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Full text of "Critique de la raison pratique : nouv. tr. fr. avec un avant-propos sur la philosophie de Kant en France de 1773 à 1814, des notes philosophiques et philologiques"

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in  2009  witii  funding  from 

University  of  Ottawa 


littp://www.arcliive.org/details/critiquedelaraisOOkant 


CRITIQUE 


DE 


LA  RAISON   PRATIQUE 


LIBRAIIUE    FELIX    ALCAN 


OUVRAGES    DE    KANT 

Traduils  en  français 


La  religion  dans  les  limites  delà  raison,  traduction  avec  nolos,  par  A.  Tremesaygues. 

1   vol.  in-8. 
Critique  de  la  raison  pure,  traduction  nouvelle  avec  introduction  et  notes  par  A.  Tremk- 

SAYOUES   et    B.    Pacaud.    Préface  do  M.  A.  Bannequin,  professeur  à  l'Université  do 

Lyon.  4*  édit.  1  vol.   in-8. 
Critique  de  la  raison  pratique,    traduction   nouvelle   avec   introduction   et    notes  par 

Fhançois  Picavet,  secrélaire  du  Collège  de  France.  •4'  édit.  1  vol.  in-8.    .    .     6  fr.     » 
Éclaircissements  sur  la  Critique  de  la  raison  pure,  traduction  Tissot.  Ivol.  in-S.    Epxtiii. 
Doctrine  de  la  vertu,  traduction  Barm.    I   vol.  in-8. 
Mélanges  de  logique,  traduction  Tissot.  1  vol.  in-8. 
Prolégomènes  à  toute  métaphysique  future  qui  se  présentera  comme  science,  traduction 

Tissot.  1  vol.   in-8. 
Anthropologie,  suivie  de  divers  fragments  relatifs  aux  rapporta  du  pliysique  et  du  moral 

de  l'homme,  et  du   commerce  des  esprits  d'un   monde  à  l'autre,  traduction  Tissot. 

1  vol.  in-8. 
Traité  de  pédagogie,  traduction  J.  Barni;  préface  et  notes  par  R.  Thamin,  recteur  de 

l'Académio  de  Bordeau.x.  3«  édit.  1  vol.  in-16. 


OUVRAGES    SUR    KANT 

Kant,  par  Th.   Ruvssen,    professeur  à   l'Université  do  Bordeau.x.  2*  édil.,  1  vol.   in-8 

(Couronna  par  l'Académie  française).  » 

La  philosophie  pratique  de  Kant,    par  V.   Delbos,    membre  de  l'Instilut,    professenr 

adjoiiU  il    la  Sdi-lifiniio.  1  vol.  in-8  {Couronné  par  l'Académie  française'). 
Critique  de  la  doctrine  de  Kant,  par  Ch.  Uenouvier,  de  l'institut.  1  vol.  in-S. 
La  morale  de  Kant;  Etude  critique,  par  André  Cresson,  docteur  os  .lettre»,  professeur 

agrégé   de  philo.sophie  au  lycée  de  Lyon,  ancien  élève  de  l'Ecole  normale  supérieure 

(Ouvrage  couronné  par  V/nstitjit).  2'  édit.   1  vol.  in-16. 
Le  moralisme  de  Kant  et  l'amoraUsme  contemporain,  par  A.  Fouillée,  de  rinsttlut. 

1  vol.  iu-8. 
Kant  et  Fichte  et  le  problème  de  l'éducation,  par  Paul  Dl-i-hoix,  doyen  do  la  Faculté 

des  Lettres  de  l'Université  de  Genève  {Ouvrage  couronné  par  l' Académie  françaite). 

2'  édit.  I  vol.    in-8. 
Essai  critique  sur  l'Esthétique  de  Kant,  par  V.  Basch,   maître   de   conférences   k   la 

Sorbonne.  1   vol.  ia-?i. 
L'idée  ou  critique  du  Kantisme,  par  G.  Piat,  docteur  ôs  lettres,  agrégé  de  l'Université 

'i«  ôdii.  1  vol.   in-8. 
La  métaphysique  de  Herbart  et  la  critique  de  Kant,  par  M.  Mauxion,  professeur  à  la 

Faculté  des  lettre»  fie  Poilier«.  1  vul.  in-8. 
L'espace  et  le  temps  chez  Leibniz  et  chez  Kant  par  E.  Var  Biéma,  docteur  es  lettres, 

professeur  de  philosophie  au  Lycée  de  Tours.  1  vol  in-8. 

PRINCIPAUX  OUVRAGES  DE  M.  FRANÇOIS  PICAVET 

Instruction  morale  et  civique  ou  Philosophie  pratique.  4<  édition.  1   vol.  in-i8  jésusi 

Paris,  Colin. 
L'histoire  de  la  philosophie,  ce  qu'elle  a  été.  ce  qu'elle  peut  être.  Paris,   Félix  Alcan. 
La  Mettrie  et  la  critiqjue  allemande,  Paris,  Félix  Alcau. 
Cicértfn.  De  JVatura  Hearum,  livhe  II.  Paris,  Félix  Alcan. 
L'Éducation,  i  vol.  in-8,  Paris,  Flammarion. 
Les  Idéologues.  Paris,  Félix  .Mcîn. 

Abélard  et  Alexandre  de  Balès,  fondateurs  de  la  méthode  scolastique,  Paris,  Leroux. 
Les  discussions  sur  la  liberté  au  temps  de  Gottsuhalk,  de  Raban  Haur,  d'Hincmar  et 

de  Jean  Scot.  Paris,  Alphonse   Pinard. 
Roscelin,  philosophe  et  théoloyicn  et  d'aprèt  l'histoire,  au  place  dans  l'i,, »<,,,,■,   ,,.  ,.,v,,;^ 

et  comparée  des  philoxophies  médiévales,  Paris,  Félix  Alcau,  tttil. 
Gerbert.  Un  pape  philosophe.  Pari»,  Leroux. 
Esquisse  d'une   Histoire  générale  et  comparée  des  philosopbies   médiévales,  Paris, 

Félix  Alcan,  2'  édition,  1907. 
Pour  l'histoire  générale  et  comparée  des  théologies  et  des  philosopbies  médiévales, 

1  vol.  in-8",  Paris,  Félix  Alcan. 


662-21.  —  Coulommiers,  Imp.  Paul  BRQDARD.  —  8-21, 


CRITIQUE 


DE 


LA  RAISON  PRATIQUE 

PAR 

EMMANUEL     KANT 

NOUVELLE     TBADUCTION     FRANÇAISE 

AVEC  UN  AVANT-PROPOS 

SUR  LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT  EN  FRANCE  DE  1773  A  1814 

DES  NOTES  PHILOSOPHIQUES  ET  PHILOLOGIQUES 

AUGMENTÉE  D'UNE     INTRODUCTION  A    L*ÊTUDE    DE     L/\.    Î^OBAU^-ML^^NT 

PAR  /  *eCÇt^^^^ 

FRANÇOIS   PICAVETi 


fT'î^ 


Chargé  do  cours  à  la  Faculté  des  lettres  de  l'Oiuv^^é  de  Paris, 

Directeur  à  l'École  pratique  des  Hautesiiiiuâ^QtKjpj  A  '^ 
Secrétaire  du  Collège  de  Krance,      ^^"^ 
Rédacteur  en  chef  de  la  Revue  internationale  de  V Enseignement. 


CINODIEME     EDITION 


PARIS 
LIBRAIRIE   FÉLIX   ALCAN 

108,    BOULEVARD   SAINT-GERMAIN,   VI« 

1921 

Tous  droits  de  reproduction,  de  traduction  et  d'adaptation  réservOs  pour  toui  pays.] 


H&LY  fiED£EM£R  lutê^f^^. 


M  l^n  A  rv 


AVANT-PROPOS 

OB   LA  SECONDE    ÉDITION    FRANÇAISE 


COMMENT  FAUT-IL  ÉTUDIER  LA  MORALE  DE  KANTÎ 

Oit  nous  a  demandé  d'indiquer,  dans  la  seconde  c.lition, 
coiumeat  on  peut  arriver,  aussi  sûrement  et  aussi  promplcment 
que  possible,  à  rintelligence  exacte  de  la  Critique  de  la  Raison 
pratique.  Pour  compléter  notre  œuvre  de  traducteur,  nous  avons 
essayé  de  résumer  brièvement  et  de  coordonner  les  notes  placées 
à  la  fin  de  la  première  édition,  surtout  d'utiliser  les  résultats  de 
recherches  historiques  sur  la  théologie  et  la  philosophie,  conti- 
nuées depuis  1888,  en  des  directions  très  diverses  (Cf.  notre  Esquisse), 


l 

La  morale  de  Kant  doit  être  cherchée  dans  les  Fondements  de  la 
métaphysique  des  mœurs;  la  Religion  dans  les  limites  de  la  raison 
pure;  la  Métaphysique  des  mœurs,  éléments  métaphysiques  du  droit, 
éléments  métaphysiques  de  la  vertu  (n.  18,  p.  322)';  surtout  dans 
la  Critique  de  la  Raison  pratique.  Pour  bien  la  comprendre,  il  faut 
se  rendre  compte  tout  d'abord  des  éléments  fort  différents  que 
l'éducation  et  l'étude  personnelle  introduisirent  successivement 
dans  l'esprit  de  Kant.  Pour  bien  saisir  la  Critique  de  la  Raison  pra- 
tique, il  faut  de  même  déterminer  ce  qu'elle  suppose  et  ce  qui  la 
complète  dans  l'œuNTe  du  moraliste.  En  possession  de  ces  indica- 
tions, on  pourra  suivre  la  pensée  de  Kant  dans  toute  sa  complexité, 

\.  1.03  renvois  portent  sur  les  notet  et  les  pageê  de  notre  uaduction. 


ij  AVANT-PROPOS   DE   LA  SECONDE  ÉDITION 

en  voir  roriginalité,  qu'il  s'agit  non  de  contester,  mais  d'expli- 
qner  dans  la  mesure  où  s'explique  la  production  d'une  œuvre  de 
génie,  artistique  ou  scientifique,  littéraire  ou  philosophique. 

Kant  nous  apparaît  comme  un  contemporain  de  Hume^  de  Vol- 
taire, de  Rousseau,  des  encyclopédistes  et  des  philosophes,  comme 
une  des  gloires  du  siècle  des  lumières  {Aufkliirung),  de  la  période 
où  la  raison  prend  une  part  si  grande  au  gouvernement  des 
esprits. 

En  fait,  Kant  donne  beaucoup  à  la  raison.  L'essentiel  de  son 
œuvre  est  dans  les  Critiques  de  la  raison  pure  et  de  la  raison  pra- 
tique. C'est  pour  défendre  les  droits  de  la  raison  pure,  combattus 
par  Hume,  qu'il  a  écrit  la  première  (p.  86).  C'est  t  dans  les  limites 
de  la  raison  »  qu'il  considère  la  religion.  Non  seulement  la  raison 
pure,  pratique  par  elle  seule,  donne  fp.  52)  une  loi  universelle  à 
tous  les  êtres  finis,  doués  de  raison  et  de  volonté,  et  même  à  l'être 
infini,  à  la  suprême  intelligence;  mais  en  tant  qu'elle  d  termine 
par  elle-même  la  volonté,  elle  est  une  faculté  supérieure  de  désirer, 
à  laquelle  est  subordonnée  celle  qui  peut  être  pathologiquement 
déterminée  (p.  38).  Par  suite  Kant,  demandant  aux  principes  à 
priori  des  facultés  de  désirer  et  de  connaître,  le  fondement  inébran- 
lable d'une  philosophie  systématique,  théorique  et  pratique,  aussi 
bien  que  de  la  science  (p.  16),  se  prononce  énergiquement  contre 
le  sentiment  (n.  H,  p.  311),  dont  la  raison  se  trouve  ainsi  occuper 
la  place!  Comme  la  plupart  de  ses  contemporains,  il  condamne 
le  fanatisme,  religieux  ou  moral  (p.  151),  le  paradis  de  Mahomet 
ou  l'union  dissolvante  avec  la  divinité  des  théosophes  et  des  mys- 
tiques (p.  220),  enfin  la  supcrs'ition  (p.  305). 

De  même  Kant  subit,  au  point  de  vue  spéculatif  et  pratique, 
l'influence  de  Hume  (n.  7,  p.  310).  Ainsi,  il  accorde  une  valeur 
incontestable  aux  jugements  moraux  du  vulgaire,  sur  lesquels  il 
s'appuie  à  l'origine;  il  admet  que  l'entendement  ou  la  vue  la  plus 
^  ordinaire,  s'agit-il  même  d'un  enfant  de  dix  ans,  révèlent  toujours 
ce  qu'il  convient  de  l'aire  d'après  la  loi  morale  (n.  14,  p.  315).  La 
«  voix  céleste  et  si  claire  »,  la  <  raison  incorruptible  »  rappellent 
le  lecteur  de  Hume,  de  Shaftesbury  et  de  Hulcheson,  comme  de 
Rousseau  et  de  Voltaire. 

De  Voltaire,  dont  il  se  croit  encore  tenu,  en  1788,  de  respecter 
les  talents  et  d'imiter,  en  une  certaine  mesure,  l'exemple  (p.  140), 
Kant  se  rapproche,  comme  l'a  bien  vu  Lange  (n.  15,  p.  316),  par 
les  questions  auxquelles  il  ramène  ses  recherches,  que  puis-je 
savoir,  que  dois-je  faire,  qu'ai-je  à  espérer?,  par  ses  doctrines  sur 
l'àme  et  Dieu.  Après  s'être  éloigné  de  Voltaire,  dont  les  idées  lui 


COMMENT  FAUT-IL  ÉTUDIER  LA  MORALE  DE  KANT?     !îj 

viennent  encore  par  la  Profession  de  foi  du  vicaire  savoyard,  pour 
se  rapprocher  de  Rousseau,  Kant  paraphrasera  encore  les  vers 
célèbres  : 

Do  jour  tout  sera  bien,  voilà  notre  espérance, 
Tout  est  bien  aujourd'hui,  voilà  l'illusion. 

Kant  lit  avec  enthousiasme  les  œuvres  de  Rousseau  et,  pour  les 
avoir  plus  tôt,  dépasse  —  ce  qu'il  n'a  fait  qu'une  autre  fois  au  temps 
de  la  Révolution  française  —  les  limites  de  sa  promenade  quoti- 
dienne (n.  16,  p.  318).  Il  les  commente  devant  Ilerder,  de  1762 
à  1764  et  apprend,  du  «  Newton  des  sciences  morales  »,  à  chercher 
ailleurs  que  dans  la  poursuite  de  la  vérité,  le  véritable  prix  de 
l'homme.  Rousseau  lui  fait  abandonner  la  physique  mécanique, 
lui  présente  sous  forme  chrétienne  les  théories  morales  de  Voltaire 
et  réveille  en  lui  les  croyances  de  son  enfance.  Il  lui  persuade 
qu'on  ne  peut  être  vertueux  sans  religion  et  que  J.-C.  est  supérieur 
à  Socrate;  il  l'encourage  à  mépriser  le  scepticisme  et  le  matéria- 
lisme, à  consulter  sa  conscience  et  à  défendre  la  liberté. 

Par  son  amour  de  la  vérité,  par  ses  recherches  mathématiques, 
astronomiques  et  physiques,  Kant  tient  des  philosophes  du 
xviii°  siècle.  Il  enseigne  les  mathématiques,  la  géographie,  l'astro- 
nomie, la  physique,  etc.,  et  M.  Nolen  a  montré  ce  qu'il  doit  à 
Newton  (n.  16,  p.  318).  Il  veut  imiter  Copernic,  dans  sa  révolution 
philosophique,  et  ses  compatriotes  lui  attribuent  l'hypothèse  cos- 
mogonique  de  la  nébuleuse,  que  nous  rapportons  à  Laplacc.  Même 
après  s'être  tourné  vers  les  sciences  morales,  il  insiste  sur  la  valeur, 
pour  le  mathématicien,  d'une  formule  qui  détermine,  d'une  manière 
tout  à  fait  exacte  et  sans  laisser  de  place  à  l'erreur,  ce  qu'il  y  a  à 
faire  pour  résoudre  un  problème  (p.  10).  Enfin  il  finit  la  Critique 
de  la  Raison  pratique,  en  célébrant  non  seulement  la  loi  morale, 
mais  encore,  à  la  façon  d'un  Diderot  ou  d'un  Laplace,  «  le  ciel 
étoile,  qui  étend  la  connexion  daus  laquelle  il  se  trouve,  à  l'espace 
immense  où  les  mondes  s'ajoutent  aux  mondes  et  les  systèmes 
aux  systèmes  et  en  outre  à  la  durée  sans  limites  de  leur  mouve- 
ment périodique,  de  leur  commencement  et  de  leur  durée  ». 


II 

D'autres  doctrines,  plus  nombreuses  et  peut-être  plus  impor» 
tantes  à  ses  yeux,  lui  vinrent  de  sources  auxquelles  n'auraient  pas 
voulu  puiser  la  plupart  des  contemporains  dont  nous  avons  rap- 
pelé les  noms. 


Iv  AVANT-PROPOS   DE   LA  SECONDE   ÉDITION 

Dans  la  période  qu'ouvre  la  publication  de  la  Critique  de  la  Raison 
pure,  Kant  admet  une  conciliation  entre  le  mysticisme  qu'il  n'aime 
guère  pourtant,  et  la  pureté  de  la  loi  morale,  mais  il  condamne 
le  scepticisme,  le  doute,  l'empirisme,  qui  est  superficiel  et  extirpe 
jusqu'à  la  racine  la  moralité  dans  les  intentions,  le  matérialisme 
et  le  fatalisme,  l'idéalisme  et  le  spinozisme,  l'incrédulité  des  esprits 
forts  et  l'athéisme  (  p.  28,  92,  123,  182,  305  ).  Il  n'y  a  guère,  de  ce 
fait,  de  philosophe  ou  d'encyclopédiste,  avec  lequel  il  ne  se  mette 
en  opposition. 

Il  y  a  plus.  La  plupart  des  philosophes  dont  nous  avons  parlé 
sont  des  adversaires  du  catholicisme  et  s'essaient  même,  en  dehors 
du  christianisme,  à  expliquer  l'univers  et  l'homme,  par  un  système 
scientifique  et  piiilosophique  d'où  ils  tirent  une  règle  de  conduite 
pour  la  société  et  les  individus*.  Kant  reste  dans  la  période  théo- 
logique ;  c'est  un  chrétien,  un  luthérien,  un  piétiste'.  Ses  maîtres, 
Schulzet  Knutzen  (n.  17,  p.  320),  unissent  leur  piétisme  aux  éludes 
philologiques,  historiques,  scientifiques  et  philosophiques  qui  se 
font  €  en  présence  de  Dieu,  partout  présent  ».  S'écarlant  de  l'orlho- 
doxie  luthérienne,  devenue  une  scolastique  nouvelle,  ils  tiennent 
grand  compte  de  la  parole  de  Dieu,  de  la  pureté  du  cœur,  de  la 
pénitence,  de  l'effort  personnel,  de  la  lutte  douloureuse  pour 
saisir  la  grâce  et  ils  inclinent,  comme  les  jansénistes,  vers  un 
ascétisme  auquel  rien  ne  semble  indifférent.  Dans  ses  dernières 
années,  Kant  revient  aux  idées  de  sa  jeunesse  :  il  cite  la  Dible, 
développe  la  preuve  de  l'existence  de  Dieu  par  les  causes  finales, 
aime  à  entendre  répéter  le  sens  hébreu  —  Dieu  avec  nous  —  de 
son  prénom  Immanuel.  Aussi  Mûller,  après  Reinhold,  insiste  sur 
l'appui  que  le  kantisme  fournit  à  la  morale  et  à  la  religion  (p.  m). 
D'autres  trouvent  que  Kant  est  venu  achever  l'œuvre  du  Christ, 
manifester  en  esprit  le  Dieu  que  le  Christ  avait  manifesté  en  chair! 
(p.  IV).  Et  de  nos  jours,  Benno  Erdmann  aperçoit,  dans  la  per- 
sonnalité morale  de  Kant,  la  forte  empreinte  de  ses  maîtres 
piétistes;  le  docteur  Arnoldt  estime  que  le  kantisme  est  le  plus 
solide  rempart  de  la  vie  religieuse  contre  les  attaques  de  l'incré- 
dulité philosophique  et  scientifique  (p.  300). 

Dans  la  Religion,  Kant  affirme  (p.  viii)  des  idées  chrétiennes,  le 


1.  On  a  essayé  de  montrer  dans  les  Idiolognei  (Paris,  Alcan)  comment  c«  mou- 
Temcnt  s'est  accentué,  du  xvii',  au  xviii'  et  au  xix*  si6cle. 

2.  Voir  dani  Entre  Camaïadea,  Paris,  Alcan  :  Le  Moyen  Age,  Cnraetirittiçue  théo- 
loijique  et  philosophico-tcienti/ique.  Limite»  chronologiques.  —  Sur  le  Piétisme,  cf. 
A.  Hitachi,  Gptchichtc  ifer  Pietisn'us,  3  vol.,  Houn,  1880-86. 


COMMENT    FAUT-IL  ÉTUDIER   LA  MORALE   DE  KANT  ?  V 

libre  arbitre  et  le  péché  originel,  la  présence  en  nous  d'un  idéal 
de  perfection  et  la  nécessité  d'anéantir  le  péché,  pour  réhabiliter  le 
bien  sur  ses  ruines  ;  il  unit  la  politique  et  la  métaphysique,  la 
religion  et  la  morale.  Déjà  dans  la  Critique  de  la  Raison  pure,  il 
est  moralement  certain  qu'il  y  u  un  Dieu  et  une  autre  vie  ;  sa  foi 
est  tellement  unie  à  son  sentiment  moral  qu'il  ne  court  pas  plus 
de  risque  de  se  Toir  dépouiller  de  l'une  qu'il  ne  craint  de  perdre 
l'autre.  Et  dans  la  préface  de  la  seconde  édition,  il  songe  à 
couper  les  racines  de  l'incrédulité  des  esprits  forts  (n.  5,  p.  305), 
à  unir  théologie,  morale  et  religion  «  les  Ans  dernières  les  plus 
élevées  de  notre  existence  »,  en  pénétrant  les  trois  objets.  Dieu, 
liberté,  immortalité  (p.  306).  Mais  c'est  surtout  dans  la  Critique  de 
la  liaison  pratique,  où  Kirchmann  voit  une  philosophie  de  la  reli- 
gion simplement  complétée  dans  l'œuvre  spéciale  de  1793,  que 
nous  apparaît  le  chrétien.  En  termes  qui  rappellent  Pascal  et  l'En- 
tretien  avec  M.  de  Saci  sur  Epictète  et  Montaigne,  Kant  proclame 
l'infériorité  des  écoles  grecques,  qu'il  réduit  aux  Epicuriens  et  aux 
Stoïciens.  Les  premiers  n'ont  vu  que  le  bonheur;  les  seconds  n'ont 
vu  que  l'intention  morale  (p.  206).  Contre  ceux-ci  Kant  accumule, 
comme  Pascal,  Bossuet,  Nicole  et  même  Descartes,  les  jugements 
sévères  : 

Ils  ont  vu  dans  la  vertu...  l'héroïsme  du  sage...  ils  ont  placé  celui-ci 
au-dessus  des  autres  hommes  et  l'ont  soustrait  à  toute  tentation  de 
violer  la  loi  morale  (p.  282).  A  la  place  d'une  discipline  morale,  sobre, 
ils  ont  introduit  un  fanatisme  moral,  héroïque  (p.  154)...  Ils  s'arrogent 
la  sagesse...  la  vertu  dont  ils  faisaient  un  si  grand  cas  (p.  151). 

Et  ces  critiques  sont  accentuées  par  l'éloge  du  christianisme  : 

La  doctrine  morale  de  l'Évangile  a,  la  première,  soumis  toute  bonne 
conduite  de  l'homme  à  la  discipline  d'un  devoir  qui,  placé  sous  ses  yeux, 
ne  les  laisse  pas  s'égarer  dans  des  perfections  morales  imaginaires; 
elle  a  posé  les  bornes  de  l'humilité,  de  la  connaissance  de  soi-m.'me, 
à  la  présomption  et  à  l'amour  de  soi,  qui  tous  deux  méconnaissent 
volontiers  leurs  limites  (p.  Ibi)...  Les  Stoïciens  n'auraient  pu  placer  le 
Sage  au-dessus  des  autres  hommes,  s'ils  se  fussent  représentés  la  loi 
dans  toute  la  pureté  et  toute  la  rigueur  du  précepte  de  l'Évangile... 
Celui-ci  enlève  à  l'homme  la  confiance  de  s'y  conformer,  complètement 
du  moins  dans  celte  vie,  mais  en  retour,  il  le  relève,  car  nous  pouvons 
espérer  que,  si  nous  agissons  aussi  bien  que  cela  est  en  notre  pouvi  Ir, 
ce  qui  n'est  pas  en  notre  pouvoir,  nous  viendra  ultérieurement  d'un 
autre  côté,  que  nous  sachions  ou  non  de  quelle  façon  (p.  282)...  Tout 
{>rccepte  moral  de  l'Évangile  présente  l'intention' morale  dans  toute  sa 


Vi  AVANT-PROPOS   DE   LA  SECONDE  ÉDITION 

perfection  (p.  141)...  Le  commandement  :  Aime  Dieu  par-dessus  tout  et 
ton  prochain  comme  toi-même,  est  un  idéal  de  la  sainteté...  (p.  148). 

Kant,  admirateur  enthousiaste  de  la  morale  de  l'Évangile,  la  pré- 
fère même,  en  piétiste  et  sans  le  dire,  à  la  morale  Jutliérienne  où 
Mélanchthon  avait  logé  des  éléments  péripatéticiens.  Les  problèmes 
capitaux  qu'il  soulève  avaient  tourmenté  les  chrétiens;  les  con- 
cepts qu'il  y  introduit  sont  chrétiens;  chrétiennes  aussi  sont  les 
solutions  qu'il  adopte  et  la  forme  même  sous  laquelle  il  les  exprime. 

C'est  de  Dieu,  de  l'âme  et  de  son  salut  que,  dans  cette  période 
théologique  où  se  développe  le  christianisme,  l'on  se  préoccupe 
avant  tout  et  par-dessus  tout.  De  bonne  heure,  on  s'aperçoit  que 
la  question  de  la  liberté  est  étroitement  liée  à  l'une  et  à  l'autre.  De 
leur  mélange  naissent  les  problèmes  de  la  perfection,  surtout  de 
la  bonté,  de  la  puissance,  de  la  justice  de  Dieu,  de  la  Providence 
et  de  la  Prescience,  de  la  Prédestination  et  de  la  Grâce,  auxquels 
saint  Augustin,  en  combattant  les  Manichéens  et  les  Pélagiens,  tra- 
vaille à  donner  une  solution  orthodoxe.  Reprise  par  Gottschalk  et 
ses  contemporains*,  par  Luther,  par  Calvin,  par  Jansénius,  par 
Bayle,  la  question  est  longuement  traitée,  avec  des  arguments  théo- 
logiques et  philosophiques,  par  Leibnitz  dans  les  Essais  de  Théo- 
dicéc,  qui  portent  sur  la  bonté  de  Dieu,  la  liberté  de  l'homme  et 
l'origine  du  mal.  C'est  de  même  sur  les  trois  concepts  de  la  liberté, 
de  Dieu  et  de  l'immortalité  que  Kant  dirige  les  recherches  de  la 
Critique  de  la  Raison  pure,  comme  les  solutions  de  la  Critique  de  la 
Raison  pratique  (n.  3,  p.  300). 

Kant,  comme  autrefois  Descartes  *,  pose  et  admet  le  Dieu  du  chris- 
tianisme, en  lui-même  et  dans  ses  rapports  avec  les  créatures.  C'est 
en  lui  que  nous  nous  représentons  l'idéal  de  la  sainteté  en  substance 
(p,  272).  Le  concept  de  Dieu  appartient  originairement,  non  à  la 
physique  ou  à  la  métaphysique,  mais  à  la  morale.  C'est  l'existence 
du  mal  qui  empêcha  les  philosophes  grecs  d'admettre  d'abord  une 
cause  parfaite,  raisonnable  et  unique.  Lorsqu'ils  eurent  traité 
philosophiquement  les  objets  moraux,  ils  trouvèrent,  dans  le  besoin 
pratique,  une  détermination  pour  le  concept  de  l'être  premier,  que 
la  raison  spéculative  ne  fit  qu'embellir  et  orner  (p.  254).  Il  a  des 
attributs  qu'on  trouve  en  germe  dans  les  créatures,  toute-puissance, 
omniscience,  omniprésence,  toute  bonté;  il  a  trois  attributs  moraux 
qui  n'appartiennent  qu'à  lui  seul,  saint  législateur  et  créateur,  bon 

1.  Les  discussions  sur  la  liberté  au  temps  de  Gottschalk,  de  Kabao  Maur,  d'Hioc- 
mar  et  de  Jean  Scot,  Paris,  A.  Picard. 

2.  Voir  la  détinition  do  Dieu  dans  les  Méditationê, 


COMMENT  FAUT-IL  ÉTUDIER   LA   MORALE   DB   KANT  ?  vij 

gouverneur  et  conservateur,  juste  juge,  qui  en  font  l'objet  de  la 
religion  et  auxquels  les  perfections  métaphysiques  qui  leur  sont 
conformes  s'ajoutent  d'elles-mêmes  dans  la  raison  (p.  238).  Être 
des  êtres,  il  suffit  à  tout  et  de  cet  attribut  dépend  toute  la  théo- 
logie (p.  182).  Par  l'accord  de  sa  volonté  avec  la  loi  morale,  il  est 
en  possession  de  la  sainteté  (p.  146).  Être  raisonnable  au  vouloir 
parfait  et  tout-puissant,  il  a  besoin  de  la  béatitude,  il  en  est  digne 
et  il  la  possède  (p.  202,  216).  Cause  première,  universelle  et 
suprême,  auteur  de  la  nature,  de  l'existence  de  la  substance  (p.  182, 
209,  228),  son  libre  choix  est  incapable  d'une  maxime  qui  ne 
pourrait  en  même  temps  être  une  loi  objective;  la  sainteté  qui  lui 
convient  le  met  au-dessus  non  des  lois  pratiques,  mais  des  lois 
pratiquement  restrictives  (p.  54).  Pour  lui,  la  condition  du  temps 
n'est  rien  et  il  saisit,  dans  une  seule  intuition  intellectuelle  de 
l'existence  des  êtres  raisonnables,  la  conformité  h  la  loi  morale  et 
la  sainteté  qu'exige  son  commandement,  pour  être  en  accord  avec 
sa  justice  dans  la  part  qu'il  assigne  à  chacun  dans  le  souverain 
bien  (p.  224). 

Kant  accentue  le  caractère  chrétien  du  concept,  en  raillant  les 
partisans  d'une  religion  naturelle.  Le  Gottesgelehrte  ne  peut  être, 
dit-il,  qu'uil  professeur  de  théologie  révélée,  car  le  philosophe,  avec 
sa  connaissance  de  Dieu  comme  science  positive,  ferait  une  trop 
misérable  figure  pour  se  faire  donner  le  nom  de  Gelehrle.  Et  on 
pourrait  hardiment  lui  demander  de  citer  seulement,  pour  déter- 
miner l'objet  de  sa  science,  en  dehors  des  prédicats  purement 
ontologiques,  une  propriété  de  l'entendement  ou  de  la  volonté,  à 
propos  de  laquelle  on  ne  puisse  montrer  d'une  façon  irréfutable 
que,  si  l'on  en  abstrait  tout  ce  qui  est  anthropomorphique,  il  n'en 
reste  plus  que  le  simple  mot,  sans  qu'on  puisse  le  lier  au  moindre 
concept  par  lequel  on  pourrait  espérer  une  extension  de  la  con- 
naissance théorique  !  (p.  250). 

L'homme  occupe  en  ce  monde  et  occupera,  dans  l'autre,  par 
l'intervention  de  Dieu,  la  place  que  lui  assigne  le  christianisme. 
Créature  et  créature  déchue  par  le  péché  originel,  il  est  dans  une 
position  inférieure,  il  a  conscience  de  sa  faiblesse  et  ne  saurait 
attribuer  à  son  esprit  une  bonté  spontanée  qui  n'aurait  besoin  ni 
d'aiguillon,  ni  de  frein,  ni  de  commandement  :  il  doit  se  garder 
de  la  présomption,  d'un  orgueil  chimérique,  lui  à  qui  il  faudrait 
rémission  ou  indulgence  (p.  147,  150).  Aucune  créature  ne  peut 
réaliser  l'idéal  de  sainteté,  qui  doit  nous  servir  de  modèle,  et  nous 
ne  saurions  atteindre  la  conformité  parfaite  avec  la  loi  morale  que 
par  un  progrès  allant  à  l'infini  (p.  149,  222)  : 


Viij  AVANT-PROPOS  DE  LA  SECONDE   ÉDITION 

Ce  qui  peut  seul  échoir  à  la  créature,  c'est  la  conscience  de  son 
inlention  éprouvée,  pour  s'élever  à  un  état  moralement  meilleur, 
l'espoir  d'un  progrès  ininterrompu  même  après  cette  vie.  La  convic- 
tion de  l'immutabilité  de  l'intention  dans  le  progrès  vers  le  bien  semble 
être  une  chose  impossible  en  soi  pour  une  créature.  C'est  pourquoi  la 
doctrine  chrétienne  la  fait  dériver  uniquement  du  même  esprit  qui 
opère  la  sanctification...  (p.  224). 


C'est  à  la  liberté  que  Kant,  comme  bien  d'autres  chrétiens, 
demande  la  résolution  des  concepts  posés  comme  problèmes.  Elle 
forme  la  clef  de  voûte  de  tout  l'édifice  d'un  système  de  la  raison 
pure  et  même  de  la  raison  spéculative.  A  elle  se  rattachent  les  con- 
cepts de  Dieu  et  de  l'immortalité,  qui,  avec  elle  et  par  elle,  acquiè- 
rent de  la  consistance  et  de  la  réalité  objective  (p.  2).  Par  elle  nous 
entrons  dans  le  suprasensible,  nous  sortons  de  nous-mêmes,  nous 
trouvons,  pour  le  conditionné  et  le  sensible,  l'inconditionné  et  l'in- 
telligible (p.  191).  Elle  n'est  pas  une  propriété  psychologique,  c'est 
un  prédicat  transcendental  de  la  causalité  d'un  être  qui  appartient 
au  monde  des  sens  (p.  170).  Mais  à  quelle  condition  la  raison  pure, 
pratique,  nous  ouvre-t  elle  la  merveilleuse  perspective  d'un  monde 
intelligible,  par  la  réalisation  du  concept,  d'ailleurs  transcendant, 
de  la  liberté  ?  Si  Dieu  est  cause  de  l'existence  de  la  substance,  il 
semble  que  les  actions  de  l'homme  ont  leur  principe  déterminant 
dans  la  causalité  d'un  être  suprême  dont  dépendent  son  exist«nce 
et  toute  la  détermination  de  sa  causalité.  L'homme  serait  alors 
une  marionnette,  un  automate  de  Vaucanson.  Il  faut  donc,  pour 
maintenir  la  liberté  et  conserver  la  doctrine  de  la  création,  c'est- 
à-dire  pour  échapper  au  spinozisme,  faire  de  l'existence  dans  le 
temps  un  simple  mode  de  représentation  sensible  des  êtres  pen- 
sants dans  le  monde  ;  il  faut  prendre  le  temps  et  l'espace,  non 
comme  des  déterminations  appartenant  à  l'existence  des  choses 
en  soi,  non  comme  des  conditions  appartenant  nécessairement  à 
l'existence  des  êtres  finis  et  dérivés,  mais  comme  des  formes  à 
priori  de  la  sensibilité,  ainsi  que  l'a  établi  la  Critique  de  la  Raison 
pure,  dont  on  aperçoit  clairement  la  liaison  avec  la  Critique  de  la 
Raison  pratique.  La  création  a  rapport  aux  noumcnes,  non  aux 
phénomènes  ;  Dieu,  créateur  et  cause  des  noumènes,  n'est  pas  la 
cause  des  actions  dans  le  monde  sensible  (p.  182-185).  Dès  lors  on 
conçoit  une  connexion  nécessaire,  médiate,  par  l'intermédiaire 
d'un  auteur  intelligible  de  la  nature,  entre  la  moralité  de  l'inten- 
tion comme  cause,  et  le  bonheur,  i^ffet  dans  le  monde  sen-^ible. 

Laliberlé  devient  capable  d'une  jouissance  qu'on  ne  peut  appeler 


COMMENT  FAUT-IL  ÉTUDIER  LA   MORALE   DB   KANT  ?  ix 

ni  bonheur  ni  béatitude,...  mais  qui  cependant  par  son  origine  est 
analogue  à  la  propriété  de  se  suffire  à  soi-même,  qu'on  ne  peut 
attribuer  qu'à  l'Être  suprême  (p.  209-216).  Et  la  synthèse  des  deu.x 
éléments  du  souverain  bien,  désir  de  bonheur  et  moralité  de 
l'intention,  s'opère  ainsi  par  la  présence  de  la  liberté  dans  l'homme 
et  par  l'existence  d'un  Dieu  qui  s'est  proposé,  comme  dernier  but 
dans  la  création,  sa  gloire,  au  sens  non  anthropomorphique  du 
mot,  ou  le  souverain  bien  qui,  au  désir  des  êtres,  ajoute  la  condi- 
dition  d'être  dignes  du  bonheur  (p.  238). 

C'est  en  chrétien  que  Kant  termine  son  œuvre.  D'on  côté,  il 
affirme  que  la  morale  conduit  à  la  religion  et  se  complète  par  elle  : 

La  loi  morale  conduit  à  la  religion...  tous  les  devoirs  sont  des 
ordres  divins...  des  ordres  de  l'Être  suprême...  d'une  volonté  sainte, 
bonne,  toute-puissante,  parce  que  l'accord  avec  cette  volonté  peut 
seul  nous  faire  espérer  d'arriver  an  souverain  bien  (p.  235)...  La  morale 
nous  enseigne  comment  nous  devons  nous  rendre  dignes  du  bonheur... 
Quand  elle  a  été  exposée  complètement...  quand  s'est  éveillé  le  désir 
moral  de  nous  procurer  le  royaume  de  Dieu...  quand  le  premier  pas 
vers  la  religion  a  été  fait...  cette  doctrine  morale  peut  aussi  être  appelée 
doctrine  du  bonheur,  parce  que  l'espoir  d'obtenir  ce  bonheur  ne  com- 
mence qu'avec  la  religion  (p.  236). 

De  l'autre,  c'est  en  termes  chrétiens  qu'il  exprime  la  solution  à 
laquelle  il  aboutit,  jugeant  insoutenable  la  religion  naturelle,  dénon- 
çant, comme  les  croyants,  l'insuffisance  de  la  raison  spéculative,  et 
montrant  que  la  nature,  en  nous  la  donnant  telle,  ne  s'est  pas  com- 
portée en  marâtre,  aboutissant  enfin  à  on  acte  de  foi  analogue  à 
celui  du  chrétien  : 

Si  nous  avions  ces  lumières  que  nous  voudrions  posséder,  Dieu  et 
Véternité,  avec  leur  majesté  redoutable,  seraient  sans  cesse  devant  nos 
yeux...  Sans  doute  la  transgression  de  la  loi  serait  évitée,  mais  la 
valeur  morale  des  actions  n'existerait  plus  (p.  266)...  Notre  connaissance 
n'est  élargie  qu'au  point  de  vue  pratique  :  nous  ne  connaissons  ni  la 
nature  de  notre  âme,  ni  le  monde  intelligible,  ni  l'Être  suprême,  sui- 
vant ce  qu'ils  sont  en  eux-mêmes  (p.  248)...  Admettre  l'existence  de  Dieu 
est  une  hypothèse  pour  la  raison  pure,  une  a'oyance  (Glaube),  pour  la 
raison  pratique  (p.  229)...  L'honnête  homme  peut  dire  :  Je  veux  qu'il  y 
ait  un  Dieu,  que  mon  existence  dans  ce  monde  soit  encore,  en  dehors 
de  la  liaison  naturelle,  une  existence  dans  un  monde  pur  de  l'entende- 
ment, enfin  que  ma  durée  soit  infinie;  je  m'attache  fermement  à  cela  et 
je  ne  me  laisse  pas  enlever  ces  croyances  (p.  260)... 

Ainsi  Kant,  resté  ou  redevenu  fidèle  à  ses  croyances  de  luthérien 
et  de  piétiste,  établit  d'abord,  par  la  Critique  de  la  Raison  pure,  qu'il 


X  AVANT-PROPOS  DE  LA   SECONDE  ÉDITION 

est  impossible  de  justifier  l'athéisme  et  le  matérialisme;  puis,  avec 
l'idéalité  de  l'espace  et  du  temps,  il  maintient  tout  à  la  fois,  contre 
Spinoza,  la  création  et  la  liberté;  enfin,  du  point  de  vue  moral,  il 
aboutit  à  de  fermes  croyances  :  avec  l'aide  du  Dieu  des  chrétiens, 
l'homme  immortel  peut  se  rapprocher  de  plus  en  plus  du  bonheur 
et  de  la  sainteté.  Son  œuvre  rappelle  celle  des  apologistes,  en  par- 
ticulier de  saint  Thomas  qui,  dans  la  Somme  contre  les  Gentils,  veut 
amener  au  catholicisme,  avec  le  seul  appui  de  la  raison,  les  maho- 
métans,  les  juifs,  les  hérétiques  de  toutes  les  nuances.  De  même 
Kant  s'adresse  aux  athées  et  aux  matérialistes,  aux  panthéistes  et 
aux  fatalistes,  aux  incrédules  et  aux  esprits  forts.  Partant  de  la 
raison  dont  ils  reconnaissent  tous  l'autorité,  il  soutient  qu'on  doit 
admettre,  non  le  catholicisme  et  ses  dogmes,  formulés  par  les  Con- 
ciles et  les  PèYes,  mais  le  Christianisme  de  l'Évangile,  interprété 
par  un  luthérien  piétiste.  Chemin  faisant,  les  doctrines   puisées 
chez  Hume,  Voltaire,  Turgot,  chez  les  savants  et  les  philosophes, 
et  qui  portent  sur  l'âme,  sur  Dieu,  sur  le  progrès,  se  transforment 
pour  devenir  chrétiennes  ;  les  formules  par  lesquelles  Kaut  dirige 
toute  sa  vie  (n.  11,  p.  3H)  supposent  sans  doute  les  habitudes  de 
l'homme  et  du  mathématicien,  mais  plus  encore  peut-être  le  chrétien 
soucieux  de  compléter  l'œuvre  de  Dieu,  en  se  donnant  des  ordres 
pour  toutes  les  circonstances  de  la  vie;  la  morale,  comme  au 
moyen  âge  la  philosophie,  devient  sinon  la  servante  au  sens  moderne 
du  mot,  du  moins  la  collaboratrice,  l'auxiliaire  et  l'introductrice 
de  la  religion. 

Par  la  forme,  Kant  s'éloigne  bien  plus  encore  de  ses  contempo- 
rains pour  se  rapprocher  des  scolastlques.  La  philosophre  du 
moyen  âge  avait  été  ruinée  en  Italie,  en  Angleterre,  en  France,  par 
Galilée,  Bacon  et  Harvey,  Gassendi  et  Descartes.  Sans  doute,  on  retrou- 
verait, dans  ce  dernier  philosophe  et  dans  bien  d'autres,  des  doc- 
trines qui  viennent  de  saint  Anselme,  de  saint  Thomas,  de  Duns 
Scot  et  de  leurs  contemporains,  mais  l'argumentation  scolaslique, 
ridiculisée  par  Rabelais,  par  Montaigne,  même  par  les  hommes  de 
Port-Royal,  est  abandonnée  à  peu  près  complètement  par  les 
savants  et  les  philosophes.  Il  n'en  est  pas  de  même  en  Allemagne. 
Mélanchthon  avait,  pour  l'usage  des  réformés,  créé  une  scolaslique 
dont  Aristote  était  l'autorité  principale.  Les  philosophes  ne  se 
séparèrent  jamais  complètement  de  cette  doctrine  contemporaine 
de  la  Réforme,  pas  plus  d'ailleurs  qu'ils  n'ont  rompu  entièrement 
avec  les  croyances  religieuses  qu'avaient  alors  adoptées  leurs  pères. 
On  cite  souvent  le  mot  de  Leibnitz  :  t  II  y  a  de  l'or  dans  le  fumier 
de  la  scolaslique  >.  On  se  rend  un  compte  plus  exact  de  l'impor- 


COMMENT  FAUT-IL  ÉTUDIER   LA    MORALE   DE   KANT  ?  xi 

tance  qu'il  attache  à  la  philosophie  médiévale  en  lisant  les  Essais 
de  Théodicée  où,  en  soulevant  les  questions  qu'elle  a  traitées,  il 
cite  —  avec  saint  Augustin,  Luther  et  Calvin,  avec  Hobbes,  Spinoza, 
Descartes  et  Bayle,  —  Marcianus  Capella,  Boèce  et  Cassiodorc, 
Bède  et  Alcuin,  Jean  Scot,  Gottschalk,  saint  Anselme  et  Abélard, 
saint  Bernard  et  Gilbert  de  la  Porrée,  Averroès  et  Maimonide,  saint 
Thomas,  saint  Bonaventure,  Duns  Scot,  Gerson,  etc.,  et  qu'il  termine 
par  un  «  Abrégé  de  la  controverse  réduite  à  des  arguments  en 
forme  » . 

Le  successeur  de  Leibnitz,  Wolf,  systématisa,  à  la  façon  des 
mathématiciens  ou  plus  exactement  des  scolastiques  péripatéti- 
ciens,  les  connaissances  qui  lui  avaient  été  transmises.  Et  chose 
curieuse,  les  piétistes  qui  ne  voulaient  plus  de  la  théologie  scolas- 
tique,  conservent  une  partie  des  idées  et  toutes  les  formules  ou  les 
modes  d'argumentation  de  l'École  !  Tandis  qu'en  France,  les  philo- 
sophes eux-mêmes  sont  de  l'avis  de  M.  Jourdain  sur  les  universaux, 
les  catégories  et  les  figures,  Kant  estime  que  nous  ne  pouvons 
penser  que  grâce  aux  formes  à  priori  de  la  sensibilité,  aux  caté- 
gories (le  l'entendement  (p.  247);  il  donne  une  idée,  une  doctrine 
élémentaire,  une  analytique,  une  dialectique,  une  méthodologie  de 
la  raison  pratique;  il  a  des  définitions,  des  scolies,  des  théo- 
rèmes, des  corollaires,  des  problèmes  et  des  postulats;  il  dresse 
des  tables  de  principes  pratiques  de  détermination,  des  catégories 
de  la  liberté  par  rapport  aux  concepts  du  bien  et  du  mal;  il  dis- 
tingue les  catégories  en  mathématiques  et  en  dynamiques  (p.  188) 
et  trouve  fort  utile,  pour  la  théologie  et  la  morale,  la  pénible 
déduction  des  catégories  (p.  256). 

En  résumé,  Kant  a  connu  les  doctrines  philosophiques  et  scien- 
tifiques de  son  temps  et  elles  ont  contribué  à  former  son  esprit.  Mais 
surtout  chrétien,  luthérien  et  piétiste,  il  a  employé  toutes  les  res- 
sources d'une  originalité  puissante,  qui  éclate  dans  l'une  et  l'autre 
Critiques  et  qui  s'enveloppe  sous  des  formes  scolastiques,  à  con- 
server et  à  justifier  les  croyances,  capitales  pour  lui  et  les  siens, 
à  la  liberté,  à  l'existence  de  Dieu  et  à  l'immortalité  de  l'âme. 

III 

Pour  se  préparer  à  comprendre,  dans  son  fond  et  dans  sa  forme, 
la  morale  de  Kant,  il  est  donc  nécessaire  de  lire  les  Évangiles  et  les 
interprétations  qu'en  ont  données  les  luthériens  et  les  piétistes, 
ses  prédécesseurs  allemands;  Leibnitz,  surtout  les  Essais  de  Théo- 
dicée, et  Wolf;  quelques  ouvrages  de  scolastique  antérieurs  à  la 


Stîj  AVANT-PROPOS   DE  LA  SECONDE   ÉDTTIOV 

Réforme  ou  même  écrits  par  des  catholiques  et  des  réformés  du 
XVI®  et  du  XVII*  siècle.  On  passera  ensuite  aux  philosophes 
du  XVIII*  siècle,  —  qu'il  sera  utile  de  faire  précéder  par  Bayle  — 
à  Hume  et  aux  Écossais,  à  Voltaire  et  à  Rousseau.  Pour  Kant  lui- 
même,  il  sera  bon  de  lire  une  première  fois  son  œuvre  morale 
(n.  4,  p.  306)  dans  Tordre  suivant  :  Métaphysique  des  mœurs,  avec 
le  Projet  d'un  traité  de  paix  perpétuelle  et  le  Traité  de  pédagogie; 
Fondements  de  la  Métaphysique  des  mœurs;  Religion  dans  les  limites 
de  la  Raison  pure;  Critique  de  la  Raison  pure;  Critique  de  la  Raison 
pratique.  Après  une  seconde  lecture  dans  laquelle  on  s'attachera  à 
l'ordre  chronologique  :  Raison  pure  (1781);  Fondements  de  la  Méta- 
physique des  mœurs  (1785);  Raison  pure  (2*  édition,  1787);  Raison 
pratique  (1788);  Religion  (1793);  Métaphysique  des  mœurs  (1797),  et 
qui  pourra  être  complétée  par  celle  des  autres  ouvrages  de  Kant, 
de  ses  commentateurs  ou  des  historiens  de  la  philosophie,  on 
sera  à  peu  près  assuré  d'avoir  compris,  dans  son  ensemble  et  dans 
ses  détails,  la  morale  kantienne  et  l'œuvre  qui  en  est  la  partie 
essentielle  *. 

F.  P. 


La  3®  édition  a  été  l'objet  d'une  revision  fort  attentive.  Je  prie  les 
lecteurs,  pour  tout  ce  qui  concerne  les  origines  de  la  morale  kan- 
tienne, les  rapports  du  monde  intelligible  et  du  monde  sensible,  les 
notions  de  liberté,  de  Dieu  et  d'immortalité  dans  les  doctrines  chré- 
tiennes, de  se  reporter  à  VEsquisse  d'une  histoire  générale  et  com- 
parée des  philosophies  médiévales,  spécialement  aux  chapitres  II,  III, 
V,  VIII,  IX. 

François  Picavet. 

La  4«  édition  a  été  revue  avec  soin.  Le  renvoi  à  VEsquisse  se 
complète  par  le  Roscelin  annoncé  sur  la  couverture,  par  une  Wîs- 
toire  générale  et  comparée  des  Philosophies  médiévales  dont  le  l"  vo- 
lume ne  tardera  pas  à  paraître,  par  un  volume  Pour  rhistoire  des 
philosophies  et  des  théologies  médiévales. 

F.  P. 

Paris,  le  1"  août  1912. 

1.  Pour  l'appréoiation,  voir  surtout  les  articles  de  MM.  Boutrouz  et  Brochard, 
ci  lés  p.  298. 


AVANT-PROPOS 

DU  TRADUCTEUR 


En  donnant,  cent  ans  après  la  première  édition  de  la  Cri- 
tique de  la  raison  pratique,  une  nouvelle  traduction  française 
d'un  ouvrage  qui  a,  surtout  depuis  un  demi-siècle,  occupé 
les  moralistes,  il  nous  a  semblé  convenable  de  rechercher 
comment  s'est  introduite  en  France  la  philosophie  de  Kant. 
C'est  une  opinion  généralement  accréditée  '  que,  seuls  avant 
Cousin  et  son  école,  Villers,enl801,  etM°"de  Staël  en  1813, 
auxquels  on  ajoute  quelquefois  Degérando,  avaient  tenté  de 
la  iaire  connaître.  Une  lecture  attentive  des  ouvrages  phi- 
losophiques qui  ont  paru  de  1789  à  1815,  des  découvertes 
heureuses  dues  au  hasard,  des  écrits  inédits  gracieusement 
mis  à  notre  disposition,  nous  ont  fait  adopter  une  opinion 
diamétralement  opposée. 


I 


Il  faut  se  rappeler  d'abord  que  Strasbourg  avant,  pendant 
et  après  la  Révolution,  était  un  centre  intellectuel  où  l'on 

'  Voyez  V.  Cousin,  Philosophie  de  Kant  ;  Paul  Janet,  V.   Cousin  ot 
son  œuvre  ;  /.  Barni,   Critique  du  jugement,  avant-propos  ;    Willm, 
Uisloire  de  la  philosophie  allemande    depuis    Kant  jusqu'à   Hegel 
Sainte-Beuve,  Portraits  contemporains  (Fauriel,  p.  153  et  172),  etc. 

KANT,  Cr.  de  la  rais,  prat.  a 


II  AVANT-PROPOS   DU  TRADUCTEUR 

étudiait  toutes  les  œuvres  importantes  qui  paraissaient  de 
l'un  et  de  l'autre  côté  du  Rhin,  où  des  étudiants  allemands 
se  rencontraient  avec  des  étudiants  français,  où  le  futur 
conventionnel  Grégoire  eût  pu  discuter  avec  Goethe  le 
Système  de  la  nature.  Avant  la  Révolution,  Kant  y  était 
connu  et  ses  travaux  cités  fréquemment.  Dès  1773,  Wal- 
ther,  dans  une  thèse  à  laquelle  présidait  Mûller,  nommait, 
avec  Bacon  et  son  immortel  ouvrage,  avec  Descartes  qui 
tient  le  premier  rang  entre  les  restaurateurs  de  la  philosophie, 
avec  Locke  et  A.  Smith,  avec  Berkeley  et  Hume,  Kant  et  sa 
Dissertation  sur  la  forme  et  les  principes  du  monde  sensible 
et  du  monde  intelligible,  qui  contient  déjà,  comme  on  sait, 
quelques-unes  des  idées  fondamentales  de  sa  philosophie 
définitive  et  qui  ne  date  que  de  1770.  La  même  année,  dans 
an  ouvrage  de  ce  genre,  Lulz,  qui  faisait  de  Bonnet  un  pom- 
peux éloge,  mentionnait  une  autre  dissertation  de  Kant  sur 
le  seul  fondement  possible  d'une  démonstration  de  l'exis- 
tence de  Dieu.  En  1775,  la  Dissertation  inaugurale  de  Kant 
est  encore  citée,  par  Juncker,  à  côté  des  ouvrages  de  Bonnet, 
de  Garve,  de  Maupertuis,  de  d'Holbach,  de  Hume  et  deWar- 
burton.  Il  est  naturel  que  les  maîtres  qui  appelaient  ainsi 
l'attention  de  leurs  élèves  sur  des  productions  de  Kant  rela- 
tivement peu  importantes,  aient  étudié  avec  soin  la  Critique 
de  la  raison  pure,  la  Critique  de  la  raison  pratique,  qui  paru- 
rent avant  la  Révolution  et  même  la  Critique  du  jugement, 
qui  est  de  1790.  On  sait  d'ailleurs  que  c'est  seulement  vers 
1786  ou  1787  que,  grâce  surtout  à  Reinhold,  l'attention  fut 
appelée  en  Allemagne  sur  la  philosophie  de  Kant.  De  1789  à 
1794  se  produisirent  en  France  les  prodigieux  événements 
qui  firent  une  impression  si  profonde  sur  les  penseurs  de 
tous  les  pays  ',  qui  amenèrent  Kant  lui-même  à  déroger 
à  de»;  habitudes  devenues  pour  lui  une  seconde  nature  "^^ 
occupèrent  entièrement  ceux  qui  auraient  pu  s'intéresser 
aux  doctrines  nouvelles  et  qui  auraient  justement  dit  de 
l'époque  tout  entière  ce  que  Sieyès  disait  de  la  Terreur. 


*  Voyez  le  Mémoire  de  H.  Carnot,  lu  à  l'Inslilut  par  M.  Jules  Simon. 
'  Voyez  la  note  12,  à  la  fin  de  ce  volume. 


LA   PHILOSOPHIE    DE   KANT   EN   FRANCE   DE    1773  A    18 14       III 

Deux  mois  après  la  chute  de  Robespierre,  le.  27  septem- 
bre 1794,  MuUer,  le  professeur  dont  nous  avons  déjà  parlé, 
écrit  à  Grégoire  que  la  philosophie  de  Kant,  encore  inconnue 
en  France,  mérite  d'y  être  transplantée.  Puis,  quinze  jours 
plus  tard  (12  octobre),  répondant  à  Grégoire,  qui  avait  désiré 
que  Blessig  ou  Mûller  s'essayassent  sur  une  esquisse  de  la 
philosophie  critique,  ce  dernier  écrivait  qu'il  fallait  à  la 
France  une  philosophie  spéculative  établie  sur  des  bases  qui 
résistent  à  l'athéisme,  au  matérialisme,  au  scepticisme,  qui 
soit  capable  de  détruire  le  règne  du  Système  de  la  nature  et 
de  tous  ceux  qui  tendent  à  avilir  la  nature  humaine.  Il  in- 
sistait, après  Reinhold,  sur  les  appuis  immuables  que  le 
kantisme  prête  aux  dogmes  de  l'existence  et  des  attributs 
de  Dieu,  de  l'immortalité  de  l'àme,  et  aux  vrais  loudemeiits 
de  la  morale,  interprétant  ainsi  le  criticisme  tout  autrement 
que  Cousin  et  comme  le  comprennent  à  peu  près  aujour- 
d'hui M.  Uenouvier  et  ses  disciples.  Il  se  préparait  en  même 
temps  à  entreprendre  la  tâche  que  lui  avait  proposée  Grégoire. 
Mûller  meurt  en  février  1795,  son  ami  Blessig  apprend,  par 
les  papiers  publics,  que  Sieyès  veut  faire  connaître  le  sys- 
tème de  Rant  et  il  écrit  à  Grégoire,  en  avril  1796,  qu'il  craint 
qu'on  ne  trouve  en  Kant,  si  l'on  ne  saisit  pas  bien  son  rai- 
sonnement dans  l'ensemble,  un  patriarche  du  sceptici^^me 
et  même  de  l'athéisme,  que,  par  conséquent,  il  faudrait  à 
l'ouvrage  une  introduction  bien  serrée  pour  les  principes  et 
bien  intelligible.  Il  serait  bon,  en  outre,  d'yjoindre  un  précis 
de  l'ouvrage  que  Kant  a  donné  sur  la  religion  chrétienne  *. 
Pour  en  finir  avec  Blessig,  rappelons  encore  une  lettre  de 
1810.  où  considérant  surtout  les  écoles  de  Kant,  de  Fichte 
et  de  Schelling,  il  voit  dans  leurs  doctrines  le  panthéisme 
tout  pur,  se  plaint  que  les  idées  qui  ont  pour  objet  d'extrr- 
p.'r  les  penchants  au  lieu  de  les  subordonner  à  la  loi  morale, 
se  sont  introduites  chez  les  théologiens  protestants,  dans  des 
universités  et  monastères  catholiques,  surtout  chez  les 
bénédictins,  et  se  croit  obligé  de  les  combattre  dans  une 
lettre  pastorale  dont  il  envoie  un  exemplaire  à  Grégoire. 

*  Ces  lettres  ont  paru  dans  la  Revue  philosophique  de  juillet  4888. 


IV  AVANT-PROPOS  DU   TRADUCTEUR 


II 


La  philosophie  de  Kant  était,  par  d'autres  voies  encore, 
proposée  à  l'examen  des  penseurs  français.  Il  y  aurait  lieu  de 
mettre  successivement  en  relief  les  indications  que  pouvaient 
leur  fournir  les  publications  de  l'Académie  de  Berlin,  les 
travaux  des  philosophes  qui,  en  Suisse,  écrivaient  en  langue 
française,  ceux  des  Français  qui,  traducteurs  ou  commenta- 
teurs, avaient  entrepris  de  faire  connaître  à  leurs  compa- 
triotes la  philosophie  de  Kant,  soit  pour  la  combattre,  soit 
pour  en  recommander  l'adoption.  Mais  nous  serions  ainsi 
exposé  à  des  redites,  ce  qui  nous  arriverait  également  d'ail- 
leurs si  nous  voulions  exclusivement  suivre  l'ordre  chro- 
nologique. Nous  préférons  donc  exposer,  en  donnant  toujours 
des  indications  chronologiques  très  précises,  d'une  manière 
un  peu  plus  libre,  les  essais  tentés  pour  faire  connaître  aux 
philosophes  français  les  travaux  de  Kant. 

En  1793,  Mérian,  dans  un  Mémoire  sur  lephénoménisme 
de  Hume,  avait  exposé  et  combattu  la  «  philosophie  rélor- 
matrice  du  grand  philosophe  de  Kœnigsberg  »,  en  1797, 
il  dofinait  un  Parallèle  historique  des  deux  philosophies 
nationales,  celle  de  Wolf  et  celle  de  Kant.  Tout  en  recon- 
naissant à  Kant  un  esprit  original,  profond  et  subtil,  avec 
les  talents  nécessaires  pour  le  faire  valoir,  en  le  plaçant  au- 
dessus  de  Wolf  et  sur  la  même  ligne  que  Leibnitz,  Mérian 
rappelait  à  ceux  pour  lesquels  Kant  est  venu  achever  le  grand 
ouvrage  commencé  par  J.  C,  pour  lesquels  le  Christ  nous  a 
manifesté  Dieu  en  chair,  et  Kantj  Dieu  en  esprit^  que  Kant 
pourrait  avoir  un  successeur  comme  il  avait  succédé  à 
Leibnitz,  sans  même  laisser  en  mourant  un  Wolf  pour  appui 
de  sa  cause,  pour  propagateur  de  sa  doctrine.  Et  la  Décade 
annonçait  le  10  fructidor  an  IX  (août  1801),  quinze  jours  après 
l'ouvrage  de  Villers,  le  volume  dans  lequel  était  inséré  le 
dernier  travail  de  Mérian.  Dès  1792,  Ancillon  passait   eu 


LA  PHILOSOPHIE   DE  KANT  EN  FRANCE  DE    1773  A  1814         V 

revue,  dans  une  dissertation  latine,  les  jugements  de  Kant 
sur  l'existence  de  Dieu;  son  Dialogue  entre  Berkeley  et 
Hume,  de  179G,  était  souvent  une  satire  contre  la  termino- 
logie de  Kant.  Les  deux  Mémoires  d'Engel  en  1801,  sur  la 
réalité  des  idées  générales  ou  abstraites,  sur  l'origine  de  l'idée 
de  force,  qui  exercèrent  une  si  grande  influence  sur  M.  de 
Biran,  étaient  dirigés  contre  Hume  et  Kant.  Il  faut  encore 
citer  des  Mémoires  de  Selle,  de  Schwab  qui,  dirigés  contre 
le  Kantisme,  étaient,  comme  les  précédents,  capables  d'en 
faire  connaître  les  grandes  lignes  aux  philosophes  fran- 
çais'. 

En  1796  (août),  la  Décade  annonce  la  traduction,  par  Hercule 
Peyer  Imhoff,  des  Observations  sur  le  sentiment  du  beau  et 
du  sublime,  un  des  plus  curieux  ouvrages  de  l'époque  anté- 
rieure à  l'apparition  des  doctrines  crilicistes.  Kant  s'y 
montre,  comme  dit  Barni,  fin  et  spirituel  observateur,  et 
parle  des  femmes  avec  une  délicatesse  et  un  respect  qui 
feraient  supposer  qu'il  n'est  pas  toujours  resté  indifférent  à 
leurs  attraits. 

En  1797,  Benjamin  Constant  combat,  dans  les  Réactions 
politiques,  l'opinion  d'un  philosophe  allemand  qui  allait 
jusqu'à  prétendre  qu'envers  des  assassins  qui  vous  deman- 
deraient si  votre  ami  qu'ils  poursuivent  n'est  pas  réfugié 
dans  votre  maison,  le  mensonge  serait  un  crime.  Et  Benjamin 
Constant  déclarait  à  Kramer  qu'il  avait  eu  en  vue  Kant.  Ce 
dernier  l'apprit  et  publia  la  même  année  un  opuscule  intitulé 
D^un  prétendu  droit  de  menlir  par  humanité,  dans  lequel  il 
défendait  sa  doctrine  et  ses  principes.  Il  ne  se  rappelait  plus, 
disait-il,  en  quel  endroit  il  avait  soutenu  ce  que  critiquait 
B.  Constant,  mais  il  semble  bien,  d'après  l'exemple  cité 
par  B.  Constant,  accepté  par  Kant  et  repris  par  M"»»  de 
Staël,  qu'il  s'agissait  de  l'article  Mensonge  de  la  Doctrine  da 
la  vertu  •. 

•  Voyez  Bartholmèss,  Histoire  philosophique  de  rAcadémio  de 
Berlin. 

2  Voyez  Éléments  métaphysiques  de  la  doctrine  delà  vertu  (trad.  Barni). 
—  La  Décade  annonça  les  Réactions  politiques  de  B.  Constant,  le 
29  avril  1797- 


VI  VVANT-PROPOS    DU    TRADUCTEUR 

La  Décade  signalait  aussi  aux  lecteurs  français  les  traduc- 
tions de  Werther  et  deWoldemar,lacorrespondancedeLessing 
avec  Gleim,  la  publication  du  Spectateur  du  Nord,  la  traduc- 
tion du  Théâtre  de  Schiller,  d'Hermann  et  Dorothée,  de 
rObéron  de  Wieland,  du  W.  Meister  de  Goethe,  d'odes  de 
Rlospstock,  du  Laoocon,  de  Herder,  etc.  Il  y  aurait  pour  les 
historiens  de  la  littérature  allemande,  un  bien  curieux  et 
substantiel  chapitre  à  écrire  sur  l'influence  exercée,  de  179  j  à 
1800,  par  les  écrivains  allemands,  sur  les  productions  litté- 
raires de  la  France  à  cette  époque.  Mais  pour  nous  limiter  à 
ce  qui  forme  l'objet  spécial  de  notre  étude,  nous  signalerons 
deux  curieux  articles  sur  les  Perceptions  obscures  que  publia 
dans  la  Décade,  le  7  et  le  17  octobre  1797,  Dorsch,  employé 
au  ministère  des  relations  extérieures.  Il  montrait  que  la 
métaphysique,  devenue  une  science  en  partie  exacte  depuis 
Locke  et  Condillac,  était  la  base  des  sciences  morales  et  po- 
litiques. «  Les  Allemands,  disait-il,  la  cultivent  avec  ardeur, 
si  leur  marche  est  lente,  ils  ne  sont  pas  stationnaires,  s'ils 
n'ont  point  notre  audace,  ils  creusent  profondément;  Kanl 
y  fait  une  révolution.  Depuis  Aristote  et  Descartes,  personne 
n'a  eu  plus  de  prépondérance  métaphysique.  Sa  philosophie 
est  peu  connue  en  France,  mais  il  serait  à  désirer  que 
quelque  Allemand,  bien  au  fait  de  cette  école  et  de  notre 
langue,  en  traduisît  la  doctrine.  M.  Dortsch,  professeur  à 
l'Université  de  Mayence,  pourrait  rendre  ce  service.  »  Six 
semaines  plus  tard,  la  Décade  annonçait  les  Essais  philosophi- 
ques de  feu  Adam  Smith,  précédés  d'un  Précis  de  sa  vie  et  de 
ses  écrits,  par  D.  Stewart,  traduits  par  Prévost;  Ginguené  en 
donnait  deux  extraits  dans  la  Décade  du  20  novembre  et  du 
10  décembre.  Il  insistait  sur  la  division  faite  par  Prévost  des 
philosophes  en  trois  écoles  :  l'école  écossaise,  l'école  française 
etrécoleallemande,quiaeuLeibnilzpourchefetdanslaquelle 
domine  aujourd'hui  Kant.  Prévost,  ajoutait  Ginguené, 
reconnaît  dans  Kant  des  qualités  éminentes,  mais  voudrait 
qu'on  distinguât  ce  qui  lui  appartient  de  ce  qu'il  s'est 
approprié;  il  croit  avantageux,  pour  le  progrès  de  la  science, 
de  traduire  en  français  les  ouvrages  de  Kant,  mais  estime 
que  cette  entreprise  est  très  diiticile.  A  peu  près  à  la  même 


LA  PHILOSOPHIE   DE    KANT    EN    FRANCE    DE    1773   A    lSl4      VII 

époque  paraissait  la  traduction  du  Projet  d'un  traité  de  paix 
perpétuelle. 

Le  10  floréal  an  VIII  (30  avril  1800),  François  de  Neufchâ- 
teau  présentait  à  l'Institut  son  Conservateur  ou  recueil  de 
morceaux  inédits  d'histoire,  de  politique,  de  littérature  et  de  phi- 
losophie, en  2  volumes  '.  Il  avait  eu,  disait-il,  l'idée  de  taire, 
travailler  à  une  Bibliothèque  germanique  et  il  citait,  pour 
justifier  ce  projet,  les  noms  de  Bode,  de  Pallas,  de  Humboldt, 
de  Kastuer,  de  Lichtenberg,  de  Schiller,  de  Gôthe,  de  Wie- 
land,  de  Voss,  de  Stolberg;  mais  les  matériaux  les  plus 
nombreux  qu'il  avait  recueillis  portaient  sur  la  métaphy- 
sique de  Kant,  qui  a  remplacé  Leibnitz  et  fondé  une  nouvelle 
école  de  philosophie.  Dans  le  Conservateur  il  donna  ceux 
qui  lui  semblaient  les  plus  propres  à  faire  connaître  ce  sys- 
tème, qui  fait  tant  de  bruit  et  occupe  tant  de  penseurs,  à  côté 
de  traductions,  en  vers  métriques  et  hexamètres  par  Turgot, 
d'une  partie  de  l'œuvre  de  Virgile,  du  rapport  secret  sur  le 
Mesmérisme  par  Bailly,  de  lettres  de  Bulfon  à  l'abbé  Bexon, 
du  Précis  de  l'abbé  Dubos  par  Thouret,  de  lettres  de  J.-J. 
Rousseau,  de  remarques  de  Voltaire  sur  les  Essais  poétiques 
d'Helvétius  et  de  notes  d'Helvétius  sur  un  exemplaire  des 
dluvres  de  Voltaire,  de  pièces  relatives  à  l'enterrement  de 
Molière  et  de  Voltaire.  Les  morceaux  qui  portaient  sur  Rant 
formaient  une  partie  considérable  du  second  volume  *  et  com- 
prenaient, sous  le  titre  de  Choix  de  divers  morceaux  propres  à 
donner  une  idée  de  la  philosophie  de  Kant  qui  fait  tant  de  bruit 
en  Allemagne,  la  Nolice  littéraire  sur  Kant  et  la  traduction 
par  Villers  de  l'opuscule  sur  l'histoire  universelle';  puis  une 
traduction  de  la  Théorie  de  la  pure  religion  morale^  considérée 
dans  ses  rapports  avec  le  pur  christianisme,  par  Ph.  Huldiger* 
qui  l'avait  augmentée  d'éclaircissements  et  de  considérations 

*  Chez  Crapelet,  XXX  —  416  et  448  pages. 
5  Depuis  la  page  29  jusqu'à  la  page  226. 

'  Voyez  p.  XIII. 

*  Villers  pense  que  c'est  un  pseudonyme  «  qui  a  passablement  saisi 
é^ailletirs  les  points  principaux  de  la  philosophie  critique.  »  Ne  faudrait- 
H  pas  songer,  en  raison  même  du  texte  traduit,  à  un  des  amis  de 
Grégoire  ? 


Vni  AVANT-PROPOS   DU   TRADUCTEUR 

générales  sur  la  philosophie  critique  et  avait  mis  en  tête  une 
épigraphe  empruntée  à  saint  Mathieu  :  Heureux  ceux  qui  ont 
le  cœur  pur^  car  ils  verront  Dieu!  Huldiger  avait  choisi  cet 
ouvrage,  qui  n'est  qu'une  application  des  principes  de  la 
philosophie  de  Kant  à  la  théorie  de  la  religion,  parce  qu'il 
était  peu  volumineux,  et  même  il  s'était  servi  d'un  Abrégé 
fait  pour  las  cours  publics  d'une  université  d'Allema- 
gne*, parce  qu'il  voulait  sonder  le  goût  du  public  avant 
de  lui  faire  connaître  l'édifice  dont  il  ne  montrait  qu'un 
étage*.  L'ouvrage  lui  paraît  très  piquant  par  la  singularité, 
la  force  et  l'enchaînement  des  idées,  très  essentiel  et  très 
consolant  dans  tous  les  temps  par  la  matière  qui  en  fait 
l'objet.  La  doctrine,  présentée  sous  un  point  de  vue  neuf, 
lui  semble  prise  dans  la  nature  et  nous  apprend  que  nous 
avons  en  nous  deux  bases  pour  la  religion,  l'une  qui  tient  à 
notre  essence  comme  créatures  intelligentes  d'un  être  avec 
qui  nous  avons  le  rapport  de  connaître  sa  loi  et  sa  volonté, 
l'autre  tenant  à  notre  état  de  faiblesse,  à  notre  situation  pé- 
rilleuse qui  nécessite  les  secours  d'une  main  pure  et  puis- 
sante :  belle  théorie  qui  fait  de  la  religion  la  voie  du  bonheur 
et  qui  prouve  la  sainteté  de  l'origine  du  christianisme,  son 
identité  avec  la  nature  humaine  et  le  caractère  d'universa- 
lité qu'on  ne  peut  reconnaître  qu'en  lui  seul  ».  Il  signalait 
(juatre  principes  fondamentaux  dans  cet  ouvrage  :  l»  l'homme 
est  méchant  naturellement,  sans  l'être  par  essence  ;  2»  il  pos- 
sède dans  son  âme  un  idéal  de  perfection  morale  qu'il  peut  et 
qu'il  doit  réaliser;  S**  la  nécessité  de  triompher  du  mal  et 
d'établir  invariablement  le  bien,  donne  naissance  à  l'idée 
d'une  société  civile  et  éthique,  uniquement  fondée  sur  les 
lois  de  la  vertu,  dont  Dieu  même  serait  le  législateur  et  le 
chef  suprême,  et  de  cette  idée  découle,  pour  chaque  individu, 
le  devoir  de  travailler  de  toutes  ses  forces  à  l'établissement 

'  On  pourrait,  en  ne  tenant  compte  que  de  ce  passage,  songer  aussi 
à  Dortsch  (Cf.,  p.  VI). 

2  Cliose  curieuse,  l'auteur  dit  qu'on  n'a  traduit,  avant  lui,  que  le 
Traité  sur  lajiaix  perpétueUe.  On  comprend  encore  qu'il  ignorât  Villers, 
mais  comment  ne  connaissait-il  pas  la  traduction  de  Imhoff? 

'  Voyez  note  17,  à  la  lin  du  volume. 


LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT  EN  FRANCE  DE  1778  A  1814    IX 

de  cet  empire  divin  ;  4°  le  culte  que  Dieu  recevrait  dans  celte 
société  ne  pourrait  être  qu'un  culte  moral.  En  dernière  ana- 
lyse, lorsqu'on  remonte,  par  le  secours  de  la  raison  pure  et 
abstraite  jusqu'à  la  première  source  du  mal,  on  découvre 
qu'il  provient  d'une  détermination  du  libre  arbitre  de 
s'écarter  de  la  loi  morale  et,  qu'en  bien  comme  en  mal,  le 
libre  arbitre  n'a  pas  d'autre  motif  de  ses  actions  que  sa 
détermination,  tranche,  indépendante,  absolue;  par  consé- 
quent le  mal  ne  peut  être  expliqué  que  comme  une  adoption 
du  libre  arbitre  qui  s'est  laissé  séduire  et  qui  a  fait  tomber 
l'homme  d'un  état  pur  et  sain  dans  l'état  misérable  du  péché  : 
voilà  donc  l'origine  du  mal  moral  reconnue,  et  tel  est  le  sque- 
lette de  la  vérité  que  tous  les  peuples,  dans  leurs  traditions 
antiques,  ont  habillé  diversement,  que  la  majestueuse  Ecri- 
ture elle-même  a  cru  devoir  envelopper  de  quelques  allé- 
gories. L'unique  occupation  de  notre  vie,  conformément  au 
seul  besoin  réel  de  notre  existence  morale,  doit  être  de 
l'anéantir  en  nous  pour  réhabiliter  le  bien  sur  ses  ruines. 
Par  conséquent  les  trois  grands  devoirs  de  l'homme,  de  se 
rendre  heureux  lui-même,  de  contribuer  à  la  félicité  de  ses 
semblables,  d'amener  sur  la  terre  le  règne,  le  triomphe  et  la 
gloire  du  souverain  bien  par  essence,  ne  pouvant  être  rem- 
plis qu'en  s'efiforçant  de  réaliser  l'idéal  de  la  perfection 
morale,  il  est  d'obligation  stricte  pour  chaque  individu  de 
travailler  à  la  fondation  et  à  la  propagation  de  la  société 
éthique  ou  de  l'église  dans  laquelle  seulement  cet  idéal  serait 
produit  en  réalité.  Le  scrutateur  des  cœurs  sera  seul  le 
législateur  et  le  chef  de  la  société  éthique,  racine  de  l'église 
universelle;  le  culte  qu'on  lui  rendra  sera  purement  moral, 
les  cérémonies  ne  seront  que  des  stimulants  pour  la  mora- 
lité, n'acquerront  du  prix  et  de  l'influence  que  par  elle.  C'est 
là  une  des  plus  belles  idées  religieuses  et  morales  que  notre 
siècle  ait  vu  éclore  et  c'est  dans  l'Evangile  bien  conçu,  dans 
ce  foyer  de  toute  lumière  et  de  toute  sagesse,  que  l'auteur  l'a 
puisée  ;  non  seulement  elle  forme  la  base  de  la  morale  en 
général  et  de  la  conduite  de  tout  homme  en  particulier,  mais 
elle  est  encore  le  modèle  des  sociétés  politiques  et  de  l'insti- 
tution religieuse;  elle  unit  la  religion,  la  morale  et  la  poli- 


X  AVANT- PROPOS  DU  TRADUCTEDR 

tique,  embrasse  le  présent  et  l'avenir,  se  produit  et  se  déve- 
loppe sous  les  caractères  de  l'unité  et  de  l'universalité  qui 
sont  les  marques  indélébiles  et  positives  du  vrai. 

Quant  à  l'ensemble  de  l'œuvre  de  Kant,  il  ne  lui  paraît  pas 
douteux  que  les  écrits  de  cet  homme  célèbre  ne  doivent 
opérer  une  rèvohition  dans  f  esprit  humain^  que  Kant  ne  soit 
un  homme  de  génie  qui  s'est  servi  de  ce  beau  don  du  Créa- 
teur pour  ouvrir  une  nouvelle  carrière,  qui  a  substitué  la 
science  certaine  à  la  science  fantastique,  fixé  les  bornes  des 
connaissances  humaines  en  donnant  la  théorie  de  la  sensi- 
bilité, de  l'entendement  et  de  la  raison  pure,  prouvé  victo- 
rieusement l'immatérialité,  et  par  conséquent  l'indestructibi- 
lité  de  l'âme,  la  Kberté  et  l'existence  de  Dieu,  affermi  à  jamais 
les  bases  d'une  science  aussi  belle,  aussi  nécessaire,  aussi 
universelle  que  la  métaphysique,  levé  toutes  nos  incertitudes 
et  comblé  tous  nos  vœux.  Ses  écrits  sont  comme  un  fil  pour 
se  conduire  à  travers  le  labyrinthe  où  la  vérité  se  cache  à 
tous  les  regards  :  «  Heureux,  dit  l'auteur,  l'écrivain  qui  peut 
ainsi  s'attribuer  la  gloire  d'avoir  été  réellement  utile  à  son 
espèce!  Nos  derniers  neveux  donneront  à  sa  mémoire  l'éloge 
si  rarement  mérité  qu'il  a  fait  honneur  à  l'homme.  » 

On  ne  trouverait,  croyons-nous,  ni  chez  Villers,  ni  même 
chez  M™^  de  Staël,  une  aussi  claire  compréhension  du  rôle 
que  pouvait  jouer  un  jour  la  philosophie  critique,  une  appré- 
ciation aussi  nette  des  services  qu'elle  peut  r«*ndre  aux 
esprits  qui  sentent  l'invincible  besoin  d'allier  la  métaphysique, 
la  morale  et  la  religion'. 


Il 


La  façon  d'apprécier  Kant  change  avec  l'apparition  du  livre 
de  Villers. 

Villers*,  né  en  1765  à  Boulay,  dans  la  Meurthe,  entra  dans 

*  Voyez  les  Essais  de  M.  Rcnouvier  et  la  Oritique  philosophique  do 
MM.  Ronouvier  et  Pillon. 

-  Cf.  Slapfer,  art.  Villers,  dans  la  Biographie  universelle  do  Michaiid  ; 
Christian  Fr.  jtï^urm,  Beitiâge  zm-  Geschichto  der  Hansestàdte  in  den 


LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT  EN  FRANCE  DE  1773  A  1814    XI 

l'artillerie  en  1780,  tint  garnison  à  Toul,  puis  à  Metz^  enfin  à 
Strasbourg  où  il  fut  témoin  des  cures  magnétiques  de  Mesmer 
et  publia  un  roman,  le  Magnétiseur  amoureux  (1787).  En 
même  temps  il  étudiait  le  grec,  l'hébreu  et  composait  des 
essais  dramatiques.  Il  accueillit  la  Révolution  avec  enthou- 
siasme, mais  se  refroidit  bientôt  et  Ht  connaître  ses  opinions 
dans  divers  opuscules,  dont  le  dernier  intitulé,  De  la  Liberté 
(Metz  1791),  eut  trois  éditions,  mais  l'obligea  à  quitter  la 
France  en  1792.  Après  avoir  vainement  essayé  d'y  rentrer,  il 
se  fit  immatriculer  comme  étudiant  à  Gôttingue  et  entra  en 
relations  avec  les  professeurs  Eichhorn,  Heyne,  Kâstner,  Sar- 
torius,  Spittler  et,  Schlôzer,  le  célèbre  historien.  En  1797,  il 
faisait  paraître  à  Berlin  les  Lettres  Westphaliennes  du  Comte  de 
R.  M.  à  Madame  de  H.  sur  plusieurs  sujets  de  philosophie,  de 
littérature  et  d'histoire  —  et  contenant  la  description  pitto- 
resque d'une  partie  de  la  Westphalie.  Dans  cet  ouvrage,  qui 
est  iucontestablement  de  Villers',il  était  question  du  magné- 
tisme animal  et  de  la  philosophie  kantienne  :  Jacobi  trouva 
les  lettres  charmantes  et  M™«  de  Staël  les  lut  avec  un  grand 
intérêt*.  Villers  pensa  alors  à  se  rendre  en  Russie,  oij  son 
plus  jeune  frère  avait  déjà  trouvé  une  patrie;  mais  en  passant 
par  Lûbeck,  il  y  rencontra  la  fille  de  Schlôzer,  mariée  à 
de  Rodde,  un  marchand  qui  devint  sénateur  et  bourg- 
mestre; il  contracta  une  liaison  qui  dura  toute  sa  vie  avec 
cette  femme,  que  M™«  de  Staël,  en  1803,  appelait  une  grosse 
Allemande,  dont  elle  n'avait  pas  encore  percé  les  charmes. 

Il  s'appliqua  dès  lors  à  l'étude  de  la  littérature  allemande 
et  surtout  de  la  philosophie  de  Kant,  il  se  donna  pour  tâche 
de  faire  connaître  l'une  et  l'autre  à  la  France.  Un  émigré 
français,  Baudus,  avait  fondé  à  Altona  une  gazette,  qui  avait 
paru  de  juillet  1795  à  janvier  1796,  puis  s'était  fixé  à  Ham- 
bourg où  il  groupa  comme  rédacteurs  du  Spectateur  du  Nord^ 
tous  les  émigrés  qui  avaient  quelque  talent.  Rivarol  y  vivait 

Jatiren  180G  bis  1814,  Hamburg,  1845;  W.  von  Bippen,  Cb.  von  Villers, 
und  saine  deutschen  Bestre.hungen,  Preuss.  Jahrbiicher,  Bd.  27,  p.  288- 
307  ;  Isler.  Briefe  ?ài  Ch.  de  Villers,  Zweite  Ausgabe,  Hamburg,  1883. 

•  Voyez  Islcr,  op.  cit.  Xi,  149,  288  et  Villers,  Philosopbie  de  Kant. 

3  Isler.  op.  cit.,  p.  149  et  288- 


Xn  AVANT-PROPOS  DU  TRADUCTEUR 

alors  et  y  publiait  le  Discours  préliminaire  du  nouveau  Dic- 
tionnaire de  lalangue  française,  qu'il  ne  devait  jamais  achever. 
M""  deGenlis  y  séjournait;  Delille  y  arrivait  en  1799,  Sénac 
de  Meilhan  y  vivait  quelque  temps;  Chênedollé,  l'abbé 
Louis  et  l'abbé  de  Pradt,  Talleyrand  pouvaient  y  rencontrer 
Jacobi  et  Klopstock.  Villers  fut  le  principal  collaborateur  de 
Baudus  '  :  il  donna  une  notice  littéraire  sur  Kant  et  sur  l'état 
de  la  métaphysique  en  Allemagne  au  moment  où  Kant  avait 
commencé  à  y  faire  sensation.  Il  vantait  l'incroyable  variété 
des  connaissances  de  Kant  en  physiologie,  en  histoire  natu- 
relle, en  astronomie,  en  mathématiques,  dans  les  belles-lettres 
et  les  différentes  branches  de  la  philosophie  :  il  montrait  que 
Kant  avait  conjecturé  l'existence  d'Uranus  découvert  vingt- 
six  ans  plus  tard  par  Herschell,  qu'il  avait  pris  une  place  dis- 
tinguée parmi  les  métaphysiciens  etfixé  sur  lui  l'attention  gé- 
nérale par  l'écrit  intitulé,  Unique  base  possible  à  une  démonstra- 
tion de  l'existence  de  Dieu,  dont  il  avait  depuis  lors  complè- 
tement désavoué  la  doctrine.  L'importance  de  la  dissertation 
inaugurale  de  1770  *,  l'influence  exercée  sur  Kant  par  la 
lecture  des  Essais  de  Hume  sur  la  nature  humaine  y  sont  fort 
bien  marquées.  L'apparition  de  la  Critique  de  la  Raison  pure 
était  signalée  comme  un  événement  qui  devait  produire  dans 
le  monde  philosophique  une  révolution  aussi  étonnante,  mais 
moins  orageuse  que  celle  qui  se  préparait  dans  le  monde 
politique.  Reinhold  était  présenté  comme  ayant  réussi  à 
faire  goûter  au  public  savant,  en  1786  et  1787,  la  nouvelle 
philosophie.  Tout  en  signalant  l'appui  que  Kant  semblait 
avoir  donné  par  cet  ouvrage  à  ceux  qui  disaient  hautement 
que  la  métaphysique  n'est  au  fond  qu'une  chimère,  Villers 
montrait  que  Kant  avait  ouvert  de  nouvelles  routes  au  rai- 
sonnement, qu'il  avait  rétabli,  en  s'appuyant  sur  la  moralité, 
de  nouveaux  arguments  pour  l'existence  de  Dieu,  la  réalité  de 
notre  libre  arbitre,  l'immortalité  de  nos  âmes;  mais  il  lui 
paraissait  cependant  que  ce  puissant  athlète  était  plus  vigou- 

*  Voyez  Sainte-Beuve^  Ghâtoaubriand  et  son  groupe  littéraire, 
vol.  II  ;  de  Lescure,  Rivarol  et  la  Société  française  pendant  la  Hévolu- 
lion  et  l'émigration. 

2  Voyez  p.  IL 


LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT  EN  FRANGE  DE  1773  A  1814     XIII 

reux  en  terrassant  ses  adversaires,  en  renversant  leurs  sys- 
tèmes, qu'en  essayant  de  construire  à  son  tour  un  nouvel 
édifice.  Dans  le  même  journal,  Villers  donna  sous  le  titre  de 
Critique  de  la  Raison  pure,  une  analyse  abrégée  de  cet  ou- 
vrage qui  fut  reproduite  en  allemand  sous  les  auspices  de 
Kant,  puis  une  traduction  en  1798  de  Vidée  d^ une  histoire  uni- 
verselle dans  une  vue  cosmopolilique,  qu'il  croyait  propre  à  fa- 
miliariser les  lecteurs  avec  la  tournure  d'esprit  particulière  à 
ce  philosophe,  avec  sa  manière  de  raisonner  et  de  présenter 
ses  idées,  parce  qu'il  n'y  abordait  point  la  métaphysique  pro- 
prement dite,  mais  y  développait  son  idée  la  plus  chérie  en 
politique  et  y  exposait  ses  vues  profondes  sur  la  perfectibilité 
graduelle  de  l'espèce  humaine.  Cette  traduction,  réimprimée 
à  part  par  Villers,  le  fut  encore  par  François  de  Neufchâ- 
teau  en  l'an  VllI,  et  un  écrit  imprimé  trois  fois,  qui  n'était 
pas  sans  analogie  avec  l'Esquisse  des  progrès  de  l'esprit  humain^ 
que  Comte  trouvait  très  remarquable,  a  été  donné,  sous 
forme  de  traduction  communiquée  à  Comte  par  d'Eichthal, 
comme  complètement  inconnu  en  France  par  M.  Littré  dans 
A.  Comte  et  la  philosophie  positive! 

Dans  le  Spectateur  encore,  Villers  fit  paraître  un  frag- 
ment d'une  traduction  en  prose  de  la  Messiade,  qu'il  se  pro- 
posait de  faire  connaître  à  Delille  qui,  peu  versé  dans  la 
langue  allemande,  avait  manifesté  l'intention  de  faire,  pour 
la  Messiade,  ce  qu'il  avait  fait  pour  l'Enéide*.  A  la  même 
époque,  il  est  sérieusement  occupé  de  préparer  un  ouvrage 
qui  fasse  connaître  Kant  aux  lecteurs  français  :  il  hésite 
longtemps  sur  la  forme  à  lui  donner,  pense  à  publier  des 
Lettres  à  Emilie  sur  la  philosophie,  puis  à  faire  des  dialogues 
comme  Platon  et  Jacobi  *.  Enfin,  il  se  décide  à  suivre  la 
division  naturelle  de  sa  matière,  à  la  traiter  simplement, 
sèchement  et  sérieusement,  et  en  novembre  1799,  il  présente 
à  Jacobi,  dont  il  voudrait  avoir  l'avis,  une  esquisse  de  son 
plan  ou  de  ses  divisions,  dont  chacune  demandera  un  plan 
à  part  et  beaucoup  de  sous-divisions  s.  En  1800,  il  est  di.s- 

<  M.  Isier,  Lettre  de  Klopstock  k  Villers,  p.  203. 

'  Mer.  Lettres  à  Jacobi,  p.  144  et  à  Schelling,  p.  243. 

•  Nous  donnons  ce  plan  (d'après  Isler,  Lettre  de   Villers  à  Jacobi, 


XIV  AVANT-PROPOS   DU   TRADUCTEUR 

trait  un  moment  de  ce  travail  par  la  traduction  des  Lettres 
à  Ernestine,  pour  laquelle  Vanderbourg,  le  traducteui-  attitré 
de  Jacobi,  lui  cède  ce  qu'il  avait  déjà  traduit,  et  qu'il  songe 
à  publier  en  France,  lorsque  Baudus  refuse  de  la  faire  psi- 
T'dilre  da.ns  \e  Spectateur  du  Nord.  En  1801,  Jacobi  apprend 
par  Vanderbourg,  alors  à  Paris,  qu'il  est  question  d'un 
Mercure  littéraire  d'Europe,  dont  la  rédaction  principale 
serait  confiée  à  Suard,  et  où  la  littérature  allemande  serait 
réservée  à  Vanderbourg:  ce  dernier  voit  Suard  (ju'il  con- 
tredit, à  qui  il  ne  croit  pas  avoir  plu,  et  qui  lui  paraît  un  peu 
lourd  dans  la  conversation,  un  peu  pédant,  un  peu  vain  et 
de  plus  fidèle  à  l'excès  aux  préjugés  français  contre  la 
philosophie  allemande.  Jacobi  souhaite  ardemment  que 
l'ouvrage  de  Villers  paraisse  bientôt,  d'autant  plus  qu'il  ap- 
prend, par  Vanderbourg  encore,  qu'une  traduction  de  la  oiort 
d'Adam  de  KIopstock  a  été  jouée  avec  succès  sur  un  des 
petits  théâtres  de  Paris,  tandis  qu'on  n'a  jamais  eu  nulle 
part  en  Allemagne  l'idée  de  la  représenter*.  D'ailleurs  le 
moment  était   favorable  :   Chènedollé,  Baudus,  Moiitlosicr, 

p.  144)  parce  qu'il  nous  montre  qu'en  ce  moment  Villers  fait  encore 
quelques  réserves  sur  la  philosophie  de  Kant,  Ql  n'a  pas  encore  cet 
enthousiasme  que  révèle  la  lecture  do  la  Philosophie  de  Kant  : 

1.  Quelle  i  liit;  iloiton  s:  former  d'une  PhilosopUie  en  général  ? 

2.  En  parlicuJior,  d'une  métaphysique  ?  Ce  que  c'est  ? 

3.  Qiialre  principaux  systèmes  de  métaphysique  possibles  et,  en  effet,  oxistaots. 

^.  Idée  d'un  point  de  vue  transcendaeiial  on  métaphysique.  —  Sa  néro^sité.  -~ 
Distinction  du  tra')scendantal  et  du  trar)S( codant. 

5.  Quelle  métaphysique  a  régné  jusqu'à  présent  en  France?  —  Empirisme. 

6.  Son  in<ufllsanco  pour  expliquer  les  premiers  principes  d)  nos  connaissances.  Tl 
lui  faut  des  fondemenls  plus  profonds.  —  Nécessité  d'en  revenir  au  Iraiisccndantal  oa 
k  un  examen  de  la  co^nilion  humaine. 

7.  Voilà  ce  qu'a  tenté  Kant.  —  Analyse  da  fameux  livre  intitulé:  Critique  de  la 
raison  pwe. 

S.  C<^  qu'on  peut  encore  trouver  k  redire  dans  ce  livre,  qui  a  cependant  fait  faire  à 
l'esprit  humain  un  pas  gij^mtosquc  vers  le  but,  et  qui  a  mis  sur  le  chemin  pour  y 
parvenir.  —  Traduction  littérale  de  ia  dissertation  sur  ['Idéalisme  fra;jsc««- 
danlal. 

9.  Comment  de  colto  courte  dissertation  sont  nés  de  gros  livres.  Aperçu  du  Stand- 
puncl  de  Bock,  de  ia  Mathéséologie  (Wissonschaftsiehre).  Sectes  entre  les  pkiio.'ophes 
critiques.  Ahus  dans  leur  doctrine,  provenant  des  incursions  qu'ils  se  permettent,  sans 
s'en  apercevoir,  dans  le  transcendant. 

10.  Résultat  en  peu  do  mots,  et  ce  que  le  sens  commun  peut  garder  do  la  partie  spé- 
culative do  la  philosophie  critique. 

11.  Court  aperçu  de  la  partie  morale  (Kritik  der  praktischon  Vornnnft). 

12.  Oourt  aperçu  de  ses  principas  pour  le  goût  (Kritik  dcr  Urtheilskraftj. 
'  Isler,  up.  cil.  Les  lelLros  de  Jacobi  sont  en  français. 


LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT  EN  FRANCE  DE  1773  A  1814   X\ 

Delille,  presque  tous  les  émigrés  étaient  rentrés  en  France, 
Kivarol  se  préparait  lui-même  à  y  revenir  quand  la  mort  le 
surprit  ;  Bonaparte,  préoccupé  d'affermir  son  pouvoir,  se 
détournait  du  parti  constitutionnel,  qui  comptait  parmi  ses 
membres  Garât,  Cabanis,  D.  de  Tracy,  Laromiguière,  Dau- 
nou,  Cliénier,  B.  Constant,  c'esl-à-dire  tous  ceux  qu'il  ap- 
pellera bientôt  les  idéologues  ;  il  taisait  déporter  130  démo- 
crates, essayait  de  gagner  le  clergé  à  sa  cause  et  négociait  le 
Concordat;  Chateaubriand  avait  donné  Atala  et  préparait  le 
Génie  du  Christianisme.  La  Décade  annonça  le  20  thermidor, 
an  IX  (8  août  1801),  l'apparition  de  V Exposition  des  principes 
fondivncnlaux  de  la  philosophie  Iraiiscendanlale  de  Kanl  par 
Villers.  L'ouvrage  était  dédié  à  l'Institut  national  de  France, 
tribunal  investi  d'une  magistrature  suprême  dans  l'empire  des 
scie7ices,  juge  naturel  et  en  premier  ressort  de  toute  doctrine  nou- 
velle offerte  à  la  nation.  Or  l'auteur  se  plaignait  que  les  pro- 
grammes des  académies  et  autres  corps  savants  de  France 
eussent  été  remplis,  pendant  les  quinze  dernières  années, 
de  (|uestions  spéculatives  faites  avec  une  entière  confiance, 
annoncées  avec  solennité,  qui  se  trouveraient  superflues  et 
insignifiantes  dans  le  point  de  vue  de  la  philosophie  trans- 
cendantale,  que  pas  un  de  ces  corps  savants,  pas  un  de  ceux  qui 
écrivirent  des  mémoires  sur  ces  questions  n'eût  discuté,  ni  même 
elle  la  nouvelle  doctrine  ^ .  Et  pour  bien  montrer  qu'il  s'adres- 
sait à  l'Institut,  il  avait  soin  de  dire  que  si  ce  corps  respec- 
t:ible  eût  été  informé  de  ce  que  la  philosophie  critique  ensei- 
frnait  depuis  quinze  ans,  il  n'aurait  pas  énoncé  comme  il  lavait 
iiit,  la  question  de  l'influence  des  signes  (p.  174).  Il  parle  du 
siiave  Delille  (liv),  qui  avait  maltraité  la  Révolution  et  dé- 
daigné l'Institut,  fait  l'éloge  des  émigrés,  s'appuie  sur  l'au- 
torité de  Laharpe  (lxviii)  et  déclame  comme  lui  contre  le 
superficiel  matérialisme,  le  grossier  précepte  de  l'amour  de 
soi  qui  voudraient  nous  ramener  à  l'état  des  brutes  (lxvii); 
il  ne  croit  pas  nécessaire,  dit-il  en  forgeant  un  mot  nou- 
veau, d'exposer  plus  au  long  ce  sensualisme  étroit  qui 
fait  tout  le  fond  de  la  nouvelle  métaphysique  française, 

*  Cela  est  complètement  inexact  (cf.  supra). 


TVl  AVANT-PROPOS  DU  TRADUCTEUR 

qui  a  ôté  sa  religion  à  la  France,  qui  a  placé  les  sens 
sur  le  trône  de  la  métaphysique  et  l'intérêt  sur  celui 
de  la  morale,  supprimant  toute  idée  de  moralité  et  d'hon- 
nêteté publique,  paralysant  la  conscience,  la  dépouillant  de 
la  honte  et  de  la  pudeur,  dégradant  l'homme  et  amenant  des 
maux  incalculables,  cette  doctrine  superficielle  et  niaise  dont 
la  dernière  période  est  le  jacobinisme,  qui  en  était  un  corol- 
laire indispensable,  cet  encyclopédisme,  fantôme  imposant 
au  dehors,  méprisable  au-dedans,  qui  porta  le  nom  de  la 
vertu  sur  son  front  et  alimenta  de  sa  substance  tous  les  vices. 
Aussi  s'adresse-t-il  surtout  à  cette  jeune  génération  qui  n'a 
reçu  encore  ni  la  doctrine  sensualiste,  ni  les  vices  raisonnes 
des  encyclopédistes,  car  il  s'attend  à  une  opiniâtre  opposi- 
tion de  la  part  de  quelques  vieilles  têtes  de  fer,  qui  ne  peuvent 
rien  changer  à  leur  tendance  et  à  leur  organisation  (art.  vu). 
Et  il  maintient,  dans  sa  conclusion,  que  la  science  et  la  mo- 
ralité ne  peuvent  se  rencontrer  sur  le  chemin  que  suivent  la 
plupart  des  philosophes  français,  que  le  principe  du  sensua- 
lisme pour  la  métaphysique  et  celui  de  l'amour  de  soi  pour 
la  morale  sont  incompatibles  avec  toute  saine  philosophie 
(401).  Il  ne  laisse  pas  d'ailleurs  échapper  une  occasion  d'in- 
jurier les  partisans  de  la  philosophie  du  xviir  siècle,  d'exalter 
leurs  adversaires,  de  vanter  l'Allemagne  au  détriment  de  la 
France,  d'adresser  aux  doctrines  qu'il  combat  des  objec- 
tions aussi  contestables  pour  le  fond  que  peu  précises  et 
injurieuses  dans  la  forme.  Il  parle  de  la  populace  philoso- 
phique (132),  voit  dans  le  xviii*  siècle  une  période  imphiloso- 
phiquê  et  de  bavadarge,  estime  qu'il  n'a  offert  comme  but  au 
génie  que  le  plaisir  ou  le  gain,  et  qu'il  ne  faut  rien  voir 
autre  chose,  sous  ce  qu'on  a  appelé  progrès  des  lumières,  per- 
fectionnement de^  sciences,  conquêtes  de  V esprit  humaiii  (146). 
Locke  et  Condillac  sont  restés  à  la  superficie  en  ce  qui  con- 
cerne la  véritable  méthode  (44)  et  l'origine  des  connais- 
sances humaines  (61)  ;  la  soi-disant  Logique  de  Condillac 
n'est  qu'un  mélange  de  psychologie  empirique,  de  métaphy- 
sique et  de  théorie  de  la  grammaire  générale  (47)  ;  il  est  dif- 
licile,  à  qui  lit  sans  prévention  les  œuvres  philosophiques  de 
ce  dernier,  d'y  trouver  un  plan  quelconque  et  une  unité  de 


LA  PHILOSOPHIE  DE  RANT  EN  FRANCE  DE  1773  A  1814    XVU 

doctrine  (150).  Quant  à  Condorcet,  le  philosophe  auquel 
peut-être  se  reconnaissaient  le  plus  redevables  les  membres 
marquants  de  l'Institut,  il  est  présenté  comme  ayant,  dans 
son  ouvrage  posthume,  refusé  son  assentiment  à  Locke,  à 
Condillac  et  à  tous  leurs  adhérents  (176)  et  rangé  avec  Platon, 
Newton,  Descartes,  Leibnitz  et  Kant,  parmi  les  adversaires 
de  l'empirisme  !  Et  Villers  prend  encore  la  peine  de  dis- 
tinguer Condillac  de  la  tourbe  de  ses  imitateurs  et  de  tous 
ceux  qui  ont  amplifié  sur  l'empirisme  après  lui  et  d'après 
lui  (189).  Si  les  ouvrages  français  les  plus  récents  four- 
millent de  prétendues  définitions  de  la  philosophie,  il  n'y  a 
rien  à  y  apprendre,  pas  une  idée  saine  à  y  acquérir  (29).  Les 
écrivains  qui  ont  suivi  Condillac  ont  disserté  à  perte  de  vue 
sur  l'analyse,  sur  l'esprit  humain,  sur  les  idées  claires,  sur 
le  rapport  des  signes  aux  idées,  mais  l'école  est  restée  en 
possession  de  la  vraie  logique  (48).  Les  petits  philosophes  à 
la  mode  sourient  avec  compassion  au  seul  nom  de  la  méta- 
physique qu'ils  ne  comprennent  pas  (59),  ils  appelleraient 
métaphysicien  le  Cuisinier  français,  s'il  s'était  avisé  de 
s'étendre  un  peu  sur  les  propriétés  des  épices  qu'il  mettait 
en  œuvre  (147).  Mais  il  faut  que  l'heure  de  l'empirisme 
sonne  (92);  il  faut  une  métaphysique  nouvelle  et  scientifique 
à  la  patrie  de  Lavoisier,  de  Lalande  et  de  Laplace,  une  nou- 
velle théorie  des  arts  à  ceux  qui  possèdent  aujourd'hui  les 
plus  fameux  chefs-d'œuvre  dont  s'honoraient  jadis  d'autres 
contrées,  une  nouvelle  morale,  pure  comme  celle  de  l'Évan- 
gile et  sévère  comme  celle  du  Portique,  à  une  nation  qui  tend 
sérieusement  à  jouir  d'une  liberté  raisonnable,  qui  ne  veut 
plus  ni  libertins,  ni  terroristes,  ni  la  corruption  des  cours, 
ni  la  férocité  des  clubs  (206)  *.  D'ailleurs,  il  n'y  a  que  des 
lêtes  systématiques  qui  soient  capables  de  tirer  parti  de 
l'expérience  :  un  faiseur  d'expériences  est  un  maçon  qui  peut 
bien  aligner  les  pierres  et  remuer  du  mortier,  mais  il  faut 
que  la  pensée  de  l'architecte  ait  précédé  et  réglé  la  place 
des  matériaux  (220).  Parmi  les  adversaires  de  l'empirisme, 

'  Voyez  le  célèbre  passage  de  Cousin  :  Puisse  notre  voix  être  entendue 
des  générations  présentes,  etc.,  et  Taine,  Les  philosophes  classiques  du 
ixv  siècle,  5»  édition,  p.  145  et  302. 

KAMT,  Crit.  de  la  rais.  prat.  § 


XVIII  AVANT-PROPOS   DU   TRADUCTEUR 

Malebranche  et  Réranflech  ont  exposé  une  philosophie  qui 
repose  sur  une  hypothèse,  mais  qui  est  religieuse  et  sublime 
(85),  le  kantisme,  qui  a  donné  au  naatérialisme  le  coup  de 
grâce,  sauve  la  morale  et  la  religion  des  atteintes  du  raison- 
nement et  de  la  spéculation,  enseigne  à  l'égard  de  Dieu  la 
doctrine  de  Saint-Paul  (406),  semble  avoir  été  suscité  par  la 
Providence  pour  faire  renaître  universellement  une  religion 
positive  (168).  Ses  adversaires  sont  des  envieux  et  des  Zoïles, 
des  beaux  esprits,  des  beaux  diseurs,  des  aboyeurs;  il  aura 
contre  lui  la  frivolité  française  que  caractérisent  le  persiflage, 
la  légèreté  et  la  dissipation,  le  bel  esprit  qui  attire  les  sciences 
vers  le  superficiel,  une  secte  niaise  qui  au  nom  du  bon  goût 
prononce  sur  tout  en  ignorant  tout. 

Dédier  un  semblable  ouvrage  à  l'Institut,  qui  comptait 
parmi  ses  membres  ou  ses  lauréats,  Grégoire,  Sieyès, 
François  de  Neufchâteau,  qui  avaient  déjà  essayé  de  faire 
connaître  la  philosophie  de  Rant,  Keinhard  venu  en  France 
vers  1786,  Degérando  et  Prévost  qui  avaient  déjà  rendu  une 
justice  éclatante  à  Rant  dans  leurs  ouvrages  manuscrits  ou 
imprimés,  Volney,  Garât,  Cabanis,  Lakanal,  Daunou,  Rœde- 
rer,  D.  de  Tracy,  Laromiguière,  Thurot,  qui  se  rattachaient 
à  Condillac  pour  la  méthode  tout  au  moins,  qui  tentaient 
alors,  non  sans  succès,  de  donner  un  vigoureux  élan  aux 
recherches  philosophiques  et  qui,  loin  d'être  les  alliés  des 
jacobins,  avaient  pour  la  plupart  été  leurs  adversaires  ou 
leurs  victimes,  cela  pouvait  paraître  singulier,  mais  étnit 
fort  peu  propre  à  faire  étudier  et  accepter  une  doctrine  pré- 
cédée d'un  préambule  si  injurieux  pour  les  Français  qui 
ii'avaient  pas  émigré  et  étaient  demeurés  Sdèles  à  la  philoso- 
phie du  xviii*  siècle.  Aussi  la  Décade  philosophique,  où  écri- 
vaient Ginguené,  Rœderer,  Fauriel,  Gabanis,  J.-B.  Say,  etc., 
parlant  du  principe  du  beau  dans  les  arts,  citait  un  extrait 
du  livre  de  Villers  et  raillait  tout  à  la  fois  l'interprète  et  le 
philosophe  :  «  Le  grand  philosophe  de  la  Germanie  va  nous 
apprendre,  disait  l'auteur,  ce  que  personne  avant  lui  n'avait 
imaginé,  que  le  principe  de  l'imitation  de  la  nature  dans  les 
beaux-arts  est  mesquin  et  insuffisant.  Nous  nous  empres- 
sons de  recueillir,  avec  respect  et  reconnaissance,  les  sublimes 


LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT  EN  FRANCE  DE  1773  A  1814  XiX 

maxiraes  de  ce  dernier,  si  célèbre  dans  les  universités  d'outre- 
Rhin,  et  qui  doit  un  jour,  avec  plus  de  succès  encore  que 
Mercier,  détrôner  Locke  et  Gondillac  »'. 

Vingt  jours  plus  tard,  la  Décade,  par  la  plume  de  Ginguené, 
semble-t-il,  revenait  sur  l'ouvrage  de  Villers  :  tout  en  rail- 
lant finement  et  sans  pitié  l'interprète,  elle  faisait  l'éloge  de 
Kant  et  s'engageait  à  discuter  posément  avec  Villers,  s'il 
voulait  prendre  la  peine  de  motiver  son  analyse  de  l'intelli- 
gence humaine  : 

«  Citoyens,  disait  l'auteur,  il  vient  de  paraître  un  livre 
«  extrêmement  divertissant,  écrit  dans  le  vrai  style  maca- 
<t  ronique,  et  dont  il  est  impossible  de  méconnaître  le  mé- 
«  rite,  pour  peu  qu'on  ait  de  tact  et  de  "bonne  humeur.  Ce- 
«  pendant  l'auteur  montre  partout,  pour  les  lecteurs  français, 
«  une  tendre  sollicitude  qui  va  jusqu'à  la  commisération  :  il 
«  avertit  (p.  254)  que  c'est  par  pitié  pour  eux  qu'il  n'a  donné 
«  que  430  pages  grand  in-8"  à  son  opuscule,  car,  dit-il,  je 
«  devais  éviter,  dans  un  premier  essai,  d'être  trop  volumi- 
«  neux  et  ménager  la  grande  majorité  des  lecteurs  français 
«  qui  se  rebutent  facilement  quand  on  veut  les  contraindre  à 
<i  méditer  et  à  réfléchir  trop  longuement.  Réfléchir  longtemps 
«  de  suite,  est  en  efifet  une  fatigue;  mais  réfléchir  longue- 
«  ment,  c'est,  je  présume,  réfléchir  comme  l'auteur,  et  cela 
c<  ne  doit  pas  causer  une  grande  dépense  de  forces  intellec- 
(t  tuelles;  au  reste,  je  peux  me  tromper,  en  fait  de  physiolo- 
«  gie,  tout  dépend  de  l'individu. 

«  ...  J'ai  trouvé  un  moyen  très  efficace  de  seconder  la  bien- 
ce  veillance  du  jeune  auteur  pour  ses  pauvres  lecteurs...  Je  les 
«  avertis  que  l'ouvrage  commence  à  la  page  251  et  finit  à  la 
«  page  262...  Les  250  pages  qui  précèdent  sont  ce  que  l'In- 
«  timé  appelle  le  beau  dans  son  plaidoyer,  ce  qui  ne  fait  rien 
<i  au  sujet...  ces  douze  pages  renferment  la  décomposition  de 
«  notre  intelligence,  telle  qu'on  nous  prescrit  de  la  croire  et 
«  il  faut  la  bien  entendre  pour  aller  plus  loin,  or  je  ne  pense 
(t  pas  qu'il  y  ait  un  seul  être  cognitif,  quelque  pur  qu'on  le 
«  fasse,  qui  y  comprenne  rien,  quelque  simple  qu'on  le  sup- 

•  3U  fructidor  an  IX.  —  Voyez  p.  XXII. 


XX  AVANT-PROPOS   DU   IRADUCTEUB 

«  pose,qui  ose  croire  y  rien  comprendre,—  et  dans  ce  cas,  il 
«  n'a  ni  le  besoin  ni  l'obligation  d'aller  plus  loin,  ce  qui  est 
«  assez  doux. 

«  Il  ne  faudrait  pas  que  les  lecteurs  qui  n'entendraient  pas 
«  bien  cet  énorme  ouvrage  de  douze  pages,  en  conclussent 
»  qu'ils  sont  tout  à  fait  indignes  de  comprendre  la  philoso- 
«  pliie  de  Kant,  car  il  est  presque  aussi  difficile  de  la  recon- 
«  naître  que  de  retrouver  le  Traité  des  richesses  de  Sénèque 
«  dans  l'analyse  qu'en  fait  Hector. 

€  Kant  est  un  philosophe  célèbre  dont  on  peut  fort  bien  ne 
«  pas  plus  aimer  certaines  opinions  que  l'harmonie  prééta- 
«  blie  de  Leibnitz  ou  le  Tout  en  Dieu  de  Malebranche,  mais 
«  qu'on  ne  pourra  jamais  traiter  avec  légèreté...  notre  au- 
«teur...  a  trop  cru,  en  rentrant  dans  ce  pays-ci,  qu'on  n'y 
«  savait  rien,  parce  qu'il  ne  savait  rien  de  ce  qui  s'y  faisait... 
«  S'il  veut  prendre  la  peine  de  motiver  son  analyse  de  l'intel- 
«  ligence  humaine,  ou  de  l'être  cognitif  comme  il  l'appelle,  et 
«  de  la  justifier  contradictoirement  avec  celle  de  Condillac  ou 
«  de  tel  autre  philosophe,  nous  la  discuterons  posément  avec 
«L  lui;  il  verra  que  c'est  là  le  nœud  de  la  question.  » 

Pendant  le  dernier  trimestre  de  l'an  IX,  Degérando  fit  à 
l'Institut  une  seconde  lecture  de  son  Mémoire  sur  la  Philoso- 
phie de  Kant.  Le  secrétaire  Lévesque,  plus  compétent  comme 
historien  que  comme  philosophe,  signala  ce  Mémoire,  dans  la 
Notice  des  travaux  de  la  classe,  le  15  vendémiaire  an  X  :  «  La 
philosophie  de  Kant,  disait-il,  partage  le  public  savant  de 
l'Allemagne,  elle  excite  des  haines  nationales  et  des  haines 
étrangères,  et  des  Allemands  insultent  aux  Français  parce 
qu'ils  n'ont  pasgrossi  la  secte  du  professeur  de  Kœnigsberg.  » 
Sans  suivre  Degérando  dans  ce  travail,  parce  qu'il  aurait 
fallu  employer  les  termes  techniques  de  l'école  et  ensuite 
les  expliquer  avec  l'incertitude  de  les  avoir  compris  et  de  se 
faire  entendre,  Lévesque  disait  seulement  que  Degérando 
avait  rendu  un  juste  hommage  au  génie  fécond  et  hardi  du  phi- 
losophe allemand  et  à  la  vaste  étendue  de  ses  connaissances, 
mais  sans  dissimuler  que  ce  novateur  philosophe,  par  la  na- 
ture de  ses  méthodes,  inspire  de  justes  préventions  contre 
son  système  et  qu'elles  sont  encore  augmentées  par  les  pré- 


LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT  EN  FRANCE  DE  1T73  A  1814     XXI 

tentions  qu'il  affecte  et  par  l'obscurité  dont  il  s'enveloppe  ou 
que  peut-être  il  ne  pouvait  éviter. 

Villers  fit  paraître  une  brochure  intitulée  Kanl  jugé  par 
rinstitut,  dans  laquelle  il  malmenait  tout  à  la  lois  l'Institut 
et  la  Décade.  Celle-ci,  qui  avait  déjà,  en  analysant  le  travail 
de  Lancelin  sur  V Introduction  à  l'analyse  des  sciences,  fait 
remarquer  que  cet  ouvrage,  en  présentant  une  analyse  simple 
et  vraie  de  l'entendement  humain  et  les  éléments  de  la  saine 
philosophie,  est  par  cela  même  la  réfutation  de  l'ouvrage 
intitulé  Philosophie  de  Kant,  revint  à  la  charge  et  rappela  à 
Villers  qu'elle  l'avait  invité  à  discuter  avec  lui  son  analyse 
de  l'entendement  :  «  L'un  des  précepteurs  nouvellement  ar- 
«  rivés  (d'Altona)  pour  nous  apprendre  à  lire,  disait  l'auteur 
«  de  l'article  sur  un  soi-disant  disciple  de  Kant,  après  avoir 
«  annoncé  qu'il  allait  jeter  une  bombe  qui  retentirait  jus- 
«  qu'aux  rives  de  l'Elbe,  et  allumerait  un  incendie  philoso- 
«  phique,  a  lancé  chez  un  libraire  de  Metz  cette  bombe  ter- 
«  rible...  On  n'a  entendu  qu'un  pétard...  Au  bout  de  quinze 
«  jours,  le  pétard  a  été  oublié  du  public  et  les  philosophes  de 
a  Paris  ne  s'en  sont  ni  émerveillés,  ni  épouvantés,  ni  cour- 
«  roucés...  On  leur  avait  annoncé  une  grande  chose,  et  ils 
<(  n'en  ont  vu  qu'une  petite;  ils  désiraient  connaître  un  phi- 
«  losophe  étranger,  très  respectable  et  trop  peu  connu,  et  on 

0  leur  dit  de  grosses  injures,  on  insulte  la  France  littéraire 
«  et  on  ne  leur  apprend  rien...  Ils  attendent  mieux  et  passent 
«  leur  chemin...  11  paraît  que  le  soi-disant  disciple  de  Kant  a 
«  été  piqué...  Il  vient  de  lâcher  un  pamphlet  dans  lequel  il 
a  cherche  à  prouver  par  alqui  et  ergo^  que  la  classe  des 
a  sciences  morales  et  politiques  de  l'Institut,  qui  a  seulement 
«  entendu  un  Mémoire  du  C.  Degérando  sur  la  philosophie 

1  de  Kant,  a  jugé  et  mal  jugé  ce  philosophe  célèbre.  Il  prend 
o  et  travaille  en  conséquence  des  phrases  vagues,  non  du 
a  Mémoire  sur  Kant,  mais  d'un  compte-rendu  par  un  secré- 
«  taire,  et  essaie  de  faire  sonner  de  grands  mots,  évitant  tou- 
«  tefois  les  points  de  la  question  philosophique...  Il  n'y  a 
«  que  de  l'amertume  dans  ses  vingt-quatre  pages.  Nous  con- 
«  sentons  qu'il  en  veuille  à  la  Décade...,  mais  il  s'en  venge- 
c  rait  bien  mieux  en  acceptant  l'invitation  qu^elle  lui  a  faite 


XXII  ÀVANT-PROPOS    DU    TRADUCTEUR 

«  de  discuter  avec  lui  son  analy  de  rentendement.  S'il  vrut 
«  l'exposer,  c'était  à  cet  arlicio  (}ui  va  au  lait  qu'il  eût  fallu 
«  répondre...  Peut-être  garde-t-il  le  silence  sur  celui-là  pour 
«  en  profiler  à  son  retour  d'AUeraajjne  où  il  est  retourné, 
«  dit-on,  sans  doute  pour  consulter  Rant,  sur  le  ton  conve- 
a  nable  aux  discussions  philosophiques  ».  » 

Rant  n'était  pas  heureux  à  cette  époque  avec  ses  défen- 
seurs. Mercier,  l'auteur  du  Tableau  de  Paris,  qui  se  donniiit 
comme  le  disciple  de  Rétif  de  la  Bretonne,  «  l'amateur  du 
tour  de  jupe  de  Rosalie  Poinot,  comme  disait  Ginguené,  et 
le  volumineux  romancier  des  couturières  i>,qui  l'avait  mémo 
proposé  pour  la  section  de  morale,  s'était  fortement  pro- 
noncé contre  le  système  astronomique  de  Newton  et  pour 
les  idées  innées;  il  avait  combattu  l'ennuyiux  et  illisible 
Locke,  traité  de  sottise,  de  folie,  la  statue  ou  plutôt  la  pou- 
pée de  Condillac,  appuyé  le  système  des  idées  innées  sur  Des- 
cartes, Malebranche,  Bonnet  et  la  Sagesse  çut,  sous  le  nom  de 
Kant,  remplit  d'admiration  toute  l'Allemagne  '.  Aussi  défendit- 
il,  même  avant  Villers,  Rant  qu'il  crut  attaqué  par  Degé- 
rando,  dans  deux  Mémoires  *,  où  il  lui  attribuait  la  gloire 
d'avoir  fait  les  découvertes  les  plus  neuves  en  métaphysique. 
Mercier  ne  réussit  d'ailleurs  pas  plus  que  Villers  à  faire 
perdre  complètement  à  Rant  les  sympathies  de  l'institut. 
Dans  les  différents  votes  qui  eurent  lieu  pour  la  présentation 
parla  seconde  classe  des  trois  candidats  parmi  lesquels  l'Ins- 
titut choisit,  comme  associé  étranger  Niebuhr,  qu'il  préféra 
ainsi  à  MûUer  et  à  Bentham,  Rant  obtint  un  nombre  assez 
considérable  de  suffrages  *.  Mais  si  l'ouvrage  de  Villers  pou- 

*  20  brumaire  an  X. 

=*  Décade  philosophique,  10  et  20  floréal  an  VIII. 

3  Le  premier  est  consacré  à  Kanl,  le  second  porte  sur  la  philosophie 
de  Kant,  comparée  à  celle  de  Fichtej,  savant  d'Iéna,  en  Saxe  (ancienne 
Académie  des  sciences  morales,  manuscrits,  carton  n»  2). 

*  Nous  trouvons,  parmi  les  papi  ns  que  M.  Jules  Simon  a  bien  voulu 
nous  permettre  de  consulter,  trois  voles  dilTéronts  :  dans  l'un,  Kant 
eut  200  suffrages,  tandis  que  Rumford,  Mûller,  Niebuhr,  Herder,  Fox 
et  Horne-Tooke  en  oblenaient  289,  278,  277,  220,  201,  153  ;  dans  un 
autre,  Kant  en  eut  203,  tandis  que  .lefferson,  Rumford,  Mûller,  Niebuhr. 
Fox,  Young.  Herder  en  obtenaient  360,  319,  276,  233,  217,  216,  206; 


LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT  EN  FRANCE  DE  1773  A   1814    XXIU 

vait  taire  du  bruit,  il  était  impossible  qu'il  eût  un  succès 
sérieux.  Laiicelin  le  trouvait  plus  digne  du  xiii«  que  du 
XIX»  siècle,  composé  d'un  ramas  de  chapitres  décousus,  sur- 
chargé de  citations  et  d'injures  très  peu  philosophiques.  D. 
de  Tracy,  moins  mordant,  se  bornait,  en  citant  l'ouvrage  de 
Kinker,  à  louer  l'auteur  et  le  traducteur  de  ne  manifester  ni 
mépris  ni  dédain  pour  ceux  qui  sont  moins  persuadés,  et  à 
expliquer  pourquoi  les  philosophes  français  avec  lesquels  il 
se  trouvait  en  communion  d'idées,  ne  pouvaient  accepter  le 
système  de  Kant.  Samuel  Adams  appréciant,  dit- il,  le  système 
avec  le  sens  commun,  accuse  Kant  d'être  tombé  dans  le  scep- 
ticisme, d'avoir  nié  l'existence  de  Di«'U,  tout  en  sachant  bien 
(]ue,  pour  échapper  au  reproche  d'ériger  en  système  l'é- 
goïsme  et  le  matérialisme,  Kant  établit  l'existence  d'un  Dieu 
sur  la  seule  conviction  du  cœur,  parce  que  cela  ressemble 
trop  aux  dénouements  tombés  du  ciel  de  quelques  drames 
allemands,  mais  estime  que  ce  serait  pour  la  Décade  un  acte 
de  justice  de  faire  connaître  ce  système  aux  lecteurs  dont 
la  curiosité  n'a  été  qu'excitée  par  la  publication  de  Villers. 
Ceux  qu'on  ne  saurait  soupçonner  d'être  hostiles  à  Kant  se 
montrent  fort  sévères  pour  Villers.  Degérando,  qui  d'or- 
dinaire ménage  tout  le  monde,  dit  que  l'ouvrage  ne  lui  a 
point  paru  présenter  la  véritable  tendance  de  la  philosophie 
de  Kant,  qu'il  est  de  peu  de  ressource  pour  l'étude  du  criti- 
cisme  :  «i  S'il  a  voulu,  dit-il,  s'adresser  aux  hommes  super- 
ficiels, son  analyse  est  beaucoup  trop  obscure,  s'il  a  voulu 
s'adresser  aux  penseurs,  elle  est  beaucoup  trop  insyttisante. 
J'aime  à  croire  que  si  M.  de  Villers  refaisait  cet  ouvrage,  il 
alfirmerait  moins,  prouverait  mieux,  conserverait  plus  d'é- 
gards pour  les  opinions  des  autres  et  donnerait  plus  de  clarté 
à  l'exposition  des  siennes.  »  Et  il  plaçait  bien  au-dessus  de 
ce  livre  la  traduction  de  Kinker  par  Le  Fèvre.  Boddmcr  qui, 
comme  Villers,  voulait  amener  à  douter  de  la  certitude  des 
opinions  de  l'école  empirique,  pour  engager  les  penseurs  à 
examiner  la  philosophie  de  Kant,  et  dont  Villers  disait  lui- 

enfln,  dans  un  autre,  Kant  en  eut  224,  Niebuhr,  360,  MûUer,  346, 
Bentham,  344.  Herder,  339,  Rumford,  306,  Fox,  276,  Home-Tooke,  :66. 


XXIV  AYANT-PROPOS  DU   TRADUCTEUR 

même  qu'il  y  avait  du  bon  dans  son  livre,  trouvait  l'ouvrage 
absolument  insuffisant  pour  faire  connaître  la  philosophie 
transcendantale,  quoique  la  première  partie  lui  parût  écrite 
avec  beaucoup  d'esprit  et  de  sel,  très  propre  à  réveiller  les 
esprits  endormis  et  à  attirer  l'attention  du  public  sur  ces 
matières  :  «  Si  son  intention,  ajoutait-il,  avait  été  de  faire  du 
bruit  et  d'acquérir  de  la  célébrité,  elle  est  remplie  et  il  a 
réussi,  mais  il  a  cru  devoir  se  faire  léger  pour  être  à  la  portée 
d'une  nombreuse  classe  de  lecteurs,  et  il  ne  nous  a  montré 
qu'un  squelette  très  imparfait  de  la  doctrine  de  Rant.  »  Et 
M""^  de  Staël,  à  qui  Villers  disait  modestement  que  son  livre 
avait  au  moins  un  trait  commun  avec  la  Littérature  considérée 
dans  ses  rapports  avec  les  institutions  sociales^  c'est  qu'il  était 
trop  fort  pour  le  public  auquel  il  était  destiné,  lui  écrit  à  lui- 
même  que  s'il  n'a  pas  eu  tout  le  succès  qu'il  méritait,  c'est 
qu'il  n'a  pas  voulu  avoir  de  l'adresse  dans  sa  manière  de 
présenter  les  idées  de  Rant  et  de  combattre  celles  de  ses 
adversaires».  En  Allemagne,  d'ailleurs,  Schelling  en  lit  un 
compte-rendu  dans  le  Journal  critique  de  la  philosophie  qu'il 
publiait  en  collaboration  avec  Hegel,  et  tout  en  se  plaçant  à 
un  autre  point  de  vue,  se  montra  presque  ausai  sévère  que 
les  philosophes  français.  Villers  eut  beau  lui  écrire  comme 
justification  qu'il  avait  voulu  se  mettre  à  la  portée  des  lecteurs 
de  France  pour  lesquels  les  coulisses  et  l'art  de  la  cuisine  sont 
les  deux  points  entre  lesquels  roule  l'exercice  de  leur  pensée 
(Coulissen  und  Kochkunst  siyid  die  zwei  A7igetn  aller  dortigen 
Denkiibung),  Schelling  n'en  maintint  pas  moins  le  jugement 
qu'il  avait  porté,  tout  en  affirmant  qu'il  n'avait  nullement 
voulu  attaquer  personnellement  l'auteur  «. 

On  pouvait  supposer  que  Napoléon,  alors  en  lutte  avec  les 
idéologues,  accueillerait  avec  joie  un  ouvrage  qui  combat- 
tait leurs  doctrines  et  proposait,  pour  les  remplacer,  une  doc- 
trine nouvelle.  Villers  crut  un  instant  que  celui  qui  avait 
été  comme  lui  officier  d'artillerie,  patronnerait  son  livre. 
Bonaparte  lui  en  demanda  un  précis,  et  on  pensa  en  Alle- 
magne qu'il  avait  réussi  à  intéresser  U  grand  Bonaparte  au 

^  Mer,  p.  270,  lettre  du  1"  août  1802. 
-  Jsler,  p.  242  à  250. 


LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT  EN  FRANCE  DE  1773  A  1814    XXV 

kantisme  *.  Mais  Bonaparte  trouvait  en  de  Bonald,  Chateau- 
briand et  autres  défenseurs  du  catholicisme,  des  adversaires 
bien  plus  décidés  encore  de  l'idéologie;  il  n'était  pas  sûr  de 
rencontrer  dans  les  partisans  d'une  philosophie  dont  l'auteur 
était  estimé  et  vanté  par  ceux  qu'il  redoutait,  un  appui  aussi 
assuré  que  celui  qu'il  crut  trouver  vers  1810  chez  Royer- 
Collard  et  ceux  qui,  avec  lui,  combattaient  le  condillacisme 
sous  toutes  ses  formes,  et  le  kantisme  ne  put  compter  sur  sa 
protection. 

III 

L'année  même  où  Villers  avait  fait  paraître  la  philosophie 
de  Kant,  Le  Fèvre  traduisait  du  hollandais  l'essai  de  Kinker 
contenant  une  exposition  succincte  de  la  Critique  de  La 
raison  pure.  Le  traducteur  s'étonnait  que  deux  nations 
justement  célèbres,  l'Angleterre  et  la  France,  n'eussent  pas 
encore  daigné  s'occuper  d'un  système  qui  venait  de  révolu- 
tionner le  monde  philosophique,  il  semblait  prendre  à  son 
compte  l'opinion  de  l'auteur  des  Mémoires  pour  servir  à 
l'histoire  du  jacobinisme,  que  ni  la  vérité  ni  l'erreur,  cachées 
au  Fond  du  puits,  ne  plaisent  en  France,  et  considérer  la 
Philosophie  du  bon  sens  de  d'Argens  comme  l'expression  de 
la  pensée  nationale.  11  affirmait  que  Kant  a  seul  fourni  les 
moyens  de  sortir  d'un  embarras  inextricable,  qu'il  a,  en 
s'élançanl  du  point  où  s'était  arrêté  le  plus  profond  des 
sceptiques  modernes  (Hume),  élevé  un  édifice  nouveau  à  la 
vérité,  dont  les  fondements  sont  aussi  anciens  que  la  raison 
même.  Quant  à  lui  il  s'est  uniquement  proposé  d'aplanir  la 
voie  de  la  Critique  de  la  raison  pure  à  ceux  que  préoccupe  la 
solution  de  ce  problème,  que  pouvons- nous  savoir?  en 
laissant  de  côté  l'autre  question  non  moins  intéressante  pour 
nous,  que  devons-nous  faire  ?  qui  appartient  à  la  Critique  de 
la  raison  pratique  ". 

i  hier,  p.  70,  lettre  de  Gerstenberg  :  «  Man  hotte  mir  gesagt,  dass  sie 
50  gliicklich  gacesen  wiren,  Ihrsm  ehmaligen  Freunde  und  Bekannten,  dem 
grossen  Bonaparte,  ein  lébhafles  Interesse  fur  die  kanlische  Philosophie 
beizubringen,  » 

«  L'ouvrage  contient  VIH-184  pages,  dont  onze  consacrées  à  Tin- 


XXVI         AVANT-PROPOS  DU  TRADUCTEUR 

L'année  suivante,  en  avril  et  en  mai  (7  et  30  floréal  an  X), 
Destutt  de  Tracy  lisait  à  l'Institut  un  important  et  curieux 
mémoire  où  il  prenait  pour  point  de  départ  la  traduction  de 
Le  Fèvre,  sans  négliger  toutefois,  disait-il,  d'étudier  Kant  dans 
ses  propres  ouvrages,  du  moins  dans  la  version  latine,  car  il 
n'entendait  pas  l'allemand.  Il  relevait  les  phrases  usées,  sur 
la  prétendue  légèreté  des  Français  et  sur  le  peu  de  profondeur 
de  leur  philosophie,  dont  s'était  servi  le  traducteur  auquel  il 
reconnaissait  toutefois  un  grand  mérite.  Puis,  rappro- 
chant le  système  allemand  de  la  méthode  française,  il  le 
faisait  passer  dans  son  creuset  pour  voir  si,  contre  son 
attente,  il  soutenait  cette  épreuve  dans  son  ensemble  et  dans 
toutes  ses  parties  et  recueillir  soigneusement  ce  qu'en 
résidu  il  y  trouverait  de  réellement  précieux,  pour  le  réunir 
à  ce  que  la  France  possède  déjà.  Sans  s'arrêter  à  l'obscu- 
rité, qui  est  une  forte  présomption  contre  le  système  et 
qui  suffirait  pour  ensevelir  dans  l'obscurité  une  philosophie 
française,  il  s'attache  à  l'étude  de  l'idéologie  de  Kant. 
D.  de  Tracy  se  montre  fort  sévère  dans  l'appréciation  de 
la  doctrine  de  Kant  qui  présente,  dit-il,  une  décomposition 
incomplète  et  fausse  de  notre  faculté  de  penser,  nous  donne 
une  notion  très  inexacte  de  notre  sensibilité,  qui  reconnaît 
en  nous  des  facultés  pures,  prétend  nous  donner  des  connais- 
sance pures  qui  sont  de  purs  néants,  personnifiés  par  l'abus 
des  mots  et  par  un  emploi  vicieux  des  idées  abstraites  dont 
on  fait  des  êtres  réels  et  existants.  Et  il  ne  faudrait  pas  croire 
qu'il  n'y  a  dans  cette  critique  faite  par  un  philosophe  ayant 
lui-même  des  idées  toutes  difl"érentes,  que  des  négations  op- 
posées à  des  affirmations  :  D.  de  Tracy  a  plus  d'une  fois  fort 
bien  aperçu  les  difficultés  que  soulève  la  Critique  de  la  raison 
pure.  Ce  qu'il  reproche  d'ailleurs  avant  tout  à  Kant,  c'est  de 
chercher  à  former  un  vaste  système  qui  embrasse  la  métaphy- 
sique, la  morale,  la  politique,  ce  qu'il  reproche  aux  philo- 
sophes allemands,  c'est  de  professer  la  doctrine  de  Kant 
comme  on  professe  la  doctrine  théologique  de  Jésus,  de 
Mahomet  ou  de  Brahma,  comme  on  a  été  platonicien,  stoïcien, 

troduction.  10  à  la  faculté  de  connaître  en  général,  12  à  la  sensibilité, 
67  à  l'entendement  et  le  reste  à  la  raison. 


LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT  EN  FRANCE  DE  1773  A  1814  XXVH 

académicien,  scotiste,  thomiste  ou  cartésien,  au  lieu  de  se 
borner,  comme  les  Français,  à  n'avoir  aucun  chef  de  secte,  à 
observer  des  faits,  à  recueillir  des  vérités  sans  se  presser  de 
bâtir  les  systèmes.  Il  fait  remarquer  encore,  en  ce  qui  concerne 
l'étude  de  l'esprit  humain,  que  les  Allemands  ne  sont  pas 
suffisamment  instruits  des  nombreuses  observations  faites 
récemment  en  France  pour  développer  toutes  les  circons- 
tances de  nos  opérations  intellectuelles  et  les  effets  des  agents 
qui  agissent  sur  elles  et  sur  lesquels  elles  réagissent,  de  ne 
prendre  en  considération  ni  nos  organes,  ni  les  signes  du 
langage  ni  les  méthodes  de  calcul  ;  ils  ne  connaissent  même 
pasCondillac;  ils  n'étudient  guère  que  le  Traité  des  sensations 
qui  forme  plutôt  un  recueil  de  conjectures  quunedescriplioa, 
ils  ignorent  la  Grammaire^  VArt  de  penser ^  de  raisonner,  la 
Langue  des  calculs  et  le  Traité  des  systèmes,  chef-d'œuvre 
qui  réfute  à  l'avance  tout  ce  qui  est  fondé  sur  des  idées 
abstraites  et  générales  et  sur  des  hypothèses  à  priori.  Remar- 
quons enfin  que  D.  de  Tracy  parle  de  Kant  lui-même  avec 
beaucoup  d'estime  :  c'est  un  homme  dont  il  respecte  les 
lumières,  un  philosophe  très  distingué,  célèbre  par  un  grand 
nombre  d'ouvrages  justement  estimés  dans  beaucoup  de 
genres,  recommandable  par  un  grand  zèle  pour  le  progrès  des 
lumières  et  pour  la  propagation  des  idées  saines  et  libérules, 
qui  doit  avoir  de  grandes  qualités  pour  avoir  acquis  en 
Allemagne  une  considération  aussi  grande  et  des  disciples 
aussi  habiles  et  aussi  éclairés  •. 

En  1802,  un  Suisse,  W.-R.  Boddmer,  publiait  en  160  pages 
un  ouvrage  intitulé,  le  Vulgaire  et  les  métaphysiciens  ou  doutes 
et  tues  critiques  sur  l  école  empirique,  par  lequel,  en  ébranlant 
la  métaphysique  régnante,  il  voulait  engager  les  Français  à 
examiner  la  philosophie  transcendante,  étonnante  par  la 
hardiesse  de  ses  principes,  la  profondeur  de  sa  marche,  la 
fécondité  de  ses  résultats.  Sans  affirmer  que  la  vérité  fût 
tout  entière  dans  les  ouvrages  de  Kant,  il  trouvait  du  moins 
qu'ils  auront  fait  faire  des  pas  immenses  dans  la  science  de 

*  Ce  mémoire  inséré  dans  le  4*  volume  des  Mémoires  de  l'InslUui 
ntUionai,  qui  fut  publié  en  vendémiaire  an  XI,  comprend  plus  de 
60  pages  (544  à  606)  in-4*. 


XXVra  AVANT-PROPOS   DU   TRADUCTEUR 

l'homme.  Mais  les  commentaires  et  les  extraits  que  l'on  a 
publiés  en  France  sur  la  philosophie  de  Kant  lui  semblent 
absolument  insuffisants  pour  la  taire  connaître,  c'est  la  Cri- 
tique de  la  raison  pure  elle-même,  ce  sont  tous  les  autres 
ouvrages  de  ce  beau  génie  qu'il  faut  étudier  et  approfondir 
dans  leur  langue  propre,  pour  pouvoir  bien  connaître  son 
système.  Locke  n'a,  selon  lui,  mis  dans  son  exposition  des  fa- 
cultés et  des  opérations  intellectuelles,  ni  précision,  ni  ordre, 
ni  méthode,  ses  principes  sont  vagues,  incohérents  et  confus. 
Condillac  est  vivement  critiqué.  Bonnet,  cet  immortel  génie, 
a  donné  une  théorie  absolument  insuffisante  pour  expliquer 
le  jugement,  le  raisonnement  et  la  formation  des  notions. 
Degérando,  dont  le  grand  et  bel  ouvrage  sur  les  Signes  est 
dans  les  mains  de  tout  le  monde, a  traité  toutes  les  parties  de 
la  métaphysique,  soit  dans  ses  principes,  soit  dans  ses  applica- 
tions avecautant  de  profondeur  que  de  génie, il  a  soulevé  un  des 
coins  du  voile  qui  couvrait  aux  empiristes  purs  les  lois  sub- 
jectives de  la  cognition,  voile  que  paraît  avoir  arraché  entiè- 
rement la  philosophie  transcendantale.  Toutefois,  contraire- 
ment aux  disciples  de  Kant  qui  exigent  déjà  une  foi  implicite 
en  leur  chef,  il  veut  qu'avant  d'adopter  en  France  les  opinions 
de  la  nouvelle  doctrine,  on  les  soumette  à  la  critique  la  plus 
rigoureuse  et  la  plus  approfondie. 

Dans  son  grand  ouvrage,  publié  en  l'an  XIII  sur  l'Histoire 
comparée  des  systèmes  de  philosophie,  Degérando  donnait 
aux  doctrines  de  Kant  et  de  ses  disciples  une  part  telle  qu'il 
s'exposait,  disait-il,  à  être  accusé  d'avoir  détruit  à  leur  profit 
l'harmonie  de  son  œuvre;  il  vantait  l'Allemagne,  cette  nation 
si  riche  en  matériaux  de  tous  genres,  Kant,  une  des  têtes  les 
plus  fortes  et  les  plus  inventives  que  l'Allemagne  ait  pro- 
duites, cherchait  à  justifier  la  France  du  reproche  que  lui 
adressaient  les  Allemands  d'ignorer  le  kantisme,  rappelait 
que  plusieurs  de  nos  hommes  les  plus  distingués  avaient  lu 
les  ouvrages  des  kantiens  ou  dans  les  originaux  ou  dans  des 
traductions  latines,  avaient  eu  des  conférences  suivies  sur  la 
philosophie  critique  avec  quelques-uns  de  ses  plus  éclairés 
sectateurs.  Il  rappelait  qu'il  avait  essayé  delà  faire  connaître 
dans  son  premier  ouvrage  couronné  par  l'Institut,  qu'il  avait 


LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT  EN  FRANCE  DE  1773  A  1814    XXIX 

lu  ensuite  un  Mémoire  sur  ce  sujet  à  l'Institut,  quedèsl'anVI, 
il  avait  formé  le  projet  de  traduire  en  les  annotant,  l'analyse 
donnée  par  Kieseweter  du  Criticisrae,  la  Métaphysique  des 
mœurs  et  les  Prolégomènes  de  Kant,  que  ces  traductions 
presque  achevées  avaient  passé  dans  les  mains  de  plusieurs 
de  ses  amis,  mais  qu'on  l'avait  détourné  généralement  de  les 
mettre  au  jour.  Quand  il  a  commencé  l'étude  du  kantisme,  il 
a  été  prévenu  en  sa  faveur  par  l'opinion  d'hommes  qui  lui 
inspirent  une  profonde  estime,  aussi  n'a-t-il  rien  négligé  pour 
découvrir  ce  qu'il  peut  contenir  d'utile.  Il  a  réuni  et  consulté 
les  matériaux  suivants  :  les  trois  Critiques  (2*  édition),  les 
Prolégomènes,  les  Éléments  métaphysiques  de  la  nature,  la 
Métaphysique  des  mœurs,  les  Écrits  détachés,  etc.,  les  Com- 
mentaires de  Schulz,  deSchmid,  de  Kieseweter,  les  notices  ren- 
fermées dans  les  recueils  de  Fùlleborn,  doux  notices  manus- 
crites faites  par.  despartisanstrès  éclairés  delà  philosophie  de 
Rant.  L'exposition  donnée  par  Degérando  est  considérable: 
elleoccupe,en  y  comprenant  les  systèmes  sortis  du  kantisme, 
de  Fichte,  de  Schelling,  de  Bouterweck,  deBardili,  deux  cha- 
pitres comprenant  ensemble  170  pages,  c'est-à-dire  20  pages 
de  plus  que  ne  lui  en  accordait  Villers*.  Degérando  met  en 
lumière  successivement,  grâce  à  de  nombreuses  citations,  les 
intentions  de  Rant,  c'est-à-dire  le  but  qu'il  a  poursuivi  et  les 
problèmes  qu'il  s'est  posés,  puis  ses  méthodes  et  ses  nomen- 
clatures, enfin  l'application  qu'il  en  a  faite  ou  les  résultats 
qu'il  a  obtenus.  L'importance  des  jugements  synthétiques  à 
priori  dans  le  système  est  bien  marquée  ;lerôle  joué  par  la  rai- 
son pratique,  venant  combler  les  vides  immenses  causés  par 
la  raison  spéculative, et  qui  est,  comme  l'a  observé  Reinhold, 
une  aile  que  Rant  a  prudemment  ajoutée  à  l'édifice  dont  il 
remarquait  l'insufiisance,  n'a  peut-être  pas  été  aussi  exac- 
tement saisi,  l'accusation  adressée  à  Rant  d'être  tombé  dans 
l'empirisme,  les  trois  erreurs  trouvées  dans  ce  système  où  les 


•  Le  volume  de  Villers  est  divisé  en  deux  parties  :  la  première  com- 
prend des  notions  préliminaires,  la  seconde,  intitulée  Philosophie  de 
Kant,  est  consacrée  à  l'exposition  des  principes  fondamentaux  de  la 
philosophie  transcendantalc  et  va  de  la  page  251  à  la  page  399. 


XXX  AVANT-PROPOS  DU  TRADUCTEUR 

vérités  ne  sont  qu'en  germe  S  permettraient  sans  doute  de 
contester  que  Degérando  ait  bien  saisi  l'œuvre  de  Kant  ; 
mais  le  même  reproche,  en  admettant  qu'il  soit  fondé,  pour- 
rait être  fait  à  plusieurs  de  ceux  qui,  en  France  et  en  Alle- 
magne, se  sont  occupés  du  kantisme  et  il  porte  sur  l'inter- 
prétation plutôt  que  sur  l'exposition  du  système.  Tous  ceux 
qui,  après  avoir  étudié  dans  les  sources  la  philosophie  alle- 
mande de  1780  à  1803,  liront  l'ouvrage  de  Degérando,  con- 
viendront qu'il  la  fait  connaître  d'une  façon  aussi  exacte  et 
aussi  détaillée  qu'on  pouvait  le  souhaiter  alors  et  beaucoup 
mieux  même  que  plus  d'un  historien  postérieur. 

En  1808,  Degérando  revint  sur  la  philosophie  de  Kant  dans 
le  rapport  historique  sur  les  progrès  de  la  philosophie  depuis 
1789,  présenté  à  l'Empereur  par  la  classe  d'histoire  et  de 
littérature  ancienne  de  l'Institut.  Aucune  nation  de  l'Europe, 
disait-il,  n'a  réuni  un  ensemble  aussi  complet  de  travaux  sur 
l'histoire  de  la  philosophie  ;  seule  l'Allemagne  nous  a  pré- 
senté un  brillant  système,  celui  de  Kant,  qui,  sur  un  problème 
insoluble,  a  produit  les  efforts  les  plus  hardis  peut-être  que  la 
métaphysique  ait  tentés  depuis  Aristote;  on  a  admiré  l'en- 
semble systématique  qui  unit  toutes  les  parties  de  sa  doctrine, 
applaudi  à  une  foule  d'analyses  ingénieuses,  d'aperçus  fé- 
conds, éprouvé  une  sorte  d'enthousiasme  pour  cette  morale 
stoïque  et  désintéressée  qui  bannit  du  code  de  nos  devoirs 
tous  les  calculs  de  l'égoïsme.  En  même  temps  Degérando 
signalait  les  travaux  de  Stapfer,qui  avait  cherché  à  mettre  la 
partie  la  plus  épurée  de  la  doctrine  de  Kant  en  harmonie 
avec  le  christianisme. 

En  1805,  Prévost,  dans  ses  Fssais  de  philosophie,  disait 
que  la  philosophie  de  Kant  était  connue  en  France  par  des 
abrégés  assez  clairs  et  assez  bien  faits  pour  qu'on  pût  en  juger, 
mais  que  les  esprits  ne  semblaientpas  disposés  à  l'accueillir;  il 
indiquait,  dans  le  cours  de  son  ouvrage,  quelques  points  qui 
lui  paraissaient  avoir  été  bien  mis  en  lumière  par  Kant.  La 
même  année,  D.  de  Tracy,  trouvant  dans  le  grand  ouvrage 

*  Ces  deux  derniers  points  se  trouvent  dans  le  3»  volume  où  Jeu 
Considérations  sur  le  crilicisme  tiennent  prés  de  ÎJO  i>agos. 


LA  PHII.OSOPHIB  DE  KANT  BN  FRANCE  DE  1773  A  1814  XXXI 

de  Degérando  un  respect  excessif  pour  les  préjugés  popu- 
laires que  nous  croyons,  disait-il,  peut-être  à  tort,  communs 
en  Allemagne,  et  une  tendance  trop  marquée  à  parler  des 
Français  comme  de  gens  légers,  volages,  impatients,  reculant 
à  la  vue  d'un  in-4°.  très  inférieurs  à  leurs  voisins,  répondait 
à  son  tour  aux  disciples  de  Kant  qui  accusent  les  Français 
d'ignorer  et  de  dédaigner  la  doctrine  de  leur  maître  :  «  Beau- 
coup de  personnes  parmi  nous,  disait  il.  connaissent  les  idée?  de 
Kant,  quelques-unes  les  adoptent;  mais  le  plus  grand  nombre 
les  rejette  et  les  néglige,  parce  que,  cultivant  beaucoup  l'étude 
de  l'intelligence  humaine,  nous  pensons  en  général  que 
ces  idées  reposent  sur  une  connaissance  très  imparfaite  de 
nos  facultés  intellectuelles  et  que  nous  n'aimons  pas  à  nous 
occuper  de  ce  qui  nous  parait  porter  sur  une  base  fausse.  » 
Il  est  d'ailleurs  persuadé  que  ce  sont  là  précisément  les  rai- 
sons dont  se  sont  servis  les  amis  de  Degérando,  pour  l'en- 
gager à  ne  pas  publier  les  traductions  qu'il  avait  déjà  faites  ^ 
Le  jugement  porté  par  D,  de  Tracy  est,  dans  ses  grandes 
lignes,  accepté  par  presque  tous  les  idéologues  :  nous  avons 
déjà  cité  celui  de  Lancelin;  Laromiguière  parle  du  vice  de 
quelques  modernes  dont  les  écrits  semblent  vouloir  faire 
revivre  la  barbarie  du  moyen  âge*.  Thurot' avoue  que  Kant  a 
traité  quelques-unes  des  questions  les  plus  difficiles  de  la 
métaphysique  avec  une  sagacité  peu  commune,  mais  il  ne  voit 
dans  son  système  que  des  combinaisons  de  notions  abstraites, 
d'autant  plus  profondes  qu'elles  sont  plus  vides.  Daunou  se 
montre  plus  sévère  encore  et  Portails  n'est  guère  plus  indul- 
gent. En  revanche,  les  adversaires  des  idéologues,  ceux  qui 
cherchent  à  faire  accepter  des  doctrines  nouvelles,  en  parlent 
avec  beaucoup  d'estime.  Chateaubriand  le  cite, dans  le  Génie 
du  christianisme,  comme  ayant  combattu  Locke  et  Condillac, 

*  Logique,  p.  287  (note). 

«  Ce  qui  est  assez  curieux,  c'est  que  prenant  Villers  à  la  lettre,  s'ap- 
puyant  en  outre  sur  Slapfer  et  sur  la  traduction  latine  de  Schmidt- 
Physeldek,  il  combat  Kant  comme  allant  plus  loin  |ue  Gassendi,  Locke 
et  Condillac  (5«  éd.,  II,  160). 

3  Daunou  dit  de  lui  que  Reid,  Kant,  Platon,  Leibnitz,  ne  lui  étaient 
pas  moins  familiers  que  Condillac,  etc. 


XXXn  AVANT-PROPOS  DU   TRADUCTEUR 

et  demande  plus  tard  à  Barchou  de  Penhoëii  de  le  renseignei 
sur  sa  philosophie;  Gall  et  Spurzheim  le  louent  et  acceptent 
sa  doctrine  sur  la  liberté*;  Ampère,  dès  1805,  discute  les 
réflexions  de  M.  de  Biran  avec  un  Genevois  qui  est  grand 
partisan  de  Kant.  En  1812,  écrivant  à  Biran  qu'on  n'a  aucune 
idée  de  Kant  si  l'on  s'en  rapporte  à  Degérando,  à  Villers  ou 
à  D.  de  Tracy,  il  affirme  que  si  Kant  s'est  trompé  dans  les 
conséquences,  il  a  profondément  marqué  les  faits  primitifs 
et  les  lois  de  l'intelligencehumaine*.  Cuvier,  qui  avait  eu  pour 
maître  Schwab,  l'adversaire  de  Kant,  avait  cependant  prorais 
à  Villers  de  faire  un  compte  rendu  de  son  ouvrage  dans  la 
Décade  et  il  lui  écrit  en  1802  pour  lui  demander  ce  que  pen- 
sent les  kantistes  de  ce  que  l'on  fait  en  France  et  lui  annoncer 
que  «  nos  matérialistes,  n'ayant  pas  voulu  des  noumènes  et  de 
l'entendement  pur,  vont  être  obligés  d'avaler  la  transsubstan- 
tiation^ »  Stapfer  cherche  à  lui  gagner  des  adhérents,  écrit 
pour  la  Biographie  universelle  les  articles  Kant  et  Villers  ;  la 
Société  philosophique  fondée  dès  1811  compte  parmi  ses 
membres,  outre  Royer-Collard,  M.  de  Biran  et  Cousin,  Cuvier 
qui  avait  étudié  avec  Schwab,  Ampère,  Degérando  et  Stapfer, 
Guizot  qui  se  vantait  d'avoir  été  élevé  à  l'école  de  Lessing  : 
elle  eut  plus  d'une  fois  l'occasion  d'exposer,  de  discuter  et 
d'accepter  en  tout  ou  en  partie  les  doctrines  de  Kant. 

Nous  arrivons  enfin  au  plus  illustre  des  écrivains  qui  ont 
admiré  Kant  et  l'ont  fait  admirer,  à  M""'  de  Staël. 

Dans  son  livre  sur  la  Littérature,  M°"  de  Staël  accusait  les 
littérateurs  allemands  de  manquer  de  goût.  A  Villers,  qui  le 
lui  reproche,  elle  répond,  le  1"  avril  1802,  qu'elle  trouve 
Locke  très  conciliable  avec  Kant;  elle  est  d'accord  absolument 
avec  lui  sur  les  conséquences  qu'il  tire  du  système  qui  fait 
tout  dépendre  des  sensations  et  qui  dégrade  l'âme  au  lieu 
de  l'élever,  mais  elle  distingue  Diderot  et  Helvétiusde  Rous- 
seau, de  Montesquieu  et  raèmede  Voltaire  en  son  bon  temps. 
Quant  àCondillac,  c'est  un  homme  qui  lui  paraît  avoir  par- 

♦  Des  dispositions  innées  de  l'âme  et  de  l'esprit,  1811,  pages  178 
et  181. 

»  B.  Saint-Hilaire,  Philosophie  des  deux  Ampère. 

•  Isler,  p.  60. 


LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT  EN  FRANCE  DE  1773  A  1814   XXXIM 

faiteiueiit  raisonné  dans  la  branche  de  la  métaphysique  qu'il 
a  traitée.  Elle  étudie  l'allemand  avec  soin,  sûre  que  c'est  là 
seulement  qu'elle  trouvera  des  pensées  nouvelles  et  des  sen- 
timents profonds  et  que  c'est  en  Allemagne  qu'il  y  a  le  plus 
d'hommes  distingués  comme  philosophes  et  comme  littéra- 
teurs. En  novembre,  elle  lit  le  Mémoire  de  Degérando,  qui  a 
remporté  le  prix  à  Berlin  et  l'admire  beaucoup;  elle  envoie 
Delphine  à  Villers,  qui  lit  l'ouvrage  en  dix-huit  heures  et 
place  M"*  de  Staël  parmi  les  génies  inspirés  et  créateurs. 
En  juillet  1803,  Michaux  apporte  les  Lettres  Westphaliennes 
à  M°"  de  Staël,  qui  les  parcourt  avec  beaucoup  d'intérêt  et 
écrit  à  Villers  qu'elle  a  fort  envie  de  taire  un  voyage  en  Alle- 
magne. Elle  arrive  à  Metz,  où  se  trouvait  Villers,  le  26  oc- 
tobre et  y  reste  jusqu'au  8  novembre  ;  elle  lit  Richter  qui,  à 
travers  mille  niaiseries,  a  des  mots  charmants,  mais  elle 
trouve  l'extérieur  allemand  bien  peu  esthétique.  Elle  est 
triste  à  Francfort,  il  lui  semble  que  tout  en  Allemagne  res- 
semble à  ce  qu'elle  a  entendu  dans  une  auberge,  à  un  concert 
dans  une  chambre  enfumée,  qu'il  y  a  de  la  poésie  dans  l'àme, 
mais  aucune  élégance  dans  les  formes.  Sa  fille  est  malade  et 
lui  inspire  de  vives  inquiétudes  ;  puis  elle  arrive  à  Weimar: 
l'Allemagne  lui  plait  beaucoup  plus,  parce  qu'en  Saxe  les 
hommes  supérieurs  sont  plus  généralement  répandus.  Herder 
est  mourant,  Goethe  ne  sera  laque  dans  huit  jours,  Schiller 
lui  paraît  le  plus  kantiste  des  poètes,  ils  se  sont  déjà  dis- 
puta sans  savoir  leurs  langues  mutuelles  et  son  esprit  l'a 
frappé  autant  qu'il  est  possible  ;  Wielaud  est  en  coquetterie 
avec  elle,  le  duc  et  sa  femme  la  comblent  de  bontés,  Jacobi 
lui  écrK  pour  lui  demander  un  rendez-vous  dans  quelque 
ville  d'Allemagne  et  la  prie  d'impatroniser  l'Allemagne  en 
France.  Entin,  le  28  décembre  1803,  elle  écrit  qu'elle  est  bien 
changée  sur  l'Allemagne  depuis  qu'elle  est  à  Weimar  ;  elle 
passe  sa  vie  avec  Goethe,  Schiller  et  Wieland  :  certaine-, 
ment  des  hommes  plus  distingués  ne  se  trouvent  nulle  part 
et  elle  est  très  près  de  s'entendre  avec  eux  sur  tous  les  points*. 
L'ouvrage  sur  l'Allemagne,  pour  lequel  elle  doit  beaucoup 

<  ItUr,  of.  cit. 


XXXIV  AVANT-PROPOS  OU   TRADUCTEUR 

aux  Schlegel,  à  Fauriel,  à  Huraboldt,  est  terminé,  soumis  à 
la  censure  et  imprimé  quand  Savary,  le  ministre  de  la 
police,  fait  détruire,  en  1810,  toute  l'édition  par  les  gen- 
darmes et  réclamer  le  manuscrit  :  six  années  d'études  et  de 
travaux,  écrivait-elle  à  Yillers,  devaient  être  détruites  dans 
un  instant.  Quand  le  livre  parut  à  Londres,  vers  la  fin  de 
1813,  l'Allemagne  tout  entière  s'était  levée  avec  un  enthou- 
siasme héroïque  et  avait  prouvé  ainsi  à  M»«  de  Staël  qu'elle 
élail  une  nation^  mais  M^^^de  Staël  souffrait  de  voir  les  Anglais, 
qu'elle  admirait,  haïr  notre  pays,  elle  avait  pitié  de  la  France 
et  ne  pouvait  sans  douleur  voir  les  Cosaques  k  Paris,  vingt- 
cinq  ans  d'etïorts  considérés  comme  vingt-cinq  ans  de  crimes, 
les  progrès  de  l'esprit  humain  condamnés  et  la  tyrannie 
méprisée  comme  un  parvenu,  qu'il  faul  remplacer  par  un 
grand  seigneur,  le  despotisme.  Du  livre  bien  connu  qui  niit 
en  relief  las  plus  beaux  côtés  de  l'Allemagne,  sa  littérature, 
ses  arts,  sa  philosophie  et  sa  morale,  mais  qui  laissait  dans 
l'ombre  ce  que  l'auteur  avait  appelé  d'abord  la  chambre 
entumée  et  ce  qu'on  a  justement  nommé  les  tendances  natu- 
ralistes et  réalistes  des  Allemands,  nous  n'avons  que  peu  de 
choses  à  signaler  en  ce  qui  concerne  Kant.  11  est  présenté 
comme  le  successeur  naturel  de  Leibnitz,  comme  ayant  passé 
sa  vie  entière  à  méditer  les  lois  de  l'intelligence  humaine, 
comme  ayant  acquis  des  connaissances  sans  nombre,  comme 
ayant  un  esprit  fin  et  juste  qui  servait  de  censeur  au  génie, 
quand  il  se  laissait  emporter  trop  loin.  Elle  dit,  à  propos  delà 
Critique  de  la  raison  pure,  que  lorsqu'on  découvrit  les  trésors 
d'idées  qu'elle  renferme,  elle  produisit  une  telle  sensation 
en  Allemagne  que  presque  tout  ce  qui  s'est  fait  depuis,  en 
littératurecomme en  philosophie,  vientde  l'impulsion  donnée 
par  cet  ouvrage.  S'il  peut  d'ailleurs  exister  deux  manières  de 
voir  sur  ce  premier  ouvrage  de  Ranl,  il  est  impossible  de  ne  pas 
lire  avec  respect  la  Critique  de  la  raison  pratique  et  les  diffé- 
rents écrits  qu'il  a  composés  sur  la  morale  :  les  principes  en 
sont  austères  et  purs  et  l'évidence  du  cœur  y  est  unie  à  celle 
du  sentiment.  La  partie  polémique  de  ses  ouvrages,  celle 
dans  laquelle  il  attaque  le  matérialisme  serait  à  elle  seule  un 
chef-d'œuvre;  si  son  style  mérite,  dans  la  Critique  de  la  rai- 


LA  PHILOSOPHIE  DE  KANT  EN  FRANCE  DE  1773  A  1814  XXXV 

son  pure,  tous  les  reproches  qu'on  lui  a  faits,  il  est,  quand  il 
parle  des  arts  et  surtout  de  la  morale,  presque  partout 
parfaitement  clair,  énergique  et  simple  :  «  Combien  sa 
doctrine  paraît  admirable,  comme  il  exprime  le  sentiment 
du  beau  et  l'amour  du  devoir!  avec  quelle  force  il  les 
sépare  tous  deux  de  tout  calcul  d'intérêt  ou  d'ntilité! 
Comme  il  ennoblit  les  actions  par  leur  source  et  non  par 
leur  succès  !  enfin  quelle  grandeur  morale  ne  sait^il  pas 
donner  à  l'homme,  soit  qu'il  l'examine  en  lui-même,  sôit 
qu'il  le  considère  dans  ses  rapports  extérieurs,  l'homme,  est 
exilé  du  ciel,  ce  prisonnier  de  la  terre,  si  grand  comme 
exilé,  si  misérable  comme  captif!  ».  Ce  qui  lui  plaît  surtout 
dans  Rant,  c'est  qu'il  a  relevé  la  dignité  morale,  en  donnant 
pour  base  à  tout  ce  qu'il  y  a  de  beau  dans  le  cœur  une  théorie 
fortement  raisonnée,  c'est  qu'il  commente  la  loi  suprême  du 
devoir  avec  une  chaleur  vraie,  avec  une  éloquence  animée. 


IV 


L'histoire  du  kantisme  en  France,  à  partir  de  1814,  est 
bien  connue.  Il  suffit  de  rappeler  les  noms  de  Cousin,  de 
Massias,  de  Barchou  de  Penhoën,  de  Willm,  de  Tissot,  de 
Barni,  de  Paul  Janet,  de  Renouvier  qui  a  réussi  à  faire  adopter, 
par  bon  nombre  de  nos  contemporains,  un  criticisrae  modifié 
par  l'étude  de  Hume. 

Nous  croyons,  pour  la  période  antérieure,  avoir  montré 
l'inexactitude  radicale  de  l'opiTiion  généralement  admise.  Lfe 
kantisme  a  été  connu,  enseigné  et  discuté  à  Strasbourg  dès 
1773;  on  a  songé  à  le  transplanter  en  France  immédiate- 
ment après  la  Terreur;  Grégoire,  dont  l'influence  à  cette  épo- 
que était  considérable,  a  encouragé  ceux  qui  avaient  conçu  ce 
projet;  Sieyès  lui-même  a,  dès  1796,  l'idée  de  le  faire  con- 
naître; les  Mémoires  de  l'Académie  de  Berlin  qui,  écrits  en 
français,  étaient  beaucoup  lus  dans  notre  pays,  ont  permis, 
dès  1792,  d'en  aborder  indirectement  l'étude;  on  traduisait  en 
1796  les  Observations  sur  le  sentiment  du  beau  et  du  sublime, 
en  1798  le  Projet  d'un  traité  de  paix  perpétuelle,  deux  ans 


XXXVI  AVANT-PROPOS   DU  TRADUCTEUR 

plus  tard  la  Religion  dans  les  limites  de  la  raison  ;  Degérando 
préparait  des  traductions  plus  importantes,  exposait  et  critiquait 
le  kantisme  en  1799,  eu  1801,  en  1805,  en 4808;  B.  Constant 
l'attaquait  en  1797;  la  Décade  présentait  à  la  même  époque 
Kant  comme  un  philosophe  digne  d'être  étudié.  François 
de  Neufchâteau  publie  en  1800  une  esquisse  qui  pourrait 
être  acceptée  aujourd'hui  en  grande  partie  par  les  criti- 
cistes  ;  Villers  l'oppose  à  la  philosophie  régnante  et  pro- 
voque un  nouvel  examen  de  la  doctrine  auquel  se  livrent  la 
Décade  etD.  deTracy,  Degérando  et  Mercier.  Prévost  en  1797 
et  en  1805,  Boddmer,  en  1802,  contribuent,  comme  le  poète 
Kinker,  traduit  par  Le  Fèvre,  à  appeler  l'attention  sur  Kant  ; 
D.  de  Tracy,  Laromiguière  l'étudient  dans  les  versions 
latines  ;  Ampère  lui  t'ait  des  emprunts  et  engage  Biran  à  le 
lire;  Stapfer  en  fait  un  auxiliaire  du  christianisme  ;  Chateau- 
briand et  Gall  le  citent,  M""  de  Staël  le  célèbre  avec  enthou- 
siasme et  le  met  à  côté  de  Schiller  et  de  Goethe.  Nous  nous 
demandons  si  l'on  pourrait,  vingt  ans  après  l'apparition  des 
œuvres  capitales  d'un  Comte,  d'un  Spencer,  d'un  Darwin, 
trouver  en  Allemagne  autant  d'hommes  célèbres  à  des  titres 
si  divers,  qui  aient  tenté  de  les  comprendre,  autant  de  tra- 
vaux importants  qui  aient  eu  pour  but  de  faire  connaître, 
d'apprécier  les  doctrines  nouvelles,  de  mettre  même  en  relief 
la  valeur  du  penseur  dont  les  conclusions  auraient  été  combat- 
tues comme  inexactes.  Et  cependant  les  contemporains  de 
ces  trois  penseurs  n'ont  pas  été  mêlés  à  des  événements  aussi 
terribles  et  aussi  peu  propices  à  la  spéculation  que  ceux  dont 
ont  été  témoins  les  hommes  qui  vécurent  de  1789  à  1814  '  ! 

F.    PiCAVKT. 

Mai  1888. 


Quelques,  mots  seulement  de  notre  travail.  Nous  avions,  à  deux 
reprises  déjà,  traduit  pour  nous-môme  la  Critique  de  la  Raison 

*  ^\  ^'*î*^'.^"  ^  ^^8"^'^  (««'•  P^-  XXVI,  p.  416)  le  Bombardier  polo- 
nais  et  la  Critique  de  la  Raieon  pure,  publiés  vers  1800  par  Wronski 
à  Marseille.  '     ' 


LA  PHILOSOPHIE   DE   KANT  EN   FRANCE  DE  1773  A  1814      XXXVII 

pratique,  quand  M.  Alcan  nous  a  proposé  de  publier  le  présent 
ouvrage  :  aous  avons  fait  une  traduction  nouvelle  et  nous  l'avons 
comparée  à  celles  que  nous  avions  déjà  faite?,  pour  choisir  sur 
chaque  passage  celle  qui  nous  paraîtrait  la  plus  exacte.  Nous  avons 
eu  sous  les  vaux  rexcellente  traduction  latine  de  Born,  la  traduc- 
tion française  de  Barni,  ]^  traduction  anglaise  d'Abbot.  Comme  il 
n'3'  a  pas,  dans  deux  langues  différentes,  deux  mots  correspon- 
dants qui  expriment  et  éveillent  exactement  les  mêmes  idées  chez 
ceux  qui  sont  le  plus  habitués  à  en  faire  usage,  nous  avons  fort 
souvent  essayé  de  rappeler  toutes  les  idées  élémentaires  que  réunit 
un  mot  allemand  en  citant  les  mots  français,  anglais  ou  latins,  qui 
en  éveillent  chacun  un  certaih  nombre.  Nous  avons  fait  tous  nos 
efforts  pour  profiter  des  travauc  de  nos  prédécesseurs  et  rendre  le 
texte  d'une  façon  aussi  exacte  et  aussi  précise  que  possible,  en 
évitant  les  fausses  interprétations  qui  peuvent  provenir  de  l'em- 
ploi d'un  même  terme  pour  rendre  deux  mots  différents  (cf.  TFj7/- 
kiihr,  p.  132;  blosse,  p.  2;  gesetsliches^  p.  4;  unbedingt,  p.  16; 
Zwangei  \tithigung,ç.  54;  VerUindttng  ei  Verknùplung,  Bestimmungs- 
gi-und  et  Trieifcder,  p.  134;  Gesinnung,  p.  178,  etc.),  en  rempla- 
çant, par  les  noms  auxquels  ils  se  rapportent,  les  nombreux  pro- 
noms qui  donnent  souvent  lieu  à  des  équivoques  chez  Kant,  en 
coupant,  quand  on  pouvait  le  faire  sans  inconvénient  pour  le  sens, 
les  longues  phrases  surchargées  d'incidentes.  Nous  avons  con- 
sulté quelques  personnes  qui  font  de  l'étude  de  l'adlemand  leur 
occupation  spéciale  et  nous  les  remercions  ici  des  indications 
utiles  qu'elles  nous  ont  quelquefois  données  ;  nous  avons  surtout 
à  remercier  M.  Boutroux,  qui  a  bien  voulu  examiner  avec  nous 
quelques-uns  des  endroits  où  nous  avons  cru  devoir  rendre  tout 
autrement  que  nos  prédécesseurs  les  mots  et  les  expressions  de 
Kant.  Nous  nous  sommes  servi  du  texte  de  Hartenslein,  nous 
avons  consulté  les  éditions  de  Rosenkranz  et  de  Kehrbach  :  les 
notes  du  texte  marquées  par  un  astérisque  sont  de  Kant,  les 
autres,  destinées  à  justj^er  l'interprétation  que  nous  en  avons 
donnée,  sont  numérotées  et  portent  nos  initiales.  D'autres  notes, 
devant  servir  de  commentaire  philosophique,  ont  été  placées  à  la 
fin  du  volume.  Les  mots  en  italique,  dans  notre  traduction,  sont 
ceux  que  Kant  a  mis  en  gros  caractères  dans  le  texte. 

F.  P. 


PRÉFACE 


Cet  ouvrage  est  intitulé  simplement  Critique  de  la 
raison  pratique  en  général  et  non  Critique  de  la 
raison  pure  pratique,  comme  semble  l'exiger  le  paral- 
lélisme de  la  raison  pratique  avec  la  raison  spécu- 
lative ;  le  motif  en  sera  suffisamment  indiqué  par 
ce  traité  lui-même.  11  doit  uniquement  établir  qu'il 
y  a  une  raison  pure  pratique  et  il  en  critique  dans 
cette  vue  tout  le  pouvoir  (Vermogen)  pratique.  Si  cette 
entreprise  réussit,  il  n'est  pas  besoin  de  critiquer 
le  pouvoir  par  lui-même^  pour  savoir  si  la  raison,  en 
s'attribuant  prôsomptueusement  un  tel  pouvoir,  ne 
se  dépasse  [iibersteige)  pas  elle-même  (comme  cela 
arrive  à  la  raison  spéculative).  En  effet,  si  elle  est 
réellement  pratique,  en  tant  que  raison  pure,  elle 
prouve  sa  réalité  et  celle  de  ses  concepts  par  le  fait 
même,  et  tout  raisonnement  subtil  {Verniinfteln)y  niant 

KANT,  Crit.  de  la  rais.  prat.  1 


2  CRITIQUE  DE  LA   RAISON  PRATIQUE 

la  possibilité  pour  elle  d'être  pratique,  est  fait  en 
pure  perte  {ist  vergehlich)  *. 

Avec  ce  pouvoir  est  aussi  fermement  établie  dé- 
sormais la  liberté  trancendantale  en  prenant  cett« 
expression  au  sens  absolu  que  réclamait,  dans  son 
usage  du  concept  de  causalité,  la  raison  spéculative 
pour  échapper  à  l'antinomie  où  elle  tombe  inévita- 
blement lorsque,  dans  la  série  de  la  liaison  causale, 
elle  veut  concevoir  V inconditionné  (UnbeJingte).  Ce 
concept,  la  raison  spéculative  ne  pouvait  le  poser 
que  problématiquement,  comme  non  impossible  à 
penser,  sans  en  affirmer  (sichern)  la  réalité  objec- 
tive, et  uniquement  pour  ne  pas  être  attaquée  dans 
son  essence  et  plongée  dans  un  abîme  de  scepti- 
cisme, à  cause  de  la  prétendue  impossibilité  de  ce 
qu'elle  doit  au  moins  faire  valoir  comme  concevable 
[denkhar). 

Le  concept  de  la  liberté,  en  tant  que  la  réalité  en 
est  prouvée  (bewiesen)  par  une  loi  apodictique  de  la 
raison  pratique,  forme  la  clef  de  voûte  de  tout  l'édifice 
d'un  système  de  la  raison  pure  et  môme  de  la  raison 
spéculative.  Tous  les  autres  concepts  (ceux  de  Dieu 
et  de  l'immortalité  qui,  comme  simples  (blosse)* 
idées,  demeurent  sans  support  dans  la  raison  spé- 

^  Barni  traduit  -.Un'y  a  pas  de  sophisme  qui  puisse  rendre  doutmtse 
la  possibilité  de  son  existence  ;  Abbot  dit  de  mémo  :  the  possibility  ôf  Us 
being  real  ;  Born  :  contra  possibilitatem  illius.  —  Le  texte  porte  :  die 
MbgAchkeit,  es  zu  sein,  qu'il  faut  nécessairement  traduire  :  te  possi- 
bilité d'être  cela,  c'est-à-dire  pratique.  (F.  P.) 

2  Nous  traduisons  par  simples  le  mot  biosse  qu'Abbot  rend  par  mère; 
en  le  traduisant  par  pures  comme  Baini,  on  s'expose  à  le  faire  con- 
fondre avec  reine,  qui  a  un  sens  distinct.  (F.  P  ) 


PREFACE  3 

culative,  se  rattachent  à  ce  concept  et  acquièrent 
avec  lui  et  par  lui,  de  la  consistance  et  de  la  réalité 
objective,  c'est-à-dire  que  leur  possibilité  est  prouvée 
par  le  fait  que  la  liberté  est  réelle  ;  car  cette  idée  se 
manifeste  par  la  loi  morale. 

Cependant  la  liberté  est  aussi  la  seule  de  toutes 
les  idées  de  la  raison  spéculative  dont  nous  connais- 
sons {wissen)  à  priori  la  possibilité,  sans  toutefois  la 
percev oÎT  (einzusehen),  parce  qu'elle  est  la  condition* 
de  la  loi  morale,  que  nous  connaissons.  Les  idées  de 
Dieu  et  d'immortalité  ne  sont  pas  des  conditions  de 
la  loi  morale,  mais  seulement  des  conditions  de 
l'objet  nécessaire  d'une  volonté  déterminée  par  cette 
loi,  c'est-à-dire  de  l'usage  simplement  pratique  de 
notre  raison  pure.  Aussi  pouvons-nous  affirmer  que 
nous  ne  connaissons  ni  ne  percevons,  je  ne  dirai  pas 
simplement  la  réalité,  mais  même  la  possibilité  de 
ces  idées.  Toutefois  elles  sont  les  conditions  de 
l'application  de  la  volonté  moralement  déterminée  à 
l'objet  qui  lui  est  donné  à  priori  (le  souverain  bien). 
On  peut  donc  et  on  doit  en  admettre  la  possibilité  au 
point  de  vue  pratique,  quoiqu'on  ne  puisse  Ihéori- 

*  Pour  cpi'on  ne  songe  pas  k  trouver  ici  des  inconséquences,  parce 
que  je  nomme  maintenant  la  liberté  la  condition  de  la  loi  morale,  et 
';^ve  je  soutiens  par  la  suite,  dans  ce  traité,  que  la  loi  morale  est  la 
condition  sans  laquelle  nous  ne  pouvons  d'abord  devenir  consciente  de 
la  liberté,  je  rappellerai  seulement  que  la  liberté  est  sans  doute  la  ratio 
essendi  de  la  loi  morale,  mais  que  la  loi  morale  est  la  ratio  cognoscendi 
de  la  liberté.  Car  si  la  loi  morale  n'était  d'abord  clairement  conçue 
(gedachl)  dans  notre  raison,  nous  ne  nous  croirions  jamais  autorisés  à 
admettre  une  chose  telle  que  la  liberté  (quoiqu'elle  n'implique  pas 
contradiction).  Mais  s'il  n'y  avait  pas  de  liberté,  la  loi  morale  ne  se 
trouverait  nullement  en  nous. 


4  CRITIQUE   DE  LA   RAISON   PRATIQUE 

quement  ni  la  connaître,  ni  la  percevoir.  Il  suffit 
pour  justifier  cette  conclusion,  au  point  de  vue  pra- 
tique, que  ces  idées  ne  contiennent  aucune  innpossi- 
bililé  interne  (contradiction).  Ici  donc,  il  y  a  un  prin- 
cipe d'assentiment  (Fukrwahrhaltens)  simplement 
subjectif  par  rapport  à  la  raison  spéculative,  mais 
qui  cependant,  valable  objectivement  pour  une  raison 
pratique  en  même  temps  que  pure,  donne  réalité 
objective  et  autorité  [Befugniss)  aux  idées  de  Dieu  et 
d*immortalité,  par  l'intermédiaire  du  concept  de  la 
liberté.  Bien  plus,  il  se  produit  une  nécessité  subjec- 
tive (un  besoin  de  la  raison  pure)  de  les  admettre. 
La  raison  ne  reçoit  pas  pour  cela  d'extension  en 
connaissance  théorique;  seulement  la  possibilité, 
qui  n'était  auparavant  qu'un  pro^/t^???e,  devient  ici  une 
assertion,  et  ainsi  l'usage  pratique  de  la  raison  est  lié 
avec  les  éléments  de  la  raison  théorique.  Ce  besoin 
n'est  pas  le  besoin  à  peu  près  hypothétique  d'un 
dessein  arbitraire  de  la  spéculation,  d'après  lequel 
on  devrait  admettre  quelque  chose,  si  l'on  veut,  dans 
la  spéculation,  user  aussi  complètement  que  possible 
de  la  raison,  mais  c'est  un  besoin,  aijant  force  de  loi 
(gesetzliches)  \  d'admettre  une  chose  sans  laquelle 
ne  peut  avoir  lieu  ce  qu'on  doit  sans  relâche  (umia- 
chlasslich)  se  proposer  pour  but  de  ses  actes. 

<  Barni  traduit  par  légitime.  Mais  le  mot  légitiim  et  le  mot  légale  qui 
traduirait  i)lus  exactement  encore  le  mot  allemand,  ont  en  franijais 
un  sens  tout  différent  de  celui  que  Kant  doimo  k  gesetzliches,  l'adjeelif 
de  Gesetz;  aussi  ne  le  traduirons-nous  jamais  ni  ftar  l'un  ni  par 
Vautre  de  ces  mots.  Kant  emploie  d'ailleurs  le  mot  legalitHl  (cU.  luj, 
qu'il  distingue  de  Gesctzlichkeit.  (F.  P.) 


PRÉFACE  5 

Il  serait  sans  doute  plus  agréable  pour  notre  rai- 
son spéculative  de  pouvoir,  par  elle-même  et  sans 
ce  détour,  résoudre  ces  problèmes  et  de  tenir  prête 
cette  solution,  comme  une  lumière  à  suivre  (^ifwic/i() 
pour  l'usage  pratique  ;  mais  notre  faculté  de  spécu- 
lation n'a  pas  été  aussi  bien  traitée.  Ceux  qui  se 
vantent  d'avoir  ces  connaissances  si  hautes  ne  de- 
vraient pas  les  cacher,  mais  les  offrir  publiquement 
à  l'examen  et  à  la  vénération  {Hochschàlzung).  Ils 
veulent  prouver  ;  eh  bien  !  qu*ils  prouvent  donc,  et  la 
critique  déposera  toutes  ses  armes  aux  pieds  des  vain- 
queurs. Quid  statis  ?  Nolint,  Atqui  îicet  esse  beatis.  — 
Donc,  puisqu'en  fait,  ils  ne  le  veulent  pas,  probable- 
ment parce  qu'ils  ne  le  peuvent,  il  faut  encore  une 
lois  re[)rendre  nos  armes,  chercher  dans  l'usage 
moral  de  la  raison,  et  fonder  sur  cet  usage  les  con- 
cepts de  Dieu^  de  liberté^  d'immoi'taîitéy  à  la  possi- 
bilité desquels  la  spéculation  ne  trouve  pas  de 
garanties  suffisantes. 

Ici  s'explique  tout  d'abord  aussi  (auch  allerersl) 
l'énigme  de  la  critique,  à  savoir  comment  on  peut, 
dans  la  spéculation,  dénier  (absprechen)  la  re'fl/ife  ob- 
jective à  l'usage  supra-sensible  des  catégories  et 
cependant  la  leur  reconnaître,  relativement  aux  objets 
delà  raison  pure  pratique,  car  cela  doit  paraître  né- 
cessairement inconséquent,  aussi  longtemps  qu'on  ne 
connaît  cet  usage  pratique  que  de  nom.  Mais  si 
maintenant,  par  une  analyse  complète  de  la  raison 
pratique,  on  apprend  que  la  réalité  dont  il  est  ici 
question   (gedachte  Realitat  hier)  n'implique  aucune 


6  CRITIQUE  DE  LA   RAISON   PRATIQUE 

détermination  théorique  des  catégories,  aucune  exten- 
sion (ie  la  connaissance  au  supra-sensible,  mais  qu'on 
veut  dire  seulement  qu'à  cet  égard  un  objet  leur 
appartient  en  tout  lieu  (ûberall),  parce  qu'elles  sont 
contenues  à  priori  dans  la  détermination  nécessaire 
de  la  volonté  ou  liées  inséparablement  à  son  objet, 
l'inconséquence  disparaît,  puisque  l'usage  qu'on 
fait  de  ces  concepts  est  différent  de  celui  que  réclame 
la  raison  spéculative.  Au  contraire,  une  confirmation 
à  peine  espérée  jusque-là  et  très  satisfaisante  de 
la  manière  conséquente  de  penser  {consequenten  Den- 
kungsart)  de  la  critique  spéculative  nous  apparaît 
maintenant  ;  car  celle-ci  nous  enjoignait  de  ne  voir 
dans  les  objets  de  l'expérience,  pris  comme  tels 
et  comprenant  notre  propre  sujet,  que  des  phé- 
nomènes (Erscheinungen),  mais  en  même  temps  de 
leur  laisser  comme  fondement  des  choses  en 
soi,  partant  de  ne  prendre  ni  tout  objet  supra- 
sensible  pour  une  fiction,  ni  son  concept  pour  un 
concept  vide  :  voici  maintenant  la  raison  pratique 
qui,  par  elle-même  et  sans  s'être  concertée  avec  la 
raison  spéculative,  accorde  de  la  réalité  à  un  objet 
supra-sensible  de  la  catégorie  de  la  causalité,  à  la 
liberté  (quoiqu'elle  ne  la  lui  accorde,  comme  à  un 
concept  pratique  que  pour  l'usage  pratique),  et 
confirme  ainsi,  par  un  fait,  ce  qui  dans  le  cas  pré- 
cédent pouvait  être  simplement  pense  (gedachten).  En 
même  temps,  cette  assertion  étrange,  mais  incontes- 
table de  la  critique  spéculative,  que  même  le  sujet 
pensant  n'est  pour  lui-même  dans  lintuition  intérieure 


PRÉFACE  7 

qu'un  simple  phénomène,  est  complètement  aussi  con- 
firmée dans  la  Critique  de  la  raison  pratique,  si  bien 
qu'il  faut  en  venir  à  l'admettre,  quand  même  elle 
n'aurait  pas  été  prouvée  par  la  Critique  delà  raison 
spéculative  *. 

Par  là  aussi,  je  comprends  pourquoi  les  objec- 
tions les  plus  graves  contre  la  critique,  quej'aie  ren- 
contrées jusqu'ici,  tournent  précisément  autour  de 
ces  deux  points  capitaux  (Anijeln)  :  d'une  part,  la 
réalité  objective  des  catégories  appliquées  aux  nou- 
mènes,  niée  dans  la  connaissance  théorique,  affir- 
mée dans  la  connaissance  pratique;  de  l'autre^  la 
prétention  paradoxale  de  se  considérer  comme  nou- 
mène  en  tant  que  sujet  de  la  liberté,  mais  en 
môme  temps  comme  phénomène  dans  sa  propre 
conscience  empirique  et  par  rapport  à  la  nature. 
Aussi  longtemps,  en  effet,  qu'on  n'avait  pas  de  con- 
cepts déterminés  de  la  moralité  et  de  la  liberté,  on 
ne  pouvait  conjecturer,  d'un  côté,  ce  qu'on  voulait 
donner  pour  base  comme  noumène  au  phénomène 
supposé,  et,  d'un  autre  côté,  s'il  est  même  possible 
de  s'en  faire  encore  un  concept  quand  auparavant 
on  a  affecte  (geividmet)  tous  les  concepts  de  l'enten- 
dement pur,  dans  l'usage  théorique,  exclusivement 

*  L'union  de  la  causalité  comme  liberté,  avec  la  causalité  comme 
mécanisme  de  la  nature,  établies,  la  première  par  la  loi  morale,  la 
seconde  par  la  loi  de  la  nature,  mais  toutefois  dans  un  seul  et  même 
sujet,  dans  l'homme,  est  impossible  si  Ton  ne  représente  l'homme,  par 
rapport  à  la  première,  comme  un  être  en  soi,  par  rapport  à  la  seconde 
comme  un  phénomène,  l'être  en  soi  étant  alors  représenté  dans  îa 
conscience  piire^  le  phénomène  dans  la  conscience  empirique.  Autrô- 
ment  la  contradiction  de  la  raison  avec  elle-même  est  inévitable. 


8  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PRATIQUE 

aux  simples  phénomènes.  Seule  une  critique  dé- 
taillée de  la  raison  pratique  peut  faire  disparaître 
toute  méprise  (Missdeutung)  et  mettre  en  pleine  lu- 
mière la  manière  conséquente  de  penser  {consé- 
quente Denkungsart) ,  qui  en  fait  précisément  le 
principal  mérite. 

Cela  suffit  à  expliquer  pourquoi,  dans  cet  ouvrage, 
les  concepts  et  les  principes  de  la  raison  pure  spé- 
culative, qui  ontdéjà  subi  cependantleurcritiquepar- 
ticulière,  sont  soumis  de  nouveau  encore  à  l'examen. 
Ce  procédé  ne  convient  pas  bien,  dans  d'autres  cas,  à 
la  marche  systématique  par  laquelle  on  constitue  une 
science  (puisque  les  choses  jugées  peuvent  à  bon 
droit  être  citées,  mais  non  être  mises  de  nouveau  en 
discussion).  Dans  le  cas  présent,  cependant,  il  était 
permis  et  même  nécessaire,  parce  que  la  raison  est 
considérée  au  moment  où  elle  passe  à  un  emploi  de 
ces  concepts,  tout  différent  de  celui  qu'elle  en  fai- 
sait auparavant.  Ce  passage  rend  une  comparaison 
de  l'ancien  et  du  nouvel  usage  nécessaire  pour  bien 
distinguer  la  nouvelle  voie  (G/m)  de  la  précédente  et 
faire  remarquer  en  même  temps  la  connexion  (Zu- 
sammenhang)  de  l'une  et  de  l'autre.  Aussi  des  consi- 
ijérations  de  cette  espèce,  entre  autres  celles  qui 
mi  pour  objet,  une  fois  encore,  le  concept  de  la  li- 
berté dans  l'usage  pratique  de  la  raison  pure,  ne 
doivent-elles  pas  être  considérées  comme  une  pa- 
renthèse [Einschiebsel)  \   servant   presque   unique- 

2  Born  dit  instar  épisodiorum,  et  Bami  comme  des  épisodes  ;  Abhot 
emploie  justement  le  terme  interpolation.  (F.  P.) 


PRÉFACE  9 

ment  à  combler  les  lacunes  du  système  critique  de 
la  raison  spéculative  (car  ce  dernier  est  complet  à 
son  point  de  vue),  et  comme  des  étais  et  des  nrcs- 
boulants  ajoutés  après  coup  à  une  construction 
trop  rapidement  faite,  mais  bien  comme  de  véri- 
tables membres  qui  rendent  visible  la  cohésion  du 
système  et  font  percevoir  maintenant  dans  leur 
forme  réelle  (m  ihrerrealen  Darstelhing),  des  concepts 
qui  ne  pouvaient,  dans  la  Critique  de  la  raison  pure 
(dort),  être  représentés  que  d'une  manière  pro- 
blématique. Cette  remarque  s'applique  spéciale- 
ment au  concept  de  la  liberté,  à  propos  duquel  il 
faut  remarquer  avec  étonnement  que  bon  nombre 
d'hommes  se  vantent  de  le  percevoir  très  bien  (ganz 
wohl  einzusehen)  et  d'en  pouvoir  expliquer  la  possibi- 
lité, en  le  considérant  simplement  au  point  de  vue 
psychologique,  tandis  que,  s'ils  l'avaient  d'abord 
examiné  avec  soin  au  point  de  vue  transcendan- 
tal,  ils  auraient  reconnu  non  seulement  qu'il  est 
indispensable  (seine  Unentberlichkeit)  comme  concept 
problématique  pour  l'usage  complet  de  la  raison 
spéculative,  mais  encore  qu'il  est  absolument  incom- 
préhensible. Si  ensuite  ils  étaient  passés  à  l'usage 
pratique  de  ce  concept,  ils  auraient  dû  en  venir 
d'eux-mêmes  précisément  â  une  détermination  de 
ce  concept,  relativement  à  ses  principes,  iden- 
tique à  celle  à  laquelle  ils  ont  aujourd'hui  tant  de 
peine  à  donner  leur  assentiment  {zu  luelcher  sic  sich 
so  ungern  verstehen  ivollen).  Le  concept  de  la  liberté 
est  la  pierre   d'achoppement    de   tous   les  empi- 


10  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PRATIQUE 

ristes  \  mais  aussi  la  clef  des  principes  pratiques 
les  plus  sublimes  pour  les  moralistes  critiques,  qui 
comprennent  par  là  la  nécessité  de  procéder  ra- 
tionnellement. C'est  pourquoi  je  prie  le  lecteur  de 
ne  pas  parcourir  d'un  œil  distrait  {mit  jluchtigen 
Auge)  ce  qui  est  dit  de  ce  concept  à  la  fin  de  l'Ana- 
lytique. 

Un  système  commecelui  de  la  raison  pure  pratique, 
développé  ici  par  la  critique  de  cette  raison,  a-t-il 
coûté  beaucoup  ou  peu  de  peine,  surtout  pour  ne  pas 
manquer  le  vrai  point  de  vue  d'où  l'ensemble  peut  en 
être  exactement  esquissé  (vorgezeichnet)  ?  Je  dois  en 
laisser  juger  ceux  qui  se  connaissent  à  ce  genre  de 
travail.  Cesystème  suppose  à  la  vérité  les  Fondements 
de  la  MétapJnjsique  des  mœurs,  mais  seulement  dans 
la  mesure  oii  ceux-ci  nous  font  faire  préalablement 
connaissance  avec  le  principe  du  devoir,  en  indi- 
quent une  formule  déterminée  et  la  justifient';  pour 
le  reste,  il  se  suffit  par  lui-même  {besteht  durch  sich 
selhst).  La  division  de  toutes  les  sciences  pratiques  n'a 

*  Barni  traduit  pair  empiriques  ;  nous  préférons  conserver  la  forme 
(Empiriften)  employée  par  Kant.  C'est  ce  que  font  d'ailleurs  Born  et 
Abbot.  (F.  P.) 

*  Un  critique  qui  voulait  trouver  quelque  chose  à  blâmer  dans  cet 
écrit  a  touché  plus  juste  qu'il  ne  l'a  peut-être  pensé  lui-même,  en 
disant  qu'on  n'y  établit  aucun  principe  nouveau;  mais  seulement  une 
formule  nouvelle  de  la  moralité.  Mais  aussi  qui  voudrait  introduire  un 
nouveau  principe  de  toute  moralité,  et  le  découvrir  également  le  pre- 
mier ?  comme  si  avant  lui  le  monde  avait  été,  à  propos  de  la  nature 
du  devoir,  dans  une  ignorance  ou  dans  une  erreur  générale  !  Mais  celui 
qui  sait  ce  que  signilie  pour  le  mathématicien  une  formule  qui  déter- 
mine, d'une  manière  tout  à  fait  exacte  et  sans  laisser  de  place  à 
l'erreur  {nichl  verfehlen  lassl),  ce  qu'il  yak  faire  pour  résoudre  un  pro- 
blème, ne  regardera  pas  comme  insignittante  et  inutile  une  formule 
qui  rend  le  môme  service  pour  tout  devoir  en  général. 


PRÉFACE  41 

pas  été  ici  ajoutée  en  comp/eWw^  comme  cela  aétéfait 
dans  la  Critique  de  la  raison  spéculative  :  il  y  a,  decette 
omission,  un  motif  valable  dans  la  nature  même  du 
pouvoir  de  la  raison  pratique.  Car  la  détermination 
spéciale  des  devoirs,  commedevoirs  des  hommes,  en 
vue  de  leur  division,  est  possible  seulement  quand 
le  sujet  de  cette  détermination  (l'homme^  a  été 
connu  d'après  sa  nature  réelle,  au  moins  dans  la 
mesure  où  cela  est  nécessaire  par  rapport  au  devoir 
en  général.  Mais  cette  détermination  n'appartient 
pas  à  une  Critique  de  la  raison  pratique  en  général, 
qui  n'a  qu'à  indiquer  d'une  manière  complète  les 
principes  de  la  possibilité,  de  l'étendue  {Umfang)  et 
des  limites  de  la  raison  pratique,  sans  référence 
spéciale  à  la  nature  humaine  [ohne  hesondere  Bezie- 
hinig  auf  die  menschUche  Nature),  La  division  appar- 
tient donc  ici  au  système  de  la  science,  non  à  celui 
de  la  critique. 

J'ai,  dans  lesecond  chapitredel'Analytique,  donné, 
je  l'espère,  satisfaction  à  un  critique  ami  de  la  vé- 
rité, mordant  (sc/ïfl7'/<en)  et  cependant  toujours  digne 
de  considération,  qui  objectait  que,  dans  les  Fon- 
dements de  la  Métaphysique  des  mœurs,  le  concept  du 
bien  n  avait  pas  été  établi  (comme  cela  eût  été  néces- 
saire  dans  son   opinion)   avant  le  principe  moral  ". 

*  On  pourrait  encore  m'objecter  que  je  n'ai  pas  non  plus  expliqué 
luparavant  le  concept  de  la  faculté  de  désirer  {BegehrungsvermOgens) 
)u  du  sentiment  du  plaisir,  bien  que  ce  reproche  soit  injuste,  parce 
ju'on  devrait  supposer  raisonnablement  que  cette  explication  a  été 
lonnée  dans  la  psychologie  Mais  la  déUnilion  pourrait,  il  est  vrai, 
i  être  posée  de  manière  à  donner  le  sentiment  du  plaisir  pour  prin- 
îipe  à  la  détermination  de  la  faculté  d©  désirer  (comme  en  effet  cela 


12  CRITIQUE   DE  LA   RAISON   PRATIQUB 

J'ai  également  tenu  conaptede  quelques  autres  ob- 
jections, qui  me  sont  venues  d'hommes  auxquels  la 
recherche  de  la  vérité  tient  manil'estement  à  cœur 
(car  ceux  qui  n'ont  devant  les  yeux  que  leur  ancien 
système  et  qui  ont  déjà  arrêté  à  l'avance  ce  qui  doit 
être  approuvé  ou  désapprouvé,  ne  me  demanderont 
aucune  expHcation  qui  pourrait  embarrasser  le  che- 
min de  leur  opinion  privée  =  ihrer  Privatabsicht  im 
Wege  sein  kônnte).  Et  c'est  ainsi  que  j'en  userai  dé- 
sormais. 

Quand  nous  avons  à  étudier  une  faculté  particu- 
lière de  l'âme  humaine  liaus  ses  sources,  son  con- 
tenu, ses  limites,  nous  ne  pouvons  certes  pas,  en 

se  produit  d'ordinaire),  et  ainsi  le  principe  suprême  de  la  philosophie 
pratique  devrait  nécessairement  se  présenter  comme  empirique  (empi- 
risch  ausfalienj,  ce  qu'il  s'agit  cependant  d'abord  de  résoudre  et  ce  qui 
est  complètement  contredit  (widerkgtj  dans  cette  Critique.  Aussi,  je 
veux  donner  ici  cette  explication  comme  elle  doit  l'être,  pour  laisser 
indécis,  comme  il  convient  en  commençant,  ce  point  contesté.  La  vis 
est  pour  un  être,  le  pouvoir  d'agir  selon  les  lois  de  la  faculté  de  dési- 
rer. La  Faculté  de  désirer  est,  pour  le  môme  être,  le  pouvoirt/'^/re/jar 
ses  représmlations  {Vorstellungen),  cause  (Ursacke)  de  la  n'olité  des  objets 
de  ces  représentations.  Le  plaisir  est  lareprésenlation  de  l'accord  de  t'otijet 
ou  délation  avec  les  conditions  subjectives  de  la  vie,  c'est-à-dire  avec  le 
pouvoir  de  causalité  d'une  représentcUion  par  rapport  à  la  réalité  de  son 
objet  (ou  à  la  détermination  des  forces  dusujel  pour  l'action  quilepro- 
duit  =  zur  Handlung  es  hervorzubringen).  Je  n'ai  pas,  en  vue  de  la  cri- 
tique, besoin  de  plus  de  concepts  empruntés  à  la  psychologie  :  le 
reste  est  fourni  par  la  critique  elle-même.  On  s'aperçoit  aisémonl  (jue 
cette  explication  laisse  indécise  la  question  de  savoir  si  le  plaisir  doit 
toujours  être  pris  pour  principe  de  la  faculté  de  désirer,  ou  bien  si, 
sous  certaines  conditions,  il  ne  fait  que  suivre  la  dôLerminalion  de 
cette  dernière;  car  elle  ne  comprend  que  des  signes  (lauter  Merkmalen) 
de  l'entendement  pur,  c'est-à-dire  de  catégories,  qui  ne  contiennent 
rien  d'empirique.  C'est  une  précaution  qui  mérite  fort  d'être  recom- 
mandée dans  la  philosophie  tout  entière,  quoiqu'elle  soit  souvent  négli- 
gée, que  colle  de  ne  pas  préjuger  les  questions  (seinen  (/r(/ie;7e;i...  nicht 
vorzugreifen)  par  une  définition  hasardée,  avant  d'avoir  fait  du  concept 


PRÉFACE  43 

raison  de  la  nature  de  la  connaissance  humaine, 
faire  autrement  que  de  commencer  par  les  parties 
de  cette  faculté,  par  une  exposition  exacte  et  (autant 
que  cela  est  possible,  dans  l'état  actuel  des  éléments 
déjà  acquis)  complète  de  ces  parties.  Mais  il  faut 
encore  faire  attention  à  une  autre  chose  {ist  noch  eine 
ziveite  Àiiftnerksamkeit)  plus  philosophique  et  archi- 
tectonique,  il  faut  saisir  exactement  {richtig  zu  fassen) 
Vidée  du  tout,  et  eu  partant  de  là,  considérer  dans 
la  faculté  de  la  raison  pure,  toutes  ces  parties  dans 
leurs  rapports  réciproques,  en  les  faisant  dériver  du 
concept  de  ce  tout  ' .  Cet  examen  et  cette  garantie 
{GewuhrJeisiung)  ne  sont  possibles  que  pour  ceux  qui 
ont  la  connaissance  la  plus  approfondie  du  système. 
Quant  à  ceux  qui  se  sont  rebutés  à  la  première 
recherche  et,  qui  par  suite,  ayant  estimé  que  ce 
n'était  pas  la  peine  d'acquérir  cette  connaissance, 
n'arrivent  pas  au  second  degré,  c'est-à-dire  à  la  vue 

une  analyse  complète,  qui  souvent  n'est  obtenue  que  très  tard.  On 
remarquera  aussi  que,  dans  le  cours  de  la  critique  (dans  celle  de  la 
raison  théorique  aussi  bien  que  dans  celle  de  la  raison  pratique)  il  se 
présente  différentes  occasions  de  suppléer  à  certaines  lacunes  dans 
l'ancienne  méthode  (Gange)  dozimatique  de  la  philosophie,  et  de  cor- 
riger des  erreurs  qu'on  ne  peut  remarquer  si  l'on  n"a  pas  fait  des  con- 
cepts un  usage  rationnel  qui  M'applique  à  leur  ensemble  (aufs  Ganze 
dersetbe  (a). 

*  Voici  la  phrase  dans  sa  dernière  partie  :  und  aus  derse'ben  aUe  jene 
Theiîe  ihrer  wech'^ehseitipen  Beziehurtgaufeinander,  vermittelst  der  Ablei- 
lung  derselbenvon  dem  Begriffe  jenes  Gansen^ineitiem  reinetn  Vernunftver- 
mOçje  ins  Auge  zu  fassen.  —  Bom  traduit  ainsi  :  ex  eaque  omnes  partes 
ac  singulœ  in  mutua  lUarum  ad  se  invincem  rdatione  derivandis  Us  con- 
ccptu  illius  totius,  m  facultate  para  rationali  consideretur.  —  La  traduc- 
tion d'Abbot  et  surtout  celle  de  Bom  tiennent  trop  peu  de  compte  du 
texte.  (F.  P.) 

a)  Barni  fait  rapporter  derselbe  à  raison,  et  tradait  par  f ensemble  de  la  raison, 
La  phrase  indique  plutôt,  conune  l'aeir  aassi  Abbot,  qo'fl  se  rapporte  à  concepts.  (F,  P.) 


)4  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PRATIQUE 

d'ensemh\e{Uebersicht),  qui  est  un  retour  synthétique 
sur  ce  qui  avait  été  d'abord  donné  par  l'analyse,  il 
n'y  a  rien  d'étonnant  qu'ils  trouvent  partout  des 
inconséquences,  bien  que  les  lacunes  qu'ils  supposent 
{vermuthen  lassen)  n'existent  pas  dans  le  système 
même,  mais  seulement  dans  la  marche  incohérente 
{unzusammcnhûngenden)  de  leur  propre  pensée. 

Je    n'appréhende   nullement  pour    ce    traité  le 
reproche  de  vouloir  introduire  une  langue  nouvelle  y 
parce  que  la  connaissance  dont  il  y  est  question 
présente  elle-même  un  caractère  plus  populaire.  Ce 
reproche  ne  pouvait,  même  à  propos  de  la  première 
Critique,  venir  à  l'esprit  de  quelqu'un  qui  ne  se  serait 
pas  borné  à  feuilleter  l'ouvrage,  mais  qui  l'aurait 
approfondi.  Forger  des  mots  nouveaux,   là  où  la 
langue  ne  manque  pas  d'expressions  pour  des  con- 
cepts donnés,  c'est  prendre  une  peine  puérile  pour 
se  distinguer  de  la  foule,  sinon  par  des  pensées  nou 
velles  et  vraies,  du  moins  par  une  nouvelle  pièce 
cousue  sur  un  vieil  habit.  Si  donc  les  lecteurs  de  cet 
écrit  connaissent  des  expressions  plus  populaires, 
qui  cependant  soient  aussi  bien  appropriées  à  la 
pensée  que  les  miennes  me  paraissent  l'être,  ou  bien 
s'ils  se  sentent  la  force  {sieh  getrauen)  de  démontrer 
à  peu  près  h  futilité  {Nichtigkeit)  de  ces  pensées  elles- 
mêmes,  et  parlant  aussi  celle  de  l'expression,  ils 
m'obligeraient  beaucoup  dans  le  premier  cas,  car  je 
ne  souhaite  que  d'être  compris,  et  dans  le  second 
cas,  ils  mériteraient  bien  de  la  philosophie.  Mais 
aussi  longtemps  que  ces  pensées  restent  debout,  je 


PRÉFACE  15 

doute  beaucoup  que  des  expressions  plus  appro- 
priées et  cependant  plus  communes,  puissent  être 
trouvées  pour  elles*. 

*  Je  crains  plus  (que  celle  obscurilé  =  UnversidndUchkcil)  qu'on  se 
méprenne  ici  ou  là  sur  quelques  expressions  que  j'ai  choisies  avec  le 
plus  grand  soin,  pour  empêcher  qu'on  ne  saisisse  mal  fnicht  verfchlen  su 
lassenjle  concept  auquel  elles  s'appliquenl.  Ainsi  dans  la  table  des 
catégories  de  la  raison  pratique,  sous  le  titre  de  la  modalité,  lepermii 
(Erlaxibte)  et  le  défendu  (Unerlauble)  (le  possible  et  l'impossible  prati» 
quement  et  objectivement)  ont  à  peu  prés  le  môme  sens  dans  le  lan- 
gage ordinaire  que  la  catégorie  suivante  du  devoir  et  de  l'oppose  au 
devoir  (Fflicht,  PflicfUwidrigen)  ;  mais  ici,  les  premiers  termes  doivent  si- 
gnifler  ce  qui  est  en  accord  ou  en  contradiction  avec  un  précepte  pra- 
tique simplement  possible  (comme,  par  exemple,  la  solution  de  tous 
les  problèmes  de  la  géométrie  et  de  la  mécanique);  les  secon<i3,  ce  qui 
soutient  le  môme  rapport  fin  solcher  Besiehung  aufj  avec  une  loi  qui 
réside  rétUevient  ddiiis  la  raison  en  général  ;  et  cette  différence  de  signi- 
licalion  n'est  pas  complètement  étrangère  au  langage  ordinaire,  bien 
qu'elle  soit  quelque  chose  d'inusité.  Par  exemple,  il  est  défendu  funer- 
lauble)  à  un  orateur,  en  tant  qu'orateur,  de  forger  de  nouveaux  mots  ou 
des  constructions  nouvelles  ;  cela  est  permis,  dans  une  certaine  me- 
sure, au  poète  ;  dans  aucun  de  ces  deux  cas,  on  ne  pense  au  devoir. 
Car  si  quelqu'un  veut  perdre  la  réputation  d'orateur,  personne  ne  peut 
l'en  empêcher.  Il  n'est  question  ici  que  de  la  distinction  des  impéra- 
tifs en  principes  de  détermination  fBestimmungsgrunde)  problémaiiques, 
assertoriques  et  apodictiques.  De  môme,  dans  la  note  où  j'ai  opposé  les 
unes  aux  autres  les  idées  morales  de  perfection  pratique,  d'après  les 
diff^érentes  écoles  philosophiques,  j'ai  distingué  l'idée  de  la  sagesse  de 
celle  de  la  sainteté,  bien  que  j'aie  déclaré  ferkldrt)  qu'essentiellement 
fim  Grunde)  et  objectivement,  elles  étaient  identiques.  Mais  en  cet 
endroit,  je  n'entends  par  là  que  la  sagesse  que  l'homme  (le  Stoïcien) 
s'arroge  fanma^tst)  et,  par  conséquent,  je  la  prends  subjectivement 
comme  une  propriété  attribuée  à  l'homme,  (Peut-être  l'expression  de 
vertu,  dont  le  Stoïcien  faisait  si  grand  cas,  pourrait-elle  mieux  caracté- 
riser son  école.)  Mais  l'expression  d'un  postulat  de  la  raison  pure  pra- 
tique pourrait  encore  occasionner  une  méprise  plus  grande,  si  Ton  en 
confondait  la  signification  avec  celle  des  postulais  de  la  mathéinc'.lique 
pure,  qui  entraînent  avec  eux  une  certitude  apodictique.  Ces  derniers 
postulent  la  possiMiY^  d'une  acfton  dont  auparavant,  à  priori,  théori- 
quement et  avec  une  pleine  certitude,  on  a  reconnu  l'objet  fGcgens- 
tand)  comme  possible.  Le  premier  postule  la  possibilité  d'un  objet  lui- 
même  (de  Dieu  et  de  rinunortalité  de  l'âme),  d'après  des  lois  pratiques 
apodictiques  et,  par  suite,  uniquement  au  profit  d'une  raison  pratique  ; 
car  cette  certitude  de  la  possibilité  postulée  n'est  pas  du  tout  théorique, 


16  CRITIQUE  OE  LA  RAJSON  PRATIQUE 

De  cette  manière  donc  les  principes  à  priori  de 
deux  pouvoirs  de  l'âme  (Gemuths),  de  la  faculté  de 
connaître  et  de  la  faculté  de  désirer,  seraient  dé- 
couverts et  déterminés  quant  aux  conditions,  à 
l'étendue  et  aux  limites  de  leur  emploi;  ainsi  serait 
établi  le  seul  fondement  solide  d'une  philosophie 
systématique,  théorique  et  pratique,  aussi  bien  que 
de  la  science. 

Ce  qui  pourrait  arriver  de  plus  fâcheux  pour  ces 
travaux  {Bemiihungen},  ce  serait  que  quelqu'un  fît 
cette  découverte  imprévue  qu'il  n'y  a  nulle  part  et 
qu'il  ne  peut  y  avoir  aucune  connaissance  à  priori. 
Mais  il  n'y  a  aucun  danger  de  ce  côté.  Ce  serait  tout 
à  fait  comme  si  quelqu'un  voulait  prouver  par  la 
raison  qu'il  n'y  a  pas  de  raison.  Car  nous  disons  que 
nous  connaissons  une  chose  parla  raison,  seulement 
quand  nous  avons  conscience  que  nous  aurions  pu 
la  connaître,  même  si  elle  ne  nous  avait  pas  été 
présentée  ainsi  dans  l'expérience  ;  partant,  connais- 
sance rationnelle  et  connaissance  à  priori  sont  choses 
identiques.  D'un  principe  d'expérience  vouloir  tirer 
de  la  nécessité  {ex  pumice  aquam)  et  avec  celle-ci 

n'est  par  conséquent  pas  non  plus  apodictique,  c'est-k-diro  qu'ello 
n'est  pas  une  nécessité  reconnue  par  rapport  à  Tolyet,  mais  une  sup- 
position nécessaire  par  rapport  au  sujet,  par  l'observation  {Befo  gung) 
do  ses  lois  objectives,  mais  pratiques  ;  par  conséquent,  elle  n'est 
qu'une  hypothèse  nécessaire.  Je  n'ai  pas  su  trouver  de  meilleure 
expression  pour  cotte  nécessité  subjective,  mais  vraie  ot  incondi- 
tionnée {unbedingte)  (o)  do  la  raison. 

(a)  Uarni  traduil  co  mot  par  absolue,  et  il  se  sert  fort  souvent  da  c«tt6  expression, 
lorsque  Kant  emploie  le  mol  un'edingt  ;  on  fausse  aiobi,  ce  semble,  la  |)ODséo  do 
Kanl,  qii  se  sert  intenlionn«'lleuienl  du  mol  i-n  ce  cas  el  a  employé  ailleurs  le  mot 
absolu,  es  metUat  ua  terme  positif  à  la  place  d'un  terme  essealiellemADt  néuatif. 
(F.  P.) 


PRÉFACE  n 

aussi  vouloir  donner  à  un  jugement  la  véritable 
universalité  (sans  laquelle  il  n'y  a  pas  de  raison- 
nement =  Vemunftschluss,  par  conséquent  pas 
mêmederaisonnement(Sc/i/«ss)  par  analogie, puisque 
l'analogie  est  au  moins  une  universalité  présu- 
mée, une  nécessité  objective  et  par  suite  suppose 
toujours  l'universalité  véritable),  c'est  une  contra- 
diction évidente.  Substituer  la  nécessité  subjective, 
c'est-à-dire  l'habitude,  à  la  nécessité  objective  qui 
n'existe  que  dans  des  jugements  à  priori,  c'est 
refuser  à  la  raison  le  pouvoir  de  porter  un  juge- 
ment sur  l'objet,  c'est-à-dire  de  le  connaître,  lui 
et  ce  qui  lui  appartient  (ztikomme)  ;  c'est,  par 
exemple,  à  propos  de  ce  qui  a  suivi  souvent  et  tou- 
jours un  certain  état  antécédent,  ne  pas  dire  que 
l'on  peut  conclure  de  ceci  à  cela  (car  ce  raisonnement 
indiquerait  une  nécessité  objective  et  le  concept 
d'une  liaison  à  priori)^  mais  seulement  qu'on  peut 
attendre  des  cas  semblables  (avec  les  animaux  et 
comme  eux),  c'est  rejeter  le  concept  de  la  cause 
comme  essentiellement  (im  Grunde)  faux  et  comme 
une  simple  illusion  de  la  pensée.  Tentera-t-on  de 
remédier  à  ce  défaut  de  valeur  objective  et  d'univer- 
salité qui  en  découle,  en  alléguant  qu'on  ne  voit  pas 
de  motif  pour  attribuer  à  d'autres  êtres  raisonna- 
bles une  autre  espèce  de  représentation  ?  Dans  le 
cas  où  ce  raisonnement  serait  valable,  notre  igno- 
rance nous  rendrait  plus  de  services  que  toute  ré- 
flexion, pour  l'extension  de  notre  connaissance. 
Par  cela  seul,  en  effet,  que  nous  ne  connaissons 

KANT,  Cr.  de  la  rais,  prat  2 


18  CRITIQUE  DE  LA   RAISON   PRATIQUE 

pas  d'êtres  raisonnables  en  dehors  de  l'homme, 
nous  aurions  le  droit  de  leur  supposer  l'organi- 
sation que  nous  nous  connaissons,  c'est-à-dire  -^ue 
nous  les  connaîtrions  réellement.  Je  ne  rappelle 
même  pas  ici  que  l'assentiment  universel  (Allge- 
meinheit  des  Fùrwahrhaltens)  ne  prouve  pas  la  valeur 
objective  d'un  jugement  (c'est-à-dire  sa  valeur  en 
tant  que  connaissance)  ;  mais  que  même,  si  cet  assrn- 
timent  universel  se  présentait  par  hasard,  il  ne 
pourrait  fournir  une  preuve  de  l'accord  avec  l'objet  ; 
que  plutôt  la  valeur  objective  seule  forme  la  base 
d'un  accord  universel  et  nécessaire. 

Hume  se  trouverait  fort  bien  de  ce  système  d'uni- 
versel empiWsfne  dans  les  principes,  car  il  ne  désirait, 
comme  on  le  sait,  rien  de  plus  que  de  faire  attribuer 
à  la  nécessité  dans  le  concept  de  la  cause,  au  lieu 
d'une  signification  objective,  un  sens  simplement 
subjectif,  à  savoir  l'habitude,  pour  déniera  la  raison 
tout  jugement  sur  Dieu,  la  liberté  et  l'immortalité, 
et  il  était  certes  fort  capable,  si  on  lui  accordait 
seulement  les  principes,  d'en  tirer  les  conséquences 
avec  une  rigueur  toute  logique  {mit  aller  logischen 
Bûndigkeitj.  Mais  Hume  lui-môme  n'a  pas  rendu 
l'empirisme  assez  universel  pour  y  faire  rentrer  aussi 
la  mathématique. Il  en  tenait  pouranalytiques  les  pro- 
positions, qui,  si  son  assertion  était  exacte,  seraient 
aussi  en  fait  apodictiques,  bien  qu'on  n'en  puisse 
rien  conclure  par  rapport  à  un  pouvoir  qu'aurait  la 
raison  de  porter  aussi  en  philosophie  des  jugements 
apodictiques.  à  savoir  des  jugements  qui  seraient 


PRÉFACE  19 

synthétiques  (comme  le  principe  de  causalité). 
Mais  si  l'on  acceptait  Tempirisme  universel  des 
principes,  la  mathématique  y  serait  aussi  comprise. 
Que  si  cette  science  est  en  contradiction  avec  la 
raison,  qui  n'admet  que  des  principes  empiriques, 
comme  cela  est  inévitable  dans  l'antinomie  où  la 
mathématique  prouve  d'une  manière  irréfutable  l'in- 
finie divisibilité  de  l'espace  que  l'empirisme  ne 
peut  admettre,  la  plus  grande  évidence  possible  de 
la  démonstration  est  en  contradiction  manifeste 
avec  les  prétendues  conclusions  tirées  des  prin- 
cipes de  l'expérience  et  on  doit  demander  comme 
l'aveugle  de  Cheselden  :  qui  me  trompe,  de  la  vue 
ou  du  toucher  ?  (car  l'empirisme  se  fonde  sur  une 
nécessité  sentie  =  gefûhlten,  et  le  rationalisme  sur 
une  nécessité  perçue  =  eingesehenen).  Ainsi  l'empi- 
risme universel  se  révèle  comme  le  véritable  scep- 
ticisme,  que,  dans  un  sens  aussi  absolu,  l'on  a 
attribué  faussement  à  Hume*,  car  lui  au  moins 
laisse  dans  la  mathématique  une  pierre  de  touche 
infaillible  de  l'expérience,  au  lieu  que  cet  empirisme 
universel  n'en  laisse  absolument  aucune  (une  pierre 
de  touche  ne  pouvant  jamais  être  fournie  que  par 
des  principes  à  priori)^  quoique  l'expérience  ne  com- 

*  Les  noms  qui  désignent  les  partisans  d'une  secte  ont  de  tout 
temps  donné  lieu  à  de  grandes  injustices  ;  comme  si  quelqu'un 
disait,  par  exemple:  N...  est  idéaliste,  car  bien  que,  non  seulement  il 
admette,  mais  encore  qu'il  soutienne  avQC  insistance  qu'à  nos  repré- 
sentations des  choses  extérieures  correspondent  des  objets  réels  de 
choses  extérieures,  il  veut  toutefois  que  la  forme  de  llntuition  de  ces 
choses  extérieures  dépende  non  des  choses,  mais  seulement  de  l'es- 
prit humain. 


20  CRITIQUE   DE   LA   RAISON   PKATIQCE 

prenne    pas  toutefois    seulement   des  sebtioienls, 
mais  aussi  des  jugements. 

Cependant,  comme  dans  ce  siècle  philosophique 
et  critique,  cet  empirisme  peut  être  difficilement 
pris  au  sérieux,  qu'il  ne  sert  sans  doute  qu'à  exercer 
le  jugement,  et  à  mettre  dans  une  lumière  plus  écla- 
tante par  le  contraste,  la  nécessité  des  principes 
rationnels  à  jmori,  on  peut  savoir  quelque  gré  à  ceux 
qui  se  donnent  la  peine  de  s'occuper  de  ce  travail, 
qui  d'ailleurs  n'est  pas  précisément  instructif. 


INTRODUCTION 

De  l'idée  d'une  Critique  de  la  raison  pratique. 


L'usage  théorique  de  la  raison  portaitsur  desobjets 
de  la  faculté  pure  et  simple  [hloKsen)  de  connaître,  et 
une  critique  de  la  raison,  en  vue  de  cet  usage,  n'avait 
proprement  rapport  qu'à  la  faculté  pure  (reine)  de 
connaître,  parce  qu'elle  faisait  naître  le  soupçon, 
fortifié  dans  la  suite,  qu'elle  se  perd  facilement  an 
delà  de  ses  limites,  parmi  des  objets  inaccessibles 
ou  des  concepts  tout  à  fait  contradictoires.  Il  en  est 
tout  autrement  pour  l'usage  pratique  de  la  raison. 
Dans  ce  derniercas,la  raison  s'occupe  des  principes 
déterminants  de  la  volonté,  qui  est  un  pouvoir  ou  de 
produire  des  objets  correspondants  aux  représenta- 
tions, ou  de  se  déterminer  soi-même  à  réaliser  ces 
objets  (que  le  pouvoir  physique  soit  suffisant  ou 
non),  c'est-à-dire  de  déterminer  sa  causalité.  Là,  en 
effet,  la  raison  peut  du  moins  suffire  à  la  détermina- 


22       DE  L  IDÉE  D'UNE  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PRATIQUE 

tion  de  la  volonté  et  elle  a  toujours  de   la  réalité 
objective,  en  tant  qu'il  s'agit  uniquement  du  vouloir. 
La  première  question  ici  est  donc  de  savoir  si  la 
raison   pure    suffit  à   elle  seule    à    déterminer   la 
volonté,  ou  si  elle  ne  peut  en  être  un  principe  de 
détermination,  que  comme  dépendant  de  conditions 
empiriques  {empirisch-bedingté).  Un  concept  de    la 
causalité,  justifié  par  la  Critique  de  la  raison  pure, 
mais  non  susceptible,  à  la  vérité,  d'une  représenta- 
tion {Darsiellung)  empirique,  intervient  ici,  c'est  le 
concept  de  la  liberté.  Si  nous  pouvons  maintenant  dé- 
couvrir des  moyens  de  prouver  que  cette  propriété 
appartient  en  fait  à  la  volonté  humaine  (et  ainsi  aussi 
à  la  volonté  de  tous  les  êtres  raisonnables),  il  sera 
montré  (rfar^ef/îan)  par  là,  non  seulement  que  la  raison 
pure  peut  être  pratique,  mais  qu'elle  seule,  et  non  la 
raison  limitée  empiriquement,  est  pratique  d'une 
façon  inconditionnée  (unbedingterweisey.  Par  consé- 
quent, nous  avons  à  faire  unecritique,  non  de  la  raison 
pure  pratique,  mais  seulement  de  la  raison  pratique  en 
général.  Car  la  raison  pure,  quand  on  a   montré 
qu'elle  existe,  n'a  pas  besoin  de  critique.  C'est  elle 
q;ii  contient  elle-même  la  règle  pour  la  critique  de 
tjut  son  usage.  La  critique  de  la  raison  pratique  en 
général  est  donc  obligée  d'enlever  à  la  raison,  condi- 
tionnée empiriquement,  la  prétention  de  constituer 
exclusivement  le  principe  déterminant  de  la  volonté. 
L'usage  delà  raison  pure,  s'il  est  démontré  qu'elle 
existe,  est  seul  immanent,  l'usage  empiriquement 

*  Sur  cette  expression,  voyez  p.  16.  (F.  P.) 


INTRODDCTION  23 

conditionné,  qui  s'arroge  la  souveraineté,  est  au  con- 
traire transcendant  et  se  manifeste  par  des  préten- 
tions et  des  ordres  qui  dépassent  tout  à  fait  son 
domaine.  C'est  précisément  l'inverse  de*  ce  qui  pour- 
rait être  dit  de  l'usage  spéculatif  de  la  raison  pure. 
Cependant  comme  c'est  toujours  encore  la  con- 
naissance de  la  raison  pure  qui  sert  ici  de  fonde- 
ment à  l'usage  pratique,  la  division  d'une  Critique 
de  la  raison  pratique  doit,  dans  ses  grandes  lignes 
{dem  aJlgemeinen  Abrisse  nach),  être  conforme  à  celle 
de  la  raison  spéculative.  Nous  devons  donc  avoir 
une  doctrine  élémentaire  et  une  méthodologie  de  la 
raison  pratique  ;  dans  la  première,  une  anaUjtiquh 
comme  règle  de  la  vérité  et  une  dialectique  comme 
exposition  et  solution  de  l'apparence  (Scheins)  dans 
lesjugements  de  la  raison  pratique.  Mais  l'ordre  sera, 
dans  la  subdivision  de  l'analytique,  l'inverse  de  celui 
quia  été  suivi  dans  la  Critique  de  la  raison  pure  spé- 
culative. Car,  dans  le  cas  présent,  nous  commen- 
cerons par  les  principes  et  nous  irons  aux  concepts, 
de  ceux-ci  ensuite  aux  sens,  s'il  est  possible  ;  tandis 
qu'au  contraire,  dans  la  raison  spéculative,  nous 
avons  dû  commencer  par  les  sens  et  finir  par  les  prin- 
cipes. C'est  que  maintenant  nous  avons  affaire  aune 
volonté,  nous  avons  à  considérer  la  raison  dans  son 
rapport,  non  aux  objets,  mais  à  cette  volonté  et  à 
sa  causalité.  Les  principes  de  la  causalité  incondi- 
tionnée empiriquement,  doivent  donc  être  le  point 
de  départ,  après  lequel  on  pourra  essayer  d'établir 
nos  concepts  du  principe  de  détermination  d'une 


24  DE  l'idée  d'une  critique  de  la  raison  pratique 
telle  volonté,  de  leur  application  aux  objets  et  enfin 
au  sujet  et  à  sa  sensibilité.  La  loi  de  la  causalité 
par  liberté  {Causalitàt  aus  Freiheit),  c'est-à-dire  un 
principe  pratique  pur,  forme  ici  de  toute  nécessité 
le  point  de  départ  et  détermine  les  objets  auxquels  il 
peut  seulement  être  appliqué. 


PREMIÈRE  PARTIE 


DE 


LA  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PRATIQUE 


DOCTRINE  ÉLÉMENTAIRB 

DS 

LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 


LIVRE  PREMIER 

L'ANALYTIQUE   DE   LA  RAISON   PUEE   PRATIQUE 


CHAPITRE  PREMIER 

DES  PRINaPES   DE   LA   RAISON   PURE  PRATIQUE 
§  1.  —  DéanttloB. 

Des  principes  pratiques  sont  des  propositions  ren- 
fermant une  détermination  générale  de  la  volonté,  à 
laquelle  sont  subordonnées  plusieurs  règles  pratiques. 
Ils  sont  subjectifs  ou  forment  des  maximes,  quand  Id 
condition  est  considérée  par  le  sujet  comme  valable 
seulement  pour  sa  volonté;  mais  ils  sont  objectifs  et 
fournissent  des  lois  pratiques,  quand  la  condition  est 
reconnue  comme  objective,  c'est-à-dire  comme  valable 
pour  la  volonté  de  tout  être  raisonnable. 

ScOLtS 

Si  l'on  admet  que  la  raison  pure  puisse  contenir  en 
soi  un  fondement  pratique,  c'est-à-dire  suffisant  pour 
la  détermination  de  la  volonté,  il  y  a  des  lois  pra- 
tiques ;  sinon,   tous  les  principes  pratiques  ne  seront 


28  ANALYTIQUE  DE  LA   RAISON   PURE  PRATIQUE 

que  de  simples  maximes.  Dans  la  volonté,  affectée 
pathologiquement  (pathologisch-afficirien),  d'un  être 
raisonnable,  il  peut  y  avoir  conflit  {Widerstreit)  entre 
les  maximes  et  les  lois  pratiques  reconnues  par  l'être 
lui-même.  Quelqu'un  peut,  par  exemple,  se  faire  une 
maxime  de  ne  jamais  essuyer  une  injure  sans  en  tirer 
vengeance  et  s'apercevoir  cependant  en  même  temps 
que  ce  n'est  pas  là  une  loi  pratique,  mais  seulement 
sa  propre  maxime;  qu'au  contraire  cette  proposition, 
prise  comme  règle  pour  la  volonté  de  tout  être 
raisonnable,  dans  une  seule  et  même  maxime,  ne 
pourrait  être  d'accord  avec  elle-même.  Dans  la  con- 
naissance de  la  nature  (Naturerkenntniss) ,  les  prin- 
cipes de  ce  qui  arrive  (par  exemple  le  principe  de  l'éga- 
lité de  l'action  et  de  la  réaction  dans  la  communication 
du  mouvement)  sont  en  même  temps  des  lois  de  la 
nature  ;  car  l'usage  de  la  raison  y  est  théorique  et 
déterminé  par  l'essence  {Beschaffeuheit)  de  l'objet. 
Dans  la  connaissance  pratique,  c'est-à-dire  dans  celle 
qui  a  simplement  à  faire  à  des  principes  détermi- 
nants de  la  volonté,  les  principes  (Grundsàtze)  que  l'on 
se  fait,  ne  sont  pas  encore  pour  cela  des  lois  aux- 
quelles on  soit  inévitablement  soumis,  parce  que  la 
raison  doit  en  pratique  s'occupor  du  sujet,  c'est-à-dire 
de  la  faculté  de  désirer,  dont  la  nature  particulière 
peut  occasionner  dans  la  règle  des  modifications  di- 
verses. —  La  règle  pratique  est  en  tout  temps  un  pro- 
duit de  la  raison,  parce  qu'elle  prescrit  l'action  comme 
moyen  d'arriver  à  l'effet,  qui  est  un  but.  Mais  cette  règle 
est,  pour  un  être  chez  qui  la  raison  n'est  pas  tout  à 


DES   PRINCIPES   DE  LA   RAISON   PDRE   PRATIQUE  29 

fait  seule  le  principe  délerminant  de  la  volonté,   un 
impératif,  c'est-à-dire  une  règle  qui  est  désignée  par 
«  un  devoir  »  {ein  SoUen),  exprimant  la  nécessité  objec- 
tive de  l'action  et  signifiant  que,  si  la  raison  déter- 
minait complètement  la  volonté,  l'action  se  produirait 
infailliblement  d'après  cette  règle.  Les  impératifs  ont 
donc  une  valeur  objective  et  sont  totalement  différents 
des  maximes,  qui  sontdes  principes  subjectifs.  Mais  les 
impératifs  déterminent  ou  bien  les  conditions  de  la 
causalité  de  l'être  raisonnable,  en  tant  que  cause  effi- 
cienle  et  simplement  par  rapporta  l'effet  et  aux  moyens 
suffisants  pour  l'atteindre  {Zulànglichheit  zu  derselben), 
ou  ils  déterminent  seulement  la  volonté,  qu'elle  soit 
ou  non  suffisante  pour  l'effet.  Les  premiers  seraient  des 
impératifs  hypothétiques  et  contiendraient  de  simples 
préceptes  de   savoir-faire  {Geschicklichkeit)  ;  les   se- 
conds seraient  au  contraire   catégoriques  et  forme- 
raient seuls   des  lois  pratiques.    Des   maximes  sont 
donc,  il  est  vrai,  des  principes  (Grundsàtze),  mais  non 
des  impératifs.  Quant  aux  impératifs  eux-mêmes,  s'ils 
sont  conditionnels,  c'est-à-dire  s'ils  ne  déterminent 
pas  la  volonté,  uniquement  en  tant  que  volonté,  mais 
seulement  en  vue  d'un  effet  désiré,  c'est-à-dire  s'ils 
sont  des  impératifs  hypothétiques,  ils  forment,  il  est 
vrai,  des  préceptes  {Vorschriften)  pratiques,  mais  non 
des  lois.  Les  lois  doivent  déterminer  suffisamment  la 
volonté  en  tant  que  volonté,  avant  même  que  je  me 
demande  si  j'ai  la  puissance  nécessaire  pour  produire 
un  effet  désiré,  ou  ce  qu'il  faut  faire  pour  le  produire; 
partant,    elles  doivent  être    catégoriques,   sans   quoi 


30  ANALYTIQUE   DE  LA   RAISON  PURE   PRATIQUE 

elles  ne  sont  pas  des  lois,  parce  qu'il  leur  manque 
{fehlt)  la  nécessité  qui,  pour  être  pratique,  doit  être 
indépendante  des  conditions  pathologiques  et  par 
conséquent  des  conditions  attachées  fortuitement  à  la 
volonté.  Dites  à  quelqu'un,  par  exemple,  qu'il  doit 
daas  sa  jeunesse  travailler  et  faire  des  économies,  pour 
n'être  pas  misérable  dans  sa  vieillesse;  c'est  là  un 
précepte  pratique,  exact  et  en  même  temps  important 
de  la  volonté.  Mais  on  voit  facilement  que  la  volonté 
est  ici  dirigée  vers  quelque  autre  chose,  dont  on  sup- 
pose qu'elle  a  le  désir;  et,  quanta  ce  désir,  il  faut  s'en 
rapporter  à  l'agent  lui-même  (dièses  Begehren  muss 
manihm,  dem  Thàter  selbst,  ûberlassen),  soit  qu'il  pré- 
voie d'autres  ressources,  en  dehors  de  celles  qu'il  peut 
acquérir  lui-même,  qu'il  n'ait  aucun  espoir  de  devenir 
vieux,  ou  qu'il  pense,  en  cas  de  misère,  pouvoir 
un  jour  se  contenter  avec  peu  de  chose  [schlecht 
behelfenzukônnen).  La  raison,  qui  seule  peut  donner 
naissance  à  toute  règle  devant  renfermer  la  nécessité, 
met  aussi  dans  ce  précepte,  qui  est  sien,  de  la  néces- 
sité (car  sans  cela  il  ne  serait  pas  un  impératif),  mais  ce 
n'est  qu'une  nécessité  subjectivement  conditionnée,  et 
elle  ne  peut  être  supposée  à  un  degré  égal  dans  tous, 
les  sujets.  Or,  pour  que  la  raison  puisse  donner  des 
lois  {%u  ihrer  Geselzgehung)^  il  faut  qu'elle  ait  simple-' 
ment  (bloss)  besoin  de  se  supposer  elle-même,  parce  que  ' 
la  règle  n'est  objective  et  n*a  une  valeur  universelle  que 
si  elle  est  valable  sans  aucune  des  conditions  subjec- 
tives et  accidentelles  qui  distinguent  un  être  raison- 
nable d'un  autre.  Dites   à  quelqu'un  qu'il  ne   doit 


DES  PRINaPES   DE   LA  RAISON   PURE  PRATIQUE         31 

jamais  faire  de  fausses  promesses,  voilà  une  règle 
qui  coDcerne  simplement  sa  volonté,  que  les  inten- 
tions que  l'homme  peut  avoir  soient  ou  non  réalisées 
par  elle;  le  simple  [blosse)  vouloir  est  ce  qui  doit  êire 
déterminé  complètement  à  priori  par  celte  règle.  S'il 
se  trouve  ensuite  que  cette  règle  est  pratiquement 
juste,  c'est  une  loi,  parce  qu'elle  est  un  impératif  caté- 
gorique. Donc  les  lois  pratiques  n*ont  rapport  qu'à  la 
volonté,  indépendamment  de  ce  qui  est  effectué  par  sa 
causalité,  et  on  peut  (/fflnn)  *  faire  abstraction  de  cette 
dernière  (comme  appartenant  au  monde  des  sens)  pour 
les  avoir  dans  toute  leur  pureté. 

§  2.  —  Xhéorùtne  I. 

Tous  les  principes  pratiques  qui  supposent  un  objet 
(matière)  de  la  faculté  de  désirer,  comme  principe 
déterminant  de  la  volonté,  sont  empiriques  et  ne  peu- 
vent fournir  de  lois  pratiques. 

J'entends  par  matière  de  la  faculté  de  désirer,  un 
objet  dont  la  réalité  est  désirée.  Si  le  désir  de  cet  objet 
est  antérieur  à  la  règle  pratique  et  s'il  est  la  condition 
par  laquelle  nous  en  faisons  un  principe,  je  dis  [en 
premier  lieu)  que  ce  principe  est  alors  en  tout  temps 
empirique.  Car  le  principe  déterminant  du  libre  choix 
[WlUkûhr)  *  est  alors  la  représentation  d'un  objet  et  le 

*  Barni  dit,  Il  faut  faire  abstraction  ;  rien  ne  justifie  cette  expres- 
sion. Born  dit,  d'ailleurs,  abducere  possumus;  Abbot,  we  ma^  disre- 
gard. (F.  P.) 

*  Barni  traduit  par  volonté  et  confond  ainsi  deux  choses  diflférenles. 
Bom  se  sert  à'arbitrium;  Abbot,  de  «c/iotce».  Nous  emploierons,  pour 
traduire  TTiïïfcuAr, /i6re  cfcoix,  souvent /i6re  orfttïre,  jamais  vclonté.  (F.  P.) 


3â  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

rapport  de  cette  représentation  au  sujet,  par  lequel  la 
faculté  de  désirer  est  déterminée  à  réaliser  cet  objet. 
Mais  un  tel  rapport  au  sujet  s'appelle  le  plaisir  pris  à 
la  réalité  d'un  objet.  Le  plaisir  devait  (miisste)  donc 
être  supposé  comme  condition  de  la  possibilité  de  la 
détermination  du  libre  choix  {Willkûhr).  Mais  on  ne 
peut  connaître  à  priori  d'aucune  représentation  d'un 
objet,  quelle  qu'elle  soit,  si  elle  sera  liée  auplaisir^  à  la 
peine  {Unlust)  ou  si  elle  sera  indifférente.  Donc,  en  pareil 
cas,  le  principe  déterminant  du  libre  choix  {Willkûhr) 
doit  toujours  être  empirique,  comme  aussi  par  consé- 
quent le  principe  pratique  matériel,  qui  le  supposait 
comme  condition. 

Puisque  {en  second  lieu) ^  un  principe,  qui  ne  se  fonde 
que  sur  la  condition  subjective  de  la  capacité  de  sentir 
[Empfànçjlichkeit)  du  plaisir  ou  de  la  peine  (qui  ne  peut 
jamais  être  connue  qu'empiriquement  et  ne  peut  être 
supposée  à  un  degré  égal  chez  tous  les  êtres  raisonna- 
bles), peut  bien  servir,  il  est  vrai,  de  maxime  propre 
au  sujet  qui  la  possède,  mais  ne  peut  servir  de  loi  pour 
cette  capacité  elle-même  *  parce  qu'il  manque  de  la 
nécessité  objective  qui  doit  être  reconnue  àpriori)^  un 
tel  principe  ne  peut  jamais  fournir  une  loi  pratique. 

§  3.  —  Xhéorème  II. 

Tous  les  principes  pratiques  matériels  sont,  comme 
tels,  d'une  seule  et  même  espèce  et  se  rangent  sous 

'  Le  texte  porte  fii/r  dièse  sélbst...  nicht  zum  Geselze  dienem  kann; 
dièse  se  rapporte  évidemment  à  Empfunglichkeil,  et  non  à  Subject^ 
comme  le  veulent  Barni  et  Abbot.  (F.  P.) 


DES   PRINCIPES   DE  LA   RAISON   PURE   PRATIQUE  C« 

le  principe  général  de  l'amour  de  soi  ou  du  bonbjLir 
{Gluckseligkeit)  personnel. 

Le  plaisir  provenant  de  la  représentation  de  l'exis- 
tence d'une  chose,  en  tant  qu'il  doit  être  un  principe  dé- 
terminant du  désir  de  cette  chose,  se  fonde  sur  la  ccprt- 
cité de  sentir  {Empfànglichkeit)  du  suieijT^msquWdépend 
de  l'existence  {Dasein)  d'un  objet  ;  partant,  il  appartient 
au  sens  *  et  non  à  l'entendement,  qui  exprime  un  rap- 
port de  la  représentation  à  un  objet,  d'après  des  con- 
cepts, mais  non  un  rapport  de  la  représentation  au  sujet 
d'après  des  sentiments  {Gefûhlen).  Il  n'est  donc  pra- 
tique qu'en  tant  que  la  sensation  agréable  {Annehn- 
lichkeit),  que  le  sujet  attend  de  la  réalité  de  l'objet,  dé- 
termine la  faculté  de  désirer.  Or,  la  conscience  qu'a 
un  être  raisonnable  de  l'agrément  de  la  vie  {von  der 
Annehmlichkeit  des  Lebens)  accompagnant  sans  inter- 
ruption toute  son  existence,  est  le  bonheur  et  le  prin- 
cipe de  prendre  le  bonheur  pour  principe  suprême  de 
détermination  du  libre  choix  {Willkuhr),  est  le  principe 
de  l'amour  de  soi.  Donc,  les  principes  matériels,  qui 
posent  le  principe  déterminant  du  libre  choix  [Willkûhr) 
dans  le  plaisir  ou  la  peine  qu'on  peut  éprouver  de  la 
TéaWié  de  quelque  ohieï,sou[  d'une  seule  et  même 7iature^ 
en  tant  qu'ils  appartiennent  tous  ensemble  au  principe 
de  l'amour  de  soi  ou  du  bonheur  personnel. 

*  F,e  texte  porte  dem  Sinns,  et  Kant  a  mis  entre  parenthèses  pour 
expliquer  ce  mot,  Gefiilil  =  sentiment.  (F.  P.) 


tANT,  Cr.  de  la  rais.  prat. 


34        ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUÉ 

Corollaire 

Toutes  les  règles  pratiques  matérielles  placent  le 
principe  déterminant  de  la  volonté  dans  la  faculté  infé- 
rieure de  désirer^  et  s'il  n'y  avait  aucune  loi  simplement 
formelle  de  la  volonté,  qui  la  déterminât  suffisamment, 
il  n'y  aurait  lieu  d'admettre  aucune  faculté  supérieure 
de  désirer. 

SCOUE  I 

Il  est  étonnant  que  des  hommes,  d'ailleurs  pénétrants 
[scharfsinnige),  croient  pouvoir  distinguer  la  faculté  in- 
férieure de  la  faculté  supérieure  de  désirer,  en  faisant 
remarquer  que  les  représentations ^  qui  sont  liées  au  sen- 
timent du  plaisir,  ont  leur  origine  dans  les  seîis  ou 
ds.r\sV  e7itendeme7it.  Quand  onchercheles  principes  déter- 
minants du  désir  et  qu'on  les  place  dans  un  agrément 
{Annehmliclikeit)  qu'on  attend  de  quelque  chose,  il 
n'importe  pas  du  tout  de  savoir  d'où  vient  la  représen- 
tation de  cet  objet  qui  procure  du  plaisir,  mais  seulement 
desavoir  jusqu'à  quel  point  elle  est  agréable.  Que  si  une 
représentation  ayant  son  siège  et  son  origine  dans  Ten- 
tendement,  ne  peut  déterminer  le  libre  choix  (Willkiihr), 
que  parce  qu'elle  suppose  un  sentiment  déplaisir  dans 
le  sujet,  il  dépend  toujours  complètement  de  la  nature 
du  sens  interne  [inneren  Sinnes),  qu'elle  soit  le  principe 
déterminant  du  libre  choix,  c'est-à-dire  qu'il  faut  que  ce 
sens  puisse  être  agréablement  affecté  par  elle.  Les 
représentations  des  objets  peuvent  encore  être  de  nature 


LES   PRINCIPES    DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE  35 

aussi  diverse  qu'on  le  voudra,  elles  peuvent  être  des 
représentations  de  l'entendement,  de  la  raison  elle- 
même  en  opposition  aux  représentations  des  sens,  le 
sentiment  du  plaisir  par  lequel  seul  elles  forment  pro- 
prement le  principe  déterminant  de  la  volonté  {l'agré- 
ment, la  satisfaction  qu'on  en  attend  et  qui  pousse  l'ac- 
tivité à  la  production  de  l'objet)  est  d'une  seule  et  même 
espèce,  non  seulement  en  tant  qu'il  ne  peut  jamais  être 
connu  qu'empiriquement,  mais  aussi  en  tant  qu'il  affecte 
une  seule  et  même  force  vitale  (Lebcnskraft),  se  mani- 
festant dans  la  faculté  de  désirer,  et  il  ne  peut  différer 
sous  ce  rapport,  que  par  le  degré,  de  tout  autre  principe 
de  détermination. Gomment  pourrait-onautrementcom- 
parer,  au  point  de  vue  de  la  grandeur  (Grosse),  deux  prin- 
cipes de  détermination  différant  totalement  par  le  mode 
de  représentation,  pour  prendre  de  préférence  celui 
qui  affecte  au  plus  haut  degré  la  faculté  de  désirer?  Le 
même  homme  peut  rendre^  sans  le  lire,  un  livre  instructif 
pour  lui  qu'il  n'a  qu'une  seule  fois  entre  les  mains,  pour 
ne  pas  manquer  une  partie  de  chasse,  s'en  allerau  milieu 
d'un  beau  discours  pour  ne  pas  arriver  en  retard  à  un 
repas,  abandonner  une  conversation  raisonnable  (eine 
Unterhaltiuig  durch  vernûnftige  Gesprdche)  que  d'ailleurs 
il  apprécie  beaucoup,  pour  aller  s'asseoir  à  la  table  de 
jeu  ;  il  peut  même  repousser  un  pauvre,  qu'il  lui  est  d'or- 
dinaire agréable  de  secourir,  parce  qu'il  n'a  en  ce  mo- 
n-ent  en  poche  que  juste  ce  qu'il  lui  faut  d'argent  pour 
payer  son  entrée  à  la  comédie.  Si  la  détermination  de 
la  volonté  repose  sur  le  sentiment  de  l'agrément  ou  du 
désagrément  [Unannehmlichkeit)   qu'il    attend    d'une 


36  analytiqup:  De  la  baisoN  pure  pratique 

cause  quelconque,  le  mode  de  représentation  par 
lequel  il  est  affecté  lui  est  totalement  indifférent. 
Quelle  est  l'intensité,  la  durée  de  cette  satisfaction, 
dans  quelle  mesure  peut-on  facilement  l'acquérir  et  la 
renouveler,  voilà  seulement  ce  qui  lui  importe  pour 
se  décider  à  faire  un  choix.  Il  est  tout  à  fait  indifférent 
à  celui  qui  a  besoin  d'or  pour  une  dépense,  de  savoir 
si  la  matière,  si  l'or  a  été  extrait  de  la  montagne  ou 
retiré  du  sable  lavé,  pourvu  qu'il  soit  accepté  partout 
pour  la  même  valeur  ;  de  même  aucun  homme  ne  de- 
mande, quand  il  s'agit  simplement,  pour  lui  de  l'agré- 
ment de  la  vie  (ati  der  Annehmiichkeit  des  Lebens)ySi  1rs 
représentations  viennent  de  l'entendement  ou  des  sens, 
mais  seulement  le  nombre^  Vinte7isiî6  des  plaisirs 
qu'elles  lui  donnent  pendant  le  temps  le  plus  long  [auf 
die  làngste  Zeit).  Ceux-là  seuls  qui  contesteraient  vo- 
lontiers à  la  raison  pure  le  pouvoir  de  déterminer  'a 
volontésans  supposer  aucun  sentiment(Ge/'M/ii),  peuvent 
s'écarter  de  leur  propre  définition  au  point  de  déclarer 
complètement  hétérogène,  ce  qu'ils  ont  eux-mêmes 
auparavant  rapporté  à  un  seul  et  même  principe.  Ainsi 
par  exemple,  on  observe  que  nous  pouvons  trouver  du 
plaisir  dans  Vexercice  pur  et  simple  de  notre  force 
(blosser  Kraftanweiidung),  dans  la  conscience  de  notre 
force  de  caractère  [Seelenstàrke)  pour  surmonter  les 
obstacles  qui  s'opposent  à  nos  projets,  dans  la  culture 
des  talents  de  l'esprit,  etc.^  et  nous  appelons  tout  cela 
avec  raison  des  joies  et  des  plaisirs  [Ergotzungen)  plusr/5- 
licals  parce  qu'ils  sont,  plus  que  d'autres,  en  notre  pou- 
voir, parce  qu'ils  ne  s'émoussent  point  et  qu'au  con- 


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38  ANALYTIQUE   DK   LA   MAISON    PURE   PRATIQUE 

celle  à  laquelle  on  se  conforme  le  plus  rarement.  Les 
anciennes  écoles  grecques  nous  en  donnent  plus 
d'exemples,  que  ne  nous  en  ofiFre  notre  siècle  syncré- 
tique,  où  l'on  se  forme,  avec  des  principes  contra- 
dictoires, un  certain  système  composite  (ein  gewisses 
CoaUtionssystem)  \  plein  de  mauvaise  foi  et  de  frivolité, 
parce  que  cela  convient  mieux  à  un  public  qui  est 
content  de  savoir  un  peu  de  tout,  sans  rien  savoir  en 
somme,  et  d'être  propre  à  tout  (m  allen  Stàtteln  gerecht 
zu  sein).  Le  principe  du  bonheur  personnel,  quel  que 
soit  l'emploi  qu'on  y  fasse  de  l'entendement  et  de  la 
raison^  ne  comprendrait  cependant  en  soi  pour  la  vo- 
lonté d'autres  principes  déterminants  que  ceux  qui  sont 
conformes  {angemessen)k  la facul té m/ënewre de  désirer. 
Par  conséquent,  ou  bien  il  n'y  a  pas  de  faculté  supé- 
rieure de  désirer,  ou  la  raison  pure  doit  être  pratique 
par  elle  seule,  c'est-à-dire  que,  sans  supposer  aucun 
sentiment  (Gefûhls),  parlant  sans  représentations  de 
l'agréable  ou  du  désagréable  qui,  en  tant  que  matière 
de  la  faculté  de  désirer,  est  toujours  une  condition  em- 
pirique des  principes,  elle  doit  pouvoir  déterminer  la 
volonté  par  la  simple  forme  de  la  règle  pratique.  Alors 
seulement  la  raison,  en  tant  qu'elle  détermine  par  elle- 
niême  la  volonté  (qu'elle  n'est  pas  au  service  des  pen- 
chants) est  une  véritable  faculté  supérieure  de  désirer, 
à  laquelle  est  subordonnée  celle  qui  peut  être 
palhologiquement  déterminée    [pathologisçh  bestimm- 

*  Barni  traduit  par  des  systèmes  conciliants,  ce  qui  semble  aussi  peu 
exact  que  la  traduction  do  I3orn:  Sy^tema  decretorum  pugnanlium  con- 
ci\ian(]orum.  Ablsot  met:  Syslem  of  compromise.  Nous  hasardons  le  mot 
composile.  (F.  P.) 


DES    PRINCIPES   DE   LA.   RAISON  PURE   PRATIQUE  39 

bare),  elle  est  différente  de  cette  dernière  réellement 
et  même  spécifiquement ^  de  sorte  que,  mém-e  le  moindre 
mélange  avec  les  impulsions  de  celle-ci,  compromet  sa 
force  et  sa  supériorité,  de  même  que  le  plus  petit  élé- 
ment empirique,  entrant  comme  condition  dans  une 
démonstration  mathématique,  en  diminue  et  en  détruit 
la  valeur  et  la  force  (Nachdruck).  La  raison,  dans  une 
loi  pratique,  détermine  la  volonté  immédiatement  et 
non  par  l'intermédiaire  d'un  sentiment  de  plaisir  ou  de 
déplaisir  venant  s'interposer  entre  les  deux,  pas  même 
par  l'intermédiaire  du  plaisir  attaché  à  cette  loi  :  et  c'est 
seulement  parce  qu'elle  peut  être  pratique  comme 
raison  pure,  qu'il  lui  est  possible  d'être  législative 
{gesetxgebend), 

ScOtlE  II 

Etre  heureux  est  nécessairement  le  désir  de  tout 
être  raisonnable  mais  fini,  partant  c'est  inévitablement 
un  principe  déterminant  de  sa  faculté  de  désirer.  Être 
content  de  son  existence  tout  entièie  n'est  pas  en  effet 
une  sorte  de  possession  originelle  et  une  félicité  (Seli- 
gkeit)  qui  supposerait  une  conscience  de  son  indépen- 
dance et  de  son  aptitude  à  se  suffire  soi-même  (semé?' î<na- 
bhàngigen  Selbstgenïlgsamkeit)  ;  c'est  un  problème  qui 
nous  est  imposé  par  notre  nature  finie  elle-même  ;  car 
nous  avons  des  besoins  et  ces  besoins  concernent  la 
matière  de  notre  faculté  de  désirer,  c'est-à-dire  quelque 
chose  qui  se  rapporte  à  un  sentiment  de  plaisir  ou 
de  peine  qui  sert  subjectivement  de  principe  [Grmide) 
et  par  lequel  est  déterminé  ce  dont  nous  avons  besoin 


40       ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

pour  être  contents  de  noire  état.  Mais,  justement  parce 
que  le  principe  matériel  de  détermination  ne  peut  être 
connu  qu'empiriquement  par  le  sujet,  il  est  impossible 
de  considérer  ce  problème  comme  une  loi  ;  car  une  loi, 
en  tant  qu'objective,  devrait  renfermer,  dans  tous  les 
casetpourtous  les  êtres  raisonnables,  le  même  pinncipe 
déterminant  de  la  volonté.  En  effet,  bien  que  le  concept 
du  bonheur  (Gluckseligkeit)  serve  partoîit  de  base  au 
rapport  pratique  des  objets  à  la  faculté  de  désirer,  il 
n'est  cependant  que  le  titre  général  des  principes  sub- 
jectifs de  détermination  et  ne  détermine  rien  spécifi- 
quement, tandis  que  c'est  de  cela  seulementqu'il  s'agit 
dans  ce  problème  pratique,  qui  ne  peut  en  aucune  façon 
être  résolu  sans  cette  détermination.  Le  sentiment 
particulier  de  plaisir  et  de  déplaisir,  propre  à  chacun, 
lui  indique  en  quoi  il  doit  placer  son  bonheur,  et, 
même  dans  un  seul  et  même  sujet,  ce  choix  dépend  de 
la  différence  des  besoins  qui  suivent  les  modifications 
de  ce  sentiment,  ainsi  une  loi  subjectivement  nécessaire 
(comme  loi  naturelle),  est  objectivement  un  principe  pra- 
tique tout  à  fait  contingent,  qui  peut  et  doit  être  très 
différent  dans  des  sujets  différents,  qui  partant,  ne 
peut  jamais  fournir  une  loi,  puisqu'il  s'agit,  dans  le 
désir  de  bonheur,  non  de  la  forme  delà  conformité  à  la 
loi  [Gesetzmàssigkeit)  *,  mais  exclusivement  de  la  ma- 
tière, c*es1^à-dire,  de  savoir  si  je  dois  attendre  du  plaisir 
et  combien  je  dois  en  attendre  de  l'observation  do  la 

1  Barni  dit  simplGmeni  de  la  forme  de  la  loi;  Born,  forma  legalitatis 
A.bbot,  the  form  of  conformity  to  law.  Ne  pouvant  employer  ni  le  term^ 
de  légalité,  ni  le  teraio  do  légitimité  (Cf.  p,  4),  nous  avons  traduit  litté- 
ralciuoul.  (F.  P.) 


DES   PRINCIPES   DE  LA  RAISON  PURE   PRATIQUE  41 

loi.  Les  piiiicipes  de  l'amour  de  soi  peuvent,  il  est 
vrai,  renfermer  des  règles  générales  de  savoir-faire 
((les  moyens  pour  arriver  à  des  fins),  mais  alors  ce  son! 
des  principes  simplement  théoriques*,  par  exemple, 
que  celui  qui  voudrait  manger  du  pain,  aurait  à 
imaginer  un  moulin.  Mais  des  préceptes  pratiques 
fondés  sur  ces  principes,  ne  peuvent  jamais  être  uni- 
versels, car  le  principe  déterminant  de  la  faculté  de 
désirer  est  fondé  sur  le  sentiment  du  plaisir  et  du  dé- 
plaisir, qui  ne  peut  jamais  être  considéré  comme  uni- 
versellement appliqué  aux  mêmes  objets. 

Mais  supposons  cependant  que  des  êtres  finis  et 
doués  de  raison  pensent,  en  général,  d'une  seule  et 
même  manière  (durchgehends  einerlei],  par  rapport  à  ce 
qu'ils  auraient  à  accepter  pour  objets  de  leurs  senti- 
ments de  plaisir  ou  de  douleur  et  par  rapport  même 
aux  moyens  dont  ils  doivent  se  servir  pour  atteindre 
les  premiers  et  écarter  les  autres,  le  principe  de  l'amour 
de  soi  ne  pourrait  encore  en  aucune  façon  être  donné 
par  eux  par  une  loi  pratique^  car  celte  unanimité  ne 
serait  encore  que  contingente.  Le  principe  déterminant 
ne  serait  toujours  que  subjectivement  valable  et  simple- 
ment  empirique,  il  n'aurait  pas  cette  nécessité  que  l'on 
conçoit  dans  toute  loi,  c'est-à-dire  la  nécessité  objcc- 

*  Les  propositions  qui,  en  mathématique  ou  en  physique,  sont 
appelées  pratiques,  devraient  être  proprement  appelées  techniques.  Car 
il  ne  s'agit  pas  du  tout,  dans  ces  sciences,  de  la  détermination  de  la 
volonté:  elles  indiquent  seulement  la  diversité  {MannigfaltigcJ  de 
l'action  possible,  diversité  qui  est  suflisanie  pour  produire  un  certain 
effet;  et,  par  conséquent,  elles  sont  tout  aussi  théoriques  que  toutes 
les  propositions  qui  expriment  la  liaison  de  la  cause  avec  un  cff.'t. 
C.lui  donc  à  qui  convient  l'effet,  doit  aussi  accepter  la  cause. 


42  ANALYTIQUE   DE   LA.    RAISON  PURE   PRATIQUE 

tive  provenant  de  principes  à /^Hon.  Donnera-t-on  donc 
celte  nécessilé,  non  comme  pratique,  mais  comme  sim- 
plement physique,  dira-t-on  que  l'action  nous  est 
aussi  inévitablement  imposée  par  notre  penchant,  que 
nous  Test  le  bâillement,  quand  nous  voyons  bâiller 
d'autres  personnes?  On  devrait  affirmer  qu'il  n'y  a  pas 
de  lois  pratiques,  mais  seulement  des  conseils  {Anra- 
thmigen)  à  l'usage  de  nos  désirs,  plutôt  que  d'élever 
des  principes  simplement  subjectifs  au  rang  des  lois 
pratiques,  qui  ont  une  nécessité  tout  à  fait  objec- 
tive et  non  simplement  subjective,  qui  doivent  être  re- 
connues à  priori  par  la  raison  et  non  par  l'expérience 
(quelque  généralité  empirique  qu'elle  puisse  avoir). 
Les  règles  elles-mêmes  des  phénomènes  concordants 
(einstimmiger)  ne  sont  appelées  des  lois  naturelles  (par 
exemple  les  règles  mécaniques)  que  si  on  les  connaît 
réellement  à  priori,  ou  que  si,  du  moins,  on  admet 
(comme  pour  les  règles  chimiques),  qu'elles  seraient 
connues  à  jwiori  par  des  principes  objectifs,  si  notre 
intelligence  pénétrait  plus  profondément  (wennunsere 
Einsicht  tiefer  ginge).  Mais  pourles  principes  pratiques 
simplement  subjectifs,  c'est  une  condition  expresse 
qu'ils  aient  pour  base  des  conditions  non  objectives, 
mais  subjectives  du  libre  choix  {Willkuhr)  \  partant 
qu'ils  ne  soient  jamais  représentés  que  comme  desim- 
pies maximes,  et  non  comme  des  lois  pratiques.  Ce  se- 
cond corollaire  semble,  au  premierabord,  n'être  qu'une 
simple  chicane  de  mots;  mais  il  renferme  la  définition 

«  Sur  la  traduction  de  ce  mot,  pour  laquelle  Bami  emploie  le  terme 
de  volonté,  voyez  la  note  rieU  page  3J.  (F.  P.) 


DES   PRINCIPES    DE   LA   RAISON    PURE   PRATIQUE  43 

(Wortbestimmmuj)  de  la  différence  la  plus  importante 
que  l'on  puisse  considérer  dans  les  recherches  pra- 
tiques. 

§  4  —  Xtiéorème  III 

Si  un  être  raisonnable  doit  se  représenter  ses 
maximes  comme  des  lois  pratiques  universelles,  il  ne 
peut  se  les  représenter  que  comme  des  principes  qui 
déterminent  la  volonté,  non  par  la  matière,  mais  sim- 
plement par  la  forme. 

La  matière  d'un  principe  pratique  est robjet  delà 
volonté.  L'objet  est  ou  n'est  pas  le  principe  détermi- 
nant de  la  volonté  :  dans  le  premier  cas,  la  règle  de  la 
volonté  est  soumise  à  une  condition  empirique  (à 
savoir,  au  rapport  de  la  représentation  déterminante 
avec  le  sentiment  du  plaisir  ou  de  la  peine)^  partant  ne 
peut  être  une  loi  pratique.  Or  si  d'une  loi  on  enlève 
par  abstraction  toute  matière,  c'est-à-dire  tout  objet 
de  la  volonté  (comme  principe  déterminant),  il  ne  reste 
rien  que  lasimple/brme  d'une  législation  {Geset^gebiing) 
universelle.  Par  conséquent,  un  être  raisonnable  ne 
peut  pas  du  tout  se  représenter  ses  principes  subjec- 
tivement pratiques,  c'est-à-dire  ses  maximes,  comme 
étant  en  même  temps  des  lois  universelles,  ou  il  doit 
admettre  que  la  simple  {blosse}  forme  par  laquelle 
ils  s'adaptent  à  une  législation  universelle,  en  fait  par 
elle  seule  des  lois  pratiques. 

SCOLIR 

L'entendement  le  plus  ordinaire  peut  distinguer, 
sans  instruction  préalable  {Unteriveimng),  quelle  forme 


44      ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

est  OU  n'est  pas  dans  la  maxime,  capable  de  s'adapter  â 
.  une  législation  universelle.  Je  me  suis  fait,  par  exemple, 
une  maxime  d'augmenter  mes  ressources  par  tous  les 
moyens  sûrs  :  j'ai  maintenant  entre  les  mains  un  dépôt 
dont  le  propriétaire  est  mort  et  n'a  à  ce  sujet  laissé 
aucun  écrit.  C'est  naturellement  le  cas  de  mettre  en 
pratique  ma  maxime.  A  présent,  je  veux  seulement 
savoir  si  cette  maxime  peut  avoir  aussi  la  valeur  d'une 
loi  pratique  universelle.  Je  l'applique  donc  au  cas  pré- 
sent et  je  me  demande  si  elle  peut  prendre  la  forme 
d'une  loi,  partantsije  pourrais,  par  ma  maxime,  donner 
cette  loi,  que  chacun  est  autorisé  à  nier  un  dépôt,  quand 
personne  ne  peut  prouver  qu'il  lui  a  été  confié.  Aussitôt 
je  m'aperçois  qu'un  tel  principe  se  détruirait  lui-même 
comme  loi,  parce  qu'il  aurait  pour  résultat  de  suppri- 
mer tout  dépôt.  Une  loi  pratique  que  je  reconnais  pour 
telle,  doit  être  propre  à  une  législation  universelle 
(sich  zur  allgemeinen  Gesetzgebung  qualificiren);  c'est 
une  proposition  identique  et,  partant,  claire  par  elle- 
même.  Maintenant  si  je  dis  que  ma  volonté  est  sou- 
mise à  une  loi  pratique,  je  ne  puis  alléguer  mon 
penchant  (par  exemple,  dans  le  cas  présent,  ma 
cupidité)  comme  le  principe  déterminant  de  ma  volonté, 
qui  serait  convenable  [schicklichen)  pour  une  loi  pra- 
tique universelle;  car,  loin  d'avoir  la  valeur  d'une  légis- 
lation universelle,  il  se  détruirait  plutôt  lui-même  dans 
la  forme  d'une  loi  universelle. 

Il  est  donc  étonnant,  quoique  le  désir  du  bonheur 
et,  partant  aussi,  la  7«aicime  par  laquelle  chacun  pose  ce 
désir  comme  principe  déterminant  de  sa  volonté,  soient 


DÈS   PRINCIPES   DE  LA    RAISON   PURE   PRATIQUE  45 

universels,  qu'il  ait  pu  venir  à  l'esprit  d'hommes  intel- 
ligents, d'en  faire  une  loi  pratique  universelle.  Car, 
tandis  que,  dans  les  autres  cas,  une  loi  universelle  de 
la  nature  met  l'harmonie  en  tout,  on  aurait  ici  comme 
conséquence,  si  l'on  voulait  donner  à  la  maxime  l'uni- 
versalité d'une  loi,  exactement  le  contraire  de  l'accord, 
la  pire  des  contradictions  et  la  destruction  complète  de 
la  maxime  elle-même  et  de  son  but.  En  effet  la  volonté 
{der  Wille)  de  tous  n'a  pas  alors  un  seul  et  même  objet, 
mais  chacun  a  le  sien  propre  (son  propre  bien-être),  qui 
peut,  il  est  vrai,  s'accorder  fortuitement  avec  les  inten- 
tions que  d'autres  rapportent  également  à  eux-mêmes, 
mais  qui  ne  suffit  pas,  il  s'en  faut  de  beaucoup,  à  faire 
loi,  caries  exceptions  que  l'on  est  autorisé  à  faire  à 
l'occasion  sont  infinies  et  ne  sauraient,  en  aucune  façon , 
être  renfermées  d'une  manière  déterminée  dans  une 
règle  générale.  Ainsi  se  produit  une  harmonie,  sem- 
blable à  celle  que  décrit  certain  poème  satirique  à  pro- 
pos de  la  bonne  intelligence  [Seeleneintrachi)  de  deux 
époux  qui  se  ruinent  :  0  merveilleuse  harmonie,  ce  quil 
veut,  elle  le  veut  aussi  ;  semblable  encore  à  ce  qu'on 
raconte  de  François  /",  prenant  un  engagement  envers 
Charles-Quint  :  Ce  que  mon  frère  Charles  veut  (Milan), 
je  veux  aussi  l'avoir.  Des  principes  empiriques  de  déter- 
mination ne  sont  pas  valables  pour  une  législation  exté- 
rieure universelle,  mais  ils  conviennent  aussi  peu  à  une 
lé^slation  intérieure  de  même  nature,  car  chacun  prend 
pour  base  de  son  penchant  son  propre  sujet,  différent 
de  celui  de  chacun  de  ses  semblable':^,  et,  dans  chaque 
sujet  même,  c'est  tantôt  un  penchant  et  tantôt  un  autre 


46       ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

qui  a  Tinfluonce  prépondérante.  Trouver  une  loi  qui 
puisse  régir  tous  les  penchants,  à  la  condition  de  mettre 
entre  eux  une  complète  harmonie,  est  chose  absolu- 
ment {schhchterdhigs)  impossible, 

g  5  —  Problème  I 

Supposé  que  la  simple  {blosse)  forme  législative  des 
maximes  soit  seule  le  principe  suffisant  de  détermina- 
tion d'une  volonté,  trouver  la  nature  de  celte  volonté 
qui  ne  peut  être  déterminée  que  par  ce  moyen  (da- 
durch) . 

Puisque  la  simple  forme  de  la  loi  peut  être  repré- 
sentée exclusivement  par  la  raison,  partant,  qu'elle 
n'est  pas  un  objet  des  sens  et  n'appartient  pas  aux  phé- 
nomènes {Erscheinunyen)f  la  représentation  de  cette 
forme,  comme  principe  déterminant  de  la  volonté,  est 
différente  de  tous  les  principes  qui  déterminent  les 
événements  naturels  {Begebenheiten  in  der  Natur)^  d'a- 
près la  loi  de  la  causalité,  parce  que,  dans  ce  dernier 
cas,  les  principes  déterminants  doivent  être  eux-mêmes 
des  phénomènes.  Mais  si  aucun  principe  de  détermina- 
tion autre  que  cette  forme  législative  universelle  ne 
peut  servir  de  loi  à  la  volonté,  celle-ci  doit  êlre  conçue 
{(jedacht)  comme  totalement  indépendante  de  la  loi  na- 
turelle des  phénomènes  dans  leurs  rapports  mutuels, 
c'est-à-dire  de  la  loi  de  la  causalité.  Or,  une  telle  in- 
dépendance s'appelle  lihcrlé  J''r€iheit)y  dans  le  sens  le 
plus  rigoureux,  c'csl-à-diredausle  sens  transcendental. 
Donc  une  volonté  à  laquelle  la  simple  forme  légis- 


DES    PRINCIPES   DE   LA  RAISON   PURE   PRATIQUE  47 

lalive  Je  la  maxime  peut  seule  servir  de  loi  est  une 
volonté  [Wille)  libre. 

§6  —  f>roblêiii<'  II 

Supposé  qu'une  volonté  soit  libre,  trouver  la  loi  qui 
seule  est  capable  (tauglich)  de  la  déterminer  nécessai- 
rement. 

Puisque  la  matière  de  la  loi  pratique,  c'est-à-dire  un 
objet  de  la  maxime,  ne  peut  jamais  être  donnée  qu'em- 
piriquement, mais  que  la  volonté  libre,  en  tant  qu'in- 
dépendante des  conditions  empiriques  (c'est-à-dire 
des  conditions  qui  appartiennent  au  monde  des  sens), 
doit  cependant  pouvoir  être  déterminée,  il  faut  qu'une 
volonté  libre  trouve,  indépendamment  de  la  matière 
de  la  loi  et  pourtant  dans  la  loi,  un  principe  de  déter- 
mination. Or,  il  n'y  a,  outre  la  matière,  rien  de  plus 
dans  la  loi  que  la  forme  législative.  Donc  la  forme  lé- 
gislative, en  tant  qu'elle  est  renfermée  dans  la  maxime, 
est  l'unique  cbose  qui  puisse  fournir  un  principe  de 
détermination  de  la  libre  volonté  {Willens), 

SCOLÎX 

La  liberté  et  la  loi  pratique  inconditionnée  [unbe- 
dingtes)^  s'impliquent  donc  réciproquement  l'une 
l'autre.  Je  ne  demande  pas  ici  maintenant  si  elles  sont 
distinctes  en  fait,  ni  si  une  loi  inconditionnée  n'est  pas 
plutôt  simplement  la  conscience  {Selbstbewusstseia) 
d'une  raison  pure  pratique,    ni  si  cette  dernière   est 

«  Nous  avons  expliqué  (p.  16)  pourquoi  nous  traduisons  ainsi  et  noa 
par  absolue,  comme  Barni,  le  mot  unbedingtes. 


48  ANALYTIQUE    DE    LA   RAISON    PURE   PRATIQUÉ 

identique  au  concept  positif  de  la  liberté  ;  mais  je  de- 
mande d'ow  prend  naissance  notre  connaissance  de  ce 
qui  est  inconditionnellement  pratique,  si  c'est  de  la 
liberté  ou  de  la  loi  pratique.  Elle  ne  peut  naître 
de  la  liberté,  dont  nous  ne  pouvons  ni  avpir  immédia- 
tement conscience,  puisque  le  premier  concept  en 
est  négatif,  ni  conclure  l'existence  par  l'intermé- 
diaire de  l'expérience,  puisque  l'expérience  ne  nous 
fait  connaître  que  la  loi  des  phénomènes  et  partant  que 
le  mécanisme  de  la  nature,  juste  le  contraire  de  la 
liberté.  Donc  c'est  la  loi  inorale,  dont  nous  avons  im- 
médiatement conscience  (dès  que  nous  formulons  des 
maximes  de  la  volonté),  qui  s'offre  d'abord  à  nous  et 
nous  mène  directement  au  concept  de  la  liberté,  en 
tant  qu'elle  est  représentée  par  la  raison  comme  un 
principe  de  détermination,  que  ne  peut  dominer  aucune 
condition  sensible  et  qui,  bien  plus,  en  est  totalement 
indépendant.  Mais  comment  est  possible  la  conscience 
de  cette  loi  morale?  Nous  pouvons  avoir  conscience  de 
lois  pratiques  pures  comme  nous  avons  conscience  de 
principes  théoriques  purs,  en  observant  la  nécessiîé 
avec  laquelle  la  raison  nous  les  impose  et  en  faisant 
abstraction  de  toutes  les  conditions  empiriques  qu'elle 
nous  impose.  Le  concept  d'une  volonté  pure  lire  son 
origine  {enispringt  ans)  des  lois  pratiques  pures,  comme 
la  conscience  d'un  entendement  pur,'^  des  principes 
théoriques  purs.  Que  ce  soit  là  la  véritable  subordi- 
nation de  nos  concepts,  que  la  moralité  nous  découvre 
d'abord  le  concept  de  la  liberté,  que  par  conséquent 
là  raison  pratiqne  propose  d'abord,  avec  ce  concept,  le 


DES   PRINCIPES   DE   LÀ   RAISON   PURE    PRATIQUE  49 

blême  le  plus  insoluble  à  la  raison  spéculative  pour 
nettre  par  là  dans  le  plus  grand  embarras,  c*est  ce 
ressort  clairement  de  la  considération  suivante  : 
sque,  par  le  concept  delà  liberté,  rien  ne  peut  être 
liqué  dans  les  phénomènes,  que  le  mécanisme  na- 
Hel,  au  contraire,  doit  toujours  y  constituer  le  fil  direc- 
r,  qu'en  outre  la  raison  pure,  si  elle  veut  s'élever  à 
conditionné  dans  la  série  des  causes,  tombe  dans 
i  antinomie  où  elle  se  perd  dans  l'incompréhensible, 
n  côté  comme  de  l'autre,  tandis  que  le  dernier  {le 


ir. 


canisme)  est  au  moins  utile  dans  l'explication  des 
nomènes,  on  n'aurait  jamais  eu  l'audace  d'intro- 
re  la  liberté  dans  la  science,  si  la  loi  morale  et  avec 
3  la  raison  pratique  n'étaient  intervenues  et  ne  nous 
ient  imposé  ce  concept.  Mais  l'expérience  confirme 
>si  cet  ordre  des  concepts  en  nous.  Supposons  que 
îlqu'un  affirme,  en  parlant  de  son  penchant  au  plai- 
,  qu'il  lui  est  tout  à  fait  impossible  d'y  résister  quand 
présente  l'objet  aimé  et  l'occasion  :  si,  devant  la 
i<iin   nh  il  rpnron'ro  cette  occasion,  une  potence 

finiri' 


iMiiiiiiiii 


50      ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PUBE  PRATIQUE 

mais  il  accordera  sans  hésiter  que  cela  lui  est  possible. 
Il  juge  donc  qu'il  peut  faire  une  chose,  parce  qu'il  a 
conscience  qu'il  doit  [soll)  la  faire  et  il  reconnaît  ainsi 
en  lui  la  liberté  qui,  sans  la  loi  morale,  lui  serait 
restée  inconnue. 

I  7.  —  liOl  rondamentale  de  la  raison  pure  pratique. 

Agis  de  telle  sorte  que  la  maxime  de  ta  volonté 
puisse  toujours  valoir  en  même  temps  comme  principe 
d'une  législation  universelle. 

SCOLIE 

La  géométrie  pure  a  des  postulats,  qui  sont  des  pro- 
positions pratiques,  mais  ne  contiennent  rien  de  plus 
que  la  supposition  qu'on  pei/t  faire  une  chose,  s'il  est 
exigé  qu'on  doive  la  faire,  et  ce  sont  là  les  seules  pro- 
positions géométriques  qui  concernent  une  existence 
fDasein).  Ce  sont  donc  des  règles  pratiques,  sou- 
mises à  une  condition  problématique  de  la  volonté. 
Mais  ici  la  règle  dit  qu'on  doit  tout  simplement 
[schleclithinY  agir  d'une  certaine  façon.  La  règle  pra- 
tique est  donc  inconditionnée,  partant  représentée  à 
priori  comme  une  proposition  catégoriquement  pra- 
tique, parlaquelle  la  volontéest,absolument(sc/i/ec/i/cr- 
diiigs)  et  immédiatement  (par  la  règle  pratique  elle- 
même,  qui,'par  conséquent,  esticiuneloi),  objectivement 
déterminée.  Car  la  raison  pure,  pratique  en  soi,  est  im- 

*  Barni  traduit  ce  mot  par  absolument.  Il  a  suivi  Born,  qui  emploie 
àbsolute  et  a  été  suivi  par  Abbot,  qui  se  sert  d'absolutely.  Il  convient 
de  distinguer,  ici  tout  au  moins,  schlechthin  de  schlechterdings,  qui 
est  employé  plus  bas.  (F.  P.) 


DES    PRINCIPES   DE   LA    RAISON   PURE    PRATIQUE  51 

médiatement  ici  législative.  La  volonté  est  conçue 
(gedacht)  comme  indépendante  des  conditions  empi- 
riques, parlant  comme  volonté  pure,  déterminée  par  la 
simple  forme  de  la  loi,  et  ce  principe  de  détermination 
est  considéré  comme  la  suprême  condition  de  toutes 
les  maximes.  La  chose  est  assez  étrange  et  n'a  pas  son 
équivalent  dans  tout  le  reste  de  la  connaissance  pra- 
tique. Car  la  pensée  à  priori  d'une  législation  univer- 
selle possible,  pensée  qui  est  par  conséquent  simplement 
problématique,  est  réclamée  inconditionnellement 
comme  loi,  sans  emprunter  quoi  que  ce  soit  à  l'expé- 
rience ou  à  une  volonté  extérieure.  Ce  n'est  pas  toute- 
fois un  précepte,  d'après  lequel  doit  avoir  lieu  une  ac- 
tion par  laquelle  il  est  possible  de  produire  un  effet 
désiré  (car  la  règle  serait  toujours  alors  physiquement 
conditionnée),  mais  une  règle  qui,  à  priori,  détermine 
la  volonté,  simplement  par  rapport  à  la  forme  de  ses 
maximes,  et  il  n'est  pas  impossible  dès  lors  de  con- 
cevoir (denken),  au  moins  comme  un  principe  qui  dé- 
termine par  la  forme  objective  d'une  loi  en  général,  une 
loi  qui  s'applique  simplement  à  la  forme  subjective  des 
principes.  On  peut  appeler  la  conscience  de  cette  loi 
fondamentale  un  fait  {Factum)  de  la  raison,  parce 
qu'on  ne  saurait  le  tirer  par  le  raisonnement,  des  don- 
nées antérieures  de  la  raison,  par  exemple,  de  la  cons- 
cience de  la  liberté  (car  celte  conscience  ne  nous  est 
pas  donnée  d'abord),  mais  parce  qu'elle  s'impose  à 
nous  par  elle-même  comme  une  proposition  synthé- 
tique à  priori,  qui  n'est  fondée  sur  aucune  intuition 
(Anschauun(j)y  ou  pure  ou  empirique.  Cette  proposition 


52       ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

serait,  à  vrai  dire,  analytique,  si  l'on  supposait  la 
liberté  de  la  volonté,  mais,  pour  supposer  la  liberté 
comme  concept  positif,  il  faudrait  une  intuition  intel- 
lectuelle qu'on  ne  peut  pas  du  tout  ici  admettre.  Ce- 
pendant, pour  ne  pas  se  méprendre  en  admettant  cette 
loi  comme  donnée,  il  faut  bien  remarquer  qu'elle  n'est 
pas  un  fait  empirique,  mais  le  fait  unique  de  la  raison 
pure,  qui  s'onnonce  par  là  comme  originairement  légis- 
lative {sic  volo,  sicjubeo). 

Corollaire 

La  raison  pure  est  pratique  par  elle  seule  et  donne  à 
l'homme  une  loi  universelle,  que  nous  nommons  la  loi 
morale  (Sittengesetz). 

SCOLIE. 

Le  fait  précédemment  mentionné  est  indéniable.  On 
n*a  qu'à  analyser  le  jugement  que  les  hommes  portent, 
sur  la  conformité  à  la  loi  {Gesel%màssigkeit)^  des  actions 
qu'ils  accomplissent,  on  trouvera  toujours  que,  quoi 
que  puisse  objecter  le  penchant,  leur  raison,  incor- 
ruptible et  se  contraignant  elle-même  {diirchsich  selbst 
gezwungen),  compare  toujours  la  maxime  de  la  volonté 
dans  une  action  à  la  volonté  pure,  c'est-à-dire  à  elle- 
même,  en  se  considérant  comme  pratique  à  prion.  Or 
ce  principe  de  la  moralité,  précisément  en  raison  de 
l'universalité  de  la  législation  qui  en  fait  le  principe 
formel  et  suprême  de  détermination  de  la  volonté, 
indépendamment  de  toutes  les  différences  subjectives 

•  Voir  (p,  4)  pourquoi  nous  ne  traduisons  ce  mot  ni  par  légitimité 
ni  par  légaU'é.  (F.  P.) 


DES   PRINCIPES   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE  53 

que  peut  présenter  celle-ci,  est  reconnu,  par  la  raison, 
comme  une  loi  de  tous  les  êtres  raisonnables,  en  tant 
qu'ils  ont  une  volonté  en  général,  c'est-à-dire  un 
pouvoir  de  déterminer  la  causalité  par  la  repré- 
sentation de  règles,  par  conséquent  en  tant  qu'ils  sont 
capables  d'agir  d'après  des  principes  et  par  suite  aussi 
d'après  des  principes  pratiques  à p?'2on  (car  ceux-ci  ont 
seuls  la  nécessité  que  la  raison  réclame  d'un  principe). 
Il  n'est,  par  conséquent,  pas  simplement  limité  aux 
hommes,  mais  il  s'applique  à  tous  lesêtresfinis  qui  ont 
raison  et  volonté;  bien  plus,  il  comprend  (einschliesst) 
même  l'être  infini,  en  tant  que  suprême  intelligence. 
S'appliquant  aux  hommes,  la  loi  a  la  forme  d'un  impé- 
ratif,  parce  qu'on  peut,  à  la  vérité,  supposer  en  eux,  en 
tant  qu'êtres  raisonnables,  une  volonté  pure,  mais  non 
leur  attribuer,  en  tant  qu'êtres  soumis  à  des  besoins  et  à 
des  causes  sensibles  de  mouvement  (sinnlichen  Bewe- 
gursachen)^  une  volonté  sainte,  c'est-à-dire  une  vo- 
lonté qui  ne  soit  capable  d'aucune  maxime  contra- 
dictoire avec  la  loi  morale.  Pour  eux,  la  loi  morale 
est  donc  un  imvératif^  qui  commande  catégoriquement, 
puisque  la  loi  est  inconditionnée  ;  le  rapport  d'une 
volonté  telle  que  la  leur  à  cette  loi  est  la  dépendauee 
(Abhàngigkeit)  qui  sous  le  nom  d'obligation  (VerbindUch' 
keit)dési^ne  une  contrainte [Nôthigung), \mposee  toutefois 
par  la  simple  raison  et  sa  loi  objective,  pour  l'accom- 
plissement d'une  action  qui  s'appelle  devoir  (  Pflicht), 
parce  qu'un  libre  choix  {WillkiihrJ  \  pathologiquement 

*  Voyez  (p.  31)  pourquoi  nous  ne  traduisons  pas  ce  mot  par  volonté 
comme  Ta  fait  Barui. 


54  ANALYTIQIE   DE    LA   RAISON   PURE    PRATIQUE 

aiîecté (quoique  non  déterminé  par  ces  affections  et  par 
tant  aussitoujourslibrej,  implique  un  souhait  (Wuîisch) 
qui  résulte  de  camuses  subjectives,  par  conséquent  peut 
êtresouventopposé  au  principe  pur  et  objectif  de  déter- 
mination et  ainsi  a  besoin,  comme  contrainte  {Nôlhi- 
gung)  morale,  d'une  résistance  de  la  raison  pratique, 
qui  peut  être  appelée  une  coercition  {Zwang)  interne, 
mais  intellectuelle '.Dans  l'intelligence suprême(al/er- 
gemigsamsten) ,  le  libre  choix  [Willkûhr)  est  représenté 
avec  raison  comme  incapable  d'aucune  maxime  qui  ne 
pourrait  en  même  temps  être  une  loi  objective,  et  le  con- 
cept de  \a  sainteté  qui,  pource]a,lui  convient,  la  metau- 
dessus,  non  de  toutes  les  lois  pratiques,  mais  au  moins 
de  toutes  les  lois  pratiquement  restrictives,  partant  au- 
dessus  de  robligalion  et  du  devoir.  Cette  sainteté  de 
la  volonfé  est  toutefois  une  idée  pratique,  qui  doit 
nécessairement  servir  de  type  [Urhilde]  ;  s'en  rappro- 
cher indéfiniment  est  la  seule  chose  qui  convienne  à 
tous  les  êtres  finis  et  doués  de  raison  :  c'est  cette  idée 
que  la  loi  pure  morale  qui,  pour  cette  raison  est  elle- 
même  appelée  sainte,  leur  met  constamment  et  avec 
raison  devant  les  yeux.  Etre  sûre  du  progrés  indéfini  de 
ses  maximes  et  de  leur  tendance  constante  à  une  marche 
en  di^ani  (F or tschreite7i) y  c'est  le  point  le  plus  élevé  que 
puisse  atteindre  une  raison  pratique  finie,  c'est  la  vertu^ 
qui,  du  moins  comme  pouvoir  naturellement  acquis, 
ne  peut  jamais  être  parfaite,  parce  que  l'assurance 

*  Cette  phrase  est  littéralement  traduite.  Barni  considère  à  tort 
comme  synonymes  les  mots  Zwang  et  Nôtbigung,  et  fat  de  Texpres- 
Bion  als  moraiisciier  NOthingung,  qui  dépend  manifestement  de  bedarf^un 
appositif  de  ce  qui  procède. 


DES    PRINCIPES   DE   LA   RAISON    PCRE    PRATIQUE  55 

{Sicherheit),  n'est  jamais  dans  ce  cas   une  certitude 
apodictique,  et  que,  comme  conviction  [Ueberredung), 


elle  est  très  dangereuse. 


§  8.  —  Xhêorème  TV 

L'autonomie  de  la  volonté  est  le  principe  unique  de 
toutes  les  lois  morales  et  des  devoirs  qui  y  sont  con- 
formes ;  au  contraire  toute  hétéronomie  du  libre  choix 
{Willkùhr),  non  seulement  n'est  la  base  d'aucune  obli- 
gation, mais  elle  est  plutôt  opposée  au  principe  de 
l'obligation  et  à  la  moralité  de  la  volonté.  Le  prin- 
cipe unique  de  la  moralité  consiste  dans  l'indépen- 
dance, à  l'égard  de  toute  matière  de  la  loi  (c'est-à-dire 
à  l'égard  d'un  objet  désiré),  et  en  même  temps  aussi 
dans  la  détermination  du  libre  choix  (  Willkùhr)  par 
la  simple  forme  législative  universelle,  dont  une 
maxime  doit  être  capable.  Mais  cette  indépendance  est 
la  liberté  au  sens  négatif,  cette  législation  propre  de  la 
raison  pure  et,  comme  telle, pratique,  est  la  liberté  au 
sens  positif.  La  loi  morale  n'exprime  donc  pas  autre 
chose  que  Vautonomie  de  la  raison  pure  pratique,  c'est- 
à-dire  delà  liberté,  et  cette  autonomie  est  elle-même 
la  condition  formelle  de  toutes  les  maximes,  la  seule 
par  laquelle  elles  puissent  s'accorder  avec  la  loi  pra- 
tique suprême.  Si  donc  la  matière  du  vouloir  {Wollen), 
qui  ne  peut  être  que  l'objet  d'un  désir  lié  avec  la  loi, 
intervient  dans  la  loi  pratique  comme  condition  delà 
possibilité  de  cette  loi,  il  en  résulte  une  hétéronomie  du 
libre  choix  {Willkuhr)j  c'est-à-dire  la  dépendance  à  Té- 


56  ANALYTIQUE    DE   LA   RAISON  PURE    PRATIQUE 

gard  de  la  loi  naturelle,  de  quelque  impulsion  {Antriebe) 
ou  dequelquepenchant,etlavolonté  (li^i/fe)  nesedonne 
plus  elle-même  la  loi,  mais  seulement  le  précepte  d'une 
obéissance  raisonnable  à  une  loi  pathologique.  Mais 
la  maxime  qui,  dans  ce  cas,  ne  peut  jamais  contenir 
en  soi  la  forme  universellement  législative,  non  seu- 
lement ne  fonde  de  cette  manière  aucune  obligation, 
mais  elle  est  elle-même  opposée  au  principe  d'une 
raison  pure  pratique,  et  par  conséquent  aussi  à  l'in- 
tention {Gesinnung)  morale,  quand  même  l'action  qui 
en  résulte  serait  conforme  à  la  loi  {gesetzmàssig). 

SCOUB  I 

Un  précepte  pratique,  qui  implique  une  condition 
matérielle  (par  conséquent  empirique),  ne  doit  donc 
jamais  être  compté  pour  loi  pratique.  Car  la  loi  de  la 
volonté  pure,  qui  est  libre,  transporte  la  volonté  dans 
une  sphère  tout  autre  que  la  sphère  empirique,  et  la 
nécessité  qu'elle  exprime,  ne  devant  pas  être  une 
nécessité  naturelle,  peut  donc  uniquement  consister 
dans  les  conditions  formelles  de  la  possibilité  d'une 
loi  en  général.  Toute  matière  des  règles  pratiques 
repose  toujours  sur  des  conditions  subjectives,  qui  ne 
lui  procurent  d'autre  universalité,  pour  des  êtres  rai- 
sonnables^ qu'une  universalité  conditionnée  (dans  le 
cas  où  je  désire  ceci  ou  cela,  je  suis  obligé  de  le  faire 
=  thun  ensuite  pour  le  réaliser  =  wirklich  zumacheii) 
et  qui  tournent  toutes  ensemble  autour  du  principe 
{Gnmd)  du  bonheur  personjiel.  Maintenant,  sans  doute, 


DES   PRINCIPES   DE   LA  RAISON   PURE   PRATIQUE  57 

il  est  indéniable  que  tout  vouloir  (Woîlen)  doit  avoir 
aussi  un  objet,  partant  une  matière;  mais  celle-ci  n'est 
pas,  pour  cette  raison,  le  principe  déterminantet  la  con- 
dition de  la  maxime,  car  s'il  en  est  ainsi,  la  maxime  ne 
peut  se  représenter  [darstellen)  dans  une  forme  univer- 
sellement législative,  puisque  l'attente  de  l'existence  de 
l'objet  serait  alors  la  cause  déterminante  du  libre  choix 
(Willkûhr),  et  que  la  dépendance  de  la  faculté  de  désirer 
à  l'égard  de  l'existence  d'une  chose  quelconque  devrait 
être  la  base  du  vouloir  (If^oZ/ew).  Mais  cette  dépendance 
ne  peut  jamais  être  cherchée  que  dans  des  conditions 
empiriques  et  par  conséquent  ne  peut  fournir  le  fon- 
dement d'une  règle  nécessaire  et  universelle,  Ainsi  le 
bonheur  d'êtres  étrangers  pourra  être  l'objet  de  la  vo- 
lonté d'un  être  raisonnable.  Mais  s'il  était  le  principe 
déterminant  de  la  maxime,  il  faudrait  supposer  que, 
dans  le  bien-être  d'autrui,  nous  trouvons  non  seu- 
lement une  satisfaction  naturelle,  mais  aussi  un  be- 
soin, comme  celui  que  la  sympathie  amène  avec  elle 
chez  quelques  hommes  (bei  Menschen),  Or  je  ne 
puis,  chez  tous  les  êtres  raisonnables  (et  pas  du  tout 
en  Dieu),  supposer  ce  besoin.  Donc  à  la  vérité,  la  ma- 
tière de  la  maxime  peut  subsister,  mais  elle  ne  doit 
pas  en  être  la  condition,  car  autrement  la  maxime 
n'aurait  pas  la  valeur  d'une  loi.  Par  conséquent  la 
simple  forme  d'une  loi,  qui  limite  la  matière,  doit 
être  en  même  temps  une  raison  (Grund)  d'ajouter 
cette  matière  à  la  volonté,  mais  non  de  la  supposer. 
Que  la  matière  soit,  par  exemple,  mon  propre  bonheur. 
Cette  matière,  si  je  l'attribue  à  chacun  (ce  qu'en  fait 


58       ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

je  puis  faire  pour  des  êlres  finis)  ne  peut  devenir  une 
loi  pratique  objective,  que  si  j'y  comprends  le  bonheur 
des  autres.  Par  conséquent,  la  loi  qui  commande  de 
favoriser  le  bonheur  d'autrui,  ne  résulte  pas  de  la  sup- 
position que  c'est  pour  chacun  un  objet  du  libre  choix 
(  Willkûhr)y  mais  simplement  de  ce  que  la  forme  de  l'uni- 
versalité, dontla  raison  a  besoin  comme  condition,  pour 
donner  à  une  maxime  de  l'amour  de  soi  la  valeur  objec- 
tive d'une  loi,  devient  le  principe  déterminant  de  la 
volonté.  Et  ainsi  ce  n'était  pas  l'objet  (le  bonheur  des 
autres)  qui  était  le  principe  déterminant  de  la  vo- 
lonté pure,  mais  la  simple  forme  de  loi  {gesetzUclie), 
par  laquelle  je  limitais  ma  maxime  fondée  sur  le  pen- 
chant, pour  lui  procurer  l'universalité  d'une  loi  et 
l'adapter  ainsi  à  la  raison  pure  pratique.  C'est  de  cette 
limitation,  et  non  de  l'addition  d'un  mobile  [Triebfeder) 
extérieur,  que  pourrait  naître  seulement  alors  le  concept 
de  l'obligation  d'étendre  la  maxime  de  l'amour  de  soi  à 
la  félicité  d'autrui. 

scoLiE  n 

On  obtient  juste  le  contraire  du  principe  de  la  mora- 
lité, si  l'on  prend  pour  principe  déterminant  de  la 
volonté  le  principe  du  bonheur  ^ersowwe/,  dans  lequel 
il  faut  ranger,  comme  je  ï'ai  montré  plus  haut,  tout  ce 
qui,  en  général,  place  le  principe  déterminant  qui  doit 
servir  de  loi,  dans  quelque  autre  chose  que  dansla  forme 
législative  de  la  maxime.  Cette  contradiction  {Widers- 
treit)  n'est  pas  simplement  logique,  comme  celle  qui 
se  produirait  entre  des  règles  empiriquement  condi- 


DES    PRINCIPES   DE   LA   RAISON    PURE   PRATIQUE  59 

tionnées,  qu'on  voudrait  élever  à  la  hauteur  de  prin- 
cipes nécessaires  de  la  connaissance;  elle  est  pratique 
et  détruirait  complètement  la  moralité,  n'était  la  voix 
de  la  raison,  si  claire  relativement  à  la  volonté,  si 
pénétrante  (unûberschreibar),  si  perceptible  (yernehm- 
Uch)\  même  pour  les  hommes  les  plus  vulgaires. 
Aussi  cette  contradiction  ne  peut-elle  plus  se  maintenir 
que  dans  les  spéculations  embrouillées  (kopfverwiiren- 
den)  des  écoles,  qui  sont  assez  hardies  (dreist)  pour  se 
rendre  sourdes  à  cette  voix  céleste,  afin  de  soutenir  une 
théorie  qui  ne  leur  rompe  pas  la  tête  [die  keinKopfbrechen 
kestet). 

Si  l'une  de  tes  connaissances,  que  d'ailleurs  tu 
aimes,  pensait  se  justifier  auprès  de  toi  d'avoir  porté 
un  faux  témoignage,  en  alléguant  d'abord  le  devoir 
sacré,  selon  son  dire,  du  bonheur  personnel;  si  elle 
énumérait  ensuite  les  avantages  qu'elle  s*est  ainsi 
procurés,  faisait  ressortir  la  prudence  avec  laquelle 
elle  a  procédé  pour  être  sûre  de  ne  pas  être  découverte, 
même  par  toi  à  qui  elle  a  dévoilé  ce  secret,  uniquement 
parce  qu'elle  pourra  le  nier  en  tout  temps  ;  puis  si  elle 
en  venait  à  affirmer  sérieusement  qu*elle  a  accompli 
un  véritable  devoir  d'homme,  ou  tu  lui  rirais  au  nez 
ou  tu  te  détournerais  d'elle  avec  horreur,  quoique,  si 
quelqu'un  a  fondé  uniquement  ses  principes  sur  son 
propre  avantage,  tu  n'aiespas  la  moindre  chose  à  allé- 

*  Les  mots  dont  nous  nous  servons,  plus  précis  que  ceux  qu'emploie 
Beu-ni  (puissante,  distincte),  ne  rendent  pas  d'une  façon  exacte  les  mots 
allemands.  Il  en  est  de  même  de  ceux  de  Born  fpenetrans,  perspicua .) 
Abbot  est  plus  heurenx  avec  les  mots  irrépressible  et  distincUy 
audible.  (F.  P.) 


60  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON    PURE    PRATIQUE 

guer  contre  cette  façon  de  procéder  (Maassregel).  Sup- 
posez encore  que  quelqu'un  vous  recommande  un 
homme  comme  un  régisseur  auquel  vous  pourriez  con- 
fier aveuglément  toutes  vos  affaires,  que,  pour  vous 
inspirer  confiance,  il  le  vante  comme  un  homme  pru- 
dent, qui  entend  supérieurement  son  propre  avantage, 
comme  un  homme  actif,  infatigable,  qui  ne  laisse  pas- 
ser aucune  occasion  sans  en  tirer  profit;  supposez 
enfin  que,  pour  ne  pas  vous  laisser  craindre  de  trouver 
en  lui  un  égoïste  vulgaire  {pôbelhaften),  il  le  vante 
comme  un  homme  qui  s'entend  à  vivre  délicatement, 
qui  cherche  sa  satisfaction,  non  en  amassant  de  l'argent 
ou  en  se  livrant  à  une  sensualité  brutale,  mais  en 
étendant  ses  connaissances,  en  fréquentant  une  société 
choisie  d'hommes  instruits  et  même  en  faisant  du  bien 
aux  indigents,  qui,  du  reste  quant  aux  moyens  (qui  ne 
tirent  leur  valeur  ou  leur  non  valeur  que  du  but  pour- 
suivi), n'hésiterait  pas  {nicht  bedenklich  wàre)  à  em- 
ployer l'argent  et  le  bien  d'autrui,  comme  s'ils  lui 
appartenaient  en  propre,  pourvu  qu'il  sache  qu'il  peut 
le  faire  sans  être  découvert  et  sans  rencontrer  d'obs- 
tacles (unyehindert),  vous  croiriez  que  celui  qui  vous 
recommande  cet  homme  se  moque  de  vous  ou  qu'il  a 
perdu  la  raison.  —  Les  limites  de  la  moralité  et  de 
l'amour  de  soi  sont  marquées  avec  tant  de  clarté  et 
d'exactitude  (so  scharf)  que  la  vue  même  la  plus  ordi- 
naire ne  peut  manquer  de  distinguer  si  quelque  chose 
appartient  à  l'un  ou  à  l'autre.  Les  quelques  remarques 
qui  suivent  peuvent  à  la  vérité  paraître  superflues, 
quand  il  s'agit  d'une  vérité  si  manifeste,  mais  elles 


DES   PRINCIPES    DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE  61 

servent  du  moins  à  donner  un  peu  plus  de  clarté  au  ju- 
gement de  la  raison  commune  à  tous  les  hommes 
{gemeinen  Menschenverinmft) . 

Le  principe  du  bonheur  peut  bien  fournir  des 
maximes,  mais  il  ne  peut  jamais  en  donner  qui  soient 
propres  à  servir  de  lois  à  la  volonté,  même  si  l'on 
prenait  pour  objet  le  bonheur  général  {allgemeine).  En 
eflet,  puisque  la  connaissance  de  ce  dernier  repose  sur 
les  pures  (Jauter)  données  de  l'expérience,  que  tout 
jugement  de  chacun  sur  ce  sujet  dépend  de  son  opi- 
nion, qui  est  en  outre  elle-même  très  changeante,  on 
peut,  il  est  vrai,  en  tirer  des  règles  générales  igene- 
reUe)j  jamais  des  règles  universelles;  des  règles  qui, 
l'ane  portant  l'autre,  se  trouvent  le  plus  souvent 
exactes,  mais  non  des  règles  qui,  toujours  et  nécessai- 
rement, doivent  être  valables  ;  par  conséquent,  on  ne 
peut  fonder  sur  ce  principe  des  lois  pratiques.  Par  cela 
même  qu'ici  un  objet  du  libre  choix  {Willkiihr)  doit 
être  la  base  de  la  règle  du  libre  choix  et  par  consé- 
quent doit  le  précéder,  la  règle  ne  peut  être  rapportée 
qu'à  ce  que  l'on  éprouve  {empfindet),  partant,  qu'à 
l'expérience  sur  laquelle  seule  elle  est  fondée,  et  alors 
la  diversité  du  jugement  doit  être  infinie.  Ce  principe  ne 
prescrit  donc  pas  les  mêmes  règles  pratiques  atout  être 
raisonnable,  quoiqu'elles  soient  comprises  sous  un  titre 
commun,  celui  du  bonheur.  Mais  la  loi  morale  n'est  con- 
çue comme  objectivement  nécessaire,  que  parce  qu'elle 
doit  être  valable  pour  quiconque  a  raison  et  volonté. 

La  maxime  de  l'amour  de  soi  [prudence)  conseille 
simplement,  la  loi  de  la  moralité  commande.  Or,  il  y  a 


62       ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

une  grande  différence  enlre  ce  qu'on  nous  conseille  et 
ce  à  quoi  nous  sommes  obligés. 

Ce  qu'il  y  a  à  faire  d'après  le  principe  de  l'autonomie 
du  libre  arbitre  (Willkûhr),  l'entendement  le  plus  or- 
dinaire le  perçoit  sans  peine  et  sans  hésitation;  savoir 
ce  qu'il  y  aà  faire  dans  la  supposition  de  l'hétéronomie 
du  libre  arbitre  {Willkûhr)  est  une  chose  difficile  et  qui 
réclame  la  connaissance  du  monde.  La  connaissance 
du  devoir  {was  Pflichl  sei)  se  présente  d'elle-même  à 
chacun,  tandis  que  ce  qui  apporte  un  avantage  vrai  et 
durable,  est  toujours,  si  cet  avantage  doit  être  étendu 
à  toute  l'existence  {Dasein),  enveloppé  d'impéné- 
trables ténèbres,  et  qu'il  faut  beaucoup  de  prudence 
pour  adapter  la  règle  pratique  ainsi  déterminée,  par 
d'adroites  exceptions  et  seulement  d'une  façon  suppor- 
table, aux  fins  {Zwecken)  de  la  vie.  Mais  la  loi  morale 
commande  à  chacun  l'obéissance  la  plus  ponctuelle. 
Juger  ce  qu'il  y  a  à  faire  d'après  cette  loi,  ne  doit 
donc  pas  être  d'une  difficulté  telle  que  l'entendement 
le  plus  ordinaire  et  le  moins  exercé  ne  sache  s'en 
tirer  à  merveille,  même  sans  aucune  expérience  [Welt- 
Idiigheit)  du  monde. 

Satisfaire  à  l'ordre  catégorique  de  la  moralité  est  en 
tout  temps  au  pouvoir  de  chacun,  suivre  le  précepte 
empiriquement  conditionné  du  bonheur  ne  l'est  que 
rarement,  et  il  s'en  faut  de  beaucoup  que,  même  par  rap- 
port à  un  but  unique,  cela  soit  possible  pour  chacun.  La 
cause  en  est  que,  dans  le  premier  cas,  il  n'est  question 
que  de  la  maxime,  qui  doit  être  vraie  [àcht)  et  pure,  tan- 
dis que,  dans  le  second,  il  s'agit  aussi  des  forces  et  du 


DES   PRINCIPES   DE    LA   RAISON   PURE   PRATIQUE  63 

pouvoir  physique  de  produire  réellement  un  objet 
désiré.  Ordonner  à  chacun  de  chercher  à  se  rendre 
heureux,  serait  une  chose  insensée,  car  on  ne  com- 
mande jamais  à  quelqu'un  ce  que  de  lui-même  il  veut 
déjà  inévitablement.  On  devrait  simplement  lui  ordon- 
ner ou  plutôt  lui  présenter  les  moyens  {Massregeln)  de 
l'être,  car  il  ne  peut  pas  tout  ce  qu'il  veut.  Mais  pres- 
crire la  moralité  sous  le  nom  de  devoir  est  une  chose 
tout  à  fait  raisonnable  ;  car  d'abord  personne  n'en  suit 
volontiers  le  précepte,  s'il  est  en  contradiction  avec 
ses  penchants  et,  en  ce  qui  concerne  les  moyens  par 
lesquels  on  peut  obéir  à  cette  loi,  il  n'est  pas  néces- 
saire de  les  enseigner  ici,  puisque  chacun  peut,  à  ce 
point  de  vue,  ce  qu'il  veut. 

Celui  qui  a  perdu  au  jeu  peut  bien  se  fâcher  {àrgern) 
contre  lui-même  et  son  imprudence,  mais  s'il  a  cons- 
cience d'avoir  triché  (quoiqu'il  ait  gagné  par  ce  moyen) 
il  doit  se  mépriser  lui-même,  dés  qu'il  se  compare  à  la 
loi  morale.  Celle-ci  doit  donc  être  bien  autre  chose 
que  le  principe  du  bonheur  personnel.  Car  pour  être 
obligé  [miissen]  de  se  dire  à  soi-même  :  Je  suis  un 
infâme  [Nichtswilrdiger) ,  quoique  j'aie  rempli  ma 
bourse,  il  faut  avoir  une  autre  règle  de  jugement  que 
pour  s'approuver  soi-même  et  se  dire  :  Je  suis  nn 
homme  prudent,  car  j'ai  enrichi  ma  caisse. 

Enfin,  il  y  a  encore,  dans  l'idée  de  notre  raison  pra- 
tique, quelque  chose  qui  accompagne  la  violation  d'une 
loi  morale,  c'est  le  démérite  {Strafwûrdigkeit).  Or  la 
participation  {das  Theilhaftigwerden)  au  bonheur  oe 
peut  pas  du  tout  se  lier  avec  le  concept  d'une  punition. 


64       ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

considérée  en  tant  que  punition  [Strafe).  En  effel, 
bien  que  celui  qui  punit  ainsi,  puisse  avoir  en  même 
temps  la  bonne  intention  de  diriger  aussi  cette  punition 
sur  ce  but  [Zimck],  la  punition,  comme  telle,  c'est-à- 
dire  comme  simple  mal  (Uehel)^  doit  d'abord  être  jus- 
tiûée  par  elle-même,  de  sorte  que  celui  qui  est  puni, 
si  l'on  en  restait  là  {wenn  es  dahei  bliebe),  et  qu'il  n'en- 
trevît même  aucune  faveur  se  cachant  derrière  cette 
rigueur,  devrait  {muss)  avouer  lui-même  qu'il  n'a  que 
ce  qu'il  mérite  et  que  son  sort  est  tout  à  fait  proportionné 
k  sa.  conduite  .ha.iusiice  {Gerechligkeit)  doiidonc  à' àhoTÔ. 
se  trouver  dans  toute  punition,  considérée  comme 
telle,  et  elle  forme  ce  qui  est  essentiel  (das  Wesen- 
tliche),  dans  ce  concept.  La  bonté  peut  sans  doute  y 
être  liée,  mais  celui  qui  a  mérité  la  punition  par  sa 
conduite  n'a  pas  la  moindre  raison  d'y  compter.  La  pu- 
nition est,  par  conséquent,  un  mal  physique  qui,  quand 
même  il  ne  serait  pas  attaché  comme  conséquence 
naturelle  au  mal  moral  [Moralisch-Bôsenjy  devrait 
cependant  y  être  lié  comme  conséquence^  d'après  les 
principes  d'une  législation  morale.  Or_,  si  tout  crime, 
sans  même  en  considérer  les  conséquences  physiques 
par  rapport  à  l'agent,  est  punissable  par  lui-même, 
c'est-à-dire  fait  perdre  le  bonheur  (au  moins  en  partie), 
il  serait  évidemment  absurde  de  dire  que  le  crime  a 
consisté  précisément  à  s'attirer  une  punition,  en  por- 
tant préjudice  à  son  propre  bonheur  (ce  qui,  d'après  le 
principe  de  l'amour  de  soi,  devrait  être  le  concept  pro- 
pre de  tout  crime).  La  punition  serait,  de  cette  façon, 
la  raison  d'appeler  une  chose  criminelle  (etwas  ein  Ver- 


DES   PRINCIPES    DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE  65 

brechen  zu  nennen)  et  la  justice  devrait  consister  plutôt 
à  laisser  de  côté  toute  punition  et  même  à  prévenir  la 
punition  naturelle  ;  car  alors  il  n'y  aurait  plus  rien  de 
mauvais  {Bôses)  dans  Taction,  parce  que  les  maux,  qui 
autrement  en  sont  la  conséquence  et  qui  seuls  font 
appeler  l'action  mauvaise,  seraient  désormais  écartés. 
Mais  considérer  complètement  toute  punition  et  toute 
récompense  comme  la  machine  [Maschinenwerk)^  placée 
dans  la  main  d'une  puissance  supérieure  et  devant 
uniquement  servir  à  faire  marcher  vers  leur  but  final 
(le  bonheur)  des  êtres  raisonnables,  c'est  réduire  la 
volonté  à  un  mécanisme  qui  supprime  toute  liberté,  et 
cela  est  trop  évident  pour  qu'il  soit  nécessaire  d'in- 
sister sur  ce  point. 

Plus  subtile  encore,  quoique  aussi  fausse,  est  la 
théorie  {Vorgehen)  de  ceux  qui  admettent  un  certain  sens 
moral  particulier  par  lequel,  et  non  par  la  raison,  serait 
déterminée  la  loi  morale  ;  d'après  lequel  la  conscience 
de  la  vertu  serait  immédiatement  liée  au  contentement 
et  à  la  satisfaction  [Znfriedenheit,  Vergniigen),  celle  du 
vice,  au  trouble  de  l'âme  et  à  la  douleur,  ramenant 
ainsi  toute  chose  au  désir  du  bonheur  personnel .  Sans  ré- 
péter ici  ce  qui  a  été  dit  plus  haut,  je  ne  veux  que  faire 
remarquer  l'erreur  dans  laquelle  ils  tombent.  Pour  se 
représenter  l'homme  vicieux  comme  torturé  et  mora- 
lement inquiété  par  la  conscience  de  ses  fautes,  il  faut 
d'abord  le  supposer,  d'après  le  fond  essentiel  de  son 
caractère,  au  moins  en  quelque  degré,  moralement 
bon,  comme  celui  que  réjouit  la  conscience  de  l'accord 
de  ses  actes  avec  le  devoir  Pflichtmàssiger  Handlun- 

kAî<T,  Cr  de  la  rais.  prat.  5 


66  analytique:  de  la  raison  pure  pratique 

gen),  doit  d'abord  être  représenté  comme  vertueux.  Le 
concept  de  la  moralité  et   du   devoir    devait   donc 
précéder  toute  considération  sur  ce  contentement  et 
ne  peut  pas  du  tout  en  être  dérivé.  On  doit  d'abord  ap- 
précier l'importance  de  ce  que  nous  nommons  devoir, 
l'autorité  de  la  loi  morale,  et  la  valeur  immédiate  que 
la  personne  acquiert  à  ses  propres  yeux  par  l'accomplis- 
sement de  la  loi  morale,  pour  sentir  ce  contentement 
que  produit  dans  la  conscience  la  conîoTmïié{A7igemes- 
senheit)  à  la  loi  et  le  reproche  amer  qu'elle  nous  adresse 
quand  nous  avons  violé  la  loi.  Ou  ne  peut  donc  sentir 
ce  contentement  ou  ce  trouble  de  l'âme,  avant  de  con- 
naître l'obligation,  on  ne  peut  en  faire  le  fondement 
de  cette  dernière.  On  doit  au  moins  déjà  être  à  demi- 
honnête  homme  pour  pouvoir  se  faire  seulement  une 
représentation  de  ces  sentiments  [Empfindimgen).  Je 
ne  conteste  pas  du  tout  d'ailleurs  que,  de  même  que 
grâce  à  la  liberté,  la  volonté  humaine  peut  être  immé- 
diatement déterminée  par  la  loi  morale,  l'exercice  fré- 
quent, en  conformité  avec  ce  principe  de  détermination, 
ne  puisse  à  la  fin  produire  subjectivement  un  sentiment 
de  contentement  de  soi-même  :  au  contraire,  c'est  un 
devoir  d'établir  et  de  cultiver  ce  sentiment,  qui  seul 
mérite  d'être  appelé  proprement  le  sentiment  moral  ; 
mais  le  concept  du  devoir  ne  peut  en  être  dérivé, autre- 
ment nous   devrions  nous  représenter  un  sentiment 
d'une  loi,  comme  telle,  et  faiie  objet  de  la  sensation, 
ce  qui  ne  peut  être  conçu  que  par  la  raison,  ce  qui,  si 
ce  ne  doit  pas  être  une  pure  (platter)  contradiction, 
supprimerait  totalement  tout  concept  du  devoir  et  le 


DES    PKINCIPES   DE   LA  RAISON   PURE   PRATIQUE  67 

remplacerait  par  un  jeu  mécanique  de  penchants  déli- 
cats, entrant  parfois  en  lutte  avec  les  penchants  gros- 
siers. 

Or,  si  nous  comparons  notre  principe  formel  suprême 
de  la  raison  pure  pratique  (en  tant  qu'autonomie  de  la 
volonté),  avec  tous  les  principes  jusqu'ici  matériels  de 
la  moralité,  nous  pouvons  les  représenter  tous,  comme 
tels,  en  un  tableau  dans  lequel  sont  épuisés  réel- 
lement tous  les  cas  possibles,  en  dehors  du  seul 
principe  formel,  et  prouver  ainsi  aux  yeux  qu'il  est 
inutile  de  chercher  un  principe  autre  que  celui  que 
nous  présentons  maintenant.  —  Tous  les  principes  dé- 
terminants possibles  de  la  volonté  sont  ou  simplement 
subjectifs  et  partant  empiriques,  ou  bien  objectifs  et  ra- 
tionnels; les  uns  et  les  autres  sont  ou  externes  ou  in- 
ternes. 

LES  PRINCIPES  PRATIQUES  MATÉRIELS  DE  DETERMINATION, 
PRIS  POUR  FONDEMENT  DE  LA  MORALITÉ,  SONT  : 

SUBJECTIFS 


EXTERNES 


L'Education 

(d'après 
Montaigne). 


La  Constitution 

civile 

(d'après 

Mandeville). 


INTERNES 


Le  sentiment 

physique 

(d'après 

Epicure). 


Le  sentiment 

moral 

(d'après 

Hutcheson). 


OBJECTIFS 


INTERNES 


La  perfection 

{  d'ap.^ès    Wolf 

elles 

Stoïciens). 


EXTERNES 

La   volonté   de    Dieu 

(d'après  Crusius 

et 

d'autres  théologiens  moralistes). 


68  ANALYTIQUE   DE    LA    RAISON  PURE   PRATIQUE 

Les  principes  placés  du  côté  gauche  sont  tous  em- 
piriques et  sont  évidemment  incapables  de  fournir  le 
principe  universel  de  la  moralité.  Ceux  du  côté  droit 
sont  fondés  sur  la  raison,  (car  la  perfection,  comme  qua- 
lité des  choses,  et  la  plus  haute  perfection,  représentée 
comme  substance,  c'est-à-dire  Dieu,  ne  peuvent  être 
pensées  l'une  et  l'autre. que  par  des  concepts  rationnels).- 
Mais  le  premier  concept,  à  savoir  celui  de  la  perfection^ 
peut  être  pris  dans  un  sens  théorique  et  alors  il  ne  si- 
gnifie que  l'intégrité  {VoUstàndigkeit)  de  chaque  chose  en 
son  genre  (trancendantale),  ou  d'une  chose  simplement 
comme  chose  en  général  (métaphysique),  ce  dont  il  ne 
peut  être  ici  question.  Le  concept  de  la  perfection,  pris 
dans  un  sens  pratique,  indique  l'état  d'une  chose  qui 
convient  ou  qui  suffît  {die  Tauglichkeit  oder  Zulàngli- 
chkeit)  à  toutes  sortes  de  fins.  Cette  perfection,  comme 
qualité  de  l'homme,  partant  comme  interne,  n'est  rien 
autre  chose  que  le  talent,  et  ce  qui  le  fortifie  ou  le  com- 
plète, Vhahileté.  La  suprême  perfection  en  substance, 
c'est-à-dire  Dieu,  parlant  là  perfection  externe  (consi- 
dérée au  point  de  vue  pratique),  est  la  propriété  qu'a 
cet  être  de  suffire  (Zulànglichkeit  dièses  WesensJ  à  toutes 
les  fins  en  général.  Or  des  fins  doivent  être  d'abord 
données,  relativement  auxquelles  le  concept  de  \a.per- 
feclion  (d'une  perfection  interne  en  nous-mêmes,  ou 
d'une  perfection  externe  en  Dieu)  peut  seul  être  le  prin- 
cipe déterminant  de  la  volonté.  Mais  une  fin  est  un 
■  objet  qui  doit  précéder  la  détermination  de  la  volonté 
par  une  règle  pratique  et  contenir  le  fondement  (Gn^cQ 
de  la  possibilité  d'une  telle  détermination,  parlant  aussi 


DES  PRINCIPES   DE   LA    RAISON   PURE   PRATIQUE  69 

la  matière  de  la  volonté,  prise  comme  principe  déter 
minant  de  la  volonté  ;  elle  est  donc  toujours  empiri 
que,  par  conséquent  peut  bien  servir  pour  le  principe 
épicurien  d'une  théorie  du  bonheur,  mais  jamais  pour 
le  principe  pur  rationnel  de  la  doctrine  des  mœurs 
{Sittenlehre)  et  du  devoir  (c'est  ainsi  que  les  talents  et 
leur  perfectionnement,  parce  qu'ils  contribuent  aux 
avantages  de  la  vie,  ou  la  volonté  de  Dieu,  si  l'accord 
avec  elle,  sans  aucun  principe  pratique  qui  en  précède 
l'idée  et  qui  en  soit  indépendant,  est  pris  pour  objet 
de  la  volonté,  ne  peuvent  que  par  le  bonheur  que  nous 
en  attendons,  devenir  des  causes  déterminantes  de 
notre  volonté).  De  tout  cela  il  résulte  d'abord  que  tous 
les  principes  ici  posés  sont  matériels,  ensuite  qu'ils  com- 
prennent tous  les  principes  matériels  possibles,  ei  enfin 
cette  conclusion,  que  les  principes  matériels  étant  tout 
à  fait  incapables  de  fournir  la  loi  suprême  des  mœurs 
(obersten  Siitengesetz),  le  principe  pratique  formel  de  la 
raison  pure,  d'après  lequel  la  simple  forme  d'une  lé- 
gislation universelle  possible  par  nos  maximes,  doit 
former  le  principe  suprême  et  immédiat  de  détermina- 
tion de  la  volonté,  est  le  seul  principe  possible  qui  soit 
capable  de  fournir  des  impératifs  catégoriques,  c'est-à- 
dire  des  lois  pratiques  (qui  fassent  des  actions  un  devoir), 
et  en  général  de  servir  de  principe  de  la  moralité 
aussi  bien  dans  le  jugement  {Beurtheilung)  que  dans 
1  application  à  la  volonté  humaine,  en  vue  de  la  déter- 
miner. 


70  ANALYTIQUE   DE    LA   RAISON   PUKE   PRATIQUE 

I 

DE  LA  DÉDUCTION  DES   PRINCIPES  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

Getle  analytique  montre  que  la  raison  pure  peut 
être  pratique,  c'est-à-dire,  déterminer  la  volonté  par 
elle-même,  indépendamment  de  tout  élément  empi- 
rique, —  et  elle  l'établit  à.  vrai  dire  par  un  fait  [Factum), 
dans  lequel  la  raison  pure  se  manifeste  {sich  heweist) 
comme  réellement  pratique  en  nous,  à  savoir  par  l'au- 
tonomie dans  le  principe  fondamental  de  la  moralité, 
au  moyen  duquel  elle  détermine  la  volonté  à  l'action. 
—  Elle  montre  en  même  temps  que  ce  fait  est  insépa- 
rablement lié  à  la  conscience  de  la  liberté  de  la  volonté; 
bien  plus,  qu'il  ne  fait  qu'un  avec  elle  ;  par  là,  la  vo- 
lonté d'un  être  raisonnable,  qui,  en  tant  qu'apparte- 
nant au  monde  sensible,  se  reconnaît,  comme  les  autres 
causes  efficientes,  soumis  nécessairement  aux  lois  de 
la  causalité,  a  cependant  aussi  en  pratique,  d'un  autre 
côté,  c'est-à-dire  en  tant  qu'être  en  soi,  conscience  de 
son  existence  comme  pouvant  être  déterminée  dans  un 
ordre  intelligible  des  choses,  non,  à  vrai  dire,  par  une 
intuition  particulière  d'elle-même,  mais  en  vertu  de 
certaines  lois  dynamiques  qui  peuvent  en  déterminer 
la  causalité  dans  le  monde  sensible  ;  car  il  a  été  suffi- 
samment démontré  ailleurs  que  la  liberté,  si  elle  nous 
est  attribuée, nous  transporte  dans  un  ordre  intelligible 
des  choses. 

Si  maintenant  nous  comparons  à  cette  analytique 
{damit)  la  partie  analytique  de  la  Critique  de  la  raison 


DES    PJIINCIPES    DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE  71 

pure  spéculative,  un  merveilleux  contraste  nous  appa- 
raît entre  l'une  et  l'autre.  Une  pure  intuition  sensible 
(espace  et  temps),  et  non  des  principes,  était  dans 
celle-ci  la  première  donnée  [Datiim),  qui  rendait  pos- 
sible la  connaissance  h  'priori,  et  possible  seulement 
pour  des  objets  des  sens.  —  Des  principes  synthétiques, 
tirés  de  simples  concepts  sans  intuition,  étaient  impos- 
sibles, ou  plutôt  ne  pouvaient  exister  que  par  rapport 
à  l'intuition,  qui  était  sensible  et,  partant,  que  par  rap- 
port aux  objets  de  l'expérience  possible,  puisque  les 
concepts  de  l'entendement,  liés  à  cette  intuition,  ren- 
dent seuls  possible  cette  connaissance,  que  nous  appe- 
lons expérience.  —  Au-delà  des  objets  de  l'expérience, 
par  conséquent  en  ce  qui  concerne  les  choses  comme 
noumènes,  toute  connaissance  positive  [ailes  Positive 
einer  Erkenntniss)  était  refusée  à  bon  droit  à  la  raison 
spéculative.  —  Mais  celle-ci  faisait  assez  cependant 
[leistete  soviel)  pour  placer  en  lieu  de  sûreté  (m  Sicher- 
heit  setzte)  le  concept  des  noumènes,  c'est-à-dire  la 
possibilité,  voire  la  nécessité  d'en  concevoir  [denken)^ 
et,  par  exemple,  pour  montrer,  contre  toutes  les  objec- 
tions, quesupposer  la  liberté,  considérée  négativement, 
est  chose  parfaitement  compatible  avec  les  principes  et 
les  limitations  de  la  raison  pure  théorique.  Elle  ne 
nous  donnait  toutefois  sur  ces  objets  rien  de  déterminé 
et  qui  pût  étendre  notre  connaissance,  puisqu'elle  cou- 
pait plutôt  toute  vue  [Aussicht)  sur  ce  domaine. 

Au  contraire,  la  loi  morale,  bien  qu'elle  ne  nous  en 
donne  aucune  vue,  nous  fournit  cependant  un  fait  abso- 
lument inexplicable  par  loules  les  données  du  monde 


72      ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

sensible,  et  par  tout  le  domaine  de  notre  usage  théo- 
rique de  la  raison,  qui  annonce  (Anxeige  giebt)  un 
monde  de  l'entendement  pur,  qui  le  détermine  même 
positivement  et  nous  en  fait  connaître  quelque  chose, 
à  savoir,  une  loi. 

Cette  loi  doit  donner  au  monde  sensible,  en  tant  que 
nature  sensible  (en  ce  qui  concerne  les  êtres  raison- 
nables), la  forme  d'un  monde  del'entendement,  c'est-à- 
dire  d'une  nature  SMy;msewsi&/e,  sans  cependant  faire 
iori {Abbriich  %u  thun)  à  son  mécanisme.  Or  la  nature, 
dans  le  sens  le  plus  général,  est  l'existence  des  choses 
sous  des  lois.  La  nature  sensible  d'êtres  raisonnables 
en  général,  est  l'existence  de  ces  êtres  sous  des  lois 
empiriquement  conditionnées,  ce  qui,  pour  la  raison, 
est  une  hétéronomie.  La  nature  supra-sensible  de  ces 
mêmes  êtres  est  au  contraire  leur  existence  d'après  des 
lois  indépendantes  de  toute  condition  empirique,  qui 
appartiennent  par  conséquent  à  Vautonomie  de  la  raison 
pure.  Et  comme  les  lois  d'après  lesquelles  l'existence 
[Dasein)  des  choses  dépend  de  la  connaissance,  sont  des 
lois  pratiques,  la  nature  supra-sensible,  en  tant  que 
nous  pouvons  nous  en  faire  un  concept,  n'est  qu'une 
nature  sous  l'autonomie  de  la  raison  pure  pratique.  Mais 
la  loi  de  cette  autonomie  est  la  loi  morale,  qui  est 
ainsi  la  loi  fondamentale  d'une  nature  supra-sensible 
et  d'un  monde  de  l'entendement  pur  [reinen  Verstan- 
deswelt)y  dont  la  copie  (Gegenbild)  doit  exister  dans  le 
monde  sensible,  mais  sans  préjudice  cependant  des 
lois  de  ce  monde.  On  pourrait  appeler  archétype  {na- 
tura  archetypa)  le  premier  monde,  celui  que  nous  con- 


DES  PRINCIPES   DE    LA  RAISON  PURE  PRATIQUE  73 

naissons  simplement  dans  la  raison;  et  l'autre  ectype 
[natiira  ectypa),  parce  qu'il  contient  l'effet  possible  de 
l'idée  du  premier,  comme  principe  déterminant  de  la 
volonté.  Car  en  fait,  la  loi  morale  nous  transporte,  d'une 
manière  idéale,  dans  une  nature  où  la  raison  pure,  si 
elle  était  accompagnée  (begleitet)  d'un  pouvoir  physique 
proportionné  à  elle-même,  produirait  le  souverain  bien, 
et  elle  nous  détermine  à  donner  à  nos  volontés  la  forme 
du  monde  sensible,  comme  un  tout  composé  d'êtres 
raisonnables*. 

Que  cette  idée  serve  réellement  de  modèle  aux  dé- 
terminations de  notre  volonté,  c'est  ce  que  confirme 
l'observation  la  plus  ordinaire  de  soi-même. 

Si  la  maxime,  que  j'ai  l'intention  de  suivre,  en  por- 
tant un  témoignage,  est  examinée  par  la  raison  pra- 
tique, je  considère  toujours  ce  qu'elle  serait,  si  elle 
avait  la  valeur  d'une  loi  universelle  de  la  nature.  Mani- 
festement chacun  serait,  de  cette  manière,  contraint  de 
dire  la  vérité.  Car  on  ne  peut  accorder,  avec  l'univer- 
salité d'une  loi  de  la  nature,  des  dispositions  qui  se- 
raient données  comme  des  preuves,  et  cependant  comme 
intentionnellement  {vorsetzlich)  fausses.  De  même,  la 
maxime  que  j'adopte  en  vue  de  la  libre  disposition  de 
ma  vie,  est  déterminée,  aussitôt  que  je  me  demande 
comment  elle  devrait  être  pour  qu'une  nature,  dont  elle 
serait  la  loi,  pût  subsister.  Il  est  clair  que  personne  ne 
pourrait,  dans  une  telle  nature,  mettre  arbitrairement 

'  Barni  traduit  :  à  donner  au  monde  sensible  la  fonhe  d'un  ensemble 
d'êtres  raisonnables.  On  ne  peut  accepter  cette  traduction  du  texte:  die 
Porm  der  Sinnenwdt,  als  einem  Ganzen  verniinftiger  Wesen.  Abbot,  qui 
traduit  comme  Barni,  dit  que  le  texte  original  doit  être  corrompu.  (F.  P.) 


74      ANALYTIQUE  DE  LA  BAISON  PURE  PRATIQUE 

fin  à  sa  vie,  car  un  tel  arrangement  ne  serait  pas  un 
ordre  de  choses  durable.  Et  de  même  dans  tous  les 
autres  cas.  Mais  dans  la  nature  réelle,  en  tant  qu'elle 
est  un  objet  de  l'expérience,  la  volonté  libre  {freie 
Wille)\  n'est  pas  déterminée  d'elle-même  à  des 
maximes  qui  pourraient  fonder  par  elles-mêmes  une 
nature  réglée  par  des  lois  universelles  ou  qui  s'adap- 
teraient d'elles-mêmes  avec  une  nature  organisée 
d'après  de  telles  lois.  Ce  sont  plutôt  des  penchants 
particuliers,  qui  forment  bien  un  tout  naturel  (Natur- 
ganzes),  d'après  des  lois  pathologiques  (physiques), 
mais  non  une  nature  qui  ne  serait  possible  que  par 
notre  volonté  agissant  d'après  des  lois  pures  pratiques. 
Toutefois  nous  avons  conscience,  par  la  raison,  d'une 
loi  à  laquelle  toutes  nos  maximes  sont  soumises,  comme 
si  un  ordre  naturel  devait  être  enfanté  par  notre  vo- 
lonté. Donc  cette  loi  doit  être  l'idée  d'une  nature  qui 
n'est  pas  donnée  empiriquement,  mais  qui  pourtant 
est  possible  par  la  liberté,  d'une  nature  supra-sensible, 
à  laquelle  nous  donnons,  au  moins  à  un  point  de  vue 
pratique,  de  la  réalité  objective,  parce  que  nous  la 
considérons  comme  objet  de  notre  volonté,  en  tant 
qu'êtres  raisonnables  {alsreinervernûnfliger  Wesen). 

Ainsi  la  différence  entre  les  lois  d'une  nature  à 
laquelle  la  volonté  est  soumise  et  celles  d'une  nature 
soumise  à  une  volonté  (eu  égard  au  rapport  de  cette  vo- 
lonté à  ses  actions  libres),  consiste  en  ce  que,  dans  la 
première,  les  objets  doivent  être  causes  des  représen- 

'  Barni  dit  le  libre  arbitre.  Rien  ne  justifie  ici  cette  expression  que 
n'emploient  ni  Born  fvoluntas  libéra)  ni  Abbot  {free  will).  (F.  P.) 


DES   PRINCIPES    DE    LA   RAISON  PURE    PRATIQUE  75 


lilmiuiiiiii  Mnlili 


76  ANALYTIQUE  DE   LA   RAISON  PURE   PRATIQUE 

tique,  D'exigé  pas  qu'on  explique  comment  les  objets 
de  la  faculté  de  désirer  sont  possibles,  car  c'est  là  une 
question  qui  reste  posée  à  la  critique  de  la  raison  spé- 
culative, comme  relative  à  la  connaissance  théorique 
de  la  nature,  mais  seulement  comment  la  raison  peut 
déterminer  la  maxime  de  la  volonté,  si  c'est  seule- 
ment par  le  moyen  de  représentations  empiriques, 
comme  principes  de  détermination,  ou  si  la  raison 
pure  est  également  pratique  et  forme  une  loi  d'un 
ordre  naturel  possible,  qui  ne  peut  absolument  être 
connu  empiriquement.  La  possibilité  d'une  nature 
supra-sensible,  dont  le  concept  puisse  aussi  être  le 
fondement  de  la  réalisation  de  cette  nature  par  notre 
volonté  libre,  n'a  besoin  d'aucune  intuition  à  priori 
(d'un  monde  intelligible),  qui,  dans  ce  cas,  devrait  être, 
en  tant  que  supra-sensible,  impossible  pour  nous.  Car 
ilne's'agitque  du  principe  déterminant  du  vouloir  (VTo/- 
len)  dans  les  maximes  de  ce  dernier,  il  ne  s'agit  que  de 
savoir  s'il  est  empirique  ou  si  c'est  un  concept  delà  raison 
pure  (de  la  conformité  à  la  loi  =  Gesetzmàssigkeit  '  de 
la  raison  pure  en  général),  et  comment  il  peut  être  un 
tel  concept.  Que  la  causalité  de  la  volonté  suffise  ou 
non  pour  la  réalité*  de  l'objet,  c'est  ce  qui  reste  à  dé- 
cider aux  principes  théoriques  de  la  raison,  parce  que 
c'est  une  recherche  de  la  possibilité  des  objets  du  vou- 
loir, dont  l'intuition  ne  constitue  par  conséquent  pas 

♦  Voyez  la  note  de  la  page  4,  pour  la  traduction  de  ce  mot.  (F.  P.) 

2  Born  traduit  cette  expression,  zur  Wirklichkeit  der  Objecte  zulange, 

par  existentiam  rerum  objeclarum  attingat;  Harni  et  Abbot,  comme  s'il 

y  avait  Ausfuhrung  ou  Verwiklinhung,  par  suffit  ou  non  à  la  réalisation 

de  ces  objets  et  suffices  for  the  realizalion  of  the  abjects  or  not.  (F.  P.) 


DES  PRINCIPES    DE   LA   RAISON    PURE   PRATiQUE  77 

un  moment  [kein  Moment)  dans  le  problème  pratique. 
Il  s'agit,  non  du  résultat,  mais  seulement  de  la  déter- 
mination de  la  volonté  et  du  principe  déterminant  de 
sa  maxime,  comme  volonté  libre.  Car,  si  pour  la  rai- 
son pure,  la  volonté  est  seulement  conforme  à  une  loi 
(gesetzmàssigj,  il  en  sera  ce  qu'il  pourra  de  son  pouvoir 
dans  l'exécution,  il  en  résultera  réellement  ou  non  une 
nature  telle  que  celle  qui  est  possible  d'après  ces 
maximes  de  la  législation,  la  Critique  ne  s'en  inquiète 
pas,  puisqu'elle  cherche  seulement  si  une  raison  pure 
peut  être  pratique,  c'est-à-dire  déterminer  immédiate- 
ment la  volonté,  et  comment  elle  peut  l'être. 

Dans  cette  besogne  la  critique  peut,  par  conséquent 
sans  encourir  de  blâme,  et  elle  doit  commencer  par  les 
lois  pratiques  pures  et  leur  réalité.  Mais  au  lieu  de 
l'intuition,  elle  leur  donne  pour  fondement,  le  concept 
de  leur  existence  dans  le  monde  intelligible,  c'est-à- 
dire  le  concept  de  la  liberté.  Car  ce  concept  n'a  pas 
d'autre  signification,  et  les  lois  pratiques  pures  ne  sont 
possibles  que  par  rapport  à  la  liberté  de  la  volonté; 
mais  elles  deviennent  nécessaires,  si  la  liberté  est  sup- 
posée, ou  inversement,  la  liberté  est  nécessaire,  parce 
que  ces  lois  sont  nécessaires,  comme  postulats  prati- 
ques. Comment  cette  conscience  des  lois  morales  ou, 
ce  qui  est  la  même  chose,  celle  de  la  liberté  est-elle 
possible,  c'est  ce  qu'on  ne  peut  expliquer  davantage 
[iveiter  erklàren)  ;  mais  la  critique  théorique  a  fort  bien 
établi  qu'on  peut  l'admettre. 

L'exposition  du  principe  suprême  de  la  raison  pra- 
tique est  maintenant  terminée,  c'est-à-dire  que  nous 


78  ANALYTIQUE   DE   LA    RAISON    PURE    PRATIQUE 

avons  montré,  d'abord  ce  qu'il  contient,  qu'il  existe 
par  lui-même,  tout  à  fait  à  pnori^  et  indépendam- 
ment de  principes  empiriques,  ensuite  en  quoi  il  se 
distingue  de  tous  les  autres  principes  pratiques. 
Dans  la  déduction,  c'est-à-dire  dans  la  justification 
de  la  valeur  objective  et  universelle  de  ce  principe  et 
dans  l'examen  {Einsicht)  *  de  la  possibilité  d'une  telle 
proposition  synthétique  àpriori^  on  ne  peut  espérer  de 
réussir  aussi  bien  que  quand  il  s'agissait  des  principes 
de  l'entendement  pur  théorique.  Car  ceux-ci  se  rappor- 
taient à  des  objets  d'expérience  possible,  à  des  phéno- 
mènes, et  l'on  pouvait  prouver  que  ces  phénomènes 
ne  peuvent  être  connus  comme  objets  de  l'expérience 
que  s'ils  sont  rangés  sous  les  catégories,  conformément 
à  ces  lois  {nach  Maassgabe),  par  conséquent  que  toute 
expérience  possible  doit  être  conforme  à  ces  lois.  Mais 
je  ne  puis  suivre  cette  marche  pour  la  déduction  de  la 
loi  morale.  Car  il  ne  s'agit  pas  de  la  connaissance  de  la 
nature  des  objets  qui  peuvent  être  donnés  à  la  raison 
par  quelque  autre  source,  mais  d*une  connaissance  qui 
peut  devenir  le  fondement  de  l'existence  des  objeis 
eux-mêmes  et  par  laquelle  la  raison,  dans  un  être  rai- 
sonnable, a  de  la  causalité,  c'est-à-dire  la  raison  pure, 
qui  peut  être  considérée)  comme  un  pouvoir  détermi- 
nant immédiatement  la  volonté- 
Mais  loute  pénétration  humaine  {menschliche  Ein- 
sicht-) est  à  son  terme  dès  que  nous  sommes  arrivés 

'  Barni  traduit  ce  mot  par  découverle,  qui  dit  plus  que  le  mot  alle- 
mand ;  Boni  par  perspicicnta;  Abbot  p&r  discernment.  (F.  P.) 
2  L'expression  allemande   est  mieux  rendue  i)ar  l'anghiia'  insigH 


DES  PRINCIPES   DE   LA    RAISON   PURE   PRATIQUE  79 

aux  forces  ou  aux  pouvoirs  fondameulaux,  car  la  possi- 
bilité n'en  peut  être  conçue  par  aucun  moyen  et  elle 
doit  tout  aussi  peu  être  arbitrairement  [belicbig)'m\eii- 
tée  et  admise.  C'est  pourquoi  dans  l'usage  théorique 
de  la  raison,  l'expérience  seule  peut  nous  autoriser  à 
l'admettre.  Cet  expédient  [Surrogat)^,  qui  consiste  à 
donner  des  preuves  empiriques  a^j  Heu  d'une  déduction 
partant  de  sources  à  priori  de  connaissance,  nous  est 
enlevé  ici  aussi  par  rapport  au  pouvoir  pur  pratique  de 
la  raison.  Car  ce  qui  a  besoin  de  rechercher  dans  l'ex- 
périence {von  der  Erfahrung  herzuholen)  la  preuve  de  sa 
réalité,  doit  être  dépendant  des  principes  de  l'expé- 
rience, quant  aux  fondements  de  sa  possibilité,  mais  la 
raison  pure  et  cependant  pratique  ne  peut,  à  cause  de 
son  concept,  être  considérée  comme  telle.  De  plus,  la 
loi  morale  est  donnée  comme  un  fait  de  la  raison 
pure,  dont  nous  sommes  conscients  à  prion  et  qui 
est  apodictiquement  certain,  en  supposant  (g'esetzt) 
même  qu'on  ne  puisse  alléguer,  dans  l'expérience, 
aucun  exemple  où  elle  ait  été  exactement  suivie.  Ainsi, 
aucune  déduction,  aucun  effort  de  la  raison  théorique, 
spéculative  ou  aidée  par  l'expérience  (empirisch  unters- 
tiitzten)  ne  peuvent  prouver  la  réalité  objective  de  la 
loi  morale  ;  par  conséquent,  si  même  l'on  voulait  re- 
noncer à  la  certitude  apodictique,  cette  réalité  ne  pour- 
rait être  confirmée  par  expérience  et  prouvée  ainsi  à 
posteriori  y  et  cependant  elle  se  soutient  par  elle-même. 
Mais  au  lieu  de  cette  déduction,  vainement  cher- 

dont  se  sert  Abbot,  que  par  le  mot  pénétration  que  nous  emplpyons 
après  Barni,  et  par  le  mot  perspicientia  dont  se  sert  Born.  (F.  P.) 
'  Littéralement  ce  succédané.  (F.  P.) 


80      ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

chée  du  principe  moral,  on  trouve  une  chose  autre  et 
tout  à  fait  paradoxale  {Widersinniges)  *  :  ce  principe 
moral  sert  inversement  lui-même  de  principe  à  la 
déduction  d'un  pouvoir  im^énGiraih\e{unerforschlicheny 
que  ne  peut  prouver  aucune  expérience,  mais 
que  la  raison  spéculative  (afin  de  trouver,  parmi 
ses  idées  cosmologiques,  l'inconditionné  dans  l'ordre 
de  la  causalité  et  par  conséquent  de  ne  pas  se  contre- 
dire elle-même),  devait  au  moins  admettre  comme 
possible,  je  veux  dire  le  pouvoir  de  la  liberté  dont  la 
loi  morale,  qui  n'a  besoin  elle-même  d'aucun  principe 
pour  sa  justification,  prouve  non  seulement  la  possi- 
bilité, mais  la  réalité  dans  des  êtres  qui  reconnaissent 
cette  loi  comme  obligatoire  pour  eux.  La  loi  morale 
est  en  fait  une  loi  de  la  causalité  par  liberté  (durch 
Freiheit)^^  partant  une  loi  de  la  possibilité  d'une  na- 
ture supra-sensible,  de  même  que  la  loi  métaphysique 
des  événements  dans  le  monde  sensible  était  une  loi 
de  la  causalité  de  la  nature  sensible  ;  ainsi  la  loi  mo- 
rale détermine  ce  que  la  philosophie  spéculative  devait 
laisser  indéterminé,  à  savoir  la  loi  d'une  causalité 
dont  le  concept  n'était  que  négatif  dans  cette  dernière, 
et  elle  procure  pour  la  première  fois  à  ce  concept*  de 
la  réalité  objective. 


*  Barni  dit  en  s'éloignant  du  texte:  quelque  chose  de  bien  différent 
el  de  tout  à  fait  singulier;  Born  :  idque  prorsus  àbsonum;  Abbot:  quitte 
unexpecled.  Nous  avons  traduit  littéralemonl.  (F.  P.) 

^  Les  expressions  de  Born  :   imperscrutabilis^  et  d'Abbot  :  inscru 
table,  f-ont  plus  précises  et  plus  exactes.  (F.  P.) 

*  Voyez  page  7  la  distinction  des  deux  ordres  de  causalité.  (F.  P. 

*  Barni  fait  rapporter  le  diesem  à  Gesctz  ;  on  ne  peut  cependant, 
comme  Ta  fait  Abbot,  que  le  raltacber  à  Defjri/f.  (F.  P.) 


DES   PRINCIPES   DE    LA   ftAlSON  PURE   PRATIQUE  81 

Cette  espèce  de  lettre  de  créance  {Creditiv)  *  de  la 
loi  morale,  donnée  elle-même  comme  un  principe  delà 
déduction  de  la  liberté  qui  est  une  causalité  de  la  rai- 
son pure,  est  parfaitement  suffisante,  en  Tabsence  de 
toute  justification  à  priori,  pour  satisfaire  un  besoin  de 
la  raison  théorique,  forcée  d'admettre  au  moins  la  pos- 
sibilité d'une  liberté.  En  effet,  la  loi  morale  prouve 
suffisamment  sa  réalité,  même  pour  la  critique  de  la 
raison  spéculative,  en  joignant  à  une  causalité  conçue 
d'une  façon  simplement  négative,  dont  la  possibilité 
était  inconcevable  pour  la  raison  spéculative  obligée 
cependant  de  l'admettre,  une  détermination  positive, 
à  savoir  le  concept  d'une  raison  déterminant  immé- 
diatement la  volonté  (en  imposant  à  ses  maximes  la 
condition  d'une  forme  universelle  de  loi  =  gesetzli- 
chen)  ^ .  Ainsi  elle  peut,  pour  la  première  fois,  donner  de 
la  réalité  objective,  quoique  seulement  pratique,  à  la 
raison  toujours  transcendante  (ûberschivenglieh)  dans 
ses  idées  si  elle  voulait  procéder  spéculativement;  elle 
change  Tusage  transcendant  de  la  raison  en  un  usage 
immanent  (de  sorte  que  la  raison  est  elle-même  par  les 
idées  une  cause  efficiente  dans  le  champ  de  l'expérience) . 
La  détermination  de  la  causalité  des  êtres  dans  le 
monde  sensible,   comme  tel,  ne  pouvait  jamais  être 
inconditionnée,  et  cependant   il  doit  y  avoir  néces- 
sairement pour  toute  série  de  conditions  quelque  chose 
d'inconditionné,  partant  aussi  une  causalité  se  déter- 

i  Barni  dil  celle  espèce  de  crédit,  Born,  hocgenus  fldei  legi  tnoraiis  con- 
cûiandos  :  Abbot,  this  sort  of  credential  (F.  P.]. 

2  Voyez  (page  4)  pourquoi   nous  traduisons  littéralement  ce   mot. 
(F.  P.). 

KANT,  Crit.  de  la  rais.  prat.  6 


82  ANALYTIQUE    DE   LA    RAISON   PURE   PRATIQUE 

minant  complètement  par  elle-même.  C'est  pourquoi 
l'idée  de  la  liberté,  comme  d'un  pouvoir  d'absolue 
spontanéité,  n'était  pas  un  besoin,  mais  en  cequi  con- 
cerne sa  possibilité,  un  principe  analytique  de  la  raison 
pure  spéculative.  Mais  comme  il  est  absolument  im- 
possible de  donner  dans  une  expérience  quelconque 
un  exemple  conforme  à  cette  idée,  attendu  que,  parmi 
les  causes  des  choses  en  tant  que  phénomènes,  on  ne 
peut  rencontrer  aucune  détermination  de  la  causalité 
qui  soit  absolument  inconditiotnnée,  nous  ne  pouvions 
défendre  [verthoidigen)  la  pensée  d'une  cause  agissant 
librement  que  si  nous  l'appliquions  à  un  être  du  monde 
sensible,  considéré  à  un  autre  point  de  vue  comme 
nonmène,  en  montrant  qu'il  n'y  a  pas  de  contradiction  à 
considérer  toutes  ses  actions  comme  conditionnées  phy- 
siquement, en  tant  qu'elles  sont  des  phénomènes  et  ce- 
pendant à  admettre  en  même  temps  la  causalité  de  cet 
être  comme  physiquement  inconditionnée,  en  tant  que 
l'être  agissant  est  un  être  doué  d'entendement  (Vers- 
tandeswesen)  *  et  à  faire  ainsi  du  concept  de  la  liberté 
le  principe  régulateur  de  la  raison.  Par  là  je  ne  con- 
nais pas  du  tout,  sans  doute,  ce  qu'est  l'objetauquel  est 
attribuée  une  telle  causalité,  mais  j'écarte  l'obstacle 
en  laissant  d'un  côté,  dans  l'explication  des  événements 
decemondeetparcouséquentaussidanscelledesactions 
des  êtres  raisonnables,  au  mécanisme  de  la  nécessité  na- 
turelle, le  droit  de  remonter  à  l'infini  du  conditionné  à 
la  condition,  d'un  autre  côté  en  maintenant  ouverte  à  la 

'  Nous  avons  traduit  littéralement  le  mot;  Born  se  sert  de  nalura 
inlclligibilis  ;  Barni  dit  un  être  qui  appartient  à  un  monde  intelligible; 
Abbot,  the...  being  belongs  tho  the  ivorld  of  undcrstanding.  (F.  P.). 


DES   PRINCIPES    DE    LA   RAISON  PURE   PRATIQUE  83 

raison  spéculative  la  place  qui  reste  vide  pour  elle,  c'est- 
à-dire  l'intelligible,  pour  y  transporter  l'inconditionné. 
Mais  je  ne  pouvais  réaliser  cette  pensée  \  c'est-à-dire 
la  transformer  eu  connaissance  d'un  être  agissant  ainsi, 
pas  même  en  connaissance  de  la  possibilité  d'un  tel 
être.  Or,  cette  place  vide,  la  raison  pure  pratique  la 
remplit  par  une  loi  déterminée  de  la  causalité  dans  un 
monde  intelligible  (de  la  causalité  par  liberté),  c'est- 
à-dire  par  la  loi  morale. 

La  raison  spéculative  n'y  gagne  pas,  àvrai  dire,  une 
vue  (Einsicht)  plus  étendue,  mais  elle  y  gagne  en  ce 
qui  concerne  la  garantie  *  (Sicherung)  de  son  problé- 
matique concept  de  la  liberté,  auquel  on  donne  ici  delà 
réalité  objective  qui,  bien  que  seulement  pratique,  n'en 
est  pas  moins  indubitable.  Le  concept  même  de  la 
causalité  qui  n'a  proprement  d'application,  par  con- 
séquent aussi  de  signification,  que  par  rapport  aux 
phénomènes  qu'il  réunit  en  expériences  (comme  le 
prouve  la  Critique  de  la  raison  pure),  ne  reçoit  pas  de 
la  raison  pratique  une  extension  telle  {so  erweitert)  que 
son  usage  dépasse  ces  limites.  Car  si  la  raison  pouvait 
le  faire,  elle  aurait  à  montrer  comment  le  rapport  lo- 
gique du  principe  et  de  la  conséquence  peut  être 
synthétiquement  employé  dans  une  espèce  d'intuition 
autre  que  l'intuition  sensible,  c'est-à-dire  comment 
est  possible  une  causa  noumenon.  C'est  ce  qu'elle  ne 


*  Nous  traduisons  littéralement;  Abbot,  au  lieu  de  traduire,  explique 
le  passage  d'une  façon  satisfaisante  par  rapport  à  ce  qui  précède.  Jo 
n'étais  pas  capable,  dit-il,  de  vérifier  cette  supposition  {to  verify  ihis 
supposition.) 

2  Abbot  traduit  par  «  the  certainty  ».  (F.  P.). 


84  ANALYTIQUE  DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

peut  pas  faire  et  ce  dont  elle  n'a  même  pas  du  tout  à 
tenir  compte  comme  raison  pratique  ;  car  elle  place 
seulement  dans  la  raison  pure  (qui  pour  cela  s'appelle 
pratique),  le  principe  déterminant  de  la  causalité  de 
l'homme,  en  tant  qu'être  sensible  (causalité  qui  lui  est 
donnée).  Par  conséquent  elle  n'emploie  pas  le  concept 
même  de  la  cause,  qu'elle  peut  ici  tout  à  fait  abstraire 
de  l'application  qui  en  est  faite  à  des  objets  en  vue  d'une 
connaissance  théorique  (puisque  ce  concept  est  tou- 
jours trouvé  =  angetroffen  à  priori  dans  l'entendement, 
même  indépendamment  de  toute  intuition),  pour  con- 
naître des  objets,  mais  pour  déterminer  la  causalité 
par  rapport  à  des  objets  en  général  ;  partant  elle  ne 
l'emploie  que  pour  un  but  pratique.  Par  suite,  elle 
peut  placer  le  principe  déterminant  de  la  volonté  dans 
l'ordre  intelligible  des  choses,  en  avouant  en  même 
temps  qu'elle  ne  comprend  pas  du  tout  comment  le 
concept  de  la  cause  pourrait  servira  une  détermination 
de  la  connaissance  de  ces  choses.  La  raison  pratique 
doit  sans  doute  connaître  d'une  façon  déterminée  la 
causalité  par  rapport  aux  actions  {Handlungen)  de  la 
volonté  dans  le  monde  sensible,  car  sans  cela  elle  ne 
pourrait  produire  réellement  aucune  action  {That). 
Mais  elle  n'a  pas  besoin  de  déterminer  théoriquement, 
en  vue  de  la  connaissance  de  son  existence  supra-sen- 
sible, le  concept  qu'elle  se  forme  de  sa  propre  causalité 
comme  nouméne,  ni parsuite  de  pouvoir  luidonner  dans 
cette  mesure  [sofern]*  une  signification.  Car  il  acquiert 

1  Barni  écrit  dans  ce  sens;   Abbot,  in  this  way:  Born,  plus  exacte- 
aaenl,  eatenus.  Nous  avons  tenu  à  conserver  le  sens  littéral.  (F.  P.) 


DES    PRINCIPES   DE   LA   RAISON    PURE   PRATIQUE  85 

d*ailleurs,  à  savoir  par  la  morale,  une  signification 
quoique  seulement  pour  l'usage  pratique.  Aussi  con- 
sidéré théoriquement,  il  demeure  toujours  un  concept 
pur  de  l'entendement,  donné  à  'priori  \  qui  peut  être 
appliqué  à  des  objets  donnés  d'une  manière  sensib'e 
ou  non.  Toutefois,  dans  le  dernier  cas,  il  n'a  aucunn 
signification  théorique  déterminée,  aucune  application; 
il  est  simplement  alors  une  pensée  formelle,  mais 
cependant  essentielle  de  l'entendement  par  rapport  à 
un  objet  en  général.  La  signification  que  lui  donne  la 
raison  par  la  loi  morale  est  exclusivement  pratique,  car 
l'idée  de  la  loi  d'une  causalité  (de  la  volonté)  a  elle- 
même  de  la  causalité  ou  est  le  principe  déterminant 
de  cette   causalité. 


II 


DU  DROIT  qu'a  la  RAISON  PURE,  DANS  L'uSAGE  PRATIQUE, 
A  UNE  EXTENSION  QUI  n'eST  PAS  POSSIBLE  POUR  ELLE 
DANS   l'usage    SPÉCULATIF. 

Dans  le  principe  moral  nous  avons  posé  [aufgestellt)  ^ 
une  loi  de  la  causalité,  qui  en  met  le  principe  déter- 
minant bien  au-dessus  de  toutes  les  conditions  du 
monde  sensible.  Nous  avons  non  seulement  conm  la 
volonté,  en  tant  qu'elle  peut  être  déterminée  comme 

'  Barni  traduit  à,  tort  ein  reiner  à  priori  gegebener  Verstandesbegriff 
par  un  concept  donné  à  priori  par  l'entendement  pur  -,  reiner  ne  peut  se 
rapporter  qu'à  Begriff. 

2  Ce  mot  que  Barni  traduit  par  trouvé,  est  mieux  rendu  par  Boin, 
qui  emploie  proposuimus,  et  surtout  par  Abbot,  qui  se  sert  de  set  forlh. 
(F.  P.). 


86  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE  PRATIQUE 

appartenant  à  un  monde  intelligible  et  partant  le  sujet 
de  cette  \'olonté  (l'homme),  comme  appartenant  à  un 
monde  intelligible  pur,  quoique  inconnu  pour  nous 
sous  ce  rapport  (comme  cela  pouvait  se  faire  d'a- 
près la  Critique  de  la  raison  pure  spéculative),  mais  en- 
core nous  l'avons  déterminée  par  rapporta  sa  causalité 
au  moyen  d'une  loi  qui  ne  peut  nullement  être  comp- 
tée parmi  les  lois  naturelles  du  monde  sensible  '. 
Ainsi  nous  avons  étendu  notre  connaissance  au  delà 
des  limites  de  ce  monde  sensible,  quoique  la  Critique 
de  la  raison  pure  ait  déclaré  cette  prétention  chimé- 
rique {fur  nichtig)  dans  toute  spéculation.  Comment 
dès  \oTS  concûieY  (vereinigen)  ici  l'usage  pratique  avec 
l'emploi  théorique  de  la  raison  pure,  relativement  à 
la  détermination  des  limites  de  son  pouvoir  ? 

David  Hume,  dont  on  peut  dire  qu'il  a  proprement 
commencé  toutes  les  attaques  contre  les  droits  d'une 
raison  pure,  lesquels  rendaient  nécessaire  l'examen 
(Untersuchung)  complet  de  cette  dernière,  arrivait  à 
la  conclusion  suivante  :  le  concept  de  la  cause  est  un 
concept  qui  implique  la  nécessité  de  la  connexion 
de  l'existence  des  choses  différentes  (des  Verschiedenen) 
et  cela  en  tant  qu'elles  différent;  de  sorte  que  si  A  est 

»  Cette  phrase  est  très  difQcile  à  reconstruire  dans  le  texte.  Nous 
avons  suivi  ce  dernier  d'aussi  près  que  possible,  en  sous-entendant 
haben,  déjà  employé  dans  la  première  ligne,  avant  den  Willen,  et  en 
y  joignant  gedacht.  C'est  ce  qu'a  fait  également  Abbot.  Barni  nous 
semble  avoir  fait  au  texte  des  additions  qu'il  ne  comporte  pas  et  rap- 
proché des  termes  qui  ne  doivent  pas  l'être.  Nous  traduisons  littéra- 
lement le  passage  den  Willen  wie  er  als  zu  einer  intelligibelen  Welt 
rjehOrig  beslimmbar  set,  que  Barni  traduit  comme  s'il  y  avait  tvie... 
auch,  de  quelque  manière  qu'elle  puisse  être  déterminée,  en  tant  qu'dle 
appartient  à  un  monde  intelligible.  (F.  P.). 


DES    PRINCIPES    DE    LA    RAISON   PURE   PRATIQUE  87 

posé,  je  reconnais  que  quelque  chose  d'absolument 
différent,  B  doit  aussi  exister  nécessairement.  Mais  la 
nécessité  ne  peut  être  attribuée  à  une  connexion  qu'au- 
tant qu'elle  est  connue  à  priori;  car  l'expérience  ferait 
connaître  d'une  liaison  qu'elle  existe,  mais  non  qu'elle 
est  nécessairement  ainsi.  Or  il  est  impossible,  dit-il, 
de  connaître  à  priori  et  comme  nécessaire  la  liaison 
qui  existe  entre  une  chose  et  une  autre  (ou  entre  une 
détermination  et  une  autre  qui  en  est  complètement 
différente) ,  si  elles  ne  sont  pas  données  dans  la  perception 
{Wahrnehmung)  '.  Donc  le  concept  même  d'une  cause 
est  mensonger  {liigenhaft)  et  décevant  (betrûgerisch)  ,et 
pour  en  parier  dans  les  termes  les  plus  modérés,  c'est 
une  illusion  seulement  excusable  en  tant  que  rhabitude 
(une  nécessité  subjective)  de  percevoir  certaines  choses 
ou  leurs  déterminations,  souvent  les  unes  à  côté  des 
autres  ou  les  unes  après  les  autres  {ôfters  naben,  oder 
nach  einander)  comme  associées  dans  l'existence  {der 
Existenz  nach  als  sich  beigesellet)  *,  est  prise  insensi- 
blement pour  une  nécessité  objective  de  poser  dans 
les  objets  mêmes  une  telle  connexion.  Ainsi  le  concept 
d'une  cause  est  subrepticement  et  non  légitimement 
acquis,  bien  plus,  il  ne  peut  même  jamais  être  acquis 
ou  confirmé,  parce  qu'il  exige  une  connexion  en  soi 
vaine,  chimérique,  qui  ne  se  soutient  devant  aucune 
raison,  et  à  laquelle  aucun  objet  ne  peut  jamais  corres- 
pondre. —  Ainsi  par  rapport  à  toute   connaisance   qui 

'  Barni  traduit  par  l'expérience  ;  Born,  inperceptione;  Abbot,  in  expé- 
rience. (F.P.). 

2  Barni  traduit  par  constamment  associées.  Le  texte  ne  donne  que 
souvent  (Ofters).  Born  se  sert  de  sœpius  :  Abbot,  de  often.  (F.  P.J 


88  ANALYTIQUE   DE   LA  RAISON   PURE   PRATIQUE 

concerne  l'existence  des  choses  (la  mathématique  de- 
meurant par  conséquent  encore  exceptée),  l'empirisme 
était  présenté  d'abord  comme  la  source  unique  des  prin- 
cipes, mais  avec  lui  et  en  même  temps  arrivait  le  plus 
absolu  (h'àrtest)^  scepticisme  par  rapport  à  toute  la 
science  de  la  nature  (comme  philosophie).  Car  d'après 
de  tels  principes,  nous  ne  pouvons  jamais,  de  détermi- 
nations données  des  choses,  comme  existantes  {ihrer 
Existent,  nach),  conclure  à  une  conséquence  (car  cela 
exigerait  le  concept  d'une  cause,  qui  implique  la  né- 
C3ssité  d'une  telle  connexion),  mais  seulement  attendre, 
en  prenant  pour  guide  [nach  der  Regel)  l'imagination, 
des  cas  semblables  aux  précédents,  attente  qui  n'est 
jamais  sûre  quoiqu'elle  puisse  souvent  être  justifiée 
par  l'expérience  {oft  eingetroffen  sein).  Dès  lors  per- 
sonne ne  peut  dire  d'aucun  événement,  qu'il  doit  avoir 
été  précédé  d'une  chose  qu'il  a  nécessairement  suivie, 
c'est-à-dire  qu'il  doit  avoir  un*î  cause.  Par  conséquent 
quoique  les  cas  connus  par  nous  et  dans  lesquels  il  y 
avait  un  antécédent  de  cette  espèce,  soient  assez  fré- 
quents pour  qu'on  puisse  en  tirer  une  règle,  on  ne 
pourrait  pas  pour  cela  admettre  que  les  événements 
doivent  toujours  et  nécessairement  se  produire  de 
cette  façon,  et  il  faudrait  laisser  aussi  une  part  {sein 
Recht  lassen)  au  hasard  aveugle,  devant  lequel  cesse 
tout  usage  de  la  raison;  ce  qui  fonde  solidement  et 
rend  irréfutable  le  scepticisme  par  rapport  aux  con- 
clusions remontant  des  efi'ets  aux  causes. 

'.  Barni  traduit  par  radical;  Born  par  gravissimus;  Abbot,  par 
thorough.  On  pourrait  peut-être  rendre  ce  mot  assez  exactement,  quoi- 
qu'en  forçant  la  pensée  deKant,  par  rigoureux  (F.  P.J. 


DES   PRINCIPES   DE   LA  RAISON   PURE   PRATIQUE  89 

La  mathématique  *  en  était  jusque-là  encore  quitte 
à  bon  marché  (gut  weggekommen)^  parce  que  Hume  en 
tenait  toutes  les  propositions  pour  analytiques,  c'est-à- 
dire,  croyait  qu'elles  allaient  d'une  détermination  à 
l'autre,  en  vertu  de  l'identité,  par  conséquent  suivant 
le  principe  de  contradiction  (ce  qui  est  faux,  car  toutes 
ces  propositions  sont  au  contraire  synthétiques,  et  bien 
que  la  géométrie,  par  exemple,  n'ait  pas  à  s'occuper  de 
l'existence  des  choses,  mais  seulement  de  leur  déter- 
mination à  priori  dans  une  intuition  possible,  on 
passe  cependant,  tout  comme  par  concept  de  cause, 
d'une  détermination  A  à  une  détermination  B,  tout  à 
fait  différente  et  cependant  liée  nécessairement  à  la 
première).  Mais  en  fin  de  compte,  cette  science,  si 
vantée  pour  sa  certitude  apodictique,  doit  être  vaincue 
aussi  par  l'empirisme  dans  les  principes  *,  pour  la  même 
raison  qui  faisait  mettre  à  Hum,e  l'habitude  à  la  place 
delà  nécessité  objective  dans  le  concept  de  la  cause; 
elle  doit  se  résigner  en  dépit  de  tout  son  orgueil,  à  mo- 
dérer les  prétentions  hardies  qui  lui  faisaient  réclamer 
l'acquiescement  à;)nm,  et  attendre  l'approbation  pour 
l'universalité  de  ses  propositions,  du  bon  plaisir  (Gw/is^) 
des  observateurs  qui,  en  qualité  de  témoins,  ne  refuse- 
raient pas  d'avouer  qu'ils  avaient  aussi  perçu  de  tout 
temps  ce  que  le  géomètre  propose  (vortràgt)  comme 
des  principes  et  qui  par  suite,  quand  même  cela  ne  se- 

*  D ami  et  Abbot  emploient  le  pluriel;  nous  préférons  conserver, 
avec  Born,  le  singulier.  (F.  P.) 

2  Nous  traduisons  littéralement  l'expression  de  Kant  (Empirismua 
ifi  Grundsaizen).  iJoru  fait  de  môme  {etnpirismus  in  decretis)  ;  Abbot  dit 
simplement  this  empirism  ;  Barni,  Vempirisme  des  principes .  (F.  P.) 


90  ANALYTIQUE   DE   LA    RAISON   PURE    PRATIQUE 

rait  pas  nécessaire,  permeUraien4;  pourtant  de  l'attendre 
ainsi  à  l'avenir.  De  cette  manière  l'empirisme  de  Hume 
dans  les  principes*  mène  inévitablement  aussi  au 
scepticisme,  même  par  rapport  à  la  mathématique,  par 
conséquent  dans  tout  usage  théorique  scientifique  de 
la  raison  (car  cet  usage  appartient  ou  à  la  philosophie 
ou  à  la  mathématique).  La  raison,  dans  son  usage  or- 
dinaire * ,  s'en  tirerait-elle  mieux  (dans  un  si  terrible 
effondrement  des  principales  de  nos  connaissances)  ou 
bien  ne  serait-elle  pas  plutôt  enveloppée,  d'une  manière 
plus  irréparable  encore,  dans  cette  destruction  de  tout 
savoir,  par  conséquent  un  scepticisme  universel  ne  doit- 
il  pas  résulter  de  ces  mêmes  principes  (scepticisme 
qui  toutefois  n'atteindrait  que  les  savants)  ?  C'est  ce  que 
je  laisse  à  chacun  le  soin  de  décider  par  lui-même. 

Or,  en  ce  qui  concerne  mon  travail  dans  la  Critique 
de  la  raison  pure,  travail  qui  était  occasionné  par  cette 
doctrine  sceptique  de  Hume, mais  qui  alla  beaucoup 
plus  loin  et  embrassa  tout  le  champ  de  la  raison  pure 
théorique  dans  son  emploi  synthétique  et  par  consé- 
quent aussi  ce  qu'on  appelle  d'une  façon  générale  la 
métaphysique,  j'ai  procédé  de  la  manière  suivante, 
à  propos  du  doute  du  philosophe  écossais  sur  le  con- 
cept de  la  causalité.  Que  Hume,  s'il  prenait  (comme 
cela  arrive  du  reste  presque  partout)  '  les  objets  de 

1  Voyez  la  note  2  de  la  page  89.  (F.  P.) 

»  Barni  traduit  par  la  raison  vulgaire  l'expression  der  gcmeine  Vcr- 
nunflgebrauch,  que  nous  avons  rendue  littéralement;  Born  emploie 
usui  ralionis  communi  (mdius  successurum  sitj;  Abbot,  common  reason. 
[F.  P.) 

3  Barni  rend  à  tort  uberall  par  toujours-,  Bom  se  sert  d'ubigue;  Abbot 
d'always.  (F.  P). 


DES   PRINCIPES   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE  91 

l'expérience  pour  des  choses  en  soi,  déclarât  le  concept 
de  la  cause  un  mensonge  et  une  illusion,  il  avait  tout 
à  fait  raison;  car  par  rapport  aux  choses  en  soi  et  à 
leurs  déterminations  comme  telles,  on  ne  peut  savoir 
(einsehen)  comment  et  pourquoi  {vjie  darum)  ',  de  ce 
qu'une  chose  A,  est  posée,  une  autre  chose  B  doit 
aussi  être  posée  nécessairement.  Par  conséquent,  il  ne 
pouvait  en  aucune  façon  admettre  une  telle  connais- 
sance à  'priori  des  choses  en  soi.  Encore  moins  cet 
esprit  pénétrant  pouvait-il  accorder  à  ce  concept  une 
origine  empirique,  qui  est  en  contradiction  expresse 
avec  la  nécessité  de  la  connexion  qui  forme  l'élé- 
ment essentiel  du  concept  de  la  causalité;  par  consé- 
quent le  concept  était  proscrit  et  à  sa  place  était  intro- 
duite l'habitude  dans  l'observation  du  cours  des  per- 
ceptions. 

Mais  il  ressortait  de  mes  recherches  que  les  objets 
auxquels  nous  avons  à  faire  dans  l'expérience  ne  sont 
nullement  des  choses  en  soi,  mais  simplement  des 
^\iQnomènQs{blossErscheinungen)y  et  que  si_,  relative- 
ment aux  choses  en  soi,  il  ne  peut  pas  du  tout  être  com- 
pris [ahzusehen),  bien  plus  s*il  est  impossible  de  savoir 
(einsehen),  comment  lorsque  A  est  posé,  il  doit  y  avoir 
contradiction  à  ne  pas  poser  B,  qui  diffère  conplète- 
ment  de  A  (ou  la  nécessité  de  connexion  entre  A  comme 
cause  et  B  comme  effet),  on  peut  cependant  parfaite- 
ment bien  se  figurer  qu'ils  *  doivent  être  en  tant  que 

•  Nous  traduisons  les  deux  mots.  Born  écrit  quomodo  propterea 
quod;  Bami  on  ne  peut  voir  commest,  parce  qu'o»  admet;  Abbol,  why 
because.  (F.  P.) 

3  Barni  rapporte  sie  aux  choses  eu  soi,  après  Born  ;  Âbbot  met  sim- 


92  ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

phénomènes,  nécessairement  liés  dans  une  expérience 
d'une  certaine  manière  (par  exemple  relativement  au?i 
rapports  de  temps)  et  ne  peuvent  être  séparés  sans  con- 
tredire la  liaison  même,  au  moyen  de  laquelle  est 
possible  cette  expérience  dans  laquelle  ils  sont  objets 
et  peuvent  seulement  être  connus  par  nous.  Et  les 
choses  se  trouvèrent  être  ainsi  en  réalité  ;  si  bien  que 
j'ai  pu  non  seulement  prouver  la  réalité  objective  du 
concept  de  la  cause  eu  égatd  aux  objets  de  l'expé- 
rience, mais  encore  le  déduire^  en  tant  que  concept 
à  priori,  à  cause  de  la  nécessité  de  la  connexion  qu'il 
entraîne  avec  lui,  c'est-à-dire  faire  sortir  [darthun  ans) 
sa  possibilité  de  l'entendement  pur,  sans  sources  em- 
piriques ;  et  ainsi,  après  avoir  écarté  l'empirisme  de  son 
origine,  j'ai  pu  éloigner  complètement  la  conséquence 
inévitable  de  l'empirisme,  je  veux  dire  le  scepticisme  ; 
d'abord  par  rapport  à  la  science  de  la  nature,  ensuite 
aussi  par  rapport  à  la  mathématique,  à  cause  de  l'iden- 
tité parfaite  des  principes  dont  découlent  la  physique 
et  la  mathématique,  sciences  qui  toutes  deux  se  rappor- 
tent à  des  objets  d'expérience  possible.  J'ai  donc 
complètement  écarté  le  doute  *  de  tout  ce  que  la  rai- 
son théorique  affirme  percevoir  {einzusehen)  *. 

Mais  qu'arrive-t-il  de  l'application  de  cette  catégorie 

plement  they.  On  peut  soutenir,  qu'indirectement,  c'est  là  le  sens; 
mais  il  semble  bien  que,  dans  la  phrase,  sie  se  rapDorte  à  A  et  à  Bé 
(F.  P.) 

1  Le  texte  porte  dm  totaien  Zweifd;  nous  avons  rendu  totalen  par 
l'adverbe  complèiement.  (F.  P.) 

2  Barni  rend  ce  mot  par  perspicere;  Abbot,  par  to  diseern;  Barni,  par 
{tout  le  scepticisme  qui  peut  porter)  sur  les  assertions  de  la  raison  théo- 
rique. (F.  P.) 


DES   PJRINCIPES   DE   LA  RAISON   PURE  PRATIQUE  93 

de  la  causalité  (et  aussi  de  toutes  les  autres,  car  sans 
elles  on  ne  peut  avoir  aucune  connaissance  de  ce 
qui  existe)  aux  choses  qui  ne  sont  pas  des  objets 
d'expérience  possible,  mais  qui  sont  placées  au 
delà  des  limites  de  l'expérience?  Car  je  n'ai  pu 
déduite  la  réalité  objective  de  ces  concepts  que 
par  rapport  aux  objets  d'expérience  possible.  Mais 
le  fait  même  de  les  avoir  sauvés  du  moins  dans  ce 
cas  *,  et  d'avoir  prouvé  (gewiesen  habe)  que  des  objets 
peuvent  être  pensés  (denken  sich  lassen)  par  leur  moyen 
quoique  non  déterminés  à  priori,  leur  donne  une  place 
dans  l'entendement  pur,  par  lequel  ils  sont  rapportés  à 
des  objets  en  général  (sensibles  ou  non  sensibles).  Si 
quelque  chose  manque  encore,  c'est  la  condition  de 
V application  de  ces  catégories,  et  notamment  de  celle 
de  la  causalité,  à  des  objets,  à  savoir  l'intuition,  qui  là 
où  elle  n*est  pas  donnée,  en  rend  impossible  Taupli- 
cation,  en  vue  de  la  connaissance  théorique  de  V  objet  y 
comme  noumène,  et  par  conséquent  l'interdit  complè- 
temeut  à  quiconque  ose  la  tenter  (comme  cela  s'est 
produit  aussi  dans  la  Critique  de  la  raison  pure).  Ce- 
pendant, la  réalité  objective  du  concept  subsiste  tou- 
jours et  il  peut  même  être  employé  à  l'égard  des 
noumènes,  mais  sans  qu'on  puisse  ie  déterminer  théori- 
quepaent  le  moins  du  monde  ei  par  là  produire  aucuiie 


*  La  traduction  est  littérale  :  Born  (verum  eo  ipso,  quod  aam  eiiam 
solum  hanc  in  causam  scrvavi,  quodque  docui  eo  tanxen  pcise  res  objectas 
cogitari)  et  Barni  {par  cda  seul  que  je  les  ai  sauvéea  dans  ce  cas  et  que 
fai  montré,  etc.),  ont  plutôt  interprété  que  traduit.  Abbot  traduit: 
But  oneven  this  veryfact,  thaï  I  hâve  saved  them  only  in  case  I  hâve  proveà 
that.  etc.  (F.  P.) 


94  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON  PURE  PRATIQUE 

connaissance.  En  effet,  que  ce  concept  ne  contienne  rien 
d'impossible,  même  par  rapport  à  un  objet*  , c'est  ce 
qui  a  été  prouvé  par  le  fait  qu'un  siège  lui  était  assuré 
dans  Tentendement  pur  pour  toute  application  aux 
objets  des  sens  et  que  si,  par  la  suite,  rapporté  aux 
choses  en  soi  (qui  ne  peuvent  être  des  objets  de  l'expé- 
rience), il  n'est  capable  d'aucune  détermination  pour  la 
représentation  d'unubjet  dle'ierwme  en  vue  d'une  connais- 
sance théorique,  il  pouvait  toujours  cependant  encore 
pour  quelque  autre  usage  (peut-être  pour  l'usage  pra- 
tique) être  capable  d'une  détermination  en  vue  de  l'ap- 
plication à  cet  usage  même  (zur  Anwendung  desselbeny. 
C'est  ce  qui  ne  pourrait  être  si,  comme  le  soutient 
Hume,  ce  concept  de  la  causalité  contenait  quelque 
chose  qu'il  est  partout  (ûberall)  'impossible  de  penser 
[denkeii). 

Pour  découvrir  maintenant  cette  condition  de  l'ap- 
plication du  concept  mentionné  aux  non  mènes,  nous 
devons  seulement  nous  rappeler  [zurûcksehen)  pour- 
quoi nous  ne  sommes  pas  contents  de  V application  de  ce 
concept  aux  objets  d'expérience,  et  pourquoi  nous  dési- 
rerions bien  aussi  en  faire  usage  pour  les  choses  en 
soi.  En  effet  il  sera  bientôt  manifeste  que  c'est  un 
but  pratique  et  non  théorique,  qui  nous  fait  une  néces- 
sité de  ce  désir  {dièses  %ur  Nolhwendigkeit  macht). 


'  Barni  ajoute,  pour  plus  de  clarté,  dit-il,  ces  mots  :  comme  novh 
mène,  qui  ne  sont  pas  dans  le  texte.  (F.  P.) 

2  Abbot  traduit  ainsi  :  Il  might  be  capable  of  being  determined  so  as 
to  hâve  such  application.  (F.  P.) 

3  Nous  traduisons  littéralement  ce  mot,  que  Born  rend  par  omnino 
Barni  par  absolumeni.  Abbot  par  absoluldy.  (F.  P  ) 


DES   PMNCIPES    DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE  95 

Quand  même  nous  réussirions  à  le  réaliser  (wenn  es 
uns  damit  auch  gelange),  nous  ne  ferions  pour  la  spécu- 
lation aucune  acquisition  véritable  dans  la  connais- 
sance de  la  nature  et  en  général  par  rapport  aux  objets 
qui  peuvent  nous  être  donnés  d'une  façon  quelconque 
{irgend),  mais  nous  ferions,  au  pis  aller,  un  grand  pas 
dans  la  voie  du  conditionné  par  les  sens  =Sinnlichbe' 
dingten  (dans  lequel  nous  avons  déjà  assez  à  faire  pour 
nous  maintenir  et  pour  parcourir  soigneusement  la 
chaîne  des  causes)  au  supra-sensible  ',  pour  compléter 
et  limiter  notre  connaissance  du  côté  des  principes, 
bien  que  toujours  un  abîme  infini  restât  sans  être  com- 
blé entre  cette  limite  et  ce  que  nous  connaissons,  et 
que  nous  obéissions  à  une  vaine  curiosité  plutôt  qu'à 
un  véritable  désir  de  savoir. 

Mais  outre  le  rapport  que  soutient  Ventendement 
avec  des  objets  (dans  la  connaissance  théorique),  il  en 
soutient  un  autre  avec  la  faculté  de  désirer,  qui  pour 
cette  raison  s'appelle  la  volonté,  et  la  volonté  pure,  en 
tant  que  l'entendement  pur  (qui  dans  ce  cas  s'appelle 
raison)  est  pratique  par  la  simple  représentation  d'une 
loi.  La  réalité  objective  d'une  volonté  pure  ou  ce  qui  est 
la  même  chose  {einerlei),  d'une  raison  pure  pratique 
est,  dans  la  loi  morale,  donnée  à  priori  comme  par  un 
fait  {Factum),  car  on  peut  appeler  ainsi  une  détermi- 
nation de  la  volonté,  qui  est  inévitable,  bien  qu'elle  ne 
repose  pas  sur  des  principes  empiriques.  Or,  dans  le 


'  Barni  dit:  Nous  passerions  du  monde  sensible...  au  monde  supra-sen- 
sible. Nous  préférons  traduire  littéralement,  comme  l'ont  lait  dail- 
leurs  Born  et  Abbot.  (F.  P.) 


96  ANALYTIQUE   D£   LA    RAISON   PURE   PRATIQUE 

concept  d'une  volonté  est  déjà  contenu  le  concept  de  la 
causalité,  par  conséquent  dans  celui  d'une  volonté 
pure  est  contenu  le  concept  d'une  causalité  avec  liberté, 
c'est-à-dire  d'une  causalité  qui  ne  peut  être  déterminée 
d'après  des  lois  naturelles,  qui  par  conséquent  n'est 
capable  d'aucune  intuition  empirique,  comme  preuve 
de  sa  réalité,  mais  qui  néanmoins  (comme  on  le 
voit  aisément),  justifie  pleinement  à  priori  sa  réa- 
lité objective  dans  la  loi  pure  pratique,  non  pas 
en  vue  de  l'usage  théorique,  mais  simplement  en 
vue  de  l'usage  pratique  de  la  raison.  Quant  au 
concept  d'un  être  qui  a  une  volonté  libre,  c'est  le  con- 
cept d'une  causa  noumenon.  On  est  déjà  certain  que  ce 
concept  ne  se  contredit  pas  lui-même,  par  ce  fait  que 
le  concept  d'une  cause,  comme  complètement  tiré 
{entsprungen)  de  l'entendement  pur  et  en  même  temps 
assuré  par  la  déduction,  quant  à  sa  réalité  objective 
relativement  aux  objets  en  général,  indépendant  aussi 
par  son  origine  de  toutes  conditions  sensibles,  par  con- 
séquent non  limité  par  lui-même  aux  phénomènes  (si 
ce  n'est  là  où  on  en  veut  faire  un  usage  théorique  dé- 
terminé), peut  certainement  être  appliqué  aux  choses 
qui  sont  des  êtres  de  Tentendement  pur  [Dinge  als 
reine  Verstandeswesen^).  Mais  comme  aucune  intui- 
tion, autre  qu'une  intuition  sensible,  ne  peut  être  sou- 
mise à  cette  application,  la  causa  noumenon^  relative- 
ment à  l'usage  théorique  de  la  raison,  n'est  qu'un 


*  Bami  traduit  aux  choses  purement  intelligibles,  Born  ad  res  quà  na- 
turas  puras  intelligibiles ,  Abbot  to  things  that  are  objccls  of  the  pure 
under standing.  Notre  traduction  est  littérale.  (F.  P.) 


DES   PRINCIPES   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE  97 

concept  vide,  quoique  possible  et  concevable  (denk- 
harer).  Je  ne  désire  point  maintenant  connaître  théori- 
quement par  là  la  nature  d'un  être,  en  tant  qu'il  a  une 
volonté  pure;  il  me  suffit  de  le  désigner  par  là  comme 
tel,  par  conséquent  d'unir  le  concept  de  la  causalité 
avec  celui  de  la  liberté  (et,  ce  qui  en  est  inséparable, 
avec  la  loi  morale,  comme  son  principe  de  détermi- 
nation). Ce  droit  m'appartient  sans  doute  en  vertu  de 
l'origine  pure,  non  empirique  du  concept  de  la  cause, 
car  je  ne  me  crois  autorisé  à  en  faire  usage  que  par  rap- 
port à  la  loi  morale  qui  en  détermine  la  réalité,  c'est- 
à-dire  qu'à  en  faire  uniquement  un  usage  pratique. 

Si  j'avais,  avec  Hume^  enlevé  au  concept  de  la  cau- 
salité la  réalité  objective  dans  l'usage  pratique  '  non 
seulement  par  rapport  aux  choses  en  soi  (au  supra-sen- 
sible), mais  aussi  par  rapport  aux  objets  des  sens,  il 
aurait  perdu  toute  signification  et  serait,  comme  un 
concept  théoriquement  impossible,  déclaré  complète- 
ment inutile;  et,  comme  de  rien  {von  Nichts),  on  ne 
peut  faire  aucun  usage*,  l'emploi  pratique  d'un  con- 
cept théoriquement  nul  eût  été  absurde.  Or,  le  concept 
d'une  causalité  empiriquement  inconditionnée  est  sans 
doute  vide  théoriquement  (c'est-à-dire  sans  intuition 
qui  y  soit  appropriée  =  schickende   darauf)^  il  est 

■  Lo  texte  porte  praklischen  dans  toutes  les  éditions,  et  Born  om- 
ploio  praclico.  Bami  et  Abbot  considèrent  ce  mot  comme  une  erreur 
et  y  substituent  le  mot  de  théorique.  Le  contexte  semble  exiger  cette 
substitution.  (F.  P.) 

-  Traduction  littérale ,  lîarni  traduit  d'une  façon  moins  exacte  : 
comme  de  rien  on  ne  peut  faire  quelque  chose;  Born  fcumqne  nihili  nullus 
quoquc  usus  fleri  possilj  et  Abbot  fsince  what  is  nothing  cannât  be  made 
any  use  of)  sont  plus  précis.  (F.  P.) 

KANT,  Cr.  de  la  rais.  prat.  7 


98  ANALYTIQUE  DE   LA.    RAISON    PURE   PRATIQUE 

cependant  toujours  possible,  il  se  rapporte  à  un  objet 
indéterminé,  mais  en  revancbe  {statt  dièses)  il  reçoit 
une  signification  de  la  loi  morale,  par  conséquent  au 
point  de  vue  pratique.  Ainsi,si  je  n'ai  à  vrai  dire  aucune 
intuition  qui  en  détermine  la  réalité  théorique  et  objec- 
tive (objective  iheoretische  Realitàt)^  il  n'en  a  pas  moins 
une  application  réelle  qui  se  montre  in  concreto  dans 
des  intentions  ou  des  maximes,  c'est-à-dire  une  réalité 
pratique  qui  peut  être  indiquée  [angegehen);  ce  qui  est 
suffisant  pour  le  justifier,  même  par  rapport  aux  nou- 
mènes. 

Cette  réalité  objective  une  fois  attribuée  à  un  con- 
cept pur  de  l'entendement  dans  le  domaine  du  supra- 
sensible,  donne  désormais  aussi  à  toutes  les  autres  caté- 
gories, quoique  toujours  seulement  en  tant  qu'elles  sont 
dans  une  liaison  nécessaire  avec  le  principe  détermi- 
nant de  la  volonté  pure,  avec  la  loi  morale,  une  réalité 
objective,  mais  simplement  applicable  dans  la  pratique 
(bloss  praktisch-anwendbare  Realiiàt)^  qui  n'a  pas  la 
moindre  influence  pour  étendre  la  connaissance  théo- 
rique de  ces  objets,  comme  pénétration  (Einsicht)  '  de 
leur  nature  par  la  raison  pure.  Aussi  trouverons-nous 
par  la  suite  que  les  catégories  n'ont  jamais  rapport 
qu'à  des  êtres  en  tant  qu'intelligences ,  et  dans  ces 
intelligences,  qu'à  la  relation  de  la  raison  à  la 
volonté,  par  conséquent  qu'à  la  pratique  et  ne  s'ar- 
rogent au  delà  aucune  connaissance  de  ces  êtres  *; 

1  Barni  ne  traduit  pas  ce  mot;  Born  emploie  perspicentia ;  Abbot, 
the  discernmeni.  (F.  P.) 

«  Traduction  littérale  de  l'exijressiou  weiter  hinaus  sich  kein  Hrkenn- 
tniss  derselben  amnassen;  Born  dit  de  môme  lUtraque  nuUam  sibi  earum 


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i::iOiiiii:i  :    S6  ]-at|:»|l*i 

•  Jiïiiiiie.  ,  iQÔïiie  liift  II.) 

•i.  iii'itijp:!  !::,;■;•  on,  raiMoi 
liiefij'O;!!  5  ]iratiqii:|^| 
;:|;  l'mi  i:!;ii:clO'Qri<J:| 

■'   [iii.jirc  'l,ii;orîqiieî,;to; 

\x\m&  sciul'ïinentî^l], 

(  .■iiii?iî.  ,i:ii':;j'('iyt!SirwMp| 

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CHAPITRE  II 


DU   CONCEPT   D  UN   OBJET  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 


J'entends  par  un  concept  de  la  raison  pratique  la 
représentation  d'un  objet  comme  d'un  effet  possible 
par  la  liberté.  Etre  un  objet  de  la  connaissance  pra- 
tique, comme  telle,  ne  signifie  donc  que  le  rapport  de 
la  volonté  à  l'action  par  laquelle  l'objet  ou  son  opposé 
{Gegentheil)  serait  réalisé.  Juger  si  quelque  chose  est 
ou  n'est  pas  un  objet  de  la  raison  pure  pratique,  ce 
n'est  que  discerner  la  possibilité  ou  l'impossibilité  de 
vouloir  cette  action  par  laquelle,  si  nous  avions  le 
pouvoir  requis  (ce  dont  l'expérience  doit  juger),  un 
certain  objet  serait  réalisé.  Si  l'objet  est  pris  comme 
principe  déterminant  de  notre  faculté  de  désirer,  il  faut 
connaître  s'il  est  physiquement  possible  par  le  libre 
usage  de  nos  forces,  avant  de  juger  si  c'est  ou  non  un 
objet  de  la  raison  pratique.  Au  contraire,  si  la  loi 
peut  être  considérée  à  priori  comme  le  principe  déter- 
minant de  l'action,  partant  l'action  comme  déterminée 


DU  CONCEPT   D|[UN   OBJET  DE  LA   RAISON  PURE  PRATIQUE  101 

par  la  raison  pure  pratique,  le  jugement  qui  décide  si 
une  chose  est  ou  n'est  pas  un  objet  de  la  raison  pure 
pratique,  est  alors  tout  à  fait  indépendant  de  la  com- 
paraison avec  notre  pouvoir  physique,  et  la  question 
est  seulement  de  savoir  si  nous  avons  le  droit  (durfen) 
de  vouloir  une  action  dirigée  sur  l'existence  d'un  objet, 
alors  que  celui-ci  serait  en  notre  pouvoir;  par  con- 
séquent, c'est  la  possibilité  morale  de  l'action  qui  doit 
précéder;  car  dans  ce  cas,  ce  n'est  pas  l'objet,  mais  la 
loi  de  la  volonté  qui  en  est  le  principe  déterminant. 

Les  seuls  objets  d'une  raison  pratique  sont  donc  le 
Bien  {Guten)  et  le  Mal  {Bôsen).  Car  par  le  premier  on 
comprend  un  objet  nécessaire  de  la  faculté  de  dési- 
rer, par  le  second  un  objet  nécessaire  de  la  faculté 
d'abhorrer  (Verabschemingsvermôgens)y  l'un  et  l'autre 
étant  en  accord  avec  un  principe  de  la  raison. 

Si  le  concept  du  bien  n'est  pas  dérivé  d'une  loi  pra- 
tique antérieure,  mais  s'il  doit  au  contraire  lui  servir  de 
fondement,  il  ne  peut  être  alors  que  le  concept  d'une 
chose  (etwas)  dont  l'existence  promet  du  plaisir  et 
détermine  ainsi  à  le  produire  la  causalité  du  sujet, 
c'est-à-dire  la  faculté  de  désirer.  Or,  comme  il  est 
impossible  de  voir  (einsehen)  à  priori,  quelle  repré- 
sentation sera  accompagnée  de  plaisir,  quelle  repré- 
sentation sera  au  contraire  accompagnée  de  peine 
(Utilust),  ce  serait  exclusivement  à  l'expérience  qu'il 
appartiendrait  de  décider  ce  qui  est  immédiatement 
bon  ou  mauvais.  La  propriété  du  sujet,  par  rapport  à 
laquelle  seule  cette  expérience  peut  être  faite,  c'est  le 
sentiment  du  plaisir  et  de  la  peine,  comme  réceptivité 


102  ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE   PRATIQUE 

appartenant  au  sens  interne;  et  ainsi  le  concept  de  ce 
qui  est  immédiatement  bon  ne  s'appliquerait  qu'à  ce 
sivec  quoi  est  immédiatement  liée  la  sensation  du  plaisir 
{Vergnugens],  le  concept  de  ce  qui  est  tout  simplement 
mauvais  {Schlechthin-Bôsen)  ne  devrait  être  appliqué 
qu'à  ce  qui  excite  immédiatement  la  douleur.  Mais 
comme  cela  est  déjà  contraire  à  l'usage  de  la  langue 
qui  distingue  l'agréable  {Angenehme)  du  bien,  et  le 
désagréable j  du  mal  {Bosen),  qui  exige  que  le  bien  et 
le  mal  soient  jugés  (beurtheilt)  en  tout  temps  par  la 
raison,  partant  par  des  concepts  qui  peuvent  être  com- 
muniqués àtous  (sieh  allgemein  mittheilen  lassen)  et  non 
par  une  simple  sensation  qui  est  limitée  à  des  objets 
individuels  et  à  la  capacité  de  les  recevoir  {deren 
Empfanglichkeit)  '  :  que  cependant  un  plaisir  ou  une 
peine  ne  peuvent  par  eux-mêmes  être  immédiatement 
liés  k  aucune  représentation  d'un  objet  à  priori  ^,  le 
philosophe  qui  se  croirait  obligé  de  donner  pour  fon- 
dement à  son  jugement  pratique  un  sentiment  du 
plaisir,  nommerait  alors  bon  ce  qui  est  un  moyen  pour 
arriver  à  l'agréable,  et  mauvais,  ce  qui  est  cause  du 
désagrément  (Unannehmlichkeit)  et  de  la  douleur; 
car  le  jugement  sur  le  rapport  des  moyens  aux  fins 
appartient  certainement  à  la  raison.  Mais,  quoique  la 
raison  seule  ait  le  pouvoir  de  discerner  (einsehen)  la 

*  Traduction  littérale.  Born  traduit  par  quœ  ad  res  singtdares  ea- 
rumque  receptivitatem  adstringilur  ;  Barni,  par  qui  est  restreinte  à  des 
objets  individuels  et  à  la  manière  dont  ils  nous  affectent  ;  Abbol  trouve 
que  le  mot  objets  n'a  aucun  sens  et  corrige  ainsi  le  texte,  wich  is 
limited  to  individual  subjects  and  their  susceptibUity.  (F.  P.) 

-  Nous  faisons,  avec  Abbot,  rapporter  à  priori  k  objet,  et  non  k 
peuvent,  comme  le  font  Born  et  Barni.  (F.  P.) 


DU  CONCEPT  d'un  OBJET  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE    103 

connexion  des  moyens  avec  leurs  fins  (de  sorte  qu'on 
pourrait  aussi  définir  la  volonté,  le  pouvoir  des  fins, 
puisque  celles-ci  sont  toujours  des  principes  déter- 
minants de  la  faculté  de  désirer  d'après  des  principes), 
les  maximes  pratiques  qui  découleraient,  simplement 
comme  moyens,  du  concept  du  bien  dont  il  est  question, 
ne  contiendraient  jamais  cependant,  comme  objet  de  la 
volonté,  quelque  chose  de  bon  en  soi,  mais  seulement 
toujours  quelque  chose  de  bon  pour  une  autre  chose 
{injendwozu);  le  bien  serait  toujours  simplement  l'utile 
(J\ûtzliche)y  et  ce  à  quoi  il  serait  utile  devrait  toujours 
résider  en  dehors  de  la  volonté,  dans  la  sensation.  Si 
donc  celle-ci  devait  être  distinguée,  comme  sensation 
agréable,  du  concept  du  bien,  il  n'y  aurait  nulle  part 
rien  d'immédiatement  bon,  mais  le  bien  ne  devrait 
être  cherché  que  dans  les  moyens  d'arriver  à  quelque 
autre  chose,  c'est  à  dire  à  quelque  agrément  {irgend 
einer  Annehmlichkeit). 

Une  vieille  formule  des  écoles:  nihil  appetimus,  nisi 
$uh  rationeboni;  nihil  avers amur ,  nisi  sub  ratione  inali, 
trouve  un  emploi  souvent  exact,  mais  souvent  aussi 
très  pernicieux  {nachtheiligen)  pour  la  philosophie, 
parce  que  les  expressions  de  boni  et  de  mali  con  tiennent, 
par  suite  de  la  pauvreté  [Einschrànkumf)  de  la  langue, 
une  ambiguïté  qui  les  rend  susceptibles  d'un  double 
sens,  retombe  inévitablement  par  suite  sur  les  lois 
pratiques  et  oblige  la  philosophie  qui,  en  employant 
ces  expressions,  aperçoit  fort  bien  la  différence  des 
concepts  compris  sous  le  même  mot_,  mais  qui  cepen- 
dant ne  peut  trouver  d'expressions  particulières  pour 


104  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON    PURE    PRATIQUE 

l'exprimer,  à  des  distinctions  subtiles  sur  lesquelles  on 
peut  ensuite  ne  pas  être  d'accord,  puisque  la  différence 
(Unterschied)  des  deux  concepts  ne  pouvait  être  mar- 
quée immédiatement  par  aucune  expression  appropriée 
[angemesseîi)* . 

La  langue  allemande  '  a  le  bonheur  de  posséder 
des  expressions  qui  ne  laissent  pas  échapper  cette  dif- 
férence. Pour  désigner  ce  que  les  Latins  appellent  d'un 
mot  unique  bonumj  elle  a  deux  concepts  très-distincts 
et  deux  expressions  non  moins  distinctes.  Pour  bonum, 
elle  a  les  deux  mots  Gute  et  Wohl,  pour  mahm,  Bôse  et 
Uehel  (ou  Weh),  de  sorte  que  nous  exprimons  deux 
jugements  tout  à  fait  différents  lorsque  nous  considérons 
dans  une  action  qui  en  constitue  ou  ce  qu'on  appelle 
Gute  et  Bôse  ou  ce  qu'on  appelle  Wohl  et  Weh  {Uebel), 
De  là  il  résulte  donc  que  la  proposition  psychologique 


*  En  outre,  l'expression  stib  raiione  boni  est,  elle  aussi,  ambiguë 
(zwcideutig),  car  elle  signiûe  tout  aussi  bien  :  nous  nous  représentons 
quelque  chose  comme  bon,  lorsque  et  parce  que  nous  le  désirons 
(voulons),  que  :  nous  désirons  quelque  chose,  parce  que  nous  nous 
le  représentons  comme  bon  ;  de  sorte  que  c'est,  ou  bien  le  désir  qui  est 
le  principe  déterminant  du  concept  de  l'objet  comme  d'un  bien,  ou 
le  concept  du  bien  qui  est  le  principe  déterminant  du  désir  (de  la 
volonté)  ;  et  alors,  dans  le  premier  cas,  l'expression  sub  ratione  boni, 
SignilieraiL  que  nous  voulons  quelque  chose  sous  l'idée  du  bien;  dans 
]e  second  cas,  que  nous  le  voulons  en  conséquence  de  cette  idée  {zu 
Folge  dieser  Idée)  qui,  comme  principe  déterminant  du  vouloir,  doit  le 
précéder. 

«  Barnl  remarque  que  la  langue  française  a  le  même  défaut  que  la 
langue  latine  ;  Abbot,  que  l'anglais  marque  cette  distinction,  mais 
d'une  façon  imparfaite  :  evil  rendant  Bôse  ;  good,  Gute  ;  well,  loeai,  Wohl  ; 
iU  et  bad.  Uebel  ;  woe,  Weh.  Born  se  sert  de  bonitas  ou  pravitas,  de 
prospéra  ou  de  iristis  conditio.  —  On  ne  pourrait,  en  remplaçant  par 
des  mots  français,  les  mots  allemaiids  que  Kant  cherche  à  définir,  que 
donner  une  fausse  expression  à  sa  pensée  :  le  sens  en  est  clair  d'après 
le  contexte.  (F.  P.) 


DU  CONCEPT  d'un  OBJET  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE    105 

énoncée  pi  us  haut  est  au  moins  très  douteuse  {ungewiss) , 
si  on  la  traduit  ainsi  :  nous  ne  désirons  rien  que  par  rap- 
port à  ce  que  nous  appelons  notre  Wohl  ou  Weh  ;  au  con- 
traire, qu'elle  devient  inconstablement  vraie,  qu'elle 
cjst  en  même  temps  exprimée  tout  à  fait  clairement,  si 
3n  la  rend  ainsi  :  nous  ne  voulons  rien,  sous  la  direc- 
tion {Anweisung)  de  la  raison,  que  ce  que  nous  tenons 
pour  bon  ou  mauvais,  au  sens  de  Gute  et  de  Bose. 

Wohl  ou  Uebel  ne  désignent  jamais  qu'un  rapport  à  ce 
qui  dans  notre  état  est  agréable  ou  désagréable  {Annehm- 
lichkeitj  Unannehmlkhkeit),  constitue  un  plaisir  (  Ver^?m- 
gens)  et  une  douleur  (Schmer^ens),  et  si,  pour  cette  rai- 
son, nousdésironsourepous5ons(i;e/'a&sc/ieMen)  un  objet, 
c'est  seulement  dans  la  mesure  où  il  est  rapporté  à 
notre  sensibilité  et  au  sentiment  du  plaisir  et  de  la 
peine  [Lust,  Unhist)  qu'il  produit.  Gute  et  Bose  indiquent 
toujours  une  relation  à  la  volonté,  en  tant  qu'elle  est 
déterminée  par  la  loi  de  la  raison  à  faire  de  quelque 
chose  son  objet  ;  car  elle  n'est  jamais  immédiatement 
déterminée  par  l'objet  et  par  la  représentation  de  cet 
objet,  mais  elle  est  un  pouvoir  de  se  faire  d'une  règle 
de  la  raison  le  motif  [Bewegursache)  d'une  action  (par 
laquelle  un  objet  peu*  être  réalisé).  Gute  ou  Bose  se 
rapportent  donc  proprement  à  des  actions  et  non  à  la 
façon  de  sentir  {Empfindungszustand)  de  la  personne, 
et  si  quelque  chose  devait  simplement  (et  à  tous  égards 
et  sans  autre  condition)  être  bon  ou  mauvais  {gut  oder 
bose)  ou  considéré  comme  tel  en  ce  sens,  ce  serait  seu- 
lement la  manière  d'agir,  la  maxime  de  la  volonté, 
par  conséquent  la  personne  même  qui  agit  comme  un 


106  ANALYTIQUE   DE   LA.   RAISON   PURE    PRATIQUE 

homme  bon  ou  mauvais  {guier  oder  baser) y  et  non  une 
chose  qui  pourrait  être  ainsi  appelée. 

Ainsi  on  pouvait  bien  se  moquer  du  stoïcien  qui,  en 
proie  aux  plus  violentes  attaques  de  goutte,  s'écriait: 
Douleur,  tu  as  beau  me  tourmenter,  je  n*avouerai 
jamais  que  tu  sois  quelque  chose  de  mauvais  =  etwas 
Bôses  (xax(iv,  malum)  !  il  avait  cependant  raison.  Ce 
qu'il  sentait,  ce  qui  lui  arrachait  des  cris,  c'était  ce 
que  nous  appelons  Uebely  mais  il  n'avait  aucune  raison 
d'admettre  que  quelque  chose  de  mauvais  (Bôses)  se 
fût  par  là  attaché  à  lui;  car  la  douleur  ne  diminuait  en 
rien  la  valeur  de  sa  personne,  mais  seulement  la  valeur 
de  son  état  (Zustand).  Un  seul  mensonge,  dont  il  eût 
eu  conscience,  aurait  dû  abattre  son  courage  [Muth)  '  . 
Mais  la  douleur  n'était  pour  lui  qu'une  occt  jion  de  le 
grandir  (erheben),  s'il  avait  conscience  de  ne  l'avoir 
méritée  par  aucune  action  injuste  et  de  ne  pas  s'être 
ainsi  lui-même  préparé  un  châtiment  (sich  dadurch 
strafwûrdig  gemacht  habe) . 

Ce  qu'il  convient  d'appeler  gut,.  c'est  ce  qui^  dans  le 
jugement  de  tout  homme  raisonnable,  doit  [miiss)  être 
un  objet  de  la  facilté  de  désirer  ;  ce  que  nous  devons  ap- 
peler bôse,  c'est  ce  qui  aux  yeux  de  chacun  est  un  objet 
d'aversion  ;  par  conséquent,  outre  le  sens  (ausser  dem 
Sinne)y  il  faut  encore  la  raison  pour  ce  jugement  (Beur- 
theilung).  Ainsi  en  est-il  de  la  véracité  en  opposition 
avec  le  mensonge,  de  la  justice  en  opposition  avec  la 
violence,  etc.  Mais  nous  pouvons  nommer  f/eôe/ une 

'  Bom  traduit  par  onimam;  Bami,  par  fierté;  Abbot,  parprirfff.  (F.  P., 


DU  CONCEPT  d'un  OBJET  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE    107 

chose  que  chacun  doit  (muss)  en  même  temps  recon- 
naître pour  bonne  (gfu/),  quelquefois  médiatement,  quel- 
quefois même  immédiatement.  Celui  qui  se  soumet  à 
une  opération  chirurgicale,  la  sent  sans  doute  de  ma- 
nière à  éprouver  ce  que  nous  appelons  Uehel,  mais  il 
reconnaît  et  chacun  reconnaît  par  la  raison,  qu'elle  est 
un  bien  {qui).  Mais  si  quelqu'un,  qui  se  plaît  à  taquiner 
et  à  tourmenter  les  gens  paisibles,  s'adresse  enfin  mal 
un  jour  et  est  renvoyé  avec  une  volée  bien  conditionnée 
de  coups  de  bâton  [mit  einer  tûchtigen  Traclit  Schlàge)^ 
c'est  là  sans  doute  pour  lui  ce  que  nous  appelons  Uehél^ 
mais  chacun  y  applaudit  et  considère  la  chose  comme 
bonne  [gut)  en  soi,  quand  même  il  n'en  résulterait  rien 
de  plus;  bien  plus,  celui-là  même  qui  reçoit  les  coups, 
doit  (wîiss)  reconnaître  dans  sa  raison  qu'il  les  a  mérités, 
parce  qu'il  voit  là  rigoureusement  mise  en  pratique,  la 
proportion  entre  le  bien-être  et  la  bonne  conduite,  que 
la  raison  lui  présente  nécessairement. 

Sans  doute  le  jugement  de  notre  raison  pratique 
dépend  'pour  une  très  grande  part  {gar  sehr  viel),  de  ce 
que  nous  appelons  notre  Wohl  et  notre  IVe/i,  et  en  ce 
qui  concerne  notre  nature  d'êtres  sensibles,  tout  se 
rapporte  à  notre  bonheury  si  l'on  en  juge  comme  le  ré- 
clame spécialement  la  raison,  non  d'après  la  sensation 
éphémère,  mais  d'après  l'influence  qu'a  cet  événement 
fortuit  '  sur  toute  notre  existence  et  sur  le  contente- 
ment que  nous  en  éprouvons  {Zufriedenheit  mit  dersel- 
hen);  mais  tout  en  général  ne  se  rapporte  pas  toutefois 

'  Traduction  littérale  de  dièse  ZufdUigkeit.  Born  emploie  foriuitum 
iUud  ;  Barni  chacune  de  ces  sensoUions  fugitives  ;  Abbot,  this.  (F.  P.) 


108  ANALYTIQUE   DE   LA  RAISON  PURE   PRATIQUE 

au  bonheur.  L'homme  est  un  être  qui  a  des  besoins, 
en  tant  qu'il  appartient  au  monde  sensible,  et  sous  ce 
rapport,  sa  raison  a  certainement  une  charge  qu'elle  ne 
peut  décliner  à  l'égard  de  la  sensibilité,  celle  de  s'oc- 
cuper des  intérêts  de  cette  dernière,  de  se  faire  des 
maximes  pratiques,  en  vue  du  bonheur  de  cette  vie 
et  aussi,  quand  cela  est  possible,  du  bonheur  d'une 
vie  future.  Mais  il  n'est  pourtant  pas  animal,  assez  com- 
plètement pour  être  indifférent  à  tout  ce  que  la  raison 
lui  dit  par  elle-même  et  pour  employer  celle-ci  simple- 
ment comme  un  instrument  propre  à  satisfaire  ses 
besoins,  comme  être  sensible.  Car  le  fait  d'avoir  la 
raison  ne  lui  donne  pas  du  tout  une  valeur  supérieure  à 
la  simple  animalité,  si  elle  ne  lui  doit  servir  que  pour  ce 
qu'accomplit  l'instinct  chez  les  animaux;  la  raison  ne 
serait  en  ce  cas  qu'une  manière  particulière  dont  la  na- 
ture se  serait  servie  pour  armerfflwssMfMsfgw)  l'homme  en 
vue  de  la  fin  à  laquelle  elle  a  destiné  les  animaux,  sans 
lui  en  assigner  une  autre  plus  élevée.  Donc  l'homme  a 
besoin  sans  doute,  d'après  cette  disposition  que  la  na- 
ture a  prise  pour  lui,  de  la  raison  pour  prendre  toujours 
en  considération  son  bien  et  son  mal  {Wohl  und  Weh)^, 
mais  il  la  possède  encore  en  outre  pour  une  utilité 
(Behuf)  plus  haute,  c'est-à-dire  aussi,  non  seulement 
pour  examiner  (in  Ueberlegung  zu  nehmen)  ce  qui  est 
en  soi  bon  ou  mauvais  {gut  oder  bôse)  et  ce  que  peut 
seule  juger  la  raison  pure,  absolument  désintéressée  au 
point  de  vue  sensible  {sinnlich  gai'  nicht  interessirte)^ 

*  Born  se  sert  de  scUutem  et  de  miseriam.  (F.  P.) 


DU  CONCEPT  d'un   OBJET  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE     109 

mais  encore  pour  distinguer  complètement  cejugemont 
du  précédent  et  faire  de  celui-ci  la  condition  suprême 
du  dernier. 

En  jugeant  ainsi  du  bien  et  du  mal  en  soi  [an  sich 
Guten  und  Bôsen),  pour  les  distinguer  de  ce  qui  ne  peut 
être  ainsi  nommé  que  par  rapport  à  ce  que  nous  avons 
appelé  Wohl  et  Uebely  il  importe  de  considérer  les  points 
suivants.  Ou  bien  un  principe  rationnel  est  déjà 
conçu  en  soi  comme  le  principe  de  détermination 
de  la  volonté,  sans  égard  aux  objets  possibles 
de  la  faculté  de  désirer  (par  conséquent  simplement 
par  la  forme  de  loi  =  gesetzliche  "  de  la  maxime)  ; 
dans  ce  cas,  ce  principe  est  une  loi  pratique  à  priori  et 
la  raison  pure  est  supposée  être  pratique  par  elle-même. 
La  loi  détermine  alors  immédiatement  la  volonté,  Tac- 
tion  conforme  à  la  loi  esi  bonne  (gut)  en  soi,  une  volonté 
dont  la  maxime  est  toujours  conforme  à  cette  loi  est 
bonne  absolument  [schlechierdings),  à  tous  égards  et 
forme  la  condition  suprême  de  tout  bien  (Guten),  Ou  bien 
il  y  a  un  principe  déterminant  de  la  faculté  de  désirer 
antérieur  à  la  maxime  de  la  volonté,  et  cette  dernière 
suppose  un  objet  de  plaisir  ou  de  déplaisir,  parlant 
quelque  chose  qui  satisfait  (vergnûgt)  ou  qui  cause  de 
la  douleur  {s chmerzt);  la  maxime  de  la  raison,  recher- 
cher l'un  et  fuir  l'autre,  détermine  les  actions  comme 
bonnes  (gut)  relativement  à  notre  penchant,  partant 
médiatement  (par  rapport  à  un  autre  but,  comme 
moyens  d'y  arriver),  et  alors  ces  maximes  ne  peuvent 

*  Voyez  p.  4,  pourquoi  nous  traduiscus  littéralement  ce  mot. 
(F.  P.) 


110  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON  PURE   PRATIQUE 

jamais  s'appeler  des  lois,  mais  des  préceptes  rationnels 
et  pratiques,  La  fin  elle-même,  la  satisfaction  que  nous 
cherchons  est  dans  le  dernier  cas,  non  ce  que  nous 
appelons  Gute,  mais  ce  que  nous  appelons  Wohlj  non  un 
concept  de  la  raison,  mais  un  concept  empirique  d'un 
objet  de  la  sensation.  Si  l'emploi  du  moyen  pour  at- 
teindre ce  but,  c'est-â-dire  l'action*  (parce  que  pour 
cela  une  délibération  de  la  raison  est  nécessaire),  s'ap- 
pelle cependant  bonne  {gut),  ce  n'est  pas  d'une  façon 
absolue  (sçhlechthin),  mais  seulement  par  rapport  à 
notre  sensibilité,  eu  égard  à  son  sentiment  du  plaisir 
et  de  la  peine  ;  et  la  volonté,  dont  la  maxime  est  par 
là  affectée,  n'est  pas  une  volonté  pure,  qui  n'a  rapport 
qu'à  ce  en  quoi  [mir  auf  das  geht,  wobei)  la  raison  pure 
peut  être  pratique  par  elle-même. 

C'est  ici  le  lieu  d'expliquer  le  paradoxe  de  la  mé- 
thode dans  une  Critique  de  la  raison  pratique,  à  savoir 
que  le  concept  du  bien  (Guten)  et  du  mal{Bôsen)  ne  doit  pas 
être  déterminé  avant  la  loi  morale  {à  laquelle,  d'après  V ap- 
parence, il  devrait  servir  de  fondement) ,  mais  seulement 
[comme  il  arrive  ici)  après  cette  loi  et  par  elle.  Même  si 
nous  ne  savions  pas  que  le  principe  de  la  moralité  est  une 
loi  pure  déterminant  à  priori  la  volonté,  nous  devrions 
encore,  pour  ne  pas  admettre  les  principes  tout  à  fait 
gratuitement  [gratis)^  laisser  au  moins  au  commence- 
ment indécise  la  question  de  savoir  si  la  volonté  a 
simplement  des  principes  empiriques  de  détermination 


1  Barrii  fait,  à  tort,  de  Handlung  fder  Gebrauch  des  Mittels  dazu,  d.  i. 
die  Handlung),  Tappositif  de  dazu,  au  lieu  de  le  rapporter  à  der  Gt- 
hrauch  des  Mittels.  (F.  P.) 


BD  CONCEPT  D*UN  OBJET  Diù  LA  RAISON   PURE   PRATIQUE    111 

OU  si  elle  a  aussi  des  principes  déterminants  purs  à 
-priori;  car  il  est  contraire  à  toutes  les  règles  essentielles 
(Griiudregeln)  de  la  méthode  philosophique  de  sup- 
poser déjà  comme  décidé  ce  qu'on  doit  tout  d'abord 
résoudre.  Supposons  que  nous  voulions  maintenant 
partir  du  concept  du  bien  pour  en  dériver  les  lois  de 
la  volonté,  ce  concept  d'un  objet  (en  tant  que  bon) 
donnerait  en  même  temps  cet  objet  comme  l'unique 
principe  déterminant  de  la  volonté.  Comme  maintenant 
ce  concept  n'aurait  pour  règle  aucune  loi  pratique  à 
priori,  on  ne  pourrait  placer  la  pierre  de  touche  du  bien 
ou  du  mal  dans  aucune  autre  chose  que  dans  l'accord 
de  l'objet  avec  notre  sentiment  du  plaisir  ou  de  la 
peine,  et  la  raison  n'aurait  d'autre  usage  que  de  déter- 
miner soit  ce  plaisir  ou  cette  peine  dans  sa  connexion 
comp]è{e  {im  ganzen  Zusammenhaiige)  avec  toutes  les 
sensations  de  mon  existence,  soit  les  moyens  de  m'en 
procurer  l'objet.  Or,  comme  l'expérience  seule  peut 
indiquer  ce  qui  est  conforme  (gemàss)  au  sentiment 
du  plaisir,  et  que  la  loi  pratique,  d'après  la  donnée  (der 


' 

i" 

il 

1 

1 

i 

1     1 

l'il' 

!' 

': 

lll 

';!' 

__ 

i' 

412  ANALYTIQUE   DE    LA   RAISON   PURE  PRATIQUE 

et  dans  la  mesure  où  celle-ci  prescrit  aux  maximes  la 
simple  forme  de  loi  =  gesetzliçhe  ',  sans  égard  à  aucun 
objet).  Mais  comme  on  prenait  déjà  pour  fondement 
de  toute  loi  pratique  un  objet  déterminé  d'après  des 
concepts  du  bien  et  du  mal  (Guten  und  Bôsen),  et  que  cet 
objet  ne  pouvait,  faute  d'une  loi  antérieure,  être  conçu 
que  d'après  des  concepts  empiriques,  on  s'était  déjà  par 
avance  privé  de  la  possibilité  de  concevoir  seulement 
une  loi  pure  pratique,  tandis  qu'on  aurait  trouvé  au 
contraire,  si  l'on  avait  d'abord  recherché  analytique- 
ment  cette  loi,  que  ce  n'est  pas  le  concept  du  bien, 
comme  d'un  objet,  qui  détermine  et  rend  possible  la 
loi  morale,  mais  inversement  que  la  loi  morale  déter- 
mine et  rend  possible  d'abord  le  concept  du  bien,  en 
tant  qu'il  mérite  absolument  {schîechthin)  ce  nom. 

Cette  remarque ,  qui  concerne  simplement  la 
méthode  à  suivre  dans  les  recherches  morales  les  plus 
hautes,  est  importante.  Elle  explique  d'un  seul  coup  la 
cause  occasionnelle  de  toutes  les  erreurs  des  philo- 
sophes relativement  au  principe  suprême  de  la  morale. 
Car  ils  cherchaient  un  objet  de  la  volonté  pour  en  faire 
la  matière  et  le  fondement  d'une  loi  (qui  devait  être 
alors,  non  immédiatement,  mais  par  l'intermédiaire  de 
cet  objet  rapporté  au  sentiment  du  plaisir  ou  de  la 
peine,  le  principe  déterminant  de  la  volonté),  tandis 
qu'ils  auraient  dû  d'abord  chercher  une  loi  qui  dé- 
terminât à  priori  et  immédiatement  la  volonté  et  ensuite 
l'objet  conformément  à  la  volonté.  Or  ils  pouvaient 

«  Voyez  p.  4,  (F.  P.) 


DU  CONCEPT  d'un  OBJET  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE    113 

placer  cet  objet  du  plaisir,  qui  devait  fournir  le  con- 
cept suprême  du  bien,  dans  le  bonheur,  dans  la  perfec- 
tion, dans  la  loi  morale*  ou  dans  la  volonté  de  Dieu, 
leur  principe  était  toujours  une  hétéronomie  et  ils 
devaient  inévitablement  renconirer  [stossen]  pour  une 
loi  morale  des  conditions  empiriques,  parce  qu'ils  ne 
pouvaient  en  nommer  bon  ou  mauvais  {gut  oder  bôse) 
l'objet,  comme  principe  de  détermination  immédiat  de 
la  volonté,  que  d'après  son  rapport  immédiat  au  senti- 
ment, qui  est  empirique  dans  tous  les  cas.  Il  n'y  a 
qu'une  loi  formelle,  c'est-à-dire  une  loi  telle 
qu'elle  ne  prescrive  à  la  raison  rien  de  plus,  comme 
condition  suprême  des  maximes,  que  la  forme  de  sa 
législation  (Gesetzgebung)  universelle,  qui  puisse  à 
priori  être  un  principe  déterminant  de  la  raison  pra- 
tique. Les  anciens  laissaient  voir  ouvertement  cette 
erreur,  en  dirigeant  complètement  leurs  recherches 
morales  vers  la  détermination  du  concept  du  souverain 
bien,  partant  d'un  objet  dont  ils  avaient  l'intention  de 
faire  ensuite  le  principe  déterminant  de  la  volonté 
dans  la  loi  morale,  tandis  que  c'est  seulement  beau- 
coup plus  tard,  quand  la  loi  morale  a  été  bien  établie 
par  elle-même  et  justifiée  comme  principe  de  déter- 
mination immédiat  de  la  volonté,  que  cet  objet  peut 
être  représenté  à  la  volonté  maintenant  déterminée  à 
priori  d'après  sa  forme  :  et  c'est  ce  que  nous  voulons 
entreprendre  dans  la  Dialectique  de  la  raison  pure 

*  Nous  traduisons  littéralement  le  texte,  im  moralischem  Gesetze,  que 
donnent  presque  toutes  les  éditions  et  qu'accepte  Bom  (in  lege  mo- 
raii).  Mais  il  seml  le  bien  qu'on   doive,  avec  Hailenstein,  Barni  et 
Abbot,  mettre  senlimenl  moral  au  lieu  de  loi  morale.  (F.  PO 
KAHT,  Cr.  de  la  rais.  prat.  8 


114      ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

pratique.  Les  modernes,  pour  qui  la  question  du  souve- 
rain bien  est  alors  d'usage  ou  au  moins  parait  être 
devenue  une  chose  accessoire,  déguisent  l'erreur  men- 
tionnée plus  haut  (comme  dans  beaucoup  d'autres  cas), 
sous  des  mots  indéterminés;  cependant  on  ne  la 
découvre  pas  moins  dans  leurs  systèmes,  car  elle  se 
traduit  toujours  alors  par  l'hétéronomie  de  la  raison 
pratique,  d'où  ne  peut  jamais  sortir  désormais  une  loi 
morale  qui  commande  universellement  à  priori  (allge- 
mein  gebietendes). 

Or  puisque  les  concepts  du  bien  et  du  mal 
{Guten  und  Bôsen),  comme  conséquences  de  la 
détermination  à  priori  de  la  volonté,  supposent  aussi 
un  principe  pur  pratique  ^  partant  une  causalité  de  la 
raison  pure,  ils  ne  se  rapportent  pas,  à  l'origine  (pour 
ainsi  dire, comme  déterminations  de  l'unité  synthétique 
de  la  diversité  =  Mannigfaltigen,  d'intuitions  données 
dans  une  conscience)  à  des  objets,  comme  les  concepts 
purs  de  l'entendement  ou  les  catégories  de  la  raison 
théoriquement  employée,  ils  supposent  au  contraire  ces 
objets  comme  donnés*,  mais  ils  sont  tous  ensemble 
des  modes  (modi)  d'une  catégorie  unique,  de  la  caté- 
gorie de  la  causalité,  en  tant  que  le  principe  détermi- 
nant de  celle-ci  consiste  dans  la  représentation  ration- 
nelle d'une  loi  que  la  raison  se  danne  à  elle-même 
comme  loi  de  la  liberté,  en  se  révélant  ainsi  à 
priori  comme  pratique.  Cependant  comme  les  actions 
sont  d'une  part  soumises  à  une  loi,  qui  n'est  pas  une 

I  Nous  faisons  rapporter  sie  à  concepts,  avec  Abbot  ;  le  contexte  ne 
permet  pas  de  le  rapporter  à  catégories,  comme  le  fait  Barni.  (F.  P.) 


DU  GONCEPt  d'un  OBJET  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE  115 

loi  de  la  nature,  mais  une  loi  de  la  liberté,  partant 
appartiennentà  la  conduite  d'êtres  intelligibles,  maisque 
(Vautre  part,  elles  appartiennent  cependant  aussi  aux 
phénomènes,  en  tant  qu'événements  du  monde  sensible, 
les  déterminations  d'une  raison  pratique  ne  peuvent 
avoir  lieu  que  par  rapport  aux  phénomènes,  partant 
que  conformément  aux  catégories  de  l'entendement, 
non  en  vue  d'un  usage  théorique  de  l'entendement, 
pour  ramener  la  diversité  {Mannigfaltige)  de  Vin- 
tuition  (sensible)  sous  une  conscience  à  prioriy  mais 
seulement  pour  soumettre  la  diversité  des  désirs  à 
l'unité  de  la  conscience  d'une  raison  pratique,  qui 
ordonne  dans  la  loi  morale,  ou  d'une  volonté  pure  à 
priori. 

Ces  catégories  de  la  liberté,  car  c'est  ainsi  que  nous 
les  nommerons  en  opposition  à  ces  concepts  théoriques 
qui  sont  des  catégories  de  la  nature,  ont  un  avantage 
manifeste  sur  ces  dernières.  Tandis  que  celles-ci  ne 
sont  que  des  formes  de  la  pensée,  qui  désignent,  seule- 
ment par  des  concepts  généraux,  des  objets,  engénéralet 
d'unefaçon  indéterminée,  pour  toute  intuition  possible, 
pour  nous,  les  premières  au  contraire  se  rapportent  à  la 
détermination  d'un  libre  arbitre  ^^  freiénWillkiihr  *  (^au- 
quel sans  doutene  peut  étredonnéeaucuneintuition  par- 
faitement correspondante,  mais  qui,  ce  qui  n'a  lieu  pour 
aucun  concept  de  l'usage  théorique  de  notre  pouvoir  de 
connaître,  a  pour  fondement  une  loi  pure  pratique  à 
priori)'^  comme  concepts  pratiquesélémentaires,aulieu 

'  Sur  ce  mot,  voyez  n.  2,  p.  31. 

2  Nous  faisons  rapporter  à  priori  avecAbbot  à  Q-eselz  et  non  à  a  pour 
fondement,  comme  Barni.  (F.  P.) 


116      ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON'  PURE  PRATIQUE 

de  la  forme  de  l'intuition  (espace  et  temps),  qui  ne  ré- 
side pas  dans  la  raison  elle-même,  mais  doit  être  tirée 
d'ailleurs,  c'est-à-dire  de  la  sensibilité,  et  elles  ont  pour 
fondement  la  forme  (Tune  volonté  pm'e  qui  est  donnée 
dans  la  raison,  partant  dans  la  faculté  de  penser  elle- 
même.  Il  en  résulte  donc  que^  comme  dans  tous  les 
préceptes  delà  raison  pure  pratique,  il  s'agit  seulement 
de  la  détermination  de  la  volotité  et  non  des  conditions 
naturelles  (du  pouvoir  pratique)  de  la  mise  à  exécution 
de  son  dessein  \  les  concepts  pratiques  à  priori  par 
rapport  au  principe  suprême  de  la  liberté  deviennent 
sur-le-champ  des  connaissances  et  n'ont  pas  à  attendre 
les  intuitions  pour  acquérir  une  signification,  et  cela 
pour  cette  raison  remarquable  qu'ils  produisent  eux- 
mêmes  la  réalité  de  ce  à  quoi  ils  se  rapportent  (l'inten- 
tion de  la  volonté),  03  qui  n'est  pas  du  tout  le  cas  des 
concepts  théoriques.  Seulement,  il  faut  bien  remarquer 
que  ces  catégories  ne  concernent  que  la  raison  pratique 
en  général  et  qu'ainsi  l'or'jre  dans  lequel  elles  se  pré- 
sentent^ mène  de  celles  qui  sont  moralement  encore 
indéterminées  et  sensiblement  conditionnées  à  celles 
qui,  indépendantes  des  conditions  sensibles  (sinnlich 
unbedingt),  sont  déterminées  simplement  par  la  loi  mo- 
rale. 

•  Ti'aduction  littérale  de  der  Ausfuhrung  seiner  Absicht.  —  Born  dit 
cxsequendi  consilii;  Ba.Tm,  l'exécution  de  ses  desseins-,  Abbot,  the  exécu- 
tion of  one's  purpose.  (F.  P.) 


DU  CONCEPT  d'un  OBJET  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE    117 


TABLE 

DES   CATÉGORIES   DE   LA   LIBERTE   PAR    RAPPORT  AUX   CONCEPTS 
DU  BIEN   ET   DU   MAL 

I 

QOiNTITÉ 

Subjectif,  d'après  les  maximes  [Opinions  pratiques  *  de  l'iri- 
dividu). 

Objectif,  d'après  des  principes  [Pn^ceptes). 

Principes  à  priori,  aussi  bien  objectifs  que  subjectifs,  de  la 
liberté  [Lois). 


n 

m 

QUALITÉ 

RELATION 

Règles      pratiques     d.''action 

A  la  personnalité, 

(prœceptivœ). 

A  ïe'lal  de  la  personne, 

Règles    pratiques    d'omission 

Réciproque  d'une  personne  à 

{prohibitivœ). 

l'état  des  autres. 

Règles   pratiques  d'exception 

[exceptivœ). 

IV 

MODi 

LITÉ 

Le  Permis  et  le  Défendu  ^. 

Le  Devoir  et  VOpposé  du  devoir. 

Le  Devoir  parfait  et  le  Devoir  imparfait. 

On  s'aperçoit  bien  vite  que,  dans  ce  tableau,  la  li- 
berté est  considérée  comme  une  espèce  de  causalité, 
qui  n'est  pas  soumise  à  des  principes  empiriques  de  dé- 
termination, relativement  aux  actions  qu'elle  peut  pro- 

•  Nous  traduisons  ainsi  avec  Barni  :  WHîensmeinungen.  (F.  P.) 

2  Traduction  des  mots  Erlaubte  et  Unerlaubte.  Born  emploie  licitum 

et  Hlidtum ; 'Rdi.vni,  le  licite  et  ViUicitc;  Abbot,  the  Permitted  and  the 

Forbidden.  (F.  P.) 


118  ANALYTIQUE   DE   LA  RAISON   PURE   PRATIQUE 

duire  comme  phénomènes  dans  le  monde  sensible; 
partant  qu'elle  se  rapporte  aux  catégories  qui  concer- 
nent sa  possibilité  naturelle,  tandis  que  chaque  caté- 
gorie est  prise  si  universellement  que  le  principe 
déterminant  de  cette  causalité  peut  être  placé  en  dehors 
du  monde  sensible  dans  la  liberté  comme  propriété 
d'un  être  intelligible,  en  attendant  que  les  catégories 
de  la  modalité  fournissent  le  passage,  mais  seulement 
d'une  manière  prohlématique^  des  principes  pratiques 
en  général  à  ceux  de  la  moralité,  qui  ensuite  peuvent 
être  dogmatiquement  établis  par  la  loi  morale. 

Je  n'ajoute  rien  de  plus  ici  pour  l'explication  du 
présent  tableau,  parce  qu'il  est  suffisamment  clair  par 
lui-même.  Une  division  de  cette  espèce,  fondée  sur  des 
principes,  est  très  utile  à  toute  science,  au  point  de  vue 
de  la  solidité  aussi  bien  que  de  la  clarté.  Ainsi,  on 
sait,  par  exemple,  tout  de  suite  d'après  ce  tableau  et 
son  premier  numéro,  par  où  l'on  doit  commencer  dans 
les  recherches  pratiques  :  des  maximes  que  chacun 
fonde  sur  son  penchant,  on  va  aux  préceptes  qui  sont 
valables  pour  toute  une  espèce  d'êtres  raisonnables,  en 
tant  qu'ils  s'accordent  en  certains  penchants,  et  enfin 
à  la  loi  qui  vaut  pour  tous,  indépendamment  de 
leurs  penchants,  etc.  De  cette  manière,  on  aperçoit 
le  plan  complet  de  ce  que  l'on  a  à  faire,  on  aperçoit 
même  chaque  question  de  ia  philosophie  pratique  qu'on 
a  à  résoudre  et  eu  même  temps  l'ordre  qu'il  convient 
de  suivre. 


DU  CONCEPT  d'un  OBJET  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE    119 
DE    LA   TYPIQUE    DU   JUGEMENT    PUR    PRATIQUE  * 

Les  concepts  du  bien  et  du  mal  [Giiten  und  Bôsen) 
déterminent  d'abord  un  objet  pour  la  volonté.  Mais  ils 
sont  eux-mêmes  soumis  à  une  règle  pratique  de  la 
raison  qui,  si  elle  est  la  raison  pure,  détermine  la  vo- 
lonté à  priori,  relativement  à  son  objet.  Maintenant, 
une  action  possible  pour  nous  dans  la  sensibilité  est- 
elle,  oui  ou  non,  le  cas  qui  est  soumis  à  la  règle,  c'est 
au  jugement  pratique  qu'il  appartient  d'en  décider  ; 
par  lui  est  appliqué  in  concreto  à  une  action,  ce  qui  était 
dit  universellement  {in  abstracto),  dans  la  règle.  Mais 
puisqu'une  règle  pratique  de  la  raison  pure  concerne, 
d'abord  entant  que  p7'atique,V  existence  d' un  ohieiei  qu'en 
second  lieu,  comme  règle  pratique  de  la  raison  pure,  elle 
implique  nécessité  par  rapport  à  l'existence  de  l'action, 
partantqu'elleestuneloi  pratique  et  non  uneloinaturelle 
dépendant  de  principes  empiriques  de  détermination, 
mais  une  loi  de  la  liberté  d'après  laquelle  la  volon  té  doit 
pouvoir  être  déterminée  indépendamment  de  toutélé- 
mentempirique(simplement  par  la  représentation  d'une 
loi  en  général  et  de  sa  forme),  tandis  que  tous  les  cas  qui 
peuvent  se  présenter,  pour  des  actions  possibles,  ne 
peuvent  être  qu'empiriques,  c'est-à-dire  ne  peuvent  ap- 
partenir qu'à  l'expérience  et  à  la  nature;  il  paraît  ainsi 
paradoxal  [ividersinnig)  de  vouloir  trouver  dans  le  monde 
sensible  un  cas  qui,  devant  toujours  comme  tel,  être 

*  Barni  met  De  la  typique  de  la  raison  pure  pratique,  en  substî. 
tuant  sans  raison  Vernunft  k  Urtheilskraft,  que  donnent  tous  lef 
textes.  (F.  P.) 


120  ANALYTIQUE   DE    LA    RAISON   PURE  PRATIQUE 

soumis  seulement  à  la  loi  de  la  nature,  permette  cepen- 
dant qu'on  lui  applique  une  loi  de  la  liberté,  et  auquel 
puisse êtreappliquéeTidéesupra-sensibledu bien  moral 
[SittlichgutenJ ,  qui  y  doit  être  représentée  in  concreto. 
Par  conséquent,  le  jugement  de  la  raison  pure  pra- 
tique est  soumis  aux  mêmes  difficultés  que  celui  de  la 
raison  pure  théorique.  Celle-ci  cependant  avait  un 
moyen  d'en  sortir,  puisque,  relativement  à  l'usage  théo- 
rique, s'il  fallait  des  intuitions  auxquelles  pussent 
être  appliqués  des  concepts  purs  de  l'entendement,  des 
intuitions  de  ce  genre  (ne  concernant  toutefois  que  les 
objets  des  sens)  peuvent  être  données  à  pnori,  partant, 
en  ce  qui  concerne  la  connexion  en  elles  du  divers 
[Mannigfalligen),  conformément  aux  concepts  purs  à' 
priori  de  l'entendement  (comme  sehèmes  =  Schemate). 
Au  contraire,  le  bien  moral  est,  quant  à  l'objet,  quelque 
chose  de  supra-sensible  pour  lequel  on  ne  peut  trouver, 
par  conséquent,  rien  de  correspondant  dans  une  intui- 
tion sensible.  Le  jugement  dépendant  des  lois  {unter 
Gesetzen)  '  de  la  raison  pure  pratique  paraît  par  suite 
soumis  à  des  difficultés  particulières,  qui  proviennent 
de  ce  qu'une  loi  de  la  liberté  doit  être  appliquée  à  des 
actions,  qui  sont  des  événements  se  produisant  dans  le 
monde  sensible  etpar conséquent  appartiennent  en  cette 
qualité  à  la  nature. 

Mais  ici  s'offre  cependant  encore  une  issue  favorable 
pour  le  jugement  pur  pratique.  En  subsumant  une 
action  possible,  pour  moi  dans  le  monde  sensible  sous 

*  Born  emploie  sub  legibus  -,  Barni,  qui  se  rapporte  auai  lois  ;  Abbot, 
4epending  of  lavas.  (F.  P.) 


DU  CONCEPT  d'un  OBJET  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE    121 

une  loi  pure  pratique,  il  ne  s'agit  pas  de  la  possibilité  de 
Vactio7i  en  tant  qu'événement  du  monde  sensible;  car 
cette  possibilité  a  rapport  au  jugement  {die  geôrl  fur 
die  Beurtheilung)  de  la  raison  dans  son  usage  théorique, 
conformément  à  la  loi  delà  causalité,  qui  est  un  concept 
pur  de  l'entendement  pour  lequel  elle  a  un  schème 
dans  rintuition  sensible.  La  causalité  physique  ou  la 
condition  sous  laquelle  elle  a  lieu,  appartient  aux  con- 
cepts de  la  nature,  dont  l'imagination  transcendantale 
trace  le  schème.  Il  n'est  pas  question  ici  du  schème  d'un 
cas  qui  se  présente  d'après  des  lois,  mais  du  schème  (si 
ce  mot  est  convenable  ici)  d'une  loi  elle-même,  parce  que 
la  détermination  de  la  volonté  (non  l'action  relativement 
à  son  résultat)  par  la  loi  seule,  sans  autre  principe  dé- 
terminant, rattache  le  concept  de  causalité  à  des  con- 
ditions tout  autres  que  celles  qui  forment  la  connexion 
naturelle  '. 

Un  schème,  c'est-à-dire  un  procédé  général  {allge- 
meines  Verfahren)  de  l'imagination  (pour  représenter 
à  priori  aux  sens  le  concept  pur  de  l'entendement,  que 
détermine  la  loi),  doit  correspondre  à  la  loi  naturelle, 
en  tant  que  loi  régissant  les  objets  d'intuition  sensible 
comme  tels.  Mais  aucune  intuition,  partant  aucun 
schème  destiné  à  l'appliquer  in  concreto,  ne  peut  se 
trouver  sous  la  loi  de  la  liberté  (comme  causalité 
qui  n'est  pas  du  tout  conditionnée  sensiblement),  et 
partant  non  plus  sous  le  concept  du  bien  inconditionné 
(Unbedingt-Giiten)'^,  Par  conséquent  la  loi  morale  n'a 

*  Barni  ajoute  :  Des  effets  et  des  causes.  (F.  P.) 
»  Sur  l'emploi  de  ce  mot  inconditionné  au  lieu  d'a&.'oiu,  qu'on  lit  chez 
Barni,  voyez  n.  1,  p.  16.  (F.  P.) 


122  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

aucune  autre  faculté  de  connaître  que  l'entendement 
(et  non  l'imagination),  qui  puisse  l'appliquer  aux  objets 
de  lanature.  L'entendement  peut,  en  vue  du  jugement, 
donner  pour  fondement  (unterlegen  als  Gesetzes)  à  une 
idée  de  la  raison,  non  un  schème  de  la  sensibilité,  mais 
une  loi,  telle  toutefois  qu'elle  puisse  être  représentée  m 
concrefo  dans  les  objets  des  sens,  partant  une  loi  natu- 
relle, mais  seulement  quanta  la  forme:  par  conséquent 
nous  pouvons  appeler  cette  loi,  le  type  de  la  loi  morale. 
La  règle  du  jugement  soumis  aux  lois  de  la  raison 
pure  pratique  est  la  suivante  :  demande-toi  si  l'action 
que  tu  projettes,  en  supposant  qu'elle  dût  arriver 
d'après  une  loi  de  la  nature  dont  tu  ferais  toi-même 
partie,  tu  pourrais  encore  la  regarder  comme  possible 
pour  ta  volonté.  C'est  d'après  cette  règle,  en  fait,  que 
chacun  juge  si  les  actions  sont  moralement  bonnes  ou 
mauvaises  [gui  oder  bose).  Ainsi,  l'on  dit  :  comment  ! 
s\  chacun  se  permettait  de  tromper,  quand  il  croit  tra- 
vailler à  son  avantage  ou  se  considérait  comme 
autorisé  à  mettre  fin  à  sa  vie,  dès  qu'il  en  est  complète- 
ment fatigué,  ou  s'il  regardait  avec  une  indifférence 
complète  la  misère  (Noth)  d'autrui  et  que  tu  appar- 
tinsses à  un  tel  ordre  de  choses,  t'y  trouverais-tu  bien 
avec  l'assentiment  de  la  volonté  ?  Or  chacun  sait  bien 
que  s'il  se  permet  en  secret  quelque  trompeKe  [Betrug], 
ce  n'est  pas  une  raison  pour  que  tout  le  monde  fasse  de 
même,  que  s'il  est,  sans  qu'on  s'en  aperçoive,  indiffé- 
rent  pour  les  autres,  il  n'en  résulte  pas  que  tout  le 
monde  soit  pour  Ini  dans  la  même  disposition  :  par 
conséquent  cette  comparaison  de  la  maxime  de  ses 


DU  CONCEPT  d'un  OBJET  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE    123 

actions  avec  une  loi  universelle  de  la  nature  n'est  pasnon 
plus  le  principe  déterminant  de  sa  volonté.  Mais  cette 
loi  plus  universelle  est  cependant  tijpe  pour  juger  la 
maxime  d'après  des  principes  moraux.  Si  la  maxime  de 
l'action  n'est  pas  d'une  nature  telle,  qu'elle  soutienne 
l'épreuve  (die  Probe  hait)  de  la  forme  d'une  loi  naturelle 
en  général,  elle  est  moralement  impossible.  C'est  ainsi 
que  juge  lui-même  l'entendement  le  plus  ordinaire, 
car  la  loi  naturelle  sert  toujours  de  fondement  à  ses 
jugements  les  plus  habituels  et  même  à  ses  jugements 
d'expérience.  Toujours  par  conséquent  il  l'a  en  main, 
de  manière  seulement  à  faire,  dans  les  cas  où  doit  être 
jugée  la  causalité  par  liberté  {aus  Freiheit)\  de 
cette  loi  naturelle  simplement  un  type  d'une  loi  de  la 
liberté^  car  s'il  n'avait  pas  sous  la  main  quelque  chose 
qu'il  pût  prendre  pour  exemple  dans  les  cas  d'expé- 
rience, il  ne  pourrait  dans  l'application  conférer 
l'usage  à  la  loi  d'une  raison  pure  pratique. 

Donc  il  m'est  aussi  permis  de  me  servir  de  la  nature 
du  monde  sensible  comme  type  d'une  nfliure  intelligibley 
pourvu  que  je  ne  transporte  pas  à  celte  dernière  les 
intuitions  et  ce  qui  en  dépend,  mais  que  je  me  borne 
à  y  rapporter  simplement  la  forme  de  la  conformité  à  la 
loi  (Gesetzmàssigkcit)*  en  général  (dont  le  concept 
se  trouve  aussi  dans  l'usage  le  plus  commun  de  la 
raison  *,  mais  ne  peut  être  connu  à  priori  d'une  façon 

'  Voyez  page  7  la  distinction  des  deux  ordres  de  causalité.  (F.  P.) 
2  Sur  la  traduction  de  ce  mot,  voyez  la  note  de  la  page  4.  (F.  P.) 
'  Born  dit  in  purissimo  rationis  usu;  Barni,  dans  l'usage  le  plus  pur 

delà  raison;  Abbot  substitue,  après  U&Tten$tein,  gemeinste  à  reinsle. 

Nous  l'avons  suivi  sur  ce  point.  (F.  P.) 


124  ANALYTIQUE  DE   LA    RAISON   PUBE   PRATIQUE 

déterminée  que  pour  un  usage  pur  pratique  de  la  rai- 
son). Car  des  lois,  comme  telles,  sont  identiques  à  cet 
égard,  qu'elles  tirent  d'où  elles  veulent  leurs  principes 
de  détermination. 

D'ailleurs,  comme  de  tout  l'intelligible  il  n'y  a 
absolument  {schlechterdings)  rien  que  la  liberté  (au 
moyen  de  la  loi  morale),  qui  ait  de  la  réalité  et  encore 
n'en  a-t-elle  qu'en  tant  qu'elle  est  une  supposition 
inséparable  de  cette  loi  ;  et  comme  en  outre  tous  les 
objets  intelligibles  auxquels  la  raison  pourrait  encore 
peut-être  nous  conduire  en  prenant  cette  loi  pour  guide 
(nach  Anleitung  jenes  Ge$et%es),  n'ont  à  leur  tour  pour 
nous  de  réalité  que  pour  le  besoin  de  cette  loi  elle- 
même  et  de  l'usage  de  la  raison  pure  pratique,  et  que 
la  raison  pure  pratique  est  autorisée  et  même  con- 
trainte à  faire  usage  de  la  nature  (considérée  dans  sa 
forme  pure  comme  un  objet  de  l'entendement)  comme 
type  du  jugement,  la  remarque  présente  sert  à  nous 
empêcher  de  compter  parmi  les  concepts  eux-mêmes, 
ce  qui  appartient  simplement  à  la  typique  des 
concepts.  Cette  dernière,  comme  typique  du  jugement, 
nous  préserve  de  Vempmsme  de  la  raison  pra- 
tique, lequel  fait  consister  les  concepts  pratiques  du 
bien  et  du  mal  {Guten  und  Bôsen),  simplement  dans 
des  conséquences  de  l'expérience  (dans  ce  qu'on 
appelle  bonheur),  quoique,  àvrai  dire,  le  bonheur  et  les 
conséquences  utiles  en  nombre  infini  d'une  volonté 
déterminée  par  l'amour  de  soi,  si  cette  volonté  se  posait 
elle-même  en  même  temps  comme  loi  universelle  de 
la  nature,   pourraient   certainement    servir   de   type 


DU  CONCEPT  d'un  OBJET  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE    125 

tout  à  fait  approprié  au  bien  moral,  mais  sans  toute- 
fois s'identifier  avec  lui.  Cette  typique  préserve  aussi  du 
mysticisme  de  la  raison  pratique,  lequel  prend  pour 
schème  ce  qui  ne  servait  que  de  symbole,  c'est-à-dire 
fait  reposer  l'application  des  concepts  moraux  sur  des 
intuitions  réelles  et  cependant  non  sensibles  (d'un 
royaume  invisible  de  Dieu),  et  s'égare  dans  le  transcen- 
dant (Ueberschvengliclie)  '.  A  l'usage  des  concepts 
moraux  est  uniquement  approprié  le  rationalisme  du 
jugement,  lequel  n'emprunte  à  la  nature  sensible  que 
ce  que  la  raison  pure  peut  aussi  concevoir  par 
elle-même,  c'est-à-dire  la  conformité  à  la  loi  {Gesetz- 
màssicjkeit)  *  et  n'introduit  dans  la  nature  supra-sen- 
sible que  ce  qui  en  retour  peut  étreréellement  repré- 
senté par.  des  actions  dans  le  monde  des  sens  d'après 
la  règle  formelle  d'une  loi  naturelle  en  général. 
Cependant  il  est  beaucoup  plus  important  et  on  doit 
bien  plus  recommander  de  se  préserver  de  l'empirisme 
de  la  raison  pratique,  parce  que  le  mysticistne  se 
concilie  encore  avec  la  pureté  et  l'élévation  {Erhahen- 
heit)  de  la  loi  morale,  et  qu'en  outre  il  n'est  pas  même 
naturel  et  conforme  à  la  façon  de  penser  commune,  de 
tendre  son  imagination  jusqu'à  des  intuitions  supra- 
sensibles;  par  conséquent  le  danger  n'est  pas  aussi 
général  de  ce  côté.  L'empirisme  au  contraire  extirpe 
,-  jusqu'à  la  racine,  la  moralité  dans  les  intentions  (dans 
lesquelles  cependant  et  non  simplement  dans  les 
actions  consiste  la  haute  valeur  que  l'humanité  peut  et 


«  Voyez  note  2,  p.  99.  (F.l\) 
«  Voyez  p.  4  et  127.  (F.  P.) 


126  ANALYTIQUE   DE   LA  RAISON   PURE  PRATIQUE 

doit  se  procurer  par  la  moralité);  il  substitue  au  devoir 
quelque  chose  de  tout  à  fait  différent,  c'est-à-dire  un 
intérêt  empirique  avec  lequel  se  liguent  secrètement 
les  penchants  en  général  ;  en  outre  l'empirisme,  par 
cela  même  qu'il  est  uni  avec  tous  les  penchants  qui 
(quelque  forme  qu'ils  prennent),  s'ils  sont  élevés  à 
la  dignité  d'un  principe  pratique  supérieur,  dégra- 
dent l'humanité,  et  que  ces  penchants  sont  favorables 
également  à  la  manière  de  sentir  de  chacun,  est  pour 
cette  raison  beaucoup  plus  dangereux  que  tout  enthou- 
siasme fanatique  {Schtvàrmerei)  \  qui  ne  peut  jamais 
produire  un  état  durable  che2  Un  grand  nombre  de  per- 
sonnes. 

<  Voyez  nate  2,  p.  99  el  n.  1,  p.  125.  (F.  P.) 


CHAPITRE  111 


DES   MOBILES   DE   LA   RAKON   PURE    PRATIQUE 


Ce  qui  est  essentiel  dans  la  valeur  morale  des 
actions,  c'est  que  la  loi  morale  détermine  immédiatement 
la  volonté.  Si  la  détermination  delà  volonté  se  produit, 
à  vrai  dire,  conformément  à  la  loi  morale,  mais  seu- 
lement par  le  moyen  d'un  sentiment,  de  quelque 
espèce  qu'il  soit,  qui  doit  (muss)  être  supposé  pour 
que  celle-ci  devienne  un  principe  de  détermination 
suffisant  de  la  volonté,  par  conséquent,  si  elle  ne  se 
produit  pas  en  vue  de  la  loi  {um  des  Gesetzes  tvillen)  ', 
l'action  possédera  bien  de  la  légalité  [Legalitàt)  ^, 
mais  non  de  la  moralité.  Si  donc  l'on  entend  par 
mobile  [elater  animi)  le  principe  subjectif  de  délermi- 

•  Barni  ajoute  uniquement,  qui  ne  figure  pas  dans  le  teste. 

3  Kant  semble  distinguer  Legalitai  et  Gesetzmassigkeit.  On  poxirrait 
dire  que  le  second  terme  suppose  la  conformité  à  la  lettre  et  à  l'espril 
de  la  loi,  la  conformité  dans  Tintention  et  dans  l'action,  tandis  que  le 
premier  n'implique  qu'une  conformité  à  la  lettre  de  la  loidans  l'action 
extérieure.  C'est  pourquoi  nous  avons  toujours  traduit  littéralement 
le  second.  Cf.  p.  4.  (F.  P.) 


128  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

nation  de  la  volonté  d'un  être  dont  la  raison  n'est  pas 
déjà,  en  vertu  de  sa  nature,  nécessairement  conforme 
à  la  loi  objective,  il  en  résultera  d'abord  qu'on  ne 
peut  attribuer  aucun  mobile  à  la  volonté  divine,  et 
que  le  mobile  de  la  volonté  humaine  (et  de  celle  de 
tout  être  raisonnable  créé)  ne  peut  jamais  être  que  la 
loi  morale,  partant  que  le  principe  objectif  de  déter- 
mination doit  être  toujours  et  en  même  temps  tout  à 
fait  seul,  le  principe  de  détermination  subjectivement 
suffisant  de  l'action,  si  celle-ci  ne  doit  pas  simplement 
remplir  la  lettre  {den  Buchstaben)  de  la  loi  sans  en  con- 
tenir l'esprit  *. 

Ainsi,  comme  on  ne  doit  chercher  en  vue  de  la  loi 
morale,  et  pour  lui  procurer  de  l'influence  sur  la 
volonté,  aucun  mobile  étranger  qui  puisse  dispenser 
de  celui  de  la  loi  morale,  parce  que  cela  ne  produirait 
qu'une  pure  hypocrisie,  sans  consistance,  et  si  même 
il  est  dangereux  de  laisser  seulement  à  côté  de  la  loi 
morale  quelques  autres  mobiles  (comme  celui  de  l'in- 
térêt) coopérer  (mitwirken)  avec  elle  ;  il  ne  reste  sim- 
plement qu'à  déterminer  avec  soin  de  quelle  manière 
la  loi  morale  devient  un  mobile,  et  ce  qui,  quand  elle 
est  un  mobile,  se  produit  dans  la  faculté  humaine  de 
désirer  comme  effet  de  ce  principe  déterminant  sur 
cette  faculté  *.  En  effet,  savoir  comment  une  loi  peut 

*  On  peut  dire  de  toute  action  conforme  à  la  loi,  qui  cependant  n'a 
i)rts  élé  faite  en  vue  de  la  loi,  qu'elle  est  moralement  bonne  simple- 
ment quant  à  la  lettre,  mais  non  quant  à  Vesprit  (à  Tintention). 

*  Nous  essayons  do  lirxduire  aussi  exactement  que  possible  cette 
|)brase  dont,  i,î  s.t.s  est  clair,  mais  dont  il  n'est  pas  facile  de  rendre 
los  (livoi-sos  |iarlio  ■;.  I.e  Icxle  porte  :  und  ivas,  indem  sie  es  ist,  mil  dcm 
men^clUichcn     BegchmngsvGnnOgen.     aïs    Wvkung  jenes    Beslimmungs 


DBS   MOBILES   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE  129 

être,  par  elle-même  et  immédiatement,  principe  dé- 
terminant de  la  volonté  (ce  qui  cependant  est  le  ca- 
ractère essentiel  de  toute  moralité),  c'est  un  problème 
insoluble  pour  la  raison  humaine  et  identique  avec 
celui  qui  consiste  à  savoir  comment  est  possible  une 
volonté  libre.  Donc  nous  n'aurons  pas  à  montrer  à 
priori  pourquoi  {den  Grund,  woher)  la  loi  morale  four- 
nit en  elle-même  un  mobile,  mais  ce  que,  en  tant  que 
mobile,  elle  produit  (ou  pour  mieux  dire,  doit  pro- 
duire) dans  l'esprit  {Gemûthe)^. 

Le  caractère  essentiel  de  toute  détermination  de  la 
volonté  par  la  loi  morale  [durchs  sittliche  Gesetz),  c'est 
qu'elle  soit  déterminée  simplement  par  la  loi  morale 
comme  volonté  libre,  partant  non  seulement  sans  le 
concours  des  attraits  {Antriebe)  sensibles,  mais  même 
à  l'exclusion  de  tous  ceux-ci^  et  au  préjudice  [mit 
Abweisung  und.,.  mit  Âbbruch)  de  tous  les  penchants, 
en  tant  qu'ils  peuvent  être  contraires  à  la  loi  morale. 
Dans  cette  mesure  (so  weit),  l'effet  de  la  loi  morale 
comme  mobile  n'est  donc  que  négatif  et  comme  tel, 
ce  mobile  peut  être  connu  à  priori.  Car  tout  penchant 
et  tout  attrait  sensible  est  fondé  sur  le  sentiment  et 
l'effet  négatif  produit  sur  le  sentiment  (par  le  préjudice 
porté  aux  penchants),  est  lui-même  un  sentiment.  Par 
conséquent,  nous  pouvons  voir  {einsehen)  à  priori  que  la 


grundes  auf  dassdbe  vorgehe;  Born  d'.t  :  qtiidque,  dum  ea  dater  est,  in 
humana  adpelendi  facultate  agatur,  qua  effectio  illustrationis  dtierminantis 
in  eam;  Barni:  et  quel  effet  elle  produit  alors  sur  notre  famlté  de  désirer; 
Abbot:  andwhat  effcct  this  has  iipon  the  faculty  of  dcsire.  (F.  P,) 

*  Born  traduit  ce  mot  par  animo,  Barni  par  esprit^  Abbot  par  mind 
(F.  P.) 

KANT,  Cr.  de  la  rais,  prat-  9 


130  ANALYTIQUE    DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

loi  morale,  comme  principe  déterminant  de  la  volonté, 
doit,  parce  qu'elle  porte  préjudiceà  tous  nos  penchants, 
produire  un  sentiment  qui  peut  être  nommé  de  la 
douleur,  et  nous  avons  maintenant  ici  le  premier,  et 
peut-être  aussi  le  seul  cas,  où  nous  puissions  déter- 
miner par  des  concepts  à  priori  le  rapport  d'une  con- 
naissance (dans  ce  cas,  d'une  raison  pure  pratique)  au 
sentiment  du  plaisir  ou  de  la  peine.  L'ensemble  des 
penchants  (qui  peut-être  aussi  peuvent  être  ramenés 
à  un  système  supportable  =  ertràgliches^ ^  et  dont  la 
satisfaction  s'appelle  alors  le  bonheur  personnel)  forme 
Végoïsme  =  Selbstsucht  {SoUpsismus)'^.  L'égoïsme  est 
ou  ïamour  de  soi  (Selbstliebe),  qui  consiste  dans  une 
bienveillance  excessive  {ûber  ailes  (lehenden)  pour  soi- 
même  (philauti a), ou  hienldi satisfaction  (Wohlgefallens) 
de  soi-même  [arroganîia).  Le  premier  s'appelle  spécia- 
lement amour-propre  [Eigenliebe]  j  la  seconde,  présomp- 
tion (Eigendilnkel)^.  La  raison  pure  pralique  porte 
simplement  préjudice  à  l'amour-propre  en  le  contrai- 
gnant seulement,  comme  étant  naturel  à  l'homme  et 
s'éveillant  en  nous  avant  la  loi  morale,  à  s'accorder 
avec  cette  loi  ;  il  est  alors  nommé  Vamour-propre  rai- 
sonnable. Mais  la  raison  terrasse  complètement  (schlàgt 
gar  nieder]  la  présomption,  puisque  toutes  les  préten- 

<  Nous  traduisons  littéralement.  Born  dit:  quodam  modo  systemato 
comprehendi ;  Barni  :  à  une  sorte  de  système:  Abbot;  to  atolerdble  System. 
(F.  P.) 

2  Born  traduit  par  insaniam  colendi  sui;  Barni  peu  exactement,  par 
amour-propre  ;  Abbot  par  self-regard.  (F.  P.) 

3  Nous  adoptons  les  expressions  dont  s'est  servi  Barni  et  dans  les- 
quelles d'ailleurs  il  ne  faut  voir  quedes  approximations.  Abbot  emploie 
seflshness  et  sdfconceit.  (F.  P.) 


DES   MOBILE 5    DB   LA   RAISON   PUIîB    PRATIQUE  131 

lions  à  l'estime  de  soi-même  (SeJhHschàtzung)  i,.(]u 
précèdent  l'accord  avec  la  loi  morale,  sont  nulles  et 
illégitimes  {ohne  aile  Befmjniss),  puisque  même  lacer 
titude  d'une  intention*,  qui  soit  en  accord  avec  cette 
loi,  est  la  première  condition  de  la  valeur  de  la  personne 
(comme  nous  le  montrerons  bientôt  plus  clairement.) 
La  tendance  à  s'estimer  soi-même  appartient  donc  aux 
penchants  auxquels  porte  préjudice  la  loi  morale,  en 
tant  que  cette  appréciation  de  soi-même  repose  sim- 
plement sur  la  moralité.  La  loi  morale  terrasse  donc  la 
présomption.  Mais  comme  cette  loi  est  quelque  chose 
de  positif  en  soi,  à  savoir  la  forme  d'une  causalité  intel- 
lectuelle, c'est-à-dire  de  la  liberté,  elle  est  en  même 
temps  un  objet  de  respect  {Achtung)  quand,  en  oppo- 
sition avec  le  contraire  (Widerspiele)  subjectif,  à  savoir 
avec  nos  inclinations,  elle  affaiblit  (schw'dcht)  la  pré- 
somption; elle  est  un  objet  du  plus  grand  respect 
quand  elle  la  terrasse  complètement,  c'est-à-dire  l'hu- 
milie; par  conséquent  aussi  le  principe  d'un  sentiment 
positif  qui  n'est  pas  d'origine  empirique,  et  qui  est 
connu  à 'priori.  Donc  le  respect  pour  la  loi  morale  est 
un  sentiment  qui  est  produit  par  un  principe  intellec- 
tuel, et  ce  sentiment  est  le  seul  que  nous  connaissons 
parfaitement  à  priori ^  et  dont  nous  pouvons  apercevoir 
[einsehen]  la  nécessité. 

Nous  avons  vu,  dans  le  précédent  chapitre,  que  tout 
ce  qu^  se  présente  comme  objet  de  la  volonté,  anté- 

*  Barni  dit  :  estime  de  soi-même  ;  Abbot  :  to  self-esteem  ;  Bom  : 
omnia  jura  observandi  sui  ipsius.  (F.  P.  ) 

»  Traduction  littérale  de  die  Gewissheit  einer  Gesinnung.  Born  donne 
ipsa  seittentiœ  cerliludo;  ]ieirn\,  la  conscience  d'une  intention;  Abbot  the 
certainty  of  a  state  of  mina.  (F.  P.^ 


132      ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

rieurement  à  la  loi  morale,  est  exclu  des  principes 
déterminants  de  la  volonté  que  nous  avons  nommés 
{unter  dem  Namen]  le  bien  inconditionné* ,  par  cette 
loi  elle-même  qui  est  la  condition  suprême  de  la  raison 
pratique,  et  que  la  simple  forme  pratique,  qui  consiste 
dans  l'aptitude  des  maxrmes  à  une  législation  univer- 
selle, détermine  d'abord  ce  qui  est  bon  en  soi  et  abso- 
lument (schlechterdings)  et  fonde  la  maxime  d'une 
volonté  pure,  qui  seule  est  bonne  à  tous  égards.  Or, 
nous  trouvons  notre  nature,  comme  êtres  sensibles, 
constituée  de  telle  sorte  que  la  matière  de  la  faculté  de 
désirer  (les  objets  du  penchant,  soit  de  l'espérance,  soit 
de  la  crainte),  s'impose  d'abord  et  que  notre  moi  {Selbst) 
patholôgiquement  déterminable,  bien  qu'il  soit  tout  à 
fait  impropre  par  ses  maximes  à  une  législation 
universelle,  s'est  efforcé  cependant,  comme  s'il  for- 
mait notre  moi  tout  entier,  de  faire  valoir  d'abord  ses 
prétentions  comme  premières  et  originelles  {ersten 
iind  urspriinglichen).  On  peut  nommer  cette  tendance 
à  se  faire  soi-même,  d'après  les  principes  subjectifs  de 
détercàination  de  son  libre  arbitre  [Willkûhr),  prin- 
cipe objectif  de  détermination  de  la  volonté  (Willens)^ 
en  général,  Vamoiir  de  soi  {Selhstliebe)  qui,  s'il  se  donne 
pour  législateur  et  comme  principe  pratique  incondi- 
tionné, peut  s'appeler  prg'so?r2]9<ion  {Eigendiinkel].  Or  la 
loi  morale,  qui  seule  est  vraiment  (c'est-à  dire  à  tous 
égards)   objective,  exclut  tout  à   fait  l'influence    de 

*  Nous  traduisons  ainsi  et  non  par  absolu  comme  Barni  le  mot 
Unbedingt.  Voyez  p.  16.  (F.  P.) 

2  On  voit  par  l'opposition  établie  ici  parKant,  qu'on  ne  peut  traduire 
par  le  même  mot  volorité,  les  expressions  Wille  ou  Willen  et  Willkûhr 
Voyez  p.  31,  42,  48,  74.  (F.  P.) 


DES   MOBILES   DE    LA   RAISON   PURE   PRATIQUE  183 

l'amour  de  soi  sur  le  principe  pratique  suprême  et 
porte  un  préjudice  infini  à  la  présomption,  qui  prescrit 
comme  des  lois  les  conditions  subjectives  de  l'amour 
de  soi.  Mais  ce  qui  porte  préjudice  à  notre  présomption 
dans  notre  propre  jugement,  nous  humilie.  Donc  la  loi 
morale  humilie  inévitablement  tout  homme,  quand  il 
compare  avec  cette  loi  la  tendance  sensible  de  sa 
nature.  Ce  dont  la  représentation,  comme  principe 
déterminant  de  notre  volonté,  nous  humilie  dans  notre 
propre  conscience,  excite,  en  tant  qu'il  est  positif  et 
principe  déterminant,  le  respect  par  soi-même.  Donc 
la  loi  morale  est  aussi  subjectivement  un  principe 
[Grund]  de  respect.  Or  comme  tout  ce  qui  se  rencontre 
dans  l'amour  de  soi,  appartient  au  penchant,  que  tout 
penchant  repose  sur  des  sentiments,  partant  que  tout 
ce  qui  porte  préjudice  à  tous  les  penchants  réunis  dans 
l'amour  de  soi,  a  par  cela  même,  nécessairement  une 
influence  sur  le  sentiment,  nous  comprenons  comment 
il  est  possible  de  savoir  (einsehen)  a  priori  que  la  loi 
morale,  en  excluant  les  penchants  et  la  tendance 
[Hang)  à  en  faire  la  condition  pratique  suprême, 
c'est-à-dire  l'amour  de  soi,  de  toute  participation  à  la 
législation  suprême,  puisse  exercer  sur  le  sentiment 
uue  action  (Wirkung)  qui,  d'un  côté  est  simplement 
négative,  et  de  l'autre,  relativement  au  principe  res- 
trictif delà  raison  pure  pratique,  est  positive.  Mais  il  ne 
faut  pas  pour  cela  admettre,  sous  le  nom  de  sentiment 
pratique  ou  moral,  une  espèce  particulière  de  sentiment 
qui  serait  antérieur  à  la  loi  morale  et  lui  servirait  de 
fondement. 


134      ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

L'action  négative  sur  le  sentiment  (du  désagréable), 
est,  comme  toute  influence  sur  le  sentiment  et  comme 
tout  sentiment  en  général,  pathologique.  Gomme  effet 
(Wirkung)de  la  conscience  de  la  loi  morale,  par  consé- 
quent relativement  à  une  cause  intelligible,  c'est-à- 
dire  au  sujet  de  la  raison  pure  pratique,  comme  légis- 
latrice suprême,  ce  sentiment  d'un  sujet  raisonnable, 
affecté  par  des  penchants,  s'appelle  humiliation  (mépris 
intellectuel),  mais  relativement  au  principe  positif  de 
cette  cause,  à  la  loi,  il  s'appelle  en  même  temps  res- 
pect pour  la  loi.  Il  n'existe  pour  cette  loi  aucun  senti- 
ment^ mais  dans  le  jugement  de  la  raison,  quand  la 
loi  écarte  une  résistance  de  la  route,  l'obstacle  écarté 
est  estimé  à  l'égal  d'une  action  (Befôrderung)  positive  de 
la  causalité.  C'est  pour  cela  que  ce  sentiment  peut  aussi 
être  nommé  un  sentiment  de  respect  pour  la  loi  morale, 
c'est  pour  ces  deux  raisons  réunies  qu'il  peut  être 
nommé  un  sentiment  moral. 

Donc  de  même  que  la  loi  morale  est  un  principe 
formel  de  détermination  de  l'action  par  la  raison  pure 
pratique,  de  même  qu'elle  est  aussi  sans  doute  un  prin- 
cipe matériel  mais  objectif  de  détermination  des  objets 
de  l'action  sous  le  nom  du  bien  et  du  mal  {iinter  dem 
Namen  des  Guten  und  Bôsen),  elle  est  encore  un  prin- 
cipe subjectif  de  détermination,  c'est-à-dire  un  mobile* 

<  Barni  ajoute  :  présentée  comme,  qui  n'est  pas  dans  le  texte  et  qu'il 
ne  nous  a  pas  plus  qu'à  Born  et  à  Abbot,  semblé  nécessaire  d'ajouter. 
(F.  P.) 

•  Kant  distingue  nettement  ici  le  Bestimmungsgrund  du  Triebfeder. 
Aussi  avons-nous  toujours  traduit  le  premier  par  principe  de  détermi- 
nalion  et  réservé  pour  le  second  l'expression  de  mobile.  Voyez  p.  31,  38, 
4b,  54.  (F.  P.) 


*Rj  ne  JE 


la 


])ri:n  ijiie, 


pfliioncidi€:  la    ^i 
'l!i,:!^:r:l  i|îi.[i:-;  le    II 


inetit 


i:5ii.:-iMe 


ê:i6  lil  ;'Ei   V 
le  ïîeriti  iii   i 

|;-v  ^  i:   ,  :l  Vï\  '  <. 

Laïî  ]!,a  ciJisii  de  ,É 

liai:  s  !;;ii,faf.Biin  f 

■■"i!''piriiit,;:V:Ml.:i  ^e  ,J 

:  ia:3  d-Di':  é  I  'e  |i  11 

'kti.  Pair  it^la  i 
j  orale  |Eilè-''e 
^Vuhm  i  .la.i 

illT      ".1.    'ïl':.fS( 

[  ij .::  1    rai 
.::  i  0:ii.;  ;.- 


136  ANALYTIQUE   DE   LA    RAISON   PURE   PRATIQUE 

tandis  que  la  raison  pure  pratique,  par  le  fait  qu'elle 
aiiéanlit  toutes  les  prétentions  de  l'amour  de  soi,  en 
opposition  avec  elle,  donne  de  l'autorité  à  la  loi  qui 
seule  maintenant  a  de  l'influence.  Il  est  à  remarquer 
ici  que,  de  même  que  le  respect  est  une  action  [Wir- 
kung)  sur  le  sentiment,  partant  sur  la  sensibilité  d'un 
cire  raisonnable,  il  suppose  les  êtres,  auxquels  la  loi 
morale  impose  le  respect i,  sensibles,  par  conséquent 
finis  (dièse Sinnlichkelt. . .  die  EndJichkeitvoraiissetze) ;  et 
que  le  respect  pour  la  loi  ne  peut  être  attribué  à  un 
être  suprême  ou  même  à  un  être  libre  de  toute  sensi- 
bilité et  chez  lequel,  par  conséquent,  la  sensibilité  ne 
peut  être  un  obstacle  pour  la  raison  pratique. 

Ce  sentiment  (sous  le  nom  de  sentiment  moral),  est 
donc  exclusivement  produit  par  la  raison.  Il  ne  sert  ni 
à  juger  les  actions  ni  à  fonder  la  loi  morale  objective 
mais  simplement  comme  mobile  à  faire  une  maxime  de 
cette  loi  en  elle-même.  Mais  quel  nom  s'adapterait 
mieux  à  ce  sentiment  singulier,  qui  ne  peut  être  com- 
paré à  aucun  sentiment  pathologique?  Il  est  d'une 
nature  si  particulière,  qu'il  paraît  être  exclusivement 
aux  ordres  de  la  raison  et  même  de  la  raison  pure  pra- 
tique. 

Le  respect  s'applique  toujours  uniquement  aux  per- 
sonnes, jamais  aux  choses.  Les  choses  peuvent  exciter 
en  nous  de  Vinclination  (Neigiing)  et  même  de  Vamour\ 
si  ce  sont  des  animaux  (par  exemple  des  chevaux,  des 
chiens,  etc.),  ou  aussi  de  la  crainte,  comme  la  mer,  un 

'  Nous  trarUiisons  littéralement  le  passage,  denen  das  moralische 
Gesetz  Achtung  anfudegt.  Barni  supprime  sans  raison  Achtung  et  traduit 
auxquels  s'impose  la  loi  morale.  (F.  P.^ 


DES   MOBILES  DE   LA  RAISON  PURE   PRATlQtJE  137 

volcan,  une  bête  féroce,  mais  jamais  de  respect.  Une 
chose  qui  se  rapproche  beaucoup  (schon  nàher  tritt)  de 
ce  sentiment,  c'est  Vadmiration  et  l'admiration  comme 
affection^  c'est-à-dire  l'étonnement  {Erstaunen),  peut 
aussi  s'appliquer  aux  choses,  aux  montagnes  qui  se 
perdent  dans  les  nues,  à  la  grandeur,  à  la  multitude  et 
à  l'éloignement  des  corps  célestes,  à  la  force,  et  à  l'agi- 
lilé  de  certains  animaux,  etc.  Mais  tout  cela  n'est  point 
du  respect.  Un  homme  peut  être  aussi  pour  moi  un 
objet  d'amour,  de  crainte  ou  d'une  admiration  qui  peut 
même  aller  jusqu'à  l'étonnement  et  cependant  n'être 
pas  pour  cela  un  objet  de  respect.  Son  humeur  badine, 
son  courage  et  sa  force,  la  puissance  qu'il  a  d'après 
son  rang  parmi  ses  semblables,  peuvent  m'inspirer 
des  sentiments  [Enfindungen)  *  de  ce  genre,  mais  il 
manque  toujours  encore  le  respect  intérieur  à  son  égard. 
Fontenelle  dit  :  Devant  un  grand  seigneur,  je  m'incline j 
mais  mon  esprit  ne  s  incline  pas.  Je  puis  ajouter  :  Devant 
un  homme  de  condition  inférieure,  roturière  et  com- 
mune {nicdrigen,  biirgerlich-gemeinen  31anny ,  en 
qui  je  perçois  une  droiture  de  caractère  portée  à  un 
degré  que  je  ne  me  reconnais  pas  à  moi-même,  înon 
esprit  sHncline,  que  je  le  veuille  ou  non,  et  si  haut  que 
j'élève  la  tête  pour  ne  pas  lui  laisser  oublier  ma  supé- 
riorité. Pourquoi  cela?  C'est  que  son  exemple  me  pré- 
sente une  loi  qui  rabaisse  ma  présomption,  quand  je 
la  compare  avec  ma  conduite,  c'est  qu'il  m'est  prouvé 

'  Sur  la  traduction  de  ce  mot,  voyez  note  2,  p.  135.  (F.  P  ) 

2  Barni  traduit  d'une  façon  peu  précise:  Devant  l'humble  bourgeois. 

Born  dit  mieux  :  homine  humili  atque  ignobili  ;  et  Abbot  ;  on  humble, 

plain  man.  (F.  P.) 


138      ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

par  le  fait  que  Ton  peut  obéir  à  cette  loi,  et  par  consé- 
quent la  pratiquer  (Befolgung,  mithin  die  Thunlichkeit 
desselben).  Or,  je  puis  être  conscient  d'avoir  en  moi  une 
égale  droiture  de  caractère,  le  respect  n'en  subsiste 
pas  moins.  Car,  toute  bonté  (ailes  Gule)  chez  l'homme 
étant  toujours  imparfaite,  la  loi  rendue  visible  (ansc/îrtw- 
lich)  par  un  exemple,  humilie  cependant  toujours  mon 
orgueil  :  car  l'imperfection,  qui  pourrait  bien  aussi 
s'attacher  à  l'homme  que  je  vois  devant  moi,  m'étant 
bien  moins  connue  que  la  mienne,  il  m'apparaît  dans 
un  jour  plus  pur  et  me  sert  de  mesure.  Le  respect 
est  un  tribut  que  nous  ne  pouvons  refuser  au  mérite, 
que  nous  le  voulions  ou  non;  si  nous  pouvons  ne  pas 
le  laisser  paraître  extérieurement,  nous  ne  pouvons 
nous  empêcher  cependant  de  l'éprouver  intérieure- 
ment. 

Le  respect  est  si  peu  un  sentiment  de  plaisir  qu'on  ne 
s'y  laisse  aller  qu'à  contre-cœur  à  l'égard  d'un  homme. 
On  cherche  à  trouver  quelque  chose  qui  puisse  en  allé- 
ger le  poids,  une  raison  quelconque  de  blâme  pour  se 
dédommager  de  l'humiliation  qui  a  été  causée  par  un 
tel  exemple.  Les  morts  eux-mêmes,  surtout  si  l'exemple 
qu'ils  donnent  parait  ne  pouvoir  être  imité,  ne  sont  pas 
toujours  à  l'abri  de  cette  critique,  Bien  plus  (sogar), 
la  loi  morale  elle-même,  dans  sa  majesté  solennelle^ 
est  exposée  à  ce  que  les  hommes  tournent  contre  elle 
les  efforts  qu'ils  font  pour  se  défendre  du  respect 
{ist  diesem  Bestreben,  sich  der  Achtung  dagegen  %ii  er- 
wehren,  ausgesetzt),  Pense-t-on  qu'il  faille  attribuera 
une  autre  causé  notre  désir  de  rabaisser  la  loi  morale 


DES   MOBILES   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE  139 

à  notre  penchant  familier?  que  nous  prenions  toutes 
les  peines  possibles  pour  faire  de  cette  loi  un  précepte 
favori  de  notre  propre  intérêt  bien  entendu,  pour 
d'autres  raisons  que  pour  nous  débarrasser  [los  werden) 
de  ce  respect  effrayant,  qui  nous  montre  si  sévèrement 
notre  propre  indignité?  Mais  il  y  a  si  peu  en  cela  par 
contre  un  sentiment  de  peine  que,  si  l'on  a  une  fois  re- 
noncé à  la  présomption  et  donné  à  ce  sentiment  de  res- 
pect une  influence  pratique,  on  ne  peut  se  rassasier  de 
contempler  la  majesté  de  cette  loi  et  l'âme  croit  s'élever 
d'autant  plus  qu'elle  voit  cette  loi  sainte  plus  élevée 
au-dessus  d'elle  et  de  sa  nature  fragile.  Sans  doute 
de  grands  talents  et  une  activité  proportionnée  à  ces 
talents  peuvent  produire  aussi  du  respect  ou  un  senti- 
ment analogue,  cela  est  même  tout  à  fait  propre  à  leur 
être  offert  [austàndig  es  ihnen  %u  widmen],  et  il  semble 
qu'en  ce  cas  l'admiration  soit  identique  avec  ce  senti- 
ment. Mais  si  l'on  y  regarde  de  plus  près,  on  remar- 
quera que,  comme  le  résultat  demeure  toujours  incertain 
quand  il  s'agit  dans  l'habileté  de  faire  la  part  du  talent 
naturel  et  de  la  culture  acquise  par  le  travail  personnel, 
(a  raison  nous  représente  cette  habileté  comme  étant 
probablement  le  fruit  de  la  culture,  partant  comme 
un  mérite  qui  rabaisse  notablement  notre  présomption 
et  nous  fait  des  reproches  à  ce  sujet,  ou  nous  impose  un 
exemple  à  suivre  dans  la  mesure  où  il  nous  est  appro- 
prié. Ce  n'est  donc  pas  simplement  de  l'admiration 
que  ce  respect  que  nous  manifestons  pour  une  telle 
personne  (et  qui,  à  proprement  parler,  s'adresse  à  la  loi 
que  son  exemple  nous  présente),G'est  ce  qui  est  confirmé 


140  ANALYTIQUE  DE  LA   RAISON  PURE   PRATIQUE  ■ 

aussi  par  ce  fait  que  le  commun  des  admirateurs,  s'il 
croit  avoir  été  renseigné  de  quelque  façon  sur  le  mau- 
vais côté  du  caractère  d'un  tel  homme  (comme  de 
Voltaire,  par  exemple),  renonce  à  tout  respect  pour  lui, 
tandis  que  le  vrai  savant  {Gelehrte)  '  éprouve  encore 
toujours  ce  sentiment  au  moins  pour  ses  talents,  parce 
qu'il  est  lui-même  engagé  dans  une  œuvre  et  dans  un 
étal  (Beriif)  qui  lui  fait  une  loi,  dans  une  certaine  me- 
sure, d'imiter  son  exemple. 

Le  respect  pour  la  loi  morale  est  donc  le  seul  mobile 
moral  et  en  même  temps  le  seul  mobile  moral  qui  soit 
incontesté  {unhezweifelte),  et  ce  sentiment  ne  s'applique 
à  aucun  autre  objet  qu'au  principe  de  cette  loi.  La  loi 
morale  détermine  d'abord,  objectivement  et  immédia- 
tement, la  volonté  dans  le  jugement  de  la  raison;  mais 
la  liberté  dont  la  causalité  peut  être  déterminée  simple- 
ment par  la  loi,  consiste  précisément  à  réduire  {ein- 
schrànkt)^,  tous  les  penchants,  partant  l'estimation 
de  la  personne  elle-même  à  la  condition  de  l'observa- 
tion de  sa  loi  pure.  Or  cette  réduction  a  un  effet  sur  le 
sentiment  {{Gefûhl)  et  produit  un  sentiment  {Empfin- 
dung]^  de  peine,  qui  peut  être  connu  à  pWon  par  la  loi 
morale.  Gomme  c'est  là  un  effet  simplement  ?ie^a(i/'qui, 
résultant  de  l'influence  d' une  raison  purepratique,  porte 
préjudice  avant  tout  à  l'activité  du  sujet,  en  tant  qu'il 
a  des  penchants  pour  principes  de  détermination,  par 
conséquent  à  l'opinion  qu'il  se  fait  de  sa  valeur  person- 

1  Born  traduit  ce  mot  par   dodus  ;  Barni,  par  instruU  ;   Abbot,  par 
icholar.  (F.  P.) 
*  Barni  traduit  ce  mot  par  restreindre.  (F.  P.) 
•Voyez,  pour  l'emploi  de  de  cette  expression,  n.  2,  p.  135. 


DES   MOBILES   DE   LA   RAISON  PUKE   PRATIQUE  1-41 

nelle  (qui  se  réduit  à  rien,  s'il  n'est  en  accord  avec  la 
loi  morale),  l'effet  de  cette  loi  sur  le  sentiment  est  sim- 
plement l'humiliation,  que  nous  pouvons  sans  doute 
percevoir  (einsehen)  à  priori,  sans  toutefois  pouvoir 
connaître  par  elle  la  force  de  la  loi  pure  pratique  comme 
mobile,  mais  seulement  la  résistance  aux  mobiles  de  la 
sensibilité.  Cependant  comme  cette  même  loi  est  objec- 
tivement, c'est-à-dire  dans  la  représentation  de  la  rai- 
son pure,  un  principe  immédiat  de  détermination  de 
la  volonté  et  que  par  conséquent  cette  humiliation  n'a 
lieu  que  relativement  à  la  pureté  de  la  loi,  l'abais- 
sement [Herabsetzimg)  des  prétentions  de  l'estima- 
tion morale  de  soi-même,  c'est-à-dire  l'humiliation 
du  (fàié  sensible,  est  une  élévation  de  l'estimation 
morale,  c'est-à-dire  pratique,  de  la  loi  elle-même  du 
côté  intellectuel,  en  un  mot  le  respect  pour  la  loi  est 
aussi  un  sentiment,  positif  par  sa  cause  intellectuelle, 
qui  est  connu  à  prioriK  Car  tout  ce  qui  diminue  les 
obstacles  à  une  activité,  en  favorise  par  cela  même 
le  développement.  Mais  reconnaître  la  loi  morale,  c'est 
avoir  conscience  d'une  activité  de  la  raison  pratique 
d'après  des  principes  objectifs,quine  révèle  pas  son  effet 
dans  des  actions,  simplement  parce  que  des  causes 
subjectives  (pathologiques)  l'en  empêchent.  Donc  le  res- 
pect pour  la  loi  morale  doit  aussi  être  considéré  tomme 
un  effet  positif,  mais  indirect  de  cette  loi  sur  le  senti- 
ment, en  tant  qu'il*   affaiblit  l'influence  contrariante 

<  Voyez  p,  133. 

*  Le  texte  de  Rosenkranz  porte  jener  ;  Hartenstein  y  substitue  jcnes. 
Barni  traduit  comme  s'il  y  avait  jener.  Nous  suivons  Hartenstein  et 
faisons  de  jenes  un  pronom  neutre  {cela)  qui  rappelle  l'idée  exprimée 
pdiVAchtung.  (F.  P.) 


142  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

{hinderndend)  des  penchants  en  humiliant  la  présomp- 
tion, partant  comme  principe  subjectif  de  l'activité, 
c'est-à-dire  comme  un  mobile  qui  nous  pousse  à  obéir 
à  cette  loi  et  comme  un  principe  pour  les  maximes 
d'une  conduite  conforme  à  la  loi.  Du  concept  d'un 
mobile  découle  celui  d'un  intérêt,  qui  ne  peut  jamais 
être  attribué  à  un  être  autre  que  celui  qui  est  doué  de 
raison  et  signifie  un  mobile  ds  la  volonté,  en  tant  qu'il 
est  représenté  par  la  raison.  Gomme  c'est  la  loi  elle- 
même  qui,  dans  une  volonté  moralement  bonne,  doit 
être  le  mobile,  Vintérêt  moral  est  un  intérêt,  pur  et  in- 
dépendant des  sens,  qui  vient  de  la  simple  [blossenj  rai- 
son pratique*.  Sur  le  concept  d'un  intérêt  se  fonde  aussi 
celui  d'une  maxime.  Une  maxime  est  donc  véritable- 
ment morale  seulement  lorsqu'elle  repose  sur  le  simple 
intérêt  que  l'on  prend  à  l'observation  de  la  loi.  Mais 
ces  trois  concepts,  celui  d'un  mobile,  celui  d'un  intérêt 
et  celui  d'une  maxime  ne  peuvent  être  appliqués  qu'à 
des  êtres  finis.  Car  ils  supposent  tous  ensemble  une 
limitation  de  la  nature  d'un  être,  puisque  la  nature  sub- 
jective de  son  l:bre  arbitre  (Willkiihr)  ne  s'accorde  pas 
d'elle-même  avec  la  loi  objective  d'une  raison  pratique  ; 
ils  supposent  un  besoin  d'être  excités  à  l'activité,  parce 
qu'un  obstacle  intérieur  s'oppose  à  cette  activité.  Par 
conséquent,  ces  trois  concepts  ne  peuvent  être  appli- 
qués à  la  volonté  divine. 

Il  y  a  ainsi  quelque  chose  de  particulier  dans  l'es- 
time illimitée  pour  la  loi  moiaie  pure,  dépouillée  de 

*  Barni  ne  trêiduil  pas  le  mot  reines  placé  devant  Intéresse,  et  rend 
par  pure  le  mot  blossen.  Nous  avons  ,  comme  Abbot,  traduit  littérale- 
ment. (F.  P.) 


DES  MOBILES  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE     143 

tout  avantage,  telle  que  la  présente  à  notre  obéissance 
la  raison  pratique,  dont  la  voix  fait  trembler  même  le 
criminel  le  plus  hardi  et  l'oblige  à  se  cachera  son  as- 
pect {vor  seinem  Anblicke)* ,  de  sorte  qu'on  ne  doit  pas 
s'étonner  de  trouver  impénétrable,  pour  la  raison  spécu- 
lative, l'influence  d'une  idée  simplement  intellectuelle 
sur  le  sentiment  et  d'être  obligé  de  se  contenter  si  l'on 
peut  encore  à  priori  si  bien  voir  (einsehen)  qu'un  tel 
sentiment  est  inséparablement  lié  à  la  représentation 
de  la  loi  morale  dans  tout  être  raisonnable  et  fini.  Si  ce 
sentiment  du  respect  était  pathologique  et  par  consé- 
quent un  sentiment  du  plaisir  fondé  sur  le  seris  interne^ 
il  serait  inutile  de  chercher  à  découvrir  une  liaison  de  ce 
sentiment  avec  quelque  idée  à  priori.  Mais  c'est  un 
sentiment  qui  a  simplement  rapport  à  la  pratique  et 
dépend  de  la  représentation  d'une  loi,  exclusivement 
d'après  sa  forme  et  non  à  cause  d'un  objet  quelconque 
de  cette  loi,  partant  il  ne  peut  être  rapporté  ni  au  plai- 
sir ni  à  la  douleur,  et  cependant  il  produit  par  l'obéis- 
sance à  la  loi  un  intérêt  que  nous  nommons  moral; 
de  même  que  la  capacité  {Fàhigkeity  de  prendre  un 
tel  intérêt  à  la  loi  (ou  le  respect  pour  la  loi  morale 
même),  est  proprement  le  sentiment  moral. 

La  êonscience  d'une  libre  soumission  de  la  volonté 
à  la  loi,  unie  cependant  à  une  coercition  (Zwang)  inévi- 
table qui  est  exercée  sur  tous  les  penchants,  mais 
seulement  par  notre  propre  raison,  est  donc  le  respect 

'  Nous  traduisons  liUéralement-  L'image  est  singulière  :  il  s'agit 
de  la  raison  pratique  dont  la  voix  peut  bien  faire  trembler;  mais  dont 
on  ne  sait  trop  comment  fuir  l'aspect.  (F.  P.) 

2  Nous  traduisons  ainsi  ce  mot  avec  Abbot,  et  non  par  faculté, 
comme  Barni  et  Born.  (F.  P.) 


144  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

pour  la  loi.  La  loi  qui  exige  et  en  même  temps  inspire 
ce  respect  n'est  autre,  comme  on  le  voit,  que  la  loi 
morale  (car  aucune  autre  n'exclut  tous  les  penchants  de 
l'exercice  d'une  influence  immédiate  sur  la  volonté)  *. 
L'action  qui,  d'après  cette  loi,  à  l'exclusion  de  tout 
principe  de  détermination  tiré  du  penchant,  est  objec- 
tivement pratique,  s'appelle  devoir  et  le  devoir,  en 
raison  de  cette  exclusion,  contient  dans  son  concept 
une  contrainte  (Nôthigung)  pratique,  c'èst-à-dire  une 
détermination  à  certaines  actions,  si  peu  volontiers 
[so  ungerne)  qu'on  la  prenne.  Le  sentiment,  qui  résulte 
de  la  conscience  de  cette  contrainte,  n'est  pas  patholo- 
gique, cemme  un  sentiment  qui  serait  produit  par  un 
objet  des  sens,  mais  seulement  pratique,  c'est-à-dire 
possible  par  une  détermination  antérieure  (objective) 
di3  la  volonté  et  une  causalité  de  la  raison.  Il  ne  con- 
tient donc  en  soi,  comme  soumission  à  une  loi,  c'est-à- 
dire  comme  commandement  (ce  qui  indique  coercition 
pour  le  sujet  sensiblement  affecté)  aucun  plaisir;  mais 
en  tant  que  tel,  il  contient  plutôt  du  déplaisir  attaché 
à  l'action.  En  revanche,  comme  cette  coercition  est 
exercée  simplement  par  la  législation  de  notre  propre 
raison,  il  contient  aussi  quelque  chose  qui  élève  {Erhe- 
bung),  et  l'effet  subjectif  sur  le  sentiment,  en  tant  que 
la  raison  pure  pratique  en  est  la  cause  unique,  peut 
donc  s'appeler,  relativement  à  cette  élévation,  simple- 
ment approbation  de  soi-même  (SelbsthilligungJ,  [)arce 

<  Traduction  de  ce  passage  :  von  der  Unmittelbarkeit  ihres  Einflusses 
auf  den  Willen  :  Abbot  donne,  From  exercising  any  direct  influence  on 
the  wiU  :  Barni,  De  l'influence  immëdiale  gu'eMe  exerce  sur  la  volonté. 
(F.  P.) 


DES   MOBILES  DE  liA  RAISON  PURE   PRATIQUE  145 

qu'on  se  reconnaît  déterminé  à  cela  en  dehors  de  tout 
intérêt,  simplement  par  la  loi  et  qu'on  a  conscience 
bien  plutôt  d'un  intérêt  tout  autre,  produit  subjective- 
ment par  cela  même,  qui  est  purement  pratique  et  libre, 
qu'un  penchant  ne  nous  conseille  pas  de  prendre  à  une 
action  conforme  au  devoir,  mais  que  la  raison  nous 
ordonne  absolument  d'y  prendre  par  la  loi  pratique, 
qu'elle  y  produit  réellement;  et  c'est  pourquoi  il 
mérite  un  nom  tout  à  fait  particulier,  à  savoir  celui  de 
respect. 

Le  concept  du  devoir  réclame  donc  objectivement  de 
l'action  l'accord  avec  la  loi,  et  subjectivement  de  la 
maxime  del'action,  le  respect  pour  la  loi  comme  le  mode 
de  détermination  unique  de  la  volonté  par  la  loi.  Et 
c'est  là-dessus  que  repose  la  différence  entre  la  cons- 
cience d'avoir  agi  conformément  au  devoir  {pflichlmàssig) 
et  d'avoir  agi  par  devoir  {ans  Pflicht)^  c'est-à-dire  par 
respect  pour  la  loi.  La  première  manière  d'agir  (la  lé^ 
galité  =  Legalitàt)  est  encore  possible  quand  même  des 
penchants  auraient  été  simplement  les  principes  déter- 
minants de  la  volonté,  la  seconde  {la  moralité),  la  va- 
leur morale  '^  doit  être  placée  exclusivement  en  cela 
que  l'action  a  lieu  par  devoir,  c'est-à-dire  purement  et 
simplement  en  vue  de  la  loi*. 

'  Banii  traduit  der  moralische  Werth  par  qui  seide  donne  aux  actions 
une  valeur  moraie.  Nous  traduisons  littéralement.  (F.  P.) 

-  Si  Ton  examine  soigneusement  le  concept  du  respect  pour  les 
personnes,  comme  il  a  élé  antérieurement  orésenté,  on  s'apercevra 
que  toujours  il  repose  sur  la  conscience  d'un  devoir  que  nous  montre 
un  exemple,  et  que,  par  conséquent,  le  respect  ne  peut  jamais  avoir 
qu'un  fondement  moral;  qu'il  est  très  bon  et  même,  au  point  de  vue  psy- 
chologique, très  utile  pour  la  connaissance  dos  hommes,  de  faire 
attention  partout  où  nous  em{)loyons  cette  expression,  à  la  défé- 
KAKT,  Cr.  de  la  rais,  prat  10 


146  ANALYTIQUE  DE   LA    RAISON  PURE   PRATIQUE 

Il  est  de  la  plus  haute  importance,  dans  tous  les 
jugenients  moraux,  d'examiner  avec  attention  et  avec 
une  exactitude  extrême  le  principe  subjectif  de  toutes 
les  maximes,  pour  que  toute  moralité  des  actions  soit 
posée  dans  la  nécessité  d'agir  par  devoir  et  par  respect 
pour  la  loi,  non  par  amour  et  par  inclination  pour  ce 
que  les  actions  doivent  produire.  Pour  des  hommes 
et  pour  tous  les  êtres  raisonnables  créés,  la  nécessité 
morale  est  contrainte  (Nôthigung),  c'est-à-dire  obligation 
(yerbindlichkeit)  et  toute  action  fondée  là-dessus  doit 
être  représentée  comme  un  devoir  et  non  comme  une 
manière  d'agir  qui,  par  elle-même,  nous  plaît  déjà  ou 
qui  peut  devenir  agréable  pour  nous.  Gomme  si  nous  ne 
pouvions  jamais  en  venir  à  ce  point  que,  sans  ce  respect 
pour  la  loi  qui  est  lié  à  la  crainte  ou  au  moins  à  l'ap- 
préhension de  la  transgresser,  nous  soyons  capables, 
comme  la  divinité  supérieure  à  toute  dépendance,  d'en- 
trer de  nous-mêmes,  par  un  accord  devenu  en  quelque 
sorte  naturel  pour  nous  et  ne  devant  jamais  être  troublé, 
de  notre  volonté  avec  la  loi  morale  pure  (qui,  par  con- 
séquent, comme  nous  ne  serions  jamais  tentés  de  lui 
être  infidèles,  cesserait  tout  à  fait  alors  d'être  un  com- 
mandement pour  nous),  en  possession  d'une  sainteté 
de  la  volonté. 

La  loi  morale  est  en  effet  pour  la  volonté  d'un  être 
parfait  [allervollkotnmensten)  une  loi  de  sainteté,  mais 
pour  la  volonté  de  tout  être  fini  et  raisonnable,  c'est 
une  loi  de  devoir,  de  contrainte  morale,  qui  le  détermine 

rence  secrète,  digne  d'admiration  et  pourtant  assez  fréquente,  que 
l'homme  manifeste  dans  ses  jugements  pour  la  loi  morale. 


DES   MOBILES   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE  147 

à  agir  par  respect  pour  cette  loi  et  par  soumission  au 
devoir.  Un  autre  principe  subjectif  ne  doit  [muss)  pas 
être  pris  pour  mobile,  car  autrement  l'action  peut  sans 
doute  ige  présenter,  comme  le  prescrit  la  loi,  mais  bien 
que  conforme  au  devoir,  elle  n'a  pas  lieu  par  devoir, 
l'intention,  dont  il  s'agjt  essentiellement  pourtant  dans 
cette  législation,  n'en  est  pas  morale. 

Il  est  très  beau  de  faire  du  bien  aux  hommes  par 
amour  pour  eux  et  par  bienveillance  sympathique,  ou 
d'être  juste  par  amour  de  l'ordre,  mais  ce  n'est  pas  là 
encore  pour  notre  conduite  la  véritable  maxime  morale, 
qui  est  appropriée  à  notre  situation  parmi  des  êtres 
raisonnables,  comme  hommes^  si  nous  nous  permettons, 
comme  des  soldats  volontaires,  de  nous  mettre  par  un 
orgueil  chimérique  {mit  sloher  Einhildiing)  bien  au- 
dessus  de  la  pensée  du  devoir  et  de  vouloir,  comme  indé- 
pendants du  commandement,  faire  simplement  d'après 
notre  propre  plaisir  ce  pour  quoi  aucun  commandement 
ne  nous  serait  nécessaire.  Nous  sommes  soumis  à  une 
discipline  de  la  raison  et  nous  ne  devons,  dans  toutes 
nos  maximes,  ni  oublier  la  soumission  à  cette  dernière, 
ni  en  rien  retrancher,  ni  diminuer  avec  une  présomp- 
tion égoïste  l'autorité  de  la  loi  (quoique  ce  soit  notre 
propre  raison  qui  la  lui  donne),  en  plaçant  le  principe 
déterminant  de  notre  volonté,  quoique  conformément 
à  la  loi,  en  autre  chose  cependant  que  dans  la  loi  elle- 
même  et  dans  le  respect  pour  cette  loi.  Devoir  {Pflicht) 
et  obligation   {Schuldigkeit)^  sont  les  dénominations 

'  Nous  traduisons  ainsi  ce  dernier  mot,  avec  Barni  et  Abbot,  quoi- 
qu'il fzùUe  le  distinguer  de  VerbincUichkeit^  que  nous  avons  traduit  par 


148  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON   PURB    PRATIQUE 

que  seules  nous  devons  donner  à  notre  rapport  à  la  loi 
morale.  Nous  sommes  sans  doute  des  membres  légis- 
lateurs d'un  royaume  moral,  qui  est  possible  par  la 
liberté  et  qui  nous  est  représenté  par  la  raison  pratique 
comme  un  objet  de  respect,  mais  en  même  temps  nous 
en  sommes  les  sujets  et  non  le  souverain,  et  mécon- 
naître notre  position  inférieure  comme  créatures,  reje- 
ter présomptueusement  l'autorité  de  la  loi  sainte,  c'est 
déjà  faire  défection  à  la  loi  en  esprit,  quand  même  on 
en  remplirait  l-a  lettre. 

Avec  cette  façon  de  voir  (hiemit)  s'accorde  fort  bien 
la  possibilité  d'un  commandement  comme  celui-ci  : 
Aime  Dieu  par -dessus  tout  et  ton  prochain  comme  toi- 
même^.  Car  il  existe,  comme  commandement,  le  res- 
pect pour  une  loi  qui  commande  l'amour  et  n'aban- 
donne pas  à  un  choix  arbitraire  le  soin  de  nous  en  faire 
un  principe.  Mais  l'amour  de  Dieu  est  impossible 
comme  penchant  (comme  amour  pathologique),  car 
Dieu  n'est  pas  un  objet  des  sens.  L'amour  envers  les 
hommes  est  possible,  à  vrai  dire,  mais  il  ne  peut  être 
commandé,  car  il  n'est  au  pouvoir  d'aucun  homme 
d'aimer  quelqu'un  simplement  par  ordre.  C'est  donc 
simplement  Vamour  pratique  qui  est  compris  dans  ce 
noyau  de  toutes  les  lois.  Aimer  Dieu  signifie  dans  cette 
acception  exécuter  mlontiers  ses  commandements  ; 
aimer  le  prochain  signifie  pratiquer  volontiers  tous  ses 

obligation;  mais  nous  ne  voyons  aucune  autre  expression  qui  puisse 
être  employée.  Born  se  sort  de  debilum.  (F.  P.) 

*  Le  principe  rtu  bonheur  personnel,  dont  quelques-uns  veulent 
faire  le  principe  suprême  de  la  moralité,  forme  un  contraste  frappant 
avec  celte  loi.  Ce  principe  s'énoncerait  ainsi:  Aime-loi  par-dessus  tout 
et  Dieu  et  ton  prochain  pour  l'amour  de  {um  ..  willén)  loi-mème. 


DES  MOBILES  DE  LA  RAISON  PURE   PRATIQUE  149 

devoirs  envers  lui.  Mais  l'ordre  qui  nous  en  fail  une 
règle  ne  peut  pas  non  plus  commander  d'avoir  cette 
intention  (GesinniingY  dans  les  actions  conformes  au 
devoir,  mais  simplement  d'y  tendre.  Car  le  comman- 
dement que  l'on  doit  faire  quelque  chose  volontiers 
est  en  soi  contradictoire,  parce  que  si  nous  savons  déjà 
par  nous-mêmes  ce  que  nous  sommes  obligés  de  faire, 
si  nous  avions,  en  outre,  conscience  de  le  faire  volon- 
tiers, un  commandeuient  à  cet  égard  serait  tout  à  fait 
inutile,  et  si  nous  le  faisons,  non  pas  de  notre  plein 
gré  (gerne),  mais  seulement  par  respect  pour  la  loi, 
un  commandement,  qui  fait  justement  de  ce  respect 
le  mobile  de  la  maxime,  agirait  précisément  d'une 
façon  contraire  à  l'intention  ordonnée.  Cette  loi  de 
toutes  les  lois  présente  donc,  comme  tout  précepte  mO" 
rai  de  l'Evangile,  l'intention  morale*  dans  toute  sa 
perfection,  de  même  qu'elle  est  comme  un  idéal  de  la 
sainteté  que  ne  peut  atteindre  aucune  créature,  et  qui 
cependant  est  le  modèle  (Urbild)  dont  nous  devons  nous 
efforcer  de  nous  rapprocher  par  un  progrès  ininter- 
rompu, mais  infini.  Si  une  créature  raisonnable  pou- 
vait jamais  en  venir  à  ce  point  d'accomplir  tout  à  fait 
volontiers  (gerne)  toutes  les  lois  morales,  cela  signifierait 
qu'il  ne  peut  se  trouver,  même  une  fois  en  elle  la  pos- 
sibilité d'un  désir  qui  l'excite  à  s'en  écarter,  car  la  vic- 
toire sur  un  tel  désir  coûte  toujours  un  sacrifice  au 


<  Sur  la  traduction  de  ce  mot,  voyez  la  note  1,  p.  151.  (F.  P.) 
=^  Nous  traduisons  liltcralement  Vexpreasion  siltliche  Gesinnung,  qui 
a  un  sens  précis  chez  Kant,  et  que  Barni  rend,  à  tort,  ce  semble,  par 
moralité.   Born  donne  mentem  moraletn-,  Abbot,  the  moral  disposition 
(F.  P.). 


150  ANALYTIQUE   DE    LA    RAISON  PURE   PRATIQUE 

sujet  et  nécessite  par  conséquent  une  coercition  sur 
soi-même  {Selbstzwang)f  c'est-à-dire  une  contrainte  in- 
terne [innere  NôthigungY  pour  ce  qu'on  ne  fait  pas 
tout  à  fait  volontiers.  Mais  une  créature  ne  peut  jamais 
parvenir  à  ce  degré  d'intention  morale.  Gomme,  en 
effet,  elle  est  une  créature,  partant  toujours  dépendante 
par  rapport  à  ce  qu'elle  réclame  pour  être  complète- 
ment contente  de  son  état,  elle  ne  peut  jamais  être 
tout  à  fait  libre  de  désirs  et  de  penchants.  Or,  les  pen- 
chants et  les  désirsj  qui  reposent  sur  des  causes  phy- 
siques, ne  s'accordent  pas  d'eux-mêmes  avec  la  loi 
morale  qui  a  de  tout  autres  sources;  par  conséquent 
ils  rendent  toujours  nécessaire,  relativement  à  eux- 
mêmes,  de  fonder  l'intention  de  ses  maximes  sur  la 
contrainte  (Nôthigung)  morale,  non  sur  un  attachement 
empressé,  mais  sur  le  respect  que  rédame  l'obéissance 
à  la  loi,  quoique  ce  respect  se  produise  malgré  nous  («w- 
gerne),  non  sur  l'amour  qui  ne  craint  aucun  refus  in- 
térieur de  la  volonté  à  l'égard  de  la  loi.  Mais  il  faut 
cependant  faire  de  ce  dernier,  c'est-à-dire  du  simple 
amour  de  la  loi  (qui  cesserait  alors  d'être  un  ordrCj  et  la 
moralité,  élevée  subjectivement  à  la  sainteté,  d'être 
vertu)  le  but  constant,  bien  qu'inaccessible, de  ses  efforts. 
En  effet,  dans  ce  que  nous  estimons  hautement*,  mais 
que  toutefois  (à  cause  de  la  conscience  de  notre  fai- 

<  11  est  difficile  de  rendre  en  français  les  termes  de  Iwang  et  de 
Nôthigung  Bami  les  traduit  par  le  seul  mot  contrainte;  Born,  par 
cûactione  tut  ipsius,  hoc  est,  interna;  Abbot  par  sdf-compulsion,  in~ 
ward  constraint.  Voyez  n.  1,  p.  54.  (F.  P.) 

2  11  n'y  a  aucune  raison  pour  traduire  comme  Barni,  par-dessus 
tout,  puisque  le  texte  porte  ho(^schiUzen.  Born  dit  quod  magni  faci- 
mus  ;  Abbot,  highty  esteem.  {F.  P.) 


DES    MOBILES   DE   LA   RAISON   PURE    PRATIQUE  151 

blesse)  nous  craignons,  la  crainte  respectueuse,  par  la 
facilité  plus  grande  à  lui  donner  satisfaction,  se  change 
en  inclination  (Ziineicjung)  et  le  respect  en  amour  : 
ce  serait  au  moins  la  perfection  d'une  intention  consa- 
crée à  la  loi,  s'il  était  jamais  possible  à  une  créature  de 
l'atteindre. 

Cette  considération  n'a  pas  ici  pour  but  de  ramener 
le  commandement  évangélique  cité  plus  haut  à  des 
concepts  clairs,  afin  de  prévenir  le  fanatisme  religieux 
(i?e/2^?o«ssc/ra?ârmem),  relativement  à  l'amour  de  Dieu, 
mais  de  déterminer  exactement  l'intention  morale, 
immédiatement  aussi  par  rapport  aux  devoirs  envers 
les  hommes,  et  d'arrêter,  ou  si  c'est  possible,  de  pré- 
venir un  fanatisjne  simplement  morale  qui  infecte  beau- 
coup d'esprits.  Le  degré  moral,  où  est  placé  l'homme 
(et  autant  que  nous  pouvons  le  savoir,  toute  créature 
raisonnable),  c'est  le  respect  pour  la  loi  morale.  L'in- 
tention' qui  lui  est  imposée  pour  observer  la  loi,  c'est 
de  l'observer  par  devoir,  non  par  un  penchant  volon- 
taire {freiwilliger),  ni  même  par  un  effort  non  com- 
mandé et  volontiers  tenté  par  lui-même,  et  l'état  moral 
dans  lequel  il  peut  toujours  être,  c'est  la  vertu,  c'est- 
à-dire  l'intention  morale  dans  la  lutte  et  non  la  sainteté 
dans  }&  possession  présumée  (vermeinten)  d'une  parfaite 
pureté  des  intentions  de  la  volonté.  C'est  à  un  pur  {lau- 
ter)  fanatisme  moral,  à  un  accroissement  de  la  présomp- 
tion qu'on  dispose  les  esprits,  en  les  excitant  à  des  ac- 

'  Bami  troduit  le  mot  Gesinnung  p&T  disposition;  Born  par  mens; 
Abbot  par  disposition.  Nous  préférons  employer  le  mot  intention,  dont 
le  sens  est  plus  précis  et  convient  mieux  pour  l'expression  de  la 
pensée  de  Kant.  (F-  P.) 


152  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON  PURE   PRATIQUE 

tions  présentées  comme  nobles,  sublimes,  magnanimes 
et  en  les  jetant  par  là  dans  cette  illusion  que  ce  n'est 
pas  le  devoir,  c'est-à-dire  le  respect  pour  la  loi,  dont 
ils  devraient  supporter  le  joug  (qui  cependant  est  doux, 
puisque  c'est  la  raison  elle-même  qui  nous  l'impose), 
quand  même  ce  serait  à  regret  {ungern)y  qui  constitue 
le  principe  déterminant  de  leurs  actions  et  qui  les  hu- 
milie encore  pendant  qu'ils  la  suivent  (qu'ils  lui  obéis- 
sent), mais  qu'on  attend  d'eux  ces  actions  comme  un 
pur  mérite  (Verdienst)  et  non  comme  un  devoir.  Car 
non  seulement,  en  imitant  de  tels  actes,  d'après  un  tel 
]»rincipe,  ils  n'auraient  pas  le  moins  du  monde  satis- 
fait à  l'esprit  de  la  loi,  lequel  consiste  dans  la  soumis- 
sion de  l'intention  à  la  loi  et  non  dans  la  conformité 
[Gesetxmàssigkeity  des  actions  à  la  loi  (quel  que  soit  le 
principe),  mais  en  posant  le  mobile  pathologiquement 
(dans  la  sympathie  ou  même  dans  l'amour  de  soi),  non 
moralement  (dans  la  loi),  ils  produisent  de  cette  façon 
une  manière  de  penser  frivole,  superficielle,  fantastique 
d'après  laquelle  ils  attribuent  une  bonté  spontanée 
(freiwilligen)  k  leur  esprit  {Gemûths)^  qui  n'aurait  besoin 
ni  d'aiguillon  ni  de  frein,  pour  lequel  aucun  comman- 
dement ne  serait  nécessaire,  et  ils  oublient  à  ce 
sujet  leur  obligation  {Schuldigkeit)*  à  laquelle  ils 
devraient  cependant  songer  avant  de  songer  au  mé- 
rite. Sans  doute,  les  actions  des  autres,  qui  ont  été 
accomplies  avec  un  grand  esprit  de  sacrifice  {Aufop- 
ferung)  et  simplement  par   amour  du  devoir,    peu- 

<  Sur  la  traduction  de  ce  mot,  voyez  n.  1 ,  p.  4  et  127.  (F.  P.) 
«  Sur  la  traduction  de  ce  mot,  voyez  n.  1,  p.  147.  (F.  P.) 


DES   MOBILES    DE   LA    RAISON  PURE   PRATIQUE  153 

vent  être  vantées  comme  des  fails  nobles  et  sublimes, 
mais  seulement  autant  qu'il  y  a  encore  là  des  traces 
qui  permettent  de  conjecturer  qu'elles  ont  été  faites 
entièrement  par  respect  pour  le  devoir  et  non  par 
un  mouvement  du  cœur  {aus  Herzensanfwallungen). 
Mais  si  on  veut  les  présenter  à  quelqu'un  comme 
des  exemples  à  suivre,  on  doit  alors  absolument  em- 
ployer comme  mobile  le  respect  pour  le  devoir  = 
Achtung  fur  Pflicht  (comme  le  seul  sentiment  moral 
véritable),  ce  précepte  sévère  et  saint  qui  ne  permet 
pas  à  notre  vain  amour  de  nous-mêmes  (Selbstliebe) 
de  se  jouer  avec  des  impulsions  [Antrieben)  patho- 
logiques (en  tant  qu'elles  sont  analogues  à  la  mora- 
lité) et  de  nous  enorgueillir  de  noire  mérite  (uns  auf 
verdienstlichen  Werth  was  %u  Gute  au  thun).  Si  nous 
cherchons  bien,  nous  trouverons  déjà,  pour  toutes  les 
actions  qui  sont  dignes  d'éloges,  une  loi  du  devoir  qui 
commande  et  ne  nous  laisse  pas  choisir  à  notre  gré  ce 
qui  pourrait  être  agréable  à  notre  tendance  (Hang). 
C'est  là  le  seul  mode  de  représentation  {Darsiellungs^ 
art)  qui  forme  l'âme  moralement,  parce  que  c'est  le 
seul  qui  soit  capable  de  principes  solides  et  exactement 
déterminés. 

Si  le  fa7iatisme  (Schwàrmereiy ,  dans  sa  signification  la 
plus  générale,  entreprend,  d'après  des  principes,  de  dé- 
passer {einenach  Grundzàtzenunternommene  Ueberschrei- 
tung)  les  limites  de  la  raison  humaine,  \e  fanatisme  moral 
entreprend  de  dépasser  les  limites  que  la  raison  pure 
pratique  pose  à  l'humanité,  en  nous  défendant  de  placer 

<  Sur  ce  mot,  voyez  p.  126  (P.  P.) 


154  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE   PRA.TIQUE 

le  principe  subjectif  de  déterminalion  des  actions  con- 
formes au  devoir,  c'est-à-dire  leur  mobile  moral,  ail- 
leurs que  dans  la  loi  elle-même  et  l'intention,  qui  par 
là  est  placée  dans  les  maximes,  ailleurs  que  dans  1p 
respect  pour  cette  loi,  partant  en  nous  ordonnant  de 
prendre  la  pensée  du  devoir,qui  détruit  toute  arrogance 
(Arroganz)  comme  tout  vain  amour  desoi, ^our  principe 
de  vie  suprême^  de  toute  la  moralité  dans  l'humanité. 
S*il  en  est  ainsi,  ce  ne  sont  pas  seulement  les  roman- 
ciers ou  les  éducateurs  sentimentaux  =  empfindelnde 
Erzieher  (bien  qu'ils  s'emportent  beaucoup  encore 
contre  la  sensiblerie),  mais  parfois  les  philosophes  eux- 
mêmes,  bien  plus  les  plus  austères  de  tous,  les  stoïciens 
qui  ont  introduit,  à  la  place  d'une  discipline  morale, 
sobre  mais  sage,  un  fanatisme  morale  quoique  le  fana- 
tisme des  derniers  soit  plus  héroïque,  celui  des  pre- 
miers plus  fade  et  plus  attendrissant;  et  l'on  peut,  sans 
hypocrisie,  répéter  en  toute  vérité,de  la  doctrine  morale 
de  l'Evangile,  qu'elle  a  la  première,  par  la  pureté  du 
principe  moral,  mais  en  même  temps  par  sa  convenance 
{Angemessenheit)  avec  les  limites  des  êtres  finis,  sou- 
mis toute  bonne  condmie  {Wohlverhalten)  de  l'homme 
à  la  discipline  d'un  devoir  qui,  placé  sous  ses  yeux,  ne 
les  laisse  pas  s'égarer  dans  des  perfections  morales 
imaginaires,  et  qu'elle  a  posé  des  bornes  de  l'humilité* 

»  Nous  rendons  ainsi  avec  Born  Lébensprincip,  et  noTi  comme  Barni 
et  Abbot,  par  principe  vital,  expression  qui  a  un  sens  déterminé  et  tout 
différent  dans  notre  langue  philosophique.  (F.  P.) 

2  Nous  traduisons  littéralement  le  passage  die  sie  nicht  xmter  mora- 
lischen  getrâumten  VoUkommenheiten  schw&rmen  lUsst  . .  Schranken  der 
Demuth  gesetz  habe.  —  Barni  donne:  Ne  lui  permet  pas  de  s'attribuer 
une  perfection  morale  chimérique  et  d'avoir  ainsi  rappelé  à  la  modestie 


DES   MOBILES   DE   LA   RAISON    PURE   PRATIQUE  155 

[c'est-à-dire  de  la  connaissance  de  soi-même),  à  la  pré- 
somption et  à  l'amour  de  soi,  qui  tous  deux  mécon- 
Qaissent  volontiers  leurs  limites. 

Devoir!  nom  sublime  et  grand,  toi  qui  ne  renfermes 
rien  en  toi  d*agréable,  rien  qui  implique  insinuation, 
mais  qui  réclames  la  soumission,  qui  cependant  ne 
nenaces  de  rien  de  ce  qui  éveille  dans  l'âme  (Gemûthé) 
une  aversion  naturelle  et  épouvante,  pour  mettre  en 
mouvement  la  volonté,  mais  poses  simplement  une  loi 
jui  trouve  d'elle-même  accès  dans  l'âme  [Gemûthey 
3t  qui  cependant  gagne  elle-même  malgré  nous,  la 
vénération  (sinon  toujours  l'obéissance),  devant  la- 
quelle se  taisent  tous  les  penchants,  quoiqu'ils  agis- 
sent contre  elle  en  secret;  quelle  origine  est  digne  de 
toi  et  où  trouve-t-on  la  racine  de  ta  noble  tige,  qui 
repousse  fièrement  toute  parenté  avec  les  penchants, 
racine  dont  il  faut  faire  dériver,  comme  de  son  ori- 
gine, la  condition  indispensable  de  la  seule  valeur  que 
[es  hommes  peuvent  se  donner  à  eux-mêmes? 

Ce  ne  peu  t  être  rien  de  moins  que  ce  qui  élève  Thomme 
lu-dessus  de  lui-même  (comme  partie  du  monde  sen- 
sible), ce  qui  le  lie  à  un  ordre  de  choses  que  l'entende- 
ment seul  peut  concevoir  et  qui  en  même  temps  com- 
mande (unter  sich  hat)  à  tout  le  monde  sensible  et  avec 
lui  à  l'existence,  qui  peut  être  déterminée  empirique- 
ment, de  l'homme  dans  le  temps,  à  l'ensemble  de 
toutes  les  fins  (qui  est  uniquement  conforme  à  ces  lois 

—  Abbot  traduit  plus  exactement  la  dernière  partie  par  that  it  aiso  set 
Ihe  bounds  of  humility.  (F.  P.) 

•  Born  emploie,  pour  traduire  ce  mot,  dont  le   sens    est    d'ailleurs 
assez  vague,  animo;  Barni,  ûme;  et  Abbof,  mind.  (F.  P.) 


156  ANALYTIQUE   DE   LA   BAISON   PURE   PRATIQUE 

pratiques  et  inconditionnées  comme  la  loi  morale.  Ce 
n'est  pas  autre  chose  que  \ai  personnalité ,  c'est-à-dire  la 
liberté  et  Tindépendance  à  Tégard  du  mécanisme  de  la 
nature  entière,  considérée  cependant  en  même  temps 
comme  un  pouvoir  d*un  être  qui  est  soumis  à  des  lois 
spéciales,  n'est-à-dire  aux  lois  pures  pratiques  données 
par  sa  propre  raison,  de  sorte  que  la  personne,  comme 
appartenant  au  monde  sensible,  est  soumise  à  sa  propre 
personnalité,  en  tant  qu*elle  appartient  en  même  temps 
au  monde  intelligible.  Il  n'y  a  donc  pas  à  s'étonner 
que  l'homme,  appartenant  à  deux  mondes,  ne  doive 
considérer  son  propre  être,  relativement  à  sa  seconde 
et  à  sa  plus  haute  détermination*,  qu'avec  vénération 
et  les  lois  auxquelles  il  est  en  ce  cas  soumis,  qu'avec 
le  plus  grand  respect. 

Sur  cette  origine  se  fondent  quelques  expressions 
qui  désignent  la  valeur  des  objets  d'après  des  idées 
morales.  La  loi  morale  esi sainte  (inviolable).  L'homme 
sans  doute  est  assez  profane*  {unheilig  genug),  mais 
Vhumanitéf  dans  sa  personne,  doit  être  sainte  pour  lui. 
Dans  la  création  tout  entière,  tout  ce  qu'on  veut  [will) 
et  ce  sur  quoi  on  a  quelque  pouvoir  peut  être  employé 
simplement  comme  moyen;  l'homme  seulement,  et  avec 
lui  toute  créature  raisonnable,  esl  fin  en  soi.  C'est  qu'il 
est  le  sujet  de  la  loi  morale,  qui  est  sainte,  en  vertu 

<  Born  et  Barni  se  servent  de  destinatio  et  de  destination.  Nous  pré- 
férons traduire,  comme  nous  l'avons  fait,  le  mot  Bestimmung.  Abbot 
se  sert  de  characteristic.  Voyez  la  n.  i,  p.  144.  (F  P.)- 

2  Nous  employons  ce  mot  comme  synonyme  de  non-saint,  dans  le 
sens  que  Born  donne  au  mot  profanus,  au  lieu  de  traduire  assez 
inexactement,  comme  Barni,  par  Vhomme  n'est  pas  saint.  Abbot  dit 
unholy  enough.  (F.  P.  ) 


DES  MOBILES  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE      157 

de  l'autonomie  de  sa  liberté.  Pour  cette  raison,  toute 
volonté,  même  la  volonté  propre  à  chaque  personne, 
dirigée  sur  la  personne  elle-même,  est  astreinte  à  la 
condition  de  l'accord  avec  V autonomie  de  l'être  rai- 
sonnable, c'est-à-dire  à  ne  le  soumettre  à  aucun  but 
qui  n'est  pas  possible  d'après  une  loi  pouvant  tirer  son 
origine  de  la  volonté  du  sujet  passif  {leidenden)  lui- 
même,  par  conséquent  à  ne  jamais  employer  le  sujet 
simplement  comme  moyen,  mais  conjointement  avec 
elle-même  comme  fin*.  Nous  imposons  cette  condi- 
tion avec  raison,  même  à  la  volonté  divine,  relative- 
ment aux  êtres  raisonnables  qui  sont  dans  le  monde 
comme  ses  créatures,  puisqu'elle  repose  sur  la  person- 
nalité, par  laquelle  seule  elles  sont  des  fins  en  soi. 

Cette  idée  de  la  personnalité  qui  éveille  le  respect, 
qui  nous  met  devant  les  yeux  la  sublimité  de  notre  na- 
ture (d'après  sa  détermination),  en  nous  faisant  remar- 
auer  en  même  temps  le  défaut  d'accord  de  notre  con- 
duite avec  elle,  et  en  abaissant  par  cela  même  la  pré- 
somption, est  naturelle,  même  à  la  raison  humaine  la 
plus  commune,  et  aisément  remarquée.  Tout  homme, 
même  médiocrement  honorable  (ehrlicher),  n'a-t-il  pas 
trouvé  quelquefois  qu'il  s'est  abstenu  d'un  mensonge, 
d'ailleurs  inoffensif,  par  lequel  il  pouvait  ou  se  tirer  lui- 
même  d'une  affaire  désagréable  ou  procurer  quelque 
avantage  à  un  ami  cher  et  plein  de  mérite,  pour  avoir  le 
à.ïo\.i[dûr{en)  de  ne  pas  se  mépriser  en  secret  à  ses  propres 

'  Barni  dit,  du  sujet  mime  qui  souffre  l'action.  (F.  P.) 

3  Noua  traduisons  ainsi  sondern  sugleich  selbst  als  Zweck.  Born  dit: 

Sei  simtd  qua  fine  ipso  utendi;  liarni  ne  rend  pas  zugleich  selbst;  Abbot 

donne  but  as  ilself  also,  conçut  rmtly,  an  end.  (F.  P.) 


158  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

yeux? Est-ce  qu'un  honnête  homme  n'est  pas  soutenu, 
dans  les  plus  grands  malheurs  de  la  vie,  qu'il  pouvait 
éviter  si  seulement  il  avait  pu  se  mettre  au-dessus  du 
devoir,  par  la  conscience  d'avoir  en  sa  personne  main- 
tenu l'humanité  dans  sa  dignité  (Wûrde),  de  l'avoir 
honorée,  de  n'avoir  pas  de  raison  de  rougir  de  lui-même 
à  ses  propres  yeux  et  pour  craindre  le  spectacle  inté- 
rieur de  l'examen  de  conscience  (Selbstprûfung) ?  Geiie 
consolation  n'est  pas  le  bonheur,  elle  n'en  est  pas 
même  la  plus  petite  partie.  Car  aucun  homme  ne  sou- 
haitera d'avoir  l'occasion  de  l'éprouver,  ne  souhaitera 
peut-être  pas  même  une  vie  dans  de  telles  circonstances. 
Mais  il  vit  et  ne  peut  supporter  d'être  à  ses  propres 
yeux  indigne  de  vivre.  Cette  tranquillité  intérieure  est 
donc  simplement  négative  par  rapport  à  tout  ce  qui 
peut  rendre  la  vie  agréable,  c'est-à-dire  qu'elle  écarte 
le  danger  (nàmlich  sie  isl  die  Abhaltung  der  Gefah')  de 
décroître  en  valeur  personnelle,  quand  on  a  complète- 
ment déjà  renoncé  à  la  valeur  de  sa  situation  ',  Elle  est 
l'effet  d'un  respect  pour  quelque  chose  qui  est  tout  à 
fait  autre  que  la  vie  et  auprès  duquel  au  contraire,  en 
comparaison  et  en  opposition,  la  vie  avec  tout  son 
charme  {Annehmlichkeit)  n'a  aucune  valeur.  Il  ne  vit 
plus  que  par  devoir,  non  parce  qu'il  trouve  le  moindre 
agrément  à  vivre. 

Tel  est  le  véritable  mobile  de  la  raison  pure  pratique  ; 

'  Nous  traduisons  ainsi  le  passage,  nachdem  der  seines  Zustandes  von 
ihm  schon  ganslich  aufgegeben  worden.  Born  donne  posteaquam  de 
pretio  condiiionis  sxiœ  penitus  desperassent  ;  Barni  après  avoir  perdu  tout 
le  reste  ;  Abbot  after  everything  dse  that  is  vaiuablc  has  been  lost.  Voyei 
ce  que  Kantdit,  p.  150.  (F.  P.) 


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DES  MOBILES  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE     15S 


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160  ANALYTIQUE  DE  LA   RAISON  PURE   PRATIQUÉ 

La  majesté  du  devoir  n'a  rien  à  faire  avec  la  jouissance 
de  la  vie;  elle  a  sa  loi  propre,  elle  a  son  tribunal  par- 
ticulier et  quand  même  on  voudrait  secouer  ensemble 
les  deux  choses,  pour  les  mêler  et  les  présenter  comme 
un  remède  à  l'âme  malade,  elles  se  sépareraient  aussi- 
tôt d'elles-mêmes;  si  elles  ne  le  faisaient  pas,  la  pre- 
mière n'agirait  plus  du  tout,  et  quand  même  la  vie 
physique  y  gagnerait  quelque  force,  la  vie  morale 
s'évanouirait  sans  retour» 


EXAMEN  CRITIQUE 

DE 

L'ANALYTIQUE   DE  LA   RAISON    PURE   PRATIQUE 


Par  l'examen  critique  (kritischen  Beleuchtung)  d'une 
science  ou  d'une  partie  de  cette  science,  qui  forme  par 
elle-même  un  système,  je  comprends  la  recherche  et 
la  justiGcation  {  Rechtfertigung  )  ^  des  raisons  pour 
lesquelles  (warum)  elle  doit  précisément  avoir  cette 
forme  systématique  et  aucune  autre ,  quand  on  la 
compare  avec  un  autre  système  qui  a  pour  principe 
un  pouvoir  semblable  de  connaître.  Or  la  raison  pra- 
tique et  la  raison  spéculative  ont  pour  fondement  un 
pouvoir  identique  (eèieWei)  de  connaître,  en  tant  qu'elles 
sont  l'une  et  l'autre  raison  pure.  Par'  conséquent  la 
différence  de  la  forme  systématique  de  l'une  et  de  celle 
de  l'autre  devra  être  déterminée,  en  même  temps  que 
sera  indiquée  la  raison  de  cette  différence,  par  la  com- 
paraison de  la  première  avec  la  seconde. 

L'analytique  de  la  raison  pure  théorique  s'occupait 
de  la  connaissance  des  objets,  qui  peuvent  être  donnés 

♦  DeducUonem  (Born),  vérification  (Barni),  proof  (Abbot).  (F.  P.) 
KANT,  Crit.  de  la  rais.  prat.  11 


162  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE    PRATIQUE 

à  l'entendement  et  devait  ainsi  partir  de  VmtuHion, 
par  conséquent  (puisque  celle-ci  est  toujours  sensible) 
de  la  sensibilité;  de  là,  passer  ensuite  aux  concepts 
(des  objets  de  cette  intuition)  ;  elle  pouvait,  seule- 
ment après  cette  double  préparation  \  finir  par  des 
principes.  Au  contraire,  comme  la  raison  pratique  a 
affaire,  non  avec  des  objets  pour  les  connaître,  mais 
avec  le  pouvoir  qui  lui  appartient  en  propre  de  réaliser 
ces  objets  (conformément  à  la  connaissance  qu'elle  en  a) 
c'est-à-dire  avec  une  volonté,  qui  est  une  causalité,  en 
tant  que  la  raison  contient  le  principe  déterminant  de 
celle-ci*;  comme  par  conséquent  elle  n'a  à  indiquer 
aucun  objet  de  l'intuition,  mais  (parce  que  le  con- 
cept de  la  causalité  contient  toujours  la  relation  à  une 
loi ,  qui  détermine  l'existence  des  éléments  divers 
=  Mannigfaltigen  dans  leurs  rapports  les  uns  avec  les 
autres)  comme  raison  pratique,  seulement  à  en  indiquer 
une  loi,  une  critique  de  Vanalytique  de  la  raison  pra- 
tique doit,  en  tant  que  celle-ci  doit  être  pratique  (ce 
qui  est  le  vrai  problème),  commencer  par  la  possibilité 
des  principes  pratiques  à  priori.  De  là  seulement,  elle 
pouvait  passer  aux  concepts  des  objets  d'une  raison 
pratique,  c'est  à-dire  à  ceux  du  bien  et  du  mal  absolus 
{schlechthin  Guten  und  Bôsen)  pour  les  donner  d'abord 
conformément  à  ces  principes  ,  car  ces  concepts  ne  peu- 
vent,antérieurement  à  ces  principes, être  donnés  comme 

»  Le  texte  poHe  :  nur  7iach  beider  Voranschickttng ;  Born  donne  nisi 
ambabus  prœmissis.  (F.  P.) 

2  Born  fait  rapporter  derselben  h  objets  ;  Barni  et  Abbot  semblent  le 
rattacher  k  causalité,  comme  nous  l'avons  fait  nettement  nous-même. 
(F.  P.) 


EXAMEN   CRITIQUE   DE   l' ANALYTIQUE  163 

bien  et  comme  mal*  par  aucun  pouvoir  de  connaître), 
et  c'est  alors  seulement  qu'elle  pouvait  conclure  cette 
partie  avec  le  dernier  chapitre,  avec  celui  qui  traite  du 
rapport  de  la  raison  pure  pratique  à  la  sensibilité  et 
de  l'influence  nécessaire,  qui  peut  être  connue  à  priori, 
de  ]a  première  sur  la  seconde,  c'est-à-dire  du  sentiment 
moral.  L'analytique  de  la  raison  pure  pratique  se  par- 
tageait donc,  d'une  façon  tout  à  fait  analogue  à  celle 
de  la  raison  théorique,  le  champ  tout  entier  des  con- 
ditions de  son  usage,  mais  elle  suivait  un  ordre  inverse. 
L'analytique  de  la  raison  pure  théorique  était  divisée 
en  esthétique  transcendantale  et  en  logique  transccn- 
dantale;  celle  de  la  raison  pure  pratique  l'est  inver- 
sement en  logique  et  en  esthétique  (s'il  m'est  permis 
d'employer  ici  simplement  par  analogie,  ces  dénomi- 
nations, qui  ne  sont  pas  du  tout  d'ailleurs  appropriées). 
La  logique  à  son  tour  était  dans  la  première,  divisée 
en  analytique  des  concepts  et  analytique  des  principes, 
elle  l'est  ici  en  analytique  des  principes  et  analytique 
des  concepts.  L'esthétique  avait  là,  en  outre,  deux 
parties  à  cause  des  deux  espèces  d'intuition  sensible; 
ici  la  sensibilité  n'est  pas  du  tout  considérée  comme 
capacité  d'intuition  ,  mais  simplement  comme  sen- 
timent (pouvant  être  un  principe  subjectif  du  désir) 
et  sous  ce  rapport  (m  Ansehuncj  dessen)  la  raison  pure 
pratique  n'admet  aucune  autre  division. 

»  Le  lexle  porte  :  dièse  sind  vor  jenen  Principien  als  Gutes  und  Bùses 
durch  gar  kein  Erkenntnissvermogen  su  gebcn  mOglich.  Comme  Born  ■:'„ 
Barni,  nous  rallachons  dièse  à  concepts;  contraiiement  à  Darni,  r.nus 
faisons  de  als  Gules  und  Bases  un  appositif  de  dièse  et  non  de  P;  .«- 
cipien.  (F-  P.) 


164  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

Il  est  aussi  bien  facile  de  voir  {einschen)  pour  quelle 
raison  cette  division  en  deux  parties,  avec  sa  subdivi- 
sion, n*a  pas  été  ici  réellement  suivie  (comme  on  pou- 
vait bien  être  d'abord,  par  l'exemple  de  la  raison  théori- 
que, amené  à  l'essayer).  En  effet,  comme  c'est  la  raison 
pure,  qui  est  considérée  ici  dans  son  usage  pratique,  en 
parlant  par  conséquent  de  principes  à  priori  et  non  de 
principes  empiriques  de  détermination,  la  division  de 
l'analytique  de  la  raison  pure  pratique  devra  se  faire 
comme  celle  d'un  syllogisme  (  Vernunftschlusses)  c'est-à- 
dire  en  allant  du  général  dans  la  majeure  (du  principe 
moral),  par  une  subsumption  des  actions  possibles 
(comme  bonnes  ou  mauvaises)  sous  ce  principe',  faile 
dans  la  mineure^  à  la  conclusion^  c'est-à-dire  à  la  déter- 
mination subjective  de  la  volonté  (à  un  intérêt  dans  le 
bien  pratiquement  possible  et  à  la  maxime  qui  a  là- 
dessus  son  fondement).  Ces  comparaisons  feront  plaisir 
à  celui  qui  a  pu  se  convaincre  de  l'exactitude  des  pro- 
positions qui  se  sont  présentées  dans  l'analytique,  car 
elles  lui  donnent  à  bon  droit  l'espoir  de  pouvoir  un 
jour  peut-être  pénétrer  jusqu'à  l'unité  de  la  faculté  tout 
entière'  de  la  raison  pure  (de  la  raison  théorique  aussi 
bien  que  de  la  raison  pratique)  et  dériver  toutes  choses 
d'un  seul  principe  ;  ce  qui  est  l'inévitable  besoin  de 
la  raison  humaine,  qui  ne  trouve  une  satit-faction  com- 
plète que  dans  une  unité  complètement  systématique 
de  ses  connaissances. 

Or  si  nous  consid  'rons  maintenant  aussi  le  contenu 

*  Unter  jenen  ;  nous  faisons  rapporter,  comme  ""  .rni,  jenen  à  prin- 
cipe. (F.  P.) 


EXAMEN   CRITIQUE  DE  l'ANALYTIQUE  165 

de  la  connaissance  que  nous  pouvons  avoir  d'une  raison 
pure  pratique  et  par  elle  {von,.,  unddurch),  tel  que  le 
montre  l'analytique  de  cette  raison,  nous  trouverons  à 
côté  d'une  analogie  remarquable  entre  la  raison  pure 
pratique  et  la  raison  pure  théorique,  des  différences 
non  moins  remarquables.  Relativement  àla  raison  théo- 
rique, le  pouvoir  d'une  connaissance  rationnelle  pure  à 
priori  pouvait,  par  des  exemples  tirés  des  sciences  (dans 
lesquelles,  comme  elles  mettent  leurs  principes  à  l'é- 
preuve de  façons  si  diverses  par  l'usage  méthodique 
qu'elles  en  font,  on  n'a  pas  autant  de  raison  que  dans  la 
connaissance  commune,  de  craindre  un  mélange  secret 
des  principes  empiriques  de  connaissance),  être  fort 
facilement  et  fort  évidemment  démontré.  Mais  que  la 
raison  pure,  sans  l'intervention  d'un  principe  empi- 
rique quelconque  de  détermination,  soit  pratique  même 
par  elle  seule,  c'est  ce  qu'on  devait  d'abord  montrer 
par  Vusage  pratique  le  plus  ordinaire^  (gemeinsten)  de  la 
raison,  en  prouvant  (beglaiibigte)  que  le  principe  pra- 
tique suprême  est  reconnu  par  toute  raison  humaine  na- 
turelle, comme  complètement  à  iwiori  et  indépendant 
de  toutes  les  données  sensibles,  pour  la  loi  suprême 
de  sa  volonté.  On  devait  d'abord  établir  et  justifier 
la  pureté  de  son  origine,  même  dans  le  jugement  de 
cette  raison  commune,  avant  que  la  science  pût  s'en  em- 
parer pour  en  faire  usage  comme  d'un  fait  qui  est  anté- 
rieur à  tout  raisonnement  subtil  (Vernûnfteln)  ',  sur  sa 
possibilitéetàtoutesles  conséquences  qu'on  pouvait  en 

'  Born  emploie  vulgarissimo  ;  Barni,  vulgaire.  Nous  préférons,  avec 
Abbot,  la  traduction  littérale.  (F.  P.) 
*  Born  dit  argutaiio,  qui  traduit  mieux  le  mot  allemand.  (F.  P.) 


166     ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

tirer.  Mais  celte  circonstance  s'explique  aussi  fort  bien 
par  ce  qui  a  été  dit  un  peu  plus  haut,  puisque  la  raison 
pure  pratique  doit  nécessairement  commencer  par  des 
principes^  qui  par  conséquent  doivent,  comme  données 
premières,  être  le  fondement  de  toute  science  et  ne 
peuvent  en  dériver.  Or  celte  justification  des  principes 
moraux,  comme  principes  d'une  raison  pure,  pouvait 
aussi  fort  bien  et  avec  une  certitude  suffisante,  être  éta- 
blie par  un  simple  appel  au  jugement  de  l'entendement 
humain  ordinaire  \  parce  que  tout  élément  empirique, 
qui  pourrait  se  glisser  comme  principe  déterminant  de 
la  volonté  dans  nos  maximes,  se  fait  reconnaîirc  par  le 
sentiment  du  plaisir  ou  de  la  douleur  qui  s'attache 
nécessairement  à  lui  en  tant  qu'il  excite  des  désirs  ;  et 
toute  raison  pure  pratique  refuse  nettement  d'admettre 
ce  sentiment  dans  son  principe  comme  condition.  L'hé- 
térogénéité des  principes  de  détermination  (empiriques 
et  rationnels),  est  révélée  par  cette  résistance  d'une  rai- 
son pratiquement  législative  contre  tout  penchant  qui 
tend  à  s'y  mêler,  par  une  espèce  particu  Hère  de  sensation 
(Empfindung) qui  ne  précède  pas  la  législation  de  la  rai- 
son pratique,  mais  est  au  contraire  produite  uniquement 
par  elle  et  comme  une  espèce  de  coercition,  c'est-à-dire 
par  ce  sentiment  d'un  respect  tel  que  nul  homme  n'en  a 
pour  des  penchants,de  quelque  espèce  qu'ils  soient,mais 
qu'il  a  pour  la  loi.  Et  elle  est  révélée  d'une  façon  si 
claire  et  si  frappante  qu'il  n'y  a  pas  d'entendement  hu- 
main, même  le  plus  ordinaire,  qui  ne  doive  comprendre 

•  Nous  traduisons  littéralement  :  Urtheil  des  gemeinen  Menschen- 
verstandes;  Bovn  (\onne  judicium  intclligentiœ  humanœ;  Barni,  jugement 
de  la  raison  commime;  Abbot,  judgmmt  of  the  common  reason.  (F.  P.) 


EXAMEN   CRITIQUE   DE   l'aNALYTIQUB  167 

immédiatement  par  un  exemple,  que  des  principes  em- 
piriques du  vouloir  peuvent  bien  l'engager  à  les  suivre 
par  les  séductions  qu'ils  lui  offrent,  mais  que  jamais 
on  ne  peut  exiger  qu'il  obéisse  à  une  loi  autre  qu'à  la 
loi  pure  pratique  de  la  raison. 

La  dislinction  de  la  doctrine  du  bonheur  et  de  la  doc- 
trine morale,  la  première  étant  tout  entière  fondée  sur 
dos  principes  empiriques,  qui  ne  forment  même  pas 
la  plus  petite  partie  [Beisatz)  de  la  seconde,  est,  dans 
l'analytique,  la  première  et  plus  importante  affaire 
de  la  raison  pure  pratique,  qui  doit  y  apporter  autant 
d'exactitude  {piinktlich)  et  pour  ainsi  dire  autant  de  scru- 
pule ipeinlich)*  que  le  géomètre  dans  son  œuvre.  Mais 
s'il  arrive  ici  au  philosophe  (comme  cela  arrive  toujours 
dans  la  connaissance  rationnelle,  qui  est  due  à  de  sim- 
ples concepts  sans  construction),  d'avoir  à  lutter  contre 
de  grandes  difficultés,  parce  qu'il  ne  peut  prendre  au- 
cune intuition  pour  principe  (d'un  pur  noumène),  il  a 
cependant  l'avantage  de  pouvoir  comme  le  chimiste 
pour  ainsi  dire,  expérimenter  en  tout  temps  sur  la  raison 
pratique  de  tout  homme,  pour  distinguer  le  principe 
moral  (pur)  de  détermination  du  principe  empirique  : 
il  n'a  qu'à  ajouter,  à  la  volonté  empiriquement  affectée 
Cpar  exemple,  à  la  volonté  de  celui  qui  mentirait  volon- 
tiers, lorsqu'il  peutacquérir  quelque  chose  en  mentant), 
la  loi  morale  (comme  principe  déterminant).  C'est 
comme  si  le  chimiste  ajoutait  de  l'alcali  à  une  solution 


«  Born  rend  ces  deux  mots  par  tanla  dtligentia  curaque;  Bami  par 
aulanl  de  soin,  autant  de  peine;  Abbot  par  as  much  exactness  and  scriA- 
rulousness.  (F.  P.) 


168  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE    PRATIQUE 

de  chaux  dans  de  l'esprit  de  sel;  l'esprit  de  sel  aban- 
donne aussitôt  la  chaux,  s'unit  à  l'alcali  et  la  chaux  est 
précipitée  au  fond.  De  même,  si  l'on  présente  à  celui 
qui  d'ailleurs  est  un  honnête  homme  (ou  qui  se  suppose 
seulement  en  pensée  à  la  place  d'un  honnête  homme), 
la  loi  morale,  par  laquelle  il  reconnaît  l'indignité  d'un 
menteur,  aussitôt  sa  raison  pratique  (dans  le  juge- 
ment sur  ce  qui  devait  être  fait  par  lui),  abandonne 
l'utilité,  s'unit  avec  ce  qui  maintient  en  lui  le  respect 
pour  sa  propre  personne  (avec  la  véracité),  et  Tutilité, 
après  avoir  été  séparée  (abgesondert  und  gevmschen) 
de  tout  ce  qui  se  rattache  à  la  raison  (laquelle  est 
tout  entière  du  côté  du  devoir),  est  pesée  par  chacun 
pour  être  combinée  {in  Verhindung  zutreten)  avec  la 
raison  dans  d'autres  cas,  excepté  là  où  elle  pourrait 
être  opposée  à  la  loi  morale,  que  la  raison  n'aban- 
donne jamais,  mais  avec  laquelle  elle  s'unit  très 
étroitement. 

Mais  cette  distinction  du  principe  du  bonheur  et  du 
principe  de  la  moralité  n'est  pas  pour  cela  une  opposi- 
tiony  et  la  raison  pure  pratique  ne  veut  pas  qu'on  re- 
nonce à  toute  prétention  au  bonheur,  mais  seulement, 
qu'aussitôt  qu'il  s'agit  de  devoir,  on  ne  le  prenne  pas  du 
tout  en  considération.  Ce  peut  même  à  certains  égards, 
être  un  devoir  de  prendre  soin  de  son  bonheur  :  d'une 
part,  parce  que  le  bonheur  (auquel  se  rapportent  l'ha- 
bileté, la  santé,  la  richesse)  fournit  des  moyens  de 
remplir  son  devoir,  d'autre  part,  parce  que  la  pri- 
vation du  bonheur  (par  exemple  la  pauvreté),  amène 
avec  elle  des  tentations  de  violer  son  devoir.  Seule- 


EXAMEN    CRITIQUE   DE   l' ANALYTIQUE  169 

ment  travailler  à  son  bonheur  ne  peut  jamais  êlre 
immédiatement  un  devoir  et  encore  moins  un  prin- 
cipe de  tout  devoir.  Or,  comme  les  principes  déter- 
minants de  la  volonté,  à  l'exception  seulement  de  la 
loi  pure  pratique  de  la  raison'  (de  la  loi  morale), 
sont  tous  ensemble  empiriques,  et  comme  tels  par 
conséquent  appartiennent  au  principe  du  bonheur,  ils 
doivent  être  tous  ensemble  séparés  du  principe  moral 
suprême  et  ne  lui  être  jamais  incorporés  comme  con- 
dition, parce  que  ce  serait  supprimer  toute  valeur 
morale,  de  même  que  le  mélange  d'éléments  empiri- 
ques enlèverait  aux  principes  géométriques  toute  évi- 
dence mathématique,  ce  qu'il  y  a  de  meilleur  (d'après 
le  jugement  de  Platon),  dans  la  mathématique  et  ce 
qui  en  dépasse  même  l'utilité. 

En  ce  qui  concerne  la  déduction  du  principe  su- 
prême de  la  raison  pure  pratique,  c'est-à-dire  l'expli- 
cation de  la  possibilité  d'une  telle  connaissance  à  pnori, 
on  ne  pouvait  rien  faire  de  plus  que  de  montrer  que, 
si  l'on  percevait  {einsàhe)  la  possibilité  de  la  liberté 
d'une  cause  efficiente,  on  apercevrait  ausgi,  non  sim- 
plement la  possibilité,  mais  même  la  nécessité  de  la 
loi  morale,  comme  loi  pratique  suprême  des  êtres  rai- 
sonnables à  la  volonté  desquels  on  attribue  la  liberté 
de  la  causalité,  parce  que  ces  deux  concepts  sont  si 
inséparablement  unis  qu'on  pourrait  définir  la  liberté 
pratique,  l'indépendance  de  la  volonté  à  l'égard  de  toute 

*  Traduction  littérale  du  texte  :  reinen  praktischen  Vernunftgesetze. 
Born  donne  lege  pura  praclica  rationcdi;  Barni  (la  loi  de  la  raison  pure 
pratique)  et  Abbol  {the  lato  of  pure  pratical  reason)  traduisent  moins 
exactement.  (F.  P.) 


170  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

loi  autre  que  la  loi  morale.  Mais  la  liberté  d'une  cause 
efficiente,  surtout  dans  le  monde  sensible,  ne  peut, 
quant  à  sa  possibilité,  être  en  aucune  façon  perçue 
{eingesehen) ;  heureux  encore  si  nous  pouvons  seule- 
ment être  suffisamment  assurés  qu'il  n'y  a  pas  de 
preuves  de  son  impossibilité  et  si  nous  sommes  forcés 
par  la  loi  morale  qui  la  postule,  et  par  là  même  aussi 
autorisés  à  l'admettre  !  Cependant  il  y  a  encore  beau- 
coup d'hommes  qui  croient  pouvoir  expliquer  cette 
liberté,  comme  tout  autre  pouvoir  naturel,  par  des 
principes  empiriques  et  qui  la  considèrent  comme  une 
propriété  psychologique  dont  l'explication  réclame  exclu- 
sivement un  examen  fort  attentif  de  la  nature  de  Vâme 
et  des  mobiles  de  la  volonté,  non  comme  un  prédicat 
transcendant  al  de  la  causalité  d'un  être  qui  appartient 
au  monde  des  sens  (ce  qui  est  pourtant  en  réalité  la 
seule  chose  dont  il  s'agisse  ici),  et  qui  suppriment 
ainsi  la  merveilleuse  perspective  [herrliche  ErôffnungJ 
que  nous  ouvre  la  raison  pure  pratique  au  moyen  de  la 
loi  morale,  c'est-à-dire  la  perspective  d'un  monde  intel- 
ligible, par  la  réalisation  du  concept  d'ailleurs  trans- 
cendant de  la  liberté  ;  par  là  ils  suppriment  la  loi 
morale  elle-même,  qui  n'admet  aucun  principe  empi- 
rique de  détermination.  Il  sera  donc  nécessaire  d'ajou- 
ter ici  quelque  chose  pour  prémunir  contre  cette  illu- 
sion et  pour  représenter  Vempirisme  dans  toute  la  nudité 
de  son  caractère  essentiellement  superficiels 

*  Le  texte  porte  :  der  Darstellung  des  Empirismus  in  der  ganzen 
Blosse  seiner  Seichligtkeit.  Barni  donne  :  montrer  l'impuissance  de  l'empi- 
risme, ce  qui  ne  rend  que  d'une  façon  très  indirecte  la  pensée  do 
l'auteur.  (F.  P.) 


EXAMEN   CRITIQUE   DE    l'aNALYTIQUE  171 

Le  concept  de  la  causalité,  comme  nécessité  naturelle, 
à  la  différence  {ziim  Utiterschiede)  de  la  causalité  comme 
liberté,  ne  conc-erne  l'existence  des  choses  qu'en  tant 
qu'elle  ne  peut  être  déterminée  dans  le  temps,  partant 
comme  phénomènes  par  opposition  à  leur  causalité 
comme  choses  en  soi.  Or,  si  l'on  prend  les  détermina- 
tions de  l'existence  des  choses  dans  le  temps  pour  des 
déterminations  de  choses  en  soi  (ce  qui  est  le  mode  de 
représentation  le  plus  ordinaire),  la  nécessité,  dans  le 
rapport  de  causalité,  ne  peut  en  aucune  façon  s'unir  avec 
la  liberté;  mais  elles  sont,  Tune  par  rapport  à  l'autre, 
contradictoires.  Car  de  la  première,  il  résulte  que  tout 
événement,  par  conséquent  aussi  toute  action  qui  se 
passe  dans  un  point  du  temps  [Zeitpuncié)  est  nécessai- 
rement sous  la  condition  de  ce  qui  était  dans  le  temps 
qui  a  précédé,  Or,  comme  le  temps  passé  n'est  plus  en 
mon  pouvoir,  toute  aclion  que  j'accomplis  d'après  des 
principes  déterminants  qui  ne  sont  pas  en  mon  pouvoir, 
doit  être  nécessaire,  c'est-à-dire  que  je  ne  suis  jamais 
■^^^^ fi ¥1^2^  moment  ( Zeitymcte)  Qp_ r^nîg;.  j.|£J}  P.l V.^ *  _. 


172  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE  PRATIQUE 

d'après  un  ordre  prédéterminé  et  que  je  ne  pourrai 
nulle  part  commencer  moi-même,  serait  une  chaîn 
naturelle  continue  et  ma  causalité  ne  serait  par  con 
séquent  jamais  liberté. 

Si  donc  on  veut  attribuer  de  la  liberté  à  un  être  don 
l'existence  {Dasein)  est  déterminée  dans  le  temps,  oi 
ne  peut,  à  ce  point  de  vue  du  moins  (sofernwenigstens 
le  soustraire  dans  son  existence  (Existenz),  partan 
aussi  dans  ses  actions,  à  la  loi  de  la  nécessité  naturell 
qui  régit  tous  les  événements;  car  ce  serait  comme  s 
on  Tabandonnait  à  un  hasard  aveugle.  Mais  comm 
cette  loi  concerne  inévitablement  toute  causalité  de 
choses,  en  tant  que  leur  existence  {Dasein)  peut  êtr 
déterminée  dans  le  tempSy  si  c'était  là  la  manière  don 
on  aurait  aussi  à  se  représenter  V existence  de  ces  chose 
en  soi* ,  la  liberté  devrait  être  rejetée  comme  un  concep 
sans  valeur  (nichtiger)  et  impossible.  Par  conséquent 
si  on  veut  encore  la  sauver,  il  ne  reste  d'autre  voie  qu 
d'attribuer  l'existence  d'une  chose,  en  tant  qu'ell 
peut  être  déterminée  dans  le  temps,  par  suite  aussi  1 
causalité  d'après  la  loi  de  la  nécessité  naturelle^  simple 
ment  au  phénomène,  et  la  liberté  à  ce  même  être,  comm 
chose  en  soi.  Gela  est  certainement  inévitable,  si  l'o: 
veut  conserver  ensemble  ces  deux  concepts  contradic 
toires,  mais  dans  l'application,  si  on  les  réunit  comm 
dans  une  seule  et  même  action  et  qu'on  veuille  ains 
expliquer   cette   union  elle-même,  de  grandes  diffi 

'  Traduction  littérale  de  wenn  dièses  die  Art  wdre.  vuornach  man  sic 
auch  das  Dasein  dieser  Dirige  an  sich  selbsl  vorzustellen  hàtte.  Ban 
paraphrase  ce  passage  en  disant  :  s'U  n'y  avait  pas  une  autre  manièi 
de  se  représenter,  etc.  (F.  P.) 


EXAMEN    CRITIQUE   DE   l'aNALYTIQUE  173 

cultes  apparaissent  encore,  qui  semblent  rendre  impos- 
sible une  telle  union. 

Quand  je  dis,  d'un  homme  qui  commet  un  vol,  que 
celte  action  est,  d'après  la  loi  naturelle  de  la  causalité, 
un  résultat  nécessaire  des  principes  déterminants  du 
temps  qui  a  précédé,  c'est  qu'il  était  donc  impossible 
qu'elle  n'eût  pas  lieu.  Comment  donc  puis-je,  en  ju- 
geant d'après  la  loi  morale,  faire  ici  un  changement  et 
supposer  que  l'action  aurait  pu  cependant  être  omise, 
parce  que  la  loi  dit  qu'elle  aurait  dû  l'être?  c'est-à-dire 
comment  peut-on  appeler  tout  à  fait  libre  un  homme, 
au  même  moment  et  relativement  à  la  même  action 
dans  laquelle  il  est  soumis  à  une  nécessité  naturelle 
inévitable?  Chercher  un  subterfuge  dans  le  fait  que 
l'on  conforme  simplement  le  mode  des  principes  déter- 
minants de  sa  causalité,  d'après  la  loi  de  la  nature,  à  un 
concept  comparatif  de  liberté  (d'après  lequel  on  appelle 
quelquefois  effet  libre  ce  dont  le  principe  naturel  de 
détermination  réside  intérieur  ornent  dans  l'être  agissant, 
par  exemple  ce  qu'accomplit  un  corps  lancé  dans  l'es- 
pace, quand  il  se  meut  librement;  dans  ce  cas,  on  em- 
ploie le  mot  liberté,  parce  que  le  corps,  tandis  qu'il  est 
en  marche,  n'est  poussé  par  rien  d'extérieur;  nous 
nommons  de  même  encore  le  mouvementd'une  montre, 
un  mouvement  libre,  parce  qu'elle  fait  tourner  elle- 
même  son  aiguille,  qui  n'a  pas  besoin  par  conséquent 
d'être  poussée  extérieurement,  tout  comme  nous  appe- 
lons libres  les  actions  de  l'homme,  quoique,  par  leurs 
principes  de  détermination  qui  précèdent  dans  le  temps, 
elles  soient  nécessaires,  parce  que  ces  principes  sont 


174  ANALYTIQUE   DE   LA    RAISON  PURE   PRATIQUE 

des  représentationsintérieures  produites  par  nos  propres 
forces,  par  lesquelles  des  désirs  sont  excités  selon  les 
circonstances  et  partant  des  actions  faites  conformé- 
ment à  notre  propre  plaisir  =  Belieben),  c'est  un  misé- 
rable subterfuge  par  lequel  quelques  hommes  se  lais- 
sent encore  leurrer  et  pensent  ainsi  avoir  résolu,  par 
une  petite  chicane  de  mots,  ce  problème  difficile  à  la 
solution  duquel  tant  de  siècles  {Jahrtausende)  ont  vai- 
nement travaillé,  et  qui  par  conséquent  pourrait  bien 
difficilement  être  trouvée  si  fort  à  la  surface  ^  En  effet, 
dans  la  question  de  cette  liberté  qui  doit  être  donnée 
pour  fondement  à  toutes  les  lois  morales  et  à  l'impu- 
tation {Ziirechnung)  qui  y  est  conforme,  il  ne  s'agit  pas 
du  tout  de  savoir  si  la  causalité  est  nécessairement 
déterminée  d'après  une  loi  de  la  nature  par  des  prin- 
cipes de  détermination  résidant  dans  le  sujet  ou  en 
dehors  de  lui,  et  dans  le  premier  cas,  si  ces  principes  de 
détermination  sont  instinctifs  ou  conçus  par  la  raison. 
Si  ces  représentations  déterminantes,  d'après  l'aveu 
même  de  ces  mêmes  hommes,  ont  la  raison  de  leur 
existence  dans  le  temps  et  dans  Vétat  antérieur,  celui-ci 
dans  un  état  précédent  et  ainsi  de  suite,  ces  détermi- 
nations peuvent  être  intérieures,  avoir  une  causalité 
psychologique  et  non  mécanique,  c'est-à-dire  produire 
l'action  par  des  représentations  et  non  par  du  mouve- 
ment corporel,  ce  sont  toujours  des  principes  détermi- 
nants de  la  causalité  d'un  être,  en  tant  que  son  existence 

*  Le  texte  porte  :  so  gans  auf  der  Oherflâche-,  Barni  dit  :  il  n'est 
guère  'probable  que  la  solution  soit  si  aisée  à  trouver,  sans  rendre  les 
derniers  mots,  qui  ont  cependant  une  certaine  importance  dans  la 
pensée  de  Kant.  (F.  P.) 


EXAMEN   CRITIQUE  DB   L'ANALYTIQUE  175 

peut  être  déterminée  dans  le  temps,  et  par  conséquent 
soumis  aux  conditions  nécessitantes'  du  temps  passé, 
qui,  par  conséquent  ne  sont  plus  au  pouvoir  du  sujet, 
quand  il  doit  agir.  Ils  impliquent  par  conséquent  à 
vrai  dire  la  liberté  psychologique  (si  l'on  veut  em- 
ployer ce  mot  pour  un  enchaînement  simplement 
intérieur  des  représentations  de  l'àme),  mais  aussi  la 
nécessité  naturelle,  et  par  conséquent  ne  laissent  pas 
subsister  une  liberté  transcendantaUf  qui  doit  être  con- 
çue comme  l'indépendance  à  l'égard  de  tout  élément 
empirique  et  par  conséquent  de  la  nature  en  général, 
considérée  soit  comme  objet  du  sens  interne,  simple- 
ment dans  le  temps,  soit  comme  objet  du  sens  externe 
en  même  temps  dans  l'espace  et  dans  le  t^mps.  Sans 
cette  liberté  (dans  le  dernier  sens,  qui  est  le  sens 
propre),  qui  seule  est  pratique  à  priori^  aucune  loi 
morale,  aucune  imputation  d'après  une  loi  morale  n'est 
possible.  C'est  même  pour  cela  qu'on  peut  nommer 
aussi  le  mécanisme  de  la  nature  toute  nécessité  des 
événements  se  produisant  dans  le  temps  d'après  la 
loi  naturelle  de  la  causalité,  quoiqu'on  n'entende  pas 
par  là  que  des  choses  qui  sont  soumises  à  ce  méca- 
nisme, doivent  être  de  réelles  machines  matérielles. On 
a  seulement  en  vue  ici  la  nécessité  de  la  connexion  des 
événements  dans  une  série  de  temps  (Zeitreihe),  comme 
elle  se  développe  d'après  la  loi  de  la  nature,  soit  que  l'on 
nomme  le  sujet  où  a  eu  lieu  ce  développement  (Ablauf)^ 
Automaton  materiale^  quand  l'ê Ire-machine  est  mû  paf 

'  Nous  traduisons  ainsi  avec  Baroi  :  unter  nothwendiû  machendgn 
Bidingungm.  (F.  P.) 


176  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON    PURE   PRATIQUE 

la  matière  ou  avec  Leibnitz,  Automaton  spirituale,  quand 
il  est  mû  par  des  représentations,  et  si  la  liberté  de 
notre  volonté  n'était  pas  autre  que  la  dernière  (que  la 
liberté  psychologique  et  comparative,  non  aussi  la 
liberté  transcendantale,  c'est-à-dire  absolue),  elle  ne 
vaudrait  guère  mieux  au  fond  que  la  liberté  d'un  tourne- 
broche,  qui  lui  aussi  quand  il  a  été  une  fois  remonté, 
accomplit  de  lui-même  ses  mouvements. 

Pour  lever  maintenant  la  contradiction  apparente 
entre  le  mécanisme  de  la  nature  et  la  liberté  dans  une 
seule  et  même  action  pour  le  cas  supposé,  on  doit  se 
souvenir  de  ce  qui  a  été  dit  dans  la  Critique  de  la  rai- 
son pure  ou  de  ce  qui  s'en  suit.  La  nécessité  naturelle, 
qui  ne  peut  subsister  conjointement  avec  la  liberté  du 
sujet,  dépend  simplementdes  déterminations  de  lachose 
qui  est  soumise  aux  conditions  de  temps,  par  consé- 
quent uniquement  des  déterminations  du  sujet  agis- 
sant comme  phénomène.  Donc,  sous  ce  rapport,  les 
principes  déterminants  de  chaque  action  de  ce  sujet  ré- 
sident dans  ce  qui  appartient  au  temps  passé  et  n'est 
plus  en  son  pouvoir  (en  quoi  il  doit  comprendre  aussi 
ses  actions  déjà  faites  et  le  caractère  qui,  à  ses  propres 
yeux  peut,  par  là,  être  déterminé  pour  lui,  comme 
phénomène).  Mais  le  même  sujet,  ayant,  d'un  autre 
côté,  conscience  de  lui-même  comme  d'une  chose  en 
soi,  considère  aussi  son  existence,  en  tant  qu'elle  n'est 
pas  soumise  aux  conditions  du  temps^  et  se  regarde  lui- 
même  comme  pouvant  être  déterminé  seulement  par  des 
lois,  qu'il  se  donne  par  sa  raison  elle-même.  Dans  cette 
existence  qui  lui  est  propre,  rien  n'est,  pour  lui,  an- 


EXAMEN  CRITIQUE   DE   l'ANALYTEQUE  177 

lérieur  à  la  détermination  de  sa  volonté,  mais  toute 
action  et  en  général  tout  changement  de  détermination 
de  son  existence  conformément  au  sens  interne,  même 
toute  la  succession  de  son  existence,  comme  être 
sensible,  ne  doit  être  considérée  dans  la  conscience 
de  son  existence  intelligible  que  comme  conséquence 
et  jamais  comme  principe  déterminant  de  sa  causalité 
comme  noumène.  A  cet  égard,  l'être  raisonnable  peut, 
de  toute  action  contraire  à  la  loi  et  accomplie  par  lui, 
quoique,  comme  phénomène,  elle  soit  suffisamment 
déterminée  dans  le  passé  et  comme  telle  inévita- 
blement nécessaire,  dire  avec  raison,  qu'il  aurait  pu  ne 
pas  le  faire;  car  elle  appartient,  avec  tout  le  passé 
qu'elle  détermine,  à  un  phénomène  unique  du  carac- 
tère qu'il  se  donne  à  lui-même  et  d'après  lequel  il 
s'attribue  à  lui-même  comme  à  une  cause  indépen- 
dante de  toute  sensibilité,  la  causalité  de  ces  phé- 
nomènes. 

Avec  tout  cela  s'accordent  parfaitement  aussi  les 
sentences  de  ce  merveilleux  pouvoir  qui  est  en  nous 
et  que  nous  nommons  conscience.  Un  homme  peut 
travailler  avec  autant  d'art  qu'il  le  veut  [kûnsteln, 
so  viel  als  er  ivill)  à  se  représenter  une  action  contraire 
à  la  loi  dont  il  se  souvient,  comme  une  erreur  faite 
sans  intention,  comme  une  simple  imprévoyance  qu'on 
ne  peut  jamais  entièrement  éviter,  par  conséquent 
comme  quelque  chose  où  il  a  été  entraîné  par  le  torrent 
de  la  nécessité  naturelle,  et  à  se  déclarer  ainsi  innocent, 
il  trouve  cependant  que  l'avocat  qui  parle  en  sa  faveur 
ne  peut  réduire  au  silence  l'accusateur  qui  est  en  lui  s'il 

KAMT,  Gr.  de  la  rais,  prat  12 


178      ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

a  conscience  qu'au  temps  où  il  commettait  l'injustice, 
il  était  dans  son  bon  sens,  c'est-à-dire  qu'il  avait 
l'usage  de  sa  liberté.  Quoiqu'il  s'explique  sa  faute  par 
quelque  mauvaise  habitude,  qu'il  a  insensiblement 
contractée  en  négligeant  de  faire  attention  à  lui-même 
et  qui  est  arrivée  h  un  tel  degré  de  développement 
qu'il  peut  considérer  la  première  comme  une  consé- 
quence naturelle  de  cette  habitude,  il  ne  peut  jamais 
néanmoins  ainsi  se  mettre  en  sûreté  (sichern)  contre 
le  blâme  intérieur  (Selbsttadel)  et  le  reproche  qu'il  se 
fait  à  lui-même.  C'est  là-dessus  aussi  que  se  fonde  le 
repentir  qui  se  produit  à  l'égard  d'une  action  accomplie 
depuis  longtemps,  chaque  fois  que  nous  nous  en  sou- 
venons :  c'est-à-dire  un  sentiment  de  douleur  produit 
par  l'intention  morale  ' ,  qui  comme  tel  est  pratiquement 
vide,  puisqu'il  ne  peut  servir  à  faire  que  ce  qui  est 
arrivé  ne  le  soit  pas  et  serait  même  absurde  (comme 
Priestley,  fataliste  véritable  et  procédant  avec  logique 
(conséquent),  l'a  déclaré;  et  en  raison  de  cette  franchise 
il  mérite  plus  d'approbation  que  ceux  qui,  sou- 
tenant en  fait  le  mécanisme  et  en  paroles  la  liberté 
de  la  volonté,  veulent  toujours  être  considérés  comme 
faisant  entrer  la  liberté  dans  leur  système  syncrétique, 
sans  rendre  concevable  la  possibilité  d'une  telle  impu- 
tation). Mais,  comme  douleur,  le  repentir  est  tout  à  fait 
légitime,  parce  que  la  raison,  s'il  s'agit  de  la  loi  de 
notre  existence  intelligible  (de  la  loi  morale),  ne  re- 

'  Barni  traduit:  Empfindung  et  Gesinnung  par  sentiment.  Nous  pré- 
férons traduire  le  premier  mot  par  sentiment  (cf.  n.  2,  p.  135),  le  second 
par  intention,  comme  nous  l'avons  généralement  fait  ailleurs.  (F.  P.) 


EXAMEN   CRITIQUE   DE   l'aNALYTIQUE  179 

connaît  aucune  distinction  de  temps  et  se  demande 
seulement  si  l'événement  m'appartient  comme  fait 
(That),  et  alors  elle  y  attache  toujours  moralement  ce 
même  sentiment  {Empfindung) ,  que  l'action  se  passe  à 
présent  ou  qu'elle  soit  faite  depuis  longtemps.  Car  la 
vie  sensible  a,  par  rapport  à  la  conscience  intelligible  de 
son  existence  (de  la  liberté),  l'unité  absolue  d'un  phé- 
nomène {Phànomens)  qui,  en  tant  qu'il  contient  sim- 
plement des  phénomènes  Erscheinungen  '  de  l'inten- 
tion qui  concerne  la  loi  morale  (du  caractère)  ne  doit 
pas  cire  jugé  d'après  la  nécessité  naturelle  qui  lui 
appartient  comme  phénomène,  mais  d'après  la  spon- 
tanéité absolue  de  la  liberté.  On  peut  donc  accorder 
que,  s'il  était  possible  pour  nous  d'avoir  de  la  manière 
de  penser  d'un  homme,  telle  qu'elle  se  montre  par  des 
actions  internes,  aussi  bien  qu'externes,  une  connais- 
sance assez  profonde  (so  tiefe  Einsicht)^ou.r  que  chacun 
de  ses  mobiles,  même  le  moindre,  fût  connu  en  même 
temps  que  toutes  les  occasions  extérieures  qui  agissent 
sur  ces  derniers,  on  pourrait  calculer  la  conduite  future 
d'un  homme  avec  autant  de  certitude  qu'une  éclipse 
de  lune  ou  de  soleil,  et  cependant  soutenir  en  même 
temps  que  l'homme  est  libre.  Si  nous  étions  encore 
capables  d'un  autre  coup  d'oeil  (qui  sans  doute  ne  nous 
est  pas  du  tout  accordé,  mais  à  la  place  duquel  nous 
n'avons  que  le  concept  rationnel),  c'est-à-dire  d'une 
intuition  intellectuelle  du  même  sujets  nous  nous  aper- 
cevrions cependant  que  toute  cette  chaîne  de  phéno- 

•  Born  et  Barni  traduisent    de  même    Phllnomcn  et   Erscheinung-, 
Abhol  donne  phenomenon  et  manifeslalion.  [V.  P.) 


180  ANALYTIQUE   DE   LA   RAIS  iN    PU»E    PRATIQUE 

mènes,  par  rapport  à  toul  ce  qui  ne  concerne  toujours 
que  la  loi  morale  dépend  de  la  spontanéité  du  sujet 
comme  chose  en  soi,  spontanéité  dont  la  (von  deren) 
détermination  ne  peut  être  en  aucune  façon  expliquée 
physiquement.  A  défaut  de  cette  intuition,  la  loi  mo- 
rale nous  affirme  cette  distinction  de  la  relation  de  nos 
actions  comme  phénomènes  à  l'être  sensible  de  notre 
sujet  et  de  la  relation  par  laquelle  cet  être  sensible  est 
lui-même  rapporté  au  substratum  intelligible  qui  est 
en  nous. —  Par  cette  considération,  naturelle  à  notre 
raison,  quoique  inexplicable  ',  on  peut  justifier  aussi 
des  jugements  qui,  portés  en  toute  conscience  {Gewiss- 
enhaftigkeit)^  paraissent  cependant,  à  première  vue, 
être  tout  à  fait  contraires  à  toute  équité.  Il  y  a  des  cas 
où  des  hommes,  même  avec  une  éducation  qui  a  été 
profitable  à  d'autres,  montrent  cependant  dès  l'enfance 
une  méchanceté  si  précoce,  et  y  font  des  progrès  si  con- 
tinus dans  leur  âge  mûr  qu'on  les  prend  pour  des  scélé- 
rats de  naissance  fgehorne)  et  qu'on  les  tient,  en  ce  qui 
concerne  leur  façon  de  penser,  pour  tout  à  fait  incorri- 
gibles ;  et  toutefois  on  les  juge  pour  ce  qu'ils  font  et  ce 
qu'ils  ne  font  pas,  on  leur  reproche  leurs  crimes  (Ver- 
brechen]  comme  des  fautes  [Schuld],  bien  plus,  eux- 
mêmes  (les  enfants)  trouvent  ces  reproches  tout  à  fait 
fondés,  exactement  comme  si  en  dépit  de  la  nature  dé- 
sespérée du  caractère  (Gemûth)  qu'on  leur  attribue,  ils 

'  Le  texte  porte:  In  dieser  Rucksicht,  die  unserer  Vernunfl  naturlich, 
obgleich  unerMarlich  ist.  Born  traduit:  Quo  quidem  respectu  rationi 
noslras  naturali,  quamquam  inenodabili;  Barni  ;  Par  ce  dernier  rapport 
qui  est  familier  à  notre  raison,  bien  qu'il  soit  inexplicable;  Abbot;  In 
this  View,  which  is  natural  to  our  reason,  though  inexplicable.  (E.  P.) 


EXAMEN    CRITIQUE   DE  l' ANALYTIQUE  181 

demeuraient  aussi  responsables  que  tout  autre  homme. 
Cela  ne  pourrait  arriver  si  nous  ne  supposions  pas  que 
tout  ce  qui  sort  du  libre  choix  {Willkuhr)^  d'un  homme 
[comme  sans  doute  toute  action  faite  à  dessein)  a  pour 
fondement  une  causalité  libre,  qui,  dès  la  plus  tendre 
jeunesse,  exprime  son  caractère  dans  ses  phénomènes 
(les  actions).  Ces  phénomènes,  à  cause  de  l'uniformité 
de  la  conduite,  font  connaître  un  enchaînement  naturel, 
qui  cependant  ne  rend  pas  nécessaire  la  mauvaise  nature 
de  la  volonté,  mais  qui  est  plutôt- la  conséquence  de 
principes  mauvais  acceptés  librement  et  immuables, 
principes  qui  ne  le  rendent  que  plus  mauvais  {ver- 
werflicher)  et  plus  digne  de  châtiment. 

Il  reste  encore  une  difficulté  à  propos  de  la  liberté, 
en  tant  qu'elle  doit  être  unie  avec  le  mécanisme  de  la 
nature  dans  un  être  qui  appartient  au  monde  sensible, 
et  cette  difficulté,  même  après  que  tout  ce  qui  précède 
a  été  concédé,  menace  encore  la  liberté  d'une  ruine 
complète.  Mais  dans  ce  danger  une  circonstance  donne 
cependant  en  même  temps  l'espoir  d'une  issue  encore 
heureuse  pour  le  maintien  [Behauptung]  de  la  liberté, 
c'est  que  cette  difficulté  étreint  beaucoup  plus  fortement 
(uniquement  en  fait,  comme  nous  le  verrons  bientôt). 
le  système  dans  lequel  l'existence,  qui  peut  être  déter- 
minée dans  le  temps  et  dans  l'espace,  est  prise  pour 
l'existence  des  choses  en  soi  elles-mêmes;  par  consé- 
quent elle  ne  nous  force  pas  à  abandonner  notre  hypo- 
thèse capitale  de  l'idéalité  du  temps,  comme  simple 
forme  de  l'intuition  sensible,  partant  comme  simple 

*  Sur  la  traduction  de  ce  mot,  voyez  n.  2,  p.  31.  (F.  P.) 


182  ANALYTIQUE   DE   LA  lUISON   PURE   PRATIQUE 

mode  de  représentation,  propre  au  sujet  comme  appar- 
tenant au  monde  sensible,  et  elle  exige  ainsi  unique- 
ment que  nous  l'unissions  à  cette  idée' . 

Si  l'on  nous  accorde  aussi  que  le  sujet  intelligible, 
relativement  à  une  action  donnée,  peut  encore  être 
libre,  quoique,  comme  sujet  appartenant  au  monde 
sensible,  il  soit  soumis  à  des  conditions  mécaniques 
relativement  à  cette  même  action,  il  semble  alors  qu'on 
doive,  aussitôt  que  l'on  admet  que  Dieu,  comme  cause 
première  universelle,  est  aussi  la  cause  de  V existence  de 
la  substance  (proposition  qui  ne  peut  jamais  être  rejetée 
sans  qu'on  rejette  en  même  temps  le  concept  de  Dieu 
comme  être  des  êtres,  et  avec  lui  l'attribut  qu'on  lui 
accorde  de  suffire  à  tout  et  dont  tout  dépend  en  théo- 
logie), accorder  aussi  que  les  actions  de  l'homme  ont 
leur  principe  déterminant  dans  ce  qui  est  entièrement 
en  dehors  de  son  pouvoir,  à  savoir  dans  la  causalité  d'un 
être  suprême  distinct  de  lui,  duquel  dépend  tout  à  fait 
son  existence  et  toute  la  détermination  de  sa  causalité. 
En  fait  si  les  actions  de  l'homme,  en  tant  qu'elles  ap- 
partiennent à  ses  déterminations  dans  le  temps , 
n'étaient  pas  de  simples  déterminations  de  l'homme 
comme  phénomène,  mais  des  déterminations  de 
l'homme  comme  chose  en  soi,  la  liberté  ne  pourrait 
être  sauvée.  L'homme  serait  une  marionnette  ou  un 
automate  de  Vaucanson,  façonné  et  mis  en  mouvement 

'  Le  texte  porte:  und  also  nur  c-r/'ordert  sie  mit  dicser  Idée  zu  verei- 
nigen.  Barni  traduit  :  tout  ce  qu'elle  demande^  c'est  que  l'on  concilie  la 
liberté  avec  celte  idée:  Abbot  :  that  tins  vicw  be  reconcikd  with  this  idea 
(of  freedom).  I^a  difflculté  est  de  savoir  à  quels  mots  on  doit  rapporter 
sie  et  dieser  Idée.  Il  semble  qu'il  convienne,  d'a.près  le  contexte,  de 
rapporter  5ie  k  liberté  et  Idéek  hyptthèse.  (F.  P.) 


EXAMEN   CRITIQUE   DE   L'ANALYTIQUE  183 

par  le  maître  suprême  de  toutes  les  œuvres  d'art.  La 
conscience  de  sa  spontanéité,  si  cette  dernière  était  prise 
pourdelaliberté,  serait  une  simple  illusion,  caria  spon- 
tanéité ne  mérite  que  comparativement  d'être  ainsi  nom- 
mée, parcequelescauses  prochaines  quidéterminentson 
mouvement  et  une  longue  série  de  ces  causes  prochaines 
en  remontant  à  leurs  causes  déterminantes  ',  sont  à  la 
vérité  intérieures,  mais  que  la  dernière  et  suprême 
cause  de  détermination  se  rencontre  cependant  complè- 
tement dans  une  main  étrangère.  C'est  pourquoi  je  ne 
vois  pas  comment  ceux  qui  persistent  à  considérer  le 
temps  et  l'espace  comme  des  déterminations  apparte- 
nant à  l'existence  des  choses  en  soi,  veulent  éviter  ici 
la  fatalité  des  actions,  ou  si  (comme  le  fit  Mendelssohn, 
esprit  d'ailleurs  pénétrant),  ils  acceptent  sans  détours 
l'un  et  l'autre  uniquement  comme  des  eonditions  ap- 
partenant nécessairement  à  l'existence  des  êtres  finis 
et  dérivés,  mais  non  à  celle  de  l'être  primitif  et  infini, 
comment  ils  veulent  se  justifier  et  d'où  ils  prennent  le 
droit  de  faire  une  telle  distinction,  comment  aussi  ils 
veulent  seulement  échapper  à  la  contradiction  dans 
laquelle  ils  tombent,  quand  ils  considèrent  l'existence 
dans  le  temps  comme  la  détermination  nécessairement 
inhérente  aux  choses  finies  en  elles-mêmes;  car  Dieu 
est  la  cause  de  cette  existence,  mais  il  ne  peut  cepen- 
dant être  la  cause  du  temps  (ou  de  l'espace)  même 
(parce  que  le  temps  doit  être  supposé  comme  condition 

MI  y  a  dans  le  texte  ;  eine  lange  Reihe  dersdben  zu  ihren  bestimmenden 
Ursachen  hinauf.  Nous  avons  traduit  littéralement,  tout  en  essayant  de 
marquer  la  différence  que  Kant  établit  entre  les  couses  déterminantes 
et  les  causes  prochaines  de  détermination.  (F.  P.) 


184  ANALYTIQUE   DE   I.A   RAISON  PURE   PRATIQUE 

nécessaire  à  priori  de  l'existence  des  choses),  el  par 
conséquent  sa  causalité,  par  rapport  à  l'existence  de 
ces  choses,  doit  être  conditionnée,  même  suivant  le 
temps',  et  ainsi  doivent  inévitablement  se  produire 
toutes  les  contradictions  avec  les  concepts  de  son  infi- 
nité et  de  son  indépendance.  Au  contraire,  il  nous  est 
tout  à  fait  facile  de  distinguer  la  détermination  de 
l'existence  divine,  comme  indépendante  de  toutes  les 
conditions  du  temps,  de  celle  d'un  être  du  monde  sen- 
sible, en  prenant  la  première  comme  V existence  d'un  être 
en  soij  la  seconde  comme  l'existence  d'une  chosti  en 
apparence  {Dinges  in  der  Erscheinung).  Par  conséquent, 
si  l'on  n'admet  pas  cette  idéalité  du  temps  et  de  l'es- 
pace il  ne  reste  plus  que  le  Spinozisme,  dans  lequel 
l'espace  et  le  temps  sont  des  déterminations  essentielles 
de  l'être  primitif  lui-même,  mais  dans  lequel  aussi  les 
choses  qui  dépendent  de  cet  être  (et  nous-mêmes  aussi 
par  conséquent),  ne  sont  pas  des  substances,  mais  sim- 
plement des  accidents  qui  lui  sont  inhérents;  puisque 
si  ces  choses  existent  simplement,  comme  effets  de  cet 
être,  dans  le  temps,  qui  serait  la  condition  de  leur 
existence  en  soi,  les  actions  de  ces  êtres  devraient 
simplement  aussi  être  les  actions  que  produit  cet  être 
primitif,  en  quelque  point  de  l'espace  et  du  temps. 
C'est  pourquoi  le  Spinozisme,  en  dépit  de  l'absurdité 
de  son  idée  fondamentale,  conclut  plus  logiquement 

*  Le  texte  porte:  selbst  der  Zeit  nach,  bedingl  sein  muss.  Born  dit- 
quoad  lempus  ipsum,  conditione  oporlet  adstricta  sit  ;  Barni  :  sa  causor- 
lité...  doit  être  soumise  elle-même  à  la  condition  du  temps;  Abbot:  his 
causality  must  be  subject  to  conditions,  and  even  ta  the  condition  of  lime. 
(F.  P.) 


EXAMEN   CRITIQUE  DE   l'ANALYTIQUE  18Î> 

[weit  bwidiger)  qu'on  ne  peut  le  faire  dans  la  théorie  de 
la  création,  si  les  êtres  admis  comme  substances  et  les 
êtres  existant  en  eux-mêmes  dans  le  temps,  sont  consi- 
dérés comme  des  effets  d'une  cause  suprême,  non  cepen- 
dant comme  appartenant  en  même  temps  à  cette  cause 
et  à  son  action,  mais  comme  des  substances  séparées  \ 
On  résout  cette  difficulté  avec  brièveté  et  clarté  de 
la  façon  suivante  :  si  l'existence  dans  le  temps  est  un 
simple  mode  de  représentation  sensible  des  êtres  pen- 
sants dans  le  monde,  par  conséquent  ne  les  concerne 
pas  comme  choses  en  soi,  la  création  de  ces  êtres  est 
une  création  de  choses  en  soi,  puisque  le  concept  d*une 
création  n'appartient  pas  au  mode  sensible  de  représen- 
tation de  l'existence  et  de  la  causalité,  mais  ne  peut 
être  rapporté  qu'à  des  noumènes.  Par  conséquent,  si  je 
dis  des  êtres  du  monde  sensible  qu'ils  sont  créés,  je 
les  considère  en  ce  sens  comme  des  noumènes.  De 
même  donc  qu'il  serait  contradictoire  de  dire  que  Dieu 
est  un  créateur  de  phénomènes,  il  le  serait  de  dire  que 
comme  créateur,  il  est  la  cause  des  actions  dans  le 
monde  sensible,  partant  des  actions  prises  comme  phé- 
nomènes, quoiqu'il  soit  la  cause  de  l'existence  des  êtres 
qui  agissent  (comme  noumènes).  Or  s'il  est  possible 
(lorsque  nous  admettons  seulement  l'existence  dans  le 
temps  comme  quelque  chose  qui  vaut  simplement  pour 
les  phénomènes,  non  pour  les  choses  en  soi)  d'afjBrmer 

»  Le  texte  est  assez  obscur  :  ...  schliesst  der  Spinozismus...  weit 
biindiger...  wenn  die  fur  Substunzen  angenommen  und  an  sich  in  der 
Zeit  existirenden  Wesen  als  Wirkungen  einer  obersten  Ursache,  und  doch 
nichl  zugleich  als  zu  iltm  und  seincr  Handlung  gehOiig,  sondern  fur  sich 
als  Subtanzen  angesehen  werden.  Nous  avons  traduit  littéralement, 
comme  l'ont  fait  Born  et  Abbol.  (F.  P.) 


186  ANALYTIQUE   DE  LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

la  liberté,  sans  compromettre  le  mécanisme  naturel* 
des  actions  comme  phénomènes,  le  fait,  que  les  êtres 
agissants  sont  des  créatures,  ne  peut  apporter  ici  le 
moindre  changement,  puisque  la  création  ne  concerne 
que  leur  existence  intelligible  et  non  leur  existence  sen- 
sible, et  qu'ainsi  elle  ne  peut  être  considérée  comme  le 
principe  déterminant  des  phénomènes.  Il  en  serait  tout 
différemment  si  les  êtres  du  monde  existaient  dans  le 
temps  comme  choses  en  soi,  car  alors  le  créateur  de  la 
substance  serait  en  même  temps  l'auteur  de  tout  le 
mécanisme  {Maschinemvpsens)  de  cetle  substance. 

Telle  est  l'importance  de  la  séparation  opérée  dans 
la  Critique  de  la  raison  pure  spéculative,  entre  le  temps 
(comme  entre  l'espace)  et  l'existence  des  choses  en  soi. 

La  solution  présentée  ici,  dira-t-on,  offre  encore 
beaucoup  de  difficulté  et  elle  peut  à  peine  être  ex- 
posée clairement.  Mais  toute  autre  solution  que  l'on  a 
tentée,  ou  que  l'on  peut  essayer  encore,  est-elle  donc 
plus  facile  et  plus  compréhensible?  Il  faudrait  plutôt 
dire  que  les  professeurs  (Lehrer)  dogmatiques  de  la  méta- 
physique auraient  prouvé  plus  d'astuce  que  de  sincérité 
en  éloignant  des  ^eux(dass  sie  aus  den  Augen  brachten), 
autant  que  possible  ce  point  difficile,  dans  l'espoir  que 
s'ils  n'en  parlaient  pas,  personne  non  plus  n'y  songe- 
rait. Mais  si  l'on  doit  venir  en  aide  à  une  science,  toutes 
les  difficultés  doivent  en  être  dévoilées  et  même  il  faut 
rechercher  celles  qui  se  trouvent  secrètement  sur  sa 

*  Traduction  littérale  de  unbeschadet  dem  Naturmechanismus,  Barni 
donne  malgré  le  mécanisme  naturel  ;  Al)l)ot,  in  spite  of  the  naiural  mecha- 
nism;  Born  dit  beaucoup  mieux  salvo  m^chanismo  physico  aclionum 
(F.  P.) 


EXAMEN   CRITIQUE   DE   l'àNALYTIQUE  187 

route,  car  chacune  d'elles  appelle  un  remède  qui  ne 
peut  être  trouvé,  sans  qu'on  procure  à  la  science  un  ac- 
croissement en  étendue  ou  en  précision  *,  de  façon  que 
les  obstacles  eux-mêmes  deviennent  des  moyens  d'ac- 
croître la  profondeur  de  cette  science.  Au  contraire,  si 
les  difficultés  sont  cachées  à  dessein,  ou  simplement 
éloignées  à  l'aide  de  palliatifs,  elles  deviennent  tôt  ou 
tard  des  maux  incurables,  qui  ruinent  la  science  en  la 
précipitant  dans  un  complet  scepticisme. 


* 


Gomme  c'est  proprement  le  concept  de  la  liberté  qui, 
parmi  toutes  les  idées  de  la  raison  pure  spéculative, 
procure  seul  un  si  grand  développement  dans  le  champ 
du  supra-sensible,  quoique  seulement  au  point  de  vue 
de  la  connaissance  pratique,  je  me  demande  d'où  donc 
lui  est  venue  exclusivement  en  partage  une  si  grande  fécon- 
dité {Fruchlbarkeit),  idLTiàis  que  tous  les  autres  désignent 
bien  la  place  vide  pour  des  êtres  possibles  de  l'entende- 
ment pur  [reine  môgliche  Verstandeswesen),  mais  ne  peu- 
vent par  rien  en  déterminer  le  concept.  Je  comprends 
aussitôt  que,  comme  je  ne  puis  rien  penser  sans  caté- 
gorie, il  faut  d'abord,  pour  l'idée  rationnelle  de  la  liberté 
dont  je  m'occupe,  chercher  une  catégorie  qui  est  ici  la 
catégorie  de  la  causalité,  et  que,  bien  qu'aucune  intui- 
tion correspondante  ne  puisse  être  supposée  pour  le 

*  Le  texte  donne  Beslimmlheit  ;  Barni  traduit  par  certitude,  qui  n'est 
pas  exact;  Born  par  respeclu  perspicuilcUis  evidentiœque ;  Abbot  par 
in  exactness.  (F.  P.) 


188  ANALYTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

concept  rationnel  de  la  liberté,  comme  concept  transcen- 
dant, une  intuition  sensible,  qui  en  assure  d'abord  la 
réalité  objective,  doit  être  cependant  donnée  au  con- 
cept de  l'entendement  (de  la  causalité)  pour  la  synthèse 
duquel  le  premier',  réclame  l'inconditionné.  Or  toutes 
les  catégories  sont  divisées  en  deux  classes,  les  ca- 
tégories mathématiques  qui  concernent  simplement 
l'unité  de  la  synthèse  dans  la  représentation  des  ob- 
jets, et  les  dynamiques,  qui  se  rapportent  à  l'unité  de 
la  synthèse  dans  la  représentation  de  l'existence  des 
objets.  Les  premières  (celles  de  la  quantité  et  de  la 
qualité)  renferment  toujours  une  synthèse  de  Vhomo- 
gène{Gleicharligen)  dans  laquelle  l'inconditionné,  pour 
ce  qui,  dans  l'intuition  sensible,  est  donné  sous  la  con- 
dition de  l'espace  et  du  temps,  ne  saurait  nullement 
être  trouvé,  puisqu'il  appartiendrait  lui-même  alors  à 
l'espace  et  au  temps  et  par  conséquent  devrait  tou- 
jours être  conditionné*;  et  c'est  pourquoi,  dans  la  dia- 
lectique de  la  raison  pure  théorique,  les  deux  moyens, 
opposées  l'un  à  l'autre,  de  trouver  l'inconditionné  et  la 
totalité  des  conditions  étaient  faux  l'un  et  l'autre.  Les 
catégories  ,de  la  seconde  classe  (celles  de  la  causalité 
et  de  la  nécessité  d'une  chose)  n'exigeaient  pas  cette 
homogénéité  (du  conditionné  et  de  la  condition  dans  la 
synthèse),  parce  qu'ici  il  n'y  avait  pas  à  représenter 
comment  l'intuition  est  formée  par  un  assemblage  en 

'  Jener,  texte  peu  clair.  Born  dit  iUe;  Barni,  celui-là;  Abbot,  the 
former,  en  rapportant  le  mot  à  Vernunftbegriff.  (F.  P.) 

8  Born  traduit  par  absolutum  en  lisant  comme  Rosenkranar,  Unbe- 
dingt;  Barni  les  suit.  Nous  préférons  conserver,  avec  Abbot,  le  texte 
ordinaire  bedingt.  (F.  P.) 


EXAMEN   CRITIQUE   DE  l'ANALYTIQUE  189 

elle  du  divers  {Mannigfaltigen),  mais  uniquement  com- 
ment l'existence  de  l'objet  conditionné  qui  lui  répond 
s'ajoute  à  l'existence  de  la  condition  (dans  Tentende- 
ment,  comme  uni  avec  lui);  et  alors  il  était  permis 
de  poser,  pour  ce  qui  est  généralement  conditionné 
dans  le  monde  sensible  (aussi  bien  relativement  à  la 
causalité  que  relativement  à  l'existence  contingente 
deschoseselles-mémes), l'inconditionné,  quoiqued'ail- 
leurs  indéterminé,  dans  le  monde  intelligible',  et  de 
faire  la  synthèse  transcendante.  C'est  pourquoi  il  s'est 
trouvé  aussi,  dans  la  dialectique  de  la  raison  pure  spé- 
culative, que  les  deux  manières,  opposées  l'une  à  l'autre 
en  apparence,  d'obtenir  l'inconditionné  pour  le  condi- 
tionné, n'étaient  pas  réellement  contradictoires,  que 
par  exemple  dans  la  synthèse  de  la  causalité,  il  n'est 
pas  contradictoire  en  fait  de  concevoir  pour  le  condi- 
tionné, dans  la  série  des  causes  et  des  effets  du  monde 
sensible,  la  causalité,  qui  n'est  plus  sensiblement  con- 
ditionnée (sinnlich  bedingt)  et  que  la  même  action  qui, 
comme  appartenant  au  monde  sensible,  est  toujours 
sensiblement  conditionnée,  c'est-à-dire  mécaniquement 
nécessaire,  peut  aussi  en  même  temps  avoir  pour  prin- 
cipe de  la  causalité  de  l 'être  agissant,  en  tant  qu  'il  appar- 
tient au  monde  intelligible,  une  causalité  inconditionnée 
sensiblement,  partant  pouvant  être  conçue  comme 
libre.  Or  il  s  agissait  simplement  alors  de  changer  cette 
possibilité  {Kônnen)  en  réalité  (Sm)*,  c'est-à-dire  de 

<  Abbot  ajoute  comme  antécédent,  qui  n'est  pas  dans  le  texte,  mais 
qui  rend  bien  le  sens.  (F.  P.) 
*  Nous  traduisons  comme  Bami.  (F.  P.) 


190  ANALYTIQUE  DE  LA  RAISON   PURE  PRATIQUE 

pouvoir  prouver  dans  un  cas  réel,  comme  par  un  fait, 
que  certaines  actions  supposent  une  telle  causalité  (la 
causalité  intellectuelle,  sensiblement  inconditionnée), 
qu'elles  soient  réelles  ou  uniquement  ordonnées,  c'est- 
à-dire  nécessaires  objectivement  et  pratiquement.  Nous 
ne  pouvions  espérer  de  rencontrer  cette  connexion  {Ver- 
kniipfung)  dans  des  actions  réellement  données  dans 
l'expérience,  comme  événements  du  monde  sensible, 
puisque  la  causalité  par  liberté  [dtirch  Freiheit)  doit 
toujours  être  cherchée,  en  dehors  du  monde  sensible, 
dans  l'intelligible.  En  dehors  des  êtres  sensibles,  il  n'y 
a  pas  d'autres  choses  qui  sont  données  à  notre  percep- 
tion et  à  notre  observation.  Donc  il  ne  restait  à  trouver 
qu'un  principe  de  causalité  incontestable  et  à  vrai  dire 
objectif,  quiexcluttoute  condition  sensible desa détermi- 
nation, c'est-à-dire  un  principe  (Grundsatz)  dans  lequel 
la  raison  n'invoque  aucune  autre  chose  comme  principe 
déterminant  relativement  à  la  causalité,  mais  le  con- 
tienne déjà  elle-même  par  ce  principe  et  où  par  consé- 
quent elle  soit  elle-même  pratique,  comme  raison  pure. 
Mais  ce  principe  n'a  besoin  ni  d'être  cherché  ni  d'être 
découvert,  il  a  été  depuis  longtemps  dans  la  raison  de 
tous  les  hommes  et  incorporé  à  leur  nature,  il  est  le 
principe  de  la  moralité.  Donc  cette  causalité'  incondi- 
tionelle  et  son  pouvoir  (das  Vermôgen  derselben),  la 
liberté,  et  avec  celle-ci  un  être  (moi-même)  qui  appar- 
tientau  monde  sensible  et  qui  cependant  appartient  en 
même  temps  au  monde  intelligible,  ne  sont  pas  sim- 
plement conçus  d'une  façon  indéterminée  et  probléma- 

*  Sur  la  causalité  ainsi  exprimée,  voyez  p.  7  et  24.  (F.  P.) 


EXAMEN   CRITIQUE   DE  L  ANALYTIQUE  191 

tique  (ce  que  déjà  la  raison  spéculative  pouvait  trouver 
praticable),  mais^  même  relativement  à  la  loi  de  leur  cau- 
salité, déterminés  et  connus  assertoriquement;  ainsi 
nous  a  été  donnée  la  réalité  du  monde  intelligible, 
déterminé  au  point  de  vue  pratique,  et  cette  détermi- 
nation qui  serait  transcendante  *  au  point  de  vue  théo- 
rique, est  immanente  au  point  de  vue  pratique.  Nous 
ne  pouvions  faire  un  tel  pas  relativement  à  la  seconde 
idée  dynamique,  c'est-à-dire  à  l'idée  d'un  être  néces- 
saire. Nous  ne  pouvions  nous  élever  jusqu'à  cet  être, 
en  partant  du  monde  sensible,  sans  l'entremise  de  la 
première  idée  dynamique.  Car  si  nous  voulions  le 
tenter,  il  faudrait  avoir  osé  {den  Sprung  gewagt  hahen)^ 
abandonner  tout  ce  qui  nous  est  donné  et  nous  élancer 
vers  ce  dont  rien  ne  nous  est  donné,  par  quoi  nous  puis- 
sions opérer  la  connexion  de  cet  être  intelligible  avec 
le  monde  des  sens  (parce  que  l'être  nécessaire  devrait 
être  connu  comme  donné  en  dehors  de  nous),  ce  qui  est 
fort  bien  possible  au  contraire  ,  comme  on  le  voit 
clairement  maintenant  ,  relativement  à  notre  propre 
sujet,  en  tant  qu'il  se  reconnaît  lui-même  d'un  côté 
déterminé  par  la  loi  morale  comme  être  intelligible 
(en  vertu  de  la  liberté),  et  de  Vautre  comme  agissant 
dans  le  monde  sensible,  d'après  cette  détermination 
Le  concept  de  la  liberté  est  le  seul  qui  nous  per- 
mette de  ne  pas  sortir  de  nous-mêmes  afin  de  trouver 
pour  le  conditionné  et  le  sensible,  l'inconditionné  et 

*  Kant  emploie  transcendani  et  met  entre  parenthèse  iiberschxjocn- 
glich.  (F.  P.) 
^  Littéralement  ovotr  osé  le  saut.  (F.  P.) 


192  ANALYTIQUE   DE  LA   RAISON   PURE  PRATIQUE 

l'intelligible.  Car  c'est  notre  raison  elle-même  qui, 
par  la  loi  pratique,  suprême  et  inconditionnée,  se  re- 
connaît l'être  qui  a  conscience  de  lui-même  par  cette 
loi  (notre  propre  personne),  comme  appartenant  au 
monde  pur  de  l'entendement  {reinen  Verstandeswelt)  ei 
détermine  même  à  vrai  dire  la  manière  dont  il  peut, 
comme  tel,  être  actif.  Ainsi  on  comprend  pourquoi 
dans  tout  le  pouvoir  de  la  raison,  il  n'y  a  que  le  pouvoir 
pratique  qui  puisse  nous  transporter  au  delà  du  monde 
des  sens,  nous  fournir  des  connaissances  d'un  ordre 
supra-sensible  et  une  connexion  qui,  pour  cela  même, 
ne  peuvent  être  étendues  que  dans  la  mesure  où  cela 
est  précisément  nécessaire  pour  le  pur  point  de  vue 
pratiqua. 

Qu'il  me  soit  permis  seulement,  à  cette  occasion, 
d'appeler  encore  l'attention  sur  une  chose,  à  savoir  que 
chaque  pas,  fait  avec  la  raison  pure  même  dans  le  champ 
pratique,  où  l'on  n'a  pas  du  tout  égard  à  une  spécula- 
tion subtile,  se  lie  cependant  si  exactement  et  pour 
ainsi  dire  de  lui-même  à  tous  les  moments  de  la  Cri- 
tique de  la  raison  théorique,  qu'on  pourrait  le  dire  ima- 
giné (aus^^e^iac/ït)  à  dessein  simplement  pour  établir  cette 
confirmation.  Cet  accord  exact,  qui  n'est  en  aucune 
façon  cherché,  mais  qui  (comme  on  peut  s'en  convaincre 
soi-même,  si  l'on  veut  seulement  poursuivre  les  re- 
cherches morales  jusqu'à  leurs  principes),  se  trouve 
de  lui-même  entre  les  propositions  les  plus  importantes 
de  la  raison  pratique  et  les  remarques  souvent  trop 
subtiles  {zu  subtil)  et  inutiles  en  apparence  de  la  Critique 
de  la  raison  spéculative,  surprend  et  étonne  ;  il  confirme 


EXAMEN   CRITIQUE   DE    l'ANALYTIQUE  193 

la  maxime  déjà  reconnue  et  vantée  par  d'autres,  à 
savoir  que  dans  toute  recherche  scientifique,  il  faut 
poursuivre  tranquillement  sa  marche  avec  toute  Texac- 
titude  et  la  sincérité  possibles,  sans  faire  attention  à  ce 
contre  quoi  on  pourrait  peut-être  se  heurter  en  dehors 
de  son  domaine  {wowider  sie  ausser  ihrem  Felde  etwa 
verstossen  mochte)j  mais  à  la  faire  uniquement  pour 
elle-même  et  autant  que  l'on  peut,  d'une  façon  vraie  et 
complète.  Une  longue  expérience  m'a  convaincu  que, 
quand  on  a  mené  à  leur  fin  ces  recherches,  ce  qui  au 
milieu  de  l'une  et  par  rapport  à  d'autres  doctrines 
étrangères*,  me  paraissait  parfois  très  douteux,  si  je 
perdais  seulement  de  vue  cette  incertitude  (Bedenklich- 
keit)  assez  longtemps  et  faisais  simplement  attention  à 
ma  recherche  jusqu'à  ce  qu'elle  fût  terminée,  s'accor- 
dait complètement  à  la  fin  d'une  façon  inattendue  avec 
ce  qui  avait  été  découvert  de  soi-même,  sans  avoir  le 
moindre  égard  à  ces  doctrines,  sans  partialité  et  sans 
préférence  pour  elles.  Les  écrivains  s'épargneraient 
plus  d'une  erreur  {manche  Irrthûmer)  et  plus  d'une 
peine  perdue(puisqu'elleestdépenséepour  un  fantôme), 
si  seulement  ils  pouvaient  se  résoudre  à  travailler  (%u 
Werke  zu  gehen)  avec  un  peu  plus  de  sincérité. 

*  Le  texte  porte  anderer  Lehren  ausserualb;  Born  dit  externarum; 
Barni,  étrangères  ;  Abbot,  extraneous.  (F.  P.) 


KANT,  Cr.  de  la  rais.  prat.  13 


LIVRE  DEUXIEME 

DIALECTIQUE  DE  LA  SAISON  PURE  PRATIQUE 
CHAPITRE  PREMIER 

d'une  dialectique  de  la  raison  PURK   PRATIQUB 
EN  GÉNÉRAL 

La  raison  pure  a  toujours  sa  dialectique,  qu'on  la 
considère  dans  son  usage  spéculatif  ou  dans  son  usage 
pratique;  car  elle  demande  la  totalité  absolue  des  condi- 
tions pour  un  conditionné  donné,  et  cette  totalité  ne  peut 
absolument  se  rencontrer  que  dans  les  cboses  en  soi. 
Mais  comme  tous  les  concepts  des  cboses  doivent  être 
rapportésà  desintuitions  qui,  chez  nous  autres  hommes, 
ne  peuvent  jamais  être  que  sensibles,  partant  nous  font 
connaître  les  objets,  non  comme  choses  en  soi,  mais 
simplement  comme  des  phénomènes,  dans  la  série  des- 
quelsne  peut  jamais  être  rencontré  l'inconditionné  pour 
le  conditionné  et  les  conditions,  une  illusion  {Schein) 
inévitable  naît  ainsi  de  Tapplication  de  cette  idée  ra- 
tionnelle de  la  totalité  des  conditions  (partant  de  l'in- 
conditionné), aux  phénomènes  comme  s'ils  étaient  des 


196  DIALECTIQUE   DE   LA    RAISON  PURE   PRATIQUE 

choses  en  soi  (car  ils  sont  toujours  pris  pour  tels,  quand 
font  défaut  les  averlissements  de  la  critique),  mais  on 
ne  l'apercevrait  jamais  comme  mensongère,  si  elle  ne 
se  trahissait  elle-même  par  un  conflit  de  la  raison  avec 
elle-même,  dans  l'application  à  des  phénomènes  de  son 
principe  fondamental  qui  consiste  à  supposer  l'incondi- 
tionné pour  tout  conditionné.  Parla,  la  raison  est  forcée 
de  chercher  d'où  naît  cette  illusion  et  comment  elle  peut 
être  dissipée,  ce  qui  ne  peut  avoir  lieu  que  par  une  cri- 
tique complète  de  tout  le  pouvoir  pur  de  la  raison,  de 
sorte  que  l'antinomie  de  la  raison  pure,  qui  devient 
manifeste  dans  sa  dialectique,  est  en  fait  l'erreur  la  plus 
bienfaisante  dans  laquelle  ait  jamais  pu  tomber  la  raison 
humaine,  parce  qu'elle  nous  pousse  en  définitive  à  cher- 
cher pour  sortir  de  ce  labyrinthe  la  cleî (S chlûssel)  qui, 
quand  elle  a  été  trouvée,,  découvre  encore  ce  qu'on  ne 
cherchait  pas  et  ce  dont  pourtant  on  a  besoin,  c'est-à- 
dire  une  perspective  {Aussicht)  sur  un  ordre  de  choses 
plus  élevé  et  immuable,  dans  lequel  nous  sommes  déjà 
maintenant  et  dans  lequel  nous  sommes  capables,  par  des 
préceptes  déterminés,  de  continuer  notre  existence,  con- 
formément à  la  détermination  suprême  de  la  raison*. 

On  peut  voir  en  détail  dans  la  Critique  de  la  raison 
pure  comment,  dans  l'usage  spéculatif  de  cette  faculté, 
il  est  possible  de  résoudre  cette  dialectique  naturelle 
et  d'éviter  l'erreur  venant  d'une  illusion  d'ailleurs 
naturelle.  Mais  il  n*en  est  pas  mieux  pour  la  raison 

*  Le  texte  donne  der  fwchsten  Vernunfibestimmung  ;  Born  dit  summo 
rcUionis  consilio;  Barni,  à  la  désignation  suprême  qne  nous  assigne  la 
raison;  Xhhot,to-thehighest  dictate  of  reason;  nous  traduisons  littéra- 
lement. (F.  P.) 


DIALECTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE  EN  GENERAL  197 

dans  son  usage  pratique.  Elle  cherche,  comme 
raison  pure  pratique,  pour  le  conditionné  pratique- 
ment (qui  repose  sur  les  penchants  et  le  besoin  natu- 
rel), également  l'inconditionné  et  à  la  vérité  non  comme 
principe  déterminant  de  la  volonté,  mais,  puisque 
celui-ci  a  été  donné  (dans  la  loi  morale),  la  totalité 
inconditionnée  de  l'objet  de  la  raison  pure  pratique, 
gous  le  nom  de  souverain  bien. 

Déterminer  cette  idée  pratiquement,  c'est-à-dire 
d'une  façon  suffisante  pour  les  maximes  de  notre  con- 
duite rationnelle,  c'est  le  but  de  la  doctrine  de  la  sagesse 
(Weisheitslehre)  \  qui  comme  science  est  la  philosophie 
dans  le  sens  où  les  anciens  entendaient  ce  mot,  car 
pour  eux  elle  consistait  à  enseigner  le  concept  [eine 
Anweisiing  su  dem  Begriffe  war)  dans  lequel  il  faut 
placer  le  souverain  bien  et  la  conduite  à  suivre  pour 
l'acquérir.  Il  serait  bon  ds  laisser  à  ce  mot  son  an- 
cienne signification,  de  le  comprendre  comme  une  doc- 
trine du  souverain  bien,  en  tant  ^  que  la  raison  s'efforce 
d'en  faire  une  science.  Car  d'une  part,  la  condition 
restrictive  qui  y  est  attachée  serait  conforme  à  l'expres- 
sion grecque  (qui  signifie  amour  de  la  sagesse),  et  cepen- 
dant serait  en  même  temps  suffisante  pour  comprendre 
sous  le  nom  de  philosophie,  l'amour  de  la  science,  par- 
tant de  toute  connaissance,  spéculative  de  la  raison,  en 
tant  qu'elle  peut  être  utile  pour  ce  concept  aussi  bien 

*  Bami  ne  traduit  pas  ce  mot,  parce  qu'il  ne  trouve,  pour  le  rendre, 
que  philosophie,  employé  ensuite  par  Kant;  le  passage  se  ressent  alors, 
comme  il  le  remarque,  de  cette  omission.  Born  dit  doctrina  sapientiœ; 
Àbbol,  practical  wisdom;  nous  avons  traduit  littéralement.  (F.  P,) 

3  Barni  na  traduit  pas  50  fem.  (F.  P.) 


198  DIALECTIQUE   DE  LA  RAISON  PURE   PRATIQUE 

que  pour  le  principe  de  détermination  pratique  ;  elle 
ne  laisserait  pas  perdre  de  vue  le  but  capital,  en  vue 
duquel  seul  elle  peut  être  nommée  doctrine  de  la  sa- 
gesse. D'autre  part,  il  ne  serait  pas  mal  non  plus  de 
décourager  la  présomption  de  celui  qui  ose  s'arroger 
le  titre  de  philosophe  {Philosophen),  en  lui  présentant 
déjà,  par  la  définition  du  mot,  une  mesure  pour  l'esti- 
mation de  soi-même,  qui  abaisseraitfort  ses  prétentions. 
Car  être  un  professeur  de  sagesse  (Weisheitslehrer) 
devrait  signifier  quelque  chose  de  plus  qu'être  un 
disciple  {Schûler),  qui  n'est  pas  encore  arrivé  assez  loin 
pour  se  conduire  lui-même  et  encore  bien  moins  pour 
conduire  les  autres  avec  la  certitude  d'atteindre  un  but 
si  élevé  ;  cela  signifierait  être  un  maître  dans  la  con- 
naissance de  la  sagesse,  ce  qui  dit  plus  que  ce  qu'un 
homme  modeste  ne  s'attribuera  à,  lui-même.  La  phi- 
losophie resterait  alors  elle-même,  comme  la  sagesse, 
encore  toujours  un  idéal  qui,  objectivement,  n'est  repré- 
senté complètement  que  dans  la  raison,  mais  qui 
subjectivement  pour  la  personne,  n'est  que  le  but  de 
ses  efforts  incessants.  Celui-là  seul  est  autorisé  à  pré- 
tendre qu'il  est  en  possession  de  cet  idéal  et  à  s'attri- 
buer le  nom  de  philosophe,  qui  peut  en  montrer, 
comme  exemple,  l'effet  infaillible  dans  sa  personne 
(dans  l'empire  qu'il  a  sur  lui-même  et  dans  l'intérêt 
indubitable  qu*il  prend  de  préférence  au  bien  général). 
Et  c'est  ce  que  les  anciens  réclamaient  aussi  de  ceux 
qui  voulaient  mériter  ce  nom  honorable. 

Par  rapport  à  la  dialectique  de  la  pure  raison  pra- 
tique, au  point  de  vue  de  la  détermination  du  concept 


DIALECTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE   EN  GÉNÉRAL  199 

du  souverain  bien  (dialectique  qui,  si  la  solution  en  est 
aussi  heureuse  que  celle  de  la  raison  spéculative,  fait 
attendre  le  résultat  le  plus  bienfaisant,  parce  que  les 
contradictions,  exposées  sincèrement  et  non  cachées, 
de  la  raison  pure  pratique  avec  elle-même,  nous  obli- 
gent à  entreprendre  une  critique  complète  de  son  propre 
pouvoir),  nous  avons  seulement  encore  une  observa- 
tion à  présenter. 

La  loi  morale  est  Tunique  principe  déterminant 
de  la  volonté  pure .  Mais  comme  cette  loi  est  simplement 
formelle  (c'est-à-dire  réclame  seulement  la  forme  de  la 
maxime,  comme  universellement  législative),  elle  fait 
abstraction,  comme  principe  de  détermination,  de  toute 
matière,  partant  de  tout  objet,  du  vouloir  (Wollens). 
Par  conséquent  le  souverain  bien  a  beau  être  toujours 
Vobjet  entier  d'une  raison  pure  pratique,  c'est-à-dire 
d'une  volonté  pure,  il  ne  doit  pas  être  pris  pour  cela 
comme  le  principe  déterminant  de  celle-ci  ;  et  la  loi  mo- 
rale doit  seule  être  considérée  comme  le  principe  qui  la 
détermine  à  s'en  faire  un  objet  dont  elle  se  propose  la 
réalisation  ou  la  poursuite.  Cette  remarque  est  impor- 
tante en  une  matière  aussi  délicate  que  la  détermination 
des  principesmoraux,  où  même  le  plus  petit  malentendu 
{Missdeutung),  corrompt  les  intentions.  Car  on  aura  vu 
par  l'analytique  que,  si  l'on  admet,  avant  la  loi  morale, 
un  objet  quelconque  sous  le  nom  d'un  bien  comme 
principe  déterminant  de  la  volonté,  et  si  l'on  en  dérive 
ensuite  le  principe  pratique  suprême,  cela  amènerait 
toujours  alors  une  hétéronomie  et  déposséderait  {ver- 
dr'dngen)  le  principe  moral. 


200  DIALECTIQUE  DE   LA   RAISON  PURE  PRATIQUB 

Mais  il  va  de  soi  que  si  dans  le  concept  du  souve- 
rain bien  est  déjà  renfermée  la  loi  morale  comme  con- 
dition suprême,  le  souverain  bien  n'est  pas  alors  sim- 
plement objet,  mais  que  son  concept  et  la  représentation 
de  son  existence,  possible  par  noire  raison  pratique, 
sont  en  même  temps  le  principe  déterminant  de  la 
volonté  pure,  parce  qu'alors,  en  fait,  la  loi  morale 
renfermée  déjà  dans  ce  concept  et  conçue  avec  lui 
(mitgedacht) ,  et  aucun  autre  objet,  détermine  la  volonté 
d'après  le  principe  de  l'autonomie.  Cet  ordre  des  con- 
cepts de  la  détermination  de  la  volonté  ne  doit  pas  être 
perdu  devue,  parce  que,  autrement,  on  se  méprend  soi- 
même  (sich  selbst  missversteht),  et  on  croit  se  contredire 
là  où  cependant  tout  se  tient  dans  la  plus  parfaite 
harmonie. 


CHAPITRE  IJ 

DE   LA    DIALECTIQUE   DE    LA   RAISON    PURE   DANS   LA 
DÉTERMINATION   DU   CONCEPT  DU    SOUVERAIN  BIEN 

Le  concept  de  l'attribut  souverain  contient  déjà 
une  équivoque  qui,  si  l'on  n'y  prend  garde,  peut  occa- 
sionner des  disputes  inutiles.  Souverain  peut  signifier 
suprême  (supremum)  ou  parfait  '  [cotisummatum). 
Dans  le  premier  cas,  il  indique  une  condition  qui  est 
elle-même  inconditionnée,  c'est-à-dire  qui  n'est  subor- 
donnée [originarium)  à  aucune  autre;  dans  le  second, 
un  tout  qui  n'est  point  une  partie  d'un  tout  plus  grand 
de  la  même  espèce  (perfectissimum).  Que  la  vertu 
(comme  nous  rendant  dignes  d'être  heureux),  soit  la 
condition  suprême  de  tout  ce  qui  peut  nous  paraître  dé- 
sirable, parlantde  toute  reclierche  du  èon^ewr  et  aussi  du 
bien  suprême,  c'est  ce  qui  a  été  prouvédans  l'analytique. 
Mais  ellen'estpasencore  pour  celale  bien  complet  et  par- 

«  Nous  traduisons  comme  Barni,  le  texte  der  Begriff  des  HOchsten 
(F.  P.) 

'  Nous  suivons  Abbot  en  traduisant    Vollendete  par  parfait;  Barni 
emploie  eompld.  (F.  P.) 


202  DIALECTIQUE  DE   LA  RAISON  PURE   PRATIQUE 

iai\i{ganze  undvollendete),  comme  objet  de  la  faculté  de 
désirer  d'êtres  raisonnables  et  finis,  car  pour  être  telle, 
elle  devrait  être  accompagnée  du  bonheur  et  cela  non 
seulement  aux  yeux  intéressés  de  la  personne  qui  se 
prend  elle-même  pour  but,  mais  même  au  jugement 
d  une  raison  impartiale,  qui  considère  la  vertu  en  géné- 
ral dans  le  monde  comme  une  fin  en  soi.  Car  avoir 
besoin  du  bonheur,  en  être  digne  et  cependant  ne  pas 
y  participer,  c'est  ce  qui  ne  peut  pas  du  tout  s'accorder 
avec  le  vouloir  parfait  d'un  être  raisonnable  qui  aurait 
en  même  temps  la  toute-puissance,  si  nous  essayons 
seulement  de  nous  représenter  un  tel  être.  En  tant 
donc  que  la  vertu  et  le  bonheur  constituent  ensemble 
la  possession  du  souverain  bien  dans  une  personne  et 
qu'en  outre  le  bonheur  est  tout  à  fait  exactement  pro- 
portionné à  la  moralité  (ce  qui  est  la  valeur  de  la  per- 
sonne et  la  rend  digne  d'être  heureuse),  ils  constituent 
le  souverain  bien  d'un  monde  possible,  ce  qui  veut  dire 
le  bien  entier  et  complet,  dans  lequel  cependant  la 
vertu  est  toujours,  comme  condition,  le  bien  suprême, 
parce  qu'il  n'y  a  pas  de  condition  au-dessus  d'elle, 
parce  que  le  bonheur  est  toujours  une  chose  à  la 
vérité  agréable  pour  celui  qui  la  possède,  qui  tou- 
tefois par  elle  seule  n'est  pas  bonne  absolument  et  à 
tous  égards,  mais  suppose  en  tout  temps,  comme  con- 
dition, la  conduite  morale  conforme  à  la  loi  {gesetz- 
màssige) . 

Deux  déterminations  nécessairement  unies  dans  un 
concept  doivent  être  enchaînées  comme  principe  et 
conséquence;  et  cela  de  façon  à  ce  que  cette  unité  soit 


DU  CONCEPT  DU   SOUVERAIN  BIEN  203 

considérée  ou  comme  analytique  (conDexion  logique) 
d'après  la  loi  de  l'identité,  ou  comme  synthétique  (liai- 
son réelle)  d'après  la  loi  de  la  causalité.  La  connexion 
de  la  vertu  et  du  bonheur  peut  donc  être  comprise 
de  deux  manières  différentes  :  ou  l'effort  pour  être 
vertueux  {Bestrebung  tugendhaft  %u  sein),  et  la  recherche 
rationnelle  du  bonheur  ne  seraient  pas  deux  ac- 
tions distinctes,  mais  complètement  identiques,  et 
alors  il  n'y  aurait  besoin,  pour  servir  de  principe  à  la 
première,  d'aucune  maxime  autre  que  celles  qui  servent 
de  principe  àlaseconde  ;  ou  bien  cetteconnexionestsup- 
posée  par  ce  fait'  que  la  vertu  produit  le  bonheur 
comme  quelque  chose  de  tout  à  fait  distinct  de  la 
conscience  de  la  vertu,  à  la  manière  dont  la  cause  pro- 
duit un  effet. 

Parmi  les  anciennes  écoles  grecques,  il  n'y  en  a  à 
proprement  parler  que  deux  qui  ont  suivi  dans  la  déter- 
mination du  concept  du  souverain  bien,  une  même  mé- 
thode, en  tant  qu'elles  n'ontpas  admis  la  vertu  et  le  bon- 
heur comme  deux  éléments  différents  du  souverain 
bien,  qu'elles  ont  par  conséquent  cherché  l'unité  du 
principe,  suivant  la  règle  de  l'identité;  mais,  sur  ce 
point,  elles  se  sont  séparées  à  leur  tour  en  choisissant 
différemment  leur  concept  fondamental,  h' Epicurien 
disait  :  avoir  conscience  de  sa  maxime  conduisant  au 
bonheur  ;  c'est  là  la  vertu  ;  le  Stoïcien  :  avoir  conscience 
de  sa  vertu,  voilà  le  bonheur.  Pour  le  premier  la  pru- 

•  Traduction  littérale  de  jme  Verkniipfung  wird  darauf  ausgesetzt 
dass  Tugend;  Bom  dit  iUa  coujunctio  hoc  condilione  ponatur,  ut;  Barni 
supprime  le  passage  et  dit  ou  bien  la  vertu  produit,  etc.;  Abbot  donne 
or  the  connexion  consista  m  this,  that.  (F.P.) 


204  DIALECTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

dewce équivalait  à  la  moralité;  pour  le  second,  qui  choi- 
sissait une  plus  haute  dénomination  pour  la  vertu,  la 
moralité  était  seule  la  sagesse  véritable. 

Il  faut  regretter  que  la  pénétration  de  ces  hommes 
(que  Ton  doit  cependant  en  même  temps  admirer  parce 
qu'ils  ont  tenté  dans  des  temps  si  reculés  toutes  les 
voies  imaginables  pour  des  conquêtes  philosophiques)* 
ait  été  malheureusement  employée  à  rechercher  [ergrû" 
bèln)  de  l'identité  entre  des  concepts  extrêmement  dif- 
férents, celui  du  bonheur  et  celui  de  la  vertu.  Mais  il 
était  conforme  à  l'esprit  dialectique  des  temps  où 
ils  vivaient^  et  cela  séduit  parfois  encore  maintenant 
des  esprits  subtils,  de  supprimer  dans  les  principes, 
des  différences  essentielles  et  qui  ne  peuvent  jamais 
être  conciliées,  en  cherchant  à  les  changer  en  que- 
relle de  mots  et  ainsi  à  produire  artificiellement  (er- 
kiinstelt)  en  apparence  l'unité  du  concept  simplement 
sous  des  noms  différents;  et  ceci  se  rencontre  ordinal* 
rement  dans  les  cas  où  la  combinaison  de  principes 
hétérogènes  se  fait  si  profondément  ou  si  haut  (so  tief 
oder  hoch  liegt),  ou  exigerait  un  changement  si  complet 
des  doctrines  admises  d'ailleurs  dans  le  système  phi- 
losophique, que  l'on  craint  d'entrer  profondément  dans 
la  différence  réelle  et  qu'on  aime  mieux  la  traiter 
comme  une  dissidence  dans  de  simples  formules. 

Les  deux  écoles,  cherchant  à  simuler  (ergrubeln) 
l'identité  des  principes  pratiques  de  la  vertu  et  du 

*  Le  texte  porte  aile  erdenMichm  Wege  philosophischer  Eroberungen  ; 
Born  dit  omnes...  vias  occupationum  philosophicarum  Barni,  toutes  les 
routes  possibles  du  domaine  philosophique;  Abbol  rend  mieux  le  texte 
par  aU...  ways  of  extending  the  domain  of  philo sophy.  (F.  P.) 


DU  CONCEPT  DU  SOUVERAIN  BIEN  205 

bonheur,  n'étaient  pas  pour  cela  d'accord  sur  la  ma- 
nière dont  elles  voulaient  produire  {herauszwingen) 
cette  identité,  mais  elles  se  séparaient  infiniment  {in 
unendliche  Weiten)  l'une  de  l'autre  :  l'une  plaçait  son 
principe  du  côté  des  sens  {(isthetischen)^  l'autre  du 
côté  logique,  l'une  le  plaçait  dans  la  conscience  du 
besoin  sensible^  l'autre  dans  l'indépendance  de  la  raison 
pratique  à  l'égard  de  tout  principe  sensible  de  détermi- 
nation. Le  concept  de  la  vertu  était  déjà,  d'après  Vépi- 
curien,  dans  la  maxime  qui  recommande  de  travailler  à 
son  propre  bonheur;  le  sentiment  du  bonheur  était  au 
contraire,  d'après  le  stoïcien,  déjà  contenu  dans  la  cons- 
cience de  sa  vertu.  Mais  ce  qui  est  contenu  dans  un 
autre  concept  est,  à  vrai  dire,  identique  avec  une  partie 
du  contenant,  mais  non  identique  au  tout,  et  les  deux 
touts  {Ganze)  peuvent  en  outre  être  spécifiquement  dif- 
férents l'un  de  l'autre,  quoiqu'ils  soient  formés  de  la 
même  matière  [Stoffe),  si  les  parties  sont  dans  l'un  et 
dans  l'autre  réunies  en  un  tout  d'une  façon  tout  à  fait 
différente.  Le  stoïcien  soutenait  que  la  vertu  est  tout  le 
souverain  bien  et  que  le  bonheur  n'est  que  la  conscience 
de  la  possession  de  la  vertu,  en  tant  qu'appartenant  à 
l'état  du  sujet.  L'épicurien  soutenait  que  le  bonheur 
est  tout  le  souverain  bien  et  que  la  vertu  n'est  que  la 
forme  de  la  maxime  à  suivre  pour  l'acquérir,  c'est-à- 
dire  qu'elle  ne  consiste  que  dans  l'emploi  rationnel  des 
moyens  de  l'obtenir. 

Or,  il  est  clair,  d'après  l'analytique,  que  les  maximes 

*  Nous  traduisons  comme  Aî)bol;  Bom  dit  in  parle  œsthetica;  Barui,' 
lu  côté  esthétique.  (F.  P.) 


206  DIALECTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

de  la  vertu  et  celles  du  bonheur  personnel  sont,  rela- 
tivement à  leur  principe  pratique  suprême,  tout  à  fait 
différentes  et  que  ces  deux  choses  loin  de  s'accorder, 
quoiqu'elles  appartiennent  également  à  un  souverain 
bien  qu'elles  rendent  à  elles  deux  possible,  se  limitent 
et  se  portent  préjudice  dans  le  même  sujet.  Ainsi  la 
question  de  savoir  comment  le  souverain  bien  est  prati- 
quement possible,  demeure  toujours  encore,  en  dépit  de 
tous  les  essais  composites  iCoalitionsversuche)  '  tentés 
jusqu'ici,  un  problème  non  résolu.  Mais  l'analytique 
a  montré  ce  qui  en  fait  un  problème  difficile  à  résoudre  : 
c'est  que  le  bonheur  et  la  moralité  sont  deux  élé- 
ments du  souverain  bien,  tout  à  fait  distincts  spécifique- 
ment et  que,  par  conséquent,  leur  union  ne  peut  jîfls  être 
connue  analytiquement  (comme  si  celui  qui  cherche 
son  bonheur  se  trouvait  vertueux  en  se  conduisant 
ainsi  par  la  simple  solution  de  ses  concepts,  ou  comme 
si  celui  qui  suit  la  vertu  se  trouvait  heureux  ipso  facto 
par  la  conscience  d'une  telle  conduite),  mais  qu'elle  est 
une  synthèse  des  concepts.  Et  puisque  cette  liaison  est 
reconnue  comme  nécessaire  à  priori  et  par  conséquent 
pratiquement,  par  suite  comme  ne  dérivant  pas  de 
l'expérience  et  que  la  possibilité  du  souverain  bien 
ne  repose  pas  ainsi  sur  des  principes  empiriques,  la 
déduction  de  ce  concept  doit  être  transcendantale.  Il  est 
à  priori  (moralement)  nécessaire  de  produire  le  sou- 
verain bien  par  la  liberté  de  la  volonté;  la  condition 
de  la  possibilité  du  souverain  bien  doit  donc  reposer 

*  Sur  la  traduction  de  ce  mot,  que  Barni  rend  par  essais  de  couci- 
lialion,  voyez  n.  1,  p.  38.  (F.  P.) 


L'ANTIiSOMIE   DE   LA  RAISON   PRATIQUE  207 

exclusivement  sur  des  principes  à  priori  de  connais- 
sance. 


I 

l'antinomie  de  la  raison  pratique 

Dans  le  souverain  bien  qui  est  pratique  pour  nous, 
c'est-à-dire  qui  doit  être  réalisé  par  notre  volonté,  la 
vertu  et  le  bonheur  sont  conçus  comme  nécessairement 
unis,  de  sorte  que  l'un  ne  peut  être  admis  par  la  raison 
pure  pratique  sans  que  l'autre  ne  s'ensuive  aussi.  Or 
cette  liaison  est  (comme  toute  liaison  en  général)  ou 
analytique  ou  synthétique.  Gomme  cette  liaison  donnée 
ne  peut  être  analytique,  ainsi  que  cela  a  été  montré  pré- 
cédemment, elle  doit  être  conçue  synthétiquement  et 
à  la  vérité  comme  enchaînement  de  la  cause  avec  l'effet, 
parce  qu'elle  concerne  un  bien  pratique,  c'est-à-dire 
ce  qui  est  possible  par  l'action.  Il  faut  donc  ou  que  le 
désir  du  bonheur  soit  le  mobile  [Bewegur sache)  des 
maximes  de  la  vertu,  ou  que  la  maxime  de  la  vertu 
soit  la  cause  efficiente  du  bonheur.  La  première  chose 
est  absolument  (schlechterdings)  impossible,  parce  que 
(comme  il  a  été  montré  dans  l'analytique)  des  maximes 
qui  placent  le  principe  déterminant  de  la  volonté 
dans  le  désir  du  bonheur  personnel,  ne  sont  pas 
du  tout  morales  et  ne  peuvent  fonder  aucune  vertu. 
La  seconde  est  aussi  impossible,  parce  que  tout  en- 
chaînement pratique  des  causes  et  des  effets  dans  le 
monde,  comme  conséquence  de  la  détermination  de  la 
volonté  ne  se  règle  pas  d'après  les  intentions  morahf 


208  DIALECTIQUE    DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

de  la  volonté,  mais  d'après  la  connaissance  des  lois 
naturelles  et  le  pouvoir  physique  de  les  employer  à 
ses  desseins,  que  par  conséquent  aucune  connexion 
nécessaire  et  suffisante  pour  le  souverain  bien,  entre  le 
bonheur  et  la  vertu,  ne  peut  être  attendue  dans  le  monde, 
de  la  plus  stricte  observation  des  lois  morales.  Or, 
comme  la  réalisation  du  souverain  bien,  qui  contient 
cette  connexion  dans  son  concept,  est  un  objet  néces- 
saire à  priori  de  notre  volonté  et  qu'il  est  inséparable- 
ment lié  à  la  loi  morale,  l'impossibilité  de  cette  réalisa- 
tion [des  ersteren)  doit  aussi  prouver  la  fausseté  de  la 
loi  {des  %weitèn).  Donc  si  le  souverain  bien  est  impos- 
sible d'après  des  règles  pratiques,  la  loi  morale,  qui  nous 
ordonne  de  travailler  au  souverain  bien,  doit  être  fan- 
tastique (phantastisch)  et  dirigée  vers  un  but  vain  et 
imaginaire,  par  conséquent  être  fausse  en  soi. 

II 

SOLUTION    CRITIQUE  DE   l'ANTINOMIE    DE  LA  RAISON    PRATIQUE 

Dans  l'antinomie  de  la  raison  pure  spéculative  se 
trouve  un  conflit  semblable  entre  la  nécessité  natu- 
relle et  la  liberté,  dans  la  causalité  des  événements  du 
monde.  Il  a  été  mis  fin  à  ce  conflit  en  prouvant  qu'il 
n'y  a  pas  de  véritable  contradiction  si  l'on  considère 
les  événements  et  le  monde  lui-même,  dans  lequel  ils 
se  produisent  (comme  on  doit  aussi  le  faire),  unique- 
ment comme  des  phénomènes;  puisqu'un  seul  et  même 
être  agissant,  comme  phénomène  (même  devant  son 
propre  sens  intérieur),  a  dans  le  monde  des  sens  une 


SOLUTION   CRITIQUE   DE    l'aNTINOMIE  209 

causalité  qui  est  toujours  conforme  au  mécanisme  de 
la  nature,  mais  que,  relativement  au  même  événement, 
en  tant  que  la  personne  qui  agit  se  considère  en  même 
temps  comme  noumène  (comme  pure  intelligence  dans 
son  existence  qui  ne  peut  être  déterminée  d'après  le 
temps),  il  peut  contenir  un  principe  de  détermination 
de  cette  causalité  d'après  des  lois  naturelles,  principe 
qui,  lui-même,  est  libre  à  l'égard  de  toute  loi  natu- 
relle. 

Il  en  est  de  même  pour  Tantinomie  présente  de 
la  raison  pure  pratique.  La  première  des  deux  proposi- 
tions, à  savoir  que  la  recherche  du  bonheur  produit  un 
principe  d'intention  vertueuse  (einen  Grund  tugendhafter 
Gesinnung)  est  absolument  fausse;  quant  à  la  seconde, 
à  savoir  que  l'intention  vertueuse  {Tiigendgesinniing) 
produit  nécessairement  le  bonheur,  elle  n'est  pas  abso- 
lument fausse,  mais  seulement  en  tant  qu'elle  est  con- 
sidérée comme  la  forme  de  la  causalité  dans  le  monde 
sensible,  et  partant  que  si  j'admets  l'existence  dans  le 
monde  sensible  comme  le  seul  mode  d'existence  de  l'être 
doué  de  raison  ;  elle  n'est  donc  fausse  que  d'une  façon 
conditionnelle.  Mais  comme  je  suis  non  seulement  au- 
torisé à  concevoir  mon  existence  comme  noumène  dans 
un  monde  de  l'entendement,  mais  que  j'ai  même  dans 
la  loi  morale  un  principe  de  détermination  purement 
intellectuel  de  ma  causalité  (dans  le  monde  sensible), 
il  n'est  pas  impossible  que  la  moralité  de  l'intention  ait 
une  connexion  {Zusammenhang)  nécessaire,  sinon  immé- 
diate, du  moins  médiate'(par  l'intermédiaire  d'un  auteur 
intelligible  de  la  nature)  comme  cause,  avec  le  bonheur 
KANT,  Cr.  de  la  rais.  prat.  14 


210  DIALECTIQUE  DE   LA  RAISON  PURE   PRATIQUE 

comme  effet  dans  le  monde  sensible,  tandis  que  dans 
une  nature  qui  est  simplement  objet  des  sens,  cette 
liaison  (Verbindung),  ne  peut  jamais  avoir  lieu  qu'acci- 
dentellement et  ne  peut  suffire  au  souverain  bien. 

Par  conséquent,  en  dépit  de  cette  contradiction  ap- 
parente d'une  raison  pratique  avec  elle-même,  le  sou- 
verain bien  est  le  but  nécessaire  et  suprême  d'une 
volonté  moralement  déterminée,  un  véritable  objet  de 
la  volonté,  car  il  est  possible  pratiquement,  et  les 
maximes  de  la  volonté  qui  s'y  rapportent^  quant  à  leur 
matière,  ont  de  la  réalité  objective.  Cette  réalité  atteinte 
au  début  par  cette  antinomie  dans  la  liaison  de  la 
moralité  et  du  bonheur,  suivant  une  loi  universelle, 
ne  le  fut  que  par  une  simple  méprise,  parce  qu'on  pre- 
nait le  rapport  entre  des  phénomènes  pour  un  rapport 
des  choses  en  soi  à  ces  phénomènes. 

Si  nous  nous  voyons  forcés  de  chercher  la  possibilité 
du  souverain  bien,  de  ce  but  assigné  par  la  raison  à 
tous  les  êtres  doués  de  raison  pour  tous  leurs  désirs 
moraux,  de  cette  manière,  c'est-à-dire  dans  la  con- 
nexion avec  un  monde  intelligible,  on  doit  s'étonner 
que  les  philosophes  de  l'antiquité  aussi  bien  que  des 
temps  modernes,  aient  pu  trouver  déjà  dans  cette  vie 
(dans  le  monde  sensible)  une  proportion  tout  à  fait 
exacte  entre  le  bonheur  et  la  vertu,  ou  qu'ils  aient  pu 
se  persuader  d'en  avoir  conscience.  Car  Epicure,  aussi 
bien  que  les  Stoïciens,  élevait  le  bonheur  qui  a  sa 
source  dans  la  conscience  de  la  vertu  dans  la  vie  au- 
dessus  de  tout.  Il  n'avait  pas,  dans  ses  préceptes  pra- 
tiques, des  intentions  aussi  basses  qu'on  pourrait  le 


SOLUTION   CRITIQUE   DE   l'aNTINOMIE  211 

conclure  des  principes  de  sa  théorie,  qu'il  employait 
pour  l'explication,  non  pour  l'action,  ou  que  beaucoup 
le  crurent  en  effet,  induits  en  erreur  par  l'expression 
de  volupté  (Wollust)j  substituée  à  celle  de  contentenient 
{Zufriedenheit).  Mais  il  comprenait  la  pratique  la  plus 
désintéressée  du  bien  parmi  les  modes  de  jouissance 
qui  procurent  la  joie  la  plus  intime,  et  la  modération 
et  la  répression  {Bàndigung)  des  penchants,  telles  que 
peut  les  réclamer  le  moraliste  le  plus  austère,  faisaient 
partie  de  son  plan  du  plaisir  (Vergnûgens),  (sous  lequel 
il  comprenait  une  joie  constante  du  cœur).  Il  se  sé- 
parait des  Stoïciens  surtout  parce  qu'il  plaçait,  dans  ce 
plaisir  (Vergnûgen),  le  principe  déterminant  (Bewe- 
gujigsgrund)^  ce  que  ces  derniers  refusaient  de  faire 
et  avec  raison.  Car  d'une  part  le  vertueux  Epicure, 
comme  le  font  encore  aujourd'hui  beaucoup  d'hommes 
moralement  bien  intentionnés,  quoique  ne  réfléchis- 
sant pas  assez  profondément  sur  leurs  principes,  tomba 
dans  la  faute  de  supposer  déjà  Vintention  vertueuse 
dans  les  personnes  auxquelles  il  voulait  donner  un 
mobile  pour  les  déterminer  à  la  vertu  =  Triebfeder  zur 
Tugend  (et  en  fait,  l'honnête  homme  ne  peut  se 
trouver  heureux,  s'il  n'a  auparavant  conscience  de  son 
honnêteté,  parce  que,  avec  cette  intention,  les  re- 
proches qu'il  serait  obligé  de  se  faire  à  lui-même  par 
son  mode  personnel  de  penser  =  durch  seine  eigene  Den- 
kimgsartf  quand  il  manquerait  à  son  devoir  et  la  con- 
damnation morale  qu'il  porterait  contre  lui-même,  lui 
raviraient  la  jouissance  de  tout  ce  que  son  état  peut 
d'ailleurs  avoir  de  charme).  Mais  la  question  est  de 


212  DIALECTIQUE   DE   LA  RAISON  PURE   PRATIQUE 

savoir  comment  une  telle  intention,  une  telle  maniera 
de  penser  dans  l'estimation  de  la  valeur  de  son  exis- 
tence est  d'abord  possible;  car  avant  elle  aucun  senti- 
ment d'une  valeur  morale  en  général  ne  peut  être  ren- 
contré dans  le  sujet.  Sans  doute  l'homme,  quand  il  est 
vertueux,  ne  sera  pas  content  de  la  vie  s'il  n'a  pas  cons- 
cience dans  chaque  action  de  son  honnêteté,  si  favo- 
rable que  soit  pour  lui  la  fortune  dans  son  état  phy- 
sique; mais  pour  le  rendre  vertueux  tout  d'abord,  par 
conséquent  avant  qu'il  ne  mette  si  haut  la  valeur 
morale  de  son  existence,  peut-on  bien  lui  vanter  la  paix 
de  l'âme  {Seelemnihe),  qui  résultera  de  la  conscience 
d'une  honnêteté  dont  il  n'a  encore  aucun  sentiment? 

Mais  d*un  autre  côté,  il  y  a  toujours  ici  occasion  de 
commettre  la  faute  qu'on  appelle  vitium  subreptionis  , 
et  en  quelque  sorte  d'avoir  une  illusion  d'optique  dans 
la  conscience  de  ce  qu'on  fait,  à  la  différence  de  ce  qu*on 
senty  illusion  que  même  l'homme  le  plus  expérimenté 
ne  peut  complètement  éviter.  L'intention  morale  est 
nécessairement  liée  avec  une  conscience  de  la  détermi- 
nation, immédiatement  par  la  loi,  de  la  volonté.  Or  la 
conscience  d'une  détermination  du  pouvoir  de  désirer 
est  toujours  le  principe  d'une  satisfaction  attachée  à 
l'action  qui  est  produite  par  là;  mais  ce  plaisir,  cette 
satisfaction  en  elle-même  n'est  pas  le  principe  déter- 
minant de  l'action,  c'est  au  contraire  la  détermination 
de  la  volonté,  immédiatement  et  simplement  par  la 

*  Kant  dit  Erschleichem  et  met  entre  parenthèses  les  mots  latins. 
Ni  Barni,  ni  Abbot  ne  traduisent  le  mot  allemand,  qu'on  rendrait 
approximativement  par  surprendre  ou  attraper.  (F.  P.) 


SOLUTION   CRITIQUE  DE   l'ANTINOMIE  213 

raison,  qui  est  le  principe  du  sentiment  du  plaisir,  ei 
celle-ci  demeure  une  détermination  du  pouvoir  de  dé- 
sirer, pure,  pratique  et  non  sensible  [dsthetische)^ .  Or 
comme  cette  détermination  fait  intérieurement  le  même 
efiFet,  en  poussant  à  l'activité,  qu'aurait  produit  un  sen- 
timent du  plaisir  qui  est  attendu  de  l'action  désirée, 
nous  voyons  ce  que  nous  faisons  nous-mêmes,  facile- 
ment comme  quelque  chose  que  nous  sentons  simple- 
ment et  passivement,  et  nous  prenons  le  mobile  moral 
pour  l'attrait  {Antrieh)  sensible,  comme  cela  arrive 
d'ordinaire  dans  ce  qu'on  appelle  l'illusion  des  sens 
(ici  du  sens  interne).  C'est  quelque  chose  de  très  élevé 
pour  la  nature  humaine,  d'être  immédiatement  déter- 
minée à  agir  par  une  loi  pure  de  la  raison,  et  même  que 
de  prendre,  par  suite  d'une  illusion,  ce  qu'il  y  a  de  sub- 
jectif dans  cette  capacité  intellectuelle  de  la  volonté  à 
la  détermination  {intellectuelîen  Bestimmbarkeit) ,  pour 
quelque  chose  de  sensible  (Aesthetisches)  et  pour  l'effet 
d'un  sentiment  sensible  spécial  (car  un  sentiment  in- 
tellectuel serait  une  contradiction).  Aussi  est-il  fort  im- 
portant de  faire  attention  à  cette  propriété  de  notre  per- 
sonnalité et  de  cultiver  le  mieux  possible  l'effet  de  la 
raison  sur  ce  sentiment.  Mais  il  faut  se  garder  aussi,  en 
vantant  faussement  ce  principe  moral  de  détermination, 
comme  mobile,  en  lui  donnant  pour  fondement  des  sen- 
timents particuliers  déplaisir  {Freuden),  (qui cependant 
en  sont  uniquement  des  conséquences)  de  rabaisser  et 
de  défigurer  comme  par  une  espèce  défausse  folie,  le 

*  Barni  traduit  ce  mot  pa.T  esthétique  ;  nous  préférons  traduire,  comme 
Abbot,  par  sensible.  (F*  P.) 


214  DIALECTIQUE  DE   LA  RAISON   PURE   PRATIQUE 

mobile  propre  et  véritable,  la  loi  elle-même.  Le  respect, 
et  non  le  plaisir  ou  la  jouissance  du  bonbeur,  est  donc 
quelque  chose  pour  lequel  n'est  possible  aucun  senti- 
ment flnfmettr,  établi  comme  principe  delà  raison  (parce 
que  ce  sentiment  serait  toujours  sensible  =  àsthetisch 
et  pathologique)  ;  et  *  la  conscience  de  la  contrainte  im- 
médiate exercée  sur  la  volonté  par  la  loi  est  à  peine  un 
analogue  du  sentiment  du  plaisir,  tandis  que,  par  rap- 
port au  pouvoir  de  désirer,  il  produit  exactement  le 
même  effet,  mais  par  d'autres  sources.  Par  ce  mode 
de  représentation  seul,  on  peut  atteindre  ce  que  l'on 
cherche,  à  savoir  que  les  actions  se  produisent  non  seu- 
lement conformément  au  devoir  (comme  conséquence 
de  sentiments  agréables),  mais  par  devoir,  ce  qui  doit 
être  le  véritable  but  de  toute  culture  morale. 

Mais  n'a-t-on  pas  un  mot  qui  désignerait,  non  une 
jouissance  comme  le  mot  bonheur,  mais  qui  cependant 
indiquerait  une  satisfaction  (^Wohlgefallen)  liée  à  son 
existence,  un  analogue  du  bonheur  qui  doit  nécessaire- 
ment accompagner  la  conscience  de  la  vertu?  Si  !  ce 
moi  c'esi  contentement  de  soi-même  {Selbst%ufriedenheit)  y 
qui  au  sens  propre  ne  désigne  jamais  qu'une  satisfaction 
négative  liée  à  l'existence,  par  laquelle  on  a  conscience 
de  n'avoir  besoin  de  rien.  La  liberté  et  la  conscience 
de  la  liberté,  comme  conscience  d'un  pouvoir  que  nous 
avons  de  suivre,  avec  une  intention  inébranlable,  la 
loi  morale,  est  V indépendance  à  l'égard  des  penchants, 
du  moins  comme  causes  [Bewgursache)  déterminantes 

'  Le  texte  donne  cUs  ot  non  und.  Hartenstein  et  Abbot  lisent  und, 
que  nous  préférons.  (F.  P.) 


SOLUTION   CRITIQUE  DE  l' ANTINOMIE  215 

(sinon  comme  causes  affectives^)  de  notre  désir,  et  en 
tant  que  je  suis  conscient  de  cette  indépendance  dans 
l'exécution  de  mes  maximes  morales,  elle  est  l'unique 
source  d'un  contentement {Zufnedenheit)imm}iah\e,  né- 
cessairement lié  avec  elle,  ne  reposant  sur  aucun  sen- 
timent particulier*,  et  qui  peut  s'appeler  intellectuel. 
Le  contentement  sensible  (qui  est  ainsi  appelé  impro- 
prement) qui  repose  sur  la  satisfaction  des  penchants, 
si  raffinés  qu'on  les  imagine,  ne  peut  jamais  être 
adéquat  à  ce  qu'on  se  représente.  Car  les  penchants 
changent,  croissent  avec  l'indulgence  dont  on  use  à  leur 
égard  et  ils  laissent  toujours  un  vide  plus  grand  encore 
que  celui  qu'on  a  cru  remplir.  C'est  pourquoi  ils  sont 
toujours  à  charge  à  un  être  raisonnable  et  quoiqu'il  ne 
puisse  s'en  défaire,  ils  l'obligent  à  désirer  d'en  être 
débarrassé.  Même  un  penchant  pour  ce  qui  est  conforme 
au  devoir  (par  exemple,  pour  la  bienfaisance)  peut  sans 
doute  concourir  beaucoup  à  l'efficacité  des  maximes 
morales,  mais  il  ne  peut  leur  en  donner  aucune.  Car 
tout  dans  celle-ci  doit  [muss)  avoir  rapport  à  la  repré- 
sentation de  la  loi,  comme  principe  déterminant,  si 
l'action  doit  (soll)  contenir  non-seulement  de  la  léga- 
lité {Legalitàt),  mais  aussi  de  la  moralité  {Moralitàt).  Le 
penchant  est  aveugle  et  servile,  qu'il  soit  ou  non  d'une 
bonne  espèce  {gutartig),  et  la  raison,  là  où  il  s'agit  de 
moralité,  ne  doit  pas  seulement  représenter  le  tuteur 
(Vormund)  à  l'égard  du  penchant,  mais  sans  avoir  aucun 

*  Le  texte  donne  afficirendm;  Bom,  afflcientibus  ;  Xhhot,  affecting; 
Barni,  affectifs.  (F.  P.) 

3  Comme  Abbot,  nous  rendons  encore  ainsi  le  mot  Usthetische.  qu« 
Barni  traduit  littéralement.  (F.  P.) 


216  DIALECTIQUE   DE  LA   RAISON   PURE    PRATIQUE 

égard  au  penchant,  elle  doit  uniquement^  comme  raison 
pure  pratique,  prendre  soin  de  son  propre  intérêt.  Même 
ce  sentiment  de  pitié  et  de  tendre  sympathie,  s'il  pré- 
cède la  considération  de  ce  que  doit  être  le  devoir  et 
devient  un  principe  déterminant,  esta  charge  aux  per- 
sonnes qui  pensent  bien  {wohldenkenden)  elles-mêmes, 
porte  le  trouble  dans  leurs  maximes  réfléchies  {ûber- 
legten)y  et  produit  en  elles  le  désir  d'en  être  débarrassées 
et  d'être  uniquement  soumises  à  la  raison  donnant  des 
lois  (gesetzgebenden). 

On  peut,  parla,  comprendre  comment  la  conscience 
de  ce  pouvoir  d'une  raison  pure  pratique  peut  pro- 
duire par  le  fait  (par  la  vertu),  la  conscience  de  l'em- 
pire sur  les  penchants,  par  conséquent  de  Tindépen- 
dance  à  leur  égard,  partant  aussi  du  mécontentement 
qui  les  accompagne  toujours  et  donner  ainsi  une  satis- 
faction négative  pour  l'état  dans  lequel  on  se  trouve, 
c'est-à-dire  un  contentement  qui,  dans  sa  source,  est  le 
contentement  de  sa  personne.  La  liberté  elle-même 
devient  de  cette  manière  (c'est-à-dire  indirectement), 
capable  d'une  jouissance  qui  ne  peut  s'appeler  bonheur, 
parce  que  cette  jouissance  ne  dépend  pas  de  l'inter- 
vention positive  d'un  sentiment,  qui  n'est  pas  non 
plus,  à  parler  exactement,  de  la  béatitude  (Seligkeit), 
puisqu'elle  n'implique  pas  une  indépendance  complète 
à  l'égard  des  penchants  et  des  besoins,  mais  qui  ce- 
pendant ressemble  à  la  béatitude,  en  tant  du  moins 
que  la  détermination  de  notre  propre  volonté  peut 
rester  indépendante  de  leur  influence  et  ainsi,  du 
moins  d'après  son  origine,  cette  jouissance  est  analogue 


SOLUTION   CRITIQUE   DK   L' ANTINOMIE  217 

à  la  propriété  de  se  suffire  à  soi-même  {Selbstgemig- 
samkeit)^  qu'on  ne  peut  attribuer  qu'à  l'être  suprême. 
De  cette  solution  de  l'antinomie   de  la  raison  pure 
pratique,  il  résulte  que,  dans  les  principes  pratiques, 
on  peut  se  représenter,  au  moins  comme  possible,  une 
liaison  naturelle  et  nécessaire  entre  la  conscience  de 
la  moralité  et  l'attente  d'un  bonheur  proportionné  à 
la  moralité  dont  il  serait  la  conséquence  (sans  pour  cela 
la  connaître  et  l'apercevoir);  tandis  qu'il  est  impossible 
de  faire  produire  la  moralité  aux  principes  de  la  re- 
cherche du  bonheur  ;  que,  par  conséquent,  le  bien  su- 
prême (comme  première  condition  du  souverain  bien), 
est  constitué  par  la  moralité,  que  le  bonheur  au  con- 
traire forme  sans  doute  le  second  élément  du  bien  su- 
prême, mais  cependant  de  manière  à  ce  qu'il  ne  soit  que 
la  conséquence,  conditionnée  moralement  et  pourtant 
nécessaire,  de  la  moralité.  C'est  avec  cette  subordi- 
nation seulement  que  le  souverain  bien  est  l'objet  tout 
entier  de  la  raison  pure  pratique,  qui  doit  nécessai- 
rement se  le  représenter  comme  possible,  puisqu'elle 
nous  commande   de    travailler    autant   que  nous  le 
pouvons  à  le  réaliser.  Or,  comme  la  possibilité  d'une 
telle  liaison  du  conditionné  avec  sa  condition  appartient 
entièrement  au  rapport  supra-sensible  des  choses  et 
ne  peut  être  donnée  en  aucune  façon  d'après  des  lois 
du  monde  sensible,  quoique  les  conséquences  pratiques 
de  cette  idée,  c'est-à-dire  les  actions  qui  ont  pour  but 
de  réaliser  le  souverain  bien,  appartiennent  au  monde 
sensible,  nous  chercherons  à  montrer  les  principes  de 
cette  possibilité,   d'abord  relativement  à  ce  qui  est 


218  DIALECTIQUE   DE   LA   RAISON  PURE   PRATIQUE 

immédiatement  en  notre  pouvoir  et  ensuite  relati- 
vement à  ce  que  la  raison  nous  ordonne  pour  suppléer 
à  '  notre  impuissance  à  l'égard  de  la  possibilité  du 
souverain  bien  (nécessaire  d'après  des  lois  pratiques) 
et  qui  n'est  pas  en  notre  pouvoir, 

III 

DE    LA    SUPRÉMATIE*    DE    LA    RAISON  PURE   PRATIQUE 
DANS  SA  LIAISON  AVEC  LA  RAISON  PURE  SPÉCULATIVE. 

Par  la  suprématie  entre  deux  ou  plusieurs  choses  que 
lie  la  raison,  je  comprends  l'avantage  qu'a  l'une  d'elles 
d'être  le  premier  principe  déterminant  de  l'union  avec 
toutes  les  autres  *.  Dans  un  sens  pratique  plus  étroit, 
elle  signifie  la  prépondérance  de  l'intérêt  de  l'une,  en 
tant  que  l'intérêt  des  autres  est  subordonné  à  cet  intérêt 
qui  ne  peut  être  subordonné  à  aucun  autre.  On  peut 
attribuer  à  chaque  pouvoir  de  l'esprit  (Gemûths)  un  in- 
térêt, c'est-à-dire  un  principe  qui  contient  la  condition 
sous  laquelle  ce  pouvoir  seulement  est  mis  en  exercice. 
La  raison,  comme  la  faculté  des  principes,  détermine 
l'intérêt  de  toutes  les  forces  de  l'esprit  (Gemûthskràfle)^ 
mais  elle  détermine  elle-même  le  sien.  L'intérêt  de 
son  usage  spéculatif  consiste  dans  la  connaissance  de 

*  Le  texte  donne  ans  Ergànzung  unseres  UnvermOgens;  Born  dit 
compîementum  infirmitatis  nostrœ  ;  Barni,  comme  le  complément  de  notre 
impuissance -jAbhol,  as  the  suplement  of  our  impotence.  (F.  P.) 

2  Kant  dit  von  dem  Primate-,  Born,  de  primatu;  Abbot,  of  the  Pri- 
macy;:  Barni,  de  la  suprématie.  (F.  P.) 

3  Barni  dit  l'union  avec  l'une  ou  avec  toutes  les  autres  :  le  texte,  der 
Verbindur^  mit  aUen  Ubrigen-,  ne  justifie  nullement  cette  traduction 
(F.  P.) 


SUPRÉMATIE  DE  LA  RAISON  PURE   PRATIQUE  219 

'objet  poussée  jusqu'aux  principes  à  priori  les  plus 
ilevés;  celui  de  son  usage  pratique  consiste  dans  la 
létermination  de  la  volonté^  relativement  à  un  but 
inal  (letzten)  et  complet  [vollstàndigen).  Quant  à  ce  qui 
sst  nécessaire  pour  la  possibilité  d'un  usage  de  la  raison 
sn  général,  à  savoir  que  ses  principes  et  ses  assertions 
le  doivent  pas  être  contradictoires,  cela  ne  forme  au- 
!une  partie  de  l'intérêt  de  cette  faculté,  mais  c'est 
a  condition  par  laquelle  il  est  possible  d'avoir  de  la 
aison  en  général;  c'est  seulement  son  extension  et 
ion  le  simple  accord  avec  elle-même,  qui  est  consi- 
lérée  comme  son  intérêt. 

Si  la  raison  pratique  ne  pouvait  admettre  et  con- 
:evoir  comme  donné  rien  de  plus  que  ce  que  la  raison 
péculative  pouvait  d'elle-même  lui  offrir  d'après  ses 
)ropres  lumières ',  c'est  à  cette  dernière  que  revien- 
drait la  suprématie.  Mais  supposé  qu'elle  ait  par 
îUe-même  des  principes  originaux  à  priori^  avec  les- 
quels soient  inséparablement  liées  certaines  positions  * 
théoriques  qui,  cependant,  se  déroberaient  à  toute  la 
pénétration  que  peut  avoir  {aller  môglichen  Einsicht) 
ia  raison  spéculative  (quoiqu'elles  ne  doivent  pas  être 
în  contradiction  avec  elle),  la  question  est  alors  de 
savoir  quel  intérêt  est  le  plus  élevé  (non  celui  qui  doit 
îéder  à  l'autre,  car  l'un  ne  contredit  pas  nécessai- 
rement l'autre),  de  savoir  si  la  raison  spéculative, 
jui  ne  sait  rien  de  tout  ce  que  la  raison  pratique  lui 

'  Kant  dit  aus  ihrer  Einsicht;  Born  données»  intellectu  stto  ;  Abbot, 
'romiis  own  insight  ;  Barni  no  traduit  pas.  (F.  P.) 

2  Nous  traduison»  IHléralement  PosUionem,  comme  Born  et  Abbot; 
Jarni  met  iertëin^s  preposiHons.  (F    P.) 


220  DIALECTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE   PRATIQUE 

ordonne  d'admettre,  doit  accepter  ces  propositions  ei 
chercher,  quoiqu'elles  soient  transcendantes. pour  elle, 
à  les  unir  avec  ses  concepts  comme  une  possession 
étrangère  qui  lui  est  transmise,  ou  si  elle  est  autorisée 
à  suivre  obstinément  son  intérêt  particulier  et,  suivant 
la  canonique  d'Epicure,  à  rejeter  comme  vaine  subti- 
lité {leere  Vernûnftelei)  tout  ce  qui  ne  peut  confirmer 
sa  réalité  objective  par  des  exemples  évidents,  devanl 
être  posés  [auf%ustellende)  dans  l'expérience,  quelque 
étroitement  que  cela  soit  uni  avec  l'intérêt  de  l'usage 
pratique  (pur),  et  quoiqu'il  ne  soît  pas  contradictoire 
avec  la  raison  théorique,  simplement  parce  que  cela 
porte  réellement  préjudice  à  l'intérêt  de  la  raison  spé- 
culative, en  supprimant  les  limites  qu'elle  s'est  posées 
à  elle-même,  et  en  l'abandonnant  à  tous  les  non-sens 
(Unsinn)*  et  à  toutes  les  illusions  de  l'imagination. 

En  fait,  en  tant  que  la  raison  pratique,  comme 
pathologiquement  conditionnée,  c'est-à-dire  comme 
gouvernant  simplement  l'intérêt  des  penchants  sous 
le  principe  sensible  du  bonheur,  serait  prise  pour  fon- 
dement, cela  ne  pourrait  être  en  aucune  façon  ré- 
clamé de  la  raison  spéculative.  Le  paradis  de  Mahome\ 
ou  l'union  dissolvante  {schmelzende)^  avec  la  divinité 
des  théosophes  et  des  mystiques,  selon  le  goût  de  chacuE 
(so  wie  jedem  sein  Sinn  steht),  imposerait  à  la  raisoc 
leurs  monstruosités  et  il  vaudrait  autant  n'avoir  aucune 
raison  que  de  la  livrer  de  cette  façon  à  toutes  espèces 

'  Born  dit  insaniœ:  Barni   rêves',  Abbot,  every  nonsense.  (F.  P.) 
»  Barni  traduit  par  ineffable;  Born,  avec  beaucoup  plus  de  raison, 
pan- liquescens  ;  Abbot  dit  the  absorption  intothe  Deity.  (F.  P.) 


SUPRÉMATIE   DE   LA    RAISON   PURE   PRATIQUE  221 

de  rêves.  Mais  si  la  raison  pure  peut  être  pratique  par 
elle-même  et  l'est  réellement,  comme  le  prouve  la 
conscience  de  la  loi  morale,  il  n'y  a  toujours  qu'une 
seule  et  même  raison  qui ,  au  point  de  vue  théorique  ou 
pratique,  juge  d'après  des  principes  à  prioin,  et  il  est 
clair  alors,  quoique  son  pouvoir  n'aille  pas  dans  le  pre- 
mier cas  jusqu'à  établir  dogmatiquement  [behauptend) 
certaines  propositions  qui  cependant  ne  sont  pas  en 
contradiction  avec  elle,  qu'elle  doit,  dès  que  ces  propo- 
sitions sont  inséparablement  liées  à  Vintérêt  pratique  de 
la  raison  pure,  les  admettre,  il  est  vrai  comme  quelque 
chose  d'étranger,  qui  n'a  pas  poussé  sur  son  propre 
terrain,  mais  qui  cependant  est  suffisamment  confirmé, 
et  chercher  à  les  comparer  et  à  les  enchaîner  avec  tout 
ce  qu'elle  a  en  son  pouvoir  comme  raison  spéculative. 
Qu'elle  se  souvienne  cependant  qu'il  ne  s'agit  pas  ici 
pour  elle  d'une  vue  plus  pénétrante,  mais  d'une  exten- 
sion de  son  usage  à  un  autre  point  de  vue,  c'est-à-dire 
au  point  de  vue  pratique,  ce  qui  n'est  pas  du  tout 
itérêt,  qui  consiste  dans  la  limitation 


i 


îvels)  spéculative. 

,  dans  l'union  de  la  raison  pure  spé- 
aison  pure  pratique  pour  une  con- 
iité  (Primat)  appartient  à  la  dernière, 
atefois  que  cette  union  ne  soit  pas 
)itraire,  mais  fondée  à  priori  sur  la 
,  et  partant  nécessaire.  Car  sans  cette 
y  aurait  une  contradiction  de  la  raison 
parce  que  si  elles  étaient  simplement 
remières'enfermefaitstrictementdans 


222  DIALECTIQUE  DE   LÀ   BAISON   PURE   PRATIQUE 

ses  limites,  et  n'accepterait  en  son  domaine  rien  de  la 
seconde,  celle-ci  de  son  côté  étendrait  ses  limites  sur 
toutes  choses,  et  où  ses  besoins  (Bedûrfniss)  le  récla- 
meraient, chercherait  à  y  faire  entrer  la  première.  Mais 
que  la  raison  pratique  soit  subordonnée  à  la  raison 
spéculative  en  renversant  l'ordre,  c'est  ce  qu'on  ne 
peut  en  aucune  façon  lui  demander,  puisqu'en  défini- 
tive tout  intérêt  est  pratique  et  que  l'intérêt  même  de  la 
raison  spéculative  n'est  que  conditionné  et  qu'il  est 
seulement  complet  dans  l'usage  pratique. 


IV 


L  IMMORTALITE    DE     LAME,     COMME     POSTULAT    DE    LA     RAISON 
PURE  PRATIQUE. 

La  réalisation  du  souverain  bien  dans  le  monde  est 
l'objet  nécessaire  d'une  volonté  qui  peut  être  déter- 
minée par  la  loi  morale.  Mais  dans  cette  volonté  {in 
diesem)  la  conformité  complète  des  intentions*  à  la  loi 
morale  est  la  condition  suprême  du  souverain  bien. 
Elle  doit  donc  être  possible  aussi  bien  que  son  objet,  ' 
puisqu'elle  est  contenue  dans  l'ordre  même  de  réaliser 
ce  dernier.  Or  la  conformité  parfaite  de  la  volonté  à 
la  loi  morale  est  la  sainteté,  une  perfection  dont  n'est 
capable,  à  aucun  moment  de  son  existence,  aucun  être 
raisonnable  du  monde  sensible.  Gomme  cependant 
elle  n'en  est  pas  moins  exigée  comme  pratiquement 

•  Barni  dit  de  la  volonté  et  ne  traduit  pas  Gesinnungen,  qui  a  un  sens 
très  important  chez  Kant,  cf.  n.  2,  p.  149.  (F.  P.) 


l'immortalité  de  l*am£  223 

nécessaire,  elle  peut  seulement  être  rencontrée  dans 
un  progrès  allant  à  Vinfmi^  vers  cette  conformité  par- 
faite, et  suivant  les  principes  de  la  raison  pure  pratique, 
il  est  nécessaire  d'admettre  un  progrès  pratique  tel 
comme  l'objet  réel  de  notre  volonté. 

Or  ce  progrès  indéfini  n'est  possible  que  dans  la 
supposition  d'une  existence  et  d'une  personnalité  de 
l'être  raisonnable  persistant  indéfiniment  (ce  que  Ton 
nomme  l'immortalité  de  l'âmej.  Donc  le  souverain  bien 
n'est  pratiquement  possible  que  dans  la  supposition  de 
l'immortalité  de  l'âme,  par  conséquent  celle-ci,  comme 
inséparablement  liée  à  la  loi  morale,  est  un  postulat  de 
la  raison  pure  pratique  (par  où  j'en  tends  une  proposition 
théorique^  mais  qui  comme  telle  ne  peut  être  prouvée, 
en  tant  que  cette  proposition  est  nécessairement  dé- 
pendante {unzertrennlich  anh'dngt)  d'une  loi  pratique 
ayant  à  priori  une  valeur  inconditionnée). 

La  proposition  qui  a  rapport  à  la  destination  mo- 
rale de  notre  nature  et  qui  établit  que  nous  ne  pouvons 
atteindre  la  conformité  parfaite  avec  la  loi  morale  que 
par  un  progrès  allant  à  l'infini,  est  de  la  plus  grande 
utilité*,  non  seulement  en  vue  de  suppléer  présente- 
ment à  l'impuissance  de  la  raison  spéculative  (m  Riick- 
sicht  auf  die  gegenwàrtige  Erg'dnzung  des  Unvermôgens 
der  sp.  Veimunft)  mais  aussi  relativement  à  la  religion. 
A  défaut  de  cette  proposition,  ou  la  loi  morale  est  tout 

1  Traduction  littérale  de  in  einem  ins  UnencUiche  gehenden  Progres- 
sus:  Born  dit  in  infinitum  tendente;  Bami,  un  progrès  indéfiniment  con- 
tinu; Ahbot,  aprogress  in  infinitum.  (F.  P.) 

2  Le  texte  porte  Nutsen  ;  il  n'y  a  aucune  raison  pour  traduire  comme 
le  fait  Baroi,  par  importance.  (F.  P.) 


224  DIALECTIQUE    DE   LA   RAISON    PURE   PRATIQUE 

à  fait  dépouillée  {ahgewûrdigt)  •  de  sa  saintetéy  tandis 
qu'on  se  la  représente,  en  la  corrompant,  comme  indul- 
gente et  appropriée  ainsi  à  notre  convenance,  ou  bien 
on  exagère  en  s'exaltant (spannt)  son  rôle  (Beruf)  ^  et  en 
même  temps  l'espoir  d'arriver  à  une  destination  inacces- 
sible, c'est-à-dire  à  une  possession  espérée  et  complète 
de  la  sainteté  de  la  volonté  et  l'on  se  perd  dans  des  rêves 
théosophiques  extravagants  {schwàrmende)  et  tout  à  fait 
contradictoires  avec  la  connaissance  de  soi-même. 
Dans  les  deux  cas,  l'incessant  effort  pour  obéir  ponctuel- 
lement et  complètement  à  un  commandement  de  la 
raison  strict  et  inflexible,  mais  cependant  réel  et  non 
idéal,  est  seulement  empêcbé  [verhindert).  Pour  un 
être  raisonnable,  mais  fini,  il  n'y  a  de  possible  que  le 
progrès  à  l'infini  des  degrés  inférieurs  aux  degrés  su- 
périeurs de  la  perfection  morale.  U Infini  {Unendliche) 
pour  qui  la  condition  du  temps  n'est  rien,  voit  dans 
cette  série  qui  est  pour  nous  sans  fin,  une  conformité 
complète  {das  Ganze  dcr  Angemessciiheit)  à  la  loi  mo- 
rale, et  la  sainteté  qu'exige  inflexiblementson  comman- 
dement pour  qu'il  soit  en  accord  avec  sa  justice  dans  la 
part  qu'il  assigne  à  chacun  dans  le  souveimn  bien,  il  la 
trouve  complètement  dans  une  seule  intuition  intellec- 
tuelle de  l'existence  des  êtres  raisonnables.  Ce  qui  peut 
seul  échoir  à  la  créature  relativement  à  l'espoir  de  cette 
participation  au  souverain  bien,  ce  sera  la  conscience  de 
son  intention  éprouvée,  suivant  laquelle,  d'après  le 

*  Nous  traduisons  comme  Barni;  Abbot  se  sert  du  terme  plus  précis 
degraded.  (F.  P.) 

2  Barni  ne  traduit  pas  ce  mot  ;  Born  emploie  munus  ;  Abbot,  voca- 
tion. (F.  P.) 


l'immortauté  de  l'ame  228 

progrès  par  où  elle  s'est  élevée  d'un  état  pire  à  un 
état  moralement  meilleur  et  d'après  la  résolution  de- 
venue immuable  qu'elle  a  connue  par  cela  même,  elle 
espère  une  continuation  ininterrompue  de  ce  progrès, 
aussi  longtemps  que  peut  durer  son  existence  et  même 
au  delà  de  cette  vie*.  Par  conséquent,  elle  ne  peut 
espérer  d'être  jamais  ni  ici-bas  ni  en  aucun  moment 
imaginable  de  son  existence  future,  complètement 
adéquate  à  la  volonté  de  Dieu  (sans  Tindulgeuce  ou  la 
rémission'  qui  ne  s'accordent  pas  avec  la  justice),  elle 

*  La  conviction  de  l'immutabilité  de  son  intention  (Gesinnung)  dans 
le  progrès  vers  le  bien  semble  être  cependant  une  chose  impossible 
en  soi  pour  une  créature.  C'est  pourquoi  la  doctrine  chrétienne  la  fait 
dériver  uniquement  du  même  esprit  qui  opère  la  sancliûcation,  c'est-à 
dire  cette  ferme  résolution  et,  avec  elle,  la  conscience  de  la  persévé- 
rance dans  le  progrés  moral.  Mais  dans  l'ordre  naturel  même  (auch 
natUrlicher  WeiseJ,  celui  qui  a  conscience  d'avoir  été  ime  grande  partie 
de  sa  vie  jusqu'à  la  fin  en  progrès  vers  le  mieux  (BessernJ  et  qui  n'y 
a  été  poussé  que  par  des  principes  de  détermination  véritablement 
moraux,  peut  avoir  la  consolante  espérance,  sinon  la  certitude,  de 
persévérer  dans  ces  principes,  même  dans  une  existence  prolongée 
au  delà  de  cette  vie;  et  quoiqu'il  ne  soit  jamais  entièrement  justifié 
fgerechtfertigt)  ici-bas  à  ses  propres  yeux,  et  qu'il  ne  doive  japaals 
espérer  de  l'être,  si  loin  qu'il  pense  porter  dans  l'avenir  la  perfection 
de  sa  nature  et,  avec  elle,  l'accomplissement  de  ses  devoirs,  il  peut 
cependant,  dans  co  progrés  qui,  bien  qu'il  tende  à  un  but  reculé 
jusqu'à  l'infini,  est  toutefois  pour  Dieu  équivalent  à  la  possession, 
avoir  la  perspective  d'un  avenir  d.3  béatitude;  car  c'est  l'expression 
dont  la  raison  se  sert  pour  désigner  un  bien-être  fWoMJ  complet, 
indépendant  do  toutes  les  causes  contingentes  du  monde  et  qui. 
coiame  la.  sainteté,  est  une  idée  qui  peut  être  contenue  seulement  dans 
un  progrès  indéfini  funendlichej  et  dans  la  totalité  de  ce  progrès, 
partant  qui  ne  peut  jamais  être  complètement  atteinte  par  une 
créature. 

*  Kant  dit  Nachsicht  oder  Erlassung,  welche  sich  mit  der  Gerechtig- 
ftcit  nicht   zusammenreimt  ;   Boi-n    traduit    par   sine    connivenlia    au 
remissione  quœ  cum  justilia  haud  conspirant  ;  Barni  par  qui  commande 
sans  induîgenoe  et  sans  rémission,  car  autrement  que  deviendrait  la  jus, 
tice?  Abbot,  par  without  indulgence  or  excuse,  which  do  not  harmonise  wil^ 
justice.  (F.  P.) 

KAHT,  Cr.  de  la  rais.  prat.  15 


Ô26  DIALECTIQUE   DE    LA  RAISON   PURE   PRATIQUE 

peut  seulement  espérer  de  Têlre  dans  l'infinité  de  sa 
durée  (que  Dieu  seul  peut  embrasser). 


l'existence  de  dieu,    gomme    POSTULAT  DE   LA  RAISON 
PURE    PRATIQUE 

La  loi  morale  a  conduit  dans  l'analyse  précédente 
au  problème  pratique  qui  est  prescrit,  sans  aucun  se- 
cours des  mobiles  sensibles,  simplement  par  la  raison 
pure,  à  savoir  au  problème  de  la  perfection  nécessaire 
de  la  première  et  principale  partie  du  souverain  bien, 
de  la  moralité^  et  comme  ce  problème  ne  peut  être  ré- 
solu complètement  que  dans  une  éternité,  au  postulat 
de  V immortalité.  Cette  même  loi  doit  aussi  conduire, 
d'une  façon  aussi  désintéressée  qu'auparavant,  par  la 
simple  raison  impartiale  {ans  blosser  unparteiischer 
Vermmft),  à  la  possibilité  d  a  deuxième  élément  du  sou- 
verain bien,  ou  an  bonheur  proportionné  à  cette  mo- 
ralité, à  savoir  à  la  supposition  de  l'existence  d'une 
cause  adéquate  à  cet  effet,  c'est-à-dire  postuler  Vexis- 
tence  de  Dieu,  comme  ayant  nécessairement  rapporta  la 
possibilité  du  souverain  bien  (objet  de  notre  volonté 
qui  est  nécessairement  lié  à  la  législation  morale 
de  la  raison  pure).  Nous  voulons  exposer  cette  con- 
nexion d'une  manière  concluante. 

Le  bonheur  est  l'état  dans  le  monde  d'un  être  rai- 
sonnable, à  qui,  dans  tout  le  cours  de  son  existence, 
tout  arrive  suivant  son  souhait  et  sa  volonté  ;  il  repose 


l'existence  de  dieu  227 

donc  sur  l'accord  de  la  nature  avec  le  but  tout  entier 
qu'il  poursuit  [zu  seinem  ganzen  Ziuecke),  et  aussi 
avec  le  principe  essentiel  de  détermination  de  sa  vo- 
lonté. Or  la  loi  morale,  comme  une  loi  de  la  liberté, 
ordonne  par  des  principes  déterminants  qui  doivent 
être  tout  à  fait  indépendants  de  la  nature  et  de  l'accord 
de  cette  dernière  avec  notre  faculté  de  désirer  (comme 
mobiles).  Mais  l'être  raisonnable,  qui  agit  dans  le 
monde,  n'est  pas  cependant  en  même  temps  cau$e  du 
monde  et  de  la  nature  elle-même.  Donc,  dans  la  loi 
morale,  il  n'y  a  pas  le  moindre  principe  pour  une 
connexion  nécessaire  entre  la  moralité  et  le  bonheur 
qui  lui  est  proportionné,  chez  un  être  appartenant 
comme  partie  au  monde  et  par  conséquent  en  dépen- 
dant, qui  justement  pour  cela,  ne  peut,  par  sa  volonté, 
être  cause  de  cette  nature  et  ne  peut,  quant  à  son  bon- 
heur, la  mettre  par  ses  propres  forces  complètement 
d'accord  avec  ses  principes  pratiques.  Cependant  dans 
le  problème  pratique  de  la  raison  pure,  c'est-à-dire 
dans  la  poursuite  (Bearbeitung)  nécessaire  du  souverain 
bien,  on  postule  une  telle  connexion  comme  nécessaire  : 
nous  devons  chercher  à  réaliser  [befôrden)  le  souverain 
bien  (qui  doit  donc  être  possible) .  Ainsi  on  postule  aussi 
l'existence  d'une  cause  de  toute  la  nature,  distincte  de 
la  nature  et  contenant  le  principe  de  cette  connexion, 
c'est-à-dire  de  l'harmonie  exacte  du  bonheur  et  de  la 
moralité.  Mais  cette  cause  suprême  doit  renfermer  le 
principe  de  l'accord  de  la  nature,  non  seulement  avec 
une  loi  de  la  volonté  des  êtres  raisonnables,  mais 
aussi  avec  la  représentation  de  cette  loi  en  tant  que 


228  DIALECTIQUE   DE    LA   RAISON    PURE   PRATIQUE 

ceux-ci  en  font  le  principe  suprême  de  détermination  de 
leur  volonté;  partant  n©n  seulement  avec  les  mœurs 
d'après  la  forme,  mais  aussi  avec  leur  moralité  comme 
principe  déterminant,  c'est-à-dire  avec  leur  intention 
morale.  Le  souverain  bien  n'est  donc  possible  dans  le 
monde  qu'en  tant  qu'on  admet  une  cause  suprême  de 
la  nature  *  qui  a  une  causalité  conforme  à  l'intention 
morale.  Or  un  être  qui  est  capable  d'agir  d'après  la 
représentation  de  lois  est  une  intelligence  (un  être  rai- 
sonnable) et  la  causalité  d'un  tel  être,  d'après  cette 
représentation  des  lois,  est  sa  volonté.  Donc  la  cause 
suprême  de  la  nature,  en  tant  qu'elle  doit  être  supposée 
pour  le  souverain  bien,  est  un  être  qui,  par  l'entende- 
ment et  la  volonté,  est  la  cause,  partant  l'auteur  de  la 
nature,  c'est-à-dire  Dieu.  Par  conséquent  le  postulat 
de  la  possibilité  du  souverain  bien  dérivé  (du  meilleur 
mondejestenmême  temps  le  postulat  de  la  réalité  d'un 
souverain  bien  primitif,  à  savoir  de  l'existence  de 
Dieu.  Or,  c'était  un  devoir  pour  nous  de  réaliser 
{befôrden)  ^  le  souverain  bien,  partant  non  seulement 
un  droit  (Befugniss),  mais  aussi  une  nécessité  liée 
comme  besoin  ^  avec  le  devoir,  de  supposer  la  possibi- 

^  Le  texte  porte  eine  oberste  der  Natur.  Nous  sous-entendons  avec 
Hartenstein  le  mot  cause  devant  Natur,  Abbot  dit  a  suprême  Seing. 
(F.  P.) 

2  Born  dit  ut  summum  bonum  promoveamus  ;  Barni,  de  travailler  à 
la  réalisation  du  souverain  bien;  Abbot,  to  promote  the  summum  bonum. 
(F.  P.) 

3  Le  texte  porte  mit  der  PfUcht  als  Bediirfniss  verbundene  Nothwen- 
digkeit;  Born  donne  per  necessitatem,  qua  indigemus,  cum  officia  con- 
junctam  cogimur;  Barni,  une  nécessité  ou  un  besoin  qui  dérive  de  ce 
devoir;  Abbot,  a  necessily  connected  with  duty  as  a  requisite.  Nous  fai- 
sons de  Bediirfniss  un  appositif  de  Nothwendigkeit.  (F.  P.) 


l'existence  de  dieu  229 

lité  de  ce  souverain  bien,  qui,  puisqu'il  n'est  possible 
que  sous  la  condition  de  l'existence  de  Dieu,  lie  insé- 
parablement la  supposition  de  cette  existence  avec  le 
devoir,  c'est-à-dire  qu*il  est  moralement  nécessaire 
d'admettre  l'existence  de  Dieu. 

Or,  il  faut  bien  remarquer  ici  que  cette  nécessité 
morale  est  stihjectivej  c'est-à-dire  un  besoin,  et  non 
pas  objective^  c'est-à-dire  qu'elle  n'est  pas  elle-même 
un  devoir  ;  car  ce  ne  peut  être  un  devoir  d'admettre 
l'existence  d'une  chose  (puisque  cela  concerne  sim- 
plement l'usage  théorique  de  la  raison).  Il  ne  faut  pas 
non  plus  entendre  par  là  qu'il  soit  nécessaire  d'ad- 
mettre l'existence  de  Dieu,  comme  un  fondement  de 
toute  obligation  en  général  (car  ce  fondement  repose, 
comme  cela  a  été  suffisamment  démontré,  exclusive- 
ment sur  l'autonomie  de  la  raison  même).  Ce  qui 
appartient  seulement  ici  au  devoir,  c'est  de  travailler  à 
produire  et  à  favoriser  dans  le  monde  le  souverain 
bien,  dont  la  possibilité  peut  alors  être  postulée,  mais 
que  notre  raison  ne  peut  se  représenter  qu'en  suppo- 
sant une  intelligence  suprême.  Admettre  l'existence  de 
cette  suprême  intelligence  est  donc  une  chose  liée  avec 
la  conscience  de  notre  devoir,  bien  que  ce  fait  même 
de  l'admettre  appartienne  à  la  raison  théorique,  que 
considéré  relativement  à  elle  seule  comme  principe 
d'explication,  il  peut  s'appeler  une  hypothèse;  mais  que 
relativement  à  l'intelligibilité  [Verstàndlichkeit)  d'un 
objet  qui  pourtant  nous  est  donné  par  la  loi  morale  (le 
souverain  bien),  partant  d'un  besoin  pour  un  but  pra- 
tique, il  peut  être  appelé  une  croyance  (Glaube)  et 


?30  DIALECTIQUE  DE   LA  RAISON  PURE   PRATIQUE 

même  une  pure  croyance  de  la  raison,  parce  que  la 
raison  pure  seule  (d'après  son  usage,  théorique  aussi 
bien  que  pratique)  est  la  source  d'où  il  découle. 

Par  cette  déduetion,  on  comprend  maintenant  pour- 
quoi les  écoles  grecques  ne  purent  jamais  arriver  à  la 
solution  de  leur  problème  de  la  possibilité  pratique 
du  souverain  bien;  c'est  qu'elles  prenaient  toujours  la 
règle  de  l'usage,  que  la  volonté  de  l'homme  fait  de  sa 
liberté,  pour  le  principe  unique  et  suffisant  par  lui- 
même  de  cette  possibilité,  sans  avoir,  à  ce  qu'il  leur 
semblait,  besoin  pour  cela  de  l'existence  de  Dieu.  Elles 
avaient  raison,  il  est  vrai,  d'établir  le  principe  des 
mœurs  indépendamment  de  ce  postulai,  par  lui-même 
et  uniquement  d'après  le  rapport  de  la  raison  à  la 
volonté,  et  partant  d'en  faire  la  condition  pratique 
suprême  du  souverain  bien.  Mais  il  n'était  pas  pour 
cela  toute  la  condition  de  la  possibilité  de  ce  souve- 
rain bien.  Les  Epicuriens  avaient  admis,  il  est  vrai, 
pour  principe  suprême  des  mœurs,  un  principe  tout  à 
fait  faux,  celui  du  bonheur,  et  substitué  à  une  loi  une 
maxime  de  choix  arbitraire  d'après  le  penchant  de 
chacun;  cependant,  ils  étaient  assez  conséquents  dans 
leur  conduite  pour  abaisser  leur  souverain  bien  pro- 
portionnellement à  l'infériorité  (Nïedrigkeit)  de  leur 
principe  et  pour  ne  point  attendre  de  bonheur  plus 
grand  que  celui  que  procure  la  prudence  humaine 
(comprenant  aussi  la  tempérance  et  la  modération  des 
penchants),  bonheur  qui,  comme  on  sait,  doit  être 
assez  misérable  (kimmerlich)  et  très  différent  suivant 
les  circonstances,  sans  même  compter  les  exceptions 


l'existence  de  dieu  231 

que  leurs  maximes  devaient  sans  cesse  admettre  et  qui 
les  rendent  impropres  à  faire  des  lois.  Par  contre,  les 
Stoïciens  avaient  parfaitement  choisi  leur  principe  pra- 
tique suprême,  c'est-à-dire  la  vertu,  comme  condition 
du  souverain  bien  ;  mais  en  représentant  le  degré  de 
vertu  qui  est  exigé  par  sa  loi  pure,  comme  pouvant  com- 
plètement être  atteint  dans  cette  vie,  ils  avaient  non  seu- 
lement élevé  le  pouvoir  moral  de  Vhommey  qu'ils  appe- 
laient un  sage,  au-dessus  de  toutes  les  limites  de  sa 
nature  et  admis  quelque  chose  qui  est  en  contradiction 
avec  toute  la  connaissance  humaine  ;  mais  encore  et 
surtout,  ils  n'avaient  pas  voulu  admettre  le  deuxième 
élément  du  souverain  bien,  le  bonheur,  comme  un 
objet  particulier  de  la  faculté  humaine  de  désirer.  Ils 
avaient  fait  leur  sage,  comme  une  divinité,  dans  la 
conscience  de  l'excellence  de  sa  personne,  tout  à  fait 
indépendant  de  la  nature  (par  rapport  à  son  contente- 
ment), en  le  laissant  exposé,  mais  non  soumis  aux 
maux  (Uebeln)  de  la  vie  (en  le  représentant  en  même 
temps  comme  affranchi  du  malmoral=  vom  Bôsen).  Ils 
laissaient  ainsi  réellement  de  côté  le  deuxième  élément 
du  souverain  bien,  le  bonheur  personnel,  en  le  plaçant 
simplement  dans  l'action  et  le  contentement  de  son 
mérite  personnel,  et,  par  conséquent,  en  l'enfermant 
dans  la  conscience  du  mode  moral  de  penser  ',  en  quoi 
ils  eussent  pu  être  suffisamment  réfutés  par  la  voix  de 
leur  propre  nature. 


*  Le  texte  a,  im  Beicusstsein  der  sittUchen  Denkungsart  ;  Bom  tra- 
duit par  in  conscientia  consilii  moralis;  Barni,  dans  la  conscience  de 
notre  moralité;  Abbot,  in  the  consciousness  of  being  moràlly  minied. 


232  DIALECTIQUE   DE  LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

La  doctrine  du  christianisme  *,  quand  même  on  ne 
la  considérerait  pas  encore  comme  doctrine  religieuse, 
donne  en  ce  point  un  concept  du  souverain  bien  (du 


Nous  avons,  comme  partout  ailleurs,  essayé  de  rendre  exactement, 
et  aussi  littéralement  que  possible,  la  pensée  de  Kant.  (F.  P.) 

*  On  croit  communément  que  le  précepte  moral  chrétien  ne  l'em- 
porte en  rien,  au  point  de  vue  de  la  pureté,  sur  le  concept  moral  des 
Stoïciens  ;  mais  la  différence  des  deux  doctrines  est  cependant  mani- 
feste. Le  système  stoïcien  faisait  de  la  conscience  de  la  force  d'âme,  le 
pivot  autour  duquel  devaient  tourner  toutes  les  intentions  morales,  et 
bien  que  les  partisans  de  ce  système  parlassent  de  devoirs  et  même 
les  déterminassent  complètement,  ils  plaçaient  cependant  le  mobile 
et  le  principe  déterminant  propre  de  la  volonté  dans  ce  qui  élève 
(Erhebung)  la  manière  de  penser  au-dessus  des  mobiles  inférieurs  des 
sens,  et  qui  n'ont  de  pouvoir  que  par  la  faiblesse  de  l'âme.  La  vertu 
était  donc  chez  eux  un  certain  héroïsme  du  sage  s'élevant  au-dessus  de 
la  nature  animale  de  l'homme,  héroïsme  qui  lui  suffit,  qui  prescrit  sans 
doute  aux  autres  des  devoirs,  mais  qui  est  au-dessus  de  ces  devoirs  et 
n'est  soumis  à  aucune  tentation  de  violer  la  loi  morale.  Us  n'auraient 
pu  faire  tout  cela  s'ils  se  fussent  représenté  cette  loi  dans  toute  la 
pureté  et  toute  la  rigueur  que  présente  le  précepte  de  l'Évangile.  Si  je 
donne  le  nom  d'idée  à  une  perfection  à  laquelle  on  ne  peut  rien  don- 
ner d'adéquat  dans  l'expérience,  les  idées  morales  ne  sont  pas  pour 
cela  quelque  chose  de  transcendant,  c'est-à-dire  quelque  chose  dont 
nous  ne  puissions  même  pas  déterminer  suffisamment  le  concept  ou 
dont  il  est  incertain  qu'un  objet  lui  corresponde  partout,  comme  les  idées 
de  la  raison  spéculative  :  mais  elles  servent  comme  types  delà  perfection 
pratique,  de  règle  indispensable  pour  la  conduite  morale  et  en  même 
temps  de  mesure  de  comparaison.  Si  maintenant  je  considère  la  morale 
chrétienne  par  son  côté  philosophique,  elle  apparaîtrait,  comparée  avec 
les  idées  des  écoles  grecques,  de  la  façon  suivante.  Les  idée? 
des  Cyniques,  des  Épicuriens,  des  Stoïciens  et  du  Chrétien,  sont:  la 
simplicité  naturelle,  la  prudence,  la.  sagesse  et  la  sainteté.  Relativement  au 
chemin  qui  y  mène,  les  philosophes  grecs  se  distinguent  les  uns  des 
autres  de  telle  sorte  que  les  Cyniques  trouvaient  suffisant  l'entende- 
ment humain  ordinaire,  tandis  que  les  autres  ne  croyaient  y  arriver 
que  par  le  chemin  de  la  science,  mais  les  deux  écoles  trouvaient  cepen- 
dant suffisant  pour  cela  le  simple  usage  des  forces  naturelles.  La  morale 
chrétienne  dispose  son  précepte  (comme  cela  doit  être)  avec  tant  de 
pureté  et  de  sévérité,  qu'elle  enlève  à  l'homme  la  confiance  de  s'y 
conformer  complètement,  du  moins  dans  cette  vie, mais  en  retour,  elle 
le  relève  en  ce  sens  que  nous  pouvons  espérer  que,  si  nous  agissons 
aussi  bien  que  cela  est  en  notre  pouvoir,  ce  qui  n'est  pas  en  notre  pou- 


l'existence  de  dieu  233 

royaume  de  Dieu)  '  qui  seul  satisfait  aux  exigences  les 
plus  rigoureuses  de  la  raison  pratique.  La  loi  morale 
est  sainte  (inflexible)  et  exige  la  sainteté  des  mœurs, 
bien  que  toute  la  perfection  morale  à  laquelle  l'homme 
puisse  arriver  ne  soit  jamais  que  de  la  vertu,  c'est-à- 
dire  une  intention  conforme  à  la  loi,  par  respect  pour 
la  loi,  partant  la  conscience  d'une  tendance  continue 
à  transgresser  cette  loi,  ou  du  moins  à  lui  enlever  de 
la  pureté  {Unlauterkeit) y  c'est-à-dire  à  y  mélanger 
beaucoup  de  principes  sophistiques  (non  moraux)  le 
déterminant  à  l'observation  de  la  loi,  par  conséquent 
une  estime  de  soi-même  jointe  à  de  l'humilité.  Ainsi, 
par  rapport  à  la  sainteté  que  la  loi  chrétienne  exige, 
rien  ne  reste  à  la  créature  qu'un  progrès  à  l'infini; 
mais  aussi  par  là  même,  la  créature  est  autorisée  à 
espérer  une  durée  s'étendantà  l'infini.  La  valeur  d'une 
intention  compUtement  conforme  à  la  loi  morale  est 
infinie,  parce  que  tout  le  bonheur  possible,  dans  le 
jugement  d'un  dispensateur  du  bonheur,  sage  et  tout- 
puissant,  n'a  d'autre  limite  que  le  manque  de  confor- 
mité des  êtres  doués  de  raison  avec  leur  devoir  2. 
Mais  la  loi  morale  ne  promet  pas  cependant  par  elle- 
même  le  bonheur,  car  celui-ci,  d'après  des  concepts 
d'un  ordre  naturel  en  général,  n'est  pas  nécessairement 


voir  nous  viendra  ultérieurement  d'un  autre  côté,  que  nous  sachions 
ou  non  de  quelle  façon.  Aristote  et  Platon  ne  différent  entre  eux  qu'au 
point  de  vue  de  Vorigine  de  nos  concepts  moraux. 

1  II  y  a  dans  le  texte,  des  Reichs  Gottes;  Bami  traduit  par  le  règne 
de  Dieu.  (F.  P.) 

■^  Le  texte  porte  den  Mangd  der  Angemessenheit  vernunftiger  Wesen 
an  ihrer  Pflicht  ;  Bami  le  paraphrase  et  dit  le  défaut  de  conformité  entre 
leut  conduite  et  leur  devoir.  (F.  P.) 


234  DIALECTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

lié  à  l'observation  de  cette  loi.  Or  la  doctrine  morale 
chrétienne  supplée  à  ce  défaut  (du  second  élément 
essentiel  du  souverain  bien),  par  la  représentation  du 
monde  dans  lequel  les  êtres  raisonnables  se  consacrent 
de  toute  leur  âme  à  la  loi  morale,  comme  d'un 
Royaume  de  Dieu,  dans  lequel  la  nature  et  les  mœurs 
arrivent  à  une  harmonie  étrangère  à  chacun  de  ces  élé- 
ments par  lui-même,  grâce  à  un  saint  auteur  qui  rend 
possible  le  souverain  bien  dérivé.  La  sainleté  des 
mœurs  leur  est  déjà  indiquée  dans  cette  vie  comme 
une  règle,  mais  le  bien-tre  {Wohl)  qui  y  est  *  propor- 
tionné, la  béatitude  {Seligkeit)  est  représentée  comme 
ne  pouvant  être  atteinte  que  dans  une  éternité,  parce 
que  la  sainteté  doit  toujours  être  dans  tout  état  le  mo- 
dèle de  leur  conduite,  et  que  le  progrès  vers  elle  est 
possible  et  nécessaire  déjà  dans  cette  vie,  tandis  que  la 
béatitude  ne  peut  être  atteinte  dans  ce  monde,  sous  le 
nom  du  bonheur  (autant  qu'il  dépend  de  notre  pou- 
voir) ^  et  par  conséquent  ne  constitue  exclusivement 
qu'un  objet  d'espérance. Toutefois,  le  principe  chrétien 
de  la  morale  n'est  pas  théologique  (partant  hélérono- 
mie),  mais  il  est  Taulonomie  de  la  raison  pure  pratique 
par  elle-même,  parce  que  cette  morale  fait  de  la  connais- 
sance de  Dieu  et  de  sa  volonté  la  base,  non  de  ces  lois, 
mais  seulement  de  l'espoir  d'arriver  au  souverain  bien, 
sous  la  condition  d'observer  ces  lois;  et  qu'elle  place 

*  Nous  rapportons  dieser  à  sainteté.  (F.  P.) 

2  Le  texte  donne  so  viel  auf  unser  VermOgen  ankommi  ;  Born,  quan- 
tum in  nobis  erit;  Abbot,  so  far  as  our  oicn  power  is  <.oncerned;  Barni 
dit,  au  contraire,  sans  justilier  en  aucune  façon  sa  traduction,  ov 
n'est  pas  en  notre  pouvoir.  (F.  P.) 


236  DIALECTIQUE  DE  LA  RAISON   PURE   PRATIQUE 

duite.  Mais  je  ne  puis  espérer  de  le  réaliser  que  par 
l'accord  de  ma  volonté  avec  celle  d'un  auteur  du 
monde  saint  et  bon,  et  bien  que  mon  propre  bonheur 
soit  compris  dans  le  concept  du  souverain  bien,  comme 
dans  celui  d'un  tout  où  le  plus  grand  bonheur  est 
représenté  comme  lié  dans  la  plus  exacte  proportion 
avec  le  plus  haut  degré  de  perfection  morale  (possible 
dans  des  créatures),  ce  n'est  cependant  pas  mon  propre 
bonheur,  mais  la  loi  morale  (qui  au  contraire  limite 
par  des  conditions  rigoureuses  mon  désir  illimité  de 
félicité),  qui  est  le  principe  déterminant  de  la  volonté, 
indiqué  pour  travailler  à  la  réalisation  du  souverain 
bien. 

La  morale  n'est  donc  pas  à  proprement  parler  la 
doctrine  qui  nous  enseigne  comment  nous  devons  nous 
rendre  heureux,  mais  comment  nous  devons  nous 
rendre  dignes  du  bonheur.  C'est  seulement  lorsque  la 
religion  s'y  ajoute,  qu'entre  en  nous  l'espérance  de  par- 
ticiper un  jour  au  bonheur  dans  la  mesure  où  nous 
avons  essayé  de  n'en  être  pas  indignes. 

Quelqu'un  est  digne  de  posséder  une  chose  ou  un 
état,  quand  le  fait  qu'il  la  possède  est  en  harmonie  avec 
le  souverain  bien.  On  peut  maintenant  voir  {einsehen) 
facilement  que  tout  ce  qui  nous  donne  de  la  dignité 
(aile  Wûrdigkeit)  dépend  de  la  conduite  morale,  parce 
que  celle-ci  constitue  dans  le  concept  du  souverain 
bien  la  condition  du  reste  (de  ce  qui  appartient  à  l'état 
de  la  personne),  à  savoir  la  condition  de  la  participation 
au  bonheur.  Il  suit  donc  de  là  que  l'on  ne  doit  jamais 
traiter  la  morale  en  soi  comme  une  doctrine  du  bonheur , 


l'existence  de  dieu  237 

c'est-à-dire  comme  une  doctrine  qui  nous  apprendrait 
à  devenir  heureux,  car  elle  n'a  exclusivement  à  faire 
qu'à  la  condition  rationnelle  (conditio  sine  qua  non)  du 
bonheur  et  non  à  un  moyen  de  l'obtenir.  Mais  quand 
elle  a  été  exposée  (vorgetragen)  complètement  (elle  qui 
impose  simplement  des  devoirs  et  ne  donne  pas  de 
règles  à  des  désirs  intéressés),  quand  s'est  éveillé  le 
désir  moral,  qui  se  fonde  sur  une  loi,  de  travailler  au 
souverain  bien  (de  nous  procurer  le  royaume  de  Dieu), 
désir  qui  n'a  pu  auparavant  naître  dans  une  âme  inté- 
ressée \  quand,  pour  venir  en  aide  à  ce  désir,  le  pre- 
mier pas  vers  la  religion  a  été  fait,  alors  seulement  cette 
doctrine  morale  peut  être  appelée  aussi  doctrine  du 
bonheur,  parce  que  Vespoir  d'obtenir  ce  bonheur  ne 
commence  qu'avec  la  religion. 

On  peut  voir  aussi  par  là  que  si  Ton  demande  quel 
est  le  dernier  but  de  Dieu  dans  la  création  du  monde, 
on  ne  doit  pas  nommer  le  bonheur  des  êtres  raison- 
nables en  ce  monde,  mais  le  souverain  bien  qui,  à  ce 
désir  des  êtres,  ajoute  encore  une  condition,  celle 
d'être  dignes  du  bonheur,  c'est-à-dire  la  moralité 
même  de  ces  êtres  raisonnables,  qui  seule  renferme  la 
mesure  d'après  laquelle  ils  peuvent  espérer,  par  la  main 
d'un  sage  auteur,  d'avoir  part  au  bonheur.  Car,  puisque 
\a  sagesse,  considérée  théoriquement,  signifie  la  connais- 
sance du  souverain  bien,  et  considérée  pratiquement, 

*  11  y  a  dans  le  texte  der  vorher  keiner  eigenniitzigen  Sede  aufsteigen 
konnte;  Bom  traduit  par  quod  ante  in  nuUo  poterat  animo  propriam 
utilitaiem  spectante  oriri;  Barni,  par  qui  auparavant  ne  pouvait  être 
conçu  par  aucune  âme  désintéressée;  Abbot,  par  which  could  not  pre- 
viously  arise  in  any  selfish  man;  nous  avons  suivi  le  texte  d'aussi  prés 
que  possible.  (F.  P.) 


238  DIALECTIQUE   DE   LA  RAISON   PURE   PRATIQUE 

la  conformité  de  la  volonté  au  souverain  bien,  on  ne  peut 
attribuer  à  une  sagesse  suprême  et  indépendante  {selb- 
stàndigen)  un  but  qui  serait  simplement  fondé  sur  la 
bonté.  Car  on  ne  peut  se  représenter  l'effet  de  la 
bonté  *  (relativement  au  bonheur  des  êtres  raison- 
nables) que  sous  les  conditions  restrictives  de  l'accord 
avec  la  sainteté*  de  sa  volonté  comme  conforme  au  sou- 
verain bien  primitif.  C'est  pourquoi  ceux  qui  placent  le 
but  delà  création  dans  la  gloire  de  Dieu  (en  supposant 
qu'on  ne  considère  pas  la  gloire,  au  sens  anthropomor- 
phique,  comme  un  désir  *  d'être  loué)  ont  bien  trouvé 
la  meilleure  expression.  Car  rien  n'honore  plus  Dieu 
que  ce  qui  est  le  plus  estimable  (schàtzbarste)  dans  le 
monde,  le  respect  pour  son  commandement,  l'observa- 

<  n  y  a  dans  le  texte  Denn  dieser  ihre  Wirkung;  nous  faisons  rap- 
porter dieser  à  GiiUigkeit,  le  dernier  nom  exprimé  Born  emploie 
hujus;  Abbot  the  action  oj  this  goodness,  ce  qui  est  plus  précis,  et 
Barni,  moins  exact,  diction  de  cet  ère;  (F.  P.) 

*  A  ce  propos,  et  pour  faire  connaître  le  caractère  propre  (Eigen- 
thvmliche)  de  ces  concepts,  je  ne  ferai  plus  que  cette  remarque: 
tandis  qu'on  attribue  à  Dieu  divers  attributs  dont  on  trouve  aussi  la 
qualité  appropriée  aux  créatures,  et  qu'on  ne  fait  qu'élever  en  Dieu  à 
un  degré  supérieur,  par  exemple,  la  Puissance,  la  Science,  la  Pré- 
sence, la  Bonté,  devenant  la  toute-puissance,  l'omni-science,  l'omni- 
présence, la  toute-bonté,  etc.,  il  y  en  a  cependant  trois  qui  sont 
attribuées  à  Dieu  exclusivement,  sans  désignation  de  quantité,  et  qui 
toutes,  sont  morales.  11  est  le  seul  sainte  le  sevl  bienheureux  (Selige) 
le  seul  sage,  parce  que  ces  concepts  impliquent  déjà  l'absence  de  limi- 
tation fUneingeschrUnklheit).  D'après  l'ordre  de  ces  attributs,  Dieu  est 
donc  aussi  le  saint  législateur  (et  créateur)  le  60»  gouverneur  (et  con- 
servateur) et  le  juste  juge,  trois  attributs  qui  renfei-ment  tout  ce  qui 
fait  de  Dieu  l'objet  de  la  religion,  et  auxquels  les  perfections  méta- 
physiques qui  leur  sont  conformes  s'ajoutent  d'elles-mêmes  dans  la 
raison. 

2  Als  Neigung  gepriesen  zu  werden;  Barni  dit  amour  de  la  louange; 
nous  avons  préféré  nous  tenir  plus  prés  du  texte  en  substituant  tou- 
tefois le  mot  désir  au  mot  penchant,  par  lequel  nous  avons  ailleurs 
traduit  Neigung.  (F.  P.) 


l'existence  de  dieu  239 

tion  du  devoir  sacré  que  nous  impose  sa  loi,  quand 
vient  s'y  ajouter  cette  admirable  mesure  de  couronner 
un  ordre  si  beau  par  un  bonheur  proportionné.  Si  ce 
dernier  point  le  rend  aimable  (pour  employer  le  lan- 
gage humain),  il  est  par  le  premier  un  objet  d'adora- 
tion '.  Les  hommes  mêmes  peuvent,  il  est  vrai,  gagner 
l'amour  par  des  bienfaits,  mais  par  cela  seulement,  ils 
ne  peuvent  jamais  gagner  le  respect,  de  sorte  que  la 
plus  grande  bienfaisance  ne  leur  fait  honneur  qu'au- 
tant qu'elle  est  mesurée  au  mérite. 

Que  dans  l'ordre  des  fins,  l'homme  (et  avec  lui  tout 
être  raisonnable)  soit  une  fin  en  soiy  c'est-à-dire  qu'il 
ne  puisse  jamais  être  employé  par  personne  (même  pas 
par  Dieu)  simplement  comme  moyen  sans  être  en 
même  temps  une  fin  pour  lui-même  ;  que  par  consé- 
quent, Vhumanité  dans  notre  personne,  doive  nous 
être  sacrée  (heilig)  pour  nous-mêmes,  c'est  ce  qui  va  de 
soi,  puisque  l'homme  est  le  swjei  delà  loi  morale,  partant 
de  tout  ce  qui  est  saint  en  soi,  de  ce  qui  permet  seul 
d'appeler  sainte  en  général  une  chose  qui  est  considérée 
par  rapport  à  lui  et  en  accord  avec  lui*.  Car  cette  loi 
morale  se  fonde  sur  l'autonomie  de  sa  volonté  comme 
d'une  volonté  libre  qui,  d'après  ses  lois  générales,  doit 
pouvoir  nécessairement  s'accorder  avec  ce  à  quoi  elle 
doit  se  soumettre. 

*  Kant  se  sert  du  mot  Anbetung  et  met  entre  parenthèses  Adoration. 
(F.  P.) 

'  Kant  dit  um  dessen  willen  und  in  Einstimmung  mit  welchem  ;  Born 
emploie  cujus  causa  cuique  convenienter  ;  Barni  traduit  d'une  façon  trop 
lar^ie  et  trop  vague  par  ce  qui  peut  seul  donner  à  quelque  chose  un  carac- 
tère saint;  Abbot,  on  account  of  which  and  in  agreemenl  with  whiclu 
(F.  P.) 


240  DIALECTIQUE   DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 


VI 


80R  LBS  POSTULATS  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE  BN 
GÉNÉRAL 

Ils  partent  tous  du  principe  fondamental  de  la  niora- 
lité,  qui  n'est  pas  un  postulat,  mais  une  loi  par  laquelle 
la  raison  détermine  immédiatement  la  volonté.  La 
volonté,  par  cela  même  qu'elle  est  ainsi  déterminée,  en 
tant  que  volonté  pure,  exige  ces  conditions  nécessaires 
à  l'observation  de  son  précepte.  Ces  postulats  ne  sont 
pas  des  dogmes  théoriques,  mais  des  hypothèses  dans 
un  point  de  vue  nécessairement  pratique  *  ;  ils  n'élar- 
gissent donc  pas  la  connaissance  spéculative,  mais  ils 
donnent  aux  idées  de  la  raison  spéculative  en  général  ^ 
(au  moyen  de  leur  rapport  à  ce  qui  est  pratique)  de  la 
réalité  objective  et  les  justifient  comme  des  concepts 
dont  elle  ne  pourrait  même  pas  sans  cela  s'aventurer  à 
affirmer  la  possibilité. 

Ces  postulats  sont  ceux  de  V immortalité,  de  la  liberté 
considérée  positivement  (comme  causalité  d'un  être, 
en  tant  qu'il  appartient  au  monde  intelligible)  et  de 
Vexistence  de  Dieu.  Le  premier  découle  de  la  condition 
pratiquement  nécessaire  d'une  durée  appropriée  à  Tac- 

'  Traduction  littérale  de  in  nolhwendig  praktischer  RUcksicht;  Born 
donne  respectu  necessario  practico  ;  Barni,  nécessaires  au  point  de  vue 
praique;  Abbot,  suppositions  praclically  necessary.{F.  P.) 

-  Kant  dit  den  Ideen  der  specidaliven  Vernunft  im  AUgemeinen  ;  nous 
faisons  rapporter  ces  deux  derniers  mots  à  Vernunft,  avec  Born  et 
Abbot,  et  non  à  geben,  comme  le  fait  Barni.  (F.  P.) 


LES  POSTULATS  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE    241 

complissement  complet  de  la  loi  morale;  ]e  second,  de 
la  supposition  nécessaire  de  l'indépendance  à  l'égard 
du  monde  des  sens  et  de  la  faculté  de  déterminer  sa 
propre  volonté,  d'après  la  loi  d'un  monde  intelligible, 
c'est-à-dire  de  la  liberté;  le  troisième,  de  la  condition 
nécessaire  de  l'cxislence  du  souverain  bien  dans  un  tel 
monde  intelligible,  parla  supposition  du  bien  suprême 
indépendant,  c'est-à-dire  de  l'existence  de  Dieu. 

L'aspiration  au  souverain  bien  (die  Absicht  aufs 
hôchsle  Gui),  rendue  nécessaire  par  le  respect  pour  la 
loi  morale,  et  la  supposition  qui  en  découle,  de  la  réa- 
lité objective  de  ce  bien  suprême,  nous  conduit  aiosi 
par  des  postulats  de  la  raison  pratique  à  des  concepts 
que  la  raison  spéculative  pouvait,  il  est  vrai,  présenter 
comme  des  problèmes,  mais  qu'elle  ne  pouvait  ré- 
soudre. Donc  :  1°  Elle  conduit  au  concept  pour  la  solu- 
tion duquel  la  raison  spéculative  ne  pouvait  faire  que  des 
paralogismes  (à  savoir  à  celui  de  l'immortalité),  parce 
qu'elle  manquait  du  caractère  de  persistance  pour  com- 
pléter le  concept  psychologique  d'un  dernier  sujet  qui 
est  attribué  nécessairement  à  l'âme  dans  la  conscience 
qu'elle  a  d'elle-même,  de  manière  à  en  faire  la  repré- 
sentation réelle  d'une  substance,  ce  que  fait  la  raison 
pratique  par  le  postulat  d'une  durée  nécessaire  pour  la 
conformité  avec  la  loi  morale  dans  le  souverain  bien 
comme  hui{Zwecke)  total  de  la  raison  pratique;  2°  Elle 
conduit  au  concept  à  propos  duquel  la  raison  spéculative 
ne  contenait  que  de  Vantinomiej  dont  elle  ne  pouvait 
fonder  la  solution  que  sur  un  concept,  il  est  vrai  pro- 
blématiquement  concevable,  mais  ne  pouvant,  quanta 
itANT,  Cr.  de  la  rais.  prut.  16 


24Ô  DIALECTIQtJB   DE   LA   RAISON  PURE  PRATIQUE 

sa  réalité  objective,  être  démontré  ni  déterminé  par 
elle,  à  savoir  l'idée  cosmologique  d'un  monde  intelli- 
gible et  la  conscience  de  notre  existence  dans  ce  monde, 
au  moyen  du  postulat  de  la  liberté  (dont  elle  montre  la 
réalité  par  la  loi  morale,  et  avec  elle  en  même  temps 
la  loi  d'un  monde  intelligible,  que  la  raison  spéculative 
ne  pouvait  qu'indiquer  sans  en  pouvoir  déterminer  le 
concept)  ;  3°  Elle  donne  au  concept  que  la  raison  spé- 
culative devait,  il  est  vrai,  concevoir,  mais  laisser  indé- 
terminé comme  idéal  simplement  transcendantal,  au 
concept  théologique  ùe  l'être  suprême,  de  la  signification 
(au  point  de  vue  pratique,  c'est-à-dire  comme  à  une 
condition  de  la  possibilité  de  l'objet  d'une  volonté  dé- 
terminée par  cette  loi),  elle  le  présente  comme  le  prin- 
cipe suprême  du  souverain  bien  dans  un  monde  intel- 
ligible, au  moyen  d'une  législation  morale  toute 
puissante  en  ce  monde. 

Mais  notre  connaissance  est-elle  de  cette  manière 
réellement  élargie  par  la  raison  pure  pratique,  et  ce 
qui  était  transcendant  pour  la  raison  spéculative,  est-il 
immanent  pour  la  raison  pratique?  Sans  doute,  mais 
seulement  au  point  d-e  vue  pratique.  Car  nous  ne  con- 
naissons par  là  ni  la  nature  de  notre  âme,  ni  le  monde 
intelligible,  ni  l'être  suprême,  suivant  ce  qu'ils  sont 
en  eux-mêmes,  nous  n'avons  que  réuni  les  concepts 
de  ces  choses  dans  le  concept  pratique  du  souverain 
bien,  comme  objet  de  notre  volonté  et  complètement 
à  priorij  par  la  raison  pure,  mais  seulement  au  moyen 
delà  loi  morale  et  simplement  aussi  par  rapport  à  cette 
loi,  en  vue  de  l'objet  qu'elle  commande.  Mais  comment 


EXTENSION   DE   LA   RAISON   PURE,    ETC.  243 

la  liberté  est-elle  seulement  possible  et  comment 
doit-on  se  représenter,  théoriquement  et  positivement, 
cette  sorte  de  causalité,  c'est  ce  qu'on  n'aperçoit  pas 
par  là  ;  on  comprend  seulement  qu'une  telle  liberté  est 
postulée  par  la  loi  morale  et  à  son  profit.  Il  en  est  de 
même  des  autres  idées  qu'aucun  entendement  humain 
ne  peut  jamais  approfondir  d'après  leur  possibilité; 
mais  aussi  aucun  sophisme  ne  pourra  jamais  persuader, 
même  à  l'homme  le  plus  vulgaire ,  qu'elles  ne  sont  pas 
de  vrais  concepts. 


vn 


Comment  est-il   possible  de  concevoir  une  extension 

DE  LA  RAISON  PURE,  AU  POINT  DE  VUE  PRATIQUE,  QUI  NS 
SOIT  PAS  ACCOMPAGNÉE  d'uNE  EXTENSION  DE  SA  CONNAIS- 
SANCE,   COMME    RAISON    SPÉCULATIVE  ? 

Nous  voulons  répondre  à  cette  question,  pour  ne  pas 
paraître  trop  abstrait,  en  l'appliquant  immédiatement 
au  cas  dont  il  s'agit  ici.  —  Pour  étendre  pratiquement 
une  connaissance  pure,  il  faut  qu'il  y  ait  une  foi  [Ab- 
sicht),  c'est-à-dire  un  but  {Ziveck)  donné  à  priori 
comme  un  objet  (de  la  volonté)  qui,  indépendant  de 
tous  les  principes  théoriques  ',  est  représenté  comme 
pratiquement  nécessaire,  par  un  impératif  catégorique 
qui  détermine  immédiatement  la  volonté,  et  qui  dans 

•  Nous  suivons  lo  texte  de  Kehrbach,  qui  donne  theorelische ,  au 
lieu  de  theologische,  que  donnent  les  autres  éditions  et  traductions. 
(F.  P.) 


244  DIALECTIQUE   DE   LA   RAISON    PURE    PRATIQUE 

ce  cas  est  le  souverain  bien.  Or  cela  n'est  pas  possible, 
sans  supposer  trois  concepts  théoriques  (auxquels, 
parce  qu'ils  sont  simplement  des  concepts  purs  de  la 
raison,  on  ne  peut  trouver  aucune  intuition  correspon- 
dante ni  par  conséquent,  par  la  voie  théorique,  aucune 
réalité  objective) .:  à  savoir  la  liberté,  l'immortalité  et 
Dieu.  Donc  la  possibilité  de  ces  objets  de  la  raison 
pure  spéculative,  la  réalité  objective  que  cette  dernière 
ne  pouvait  leur  assurer,  est  postulée  par  la  loi  pratique 
qui  exige  l'existence  du  souverain  bien  possible  dans 
un  monde.  Par  là  sans  doute  la  connaissance  théorique 
de  la  raison  pure  reçoit  un  accroissement,  mais  il  con- 
siste simplement  en  ce  que  ces  concepts  ailleurs  pro- 
blématiques pour  elle  ^  (simplement  concevables)  sont 
maintenant  assertoriquement  reconnus  pour  des  con- 
cepts auxquels  appartiennent  réellement  des  objets, 
parce  que  laraison  pratique  a  indispensablement  besoin 
de  leur  existence  pour  la  possibilité  de  son  objet,  le  sou- 
verainbien,  qui  pratiquementestabsolumentnécessaire, 
et  que  la  raison  théorique  est  autorisée  par  là  à  les  sup- 
poser. Cette  extension  de  la  raison  théorique  n'est  pas 
une  extension  de  la  spéculation,  c'est-à-dire  qu'elle  ne 
permet  pas  d'en  faire  un  usage  positif  au  poi7it  de  vue 
théorique.  En  effet,  comme  la  raison  pratique  ne  fait 
rien  de  plus  que  de  montrer  que  ces  concepts  sont 
réels  et  qu'ils  ont  réellement  leurs  objets  (possibles), 
et  comme  rien  ne  nous  est  donné  par  là  en  ce  qui  con- 

'  Fiir  sie.  Barni  fait  rapporter  ces  mots  à  concepts,  et  traduit  ces 
concepts  problématiques  par  eux-mêmes-,  il  semble  que  le  contexte  ne 
permette  de  les  rapporter  qu'à  Vernunft.  (F.  P.) 


EXTENSION  DE   LA   RAISON   PURE,    ETC.  245 

cerne  l'intuition  de  ces  objets  (ce  qui  ne  peut  pas 
même  être  réclamé),  aucune  proposition  synthétique 
n'est  possible  par  cette  réalité  qui  leur  est  reconnue. 
Par  conséquent  cette  découverte  fErôff7iung)  ne  nous 
aide  en  rien  à  étendre  notre  connaissance  au  point  de 
vue  spéculatif,  quoiqu'elle  nous  y  aide  relativement  à 
l'usage  pratique  de  la  raison  pure.  Les  trois  idées 
citées  plus  haut  de  la  raison  spéculative  ne  sont  pas 
encore  en  elles-mêmes  des  connaissances^  cependant 
elles  sont  des  pensées  (transcendantes)  dans  lesquelles 
il  n'y  a  rien  d'impossible.  Or  elles  reçoivent  par  une 
loi  pratique  apodictique,  comme  des  conditions  né- 
cessaires de  la  possibilité  de  ce  que  cette  loi  nous  com- 
mande de  'prendre  pour  objet,  de  la  réalité  objective, 
c'est-à-dire  que  nous  apprenons  de  cette  loi  quelles  ont 
des  objets,  sans  cependant  pouvoir  montrer  comment 
leur  concept  se  rapporte  à  un  objet,  et  cela  n'est  pas 
encore  une  connaissance  de  ces  objets;  car  on  ne  peut 
par  là  porter  sur  eux  aucun  jugement  synthétique  ni  en 
déterminer  théoriquement  l'application  ;  partant  on  ne 
peut  en  faire  aucun  usage  rationnel  et  théorique,  usage 
dans  lequel  consiste  proprement  toute  connaissance  spé- 
culative. Cependant  la  connaissance  théorique,  no7i  sans 
doute  de  ces  objets,  mais  de  la  raison  en  général,  a  été 
étendue  par  là  en  tant  que  des  objets  ont  été  donnés  à  ces 
idées  par  les  postulats  pratiques,  parce  qu'une  pensée 
simplement  problématique  a  acquis  par  là,  pour  la  pre- 
mière fois,  de  la  réalité  objective.  Par  conséquent,  s'il 
n*y  a  là  aucune  extension  de  la  connaissance  par  rapport 
à  des  objets  supra  sensibles  donnés,  il  y  a  cependant  une 


246  DIALECTIQUE   DE  LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

extension  de  la  raison  théorique  et  de  sa  connaissance 
relativement  au  supra-sensible  en  général,  en  tant  que 
la  raison  est  forcée  d'admettre  qu'il  y  a  de  tels  objets ^ 
quoiqu'elle  ne  puisse  les  déterminer  plus  exactement 
{nàker),  ni  par  conséquent  étendre  cette  connaissance 
des  objets  (qui  lui  sont  maintenant  donnés  par  un 
principe  pratique  et  seulement  aussi  pour  un  usage  pra- 
tique). Donc,  à  l'égard  de  cet  accroissement,  la  raison 
pure  théorique,  pour  laquelle  toutes  ces  idées  sont 
transcendantes  et  sans  objet,  doit  exclusivement  remer- 
cier son  pouvoir  pur  pratique.  Elles  deviennent  ici 
immanentes  et  constitutives,  parce  qu'elles  sont  les  prin- 
cipes de  la  possibilité  de  réaliser  Vobjet  nécessaire  delà 
raison  pure  pratique  (le  souverain  bien),  tandis  que 
sans  cela  elles  sont  des  principes  transcendants  et  sim- 
plement régulateurs  de  la  raison  spéculative  qui  ne  lui 
font  pas  admettre  {anzunehmen)  un  nouvel  objet  au 
delà  de  l'expérience,  mais  lui  permettent  seulement 
de  donner  plus  de  perfection  à  l'usage  qu'elle  en  fait 
dans  l'expérience.  Mais  lorsque  la  raison  est  une  fois 
entrée  en  possession  de  cet  accroissement  [Zuwachses] 
elle  traitera,  comme  raison  spéculative  (en  réalité  seule- 
ment pour  assurer  son  usage  pratique),  ces  idées  négati- 
vement, c'est-à-dire,  non  en  les  étendant  mais  en  les 
éclaircissant  *,  pour  écarter  d'un  côté  V anthropomor- 
phisme comme  la  source  delà  superstition^  ou  l'extension 
apparente  de  ces  concepts  par  une  prétendue  expé- 

'  Le  texte  porte  nichl  erweiternd,  sondera  làuternd;  Born  dit  non 
amplificando,  sed  explorando;  Banii,  non  pas  à  accroître  la  connaissance, 
tuais  à  l'épurer  ;  Abbot,  not  extending,  but  clearing  up.  (F.  P.) 


EXTENSION   DE   LA   RAISON   PURE,   ETC.  247 

rience,  d'un  autre  côté  le  fanatisme  qui  promet  cette 
extension  *  par  une  intuition  supra-sensible  ou  par  des 
sentiments  de  même  espèce.  Ge  sont  là  des  obstacles  à 
l'usage  pratique  de  la  raison  pure,  les  écarter  c'est  cer- 
tainement étendre  notre  connaissance  au  point  de  vue 
pratique,  sans  qu'on  se  contredise  en  admettant  en 
même  temps  que  la  raison  n'a  pas  gagné  par  là  la 
moindre  chose  au  point  de  vue  spéculatif. 

Tout  usage  de  la  raison  relativement  à  un  objet 
réclame  des  concepts  purs  de  l'entendement  (des  caté- 
gories) sans  lesquels  aucun  objet  ne  peut  être  conçu. 
Ces  concepts  peuvent  être  appliqués  à  l'usage  théo- 
rique de  la  raison,  c'est-à-dire  à  une  connaissance  théo- 
rique, uniquement  dans  le  cas  où  une  intuition  (qui  est 
toujours  sensible)  est  prise  pour  base  [ihnen  unterlegt 
wird)  et  partant  simplement  pour  représenter  par  eux 
un  objet  d'expérience  possible.  Or  ici,  des  idées  de  la 
raison,  qui  ne  peuvent  être  données  dans  aucune  expé- 
rience, sont  ce  que  je  devrais,  pour  le  connaître,  con- 

s'agit  nas  ici 


r  :;; 

■i|Tj-i|  r  1   1 
1    1,1'  1    1    II 

M       'i  ■    'i  ■ 

1  J    1,1    1.  1    1 

i|  1',  i|  i|  1 

i|  i|  v'i  i|  i| 

1       1       II            1  1 
1'       '      1       1       1       1 

l|   U   1,   1.   1     1.' 

'i    1  'i    1  i|lii  ' 

1             1^1     111 
\         \  111 

1              II            1  , 

1       1,1       1,1       IJIl 

1       |J       )l        J              UIX, 

1       II              1 

1'       '     1'       '     M     Hi 

'III           1    lll 

J  J              1 

J lit 

248  DIALECTIQUE   DE   LA   RAISON  PURE   PRATIQUE 

^sensible  ou  supra-sensible),  parce  que  les  catégories 
ont  leur  siège  et  leur  origine  dans  Tentendement  pur, 
indépendamment  de  toute  intuition  et  antérieurement  à 
toute  intuition,  exclusivement  considéré  comme  le  pou- 
voir de  concevoir  [zii  denken),  et  qu'elles  désignent 
toujours  seulement  un  objet  en  général,  de  quelque 
manière  qu'il  puisse  7ious  être  donné.  Or  en  tant  que  les 
catégories  doivent  être  appliquées  à  ces  idées,  il  n'est 
sans  doute  pas  possible  de  leur  donner  aucun  objet 
dans  l'intuition,  pourtant  qu'un  tel  objet  soit  réellement^ 
partant  que  la  catégorie  ne  soit  pas  ici  vide,  comme 
une  simple  forme  de  la  pensée,  mais  qu'elle  ait  une 
signification,  c'est  ce  qui  est  suffisamment  assuré  par 
un  objet  que  la  raison  pratique  présente  indubitable- 
ment dans  le  concept  du  souverain  bien  [à  savoir]  la 
réalité  des  concepts  qui  sont  requis  pour  la  possibilité 
du  souverain  bien,  sans  produire  cependant  par  cet 
accroissement  la  moindre  extension  de  la  connaissance 
fondée  sur  des  principes  théoriques. 


Si,  en  outre,  ces  idées  de  Dieu,  d'un  monde  intel- 
ligible (du  royaume  de  Dieu)  et  de  l'immortalité,  sont 
déterminées  par  des  prédicats  qui  sont  tirés  de  notre 
propre  nature,  on  ne  peut  regarder  cette  détermina- 
tion ni  comme  une  figuration  sensible  [Versinnlichung)  ' 

'  Nous  nous  hasardons  à  rendre  ainsi  co  mot.  Barni  emploie  eachi- 
bilion;  Born,  sensificatio  ;  Abbot,  sensucdizing.  Nous  ne  pi'enoas  pas 
sensualisation,  qui  impliquerait  l'idée  de  sensud.  (F.  P.) 


EXTENSION  DE  LA  RAISON   PURE,    ETC.  249 

de  ces  idées  pures  de  la  raison  (anthropomorphisme),  ni 
comme  une  connaissance  transcendante  d'objets  sM|?m- 
sensiblesj  car  ces  prédicats  ne  sont  autres  que  l'en- 
tendement et  la  volonté  et  considérés  ainsi  sans  doute 
dans  leurs  rapports  réciproques,  comme  ils  doivent 
être  conçus  dans  la  loi  morale,  par  conséquent  en 
tant  seulement  qu'on  en  fait  un  usage  pur  pratique. 
Quant  à  tout  ce  qui  se  rattache  psychologiquement  à 
ces  concepts,  c'est-à-dire  à  tout  ce  que  nous  observons 
empiriquement  dans  l'exercice  de  ces  facultés  qui 
nous  appartiennent  (par  exemple,  que  l'entendement 
de  l'homme  est  discursif,  que  ses  représentations  sont 
des  pensées  et  non  des  intuitions,  qu'elles  se  succèdent 
dans  le  temps,  que  sa  volonté  a  sa  satisfaction  tou- 
jours dépendante  de  l'existence  de  son  objet,  etc.,  ce 
qui  ne  peut  être  tel  dans  l'être  suprême),  on  en  fait 
alors  abstraction,  et  ainsi  des  concepts  par  lesquels 
nous  nous  '  représentons  un  être  pur  de  l'entendement 
[reines  Verstatideswesen),  il  ne  reste  rien  de  plus  que 
juste  ce  qui  est  requis  pour  la  possibilité  de  concevoir 
une  loi  morale,  partant  d'avoir,  sans  doute,  mais  seu- 
lement au  point  de  vue  pratique,  une  connaissance  de 
Dieu.  Si  nous  essayions  d'étendre  celte  connaissance  à 
un  point  de  vue  théorique,  nous  trouverions  pour  lui 
un  entendement  qui  ne  conçoit  pas  [nicht  denkt),  mais 
qui  a  desirAuitions  {anschaut),  une  volonté  qui  est  di- 
rigée sur  des  objets  de  l'existence  desquels  sa  satisfac- 
tion ne  dépend  pas  le  moins  du  monde  (je  ne  veux  pasci- 

'   Born  dit  ens  purum  inteUectuale  •,Bair ni,  un  être  purement  in/eWt- 
gibie;  Abbot,  lapureintelligenct.  (F.  P.) 


250  DIALECTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

ter  les  prédicats  transcendantaux,  comme,  parexemple, 
une  grandeur  d'existence,  c'est-à-dire  une  durée,  qui 
ne  tombe  pas  dans  le  temps,  l'unique  moyen  pour 
nous  de  nous  représenter  l'existence  comme  grandeur). 
Ce  sont  là  des  propriétés  dont  nous  ne  pouvons  nous 
faire  aucun  concept  propre  à  la  connaissance  de  l'objet, 
et  par  là  nous  sommes  avertis  qu'ils  ne  peuvent  jamais 
servir  à  une  théorie  des  êtres  supra-sensibles  et  que  par 
conséquent,  de  ce  côté,  ils  ne  peuvent  pas  du  tout  fonder 
une  connaissance  spéculative,  mais  que  leur  usage  est 
limité  exclusivement  à  l'exercice  de  la  loi  morale. 

Ce  qui  vient  d'être  dit  est  si  évident  et  peut  si  claire- 
ment être  prouvé  par  le  fait  qu'on  peut  hardiment  provo- 
quer tous  les  prétendus  savants  en  théologie  naturelle 
(un  merveilleux  '  nom  *)  de  nommer  seulement,  pour 
déterminer  l'objet  de  leur  science  (en  dehors  des  prédi- 
cats purement  ontologiques),  une  propriété  ou  de  l'en- 
tendement ou  de  la  volonté  à  propos  de  laquelle  on  ne 
puisse  montrer  d'une  façon  irréfutable  que  si  l'on  en 
abstrait  tout  ce  qui  est  anthropomorphique,  il  n'en 
reste  plus  que  le  simple  mot,  sans  qu'on  puisse  le  lier 

*  Ce  mot  porte  sur  Gotiesgdéhrte ,  les  savants  sur  Dieu,  que  Kant 
commente  dans  la  note  placée  après  le  mot  suivant.  (F.  P.) 

*  Gelehrsamkeit  n'est  proprement  que  la  totalité  (Inbegriff)  des 
sciences  historiques.  Par  conséquent,  on  ne  peut  appeler  Goltesge- 
lehrter  qu'un  professeur  fLehrerJ  de  théologie  révélée.  Si  l'on  voulait 
appeler  aussi  Gelehrte,  celui  qui  est  en  possession  des  sciences  ra- 
tionnelles (mathématique  et  philosophie),  quoique  cela  soit  déjà  con- 
tradictoire avec  le  sens  du  mot  (puisqu'on  ne  comprend  jamais  par 
Gdehrsamkeit  que  ce  dont  on  doit  être  instruit  fgelehretj  et  ce  que,  par 
conséquent,  on  ne  peut  trouver  de  soi-même  par  la  raison,  le  philo- 
sophe, avec  sa  connaissance  de  Dieu  comme  science  positive,  ferait 
bien  une  trop  misérable  figuie  (sctdechlej  pour  se  faire  donner,  à  cet 
égard,  le  nom  de  Gelehrte. 


EXTENSION  DE  LA   RAISON   PURE,    ETC.  251 

c;u  moindre  concept  par  lequel  pourrait  être  espérée 
une  extension  de  la  connaissance  théorique.  Mais  par 
rapport  à  la  pratique,  il  nous  reste  encore,  des  pro- 
priétés d'un  entendement  et  d'une  volonté,  le  concept 
d'un  rapport  auquel  la  loi  morale  (qui  précisément  dé- 
termine à  priori  ce  rapport  de  l'entendement  à  la  vo- 
lonté) donne  de  la  réalité  objective.  Dès  que  ceci  est 
une  fois  fait,  le  concept  de  l'objet  d'une  volonté  mo- 
ralement déterminée  (le  concept  du  souverain  bien)  et 
avec  lui  les  conditions  de  sa  possibilité,  les  idées  de 
Dieu,  de  liberté  et  d'immortalité  reçoivent  de  la  réalité, 
quoique  seulement  toujours  par  rapport  à  rexercice  de 
la  loi  morale  (et  non  pour  un  usage  spéculatif). 

Après  ces  observations,  il  est  facile  de  trouver  la 
réponse  à  l'importante  question  de  savoir  si  le  concept 
de  Dieu  appartient  à  la  physique  (partant  aussi  à  la  mé- 
taphysique, en  tant  qu'elle  contient  seulement  les 
principes  purs  à  priori  de  la  première  au  sens  général) 
ou  à  la  morale.  Expliquer  les  dispositions  naturelles 
ou  leurs  changements  en  ayant  recours  à  Dieu  comme 
à  l'auteur  de  toutes  choses,  ce  n'est  pas  du  moins  en 
donner  une  explication  physique  et  c'est  avouer  com- 
plètement qu'on  est  au  bout  de  sa  philosophie,  puisqu'on 
est  forcé  d'admettre  ce  dont  on  n'a  eu  par  soi-même 
'aucun  concept  pour  pouvoir  se  faire  un  concept  de  la 
^possibilité  de  ce  qu'on  a  devant  les  yeux.  Par  la  méta- 
physique, il  est  impossible  de  s'élever  avec  des  raison- 
nements sûrs  {sichere  Schlusse)^  de  la  connaissance  de 
ce  monde  au  concept  de  Dieu  et  à  la  preuve  de  son 
existence,  parce  que  nous  devrions  connaître  ce  monde 


252  DIALECTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

comme  le  tout  le  plus  parfait  possible,  et  pour  cet  objet 
connaître  tous  les  mondes  possibles  (pour  pouvoir  les 
comparer  avec  celui-ci),  partant  avoir  l'omni-science, 
pour  dire  que  ce  monde  n'était  possible  que  par  un 
Dieu  (comme  nous  sommes  obligés  de  nous  représenter 
ce  concept).  En  outre,  il  est  absolument  impossible  de 
connaître,  par  de  simples  concepts,  l'existence  de  cet 
être,  parce  que  toute  proposition  qui  a  rapport  à  l'exis- 
tence {Existentialsatz)y  c'est-à-dire  celle  qui  affirme  d'un 
être  dont  je  me  fais  un  concept,  qu'il  existe,  est  une 
proposition  synthétique,  c'est-à-dire  une  proposition 
par  laquelle  je  dépasse  ce  concept  et  affirme  de  lui 
plus  que  ce  qui  est  conçu  dans  le  concept,  à  savoir 
qu'à  ce  concept  qui  est  dans  V entendement,  correspond 
un  objet  en  dehors  de  l'entendement,  ce  qu'il  est  manifes- 
tement impossible  d'en  tirer  par  aucun  raisonnement. 
Doncjl  ne  reste  pour  la  raison  qu'une  seule  manière 
de  procéder  pour  parvenir  à  cette  connaissance,  c'est 
de  déterminer  son  objet  en  partant,  comme  raison 
pure,  du  principe  suprême  de  son  usage  pur  pratique 
(puisque  cet  usage  est  d'ailleurs  dirigé  simplement  sur 
Vexistence  de  quelque  chose,  comme  conséquence  de 
la  raison).  Et  alors  se  montre,  non  seulement  dans  son 
problème  inévitable,  à  savoir  dans  la  direction  néces- 
saire de  la  volonté  vers  le  souverain  bien,  la  nécessité 
d'admettre  un  tel  Etre  suprême  [Urwesen),  relative- 
ment à  la  possibilité  de  ce  bien  dans  le  monde,  mais 
encore,  ce  qui  est  le  plus  merveilleux,  quelque  chose 
qui  faisait  tout  à  fait  défaut  au  progrès  {Fovtgange)  de 
la  raison  dans  la  voie  naturelle,  c'est-à-dire  un  concept 


EXTENSION    DE   LÀ   RAISON  PURE,    ETC.  253 

exactement  déterminé  de  cet  être  suprême.  Comme  nous 
ne  pouvons  connaître  qu'une  petite  partie  de  ce  monde 
et  encore  moins  le  comparer  à  tous  les  mondes  pos- 
sibles, nous  pouvons  bien,  de  l'ordre,  de  la  finalité 
(Ziveckmàssigkeit)  et  de  la  grandeur  que  nous  y  aper- 
cevons, conclure  qu'il  a  un  auteur  sage,  bon,  puis- 
sant, etc.,  mais  non  que  cet  être  possède  Vomni- science, 
la  toute-bonté  et  la  toute-puissance,  etc.  On  peut  bien 
aussi  admettre  qu'on  est  autorisé  à  suppléer  à  celte 
lacune  par  une  hypothèse  permise  et  tout  à  fait  raison- 
nable, à  savoir  que,  si  dans  toutes  les  parties  qui  s'offrent 
de  plus  près  à  notre  connaissance  [sich  unserer  nàheren 
Kenntniss  darbieten),  nous  voyons  briller  la  sagesse,  la 
bonté,  etc.,  il  en  serait  de  même  dans  toutes  les  autres 
et  que  par  conséquent  il  est  raisonnable  d'attribuer  à 
l'auteur  du  monde  toute  la  perfection  possible;  mais 
ce  ne  sont  pas  là  des  conclusions  pour  lesquelles  nous 
ayons  lieu  de  vanter  notre  pénétration  [Einsicht);  ce 
sont  uniquement  des  droits  (Befugnissé)   qu'on  peut 
nous  concéder  et  qui   ont  cependant  encore  besoin 
d'une  recommandation  venant  d'un  autre  côté  [ander- 
weitigen  Einpfehlung)  pour  qu'on  puisse  en  faire  usage. 
Le  concept  de  Dieu  demeure  donc  dans  la  voie  de 
l'expérience  =  auf  dem  empirische7i  Wege  (de  la  phy- 
sique) toujours  un  concept  qui  n'est  pas,  quant  à   la 
perfection  de  l'être  premier,  assez  exactement  déterminé 
pour  que  nous  le  considérions  comme  adéquat  au  con- 
cept de  la  divinité  (car  il  n'y  a  rien  à  obtenir  ici  de 
la  métaphysique  dans  sa  partie  transcendantale). 
Si  je  tente  maintenant  de  rapprocher  ce  concept  de 


254  DIALECTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

l'objet  de  la  raison  pratique,  je  trouve  que  le  principe 
fondamental  {Grundsatz)  moral  l'admet  comme  pos- 
sible, seulement  sous  la  supposition  d'un  auteur  du 
monde  possédant  la  perfection  suprême  \  Il  doit  être 
omniscient  pour  connaître  ma  conduite  et  jusqu'à  mon 
intention  la  plus  secrète  dans  tous  les  cas  possibles  et 
dans  tout  le  temps  à  venir  (m  aile  ZukunftJ-,  tout- 
puissantf  pour  attribuer  à  ma  conduite  des  conséquences 
appropriées,  et  de  même  présent  partout,  éternel,  etc. 
Par  conséquent  la  loi  morale,  par  le  concept  du  souve- 
rain bien  comme  objet  d'une  raison  pure  pratique, 
détermine  le  concept  de  l'être  premier  comme  être  su- 
prême, ce  que  la  méthode  (Gang)  physique  (et  en  re- 
montant plus  haut,  la  méthode  métaphysique),  par 
conséquent  toute  la  méthode  spéculative  de  la  raison 
ne  pouvait  produire.  Donc  le  concept  de  Dieu  est  un 
concept  qui  n'appartient  pas  originairement  à  la  phy- 
sique, c'est-à-dire  à  la  raison  spéculative,  mais  à  la 
morale,  et  on  peut  dire  la  même  chose  des  autres 
concepts  de  la  raison  dont  nous  avons  traité  précé- 
demment comme  de  postulats  de  la  raison  dans  son 
usage  pratique. 

Si  dans  l'histoire  de  la  philosophie  grecque,  on  ne 
rencontre,  en  dehors  à.'Ana.vayore,  aucune  trace  mani- 
feste d'une  théologie  rationnelle  pure,  il  ne  faut  pas 

*  Nous  traduisons  littéralement  ihn  nur  a's  mGglich,  unter  Voraus- 
setzung,  eines  Welturhebers . . .  zulasse.  Uorn  dit  eum  deprehendo  per 
principium  morale  concedi  quidem  ut  possibilem,  posilo  mundi  aucfore  qui 
summa  gaudeat  perfeclione  ;  Abbot,  admits  as  possible  onl  .■  the  conception 
of  an  Author  of  the  world  possessed  of  the  highest  perfection  ,•  liarni 
s'écarte  encore  plus  du  texte  en  disant,  ne  m'en  laisse  admettre  d'autre 
que  celui  d'un  auteur  du  monde  doué  d'une  souveraine  perfection.  (F.  P). 


ON 


PX  flE 


ETC. 


255 


I 


256  DIALECTIQUE   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE 

mais  plutôt  seulement  l'éclat  d'une  prétendue  décou- 
verte de  la  raison  théorique  ^ 


Par  ces  observations,  le  lecteur  de  la  Critique  de  la 
raison  pîire  spéculative  verra  d'une  manière  parfaite- 
ment convaincante  combien  était  nécessaire  cette  pé- 
nible déduction  des  catégories,  combien  elle  était  utile 
pour  la  théologie  et  la  morale.  Car  par  là  seulement 
on  peut  éviter,  si  on  les  place  dans  l'entendement  pur, 
de  les  tenir  avec  Platon,  pour  innées,  et  de  fonder 
là-dessus  des  prétentions  transcendantes  à  des  théories 
du  supra-sensible,  dont  on  n'aperçoit  pas  la  fin,  mais 
par  lesquelles  on  fait  de  la  théologie  une  lanterne 
magique  de  conceptions  fantastiques;  si  on  les  consi- 
dère comme  acquises,  on  peut  éviter  d'en  limiter, 
avec  Epicure,  l'usage  général  et  particulier  (a//ewMnt/ 
jeden  Gebranch),  même  au  point  de  vue  pratique,  sim- 
plement à  des  objets  et  à  des  principes  sensibles  de 
détermination.  Maintenant,  après  que  la  Critique  a 
prouvé  dans  cette  déduction,  d'abord  qu'elles  ne  sont 
pas  d'origine  empirique,  mais  qu'elles  ont  à  priori  leur 
siège  et  leur  source  dans  l'entendement  pur,  en  second 
lieu  aussi  que,  comme  elles  sont  rapportées  à  des  objets 
en  généraly    indépendamment   de  l'intuition   de  ces 

'  Le  texto  donne  das  GeprUnge  mit  vermeinter  theoretischer  Vernunft- 
einsichl;  Born  dit  pompam  ostentaiioncmque  ex  opinata  perspicienlia 
ralionali  theoretica;  Barni,  Védal  d'une  apparente  connaissance  ration- 
nelle théorique  ;  Abbot,  a  schow  with  a  supposed  discovery  of  theoretical 
reason.  Nous  sommes  resté  aussi  près  du  texte  que  possible.  (F.  P.) 


ASSENTIMENT  VENANT  D'HN  BESOIN  DE  LA  RAISON  PURE  257 

objets,  elles  ne  produisent  sans  doute  que  dans  l'appli- 
cation à  des  objets  em}firiques  une  connaissance  théo- 
rique ,  mais  que  cependant  aussi  appliquées  à  un 
objet  donné  par  la  raison  pure  pratique,  elles  servent 
à  une  conception  déterminée  du  supra- sensible  (%um  bes- 
timmten  Denken  des  Uebersinnliehen) ,  en  tant  seulement 
que  cette  conception  est  déterminée  simplement  par 
des  prédicats  qui  ont  nécessairement  rapport  au  but  pur 
pratique  donné  à  priori  et  à  la  possibilité  de  ce  but.  La 
limitation  spéculative  de  la  raison  pure  et  son  exten- 
sion pratique  la  conduisent  en  définitive  au  rapport 
d'égalité,  dans  lequel  la  raison  en  général  peut  être 
employée  conformément  à  des  fins  [zwechnassig) ,  et 
cet  exemple  prouve  mieux  qu'aucun  autre  que  le  che- 
min vers  la  sagesse,  pour  être  assuré,  pour  ne  pas  être 
impraticable  ou  nous  égarer  {gesichertundnichtungang' 
bar  oder  irreleitend),  doit  inévitablement  passer,  chez 
nous  autres  hommes,  par  la  science,  mais  qu'on  peut 
se  convaincre  que  la  science  conduit  à  ce  but,  seule- 
ment après  qu'elle  est  achevée. 

VIII 

DE  l'assentiment  '    VENANT   d'uN   BESOIN  DE    LA    RAISON 
PURE. 

Un  besoin  de  la  raison  pure  dans  sou  usage  spécu- 
latif ne  conduit  qu'à  des  hîjpothèses,  le  besoin  de  la  rai- 
son pure  pratique  conduit  à  des  postulais.  Car,  dans  le 

'  Fiirvahrhalten  ;  Born  dit  de  assensu  ;  Barni,  de  l'espèce  d'adhésion 
Abbot,  of  Bdief.  (F.  P.) 

KANT,  Cr.  de  la  rais,  prat,  17 


258  DIALECTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

premier  cas,  je  m'élève  du  dérivé  aussi  hâuique  je  le  veux 
dans  la  série  des  principes  {Grûnde)  et  j'ai  besoin  d'un 
premier  principe  {Urgrimdes)^  non  pour  donner  à  ce 
dérivé  (par  exemple  à  la  liaison  causale  des  choses  et 
des  changements  dans  le  monde)  de  la  réalité  objective, 
mais  seulement  pour  satisfaire  complètement  ma  rai- 
son dans  ses  recherches  sur  ce  sujet.  Ainsi,  je  vois 
devant  moi  de  Tordre  et  de  la  finalité  dans  la  nature  et 
je  n'ai  pas  besoin  d'avoir  recours  à  la  spéculation  pour 
m'assurer  de  la  réalité  de  l'un  et  de  l'autre,  mais  j'ai 
besoin  seulement,  pour  les  expliquer,  de  supposer  une 
divinité  comme  leur  cause;  et  comme  la  conclusion  qui 
va  d'un  effet  à  une  cause  déterminée,  et  surtout  à  une 
cause  déterminée  aussi  exactement  et  aussi  complète- 
ment que  celle  que  nous  avons  à  concevoir  en  Dieu, 
est  toujours,  incertaine  et  douteuse,  une  telle  supposi- 
tion ne  peut  jamais  être  portée  à  un  plus  haut  degré 
de  certitude  que  ce  qui  est,  pour  nous  autres  hommes, 
l'opinion  la  plus  raisonnable  {allervernilnftixjsten  Mei- 
nung*).  Au  contraire,  un  besoin  de  la  raison  pure  pra- 

*  Mais  nous  ne  pourrions  pas  même  ici  prétexter  un  besoin  de  la 
raison,  si  nous  n'avions  pas  devant  les  yeux  un  concept  probléma- 
tique, mais  cependant  inévitable  {unvermeidlichsr)  de  la  raison,  à 
savoir  celui  d'un  être  absolument  nécessaire.  Or  ce  concept  veut 
être  délei'miné,  et  c'est  là,  si  l'on  y  ajoute  la  tendance  à  l'extension, 
le  fondement  {Grund)  objectif  d'un  besoin  de  la  raison  spéculative, 
c'est-à-dire  d'un  besoin  de  déterminer  d'une  façon  plus  précise 
(nfJ/ier)le  concept  d'un  être  nécessaire,  qui  doit  servir  de  premier  prin- 
cipe (Urgrund)  aux  autres  êtres,  et  ainsi  de  faire  connaître  en  quelque 
f&çon  cet  être  nécessaire  ♦.  fans  ces  problèmes  antérieurs  et  néces- 
saires, il  n'y  a  pas  de  besoin,  au  moins  de  la  raison  pure  :  tous  les 
autres  sont  des  besoins  du  penchant. 

*  Le  texte  de  1788  donne  dièses  ;  Abbot  lit  dièse  avec  celui  de  1791,  et  fait  rap- 
porter le  mol  h.  andern  Wesen;  il  faudrait,  en  ce  C3is,  tnàmre  en  que '.que  façon 
eeê  ttutrts  êtres.  (F.  P,) 


ASSENTIMENT  VENANT  d'uN  BESOIN  DE  LA  RAISON  PURE   259 

tique  est  fondé  sur  un  devoir,  celui  de  prendre  quelque 
chose  (le  souverain  bien)  comme  objet  de  ma  volonté 
pour  travailler  de  toutes  mes  forces  à  le  réaliser  {es...zu 
befôrdern);  dans  ce  cas,  je  suis  obligé  {muss)  de  sup- 
poser la  possibilité  de  cet  objet,  partant  aussi  les  con- 
ditions nécessaires  à  cette  possibilité,  c'est-à-dire 
Dieu,  la  liberté  et  l'immortalité,  parce  que  je  ne  puis 
les  prouver  par  ma  raison  spéculative,  quoique  je  ne 
puisse  pas  plus  les  réfuter.  Ce  devoir  se  fonde  sur  une 
loi  entièrement  indépendante  de  ces  dernières  suppo- 
sitions, apodictiquement  certaine  par  elle-même,  c'est- 
à-dire  sur  la  loi  morale,  et  il  n'a  pas  besoin,  en  ce 
sens  (so  far),  d'un  appui  venant  d'un  autre  côlé,  de 
l'opinion  théorique  sur  la  nature  intérieure  des 
choses,  le  but  secret  de  l'ordre  du  monde,  ou  d'un 
modérateur  qui  le  gouverne,  pour  nous  obliger,  aussi 
complètement  que  possible,  à  des  actions  incondition- 
nellement conformes  à  la  loi.  Mais  l'effet  subjectif  de 
cette  loi,  c'est-à-dire  Vintention  conforme  à  cette  loi  et 
rcnduenécessairepar  elle  de  travailler  à  réaliser  le  sou- 
verain bien  pratiquementpossible,  suppose  au  moins  que 
ce  dernier  est  possible,  sinon  il  serait  pratiquement  im- 
possible de  poursuivre  l'objet  d'un  concept  qui  serait  au 
fond  vide  et  sans  objet.  Or,  les  postulats  indiqués  précé- 
demment concernent  seulement  les  conditions  physi- 
ques ou  métaphysiques,  en  un  mot,  les  conditions  rési- 
dant (t/e^é;7ic?en)danslanaturedes  choses,  de  la  possibilité 
du  souverain  bien,  non  en  vue  d'un  but  (^ts?c/if)  spécula- 
tif arbitraire,  maisenvued'unefin  {Zivecks)  pratiquement 
nécessaire  delà  volontérationnelle  pure,  qui  ici  ne  choisit 


260  DIALECTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

pas,  mais  obéit  à  un  commandement  inflexible  de  la 
raison ,  qui  objectivement  a  son  fondement  dans  la 
nature  des  choses,  en  tant  qu*elles  doivent  être  jugées 
universellement  par  la  raison  pure  et  ne  se  fonde  pas 
sur  \e  penchant  qui,  relativement  à  ce  que  nous  souhai 
tons  par  des  raisons  {Gi'unden)  simplement  subjectives 
n*est  nullement  autorisé  à  admettre  comme  possibles 
les  moyens  de  l'acquérir  ou  comme  réel  l'objet  lui- 
même.  C'est  donc  là  un  besoin  absolument  nécessaire 
[ein  Beclïirfniss  in  schlechterdings  nothwendiger  Absicht) 
et  le  supposer  (seine  Vorausselzung)  est  une  chose  justi- 
fiée, non  seulement  comme  une  hypothèse  permise, 
mais  comme  un  postulat  au  pointde  vue  pratique  ;  et  en 
admettant  que  la  loi  morale  pure  oblige  inflexiblement 
chacun  comme  un  commandement  (non  comme  une 
règle  de  prudence),  l'honnête  homme  peut  bien  dire  :  j^ 
veux  qu'il  y  ait  un  Dieu,  que  mon  existence  dans  ce 
monde  soit  encore,  en  dehors  delaconnexion  naturelle, 
une  existence  dans  un  monde  pur  de  l'entendement  \ 
enfin  que  ma  durée  soit  infinie;  je  m'attache  ferme- 
ment à  cela  et  je  ne  me  laisse  pas  enlever  ces  croyances, 
car  c'est  le  seul  cas  où  mon  intérêt,  parce  que  je  ne 
puis  {darfj  en  rien  abandonner,  détermine  inévitable- 
ment mon  jugement  sans  faire  attention  aux  subtilités, 


'  Il  y  a  dans  le  texte  mein  Dasein  in  dieser  Well,  auch  ausser  der 
Naturverkniipfung,  noch  ein  Dasein  in  einer  reinen  V&rstandeswelt  ;  Born 
donne  «ieamgue  inhocmundo  existentiam,  etiam  prœler  nexum  naturœ, 
existmtiam  in  mundo  puro  intelligibili;  kïÂ)ol,  an  existence  outside  the 
vhain  ofphysical  causes^  and  in  a  pure  world  of  the  under standing-,  Barni 
nous  semble  traduire  peu  exactement  par  :çue  mon  existence  en  ce  monde 
soit  encore,  outre  son  rapport  avec  la  nature,  une  existence  dans  le  iiui;ii}a 
purement  intelligible.  (F.  P.) 


ASSENTBIENT  VENAÎîT  D'UN  BESOIN  DE  LA  RAISON  PURE  261 

quoique  je  sois  fort  peu  en  état  d'y  répondre  ou  de  leur 
en  opposer  de  plus  spécieuses  *. 


* 


Pour  éviter  tout  malentendu  dans  l'usage  d'un 
concept  encore  aussi  inusité  que  celui  d'une  croyance 
de  la  raison  pure  pratique,  qu'il  me  soit  permis  encore 
d'ajouter  une  remarque.  —  Il  semblerait  presque  que 
cette  croyance  rationnelle  est  annoncée  ici  comme  un 
commandement,  celui  d'admettre  le  souverain  bien 
comme  possible.  Mais  une  croyance  qui  est  ordonnée 
est  un  non  sen&(Unding).  Qu'on  se  souvienne  de  l'ana- 
lyse précédemment  faite  des  éléments  qui  doivent  être 

*  Dans  le  deulschen  Muséum  de  février  1787,  il  y  a  une  Dissertation 
l'un  esprit  très  fin  et  très  lucide,  de  feu  Wizenmann  dont  la  mort  pré- 
maturée est  regrettable,  dans  laquelle  il  conteste  le  droit  de  con- 
clure d'un  besoin  à  la  réalité  objective  de  l'objet  de  ce  besoin  et 
explique  sa  pensée  par  l'exemple  d'un  amoureux  qui,  se  complaisant 
follement  dans  l'idée  d'une  beauté  qui  est  simplement  une  chimère  de 
son  propre  cerveau,  voudrait  conclura  qu'un  tel  objet  existe  réellement 
en  quelque  endroit.  Je  lui  donne  complètement  raison  dans  tous  les 
cas  où  le  besoin  est  fondé  sur  le  penchant;  car  le  penchant  ne  peut 
jamais  postuler  nécessairement  pour  celui  qui  en  est  affecté  l'exis- 
tence de  son  objet,  encore  moins  est-il  de  nature  à  s'imposer  à  chacun 
(viehceniger  einefiir  Jedermann  giUtige  Forderung  mlhaltj  et  c'est  pour- 
quoi il  est  un  principe  simplement  subjectif  du  désir.  Mais  il  s'agit  ici 
d'un  besoin  roUonnd  dérivant  d'un  principe  o6jec<»/de  détermination  de 
la  volonté,  c'est-à-dire  de  la  loi  morale,  qui  oblige  nécessairement 
tout  être  raisonnable,  par  conséquent  l'autorise  à  supposer  à  priori 
dans  la  nature  des  conditions  qui  y  sont  appropriées  et  qui  rend  ces 
conditions  inséparables  de  l'usage  pratique  complet  de  la  raison.  C'est 
un  devoir  de  réaliser  le  plus  que  nous  pouvons,  le  souverain  bien,  par 
conséquent  le  souverain  bien  doit  être  possible,  partant  il  est  inévi- 
table aussi  pour  tout  être  raisonnable  dans  le  monde  de  supposer  ce 
qui  est  nécessaire  à  la  possibilité  objective  du  souverain  bien.  Cette 
supposition  est  aussi  nécessaire  que  la  loi  morale,  relativement  à 
laquelle  seule  elle  a  de  la  valeur. 


262  DIALECTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

supposés  dans  le  concept  du  souverain  bien,  et  Ton 
verra  qu'il  ne  peut  pas  [durfe]  nous  être  ordonné  d'ad- 
mettre cette  possibilité,  qu'il  n'y  a  pas  d'intentions 
pratiques  qui  exigent  qu'on  l'admette,  mais  que 
la  raison  spéculative  doit  l'accorder,  sans  qu'on  le  lui 
demande  ;  car  personne  ne  peut  vouloir  soutenir  qu'il 
est  impossible  en  soi  que  les  êtres  raisonnables  dans  le 
monde  jouissent  de  la  quantité  de  bonheur  dont  ils  se 
rendent  dignes  en  conformant  leur  conduite  à  la  loi 
morale.  Or,  relativement  au  premier  élément  du  sou- 
verain bien,  c'est-à-dire  à  ce  qui  concerne  la  moralité, 
la  loi  moralenous  donne  simplement  un  commandement  y 
et  mettre  en  doute  la  possibilité  de  cet  élément  {Bes- 
tandstûcks)  serait  la  même  chose  que  mett-re  en  doute  la 
loi  morale  elle-même.  Mais  quant  au  second  élément 
de  cet  objets  c'est-à-dire  en  ce  qui  coîicerne  l'exacte 
proportion  du  bonheur  et  de  la  valeur  acquise  par  une 
conduite  conforme  à  la  loi  morale^  il  n'y  a  pas  besoin 
sans  doute  d'un  commandement  pour  en  admettre  la 
possibilité  en  général,  car  la  raison  théorique  n'a  rien 
elle-même  à  y  objecter  :  seulement  la  manière  dont 
nous  devons  concevoir  cette  harmonie  des  lois  de  la 
nature  avec  celles  de  la  liberté  a  en  soi  une  chose 
relativement  à  laquelle  un  choix  nous  incombe,  parce 
que  la  raison  théorique  ne  décide  rien  à  ce  sujet  avec 
une  certitude  apodictique  et  que  relativement  à  la 
raison  théorique  {in  Ansehung  dieser)  il  peut  y  avoir  un 
intérêt  moral  qui  fasse  pencher  la  balance  {den  Aus- 
scJilag  yiebt). 

J'ai  dit  plus  haut  que,  dans  le  simple  cours  de  la 


ASSENTIMENT  VENANT  D'UN   BESOIN   DE   LA  RAISON  PURE      263 

nature  dans  le  monde,  il  ne  faut  ni  attendre  ni  tenir 
pour  impossible  le  bonheur  exactement  proportionné  à  la 
valeur  morale  et  que^  par  conséquent,  on  ne  peut,  de  ce 
côté,  admettre  la  possibilité  du  souverain  bien  qu'en 
supposant  un  auteur  moral  du  monde.  Je  me  suis,  de 
propos  délibéré,  abstenu  de  restreindre  ce  jugement 
aux  conditions  subjectives  de  notre  raison,  pour  faire 
usage  de  cette  restriction  seulement  lorsque  le  mode 
d'assentiment  {Art  ihres  Fiirwahrhaltens)  serait  plus 
exactement  déterminé.  En  fait,  celle  impossibilité  est 
simplement  subjectivôf  c'est-à-dire  que  notre  raison 
trouve  impossible  pour  elle  de  concevoir  (begreiflich  zu 
machen),  d'après  le  simple  cours  de  la  nature,  une 
connexion  si  exactement  proportionnée  et  si  parfaite- 
ment appropriée  à  une  fin,  entre  deux  séries  d'événe- 
ments qui  se  produisent  dans  le  monde  d'après  des  lois 
si  différentes  ;  quoiqu'elle  ne  puisse,  comme  dans  toute 
autre  chose  qui  dans  la  nature  est  conforme  à  une  fin, 
prouver  non  plus  Timpossibilité  de  cette  connexion 
d'après  des  lois  universelles  de  la  nature,  c'est-à-dire 
la  montrer  suffisamment  par  des  raisons  objectives. 

Mais  maintenant  un  principe  de  décision  '  d'une 
autre  espèce  entre  en  jeu  pour  faire  pencher  la  balance 
dans  cette  incertitude  de  la  raison  spéculative.  Le 
commandement  de  réaliser  {%u  befôrdem)  le  souverain 
bien  est  fondé  objectivement  (dans  la  raison  pratique), 
et  la  possibilité  du  souverain  bien  en  général  est  aussi 


'  Enlscheidtmpsgrund  ;  Born  traduit  par  aiia  ralio  decidendi;  Barni, 
par  un  motif;  Abbot,  par  a  deciding  principle  ;  nous  suivons  le  texte 
»1  aussi  prés  que  possible.  (P.  P.) 


264  DIALECTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

fondée  objectivement  (dans  la  raison  théorique  qui  n'a 
rien  à  y  objecter).  Seulenient  la  raison  ne  peut  décider 
obj  ectivement  de  qu  ell  e  manière  nous  devons  nou  s  repré- 
senter cette  possibilité,  si  c'est  d'après  des  lois  univer- 
selles de  la  nature  sans  un  sage  auteur  qui  y  préside 
ou  uniquement  en  supposant  un  tel  auteur.  Or  ici  se 
présente  une  condition  subjective  de  la  raison,  la  seule 
manière  théoriquement  possible  pour  elle  de  se  repré- 
senter l'harmonie  exacte  du  royaume  de  la  nature  et  du 
royaume  des  mœurs  comme  condition  de  la  possibi- 
lité du  souverain  bien,  et  c'est  en  même  temps  la  seule 
manière  avantageuse  uniquement  pour  la  moralité  (qui 
dépend  d'une  loi  objective  de  la  raison).  Puisque  la 
réalisation  du  souverain  bien  et  par  conséquent  la  sup- 
position de  sa  possibilité  est  objectivement  (mais  seu- 
lement comme  conséquence  de  la  raison  pratique) 
nécessaire,  mais  qu'en  même  temps  la  manière  dont 
nous  voulons  concevoir  le  souverain  bien  comme  pos- 
sible, dépend  de  notre  propre  choix  et  qu'un  libre 
intérêtde  la  raison  pure  pratique  nous  décide  à  admettre 
un  sage  auteur  du  monde,  le  principe  qui  détermine 
en  cela  notre  jugement  est  sans  doute  subjectif  comme 
besoin,  mais  en  même  temps  aussi  comme  moyen  de 
réaliser  ce  qui  est  objectivement  (pratiquement)  néces- 
saire, il  est  le  fondement  d'une  maxime  de  la  croyance 
{Fiirwahrhaltens)  au  point  de  vue  moral,  c'est-à-dire 
d'une  croyance  purepratique  de  laraison.  Cette  croyance 
n'est  donc  pas  commandée,  mais  elle  dérive  de  l'in- 
tention morale  même  comme  une  libre  détermination 
de  noire  jugement,  utile  au  point  de  vue  moral  (qui 


RAPPOBT  DES  FACULT:':S  A  LA  DESTINATION  PRATIQUE     265 

nous  est  ordonné)  s'accordant  en  outre  avec  le  besoin 
théorique  de  notre  raison  pour  admettre  l'existence  de 
ce  sage  auteur  du  monde  et  la  prendre  pour  fondement 
de  l'usage  de  la  raison  ;  par  conséquent  elle  peut  par- 
fais chanceler  même  chez  ceux  qui  sont  bien  inten- 
tionnés, mais  elle  ne  peut  jamais  être  changée  en 
incrédulité  {Unglauben), 


rx 


Du     RAPPORT     SAGEMENT     PROPORTIONNE     DES     FACULTES     DE 
CONNAITRE   DE   l'hOMSIE   A    SA   DESTINATION   PRATIQUE. 

Si  la  nature  humaine  est  destinée  à  tendre  au  sou- 
verain bien,  nous  devons  admettre  aussi  que  la  mesure 
de  ses  facultés  de  connaître  et  particulièrement  la  rela- 
tion de  ces  facultés  les  unes  avec  les  autres,  est  appro- 
priée à  ce  but.  Or  la  Critique  de  la  raison  pure  spécula- 
tive prouve  l'extrême  insuffisance  de  cette  faculté  pour 
résoudre  conformément  à  ce  but  les  plus  importants 
problèmes  qui  lui  sont  proposés,  quoiqu'elle  ne  mécon- 
naisse pas  les  indications  (Winke)  naturelles  et  non 
méprisables  de  cette  raison  elle-même,  ni  les  grands 
progrès  que  peut  faire  cette  faculté  pour  se  rapprocher 
du  but  élevé  qui  lui  est  proposé,  sans  cependant  l'at- 
teindre jamais  par  elle-même,  même  avec  le  secours 
d'une  connaissance  très  grande  de  la  nature.  La  nature 
paraît  donc  ici  nous  avoir  traités  seulement  à  la  façon 
'une  marâtre,  en  nous  fournissant  une  faculté  néces- 
saire à  notre  but. 


266  DIALECTIQUE  DE  LA  RAISON  PtlRE  PRATIQUE 

Supposez  maintenant  qu'elle  se  soit  conformée  en 
cela  à  notre  souhait  et  qu'elle  nous  ait  donné  en  par- 
tage celte  capacité  de  pénétration  {Einsichtsfàhigkeit) 
ou  ces  lumières  {ErJenchtung)  que  nous  voudrions  bien 
posséder  ou  que  quelques-uns  sHmaginent  réellement 
avoir  en  leur  possession,  quelle  en  serait  la  consé- 
quence selon  toute  apparence?  A  moins  que  notre 
nature  tout  entière  ne  soit  en  même  temps  changée, 
les  'penchantSf  qui  ont  toujours  le  premier  mot,  récla- 
meraient d'abord  leur  satisfaction  et  unis  avec  la  ré- 
flexion rationnelle,  la  satisfaction  la  plus  grande  et  la 
plus  durable  possible,  sous  le  nom  de  bonheur;  la  loi 
morale  parlerait  ensuite  pour  retenir  ces  penchants 
dans  les  limites  qui  leur  conviennent  et  même  pour 
les  soumettre  tous  ensemble  à  un  but  (Zweche)  plus 
élevé,  n'ayant  rapport  à  aucun  penchant.  Mais  au  lieu 
de  la  lutte  que  l'intention  morale  a  maintenant  à  soutenir 
avec  les  penchants  et  dans  laquelle,  après  quelques  dé- 
faites, l'âme  acquiert  cependant  peu  à  peu  de  la  force 
morale,  Dieu  eiVéter7iité,  avec  leur  majesté  redoutable, 
seraient  sans  cesse  devant  nos  yeux  (car  ce  que  nous 
pouvons  complètement  prouver  est  aussi  certain  pour 
nous  que  ce  dont  nous  nous  assurons  par  nos  propres 
yeux).  La  transgression  de  la  loi  serait  sans  doute 
évitée,  ce  qui  est  ordonné  serait  accompli  ;  mais  comme 
Vintention  d'après  laquelle  les  actions  doivent  avoir 
lieu  ne  peut  être  introduite  en  nous  (eingeflôsst)  par 
aucun  commandement,  et  qu'ici  l'aiguillon  de  l'acti- 
vité est  toujours  sous  la  main  (bei  Hand)  et  extérieur; 
que,  par  conséquent,  la  raison  n'a  pas  besoin  de  faire 


RAPPORT  DES  FACULTÉS  A  LA  DESTINATION  PRATIQUE     2G7 

d'abord  des  efforts  {sich  nicht  allererst  empor  arbeiten 
darf)  pour  rassembler  ses  forces  afin  de  résister  aux 
penchantj;  par  une  représentation  vivante  de  la  dignité 
de  la  loi,  la  plupart  des  actions  conformes  à  la  loi 
seraient  produites  par  la  crainte,  quelques-unes  seule- 
mant  par  l'espérance  et  aucune  par  devoir,  et  la  valeur 
morale  des  actions,  sur  laquelle  seule  repose  la  valeur 
de  la  personne  et  même  celle  du  monde  aux  yeux  de  la 
suprême  sagesse^  n'existerait  plus.  La  conduite  des 
hommes,  aussi  longtemps  que  leur  nature  demeure  ce 
qu'elle  est  actuellement,  serait  donc  changée  en  un  sim- 
ple mécanisme  où,  comme  dans  un  jeu  de  marionnettes, 
tout  ^esiicwiemû  bien,  mais  où  cependant  on  ne  rencontre- 
rait aucune  vie  dans  les  figures.  Or,  comme  il  en  est  tout 
autrement  pour  nous,comme  par  tous  les  efforts  de  notre 
raison,  nous  n'avons  de  l'avenir  qu'une  perspective  (Aus- 
sicht)  fortobscure  et  incertaine, commele  Gouverneurdu 
monde  {Weltregierer)  nous  laisse  seulement  conjecturer 
ei  non  dL^evcewoiv  [erblicken)  on  prouver  clairement  son 
existence  et  sa  majesté,  comme  au  contraire  la  loi  mo- 
rale qui  est  en  nous,  sans  nous  promettre  ou  nous  faire 
craindre  quelque  chose  avec  certitude  (phne  uns  etwas 
mit  Sicherheit  zu  vevheissen  oder  %u  drohen),  réclame  de 
nous  un  respect  désintéressé,  tout  en  nous  offrant 
d'ailleurs,  lorsque  ce  respect  est  devenu  actif  et  domi- 
nant, pour  la  première  fois  et  seulement  par  ce  moyen 
[allererst  alsdann  und  nur  dadurchj,  des  perspectives 
dans  le  royaume  du  supra-sensible,  mais  seulement 
encore  assez  voilées  {mit  schwachen  Blieken)^  il  peut  y 
avoir  place  pour  une  intention  véritablement  morale, 


268  DIALECTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 

ayant  immédiatement  la  loi  pour  objet,  et  la  créature 
raisonnable  peut  devenir  digne  de  participer  au  souve- 
rain bien  qui  correspond  à  la  valeur  morale  de  sa  per- 
sonne et  non  simplement  à  ses  actions.  Donc,  ce  que 
nous  enseigne  suffisamment  d'ailleurs  l'étude  de  la 
nature  et  de  l'homme,  pourrait  bien  encore  ici  être 
exact  :  la  sagesse  impénétrable  par  laquelle  nous  exis- 
tons, n'est  pas  moins  digne  de  vénération  pour  ce 
qu'elle  nous  a  refusé  que  pour  ce  qu'elle  nous  a  donné 
en  partage. 


DEUXIÈME    PARTIE 

DB 

LA  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PRATIQUE 


MÉTHODOLOGIE 


DE 


LA  RAISON  PURE  PRATIQUE 


Par  méthodologie  de  la  raison  pure  pratiqîiej  on  ne 
peut  pas  entendre  le  mode  (aussi  bien  dans  la  réflexion 
que  dans  la  discussion)  de  procéder  avec  des  principes 
purs  pratiques  en  vue  d'une  connaissance  scientifique 
de  ces  principes,  ou  ce  qu'on  appelle  ailleurs  dans  la 
philosophie  théoriquej  proprement  une  méthode  (car  la 
connaissance  populaire  a  besoin  d'une  manière,  la 
science,  d'une  méthode^  c'est-à-dire  d'un  ensemble  de 
procédés  reposant  sur  des  principes  de  la  raison,  par 
lesquels  seulement  les  éléments  divers  d'une  connais- 
sance peuvent  devenir  un  système].  On  entend  au  con- 
traire par  cette  méthodologie  le  mode  dans  lequel  on 
peut  donner  aux  lois  de  la  raison  pure  pratique  un  accès 
dans  l'esprit  humain,  de  Vinfluence  sur  les  maximes  de 
cet  esprit,  c'est-à-dire  rendre  la  raison  subjectivement 
pratique. 

Or,  il  est  clair  que  ces  principes  déterminants  de  la 
volonté,  qui  seuls  rendent  les  maximes  proprement 
morales  et  leur  donnent  une  valeur  morale,  à  savoir 
la  représentation  immédiate  de  la  loi  et  l'observation 


272  LA  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PRATIQUE 

objectivement  nécessaire  de  cette  loi  comme  devoir, 
doivent  être  représentés  comnieles  mobiles  propres  des 
actiong  ;  parce  que,  sans  cela,  on  produirait  bien  la  léga- 
lité (Legalitdt)  des  actions,  mais  non  la  moralité  (Moru- 
litàt)  des  intentions.  Mais  il  n'est  pas  aussi  clair,  il 
doit  même  paraître  à  chacun  tout  à  fait  invraisembla- 
ble, à  première  vue,  que  même  subjectivement,  cette 
représentation  {Darstellung)  de  la  vertu  pure  puisse 
avoir  plus  de  force  sur  l'âme  humaine  et  lui  fournir 
un  mobile  beaucoup  plus  puissant  même  pour  opérer 
cette  légalité  des  actions  et  produire  de  plus  énergi- 
ques résolutions  de  préférer  la  loi,  par  respect  pour 
elle,  à  toute  autre  considération,  que  toutes  les  sé- 
ductions décevantes  (Anlockungen  aus  Vorspiegelungen) 
du  plaisir,  et  en  général  de  tout  ce  qui  appartient  au 
bonheur,  ou  même  que  toutes  les  menaces  de  la  dou- 
leur {Schmerz)  et  du  mal  [Uebeln).  Cependant  il  en 
est  réellement  ainsi ,  et  si  la  nature  humaine  n'était 
pas  ainsi  constituée,  jamais  aucun  mode  de  représen- 
tation de  la  loi  par  des  ambages  [Umschiveife)  et  par 
des  moyens  de  recommandation  {empfehlende)  ne  pro- 
duirait la  moralité  de  l'intention.  Tout  serait  pure 
hypocrisie,  la  loi  serait  haïe  ou  même  tout  à  fait  mé- 
prisée, tandis  qu'elle  serait  suivie  cependant  en  vue 
de  l'avantage  personnel.  On  trouverait  la  lettre  de  la 
loi  (la  légalité)  dans  nos  actions,  on  n'en  trouverait 
pas  l'esprit  dans  nos  intentions  (la  moralité)  et  comme 
avec  tous  nos  efforts,  nous  ne  pouvons  cependant,  dans 
notre  jugement,  nous  dég-ager  totalement  de  la  raison, 
nous  devrions  paraître  inévitablement  à  nos  propres 


MÉTHODOLOGIE  DE  LA   RAISON  PURE   PRATIQUE  273 

yeux  comme  des  hommes  sans  valeur,  abjects,  bien  que 
nous  essayions  de  nous  dédommager  de  cette  humi- 
liation devant  le  tribunal  intérieur,  par  ce  fait  que  nous 
jouissons  des  plaisirs  qu'une  loi  naturelle  ou  divine  ac- 
ceptée parnous,  aurait  attachés,  selon  notre  opinion,  à 
un  mécanisme  de  sa  ^^oMce  {M as chinenwesen  ihrerPolizei) , 
qui  se  règle  simplementd'aprèscequ'onfait,  sans  se  sou- 
cier des  principesdéterminants  d'après  lesquelsonlefait. 
Sans  doute,  on  ne  peut  nier  que  pour  faire  entrer 
un  esprit  (Gemûthe)  ou  encore  inculte  ou  même  cor- 
rompu, dans  la  voie  du  bien  moral,  on  n'ait  besoin  de 
quelques  instructions  préparatoires  pour  l'attirer  par 
son  avantage  personnel  ou  l'effrayer  par  la  crainte 
de  quelque  dommage  ;  mais  aussitôt  que  ce  méca- 
nisme, que  cette  lisière  [Gàngelband]  a  fait  quelque 
effet,  il  faut  présenter  à  Tàme  le  principe  moral  pur 
de  détermination,  car  non  seulement  ce  principe  est 
le  seul  qui  puisse  fonder  un  caractère  (une  manière  de 
penser  pratique,  conséquente,  reposant  sur  des  maximes 
immuables),  mais  encore  il  nous  enseigne  à  sentir 
notre  dignité  personnelle,  donne  à  l'âme  {Gemûthe)  une 
force  qu'elle  n'espérait  pas  elle-même  {ihm  selbst  uner- 
wartelé)  pour  s'affranchir  de  toute  dépendance  sen- 
sible en  tant  qu'elle  veut  devenir  dominante,  et  pour 
trouver  dans  Tindépendance  de  sa  nature  intelligible 
et  dans  la  grandeur  d'âme  à  laquelle  elle  se  voit  desti- 
née, une  riche  compensation  pour  les  sacrifices  qu'elie 
fait.  Nous  allons  donc  prouver,  par  des  observations 
que  chacun  peut  faire,  que  cette  propriété  de  notre 
esprit  {Gemiiths),  cette  capacité  à  recevoir  un  intérêt  pur 
KANT,  Cr.  de  la  rais.  prat.  18 


274  C»ITIQUE   DE   LA   RAISON  PRATIQUE 

moral  et  par  conséquent  la  force  motrice  de  la  pure 
représentation  delà  vertu,  si  elle  est  convenablement 
présentée  au  cœur  humain,  forme  le  mobile  le  plus 
puissant  et,  s'il  s'agit  de  la  durée  et  de  la  ponctualité 
dans  l'observation  des  maximes  morales,  le  seul  mobile 
d'une  bonne  conduite  (zum  Guten).  Cependant  il  faut 
rappeler  ici,  en  même  temps,  que  si  ces  observations 
prouvent  seulement  la  réalité  d'un  tel  sentiment  et  non 
une  amélioration  morale  produite  par  là,  cela  ne  porte 
en  rien  préjudice  à  la  seule  méthode  qui  consiste  à 
rendre  subjectivement  pratiques,  par  la  simple  représen- 
tation pure  du  devoir^  les  lois  objectivement  pratiques 
de  la  raison  pure,  cela  ne  prouve  en  aucune  façon  que 
cette  méthode  soit  une  vaine  fantaisie.  En  effet,  comme 
elle  n'a  jamais  été  mise  en  pratique,  l'expérience  ne 
peut  rien  dire  encore  de  son  résultat.  Mais  on  peut 
réclamer  des  preuves  en  ce  qui  concerne  le  pouvoir  de 
subir  l'influence  de  tels  mobiles.  Ce  sont  ces  preuves 
que  maintenant  je  veux  présenter  brièvement;  ensuite 
j'esquisserai  en  peu  de  mots  la  méthode  à  suivre  pour 
fonder  et  cultiver  les  véritables  intentions  morales. 

Si  l'on  fait  attention  au  cours  de  la  conversation 
dans  des  sociétés  mêlées  qui  ne  se  composent  pas  sim- 
plement de  savants  et  de  raisonneurs  subtils  (Ver- 
nûnftlern)y  mais  aussi  d'hommes  d'affaires  et  de 
femmes,  on  remarque  qu'en  dehors  de  lanecdote  et  de 
la  plaisanterie,  il  y  a  encore  un  autre  genre  d'entretien 
qui  y  trouve  sa  place,  à  savoir  le  raisonnement',  car 

*  Nous  traduisons  comme  Barnî  le  mot  Rdsonniren  ;   Abbot  donne 


MÉTHODOLOGIE   DE   LA    BAISON  PURE   PRATIQUE  275 

Tanecdote  qui  doit  comporter  la  nouveauté  et  avec  elle 
l'intérêt,  est  bientôt  épuisée  et  la  plaisanterie  perd  aisé- 
ment sa  saveur.  Or  il  n'y  a  aucun  raisonnement 
{Ràsonniren)  qui  intéresse  plus  les  personnes,  ennuyées 
rapidement  d'ailleurs  par  toute  discussion  subtile 
{Vernûnfteln),  et  qui  produise  plus  d'animation  dans 
la  société  que  celui  qui  porte  sut  \d.  va  leur  morale  de  telle 
ou  telle  action  et  par  lequel  (dadurch)  le  caractère  d'une 
personne  quelconque  doit  être  constitué.  Ceux  pour 
qui  d'ailleurs  tout  ce  qui  est  subtil  et  raffiné  {Gru- 
blerische)  dans  les  questions  théoriques  est  sec  et 
rebutant,  prennent  bientôt  part  à  la  conversation  quand 
il  s'agit  de  déterminer  l'importance  {Gehalt)  d'une 
action  botine  ou  mauvaise  que  l'on  raconte  et  ils  mon- 
trent, pour  chercher  tout  ce  qui  pourrait  diminuer  la 
pureté  de  l'intention  {Absicht)^  partant  le  degré  de 
vertu  de  cette  action  ou  même  qui  pourrait  seulement 
la  rendre  suspecte,  une  exactitude,  un  raffinement,  une 
subtilité  qu'on  n'attendait  pas  d'eux  à  propos  d'un  objet 
de  spéculation.  On  peut  même  souvent,  dans  ces  juge- 
ments, voir  transpercer  le  caractère  des  personnes  qui 
jugent  elles-mêmes  les  autres;  quelques-unes  parais- 
sent, en  exerçant  leur  fonction  de  juges,  et  spéciale- 
ment sur  les  morts,  disposées  de  préférence  à  défendre 
le  bien  que  l'on  dit  de  telle  ou  telle  action  de  ces  per- 
sonnes contre  toutes  les  insinuations  qui  tendent  à 
porter  atteinte  à  la  pureté  de  l'intention  (krànkenden 
Eimviirfe  der  Unlauterkeit)  et  finissent   par  défendre 

argument  ;  Born  opinatio  disserendique  ratio,  ce  qui  est  beaucoup  pluiB 
précis.  (F.  P.) 


276  CRITIQUE   DE   LA   RAISON   PRATIQUE 

toute  la  valeur  morale  de  la  personne  contre  le  reproche 
de  dissimulation  et  de  méchanceté  [Bôsartigkeit)  cachée. 
D'autres,  au  contraire,  paraissent  plus  disposées  à  atta- 
quer cette  valeur  morale,  en  cherchant  des  motifs  d'ac- 
cusation et  des  fautes.  Cependant  il  ne  faut  pas  toujours 
attribuer  à  ces  derniers  le  dessein  de  vouloir  écarter 
complètement  par  leur  raisonnement  subtil  [ganzlieh 
wegvernunfteln),  la  vertu  de  toutes  les  actions  des 
hommes  qu'on  peut  citer  comme  exemples,  pour  n'en 
plus  faire  par  là  qu'un  vain  nom  ;  souvent,  au  contraire, 
c'est  uniquement  par  une  sévérité  bien  intentionnée 
dans  l'appréciation  de  la  véritable  valeur  morale  des 
actions  d'après  une  loi  qui  n'admet  point  de  compromis 
{unnachaiçhtlichen),  qui,  prise  pour  terme  de  compa- 
raison, à  la  place  d'exemples,  abaisse  beaucoup  la  pré- 
somption dans  les  choses  morales  et  n'enseigne  pas 
simplement  la  modestie,  mais  la  fait  sentir  à  tout 
homme  qui  s'examine  lui-même  avec  sévérité.  On  peut 
néanmoins  observer  le  plus  souvent  que  les  défenseurs 
de  la  pureté  de  l'intention  dans  des  exemples  donnés, 
cherchent  partout  où  il  y  a  présomption  en  faveur  de 
la  probité  [Rechtscliaffenheit)  à  écarter  la  moindre 
souillure  du  principe  de  détermination,  parce  qu'ils 
craignent,  qu'en  rejetant  tous  les  exemi)les  comme 
faux,  en  niant  la  pureté  de  toute  vertu  humaine,  on  n'en 
vienne  enfin  à  regarder  la  vertu  comme  un  simple  fan- 
tôme, et  ainsi  à  mépriser  tout  effort  tenté  pour  la  réa- 
liser comme  une  vaine  affectation  et  une  présomption 
mensongère. 

Je  ne  sais  pourquoi  les  éducateurs  de  la  jeunesse 


MÉTHODOLOGIE  DE  LA  RAISON  PURE  PRATIQUE  277 

n'ont  pas  depuis  longtemps  déjà  fait  usage  de  cette  ten- 
dance qu'a  la  raison  d'entrer  avec  plaisir  dans  l'examen 
le  plus  subtil  des  questions  pratiques  qu'on  lui  pro- 
pose, et  pourquoi,  après  avoir  pris  pour  fondement  un 
catéchisme  simplement  moral,  ils  n'ont  pas  fouillé  les 
biographies  des  tempsancienset  modernes_,  afin  d'avoir 
sous  la  main  des  exemples  pour  les  devoirs  qui  y  sont 
proposés  et  d'exercer,  par  ces  exemples,  surtout  par  la 
comparaison  d'actions  semblables  faites  dans  des  cir- 
constances diverses,  le  jugement  de  leurs  élèves,  qui 
apprendraient  à  en  discerner  le  plus  ou  moins  d'im- 
portance morale.  C'est  une  chose  dans  laquelle  même 
la  première  jeunesse  {friihe  Jugend),  qui  n'est  pas  encore 
mûre  d'ailleurs  pour  toute  spéculation  (aller  Spécula- 
tion) *,  devient  bientôt  très  perspicace  et  à  laquelle  elle 
ne  se  trouve  pas  peu  intéressée,  parce  qu'elle  y  sentie 
progrès  de  son  jugement;  et  ce  qu'il  y  a  de  plus  impor- 
tant, ils  peuvent  espérer  avec  confiance  que  l'exercice 
fréquemment  répété  ^  par  lequel  on  connaît  la  benne 
conduite  dans  toute  sa  pureté,  on  y  donne  son  appro- 
bation, ou  on  remarque  au  contraire  avec  regret  ou 
avec  mépris  tout  ce  qui  s*en  écarte  le  moins  du  monde, 
quoiqu'il  n'y  ait  là  sans  doute  qu'un  jeu  du  jugement 
dans  lequel  les  enfants  peuvent  rivaliser  entre  eux,  lais- 
sera cependant  en  eux  une  impression  durable  d'estime 
d'un  côté  et  d'aversion  de  l'autre,  qui  par  lasimplehabi- 

*  Il  n'y  a  aucune  raison  pour  traduire  avec  Barni  pour  adctwb  espèce 
de  spéculation.  (F.  P.) 

2  Le  texte  porte  Oflere  Uebung;  Born  donne  eoecercitatione  crebriore; 
Abbot,  the  fréquent  practice  ;  Barni  dit  l'habitude  et  ne  traduit  plus 
ensuite  le  Gewohnheit  qui  se  trouve  quelques  lignes  plus  bas.  (F.  P.) 


278  CRITIQUE   DE   LA   RAISON   PRATIQUE 

lu  de  {Geiuohnheit)  de  regarder  de  telles  actions  comme 
dignes  d'approbation  on  de  blâme, formerait  une  bonne 
fondation  pour  l'honnêteté  dans  le  cours  futur  de  la  vie. 
Je  souhaite  seulement  qu'on  leur  épargne  ces  exemples 
d'actions  dites  nobles  (d'un  mérite  transcendant  =  ûber- 
verdienstlicher)  dont  nos  écrits  sentimentaux  {empfmd- 
samen)  sont  trop  prodigues,  et  qu'on  rapporte  tout(o//es) 
simplement  au  devoir  et  à  la  valeur  qu'un  homme  peut 
et  doit  s'attribuera  ses  propres  yeux  par  la  conscience 
de  ne  point  l'avoir  transgressé,  parce  que  ce  qui  n'a- 
boutit qu'à  de  vains  désirs  et  à  de  vaines  aspirations 
vers  une  perfection  inaccessible  ne  produit  que  des 
héros  de  romans,  qui  trop  fiers  [sich  viel  %u  Gute  thun) 
de  leur  sentiment  pour  la  grandeur  transcendante, 
(uberschwenglich-Grosse)  s'affranchissent  de  la  pratique 
des  devoirs  communs  et  courants  de  la  vie,  qui  ne 
leur  paraissent  alors  que  petits  et  insignifiants  [nur 
unbedeutend  klein)  *. 

Mais  si  Ton  demande  quelle  est  donc  à  proprement 
parler  la  pure  moralité  qui  doit,  comme  une  pierre  de 


*  Il  est  fort  utile  de  louer  des  actions  où  brillent  une  intention 
grande,  désintéressée,  sympathique  et  un  sentiment  d'humanité.  Mais 
il  faut  moins  attirer  l'attention  sur  l'élévation  de  l'âme  fSedenerhebung), 
qui  est  très  fugitive  et  passagère  que  sur  la  soumission  du  cœur  au 
devoir,  dont  on  peut  attendre  une  impression  plus  durable  parcequ'elle 
comporte  des  principes  (tandis  que  l'élévation  de  l'âme  ne  comporte  que 
des  agitations,  Aufwallungen) .  Il  n'est  besoin  que  de  réfléchir  un  peu 
pour  trouver  toujours  quelque  faute  (Schuld)  dont  on  s'est  rendu  cou- 
pable par  quelque  moyen  à  l'égard  du  genre  humain  (ne  serait-ce  que 
celle  de  jouir,  par  suite  de  l'inégalité  des  hommes  dans  l'organisation 
civile,  de  certains  avantages  en  raison  desquels  d'autres  hommes 
doivent  supporter  d'autant  plus  de  privations),  pour  ne  pas  laisser  la 
représentation  fEinbildungJ  présomptueuse  du  mérite  expulser  la 
pensée  (Gedanken)  du  de>'oir. 


MÉTHODOLOGIE    DE    LA    RAISON  PURE   PRATIQUE         279 

touche,  servir  à  reconnaître  l'importance  morale  de 
chaque  action,  je  dois  avouer  qu'il  n'y  a  que  des  philo- 
sophes qui  puissent  rendre  douteuse  la  solution  de 
cette  question  ;  car,  dans  la  raison  commune  des 
hommes  elle  est,  non  sans  doute  par  des  formules 
générales  et  abstraites,  mais  cependant  par  l'usage 
habituel,  résolue  depuis  longtemps  comme  la  distinc- 
tion de  la  main  droite  et  de  la  main  gauche.  Nous 
allons  d'abord  montrer  le  caractère  distinctif  {Prû- 
fungsmerkmal)  de  la  pure  vertu  dans  un  exemple,  et  en 
nous  représentant  que  cet  exemple  est  proposé  au  juge- 
ment d'un  enfant  de  dix  ans,  nous  allons  voir  si,  de  lui- 
même  et  sans  les  indications  de  son  maître,  cet  enfant 
devrait  nécessairement  juger  ainsi.  On  raconte  l'his- 
toire d'un  honnête  homme  qu'on  veut  déterminer  à  se 
joindre  aux  calomniateurs  d'une  personne  innocente 
mais  n'ayant  d'ailleurs  aucun  pouvoir  (comme  par 
exemple  d'Anne  de  Boleyn,  accusée  par  Henri  VIII, 
roi  d'Angleterre).  On  lui  offre  des  avantages,  c'est-à- 
dire  de  riches  cadeaux  ou  un  rang  élevé,  il  les  refuse. 
Sa  conduite  produira  simplement  de  l'assentiment  et 
de  l'approbation  dans  l'âme  de  l'auditeur,  parce  que  ce 
n'est  que  du  gain  qu'il  refuse'.  Maintenant  on  com- 
mence aie  menacer  d'une  peine^.  Parmi  ces  calomnia- 
teurs se  trouvent  ses  meilleurs  amis  qui  lui  refusent 


'  Le  texte  donne  weïl  es  Gewinn  ist-,  Born  dit  :  propterea  quod  Ucrum. 
videtur;  Âbbot  ne  traduit  pas;  Barni  semble  faire  un  contre-sens  en 
disant  :  car  elle  peut  éire  avantageuse.  (F.  P.) 

2  11  y  a  dans  le  texte  mit  Androhungdes  Verlusts,  que  rien  absolumenl, 
n'autorise  à  traduire  comme  l3  fait  Barni,  supposez  maintenant  qu'on  en 
vienne  aux  dernières  menaces.  (F.  P.) 


280  CRITIQUE  DE   LA   RAISON  PRATIQUE 

maintenant  leur  amitié,  de  proches  parents  qui  le  me- 
nacent (lui  qui  est  sans  fortune)  de  le  déshériter,  des 
personnages  puissants  qui  peuvent,  en  tout  lieu  et  en 
toute  circonstance,  le  poursuivre  et  le  persécuter,  un 
prince  qui  le  menace  de  lui  faire  perdre  la  liberté  et 
mêmelavie.  Enfin,  pour  mettre  lecombleàson malheur 
{Leidens)y  pour  lui  faire  sentir  aussi  la  douleur  que  peut 
seul  éprouver  intérieurement  un  cœur  moralement  bon, 
qu'on  représente  sa  famille,  menacée  de  la  dernière 
misère,  le  suppliant  de  céder,  qu'on  le  représente  lui- 
même,  comme  n'étant  pas,  quoique  honnête,  insen- 
sible au  sentiment  de  la  pitié  ou  à  celui  de  son  propre 
malheur,  et  danslemomenloùildésire  n'avoir jamaisvu 
lejour  qui  le  soumet  à  une  aussi  inexprimable  douleur, 
restant  cependant  toujours  fidèle  à  son  dessein  detrehon- 
nête  sans  hésiter,  sans  même  avoir  un  doute  !  mon 
jeune  auditeur  s'élèvera  par  degré  de  la  simple  appro- 
bation à  l'admiration,  de  l'admiration  à  l'étonnement 
et  enfin  à  la  plus  grande  vénération  et  à  un  vif  désir  de 
pouvoir  être  lui-même  un  tel  homme  (sans  désirer 
toutefois  être  dans  sa  situation).  Et  pourtant  la  vertu 
n'a  ici  autant  de  valeur  (ist  so  viel  werlh)  que  parce 
qu'elle  coûte  beaucoup  et  non  parce  qu'elle  rapporte  ' 
quelque  chose.  Toute  l'admiration  que  nous  inspirées 
caractère  et  même  l'effort  que  nous  pouvons  faire  pour 
lui  ressembler,  repose  complètement  ici  sur  la  pureté  du 
principe  moral,  qui  ne  peut  être  représentée  de  manière 
à  sauter  aux  yeux  que  si  l'on  écarte  des  mobiles  de  l'ac- 
tion tout  ce  que  les  hommes  peuvent  regarder  comme 
appartenant  au  bonheur.  Donc  la  moralité  doit  avoir 


MÉTHODOLOGIE   DE   LA  RAISON  PURE   PRATIQUE  281 

d'autant  plus  de  puissance  sur  le  cœur  humain  qu'elle 
est  représentée  plus  pure.  D'où  il  suit  que  si  la  loi 
morale,  l'image  de  la  sainteté  et  de  la  vertu  doivent 
exercer  en  général  quelque  influence  sur  notre  âme, 
elles  ne  le  peuvent  qu'en  tant  qu'on  la  recommande 
comme  un  mobile  pur,  dégagé  de  toute  considération 
de  notre  bien-être  {Wohlbefinden)^eTSomie\,  parce  que 
c'est  dans  la  souffrance  [Leiden]  qu'elle  se  montre  dans 
toute  son  excellence.  Or  ce  dont  l'éloignement  aug- 
mente l'effet  d'une  force  motrice  doit  avoir  été  un  obs- 
tacle. Par  conséquent,  tout  mélange  des  mobiles,  qui 
sont  tirés  du  bonheur  personnel,  est  un  obstacle  à  l'in- 
fluence de  la  loi  morale  sur  le  cœur  humain.  —  J'af- 
firme en  outre  que,  même  dans  cette  action  que  l'on 
admire,  si  le  principe  de  détermination  par  lequel  elle 
a  eu  lieu  était  la  haute  estime  {Hochschàtzung)  pour  son 
devoir  *,  c'est  alors  précisément  ce  respect  pour  la  loi 
et  non  une  sorte  de  prétention  à  la  croyance  [Meitiung) 
intérieure  d'une  grandeur  d'âme,  ou  d'une  manière  de 
penser  noble  et  méritoire  (edler  veràienstlicher)  qui  a  le 
plus  de  puissance  sur  l'âme  (Gemiith)  du  spectateur, 
que  par  conséquent  c'est  le  devoir  et  non  le  mérite 
{Verdienst)  qui,  si  on  le  représente  dans  la  véritable 
lumière  de  son  inviolabilité,  doit  avoir  sur  l'âme,  non 
seulement  l'influence  la  plus  déterminée,  mais  même 
la  plus  pénétrante. 

A  notre  époque  où  Ton  croit,  avec  des  sesutiments 
qui  amollissent  et  gonflent  le  cœur  ou  avec  des  pré- 

*  Born  traduit  par  hanc  eamdem  legis  observantian ,-  Barni  par  la  cot^- 
Udération  du  devoir  ;  Abbot  par  a  high  regard  for  duly.  (F.  P.) 


282  CRITIQUE   DE   LA   RAISON   PRATIQUE 

tentions  ambitieuses  et  orgueilleuses  qui  flétrissent  le 
cœur  plutôt  qu'elles  ne  le  fortifient,  agir  sur  l'esprit 
(Gemiith)  plus  fortement  que  par  la  représentation  sé- 
vère et  pure  du  devoir  qui  est  plus  appropriée  à  Timper- 
fection  humaine  et  au  progrès  dans  le  bien,  il  est  plus 
nécessaire  que  jamais  d'appeler  l'attention  sur  cette  mé- 
thode. Proposer  pour  modèles  aux  enfants  des  actions 
nobles,  magnanimes,  méritoires,  avec  l'idée  de  les  in- 
téresser (einzunehmen)  à  ces  actions  en  leur  inspirant  de 
l'enthousiasme,  c'est  manquer  complètementsonbut(îsi 
voUends  'zweckwidrig).  En  effet,  comme  ils  sontencore  si 
éloignés  de  pratiquer  le  devoir  le  plus  ordinaire  et  même 
de  le  juger  exactement,  on  en  fait  par  ce  moyen  de  vérita- 
bles songe-creux  (Phantasteii).  Mais  même  chez  la  partie 
instruite  et  expérimentée  de  l'humanité,  ce  prétendu 
mobile,  s'il  n'est  pas  nuisible,  n'a  pas  du  moins  sur  le 
cœur  Teffet  véritablement  moral  qu'on  voudrait  cepen- 
dant produire  par  ce  moyen. 

Touslessenfimewts,  spécialementceuxquidoivent(so^ 
/ew)p^oduire  un  eiïori (Anstrengung)  aussi  inaccoutumé, 
doivent  (mûssen)  faire  leur  effet  dans  le  moment  même  011 
ils  sont  dans  leur  véhémence  (Heftigkeil)  et  avant  qu'ils 
ne  se  refroidissent,  sans  quoi  ils  ne  produisent  rien  ; 
car  le  cœur  revient  naturellement  à  son  mouvement 
[Lebensbewegung)  naturel  et  modéré,  et  il  retombe  ainsi 
dans  la  tiédeur  qui  lui  était  propre  auparavant,  parce 
qu'on  lui  a  apporté  une  chose  propre  à  l'exciter  (was  es 
reizte),  mais  rien  qui  le  fortifiât.  Des  principes  {Grand- 
sàtze)  doivent  être  fondés  sur  des  concepts,  sur  toute 
autre  base  on  ne  peut  réaliser  que  des  émotions  pas- 


MÉTHODOLOGIE   DE   LA   RAISON   PURE   PRATIQUE  283 

sagères  * ,  qui  ne  peuvent  procurer  à  la  personne  aucune 
valeurmoraleni  mênae  la  confiance  en  soi,  sans  laquelle 
ne  peut  avoir  lieu  la  conscience  de  la  moralité  de 
l'intention  et  du  caractère,  c'est-à-dire  le  souverain 
bien  dans  l'homme.  Or,  ces  concepts,  s'ils  doivent 
[solleji)  devenir  subjectivement  pratiques,  ne  sauraient 
[mûssen  nicht),  pour  les  lois  objectives  de  la  moralité, 
s'arrêter  à  nous  les  faire  admirer  et  estimer  hautement 
par  rapport  à  l'humanité;  mais  il  faut  en  considérer 
la  représentation  relativement  à  Thomme  et  à  son 
individualité  ;  puisque  cette  loi  apparaît  sous  une 
forme  il  est  vrai  très  respectable,  mais  non  aussi 
agréable  (gefàllicjen)  que  si  elle  appartenait  à  l'élément 
auquel  il  est  naturellement  accoutumé,  qu'au  con- 
traire, elle  le  force  souvent  à  abandonner,  non  sans 
abnégation  de  sa  part  (ohne  Selhstverleugnung)  cet  élé- 
ment, et  à  s'élever  à  un  élément  placé  plus  haut,  dans 
lequel  il  ne  peut  se  maintenir  qu'avec  peine  et  avec  la 
crainte  continuelle  d'une  rechute  {Rûckfalls).  En  un 
mot,  la  loi  morale  exige  qu'on  lui  obéisse  par  devoir  et 
non  par  une  prédilection  {Vorliebe)  qu'on  ne  peut  et 
qu'on  ne  doit  pas  du  tout  supposer. 

Nous  allons  voir  maintenant,  par  un  exemple,  si 
dans  la  représentation  d'une  action  comme  noble  et 
jnagnanime,  il  y  a  plus  de  force  subjectivement  motrice 
pour  un  mobile  que  si  elle  est  réprésentée  simplement 
comme  un  devoir  relativement  à  la  loi  sévère  (ernste) 
de  la  moralité.  L'action  par  laquelle  un  hommecherche, 

'  Le  texte  porte  Anwanddungen,  Born  traduit  par  cderes  motus  ;  Bami 
par  des  mouvements  passagers;  Abbot  par  paroofysms.  (F.  P.) 


284  CRITIQUE  DE   LA   BAISON  PRATIQtlB 

au  grand  péril  de  sa  vie,  à  sauver  des  gens  du  nau- 
frage et  dans  laquelle  il  finit  par  laisser  sa  vie ,  est 
rapportée  sans  doute  d'un  côté  au  devoir  et,  d'un  autre 
côté,  considérée  essentiellement  {grôsstentheils)  comme 
méritoire,  mais  notre  estime  pour  cette  action  est  con- 
sidérablement diminuée  par  le  concept  du  devoir  envers 
soi-même,  qui  semble  ici  être  quelque  peu  compromis. 
Plus  décisif  est  le  sacrifice  magnanime  de  sa  vie  au 
salut  de  la  pairie,  et  cependant  il  reste  quelque  scru- 
pule à  celui  qui  se  demande  si  c'est  un  devoir  parfait 
de  se  sacrifier  de  soi-même,  et  sans  y  être  commandé, 
en  vue  d'une  telle  fin,  et  l'action  n'a  pas  par  elle- 
même  la  force  nécessaire  pour  nous  servir  de  modèle 
et  nous  exciter  à  l'imiter.  Mais  s'il  s'agit  d'un  devoir 
rigoureux  (unerlâssliche)  dont  la  violation  blesse  la 
loi  morale  en  soi,  sans  considération  du  bonheur  de 
Thomme  (Menschenwohl)  et  en  foule  pour  ainsi  dire 
aux  pieds  la  sainteté  (on  appelle  ordinairement  les 
devoirs  de  cette  espèce  des  devoirs  envers  Dieu,  parce 
que  nous  nous  représentons  en  lui  l'idéal  de  la  sain- 
teté en  substance),  nous  donnons  alors  tout  notre  res- 
pect {die  allervoUkommenste  Hochachtung)  à  celui  qui 
cherche  à  l'accomplir  en  sacrifiant  tout  ce  qui  peut 
avoir  quelque  valeur  pour  nos  penchants  les  plus  in- 
times; nous  trouvons  notre  âme  fortifiée  et  élevée  par 
un  tel  exemple,  puisque  nous  pouvons  être  con- 
vaincus par  là  que  la  naturr  humaine  est  capable  de 
s'élever,  à  une  si  grande  hauteur,  au-dessus  de  tous 
les  mobiles  que  peut  lui  opposer  la  nature.  Juvénal 
présente  un  tel   exemple  avec  une  gradation  qui  fait 


MÉTHODOLOGIE   DE   LA   RAISON    PURE   PRATIQUE  285 

vivement  sentir  au  lecteur  la  puissance  du  mobile  qui 
est  au  fond  de  la  loi  pure  du  devoir  en  tant  que  de- 
voir : 

Esto  bonus  miles,  tutor  bonus,  arbiter  idem 
Integer  ;  ambiguse  si  quando  citabere  testis 
Incertseque  rei,  Phalaris  licet  imperet,  ut  sis 
Faisus,  et  admoto  dictet  perjuria  tauro, 
Summum  çrede  nefas  animam  prgeferre  pudori, 
Et  propter  vitam  vivendi  perdere  causas. 

Si  nous  pouvons  introduire  dans  notre  action  un 
peu  de  ce  que  le  mérite  a  de  flatteur,  le  mobile  se 
trouve  déjà  mélangé,  en  quelque  mesure,  avec  l'amour 
de  soi,  il  a,-  par  conséquent,  quelque  assistance  du 
côté  de  la  sensibilité.  Mais  tout  subordonner  unique- 
ment à  la  sainteté  du  devoir,  et  avoir  conscience  qu'on 
peut  le  faire,  parce  que  notre  propre  raison  nous  en  fait 
un  commandement  et  nous  dit  qu'on  doit  le  faire,  cela 
s'appelle  s'élever  pour  ainsi  dire  complètement  au-des- 
sus du  monde  sensible  lui-même,  cela  est  étroitement 
uni  aussi,  dans  cette  même  conscience  de  la  loi  comme 
mobile  d'un  pouvoir  dominant  la  sensibilité,  quoiqu'il 
n'ait  pas  toujours  son  effet,  mais  qui  cependant  aussi, 
par  un  exercice  fréquent  et  par  les  essais,  faibles  d'abord , 
tentés  pour  en  faire  usage,  donne  espoir  que  cet  effet 
sera  réalisé  *  de  manière  à  produire  peu  à  peu  en  nous 

*  Le  texte  porte  und  ist  in  demselben  Bewusstsein  des  Gesetzes  auch  als 
Triebfeder  eines  die  Sinnltchkeit  beherrschenden  Vermôgens  unzerlrennlich, 
tvenn  gleichnicht  immermit  Effecl  verbunden,  der  aberdoch  auth,  dieôftere 
Beschaftigung  mit  dersélben,  und  die  anfangs  kleinern  Versuche  ihres  Ge- 
brauchs,  Hofnung  zu  seincr  Bewirkung  giebt;  Born  traduit  par  »h  eadem 
conscientialegis  eliam  ut  dater  facultatis  vint  sensitivam  dominantis  arc- 
tissime  etsi  haud  semper  cum  efflcacitate  conjunctum  est,  qua  tarnen  ex 
frequenliori  excercilatione  usuque  illius  initio  quidem  teniiiter  tentaJo 
vperari  licet  major  effectio,  etc.  (F.  P.) 


286  CRITIQUE   DE   LA   RAISON   PRATIQUE 

le  plus  grand  intérêt^  mais  un  intérêt  moral  pur 
La  méthode  suit  par  conséquent  la  marche  suivante. 
D'abordy  il  s'agit  seulement  de  faire  du  jugement  d'après 
des  lois  morales  une  espèce  d'occupation  naturelle 
accompagnant  toutes  nos  propres  actions  libres  aussi 
bien  que  l'observation  de  celles  d'autrui,  d'en  faire 
pour  ainsi  dire  une  habitude  et  de  le  fortifier  en  de- 
mandant avant  tout  si  l'action  est  objectivement  con- 
forme à  la  loi  morale  et  à  quelle  loi.  On  dislingue  ainsi 
l'attention  à  la  loi  {Aufmerksamkeit  auf  Gesetz),  qui 
met  simplement  en  main  un  principe  d'obligation,  de 
la  loi  qui  en  fait  est  obligatoire  (leges  obligandi  ale^ihus 
obligantibus)^  (comme,  par  exemple  la  loi  de  ce  que  le 
besoin  =  Bediirfniss  des  hommes  exige  de  moi  en  oppo- 
sition avec  ce  que  leur  droit  réclame,  la  seconde  pres- 
crivant des  devoirs  essentiels  et  la  première  ne  prescri- 
vant que  des  devoirs  accidentels)  ;  ainsi  on  apprend  à 
distinguer  les  diverses  espèces  de  devoirs,  qui  se  ren- 
contrent dans  la  même  action.  Le  second  point  sur  le- 
quel l'attention  doit  être  dirigée  est  la  question  de  sa- 
voir si,  en  outre  (subjectivement),  l'action  a  été  faite 
en  vue  de  la  loi  morale  et  si  par  conséquent,  elle  n'a 
pas  seulement  une  rectitude  morale,  comme  fait,  mais 
aussi  une  valeur  morale,  comme  intention  d'après  sa 
maxime.  Or  il  n'est  pas  douteux  que  cet  exercice  et  la 
conscience  d'une  culture  qui  en  résulte  pour  notre 
raison,  jugeant  simplement  des  choses  pratiques,  ne 
doivent  produire  peu  à  peu  un  certain  intérêt  même 
pour  la  loi  de  la  raison,  par  conséquent  pour  les  actions 
moralement  bonnes.  Car  nous  finissons  par  aimer  la 


MÉTHODOLOGIE   DE   LA   RAISON  PURE   PRATIQUE  287 

chose  qui,  lorsque  nous  la  considérons  {dessen  Betrach- 
tung),  nous  fait  sentir  que  l'usage  de  nos  facultés  de 
connaître  reçoit  de  l'extension,  et  ce  résultat  se  pro- 
duit spécialement  quand  nous  rencontrons  la  rectitude 
morale,  parce  que  c'est  seulement  dans  un  tel  ordre 
de  choses  que  la  raison  peut  se  trouver  bien  [gut 
Hnden)  avec  la  faculté  qu'elle  a  de  déterminer  à  priori, 
d'après  des  principes,  ce  qui  doit  {soll)  être.  Un  obser- 
vateur de  la  nature  finit  bien  par  aimer  des  objets  qui 
d'abord  offensaient  ses  sens,  quand  il  découvre  la  mer- 
veilleuse finalité  de  leur  organisation  et  que  sa  raison  se 
nourrit  ainsi  en  les  considérant.  Ainsi  Leibnitz  repor- 
tait avec  soin  et  sans  lui  faire  de  mal  sur  la  feuille  qu'il 
occupait,  un  insecte  qu'il  avait  soigneusement  consi- 
déré au  miscroscope,  parce  qu'il  s'était  trouvé  instruit 
en  le  voyant  et  qu'il  en  avait  reçu  pour  ainsi  dire  un 
bienfait. 

Mais  cette  occupation  du  jugement  qui  nous  fait 
sentir  nos  propres  facultés  de  connaître,  n'est  pas 
encore  l'intérêt  qui  s'attache  aux  actions  et  à  leur  mo- 
ralité même.  Elle  fait  seulement  qu'on  trouve  du  plaisir 
à  un  tel  jugement  et  qu'on  donne  à  la  vertu  ou  à  la 
manière  de  penser  d'après  des  lois  morales  *,  une 
forme  de  beauté  que  l'on  admire,  mais  que  l'on  ne 
recherche  pas  encore  pour  cela  {laudatur  et  alget);  de 
même  que  tout  ce  dont  la  considération  produit  subjec- 
tivement une  conscience  de  l'harmonie  de  nos  pouvoirs 

'  Le  texte  porte  oder  der  Denkungsart  nach  moralischen  Geselzen  ;  Born 
met  sive  animi  ingenio  morali;  Barni  ou  à  l'intention  morale,  Abbot,  or 
the  disposition  that  conforms  to  moral  laws.  Nous  traduisons  littérale- 
ment. (F.  P.) 


288  CRITIQUE  DE   LA  RAISON  PRATIQUE 

de  représentation  (Vorstellungskràfte)  et  nous  fait  sentir 
le  développement  de  tout  notre  pouvoir  de  connaître 
(l'entendement  et  Timagination),  procure  une  satisfac- 
tion qui  peut  aussi  être  communiquée  à  d'autres, 
quoique  pourtant  l'existence  de  l'objet  nous  laisse 
indifférents,  parce  que  cet  objet  n'est  considéré  que 
comme  l'occasion  de  découvrir  en  nous  l'ébaucbe  des 
talents  {Anlage  der  Talente),  qui  nous  élèvent  au-dessus 
de  la  nature  animale.  Mais  maintenant  entre  en  jeu  le 
second  exercice,  qui  consiste  à  faire  remarquer,  dans  la 
peinture  vivante  de  l'intention  morale  par  des  exemples, 
la  pureté  de  la  volonté,  en  la  considérant  d'abord  seule- 
ment comme  la  perfection  négative  de  la  volonté,  en 
tant  que  dans  une  action  faite  par  devoir,  aucun  mobile 
pris  parmi  les  penchants  n'influe  sur  elle  comme  prin- 
cipe déterminant.  Par  ce  moyen,  l'attention  de  l'élève 
est  fixée  sur  la  conscience  de  sa  liberté  et  quoique  ce 
renoncement  [Entsayung)  excite  d'abord  un  sentiment 
(Empfindung)  *  de  douleur,  cependant  en  arrachant 
cet  élève  à  la  coercition  ^  même  des  vrais  besoins,  il  lui 
fait  voii^  en  même  temps  une  délivrance  à  l'égard  de 
toutes  les  diverses  formes  de  mécontentement  qui  ré- 
sultent pour  lui  de  tous  ces  besoins,  et  son  âme 
(Gemùth)  devient  capable  de  recevoir  par  d'autres  sources 
un  sentiment  de  satisfaction.  Le  cœur  est  soulagé  et 
délivré  d'un  poids  qui  l'oppresse  toujours  en  secret, 
quand,  par  des  résolutions  pures  morales  dont  on  lui 

*  Sur  ia  traduction  de  ce  mot,  voyez  n.  2,  p.  135.  (F.  P.) 

'  Nous  traduisons  ainsi,  comme  nous  l'avons  fait  ailleurs,  le  mot 

Zwange.    Born   emploie    ooaoïio;  Barni,   tyrannie;   Abbol,  conslraint. 

;f.  p.) 


METHODOLOGIE   DE   LA   RAISON   PURE  PRATIQUE  289 

présente  des  exemples,  on  fait  découvrir  à  l'homme 
une  puissance  intérieure  qu'il  ne  connaissait  pas  bien 
jusque-là,  la  liberté  intérieure  y  c'est-à-dire  le  pouvoir  de 
se  débarrasser  de  l'importunité  violente  des  penchants 
de  telle  façon  qu'aucun  d'eux,  pas  même  celui  qui  nous 
est  le  plus  cher,  n*ait  d'influence  sur  une  détermina- 
tion pour  laquelle  nous  devons  maintenant  employer 
notre  raison.  Dans  un  cas  où  je  sais  seul  que  le  tort 
est  de  mon  côté,  et  bien  que  le  libre  aveu  de  ce  tort  et 
l'offre  d'une  réparation  rencontrent  une  grande  oppo- 
sition dans  la  vanité,  l'intérêt  particulier  et  même  dans 
un  mécontentement  qui  d'ailleurs  n'est  pas  illégitime 
contre  celui  dont  j'ai  lésé  le  droit,  je  puis  cependant 
me  placer  au-dessus  de  toutes  ces  hésitations  [Bedenk- 
lichkeiten)  et  avoir  ainsi  la  conscience  d'une  indépen- 
dance à  l'égard  des  penchants  et  des  circonstances, 
avoir  conscience  de  la  possibiiiië  de  me  suffire  à  moi- 
même,  possibilité  qui  m'est  avantageuse  partout  (iibe- 
rall)  même  à  un  autre  point  de  vue.  Or  la  loi  du  devoir, 
par  la  valeur  positive  que  l'obéissance  à  cette  loi  nous 
fait  sentir,  trouve  un  accès  plus  facile,  grâce  à  ce 
respect  pour  nous-mêmes  dans  la  conscience  de  notre 
liberté.  Sur  ce  respect,  s'il  est  bien  établi,  si  l'homme 
ne  craint  rien  plus  que  de  se  trouver,  en  s'examinant 
intérieurement  lui-même,  vil  et  méprisable  à  ses 
propres  yeux,  peut  être  greffée  toute  bonne  intention 
morale,  parce  que  c'est  là  le  meilleur,  bien  plus,  le  seul 
gardien  qui  puisse  empêcher  les  impulsions  honteuses 
et  corruptrices  de  pénétrer  dans  l'âme. 

Je  n'ai  voulu  ici  qu'indiquer  les  maximes  les  plus 
KAKT,  Crit.  de  la  rais.  prat.  19 


290  CRITIQUE   DE   LA   RAISON   PRATIQUE 

générales  de  la  Méthodologie  d'une  culture  et  d'une 
pratique  morales.  Gomme  là  variété  des  devoirs  exige- 
rait, pour  chacune  de  leurs  espèces,  encore  des  défini- 
tions particulières  et  donnerait  lieu  ainsi  à  un  travail 
étendu,  on  m'excusera  de  m'être  tenu  à  ces  grandes 
lignes  dans  un  écrit  comme  celui-ci,  qui  n'est  qu'un 
ouvrage  préliminaire  (Voriibung)» 


1 


292  CONCLUSION 

systèmes_,  et  en  outre  à  la  durée  sans  limites  de  leur 
mouvement  périodique,  de  leur  commencement  et  de 
leur  durée  '.  La  seconde  commence  au  moi  invisible, 
à  ma  personnalité  et  me  représente  dans  un  monde  qui 
a  une  véritable  infinité,  mais  dans  lequel  seul  l'enten- 
dement peut  pénétrer  et  avec  lequel  (et  par  cela  même 
aussi  avec  tous  ces  mondes  visibles)  Je  me  reconnais 
lié  par  une  connexion,  non  plus  comme  dans  la  pre- 
mière, simplement  contingente,  mais  universelle  et  né- 
cessaire. Le  premier  spectacle,  d'une  multitude  innom- 
brable de  mondes,  anéantit  pour  ainsi  dire  mon  impor- 
tance, en  tant  que  je  suis  une  créature  animale  qui  doit 
rendre  la  matière  dont  elle  est  formée  à  la  planète  (à 
un  simple  point  dans  l'univers),  après  avoir  été  pendant 
un  court  espace  de  temps  (on  ne  sait  comment)  douée  de 
la  force  vitale  fLebenskraft) .  Le  second,  au  contraire, 
élève  infiniment  ma  valeur,  comme  celle  d'une  intelli- 
gencCf  par  ma  personnalité  dans  laquelle  la  loi  morale 
me  manifeste  une  vie  indépendante  de  l'animalité  et 
même  de  tout  le  monde  sensible,  autant  du  moins 
qu'on  peut  l'inférer  d'après  la  détermination  conforme 
à  une  fin  (zweckmdssigen)  que  cette  loi  donne  à  mon 
existence,  détermination  qui  n'est  pas  limitée  aux  con- 
ditions et  aux  limites  de  cette  vie,  mais  qui  s'étend  à 
l'infini. 

Mais  l'admiration  et  le  respect  peuvent  bien  nous 
exciter  à  la  recherche  [Nachforschung],  ils  ne  peuvent 
en  tenir  lieu.  Qu'y  a-t-il  donc  à  faire  pour  entreprendre 

'  Bami  ne  traduit  pas  cette  dernière  partie  de  la  phrase  fdcren 
Anfang  und  Forldauer). 


CONCLUSION  293 

cette  recherche  d'une  manière  utile  et  appropriée  à  la 
grandeur  de  l'objet?  Des  exemples  peuvent  ici  servir 
d'avertissement,  mais  aussi  de  modèle.  La  considéra- 
tion du  monde  a  commencé  par  le  spectacle  le  plus 
splendide  que  les  sens  de  Thomme  peuvent  nous  pré- 
senter et  que  puisse  embrasser  notre  entendement  dans 
sa  plus  grande  extension,  et  elle  a  fini  —  par  l'astro- 
logie. La  morale  a  commencé  par  la  plus  noble  pro- 
priété de  la  nature  humaine  dont  le  développement  et 
la  culture  ont  en  vue  une  utilité  infinie,  et  elle  a 
abouti  —  au  fanatisme  ou  à  la  superstition.  Il  en  est 
ainsi  de  tous  les  essais  encore  rudimentaires  {rohen), 
dans  lesquels  la  partie  principale  du  travail  {Ges- 
chàftes)  dépend  de  l'usage  de  la  raison,  qui  ne  s'acquiert 
pas  de  lui-même,  comme  celui  des  pieds,  par  un  exer- 
cice fréquent,  surtout  quand  il  s'agit  de  propriétés  qui 
ne  peuvent  être  représentées  immédiatement  ainsi 
dans  l'expérience  commune.  Mais  lorsque,  bien  que 
tardivement  (s;)af) ,  la  maxime  fut  venue  en  honneur 
(in  Schwang)  de  bien  examiner  préalablement  tous 
les  pas  que  la  raison  doit  faire  et  de  ne  pas  la 
laisser  s'avancer  autrement  que  par  le  sentier  d'une 
méthode  auparavant  bien  déterminée,  la  manière  de 
juger  du  système  du  monde  (die  Beurtheilung  des  Welt^ 
gebàudes)^Tiiune  tout  autre  direction  et,  avec  celle-ci, 
aboutit  en  même  temps  à  un  résultat  sans  comparaison 
plus  heureux.  La  chute  d'une  pierre,  le  mouvement 
d'une  fronde,  décomposés  en  leurs  éléments  et  dans 
les  forces  qui  se  manifestent  en  eux,  traités  {hear- 
beitei)  mathématiquement,  ont  amené  enfin  cette  con- 


294  CONCLUSION 

naissance  '  claire  et  immuable  pour  tous  les  temps 
futurs  du  système  du  monde,  qu'on  peut  espérer  par 
une  observation  progressive  d'étendre  toujours,  qu'on 
ne  peut  jamais  craindre  de  voir  ramenée  en  arrière. 

Cet  exemple  peut  nous  engager  à  suivre  la  même 
voie  en  traitant  des  dispositions  morales  de  notre  na- 
ture et  il  pent  nous  donner  l'espérance  d'arriver  au 
même  résultat  heureux.  Nous  avons,  pour  ainsi  dire 
sous  la  main,  les  exemples  du  jugement  moral  de  la 
raison  {der  inoralisch-^rtheiJenden  Vernunft).  En  les  dé- 
composant par  l'analyse  en  leurs  concepts  élémen- 
taires, et  en  employant,  à  défaut  de  la  méthode  mathé- 
matique {in  Ermangelung  der  Mathematik),  un  procédé 
analogue  à  celui  de  la  chimie,  pour  obtenir  la  sépara- 
tion des  éléments  empiriques  et  des  éléments  rationnels 
qui  peuventse  trouver  en  eux,  par  des  essais  répétés  sur 
l'entendement  ordinaire  des  hommes,  on  peut  nous  faire 
connaître,  avec  certitude,  purs  l'un  et  l'autre  de  ces  élé- 
ments et  ce  que  chacun  d'eux  peut  faire  séparément  : 
ainsi  on  empêchera  d'une  part  l'erreur  d'un  jugement 
encore  fruste  (rohen)  et  inexercé  et,  d'autre  part  (ce 
qui  est  beaucoup  plus  nécessaire),  ces  extravagances 
géniales  {Genieschwiingen)  ^  qui ,  semblables  à  ce  qui  se 
produit  pour  les  adeptes  de  la  pierre  philosophale,  ont 
promis  (en  excluant  toute  recherche  méthodique  et 
toute  connaissance  de  la  nature),  des  trésors  imagi- 
naires et  en  ont  gaspillé  de  véritables.  En  un  mot,  la 

•  Nous  traduisons  ici,  comme  Barni,  le  mot  Einsicht,  que  Born  rend 
par  perspicientia;  Abbot  par  insi0it.  Voyez  n.  1,  p.  219. 

2  Born  traduit  par  exlravagationibus  ingenii;  Barni  par  ces  extrava- 
gart'Ces  ;  Abbot  par  the  extravagances  ofgenius.  (F.  P.) 


CONCLUSION  295 

science  (recherchée  d'une  façon  critique  et  conduite 
méthodiquement)  est  la  porte  étroite  qui  conduit  à  la 
doctrine  de  la  sagesse,  si  l'on  entend  par  là,  non  seule- 
ment ce  que  l'on  doit  faire,  mais  ce  qui  doit  servir  de 
règle  aux  maîtres  pour  bien  préparer  et  faire  connaître 
le  chemin  de  la  sagesse,  que  chacun  doit  suivre,  et 
pour  préserver  les  autres  de  l'erreur  (/rny^^en).  La  phi- 
losophie doit  toujours  demeurer  gardienne  de  cette 
science,  et  si  le  public  ne  doit  pas  prendre  part  aux 
recherches  subtiles  qui  la  concernent,  il  s'intéresse  du 
moins  aux  doctrines  qui,  après  une  telle  préparation 
{Bearbeitung)^  peuvent  enfin  lui  apparaître  dans  toute 
leur  clarté. 


TIN  DE  LA    CRITIQUE   DE   LA   RAISON   PRATIQUE 


NOTES   PHILOSOPHIQUES 

DU  TRADUCTEUR 


Nous  recommandons  d'une  façon  générale,  pour  l'interprétation 
du  présent  ouvrage,  la  lecture  des  deux  éditions  de  la  Critique  de 
la  raison  pure,  de  la  Critique  du  Jugement,  des  Fondements  de  la 
Métaphysique  des  mœurs,  de  la  Doctrine  du  droit,  de  la  Doctrine 
de  la  vertu,  de  la  Religion  dans  les  limites  de  la  raison;  celle  des 
ErlUiiterungen  de  Kirchmann,  de  VExamen  des  Fondements  de  la 
Métaphysique  des  mœiu's  et  de  la  Critique  de  la  Raison  pratique 
de  Rarni,  du  Wôrterhuch  zum  leichteren  Gebrauch  der  kantischen 
Schriften,  de  Schmid  *.  On  pourra  également  consulter  Kuno 
Fischer,  Gesch.  d.  neu.  Philosophie,  vol.  3:  Zeller,  Gesch.  d. 
deutsch.  Ph.  seit  Leibnitz  ;  Ueberweg,  vol.  3;  Lange,  Gesch.  des 
Materialismus  (trad.)  ;  Hartns,  die  Philosophie  seit  Kant  ;  Romundt, 
die  Vollendung  des  Sokrates,  I.  Kants  Grundelegung  zur  Reform 
der  Sittenlehre:  B.  Erdmann,  K's  Kritik  der  Urtheilskraft  etPro- 
legomena,  K's  Kriticismus  in  der  ersten  und  in  der  2ten  Auflage 
der  K.  der  reinen  Vernunft;  H.  Cohen,  K's  RegrùndungderElhik 
et  Von  Kants  Einfluss  auf  die  deutsche  Kultur  ;  Noire,  die  Lehre 
Kants  und  der  Ursprung  der  Vernunft;  Riehl,  Der  ph.  Kriticis- 
mus; Paulsen.  Versuch  einer  Entwickelungsgeschichte  d.  k. 
Erkenntnisstheorie  ;  Riiter,  Gesch.  d.  neu.  Ph.  (trad.);  Scho- 
penhauer.  Le  monde  comme  représentation  et  comme  volonté,  le 
Fondement  de  la  morale  (trad.  Burdeau);  Essai  sur  le  libre  arbitre 
(trad.  Reinach);  Max  Mùller,  K's  Critique  of  pure  reason;  W.  Walr 
lace,  Kant;  Caird,  the  Philosophy  of  Kant;  Noah  Porter,  K's  Ethics; 
Adamson,  on  the  Philosophy  of  Kant;  Cantoni,  E.  Kant  vol.  2,  Filo- 

'  Ce  dictionnaire,  dont  sétait  déjà  servi  Degérando  (p.  XXIX),  a  été 
gracieusement  mis  à  notre  disposit'on  par  M.  Marion.  On  peut  encore, 
en  s'en  servant  avec  précaution,  en  tirer  profit  pour  l'étude  du  kan- 
tisme. 


298  NOTES  PHILOSOPHIQUES 

sofia  practica;  Cesca,  Storia  e  dottrina  del  criticismo;  Willm,  His- 
toire de  la  philosophie  allemande  depuis  Kant;  Cousin,  la  Philo- 
sophie de  Kant;  Nolen,  la  Métaphysique  de  Leibnitz  et  la  Critique 
de  Kant;  Desdouits,  la  Philosophie  de  Kant  d'après  les  trois  Cri- 
tiques (expos,  de  la  C,  de  la  R.  pratique)  ;  Renouvier,  Es;sais  ;  Renou- 
vier  et  Pillon,  Critique  philosophique  (index);  Ribot,  Revue 
philosophique;  Boutroux,  art.  Kant  dans  la  Grande  Ency- 
clopédie; Ruyssen,  Kant  (collection  des  grands  philosophes) 
Kantstudien,  Philosophische  Zeitschrift,  hgg.  von  H.  Vaihinger; 
Brochard,  La  morale  ancienne  et  la  morale  moderne,  Rev.  philos., 
janvier  1901  ;  Delbos,  La  philosophie  pratique  de  Kant,  Paris,  Alcan. 
Nous  nous  bornerons,  dans  les  notes  qui  suivent,  à  indiquer  les 
passages  qu'il  faut  rapprocher  sur  les  diverses  questions,  pour 
saisir  dans  son  ensemble  la  pensée  de  Kant,  à  rappeler  ceux  de 
ses  autres  ouvrages  qui  peuvent  en  faciliter  Tintelligence,  à  faire 
connaître  les  discussions  auxquelles  a  donné  lieu  telle  ou  telle 
affirmation  et  à  réunir  ce  qui  peut,  dans  l'œuvre  de  Kant,  expli- 
quer ces  discussions  et  en  donner  la  solution  la  plus  probable. 
Nous  voulons  rendre  la  Critique  de  la  Raison  pratique  aussi  intel- 
ligible qu'elle  peut  l'être  et  montrer  quelle  place  elle  occupe  dans 
la  philosophie  de  Kant;  nous  n'avons  entrepris  ni  de  la  justifier 
ni  de  la  criti-quer,  car  nous  aurions  été  conduit  à  joindre  à  notre 
travail  un  commentaire  plus  considérable  que  le  texte. 

F.  P. 

Note  1,  p.  1, 1.  4,  le  parallélisme  de  la  raison  pratique  avec  la  rai- 
son spéculative.  —  Kant  entend  par  la  raison,  la  faculté  qui  nous 
fournit  les  principes  de  la  connaissance  à  priori;  par  la  raison 
pure,  la  faculté  qui  contient  les  principes  au  moyen  desquels 
nous  connaissons  quelque  chose  absolument  à  priori  (Cr.  de  la 
R.  pure,  Barni,  I,  63  sqq.).  La  raison  pure,  dans  l'usage  spéculatif, 
nous  conduit  à  travers  le  champ  des  expériences  ;  comme  il  n'y  a 
pas  pour  elle  de  satisfaction  complète  à  trouver  dans  ce  champ,  elle 
nous  mène  de  là  vers  des  idées  spéculatives  qui,  à  leur  tour,  nous 
ramènent  à  l'expérience.  La  raison  pure  contient  dans  un  certain 
usage  pratique,  c'est-à-dire  dans  l'usage  moral,  des  principes  de 
la  possibilité  de  l'expérience  ;  elle  lie  à  notre  intérêt  suprême  la 
connaissance  d'un  être  premier  et  unique  comme  souverain  bien^ 
que,  du  point  de  vue  spéculatif,  elle  ne  pouvait  qu'imaginer  et  non 
faire  valoir  (II,  341,  sqq.).  —  Par  rapport  aux  objets  auxquels  elle 
s'applique,  elle  est  théorique  [tfieoretisch)  relativement  aux  objets 
de  la  faculté  de  connaître  {Erkenntnissvermôgens)  et  est  alors  natu- 


DTJ  TRADTTCTETni  299 

relie  ou  spéculative  :  naturelle,  en  tant  que  ces  objets  sont  donnés 
par  les  sens  et  que  la  forme  de  la  connaissance  est  seule  déter- 
minée par  la  raison  ;  spéculative,  en  tant  qu'elle  a  à  faire  aux  choses 
supra-sensibles  et  à  leurs  attributs,  dont  elle  se  forme  d'abord  les 
concepts,  et  son  usage  est,  en  ce  cas,  scientifique  (philosophique  ou 
mathématique)  ou  vulgaire.  Elle  est  pratique,  en  tant  qu'elle  dé- 
termine le  pouvoir  de  désirer,  et  elle  devient  la  volonté,  c'est-à- 
dire  un  pouvoir  de  désirer  qui  est  déterminé  par  la  représentation 
de  règles,  de  lois,  de  buts.  La  raison  pratique  est  empiriquement, 
hypothétiquement,  pathologiquement  conditionnée,  techniquement  pra" 
tique,  en  tant  qu'elle  produit  des  principes  matériels,  fondés  sur 
l'expérience  sensible,  qui  ne  sont  par  conséquent  ni  absolument 
universels,  ni  apodictiquement pratiques;  elle  est  pure  apodictique, 
moralement  pratique,  en  tant  qu'elle  produit  à  priori  des  principes 
purs  pour  le  pouvoir  de  désirer,  qu'elle  ordonne  en  un  système 
les  désirs  qui  naissent  des  penchants  sensibles,  en  tant  qu'elle 
n'est  fondée  sur  aucun  sentiment  sensible  comme  sa  condition 
(Schmid,  Wôtterbuch  z.  leichtern  Gebrauch  der  kantischen 
Schriften,  4te  Ausgabe) .  —  Sur  l'affirmation  exprimée  dans  la  même 
pEige,  que  si  la  raison  est  réellement  pratique  en  tant  que  raison  pure, 
elle  prouve  sa  réalité  et  celle  de  ses  concepts  par  le  fait  même,  voyez 
Fouillée,  Critique  des  Systèmes  de  morale  contemporaiine,  Renou^ 
vier  et  Pillon,  Cr.  ph.  188-2-83,  II;  1883-84,  IL 

Note  2,  p.  2, 1.  18  ;  p.  24,  1.  3  ;  p.  46, 1.  24  ;  p.  47, 1.  19  ;  p.  50, 
L  4;  p.  51,  1.  26;  p.  77,  1.  17;  p.  79,  1.  17;  p.  80,  1.  10  sqq.; 
p.  117  sqq.  ;  p.  170, 1.  9  sqq.;  p.  190  sqq.;  p. 207,  208,  209  sqq.  ; 
p.  240  sqq.  Le  concept  de  la  liberté,  etc.  —  Il  ne  faut  pas  mettre 
sur  la  même  ligne,  comme  on  peut  le  voir  en  rassemblant  les 
divers  passages  que  nous  indiquons,  les  concepts  de  la  liberté,  de 
l'existence  de  Dieu  et  de  l'immortalité.  —  Le  passage  le  plus 
caractéristique  pour  établir  que  le  concept  de  la  liberté  est  la  clei 
de  voûte  de  tout  l'édifice  d'une  raison  pure  et  même  spéculative, 
que  les  postulats  de  l'immortalité  de  l'âme  et  de  l'existence  de 
Dieu  sont  subordonnés  à  celui  de  la  liberté,  est  le  premier  que 
nous  indiquons.  —  Sur  cette  question  du  rapport  des  postulats, 
voyez  Renouvier  et  Pillon,  Crit.  ph.  1880,  I;  1872,  I;  1879,  II; 
Nolen,  Rev.  ph.  II,  200  sqq.;  Beurier,  id.  III,  p.  195  sqq.  ;  Bridel, 
La  philosophie  de  la  religion  de  Kant  ;  voyez  également  la  note  3. 
Sur  la  liberté  dans  Kant,  voyez  Renouvier,  la  Science  de  la  morale, 
Renouvier  et  Pillon,  Critique  philosophique  (index)  ;  Paul  Janet, 
la  Morale;  Emile  Beaussire,  les  Principes  de  la  morale;  Fouillée, 


300  NOTES   PHILOSOPHIQUES 

Critique  des  systèmes  de  morale  contemporaine  ;  Secrétan,  Philo- 
sophie de  la  liberté  ;  Guyau,  Esquisse  d'une  morale  sans  obligation 
ni  sanction  ;  Gerhard,  Kant's  Lehrevon  Freiheit;  voyez  également 
dans  les  Ph.  Monatshefte  (1880),  un  Essai  de  Kant  sur  la  liberté, 
publié  en  1788  dans  le  n«  100  de  VAllgemeine  Litteraturzeitung, 
au  moment  même  où  paraissait  la  Critique  de  la  raison  pra- 
tique. 

Note  3.  p.  5,  1.  20;  p.  24, 1.  1  sqq.;  p.  70,  1.  26  ;  p.  75,  l.Tsqq.  ; 
p.  83,  1.  6  sqq.  ;  p.  86;  p.  90  sqq.;  p.  161  ;  p.  176,  1.  12  sqq.  ; 
p.  186,  1.  U;  p.  188  sqq.  ;  p.  194;  p.  196,  1.  22;  p.  218  sqq.; 
p  243  sqq.  Ici  s^explique  tout  d'abord  aussi  l'énigme  de  la  cri- 
tique, etc.  —  En  réunissant  et  en  comparant  ces  différents  pas- 
sages, on  pourra  se  faire  une  idée  suffisamment  exacte  du  rapport 
qui  existe,  d'après  la  Critique  de  la  raison  pratique,  entre  cet 
ouvrage  et  la  Critique  de  laredson  pure.  —  On  sait  que  les  opi- 
nions les  plus  diverses  ont  été  soutenues  à  ce  sujet  :  en  laissant 
de  côté  la  critique  de  Heine,  qui  n'est  qu'une  plaisanterie,  nous 
pouvons  rappeler  l'opinion  de  Cousin  et  de  l'école  éclectique,  qui 
ont  toujours  vu  une  contradiction  manifeste  entre  les  deux  Cri- 
tiques, de  Benno  Erdmann  qui  soutient  que  la  déformation  de  la 
pensée  kantienne,  commencée  avec  les  Prolégomènes,  s'achève 
avec  la  Critique  de  la  raison  pratique,  où  Kant  ne  craint  pas  de 
présenter  la  morale  et  ses  principes  comme  la  clef  de  voûte  de 
tout  son  édifice  philosophique,  où  cet  homme,  qui  avait  usé  de  la 
plus  merveilleuse  puissance  d'analyse  pour  démontrer  le  néant  de 
tout  dogmatisme  métaphysique,  la  vanité  de  toute  monadologie, 
ramène  la  vieille  ontologie  vaincue  et  mourante  par  une  porte  dé- 
robée, celle  de  l'impératif  catégorique.  Au  contraire,  Jean  Paul 
voit  dans  l'auteur  de  la  Raison  pratique,  non  seulement  une 
lumière  éclatante,  mais  tout  un  système  de  soleils  éclatants, 
Harms  soutient  que  la  Critique  de  la  raison  pratique  est  le  but 
véritable  de  toute  la  philosophie  de  Kant.  Il  n'est  pas  vrai,  dit  de 
son  côté  M.  Renouvier,  que  Kant  ait  restauré,  dans  sa  Critique  de 
la  raison  pratique,  les  mêmes  notions  ou  existences  qu'il  avait  dé- 
clarées inabordables  à  la  raison  spéculative;  il  les  rétablit  sous  les 
mêmes  noms,  non  sous  les  mêmes  rapports;  il  n'y  a  aucun  fonde- 
ment à  l'accusation  banale  de  contradiction  entre  les  deux  Cri- 
tiques. Le  D""  Arnoldt  non  seulement  ne  croit  pas  à  une  telle 
contradiction,  mais  encore  il  pense  que  la  doctrine  de  Kant  cons- 
titue le  plus  solide  rempart  de  la  foi  religieuse  contre  les  attaques 
sans  cesse  renouvelées  de  l'incrédulité  scientifique  ou   philoso- 


DU   TRADUCTEUR 


301 


phique  (voyez,  dans  notre  Avant-propos,  les  jugements  aussi  divers 
qui  furent  portés  d'abord  sur  le  kantisme). 

Nous  essayerons  de  mettre  sous  les  yeux  du  lecteur  quelques 
textes  qui  lui  permettront  de  décider,  croyons-nous,  qu'il  n'y  a 
pas  eu  un  changement  essentiel  dans  la  pensée  de  Kant  et  que, 
dès  1780  tout  au  moins,  il  poursuivait  le  but  qu'il  a  atteint  en 
1788.  Nous  n'aborderons  pas  par  conséquent  la  question  de  savoir 
s'il  y  a  contradiction  entre  les  doctrines  tîes  deux  Critiques,  prises 
comme  traitant  exclusivement  l'une  de  la  raison  pure,  l'autre  de 
la  raison  pratique. 

Rappelons  d'abord,  par  les  titres  et  les  divisions,  le  contenu  de» 
deux  ouvrages  : 


CRITIQUE   DE   LA   RilSON    PURE 

Théorie  élémentaire  transcendantale. 

Première  PiRiiE.  —  Esthétique 

TRANSCENDANTALE . 

(De  l'espace,  du  temps.) 

Deuxième  partie.  —  Logiqde 
transcendantale  . 

Première  division.  Analytique 
transcendantale.  —  (Analytique 
des  concepts  :  du  fil  conducteur 
servant  à  découvrir  tous  les 
concepts  purs  de  l'entende- 
ment, de  la  déduction  des  con- 
cepts purs  de  l'entendement; 
Analytique  des  principes  :  du 
schématisme  des  concepts  purs 
de  l'entendement,  système  de 
tous  les  principes  de  l'entende- 
ment pur,  du  principe  de  la 
distinction  de  tous  les  objets 
en  général  en  phénomènes  et 
noumènes.) 

Deuxième  division.  Dialectique 
transcendantale.  —  (Des  con- 
cepts, de  la  raison  pure  :  des 
idées  en  général,  des  idées  trans- 


CRITIQUK  DE  LA  RAISON  PRATIQUC 

Doctrine  élémentaire  de  la  raison 
pratique. 

Livre  premier.  Analytique  de 
la  raison  pure  pratique.  —  (Des 
principes  de  la  raison  pure  pra- 
tique, de  la  déduction  des  prin- 
cipes de  la  raison  pure  pra- 
tique, du  droit  qu'a  la  raison 
pure  dans  son  usage  pratique  à 
une  extension  qui  lui  est  abso- 
lument impossible  dans  son 
usage  spéculatif,  du  concept 
d'un  objet  de  la  raison  pure 
pratique,  des  mobiles  de  la  rai- 
son pure  pratique,  examen  cri- 
tique de  l'analytique.) 


Livre  second.  Dialectique  de  la 
raison  pure  pratique.  —  (D'une 
dialectique  de  la  raison  pure 
pratique  en  général,  de  la  dia- 


302  NOTES   PHILOSOPHIQUES 

cendantales,  système  des  idées 
transcendantales  ;  Des  raisonne- 
ments dialectiques  de  la  raison  : 
des  paralogismes  de  la  raison 
pure,  antinomie  de  la  raison 
pure,  idéal  de  la  raison  pure.) 

Méthodologie  transcendantale. 

(Discipline  de  la  raison  pure, 
Canon  de  la  raison  pure,  Ar- 
chitectonique  de  la  raison  pure, 
Histoire  de  la  raison  pure.) 


lectique  de  la  raison  pure  dans 
la  détermination  du  concept  du 
souverain  bien.) 


Méthodologie  de  la  raison  pure 
pratique. 


Le  véritable  problème  de  la  raison  pure  est  renfermé  dans  cette 
question  :  Comment  des  jugements  synthétiques  à  priori  sont-ils 
possibles  ?  De  la  solution  de  ce  problème  ou  de  l'impossibilité 
démontrée  de  le  résoudre  dépend  le  salut  ou  la  ruine  de  la  méta- 
physique. Elle  suppose  une  réponse  à  ces  deux  questions  : 

Comment  les  mathématiques  pures  sont-elles  possibles  ? 

Comment  la  physique  pure  est-elle  possible  ? 

Et  le  problème  peut  se  formuler  ainsi  :  Comment  la  métaphysique 
est-elle  possible  à  titre  de  science  ?  Or,  la  raison  pure  contient  les 
principes  au  moyen  desquels  nous  connaissons  quelque  chose 
absolument  à  priori  (note  1).  Un  organum  de  la  raison  pure  serait 
un  ensemble  de  tous  les  principes  d'après  lesquels  toutes  les 
connaissances  pures  à  priori  peuvent  être  acquises  et  réellement 
constituées;  une  propédeutique  du  système  de  la  raison  pure, 
qu'on  obtiendrait  par  l'application  détaillée  de  cet  organum,  forme 
la  science  qui,  sous  le  nom  de  critique  de  la  raison  pure,  examine 
cette  faculté,  ses  sources  et  ses  limites  et  n'a  qu'une  utilité  néga- 
tive au  point  de  vue  de  la  spéculation,  n'étend  pas  notre  raison, 
mais  l'éclairé  et  la  préserve  de  toute  erreur,  ce  qui  est  déjà  beau- 
coup. (Barni,  I,  63,  sqq.) 

Kant  explique  en  outre  qu'il  s'agit  pour  lui  de  déblayer  et 
d'affermir  le  sol  qui  doit  porter  le  majestueux  édifice  de  la  morale 
(B,  î,  376).  Le  dogmatisme,  à  propos  des  idées  cosmologiques,  lui 
paraît  présenter  un  intérêt  pratique  et  un  intérêt  spéculatif,  avoir 
l'avantage  de  la  popularité  ;  l'empirisme,  qui  nie  avec  assurance 
ce  qui  est  au-dessus  de  la  sphère  de  ses  connaissances  intuitives, 
porte  à  l'intérêt  pratique  de  la  raison  un  irréparable  dommage 
(B,  II,  78).  Il  ne  peut  rien  y  avoir  d'incertain  dans  les  principes 
généraux  de  la  morale  pure,  puisque  les  propositions,  sous  peine 


DU   TRADUCTEUR 


303 


d'être  tout  à  fait  nulles  et  vides  de  sens,  doivent  découler  de  nos 
concepts  rationnels  (90).  Des  impératifs  que  nous  donnons  pour 
règles,  dans  l'ordre  pratique,  aux  facultés  actives,  il  résulte  clai- 
rement que  la  raison  est  douée  de  causalité  ou  que  du  moins  nous 
nous  représentons  en  elle  une  causalité  ;  le  devoir  exprime  une 
espèce  de  nécessité  et  de  lien  avec  des  principes  qui  ne  se  pré- 
sentent point  ailleurs  dans  toute  la  nature  (146).  La  seule  chose 
qui  lui  importe,  dit-il  déjà,  c'est  de  montrer  que  l'antinomie  entre 
la  liberté,  considérée  comme  idée  transcendantale,  et  les  lois 
quelle  prescrit  elle-même  à  l'usage  empirique  de  l'entendement, 
repose  sur  une  simple  apparence  et  que  la  nature  n'est  pas  du 
moins  en  contradiction  avec  la  causalité  libre  (156).  La  connais- 
sance théorique  lui  apparaît  comme  une  connaissance  par  laquelle 
il  connaît  ce  qui  est,  la  connaissance  pratique,  comme  celle  par 
laquelle  il  se  représente  ce  qui  doit  être  ;  l'usage  théorique  de  la 
raison  est  celui  par  lequel  il  conndt  à  priori  (comme  nécessaire) 
que  quelque  chose  est  ;  l'usage  pratique,  celui  qui  fait  connaître 
à  priori  ce  qui  doit  être;  les  lois  pratiques  absolument  nécessaires, 
c'est-à-dire  les  lois  moreiles  exigeant,  si  elles  supposent  nécessai- 
rement quelque  existence  comme  condition  de  la  possibilité  de 
leur  force  obligatoire,  que  cette  existence  soit  postulée,  il  se 
réserve  de  montrer  plus  tard  que  les  lois  morales  ne  supposent 
pas  seulement  l'existence  d'un  être  suprême,  mais  que,  comme 
elles  sont  absolument  nécessaires  sous  un  autre  rapport,  elles  la 
postulent  à  juste  titre,  mais  seulement  à  la  vérité  au  point  de  vue 
pratique  (231).  Kant  remarque  plus  loin  que  l'être  suprême  de- 
meure pour  l'usage  purement  spéculatif  de  la  raison,  un  simple 
idéal,  mais  un  idi'-nl  n\-oini)t  dn  défeuts.  ouela  réalité  de  cf'  concept 


304  NOTES   PHILOSOPHIQUES 

arguments  la  liberté  de  la  volonté  humaine,  l'espérance  d'une  vie 
future  et  l'existence  de  Dieu,  il  est  curieux  de  lire  son  livre  et  il 
attend  de  son  talent  qu'il  étende  ses  idées,  mais  il  est  parfaite- 
ment certain  d'avance  qu'il  n'aura  rien  détruit  de  tout  cela  (321). 
Toujours  il  aperçoit  devant  lui  le  champ  pratique  où  il  peut 
espérer  avec  raison  de  trouver  un  terrain  plus  solide  pour  y  élever 
un  système  rationnel  et  salutaire  (324).  C'est  qu'en  effet,  par 
rapport  à  l'usage  pratique,  la  raison  a  le  droit  d'admettre  quelque 
chose  qu'elle  ne  saurait  en  aucune  façon  supposer  sans  des 
preuves  suffisantes  dans  le  champ  de  la  pure  spéculation  (341). 
La  plus  grande  et  peut-être  la  seule  utilité  de  toute  philosophie 
de  la  raison  pure  est  donc  purement  négative,  elle  a  le  modeste 
mérite  de  prévenir  l'erreur  (357).  La  liberté  pratique  peut  être 
démontrée  par  expérience,  puisque  nous  avons  le  moyen  de 
vaincre,  grâce  à  des  représentations,  les  impressions  produites 
sur  notre  faculté  de  désirer,  par  conséquent  la  raison  donne  des 
lois  qui  sont  impératives,  c'est-à-dire  des  lois  objectives  de  la 
liberté  qui  peuvent  être  appelées  pratiques,  parce  que,  en  oppo- 
sition avec  les  lois  naturelles  qui  ne  traitent  que  de  ce  qui  arrive, 
elles  expriment  ce  qui  doit  arriver  (363) .  Kant  affirme  non  seule- 
ment en  invoquant  les  preuves  des  plus  célèbres  moralistes,  mais 
encore  le  jugement  moral  de  tout  homme  qui  veut  concevoir  clai- 
rement une  telle  loi  (voyez  notes  4  et  14),  qu'il  y  a  des  lois 
morales  pures  qui  déterminent  tout  à  fait  à  priori  l'usage  de  la 
liberté  d'un  être  raisonnable  en  général  et  qui,  commandant  abso- 
lument, sont  nécessaires  à  tous  égards  (367).  Il  appelle  monde 
moral  le  monde  qui  serait  conforme  à  toutes  les  lois  morales, 
accorde  à  cette  idée  de  la  réalité  objective  et  admet  que  le  système 
de  la  moralité  est  inséparablement  lié  à  celui  du  bonheur,  tout  en 
soutenant  que  la  raison  ne  peut  espérer  de  trouver  ce  lien  néces- 
saire qu'en  posant  en  principe,  comme  cause  de  la  nature,  une 
raison  suprême  qui  commande  suivant  des  lois  morales,  que  Dieu 
et  une  vie  future  sont,  suivant  les  principes  de  la  raison,  deux 
suppositions  inséparables  de  l'obligation  que  cette  même  raison 
nous  impose  (371).  La  raison  pure,  dans  son  usage  pratique,  lie  à 
notre  intérêt  suprême  une  connaissance  que  la  simple  spéculation 
ne  peut  qu'imaginer,  non  faire  valoir,  et  parvient  à  ce  point 
sublime^  c'est-à-dire  au  concept  d'un  être  premier  et  unique, 
comme  souverain  bien  (377),  sans  pouvoir  toutefois  partir  de  ce 
concept  pour  en  dériver  les  lois  morales  elles-mêmes.  Aussi, 
malgré  la  ruine  de  toutes  les  ambitieuses  prétentions  d'une  raison 
qui  s'égare  au  delà  des  limites  de  toute  expérience,  il  nous  reste 


DU   TRADUCTEUR  305 

encore  assez,  selon  Kant,  pour  avoir  lieu  d'être  satisfaits  au  point 
de  vue  pratique  :  sans  pouvoir  me  vanter  de  savoir  qu'il  y  a  un 
Dieu  et  une  vie  future,  je  suis  moralement  certain  qu'il  y  a  un 
Dieu,  qu'il  y  a  une  autre  vie,  et  ma  foi  en  un  Dieu  et  en  une  autre 
vie  est  tellement  unie  à  mon  sentiment  moral  que  je  ne  cours  pas 
plus  risque  de  perdre  cette  foi  que  je  ne  crains  de  me  voir  jamais 
dépouillé  de  ce  sentiment  (387). 

Si  nous  puisons  quelques  indications  dans  la  seconde  édition 
de  la  Critique  de  la  Raison  pure  qui  parut  en  1787,  après  les  fon- 
dements de  la  Métaphysique  des  Mœurs  (voyez  n.  4),  nous  saisi- 
rons d'une  manière  plus  précise  encore  le  lien  qui,  dans  la  pensée 
de  Kant,  rattache  entre  elles  les  deux  Critiques.  L'épigraphe  em- 
pruntée à  Bacon  et  ajoutée  à  cette  édition  est  caractéristique  :  De 
nobis  ipsis  silemus:  de  re  aulemquœ  agilur  petimus  ut  homines  eam  )ion 
opinionem^scdopusesse  cogitent,  ac  pro  certo  habeant  non  sectœ  nos 
alicujus^  aut  placiti,  sed  utilitatis  et  amplititdinis  humanœ  fundamcnta 
moliri.  Deinde  ut  suis  commodis  œqui  in  commune  consulent  et  ipsi  in 
parlem  veniant.  Prœlerea  ut  bene  sperent,  neque  instaurationem  nos- 
Iram  ut  quiddam  infînitum  et  ultra  morlale  (îngant  et  animo  conci- 
piant,  quum  rêvera  sit  infîniti  erroris  finis  et  terminus  legitimus. 
La  préface  qui  y  est  ajoutée  n'est  pas  moins  importante  :  Kant 
soutient  que  l'utilité,  négative  à  première  vue,  de  son  œuvre, 
est  en  réalité  positive,  parce  qu'elle  supprime  du  même  coup 
l'obstacle  qui  restreint  l'usage  pratique  ou  menace  même  de 
l'anéantir.  La  raison  pure  a  un  usage  pratique  absolument  né- 
cessaire, un  usage  moral  où  elle  s'étend  inévitablement  au 
delà  des  bornes  de  la  sensibiUté  et  où,  sans  avoir  besoin  pour 
cela  du  secours  de  la  raison  spéculative,  la  raison  pratique  veut 
pourtant  être  rassurée  contre  toute  opposition  de  sa  part  (B,  1, 30). 
Il  suffit,  au  point  de  vue  de  la  morale,  que  la  liberté  ne  soit  point 
contradictoire  et  que,  par  conséquent,  elle  puisse  être  conçue  ;  il 
faut,  pour  admettre  Dieu,  la  liberté,  l'immortalité,  selon  le  besoin 
qu'en  a  la  raison  dans  son  usage  pratique  ordinaire,  repousser  on 
même  temps  les  prétentions  de  la  raison  spéculative  à  des  vues 
transcendantes  (34),  il  faut  supprimer  le  savoir  pour  y  substituer 
la  croyance.  Ainsi  on  aura  l'inappréciable  avantage  d'en  finir  une 
bonne  fois  avec  toutes  les  objections  dirigées  contre  la  moralité  et 
la  religion,  en  démontrant  clairement  l'ignorance  de  leurs  adver- 
saires (35)  ;  ainsi  seulement  on  pourra  couper  les  racines  du  maté- 
rialisme, du  fatalisme,  de  l'athéisme,  de  l'incrédulité  des  esprits 
forts,  du  fanatisme  et  de  la  superstition,  de  l'idéalisme  et  du  scep- 
ticisme (38).  La  métaphysique,  dit  ailleurs  Kant,  a  pour  objet 
KANT,  Crit.  de  la  rais.  prat.  20 


306  NOTES   PHILOSOPHIQTTES 

propre  de  ses  recherches  Dieu,  la  liberté  et  l'immortalité,  trois 
concepts  liés  de  telle  façon  que  le  premier  uni  au  second  doit 
conduire  au  troisième  comme  à  une  conséquence  nécessaire  (voyez 
note  2)  ;  si  l'on  pouvait  pénétrer  ces  trois  objets,  la  théologie,  la 
morale  et,  par  l'union  des  deux  premières,  la  religion,  c'est-à-dirft 
les  fins  les  plus  élevées  de  notre  existence,  ne  dépendraient  que 
de  la  raison  spéculative  et  de  rien  autre  chose  (31)2).  Mais  si  la 
philosophie  spéculative  ne  peut  étendre  la  connaissance  en  dehors 
des  limites  de  l'expérience  possible,  le  droit  et  même  la  nécessité 
d'admettre  une  vie  future  ne  se  trouvent  nullement  compromis 
(II,  23),  car  la  raison,  comme  faculté  pratique,  se  trouve  fondée 
par  la  loi  morale  à  étendre  le  premier  et  avec  lui  notre  propre 
existence  au  delà  des  limites  de  l'expérience  et  de  la  vie  (24). 

Ajoutons  que  dans  l'écrit  sur  les  Songes  d'un  visionnaire  de  1766, 
la  loi  morale  paraît  déjà  suffisante  à  Kant,  pour  établir  indépen- 
damment de  toute  démonstration  théorique,  la  liberté,  Dieu,  l'im- 
mortalité. 

Note  4,  p.  10, 1.  14,  Ce  système  suppose  à  la  vérité  les  Fondements  de 
LA  métaphysique  DES  MOEURS  (p.  11,  1.  20  ;  p.  29,  1.  9  sqq  ;  p.  43,  les 
deux  dernières  lignes;  p.  50,  1.  7,  sqq;  p.  52,  1.  14,  sqq;  p.  55, 
1.  4;  p.  60, 1.^26  ;  p.  62,  1.  4  ;  p.  65,  1.  16;  p.  67,  tableau;  p.  122, 
1. 11,  sqq  ;  p.  172,  sqq  ;  p.  190,  sqq).  —  Kant  publia  cet  ouvrage 
en  1785.  Il  y  distingue  une  philosophie  formelle  ou  logique  et  une 
philosophie  matérielle,  qui  constitue  la  physique  ou  doctrine  de  la 
nature,  quand  elle  s'occupe  des  lois  de  la  nature  et  la  dortrine  des 
mœurs  ou  éthique,  quand  elle  s'occupe  des  lois  delà  liberté.  Dans 
les  deux  dernières,  il  y  a  une  partie  empirique  qui  s'appuie  sur 
des  principes  de  l'expérience  et  une  partie  pure  qui  tire  ses  doc- 
trines de  principes  à  priori  :  à  côté  de  la  physique  il  y  a  une  mé- 
taphysique de  la  nature,  à  côté  d'une  partie  empirique  qu'on 
pourrait  appeler  anthropologie  pratique,  l'éthique  off're  une  méta- 
physique des  mœurs  pour  laquelle  on  pourrait  réserver  le  nom  de 
morale.  Or,  tout  le  monde  convient  qu'une  loi,  pour  avoir  une  valeur 
morale,  doit  être  marquée  d'un  caractère  de  nécessité  absolue, 
s'adresser  non  seulement  aux  hommes,  mais  encore  à  tous  les 
êtres  raisonnables  :  le  principe  de  l'obligation  ne  doit  donc  être 
cherché  ni  dans  la  nature  de  l'homme,  ni  dans  les  circonstances 
extérieures  où  il  se  trouve  placé,  mais  seulement  à  priori  dans 
des  concepts  de  la  raison  pure.  La  philosophie  morale,  appliquée  à 
l'homme,  n'emprunte  pas  la  moindre  chose  à  la  connaissance  de 
l'homme,  mais  elle  lui  donne  des  lois  à  priori  comme  à  un  être 


DU  TRADUCTEUR  '  307 

raisonnable.  La  métaphysique  des  mœurs  peut  seule  montrer  la 
loi  morale  dans  toute  sa  pureté  et  constitue  le  fondement  sans 
lequel  il  ne  peut  y  avoir  de  philosophie  morale.  Ayant  dessein  de 
donner  plus  tard  une  Métaphysique  des  mœurs,  Kant  en  fait 
d'abord  paraître  les  fondements  sous  une  forme  populaire  et  appro- 
priée au  sens  commun,  afin  de  préparer  le  lecteur  aux  choses  sub- 
tiles et  aux  difficultés  inévitables  dans  une  critique  de  la  raison 
pure  pratique,  qui  est  la  véritable  base  de  la  métaphysique  des 
mœurs,  comme  la  critique  de  la  raison  pure  spéculative  est  le 
fondement  de  la  métaphysique  de  la  nature,  mais  qui  doit,  pour 
être  complète,  montrer  l'union  de  la  raison  pratique  avec  la  raison 
spéculative  en  un  principe  commun.  Il  y  poursuit  la  recherche 
et  l'établissement  du  principe  suprême  de  la  moralité  dans  trois 
sections  :  la  première  traitant  du  passage  de  la  connaissance  mo- 
rale de  la  raison  commune  à  la  connaissance  philosophique  ;  la 
seconde,  du  passage  de  la  philosophie  morale  populaire  à  la  méta- 
physique des  mœurs  ;  la  troisième,  du  dernier  pas  qui  conduit  de 
la  métaphysique  des  mœurs  à  la  critique  de  la  raison  pure  pra- 
tique. Dans  la  première,  regardant  la  bonne  volonté  comme  le 
bien  suprême  et  la  condition  à  laquelle  doit  être  subordonné  tout 
autre  bien  et  s'occupant  de  développer  le  concept  d'une  volonté 
bonne  en  soi,  naturellement  contenu  dans  toute  saine  intelligence,  s'en 
tenant  au  sens  commun  dans  les  choses  morales,  mais  recourant  à  la 
philosophie  pour  mettre  la  dernière  main  au  système  de  la  mora- 
lité et  aussi  pour  donner  aux  préceptes  de  la  sagesse  plus  d'auto- 
rité et  de  consistance,  il  prend  le  concept  du  devoir,  qui  contient 
celui  d'une  bonne  volonté,  et  établit  d'abord  qu'une  action,  pour 
avoir  une  valeur  morale,  ne  doit  pas  être  seulement  conforme  au 
devoir,  mais  avoir  été  faite  par  devoir  et  non  par  inclination  ou 
par  intérêt ,  puisqu'une  action  faite  par  devoir  ne  tire  pas  sa 
valeur  morale  du  but  qu'elle  doit  atteindre,  mais  du  principe 
d'après  lequel  la  volonté  s'y  résout,  que  le  devoir  est  la  nécessité 
de  faire  une  action  par  respect  pour  la  loi,  et  enfin  qu'il  n'y  a  que 
la  conformité  universelle  à  la  loi  de  toutes  les  actions,  qui  peut 
servir  de  principe  à  la  volonté,  c'est-à-dire  qu'on  doit  toujours 
agir  de  telle  sorte  qu'on  puisse  vouloir  que  sa  maxime  devienne 
une  loi  universelle.  Dans  la  seconde  section,  Kant  montre  que  ce 
concept  du  devoir,  tiré  du  commun  usage  de  notre  raison  pratique, 
n'est  pas  un  concept  empirique,  qu'en  fait,  il  est  impossible  de 
prouver  par  l'expérience,  avec  une  entière  certitude,  qu'il  y  a 
jamais  eu  un  seul  cas  où  une  action  conforme  au  devoir  ait  été 
faite  exclusivement  par  devoir,  qu'en  outre,  la  loi  morale  devant 


308  *  NOTES   PHILOSOPHIQUES 

valoir  pour  tous  les  êtres  en  général,  et  étant  absolument  néces- 
saire, aucune  expérience  ne  peut  nous  conduire  à  en  inférer 
même  la  possibilité.  Les  concepts  moraux  sont  donc  tous  à  priori 
et  ont  leur  source  et  leur  siège  dans  la  raison,  dans  la  raison  lapins 
vulgaire  aussi  bien  que  dans  la  raison  la  plus  exercée  par  la  spéculation  : 
la  morale  doit  être  traitée  comme  une  philosophie  pure  et  per- 
mettra seule  d'établir  une  théorie  spéculative,  exacte  et  complète 
de  la  morale  du  devoir,  de  produire  des  intentions  morales  vrai- 
ment pures,  de  préparer  les  cœurs  à  l'accomplissement  du  plus 
grand  bien  possible  dans  le  monde.  Puis,  décrivant  la  puissance 
pratique  de  la  raison,  Kant  expose  ce  qpi'il  entend  par  la  con- 
trainte (Nôthigung],  le  commandement  ou  le  principe  objectif  qui 
contraint  la  volonté  [Gebot],  la  formule  de  l'ordre  ou  l'impératif  qui 
ne  peut  exister  pour  la  volonté  divine  ou  pour  une  volonté  sainte, 
l'impératif  hypothétique,  problématiquement  ou  assertoriquement 
pratique,  selon  que  le  but  pour  lequel  l'action  est  bonne  est  pos- 
sible ou  réel,  l'impératif  catégorique,  qui  est  un  principe  pratique 
apodictique  et  présente  l'action  comme  objectivement  nécessaire 
par  elle-même  et  indépendamment  de  tout  autre  but  ;  il  se  de- 
mande comment  sont  possibles  ces  trois  espèces  d'impératifs,  qu'il 
appelle  encore  des  règles  de  l'habileté,  des  conseils  de  la  prudence, 
des  commandements  ou  des  lois  de  la  moralité,  et  insiste  sur  le 
dernier  dont  il  reprend  la  formule  établie  dans  la  première  section, 
pour  la  transformer  successivement,  grâce  à  des  exemples,  dans 
les  formules  suivantes  :  /.  Agis  comme  si  la  maxime  de  ton  action 
devait  être  érigée  par  ta  volonté  en  une  loi  universelle  de  la  nature; 
II.  Agis  de  telle  sorte  que  tu  traites  toujours  Inhumanité,  soit  dans  ta 
personne,  soit  dans  la  personne  d'autrui,  comme  une  fin  et  jamais  comme 
un  moyen  ;  III.  Agis  d''après  des  maximes  qui  puissent  se  considérer 
elles-mêmes  comme  des  lois  universelles  de  la  nature.  Ainsi  il  aboutit 
à  poser  l'autonomie  de  la  volonté  comme  le  principe  unique  de  la 
morale  et  à  condamner  toutes  les  doctrines  qui  sont  fondées  sur  le 
bonheur  personnel  ou  le  sentiment  moral,  sur  la  perfection  ou  la 
volonté  de  Dieu  et  qui  partent  toutes  du  concept  de  l'hétéronomie 
de  la  volonté.  Enfin,  après  avoir  ainsi  montré  par  l'analyse  du 
concept  universellement  reçu  de  la  moralité,  qu'une  autonomie  de 
la  volonté  en  est  le  fondement,  il  prépare,  dans  la  dernière  sec- 
tion, une  critique  de  la  raison  pure  pratique,  dont  il  a  besoin  pour 
savoir  si  la  moralité  est  une  chimère,  question  qui  suppose  un 
usage  synthétique  possible  de  la  raison  pure  pratique.  Le  concept 
de  la  liberté  est  la  clef  qui  fournit  l'explication  de  la  volonté,  et  la 
liberté  doit  être  supposée  comme  propriété  de  la  volonté  do  tout 


DU   TRADUCTEUR  309 

être  raisonnable,  puisque  la  raison  pratique  ou  volonté  d'un  tel 
être  ne  peut  recevoir  une  direction  du  dehors  sans  cesser  de  dé- 
terminer elle-même  ses  jugements.  Or  il  semble  impossible  de 
sortir  de  l'espèce  de  cercle  que  l'on  fait,  en  se  supposant  libre 
dans  l'ordre  des  causes  efficientes,  afin  de  pouvoir  se  regarder 
comme  soumis  dans  l'ordre  des  fins  à  des  lois  morales,  puis  en  se  • 
considérant  ensuite  comme  soumis  à  ces  lois  parce  qu'on  s'est 
attribué  la  liberté  de  la  volonté.  Mais  si  un  être  raisonnable  appar- 
tient par  ses  facultés  inférieures  au  monde  sensible  et  est  par  là 
soumis  aux  lois  de  la  nature,  il  est  en  tant  qu'intelligence  soumis 
à  des  lois  indépendantes  de  la  nature;  par  conséquent  en  nous 
concevant  libres,  nous  nous  transportons  dans  le  monde  intelli- 
gible, en  nous  concevant  comme  soumis  au  devoir,  nous  nous  con- 
sidérons comme  appartenant  à  la  fois  au  monde  sensible  et  au 
monde  intelligible.  Membre  par  l'idée  de  la  liberté,  d'un  monde 
intelligible  dans  lequel  mes  actions  seraient  toujours  conformes  à 
l'autonomie  de  la  volonté,  mais  en  même  temps  membre  du  monde 
sensible,  je  dis  seulement  qu'elles  doiventêtre  conformes  à  ce  prin- 
cipe :  c'est  pour  cela  même  que  les  impératifs  catégoriques  sont  pos- 
sibles. J'indique  ainsi  la  seule  supposition  qui  les  rend  possibles, 
et  cela  suffit  pour  l'usage  pratique  de  la  raison,  mais  il  est  au- 
dessus  de  toute  raison  humeiine  de  savoir  comment  cette  supposi- 
tion est  elle-même  possible.  D'ailleurs  comment  pourrait-on  la 
blâmer  de  ne  vouloir  et  de  ne  pouvoir  expliquer  la  nécessité  du 
principe  suprême  de  la  moralité  au  moyen  d'ane  condition,  c'est- 
à-dire  de  quelque  intérêt,  puisqu'elle  ôterait  par  là  à  ce  principe 
son  caractère  de  loi  morale,  c'est-à-dire  de  loi  suprême  de  la 
liberté? 

Le  critique  auquel  répond  Kant  dans  la  page  suivante,  est  pro- 
bablement Garve  (1742-1798)  qui  avait  traduit  et  commenté  le 
de  Officiis,  et  qui,  à  l'occasion  de  sa  traduction  de  la  Morale  d'Aris- 
tote,  avait  livré  à  un  examen  pénétrant  et  dont  il  faut  tenir 
compte,  la  philosophie  morale  de  Kant.  Son  ouvrage  intitulé  Ueber- 
sicht  d.  vornehmst.  Principien  d.  Sittenl.  etc.,  mérite  encore,  dit 
M.  Paul  Janet,  d'être  lu  aujourd'hui. 

Note  5,  p.  14,  l-  9,  le  reproche  de  vouloir  introduire  une  langue 
nouvelle.  —  En  1770,  Mendelssohn  reconnaissait  à  Kant  un  talent 
d'écrivain  populaire;  Schiller,  qui  aimait  les  doctrines  de  Kant, 
parle  de  son  style  de  Chancellerie  philosophique;  le  conseiller 
Wlômer,  l'ami  de  Kant,  ne  le  lisait  pas,  disait-il,  parce  que  ne 
pouvant  suivre  de  l'œil  les  conditionnelles  et  les  parenthèses,  et 


310  NOTES   PHILOSOPHIQL'tS 

plaçant  un  doigt  sur  unmot,  un  doigt  sur  un  autre,  etc.,  les  doigts 
lui  manquaient  avant  d'arriver  à  la  fin  de  la  phrase,  Colien  au 
contraire,  trouve  que  ni  Platon  ni  Schiller  n'ont  écrit  aussi  bien 
que  Kant,  qui  a  un  style  michelangéliqiiel  Sans  aller  aussi  loin  que 
Cohen,  on  pourrait  citer,  surtout  dans  la  Raison  pratique,  un 
certain  nombre  de  pages  où  la  beauté  de  la  forme  est  égale  à 
l'élévation  de  la  pensée  ;  on  en  trouverait  beaucoup  d'autres  aussi 
qui  justifieraient  la  boutade  de  Wlômer.  —  (Avant-propos,  p.  XXV.) 

Note  6,  p.  16,  1.  8,  qu'il  ne  peut  y  avoir  aucune  connaissance  à 
priori.  —  Voyez  sur  ce  point  les  travaux  de  Stuart  Mill,  le  plus 
pénétrant  adversaire  des  propositions  à  priori,  et  de  Spencer,  qui 
a  donné,  en  une  certaine  mesure,  raison  à  Kant,  tout  en  présen- 
tant sa  doctrine  sous  une  forme  tout  à  fait  différente.  —  Sur 
cette  affirmation  de  Kant,  voyez  Fouillée,  Critique  des  systèmes 
de  morale  contemporaine  et  Renouvier  et  Pillon,  loc.  cit.  n,  2  et  3. 

Note  7,  p.  18,  1.  13;  p.  86,  sqq.;  p.  97,  etc.  Hume,  — Pour 
l'influence  exercée  par  Hume  sur  Kant,  au  point  de  vue  spéculalii 
comme  au  point  de  vue  pratique,  on  peut  consulter  Renouvier, 
Zeller,  Paulsen,  Lange,  (op.  cit.);  Benno  Erdmann,  op.  cit.  et 
Kant  und  Hume  um  1762.  {Archiv  {.  Gesch.  d.  Philosophie  hgg.  von 
Ludwig  Slein,  1888  Bd.  I  h.  1,  2);  Baumann,  Zv\rei  Beitrâge  zum 
Verstândniss  Kant's,  Ph.  Monatshefte  1882,  p.  257-286.  Dans  ce 
dernier  travail  (Rev.  ph.  XVI,  545),  l'auteur  étudie  les  transfor- 
mations de  la  doctrine  morale  de  Kant,  pour  les  idées  du  bien 
suprême,  de  l'immortalité  et  de  Dieu,  où  perce  un  reste  de  la 
métaphysique  de  Leibnitz  et  de  Wolf  ;  puis,  pour  la  notion  de 
fin  et  de  but  final,  signale  enfin  l'influence  de  Shaftesbury, 
Hutcheson  et  Hume,  l'influence  plus  considérable  encore  de 
Rousseau  (note  16). —  Voyez  encore  deux  articles  de  Stirling  dans 
Mind  (XXXVI  et  XXXVII),  Katit  has  not  answered  Hume. 

Note  8,  p.  19,  note,  lig.  3,  N...  est  idéaliste. — Il  semble  bien 
qu'il  s'agisse  de  Kant  lui-même.  —  On  sait  à  quelles  discussions 
a  donné  lieu  la  question  de  savoir  si  Kant  est  ou  non  idéaliste  : 
on  peut  consulter  tous  les  auteurs  déjà  cités  et  Fraser,  Berkeley 
Works,  Janilsch,  Kant's  Urtheile  ùber  Berkeley,  —  Il  serait 
peut-être  bon  de  remarquer  à  ce  sujet  que  la  solution  de  cette 
question  comme  de  celle  qu'on  appelle  le  scepticisme  de  Hume, 
dépend  de  la  définition  que  l'on  donne  du  scepticisme  et  de  l'idéa- 
Jsme. 

Note  9,  p.  19, 1. 16;  p.  88,  sqq.;  p.  424,  sqq.;  l'empirisme  uni- 


DU   TRADUCTEUR  311 

verset  se  révèle  comme  le  véritable  scepticisme,  etc.  —  On  peut  voir 
lombien  il  convient  d'être  circonspect,  en  attribuant  aux  philoso- 
phes des  conséquences  non  acceptées  par  eux,  de  leurs  doctrines, 
BiTon  veut  rester  fidèle  à  la  vérité,  puisque  Kant,  qui  d'ailleu'.s 
use  lui-même  de  ce  procédé  à  l'égard  de  ses  adversaires,  a  été 
accusé  d'idéalisme,  de  scepticisme,  de  matérialisme,  d'empirisme, 
et  même  d'athéisme,  après  avoir  uniquement  cherché  à  réfuter  ces 
divers  systèmes  1 

Note  10,  p.  38,  1.  6,  Coalitionssystem,  p.  206;  Coalitionsversuche. 
—  On  comprendra  mieux  le  sens  de  ces  expressions  si  l'on  étudie 
dans  Bartholmèss  l'histoire  philosophique  de  l'Académie  de  Berlin  ; 
les  différents  représentants  de  la  philosophie  à  cette  Académie 
essaient  de  concilier  Leibnitz  et  Locke,  les  Écossais,  Hume  et 
Condillac,  etc.  — Maimon  a  essayé,  dans  son  système  composite 
{Coalitionss'jstemJ  de  réunir  les  doctrines  de  Kant,  de  Spinoza,  de 
Hume  et  de  Leihmtz{Versuchilber  d.trancendental  Philosophie,  4790.) 

Notes  11  et  12,  maximes,  bien  et  devoir,  sentiment,  p.  10,  note  de  K. 
et  43;  65,  1.  16;  67,  Hutcheson;  99  1  14;  110,  1.  16;  112,  1.  17; 
125  et  126;  134,  135  et  136,  142,  143,  148,  1.  13  et  14;  159,  1.  7, 
sqq.  ;  151,  153  et  154;  220,  1.  22  ;  224,  1.  8;  273,  etc.  —  H  faut 
réunir,  pour  l'intelligence  de  la  morale  de  Kant,  ce  qu'il  dit  des 
maximes  qui,  pour  être  des  lois  pratiques  universelles,  doivent 
être  représentées  comme  des  principes  qui  déterminent  la  volonté 
non  par  la  matière,  mais  simplement  par  la  forme  (43),  du 
concept  du  bien  qui  ne  doit  pas  servir  de  fondement  à  la  loi 
morale,  mais  est  déterminé  après  elle  et  par  elle  (110),  ce  qu'il 
dit  enfin  un  peu  partout  contre  l'intervention  du  sentiment  en  mo- 
rale, et  ce  qui  a  provoqué  la  célèbre  épigramme  de  Schiller  :  J'ai  du 
plaisir  à  faire  du  bien  à  mon  voisin,  cela  m'inquiète,  je  sens  que 
je  ne  suis  pas  tout  à  fait  vertueux.  —  Les  objections  n'ont  pas 
manqué  sur  chacun  de  ces  points,  non  plus  que  sur  le  système 
auquel  ils  se  rattachent  et  qu'on  a  pris  l'habitude  d'appeler  un 
formalisme  moral.  Hegel,  Schopenhauer  et  Kirchmann  ont  soutenu 
que  si  ce  qui  est  moral  tire  son  origine  de  la  simple  forme  ou  de 
l'universalité  du  commandement,  Kant  ne  devait  pas  se  demander 
quelle  forme  est  ou  n'est  pas  (44)  capable  de  s'adapter  à  une  légis- 
lation universelle,  car,  dans  la  forme,  il  n'y  a  aucune  distinction, 
et  lorsque  Kant  veut  distinguer  les  maximes  d'après  leur  forme,  il 
est  obligé  de  revenir  au  contenu  du  commandement  et  par  consé- 
quent de  se  contredire.  M.  Paul  Janet  (la  Morale],  M.  Fouillée 
(Critique  des  systèmes  de  morale  contemporaine)  et  surtout  M.  Beaus- 


312  NOTES   PHILOSOPHIQUES 

sire  [Les  principes  de  lamorale^  l.  III  ch.  I  et  2)  ont  développa 
en  y  insistant,  des  objections  analogues.  Le  premier  a  soutenu  que 
le  bien  est  antérieur  au  devoir  et  il  a  été  combattu  par  M.  Pillon 
(Cr.  ph.  1876,  I);  le  second  a  produit  des  textes  d'après  lesquels 
il  a  cru  pouvoir  affirmer  que  MM.  Renouvier  et  Pillon  avaient 
eux-mêmes  dirigé  contre  le  kantisme  des  critiques  analogues  à 
celles  de  M.  Janet.  Enfin  M.  Beaussire,  tout  en  acceptant  la  théorie 
de  Kant  qui  fonde  l'obligation  sur  Tantonomie  de  la  volonté,  a  vu 
dans  l'idée  d'utilité  la  seule  qui  puisse  donner  à  la  morale  un 
objet  précis,  sans  l'emprunter  à  la  morale  elle-même.  —  D'un 
autre  côté,  M.  Paul  Janet  a  vivement  combattu  l'un  des  paradoxen 
les  plus  étranges,  Vun  des  scandales  de  la  morale  kantienne,  Vespèce 
de  défaveur  qu'elle  jette  sur  les  bons  sentiments,  sur  les  inclinations 
naturelles  qui  nous  conduisent  au  bien  spontanément  et  sans 
effort  (p.  4i6). 

Essayons  d'expliquer  ces  trois  théories  de  Kant  qui,  en  réalité, 
n'en  font  guère  qu'une  et  d'en  préciser  le  sens  exact.  Si  nous  con- 
sultons les  nombreux  renseignements  qui  nous  ont  été  transmis 
sur  la  vie  de  Kant,  nous  voyons  que  l'ordre  était  le  principe  de  sa 
conduite,  qu'il  raisonnait  jusqu'aux  moindres  actions  de  sa 
journée,  se  faisait  sur  tout  des  maximes  et  s'y  conformait  si  inva- 
riablement qu'elles  semblaient  faire  partie  de  sa  nature  même. 
Éveillé  cinq  minutes  avant  cinq  heures  du  matin,  il  était  assis  à 
sa  table  à  cinq  heures,  prenait  seul  une  ou  deux  tasses  de  thé 
que  la  présence  d'un  ami  l'aurait  empêché  de  prendre  avec  son 
calme  ordinaire,  fumait  une  pipe,  repassait,  même  quand  il  cessa 
d»)  i)rofesser,  parce  que  c'avait  été  toujours  son  habitude,  ce  qu'il 
avait  fait  la  veille,  donnait  ses  leçons,  puis  de  retour  chez  lui  tra- 
vaillait jusqu'à  midi  trois  quarts,  se  levait  de  son  bureau,  prenait 
un  verre  de  vin  de  Hongrie,  du  Rhin,  ou  de  bischoff,  s'habillait 
et  à  une  heure  se  mettait  à  table.  L'après-midi,  il  faisait  ces 
promenades  célèbres  dans  lesquelles  on  le  vit  à  peine  deux  fois 
en  quarante  ans  dépasser  la  limite  où  il  s'arrêtait  d'ordinaire, 
pour  avoir  plutôt  un  ouvrage  de  Rousseau  ou  des  nouvelles  de  la 
Révolution  française  ;  il  les  faisait  seul,  parce  qu'il  respirait  d'a- 
près des  règles  qu'il  s'était  faites  comme  il  s'en  était  fait  s\ir  la 
manière  d'attacher  ses  bas.  Rentré  chez  lui,  il  lisait  les  journaux, 
puis  s'installait  à  six  heures  pour  le  travail  du  soir  dans  son  cabinet, 
où  il  entretenait  constamment  une  température  de  15",  s'asseyait 
en  hiver  ou  en  été  auprès  du  poêle  de  manière  à  voir  les  tours  du 
vieux  château,  et  il  ne  pouvait  continuer  ses  méditations  quand 
les  arbres,  par  suite  de  leur  croissance,  lui  en  cachaient  la  vue- 


DU   TRADUCTEUR  313 

Puis,  vers  dix  heures,  un  quart  d'heure  après  qu'il  avait  cessé  de 
penser,  il  se  couchait  dans  une  chambre  sans  feu,  dont  les  fenêtres 
étaient  fermées  toute  l'année,  se  déshabillait  avec  méthode  el  secou- 
rrait dans  son  lit  avec  une  habileté  toute  particulière.  Il  est  évi- 
dent qu'un  homme  qui  poussait  ainsi  jusqu'à  la  minutie  l'amour 
de  la  règle  devait  être  disposé  à  donner  une  grande  place  dans  sa 
morale  aux  formules  et  aux  préceptes,  à  y  mettre  la  forme  au- 
dessus  de  la  matière.  Ajoutez  à  cette  influence  des  habitudes  qui 
devinrent  de  plus  en  plus  tyranniques  ou  même  employez  pour 
l'expliquer  les  tendances  piélistes  de  Kant  (voyez  note  17),  qui  le 
portaient  à  sacrifier  non  seulement  le  dogme  aux  œuvres,  la  lettre 
à  l'esprit,  mais  aussi  les  actions  elles-mêmes  aux  intentions  ; 
joignez-y  encore  l'étude  des  mathématiques,  par  laquelle  il  a 
appris  ce  que  signifie  une  formule  qui  détermine  d'une  manière 
tout  à  fciit  exacte  et  sans  laisser  de  place  à  l'erreur,  ce  qu'il  y  a 
à  faire  pour  résoudre  un  problème,  par  laquelle  il  a  été  amené  à 
donner,  comme  Spinoza,  une  forme  géométrique  à  une  partie  de 
son  livre  ;  vous  comprendrez  que  Kant  n'ait  cru  ni  insignifiant  ni 
inutile,  sans  établir  aucun  principe  nouveau,  de  donner  une  jor- 
mule  nouvelle  de  la  moralité  (p.  10,  note  de  Kant),  et  qu'il  se  soit 
déterminé  à  faire  passer  le  devoir,  la  règle,  la  loi  avant  le  concept 
du  bien. 

D'un  autre  côté,  on  a  remarqué,  en  comparant  d'une  manière 
plus  ou  moins  exacte  Kant  à  Pascal,  que  s'il  faisait  une  pension  à 
sa  sœur,  il  refusait  de  la  voir,  qu'il  n'aimait  pas  en  général  à  voir 
autour  de  lui  les  parents  auxquels  il  venait  en  aide  de  bon  cœur, 
parce  qu'il  ne  pouvait  y  avoir  entre  eux  et  lui  aucun  commerce 
satisfaisant  ;  un  de  ses  biographes  a  dit  qu'il  ne  savait  pas  s'il  avait 
jamais  embrassé  un  de  ses  amis.  Rappelons-nous  encore  que  le 
protestantisme  fait  une  grande  place,  surtout  en  Allemagne,  au 
péché  originel  (cf  p.  VIII),  que  le  piétisme  demandait  la  régénéra- 
tion spirituelle  à  la  lutte  incessante  de  la  conscience  contre 
l'égoïsme  et  les  passions,  que  Voltaire,  admiré  et  commenté  par 
Kant,  proscrivait  le  fanatisme  et  vantait  la  raison  :  nous  aurons 
quelques-unes  des  causes  au  moins  occasionnelles,  sinon  totales  et 
complètes,  pour  laisser  intacte  la  question  de  l'originalité  de  Kant, 
qui  déterminèrent  la  direction  de  sa  pensée,  lui  firent  substituer 
partout  la  raison  au  sentiment,  et  craindre  à  l'égal  de  la  supersti- 
tion un  enthousiasme  fanatique  (p.  99,  125,  151,  etc.). 

M.  Renouvier,  tout  en  reconnaissant  {Cr.  p.,  1882-83)  que  le 
formaUsme  kantien  est  beaucoup  trop  exagéré  dans  l'original,  s'est 
appuyé  sur  le  passage,  il  est  très  beau  de  faire  du  bien  aux  hommes 


314  NOTES   PHILOSOPHIQUES 

p.  147,  1.  7  (auquel  il  eût  pu  en  joindre  d'autres,  notamment  ceux 
qui  sont  indiqués  en  haut  de  cette  note,  p.  107,  133,  134,  136, 
142,  143,  148,  159,  273.  —  Voyez  aussi  noie  18  ,  pour  soutenir, 
d'un  côté,  que  ce  qu'il  faut  en  retenir  c'est  la  distinction  juste  et 
profonde  entre  le  principe  formel  constitutif  de  l'obligation  et  tous 
les  éléments  matériels  —  distinction  qu'admettent  également 
d'ailleurs  MM.  Janetet  Beaussire,  — de  l'autre,  que  les  interprètes 
ont  exagéré  le  formalisme  kantien  dans  l'idée  qu'ils  en  donnent. 
Kant,  dit-il,  reconnaît  la  présence  nécessaire  en  nos  consciences 
des  mobiles  affectifs  et  passionnels  de  nos  actes  moraux,  la  Icgi- 
limilé  des  attraits  sensibles,  l'avantage  à  certains  égards  d'unir  à 
l'idée  du  devoir  celle  de  la  vie  en  réalité  la  plus  heureuse  qu'on 
peut  attendre  de  son  accomplissement,  le  caractère  de  beauté  et 
de  noblesse  des  actions  inspirées  par  l'humanité  et  la  sympathie, 
un  suprême  idéal  de  moralité  où  la  loi  morale,  ne  rencontrant 
plus  d'opposition,  le  pur  amour  remplace  la  contrainte  imposée 
aux  sentiments  par  le  devoir. 

Il  y  aurait  lieu  encore  de  comparer  la  morale  du  devoir,  telle 
que  l'a  exposée  Kant,  avec  les  formes  récentes  qu'a  prises  la  mo- 
rale utilitaire  chez  Stuart  Mill  et  Spencer,  à  tenir  compte  des  criti- 
ques qui  pourraient  lui  être  adressées  de  ce  point  de  vue,  non  plus 
seulement  par  des  spiritualistes  comme  M.  Beaussire,  mais  encore 
par  des  empiriques  disciples  de  Mill  ou  de  Spencer.  On  consultera 
avec  fruit  sur  cette  question,  outre  les  ouvrages  de  l'un  et  de 
l'autre,  l'article  de  Spencer  sur  la  Morale  de  Kant  dans  la  Revue 
philosophique  de  juillet  1888  et  celui  de  M.  Brochard,  janvier  1901. 

Note  13,  p.  71,  1.  2  et  15;  197,  1.  14;  214,  1.  2;  246,  1.  9  sqq.; 
248,  1 .  20,  etc.  —  Kant  distingue  nettement  les  mots  Vorstellung^ 
Perception,  Empfindung,  Erkenntniss,  Anschauung,  Begriff  et  Idée.  Le 
premier  est  le  terme  générique  qui  désigne  toute  représentation 
en  général  [reprœsenlatio]  ;  la  Perception  est  une  représentation 
avec  conscience,  la  sensation  (Empfindung)  est  une  perception  qui 
se  rapporte  simplement  au  sujet  comme  modification  de  son  état, 
la  connaissance  [Erkenntniss)  est  une  perception  objective  {cogni- 
tio),  elle  forme  une  intuition  {Anschauung),  si  elle  se  rapporte  im- 
médiatement à  l'objet  et  est  singulière,  unconcept  [Begriff=  intui- 
ius  vel  conceptus)  si  elle  ne  s'y  rapporte  que  médiatement  au 
moyen  d'un  signe  qui  peut  être  commun  à  plusieurs  choses.  Le 
concept  pur,  en  tant  qu'il  a  simplement  son  origine  dans  l'en- 
tendement (et  non  dans  une  image  pure  de  la  sensibilité),  est  la 
notion  {notio).  Le  concept  formé  de  notions  qui  dépassent  la  pos- 


DU  TRADUCTEUR  315 

sibilité  de  l'expérience  est  une  idée,  c'est-à-dire  un  concept  ra- 
tionnel [Cr.  de  la  R.  pure,  Barni  /,  377). 

Note  14.  Appel  au  sens  commun  :  43, 1.  26  et  27  ;  49, 1.  23  et  50, 
1.  1  ;  52,  1. 13  ;  59, 1.  3,  sqq  ;  60,  1.  25  ;  62, 1.  3  sqq  ;  79, 1. 15,  sqq; 
166,  1.  6  et  27  sqq;  190,  1.  20;  277,  279,  294. 

Kant  croit  que  l'entendement  le  plus  ordinaire  peut  distinguer, 
sans  instruction  préalable,  quelle  forme  est  ou  n'est  pas,  dans  la 
maxime,  capable  de  s'adapter  à  une  législation  universelle.  Il  ne 
doute  pas  que  l'homme  le  plus  passionné  ne  puisse  triompher  de 
son  penchant,  s'il  devait  être  attaché  à  une  potence  aussitôt  qu'il 
l'aurait  satisfaite,  qu'il  n'avoue  qu'il  lui  est  possible  de  vaincre 
son  amour  pour  la  vie,  si  grand  qu'il  puisse  être,  et  de  ne  pas  porter 
un  faux  témoignage  contre  un  honnête  homme  que  son  prince 
voudrait  perdre.  On  trouve,  selon  lui,  en  analysant  le  jugement 
que  les  hommes  portent  sur  la  conformité  à  la  loi  de  leurs 
actions,  que  leur  raison  incorruptible  et  se  contraignant  elle- 
même,  compaie  toujours  la  maxime  de  la  volonté  dans  une 
action  à  la  volonté  pure.  Il  invoque  la  voix  de  la  raison,  voix 
céleste,  si  claire  relativement  à  la  volonté,  si  pénétrante,  si  per- 
ceptible même  pour  les  hommes  les  plus  vulgaires,  comme  Rous- 
seau invoque  la  voix  de  la  conscience  (note  16).  Les  limites  de  la 
moralité  et  de  l'amour  de  soi  sont  marquées  avec  tant  de  clarté  et 
d'exactitude,  que  la  vue  même  la  plus  ordinaire  ne  peut  man- 
quer de  distinguer  si  quelque  chose  appartient  à  l'un  ou  à  l'autre  ; 
ce  qu'il  y  a  o  faire  d'après  le  principe  de  l'autonomie  du  libre 
arbitre  est  aperçu  sans  peine  et  sans  hésitation  par  l'entendement 
le  plus  ordinaire  et  la  connaissance  du  devoir  se  présente  d'elle- 
même  à  chaque  homme  qui  sait  à  merveille,  même  sans  aucune 
expérience  du  monde,  ce  qu'il  doit  faire  d'après  la  loi  morale.  Celle- 
ci  est  donnée  comme  un  fait  de  la  raison  pure,  dont  nous  sommes 
conscients  à  priori  et  qui  est  apodictiquement  certain,  en  suppo- 
sant même  qu'on  ne  puisse  alléguer,  dans  l'expérience,  aucun 
exemple  où  elle  ait  été  exactement  suivie.  La  justification  des  prin- 
cipes moraux,  comme  principes  d'une  raison  pure,  pouvait  aussi 
fort  bien  et  avec  une  certitude  suffisante,  être  établie  par  un 
simple  appel  au  jugement  de  l'entendement  humain  ordinaire  et 
il  n'y  a  pas  d'entendement  qui  ne  doive  comprendre  immédiate- 
ment, par  un  exemple,  que  des  principes  empiriques  du  vouloir 
peuvent  bien  l'engager  à  les  suivre  par  les  séductions  qu'ils  lui 
offrent,  mais  que  jamais  on  ne  peut  exiger  qu'il  obéisse  à  une  loi 
autre  que  la  loi  pure  de  la  raison.  Le  principe  de  causalité  incon- 


316  NOTES   PHILOSOPHIQUES 

testable  et  objectif  qui  exclut  toute  condition  sensible  de  sa  déter- 
mination est  depuis  longtemps  dans  la  raison  de  tous  les  hommes, 
incorporé  à  leur  nature  où  il  forme  le  principe  de  la  moralité.  Aussi 
Kant  recommande-t-il  de  prendre  pour  fondement  un  catéchisme 
simplement  moral  —  dont  il  a  donné  lui-même  une  esquisse  dans 
la  Doctrine  de  la  vertu  —  de  fouiller  les  biographies  des  temps 
anciens  et  modernes  pour  y  trouver  des  exemples  à  soumettre 
au  jugement  des  enfants  :  il  cite  lui-même  un  exemple  qu'il  pro- 
pose à  un  enfant  de  dix  ans  et  croit  que,  de  lui-même  et  sans  les 
indications  de  son  maître,  il  jugera  exactement  la  valeur  des  actes 
(Anne  de  Boleyn).  Enfin  comparant,  dans  sa  conclusion,  le  ciel 
étoile  et  la  loi  morale,  l'étude  de  l'univers  et  la  morale,  il  veut 
que  l'on  suive  dans  la  dernière,  la  voie  qui  a  conduit  à  des  résultats 
si  heureux  dans  la  première.  «  Nous  avons,  dit-il,  sous  la  main, 
les  exemples  du  jugement  moral  de  la  raison  ;  en  les  décomposant 
par  l'analyse  en  leurs  concepts  élémentaires  et  en  employant,  à 
défaut  de  la  méthode  mathématique,  un  procédé  analogue  à  celui 
de  la  chimie...  on  obtiendra  purs  les  éléments  empiriques  et  les 
éléments  rationnels  qui  se  trouvent  en  eux...,  la  science  conduira 
à  la  doctrine  de  la  sagesse.  » 

Si  l'on  rapproche  toutes  ces  assertions  de  celles  qui  se  trouvent 
déjà  dans  les  Fondements  de  la  Métaphtjsique  des  Mœurs  (note  4),  on 
verra  nettement  les  rapports  de  la  morale  kantienne  avec  celle  de 
l'école  écossaise  qui  fait,  dans  la  spéculation  comme  dans  la  pra- 
tique, si  fréquemment  appel  au  sens  commun,  avec  celle  de  Voltaire 
(note  15)  et  de  Rousseau  (note  16);  on  comprendra  beaucoup 
mieux  pourquoi  Kant  a  pu  parler  du  caractère  populaire  de  la 
connaissance  traitée  dans  la  Critique  de  la  raison  pratique  (p.  14), 
on  saura,  et  il  faudra  en  tenir  compte  pour  adopter  ou  combattre 
la  morale  de  Kant,  qu'elle  considère  comme  ayant  une  valeur  incon- 
testable et  incontestée,  les  jugements  moraux  du  vulgaire  sur  lesquels 
elle  s'appuie  à  l'origine,  de  même  qu'elle  cherche  dans  le  christia- 
nisme le  concept  du  souverain  bien  qui  seul  satisfait  aux  exigences 
les  plus  rigoureuses  de  la  raison  pratique  (note  17). 

Note  15,  p.  140,  1.  4,  Voltaire;  223,  §  IV,  226,  §  5.  —  Voltaire 
était  mort  depuis  dix  ans  lorsque  Kant  portait  sur  lui  ce  jugement, 
si  différent  de  celui  qu'en  ont  porté  bon  nombre  de  philosophes 
qui  n'ont  vu  chez  lui  quedes  doctrines  superficielles  et  banales.  On 
se  montre  aujourd'hui,  à  l'étranger  sinon  en  France,  pins  juste  pour 
Voltaire.  «  Anglais  et  Allemands,  dit  Lange,  s'efforcent  à  l'envi 
d'assigner  à  ce  grand  Français,  sans  pallier  ses  défauts,  la  place 


DU  TRADUCTEUR  317 

qui  lui  est  due  dans  l'histoire  de  notre  vie  intellectuelle.  >  Il 
suffit,  pour  justifier  l'affirmation  de  Lange,  de  citer  les  noms  de 
Bunkle,  de  Dubois- Ueymond,  qui  le  compare  à  A.  de  Humboldt, 
de  Strauss,  qui  le  compare  à  Bossuet,  à  Herder,  à  Hegel,  de 
Hettner,  qui  l'a  patiemment  étudié,  de  Lange,  de  Herz,  etc.  Lange 
a  montré  que  chez  Voltaire  fermente  une  idée  vague  et  incons- 
ciente de  la  théorie  de  Kant,  alors  qu'il  répète  à  plusieurs  reprises 
ce  propos  si  expressif:  Si  Dieu  n'existait  pas,  il  faudrait  l'inventer, 
que,  dans  son  opinion  réelle,  la  croyance  en  Dieu  est  indispensable 
pour  le  maintien  de  la  vertu  et  de  la  justice  (I,  308).  Une  lecture 
attentive  de  Voltcdre  montre  clairement  qu'il  a  exprimé  avant 
Kant  bon  nombre  des  idées  qui  constituent  l'originalité  philoso- 
phique de  ce  dernier;  une  lecture  attentive  de  Kant  montre  tout 
aussi  clairement  qu'il  a  beaucoup  pratiqué  Voltaire  et  qu'il  lui 
doit  bien  réellement  ces  idées.  Nous  nous  bornerons  à  donner 
quelques  brèves  indications.  On  sait  que  Kant  ramène  aux  trois 
questions  suivantes  tout  l'intérêt  de  la  raison,  tant  spéculatif  que 
pratique  :  Que  puis-je  savoir?  Que  dois-je  faire?  Qu'ai- je  à 
espérer  ?  Voltaire  a  dit  avant  lui,  dans  le  Poème  sur  le  tremble- 
ment de  terre  de  Lisbonne  :  Que  suis-je?  Où  suis-je?  Où  vais-je? 
et  d'où  suis-je  tiré?  dans  le  Philosophe  ignorant  :  Qui  es-tu?  D'où 
viens-tu?  Que  fais-tu?  Que  deviendras-tu?  Avant  Kant,  Vol- 
taire dit  en  beaux  vers  que  tous  les  êtres  ont  leurs  lois  et  que 
l'homme  doit  avoir  la  sienne;  qu'il  faut  adorer  Dieu  et  être  juste 
{Poème  sur  la  loi  naturelle),  qu'un  jour  il  y  aura  harmonie  entre  le 
bonheur  et  la  vertu  [Poème  sur  Lisbonne),  que,  par  conséquent,  on 
ne  peut  soutenir  l'optimisme  sans  admettre  l'immortalité  de 
l'âme  : 

Un  jour  tout  sera  bien,  voilà  notre  espérance, 
Tout  est  bien  aujourd'hui,  voilà  l'illusion. 

n  combat  à  la  fois  le  fanatisme  et  l'athéisme  [Homélies  sur 
V athéisme),  fonde  la  morale  et  la  religion  sur  la  logique  naturelle 
qui  se  développe  avec  l'âge  dans  les  hommes  les  plus  grossiers  et, 
s'il  croit  pouvoir  dire  du  monde  à  peu  près  ce  qu'en  pense 
Kant  : 

Soit  qu'un  être  inconnu,  par  lui  seul  existant 

Ait  tiré  depuis  peu  l'univers  du  néant. 

Soit  qu'il  ait  arrangé  la  matière  étemelle, 

Qu'elle  nage  en  son  sein  ou  qu'il  régne  loin  d'elle; 

a  ne  voit  pas  plus  que  lui  de  contradiction  à  supposer  que  Dieu, 


318  NOTES  PHILOSOPHIQUES 

ayant  accordé  la  faculté  de  penser  à  une  monade,  la  lui  conservera 
après  cette  vie,  et  il  ne  trouve  ni  dans  son  entendement  ni  dans 
les  livres  des  athées,  ni  dans  le  troisième  chant  de  Lucrèce,  de 
démonstration  pour  l'affirmation  contraire  ;  comme  lui  il  lie  la 
croyance  à  l'immortalité  à  la  croyance  à  Texistence  de  Dieu,  et  il 
se  sent  de  plus  en  plus  une  tendresse  de  père  pour  le  vers  célèbre  : 
Si  Dieu  ii'exislait  pas,  il  faudrait  Vinventer.  Ajoutons  en  outre  que 
la  Confession  du  Vicaire  savoyard  a  transmis  encore  à  Kant, 
comme  l'a  bien  vu  M.  Gérard  (R.  ph.  111),  la  pensée  de  Voltaire; 
que  Kant  concluait  les  Rêves  d'un  Visionnaire  expliqués  par  les  Rêves 
d''un  Métaphysicien  (un  titre  d'ailleurs  que  n'eût  pas  désavoué  Vol- 
taire) par  le  passage  suivant  :  «  Comme  notre  destinée  dans  le 
monde  à  venir  pourrait  bien  dépendre  de  la  manière  dont  nous 
aurons  rempli  notre  rôle  dans  le  monde  présent,  je  conclus  par 
les  paroles  que  Voltaire  fait  dire  au  bon  Candide,  après  tant  de 
vaines  discussions  :  Cela  est  bien  dit,  mais  il  faut  cultiver  notre 
jardin.  »  Il  faut  remarquer  encore  qu'au  moment  même  où  Kant 
accorde  la  plus  grande  attention  aux  œuvres  de  Rousseau  et  ne 
peut  qu'avec  peine  juger  librement  ses  doctrines,  il  conserve 
encore  et  conservera  toujours  par  la  suite  les  opinions  que  Voltaire 
avait  émises  sur  l'optimisme  (voyez  note  16),  qu'il  s'en  sert,  dans 
la  présente  Critique,  pour  étabUr  l'immortalité  de  l'âme  et  qu'il  y 
rattache,  comme  Voltaire  encore,  le  concept  de  Dieu  à  la  morale  et 
non  à  la  métaphysique  (cf.  note  3,  sub  fine.) 

Note  16,  p.  154,  1.  4,  Devoir!  —  Il  faut  rapprocher  ce  passage 
célèbre  de  Kant,  du  passage  non  moins  célèbre  de  Rousseau,  dans 
la  Profession  de  foi  du  Vicaire  savoyard  :  «  Conscience  !  cons- 
cience !  instinct  divin,  immortelle  et  céleste  voix,  guide  assuré 
d'un  être  ignorant  et  borné,  mais  intelligent  et  libre  ;  juge  infail- 
lible du  bien  et  du  mal,  qui  rend  l'homme  semblable  à  Dieu  !  c'est 
toi  qui  fais  l'excellence  de  sa  nature  et  la  moralité  de  ses  actions  ; 
sans  toi,  je  ne  sens  rien  en  moi  qui  m'élève  au-dessus  des  bêtes 
que  le  triste  privilège  de  m'égarer  d'erreurs  en  erreurs  à  l'aide 
d'un  entendement  sans  règle  et  d'une  raison  sans  principe.  »  — 
(Voyez  en  outre  les  passages  de  Kant  visés  dans  la  note  14).  — 
Herder,  élève  de  Kant  d  puis  1762  jusqu'à  1764,  nous  dit  que  le 
même  génie  que  Kant  déployait  à  critiquer  Leibnitz,  Wolf,  Baum- 
garten,  Crusius  et  Hume,  à  exposer  les  lois  de  Kepler,  de  Newton 
et  des  physiciens,  il  l'appliquait  au  commentaire  des  œuvres  de 
Rousseau  qui  paraissaient  alors,  à  l'étude  de  l'Emile  et  de  la  Nou- 
velle Héloïse...,  que  toujours  il  ramenait  l'auditeur  à  l'étude  im- 


DU   TRADUCTEUR  319 

partiale  de  la  nature  et  à  la  connaissance  de  ce  qui  fait  la  valeur 
morale  de  l'homme.  Aux  recherches  de  physique  mécanique  qui 
avaient  beaucoup  occupé  Kant  jusque-là  viennent  se  joindre  plus 
intimement  dès  lors  les  problèmes  de  la  morale  :  «  Il  fut  un  temps, 
écrit-il  en  1764,  où  je  pensais  que  la  recherche  de  la  vérité  cons- 
titue la  dignité  de  l'espèce  humaine. . .  Rousseau  m'a  tiré  de  mon 
erreur...  J'apprends  à  connaître  le  véritable  prix  de  l'homme.  » 
Rousseau  produisit  sur  Kant  une  profonde  impression  :  Jean- 
Jacques  réunit,  dit-il,  à  une  admirable  pénétration  de  génie,  une 
inspiration  noble  et  une  âme  pleine  de  sensibilité,  comme  cela  ne 
s'est  jamais  rencontré  chez  un  autre  écrivain,  en  aucun  temps,  en 
aucun  pays.  »  Aussi  ne  peut-il  le  juger  avec  sa  raison  que  quand 
il  l'a  lu  et  relu,  de  manière  à  ce  que  la  beauté  de  l'expression  ne  le 
trouble  plus.  Toutefois,  quelque  influence  qu'exerce  sur  lui  Rous- 
seau, qui  devient  à  ses  yeux  le  Newton  des  sciences  morales,  il 
n'abandonne  pas  Voltaire,  et  refuse  d'accepter  l'optimisme  de 
Rousseau.  «  La  félicité,  dil>il,  en  paraphrasant  les  deux  vers 
de  Voltaire,  est  le  dernier  terme  de  tous  les  désirs,  mais  elle  ne  se 
trouve  nulle  part  dans  la  nature  :  être  heureux  et  satisfait  de  l'état 
présent,  c'est  un  état  que  la  nature  ne  comporte  pas.  »  Si  l'on 
cherche  maintenant  ce  que  Kant  a  pu  tirer  de  la  lecture  de  Rous- 
seau, on  verra  que  Rousseau  proclame  incompréhensibles  et  pour- 
tant incontestables,  les  mystères  admis  par  les  protestants;  qu'il 
est  désabusé  de  l'opinion  trompeuse  d'après  laquelle  il  pensait 
qu'on  pouvait  être  vertueux  sans  religion  ;  qu'il  se  demande  com- 
ment on  peut  être  sceptique  par  système  et  de  bonne  foi  ;  que  les 
matérialistes,  semblables  à  celui  qui  nie  l'existence  des  sons  dont 
son  oreille  n'a  jamais  été  frappée,  sont  sourds  à  la  voix  intérieure 
(voyez  p.  59,  1.  10)  qui  leur  affirme  qu'il  y  a  en  eux  un  principe 
autre  que  le  corps;  que  la  matière  est  mue  selon  des  lois  déter- 
minées par  un  Dieu  auquel  se  joignent  les  idées  d'intelligence,  de 
puissance, de  volonté,  de  bonté  et  de  justice;  quePhommeestleroi 
de  la  terre,  lui  qui  peut  observer,  connaître  les  êtres  et  leurs  rap- 
ports; sentir  ce  que  c'est  qu'ordre,  beauté,  vertu,  aimer  le  bien  et 
le  faire;  qu'il  est  libre  dans  ses  actions  et  comme  tel  animé  par  une 
substance  immatérielle.  En  consultant  la  conscience,  en  écoutant 
la  voix  intérieure,  le  vrai  guide  de  l'homme,  on  s'aperçoit  qu'il  y  a 
au  fond  des  âmes  un  principe  inné  de  justice  et  de  vertu  sur  lequel 
nous  jugeons  nos  actions  et  celles  d'autrui;  que  la  conscience  est 
un  juge  infaillible  du  bien  et  du  mal  (v.  la  citation  en  tête  de  cette 

note) . 
Rousseau  a  présenté  sous  une  forme  nouvelle  la  plupart  des 


320  NOTES   PHILOSOPHIQUES 

idées  que  Voltaire  avait  déjà  exposées  (note  15),  il  leur  a  donné 

une  vie  plus  intense,  et  en  faisant  l'éloge  de  la  religion  qu'il  met 
au-dessus  de  la  philosophie,  de  J.-C,  qu'il  met  infiniment  au- 
dessus  de  Socrate,  il  a  ramené  Kant  aux  croyances  religieuses  que 
lui  avaient  inspirées  ses  parents  et  ses  maîtres  (note  17). 

On  peut  consulter  pour  connaître  l'influence  de  Rousseau  '^ur 
Kant,  outre  les  travaux  allemands  de  B.  Erdmann,  de  Lange^  de 
Baumann  (note  7),  de  Dieterich,  Kant  und  Rousseau,  1878,  l'étude 
de  M.  Nolen,  qui  a  résumé  les  résultats  obtenus  [Rev.  ph.  VII, 
VIII,  IX,  les  Maîtres  de  Kant),  le  livre  de  M.  Bridel  sur  la  Phi- 
losophie de  la  religion  de  Kant,  la  Critique  philosophique 
(Index). 

Note  17  ;  Christianisme  et  Evangile,  p.  149,  1.  16;  p.  154,  1.  19; 
p.  232,  233,  235,  236,  237,  266,  284;  Sainteté  et  Béatitude,  p.  216. 
222,  225,  234,  etc. 

Kant  soutient  que  le  précepte  moral  chrétien  l'emporte  au 
point  de  vue  de  la  pureté  sur  le  concept  moral  des  stoïciens,  que 
le  christianisme,  quand  même  on  ne  le  considérerait  pas  comme 
une  doctrine  religieuse,  fournit  un  concept  du  souverain  bien  qui 
seul  satisfait  aux  exigences  les  plus  rigoureuses  de  la  raison  pra- 
tique. La  loi  morale  conduit  à  la  religion  ;  c'est  seulement  quand 
cette  dernière  s'ajoute  à  la  loi  morale  qu'entre  en  nons  l'espé- 
rance de  participer  un  jour  au  bonheur  dans  la  mesure  où  nous 
avons  essayé  de  n'en  être  pas  indignes.  Aussi  les  devoirs  envers 
Dieu  sont-ils  placés  au-dessus  de  tous  les  autres  et  Kirchmann  a 
pu  dire  de  la  Critique  de  la  raison  pratique  qu'elle  n'est  pas  seu- 
lement une  morale,  mais  encore  une  philosophie  de  la  religion, 
que  Kant  n'a  eu  qu'à  compléter  dans  son  ouvrage  de  1793  (Avant- 
propos,  p.  XII). 

Comment  expliquer  la  part  prépondérante  faite  ainsi  au  chris- 
tianisme? Kant  reconnaissait  lui-même  l'action  durable  et  déci- 
sive que  les  maîtres  de  son  enfance  et  de  sa  jeunesse  avaient 
exercée  sur  lui.  Son  premier  maître,  Schulz,  pour  lequel  ses 
parents  avaient  une  vénération  profonde,  avait  été  le  disciple  de 
Spener,  le  fondateur  du  piétisme  et  avait  fait  tous  ses  efforts  pour 
propager  cette  dernière  doctrine.  Il  demandait  la  régénération 
spirituelle  à  la  lutte  de  la  conscience  contre  l'égoïsme  et  les  pas- 
sions, et  à  l'austérité  du  caractère.  Il  avait  gagné  à  ses  doctrines 
la  famille  de  Kant,  qui  se  souvenait  plus  tard  avec  bonheur  du 
temps  heureux  où  rien  d'injuste  ou  d'immoral  n'avait  offensé  ses 
oreilles  et  ses  yeux.  Dirigé  par  lui,  Kant  était  entré  au  collège 


DU   TRADUCTEUR  321 

dont  Schulz  avait  fait  un  séminaire  piétiste,  avait  appris  le  grec 
dans  le  Nouveau  Testament,  fait  de  l'Écriture  le  thème  ordinaire 
de  ses  études  historiques,  commenté  tous  les  matins  un  passage 
de  la  Bible,  entendu  répéter  que  ses  études  se  faisaient  sous  le 
regard  d'un  Dieu  présent  partout,  travaillé  avec  zèle  pendant  deus 
ans  la  dogmatique  religieuse.  Knutzen,  avec  lequel  il  étudia  toutes 
les  parties  de  la  philosophie  et  des  mathématiques,  avait  été 
conquis  au  piétisme  par  Schulz  et  unissait  très  étroitement  le 
piétisme  et  la  philosophie.  De  l'un  et  de  l'autre  on  peut  dire  co 
que  B.  Erdmann  a  dit  du  premier,  que  la  personnalité  morale  de 
Kant  porte  leur  empreinte,  qu'on  retrouve  en  lui  le  piétiste  qui 
sacrifie  les  dogmes  aux  mœurs  et  interprète  la  religion  révélée 
d'après  la  pureté  du  cœur,  qui  rend  un  culte  à  la  beauté  morale 
et  qui  a  une  conscience  toujours  inquiète  de  la  pureté  de  ses  inten- 
tions, tout  en  combattant  le  mysticisme  et  les  attraits  sensibles, 
qui  fait  tous  ses  efforts  pour  unir  la  philosophie  et  la  religion 
[Avant-propos,  p.  IV,  X,  XV).  Si  Ton  tient  compte  en  outre  de 
l'influence  exercée  par  Newton  [Nolen,  Uev.  ph.  VIII),  par  Voltaire 
(note  15),  par  Rousseau  (note  16),  on  comprendra  beaucoup  mieux 
les  tendances  religieuses  de  la  Critique  de  la  raison  pratique.  Il  y 
a  plus  :  si  l'on  se  rappelle  que  ses  biographes  nous  le  représentent 
comme  revenant  avec  plaisir,  dans  les  dernières  années  de  sa  vie, 
s\jr  les  idées  qu'il  avait  acquises  dans  sa  jeunesse,  développant 
avec  force  l'argument  tiré  de  Tordre  physique  et  des  causes 
finales,  citant  la  Bible  et  se  faisant  souvent  expliquer,  syllabe  par 
syllabe,  le  sens  hébreu  de  son  prénom  :  Itnma  =  avec;  Immanu  = 
avec  nous;  El  =  Dieu;  Im,manuel=  Dieu  avec  nous,  se  rappelant 
alors  que  sa  mère  lui  parlait  de  l'ordre  et  de  l'arrangement  du 
ciel,  on  sera  disposé  à  penser  que  déjà  au  temps  oii  il  médiLiit  la 
Critique  de  la  raison  pure,  les  souvenirs  du  temps  de  son  enfance 
et  de  sa  jeunesse  avaient  repris  en  lui  toute  leur  vivacité  et  for- 
maient en  quelque  sorte  l'idée  maîtresse  vers  laquelle  conver- 
geaient toutes  ses  méditations  et  ses  recherches.  La  morale 
chrétienne,  telle  que  l'entendaient  les  luthériens  et  surtout  les 
piétistes,  est  alors  pour  lui  la  morale  par  excellence,  celle  à 
laquelle  il  tente  de  rapporter  toutes  ses  spéculations  et  avec 
laquelle  il  veut  mettre  en  accord  ses  doctrines  philosophiques 
pour  les  faire  servir  au  développement  intellectuel  et  moral  de 
l'humanité. 

Voyez  Bridel,  op.  cit.;  ISolen,  les  Maîtres  de  Kant  (Re\.  ph.  VI); 
B.  Erdmann,  Martin  Knutzen  \md  seine  Zeit;  Nolen,  La  Critique 
de  Kant  et  la  religion  (Rev.  ph.  IX);  Feuerlein,  Kant  und  Pietis- 
KiNT,  Crit.  de  la  rais,  prat  21 


322  NOTES  PHILOSOPHIQUES 

mus  (Ph.  Monatshefte,  1882);  Paul  Janet,  Les  Mailres  de  la  Pensée 
moderne. 

Note  18,  p.  290,  1.  4,  un  travail  étendu.  —  11  faut  compléter 
l'étude  de  la  morale  Kantienne  dans  la  Critique  de  la  raison 
pure  (n.  3),  les  Fondements  de  la  Métaphysique  des  Mœurs 
(note  4)  et  la  Critique  de  la  Raison  pratique  —  par  la  Religion 
dans  les  limites  de  la  raison  [Avant-propos,  p.  X),  enfin  par  la 
Métaphysique  des  Mœurs,  qui  parut  en  1796  et  1797  en  deux 
volumes,  que  Barni  a  traduits  sous  le  titre  de  Eléments  métaphtj- 
siques  du  droit.  Eléments  métaphysiques  de  la  vertu.  Tous  nos  devoirs 
sont  pour  Kant  des  devoirs  de  droit  qui  peuvent  être  l'objet  d'une 
législation  extérieure  et  positive,  ou  des  devoirs  de  vertu,  dans 
lesquels  tout  dépend  de  l'intention  et  du  but,  qui  ne  peuvent  être 
commandés  par  aucune  loi  extérieure.  Les  premiers  comprennent 
le  droit  de  l'humanité  en  notre  propre  personne  et  le  droit  des 
hommes,  les  seconds,  la  fin  de  l'humanité  en  notre  personne  et  la 
fin  des  hommes. 

La  doctrine  du  droit"^  est  divisée  en  deux  parties  :  dans  la  pre- 
mière, Kant  s'occupe  du  droit  privé,  du  mien  et  du  tien  exté- 
rieurs en  général;  dans  la  seconde,  du  droit  public.  Après  avoir, 
dans  un  premier  chapitre,  traité  de  la  manière  d'avoir  comme  sien 
quelque  chose  d'extérieur,  Kant  traite,  dans  le  second,  de  la 
manière  d'acquérir  quelque  chose  d'extérieur  et  examine  succes- 
sivement le  droit  réel,  le  droit  personnel  d'espèce  réelle,  l'acqui- 
sition idéale  d'un  objet  extérieur;  dans  le  troisième,  de  l'acquisi- 
tion subjectivement  conditionnelle  prononcée  par  la  sentence 
d'une  juridiction  publique.  La  seconde  partie  est  consacrée  à 
l'examen  du  droit  politique,  du  droit  des  gens,  du  droit  cosmopcf- 
litique,  et  peut  être  utilement  complétée  par  le  Projet  philoso- 
phique d'un  traité  de  paix  perpétuelle. 

La  doctrine  de  la  vertu  contient,  outre  une  introduction,  deux 
parties.  La  première,  ou  doctrine  élémentaire,  traite,  dans  un  pre- 
mier livre,  des  devoirs  envers  soi-même  en  général  :  ces  devoirs 
sont  des  devoirs  parfaits  et  ont  rapporta  l'homme  considéré  comme 
être  animal,  comme  être  moral,  comme  juge  naturel  de  lui-même  ; 
ou  bien  ils  sont  imparfaits  et  ont  pour  objet  le  développement  et 
l'accroissement  de  la  perfection  naturelle  ou  de  la  perfection  morale. 
Dans  un  second  livre,  il  est  question  des  devoirs  envers  les  autres 
hommes,  considérés  simplement  comme  hommes,  devoirs  d'amour, 
bienfaisance,  reconnaissance,  sympathie,  et  devoirs  de  respect,  ou 
considérés  au  point  de  vue  de  leur  état.  La  seconde  partie,  ou  mé- 


DU   TRADUCTEUR  323 

thodologie,  renferme  une  didactique  dans  laquelle  se  trouve  le 
fragment  d'un  Catéchisme  moral  dont  nous  avons  parlé  (note  14), 
qui  pourrait  être  complétée  par  le  Traité  de  Pédagogie  de  Kant 
(trad.  Barni,  revue  par  Thamin),  et  une  ascétique. 

Dans  la  Métaphj-sique  des  Mœurs,  qu'on  lit  trop  peu  à  notre  avis, 
nous  nous  bornerons  à  signaler  la  définition  du  droit  qui  est  l'exer- 
cice de  la  liberté  individuelle  limité  par  la  liberté  de  tous,  la  doc- 
trine de.Kantsur  la  propriété  littéraire,  sur  le  serment  en  justice, 
sur  la  souveraineté  du  peuple  où  l'on  retrouve  le  disciple  de  Mon- 
tesquieu, de  Voltaire,  de  Rousseau,  sur  les  fondations  de  bienfai- 
sance, qui  favorisent  la  paresse  et  le  paupérisme,  sur  les  rapports 
de  l'Église  et  de  l'État,  sur  la  peine  de  mort,  sur  le  droit  de  la 
guerre,  sur  le  gouvernement  républicain,  le  rôle  important  que 
Kant  accorde  au  sentiment  moral  (note  11),  les  considérations  sur 
le  suicide,  sur  la  souillure  de  soi-même  par  la  volupté,  sur  le  men- 
songe, sur  l'amitié,  les  questions  casuistiques  qui  suivent  un 
grand  nombre  de  paragraphes,  etc. 

Tissot,  s'appuyant  sur  la  Préface  des  Fondements  de  la  Méta- 
physique des  mœurs,  recommande  de  commencer  l'étude  de  la 
morale  de  Kant  par  la  Critique  de  la  Raison  pratique,  de  conti- 
nuer par  les  Fondements  de  la  métaphysique  des  Mœurs,  pour 
finir  par  la  Métaphysique  des  mœurs.  Nous  croyons  qu'on  eo 
aurait  une  idée  beaucoup  plus  nette  et  beaucoup  plus  précise  si 
l'on  commençait  d'abord  par  lire  avec  soin  ce  dernier  ouvrage  et 
les  petits  traités  qui  le  complètent,  pour  passer  ensuite  aux  Fonde- 
ments et  à  la  Religion  dans  les  limites  de  la  raison,  à  la  Raison 
pure  et  arriver  ainsi  à  la  Raison  pratique  avec  une  connaissance 
exacte  des  solutions  pratiques  et  des  principes  spéculatifs  qu'elle 
suppose  ou  auxquels  elle  s'applique.  Une  seconde  étude,  faite  en 
suivant  une  marche  inverse,  permettrait  ensuite  de  saisir  rapide- 
ment le  lien  qui  rattache  entre  eux  ces  divers  ouvrages  (G.  Intro- 
duction). 


FIN  DES  NOTES  PHILOSOPHIQUES 


TABLE  DES  MATIÈRES 


Comment  faut-il  étudier  la  moralb  db  Kant?  (2*  édition) 

Avant-propos  du  traducteur  (!'•  édition) i  à  xxxvn 

PnâFACE  DE  Kant ] 

Introduction.  —  De  l'idée  d'une  Critique  do  la  raison  pratique.      21 

PRF.M[ÈKE  PARTIE  DE  LA  CRITIQUE  DE  LA  RAISON 
PRATIQUE 

Doctrine  élémentaire  de  la  Raison  pure  pratique 

LIVRE  PREMIER 

l'analytique  de  la  raison  pdhe  pratique 

Chapitre  I".  —  Des  principes  de  la  raison  pure  prati(|ue 27 

I.  De  la  déduction  des  principes  de  la  raison  pure  pratique.      7 
11.  Du  droit  qu'a  la  raison  pure,  dans  l'usage  pratique,  aune 
extension  qui  n'est  pas  possible  pour  elle  dans  l'usage 
spéculatif 85 

Chapitre  II.  —  Du  concept  d'un  objet  de  la  raison  pure  pra- 
tique    100 

Chapitre  III.  —  Des  mobiles  de  la  raison  pure  pratique 127 

Examen  critique  de  l'analytique  de  la  raison  pure  pratique.  161 

LIVRE  DEUXIÈME 
dialectique  de  la   raison    pure   pratique 

Chapitre  I".  —  D'une  dialectique  de  la  raison  pure  pratique 
en  général 195 

Chapitre  II.  —  De  la  dialectique  de  la  raison  pure  dans  la  dé- 
termination du  concept  du  souverain  bien 201 


326  TABLE  DES   MATIERES 

I.  L'anlinomie  do  la  raison  pratique > 207 

II.  Solution  critique  de  l'antinomie  de  la  raison  pratique. . . .    208 

III.  De  la  suprématie  de  la  raison  pure  pratique  dans  sa  liai-  ' 
son  avec  la  raison  pure  spéculative 218 

IV.  L'immortalité  de  l'âme  comme  postulat  de  la  raison  pure 

pratique -22 

V.  L'existence  de  Dieu  comme  postulat  de  la  raison  pure 

pratique 226 

VI.  Sur  les  postulats  de  la  raison  pure  pratique  en  général. .    240 
Vil.  Comment  est-il  possible  de  concevoir  une  extension  de  la 
raison  pure,  au  point  de  vue  pratique,  qui  ne  soit  pas 
accompagnée   d'une    extension    de    sa    connaissance, 

comme  raison  spéculative  ? 243 

VIII.  De  l'assentiment  venant  d'un  besoin  de  la  raison  pure. . .    257 
IX.  Du  rapport  sagement  proportionné  des  facultés  de  con- 
naître de  l'homme  à  sa  destination  pratique 265 

DEUXIÈME  PARTIE  DE  LA  CRITIQUE  DE  LA  RAISON 
PRATIQUE 

Méthodologie  de  la  raison  pbre  pratique 269 

conclcsion ....    291 


NOTES  PHILOSOPHIQUES  DU  TRADUCTEUR 297 

1.  Raison  pratique  et  raison  spéculative 298 

2.  Liberté 299 

3.  Critique  de  la  Raison  pure  et  Critique  delà  Raison  pratique.  300 

4.  Métaphysique  des  mœurs 306 

11-12.  Sentiment  et  Formules 3U 

14.  Le  sens  commun 315 

15.  Voltaire 316 

16.  Rousseau 318 

17.  Christianisme  et  Evangile 320 


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docteur  ès  lettres,  professeur  de  philosophie  au  Lycée  de  Tours. 
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B  2773  .F7  P5  c.2 

SMC 

Kant,  Immanuel, 
1724-1804. 

Critique  de  la  raison 
pratique  :  nouv.  tr. 
AJZ-5619  (ab)