui le détermine
rence secrète, digne d'admiration et pourtant assez fréquente, que
l'homme manifeste dans ses jugements pour la loi morale.
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 147
à agir par respect pour cette loi et par soumission au
devoir. Un autre principe subjectif ne doit [muss) pas
être pris pour mobile, car autrement l'action peut sans
doute ige présenter, comme le prescrit la loi, mais bien
que conforme au devoir, elle n'a pas lieu par devoir,
l'intention, dont il s'agjt essentiellement pourtant dans
cette législation, n'en est pas morale.
Il est très beau de faire du bien aux hommes par
amour pour eux et par bienveillance sympathique, ou
d'être juste par amour de l'ordre, mais ce n'est pas là
encore pour notre conduite la véritable maxime morale,
qui est appropriée à notre situation parmi des êtres
raisonnables, comme hommes^ si nous nous permettons,
comme des soldats volontaires, de nous mettre par un
orgueil chimérique {mit sloher Einhildiing) bien au-
dessus de la pensée du devoir et de vouloir, comme indé-
pendants du commandement, faire simplement d'après
notre propre plaisir ce pour quoi aucun commandement
ne nous serait nécessaire. Nous sommes soumis à une
discipline de la raison et nous ne devons, dans toutes
nos maximes, ni oublier la soumission à cette dernière,
ni en rien retrancher, ni diminuer avec une présomp-
tion égoïste l'autorité de la loi (quoique ce soit notre
propre raison qui la lui donne), en plaçant le principe
déterminant de notre volonté, quoique conformément
à la loi, en autre chose cependant que dans la loi elle-
même et dans le respect pour cette loi. Devoir {Pflicht)
et obligation {Schuldigkeit)^ sont les dénominations
' Nous traduisons ainsi ce dernier mot, avec Barni et Abbot, quoi-
qu'il fzùUe le distinguer de VerbincUichkeit^ que nous avons traduit par
148 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURB PRATIQUE
que seules nous devons donner à notre rapport à la loi
morale. Nous sommes sans doute des membres légis-
lateurs d'un royaume moral, qui est possible par la
liberté et qui nous est représenté par la raison pratique
comme un objet de respect, mais en même temps nous
en sommes les sujets et non le souverain, et mécon-
naître notre position inférieure comme créatures, reje-
ter présomptueusement l'autorité de la loi sainte, c'est
déjà faire défection à la loi en esprit, quand même on
en remplirait l-a lettre.
Avec cette façon de voir (hiemit) s'accorde fort bien
la possibilité d'un commandement comme celui-ci :
Aime Dieu par -dessus tout et ton prochain comme toi-
même^. Car il existe, comme commandement, le res-
pect pour une loi qui commande l'amour et n'aban-
donne pas à un choix arbitraire le soin de nous en faire
un principe. Mais l'amour de Dieu est impossible
comme penchant (comme amour pathologique), car
Dieu n'est pas un objet des sens. L'amour envers les
hommes est possible, à vrai dire, mais il ne peut être
commandé, car il n'est au pouvoir d'aucun homme
d'aimer quelqu'un simplement par ordre. C'est donc
simplement Vamour pratique qui est compris dans ce
noyau de toutes les lois. Aimer Dieu signifie dans cette
acception exécuter mlontiers ses commandements ;
aimer le prochain signifie pratiquer volontiers tous ses
obligation; mais nous ne voyons aucune autre expression qui puisse
être employée. Born se sort de debilum. (F. P.)
* Le principe rtu bonheur personnel, dont quelques-uns veulent
faire le principe suprême de la moralité, forme un contraste frappant
avec celte loi. Ce principe s'énoncerait ainsi: Aime-loi par-dessus tout
et Dieu et ton prochain pour l'amour de {um .. willén) loi-mème.
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 149
devoirs envers lui. Mais l'ordre qui nous en fail une
règle ne peut pas non plus commander d'avoir cette
intention (GesinniingY dans les actions conformes au
devoir, mais simplement d'y tendre. Car le comman-
dement que l'on doit faire quelque chose volontiers
est en soi contradictoire, parce que si nous savons déjà
par nous-mêmes ce que nous sommes obligés de faire,
si nous avions, en outre, conscience de le faire volon-
tiers, un commandeuient à cet égard serait tout à fait
inutile, et si nous le faisons, non pas de notre plein
gré (gerne), mais seulement par respect pour la loi,
un commandement, qui fait justement de ce respect
le mobile de la maxime, agirait précisément d'une
façon contraire à l'intention ordonnée. Cette loi de
toutes les lois présente donc, comme tout précepte mO"
rai de l'Evangile, l'intention morale* dans toute sa
perfection, de même qu'elle est comme un idéal de la
sainteté que ne peut atteindre aucune créature, et qui
cependant est le modèle (Urbild) dont nous devons nous
efforcer de nous rapprocher par un progrès ininter-
rompu, mais infini. Si une créature raisonnable pou-
vait jamais en venir à ce point d'accomplir tout à fait
volontiers (gerne) toutes les lois morales, cela signifierait
qu'il ne peut se trouver, même une fois en elle la pos-
sibilité d'un désir qui l'excite à s'en écarter, car la vic-
toire sur un tel désir coûte toujours un sacrifice au
< Sur la traduction de ce mot, voyez la note 1, p. 151. (F. P.)
=^ Nous traduisons liltcralement Vexpreasion siltliche Gesinnung, qui
a un sens précis chez Kant, et que Barni rend, à tort, ce semble, par
moralité. Born donne mentem moraletn-, Abbot, the moral disposition
(F. P.).
150 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
sujet et nécessite par conséquent une coercition sur
soi-même {Selbstzwang)f c'est-à-dire une contrainte in-
terne [innere NôthigungY pour ce qu'on ne fait pas
tout à fait volontiers. Mais une créature ne peut jamais
parvenir à ce degré d'intention morale. Gomme, en
effet, elle est une créature, partant toujours dépendante
par rapport à ce qu'elle réclame pour être complète-
ment contente de son état, elle ne peut jamais être
tout à fait libre de désirs et de penchants. Or, les pen-
chants et les désirsj qui reposent sur des causes phy-
siques, ne s'accordent pas d'eux-mêmes avec la loi
morale qui a de tout autres sources; par conséquent
ils rendent toujours nécessaire, relativement à eux-
mêmes, de fonder l'intention de ses maximes sur la
contrainte (Nôthigung) morale, non sur un attachement
empressé, mais sur le respect que rédame l'obéissance
à la loi, quoique ce respect se produise malgré nous («w-
gerne), non sur l'amour qui ne craint aucun refus in-
térieur de la volonté à l'égard de la loi. Mais il faut
cependant faire de ce dernier, c'est-à-dire du simple
amour de la loi (qui cesserait alors d'être un ordrCj et la
moralité, élevée subjectivement à la sainteté, d'être
vertu) le but constant, bien qu'inaccessible, de ses efforts.
En effet, dans ce que nous estimons hautement*, mais
que toutefois (à cause de la conscience de notre fai-
< 11 est difficile de rendre en français les termes de Iwang et de
Nôthigung Bami les traduit par le seul mot contrainte; Born, par
cûactione tut ipsius, hoc est, interna; Abbot par sdf-compulsion, in~
ward constraint. Voyez n. 1, p. 54. (F. P.)
2 11 n'y a aucune raison pour traduire comme Barni, par-dessus
tout, puisque le texte porte ho(^schiUzen. Born dit quod magni faci-
mus ; Abbot, highty esteem. {F. P.)
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 151
blesse) nous craignons, la crainte respectueuse, par la
facilité plus grande à lui donner satisfaction, se change
en inclination (Ziineicjung) et le respect en amour :
ce serait au moins la perfection d'une intention consa-
crée à la loi, s'il était jamais possible à une créature de
l'atteindre.
Cette considération n'a pas ici pour but de ramener
le commandement évangélique cité plus haut à des
concepts clairs, afin de prévenir le fanatisme religieux
(i?e/2^?o«ssc/ra?ârmem), relativement à l'amour de Dieu,
mais de déterminer exactement l'intention morale,
immédiatement aussi par rapport aux devoirs envers
les hommes, et d'arrêter, ou si c'est possible, de pré-
venir un fanatisjne simplement morale qui infecte beau-
coup d'esprits. Le degré moral, où est placé l'homme
(et autant que nous pouvons le savoir, toute créature
raisonnable), c'est le respect pour la loi morale. L'in-
tention' qui lui est imposée pour observer la loi, c'est
de l'observer par devoir, non par un penchant volon-
taire {freiwilliger), ni même par un effort non com-
mandé et volontiers tenté par lui-même, et l'état moral
dans lequel il peut toujours être, c'est la vertu, c'est-
à-dire l'intention morale dans la lutte et non la sainteté
dans }& possession présumée (vermeinten) d'une parfaite
pureté des intentions de la volonté. C'est à un pur {lau-
ter) fanatisme moral, à un accroissement de la présomp-
tion qu'on dispose les esprits, en les excitant à des ac-
' Bami troduit le mot Gesinnung p&T disposition; Born par mens;
Abbot par disposition. Nous préférons employer le mot intention, dont
le sens est plus précis et convient mieux pour l'expression de la
pensée de Kant. (F- P.)
152 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
tions présentées comme nobles, sublimes, magnanimes
et en les jetant par là dans cette illusion que ce n'est
pas le devoir, c'est-à-dire le respect pour la loi, dont
ils devraient supporter le joug (qui cependant est doux,
puisque c'est la raison elle-même qui nous l'impose),
quand même ce serait à regret {ungern)y qui constitue
le principe déterminant de leurs actions et qui les hu-
milie encore pendant qu'ils la suivent (qu'ils lui obéis-
sent), mais qu'on attend d'eux ces actions comme un
pur mérite (Verdienst) et non comme un devoir. Car
non seulement, en imitant de tels actes, d'après un tel
]»rincipe, ils n'auraient pas le moins du monde satis-
fait à l'esprit de la loi, lequel consiste dans la soumis-
sion de l'intention à la loi et non dans la conformité
[Gesetxmàssigkeity des actions à la loi (quel que soit le
principe), mais en posant le mobile pathologiquement
(dans la sympathie ou même dans l'amour de soi), non
moralement (dans la loi), ils produisent de cette façon
une manière de penser frivole, superficielle, fantastique
d'après laquelle ils attribuent une bonté spontanée
(freiwilligen) k leur esprit {Gemûths)^ qui n'aurait besoin
ni d'aiguillon ni de frein, pour lequel aucun comman-
dement ne serait nécessaire, et ils oublient à ce
sujet leur obligation {Schuldigkeit)* à laquelle ils
devraient cependant songer avant de songer au mé-
rite. Sans doute, les actions des autres, qui ont été
accomplies avec un grand esprit de sacrifice {Aufop-
ferung) et simplement par amour du devoir, peu-
< Sur la traduction de ce mot, voyez n. 1 , p. 4 et 127. (F. P.)
« Sur la traduction de ce mot, voyez n. 1, p. 147. (F. P.)
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 153
vent être vantées comme des fails nobles et sublimes,
mais seulement autant qu'il y a encore là des traces
qui permettent de conjecturer qu'elles ont été faites
entièrement par respect pour le devoir et non par
un mouvement du cœur {aus Herzensanfwallungen).
Mais si on veut les présenter à quelqu'un comme
des exemples à suivre, on doit alors absolument em-
ployer comme mobile le respect pour le devoir =
Achtung fur Pflicht (comme le seul sentiment moral
véritable), ce précepte sévère et saint qui ne permet
pas à notre vain amour de nous-mêmes (Selbstliebe)
de se jouer avec des impulsions [Antrieben) patho-
logiques (en tant qu'elles sont analogues à la mora-
lité) et de nous enorgueillir de noire mérite (uns auf
verdienstlichen Werth was %u Gute au thun). Si nous
cherchons bien, nous trouverons déjà, pour toutes les
actions qui sont dignes d'éloges, une loi du devoir qui
commande et ne nous laisse pas choisir à notre gré ce
qui pourrait être agréable à notre tendance (Hang).
C'est là le seul mode de représentation {Darsiellungs^
art) qui forme l'âme moralement, parce que c'est le
seul qui soit capable de principes solides et exactement
déterminés.
Si le fa7iatisme (Schwàrmereiy , dans sa signification la
plus générale, entreprend, d'après des principes, de dé-
passer {einenach Grundzàtzenunternommene Ueberschrei-
tung) les limites de la raison humaine, \e fanatisme moral
entreprend de dépasser les limites que la raison pure
pratique pose à l'humanité, en nous défendant de placer
< Sur ce mot, voyez p. 126 (P. P.)
154 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRA.TIQUE
le principe subjectif de déterminalion des actions con-
formes au devoir, c'est-à-dire leur mobile moral, ail-
leurs que dans la loi elle-même et l'intention, qui par
là est placée dans les maximes, ailleurs que dans 1p
respect pour cette loi, partant en nous ordonnant de
prendre la pensée du devoir,qui détruit toute arrogance
(Arroganz) comme tout vain amour desoi, ^our principe
de vie suprême^ de toute la moralité dans l'humanité.
S*il en est ainsi, ce ne sont pas seulement les roman-
ciers ou les éducateurs sentimentaux = empfindelnde
Erzieher (bien qu'ils s'emportent beaucoup encore
contre la sensiblerie), mais parfois les philosophes eux-
mêmes, bien plus les plus austères de tous, les stoïciens
qui ont introduit, à la place d'une discipline morale,
sobre mais sage, un fanatisme morale quoique le fana-
tisme des derniers soit plus héroïque, celui des pre-
miers plus fade et plus attendrissant; et l'on peut, sans
hypocrisie, répéter en toute vérité,de la doctrine morale
de l'Evangile, qu'elle a la première, par la pureté du
principe moral, mais en même temps par sa convenance
{Angemessenheit) avec les limites des êtres finis, sou-
mis toute bonne condmie {Wohlverhalten) de l'homme
à la discipline d'un devoir qui, placé sous ses yeux, ne
les laisse pas s'égarer dans des perfections morales
imaginaires, et qu'elle a posé des bornes de l'humilité*
» Nous rendons ainsi avec Born Lébensprincip, et noTi comme Barni
et Abbot, par principe vital, expression qui a un sens déterminé et tout
différent dans notre langue philosophique. (F. P.)
2 Nous traduisons littéralement le passage die sie nicht xmter mora-
lischen getrâumten VoUkommenheiten schw&rmen lUsst . . Schranken der
Demuth gesetz habe. — Barni donne: Ne lui permet pas de s'attribuer
une perfection morale chimérique et d'avoir ainsi rappelé à la modestie
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 155
[c'est-à-dire de la connaissance de soi-même), à la pré-
somption et à l'amour de soi, qui tous deux mécon-
Qaissent volontiers leurs limites.
Devoir! nom sublime et grand, toi qui ne renfermes
rien en toi d*agréable, rien qui implique insinuation,
mais qui réclames la soumission, qui cependant ne
nenaces de rien de ce qui éveille dans l'âme (Gemûthé)
une aversion naturelle et épouvante, pour mettre en
mouvement la volonté, mais poses simplement une loi
jui trouve d'elle-même accès dans l'âme [Gemûthey
3t qui cependant gagne elle-même malgré nous, la
vénération (sinon toujours l'obéissance), devant la-
quelle se taisent tous les penchants, quoiqu'ils agis-
sent contre elle en secret; quelle origine est digne de
toi et où trouve-t-on la racine de ta noble tige, qui
repousse fièrement toute parenté avec les penchants,
racine dont il faut faire dériver, comme de son ori-
gine, la condition indispensable de la seule valeur que
[es hommes peuvent se donner à eux-mêmes?
Ce ne peu t être rien de moins que ce qui élève Thomme
lu-dessus de lui-même (comme partie du monde sen-
sible), ce qui le lie à un ordre de choses que l'entende-
ment seul peut concevoir et qui en même temps com-
mande (unter sich hat) à tout le monde sensible et avec
lui à l'existence, qui peut être déterminée empirique-
ment, de l'homme dans le temps, à l'ensemble de
toutes les fins (qui est uniquement conforme à ces lois
— Abbot traduit plus exactement la dernière partie par that it aiso set
Ihe bounds of humility. (F. P.)
• Born emploie, pour traduire ce mot, dont le sens est d'ailleurs
assez vague, animo; Barni, ûme; et Abbof, mind. (F. P.)
156 ANALYTIQUE DE LA BAISON PURE PRATIQUE
pratiques et inconditionnées comme la loi morale. Ce
n'est pas autre chose que \ai personnalité , c'est-à-dire la
liberté et Tindépendance à Tégard du mécanisme de la
nature entière, considérée cependant en même temps
comme un pouvoir d*un être qui est soumis à des lois
spéciales, n'est-à-dire aux lois pures pratiques données
par sa propre raison, de sorte que la personne, comme
appartenant au monde sensible, est soumise à sa propre
personnalité, en tant qu*elle appartient en même temps
au monde intelligible. Il n'y a donc pas à s'étonner
que l'homme, appartenant à deux mondes, ne doive
considérer son propre être, relativement à sa seconde
et à sa plus haute détermination*, qu'avec vénération
et les lois auxquelles il est en ce cas soumis, qu'avec
le plus grand respect.
Sur cette origine se fondent quelques expressions
qui désignent la valeur des objets d'après des idées
morales. La loi morale esi sainte (inviolable). L'homme
sans doute est assez profane* {unheilig genug), mais
Vhumanitéf dans sa personne, doit être sainte pour lui.
Dans la création tout entière, tout ce qu'on veut [will)
et ce sur quoi on a quelque pouvoir peut être employé
simplement comme moyen; l'homme seulement, et avec
lui toute créature raisonnable, esl fin en soi. C'est qu'il
est le sujet de la loi morale, qui est sainte, en vertu
< Born et Barni se servent de destinatio et de destination. Nous pré-
férons traduire, comme nous l'avons fait, le mot Bestimmung. Abbot
se sert de characteristic. Voyez la n. i, p. 144. (F P.)-
2 Nous employons ce mot comme synonyme de non-saint, dans le
sens que Born donne au mot profanus, au lieu de traduire assez
inexactement, comme Barni, par Vhomme n'est pas saint. Abbot dit
unholy enough. (F. P. )
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 157
de l'autonomie de sa liberté. Pour cette raison, toute
volonté, même la volonté propre à chaque personne,
dirigée sur la personne elle-même, est astreinte à la
condition de l'accord avec V autonomie de l'être rai-
sonnable, c'est-à-dire à ne le soumettre à aucun but
qui n'est pas possible d'après une loi pouvant tirer son
origine de la volonté du sujet passif {leidenden) lui-
même, par conséquent à ne jamais employer le sujet
simplement comme moyen, mais conjointement avec
elle-même comme fin*. Nous imposons cette condi-
tion avec raison, même à la volonté divine, relative-
ment aux êtres raisonnables qui sont dans le monde
comme ses créatures, puisqu'elle repose sur la person-
nalité, par laquelle seule elles sont des fins en soi.
Cette idée de la personnalité qui éveille le respect,
qui nous met devant les yeux la sublimité de notre na-
ture (d'après sa détermination), en nous faisant remar-
auer en même temps le défaut d'accord de notre con-
duite avec elle, et en abaissant par cela même la pré-
somption, est naturelle, même à la raison humaine la
plus commune, et aisément remarquée. Tout homme,
même médiocrement honorable (ehrlicher), n'a-t-il pas
trouvé quelquefois qu'il s'est abstenu d'un mensonge,
d'ailleurs inoffensif, par lequel il pouvait ou se tirer lui-
même d'une affaire désagréable ou procurer quelque
avantage à un ami cher et plein de mérite, pour avoir le
à.ïo\.i[dûr{en) de ne pas se mépriser en secret à ses propres
' Barni dit, du sujet mime qui souffre l'action. (F. P.)
3 Noua traduisons ainsi sondern sugleich selbst als Zweck. Born dit:
Sei simtd qua fine ipso utendi; liarni ne rend pas zugleich selbst; Abbot
donne but as ilself also, conçut rmtly, an end. (F. P.)
158 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
yeux? Est-ce qu'un honnête homme n'est pas soutenu,
dans les plus grands malheurs de la vie, qu'il pouvait
éviter si seulement il avait pu se mettre au-dessus du
devoir, par la conscience d'avoir en sa personne main-
tenu l'humanité dans sa dignité (Wûrde), de l'avoir
honorée, de n'avoir pas de raison de rougir de lui-même
à ses propres yeux et pour craindre le spectacle inté-
rieur de l'examen de conscience (Selbstprûfung) ? Geiie
consolation n'est pas le bonheur, elle n'en est pas
même la plus petite partie. Car aucun homme ne sou-
haitera d'avoir l'occasion de l'éprouver, ne souhaitera
peut-être pas même une vie dans de telles circonstances.
Mais il vit et ne peut supporter d'être à ses propres
yeux indigne de vivre. Cette tranquillité intérieure est
donc simplement négative par rapport à tout ce qui
peut rendre la vie agréable, c'est-à-dire qu'elle écarte
le danger (nàmlich sie isl die Abhaltung der Gefah') de
décroître en valeur personnelle, quand on a complète-
ment déjà renoncé à la valeur de sa situation ', Elle est
l'effet d'un respect pour quelque chose qui est tout à
fait autre que la vie et auprès duquel au contraire, en
comparaison et en opposition, la vie avec tout son
charme {Annehmlichkeit) n'a aucune valeur. Il ne vit
plus que par devoir, non parce qu'il trouve le moindre
agrément à vivre.
Tel est le véritable mobile de la raison pure pratique ;
' Nous traduisons ainsi le passage, nachdem der seines Zustandes von
ihm schon ganslich aufgegeben worden. Born donne posteaquam de
pretio condiiionis sxiœ penitus desperassent ; Barni après avoir perdu tout
le reste ; Abbot after everything dse that is vaiuablc has been lost. Voyei
ce que Kantdit, p. 150. (F. P.)
' r
DES MOBILES DE LA RAISON PURE PRATIQUE 15S
PIWWïllWflfffllIfT'F^
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160 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUÉ
La majesté du devoir n'a rien à faire avec la jouissance
de la vie; elle a sa loi propre, elle a son tribunal par-
ticulier et quand même on voudrait secouer ensemble
les deux choses, pour les mêler et les présenter comme
un remède à l'âme malade, elles se sépareraient aussi-
tôt d'elles-mêmes; si elles ne le faisaient pas, la pre-
mière n'agirait plus du tout, et quand même la vie
physique y gagnerait quelque force, la vie morale
s'évanouirait sans retour»
EXAMEN CRITIQUE
DE
L'ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
Par l'examen critique (kritischen Beleuchtung) d'une
science ou d'une partie de cette science, qui forme par
elle-même un système, je comprends la recherche et
la justiGcation { Rechtfertigung ) ^ des raisons pour
lesquelles (warum) elle doit précisément avoir cette
forme systématique et aucune autre , quand on la
compare avec un autre système qui a pour principe
un pouvoir semblable de connaître. Or la raison pra-
tique et la raison spéculative ont pour fondement un
pouvoir identique (eèieWei) de connaître, en tant qu'elles
sont l'une et l'autre raison pure. Par' conséquent la
différence de la forme systématique de l'une et de celle
de l'autre devra être déterminée, en même temps que
sera indiquée la raison de cette différence, par la com-
paraison de la première avec la seconde.
L'analytique de la raison pure théorique s'occupait
de la connaissance des objets, qui peuvent être donnés
♦ DeducUonem (Born), vérification (Barni), proof (Abbot). (F. P.)
KANT, Crit. de la rais. prat. 11
162 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
à l'entendement et devait ainsi partir de VmtuHion,
par conséquent (puisque celle-ci est toujours sensible)
de la sensibilité; de là, passer ensuite aux concepts
(des objets de cette intuition) ; elle pouvait, seule-
ment après cette double préparation \ finir par des
principes. Au contraire, comme la raison pratique a
affaire, non avec des objets pour les connaître, mais
avec le pouvoir qui lui appartient en propre de réaliser
ces objets (conformément à la connaissance qu'elle en a)
c'est-à-dire avec une volonté, qui est une causalité, en
tant que la raison contient le principe déterminant de
celle-ci*; comme par conséquent elle n'a à indiquer
aucun objet de l'intuition, mais (parce que le con-
cept de la causalité contient toujours la relation à une
loi , qui détermine l'existence des éléments divers
= Mannigfaltigen dans leurs rapports les uns avec les
autres) comme raison pratique, seulement à en indiquer
une loi, une critique de Vanalytique de la raison pra-
tique doit, en tant que celle-ci doit être pratique (ce
qui est le vrai problème), commencer par la possibilité
des principes pratiques à priori. De là seulement, elle
pouvait passer aux concepts des objets d'une raison
pratique, c'est à-dire à ceux du bien et du mal absolus
{schlechthin Guten und Bôsen) pour les donner d'abord
conformément à ces principes , car ces concepts ne peu-
vent,antérieurement à ces principes, être donnés comme
» Le texte poHe : nur 7iach beider Voranschickttng ; Born donne nisi
ambabus prœmissis. (F. P.)
2 Born fait rapporter derselben h objets ; Barni et Abbot semblent le
rattacher k causalité, comme nous l'avons fait nettement nous-même.
(F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l' ANALYTIQUE 163
bien et comme mal* par aucun pouvoir de connaître),
et c'est alors seulement qu'elle pouvait conclure cette
partie avec le dernier chapitre, avec celui qui traite du
rapport de la raison pure pratique à la sensibilité et
de l'influence nécessaire, qui peut être connue à priori,
de ]a première sur la seconde, c'est-à-dire du sentiment
moral. L'analytique de la raison pure pratique se par-
tageait donc, d'une façon tout à fait analogue à celle
de la raison théorique, le champ tout entier des con-
ditions de son usage, mais elle suivait un ordre inverse.
L'analytique de la raison pure théorique était divisée
en esthétique transcendantale et en logique transccn-
dantale; celle de la raison pure pratique l'est inver-
sement en logique et en esthétique (s'il m'est permis
d'employer ici simplement par analogie, ces dénomi-
nations, qui ne sont pas du tout d'ailleurs appropriées).
La logique à son tour était dans la première, divisée
en analytique des concepts et analytique des principes,
elle l'est ici en analytique des principes et analytique
des concepts. L'esthétique avait là, en outre, deux
parties à cause des deux espèces d'intuition sensible;
ici la sensibilité n'est pas du tout considérée comme
capacité d'intuition , mais simplement comme sen-
timent (pouvant être un principe subjectif du désir)
et sous ce rapport (m Ansehuncj dessen) la raison pure
pratique n'admet aucune autre division.
» Le lexle porte : dièse sind vor jenen Principien als Gutes und Bùses
durch gar kein Erkenntnissvermogen su gebcn mOglich. Comme Born ■:'„
Barni, nous rallachons dièse à concepts; contraiiement à Darni, r.nus
faisons de als Gules und Bases un appositif de dièse et non de P; .«-
cipien. (F- P.)
164 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
Il est aussi bien facile de voir {einschen) pour quelle
raison cette division en deux parties, avec sa subdivi-
sion, n*a pas été ici réellement suivie (comme on pou-
vait bien être d'abord, par l'exemple de la raison théori-
que, amené à l'essayer). En effet, comme c'est la raison
pure, qui est considérée ici dans son usage pratique, en
parlant par conséquent de principes à priori et non de
principes empiriques de détermination, la division de
l'analytique de la raison pure pratique devra se faire
comme celle d'un syllogisme ( Vernunftschlusses) c'est-à-
dire en allant du général dans la majeure (du principe
moral), par une subsumption des actions possibles
(comme bonnes ou mauvaises) sous ce principe', faile
dans la mineure^ à la conclusion^ c'est-à-dire à la déter-
mination subjective de la volonté (à un intérêt dans le
bien pratiquement possible et à la maxime qui a là-
dessus son fondement). Ces comparaisons feront plaisir
à celui qui a pu se convaincre de l'exactitude des pro-
positions qui se sont présentées dans l'analytique, car
elles lui donnent à bon droit l'espoir de pouvoir un
jour peut-être pénétrer jusqu'à l'unité de la faculté tout
entière' de la raison pure (de la raison théorique aussi
bien que de la raison pratique) et dériver toutes choses
d'un seul principe ; ce qui est l'inévitable besoin de
la raison humaine, qui ne trouve une satit-faction com-
plète que dans une unité complètement systématique
de ses connaissances.
Or si nous consid 'rons maintenant aussi le contenu
* Unter jenen ; nous faisons rapporter, comme "" .rni, jenen à prin-
cipe. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l'ANALYTIQUE 165
de la connaissance que nous pouvons avoir d'une raison
pure pratique et par elle {von,., unddurch), tel que le
montre l'analytique de cette raison, nous trouverons à
côté d'une analogie remarquable entre la raison pure
pratique et la raison pure théorique, des différences
non moins remarquables. Relativement àla raison théo-
rique, le pouvoir d'une connaissance rationnelle pure à
priori pouvait, par des exemples tirés des sciences (dans
lesquelles, comme elles mettent leurs principes à l'é-
preuve de façons si diverses par l'usage méthodique
qu'elles en font, on n'a pas autant de raison que dans la
connaissance commune, de craindre un mélange secret
des principes empiriques de connaissance), être fort
facilement et fort évidemment démontré. Mais que la
raison pure, sans l'intervention d'un principe empi-
rique quelconque de détermination, soit pratique même
par elle seule, c'est ce qu'on devait d'abord montrer
par Vusage pratique le plus ordinaire^ (gemeinsten) de la
raison, en prouvant (beglaiibigte) que le principe pra-
tique suprême est reconnu par toute raison humaine na-
turelle, comme complètement à iwiori et indépendant
de toutes les données sensibles, pour la loi suprême
de sa volonté. On devait d'abord établir et justifier
la pureté de son origine, même dans le jugement de
cette raison commune, avant que la science pût s'en em-
parer pour en faire usage comme d'un fait qui est anté-
rieur à tout raisonnement subtil (Vernûnfteln) ', sur sa
possibilitéetàtoutesles conséquences qu'on pouvait en
' Born emploie vulgarissimo ; Barni, vulgaire. Nous préférons, avec
Abbot, la traduction littérale. (F. P.)
* Born dit argutaiio, qui traduit mieux le mot allemand. (F. P.)
166 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
tirer. Mais celte circonstance s'explique aussi fort bien
par ce qui a été dit un peu plus haut, puisque la raison
pure pratique doit nécessairement commencer par des
principes^ qui par conséquent doivent, comme données
premières, être le fondement de toute science et ne
peuvent en dériver. Or celte justification des principes
moraux, comme principes d'une raison pure, pouvait
aussi fort bien et avec une certitude suffisante, être éta-
blie par un simple appel au jugement de l'entendement
humain ordinaire \ parce que tout élément empirique,
qui pourrait se glisser comme principe déterminant de
la volonté dans nos maximes, se fait reconnaîirc par le
sentiment du plaisir ou de la douleur qui s'attache
nécessairement à lui en tant qu'il excite des désirs ; et
toute raison pure pratique refuse nettement d'admettre
ce sentiment dans son principe comme condition. L'hé-
térogénéité des principes de détermination (empiriques
et rationnels), est révélée par cette résistance d'une rai-
son pratiquement législative contre tout penchant qui
tend à s'y mêler, par une espèce particu Hère de sensation
(Empfindung) qui ne précède pas la législation de la rai-
son pratique, mais est au contraire produite uniquement
par elle et comme une espèce de coercition, c'est-à-dire
par ce sentiment d'un respect tel que nul homme n'en a
pour des penchants,de quelque espèce qu'ils soient,mais
qu'il a pour la loi. Et elle est révélée d'une façon si
claire et si frappante qu'il n'y a pas d'entendement hu-
main, même le plus ordinaire, qui ne doive comprendre
• Nous traduisons littéralement : Urtheil des gemeinen Menschen-
verstandes; Bovn (\onne judicium intclligentiœ humanœ; Barni, jugement
de la raison commime; Abbot, judgmmt of the common reason. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l'aNALYTIQUB 167
immédiatement par un exemple, que des principes em-
piriques du vouloir peuvent bien l'engager à les suivre
par les séductions qu'ils lui offrent, mais que jamais
on ne peut exiger qu'il obéisse à une loi autre qu'à la
loi pure pratique de la raison.
La dislinction de la doctrine du bonheur et de la doc-
trine morale, la première étant tout entière fondée sur
dos principes empiriques, qui ne forment même pas
la plus petite partie [Beisatz) de la seconde, est, dans
l'analytique, la première et plus importante affaire
de la raison pure pratique, qui doit y apporter autant
d'exactitude {piinktlich) et pour ainsi dire autant de scru-
pule ipeinlich)* que le géomètre dans son œuvre. Mais
s'il arrive ici au philosophe (comme cela arrive toujours
dans la connaissance rationnelle, qui est due à de sim-
ples concepts sans construction), d'avoir à lutter contre
de grandes difficultés, parce qu'il ne peut prendre au-
cune intuition pour principe (d'un pur noumène), il a
cependant l'avantage de pouvoir comme le chimiste
pour ainsi dire, expérimenter en tout temps sur la raison
pratique de tout homme, pour distinguer le principe
moral (pur) de détermination du principe empirique :
il n'a qu'à ajouter, à la volonté empiriquement affectée
Cpar exemple, à la volonté de celui qui mentirait volon-
tiers, lorsqu'il peutacquérir quelque chose en mentant),
la loi morale (comme principe déterminant). C'est
comme si le chimiste ajoutait de l'alcali à une solution
« Born rend ces deux mots par tanla dtligentia curaque; Bami par
aulanl de soin, autant de peine; Abbot par as much exactness and scriA-
rulousness. (F. P.)
168 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
de chaux dans de l'esprit de sel; l'esprit de sel aban-
donne aussitôt la chaux, s'unit à l'alcali et la chaux est
précipitée au fond. De même, si l'on présente à celui
qui d'ailleurs est un honnête homme (ou qui se suppose
seulement en pensée à la place d'un honnête homme),
la loi morale, par laquelle il reconnaît l'indignité d'un
menteur, aussitôt sa raison pratique (dans le juge-
ment sur ce qui devait être fait par lui), abandonne
l'utilité, s'unit avec ce qui maintient en lui le respect
pour sa propre personne (avec la véracité), et Tutilité,
après avoir été séparée (abgesondert und gevmschen)
de tout ce qui se rattache à la raison (laquelle est
tout entière du côté du devoir), est pesée par chacun
pour être combinée {in Verhindung zutreten) avec la
raison dans d'autres cas, excepté là où elle pourrait
être opposée à la loi morale, que la raison n'aban-
donne jamais, mais avec laquelle elle s'unit très
étroitement.
Mais cette distinction du principe du bonheur et du
principe de la moralité n'est pas pour cela une opposi-
tiony et la raison pure pratique ne veut pas qu'on re-
nonce à toute prétention au bonheur, mais seulement,
qu'aussitôt qu'il s'agit de devoir, on ne le prenne pas du
tout en considération. Ce peut même à certains égards,
être un devoir de prendre soin de son bonheur : d'une
part, parce que le bonheur (auquel se rapportent l'ha-
bileté, la santé, la richesse) fournit des moyens de
remplir son devoir, d'autre part, parce que la pri-
vation du bonheur (par exemple la pauvreté), amène
avec elle des tentations de violer son devoir. Seule-
EXAMEN CRITIQUE DE l' ANALYTIQUE 169
ment travailler à son bonheur ne peut jamais êlre
immédiatement un devoir et encore moins un prin-
cipe de tout devoir. Or, comme les principes déter-
minants de la volonté, à l'exception seulement de la
loi pure pratique de la raison' (de la loi morale),
sont tous ensemble empiriques, et comme tels par
conséquent appartiennent au principe du bonheur, ils
doivent être tous ensemble séparés du principe moral
suprême et ne lui être jamais incorporés comme con-
dition, parce que ce serait supprimer toute valeur
morale, de même que le mélange d'éléments empiri-
ques enlèverait aux principes géométriques toute évi-
dence mathématique, ce qu'il y a de meilleur (d'après
le jugement de Platon), dans la mathématique et ce
qui en dépasse même l'utilité.
En ce qui concerne la déduction du principe su-
prême de la raison pure pratique, c'est-à-dire l'expli-
cation de la possibilité d'une telle connaissance à pnori,
on ne pouvait rien faire de plus que de montrer que,
si l'on percevait {einsàhe) la possibilité de la liberté
d'une cause efficiente, on apercevrait ausgi, non sim-
plement la possibilité, mais même la nécessité de la
loi morale, comme loi pratique suprême des êtres rai-
sonnables à la volonté desquels on attribue la liberté
de la causalité, parce que ces deux concepts sont si
inséparablement unis qu'on pourrait définir la liberté
pratique, l'indépendance de la volonté à l'égard de toute
* Traduction littérale du texte : reinen praktischen Vernunftgesetze.
Born donne lege pura praclica rationcdi; Barni (la loi de la raison pure
pratique) et Abbol {the lato of pure pratical reason) traduisent moins
exactement. (F. P.)
170 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
loi autre que la loi morale. Mais la liberté d'une cause
efficiente, surtout dans le monde sensible, ne peut,
quant à sa possibilité, être en aucune façon perçue
{eingesehen) ; heureux encore si nous pouvons seule-
ment être suffisamment assurés qu'il n'y a pas de
preuves de son impossibilité et si nous sommes forcés
par la loi morale qui la postule, et par là même aussi
autorisés à l'admettre ! Cependant il y a encore beau-
coup d'hommes qui croient pouvoir expliquer cette
liberté, comme tout autre pouvoir naturel, par des
principes empiriques et qui la considèrent comme une
propriété psychologique dont l'explication réclame exclu-
sivement un examen fort attentif de la nature de Vâme
et des mobiles de la volonté, non comme un prédicat
transcendant al de la causalité d'un être qui appartient
au monde des sens (ce qui est pourtant en réalité la
seule chose dont il s'agisse ici), et qui suppriment
ainsi la merveilleuse perspective [herrliche ErôffnungJ
que nous ouvre la raison pure pratique au moyen de la
loi morale, c'est-à-dire la perspective d'un monde intel-
ligible, par la réalisation du concept d'ailleurs trans-
cendant de la liberté ; par là ils suppriment la loi
morale elle-même, qui n'admet aucun principe empi-
rique de détermination. Il sera donc nécessaire d'ajou-
ter ici quelque chose pour prémunir contre cette illu-
sion et pour représenter Vempirisme dans toute la nudité
de son caractère essentiellement superficiels
* Le texte porte : der Darstellung des Empirismus in der ganzen
Blosse seiner Seichligtkeit. Barni donne : montrer l'impuissance de l'empi-
risme, ce qui ne rend que d'une façon très indirecte la pensée do
l'auteur. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l'aNALYTIQUE 171
Le concept de la causalité, comme nécessité naturelle,
à la différence {ziim Utiterschiede) de la causalité comme
liberté, ne conc-erne l'existence des choses qu'en tant
qu'elle ne peut être déterminée dans le temps, partant
comme phénomènes par opposition à leur causalité
comme choses en soi. Or, si l'on prend les détermina-
tions de l'existence des choses dans le temps pour des
déterminations de choses en soi (ce qui est le mode de
représentation le plus ordinaire), la nécessité, dans le
rapport de causalité, ne peut en aucune façon s'unir avec
la liberté; mais elles sont, Tune par rapport à l'autre,
contradictoires. Car de la première, il résulte que tout
événement, par conséquent aussi toute action qui se
passe dans un point du temps [Zeitpuncié) est nécessai-
rement sous la condition de ce qui était dans le temps
qui a précédé, Or, comme le temps passé n'est plus en
mon pouvoir, toute aclion que j'accomplis d'après des
principes déterminants qui ne sont pas en mon pouvoir,
doit être nécessaire, c'est-à-dire que je ne suis jamais
■^^^^ fi ¥1^2^ moment ( Zeitymcte) Qp_ r^nîg;. j.|£J} P.l V.^ * _.
172 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
d'après un ordre prédéterminé et que je ne pourrai
nulle part commencer moi-même, serait une chaîn
naturelle continue et ma causalité ne serait par con
séquent jamais liberté.
Si donc on veut attribuer de la liberté à un être don
l'existence {Dasein) est déterminée dans le temps, oi
ne peut, à ce point de vue du moins (sofernwenigstens
le soustraire dans son existence (Existenz), partan
aussi dans ses actions, à la loi de la nécessité naturell
qui régit tous les événements; car ce serait comme s
on Tabandonnait à un hasard aveugle. Mais comm
cette loi concerne inévitablement toute causalité de
choses, en tant que leur existence {Dasein) peut êtr
déterminée dans le tempSy si c'était là la manière don
on aurait aussi à se représenter V existence de ces chose
en soi* , la liberté devrait être rejetée comme un concep
sans valeur (nichtiger) et impossible. Par conséquent
si on veut encore la sauver, il ne reste d'autre voie qu
d'attribuer l'existence d'une chose, en tant qu'ell
peut être déterminée dans le temps, par suite aussi 1
causalité d'après la loi de la nécessité naturelle^ simple
ment au phénomène, et la liberté à ce même être, comm
chose en soi. Gela est certainement inévitable, si l'o:
veut conserver ensemble ces deux concepts contradic
toires, mais dans l'application, si on les réunit comm
dans une seule et même action et qu'on veuille ains
expliquer cette union elle-même, de grandes diffi
' Traduction littérale de wenn dièses die Art wdre. vuornach man sic
auch das Dasein dieser Dirige an sich selbsl vorzustellen hàtte. Ban
paraphrase ce passage en disant : s'U n'y avait pas une autre manièi
de se représenter, etc. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l'aNALYTIQUE 173
cultes apparaissent encore, qui semblent rendre impos-
sible une telle union.
Quand je dis, d'un homme qui commet un vol, que
celte action est, d'après la loi naturelle de la causalité,
un résultat nécessaire des principes déterminants du
temps qui a précédé, c'est qu'il était donc impossible
qu'elle n'eût pas lieu. Comment donc puis-je, en ju-
geant d'après la loi morale, faire ici un changement et
supposer que l'action aurait pu cependant être omise,
parce que la loi dit qu'elle aurait dû l'être? c'est-à-dire
comment peut-on appeler tout à fait libre un homme,
au même moment et relativement à la même action
dans laquelle il est soumis à une nécessité naturelle
inévitable? Chercher un subterfuge dans le fait que
l'on conforme simplement le mode des principes déter-
minants de sa causalité, d'après la loi de la nature, à un
concept comparatif de liberté (d'après lequel on appelle
quelquefois effet libre ce dont le principe naturel de
détermination réside intérieur ornent dans l'être agissant,
par exemple ce qu'accomplit un corps lancé dans l'es-
pace, quand il se meut librement; dans ce cas, on em-
ploie le mot liberté, parce que le corps, tandis qu'il est
en marche, n'est poussé par rien d'extérieur; nous
nommons de même encore le mouvementd'une montre,
un mouvement libre, parce qu'elle fait tourner elle-
même son aiguille, qui n'a pas besoin par conséquent
d'être poussée extérieurement, tout comme nous appe-
lons libres les actions de l'homme, quoique, par leurs
principes de détermination qui précèdent dans le temps,
elles soient nécessaires, parce que ces principes sont
174 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
des représentationsintérieures produites par nos propres
forces, par lesquelles des désirs sont excités selon les
circonstances et partant des actions faites conformé-
ment à notre propre plaisir = Belieben), c'est un misé-
rable subterfuge par lequel quelques hommes se lais-
sent encore leurrer et pensent ainsi avoir résolu, par
une petite chicane de mots, ce problème difficile à la
solution duquel tant de siècles {Jahrtausende) ont vai-
nement travaillé, et qui par conséquent pourrait bien
difficilement être trouvée si fort à la surface ^ En effet,
dans la question de cette liberté qui doit être donnée
pour fondement à toutes les lois morales et à l'impu-
tation {Ziirechnung) qui y est conforme, il ne s'agit pas
du tout de savoir si la causalité est nécessairement
déterminée d'après une loi de la nature par des prin-
cipes de détermination résidant dans le sujet ou en
dehors de lui, et dans le premier cas, si ces principes de
détermination sont instinctifs ou conçus par la raison.
Si ces représentations déterminantes, d'après l'aveu
même de ces mêmes hommes, ont la raison de leur
existence dans le temps et dans Vétat antérieur, celui-ci
dans un état précédent et ainsi de suite, ces détermi-
nations peuvent être intérieures, avoir une causalité
psychologique et non mécanique, c'est-à-dire produire
l'action par des représentations et non par du mouve-
ment corporel, ce sont toujours des principes détermi-
nants de la causalité d'un être, en tant que son existence
* Le texte porte : so gans auf der Oherflâche-, Barni dit : il n'est
guère 'probable que la solution soit si aisée à trouver, sans rendre les
derniers mots, qui ont cependant une certaine importance dans la
pensée de Kant. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DB L'ANALYTIQUE 175
peut être déterminée dans le temps, et par conséquent
soumis aux conditions nécessitantes' du temps passé,
qui, par conséquent ne sont plus au pouvoir du sujet,
quand il doit agir. Ils impliquent par conséquent à
vrai dire la liberté psychologique (si l'on veut em-
ployer ce mot pour un enchaînement simplement
intérieur des représentations de l'àme), mais aussi la
nécessité naturelle, et par conséquent ne laissent pas
subsister une liberté transcendantaUf qui doit être con-
çue comme l'indépendance à l'égard de tout élément
empirique et par conséquent de la nature en général,
considérée soit comme objet du sens interne, simple-
ment dans le temps, soit comme objet du sens externe
en même temps dans l'espace et dans le t^mps. Sans
cette liberté (dans le dernier sens, qui est le sens
propre), qui seule est pratique à priori^ aucune loi
morale, aucune imputation d'après une loi morale n'est
possible. C'est même pour cela qu'on peut nommer
aussi le mécanisme de la nature toute nécessité des
événements se produisant dans le temps d'après la
loi naturelle de la causalité, quoiqu'on n'entende pas
par là que des choses qui sont soumises à ce méca-
nisme, doivent être de réelles machines matérielles. On
a seulement en vue ici la nécessité de la connexion des
événements dans une série de temps (Zeitreihe), comme
elle se développe d'après la loi de la nature, soit que l'on
nomme le sujet où a eu lieu ce développement (Ablauf)^
Automaton materiale^ quand l'ê Ire-machine est mû paf
' Nous traduisons ainsi avec Baroi : unter nothwendiû machendgn
Bidingungm. (F. P.)
176 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
la matière ou avec Leibnitz, Automaton spirituale, quand
il est mû par des représentations, et si la liberté de
notre volonté n'était pas autre que la dernière (que la
liberté psychologique et comparative, non aussi la
liberté transcendantale, c'est-à-dire absolue), elle ne
vaudrait guère mieux au fond que la liberté d'un tourne-
broche, qui lui aussi quand il a été une fois remonté,
accomplit de lui-même ses mouvements.
Pour lever maintenant la contradiction apparente
entre le mécanisme de la nature et la liberté dans une
seule et même action pour le cas supposé, on doit se
souvenir de ce qui a été dit dans la Critique de la rai-
son pure ou de ce qui s'en suit. La nécessité naturelle,
qui ne peut subsister conjointement avec la liberté du
sujet, dépend simplementdes déterminations de lachose
qui est soumise aux conditions de temps, par consé-
quent uniquement des déterminations du sujet agis-
sant comme phénomène. Donc, sous ce rapport, les
principes déterminants de chaque action de ce sujet ré-
sident dans ce qui appartient au temps passé et n'est
plus en son pouvoir (en quoi il doit comprendre aussi
ses actions déjà faites et le caractère qui, à ses propres
yeux peut, par là, être déterminé pour lui, comme
phénomène). Mais le même sujet, ayant, d'un autre
côté, conscience de lui-même comme d'une chose en
soi, considère aussi son existence, en tant qu'elle n'est
pas soumise aux conditions du temps^ et se regarde lui-
même comme pouvant être déterminé seulement par des
lois, qu'il se donne par sa raison elle-même. Dans cette
existence qui lui est propre, rien n'est, pour lui, an-
EXAMEN CRITIQUE DE l'ANALYTEQUE 177
lérieur à la détermination de sa volonté, mais toute
action et en général tout changement de détermination
de son existence conformément au sens interne, même
toute la succession de son existence, comme être
sensible, ne doit être considérée dans la conscience
de son existence intelligible que comme conséquence
et jamais comme principe déterminant de sa causalité
comme noumène. A cet égard, l'être raisonnable peut,
de toute action contraire à la loi et accomplie par lui,
quoique, comme phénomène, elle soit suffisamment
déterminée dans le passé et comme telle inévita-
blement nécessaire, dire avec raison, qu'il aurait pu ne
pas le faire; car elle appartient, avec tout le passé
qu'elle détermine, à un phénomène unique du carac-
tère qu'il se donne à lui-même et d'après lequel il
s'attribue à lui-même comme à une cause indépen-
dante de toute sensibilité, la causalité de ces phé-
nomènes.
Avec tout cela s'accordent parfaitement aussi les
sentences de ce merveilleux pouvoir qui est en nous
et que nous nommons conscience. Un homme peut
travailler avec autant d'art qu'il le veut [kûnsteln,
so viel als er ivill) à se représenter une action contraire
à la loi dont il se souvient, comme une erreur faite
sans intention, comme une simple imprévoyance qu'on
ne peut jamais entièrement éviter, par conséquent
comme quelque chose où il a été entraîné par le torrent
de la nécessité naturelle, et à se déclarer ainsi innocent,
il trouve cependant que l'avocat qui parle en sa faveur
ne peut réduire au silence l'accusateur qui est en lui s'il
KAMT, Gr. de la rais, prat 12
178 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
a conscience qu'au temps où il commettait l'injustice,
il était dans son bon sens, c'est-à-dire qu'il avait
l'usage de sa liberté. Quoiqu'il s'explique sa faute par
quelque mauvaise habitude, qu'il a insensiblement
contractée en négligeant de faire attention à lui-même
et qui est arrivée h un tel degré de développement
qu'il peut considérer la première comme une consé-
quence naturelle de cette habitude, il ne peut jamais
néanmoins ainsi se mettre en sûreté (sichern) contre
le blâme intérieur (Selbsttadel) et le reproche qu'il se
fait à lui-même. C'est là-dessus aussi que se fonde le
repentir qui se produit à l'égard d'une action accomplie
depuis longtemps, chaque fois que nous nous en sou-
venons : c'est-à-dire un sentiment de douleur produit
par l'intention morale ' , qui comme tel est pratiquement
vide, puisqu'il ne peut servir à faire que ce qui est
arrivé ne le soit pas et serait même absurde (comme
Priestley, fataliste véritable et procédant avec logique
(conséquent), l'a déclaré; et en raison de cette franchise
il mérite plus d'approbation que ceux qui, sou-
tenant en fait le mécanisme et en paroles la liberté
de la volonté, veulent toujours être considérés comme
faisant entrer la liberté dans leur système syncrétique,
sans rendre concevable la possibilité d'une telle impu-
tation). Mais, comme douleur, le repentir est tout à fait
légitime, parce que la raison, s'il s'agit de la loi de
notre existence intelligible (de la loi morale), ne re-
' Barni traduit: Empfindung et Gesinnung par sentiment. Nous pré-
férons traduire le premier mot par sentiment (cf. n. 2, p. 135), le second
par intention, comme nous l'avons généralement fait ailleurs. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l'aNALYTIQUE 179
connaît aucune distinction de temps et se demande
seulement si l'événement m'appartient comme fait
(That), et alors elle y attache toujours moralement ce
même sentiment {Empfindung) , que l'action se passe à
présent ou qu'elle soit faite depuis longtemps. Car la
vie sensible a, par rapport à la conscience intelligible de
son existence (de la liberté), l'unité absolue d'un phé-
nomène {Phànomens) qui, en tant qu'il contient sim-
plement des phénomènes Erscheinungen ' de l'inten-
tion qui concerne la loi morale (du caractère) ne doit
pas cire jugé d'après la nécessité naturelle qui lui
appartient comme phénomène, mais d'après la spon-
tanéité absolue de la liberté. On peut donc accorder
que, s'il était possible pour nous d'avoir de la manière
de penser d'un homme, telle qu'elle se montre par des
actions internes, aussi bien qu'externes, une connais-
sance assez profonde (so tiefe Einsicht)^ou.r que chacun
de ses mobiles, même le moindre, fût connu en même
temps que toutes les occasions extérieures qui agissent
sur ces derniers, on pourrait calculer la conduite future
d'un homme avec autant de certitude qu'une éclipse
de lune ou de soleil, et cependant soutenir en même
temps que l'homme est libre. Si nous étions encore
capables d'un autre coup d'oeil (qui sans doute ne nous
est pas du tout accordé, mais à la place duquel nous
n'avons que le concept rationnel), c'est-à-dire d'une
intuition intellectuelle du même sujets nous nous aper-
cevrions cependant que toute cette chaîne de phéno-
• Born et Barni traduisent de même Phllnomcn et Erscheinung-,
Abhol donne phenomenon et manifeslalion. [V. P.)
180 ANALYTIQUE DE LA RAIS iN PU»E PRATIQUE
mènes, par rapport à toul ce qui ne concerne toujours
que la loi morale dépend de la spontanéité du sujet
comme chose en soi, spontanéité dont la (von deren)
détermination ne peut être en aucune façon expliquée
physiquement. A défaut de cette intuition, la loi mo-
rale nous affirme cette distinction de la relation de nos
actions comme phénomènes à l'être sensible de notre
sujet et de la relation par laquelle cet être sensible est
lui-même rapporté au substratum intelligible qui est
en nous. — Par cette considération, naturelle à notre
raison, quoique inexplicable ', on peut justifier aussi
des jugements qui, portés en toute conscience {Gewiss-
enhaftigkeit)^ paraissent cependant, à première vue,
être tout à fait contraires à toute équité. Il y a des cas
où des hommes, même avec une éducation qui a été
profitable à d'autres, montrent cependant dès l'enfance
une méchanceté si précoce, et y font des progrès si con-
tinus dans leur âge mûr qu'on les prend pour des scélé-
rats de naissance fgehorne) et qu'on les tient, en ce qui
concerne leur façon de penser, pour tout à fait incorri-
gibles ; et toutefois on les juge pour ce qu'ils font et ce
qu'ils ne font pas, on leur reproche leurs crimes (Ver-
brechen] comme des fautes [Schuld], bien plus, eux-
mêmes (les enfants) trouvent ces reproches tout à fait
fondés, exactement comme si en dépit de la nature dé-
sespérée du caractère (Gemûth) qu'on leur attribue, ils
' Le texte porte: In dieser Rucksicht, die unserer Vernunfl naturlich,
obgleich unerMarlich ist. Born traduit: Quo quidem respectu rationi
noslras naturali, quamquam inenodabili; Barni ; Par ce dernier rapport
qui est familier à notre raison, bien qu'il soit inexplicable; Abbot; In
this View, which is natural to our reason, though inexplicable. (E. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l' ANALYTIQUE 181
demeuraient aussi responsables que tout autre homme.
Cela ne pourrait arriver si nous ne supposions pas que
tout ce qui sort du libre choix {Willkuhr)^ d'un homme
[comme sans doute toute action faite à dessein) a pour
fondement une causalité libre, qui, dès la plus tendre
jeunesse, exprime son caractère dans ses phénomènes
(les actions). Ces phénomènes, à cause de l'uniformité
de la conduite, font connaître un enchaînement naturel,
qui cependant ne rend pas nécessaire la mauvaise nature
de la volonté, mais qui est plutôt- la conséquence de
principes mauvais acceptés librement et immuables,
principes qui ne le rendent que plus mauvais {ver-
werflicher) et plus digne de châtiment.
Il reste encore une difficulté à propos de la liberté,
en tant qu'elle doit être unie avec le mécanisme de la
nature dans un être qui appartient au monde sensible,
et cette difficulté, même après que tout ce qui précède
a été concédé, menace encore la liberté d'une ruine
complète. Mais dans ce danger une circonstance donne
cependant en même temps l'espoir d'une issue encore
heureuse pour le maintien [Behauptung] de la liberté,
c'est que cette difficulté étreint beaucoup plus fortement
(uniquement en fait, comme nous le verrons bientôt).
le système dans lequel l'existence, qui peut être déter-
minée dans le temps et dans l'espace, est prise pour
l'existence des choses en soi elles-mêmes; par consé-
quent elle ne nous force pas à abandonner notre hypo-
thèse capitale de l'idéalité du temps, comme simple
forme de l'intuition sensible, partant comme simple
* Sur la traduction de ce mot, voyez n. 2, p. 31. (F. P.)
182 ANALYTIQUE DE LA lUISON PURE PRATIQUE
mode de représentation, propre au sujet comme appar-
tenant au monde sensible, et elle exige ainsi unique-
ment que nous l'unissions à cette idée' .
Si l'on nous accorde aussi que le sujet intelligible,
relativement à une action donnée, peut encore être
libre, quoique, comme sujet appartenant au monde
sensible, il soit soumis à des conditions mécaniques
relativement à cette même action, il semble alors qu'on
doive, aussitôt que l'on admet que Dieu, comme cause
première universelle, est aussi la cause de V existence de
la substance (proposition qui ne peut jamais être rejetée
sans qu'on rejette en même temps le concept de Dieu
comme être des êtres, et avec lui l'attribut qu'on lui
accorde de suffire à tout et dont tout dépend en théo-
logie), accorder aussi que les actions de l'homme ont
leur principe déterminant dans ce qui est entièrement
en dehors de son pouvoir, à savoir dans la causalité d'un
être suprême distinct de lui, duquel dépend tout à fait
son existence et toute la détermination de sa causalité.
En fait si les actions de l'homme, en tant qu'elles ap-
partiennent à ses déterminations dans le temps ,
n'étaient pas de simples déterminations de l'homme
comme phénomène, mais des déterminations de
l'homme comme chose en soi, la liberté ne pourrait
être sauvée. L'homme serait une marionnette ou un
automate de Vaucanson, façonné et mis en mouvement
' Le texte porte: und also nur c-r/'ordert sie mit dicser Idée zu verei-
nigen. Barni traduit : tout ce qu'elle demande^ c'est que l'on concilie la
liberté avec celte idée: Abbot : that tins vicw be reconcikd with this idea
(of freedom). I^a difflculté est de savoir à quels mots on doit rapporter
sie et dieser Idée. Il semble qu'il convienne, d'a.près le contexte, de
rapporter 5ie k liberté et Idéek hyptthèse. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE L'ANALYTIQUE 183
par le maître suprême de toutes les œuvres d'art. La
conscience de sa spontanéité, si cette dernière était prise
pourdelaliberté, serait une simple illusion, caria spon-
tanéité ne mérite que comparativement d'être ainsi nom-
mée, parcequelescauses prochaines quidéterminentson
mouvement et une longue série de ces causes prochaines
en remontant à leurs causes déterminantes ', sont à la
vérité intérieures, mais que la dernière et suprême
cause de détermination se rencontre cependant complè-
tement dans une main étrangère. C'est pourquoi je ne
vois pas comment ceux qui persistent à considérer le
temps et l'espace comme des déterminations apparte-
nant à l'existence des choses en soi, veulent éviter ici
la fatalité des actions, ou si (comme le fit Mendelssohn,
esprit d'ailleurs pénétrant), ils acceptent sans détours
l'un et l'autre uniquement comme des eonditions ap-
partenant nécessairement à l'existence des êtres finis
et dérivés, mais non à celle de l'être primitif et infini,
comment ils veulent se justifier et d'où ils prennent le
droit de faire une telle distinction, comment aussi ils
veulent seulement échapper à la contradiction dans
laquelle ils tombent, quand ils considèrent l'existence
dans le temps comme la détermination nécessairement
inhérente aux choses finies en elles-mêmes; car Dieu
est la cause de cette existence, mais il ne peut cepen-
dant être la cause du temps (ou de l'espace) même
(parce que le temps doit être supposé comme condition
MI y a dans le texte ; eine lange Reihe dersdben zu ihren bestimmenden
Ursachen hinauf. Nous avons traduit littéralement, tout en essayant de
marquer la différence que Kant établit entre les couses déterminantes
et les causes prochaines de détermination. (F. P.)
184 ANALYTIQUE DE I.A RAISON PURE PRATIQUE
nécessaire à priori de l'existence des choses), el par
conséquent sa causalité, par rapport à l'existence de
ces choses, doit être conditionnée, même suivant le
temps', et ainsi doivent inévitablement se produire
toutes les contradictions avec les concepts de son infi-
nité et de son indépendance. Au contraire, il nous est
tout à fait facile de distinguer la détermination de
l'existence divine, comme indépendante de toutes les
conditions du temps, de celle d'un être du monde sen-
sible, en prenant la première comme V existence d'un être
en soij la seconde comme l'existence d'une chosti en
apparence {Dinges in der Erscheinung). Par conséquent,
si l'on n'admet pas cette idéalité du temps et de l'es-
pace il ne reste plus que le Spinozisme, dans lequel
l'espace et le temps sont des déterminations essentielles
de l'être primitif lui-même, mais dans lequel aussi les
choses qui dépendent de cet être (et nous-mêmes aussi
par conséquent), ne sont pas des substances, mais sim-
plement des accidents qui lui sont inhérents; puisque
si ces choses existent simplement, comme effets de cet
être, dans le temps, qui serait la condition de leur
existence en soi, les actions de ces êtres devraient
simplement aussi être les actions que produit cet être
primitif, en quelque point de l'espace et du temps.
C'est pourquoi le Spinozisme, en dépit de l'absurdité
de son idée fondamentale, conclut plus logiquement
* Le texte porte: selbst der Zeit nach, bedingl sein muss. Born dit-
quoad lempus ipsum, conditione oporlet adstricta sit ; Barni : sa causor-
lité... doit être soumise elle-même à la condition du temps; Abbot: his
causality must be subject to conditions, and even ta the condition of lime.
(F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l'ANALYTIQUE 18Î>
[weit bwidiger) qu'on ne peut le faire dans la théorie de
la création, si les êtres admis comme substances et les
êtres existant en eux-mêmes dans le temps, sont consi-
dérés comme des effets d'une cause suprême, non cepen-
dant comme appartenant en même temps à cette cause
et à son action, mais comme des substances séparées \
On résout cette difficulté avec brièveté et clarté de
la façon suivante : si l'existence dans le temps est un
simple mode de représentation sensible des êtres pen-
sants dans le monde, par conséquent ne les concerne
pas comme choses en soi, la création de ces êtres est
une création de choses en soi, puisque le concept d*une
création n'appartient pas au mode sensible de représen-
tation de l'existence et de la causalité, mais ne peut
être rapporté qu'à des noumènes. Par conséquent, si je
dis des êtres du monde sensible qu'ils sont créés, je
les considère en ce sens comme des noumènes. De
même donc qu'il serait contradictoire de dire que Dieu
est un créateur de phénomènes, il le serait de dire que
comme créateur, il est la cause des actions dans le
monde sensible, partant des actions prises comme phé-
nomènes, quoiqu'il soit la cause de l'existence des êtres
qui agissent (comme noumènes). Or s'il est possible
(lorsque nous admettons seulement l'existence dans le
temps comme quelque chose qui vaut simplement pour
les phénomènes, non pour les choses en soi) d'afjBrmer
» Le texte est assez obscur : ... schliesst der Spinozismus... weit
biindiger... wenn die fur Substunzen angenommen und an sich in der
Zeit existirenden Wesen als Wirkungen einer obersten Ursache, und doch
nichl zugleich als zu iltm und seincr Handlung gehOiig, sondern fur sich
als Subtanzen angesehen werden. Nous avons traduit littéralement,
comme l'ont fait Born et Abbol. (F. P.)
186 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
la liberté, sans compromettre le mécanisme naturel*
des actions comme phénomènes, le fait, que les êtres
agissants sont des créatures, ne peut apporter ici le
moindre changement, puisque la création ne concerne
que leur existence intelligible et non leur existence sen-
sible, et qu'ainsi elle ne peut être considérée comme le
principe déterminant des phénomènes. Il en serait tout
différemment si les êtres du monde existaient dans le
temps comme choses en soi, car alors le créateur de la
substance serait en même temps l'auteur de tout le
mécanisme {Maschinemvpsens) de cetle substance.
Telle est l'importance de la séparation opérée dans
la Critique de la raison pure spéculative, entre le temps
(comme entre l'espace) et l'existence des choses en soi.
La solution présentée ici, dira-t-on, offre encore
beaucoup de difficulté et elle peut à peine être ex-
posée clairement. Mais toute autre solution que l'on a
tentée, ou que l'on peut essayer encore, est-elle donc
plus facile et plus compréhensible? Il faudrait plutôt
dire que les professeurs (Lehrer) dogmatiques de la méta-
physique auraient prouvé plus d'astuce que de sincérité
en éloignant des ^eux(dass sie aus den Augen brachten),
autant que possible ce point difficile, dans l'espoir que
s'ils n'en parlaient pas, personne non plus n'y songe-
rait. Mais si l'on doit venir en aide à une science, toutes
les difficultés doivent en être dévoilées et même il faut
rechercher celles qui se trouvent secrètement sur sa
* Traduction littérale de unbeschadet dem Naturmechanismus, Barni
donne malgré le mécanisme naturel ; Al)l)ot, in spite of the naiural mecha-
nism; Born dit beaucoup mieux salvo m^chanismo physico aclionum
(F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l'àNALYTIQUE 187
route, car chacune d'elles appelle un remède qui ne
peut être trouvé, sans qu'on procure à la science un ac-
croissement en étendue ou en précision *, de façon que
les obstacles eux-mêmes deviennent des moyens d'ac-
croître la profondeur de cette science. Au contraire, si
les difficultés sont cachées à dessein, ou simplement
éloignées à l'aide de palliatifs, elles deviennent tôt ou
tard des maux incurables, qui ruinent la science en la
précipitant dans un complet scepticisme.
*
Gomme c'est proprement le concept de la liberté qui,
parmi toutes les idées de la raison pure spéculative,
procure seul un si grand développement dans le champ
du supra-sensible, quoique seulement au point de vue
de la connaissance pratique, je me demande d'où donc
lui est venue exclusivement en partage une si grande fécon-
dité {Fruchlbarkeit), idLTiàis que tous les autres désignent
bien la place vide pour des êtres possibles de l'entende-
ment pur [reine môgliche Verstandeswesen), mais ne peu-
vent par rien en déterminer le concept. Je comprends
aussitôt que, comme je ne puis rien penser sans caté-
gorie, il faut d'abord, pour l'idée rationnelle de la liberté
dont je m'occupe, chercher une catégorie qui est ici la
catégorie de la causalité, et que, bien qu'aucune intui-
tion correspondante ne puisse être supposée pour le
* Le texte donne Beslimmlheit ; Barni traduit par certitude, qui n'est
pas exact; Born par respeclu perspicuilcUis evidentiœque ; Abbot par
in exactness. (F. P.)
188 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
concept rationnel de la liberté, comme concept transcen-
dant, une intuition sensible, qui en assure d'abord la
réalité objective, doit être cependant donnée au con-
cept de l'entendement (de la causalité) pour la synthèse
duquel le premier', réclame l'inconditionné. Or toutes
les catégories sont divisées en deux classes, les ca-
tégories mathématiques qui concernent simplement
l'unité de la synthèse dans la représentation des ob-
jets, et les dynamiques, qui se rapportent à l'unité de
la synthèse dans la représentation de l'existence des
objets. Les premières (celles de la quantité et de la
qualité) renferment toujours une synthèse de Vhomo-
gène{Gleicharligen) dans laquelle l'inconditionné, pour
ce qui, dans l'intuition sensible, est donné sous la con-
dition de l'espace et du temps, ne saurait nullement
être trouvé, puisqu'il appartiendrait lui-même alors à
l'espace et au temps et par conséquent devrait tou-
jours être conditionné*; et c'est pourquoi, dans la dia-
lectique de la raison pure théorique, les deux moyens,
opposées l'un à l'autre, de trouver l'inconditionné et la
totalité des conditions étaient faux l'un et l'autre. Les
catégories ,de la seconde classe (celles de la causalité
et de la nécessité d'une chose) n'exigeaient pas cette
homogénéité (du conditionné et de la condition dans la
synthèse), parce qu'ici il n'y avait pas à représenter
comment l'intuition est formée par un assemblage en
' Jener, texte peu clair. Born dit iUe; Barni, celui-là; Abbot, the
former, en rapportant le mot à Vernunftbegriff. (F. P.)
8 Born traduit par absolutum en lisant comme Rosenkranar, Unbe-
dingt; Barni les suit. Nous préférons conserver, avec Abbot, le texte
ordinaire bedingt. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE l'ANALYTIQUE 189
elle du divers {Mannigfaltigen), mais uniquement com-
ment l'existence de l'objet conditionné qui lui répond
s'ajoute à l'existence de la condition (dans Tentende-
ment, comme uni avec lui); et alors il était permis
de poser, pour ce qui est généralement conditionné
dans le monde sensible (aussi bien relativement à la
causalité que relativement à l'existence contingente
deschoseselles-mémes), l'inconditionné, quoiqued'ail-
leurs indéterminé, dans le monde intelligible', et de
faire la synthèse transcendante. C'est pourquoi il s'est
trouvé aussi, dans la dialectique de la raison pure spé-
culative, que les deux manières, opposées l'une à l'autre
en apparence, d'obtenir l'inconditionné pour le condi-
tionné, n'étaient pas réellement contradictoires, que
par exemple dans la synthèse de la causalité, il n'est
pas contradictoire en fait de concevoir pour le condi-
tionné, dans la série des causes et des effets du monde
sensible, la causalité, qui n'est plus sensiblement con-
ditionnée (sinnlich bedingt) et que la même action qui,
comme appartenant au monde sensible, est toujours
sensiblement conditionnée, c'est-à-dire mécaniquement
nécessaire, peut aussi en même temps avoir pour prin-
cipe de la causalité de l 'être agissant, en tant qu 'il appar-
tient au monde intelligible, une causalité inconditionnée
sensiblement, partant pouvant être conçue comme
libre. Or il s agissait simplement alors de changer cette
possibilité {Kônnen) en réalité (Sm)*, c'est-à-dire de
< Abbot ajoute comme antécédent, qui n'est pas dans le texte, mais
qui rend bien le sens. (F. P.)
* Nous traduisons comme Bami. (F. P.)
190 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
pouvoir prouver dans un cas réel, comme par un fait,
que certaines actions supposent une telle causalité (la
causalité intellectuelle, sensiblement inconditionnée),
qu'elles soient réelles ou uniquement ordonnées, c'est-
à-dire nécessaires objectivement et pratiquement. Nous
ne pouvions espérer de rencontrer cette connexion {Ver-
kniipfung) dans des actions réellement données dans
l'expérience, comme événements du monde sensible,
puisque la causalité par liberté [dtirch Freiheit) doit
toujours être cherchée, en dehors du monde sensible,
dans l'intelligible. En dehors des êtres sensibles, il n'y
a pas d'autres choses qui sont données à notre percep-
tion et à notre observation. Donc il ne restait à trouver
qu'un principe de causalité incontestable et à vrai dire
objectif, quiexcluttoute condition sensible desa détermi-
nation, c'est-à-dire un principe (Grundsatz) dans lequel
la raison n'invoque aucune autre chose comme principe
déterminant relativement à la causalité, mais le con-
tienne déjà elle-même par ce principe et où par consé-
quent elle soit elle-même pratique, comme raison pure.
Mais ce principe n'a besoin ni d'être cherché ni d'être
découvert, il a été depuis longtemps dans la raison de
tous les hommes et incorporé à leur nature, il est le
principe de la moralité. Donc cette causalité' incondi-
tionelle et son pouvoir (das Vermôgen derselben), la
liberté, et avec celle-ci un être (moi-même) qui appar-
tientau monde sensible et qui cependant appartient en
même temps au monde intelligible, ne sont pas sim-
plement conçus d'une façon indéterminée et probléma-
* Sur la causalité ainsi exprimée, voyez p. 7 et 24. (F. P.)
EXAMEN CRITIQUE DE L ANALYTIQUE 191
tique (ce que déjà la raison spéculative pouvait trouver
praticable), mais^ même relativement à la loi de leur cau-
salité, déterminés et connus assertoriquement; ainsi
nous a été donnée la réalité du monde intelligible,
déterminé au point de vue pratique, et cette détermi-
nation qui serait transcendante * au point de vue théo-
rique, est immanente au point de vue pratique. Nous
ne pouvions faire un tel pas relativement à la seconde
idée dynamique, c'est-à-dire à l'idée d'un être néces-
saire. Nous ne pouvions nous élever jusqu'à cet être,
en partant du monde sensible, sans l'entremise de la
première idée dynamique. Car si nous voulions le
tenter, il faudrait avoir osé {den Sprung gewagt hahen)^
abandonner tout ce qui nous est donné et nous élancer
vers ce dont rien ne nous est donné, par quoi nous puis-
sions opérer la connexion de cet être intelligible avec
le monde des sens (parce que l'être nécessaire devrait
être connu comme donné en dehors de nous), ce qui est
fort bien possible au contraire , comme on le voit
clairement maintenant , relativement à notre propre
sujet, en tant qu'il se reconnaît lui-même d'un côté
déterminé par la loi morale comme être intelligible
(en vertu de la liberté), et de Vautre comme agissant
dans le monde sensible, d'après cette détermination
Le concept de la liberté est le seul qui nous per-
mette de ne pas sortir de nous-mêmes afin de trouver
pour le conditionné et le sensible, l'inconditionné et
* Kant emploie transcendani et met entre parenthèse iiberschxjocn-
glich. (F. P.)
^ Littéralement ovotr osé le saut. (F. P.)
192 ANALYTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
l'intelligible. Car c'est notre raison elle-même qui,
par la loi pratique, suprême et inconditionnée, se re-
connaît l'être qui a conscience de lui-même par cette
loi (notre propre personne), comme appartenant au
monde pur de l'entendement {reinen Verstandeswelt) ei
détermine même à vrai dire la manière dont il peut,
comme tel, être actif. Ainsi on comprend pourquoi
dans tout le pouvoir de la raison, il n'y a que le pouvoir
pratique qui puisse nous transporter au delà du monde
des sens, nous fournir des connaissances d'un ordre
supra-sensible et une connexion qui, pour cela même,
ne peuvent être étendues que dans la mesure où cela
est précisément nécessaire pour le pur point de vue
pratiqua.
Qu'il me soit permis seulement, à cette occasion,
d'appeler encore l'attention sur une chose, à savoir que
chaque pas, fait avec la raison pure même dans le champ
pratique, où l'on n'a pas du tout égard à une spécula-
tion subtile, se lie cependant si exactement et pour
ainsi dire de lui-même à tous les moments de la Cri-
tique de la raison théorique, qu'on pourrait le dire ima-
giné (aus^^e^iac/ït) à dessein simplement pour établir cette
confirmation. Cet accord exact, qui n'est en aucune
façon cherché, mais qui (comme on peut s'en convaincre
soi-même, si l'on veut seulement poursuivre les re-
cherches morales jusqu'à leurs principes), se trouve
de lui-même entre les propositions les plus importantes
de la raison pratique et les remarques souvent trop
subtiles {zu subtil) et inutiles en apparence de la Critique
de la raison spéculative, surprend et étonne ; il confirme
EXAMEN CRITIQUE DE l'ANALYTIQUE 193
la maxime déjà reconnue et vantée par d'autres, à
savoir que dans toute recherche scientifique, il faut
poursuivre tranquillement sa marche avec toute Texac-
titude et la sincérité possibles, sans faire attention à ce
contre quoi on pourrait peut-être se heurter en dehors
de son domaine {wowider sie ausser ihrem Felde etwa
verstossen mochte)j mais à la faire uniquement pour
elle-même et autant que l'on peut, d'une façon vraie et
complète. Une longue expérience m'a convaincu que,
quand on a mené à leur fin ces recherches, ce qui au
milieu de l'une et par rapport à d'autres doctrines
étrangères*, me paraissait parfois très douteux, si je
perdais seulement de vue cette incertitude (Bedenklich-
keit) assez longtemps et faisais simplement attention à
ma recherche jusqu'à ce qu'elle fût terminée, s'accor-
dait complètement à la fin d'une façon inattendue avec
ce qui avait été découvert de soi-même, sans avoir le
moindre égard à ces doctrines, sans partialité et sans
préférence pour elles. Les écrivains s'épargneraient
plus d'une erreur {manche Irrthûmer) et plus d'une
peine perdue(puisqu'elleestdépenséepour un fantôme),
si seulement ils pouvaient se résoudre à travailler (%u
Werke zu gehen) avec un peu plus de sincérité.
* Le texte porte anderer Lehren ausserualb; Born dit externarum;
Barni, étrangères ; Abbot, extraneous. (F. P.)
KANT, Cr. de la rais. prat. 13
LIVRE DEUXIEME
DIALECTIQUE DE LA SAISON PURE PRATIQUE
CHAPITRE PREMIER
d'une dialectique de la raison PURK PRATIQUB
EN GÉNÉRAL
La raison pure a toujours sa dialectique, qu'on la
considère dans son usage spéculatif ou dans son usage
pratique; car elle demande la totalité absolue des condi-
tions pour un conditionné donné, et cette totalité ne peut
absolument se rencontrer que dans les cboses en soi.
Mais comme tous les concepts des cboses doivent être
rapportésà desintuitions qui, chez nous autres hommes,
ne peuvent jamais être que sensibles, partant nous font
connaître les objets, non comme choses en soi, mais
simplement comme des phénomènes, dans la série des-
quelsne peut jamais être rencontré l'inconditionné pour
le conditionné et les conditions, une illusion {Schein)
inévitable naît ainsi de Tapplication de cette idée ra-
tionnelle de la totalité des conditions (partant de l'in-
conditionné), aux phénomènes comme s'ils étaient des
196 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
choses en soi (car ils sont toujours pris pour tels, quand
font défaut les averlissements de la critique), mais on
ne l'apercevrait jamais comme mensongère, si elle ne
se trahissait elle-même par un conflit de la raison avec
elle-même, dans l'application à des phénomènes de son
principe fondamental qui consiste à supposer l'incondi-
tionné pour tout conditionné. Parla, la raison est forcée
de chercher d'où naît cette illusion et comment elle peut
être dissipée, ce qui ne peut avoir lieu que par une cri-
tique complète de tout le pouvoir pur de la raison, de
sorte que l'antinomie de la raison pure, qui devient
manifeste dans sa dialectique, est en fait l'erreur la plus
bienfaisante dans laquelle ait jamais pu tomber la raison
humaine, parce qu'elle nous pousse en définitive à cher-
cher pour sortir de ce labyrinthe la cleî (S chlûssel) qui,
quand elle a été trouvée,, découvre encore ce qu'on ne
cherchait pas et ce dont pourtant on a besoin, c'est-à-
dire une perspective {Aussicht) sur un ordre de choses
plus élevé et immuable, dans lequel nous sommes déjà
maintenant et dans lequel nous sommes capables, par des
préceptes déterminés, de continuer notre existence, con-
formément à la détermination suprême de la raison*.
On peut voir en détail dans la Critique de la raison
pure comment, dans l'usage spéculatif de cette faculté,
il est possible de résoudre cette dialectique naturelle
et d'éviter l'erreur venant d'une illusion d'ailleurs
naturelle. Mais il n*en est pas mieux pour la raison
* Le texte donne der fwchsten Vernunfibestimmung ; Born dit summo
rcUionis consilio; Barni, à la désignation suprême qne nous assigne la
raison; Xhhot,to-thehighest dictate of reason; nous traduisons littéra-
lement. (F. P.)
DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE EN GENERAL 197
dans son usage pratique. Elle cherche, comme
raison pure pratique, pour le conditionné pratique-
ment (qui repose sur les penchants et le besoin natu-
rel), également l'inconditionné et à la vérité non comme
principe déterminant de la volonté, mais, puisque
celui-ci a été donné (dans la loi morale), la totalité
inconditionnée de l'objet de la raison pure pratique,
gous le nom de souverain bien.
Déterminer cette idée pratiquement, c'est-à-dire
d'une façon suffisante pour les maximes de notre con-
duite rationnelle, c'est le but de la doctrine de la sagesse
(Weisheitslehre) \ qui comme science est la philosophie
dans le sens où les anciens entendaient ce mot, car
pour eux elle consistait à enseigner le concept [eine
Anweisiing su dem Begriffe war) dans lequel il faut
placer le souverain bien et la conduite à suivre pour
l'acquérir. Il serait bon ds laisser à ce mot son an-
cienne signification, de le comprendre comme une doc-
trine du souverain bien, en tant ^ que la raison s'efforce
d'en faire une science. Car d'une part, la condition
restrictive qui y est attachée serait conforme à l'expres-
sion grecque (qui signifie amour de la sagesse), et cepen-
dant serait en même temps suffisante pour comprendre
sous le nom de philosophie, l'amour de la science, par-
tant de toute connaissance, spéculative de la raison, en
tant qu'elle peut être utile pour ce concept aussi bien
* Bami ne traduit pas ce mot, parce qu'il ne trouve, pour le rendre,
que philosophie, employé ensuite par Kant; le passage se ressent alors,
comme il le remarque, de cette omission. Born dit doctrina sapientiœ;
Àbbol, practical wisdom; nous avons traduit littéralement. (F. P,)
3 Barni na traduit pas 50 fem. (F. P.)
198 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
que pour le principe de détermination pratique ; elle
ne laisserait pas perdre de vue le but capital, en vue
duquel seul elle peut être nommée doctrine de la sa-
gesse. D'autre part, il ne serait pas mal non plus de
décourager la présomption de celui qui ose s'arroger
le titre de philosophe {Philosophen), en lui présentant
déjà, par la définition du mot, une mesure pour l'esti-
mation de soi-même, qui abaisseraitfort ses prétentions.
Car être un professeur de sagesse (Weisheitslehrer)
devrait signifier quelque chose de plus qu'être un
disciple {Schûler), qui n'est pas encore arrivé assez loin
pour se conduire lui-même et encore bien moins pour
conduire les autres avec la certitude d'atteindre un but
si élevé ; cela signifierait être un maître dans la con-
naissance de la sagesse, ce qui dit plus que ce qu'un
homme modeste ne s'attribuera à, lui-même. La phi-
losophie resterait alors elle-même, comme la sagesse,
encore toujours un idéal qui, objectivement, n'est repré-
senté complètement que dans la raison, mais qui
subjectivement pour la personne, n'est que le but de
ses efforts incessants. Celui-là seul est autorisé à pré-
tendre qu'il est en possession de cet idéal et à s'attri-
buer le nom de philosophe, qui peut en montrer,
comme exemple, l'effet infaillible dans sa personne
(dans l'empire qu'il a sur lui-même et dans l'intérêt
indubitable qu*il prend de préférence au bien général).
Et c'est ce que les anciens réclamaient aussi de ceux
qui voulaient mériter ce nom honorable.
Par rapport à la dialectique de la pure raison pra-
tique, au point de vue de la détermination du concept
DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE EN GÉNÉRAL 199
du souverain bien (dialectique qui, si la solution en est
aussi heureuse que celle de la raison spéculative, fait
attendre le résultat le plus bienfaisant, parce que les
contradictions, exposées sincèrement et non cachées,
de la raison pure pratique avec elle-même, nous obli-
gent à entreprendre une critique complète de son propre
pouvoir), nous avons seulement encore une observa-
tion à présenter.
La loi morale est Tunique principe déterminant
de la volonté pure . Mais comme cette loi est simplement
formelle (c'est-à-dire réclame seulement la forme de la
maxime, comme universellement législative), elle fait
abstraction, comme principe de détermination, de toute
matière, partant de tout objet, du vouloir (Wollens).
Par conséquent le souverain bien a beau être toujours
Vobjet entier d'une raison pure pratique, c'est-à-dire
d'une volonté pure, il ne doit pas être pris pour cela
comme le principe déterminant de celle-ci ; et la loi mo-
rale doit seule être considérée comme le principe qui la
détermine à s'en faire un objet dont elle se propose la
réalisation ou la poursuite. Cette remarque est impor-
tante en une matière aussi délicate que la détermination
des principesmoraux, où même le plus petit malentendu
{Missdeutung), corrompt les intentions. Car on aura vu
par l'analytique que, si l'on admet, avant la loi morale,
un objet quelconque sous le nom d'un bien comme
principe déterminant de la volonté, et si l'on en dérive
ensuite le principe pratique suprême, cela amènerait
toujours alors une hétéronomie et déposséderait {ver-
dr'dngen) le principe moral.
200 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUB
Mais il va de soi que si dans le concept du souve-
rain bien est déjà renfermée la loi morale comme con-
dition suprême, le souverain bien n'est pas alors sim-
plement objet, mais que son concept et la représentation
de son existence, possible par noire raison pratique,
sont en même temps le principe déterminant de la
volonté pure, parce qu'alors, en fait, la loi morale
renfermée déjà dans ce concept et conçue avec lui
(mitgedacht) , et aucun autre objet, détermine la volonté
d'après le principe de l'autonomie. Cet ordre des con-
cepts de la détermination de la volonté ne doit pas être
perdu devue, parce que, autrement, on se méprend soi-
même (sich selbst missversteht), et on croit se contredire
là où cependant tout se tient dans la plus parfaite
harmonie.
CHAPITRE IJ
DE LA DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE DANS LA
DÉTERMINATION DU CONCEPT DU SOUVERAIN BIEN
Le concept de l'attribut souverain contient déjà
une équivoque qui, si l'on n'y prend garde, peut occa-
sionner des disputes inutiles. Souverain peut signifier
suprême (supremum) ou parfait ' [cotisummatum).
Dans le premier cas, il indique une condition qui est
elle-même inconditionnée, c'est-à-dire qui n'est subor-
donnée [originarium) à aucune autre; dans le second,
un tout qui n'est point une partie d'un tout plus grand
de la même espèce (perfectissimum). Que la vertu
(comme nous rendant dignes d'être heureux), soit la
condition suprême de tout ce qui peut nous paraître dé-
sirable, parlantde toute reclierche du èon^ewr et aussi du
bien suprême, c'est ce qui a été prouvédans l'analytique.
Mais ellen'estpasencore pour celale bien complet et par-
« Nous traduisons comme Barni, le texte der Begriff des HOchsten
(F. P.)
' Nous suivons Abbot en traduisant Vollendete par parfait; Barni
emploie eompld. (F. P.)
202 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
iai\i{ganze undvollendete), comme objet de la faculté de
désirer d'êtres raisonnables et finis, car pour être telle,
elle devrait être accompagnée du bonheur et cela non
seulement aux yeux intéressés de la personne qui se
prend elle-même pour but, mais même au jugement
d une raison impartiale, qui considère la vertu en géné-
ral dans le monde comme une fin en soi. Car avoir
besoin du bonheur, en être digne et cependant ne pas
y participer, c'est ce qui ne peut pas du tout s'accorder
avec le vouloir parfait d'un être raisonnable qui aurait
en même temps la toute-puissance, si nous essayons
seulement de nous représenter un tel être. En tant
donc que la vertu et le bonheur constituent ensemble
la possession du souverain bien dans une personne et
qu'en outre le bonheur est tout à fait exactement pro-
portionné à la moralité (ce qui est la valeur de la per-
sonne et la rend digne d'être heureuse), ils constituent
le souverain bien d'un monde possible, ce qui veut dire
le bien entier et complet, dans lequel cependant la
vertu est toujours, comme condition, le bien suprême,
parce qu'il n'y a pas de condition au-dessus d'elle,
parce que le bonheur est toujours une chose à la
vérité agréable pour celui qui la possède, qui tou-
tefois par elle seule n'est pas bonne absolument et à
tous égards, mais suppose en tout temps, comme con-
dition, la conduite morale conforme à la loi {gesetz-
màssige) .
Deux déterminations nécessairement unies dans un
concept doivent être enchaînées comme principe et
conséquence; et cela de façon à ce que cette unité soit
DU CONCEPT DU SOUVERAIN BIEN 203
considérée ou comme analytique (conDexion logique)
d'après la loi de l'identité, ou comme synthétique (liai-
son réelle) d'après la loi de la causalité. La connexion
de la vertu et du bonheur peut donc être comprise
de deux manières différentes : ou l'effort pour être
vertueux {Bestrebung tugendhaft %u sein), et la recherche
rationnelle du bonheur ne seraient pas deux ac-
tions distinctes, mais complètement identiques, et
alors il n'y aurait besoin, pour servir de principe à la
première, d'aucune maxime autre que celles qui servent
de principe àlaseconde ; ou bien cetteconnexionestsup-
posée par ce fait' que la vertu produit le bonheur
comme quelque chose de tout à fait distinct de la
conscience de la vertu, à la manière dont la cause pro-
duit un effet.
Parmi les anciennes écoles grecques, il n'y en a à
proprement parler que deux qui ont suivi dans la déter-
mination du concept du souverain bien, une même mé-
thode, en tant qu'elles n'ontpas admis la vertu et le bon-
heur comme deux éléments différents du souverain
bien, qu'elles ont par conséquent cherché l'unité du
principe, suivant la règle de l'identité; mais, sur ce
point, elles se sont séparées à leur tour en choisissant
différemment leur concept fondamental, h' Epicurien
disait : avoir conscience de sa maxime conduisant au
bonheur ; c'est là la vertu ; le Stoïcien : avoir conscience
de sa vertu, voilà le bonheur. Pour le premier la pru-
• Traduction littérale de jme Verkniipfung wird darauf ausgesetzt
dass Tugend; Bom dit iUa coujunctio hoc condilione ponatur, ut; Barni
supprime le passage et dit ou bien la vertu produit, etc.; Abbot donne
or the connexion consista m this, that. (F.P.)
204 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
dewce équivalait à la moralité; pour le second, qui choi-
sissait une plus haute dénomination pour la vertu, la
moralité était seule la sagesse véritable.
Il faut regretter que la pénétration de ces hommes
(que Ton doit cependant en même temps admirer parce
qu'ils ont tenté dans des temps si reculés toutes les
voies imaginables pour des conquêtes philosophiques)*
ait été malheureusement employée à rechercher [ergrû"
bèln) de l'identité entre des concepts extrêmement dif-
férents, celui du bonheur et celui de la vertu. Mais il
était conforme à l'esprit dialectique des temps où
ils vivaient^ et cela séduit parfois encore maintenant
des esprits subtils, de supprimer dans les principes,
des différences essentielles et qui ne peuvent jamais
être conciliées, en cherchant à les changer en que-
relle de mots et ainsi à produire artificiellement (er-
kiinstelt) en apparence l'unité du concept simplement
sous des noms différents; et ceci se rencontre ordinal*
rement dans les cas où la combinaison de principes
hétérogènes se fait si profondément ou si haut (so tief
oder hoch liegt), ou exigerait un changement si complet
des doctrines admises d'ailleurs dans le système phi-
losophique, que l'on craint d'entrer profondément dans
la différence réelle et qu'on aime mieux la traiter
comme une dissidence dans de simples formules.
Les deux écoles, cherchant à simuler (ergrubeln)
l'identité des principes pratiques de la vertu et du
* Le texte porte aile erdenMichm Wege philosophischer Eroberungen ;
Born dit omnes... vias occupationum philosophicarum Barni, toutes les
routes possibles du domaine philosophique; Abbol rend mieux le texte
par aU... ways of extending the domain of philo sophy. (F. P.)
DU CONCEPT DU SOUVERAIN BIEN 205
bonheur, n'étaient pas pour cela d'accord sur la ma-
nière dont elles voulaient produire {herauszwingen)
cette identité, mais elles se séparaient infiniment {in
unendliche Weiten) l'une de l'autre : l'une plaçait son
principe du côté des sens {(isthetischen)^ l'autre du
côté logique, l'une le plaçait dans la conscience du
besoin sensible^ l'autre dans l'indépendance de la raison
pratique à l'égard de tout principe sensible de détermi-
nation. Le concept de la vertu était déjà, d'après Vépi-
curien, dans la maxime qui recommande de travailler à
son propre bonheur; le sentiment du bonheur était au
contraire, d'après le stoïcien, déjà contenu dans la cons-
cience de sa vertu. Mais ce qui est contenu dans un
autre concept est, à vrai dire, identique avec une partie
du contenant, mais non identique au tout, et les deux
touts {Ganze) peuvent en outre être spécifiquement dif-
férents l'un de l'autre, quoiqu'ils soient formés de la
même matière [Stoffe), si les parties sont dans l'un et
dans l'autre réunies en un tout d'une façon tout à fait
différente. Le stoïcien soutenait que la vertu est tout le
souverain bien et que le bonheur n'est que la conscience
de la possession de la vertu, en tant qu'appartenant à
l'état du sujet. L'épicurien soutenait que le bonheur
est tout le souverain bien et que la vertu n'est que la
forme de la maxime à suivre pour l'acquérir, c'est-à-
dire qu'elle ne consiste que dans l'emploi rationnel des
moyens de l'obtenir.
Or, il est clair, d'après l'analytique, que les maximes
* Nous traduisons comme Aî)bol; Bom dit in parle œsthetica; Barui,'
lu côté esthétique. (F. P.)
206 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
de la vertu et celles du bonheur personnel sont, rela-
tivement à leur principe pratique suprême, tout à fait
différentes et que ces deux choses loin de s'accorder,
quoiqu'elles appartiennent également à un souverain
bien qu'elles rendent à elles deux possible, se limitent
et se portent préjudice dans le même sujet. Ainsi la
question de savoir comment le souverain bien est prati-
quement possible, demeure toujours encore, en dépit de
tous les essais composites iCoalitionsversuche) ' tentés
jusqu'ici, un problème non résolu. Mais l'analytique
a montré ce qui en fait un problème difficile à résoudre :
c'est que le bonheur et la moralité sont deux élé-
ments du souverain bien, tout à fait distincts spécifique-
ment et que, par conséquent, leur union ne peut jîfls être
connue analytiquement (comme si celui qui cherche
son bonheur se trouvait vertueux en se conduisant
ainsi par la simple solution de ses concepts, ou comme
si celui qui suit la vertu se trouvait heureux ipso facto
par la conscience d'une telle conduite), mais qu'elle est
une synthèse des concepts. Et puisque cette liaison est
reconnue comme nécessaire à priori et par conséquent
pratiquement, par suite comme ne dérivant pas de
l'expérience et que la possibilité du souverain bien
ne repose pas ainsi sur des principes empiriques, la
déduction de ce concept doit être transcendantale. Il est
à priori (moralement) nécessaire de produire le sou-
verain bien par la liberté de la volonté; la condition
de la possibilité du souverain bien doit donc reposer
* Sur la traduction de ce mot, que Barni rend par essais de couci-
lialion, voyez n. 1, p. 38. (F. P.)
L'ANTIiSOMIE DE LA RAISON PRATIQUE 207
exclusivement sur des principes à priori de connais-
sance.
I
l'antinomie de la raison pratique
Dans le souverain bien qui est pratique pour nous,
c'est-à-dire qui doit être réalisé par notre volonté, la
vertu et le bonheur sont conçus comme nécessairement
unis, de sorte que l'un ne peut être admis par la raison
pure pratique sans que l'autre ne s'ensuive aussi. Or
cette liaison est (comme toute liaison en général) ou
analytique ou synthétique. Gomme cette liaison donnée
ne peut être analytique, ainsi que cela a été montré pré-
cédemment, elle doit être conçue synthétiquement et
à la vérité comme enchaînement de la cause avec l'effet,
parce qu'elle concerne un bien pratique, c'est-à-dire
ce qui est possible par l'action. Il faut donc ou que le
désir du bonheur soit le mobile [Bewegur sache) des
maximes de la vertu, ou que la maxime de la vertu
soit la cause efficiente du bonheur. La première chose
est absolument (schlechterdings) impossible, parce que
(comme il a été montré dans l'analytique) des maximes
qui placent le principe déterminant de la volonté
dans le désir du bonheur personnel, ne sont pas
du tout morales et ne peuvent fonder aucune vertu.
La seconde est aussi impossible, parce que tout en-
chaînement pratique des causes et des effets dans le
monde, comme conséquence de la détermination de la
volonté ne se règle pas d'après les intentions morahf
208 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
de la volonté, mais d'après la connaissance des lois
naturelles et le pouvoir physique de les employer à
ses desseins, que par conséquent aucune connexion
nécessaire et suffisante pour le souverain bien, entre le
bonheur et la vertu, ne peut être attendue dans le monde,
de la plus stricte observation des lois morales. Or,
comme la réalisation du souverain bien, qui contient
cette connexion dans son concept, est un objet néces-
saire à priori de notre volonté et qu'il est inséparable-
ment lié à la loi morale, l'impossibilité de cette réalisa-
tion [des ersteren) doit aussi prouver la fausseté de la
loi {des %weitèn). Donc si le souverain bien est impos-
sible d'après des règles pratiques, la loi morale, qui nous
ordonne de travailler au souverain bien, doit être fan-
tastique (phantastisch) et dirigée vers un but vain et
imaginaire, par conséquent être fausse en soi.
II
SOLUTION CRITIQUE DE l'ANTINOMIE DE LA RAISON PRATIQUE
Dans l'antinomie de la raison pure spéculative se
trouve un conflit semblable entre la nécessité natu-
relle et la liberté, dans la causalité des événements du
monde. Il a été mis fin à ce conflit en prouvant qu'il
n'y a pas de véritable contradiction si l'on considère
les événements et le monde lui-même, dans lequel ils
se produisent (comme on doit aussi le faire), unique-
ment comme des phénomènes; puisqu'un seul et même
être agissant, comme phénomène (même devant son
propre sens intérieur), a dans le monde des sens une
SOLUTION CRITIQUE DE l'aNTINOMIE 209
causalité qui est toujours conforme au mécanisme de
la nature, mais que, relativement au même événement,
en tant que la personne qui agit se considère en même
temps comme noumène (comme pure intelligence dans
son existence qui ne peut être déterminée d'après le
temps), il peut contenir un principe de détermination
de cette causalité d'après des lois naturelles, principe
qui, lui-même, est libre à l'égard de toute loi natu-
relle.
Il en est de même pour Tantinomie présente de
la raison pure pratique. La première des deux proposi-
tions, à savoir que la recherche du bonheur produit un
principe d'intention vertueuse (einen Grund tugendhafter
Gesinnung) est absolument fausse; quant à la seconde,
à savoir que l'intention vertueuse {Tiigendgesinniing)
produit nécessairement le bonheur, elle n'est pas abso-
lument fausse, mais seulement en tant qu'elle est con-
sidérée comme la forme de la causalité dans le monde
sensible, et partant que si j'admets l'existence dans le
monde sensible comme le seul mode d'existence de l'être
doué de raison ; elle n'est donc fausse que d'une façon
conditionnelle. Mais comme je suis non seulement au-
torisé à concevoir mon existence comme noumène dans
un monde de l'entendement, mais que j'ai même dans
la loi morale un principe de détermination purement
intellectuel de ma causalité (dans le monde sensible),
il n'est pas impossible que la moralité de l'intention ait
une connexion {Zusammenhang) nécessaire, sinon immé-
diate, du moins médiate'(par l'intermédiaire d'un auteur
intelligible de la nature) comme cause, avec le bonheur
KANT, Cr. de la rais. prat. 14
210 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
comme effet dans le monde sensible, tandis que dans
une nature qui est simplement objet des sens, cette
liaison (Verbindung), ne peut jamais avoir lieu qu'acci-
dentellement et ne peut suffire au souverain bien.
Par conséquent, en dépit de cette contradiction ap-
parente d'une raison pratique avec elle-même, le sou-
verain bien est le but nécessaire et suprême d'une
volonté moralement déterminée, un véritable objet de
la volonté, car il est possible pratiquement, et les
maximes de la volonté qui s'y rapportent^ quant à leur
matière, ont de la réalité objective. Cette réalité atteinte
au début par cette antinomie dans la liaison de la
moralité et du bonheur, suivant une loi universelle,
ne le fut que par une simple méprise, parce qu'on pre-
nait le rapport entre des phénomènes pour un rapport
des choses en soi à ces phénomènes.
Si nous nous voyons forcés de chercher la possibilité
du souverain bien, de ce but assigné par la raison à
tous les êtres doués de raison pour tous leurs désirs
moraux, de cette manière, c'est-à-dire dans la con-
nexion avec un monde intelligible, on doit s'étonner
que les philosophes de l'antiquité aussi bien que des
temps modernes, aient pu trouver déjà dans cette vie
(dans le monde sensible) une proportion tout à fait
exacte entre le bonheur et la vertu, ou qu'ils aient pu
se persuader d'en avoir conscience. Car Epicure, aussi
bien que les Stoïciens, élevait le bonheur qui a sa
source dans la conscience de la vertu dans la vie au-
dessus de tout. Il n'avait pas, dans ses préceptes pra-
tiques, des intentions aussi basses qu'on pourrait le
SOLUTION CRITIQUE DE l'aNTINOMIE 211
conclure des principes de sa théorie, qu'il employait
pour l'explication, non pour l'action, ou que beaucoup
le crurent en effet, induits en erreur par l'expression
de volupté (Wollust)j substituée à celle de contentenient
{Zufriedenheit). Mais il comprenait la pratique la plus
désintéressée du bien parmi les modes de jouissance
qui procurent la joie la plus intime, et la modération
et la répression {Bàndigung) des penchants, telles que
peut les réclamer le moraliste le plus austère, faisaient
partie de son plan du plaisir (Vergnûgens), (sous lequel
il comprenait une joie constante du cœur). Il se sé-
parait des Stoïciens surtout parce qu'il plaçait, dans ce
plaisir (Vergnûgen), le principe déterminant (Bewe-
gujigsgrund)^ ce que ces derniers refusaient de faire
et avec raison. Car d'une part le vertueux Epicure,
comme le font encore aujourd'hui beaucoup d'hommes
moralement bien intentionnés, quoique ne réfléchis-
sant pas assez profondément sur leurs principes, tomba
dans la faute de supposer déjà Vintention vertueuse
dans les personnes auxquelles il voulait donner un
mobile pour les déterminer à la vertu = Triebfeder zur
Tugend (et en fait, l'honnête homme ne peut se
trouver heureux, s'il n'a auparavant conscience de son
honnêteté, parce que, avec cette intention, les re-
proches qu'il serait obligé de se faire à lui-même par
son mode personnel de penser = durch seine eigene Den-
kimgsartf quand il manquerait à son devoir et la con-
damnation morale qu'il porterait contre lui-même, lui
raviraient la jouissance de tout ce que son état peut
d'ailleurs avoir de charme). Mais la question est de
212 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
savoir comment une telle intention, une telle maniera
de penser dans l'estimation de la valeur de son exis-
tence est d'abord possible; car avant elle aucun senti-
ment d'une valeur morale en général ne peut être ren-
contré dans le sujet. Sans doute l'homme, quand il est
vertueux, ne sera pas content de la vie s'il n'a pas cons-
cience dans chaque action de son honnêteté, si favo-
rable que soit pour lui la fortune dans son état phy-
sique; mais pour le rendre vertueux tout d'abord, par
conséquent avant qu'il ne mette si haut la valeur
morale de son existence, peut-on bien lui vanter la paix
de l'âme {Seelemnihe), qui résultera de la conscience
d'une honnêteté dont il n'a encore aucun sentiment?
Mais d*un autre côté, il y a toujours ici occasion de
commettre la faute qu'on appelle vitium subreptionis ,
et en quelque sorte d'avoir une illusion d'optique dans
la conscience de ce qu'on fait, à la différence de ce qu*on
senty illusion que même l'homme le plus expérimenté
ne peut complètement éviter. L'intention morale est
nécessairement liée avec une conscience de la détermi-
nation, immédiatement par la loi, de la volonté. Or la
conscience d'une détermination du pouvoir de désirer
est toujours le principe d'une satisfaction attachée à
l'action qui est produite par là; mais ce plaisir, cette
satisfaction en elle-même n'est pas le principe déter-
minant de l'action, c'est au contraire la détermination
de la volonté, immédiatement et simplement par la
* Kant dit Erschleichem et met entre parenthèses les mots latins.
Ni Barni, ni Abbot ne traduisent le mot allemand, qu'on rendrait
approximativement par surprendre ou attraper. (F. P.)
SOLUTION CRITIQUE DE l'ANTINOMIE 213
raison, qui est le principe du sentiment du plaisir, ei
celle-ci demeure une détermination du pouvoir de dé-
sirer, pure, pratique et non sensible [dsthetische)^ . Or
comme cette détermination fait intérieurement le même
efiFet, en poussant à l'activité, qu'aurait produit un sen-
timent du plaisir qui est attendu de l'action désirée,
nous voyons ce que nous faisons nous-mêmes, facile-
ment comme quelque chose que nous sentons simple-
ment et passivement, et nous prenons le mobile moral
pour l'attrait {Antrieh) sensible, comme cela arrive
d'ordinaire dans ce qu'on appelle l'illusion des sens
(ici du sens interne). C'est quelque chose de très élevé
pour la nature humaine, d'être immédiatement déter-
minée à agir par une loi pure de la raison, et même que
de prendre, par suite d'une illusion, ce qu'il y a de sub-
jectif dans cette capacité intellectuelle de la volonté à
la détermination {intellectuelîen Bestimmbarkeit) , pour
quelque chose de sensible (Aesthetisches) et pour l'effet
d'un sentiment sensible spécial (car un sentiment in-
tellectuel serait une contradiction). Aussi est-il fort im-
portant de faire attention à cette propriété de notre per-
sonnalité et de cultiver le mieux possible l'effet de la
raison sur ce sentiment. Mais il faut se garder aussi, en
vantant faussement ce principe moral de détermination,
comme mobile, en lui donnant pour fondement des sen-
timents particuliers déplaisir {Freuden), (qui cependant
en sont uniquement des conséquences) de rabaisser et
de défigurer comme par une espèce défausse folie, le
* Barni traduit ce mot pa.T esthétique ; nous préférons traduire, comme
Abbot, par sensible. (F* P.)
214 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
mobile propre et véritable, la loi elle-même. Le respect,
et non le plaisir ou la jouissance du bonbeur, est donc
quelque chose pour lequel n'est possible aucun senti-
ment flnfmettr, établi comme principe delà raison (parce
que ce sentiment serait toujours sensible = àsthetisch
et pathologique) ; et * la conscience de la contrainte im-
médiate exercée sur la volonté par la loi est à peine un
analogue du sentiment du plaisir, tandis que, par rap-
port au pouvoir de désirer, il produit exactement le
même effet, mais par d'autres sources. Par ce mode
de représentation seul, on peut atteindre ce que l'on
cherche, à savoir que les actions se produisent non seu-
lement conformément au devoir (comme conséquence
de sentiments agréables), mais par devoir, ce qui doit
être le véritable but de toute culture morale.
Mais n'a-t-on pas un mot qui désignerait, non une
jouissance comme le mot bonheur, mais qui cependant
indiquerait une satisfaction (^Wohlgefallen) liée à son
existence, un analogue du bonheur qui doit nécessaire-
ment accompagner la conscience de la vertu? Si ! ce
moi c'esi contentement de soi-même {Selbst%ufriedenheit) y
qui au sens propre ne désigne jamais qu'une satisfaction
négative liée à l'existence, par laquelle on a conscience
de n'avoir besoin de rien. La liberté et la conscience
de la liberté, comme conscience d'un pouvoir que nous
avons de suivre, avec une intention inébranlable, la
loi morale, est V indépendance à l'égard des penchants,
du moins comme causes [Bewgursache) déterminantes
' Le texte donne cUs ot non und. Hartenstein et Abbot lisent und,
que nous préférons. (F. P.)
SOLUTION CRITIQUE DE l' ANTINOMIE 215
(sinon comme causes affectives^) de notre désir, et en
tant que je suis conscient de cette indépendance dans
l'exécution de mes maximes morales, elle est l'unique
source d'un contentement {Zufnedenheit)imm}iah\e, né-
cessairement lié avec elle, ne reposant sur aucun sen-
timent particulier*, et qui peut s'appeler intellectuel.
Le contentement sensible (qui est ainsi appelé impro-
prement) qui repose sur la satisfaction des penchants,
si raffinés qu'on les imagine, ne peut jamais être
adéquat à ce qu'on se représente. Car les penchants
changent, croissent avec l'indulgence dont on use à leur
égard et ils laissent toujours un vide plus grand encore
que celui qu'on a cru remplir. C'est pourquoi ils sont
toujours à charge à un être raisonnable et quoiqu'il ne
puisse s'en défaire, ils l'obligent à désirer d'en être
débarrassé. Même un penchant pour ce qui est conforme
au devoir (par exemple, pour la bienfaisance) peut sans
doute concourir beaucoup à l'efficacité des maximes
morales, mais il ne peut leur en donner aucune. Car
tout dans celle-ci doit [muss) avoir rapport à la repré-
sentation de la loi, comme principe déterminant, si
l'action doit (soll) contenir non-seulement de la léga-
lité {Legalitàt), mais aussi de la moralité {Moralitàt). Le
penchant est aveugle et servile, qu'il soit ou non d'une
bonne espèce {gutartig), et la raison, là où il s'agit de
moralité, ne doit pas seulement représenter le tuteur
(Vormund) à l'égard du penchant, mais sans avoir aucun
* Le texte donne afficirendm; Bom, afflcientibus ; Xhhot, affecting;
Barni, affectifs. (F. P.)
3 Comme Abbot, nous rendons encore ainsi le mot Usthetische. qu«
Barni traduit littéralement. (F. P.)
216 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
égard au penchant, elle doit uniquement^ comme raison
pure pratique, prendre soin de son propre intérêt. Même
ce sentiment de pitié et de tendre sympathie, s'il pré-
cède la considération de ce que doit être le devoir et
devient un principe déterminant, esta charge aux per-
sonnes qui pensent bien {wohldenkenden) elles-mêmes,
porte le trouble dans leurs maximes réfléchies {ûber-
legten)y et produit en elles le désir d'en être débarrassées
et d'être uniquement soumises à la raison donnant des
lois (gesetzgebenden).
On peut, parla, comprendre comment la conscience
de ce pouvoir d'une raison pure pratique peut pro-
duire par le fait (par la vertu), la conscience de l'em-
pire sur les penchants, par conséquent de Tindépen-
dance à leur égard, partant aussi du mécontentement
qui les accompagne toujours et donner ainsi une satis-
faction négative pour l'état dans lequel on se trouve,
c'est-à-dire un contentement qui, dans sa source, est le
contentement de sa personne. La liberté elle-même
devient de cette manière (c'est-à-dire indirectement),
capable d'une jouissance qui ne peut s'appeler bonheur,
parce que cette jouissance ne dépend pas de l'inter-
vention positive d'un sentiment, qui n'est pas non
plus, à parler exactement, de la béatitude (Seligkeit),
puisqu'elle n'implique pas une indépendance complète
à l'égard des penchants et des besoins, mais qui ce-
pendant ressemble à la béatitude, en tant du moins
que la détermination de notre propre volonté peut
rester indépendante de leur influence et ainsi, du
moins d'après son origine, cette jouissance est analogue
SOLUTION CRITIQUE DK L' ANTINOMIE 217
à la propriété de se suffire à soi-même {Selbstgemig-
samkeit)^ qu'on ne peut attribuer qu'à l'être suprême.
De cette solution de l'antinomie de la raison pure
pratique, il résulte que, dans les principes pratiques,
on peut se représenter, au moins comme possible, une
liaison naturelle et nécessaire entre la conscience de
la moralité et l'attente d'un bonheur proportionné à
la moralité dont il serait la conséquence (sans pour cela
la connaître et l'apercevoir); tandis qu'il est impossible
de faire produire la moralité aux principes de la re-
cherche du bonheur ; que, par conséquent, le bien su-
prême (comme première condition du souverain bien),
est constitué par la moralité, que le bonheur au con-
traire forme sans doute le second élément du bien su-
prême, mais cependant de manière à ce qu'il ne soit que
la conséquence, conditionnée moralement et pourtant
nécessaire, de la moralité. C'est avec cette subordi-
nation seulement que le souverain bien est l'objet tout
entier de la raison pure pratique, qui doit nécessai-
rement se le représenter comme possible, puisqu'elle
nous commande de travailler autant que nous le
pouvons à le réaliser. Or, comme la possibilité d'une
telle liaison du conditionné avec sa condition appartient
entièrement au rapport supra-sensible des choses et
ne peut être donnée en aucune façon d'après des lois
du monde sensible, quoique les conséquences pratiques
de cette idée, c'est-à-dire les actions qui ont pour but
de réaliser le souverain bien, appartiennent au monde
sensible, nous chercherons à montrer les principes de
cette possibilité, d'abord relativement à ce qui est
218 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
immédiatement en notre pouvoir et ensuite relati-
vement à ce que la raison nous ordonne pour suppléer
à ' notre impuissance à l'égard de la possibilité du
souverain bien (nécessaire d'après des lois pratiques)
et qui n'est pas en notre pouvoir,
III
DE LA SUPRÉMATIE* DE LA RAISON PURE PRATIQUE
DANS SA LIAISON AVEC LA RAISON PURE SPÉCULATIVE.
Par la suprématie entre deux ou plusieurs choses que
lie la raison, je comprends l'avantage qu'a l'une d'elles
d'être le premier principe déterminant de l'union avec
toutes les autres *. Dans un sens pratique plus étroit,
elle signifie la prépondérance de l'intérêt de l'une, en
tant que l'intérêt des autres est subordonné à cet intérêt
qui ne peut être subordonné à aucun autre. On peut
attribuer à chaque pouvoir de l'esprit (Gemûths) un in-
térêt, c'est-à-dire un principe qui contient la condition
sous laquelle ce pouvoir seulement est mis en exercice.
La raison, comme la faculté des principes, détermine
l'intérêt de toutes les forces de l'esprit (Gemûthskràfle)^
mais elle détermine elle-même le sien. L'intérêt de
son usage spéculatif consiste dans la connaissance de
* Le texte donne ans Ergànzung unseres UnvermOgens; Born dit
compîementum infirmitatis nostrœ ; Barni, comme le complément de notre
impuissance -jAbhol, as the suplement of our impotence. (F. P.)
2 Kant dit von dem Primate-, Born, de primatu; Abbot, of the Pri-
macy;: Barni, de la suprématie. (F. P.)
3 Barni dit l'union avec l'une ou avec toutes les autres : le texte, der
Verbindur^ mit aUen Ubrigen-, ne justifie nullement cette traduction
(F. P.)
SUPRÉMATIE DE LA RAISON PURE PRATIQUE 219
'objet poussée jusqu'aux principes à priori les plus
ilevés; celui de son usage pratique consiste dans la
létermination de la volonté^ relativement à un but
inal (letzten) et complet [vollstàndigen). Quant à ce qui
sst nécessaire pour la possibilité d'un usage de la raison
sn général, à savoir que ses principes et ses assertions
le doivent pas être contradictoires, cela ne forme au-
!une partie de l'intérêt de cette faculté, mais c'est
a condition par laquelle il est possible d'avoir de la
aison en général; c'est seulement son extension et
ion le simple accord avec elle-même, qui est consi-
lérée comme son intérêt.
Si la raison pratique ne pouvait admettre et con-
:evoir comme donné rien de plus que ce que la raison
péculative pouvait d'elle-même lui offrir d'après ses
)ropres lumières ', c'est à cette dernière que revien-
drait la suprématie. Mais supposé qu'elle ait par
îUe-même des principes originaux à priori^ avec les-
quels soient inséparablement liées certaines positions *
théoriques qui, cependant, se déroberaient à toute la
pénétration que peut avoir {aller môglichen Einsicht)
ia raison spéculative (quoiqu'elles ne doivent pas être
în contradiction avec elle), la question est alors de
savoir quel intérêt est le plus élevé (non celui qui doit
îéder à l'autre, car l'un ne contredit pas nécessai-
rement l'autre), de savoir si la raison spéculative,
jui ne sait rien de tout ce que la raison pratique lui
' Kant dit aus ihrer Einsicht; Born données» intellectu stto ; Abbot,
'romiis own insight ; Barni no traduit pas. (F. P.)
2 Nous traduison» IHléralement PosUionem, comme Born et Abbot;
Jarni met iertëin^s preposiHons. (F P.)
220 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
ordonne d'admettre, doit accepter ces propositions ei
chercher, quoiqu'elles soient transcendantes. pour elle,
à les unir avec ses concepts comme une possession
étrangère qui lui est transmise, ou si elle est autorisée
à suivre obstinément son intérêt particulier et, suivant
la canonique d'Epicure, à rejeter comme vaine subti-
lité {leere Vernûnftelei) tout ce qui ne peut confirmer
sa réalité objective par des exemples évidents, devanl
être posés [auf%ustellende) dans l'expérience, quelque
étroitement que cela soit uni avec l'intérêt de l'usage
pratique (pur), et quoiqu'il ne soît pas contradictoire
avec la raison théorique, simplement parce que cela
porte réellement préjudice à l'intérêt de la raison spé-
culative, en supprimant les limites qu'elle s'est posées
à elle-même, et en l'abandonnant à tous les non-sens
(Unsinn)* et à toutes les illusions de l'imagination.
En fait, en tant que la raison pratique, comme
pathologiquement conditionnée, c'est-à-dire comme
gouvernant simplement l'intérêt des penchants sous
le principe sensible du bonheur, serait prise pour fon-
dement, cela ne pourrait être en aucune façon ré-
clamé de la raison spéculative. Le paradis de Mahome\
ou l'union dissolvante {schmelzende)^ avec la divinité
des théosophes et des mystiques, selon le goût de chacuE
(so wie jedem sein Sinn steht), imposerait à la raisoc
leurs monstruosités et il vaudrait autant n'avoir aucune
raison que de la livrer de cette façon à toutes espèces
' Born dit insaniœ: Barni rêves', Abbot, every nonsense. (F. P.)
» Barni traduit par ineffable; Born, avec beaucoup plus de raison,
pan- liquescens ; Abbot dit the absorption intothe Deity. (F. P.)
SUPRÉMATIE DE LA RAISON PURE PRATIQUE 221
de rêves. Mais si la raison pure peut être pratique par
elle-même et l'est réellement, comme le prouve la
conscience de la loi morale, il n'y a toujours qu'une
seule et même raison qui , au point de vue théorique ou
pratique, juge d'après des principes à prioin, et il est
clair alors, quoique son pouvoir n'aille pas dans le pre-
mier cas jusqu'à établir dogmatiquement [behauptend)
certaines propositions qui cependant ne sont pas en
contradiction avec elle, qu'elle doit, dès que ces propo-
sitions sont inséparablement liées à Vintérêt pratique de
la raison pure, les admettre, il est vrai comme quelque
chose d'étranger, qui n'a pas poussé sur son propre
terrain, mais qui cependant est suffisamment confirmé,
et chercher à les comparer et à les enchaîner avec tout
ce qu'elle a en son pouvoir comme raison spéculative.
Qu'elle se souvienne cependant qu'il ne s'agit pas ici
pour elle d'une vue plus pénétrante, mais d'une exten-
sion de son usage à un autre point de vue, c'est-à-dire
au point de vue pratique, ce qui n'est pas du tout
itérêt, qui consiste dans la limitation
i
îvels) spéculative.
, dans l'union de la raison pure spé-
aison pure pratique pour une con-
iité (Primat) appartient à la dernière,
atefois que cette union ne soit pas
)itraire, mais fondée à priori sur la
, et partant nécessaire. Car sans cette
y aurait une contradiction de la raison
parce que si elles étaient simplement
remières'enfermefaitstrictementdans
222 DIALECTIQUE DE LÀ BAISON PURE PRATIQUE
ses limites, et n'accepterait en son domaine rien de la
seconde, celle-ci de son côté étendrait ses limites sur
toutes choses, et où ses besoins (Bedûrfniss) le récla-
meraient, chercherait à y faire entrer la première. Mais
que la raison pratique soit subordonnée à la raison
spéculative en renversant l'ordre, c'est ce qu'on ne
peut en aucune façon lui demander, puisqu'en défini-
tive tout intérêt est pratique et que l'intérêt même de la
raison spéculative n'est que conditionné et qu'il est
seulement complet dans l'usage pratique.
IV
L IMMORTALITE DE LAME, COMME POSTULAT DE LA RAISON
PURE PRATIQUE.
La réalisation du souverain bien dans le monde est
l'objet nécessaire d'une volonté qui peut être déter-
minée par la loi morale. Mais dans cette volonté {in
diesem) la conformité complète des intentions* à la loi
morale est la condition suprême du souverain bien.
Elle doit donc être possible aussi bien que son objet, '
puisqu'elle est contenue dans l'ordre même de réaliser
ce dernier. Or la conformité parfaite de la volonté à
la loi morale est la sainteté, une perfection dont n'est
capable, à aucun moment de son existence, aucun être
raisonnable du monde sensible. Gomme cependant
elle n'en est pas moins exigée comme pratiquement
• Barni dit de la volonté et ne traduit pas Gesinnungen, qui a un sens
très important chez Kant, cf. n. 2, p. 149. (F. P.)
l'immortalité de l*am£ 223
nécessaire, elle peut seulement être rencontrée dans
un progrès allant à Vinfmi^ vers cette conformité par-
faite, et suivant les principes de la raison pure pratique,
il est nécessaire d'admettre un progrès pratique tel
comme l'objet réel de notre volonté.
Or ce progrès indéfini n'est possible que dans la
supposition d'une existence et d'une personnalité de
l'être raisonnable persistant indéfiniment (ce que Ton
nomme l'immortalité de l'âmej. Donc le souverain bien
n'est pratiquement possible que dans la supposition de
l'immortalité de l'âme, par conséquent celle-ci, comme
inséparablement liée à la loi morale, est un postulat de
la raison pure pratique (par où j'en tends une proposition
théorique^ mais qui comme telle ne peut être prouvée,
en tant que cette proposition est nécessairement dé-
pendante {unzertrennlich anh'dngt) d'une loi pratique
ayant à priori une valeur inconditionnée).
La proposition qui a rapport à la destination mo-
rale de notre nature et qui établit que nous ne pouvons
atteindre la conformité parfaite avec la loi morale que
par un progrès allant à l'infini, est de la plus grande
utilité*, non seulement en vue de suppléer présente-
ment à l'impuissance de la raison spéculative (m Riick-
sicht auf die gegenwàrtige Erg'dnzung des Unvermôgens
der sp. Veimunft) mais aussi relativement à la religion.
A défaut de cette proposition, ou la loi morale est tout
1 Traduction littérale de in einem ins UnencUiche gehenden Progres-
sus: Born dit in infinitum tendente; Bami, un progrès indéfiniment con-
tinu; Ahbot, aprogress in infinitum. (F. P.)
2 Le texte porte Nutsen ; il n'y a aucune raison pour traduire comme
le fait Baroi, par importance. (F. P.)
224 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
à fait dépouillée {ahgewûrdigt) • de sa saintetéy tandis
qu'on se la représente, en la corrompant, comme indul-
gente et appropriée ainsi à notre convenance, ou bien
on exagère en s'exaltant (spannt) son rôle (Beruf) ^ et en
même temps l'espoir d'arriver à une destination inacces-
sible, c'est-à-dire à une possession espérée et complète
de la sainteté de la volonté et l'on se perd dans des rêves
théosophiques extravagants {schwàrmende) et tout à fait
contradictoires avec la connaissance de soi-même.
Dans les deux cas, l'incessant effort pour obéir ponctuel-
lement et complètement à un commandement de la
raison strict et inflexible, mais cependant réel et non
idéal, est seulement empêcbé [verhindert). Pour un
être raisonnable, mais fini, il n'y a de possible que le
progrès à l'infini des degrés inférieurs aux degrés su-
périeurs de la perfection morale. U Infini {Unendliche)
pour qui la condition du temps n'est rien, voit dans
cette série qui est pour nous sans fin, une conformité
complète {das Ganze dcr Angemessciiheit) à la loi mo-
rale, et la sainteté qu'exige inflexiblementson comman-
dement pour qu'il soit en accord avec sa justice dans la
part qu'il assigne à chacun dans le souveimn bien, il la
trouve complètement dans une seule intuition intellec-
tuelle de l'existence des êtres raisonnables. Ce qui peut
seul échoir à la créature relativement à l'espoir de cette
participation au souverain bien, ce sera la conscience de
son intention éprouvée, suivant laquelle, d'après le
* Nous traduisons comme Barni; Abbot se sert du terme plus précis
degraded. (F. P.)
2 Barni ne traduit pas ce mot ; Born emploie munus ; Abbot, voca-
tion. (F. P.)
l'immortauté de l'ame 228
progrès par où elle s'est élevée d'un état pire à un
état moralement meilleur et d'après la résolution de-
venue immuable qu'elle a connue par cela même, elle
espère une continuation ininterrompue de ce progrès,
aussi longtemps que peut durer son existence et même
au delà de cette vie*. Par conséquent, elle ne peut
espérer d'être jamais ni ici-bas ni en aucun moment
imaginable de son existence future, complètement
adéquate à la volonté de Dieu (sans Tindulgeuce ou la
rémission' qui ne s'accordent pas avec la justice), elle
* La conviction de l'immutabilité de son intention (Gesinnung) dans
le progrès vers le bien semble être cependant une chose impossible
en soi pour une créature. C'est pourquoi la doctrine chrétienne la fait
dériver uniquement du même esprit qui opère la sancliûcation, c'est-à
dire cette ferme résolution et, avec elle, la conscience de la persévé-
rance dans le progrés moral. Mais dans l'ordre naturel même (auch
natUrlicher WeiseJ, celui qui a conscience d'avoir été ime grande partie
de sa vie jusqu'à la fin en progrès vers le mieux (BessernJ et qui n'y
a été poussé que par des principes de détermination véritablement
moraux, peut avoir la consolante espérance, sinon la certitude, de
persévérer dans ces principes, même dans une existence prolongée
au delà de cette vie; et quoiqu'il ne soit jamais entièrement justifié
fgerechtfertigt) ici-bas à ses propres yeux, et qu'il ne doive japaals
espérer de l'être, si loin qu'il pense porter dans l'avenir la perfection
de sa nature et, avec elle, l'accomplissement de ses devoirs, il peut
cependant, dans co progrés qui, bien qu'il tende à un but reculé
jusqu'à l'infini, est toutefois pour Dieu équivalent à la possession,
avoir la perspective d'un avenir d.3 béatitude; car c'est l'expression
dont la raison se sert pour désigner un bien-être fWoMJ complet,
indépendant do toutes les causes contingentes du monde et qui.
coiame la. sainteté, est une idée qui peut être contenue seulement dans
un progrès indéfini funendlichej et dans la totalité de ce progrès,
partant qui ne peut jamais être complètement atteinte par une
créature.
* Kant dit Nachsicht oder Erlassung, welche sich mit der Gerechtig-
ftcit nicht zusammenreimt ; Boi-n traduit par sine connivenlia au
remissione quœ cum justilia haud conspirant ; Barni par qui commande
sans induîgenoe et sans rémission, car autrement que deviendrait la jus,
tice? Abbot, par without indulgence or excuse, which do not harmonise wil^
justice. (F. P.)
KAHT, Cr. de la rais. prat. 15
Ô26 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
peut seulement espérer de Têlre dans l'infinité de sa
durée (que Dieu seul peut embrasser).
l'existence de dieu, gomme POSTULAT DE LA RAISON
PURE PRATIQUE
La loi morale a conduit dans l'analyse précédente
au problème pratique qui est prescrit, sans aucun se-
cours des mobiles sensibles, simplement par la raison
pure, à savoir au problème de la perfection nécessaire
de la première et principale partie du souverain bien,
de la moralité^ et comme ce problème ne peut être ré-
solu complètement que dans une éternité, au postulat
de V immortalité. Cette même loi doit aussi conduire,
d'une façon aussi désintéressée qu'auparavant, par la
simple raison impartiale {ans blosser unparteiischer
Vermmft), à la possibilité d a deuxième élément du sou-
verain bien, ou an bonheur proportionné à cette mo-
ralité, à savoir à la supposition de l'existence d'une
cause adéquate à cet effet, c'est-à-dire postuler Vexis-
tence de Dieu, comme ayant nécessairement rapporta la
possibilité du souverain bien (objet de notre volonté
qui est nécessairement lié à la législation morale
de la raison pure). Nous voulons exposer cette con-
nexion d'une manière concluante.
Le bonheur est l'état dans le monde d'un être rai-
sonnable, à qui, dans tout le cours de son existence,
tout arrive suivant son souhait et sa volonté ; il repose
l'existence de dieu 227
donc sur l'accord de la nature avec le but tout entier
qu'il poursuit [zu seinem ganzen Ziuecke), et aussi
avec le principe essentiel de détermination de sa vo-
lonté. Or la loi morale, comme une loi de la liberté,
ordonne par des principes déterminants qui doivent
être tout à fait indépendants de la nature et de l'accord
de cette dernière avec notre faculté de désirer (comme
mobiles). Mais l'être raisonnable, qui agit dans le
monde, n'est pas cependant en même temps cau$e du
monde et de la nature elle-même. Donc, dans la loi
morale, il n'y a pas le moindre principe pour une
connexion nécessaire entre la moralité et le bonheur
qui lui est proportionné, chez un être appartenant
comme partie au monde et par conséquent en dépen-
dant, qui justement pour cela, ne peut, par sa volonté,
être cause de cette nature et ne peut, quant à son bon-
heur, la mettre par ses propres forces complètement
d'accord avec ses principes pratiques. Cependant dans
le problème pratique de la raison pure, c'est-à-dire
dans la poursuite (Bearbeitung) nécessaire du souverain
bien, on postule une telle connexion comme nécessaire :
nous devons chercher à réaliser [befôrden) le souverain
bien (qui doit donc être possible) . Ainsi on postule aussi
l'existence d'une cause de toute la nature, distincte de
la nature et contenant le principe de cette connexion,
c'est-à-dire de l'harmonie exacte du bonheur et de la
moralité. Mais cette cause suprême doit renfermer le
principe de l'accord de la nature, non seulement avec
une loi de la volonté des êtres raisonnables, mais
aussi avec la représentation de cette loi en tant que
228 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
ceux-ci en font le principe suprême de détermination de
leur volonté; partant n©n seulement avec les mœurs
d'après la forme, mais aussi avec leur moralité comme
principe déterminant, c'est-à-dire avec leur intention
morale. Le souverain bien n'est donc possible dans le
monde qu'en tant qu'on admet une cause suprême de
la nature * qui a une causalité conforme à l'intention
morale. Or un être qui est capable d'agir d'après la
représentation de lois est une intelligence (un être rai-
sonnable) et la causalité d'un tel être, d'après cette
représentation des lois, est sa volonté. Donc la cause
suprême de la nature, en tant qu'elle doit être supposée
pour le souverain bien, est un être qui, par l'entende-
ment et la volonté, est la cause, partant l'auteur de la
nature, c'est-à-dire Dieu. Par conséquent le postulat
de la possibilité du souverain bien dérivé (du meilleur
mondejestenmême temps le postulat de la réalité d'un
souverain bien primitif, à savoir de l'existence de
Dieu. Or, c'était un devoir pour nous de réaliser
{befôrden) ^ le souverain bien, partant non seulement
un droit (Befugniss), mais aussi une nécessité liée
comme besoin ^ avec le devoir, de supposer la possibi-
^ Le texte porte eine oberste der Natur. Nous sous-entendons avec
Hartenstein le mot cause devant Natur, Abbot dit a suprême Seing.
(F. P.)
2 Born dit ut summum bonum promoveamus ; Barni, de travailler à
la réalisation du souverain bien; Abbot, to promote the summum bonum.
(F. P.)
3 Le texte porte mit der PfUcht als Bediirfniss verbundene Nothwen-
digkeit; Born donne per necessitatem, qua indigemus, cum officia con-
junctam cogimur; Barni, une nécessité ou un besoin qui dérive de ce
devoir; Abbot, a necessily connected with duty as a requisite. Nous fai-
sons de Bediirfniss un appositif de Nothwendigkeit. (F. P.)
l'existence de dieu 229
lité de ce souverain bien, qui, puisqu'il n'est possible
que sous la condition de l'existence de Dieu, lie insé-
parablement la supposition de cette existence avec le
devoir, c'est-à-dire qu*il est moralement nécessaire
d'admettre l'existence de Dieu.
Or, il faut bien remarquer ici que cette nécessité
morale est stihjectivej c'est-à-dire un besoin, et non
pas objective^ c'est-à-dire qu'elle n'est pas elle-même
un devoir ; car ce ne peut être un devoir d'admettre
l'existence d'une chose (puisque cela concerne sim-
plement l'usage théorique de la raison). Il ne faut pas
non plus entendre par là qu'il soit nécessaire d'ad-
mettre l'existence de Dieu, comme un fondement de
toute obligation en général (car ce fondement repose,
comme cela a été suffisamment démontré, exclusive-
ment sur l'autonomie de la raison même). Ce qui
appartient seulement ici au devoir, c'est de travailler à
produire et à favoriser dans le monde le souverain
bien, dont la possibilité peut alors être postulée, mais
que notre raison ne peut se représenter qu'en suppo-
sant une intelligence suprême. Admettre l'existence de
cette suprême intelligence est donc une chose liée avec
la conscience de notre devoir, bien que ce fait même
de l'admettre appartienne à la raison théorique, que
considéré relativement à elle seule comme principe
d'explication, il peut s'appeler une hypothèse; mais que
relativement à l'intelligibilité [Verstàndlichkeit) d'un
objet qui pourtant nous est donné par la loi morale (le
souverain bien), partant d'un besoin pour un but pra-
tique, il peut être appelé une croyance (Glaube) et
?30 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
même une pure croyance de la raison, parce que la
raison pure seule (d'après son usage, théorique aussi
bien que pratique) est la source d'où il découle.
Par cette déduetion, on comprend maintenant pour-
quoi les écoles grecques ne purent jamais arriver à la
solution de leur problème de la possibilité pratique
du souverain bien; c'est qu'elles prenaient toujours la
règle de l'usage, que la volonté de l'homme fait de sa
liberté, pour le principe unique et suffisant par lui-
même de cette possibilité, sans avoir, à ce qu'il leur
semblait, besoin pour cela de l'existence de Dieu. Elles
avaient raison, il est vrai, d'établir le principe des
mœurs indépendamment de ce postulai, par lui-même
et uniquement d'après le rapport de la raison à la
volonté, et partant d'en faire la condition pratique
suprême du souverain bien. Mais il n'était pas pour
cela toute la condition de la possibilité de ce souve-
rain bien. Les Epicuriens avaient admis, il est vrai,
pour principe suprême des mœurs, un principe tout à
fait faux, celui du bonheur, et substitué à une loi une
maxime de choix arbitraire d'après le penchant de
chacun; cependant, ils étaient assez conséquents dans
leur conduite pour abaisser leur souverain bien pro-
portionnellement à l'infériorité (Nïedrigkeit) de leur
principe et pour ne point attendre de bonheur plus
grand que celui que procure la prudence humaine
(comprenant aussi la tempérance et la modération des
penchants), bonheur qui, comme on sait, doit être
assez misérable (kimmerlich) et très différent suivant
les circonstances, sans même compter les exceptions
l'existence de dieu 231
que leurs maximes devaient sans cesse admettre et qui
les rendent impropres à faire des lois. Par contre, les
Stoïciens avaient parfaitement choisi leur principe pra-
tique suprême, c'est-à-dire la vertu, comme condition
du souverain bien ; mais en représentant le degré de
vertu qui est exigé par sa loi pure, comme pouvant com-
plètement être atteint dans cette vie, ils avaient non seu-
lement élevé le pouvoir moral de Vhommey qu'ils appe-
laient un sage, au-dessus de toutes les limites de sa
nature et admis quelque chose qui est en contradiction
avec toute la connaissance humaine ; mais encore et
surtout, ils n'avaient pas voulu admettre le deuxième
élément du souverain bien, le bonheur, comme un
objet particulier de la faculté humaine de désirer. Ils
avaient fait leur sage, comme une divinité, dans la
conscience de l'excellence de sa personne, tout à fait
indépendant de la nature (par rapport à son contente-
ment), en le laissant exposé, mais non soumis aux
maux (Uebeln) de la vie (en le représentant en même
temps comme affranchi du malmoral= vom Bôsen). Ils
laissaient ainsi réellement de côté le deuxième élément
du souverain bien, le bonheur personnel, en le plaçant
simplement dans l'action et le contentement de son
mérite personnel, et, par conséquent, en l'enfermant
dans la conscience du mode moral de penser ', en quoi
ils eussent pu être suffisamment réfutés par la voix de
leur propre nature.
* Le texte a, im Beicusstsein der sittUchen Denkungsart ; Bom tra-
duit par in conscientia consilii moralis; Barni, dans la conscience de
notre moralité; Abbot, in the consciousness of being moràlly minied.
232 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
La doctrine du christianisme *, quand même on ne
la considérerait pas encore comme doctrine religieuse,
donne en ce point un concept du souverain bien (du
Nous avons, comme partout ailleurs, essayé de rendre exactement,
et aussi littéralement que possible, la pensée de Kant. (F. P.)
* On croit communément que le précepte moral chrétien ne l'em-
porte en rien, au point de vue de la pureté, sur le concept moral des
Stoïciens ; mais la différence des deux doctrines est cependant mani-
feste. Le système stoïcien faisait de la conscience de la force d'âme, le
pivot autour duquel devaient tourner toutes les intentions morales, et
bien que les partisans de ce système parlassent de devoirs et même
les déterminassent complètement, ils plaçaient cependant le mobile
et le principe déterminant propre de la volonté dans ce qui élève
(Erhebung) la manière de penser au-dessus des mobiles inférieurs des
sens, et qui n'ont de pouvoir que par la faiblesse de l'âme. La vertu
était donc chez eux un certain héroïsme du sage s'élevant au-dessus de
la nature animale de l'homme, héroïsme qui lui suffit, qui prescrit sans
doute aux autres des devoirs, mais qui est au-dessus de ces devoirs et
n'est soumis à aucune tentation de violer la loi morale. Us n'auraient
pu faire tout cela s'ils se fussent représenté cette loi dans toute la
pureté et toute la rigueur que présente le précepte de l'Évangile. Si je
donne le nom d'idée à une perfection à laquelle on ne peut rien don-
ner d'adéquat dans l'expérience, les idées morales ne sont pas pour
cela quelque chose de transcendant, c'est-à-dire quelque chose dont
nous ne puissions même pas déterminer suffisamment le concept ou
dont il est incertain qu'un objet lui corresponde partout, comme les idées
de la raison spéculative : mais elles servent comme types delà perfection
pratique, de règle indispensable pour la conduite morale et en même
temps de mesure de comparaison. Si maintenant je considère la morale
chrétienne par son côté philosophique, elle apparaîtrait, comparée avec
les idées des écoles grecques, de la façon suivante. Les idée?
des Cyniques, des Épicuriens, des Stoïciens et du Chrétien, sont: la
simplicité naturelle, la prudence, la. sagesse et la sainteté. Relativement au
chemin qui y mène, les philosophes grecs se distinguent les uns des
autres de telle sorte que les Cyniques trouvaient suffisant l'entende-
ment humain ordinaire, tandis que les autres ne croyaient y arriver
que par le chemin de la science, mais les deux écoles trouvaient cepen-
dant suffisant pour cela le simple usage des forces naturelles. La morale
chrétienne dispose son précepte (comme cela doit être) avec tant de
pureté et de sévérité, qu'elle enlève à l'homme la confiance de s'y
conformer complètement, du moins dans cette vie, mais en retour, elle
le relève en ce sens que nous pouvons espérer que, si nous agissons
aussi bien que cela est en notre pouvoir, ce qui n'est pas en notre pou-
l'existence de dieu 233
royaume de Dieu) ' qui seul satisfait aux exigences les
plus rigoureuses de la raison pratique. La loi morale
est sainte (inflexible) et exige la sainteté des mœurs,
bien que toute la perfection morale à laquelle l'homme
puisse arriver ne soit jamais que de la vertu, c'est-à-
dire une intention conforme à la loi, par respect pour
la loi, partant la conscience d'une tendance continue
à transgresser cette loi, ou du moins à lui enlever de
la pureté {Unlauterkeit) y c'est-à-dire à y mélanger
beaucoup de principes sophistiques (non moraux) le
déterminant à l'observation de la loi, par conséquent
une estime de soi-même jointe à de l'humilité. Ainsi,
par rapport à la sainteté que la loi chrétienne exige,
rien ne reste à la créature qu'un progrès à l'infini;
mais aussi par là même, la créature est autorisée à
espérer une durée s'étendantà l'infini. La valeur d'une
intention compUtement conforme à la loi morale est
infinie, parce que tout le bonheur possible, dans le
jugement d'un dispensateur du bonheur, sage et tout-
puissant, n'a d'autre limite que le manque de confor-
mité des êtres doués de raison avec leur devoir 2.
Mais la loi morale ne promet pas cependant par elle-
même le bonheur, car celui-ci, d'après des concepts
d'un ordre naturel en général, n'est pas nécessairement
voir nous viendra ultérieurement d'un autre côté, que nous sachions
ou non de quelle façon. Aristote et Platon ne différent entre eux qu'au
point de vue de Vorigine de nos concepts moraux.
1 II y a dans le texte, des Reichs Gottes; Bami traduit par le règne
de Dieu. (F. P.)
■^ Le texte porte den Mangd der Angemessenheit vernunftiger Wesen
an ihrer Pflicht ; Bami le paraphrase et dit le défaut de conformité entre
leut conduite et leur devoir. (F. P.)
234 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
lié à l'observation de cette loi. Or la doctrine morale
chrétienne supplée à ce défaut (du second élément
essentiel du souverain bien), par la représentation du
monde dans lequel les êtres raisonnables se consacrent
de toute leur âme à la loi morale, comme d'un
Royaume de Dieu, dans lequel la nature et les mœurs
arrivent à une harmonie étrangère à chacun de ces élé-
ments par lui-même, grâce à un saint auteur qui rend
possible le souverain bien dérivé. La sainleté des
mœurs leur est déjà indiquée dans cette vie comme
une règle, mais le bien-tre {Wohl) qui y est * propor-
tionné, la béatitude {Seligkeit) est représentée comme
ne pouvant être atteinte que dans une éternité, parce
que la sainteté doit toujours être dans tout état le mo-
dèle de leur conduite, et que le progrès vers elle est
possible et nécessaire déjà dans cette vie, tandis que la
béatitude ne peut être atteinte dans ce monde, sous le
nom du bonheur (autant qu'il dépend de notre pou-
voir) ^ et par conséquent ne constitue exclusivement
qu'un objet d'espérance. Toutefois, le principe chrétien
de la morale n'est pas théologique (partant hélérono-
mie), mais il est Taulonomie de la raison pure pratique
par elle-même, parce que cette morale fait de la connais-
sance de Dieu et de sa volonté la base, non de ces lois,
mais seulement de l'espoir d'arriver au souverain bien,
sous la condition d'observer ces lois; et qu'elle place
* Nous rapportons dieser à sainteté. (F. P.)
2 Le texte donne so viel auf unser VermOgen ankommi ; Born, quan-
tum in nobis erit; Abbot, so far as our oicn power is <.oncerned; Barni
dit, au contraire, sans justilier en aucune façon sa traduction, ov
n'est pas en notre pouvoir. (F. P.)
236 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
duite. Mais je ne puis espérer de le réaliser que par
l'accord de ma volonté avec celle d'un auteur du
monde saint et bon, et bien que mon propre bonheur
soit compris dans le concept du souverain bien, comme
dans celui d'un tout où le plus grand bonheur est
représenté comme lié dans la plus exacte proportion
avec le plus haut degré de perfection morale (possible
dans des créatures), ce n'est cependant pas mon propre
bonheur, mais la loi morale (qui au contraire limite
par des conditions rigoureuses mon désir illimité de
félicité), qui est le principe déterminant de la volonté,
indiqué pour travailler à la réalisation du souverain
bien.
La morale n'est donc pas à proprement parler la
doctrine qui nous enseigne comment nous devons nous
rendre heureux, mais comment nous devons nous
rendre dignes du bonheur. C'est seulement lorsque la
religion s'y ajoute, qu'entre en nous l'espérance de par-
ticiper un jour au bonheur dans la mesure où nous
avons essayé de n'en être pas indignes.
Quelqu'un est digne de posséder une chose ou un
état, quand le fait qu'il la possède est en harmonie avec
le souverain bien. On peut maintenant voir {einsehen)
facilement que tout ce qui nous donne de la dignité
(aile Wûrdigkeit) dépend de la conduite morale, parce
que celle-ci constitue dans le concept du souverain
bien la condition du reste (de ce qui appartient à l'état
de la personne), à savoir la condition de la participation
au bonheur. Il suit donc de là que l'on ne doit jamais
traiter la morale en soi comme une doctrine du bonheur ,
l'existence de dieu 237
c'est-à-dire comme une doctrine qui nous apprendrait
à devenir heureux, car elle n'a exclusivement à faire
qu'à la condition rationnelle (conditio sine qua non) du
bonheur et non à un moyen de l'obtenir. Mais quand
elle a été exposée (vorgetragen) complètement (elle qui
impose simplement des devoirs et ne donne pas de
règles à des désirs intéressés), quand s'est éveillé le
désir moral, qui se fonde sur une loi, de travailler au
souverain bien (de nous procurer le royaume de Dieu),
désir qui n'a pu auparavant naître dans une âme inté-
ressée \ quand, pour venir en aide à ce désir, le pre-
mier pas vers la religion a été fait, alors seulement cette
doctrine morale peut être appelée aussi doctrine du
bonheur, parce que Vespoir d'obtenir ce bonheur ne
commence qu'avec la religion.
On peut voir aussi par là que si Ton demande quel
est le dernier but de Dieu dans la création du monde,
on ne doit pas nommer le bonheur des êtres raison-
nables en ce monde, mais le souverain bien qui, à ce
désir des êtres, ajoute encore une condition, celle
d'être dignes du bonheur, c'est-à-dire la moralité
même de ces êtres raisonnables, qui seule renferme la
mesure d'après laquelle ils peuvent espérer, par la main
d'un sage auteur, d'avoir part au bonheur. Car, puisque
\a sagesse, considérée théoriquement, signifie la connais-
sance du souverain bien, et considérée pratiquement,
* 11 y a dans le texte der vorher keiner eigenniitzigen Sede aufsteigen
konnte; Bom traduit par quod ante in nuUo poterat animo propriam
utilitaiem spectante oriri; Barni, par qui auparavant ne pouvait être
conçu par aucune âme désintéressée; Abbot, par which could not pre-
viously arise in any selfish man; nous avons suivi le texte d'aussi prés
que possible. (F. P.)
238 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
la conformité de la volonté au souverain bien, on ne peut
attribuer à une sagesse suprême et indépendante {selb-
stàndigen) un but qui serait simplement fondé sur la
bonté. Car on ne peut se représenter l'effet de la
bonté * (relativement au bonheur des êtres raison-
nables) que sous les conditions restrictives de l'accord
avec la sainteté* de sa volonté comme conforme au sou-
verain bien primitif. C'est pourquoi ceux qui placent le
but delà création dans la gloire de Dieu (en supposant
qu'on ne considère pas la gloire, au sens anthropomor-
phique, comme un désir * d'être loué) ont bien trouvé
la meilleure expression. Car rien n'honore plus Dieu
que ce qui est le plus estimable (schàtzbarste) dans le
monde, le respect pour son commandement, l'observa-
< n y a dans le texte Denn dieser ihre Wirkung; nous faisons rap-
porter dieser à GiiUigkeit, le dernier nom exprimé Born emploie
hujus; Abbot the action oj this goodness, ce qui est plus précis, et
Barni, moins exact, diction de cet ère; (F. P.)
* A ce propos, et pour faire connaître le caractère propre (Eigen-
thvmliche) de ces concepts, je ne ferai plus que cette remarque:
tandis qu'on attribue à Dieu divers attributs dont on trouve aussi la
qualité appropriée aux créatures, et qu'on ne fait qu'élever en Dieu à
un degré supérieur, par exemple, la Puissance, la Science, la Pré-
sence, la Bonté, devenant la toute-puissance, l'omni-science, l'omni-
présence, la toute-bonté, etc., il y en a cependant trois qui sont
attribuées à Dieu exclusivement, sans désignation de quantité, et qui
toutes, sont morales. 11 est le seul sainte le sevl bienheureux (Selige)
le seul sage, parce que ces concepts impliquent déjà l'absence de limi-
tation fUneingeschrUnklheit). D'après l'ordre de ces attributs, Dieu est
donc aussi le saint législateur (et créateur) le 60» gouverneur (et con-
servateur) et le juste juge, trois attributs qui renfei-ment tout ce qui
fait de Dieu l'objet de la religion, et auxquels les perfections méta-
physiques qui leur sont conformes s'ajoutent d'elles-mêmes dans la
raison.
2 Als Neigung gepriesen zu werden; Barni dit amour de la louange;
nous avons préféré nous tenir plus prés du texte en substituant tou-
tefois le mot désir au mot penchant, par lequel nous avons ailleurs
traduit Neigung. (F. P.)
l'existence de dieu 239
tion du devoir sacré que nous impose sa loi, quand
vient s'y ajouter cette admirable mesure de couronner
un ordre si beau par un bonheur proportionné. Si ce
dernier point le rend aimable (pour employer le lan-
gage humain), il est par le premier un objet d'adora-
tion '. Les hommes mêmes peuvent, il est vrai, gagner
l'amour par des bienfaits, mais par cela seulement, ils
ne peuvent jamais gagner le respect, de sorte que la
plus grande bienfaisance ne leur fait honneur qu'au-
tant qu'elle est mesurée au mérite.
Que dans l'ordre des fins, l'homme (et avec lui tout
être raisonnable) soit une fin en soiy c'est-à-dire qu'il
ne puisse jamais être employé par personne (même pas
par Dieu) simplement comme moyen sans être en
même temps une fin pour lui-même ; que par consé-
quent, Vhumanité dans notre personne, doive nous
être sacrée (heilig) pour nous-mêmes, c'est ce qui va de
soi, puisque l'homme est le swjei delà loi morale, partant
de tout ce qui est saint en soi, de ce qui permet seul
d'appeler sainte en général une chose qui est considérée
par rapport à lui et en accord avec lui*. Car cette loi
morale se fonde sur l'autonomie de sa volonté comme
d'une volonté libre qui, d'après ses lois générales, doit
pouvoir nécessairement s'accorder avec ce à quoi elle
doit se soumettre.
* Kant se sert du mot Anbetung et met entre parenthèses Adoration.
(F. P.)
' Kant dit um dessen willen und in Einstimmung mit welchem ; Born
emploie cujus causa cuique convenienter ; Barni traduit d'une façon trop
lar^ie et trop vague par ce qui peut seul donner à quelque chose un carac-
tère saint; Abbot, on account of which and in agreemenl with whiclu
(F. P.)
240 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
VI
80R LBS POSTULATS DE LA RAISON PURE PRATIQUE BN
GÉNÉRAL
Ils partent tous du principe fondamental de la niora-
lité, qui n'est pas un postulat, mais une loi par laquelle
la raison détermine immédiatement la volonté. La
volonté, par cela même qu'elle est ainsi déterminée, en
tant que volonté pure, exige ces conditions nécessaires
à l'observation de son précepte. Ces postulats ne sont
pas des dogmes théoriques, mais des hypothèses dans
un point de vue nécessairement pratique * ; ils n'élar-
gissent donc pas la connaissance spéculative, mais ils
donnent aux idées de la raison spéculative en général ^
(au moyen de leur rapport à ce qui est pratique) de la
réalité objective et les justifient comme des concepts
dont elle ne pourrait même pas sans cela s'aventurer à
affirmer la possibilité.
Ces postulats sont ceux de V immortalité, de la liberté
considérée positivement (comme causalité d'un être,
en tant qu'il appartient au monde intelligible) et de
Vexistence de Dieu. Le premier découle de la condition
pratiquement nécessaire d'une durée appropriée à Tac-
' Traduction littérale de in nolhwendig praktischer RUcksicht; Born
donne respectu necessario practico ; Barni, nécessaires au point de vue
praique; Abbot, suppositions praclically necessary.{F. P.)
- Kant dit den Ideen der specidaliven Vernunft im AUgemeinen ; nous
faisons rapporter ces deux derniers mots à Vernunft, avec Born et
Abbot, et non à geben, comme le fait Barni. (F. P.)
LES POSTULATS DE LA RAISON PURE PRATIQUE 241
complissement complet de la loi morale; ]e second, de
la supposition nécessaire de l'indépendance à l'égard
du monde des sens et de la faculté de déterminer sa
propre volonté, d'après la loi d'un monde intelligible,
c'est-à-dire de la liberté; le troisième, de la condition
nécessaire de l'cxislence du souverain bien dans un tel
monde intelligible, parla supposition du bien suprême
indépendant, c'est-à-dire de l'existence de Dieu.
L'aspiration au souverain bien (die Absicht aufs
hôchsle Gui), rendue nécessaire par le respect pour la
loi morale, et la supposition qui en découle, de la réa-
lité objective de ce bien suprême, nous conduit aiosi
par des postulats de la raison pratique à des concepts
que la raison spéculative pouvait, il est vrai, présenter
comme des problèmes, mais qu'elle ne pouvait ré-
soudre. Donc : 1° Elle conduit au concept pour la solu-
tion duquel la raison spéculative ne pouvait faire que des
paralogismes (à savoir à celui de l'immortalité), parce
qu'elle manquait du caractère de persistance pour com-
pléter le concept psychologique d'un dernier sujet qui
est attribué nécessairement à l'âme dans la conscience
qu'elle a d'elle-même, de manière à en faire la repré-
sentation réelle d'une substance, ce que fait la raison
pratique par le postulat d'une durée nécessaire pour la
conformité avec la loi morale dans le souverain bien
comme hui{Zwecke) total de la raison pratique; 2° Elle
conduit au concept à propos duquel la raison spéculative
ne contenait que de Vantinomiej dont elle ne pouvait
fonder la solution que sur un concept, il est vrai pro-
blématiquement concevable, mais ne pouvant, quanta
itANT, Cr. de la rais. prut. 16
24Ô DIALECTIQtJB DE LA RAISON PURE PRATIQUE
sa réalité objective, être démontré ni déterminé par
elle, à savoir l'idée cosmologique d'un monde intelli-
gible et la conscience de notre existence dans ce monde,
au moyen du postulat de la liberté (dont elle montre la
réalité par la loi morale, et avec elle en même temps
la loi d'un monde intelligible, que la raison spéculative
ne pouvait qu'indiquer sans en pouvoir déterminer le
concept) ; 3° Elle donne au concept que la raison spé-
culative devait, il est vrai, concevoir, mais laisser indé-
terminé comme idéal simplement transcendantal, au
concept théologique ùe l'être suprême, de la signification
(au point de vue pratique, c'est-à-dire comme à une
condition de la possibilité de l'objet d'une volonté dé-
terminée par cette loi), elle le présente comme le prin-
cipe suprême du souverain bien dans un monde intel-
ligible, au moyen d'une législation morale toute
puissante en ce monde.
Mais notre connaissance est-elle de cette manière
réellement élargie par la raison pure pratique, et ce
qui était transcendant pour la raison spéculative, est-il
immanent pour la raison pratique? Sans doute, mais
seulement au point d-e vue pratique. Car nous ne con-
naissons par là ni la nature de notre âme, ni le monde
intelligible, ni l'être suprême, suivant ce qu'ils sont
en eux-mêmes, nous n'avons que réuni les concepts
de ces choses dans le concept pratique du souverain
bien, comme objet de notre volonté et complètement
à priorij par la raison pure, mais seulement au moyen
delà loi morale et simplement aussi par rapport à cette
loi, en vue de l'objet qu'elle commande. Mais comment
EXTENSION DE LA RAISON PURE, ETC. 243
la liberté est-elle seulement possible et comment
doit-on se représenter, théoriquement et positivement,
cette sorte de causalité, c'est ce qu'on n'aperçoit pas
par là ; on comprend seulement qu'une telle liberté est
postulée par la loi morale et à son profit. Il en est de
même des autres idées qu'aucun entendement humain
ne peut jamais approfondir d'après leur possibilité;
mais aussi aucun sophisme ne pourra jamais persuader,
même à l'homme le plus vulgaire , qu'elles ne sont pas
de vrais concepts.
vn
Comment est-il possible de concevoir une extension
DE LA RAISON PURE, AU POINT DE VUE PRATIQUE, QUI NS
SOIT PAS ACCOMPAGNÉE d'uNE EXTENSION DE SA CONNAIS-
SANCE, COMME RAISON SPÉCULATIVE ?
Nous voulons répondre à cette question, pour ne pas
paraître trop abstrait, en l'appliquant immédiatement
au cas dont il s'agit ici. — Pour étendre pratiquement
une connaissance pure, il faut qu'il y ait une foi [Ab-
sicht), c'est-à-dire un but {Ziveck) donné à priori
comme un objet (de la volonté) qui, indépendant de
tous les principes théoriques ', est représenté comme
pratiquement nécessaire, par un impératif catégorique
qui détermine immédiatement la volonté, et qui dans
• Nous suivons lo texte de Kehrbach, qui donne theorelische , au
lieu de theologische, que donnent les autres éditions et traductions.
(F. P.)
244 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
ce cas est le souverain bien. Or cela n'est pas possible,
sans supposer trois concepts théoriques (auxquels,
parce qu'ils sont simplement des concepts purs de la
raison, on ne peut trouver aucune intuition correspon-
dante ni par conséquent, par la voie théorique, aucune
réalité objective) .: à savoir la liberté, l'immortalité et
Dieu. Donc la possibilité de ces objets de la raison
pure spéculative, la réalité objective que cette dernière
ne pouvait leur assurer, est postulée par la loi pratique
qui exige l'existence du souverain bien possible dans
un monde. Par là sans doute la connaissance théorique
de la raison pure reçoit un accroissement, mais il con-
siste simplement en ce que ces concepts ailleurs pro-
blématiques pour elle ^ (simplement concevables) sont
maintenant assertoriquement reconnus pour des con-
cepts auxquels appartiennent réellement des objets,
parce que laraison pratique a indispensablement besoin
de leur existence pour la possibilité de son objet, le sou-
verainbien, qui pratiquementestabsolumentnécessaire,
et que la raison théorique est autorisée par là à les sup-
poser. Cette extension de la raison théorique n'est pas
une extension de la spéculation, c'est-à-dire qu'elle ne
permet pas d'en faire un usage positif au poi7it de vue
théorique. En effet, comme la raison pratique ne fait
rien de plus que de montrer que ces concepts sont
réels et qu'ils ont réellement leurs objets (possibles),
et comme rien ne nous est donné par là en ce qui con-
' Fiir sie. Barni fait rapporter ces mots à concepts, et traduit ces
concepts problématiques par eux-mêmes-, il semble que le contexte ne
permette de les rapporter qu'à Vernunft. (F. P.)
EXTENSION DE LA RAISON PURE, ETC. 245
cerne l'intuition de ces objets (ce qui ne peut pas
même être réclamé), aucune proposition synthétique
n'est possible par cette réalité qui leur est reconnue.
Par conséquent cette découverte fErôff7iung) ne nous
aide en rien à étendre notre connaissance au point de
vue spéculatif, quoiqu'elle nous y aide relativement à
l'usage pratique de la raison pure. Les trois idées
citées plus haut de la raison spéculative ne sont pas
encore en elles-mêmes des connaissances^ cependant
elles sont des pensées (transcendantes) dans lesquelles
il n'y a rien d'impossible. Or elles reçoivent par une
loi pratique apodictique, comme des conditions né-
cessaires de la possibilité de ce que cette loi nous com-
mande de 'prendre pour objet, de la réalité objective,
c'est-à-dire que nous apprenons de cette loi quelles ont
des objets, sans cependant pouvoir montrer comment
leur concept se rapporte à un objet, et cela n'est pas
encore une connaissance de ces objets; car on ne peut
par là porter sur eux aucun jugement synthétique ni en
déterminer théoriquement l'application ; partant on ne
peut en faire aucun usage rationnel et théorique, usage
dans lequel consiste proprement toute connaissance spé-
culative. Cependant la connaissance théorique, no7i sans
doute de ces objets, mais de la raison en général, a été
étendue par là en tant que des objets ont été donnés à ces
idées par les postulats pratiques, parce qu'une pensée
simplement problématique a acquis par là, pour la pre-
mière fois, de la réalité objective. Par conséquent, s'il
n*y a là aucune extension de la connaissance par rapport
à des objets supra sensibles donnés, il y a cependant une
246 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
extension de la raison théorique et de sa connaissance
relativement au supra-sensible en général, en tant que
la raison est forcée d'admettre qu'il y a de tels objets ^
quoiqu'elle ne puisse les déterminer plus exactement
{nàker), ni par conséquent étendre cette connaissance
des objets (qui lui sont maintenant donnés par un
principe pratique et seulement aussi pour un usage pra-
tique). Donc, à l'égard de cet accroissement, la raison
pure théorique, pour laquelle toutes ces idées sont
transcendantes et sans objet, doit exclusivement remer-
cier son pouvoir pur pratique. Elles deviennent ici
immanentes et constitutives, parce qu'elles sont les prin-
cipes de la possibilité de réaliser Vobjet nécessaire delà
raison pure pratique (le souverain bien), tandis que
sans cela elles sont des principes transcendants et sim-
plement régulateurs de la raison spéculative qui ne lui
font pas admettre {anzunehmen) un nouvel objet au
delà de l'expérience, mais lui permettent seulement
de donner plus de perfection à l'usage qu'elle en fait
dans l'expérience. Mais lorsque la raison est une fois
entrée en possession de cet accroissement [Zuwachses]
elle traitera, comme raison spéculative (en réalité seule-
ment pour assurer son usage pratique), ces idées négati-
vement, c'est-à-dire, non en les étendant mais en les
éclaircissant *, pour écarter d'un côté V anthropomor-
phisme comme la source delà superstition^ ou l'extension
apparente de ces concepts par une prétendue expé-
' Le texte porte nichl erweiternd, sondera làuternd; Born dit non
amplificando, sed explorando; Banii, non pas à accroître la connaissance,
tuais à l'épurer ; Abbot, not extending, but clearing up. (F. P.)
EXTENSION DE LA RAISON PURE, ETC. 247
rience, d'un autre côté le fanatisme qui promet cette
extension * par une intuition supra-sensible ou par des
sentiments de même espèce. Ge sont là des obstacles à
l'usage pratique de la raison pure, les écarter c'est cer-
tainement étendre notre connaissance au point de vue
pratique, sans qu'on se contredise en admettant en
même temps que la raison n'a pas gagné par là la
moindre chose au point de vue spéculatif.
Tout usage de la raison relativement à un objet
réclame des concepts purs de l'entendement (des caté-
gories) sans lesquels aucun objet ne peut être conçu.
Ces concepts peuvent être appliqués à l'usage théo-
rique de la raison, c'est-à-dire à une connaissance théo-
rique, uniquement dans le cas où une intuition (qui est
toujours sensible) est prise pour base [ihnen unterlegt
wird) et partant simplement pour représenter par eux
un objet d'expérience possible. Or ici, des idées de la
raison, qui ne peuvent être données dans aucune expé-
rience, sont ce que je devrais, pour le connaître, con-
s'agit nas ici
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248 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
^sensible ou supra-sensible), parce que les catégories
ont leur siège et leur origine dans Tentendement pur,
indépendamment de toute intuition et antérieurement à
toute intuition, exclusivement considéré comme le pou-
voir de concevoir [zii denken), et qu'elles désignent
toujours seulement un objet en général, de quelque
manière qu'il puisse 7ious être donné. Or en tant que les
catégories doivent être appliquées à ces idées, il n'est
sans doute pas possible de leur donner aucun objet
dans l'intuition, pourtant qu'un tel objet soit réellement^
partant que la catégorie ne soit pas ici vide, comme
une simple forme de la pensée, mais qu'elle ait une
signification, c'est ce qui est suffisamment assuré par
un objet que la raison pratique présente indubitable-
ment dans le concept du souverain bien [à savoir] la
réalité des concepts qui sont requis pour la possibilité
du souverain bien, sans produire cependant par cet
accroissement la moindre extension de la connaissance
fondée sur des principes théoriques.
Si, en outre, ces idées de Dieu, d'un monde intel-
ligible (du royaume de Dieu) et de l'immortalité, sont
déterminées par des prédicats qui sont tirés de notre
propre nature, on ne peut regarder cette détermina-
tion ni comme une figuration sensible [Versinnlichung) '
' Nous nous hasardons à rendre ainsi co mot. Barni emploie eachi-
bilion; Born, sensificatio ; Abbot, sensucdizing. Nous ne pi'enoas pas
sensualisation, qui impliquerait l'idée de sensud. (F. P.)
EXTENSION DE LA RAISON PURE, ETC. 249
de ces idées pures de la raison (anthropomorphisme), ni
comme une connaissance transcendante d'objets sM|?m-
sensiblesj car ces prédicats ne sont autres que l'en-
tendement et la volonté et considérés ainsi sans doute
dans leurs rapports réciproques, comme ils doivent
être conçus dans la loi morale, par conséquent en
tant seulement qu'on en fait un usage pur pratique.
Quant à tout ce qui se rattache psychologiquement à
ces concepts, c'est-à-dire à tout ce que nous observons
empiriquement dans l'exercice de ces facultés qui
nous appartiennent (par exemple, que l'entendement
de l'homme est discursif, que ses représentations sont
des pensées et non des intuitions, qu'elles se succèdent
dans le temps, que sa volonté a sa satisfaction tou-
jours dépendante de l'existence de son objet, etc., ce
qui ne peut être tel dans l'être suprême), on en fait
alors abstraction, et ainsi des concepts par lesquels
nous nous ' représentons un être pur de l'entendement
[reines Verstatideswesen), il ne reste rien de plus que
juste ce qui est requis pour la possibilité de concevoir
une loi morale, partant d'avoir, sans doute, mais seu-
lement au point de vue pratique, une connaissance de
Dieu. Si nous essayions d'étendre celte connaissance à
un point de vue théorique, nous trouverions pour lui
un entendement qui ne conçoit pas [nicht denkt), mais
qui a desirAuitions {anschaut), une volonté qui est di-
rigée sur des objets de l'existence desquels sa satisfac-
tion ne dépend pas le moins du monde (je ne veux pasci-
' Born dit ens purum inteUectuale •,Bair ni, un être purement in/eWt-
gibie; Abbot, lapureintelligenct. (F. P.)
250 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
ter les prédicats transcendantaux, comme, parexemple,
une grandeur d'existence, c'est-à-dire une durée, qui
ne tombe pas dans le temps, l'unique moyen pour
nous de nous représenter l'existence comme grandeur).
Ce sont là des propriétés dont nous ne pouvons nous
faire aucun concept propre à la connaissance de l'objet,
et par là nous sommes avertis qu'ils ne peuvent jamais
servir à une théorie des êtres supra-sensibles et que par
conséquent, de ce côté, ils ne peuvent pas du tout fonder
une connaissance spéculative, mais que leur usage est
limité exclusivement à l'exercice de la loi morale.
Ce qui vient d'être dit est si évident et peut si claire-
ment être prouvé par le fait qu'on peut hardiment provo-
quer tous les prétendus savants en théologie naturelle
(un merveilleux ' nom *) de nommer seulement, pour
déterminer l'objet de leur science (en dehors des prédi-
cats purement ontologiques), une propriété ou de l'en-
tendement ou de la volonté à propos de laquelle on ne
puisse montrer d'une façon irréfutable que si l'on en
abstrait tout ce qui est anthropomorphique, il n'en
reste plus que le simple mot, sans qu'on puisse le lier
* Ce mot porte sur Gotiesgdéhrte , les savants sur Dieu, que Kant
commente dans la note placée après le mot suivant. (F. P.)
* Gelehrsamkeit n'est proprement que la totalité (Inbegriff) des
sciences historiques. Par conséquent, on ne peut appeler Goltesge-
lehrter qu'un professeur fLehrerJ de théologie révélée. Si l'on voulait
appeler aussi Gelehrte, celui qui est en possession des sciences ra-
tionnelles (mathématique et philosophie), quoique cela soit déjà con-
tradictoire avec le sens du mot (puisqu'on ne comprend jamais par
Gdehrsamkeit que ce dont on doit être instruit fgelehretj et ce que, par
conséquent, on ne peut trouver de soi-même par la raison, le philo-
sophe, avec sa connaissance de Dieu comme science positive, ferait
bien une trop misérable figuie (sctdechlej pour se faire donner, à cet
égard, le nom de Gelehrte.
EXTENSION DE LA RAISON PURE, ETC. 251
c;u moindre concept par lequel pourrait être espérée
une extension de la connaissance théorique. Mais par
rapport à la pratique, il nous reste encore, des pro-
priétés d'un entendement et d'une volonté, le concept
d'un rapport auquel la loi morale (qui précisément dé-
termine à priori ce rapport de l'entendement à la vo-
lonté) donne de la réalité objective. Dès que ceci est
une fois fait, le concept de l'objet d'une volonté mo-
ralement déterminée (le concept du souverain bien) et
avec lui les conditions de sa possibilité, les idées de
Dieu, de liberté et d'immortalité reçoivent de la réalité,
quoique seulement toujours par rapport à rexercice de
la loi morale (et non pour un usage spéculatif).
Après ces observations, il est facile de trouver la
réponse à l'importante question de savoir si le concept
de Dieu appartient à la physique (partant aussi à la mé-
taphysique, en tant qu'elle contient seulement les
principes purs à priori de la première au sens général)
ou à la morale. Expliquer les dispositions naturelles
ou leurs changements en ayant recours à Dieu comme
à l'auteur de toutes choses, ce n'est pas du moins en
donner une explication physique et c'est avouer com-
plètement qu'on est au bout de sa philosophie, puisqu'on
est forcé d'admettre ce dont on n'a eu par soi-même
'aucun concept pour pouvoir se faire un concept de la
^possibilité de ce qu'on a devant les yeux. Par la méta-
physique, il est impossible de s'élever avec des raison-
nements sûrs {sichere Schlusse)^ de la connaissance de
ce monde au concept de Dieu et à la preuve de son
existence, parce que nous devrions connaître ce monde
252 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
comme le tout le plus parfait possible, et pour cet objet
connaître tous les mondes possibles (pour pouvoir les
comparer avec celui-ci), partant avoir l'omni-science,
pour dire que ce monde n'était possible que par un
Dieu (comme nous sommes obligés de nous représenter
ce concept). En outre, il est absolument impossible de
connaître, par de simples concepts, l'existence de cet
être, parce que toute proposition qui a rapport à l'exis-
tence {Existentialsatz)y c'est-à-dire celle qui affirme d'un
être dont je me fais un concept, qu'il existe, est une
proposition synthétique, c'est-à-dire une proposition
par laquelle je dépasse ce concept et affirme de lui
plus que ce qui est conçu dans le concept, à savoir
qu'à ce concept qui est dans V entendement, correspond
un objet en dehors de l'entendement, ce qu'il est manifes-
tement impossible d'en tirer par aucun raisonnement.
Doncjl ne reste pour la raison qu'une seule manière
de procéder pour parvenir à cette connaissance, c'est
de déterminer son objet en partant, comme raison
pure, du principe suprême de son usage pur pratique
(puisque cet usage est d'ailleurs dirigé simplement sur
Vexistence de quelque chose, comme conséquence de
la raison). Et alors se montre, non seulement dans son
problème inévitable, à savoir dans la direction néces-
saire de la volonté vers le souverain bien, la nécessité
d'admettre un tel Etre suprême [Urwesen), relative-
ment à la possibilité de ce bien dans le monde, mais
encore, ce qui est le plus merveilleux, quelque chose
qui faisait tout à fait défaut au progrès {Fovtgange) de
la raison dans la voie naturelle, c'est-à-dire un concept
EXTENSION DE LÀ RAISON PURE, ETC. 253
exactement déterminé de cet être suprême. Comme nous
ne pouvons connaître qu'une petite partie de ce monde
et encore moins le comparer à tous les mondes pos-
sibles, nous pouvons bien, de l'ordre, de la finalité
(Ziveckmàssigkeit) et de la grandeur que nous y aper-
cevons, conclure qu'il a un auteur sage, bon, puis-
sant, etc., mais non que cet être possède Vomni- science,
la toute-bonté et la toute-puissance, etc. On peut bien
aussi admettre qu'on est autorisé à suppléer à celte
lacune par une hypothèse permise et tout à fait raison-
nable, à savoir que, si dans toutes les parties qui s'offrent
de plus près à notre connaissance [sich unserer nàheren
Kenntniss darbieten), nous voyons briller la sagesse, la
bonté, etc., il en serait de même dans toutes les autres
et que par conséquent il est raisonnable d'attribuer à
l'auteur du monde toute la perfection possible; mais
ce ne sont pas là des conclusions pour lesquelles nous
ayons lieu de vanter notre pénétration [Einsicht); ce
sont uniquement des droits (Befugnissé) qu'on peut
nous concéder et qui ont cependant encore besoin
d'une recommandation venant d'un autre côté [ander-
weitigen Einpfehlung) pour qu'on puisse en faire usage.
Le concept de Dieu demeure donc dans la voie de
l'expérience = auf dem empirische7i Wege (de la phy-
sique) toujours un concept qui n'est pas, quant à la
perfection de l'être premier, assez exactement déterminé
pour que nous le considérions comme adéquat au con-
cept de la divinité (car il n'y a rien à obtenir ici de
la métaphysique dans sa partie transcendantale).
Si je tente maintenant de rapprocher ce concept de
254 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
l'objet de la raison pratique, je trouve que le principe
fondamental {Grundsatz) moral l'admet comme pos-
sible, seulement sous la supposition d'un auteur du
monde possédant la perfection suprême \ Il doit être
omniscient pour connaître ma conduite et jusqu'à mon
intention la plus secrète dans tous les cas possibles et
dans tout le temps à venir (m aile ZukunftJ-, tout-
puissantf pour attribuer à ma conduite des conséquences
appropriées, et de même présent partout, éternel, etc.
Par conséquent la loi morale, par le concept du souve-
rain bien comme objet d'une raison pure pratique,
détermine le concept de l'être premier comme être su-
prême, ce que la méthode (Gang) physique (et en re-
montant plus haut, la méthode métaphysique), par
conséquent toute la méthode spéculative de la raison
ne pouvait produire. Donc le concept de Dieu est un
concept qui n'appartient pas originairement à la phy-
sique, c'est-à-dire à la raison spéculative, mais à la
morale, et on peut dire la même chose des autres
concepts de la raison dont nous avons traité précé-
demment comme de postulats de la raison dans son
usage pratique.
Si dans l'histoire de la philosophie grecque, on ne
rencontre, en dehors à.'Ana.vayore, aucune trace mani-
feste d'une théologie rationnelle pure, il ne faut pas
* Nous traduisons littéralement ihn nur a's mGglich, unter Voraus-
setzung, eines Welturhebers . . . zulasse. Uorn dit eum deprehendo per
principium morale concedi quidem ut possibilem, posilo mundi aucfore qui
summa gaudeat perfeclione ; Abbot, admits as possible onl .■ the conception
of an Author of the world possessed of the highest perfection ,• liarni
s'écarte encore plus du texte en disant, ne m'en laisse admettre d'autre
que celui d'un auteur du monde doué d'une souveraine perfection. (F. P).
ON
PX flE
ETC.
255
I
256 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
mais plutôt seulement l'éclat d'une prétendue décou-
verte de la raison théorique ^
Par ces observations, le lecteur de la Critique de la
raison pîire spéculative verra d'une manière parfaite-
ment convaincante combien était nécessaire cette pé-
nible déduction des catégories, combien elle était utile
pour la théologie et la morale. Car par là seulement
on peut éviter, si on les place dans l'entendement pur,
de les tenir avec Platon, pour innées, et de fonder
là-dessus des prétentions transcendantes à des théories
du supra-sensible, dont on n'aperçoit pas la fin, mais
par lesquelles on fait de la théologie une lanterne
magique de conceptions fantastiques; si on les consi-
dère comme acquises, on peut éviter d'en limiter,
avec Epicure, l'usage général et particulier (a//ewMnt/
jeden Gebranch), même au point de vue pratique, sim-
plement à des objets et à des principes sensibles de
détermination. Maintenant, après que la Critique a
prouvé dans cette déduction, d'abord qu'elles ne sont
pas d'origine empirique, mais qu'elles ont à priori leur
siège et leur source dans l'entendement pur, en second
lieu aussi que, comme elles sont rapportées à des objets
en généraly indépendamment de l'intuition de ces
' Le texto donne das GeprUnge mit vermeinter theoretischer Vernunft-
einsichl; Born dit pompam ostentaiioncmque ex opinata perspicienlia
ralionali theoretica; Barni, Védal d'une apparente connaissance ration-
nelle théorique ; Abbot, a schow with a supposed discovery of theoretical
reason. Nous sommes resté aussi près du texte que possible. (F. P.)
ASSENTIMENT VENANT D'HN BESOIN DE LA RAISON PURE 257
objets, elles ne produisent sans doute que dans l'appli-
cation à des objets em}firiques une connaissance théo-
rique , mais que cependant aussi appliquées à un
objet donné par la raison pure pratique, elles servent
à une conception déterminée du supra- sensible (%um bes-
timmten Denken des Uebersinnliehen) , en tant seulement
que cette conception est déterminée simplement par
des prédicats qui ont nécessairement rapport au but pur
pratique donné à priori et à la possibilité de ce but. La
limitation spéculative de la raison pure et son exten-
sion pratique la conduisent en définitive au rapport
d'égalité, dans lequel la raison en général peut être
employée conformément à des fins [zwechnassig) , et
cet exemple prouve mieux qu'aucun autre que le che-
min vers la sagesse, pour être assuré, pour ne pas être
impraticable ou nous égarer {gesichertundnichtungang'
bar oder irreleitend), doit inévitablement passer, chez
nous autres hommes, par la science, mais qu'on peut
se convaincre que la science conduit à ce but, seule-
ment après qu'elle est achevée.
VIII
DE l'assentiment ' VENANT d'uN BESOIN DE LA RAISON
PURE.
Un besoin de la raison pure dans sou usage spécu-
latif ne conduit qu'à des hîjpothèses, le besoin de la rai-
son pure pratique conduit à des postulais. Car, dans le
' Fiirvahrhalten ; Born dit de assensu ; Barni, de l'espèce d'adhésion
Abbot, of Bdief. (F. P.)
KANT, Cr. de la rais, prat, 17
258 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
premier cas, je m'élève du dérivé aussi hâuique je le veux
dans la série des principes {Grûnde) et j'ai besoin d'un
premier principe {Urgrimdes)^ non pour donner à ce
dérivé (par exemple à la liaison causale des choses et
des changements dans le monde) de la réalité objective,
mais seulement pour satisfaire complètement ma rai-
son dans ses recherches sur ce sujet. Ainsi, je vois
devant moi de Tordre et de la finalité dans la nature et
je n'ai pas besoin d'avoir recours à la spéculation pour
m'assurer de la réalité de l'un et de l'autre, mais j'ai
besoin seulement, pour les expliquer, de supposer une
divinité comme leur cause; et comme la conclusion qui
va d'un effet à une cause déterminée, et surtout à une
cause déterminée aussi exactement et aussi complète-
ment que celle que nous avons à concevoir en Dieu,
est toujours, incertaine et douteuse, une telle supposi-
tion ne peut jamais être portée à un plus haut degré
de certitude que ce qui est, pour nous autres hommes,
l'opinion la plus raisonnable {allervernilnftixjsten Mei-
nung*). Au contraire, un besoin de la raison pure pra-
* Mais nous ne pourrions pas même ici prétexter un besoin de la
raison, si nous n'avions pas devant les yeux un concept probléma-
tique, mais cependant inévitable {unvermeidlichsr) de la raison, à
savoir celui d'un être absolument nécessaire. Or ce concept veut
être délei'miné, et c'est là, si l'on y ajoute la tendance à l'extension,
le fondement {Grund) objectif d'un besoin de la raison spéculative,
c'est-à-dire d'un besoin de déterminer d'une façon plus précise
(nfJ/ier)le concept d'un être nécessaire, qui doit servir de premier prin-
cipe (Urgrund) aux autres êtres, et ainsi de faire connaître en quelque
f&çon cet être nécessaire ♦. fans ces problèmes antérieurs et néces-
saires, il n'y a pas de besoin, au moins de la raison pure : tous les
autres sont des besoins du penchant.
* Le texte de 1788 donne dièses ; Abbot lit dièse avec celui de 1791, et fait rap-
porter le mol h. andern Wesen; il faudrait, en ce C3is, tnàmre en que '.que façon
eeê ttutrts êtres. (F. P,)
ASSENTIMENT VENANT d'uN BESOIN DE LA RAISON PURE 259
tique est fondé sur un devoir, celui de prendre quelque
chose (le souverain bien) comme objet de ma volonté
pour travailler de toutes mes forces à le réaliser {es...zu
befôrdern); dans ce cas, je suis obligé {muss) de sup-
poser la possibilité de cet objet, partant aussi les con-
ditions nécessaires à cette possibilité, c'est-à-dire
Dieu, la liberté et l'immortalité, parce que je ne puis
les prouver par ma raison spéculative, quoique je ne
puisse pas plus les réfuter. Ce devoir se fonde sur une
loi entièrement indépendante de ces dernières suppo-
sitions, apodictiquement certaine par elle-même, c'est-
à-dire sur la loi morale, et il n'a pas besoin, en ce
sens (so far), d'un appui venant d'un autre côlé, de
l'opinion théorique sur la nature intérieure des
choses, le but secret de l'ordre du monde, ou d'un
modérateur qui le gouverne, pour nous obliger, aussi
complètement que possible, à des actions incondition-
nellement conformes à la loi. Mais l'effet subjectif de
cette loi, c'est-à-dire Vintention conforme à cette loi et
rcnduenécessairepar elle de travailler à réaliser le sou-
verain bien pratiquementpossible, suppose au moins que
ce dernier est possible, sinon il serait pratiquement im-
possible de poursuivre l'objet d'un concept qui serait au
fond vide et sans objet. Or, les postulats indiqués précé-
demment concernent seulement les conditions physi-
ques ou métaphysiques, en un mot, les conditions rési-
dant (t/e^é;7ic?en)danslanaturedes choses, de la possibilité
du souverain bien, non en vue d'un but (^ts?c/if) spécula-
tif arbitraire, maisenvued'unefin {Zivecks) pratiquement
nécessaire delà volontérationnelle pure, qui ici ne choisit
260 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
pas, mais obéit à un commandement inflexible de la
raison , qui objectivement a son fondement dans la
nature des choses, en tant qu*elles doivent être jugées
universellement par la raison pure et ne se fonde pas
sur \e penchant qui, relativement à ce que nous souhai
tons par des raisons {Gi'unden) simplement subjectives
n*est nullement autorisé à admettre comme possibles
les moyens de l'acquérir ou comme réel l'objet lui-
même. C'est donc là un besoin absolument nécessaire
[ein Beclïirfniss in schlechterdings nothwendiger Absicht)
et le supposer (seine Vorausselzung) est une chose justi-
fiée, non seulement comme une hypothèse permise,
mais comme un postulat au pointde vue pratique ; et en
admettant que la loi morale pure oblige inflexiblement
chacun comme un commandement (non comme une
règle de prudence), l'honnête homme peut bien dire : j^
veux qu'il y ait un Dieu, que mon existence dans ce
monde soit encore, en dehors delaconnexion naturelle,
une existence dans un monde pur de l'entendement \
enfin que ma durée soit infinie; je m'attache ferme-
ment à cela et je ne me laisse pas enlever ces croyances,
car c'est le seul cas où mon intérêt, parce que je ne
puis {darfj en rien abandonner, détermine inévitable-
ment mon jugement sans faire attention aux subtilités,
' Il y a dans le texte mein Dasein in dieser Well, auch ausser der
Naturverkniipfung, noch ein Dasein in einer reinen V&rstandeswelt ; Born
donne «ieamgue inhocmundo existentiam, etiam prœler nexum naturœ,
existmtiam in mundo puro intelligibili; kïÂ)ol, an existence outside the
vhain ofphysical causes^ and in a pure world of the under standing-, Barni
nous semble traduire peu exactement par :çue mon existence en ce monde
soit encore, outre son rapport avec la nature, une existence dans le iiui;ii}a
purement intelligible. (F. P.)
ASSENTBIENT VENAÎîT D'UN BESOIN DE LA RAISON PURE 261
quoique je sois fort peu en état d'y répondre ou de leur
en opposer de plus spécieuses *.
*
Pour éviter tout malentendu dans l'usage d'un
concept encore aussi inusité que celui d'une croyance
de la raison pure pratique, qu'il me soit permis encore
d'ajouter une remarque. — Il semblerait presque que
cette croyance rationnelle est annoncée ici comme un
commandement, celui d'admettre le souverain bien
comme possible. Mais une croyance qui est ordonnée
est un non sen&(Unding). Qu'on se souvienne de l'ana-
lyse précédemment faite des éléments qui doivent être
* Dans le deulschen Muséum de février 1787, il y a une Dissertation
l'un esprit très fin et très lucide, de feu Wizenmann dont la mort pré-
maturée est regrettable, dans laquelle il conteste le droit de con-
clure d'un besoin à la réalité objective de l'objet de ce besoin et
explique sa pensée par l'exemple d'un amoureux qui, se complaisant
follement dans l'idée d'une beauté qui est simplement une chimère de
son propre cerveau, voudrait conclura qu'un tel objet existe réellement
en quelque endroit. Je lui donne complètement raison dans tous les
cas où le besoin est fondé sur le penchant; car le penchant ne peut
jamais postuler nécessairement pour celui qui en est affecté l'exis-
tence de son objet, encore moins est-il de nature à s'imposer à chacun
(viehceniger einefiir Jedermann giUtige Forderung mlhaltj et c'est pour-
quoi il est un principe simplement subjectif du désir. Mais il s'agit ici
d'un besoin roUonnd dérivant d'un principe o6jec<»/de détermination de
la volonté, c'est-à-dire de la loi morale, qui oblige nécessairement
tout être raisonnable, par conséquent l'autorise à supposer à priori
dans la nature des conditions qui y sont appropriées et qui rend ces
conditions inséparables de l'usage pratique complet de la raison. C'est
un devoir de réaliser le plus que nous pouvons, le souverain bien, par
conséquent le souverain bien doit être possible, partant il est inévi-
table aussi pour tout être raisonnable dans le monde de supposer ce
qui est nécessaire à la possibilité objective du souverain bien. Cette
supposition est aussi nécessaire que la loi morale, relativement à
laquelle seule elle a de la valeur.
262 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
supposés dans le concept du souverain bien, et Ton
verra qu'il ne peut pas [durfe] nous être ordonné d'ad-
mettre cette possibilité, qu'il n'y a pas d'intentions
pratiques qui exigent qu'on l'admette, mais que
la raison spéculative doit l'accorder, sans qu'on le lui
demande ; car personne ne peut vouloir soutenir qu'il
est impossible en soi que les êtres raisonnables dans le
monde jouissent de la quantité de bonheur dont ils se
rendent dignes en conformant leur conduite à la loi
morale. Or, relativement au premier élément du sou-
verain bien, c'est-à-dire à ce qui concerne la moralité,
la loi moralenous donne simplement un commandement y
et mettre en doute la possibilité de cet élément {Bes-
tandstûcks) serait la même chose que mett-re en doute la
loi morale elle-même. Mais quant au second élément
de cet objets c'est-à-dire en ce qui coîicerne l'exacte
proportion du bonheur et de la valeur acquise par une
conduite conforme à la loi morale^ il n'y a pas besoin
sans doute d'un commandement pour en admettre la
possibilité en général, car la raison théorique n'a rien
elle-même à y objecter : seulement la manière dont
nous devons concevoir cette harmonie des lois de la
nature avec celles de la liberté a en soi une chose
relativement à laquelle un choix nous incombe, parce
que la raison théorique ne décide rien à ce sujet avec
une certitude apodictique et que relativement à la
raison théorique {in Ansehung dieser) il peut y avoir un
intérêt moral qui fasse pencher la balance {den Aus-
scJilag yiebt).
J'ai dit plus haut que, dans le simple cours de la
ASSENTIMENT VENANT D'UN BESOIN DE LA RAISON PURE 263
nature dans le monde, il ne faut ni attendre ni tenir
pour impossible le bonheur exactement proportionné à la
valeur morale et que^ par conséquent, on ne peut, de ce
côté, admettre la possibilité du souverain bien qu'en
supposant un auteur moral du monde. Je me suis, de
propos délibéré, abstenu de restreindre ce jugement
aux conditions subjectives de notre raison, pour faire
usage de cette restriction seulement lorsque le mode
d'assentiment {Art ihres Fiirwahrhaltens) serait plus
exactement déterminé. En fait, celle impossibilité est
simplement subjectivôf c'est-à-dire que notre raison
trouve impossible pour elle de concevoir (begreiflich zu
machen), d'après le simple cours de la nature, une
connexion si exactement proportionnée et si parfaite-
ment appropriée à une fin, entre deux séries d'événe-
ments qui se produisent dans le monde d'après des lois
si différentes ; quoiqu'elle ne puisse, comme dans toute
autre chose qui dans la nature est conforme à une fin,
prouver non plus Timpossibilité de cette connexion
d'après des lois universelles de la nature, c'est-à-dire
la montrer suffisamment par des raisons objectives.
Mais maintenant un principe de décision ' d'une
autre espèce entre en jeu pour faire pencher la balance
dans cette incertitude de la raison spéculative. Le
commandement de réaliser {%u befôrdem) le souverain
bien est fondé objectivement (dans la raison pratique),
et la possibilité du souverain bien en général est aussi
' Enlscheidtmpsgrund ; Born traduit par aiia ralio decidendi; Barni,
par un motif; Abbot, par a deciding principle ; nous suivons le texte
»1 aussi prés que possible. (P. P.)
264 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
fondée objectivement (dans la raison théorique qui n'a
rien à y objecter). Seulenient la raison ne peut décider
obj ectivement de qu ell e manière nous devons nou s repré-
senter cette possibilité, si c'est d'après des lois univer-
selles de la nature sans un sage auteur qui y préside
ou uniquement en supposant un tel auteur. Or ici se
présente une condition subjective de la raison, la seule
manière théoriquement possible pour elle de se repré-
senter l'harmonie exacte du royaume de la nature et du
royaume des mœurs comme condition de la possibi-
lité du souverain bien, et c'est en même temps la seule
manière avantageuse uniquement pour la moralité (qui
dépend d'une loi objective de la raison). Puisque la
réalisation du souverain bien et par conséquent la sup-
position de sa possibilité est objectivement (mais seu-
lement comme conséquence de la raison pratique)
nécessaire, mais qu'en même temps la manière dont
nous voulons concevoir le souverain bien comme pos-
sible, dépend de notre propre choix et qu'un libre
intérêtde la raison pure pratique nous décide à admettre
un sage auteur du monde, le principe qui détermine
en cela notre jugement est sans doute subjectif comme
besoin, mais en même temps aussi comme moyen de
réaliser ce qui est objectivement (pratiquement) néces-
saire, il est le fondement d'une maxime de la croyance
{Fiirwahrhaltens) au point de vue moral, c'est-à-dire
d'une croyance purepratique de laraison. Cette croyance
n'est donc pas commandée, mais elle dérive de l'in-
tention morale même comme une libre détermination
de noire jugement, utile au point de vue moral (qui
RAPPOBT DES FACULT:':S A LA DESTINATION PRATIQUE 265
nous est ordonné) s'accordant en outre avec le besoin
théorique de notre raison pour admettre l'existence de
ce sage auteur du monde et la prendre pour fondement
de l'usage de la raison ; par conséquent elle peut par-
fais chanceler même chez ceux qui sont bien inten-
tionnés, mais elle ne peut jamais être changée en
incrédulité {Unglauben),
rx
Du RAPPORT SAGEMENT PROPORTIONNE DES FACULTES DE
CONNAITRE DE l'hOMSIE A SA DESTINATION PRATIQUE.
Si la nature humaine est destinée à tendre au sou-
verain bien, nous devons admettre aussi que la mesure
de ses facultés de connaître et particulièrement la rela-
tion de ces facultés les unes avec les autres, est appro-
priée à ce but. Or la Critique de la raison pure spécula-
tive prouve l'extrême insuffisance de cette faculté pour
résoudre conformément à ce but les plus importants
problèmes qui lui sont proposés, quoiqu'elle ne mécon-
naisse pas les indications (Winke) naturelles et non
méprisables de cette raison elle-même, ni les grands
progrès que peut faire cette faculté pour se rapprocher
du but élevé qui lui est proposé, sans cependant l'at-
teindre jamais par elle-même, même avec le secours
d'une connaissance très grande de la nature. La nature
paraît donc ici nous avoir traités seulement à la façon
'une marâtre, en nous fournissant une faculté néces-
saire à notre but.
266 DIALECTIQUE DE LA RAISON PtlRE PRATIQUE
Supposez maintenant qu'elle se soit conformée en
cela à notre souhait et qu'elle nous ait donné en par-
tage celte capacité de pénétration {Einsichtsfàhigkeit)
ou ces lumières {ErJenchtung) que nous voudrions bien
posséder ou que quelques-uns sHmaginent réellement
avoir en leur possession, quelle en serait la consé-
quence selon toute apparence? A moins que notre
nature tout entière ne soit en même temps changée,
les 'penchantSf qui ont toujours le premier mot, récla-
meraient d'abord leur satisfaction et unis avec la ré-
flexion rationnelle, la satisfaction la plus grande et la
plus durable possible, sous le nom de bonheur; la loi
morale parlerait ensuite pour retenir ces penchants
dans les limites qui leur conviennent et même pour
les soumettre tous ensemble à un but (Zweche) plus
élevé, n'ayant rapport à aucun penchant. Mais au lieu
de la lutte que l'intention morale a maintenant à soutenir
avec les penchants et dans laquelle, après quelques dé-
faites, l'âme acquiert cependant peu à peu de la force
morale, Dieu eiVéter7iité, avec leur majesté redoutable,
seraient sans cesse devant nos yeux (car ce que nous
pouvons complètement prouver est aussi certain pour
nous que ce dont nous nous assurons par nos propres
yeux). La transgression de la loi serait sans doute
évitée, ce qui est ordonné serait accompli ; mais comme
Vintention d'après laquelle les actions doivent avoir
lieu ne peut être introduite en nous (eingeflôsst) par
aucun commandement, et qu'ici l'aiguillon de l'acti-
vité est toujours sous la main (bei Hand) et extérieur;
que, par conséquent, la raison n'a pas besoin de faire
RAPPORT DES FACULTÉS A LA DESTINATION PRATIQUE 2G7
d'abord des efforts {sich nicht allererst empor arbeiten
darf) pour rassembler ses forces afin de résister aux
penchantj; par une représentation vivante de la dignité
de la loi, la plupart des actions conformes à la loi
seraient produites par la crainte, quelques-unes seule-
mant par l'espérance et aucune par devoir, et la valeur
morale des actions, sur laquelle seule repose la valeur
de la personne et même celle du monde aux yeux de la
suprême sagesse^ n'existerait plus. La conduite des
hommes, aussi longtemps que leur nature demeure ce
qu'elle est actuellement, serait donc changée en un sim-
ple mécanisme où, comme dans un jeu de marionnettes,
tout ^esiicwiemû bien, mais où cependant on ne rencontre-
rait aucune vie dans les figures. Or, comme il en est tout
autrement pour nous,comme par tous les efforts de notre
raison, nous n'avons de l'avenir qu'une perspective (Aus-
sicht) fortobscure et incertaine, commele Gouverneurdu
monde {Weltregierer) nous laisse seulement conjecturer
ei non dL^evcewoiv [erblicken) on prouver clairement son
existence et sa majesté, comme au contraire la loi mo-
rale qui est en nous, sans nous promettre ou nous faire
craindre quelque chose avec certitude (phne uns etwas
mit Sicherheit zu vevheissen oder %u drohen), réclame de
nous un respect désintéressé, tout en nous offrant
d'ailleurs, lorsque ce respect est devenu actif et domi-
nant, pour la première fois et seulement par ce moyen
[allererst alsdann und nur dadurchj, des perspectives
dans le royaume du supra-sensible, mais seulement
encore assez voilées {mit schwachen Blieken)^ il peut y
avoir place pour une intention véritablement morale,
268 DIALECTIQUE DE LA RAISON PURE PRATIQUE
ayant immédiatement la loi pour objet, et la créature
raisonnable peut devenir digne de participer au souve-
rain bien qui correspond à la valeur morale de sa per-
sonne et non simplement à ses actions. Donc, ce que
nous enseigne suffisamment d'ailleurs l'étude de la
nature et de l'homme, pourrait bien encore ici être
exact : la sagesse impénétrable par laquelle nous exis-
tons, n'est pas moins digne de vénération pour ce
qu'elle nous a refusé que pour ce qu'elle nous a donné
en partage.
DEUXIÈME PARTIE
DB
LA CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
MÉTHODOLOGIE
DE
LA RAISON PURE PRATIQUE
Par méthodologie de la raison pure pratiqîiej on ne
peut pas entendre le mode (aussi bien dans la réflexion
que dans la discussion) de procéder avec des principes
purs pratiques en vue d'une connaissance scientifique
de ces principes, ou ce qu'on appelle ailleurs dans la
philosophie théoriquej proprement une méthode (car la
connaissance populaire a besoin d'une manière, la
science, d'une méthode^ c'est-à-dire d'un ensemble de
procédés reposant sur des principes de la raison, par
lesquels seulement les éléments divers d'une connais-
sance peuvent devenir un système]. On entend au con-
traire par cette méthodologie le mode dans lequel on
peut donner aux lois de la raison pure pratique un accès
dans l'esprit humain, de Vinfluence sur les maximes de
cet esprit, c'est-à-dire rendre la raison subjectivement
pratique.
Or, il est clair que ces principes déterminants de la
volonté, qui seuls rendent les maximes proprement
morales et leur donnent une valeur morale, à savoir
la représentation immédiate de la loi et l'observation
272 LA CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
objectivement nécessaire de cette loi comme devoir,
doivent être représentés comnieles mobiles propres des
actiong ; parce que, sans cela, on produirait bien la léga-
lité (Legalitdt) des actions, mais non la moralité (Moru-
litàt) des intentions. Mais il n'est pas aussi clair, il
doit même paraître à chacun tout à fait invraisembla-
ble, à première vue, que même subjectivement, cette
représentation {Darstellung) de la vertu pure puisse
avoir plus de force sur l'âme humaine et lui fournir
un mobile beaucoup plus puissant même pour opérer
cette légalité des actions et produire de plus énergi-
ques résolutions de préférer la loi, par respect pour
elle, à toute autre considération, que toutes les sé-
ductions décevantes (Anlockungen aus Vorspiegelungen)
du plaisir, et en général de tout ce qui appartient au
bonheur, ou même que toutes les menaces de la dou-
leur {Schmerz) et du mal [Uebeln). Cependant il en
est réellement ainsi , et si la nature humaine n'était
pas ainsi constituée, jamais aucun mode de représen-
tation de la loi par des ambages [Umschiveife) et par
des moyens de recommandation {empfehlende) ne pro-
duirait la moralité de l'intention. Tout serait pure
hypocrisie, la loi serait haïe ou même tout à fait mé-
prisée, tandis qu'elle serait suivie cependant en vue
de l'avantage personnel. On trouverait la lettre de la
loi (la légalité) dans nos actions, on n'en trouverait
pas l'esprit dans nos intentions (la moralité) et comme
avec tous nos efforts, nous ne pouvons cependant, dans
notre jugement, nous dég-ager totalement de la raison,
nous devrions paraître inévitablement à nos propres
MÉTHODOLOGIE DE LA RAISON PURE PRATIQUE 273
yeux comme des hommes sans valeur, abjects, bien que
nous essayions de nous dédommager de cette humi-
liation devant le tribunal intérieur, par ce fait que nous
jouissons des plaisirs qu'une loi naturelle ou divine ac-
ceptée parnous, aurait attachés, selon notre opinion, à
un mécanisme de sa ^^oMce {M as chinenwesen ihrerPolizei) ,
qui se règle simplementd'aprèscequ'onfait, sans se sou-
cier des principesdéterminants d'après lesquelsonlefait.
Sans doute, on ne peut nier que pour faire entrer
un esprit (Gemûthe) ou encore inculte ou même cor-
rompu, dans la voie du bien moral, on n'ait besoin de
quelques instructions préparatoires pour l'attirer par
son avantage personnel ou l'effrayer par la crainte
de quelque dommage ; mais aussitôt que ce méca-
nisme, que cette lisière [Gàngelband] a fait quelque
effet, il faut présenter à Tàme le principe moral pur
de détermination, car non seulement ce principe est
le seul qui puisse fonder un caractère (une manière de
penser pratique, conséquente, reposant sur des maximes
immuables), mais encore il nous enseigne à sentir
notre dignité personnelle, donne à l'âme {Gemûthe) une
force qu'elle n'espérait pas elle-même {ihm selbst uner-
wartelé) pour s'affranchir de toute dépendance sen-
sible en tant qu'elle veut devenir dominante, et pour
trouver dans Tindépendance de sa nature intelligible
et dans la grandeur d'âme à laquelle elle se voit desti-
née, une riche compensation pour les sacrifices qu'elie
fait. Nous allons donc prouver, par des observations
que chacun peut faire, que cette propriété de notre
esprit {Gemiiths), cette capacité à recevoir un intérêt pur
KANT, Cr. de la rais. prat. 18
274 C»ITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
moral et par conséquent la force motrice de la pure
représentation delà vertu, si elle est convenablement
présentée au cœur humain, forme le mobile le plus
puissant et, s'il s'agit de la durée et de la ponctualité
dans l'observation des maximes morales, le seul mobile
d'une bonne conduite (zum Guten). Cependant il faut
rappeler ici, en même temps, que si ces observations
prouvent seulement la réalité d'un tel sentiment et non
une amélioration morale produite par là, cela ne porte
en rien préjudice à la seule méthode qui consiste à
rendre subjectivement pratiques, par la simple représen-
tation pure du devoir^ les lois objectivement pratiques
de la raison pure, cela ne prouve en aucune façon que
cette méthode soit une vaine fantaisie. En effet, comme
elle n'a jamais été mise en pratique, l'expérience ne
peut rien dire encore de son résultat. Mais on peut
réclamer des preuves en ce qui concerne le pouvoir de
subir l'influence de tels mobiles. Ce sont ces preuves
que maintenant je veux présenter brièvement; ensuite
j'esquisserai en peu de mots la méthode à suivre pour
fonder et cultiver les véritables intentions morales.
Si l'on fait attention au cours de la conversation
dans des sociétés mêlées qui ne se composent pas sim-
plement de savants et de raisonneurs subtils (Ver-
nûnftlern)y mais aussi d'hommes d'affaires et de
femmes, on remarque qu'en dehors de lanecdote et de
la plaisanterie, il y a encore un autre genre d'entretien
qui y trouve sa place, à savoir le raisonnement', car
* Nous traduisons comme Barnî le mot Rdsonniren ; Abbot donne
MÉTHODOLOGIE DE LA BAISON PURE PRATIQUE 275
Tanecdote qui doit comporter la nouveauté et avec elle
l'intérêt, est bientôt épuisée et la plaisanterie perd aisé-
ment sa saveur. Or il n'y a aucun raisonnement
{Ràsonniren) qui intéresse plus les personnes, ennuyées
rapidement d'ailleurs par toute discussion subtile
{Vernûnfteln), et qui produise plus d'animation dans
la société que celui qui porte sut \d. va leur morale de telle
ou telle action et par lequel (dadurch) le caractère d'une
personne quelconque doit être constitué. Ceux pour
qui d'ailleurs tout ce qui est subtil et raffiné {Gru-
blerische) dans les questions théoriques est sec et
rebutant, prennent bientôt part à la conversation quand
il s'agit de déterminer l'importance {Gehalt) d'une
action botine ou mauvaise que l'on raconte et ils mon-
trent, pour chercher tout ce qui pourrait diminuer la
pureté de l'intention {Absicht)^ partant le degré de
vertu de cette action ou même qui pourrait seulement
la rendre suspecte, une exactitude, un raffinement, une
subtilité qu'on n'attendait pas d'eux à propos d'un objet
de spéculation. On peut même souvent, dans ces juge-
ments, voir transpercer le caractère des personnes qui
jugent elles-mêmes les autres; quelques-unes parais-
sent, en exerçant leur fonction de juges, et spéciale-
ment sur les morts, disposées de préférence à défendre
le bien que l'on dit de telle ou telle action de ces per-
sonnes contre toutes les insinuations qui tendent à
porter atteinte à la pureté de l'intention (krànkenden
Eimviirfe der Unlauterkeit) et finissent par défendre
argument ; Born opinatio disserendique ratio, ce qui est beaucoup pluiB
précis. (F. P.)
276 CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
toute la valeur morale de la personne contre le reproche
de dissimulation et de méchanceté [Bôsartigkeit) cachée.
D'autres, au contraire, paraissent plus disposées à atta-
quer cette valeur morale, en cherchant des motifs d'ac-
cusation et des fautes. Cependant il ne faut pas toujours
attribuer à ces derniers le dessein de vouloir écarter
complètement par leur raisonnement subtil [ganzlieh
wegvernunfteln), la vertu de toutes les actions des
hommes qu'on peut citer comme exemples, pour n'en
plus faire par là qu'un vain nom ; souvent, au contraire,
c'est uniquement par une sévérité bien intentionnée
dans l'appréciation de la véritable valeur morale des
actions d'après une loi qui n'admet point de compromis
{unnachaiçhtlichen), qui, prise pour terme de compa-
raison, à la place d'exemples, abaisse beaucoup la pré-
somption dans les choses morales et n'enseigne pas
simplement la modestie, mais la fait sentir à tout
homme qui s'examine lui-même avec sévérité. On peut
néanmoins observer le plus souvent que les défenseurs
de la pureté de l'intention dans des exemples donnés,
cherchent partout où il y a présomption en faveur de
la probité [Rechtscliaffenheit) à écarter la moindre
souillure du principe de détermination, parce qu'ils
craignent, qu'en rejetant tous les exemi)les comme
faux, en niant la pureté de toute vertu humaine, on n'en
vienne enfin à regarder la vertu comme un simple fan-
tôme, et ainsi à mépriser tout effort tenté pour la réa-
liser comme une vaine affectation et une présomption
mensongère.
Je ne sais pourquoi les éducateurs de la jeunesse
MÉTHODOLOGIE DE LA RAISON PURE PRATIQUE 277
n'ont pas depuis longtemps déjà fait usage de cette ten-
dance qu'a la raison d'entrer avec plaisir dans l'examen
le plus subtil des questions pratiques qu'on lui pro-
pose, et pourquoi, après avoir pris pour fondement un
catéchisme simplement moral, ils n'ont pas fouillé les
biographies des tempsancienset modernes_, afin d'avoir
sous la main des exemples pour les devoirs qui y sont
proposés et d'exercer, par ces exemples, surtout par la
comparaison d'actions semblables faites dans des cir-
constances diverses, le jugement de leurs élèves, qui
apprendraient à en discerner le plus ou moins d'im-
portance morale. C'est une chose dans laquelle même
la première jeunesse {friihe Jugend), qui n'est pas encore
mûre d'ailleurs pour toute spéculation (aller Spécula-
tion) *, devient bientôt très perspicace et à laquelle elle
ne se trouve pas peu intéressée, parce qu'elle y sentie
progrès de son jugement; et ce qu'il y a de plus impor-
tant, ils peuvent espérer avec confiance que l'exercice
fréquemment répété ^ par lequel on connaît la benne
conduite dans toute sa pureté, on y donne son appro-
bation, ou on remarque au contraire avec regret ou
avec mépris tout ce qui s*en écarte le moins du monde,
quoiqu'il n'y ait là sans doute qu'un jeu du jugement
dans lequel les enfants peuvent rivaliser entre eux, lais-
sera cependant en eux une impression durable d'estime
d'un côté et d'aversion de l'autre, qui par lasimplehabi-
* Il n'y a aucune raison pour traduire avec Barni pour adctwb espèce
de spéculation. (F. P.)
2 Le texte porte Oflere Uebung; Born donne eoecercitatione crebriore;
Abbot, the fréquent practice ; Barni dit l'habitude et ne traduit plus
ensuite le Gewohnheit qui se trouve quelques lignes plus bas. (F. P.)
278 CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
lu de {Geiuohnheit) de regarder de telles actions comme
dignes d'approbation on de blâme, formerait une bonne
fondation pour l'honnêteté dans le cours futur de la vie.
Je souhaite seulement qu'on leur épargne ces exemples
d'actions dites nobles (d'un mérite transcendant = ûber-
verdienstlicher) dont nos écrits sentimentaux {empfmd-
samen) sont trop prodigues, et qu'on rapporte tout(o//es)
simplement au devoir et à la valeur qu'un homme peut
et doit s'attribuera ses propres yeux par la conscience
de ne point l'avoir transgressé, parce que ce qui n'a-
boutit qu'à de vains désirs et à de vaines aspirations
vers une perfection inaccessible ne produit que des
héros de romans, qui trop fiers [sich viel %u Gute thun)
de leur sentiment pour la grandeur transcendante,
(uberschwenglich-Grosse) s'affranchissent de la pratique
des devoirs communs et courants de la vie, qui ne
leur paraissent alors que petits et insignifiants [nur
unbedeutend klein) *.
Mais si Ton demande quelle est donc à proprement
parler la pure moralité qui doit, comme une pierre de
* Il est fort utile de louer des actions où brillent une intention
grande, désintéressée, sympathique et un sentiment d'humanité. Mais
il faut moins attirer l'attention sur l'élévation de l'âme fSedenerhebung),
qui est très fugitive et passagère que sur la soumission du cœur au
devoir, dont on peut attendre une impression plus durable parcequ'elle
comporte des principes (tandis que l'élévation de l'âme ne comporte que
des agitations, Aufwallungen) . Il n'est besoin que de réfléchir un peu
pour trouver toujours quelque faute (Schuld) dont on s'est rendu cou-
pable par quelque moyen à l'égard du genre humain (ne serait-ce que
celle de jouir, par suite de l'inégalité des hommes dans l'organisation
civile, de certains avantages en raison desquels d'autres hommes
doivent supporter d'autant plus de privations), pour ne pas laisser la
représentation fEinbildungJ présomptueuse du mérite expulser la
pensée (Gedanken) du de>'oir.
MÉTHODOLOGIE DE LA RAISON PURE PRATIQUE 279
touche, servir à reconnaître l'importance morale de
chaque action, je dois avouer qu'il n'y a que des philo-
sophes qui puissent rendre douteuse la solution de
cette question ; car, dans la raison commune des
hommes elle est, non sans doute par des formules
générales et abstraites, mais cependant par l'usage
habituel, résolue depuis longtemps comme la distinc-
tion de la main droite et de la main gauche. Nous
allons d'abord montrer le caractère distinctif {Prû-
fungsmerkmal) de la pure vertu dans un exemple, et en
nous représentant que cet exemple est proposé au juge-
ment d'un enfant de dix ans, nous allons voir si, de lui-
même et sans les indications de son maître, cet enfant
devrait nécessairement juger ainsi. On raconte l'his-
toire d'un honnête homme qu'on veut déterminer à se
joindre aux calomniateurs d'une personne innocente
mais n'ayant d'ailleurs aucun pouvoir (comme par
exemple d'Anne de Boleyn, accusée par Henri VIII,
roi d'Angleterre). On lui offre des avantages, c'est-à-
dire de riches cadeaux ou un rang élevé, il les refuse.
Sa conduite produira simplement de l'assentiment et
de l'approbation dans l'âme de l'auditeur, parce que ce
n'est que du gain qu'il refuse'. Maintenant on com-
mence aie menacer d'une peine^. Parmi ces calomnia-
teurs se trouvent ses meilleurs amis qui lui refusent
' Le texte donne weïl es Gewinn ist-, Born dit : propterea quod Ucrum.
videtur; Âbbot ne traduit pas; Barni semble faire un contre-sens en
disant : car elle peut éire avantageuse. (F. P.)
2 11 y a dans le texte mit Androhungdes Verlusts, que rien absolumenl,
n'autorise à traduire comme l3 fait Barni, supposez maintenant qu'on en
vienne aux dernières menaces. (F. P.)
280 CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
maintenant leur amitié, de proches parents qui le me-
nacent (lui qui est sans fortune) de le déshériter, des
personnages puissants qui peuvent, en tout lieu et en
toute circonstance, le poursuivre et le persécuter, un
prince qui le menace de lui faire perdre la liberté et
mêmelavie. Enfin, pour mettre lecombleàson malheur
{Leidens)y pour lui faire sentir aussi la douleur que peut
seul éprouver intérieurement un cœur moralement bon,
qu'on représente sa famille, menacée de la dernière
misère, le suppliant de céder, qu'on le représente lui-
même, comme n'étant pas, quoique honnête, insen-
sible au sentiment de la pitié ou à celui de son propre
malheur, et danslemomenloùildésire n'avoir jamaisvu
lejour qui le soumet à une aussi inexprimable douleur,
restant cependant toujours fidèle à son dessein detrehon-
nête sans hésiter, sans même avoir un doute ! mon
jeune auditeur s'élèvera par degré de la simple appro-
bation à l'admiration, de l'admiration à l'étonnement
et enfin à la plus grande vénération et à un vif désir de
pouvoir être lui-même un tel homme (sans désirer
toutefois être dans sa situation). Et pourtant la vertu
n'a ici autant de valeur (ist so viel werlh) que parce
qu'elle coûte beaucoup et non parce qu'elle rapporte '
quelque chose. Toute l'admiration que nous inspirées
caractère et même l'effort que nous pouvons faire pour
lui ressembler, repose complètement ici sur la pureté du
principe moral, qui ne peut être représentée de manière
à sauter aux yeux que si l'on écarte des mobiles de l'ac-
tion tout ce que les hommes peuvent regarder comme
appartenant au bonheur. Donc la moralité doit avoir
MÉTHODOLOGIE DE LA RAISON PURE PRATIQUE 281
d'autant plus de puissance sur le cœur humain qu'elle
est représentée plus pure. D'où il suit que si la loi
morale, l'image de la sainteté et de la vertu doivent
exercer en général quelque influence sur notre âme,
elles ne le peuvent qu'en tant qu'on la recommande
comme un mobile pur, dégagé de toute considération
de notre bien-être {Wohlbefinden)^eTSomie\, parce que
c'est dans la souffrance [Leiden] qu'elle se montre dans
toute son excellence. Or ce dont l'éloignement aug-
mente l'effet d'une force motrice doit avoir été un obs-
tacle. Par conséquent, tout mélange des mobiles, qui
sont tirés du bonheur personnel, est un obstacle à l'in-
fluence de la loi morale sur le cœur humain. — J'af-
firme en outre que, même dans cette action que l'on
admire, si le principe de détermination par lequel elle
a eu lieu était la haute estime {Hochschàtzung) pour son
devoir *, c'est alors précisément ce respect pour la loi
et non une sorte de prétention à la croyance [Meitiung)
intérieure d'une grandeur d'âme, ou d'une manière de
penser noble et méritoire (edler veràienstlicher) qui a le
plus de puissance sur l'âme (Gemiith) du spectateur,
que par conséquent c'est le devoir et non le mérite
{Verdienst) qui, si on le représente dans la véritable
lumière de son inviolabilité, doit avoir sur l'âme, non
seulement l'influence la plus déterminée, mais même
la plus pénétrante.
A notre époque où Ton croit, avec des sesutiments
qui amollissent et gonflent le cœur ou avec des pré-
* Born traduit par hanc eamdem legis observantian ,- Barni par la cot^-
Udération du devoir ; Abbot par a high regard for duly. (F. P.)
282 CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
tentions ambitieuses et orgueilleuses qui flétrissent le
cœur plutôt qu'elles ne le fortifient, agir sur l'esprit
(Gemiith) plus fortement que par la représentation sé-
vère et pure du devoir qui est plus appropriée à Timper-
fection humaine et au progrès dans le bien, il est plus
nécessaire que jamais d'appeler l'attention sur cette mé-
thode. Proposer pour modèles aux enfants des actions
nobles, magnanimes, méritoires, avec l'idée de les in-
téresser (einzunehmen) à ces actions en leur inspirant de
l'enthousiasme, c'est manquer complètementsonbut(îsi
voUends 'zweckwidrig). En effet, comme ils sontencore si
éloignés de pratiquer le devoir le plus ordinaire et même
de le juger exactement, on en fait par ce moyen de vérita-
bles songe-creux (Phantasteii). Mais même chez la partie
instruite et expérimentée de l'humanité, ce prétendu
mobile, s'il n'est pas nuisible, n'a pas du moins sur le
cœur Teffet véritablement moral qu'on voudrait cepen-
dant produire par ce moyen.
Touslessenfimewts, spécialementceuxquidoivent(so^
/ew)p^oduire un eiïori (Anstrengung) aussi inaccoutumé,
doivent (mûssen) faire leur effet dans le moment même 011
ils sont dans leur véhémence (Heftigkeil) et avant qu'ils
ne se refroidissent, sans quoi ils ne produisent rien ;
car le cœur revient naturellement à son mouvement
[Lebensbewegung) naturel et modéré, et il retombe ainsi
dans la tiédeur qui lui était propre auparavant, parce
qu'on lui a apporté une chose propre à l'exciter (was es
reizte), mais rien qui le fortifiât. Des principes {Grand-
sàtze) doivent être fondés sur des concepts, sur toute
autre base on ne peut réaliser que des émotions pas-
MÉTHODOLOGIE DE LA RAISON PURE PRATIQUE 283
sagères * , qui ne peuvent procurer à la personne aucune
valeurmoraleni mênae la confiance en soi, sans laquelle
ne peut avoir lieu la conscience de la moralité de
l'intention et du caractère, c'est-à-dire le souverain
bien dans l'homme. Or, ces concepts, s'ils doivent
[solleji) devenir subjectivement pratiques, ne sauraient
[mûssen nicht), pour les lois objectives de la moralité,
s'arrêter à nous les faire admirer et estimer hautement
par rapport à l'humanité; mais il faut en considérer
la représentation relativement à Thomme et à son
individualité ; puisque cette loi apparaît sous une
forme il est vrai très respectable, mais non aussi
agréable (gefàllicjen) que si elle appartenait à l'élément
auquel il est naturellement accoutumé, qu'au con-
traire, elle le force souvent à abandonner, non sans
abnégation de sa part (ohne Selhstverleugnung) cet élé-
ment, et à s'élever à un élément placé plus haut, dans
lequel il ne peut se maintenir qu'avec peine et avec la
crainte continuelle d'une rechute {Rûckfalls). En un
mot, la loi morale exige qu'on lui obéisse par devoir et
non par une prédilection {Vorliebe) qu'on ne peut et
qu'on ne doit pas du tout supposer.
Nous allons voir maintenant, par un exemple, si
dans la représentation d'une action comme noble et
jnagnanime, il y a plus de force subjectivement motrice
pour un mobile que si elle est réprésentée simplement
comme un devoir relativement à la loi sévère (ernste)
de la moralité. L'action par laquelle un hommecherche,
' Le texte porte Anwanddungen, Born traduit par cderes motus ; Bami
par des mouvements passagers; Abbot par paroofysms. (F. P.)
284 CRITIQUE DE LA BAISON PRATIQtlB
au grand péril de sa vie, à sauver des gens du nau-
frage et dans laquelle il finit par laisser sa vie , est
rapportée sans doute d'un côté au devoir et, d'un autre
côté, considérée essentiellement {grôsstentheils) comme
méritoire, mais notre estime pour cette action est con-
sidérablement diminuée par le concept du devoir envers
soi-même, qui semble ici être quelque peu compromis.
Plus décisif est le sacrifice magnanime de sa vie au
salut de la pairie, et cependant il reste quelque scru-
pule à celui qui se demande si c'est un devoir parfait
de se sacrifier de soi-même, et sans y être commandé,
en vue d'une telle fin, et l'action n'a pas par elle-
même la force nécessaire pour nous servir de modèle
et nous exciter à l'imiter. Mais s'il s'agit d'un devoir
rigoureux (unerlâssliche) dont la violation blesse la
loi morale en soi, sans considération du bonheur de
Thomme (Menschenwohl) et en foule pour ainsi dire
aux pieds la sainteté (on appelle ordinairement les
devoirs de cette espèce des devoirs envers Dieu, parce
que nous nous représentons en lui l'idéal de la sain-
teté en substance), nous donnons alors tout notre res-
pect {die allervoUkommenste Hochachtung) à celui qui
cherche à l'accomplir en sacrifiant tout ce qui peut
avoir quelque valeur pour nos penchants les plus in-
times; nous trouvons notre âme fortifiée et élevée par
un tel exemple, puisque nous pouvons être con-
vaincus par là que la naturr humaine est capable de
s'élever, à une si grande hauteur, au-dessus de tous
les mobiles que peut lui opposer la nature. Juvénal
présente un tel exemple avec une gradation qui fait
MÉTHODOLOGIE DE LA RAISON PURE PRATIQUE 285
vivement sentir au lecteur la puissance du mobile qui
est au fond de la loi pure du devoir en tant que de-
voir :
Esto bonus miles, tutor bonus, arbiter idem
Integer ; ambiguse si quando citabere testis
Incertseque rei, Phalaris licet imperet, ut sis
Faisus, et admoto dictet perjuria tauro,
Summum çrede nefas animam prgeferre pudori,
Et propter vitam vivendi perdere causas.
Si nous pouvons introduire dans notre action un
peu de ce que le mérite a de flatteur, le mobile se
trouve déjà mélangé, en quelque mesure, avec l'amour
de soi, il a,- par conséquent, quelque assistance du
côté de la sensibilité. Mais tout subordonner unique-
ment à la sainteté du devoir, et avoir conscience qu'on
peut le faire, parce que notre propre raison nous en fait
un commandement et nous dit qu'on doit le faire, cela
s'appelle s'élever pour ainsi dire complètement au-des-
sus du monde sensible lui-même, cela est étroitement
uni aussi, dans cette même conscience de la loi comme
mobile d'un pouvoir dominant la sensibilité, quoiqu'il
n'ait pas toujours son effet, mais qui cependant aussi,
par un exercice fréquent et par les essais, faibles d'abord ,
tentés pour en faire usage, donne espoir que cet effet
sera réalisé * de manière à produire peu à peu en nous
* Le texte porte und ist in demselben Bewusstsein des Gesetzes auch als
Triebfeder eines die Sinnltchkeit beherrschenden Vermôgens unzerlrennlich,
tvenn gleichnicht immermit Effecl verbunden, der aberdoch auth, dieôftere
Beschaftigung mit dersélben, und die anfangs kleinern Versuche ihres Ge-
brauchs, Hofnung zu seincr Bewirkung giebt; Born traduit par »h eadem
conscientialegis eliam ut dater facultatis vint sensitivam dominantis arc-
tissime etsi haud semper cum efflcacitate conjunctum est, qua tarnen ex
frequenliori excercilatione usuque illius initio quidem teniiiter tentaJo
vperari licet major effectio, etc. (F. P.)
286 CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
le plus grand intérêt^ mais un intérêt moral pur
La méthode suit par conséquent la marche suivante.
D'abordy il s'agit seulement de faire du jugement d'après
des lois morales une espèce d'occupation naturelle
accompagnant toutes nos propres actions libres aussi
bien que l'observation de celles d'autrui, d'en faire
pour ainsi dire une habitude et de le fortifier en de-
mandant avant tout si l'action est objectivement con-
forme à la loi morale et à quelle loi. On dislingue ainsi
l'attention à la loi {Aufmerksamkeit auf Gesetz), qui
met simplement en main un principe d'obligation, de
la loi qui en fait est obligatoire (leges obligandi ale^ihus
obligantibus)^ (comme, par exemple la loi de ce que le
besoin = Bediirfniss des hommes exige de moi en oppo-
sition avec ce que leur droit réclame, la seconde pres-
crivant des devoirs essentiels et la première ne prescri-
vant que des devoirs accidentels) ; ainsi on apprend à
distinguer les diverses espèces de devoirs, qui se ren-
contrent dans la même action. Le second point sur le-
quel l'attention doit être dirigée est la question de sa-
voir si, en outre (subjectivement), l'action a été faite
en vue de la loi morale et si par conséquent, elle n'a
pas seulement une rectitude morale, comme fait, mais
aussi une valeur morale, comme intention d'après sa
maxime. Or il n'est pas douteux que cet exercice et la
conscience d'une culture qui en résulte pour notre
raison, jugeant simplement des choses pratiques, ne
doivent produire peu à peu un certain intérêt même
pour la loi de la raison, par conséquent pour les actions
moralement bonnes. Car nous finissons par aimer la
MÉTHODOLOGIE DE LA RAISON PURE PRATIQUE 287
chose qui, lorsque nous la considérons {dessen Betrach-
tung), nous fait sentir que l'usage de nos facultés de
connaître reçoit de l'extension, et ce résultat se pro-
duit spécialement quand nous rencontrons la rectitude
morale, parce que c'est seulement dans un tel ordre
de choses que la raison peut se trouver bien [gut
Hnden) avec la faculté qu'elle a de déterminer à priori,
d'après des principes, ce qui doit {soll) être. Un obser-
vateur de la nature finit bien par aimer des objets qui
d'abord offensaient ses sens, quand il découvre la mer-
veilleuse finalité de leur organisation et que sa raison se
nourrit ainsi en les considérant. Ainsi Leibnitz repor-
tait avec soin et sans lui faire de mal sur la feuille qu'il
occupait, un insecte qu'il avait soigneusement consi-
déré au miscroscope, parce qu'il s'était trouvé instruit
en le voyant et qu'il en avait reçu pour ainsi dire un
bienfait.
Mais cette occupation du jugement qui nous fait
sentir nos propres facultés de connaître, n'est pas
encore l'intérêt qui s'attache aux actions et à leur mo-
ralité même. Elle fait seulement qu'on trouve du plaisir
à un tel jugement et qu'on donne à la vertu ou à la
manière de penser d'après des lois morales *, une
forme de beauté que l'on admire, mais que l'on ne
recherche pas encore pour cela {laudatur et alget); de
même que tout ce dont la considération produit subjec-
tivement une conscience de l'harmonie de nos pouvoirs
' Le texte porte oder der Denkungsart nach moralischen Geselzen ; Born
met sive animi ingenio morali; Barni ou à l'intention morale, Abbot, or
the disposition that conforms to moral laws. Nous traduisons littérale-
ment. (F. P.)
288 CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
de représentation (Vorstellungskràfte) et nous fait sentir
le développement de tout notre pouvoir de connaître
(l'entendement et Timagination), procure une satisfac-
tion qui peut aussi être communiquée à d'autres,
quoique pourtant l'existence de l'objet nous laisse
indifférents, parce que cet objet n'est considéré que
comme l'occasion de découvrir en nous l'ébaucbe des
talents {Anlage der Talente), qui nous élèvent au-dessus
de la nature animale. Mais maintenant entre en jeu le
second exercice, qui consiste à faire remarquer, dans la
peinture vivante de l'intention morale par des exemples,
la pureté de la volonté, en la considérant d'abord seule-
ment comme la perfection négative de la volonté, en
tant que dans une action faite par devoir, aucun mobile
pris parmi les penchants n'influe sur elle comme prin-
cipe déterminant. Par ce moyen, l'attention de l'élève
est fixée sur la conscience de sa liberté et quoique ce
renoncement [Entsayung) excite d'abord un sentiment
(Empfindung) * de douleur, cependant en arrachant
cet élève à la coercition ^ même des vrais besoins, il lui
fait voii^ en même temps une délivrance à l'égard de
toutes les diverses formes de mécontentement qui ré-
sultent pour lui de tous ces besoins, et son âme
(Gemùth) devient capable de recevoir par d'autres sources
un sentiment de satisfaction. Le cœur est soulagé et
délivré d'un poids qui l'oppresse toujours en secret,
quand, par des résolutions pures morales dont on lui
* Sur ia traduction de ce mot, voyez n. 2, p. 135. (F. P.)
' Nous traduisons ainsi, comme nous l'avons fait ailleurs, le mot
Zwange. Born emploie ooaoïio; Barni, tyrannie; Abbol, conslraint.
;f. p.)
METHODOLOGIE DE LA RAISON PURE PRATIQUE 289
présente des exemples, on fait découvrir à l'homme
une puissance intérieure qu'il ne connaissait pas bien
jusque-là, la liberté intérieure y c'est-à-dire le pouvoir de
se débarrasser de l'importunité violente des penchants
de telle façon qu'aucun d'eux, pas même celui qui nous
est le plus cher, n*ait d'influence sur une détermina-
tion pour laquelle nous devons maintenant employer
notre raison. Dans un cas où je sais seul que le tort
est de mon côté, et bien que le libre aveu de ce tort et
l'offre d'une réparation rencontrent une grande oppo-
sition dans la vanité, l'intérêt particulier et même dans
un mécontentement qui d'ailleurs n'est pas illégitime
contre celui dont j'ai lésé le droit, je puis cependant
me placer au-dessus de toutes ces hésitations [Bedenk-
lichkeiten) et avoir ainsi la conscience d'une indépen-
dance à l'égard des penchants et des circonstances,
avoir conscience de la possibiiiië de me suffire à moi-
même, possibilité qui m'est avantageuse partout (iibe-
rall) même à un autre point de vue. Or la loi du devoir,
par la valeur positive que l'obéissance à cette loi nous
fait sentir, trouve un accès plus facile, grâce à ce
respect pour nous-mêmes dans la conscience de notre
liberté. Sur ce respect, s'il est bien établi, si l'homme
ne craint rien plus que de se trouver, en s'examinant
intérieurement lui-même, vil et méprisable à ses
propres yeux, peut être greffée toute bonne intention
morale, parce que c'est là le meilleur, bien plus, le seul
gardien qui puisse empêcher les impulsions honteuses
et corruptrices de pénétrer dans l'âme.
Je n'ai voulu ici qu'indiquer les maximes les plus
KAKT, Crit. de la rais. prat. 19
290 CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
générales de la Méthodologie d'une culture et d'une
pratique morales. Gomme là variété des devoirs exige-
rait, pour chacune de leurs espèces, encore des défini-
tions particulières et donnerait lieu ainsi à un travail
étendu, on m'excusera de m'être tenu à ces grandes
lignes dans un écrit comme celui-ci, qui n'est qu'un
ouvrage préliminaire (Voriibung)»
1
292 CONCLUSION
systèmes_, et en outre à la durée sans limites de leur
mouvement périodique, de leur commencement et de
leur durée '. La seconde commence au moi invisible,
à ma personnalité et me représente dans un monde qui
a une véritable infinité, mais dans lequel seul l'enten-
dement peut pénétrer et avec lequel (et par cela même
aussi avec tous ces mondes visibles) Je me reconnais
lié par une connexion, non plus comme dans la pre-
mière, simplement contingente, mais universelle et né-
cessaire. Le premier spectacle, d'une multitude innom-
brable de mondes, anéantit pour ainsi dire mon impor-
tance, en tant que je suis une créature animale qui doit
rendre la matière dont elle est formée à la planète (à
un simple point dans l'univers), après avoir été pendant
un court espace de temps (on ne sait comment) douée de
la force vitale fLebenskraft) . Le second, au contraire,
élève infiniment ma valeur, comme celle d'une intelli-
gencCf par ma personnalité dans laquelle la loi morale
me manifeste une vie indépendante de l'animalité et
même de tout le monde sensible, autant du moins
qu'on peut l'inférer d'après la détermination conforme
à une fin (zweckmdssigen) que cette loi donne à mon
existence, détermination qui n'est pas limitée aux con-
ditions et aux limites de cette vie, mais qui s'étend à
l'infini.
Mais l'admiration et le respect peuvent bien nous
exciter à la recherche [Nachforschung], ils ne peuvent
en tenir lieu. Qu'y a-t-il donc à faire pour entreprendre
' Bami ne traduit pas cette dernière partie de la phrase fdcren
Anfang und Forldauer).
CONCLUSION 293
cette recherche d'une manière utile et appropriée à la
grandeur de l'objet? Des exemples peuvent ici servir
d'avertissement, mais aussi de modèle. La considéra-
tion du monde a commencé par le spectacle le plus
splendide que les sens de Thomme peuvent nous pré-
senter et que puisse embrasser notre entendement dans
sa plus grande extension, et elle a fini — par l'astro-
logie. La morale a commencé par la plus noble pro-
priété de la nature humaine dont le développement et
la culture ont en vue une utilité infinie, et elle a
abouti — au fanatisme ou à la superstition. Il en est
ainsi de tous les essais encore rudimentaires {rohen),
dans lesquels la partie principale du travail {Ges-
chàftes) dépend de l'usage de la raison, qui ne s'acquiert
pas de lui-même, comme celui des pieds, par un exer-
cice fréquent, surtout quand il s'agit de propriétés qui
ne peuvent être représentées immédiatement ainsi
dans l'expérience commune. Mais lorsque, bien que
tardivement (s;)af) , la maxime fut venue en honneur
(in Schwang) de bien examiner préalablement tous
les pas que la raison doit faire et de ne pas la
laisser s'avancer autrement que par le sentier d'une
méthode auparavant bien déterminée, la manière de
juger du système du monde (die Beurtheilung des Welt^
gebàudes)^Tiiune tout autre direction et, avec celle-ci,
aboutit en même temps à un résultat sans comparaison
plus heureux. La chute d'une pierre, le mouvement
d'une fronde, décomposés en leurs éléments et dans
les forces qui se manifestent en eux, traités {hear-
beitei) mathématiquement, ont amené enfin cette con-
294 CONCLUSION
naissance ' claire et immuable pour tous les temps
futurs du système du monde, qu'on peut espérer par
une observation progressive d'étendre toujours, qu'on
ne peut jamais craindre de voir ramenée en arrière.
Cet exemple peut nous engager à suivre la même
voie en traitant des dispositions morales de notre na-
ture et il pent nous donner l'espérance d'arriver au
même résultat heureux. Nous avons, pour ainsi dire
sous la main, les exemples du jugement moral de la
raison {der inoralisch-^rtheiJenden Vernunft). En les dé-
composant par l'analyse en leurs concepts élémen-
taires, et en employant, à défaut de la méthode mathé-
matique {in Ermangelung der Mathematik), un procédé
analogue à celui de la chimie, pour obtenir la sépara-
tion des éléments empiriques et des éléments rationnels
qui peuventse trouver en eux, par des essais répétés sur
l'entendement ordinaire des hommes, on peut nous faire
connaître, avec certitude, purs l'un et l'autre de ces élé-
ments et ce que chacun d'eux peut faire séparément :
ainsi on empêchera d'une part l'erreur d'un jugement
encore fruste (rohen) et inexercé et, d'autre part (ce
qui est beaucoup plus nécessaire), ces extravagances
géniales {Genieschwiingen) ^ qui , semblables à ce qui se
produit pour les adeptes de la pierre philosophale, ont
promis (en excluant toute recherche méthodique et
toute connaissance de la nature), des trésors imagi-
naires et en ont gaspillé de véritables. En un mot, la
• Nous traduisons ici, comme Barni, le mot Einsicht, que Born rend
par perspicientia; Abbot par insi0it. Voyez n. 1, p. 219.
2 Born traduit par exlravagationibus ingenii; Barni par ces extrava-
gart'Ces ; Abbot par the extravagances ofgenius. (F. P.)
CONCLUSION 295
science (recherchée d'une façon critique et conduite
méthodiquement) est la porte étroite qui conduit à la
doctrine de la sagesse, si l'on entend par là, non seule-
ment ce que l'on doit faire, mais ce qui doit servir de
règle aux maîtres pour bien préparer et faire connaître
le chemin de la sagesse, que chacun doit suivre, et
pour préserver les autres de l'erreur (/rny^^en). La phi-
losophie doit toujours demeurer gardienne de cette
science, et si le public ne doit pas prendre part aux
recherches subtiles qui la concernent, il s'intéresse du
moins aux doctrines qui, après une telle préparation
{Bearbeitung)^ peuvent enfin lui apparaître dans toute
leur clarté.
TIN DE LA CRITIQUE DE LA RAISON PRATIQUE
NOTES PHILOSOPHIQUES
DU TRADUCTEUR
Nous recommandons d'une façon générale, pour l'interprétation
du présent ouvrage, la lecture des deux éditions de la Critique de
la raison pure, de la Critique du Jugement, des Fondements de la
Métaphysique des mœurs, de la Doctrine du droit, de la Doctrine
de la vertu, de la Religion dans les limites de la raison; celle des
ErlUiiterungen de Kirchmann, de VExamen des Fondements de la
Métaphysique des mœiu's et de la Critique de la Raison pratique
de Rarni, du Wôrterhuch zum leichteren Gebrauch der kantischen
Schriften, de Schmid *. On pourra également consulter Kuno
Fischer, Gesch. d. neu. Philosophie, vol. 3: Zeller, Gesch. d.
deutsch. Ph. seit Leibnitz ; Ueberweg, vol. 3; Lange, Gesch. des
Materialismus (trad.) ; Hartns, die Philosophie seit Kant ; Romundt,
die Vollendung des Sokrates, I. Kants Grundelegung zur Reform
der Sittenlehre: B. Erdmann, K's Kritik der Urtheilskraft etPro-
legomena, K's Kriticismus in der ersten und in der 2ten Auflage
der K. der reinen Vernunft; H. Cohen, K's RegrùndungderElhik
et Von Kants Einfluss auf die deutsche Kultur ; Noire, die Lehre
Kants und der Ursprung der Vernunft; Riehl, Der ph. Kriticis-
mus; Paulsen. Versuch einer Entwickelungsgeschichte d. k.
Erkenntnisstheorie ; Riiter, Gesch. d. neu. Ph. (trad.); Scho-
penhauer. Le monde comme représentation et comme volonté, le
Fondement de la morale (trad. Burdeau); Essai sur le libre arbitre
(trad. Reinach); Max Mùller, K's Critique of pure reason; W. Walr
lace, Kant; Caird, the Philosophy of Kant; Noah Porter, K's Ethics;
Adamson, on the Philosophy of Kant; Cantoni, E. Kant vol. 2, Filo-
' Ce dictionnaire, dont sétait déjà servi Degérando (p. XXIX), a été
gracieusement mis à notre disposit'on par M. Marion. On peut encore,
en s'en servant avec précaution, en tirer profit pour l'étude du kan-
tisme.
298 NOTES PHILOSOPHIQUES
sofia practica; Cesca, Storia e dottrina del criticismo; Willm, His-
toire de la philosophie allemande depuis Kant; Cousin, la Philo-
sophie de Kant; Nolen, la Métaphysique de Leibnitz et la Critique
de Kant; Desdouits, la Philosophie de Kant d'après les trois Cri-
tiques (expos, de la C, de la R. pratique) ; Renouvier, Es;sais ; Renou-
vier et Pillon, Critique philosophique (index); Ribot, Revue
philosophique; Boutroux, art. Kant dans la Grande Ency-
clopédie; Ruyssen, Kant (collection des grands philosophes)
Kantstudien, Philosophische Zeitschrift, hgg. von H. Vaihinger;
Brochard, La morale ancienne et la morale moderne, Rev. philos.,
janvier 1901 ; Delbos, La philosophie pratique de Kant, Paris, Alcan.
Nous nous bornerons, dans les notes qui suivent, à indiquer les
passages qu'il faut rapprocher sur les diverses questions, pour
saisir dans son ensemble la pensée de Kant, à rappeler ceux de
ses autres ouvrages qui peuvent en faciliter Tintelligence, à faire
connaître les discussions auxquelles a donné lieu telle ou telle
affirmation et à réunir ce qui peut, dans l'œuvre de Kant, expli-
quer ces discussions et en donner la solution la plus probable.
Nous voulons rendre la Critique de la Raison pratique aussi intel-
ligible qu'elle peut l'être et montrer quelle place elle occupe dans
la philosophie de Kant; nous n'avons entrepris ni de la justifier
ni de la criti-quer, car nous aurions été conduit à joindre à notre
travail un commentaire plus considérable que le texte.
F. P.
Note 1, p. 1, 1. 4, le parallélisme de la raison pratique avec la rai-
son spéculative. — Kant entend par la raison, la faculté qui nous
fournit les principes de la connaissance à priori; par la raison
pure, la faculté qui contient les principes au moyen desquels
nous connaissons quelque chose absolument à priori (Cr. de la
R. pure, Barni, I, 63 sqq.). La raison pure, dans l'usage spéculatif,
nous conduit à travers le champ des expériences ; comme il n'y a
pas pour elle de satisfaction complète à trouver dans ce champ, elle
nous mène de là vers des idées spéculatives qui, à leur tour, nous
ramènent à l'expérience. La raison pure contient dans un certain
usage pratique, c'est-à-dire dans l'usage moral, des principes de
la possibilité de l'expérience ; elle lie à notre intérêt suprême la
connaissance d'un être premier et unique comme souverain bien^
que, du point de vue spéculatif, elle ne pouvait qu'imaginer et non
faire valoir (II, 341, sqq.). — Par rapport aux objets auxquels elle
s'applique, elle est théorique [tfieoretisch) relativement aux objets
de la faculté de connaître {Erkenntnissvermôgens) et est alors natu-
DTJ TRADTTCTETni 299
relie ou spéculative : naturelle, en tant que ces objets sont donnés
par les sens et que la forme de la connaissance est seule déter-
minée par la raison ; spéculative, en tant qu'elle a à faire aux choses
supra-sensibles et à leurs attributs, dont elle se forme d'abord les
concepts, et son usage est, en ce cas, scientifique (philosophique ou
mathématique) ou vulgaire. Elle est pratique, en tant qu'elle dé-
termine le pouvoir de désirer, et elle devient la volonté, c'est-à-
dire un pouvoir de désirer qui est déterminé par la représentation
de règles, de lois, de buts. La raison pratique est empiriquement,
hypothétiquement, pathologiquement conditionnée, techniquement pra"
tique, en tant qu'elle produit des principes matériels, fondés sur
l'expérience sensible, qui ne sont par conséquent ni absolument
universels, ni apodictiquement pratiques; elle est pure apodictique,
moralement pratique, en tant qu'elle produit à priori des principes
purs pour le pouvoir de désirer, qu'elle ordonne en un système
les désirs qui naissent des penchants sensibles, en tant qu'elle
n'est fondée sur aucun sentiment sensible comme sa condition
(Schmid, Wôtterbuch z. leichtern Gebrauch der kantischen
Schriften, 4te Ausgabe) . — Sur l'affirmation exprimée dans la même
pEige, que si la raison est réellement pratique en tant que raison pure,
elle prouve sa réalité et celle de ses concepts par le fait même, voyez
Fouillée, Critique des Systèmes de morale contemporaiine, Renou^
vier et Pillon, Cr. ph. 188-2-83, II; 1883-84, IL
Note 2, p. 2, 1. 18 ; p. 24, 1. 3 ; p. 46, 1. 24 ; p. 47, 1. 19 ; p. 50,
L 4; p. 51, 1. 26; p. 77, 1. 17; p. 79, 1. 17; p. 80, 1. 10 sqq.;
p. 117 sqq. ; p. 170, 1. 9 sqq.; p. 190 sqq.; p. 207, 208, 209 sqq. ;
p. 240 sqq. Le concept de la liberté, etc. — Il ne faut pas mettre
sur la même ligne, comme on peut le voir en rassemblant les
divers passages que nous indiquons, les concepts de la liberté, de
l'existence de Dieu et de l'immortalité. — Le passage le plus
caractéristique pour établir que le concept de la liberté est la clei
de voûte de tout l'édifice d'une raison pure et même spéculative,
que les postulats de l'immortalité de l'âme et de l'existence de
Dieu sont subordonnés à celui de la liberté, est le premier que
nous indiquons. — Sur cette question du rapport des postulats,
voyez Renouvier et Pillon, Crit. ph. 1880, I; 1872, I; 1879, II;
Nolen, Rev. ph. II, 200 sqq.; Beurier, id. III, p. 195 sqq. ; Bridel,
La philosophie de la religion de Kant ; voyez également la note 3.
Sur la liberté dans Kant, voyez Renouvier, la Science de la morale,
Renouvier et Pillon, Critique philosophique (index) ; Paul Janet,
la Morale; Emile Beaussire, les Principes de la morale; Fouillée,
300 NOTES PHILOSOPHIQUES
Critique des systèmes de morale contemporaine ; Secrétan, Philo-
sophie de la liberté ; Guyau, Esquisse d'une morale sans obligation
ni sanction ; Gerhard, Kant's Lehrevon Freiheit; voyez également
dans les Ph. Monatshefte (1880), un Essai de Kant sur la liberté,
publié en 1788 dans le n« 100 de VAllgemeine Litteraturzeitung,
au moment même où paraissait la Critique de la raison pra-
tique.
Note 3. p. 5, 1. 20; p. 24, 1. 1 sqq.; p. 70, 1. 26 ; p. 75, l.Tsqq. ;
p. 83, 1. 6 sqq. ; p. 86; p. 90 sqq.; p. 161 ; p. 176, 1. 12 sqq. ;
p. 186, 1. U; p. 188 sqq. ; p. 194; p. 196, 1. 22; p. 218 sqq.;
p 243 sqq. Ici s^explique tout d'abord aussi l'énigme de la cri-
tique, etc. — En réunissant et en comparant ces différents pas-
sages, on pourra se faire une idée suffisamment exacte du rapport
qui existe, d'après la Critique de la raison pratique, entre cet
ouvrage et la Critique de laredson pure. — On sait que les opi-
nions les plus diverses ont été soutenues à ce sujet : en laissant
de côté la critique de Heine, qui n'est qu'une plaisanterie, nous
pouvons rappeler l'opinion de Cousin et de l'école éclectique, qui
ont toujours vu une contradiction manifeste entre les deux Cri-
tiques, de Benno Erdmann qui soutient que la déformation de la
pensée kantienne, commencée avec les Prolégomènes, s'achève
avec la Critique de la raison pratique, où Kant ne craint pas de
présenter la morale et ses principes comme la clef de voûte de
tout son édifice philosophique, où cet homme, qui avait usé de la
plus merveilleuse puissance d'analyse pour démontrer le néant de
tout dogmatisme métaphysique, la vanité de toute monadologie,
ramène la vieille ontologie vaincue et mourante par une porte dé-
robée, celle de l'impératif catégorique. Au contraire, Jean Paul
voit dans l'auteur de la Raison pratique, non seulement une
lumière éclatante, mais tout un système de soleils éclatants,
Harms soutient que la Critique de la raison pratique est le but
véritable de toute la philosophie de Kant. Il n'est pas vrai, dit de
son côté M. Renouvier, que Kant ait restauré, dans sa Critique de
la raison pratique, les mêmes notions ou existences qu'il avait dé-
clarées inabordables à la raison spéculative; il les rétablit sous les
mêmes noms, non sous les mêmes rapports; il n'y a aucun fonde-
ment à l'accusation banale de contradiction entre les deux Cri-
tiques. Le D"" Arnoldt non seulement ne croit pas à une telle
contradiction, mais encore il pense que la doctrine de Kant cons-
titue le plus solide rempart de la foi religieuse contre les attaques
sans cesse renouvelées de l'incrédulité scientifique ou philoso-
DU TRADUCTEUR
301
phique (voyez, dans notre Avant-propos, les jugements aussi divers
qui furent portés d'abord sur le kantisme).
Nous essayerons de mettre sous les yeux du lecteur quelques
textes qui lui permettront de décider, croyons-nous, qu'il n'y a
pas eu un changement essentiel dans la pensée de Kant et que,
dès 1780 tout au moins, il poursuivait le but qu'il a atteint en
1788. Nous n'aborderons pas par conséquent la question de savoir
s'il y a contradiction entre les doctrines tîes deux Critiques, prises
comme traitant exclusivement l'une de la raison pure, l'autre de
la raison pratique.
Rappelons d'abord, par les titres et les divisions, le contenu de»
deux ouvrages :
CRITIQUE DE LA RilSON PURE
Théorie élémentaire transcendantale.
Première PiRiiE. — Esthétique
TRANSCENDANTALE .
(De l'espace, du temps.)
Deuxième partie. — Logiqde
transcendantale .
Première division. Analytique
transcendantale. — (Analytique
des concepts : du fil conducteur
servant à découvrir tous les
concepts purs de l'entende-
ment, de la déduction des con-
cepts purs de l'entendement;
Analytique des principes : du
schématisme des concepts purs
de l'entendement, système de
tous les principes de l'entende-
ment pur, du principe de la
distinction de tous les objets
en général en phénomènes et
noumènes.)
Deuxième division. Dialectique
transcendantale. — (Des con-
cepts, de la raison pure : des
idées en général, des idées trans-
CRITIQUK DE LA RAISON PRATIQUC
Doctrine élémentaire de la raison
pratique.
Livre premier. Analytique de
la raison pure pratique. — (Des
principes de la raison pure pra-
tique, de la déduction des prin-
cipes de la raison pure pra-
tique, du droit qu'a la raison
pure dans son usage pratique à
une extension qui lui est abso-
lument impossible dans son
usage spéculatif, du concept
d'un objet de la raison pure
pratique, des mobiles de la rai-
son pure pratique, examen cri-
tique de l'analytique.)
Livre second. Dialectique de la
raison pure pratique. — (D'une
dialectique de la raison pure
pratique en général, de la dia-
302 NOTES PHILOSOPHIQUES
cendantales, système des idées
transcendantales ; Des raisonne-
ments dialectiques de la raison :
des paralogismes de la raison
pure, antinomie de la raison
pure, idéal de la raison pure.)
Méthodologie transcendantale.
(Discipline de la raison pure,
Canon de la raison pure, Ar-
chitectonique de la raison pure,
Histoire de la raison pure.)
lectique de la raison pure dans
la détermination du concept du
souverain bien.)
Méthodologie de la raison pure
pratique.
Le véritable problème de la raison pure est renfermé dans cette
question : Comment des jugements synthétiques à priori sont-ils
possibles ? De la solution de ce problème ou de l'impossibilité
démontrée de le résoudre dépend le salut ou la ruine de la méta-
physique. Elle suppose une réponse à ces deux questions :
Comment les mathématiques pures sont-elles possibles ?
Comment la physique pure est-elle possible ?
Et le problème peut se formuler ainsi : Comment la métaphysique
est-elle possible à titre de science ? Or, la raison pure contient les
principes au moyen desquels nous connaissons quelque chose
absolument à priori (note 1). Un organum de la raison pure serait
un ensemble de tous les principes d'après lesquels toutes les
connaissances pures à priori peuvent être acquises et réellement
constituées; une propédeutique du système de la raison pure,
qu'on obtiendrait par l'application détaillée de cet organum, forme
la science qui, sous le nom de critique de la raison pure, examine
cette faculté, ses sources et ses limites et n'a qu'une utilité néga-
tive au point de vue de la spéculation, n'étend pas notre raison,
mais l'éclairé et la préserve de toute erreur, ce qui est déjà beau-
coup. (Barni, I, 63, sqq.)
Kant explique en outre qu'il s'agit pour lui de déblayer et
d'affermir le sol qui doit porter le majestueux édifice de la morale
(B, î, 376). Le dogmatisme, à propos des idées cosmologiques, lui
paraît présenter un intérêt pratique et un intérêt spéculatif, avoir
l'avantage de la popularité ; l'empirisme, qui nie avec assurance
ce qui est au-dessus de la sphère de ses connaissances intuitives,
porte à l'intérêt pratique de la raison un irréparable dommage
(B, II, 78). Il ne peut rien y avoir d'incertain dans les principes
généraux de la morale pure, puisque les propositions, sous peine
DU TRADUCTEUR
303
d'être tout à fait nulles et vides de sens, doivent découler de nos
concepts rationnels (90). Des impératifs que nous donnons pour
règles, dans l'ordre pratique, aux facultés actives, il résulte clai-
rement que la raison est douée de causalité ou que du moins nous
nous représentons en elle une causalité ; le devoir exprime une
espèce de nécessité et de lien avec des principes qui ne se pré-
sentent point ailleurs dans toute la nature (146). La seule chose
qui lui importe, dit-il déjà, c'est de montrer que l'antinomie entre
la liberté, considérée comme idée transcendantale, et les lois
quelle prescrit elle-même à l'usage empirique de l'entendement,
repose sur une simple apparence et que la nature n'est pas du
moins en contradiction avec la causalité libre (156). La connais-
sance théorique lui apparaît comme une connaissance par laquelle
il connaît ce qui est, la connaissance pratique, comme celle par
laquelle il se représente ce qui doit être ; l'usage théorique de la
raison est celui par lequel il conndt à priori (comme nécessaire)
que quelque chose est ; l'usage pratique, celui qui fait connaître
à priori ce qui doit être; les lois pratiques absolument nécessaires,
c'est-à-dire les lois moreiles exigeant, si elles supposent nécessai-
rement quelque existence comme condition de la possibilité de
leur force obligatoire, que cette existence soit postulée, il se
réserve de montrer plus tard que les lois morales ne supposent
pas seulement l'existence d'un être suprême, mais que, comme
elles sont absolument nécessaires sous un autre rapport, elles la
postulent à juste titre, mais seulement à la vérité au point de vue
pratique (231). Kant remarque plus loin que l'être suprême de-
meure pour l'usage purement spéculatif de la raison, un simple
idéal, mais un idi'-nl n\-oini)t dn défeuts. ouela réalité de cf' concept
304 NOTES PHILOSOPHIQUES
arguments la liberté de la volonté humaine, l'espérance d'une vie
future et l'existence de Dieu, il est curieux de lire son livre et il
attend de son talent qu'il étende ses idées, mais il est parfaite-
ment certain d'avance qu'il n'aura rien détruit de tout cela (321).
Toujours il aperçoit devant lui le champ pratique où il peut
espérer avec raison de trouver un terrain plus solide pour y élever
un système rationnel et salutaire (324). C'est qu'en effet, par
rapport à l'usage pratique, la raison a le droit d'admettre quelque
chose qu'elle ne saurait en aucune façon supposer sans des
preuves suffisantes dans le champ de la pure spéculation (341).
La plus grande et peut-être la seule utilité de toute philosophie
de la raison pure est donc purement négative, elle a le modeste
mérite de prévenir l'erreur (357). La liberté pratique peut être
démontrée par expérience, puisque nous avons le moyen de
vaincre, grâce à des représentations, les impressions produites
sur notre faculté de désirer, par conséquent la raison donne des
lois qui sont impératives, c'est-à-dire des lois objectives de la
liberté qui peuvent être appelées pratiques, parce que, en oppo-
sition avec les lois naturelles qui ne traitent que de ce qui arrive,
elles expriment ce qui doit arriver (363) . Kant affirme non seule-
ment en invoquant les preuves des plus célèbres moralistes, mais
encore le jugement moral de tout homme qui veut concevoir clai-
rement une telle loi (voyez notes 4 et 14), qu'il y a des lois
morales pures qui déterminent tout à fait à priori l'usage de la
liberté d'un être raisonnable en général et qui, commandant abso-
lument, sont nécessaires à tous égards (367). Il appelle monde
moral le monde qui serait conforme à toutes les lois morales,
accorde à cette idée de la réalité objective et admet que le système
de la moralité est inséparablement lié à celui du bonheur, tout en
soutenant que la raison ne peut espérer de trouver ce lien néces-
saire qu'en posant en principe, comme cause de la nature, une
raison suprême qui commande suivant des lois morales, que Dieu
et une vie future sont, suivant les principes de la raison, deux
suppositions inséparables de l'obligation que cette même raison
nous impose (371). La raison pure, dans son usage pratique, lie à
notre intérêt suprême une connaissance que la simple spéculation
ne peut qu'imaginer, non faire valoir, et parvient à ce point
sublime^ c'est-à-dire au concept d'un être premier et unique,
comme souverain bien (377), sans pouvoir toutefois partir de ce
concept pour en dériver les lois morales elles-mêmes. Aussi,
malgré la ruine de toutes les ambitieuses prétentions d'une raison
qui s'égare au delà des limites de toute expérience, il nous reste
DU TRADUCTEUR 305
encore assez, selon Kant, pour avoir lieu d'être satisfaits au point
de vue pratique : sans pouvoir me vanter de savoir qu'il y a un
Dieu et une vie future, je suis moralement certain qu'il y a un
Dieu, qu'il y a une autre vie, et ma foi en un Dieu et en une autre
vie est tellement unie à mon sentiment moral que je ne cours pas
plus risque de perdre cette foi que je ne crains de me voir jamais
dépouillé de ce sentiment (387).
Si nous puisons quelques indications dans la seconde édition
de la Critique de la Raison pure qui parut en 1787, après les fon-
dements de la Métaphysique des Mœurs (voyez n. 4), nous saisi-
rons d'une manière plus précise encore le lien qui, dans la pensée
de Kant, rattache entre elles les deux Critiques. L'épigraphe em-
pruntée à Bacon et ajoutée à cette édition est caractéristique : De
nobis ipsis silemus: de re aulemquœ agilur petimus ut homines eam )ion
opinionem^scdopusesse cogitent, ac pro certo habeant non sectœ nos
alicujus^ aut placiti, sed utilitatis et amplititdinis humanœ fundamcnta
moliri. Deinde ut suis commodis œqui in commune consulent et ipsi in
parlem veniant. Prœlerea ut bene sperent, neque instaurationem nos-
Iram ut quiddam infînitum et ultra morlale (îngant et animo conci-
piant, quum rêvera sit infîniti erroris finis et terminus legitimus.
La préface qui y est ajoutée n'est pas moins importante : Kant
soutient que l'utilité, négative à première vue, de son œuvre,
est en réalité positive, parce qu'elle supprime du même coup
l'obstacle qui restreint l'usage pratique ou menace même de
l'anéantir. La raison pure a un usage pratique absolument né-
cessaire, un usage moral où elle s'étend inévitablement au
delà des bornes de la sensibiUté et où, sans avoir besoin pour
cela du secours de la raison spéculative, la raison pratique veut
pourtant être rassurée contre toute opposition de sa part (B, 1, 30).
Il suffit, au point de vue de la morale, que la liberté ne soit point
contradictoire et que, par conséquent, elle puisse être conçue ; il
faut, pour admettre Dieu, la liberté, l'immortalité, selon le besoin
qu'en a la raison dans son usage pratique ordinaire, repousser on
même temps les prétentions de la raison spéculative à des vues
transcendantes (34), il faut supprimer le savoir pour y substituer
la croyance. Ainsi on aura l'inappréciable avantage d'en finir une
bonne fois avec toutes les objections dirigées contre la moralité et
la religion, en démontrant clairement l'ignorance de leurs adver-
saires (35) ; ainsi seulement on pourra couper les racines du maté-
rialisme, du fatalisme, de l'athéisme, de l'incrédulité des esprits
forts, du fanatisme et de la superstition, de l'idéalisme et du scep-
ticisme (38). La métaphysique, dit ailleurs Kant, a pour objet
KANT, Crit. de la rais. prat. 20
306 NOTES PHILOSOPHIQTTES
propre de ses recherches Dieu, la liberté et l'immortalité, trois
concepts liés de telle façon que le premier uni au second doit
conduire au troisième comme à une conséquence nécessaire (voyez
note 2) ; si l'on pouvait pénétrer ces trois objets, la théologie, la
morale et, par l'union des deux premières, la religion, c'est-à-dirft
les fins les plus élevées de notre existence, ne dépendraient que
de la raison spéculative et de rien autre chose (31)2). Mais si la
philosophie spéculative ne peut étendre la connaissance en dehors
des limites de l'expérience possible, le droit et même la nécessité
d'admettre une vie future ne se trouvent nullement compromis
(II, 23), car la raison, comme faculté pratique, se trouve fondée
par la loi morale à étendre le premier et avec lui notre propre
existence au delà des limites de l'expérience et de la vie (24).
Ajoutons que dans l'écrit sur les Songes d'un visionnaire de 1766,
la loi morale paraît déjà suffisante à Kant, pour établir indépen-
damment de toute démonstration théorique, la liberté, Dieu, l'im-
mortalité.
Note 4, p. 10, 1. 14, Ce système suppose à la vérité les Fondements de
LA métaphysique DES MOEURS (p. 11, 1. 20 ; p. 29, 1. 9 sqq ; p. 43, les
deux dernières lignes; p. 50, 1. 7, sqq; p. 52, 1. 14, sqq; p. 55,
1. 4; p. 60, 1.^26 ; p. 62, 1. 4 ; p. 65, 1. 16; p. 67, tableau; p. 122,
1. 11, sqq ; p. 172, sqq ; p. 190, sqq). — Kant publia cet ouvrage
en 1785. Il y distingue une philosophie formelle ou logique et une
philosophie matérielle, qui constitue la physique ou doctrine de la
nature, quand elle s'occupe des lois de la nature et la dortrine des
mœurs ou éthique, quand elle s'occupe des lois delà liberté. Dans
les deux dernières, il y a une partie empirique qui s'appuie sur
des principes de l'expérience et une partie pure qui tire ses doc-
trines de principes à priori : à côté de la physique il y a une mé-
taphysique de la nature, à côté d'une partie empirique qu'on
pourrait appeler anthropologie pratique, l'éthique off're une méta-
physique des mœurs pour laquelle on pourrait réserver le nom de
morale. Or, tout le monde convient qu'une loi, pour avoir une valeur
morale, doit être marquée d'un caractère de nécessité absolue,
s'adresser non seulement aux hommes, mais encore à tous les
êtres raisonnables : le principe de l'obligation ne doit donc être
cherché ni dans la nature de l'homme, ni dans les circonstances
extérieures où il se trouve placé, mais seulement à priori dans
des concepts de la raison pure. La philosophie morale, appliquée à
l'homme, n'emprunte pas la moindre chose à la connaissance de
l'homme, mais elle lui donne des lois à priori comme à un être
DU TRADUCTEUR ' 307
raisonnable. La métaphysique des mœurs peut seule montrer la
loi morale dans toute sa pureté et constitue le fondement sans
lequel il ne peut y avoir de philosophie morale. Ayant dessein de
donner plus tard une Métaphysique des mœurs, Kant en fait
d'abord paraître les fondements sous une forme populaire et appro-
priée au sens commun, afin de préparer le lecteur aux choses sub-
tiles et aux difficultés inévitables dans une critique de la raison
pure pratique, qui est la véritable base de la métaphysique des
mœurs, comme la critique de la raison pure spéculative est le
fondement de la métaphysique de la nature, mais qui doit, pour
être complète, montrer l'union de la raison pratique avec la raison
spéculative en un principe commun. Il y poursuit la recherche
et l'établissement du principe suprême de la moralité dans trois
sections : la première traitant du passage de la connaissance mo-
rale de la raison commune à la connaissance philosophique ; la
seconde, du passage de la philosophie morale populaire à la méta-
physique des mœurs ; la troisième, du dernier pas qui conduit de
la métaphysique des mœurs à la critique de la raison pure pra-
tique. Dans la première, regardant la bonne volonté comme le
bien suprême et la condition à laquelle doit être subordonné tout
autre bien et s'occupant de développer le concept d'une volonté
bonne en soi, naturellement contenu dans toute saine intelligence, s'en
tenant au sens commun dans les choses morales, mais recourant à la
philosophie pour mettre la dernière main au système de la mora-
lité et aussi pour donner aux préceptes de la sagesse plus d'auto-
rité et de consistance, il prend le concept du devoir, qui contient
celui d'une bonne volonté, et établit d'abord qu'une action, pour
avoir une valeur morale, ne doit pas être seulement conforme au
devoir, mais avoir été faite par devoir et non par inclination ou
par intérêt , puisqu'une action faite par devoir ne tire pas sa
valeur morale du but qu'elle doit atteindre, mais du principe
d'après lequel la volonté s'y résout, que le devoir est la nécessité
de faire une action par respect pour la loi, et enfin qu'il n'y a que
la conformité universelle à la loi de toutes les actions, qui peut
servir de principe à la volonté, c'est-à-dire qu'on doit toujours
agir de telle sorte qu'on puisse vouloir que sa maxime devienne
une loi universelle. Dans la seconde section, Kant montre que ce
concept du devoir, tiré du commun usage de notre raison pratique,
n'est pas un concept empirique, qu'en fait, il est impossible de
prouver par l'expérience, avec une entière certitude, qu'il y a
jamais eu un seul cas où une action conforme au devoir ait été
faite exclusivement par devoir, qu'en outre, la loi morale devant
308 * NOTES PHILOSOPHIQUES
valoir pour tous les êtres en général, et étant absolument néces-
saire, aucune expérience ne peut nous conduire à en inférer
même la possibilité. Les concepts moraux sont donc tous à priori
et ont leur source et leur siège dans la raison, dans la raison lapins
vulgaire aussi bien que dans la raison la plus exercée par la spéculation :
la morale doit être traitée comme une philosophie pure et per-
mettra seule d'établir une théorie spéculative, exacte et complète
de la morale du devoir, de produire des intentions morales vrai-
ment pures, de préparer les cœurs à l'accomplissement du plus
grand bien possible dans le monde. Puis, décrivant la puissance
pratique de la raison, Kant expose ce qpi'il entend par la con-
trainte (Nôthigung], le commandement ou le principe objectif qui
contraint la volonté [Gebot], la formule de l'ordre ou l'impératif qui
ne peut exister pour la volonté divine ou pour une volonté sainte,
l'impératif hypothétique, problématiquement ou assertoriquement
pratique, selon que le but pour lequel l'action est bonne est pos-
sible ou réel, l'impératif catégorique, qui est un principe pratique
apodictique et présente l'action comme objectivement nécessaire
par elle-même et indépendamment de tout autre but ; il se de-
mande comment sont possibles ces trois espèces d'impératifs, qu'il
appelle encore des règles de l'habileté, des conseils de la prudence,
des commandements ou des lois de la moralité, et insiste sur le
dernier dont il reprend la formule établie dans la première section,
pour la transformer successivement, grâce à des exemples, dans
les formules suivantes : /. Agis comme si la maxime de ton action
devait être érigée par ta volonté en une loi universelle de la nature;
II. Agis de telle sorte que tu traites toujours Inhumanité, soit dans ta
personne, soit dans la personne d'autrui, comme une fin et jamais comme
un moyen ; III. Agis d''après des maximes qui puissent se considérer
elles-mêmes comme des lois universelles de la nature. Ainsi il aboutit
à poser l'autonomie de la volonté comme le principe unique de la
morale et à condamner toutes les doctrines qui sont fondées sur le
bonheur personnel ou le sentiment moral, sur la perfection ou la
volonté de Dieu et qui partent toutes du concept de l'hétéronomie
de la volonté. Enfin, après avoir ainsi montré par l'analyse du
concept universellement reçu de la moralité, qu'une autonomie de
la volonté en est le fondement, il prépare, dans la dernière sec-
tion, une critique de la raison pure pratique, dont il a besoin pour
savoir si la moralité est une chimère, question qui suppose un
usage synthétique possible de la raison pure pratique. Le concept
de la liberté est la clef qui fournit l'explication de la volonté, et la
liberté doit être supposée comme propriété de la volonté do tout
DU TRADUCTEUR 309
être raisonnable, puisque la raison pratique ou volonté d'un tel
être ne peut recevoir une direction du dehors sans cesser de dé-
terminer elle-même ses jugements. Or il semble impossible de
sortir de l'espèce de cercle que l'on fait, en se supposant libre
dans l'ordre des causes efficientes, afin de pouvoir se regarder
comme soumis dans l'ordre des fins à des lois morales, puis en se •
considérant ensuite comme soumis à ces lois parce qu'on s'est
attribué la liberté de la volonté. Mais si un être raisonnable appar-
tient par ses facultés inférieures au monde sensible et est par là
soumis aux lois de la nature, il est en tant qu'intelligence soumis
à des lois indépendantes de la nature; par conséquent en nous
concevant libres, nous nous transportons dans le monde intelli-
gible, en nous concevant comme soumis au devoir, nous nous con-
sidérons comme appartenant à la fois au monde sensible et au
monde intelligible. Membre par l'idée de la liberté, d'un monde
intelligible dans lequel mes actions seraient toujours conformes à
l'autonomie de la volonté, mais en même temps membre du monde
sensible, je dis seulement qu'elles doiventêtre conformes à ce prin-
cipe : c'est pour cela même que les impératifs catégoriques sont pos-
sibles. J'indique ainsi la seule supposition qui les rend possibles,
et cela suffit pour l'usage pratique de la raison, mais il est au-
dessus de toute raison humeiine de savoir comment cette supposi-
tion est elle-même possible. D'ailleurs comment pourrait-on la
blâmer de ne vouloir et de ne pouvoir expliquer la nécessité du
principe suprême de la moralité au moyen d'ane condition, c'est-
à-dire de quelque intérêt, puisqu'elle ôterait par là à ce principe
son caractère de loi morale, c'est-à-dire de loi suprême de la
liberté?
Le critique auquel répond Kant dans la page suivante, est pro-
bablement Garve (1742-1798) qui avait traduit et commenté le
de Officiis, et qui, à l'occasion de sa traduction de la Morale d'Aris-
tote, avait livré à un examen pénétrant et dont il faut tenir
compte, la philosophie morale de Kant. Son ouvrage intitulé Ueber-
sicht d. vornehmst. Principien d. Sittenl. etc., mérite encore, dit
M. Paul Janet, d'être lu aujourd'hui.
Note 5, p. 14, l- 9, le reproche de vouloir introduire une langue
nouvelle. — En 1770, Mendelssohn reconnaissait à Kant un talent
d'écrivain populaire; Schiller, qui aimait les doctrines de Kant,
parle de son style de Chancellerie philosophique; le conseiller
Wlômer, l'ami de Kant, ne le lisait pas, disait-il, parce que ne
pouvant suivre de l'œil les conditionnelles et les parenthèses, et
310 NOTES PHILOSOPHIQL'tS
plaçant un doigt sur unmot, un doigt sur un autre, etc., les doigts
lui manquaient avant d'arriver à la fin de la phrase, Colien au
contraire, trouve que ni Platon ni Schiller n'ont écrit aussi bien
que Kant, qui a un style michelangéliqiiel Sans aller aussi loin que
Cohen, on pourrait citer, surtout dans la Raison pratique, un
certain nombre de pages où la beauté de la forme est égale à
l'élévation de la pensée ; on en trouverait beaucoup d'autres aussi
qui justifieraient la boutade de Wlômer. — (Avant-propos, p. XXV.)
Note 6, p. 16, 1. 8, qu'il ne peut y avoir aucune connaissance à
priori. — Voyez sur ce point les travaux de Stuart Mill, le plus
pénétrant adversaire des propositions à priori, et de Spencer, qui
a donné, en une certaine mesure, raison à Kant, tout en présen-
tant sa doctrine sous une forme tout à fait différente. — Sur
cette affirmation de Kant, voyez Fouillée, Critique des systèmes
de morale contemporaine et Renouvier et Pillon, loc. cit. n, 2 et 3.
Note 7, p. 18, 1. 13; p. 86, sqq.; p. 97, etc. Hume, — Pour
l'influence exercée par Hume sur Kant, au point de vue spéculalii
comme au point de vue pratique, on peut consulter Renouvier,
Zeller, Paulsen, Lange, (op. cit.); Benno Erdmann, op. cit. et
Kant und Hume um 1762. {Archiv {. Gesch. d. Philosophie hgg. von
Ludwig Slein, 1888 Bd. I h. 1, 2); Baumann, Zv\rei Beitrâge zum
Verstândniss Kant's, Ph. Monatshefte 1882, p. 257-286. Dans ce
dernier travail (Rev. ph. XVI, 545), l'auteur étudie les transfor-
mations de la doctrine morale de Kant, pour les idées du bien
suprême, de l'immortalité et de Dieu, où perce un reste de la
métaphysique de Leibnitz et de Wolf ; puis, pour la notion de
fin et de but final, signale enfin l'influence de Shaftesbury,
Hutcheson et Hume, l'influence plus considérable encore de
Rousseau (note 16). — Voyez encore deux articles de Stirling dans
Mind (XXXVI et XXXVII), Katit has not answered Hume.
Note 8, p. 19, note, lig. 3, N... est idéaliste. — Il semble bien
qu'il s'agisse de Kant lui-même. — On sait à quelles discussions
a donné lieu la question de savoir si Kant est ou non idéaliste :
on peut consulter tous les auteurs déjà cités et Fraser, Berkeley
Works, Janilsch, Kant's Urtheile ùber Berkeley, — Il serait
peut-être bon de remarquer à ce sujet que la solution de cette
question comme de celle qu'on appelle le scepticisme de Hume,
dépend de la définition que l'on donne du scepticisme et de l'idéa-
Jsme.
Note 9, p. 19, 1. 16; p. 88, sqq.; p. 424, sqq.; l'empirisme uni-
DU TRADUCTEUR 311
verset se révèle comme le véritable scepticisme, etc. — On peut voir
lombien il convient d'être circonspect, en attribuant aux philoso-
phes des conséquences non acceptées par eux, de leurs doctrines,
BiTon veut rester fidèle à la vérité, puisque Kant, qui d'ailleu'.s
use lui-même de ce procédé à l'égard de ses adversaires, a été
accusé d'idéalisme, de scepticisme, de matérialisme, d'empirisme,
et même d'athéisme, après avoir uniquement cherché à réfuter ces
divers systèmes 1
Note 10, p. 38, 1. 6, Coalitionssystem, p. 206; Coalitionsversuche.
— On comprendra mieux le sens de ces expressions si l'on étudie
dans Bartholmèss l'histoire philosophique de l'Académie de Berlin ;
les différents représentants de la philosophie à cette Académie
essaient de concilier Leibnitz et Locke, les Écossais, Hume et
Condillac, etc. — Maimon a essayé, dans son système composite
{Coalitionss'jstemJ de réunir les doctrines de Kant, de Spinoza, de
Hume et de Leihmtz{Versuchilber d.trancendental Philosophie, 4790.)
Notes 11 et 12, maximes, bien et devoir, sentiment, p. 10, note de K.
et 43; 65, 1. 16; 67, Hutcheson; 99 1 14; 110, 1. 16; 112, 1. 17;
125 et 126; 134, 135 et 136, 142, 143, 148, 1. 13 et 14; 159, 1. 7,
sqq. ; 151, 153 et 154; 220, 1. 22 ; 224, 1. 8; 273, etc. — H faut
réunir, pour l'intelligence de la morale de Kant, ce qu'il dit des
maximes qui, pour être des lois pratiques universelles, doivent
être représentées comme des principes qui déterminent la volonté
non par la matière, mais simplement par la forme (43), du
concept du bien qui ne doit pas servir de fondement à la loi
morale, mais est déterminé après elle et par elle (110), ce qu'il
dit enfin un peu partout contre l'intervention du sentiment en mo-
rale, et ce qui a provoqué la célèbre épigramme de Schiller : J'ai du
plaisir à faire du bien à mon voisin, cela m'inquiète, je sens que
je ne suis pas tout à fait vertueux. — Les objections n'ont pas
manqué sur chacun de ces points, non plus que sur le système
auquel ils se rattachent et qu'on a pris l'habitude d'appeler un
formalisme moral. Hegel, Schopenhauer et Kirchmann ont soutenu
que si ce qui est moral tire son origine de la simple forme ou de
l'universalité du commandement, Kant ne devait pas se demander
quelle forme est ou n'est pas (44) capable de s'adapter à une légis-
lation universelle, car, dans la forme, il n'y a aucune distinction,
et lorsque Kant veut distinguer les maximes d'après leur forme, il
est obligé de revenir au contenu du commandement et par consé-
quent de se contredire. M. Paul Janet (la Morale], M. Fouillée
(Critique des systèmes de morale contemporaine) et surtout M. Beaus-
312 NOTES PHILOSOPHIQUES
sire [Les principes de lamorale^ l. III ch. I et 2) ont développa
en y insistant, des objections analogues. Le premier a soutenu que
le bien est antérieur au devoir et il a été combattu par M. Pillon
(Cr. ph. 1876, I); le second a produit des textes d'après lesquels
il a cru pouvoir affirmer que MM. Renouvier et Pillon avaient
eux-mêmes dirigé contre le kantisme des critiques analogues à
celles de M. Janet. Enfin M. Beaussire, tout en acceptant la théorie
de Kant qui fonde l'obligation sur Tantonomie de la volonté, a vu
dans l'idée d'utilité la seule qui puisse donner à la morale un
objet précis, sans l'emprunter à la morale elle-même. — D'un
autre côté, M. Paul Janet a vivement combattu l'un des paradoxen
les plus étranges, Vun des scandales de la morale kantienne, Vespèce
de défaveur qu'elle jette sur les bons sentiments, sur les inclinations
naturelles qui nous conduisent au bien spontanément et sans
effort (p. 4i6).
Essayons d'expliquer ces trois théories de Kant qui, en réalité,
n'en font guère qu'une et d'en préciser le sens exact. Si nous con-
sultons les nombreux renseignements qui nous ont été transmis
sur la vie de Kant, nous voyons que l'ordre était le principe de sa
conduite, qu'il raisonnait jusqu'aux moindres actions de sa
journée, se faisait sur tout des maximes et s'y conformait si inva-
riablement qu'elles semblaient faire partie de sa nature même.
Éveillé cinq minutes avant cinq heures du matin, il était assis à
sa table à cinq heures, prenait seul une ou deux tasses de thé
que la présence d'un ami l'aurait empêché de prendre avec son
calme ordinaire, fumait une pipe, repassait, même quand il cessa
d») i)rofesser, parce que c'avait été toujours son habitude, ce qu'il
avait fait la veille, donnait ses leçons, puis de retour chez lui tra-
vaillait jusqu'à midi trois quarts, se levait de son bureau, prenait
un verre de vin de Hongrie, du Rhin, ou de bischoff, s'habillait
et à une heure se mettait à table. L'après-midi, il faisait ces
promenades célèbres dans lesquelles on le vit à peine deux fois
en quarante ans dépasser la limite où il s'arrêtait d'ordinaire,
pour avoir plutôt un ouvrage de Rousseau ou des nouvelles de la
Révolution française ; il les faisait seul, parce qu'il respirait d'a-
près des règles qu'il s'était faites comme il s'en était fait s\ir la
manière d'attacher ses bas. Rentré chez lui, il lisait les journaux,
puis s'installait à six heures pour le travail du soir dans son cabinet,
où il entretenait constamment une température de 15", s'asseyait
en hiver ou en été auprès du poêle de manière à voir les tours du
vieux château, et il ne pouvait continuer ses méditations quand
les arbres, par suite de leur croissance, lui en cachaient la vue-
DU TRADUCTEUR 313
Puis, vers dix heures, un quart d'heure après qu'il avait cessé de
penser, il se couchait dans une chambre sans feu, dont les fenêtres
étaient fermées toute l'année, se déshabillait avec méthode el secou-
rrait dans son lit avec une habileté toute particulière. Il est évi-
dent qu'un homme qui poussait ainsi jusqu'à la minutie l'amour
de la règle devait être disposé à donner une grande place dans sa
morale aux formules et aux préceptes, à y mettre la forme au-
dessus de la matière. Ajoutez à cette influence des habitudes qui
devinrent de plus en plus tyranniques ou même employez pour
l'expliquer les tendances piélistes de Kant (voyez note 17), qui le
portaient à sacrifier non seulement le dogme aux œuvres, la lettre
à l'esprit, mais aussi les actions elles-mêmes aux intentions ;
joignez-y encore l'étude des mathématiques, par laquelle il a
appris ce que signifie une formule qui détermine d'une manière
tout à fciit exacte et sans laisser de place à l'erreur, ce qu'il y a
à faire pour résoudre un problème, par laquelle il a été amené à
donner, comme Spinoza, une forme géométrique à une partie de
son livre ; vous comprendrez que Kant n'ait cru ni insignifiant ni
inutile, sans établir aucun principe nouveau, de donner une jor-
mule nouvelle de la moralité (p. 10, note de Kant), et qu'il se soit
déterminé à faire passer le devoir, la règle, la loi avant le concept
du bien.
D'un autre côté, on a remarqué, en comparant d'une manière
plus ou moins exacte Kant à Pascal, que s'il faisait une pension à
sa sœur, il refusait de la voir, qu'il n'aimait pas en général à voir
autour de lui les parents auxquels il venait en aide de bon cœur,
parce qu'il ne pouvait y avoir entre eux et lui aucun commerce
satisfaisant ; un de ses biographes a dit qu'il ne savait pas s'il avait
jamais embrassé un de ses amis. Rappelons-nous encore que le
protestantisme fait une grande place, surtout en Allemagne, au
péché originel (cf p. VIII), que le piétisme demandait la régénéra-
tion spirituelle à la lutte incessante de la conscience contre
l'égoïsme et les passions, que Voltaire, admiré et commenté par
Kant, proscrivait le fanatisme et vantait la raison : nous aurons
quelques-unes des causes au moins occasionnelles, sinon totales et
complètes, pour laisser intacte la question de l'originalité de Kant,
qui déterminèrent la direction de sa pensée, lui firent substituer
partout la raison au sentiment, et craindre à l'égal de la supersti-
tion un enthousiasme fanatique (p. 99, 125, 151, etc.).
M. Renouvier, tout en reconnaissant {Cr. p., 1882-83) que le
formaUsme kantien est beaucoup trop exagéré dans l'original, s'est
appuyé sur le passage, il est très beau de faire du bien aux hommes
314 NOTES PHILOSOPHIQUES
p. 147, 1. 7 (auquel il eût pu en joindre d'autres, notamment ceux
qui sont indiqués en haut de cette note, p. 107, 133, 134, 136,
142, 143, 148, 159, 273. — Voyez aussi noie 18 , pour soutenir,
d'un côté, que ce qu'il faut en retenir c'est la distinction juste et
profonde entre le principe formel constitutif de l'obligation et tous
les éléments matériels — distinction qu'admettent également
d'ailleurs MM. Janetet Beaussire, — de l'autre, que les interprètes
ont exagéré le formalisme kantien dans l'idée qu'ils en donnent.
Kant, dit-il, reconnaît la présence nécessaire en nos consciences
des mobiles affectifs et passionnels de nos actes moraux, la Icgi-
limilé des attraits sensibles, l'avantage à certains égards d'unir à
l'idée du devoir celle de la vie en réalité la plus heureuse qu'on
peut attendre de son accomplissement, le caractère de beauté et
de noblesse des actions inspirées par l'humanité et la sympathie,
un suprême idéal de moralité où la loi morale, ne rencontrant
plus d'opposition, le pur amour remplace la contrainte imposée
aux sentiments par le devoir.
Il y aurait lieu encore de comparer la morale du devoir, telle
que l'a exposée Kant, avec les formes récentes qu'a prises la mo-
rale utilitaire chez Stuart Mill et Spencer, à tenir compte des criti-
ques qui pourraient lui être adressées de ce point de vue, non plus
seulement par des spiritualistes comme M. Beaussire, mais encore
par des empiriques disciples de Mill ou de Spencer. On consultera
avec fruit sur cette question, outre les ouvrages de l'un et de
l'autre, l'article de Spencer sur la Morale de Kant dans la Revue
philosophique de juillet 1888 et celui de M. Brochard, janvier 1901.
Note 13, p. 71, 1. 2 et 15; 197, 1. 14; 214, 1. 2; 246, 1. 9 sqq.;
248, 1 . 20, etc. — Kant distingue nettement les mots Vorstellung^
Perception, Empfindung, Erkenntniss, Anschauung, Begriff et Idée. Le
premier est le terme générique qui désigne toute représentation
en général [reprœsenlatio] ; la Perception est une représentation
avec conscience, la sensation (Empfindung) est une perception qui
se rapporte simplement au sujet comme modification de son état,
la connaissance [Erkenntniss) est une perception objective {cogni-
tio), elle forme une intuition {Anschauung), si elle se rapporte im-
médiatement à l'objet et est singulière, unconcept [Begriff= intui-
ius vel conceptus) si elle ne s'y rapporte que médiatement au
moyen d'un signe qui peut être commun à plusieurs choses. Le
concept pur, en tant qu'il a simplement son origine dans l'en-
tendement (et non dans une image pure de la sensibilité), est la
notion {notio). Le concept formé de notions qui dépassent la pos-
DU TRADUCTEUR 315
sibilité de l'expérience est une idée, c'est-à-dire un concept ra-
tionnel [Cr. de la R. pure, Barni /, 377).
Note 14. Appel au sens commun : 43, 1. 26 et 27 ; 49, 1. 23 et 50,
1. 1 ; 52, 1. 13 ; 59, 1. 3, sqq ; 60, 1. 25 ; 62, 1. 3 sqq ; 79, 1. 15, sqq;
166, 1. 6 et 27 sqq; 190, 1. 20; 277, 279, 294.
Kant croit que l'entendement le plus ordinaire peut distinguer,
sans instruction préalable, quelle forme est ou n'est pas, dans la
maxime, capable de s'adapter à une législation universelle. Il ne
doute pas que l'homme le plus passionné ne puisse triompher de
son penchant, s'il devait être attaché à une potence aussitôt qu'il
l'aurait satisfaite, qu'il n'avoue qu'il lui est possible de vaincre
son amour pour la vie, si grand qu'il puisse être, et de ne pas porter
un faux témoignage contre un honnête homme que son prince
voudrait perdre. On trouve, selon lui, en analysant le jugement
que les hommes portent sur la conformité à la loi de leurs
actions, que leur raison incorruptible et se contraignant elle-
même, compaie toujours la maxime de la volonté dans une
action à la volonté pure. Il invoque la voix de la raison, voix
céleste, si claire relativement à la volonté, si pénétrante, si per-
ceptible même pour les hommes les plus vulgaires, comme Rous-
seau invoque la voix de la conscience (note 16). Les limites de la
moralité et de l'amour de soi sont marquées avec tant de clarté et
d'exactitude, que la vue même la plus ordinaire ne peut man-
quer de distinguer si quelque chose appartient à l'un ou à l'autre ;
ce qu'il y a o faire d'après le principe de l'autonomie du libre
arbitre est aperçu sans peine et sans hésitation par l'entendement
le plus ordinaire et la connaissance du devoir se présente d'elle-
même à chaque homme qui sait à merveille, même sans aucune
expérience du monde, ce qu'il doit faire d'après la loi morale. Celle-
ci est donnée comme un fait de la raison pure, dont nous sommes
conscients à priori et qui est apodictiquement certain, en suppo-
sant même qu'on ne puisse alléguer, dans l'expérience, aucun
exemple où elle ait été exactement suivie. La justification des prin-
cipes moraux, comme principes d'une raison pure, pouvait aussi
fort bien et avec une certitude suffisante, être établie par un
simple appel au jugement de l'entendement humain ordinaire et
il n'y a pas d'entendement qui ne doive comprendre immédiate-
ment, par un exemple, que des principes empiriques du vouloir
peuvent bien l'engager à les suivre par les séductions qu'ils lui
offrent, mais que jamais on ne peut exiger qu'il obéisse à une loi
autre que la loi pure de la raison. Le principe de causalité incon-
316 NOTES PHILOSOPHIQUES
testable et objectif qui exclut toute condition sensible de sa déter-
mination est depuis longtemps dans la raison de tous les hommes,
incorporé à leur nature où il forme le principe de la moralité. Aussi
Kant recommande-t-il de prendre pour fondement un catéchisme
simplement moral — dont il a donné lui-même une esquisse dans
la Doctrine de la vertu — de fouiller les biographies des temps
anciens et modernes pour y trouver des exemples à soumettre
au jugement des enfants : il cite lui-même un exemple qu'il pro-
pose à un enfant de dix ans et croit que, de lui-même et sans les
indications de son maître, il jugera exactement la valeur des actes
(Anne de Boleyn). Enfin comparant, dans sa conclusion, le ciel
étoile et la loi morale, l'étude de l'univers et la morale, il veut
que l'on suive dans la dernière, la voie qui a conduit à des résultats
si heureux dans la première. « Nous avons, dit-il, sous la main,
les exemples du jugement moral de la raison ; en les décomposant
par l'analyse en leurs concepts élémentaires et en employant, à
défaut de la méthode mathématique, un procédé analogue à celui
de la chimie... on obtiendra purs les éléments empiriques et les
éléments rationnels qui se trouvent en eux..., la science conduira
à la doctrine de la sagesse. »
Si l'on rapproche toutes ces assertions de celles qui se trouvent
déjà dans les Fondements de la Métaphtjsique des Mœurs (note 4), on
verra nettement les rapports de la morale kantienne avec celle de
l'école écossaise qui fait, dans la spéculation comme dans la pra-
tique, si fréquemment appel au sens commun, avec celle de Voltaire
(note 15) et de Rousseau (note 16); on comprendra beaucoup
mieux pourquoi Kant a pu parler du caractère populaire de la
connaissance traitée dans la Critique de la raison pratique (p. 14),
on saura, et il faudra en tenir compte pour adopter ou combattre
la morale de Kant, qu'elle considère comme ayant une valeur incon-
testable et incontestée, les jugements moraux du vulgaire sur lesquels
elle s'appuie à l'origine, de même qu'elle cherche dans le christia-
nisme le concept du souverain bien qui seul satisfait aux exigences
les plus rigoureuses de la raison pratique (note 17).
Note 15, p. 140, 1. 4, Voltaire; 223, § IV, 226, § 5. — Voltaire
était mort depuis dix ans lorsque Kant portait sur lui ce jugement,
si différent de celui qu'en ont porté bon nombre de philosophes
qui n'ont vu chez lui quedes doctrines superficielles et banales. On
se montre aujourd'hui, à l'étranger sinon en France, pins juste pour
Voltaire. « Anglais et Allemands, dit Lange, s'efforcent à l'envi
d'assigner à ce grand Français, sans pallier ses défauts, la place
DU TRADUCTEUR 317
qui lui est due dans l'histoire de notre vie intellectuelle. > Il
suffit, pour justifier l'affirmation de Lange, de citer les noms de
Bunkle, de Dubois- Ueymond, qui le compare à A. de Humboldt,
de Strauss, qui le compare à Bossuet, à Herder, à Hegel, de
Hettner, qui l'a patiemment étudié, de Lange, de Herz, etc. Lange
a montré que chez Voltaire fermente une idée vague et incons-
ciente de la théorie de Kant, alors qu'il répète à plusieurs reprises
ce propos si expressif: Si Dieu n'existait pas, il faudrait l'inventer,
que, dans son opinion réelle, la croyance en Dieu est indispensable
pour le maintien de la vertu et de la justice (I, 308). Une lecture
attentive de Voltcdre montre clairement qu'il a exprimé avant
Kant bon nombre des idées qui constituent l'originalité philoso-
phique de ce dernier; une lecture attentive de Kant montre tout
aussi clairement qu'il a beaucoup pratiqué Voltaire et qu'il lui
doit bien réellement ces idées. Nous nous bornerons à donner
quelques brèves indications. On sait que Kant ramène aux trois
questions suivantes tout l'intérêt de la raison, tant spéculatif que
pratique : Que puis-je savoir? Que dois-je faire? Qu'ai- je à
espérer ? Voltaire a dit avant lui, dans le Poème sur le tremble-
ment de terre de Lisbonne : Que suis-je? Où suis-je? Où vais-je?
et d'où suis-je tiré? dans le Philosophe ignorant : Qui es-tu? D'où
viens-tu? Que fais-tu? Que deviendras-tu? Avant Kant, Vol-
taire dit en beaux vers que tous les êtres ont leurs lois et que
l'homme doit avoir la sienne; qu'il faut adorer Dieu et être juste
{Poème sur la loi naturelle), qu'un jour il y aura harmonie entre le
bonheur et la vertu [Poème sur Lisbonne), que, par conséquent, on
ne peut soutenir l'optimisme sans admettre l'immortalité de
l'âme :
Un jour tout sera bien, voilà notre espérance,
Tout est bien aujourd'hui, voilà l'illusion.
n combat à la fois le fanatisme et l'athéisme [Homélies sur
V athéisme), fonde la morale et la religion sur la logique naturelle
qui se développe avec l'âge dans les hommes les plus grossiers et,
s'il croit pouvoir dire du monde à peu près ce qu'en pense
Kant :
Soit qu'un être inconnu, par lui seul existant
Ait tiré depuis peu l'univers du néant.
Soit qu'il ait arrangé la matière étemelle,
Qu'elle nage en son sein ou qu'il régne loin d'elle;
a ne voit pas plus que lui de contradiction à supposer que Dieu,
318 NOTES PHILOSOPHIQUES
ayant accordé la faculté de penser à une monade, la lui conservera
après cette vie, et il ne trouve ni dans son entendement ni dans
les livres des athées, ni dans le troisième chant de Lucrèce, de
démonstration pour l'affirmation contraire ; comme lui il lie la
croyance à l'immortalité à la croyance à Texistence de Dieu, et il
se sent de plus en plus une tendresse de père pour le vers célèbre :
Si Dieu ii'exislait pas, il faudrait Vinventer. Ajoutons en outre que
la Confession du Vicaire savoyard a transmis encore à Kant,
comme l'a bien vu M. Gérard (R. ph. 111), la pensée de Voltaire;
que Kant concluait les Rêves d'un Visionnaire expliqués par les Rêves
d''un Métaphysicien (un titre d'ailleurs que n'eût pas désavoué Vol-
taire) par le passage suivant : « Comme notre destinée dans le
monde à venir pourrait bien dépendre de la manière dont nous
aurons rempli notre rôle dans le monde présent, je conclus par
les paroles que Voltaire fait dire au bon Candide, après tant de
vaines discussions : Cela est bien dit, mais il faut cultiver notre
jardin. » Il faut remarquer encore qu'au moment même où Kant
accorde la plus grande attention aux œuvres de Rousseau et ne
peut qu'avec peine juger librement ses doctrines, il conserve
encore et conservera toujours par la suite les opinions que Voltaire
avait émises sur l'optimisme (voyez note 16), qu'il s'en sert, dans
la présente Critique, pour étabUr l'immortalité de l'âme et qu'il y
rattache, comme Voltaire encore, le concept de Dieu à la morale et
non à la métaphysique (cf. note 3, sub fine.)
Note 16, p. 154, 1. 4, Devoir! — Il faut rapprocher ce passage
célèbre de Kant, du passage non moins célèbre de Rousseau, dans
la Profession de foi du Vicaire savoyard : « Conscience ! cons-
cience ! instinct divin, immortelle et céleste voix, guide assuré
d'un être ignorant et borné, mais intelligent et libre ; juge infail-
lible du bien et du mal, qui rend l'homme semblable à Dieu ! c'est
toi qui fais l'excellence de sa nature et la moralité de ses actions ;
sans toi, je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes
que le triste privilège de m'égarer d'erreurs en erreurs à l'aide
d'un entendement sans règle et d'une raison sans principe. » —
(Voyez en outre les passages de Kant visés dans la note 14). —
Herder, élève de Kant d puis 1762 jusqu'à 1764, nous dit que le
même génie que Kant déployait à critiquer Leibnitz, Wolf, Baum-
garten, Crusius et Hume, à exposer les lois de Kepler, de Newton
et des physiciens, il l'appliquait au commentaire des œuvres de
Rousseau qui paraissaient alors, à l'étude de l'Emile et de la Nou-
velle Héloïse..., que toujours il ramenait l'auditeur à l'étude im-
DU TRADUCTEUR 319
partiale de la nature et à la connaissance de ce qui fait la valeur
morale de l'homme. Aux recherches de physique mécanique qui
avaient beaucoup occupé Kant jusque-là viennent se joindre plus
intimement dès lors les problèmes de la morale : « Il fut un temps,
écrit-il en 1764, où je pensais que la recherche de la vérité cons-
titue la dignité de l'espèce humaine. . . Rousseau m'a tiré de mon
erreur... J'apprends à connaître le véritable prix de l'homme. »
Rousseau produisit sur Kant une profonde impression : Jean-
Jacques réunit, dit-il, à une admirable pénétration de génie, une
inspiration noble et une âme pleine de sensibilité, comme cela ne
s'est jamais rencontré chez un autre écrivain, en aucun temps, en
aucun pays. » Aussi ne peut-il le juger avec sa raison que quand
il l'a lu et relu, de manière à ce que la beauté de l'expression ne le
trouble plus. Toutefois, quelque influence qu'exerce sur lui Rous-
seau, qui devient à ses yeux le Newton des sciences morales, il
n'abandonne pas Voltaire, et refuse d'accepter l'optimisme de
Rousseau. « La félicité, dil>il, en paraphrasant les deux vers
de Voltaire, est le dernier terme de tous les désirs, mais elle ne se
trouve nulle part dans la nature : être heureux et satisfait de l'état
présent, c'est un état que la nature ne comporte pas. » Si l'on
cherche maintenant ce que Kant a pu tirer de la lecture de Rous-
seau, on verra que Rousseau proclame incompréhensibles et pour-
tant incontestables, les mystères admis par les protestants; qu'il
est désabusé de l'opinion trompeuse d'après laquelle il pensait
qu'on pouvait être vertueux sans religion ; qu'il se demande com-
ment on peut être sceptique par système et de bonne foi ; que les
matérialistes, semblables à celui qui nie l'existence des sons dont
son oreille n'a jamais été frappée, sont sourds à la voix intérieure
(voyez p. 59, 1. 10) qui leur affirme qu'il y a en eux un principe
autre que le corps; que la matière est mue selon des lois déter-
minées par un Dieu auquel se joignent les idées d'intelligence, de
puissance, de volonté, de bonté et de justice; quePhommeestleroi
de la terre, lui qui peut observer, connaître les êtres et leurs rap-
ports; sentir ce que c'est qu'ordre, beauté, vertu, aimer le bien et
le faire; qu'il est libre dans ses actions et comme tel animé par une
substance immatérielle. En consultant la conscience, en écoutant
la voix intérieure, le vrai guide de l'homme, on s'aperçoit qu'il y a
au fond des âmes un principe inné de justice et de vertu sur lequel
nous jugeons nos actions et celles d'autrui; que la conscience est
un juge infaillible du bien et du mal (v. la citation en tête de cette
note) .
Rousseau a présenté sous une forme nouvelle la plupart des
320 NOTES PHILOSOPHIQUES
idées que Voltaire avait déjà exposées (note 15), il leur a donné
une vie plus intense, et en faisant l'éloge de la religion qu'il met
au-dessus de la philosophie, de J.-C, qu'il met infiniment au-
dessus de Socrate, il a ramené Kant aux croyances religieuses que
lui avaient inspirées ses parents et ses maîtres (note 17).
On peut consulter pour connaître l'influence de Rousseau '^ur
Kant, outre les travaux allemands de B. Erdmann, de Lange^ de
Baumann (note 7), de Dieterich, Kant und Rousseau, 1878, l'étude
de M. Nolen, qui a résumé les résultats obtenus [Rev. ph. VII,
VIII, IX, les Maîtres de Kant), le livre de M. Bridel sur la Phi-
losophie de la religion de Kant, la Critique philosophique
(Index).
Note 17 ; Christianisme et Evangile, p. 149, 1. 16; p. 154, 1. 19;
p. 232, 233, 235, 236, 237, 266, 284; Sainteté et Béatitude, p. 216.
222, 225, 234, etc.
Kant soutient que le précepte moral chrétien l'emporte au
point de vue de la pureté sur le concept moral des stoïciens, que
le christianisme, quand même on ne le considérerait pas comme
une doctrine religieuse, fournit un concept du souverain bien qui
seul satisfait aux exigences les plus rigoureuses de la raison pra-
tique. La loi morale conduit à la religion ; c'est seulement quand
cette dernière s'ajoute à la loi morale qu'entre en nons l'espé-
rance de participer un jour au bonheur dans la mesure où nous
avons essayé de n'en être pas indignes. Aussi les devoirs envers
Dieu sont-ils placés au-dessus de tous les autres et Kirchmann a
pu dire de la Critique de la raison pratique qu'elle n'est pas seu-
lement une morale, mais encore une philosophie de la religion,
que Kant n'a eu qu'à compléter dans son ouvrage de 1793 (Avant-
propos, p. XII).
Comment expliquer la part prépondérante faite ainsi au chris-
tianisme? Kant reconnaissait lui-même l'action durable et déci-
sive que les maîtres de son enfance et de sa jeunesse avaient
exercée sur lui. Son premier maître, Schulz, pour lequel ses
parents avaient une vénération profonde, avait été le disciple de
Spener, le fondateur du piétisme et avait fait tous ses efforts pour
propager cette dernière doctrine. Il demandait la régénération
spirituelle à la lutte de la conscience contre l'égoïsme et les pas-
sions, et à l'austérité du caractère. Il avait gagné à ses doctrines
la famille de Kant, qui se souvenait plus tard avec bonheur du
temps heureux où rien d'injuste ou d'immoral n'avait offensé ses
oreilles et ses yeux. Dirigé par lui, Kant était entré au collège
DU TRADUCTEUR 321
dont Schulz avait fait un séminaire piétiste, avait appris le grec
dans le Nouveau Testament, fait de l'Écriture le thème ordinaire
de ses études historiques, commenté tous les matins un passage
de la Bible, entendu répéter que ses études se faisaient sous le
regard d'un Dieu présent partout, travaillé avec zèle pendant deus
ans la dogmatique religieuse. Knutzen, avec lequel il étudia toutes
les parties de la philosophie et des mathématiques, avait été
conquis au piétisme par Schulz et unissait très étroitement le
piétisme et la philosophie. De l'un et de l'autre on peut dire co
que B. Erdmann a dit du premier, que la personnalité morale de
Kant porte leur empreinte, qu'on retrouve en lui le piétiste qui
sacrifie les dogmes aux mœurs et interprète la religion révélée
d'après la pureté du cœur, qui rend un culte à la beauté morale
et qui a une conscience toujours inquiète de la pureté de ses inten-
tions, tout en combattant le mysticisme et les attraits sensibles,
qui fait tous ses efforts pour unir la philosophie et la religion
[Avant-propos, p. IV, X, XV). Si Ton tient compte en outre de
l'influence exercée par Newton [Nolen, Uev. ph. VIII), par Voltaire
(note 15), par Rousseau (note 16), on comprendra beaucoup mieux
les tendances religieuses de la Critique de la raison pratique. Il y
a plus : si l'on se rappelle que ses biographes nous le représentent
comme revenant avec plaisir, dans les dernières années de sa vie,
s\jr les idées qu'il avait acquises dans sa jeunesse, développant
avec force l'argument tiré de Tordre physique et des causes
finales, citant la Bible et se faisant souvent expliquer, syllabe par
syllabe, le sens hébreu de son prénom : Itnma = avec; Immanu =
avec nous; El = Dieu; Im,manuel= Dieu avec nous, se rappelant
alors que sa mère lui parlait de l'ordre et de l'arrangement du
ciel, on sera disposé à penser que déjà au temps oii il médiLiit la
Critique de la raison pure, les souvenirs du temps de son enfance
et de sa jeunesse avaient repris en lui toute leur vivacité et for-
maient en quelque sorte l'idée maîtresse vers laquelle conver-
geaient toutes ses méditations et ses recherches. La morale
chrétienne, telle que l'entendaient les luthériens et surtout les
piétistes, est alors pour lui la morale par excellence, celle à
laquelle il tente de rapporter toutes ses spéculations et avec
laquelle il veut mettre en accord ses doctrines philosophiques
pour les faire servir au développement intellectuel et moral de
l'humanité.
Voyez Bridel, op. cit.; ISolen, les Maîtres de Kant (Re\. ph. VI);
B. Erdmann, Martin Knutzen \md seine Zeit; Nolen, La Critique
de Kant et la religion (Rev. ph. IX); Feuerlein, Kant und Pietis-
KiNT, Crit. de la rais, prat 21
322 NOTES PHILOSOPHIQUES
mus (Ph. Monatshefte, 1882); Paul Janet, Les Mailres de la Pensée
moderne.
Note 18, p. 290, 1. 4, un travail étendu. — 11 faut compléter
l'étude de la morale Kantienne dans la Critique de la raison
pure (n. 3), les Fondements de la Métaphysique des Mœurs
(note 4) et la Critique de la Raison pratique — par la Religion
dans les limites de la raison [Avant-propos, p. X), enfin par la
Métaphysique des Mœurs, qui parut en 1796 et 1797 en deux
volumes, que Barni a traduits sous le titre de Eléments métaphtj-
siques du droit. Eléments métaphysiques de la vertu. Tous nos devoirs
sont pour Kant des devoirs de droit qui peuvent être l'objet d'une
législation extérieure et positive, ou des devoirs de vertu, dans
lesquels tout dépend de l'intention et du but, qui ne peuvent être
commandés par aucune loi extérieure. Les premiers comprennent
le droit de l'humanité en notre propre personne et le droit des
hommes, les seconds, la fin de l'humanité en notre personne et la
fin des hommes.
La doctrine du droit"^ est divisée en deux parties : dans la pre-
mière, Kant s'occupe du droit privé, du mien et du tien exté-
rieurs en général; dans la seconde, du droit public. Après avoir,
dans un premier chapitre, traité de la manière d'avoir comme sien
quelque chose d'extérieur, Kant traite, dans le second, de la
manière d'acquérir quelque chose d'extérieur et examine succes-
sivement le droit réel, le droit personnel d'espèce réelle, l'acqui-
sition idéale d'un objet extérieur; dans le troisième, de l'acquisi-
tion subjectivement conditionnelle prononcée par la sentence
d'une juridiction publique. La seconde partie est consacrée à
l'examen du droit politique, du droit des gens, du droit cosmopcf-
litique, et peut être utilement complétée par le Projet philoso-
phique d'un traité de paix perpétuelle.
La doctrine de la vertu contient, outre une introduction, deux
parties. La première, ou doctrine élémentaire, traite, dans un pre-
mier livre, des devoirs envers soi-même en général : ces devoirs
sont des devoirs parfaits et ont rapporta l'homme considéré comme
être animal, comme être moral, comme juge naturel de lui-même ;
ou bien ils sont imparfaits et ont pour objet le développement et
l'accroissement de la perfection naturelle ou de la perfection morale.
Dans un second livre, il est question des devoirs envers les autres
hommes, considérés simplement comme hommes, devoirs d'amour,
bienfaisance, reconnaissance, sympathie, et devoirs de respect, ou
considérés au point de vue de leur état. La seconde partie, ou mé-
DU TRADUCTEUR 323
thodologie, renferme une didactique dans laquelle se trouve le
fragment d'un Catéchisme moral dont nous avons parlé (note 14),
qui pourrait être complétée par le Traité de Pédagogie de Kant
(trad. Barni, revue par Thamin), et une ascétique.
Dans la Métaphj-sique des Mœurs, qu'on lit trop peu à notre avis,
nous nous bornerons à signaler la définition du droit qui est l'exer-
cice de la liberté individuelle limité par la liberté de tous, la doc-
trine de.Kantsur la propriété littéraire, sur le serment en justice,
sur la souveraineté du peuple où l'on retrouve le disciple de Mon-
tesquieu, de Voltaire, de Rousseau, sur les fondations de bienfai-
sance, qui favorisent la paresse et le paupérisme, sur les rapports
de l'Église et de l'État, sur la peine de mort, sur le droit de la
guerre, sur le gouvernement républicain, le rôle important que
Kant accorde au sentiment moral (note 11), les considérations sur
le suicide, sur la souillure de soi-même par la volupté, sur le men-
songe, sur l'amitié, les questions casuistiques qui suivent un
grand nombre de paragraphes, etc.
Tissot, s'appuyant sur la Préface des Fondements de la Méta-
physique des mœurs, recommande de commencer l'étude de la
morale de Kant par la Critique de la Raison pratique, de conti-
nuer par les Fondements de la métaphysique des Mœurs, pour
finir par la Métaphysique des mœurs. Nous croyons qu'on eo
aurait une idée beaucoup plus nette et beaucoup plus précise si
l'on commençait d'abord par lire avec soin ce dernier ouvrage et
les petits traités qui le complètent, pour passer ensuite aux Fonde-
ments et à la Religion dans les limites de la raison, à la Raison
pure et arriver ainsi à la Raison pratique avec une connaissance
exacte des solutions pratiques et des principes spéculatifs qu'elle
suppose ou auxquels elle s'applique. Une seconde étude, faite en
suivant une marche inverse, permettrait ensuite de saisir rapide-
ment le lien qui rattache entre eux ces divers ouvrages (G. Intro-
duction).
FIN DES NOTES PHILOSOPHIQUES
TABLE DES MATIÈRES
Comment faut-il étudier la moralb db Kant? (2* édition)
Avant-propos du traducteur (!'• édition) i à xxxvn
PnâFACE DE Kant ]
Introduction. — De l'idée d'une Critique do la raison pratique. 21
PRF.M[ÈKE PARTIE DE LA CRITIQUE DE LA RAISON
PRATIQUE
Doctrine élémentaire de la Raison pure pratique
LIVRE PREMIER
l'analytique de la raison pdhe pratique
Chapitre I". — Des principes de la raison pure prati(|ue 27
I. De la déduction des principes de la raison pure pratique. 7
11. Du droit qu'a la raison pure, dans l'usage pratique, aune
extension qui n'est pas possible pour elle dans l'usage
spéculatif 85
Chapitre II. — Du concept d'un objet de la raison pure pra-
tique 100
Chapitre III. — Des mobiles de la raison pure pratique 127
Examen critique de l'analytique de la raison pure pratique. 161
LIVRE DEUXIÈME
dialectique de la raison pure pratique
Chapitre I". — D'une dialectique de la raison pure pratique
en général 195
Chapitre II. — De la dialectique de la raison pure dans la dé-
termination du concept du souverain bien 201
326 TABLE DES MATIERES
I. L'anlinomie do la raison pratique > 207
II. Solution critique de l'antinomie de la raison pratique. . . . 208
III. De la suprématie de la raison pure pratique dans sa liai- '
son avec la raison pure spéculative 218
IV. L'immortalité de l'âme comme postulat de la raison pure
pratique -22
V. L'existence de Dieu comme postulat de la raison pure
pratique 226
VI. Sur les postulats de la raison pure pratique en général. . 240
Vil. Comment est-il possible de concevoir une extension de la
raison pure, au point de vue pratique, qui ne soit pas
accompagnée d'une extension de sa connaissance,
comme raison spéculative ? 243
VIII. De l'assentiment venant d'un besoin de la raison pure. . . 257
IX. Du rapport sagement proportionné des facultés de con-
naître de l'homme à sa destination pratique 265
DEUXIÈME PARTIE DE LA CRITIQUE DE LA RAISON
PRATIQUE
Méthodologie de la raison pbre pratique 269
conclcsion .... 291
NOTES PHILOSOPHIQUES DU TRADUCTEUR 297
1. Raison pratique et raison spéculative 298
2. Liberté 299
3. Critique de la Raison pure et Critique delà Raison pratique. 300
4. Métaphysique des mœurs 306
11-12. Sentiment et Formules 3U
14. Le sens commun 315
15. Voltaire 316
16. Rousseau 318
17. Christianisme et Evangile 320
662-21.— Coulommiers. Imp. Paul BRODARD. -p8-21.
LA RELIGION
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DE LA RAISON
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Critique de la raison pure, traduction nouvelle avec introduction et
notes par A. Tremesaygues et B, Pacaud. Préface de M. A. Hanne-
gum, professeur à l'Université de Lyon. 3' édit. 1 vol.,in-8. 12 fr. »
Critique de la raison pratique, traduction nouvelle avec introduction
et notes par François Picavet, secrétaire du Collège de France,
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Doctrine de la vertu, traduction Barni. 1 vol. in-8 .... Épuisé.
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science, traduction Tissot. 1 vol. in-8 Épuisé.
Anthropologie, suivie de divers fragments relatifs aux rapports phy-
siques et du moral de l'iiomme, et du commerce des esprits d'un monde
à l'autre, traduction Tissot. 1 vol. in-8 impulsé.
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MiN, recteur de l'Académie de Bordeaux.à" édit., 1 vol. in-16. 1 fr. 50
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frofesseur agrégé de philosophie au lycée de Lyon, ancien élève de
-cole normale supérieure. [Ouvrage couronné par l'Institut.) 2* édit.,
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de l'Institut. 1 vol. in-8 7 fr. 60
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de la Faculté des Lettres de l'Université de Genève. [Ouvrage cou-
ronné par l'Académie Française.) 2" édit. ,1 vol. in-8 ... 6 fr. «
Essai critique sur l'Esthétique de Kant, par V. Basch, mailre de con-
férences à la Sorbonne, l vol. in-8 10 fr. »
L'idée ou critique du Kantisme, par C. Piat, docteur ès lettres, agrégé
de l'Université. 2e édit., 1 vol. in-8 fi fr. »
La Métaphysiçiue de Herbart et la Critique de Kant, par M. Mauxion,
professeur à la Faculté des lettres de Poitiers. 1 vol. in-8 . 7 fr. 50
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docteur ès lettres, professeur de philosophie au Lycée de Tours.
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1724-1804.
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pratique : nouv. tr.
AJZ-5619 (ab)