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Full text of "Critique de la raison pure"

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CRITIQUE 


DE 


LA  RAISON   PURE 


I.  ailEVIN   —  IMPRIMERIE  M  LÀQICT 


EMMANUEL    RANT 


CRITIQUE 


DE 


LA  RAISON  PURE 

Traduction  J.  BARNI 
Revue  et  corrigée  par  P.  ARCHAMBAULT 

TOME  PREMIER 


PARIS 

ERNEST  FLAMMAaiON,   ÉDITEUR 

26,    RUE    RACINE»  26 

Tolu  droits  /éservês. 


AVANT-PROPOS  DU  TRADUCTEUR 


vie  de  Kant  n'a  point  de  place  dans  Vhistoire.  Son 
enfance  grave  et  ses  études  à  Kœnigsberg  (1724-1746),  ses 
divers  préceptorats  dans  des  familles  nobles  [l746-i7oo)t 
son  long  enseignement  comme  privat-ducent  puis  comme  pro- 
fesseur titulaire  {i7o6-i797),  sa  vieillesse  laborieuse  et  sa 
mort  sereine  {1804)  sont  des  faits  sans  intérêt  pour  le  socio- 
logue comme  pour  le  chroniqueur.  Sa  philosophie  est  en 
revanchCy  au  témoignage  d'un  de  ses  meilleurs  juges,  «  un 
des  faits  les  plus  considérables  de  Vhistoire  de  l'esprit 
humain  ». 

Kant  s'est  trouvé  au  confluent  de  trois  principaux  courants 
de  pensée  :  le  piétisme  dont  il  avait  subi  f influence  par  sa 
mère  et  son  maître  Martin  Knutzen  et  oit  il  a  puisé  la  foi  au 
devoir  et  le  culte  de  Vintentim  morale  ;  le  ncwtonisme  à  qui 
il  emprunta  une  conception  rationaliste  et  à  prioriste  de  la 
science  capitale  pour  l'intelligence  de  la  Critique  de  la 
liaison  pure  ;  la  <(  philosophie  des  lumières  »  qui  lui  donna 
une  confiance  absolue  dans  la  raison  et  les  idéts  comme  fac- 
teurs de  civilisation  et  de  progrèi^  et  fit  de  lui  un  admirateur 
décidé  de  la  Révolution  française.  Sa  tâche  fut  de  réunir  ces 
idées  en  wœ  synthèse,  non  seulement  cohérente,  mais  origi- 
nale^ dominée  par  une  conception  géniale  et  toute  person- 
nelle :  à  savoir,  non  pas  tant  le  criticisme,  comme  on  Va  trop 
souvent  dit,  quç  IHdéalisme  critique,  c'est-à-dire  Vaffirma- 

2-  -  1 


2  AVANT-PROPOS  DU  TRADUCTEUR 

tion  de  Vesprit  comme  législateur  et  régulateur  du  monde^ 
la  souveraineté  du  sujet  pensant. 

Bans  son  œuvre  colossale,  quatre  ouvrages  surtout  attirent 
Vattention.  Dans  la  Critique  de  la  Raison  pure  (1781),  à 
laquelle  il  convient  de  rattacher  les  Prolégomènes  à  toute 
métaphysique  future  voulant  se  présenter  comme  science 
(1783),  il  dôreloppe  sa  théorie  de  la  connaissance.  Toute 
connaissance  ^uppo-e  une  matière  et  une  forme,  c'est-à-dire 
des  faits  d'intuition  et  dus  rapports  entre  ces  faits.  Ces  rap- 
ports, œuvre  du  sujet  pensant  et  valables  par  conséquent 
pour  le  seul  monde  rfes  phénomènes,  sont  de  trois  sortes  : 
formes  à  priori  de  f intuition,  catégories  de  l'entendement, 
idées  de  la  raison.  Us  assurent  une  base  ferme  à  la  science, 
ou  connaissance  des  phénomènes  ;  mais  ils  ne  peuvent  nous 
permettre  d'atteindre  aux  noumènes  ou  choses  en  soi,  et 
toute  métaphysique  dogmatique  se  trouve  par  là  condamnée 
sans  appel.  Dans  la  Critique  de  ia  Raison  pratique  (1788), 
à  laquelle  se  rattache  de  même  le  Fondement  de  la  Méta- 
physique des  Mœurs  (1785),  Ka  t  définit  une  morale  du 
devoir  et  de  la  bonne  volonté  :  morale  rationaliste,  éga- 
lement distante  de  l  empirisme  et  du  mysticisme  ;  morale 
d'autonomie,  qui  pose  la  personne  humaine  comme  fin  en  soi. 
Il  rétablit  d'autre  part,  à  titre  de  croyances,  les  affirmations 
religieuses  qu'il  avait  exclues  du  savoir.  Dans  la  Critique  de 
la  faculté  de  juger  (1790),  il  renouvelle  les  deux  questions  du 
beau  et  de  la  finalité  et  rétablit  un  passage  entre  les  deux 
domaines,  trop  profondément  séparés  par  lui  jusque-là,  de  la 
natuM  et  de  la  liberté,  de  la  connaissance  et  de  l'action.  Enfin 
la  Religion  dans  les  limites  de  la  raison  (1793)  donne  la 
formule  d'un  christianisme  rationalisé,  oii  le  dogme  est  d'ail- 
leurs radicalement  subordonné  à  la  morale.  Il  convient 
d'ajouter,  pour  que  cette  notice  succincte  ne  paraisse  pas 
trop  injuste,  que  certaines  vues  cosmologiques,  sociales  et 
pédagogiques  de  liant  sont  du  plus  durable  intérêt. 

Nous  avons  cru  aider  utilement  à  la  vulgarisation  de  la 
pensée  kantienne  et  servir  la  cause  de  la  haute  spéculation 
philosophique  en  rééditant  la  traduction,  aujourd'hui  épTiisée, 
que  Jutes  Bar  ni  a  faite  de  la  Critique  de  la  Raison  pure. 
Cette  tradition  a  les  plus  i^érieuscs  qualités  .•  elle  est  intelli- 
gente, claire,  aussi  aisée  et  coulanti  que  le  peut  être  une 


AVANT-PROPOS  DU  TRADUCTEUR  :i 

traduction  de  Kant.  Mais  il  faut  reconnaître  aussi  qu'elle  est 
insuffisamment  précise,  qu'elle  jrrend  parfois  d'excesi^iaes 
libellés  avec  le  texte,  que  son  vocabulaire  philosophique, 
d'ailleurs  mal  fixé,  a  besoin  d'être  mis  en  conformité  avec  le 
lanijage  technique  plus  rigoureux  des  philosophes  d'aujoiir- 
d'hui.  Corriger  ces  défauts  sans  nuire  à  aucune  de  ces  qua- 
lités :  c'est  le  but  que  nous  nous  sommes  proposé  dans  notre 
travail  de  révision.  Nous  n'avons  point  visé  à  faire  œuvre 
proprement  scientifique,  et  l'on  ne  trouvera  pas  ici  une  inter- 
prétation nouvelle  de  la  pensée  kantienne.  Mais  nous  n'avons 
rien  négligé  pour  fournir  à  tous  un  utile  et  solide  instrument 
de  travail. 

ISous  pensons  que  Barni  eid  raison  de  prendre  pour  6  .<; 
de  S'i  traduction  la  seconde  édition  de  /a  Critique  de  la  Rai- 
son pure,  et  nous  l'avons  suivi  sur  ce  point.  C'est,  à  nos  yeu,i, 
un  devoir  élémentaire  de  loyauté  et  de  respect  envers  i  s 
morts  de  considérer  comme  l'expression  définitive  de  leur 
pensée  celle  qu'ils  ont  présentée  comme  telle,  alors  mên\  ■ 
qu'elle  ne  nous  paraîtrait  pas  la  j^lus  satisfaisante.  Le  taU: 
de  la  première  édition  a  d'ailleurs  été  intégralement  conserve 
par  nous,  soit  en  note,  soit  en  appendice. 

Parmi  les  notes  de  Barni,  nom  n'avons  maintenu  que  celles 
qui  sont  précisément  relatives  aux  différences  des  deux  édi- 
tioïis.  Elles  sont  annoncées  par  des  lettres  :  a,  b,  c...  tandis 
que  les  notes  de  Knnt  sont  annoncées  par  des  chiffres  : 
1,  2,  3...  Nous  avons  m>s  entre  crochets  [  ]  tous  les  mots  ou 
membres  de  phrases  qui,  ajoutés  par  le  traducteur  et  néces- 
saires à  l'intelligence  du  texte  français»  n'ont  pas  d'équiva- 
lent dans  le  texte  allemand. 

P.  A 


BAGO  DE  VERULAMIO* 

INSTAURATIO    MAGNA.    TR^FATIO 


De  nobis  ipsis  silemi/s  :  de  re  aulem,  quœ  agituv,  pelimus  :  7it 
homines  eam  non  opimonem,  aed  opus  esse  coqiteni;  oc  pro 
ccrio  habeanl,  non  sectœ  nos  alicujns,  mit  placili,  sed  i/h'liiatis 
et  ampliludinis  humanœ  fundmnenta  moliri.  Deinde  ut  stns 
commodis  aeqiii  in  commune  consulant  et  ipsi  in  pm-lcm 
reniant.  Praeterea  vt  bene  sperent  nerjue  instaurationejn  nos- 
tram  vl  quiddam  in  finit  um  et  ultra  mortale  finrjant,  et  aninio 
concipiant,  quum  rêvera  sit  infiniti  errons  fiius  et  frrmimr'i 
leqitimuH. 

'.  Celte  épigraphe  ne  se  trouve  que  dans  la  2"  édition. 


A   SON   EXCELLENCE 

LE  MINISTRE  d'ÉTAT  DU  ROI  DE  PRUSSE 

BARON  DE  ZEDLITZ 


Monseigneur, 

Contribuer  pour  sa  pari  à  l'accroissement  des  sciences,  c'est 
du  mcme  coup  travailler  dans  Viniérêt  de  Votre  Excellence  ; 
car  ces  deux  choses  sont  étroitement  unies,  non  seulement  par 
le  poste  élevé  du  protecteur,  mais  encore  par  les  sympathies  de 
l'amateur  et  du  connaisseur  éclairé.  Aussi  ai-je  recours  au  seul 
moyen  qui  soit  en  quelque  sorte  en  mon  pouvoir  de  témoigner 
à  Votre  Excellence  toute  ma  gratitude  pour  la  bienveillante 
confiance  dont  elle  m''honore  en  me  jugeant  capable  de  con- 
courir à  ce  but. 

Celui  qui  aime  la  vie  spéculative  n'a  pas  de  plus  grand  désir 
que  de  trouver  dans  l'approbation  d'un  juge  éclairé  et  compé" 
lent  un  puissant  encouragement  à  des  efforts  qui  sont  loin  d'être 
sans  utilité,  quoique  cette  utilité  soit  éloignée,  et  que,  pour 
cette  raison,  elle  soit  tout  à  fait  méconnue  du  vulgaire*. 

Tel  est  le  juge  auquel  je  dédie  aujourd'hui  cet  ouvrage,  [en 
le  recommandant]  à  sa  bienveUlante  attention^;  je  place  sous 
sa  protection  tous  les  autres  intérêts  de  ma  carrière  littéraire, 
et  suis  avec  le  plus  profond  respect, 

De  Votre  Excellence, 

t.c  très  humble  et  très  obéissant  serviteur. 

Emmanuel  Kant. 
Kœnife'sberg,  le  20  mars  I78f. 


a.  Cet  alinéa  lut  supprimé  dans  la  2"  édition. 

b.  Kant  rédi{?ea  ainsi  dans  sa  2'  édilion  le  commencement  de 
cet  alinéa  :  «  Je  recommande  cette  seconde  édition  de  mon 
ouvrage  à  Ja  bienveillante  attention  dont  Votre  Excellence  a 
daigné  honorer  la  première,  ainsi  que  les  autres,  etc..  » 


PBÉFACE  DE  LA  PREMIÈRE  ÉDITION 

(1781) 


La  raison  humaine  a  celte  destinée  singulière,  dans  une 
partie  de  ses  connaissances,  d'être  accablée  de  certaines  ques- 
tions qu'elle  ne  saurait  éviter.  Ces  questions  en  effet  sont 
imposées  à  la  raison  par  sa  nature  même,  mais  elle  ne  peut 
lour  donner  une  réponse,  parce  qu'elles  dépassent  tout  à  fait 
sa  portée. 

Ce  n'est  pas  sa  faute  si  elle  tombe  dans  cet  embarras.  Klle 
part  de  principes  dont  lusage  est  inévitable  dans  le  ci>urs  de 
l'expérience,  et  auxquels  cette  même  expérience  donne  une 
garantie  suffisante.  Avec  leur  aide,  elle  s'élève  toujours  plus 
haut  (comme  l'y  porte  d'ailleurs  sa  nature),  vers  des  condi- 
tions plus  éloignées.  Mais,  s'apercevant  que,  de  cette  manière, 
son  œuvre  doit  toujours  rester  inach(>vée,  puisfpie  les  ques- 
tions ne  cessent  jamais,  elb^  se  voit  contrainte  de  se  réfugier 
dans  des  principes  qui  dépassent  tout  usage  expérimental  pos- 
sible, et  qui  cependant  paraissent  si  dignes  de  confiance  que 
le  sens  comnum  même  se  trouve  d'accord  avec  eux.  Mais 
aussi  elle  se  précipite  par  là  dans  une  obscurité  et  des  contra- 
dictions qui  l'autorisent  à  conclure  qu'il  doit  y  avoir  au  fond 
quelques  erreurs  cachées;  erreurs  qu'elle  ne  peut  découvrir 
toutefois,  parce  que  les  principes  dont  elle  se  seit  [alors],  sor- 
tant des  limites  de  toute  expérience,  n'ont  plus  de  pierre  de 
touche  expérimentale.  Le  champ  de  bataille  où  se  livrent  ces 
combats  sans  fin,  voilà  ce  qu'on  nomme  la  Mrtaphyaiqiie. 

Il  fut  un  temps  où  elle  était  appelée  la  veine  de  toutes  les 
sciences;  et,  si  l'on  répute  l'intention  pour  le  fait,  elle  méri- 
tait bien  ce  titre  glorieux  par  la  singulière  importance  de  son 
objet.  Mais,  aujourd'hui,  il  est  de  mode  de  lui  témoigner  un 


10  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

mépris  absolu,  et  la  dame,  repoussée  et  abandonnée^de  tous, 
s'écrie  avec  Hécube  : 

Modo  maxima  rerum, 

Tôt  generis  natisque  potens,... 

Nunc  trahor  exnl,  inops. 

{Ovide,  Métam.) 

Sa  domination  fut  d'abord  despotique,  sous  le  règne  des 
dogmatiques.  Mais,  comme  ses  lois  portaient  encore  les  traces 
de  l'ancienna  barbarie,  des  guerres  intestines  la  firent  tomber 
peu  à  peu  en  pleine  anarchie,  et  les  sceptiques,  espèces  de 
nomades  qui  ont  en  horreur  tout  établissement  fixe  sur  le  sol, 
rompaient  de  temps  en  temps  le  lien  social.  Mais,  comme  par 
bonheur  ils  étaient  peu  nombreux,  ils  ne  pouvaient  empêcher 
les  dogmatiques  de  chercher  à  reconstruire  à  nouveau  [l'édifice], 
sans  avoir  d'ailleurs  de  plan  sur  lequel  ils  fussent  d'accord  entre 
eux.  A  une  époque  plus  récente,  une  certaine  physiologie  de  l'en- 
tendement humain  (doctrine  de  l'illustre  Locke)  sembla  un 
instant  devoir  mettre  un  terme  à  toutes  ces  querelles  et  pro- 
noncer définitivement  sur  la  légitimité  de  toutes  ces  préten- 
tions. Mais,  quoique  cette  prétendue  reine  eût  une  naissance 
vulgaire,  étant  sortie  de  l'expérience  commune,  et  que  cette 
extraction  dût  rendre  ses  exigences  justement  suspectes,  il 
arriva  cependant,  grâce  à  cette  généalogie,  fausse  en  réalité, 
qu'on  lui  avait  fabriquée,  quelle  continua  à  affirmer  ses  pré- 
tentions. Tout  retomba  ainsi  dans  le  vieux  dogmatisme  ver- 
moulu, et,  par  suite,  dans  le  mépris  auquel  on  avait  voulu 
soustraire  la  science.  Aujourd'hui  que  toutes  les  voies  (à  ce 
que  Ton  croit)  ont  été  tentées  en  vain,  il  règne  dans  les 
sciences  le  dégoût  et  un  parfait  indilTérentisme  :  [doctrine] 
mère  du  chaos  et  de  la  nuit,  mais  dans  laquelle  est  aussi  le 
principe,  ou  du  moins  le  prélude  d'une  transformation  pro- 
chaine et  d'une  rénovation  de  ces  sciences  où  un  zèle  mal 
entendu  avait  mis  l'obscurité,  la  confusion,  la  stérilité. 

Il  est  bien  vain,  en  effet,  de  vouloir  affecter  de  Yindifférence 
•pour  des  recherches  dont  l'objet  ne  saurait  être  indifférent 
h  la  nature  humaine.  Aussi  ces  prétendus  indiffcrentisles, 
quelque  soin  qu'ils  prennent  de  se  rendre  méconnaissables  eu 
substituant  un  langage  populaire  à  celui  de  l'école,  ne  man- 
quent-ils pas^  dès  qu'ils  pensent  un  peu,  de  retomber  dans  ces 
mêmes  assertions  métaphysiques  pour  lesquelles  ils  affichaient 
tant  do  mépris.  Cependant,  celte  indifférence  qui  s'élève  au 
sein  de  toutes  les  sciences,  au  moment  môme  de  leur  épanouis- 
seuK'nt,  et  qui  atteint  justement  celles  dont  la   connaissance 


PRÉFACE  DE  LA  PREMIÈRE  ÉDITION  H 

aurait  le  plus  de  prix  à  nos  yeux,  si  nous  pouvions  la  possé- 
der, cette  indiffc-rence  est  digne  d'attentions  et  de  réflexions. 
Elle  n'est  pas  évidemment  l'etïot  de  la  it'géreté,  mais  bien  de 
la  maturité  de  jugement^  d'un  siècle  qui  n'entend  plus  se  laiis- 
ser  amuser  par  une  apparence  de  savoir  ;  elle  est  une  mise  en 
demeure  adressée  à  la  raison  de  reprendre  à  nouveau  la  plus 
difficile  de  toutes  ses  tâches,  celle  de  la  connaissance  de  soi- 
ménii^  et  d'instituer  un  tribunal  qui,  en  assurant  ses  légitimes 
prétentions,  repousse  aussi  toutes  celles  de  ses  exigences  qui 
sont  sans  fondement,  non  par  une  d'''cision  arbitraire,  mais 
au  nom  de  ses  lois  éternelles  et  immuables.  Ce  tribunal,  c'est  la 
Cnlique  de  la  raison  pitre  elle-même, 

Je  n'entends  point  par  là  une  critique  des  livres  et  des 
systèmes,  mais  celle  du  pouvoir  de  la  raison  en  général, 
i<onsidérée)  par  rapport  à  toutes  les  connaissances  auxquelles 
(lie  peut  s'élever  indépendamment  de  toute  expènence  ;  par 
conséquent  la  solution  de  la  question  de  la  possibilité  ou  de 
[impossibilité  d  une  métaphysique  en  général,  et  la  détermi- 
nation de  ses  sources,  de  son  étendue  et  de  ses  limites,  tout 
cf'la  suivant  des  principes. 

Celte  voie,  la  seule  qui  ait  été  laissée  de  rrtté,  est  justement 
celle  où  je  suis  entré,  et  je  me  flatte  d'y  avoir  trouvé  la  réfu- 
tation de  toutes  les  erreurs  qui  avaient  juscjuMci  divisé  la 
raison  avec  elle-même  dès  qu'elle  sort  de  l'expérience.  Je  n'ai 
point  éludé  ses  questions  en  m'excusant  sur  l'impuissance  de 
la  raison  humaine  ;  je  les  ai  au  contraire  parfaitement  spéci- 
fit'es  d'après  certains  principes,  et,  après  avoir  découvert  le 
point  précis  du  malenlt^ndu  de  la  raison  avec  elle-même,  je 
tes  ai  résolues  à  son  entière  satisfaction.  A  la  vérit»'        i 

1.  On  entend  çn  et  là  se  plaindre  de  la  pauvreté  de  la  péris, c 
dans  notre  siè-lo  et  d»Ha  déiiK'er.ce  do  foule  srienco  solide.  Mais 
ji»  ne  Vois  pus  ijuo  les  scloiicos  dont  les  fondements  sont  bien  éln- 
l)lis,  comme  les  matlicniatiquos,  la  physique,  etc.,  méritent  lo  moins 
du  jnonde  ce  reproche  ;  il  nio  semble  au  contraire,  quelles  sou- 
tiennent fort  bien  leur  viville  réputation  do  solidité,  et  qu'elles 
l'ont  luèitio  surpassée  dans  ces  derniers  temps.  Or,  le  même  osjm  il 
nittntrerait  la  même  efllcacité  dans  les  autres  jrenres  de  oonnui.s- 
:inres,  si  l'on  s'était  a[)pliqué  d'abord  à  en  rectillrr  les  principes. 
Tant  (pi'on  ne  l'aura  pas  fait.rindilIVrcnce.  le  doute,  et  nn;tl.in(  iil 
nue  sévère  critique  sont  plutôt  preuves  de  profondeur  de  ; 
Notre  siècle  est  le  vrai  siècle  de  la  critique  :  rien  ne  doit  > 
por.  Kn  vain  la  t'elUjion  i\  cause  do  sa  saintcU*,  et  la  '  ( 

cause  de  sa  maje&tc,  pretendenl-elles  s'y  soustraire.  !  !it 

par  là  contre  elles  de  jiistes  soupçons. et  perdent  tout  u. . .:  ,. , .  ;i(> 
sincère  eslime  cpie  la  raison  n'accprde  qu'à  ce  qui  a  pu  soutenir 
^ou  libre  et  public  e\anien. 


12  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

solution  n'est  pas  telle  que  pouvait  le  souhaiter  l'extravagante 
curiosité  des  dogmatiques  :  car  cette  curiosité  ne  saurait  être 
satisfaite  qu'au  moyen  d'un  art  magique  auquel  je  n'entends 
rien.  Aussi  bien  n'est-ce  pas  à  cela  que  tend  la  destination 
naturelle  de  la  raison  ;  et  le  devoir  de  la  philosophie  était  de 
dissiper  l'illusion  résultant  du  malentendu  [dont  je  viens  de 
parler],  dût-elle  anéantir  du  même  coup  les  plus  accréditées  et 
les  plus  .aimées  des  chimères.  Dans  cette  entreprise  j'ai  eu 
pour  objectif  de  tout  embrasser,  et  j'ose  dire  qu'il  n'y  a  point 
un  seul  problème  métaphysique  qui  ne  soit  ici  résolu,  ou  du 
moins  dont  la  solution  ne  trouve  ici  sa  clef.  C'est  qu'aussi  la 
raison  pure  offre  en  fait  une  si  parfaite  unité  que,  si  son 
^principe  était  insuffisant  à  résoudre  une  seule  des  questions 
qui  lui  sont  proposées  par  sa  propre  nature,  on  ne  pourrait 
que  le  rejeter,  parce  qu'alors  on  ne  saurait  plus  l'appliquer  à 
aucune  autre  question  avec  une  entière  confiance. 

En  parlant  ainsi,  il  me  semble  apercevoir  sur  le  visage  du 
lecteur  l'indignation  et  le  mépris  que  doivent  exciter  des 
prétentions  en  apparence  si  présomptueuses  et  si  outrecui- 
dantes ;  et  pourtant  elles  sont  sans  comparaison  plus  modestes 
que  celles  qu'affichent  tous  ces  auteurs  de  programmes  cou- 
rants qui  se  vantent  de  démontrer  la  simplicité  de  Vâme  ou  la 
nécessité  d'un  premier  commencement  du  monde.  En  eiTot, 
ceux-ci  s'engagent  à  étendre  la  connaissance  humaine  au- 
delà  de  toutes  les  bornes  de  l'expérience  possible,  ce  qui,  je 
l'avoue  humblement,  dépasse  tout  à  fait  la  portée  de  mes 
facultés.  Au  lieu  de  cela,  je  me  borne  à  étudier  la  raison  même 
et  ses  pensées  pures  ;  et  pour  en  acquérir  une  connaissance 
détaillée,  je  n'ai  pas  besoin  de  chercher  bien  loin  autour  de 
moi,  car  je  la  trouve  en  moi-même,  et  l'exemple  de  la  logique 
ordinaire  me  prouve  qu'il  est  possible  de  faire  un  dénombre- 
ment complet  et  systématique  de  ses  actes  simples.  Toute  la 
question  ici  soulevée  est  de  savoir  jusqu'où  je  puis  espérer 
d'arriver  avec  la  raison,  alors  que  toute  matière  et  tout  con- 
cours de  l'expérience  m'est  enlevé. 

En  voilà  assez  sur  la  perfection  à  chercher  dans  la  poursuite 
de  chacune  des  fins  que  nous  propose,  non  un  dessein  arbi- 
traire, mais  la  nature  même  de  la  connaissance,  et  de  Véten- 
due  à  donner  à  celle  de  Vensemble  de  toutes  ces  fins,  c'est-à- 
dire  [en  un  mot]  sur  la  inalièrede  notre  entreprise  critique. 

Au  point  de  vue  de  la  forme,  il  y  a  encore  deux  choses,  la 
certitude  et  la  clarté,  que  l'on  est  en  droit  d'imposer  comme 
conditions  essentielles  à  tout  auteur  qui  tente  une  entreprise 
si  difficile. 

Pour  ce  qui  est  de  la  certitude,  voici  la  loi  que  je  me  suis 


PHEFACE  DE  LA  PREMIERE  EDITION  13 

imposée  à  moi-même  :  dans  cet  ordre  de  considérations, 
Yoijinion  est  absolument  proscrite,  et  tout  ce  qui  ressemble  à 
une  hypothèse  est  une  marchandise  prohibée  qui  ne  doit  être 
mise  en  vente  à  aucun  prix,  mais  qu'on  doit  saisir  dès  qu'on 
la  découvre.  En  cll'et,  toute  connaissance  qui  a  un  fondement 
à  priori  est  marquée  de  ce  caractère,  qu'elle  veut  être  tenue 
d'avance  pour  absolument  nécessaire  ;  à  plus  forte  raison  en 
doit-il  être  ainsi  d'une  détermination  de  toutes  les  connais- 
sances pures  à  priori  qui  doit  servir  elle-même  de  mesure 
et  par  suite  d'exemple  à  toute  certitude  apodictique  (philo- 
sophique). Ai-je  tenu  à  cet  égard  ce  à  quoi  je  m'étais  engagé? 
C'est  ce  dont  le  lecteur  seul  aura  à  juger,  car  il  appartient  à 
l'auteur  d'exposer  ses  arrgunients,  mais  non  de  juger  de  leur 
(•flet  sur  ses  juges.  Cependant,  pour  qu'aucune  injuste  accusa- 
lion  ne  vienne  alfaiblir  ces  arguments,  il  doit  bien  lui  être 
permis  de  signaler  lui-même  les  endroits  qui,  tout  en  n'ayant 
qu'une  importance  secondaire,  pourraient  exciter  quelque 
défiance,  afin  de  prévenir  le  [fâcheux]  ellet  que  la  plus  légère 
difficulté  à  cet  égard  pourrait  avoir  sur  le  jugement  d'ensemble 
du  lecteur. 

Je  ne  connais  pas  de  recherches  plus  importantes,  pour 
établir  les  fondements  de  la  faculté  que  nous  nommons 
et  en  môme  temps  pour  déterminer  les  règles  et  les  limites  de 
son  usage,  que  celles  que  j'ai  placées  dans  le  second  chapitre 
d(!  rAnalytiijue  Iranscenduntale  sous  le  litre  de  Dêduclion  des 
concepls  purs  de  l'enlendcment  ;  ce  sont  celles  aussi  qui  m'ont 
le  plus  coûté,  mais  j'espère  que  ma  peine  ne  sera  pas  perdue. 
Celte  étude,  un  peu  profondément  poussée,  a  deux  parties. 
L'une  se  rapporte  aux  objets  de  l'entendement  pur,  et  il  faut 
qu'elle  montre  et  fasse  comprendre  la  valeur  objective  de  ses 
concepls  à  priori  ;  aussi  tient-elle  essenti» ileuient  à  mon  but. 
L'autre  se  propose  de  considérer  l'entendement  par  lui-môme 
au  point  de  vue  de  sa  possibilité  et  des  facultés  de  connaître 
sur  lesquelles  il  repose  —  par  conséquent,  au  point  de  vue 
subjectif.  Or,  bien  que  cet  examen  ait  une  grande  importance 
relativement  à  mon  but  principal,  il  n'y  appartient  pourtant 
pas  essentiellement,  car  la  question  capitale  est  toujours  dtî 
savoir  ce  que  l'entendement  et  la  raison,  indépendamment  do 
toute  expérience,  peuvent  connaître,  et  non  pas  comment  it 
faculté  même  de  penser  est  possible.  Comme  cette  dernière 
question  est  en  quelque  sorte  la  recherche  de  la  cause  d'un 
ellet  donné,  et  que,  sous  ce  rapport,  elle  contient  quelque 
chose  de  semblable  à  une  hypothèse  (bien  qu'en  réalité  il  en 
soit  tout  autrement,  comme  je  le  montrerai  dans  une  autre 
occasion},  il  semble  que  ce  soit  ici  le  cas  du  me  permettre 


H  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

des  opinions,  et  de  laisser  le  lecteur  libre  d'en  suivre  d'autres 
[si  cela  lui  convient].  C'est  pourquoi  je  dois  le  prévenir  [et  le 
prier]  de  se  souvenir  que,  dans  le  cas  où  nia  déduction  sub- 
jective n'aurait  pas  produit  en  lui  l'entière  conviction  que  j'en 
attends,  la  déduction  objective,  qui  est  sui'tout  le  but  de  mes 
recherches,  n'en  aurait  pas  moins  toute  sa  force.  C'est  ce  que 
suffirait  du  reste  à  établir  ce  qui  a  été  dit  pages  92  et  93  *. 

Pour  ce  qui  est  enfin  de  la  clarté,  le  lecteur  a  le  droit 
d'exiger  d'aljord  la  clarté  discursive  (logique),  celle  qui  résulte 
des  concepts;  et  ensuite  la  clarté  intuitive  (esthétique),  celle 
qui  résulte  des  intuitions,  c'est-à-dire  d(^s  exemples  ou  autres 
éclaircissements  in  concreto.  J'ai  suffisamment  po^irVu  à  la 
première.  Mais  la  nature  même  de  mon  plan  a  fait  que  je 
n'ai  pu  donner  assez  de  soins  à  la  seconde  et  satisfaire  sur  ce 
point,  à  des  exigences,  moins  impérieuses  sans  doute,  mais 
bien  légitimes  cependant.  Je  me  suis  trouvé  presque  toujours 
embarrassé  au  cours  de  mon  travail  sur  ce  que  je  devais  faire 
à  cet  égard.  Les  exemples  et  les  éclaircissements  me  sem- 
blaient toujours  nécessaires  et  se  glissaient  en  effet  à  leur 
place  dans  la  première  esquisse.  Mais  considérant  bientôt  la 
grandem-  de  ma  lâche  et  le  nombre  des  objets  dont  j'avais  à 
m'occuper,  et  remarquant  qu'à  eux  seuls  ces  objets,  exposés 
sous  une  forme  sèche  et  purement  scolastigue,  donneraient  à 
l'œuvre  une  étendue  suffisante,  je  ne  jugeai  pas  convenable  de 
grossir  encore  celle-ci  par  des  exemples  et  des  éclaircisse- 
ments qui  ne  sont  nécessaires  qu'au  point  de  vue  populaire  ; 
d'autant  plus  que  cet  ouvrage,  ne  pouvait  en  aucune  façon 
être  mis  à  la  portée  et  au  service  du  grand  public,  et  que  les 
vrais  connaisseurs  en  matière  de  science  n'ont  pas  besoin 
d'un  tel  secours.  Quelque  agréable  qu'il  fût,  il  pouvait  aussi 
avoir  quelque  chose  de  contraire  à  notre  but.  L'abbé  Terras- 
son  dit  bien  que  si  l'on  mesure  la  longueur  d'un  livre,  non 
d'après  le  nombre  des  pages,  mais  d'après  le  temps  nécessaire 
pour  le  comprendre,  il  en  est  beaucoup  dont  on  pourrait  dire 
qu'i/s  seraient  beaucoup  plus  courts  s'ils  n'étaient  pas  si  courts. 
Mais  d'un  autre  côté,  lorsqu'on  se  propose  l'intelligence  d'un 
ensemble  très  vaste  de  connaissances  spéculatives,  rattachées 
cependant  à  un  seul  principe,  on  pourrait  dire  avec  tout  autant 
de  raison  que  bien  des  livres  auraient  été  plus  clairs  slls 
n'avaient  pas  voulu  être  si  clait's.  Car  si  les  moyens  employés 
pour  produire  la  clarté  sont  utiles  dans  les  détails,  ils  sont 
souvent   nuisibles  dans  Venseniblc,    en  ne  permettant  pas  au 

".  De  l;i  luemière  édition.  II  s'ap:it  ici  du  paragraphe  intitulé; 

Passa fje  à  J't  d<*dnction  transoendafitale  des  catégories. 


PRÉFACE  DE  LA  PREMIÈRE  EOITlOiN  io 

lecteur  (l'embrasser  cet  ensemble  assez  vite,  et  en  recouvrant 
(le  leurs  brillantes  couleurs  les  articulations  et  la  structure  du 
système,  choses  pourtant  si  nécessaires  [à  connaître],  pour 
pouvoir  en  apprécier  l'unité  et  la  valeur. 

Ce  ne  doit  pas  être,  ce  me  semble,  une  chose  sans  attrait 
pour  le  lecteur,  que  de  joindre  ses  efTorts  à  ceux  de  l'auteur, 
en  se  proposant  pour  but  d'accomplir  entièrement  et  d'une 
manière  durable,  d'après  le  plan  qui  lui  est  proposé,  une 
M  uvrc  grande  et  importante.  Or  la  métaphysique,  suivant  les 
iiiécs  que  nous  en  donnerons  ici,  est,  de  toutes  les  sciences,  la 
seule  qui  puisse  se  promettre,  et  cela  dans  un  temps  très  court 
t't  avec  très  peud'eiïbrts,  pourvu  qu'on  les  unisse,  une  exécution 
assez  complète  pour  neplus  laisser  là  faire]  à  la  postérité  que  de 
disposer  le  tout  d'une  façon  didactique  suivant  ses  propres 
vues,  mais  sans  pouvoir  en  augmenter  le  moins  du  monde  le 
contenu.  Elle  n'est  autre  chose,  en  effet,  que  r inventaire,  sys- 
tématiquement ordonné,  de  toutes  les  connaissances  que  nous 
devons  à  la  raison  pure.  Rien  ne  saurait  donc  nous  échapper 
ici,  puisque  les  idées  que  la  raison  tire  entièrement  d'elli - 
même  ne  peuvent  se  dérober  à  nos  yeux,  mais  qu'elles  sont 
mises  en  lumière  par  la  raison  même,  dès  qu'on  en  a  seule- 
ment découvert  le  principe  commun.  La  parfaite  unité  de 
cette  espèce  de  connaissances,  qui  dérivent  uniquement  de 
purs  concepts,  sans  que  rien  d'expérimental,  sans  même 
qu'aucune  intuition  partibulière,  propre  à  fournir  une  expé- 
rience déterminée,  puisse  avoir  sur  elles  quelque  influence 
pour  les  étendre  et  les  augmenter,  cette  parfaite  unité  rend 
l'intégrité  absolue  du  système  non  seulement  possible,  mais 
aussi  nécessaire. 

Tocuin  habita,  et  noris  quam  slt  tibi  curta  supellex. 

(Perse.) 

J'espère  donner  moi-même  un  tel  système  de  la  raison  [nue 
(spéculative)  sous  le  titre  de  Mctaphysique  de  la  nature,  et  c 
système,  qui  n'aura  pas  la  moitié  do  l'étendue  de  la  (Iritiqu. 
actuelle,  contiendra  une  matière  incomparablement  plus  riche. 
Mais  il  fallait  que  celle-ci  exposât  d'abord  lessources  et  les  con- 
ditions de  sa  possibilité;  il  fallait  d'abord  déblayer  et  aplanir  nii 
sol  encore  en  friche.  J'allends  ici  de  mon  lecteur  la  patience 
et  l'impartialité',  d'un  jiajr,  mais  là  j'aurai  besoin  de  la  bonii.' 
volonté'  et  du  concours  iVww  auxiliaire',  car,  si  coijipièle  qu'ail 
été  dans  la  Critique  l'exposition  des  principes  qui  servent  d-' 
basi'  au  système,  !<>  développement  de  ce  système  exige  qu'on 
ir.imeltf  aucun  des  concepta  dérivés.  Or  nu   n.'   «s^^nr^it    ImIi,' 


10  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

à  priori  le  dénombrement  de  ces  concepts,  mais  il  faut  les 
rechercher  un  à  un.  Ajoutez  à  cela  que,  comme  la  synthèse 
entière  des  concepts  aura  été  épuisée  dans  la  Critique,  il  faudra 
en  outre  que  [dans  le  système  dont  nous  parlons]  il  en  soit 
de  même  de  Vanalyse.  Mais  tout  cela  sera  facile,  et  plus  un 
amusement  qu'une  peine. 

Je  n'ai  plus  à  faire  qu'une  remarque  relative  à  l'impression. 
Le  commencement  de  cette  impression  ayant  éprouvé  quelque 
retard,  je  n'ai  pu  revoir  que  la  moitié  environ  des  épreuves, 
et  j'y  trouve  encore  quelques  fautes,  mais  qui  n'altèrent  pas  le 
sens,  excepté  celle  de  la  page  379»,  ligne  4  à  partir  d'en  bas, 
ou  il  faut  lire  spécifisli  (spécifiquement)  au  lieu  de  skeplisch 
(scepliquement).  L'antinomie  de  la  raison  pure,  de  la  page  42.5 
à  la  page  461»,  a  été  disposée  à  la  manière  d'un  tableau,  de 
telle  sorte  que  tout  ce  qui  appartient  à  la  thèse  se  trouve^  tou- 
jours à  gauche,  et  ce  qui  appartient  à  l'antithèse,  à  droite.  J'ai 
adopté  cette  disposition  afin  qu'il  fût  plus  facile  de  les  compa- 
rer l'une  à  l'autre. 


De  la  première  édition. 


PRÉFACE  DE  LA  SECONDE  ÉDITION 

(1787) 


Dans  le  Iravail  auquel  on  se  livre  sur  les  connaissances  ijai 
sont  [proprement  l'œuvre]  de  la  raison,  on -juge  bientôt  par  le 
résultat  si  l'un  a  suivi  ou  non  la  route  sûro  «Je  la  science.  Si, 
après  toutes  sortes  de  dispositions  et  de  préparatifs,  on 
tombe  dans  des  difficultés  (nouvelles]  au  moment  où  l'on 
croit  toucher  le  but;  ou  si,  pour  l'atteindre,  on  est  souvent 
forcé  de  revenir  sur  ses  pas  et  de  prendre  une  autre  rouU:  ;  ou 
bien  encore  s'il  est  impossible  d'accorder  entre  eux  les  diver:^ 
travailleurs  sur  la  façon  dont  le  bul'  commun  doit  être  pour- 
suivi, on  peut  être  convaincu  que  cette  étude  [à  laquelle  on  so 
livre]  est  loin  d'être  entrée  dans  la  voie  sùvo  de  la  scionce,  mais 
qu'elle  est  encore  un  simple  tâtonnement.  Or,  c'est  déjà  un 
mérite  pour  la  raison  que  de  découvrir  autant  que  possible 
cette  voie,  dilt-on  abandonner  comme  vaine  une  grande  par- 
lie  du  but  qu'on  s'était  d'abord  proposé  sans  réflexion. 

Ce  qui  montre  (par  exemple]  que  la  logique  est  entrée 
drpuis  lejj  temps  les  plus  anciens  dans  cette  voie  certaine, 
c'est  que,   depuis  Arialoic,  elle  n'a  pas   eu  besoin  de  faire  un 

f>as  en  arriére,  à  moins  que.  Ton  ne  regarde  comme  des  anié- 
iorations  le  retranchement  de  quelques  subtilités  inulileH,  ou 
une  plus  grande  clarté  dans  l'expttsition,  toutes  choses  qu' 
tiennent  plutôt  à  l'élégance  qu'à  la  certitude  de  la  science,  h 
est  aussi  digne  de  remarque  que,  jusqu'ici,  elle  n  a  pu  fuir»* 
nn  s(>ul  pas  en  avant,  et  qu'aussi,  srlon  toute  apparence,  elle 
^  inble  arrêtée  et  achevée.  V.n  effet,  lorsque  ojM'Iain.H  nindornes 
ont  pensé  l'étendre  en  y  introduisant  certains  chapitres,  soit 
ije  psychologie,  sur  les  diverses  farult»'s  de  conuaitr»'  (limapi- 
nr.ti,>fi     r,,-Mvif\.    soit    fl"    .,..-<-.../..;..-..'..     s)ii-    rorlL'iiic    d<'    Ih 


18  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

connaissance  ou  sur  les  diverses  espèces  de  certitude  suivant 
la  diversité  des  objets  (sur  l'Idéalisme,  le  Scepticisme,  etc.), 
soit  d'anthropologie  sur  les  préjugés  (leurs  causes  et  leurs 
remèdes),  cela  provient  de  leur  ignorance  de  la  nature  propre 
de  cette  science.  Ce  n'est  pas  étendre  les  sciences,  mais  les 
dénaturer,  que  de  confondre  leurs  limites  Or  celles  de  la 
logique  sont  déterminées  très  exactement  par  ceci  qu'elle  est 
une  science  qui  expose  en  détail  et  démontre  rigoureusement 
les  seules  règles  formelles  de  toute  pensée  (que  celte  pensée 
soit  à  prion  ou  empirique,  qu'elle  ait  telle  ou  telle  origine 
et  tel  ou  tel  objet,  qu'elle  rencontre  dans  notre  esprit  des 
obstacles  accidentels  ou  naturels). 

Si  la  logique  a  été  si  heureuse,  elle  ne  doit  cet  avantage 
qu'à  son  étroite  spécialisation,  qui  l'oblige  à  faire  abstraction 
de  tous  les  objets  de  la  connaissance  et  de  leur  différence,  et 
qui  veut  que  l'entendement  ne  s'y  occupe  que  de  lui-même  et 
de  sa  forme.  Il  devait  être  naturellement  beaucoup  plus  diffi- 
cile pour  la  raison  d'entrer  dans  la  voie  sûre  de  la  science, 
lorsqu'elle  n'a  plus  seulement  affaire  à  elle-même,  mais  aussi 
à  des  objets.  Aussi  la  logique,  comme  propédeutique,  n'est-elle 
en  quelque  sorte  que  le  vestibule  des  sciences;  et  lorsqu'il 
s'agit  de  connaissances,  on  suppose  sans  doute  une  logique 
pour  les  juger,  mais  leur  acquisition,  c'est  dans  ce  qu'on  appelle 
proprement  et  objectivement  les  sciences  qu'il  faut  la  chercher. 

S'il  y  a  de  la  raison  dans  ces  sciences,  il  faut  aussi  qu'il  y  ait 
quelque  connaissance  à  priori,  et  [d'autre  part]  la  connaissance 
de  la  raison  peut  se  rapporter  à  son  objet  de  deux  manières  : 
ou  bien  il  s'agit  simplement  de  le  déterminer  lui  et  son 
concept  (qui  doit  être  donné  d'autre  part»,  ou  bien  il  s'agit  de 
le  réaliser.  Dans  le  premier  cas,  on  a  la  connaissance  théorique, 
dans  le  second,  la  connaissance  pratique  de  la  raison.  Dans  les 
deux  cas  la  partie  pure  de  la  connaissance,  si  grande  ou  si 
petite  que  soit  son  contenu,  je  veux  dire  la  partie  où  la 
raison  détermine  son  objet  complètement  à  priori,  doit  être 
d'abord  traitée  séparément  et  sans  aucun  mélange  de  ce  qui 
vient  d'autres  sources.  C'est  en  effet  le  propre  d'une  mauvaise 
économie  domestique  que  de  dépenser  inconsidérément  tout  ce 
qu'on  reçoit,  sans  pouvoir  distinguer  ensuite,  lorsqu'on  se 
trouve  dans  l'embarras,  quelle  partie  des  recettes  peut  sup- 
porter la  dépense,  et  sur  quelle  partie  il  faut  la  restreindre. 

La  mathématique  et  la  physique  sont  les  deux  connaissances 
théoriques  de  la  raison  qui  doivent  déterminer  à  prioti  leur 
objet,  la  première  d'une  façon  entièrement  pure,  la  seconde 
du  moins  en  partie,  mais  aussi  dans  la  mesure  [que  lui  per- 
mettent] d'autres  sources  de  connaissance  que  la  raison, 


PREFACE  DE  LA  SECONDE  ÉDITION  10 

La  mathématique,  dès  les  temps  les  plus  reculés  où  puisse 
remonter  l'histoire  de  la  raison  humaine,  a  suivi,  chez  l'admi- 
rable peuple  grec,  la  route  sûre  de  la  science.  Mais  il  ne  faut 
pas  croire  qu'il  lui  ait  été  aussi  facile  qu'à  la  logique,  où  la 
raison  n'a  affaire  qu'à  elle-même,  de  trouver  cette  route  royale, 
ou  pour  mieux  dire,  de  se  la  frayer.  Je  crois  plutôt  qu'elle  est 
restée  longtemps  à  tâtonner  (surtout  chez  les  Egyptiens),  et 
que  ce  changement  fut  l'eiïet  d'une  révolution  due  à  un  seul 
homme,  qui  conçut  l'heureuse  idée  d'un  essai  après  lequel  il 
n'y  avait  plus  à  se  tromper  sur  la  route  à  suivre,  et  le  chemin 
sûr  de  la  science  se  trouvait  ouvert  et  tracé  pour  tous  les 
temps  et  à  des  dislances  infinies.  L'histoire  de  cette  révolutwn 
intellectuelle,  beaucoup  plus  importante  cependant  que  la  dé- 
couverte de  la  route  par  le  fameux  cap,  l'histoire  aussi  de 
l'homme  qui  eut  le  bonheur  de  l'accomplir  n'est  pas  parvenue 
jusqu'à  nous.  Cependant  la  tradition  que  nous  transmet 
Diogène  Laerce,  en  nommant  le  prétendu  inventeur  de  ces  élé- 
ments les  plus  simples  des  démonstrations  géométriques  qui, 
suivant  l'opinion  commune,  n'ont  besoin  d'aucune  preuve, 
cette  tradition  prouve  que  le  souvenir  du  changement  opéri- 
par  le  premier  pas  fait  dans  celte  route  nouvellement  décou- 
verte, a  dû  paraître  extrêmement  important  aux  mathémati- 
ciens, et  a  été  sauvé  par  cela  de  l'oubli.  Le  premier  qui  dé- 
montra le  tnarifjle  isocèle  (qu'il  s'appelât  Thaïes  ou  de  tout 
autre  nom)  fut  frappé  d'une  [grande]  lumière;  car  il  trouva 
qu'il  ne  devait  pas  s'attacher  à  ce  qu'il  voyait  dans  la  ligure, 
ou  même  au  simple  concept  qu'il  en  avait,  mais  qu'il  avait  à 
engendrer,  à  construire  [cette  figure],  au  moyen  do  ce  qu'il 
pensait  à  ce  sujet  et  se  représentait  à  priori  parconcepts,  et 
que,  pour  connaître  avec  certitude  une  chose  à  pnori,  il  ne 
devait  attribuer  à  cette  chose  que  ce  qui  dérivait  nécessaire- 
ment de  ce  qu'il  y  avait  mis  lui-môme,  en  conséquence  de  son 
concept. 

La  physique  arriva  beaucoup  plus  lentement  à  trouver  la 
grande  roule  de  la  science;  car  il  n'y  a  guère  plus  d'un  siècle 
et  demi,  que  l'essai  ingénieux  de  Bacon  deVérulam  a  en  partie 
provoqué,  et,  parce  qu'on  était  déjà  sur  la  trace,  en  partie 
stimulé  encore  cette  découverte,  qui  ne  peut  s'expliquer  que 
par  une  révolution  subite  de  la  pensée.  Je  ne  veux  ici  consi- 
dérer la  physique  qu'autant  qu'elle  est  fondée  sur  des  principes 
empiriques. 

Lorsque  Galilée  fit  rouler  ses  boules  sur  un  plan  inclinéavec 
une  accélération  [déterminée  et]  choisie  par  lui-même,  ou  que 
Torricelli  fit  porter  à  l'air  un  poids  qu'il  savait  être  égal  à 
[celui  d'unccolonncd'jeauà  lui  connue,  ouque,  plus  tard,  S/f;/*/ 


20  CRITIQUE  m  LA  PAISQN  PURE: 

transforma  des   métaux   en    chaux  et  celle-ci  à  son  tour  en 
métal,  en  y  retranchant  ou  en  y  ajoutant  certains  éléments  ',  alors 
en  fut  une  [nouvelle]   lumière  pour   tous  les  physiciens,  jis. 
comprirent  que  la  raison  n'aperçoit  que  ce  qu'elle  produit  elje- 
m^me  d'après  ses  propres  plans,  qu'elle  doit  prendre  les  devants 
avec  les  principes  qui  déterminent  se§  jugements  suivant  des 
lois  constantes,  et  forcer  la  nature  à  répondre  à  i^es  questions, 
au  lieu  de  se  laisser  conduire  par  elle  comme  à  la  lisière  ;  car 
autrement  nos  observations  faites  au   hasard  et  sans  aucun 
plan  tracé  davanco  ne  sauraient  se  rattacher  à  une  loi  néces- 
saire, ce  que  cherche  et  exige  pourtant  la  j-aisop.  Celle-ci  doit 
se  présenter  à  la  nature  tenant  d'une  main  ses  principes,  qui 
seuls  peuvent  donner  à  des  phénomènes  concordants  l'autorii' 
de  lois,  et  de  l'autre  l'expérimentation,  telle   qu'elle   l'imagin 
d'après  ces  mêmes  principes.  Elle  lui   demande  de  l'instruirr, 
non  comme  un  écolier  qui  se  laisse  dire  tout  ce  qui  plaît  au 
maître,  mais  comme  un  juge   en  fonctions,  qui  contraint  j. 
témoins    à   répondre    aux    questions    qu'il   leur  adresse.    L 
physique  est  donc  redevable  de  Iheureuse  révolution  quis'ts 
opérée  dans  sa  méthode  àcetlo  simple  idée,  qu'clledoit  chercb' 
(et  non  imaginer)  dans  la  nature,  conformément  aux  idées  qn 
la  raison  môme  y   transporte,  ce  qu'elle  doit  en  apprendre,  < 
dont  elle  ne  pourrait  rien  savoir  par  elle-même.   C'est   ajp^ 
qu'elle  est  entrée  dabord   dans  le  sûr  chemin  de  la  scieqc' 
après  n'avoir  fait  pendant  tant  do  siècles  que    tâtonner. 

La  métaphysique   est  une  connaissance   rationnelle  spécu 
lative  tout  à  fait  à  pa.rt,    qui    s'élève    entièrement  au-dessi! 
des   leçons   de    lexpéricnce,    en    ne  ^'appuyant    que   sur  d' 
simples  concepts  (et  non  en  appliquant  comme  les  mathém>' 
tiques  ces    concepts  à   l'intuition),  et  où,  par    conséquent,  !  ' 
raison  doit  être  son  propre  élève.    Cette  connaissance  n'a  pa 
rncore  été  assez   favorisée  du  sort  pour  pouvoir   entrer  dan 
le  sûr  chemin  de  la  science,  et  pourtant  elle  estplus  vieille  qu 
ir-ntes  les   autres,  et    elle  subsisterait  toujours,   alors   mèm 
que  celles-ci  disparaîtraient  toutes  ensemble  dans  le  goulTi 
dune  barbarie  dévastatrice.  La  raison  s'y  trouve  conlinuelh 
mont  dans  l'embarras,  ne    fût-ce  que  pour  apercevoir  à  prioi 
(comme  elle  en  a  la  prétention)   ces  lois  que  conllrm^'  la  pUi~ 
vulgaire  expérience.  11  y  faut  revenir  indéfiniment  sur  sespa- 
parce   qu'on  trouve   que  la  roule  [qu'on  a   suivie]  ne  condui; 
pas  où  l'on  veut   aller.  Quant  à   mettre  ses  adeptes  d'î^ccord 

1.  Je  ne  suis  pas  Icj  exactement  le  fil  de  la  méthode  expérimentale 
dont  les  premiers  commencements  ne  sont  pas  pncore  bioi» 
cmmus. 


PRÉFACE  DE  LA  SECONDE  EDITION     :^1 

'iris  leurs  assoilions,  elle   t-n  est  tellement  (^'loignée  qu'elle 

mble  plutôt  être  une  firène  cxclusivemontdestinée  à  exercer 

s  forces  des  jouteurs  ert  diss  combats  de  parade,  et  où  aucun 

iiampion  n'a  jamais  pu  se  rendl-e  maîirede  laplus  pctiteplac 

!  Tonder  sur  sa  victoire  Une  possession  durable.  11  n'y  a  donc 

is  de  doute  que    sa   mafchc  n'ait  été    jusqu'ici   qu'un  pur 

Mtonhetîients  et,  ce  quily  adcpirc,  un  tâtonnement  aurailieu 

il:'  simples  codccpls. 

nr,  d'où  vient    qu'ici    la   science   n'a  pu  ouvrir  encore  Un 
<  hi'rtiih  silr?  Cela  serait-il  par  hasard   impossible?  Pourquoi 
donc  la  nature  aurait-elle  inspiré  ù  nou-e  raison  cette  infati- 
gable aideur  ri  en   rechercher  la   trace,  comme  s'il  s'agissait 
d'Un  de  sej;  ihU-l'ôls  le»  plus   importants?  Bien  plus,   comme 
BOlls  avons   peu   de  mollis   de  confiance  en  notre   raison,  si, 
qUand  il  s'agit  de  l'un  des  objets  les  plus  importants  de  noire 
icUMositi^,  elle  ne  hous  abandonne  pas  seulement,  mais  nous 
leUJ're  de  faU^Mes  istii''rances  et  finit  par  nous  tromper  !  Peut- 
6lre  jusqu'ici  a-t-oh  fait   fausse    route,  mais  sur  quels  motifs 
tbndcr  l'espéiancb  qU'eU  nous  livrant  à  de  nouvelles  recherches 
tinus  set-oUs  ^dUs  heureux  que  ne  furent  lesautresavant  nous? 
feti  voyant  cotument  les   mathénlaliriues  et  la  physique  sont 
devenues,  par  l'ellet  d'une   révolution   subitt',  ce  qu'elles  sont 
aujourd'hui,  je  devais  juger  l'exemple  àssrx  Vt  marquable  pour 
iètfii  amené)  (i  réfléchirau  caraclèrw  essentiîld'un  changement 
de  méthode  qtd  a  été'    si  avantageux  à  ces   sciences,  et    à  les 
imiter    ici,- du  moins  à  titre  d'essai,    autant  que  le  comporte 
ieUI'  analogie,  comme  connaissances  rationnelles,  aveclaméta- 
jill^slque.  On  a  admis  jusqu'ici  que  toutes  nos  connaissances 
dévalent  se  l-égler  sur  les  objets;  mais,  dans  cette  hypothèse, 
tous  nos  clîol'ts  pour  établir  à   l'égard  de  ces  objets  quelque 
JUgemetit  à  pt'inH  el  par  concept  (jui  étendit  notre  connaissance 
n'ont  abouti  à  rien.  Que  Ion  cherche  donc  une  fois  si  nous  ne 
serions  pas  plUsheUlTUX  dans  les  problèmes  delà  métaphysique, 
en  supposant  que  les  objc.'ls  se  règlent  sur  notre  connaissance, 
ce    (pli    s'accorde   déjà    mieux    ^V(^c   C(^   que    nous  désirons 
fdémonlrer],  ii  savoir  la  possibilité  d'une  connaissance  i^  pHori 
do  ces  objets  (pil  établisse  cpielque    chose  à  leur  égard,  avant 
ïwi'ùit  au'ils  nous  soient  donné».  Il  en  est  ici  comme  de  la|)rr- 
nilère  idée  do  Copcrhiic  :  voyant  qu'il  ne  pouvait  venir  h  bout 
d'expli(|uerles  mouvements  du  ciet  en  admettant  que  toute  la 
midliludedes  étoiles  tournait  autour  du  sp(>clatruf,  i^  chercha 
s'il  uy  réussirait  pas  mieux  en  supposant  que  c'est  le  s[3ectA- 
teur   qui   tourne  et  que  les  astres  demeurent  ituluobiles.    Kn 
métaphysique,  on  peut  faire  un  essai  du  même  genre  au  sUjel 
l'intuition  des  objets,  Si  l'inluillon  so  réglait  nécessaire- 


22  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

ment  sur  la  nature  des  objets,  je  ne  vois  pas  comment  on  en 
pourrait  savoir  quelque  chose  à  priori;  que  si  Tobjet  au  con- 
traire (comme  objet  des  sens)  se  règle  sur  la  nature  de  notre 
faculté  intuitive,  je  puis  très  bien  alors  m'expliquer  cette  possi- 
bilité. Mais,  comme  je  ne  saurais  m'en  tenir  à  ces  intuitions, 
dès  le  moment  qu'elles  doivent  devenir  des  connaissances; 
comme  il  faut,  au  contraire,  que  je  les  rapporte,  en  tant  que 
représentations,  à  quelque  chose  qui  en  soit  l'objet  et  que  je  dé- 
termine par  leur  moyen,  je  puis  admettre  [l'une  de  ces  hypo- 
thèses] :  ou  bien  les  concepts  à  l'aide  desquels  j'opère  cette 
détermination  se  règlent  aussi  sur  l'objet,  mais  alors  je  me  re- 
trouve dans  le  même  embarras  sur  la  question  de  savoir  com- 
ment je  puis  en  connaître  quelque  chose  à  priori  ;  ou  bien  les 
objets  ou,  ce  qui  revient  au  même,  Vexpcrience  dans  laquelle 
seule  ils  sont  connus  ^ comme  objets  donnés)  se  règle  sur  ces 
concepts,  et  dans  ce  cas,  j'aperçois  aussitôt  un  moyen  plus 
simple  de  sortir  d'embarras.  En  effet,  l'expérience  elle- 
même  est  un  mode  de  connaissance  qui  exige  le  concours  de 
l'entendement,  dont  je  dois  présupposer  la  règle  en  moi-même, 
avant  que  des  objets  me  soientdonnés,  par  conséquent  à  priori; 
et  cette  règle  s'exprime  en  des  concepts  à  priori,  sur  lesquels 
tous  les  objets  de  l'expérience  doivent  nécessairement  se  régler, 
et  avec  lesquels  ils  doivent  s'accorder.  Pour  ce  qui  regarde  les 
objets,  en  tant  qu'ils  sont  conçus  simplement  par  la  raison,  et 
cela  d'une  façon  nécessaire,  mais  sans  pouvoir  être  donnés 
dans  l'expérience  (du  moins  tels  que  la  raison  les  conçoit), 
nous  trouverons  en  essayant  de  les  concevoir  (car  il  faut  bien 
pourtant  qu'on  les  puisse  concevoir),  [nous  trouverons,  dis-je,] 
plus  tard  une  excellente  pierre  de  touche  de  ce  que  nous  re- 
gardons comme  un  changement  de  méthode  dans  la  façon  de 
penser  :  c'est  que  nous  ne  connaissons  à  priori  les  choses 
que  ce  que  nous  y  mettons  nous-mêmes. 
Cette  tentative  »  réussit  à  souhait  et  elle  promet  la  marche 


{.  Cette  méthode,  empruntée  au  physicien,  consiste  donc  a 
rcclierclier  les  éléments  de  la  raison  pure  dans  ce  que  l'on  peut 
confirmer  ou  rejeter  au  moyen  de  Vexpârimentation.  Or  on  ne 
pont,  pour  éprouver  les  propositions  de  la  raison  pure,  sontucttro 
leurs  objets  à  l'exporiinentation  (t  omme  cela  a  lieu  en  pl»\  siquf^ 
surtout  si  elles  sont  hasardées  en  dehors  dos  liiiiilos  de  toiil. 
expérience  possible.  Celle  épreuve  ne  pourra  donc  se  faire  que  sur 
des  concepts  et  des  pnncipes  adnus  à  pivori .-  on  les  cnvisafîera 
de  toile  sorte  qu'on  puisse  considérer  les  niCMiios  objets  sous  deux 
points  de  vue  dilTèrents  :  d'un  côti'  comme  dos  objets  des  sens  et 
do  l'entendement,  c'est-à-dire  comme  des  objets  d'expérience,  dun 
autre  côté  comme  des  objets  que  l'on  no  fait  que  concevoir,  c'est- 


PRÉFACE  DE  LA  SECONDE  ÉDITION      23 

assurée  d'une  science  à  la  première  partie  de  la  métaphy- 
sique, à  celle  où  l'on  n'a  affaire  qu'à  des  concepts  à  prion, 
df»nt  les  objets  correspondants  peuvent  être  donnés  dans  une 
expérience  conforme  à  ces  concepts.  En  effet,  à  l'aide  de  ce 
changement  de  méthode,  on  peut  très  bien  expliquer  la  possi- 
bilité d'une  connaissance  à  priori,  et  ce  qui  est  encore  plus 
[important],  munir  de  preuves  suffisantes  les  lois  qui  servent 
à  priori  de  fondement  à  la  nature,  considérée  comme  l'en- 
semble des  objets  de  l'expérience;  deux  choses  qui  étaient 
impossibles  avec  la  méthode  usitée  jusqu'ici.  Mais  cette  déduc- 
tion de  notre  faculté  de  connaître  à  pnon  conduit,  dans  la 
première  partie  de  la  métaphysique  à  un  résultat  étrange,  et, 
en  apparence,  tout  à  fait  contraire  au  but  que  poursuit  la  se- 
conde partie  :  c'est  que  nous  ne  pouvons,  avec  cette  faculté, 
dépasser  les  bornes  de  l'expérience  possible,  ce  qui  est  pour- 
tant l'affaire  essentielle  de  la  métaphysique.  D'un  autre  côté, 
l'expérimentation  nous  fournit  ici  même  une  contre-épreuve 
de  la  vérité  du  résultat  auquel  nous  arrivons  dans  cette  pre- 
mière appréciation  de  notre  faculté  de  connaître  à  priori  : 
c'est  que  cette  faculté  n'atteint  que  des  phénomènes  et  laisse 
de  côté  les  choses  en  soi  qui,  bien  que  réelles  en  elles-mêmes, 
nous  restent  inconnues.  En  effet,-  ce  qui  nous  pousse  néces- 
sairement à  sortir  des  limites  de  l'expérience  et  de  tous  les 
phénomènes,  c'est  Xincondi lionne,  que  la  raison  exige  néces- 
sairement et  ajuste  titre,  dans  les  choses  en  soi,  pour  tout  o(^ 
qui  est  conditionné,  afin  a'achever  ainsi  la  série  des  condi- 
tions. Or,  en  admettant  que  notre  connaissance  expérimen- 
tale se  règle  sur  les  objets,  comme  sur  des  choses  en  soi,  on 
trouve  que  l'absolu  ne  peut  se  concevoir  sans  contradiction;  nxi 
contraire,  si  l'on  admet  que  notre  représentation  des  choses, 
telles  qu'elles  nous  sont  données  ne  se  règlent  pas  sur  ces 
objets,  (considérés]  comme  choses  en  soi,  mais  que  ce  sont 
eux  plutôt  qui,  commo  phénomènes,  se  règlent  sur  notre  mode 
de  représentation,  alors  la  contradiction  disparaît.  Si  en  con- 
séquence [on  se  convainc  que]  l'inconditionné  no  saurait  s** 
trouver  dans  les  choses  en  tant  que  nous  les  connaissons 
(quelles  nous  sont  données  ,  mais  en  tant  que  nous  ne  Ips 
connaissons  p.ns,  c'est-h-dire  dans  les  choses  en  soi,  tout  cela 

à-dire  commo  dos  objel.s  de  la  raison  isolée  et  s'etTorcant  de 
s'élever  au-dcs.susdos  limites  do  l'cNporionco.  Or,  il  se  trouve  qti'eii 
onvisa^'oant  los  choses  à  ce  doiihlc  point  do  vue.  on  tombe  d'arcord 
avec  lo  piiucipi'  do  la  raison  pure,  tandis  (lu'onvisagi^es  sous  uti 
soûl  elles  donnent  lieu  à  un  inévitable  oonflil  de  la  raison  avec 
elle-mome  :  alors  rexpérimeulation  décide  en  faveur  de  l'exacti- 
tude de  celte  distinction. 


24  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

est  là  preuve  que  ce  que  bous  n'avions  d'abord  admis  qu  ■ 
titt-b  d'essai  est  véritablement  fottdé  K  Mais,  après  avoir  refusi 
■  à  la  raison  spéculative  tout  progrès  dans  le  champ  du -supra- 
sensible,  il  nous  reste  encore  à  chercher  s'il  n'y  a  pas  dans  sa 
cotihaisSance  pratique  certaines  données  qui  lui  permettent 
de  déterminer  le  concept  transcendant  de  l'inconditionné 
et  de  pousser  aittsi,  conforraéracnt  au  vœu  de  la  métaphy 
sique.  tiotre  cohrtaif^sance  à  priori  au  delà  de  toute  expérienc 
possible,  mais  seulement  au  poitit  de  vue  pratique.  En  procé- 
dant comme  olî  vient  de  voir,  la  raison  spéculative  nous  a  du 
moihs  laissé  la  place  libre  polir  cette  extension  [de  noire  con- 
naissance], bien  qu'elle  n'ait  pu  la  remplir  elle-même.  Il  nous 
est  donc  encore  permis  de  la  remplir,  si  nous  le  pouvons,  par 
ses  données  pratiques,  et  elle-même  nous  y  invite  2. 

C'est  dans  cette  tentative  de  changer  la  méthode  suivie  en 
métaphysique  et  d'y  opérer  ainsi,  suivant  l'exemple  des  géo- 
mètres et  des  physiciens,  une  révolution  complète,  que  con- 
siste l'œuvre  de  cette  Critique  de  la  raison  pure  spéculative. 
Cette  critique  est  un  traité  de  la  méthode,  et  non  un  système 
de  la  science  elle>-même  5  mais  elle  en  décrit  pourtant  toute  la 
circonscription,  et  elle  en  fait  connaître  à  la  fois  les  limites  et 
toute  l'organisation  intérieure.  C'est  que  la  raison  spéculative 

i.  Cette  (expérimentation  de  la  raison  a  beaucoup  d'analogio. 
avec  ce  <|ue  les  chimistes  nomment  souvent  essai  de  réduction,  et 
en  ^c\ié\-A\  procédé  synthétique.  L'analyse  dû  nictapltysicien  divise 
la  connaissance  pure  à  priori  en  deux  clêtnciits  lies  UiltPreiils. 
celui  des  ciioses  comme  pliéiio"iiièhe§  et  celUI  des  choses  ch  soi.  La 
dialectique  les  réunit  de  UbUveîlU  poUr  les  nccûrdcr  dvëa  l'idl^e  ra- 
tionnelle et  Uéfcessalre  de  Vincohditionné,  et  elle  ti  oUve  que  cet 
accord  n'est  possible  qUe  par  cette  distinction,  laquelle  par  con- 
séquent est  la  vraie. 

2.  C'est  ainsi  que  les  lois  centrales  des  mouvements  des  corps 
célestes  démontrèrent  avec  une  parfaite  lertitude  ce  que  Copernic 
n'avait  d'abord  admis  que  comine  une  hypotlièse,  et  proiiVor.Mit 
en  même  temps  la  force  invisible  qui  lie  le  système  du  tnvii;»lt' 
(l'attraction  ncioionlenne),  et  qUi  n'aurait  jaiUais  été  de.oUviilî  . 
si,  conlriiiremciit  aU  tèmolfîfaage  des  sens,  mais  avec  vérité  cepin- 
danl,  Copernic  n'avait  eu  l'idée  de  cherclier  dans  le  spectateUr  des 
corps  célestes,  et  non  dans  ces  objets  eux-mêmes,  l'oxplication  des 
mouvements  observés.  Quoique  le  changement  de  méthode  que 
j'expose  dans  la  critique  et  qui  est  analogue  à  l'hypothèse  do 
Copernic  se  trouve  justillé,  dans  le  traité  même,  non  pas  hypothé- 
tiqueinent,  mais  apodictiquement,  par  la  nature  de  nos  représen- 
tations du  tetnps  et  de  l'espace  et  par  les  concepts  élémentaires  de 
renlcndemcnt.  je  ne  le  présente  dans  cette  préface  que  comme  une 
hypotlièse,  afin  de  faire  ressortir  le  caractère  essentiellement 
hypothétique  des  premiers  essais  d'une  réforme  de  ce  genre. 


PRÉFACE  DE  LA  SECONDE  ÉDITlOxN  2U 

il.  ceci  de  paMlclllîci'  qUtlle  peut  cl  doit  hiGâiii-i^t-  son  poUvoil- 
propt-G  suivant  les  divërS(?§  riiahièrcs  doht  elle  ehoisit  les 
objets  de  ëti  pettsiée,  faire  au^sl  iih  dc^ndtnbretnpnt  complet  d*' 
toutes  les  ^çortS  dittV'rcntes  de  se  poser  des  problèmes,  et  en 
ti-acet"  aihsi  tout  le  plart  d'Utt  système  de  m(''iaphysit|Ue.  liH 
ellot,  eii  ce  qui  regarde  le  premier  point,  rien  dans  la  connais- 
sance àpHori  iie  peUt  être  attribué  âUx  olijeis,  qUe  ce  que  le 
sujet  pensant  tire  de  lui-même  ;  et,  puur  ce  qui  est  dU  second ^ 
la  raison  pure  coriMilUe  au  point  do  vue  des  principes  de  la 
couhaigsauce,  Une  unlti'  h  part  et  lridi'|3eHdartte  où,  commi; 
dâtis  Un  corps  organisé,  chattuc  irlem^^e  existe  pout  toUs  les 
autres  et  tous  potir  chacUH,  et  où  aucun  principe  ne  peut  être 
pris  pour  certain  sous  un  point  de  vUe,  sans  avoir  été  exa- 
miné daUJi  Vensembîe  do  sc§  rapports  à  Tusâge  entier  de  la 
raison  ptirc.  AUS&i  là  métaphysique  a-t-elle  ce  l-at'e  bonheur, 
qui  ne  satu-all  être  le  partage  d'aucun»'  science  rationnelle 
ayant  afTalre  t  des  objets  (car  la  logique  ne  s'ocfcUpe  qUe  de  la 
forme  de  la  peUsée  en  général),  qu'Une  fois  mise  par  cette  ci-i- 
litlue  dans  le  sUt'  chemin  de  la  science,  elle  peut  embrasser 
complfrîtenient  tout  le  champ  des  connaissances  qui  relèvent 
d'elle,  achever  ainsi  son  œUVt-e  et  l'abandonner  à  l'Usage  de  la 
l)oslérilé  curtiiiin  Une  possession  qui  ne  peut  plus  être  augniou- 
téo,  puisqu'il  he  s'agit  que  de  déterminer  leë  principes  <  t  h  s 
limites  lie  leur  Usage,  et  qUe  b'csl  elle-même  clUi  lesdétcriuiur. 
Klle  est  donc  tentie  k  celle  perfecUon  (*omnie  science  londa- 
mettiale  cl  c'est  d'elle  qU'iih  doit  liouvolr  dire  : 

^ii  âclùm  repuimi,  ii  tjttid  étipo^esset  agéudam. 

Mais  qiu^l  est  doue,  deniàhdera-t  oll,  te  trésor  que  nous  peu- 

•ns  b'gucr  11  la  |)oslériii'  dans  une  métaphysicpie  ainsi  épun'.' 
par  la  critique  et  par  elle  aUssi  rahieuée  a  un  étal  Mv'!  tu 
(■(•Up  do'ii  t-apldn  jeté  sur  cette  œuvre  donnera  d'abord  à 
pi'user  (juc  l'utilité  an  est  toute  néyalivc,  [ou  qu'elle  sert  seu- 
l'inent  ii  nous  ein|»êclier]  de  pousser  jamais  la  rai-on  spécula- 
"ve  an  d»d(i  de»  limites  de  l'expérience,  et  c'est  là  dans  le  fa  il 

i  première  utilité.  Mais  cette  utilité  apparaîtra  positive  aussi 
qui  remaréjucra  que  les  principes  sur  lesrin.  U  <;:Huini,    1 1 

lisoU  Kpéculailve  pour  se  Uasal*der  hot'S  de  f^' 
.l'alité  pour  conséquence  inévitable  UnU  pas  /  - 
à  y  regarder  de  plus  près,  la  rcstnclion  de  l'usage  de  notre 
rainou.  C'est  qu'en  elîet  ces  principes  menacMil  de  loUl  lalre 
rentrer  dans  hm  limites  de  la  sensibilité,  de  laquelle  ils  re- 
lèvent proprement,  et  de  réduire  ainsi  à  néant  l'usage  pur 
(pratique)  de  la  raison.  Or  une  cfiliquo  qui  limite  la  raison 


26  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

dans  son  usage  spéculatif  est  à  cet  égard  bien  négative,  mais 
en  supprimant  du  même  coup  l'obstacle  qui  en  limite  l'usage 
pratique,  ou  menace  même  de  l'anéantir,  elle  a  une  utilité  po- 
sitive de  la  plus  haute  importance.  [On  le  reconnaîtra]  dès 
qu'on  sera  convaincu  que  la  raison  pure  a  un  usage  pratique 
absolument  nécessaire  (l'usage  moral»,  où  elle  s'étend  inévita- 
blement au  delà  des  bornes  de  la  sensibilité  ;  car  si  elle  n'a 
besoin  pour  cela  d'aucun  secours  de  la  raison  spéculative,  elle 
veut  pourtant  être  assurée  contre  toute  opposition  de  sa  part, 
afin  de  ne  pas  tomber  en  contradiction  avec  elle-même.  Nier 
que  la  critique,  en  nous  rendant  ce  service,  ait  une  utilité 
positive,  reviendrait  à  dire  que  la  police  n'a  pas  d'utilité  posi- 
tive, parce  que  sa  fonction  consiste  uniquement  à  mettre  obs- 
tacle à  la  violence  que  les  citoyens  pourraient  craindre  les  uns 
des  autres,  afin  que  chacun  puisse  faire  ses  affaires  tranquille- 
ment et  en  sûreté.  Que  l'espace  et  le  temps  ne  soient  que  des 
formes  de  l'intuition  sensible,  et,  par  conséquent,  des  condi- 
tions de  l'existence  des  choses  comme  phénomènes;  qu'en 
outre,  nous  n'ayons  point  de  concepts  de  l'entendement,  et 
partant  point  d'éléments  pour  la  connaissance  des  choées,  sans 
qu'une  intuition  correspondante  nous  soit  donnée  ;  que,  par 
conséquent,  nous  ne  puissions  connaître  aucun  objet  comme 
chose  en  soi,  mais  seulement  en  tant  qu'objet  de  l'intuition 
sensible,  c  est-à-dire  en  tant  que  phénomène  :  c'est  ce  qui  sera 
prouvé  dans  la  partie  analytique  de  la  Critique.  Il  en  résultera 
que  toute  connaissance  spéculative  de  la  raison  se  réduit  aux 
seuls  objets  de  V expérience. 

Mais,  il  faut  bien  le  remarquer,  il  y  a  ici  une  réserve  à  faire  : 
c'est  que,  si  nous  ne  pouvons  connaître  ces  objets  comme 
choses  en  soi,  nous  pouvons  du  moins  Xa^  penser  comme  tels*. 
Autrement,  on  arriverait  à  cette  absurde  proposition  qu'il  y  a 
des  phénomènes  [ou  des  apparences]  sans  qu'il  y  ait  rien  qui 
apparaisse.  Qu'on  suppose  maintenant  que  la  distinction  faite 

t.  Pour  connaître  un  objet,  il  faut  pouvoir  prouver  sa  possibilité 
(soit  par  le  témoignage  de  rexpérience  de  sa  réalité,  soit  à  pnori 
par  la  raison).  Mais  je  puis  2icnser  ce  que  je  veux,  pourvu  que 
je  ne  tombe  pas  en  contradiction  avec  moi-même,  cest-à-cUre 
pourvu  que  mon  concept  soit  une  pensée  possible,  quoique  je 
ne  puisse  répondre  que,  dans  l'ensemble  de  toutes  les  possibilités, 
un  objet  corresponde  ou  non  à  ce  concept.  Pour  [être  en  droit] 
d'attribuer  à  tel  concept  une  valeur  objective  (une  possibilité 
réelle,  car  la  première  n'est  quelogiqueK  il  faudrait  quelque  chose 
de  plus.  Mais  ce  (piolque  chose  de  plus,  il  n'est  pas  besoin  de 
le  chercher  dans  les  sources  théoriques  de  la  connaissance,  il  peut 
bien  se  rencontrer  dans  les  sources  pratiques. 


PRÉFACE  DE  LA  SECONDE  ÉDITION     27 

nécessairement  par  notre  Critique  entre  les  choses  comme 
objets  d'expérience  et  ces  mômes  choses  comme  choses  en  soi 
n'ait  pas  été  établie,  alors  il  faut  étendre  à  toutes  les  choses 
en  général,  considérées  comme  causes  efficientes,  le  principe 
do  causalité  et,  par  conséquent,  le  mécanisme  naturel, 
(comme  élément  essentiel]  de  leur  détermination.  Je  ne  sau- 
rais donc  dire  du  même  être,  par  exemple  de  l'âme  humaine,  que 
sa  volonté  est  libre,  et  que  pourtant  il  est  soumis  à  la  néces- 
sité physique,  c'est-à-dire  non  libre,  sans  tomber  dans  une 
évidente  contradiction,  puisque,  dans  les  deux  propositions, 
j'ai  pris  l'âme  dans  le  même  sens,  c'est-à-dire  comme  chose  en 
général  (comme  chose  en  soi),  ne  pouvant  d'ailleurs,  sans  une 
critique  préalable,  la  prendre  autrement.  Que  si,  par  contre,  la 
Critique  ne  s'est  pas  trompée  en  nous  apprenant  à  prendre  l'ob- 
jet en  deux  sens  différents,  c'est-à-dire  comme  phénomène  et 
comme  chose  en  soi  ;  que  si  sa  déduction  des  concepts  de  l'en- 
londement  est  exacte,  et  si,  par  conséquent,  le  principe  de 
causalité  ne  s'applique  aux  choses  que  dans  le  premier  sens, 
c'est-à-dire  en  tant  qu'elles  sont  des  objets  d'expérience,  tan- 
dis que,  dans  le  second  sens,  ces  mêmes  choses  ne  lui  sont  pas 
soumises;  ab)rs  la  même  volonté  peut  être  conçue  sans  con- 
tradiction, d'une  part,  dans  l'ordre  des  phénomènes  (des 
actions  visibles),  comme  nécessairement  soumise  à  la  loi 
physique  et  par  conséquent  comme  non  libre,  et  d'autre  part, 
en  tant  qu'appartenant  à  une  chose  en  soi,  comme  échappant 
à  ciîlte  loi  et  par  conséquent  comme  libre.  Or  quoique,  sous 
ce  dernier  point  de  vue,  je  ne  puisse  connaître  mon  âme  par  la 
raison  spéculative  (et  moins  encore  par  l'observation  empi- 
rique), ni  par  conséquent  la  liberté  comme  propriété  d'un  être 
auquel  j'attribue  des  effets  dans  le  monde  sensible,  puisqu'il 
mi!  faudrait  la  connaître  d'une  manière  déterminée  dans  son 
existence  et  non  cependant  dans  le  temps  (chose  impossible, 
car  je  ne  puis  [dans  ces  conditions]  appuyer  mon  concept  sur 
aucune  intuition),  je  puis  cependant  penser  la  liberté,  c'est- 
à-dire  que  l'idée  n'en  contient  du  moins  aucune  contradiction, 
dès  que  l'on  admet  notre  distinction  critique  de  deux  modes 
<le  représentation  (le  sensible  et  l'intellectuel,  ainsi  que  la 
limitation  qui  en  découle  relativement  aux  concepts  purs  de 
l'entendement,  et,  par  conséquent,  aux  principes  découlant  do 
ces  concepts.  Admettons  maintenant  que  la  morale  suppose 
nécessairement  la  liberté  'dans  le  sens  le  plus  strict),  comme 
propiiét(' de  notre  volonté,  en  posant  //  priori  comme  donfiées 
de  la  raison  des  principes  pratiques  qui  en  tirent  leur  origine, 
et  qui,  sans  cette  supposition  de  la  liberté,  seraient  absolu- 
ment impossibles;  admettons  ^ussi  que  la  raison  spéculative  ait 


28  CRITIQUE  DE  LA  RAÏSOIH  PURE 

proUVi?  (\n'e  la  libet-l(5  tte  se  Idi^sc  poftH  penser:  il  fatit  alors 
nécessairetticht  qUG  fciîlto  supposition,  là  supposition  rtioràle, 
cède  à  celle  doul  le  totlthàlt-t  i-enfefme  une  évidente  contra- 
dlcllun,  c'esl-à-dit-e  que  la  liberté,  et  dvfcc  elle  la  uioralilé 
(doUl  le  coUbaire  ho  i-enferhle  par  db  contiadictioti,  qUand  ou 
rie  suppose  pas  pt-i'alabichiettl  la  libeMc)  cèdeht  la  pldce  aU 
iHcûanisnie  dé  la  tiûhtfe.  Mais  coUime  il  ttie  suffit,  aU  point  de 
vue  de  là  rtiot-ale,  qUe  la  liberté  ne  soit  point  contradictoire  ctt 
elle-même  et  qUe  pât-  conséquent  elle  puisse  du  moins  ôlrc 
{it^tlsée;  comme  aUsî^i,  dès  qu'elle  ne  fait  point  obstacle  dU 
mécanisme  naturel  de  la  mêtoe  âttioti  (prifee  etl  un  autfe  serts)j 
il  h'efei  bas  besoin  d'en  avoli'  une  coHhaiësance  plus  étendue, 
la  morale  peut  gat'def  sa  position  pendant  clUe  la  physique 
coriâet-ve  là  sienne.  C'est  ce  qui  n'aUtait  pas  eUlicU,  si  la  cri- 
tique ne  rioUs  avait  pas  instruits  préalablement  de  hôtt-e  iné- 
vitable ignol'ânCe  relativement  aux  choses  en  soi,  etsi  elle  n'avait 
pas  borné  à  de  simples  phénomènes  toute  notre  cohnrtissnnce 
théorique.  OU  peut  encofe  montrer  cette  utilité  des  principes 
critiques  de  la  raison  pure  en  envisageant  les  concepts  de 
bien  et  de  là  sîmpHmté  de  notre  âriie,  mais  je  laisse  cela  de 
côté  pour  ôire  court.  Je  ne  saurais  donc  ndmeltre  Dieu,  la 
liberté  et  Vimmorlalité  selon  le  besoin  qu'en  a  ma  raison 
dans  son  Usage  pratique  nécessaire,  sans  repousser  en  mémo 
temps  les  prétentions  de  la  raison  pure  à  des  vueé  irahscen- 
danles,  car,  pour  atteindt-e  à  ces  vues,-  il  lUi  faUt  se  servir  de 
principes  qui  ne  s'étetideUt  en  réalité  qu'à  des  objets  de  l'exf^é- 
rieUce  possible  et  qui,  si  on  les  aj^plique  à  une  chose  qui  Ue 
peut  être  objet  d'une  expérience,  là  transforment  récllemeni 
et  toujours  ert  phénomène,  et  déclarent  ainsi  impossible  toUte 
extension  pratique  dG  la  raison  pure.  J'at  doHc  dU  supprimer  le 
savoir  pour  lui  substituer  là  croyance.  Le  dogmatisme  de  la  méta- 
physique, ce  préjugé  qui  consiste  à  vouloir  avancer  dans  cette 
scierice  sans  conilneUcer  par  UUe  critique  de  la  raison  pure, 
voilà  Ik  véritable  source  de  toute  cette  incrédulité  qui  s'oppose 
à  là  morale,  et  qui  elle-même. est  teUjdUrs  très  dogmatique.  — 
Si  donc  il  n'est  pas  iiupossible  de  létçUer  h  là  postérité  Utie 
métaphysique  systématique  construite  sur  le  plan  de  la  cri- 
tique de  la  raison  pure,  ce  n'est  pas  urt  présent  de  peU  de 
valeur  h  lui  l'aire;  soit  que  l'on  songe  simplement  h  la  culture 
que  la  raison  peut  recevoir  en  général  en  entrant  dahs  les 
Voles  certaines  de  la  Sciehce,  au  lieu  de  tâtonner  dans  le  vide 
ci  de  isc  livrer  à  de  vaines  divagations  [comme  elle  le  fait]  en 
l'aliAencede  la  critique;  soit  qu'on  cherche  Un  meilleur  emploi 
du  temps  pour  uh(>  jeUneSso  a^lde  de  savoir,  que  le  dogma- 
tisme ordinaire   encoliragc   de  si  bôlitie   heure    et  si   forte- 


PRÉFACE  DE  LA  SECONDE  ÉDITION      29 

ment  à  raisonner  à  perte  do.  vue  sur  des  choses  où  elle  n'en- 
tend rien  et  où  elle  n'entendra  jamais  rien,  non  plus  que  per- 
sonne au  monde,  ou  à  négliger  l'étude  des  sciences  solides 
pour  courir  à  la  recherche  de  pensées  et  d'opinions  nouvellus; 
soit  surtout  qu'on  tienne  compte  do  l'inappréciable  avantage 
den  finir  une  bonne  fois  avec  toutes  les  objections  dirigées 
centre  la  moralité  et  la  religion,  en  suivant  la  méthode  de 
Sacrale,  c'est-à-dire  ep  démontrant  clairement  l'ignorance  des 
adversaires.  En  effet,  il  y  a  toujours  eu  et  il  y  aura  toujours 
une  métaphysique  dans  le  monde,  mais  toujours  aussi  enverra 
s'élever  à  côté  d'elle  une  dialectique  de  la  raison  pure,  car 
celle-ci  lui  est  naturelle.  La  première  et  la  plus  importante 
ûiVaire  de  la  philosopJiic  est  donc  d'enlever  une  J'ois  pour  toutes 
h  cette  dialectique  toute  pernicieuse  inllùence  en  détruisant  la 
source  [môme]  des  erreurs. 

En  cette  importante  réforme  dans  le  champ  des  sciences,  et 
malgré  le  pv(\judice  qu'en  doit  éprouver  la  raison  spéculative 
dans  les  possessions  qu'elle  s'était  attribuées  jusque-là,  l'inlérôt 
général  de  Ihumanité  [n'en  est  pas  affecté],  et  l'utilité  que  le 
monde  avait  retirée  jusqu'ici  des  doctrines  de  la  raison  pure 
reste  la  mémo  qu'auparavant  ;  il  n'y  a  que  le  monopole  des 
écoles  qui  en  souffre,  et  nullement  les  inlêrêis  humains.  Je 
tlemande  au  plus  obstiné  dogmatique  si  la  preuve  de  la  per- 
manence do  notre  âme  après  la  mort  qui  se  tire  de  la  simpli- 
cité d»î  la  substance;  si  colle  do  la  liberté  de  la  volonté  que 
l'on  oppose  au  mécanisme  universel  en  se  fondant  sur  les 
distinctions  subtiles,  mais  impuissantes,  de  la  nécessité  pra- 
tique subjective  et  objective  ;  si  la  démonstration  de  l'exis- 
Irnce  de  Dieu  qui  se  tire  du  concept  d'un  èlro  souverainement 
réel  (do  la  contingence  des  choses  changeantes,  et  de  la 
nérossité  d'un  premier  moteur)  ;  [je  lui  d<'mande]  si  toutes 
CCS  preuves,  nées  dans  les  éroh-s,  ont  jamais  pu  arriver  jus- 
qu'au public  et  exercer  la  moindre  inllùence  sur  ses  convic- 
tions, (h",  si  cola  n'est  jamais  arrivé,  et  si  l'on  no  peut  espérer 
que  cela  arrive  jamais,  à  cause  de  rincnpucilé  de  l'inlelli- 
gence  ordinaire  des  hommes  pour  d'aussi  subtiles  spécula- 
lions;  si,  au  contraire,  sur  le  premier  point,  cette  remar- 
quable disposition  naturelle  à  lotit  homme,  qui  fait  que  rien 
de  temporel  no  saurait  le  satisfaire  (parce  que  ne  suffisant  pas 
aux  besoins  do  sa  destinée  complète),  peut  fécule  faire  naître 
l'espérance  d'une  vie  ft/hrre  :  si,  sur  le  second  point,  la  claire 
représentation  do  nos  devoirs,  en  opposition  à  toutes  les  exi- 
gences de  nos  penchants,  nous  donne  soide  la  coqscience  de 
notre  lihcrto;  si  enfin,  sur  le  troisième,  l'ordre  raagniflque.  la 
beauté  et  la  prévoyance  qui  éclatent  de  toutes  parts  dans  la 


30  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

nature  sont  seuls  capables  de  produire  la  croyance  en  un 
sage  et  puissant  auteur  du  monde,  et  une  conviction  fondée 
sur  des  principes  rationnels  et  susceptible  de  pénétrer  dans  le 
public;  alors  non  seulement  le  domaine  de  la  raison  demeure 
intact,  mais  elle  gagne  en  considération  par  cela  seul  qu'elle 
instruit  les  écoles  à  ne  plus  prétendre,  sur  une  question  qui 
touche  à  l'intérêt  général  de  l'humanité,  à  des  vues  plus 
élevées  et  plus  étendues  que  celles  auxquelles  peut  facilement 
arriver  le  grand  nombre  (lequel  est  parfaitement  digne  de 
notre  estime),  et  à  se  borner  ainsi  à  la  culture  de  ces  preuves 
que  tout  le  monde  peut  comprendre  et  qui  suffisent  au  point 
de  vue  moral.  Notre  réforme  n'atteint  donc  que  les  prétentions 
arrogantes  des  écoles,  qui  se  donnent  volontiers  (comme  elles 
le  font  à  bon  droit  sur  beaucoup  d'autres  points)  pour  les  seuls 
juges  compétents  et  les  seuls  dépositaires  de  ces  vérités,  et 
qui,  s'en  réservant  la  clef  pour  elles-mêmes,  n'en  commu- 
niquent au  public  que  l'usage  {quod  mecum  nescit,  soins  vult 
scire  videri).  Cependant  nous  n'avons  pas  cessé  d'avoir  égard 
aux  prétentions  des  philosophes  spéculatifs.  Ils  restent  les 
dépositaires  exclusifs  d'une  science  très  utile  au  public,  quoi- 
que à  son  insu,  c'est-à-dire  de  la  critique  de  la  raison.  Cette 
science  ne  peut  jamais  devenir  populaire,  mais  il  n'est  pas 
nécessaire  non  plus  qu'elle  le  soit  ;  car,  si  les  arguments  fine- 
ment tissés  qui  se  donnent  pour  d'utiles  vérités  n'entrent 
guère  dans  la  tête  du  peuple,  les  objections  tout  aussi  subtiles 
qu'ils  soulèvent  n'entrent  pas  mieux  dans  son  esprit  aiais 
comme  l'École  et  tous  ceux  qui  s'élèvent  à  la  spéculation 
tombent  inévitablement  dans  ce  double  inconvénient,  la  cri- 
tique est  obligée  de  prévenir  une  fois  pour  toutes,  par  la 
recherche  approfondie  des  droits  de  la  raison  spéculative,  le 
scandale  que  doivent  causer  tôt  ou  tard,  même  dans  le  peuple, 
les  disputes  où  s'engagent  inévitablement  les  physiciens  (et, 
comme  tels  aussi,  les  théologiens),  et  qui  finissent  par  fausser 
leurs  doctrines  même,  La  critique  peut  seule  couper  les  racines 
du  matérialisme,  du  fatalisme,  de  Vathéisme,  de  Vincrcdulité 
des  esprits  forts,  du  fanatisme  et  de  la  superstition,  ces  fléaux 
qui  peuvent  devenir  nuisibles  à  tous,  comme  aussi  de  l'idca- 
lisme  et  du  scepticisyne,  qui  [du  moins]  ne  sont  guère  dan- 
gereux qu'aux  écoles  et  pénètrent  difficilement  dans  le  public. 
Si  les  gouvernements  jugeaient  à  propos  de  se  mêler  des 
affaires  des  savants,  ils  feraient  beaucoup  plus  sagement,  dans 
leur  sollicitude  pour  les  sciences  aussi  bien  que  pour  les 
hommes,  de  favoriser  la  liberté  d'une  critique  qui  seule  est 
capable  d'établir  sur  une  base  solide  les  travaux  de  la  raison, 
<jue  de  soutenir  le  ridiçulç  (Jespotisme  4es  écoles,  toujours 


PRÉFACE  DE  LA  SECONDE  ÉDITION      31 

prêtes  à  dénoncer  à  grands  cris  un  danger  public,  quand  on 
déchire  leurs  toiles  d'araignée,  dont  le  public  n'a  jamais 
entendu  parler  et  dont  il  ne  peut  pas  même,  par  conséquent, 
sentir  la  perte. 

La  critique  ne  s'oppose  point  à  ce  que  la  raison  suive  une 
méthode  dogmatique  dans  sa  connaissance  pure,  [considérée] 
comme  science  (car  la  science  ne  peut  pas  ne  pas  être  dogma- 
tique, c'est-à-dire  strictement  démonstrative  en  vertu  de  prin- 
cipes à  priori  certains)  ;  mais  elle  est  opposée  au  dogmatisme, 
c'est-à-dire  à  la  prétention  d'aller  de  1  avant  avec  [le  seul 
secours  d']  une  connaissance  pure  (la  connaissance  philoso- 
phique), tirée  de  certains  concepts  à  l'aide  de  principes  tels 
que  ceux  que  la  raison  emploie  depuis  longtemps,  sans  avoir 
recherché  comment  et  de  quel  droit  elle  y  est  arrivée.  Le 
dogmatisme  est  donc  la  raison  pure  suivant  une  méthode 
dogmatique  sans  avoir  soumis  sa  puissance  propre  à  une  cri- 
tique préalable.  Il  ne  s'agit  donc  pas  ici,  en  combattant  [le 
dogmatisme],  de  plaider  la  cause  de  cette  stérilité  verbeuse 
qui  usurpe  le  nom  de  popularité,  non  plus  que  celle  du  scep- 
ticisme, qui  condamne  toute  la  métaphysique  sans  l'entendre. 
La  critique  est  plutôt  la  préparation  indispensable  à  l'établisse- 
ment d'une  métaphysique  solide  [et  fondée]  comme  science, 
qui  doit  être  nécessairement  traitée  d'une  manière  ddgma- 
tique,  avec  un  caractère  systématique  qui  satisfasse  aux  plus 
sévères  exigences,  et,  par  conséquent,  sous  une  forme  sculas- 
tique  (et  non  populaire)  ;  ce  sont  là  des  conditions  auxquelles 
cette  science  ne  saurait  se  soustraire,  puisqu'elle  s'engage  à 
accomplir  son  œuvre  tout  à  fait  à  priori,  et,  par  conséquent, 
H  l'entière  satisfaction  de  la  raison  spéculative.  Dans  l'exécu- 
tion du  plan  tracé  par  la  critique,  c'est-à-dire  dans  le  syslènio 
futur  de  la  métaphysique,  nous  devrons  suivre  un  jour  la 
méthode  sévère  de  l'illustre  Wolf,  le  plus  grand  de  tous  les 
philosophes  dogmatiques,  qui,  le  premier,  (et  c'est  par  cet 
exemple  qu'il  a  créé  en  Allemagne  cet  esprit  de  profondeur 
qui  n'est  pas  encore  éteint',  montra  comment,  en  établissant 
régulièrement  les  principes,  en  déterminant  clairement  les 
concepts,  en  cherchant  l'absolue  rigueur  des  démonstrations, 
en  évitant  les  sauts  téméraires  dans  les  conséquences,  on  entre 
dans  les  voies  sûres  de  la  science.  Il  était  par  là  même  supé- 
rieurement doué  pour  donner  à  la  métaphysique  le  caractère 
d'une  science,  s'il  avait  eu  l'idée  de  se  préparer  le  terrain  par 
la  critique  de  l'instrument,  c'est-à-dire  de  la  raison  pure  elle- 
même.  Mais  ce  défaut  lui  doit  être  moins  imputé  qu  à  la  façon 
dogmatique  de  penser  de  son  siècle,  et,  à  cet  égard,  les  phi- 
losophes, ses  contemporains  au§si  bien  ^ue  ses  devanciers, 


32  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

n'ont  rien  à  se  reprocher  les  uns  aux  autres.  Ceux  qui 
rejettent  sa  niéthode  et,  du  même  coup,  celle  de  la  critique  de 
la  raison  pure,  ne  peuvent  avoir  d'autre  but  que  de  se  déjjav- 
rasser  des  liens  de  la  science,  et  de  convertir  le  travail  en  jeu, 
la  certitude  en  opinion,  la  philosophie  en  philodoxie. 

Pour  ce  qui  est  de  cette  seconde  édilion,  je  n'ai  pas  voulu, 
comme  de  juste,  négliger  l'occasion  qu'elle  m'offrait  de  iair^ 
disparaître,. autant  que  possible,  les  difficultés  et  les  obscurité > 
qui,  peut-être  bien  par  ma  faute,  ont  pu  donner  lieu  à  certains 
malentendus  dans   l'appréciation  que  des  bommes  pénétrants 
ont  faite  de  ce  livre.  Je  n'ai  rien  trouvé  h  changer  d^ns  k- 
propositions  mêmes  et  dans  leurs  preuves,  non  plus  que  dan- 
la  forme  et  dans  l'pnsemble  du  plan  ;  ce  qui  s'explique  e]i 
partie  par  le  long  examen  auquel  j'avais  soumis  mon  œuvi 
avant  de  la  livrer  au  public,  en  partie  par  la  ns^ture  même  du 
sujet,  c'est-à-dire  par  la  nature  d'une  raisop  spéculative  où  Toii 
trouve  une  véritable  organisation,  où  tout  est  organe,  où  tout 
existe  pour  chaque  membre  et  chaque  membre  pour  le  tout,  i 
où,  par  conséquent,  il  n'y  a  pas  de  vice  si  léger,  soit  faut 
(erreur)  ou  omission,  qui  ne  se  trahisse  inévitablement  dau 
l'usage.  Ce  système  conserverî^  désormais,  je  l'espère,  cette  iji 
variable  fixité.   Ce   qui    mo  donne  cotte   confiance,  ce  n'est 
point  une  vaine  présomption,  mais  l'évidence  que  produit  en 
lin  de  compte  l'cxpérimcn talion  du  résultat,  soit  qu'on  s'élèv 
dos  derniers   éléments  à  l'ensemble  de  la  raisop  pure,   soi 
qu'on  redescende  de  l'ensemble  à   chaque  partie  (car  cet  en 
semble  ressort  pqr  lui-môme  du  but  final  de  la  raison  dans  l 
domaine  pratique)  ;  tandis  que,  si  l'on  essaie  d'y  changer  1 
moindre  chose,  il  en  résulte  des  contradictions,  non  stulemcu 
dans  le  système,  mais  pour  la  raison  liumaine  commune.  Mai 
dans  rexfiosilian  il  y  a  encore  beaucoup  à  faire,  et  je  me  sui 
eU'orcé  de  corriger  celte  édition  de  manière  à  dissiper  soit   1 
malentendu  auquel  a  donné  lieu  l'esthétique,  surtout  dans  i 
concept  du  temps,  soit  l'obscurité  de  la  déduction  des  conctp 
de  l'entendement,  soit  le  prétendu  défaut  d'évidence  dans  1* 
preuves  des  principes  de  l'entendement  pur,  soit  enfin  la  fuus- 
interprétation  des  paralogismes  do  la  psychologie  rationnell 
Mes  corrections  dans  la  rédaction*  no  s'étendent  pas  plus  loii 

1.  ta  seule  addition  véritabîo  que  je  pourrais  citer,  et  encore  r. 
.s'agit-il  que  du  mode  de  démopstralion,  cit  celle  où  j'ai  fait  (p-  27.. 
une  nouvelle  réfutation  de  ridt'aJwnc  psychologique  et  on  ni&u. 
temps  une  preuve  rigoureuse  (  la  seule  aussi  que  je  croie  possibloj 
de  la  réalité  objective  de  l'intuition  extérieure.  Quelque  inolVensif 

*  De  la  première   édition.   Voir    dan>^    la    présente    irndueiion 
tome  1,  p.  43^  et  siq. 


PRÉFACE  DE  LA  SECONDE  ÉDITION     33 

(c'est-à-dire  jusqu'à  la  fin  du  premier  chapitre  de  la  dialectique 
transccndanlale).  Le  temps  m'a  manqué,  et  d'ailleurs  je  no 
sache  pas  qu'aucun  juge  compétent  et  impartial  se  soit  mépris 
sur  le  reste.  Je  nai  pas  besoin  de  nommer  avec  les  éloges 
qu'ils  méritent  ceux  dont  j'ai  pris  les  avis  en  considération  ; 
ils  trouveront  bien  d'eux-mêmes  les  endroits  que  j'ai  retou- 
chés d'après  leurs  conseils.  Mais  les  corrections  que  j'ai  dû 
faire  ont  entraîné  pour  le  lecteur  un  léger  dommage,  qu'il 
n'était  pas  possible  d'éviter  sans  rendre  le  livre  trop  volumi- 
neux. Plus  d'un  lecteur,  en  eWci,  pourra  regretter  divers  pas- 
sages qu'il  a  fallu  ou  supprimer  ou  raccourcir,  pour  faire 
place  à  une  exposition  maintenant  plus  claire,  je  l'espère  du 
moins,  et  qui,  sans  être  essentiels  à  l'intégrité  de  l'ensemble, 
pouvaient  cependant  avoir  leur  utilité  à  un  autre  point  de  vu*. 
Cette  nouvelle  exposition  ne  change  rien  quant  au  fond  dans 
les  propositions  et  leurs  démonstrations  mêmes,  mais  elle 
s'écarte  trop  çà  et  là  de  l'ancienne,  dans  la  manière  de  pré- 
senter les  choses,  pour  qu'il  ait  été  possible  de  l'y  intercaler. 
Mais  ce  léger  dommage,  que  chacun  d'ailleurs  peut  réparer  s'il 
le  veut,  en  rapprochant  les  deux  éditions,  est  compensé,  je 
l'espère,  par  une  clarté  beaucoup  plus  grande.  J'ai  remarqué 
avec  un  plaisir  reconnaissant,  dans  divers  écrits  récemment 
publiés  (soit  à  l'occasion  de  l'examen  de  certains  livres,  soit 
dans  des  traités  spéciaux),  que  l'esprit  de  profondeur  n't-st  pas 
mort  en  Allemagne,  mais  qu'il  a  été  seulement  étouffé  pen- 
dant quelque  temps  par  la  mode  d'une  liberté  do  pensée  posant 
au  génie,  et  que  les  épines  qui  couvrent  les  sentiers  de  la  cri- 
tique n'ont  nullement  empêché  les  esprits  courageux  et  avides 
«le  clarté  de  s'engager  dans  une  voie  qui  conduit  h  une  science 
dii  la  raison  pure,  scolastique  il  est  vrai,  mais  durable  à  ce 
litre  même,  et  partant  de  la  plus  haute  nécessité.  Il  y  a  des 

«lue  l'idéalisme  puisse  paraître  relativement  au  but  essentiel  de  la 
lîir'tapfiysique  (et  on  réalité  il  ne  l'est  pas),  toujours  est-ce  un  scan- 
dait» pour  la  pliib)so]tliie  et  pour  la  raison  liutuainc  conunune, 
<|ii't>n  ne  puisse  admettre  qua  titre  do  croijancc  roxislonco  ilos 
choses  extérieures  (d'où  nous  lirons  pourtant  toute  la  uialioro  do 
nos  connaissances,  mônio  pour  notre  sens  intime»,  et  <pie  sil  plaît 
à  (luclqu'un  de  le  mettre  en  doute,  nous  n'ayons  point  do  prou\o 
siiflisantc  à  lui  opposer.  Comme  il  y  a  (juelque  obscurité  dans 
I  oxposition  de  cette  preuve,  de  la  troisième  ligne  à  la  sixième,  je 
l'io  (pi'on  veuille  bien  modifier  cette  période  :...  * 

*  lo  renvoie  le  reste  do  la  note,  c'est-à-dire  la  correction  pro- 
posée par  KauL  et  los  nouvelles  explications  qu'il  y  joint,  a  lon- 
droit  de  son  ouvrajjfo  auquel  elles  se  rapportent  et  où  elles  seront 
beaucoup  mieux  à  leur  place.  (J.  B.) 

1.  -    ;{ 


34  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

hommes  de  mérile  qui,  à  la  profondeur  des  vues,  ont  le  bon- 
heur de  joindre  le  talent  d'une  exposition  lumineuse  (dont  je 
ne  me  sens  pas  capable)  ;  je  leur  laisse  le  soin  de  mettre  la 
dernière  main  à  mon  œuvre,  pour  y  corriger  ce  qu'elle  peut 
encore  avoir  çà  et  là  de  défectueux  à  cet  égard.  Car  le  danger 
n'est  pas  ici  d'être  contredit,  mais  de  n'être  pas  compris.  î)e 
mon  côté,  je  ne  puis  m'engager  désormais  à  descendre  dans 
toutes  les  discussions  [que  cette  œuvre  pourra  soulever],  mais 
je  ferai  soigneusement  attention  à  tous  les  avis,  qu'ils  vienne? 
damis  ou  d'adversaires,  afin  de  les  mettre  à  profit  dans  l'ex' 
cution  du  système  qui  doit  suivre  cette  propédentique.  Comni 
en  me  livrant  à  ces  travaux,  je  suis  arrivé  à  un  âge  tr' 
avancé  (j'entre  ce  mois-ci  dans  ma  soixante-quatrième  anné. 
je  dois  être  économe  de  mon  temps,  si  je  veux  exécuter  le  pi;! 
que  j'ai  formé,  de  publier  la  métaphysique  de  la  nature  ai  ni 
que  Celle  des  mœurs,  afin  de  confirmer  l'exactitude  de  la  cri- 
tique de  la  raison  spéculative  aussi  bien  que  pratique.  J'abnii- 
dounerai  donc  l'éclaircissement  des  difflcnîles  qu'il  n'était 
guère  possible  d'éviter  d'abord  dans  une  œuvre  de  ce  genre, 
ainsi  que  la  défense  de  l'ensemble,  aux  hommes  de  mérile 
qui  en  ont  fait  leur  afïaire.  Tout  traité  philosophique  est  vul- 
nérable d'un  certain  côté  (car  il  ne  saurait  être  aussi  bien 
cuirassé  [et  protégé]  dans  6a  marche  qu'un  traité  malhéma- 
tique)  bien  que  l'organisation  du  système,  considéré  dans  son 
unité,  ne  coure  pas  le  moindre  danger.  C'est  que,  lorsqu'il  est 
nouveau,  peu  d'esprits  sont  capables  d'en  embrasser  Ten- 
scmblo,  et  un  plus  petit  nombre  encore  d'y  trouver  du  plaisir, 
toute  nouveauté  leur  étant  importune.  Aussi  n'y  a-t-il  pas 
d'écrit,  surtout  d'allure  libre,  oii,  en  rapprochant  certains  pas- 
sages détachés  de  l'ensemble,  on  ne  puisse  faire  apparaître  des 
contradiclions,  contradielions  qui  jettent  sur  lui  un  jour  défa- 
vorable aux  yeux  de  quiconque  ne  juge  que  d'après  autrui, 
tandis  que,  pour  qui  s'est  élevé  à  l'idée  de  l'ensemble,  elles 
sont  faciles  à  résoudre.  Mais  lorsqu'une  théorie  a  quelque  soli- 
dité, l'action  et  la  réaction  qui  semblaient  d'abord  la  menacer 
des  î)lU8  grands  dangers,  no  servent  avec  le  temps  qu'à  en 
faire  disparaître  les  inégalités,  et,  si  des  esprits  impartiaux, 
lumineux  et  amis  de  la  vraie  popularité  s'en  occupent,  à  lui 
donner  aussi  bientôt  toute  l'élégance  désirable. 


Kœnigsberg,  avril  i787. 


INTRODUCTION 


De  la  différence  de  la  con)iaissance  pure  et  de  la 
connaissance  empirique. 


l]  n'est  pas   douteux   que  toutes  nos  connaissances  ne 

Miniencent  avccrexpérience  ,  car  par  quoi  notre  laculti^ 
do  connaître  serait-elle  éveillée  (et  appelée]  à  s'exercer, 
si  elle  ne  Tétait  point  par  des  objets  qui  frappent  nos 
sens  et  qui,  d'un  côt»',  produisent  par  eux-mêmes  des 
représentations,  et  de  l'autre,  mettent  en  mouvoraent 
notre  activité  intellectuelle  [et  l'excitentj  à  les  comparer, 
à  les  unir  ou  à  les  séparer  et  à  mettre  ainsi  en  œuvre  la 
matière  brute  des  impressions  sensibles  pour  [on  former] 
cette  connaissance  des  objets  ?  Ainsi,  dans  le  temps,  aucune 
connaissance  ne  précède  en  nous  l'expérience,  et  toutes 

inmencent  avec  elle. 

Mais  si  toute  notre  connaissance  commence  avôc  l'expé- 
rience, il  n'en  résulte  pas  qu'elle  dérive  toute  de  Texpé- 
rience.  En  effet,  il  se  pourrait  bien  que  notre  connais* 
sance  expérimentale  elle-même  fût  un  composé  do  ce  que 
nous  recevons  par  des  impressions,  et  de  ce  que  noire 
propre  faculté  de  connaître  tire  d'tlle-même  (n'étant 
qu'excitée   par  ces  impressions  sensibles),  quoique  nous 


36  CRITIQUE  DE  LA  RAlSOxN  PURE 

ne  distinguions  pas  cette  addition  d'avec  la  matière  pre- 
mière, jusqu'à  ce  qu'un  long  exercice  nous  ait  appris  à 
y  appliquer  notre  attention  et  à  les  séparer  l'une  de 
l'autre. 

C'est  donc,  pour  le  moins,  une  question  qui  exige  un 
examen  plus  approfondi  et  qu'on  ne  peut  expédier  du  pre- 
mier coup,  que  celle  de  savoir  s'il  y  a  une  connaissance 
indépendante  de  l'expérience  et  même  de  toutes  les 
impressions  des  sens.  Cette  espèce  de  connaissance  est 
dite  à  priori,  et,*on  la  distingue  de  la  connaissance  empi- 
rique, dont  les  sources  sont  à  posteriori,  c'est-à-dire  dans 
l'expérience. 

Mais  cette  expression  n'est  pas  encore  assez  précise 
pour  faire  comprendre  tout  le  sens  de  la  proposition  pré- 
cédente. En  effet,  il  y  a  maintes  connaissances,  sorties  de 
sources  expérimentales,  dont  on  a  coutume  de  dire  que 
nous  sommes  capables  de  les  acquérir  ou  que  nous  les 
possédons  à  priori,  parce  que  nous  ne  les  tirons  pas 
immédiatement  de  l'expérience,  mais  d'une  règle  géné- 
rale que  nous  avons  elle-même  empruntée  à  l'expérience. 
Ainsi,  de  quelqu'un  qui  a  miné  les  fondements  de  sa 
maison,  on  dit  qu'il  pouvait  savoir  àpriori  qu'elle  s'écrou- 
lerait, c'est-à-dire  qu'il  n'avait  pas  besoin  d'attendre 
l'exoérience  de  sa  chute  réelle.  Et  pourtant  il  ne  pouvait 
pas  non  plus  le  savoir  tout  à  fait  à  priori;  car  il  n'y  a 
que  l'expérience  qui  ait  pu  lui  apprendre  que  les  corps 
sont  pesants,  et  qu'ils  tombent  lorsqu'on  leur  enlève  leurs 
soutiens. 

Sous  le  nom  de  connaissances  àpriori,  nous  entendons 
donc  désormais  non  pas  celles  qui  sont  indépendantes  de 
telle  ou  telle  expérience,  mais  celles  qui  ne  dépendent 
absolument  d'aucune  expérience.  A  ces  connaissances 
sont  opposées  les  connaissances  empiriques,  ou  celles  qui 
ne  sont  possibles  qu'à  posteriori,  c'est-à-dire  par  le  moyen 
de  l'expérience.  Parmi  les  connaissances  à  priori,  celles- 
là  s'appellent  pures,  auxquelles  rien  d'empirique  n'est 
mêlé.  Ainsi,  par  exemple,  cette  proposition  :  tout  chan- 
gement a  une  cause,  est  une  proposition  à  priori,  mais 
non  pas  pure,  parce  que  le  changement  est  un  concept 
qui  ne  peut  venir  que  de  l'expérience. 


I 


INTRODUCTION  37 


II 


Nous  sommes  en  possession  de  certaines  connaissances  à  priori, 
et  le  sens  commun  lui-même  n'en  est  jamais  dépourvu. 


Il  importe  maintenant  d'avoir  un  critérium  qui  nous 
permette  de  distinguer  sûrement  une  connaissance  pure 
l'une    connaissance   empirique.    L'expérience    nous   en- 

igne  bien  qu'une  chose  est  ceci  ou  cela,  mais  non  pas 
qu'elle  ne  puisse  être  autrement.  Si  donc,  en  premier  lieu, 
il  se  trouve  une  proposition  qu'on  ne  puisse  concevoir 
que  comme  nécessaire,  c'est  un  jugement  à  priori  ;  si,  de 
plus,  elle  ne  dérive  d'aucune  proposition  qui  n'ait  elle- 
même  la  valeur  d'un  jugement  nécessaire,  elle  est  abso- 
lument à  priori.  En  second  Heu,  l'expérience  ne  donne 
jamais  à  ses  jugements  une  universalité  véritable  et  rigou- 
reuse, mais  seulement  supposée  et  comparative  (fondée 
sur  l'éducation),  qui  revient  à  dire  seulement  que  nous 
n'avons  pas  trouvé  jusqu'ici  dans  nos  observations,  si 
nombreuses  qu'elles  aient  été,  d'exception  à  telle  ou  telle 
r 'gle.  Si  donc  on   conçoit  un  jugement  comme  rigoureu- 

nient  universel,  tel  par  conséquent  qu'on  ne  puisse 
'  loire  à  la  possibilité  d'aucune  exception,  c'est  que  ce 
j'igemcnt  n'est  point  dérivé  de  l'expérience,  mais  valable 
:^\>so\ument  à  priori.  L'universalité  empirique  n'est  donc 
qu'une  extension  arbitraire  de   valeur;  d'une  proposition 

•  lui  vaut  pour  la  plupart  des  cas  on  passe  à  une  autre  qui 
vaut  i)our  tous,  comme  celle-ci  par  exemple  :  tous  les 
'orps   sont  pesants.   Lorsqu'au  contraire  un  jugement  a 

•  ssenliollement  [le  caractère  d'june  rigoureuse  universa- 
lité, c'est  qu'il  suppose  une  source  particulière  de  con- 
naissance, c'est-à-dire  une  faculté  de  connaissance  à 
priori.  La  nécessité  et  l'universalité  rigoureuse  sont  donc 
des  marques  certaines  d'une  connaissance  (i  priori,  et 
<'lles  sont  insépai-ables.  Mais  comme  dans  l'usage,  il  est 
parfois  plus  facile  de  montrer  la  limitation  empirique  des 
jugements  que  leur   contingence,    plus  facile  aussi  d'en 


38  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

montrer  clairement  l'absolue  universalité  présumée  que 
la  nécessité,  il  est  bon  de  se  servir  séparément  de  ces 
deux  critères,  dont  chacun  est  par  lui-même  infaillible. 
Maintenant,  qu'il  y  ait  dans  la  connaissance  humaine 
des  jugements  nécessaires  et  rigoureusement  universels, 
c'est-à-dire  des  jugeipents  purs  à  priori,  c'est  ce  qu'il  est 
facile  de  montrer.  Veut-on  prendre  un  exemple  dans  les 
sciences?  On  n'a  qu'à  jeter  les  yeux  sur  toutes  les  propo- 
sitions des  mathématiques.  Veut-on  le  tirer  de  l'usage  le 
plus  ordinaire  de  l'entendement?  On  le  trouvera  dans 
cette  proposition/  que  tout  changement  aune  cause.  Dans 
ce  dernier  exemple,  le  concept  d'une  cause  contient  si 
évidemment  celui  de  la  nécessité  d'une  liaison  nécessaire 
avec  un  effet  et  celui  d'une  rigoureuse  universalité  de  la 
règle,  qu'il  serait  tout  à  fait  perdu  si,  comme  Ta  tenté 
Hume,  on  voulait  le  dériver  de  la  fréquente  association 
du  fait  actuel  avec  le  fait  précédent  et  de  l'habitude  qui 
en  résulte  pour  nous  (et  qui  n'a  qu'une  nécessité  subjec- 
tive, par  conséquent)  de  lier  entre  elles  des  ro^jrésenta- 
tions.  Il  n'est  pas  nécessaire  d'ailleurs  de  recourir  à  ces 
exemples  pour  démontrer  la  réalité  de  principes  purs  à 
priori  dans  notre  connaissance  ;  on  pourrait  aussi  le  prouver 
à  priori  en  montrant  qu'ils  sont  [des  conditions]  indis- 
pensables de  la  possibilité  de  l'expérience.  En  effet,  où 
puiserait-elle  la  certitude,  si  toutes  les  règles  d'après  les- 
quelles elle  se  dirige  étaient  toujours  empiriques,  et,  par 
conséquent,  contingentes?  Aussi  ne  saurait-on  donner  à 
des  règles  de  ce  genre  la  valeur  de  premiers  principes. 
Nous  pouvons  nous  contenter  ici  d'avoir  établi  comme 
une  chose  de  fait  l'usage  pur  de  notre  faculté  de  connaître 
ainsi  que  les  critères  qui  servent  à  le  distinguer.  Mais 
ce  n'est  pas  seulement  dans  les  jugements,  c'est  aussi 
dans  les  concepts  que  se  révèle  une  origine  à  priori.  En- 
levez successivement  de  votre  concept  expérimental  d'un 
corps  tout  ce  qu'il  contient  d'empirique  :  la  couleur,  la 
dureté  ou  la  mollesse,  la  pesanteur,  l'impénétrabilité 
même,  il  reste  toujours  l'espace  qu'occupait  ce  corps 
(maintenant  tout  à  fait  évanoui),  et  que  vous  ne  pouvez 
faiic  dis[)araître.  De  même,  si  de  votre  concept  empi- 
\'n[\ir   (1*1111    objet   quelconque, .  corporel   ou   non,    vous 


INTRODUCTION  30 

[•(•tranchez  toutes  les  propriétés   que  l'expérience   vous 

<  nseigne,  vous  ne  pouvez  cependant  lui  enlever  celle  qui 
vous  le   fait  concevoir  comme    une  substance  ou  comme 

.  inhérent  à  une  substance  (quoique  ce  concept  soit  plus 
déterminé  que  celui  d'un  objet  en  général).  Contraints 
par  la  nécessité  avec  laquelle  ce  concept  s'impose  à  vous, 

Ivous  faut  donc  reconnaître  qu'il  a  son  siège  à  priori 
ns  votre  faculté  de  connaître*. 
i.  Dans  la  première  édition,  à  la  place  de  ces  deux  premières 
lions,  l'Introduction,  qui  en  tout  n'en  comprenait  que  deux 
Jdéc  de  la  2>Jiiiosopfiie  transcendantale  et  II.  Division  de  cette 
hne  philosophie)  contenait  simplement  ce  qui  suit  : 
X  L'expérience  est,  sans  aucun  doute,  le  premier  produit  que 
nuire  entendement  obtient  en  mettant  en  œuvre  la  matière  brute 
des  impressions  sensibles.  Elle  est  donc  par  cela  même  le  premier 
ensei^':nement,  ensei;,'nenient  tellement  inépuisable  dans  son  dêve- 
loppeiuenl  que  la  chaîne  des  générations  futures  ne  manquera 
j  iiiiais  de  connaissances  nouvelles  à  recueillir  sur  ce  terrain. 
Tourlant,  elle  est  loin  d'être  le  seul  cliamp  où  se  borne  notre  ea- 
tendemeut.  Elle  nous  dit  bien  ce  qui  est,  mais  non  pas  que  cela 
soit  nécessairement  et  no  jjuisse  être  autrement.  Aussi  ne  nous 
dunne-t-olle  pas  une  véritable  universalité,  et  la  raison,  si  aviilo 
de  connaissances  de  cette  espèce,  est-elle  plutôt  excitée  par  elle 
que  satisfaite.  Oes  connaissances  universelles,  ayant  en  mémo 
I '-iips  le  caractère  dune  nécessité  intrinsèque,  doivent  être  claires 

<  t  certaines  par   elles-mêmes    indépendamment  de   l'expérience. 
"M  les  nomme  pour  cette  raison  des  connaissances  à  priori  ;  au 

iilraire,  ce  qui    est  emprunté  uniquement  a    l'expérience  n'est 
!inu.  suivant   les  expressions  consacrées,  qu'à  posteriori,   ou 
il»iriquement. 
On  voit  maintenant,  et  c  est  une  chose  très  remarquable,  qu'à 
^  expériences  inêmes  se  mêlent  des  connaissances  qui  ont  néces- 
iiemeiit  iiac  ori},'ino  à  priori,  et  qui  peut-être  ne  servent  qu'à  lier 
<  représentations   sensibles.   En  elTct,   si  dû    ces  expériences  on 
irletoatcc   (pii  appartient  aux  sens,  il   reste  encore   certains 
iicepts  primitifs  avec  les  ju^îsments  (jul  en  dérivent,  [concepts  et 
ju{?emenls]  (pii  doivent  se  produire  tout  à  fait  à  priori,  c'est-a-diro 
indépendamment  de  rex|)érience.  piiisqu'ils  font  quo  l'on  peut  dire, 
ou   du  moins  <juo  l'on  croit  pouvoir   dire,  des    objets  qui  appa- 
raissent aux  sens,  jilus  qiu-    n'enseijL-nerait  la    seule  expérience,  et 
que  ces  assertions    impljriuenl  une   véritable    uuiversalHù  el  iiii.> 
nécessite  ri^ioureuse  que  Ifi  connq-i^jjaiipe  purciuent  piupirii] 
saurait  produire  ». 


CRITIQUE  DE  LA  HAiSON  PURE 


III 

La  philosophie  a  besoin  d'une  science  qui  détermine  la  possi- 
bilifé,  les  principes  et  Vétendue  de  toutes  nos  connaissance 
à  priori. 


Une  chose  plus  importante  encore  à  remarquer  que 
tout  ce  qui  précède,  c'est  que  certaines  connaissances 
sortent  du  champ  de  toutes  les  expériences  possibles,  et, 
au  moyen  de  concepts  auxquels  nul  objet  correspondant 
ne  peut  être  donné  dans  l'expérience,  semblent  étendre 
le  cercle  de  nos  jugements  au  delà  des  limites  de  ces 
expériences. 

C'est  justement  dans  ces  dernières  connaissances, 
qui  dépassent  le  monde  sensible  et  où  l'expérience  ne 
peut  ni  conduire  ni  rectifier  [notre  jugement],  que  notre 
raison  porte  ses  investigations.  Et  nous  les  regardons 
comme  bien  supérieures,  par  leur  importance  et  par  la 
sublimité  de  leur  but,  à  tout  ce  que  l'entendement  peut 
nous  apprendre  dans  le  champ  des  phénomènes  ;  aussi,  au 
risxiue  de  nous  tromper,  nous  tentons  tout  plutôt  que  de 
renoncer  à  d'aussi  importantes  recherches,  soit  à  cause 
de  la  difficulté,  soit  par  dédain  ou  indifférence.  Ces  pro- 
blèmes inévitables*  de  la  raison  pure  sont  Dieu,  la  liberté 
et  r immortalité.  On  appelle  métaphysique  la  science  dont 
le  but  dernier  est  la  solution  de  ces  problèmes,  et  dont 
toutes  les  dispositions  y  tendent.  Sa  méthode  est  d'abord 
dogmatique,  c'est-à-dire  qu'elle  aborde  avec  assurance 
l'exécution  de  cette  entreprise  considérable,  sans  avoir 
préalablement  examiné  si  elle  est  ou  non  au  pouvoir  de 
Ja  raison. 

Il  parait  sans  doute  bien  naturel  qu'aussitôt  après  avoir 
quitté  le  sol  de  l'expérience,  on  n'entreprenne  pas  de 
construire  l'édifice  [de  la  science]  avec  les  connaissances 

a.  Tout  le  reste  de  l'alinoa.  ;i  partir  d'ici,  est  une  addifi'^n  .1.' 
la  seconde  édition. 


tf 


INTRODUCTION  4i 

que  Ton  possède,  sans  savoir  d'où  elles  viennent  et  sur 
la  foi    de   principes  dont  on  ignore   l'origine,  que  l'on 
s'assure  d'abord  par  de  soigneuses  investigations  des  fon- 
dements de  cet  édifice,  et  que  l'on  commence  en  outre 
par  se  poser  préalablement  ces  questions:  Comment  donc 
l'entendement  peut-il  arriver  à  toutes  ces  connaissances  à 
?yrion?  Quelle   en   est  l'étendue,  la  valeur  et  le  prix?  Il 
n'y  a  rien  dans  le  fait  de  plus  naturel,  si  l'on  entend  par 
e  mot  ce  qui  doit  se  faire  raisonnablement  et  rationnelle- 
ent.  Mais  si  l'on  entend  par  là  ce  qui  arrive  généralement, 
en,  au  contraire,  n'est  plus  naturel  et  plus  facile  à  com- 
l'iendre  que  l'oubli  si  longtemps  commis  de  cette  recher- 
f'Iie.  En  effet,  une  partie  de  ces  connaissances,  les  mathé- 
iiiatiques,  sont  depuis  longtemps  en    possession   de    la 
•crtitude,  et  donnent  par  là  bon  espoir  pour  les  autres, 
«juoique  celles-ci  soient  peut-être  d'une  nature  toute  diffé- 
rente. En  outre,  dès  qu'on  est  hors  du  cercle  de  l'expé- 
rience, on  est  bien  sur  de  n'être  pas  contredit  par  elle. 
Le  plaisir  d'étendre  ses  connaissances  est  si  grand  que 
l'on  ne  pourrait  être  arrêté  dans  sa  marche  que  par  une 
évidente    contradiction,  contre   laquelle   on  viendrait  se 
heurter.  Or  il  est  aisé  d'éviter  cette  pierre,  pour  peu  que 
l'on  se  montre  prudent  dans  ses  fictions,  qui  n'en  restent 
pas  moins  des  fictions.  L'éclatant  exemple  des  mathémati- 
ques nous  montre  jusqu'où    nous  pouvons  aller   dans  la 
connaissance  àpriori  sans  le  secours  de  l'expérience.  Il  est 
vrai  qu'elles  ne  s'occupent  d'objets  et  de  connaissances 
que  dans  la  mesure  où  ils  peuvent  être  représentés  comme 
tels  dans  l'intuition ;mais  on  peut  aisément  négliger  celle 
circonstance,    puisque   l'intuition    dont  il   s'agit  ici  peut 
elle-même  être  donnée  à  priori  et  que,  par  conséquent. 
«'Ile  se  distingue  à  peine  d'un  simple  et  pur  concept.  En- 
traînés par  cette  preuve  de  la  puissance  de  la  raison,  notri^ 
peneliant  à  ("tendre  [nos  connaissances]  ne  voit    plus  de 
bornes.  La  colombe  légère,  qui,  dans  son  libre  vol,  f«*nd 
l'air    dont    elle   sent  la  résistance,    pourrait    s'imaginer 
qu'elle  volerait   bien  mieux   encore  dans   le   vide.  C'est 
ainsi  que  Platon  quittant  le  monde  sensible,  qui  renferme 
l'intelligence  dans  de  si  étroites  limites,  se  hasarda,  sur 
l'S  ailes  des  idées,  dans  les  csnaces  vides  de  l'entende* 


42  CRITIQUE  DE  LA  RAISOiN  PURE 

ment  pur.  Il  ne  s'apercevait  pas  que,  malgré  tous  ses 
efforts,  il  ne  faisait  aucun  chemin,  parce  qu'il  n'avait 
pas  de  point  d'appui,  de  support  sur  lequel  il  pût  faire 
fond  et  appliquer  ses  forces  pour  changer  l'entendement 
de  place.  C'est  le  sort  ordinaire  de  la  raison  humaine, 
dans  la  spéculation,  de  construire  son  édifice  en  toute 
Iiàte,  et  de  ne  songer  que  plus  tard  à  s'assurer  si  les  fon- 
dements en  sont  solides.  Mais  alors  nous  cherchons 
toutes  sortes  de  prétextes  pour  nous  consoler  [de  son 
manque]  de  solidité,  ou  même  pour  nous  dispenser  de  le 
soumettre  à  une  épreuve  si  tardive  et  si  dangereuse.  Ce 
qui,  tant  que  dure  la  construction,  nous  exempte  de  tout 
souci  et  de  tout  soupçon,  le  voici.  Une  grande  partie,  et 
peut-être  la  plus  grande  partie  de  l'œuvre  de  notre  raison, 
consiste  dans  l'analyse  des  concepts  que  nous  avons  déjà 
des  objets.  Il  en  résulte  une  foule  de  connaissances  qui, 
bien  qu'elles  ne  soient  que  des  explications  ou  des  éclair- 
cissements de  ce  que  nous  avions  déjà  pensé  dans  nos 
concepts  (mais  d'une  manière  confuse),  et,  bien  qu'au 
fond  elles  n'étendent  nullement  les  concepts  que  nous 
possédons,  dans  leur  matière  ou  leur  contenu,  mais  ne 
fassent  que  les  détailler,  n'en  sont  pas  moins  estimées, 
du  moins  quant  à  la  forme,  à  l'égal  de  vues  nouvelles. 
Or.  comme  cette  méthode  fournit  une  connaissance  réelle 
à  priori,  qui  a  un  développement  certain  et  utile,  la 
raison,  dupe  de  cette  illusion,  se  laisse  aller,  sans  s'en 
apercevoir,  à  des  assertions  d'une  tout  autre  espèce,  et 
ollc  ajoute  à  priori  aux  concepts  donnés  des  idées  tout  à 
fait  étrangères,  sans  savoir  comment  elle  y  est  arrivée  et 
sans  même  songer  à  se  poser  cette  question.  Je  vais  donc 
traiter  tout  d'aljord  de  la  différence  de  ces  deux  espècio 
do  ronnnissances. 


IV 

t)e  la  différence  des  jugements  analytiques  et  des 
jugements  synthétiques. 


Dans  tous  les  jugements  où  est  pensé  le  rapport  d'un 


INTRODUCTION  43 

ujetàun  prédicat  (je  ne  parle  ici  que  des  jugements 
alfirmatifs;  il  sera  facile  d'appliquer  ensuite  aux  juge- 
ments négatifs  ce  que  j'aurai  établi),  ce  rapport  est  pos- 
sible de  deux  manières.  Ou  bien  le  prédicat  B  appartient 

lU  sujet  A  comme  quelque  chose  déjà  contenu  (implici- 
toment)  dans  ce  concept  A;  ou  bien  B,  quoique  lié  à  ce 
concept  A,  est  entièrement  en  dehors  de  lui.  Dans  le  pre- 

iiier  cas  je  nomme  le  jugement  analytique;  je  l'appelle 

ynthétique  dans  le  second.  Les  jugements  (affirmatifs) 
analytiques  sont  donc  ceux  dans  lesquelles  l'union  du 
prédicat  avec  le  sujet  est  pensée  par  identité;  ceux  où 

otte  union  est  pensée  sans  identité  sont  des  jugements 
synthétiques.  On  pourrait  aussi  nommer  les  premiers  des 
Jugements  déclaratifs  [ou  explicatifs],  et  les  seconds,  des 
jugements  extensifs.  Les  premiers,  en  effet,  n'ajoutent 
rien  par  le  prédicat  au  concept  du  sujet,  mais  ne  font 
que  le  décomposer  par  l'analyse  en  ses  divers  éléments 
•iéjà  conçus  avec  lui  {quoique  d'une  manière  confuse); 
les  seconds,  au  contraire,  ajoutent  au  concept  du  suj»  t 
un  prédicat  qui  n'y  était  pas  pensé  et  qu'aucune  analyse 
n'aurait  pu  en  faire  sortir.  Par  exemple  quand  je  dis  : 
Tous  les  corps  sont  étendus,  c'est  là  un  jugement  analy- 
tique. Car  je  n'ai  pas  besoin  de  sortir  du  concept  que  je 
lie  au  mot  corps  pour  trouver  l'étendue  unie  avec  lui  ; 
il  me  suffit  de  le  décomposer,  c'est-à-dire  de  prendre 
I  onscience  des  éléments  divers  que  je  pense  toujours  en 
(ni,  pour  y  trouver  ce  prédicat.  C'est  donc  un  jugement 
.'inalytique.  Au  contraire,  quand  je  dis  :  Tous  les  corps 
sont  pesants,  le  prédicat  est  quelque  chose  de  tout  à  fait 
différent  de  ce  que  je  pense  dans  le  simple  concept  d'un 
'  orps  en  général.  L'adjonction  de  ce  prédicat  donne  donc 
Mil  jugement  analytique. 

Les  jugements  d'expérience,  comme  tels,  sont  tous 
synthétiques.  En  effet,  il  serait  absurde  de  fonder  un 
jugement  analytique  sur  l'expérience,  puisque  je  n'ai 
pas  besoin  de  sortir  de  mon  concept  pour  former  un  jugc- 
iiiont  de  cette  sorte,  ni  par  conséquent  de  recourir  au 
témoignage  de  rexpérieiice.  Cette  proposition  :  le  corps 
est  étendu,  est  une  pro|)osition  à  priori,  et  non  un  juge- 
ment d'expérience.  En  effet,  avant  dem'adregser  à  l'expé- 


44  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

rience,  j'ai  déjà  dans  ce  concept  toutes  les  conditions  de 
mon  jugement,  je  peux  en  tirer  le  prédicat  en  vertu  du 
seul  principe  de  contradiction,  et  j'ai  aussi  par  cela 
même  conscience  de  la  nécessité  de  mon  jugement,  chose 
que  l'expérience  ne  saurait  jamais  m'enseigner.  Au  con- 
traire, je  ne  comprends  point  d'abord  dans  le  concept 
d'un  corps  en  général  le  prédicat  de  la  pesanteur;  mais, 
comme  ce  concept  désigne  un  objet  d'expérience  [qu'il 
ne  détermine  qu']  en  partie,  j'y  puis  ajouter  d'autres  par- 
ties égalemeni  tirées  de  l'expérience,  comme  apparte- 
nant à  ce  concept.  Au  lieu  d'approfondir  analytiquement 
[comme  dans  le  premier  cas]  le  concept  du  corps  en  y 
reconnaissant  certains  caractères  qui  tous  y  sont  com- 
pris, tels  que  l'étendue,  l'impénétrabilité,  la  figure,  etc.; 
j'étends  maintenant  ma  connaissance  et,  en  retour- 
nant à  l'expérience,  d'où  j'ai  tiré  ce  concept  de  corps,  j'y 
trouve  la  pesanteur  toujours  unie  aux  caractères  précé- 
dents, et  je  l'ajoute  synthétiquement  à  ce  concept  comme 
prédicat.  C'est  donc  sur  l'expérience  que  je  fonde  la  pos- 
sibilité de  la  synthèse  du  prédicat  de  la  pesanteur  avec 
le  concept  du  corps,  puisque,  si  l'un  des  deux  concepts 
n'est  pas  contenu  dans  l'autre,  ils  n'en  sont  pas  moins  liés 
l'un  et  l'autre,  mais  d'une  manière  purement  contingente, 
comme  parties  d'un  [même]  tout,  c'est-à-dire  de  l'expé- 
rience, qui  est  elle-même  une  liaison  synthétique  d'in- 
tuitions ^. 

a.  Cet  alinéa  a  remplacé  les  deux  suivants,  de  la  première 
édition  : 

«  Il  résulte  clairement  de  la  l")  que  les  jugements  analytiques 
n'étendent  nullement  notre  connaissance,  mais  qu'ils  se  bornent 
à  développer  le  concept  que  j'ai  déjà,  et  à  me  le  rendre  inteili- 
gihle.à  moi  même:  2")  que  dans  les  jugements  synthétiques,  il  faut 
(jue  j'aie  encore  en  dehors  du  concept  dn  sujet  quelque  autre 
chose  (X)  sur  quoi  s'appuie  mon  entendement  pour  joindre  à.  ce 
concept  un  prédica.  qui  lui  appartienne,  sans  y  être  contenu. 

Les  jugements  empiriques  ou  d'expérience  n'olTrent  ici  aucune 
difficulté.  En  elTet  cette  X  n'est  que  l'expérience  complète  de 
l'objet  que  je  pense  par  un  concept  A,  qui  n'est  qu'une  partie  de 
cette  expérience.  Car,  quoique  je  ne  comprenne  point  déjà  dans  le 
concept  d'un  corps  en  général  le  prédicat  de  la  pesanteur,  ce 
concept  désigne  cependant  une  partie  dune  expérience  complète, 
et  je  puis  y  ajouter  d'autres  parties  qui  appartiennent  au  même 
concept.  Je  puis  d'abord  connaître  analytiquement  le  concept  du 


INTRODUCTION 

Mais  ce  moyen  d'explication  ne  saurait  nullement 
s'appliquer  aux  jugements  synthétiques  à  priori.  Pour 
sortir  du  concept  A  et  en  reconnaître  un  autre  B  comme 
lui  étant  lié,  sur  quoi  puis-je  m'appuyer,  et  comment 
cette  synthèse  est-elle  possible,  puisque  je  n'ai  pas  ici 
l'avantage  de  pouvoir  recourir  au  champ  de  l'expérience? 
(Ju'on  prenne  celte   proposition  :  tout  ce   qui  arrive  a  sa 

use.  Dans  le  concept  de  quelque  chose  qui  arrive  je 
_  ense  bien  une  existence  qu'un  temps  a  précédée,  etc.,  et 
je  puis  tirer  de  là  des  jugements  analytiques.  Mais  le 
concept  d'une  cause  est  tout  à  fait  extérieur  au  concept 
de  quelque  chose  qui  arrive  et  différent  de  lui  :  il  n'est 
donc  pas  contenu  dans  cette  dernière  représentation. 
Comment  donc  puis-je  dire  de  ce  qui  arrive  en  général 
quelque  chose  qui  en  est  tout  à  fait  différent,  et  recon- 
naître que,  bien  que  le  concept  de  la  cause  n'y  soit  point 
contenu,  il  lui  appartient  pourtant,  et  même  néces- 
sairement? Quelle  est  ici  cette  inconnue  X  où  s'appuie 
l'entendement,  lorsqu'il  croit  trouver  en  dehors  du  con- 
cept un  prédicat  B  qui  est  étranger  à  ce  concept,  mais 
qu'il  estime  cependant  lui  être  lié  ?Ce  ne  peut  être  l'expé- 
rience, puisque  le  principe  dont  il  s'agit,  pour  joindre  la 
seconde  idée  à  la  première,  revêt  non  seulement  une 
généralité  plus  grande  que  l'expérience  ne  peut  fournir, 
mais  aussi  un  caractère  de  nécessité,  c'est-à-dire  [qu'il  les 
joint]  à  priori  et  par  simples  conce|)ts.  Or  c'est  sur  de 
tels  jugements  synthétiques,  c'est-à-dire  sur  des  jugements 
extensifs  que  repose  le  but  final  de  notre  connaissance 
spéculative  à  priori;  car  les  principes  analytiques  sont 
sans  doute  très  importants  et  très  nécessaires,  mais  ils  ne 
servent  qu'à  donner  aux  concepts  la  clarté  indispensable 
A  cette  synthèse  sûre  et  étendue  qui  seule  est  une  acqni- 
ilion  réellement  nouvelle. 

1  orps.  en  y  reconnaissant  certains  caractères  qui  y  sont  tous 
compris,  comme  lotcnduc,  linipênétrabilité,  la  ligure,  etc.;  mais 
ici  j'étends  ma  connaissance,  et,  en  retournant  à  l'expérience  qui 
m'a  déjà  fourni  ce  concept  de  corps,  j'y  trouve  la  pesanteur  tou- 
jours unie  aux  caractères  préccdenls.  L'expérience  est  donc 
celte  X  (jui  se  trouve  en  dehors  du  concept  A  et  sur  hiquelie  se 
fonde  la  possibilité  de  la  synthèse  du  prédicat  de  la  pesanteur  B 
avec  le  concept  A  ». 


46  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 


Toutes  les  sciences  théoriques  de  la  raison  contiennent 
dès  jugements  synthétiques  qui  leur  servent  de  principes'*' 

Les  jugements  mathématiques  sont  tous  synthétiques.  Cette 
proposition  semble  avoir  échappé  jusqu'ici  à  l'observation 
de  ceux  qui  ont  analysé  la  raison  humaine,  et  elle  paraît 
même  en  opposition  avec  toutes  leurs  conjectures;  elle 
est  pourtant  incontestablement  certaine  et  de  très  grande 
importance  dans  ses  conséquences.  En  effet,  comme  on 
trouvait  que  les  raisonnements  des  mathématiciens  procé- 
daient tous  suivant  le  principe  de  contradiction  (ainsi  que 
l'exige  la  nature  de  toute  certitude  apodictique\  on  se 
persuadait  que  leurs  principes  devaient  être  connus  aussi 
en  vertu  du  principe  de  contradiction;  en  quoi  Ton  se 
trompait,  car  si  le  principe  de  contradiction  peut  nous 
faire  admettre  une  proposition  synthétique,  ce  ne  saurait 
jamais  être  qu'autant  qu'on  présuppose  une  autre  propo- 
sition synthétique,  d'où  elle  puisse  être  tirée,  mais  en 
elle-même  elle  n'en  saurait  dériver. 

a.  Cette  section  et  la  suivante  sont  encore  des  additions  de  la 
seconde  édition.  La  première  ne  contenait  que  les  lignes  qui 
suivent  avec  la  note  correspondante  : 

«  Il  y  a  donc  ici  au  fond  une  sorte  de  mystère*  dont  l'explica- 
tion seule  peut  rendre  sûrs  et  incontestables  nos  progrès  dans  le 
champ  de  la  connaissance  intellectuelle  pure.  Il  s'agit  de  décou- 
vrir, avec  l'universalité  qui  lui  est  propre,  le  principe  de  la  possi- 
bilité de  jugements  syntliétiques  à  priori,  se  rendre  corupte  des 
conditions  (|ui  rendent  possible  chacune  de  leurs  espèces,  et  non 
pas  d'indiquer  dans  une  esquisse  rapide;  mais  de  déterminer 
d'une  manière  complète  et  qui  suftlse  à  toutes  les  applications, 
toute  cette  connaissance  (qui  constitue  leur  espèce  proprei,  en 
la  ramenant  fi  un  système  suivant  ses  sources  originaires,  ses 
divisions,  son  étendue  et  ses  limites  ». 

*  «  S'il  était  venu  ;\  l'esprit  de  quelque  ancien  de  poser  seule- 
ment cette  question,  elle  aurait  oppose  à  elle  seule  une  puissante 
barrière  li  tous  les.  systèmes  de  la  raison  pure  jusqu'à  nos  jours 
et  elle  aurait  épargné  bien  des  tentatives  inutiles,  auxquelles  on 
s'est  livré  aveuglément,  sans  savoir  de  quoi  proprement  il  s'agis- 
sait. » 


INTRODUCTION  47 

II  faut  remarquer  d'abord  que  les  propositions  propre- 
ment mathématiques  sont  toujours  des  jugements  à  priori, 
et  non  empiriques,  puisqu'elles  impliquent  urte  nécessité 
qu'on  ne  peut  tirer  de  l'expérience,  Si  l'on  conteste  cela, 
je  restreindrai  alors  mon  assertion  aux  mathématiques 
^vires,  dont  le  concept  seul  implique  déjà  qu'elles  ne  con- 

nnent  point  de  connaissances  empiriques,  mais  seule- 
I lient  des  connaissances  pures  à  priori. 

On  est  sans  doute  tenté  de  croire  d'abord  que  cette  pro- 
position 7-f-5=12  est  une  proposition  purement  analy- 
tique qui  résulte,  suivant  le  principe  de  contradiction, 
du  concept  de  la  somme  de  sept  et  de  cinq.  Mais,  quand 
un  y  regarde  de  plus  près,  on  constate  que  le  concept  de 
la  somme  de  7  et  de  5  ne  contient  rien  de  plus  que  la 
réunion  de  deux  nombres  en  un  seul,  et  qu'elle  ne  nous 
fait  nullement  concevoir  quel  est  ce  nombre  unique  qui 
Contient  ensemble  les  deux  autres.  Le  concept  de  douze 
n'est  point  du  tout  pensé  par  cela  seul  que  je  pense  cette 
réunion  de  cinq  et  de  sept,  et  j'aurais  beau  analyser  mon 
concept  d'une  telle  somme  possible,  je  n'y  trouverais  pas 
le  nombre  douze.  Il  faut  que  je  dépasse  ces  concepts,  en 
ayant  recours  à  l'intuition  qui  correspond  à  l'un  des 
deux,  par  exemple  à  celle  des  cinq  doigts  de  la  main, 
ou  (comme  [l'enseigne]  Segner  en  son  arithmétique), 
à  celle  de  cinq  points,  et  que  j'ajoute  ainsi  peu  à  peu  au 
concept  de  sept  les  cinq  unités  données  dans  l'intuition. 
En  effet,  je  prends  d'abord  le  nombre  7,  et,  en  me  ser- 
vant pour  le  concept  do  5  des  doigts  de  ma  main  comme 
d'intuition,  j'ajoute  peu  à  peu  au  nombre  7,  à  l'aide  de 
cette  image,  les  unités  que  j'avais  d'abord  réunies  pour 
former  le  nombre  5,  et  j'en  vois  résulter  le  nombre 
42.  Dans  le  concept  d'une  somme  =r  7  -|-  5,  j'ai  bien 
reconnu  que  7  devdt  ^trc  ajouté  à  5,  mais  non  pas  que 
cette  somme  était  égale  A  12.  La  proposition  arithméliqu»- 
est  donc  toujours  synthétique.  C'est  ce  que  l'on  verra  plus 
clairement  encore  en  prenant  des  nombres  quelque  peu 
plus  grands;  il  devient  alors  évident  que,  de  quelque 
manière  que  nous  tournions  et  retournions  nos  concepts, 
nous  nn  saurions  jamais  trouver  la  somme  sans  recourir 
à  l'intuition  et  par  la  seule  analyse  de  ces  concepts. 


48  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

Les  principes  de  la  géométrie  pure  ne  sont  pas  davantage 
analytiques.  C'est  une  proposition  synthétique  que  celle- 
ci  :  entre  deux  points  la  ligne  droite  est  la  plus  courte. 
Car  mon  concept  du  droit  ne  contient  rien  qui  se  rapporte 
ù  la  quantité  :il  n'exprime  qu'une  qualité.  Le  concept  du 
plus  court  est  donc  complètement  ajouté,  et  il  n'y  a  pa- 
d'analyse  qui  puisse  le  faire  sortir  du  concept  de  la  ligne 
droite.  Il  faut  donc  ici  encore  recourir  à  l'intuition  :  elle 
seule  rend  possible  la  synthèse. 

Ce  qui  nous  fait  croire  généralement  que  le  prédicat  de 
tels  jugements  apodictiques  est  déjà  renfermé  dans  notre 
concept,  et  qu'ainsi  notre  jugement  est  analytique,  c'est 
tout  simplement  l'ambiguïté  de  l'expression.  Nous  devons 
en  effet  ajouter  à  un  concept  donné  un  certain  prédicat, 
et  cette  nécessité  est  déjà  attachée  aux  deux  concepts. 
Mais  la  question  n'est  pas  de  savoir  ce  que  nous  devons 
ajouter  par  la  pensée  au  concept  donné,  mais  ce  que  nous  y 
pensons  réellement  bien  que  confusément.  Or  on  voit  alors 
que,  si  le  prédicat  se  rattache  nécessairement  à  ces  con- 
cepts, ce  n'est  pas  comme  y  étant  pensé,  mais  au  moyen 
d'une  intuition  qui  doit  s'y  joindre.  Un  petit  nombre  de 
principes  supposés  par  les  géomètres  sont  il  est  vrai  réel- 
lement analytiques  et  reposent  sur  le  principe  de  contra- 
diction; mais  ils  ne  servent,  comme  propositions  iden- 
tiques, qu'à  l'enchaînement  de  la  méthode,  et  ne  remplis- 
sent pas  la  fonction  de  véritables  principes.  Tels  sont  par 
exemple  les  axiomes  :  a  =  a,  le  tout  est  égal  à  lui-même, 
ou  (a-}-b)  7  a,  c'est-à-dire  le  tout  est  plus  grand  que  sa 
partie.  Et  cependant  ces  axiomes  mêmes,  bien  qu'ils 
tirent  leur  valeur  de  simples  concepts,  ne  sont  admis  en 
mathématiques  que  parce  qu'ils  peuvent  être  repré- 
sentés dans  l'intuition. 

2°)  La  science  de  la  n^iture  {physica)  contient  des  jugements 
synthétiques  à  priori  comme  principes.  Je  ne  prendrai  pour 
exemple  que  ces  deux  propositions  :  dans  tous  les  chan- 
gements du  monde  corporel  la  quantité  de  matière  reste 
constante;  dans  toute  communication  du  mouvement  l'ac- 
tion et  la  réaction  doivent  cire  égales  l'une  à  l'autre.  Il 
est  clair  non  seulement  que  ces  deux  propositions  sont 
nécessaires  et  ont  par  conséquent  une  origine  à  priori» 


INTRODUCTION  49 

lais  encore  qu'elles  sont  synthétiques.  Car  dans  le  con- 
|)l  de  la  matière  je  ne  pense  pas  la  permanence,  mais 
lilement  sa  présence  dans  l'espace   qu'elle  remplit.   Je 
is  donc  réellement  du  concept  de   la  matière  pour  y 
ajouter  à  pnori  quelque  diose  que  je  n'y  concevais- pas. 
^La  proposition  n'est  donc   pas  analytique,  mais  synthé- 
tique, quoique  pensée  a  priori,   et  il  en  est  (|£  même  de 
l^iûjUtes  les  autres  propositions  de  Ici  Dnriie  mire  de  In  r.Iiv- 

I 


l*)  La  métaphysique,  mêuic  <  u  >  i.^u^- 


pn  n'a  faii  que  chercher  jusqu'ici,  mais  que  la  nature 
"la  raison  rend  indispensable,  doit  aussi  contenir  des 
naissanecs  synthétiques  à  priori.  U  no  s'agit  pas  seulc- 
nt  dans  cette   science  de   décomposer    et  d'expliquer 
I  ilytiquement  par  là  les  concepts  que  nous  nous  Taisons 
■  riori  des  choses  ;  mais  nous  y  voulons  étendre  notre  con- 
i.^sance  à  priori.  Nous  devons  pour  cela  nous  servir  do 
principes  qui  ajoutent  au   concept  donné  quelque  chose 
qui  n'y  était  pas  contenu  et,  au  moyen  de  jugcnients  syn- 
thétiques à  priori,  nous  avancer  jusqu'à  un  point  où  l'ex- 
périence même  nepcutoo;»s  suivre,  comme  par  e:^cipple 
dans  cette  proposition  :  Je  monde  doit  avoir  un  premier 
commencement,  etc.  C'est  ainsi  que  jamétaphysique,  envi- 
sagée du  moins  (lm$  sou  but,  sa  compose  de  propositions 


VI 

Problème  ijénéral  de  la  raibon  pure. 

C'est  avoir  déjà  beaucoup  gagné  que  de  pouvoir  ramener 
une  Ibuie  de  recherches  sous  la  formule  d'un  unique  pro- 
blème. Par  là,  en  effet,  non  seulement  nous  facilitons 
noire  propre  travail,  en  le  déterminant  avec  précision, 
mais  il  devient  aisé  à  quiconque  veut  le  coutrôlier,  de 
juger  si  nous  avons  ou  non  rempli  notre  dessein.  Or  le 
véritable  problème  de  la  raison  pure  est  renformé  dans 
cette  question  :  Comment  des  jugements  synthétiques  d 
'^ '"'""'  '^nt-ils  possibles  P 


hO  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

Si  la  métaphysique  est  restée  jusqu'ici  dans  un  état 
précaire  d'incertitude  et  de  contradiction,  la  cause  est 
imputable  à  ceci  uniquement  que  cette  question,  peut-être 
même  la  différence  des  jiigements  analytiques  ei  des  juge- 
ments synthétiques,  ne  s'est  pas  présentée  plus  tôt  aux 
esprits.  De  la  solution  de  ce  problème  ou  de  la  claire 
démonstration  de  l'impossibilité  de  le  résoudre,  malgré 
notre  désir  d'une  explication,  dépend  le  salut  ou  la  ruine  de 
la  métaphysique.  David  Hume  est  de  tous  les  philosophes 
celui  qui  s'est  le  plus  approché  de  ce  problème,  mais  il  est 
loin  encore  de  l'avoir  déterminé  avec  précision  et  conçu 
dans  sa  généralité.  S'arrêtant  uniquementà  la  proposition 
synthétique  delà  liaison  de  l'effet  avec  sa  cause  [princi- 
pium  causalitatis),  il  crut  pouvoir  conclure  que  ce  prin- 
cipe est  tout  à  fait  impossible  à  priori.  Il  résulte  de  son 
raisonnement  que  tout  ce  qu'on  nomme  métaphysique 
n'est  qu'une  illusion  consistant  à  attribuer  à  une  soi- 
disant  connaissance  rationnelle,  ce  qui,  en  réalité,  est 
emprunté  seulement  à  l'expérience  et  tire  de  l'habitude 
l'apparence  de  la  nécessité.  Il  n'auraitjamais  avancé  une 
pareille  assertion,  qui  détruit  toute  philosophie  pure,  s'il 
avait  eu  devant  les  yeux  notre  problème  dans  toute  sa 
généralité;  car  il  aurait  vu  alors  que,  d'après  son  raison- 
nement, il  ne  pourrait  y  avoir  non  plus  de  mathématiques 
pures,  puisque  celles-ci  contiennent  des  propositions  syn- 
thétiques à  priori,  et  son  bon  sens  aurait  reculé  devnnt 
cette  alTirmation, 

La  solution  du  problème  énoncé  suppose  la  possibilité 
d'un  usage  pur  de  la  raison  dans  l'établissement  et  le 
développement  de  toutes  les  sciences  qui  contiennent  une 
connaissance  théorique  à  pmn  de  certains  objets,  c'est- 
îi-dire  qu'elle  suppose  une  réponse  à  ces  questions  : 

Comment  une  mathématique  pure  est-elle  possible  ? 

Comment  une  physique  pure  est-elle  possible  ? 

Puisque  ces  sciences  existent  réellement,  il  convient  (!• 
se  demander  comment  elles  sont  possibles  :  qu'elles  soient 
possibles,  cela  est  prouvé  en  effet  par  leur  réalité  même  '. 

1.  On  pourrait  peut-être  moltrc  oncoro  en  doute  la  nealilé  de  la 
physique  pure.   Mais    pour  peu    que  l'on  fasse  attentio'n   aux 


INTRODUCTION  51 

Mais  pour  la  métaphynque,  comme  elle  a  suivi  jusqu'ici 
une  marche  détestable,  et  comme  on  ne  peut  pas  dire 
qu'aucune  des  tentatives  faites  jusqu'à  présent  ait  atteint 
réellement  son  but  essentiel,  il  est  bien  permis  à  chacun 
de  douter  de  sa  possibilité. 

Cependant  cette  espèce  de  connaissances  ]^eut  aussi  en  un 
certain  sens  être  considérée  comme  donnée,  et  la  méta- 
physique est  bien  réelle,  sinon  à  titre  de  science,  du 
moins  à  titre  de  disposition  naturelle,  {métaphysica  natu- 
ralis).  En  effet,  la  raison  humaine,  poussée  par  ses  pro- 
pres besoins,  et  sans  que  la  simple  vanité  de  savoir  beau- 
coup y  soit  pour  rien,  s'élève  irrésistiblement  jusqu'à  ces 
questions  qui  ne  peuvent  être  résolues  par  aucun  usage 
xpérimental  de  la  raison  ni  par  aucun  des  principes  qui 
a  émanent.  C'est  ainsi  qu'une  sorte  de  métaphysique  se 
lorme  réellement  che^  tous  les  hommes,  dès  que  leur 
raison  peut  s'élever  à  la  spéculation  ;  cette  métaphysique- 
là  a  toujours  existé  et  existera  toujours.  C'est  pourquoi 
se  pose  à  son  sujet  cette  question  :  comment  la  métaphy- 
sique est-elle  possible  à  titre  de  disposition  naturelle?  c'est- 
à-dire  comment  naissent  de  la  nature  de  l'intelligence 
humaine  en  général  ces  questions  que  la  raison  pure  se 
pose  et  que  ses  propres  besoins  la  poussent  à  résoudre 
aussi  bien  qu'elle  le  peut? 

Comme  dans  toutes  les  tentatives  faites  jusqu'ici  pou i- 
n'soudre  ces  questions  naturelles,  par  exemple  celle  de 
savoir  si  le  monde  a  eu  un  corymencement  ou  s'il  exista 
de  toute  éternité,  on  a  toujours  rencontré  d'inévitabh^s 

•  ontradictions,  on  rie  saurait  se  contenter  de  cette  simple 

•  iisposilion  naturelle  à  la  métaphysique,  [se  reposer 
sans  examen  sur  cette]  seule  faculté  de  la  raison  pure 
qui  ne  manque  pas  de  produire  une  certaine  métaphy- 
sique (quelle  qu'elle  soit)  ;  mais  il  faut  qu'il  soit  possible 

(livorsos  propositions  qui  so  pr«^sont(^nt  au  début  de  la  physiiiue 
proprement  dite  (de  la  physique  empirique),  comme  le  principe  do 
la  permanence  de  la  mémo  quantité  de  maliéro.  ou  le  primipo 
d'inertie,  ou  encore,  relui  do  r(';^alité  de  l'action  et  de  la  réut- 
tion,  »'fc.,  on  st^'onvaincra  bientôt  que  ces  propositions  con>ti- 
tucnt  une  pfMjf<ica))t  puvani  ou  rationaWw,  (\n\  miuite  bien  d'ètro 
exposée  à  part,  comme  une  science  spéciale,  dans  toute  sou 
étendue,  ijue  cette  étendue  8oit  d'ailleurs  large  ou  étroite. 


m  CRITIQUE  DE  LA  Hai^u.n  f^LHh. 

d'arriver,  sur  les  objets  des  questions  de  nK-npnxsique, 
à  une  certitude,  soit  de  connaissance,  soit  d'ignorance, 
c'est-à-dire  de  décider  si  la  raison  pure  peut  ou  ne  peut 
pas  porter  quelque  jugement  à  leur  égard,  et  par  consé- 
quent d'étendre  avec  confiance  [le  domaine  dej  la  raison 
pure,  ou  de  lui  fixer  des  bornes  déterminées  et  sûres. 
Cette  question,  qui  découle  du  problème  général  précé- 
demment posé,  revient  à  celle-ci  :  comment  la  métaphy- 
sique est-elle  possible  à  titre  de  science  ? 

La  critique  de  la  raison  finit  donc  nécessairement  par 
conduire  à  la  science  ;  au  contraire  l'usage  dogmatique 
de  la  raison  sans  critique  ne  conduit  qu'à  des  assertions 
sans  fondement,  auxquelles  on  en  peut  opposer  d'autres 
tout  aussi  invraisemblables,  c'est-à-dire  au  scepticisme. 

Aussi  cette  science  ne  peut-elle  avoir  une  étendue  bien 
grande  et  effi*ayante,  car  elle  n'a  point  affaire  aux  objets 
de  la  raison,  dont  la  variété  est  infinie,  mais  simplement 
à  la  raison  elle-même,  aux  problèmes  qui  sortent  de  son 
sein,  et  qui  lui  so»t  imposés  non  par  la  nature  des  choses, 
fort  différentes  d'elle-même,  mais  par  sa  propre  nature. 
Dès  qu'elle  a  appris  à  connaître  préalablement  son  pou- 
voir propre  relativement  aux  objets  qui  peuvent  s^  pré- 
senter à  elle  dans  l'expérience,  il  devient  alors  facile  de 
déterminer  d'une  manière  complète  et  certaine  l'étendue 
et  les  limites  de  l'usage  qu'on  en  peut  tenter  en  dehors 
de  toute  expérience. 

On  peut  donc  et  l'on  doit  considérer  comme  nou  ave- 
nues toutes  les  tentatives  faites  jusqu'ici  pour  constituer 
doiimatiquemcnt  une  métaphysique.  En  effet  ce  qu'il  y  a 
d'analytique  dans  telle  ou  telle  [doctrine  de  «e  genre], 
c'est-à-dire  la  simple  décomposition  des  concepts  qui 
résident  à  priori  dans  notre  raison,  ne  reprét>ente  pas  le 
but  de  la  métaphysique,  mais  une  préparation  à  c-4itte 
science,  dont  l'œuvre  propre  est  d'étendre  synthétique- 
ment  ses  connaissances  à  priori.  Elle  est  impropre  à  ce 
but  puisqu'elle  ne  fait  que  montrer  ce  qui  est  contenu 
dans  ces  concepts,  et  non  pas  comment  nous  y  arrivons 
à  priori,  et  que,  par  suite,  elle  ne  nous  apprend  pas  à  en 
déterminer  la  légitime  application  aux  objets  de  toute 
connaissance  en  général.  !1  n'y  a  pas  d'ailleurs  ^^'>^^^'n  de 


ïNÎHODUCtiON  -33 

beaucoup  d'abnëgation  pour  renoncer  à  toutes  ces  pré- 
it  niions  de  r<incienne  métaphysique;  les  contradictions 
•  le  la  raison  avec  elle-mênie,  contradictions  indéniables 
et  même   inévitables  dans  la  méthode  dogmatique,  l'ont 
! -puis    longtemps    discréditée.    Ce    qu'il    faudra    plutôt, 
l'st  une  grande  fermeté,  pour  ne  pas  se  laisser  détour- 
•r,  soit  par  les  difficultés  intérieures,  soit  pas  les  résis- 
iices  extérieures,  [d'une  entreprise   qui  a  pour  butj  de 
l'aire  prospérer  et  fructifier,  suivant  une  méthode  nouvelle 
et  entièrement  opposée  à  celle,  qui  a  été  suivie  jusqu'à 
présent,  une  science  dont  on  peut  bien  couper  les  reje- 
tons poussés  jusqu'ici,  mais  non  extirper  les  racines. 


VII 

Idée  et  division  d^une  science  spéciale  appelée  Critique 
de  la  liaison  pure. 

De  tout  cola  résulte  l'idée  d'une   scioace   spéciale  *|ui 
ut  s'appeler  Critique  de  la  raison  pure*.  En  effet,   la 
ison  est  la  faculté  qui  nous  fouinit  les  principes  de  la 
îinaissance  à  priori.  La  raison  pure  est  donc  celle  qui 
ulient  les  principes  au  moyen   desquels  nous  connais- 
us  (quelque  chose  absolument  ù  prfo?'?.  Un  orQanon  de  la 
i  tison  })ure  serait   un  ensemble    do  tous  ces  principes 
«l'après  lesquels  toutes  les  connaissances  pures  à  pnori 
peuvent   être    acquises    et  réellement    constituées.    tJne 
application    détaillée     de     cet    organon    fournirait    un 
système  de   la  raison   pure.  Mais  comme  ce  système  est 
cho?r  très  désirée,  et  comme  c'est  encore  une  qut^stion  de 
en  général,    une   extension   do    mlr.    i.ii<i>ii 

a.  La  première  édition  portait  :  t  qui  puisse  servir  à  la  crili(n;o 
(Il  lît  raison  pure  >.  et  à  celte  premi^rf^  phrase  cHe  ajontail  les 
livnntes:  «Toute  conliaissanco  ofi  ne  se  niéle  rien  ii'('han>rer 
I  lil)t'llc  jjurc.  En  outre  une  connaissance  est  dite  altsolunient 
|itire,  (luancl  aucune  expérionco  ou  aucune  sensation  ne  sy  mêle, 
et  que.  par  conséquent,  elle  est  possible  tout  ii  fait  à  priori.  Or  la 
raison  est  la  faculté...  » 


ri4  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

est  possible  ici,  et  dans  quels  cas  elle  est  possible,  nous 
pouvons  regarder  comme  la  propédeutique  du  système  de 
la  raison  pure  une  science  qui  se  bornerait  à  examiner 
cette  faculté,  ses  sources  et  ses  limites.  Cette  science  ne 
devrait  pas  porter  le. nom  de  doctrine,  mais  de  critique  de 
la  raison  pure.  Son  utilité,  au  point  de  vue  de  la  spécu- 
lation, ne  serait  réellement  que  négative  ;  elle  ne  servi- 
rait pas  à  étendre  notre  raison,  mais  à  l'éclairer,  à  la 
préserver  de  toute  erreur,  ce  qui  est  déjà  beaucoup  de 
gagné.  J'appelle  transcendantale  toute  connaissance  qui 
ne  porte  point  en  général  sur  les  objets,  mais  sur  notre 
manière  de  les  connaître,  en  tant  que  cela  est  possible 
à  priori'^.  Un  système  de  concepts  de  ce  genre  serait  une 
philosophie  transcendantale.  Mais  ce  serait  encore  trop 
pour  commencer.  En  effet,  une  pareille  science  devant 
embrasser  à  la  fois  toute  la  connaissance  analytique  et 
toute  la  connaissance  synthétique  à  priori,  serait  beau- 
coup trop  étendue  pour  le  but  que  nous  nous  proposons, 
puisque  nous  n'avons  besoin  de  pousser  notre  analyse 
qu'autant  qu'elle  nous  est  indispensablement  nécessaire 
pour  reconnaître  dans  toute  leur  étendue  les  principes  de 
la  synthèse  à  priori,  la  seule  chose  dont  nous  ayons  à 
nous  occuper.  Telle  est  pour  le  moment  notre  [unique] 
recherche,  et  elle  ne  mérite  pas  proprement  le  nom  de 
doctrine,  mais  celui  seulement  de  critique  transcendan- 
tale, puisqu'elle  n'a  pas  pour  but  d'étendre  nos  connais- 
sances, mais  de  les  rectifier  et  de  nous  fournir  une  pierre 
de  touche  [qui  nous  permette  de  reconnaître]  la  valeur  ou 
la  non-valeur  de  toutes  les  connaissances  à  priori.  Cette 
critique  sert  donc  à  préparer  s'il  y  a  lieu  un  organon,  ou 
au  moins,  à  défaut  de  cet  organon,  un  canon  de  la  raison 
pure,  d'après  lequel,  en  tous  cas,  pourrait  être  exposé 
plus  tard,  tant  analytiquement  que  synthétiquement,  le 
système  complet  de  la  philosophie  de  la  raison  pure,  que 
ce  système  consiste  à  en  étendre  ou  seulement  à  en  limi- 
ter la  connaissance.  Car,  que  ce  système  soit  possible,  et 
même  qu'il  ne  soit  pas  tellement  vaste  qu'on  ne  puisse 


a.    Premit're  édition  :   «  mais  sur  nos  concepts  à  prU 
objets.  » 


INTRODUCTION  ?J5 

espérer  le  construire  entièrement,  c'est  ce  qu'il  est  aisé 
de  reconnaître  d'avance  en  remarquant  qu'il  n'a  pas  pour 
objet  la  nature  des  choses,  mais  rentendement,  qui  juge 
de  la  nature  des  choses,  et  encore  l'entendement  consi- 
déré au  point  de  vue  de  sa  connaissance  à  priori.  Les 
richesses  qu'il  renferme  ne  sauraient  nous  rester  cachées, 
puisque  nous  n'avons  pas  besoin  de  les  chercher  hors 
de  nous,  et,  selon  toute  apparence,  elles  sont  assez  peu 
étendues  pour  les  embrasser  tout  entières,  juger  de 
leur  valeur  ou  de  leur  non-valeur  et  les  apprécier  comme 
elles  le  méritent...  Il  ne  faut  pas  non  plus*  attendre  ici 
une  critique  des  livres  et  des  systèmes  de  la  raison  pure, 
mais  celle  de  la  faculté  même  de  la  raison  pure.  Il  n'y  a 
que  cette  critique  qui  puisse  nous  fournir  une  pierre  de 
touche  infaillible  pour  apprécier,  dans  cette  partie,  la 
valeur  philosophique  des  ouvrages  anciens  et  modernes  ; 
autrement  l'historien  et  le  critique,  dépourvus  de  compé- 
tence, ne  font  qu'opposer  aux  vaines  assertions  des  autres 
des  assertions  qui  ne  sont  pas  moins  vaines. 

La  philosophie  transcendantaleb  est  l'idée  d'une  science*^ 
dont  la  critique  de  la  raison  pure  doit  esquisser  tout  le 
plan  d'une  manière  architectonique,  c'est-à-dire  par  prin- 
cipes, en  assurant  pleinement  la  perfection  et  la  solidité 
de  toutes  les  pièces  qui  composent  l'édifice.  Elle  est  le 
système  de  tou»  les  principes  de  la  raison  pure  d.  Si  la 
critique  ne  porte  pas  déjà  elle-même  le  titre  de  philoso- 
phie transcendantale,  cela  vient  simplement  de  ce  que, 
pour  être  un  système  complet,  il  lui  faudrait  renfermer 
aussi  une  analyse  détaillée  de  toute  la  connaissance 
humaine  à  prion.  Or  notre  critique  est  sans  doute  tenue 
de  mettre  sous  les  yeux  [du  lecteur]  un  dénombrement 
complet  de  tous  les  concepts  fondamentaux  qui  consti- 
tuent cette    connaissance  pure;  mais  elh'  s'al)sti('nf  avec 


a.  Tout  I«  reste  de  cet  alinéa  est  une  addition  de  la  secoudo 
édition, 

b.  C'est  ici  que.  dans  la  première  édition,  commençait  la  seconde 
partie  de  l'introduction  sous  le  titre  :  Division  de  fa  philosophie 
transcendantale. 

f.  Preiniôre  édition  :  «  n'est  ici  qu'une  idée  d'une  science.  » 
(I.  Addition  de  la  seconde  édition. 


56  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

raisoii  de  soumettre  ces  concepts  mêmes  à  une  analyse 
détaillée,  comme  aussi  de  faire  un  recensement  cOFnpîet 
de  tous  ceux  qui  en  dérivent.  D'une  part,  en  effet,  cette  {ana- 
lyse, qui  est  loin  de  présenter  la  difficulté  de  la  synthèse, 
détournerait  là  critique  de  son  but,  qui  n'est  autre  que 
cette  synthèse  même;  et,  d'autre  part,  il  serait  contraire 
à  l'unité  du  plan  d'entreprendre  de  justifier  la  perfecfion 
de  l'analyse  et  du  recensement,  choses  qui  ne  semt  point 
du  tout  nécessaires  relativement  au  but  qu'on  se  propose. 
Cette  perfection  dans  l'analyse  des  concepts  â  priori, 
aussi  bien  que  dans  lé  recensement  de  tousceui  qui  peu- 
vent ensuite  en  dériver,  est  d'ailleurs  chose  facile  à  obte- 
nir pourvu  qu'ils  aient  été  d'abord  exposés  en  détail  à 
titre  de  principes  dé  la  synthèse,  et  que  Hen  tte  letW" 
manque  par  rapport  d  ce  but  essentiel.  -    ^ 

A  fft  critique  de  la  raison  pure  appartient  âoht  (oôt  ee 
qui  constitue  la  philosophie  transccfidantale,  et  elle 
représente  l'idée  complète  de  la  philosophie  transccndan- 
taie,  mais  non  pas  cette  science  même.  Elle  ne  s'avance 
en  effet  dans  l'analyse  qu'autant  qu'il  est  nécessaire  pour 
juger  parfaitement  la  cOrinaièsance  synthétique  à  primi. 

Le  principal  soin  à  prendre,  dans  la  division  d^une  telle 
science,  c'est  de  n'adrtiettre  aucun  concept  qui  contienne 
quelque  élément  empirique,  ou  de  faire  en  sorte  que  la 
connaissance  à  priori  soit  parfaitement  pure.  C'est  pour- 
quoi, bien  que  les  principes  suprêmes  de  la  moralité  et 
de  ses  concepts  fondamentaux  soient  des  connaissances 
â  priori,  ils  n'appaMienneht  cependant  pas  à  la  philoso- 
phie transcendantâle;  car  si  les  concepts  du  plaisir  et  de 
la  peine,  des  désirs  et  des  inclinations,  etc.,  qui  tous  sotit 
d'origine  empirique,  ne  servent  point  de  fondement  à  ses 
préceptes,  du  moins  entrent-ils  nécessairement  arec  eux 
dans  l'exposition  du  système  de  la  raison  pure,  soit 
comme  obstacles  que  le  concept  du  devoir  ordonne  de 
surmonter,  soik  comme  penchants  qu'il  n'est  pas  permis 
de  prendre  pour  mobiles  *.  La  philosophie  transcendan- 

a.  tl  y  avait  simplement  dans  lît  pfcmlfrc  édition  :  «  car  les 
concei)ts  du  plaisir  el  de  la  poino.  des  désirs  et  dt>s  inrlin.tfiôns.  dn 
libre  jiriiltre,  ofc,  (|ni  tous  sdut  d'origfhe empirique,  y  sout  aocv 
sairenieut  présupposes  ». 


INTRODUCTION  57 

le  n'est  donc  qu'une  philosophie  de  la  raison  pure  spécu- 
lative. En  effet,  tout  ce  qui  est  pratique,  en  tant  qu'im- 
i«liqu;int  des  mobiles,  se  rapporte  à  des  sentiments  dont 

-  sources  sont  empiriques. 

Si  l'on  veut  maintenant  diviser  cette  science  d'après  le 

int  de  vue  universel  d'un  système  en  général,  elle 
<ievra  contenir,  1°)  une  théorie  des  éléments  de  la  raison 
pure,  2°)  une  théorie  de  la  méthode  de  cette  même  raison. 
Chacune  de  ces  parties  principales  a  nécessairement  ses 
subdivisions,  mais  il  n'est  pas  besoin  d'en  exposer  ici  les 
principes.  Il  suffit,  ce  semble,  dans  une  introduction,  de 
remarquer  qu'il  y  a  deux  souches  de  la  connaissance 
humaine,  qui  viennent  peut-être  d'une  racine  commune, 
mais  inconnue  de  nous,  savoir  la  sensibilité  et  Ventende- 
ment,  la  première  par  laquelle  des  objets  nous  sont  don- 
>»'■:?,  la  seconde  par  laquelle  ils  sont  pensés.  En  tant 
li'clle  doit  contenir  des  représentations  à  priori,  qui 
constituent  les  conditions  sous  lesquelles  les  objets  nous 
sont  donnés,  la  sensibilité  appartient  à  la  philosophie 
transcendantale.  La  théorie  transcendantale  de  la  sensi- 
Itilité  doit  former  la  première  partie  de  la  science  des 
«'Ii'ments,  puisque  les  conditions  sous  lesquelles  seules 
l<  s  objets  nous  sont  donnés  précèdent  [nécessairement] 

Iles  sous  lesquelles  ils  sont  pensés. 


THÉORIE  TRANSCENDANTALE 
DES  ÉLÉMENTS 


PREMIÈRE  PARTIE 
ESTHÉTIQUE  TRANSCENDANTALE 


IK'  quelque  manière  etpàv  quelque  iiipyen  qu'une  con- 
naissanc^i  puisse  se  rapporter  à  des  objets,  le  mode  par 
lequijl  elle  se  rapporte  immédiatement  à  eux  et  que  toute 
pensée  prend  comme  moyen  [pour  les  atteindre]  est  l'in- 
tuition. Mais  cette  intuition  n'a  lieu  qu'autant  que  robjet 
nous  est  donné,  et,  à  son  tour,  l'objet  ne  peyt  nous  être 
donné  (du  moins  à  nous  autres  bommos)  qu'à  condition 
d'affecter  l'esprit  d'une  certaine  manière.  La  capacité  de 
recevoir  (la  réceptivité)  des  représentations  des  objets  grâce 
à  la  manière  dont  ils  nous  affectent,  s'appelle  sensibilité. 
C'est  donc  au  moyen  de  la  sensibilité  que  des  objets  nous 
sont  donnés,  et  seule  elle  nous  l'ournit  des  intuitions;  mais 
c'est  par  l'entendement  qu'ils  sont  pensés,  et  c*est  de  lui 
que  sortent  les  coucej)ls.  Toute  pensée  doit,  en  dernière 
analyse,  soit  tout  droit  {directe),  soit  par  des  détours  {indi- 
recte, au  moyen  de  certains  caractères),  se  rapporter  à  des 
intuitions,  et  par  conséquent,  cbez  nous,  à  la  sensibilité, 
puisqu'aucun  objet  ne  peut  nous  ^'tre  donné  autrement. 

L'impression  d'un  objet  sur  cette  capacité  de  représen- 
tations, en  tant  que  nous  sommes  affectés  par  lui,  est  (a 
sensation.  On  nomme  empirique  toute  intuition  qui  se 
rapport'!  à  l'objet  par  le  moyen  de  la  Bensation.  L'objet 
imléterminé  d'une  intuition  ernpiriquc,  s'appelle  pbéno- 
mène. 

Ce  qui.  d«tns  h  phénomène,  correspond  i  la  sensation, 
je  l'appelle  matière  de  cç  phénomène;  mais  ce  qui  fait  que 


62  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

le  divers  qu'il  y  a  en  lui  est  ordonné  suivant  certains 
rapports,  je  le  nomme  la  forme  du  phénomène.  Comme 
ce  en  quoi  seul  les  sensations  peuvent  s'ordonner, 
ou  ce  qui  seul  permet  de  les  ramener  à  une  certaine 
forme,  ne  saurait  être  lui-même  sensation,  il  suit  que,  si 
la  matière  de  tout  phénomène  ne  nous  est  donnée  qu'à 
posteriori^  la  forme  en  doitôtre  àp?'ioadans  l'esprit,  toute 
prête  à  s'appliquer  à  tous,  et  que,  par  conséquent,  on 
doit  pouvoir  la  considérer  indépendamment  de  toute  sen- 
sation. 

J'appelle  pures  (dans  le  sens  transcendantal)  toutes 
représentations  où  l'on  ne  trouve  rien  qui  se  rapporte  à 
la  sensation.  La  forme  pure  des  intuitions  sensibles  en 
général  dans  laquelle  tout  le  divers  des  phénomènes  est 
perçu  par  intuition  sous  certains  rapports,  est  donc  à 
priori  dans  l'esprit.  Cette  forme  pure  de  la  sensibilité  peut 
encore  être  désignée  sous  le  nom  d'intuition  pure.  Ainsi 
lorsque,  dans  la  représentation  d'un  corps,  je  fais  abstrac- 
tion de  ce  qui  en  est  pensé  par  l'entendement,  comme  la 
substance,  la  force,  la  divisibilité,  etc.,  ainsi  que  de  ce  qui 
revient  à  la  sensation,  comme  l'impénétrabilité,  la  dureté, 
la  couleur,  etc.,  il  me  reste  encore  quelque  chose  de  cette 
intuition  empirique,  à  savoir  l'étendue  et  la  figure.  C'est 
là  [précisément]  ce  qui  appartient  à  l'intuition  pure, 
laquelle  se  trouve  à  priori  dans  l'esprit,  comme  une 
simple  forme  de  la  sensibilité,  indépendamment  même 
de  tout  objet  réel  des  sens  ou  de  toute  sensation. 

J'appelle  esthétique  transcendantale  ^  la  science  de  tous 

1.  Les  Allemands  sont  les  seuls  qui  se  soient  servis  jusqu'ici  du 
mot  esthétique  pour  dési^'ner  ce  que  les  autres  appellent  la  cri- 
tique du  goût.  Cette  dénomination  se  fonde  sur  une  espérance, 
[malheurousoment]  déçue,  celle  qu'avait  conçue  l'excellent  ana- 
lyste Haumgarten,  de  soumettre  le  jugement  critique  du  beau  à 
des  principes  rationnels,  et  den  élever  les  règles  à  la  hauteur 
d'une  science.  Mais  c'est  là  une  vaine  entreprise.  En  effet,  ces  règles 
ou  critères  sont  empiriques  dans  leurs  principales  sources,  et  par 
conséquent  ne  sauraient  jamais  servir  de  lois  et  priori  propres  a 
ré'gler  le  goût  dans  ses  jugements,  c'est  bien  plutôt  le  goût  qui 
est  la  véritable  pierre  de  touche  de  l'exactitude  des  règles.  II 
faut  donc,  ou  bien  abandonner  de  nouveau  cette  dénomination  et 
la  réseA'eir  pour  cette  partio-ci  de  la  cU^osophie  qui  est  uuc 
véritable  srteiic'b  (ïtar  où  Ton  se  ra'iiprocIreTOit  du  langage  et  de 


ESTHETIQUE  TRANSCENDANTALE  63 

les  principes  à  priori  de  la  sensibilité.  C'est  donc  cette 
science  qui  doit  former  la  première  partie  de  la  théorie 
transcendantale  des  éléments,  par  opposition  à  celle  qui 
contient  les  principes  de  la  pensée  pure  et  qui  se  nom- 
mera logique  transcendantale. 

Dans  l'esthétique  transcendantale,  nous  commencerons 
par  isoler  la  sensibilité,  en  faisant  abstraction  de  tout  ce 
que  l'entendement  [y  ajoute  et]  y  pense  par  ses  concepts, 
dételle  sorte  qu'il  ne  reste  rion  que  l'intuition  empirique. 
Nous  écarterons  ensuite  tout  ce  qui  appartient  à  la  sensa- 
tion, afin  de  n'avoir  plus  que  l'intuition  pure  et  la  simple 
forme  des  phénomènes,  seule  chose  que  la  sensibilité 
puisse  fournir  à  priori.  Il  résultera  de  cette  recherche 
qu'il  y  a  deux  formes  pures  de  l'intuition  sensible,  comme 
principes  de  la  connaissance  à  priori,  savoir  l'espace  et  le 
temps.  Nous  allons  les  examiner. 


PREMIERE  SECTION 

DE   l'espace 

§2, 
Exposition  métaphysique  du  concept  de  V espace. 

Au  moyen  de  cette  propriété  de  notre  esprit  qu'est  le 
sens  extérieur,  nous  nous  représentons  des  objets  comme 
étant  hors  de  noug  et  placés  tous  dans  l'espace.  C'est  là 
que  leur  figure,  leur  grandeur  et  leurs  rapports  récipro- 
ques sont  déterminés  ou  détcrminablcs.  Le  sens  intime, 
au  moyen  duquel  l'esprit  se  perçoit  lui-même  intuitivement, 

la  pensoc  dos  auciens,  dans  leur  céli^bre  division  de.  la  connai<- 
sanci>  on  at(jOr)Tàxai  vorjTot),  ou  bien  l'omployor  on  commun  a\oc 
la  pliilosophio  spéculative,  et  entendre  le  mot  estlietiquo,  lanlot 
clans  un  sens  transcendanlal.  et  tantôt  dans  m\  sens  nsvcliolo- 
giquo  ». 

\l^j'^^A^  ''^^  '^^^'^  /depuis  !  ou  bien)  est  une  addition  de  la 

setftfnac  édition.  J.  B. 


64  CRITIQUE  DE  LA  BAISON  PURE 

ou  perçoit  son  état  intérieur,  ne  nous  donne  sans  doute 
aucune  intuition  de  l'àoie  elle-même  comme  objet;  mais 
il  l'aut  admettre  ici  une  forme  détej-minée,  qui  seule  rend 
possible  l'intuition  de  son  état  interne  et  d'après  laquelle 
tout  ce  qui  appartient  à  ses  déterminations  internes  est 
représenté  suivant  des  rapports  de  temps.  Le  temps  ne 
peut  pas  être  perçu  e:!^térieurement,  pas  plus  que  l'es- 
pace ne  peut  l'être  comme  quelque  chose  en  nous. 
Qu'est-ce  donc  que  l'espace  et  le  temps?  Sont-ce  des 
êtres  réels?  SsOpt-çe  seulement  des  déterminations  ou 
même  de  simples  rapports  des  choses?  Et  ces  rapports 
sont-ils  de  telle  nature  qu'ils  ne  cesseraient  pas  de  sub- 
sister entre  les  choses,  alors  même  qu'ils  ne  seraient  pas 
perçus  comme  objets  d'intuition?  Ou  bien  sont-ils  tels 
qu'ils  dépendent  uniquement  ^e  la  forme  de  l'intuition, 
et  par  conséquent  de  la  constitution  subjective  de  notre 
esprit,  sans  laquelle  ces  prédicats  ne  pourraient  être 
attribués  à  aucune  chose?  Pour  répondre  à  ces  questions, 
examinons  d'abord  le  concept  de  l'espace  °-.  J'entends  par 
exposition  [expositio),  la  représentation  claire  (quoique 
non  détaillée)  de  ce  qui  appartient  à  un  concept;- cette 
exposition  est  métaphysique  lorsqu'elle  contient  ce  qui 
montre  le  concept  comme  donné  à  priori. 

i°  L'espace  n'est  pas  un  concept  empirique,  dérivé 
d'expériences  extérieures.  En  effet,  pour  que  je  puisse 
rapporter  certaines  sensations  à  quelque  cliose  d'exté- 
rieur à  moi  (c'est-à-dire  à  quelque  chose  placé  dans  un 
autre  lieu  de  l'espace  que  celui  où  je  me  trouve)  et,  de 
même,  pour  que  je  puisse  me  représenter  les  choses 
comme  en  deliors  et  à  côté  les  unes  des  autres,  et  par 
conséquent  comme  n'étant'  pas  seule<iient  différentes, 
mais  placées  en  des  lieux,  différents,  il  faut  que  la  repré- 
sentation de  l'espace  soit  déjà  posée  comme  fondement. 
Cette  représentation  ne  peut  donc  être  tirée  par  l'expé- 
rience des  rapports  des  phénomènes  extérieurs  :  mais 
cette  expérience  extérieure  n'est  ellf^-même  possible 
i>u'au  moyen  de  cette  représentation. 

2«  L'espace  est  une  représentation  nécessaire,  à  priori, 

a.  I.e.  reste  de  laHnéa  est  une  addition  de  la  seconde  édition. 


ESTHETIQUE  llUAbCE.NDAx\TÂLE  65 

qui  sert  de  fondement  à  toutes  les  intuitions  externes.  Il 
est  impossible  de  se  représenter  jamais  qu'il  n'y  ait  pas 
d'espace,  quoiqu'on  puisse  bien  concevoir  qu'il  n'y  ait 
pas  d'objets  en  lui.  Il  est  donc  considéré  comme  la  con- 
dition de  la  possibilité  des  pliénomènes,  et  non  pas 
comme  une  détermination  qui  en  dépende.  Il  est  une 
repr<isentation  à  priori  servant  nécessairement  de  i'onde- 
iiient  aux  phénomènes  extérieurs. 

;]«  •"*.  L'espace  n'est  pas  un  concept  discursif,  ou,  comme 
ou  dit,  un  concept  universel  de  rapports  des  choses  en 
j^énéral,  mais  une  intuition  pure.  V.n  effet,  d'abord  on  no 
peut  se  représenter  qu'un  seul  espace,  et,  quand  on 
parle  de  plusieurs  espaces,  on  n'entend  par  là  que  les 
parties  d'un  seul  et  même  espace.  Ces  parties  ne  sau- 
raient non  plus  être  antérieures  à  cet  espace  unique  qui 
comprend  tout,  comme  si  elles  en  étaient  les  éléments 
(et  qu'elles  puissent  le  constituer  par  leur  assemblage); 
elles  ne  sont  au  contraire  pensées  qu'en  lui.  Il  est 
essentiellement  un;  le  divers  que  nous  y  reconnaissons 
et  par  conséquent  le  concept  universel  d'espace  en 
gé-néral  ne  reposent  finalement  que  sur  des  limitations. 
Il  suit  de  là  que,  par  rapport  à  lui,  une  intuition  à  priori 
(non  empiri(iue)  sert  de  fondement  à  tous  les  concepts 
que  nous  en  formons.  C'est  ainsi  que  tous  les  principes 
f,'éometriques,  comme  celui-ci,  par  exemple,  que  dans  un 
triangle  la  somme  de  deux  côtés   est  plus    grande   que 


a.  Ici  se  plaçait,  dans  la  première  îidition,  un  paragraphe  qui  a 
disparu  dans  les  éditions  suivantes.  Le  voici  : 

«  C'est  sur  celle  néccssilê  à  priori  (juc  se  fonde  la  cerlilud.' 
apodiclique  do  tous  les  principes  fîéonietiiques,  et  la  piissibililc 
de  leurs  constructions  à  priori.  En  elVcl,  si  coUc  représentation 
de  resi)aco  était  un  concept  iii'(iuiii  à  posteriori,  et  puisé  dans 
'   'xp.Mience  e\térieure  connnune.    les    premiers    principes   de  la 

ience  malh('in:i tique  ne  seraient  rien  que  des  perceptions.  Ils 
auraient  donc  toute  la  conlinf,'enrn  de  la  perception,  et  il  n"y 
aurait  pas  de  ii'Jcessitô  à  ce  qu'entre  deu.\  points  il  ne  puisso  v 
avoir  qu'une  li^'ne  droite;  mais  l'e\p(iri<MJco  nous  montrerait 
qu'il  on  est  toujours  ainsi.  Co  qui  est  dôrivr  de  l'expcrienc  n  a 
aussi  qu'une  ^'em'ralitc;  comparative,  celle  <pii  vient  de  l'induc- 
tion. Il  faudrait  donc  se  borner  à  dire  que.  d'apros  les  ohsor\a- 
tions  laUcs  jusqu'ici,  on  n'a  point  trouvé  Uesnace  uui  eût  plus 
de  trois  dimensions.  » 


le  troisième,  ne  soHeïit^as  de's'coïic*e'pts^^éftéï*â'ù>t'é^  ligne 
et  de  triangle,  mais  de  l'inluîtion,  et  ^'ùn«  intuition  à 
priori,  avec  une  certitude  âpodîctique. 

4°  l'espace  est  représenté  comme  une  grandeur  infinie 
donnée.  1!  faut  sans  doute  i^egarder  tout  concept  comme 
une  représentation  contenue  dans  une  multitude  infinie 
de  t-e présentations  diverses  possibles  (comm^  leur  catâc- 
tère  commun),  et  qui  )^àt  suite  les  subsume;  mais  nul 
concept  ne  peut  comme  tel  être  considéré  [au  sens  pré- 
cis des  mots]  comme  contenant  en  soi  iine  multitude 
infinie  de  représentations.  Or,  c'est  pourtant  ainsi  que 
nous  pensons  l'espace  (car  toutes  les  parties  de  l'espace 
coexistent  à  l'infini).  La  représentation  oiiginaire  de 
l'espace  «si  donc  une  intuition  à  priori,  «t  non  pas  uti 
concept  *. 


§3. 

"Exposition  transcendantale  du  concept  de  l'espace  i>. 


Montrer  comment  un  certain  concept  est  un  principe 
capable  d'expliquer  la  possibilité  à'antres  coïinaissances 
synthétiques  à  priori,  voilà  ce  que  |j'appeïle  en  faire  tine 
'expOsifion  transcendantale.  Or  cela  s^'^ypose  de^^  choses  : 
40  que  des  connaissances  de  cette  ^nature  df^ùvent  rédlt?- 
ment  du  concept  donné;  2°  que  ces  connaissances  ne 
sont  possibles  que  sous  la  supposition  d'un  mode  d'expli- 
cation donné  [et  trré]  de  ce  concej^t. 

La  géométrie  est  une  science  qtii  détermine  s^mfhéti- 
qucment  et  pourtant  â  pfion,  les  propriétés  de  l'espace. 
Que  doit  donc  être  la  re^présentâtion  de  l'espace  pour 
<ïu'une  telle  connaissance  en  soit  possible?  Il  faut  qu'il 

a.  Co  pîiragraplie  €taft  aînS  té^gé  dans  "la  première  édition 
oA  il  portaftle  n»  5  : 

«  L'espace  est  rep'rèsenté  Aonné  cam'ttoe  "ime  grandeur  infinie. 
Un  concept  général  ûe  l'espace  (qui  est  cortùaun  au  pied  ailçsi 
bien  qu'à  l'atme)  ne  peut  rien  déterminer  quant  k  la  grandeur. 
Si  le  progrès  do  l'intaitîon-n'ctait  pas  sans  limites,  nul  concept 
de  rapports  ne  contiendrait  en  soi  tin  principe  de  son  infinité,  a 

h.  Cette  exposition  ne  figurait  pas  dans  la  première  édition. 


i  originairement  une  intuition;  car  il  e^t  impossible 
tirer  d'un  sifnple  conce^it  des  propos-itions  qui  le 
défassent,  comlne  cela  arrive  pourtant  en  gt-amétric 
(inbi-oductioTi,  v).  Mais  celte  intuition  doit  se  trouver  en 
H'o-ias  à  pHoHt  c'e&t-à-diie  antérieurement  à  toute  percetp- 
ti'on  d'un  objet»  et,  par  conséquent,' être  pure  et  nofl 
orapi'riqiïe.  É-n  e^ffet,  les  proipositions  igéo-mé triques, 
comme  eelie-ci  par  exemjplc  :  l'espace  n'a  que  trois 
dimetisiôns,  sont  toutes  a4>odictiques,  c'est-à-dire  qu'elles 
impliqtrefit  la  co-nscitMice  de  l^ur  nécessit^^  mais  deteHes 
ipi'O-jjositions  ne  |)eTJA"e'nt  être  des  jugements  eiïi^piriques 
ou  d'exp('rienco,  ni  en  dériver  (introduction,  ii). 

Mais  coaïi ment  maintenant  peut-il  y  avoir  <Ians  l'e^piMl 
une  intuition  extérieure  qui  précède  les  objets  mc^nies 
et  dans  laquelle  leur  concept  puisse  être  déterminé  à 
viH&ri!  Cela  ne  peut  t'videHimf'nt  ai-river qu'autant  qu'elle 
a  son  siège  dans  le  sujet,  comme  la  ca/pacité  formelle  qu'il 
a  d'être  affecté  par  des  objets  et  d'en  recevoir  ainsi  une 
représentation  immédiate,  c'est-à-dii'e  une  intuition,  par 
HJ^wséquont  comme  forme  du  sens  extérieur  en  géné-ral. 

Notre  explicatioTi  fait  donc  &eule  com-pfendre  la  possi- 
bilité  de  la  géométrie  comme  science  synthétique  à  pnori. 
Tout  mode  d'explication  qui  n'offre  pas  cet  avantage  peut 
être  à  ce  signe  très  sûrement  disti-ngué  du  nôtre,  quelque 
'•  ssemblance  qu'il  puisse  avoir  avec  fui  en  apparence. 


Conséquences  tirées  de  ce  qid  précède. 

A  —  L'esipaceoe  ropréscîrte  aucime  «propriété  de«  choses 
en  soi,  soit  qu'on  les  considère  eli  elles-niènnes,  soit  qu'on 
]t!S  considère  dans  leurs  ra;f»ports  etitre  elles.  <Bn  d'aulr«^^' 
iries,  il  ne  rep«'ésonte  nucuTte  dé'ècrmination  des  ohr.-r  5 
,11  soit  inlu»rente  aux  ol^ets 'mêmes,  ri  ""■  -Mh^isle  abs- 
traction faite  ff«;  toutes  les  c€»nditioBs  ^  *  de  l'in- 
tuHion.  En  effet  M  n'y  a  pas  de  Atbi  [inii.MM-ns,  s(*it 
absolues,  soit  relatives,  ifui  puisaefit  être  intuitivemnit 
'    "eues    ant'Tieureni     '    '    "-xistence    des    cho- 


C8  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

quelles  elles  appartiennent,  ei  par  conséquent  à  priori. 
B  —  L'espace  n'est  autre  chose  que  la  forme  de  tous  les 
phénomènes  des  sens  extérieurs,  c'est-à-dire  la  seule  con- 
dition suhjective  de  la  sensibilité  sous  laquelle  soit  pos- 
sible pour  nous  une  intuition  extérieure.  Or,  comme  la 
réceptivité  en  vertu  de  laquelle  le  sujet  peut  être  affecté 
par  des  objets  précède  nécessairement  toutes  les  intui- 
tions de  ces  objets,  on  comprend  aisément  comment  la 
forme  de  tous  les  phénomènes  peut  être  donnée  dans  l'es- 
prit antérieurement  à  toutes  les  perceptions  réelles,  par 
conséqueut  à  priori,  et  comment,  étant  une  intuition  pure 
où  tous  les  objets  doivent  être  déterminés,  elle  peut  con- 
tenir antérieurement  à  toute  expérience  les  principes  de 
leurs  rapports. 

Nous  ne  pouvons  donc  parler  d'espace,  d'êtres  éten- 
dus, etc.,  qu'au  point  de  vue  de  l'homme.  Que  si  nous  sor- 
tons de  la  condition  subjective  sans  laquelle  nous  ne  sau- 
rions recevoir  d'intuitions  extérieures,  c'est-à-dire  être 
affectés  par  les  objets,  la  représentation  de  l'espace  ne 
signifie  plus  rien.  Les  choses  ne  reçoivent  ce  prédicat 
qu'autant  qu'elles  nous  apparaissent,  c'est-à-dire  qu'elles 
sont  des  objets  de  la  sensibilité.  La  forme  constante  de 
cette  réceptivité,  que  nous  nommons  sensibilité,  est  une 
condition  nécessaire  de  tous  les  rapports  où  nous  perce- 
vons intuitivement  des  objets  comme  extérieurs  à  nous; 
et,  si  l'on  fait  abstraction  de  ces  objets,  elle  est  une  intui- 
tion pure  qui  porte  le  nom  d'espace.  Comme  nous  no 
saurions  voir  dans  les  conditions  particulières  de  la  sen- 
sibilité les  conditions  de  la  possibilité  des  choses,  mais 
celles  seulement  de  leur  manifestation,  nous  pouvons 
bien  dire  que  l'espace  contient  toutes  les  choses  qui 
peuvent  nous  apparaître  extérieurement,  mais  non  pas 
toutes  les  choses  en  elles-mêmes,  qu'elles  soient  ou  non 
perçues  intuitivement,  et  quel  que  soit  le  sujet  qui  \v 
perçoive.  En  effet,  nous  ne  saurions  juger  des  intuition 
[que  peuvent  avoir]  d'autres  êtres  pensants,  et  savoir  si 
elles  sont  soumises  aux  conditions  qui  limitent  les  nôtres 
et  qui  ont  pour  nous  une  valeur  universelle.  Que  si  au 
concept  qu'a  le  sujet  nous  joignons  la  limitation  d'un 
jugement  rectrictif,  alors  notre  jugement  a  une  valeur 


ESTHETIQUE  TRANSCENDANTALE  C« 

absolue.  Cette  proposition  :  toutes  les  choses  sont  juxta- 
posées dans  l'espace,  n'a  de  valeur  qu'avec  cette  limita- 
tion restrictive,  que  ces  choses  soient  prises  comme  objets 
de  notre  intuition  sensible.  Si  donc  j'ajoute  ici  la  condi- 
tion au  concept  et  que  je  dise  :  toutes  les  choses,  en  tant 
que  phénomènes  extérieurs,  sont  juxtaposées  dans  l'es- 
pace, cette  règle  a  une  valeur  universelle  et  sans  restric- 
tion. Notre  examen  de  l'espace  nous  en  montre  donc  la 
réalité  (c'est-à-dire  la  valeur  objective)  au  point  de  vue  de 
1.1  perception  des  choses  comme  objets  extérieurs;  mais 
il  nous  en  montre  aussi  Vidéalité  au  point  de  vue  de  la 
raison  considérant  les  choses  en  elles-mêmes,  c'est-à-dire 
abstraction  laite  de  la  constitution  de  notre  sensibilité. 
Nous  affirmons  donc  la  réalité  empirique  de  l'espace  (rela- 
tivement à  toute  expérience  extérieure  possible);  mais 
nous  en  afïirmons  aussi  Vidéalité  transcendantalCj  c'est-à- 
dire  sa  non-existence,  dès  que  nous  laissons  de  côté  les 
conditions  de  la  possibilité  de  toute  expérience,  et  que 
nous  l'acceptons  comme  quelque  chose  qui  sert  defondc- 
ment  aux  choses  en  soi. 

D'un  autre  côté,  en  dehors  de  l'espace,  il  n'y  a  pas 
«l'autre  représentation  sul)jeclive  et  se  rapportant  à  quel- 
({ue  rhose  d'extérieur,  qui  i)ui*;se  être  appelée  objective 
à  priori".   Il  n'est  en   eiïet  aucune  de  ces  rcf  réscnlulions 

;i.  La  suite  de  ccl  alinéa  était  rédige;)  de  la  m;iiiicic  t.ui\aiile 
dans  la  pieniièro  édition  :  «  Aussi  cette  condition  sul).jeeii\o  de 
tous  les  idienoniènes  extérieurs  ne  peut-elle  èlrc  coini>arte  à 
aucune  autre.  Le  goût  agréable  d'un  \in  n'appartient  pas  aux  pro- 
priétés objectives  de  ce  vin.  c'est-à-dire  aux  propriétés  dun  oi)jet 
'  l'iisidiré  comme  tel,  même)  c<»mme  pliénoniéne.  mais  a  la  naluïo 

■ilit'uliére  du  sens  du  sujet  (pii  en  jouit.  Les  couleuis  ne  sont 
s  des  (jualites  des  corp.s  à  linluilion  desijuels  elles  se  rapiiorlent, 
lis  seulement  des  modifications  du  sens  de  la  vue,  alVecte  dune 

1  tainc  manière  par  la  lumière.  Au  coniraire  l'espace,  commecou- 
tiition  des  objets  exlérieui's,  a[ii)artient  nécessairement  au  plieno- 
UKMie  ou  à  l'intuition  du  phénomène.  La  saveur  et  les  cimleurs  no 
sont  nullement  des  conditions  nécessaires  sous  les(iuelles  seules- 
les  choses  pourraient  devenir  pour  nous  des  objets  des  sens.  Co 
ne  sont  que  des  elTets  de  l'organisation  particulière  de  nos  sons, 
lies  accidenlellement  au  phénomène.  Elles  ne  sont  donc  pas  non 
plus  des  représenlalioiis  à  2))'iori,  mais  elles  s»^  fondent  sur  la 
sensation  ou  môme,  comme  une  saveur  agréable,  sur  lo  sentiment; 
du  plaisir  ou  de  la  peine,  c'est-à-dire  sur  un  effet  de  la  sensation. 


"^O  CKIÎÏQUE  m  LA  RAISON  PURE 

cl'o.ù  Von.  puisse  tirer  des  propasitions  synthétiques  àpriori, 
comme  ceUes  qui  dérivent  de  l'intuition  dan?  l'espace  (§  3). 
Aussi,  à  parler  exacteiifteni,  aVnt-elles  aucune  idéaUté, 
(  iicaFe  qu'eues  aient  ceci  de  cooinaun  ave€  la  représen- 
tcilion  de  l'espace,,  de  dépendFe  uniquement  de  la  ccnsti- 
lution  subjective  de  la  sensibilité,  pa?  exemple  delà  vue, 
do  l'o-uïe,  du  toucher;  mais  les  sensations  des  co<uleurs. 
des  sons,  de  la  clialeuF  étant  de  puces  sensations  et  non 
des  intuitians»  ne  nous  font  connaître  p>ar  eUes-mètaes 
aucun  objefe,  du  moins  à  ^novi. 

Le  but  de  cette  remarque  est  seulement  d'empêché; 
qu'on  ne  s'avise  de  vouloir  expliquer  l'idéalfiké  attribué ' 
à  l'e^pae©  par  des  exemples  entièrementjinsttJftsant?. 
comme  les  couleurs^  les  sav^âurs.  etc.^  que  l'oJi  regard-, 
avec  raison,  nojji  comn^e  des  propriétés  des  choses»  mais 
seulement  conimo  des  modiftcations.  du  s^jet,  et  qui 
peuvent  être  tort  ditÇérentes  suivant  les  différents  indi- 
vidus. I>ans  ce  dernier  cas,  en  effet,  ce  qui  n'est  originai- 
remenfc  qu'un  phénomène,  par  exemple  une  rose,  a^  dans 
le  sens  empirique,  la  valeur  d'une  chose  en  soi»  bien  que. 
quant  à  la  couleur,  elle  puisse  paraître  différente  aux 
différents  yeux.  Au  contraire,  le  concept  transcendanlal 
des  phénomènes  dans  l'espace  nous  suggère  cette  obser- 
vation critique  que  rien  en  général  dt>  ce  qui  est  perçu 
dans  l'espace  n'est  une  chose  en  soi,  et  que  l'espace  n'est 
pas  une  forme  des  chases  considérées  en  elles-mêmes, 
mais  que  les  objets  ne  nous  sont  pas  connus  en  eux- 
mêmes  et  que  ce  que  nous  nommons  objeis  extérieurs 
consiste  dans  de  simples  représentations  de  notre  sensi- 
bilité dont  la  forme  est  Ve&pace,  mais  dont  le  véritable 
corrélatif,  c'est-à-dire  la  ehoso  en  soi,  n'est  pas  et  ne 
peut  pas  être  connu  par  là.  Aussi  bien  ne  s*en  enquiert- 
oa  jamais  dans  l'expérience. 

Aussi  tK^rscvnae  ne.  saurait-il  avoir  «iprio;-^  ^'  >  -  '    •         ■       > 

couleuv,  o>w  celte  tViuie  saveur,  tauilis  i, 

que  ta  ïoFme  pure- clo  l'iutuUion  et  ne  11 

aucune  scttsation  (rien  tt'ettHuviquei.  touj»  ses  ukaUVs  ci  vvtiU' 

clt^tcrminaUons  peuvent  et  (toiveul  tuèwiètre  vejxvéseulesà^j^' 

pour  (tannev   lieu  aux  caucepks  de^s  ligures  et  de  Icuis  rapv'ds. 

Lui  seut  tK'ut  ilouc  faire  que  l<.^s  eltuses  soient   pour  nous   tles 


DEUXIÈME  SECTION 

DU   TEMPS 

§4. 
Ea^position  métaphysique  du  concept  du  tempa. 

1.  te  iemps  m'est  pAs  un  concept  empiviquc  ou  qvii 
<l«''civc  d'une  expérience  quelconque.  En  effet,  \o,  sMunl- 

invité  ou  la  sucçessio,u  ue  touiberaient  pas  elleâ-naénxes 
•  •us  la  perception,  si  la  représentation  du  temps  me  \\\\ 
servait  à  priori,  de  fontlement.  Ce  u'est  que  suus  cette  sup- 
position que  uous  pouvons  nous  représenteii*  uue  cUose 
(  on^ue  existant  en  UU'me  temps  qu'une  autre  (cou^me 
-iuxuUanée)  au  daus  uu  autre  tenips  (comn^^.  \^  fti-^çédapt 
Il  lui  succédant). 

2.  te  temps  est  une  représentation  n^-çessaire  qui  sert  dû 
londenxent  à  toutes  tes  intuitio^is.  Ou  ue  saurait  suppJi'i- 

iicr  te  temps  tui-ntéute  par  rapport  aux  pUénamèncs  en 

■néral,  quoique  l'on  puisse  bien  retrancher  les  pUéno- 

nièncs  du  temps[par  la  pensée].  Le.  temps  cstdonc  donné 

à  priori.  Sans  lui,  toute  réalité  dos  phénomènes  est  impos- 

iblo.  On  peut  les  supprime^  tous,  mais  lui-même  (comme 

Miidition  générale  de  leur  possibilit(')  ne  peut  être  sup- 

(•rimé.  n 

3.  Sur  cette  nécessité  à  priori  se  fonde  aussi  la  possi- 
h'iité  de  principes  npodictiqucs  concernant  les  rappoi'ts 
«lu  temps,   ou  d'axiomes   du  temps   en  général  [commit 

ux-ci):  le  temps  n'a  qu'une  dimension  ^  des  temps  difr<'- 

nls  ne  sont  pas  simultj^nés,  mais  successifs  (tandis  que 

I 'S  espaces  différents  ne  sont  pas  successifs,  mais  simul- 

iiiés).  Ces  principes  ne  peuvent  nas  être  tirés  de  l'expé- 

<>nce,  car  celle-ci  ne  saurait  donner  ni  rigoureuse  uni- 

sersalité,  ni  certitude  apodieiique.  Il  faudrait  se  bornera 

dire  :  voilà  ce  quVnse.igno  l'observation  commune^  et  non  : 

voilà  ce  qui  dpit  èhe.  Ce^  PHRetpçs  i)m\  do^c  |a  vateyr 


72        ^       CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

de  règles  qui  rendent  l'expérience  possible  en  général; 
ils  nous  instruisent  avant  l'expérience,  et  non  par  elle. 

4.  Le  temps  n'est  pas  un  concept  discursif,  ou,  comme 
on  dit,  général,  mais  une  forme  pure  de  l'intuition  sen- 
sible. Les  temps  différents  ne  sont  que  des  parties  d'un 
même  temps.  Or,  une  représentation  qui  ne  peut  être 
donnée  que  par  un  seul  objet  est  une  intuition.  Aussi 
cette  proposition,  que  des  temps  différents  ne  peuvent 
exister  simultanément,  ne  saurait-elle  dériver  d'un  con- 
cept général.  Elle  est  synthétique,  et  ne  peut  être  unique- 
ment tirée  de  concepts.  Elle  est  donc  immédiatement  con- 
tenue dans  l'intuition  et  dans  la  représentation  du  temps. 

^.  L'infinité  du  temps  ne  signifie  rien  autre  chose,  sinon 
que  toute  grandeur  déterminée  du  temps  n'est  possible 
que  circonsciite  par  un  temps  unique  qui  lui  sert  de  fon- 
dement. Il  faut  donc  que  /la  représentation  originaire  de 
temps  soit  donnée  comme  illimitée.  Or,  quand  les  parties 
mêmes  et  toutes  les  grandeurs  d'une  chose  ne  peuvent 
être  représentées  et  déterminées  qu'au  moyen  d'une 
limitation,  alors  la  représentation  ^entière  ne  peut  être 
donnée  par  les  concepts  (car  ceux-ci  ne  contiennent  que 
des  représentations  partielles)*,  mais  il  y  a  nécessaire- 
ment une  intuition  immédiate  qui  leur  sert  de  fonde- 
ment. ■ 


Exposition  transcendanlale  du  concept  dutcmps^K 


Je  puis  me  borner  sur  ce  point  à  renvoyer  le  lecteur 
au  no  3  où,  pour  plus  de  brièveté,  j'ai  placé  sous  le  titre 
d'exposition  métaphysique  ce  qui  est  proprement  trans- 
cendantal.  J'ajoute  [seulement]  ici  que  le  concept  du 
changement,  ainsi  que  celui  du  mouvement  (comme 
cliangement  de  lieu)  ne  sont  possibles  que  par  et  dans  la 

a.  Première   édition  :  «  car  les  représentations  partielles  sont 
données  les  premières  ». 
h.  Celte  exposition  a  été  ajoutée  dans  la  seconde  édition. 


ESTHÉTIQUE  TRANSCENDANTALE  73 

représentation  du  temps,  et  que,  si  cette  représentation 
n'était  pas  une  intuition  (interne)  à  pnon,  nul  concept, 
quel  qu'il  fût,  ne  pourrait  nous  faire  comprendre  la  pos- 
sibilité d'un  changement,  c'est-à-dire  d'une  liaison  de  pré-, 
dicats  contradictoiremont  opposés  dans  un  seul  et  même 
objet  (par  exemple,  l'existence  d'une  chose  dans  un  lieu 
et  la  non-existence  de  cette  chose  dans  le  même  lieu).  Ce 
n'est  que  dans  le  temps,  c'est-à-dire  successivement,  que 
deux  déterminations  contradictoirement  opposées  peuvent 
convenir  à  une  même  chose.  Notre  concept  du  temps 
explique  donc  la  possibilit*'-  de  toutes  les  connaissances 
synthétiques  à  priori  que  contient  la  théorie  générale  du 
mouvement,  qui  n'est  pas  peu  féconde. 


§6. 

Conséquences  tirées  de  ce  qui  précède. 

A.  —  Le  temps  n'est  pas  quelque  chose  qui  existe  en  soi 
ou  qui  soit  iiihérentaux  choses  comme  une  détermination 
objective,  et  qui,  par  conséquent,  subsiste  quand  on  lait 
abstraction  de  toutes  les  conditions  subjectives  de  leur 
Intuition.  Dans  le  premier  cas,  il  faudiait  qu'il  fût  quel- 
que chose  qui  existât  réeltement  sans  objet  réel;  dans  le 
second,  étant  une  détermination  ou  un  ordre  inhéjent 
aux  choses  mêmes,  il  ne  pourrait  être  donné  avant  les 
objets  comme  leur  condition,  ni  être,  à  priori,  connu 
ou  perçu  intuitivement  par  des  propositions  syntliétiques. 
Hien  n'est  plus  facile,  au  contraire,  si  le  temps  n'est  que 
Ui  condition  subjective  de  toutes  les  intuitions  que  nous 
pouvons  avoir.  Alors,  en  effet,  cette  forme  de  l'intuition 
interne  peut  être  représentée  antérieurement  aux  objets, 
cl  par  consi'quent  à  priori. 

B.  —  Le  temps  n'est  autre  chose  que  Kn  forme  du  sens 
interne,  c'est-à-dire  de  l'intuition  de  nous-mêmes  et  de 
noire  état  intérieui'.  Eu  efTet,  il  ne  peut  être  une  d('termi- 
nation  des  phénomènes  extérieurs  :  il  n'appartient  ni  à 
une  figure,  ni  à  une  position,  etc.;  mais  il  détermine  le 


74  CRITIQUE  |>E  LA  lUISOtX  PUÏIE 

çg.p,p.ort  des  représentatioas  (Jajis  notre  état  iaté^'ieur.  Efc, 
préçisémcçot  parce  que  cette  iatiiitioû  ijiAtérieure  ae  fournit 
aucune  figUtPe,  ftous  clpierctians  à  çépareç  ce  défaut  par 
l'analogie;  nous  çeprésentojxs  la  suite  du  temps,  par  une 
ligne  qui  s'étend  àî'inûniet  do>at  les  diverses  parties  cons- 
tituent unç  série  qui  n'a  qu'une  diixiensioja.,  et  no,us  con- 
cluons des  propt'iétés  de  cette  ligne  à  celles  du  temps, 
ayec  cette-  seule  exception  que  les  parties  de  la  première 
sont  simultanées,  tandis  que  celles  du.  secojad  sont  tou- 
jours successives.  On  voit  aussi  par  là  que  la  représenta- 
tion du  temps  lui-njême  est  une  intuition,  puisque  toutes 
ses  relations  peuveixt  ê^re  exprimées  par  uae  intuition 
extérieure. 

C.  —  Le  temps  est  la  condition  formelle  àpnori  de  tous 
les  phénomènes  en  général.  L'espace,  comme  forme  pure 
de  toute  intuition  externe,  ne  sert  de  condition  à  priori 
qu'aux  phénomènes  extérieupes.  Au  contraire,  comme 
toutes  les  représentations,  qu'elles  aient  ou  non  pour 
objets  des  choses  extérieures,  appartiennent  toujours  par 
elles-mêmes,  en  tant  que  déterminations  de  l'esprit,  à  un 
état  i,ntérieur,  et  que  ce^  élat  intérieur,  ta^jo^urs  soumis 
à  U  condition  forme Ue  c^e  VintuitioJi  interne,  rentre 
ainsi  dans  le  temps,,  le  temps  est  une  condition  à  priori 
de  tous  les  pJbéftomènes  oj;^  général,  la  condition  iwutté- 
diate  des  phénomènes  intérieurs  (de  ftotre  àwe),  et,  pav 
là,  même,  la  co,ndition  médiate  des  phéuan^ènes  exté- 
riewvs.  Si  je  puis  dire  àp-wp"  que  tous  les  pliénoA^ènes 
sont  dans  l'espace,  et  qu'ils  sojit  déterminés  à  pvi^ii  sui- 
vant les  relations  de  Tespace,  je  puis  dire  d'une  manière 
tout  à  fait  générc^le  du  principe  du  sens  interne,  que  tous 
les  phéuouiènes  en  général,  c'est-à-dire  tous  les  objets  des 
sens,  sont  dans  le  temps  et  qu'ils  sont  nécessairement 
soumis  aux  relations  du  temps. 

Si  nous  faisons  ab^straction  de  notre  mode  d'intnition 
interne  et  de  la  manière  dont,  au  moyen  de  cette  intui- 
tion, nous  embrassons  aussi  toutes  les  intuitions  externes 
dans  notre'  faculté  de  représentation,  et  si,  par  consé- 
quent, nous  prenons  les  objets  comme  ils  peuvent  être 
en  eux-mêmes,  alors  le  ten^ps  n'est  vien.  \\  n'a  de  valeur 
oJljgective  que  ipel^tiveme^t  au\  id^énogiènea,  paroç  qu<j 


ESTHÉTIQUE  TRANSCENBANTALE 

les  phénomènes  sont   les    choses   que   nous   regardons 

comme  des  objets  âe  nos  sens;  mais  \\  n'a   plus  (ie   vateur 

hjective  dès  qu'on  faik  abstraction  de  (a  sensibilité  de 

lotre  intuition,  ou  de  ce  mode  de  représentation  qui  nout) 

st  propre,  et  que  l'on   parte  des  choses  en  gtHiéral.  Le 

il  naps  n'est  donc  autre  chose  qu'une  condition  subjective 

•  le  notre  (tmmaine)  intuition  (taquette   est  toujours  sen- 
:  ibte,  c'est-à-dire    [ne]  se  produit  fqu'jautant  que  nous 

(jmmes  affectés  par  des  objets)  ;  en  tui-raème,  en  dehors 
(kl  sujet,  il  n'est  rien.  11  n'est  pas  moins  nécessairement 
objectif  par  rapport  à  tous  les  phénomènes,  par  consé- 
quent aussi  à  toutes  les  choses  que  peut  nous  offrir  l'expé- 
rience. On  ne  peut  pas  dire  que  toutes  les  choses  sont 
lans  le  temps,  puisque,  tlani  le  concept  des  choses  en 
-l'néral,  on  fait  abstraction  de  toute  espèce  d'intuition  de 
<  ('S  choses,  et  que  l'intuition  est  la  condition  particulière 

•  |ui   fait   rentrer   le    temps  dans    ta  rt^présentation    des 

hjets  ;  mais,  si  t'on  ajoute  la  condition  au  concept  et  tjue 
ôH  dise:  toutes  tes  choses,  en  tant  que  phénomènes 
objets  de  l'intuition  sensible),  sont  dans  te  temps,  ce  prin- 
ipe  a  [dans  ce  sens]  sa  véritable  valeur  objecMvo,  cf  il 
>t  universel  à  pvion. 

Toutes  ces  considérations   établissent  donc   la    rvaHlt' 
inpirique  du  temps,   c^est-à-dire  sa  valeur  objective  par 
ipport  à  tous  les  objets  qui  peuvent  jaiiiais  être  donnés 
'  nos  sens.  Et  comme  notre  intuition  est  toujours  sensible, 
f    ne  peut  jamais  noua    être    donné    dans   l'expérience 
ucun  objet  qui  ne  rentre  sous  la  condition  du  temps. 
sous  combattons  donc  toute  prétention  du  temps  à  une 
n'aHté  absohœ,  comme  si,   mén»e   abstraction  faite  de  la 
lorme  de  notre   intuition    sensible,  il  appartenait  absolu- 
ment aux  choses,  à   titre  de   condition  ou  de  propriéli». 
hes  sortes  de  propriétés  qui  appartiennent  aux  choses  m 
soi  ne  sauraient  jamais  d'ailleurs  nous   être  données  par 
lo.s  sens.   Il  faut  donc  admettre  VidéaHté  transcendimiafc 
du  temps  en  ce  sens  que,  si  l'on  fait  abstraction  des  con- 
ditions subjectives  do  l'intuition  sensible,  il    n'est    plus 
'  i'Mi,  et  qu'il  n»>   pe>»t   être  attribué   aux   choses   en  soi 
indépendamment  de  leur  rajjport  avec  noti'o  intuition) 
oit  ^  titre  de  substance,  soit  À  titre  de  qualité.  Mais  cette 


70  CRITIQUE  DE  LA  HAISOX  PURE 

idéalité,  de  même  que  celle  de  l'espace,  n'a  rien  de 
commun  avec  les  subreptionsdes  sensations  :  dans  ce  cas 
on  y  suppose  en  effet  que  le  phénomène  même  auquel 
appartiennent  tels  ou  tels  attributs  aune  réalité  objective, 
tandis  que  cette  réalité  disparaît  entièrement  ici,  à  moins 
qu'on  ï^e  veuille  parler  d'une  réalité  simplement  empi- 
rique, c'est-à-dire  d'une  réalité  qui,  dans  l'objet,  ne  s'ap- 
plique qu'au  phénomène.  Voyez  plus  haut  sur  ce  point  la 
remarque  de  la  première  section. 


§7. 
Explicatioîi. 

Cette  théorie  qui  attribue  au  temps  une  réalité  empi- 
rique, mais  qui  lui  refuse  la  réalité  absolue  et  transcen- 
dantale,  a  soulevé  chez  des  esprits  pénétrants  une 
objection  si  unanime  que  j'en  conclus  qu'elle  doit  natu- 
rellement venir  à  la  pensée  de  tout  lecteur  à  qui  ces 
considérations  ne  sont  pas  familières.  Voici  comment 
elle  se  formule  :  il  y  a  des  changements  réels  (c'est  ce 
que  prouve  la  succession  de  nos  propres  représentations, 
voulût-on  nier  tous  les  phénomènes  extérieurs  ainsi  que 
leurs  changements);  or  des  changements  ne  sont  possibles 
que  dans  le  temps  ;  donc  le  temps  est  quelque  chose  de 
réel.  La  réponse  ne  présente  aucune  difficulté.  J'accorde 
l'argument  tout  entier.  Oui,  le  temps  est  quelque  chose 
de  réel  ;  c'est  en  effet  la  forme  réelle  de  l'intuition  interne. 
Il  a  donc  une  réalité  subjective  par  rapporta  l'expérience 
intérieure,  c'est-à-dire  que  j'ai  réellement  la  représenta- 
tion du  temps  et  de  mes  déterminations  dans  le  temps.  Il 
ne  doit  donc  pas  être  réellement  considéré  comme  un 
objet,  mais  comme  un  mode  de  représentation  de  moi- 
même  en  tant  qu'objet.  Que  si  je  pouvais  avoir,  ou  un 
autre  être,  l'intuition  de  moi-môme,  sans  cette  condition 
de  la  sensibilité,  ces  mêmes  déterminations  que  nous 
nous  représentons  actuellement  comme  des  changements 
nous  donneraient  une  connaissance  où  ne  se  trouverait 


ESTHÉTIQUE  TRANSCENDANTALE  77 

plus  la  représentation  du  temps,  ni  par  conséquent  celle 
du  changement.  Le  temps  garde  donc  une  réalité  empi- 
rique, comme  condition  de  toutes  nos  expériences;  mais, 
d'après  ce  que  nous  venons  de  dire,  on  ne  saurait  lui 
accorder  une  réalité  absolue.  Il  n'est  autre  chose  que  la 
forme  de  notre  intuition  interne  '.  Si  l'on  retranche  de 
cette  intuition  la  condition  particulière  de  notre  sensi- 
bilité, alors  le  concept  du  temps  disparaît  aussi,  car  il 
n'est  point  inhérent  aux  choses  mêmes,  mais  au  sujet  qui 
les  perçoit  intuitivement. 

Quelle  est  donc  la  cause  pour  laquelle  cette  objection  a 
('■té  faite  si  unanim.ement,  et  par  des  hommes  qui  n'ont 
rien  d'évident  à  opposer  à  la  doctrine  de  l'idéalité  de 
l'espace?  C'est  qu'ils  n'espéraient  pas  pouvoir  démontrer 
apodictiquement  la  réalité  absolue  de  l'espace,  arrêtés 
qu'ils  étaient  par  l'idéalisme,  suivant  lequel  la  réalité  des 
objets  extérieurs  n'est  susceptible  d'aucune  démonstra- 
tion rigoureuse,  tandis  que  celle  de  l'objet  de  notre  sens 
intime  (de  moi-même  et  de  mon  état)  leur  paraissait 
inimédiatemenl  claire  par  la  conscience.  Les  objets  exté- 
rieurs, pensaient-ils,  pourraient  bien  n'être  qu'une  appa- 
rence, mais  le  dernier  est  incontestablement  quelque 
chose  de  réel,  ils  ne  songeaient  pas  que  ces  deux  sortes 
d'objets,  si  incontestable  que  soit  leur  réalité  à  litre  de 
représentations,  n'appartiennent  cependant  qu'au  phéno- 
mène, et  que  le  phénomène  doit  être  envisagé  toujours 
sous  deux  points  de  vye  :  l'un,  où  l'objet  est  considéré  en 
lui-même  (indépendamment  du  mode  d'intuition  où  nous 
le  percevons,  et  par  cela  même  sa  nature  reste  toujours 
pour  nous  problématique);  l'autre,  où  l'on  a  égard  à  la 
forme  de  l'iiiluition  de  cet  objet,  laquelle  doit  être  cher- 
chée, non  dans  l'objot  lui-môme,  mais  dans  le  sujet 
auquel  l'objet  apparaît,  et  n'en  appartient  pas  moins  réel- 
lement et  nécessairement  au  phénomène  de  cet  objet. 

Le  temps  et  l'espace  sont  donc  deux  sources  où  peuvent 

f.  io  puis  bien  diic  (|iio  fnos  i('|irrsoiit;iti(»ns  sont  sucfcssivos, 
mais  cela  si;<nille  sculemt'ut  que  jai  i*onsrioiin'  de  ces  roiuost'iila- 
tions  loiumo  dans  une  suitodo,  temps,  c  rsl-a-dir«Mlaprés  la  formo 
du  sens  intime.  Le  lemi)s  n'est  pas  pour  rcla  quehpio  rhoso  en  soi, 
ni  uiOme  uuc  détcrminatiou  objcctiveracût  inhérente  aux  choses- 


78  iGt^ïTTOIE  DE  LA  RAISON  WRË 

être  tirées  à  priori  diverses  connaissances  synthétiques, 
comme  les  mathématiques  pures  en  donnent  un  «xefiapltî 
éclatant  relativement  à  la  connaissa;nce  de  l'espace  et  de 
ses  raipports.  C'est  qu'ils  sont  tous  deux  des  Cxwmes  pures 
de  toute  intuition  sensible,  ^et  rend-ent  ainsi  possibles  des 
propositions  synthétiques  à  priori.  Mais  ces  sources  de 
connaissances  à  priori  se  déterminent  leurs  limites  par 
cela  même  (qu'elles  ne  sont  que  des  conditions  de  la  sen- 
sibilité), -c'est-à-dire  qu'elles  ne  se  rapportent  aux  objets 
qu'autant  qu'ils  sont  considérés  comme  des  phénomènes 
et  non  comme  des  choses  en  soi.  Les  phénomènes  for- 
ment seuls  le  champ  où  elles  aient  de  la  valeur;  en  dehors 
de  là,  et  pour  qui  sort  de  ce  champ,  il  n'y  a  aucun  usage 
objectif  à  en  faire.  Cette  réalité  [que  j'attribue]  à  l'espace 
et  au  temps,  laissa  d'ailleurs  intacte  la  certitude  de  la 
connaissance  expérimentale,  car  cette  connaissance  est 
toujours  également  certaine  pour  nous,  que  ces  formes 
soient  nécessairement  inhérentes  aux  choses  mêmes  ou 
seulement  k  notre  inttrition  -des  clwses.  Au  contraire, 
ceux  qui  soutiennent  la  réalité  aèsoluc  de  d'espace  -et  du 
temps,  qu'ils  les  entendent  comme  des  substances  ou 
comme  des  qualités,  ceux-là  se  mettent  nécessairement  e« 
contradiction  avec  les  principes  de  l'expérience.  En  effet, 
s'ils  îe  décident  pour  le  premier  parti  (comme  le  font 
ordinairement  les  physiciens  mathématiciens),  il  leur  faut 
admettre  comme  étemels  et  infinis,  et  comme  subsistant 
par  eux-mêmes  deux  non-êtres  (l'espace  et  le  temps),  qui 
(sans  être  pourtant  quelque  chose  de  réel)  n'existewt  que 
pour  renfermer  en  eux  tout  ce  qui  réel.  Que  s'ils  suivent 
le  second  parti  (comme  font  quelques  physiciens  mathé- 
maticiens), c'est-à-dire  si  l'espace  et  le  tem>ps  sont  pour 
eux  certains  rapports  des  phénomènes  (des  rapports  de 
juxtaposition  ou  de  succession)  abstraits  de  l'expérience, 
mais  confusément  représentés  dans  cette  abstraction,  il 
faut  quMls  contestent  aux  doctrines  à  priori  des  mathéma- 
tiques touchant  les  choses  réelles  (par  exemple  dans 
l'es-pace),  leur  valeur  ou  du  moins  leur  certitude  apodic- 
tique,  puisqu'une  pareille  certitude  ne  saurait  être  à  pos^ 
terioriy  et  que,  dans  leur  opinion,  les  concepts  à  priori 
d'é^ace  et  de  temps  ne  sont  que  des  créations  de  Vima- 


ESÎHÉTlQtË  tRANSt:tm3XNTÂtï:  70 

gination  dont  la  source  doit  être  réellement  cherchée 
dans  l'expérience.  C'est  en  effet,  selon  eux,  avec  des  rap- 
ports abstraits  de  l'expérieuce  que  l'imagination  a  formé 
quelque  chose  qui  contient  bien  ce  qu'il  y  a  en  elle  de 
général,  mais  qui  ne  satirai't  ex'ister  satis  les  ï^strrctions 
qu'y  attache  la  nature.  Ceux  qui  adoptent  la  première 
opinion  ont  l'avantage  de  laisser  le  champ  des  phéno- 
mènes ouvert  aux  propositions  WiathéTnatiqùcfs  ;  ils  sont 
en  revanche  singulièrernent  embarrassés  par  ces  ttiémes 
conditions,  dès  que  l'entendeTnent  veut  sortir  de  ce 
champ.  Les  seconds  ont  sans  doute,  siit  ce  dernier  point, 
l'avantage  de  n'être  point  arrêter  par  les  représentations 
<le  l'espace  et  du  temps,  lorsqu'ils  veulent  juger  des  ohjets 
dans  leur  rapport  avec  rcntendeïnetit  etnon  comme  phéno- 
mènes ;  mais  ils  ne  peuvent  ni  rendre  compte  de  la  possi- 
bilité des  connaissances  rtiathématiques  à  priori  (puisqu'il 
leur  manque  une  véritable  fntm'tio'n  d7)n*o ri,  objectivement 
valable),  ni  établir  un  accorA  nécessaire  entre  îes  lois  de 
l'expérience  et  ces  affirmations.  'Ûr  ces  deux  difficultés 
disparaissent  dans  notre  théorie,  q^i  expliqtre  la  vénta'ble 
nature  de  ces  deUx  formes  originaires  de  la  sensibilité. 

Que  Vestliétiquc  transcendantale  ne  puisse  rien  con- 
tenir de  plus  que  ces  deux  élén^ents,  à  savoir  l'espace  et 
le  temps,  cela  résulte  clairement  àc  ceci,  que  tous  les 
autres  concepts  appartenant  à  la  sen^ihflité  supposent 
quelque  chose  d'empirique,  et  ^e  même  aussi  le  concept 
du  mouvement,  qui  réunit  les  Aeux  éléments.  €e  dernier, 
en  effet,  présuppose  la  perception  de  ï^elque  cliose  qui 
se  meut.  Or,  dans  l'espace  considéré  en  soi,  il  n'y  a  rien 
de  mobile.  11  faut  donc  que  le  mobile  soft  quclqne  cTioso 
que  Vcxpéricnce  seule  peut  trouver  dans  l*espftcè,  par  con- 
séquent une  donnée  empirique.  Par  là  môm^e,  l'esth(''tî(ijne 
transcendantale  ne  saurait  compter  parmi  ces  données  â 
priori  le  concept  du  changcmeni,  car  ce  n*«st  pas  le 
temps  lui-même  qui  cTiange,  mais  quelque  ctiose  qui  est 
dans  le  temps.  Ce  concept  suppose  donc  la  perct^ption 
d'une  certaine  cliose  et  de  la  succession  de  ses  détermi- 
nations, par  conséquent  l'expérience. 


80  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 


Remarques  générales  sur  l'esthétique  transcendantale. 


1.  Il  est  d'abord  nécessaire  d'expliquer,  aussi  claireni'?nt 
que  possible,  notre  opinion  sur  la  constitution  de  la  con- 
naissance sensible  en  général,  alin  de  prévenir  toij^ 
malentendu  à  ce  sujet.  "% 

Ce  que  nous  avons  voulu  dire,  c'est  donc  que  toute 
notre  intuition  n'est  autre  chose  que  la  représentation  de 
phénomènes;  c'est  que  les  choses  que  nous  percevons 
par  l'intuition  ne  sont  pas  en  elles-mêmes  telles  que 
nous  les  percevons,  et  que  leurs  rapports  ne  sont  pas  non 
plus  en  eux-mêmes  tels  qu'ils  nous  apparaissent;  c'est 
que,  si  nous  faisons  abstraction  de  notre  sujet,  ou  même 
seulement  de  la  constitution  subjective  de  nos  sens  en 
général,  toutes  les  propriétés,  tous  les  rapports  des 
objets  dans  l'espace  et  dans  le  temps,  l'espace  et 
le  temps  eux-mêmes  s'évanouissent,  puisque  tout  cela, 
comme  phénomène,  ne  peut  exister  en  soi,  mais  seule- 
ment en  nous.  Quant  à  la  nature  des  objets  considérés  en 
eux-mêmes  et  indépendamment  de  toute  réceptivité  de 
notre  sensibilité,  elle  nous  demeure  entièrement  incon- 
nue. Nous  ne  connaissons  rien  [de  ces  objets]  que  la 
manière  dont  nous  les  percevons;  et  cette  manière,  qui 
nous  est  propre,  peut  fort  bien  n'être  pas  nécessaire  pour 
tous  les  êtres,  bien  qu'elle  le  soit  pour  tous  les  hommes. 
Nous  n'avons  affaire  qu'à  elle.  L'espace  et  ]e  temps  en 
sont  les  formes  pures;  la  sensation  en  est  la  matière 
générale.  Nous  ne  pouvons  connaître  ces  formes  qu'à 
priori;  c'est-à-dire  avant  toute  perception  réelle,  et  c'est 
pourquoi  on  les  appelle  des  intuitions  pures;  la  sensation, 
au  contraire,  est  l'élément  d'où  notre  connaissance  tire 
le  nom  de  connaissance  à  posteriori,  c'est-à-dire  d'intui- 
tion empirique.  Ces  formes  sont  absolument  et  nécessai- 
rement inhérentes  à  notre  sensibilité,  quelle  que  puisse 
être  la  nature  de  nos  sensations;  celles-ci  peuvent  être 


ESTHÉTIQUE  TRANSCENDANTALE  81 

très  différentes.  Quand  même  nous  pourrions  porter  notre 
intuition  à   son   plus    haut  degré    de   clarté,    nous  n'en 

lions  point  un  pas  do  plus  vers  [la  connaissance  dej  la 
1!  iture  des  objets  en  eux-mêmes.  Car  en  tous  cas, 
nous  ne  connaîtrions  parfaitement  que  notre  mode 
d'intuition,  c'est-à-dire  notre  sensibilité,  toujours  soumise 
aux  conditions  d'espace  et  de  temps- originairement  inlié- 
^'  ntes  au  sujet;  quant  à  savoir  ce  que  sont  les  objets  en 

i,  c'est  ce  que  nous  ne  saurons  jamais,  même  avec  la 
'  rtnnaissance  la  plus  claire  de  leurs  phénomènes,  seule 
'-<  hose  qui  nous  soit  donnée. 

Prétendre    que    toute    notre    sensibilité    n'est    qu'une 

présentation  confuse  des  choses,  qui  contient  absolu- 
ment tout  ce  qu'il  y  a  dans  ces  choses  mêmes,  mais  seu- 
lement sous  la  forme  d'un  assemblage  de  caractères  et  de 
représentations  partielles  que  notre  conscience  ne  dis- 
tingue pas  les  uns  des  autres,  c'est  dénaturer  les  con^cepts 
de  sensibilité  et  de  phénomène,  et  en  rendre  toute  la 
théorie  inutile  et  vide.  La  différence  entre  une  représen- 
tation obscure  et  une  représentation  claire  est  purement 
logique  et  ne  i>orle  pas  sur  le  contenu.  Le  concept  du 
droit,  par  exemple,  dont  se  sert  toute  saine  intelligence, 
contient,  sans  doute,  tout  ce  que  peut  en  tirer  la  plub 
subtile  spéculation;  seulement,  dans  l'usage  vulgaire  et 
pratique  [qu'on  en  faitj,  on  n'a  pas  conscience  des  diverses 
représentations  contenues  dans  ce  concept.  Mais  on  ne 
peut  pas  dire  pour  cela  que  le  concept  vulgaire  soit  sen- 
sible et  ne  désigne  (fu'un  simple  phénomène  ;  car  le  droit 
ne  saurait  être  un  objet  de  perception,  mais  le  concept 
en  réside  dans  renlendement  et  représente  une  qualité 
(la  qualité  morale)  des  actions,  qu'elles  possèdent  en 
elles-mt^mes.  Au  contraire,  la  représentation  d'un  corps 
dans  l'intuition  ne  contient  rien  qui  puisse  appartenir  à 
un  objet  en  lui-même,  mais  seulement  le  phénomène  |l.i 
manifestation)  do  quelque  chose  et  la  manière  dont  nous 
cji  sommes  affectés.  Or,  cette  réceptivité  de  notre  faculté 
de  connaître,  que  Ton  nomme  sensibilité,  domeur«  tou- 
jours profondément  distincte  de  la  connaissance  de 
l'objet  en  soi,  (luand  mémo  on  parviendrait  à  pénétrer  le 
l»liénomène  jusqu'au  fond. 


82  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

La  philosophie  de  Leibniz  et  de  Wolf  a  donc  assigné  à 
toutes  les  recherches  sur  la  nature  et  l'origine  de  nos 
connaissances  un  point  de  vue  tout  à  fait  faux  en  consi- 
dérant la  différence  du  sensible  et  de  l'intellectuel  comme 
purement  logique,  tandis  qu'elle  est  évidemment  trans- 
cendantale  et  qu'elle  ne  porte  pas  seulement  sur  la  clarté 
ou  l'obscurité  de  la  forme,  mais  sur  l'origine  et  le  con- 
tenu. La  vérité  est  ainsi,  non  que  la  sensibilité  nous  fait 
connaître  obscurément  la  nature  des  choses  en  soi,  mais 
qu'elle  ne  nous  la  fait  pas  connaître  du  tout;  et,  dès  que 
nous  faisons  abstraction  de  notre  constitution  subjective, 
l'objet  représenté,  avec  les  propriétés  que  lui  attribuait 
l'intuition  sensible,  ne  se  trouve  plus  et  ne  peut  plus  se 
trouver  nulle  part,  puisque  c'est  justement  cette  consti- 
tution subjective  qui  détermine  la  forme  de  cet  objet 
comme  phénomène. 

Nous  distinguons  bien  d'ailleurs  dans  les  phénomènes 
ce  qui  est  essentiellement  inhérent  à  leur  intuition  et  a 
une  valeur  générale  pour  tout  sens  humain,  de  ce  qui  ne 
s'y  rencontre  qu'accidentellement,  et  ne  dépend  pas  de 
la  constitution  générale  de  la  sensibilité,  mais  de  la  dis- 
position particulière  ou  de  l'organisation  de  tel  ou  tel 
sens.  On  dit  de  la  première  espèce  de  connaissance  qu'elle 
représente  l'objet  en  soi,  et  de  la  seconde  qu'elle  n'en 
représente  que  le  phénomène.  Mais  cette  distinction  est 
purement  empirique.  Si  l'on  s'en  tient  là  (comme  il  arrive 
ordinairement)  et  que  l'on  ne  considère  pas  à  son  tour 
(ainsi  qu'il  conviendrait  de  le  faire)  cette  intuition 
empirique  comme  un  simple  phénomène,  où  l'on  ne 
trouve  plus  rien  qui  appartienne  à  une  chose  en  soi, 
alors  notre  distinction  transcendantale  s'évanouit,  et 
nous  croyons  connaître  des  choses  en  soi,  bien  que 
même  dans  nos  plus  profondes  recherches  sur  les  objets 
(du  monde  sensible),  nous  n'ayons  jamais  affaire  qu'à 
des  phénomènes.  Ainsi,  par  exemple,  si  nous  disons  de 
l'arc-en-ciel  qu'il  est  un  simple  phénomène  qui  se 
montre  dans  une  pluie  mêlée  de  soleil,  et  de  cette  pluie, 
qu'elle  est  une  chose  en  soi,  cette  manière  de  parler  est 
exacte,  pourvu  que  nous  entendions  la  pluie  dans  un 
sens  physique,  c'est-à-dire  comme  une  chose  qui,  dons 


ESTHETIQUE  TRANSCENDANTALE  83 

Texpérience  générale,  est  déterminée  de  telle  manière  et 
non  autrement  dans  l'intuition,  quelles  que  soient  d'ail- 
leurs les  dispositions  des  sens.  Mais  si  nous  prenons  ce 
[phénomène]  empirique  d'une  manière  générale,  et  que, 
sans  nous  occuper  de  son  accord  avec  tout  sens  humain, 
nous  demandions  s'il  représente  aussi  un  objet  en  soi  (je 
ne  dis  pas  des  gouttes  de  pluie,  car  elles  sont  déjà,  comme 
phénomènes,  des  objets  empiriques),  la  question  qui  porte 
sur  le  rapport  de  la  représentation  à  l'objet  devient  alors 
transcendantale.  Non  seulement  ces  gouttes  de  pluie  sont 
de  simples  phénomènes,  mais  même  leur  forme  ronde  et 
jusqu'à  l'espace  où  elles  tombent  ne  sont  rien  en  soi  ;  ce 
ne  sont  que  des  modifications  ou  des  dispositions  de 
notre  intuition  sensible.  Quant  à  l'objet  transcendantal, 
il  nous  demeure  inconnu. 

Une  seconde  remarque  importante  à  faire  sur  notre 
esthétique  trnnscendantale,  c'est  qu'elle  ne  se  recom- 
mande pas  seulement  à  titre  d'hypothèse  vraisemblable, 
mais  qu'elle  est  aussi  certaine  et  aussi  indubitable  qu'on 
peut  l'exiger  d'une  théorie  qui  doit  servir  d'organon.  Four 
mettre  cette  certitude  en  pleine  évidence,  prenons  quel- 
que cas  qui  en  montre  la  valeur  d'une  manière  éclatante 
et  jette  une  nouvelle  lumière  sur  ce  qui  a  été  exposé  ,^3^. 

Supposez  que  l'espace  et  le  temps  existent  en  soi  objec- 
tivement et  comme  conditions  de  la  possibilité  des  choses 
elles-mêmes,  une  première  difficulté  se  présente.  Nous 
tirons  à  priori  de  l'un  et  de  l'autre,  mais  particulièrement 
de  l'espace,  que  nous  prendrons  pour  cela  ici  comme 
principal  exemple,  un  grand  nombre  de  propositions 
apodictiques  et  synth<''tiques.  Puisque  les  propositions  de 
la  géométrie  sont  connues  synthétiquement  à  priori  et 
avec  une  certitude  apodictique,  je  demande  où  vous  pre- 
nez ces  propositions,  et  sur  quoi  s'appuie  notre  entende- 
ment pour  s'élever  A  ces  vérités  absolument  nécessaires 
et  universellement  valables.  On  ne  saurait  y  arriver  qu'au 
moyen  de  concepts  ou  d'intuitions,  elles  uns  et  les  autres 
nous  sont  donnés  soit  à  priori,  soit  à  posteriori.  Or  les 
concepts  empiriques  et  l'intuition  empirique  sur  laquelle 

a.  «  Et  jette...  »  additio|i  do  la  seconde  édition, 


84  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

ils  se  fondent  ne  peuvent  nous  fournir  d'autres  proposi- 
tions synthétiques  que  celles  qui  sont  empiriques  et  qui, 
à  ce  titre  de  propositions  expérimentales,  ne  peuvent  avoir 
cette  nécessité  et  cette  universalité  qui  caractérisent 
toutes  les  propositions  de  la  géométrie.  Reste  seul  le  pre- 
mier moyen,  celui  qui  consiste  à  s'élever  à  ces  connais- 
sances au  moyen  de  simples  concepts  ou  d'intuitions 
à  prion  ;  mais  il  est  clair  que  de  simples  concepts  on  ne 
peut  tirer  aucune  connaissance  synthétique,  mais  seu- 
lement des  connaissances  analytiques.  Prenez,  par 
exemple,  cette  proposition  :  deux  lignes  droites  ne  peuvent 
renfermer  aucun  espace,  ni,  par  conséquent,  former 
aucune  figure,  et  cherchez  à  la  dériver  du  concept  de  la 
ligne  droite  et  de  celui  du  nombre  deux.  Prenez  encore, 
si  vous  voulez,  cette  autre  proposition  qu'avec  trois  lignes 
droites  on  peut  former  une  figure,  et  essayez  de  même  de 
la  tirer  simplement  de  ces  concepts.  Tous  vos  efforts 
seront  vains,  et  vous  vous  verrez  forcés  de  recourir  à 
l'intuition,  comme  le  fait  toujours  la  géométrie.  Yous 
vous  donnez  donc  un  objet  dans  l'intuition  ;  mais  de  quelle 
espèce  est  cette  intuition  ?  Est-elle  pure  à  priori,  -ou 
empirique  ?  Si  c'était  une  intuitioi\  empirique,  nulle 
proposition  universellement  valable,  et  à  plus  forte  rai- 
son nulle  proposition  apodictique  n'en  pourrait  sortir  ; 
car  l'expérience  n'en  saurait  jamais  fournir  de  ce  genre. 
C'est  donc  à  priori  que  vous  devez  vous  donner  votre 
objet  dans  l'intuition,  pour  y  fonder  votre  propo- 
sition synthétique.  S'il  n'y  avait  point  en  vous  une 
faculté  d'intuition  â  priori  ;  si  cette  condition  subjective 
relative  à  la  forme  n'était  pas  en  même  temps  la  condi- 
tion universelle  à  priori  qui  seule  rend  possible  l'objet  de 
cette  intuition  (extérieure)  même  ;  si  l'objet  (le  triangle) 
était  quelque  chose  en  soi  indépendamment  de  son  rap- 
port à  votre  sujet;  comment  po«rriez-vous  dire  que  ce 
qui  est  nécessaire,  dans  vos  conditions  subjectives,  pour 
construire  un  triangle,  doit  aussi  nécessairement  se  trou- 
ver dans  le  triangle  en  soi  Y  En  effet  vous  ne  pouvez 
ajouter  à  vos  concepts  (de  trois  lignes)  aucun  élément 
nouveau  (la  figure)  qui  doive  nécessairement  se  trouver 
dans  l'objet,  puisque  cet  objet  est  donné  antérieurement  à 


ESTHETIQUE  TRANSCENDANTALE 

votre  connaissance  et  non  par  elle.  Si  donc  l'espace  (ci 
cola  s'applique  aussi  au  temps)  n'était  pas  une  simple 
forme  de  votre  intuition,  contenantdes  conditions  à  priori 
qui  seules  font  que  les  choses  peuvent  être  pour  vous  des 
objets  extérieurs,  lesquels,  sans  ces  conditions  subjec- 
tives, ne  sont  rien  en  soi,  vous  ne  pourriez  absolument 
porter  aucun  jugement  synthétique  à  priori  sur  les  objets 
extérieurs.  H  est  donc  indubitablement  certain,  et  non 
pas  seulement  possible  ou  vraisemblable,  que  l'espace  et 
le  temps,  comme  conditions  nécessaires  de  toute  expé- 
rience (externe  et  interne)  ne  sont  que  des  conditions 
himpleraent  subjectives  de  toute  notre  intuition;  qu'à  ce 
point  de  vue  tous  les  objets  sont  de  simples  phénomènes 
et  non  des  choses  données  de  cette  manière  telles  qu'elles 
sont  en  soi  ;  enfin  que  nous  pouvons  dire  à  priori  beau- 
coup de  choses  toucliant  la  forme  de  ces  objets,  mais 
jamais  la  moindre  sur  la  chose  en  soi  qui  peut  servir  de 
rondement  à  ces  phénomènes. 

II  ^  A  l'appui  de  cette  théorie  de  l'idéalité  du  sens  exté- 
rieur aussi  bien  que  du  sens  intime,  et  par  conséquent 
<hj  tous  les  objets  des  sens,  comme  purs  phénomènes,  on 
peut  faire  encore  utilement  une  importante  remarque  : 
c'est  que  tout  ce  qui  dans  notre  connaissance  apparticîii 
à  l'intuition  (je  ne  parle  pas  par  conséquent  du  sentiment 
du  plaisir  ou  de  la  peine,  ni  de  la  volonté,  qui  ne  sont 
pas  des  connaissances),  ne  contient  que  de  simples  rap- 
ports, rapports  do  lieux  dans  une  intuition  (étendue  , 
rapports  de  changement  de  lieu  (mouvement),  et  des  lois 
qui  iléterminent  ce  changement  (forces  motrices).  Mais 
ce  qui  est  présent  dans  le  lieu  ou  ce  qui  agit  dans  les 
choses  mêmes  en  dehors  du  changement  de  lieu  n'esl 
point  donné  par  là.  Or,  de  simples  rapports  ne  font  point 
connaitre  une  chose  en  soi  ;  par  conséquent  il  est  bien 
permis  de' penser  que,  comme  le  sens  extérieur  ne  nous 
<lonne  rien  autre  chose  que  de  simples  représentations 
de  rapports,  il  ne  peut  lui-même  renfermer  dans  sa 
M  présentation  que  le  rapport  d'un  objet  au  sujet,  et  non 


il.  Tout  ce  qui  .suit,  Jusqu'à  la  lin  de  l'esthétique,  est  une  addition 

lie  la  socynUô  édilion. 


86  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

ce  qui  est  propre  à  l'objet  et  lui  appartient  en  soi.  II  en 
est  de  même  de  rintuition  interne.  Outre  que  les  repré- 
sentations   des   sens  extérieurs  y  constituent  la   matière 
propre  dont  nous  remplissons  notre  esprit,   le  temps  où 
nous  plaçons  ces  représentations,  et  qui  lui-même  pré- 
cède la  conscience   que  nous  en  avons  dans  l'expérience 
et  leur  sert  de  fondement  comme  condition  formelle  de 
notre  manière  de  les  disposer  dans  notre  esprit,  le  temps, 
dis-je,  renferme  déjà    des  rapports  de  succession  ou  de 
simultanéité,  et  celui  du  simultané  avec  le  successif  (du 
permanent).  Or  ce  qui  peut  être,  comme  représentation, 
antérieur  à  tout  acte   de  penser  quelque  chose,  est  l'in- 
tuition ;  et,  comme   elle  ne  contient  rien  que  des  rap- 
ports, la   forme  de  l'intuition,  qui  ne    représente   rien 
qu'autant  que  quelque  chose- est  déjà  posé  dans  l'esprit, 
ne  peut  être  autre  chose  que  la  manière  dont  l'esprit   est 
affecté  par  sa  propre  activité,  ou  par  cette  position  de  sa 
représentation,  par  conséquent  par  lui-même,  c'est-à-dire 
un  sens  intérieur  considéré  dans  sa  forme.  Tout  ce  qui 
est  représenté  par  un  sens  est  toujours  à  ce  titre  un  phé- 
nomène ;  et  par  conséquent,  ou  il  ne  faut  point  admettre 
un  sens  intime,  ou  le  sujet  qui  en  est  l'objet  ne  peut  être 
représenté  par  lui  que    comme  un  phénomène,  et  non 
comme  il  se  jugerait  lui-même  si  son  intuition  était  pure- 
ment spontanée,  c'est-à-dire  intellectuelle.  Toute  la  diffi- 
culté est  "ici  de   savoir  comment  un  sujet  peut  intérieure- 
ment  se  percevoir  intuitivement  lui-même  ;  mais  cette 
difficulté  est  commune  à  toute  théorie.  La  conscience  de 
soi-même  (l'aperception)  est  la  simple  représentation  du 
moi,   et  si  tout  ce  qu'il  y  a  de  divers  dans  le  sujet  nous 
était  donné  spontanément  par  cette  seule  représentation, 
l'intuition    intérieure    s-erait  alors    intellectuelle.    Mais, 
dans    l'homme,    cette  conscience    exige    une  perception 
intérieure  du    divers,  lequel    est  préalablement    donné 
dans  le  sujet,  et  le  mode  suivant  lequel  il  est  donné  dans 
l'esprit  sans  aucune  spontanéité  doit,  en  raison  de  cette 
différence,  se  nommer  sensibilité.  Pour  que  la    faculté 
d'avoir  conscience  de  soi-même  puisse  découvrir  (appré- 
hender) ce  qui  -est  dans  l'esprit,  il  faut  que  celui-ci  en 
soit  affecté  ;  c'est  à  cette  seule  condition  que  nous  pouvons 


ESTHÉTIQUE  TRANSCENDAiNTALE  87 

avoir  Tintuition  de  nous-mêmes  ;  mais  la  forme  de  cette 
intuition,  existant  préalablement  dans  Fesprit,  détermine 
dans  la  représentation  du  temps  la  manière  dont  le  divers 
est  réuni  dans  l'esprit.  En  effet,  celui-ci  se  perçoit  intui- 
tivement, non  comme  il  se  représenterait  lui-même  immé- 
diatement et  en  vertu  de  sa  spontanéité,  mais  suivant 
la  manière  dont  il  est  intuitivement  affecté,  et  par  con- 
séquent tel  qu'il  s'apparaîtà  lui-même,  non  tel  qu'il  est. 
II!.  Lorsque  je  dis  que  l'intuition  des  choses  extérieures 
et  celle  que  Fesprit  a  de  lui-même  représentent,  dans 
l'espace  et  dans  le  temps,  chacune  son  objet,  comme  il 
affecte  nos  sens,  c'est-à-dire  comme  il  nous  apparaît,  je 
ne  veux  pas  dire  que  ces  objets  soient  une  simple  appa- 
rence. En  effet, dans  le  phénomène,  les  objets  et  mêmeles 
qualités  que  nous  leur  attribuons  sont  toujours  regardés 
comme  quelque  chose  de  réellement  donné  ;  seulement, 
comme  ces  qualités  dépendent  du  mode  d'intuition  du 
sujet  dans  son  rapport  à  l'objet  donné,  cet  objet  n'est 
pas  comme  phénomciiç  ce  qu'il  est  comme  objet  en  soi. 
Aussi  je  ne  dis  pas  que  les  corps  semblent  simplement 
exister  hors  de  moi,  ou  que  mon  âme  semble  simplement 
être  donnée  dans  la  conscience  que  j'ai  de  moi-même, 
lorsque  j'aHIrme  que  la  qualité  de  l'espace  et  du  temps, 
d'après  laquelle  je  me  les  représente  et  où  je  place  ainsi 
la  condition  do  leur  existence,  ne  réside  que  dans  mon 
mode  d'intuition  et  non  dans  ces  objets  en  soi.  Ce  serait 
ma  faute  si  je  ne  voyais  qu'une  simple  apparence  dans  ce 
que  je  devrais  considérer  comme  un   phénomène  '.  Mais 

i.  Les  prédicats  du  pliéuomène  peuvent  olro  attriliués  à  l' objet 
nif-me  dans  son  rap|)ort  avec  noire  sens,  par  e\enip!o  la  couleur 
rouKe  ou  l'odeur  à  la  rose:  mais  l'apparence  ne  peuljamais  èlro 
atlrihuèo  comme  prédicat  à  l'objet,  précisément  parce  (pielie. 
attribue  à  l'objet  en  soi  ce  qui  ne  lui  convient  (jue  dans  son  lap- 
port  avec  les  sens  ou  en},^'néral  avec  le  sujet,  comme  par  exemple, 
les  deux  anses  que  l'on  attribuait  primitivement  à  Saturne.  I.o 
pliénoméne  est  (piehiue  chose  qu'il  ne  faut  pas  chercher  dans 
l'objet  en  luisnénie,  mais  toujours  dans  le  rapport  de  cet  objet  au 
sujet,  et  qui  est  inséparable  de  la  reprcsentation  (iu(*  nous  en 
avons;  ainsi  c'est  avec  raison  que  les  prédicats  de  l'espace  et  du 
hinps  sont  attribués  aux  objets  des  sens  comme  tels,  et  il  n'y  a 
point  en  cela  d'apparence  [d'illusion!.  Au  contraire,  quand  j'at- 
tribue il  la  rose  e>i  soi  la  couleur  routée.  .1,  Saturne  dos  anses,  ou 


88  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

cela  n'arrive  pas  avec  notre  principe  de  l'idéalité  de  toutes 
nos  intuitions  sensibles  ;  c'est  au  contraire  en  attribuant 
à  ces  formes  de  représentation  une  réalité  objective  qu'on 
ne  peut  échapper  à  l'inconvénient  de  tout  voir  converti 
en  simple  apparence.  Que  ceux  qui  regardent  l'espace  et 
le  temps  comme  des  qualités  qu'il  faut  chercher  dans  les 
choses  en  soi  pour  en  expliquer  la  possibilité,  songent  à 
toutes  les  absurdités  où  ils  s'engagent  en  admettant  deux 
choses  infinies,  qui  ne  sont  ni  des  substances,  ni  des 
qualités  réellement  inhérentes  à  des  substances,  mais  qui 
doivent  être  pourtant  quelque  chose  d'existant,  et  même 
la  condition  nécessaire  de  l'existence  de  toutes  choses,  et 
qui  subsisteraient  alors  même  que  toutes  les  choses  exis^ 
tantes  auraient  disparu.  Ont-ils  bien  le  droit  de  reprocher 
à  l'excellent  Berkeley  d'avoir  réduit  les  corps  à  une  pure 
apparence?  Dans  leur  système  en  effet,  notre  propre  exiS' 
tence,  qui  deviendrait  dépendante  de  la  réalité  subsistante 
en  soi  d'un  non-étre  tel  que  le  temps,  ne  serait  plus, 
comme  celui-ci,  qu'une  vaine  apparence.  Or  c'est  là  une 
absurdité  que  personne  jusqu'ici  n'a  osé  se  charger  de 
soutenir. 

IV.  Dans  la  théologie  naturelle,  où  l'on  conçoit  un  objet 
qui  non  seulement  ne  peut  être  pour  nous  un  objet  d'in- 
tuition, mais  qui  ne  saurait  être  pour  lui-même  l'objet 
d'aucune  intuition  sensible,  on  a  bien  soin  d'écarter  absolu- 
ment de  l'intuition  qui  lui  est  propre  les  conditions  de 
l'espace  et  du  temps  (je  dis  de  son  intuition,  car  toute  sa 
connaissance  doit  être  intuition,  et  non  pensée,  qui  sup^ 
pose  toujours  des  limites).  Mais  de  quel  droit  peut-on 
procéder  ainsi  quand  on  a  commencé  par  faire  du  temps 
et  de  l'espace  des  formes  des  choses  en  soi,  et  des  formes 
telles  qu'elles  subsisteraient  comme  conditions  àpriori  de 
l'existence  des  choses,  quand  même  on  supprimerait  les 
choses  elles-mêmes?  En  efTet,  puisqu'elles  sont  les  con-^ 
ditions  de  toute  existence  en  général,  elles  devraient  être 
les  conditions  do  l'existence  de  Dieu.  Que  si  l'on  ne  veut 


à  tous  les  corps  extérieurs  l'étendue  (?n  soi,  sans  avoir  égard  à  un 
rapport  détenniné  do  ces  objets  avec  le  sujet  et  sans  restreindre 
mon  jugement  en  conséquence,  c'est  alors  que  naît  l'apparence. 


ESTHÉTIQUE  TRANSCENDANTALE  89 

pas  faire  de  l'espace  et  du  temps  des  formes  objectives  de 
toutes  choses,  il  ne  reste  plus  qu'à  en  faire  des  formes 
subjectives  de  notre  mode  d'intuition,  soit  externe,  soit 
interne.  Ce  mode  est  appelé  sensible  parce  qu'il  n'est  pas 
originaire,  c'est-à-dire  tel  que  l'existence  même  de  l'objet 
de  l'intuition  soit  donnée  par  lui  (un  pareil  mode  de 
connaissance,  autant  que  nous  pouvons  en  juger,  ne 
saurait  convenir  qu'à  l'Être  suprême),  mais  qu'il  dépend 
de  l'existence  de  l'objet,  et  que  par  conséquent  il  n'est 
possible  qu'autant  que  la  capacité  de  représentation  du 
sujet  en  estaffectée. 
Il  n'est  pas  nécessaire  non  plus  de  limiter  à  la  seiisi- 
Mié  de  l'homme  ce  mode  d'intuition  [par  lequel  nous 
nous  représentons  les  choses]  dans  l'espace  et  dans  le 
temps.  Il  se  peut  que  tous  les  êtres  finis  qui  pensent  aient 
nécessairement  cela  de  commun  avec  l'homme  (bien  que 
nous  ne  soyons  pas  en  état  d'en  décider)  ;  malgré  cette 
universalité,  cette  sorte  d'intuition  ne  laisserait  pas  d'ap- 
partenir à  la  sensibilité, parce  qu'elle  est  dérivée  {iniuitus 
derivatus)  et  non  originaire  [intuitus  originarius)  et  que, 
par  conséquent,  elle  n'est  pas  intellectuelle,  comme  celle 
qui,  d'après  la  raison  indiquée  tout  à  l'heure,  semble  n'ap- 
partenir qu'à  l'Être  suprême,  et  non  à  un  être  dépendant 
quanta  son  existence  aussi  bien  que  quant  à  son  intui- 
tion (laquelle  détermine  son  existence  par  rapport  à  des 
objets  donnés).  Cette  dernière  remarque  n'a  d'ailleurs 
pour  but  (|ue  de  servir  d'éclaircissement  et  non  de  preuve 
à  notre  théorie  esthétique. 


Conclusion  de  l'esthétique  transcendantale. 


Nous  avons  maintenant  une  des  données  requises  pour 
la  solution  du  problème  général  de  la  philosophie  trans- 
cendantale :  comment  des  propositions  synthétiques  à  priori 
sont-elles  possibles  ?  Je  veux  parler  des  intuitions  pures  à 
priori,  espace  et  temps.  Lorsque  dans  un  jugement  à 
priori,  nous  voulons   sortir   (\n    roncept  donné,   nous  y 


90  CRITIQUE  DE  LA  RÂISÔxN  PURE 

trouvons  quelque  chose  qui  peut  être  découvert  à  priori» 
non  dans  le  concept,  mais  dans  l'intuition  correspon- 
dante, et  qui  peut  être  lié  à  ce  concept.  Mais  par  la  même 
raison,  les  jugements  que  nous  formons  ainsi  ne  sauraient 
^  s'appliquer  qu'aux  objets  des  sens  et  n'ont  de  valeur 
j  que  relativement  aux  choses  d'expérience  possible. 


DEUXIÈME  PARTIE 
LOGIQUE  TRANSCENDANTALE 


INTRObUCTlOIN 
Idée  d'une  logique  transcendantâle. 


De  la  logique  en  général. 


Notre  connaissance  découle  dans  l'esprit  do  deii\ 
•  urées  principales,  dont  la  première  est  la  capacité  de 
recevoir  les  représentations  (la  rt^ceptivité  des  impres- 
sions), et  la  seconde  la  faculté  de  connaître  un  objet  au 
moyen  de  ces  représentations  (la  spontanéité  des  con- 
cepts). Par  la  première  un  objet  nous  est  donné;  par  la 
seconde,  il  est  pensé  dans  son  rapport  à  cette  représenta- 
tion (comme  simple  détermination  de  l'esprit).  Intui- 
tion et  concept,  tels  sont  donc  les  cléments  de  tout> 
notre  connaissance,  de  telle  sorte  que  ni  les  conr<^pls 
sans  une  intuition  qui  leur  corresponde  do  quebiiic 
manière,  ni  une  intuition  sans  les  concepts  ne  peuvtiU 
l\)uniir  aucune  connaissance.  Tous  deux  sont  purs  ou 
finpiiiquos  :  empiriques,  lorsqu'une  sensation  (qui  sup- 
pose la  présence  réelle  do  l'objet)  y  est  contenue;  purs, 
lorsqu'aucune  sensation  ne  se  mêle  à  la  représenta- 
tion. On  peut  dire  que  la  sensation  est  la  matière  de  la 
connaissance  sensible.  L'intuition  pure  ne  contient  par 
conséquent  que  la  forme  sous  laquelle  quelque  chose  est 
perçu  ;  et  le  concept  pur,  que  la  forme  de  la  pensée  d'un 
objet  en  général.  Los  intuitions  et  les  concepts  purs  ne 


94  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

sont  possibles  qu'à  priori,  et  seuls  ils  le  sont;  les  empiri- 
ques ne  le  sont  qu'à  posteriori. 

Nous  désignons  sous  le  nom  de  sensibilité  la  capacité 
qu'a  notre  esprit  de  recevoir  des  représentations,  en  tant 
qu'il  est  affecté  de  quelque  manière;  par  opposition  à 
cette  réceptivité,  la  faculté  que  nous  avons  de  produire 
nous  mêmes  des  représentations,  ou  la  spontanéité  de 
notre  connaissance  s'appelle  entendement.  Notre  nature 
veut  que  l'intuition  ne  puisse  jamais  être  que  sensible 
[pour  nous],  c'est-à-dire  contenir  autre  chose  que  la 
manière  dont  nous  sommes  affectés  par  des  objets.  Au 
contraire,  la  faculté  de  penser  l'objet  de  l'intuition  sen- 
sible est  Ventendement.  De  ces  deux  propriétés,  aucune 
n'est  préférable  à  l'autre.  Sans  la  sensibilité,  nul  objet  ne 
nous  serait  donné;  sans  l'entendement,  nul  ne  serait 
pensé.  Des  pensées  sans  matière  sont  vides;  des  intui- 
tions sans  concepts  sont  aveugles.  Aussi  est-il  tout  aussi 
nécessaire  de  rendre  sensibles  les  concepts  (c'est-à-dire 
d'y  joindre  l'objet  [donné]  dans  l'intuition),  que  de  rendre 
intelligibles  les  intuitions  (c'est-à-dire  de  les  soumettre  à 
des  concepts).  Ces  deux  facultés  ou  capacités  ne  sauraient 
non  plus  échanger  leurs  fonctions.  L'entendement  ne 
peut  avoir  l'intuition  de  rien,  ni  les  sens  rien  penser.  La 
connaissance  ne  peut  résulter  que  de  leur  union.  Il  ne 
faut  pas  cependant  confondre  leurs  rôles,  et  l'on  a  au 
contraire  grandement  raison  de  les  séparer  et  de  les  dis- 
tinguer avec  soin.  Aussi  distinguons-nous  la  science  des 
règles  de  la  sensibilité  en  général,  ou  l'Esthétique,  de  la 
science  des  règles  de  l'entendement  en  général,  ou  de  la 
Logique. 

La  logique  à  son  tour  peut  être  envisagée  sous  deux 
points  de  vue  :  ou  comme  logique  de  l'usage  de  l'en- 
tendement en  général,  ou  comme  logique  de  son  usage 
particulier.  La  première  contient  les  règles  absolument 
nécessaires  de  la  pensée,  sans  lesquelles  il  n'y  a  aucun 
usage  possible  de  l'entendement,  et  par  conséquent  elle 
envisage  cette  faculté  indépendamment  de  la  diversité 
des  objets  auxquels  elle  peut  s'appliquer.  La  logique  de 
l'usage  particulier  de  l'entendement  contient  les  règles 
qui  servent  à  penser  exactement  sur  une  certaine  espèce 


LOGIQUE  TRANSGENDANTALE  95 

d'objets.  La  première  peut  être  désignée  sous  le  nom  de 
logique  élémentaire;  la  seconde  est  Torganon  de  telle  ou 
telle  science.  Celle-ci  est  ordinairement  présentée  dans 
les  écoles  comme  la  propédeutique  des  sciences;  mais, 
dans  le  développement  de  la  raison  humaine,  on  n'y 
arrive  qu'en  dernier  lieu  :  on  n'y  arrive  que  quand  la 
science  estdéjcà  achevée  depuis  longtemps  et  qu'elle  n'at- 
tend plus  que  la  dernière  main  ppur  atteindre  le  [plus 
haut  degré  d']  exactitude  et  de  perfection.  En  effet,  il 
faut  déjà  avoir  une  connaissance  assez  approfondie  des 
choses  pour  [être  en  état  d'  ]  indiquer  les  règles  d'après 
lesquelles  on  en  peut  constituer  une  science. 

La  logique  générale  est  ou  pure  ou  appliquée.  Dans  la 
logique  pure,  nous  faisons  abstraction  de  toutes  les  con- 
ditions empiriques  sous  lesquelles  s'exerce  notre  enten- 
flement,  par  exemple  de  l'influence  des  sens,  du  jeu  de 
l'imagination,  des  lois  de  la  mémoire,  de  la  puissance  de 
l'habitude,  de  l'inclination,  etc.,  par  conséquent  aussi  des 
sources  de  nos  préjugés,  et  même  en  général  de  toutes 
les  causes  d'où  sortent  ou  peuvent  être  supposées  sortir 
certaines  connaissances,  parce  qu'elles  n'ont  trait  à  l'en- 
tendement que  dans  certaines  circonstances  de  son  appli- 
cation et  que,  pour  connaître  ces  circonstances,  l'expé- 
rience est  nécessaire.  Une  logique  générale  mais  pure  ne 
s'occupe  donc  que  des  principes  à  priori;  elle  est  un 
canon  de  l'entendement  et  de  la  raison,  mais  seulement 
par  rapport  à  ce  qu'il  y  a  de  formel  dans  leur  usage, 
quel  qu'en  soit  d'ailleurs  îe  contenu  (qu'il  soit  empirique 
ou  transcendantal).  La  logique  ô'enera/e  estappliquée,  lors- 
qu'elle a  pour  objet  les  règles  de  l'usage  de  l'entende- 
ment sous  les  conditions  subjectives  et  empiriques  que 
nous  enseigne  la  psychologie.  Ell<;  a  donc  [aussi]  des 
principes  empiriques,  bien  qu'elle  soit  générale  à  ce 
titre  qu'elle  considère  l'usage  de  l'entendement  sans  dis- 
tinction d'objet.  Aussi  n'est-ellc  ni  un  canon  de  l'enten- 
demen  on  général,  ni  un  organon  de  sciences  particu- 
lières, mais  seulement  un  catharticon  de  l'entendement 
commun. 

Il  faut  donc,  dans  la  logique  générale,  séparer  entière- 
ment la  partie  qui  doit  former  la  théorie  pure  de  la  raison 


96  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

de  celle  qui  constitue  la  logique  appliquée  (maïs  toujours 
générale).  La  première  seule  est  proprement  une  science, 
mais  courte  et  aride,  telle,  en  un  mot,  que  l'exige  l'expo- 
sition scolastique  d'une  théorie  élémentaire  de  l'entende- 
ment. Dans  cette  science,  les  logiciens  doivent  donc  tou- 
jours avoir  en  vue  les  deux  règles  suivantes  : 

!•)  Comme  logique  générale,  elle  fait  abstraction  detouf 
le  contenu  de  la  connaissance  de  l'entendement,  et  de- 
là diversité  de  ses  objets,  et  elle  n'a  à  s'occuper  que  de 
la  simple  forme  de  la  pensée. 

2")  Comme  logique  pure,  elle  n'a  point  de  principes 
empiriques;  par  conséquent  (bien  qu'on  se  persuade 
parfois  le  contraire),  elle  ne  tire  rien  de  la  psychologie, 
qui  ne  saurait  avoir  aucune  influence  sur  le  canon  de 
l'entendement.  Elle  est  une  doctrine  démontrée,  et  tout 
doit  y  être  parfaitement  certain  à  priori. 

Quant  à  la  logique  que  j'appelle  appliquée  (contraire- 
ment au  sens  ordinaire  de  cette  expression,  qui  désigne 
certains  exercices  dont  la  logique  pure  fournit  la  règle', 
elle  représente  l'entendement  et  les  règles  de  son  usage 
nécessaire  inconcreto,  c'est-à-dire  en  tant  qu'il  est  soumis 
aux  conditions  contingentes  du  sujet,  lesquelles  peu- 
vent lui  être  contraires  ou  favorables  et  ne  sont  jamais 
données  qu'empiriquement.  Elle  traite  de  l'attention, 
de  ses  obstacles  et  de  ses  effets,  de  Torigine  de  l'erreur, 
de  l'état  de  doute,  de  scrupule,  de  conviction,  etc.  I  ntrc 
la  logique  générale  et  pure  et  elle  il  y  a  le  mémo  rap- 
port qu'entre  la  morale  pure,  qui  contient  uniquement 
les  lois  morales  nécessaires  d'une  volonté  libre  en 
général,  et  l'éthique  proprement  dite  [théorie  des  vertus] 
qui  examine  ces  lois  par  rapport  aux  obstacles  qu'elles 
rencontrent  dans  les  sentiments,  les  inclinations  et  les 
passions  auxquelles  les  hommes  sont  plus  ou  moins 
sounîis.  Celle-ci  ne  saurait  jamais  constituer  une  véri- 
table science,  une  science  démontrée,  parce  que,  comme 
la  logique  appliquée,  elle  a  besoin  de  principes  empiri- 
ques et  psychologiques. 


LOGlUCE  ïKAXSCKMiAMALE  07 

II 

De  la  logique  transcendantale. 


La  logique  générale  fait  abstraction,  comme  nous 
l'avons  indiqué,  de  tout  contenu  de  la  connaissance, 
c'est-à-dire  de  tout  rapport  de  la  connaissance  à  l'objet, 
et  elle  n'envisage  que  la  forme  logique  des  connaissances 
dans  leurs  rapports  entre  elles,  c'est-à-dire  la  forme  de 
la  pensée  en  général.  Mais,  comme  il  y  a  des  intuitions 
pures  aussi  bien  que  des  intuitions  empiriques  (ainsi  que 
le  prouve  l'esthétique  transcendantale),  on  pourrait  bien 
trouver  aussi  une  différence  entre  une  pensée  pure  et 
une  pensée  empirique  des  objets.  Dans  ce  cas,  il  y  aurait 
une  logique  où  l'on  ne  ferait  pas  abstraction  de  tout  con- 
tehu  de  la  connaissance;  car  celle  qui  contiendrait  uni- 
quement les  règles  de  la  pensée  pure  d'un  objet  exclu- 
rait toutes  ces  connaissances  dont  le  contenu  serait  empi- 
rique. Cette  logique  rechercherait  aussi  l'origine  de  nos 
connaissances  des  objets,  en  tant  qu'elle  ne  peut  être 
attribuée  à  ces  objets  mêmes,  tandis  que  la  logique  géné- 
rale n'a  point  à  s'occuper  de  cette  origine  do  la  connais- 
sance, et  qu'elle  se  borne  à  examiner  les  représentations, 
qu'elles  soient  en  nous  originairement  à  pnorz,  ou  qu'elles 
nous  soient  seulement  données  empiriquement,  et  cela 
au  point  de  vue  des  lois  suivant  lesquelles  l'entendement 
les  emploie  et  les  relie  entre  elles,  lorsqu'il  pense.  Elle 
s'occupe  donc  uniquement  de  la  forme  que  l'entendement 
peut  leur  donner,  de  quelque  source  d'ailleurs  qu'elles 
puissent  découler. 

Je  fais  ici  une  remarque  qui  a  son  importance  pour 
toutes  les  considérations  qui  vont  suivre,  et  qu'il  ne  faut 
pas  perdre  de  vue;  c'est  que  le  nom  de  transcendantal  ne 
lonvient  point  à  toute  connaissance  à  priori,  mai»  seule- 
ment à  celle  par  laquelle  nous  connaissons  que  certaines 
1  oprésentations  (intuitions  ou  concepts)  sont  appliquées  ou 
|tossibles  simplement  à  priori,  (et  comment  elles  le  sont\ 

i.  —  7 


08  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

([Cette  expression  de  transcendantale  désigne]  la  possibi- 
lité de  la  connaissance  et  son  usage  à /)non.)  Ainsi,  ni 
Tespace,  ni  aucune  détermination  géométrique  à  priori 
de  l'espace  ne  sont  des  représentations  transcendantales  ; 
k  connaissance  de  Torigine  non  empirique  de  ces  repré- 
sentations, et  la  possibilité  qu'elles  ont  néanmoins  de  se 
rapporter  à  pnon  à  des  objets  d'expérience  peuvent  seules 
être  appelées  transcendantales.  De  même,  l'application  de 
l'espace  à  des  objets  en  général  serait  transcendantale; 
mais  bornée  simplement  aux  objets  des  sens,  elle  est 
empirique.  La  différence  du  transcendantal  et  de  l'em- 
pirique n'appartient  donc  qu'à  la  critique  des  connais- 
sances et  ne  concerne  point  le  rapport  de  ces  connais- 
eances  à  leur  objet. 

Dans  la  présomption  qu'il  y  a  peut-être  des  concepts 
qui  peuvent  se  rapporter  à pmW  à  des  objets,  non  comme 
intuitions  pures  ou  sensibles,  mais  seulement  comme 
actes  de  la  pensée  pure,  et  qui  par  conséquent  sont  bien 
des  concepts,  mais  des  concepts  dont  l'origine  n'est  ni 
empirique  ni  esthétique,  nous  nous  faisons  d'avance 
l'idée  d'une  science  de  l'entendement  pur  et  de  la  con- 
naissance rationnelle  par  laquelle  nous  pensons  des  objets 
tout  à  fait  à  priori.  Une  telle  science,  qui  déterminerait 
l'origine,  l'étendue  et  la  valeur  objective  de  ces  connais- 
sances, devrait  porter  le  nom  de  logique  transcendantale; 
car,  en  même  temps  qu'elle  n'aurait  affaire  qu'aux  lois  de 
l'entendement  et  de  la  raison,  elle  ne  se  rapporterait  qu'à 
des  objet*  à  priori,  et  non,  comme  la  logique  générale, 
aux  connaissances  empiriques  ou  pures  sans  distinction, 


III 

De  la  division  de  h  logique  générale 
en  Analytique  et  Dialectique, 

Ouest-ce  que  la  venté  ?  C'est  avec  cette  vieille  cl  fameuse 
question  que  l'on  pensait  pousser  A  bout  les  logiciens  et 
que  l'on    chercliait  à  les  prendre  forcément  en   flagrant 


I.OGIQUE  TRANSGENDANTAIEI  99 

<lélit  de  verbiage  ou  à  leur  faire  avouer  leur  ignorance, 
(  par  consnquent  la  vanité  de  tout  leur  art.  La  déllni- 
on  nominale  de  la  vérité  suivant  laquelle  elle  est  l'ac- 
urd  de  la  connaissance  avec  son  objet,  est  ici  admise  et 
i;pposée;  mais  on  veut  savoir  quoi  est  le  critère  général 
t  certain  do  la  vérité  de  toute  connaissance. 
C'est  déjà  une  grande  et  infaillible  preuve  de  saf(esse  et 

de  lumières  que  de  savoir  ce  qu'on  doit  raisonnnl)Iemcnt 
' -mandor.  En  effet,  si  la  question  est  absurde  en  soi  et 
jipelle  des  réponses  oiseuses,  non  seulement  ellq  eouvri; 

.'m;  honte  celui  qui  la  fait,  mais   elle  a  aussi  parfois  cet 

inconvénient  déporter  à  des  réponses  absurdes  l'auditeur 

pii  n'y  prend  pas  garde,  et  de  donner  ainsi  le  ridicule 

jiectacle  de  deux  personnes,  dont  l'une   trait   le  bouc 

omme  disaient  les  anciens),  tandis  que  l'autre  tient  une 

[.assoire. 
Si  la  vérité  consiste  dans  l'accord  d'une  connaissance 

avec  son  objet,  cet  objet  doit  être  par  là  môme  distingué 

•  le  tout  autre;  car  une  connaissance  est  fausse  quand  elle 

.;*'  s'accorde  pa«  avec  l'objet  auquel  elle  se  rapporte,  con- 

iitrelle  d'ailleurâ  des  idées  applicables  à  d'aulres  objets, 

''un  autre  c<jté,  un  crilt'irium  universel  delà  vérité  serait 

lui  qui  pourrait  ft'a[)pliquer  à  toutes  les  connaissances, 

ins  difclinilion  de  leurs  objets.  Mais,   puisqu'on  y   ferait 

ilislraclion  de  tout  contenu  de  la   connaissance  (de  son 

ijqiortà  son  objet),  et  que  la  vérité  porte  précisément 

ur  ce  contenu,  il  est  clair  qu'il  est  tout  a  fait  impossible 

!    absurde  do  demander  une  marque  distinctive  de  la 

•rite  de  ce  contenu  des  connais8anco«,  et  qu'on  ne  sau- 

lit  trouver  un  signe  suffisant  à  la  fois  et  universel  de  la 

rite.  Kt,  comme  le  contenu   d'une  connaissance  a  ('.tô, 

ommé  plus  haut  sa  matière,  il  est  juslo  de  dire  qu'il  n'y 
;  point  de  rritr-rium  universel  i\  cherclier  pour  la  vérid' 
'  '  la  connaissance  quant  à  la  matière,  parce  que  c'ol 
ontradictoire  en  soi. 

Pour  ce  qui  est  de  la  connaissance  conpidén?©  simple- 

'lent  dans  la  l'ormo  (abstraction  faite  de  tout  contenue,  il 

t  clair  qu'iine  logique,  en  exposant  les   règles   univer- 

l'iles  et  nécoRsaires  de  rentendcnjoiit.   fournit   dans  ces 

i  l'Ules  nll^Int»  des  n-ifrTJS  do  li    v('iili'     TnnI    r.'    nui    r>nM- 


100  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

tredit  ces  règles  est  faux,  puisque  rentendement  s'y  met 
en  contradiction  avec  les  règles  générales  de  sa  pensée, 
c'est-à-dire  avec  lui-même.  Mais  ces  critères  ne  concernent 
que  la  forme  de  la  vérité,  c'est-à-dire  de  la  pensée  en 
général;  et  s'ils  sont,  à  ce  titre,  tout  à  fait  exacts,  ils  ne 
sont  pas  suffisants.  En  effet,  une  connaissance  peut  fort 
bien  être  tout  à  fait  conforme  à  la  forme  logique,  c'est-à- 
dire  ne  pas  se  contredire  elle-même,  et  cependant  con- 
tredire encore  l'objet.  Le  critère  simplement  logique  de 
la  vérité,  a  savoir  l'accord  d'une  connaissance  avec  les 
lois  universelles  et  formelles  de  l'entendement  et  de  la 
raison,  est  donc  bien  la  condition  sine  gwa non  et  par. con- 
séquent négative  de  toute  vérité  ;  mais  la  logique  ne  sau- 
rait aller  plus  loin,  et  aucune  pierre  de  touche  ne  pour- 
rait lui  faire  découvrir  l'erreur  qui  n'atteint  pas  la  forme, 
mais  le  contenu. 

Or  la  logique  générale  décompose  toute  l'œuvre  for- 
melle de  l'entendement  et  de  la  raison  dans  ses  éléments 
et  elle  les  présente  comme  les  principes  de  toute  appré- 
ciation logique  de  notre  connaissance.  Cette  partie  de  la 
logique  peut  donc  être  nommée  analytique,  et  elle  est  la 
pierre  de  touche,  du  moins  négative,  de  la  vérité,  puisqu'il 
faut  d'abord  contrôler  et  juger  d'après  ses  règles  la  forme 
de  toute  connaissance,  avant  d'en  examiner  le  contenu, 
pour  savoir  si,  par  rapport  à  l'objet,  elle  contient  quelque 
vérité  positive.  Mais,  comme  la  simple  forme  de  la  con- 
naissance, si  bien  d'accord  qu'elle  puisse  être  avec  les 
lois  logiques,  ne  suffit  pas,  loin  de  là,  pour  décider  de  la 
vérité  matérielle  (objective)  de  la  connaissance,  personne 
ne  peut  se  hasarder  à  juger  des  objets  sur  la  foi  de  la 
logique.  Avant  d'en  affirmer  quelque  chose,  il  faut  en 
avoir  entrepris  en  dehors  de  la  logique  une  étude  appro- 
fondie, sauf  à  en  demander  ensuite  aux  lois  logiques 
l'usage  et  l'enchaînement  au  sein  d'un  tout  systématique, 
ou  mieux,  à  les  éprouver  simplement  d'après  ces  lois. 
Cependant,  il  y  a  quelque  chose  de  si  séduisant  dans  la 
possession  de  cet  art  précieux  qui  consiste  à  donner  à 
toutes  nos  connaissances  la  forme  de  l'entendement,  si 
vide  et  si  pauvre  d'ailleurs  qu'en  puisse  être  le  contenu, 
que  cette  logique  générale,  qui  n'est  qu'un  canon  pour 


LOGIQUE  TRANSCENDANTALE  iOl 

le  jugement,  devient  en  quelque  sorte  un  organon  dont 
on  se  sert  pour  en  tirer  réellement,  du  moins  en  appa- 
rence, des  assertions  objectives;  mais  cet  usage  est  dans 
le  fait  un  abus.  La  logique  générale,  prise  aussi  pour 
organon,  prend  le  nom  de  dialectique. 

Quelque  différente  que  soit  l'idée  que  les  anciens  se 
faisaient  de  la  science  et  de  l'art  qu'ils  désignaient  par  ce 
mot,  on  peut  certainement  conclure  de  l'usage  qu'ils  fai- 
saient réellement*  de  la  dialectique,  qu'elle  n'était  autre 
chose  pour  eux  que  la  logique  de  l'apparence.  C'était  en 
effet  un  art  sophistique  de  donner  à  son  ignorance  oy 
même  à  ses  artifice^  calculés  l'apparence  de  la  vérité,  de 
manière  à  imiter  cette  méthode  de  construction  que 
prescrit  la  logique  en  général  et  à  en  mettre  la  topique  à 
contribution  pour  faire  passer  les  plus  vaines  allégations. 
Or  c'est  une  remarque  non  moins  utile  que  certaine  que 
la  logique  générale,  considérée  comme  organon,  est  toujours 
une  logique  de  l'apparence,  c'est-à-dire  toujours  dialec- 
tique. En  effet,  comme  elle  ne  nous  enseigne  rien  au 
sujet  du  contenu  de  la  connaissance,  mais  qu'elle  se 
borne  à  exposer  les  conditions  formelles  de  l'accord  de 
la  connaissance  avec  l'entendement,  et  que  ces  conditions 
sont  d'ailleurs  tout  à  fait  indifférentes  relativement  aux 
objets,  la  prétention  de  se  servir  de  cette  logique  comme 
d'un  instrument  (d'un  organon)  pour  élargir  et  étendre 
ses  connaissances,  ou,  du  moins,  en  avoir*  l'air,  cette 
prétention  ne  peut  aboutir  qu'à  un  pur  verbiage,  par 
lequel  on  affirme  avec   quelque  apparence  ou  Ton  nie  à 

n  choix  tout  ce  que  l'on  veut. 

Un  tel  enseignement  est  à  tous  égards  contraire  à  la 
dignité  de  la  philosophie.  Aussi,  si  l'on  a  appliqué  le  nom 
do  dialectique  à  la  logique,  c'est  en  ce  sens  qu'elle  est  une 
rriiiqxie  de  Vapparence  dialectique,  et  c'est  en  ce  sens 
lussi  que  nous  le  voudrions  voir  pris  ici. 


102  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 


IV 


De  la  division  de  la  logique  ttanscendantale 
en  analytique  et  dialectique  tratiscendantales. 


Dans  la  logique  transceridantale,  notfs  isolons  l'enten- 
dement (comme  dans  l'eBihétique  transcendantale  nous 
avons  isolé  la  sensibilité)»  et  nous  nd  prenons  de  notre 
connaissance  que  la  partie  de  la  pensée  qui  a  uniquement 
son  origine  dans  Fentendettient.  Mais  l'usage  de  cette 
connaissance  pure  suppose  éette  condition,  que  des  objets 
auxqueli*  elle  puisse  s'appliquer  nous  soient  donnés  dans 
l'intuition.  En  effet>  sans  intuition,  toute  notre  connais- 
sance manque  d'objets,  et  elle  est  alors  entièrement  vide. 
La  partie  de  la  logique  transcendantale  qui  expose  leà 
éléments  de  la  connaissance  pure  de  l'entetidement  et  les 
principes  sarta  lesquels  aucun  objet  en  général  ne  peut  être 
pensé  est  l'analytique  transcendantale.  Elle  est  en  même 
temps  une  logique  de  la  vérité.  En  effet,  aucune  connais- 
sance ne  peut  être  en  contradiction  avec  cette  logique 
sans  perdre  aussitôt  tout  contenu*  c'èst-à-dire  tout  rapport 
à  quelque  objet,  par  conséquent,  toute  Vérité.  Mais  comme 
il  est  très  attrayant,  très  séduisant  de  se  servir  de  ces 
connaissances  et  de  ces  principe»  purs  de  l'entendement 
sans  tenir  compte  de  l'expérience,  ou  même  en  sortant 
des  limites  de  l'expérience,  qui  seule  peut  nous  fournir 
la  matière  à  laquelle  s'appliquent  ces  concepts  purs, 
l'entendement  court  alors  le  risque  de  faire,  à  l'aide  de 
vains  sophlslites,  un  usage  matériel  de»  principes  sim- 
plement formels  de  l'entendement  pur,  et  de  prononcer 
indistinctement  sur  des  objets  qui  ne  nous  sont  pas 
donnés  et  qui  peut-être  ne  peuvent  l'être  d'aucune  ma- 
nière. Si  donc  la  logique  ne  doit  être  proprement  qu'un 
canon  servant  à  juger  l'usage  empirique  des  concepts  de 
l'entendement,  c'est  en  abuser  que  de  vouloir  lui  accorder 
la  valeur  d'un  organon  d'un  usage  universel  et  illimité, 
et  que  de  se  hasarder,  avec  le  seul  entendement  pui ,  à 


LOGIQUE  TRANSCENDANTALE  103 

porter  des  jugements  synthétiques  sur  des  objets  en 
général  et  à  prononcer  ainsi  ou  à  décider  à  leur  égard. 
C'est  alors  que  l'usage  de  l'entendement  pur  serait  dialec- 
tique. La  seconde  partie  de  la  logique  transcendantale 
doit  donc  être  une  critique  de  cette  apparence  dialec- 
tique ;  elle  porte  le  titre  de  dialectique  transcendantale, 
non  pas  comme  art  de  susciter  dogmatiquement  une 
apparence  de  ce  genre  (cet  art,  malheureusement  trop 
répandu,  de  la  fantasmagorie  philosophique),  mais  comme 
critique  de  l'entendement  et  de  la  raison  dans  leur  usage 
hyperphysique,  critique  ayant  pour  but  de  découvrir  la 
fausse  apparence  qui  couvre  leurs  vaines  prétentions  et 
de  borner  cette  ambition,  qui  se  flatte  de  trouver  et 
d'étendre  la  connaissance  uniquement  à  l'aide  de  lois 
transcendantales,  à  juger  et  à  contrôler  seulement  l'en- 
tendement pur  et  à  le  prémunir  contre  les  illusions 
sophistiques. 


PREMIÈRE  DIVISION 
ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE 


Cette  analytique  est  la  décoinposition  de  toute  notre 
•onnjaissance  à  priori  dans  les  éléments  de  la  connais- 

■  lïica  pure  de  l'entendement.  Il  faut  dans  ce  travail  avoir 
1  gard  aux  points  suivants  :  1°  que  les  concepts  soient 
purs  et  non  empiriques;  2»  qu'ils  n'appartiennent  pas  à 
l'intuition  et  à  la  sensibilité,  mais  à  la  pensée  et  à  l'en- 
tendement; 3°  que  ce  soient  des  concepts  élémentaires, 
distincts  [à  ce  titre]  des  concepts  dérivés  ou  composés  des 
'  oncepts  élémentaires;  4°  que  la  table  en   soit  complète 

'  qu'ils  embrassent  tout  le  champ  de  l'entendement  pur. 
Or,  pour  que  l'on  puisse  attribuer  avec  certitude  cette 
intégralité  à  une  science,  il  ne  suffit  pas  qu'elle  se  pré- 
sente comme  un  agrégat  effectué  par  simples  tâtonne- 
ments :  elle  n'est  possible  qu'au  moyen  d'une  idée  du  tout 
de  la  connaissance  à  priori  due  à  l'entendement,  et  par 
la  division,  précise  par  là  même,  des  concepts  qui  la  cons- 
tituent, en  un  mot  au  moyen  de  leur  liaison  cnuasystème. 
1/entendement  pur  ne  se  distingue  pas  seulement  de  tout 

lément  empirique,  mais  encore  de  toute  sensibilité.  Il 
Mii-me  donc  une  unité  qui  existe   par  elle-même,  qui  se 

uflit  par  elle-même,  et  qui  ne  peut  être  augmentr^e  par 

lucune  addition  d'un  élément  étranger.  Aussi  l'ensemble 
de  sa  connaissance  constitue-t-il  un  système  qui  se  ramène 
à  une  idée  et  peut  être  déterminé  par  elle,  et  dont  la 
perfection  et  l'organisation  peuvent  Servir  de  pierre  d»' 
louche  à  la  légitimité  et  à  la  valeur  de  tous  les  éléments 
•  il!  connaissance  qui  y  entrent.  Toute  cette  [première) 
partie  de  la  logique  transcendantale  se  divise  en  deux 
livres,  dont  le  premier  contient  les  concepts,  ci  le  second 
les  principes  de  l'entendement  pur. 


LIVRE  PREMIER 
Analytique  des  concepts. 


Sous  le  nom  d'analytique  des  concepts,  je  n'entends 
pas  l'analyse  de  ces  concepts  ou  cette  méthode,  usitée 
dans  les  recherches  philosophiques,  qui  consiste  cà  décom- 
poser dans  les  éléments  qu'ils  contiennent  les  concepts 
qui  se  présentent  et  à  les  éclaircir  ainsi  ;  j'entends  la 
décomposition,  jusqu'ici  peu  tentée,  de  la  faculté  même  de 
l'entendement,  pour  examiner  la  possibilité  des  concepts 
à  priori  en  les  cherchant  uniquement  dans  l'entendement, 
comme  dans  leur  vraie  terre  natale,  et  en  analysant 
l'usage  pur  de  cette  faculté  en  général.  En  effet,  c'est  là 
l'œuvre  propre  d'une  philosophie  transcendantale  ;  le 
rcsto  est  l'étude  logique  des  concepts  [telle  qu'elle  a  lieu] 
dans  la  philosophie  en  général.  Nous  poursuivrons  donc 
les  concepts  purs  jusque  dans  leurs  premiers  germes  ou 
leurs  premiers  rudiments,  lesquels  résident  préliminai- 
rement  au  sein  do  l'entendement  humain,  jusqu'tà  ce 
qu'enfin  l'expérience  leur  donne  l'occasion  de  se  déve- 
lopper et  qu'affranchis  par  ce  même  entendement  des 
conditions  empiriques  qui  leur  sont  inhérentes,  ils  soient 
I  xposés  dans  toute  leur  pureté. 


CHAPITRE  ! 

Du  fil  conducteur  servant  à  découvrir  tous  les 
concepts  purs  de  l'entendement. 


Lorsqu'on  met  en  jeu  une  faculté  de  connaître,  alors, 
suivant  les  différentes  circonstances,  se  produisent  divers 
concepts  qui  révèlent  cette  faculté  et  dont  on  peut  faire 
une  liste  plus  ou  moins  étendue,  suivant  qu'on  a  mis  A 
les  examiner  plus  ou  moins  de  temps  et  de  pénétration. 
Mais  quand  cette  recherche  est-elle  achevée?  c'est  ce  qu'il' 
est  impossible  de  déterminer  avec  certitude  en  suivant 
cette  méthode  en  quelque  sorte  mécanique.  Aussi,  les 
concepts  que  l'on  ne  découvre  ainsi  qu'à  l'occasion  se 
présentent  sans  aucun  ordre  et  sans  aucune  unité  systé» 
matique.  On  finit  seulement  par  le»  grouper  suivant  cer- 
taines ressemblances  et  paj  les  disposer  en  séries  suivant 
la  grandeur  de  leur  contenu,  on  allant  dos  simples  aux 
composés  ;  mais  ces  séries,  bien  que  disposées  d'une 
certaine  manière  méthodiquement,  n'ont  pourtant  rien  de 
systématique. 

La  philosophie  transcendantale  a  l'avantage,  mais  aussi 
l'obligation  de  recliercher  ses  concepts  suivant  un  prin- 
cipe, parce  qu'ils  sortent  purs  et  sans  mélange  de  l'en- 
tendement comme  d'une  unité  absolue  et  que  par  consé- 
quent ils  sont  nécessairement  enchaînés  d'eux-mêmes 
suivant  un  concept  ou  une  idée.  Un  tel  enchaînement 
nous  fournit  une  règle  d'après  laquelle  nous  pouvons 
"déterminer  à  priori  la  place  de  chaque  concept  pur  de 
l'entendement  et  l'intégrité  de  leur  ensemble,  deux  choses 
qui,  autrement,  dépendraient  du  caprice  ou  du  hasard. 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANT ALE  111 

PREMIÈRE  SECTION 

DE   l'usage   logique   DE   l'ENTENDEMBNT   EN  GÉNÉRAL 


L'entendement  a  été  défini  plus  haut  d'une  manière 
purement  négative  :  une  faculté  de  connaître  non  sensible. 
Or  nous  ne  pouvons  avoir  aucune  intuition  en  dehors  de 
la  sensibilité.  L'entendement  n'est  donc  pas  une  faculté 
d'intuition.  Mais,  l'intuition  mise  à  part,  il  n'y  a  pas 
d'autre  woyen  de  connaître  que  les  concepts.  La  connais- 
sance de  tout  entendement,  du  moins  de  l'entendement 
humain,  est  donc  une  connaissance  par  concepts,  non 
intuitive,  mais  discursive.  Toutes  les  intuitions,  en  tant 
que  sensibles,  reposent  sur  des  affections,  mais  les  con- 
cepts supposent  des  fonctions.  J'entends  par  fonction 
l'unité  de  l'acte  qui  consiste  à  réunir  diverses  repré- 
sentations sous  une  représentation  commune.  Les  con- 
cepts reposent  donc  sur  la  spontanéité  do  la  pensée,  de 
même  que  les  intuitions  sensibles  sur  la  réceptivité  des 
impressions.  L'entendement  ne  peut  faire  de  ces  concepts 
il'nutre  usage  que  de  juger  par  leur  moyen.  Or  comme, 
excepté  l'intuition,  aucune  représentation  ne  se  rapporte 
immédiatement  à  l'objet,  un  concept  ne  se  rapporte 
jamais  immédiatement  à  un  objet,  mais  à  quelque  autre 
représentation  de  cet  objet  (qu'elle  soit  une  intuition,  ou 
déjà  un  concept).  Le  jugement  est  donc  la  connaissance 
médiate  d'un  objet,  par  conséquent  la  représentation 
d'une  représentation  de  cet  objet.  Dans  tout  jugement  il 
y  a  un  concept  qui  en  embrasse  une  pluralité  d'autres 
et  qui,  parmi  eux,  comprend  aussi  une  représentation 
donnt'e,  laquelle  enfin  se  rapporte  immédiatement  à 
l'objet.  Ainsi,  dans  ce  jugement  :  toun  iea  corps  sont  divifii- 
hlcs,  le  concept  du  divisible  se  rapporte  A  divers  autres 
tncepts;  mais,  entre  eux,  il  se  rapporte  parliculièrement 
i  celui  do  corps,  lequel,  à  son  tour,  se  rapporte  à  cer- 
tains phénomènes  qui  se  présentent  en  nous.  Ainsi  ces 
objets  sont  médiatement  représentes  par  le  concept  de  la 


112  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

divisibilité.  Tous  les  jugements  sont  donc  des  fonctions 
[qui  consistent  à  ramener]  nos  représentations  à  l'unité, 
en  substituant  à  uïie  représentation  immédiate  une  repré- 
sentation plus  élevée  qui  contient  la  première  avec  beau- 
coup d'autres,  et  qui  sert  à  la  connaissance  de  l'objet,  de 
sorte  que  beaucoup  de  connaissances  possibles  se  trou- 
vent réunies  en  une  seule.  Comme  nous  pouvons  ramener 
tous  les  actes  de  l'entendement  à  des  jugements,  l'enten- 
dement en  général  peut  être  représenté  comme  une  faculté 
de  juger.  En  effet,  d'après  ce  qui  a  été  dit  précédemment, 
il  est  une  faculté  de  penser.  Or  penser,  c'est  connaître  par 
concepts,  et  les  concepts,  comme  prédicats  de  jugements 
possibles,  se  rapportent  à  quelque  représentation  d'un 
objet  encore  indéterminé.  Ainsi  le  concept  du  corps 
signifie  quelque  chose,  par  exemple  un  métal,  qui  peut 
être  connu  par  ce  concept.  Il  n'est  donc  un  concept  qu'à 
la  condition  de  contenir  d'autres  représentations  au 
moyen  desquelles  il  peut  se  rapporter  à  des  objets.  Il  est 
donc  le  prédicat  d'un  jugement  possible,  de  celui-ci  par 
exemple  :  tout  métal  est  un  corps.  On  trouvera  donc 
toutes  les  fonctions  de  l'entendement,  si  l'on  parvient  à 
déterminer  d'une  manière  complète  les  fonctions  de 
l'unité  dans  les  jugements.  Or  la  section  suivante  va 
montrer  que  cela  est  très  réalisable. 


DEUXIEME  SECTION 

§9. 
De  la  fonction  logique  de  Ventendement  dans  les  jugements. 

Si  Ton  fait  abstraction  de  tout  contenu  d'un  jugement 
en  général  et  que  l'on  n'y  envisage  que  la  simple  forme 
de  l'entendement,  on  trouve  que  la  fonction  de  la  pensée 
dans  le  jugement  peut  être  ramenée  à  quatre  titres,  dont 
chacun  contient  trois  moments.  Ils  sont  parfaitement 
représentés  dans  le  tableau  suivant  : 


ANALYTIQUE  TBANSCENDANTALÊ 


H3 


2 
Qualité. 

Afflffnalifs. 

Négafifs. 
Indéfinis. 


Quantité  des  jugements. 

Universels. 

Particuliers. 

Singuliers. 


3 

Relation. 


Câtégorkftics. 

HYpothétiques. 

Dîsjonctifs. 


4 
Modalité. 

Prob!ërtïati(jues. 
As9ert(Wiq«es. 
ApOfiictiques. 


Camrne  cette  divîsirm  semble  s'écarter  suif  quelqaes 
points,  k  la  Térité  non  essentiels,  de  la  iechniqac  ùrdi- 
rrcitre  des  logiciens,  les  observations  suivantes  ne  seront 
pas  inutiles  pour  prévenir  un  malentendu  menaçant. 

I.  Les  logiciens  disent  avec  raison  que  si  l'on  regarde 
r<fsago  des  jugements  dans  les  raisonnements,  on  peut 
traiter  les  jugements  singuliers  comme  des  jugements 
universels.  En  cff^t,  précisément  parce  f|tr''ls  n'ont  pas 
(l'extension,  leur  prédicat  ne  peut  être  rapporté  simple- 
n>enl  à  une  partie  de  ce  que  contient  le  concept  du  sujet 
et  être  e;xclu  du  reste.  Il  s'applique  donc  à  tout  ce  con- 
cëffi  »ans  exception,  comme  s'il  s'agissait  d'un  concept 
géfréral,  à  toute  l'extension  duquel  corrviendrait  le  prédi- 
cat. Mais  si  nous  comparons  un  jugement  singulier  avec 
im  iirjriricrft  général  à  titre  simplement  de  connaissance 
!  Mj  ('«  if,t  die  vue  de  la  quantité.  |nous  voyons  q»i'^|  b' 
proruItT  est  au  second  ce  que  l'unité  est  A  Tint 
que,  par  conséquent,  il  en  est  par  lui-même  eî>> 
ment  distinct.  Si  donc  j'estime  un  jugement  sinj^ulitr 
{judiciujn  ainoutdre),  non  seulement  quant  à  sa  vab-ur 
intrinsèque,  mais  encore,  comme  connaissance  en  géné- 
ral, au  point  «le  vue  de  la  quantité  qu'il  a  relativement  à 
d'antres  connaissances,   il  est  absolument  distinct  des 

I.  —  S 


114  CRITIQUE  DE  LA  lUISOxN  PURE 

jugements  généraux  {judicia  communia)  et  mérite  une 
place  particulière  dans  un  tableau  complet  des  moments 
de  la  pensée  en  général  (bien  que,  sans  doute,  il  ne 
l'ait  pas  dans  une  logique  restreinte  à  l'usage  des  juge- 
ments considérés  dans  leurs  rapports  réciproques). 

2.  De  même,  dans  une  logique  transcendantale  il  faut 
distinguer  les  jugements  indéfinis  des  jugements  affirma^ 
tifs,  bien  que,  dans  la  logique  générale,  ils  soient  mis  au 
même  rang  et  ne  constituent  pas  une  subdivision  parti- 
culière. Cette  dernière,  en  effet,  fait  abstraction  de  tout 
contenu  dans  le  prédicat  (alors  même  qu'il  est  négatif), 
et  considère  seulement  s'il  convient  au  sujet  ou  s'il  lui 
est  opposé.  La  première,  au  contraire,  envisage  aussi  le 
jugement  quant  à  sa  valeur  ou  au  contenu  de  cette  affir- 
mation logique,  qui  se  fait  au  moyen  d'un  prédicat  pure- 
ment négatif,  et  elle  cherche  ce  que  cette^affirmation  fait 
gagner  à  l'ensemble  de  la  connaissance.  Si  je  disais  de 
l'âme  qu'elle  n'est  pas  mortelle,  j'écarterais  du  moins  une 
erreur  par  un  jugement  négatif.  Or,  en  avançant  cette 
proposition,  que  l'àme  n'est  pas  mortelle,  j'ai  bien  réel- 
lement affirmé  au  point  de  vue  de  la  forme  logique, 
puisque  j'ai  placé  l'àme  dans  la  catégorie  indéterminée 
des  êtres  immortels.  Mais,  commue  ce  qui  est  mortel  forme 
une  partie  du  cercle  entier  des  êtres  possibles,  et  que  ce 
qui  est  immortel  forme  l'autre,  je  n'ai  dit  rien  autre 
chose  par  ma  proposition,  sinon  que  l'âme  fait  partie 
du  nombre  indéfini  des  êtres  qui  restent,  lorsqu'on  a 
mis  à  part  tout  ce  qui  est  mortel.  La  sphère  indéfinie 
de  tout  le  possible  n'est  limitée  par  là  qu'en  ce  qu'on 
en  a  écarté  tout  ce  qui  est  mortel  et  qu'on  a  placé 
l'âme  dans  la  circonscription  restante.  Cette  circonscrip- 
tion reste  toujours  indéfinie,  malgré  l'exclusion  faite,  et 
l'on  en  pourrait  retrancher  encore  un  plus  grand  nombre 
de  parties,  sans  que  pour  cela  le  concept  de  l'âme  y 
gagnât  le  moins  du  monde  et  fût  déterminé  affirmative- 
ment. Ces  jugements,  indéfinis  par  rapport  à  la  sphère 
logique,  sont  donc  en  réalité  purement  limitatifs  relative- 
ment au  contenu  de  la  connaissance  en  général;  et,  à  ce 
titre,  le  tableau  transcendantal  de  tous  les  moments  de 
la  pensée  dans  les  jugements  ne  doit  pas  les  omettre. 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  il5 

caria  fonction  qu'y  exerce  ici  l'entendement  pourrait  bien 
avoir  de  l'importance  dans  le  champ  de  sa  connaissance 
pure  à  priori. 

3.  Tous  les  rapports  de  la  pensée  dans  les  jugements 
sont  ceux  :  a.  du  prédicat  au  sujet,  b.  du  principe  à  la 
conséquence,  c.  de  la  connaissance  divisée  à  tous  les 
membres  delà  division.  Dans  la  première  espèce  de  juge- 
ments, il  n'y  a  enjeu  que  deux  concepts,  et,  dans  la  seconde, 
deux  jugements;  dans  la  troisième  on  considère  plusieurs 
jugements  dans  leurs  rapport  entre  eux.  Cette  proposi- 
tion hypothétique  :  s'il  y  a  une  justice  parfaite,  le  méchant 
sera  puni,  implique  proprement  le  rapport  de  deux  pro- 
positions •  il  y  a  une  justice  parfaite  ;  le  méchant  sera 
puni.  Il  n'est  pas  ici  question  de  savoir  si  ces  deux  pro- 
positions sont  vraies  en  soi.  La  conséquence  est  la  seule 
chose  à  laquelle  on  pense  dans  ce  jugement.  Enfin,  le 
jugement  disjonctif  implique  un  rapport  entre  deux  ou 
plusieurs  propositions,  qui  n'est  pas  un  rapport  de  consé- 
quence, mais  un  rapport  d'opposition  logique,  en  ce  sens 
que  la  sphère  de  l'un  exclut  celle  de  l'autre,  et  en  même 
temps  cependant  un  rapport  de  communauté,  en  ce  sons  que 
les  diverses  propositions  réunies  remplissent  la  sphère  de 
la  connaissance  en  question.  Il  implique  donc  un  rap- 
port entre  les  parties  de  la  sphère  d'une  connaissance, 
f)uisque  la  sphère  de  chaque  partie  sert  de  complément  à 
a  sphère  de  la  connaissance  qui  donne  lieu  à  la  disjonc- 
tion. Si  je  dis,  par  exemple,  que  le  monde  existe,  soit  par 
l'effet  d'un  aveugle  hasard,  soit  en  vertu  d'une  nécessité 
intérieure,  soit  par  une  cause  extérieure,  chacune  de  ces 
propositions  forme  une  partie  de  la  sphère  de  la  connais- 
sance possible  relativement  A  l'existence  d'un  monde  en 
général,  et  toutes  ensemble  forment  la  sphère  entière. 
Exclure  la  connaissance  de  l'une  de  ces  sphères,  c'est  la 
placer  dans  l'une  des  autres,  et,  au  contraire,  la  placer 
dans  une  splière,  c'est  l'exclure  de  toutes  les  autres.  Il  y  a 
donc,  dans  un  jugement  disjonctif,  une  certaine  commu- 
nauté de  connaissances,  qui  consiste  en  ce  qu'elles  s'ex- 
cluent réciproquement,  mais  en  déterminant  parla  même 
dans  V ensemble  la  véritable  connaissance,  puisque  ré-unies 
elles  constituent  le  contenu  total  d'une  uaique  connais- 


il6  CRITIQUE  DE  LA  BAISON  PURE 

sance  donnée.  Et  voilà  tout  ce  que  je  crois  nécessaire  de 
faire  remarquer  pour  [rintelligence  de]  la  suite. 

4.   La  modalité  des  jugements   est  une  fonction  tout  à 
fait  particulière,  qui  a  ce  caractère  distinctif  de   n'entrer 
pour  rien  dans  le  contenu  des  jugements  (car,  eh  deliors 
de  la  quantité,  de  la  qualité  et  de  la  relation,  il  n'y  a  plu- 
rien  qui  forme   le  contenu  d'un  jugement),  mais  de  n« 
concerner  que  la  valeur  de  la  copule  relativement  à  1  • 
pensée    en    général.   Les   jugements  sont  problématiques 
lorsque  l'on  admet  l'affirmation  ou  la  négation  comme 
simplement  possible  (arbitraire);  asser toriques,  lorsqu'elle 
est  considérée  cofnme  réelle  (vraie)  ;  apodictiques,  quand 
on  la  regarde  comme  nécessaire  K  Ainsi,  les  deux  juge- 
ments dont  la  relation  constitue  le  jugement  hypothétique 
[antecedens  et  conseqitens)  et  ceux  qui  par  leur  action  réci- 
proque (comme  membres  de  la  division)  forment  le  juge- 
ment disjonctif,  ne  sont  tous  que -problématiques.  Dctn- 
l'exemple  cité   plus  haut,   cette  proposition  :  il  y  a  un- 
justice    parfaite,  n'est  pas  prononcée  assertoriqucmonl. 
mais  pensée  seulement  comme   un  jugement  arbitraire, 
qui  peut  être  admis  par  quelqu'un,  et  il  n'y  a  que  la  con- 
séquence qui  soit  assertorique.   Aussi  les  jugements  de 
cette  sorte  peuvent-ils   être  manifestement  faux*  et  pour- 
tant, pris  problématiquement,  servir  de  eonditionsà  la  con- 
naissance de  la  vérité.  Ainsi  ce  jugement  :  le  monde  esè 
Veffet  d\in  aveugle  hasard,  n'a,  dans  le  jugement  disjonctif, 
qu'une  signification  problématique,  c'est-tà-dire  que  quel- 
qu'un pourrait  l'admettre   pour  un  moment;  et  pourtant 
(comme  indication  d'une  fausse  route  dans  le  nombre  de 
{ontes  celles  qu'on   peut  suivre),  il  sert  à  trouver  le  vrai 
<lif>min.   La  proposition  problématique  est  donc  celle  qui 
n'exprime    qu'une    possibilité    logique  (qui    n'est   poiiv 
objective),  c'est-à-dire  un  libre  choix  qu'on  pourrait  e; 
'"lire  comme  valable,  ou  un  acte  purement  arbitraire  en 
vertu  duquel  on  l'admettrait  dans  l'entendement.  La  pr<  ^ 
position   assertorique  énonce  une  réalité  oh  une  vériî 


}.  Comme  si  la  pensée  était,  dans  le  premier  cas,  une  fomtiuii 
do  Veyitcndement  :  dans  le  sr,ond.  du  jvc/enienf:  dans  îetroisièiii' 
de  la  rrf^ii'ov?.  Cetle  reni«rque  setr<yffv«ra  eclairei«  par  la  sirit«. 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  H7 

fogique  ;  c'est  ainsi  que  dans  un  raisonnement  hypotlié- 
tique  l'antécédent  est  problématique  dans  la  majeure,  et 
assortorique  dans  la  mineure  ;  elle  montre  que  la  pro- 
position est  déjà  liée  à  l'entendement  en  vertu  de  ses  lois. 
La  proposition  apodictique  conçoit  l'assertorique  comme 
étant  déterminée  par  ces  lois  mêmes  de  l'entendement, 
et  par  conséquent  comme  étant  affirmative  à  priori;  clic 
exprime  de  cette  manière  une  nécessité  logique.  Or 
comme  tout  ici  s'incorpore  successivement  à  l'entende- 
ment, de  telle  manière  que  l'on  juge  d'abord  une  certaine 
chose  problématiquement,  qu'on  l'accepte  ensuite  asser- 
toriquement  comme  vraie,  et  qu'on  l'aflirme  enlin  comme 
inséparablement  liée  à  l'entendement,  c'est-<à-dire  comme 
nécessaire  et  apodictique,  on  peut  regarder  les  (rois 
fonctions  de  la  modalité  comme  autant  do  moment^  do  In 
pensée  en  générai. 


TROISIEME  SECTION 

§  iO. 

Ihs  coiicciili:  purs  de  l'entendement  ou  des  catégories. 

La  logique  générale,  comme  il  a  déjà  été  dit  plusieurs 
i^,  fait  abstraction  de  tout  contenu  de  la  connaissance 
elle  attend  que   les  représentations  lui  soient  donné<»s 
I illeurs,  d'où  que  ce  soit,  pour  les  convertir  d'abord  en 
iicopts,  ce  qu'elle  fait  au  moyen  de  l'analyse.  La  logiquo 
Iranscendantale,  au  contraire,  trouve  devant  elles  une  diver- 
sité d'éléments  sensibles  à  priori  que  l'esthétique  truns- 
!idantnl«'  lui   fournit  et  qui   donnent  une   matière  aux 
iicopts  purs  de  rentondoment  ;  sans  cette  matière  eH«} 
lurait  point  de  contenu,  et  serait  par  consétiuenl  tout  à 
I  vide.  Or  l'ispace  et  le  temps  renf«rment  sans  doulo 
Il  divers  de  l'intuition  pure  à  prion,  mais  ils  n'eu  font 
s  moins  partie  des  conditions  de  la  réceptivité  de  notre 
prit,  c'est-à-dire  des  conditions  sans  lesquelles  il   ne 


118  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

peut  recevoir  de  représentations  des  objets,  et  qui  par 
conséquent  en  doivent  nécessairement  aussi  affecter  le 
concept.  Mais  la  spontanéité  de  notre  pensée  exige  pour 
faire  une  diversité  de  cette  connaissance  qu'elle  soit 
d'abord  parcourue,  recueillie  et  liée  de  quelque  façon^.. 
J'appelle  cet  acte  synthèse. 

J'entends  donc  par  sî/ni/iès^,  dans  le  sens  le  plus  général 
de  ce  mot,  l'acte  qui  consiste  à  ajouter  diverses  représen- 
tations les  unes  aux  autres  et  à  en  réunir  la  diversité  en 
une  connaissance.  Cette  synthèse  est  pure,  quand  la  diver- 
sité n'est  pas  donnée  empiriquement,  mais  à  pnon  (comme 
celle  qui  est  donnée  dans  l'espace  et  dans  le  temps).  Nos 
représentations  doivent  être  données  antérieurement  à 
l'analyse  qu'on  en  peut  faire,  et  aucun  concept  ne  peut 
se  former  aiialytiquement  quant  à  son  contenu.  Sans 
doute  la  synthèse  d'une  diversité  (qu'elle  soit  donnée 
empiriquement  ou  à  priori)  produit  d'abord  une  .connais- 
sance qui  peut  être  au  début  grossière  et  confuse,  et  qui 
par  conséquent  a  besoin  d'analyse  ;  mais  elle  n'en  est  pas 
moins  proprement  l'acte  qui  rassemble  les  éléments  [de 
manière  à  en  constituerj  des  connaissances  et  qui  les 
réunit  pour  en  former  un  certain  contenu.  Elle  est  donc 
la  première  chose  sur  laquelle  nous  devions  porter  notre 
attention,  lorsque  nous  voulons  juger  de  l'origine  de 
notre  connaissance. 

La  synthèse  en  général,  comme  nous  le  verrons  plus 
tard,  est  le  simple  effet  de  l'imagination,  c'est-à-dire  d'une 
fonction  de  l'àme,  aveugle  mais  indispensable,  sans  la- 
quelle nous  n'aurions  aucune  espèce  de  connaissance, 
mais  dont  nous  n'avons  que  très  rarement  conscience.  Mais 
l'acte  qui  consiste  à  ramener  cette  synthèse  à  des  concepts 
est  une  fonction  qui  appartient  à  l'entendement,  et  par 
laquelle  il  nous  procure  d'abord  la  connaissance  dans  le 
sens  propre  de  ce  mot. 

La  synthèse  pure,  représentée  d'une  manière  générale, 
donne  le  concept  pur  de  l'entendement.  J'entends  par  là 
cette  synthèse  qui  repose  sur  un  principe  d'unité  synthé- 
tique à  jor/or2;  ainsi  notre  numération  (cela  est  surtout 
remarquable  quand  il  s'agit  de  nombres  élevés),  est  une 
synthèse  qui  se  fait  suivant  des  concepts,  puisqu'elle  a  lieu 


ANALYTIQUE  THANSCENDANTALE  il-j 

d'après  un  principe  commun  d'unité  (par  exemple  celui  de 
la  dizaine).  L'unité  dans  la  synthèse  est  donc  nécessaire 
sous  ce  concept. 

Il  y  a  une  opération  qui  consiste  à  ramener  par  voie 
d'analyse  diverses  représentations  à  un  concept  (c'est 
celle  dont  s'occupe  la  logique  générale)  :  mais  ce  ne  sont 
pas  les  représentations,  c'est  \a  synthèse  pure  des  repré- 
sentations que  la  logique  transcendantale  enseigne  à 
ramener  à  des  concepts.  La  première  chose  qui  doit  être 
donnée  pour  que  la  connaissance  à  priori  d'un  objet  quel- 
conque devienne  possible,  c'est  la  diversité  des  intuitions 
pures  ;  la  seconde  est  la  synthèse  que  l'imagination  opère 
dans  cette  diversité,  mais  qui  ne  donne  encore  aucune 
connaissance.  Les  concepts  qui  donnent  Vunité  à  cette 
synthèse  pure  et  qui  consistent  uniquement  dans  la 
représentation  de  cette  unité  synthétique  nécessaire 
forment  la  troisième  chose  nécessaire  à  la  connaissance 
d'un  objet,  et  reposent  sur  l'entendement, 

La  même  fonction  qui  donne  l'unité  aux  diverses 
représentations  dans  un  jugement,  donne  aussi  l'unité  à  la 
simple  synthèse  dtjs  représentations  diverses  dans  une 
intuition^  et  c'est  cette  unité  qui,  prise  d'une  manière 
générale,  s'appelle  un  concept  pur  de  l'entendement. 
Ainsi  le  même  entendement  qui,  au  moyen  de  l'unité 
analytique,  a  produit  dans  les  concepts  la  forme  logique 
du  jugement,  introduit  aussi,  par  la  même  opération,  au 
moyen  de  l'unité  synthétique  des  éléments  divers  de  l'in- 
tuition en  général,  un  contenu  transcendantal  dans  ses 
représentations,  et  c'est  pourquoi  elles  s'appellent  dos 
concepts  purs  de  l'entendement,  qui  s'appliquent  à  priori 
à  des  objets,  ce  que  ne  peut  faire  la  logique  générale. 

D'après  cela,  il  y  aura  autant  de  concepts  purs  de  l'en- 
tendement s'appliquant  à  priori  à  des  objets  d'intuition, 
qu'il  y  avait,  d'après  la  table  précédente,  de  fonctions 
logiques  dans  tous  les  jugements  possibles  ;  car  ces  fonc- 
tions épuisent  entièrement  l'entendement  et  en  mesurent 
exactement  la  puissance.  Nous  donnerons  à  ces  concepts, 
suivant  le  langage  d'Aristote,  le  nom  de  catégories,  puis- 
que notre  dessein  est  identique  au  sien  dans  son  origine, 
bien  qu'il  s'en  éloigne  beaucoup  dans  l'exécution. 


420  CRITIQUE  DE  LA  RAISOxX  PURE 


TABLE  DES  CATEGORIES 

1«  Quantité. 

Unité. 
Pluralité. 
Totalité. 
2«  Qualité.  3°  Relation. 

B^alité.  Substance    et    accidiîiit 

{substmtia2iacciden$). 

Négation,  Causalité  et  ciépendance 

(cause  et  effet). 

Limitation.  Comninnanté  (actio»  ré- 

ciproque entre  J'agenJt 
et  le  patieiitj. 

4«  Modalité. 

PossiHIité  -^  Impossibilité, 
Sxîsteiiçe  —  Non-existence. 
Nécessité    —  Contingence. 

Telle  est  la  liste  de  tous  les  concepts  originairement 
purs  de  la  synthèse,  qui  sont  contenus  à  priori  dans  l'en- 
tendement et  qui  lui  valent  le  nom  d'entendement  pur.  C'est 
uniquement  grAce  à  eux  qu'il  peut  comprendre  quelque 
chose  dans  les  éléments  divers  de  l'intuition,  c'est-à-dire 
en  penser  l'objet.  Cette  division  est  systématiquement 
dérivée  d'un  principe  commun,  à  savoir  de  la  faculté  de 
juger  (qui  est  la  môme  chose  que  la  faculté  de  penser)  : 
ce  n'est  point  une  rapsodie  résultant  d'une  recherche 
de  concepts  purs  faite  au  hasard,  mais  dont  l'énuraération 
ne  saurait  jamais  être  certainement  complète,  puisqu'on 
la  conclut  seulement  par  induction  sans  jamais  songera 
se  demander  pourquoi  ce  sont  précisément  ces  concepts 
et  non  point  d'autres  qui  sont  inhérents  à  l'entendement 
pur.  C'était  un  dessein  digne  d'un  esprit  aussi  pénétrant 
qu'Aristote  que  celui  de  rechercher  ces  concepts  fonda- 
mentaux. Mais,  comme  il  ne  suivait  aucun  principe,  il  les 
recueillit  comme  ils  se  présentaient  à  lui,  et  en  rassembla 
d'abord  dix  qu'il  appela  catégories  (prédicaments).  Dans 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  42i 

la  suite,  il  crut  en  avoir  trouvé  encore  cinq,  qu'il  ajouta 
aux  précédents  sous  le  nom  fie  post-prédicaments.  Mais  sa 
liste  n'en  resta  pas  moins  incomplète.  En  outre,  on  y 
trouve  quelques  modes  de  la  sensibilité  pure  {quando,  ubi, 
sitm,  ainsi  que  prius,  simul)  et  même  un  concept  empi- 
rique {motus)  qui  ne  devraient  pas  llgurer  dans  ce  registre 
généalogique  de  l'entendement;  on  y  trouve  aussi  des 
concepts  dérivés  {actio,  pussio)  mêlés  aux  concepts  pri- 
mitifs, et  d'un  autre  côté  quelques-uns  de  ceux-ci  manquent 

•  mplètement. 

Au  sujet  de  ces  derniers  concepts,  il  faut  encore  remar- 
quer que  les  catégories,  étant  les  vrais  concepts  primitiffi  do 
l'entendement  humain,  sont  par  là  même  la  soudie  do 
concepts  dérivés  qui  ne  sont  pas  moins  purs  et  dont  il  esT 
impossible  de  ne  pas  tenir  compte  dans  un  systèmo 
complet  de  philosophie  transcendantale,  mais  que,  dans 
coi  essai    purenient   critique,  je    puis    me  contenter  de 

mentionner. 

Qu'il  me  soit  permis  de  nommer  ces  concepts  purs, 
mais  dérivés,  de  l'entendement  les  prédicables  de  l'enton- 
•  lomont  pur  (par  opposition  auxprédicaments).  Dès  qu'on 
a  lee   concepts    originaires  et    primitifs,  il  est   facile  d'y 

I  jouter  le§  concepts  dérivés  et  secondaires,  et  de  dessiner 

iilièremenl  l'arbre  gé?néalogjque  de  l'entendement  pur. 

ommeje  n'ai  point  à  m'occupeiici  delà  complète  exécu- 

on   du  système,    mais  seulement  des    principes  de  ce 

\stème,  je  réserve  ce  complément  pour  un  autre  travail. 

iiiison  peut  assez  aisémentatteindre  ce  but  en  prenant  les 

iiiinuelsd'ontùlogio  ot  en  ajoutant,  par  exemple,  àla  caté- 
;-;i)rie  do  causalité,  les  prédicables  de  la  force,  de  l'action, 
(ie  la  passion  ;  à  la  cati'gorie  de  la  communauté,  ceux  de 
la  présence,  de  la  résistance  ;  aux  prédicaments  de  la 
modalité,  les  prédicables  de  la  naissance,  de  la  iin,  du 
rliungement,  etc,  Les  catégories  combinées  avec  les  modes 
(le  la  sensibilit('  pure,  ou   mèuie  entre  elles,  fournissent 

une  granrle  quantité  de  concopls  dé-rivés  à  priori,  (ju'il  ne 
rail   pas   sans    utilité    et  sans   iiiti'rèt   de    hi^naler   et 

i'e.xposcr  aussi  complètement  (|ue  possible;  mai^  c'est  là 

'K.e  peine  dont  on  peut  s'exempter  ici. 
'    me  dispense  aussi  à  dessoin  dans  ce  traité  de  donner 


122  CRITIQUE  DE  LA  RAISOxN  PURE 

les  définitions  de  ces  catégories,  quoique  je  sois  en  mesure 
de  le  faire.  J'analyserai  plus  tard  ces  concepts  dans  la 
mesure  nécessaire  à  la  théorie  de  la  méthode  qui  m'oc- 
cupe. Dans  un  système  de  la  raison  pure  on  serait  sans 
doute  en  droit  de  les  exiger  de  moi  ;  mais  ici  elles  ne 
feraient  que  détourner  l'attention  du  but  principal  de  notre 
recherche,  en  soulevant  des  doutes  et  des  objections  que 
nous  pouvons  très  bien  ajourner  à  une  autre  occasion, 
sans  nuire  en  rien  à  notre  objet  essentiel.  En  attendant, 
il  résulte  clairement  du  peu  que  je  viens  de  dire  qu'un 
vocabulaire  complet  de  ces  concepts,  avec  tous  les  éclair- 
cissements nécessaires,  est  non  seulement  possible  mais 
facile  à  exécuter.  Les  cases  sont  toutes  prêtes  ;  il  ne  reste 
plus  qu'à  les  remplir,  et  dans  une  topique  systématique 
telle  que  celle  dont  il  s'agit  ici,  il  n'est  pas  difficile  de 
reconnaître  la  place  qui  convient  proprement  à  chaque 
concept  et  de  remarquer  en  même  temps  celles  qui  sont 
encore  vides.  r 

§11*. 

On  peut  faire  sur  cette  table  des  catégories  des  obser- 
vations curieuses,  qui  pourraient  bien  conduire-à  des  con- 
séquences importantes  relativement  à  la  forme  scientifique 
de  toutes  les  connaissances  rationnelles.  En  effet,  que 
dans  la  partie  théorique  de  la  philosophie  cette  table  soit 
singulièrement  utile  et  même  indispensable  pour  tracer 
en  entier  le  plan  de  Vensemble  d'une  science,  en  tant  que 
cette  science  repose  sur  des  principes  à  priori,  et  pour  la 
diviser  mathématiquement  suivant  des  principes  déterminés, 
c'est  ce  que  l'on  aperçoit  tout  de  suite  en  songeant  que  la 
table  dont  il  s'agit  ici  contient  absolument  tous  les  concepts 
élémentaires  de  l'entendement  et  même  la  forme  du 
système  qui  les  réunit  dans  l'entendement  humain,  et  que 
par  conséquent  elle  nous  indique  tous  les  moments  de  la 
science  spéculative  que  Ton  a  en  vue  et  même  leur  ordre, 
comme  j'en  ai  donné  une  preuve  ailleurs.  Voici  quelques- 
unes  de  ces  remarques  : 

a.  Les  §  11  et  12  sont  des  additions  delà  seconde  édition. 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  123 

Première  remarque,  —  Cette  table,  qui  contient  quatre 
classes  de  concepts  de  l'entendement,  se  divise  d'abord  en 
deux  parties,  dont  la  première  se  rapporte  aux  objets  de 
l'intuition  (pure  ou  empirique),  et  la  seconde  à  l'existence 
de  ces  objets  (soit  par  rapport  les  uns  aux  autres,  soit  par 
rapport  à  l'entendement). 

On  pourrait  appeler  mathématiques  les  catégories  de  la 
première  classe,  et  dynamiques  celles  de  la  seconde.  La 
première  n*a  point,  comme  on  le  voit,  de  corrélatifs  ;  on 
n'en  trouve  que  dans  la  seconde.  Cette  différence  doit 
avoir  son  fondement  dans  la  nature  de  l'entendement. 

Deuxième  remarque.  —  Chaque  classe  comprend  d'ailleurs 
un  nombre  égal  de  catégories,  c'est-à-dire  trois,  ce  qui 
mérite  rédexion,  puisqme  toute  autre  division  à  priori 
fondée  sur  des  concepts  doit  être  une  dichotomie.  Ajoutez 
à  cela  que  la  troisième  catégorie  dans  chaque  classe 
résulte  toujours  de  l'union  de  la  seconde  avec  la  pre- 
mière. 

Ainsi  la  totalité  n'est  autre  chose  que  la  pluralité  con- 
sidérée comme  unité;  la  limitation,  que  la  réalité  jointe  à 
la  négation  ;  la  communauté,  que  la  causalité  d'une  substance 
déterminée  par  une  autre  qu'elle  détermine  à  son  tour; 
ia  nécessité  enfin,  que  l'existence  donnée  parla  possibilité 
môme.  Mais  que  l'on  ne  pense  pas  pour  cela  que  la  Iroi- 
-ième  catégorie  soit  un  simple  concept  dérivé  et  non  un 
t)ncept  primitif  de  l'entendement  pur.  En  effet,  cette 
union  de  la  première  avec  la  seconde  catégorie  qui  pro- 
duit le  troisième  concept,  suppose  un  acte  particulier  de 
l'entendement,  qui  n'est  pas  identique  à  celui  qui  a  lieu 
dans  le  premier  et  le  second.  Ainsi  le  concept  d'un 
nombre  (qui  appartient  à  la  catégorie  de  la  totalité)  n'est 
pas  toujours  possible  là  où  se  trouvent  les  concepts  de  la 
pluralité  et  de  l'unité  (par  exemple  dans  la  représenta- 
tion de  l'infini).  De  même,  de  ce  que  j'unis  ensemble  le 
<  oncept  d'une  cause  et  celui  d'une  substance,  ie  necon(;ois 
l'as  par  cela  seul  Vinfluence,  c'est-à-dire  comment  une 
substance  peut  être  cause  de  quelque  chose  dans  une 
autre  substance.  D'où  il  résulte  qu'un  acte  particulier  de 
l'entendement  est  nécessaire  pour  cela.  Il  en  est  do 
même  des  autres  cas. 


124  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

Troisième  remarque.  —  Il  y  a  une  seule  catégorie,  celle 
de  la  communauté,  comprise  dans  le  troisième  titre,  dont 
l'accord  avec  la  forme  de  jugement  disjonclif  qui  lui 
correspond  dans  le  tableau  des  fonctions  logiques,  n'est 
pas  aussi  évident  que  [l'est  le  rapport  analogue]  dans  les 
autres  catégories. 

Pour  s'assurer  de  cet  accord,  il  faut  remarquer  que, 
dans  tous  les  jugements  disjonctifs,  la  sphère  (l'ensemble 
de  tout  ce  qui  est  contenu  dans  ce  jugement)  est  repré- 
sentée comme  un  tout  divisé  en  parties  (les  concepts 
subordonnés),  et  que,  comme,  de  ces  parties,  l'une  ne 
peut  èire  renfermée  dans  l'autre,  elles  sont  conçues 
comme  coordonnées  entre  elles,  et  non  comme  subor- 
données, de  telle  sorte  qu'elles  se  déterminent  les  unes 
les  autres,  non  pas  dans  un  eeulsens^  comme  en  une  série, 
mais  réciproquement,  comme  dans  un  agrégat  (si  bien 
qu'admettre  un  membre  de  la  division,  c'est  exclure  tous 
les  autres,  et  réciproquement). 

Or,  dès  que  l'on  conçoit  une  liaison  de  ce  genre  dans 
un  ensemble  de  choses,  alors  une  de  ces  choses  n'est  plus 
subordonnée,  comme  effet,  aune  autre  qui  serait  la  cause 
de  son  existence,  mais  elles  sont  en  même  temps  et  réci- 
proquement coordonnées  comme  causes  se  déterminant 
Tune  l'autre  (comme  dans  un  corps,  par  exemple,  dont 
les  parties  s'attirent  ou  se  repoussent  réciproquement). 
C'est  là  une  tout  autre  espèce  de  liaison  que  celle  du 
simple  rapport  de  la  cause  à  l'effet  (du  principe  à  la  con- 
séquence) où  la  conséquence  ne  détermine  pas  à  son 
tour  réciproquement  le  principe,  et  pour  cette  raison  ne 
forme  pas  un  tout  avec  lui  (comme  le  créateur  avec  le 
monde).  Ce  procédé  que  suit  l'entendement,  quand  il  se 
représente  la  sphère  d'un  concept  divisé,  il  l'observe  aussi 
lorsqu'il  conçoit  une  chose  comme  divisible;  et  de  même 
que  dans  le  premier  cas  les  membres  de  la  division 
s'excluent  l'un  autrii  et  pourtant  se  relient  en  tino  sphère, 
de  même  il  se  représente  les  parties  de  la  chose  divisible 
comme  ayant  cliacune,  à  titre  do  substance,  une  exis- 
tence indépendante  dog  autres  et  en  même  temps  comme 
unies  en  un  tout. 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  425 

§  i2. 

îl  y  a  ehcore  dans   ia  philosophie  transcendantale  des 
aiicieris  un  chapitre  contenant  des  concepts  purs  de  l'én- 
lendement   qui,    sans    être    rangés  parmi  les  catégories, 
'^turnt  regardés  comme   devant -avoir  la  valeur  do  con- 
\tlii  à  priori  d'objets.   Mais,    s'il    en  était  ainsi,  ils  aug- 
iitenteraient  le  nombre  de»  catégories,   Ge  qui    ne    peut 
être.  Ces  concepts  sont  exprimés  par  cette  proposition  si 
célèbre  chez  les  scolastiques  :  quod  libct  eus  est  iinutn, 
verum,  honum.  Quoique  dans  l'usage  ce  principe  ait  abouti 
à  de  très  singulières  conséquences  (c'est-à-dire  à  des  pro- 
positions évidemment  tautologiques),  si  bien  que  de  notre 
temps  on  ne  l'admet  plus  guère  dans  la  métaphysique  que 
par  bienséance,  une  pensée   qui^s'est  soutenue   si  long- 
mps,  quelque  vide  qu'elle  semble  être,  mérite  toujours 
lu'on  en  recherche  l'origine   et  donne   lieu  de  supposer 
qu'elle  a  son  principe  dans  quelque   règle  de  l'entende- 
n»ent  ffui,  comme  il  arrive    souvent,   aura  été  seulement 
ni  interprétée.  Ces  prétendus  prédicats  transcendantaux 
s  choses  ne  sont  rien  de  plus  que  des  exigences  logiques 
I  des  critères  de  toute  connaissance  des  choses  en  général, 
laquelle  ils  donnent  pour   fondement  les  catégories  de 
I  (}uantité,   c'est-à-dire  de  V unité,  de  la  pluralité,  et  de  la 
lolahté.  Seulement,  tandis  que  les  critères  n'avraient  dû 
proprement  être  admis  (ju'au  sens    matériel,  c'est-à-dire 
omme  conditions  de  la  possibilité  des  choses  mêmes,  les 
iiciens  ne  les  employaient   en  réalité  qu'au  sens  formel, 
■st-à-dire  comme   faisant  partie  des  conditions  logiques 
I    toute    connaissance,   et  pourtant    ils    convertissaient, 
tus  y  prendre  garde,    ces  critères  de  la  pensée  en  pro- 
;  f  iétés  des  (hoses  elles-mêmes. 

Dans   toute    connaissance    d'un   objet,  il   y  a    d'abord 
y  imité  du  concept,  que  l'on  peut  appeler  umté  qualitative 

•  u   tant     (jue    l'on    pense    seulement    sous    cette    unité 
IV'nsemble  des    éléments    divers    de    la     connaissance, 

•  ummc   par  exemple   l'unité  du  thème  dans  un  drame, 
dans  un  discours,  dans  une  fable.  Vient  ensuite  la  vérité 


126  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

relativement  aux  conséquences.  Plus  il  y  a  de  consé- 
quences vraies  qui  découlent  d'un  concept  donné,  plus  il 
y  a  de  signes  de  sa  réalité  objective.  C'est  ce  que  l'on 
pourrait  appeler  la  pluralité  qualitative  des  signes  qui 
appartiennent  à  un  concept  comme  à  un  principe  com- 
mun (qui  n'y  sont  pas  conçus  comme  des  grandeurs). 
Vient  enfin  la  perfection,  qui  consiste  en  ce  que  cette 
pluralité  à  son  tour  est  ramenée  tout  entière  à  l'unité  du 
concept  et  qu'elle  s'accorde  complètement  et  exclusive- 
ment avec  lui  ;  ce  que  l'on  peut  appeler  l'intégralité  qua- 
litative (la  totalité).  Par  où  l'on  voit  que  ces  trois  critères 
logiques  de  la  possibilité  de  la  connaissance  en  général 
ne  font  que  transformer  ici  les  trois  catégories  de  la 
quantité,  où  l'unité  doit  être  prise  d'une  manière  cons- 
tamment homogène  dans  la  production  du  quantum,  et 
cela  afin  de  relier  en  une  conscience  des  éléments  de 
conscience  même  hétérogènes,  au  moyen  de  la  qualité 
d'une  connaissance  prise  pour  principe.  Ainsi  le  crité- 
rium de  la  possibilité  d'un  concept  (je  ne  dis  pas  de  son 
objet)  est  la  définition,  où  Vanité  du  concept,  la  vérité  de 
tout  ce  qui  en  peut  être  immédiatement  dérivé,  Vintégra- 
lité  enfin  de  ce  qui  en  a  été  tiré,  constituent  les  condi- 
tions exigées  pour  l'établissement  de  tout  le  concept. 
Ainsi  encore  le  critérium  d'une  hypothèse  consiste  dans 
l'intelligibilité  du  principe  d'explication  admis,  c'est-à-dire 
dans  son  unité  (par  laquelle  il  repousse  le  concours  de 
toute  autre  hypothèse);  dans  la  vérité  des  conséquences 
qui  en  dérivent  (l'accord  de  ces  conséquences  entre  elles 
et  avec  l'expérience)  ;  enfin  dans  Vintégralité  du  principe 
d'explication  par  rapport  à  ces  conséquences,  lesquelles 
ne  doivent  rien  rendre  de  plus  ou  de  moins  que  ce  qui  a 
été  admis  dans  l'hypothèse,  mais  reproduire  analytique- 
ment  à  posteriori  ce  qui  a  été  conçu  synthétiquement  à 
priori,  et  s'y  accorder.  Les  concepts  d'unité,  de  vérité  et 
de  perfection  ne  complètent  donc  nullement  la  liste  trans- 
cendantale  des  catégories,  comme  si  elle  était  pour  ainsi 
dire  défectueuse  ;  mais  le  rapport  de  ces  concepts  à  des 
objets  étant  tout  à  fait  mis  de  côté,  l'usage  qu'en  fait 
l'esprit  rentre  dans  les  règles  logiques  générales  de 
l'accord  de  la  connaissance  avec  elle-même. 


CHAPITRE  II 

De  la  déduction  des  concepts  purs 
de  l'entendement. 


PREMIÈRE  SECTION 

^  13. 
Des  principes  d'une  déduction  transcendantale  en  général. 

Quand  les  jurisconsultes  parlent  de  droits  et  d'usurpa- 
tions, ils  distinguent  dans  l'afYaire  la  question  de  droit 
{quid  juris)  de  la  question  de  fait  {quid  facti)  ;  et,  comme 
ils  exigent  une  preuve  de  chacune  d'elles,  ils  appellent 
déduction  la  première,  celle  qui  doit  démontrer  le  droit 
ou  la  légitimité  de  la  prétention.  Nous  nous  servons  d'une 
foule  de  ces  concepts  empiriques  sans  rencontrer  de  con- 
tradicteur, et  nous  nous  croyons  autorisés,  même  sans 
déduction,  à  leur  attribuer  un  sens  et  une  signilication 
supposés  parce  que  nous  avons  toujours  Texpérienro 
en  mains  pour  en  démontrer  la  réalité  objective.  D'un 
jiutre  côté,  il  y  a  aussi  des  concepts  usurpés  comme  ceux 
{\\i  bonheur,  à^  destin,  qui  circulent  à  la  vérité,  grâce  à 
une  complaisance  presque  générale,  mais  qui,  parfois, 
soulèvent  la  question  :  quid  juris,  et  dont  la  déduction  ne 
cause  pas  alors  un  médiocre  embarras,  attendu  qu'on  ne 
peut  citer  aucun  principe  clair  de  droit,  soit  de  l'expé- 
rience, soit  de  la  raison,  qui  en  justifie  l'usagf. 

Mais  parmi  les  nombreux  concepts  qui  fo'rmei\^  le  tissu 


128  CRITIQUE  DE  LA  RAISO^'  PURE 

très  compliqué  de  la  connaissance  humaine,  il  y  en  a 
quelques-uns  qui  sont  destinés  à  un  usage  pur  à  priori 
(entièrement  indépendant  de  toute  expérience),  et  dont 
.  le  droit  a  toujours  besoin  d'une  déduction,  parce  que  des 
preuves  tirées  de  l'expérience  ne  suffisent  plus  à  légitimer 
un  usage  de  ce  genre,  et  que  pourtant  on  veut  nécessai- 
rement savoir  comment  ces  concepts  peuvent  se  rapporter 
à  des  objets  qu'ils  ne  trouvent  (ïans  aucune  expérience. 
Expliquer  comment  des  concepts  à  priori  (peuvent  se 
rapporter  à  des  objets,  voila  donc  Ce  que  je  nomme  la 
déduction  transcendantale  des  catégories;  je  la  distingue 
de  la  déduction  empirique,  qui  montre  comment  un  con- 
cept a  été  acquis  par  le  moyen  de  l'expérience  et  de  la 
réflexion  faite  sur  l'expérience,  et  qui,  par  conséquent, 
ne  concerne  pas  ta  légitimité,  mais  le  fait  même  d'où 
résulte  l'acquisition  de  ce  concept. 

Nous  avons  déjà  deux  espèces  bien  distinctes  de  con- 
cepts, mais  qui  ont  cela  de  commun,  que  toutes  deux  se 
rapportent  entièrement  à  priori  à  des  objets;  ce  sont  les 
concepts  de  l'espace  et  du  temps,  comme  formes  de  la 
sensibilité,  et  les  catégories,  comme  concepts  de  l'enten- 
dement. En  vouloir  chercher  une  déduction  empKriqne, 
ce  serait  peine  perdue,  puisque  ce  qui  fait  leur  caractère 
propre,  c'est  qu'ils  se  rapportent  à  leurs  objets  sans  avoir 
tiré  de  l'expérience  aucun  élément  pour  leur  représen- 
tation. Si  donc  une  déduction  d^  ces  concepts  est  néces- 
saire, il  faut  toujours  qu'elle  soit  transcendantale. 

Cependant,  de  ces  concepts,  comme  de  toute  connais- 
sance, l'on  peut  cherclier  dans  l'expérience,  à  défaut  du 
principe  de  leur  possibilité,  les  causes  occasionneires  de 
leur  production.  Les  impressions  des  sens  nous  four- 
nissent, en  effet,  la  première  occasion  de  déployer,  à 
leur  sujet,  toute  notre  faculté  de  connaitre,  et  de  cons- 
tituer l'expérience.  Celle-ci  contient  deux  éléments  très 
différents,  à  savoir  :  une  matière  de  connaissance  fournie 
par  les  sens,  et  une  certaine  forme  servant  à  ordonner 
cette  matière  et  venant  de  la  source  intérieure  de  l'intui- 
tion et  de  la  pensée  pores,  lesquelles  n'entrent  en  jeu  et 
ne  produisent  des  concepts  qu'à  l'occasion  de  la  premièfe. 
Beehercher  aiftsi  les  premiers  efforts  de  notre  faculté  de 


AxXALYTIQUE  TUA.NSCExNDANTALE  129 

connaître,  lorsqu'elle  tend  à  s'élever  des  perceptions 
particulières  aux  concepts  généraux,  c'est  là  une  entre- 
prise qui  a  sans  doute  une  grande  utilité,  et  il  faut 
remercier  l'illustre  Locke  d'en  avoir  le  premier  ouvert 
la  voie.  Mais  il  est  impossible  d'arriver  par  cette  voie  à 
une  déduction  des  concepts  purs  à  priori;  parce  que, 
pour  justitler  leur  usage  futur,  qui  doit  être  tout  à  fait 
indé'pendant  de  l'expérience,  il  faut  qu'ils  aient  un  tout 
autre  acte  de  naissance  à  produire  que  celui  qui  les  fait 
dériver  de  l'expérience.  Cette  tentative  de  dérivation  phy- 
siologique, qui  n'est  pas,  à  proprement  parler,  une 
déduction,  puisqu'elle  concerne  une  question  de  fait,  je 
la  nommerai  l'explication  de  la  jiossession  d'une  connais- 
sance pure.  Il  est  donc  clair  qu'il  ne  peut  y  avoir  de  ces 
concepts  qu'une  déduction  transcendantale,  et  nullement 
une  déduction  empirique,  et  que  celle-ci  n'est,  relative- 
ment aux  concepts  purs  à  priori,  qu'une  vaine  tentative, 
dont  peut  seul  s'occuper  celui  qui  n'a  point  compris  la 
nature  propre  de  cette  espèce  de  connaissance. 

Mais,  quoiqu'il  n'y  ait  qu'une  seule  espèce  possible  de 
dédurtion  pour  la  connaissance  pure  à  priori,  à  savoir 
celle  qui  suit  la  voie  transcendantale,  il  n'en  résulte  pas 
que  cette  déduction  soit  absolument  nécessaire.  Nous 
avons  suivi  plus  haut  jusqu'à  leurs  sources,  au  moyen 
d'une  déduction  transcendantale,  les  concepts  de  l'espace 
et  du  temps,  et  nous  en  avons  ainsi  expliqué  et  déterminé 
la  valeur  objective  à  priori.  Mais  la  géométrie  va  son 
droit  chemin  à  travers  de  pures  connaissances  à  prion 
sans  avoii'  besoin  de  demander  à  la  philosophie  un  certi- 
ficat qui  ronslatc  la  pure  et  régulière  origine  do  son  con- 
cept fondamental  d'»;space.  C'est  que,  dans  cette  science, 
l'usage  du  concept  se  borne  au  monde  sensible  extérieur, 
dont  l'intuition  a  pour  forme  pure  l'espace,  et  dans 
lequel  par  conséquent  toute  connaissance  gc'ométriqu'^  a 
une  évidence  immédiate,  puisqu'elle  se  fonde  sur  une 
intuition  à  priori  et  que  les  objets  sont  donnés  à  priori 
(quant  à  la  forme)  dans  l'intuition  par  la  connaissance 
même.  Les  concepts  purs  de  l'entendement,  au  contraire, 
font  naitre  en  nous  un  indispensable  besoin  de  chercher 
non   seulement   leur   déduction    trauîjceudautalc,   xuais 

I.  -  D 


130  CUlllULE  DE  LA  liAibUA  t^LKL 

aussi  celle  de  Tespace.  En  effet,  comme  les  prédicats  que 
l'on  attribue  ici  aux  objets  ne  sont  pas  ceux  de  l'intuition 
et  de  la  sensibilité,  mais  ceux  de  la  pensée  pure  à  priori, 
ces  concepts  se  rapportent  à  des  objets  en  général  indé- 
pendamment de  toutes  les  conditions  rie  la  sensibilité;  et 
comme  ils  ne  sont  pas  fondés  sur  l'expérience,  ils  ne  peu- 
vent montrer  dans  l'intuition  àpriori  aucun  objet  sur  lequel 
se  fonde  leur  synthèse  antérieurement  à  toute  expérience. 
Or,  non  seulement  ils  éveillent  ainsi  des  soupçons  sur  la 
valeur  objective  et  les  limites  de  leur  usage;  mais,  par 
leur  penchant  à  se  servir  du  concept  d^espace  en  dehors 
des  conditions  de  Tintuition  sensible,  ils  rendent  ce  con- 
cept équivoque,  et  voilà  pourquoi  il  a  été  nécessaire  d'en 
donner  aussi  plus  haut  une  déduction  transcendantalc. 
Le  lecteur  doit  donc  être  convaincu  de  la  nécessité  ab> 
solue  de  [chercher]  une  déduction  transcendantalc  de  ce 
genre  avant  de  faire  un  seul  pas  dans  le  champ  de  la 
raison  pure;  car  autrement  il  marcherait  en  aveugle,  et 
après  avoir  erré  çà  et  là,  il  finirait  par  en  revenir  à 
l'ignorance  d'où  il  est  parti.  Mais  il  faut  aussi  qu'il  se 
rende  bien  compte  d'avance  des  inévitables  difficultés 
[qu'il  doit  rencontrer],  afin  qu'il  ne  se  plaigne  pas  d'une 
obscurité  qui  enveloppe  profondément  la  chose  même,  et 
qu'il  ne  se  laisse  pas  trop  tôt  décourager  par  les  obstacles 
à  vaincre;  car  il  s'agit  de  repousser  absolument  toute  pré- 
tention à  des  vues  de  la  raison  pure  sur  le  champ  le  plus 
attrayant,  sur  celui  qui  est  placé  en  dehors  des  limites 
de  toute  expérience,  et  de  porter  cette  recherche  critique 
à  son  point  de  perfection. 

Il  ne  nous  a  pas  été  difficile  de  faire  comprendre 
comment  les  concepts  dé  l'espace  et  du  temps,  bien 
que  connaissances  à  priori,  ne  s'en  rapportent  pas 
moins  nécessairement  à  des  objets,  et  rendent  possible 
une  connaissance  synthétique  de  ces  objets,  indépen- 
damment de  toute  expérience.  En  effet,  comme  c'est 
uniquement  au  moyen  de  ces  formes  pures  de  la  sensi- 
bilité qu'un  objet  peut  nous  apparaître,  c'est-à-dire  deve- 
nir un  objet  d'intuition  empirique,  l'espace  et  le  tepops 
sont  des  intuitions  pures  qui  contiennent  à  priori  la  con- 
dition de  la  possibilité  des  objets  comme  pbéjaomènes. 


AlNALVilUbt:  THA.XSGEMJAMALE  i.il 

et  la  synthèse  qui  s'y  opère  a  une  valeur  objccliv.;. 
Les  catégories  de  rentendemeni,  au  contraire,  ne  nous 
représentent  aucunement  les  conditions  sous  lesquelles 
des  objets  sont  donnés  dans  l'intuition;  conséquemment 
des  objets  peuvent  sans  doute  nous  apparaître,  sans  qu'ils 
aient  nécessairement  besoin  de  se  rapporter  à  des  fonc- 
tions de  l'entendement  et  sans  que  celui-ci  par  consé- 
quent en  contienne  les  ceuditions  à  priori.  De  là  ré'sultc 
une  difficulté  que  nous  n'avons  pas  rencontrée  dans  le 
champ  de  la  sensibilité,  celle  do  savoir  comment  des  con- 
ditions subjectives  de  la  pcnsdo  peuvent  avoir  une  valeur 
objective,  c'est-à-dire  fournir  les  conditions  de  la  possibi- 
lité de  toute  connaissance  des  objets;  car  des  phénomènes 
peuvent  très  bien  être  donnés  sans  le  secours  des  fonc- 
tions de  l'entendement.  Je  prends,  par  exemple,  le  con- 
cept de  la  cause,  qui  signifie  une  espèce  particulière  de 
synthèse  où  à  quelque  chose  A  se  joint,  suivant  une  règle, 
quelque  chose  de  tout  à  l.nt  différent  B.  On  ne  voit 
pas  clairement  à  priori  pourquoi  des  phénomènes  con- 
tiendraient quelque  chose  de  pareil  (car  on  ne  saurait 
donner  ici  pour  preuve  des  expériences,  puisque  la  valeur 
objective  de  ce  concept  doit  pouvoir  être  prouvée  à 
priori)  ;  et  par  conséquent  il  est  douteux  à  priori  si  un 
tel  concept  n'est  pas  tout  à  fait  vide  et  s'il  a  quelque  part 
un  objet  parmi  les  phénomènes.  Il  est  clair,  en  effet,  que 
les  objets  de  l'intuition  sensible  doivent  être  conformes 
aux  conditions  formelles  de  la  sensibilité  résidant  à  pnoW 
dans  l'esprit,  puisqu'autrement  ils  ne  seraient  pas  poui 
nous  des  objets;  mais  on  n'aperçoit  pas  aussi  aisément 
pourquoi  ils  doivent  en  outre  être  conformes  aux  condi- 
tions dont  l'entendement  a  besoin  pour  l'unité  synthé- 
tique de  la  pensée.  11  se  j>ourrait  à  la  rigueur  que  les 
phénomènes  fussent  de  telle  nature  que  l'entendeuient 
ne  les  trouvât  point  du  tout  conformes  aux  condition^ 
de  son  unité,  et  que  tout  fût  dans  une  telle  confusion 
que,  par  exemple,  dans  la  série  des  phénomènes  il  u  y 
eût  rien  qui  fournit  une  règle  à  la  synthèse  et  corres- 
pondit au  concept  do.  la  cause  et  de  l'effet,  si  bien  que  ce 
concept  serait  tout  à  fait  vide,  nul  et  sans  signilication. 
Dans  ce  (  a.s,  hs   phénomènes   n'en   présenit^iait-n!    p.is 


rS2  CKlTigUE  UE  LA  RAISON  PURE 

moins  des  objets  à  notre  intuition,  puisque  l'intuition  n'a 
nullement  besoin  des  fonctions  de  la  pensée. 

Si  l'on  pense  s'affranchir  de  la  peine  que  coûtent  ces 
recherches  en  disant  que  l'expérience  présente  sans 
cesse  des  exemples  de  cette  sorte  de  régularité  dans  les 
phénomènes,  qui  nous  fournissent  suffisamment  l'occa- 
sion d'en  extraire  le  concept  de  cause  et  de  vérifier  en 
môme  temps  la  valeur  objective  de  ce  concept,  on  ne 
remarque  pas  que  le  concept  de  cause  ne  saurait  être 
produit  de  cette  manière,  mais  qu'il  doit  ou  bien  avoir 
son  fondement  tout  à  fait  à  priori  dans  l'entendement,  ou 
bien  être  absolument  rejeté  comme  une  pure  chimère. 
En  effet  ce  concept  exige  absolument  que  quelque  chose 
A  soit  tel  qu'une  autre  chose  B  s'en  suive  nécessairement 
et  suivant  une  règle  absolument  générale.  Or,  les  phéno- 
mènes présentent  bien  des  cas  d'où  l'on  peut  tirer  une 
règle  suivant  laquelle  quelque  chose  arrive  ordinaire- 
ment, mais  on  n'en  saurait  jamais  conclure  que  la  con- 
séquence soit  nécessaire.  La  synthèse  de  la  cause  et  de 
l'effet  à  donc  une  dignité  qu'il  est  impossible  d'exprimer 
empiriquement  :  à  savoir  que  l'effet  ne  s'ajoute  pas 
simplement  à  la  cause,  mais  qu'il  est  produit  par  elle 
et  qu'il  en  dérive.  L'universalité  rigoureuse  de  la  règle, 
n'est  pas  non  plus  une  propriété  des  règles  empiriques, 
auxquelles  l'induction  ne  peut  donner  qu'une  généralité 
relative,  c'est-à-dire  une  application  étendue.  L'usage  des 
concepts  purs  de  l'entendement  serait  donc  tout  autre, 
s'il  ne  fallait  y  voir  que  des  produits  empiriques. 


§  14. 

Passage  à  la  déduction  transcendantaîe  des  catégories. 


11  n'y  a  pour  une  représentation  synthétique  et  ses 
objets  que  deux  manières  possibles  de  coïncider,  de 
s'accorder  d'une  façon  nécessaire  et,  pour  ainsi  dire,  de 
se  rencontrer.  Ou  bien  c'est  l'objet  qui  rend  possible  la 
représentation,  ou  bien  c'est  la  représentation  qui  rend 


ANALYTIQUE  TRANSCENDAx\TALE  133 

l'objet  possible.  Dans  le  premier  cas,  le  rapport  est 
exclusivement  empirique,  et  la  représentation  n'est 
jamais  possible  à  priori.  Tel  est  le  cas  des  phénomènes, 
relativement  à  ceux  de  leurs  éléments  qui  appartiennent 
à  la  sensation.  Dans  le  second  cas,  comme  la  représen- 
tation ne  donne  pas  par  elle-même  ^existence  à  son  objet 
(car  il  n'est  pas  ici  question  de  la  causalité  qu'elle  peut 
avoir  au  moyen  de  la  volonté),  elle  détermine  cependant 
l'objet  à  pnon,  en  ce  sens  qu'elle  seule  permet  de  con- 
naître  quelque  chose  comme  objet.  Or,  il  y  a  deux  condi- 
tions qui  seules  rendent  possible  la  connaissance  d'un 
objet  :  d'abord  l'intuition,  par  laquelle  il  est  donné,  mais 
seulement  comme  phénomène  ;  ensuite  le  concept,  par 
lequel  on  pense  un  objet  qui  correspond  à  cette  intuition. 
Mais  il  est  clair,  d'après  ce  qui  a  été  dit  plus  haut,  que 
la  première  condition,  celle  sous  laquelle  nous  ne  sau- 
rions percevoir  par  intuition  des  objets,  sert  en  réalité  à 
priori  dans  l'esprit  de  fondement  aux  objets,  quant  à  leur 
forme.  Tous  les  phénomènes  s'accordent  donc  nécessai- 
rement avec  cette  condition  formelle  de  la  sensibilité, 
puisqu'ils  ne  peuvent  apparaître,  c'est-à-dire  être  empi- 
riquement perçus  par  intuition  et  donnés  que  sous  cette 
condition.  11  s'agit  maintenant  de  savoir  s'il  ne  faut  pas 
admettre  aussi  antérieurement  des  concepts  à  priori 
comme  conditions  qui  seules  permettent,  non  pas  de  per- 
cevoir intuitivement,  mais  de  penser  en  général  quelque 
chose  comme  objet;  car  alors  toute  connaissance  empi- 
rique des»  objets  serait  nécessairement  conforme  à  ces 
concepts,  puisque  sans  eux  il  n'y  aurait  rien  do  possible 
comme  objet  d'expérience.  Or  toute  expérience  contient, 
outre  l'intuition  des  sens,  par  laquelle  quelque  chose  est 
donné,  un  concept  d'un  objet  donné  dans  l'intuition  ou 
nous  apparaissant.  Il  y  a  donc  des  concepts  d'objets  eu 
général  qui  servent,  comme  conditions  à  pHori,  de  fonde- 
ment à  toute  connaissance  expérimentale.  Par  consé- 
quent, la  valeur  objective  des  catégories,  comme  concept 
à  priori,  repose  sur  ceci,  à  savoir  que  seules  elles  rendent 
possible  l'expi-rience  (quant  à  la  forme  de  la  pensée). 
Elles  se  rapportent,  en  cITet,  nécessairement  et  ri  priori,  à 
(l.'s  objets  d'expérience,   puisque  ce  n'est  que  par  elles 


i;]i  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

en  général  qu'un  objet  de  rexpërience  peut  être  pensé. 

La  déduction  transe endantale  de  tous  les  concepts  à 
priori  a  donc  un  principe  sur  lequel   doit  se  régler  toute 
notre  recherche,  c'est  celui-ci.  :  il  faut  que  l'on  recon- 
naisse dans  ces  concepts  autant  de  conditions  à  priori  de 
la  possibilité  des  expériences  (soit  de  l'intuition  qui  s'v 
trouve,  soit  de  la  pensée).  Les  concepts  qui  fournissent  I 
fondement  objectif  de  la  possibilité  de  l'expérience  sont 
par  cela  même  nécessaires.  Le  développement  de  l'expé- 
rience où  ils  se  trouvent  n'en  est  pas   la  d('duction  (il  n 
fait  que  les  mettre  au  jour),  car  alors  ils  ne  seraient  toit 
jours  que  contingents.  Sans  ce  rapport  originaire  à  unr 
(wpérience  possible  qu'offrent  tous  les  objets  de  la  con- 
naissance, eolui  des  concepts  à  un  objet  quelconque  n  ■ 
[lourrait  être  compris. 

'\  Faute  d'avoir  fait  cette  observation,  l'illustre  Lockey 
rencontrant  dans  l'expérience  des  concepts  purs  de  l'en- 
londement,  les  dériva  aussi  de  l'expérience  même,  et 
poussa  Vincoméquence  jusqu'à  entreprendre  d'arriver, 
avec  ce  point  de  départ,  à  des  connaissances  qui  dépasseni 
de  beaucoup  toutes  les  limites  de  l'expérience.  David 
Hume  reconnut  que,  pour  avoir  le  droit  de  sortir  de 
l'expérience,  il  fallait  accorder  ta  ces  concepts  une  ori- 
gine à  priori.  Mais  il  ne  put  s'expliquer  comment  il  e^^t 
possible  que  l'intelligence  conçoive  comme  ifécessaire- 
inent  liés  dans  l'objet  des  concepts  qui  ne  le  sont  pas  on 
soi  dans  l'entendement,  et  il  ne  lui  vint  pas  à  l'esprit  que 


a,  Aja  place  des  considérations  qui  suivent  jusqu'à  la  fin  du 
irna;,M;ipliP,  il  n'y  avait  dans  la  première  édition  que  ce  simpl< 
;  iiiiëa  : 

«  U  y  a  trois  sources  primitives  (capacités  ou  faculti"'s  de  l'àiur 
f[iii  contiennent  les  conditions  de  la  possibilité  de  toute  expérienc*' 
et  qui  no  peuvent  dériver  eiles-mèmes  d'aucune  autre  faculté  do 
l'esprit  :  ce  sont  le  sens,  V  imagination  et  \' a  perception.  De  la 
1")  la  si/nopsis  des  éléments  divers  faite  par  le  sens  ;  2')  la  si/ntliêsr 
de  ces  olénicnts  divers  opérée  par  l'imagination:  30)  enfin  Tirn/^'d.' 
cette  synlliôse  par  laperception  primitive.  Outre  leurs  usages  empi- 
riques, toutes  ces  facultés  ont  un  usage  transcendantal,  quine  con- 
cerne que  la  forme  et  n'est  possible  qu'à  priori.  Dans  la  pro- 
iniùre  partie,  nous  avons  parlé  de  ce  dernier  par  rapport  au.v 
o'  .'.s-  ;  nous  allons  essayer  maintenant  de  saisir  la  nature  des 
autres  facultés.  » 


ANALÏTIUUK  HU.NbC:E.NDA.NrALE  13:; 

peut-être   l'entendement  était,  par  ces  concepts  mêmes, 
l'auteur  de  rexpérience  qui   lui  fournit  ses  objets.  Aussi 
0  vit-il  obligé  de  les  tirer  de  l'expérience  (c'est-à-dire  de 
t'tte  nécessité  subjective  qui  résulte  de  quelque  associa- 
tion fréquemment   répétée    dans  l'expérience,   et  qu'on 
finit  par  regarder  à  tort  comme  objective,  en  un  mot,  de 
l'habitude.)  Mais  il  se  montra  ensuite  très  conséquent,  en 
tenant  pour   impossible   de  sortir  des  limites  de   l'expé- 
rience avec  des  concepts  de  cette  sorte  ou  avec  les  prin- 
cipes auxquels  ils  donnent  naissance.  Malheureusement 
<ette  origine  empirique  à  laquelle  Locke  et   Hume  eurent 
ncours  ne  peut  se  concilier  avec  l'existence  des  connais- 
mces  scientifiques  à  priori  que  nous  possédons,  à  savoir 

•  l'iles  des  mathématiques  pures  et  de  la  physique  générale, 
l>ar  conséquent  elle  est  réfutée  par  le  fait. 

Le  premier  de  ces  deux  hommes  célèbres  ouvrit  toutes 
les  portes  à  Vextravagancc  parce  que  la  raison,  quand 
une  fois  elle  [pense  avoir]  le  droit  de  son  côté,  ne  se 
1. lisse  plus  arrêter  par  de  vagues  conseils  de  modération; 
le  second  tomba  complètement  dans  le  scepticisme  quand 
il  crut  avoir  découvert  que  ce  qu'on  tient  pour  la  raison 
n'est  qu'une  illusion  générale  de  notre  faculté  de  con- 
naître. —  Nous  sommes  maintenant  en  mesure  de  recher- 
clier  si  l'on  ne  peut  pas  conduire  la  raison  entre  ces 
deux  écueils  et  lui  fixer  des  limites  déterminées,  ton»  •" 
laissant  ouvert  le  champ  de  sa  légitime  activité. 

Auparavant,  je  rappellerai  seulement  la  définition  liis 
i/égories.  Les  catégories  sont  des  concepts  d'un  objef. 
en  général,  au  moyen  desquels  l'intuition  de  cet  objet  est 
considérée  comme  détermiiv^e  par  rapport  ^  l'une  des 
fonctions  logiques  des  jugements.  Ainsi  la  fonction  du 
jugement  catégorique  est  celb;  du  rapport  du  sujet  au  pn-- 
dicat,  comme  quand  je  dis  :  tous  les  corps  sont  divisibles. 
Mais,  au    point  de  vue  de   l'usage   purement  logique  de 

ntendement,  on  ne  détermine  pas  auquel  des  dtux  ron- 

pts  on  veut   attribuer   la  fonction  de  sujet,   et  auquel 

•  'Ile  de  prédicat.    En   effet,  on  peut  dire  aussi  :  quelque 
•i visible  est  un  corps.  Au  contraire,  lorsque  je  fais  rcn- 

r  sous  la  catégorie  de   la  substance  le   concept  d'un 


136  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

corps  dans  Texpérience  ne  peut  jamais  être  considérée 
autrement  que  comme  sujet,  et  jamais  comme  simple 
prédicat.  Il  en  est  de  même  des  autres  catégories. 


DEUXIEME  SECTION  * 

§15. 
De  la  possibilité  de  la  synthèse  en  général. 

Les  éléments  divers  des  représentations  peuvent  être 
donnés  dans  une  intuition  qui  est  purement  sensible, 
c'est-à-dire  qui  n'est  rien  que  réceptivité,  tandis  que  la 
forme  de  cette  intuition  peut  résider  à  priori  dans  notre 
faculté  de  représentation,  sans  être  autre  chose  cependant 
que  la  manière  dont  le  sujet  est  affecté.  Mais  la  liaison 
iconjunctio)  d'une  diversité  d'éléments  en  général  ne  peut 
jamais  nous  venir  des  sens,  et  par  conséquent  elle  ne 
jteut  pas  non  plus  être  contenue  dans  la  forme  pure  de 
l'intuition  sensible.  Elle  est  un  acte  de  spontanéité  de  la 
faculté  de  représentation;  et,  puisqu'il  faut  appeler  cette 
spontanéité  entendement,  pour  la  distinguer  de  la  sensi- 
bilité, toute  liaison,  que  nous  en  ayons  conscience  ou 
non,  qu'elle  embrasse  des  éléments  divers  de  l'intuition 
ou  divers  concepts,  et  que,  dans  le  premier  cas,  l'intui- 
tion soit  sensible  ou  non,  toute  liaison,  dis-je,  est  un  acte 
de  l'entendement.  Nous  désignerons  cet  acte  sous  le  nom 
commun  de  synthèse,  afin  de  faire  entendre  par  là  que 
nous  ne  pouvons  rien  nous  représenter  comme  lié  dans 
l'objet  sans  l'avoir  auparavant  lié  nous-mêmes  [dans 
l'entendement],  et  que,  de  toutes  les  représentations,  la 
liaison  est  la  seule  qui  ne  puisse  nous  être  fournie  par  des 
objets,  mais  seulement  par  le  sujet  lui-même,  parce 
qu'elle  est  un  acte  de  sa  spontanéité.  Il  est  aisé  de  remar- 

a.  La  rédacKon  suivante  de  cette  deuxième  S^ection  a,  dans  la 
deuxième  édition  do  la  Critique,  remplacé  une  autre  dont  on 
trouvera  la  traduction  en  appendice.  T.  II, 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  137 

quer  ici  que  cet  acte  doit  êlrc  originairement  un  et 
s'appliquer  également  à  toute  liaison,  et  que  la  décompo- 
sition, Vanahjse,  qui  semble  être  son  contraire,  la  suppose 
toujours  ;  car  où  l'entendement  n'a  rien  lié,  il  ne  saurait 
non  plus  rien  délier,  puisque  c'est  par  lui  seul  qu'a  pu 
êlrc  lié  ce  qui  est  donné  comme  tel  à  la  faculté  représen- 
tative. 

Mais  le  concept  de  la  liaison  comporte,  outre  celui  de 
la  diversité  et  de  la  synthèse  de  cette  diversité,  celui  de 
l'unité  de  celte  diversité.  La  liaison  est  la  représentation 
de  l'unité  synthétique  de  la  diversité  ^  La  représentation 
de  cette  unité  ne  peut  donc  pas  résulter  de  la  liaison  ; 
mais  plutôt,  en  s'ajoutant  à  la  représentation  de  cette 
diversité,  elle  rend  d'abord  possible  le  concept  de  la 
liaison.  Cette  unité  qui  précède  à  priori  tous  les  concepts 
de  liaison,  n'est  pas  du  tout  la  catégorie  de  l'unité  (§  10); 
car  toutes  les  catégories  se  fondent  sur  des  fonctions 
logiques  de  nos  jugements,  et  dans  ces  jugements  est  déjà 
pensée  une  liaison,  par  conséquent  une  unité  de  concepts 
donnés.  La  catégorie  présuppose  donc  la  liaison.  Il  faut 
donc  chercher  cette  unité  (comme  qualitative,  §  12)  plus 
haut  encore,  c'est-à-dire  dans  ce  qui  contient  le  principe 
même  de  l'unité  de  différents  concepts  au  sein  des  juge- 
ments, et  par  conséquent  de  la  possibilité  de  l'entende- 
mcnt,  môme  au  point  de  vue  de  l'usage  logique. 


§  ic. 

De  Vunité  ordinairement  synthétique 
de  Vaperception. 

Le  je  pense  doit  pouvoir  accompagner  toutes  mes  ropré- 
ntations;  car  autrement  il  y  aurait   en   moi  quelque 

1.  Il  n'est  pas  ici  qnoslîon  de  savoir  si  les  représentations  mCnies 
sont  i(lenli(|iios.  et  par  oonséqueni  si  l'une  peut  être  conçue  ana- 
lytiqueiuent  au  nio,\en  de  l'autre.  La  covxcicncc  de  lune,  en  tant 
qu'il  s'aRit  d'une  diversité  délémenls.  demoure  toujours  distincte 
do  celle  do  l'autre,  et  il  n'est  ici  question  que  de  la  synthèse  de 
celle  conscience  (possible). 


138  CRiTlQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

chose  de  représenté,  qui  ne  pourrait  pas  être  pensé,  ce 
qui  revient  à  dire  ou  que  la  représentation  serait  impos- 
sible, ou  du  moins  qu'elle  ne  serait  rien  pour  moi.  La 
représentation  qui  peut  être  donnée  antérieurement  à 
toute  pensée  se  nomme  intuition.  Toute  diversité  d'élé- 
ments de  l'intuition  a  donc  un  rapport  nécessaire  au  je 
vense.  Mais  cette  représentation  [:  je  pense]  est  un  acte  de 
la  spontanéité,  c'est-à-dire  qu'on  ne  saurait  la  regarder 
comme  appartenant  à  la  sensibilité.  Je  la  nomme  apercep- 
tion  pure  pour  la  distinguer  de  Vaperception  empirique,  ou 
encore  aperception  originaire,  parce  que  cette  conscience 
de  soi-même  qui,  en  produisant  la  représentation  je  pe/ise, 
doit  pouvoir  accompagner  toutes  les  autres  et  qui  est  une 
et  identique  en  toute  conscience,  ne  peut  plus  être  elle- 
même  accompagnée  d'aucune  autre.  Je  désigne  encore 
l'unité  de  cette  représentation  sous  le  nom  d'unité  trans- 
cendantale  de  la'conscience  de  soi,  pour  indiquer  la  pos- 
sibilité de  la  connaissance  à  priori  qui  en  dérive.  En 
effet,  les  représentations  diverses,  données  dans  une  cer- 
taine intuition,  ne  seraient  pas  toutes  ensemble  mes 
représentations,  si  toutes  ensemble  n'appartenaient  à 
une  conscience  de  soi.  En  tant  qu'elles  sont  mes  repré- 
sentations (bien  que  je  n'en  aie  pas  conscience  à  ce 
titre),  elles  sont  donc  nécessairement  conformes  à  la  con- 
dition qui  seule  leur  permet  de  se  réunir  en  une  cons- 
cience générale  de  soi,  puisque  autrement  elles  ne  seraient 
pas  pour  moi.  De  cette  liaison  originaire  découlent  plu- 
sieurs conséquences. 

Cette  identité  totale  de  l'aperception  de  divers  élément:? 
donnés  dans  une  intuition  contient  une  synthèse  de 
représentations,  et  elle  n'est  possible  que  par  la  conscience 
de  cette  synthèse.  En  effet,  la  conscience  empirique  qui 
accompagne  différentes  représentations  est  par  elle-même 
éparpillée  et  sans  relation  avec  l'identité  du  sujet.  Cette 
relation  ne  s'opère  donc  -pas  encore  par  cela  seul  que 
chaque  représentation  est  accompagnée  de  conscience  ;  il 
faut  pour  cela  que  j'unis^ic  l'une  à  l'autre  et  que  j'aie  cons- 
cience de  leur  synthèse.  Ce  n'est  donc  qu'à  la  condition 
de  pouvoir  lier  en  une  conscience  une  diversité  de  repré- 
tuMitations  données  qu'il  m'est  possible  de  me  représenter 


AiNALYTIQUE  TRAxNSCENDAXTALE  130 

Videntiié  de  la  conscience  dans  ces  représentations  mêmes, 
c'est-à-dire  que  l'unité  analytique  de  l'aperccption  n'est 
possible  que  dans  la  supposition  de  quelque  uniié  synt hec- 
tique K  Cette  pensée  que  telles  représentations  données 
dans  l'intuition  m'appartiennent  toutes  signilie  donc  que 
je  les  unis  ou  que  je  puis  du  moins  les  unir  en  une  cons- 
cience de  soi;  et  quoiqu'elle  ne  soit  pas  encore  la  cons- 
'•'*^nce  de  la  synthèse  des  représentations,  elle  présuppose 

Mcndant  la  possibilité  de  celte  synthèse.  En  d'autres 
iirmes,  c'est  uniquement  parce  que  je  puis  saisir  en  une 
conscience  la  diversité,  de  ces  représentations  que  je  les 
appelle  toutes  mes  représentations;  autrement  le  moi 
serait  aussi  divers  et  aussi  bigarré  que  les  représentations 
dont  j'ai  conscience.  L'unité  synthétique  des  éléments 
divers  des  intuitions,    en  tant  qu'elle  est  donnée  à  priori, 

I  donc  le  principe  de  l'identité   de  l'aperccption  même, 

juelle  précède  à  priori  toute  ma  pensée  déterminée. 
Joutelois  la  liaison  n'est  pas  dans  les  objets  et  n'en  peut 
pas  être  tirée  par  la  perception,  pour  être  ensuite  reçue 
dans  l'entendement;  mais  elle  est  uniquement  une  opé- 
ration de  l'entendement,  qui  n'est  lui-même  autre  chose 
que  la  faculté  de  former  des  liaisons  à  priori,  et  de 
ramener  la  diversité  des  représentations  données  à  l'unité 
de  l'aperccption.    C'est  là  le  principe  le  plus  élevé  de 

iite  l.'i  connaissance  humaine. 

ie  principe  de  l'unité  nécessaire  de  l'apcrception  est  à 

L'unile  analytique  delà  conscience  s'attache  à,  tous  les  con- 
, ,  pis  communs  comme  tels.  Lorsque,  par  exemple,  je  conç-ois  \o. 
roi^v/t;  (MU'oïKMal,  je  me  icprésento  par  là  une  qualité  qui  (eomnio 
cararlorc)  peut  êliii  trouvée  quehiue  part  ou  ètro  lioe  a  d'autres 
représentations;  re  n'est  donc  (ju'a  la  condition  de  concevoir 
d'avanco  tuie  unité  svntli(>li(iue  possible  que  je  puis  me  représenter 
l'unité  analytique.  Pour  concevoir  une  ro|iresentalion  comme 
ct.mmuuc  a  dif/VinUfS  choses,  il  faut  la  re^'ardor  comme  api»ar- 
It'M.int  a  dos  choses  (pii.  malf,no  ce  caractère  couuuun,  ont 
trc  quelque  rhose  dé  dillérent;  par  cons«M|uent  il  faut  la  con- 

.  >ir  comme  formant  une  unité  synthétique  avec  d'autres  repre- 
stiilations  (n<>  fussent-elles  que  possibles  ,  avant  de  pouvoir  con- 
cevoir l'unilc  annlyUquo  de  la  conscionce  qui  en  fait  uu  couccptus 
comniunis.  l/unito  synthétique  de  l'aperccption  est  donc  le  point 
le  plws  élevé  auquel  il  faut  rattacher  tout  usajre  de  lenleudement. 
la  logique  mOmo  tout  entière  et,  après  tdie,   la  philosophie  trans- 

ndanlale;  bien  plus,  cette  faculté  est  l'entendement  lui-même. 


140  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

la  vérité  identique,  et  par  conséquent  il  forme  une  pro- 
position analytique,  mais  il  explique  néanmoins  la  néces- 
sité de  la  synthèse  donnée  dans  une  intuition,  puisque 
sans  cette  synthèse  cette  identité  totale  de  la  conscience 
de  soi  ne  peut  être  conçue.  En  effet  le  moi,  comme 
représentation  simple,  ne  donne  point  de  diversité  d'élé- 
ments :  celte  diversité  ne  peut  être  donnée  que  dans  l'in- 
tuition, qui  est  distincte  de  celte  représentation,  et  elle 
ne  peut  être  pensée  qu'à  la  condition  d'être  liée  en  une 
conscience.  Un  entendement  dans  lequel  tous  les  élé- 
ments divers  seraient  en  même  temps  donnés  par  la 
conscience  de  soi  serait  intuitif;  le  nôtre  ne  peut  que 
penser,  et  il  doit  cherclier  dans  les  sens  l'intuition.  J'ai 
donc  conscience  d'un  moi  identique,  par  rapport  à  la 
diversité  des  représentations  qui  me  sont  données  dans 
une  intuiticm,  puisque  je  les  nomme  toutes  mes  représen- 
tations et  qu'elles  n'en  constituent  qu'une  seule.  Or  cela 
revient  à  dire  que  j'ai  conscience  d'une  synthèse  néces- 
saire à  priori  de  ces  représentations,  et  c'est  là  ce  qui 
constitue  l'unité  synthétique  originaire  de  l'aperception, 
à  laquelle  sont  soumises  toutes  les  représentations  qui 
me  sont  données,  mais  à  laquelle  elles  doivent  être  rame- 
nées par  le  moyen  d'une  synthèse. 


§  17. 

Le  principe  de'  Vunité  synthétique  de  l*apcrccption  est 
le  principe  suprême  de  tout  usage  de  r entendement. 


Le  principe  suprême  de  la  possibilité  de  toute  intuition, 
par  rapport  à  la  sensibilité,  était,  d'après  l'esthétique 
transcendantale,  que  tous  les  éléments  divers  qu'elle  con- 
tient fussent  soumis  aux  conditions  formelles  de  l'es- 
pace et  du  temps.  Le  principe  suprême  de  cette  même 
possibilité,  par  rapport  à  l'entendement,  c'est  que  tous 
les  éléments  divers  de  l'intuition  soient  soumis  aux  con- 
ditions de  l'unité  originairement  synthétique  de  Taper- 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  lil 

ception  ^  Toutes  les  représentations  diverses  des  intuitions 
sont  donc  soumises  au  premier  de  ces  principes,  en  tant 
qu'elles  nous  sont  données,  et  au  second,  en  tant  qu'elles 
doivent  pouvoir  être  lices  en  une  seule  conscience.  Sans 
cela,  en  effet,  rien  no  peut  être  pensé  ni  connu,  puisque 
les  représentations  données,  n'étant  point  reliées  par  un 
acte  commun  de  l'aperception,  tel  que  le  :  je  pense,  no 
pourraient  être  unies  dans  une  même  conscience. 

L'entendement,  pour  parler  généralement,  est  la  faculté 
des  connaissances.  Celle-ci  consiste  dans  le  rapport  déter- 
miné de  représentations  données  à  un  objet.  Un  objet  est 
ce  dont  le  concept  réunit  les  éléments  divers  d'une  intui- 
tion donnée.  Or  toute  réunion  de  représentations  exige 
l'unité  de  la  conscience  dans  la  synthèse  de  ces  repré- 
sentations. L'unité  de  la  conscience  est  donc  ce  qui  seul 
constitue  le  rapport  des  représentations  à  un  objet,  c'est- 
à  dire  leur  valeur  objective;  c'est  elle  qui  en  fait  des  con- 
naissances, et  c'est  sur  elle  par  conséquent  que  repose  la 
possibilité  même  de  l'entendement. 

La  première  connaissance  pure  de  l'entendement,  celle 
sur  laquelle  se  fonde  tout  l'autre  usage  de  cette  faculté, 
et  qui  en  même  temps  est  entièrement  indépendant  de 
toutes  les  conditions  de  l'intuition  sensible,  est  donc  le 
principe  de  l'unité  originaire  synthétique  de  l'aperception. 
Ainsi  l'espace,  simple  forme  de  l'intuition  sensible  exté- 
rieure, n'est  pas  encore  une  connaissance;  il  ne  fait  que 
donner  pour  une  connaissance  possible  les  cléments 
divers  de  l'intuition  à  priori.  Mais,  pour  connaître  quel- 
que chose  dans  l'espace,  par  exemple  une  ligne,  il  faut 
que  je  la  tire,   et  qu'ainsi  j'opère  synthéliqucment  une 


i.  L'espace  et  le  temps  et  toutes  leurs  parties  sont  des  intui- 
tions,]ia.r  conséquent  des  représentations  particulières  comme  la 
(llversild  qu'ils  renferment  (Voy.  F/Hstlielique  Iranscendantale). 
(Iti  ne  sont  donc,  pas  do  siin|»lcs  conropts  au  moyen  desipiels  la 
jnômo  conscience  soit  trouvée  contenue  dans  plusieurs  représenta- 
tions, mais  co  sont  plusieurs  représentations  que  Ion  trouve  con- 
tenues en  une  seule  et  dans  la  conscience  que  nous  en  avons,  et 
î>ar  conséquent  liées  ensemble,  dort  il  suit  (juo  l'unité  de  la  cons- 
cience se  prosente  a  nous  comme  st/nthétiquc  et  en  mùme  temps 
comme  originaire.  Cette  particularité  est  importante  dans  lap- 
plicalioD  (Voy.  §  25j. 


142  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

liaison  déterminée  des  éléments  divers  donnés  ;  de  telle 
sorte  que  l'unité  de  cet  acte  est  en  même  temps  l'unité 
delà  conscience  (dans  le  concept  d'une  ligne)  et  c'est  par 
là  d'abord  que  je  connais  un  objet  (un  espace  déterminé). 
L'unité  synthétique  de  la  conscience  est  donc  une  condi- 
tion objective  de  toute  connaissance;  non  seulement  j'en 
ai  besoin  pour  connaître  un  objet,  mais  aucune  intuitioi! 
ne  i^eut  devenir  un  objet  pour  moi  que  sous  cette  condi- 
tion ;  autrement,  sans  cette  synthèse,  le  divers  ne  s'unirail 
pas  en  une  conscience. 

Cette  dernière  proposition  est  même,  comme  il  a  été 
dit,  analytique,  quoiqu'elle  fasse  de  l'unité  synthétique  h 
condition  de  toute  pensée.  En  effet,  elle  n'exprime  rien 
autre  chose  sinon  que  toutes  mes  représentations,  dans 
quelque  intuition  que  ce  soit,  sont  nécessairement  sou- 
mises à  la  seule  condition  qui  me  permette  de  les  attri- 
buer, comme  représentations  miennes,  à  un  moi  iden- 
tique, et  en  les  unissant  ainsi  synthétiq"uement  dans  une 
seule  aperception,  de  les  embrasser  sous  l'expression 
générale  :  je  2^ense. 

Mais  ce  principe  n'en  est  pourtant  pas  un  pour  tout  enten- 
dement possible  en  général  ;  il  ne  l'est  que  pour  celui  à  qui, 
dans  cette  représentation  :  je  suis,  l'aperception  pure  ne 
fournit  pas  encore  de  divers.  Un  entendement  qui,  par  la 
[seule]  conscience  [qu'il  aurait]  de  soi,  fournirait  en  même 
temps  les  éléments  divers  de  l'intuition,  un  entendcm(*nt  qui, 
en  se  représentant  des  objets,  donnerait  du  même  coup 
l'existence  à  ces  objets  de  sa  représentation,  n'aurait  pas 
besoin  d'un  acte  particulier  qui  synthétisât  le  divers  dans 
l'unité  de  la  conscience,  comme  celu^.  qu'exige  l'enten- 
di-raent  humain,  lequel  n'a  pas  la  faculté  intuitive,  mais 
seulement  celle  de  penser.  Pour  celui-ci,  le  principe 
énoncé  en  est  bien  un  indispensable,  et  il  Test  si  bien 
que  nous  ne  saurions  nous  faire  le  moindre  concept  d'un 
autre  entendement  possible,  soit  d'un  entendement  qui 
serait  lui-même  intuitif,  soit  d'un  entendement  qui  aurait 
pour  fondement  une  intuition  sensible,  mais  d'une  tout 
autre  espèce  que  celle  qui  se  manifeste  sous  la  forme  de 
l'espace  et  du  temps. 


I 


ANALYTIQUE  TKAx\SGENDANTÀLE  i43 


§  18. 

Ce  '-[uu  c  cbl  que  l unité  objective  de  la  conscience 
de  soi-même. 


L'unité  transcendantale  de  l'aperception  eat  celle  qui 
réunit  dans  le  concept  d'un  objet  tout  le  divers  donné 
dans  une  intuition.  Aussi  s'appelle-t-eile  objective  et.  il 
faut  la  distinguer  de  cette  unité  subjective  de  la  cons- 
cience qui  est  une  détermination  du  sens  intime  par  la- 
quelle sont  empiriquement  donnés,  pour  être  ainsi  liés, 
les  divers  éléments  de  l'intuition.  Que  je  puisse  avoir 
empiriquement  conscience  de  ces  éléments  divers  comme 
simultanés  ou  comme  successifs,  c'est  ce  qui  dépend  de 
circonstances  ou  de  conditions  empiriques.  L'unité  empi- 
rique de  la  conscience,  par  le  moyen  de  l'association  des 
représentations,  se  rapporte  donc  elle-même  à  un  phéno- 
mène, et  elle  est  tout  à  l'ait  contingenté.  Au  contraire,  la 
forme  purcde  l'intuition  dans  le  temps,  comme  intuition  en 
général  contenant  divers  éléments  donnés,  n'est  soumise 
à  l'unité  originaire  de  la  conscience  que  par  le  rapport 
nécessaire  qui  relie  les  éléments  divers  de  l'intuition  à 
un  :  je  pense,  c'est-à-dire  par  la  syntiièse  pure  de  l'en- 
tendement, servant  à  priori  de  principe  à  la  synthèse 
empirique.  Cette  unité  a  seule  une  valeur  objective; 
l'unité  empirique  de  l'aperception,  que  nous  n'examinons 
pns  ici,  et  qui  d'ailleurs  dérive  de  la  première  sous  des 
conditions  données  in  concreto,  n'a  qu'une  valeur  subjec- 
tive. Un  homme  joint  à  la  représentation  d'un  mot  une 
certaine  chose,  tandis  qu'un  autre  y  attache  autre  cliose  ; 
l'unité  de  la  conscience,  dans  ce  qui  est  ompirique,  n'a 
point,  relativement  à  ce  qui  est  donné,  une  valeur  néces- 
saire et  universelle. 


144  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 


§19. 

La  forme  logique  de  tous  les  jugements  consiste  dans  V unité 
objective  de  Vaperception  des  concepts  qui  y  sont  contenus. 


Je  n'ai  jamais  pu  me  satisfaire  de  la  définition  que  les 
logiciens  donnent  du  jugement  en  général,  en  disant  que 
c'est  la  représentation  d'un  rapport  entre  deux  concepts. 
Je  ne  leur  reprocherai  pas  ici  le  défaut  qu'a  cette  délini- 
tion  de  ne  s'appliquer  en  tout  cas  qu'aux  jugements 
catégoriques  et  non  aux  jugements  hypothétiques  et  dis- 
jonctifs  (lesquels  n'impliquent  pas  seulement  un  rapport 
de  concepts,  mais  de  jugements  même)  :  mais  en  laissant 
de  côté  cette  méprise  de  la  logique  (quoiqu'il  en  soit 
résulté  bien  des  fâcheuses  conséquences  ^),  je  me  bornerai 
à  faire  remarquer  qu'on  ne  détermine  point  ici  en  quoi 
consiste  le  rapport  dont  on  parle. 

Mais  en  c^ierchant  [à  déterminer]  plus  exactement  le 
rapport  des  connaissances  données  dans  chaque  jugement, 
et  en  distinguant  ce  rapport,  propre  à  l'entendement,  de 
celui  [qui  se  fait]  suivant  les  lois  de  l'imagination  repro- 
ductrice (lequel  n'a  qu'une  valeur  subjective),  je  trouve 
qu'un  jugement  n'est  autre  chose  qu'une  manière  de 
ramener  des  connaissances  données  à  l'unité  objective  de 
l'aperception.  La  fonction  que  remplit  dans  ces  jugements 
la  copule  est  est  de  distinguer  l'unité  objective  des  repré- 
sentations données  de  leur  unité  subjective.  En  effet,  elle 
désigne  le  rapport  de  ces  représentations  à  l'aperception 

*..  La  long\ie  théorie  des  quatre  figures  syllogistlqucs  ne  con- 
cerne que  les  raisonnements  catégoriques  :  et,  quoiqu'elle  ne  suit 
pas  autre  cliose  qu'un  art  d'arriver,  en  déguisant  des  consé(iuencos 
iniiuédiates  iconsequentiac  imvieciiatae)  sous  les  prémisses  d'un 
raisonnement  pur,  à  olî'rir  l'apparence  d'un  plus  grand  nombre 
de  raisonnements  qu'il  n'y  en  a  dans  la  première  ligure,  elle 
n'aurait  eu  pourtant  par  cela  seul  aucun  succès  particulier,  si 
elle  n'était  parvenue  a  faire  reconnaître  une  autorité  exclusive 
aux  jugements  catégoriques,  comme  ceux  auxquels  tous  les  autres 
doivent  se  rapporter,  ce  qui  est  faux  d'après  le  §  9. 


ANALYTIQUE  TRANSGEiNbANTALE 

origuHuie  ei  leur  unité  nécessaire,  bien  que  le  juj^eaunt 
Jui-rnème  soit  empiiiquo  et  par  conséquent  contingent, 
comnie  colui-ci  par  exemple  :  les  corps  sont  pesants.  Je 
ne  veux  pas  dire  par  là  san^  doute  que  ces  représentations 
8c  rapportent  mcessdmmeni  ies  unes  aux  Quives  dans  l'in- 
tuition empirique,  mais  qu'elles  se  rapportent  les  unes 
aux  autres  dans  la  synthèse  des  intuitions  grâce  à  ihmité 
nécessaire   de  l'aperception,  c'est'à-dire  suivant  d^a  prin- 
cipes qui  déterminent  objectivement  toutes  les  représen- 
tations, de  manière  à  en  former  une  connaissance,  et  qui 
ix-mêmes  dérivent  tous  de  celui  de  l'unité  transcendan- 
!e    de    l'aperception.   G!eât  ainsi  seulement  que   de  ce 
pport  naît  un  jugement,  c'est-à-dire   un  rapport  quia 
lie  valeur  objective  et  qui  se  distingue  assez  de  cet  autre 
ipport  des   mômes    représentations  dont  la  valeur  est 
purement  subjective,  de  celui,  par  exemple,  qui  se  fonde 
$ur  les  lois  de  l'association.  D'après  ces  dernières,  je  ne 
pourrais  que  dire  ;  quand  je  porte  un  corps,  je  sens  une 
impression  de  pesanteur,    mais  non   pas  :   le  corps  est 
pesant;  ce  qui  revientà  dire  que  ces  deux  représentations 
sont  liées  dans  l'objet  indépendamment  de  l'état  du  sujet, 
!  que  ce  n'est  pas  seulement  dans  la  perception  qu'elles 
jut  associées  (aussi  souvent  que  cette  perception  puisse 
'  tre  répétée.) 


§20. 

Tontea  les  intuilions  sensibles  sont  soumises  aux  catégories 
comme  aux  seules  conditions  sous  lesquelles  le  divers  puisse 
en  être  ramené  à  l'unité  de  conscience. 

La  diversité  donnée  dans  une  intuition  sensible  renlr<^ 
Il  cessairement  sous  l'unité  synthétique  originaire  (!•' 
1  (iperccjition,  puisque  ri<n<<(?  de  l'intuition  n'ett  p( 
<|ne  par  elle  ^g  17).  Or,  Tarte  de  l'entendement  par  i  . 
I'"  divers  de  représentations  données  (que  ce  soient  des 
iiiluilions  ou  deg  concepts)  est  ramené  à  une  aperception 
11  général,  est  la  fon<'tion  logique  des-jugaments  (Jf  lU)- 
mit.»    iliv.Tvii't/v     ,.,,    |..,,,|    ,i,,'<-||r    «'st    dMjuié'e     dans    iiii'' 


146  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

intuition  empirique,  est  donc  déterminée  par  rapport  à 
l'une  des  fonctions  logiques  du  jugement,  et  c'est  par 
celle-ci  qu'elle  est  ramenée  à  l'unité  de  conscience  en 
général.  Or  les  catégories  ne  sont  pas  autre  chose  que  ces 
mêmes  fonctions  du  jugement,  en  tant  que  la  diversité 
d'une  intuition  donnée  est  déterminée  par  rapport  à  ces 
fonctions  (§  13).  Ce  qu'il  y  a  de  divers  dans  une  intuition 
est  donc  nécessairement  soumis  à  des  catégories. 


KSI. 
Uemarquç. 

Une  diversité  contenue  dans  une  intuition  que  j'appelle 
mienne  est  représentée  par  la  synthèse  de  l'entendement 
comme  rentrant  dans  l'unité  nécessaire  de  la  conscience 
de  soi,  et  cela  arrive  parle  moyen  de  la  catégoriel  Celle- 
ci  montre  donc  que  la  conscience  empirique  d'une  diver- 
sité donnée  dans  une  intuition  est  soumise  à  une  cons- 
cience pure  à  priori,  de  même  que  l'intuition  empirique 
est  soumise  à  une  intuition  sensible  pure  qui  a  également 
lieu  à  priori.  —  La  proposition  précédente  forme  donc  le 
point  de  départ  d'une  déduction  des  concepts  purs  de  l'enten- 
dement :  comme  les  catégories  ne  se  produisent  que  dans  l'en- 
tendement Qi  indépendamment  de  la  sensibilité,  je  dois,  dans 
cette  déduction,  faire  abstraction  de  la  manière  dont  est 
donné  ce  qu'il  y  a  de  divers  dans  une  intuition  empirique, 
pour  ne  considérer  que  l'unité  que  l'entendement  y  ajoute 
dans  l'intuition  au  moyen  de  la  catégorie.  Dans  la  suite 
(§  26)  on  montrera,  par  la  manière  dont  l'intuition  empi- 
rique est  donnée  dans  la  sensibilité,  que  l'unité  de  cette 
intuition  n'est  autre  que  celle  que  la  catégorie  prescrit, 
d'après  le  §  20  précédent,  à  la  diversité  d'une  intuition 
donnée  en  général,   et  que  par  conséquent  le  but  de  la 

1.  La  preuve  se  fonde  sur  la  représentation  de  l'unité  de  l'intui- 
tion, par  laquelle  un  objet  est  donné,  unité  qui  imphque  toujours 
une  synthèse  de  la  diversité  donnée  dans  une  intuition  et  qui  con- 
tient déjà  le  rapport  de  cette  diversité  à  l'unité  de  l'aperception. 


ANALYTIQUE  TRANSGENDANTALE  147 

déduction  n'est  vraiment  atteint  qu'autant  que  la  valeur  à 
priori  de  cette  catégorie  est  expliquée  relativement  à  tous 
les  objets  de  nos  sens. 

Mais  il  y  a  une  chose  dont  je  ne  pouvais  faire  abstraction 
dans  la  démonstration  précédente,  c'est  que  les  éléments 
divers  d'e  l'intuition  doivent  être  donnés  antérieurement 
à  ia  synthèse  de  l'entendement  et  indépendamment  de 
cette  synthèse,  quoique  le  comment  reste  ici,  indéterminé. 
En  effet,  si  je  supposais  en  moi  un  entendement  qui  fût 
lui-même  intuitif  (une  sorte  d'entendement  divin,  qui  ne 
se  représenterait  pas  des  objets  donnés,  mais  dont  la 
représentation  donnerait  ou  produirait  les  objets  mêmes), 
relativement  à  une  connaissance  de  ce  genre,  les  caté- 
gories n'auraient  plus  de  sens.  Elles  ne  sont  autre  chose 
que  des  règles  pour  un  entendement  dont  tout  le  pouvoir 
consiste  dans  la  pensée,  c'est-à-dire  dans  l'acte  de  rame- 
ner à  l'unité  de  l'aperception  la  synthèse  de  la  diversité 
donnée  d'ailleurs  dans  l'intuition,  et  qui,  par  conséquent, 
ne  connaît  rien  par  lui-même,  mats  ne  fait  que  lier  et 
coordonner  la  matière  de  la  connaissance,  l'intuition,  qui 
doit  lui  être  donnée  par  l'objet.  Mais,  quant  à  donner  en 
outre  une  raison  de  cette  propriété  qu'a  notre  entende- 
ment de  n'arriver  à  l'unité  de  l'aperception  à  priori  qu'au 
moyen  des  catégories,  et  tout  juste  de  cette  espèce  et  de 
ce  nombre  de  catégories,  c'est  ce  qui  est  tout  aussi  impos- 
sible que  d'expliquer  pourquoi  nous  avons  précisément 
telles  fonctions  du  jugement  et  non  pas  d'autres,  et  pour- 
quoi le  temps  et  l'espace  sont  les  seules  formes  de  toute 
intuition  possible  pour  nous. 


§22. 

La  catégorie   n'a  d'autre  usinje  dans  la  connaissance  des 
choses  que  de  s'appliquer  à  des  objets  d'expérience» 

Penser  un  objet  et  connaître  un  objet,  ce  n'est  donc  pas 
une  soûle  et  même  chose.  La  connaissance  suppose  en 
effet  deux  éléments  :  d'abord  le  concept,  par  lequel,  en 


44S  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

général,  un  objet  est  pensé  (la  catégorie),  et  ensuite  rin 
tuitio]^,  par  laquelle  il  est  donné.  S'il  ne  pouvait  y  avoii 
d'intuition  donnée  qui  correspondît  au  concept,  ce  concept 
serait  tiien  une  pensée  quant  à  la  forme,  mais  sans  aucur 
objet,  et  nulle  connaissance  d'une  chose  quelconque  nt 
serait  possible  par  lui.  En  effet,  dans  celte   suppo^ilioit 
il  n'y  aurait  et  ne  pourrait  y  avoir,  que  je  sache,  riui  à  qu* 
pût  s'appliquer  une  pensée.  Or,  toute  intuition  possibi 
pour  nous  est  sensible  (esthétique);   par   conséquent  1 
pensée  d'un  objet  en  général  ne  peut  devenir  en  nous  un 
connaissance,  par  le  moyen  d'un  concept  pur  de  l'entei: 
dément,  qu'autant  que  ce  concept  se  rapporte  à  desobjel 
des  sens.  L'intuition  sensible  est  ou  intuition  pure  (l'espar 
et  lo  temps),  ou  intuition  empirique,  de  ce  qui  est  imm 
diatement  représenté  comme  réel   par  la  sensation  dai; 
l'espace  et  le  temps.  Nous  pouvons  acquérir  par  la  déter- 
mination de  la  première  des  connaissances  à  priori  d« 
certains   objets  (comme  dans  les   mathématiques),  mai 
ces  connaissances  ne  concernent  que   la  forme  de  c. 
objets,  considérés  comme  phénomènes-,  s'il  peut  y  avoi 
des  choses  qui  doivent  être  saisies  par  l'intuition  dnn^ 
cette  forme,  c'est  ce  qui  reste  à  décider.  Par  conséquent 
les  concepts  mathématiques  ne  sont  pas  des  connaissances 
par  eux-mêmes  ;  ils  ne  le  deviennent  que  si  l'on  suppose 
qu'il   y    a    des    choses    qui    ne    peuvent    être    représen- 
tées que  suivant  la  forme  de  cette  intuition  sensible  pun. 
Or  /a.s  c/io.ses  ne  sont  données  dans  l'espace  et  dans  le  temps 
que  comme  perceptions  (représentations  accompagnées  de 
sensation),    c'est-à-dire    au   moyen  d'une   représentation 
empirique.   Les  concepts    purs  de   l'entendement,  même 
quand  ils  sont  appliqués  à  des  intuitions  à  priori  (comme 
dans  les  mathématiques),  ne  procurent  donc  une  connais- 
sance qu'autant  que  ces  intuitions,  et  par  elles  les  concepts 
de  l'entendement,  peuvent  être  appliqués  à  des  intuitions 
empiriques.  Les  catégories  ne  nous  fournissent   donc  de 
connaissance  des  choses  au  moyen  de  l'intuition,  qu'autant 
qu'elles  sont  applicables  «à  l'intuition  empirique,   c'est-à- 
dire  qu'elles   servent  seulement    à    la    possibilité   de  la 
connaissance   empirique.  Or  c'est  cette  connaissance  que 
l'on  nomme  expérience.  Les  catégories  n'ont  donc  d'usage 


AXALYïiQUE  TRANSCEiNDANTALE  141! 

relatiremenl  à  la  connaissance  des  choses,  qu'autant  que 

ces  clioses  sont  regardées  comme  des  ol.i.  (^  rr..vl».'.l•;.>tlr-.^ 
possible. 


§23. 


La,  proposition  précédente  est  de  la  plus  grande  impor- 
ttvnce  ;  car  elle  détermine  îes  limites  de  l'usage  des  con- 
cepts purs  de  l'entendement  relativement  aux  objets, 
comme  l'esthétique  transcendantale  a  déterminé  les 
limites  de  l'usage  de  la  forme  pure  de  notre  intuition  sen- 
sible. L'espace  et  le  temps,  comme  conditions  de  la  possi- 
bilité en  vertu  de  laquelle  des  objets  nous  sont  donnés, 
n'ont  de  valeur  que  par  rapport  aux  objets  des  sens,  et  par 
conséquent  à  l'expérience.  Au  delà  de  ces  limites  ils  ne 
représentent  plus  rien;  car  ils  ne  sont  que  dans  les  sens 
et  n'ont  aucune  réalité  en  dehors  d'eux.  Les  concepts  purs 
de  l'entendement  échappent  à  cette  restriction,  et  ils 
s'étendent  aux  objets  de  l'intuition  en  général;  qu'elle 
soit  ou  non  semblable  à  la  nôtre,  il  n'importe,  pourvu 
qu'elle  soit  sensible  et  non  intellectuelle.  Mais  il  ne  nous 
sert  de  rien  d'»Hendre  ainsi  les  conc<'pts  au  delà  de  notre 
intuition  sensible.  Car  nous  n'avons  plus  alors  que  des 
concepts  vides  d'objets;  et,  si  ces  objets  sont  possibles 
OU  impossibles,  nous  ne  pouvons  aucunement  en  juger 
par  ces  concepts,  pures  formes  de  la  pensée  dépourvues 
de  réalité  objective,  puisque  nous  n'avons  sous  la  main 
aucune  intuition  à  laquelle  puisse  s'appliquer  l'unit»'  syn- 
thétique de  l'aperception,  seule  chose  que  contiennent  les 
concepts,  et  que  c'est  de  cette  manière  qu'ils  peuvent 
déterminer  un  objet.  Notre  intuition  sensible  et  empirique 
est  donc  seule  capable  de  leur  donner  un  sens  et  une 
Vrileur. 

Si  donc  on  suppose  donné  l'objet  d'une  intuition  non 
sensible,  on  petit  sans  doute  le  représontor  par  tous  les 
pré^licats  déjà  contenus  daiis  cetlt-  supposition,  que  rien  de 
û€  qui  appartient  à  /V«C?«7jmi  sensiNc  ne  (ni  (^urient;  ainsi 
l'on  dira  qu'il  n'est  pas  étendu  ou  qu'il  n'est  pas  dans 
l'espace,  que  sa  durée  n'est  pas  celle  du  temps,  qu'il  ne 


i50  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

peut  y  avoir  en  lui  aucun  changement  (le  changement 
étant  une  suite  de  déterminations  dans  le  temps,  etc.).  Mais 
ce  n'est  pas  posséder  une  véritable  connaissance  que  de 
se  borner  à  montrer  ce  que  n'est  pas  l'intuition  d'un  objet 
sans  pouvoir  dire  ce  qu'elle  contient.  C'est  que,  dans  ce 
cas,  je  ne  me  suis  point  du  tout  représenté  la  possibilité 
d'un  objet  pour  mon  concept  pur,  puisque  je  n'ai  pu 
donner  aucune  intuition  qui  lui  correspondit,  et  que  j'ai 
dû  me  borner  à  dire  que  la  nôtre  ne  lui  convient  point. 
Mais  le  principal,  ici,  c'est  qu'aucune  catégorie  ne  puisse 
jamais  être  appliquée  à  quelque  chose  de  pareil,  comme 
par  exemple  le  concept  d'une  substance,  c'est-à-dire  de 
quelque  chose  qui  peut  exister  comme  sujet,  mais  jamais 
comme  simple  prédicat;  car  je  ne  sais  point  s'il  peut  y 
avoir  quelque  objet  qui  corresponde  à  cette  détermination 
de  ma  pensée,  à  moins  qu'une  intuition  empirique  ne  me 
fournisse  un  cas  d'application.  Nous  reviendrons  sur  ce 
point  dans  la  suite. 


§24. 

De  Vapplication  des  catégories  aux  objets 
des  sens  en  général. 


Les  concepts  purs  de  l'entendement  sont  rapportés  par 
cette  faculté  à  des  objets  d'intuition  en  général,  d'intuition 
sensible  en  tout  cas,  que  ce  soit  d'ailleurs  la  nôtre  ou 
toute  autre  ;  mais  précisément  pour  cette  raison,  ce  ne 
sont  là  que  de  simples  formes  de  la  pensée^  qui  ne  nous 
font  connaître  aucun  objet  déterminé.  La  synthèse  ou  la 
liaison  de  la  diversité  qui  y  est  contenue  se  rapportait 
uniquement  à  l'unité  de  l'aperception  et  elle  était  ainsi  le 
principe  de  la  possibilité  de  la  connaissance  à  priori,  ei 
tant  qu'elle  repose  sur  l'entendement,  et  par  conséquenj 
elle  n'était  pas  seulement  transcendantale,  mais  aussi 
purement  inteHectuellc.  Mais  comme  il  y  a  en  nous 
priori  une  certaine  forme  de  l'intuition  sensible  qui 
repose  sur  la  réceptivité  de  notre  capacité  représentativi 
(de  la  sensibilité),  l'entendement  peut  alors,  comme  un( 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANT ALE  151 

spontanéité,  déterminer  le  sens  intime,  conformément  à 
l'unité  synthétique  de  Taperception,  par  les  éléments 
divers  de  représentations  données,  et  concevoir  ainsi 
à  priori  l'unité  synthétique  de  l'aperception  des  éléments 
divers  de  ïintuition  sensible  comme  la  condition  à  laquelle 
sont  nécessairement  soumis  tous  les  objets  de  notre  intui- 
tion (de  l'intuition  humaine).  C'est  ainsi  que  les  catégories, 
ces  simples  formes  de  la  pensée,  reçoivent  une  réalité 
objective,  et  s'appliquent  à  des  objets  qui  peuvent  nous 
être  donnés  dans  l'intuition,  mais  seulement  à  titre  de 
phénomènes;  car  nous  ne  sommes  capables  d'intuition 
à  priori  que  par  rapport  aux  phénomènes. 

Cette  synthèse,  possible  et  nécessaire  à  priori,  du  divers 
de  l'intuition  sensible,  peut  être  appelée  figurée  {synthesis 
speciosa)  par  opposition  à  celle  que  l'on  concevrait  en 
appliquant  la  catégorie  au  divers  d'une  intuition  en  géné- 
ral, et  qui  est  une  synthèse  intellectuelle,  synthesis  intellec- 
tualis.)  Toutes  deux  sont  transceudantales,  non  seulement 
parce  qu'elles  sont  elles-mêmes  à  priori,  mais  parce 
qu'elles  fondent  à  priori  la  possibilité  d'autres  connais- 
sances. 

Mais,  quand  la  synthèse  figurée  se  rapport*^  simplement 
,i  l'unité  synthétique  originaire  de  l'aperception,  c'est-à- 
dire  à  cette  unité  transcendantale  qui  est  pensée  dans 
les  catégories,  elle  doit,  par  opposition  à  la  synthèse 
purement  intellectuelle,  porter  le.  nom  de  synthèse 
transcendantale  de  Vimar/ination.  L'imagination  est  la 
faculté  de  se  représenter  dans  l'intuition  un  objet  en 
son  absence  même.  Or,  comme  toute  notre  intuition  est 
sensible,  l'imagination  appartient  à  la  sensibilité,  en  vertu 
de  cette  condition  subjective  qui  seule  lui  permet  do 
donner  à  un  concept  de  l'entendement  une  intuition  cor- 
respondante. Mais,  en  tant  que  sa  synthèse  est  une  fonc- 
tion de  la  spontanéité,  laquelle  est  déterminante  et  non 
pas  seulement,  comme  le  sens,  déterminahle,  et  que  par 
conséquent  elle  peut  déterminer  à  priori  la  forme  du  sens 
d'après  l'unité  de  l'aperception,  l'imagination  est  à  ce 
titre  un  pouvoir  de  déterminer  à  priori  la  sensibilité;  et 
la  synthèse  à  laquelle  elle  soumet  ses  intuitions,  conformé^ 
ment  aux  catégories,  est  la  synthèse  transcendantale  da 


152  CRITIQUE  DE  LA  lUISON  PURE 

r imagination.  Cette  synthèse  est  un  effet  de  Tentendement 
sur  la  sensibilité  et  la  première  application  de  cette 
faculté  (application  qui  est  en  même  temps  le  principe 
de  toutes  les  autres)  à  des  objets  d'une  intuition  possible 
pour  nous.  Gomme  synthèse  figurée,  elle  se  distingue  de 
la  synthèse  intellectuelle,  qui  est  opérée  par  le  seul 
entendement,  sans  le  secours  de  l'imagination.  Je  donne 
aussi  parfois  à  l'imagination,  en  tant  qu'elle  est  sponta- 
néité, le  nom  d'imagination  pwductrict,  dont  la  synthèse 
est  soumise  simplement  à  des  lois  empiriques,  c'est-â* 
dire  aux  lois  de  l'association,  et  qui  par  conséquent  ne 
concourt  en  rien  par  là  à  l'explication  de  la  possibilité  de 
la  connaissance  à  priori  et  n'appartient  pas  à  la  philoso- 
phie transcendantâle,  mais  à  la  psychologie. 

C'est  ici  le  lieu  d'expliquer  le  paradoxe  que  tout  le 
monde  a  dvi  remarquer  dans  l'exposition  de  la  forme  du 
sens  intime  (§  0).  Ce  paradoxe  consiste  à  dire  que  le  sens 
intime  ne  nous  présente  nous-mêmes  à  la  conscience  que 
comme  nous  nous  apparaissons  et  non  comme  nous 
sommes  en  nous-mêmes,  parce  que  notre  seule  intuition 
de  nous-mêmes  n'est  autre  que  celle  de  la  manière  dont 
nous  sommes  intérieurement  ûffettcs.  Or  cela  semble 
contradictoire,  puisque  nous  devrions  alors  nous  consi- 
dérer comme  des  êtres  passifs.  Aussi,  dans  les  systèmes 
de  psychologie,  a-t-on  coutume  de  donner  comme  iden- 
tiques le  sens  intime  et  la  faculté  de  Vaperception {qMe  nous 
distinguons  soigneusement). 

Ce  qui  détermine  le  sehs  intime,  c'est  l'entendement  et 
sa  faculté  originaire  de  relier  les  cléments  divers  de  l'in- 
tuition, c'est-à-dire  de  les  ramener  à  une  aperception 
(comme  au  principe  même  sur  lequel  repose  la  possibi- 
lité de  cette  faculté).  Mais,  comme  l'entendement  n'est 
pas  chez  nous  autres  hommes  une  faculté  d'intuition,  el 
que,  cette  intuition  fiU-elle  donnée  dans  la  sensibilité,  il 
ne  peut  cependant  pas  se  l'assimiler  de  manière  à  relier 
en  quelque  sorte  les  éléments  divers  de  sa  propre  intuition, 
sa  synthèse,  si  on  le  considère  en  lui-même,  n'est  autre 
chose  que  l'unité  de  l'acte  dont  il  a  conscience,  comme 
tel,  même  sans  le  secours  de  la  sensibilité,   miws  par 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  153 

lequel  il  est  îui-mème  capable  de  d(^terminer  intérieure- 
ment la  sensibilité  par  rapport  à  la  diversité  que  celle-ci 
peut  lui  donner  dans  la  Torme  de  son  intuition.  Sous 
le  nom   de   synthèst:  transcenduntak  ik  Cimaqinmion,  il 

xcerce  donc  sur  le  sujet  fxissify  dont  il  est  la  faculté, 
me  action  telle  que  nous  avons  raison  de  dire  que  le 

'ns  intime  en  est  affecté.  Tants'en  faut  que  l'aperception 

■t  son  unité  synthétique  soient  identiques  au  sens  intime, 
<|u'au  contraire,  comme  source  de  toute  liaison,  la  pre- 
mière se  rapporte,  sous  le  nom  des  catégories,  à  la  diver- 
sité à^sintuilîons  en  général,  antérieurement  à  toute  intui- 
tion sensible  des  objets,  tandis  que  le  sens  intime  contient 
la  simple  forme  de  l'intuition,  mais  sans  aucune  liaison 
du  divers  qui  est  en  elle,  et  que  par  conséquent  il  ne  ren- 
IVrnie  encore  aucune  intuition  déterminée.  Colle-ci  n'est 

ossible  qu'à  la  condition  que  le  sens  intime  ait  cons- 
'  icnce  d'être  déterminé  par  cet  acte  transcendantal  de 
l'imagination  (ou  par  celle  influence  synthétique  de  l'en- 
'  ndcment  sur  lui)  que  j'ai  appelé  syntiièse  figurée. 

C'est  d'ailleurs  ce  que  nous  observons  toujours  en  nous. 
NOUS  ne  pouvons  penser  une  ligne  sans  la  frtxccv  dans  la 
P  :nsée,  un  cercle  sans  le  iiécrUx;  nous  ne  saurions  non 
plus  nous  représenter  les  trois  dimensions  de  l'espace 
sans  tirer  d'un  môme  point  trois  lignes  perpendiculaires 
entre  elles.  Nous  ne  pouvons  même  pas  nous  représenter 
le  temps  sans  tirer  une  ligne  droite  (qui  doit  être  la 
représentation  extérieure  et  figurée  du  temps),  et  sans 
porter  en  même  temps  notre  attention  sur  l'acte  de  la 
-ynlhèse  des  éléments  divers,  par  lequel  nous  déteimi- 
iions  successivement  le  sens  intime,  et  par  là  sur  la  suc- 
'  «ssion  de  celte  détermination  qui  a  lieu  en  lui.  Ce  qui 
produit  d'abord  le  concept  de  la  succession,  c'est  le  mou- 
v^inenl,  comme  acte  du  sujet  (non  comme  détermina- 
tion d'un  objet  '),  et  par  conséquent  la  synthèse  des  élé- 

\.  Le  mouvoment  d'un  ohjct  dans  l'cspïicft  n'Jippartifnt  pas  à 
tiiiescionce  pure,  et  par  ronséquenl  a  la  ^'romotrio  :  car  nous  rif 
pouvons  nns  savoir  à  priori,  mais  stnilonienl  par  o\pori<>nrc,  (pio 
quolipie  chose  t'st  mobile.  Mais  le  mon\-e»neni.  cyMVAXW  drscription 
(Vnn  t»sparr.  est  un  aôtn  pur  <tc  la  s\nU»rse  siircoss»v<^  oihtov  |>Mr 
1  imagination  reproductrice  entre  les  cléments  divers    contenus 


ÎS4  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

ments  divers  [représentés]  dans  l'espace,  lorsque  nous 
faisons  abstraction  de  cet  espace  pour  ne  considérer  que 
l'acte  par  lequel  nous  déterminons  le  sens  intime  confor- 
mément à  sa  forme.  L'entendement  ne  trouve  donc  pas 
dans  le  sens  intime  ce^te  liaison  du  divers,  mais  c'est  lui  qui 
la  produit  en  affectant  ce  sens.  Mais  comment  le  moi,  le 
ie  pense  peut-il  être  distinct  du  moi  qui  s'aperçoit  lui- 
même  (je  puis  me  représenter  au  moins  comme  possible 
un  autre  mode  d'intuition),  tout  en  ne  formant  avec  lui  qu'un 
seul  et  même  sujet? En  d'autres  termes,  comment  puis-j 
dire  quemoi,  comme  intelligence  et  suiet pensant,  je  neme 
connais  moi-même  comme  objet  pense,  en  tant  que  je  suis 
en  outre  donné  à  moi-même  dans  l'intuition,  que  comme 
je  connais  les  autres  phénomènes,  non  pas  tel  que  je 
suis  dans  l'entendement,  mais  tel  je  m'aperçois  ?  Cette 
question  ne  soulève  ni  plus  ni  moins  de  difficultés  que 
celle  de  savoir  comment  je  puis  être  en  général  pour 
moi-même  un  objet  et  même  un  objet  d'intuition  et  de 
perceptions  intérieures.  Il  n'est  pas  difficile  de  prouver 
qu'il  doit  en  être  réellement  ainsi,  dès  qu'on  accorde 
que  l'espace  n'est  qu'une  forme  pure  de  phénomènes 
des  sens  extérieurs.  N'est-il  pas  vrai  que,  bien  que  le 
temps  ne  soit  pas  un  objet  d'intuition  extérieure,  nous 
ne  pouvons  pas  nous  le  représenter  autrement  que 
sous  l'image  d'une  ligne  que  nous  tirons,  et  que  sans  ce 
mode  de  représentation,  nous  ne  saurions  reconnaître 
l'unité  de  sa  dimension?  N'est-il  pas  vrai  aussi  que  la 
détermination  de  la  longueur  du  temps  ou  encore  des 
époques,  pour  toutes  les  perceptions  intérieures,  est 
toujours  tirée  de  ce  que  les  choses  extérieures  nous  pré- 
sentent de  changeant,  et  que  par  conséquent  les  détermi- 
nations du  sens  intime,  comme  phénomènes,  doivent  être 
ordonncM?s  dans  le  temps  exactement  de  la  même  manière 
que  nous  ordonnons  celles  des  sens  extérieurs  dans  l'es- 
pace ?  Si  on  accorde  que  ces  derniers  ne  nous  font  connaître 
les  objets  qu'autant  que  nous  sommes  intérieurement  afTec- 


dans  rintuition  cxtërieure  en  général,  et  il  n'appartient  pas  seu- 
loiiK^nl  à  la  géométrie  mais  encore  à  la  philosophie  transcendan- 
talo. 


i 


ANALYTIQUE  TRANSCENDAxMALE  155 

tés,  il  faudra  bien  admettre  aussi,  au  sujet  du  sens  intime, 
qu'il  ne  nous  permet  de  nous  saisir  nous-mêmes  par  intui- 
tion que  comme  nous  sommes  intérieurement  all'ectés  par 
nous-mêmes,  c'est-à-dire  qu'en  ce  qui  concerne  l'intuition 
intérieure,  nous  ne  connaissons  notre  propre  sujet  que 
comme  phénomène  et  non  dans  ce  qu'il  est  en  soi  *, 


vl25. 


Au  contraire,  dans  la  synthèse  transcendantale  de  la 
diversité  des  représentations  en  général,  et  par  conséquent 
dans  l'unité  synthétique  originaire  de  l'aperception,  j'ai 
conscience  de  moi  non  pas  tel  que  je  m'apparais,  ni  tel 
que  je  suis  en  moi-même,  mais  j'ai  seulement  conscience 
que  je  suis.  Cette  reprcuentution  est  une  pensée,  non  une 
intuition.  Mais  comme  la  connaissance  de  nous-mêmes 
exige,  outre  l'acte  de  la  pensée  qui  ramène  les  éléments 
divers  de  toute  intuition  possible  à  l'unité:  de  l'apercep- 
tion, un  mode  déterminé  d'intuition  par  lequel  sont  donnés 
ces  éléments  divers,  ma  propre  existence  n'est  pas  sans 
doute  un  phénomène  (encore  moins  une  simple  appa- 
rence), mais  la  détermination  de  mon  existence  -  ne  peut 

4.  Je  ne  vois  pas  comment  on  peut  trouver  tant  de  difllcultés 
a  admettre  que  le  sens  intime  est  allecte  par  nous-mêmes.  Tout 
acte  (Vatlention  peut  nous  en  fournir  un  exemple.  L'entendement 
y  détermine  toujours  le  sens  intime  conformément  à  la  liaison 
qui!  pense,  à  l'intuition  interne  qui  correspond  à  la  diversité 
contenue  dans  la  synthèse  de  l'entendement.  Chacun  peut  observer 
on  lui-mOme  combien  souvent   l'esprit  est  allecte  de  cette  la(;on. 

i.  Le  :  je  'pense  exprime  l'acte  par  lequel  je  détermine  mon  exis- 
tence. L'existence  est  donc  déjà  donnée  par  la,  nuiis  non  la  manit  re 
dont  je  dois  dolcrmincr  cette  existence,  c'est-à-dire  dont  je  dois 
poser  en  moi  les  éléments  divers  qui  lui  appartiennent.  Il  faut  pour 
cela  une  intuition  de  soi-même,  qui  a  pour  fondement  une  forme 
donnée  à  priori,  c'est-à-dire  le  temps,  lequel  est  sensible  et  appar- 
tient à  la  réceptivité  du  sujet  à  déterminer  Si  donc  je  n'ai  pas  en 
outre  une  autre  intuition  de  moi-môme  «pii  donne  ce  qu'd  y  a  en 
moi  de  déterminant,  déterminant  dont  la  conscience  ne  me  fait 
connaître  que  la  spontanéité,  et  (pii  I»  donne  avant  lacte  de  la 
délorminalion.  tout  comme  le  lemias  donne  ce  <iui  est  determinable, 
je  ne  puis  déterminer  mou  existence  comme  celle  d'un  être  spon- 


io6  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

avoir  lieu  que  selon  la  forme  du  sens  intime  et  d'après  la 
manière  particulière  dont  les  éléments  divers  que  je  lie 
sont  donnés  dans  l'intuition  interne,  et  par  conséquent 
je  ne  me  connais  nullement  comme /«suis,  mais  seulement 
comme  je  m'apparais  à  moi-même.  La  conscience  de  soi- 
même  est  donc  bien  loin  d'être  une  connaissance  de  soi- 
même,  malgré  toutes  les  catégories  qui  constituent  la 
pensée  d\in  objet  en  général,  en  reliant  le  divers  en  une 
aperception.  De  même  que  pour  connaître  un  objet  dis- 
tinct de  moi,  il  me  faut,  outre  la  pensée  d'un  objet  en 
général  (dans  la  catégorie),  une  intuition  par  laquelle  je 
détermine  ce  concept  général  ;  ainsi  la  connaissance  de 
moi-môme  exige,  outre  la  conscience  ou  indépendam- 
ment de  ce  que  je  pense,  une  intuition  du  divers  qui  est 
en  moi  et  par  laquelle  je  détermine  cette  pensée.  J'existe 
donc  comme  une  intelligence  qui  a  simplement  cons- 
cience de  sa  faculté  de  synthèse,  mais  qui,  par  rapport 
au  divers  qu'elle  doit  lier,  étant  soumise  à  une  condition 
restrictive  nommée  le  sens  intime,  ne  peut  rendre  cette 
liaison  perceptible  que  suivant  des  rapports  de  temps, 
lesquels  sont  tout  à  fait  en  dehors  des  concepts  de  l'en- 
tendement proprement  dit,  D'oii  il  suit  que  cette  intelli- 
gence ne  peut  se  connaître  elle-même  que  comme  elle 
s'apparaît  au  point  de  vue  d'une  certaine  intuition  -qui 
ne  peut  être  intellectuelle  et  que  l'entendement  lui-même 
ne  saurait  donnei:,),  et  non  comme  elle  se  connaîtrait  si 
son  intuition  était  intellectuelle. 


§26. 

Déduction  trmiscenduntûie  de  Viisage  expérimental  qu'on  peut 
faire  ginéraiement  des  concepts  purs  de  ^entendement. 

Dans  la  déduction  métaphysique,  nous  avons  prouvé  en 

lané:  mais  je  no  lais  que  me  re|)ï-éseïiter  !a  spontanéité  d'  m  t 
pensée,  c'est-ii-dire  de  niv^n  acte  de  délennînatlon.  el  mon  exisleuce 
n'est  jamais  d^ètonuinable  que.  dniie  manière  sensible,  c'est-à-dire 
comme  Texistonre  d'un  phénOnène.  Celte  spontanoito  fait  pour- 
tant que  je  mappelle  une  inlctliycucc. 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  157 

g^^nôral  l'origine  à  pHoH  des  catégories  par  leur  accord 
parfait  avec  les  fonctions  logiques  universelles  de  la 
pensée;  dans  la  dt^duction  iramcendantale,  nous  avons 
exposé  la  possibilité  de  ces  catégories  considérées  corame 
connaissances  à  prion  d'objets  d'intuition  en  général 
(§  20-21).  11  s'agit  maintenant  d'expliquer  comment,  par 
te  moyen  des  catégories,  les  objets  qui  ne  sauraient  se  pré- 
senter qu'à  nos  sens  peuvent  nous  être  connus  à  priori,  et 
cela  non  pas  dans  la  forme  de  leur  intuition,  mais  dans 
les  lois  de  leur  liaison,  et  comment  par  conséquent  nous 
pouvons  prescrire  en  quelque  sorte  à  la  nature  sa  loi  et 
môme  la  rendre  possible.  En  effet,  sans  cette  application 
des  cat<''gories,  on  ne  comprendrait  pas  comment  tout  ce 
qui  peut  seulement  s'offrir  aux  sens  doit  être  soumis  aux 
lois  qui  dérivent  à  priori  du  seul  entendement. 

Je  ferai  remarquer  d'abord  que  j'entends  par  synthèse 
de  r appréhension  cette  réunion  des  éléments  divers  d'une 
intuition  empirique  qui  rend  possible  la  perception,  c'est- 
à-dire  la  conscience  empirique  de  cette  intuition  (conime 
pliénomèno). 

Nous  avons  dans  les  représentations  de  l'espace  et  du 
temps  des  formes  à  priori  de  l'ijituition  sensible,  tant 
•'xterne  qu'int»'rno,  et  la  synthèse  de  l'appréheusion  des 
éléments  divers  du  phénomène  doit  toujours  être  en  bar- 
nionie  avec  ces  formes,  puisqu'elle  ne  peut  elle-mêmo 
avoir  lieu  que  suivant  elles.  Mais  l'espace  et  le  temps  ne 
sont  pas  seulement  représentés  à  priori  comme  des 
formes  de  l'intuition  sensible,  mais  comme  des  intuitions 
mémos  (qui  contiennent  une  diversité),  et  par  conséquent 
.ivec  la  détermination  de  l'unité  dos  éléments  divers  qui  y 
sont  contenus  (voyez  l'Esthétique  transcondantale)  *.  Avec 

*.  L'rtspaoo,  représentô  pomnio  objet  (ainsi  que  cela  osl  récllenuM»! 
nécessaire  dans  lu  K'»''>ui(^lrie),  oonliont  plus  que  la  j^i'-'ci."  t^Mc 
(le  l'intulllon,  il  «-onlient  hi  synthèse  en  uno  nqireseï  i 
tire  (les  olomonts  divers  donnés  suivant  la  forme  de  1  ,io. 

d«  tello  sorle  que  la  forme  de  iintuition  Uonnû  unitjuu.u'.'ul  la 
divrrsile,  et  Vintuition  formelle  l'uniU-  do  la  represenlalion.  61 
dans  l'ostluilique  |:il  attril)ué  siniplemenl  cctle  unile  a  la  sensi- 
l>ilil«\  c'eJail  uni<nuMnenl  pour  indiquer  (luello  est  anlerioure  à 
tout  eoneopl.  bien  (|u'olle  supp«»so  uuo  synthèse  qui  n  appartient 
l*oint  aux  sens,  mais  qui  rend  d'abord  pubuibles  loua  lei  concepts 


158  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

(je  ne  dis  pas  :  dans)  ces  intuitions  est  donc  déjà  donnée 
à  priori,  comme  condition  de  la  synthèse  de  toute  appré- 
hension, l'unité  même  de  la  synthèse  du  divers  qui  se  trouve 
hors  de  nous  ou  en  nou?,  et  par  conséquent  aussi  une 
liaison  à  laquelle  est  nécessairement  conforme  tout  ce  qui 
doit  être  représenté  d'une  manière  déterminée  dans  l'es- 
pace et  dans  le  temps.  Or  cette  unité  synthétique  ne  peut 
être  autre  que  celle  de  la  liaison  dans  une  conscience 
originaire  des  éléments  divers  d'une  intuition  donnée  en 
général,  mais  appliquée  uniquement,  conformément  aux 
catégories,  à  notre  intuition  sensible.  Par  conséquent,  toute 
synthèse  par  laquelle  la  perception  même  est  possible 
est  soumise  aux  catégories;  et,  comme  l'expérience  est 
une  connaissance  formée  de  perceptions  liées  [entre  elles], 
les  catégories  sont  les  conditions  de  la  possibilité  de 
l'expérience,  et  elles  sont  donc  aussi  valables  à  priori 
pour  tous  les  objets  de  l'expérience. 

Quand  donc  de  l'intuition  empirique  d'une  maison,  par 
exemple,  je  fais  une  perception  par  l'appréhension  de 
ses  éléments  divers,  Vunilc  nécessaire  de  l'espace  et  de 
l'intuition  sensible  extérieure  en  général  me  sert  de  fon- 
dement, et  je  dessine  en  quelque  sorte  la  forme  de  cette 
maison  conformément  à  cette  unité  synthétique  des  élé- 
ments divers  dans  l'espace.  Or  cette  même  unité  synthé- 
tique, si  je  fais  abstraction  de  la  forme  de  l'espace,  a  son 
siège  dans  l'entendement,  et  elle  est  la  catégorie  de  la 
synthèse  de  l'homogène  dans  une  intuition  en  général, 
c'est-à-dire  la  catégorie  de  la  quantité.  La  syntlièse  de 
l'appréhension,  c'est-à-dire  la  perception,  lui  doit  donc 
être  entièrement  conforme  K  i 


d'espace  et  de  temps.  En  effet,  puisque  par  cette  synthèse  (où  l'en- 
tendement détermine  la  sensibilité)  l'espace  et  le  temps  sont  donnés 
d'abord  comme  des  intuitions,  l'unité  de  cette  intuition  à  priori 
appartient  à  l'espace  et  au  temps,  et  non  au  concept  de  l'enten- 
dement (§  20). 

1.  On  prouve  de  cette  manière  que  la  synthèse  de  l'appréhension, 
qui  est  empirique,  doit  être  nécessairement  conforme  à  la  synthèse 
de  l'aperception,  qui  est  intellectuelle  et  contenue  tout  à  fait  à 
priori  dans  la  catégorie.  C'est  une  seule  et  même  spontanéité  qui, 
là  sous  le  nom  d'imagination,  ici  sous  celui  d'entendement,  intro- 
duit la  liaison  dans  les  éléments  divers  de  l'intuition. 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  159 

Lorsque  (pour  prendre  un  autre  exemple)  je  perçois 
la  congélation  de  l'eau,  j'appréhende  deux  états  (celui  de 
la  fluidité  et  celui  de  la  solidité)  comme  étant  unis  entre 
eux  par  un  rapport  de  temps.  Mais  dans  le  temps,  que  je 
donne  pour  fondement  au  phénomène,  considéré  comme 
intuition  interne ^  je  me  représente  nécessairement  une 
unité  synthétique  des  états  divers  ;  autrement  la  relation 
dont  il  s'agit  ici  ne  pourrait  être  donnée  dans  une  intui- 
tion d'une  manière  déterminée  (au  point  de  vue  de  la  suc- 
cession). Or  cette  unité  synthétique,  considérée  comme  la 
condition  à  priori  qui  me  permet  de  lier  les  éléments 
divers  d'une  intuition  en  (jénéral,  et  abstraction  faite  de 
la  forme  existante  de  wion  intuition  interne,  ou  du  temps, 
est  la  catégorie  de  la  cause,  par  laquelle  je  détermine,  en 
l'appliquant  à  la  sensibilité,  toutes  les  choses  qui  arrivent 
quant  à  leur  relation  dans  le  temps  en  général.  L'appré- 
hension dans  un  événement  de  ce  genre,  et  par  consé- 
quent cet  événement  lui-même,  relativement  à  la  possi- 
bilité de  la  perception,  est  donc  soumis  au  concept  du 
rapport  des  effets  et  des  causes.  Il  en  est  de  même  dans  tous 
les  autres  cas. 

Les  catégories  sont  des  concepts  qui  prescrivent  à  priori 
des  lois  aux  phénomènes,  par  conséquent  à  la  nature, 
considérée  comme  l'ensemble  de  tous  les  phénomènes 
{natura  materialiter  spectata) .  Or,  puisque  ces  catégories  ne 
sont  pas  dérivées  de  la  nature  et  qu'elles  ne  se  règlent 
pas  sur  elle  comme  sur  leur  modèle  (car  autrement  elles 
seraient  purementempiriques),  il  s'agit  de  savoir  comment 
l'on  peut  comprendre  que  la  nature  [au  contraire]  se  règle 
nécessairement  sur  ces  catégories,  ou  comment  elles 
peuvent  déterminer  à  priori  la  liaison  des  éléments  divers 
de  la  nature,  sans  la  tirer  de  la  nature  même.  Voici  la 
solution  de  cette  énigme 

L'accord  nécessaire  des  lois  des  phénomènes  de  la 
nature  avec  l'entendement  et  avec  sa  forme  à  priori,  c'est- 
à-dire  avec  sa  faculté  de  lier  leséléments  divers  engénéral, 
n'est  pas  plus  étrange  que  celui  des  phénomènes  eux- 
mêmes  ^vec  la  forme  à  prion  de  l'intuition  sensible.  En 
effet  les  lois  n'existent  pas  plus  dans  les  phénomènes  qud 


i60  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

les  phénomènes  eux-mêmes  n'existent  en  soi,  et  les  pre- 
miers ne  sont  que  relativement  au  sujet  auquel  les  phéno- 
mènes sont  inhérents,  en  tant  qu'il  est  doué  d'entende- 
ment, comme  les  seconds  ne  sont  que  relativement  au 
même  sujet,  en  tant  qu'il  est  doué  de  sens.  Les  choses  en 
soi  seraient  encore  nécessairement  soumises  à  des  lois 
quand  même  il  n'y,  aurait  pas  d'entendement  qui  les 
connût;  mais  Jes  phénomènes  ne  sont  que  des  représen» 
tations  de  choses  dont  nous  ne  pouvons  connaître  ce  qu'elles 
sont  on-  soi.  Comme  simples  représentations,  ils  ne  sont 
soumis  à  aucune  autre  loi  de  liaison  qu'à  celle  que  prescrit 
la  faculté  qui  relie.  Or,  la  faculté  qui  relie  les  éléments 
divers  de  l'intuition  sensible  est  l'imagination,  laquelle 
dépend  de  l'entendement  pour  l'unité  do  sa  synthèse  intel- 
lectuelle, et  de  la  sensibilité  pour  la  diversité  des  éléments 
de  l'appréhension.  Or,  puisque  toute  perception  possiblo 
dépend  de  la  synthèse  de  l'appréhension,  et  que  celle 
synthèse  empirique  elle-même  dépend  de  la  synthèse 
transcendantale,  par  conséquent  des  catégories,  toutes  les 
perceptions  possibles,  par  conséquent  aussi  tout  ce  qui 
peut  arriver  à  la  conscience  empirique,  c'est-à-dire  tous 
les  phénomènes  de  la  nature  doivent  être,  quant  à  leur 
liaison,  soumis  aux  catégories,  et  la  nature  (considérée 
siniplomcnt  comme  nature  en  général,  ou  en  tant  que 
7%atiira  formaliter  spectata)  dépend  décos  catégories  comme 
du  fondement  originaire  de  sa  conformité  nécessaire  à 
des  lois.  Mais  la  faculté  de  l'entendement  pur  de  prescrire 
des  lois  (It  priort  aux  phénomènes,  parses  seules  catégories, 
n'en  saurait  prescrire  un  plus  grand  nombre  que  celles 
sur  lesquelles  repose  une  nature  en  général,  considérée 
comme  ensemble  de  phénomènes  soumis  à  des  lois  dans 
l'espace  et  dans  le  temps.  Des  lois  particulières,  concer- 
nant des  phénomènes  donné»  empiriquement,  sont  sans 
doute  soumises  à  ces  catégories,  mais  elles  ne  peuvent  pas 
en  être  tirées  complètement.  11  faut  donc  le  secours  de 
l'expérience  pour  apprendre  à  connaître  ces  dernières  lois 
en  fjénéral ;  mais  les  premières  seules  nous  instruisent 
à  priori  de  l'expérience  en  général  et  de  ce  qui  peut  être 
connu  comme  objet  d'expérience.  ^ 


AxNALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  161 

§27. 
Résultat  de  cette  déduction  des  concepts  de  l'entendement. 


Nous  ne  pouvons  penser  aucun  objet  que  par  le  moyen 
(les  catégories,  et  nous  ne  pouvons  connaître  aucun  objet 
lionsé  que  par  le  moyen  d'intuitions  correspondantes  à  ces 
'  «Hicepts.  Or  toutes  nos  intuitions  sont  sensibles,  et  celte 
<  onnaissance,  en  tant  que  l'objet  en  est  donné,  est  empi- 
rique. C'est  cette  connaissance  empirique  qu'on  nonmie 
expérience.  /"/  n'y  a  donc  de  connaissance  à  priori  possible 
pour  nous  que  celle  d'objets  d'expérience  possible^. 

Mais  cette  connaissance,  qui  est  restreinte  aux  seuls 
objets  de  l'expérience,  n'est  pas  pour  cela  dérivée  tout  en- 
tière de  l'expérience  ;  elle  contient  aussi  des  éléments  qui 
se  trouvent  en  nous  à  priori  :  tels  sont  les  intuitions  pures 
et  les  concepts  purs  de  l'entendement.  Or  il  n'y  a  que  deux 
manières  de  concevoir  un  accord  nécessaire  de  l'expé- 
rience avec  les  concepts  de  ces  objets:  ou  bien  c'est  l'expé- 
rience qui  rend  possibles  les  concepts,  ou  bien  ce  sont 
les  concepts  qui  rendent  possible  l'expérience.  La  première 
explication  ne  peut  convenir  aux  catégories  (ni  même  à 
l'intuition  sensif)Ie  pure),  puisque  les  catégories  sont  des 
concepts  à  priori,  et  que  par  conséquent  elles  sont  indt's 
pendautes  de  l'expérience  (leur  attribuer  une  origine  em- 
pirique serait  admettre  une  sorte  de  generatio  aequivoca). 
Reste    donc    la   seconde    explication  (qui    est    comme  le 

1.  Pour  que  l'on  no  se  scandalise  pas  trop  vite  des  conséquences 
fâcheuses  et  inquiétantes  do  cette  proposition,  je  veux  faire  ici  cette 
simple  observation  :  c'est  que  les  catégories  dans  Ja pemt'c  ne  sont 
pas  bornées  par  les  conditions  de  notre  intuition  sensible,  mais 
qu'elles  ont  un  champ  illimité,  et  que  seule  la  connaissance  df  co 
([ue  nous  pensons,  ou  la  détermination  de  lobjet,  a  besoin  d'in- 
tuition. En  l'absence  do  cette  intuition,  la  pensée  de  l'objet  p«»ut 
encore  avoir  ses  conséquences  vraies  et  utiles  relativement  a 
lV(5rtfircque  le  sujet  fait  do  la  raison  ;  mais  conuno  cet  usajre  ne 
so  rapporte  pas  toujours  à  la  détermination  de  l'objet,  et  par 
conséquent  do  la  connaissance,  mais  aussi  à  celle  du  sujet  et 
'!<   sa  volonté,  le  moment  n'est  pas  encore  venu  don  parler. 

r.  ~  M 


162  CRITIQUE  DE  LA  hAi5)U>i  PURE 

système  de  Vépigenèse  de  la  raison  pure),  à  savoir  que  les 
catégories  contiennent,  du  côté  de  Fentendement,  les  prin- 
cipes de  la  possibilité  de  toute  expérience  en  général. 
Mais  comment  rendent-elles  possible  l'expérience,  et  quels 
principes  de  la  possibilité  de  l'expérience  fournissent- 
elles  dans  leur  application  à  des  phénomènes?  C'est  ce 
que  fera  mieux  voir  le  chapitre  suivant,  qui  roule  sur 
l'usage  transcendantal  du  jugement. 

Si  quelqu'un  s'avise  de  proposer  une  route  intermé- 
diaire entre  les  deux  que  je  viens  d'indiquer,  en  disant 
que  les  catégories  ne  sont  ni  des  premiers  principes  à 
priori  de  notre  connaissance  spontanément  conçus,  ni  des 
principes  tirés  de  l'expérience,  mais  des  dispositions  sub- 
jectives à  penser  qui  sont  nées  en  nous  en  môme  temps 
que  l'existence,  et  que  l'auteur  de  notre  être  a  réglées 
de  telle  sorte  que  leur  usage  s'accordât  exactement  avec 
les  lois  de  la  nature  suivant  lesquelles  se  déroule  l'expé- 
rience (ce  qui  est  une  sorte  de  système  de  préformation  de 
la  raison  pure),  [il  est  facile  de  réfuter  ce  système]  : 
(outre  que,  dans  une  telle  hypothèse,  on  ne  voit  pas  de 
terme  à  la  supposition  de  dispositions  prédéterminées 
pour  des  jugements  ultérieurs),  il  y  a  contre  ce  prétendu 
système  un  argument  décisif,  c'est  qu'en  pareil  cas,  les 
catégories  n'auraient  plus  cette  nécessité  qui  est  essentiel- 
lement inhérente  à  leur  concept.  En  effet,  le  concept  de 
la  cause,  par  exemple,  qui  exprime  la  nécessité  d'une 
conséquence  pour  une  condition  présupposée,  serait 
faux,  s'il  ne  reposait  que  sur  une  nécessité  subjective 
arbitraire  et  innée  qui  nous  forcerait  de  lier  certaines 
représentations  empiriques  Suivant  un  rapport  de  ce 
genre.  Je  ne  pourrais  pas  dire  :  l'effet  est  lié  à  la  cause 
dans  l'objet  (c'est-à-dire  nécessairement),  mais  seulement: 
je  suis  fait  de  telle  sorte  que  je  ne  puis  concevoir  cette 
représentation  autrement  que  liée  ainsi  à  une  autre.  Or 
c'est  cela  même  que  demande  surtout  le  sceptique.  Alors, 
en  effet,  toute  notre  connaissance,  fondée  sur  la  préten- 
due valeur  objective  do  nos  jugements,  ne  serait  plus 
qu'une  pure  apparence,  et  il  ne  manquerait  pas  de  gens 
qui  n'avoueraient  pas  cette  nécessité  subjective  (laquelle 
doit  «Mre  sentie);  du  moins  ne  pourrait-on   discuter  avec 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  163 

personne  d'une  chose  qui  dépend  uniquement  de  Torga- 
•"'-^ation  du  sujet. 


Résumé  rapide  de  cette  discussion. 


Elle  consiste  à  exposer  les  concepts  purs  de  l'entende- 
ment {et  avec  eux  toute  la  connaissance  théorique  à  priori) 
comme  principes  de  la  possibilité  de  l'expérience,  en 
regardant  celle-ci  comme  la  détermination  des  phénomènes 
dans  l'espace  et  dans  le  temps  en  général  — et  en  la  tirant 
enGn  du  principe  de  l'unité  synthétique  originaire  de 
l'aperception,  comme  de  la  forme  de  l'entendement  dans 
son  rapport  avec  l'espace  et  le  temps,  ces  formes  origi- 
naires de  la  sensibilité. 

Jusqu'ici,  j'ai  cru  nécessaire  de  diviser  mon  travail  en 
paragraphes,  parce  qu'il  roulait  sur  des  concepts  élé- 
mentaires; mais  .maintenant  qu'il  s'agit  d'en  montrer 
l'usage,  l'exposition  pourra  se  d<'*velopper  en  une  chaîne 
continue  sans  avoir  besoin  de  paragraphes. 


LIVRE  DEUXIEME 
Analytique  des  principes. 


La  logique  générale  est  construite  sur  un  plan  qui 
s'accorde  exactement  avec  la  division  des  facultés  supé- 
rieures de  la  connaissance,  qui  sont  ^entendement,  le 
jugement  et  la  raison.  Cette  science  traite  donc,  dans  son 
analytique,  des  concepts,  des  jugements  et  des  raisonne- 
ments, suivant  les  fonctions  et  Tordre  de  ces  facultés  de 
l'esprit  que  l'on  comprend  sous  la  dénomination  large 
d'entendement  en  général. 

Comme  la  logique  purement  formelle  dont  nous  parlons 
ici  fait  abstraction  de  tout  contenu  de  la  connaissance 
(de  la  question  de  savoir  si  elle  est  pure  ou  empirique), 
et  ne  s'occupe  que  de  la  forme  de  la  pensée  en  général 
(de  la  connaissance  discursive),  elle  peut  renfermer  aussi 
dans  sa  partie  analytique  un  canon  pour  la  raison, 
puisque  la  forme  de  cette  faculté  a  sa  règle  certaine,  que 
l'on  peut  apercevoir  à  priori,  en  décomposant  les  actes 
de  la  raison  en  leurs  moments,  et  sans  qu'il  y  ait  besoin 
de  faire  attention  à  la  nature  particulière  de  la  connais- 
sance qui  y  est  employée. 

Mais  la  logique  transcendantale,  étant  restreinte  à  un 
contenu  déterminé,  c'est-à-dire  uniquement  à  la  connais- 
sance pure  à  priori,  ne  saurait  suivre  la  première  dans  sa 
division.  On  voit,  en  effet,  que  Cusage  transcendantal  de  la 
raison  n'a  point  de  valeur  objective,  et  par  rons(*qucnt 
n'appartient  pas  à  la  logique  de  la  vérité,  c'est-à-dire  à 
l'analytique,  mais  que,  comme  logique  de  l'apparence,  elle 


166  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

réclame,  sous  le  nom  de  dialectique  transcendantale,  une 
partie  spéciale  de  l'édifice  scolastique. 

L'entendement  et  le  jugement  trouvent  donc  dans  la 
logique  transcendantale  le  canon  de  leur  usage  objecti- 
vement valable,  donc  de  leur  usage  vrai,  et  c'est  pourquoi 
ils  appartiennent  à  la  partie  analytique  de  cette  science. 
Mais  quand  la  raison  tente  de  décider  à  priori  quelque 
chose  touchant  certains  objets,  et  d'étendre  la  connais- 
sance au  delà  des  limites  de  l'expérience  possible,  elle 
est  tout  à  fait  dialectique,  et  ses  assertions  illusoires  ne 
conviennent  point  du  tout  à  un  canon  comme  celui  que 
doit  renfermer  l'analytique. 

L'analytique  des  principes  sera  donc  simplement  un 
canon  pour  le  jugement;  elle  lui  enseigne  à  appliquer  à 
des  phénomènes  les  concepts  de  l'entendement,  qui  con- 
tiennent la  condition  des  règles  à  priori.  C'est  pourquoi, 
en  prenant  pour  thème  les  principes  propres  de  l'entende- 
ment, ]&  me  servirai  de  l'expression  de  doctrine  du  juge- 
ment, qui  désigne  plus  exactement  ce  travail. 


INTRODUCTION 
Du  jugement  transcendantal  en  général. 


Si  l'on  définit  l'entendement  on  général  la  faculté  des 
règle»,  le  jugement  sera  la  faculté  de  subsumer  souk  des 
règles,  c'est-à-dire  de  décider  si  quelque  chose  rentre  ou 
non  sous  une  règle  donnée  {casu8  datae  leyis).  La  logique 
générale  ne  contient  pas  de  préceptes  pour  le  jugement, 
et  n'en  peut  pas  contenir.  En  effet,  comme  elle  fait 
abstraction  de  tout  contenu  de  In  connaissance,  il  ne  lui 
reste  plus  qu'à  exposer  séparément,  par  voie  d'analyse, 
la  simple  forme  de  la  connaissance  dans  les  concepts, 
les  jugements  elles  raisonnements,  et  qu'à  établir  ainsi 
les  règles  formelles  de  tout  usage  de  l'entondenient.  Que 
si  elle  voulait  montrer  d'une  manière  générale  commehl 
on  «loit  subsumer  sous  ces  règles,  c'est-à-dire  rlécider  si 
quelque  chose  y  rentre  ou  non,  elle  ne  le  pourrait  à  son 
tour  qu'au  moyen  d'une  règle.  Or,  cette  règle,  par  cela 
même  qu'elle  serait  une  règle,  exigerait  une  nouvelli; 
instruction  du  jugement;  par  où  l'on  voit  que  si  ronlun- 
demont  est  susceptible  d'être  instruit  et  nourri  par  des 
règles,  le  jugement  est  un  don  particulier,  qui  ne  peut 
pas  être  appris,  mais  seulement  exercé.  Aussi  le  juge- 
ment est-il  le  caractère  distinctif  «le  ce  qu'on  nomme  lo 
bon  sens,  et  nu  mnnquo  do  bon  sens,  aucune  école  no 
peiit  suppléer.  Elle  peut  bien  offrir  à  un  entendement 
borné  une  provision  de  règles  et  greffer  en  queli|ui» 
sorte  sur  lui  des  connaissances  i  Irangôres,  mais  il  fnut 
qu»î  l'élève  possède  déjà   par  lui-mAme  la  faculté  de  s'en 

rvir   exactement;    et  en    l'absence   de    ce   don  de   la 


168  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

nature,  il  n'y  a  pas  de  règle  qui  soit  capable  de  le  pré- 
munir contre  l'abus  qu'il  en  peut  faire  <.  Un  médecin, 
un  juge  ou  un  homme  politique  peuvent  avoir  dans  la 
tête  beaucoup  de  belles  règles  pathologiques,  juridiques 
et  politiques,  à  un  degré  susceptible  de  faire  d'eux  de 
profonds  professeurs  en  cette  matière,  et  pourtant  faillir 
aisément  dans  l'application  de  ces  règles,  soit  parce  qu'ils 
manquent  de  jugement  naturel,  sans  manquer  pour  cela 
d'entendement,  et  que,  s'ils  voient  bien  le  général  m 
abstracto,  ils  sont  incapables  de  décider  si  un  cas  y  est 
contenu  in  concrcto,  soit  parce  qu'ils  n'ont  pas  été  assez 
exercés  à  cette  sorte  de  jugements  par  des  exemples  et 
des  affaires  réelles.  Aussi  la  grande,  l'unique  utilité  des 
exem.ples,  est-elle  d'exercer  le  jugement.  Car,  quant  à 
l'exactitude  et  à  la  précision  des  connaissances  de  l'enten- 
dement, ils  leur  sont  plutôt  funestes  en  général;  il  est 
rare  en  effet  qu'ils  remplissent  d'une  manière  adéquate 
la  condition  de  la  règle  {comme  casus  in  terminis)  ;  et  en 
outre  ils  affaiblissent  souvent  cette  tension  de  l'entende- 
ment nécessaire  pour  apercevoir  les  règles  dans  toute 
leur  généralité  et  indépendamment  des  circonstances 
particulières  de  l'expérience,  dans  toute  leur  suffisance, 
de  sorte  que  l'on  finit  par  s'accoutumer  à  les  em.pIoyer 
plutôt  comme  des  formules  que  comme  des  principes. 
Les  exemples  sont  donc  pour  le  jugement  comme  une 
roulette  pour  l'enfant,  et  celui-là  ne  saurait  jamais  s'en 
passer  auquel  manque  ce  don  naturel. 

Mais,  si  la  logique  générale  ne  peut  donner  de  préceptes 
au  jugement,  il  en  est  tout  autrement  de  la  logique  trans- 
ccndantale,  à  tel  point  que  celle-ci  semble  avoir  pour 
fonction  propre  de  corriger  et  d'assurer  le  jugement  par 
des  règles  déterminées  dans  l'usage  qu'il  fait  de  l'enten- 

i.  Le  défaut  de  Jugement  est  proprement  ce  qu'on  nomme  stu- 
l)idité,  et  c'est  \k  un  vice  auquel  il  n'y  a  pas  de  remède.  Une  tète 
obtuse  ou  bornée,  à  laquelle  il  ne  manque  que  le  degré  d'enten- 
dement convenable  et  des  concepts  qui  lui  soient  propres,  est 
susceptible,  par  l'instruction,  de  beaucoup  d'érudition.  Mais, 
comme  le  jugement  secunda  Pctri)  manque  aussi  ordinairement 
en  pareil  cas,  il  n'est  pas  rare  de  rencontrer  des  hommes  fort  ins- 
truits, qui  laissent  fréquemment  éclater,  dans  l'usage  qu'ils  font 
de  leur  science,  cet  irréparable  défaut. 


ANALYTIQUE  TRAxXSCENDANTALE  169 

dément  pur.  En  effet,  veut-on  donner  de  l'extension  à 
l'entendement  dans  le  champ  de  la  connaissance  pure 
à  priori,  il  semble  qu'il  soit  bien  inutile  de  revenir  à  la 
philosophie,  ou  plutôt  que  ce  soit  en  faire  un  mauvais 
usage,  puisque,  malgré  toutes  les  tentatives  faites  jusqu'ici, 
on  n'a  gagné  que  peu  de  terrain,  ou  même  pas  du  tout; 
mais,  [si  l'on  invoque]  la  philosophie,  [non  comme  doc- 
trine, mais]  comme  critique,  pour  prévenir  les  faux  pas 
du  jugement  [lapsus  judicii)  dans  l'usage  du  petit  nombre 
de  concepts  purs  que  nous  fournit  l'entendement,  alors 
(bien  que  son  utilité  soit  toute  négative)  elle  se  présente 
à  nous  avec  toute  sa  pénétration  et  toute  son  habileté 
d'examen. 

La  philosophie  transcendantale  a  ceci  de  particulier 
qu'outre  la  règle  (ou  plutôt  la  condition  générale  des 
règles)  qui  est  donnée  dans  le  concept  pur  de  l'entende- 
ment, elle  peut  indiquer  aussi  en  même  temps  à  priori  la 
cas  où  la  règle  doit  être  appliquée.  D'où  vient  l'avantage 
qu'elle  a  sous  ce  rapport  sur  toutes  les  autres  sciences 
instructives  (les  mathématiques  exceptées)?  En  voici  la 
raison.  Elle  traite  de  concepts  qui  doivent  se  rapporter  à 
priori  à  leurs  objets,  et  dont  par  conséquent  la  valeur 
objective  ne  peut  pas  être  démontrée  à  posteriori,  puis- 
qu'on méconnaîtrait  ainsi  leur  dignité;  mais  en  même 
temps  il  faut  qu'elle  expose,  à  l'aide  de  signes  généraux 
mais  suffisants,  les  conditions  sous  lesquelles  peuvent 
être  donnés  des  objets  en  harmonie  avec  ces  concepts; 
autrement  ils  n'auraient  point  de  contenu,  et  par  consé- 
quent ils  seraient  de  simples  formes  logiques  et  non  des 
concepts  purs  de  l'entendement. 

(]ette  doctrine  transcendantale  du  jugement  contiendra 
donc  deux  chapitres,  traitant  :  le  premier,  de  la  condi- 
tion sensible  qui  seule  permet  d'employer  des  concepts 
purs  de  l'entendement,  c'est-à-dire  du  schématisme  de 
l'entendement  pur;  et  le  second,  de  ces  jugements  synlhé- 
ti<iues  qui  découlent  à  priori  sous  ces  conditions  des 
concepts  purs  de  l'entendement  et  servent  de  fondement 
à  toutes  les  autres  connaissances  à  priori,  c'est-à-dire  des 
principes  de  l'entendement  pur. 


CHAPITRE  ï 

Du  schématisme  des  conoepts  purs 
de  rentendement. 


Dans  toute  subsomptioii  d'un  objet  sous  un  concept,  la 
représentation  du  premier  doit  être  homoijèrn  à  celle  du 
second,  c'est-à-dire  que  le  concept  doit  renfermer  ce  qui 
o&t  représenté  dans  l'objet  à  y  subsumer.  C'est  en  effet  co 
que  l'on  exprime  en  disant  qu'un  objet  est  enfermé  sous 
un  concept.  Ainsi  le  concept  empirique  d'une  assiette  a 
quelque  chose  d'homogène  avec  le  concept  purement  géo- 
métrique d'un  cercle,  puisque  la  forme  rondo  qui  est 
pensée  dans  le  premier  se  laisse  percevoir  par  intuition 
dans  le  second. 

Or,  les  concepts  purs  de  l'entendement  comparés  aux 
intuitions  empiriques  {ou  même  en  général  sensibles), 
sont  tout  à  fait  hétérogènes,  et  ne  sauraient  jamais  se 
trouver  dans  quelque  intuition.  Comment  donc  la  6ub- 
sompdon  de  ces  intuitions  sous  ces  concept»,  et  par  congé" 
quent  l'application  des  catégories  aux  phénomènes,  est^elle 
possible,  puisque  personne  ne  saurait  dire  que  telle  caté- 
gorie, par  exemple  la  causalité,  peut  être  perçue  par  le* 
sens  et  qu'elle  est  renfermée  dans  le  phénomène?  C'est 
cette  question  si  naturelle  et  si  importante  qui  fait  qu'une 
doctrine  transcendautale  du  jugement  est  nécessaire  pour 
expliquer  comment  des  concepts  purs  de  C entendement 
peuvent  s'appliquer  cà  des  phénomènes  en  général.  Dans 
toutes  les  autres  sciences,  où  les  concepts  par  lesquels 
l'objet  est  pensé  d'une  manière  générale  ne   sont  pas  si 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  17i 

cssentielleaient  différents  de  ceux  qui  représentent  cet 
objet  m  concrcto  tel  qu'il  est  donné,  il  n'est  besoin  d'au- 
cune explication  particulière  touchant  l'application  des 
premiers  [les  concepts]  au  second  [l'objet], 

Or,  il  est  évident  qu'il  doit  y  avoir  un  troisième  termo 
qui  soit  homogène,  d'un  côté,  à  la  catégorie,  et  de  l'autre, 
au  phénomène,  et  qui  rende  possible  l'application  de  la 
première  au  second.  Cette  représentation  intermédiaire 
doit  être  pure  (sans  aucun  élémen  empirique),  et  pour- 
tant il  faut  qu'elle  soit  d'un  côté  intellectuelle,  et  de  l'autre 
sensible.  Tel  est  le  schème  Iransccndantal. 

Le  concept  de  l'entendement  contient  l'unité  synthé- 
tique pure  de  la  diversité  en  général.  Le  temps,  comme 
condition  formelle  des  représentations  diverses  du  sons 
intime,  et  par  conséquent  de  leur  liaison,  contient  une 
diversité  à  priori  dans  l'intuition  pure.  Or,  une  détermina- 
tion transcendantale  du  temps  est  homogène  à  la  catégorie 
(qui  en  constitue  l'unité),  en  tant  qu'elle  est  universelle  et 
qu'elle  repose  sur  une  règle  à  priori.  Mais  d'un  autre  côté 
«die  est  homogène  au  phénomène,  en  ce  sens  que- le  temps 
est  impliqué  ilans  chacune  des  représentations  empiriques 
de  la  diversité.  Une  application  de  la  catégorie  à  des 
phénomènes  sera  donc  possible  au  moyen  de  la  détermi- 
nation transcendantale  du  temps;  c'est  cette  détermina- 
tion qui,  comme  schème  des  concepts  de  l'entendement, 
sert  à  opérçr  la  gubsomption  des  phénomènes  sous  la 
catégorie. 

Après  ce  qui  a  été  établi  dans  la  déduction  des  caté- 
gories, personne,  je  l'espère,  n'hésitera  plus  sur  la  ques- 
tion de  savoir  si  l'usage  de  ces  concepts  purs  de  reiitm- 
dement  est  simplement  empirique  ou  s'il  est  aussi  Irana- 
cendantal,  c'est-à-dire  s'ils  ne  se  rapportent  à  p/ioW  qu'aux 
phé'nomènos,  comnie  condition  d'une  t^xpérienci^  possible, 
ou  s'il»  peuvent  s'éten<lre,  comme  conditions  de  la  possi» 
bililé  des  choses  on  général,  à  de>»  objets  en  soi  (sans 
être  restreints  h  notre  sonsibilitVt.,  En  effet  nous  avons  vu 
qui>  les  concepts  sont  tout  ;V  t^it  imposj^lbles  et  qu'ils  ne 
peuvent  avoir  aucun  sens,  si  un  objet  n'est  pas  donné, 
soit  à  ces  concepts  mémos,  soit  au  moin;>  aux  éléments 
dont  ils  go  composent,  et  que  ]^nv  «-onséqucnt  ils  ne  peu- 


172  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

vent  s'appliquer  à  des  choses  en  soi  (sans  considérer  si  et 
comment  elles  peuvent  nous  être  données.)  Nous  avons 
vu  en  outre  que  la  seule  manière  dont  les  objets  nous 
sont  donnés  est  une  modification  de  notre  sensibilité. 
Enfin  nous  avons  vu  que  les  concepts  purs  à  priori,  outre 
la  fonction  que  remplit  l'entendement  dans  la  catégorie, 
doivent  contenir  aussi  certaines  conditions  formelles  de  la 
sensibilité  (particulièrement  du  sens  intime),  parmi  les- 
quelles la  condition  générale  qui  seule  permet  à  la  caté- 
gorie de  s'appliquer  à  quelque  objet.  Cette  condition  for- 
melle et  pure  de  la  sensibilité,  à  laquelle  le  concept  de 
l'entendement  est  restreint  dans  son  usage,  nous  l'appel- 
lerons le  schème  de  ce  concept  de  l'entendement,  et  la 
méthode  que  suit  l'entendement  à  l'égard  de  ces  schèmes, 
le  schématisme  de  l'entendement  pur. 

Le  schème  n'est  toujours  par  lui-même  qu'un  produit 
de  l'imagination  ;  mais  comme  la  synthèse  de  cette  faculté 
n'a  pour  but  aucune  intuition  particulière,  mais  seule- 
ment l'unité  dans  la  détermination  de  la  sensibilité,  il 
faut  bien  distinguer  le  schème  de  l'image.  Ainsi,  quand 
je  place  cinq  points  les  uns  à  la  suite  des  autres,  c'est  là 
une  image  du  nombre  cinq.  Au  contraire,  quand  je  ne 
fais  que  penser  à  un  nombre  en  général,  qui  peut  être 
cinq  ou  cent,  cette  pensée  est  plutôt  la  représentation 
d'une  méthode  servant  à  représenter  en  une  image,  con  • 
formément  à  un  certain  concept,  une  quantité  (par 
exemple  mille),  qu'elle  n'est  cette  image  même,  chose 
que,  dans  le  dernier  cas,  il  me  serait  difficile  de  par- 
courir des  yeux  et  de  comparer  avec  mon  concept.  Or 
c'est  cette  représentation  d'un  procédé  général  de  l'ima- 
gination, servant  à  procurer  à  un  concept  son  image,  que 
j'appelle  le  schème  de  ce  concept. 

Dans  le  fait  nos  concepts  sensibles  purs  n'ont  pas  pour 
fondement  des  images  des  objets,  mais  des  schèmes.  Il 
n'y  a  pas  d'image  d'un  triangle  qui  puisse  être  jamais 
adéquate  au  concept  d'un  triangle  en  général.  En  effet, 
aucune  ne  saurait  atteindre  la  généralité  du  concept,  faire 
que  celui-ci  s'applique  également  à  tous  les  triangles,  rec- 
tangles, à  angles  obliques,  etc.,  mais  elle  est  toujours  res- 
treinte à  une  partie  de  cette  sphère.  Le  schème  du  triangle 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANT ALE  173 

ïie  peut  exister  ailleurs  que  dans  la  pensée,  et  il  signifie 
une  règle  de  la  synthèse  de  l'imagination  relativement  à 
certaines  figures  pures  [conçues  par  la  pensée  pure]  dans 
l'espace.  Un  objet  de'  l'expérience  ou  une  image  de  cet 
objet  atteint  bien  moins  encore  le  concept  empirique, 
mais  celui-ci  se  rapporte  toujours  immédiatement  au 
schème  de  l'imagination  comme  à  une  règle  qui  sert  à 
déterminer  notre  intuition  conformément  à  un  certain 
oncept  en  général.  Le  concept  du  chien,  par  exemple, 
lésigne  une  règle  d'après  laquelle  mon  imagination  peut 
c  représenter  d'une  manière  générale  la  ligure  d'un 
(juadrupède,  sans  être  astreinte  à  quelque  forme  particu- 
lière que  m'offre  l'expérience  ou  même  à  quelque  imago 
])0ssible  que  je  puisse  représenter  in  concreto.  Ce  sché- 
niatisrae  de  l'entendement,  relatif  .aux  phénomènes  et  à 
leur  simple  forme,  est  un  art  caché  dans  les  profondeurs 
de  l'âme  humaine,  et  dont  il  sera  bien  difficile  d'arracher 
à  la  nature  et  de  révéler  le  secret.  Tout  ce  que  nous  pou- 
vons dire,  c'est  que  Vimuge  est  un  produit  de  la  faculté 
empirique  de  l'imagination  productrice,  tandis  que  le 
schème  des  concepts  sensibles  (comme  des  ligures  dans 
l'espace),  est  un  produit  et  en  quelque  sorte  un  mono- 
gramme de  l'imagination  pure  à  priori,  au  moyen  duquel 
et  d'après  lequel  les  images  sont  d'abord  possibles  ;  et  qu<\ 
si  ces  images  ne  peuvent  être  liées  au  concept  qu'au 
moyen  du  schème  qu'elles  désignent,  elles  ne  lui  sont 
pas  en  elles-mêmes  parfaitement  adéquates.  Au  contraire, 
le  schème  d'un  concept  pur  de  l'entendement  est  quel- 
que chose  qui  ne  peut  être  ramené  à  aucune  image;  il 
n'est  que  la  synthèse  pure  opérée  conformément  à  une 
règle  d'unité  suivant  des  concepts  en  général  et 
exprimée  par  la  catégorie,  et  il  est  un  produit  transcen- 
dantal  de  l'imagination  concernant  la  détermination  du 
.sens  intime  en  général,  selon  les  conditions  de  sa  forme 
{du  temps),  par  rapport  à  toutes  les  représentations,  en 
tant  qu'elles  doivent  se  relier  à  priori  en  un  concept  con- 
formément à  l'unité  de  l'aperception. 

Sans  nous  arrêter  ici  à  une  sèche  et  fastidieuse  analyse 
de  ce  qu'exigent  en  général  les  schèmes  Iranscendantaux 
des  concepts  purs  de  l'entendement,  nous  les  exposerons 


174  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

de  préférence  suivant  l'ordre  des  catégories  et  dans  leur 
rapport  avec  elles. 

L'image  pure  de  toutes  les  quantités  {quantorum)  pour 
le  sens  extérieur  est  l'espace,  et  celle  de  tous  les  objets 
des  sens  en  général  est  le  temps.  Mais  le  schème  pur  de 
la  quantité  {qiiantitatis)  considérée  comme  concept  de 
l'entendement  est  le  nombrey  lequel  est  une  représenta- 
tion embrassant  l'addition  successive  de  l'unité  à  l'unité 
(homogène  à  la  première)*  Le  nombre  n'est  donc  autre 
chose  que  l'unité  de  la  synthèse  que  j'opère  entre  les  divers 
éléments  d'tine  intuition  homogène  en  général,  en  intro- 
duisant le  temps  lui-même  dans  l'appréhension  de  l'intui- 
tion. 

La  réalité  est  dans  le  concept  pur  de  l'entendement  ce 
qui  correspond  à  une  sensation  en  général,  par  consé- 
quent ce  dont  le  concept  indique  par  soi  une  existence 
{dans  le  temps).  La  négation  au  contraire  est  ce  dont  le 
concept  représente  une  non-existehce  (dans  le  temps). 
L'opposition  de  ces  deux  choses  est  donc  marquée  par  la 
différence  d'un  même  temps,  plein  ou  vide.  Et,  comme  le 
temps  n'est  que  la  forme  de  l'intuition,  par  conséquent 
des  objets  en  tant  que  phénomènes,  ce  qui  chez  eux 
correspond  à  la  sensation  est  la  matière  transcendantale 
de  toug  les  objets  comme  citoses  en  soi  (le  fait  d'être  une 
chose,  la  réalité).  Or  chaque  sensation  a  un  degré  ou  une 
quantité  par  laquelle  elle  peut  remplir  plus  ou  moins  le 
même  temps,  c'est-à-dire  le  sens  intime,  avec  la  même 
représentation  d'un  objet,  jusqu'à  ce  qu'elle  se  réduise  à- 
rien  (=0  =  ncgatio).  Il  y  a  donc  un  rapport  et  un  enchaî- 
nement, ou  plutôt  un  passage  de  la  réalité  à  la  négation 
qui  rend  toute  réalité  représentable  à  titre  do  quantum  i 
et  le  Èclièmo  d'une  réalité,  comme  quantité  de  quelque 
chose  qui  remplit  le  temps,  est  précisément  cette  conti- 
nuelle et  uniforme  production  de  la  réalité  dans  le  temps, 
où  l'on  descend,  dans  le  temps,  de  la  sensation  qui  a  un 
certain  degré  jusqu'à  son  entier  évanouissement,  et  où 
l'on  monte  successivement  de  la  négation  de  la  sensation 
à  une  certaine  quantité  de  cette  même  sensation. 

Le  schème  de   la  substance  est  la  permanence  du  réel 
dans   le   temps,  c'est-à-dire  la  représentation  de  ce  réel 


ANAL  i  Uuu  h    1 1  i Ai>  JM.LiN  u AiN  i  ALE 

comme  d'un  substratum  de  la  détermination  empirniiK 
du  temps  en  général,  substratum  qui  demeure  ainsi  pen- 
dant que  tout  le  reste  change.  (Ce  n'est  pas  le  temps  qui 
s'écoule,  mais  en  lui  l'existence  du  changeant.  Au  temps 
donc,  qui  lui-raérae  est  immuable  et  fixe,  correspond  dans 
le  phénomène  l'immuable  dans  l'existence,  c'est-à-dire  la 
substance,  et  c'est  en  elle  seulement  que  peuvent  être 
déterminées  la  succession  et  la  simultanéité  des  phéno- 
mènes par  rapport  au  temps). 

Le  schème  de  la  cause  et  de  la  causalité  d'une  chose 
en  général  est  le  réel  qui,  une  fois  posé  arbitrairement, 
est  toujours  suivi  de  quelque  autre  chose.  H  consiste  donc 
dans  la  succession  des  éléments  divers,  en  tant  qu'elle  est 
soumise  à  une  règle. 

Le  schème  de  la  communauté  (action  réciproque)  ou  de 
la  causalité  mutuelle  des  substances  relativement  i\  leurs 
accidents,  est  la  simultanéité  des  déterminations  de  l'une 
avec  celles  des  autres  suivant  une  règle  générale. 

Le  schème  de  la  possibilité  est  l'accord  de  la  synthèse 
de  représentations  diverses  avec  les  conditions  du  temps 
en  général  (comme,  par  exemple,  que  les  contraires  ne 
peuvent  exister  en  même  temps  dans  une  chose,  mais 
seulement  l'une  après  l'autre);  c'est  par  conséquent  la 
détermination  de  la  représentation  d'une  chose  par  rapport 
A  quelque  temps. 

Le  schème  de  la  réalité  est  l'existence  dans  un  temps 
(h'terminé. 

Le  schème  de  la  nécessité  est  l'existence  d'un  objet  en 
tout  temps. 

On  voit  par  tout  cela  ce  que  contient  et  représente  le 
schème  de  chaque  catégorie  :  relui  de  la  quantité,  la  pro- 
duction (la  synthèse)  du  temps  lui-même  dans  l'appré- 
hension successive  d'un  objet;  celui  de  la  qualité,  la  syn- 
thèse de  la  sensation  (de  la  perception)  avec  la  représen- 
tation du  temps,  ou  le  fait  de  remplir  le  temps;  celui 
de  la  relation,  le  rapport  qui  lie  les  représentations  les 
unes  Qux  autres  en  tout  temps  (c'est-à-dire  suivant  une 
règle  de  la  détermination  du  temps);  enfin  le  schème  de 
la  modalitt'  et  de  ses  catégories,  le  temps  lui-même  comme 
'•"rrt'lTfif  de  l'acte  de  déterminer  si  et  comment  un  objet 


47G  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

appartient  au  temps.  Les  schèmes  ne  sont  donc  autre  chose 
que  des  déterminations  à  priori  du  temps,  faites  d'après  cer- 
taines règles  ;  et  ces  déterminations,  suivant  l'ordre  des 
catégories,  concernent  la  série  du  temps,  le  contenu  du 
temps,  l'ordre  du  temps,  enfin  l'ensemble  du  temps,  par  rap- 
port à  tous  les  ()bjets  possibles. 

Il  résulte  clairement  de  ce  qui  précède  que  le  schéma- 
tisme de  l'entendement,  opéré  par  la  synthèse  transcen- 
dantale  de  l'imagination,  ne  tend  à  rien  autre  chose  qu'à 
l'unité  de  tous  les  éléments  divers  de  l'intuition  dans  le 
sens  intime,  et  ainsi  indirectement  à  l'unité  de  l'afjercep- 
tion,  comme  fonction  correspondant  au  sens  intime  (à  sa 
réceptivité).Les  schèmes  des  concepts  purs  de  l'entende- 
ment sont  donc  les  vraies  et  seules  conditions  qui  per- 
mettent de  mettre  ces  concepts  en  rapport  avec  des  objets 
et  de  leur  donner  ainsi  une  signification.  Par  conséquent 
aussi  les  catégories  ne  sauraient  avoir  en  définitive  qu'un 
usage  empirique,  puisqu'elles  servent  uniquement  à  sou- 
mettre les  phénomènes  aux  règles  générales  de  la  syn- 
thèse, au  moyen  des  principes  d'une  unité  nécessaire  à 
priori  (en  vertu  de  l'union  nécessaire  de  toute  conscience 
en  une  aperception  originaire),  et  à  les  rendre  ainsi 
propres  à  former  une  liaison  continue  constituant  une 
expérience. 

Or,  c'est  dans  l'ensemble  de  toute  l'expérience  possible 
que  résident  toutes  nos  connaissances,  et  c'est  dans  le 
rapport  général  de  l'esprit  à  cette  expérience  que  consiste 
la  vérité  transcendantale,  laquelle  précède  toute  vérité 
empirique  et  la  rend  possible. 

Mais  en  même  temps  il  saute  aux  yeux  que,  si  les 
schèmes  de  la  sensibilité  réalisent  d'abord  les  catégories, 
ils  les  restreignent  aussi,  c'est-à-dire  les  limitent  à  des 
conditions  qui  sont  en  dehors  de  l'entendement  (c'est-à- 
dire  dans  la  sensibilité).  Le  schème  n'est  donc  propre- 
ment que  le  phénomène  ou  le  concept  sensible  d'un 
objet,  en  tant  qu'il  s'accorde  avec  la  catégorie  (Numerus 
est  quantitas  phaenomenon,  sensatio  realitas  phaenomenon, 
constans  et  perdurabile  rerum  substantia  phaenomenon.  — 
AETERNiTAs,  NECESSITAS,  phacnomcna,  etc.)  Or,  si  nous  écar- 
tons une  condition  restrictive,  nous  apiplifions,  à  ce  qu'il 


AINALVilUUE  THA.NiSCEAUANTALE  177 

semble,  le  concept  auparavant  restreint.  A  ce  compte  les 
catégories  envisagées  dans  leur  sens  pur  et  indépendam- 
ment de  toutes  les  conditions  de  la  sensibilité,  devraient 
s'appliquer  aux  objets  en  général  tels  qu'ils  sont,  tandis 
que  leurs  schèmes  ne  les  représentent  que  comme  ils  nous 
apparaissent,  et  par  conséquent  ces  catégories  auraient  un 
sens  indépendant  de  tout  schéme  et  beaucoup  plus  étendu. 
Dans  le  fait  les  concepts  purs  de  l'entendement  conser- 
vent certainement,  même  après  ({u'on  a  ftiit  abstraction 
de  toute  condition  sensible,  un  certain  sens,  mais  seule- 
ment logique,  -celui  de  la  simple  unité  des  représenta- 
tions; seulement,  comme  ces  représentations  n'ont  point 
d'objet  donné,  elles  ne  sauraient  avoir  non  plus  aucun 
sens  qui  puisse  fournir  un  concept  d'objet.  Ainsi  la  subs- 
tance, par  exemple,  séparée  de  la  détermination  sensible 
de  la  permanence,  ne  signifierait  rien  de  plus  qu'un 
quelque  «^liose  qui  peut  être  conçu  comme  sujet  (sans 
étfe  le  prédicat  de  quelque  autre  chose).  Or,  je  ne  puis 
rien  faire  de  cette  représrnlalion,  puisqu'elle  ne  m'in- 
dique pas  les  déterminations  que  doit  posséder  la  cbose 
pour  mériter  le  titre  de  premier  sujet.  Les  catégories, 
sans  sellâmes,  ne  sont  donc  que  dès  fonctions  de  l'enten- 
dement relatives  aUît  concepts,  mais  elles  ne  représen- 
tent aucun  obiel.  Lcureignificalion  leur  vient  de  la  sensi- 
bilité\  qui  réalise  l'entendement,  en  même  temps  quelle 
le  restreint. 


^  CHAPITRE  II 

Système  de  tous  les  principes  do 
rentendement  pur. 


Nous  n'avons  examiné,  dans  le  chapitre  précédent,  la 
faculté  transcendantale  de  juger  qu'au  point  de  vue  des 
conditions  générales  qui  lui  permettent  d'appliquer  seule 
les  concepts  purs  de  l'entendement  à  des  jugements  syn- 
thétiques. Il  s'agit  maintenant  d'exposer  dans  un  ordre 
systématique  les  jugements,  que  l'entendement  produit 
réellement  àpriori  sous  cette  réserve  critique.  Notre  table 
des  catégories  doit  certainement  nous  fournir  à  cet  égard 
un  guide  naturel  et  sûr.  En  effet,  c'est  justement  le  rap- 
port de  ces  catégories  à  l'expérience  possible  qui  doit 
constituer  toute  la  connaissance  pure  à  priori  de  l'enten- 
dement, et  c'est  par  conséquent  leur  rapport  à  la  sensi- 
bilité en  général  qui  fera  connaître  intégralement  et  dans 
la  forme  d'ifti  système  tous  les  principes  transcendantaux 
de  l'usage  de  l'entendement. 

Les  principes  à  priori  ne  portent  pas  seulement  ce  nom 
parce  qu'ils  fournissent  le  fondement  d'autres  jugements, 
mais  aussi  parce  qu'ils  ne  sont  pas  eux-mêmes  fondés  sur 
des  connaissances  plus  élevées  et  plus  générales.  Cette  pro- 
priété cependant  ne  les  dispense  pas  toujours  d'une 
preuve.  En  effet,  quoique  cette  preuve  ne  puisse  pas  être 
poussée  plus  loin  objectivement,  mais  que  plutôt  elle 
serve  elle-même  de  fondement  à  toute  connaissance  de 
son  objet,  cela  n'empêche  pas  qu'il  ne  soit  possible  et 
même  nécessaire  de  tirer  une  preuve  des  sources  subjec- 
tives qui  rendent  possible  la  connaissance  d'un  objet  en 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  179 

général,  puisque  autrement  le  principe  encourrait  le 
grave  soupçon  de  n'être  qu'une  affirmation  subreptice. 

En  second  lieu,  nous  nous  bornerons  à  ces  principes 
qui  se  rapportent  aux  catégories.  Nous  écarterons  donc, 
comme  n'appartenant  pas  au  champ  tracé  à  notre  investi- 
gation, les  principes  de  l'esthétique  transcendantalo, 
d'après  lesquels  l'espace  et  le  temps  sont  les  conditions 
de  la  possibilité  do  toutes  choses  comme  phénomènes, 
ainsi  que  la  restriction  de  ces  principes,  à  savoir  qu'ils 
ne  sauraient  s'appliquer  à  des  choses  en  soi.  De  mémo, 
les  principes  mathématiques  ne  font  point  partie  de  ce 
système,  parce  qu'ils  ne  sont  th'és  que  de  l'intuition  et 
non  d'un  concept  pur  de  l'entendement.  Cependant, 
comme  ils  sont  des  jugements  synthétiques  à  priori,  leur 
possibilité  trouvera  ici  nécessairement  sa  place  ;  il  ne 
s'agit  pas  sans  doute  de  prouver  leur  exactitude  et  leur 
certitude  apodictique,  cela  n'est  point  nécessaire,  mais  de 
faire  comprendre  et  de  déduire  la  possibilité  de  ces  con- 
naissances évidentes  et  à  priori. 

Nous  devrons  d'ailleurs  parler  aussi  du  principe  des 
jugements  analytiques,  par  opposition  aux  jugements  syn- 
thétiques, qui  sont  proprement  ceux  dont  nous  avons  à 
nous  occuper,  car  en  les  opposant,  on  affranchit  de  tout 
malentendu  la  théorie  des  derniers  et  l'on  en  fait  claire- 
ment ressortir  la  nature  propre, 


-      PREMIERE  SECTION 

nu    PRINCIPE   SUP1U:.ME   DE   TOUS   LES   JUGEMENTS   ANALYTIQUES 

Quel  que  soit  le  contenu  de  notre  connaissance  et  do 
quehiue  manière  qu'elle  puisse  se  rapporter  à  l'objet,  la 
condition  universelle,  bien  que  purement  négative,  de 
tous  nos  jugements  en  générai,  c'est  qu'ils  ne  se  contre- 
disent pas  eux-mêmes;  autrement  ils  sont  nuls  de  soi 
(indépendamment  mèm»'  de  tout  rapport  à  l'objet^.  Mais 
il  se  peut  que  notre  jugement,  sans  contenir  aucune  con- 
tradiction, unisse  des  concepts  d'une  façon  que  l'objet  no 


180  CRITIQUE  DE  LÀ  RAISON  PURE 

comporte  pas,  ou  ne  s'appuie  sur  aucun  fondement  donn^, 
soit  à  priori  soit  à  posteriori,  et  ainsi  un  jugement  peut 
être  exempt  de  toute  contradiction  et  pourtant  faux  et 
sans  fondement. 

Or  ce  principe,  qu'un  prédicat  <|ui  est  en  contradiction 
avec  une  chose  ne  lui  convient  pas,  s'appelle  le  principe 
de  contradiction.  ïl  est  un  critérium  universel,  quoique 
simplement  négatif,  de  toute  vérité;  mais  il  appartient 
uniquement  à  la  logique,  par  la  raison  qu'il  s'appliqUe 
aux  connaissances  considérées  simplement  comme  con- 
naissances en  général  et  indépendamment  de  leur  con-' 
tenu,  et  qu'il  se  borne  à  déclarer  que^  la  contradiction 
les  anéantit  et  les  supprime  entièrement. 

On  en  peut  cependant  faire  aussi  un  usage  positif,  c'est- 
à-dire  ne  pas  s'en  servir  seulement  pour  repousser  la 
fausseté  et  l'erreur  (en  tant  qu'elles  tiennent  à  la  contra- 
diction), mais  encore  pour  connaître  la  vérité.  En  effet, 
si  l?  jngenwnt  est  nnahjtiqtic,  qu'il  soit  négatif  ou  affirma- 
tif,  on  pourra  toujours  nécessairement  en  reconnaître  la 
vérité  suivant  le  principe  de  contradiction.  Car  le  con- 
traire de  ce  qui  est  déjà  renfermé  comme  concept  ou 
pensé  dans  la  connaissance  de  l'objet  en  sera  toujours 
iVié  avec  raison,  et  le  concept  lui-même  en  sera  néces- 
sairement affirmé,  puisque  le  contraire  de  ce  concept 
serait  en  contradiction  avec  k'objet. 

Nous  devons  donc  reconnaître  au  principe  de  contraâic- 
iion  la  valeur  d'un  principe  universel  et  pleinement  suf- 
fisant de  toute  connaissance  analytique;  mais  son  autorité 
et  son  utilité,  comme  critérium  suffisant  de  la  vérité,  ne 
vont  pas  au  delà.  En  effet,  de  ce  qu'aucune  connaissance 
ne  peut  lui  être  contraire  sans  se  détruire  elle-même,  il 
suit  bien  que  ce  principe  est  la  condition  sine  qua  non, 
mais  non  pas  le  principe  déterminant  de  la  vérité  de 
notre  connaissance.  Comme  nous  n'avons  proprement  à 
nous  occuper  que  de  la  partie  synthétique  de  notre  con- 
naissance, nous  aurons  soin  sans  doute  de  n'aller  jamais 
contre  cet  inviolable  principe,  mais  nous  n'avons  aucun 
éclaircissement  à  en  attendre  relativement  à  la  vérité  d> 
cette  espèce  de  connaissances. 

il  y  a  pourtant  de  ce  principe  célèbre,  mais  dépourvu 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE 

<le  tout  contenu  et  purementformel,  une  fori^^ule  renfer- 
mant une  synthèse  qui  s'y  est  glissée  par  mégarde  et  sans 
aucune  nécessité.  Cette  formule,  la  \oici  :  il  est  impos- 
sible qu'une  chose  soit  et  ne  soit  pas  en  même  temps. 
Outre  que  la  certitude  apadictique  (exprimée  par  le  mot 

:iipossible)  s'ajoute  ici  d'une  manière  superflue  puis- 
(^u'elle  doit  s'entendre  d'elle-même  en  vertu  du  principe, 
ce  principe  est  affeoté  par  la  condition  de  temps.  U  dit  en 
quelques  sorte  :  une  chose  =  A,  qui  est  quelque  chose  = 
h,  ne  peut  pas  être  en  même  temps  non  B  ;  mais  elle 
peut  être  Tun  et  Tf^utre  succeisiveraent  (B  aussi  bien  que 
non  B).  Par  exemple,  un  homme  qui  est  jeune  ne  peut 

Ire  vieux  en  même  temps  ;  mais  le  môme  homme  peut 
'  tre  dans  un  temps  jeune  et  dans  un  autre  temps  non 
p'une,  c'est-à-dire  vieux.  Or  le  principe  de  contradic- 
tion, comme  principe  purement  logique,  ne  doit  pas  limi- 
lor  ses  assertions  à  des  rapports  do  temps;  une  telle  for- 
mule est  donc  tout  <à  fait   contraire  à  son   but.  Le  mal- 

ntendu  vient  uniquement  de  ce  qu'après  avoir  sépai« 
un  pi'édlcat  d'une  choso  du  concept  de  cette  chose,  on 
joint  ensuite  à  ce  prédicat  son  contraire;  la  contradifCtion 
iiui  en  résulte  ne  porte  plus  sur  le  sujet,  mais  seulement 

ur  son  prédicat,  qui  lui  oiit  lié  synthétiquement,  et  elle 
n'a  lieu  en  réalité  qu'autaqt  que  le  premier  et  le  second 
prédicats  sont  donnés  en  même  temps.  Si  je  dis  :  un 
liomme  qui  est  ignorant  n'est  pas  instruit,  il  faut  qur 
j'ajoute  :  en  mfime  temps;  car  celui  qui  est  ignorant  dans 
un  trtnips  peut  bien  être  instruit  dans  un  autre.  Mais  si 
je  dis  :  aucun  homme  ignorant  n'est  instruit,  hi  pro- 
position est  analytique,  puisque  le  caractère  (de  l'icuo- 
lanfe)  constitue  ici  le  concept  du  sujet,  et  ainsi  cette 
l>ro[)Osition  négative  découle  immédiatement  du  principe 
de  contradiction,  sans  qu'il  soit  besoin  d'ajouter  cette 
condition  :  en  même  temp>i.  Telle  est  aussi  la  raison  pour 
laquelle  j'ai  changé,  comme  je  l'ai  fait  plus  haut,  la  for- 
mule de  ce  prinri|>e  :  le  caractère  analytique  de  la  prupo- 
'     M    .   trouve  ainsi  clairement  exprimé. 


Î82  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

DEUXIÈME  SECTION 

DU  PRINCIPE    SUPRÊME    DE    TOUS    LES    JUGEMENTS    SYNTHETIQUES 


L'explication  de  la  possibilité  des  jugements  synthé- 
tiques est  un  problème  où  la  logique  générale  n'a  abso- 
lument rien  à  voir,  et  dont  elle  n'a  pas  même  besoin  de 
connaître  le  nom.  Mais  dans  une  logique  trancendantale, 
la  tâche  la  plus  importante  de  toutes,  et  l'on  pourrait  dire 
la  seule  tâche,  c'est  de  rechercher  la  possibilité  des  juge- 
ments synthétiques  à  priori,  ainsi  que  les  conditions  et 
l'étendue  de  leur  valeur.  En  effet,  ce  n'est  qu'après  avoir 
'accompli  cette  tâche  qu'elle  est  en  état  d'atteindre  son 
but,  qui  est  de  déterminer  l'étendue  et  les  limites  de  l'en- 
tendement pur. 

Dans  un  jugement  analytique,  je  n'ai  pas  besoin  de 
sortir  du  concept  donné  pour  établir  quelque  chose  à  son 
sujet.  Le  jugement  est-il  affirmatif,  je  ne  fais  que  joindre 
au  concept  ce  qui  s'y  trouvait  déjà  pensé  ;  est-il  négatif, 
je  ne  fais  qu'exclure  du  concept  son  contraire.  Mais  dans 
les  jugements  synthétiques,  je  dois  sortir  du  concept 
donné  pour  considérer  dans  son  rapport  avec  lui  quel- 
que autre  chose  que  ce  qui  y  était  pensé;  par  conséquent, 
ce  rapport  n'est  jamais  un  rapport  ni  d'identité  ni  de 
contradiction,  et  à  cet  égard  le  jugement  ne  peut  pré- 
senter ni  vérité  ni  erreur. 

Or,  dès  qu'on  admet  qu'il  faut  sortir  d'un  concept 
donné  pour  le  rapprocher  synthétiquement  d'un  autre, 
on  doit  admettre  aussi  un  troisième  terme  qui  seul 
peut  produire  la  synthèse  des  deux  concepts.  Quel  est 
donc  ce  troisième  terme  qui  est  comme  le  médium  de 
tous  les  jugements  synthétiques?  Ce  ne  peut  être  qu'un 
ensemble  où  sont  renfermées  toutes  nos  représentations, 
à  savoir  le  sens  intime,  et  la  forme  à  priori  de  ce  sens,  le 
temps.  La  synthèse  des  représentations  repose  sur  l'ima- 
gination, mais  leur  unité  synthétique  (qu'exige  le  juge- 
ment) se  fonde  sur  l'unité  de  l'apcrception.  C'est  donc  ici. 


ANALYTIQUE  TRANSGENDANTALE  i^ii 

qu'il  faut  chercher  la  possibilité  des  jugements  synthé- 
tiques, et  aussi,  puisque,  à  eux  trois,  ces  termes  renfer- 
ment [toutes]  les  sources  des  représentations  à  priori,  la 
possibilité  de  jugements  synthétiques  purs;  ils  seront 
même  nécessaires  en  vertu  de  ces  principes,  s'il  en  doit 
résulter  une  connaissance  des  objets  qui  repose  simple- 
ment sur  la  synthèse  des  représentations. 

Pour  qu'une  connaissance  puisse  avoir  une  réalité 
objective,  c'est-à-dire  se  rapporter  à  un  objet  et  y  trouver 
sa  valeur  et  sa  signification,  il  faut  que  l'objet  puisse 
être  donné  de  quelque  façon.  Autrement  les  concepts 
sont  vides;  et,  si  l'on  a  pensé  ainsi  quelque  chose,  on 
n'a  en  réalité  rien  connu  par  cette  pensée  ;  on  n'a  fait 
que  jouer  avec  des  représentations.  Or  donner  un  objet, 
lequel  doit  être  non  seulement  médiatement  pensé,  mais 
immédiatement  représenté  dans  l'intuition,  ce  n'est  pas 
autre  chose  qu'en  rapporter  la  représentation  à  l'expé- 
rience (que  celle-ci  soit  réelle  ou  simplement  possible). 
L'espace  et  le  temps  même  sont  sans  doute  des  concepts 
purs  de  tout  élément  empirique,  et  il  est  bien  certain 
qu'ils  sont  représentés  tout  à  fait  à  priori  dans  l'esprit; 
mais,  malgré  cela,  ils  n'auraient  eux-mêmes  aucune 
valeur  objective,  ni  aucune  signification,  si  l'on  n'en 
montrait  l'application  nécessaire  aux  objets  de  l'expé- 
rience. Leur  représentation  n'est  même  qu'un  schème  se 
rapportant  toujours  à  l'imagination  rep^'oductrice,  laquelle 
appelle  les  objets  de  l'expérience,  sans  lesquels  ils  n'au- 
raient pas  de  sens.  Il  en  est  ainsi  de  tous  les  concepts 
sans  distinction. 

La  possibilitc  de  Inexpérience  est  donc  ce  qui  donne  une 
réalité  objective  à  toutes  nos  connaissances  à  priori.  Or 
l'expérience  repose  sur  l'unité  synthétique  des  phéno- 
mènes, c'est-à-dire  sur  une  synthèse  par  concepts  de 
l'objet  des  phénomènes  en  général,  et  sans  laquelle  elle 
n'aurait  pas  le  caractère  d'une  connaissance,  mais  celui 
d'une  rapsodie  de  perceptions  qui  ne  formeraient  point 
entre  elles  un  contexte  suivant  les  règles  d'une  cons- 
cience (possible)  universellement  liée,  et  qui  par  consé- 
quent ne  se  prétoraiont  pas  à  l'unité  Iranscendantale  et 
nécessaire   de  l'aperception.  L'expérience   a  donc   pour 


484  CRITIQUE  Dg  LA  RAI^QN  PUBE 

fondement  des  principe?  [qui  détermiajpnt]  sa  forme 
à  priori,  c'est-à-dire  des  règles  générales  de  Tunité  dans 
la  synthèse  des  phénomènes  ;  et  la  réalité  objective  de 
ces  règles,  comme  conditions  nécessaires,  peut  toujours 
être  montrée  dans  l'expérience  et  même  dans  la  possibi- 
lité de  l'expérience.  En  dehors  de  cq  rapport,  des  propo- 
sitions synthétiques  à  priori  sont  tout  à  tait  impossibles, 
puisqu'elles  n'ont  pas  de  troisième  terpae,  c'est-à-dire 
d'objet  où  l'unité  eyntl)étique  de  leurs  çoRoepta  puisse 
établir  sa  réalité  objective. 

JEncore  donc  que  de  l'espace  en  général,  ou  des  figures 
qu'y  dessine  l'imagination  productrice,  nous  connaissions 
à  priori  bien  des  choses  par  les  jugements  synthétiques, 
à  toi  point  que  nous  n'y  avons  plus  besoin  d'aucune 
expérience,  cette  connaissç^nce  ne  serait  plus  rien  et  n- 
naui  occuperait  que  comme  ui^  simple  jeu  de  l'esprit,  ^i 
l'on  ne  regardait  pas  l'espace  comme  la  condition  des 
phénomènes  qui  constituent  la  î][)^tière  de  rexpérien<'e 
extérieure.  Ces  jugements  synthétiques  purs  se  rappor- 
tent donc,  bien  que  d'une  manière  simplement  méaiato» 
à  l'expérience  possible  ou  plutôt  à  sa  possibilité  même»  et 
c'est  uniquement  là-dçssu^  qu'U^  fondent  la  valeur  objec- 
tive de  leur  synthèse. 

îj*expérienoe,  comme  synthèse  empirique,  étant  donc 
dans  sa  possibilité  le  seul  mode  de  connaissance  qui 
donne  de  la  réalité  à  toute  autre  synthèse,  celle-ci,  comme 
connaissance  à  priori,  n'a  oUe-mèrne  de  vérité  (elle  ne 
s'accorde  avec  l'objet)  qu'autant  qu'elle  ne  contient  rien 
de  plus  que  ce  qui  est  nécessaire  à  l'unité  synthétique 
de  l'expérience  en  général. 

Le  principe  même  de  tous  les  jugements  syntliétiques, 
c'est  donc  que  tout  objet  est  soumis  au:ç  conditions 
nécessaires  de  l'unité  ayntliélique  des  éléments  divers  de 
l'intuition  au  sein  d'une  expérience  possible, 

C'est  de  cette  manière  que  des  jugements  synthétiques 
à  priori  sont  possibles,  lorsque  nous  rapportons  à  uno 
connaissance  expérimentale  possible  les  conditions  ior- 
raelles  de  l'intuition  à  priori,  la  synthèse  de  l'imagination 
et  son  unité  nécessaire  au  sein  d'une  aperception  trans- 
cendantale,  et  que  nous  disons  :  les  conditions  de  la  pos- 


ANALYTIQUE  TRANSGENDANTALE  i85 

sibîlité  de  Veoepérieme  en  général  sont  en  même  temps 
celles  do  la  possibiUté  des  objets  de  l'expérience,  et  c'eat 
pourquoi  elles  ont  une  valei^r  objective  aans  un  jugement 
»;yntliwtique  à  priori. 


TROISIEME  SECTION 

REPRÉSENTATION    SYSfÉMATIQUB    pE   TOUS   LBS   pRH^C^J^gS 
SYNTHÉTIQUES    DE  L*ENTÇNDEMENT   l'UR 

S'il  y  a  en  gépéral  des  principes  quelque  part,  il  faut 
l'ultribuer  uniquement  à  l'ente ndemeiit  pur,  qui  n'egt  pas 
seulement  la  faculté  des  règles  par  rapport  à  ce  qui 
arrive,  muiiî  même  la  source  des  principes  par  lesquels 
tout  (ce  qui  peut  se  présenter  à  nous  comi«e  objet)  est 
nécessairement  soumis  à  de>s  règles,  puisque  nous  ne 
pourrions  jappais  sans  eux  trouver  dans  les  pliénomènes 
\^  çunnuisçance  d'un  objet  correspondant.  Ceitaines  lois 
môme  de  lu  nature,  considérées  comme  des  principes  de 
l'usage  empirique  de  l'entendenient,  impliquent  un 
caractère  de  nécessité,  et  par  conséfjmînt  au  moins  cette 
pi»t'somption  qu'elles  sont  (léteraunées  par  des  principes 
ayant  une  valeur  à  prioH  et  antérieure  à  toute  expé- 
rience. Mais  toutes  les  lois  de  la  nature  sans  distinction 
sont  soumises  à  des  principes  .  supérieurs  de  l'enteude- 
numt,  puisqu'elles  ne  font  que  les  appliquer  à  des  cas 
partieuliers  du  phénomène.  Seuls  par  conséquent  ces 
princip».rs  l'ournissent  le  concept  qui  renferme  la  condi- 
tion et  en  quelque  sorte  l'exposant  d'une  rè^de  en  géné- 
ral ;  nuMs  l'expérience  donne  le  cas  qui  est  sonmis  à  la 
rè«U>. 

Ou  ne  doit  pas  craindre  ici  de  prendre  des  principes 
?injpleiuent  empiriques  pour  des  principes  de  l'entende- 
njent  pur,  ou  réciproqutiiuenl;  ear  la  nécessité,  fondée 
sur  des  concepts,  qui  caractérise  les  principes  de  l'enlen- 
deu»ent  .et  dont  il  est  facile  de  remarquer  l'absence  dans 
tous  les  prineipes  empiriques,  si  générale  qu'en  soit  la 
valeur,  peut  aisément  prévenir  cette  confusion.  Mais  il  y 
a  des  principes  purs  à  priori  que  je  ne  saurais  attribuer 


186  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

proprement  à  l'entendement  pur,  parce  qu'us  ne  sont  pas 
tirés  des  concepts  purs,  mais  d'intuitions  pures  (quoique 
par  l'intermédiaire  de  l'entendement)  tandis  que  l'enten- 
dement est  la  faculté  des  concepts.  Tels  sont  les  principes 
des  mathématiques;  mais  leur  application  à  l'expérience, 
par  conséquent  leur  valeur  objective  et  même  la  possibi- 
lité de  la  connaissance  à  priori  de  ces  principes  (leur 
déduction)  reposent  toujours  sur  l'entendement  pur. 

Je  ne  rangerai  donc  pas  parmi  mes  principes  ceux  des 
mathématiques,  mais  bien  ceux  sur  lesquels  se  fonde 
leur  possibilité  et  leur  valeur  objective  à  priori,  et  qui 
par  conséquent  doivent  être  regardés  comme  les  principes 
de  ces  principes,  car  ils  vont  des  concepts  à  l'intuition  et 
non  de  l'intuition  aux  concepts. 

La  synthèse  des  concepts  purs  de  l'entendement  dans 
leur  application  à  l'expérience  possible  a  un  usage  ou 
mathématique  ou  dynamique  ;  car  elle  se  rapporte  en  partie 
simplement  à  l'intuition,  et  en  partie  à  l'existence  d'un 
phénomène  en  général.  Or  les  conditions  à  priori  de 
l'intuition  sont,  relativement  à  une  expérience  possible, 
tout  à  fait  nécessaires,  tandis  que  celles  de  l'existence 
des  objets  d'une  mtuition  empirique  possible  ne  sont  par 
elles-mêmes  que  contingentes.  Les  principes  de  l'usage 
mathématique  sont  donc  absolument  nécessaires,  c'est-à- 
dire  apodictiques,  tandis  que  ceux  de  l'usage  dynamique 
ne  revêtiront  le  caractère  d'une  nécessité  à  priori  que 
sous  la  condition  de  la  pensée  empirique  dans  une  expé- 
rience, et  par  conséquent  d'une  manière  médiate  et  indi- 
recte. Les  derniers  n'auront  donc  pas  cette  évidence 
immédiate  qui  est  propre  aux  premiers  (mais  leur  certi- 
tude par  rapport  à  l'expérience  n'en  subsiste  pas  moins). 
C'est  là  d'ailleurs  une  vérité  que  l'on  comprendra  mieux 
à  la  fin  de  ce  système  de  principes. 

La  table  des  catégories  nous  fournit  tout  naturellement 
le  plan  de  celle  des  principes,  puisque  les  principes  ne 
sont  autre  chose  que  les  règles  de  l'usage  objectif  des 
catégories.  Voici  donc  tous  les  principes  de  l'entende- 
ment : 


ANALYTIQUE  TRANSCEISDANTALE  Jô7 

1.  Axiomes 

de  l'intuition. 

2.  Anticipations  3.  Analogies 

de  la  perception.  de  l'expérience. 

4.  Postulats 

de  la  pensée  empirique  en  général. 

J'ai  choisi  tout  exprès  ces  dénominations  pour  faire 
ressortir  les  différences  qu'il  y  a  entre  ces  principes  au 
point  de  vue  de  l'évidence  et  de  la  pratique.  Mais  on 
verra  bientôt  que,  pour  ce  qui  est  de  l'évidence  aussi 
bien  que  de  la  détermination  à  priori  des  phénomènes 
d'après  les  catégories  de  la  quantité  et  de  la  qualité  (si  l'on 
ne  lait  attention  qu'à  la  forme  de  ces  phénomènes),  les 
principes  de  ces  catégories  diffèrent  considérablement  do 
ceux  des  deux  autres;  car  bien  qu'ils  comportent  les  uns 
et  les  autres  une  parfaite  certitude,  celle  des  premiers  est 
intuitive,  tandis  que  celle  des  derniers  est  simplement 
discursive.  Je  désignerai  donc  ceux-là  sous  le  nom  de 
I)rincipes  mathématiques,  et  oeux-ci  sous  celui  de  prin- 
cipes rfj/namîgwes  *.  Maison  remarquera  que  je  n'ai  pas 
plus  en  vue  dans  un  cas  les  principes  des  mathématiques 

1.  Toute  liaison  {conjunctio)  est  une  composition  (comjjosilio) 
ou  une  connexion  (nexiis).  La  première  est  une  synthèse  d'élé- 
ments divers  qui  ne  s'appartiennent  pas  nécessairement  les  uns 
aux  autres,  comme,  par  exemple,  les  deux  triang'es  dans  lesquels 
se  décompose  un  carré  coupé  par  la  diagonale,  et  qui  par  eux- 
mêmes  ne  s'appartiennent  pas  nécessairement  l'un  à  l'autre  ;  telle 
osl  la  syntiiése  de  Vhoinouène  dans  tout  ce  qui  peut  êtrecxauiiné 
mathématiquement  (et  cotte  synthèse  a  son  tour  peut  se  diviser  i^n 
synthèse  CCajréuation  et  en  synthèse  de  coalition,  suivant  (luollo 
se  rapporte  a  dos  grandeurs  cxtensives  ou  à  des  grandeurs  inten- 
sives). La  seconde  liaison  (nexus)  est  la  synthèse  d'éléments  illvers 
({iii  s'appartiennent  n ('cessai renient  les  uns  aux  autres,  comme 
|iar  exemple  l'accident  par  rapport  à  (|uel(iue  substance,  ou  lelVet 
par  rapport  à  la  cause,  et  (pii  par  conséquent,  bien  qu';i<'/<'- 
roi/énes,  sont  représentés  comme  liés  à  priori.  Je  nomme  celte 
liaison  dynami(|ue  par  la  raison  qu'elle  n'est  pas  arbitraire. 
IMiisqu'elle  concerne  la  liaison  do  Vexistence  des  éléments  divers 
(elle  peut  se  diviser  à  son  tour  en  liaison  physique  des  phénomènes 
entre  eux  et  en  liaison  méta^thysique,  c'est-à-dire  leur  liaison 
dans  la  faculté  de  connaître  à  priori •). 

a)  La  note  qu'on  vicnD  do  lire  est  une  addition  de  la  seconde 
édition. 


«88  CRITIQUE  PE  LA  RAIS!>N  PURE 

que  ceux  de  la  dynamique  (physique)  générale  dans  un 
autre,  mais  seulement  ceiu  de  l'entendement  pur  dans 
leur  rapport  avec  le  sens  intime  (sans  distinction  des 
représentations  qui  y  sont  données).  Si  je  les  désigna 
comme  je  le  fais,  c'est  (Jonc  plutôt  en  considération  de 
leur  application  que  de  leur  contenu.  Je  vais  niaintenant 
les  examiner  dans  l'ordre  où  la  table  les  présente. 


Axiomes  de  Vintuition.  Principe  de  ces  axiomes  :  tontes 
les  intuitions  sont  des  grandeurs  extensives^. 


PREUVE 

Tous  les  phénomènes  comprennent,  quant  à  la  forme, 
une  intuition  dans  l'espace  et  dans  le  temps  qui  leur  sert 
à  tous  de  fondement  à  priori.  Ils  ne  peuvent  donc  être 
appréhendés,  c'est-à-dire  reçus  dans  la  conscience  empi- 
rique, qu'au  moyen  de  cette  synthèse  du  divers  par  la- 
quelle sont  produites  les  représentations  d'un  espace  ou 
d'un  temps  déterminés,  c'est-à-dire  par  la  eompo^ition 
dos  éléments  homogènes  et  par  la  conscience  de  l'unité 
synthétique  de  ces  divers  éléments  (homogènes).  Or  la 
conscience  du  divers  liomogène  dans  Tintuition  en 
général,  en  tant  que  la  repré»»enlation  d'un  objet  tut 
d'abord  possible  par  là,  est  le  concept  d'une  grandeur 
(d'un  quantum),  ha  perception  même  d'un  objet  comme 
phénomène  n'est  donc  possible  que  par  cette  même  unité 
synthétique  des  éléments  divers  do  l'intuition  sensible 
donnée,  par  laquelle  est  pensée  dans  le  cojicept  d'une 
grandeur  l'unité  de  la  composition  des  divers  éléments 
homogènes  ;  c'ost-à'dire  que  les  phénomènes  soiU  tous 
des  grandeurs,   et  même  des  grandeurs  extensives,  puis- 

a.  La  première  édition  portait  :  «  Pi'inoipe  de  Ventetidement 
pur  •  tous  les  pivénomènes  s^ojit  qua,nt  ^  leur  intuition  des  gran- 
deurs exlensivçs.  » 


ANALYTiULË  THANSCENDAxMALE  180 

qu'ils  sont  nécessairement  représentés,  comme  intuitions 
uans  l'espace  ou  dans  le  temps,  au  moyen  de  cette  même 
synthèse  par  laquelle  l'espace  et  le  temps  sont  déterminés 
en  général  •''. 

J'appelle  grandeur  extensive  celle  où  la  repl'éscntatioft 
des  parties  rend  possible  la  représentation  du  tout  et  par 
conséquent  la  précède  nécessairement).  Je  ne  puis  pas 
me  représenter  une  ligne,  si  petite  qu'elle  soit,  sans  la 
tirer  par  la  pensée,  c'est-à-dire  sans  en  produire  succes- 
t^ivement  toutes  les  parties  d'un  point  à  un  autre,  et  sans 
■n  retracer  enlln  de  la  sorte  toute  l'intuition.  Il  en  est 
linsi  de  toute  portion  du  temps,  même  de  la  plus  petite, 
le  ne  la  conçois  qu'au  moyen  d'une  progression  succes- 
sive qui  va  d'Uti  moment  à  un  nuire  et  c'est  de  l'addition 
de  toutes  les  parties  du  tempe  que  résulte  enfiïi  uiie  gran- 
deur de  temps  déterminée.  Coltime  la  simple  intuition 
dans  tous  les  phénomènes  est  oU  Tespnce  t)U  le  temps* 
tout  phénomène,  en  tant  qu'intuition,  est  une  grandeuf' 
extensive  puisqu'il  ne  peut  être  connu  qu'au  moyen  d'une 
synthèse  successive  (de  partie  à  partie)  opérée  dans 
l'appréhension.  Tous  les  phénomènes  sont  donc  perçus 
dans  l'intuition  d'abord  comme  des  agrégats  (cofnme  des 
multitudes  de  parties  antérieurement  données),  ce  qui 
n'est  pas  le  cas  dé  toute  espèce  de  grandeiir^,  rtiais  de 
celles-là  seulement  que  nous  nous  représeîitdh»  et  que 
nous  appréhendons  èxîensivômcnt  comme  telîeî. 

C'est  sur  cette  synthèse  successive  dtî  l'Imagination 
productrice  dans  la  création  des  figures  qiic  se  fonde  la 
science  mathématique  de  Tétendue  (la  gî^ométrie)  Avec  ses 
ixiomes  exprimant  les  conditions  de  l'intuition  Sensible 
à  priori  qui  seules  peuvent  rendle  |TOR!<lble  le  schcthô 
d'un  concept  pur  de  l'intuitioii  extérieure,  comnie,  pàf 
exemple,  (^l'entre  deux  poinl-^  on  ne  peut  concevoif 
qu'une  seule  ligne  droite,  ou  que  deux  lignes  droites  ne 
renferment  aucun  espace,  etc.  Ce  sont  là  des  axiomes 
«jui  ne  concernent  proprement  que  les  grandeurs  {qiiantd) 
comme  telles. 


a.  Tout  ce  premier  paragraphe  est  imo  addition  de  la  secondr 
édition. 


190  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

Pour  ce  qui  est  de  la  quantité  (quantitas),  c'est-à-dire  de 
la  réponse  à  la  question  de  savoir  combien  une  chose  est 
grande,  il  n'y  a  point  à  cet  égard  d'axiomes  dans  le  sens 
propre  du  mot,  bien  que  plusieurs  propositions  de  cette 
sorte  soient  synthétiquement  et  immédiatement  certaines 
[indemonstrabilia) .  Car  que  des  quantités  égales  ajoutées  à 
des  quantités  égales  ou  retranchées  de  quantités  égales 
donnent  des  quantités  égales,  ce  sont  là  des  propositions 
analytiques,  puisque  j'ai  immédiatement  conscience  de 
l'identité  d'une  de  ces  productions  de  quantité  avec  l'autre; 
les  axiomes  au  contraire  doivent  être  des  propositions  syn- 
thétiques à  priori.  Les  propositions  évidentes  exprimant 
des  rapports  numériques  sont  bien  synthétiques  sans 
doute,  mais  elles  ne  sont  pas  générales,  comme  celles  de 
la  géométrie,  et  c'est  pourquoi  elles  ne  méritent  pas  le 
nom  d'axiomes,  mais  seulement  celui  de  formules  numé- 
riques. Cette  proposition  *que  7  -|-  5  =  12,  n'est  nullement 
analytique.  En  effet,  je  ne  pense  le  nombre  12  ni  dans  la 
représentation  de  7,  ni  dans  celle  de  5,  mais  dans  celle 
de  la  réunion  de  ces  deux  nombres  (que  je  le  conçoive 
Hécessairement  dans  l'addition  des  deux,  ce  n'est  pas  ici  la 
question,  puisque  dans  une  proposition  analytique  il  ne 
s'agit  que  de  savoir  si  je  conçois  réellement  le  prédicat 
dans  la  représentation  du  sujet).  Mais  bien  qu'elle  soit 
synthétique,  cette  proposition  n'est  toujours  que  particu- 
lière. En  tant  que  l'on  n'envisage  ici  que  la  synthèse  des 
quantités  homogènes  (des  unités),  cette  synthèse  ne  peut 
avoir  lieu  que  d'une  seule  manière,  bien  que  Vusage  de 
CCS  nombres  soit  ensuite  général.  Quand  je  dis  :  un 
triangle  se  construit  avec  trois  lignes,  dont  deux  prises 
ensemble  sont  plus  grandes  que  la  troisième,  il  n'y  a 
ici  qu'une  pure  fonction  de  l'imagination  reproductrice, 
qui  peut  tirer  des  lignes  plus  ou  moins  grandes,  et  en 
même  temps  les  faire  rencontrer  suivant  toute  espèce 
d'angles  qu'il  lui  plaît  de  choisir.  Au  contraire  le  nombre  7 
n'est  possible  que  d'une  seule  manière,  et  il  en  est  de 
même  du  nombre  12,  produit  par  la  synthèse  du  premier 
avec  5.  Il  ne  faut  donc  pas  donner  aux  propositions  de  ce 
genre  le  nom  d'axiomes  (car  autrement  il  y  en  aurait  à 
l'infini),  mais  celui  de  formules  numériques. 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  191 

Ce  principe  transcendantal  de  la  science  mathématique 
des  phénomènes   étend  beaucoup  notre   connaissance  à 
priori.  C'est  en  effet  grâce  à  lui  que   les  mathématiques 
pures  peuvent  s'appliquer  dans  toute  leur  précision  aux 
objets  de  l'expérience;  sans  lui  cette  application  ne  serait 
pas  si  évidente  d'elle-même,  et  même  elle  a  donné  lieu 
à  certaines  contradictions.  Les  phénomènes  ne  sont  pas 
des  choses  en  soi.  L'intuition  empirique  n'est  possible 
que  par  l'intuition  pure  (de  l'espace  et  du  temps)  :  ce  que 
la  {,'éométrie  dit  de  celle-ci  s'applique  donc  à  celle-là.  Dès 
lors  on  ne  saurait  plus  prétexter  que   les  objets  des  sens 
ue  peuvent  pas  être  conformes  aux  règles  de  la  construc- 
tion de  l'espace  (par  exemple  à  l'infinie  divisibilité  des 
lignes  et  des  angles)  ;  car  on   refuserait  par  hî  même  à 
l'espace    et  à  toutes    les    mathématiques   avec  lui  toute 
valeur  objective,  et  l'on  ne  saurait  plus  pourquoi  et  jus- 
qu'à quel  point  elles  s'appliquent   aux  phénomènes.  La 
synthèse  des  espaces  et  des  temps,  comme  forme  essen- 
tielle de  toute  intuition,  est  ce  qui  rend  en  même  temps 
possible  l'appréhension  du   phénomène,  par  conséquent 
toute  expérience  extérieure,  par  conséquent  encore  toute 
connaissance  des  objets  de   l'expérience,    et  ce  que  les 
mathématiques  affirment  de  la  première  dans  leur  usage 
pur  s'applique  aussi  nécessairement  à  la  seconde.  Toutes 
les  objections  à  l'encontre  ne  sont  que  des  chicanes  d'une 
raison  mal  éclairée,  qui  croit  à  tort  affranchir  les  objets 
des  sens  de  la  condition  formelle  de  notre  sensibilité,  et 
qui  les  représente  comme  des  objets  en  soi  donnés  à  l'en- 
tendement, bien   qu'ils  ne    soient  que  des  phénomènes. 
S'ils    n'étaient  pas  de    simples  phénomènes,  nous  n'en 
pourrions  sans  doute  rien  connaître  à  priori  synthétique- 
ment,  et  par  consé(|uent  au  moyen  des  concepts  purs  de 
l'espace,  et  la  science  qui  les  détermine,  la  géométrie, 
erait  elle-même  impossible. 


m  CRITIQUÉ  DE  LA  RAISON  PURE 


tl 

Anticipation  de  la  perception.  En  voici  le  principe  :  î)an$ 
tous  les  phénomènes  le  réel,  qui  est  un  objet  de  sensation,  a 
une  grandeur  inteiisive^  c'est-à-dire  un  degré '^, 


PREUVE 

/ 

La  ï^erception  est  ia  conscience  empirique,  c^est-à-dire 
la  conscience  accompagnée  de  sensation;  Les  phénomènes, 
comme  objets  de  la  perceptionj  ne  sont  pas  des  intuitions 
pures  (purement  formelles),  comme  l'espace  et  le  temps 
(qui  ne  peuvent  pas  être  perçus  en  eux-mêmes).  Ils  eon- 
tiennent  donc*  outre  l'intuition,  la  matière  de  quelque 
objet  en  général  (par  quoi  est  représenté  quelque  chose 
d'existant  dans  l'espace  ou  dans  le  temps),  c'est-à-dire  le 
réel  de  la  sensation,  considéré  comme  une  représentation 
purement  subjective  dont  on  ne  peut  avoir  conscience 
qu'autant  que  le  sujet  est  affecté,  et  que  l'on  rapporte  à 
un  objet  en  général,  en  soi.  Or  i!  peut  y  avoir  une  trans- 
formation graduelle  de  la  conscience  empirique  en  cons- 
cience pure,  où  le  i'éel  de  la  première  disparaisse  entière- 
ment et  où  il  ne  reste  qu'une  conscience  purement  for- 
melle [à  priori^  du  divers  contenu  dans  l'espace  et  dans  le 
temps  ;  par  conséquent  il  peut  y  avoir  aussi  une  synthèse 
de  la  production  de  la  quantité  d'une  sensation  depuis 
son  commencement,  l'intuition  pure  =  0,  jusqu'à  une 
grandeur  quelconque.  Et  comme*  la  sensation  n'est  pas 
par  ellc-nu^me  une  représentation  objective  et  qu'il  n'y  a 
en  elle  ni  intuition  de  l'espace,  ni  intuition  du  temps,  elle 
n'a  pas  de  grandeur  extensive  ;  itiais  elle  a  pourtant  une 
grandeur  (et  cela  au  moyen  de  son  appréhension,  où  la 
conscience  empirique  peut  croître  en  un  certain  temps 

a.  Première  édition  :  «  Le  principe  qui  anticipe  toutes  les  percep- 
tions comme  telles  est  celui-ci  :  dans  tous  les  ptiênomènes  la  sen- 
sation et  le  réel  qui  lui  correspond  dans  Voh']et  {realitas  pfuieno- 
7nenon\  ont  une  grandeur  intensive,  c'est-à-dire  un  depré.  » 


ANALYTIQUE  THANSCENDAxNTALE  103 

depuis  rienr=  0,  jusqu'à  un  degré  donné),  et  par  consé- 
quent elle  a  une  grandeur  intensive,  à  laquelle  doit  corres- 
pondre aussi  dans  tous  les  objets  de  la  perception,  en  tant 
qu'elle  contient  cette  sensation,  une  grandeur  intensive^ 
c'est-à-dire  un  degré  d'inlluence  sur  le  sens  '■^. 

On  peut  désigner  sous  le  nom  d'anticipation  toute  con- 
naissance par  laquelle  je  puis  connaître  et  déterminer  à 
priori  ce  qui  appartient  à  la  connaissance  empirique,  et 
tel  est  sans  doute  le  sens  qu'Epicure  donnait  à  son  expres- 
sion de  ::ooXr,'|tç.  Mais,  comme  il  y  a  dans  les  phénomènes 
quelque  chose  qui  n'est  jamais  connu  à  priori  et  qui  cons- 
titue ainsi  la  différence  propre  entre  la  connaissance 
empirique  et  la  connaissance  à  priori,  et  que  ce  quelque 
chose  est  la  sensation  (comme  matière  de  la  perception), 
il  suit  que  la  sensation  est  proprement  ce  qui  ne  peut 
pas  être  anticipé.  Au  contraire  les  déterminations  pures, 
conçues  dans  l'espace  et  dans  le  temps,  sous  le  rapport 
soit  de  la  figure,  soit  de  la  quantité,  nous  pourrions  les 
nommer  des  anticipations  des  phénomènes,  parce  qu'elles 
représentent  à  priori  ce  qui  peut  toujours  être  donné  à 
posteriori  dans  l'expérience.  Mais  supposez  qu'il  y  ait 
pourtant  quelque  chose  qu'on  puisse  connaître  à  priori 
dans  chaque  sensation,  considérée  comme  sensation  en 
général  (sans  qu'une  sensation  particulière  soit  donnée), 
ce  quelque  chose  mériterait  d'être  nommé  anticipation 
dans  un  sens  exceptionnel.  Il  semble  étrange  en  effet 
d'anticiper  sur  l'expérience  en  cela  même  qui  constitue 
sa  matière,  laquelle  ne  peut  être  puisée  qu'on  elle.  Et 
c'est  pourtant  ce  qui  arrive  réellement  ici. 

L'appréhension  no  remplit,  avec  la  seule  sensation, 
qu'un  instant  (je ne  considère  point  ici  en  effetla  succession 
de  plusieurs  sensations).  En  tant  qu'elle  est  dans  le  phé- 
nomène quelque  chose  dont  l'appréhension  n'est  pas  une 
synthèse  successive,  laquelle  procède  en  allant  des  parties 
à  la  représentation  totale,  elle  n'a  pas  de  grandeur  extcn- 
sive  ;  J'absence  de  la  sensation  dans  le  même  instant 
représenterait  cet  instant  comme    vide,   par  conséquent 


.1.  Toui  ic  proiuier  paiaijraplio  est  une  iiddiliun  de  la  seconde 
.'ililiou. 

I.  -  13 


494  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

=  0.  Or  ce  qui  correspond  à  la  sensation  dans  l'intuition 
empirique  est  la  réalité  {realitas  phaenomenon)  ;  ce  qui 
correspond  à  l'absence  de  la  sensation  est  la  négation 
=  0.  En  outre,  toute  sensation  est  susceptible  de  dimi- 
nution, de  telle  sorte  qu'elle  peut  décroître  et  s'évanouir 
insensiblement.  Il  y  a  donc  entre  la  réalité  dans  le  phé- 
nomène et  la  négation  une  chaîne  continue  de  sensations 
intermédiaires  possibles,  entre  lesquelles  il  y  a  toujours 
moins  de  différence  qu'entre  la  sensation  donnée  et  le 
zéro  ou  l'entière  négation.  Cela  revient  à  dire  que  le  réel 
dans  le  phénomène  a  toujours  une  quantité,,  mais  que 
cette  quantité  ne  se  trouve  pas  dans  l'appréhension, 
puisque  celle-ci  s'opère  en  un  moment  au  moyen  d'une 
simple  sensation  et  non  par  une  synthèse  successive  de 
plusieurs  sensations,  et  qu'ainsi  elle  ne  va  pas  des  parties 
au  tout.  Le  réel  a  donc  une  grandeur,  mais  celte  grandeur 
n'est  pas  extensive. 

Or  cette  grandeur  qui  n'est  appréhendée  que  coraînc 
unité,  et  dans  laquelle  la  pluralité  ne  peut  être  repré- 
sentée que  par  son  [plus  ou  moins  grand]  rapprochement 
de  la  négation  =  0,  je  la  nomme  grandeur  intensive. 
Toute  réalité  dans  le  phénomène  a  donc  une  grandeur 
intensive,  c'est-à-dire  un  degré.  Lorsqu'on  considère  cette 
réalité  comme  une  cause  (soit  de  la  sensation,  soit  d'une 
autre  réalité  dans  le  phénomène,  par  exemple  d'un  chan- 
gement), on  nomme  le  degré  de  la  réalité,  comme  cause, 
un  moment,  par  exemple  le  moment  de  sa  pesanteur,  et 
cela  parce  que  le  degré  ne  désigne  que  la  quantité  dont 
l'appréhension  n'est  pas  successive,  mais  momentanée. 
Je  ne  fais,  du  reste,  que  toucher  ce  point  en  passant,  car 
je  n'ai  pas  encore  à  m'occuper  de  la  causalité. 

Toute  sensation,  par  conséquent  aussi  toute  réalité 
dans  le  phénomène,  si  petite  qu'elle  puisse  être,  a  donc 
un  degré,  c'est-à-dire  une  grandeur  intensive,  qui  peut 
encore  être  diminuée,  et  entre  la  réalité  et  la  négation  il 
y  a  une  «érie  continue  de  réalités  et  de  perceptions  pos- 
sibles de  plus  en  plus  petites.  Toute  couleur,  par  exemple 
le  rouge,  a  un  degré  qui,  si  faible  qu'il  puisse  être,  n'est 
jamais  le  plus  faible  [possible]  ;  il  en  est  de  même  tou- 
jours de  la  clialeur,  du  moment  de  la  pesanteur,  etc. 


ANALYTIQUE  TRANSCBNDAxNTALE  105 

La  propriété  qui  fait  que  dans  les  grandeurs  aucune 
partie  n'est  la  plus  petite  possible  (qu'aucune  partie 
n'est  simple),  est  ce  qu'on  nomme  leur  continuité. 
L'espace  et  le  temps  sont  des  quanta  continua,  pârc*^ 
qu'aucune  partie  n'en  peut  être  donnée  qui  ne  soit  ren- 
fermée entre  des  liuïites  (des  points  et  des  instants),  et 
par  conséquent  ne  soit  elle-même  un  espace  ou  un  temps. 
L'espace  ne  se  compose  que  d'espaces,  et  le  temps  que 
de  temps.  Les  instants  et  les^  points  ne  sont  pour  le  temp- 
et  pour  l'espace  que  des  limites,  des  places  où  ils  hr 
limitent.  Or  ces  places  présupposent  toujours  des  intui- 
tions qui  les  bornent  ou  les  déterminent,  et  l'espate  ni 
le  temps  ne  sauraient  être  composés  de  simples  places 
comme  de  parties  intégrantes  qui  pourraient  être  données 
antérieurement.  On  peut  encore  nommer  ces  sortes  de 
grandeurs  des  grandeurs  fluentes^  parce  que  la  synthèse 
{de  l'imagination  productrice)  qui  leâ  engendre  est  une 
progression  dans  le  temps,  dont  on  a  coutume  de  dési- 
gner particulièrement  la  continuité  par  le  mot  fluxion 
[écoulement]. 

Tous  les  phénpinènes  eii  général  sont  donc  des  gran- 
deurs continues,  aussi  bien  quanta  leur  intuition,  comme 
grandeurs  extensives,  que  quant  à  la  simple  perception 
'à  la  sensation  et  par  conséquent  à  la  réalité),  comme 
grandeurs  intensives.  Quand  la  synthèse  du  divers  du 
piiénomène  est  interrompue,  ce  divers  n'est  pas  alors 
proprement  un  phénomène  comrûe  quantum,  mais  un 
agr(''gat  de  plusieurs  phénomènes,  produit  par  la  répéti- 
tion d'une  synthèse  toujours  interrompue,  au  lieu  de 
l'être  par  la  simple  conlinuation  de  la  syntlièse  produc- 
trice d'une  certaine  espèce.  Quand  je  dis  que  13  thalers 
représentent  une  certaine  quantité  d'argent,  je  me  sers 
d'une  expression  tout  A  fait  exacte  si  j'entends,  por  ce  mot 
quantité,  le  poids  d'un  (lingot  d'un]  marc  de  métal  fin  |n«''- 
c«>ssaire  poui-  IVappfi' L'I  thalers];  ce  n»arc  d'argent  rst  sans 
doute  une  grandeur  continue  dans  laquellt*  aucune  partie 
n'est  la  [»ins  petite  possible,  mais  où  chaque  partie  pourrait 
lormer  une  monnaie  qui  contiendrait  toujours  la  matière 
d'une  monnaie  plus  petite  encore.  Mais  si  j'entends  par 
cette  expression   13  thulers   ronds,  c'est-à-dire  13   pièces 


m  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

de  monnaie  {quel  qu'en  soit  le  titre  en  métal  d'argent) 
c'est  improprement  que  j'appelle  cela  une  quantité  de 
thalers;  il  faudrait  dire  un  agrégat,  c'est-à-dire  un  nombre 
de  pièces  de  monnaie.  Or,  comme  à  tout  nombre  il  faut 
une  unité  pour  fondement,  le  phénomène  comme  unité 
est  un  quantum  [une  quantité]  et,  comme  tel,  il  est  tou- 
jours un  continu. 

Puisque  tous  les  phénomènes,  considérés  comme  exicn- 
sifs  aussi  bien  que  comme  intensifs,  sont  des  grandeurs 
continues,  cette  proposition,  que  tout  changement  (tout 
passage  d'un  état  à  un  autre)  est  aussi  continu,  pourrait 
être  ici  démontrée  aisément  et  avec  une  évidence  mathé- 
matique, si  la  causalité  d'un  changement  en  général  ne 
résidait  pas  tout  à  fait  en  dehors  des  limites  d'une  philo- 
sophie transcendantale,  et  si  elle  ne  présupposait  pas 
des  principes  empiriques.  Car,  qu'il  puisse  y  avoir  une 
cause  "qui  change  l'état  des  choses,  c'est-à-dire  qui  les 
détermine  en  un  sens  contraire  à  un  certain  état  donné, 
c'est  sur  quoi  l'entendement  ne  nous  donne  à  priori 
aucune  lumière,  et  cela  non  seulement  parce  qu'il  n'en 
aperçoit  nullement  la  possibilité,  mais  parce  que  la 
mutabilité  ne  porte  que  sur  certaines  déterminations  des 
phénomènes  que  l'expérience  seule  peut  nous  révéler, 
tandis  que  la  cause  en  doit  être  cherchée  dans  l'immuable. 
Mais,  comme  nous  n'avons  ici  à  notre  disposition  que 
les  concepts  purs  qui  servent  de  fondement  à  toute  expé- 
rience possible  et  dans  lesquels  il  ne  doit  rien  y  avoir 
d'empirique,  nous  ne  pouvons,  sans  porter  atteinte  à 
l'unité  du  système,  anticiper  sur  la  physique  générale, 
qui  est  construite  sur  certaines  expériences  fondamen- 
tales. 

Nous  ne  manquons  cependant  pas  de  preuves  pour 
démontrer  la  grande  influence  qu'exerce  notre  principe  en 
anticipant  sur  les  perceptions  et  en  les  suppléant  même  au 
besoin,  de  manière  à  fermer  la  porte  à  toutes  les  fausses 
•  onséqucnces  qui  pourraient  en  résulter. 

Si  toute  réalité  dans  la  perception  a  un  degré,  entre  co 
'Icgré  et  la  négation  il  y  a  une  série  infinie  de  dc?,rés 
toujours  moindres;  et  pourtant  chaque  sens  doit  avoir  un 
degré  déterminé  de  réceptivité  pour  les  sensations.  11  ne 


AxNALYTIQUE  TRANSGENDANTALE  497 

peut  donc  y  avoir  de  perception,  par  conséquent  d'expé- 
rience, qui  prouve,  soit  immédiatement,  soit  médiate- 
ment  (quelque  détour  qu'on  prenne  pour  arriver  à  cette 
conclusion),  une  absence  absolue  de  toute  réalité  dans  le 
phénomène;  c'est-à-dire  qu'on  ne  saurait  jamais  tirer  de 
l'expérience  la  preuve  d'un  espace  ou  d'un  temps  vide. 
Car  d'abord  l'absence  absolue  de  réalité  dans  l'intuition 
sensible  ne  peut  être  elle-même  perçue;  ensuite,  on  ne 
saurait  la  déduire  d'aucun  phénomène  particulier  et  de 
la  différence  de  ses  degrés  de  réalité;  on  ne  doit  même 
jamais  l'admettre  pour  expliquer  cette  réalité.  En  effet, 
bien  que  toute  l'intuition  d'un  espace  ou  d'un  temps 
déterminé  soit  entièrement  réelle,  c'est-à-dire  qu'aucune 
partie  de  cet  espace  ou  de  ce  temps  ne  soit  vide,  pour- 
tant, confme  toute  réalité  a  son  degré,  qui  peut  décroître 
suivant  une  infinité  de  degrés  [inférieurs]  jusqu'au  rien 
(jusqu'au  vide),  sans  que  la  grandeur  extonsive  du  phé- 
nomène cesse  d'être  la  même,  il  doit  y  avoir  une  infinité 
de  degrés  différents  remplissant  l'espace  ou  le  temps,  et 
la  grandeur  intensive  dans  les  divers  phénomènes  doit 
pouvoir  être  plus  petite  ou  plus  grande,  bien  que  la 
grandeur  extensive  de  l'intuition  reste  la  même. 

Nous  allons  en  donner  un  exemple.  Les  physiciens, 
remarquant  (soit  par  la  pesanteur  ou  le  poids,  soit  par  la 
résistance  opposée  à  d'autres  matières  en  mouvement) 
une  grande  différence  dans  la  quantité  de  matière  con- 
tenue sous  un  même  volume  en  des  corps  de  diverses 
expèces,  en  concluent  presque  tous  que  ce  volume  (cette 
grandeur  extensive  du  phénomène)  doit  contenir  du  vide 
dans  toutes  les  matières,  bien  qu'en  des  proportions  diffé- 
rentes. Mais  lequel  de  ces  physiciens,  la  plupart  matbé- 
maticiens  et  mécanicinns,  se  serait  jamais  avisé  que,  tout 
on  prétendant  évitei'  les  hypothèses  métaphysiques,  il  fon- 
dait uni((uement  sa  conclusion  sur  une  supposition  de  ce 
genre,  alors  qu'il  admettait  que  le  rec/dans  l'espace  (je  ne 
peux  pas  dire  ici  l'impénétrable  ou  le  poids,  parce  que  ce 
sont  là  des  concepts  empiriques)  est  pointant  identique,  et 
qu'il  ne  peut  différer  que  par  la  grandeur  extensive,  c'est- 
à-dire  par  le  nombre?  A  cette  supposition,  qui  n'a  aucun 
fondement  dans   l'expérience  et  qui  est  ainsi  purement 


498  CRITIQUE  DE  LA  lUlSON  PURE 

métaphysique,  j'oppose  une  preuve  transcendantale  qui,  à 
la  vérité,  n'explique  pas  la  différence  dans  la  manière  dont 
les  espaces  sont  remplis,  mais  qui  supprime  entièrement 
la  prétendue  nécessité  de  supposer  qu'on  ne  peut  expliquer 
cette  différence  qu'en  admettant  des  espaces  vides,  et  qui 
a  au  moins  l'avantage  de  laisser  à  l'entendement  la  liberté 
de  concevoir  encore  cette  différence  d'une  autre  manière, 

i  l'explication  physique  exige  ici  quelque  hypothèse.  En 
V  lîet,  nous  voyons  que  si  des  espaces  égaux  peuvent  être 
parfaitement  remplis  par  des  matières  différentes,  de 
telle  sorte  qu'en  aucune  d'elles  il  n'y  ait  nul  point  où  la 
matière  ne  soit  présente,  tout  réel  de  même  qualité  a 
néanmoins  son  degré  (de  résistance  ou  de  pesanteur),  qui 
peut  être  de  plus  en  plus  petit,  sans  que  la  grandeur 
extensive  ou  le  nomhre  diminue,  et  sans  que  [de  son 
côté]  cette  qualité  disparaisse  dans  le  vide  et  s'évanouisse. 
Ainsi  une  dilatation  qui  remplit  un  espace,  par  exemple 
la  chaleur  ou  toute  antre  réalité  (phénoménale),  peut,  sans 
jamais  laisser  vide  la  plus  petite  partie  de  cet  espace, 
décroître  par  degrés  à  l'inOni,  elle  ne  remplira  pas 
moins  l'espace  avec  ces  degrés  plus  bas  que  r^e  le  ferait 
un  autre  phénomène  avec  de  plus  éjevés.  Je  ne  prétends 
pas  affirmer  ici  que  telle  est  en  e^ei  la  raison  de  la  diffé- 

"uce  des  matières  quanta  leur  pesanteur  spécifique  ;  je 

'UX  seulement  démontrer  par  uï^  principe  ^e  l'ejitende- 
iiient  pur  que  la  nature  de  nos  perceptions  rend  possible 
lin  tel  mode  d'explication,  et  que  l'on  a  tort  de  regarder  le 
}  écl  du  phénomène  comme  étant  identique  quant  au  degré 
et  comme  ne  ditTérant  que  par  son  agrégation  et  sa  gran- 
deur extensive,  et  de  croirts  soi-(|isant,  que  l'on  al'lirme 
cela  à  priori  dM  moyen  d'un  principe  de  l'entendement. 

Toutefois,  pour  un  investigateur  accoutumé  aux  consi- 
(h'rations  transcendantales  et  devenu  par  là  circonspect. 

tte  anticipation  de  la  perception  a    toujours    quelque 

îiose  de  choquant,  et  il  lui  est  impossible  de  ne  pas  con- 
oir  quelque  doute  sur  la  faculté  qu'aurait  l'entende- 

ent  d'anticiper  une  proposition  synthétique  telle  que 
•  elle  qui  est  relative  au  degré  de  toute  réalité  dans  les 
phénomènes,  et,  par  conséquent,  à  la  possibilité  de  la 
différence  intrinsèque  (\q  la  sensation  elle-même,  abstrac- 


•V 

iti 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANT ALE  199 

tion  faite  de  sa  qualité  empirique.  C'est  donc  une  ques- 
tion qui  n'est  pas  indigne  d'examen  que  celle  de  savoir 
comment  l'entendement  peut  ici  prononcer  à  pnon  et syn- 
théti([uement  sur  des  phénomènes,  et  les  anticiper  même 
dansi  ce  qui  est  proprement  et  simplement  empirique, 
c'est-à-dire  dans  ce  qui  concerne  la  sensation. 

La  qualité  de  la  sensation  est  toujours  purement  empi- 
rique et  ne  peut  être  représentée  à  priori  (par  exemple, 
la  couleur,  le  goût,  etc.)  )lais  le  réel  qui  correspond  aux 
sensations  en  général,  par  opposition  à  la  négation  =  0, 
ne  représente  que  (Quelque  chose  dont  le  concept  implique 
une  existence  et  ne  signifie  rien  que  la  synthèse  dans 
une  conscience  empirique  en  général.  En  effet,  dans  le 
sens  intime,  la  conscience  empirique  peut  s'élever  depuis 
0  jusqu'à  un  degré  supérieur  quelconque,  de  telle  sorte 
que  la  même  grandeur  extensive  de  l'intuition  (par 
exemple,  une  surface  éclairée)  peut  exciter  une  sensation 
aussi  grande  que  la  réunion  de  plusieurs  autres  (surfaces 
moins  éclairées).  On  peut  donc  faire  entièrement  abstrac- 
tion de  la  grandeur  extensive  du  phénomène  et  se  repré- 
senter pourtant  en  un  moment  cjans  la  seule  sensation  une 
synthèse  de  la  gradation  uniforme  qu'^  s'élève  de  0  à  une 
conscience  empirique  donnée.  Toutes  les  sensations  ne 
sont  donc,  comme  telles,  données  qu'd  posteriori,  mais  la 
propriété  qu'elles  possèdent  d'avoir  un  degré  peut  être 
connue  à  priori.  Il  est  remarquable  que  nous  ne  pouvons 
connaître  à  priori  dans  los  grondeurs  en  général  qu'une 
seule  qualité,  à  savoir  la  continuité,  et  tîans  toute  qualité 
(dans  le  réel  du  phénomène)  que  sa  quantité  intensive, 
c'est-à-dire  la  propriété  qu'elle  a  d'avoir  un  d»^gré;  tout 
le  reste  revient  à  rexpérien» c 


III 

Analogies  de  l'^xpçiience. 

En  vojci  le  principe  :  U expérience  n'est  possible  que  par 
la  représentation  d'une  liaison  néce^aire  des  perceptions". 

a.  Première  édition  ;  «  En  voici  le  principe  général  :  loqs  |»}s 


200  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 


PREUVE 


L  expérience  est  une  connaissance  empirique,  c'est-à- 
..jre  une  connaissance  qui  détermine  un  objet  par  des 
perceptions.  Elle  est  donc  une  synthèse  des  perceptions 
qui  elle-même  n'est  pas  contenue  dans  ces  perceptions, 
mais  renferme  l'unité  synthétique  de  leur  diversité  au 
sein  d'une  conscience,  unité  qui  constitue  l'essentiel 
d'une  connaissance  des  objets  des  sens,  c'est-à-dire  de 
l'expérience  (et  non  pas  seulement  de  l'intuition  ou  de 
la  sensation  des  sens).  Dans  l'expérience,  les  perceptions 
ne  se  rapportent  les  unes,  aux  autres  que  d'une  manière 
accidentelle,  de  telle  sorte  que  des  perceptions  même  ne 
résulte  ni  ne  peut  résulter  entre  elles  aucune  liaison 
nécessaire;  l'appréhension,  en  effet,  n'est  qu'un  assem- 
blage des  éléments  divers  de  l'intuition  empirique,  et  l'on 
n'y  saurait  trouver  aucune  représentation  d'un  lien  néces- 
saire dans  l'existence  des  phénomènes  qu'elle  assemble 
au  sein  de  l'espace  et  du  temps.  Mais  comme  l'expérience 
est  une  connaissance  des  objets  par  perceptions,  que,  par 
conséquent,  le  rapport  d'existence  des  éléments  divers 
n'y  doit  point  être  représenté  tel  qu'il  résulte  d'un  assem- 
blage dans  le  temps,  mais  tel  qu'il  existe  objectivement 
dans  le  temps,  et  que,  d'un  autre  côté,  le  temps  ne  peut 
être  lui-même  perçu,  il  suit  qu'on  ne  peut  déterminer 
l'existence  des  objets  dans  le  temps  qu'en  les  liant  dans 
le  temps  en  général,  c'est-à-dire  au  moyen  de  concepts 
qui  les  unissent  à  priori.  Or  ces  concepts  impliquant  tou- 
jours la  nécessité,  l'expérience  n'est  possible  qu'au  moyen 
d'une  représentation  de  la  liaison  nécessaire  des  percep- 
tions *. 

Les  trois  modes  du  temps  sont  la  permanence,  la  succes- 
sion et  la  simultanéité.  De  là  trois  lois  qui  règlent  tous  les 

pliônomônes   sont  soumis  à  priori,  quant  a  leur  existence,  à  des 
rè.t^Mes  qui  déterminent  leur  rapport  entre  eux  dans  un  temps  ». 

a.  Tout  ce  premier  paragraphe  est  une  addition  de  la  deuxlèmi 
édition. 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALF:  201 

liipports  chronologiques  des  phénomènes,  et  d'après  les- 
(luels  l'existence  de  chacun  d'eux  peut  être  déterminée 
par  rapport  à  l'unité  de  tout  le  temps,  et  ces  lois  sont 
antérieures  à  toute  expérience,  t[u'elles  servent  elles- 
mêmes  à  rendre  possible. 

Le  principe  général  de  ces  trois  analogies  repose  sur 
lunité  nécessaire  de  l'aperception  par  rapport  à  toute 
conscience  empirique  possible  ^de  la  perception)  dans 
nkique  temps,  et  par  conséquent  puisque  cette  unité  est  un 
fondement  à  priori,  sur  l'unité  synthétique  de  tous  les 
[tiiénomènes  au  point  de  vue  de  leur  rapport  dans  le 
temps.  En  effet,  l'aperception  orfginaire  se  rapporte  au 
sens  intime  (à  l'ensemble  de  toutes  les  représentations) 
et  à  priori  à  sa  l'orme,  c'est-à-dire  au  rapport  des  élé- 
ments divers  de  la  conscience  empirique  dans  le  temps. 
Or  tous  ces  éléments  divers  doivent  être  liés,  suivant 
leurs  rapports  de  temps,  dans  l'aperception  originaire  ; 
car  c'est  là  ce  qu'exprime  l'unité  transcendantale  «  pno?7" 
de  cette  aperception,  cette  unité  sous  laquelle  rentre  tout 
ce  qui  doit  faire  partie  de  ma  connaissance  (c'est-à-dire 
de  ma  propre  connaissance),  et  par  conséquent  tout  ce 
qui  peut  être  un  objet  pour  moi.  Cette  unité  synthétique 
dans  le  rapport  chronologique  de  toutes  les  perceptions, 
qui  est  déterminée  à  priori,  revient  donc  à  cette  loi  :  toutes 
les  déterminations  empiriques  du  temps  sont  soumises 
aux  règles  de  la  détermination  générale  du  temps;  et  les 
analogies  de  l'expérience,  dont  nous  avons  maintenant  à 
nous  occuper,  doivent  être  des  règles  de  ce  genre. 

Ces  principes  ont  ceci  de  particulier  qu'ils  ne  s'occu- 
pent pas  des  phénomènes  et  de  la  synthèse  de  leur  intui- 
tion empirique,  mais  seulement  de  Vcxistcnce  et  de  leur 
rapport  entre  eux  relativement  à  celte  existence.  Or  la 
manière  dont  quelque  chose  est  appréhendé  dans  le  phé- 
nomène peut  être  di'teiminée  à  priori,  de  telle  façon  que 
la  règle  de  sa  synthèse  puisse  fournir  cette  intuition  à 
priori  dans  chaque  exemple  empirique  donné,  c'est-à- 
dire  la-  réaliser  dans  cette  synthèse  même.  Mais  l'exis- 
tence des  phénomènes  ne  peut  être  connue  à  priori;  et, 
quand  nous  pourrions  arriver  par  celle  voie  à  conclure 
quelque  existence,   nous  ne  la    connaîtrions  pas  d'une 


202  CRITIQUE  DE  LA  RAISa\  PUHE 

manière  déterminée,  c'est-à-dire  que  nous  ne  saurions 
anticiper  ce  par  quoi  son  intuition  empirique  ne  se  dis-  ' 
lingue  de  toute  autre. 

Les  deux  principes  précédents,  que  j'ai  nommés  mathé- 
matiques, parce  qu'ils  nous  autorisent  à  appliquer  les 
mathématiques  aux  phénomènes,  se  rapportaient  aux 
phénomènes  au  point  de  vue  de  leur  simple  possibilités 
et  nous  enseignaient  comment  ces  phénomènes  peuvent 
être  produits  suivant  les  règles  d'une  synthèse  mathéma- 
tique, soit  quant  à  leur  intuition,  soit  quant  au  réel  de 
leur  perception.  On  peut  donc  employer  dans  l'un  et  l'autre 
cas  les  quantités  numériques  et  avec  elles  déterminer  le 
phénomène  comme  grandeur.  Ainsi,  par  exemple,  je  puis 
déterminer  à  pnori,  c'est-à-dire  construire  le  degré  des 
sensations  de  la  lumière  du  soleil  en  le  composant  d'en- 
viron 200.000  fois  celle  de  la  lune.  Nous  pouvons  donc 
désigner  ces  premiers  principes  sous  le  nom  de  constitutifs. 

\\  en  doit  être  tout  autrement  de  ceux  qui  soumettent 
à  priori  à  des  règles  l'existence  des  phénomènes.  En  efîet, 
comme  elle  ne  se  laisse  pas  construire,  ces  principes  ne 
concernent  que  le  rapport  d'existence,  et  ne  peuvent  être 
que  des  principes  simplement  régulateurs.  Il  n'y  a  donc 
ici  ni  axiomes  ni  anticipations  à  concevoir;  il  s'agit  seu- 
lement, quand  une  perception  nous  est  donnée  dans  un 
rapport  de  temps  avec  une  autre  (qui  reste  indéterminée), 
de  dire,  non  pas  quelle  est  cette  autre  perception  et  quelle 
en  est  la  orandeur,  mais  comment  elle  est  nécessairement 
liée  à  la  première,  quant  à  l'existence,  dans  ce  mode  du 
temps.  En  philosophie,  les  analogies  signifient  quelque 
chose  de  très  différent  de  ce  qu'elles  représentent  en 
mathématiques.  Dans  celles-ci,  ce  sont  des  formules  qui 
expriment  l'égalité  de  deux  rapports  de  grandeur,  et  elles 
sont  toujours  conslitutivea,  si  bien  que,  quand  trois 
memi)res  de  la  proportion  sont  donnés,  le  quatrième  aussi 
est  donné  par  là  même,  c'est-à-dire  peut  être  construit. 
Dans  la  philosophie  au  contraire,  l'analogie  est  régalité 
de  deux  rapports,  non  de  quantité,  mais  de  qualité  :  trois 
membres  étant  donnés,  je  ne  puis  connaître  et  donner  à 
priori  que  le  rapport  à  un  quatrième,  mais  non  ce  qua- 
trième membre   lui-même;  j'ai  seulement  une  règle  pour 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  203 

le  chercher  dans  l'expérience,  et  un  signe  pour  l'y  décou- 
vrir. Une  analogie  dn  l'expérience  n'est  donc  qu'une  règle 
suivant  laquelle  l'unit*'  de  l'expérience  (non  la  perception 
elle-même,  comme  intuition  empirique  en  général)  doit 
résulter  de  perceptions,  et  elle  s'applique  aux  objets  (aux 
phénomènes),  non  comme  principe  constitutify  niais  sim- 
plement comme  principe  rénulateur.  Il  en  est  de  même 
des  postulats  de  la  pensée  empirique  en  général,  qui  con- 
cernent à  la  fois  la  synthèse  de  la  pure  intuition  (de  la 
forme  du  phénomène),  celle  de  la  perception  (de  la 
matière  du  phénomène)  et  celle  de  l'expérience  (du  rap- 
port de  ces  perceptions).  Us  n'ont  d'autre  valeur  que  Celle 
de  principes  régulateurs,  et  se  distinguent  des  principes 
mathématiques,  qui  sont  constitutifs,  non  sans  doute  par 
la  certitude,  qui  est  solidement  établie  à  priori  dans  les 
uns  et  dans  les  autres,  mais  par  la  nature  de  l'évidence, 
c'est-à-dire  par  leur  côté  intuitif  (et  par  conséquent  aussi 
par  la  démonstration). 

I^lais  ce  qui  a  été  rappelé  dans  tous  les  principes  syn- 
thétiques, et  ce  qui  doit  être  ici  particulièrement  remar- 
qua', c'est  que  ce  n'est  pas  comme  principes  de  l'usage 
transcendantal  de  1  entendement,  mais  simplement  comme 
principes  de  son  usage  empirique,  que  ces  analogies  ont 
l'Mir  signification  et  leur  valeur,  et  que  c'est  uniquement 

•e  titre  qu'elle}?  peuvent  être  démontrées;  d'où  il  syit 
<lije  les  phénomènes  ne  doivent  pas  être  subsumés  sous 
les  cati'gories  en  général,  mais  seulement  sous  Icqrs 
schèines.  En  effet,  si  les  objets  auxquels  ces  princip<.'s 
doivent  être  rapportés  <'taieht  des  choses  en  soi,  il  serait. 
absolument  impossible  d'en  avoir  à  priori  quelque  con- 
naissance synthéti((ue.  Mais  ils  ne  sont  que  des  phéno- 
mènes, et  l'expérience  possible  n'est  qi^e  la  connaissance 
parfaite  de  ces  phénomènes,  à  laquelle  doivent  toujours 
aboutir  en  définitive  tous  les  principes  à  priori,  {.es  prin- 
cipes dont  il  s'agit  ne  peuvent  donc  avoir  pour  but  «pie 
les  conditions  de  l'unité  de  la  connaissance  empiriuue 
dans  la  synthèse  des  phénomènes.  Or  cette  synthèse  n  est 
<  onçue  que  dans  le  schème  du  concept  pur  de  l'entende- 
iu>nt,  puisque  son  unité,  comme  celle  d'une  synthèse  en 

ut'ral,  se  trouve  dans  la  catégorie  [où  elle  est  opérée] 


2<i.  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

par  une  fonction  qui  n'est  restreinte  par  aucune  condition 
sensible.  Nous  serons  donc  autorisés  par  ces  principes  à 
n'associer  les  pliénomènes  que  par  analogie  avec  l'unité 
logique  et  générale  des  concepts  et  piar  conséquent,  à 
nous  servir,  dans  le  principe  même,  de  la  catégorie;  mais 
dans  l'exécution  (dans  l'application  aux  phénomènes) 
nous  substituerons  au  principe  le  schème  de  la  catégorie, 
comme  étant  la  clef  de  son  usage,  ou  plutôt  nous  placerons 
à  côté  d'elle  ce  schème  comme  condition  restrictive,  sous 
le  nom  de  formule  du  principe. 


A 

Première  analogie. 

Principe  de  la  permanence  de  la  substance:  La  substance 
persiste  au  milieu  du  changement  de  tous  les  phénomènes,  et 
sa  quantité  n'augmente  ni  ne  diminue  daiis  la  nature^. 

PREUVE 

Tous  les  phénomènes  sont  dans  le  temps,  et  c'est  en 
lui  seulement,  comme  substratum  (ou  forme  constante  de 
l'intuition  interne),  qu'on  peut  se  représenter  la  simulta- 
néité aussi  bien  que  la  succession.  Le  temps  donc,  où  doit 
être  pensé  tout  changement  des  phénomènes,  demeure  et 
ne  change  pas;  car  la  succession  ou  la  simultanéité  ne 
peuvent  être  représentés  qu'en  lui  et  comme  ses  détermi- 
nations. Or  le  temps  ne  peut  être  perçu  en  lui-même. 
C'est  donc  dans  les  objets  de  la  pecception,  c'est-à-dire 
dans  les  phénomènes,  qu'il  faut  chercher  le  substratum 
qui  représente  le  temps  en  général  et  où  peut  être  perçu 


a.  Première  édition  :  «  Principe  de  la  permanence.  Tous  les 
phénomènes  contiennent  quelque  cliose  de  permanent  (une  subs- 
tance), qui  est  l'objet  même,  et  (juelque  chose  de  rtian','eant,  qui 
est  la  détermination  de  cet  objet,  cest-à-dire  un  mode  de  son 
existence.  » 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  205 

dans  Tappréliension,  au  moyen  du  rapport  des  phéno- 
mènes avec  lui,  tout  cliangement  ou  toute  succession. 
Mais  le  substrat  de  tout  ce  qui  est  réel,  c'est-à-dire  de 
tout  ce  qui  appartient  à  l'existence  des  choses,  est  la 
substance,  où  tout  ce  qui  appartient  à  l'existence  ne  peut 
être  pensé  que  comme  détermination.  Par  conséquent,  ce 
quelque  chose  de  permanent  relativement  à  quoi  tous  les 
rapports  des  phénomènes  dans  le  temps  sont  nécessaire- 
ment déterminés,  est  la  substance  du  phénomène,  c'est-à- 
dire  ce  qu'il  y  a  en  lui  de  réel,  et  ce  qui  demeure  toujours 
le  même,  comme  substratum  de  tout  changement.  Et 
comme  cette  substance  no  peut  changer  dans  son  exis- 
tence, sa  quantité  dans  la  nature  ne  peut  ni  augmenter  ni 
diminuer*. 

Notre  appréhension  des  éléments  divers  du  phénomène 
est  toujours  successive,  et  par  conséquent  toujours  chan- 
geante. 11  est  donc  impossible  que  nous  déterminions 
jamais  par  là  si  ces  éléments  divers,  comme  objets  de 
l'expérience,  sont  simultanés  ou  successifs,  à  moins 
qu'elle  n'ait  pour  fondement  quelque  chose  qui  demeure 
toujours,  quelque  chose  de  durable  et  de  permanent  dont 
tout  changement  et  toute  simultanéité  ne  soient  qu'autant 
de  manières  d'être  (modes  du  temps).  Ce  n'est  donc  que 
dans  le  permanent  que  sont  possibles  les  rapports  de 
temps  (car  la  simultanéité  et  la  succession  sont  les  seuls 
rapports  de  temps),  c'est-à-dire  que  le  permanent  est,  pour 
la  représentation  empii'ique  du  temps  mémo,  le  substrat 
qui  rend  seul  possible  toute  détermination  de  temps.  La 
permanence  exprime  en  général  le  temps,  comme  le 
constant  corrélatif  de  toute  existence  des  phénomènes,  de 
tout  changement  et  de  toute  simultanéité.  En  effet,  le 
changement  ne  concerne  pas  le  temps  lui-même,  mais 
seulement  les  phénomènes  dans  le  temps.  (De  même,  la 
simullan'Mlé  n'est  pas  un  mode  du  temps  mémo,  puisqu'il 

a.  Co,  premici"  parajû:ra|)lic  a  roiuplaoo  colui-ti  dans  la  pronuire 
ëililion  :  ■(  Tous  les  plioiiomriios  sont  dans  lo  l<Mnps.  ('.clui-ci  peut 
dottMMnincr  do  (I«mi\  n»;ini»'ros  lo  r;ip|H»rl  ipiolTro  loui'  c.risfrnrr; 
ils  sonl  o\i  tud'rcssifs  on  siumlla>tf's.  Sous  lo  pronucr  poird  do  vue. 
le  tout  peut  olre  roprosenlc  par  une  ligne  ;  et  sous  le  seooud  par 
un  cercle  ". 


206  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

n'y  a  pas  dans  le  temps  de  parties  sumultanées,  mais  que 
toutes  sont  successives).  Si  l'on  voulait  attribuer  au  temps 
lui-même  une  succession,  il  faudrait  encore  penser  un 
autre  temps  où  cette  succession  serait  possible.  C'est  par 
le  permanent  seul,  que  Vexistetice  reçoit  dans  les  diverses 
parties  successives  de  la  série  du  temps  une  quantité,  que 
l'on  appelle  la  durée.  Car  dans  la  simple  succession,  l'exis- 
tence va  toujours  disparaissant  et  commençant,  sans 
jamais  avoir  la  moindre  quantité.  Sans  ce  quelque  chose 
de  permanent,  il  n'y  a  donc  pas  de  rapport  de  temps.  Or, 
comme  le  temps  ne  peut  être  perçu  en  lui-même,  ce  quel- 
que chose  de  permanent  dans  les  phénomènes  est  le  subs- 
tratum  de  toute  détermination  de  temps,  par  conséquent 
aussi  la  condition  de  la  possibilité  de  toute  unité  synthé- 
tique des  perceptions,  c'est-à-dire  de  l'expérience;  et  dans 
ce  permanent  toute  existence,  tout  changement  dans  le 
temps  ne  peut  être  regardé  que  comme  un  mode  de  c>' 
qui  demeure  et  ne  chaiige  pas.  Donc,  dans  tous  les  phé- 
nomènes, le  permanent  est  l'objet  même,  c'est-à-dire  In 
substance  {phaenomenon)  ;  mais  tout  ce  qui  change  ou  peut 
changer  fait  seulement  partie  des  modes  d'existence  de 
cette  substance  ou  de  ses  déterminations. 

Je  trouve  que,  de  tout  temps,  non  seulement  les  philo- 
sophes, mais  le  commun  des  hommes,  ont  supposé  cette 
permanence  comme  un  substrat  de  tout  changement  des 
phénomènes,  et  ils  l'admettront  toujours  comme  une 
chose  indubitable.  Seulement  les  philosophes  s'expriment 
à  ce  sujet  avec  un  peu  plus  de  précision,  en  disant  :  au 
milieu  de  tous  les  changements  qui  arrivent  dans  le 
monde,  la  substance  demeure  ;  il  n'y  a  que  les  accidents 
qui  changent.  Mais  je  ne  vois  nulle  part  qu'on  ait  essayé 
de  donner  une  preuve  de  cette  proposition  synthétique; 
et  même  elle  ne  figure  que  rarement,  comme  il  lui  con- 
viendrait pourtant,  en  tête  de  ces  lois  pures  et  entière- 
ment à  priorv  de  la  nature.  Dans  le  fait,  dire  que  la  subs- 
tance est  permanente,  c'est  là  une  proposition  tautologi- 
que.  En  efîei;,  celte  permanence  est  l'unique  raison  pour 
laquelle  nous  appliquons  aux  phénomènes  la  catégorie  df^ 
la  substance,  et  il  aurait  fallu  prouver  que  dans  tous  les 
phénomènes  il  y  a  quelque  chose  de  permanent,  dont  le 


ANALYTIQUE  TKAXSCENUANTALE  207 

changeant  ne  fait  que  déterminer  l'existence.  Mais,  comme 
une  telle  preuve  ne  peut  être  donnée  dogmatiquement, 
c'est-à-dire  au  moyen  de  concepts,  puisqu'elle  concerne 
une  proposition  synthétique  h  priori^  et  comme  on  ne 
s'est  jamais  avisé  de  songer  que  des  propositions  de  ce 
genre  n'ont  de  valeur  que  par  rapport  à  l'expérience  pos- 
sible, et  par  conséquent  ne  peuvent  être  prouvées  qu'au 
moyen  d'une  déduction  de  la  possibilité  de  l'expérience, 
il  n'est  pas  étonnant  que,  tout  en  donnant  cette  proposi- 
tion synthétique  pour  fondement  à  toute  expérience  (parce 
qu'on  en  sent  le  besoin  dans  la  connaissance  empirique), 
on  ne  l'ait  jamais  prouvée. 

On  demandait  à  un  philosophe  :  combien  pèse  la  fumée? 
Il  répondit-  retranchez  du  poids  du  bois  brûlé  celui  delà 
cendre  qui  reste,  et  vous  aurez  le  poids  de  la  fumée.  Il 
supposait  donc  comme  une  chose  incontestable  que  même 
dans  le  feu  la  matière  (la  substance)  ne  périt  pas,  et  que 
sa  forme  seule  subit  un  changement.  De  même  la  propo- 
sition :  rien  ne  sort  de  rien,  n'est  qu'une  autre  conséquence 
du  principe  de  la  permanence,  ou  plutôt  de  l'existence 
toujours  subsistante  du  sujet  propre  des  phénomènes.  Car, 
pour  que  ce  qu'on  nomme  substance  dans  le  phénomène 
puisse  être  proprement  le  substratum  de  toute  détermi- 
nntion  de  temps,  il  faut  que  toute  existence,  dans  le  passé 
aussi  bien  que  dans  l'avenir,  y  soit  uniquement  et  exclu- 
sivement déterminée.  Nous  ne  pouvons  donc  donner  à  un 
phénomène  le  nom  de  substance  que  parce  que  nous  sup- 
posons que  son  existence  est  de  tout  temps;  or  c'est  ce 
qu'exprime  mal  le  mot  permanence,  qui  semble  plut«U 
se  rapporter  à  l'avenir.  Toutefois,  comme  la  nécessité 
interne  d'être  permanent  est  inséparable  de  celle  d'avoir 
toujours  été,  l'expression  peut  être  conservée,  (iigni  de 
nihilo  nihil,  in  nikilnm  nil  posse  revertiy  c'étaient  là  deux 
propositions  que  les  anciens  liaient  inséparablement,  et 
que  l'on  si'pare  maintenant  quelquefois  mal  à  propos, 
en  s'imaginant  qu'elles  s'appliquent  à  des  choses  en 
soi,  et  que  la  première  est  contraire  à  l'idée  que  le 
monde  dépend  d'une  cause  suprême  (même  quant  à  sa 
substance).  Mnis  cette  crainte  est  sans  fondement,  puisqu'il 
])'<    i  \r\  question  que  des  phénomènes  dans  le  rhamp  de 


208  CRITIQUE  DE  LA  RAISÔiN  PtîRE 

rexpérience,  dont  l'unité  ne  serait  jamais  possible  si  nous 
admettions  qu'il  se  produisit  des  clioses  nouvelles  (quant 
à  la  substance).  Alors,  en  effet,  disparaîtrait  ce  qui  seul 
peut  représenter  l'unité  du  temps,  c'est-à-dire  l'identité 
du  substrat,  seule  cbose  où  tout  changement  trouve  sa 
complète  unité.  Cette  perriianence  n'est  cependant  pas 
autre  chose  que  la  manière  dont  nous  nous  représentons 
l'existence  des  choses  (dans  le  phénomène). 

Les  déterminations  d'une  substance,  qui  ne  sont  autre 
chose  que  des  modes  particuliers  de  son  existence,  s'ap- 
pellent acctrfen^s.  Elles  sont  toujours  réelles,  puisqu'elles 
concernent  l'existence  de  la  sul3stance  (les  négations  ne 
sont  que  des  déterminations  exprimant  la  non-existence 
de  quelque  chose  dans  la  substance).  Lorsqu'on  attribue 
une  existence  particulière  à  ces  déterminations  réelles 
de  la  substance  (par  exemple  au  mouvement  considéré 
comme  un  accident  de  la  matière),  on  appelle  cette  exis- 
tence inhérence,  pour  la  distinguer  de  l'existence  de  la 
substance  même,  qu'on  nomme  subsistance.  Mais  il  en 
résulte  beaucoup  de  malentendus  et  l'on  s'exprimerait 
avec  plus  d'exactitude  et  de  justesse  en  désignant  sous  le 
nom  d'accident  uniquement  la  manière  dont  l'existence 
d'une  substance  est  déterminée  positivemenl^  Cependant, 
en  vertu  des  conditions  auxquelles  est  soumis  l'usage 
logique  de  notre  entendement,  on  ne  peut  éviter  de  dé- 
tacher en  quelque  sorte  ce  qui  peut  cii&nger  dans  l'exis- 
tence d'une  substance  tandis  que  la  substance  reste,  et 
lie  le  considérer  dans  son  rapport  avec  ce  qui  est  propre- 
ment permanent  et  radical.  C'est  pourquoi  aussi  cette 
catégorie  rentre  sous  le  titre  des  rapports,  plutôt  comme 
condition  de  ces  rapports  que  comme  contenant  elle- 
même  un  rapport. 

C'est  sur  cette  permanence  que  se  fonde  aussi  la  légi- 
timité du  concept  de  changement  [proprement  dit].  Naître 
et  périr  ne  sont  pas  des  changements  de  ce  qui  nait  ou 
périt.  Le  changement  est  un  mode  d'existence  qui  succède 
à  un  autre  mode  d'existence  du  même  objet.  Tout  ro  qui 
change  est  donc  permanent  :  et  il  n'y  a  que  son  état  qui 
varie.  Et  vomme  cette  variation  ne  concerne  que  les  dé- 
tiirminations  qui  peuvent  finir  ou  commencer,  ou  peut 


ANALYTIQUE  TRANSGENDANTALE  209 

dire,  au  risque  d'employer  une  expression  en  apparence 
quelque  peu  paradoxale,  que  seul  le  permanent  (la  subs- 
tance) change,  et  que  le  chaniiçeant  n'éprouve  pas  de 
changement,  mais  une  variation,  puisque  certaines  déter- 
minations cessent  et  que  d'autres  commencent. 

Le  changement  ne  peut  donc  être  perçu  que  dans  les 
substances,  et  il  n'y  a  de  perception  possible  du  naître 
ou  du  mourir  qu*en  tant  que  ce  sont  de  simples  déter- 
minations du  permanent,  puisque  c'est  justement  ci; 
permanent  qui  rend  possible  la  représentation  du  pas- 
sage d'un  état  à  un  autre  et  du  non-être  à  l'être,  et 
que  par  conséquent  on  ne  saurait  les  connaître  empiri- 
quement que  comme  des  déterminations  variables  de 
ra  qui  est  permanent.  Supposez  que  quelque  chose  com- 
mence d'être  absolument,  il  vous  faut  admettre  un  mo- 
ment où  il  n'était  pas.  Or,  à  quoi  voulez-vous  rattacher 
ce  moment,  si  ce  n'est  à  ce  qui  était  déjà?  Car  un  temps 
vide  antérieur  n'est  point  un  objet  de  perception.  Mais  si 
vous  liez  cette  naissance  à  des  choses  qui  étaient  aupa- 
ravant et  qui  ont  duré  jusqu'à  elle,  celle-ci  n'était  donc 
((u'une  modification  de  ce  qui  était  déjà,  c'est-à-dire  du 
jiormanent.  Il  en  est  de  même  de  l'anéantissement  d'une 
chose:  il  présuppose  la  représentation  empirique  d'un 
Icmpsoù  un  phénomène  cesse  d'être. 

Les  substances  (dans  le  phénomène)  sont  les  substra- 
(iimsde  toutes  les  déterminations  de  temps.  La  naissance 
des  unes  et  l'anéautissemont  des  autres  supprimeraieni 
même  l'unique  condition  de  l'unité  empirique  du  temps, 
et  les  phénomènes  se  rapporteraient  alors  à  deux  espèces 
de  temps  dont  l'existence  s'écoulerait  simultanément,  ce 
qui  est  absurde.  En  elTot  il  n'y  a  qu'un  temps,  et  tous  les 
divers  temps  n'y  doivent  pas  être  considérés  comme 
siniultant's,  mais  comme  successifs. 

La  permanence  est  donc  une  condition  nécessaire,  qui 
seule  permet  de  déterminer  les  phénomènes,  comme 
choses  ou  comme  objets,  dans  une  expérience  possible. 
Mais  quel  est  le  critérium  empirique  de  cette  permanence 
nécessaire  et  avec  elle  de  la  substantialité  des  phéno- 
MionesY  C'est  sur  quoi  la  suite  nous  fournira  roccasionde 
f  lire  les  remarques  nécessaire*, 

1.  —  \'i 


210  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

B 

Deuxième  analogie. 


Principe  de  la  succession  dans  le  temps  suivant  la  loi 
de  la  causalité  :  Tous  les  changements  arrivent  suivant  la 
loi  de  la  liaison  dès  effets  et  des  causes^. 


PREUVE 

Le  principe  précédent  a  démontré  que  tous  les  phéno- 
mènes de  la  succession  dans  le  temps  ne  sont  que  des 
changements,  c'est-à-dire  une  existence  et  une  non-existence 
successives  des  déterminations  de  la  substance  perma- 
nente, et  que  par  conséquent  il  n'y  a  pas  lieu  d'admettre 
une  existence  de  la  substance  même  qui  suivrait  sa  non- 
existence,  on  une  non-existence  qui  suivrait  son  existence, 
ou,  en  d'autres  termes,  un  commencement  ou  une  fin  de 
la  substance  elle-même.  Ce  principe  aurait  pu  encore 
être  formulé  ainsi  :  tout  changement  d'état  {succession)  des 
phénomènes  n'est  que  changement  ;  car  le  commencement 
ou  la  fin  de  la  substance  ne  sont  pas  des  changements  de 
cette  substance,  puisque  le  concept  de  changement  sup- 
pose le  même  sujet  existant  avec  deux  déterminations 
opposées,  par  conséquent  permanent.  —  Après  cet  aver- 
tissement, venons  à  la  preuve. 

Je  perçois  que  des  phénomènes  se  succèdent,  c'est-à- 
dire  qu'un  certain  état  des  choses  existe  à  un  moment, 
tandis  que  le  contraire  existait  dans  l'état  précédent.  Je 
relie  donc,  à  proprement  parler,  deux  perceptions  dans 
le  temps.  Or  cette  liaison  n'est  pas  l'œuvre  du  simple  sens 
et  de  l'intuition,  mais  le  produit  d'une  faculté  synthé- 
tique de  l'imagination,  qui  détermine  le  sens  intime  rela- 

a.  Première  édition:  «  PiHncipe  de  la  production.  Tout  ce  qui 
arrive  (tout  ce  qui  commence  d'être)  suppose  quelque  chose  à 
quoi  il  succède  suivant  une  rèigle  », 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  211 

tivement  au  rapport  de  temps.  C'est  cette  faculté  qui  relie 
eiitr<^  eux  les  fleux  états,  et  cela  de  deux  manières  pos- 
sibles suivant  que  l'un  ou  l'autre  précède  dans  le  temps; 
car  le  temps  ne  peut  pas  être  perçu  en  lui-même,  et  c'est 
[uniquement]  par  rapport  à  lui  que  l'on  peut  déterminer 
dans  l'objet,  empiriquement  en  quelque  sorte,  ce  qui 
précède  et  ce  qui  suit.  Tout  ce  dont  j'ai  conscience,  c'est 
donc  que  mon  imagination  place  l'un  avant  et  l'autre 
après,  mais  non  pas  que  dans  l'objet  un  état  précède 
l'autre;  en  d'autres  termes,  la  simple  perception  laisse 
indéterminé  le  rapport  objectif  des  phénomènes  qui  se 
succèdent.  Or,  pour  que  ce  rapport  puisse  être  connu 
d'une  manière  déterminée,  il  faut  que  la  relation  entre 
les  deux  états  soit  conçue  de  telle  sorte  que  l'ordre  dans 
lequel  ils  doivent  être  placés  se  trouve  par  là  déterminé 
comme  nécessaire,  celui-ci  avant  celui-là  après,  et  non 
dans  l'ordre  inverse.  Mais  le  concept  qui  renferme  la 
nécessité  d'une  unité  synthétique  ne  peut  être  qu'un  con- 
cept pur  de  l'entendement,  et  il  ne  saurait  se  trouve!- 
dans  la  perception.  C'est  ici  le  concept  du  rapport  de  la 
cause  à  l'effet,  c'est-à-dire  d'un  rapport  dont  le  premier 
terme  détermine  dans  le  temps  le  second  comme  sa  con- 
séquence, et  non  pas  seulement  comme  quelque  chose 
qui  pourrait  précéder  dans  l'imagination  (ou  même  n'être 
pas  du  tout  perçu).  Ce  n'est  donc  que  parce  que  nous 
soumettons  la  série  des  phénomènes,  par  conséquent  tout 
changement,  à  la  loi  de  causalité,  que  l'expérience  même, 
c'est-à-dire  la  connaissance  empirique  de  ces  phéno- 
mènes, est  possible  ;  par  conséquent,  ils  ne  sont  eux- 
mêmes  possibles  comme  objets  d'expérience  que  suivant 
celte  loi'^ 

1/appréhension  du  divers  dans  le  phénomène  est  tou- 
jours successive.  Les  représentations  des  ])arties  se  suc- 
cèdent les  unes  aux  autres.  Quant  à  savoir  si  elles  so 
suivent  aussi  dans  l'objet,  c'est  là  un  second  point  de  la 
rétlexion,  qui  n'est  pas  contenu  dans  le  premier.  Or  on 
peut  bien    nommer   objet  toute  chose,   et   même  toute 


a.  Ces  (lejix  premiers  paragraphes  sont  une    addition  do  la 
deuxième  édition. 


212  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

représentation  en  tant  qu'on  en  a  conscience  ;  mais,  si 
l'on   demande  ce  que   signifie   ce   mot  par  rapport  aux 
phénomènes  envisagés,  non  comme  des  objets  (des  repr.- 
Bentations),  mais  comme  désignant  seulement  un  obj(  t, 
c'est  là  la  matière  d'une  recherche  plus  approfondie.  En 
tant  qu'ils  sont  simplement,  comme  représentations,  des 
objets  de  conscience,  ils  ne  se  distinguent  pas  de  l'appré- 
hension, c'est-à-dire  de  l'acte  qui  consiste  à  les  admettre 
dans  la  synthèse  de  l'imagination,  et  par  conséquent  on 
doit  dire  que  ce  qu'il  y  a  de  divers  dans  les  phénomènes 
est  toujours  produit  successivement  dans  l'esprit.    Si  les 
phénomènes  étaient  des  choses  en  soi,  personne  ne  pour- 
rait expliquer  par  la  succession  des  représentations  do 
ce  qu'ils  ont  de  divers,  comment  ce  divers  est  lié  dau>; 
l'objet.  En  effet,   nous  n'avons  affaire  qu'à  nos  représen- 
tations; il  est  tout  à  fait  en  dehors  de  la  sphère  de  notre 
connaissance  de  snvoir  ce  que  peuvent  être  les  choses  en 
soi  (considérées  indépendamment  des  représentations  par 
lesquelles  elles  nous  affectent).  Mais,  bien  que  les  phéno- 
mènes ne  soient  pas  des  choses  en  soi,  et  qu'ils  soient  néan- 
moins la  seule  chose  dont  nous  puissions  avoir  connais- 
sance, je  dois  montrer  quelle  liaison  convient  dans    le 
temps  à  ce  qu'il  y  a  de  divers  dans  les  phénomènes  eux- 
mêmes,  tandis  que  la  représentation  de  ce  divers  est  tou- 
jours successive  dans  l'appréhension.  Ainsi,  par  exemple, 
l'appréhension  de  ce  qu'il  y  a  de  divers  dans  le  phéno- 
mène d'une   maison  placée  devant  moi   est  successive. 
Or,  demande-t-on  si  les  diverses  parties  de   cette  mai- 
son sont  aussi  successives  en  soi,  personne  assurément 
ne  s'avisera  de  répondre  oui.  Mais  si,   en  élevant  mes 
concepts    d'un   objet  jusqu'au  point   de   vue    transcen- 
dnnlal,  je  vois  que  la  maison  n'est  pas  un  objet  en  soi, 
mais  seulement  un  phénomène,  c'est-à-dire   une  repré- 
sentation dont  l'objet  trancendantal  est  inconnu,  qu'est-ce 
donc  que  j'entends  par  cette  question  :  comment  le  divers 
du   phénomène    lui-même   (qui    n'est  pourtant   rien    en 
soi)  peut-il  être  lié?  Ce  qui  se  trouve  dans  l'appréhen- 
sion successive  est  considéré   ici  comme  représentation  ; 
et  le  phénomène  qui  m'est  donné,  quoique  n'étant  pas 
autre  chose  qu'un  ensemble  de  ces  représentations,  est 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  i!  ; 

considéré  comme  l'objet  de  ces  mêmes  représentationb, 
c^iiime  un  objet  avec  lequel  doit  s'accorder  le  concept 
'lue  je  tire  des  représentations  de  l'appréhension.  On  voit 
tout  de  suite  que,  comme  l'accord  de  la  connaissance 
avec  l'objet  constitue  la  vérité,  il  ne  peut  être  ici  question 
que  des  conditions  formelles  de  la  vérité  empirique,  et 
que  le  phénomène,  par  opposition  aux  représentations 
lie  l'appréhension,  ne  peut  être  représenté  que  comme 
un  objet  de  l'appréhension  distinct  de  ces  représenta- 
tions, en  tant  que  celle-ci  est  soumise  à  une  règle  qui 
ia  distingue  de  tout  autre,  et  qui  rend  nécessaire  une 
spèce  de  liaison  de  ses' éléments  divers.  Ce  qui  dans 
'•'  phénomène  contient  la  condition  d'^  ^  •''  •  r~^glo  nér(  s- 
lire  de  l'appréiiension  est  l'objet. 

Venons  maintenant  à  notre  quebtion.  Une  quelque  cliose 
■rrive,  c'est-à-dire  qu'une  chose  ou  un  état,  qui  n'était 
pas  auparavant,  soit,  c'est  co  qui  ne  peut  être  empirique- 
ment perçu,  s'il  n'y  a  pas  eu  précédemment  un  phéno- 
mène qui  ne  contenait  pas  en  soi  cet  état;  car  une  réalité 
qui  succède  à  un  temps  vide,  par  conséquent  un  comincn- 
•mf'nt  que  ne  précède  aucun  état  des  choses,  ne  peut  pas 
;  lus  être  appréhendé  par  moi  que  le  temps  vide  lui-même. 
Tout(î  îippr<diension  d'un  événement  est  donc  une  percep- 
l'on  qui  succède  à  une  autre.  Mais  comme  dans  toute 
vnlhèse  de  l'appréhension,  les  choses  se  passent  ainsi 
que  je  l'ai  montré  plus  haut  pour  le  phénomène  d'une 
maison,  elle  ne  se  distingue  pas  encore  par  là  des  autres. 
Voici  seulement  ce  que  je  remarquerai  en  outre;  si  dans 
un  phénomène  contenant  un  (''vénemenl,  j'appelle  A  l'état 
anti-rieur  de  la  porceidion,  et  B  le  suivant,  B  ne  peut 
que  suivre  A  dans  l'appréhension,  et  la  perce|iliûn  A  ne 
peut  pas  suivre  B,  mais  seulement  le  précéder.  Je  vois, 
par  exemple,  un  bateau  descendre  lu  cours  d'un  lleuvc. 
Ma  perception  du  lieu  où  co  bateau  se  trouve  en  aval  du 
lleuve,  succède  à  celle  du  lieu  où  il  se  trouvait  tMi  amont, 
et  il  est  im[)0ssible  que,  dans  l'appridiension  de  ce  phé- 
nomène, le  bateau  soit  perçu  d'abord  en  aval,  et  ensuite 
I  II  amont.  L'ordre  de  la  série  des  perceptions  qui  se  suc- 
rrdent  dans  l'appréhension  est  donc  ici  déterminé,  et 
(  lle-mèrae  en  dépend.  Dans  lo  précédent  exemple  d'une 


S14  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

maison,  mes  perceptions  pouvaient,  dans  l'appréhension, 
commencer  par  le  faite  de  la  maison  et  finir  par  les  fon- 
dements, ou  bien  commencer  par  le  bas  et  finir  par  le 
haut,  et  de  même  elles  pouvaient  appréhender  par  la 
droite  ou  par  la  gauche  les  éléments  divers  de  l'intuition 
empirique.  Dans  la  série  de  ces  perceptions,  il  n'y  avait 
donc  pas  d'ordre  déterminé  qui  me  forçât  à  commencer 
par  ici  ou  par  là  pour  lier  empiriquement  les  éléments 
divers  de  mon  appréhension.  Mais  cette  règle  ne  saurait 
manquer  dans  la  perception  de  ce  qui  arrive,  et  elle  rend 
nécessaire  l'ordre  des  perceptions  successives  (dans  l'ap- 
préhension de  ce  phénomène). 

Je  dériverai  donc,  dans  le  cas  qui  m'occupe,  la  succeS' 
sion  subjective  de  l'appréhension  de  la  succession  objective 
des  phénomènes,  puisque  la  première  sans  la  seconde 
serait  tout  à  fait  indéterminée  et  ne  distinguerait  pas  un 
phénomène  d'un  autre.  Seule,  celle-là  ne  prouve  rien 
quant  à  la  liaison  des  éléments  divers  dans  l'objet,  puis- 
qu'elle est  tout  à  fait  arbitraire.  La  seconde  consistera 
donc  dans  un  ordre  des  éléments  divers  du  phénomène, 
tel  que  l'appréhension  de  l'un  (qui  arrive)  suive  selon  une 
règle  celle  de  l'autre  (qui  précède).  C'est  ainsi  seulement 
que  je  puis  être  fondé  à  dire  du  phénomène  lui-même,  et 
non  pas  seulement  de  mon  appréhension,  qu'on  doit  y 
trouver  une  succession;  ce  qui  signifie  que  je  ne  saurais 
établir  l'appréhension  que  précisément  dans  cette  succes- 
sion. 

D'après  ce  principe,  c'est  donc  dans  ce  qui  en  général 
précède  un  événement  que  doit  se  trouver  la  condition 
selon  laquelle  cet  événement  suit  toujours  et  nécessaire- 
ment, suivant  une  règle;  mais  je  ne  puis  renverser  l'ordre 
en  partant  de  l'événement  et  déterminer  (par  l'appréhent 
sion)  ce  qui  précède.  P]n  effet,  nul  phénomène  ne  retourne 
du  moment  suivant  à  celui  qui  le  précède,  quoique  tou- 
phénomène  se  rapporte  à  quelque  moment  antérieur;  un 
temps  étant  donné  au  contraire,  un  autre  temps  déter- 
mJii'^  le  suit  nécessairement.  Puis  donc  qu'il  y  a  quelque 
chose  qui  suit,  il  faut  nécessairement  que  je  le  rapporte 
à  quelque  chose  qui  précède  et  qui  le  suit  selon  une 
règle,  c'est-à-dire  nécessairement,  de  telle  sorte  que  l'évé- 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  215 

nement,  comme  conditionné,  nous  renvoie  sûrement  à 
quelque  condition  qui  le  détermine. 

Supposez  qu'il  n'y  eût  rien,  avant  un  événement,  que 
celui-ci  dût  suivre  selon  une  règle,  toute  succession  pour 
la  perception  n'existerait  que  dans  l'appréhension,  c'est- 
à-dire  que  ce  qui  précéderait  proprement  et  ce  qui  sui- 
vrait dans  les  perceptions  ne  serait  déterminé  que  d'une 
manière  subjective  et  pas  du  tout  objectivement.  Nous 
n'aurions  de  cette  manière  qu'un  jeu  de  représentations 
qui  ne  se  rapporterait  à  aucun  objet,  c'est-à-dire  que  par 
notre  perception  aucun  phénomène  ne  serait  distingué  de 
tout  autre,  sous  le  rapport  du  temps,  puisque  la  succes- 
sion, dans  l'acte  d'appréhender,  est  toujours  identique,  et 
que  par  conséquent  il  n'y  a  rien  dans  le  phénomène  qui 
la  détermine,  de  telle  sorte  qu'une  certaine  succession 
soit  rendue  par  là  objectivement  nécessaire.  Je  ne  dirais 
donc  pas  alors  que  deux  états  se  suivent  dans  le  phéno- 
mène, mais  seulement  qu'une  appréhension  en  suit  une 
autre,  ce  qui  est  quelque  chose  de  tout  subjectif,  et  ne 
détermine  aucun  objet,  et  par  conséquent  ne  peut  équi- 
valoir à  la  connaissance  de  quelque  objet  (pas  même  dans 
le  phénomène.) 

Quand  donc  nous  apprenons  par  expérience  que  quelque 
chose  arrive,  nous  supposons  toujours  que  quelque  chose 
a  précédé  qu'il  a  suivi  selon  une  règle.  Autrement,  je  ne 
dirais  pas  de  l'objet  :  il  suit,  puisque  la  seule  succession 
dans  mon  appréhension,  si  elle  n'est  pas  déterminée  par 
une  règle  relativement  à  quelque  chose  qui  a  précédé,  ne 
prouve  pas  une  succession  dans  l'objet.  C'est  donc  tou- 
jours eu  égard  à  une  règle  d'après  laquelle  les  phéno- 
mènes sont  déterminés  dans  leur  succession,  c'est-à-dire 
tels  qu'ils  arrivent,  par  l'état  antérieur,  que  je  donne  à  ma 
synthèse  subjective  (de  l'appréhension)  une  valeur  objec- 
tive, et  ce  n'est  que  sous  cette  supposition  qu'est  possible 
rexj)érience  même  de  quelque  chose  qui  arrive. 

Cela,  il  est  vrai,  semble  contredire  toutes  les  remarques 
que  l'on  a  toujours  faites  sur  la  marche  ^c  l'usage  de 
notre  entendement.  D'après  ces  remarques,  c'est  seule- 
ment par  la  perception  et  la  comparaison  de  plusieurs 
événements   successifs   [trouvés]    concordants    avec   des 


216  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

phénomènes  antérieurs,  que  nous  sommes  conduit»  à  dé- 
couvrir une  règle  d'après  laquelle  certains  événements 
suivent  toujours  certains  phénomènes,  et  à  nous  faire 
ainsi  un  concept  de  cause.  A  ce  compte,  ce  concept  serait 
purement  empirique,  et  la  règle  qu'il  fournit,  à  savoir 
que  tout  ce  qui  arrive  a  une  cause,  serait  tout  aussi  con- 
tingente qoe  l'expérience  elle-même  ;  son  universalité  et  sa 
nécessité  seraient  donc  purement  fictives  et  n'auraient 
pas  de  véritable  valeur  générale,  puisqu'elles  ne  seraient 
pas  fondées  à  priori,  mais  ne  s'appuieraient  que  sur  l'in- 
duction.. Il  en  est  ici  comme  des  autres  représentations 
pures  à  priori  (par  exemple  de  l'espace  et  du  temps],  que 
nous  ne  pouvons  tirer  de  l'expérience  à  l'état  de  concepts 
clairs  que  parce  que  nous  les  avons  mises  dans  l'expé- 
rience, et  que  nous  n'avons  constitué  celle-ci  que  par  le 
moyen  de  celles-là.  Mais,  si  cette  représentation  d'une 
règle  déterminant  la  série  des  événements  ne  peujt  acquérir 
la  clarté  logique  d'un  concept  de  cause  que  quand  nous 
en  avons  fait  usage  dans  l'expérience,  la  considération  de 
cette  règle  comme  condition  de  l'unité  synthétique  des 
phénomènes  dans  le  temps  n'en  est  pas  moins  le  fonde- 
ment de  l'expérience  même,  et  par  conséquent  la  précède 
à  priori. 

Il  s'agit  donc  de  montrer  par  un  exemple  que  jamais, 
même  dans  l'expérience,  nous  n'attribuons  à  l'objet  la 
succession  (que  nous  nous  représentons  dans  un  événe- 
ment, lorsque  quelque  chose  arrive  qui  n'existait  pas 
auparavant)  et  ne  la  distinguons  de  la  succession  subjec- 
tive de  notre  appréhension,  qu'à  la  condition  d'avoir  pour 
principe  une  règle  qui  nous  contraigne  à  observer  cet 
ordre  de  perceptions  plutôt  qu'un  autre,  si  bien  que  c'est 
proprement  cette  nécessité  qui  rend  possible  la  représen- 
tation d'une  succession  dans  l'objet. 

Nous  avons  en  nous  des  représentations  dont  nous  pou- 
vons aussi  avoir  conscience.  Mais,  si  étendue,  si  exacte  et 
si  précise  que  puisse  être  cette  conscience,  ce  ne  sont 
toujours  que  des  représentations,  c'est-à-dire  des  déter- 
minations internes  de  notre  esprit  dans  tel  ou  tel  rapport 
de  temps.  Gomment  donc  arrivons-nous  à  leur  supposer 
un  objet,  ou  à  leur  attribuer,  outre  la  réalité  subjective 


ANALYTIQUfci  TRANSCENDANTALE  211 

qu'elles  ont  comme  modifications,  je  ne  sais  quelle  réalit(3 
objective?  La  valeur  objective  ne  peut  signifier  un  rap- 
port à  une  autre  représentation  (à  celle  de  ce  que  l'on 
attribuerait  à  l'objet);  autrement  on  retombe  sur  cette 
({uestion  :  comment  cette  représentation,  à  son  tour,  sort- 
<lle  d'elle-même,  et  acquiert-elle  une  valeur  objective, 
outre  la  valeur  subjective  qu'elle  possède  comme  déter- 
mination de  l'état  de  l'esprit?  Si  nous  cherchons  quelle 
nouvelle  qualité  le  rapport  à  un  objet  ajoute  à  nos  repré- 
^iintations  et  quelle  espèce  de  dignité  elles  en  retirent, 
nous  trouvons  que  ce  rapport  ne  fait  rien  autre  chose  que 
(le  rendre  nécessaire  U  liaison  des  représentations  d'une 
(  i-rtaine  manière  et  de  la  soumettre  à  une  règle,  et  que 
l'ciproquement  elles  n'acquièrent  une  valeur  objective 
<|ue  parce  qu'un  certain  ordre  est  nécessaire  entre  elles 
bous  le  rapport  du  tijmps. 

Dans  le  synthèse  des  phénomènes,  les  éléments  divers 
'i(is  représentations  se  succèdent  toujours  les  uns  aux 
.litres.  Or,  aucun  objet  n'est  représenté  par  là;  car,  par 
cette  succession,  qui  est  commune  à  toutes  les  appréhen- 
sions, rien  n'est  distingué  de  rien.  Mais  dès  que  je  perçois 
ou  que  je  présuppose  que  cette  succession  implique  un 
I  apport  à  un  état  antérieur  d'où  dérive  la  représentation 
suivant  une  règle,  alors  je  me  représente  quelque  chose 
lomme  un  événement  ou  comme  arrivant,  c'esl-à-dire  que 
je  reconnais  un  objet  que  je  doii  placer  dans  le  lemp.s 
i  une  certaine  place  déterminée,  laquelle,  d'après  l'état 
lutt'rieur,  ne  peut  être  autre  qu'elle  n'est.  Quand  donc 
je  perçois  que  quelque  chose  arrive,  cette  représen- 
tation im|)lique  d'abord  que  quelque  chose  a  précéd»'*, 
puisque  c'est  précisé;mont  par  rapport  à  ce  quelque  chose 
d'antr-rieur  que  le  ph(''nomène  so  coordonne  dans  le  temps, 
(•'eï«t-à-dire  est  re|)réBonté  comme  existant  après  un  temps 
aiitiM'iour  où  il  n'existait  pas.  Mais  il  ne  peut,  recevoir, 
dans  ce  rapport,  sa  place  déterminée  dans  le  temps  que 
parce  ((uo,  dans  l'i'tat  antérieur,  quelrjue  chose  est  sup- 
posé (ju'il  suit  toujours,  c'est-à-diro  selon  une  règle;  d'où 
il  résulte,  en  premier  lieu,  que  je  no  puis  renverser  la 
é'rie,  en  mettant  co  ((ui  arrive  avant  ce  qui  précède,  et  on 
L.econd  li<^M  qu*>.  l'i'tatqui  pr'''"'"i"  "♦iiil  donné,  cet  cvénc- 


218  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

nement  déterminé  suit  inévitablement  et  nécessairement. 
C'est  ainsi  qu'il  s'établit  entre  nos  représentations  un  cer- 
tain ordre  où  le  présent  (en  tant  qu'il  est  arrivé)  nous 
renvoie  à  un  état  antérieur  comme  à  un  corrélatif,  mais 
indéterminé  encore,  de  l'événement  donné,  et  où,  à  son 
tour,  ce  corrélatif  se  rapporte  d'une  manière  déterminée  à 
cet  événement,  comme  à  sa  conséquence,  et  le  lie  néces- 
sairement à  lui-même  dans  la  série  du  temps. 

Si  donc  c'est  une  loi  nécessaire  de  notre  sensibilité, 
par  conséquent  une  condition  formelle  de  toutes  nos  per- 
ceptions, que  le  temps  qui  précède  détermine  nécessaire- 
ment celui  qui  suit  (puisque  je  ne  puis  arriver  à  celui-ci 
qu'en  passant  par  celui-là),  c'est  aussi  une  loi  essentielle 
de  la  représentation  empirique  de  la  succession  dans  le  temps, 
que  les  phénomènes  du  temps  passé  déterminent  toute  exis- 
tence dans  le  temps  suivant,  et  que  ces  derniers  n'aient 
lieu,  comme  événements,  qu'autant  que  les  premiers  déter- 
minent leur  existence  dans  le  temps,  c'est-à-dire  la  fixent 
d'après  une  règle.  Nous  ne  pouvons  en  effet  connaître  empi- 
riquement cette  continuité  dans  Venchaînement  des  temps  que 
dans  les  phénomènes. 

Toute  expérience  comme  toute  possibilité  de  l'expé- 
rience supposent  l'entendement;  la  première  chose  qu'il 
y  fasse  n'est  pas  de  rendre  claire  la  représentation  des 
objets,  mais  de  rendre  possible  la  représentation  d'un 
objet  en  général.  Or  il  ne  le  peut  qu'en  transportant 
l'ordre  du  temps  aux  phénomènes  et  à  leur  existence, 
c'est-à-dire  en  assignant  à  chacun  d'eux,  considéré 
comme  conséquence,  une  place  déterminée  à  priori  dans 
le  temps,  par  rapport  aux  phénomènes  précédents,  puis- 
que sans  cette  place  ils  ne  s'accorderaient  pas  avec  le  temps 
même,  lequel  détermine  à  priori  la  place  de  toutes  ses 
parties.  Mais  cette  détermination  des  places  ne  peut 
dériver  du  rapport  des  phénomènes  au  temps  absolu  {car 
celui-ci  n'est  pas  un  objet  de  perception);  il  faut  au  con- 
traire que  les  phénomènes  se  déterminent  leurs  places 
les  uns  aux  autres  dans  ie  temps  lui-même,  et  les  rendent 
n/'cessaires  dans  l'ordre  du  temps,  c'est-à-dire  que  ce  qui 
suit  ou  arrive  doit  suivre,  d'après  une  règle  générale,  de  ce 
qui  est  contenu  dans  l'état  précédent.  De  là  une  série  de 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  219 

phénomènes  qui,  au  moyen  de  l'entendement,  produit  et 
rend  nécessaire  précisément  le  même  ordre,  le  même 
encliaînement  continu  dans  la  série  des  perceptions  pos- 
sibles, que  celui  qui  se  trouve  à  priori  dans  la  forme  de 
l'intuition  interne  (dans  le  temps),  où  toutes  les  percep- 
tions devaient  avoir  leur  place. 

Quand  donc  je  dis  que  quelque  chose  arrive,  c'est  une 
perception  appartenant  à  une  expérience  possible,  que  je 
réalise  en  considérant  le  phénomène  comme  déterminé 
dans  le  temps  quant  à  sa  place,  et  par  conséquent  comme 
un  objet  qui  peut  toujours  être  trouvé  suivant  une  règle 
dans  l'enchaînement  des  perceptions.  Or  cette  règle 
qui  sert  à  déterminer  quelq\ie  chose  dans  la  succession 
du  temps,  est  que  la  condition  qui  fait  que  l'événement 
suit  toujours  (c'est-à-dire  d'une  manière  nécessaire)  se 
trouve  dans  ce  qui  précède.  Le  principe  de  la  raison 
suffisante  est  donc  le  fondement  de  toute  expérience  pos- 
sible, c'est-à-dire  de  la  connaissance  objective  des  phéno- 
mènes au  point  de  vue  de  leur  rapport  dans  la  succession 
du  temps. 

La  preuve  de  ce  principe  réside  uniquement  dans  les 
considérations  suivantes.  Toute  connaissance  empirique 
suppose  la  synthèse  des  éléments  divers  opérée  par  l'ima- 
gination, laquelle  est  toujours  successive,  ce  qui  veut  dire 
que  les  représentations  y  viennent  toujours  les  unes  après 
les  autres.  Mais  l'ordre  de  succession  (ce  qui  doit  précéder 
et  ce  qui  doit  suivre)  n'est  nullement  déterminé  dans 
l'imagination,  et  la  série  de  l'une  des  représentations  qui 
se  suivent  peut  être  prise  en  remontant  aussi  bien  qu'en 
descendant.  Or,  si  celte  synthèse  est  une  synthèse  de  l'ap- 
préhension (des  éléments  divers  d'un  phénomène  donné), 
l'ordre  est  déterminé  dans  l'objet,  ou,  pour  parler  plus 
exactement,  il  y  a  ici,  dans  la  synthèse  successive,  un 
ordre  qui  détermine  un  objet,  ordre  d'après  lequel  quel- 
que chose  doit  nécessairement  précéder,  et,  ce  quelque 
chose  une  fois  posé,  quelque  autre  chose  suivra  nécessai- 
l'ement.  Pour  que  ma  perception  puisse  impliquer  In 
connaissance  d'un  ('vcnemont  ou  de  quohjue  cliose  qui 
arrive  réelloment,  il  faut  donc  qu'elle  soit  un  jugement 
empirique  où  je  conçoive  que    la  succession  est  déter- 


220  CniTIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

mince,  c'est-à-dire  que  cet  événement  suppose,  dans  le 
temps,  un  autre  phénomène  qu'il  suit  nécessairement  ou 
selon  une  règle.  Autrement,  si  l'antécédent  étant  donné, 
l'événement  ne  le  suivait  pas  nécessairement,  il  me  fau- 
dj^ait  le  tenir  pour  un  jeu  subjectif  de  mon  imagination, 
et  regarder  comme  un  pur  rêve  ce  que  je  pourrais  m'y 
représenter  encore  d'objectif.  Le  rapport  en  vertu  duquel, 
dans  les  phénomènes  (considérés  comme  perceptions 
possibles),  l'existence  de  ce  qui  suit  (de  ce  qui  arrive)  est, 
nécessairement  et  suivant  une  règle,  déterminée  dans  le 
temps  par  quelque  chose  qui  précède,  en  un  mot  le  rap- 
port de  la  cause  à  l'effet,  est  la  condition  de  la  valeur 
objective  de  nos  jugements  empiriques,  au  point  de  vue 
de  la  série  des  perceptions,  par  conséquent  de  leur  vérité 
empirique,  par  conséquent  encore  de  Texpérience.  Le 
principe  du  rapport  de  causalité  dans  la  succession  des 
phénomènes  a  donc  aussi  une  valeur  antérieure  à  tous 
les  objets  de  l'expérience  (soumis  aux  conditions  de  la 
succession)  puisqu'il  est  lui-même  le  principe  qui  rend 
possible  cette  expérience. 

Mais  il  y  a  encore  ici  une  difficulté  qu'il  faut  écarter. 
Le  principe  de  la  liaison  causale  entrt  les  phénomènes 
est  restreint,  dans  notre  formule,  à  la  succession  de  leur 
série,  tandis  que,  dans  l'usage  de  ce  principe-,  il  se  trouve 
qu'il  s'applique  aussi  à  leur  simultanéité  et  que  la  cause 
et  l'effet  peuvent  être  en  même  temps.  Par  exemple,  il 
fait  dans  une  chambre  une  chaleur  qui  n'existe  pas  en 
plein  air.  J'en  cherche  la  cause,  et  je  trouve  un  fourneau 
allumé.  Or  ce  fourneau  est,  co^me  cause,  en  même 
temps  que  son  effet,  c'est-à-dire  la  chaleur  de  la  chambre, 
il  n'y  a  donc  pas  ici  de  succession,  dans  le  temps,  entre 
la  cause  et  l'effet,  mais  ils  sont  simultanés,  et  la  loi  n'en 
reste  pas  moins  applicable.  La  plupart  des  causes  eftlr 
cientcs  dans  la  nature  sont  on  même  temps  que  leurs  effets, 
et  la  succession  de  ceux-ci  tient  uniquement  à  ce  que  la 
cause  ne  peut  pas  produire  tout  son  effet  en  un  moment. 
Mais  dans  le  moment  où  l'effet  commence  à  se  produire, 
il  est  toujours  contemporain  de  la  causalité  de  sa  cause, 
puisque,  si  cette  cause  avait  cessé  d'être  un  instant  aupa- 
ravant, il  n'aurait  pas   eu  lieu   lui-même.    Il  faut  bien 


ANALYTIQUE  TlUNSCENDANTALE  221 

remarquer  ici  qu'il  s'agit  de  l'ordre  du  temps  et  non  de 
8on  cours  :  le  rapport  demeure,  bien  qu'il  n'y  ait  pas  eu  de 
temps  écoule.  Le  temps  entre  la  causalité  de  la  cause  et 
son  effet  immédiat  peut  ^évaiiowr,  (et  par  conséquent  la 
cause  et  l'effet  être  simultanés),  mais  le  rapport  de  l'un  à 
l'autre  reste  toujours  déterminable  dans  le  temps.  Si,  par 
exemple,  une  boule  est  placée  sur  un  moelleux  coussin 
et  y  imprime  une  légère  dépression,  cette  boule,  consi- 
dérée comme  cause,  est  en  môme  temps  que  son  effet.  Mais  je 
les  distingue  cependant  tous  deux  par  le  rapport  de  temps 
qu'implique  leur  liaison  dynamique.  En  effet,  quand  je 
place  la  boule  sur  le  coussin,  la  dépression  de  ce  coussin 
succède  à  la  forme  unie  qu'il  avait  auparavant;  mais  si  le 
coussin  a  déjà  reçu  (sans  que  je  sache  comment)  une 
dépression,  cela  ne  résulte  [sûrement]  pas  [de  TaclionJ 
d'une  boule  de  plomb. 

La  succession  est  donc  en  tout  cas  Tunique  critérium 
empirique  de  l'effet  dans  son  rapport  avec  la  causalité  de 
la  cause  qui  précède.  Le  verre  est  la  cause  de  l'élévation 
de  l'eau  au-dessus  de  sa  surface  horizontale,  bien  que  les 
d«;ux  phénomènes  soient  en  môme  temps.  En  effet,  dès 
que  je  puise  de  l'eau  avec  un  verre  dans  un  plus  grand 
vase,  quelque  chose  suit,  A  savoir  le  changement  de  la 
figure  horizontale  qu'elle  avait  dans  ce  vase  en  une 
ligure  concave  qu'elle  prend  dans  le  verre. 

Cette  causalité  conduit  au  concept  de  l'action,  celle-ci 
au  concept  de  la  force,  et  par  là  à  celui  de  la  substance. 
Comme  je  ne  veux  pas  môler  ô  mon  entreprise  critique, 
laquelle  ne  concerne  que  les  sources  de  la  connaissance 
synthétique  à  priori,  des  analyses  qui  ne  tendent  qu'i\ 
réclaircissemènt  (et  non  à  l'extension)  dos  concepts,  je 
réserve  pour  un  futur  système  de  la  raison  pure  l'examen 
détaillé  de  ces  concepts.  Aussi  bien  cette  analyse  se 
trouvr-t-elle  déJA,  en  une  large  mesure,  dans  les  ouvrages 
connus  (|ui  traitent  de  ces  matières.  Mais  je  ne  puis  me 
dispenser  de  parler  du  critérium  empirique  d'une  subs- 
tance, on  tant  qu'elle  semble  se  manifester,  non  par  la 
permanence  du  phénomène,  mais  par  l'action,  où  ^^M»'  '^-' 
révèle  mieux  ou  plus  facilement. 

Là  oU  est  l'actioti,   c\  [lar  conséquent  l'activité   et  ia 


222  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

force,  là  aussi  est  la  substance,  et  c'est  dans  celle-ci 
seulement  qu'il  faut  chercher  le  siège  [de  celles-là,  qui 
sontj  les  sources  fécondes  des  phénomènes.  Voilà  qui  est 
très  bien  dit  ;  mais,  si  Ton  veut  se  rendre  compte  de  ce 
que  Ton  entend  par  substance  et  ne  pas  tomber  à  ce  sujet 
dans  un  cercle  vicieux,  la  réponse  n'est  pas  si  facile. 
Comment  conclure  immédiatement  de  l'action  à  la  per- 
manence de  l'agent,  ce  qui  pourtant  est  un  critérium 
essentiel  et  propre  d.*  la  substance  (p/iœnomenon)?  Mais, 
d'après  ce  qui  précède,  la  solution  delà  question  ne  pré- 
sente pourtant  aucune  difficulté  de  ce  genre,  bien  que 
par  la  manière  ordinaire  (de  traiter  analytiqueraent  nos 
concepts)  elle  soit  tout  à  fait  insoluble.  L'action  signifie 
déjà  le  rapport  du  sujet  de  la  causalité  à  l'effet.  Or,  puis- 
que tout  effet  consiste  dans  quelque  chose  qui  arrive, 
par  conséquent  dans  quelque  chose  de  changeant  que  le 
temps  dénote  par  la  succession,  le  dernier  sujet  de  cet 
effet  est  donc  le  permanent,  considéré  comme  substratum 
de  tout  changement  c'est-à-dire  la  substance.  En  effet, 
d'après  le  principe  de  la  causalité,  les  actions  sont  tou- 
jours le  premier  fondement  de  toute  vicissitude  des  phé- 
nomènes, et  par  conséquent,  elles  ne  peuvent  résider 
dans  tout  sujet  qui  change  lui-même,  puisqu'alors  il  fau- 
drait admettre  d'autres  actions  et  un  autre  sujet  qui  déter- 
minât ce  changement.  En  vertu  de  ce  principe,  l'action 
est  donc  un  critérium  empirique  suffisant  pour  prouver 
la  substantialité,  sans  que  j'aie  besoin  de  chercher  la 
permanence  du  sujet  par  la  comparaison  des  perceptions, 
ce  qui  ne  pourrait  se  faire  par  cette  voie  avec  le  dévelop- 
pement qu'exigeraient  la  grandeur  et  l'universalité  abso- 
lue du  concept.  En  effet,  que  le  premier  sujet  de  la 
causalité  de  tout  ce  qui  naît  et  périt  ne  puisse  pas  lui- 
môme  naître  et  périr  (dans  le  champ  des  phénomènes), 
c'est  là  une  conclusion  certaine  qui.  conduit  à  la  néces- 
sité empirique  et  à  la  permanence  dans  l'existence,  par 
conséquent  au  coi>cept  d'une  substance  comme  phéno- 
mène. 

Quand  quelque  chose  arrive,  le  seul  fait  de  naître, 
abstraction  faite  de  la  nature  de  ce  qui  naît,  est  déjà  par 
lui-niême  un  objet  de  recherche,  Le  passage  du  non-être 


ANALYTIQUE  TRANSCENDAJNTALE  223 

d*un  état  à  cet  état  même,  celui-ci  ne  contint-il  aucune 
qualité  pliénoiut'iiale,  est  déjà  une  chose  qu'il  est  néces- 
saire de  iMM-horcher.  Ce  fait  de  naître,  comme  nous 
l'avons  montré  dans  le  numéro  A,  ne  concerne  pas  la 
substance  {car  celle-ci  ne  naît  point),  mais  son  état.  Ce 
n'est  donc  qu'un  changement,  et  non  pas  une  naissance  ex 
nihilo.  Q\ia.nd  cette  origine  est  considérée  comme  l'effet 
d'une  cause  étrangère,  elle  s'appelle  alors  création.  Une 
création  ne  peut  être  admise  comme  événement  parmi  les 
phénomènes  puisque  sa  seule  possibilité  romprait  l'unité 
de  l'expérience  ;  pourtant,  si  j'envisage  toutes  les  choses 
non  plus  comme  des  phénomènes,  mais  comme  des 
choses  en  soi  et  comme  des  objets  de  l'entendement  seul, 
elles  peuvent  être  considérées,  bien  qu'elles  soient  des 
substances,  comme  dépendantes,  quant  à  leur  existence, 
d'une  cause  étrangère  ;  mais  cela  suppose  une  toute  autre 
acception  des  mots  et  ne  s'applique  plus  aux  phéno- 
mènes, comme  à  des  objets  possibles  de  l'expérience. 

Mais  comment  en  général  quelque  chose  peut-il  être 
changé,  ou  comment  se  fait-il  qu'à  un  état  qui  a  lieu 
dans  un  certain  moment  puisse  succéder,  dans  un  autre 
moment,  un  état  opposé?  C'est  ce  dont  nous  n'avons  pas 
à  priori  la  moindre  notion.  Nous  avons  besoin  pour  cela 
de  la  connaissance  des  forces  réelles  qui  ne  peut  être 
donnée  empiriquement,  par  exemple  des  forces  motrices, 
ou,  ce  qui  revient  au  même,  de  certains  phénomènes 
successifs  (comme  mouvements)  qui  révèlent  des  forces 
de  ce  genre,  et  cette  connaissance  ne  peut  en  être  donnée 
(lu'empiriquement.  Mais  la  forme  de  tout  changement,  la 
(  ondition  sous  laquelle  seule  il  peut  s'opérer,  comme 
événement  résultant  d'un  autre  état  (quel  qu'en  soit 
d'ailleurs  le  contenu,  c'est-à-dire  quel  que  soit  l'état  qui 
'  st  changé),  par  conséquent  la  succession  des  états  mêmes 
la  chose  qui  arrive)  peut  toujours  être  considérée  à  priori 
suivant  la  loi  de  la  causalité  et  les  conditions  du  temps*. 

1.  Remarquez  que  je  ne  parle  pas  du  changement  do  certaine* 
relations  en  général,  mais  du  changement  détat.  .Vussi,  «juand 
un  corps  se  meut  d'un  mouvement  unifonno.  son  elat  (de  mouve- 
ment) no  cliango  jkis  ;  il  change  au  contraire  quand  le  corps 
c©8s<}  de  se  mouvoir  ou  commence  de  se  mouvoir. 


224  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

Quand  une  substance  passe  d'un  état  A  à  un  autre  B,  le 
moment  du  second  est  distinct  de  celui  du  premier,  et  le 
suit.  De  même  le  second  état,  comme  réalité  (dans  le 
phénomène),  est  distinct  du  premier  où  cette  réalité 
n'était  pas,  comme  B  de  zéro,  c'est-à-dire  que,  si  l'état  B 
ne  se  distingue  de  Tétat  A  que  par  la  grandeur,  le  change- 
ment est  alors  l'avènement  de  B  —  A  qui  n'était  pas  dans 
l'état  précédent  et  par  rapport  à  quoi  cet  état  est  =  0. 

On  demande  donc  comment  une  chose  passe  d'un 
état  =  A  à  un  autre  =  B.  Entre  deux  moments,  il  y  a 
toujours  un  temps,  et  entre  deux  états  dans  ces  moments 
il  y  a  toujours  une  différence  qui  a  une  grandeur  (car 
toutes  les  parties  des  phénomènes  sont  à  leur  tour  des 
grandeurs).  Tout  passage  d'un  état  à  un  autre  a  donc  tou- 
jours lieu  dans  un  temps  contenu  entre  deux  moments, 
dont  le  premier  d^Uermine  l'état  d'où  sort  la  chose,  et  le 
second  celui  où  elle  arrive.  Ils  forment  donc  tous  les 
deux  les  limites  du  temps  d'un  changement,  par  consé- 
quent d'un  état  intermédiaire  entre  deux  états,  et  à  ce 
litre  ils  font  partie  du  changement  tout  entier.  Or  tout 
changement  a  unô  cause  qui  révèle  sa  causalité  dans  tout 
le  temps  où  il  s'opère.  Cette  cause  ne  produit  donc  pas 
son  changement  tout  d'un  coup  (en  une  fois  et  en  un 
moment),  mais  dans  le  temps,  de  telle  sorte  que  tout 
comme  le  temps  croit  depuis  le  premier  moment  A  jus- 
qu'à son  accomplissement  en  B.  ainsi  la  grandeur  de  la 
réalité  (B  ~  A)  est  produite  par  tous  les  degrés  infé- 
rieurs contenus  entre  le  premier  et  le  dernier.  Tout 
changement  n'est  donc  possible  que  par  une  action  con- 
tinuelle de  la  causalité,  qui,  entant  qu'elle  est  uniforme, 
s'appelle  un  moment.  Le  changement  n'est  pas  com- 
posé de  ces  moments,  mais  il  en  résulte  comme  leur 
effet. 

Telle  est  la  loi  de  la  continuité  de  tout  changement. 
Le  principe  de  cette  loi  est  celui-ci  :  Ni  le  temps,  ni 
même  le  phénomène  dans  le  temps  ne  se  composent  de 
parties  qui  soient  les  plus  petites  possibles,  et  pourtant 
la  chose,  dans  son  changement,  n'arrive  à  son  second 
état  qu'en  passant  par  toutes  ces  parties  comme  par 
autant  d'éléments.  Il  n'y  a  aucune  différence  dans  le  réel 


AxNALYTIQUE  TRANSCEXDANÏALE  22\i 

du  phénomène,  comme  dans  la  grandeur  des  temps,  qui 
soit  la  plus  petite,  et  le  nouvel  état  de  la  réalité,  pour 
s'accroître,  passe,  en  partant  du  premier  où  il  n'était 
pas,  par  tous  les  degrés  infinis  de  cette  même  réalité, 
entre  lesquels  les  différences  sont  toutes  plus  petites 
qu'entre  A  et  B. 

II  n'est  pas  besoin  ici  de  rechercher  quelle  utilité  peut 
avoir  ce  principe  dans  l'investigation  de  la  nature.  Mais 
comment  une  telle  proposition,  qui  semble  étendre  si 
loin  notre  connaissance  de  la  nature,  est-elle  possible 
tout  à  fait  à  priori,  voilà  ce  qui  appelle  notre  examen, 
bien  qu'il  suffise  d'un  coup  d'œil  pour  voir  qu'elle  est 
réelle  et  légitime,  et  que  par  conséquent  on  puisse  se 
croire  dispensé  de  répondre  à  la  question  de  savoir  com- 
ment elle  est  possible.  En  effet,  la  prétention  d'étendre 
noti'e  connaissance  par  la  raison  pure  est  si  souvent 
dénuée  de  fondement,  qu'on  doit  se  faire  une  règle  géné- 
rale d'être  extrêmement  défiant  à  cet  égard,  et  de  ne  rien 
croire,  de  ne  rien  accepter  en  ce  genre  môme  sur  la  foi 
(le  la  preuve  dogmatique  la  plus  claire,  sans  des  docu- 
ments qui  puissent  fournir  une  déduction  solide. 

Tout  accroissement  de  la  connaissance  empirique,  tout 
progrès  de  la  perception  n'est  qu'une  extension  de  la 
détermination  du  sens  intime,  c'est-à-dire  une  progres- 
sion dans  le  temps,  quels  que  soient  d'ailleurs  les  objets, 
phénomènes  ou  intuitions  pures.  Cette  progression  dans 
le  temps  détermine  tout,  et  n'est  en  elle-même  déterminée 
par  rien  autre  chose,  c'est-à-dire  que  les  parties  en  sont 
nécessairement  dans  le  temps,  et  qu'elles  sont  données 
par  la  synthèse  du  temps,  mais  non  avant  elle,  (rost 
pourquoi  tout  passage,  dans  la  perception,  à  quelque 
chose  qui  suit,  est  une  détermination  du  temps  opérée 
par  la  production  de  cette  perception  ;  et  comme  cette 
détermination  est  toujours  et  dans  toutes  ses  parties  une 
grandeui',  il  est  la  production  d'une  perception  qui  passe, 
comme  une  grandeur,  par  tous  les  degrés  dont  aucun 
n'est  le  plus  j)etit,  depuis  0  jusqu'à  son  degré  df'terminé. 
Or  de  là  ressort  la  possibilité  de  connaître  à  priori  la  loi 
des  changements,  quant  à  leur  forme.  Nous  n'anticipons 
que   notre    pi'opre  adh''><i'^M,  'I-m,}    la  condition  formelle 

i.  ^  15 


226  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

doit  pouvoir  être   connue   à  priori,  puisqu'elle  réside  en 
nous  antérieurement  à  tout  phénomène  donné. 

Ainsi  donc,  de  même  que  le  temps  contient  la  condi- 
tion sensible  à  priori  de  la  possibilité  d'une  progression 
continue  de  ce  qui  existe  à  ce  qui  suit,  de  même  l'enten- 
dement, grâce  à  l'unité  de  l'aperception,  est  la  condition 
à  priori  qui  rend  possible  la  détermination  de  toutes  les 
places  des  phénomènes  dans  ce  temps  au  moyen  de  la 
série  des  causes  et  des  effets,  dont  les  premières  entraî- 
nent inévitablement  l'existence  des  seconds,  et  par  là 
rendent  valable  pour  chaque  temps  (en  général),  par 
conséquent  objectivement,  la  connaissance  empirique  des 
rapports  de  temps. 


C 

Troisième  analogie. 


Principe  de  la  simultanéité  suivant  la  loi  de  l'action 
réciproque  ou  de  la  communauté  :  Toutes  les  substances,  en 
tant  quelles  peuvent  être  perçues  comme  simultanées  dans 
l'espace,  sont  dans  une  action  réciproque  universelle^. 

PREUVE 

Les  choses  sont  simultanées  lorsque,  dans  l'intuition 
empirique,  la  perception  de  l'une  et  celle  de  l'autre  peu- 
Tent  se  suivre  réciproquement  (ce  qui  ne  peut  avoir  lieu 
dans  la  succession  des  phénomènes,  dans  le  temps  comme 
on  l'a  montré  dans  le  second  principe).  Ainsi  je  puis 
commencer  par  la  perception  de  la  lune  et  passer  de  là 
à  celle  de  la  terre,  ou  réciproquement  commencer  par  la 
perception  de  la  terre  et  passer  de  là  à  celle  de  la  lune; 
et  précisément  parce  que  les  perceptions  de  ces  objets 
peuvent  se  suivre  réciproquement,  je  dis  qu'ils  existent 

a.  Première  édition  -.  «  Principe  delà  communauté.  Toutes  les 
substances,  en  tant  qu'elles  sont  simultanées,  sont  dans  une  com- 
niunautë  universelle  (c'est-à-dire  dans  une  action  réciproque)  ». 


AiNALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  227 

simultanément.  La  simultanéité  est  donc  Texistence  de 
choses  diverses  dans  le  même  temps.  Or  on  ne  peut  per- 
cevoir le  temps  lui-même  pour  conclure,  de  ce  que  les 
choses  sont  placées  dans  le  même  temps,  que  les  percep- 
tions de  ces  choses  peuvent  se  suivre  réciproquement.  La 
synthèse  de  l'imagination  dans  l'appréhension  ne  présen- 
terait donc  chacune  d'elles  que  comme  une  perception 
qui  est  dans  le  sujet  quand  l'autre  n'y  est  pas,  et  réci- 
proquement; mais  elle  ne  nous  apprendrait  pas  que  les 
objets  sont  simultanés,  c'est-à-dire  que  l'un  existant, 
l'autre  aussi  existe  dans  le  même  temps,  et  que  cela  est 
nécessaire  pour  que  les  perceptions  puissent  se  suivn' 
réciproquement.  Un  concept  intellectuel  de  la  succession 
réciproque  des  déterminations  de  ces  choses  existant 
simultanément  les  unes  en  dehors  des  autres,  est  donc 
nécessaire  pour  pouvoir  dire  que  la  succession  réciproque 
des  perceptions  est  l'ondée  dans  l'objet  et  pour  se  re[)ié^ 
senter  ainsi  la  simultanéité  comme  objective.  Or  le  rap- 
port des  substances  dans  lequel  l'une  contient  les  déter- 
minations dont  la  raison  est  contenue  dans  d'autre,  est  le 
l'apport  d'influonco;  et  quand  réciproquement  la  seconde 
< ontient  la  raison  des  déterminations  de  la  premi<;re, 
t 'est  le  rapport  de  la  communauté  ou  de  l'action  réci- 
proque.  La  simultanéité  des  substances  dans  l'espace  no 
peut  donc  être  connue  dans  l'expérience  que  si  l'on  sup- 
pose leur  action  réciproque;  cette  supposition  est  donc 
.'lussi  la  condition  de  la  possibilité  des  choses  mémo 
<omme  objet  de  l'expérience». 

Les  choses  sont  simultanées  en  tant  qu'elles  existent 
us  un  seul  et  même  temps.  Mais  comment  connail-on 
«lu'elles  sont  dans  un  seul  et  même  temps  V  Quan<l 
l'ordrn  dans  la  synthèse  de  l'nppréhension  de  ces  choses 
diverses  est  indilTérent,  c'est-à-dire  quand  on  peutallerde 
A  à  E  par  B  C  I),  ou  r.»ciprof(uement  de  E  à  A.  En  ctîel, 
s'il  y  avait  succession  dans  le  temps  (dans  l'ordre  qui 
commence  par  A  et  qui  Unit  par  E),  il  serait  impossible 
de  commencer  par  E  l'appréhension  dans  la  perceptioîi 
et   (]^    v>''\voiirr\(]er   v»m"s    A.    pui^^que   A   <'ippn?-l'"ï"''-n''   in 

;i.  1,0  paraj,'iaplie  «lui  precoctf  n'osi  pas  dans  la  i»roniuM.>  edUKur 


228  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

temps  passé,  et  que  par  conséquent  il  ne  pourrait  être 
un  objet  d'appréhension. 

Or  admettez  que,  dans  une  diversité  de  substances  con- 
sidérées commes  phénomènes,  chacune  soit  absolument 
isolée,  c'est-à-dire  qu'aucune  n'agisse  sur  les  autres  et 
n'en  subisse  réciproquement  l'influence,  je  dis  que  la 
simultanéité  de  ces  substances  ne  serait  pas  alors  un  objet 
de  perception  possible,  et  que  l'existence  de  l'une  ne 
pourrait,  par  aucune  voie  de  la  synthèse  empirique,  con- 
duire à  l'existence  de  l'autre.  En  effet,  si  on  les  conçoit 
comme  séparées  par  un  espace  entièrement  vide,  la  per- 
ception qui  va  de  l'une  à  l'autre  dans  le  temps  détermi- 
nerait bien  l'existence  de  la  dernière  au  moyen  d'une 
perception  ultérieure,  mais  elle  ne  pourrait  distinguer  si 
le  phénomène  suit  la  première  objectivement  ou  s'il  lui 
est  simultané. 

11  doit  donc  y  avoir,  outre  la  simple  existence,  quelque 
chose  par  quoi-  A  détermine  à  B  sa  place  dans  le  temps, 
et  réciproquement  aussi  B  sa  place  à  A,  puisque  ce  n'est 
qu'en  concevant  les  substances  sous  cette  condition  qu'on 
peut  les  représenter  empiriquement  comme  existant  simul- 
tanément. Or  cela  seul  qui  est  la  cause  d'une  chose  ou  de 
ses  déterminations  en  peut  déterminer  la  place  dans  le 
temps.  Chaque  substance  (ne  pouvant  être  conséquence 
qu'au  point  de  vue  de  ses  déterminations)  doit  contenir 
la  causalité  de  certaines  déterminations  dans  les  autres 
substances  et  en  même  temps  les  effets  de  la  causalité 
des  autres  substances  en  elle,  c'est-à-dire  que  toutes  doi- 
vent être  (immédiatemsnt  ou  médiatement)  en  commu- 
nauté dynamique,  pour  que  la  simultanéité  puisse  être 
connue  dans  une  expérience  quelconque.  Or  tout  ce  sans 
quoi  l'expérience  des  objets  d'expérience  serait  elle-même 
impossible,  est  nécessaire  par  rapport  à  ces  objets.  Il  est 
donc  nécessaire  à  toutes  les  substances  considérées  au 
point  de  vue  du  phénomène,  en  tant  qu'elles  sont  simul- 
tanées, d'être  en  communauté  générale  d'action  réciproque. 
Le  mot  Gemeinschaft  [communauté]  est  équivoque  en 
allemand,  et  peut  signifier  la  même  chose  qu'en  latin  le 
mot  communia,  ou  le  mot  commercium.  Nous  nous  en  ser- 
vons ici  dans  le  dernier  sens,  comme  désignant  une  com- 


ANALYTIQUE  TRANSCENDAxNTALE  220 

munauté  dynamique  sans  laquelle  la  communauté  locale 
[communio  spatii)  ne  pourrait  être  elle-même  connue  empi- 
riquement. Il  est  facile  de  remarquer  dans  nos  expé- 
riences que  les  influences  continuelles  dans  tous  les  lieux 
(4e  l'espace  peuvent  seules  conduire  notre  sens  d'un  objet 
à  un  autre;  que  la  lumière  qui  joue  entre  notre  œil  et 
les  corps  produit  une  communauté  médiate  entre  nous  et 
ces  corps,  ot  en  prouve  ainsi  la  simultanéité;  que  nous 
ne  pouvons  changer  empiriquement  de  lieu  (percevoir  ce 
changement),  sans  que  partout  la  matière  nous  rende 
possible,  à  elle  seule,  la  perception  de  nos  places,  et  que 
c'est  uniquement  au  moyen  de  son  influence  réciproque 
que  celle-ci  peut  prouver  sa  simultanéité,  et  par  là  (il  est 
vrai,  d'une  manière  simplement  médiate)  la  coexistence 
des  objets  [depuis  les  plus  rapprochés]  jusqu'aux  plus  éloi- 
gnés. Sans  communauté,  toute  perception  (du  phénomène 
dans  l'espace)  est  détachée  des  autres,  et  la  chaîne  des 
représentations  empiriques,  c'est-à-dire  l'expérience,  re- 
commencerait à  chaque  nouvel  objet,  sans  que  la  précé- 
dente pût  s'y  rattacher  le  moins  du  monde  ou  se  trouver 
avec  elle  dans  un  rapport  de  temps.  Je  n'entends  point  du 
tout  réfuter  par  là  l'idée  d'un  espace  vide;  car  il  peut 
toujours  être  là  où  il  n'y  a  point  de  perceptions,  et  où  par 
conséquent  il  n'y  a  point  de  connaissance  empirique  de 
la  simultanéité;  mais  il  ne  saurait  être  alors  un  objet 
pour  notre  expérience  possible. 

J'ajoute  encore  ceci,  pour  plus  d'éclaircissement.  Tous 
l's  phénomènes,  en  tant  que  contenus  dans  une  expé- 
rience possible,  sont  nécessairement  dans  l'espriten  com- 
munauté (communio)  d'aperception  ;  et  pour  que  lesobjels 
puissent  être  représentés  comme  liés  et  comme  existant 
simultanément,  il  faut  qu'ils  déterminent  réciproque- 
ment leurs  places  dans  le  temps  et  forment  ainsi  un  tout. 
Mais,  pour  que  celte  communauté  subjective  puisse 
reposer  sur  un  principe  objectif  ou  être  rapportée  aux 
l)h<''nomènes  comme  substances,  il  faut  que  la  perception 
de  l'un,  comme  principe,  rende  possible  celle  de  l'autre, 
et  réciproquement,  afin  que  la  succession,  qui  est  toujours 
dans  les  perceptions  comme  appréhensions,  ne  soit  pns 
attribuée  aux  objets,  mais  que  ceux-ci  puissent  être  rcpré- 


230  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

sentes  comme  existant  simultanément.  Or,  c'est  là  une 
influence  réciproque,  c'est-à-dire  une  communauté  cojn- 
mcrcium)  réelle  des  substances,  sans  laquelle  le  rapport 
empiriqu&de  la  simultanéité  ne  saurait  se  trouver  dans 
l'expcrience.  Par  cette  communauté  les  phénomènes, 
en  tant  qu'ils  sont  les  uns  en  dehors  des  autres  et  cepen- 
dant liés,  forment  un  composé  {compositum  reale),  et  des 
composés  de  cette  sorte  il  peut  y  avoir  bien  des  espèces. 
Les  trois  rapports  dynamiques  d'où  résultent  tous  les 
autres  sont  donc  ceux  d'inhérence,  de  conséquence  et  de 
composition. 

Telles  sont  les  trois  analogies  de  l'expérience.  Elles  ne 
sont  autre  chose  que  des  principes  de  la  détermination 
(le  l'existence  des  phénomènes  dans  le  temps,  d'après  ses 
trois  modeSy  c'est-à-dire  d'après  le  rapport  au  temps  lui- 
même  comme  à  une  grandeur  (grandeur  de  l'existence, 
ou  durée),  le  rapport  dans  le  temps  comme  dans  une  série 
(succession),  enfin  le  rapport  dans  le  temps  comme  dans 
l'ensemble  de  toutes  les  existences  (simultanéité).  Cette 
unité  de  la  détermination  du  temps  est  entièrement  dyna- 
mique :  le  temps  n'est  pas  considéré  comme  ce  en  quoi 
l'expérience  déterminerait  immédiatement  à  chaque  exis- 
tence sa  place,  ce  qui  est  impossible,  puisque  le  temps 
absolu  n'esë  pas  un  objet  de  perception  où  des  phéno- 
mènes pourraient  être  réunis  ;  mais  la  règle  de  l'enten- 
dement, qui  seule  peut  donner  à  l'existence  des  phéno- 
mènes une  unité  synthétique  fondée  sur  des  rapports  do 
temps,  détermine  à  chacun  d'eux  sa  place  dans  le  temps, 
et  par  conséquent  la  détermine  à  priori  et  d'une  manière 
qui  s'applique  à  tous  les  temps  et  à  chacun  d'eux. 

Nous  entendons  par  nature  (dans  le  sens  empirique), 
l'i-nchaînoment  des  phimomènes  [liés],  quant  à  leur  exis- 
tence, par  des  règles  nécessaires,  c'est-à-dire  par  des  lois. 
Ce  sont  donc  certaines  lois,  et  des  lois  à  priori,  qui  ren- 
dent d'abord  possible  une  nature;  les  lois  empiriques  ne 
peuvent  avoir  lieu  et  être  trouvées  qu'au  moyen  de  l'ex- 
périence, mais  conformément  à  ces  lois  originaires  sans 
lesquelles  l'expérience  serait  elle-même  impossible.  Nos 
analogies  présentent  donc  proprement  l'unité  de  la  nature 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  231 

dans  Tenchaînement  de  tous  les  phénomènes  sous  certains 
exposants,  qui  n'expriment  autre  chose  que  le  rapport  du 
temps  (en  tant  qu'il  embrasse  toute  existence)  à  Tunité 
de  l'aperception,  unité  qui  ne  peut  avoir  lieu  que  dans 
une  synthèse  l'ondée  sur  des  règles.  Elles  signifient  donc 
toutes  trois  ceci  :  tous  les  phénomènes  résident  dans  une 
nature  et  doivent  y  résider,  parce  que,  sans  cette  unité,  à 
priori,  toute  unité  d'expérience,  et  par  conséquent  toute 
détermination  des  objets  de  l'expérience,  serait  impos- 
sible. 

Mais  il  y  a  une  remarque  à  faire  sur  le  genre  de  preuve 
que  nous  avons  appliqué  à  ces  lois  transcendantales  de  la 
nnture  et  sur  le  caractère  particulier  de  cette  preuve;  et 
cette  remarque  doit  avoir  aussi  une  très  grande  impor- 
tance comme  règle  pour  toute  autre  tentative  de  prouver 
à  priori  des  propositions  intellcclnolles  et  en  même  temps 
syntliétiques.  Si  nous  avions  voulu  prouver  dogmatique- 
ment, c'est-à-dire  par  des  concepts,  ces  analogies,  à  savoir 
que  tout  ce  qui  existe  ne  se  trouve  que  dans  quelque 
ciiose  de  permanent,  que  tout  événement  suppose  dans  le 
temps  précédent  quelque  chose  à  quoi  il  succède  suivant 
une  règle,  enfin  que  dans  la  diversité  des  choses  simul- 
tanées, les  états  aussi  sont  simultanés,  en  relation  les  uns 
avec  les  autres  suivant  une  règle  (en  commerce  réci- 
proque), toute  notre  peine  alors  eût  été  absolument  perdue. 
Kn  elTpt,  on  ne  peut  aller  d'un  objet  et  de  son  existence  à 
l'existence  d'un  autre  ou  à  sa  manière  d'exister  par  de 
simples  concepts  de  ces  choses,  de  quelque  manière  qu'on 
les  analyse.  Que  nous  restait-il  donc?  La  possibilité  de 
rexpérience,  comme  d'une  connaissance  où  tous  les 
bjels  doivent  pouvoir  enfin  nous  être  donnés,  pour  qu(^ 

iir  représentation  puisse  avoir  pour  nous  une  réal'l») 
objective.  Or  dans  cet  intermédiaire,  dont  la  forme  essen- 
tielle consiste  dans  l'unité  synthétique  de  Taperception 
de  tous  les  phénomènes,  nous  avons  trouvé  des  conditions 
')  priori  de  l'universelle  et  nécessaire  détermination  chro- 
nologique de  toute  existence  dans  le  phénomène,  condi- 
iions  sans  lesquelles  la  détermination  empirique  du 
liiiips  serait  elle-même  impossible,  et  nous  avons  obtenu 
liiisi  des  règles  de  l'unité  synthétique  à  priori  au  moyen 


232  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

desquelles  nous  pouvons  anticiper  l'expérience.  Faute  de 
recourir  à  cette  méthode,  et  par  suite  de  cette  fausse  opi- 
nion que  les  propositions  synthétiques  que  l'usage  expé- 
rimental de  l'entendement  recommandait  comme  ses 
principes  doivent  être  prouvées  dogmatiquement,  il  est 
arrivé  qu'on  a  souvent  cherché,  mais  toujours  en  vain, 
une  preuve  du  principe  de  raison  suffisante.  Quant  aux 
deux  autres  analogies,  personne  n'y  a  songé,  bien  qu'on 
s'en  soit  servi  toujours  tacitement ^  C'est  qu'on  n'avait 
pas  pour  se  guider  le  fil  des  catégories,  qui  seul  peut 
découvrir  et  rendre  sensibles  toutes  les  lacunes  de  l'en- 
tendement, dans  les  concepts  aussi  bien  que  dans  les 
principes. 


IV 

Les  postulats  de  la  pensée  empirique  en  général. 


40  Ce  qui  s'accorde  avec  les  conditions  formelles  de 
l'expérience  quant  à  l'intuition  et  aux  concepts  est  pos- 
sible. 

2®  Ce  qui  s'accorde  avec  les  conditions  matérielles  de 
l'expérience  (de  la  sensation)  est  réel. 

3'>  Ce  dont  l'accord  avec  le  réel  est  déterminé  suivant 
les  conditions  générales  de  l'expérience  est  nécessaire 
(existe  nécessairement). 


1.  I/iinilé  do  l'univers,  où  tous  les  phénomènes  doivent  être  lies, 
est  évidemment  une  simple  conséquence  du  principe  tacitement 
admis  du  commerce  de  toutes  les  substances  existant  simultané- 
ment. En  cllet,  si  elles  étaient  isolées,  elles  ne  constitueraient  pas 
un  tout  comme  parties;  et  si  leur  liaison  d'action  réciproque  des 
éléments  divers)  n'était  pas  nécessaire  pour  la  simultanéité  même, 
on  ne  pourrait  conclure  de  celle-ci,  comme  d'un  rapport  purement 
idoni,  a  cellc-la,  comme  à  un  rap])ort  réel:  aussi  bien  avons-nous 
montré  on  son  lieu  que  la  communauté  est  proprement  le  principe 
il»'  In  possibilité  d'une  connaissance  empirique  de  la  coexistence, 
cl  que  par  conséquent  on  ne  conclut  proprement  de  celle-ci  à 
celle-là  que  comme  à  sa  condition. 


ANALYTIQUE  TRANSCENDAxNTALE  233 


Eclaircissement. 

Les  catégori(3S  de  la  modalité  ont  ceci  de  particulier 
qu'elles  n'augmentent  nullement,  comme  détermination 
de  l'objet,  le  concept  auquel  elles  sont  jointes  comme 
prédicats,  mais  qu'elles  expriment  seulement  le  rapport 
à  la  faculté  de  connaître.  Quand  le  concept  d'une  chose 
est  déjà  tout  à  fait  complet,  je  puis  encore  demander  si 
cette  chose  est  simplement  possible,  ou  si  el]e  est  réelle, 
ou,  dans  ce  dernier  cas,  si  elle  est  en  outre  nécessaire. 
Pas  une  détermination  de  plus  n'est  conçue  par  là  dans 
l'objet  lui-même,  mais  il  s'agit  seulement  de  savoir  quel 
est  le  rapport  de  cet  objet  (et  de  toutes  ses  déterminations) 
îivec  l'entendement  et  son  usage  empirique,  avec  le  juge- 
ment empirique  et  avec  la  raison  (dans  son  application  à 
l'expérience). 

C'est  précisément  pour  cela  que  les  principes  de  la 
modalité  ne  font  rien  de  plus  que  d'expliquer  les  con- 
cepts de  la  possibilité,  de  la  réalité  et  de  la  nécessité 
dans  leur  usage  empirique,  et  en  même  temps  aussi  de 
restreindre  les  catégories  à  l'usage  purement  empirique, 
sans  en  admettre  et  en  permettre  l'usage  transcendantal. 
En  effet,  si  elles  n'ont  pas  seulement  une  valeur  logique 
et  ne  se  bornent  pas  à  exprimer  analytiquement  la  forme 
de  la  pensée,  mais  qu'elles  se  rapportent  aux  choses,  à 
Icui"  possibilité,  à  leur  égalité  ou  à  leur  nécessité,  il  faut 
(lu'elles  s'appliquent  à  l'expérience  possible  et  à  son 
unité  synthétique,  dans  laquelle  seule  sont  donnés  les 
objets  de  la  connaissance. 

Le  postulat  de  la  possibilité  des  choses  exige  donc  que  h- 
concept  de  ces  choses  s'accorde  avec  les  conditions  for- 
melles d'une  expérience  en  général.  Mais  celle-ci,  à  savoii- 
la  forme  objective  de  l'expérience  en  général,  contient 
toute  synthèse  requise  pour  la  connaissance  des  objets.  Un 
concept  qui  contient  une  synllièse  doit  être  tenu  pour  vide 
et  ne  se  rapporte  à  aucun  objet,  si  cette  synthèse  n'appar- 
tient à  l'expérience,  soit  comme  tirée  de  l'expérience, 
auquel  cas  ce  concept  s'appelle  un  concept  empiriqièe,  soit 


234  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

comme  condition  à  priori  de  l'expérience  en  générai  (de  la 
forme  de  l'expérience),  auquel  cas  il  est  un  concept  pur, 
mais  qui  appartient  pourtant  à  l'expérience,  puisque  son 
objet  ne  peut  être  trouvé  que  dans  l'expérience.  En  effet, 
d'où  veut-on  tirer  le  caractère  de  la  possibilité  d'un  objet 
pensé  au  moyen  d'un  concept  synthétique  à  priori,  si  ce 
n'est  de  la  synthèse  qui  constitue  la  forme  de  la  connais- 
sance empirique  des  objets?  C'est  sans  doute  une  condition 
logique  nécessaire  que,  dans  un  concept  de  ce  genre,  il 
n'y  ait  point  de  contradiction,  mais  il  s'en  faut  que  cela 
suffise  pour  constituer  la  réalité  objective  du  concept,  c'est- 
à-dire  la  possibilité  d'un  objet  tel  qu'il  est  pensé  par  le  con- 
cept. Ainsi,  il  n'y  a  point  de  contradiction  dans  le  concept 
d'une  figure  renfermée  entre  deux  lignes  droites,  car  les 
concepts  de  deux  lignes  droites  et  de  leur  rencontre  ne 
renferment  la  négation  d'aucune  figure  ;  l'impossibilité 
ne  tient  pas  au  concept  en  lui-même,  mais  à  la  construc- 
tion de  ce  concept  dans  l'espace,  c'est-à-dire  aux  conditions 
de  l'espace  et  de  sa  détermination,  conditions  qui,  à  leur 
tour,  ont  leur  réalité  objective,  c'est-à-dire  se  rapportent  à 
des  choses  possibles,  puisqu'elles  contiennent  à  priori  la 
forme  de  l'expérience  en  général. 

Montrons  maintenant  l'utilité  et  l'influence  considé- 
rable de  ce  postulat  de  la  possibilité.  Quand  je  me  repré- 
sente une  chose  qui  est  permanente,  de  telle  sorte  que 
tout  ce  qui  y  change  appartient  seulement  à  son  état,  je 
ne  puis,  par  ce  seul  concept,  connaître  qu'une  telle 
cliose  est  possible.  Oii  bien,  quand  je  me  représente 
quelque  chose  qui  doit  être  de  telle  nature  que,  dès  qu^'il 
est  posé,  quelque  autre  chose  le  suit  toujours  et  inévita- 
blement, je  puis  sans  doute  le  concevoir  sans  contradic- 
tion ;  mais  je  ne  saurais  juger  par  là  si  une  propriété  de 
ce  genre  (comme  causalité)  se  rencontre  dans  quelque 
objet  possible.  Enfin,  je  puis  me  représenter  des  choses 
(des  substances)  diverses  constituées  de  telle  sorte  que 
l'état  de  l'une  entraîne  une  conséquence  dans  l'état  de 
l'autre,  et  réciproquement;  mais  qu'un  rapport  de  ce 
genre  puisse  convenir  à  des  choses  quelconques,  c'est 
ce  que  je  ne  saurais  déduire  de  ces  concepts,  lesquels  ne 
contiennent   qu'une    synthèse    purement   arbitraire.    Ce 


ANALYTIQUE  TRANSCENDAxNTALE  235 

n'est  donc  qu'autant  que  ces  concepts  exprimant  à  priori 
les  rapports  des  perceptions  dans  chaque  expérience  que 
l'on  reconnaît  leur  réalité  objective,  c'est-à-dire  leur 
vérité  transcendantale,  et  cela,  il  est  vrai,  indépendam- 
ment de  l'expérience  mais  non  pas  indépendamment 
(le  toute  relation  à  la  forme  d'une  expérience  en 
général  et  à  l'unité  synthétique  dans  laquelle  seule  des 
objets  peuvent  être  connus  empiriquement. 

Que  si  l'on  voulait  se  faire  deï  nouveaux  concepts  de 
substances,  de  forces,  d'actions  réciproques,  avec  la 
matière  que  nous  fournit  la  perception,  sans  dériver  de 
l'expérience  môme  l'exemple  de  leur  liaison,  on  tombe- 
rait alors  dans  de  pures  chimères  et  l'on  ne  pourrait 
i  ^connaître  la  possibilité  de  ces  conceptions  fantastiques 
;iu  moyen  d'aucun  critérium,  puisque  l'on  n'y  aurait 
noint  pris  l'expérience  pour  guide  et  qu'on  ne  les  en 
aurait  point  dérivées.  Des  concepts  factices  de  cette  espèce 
ne  sauraient  recevoir  à  priori  le  caractère  de  leur  possi- 
bilité, ainsi  que  les  catégories,  comme  conditions  d'où 
dt'pend  toute  expérience,  mais  seulement  à  posteriori, 
comme  étant  donnés  par  l'expérience  elle-même.  Or  leur 
possibilité  doit  être  connue  à  posteriori  et  empirique- 
ment, ou  elle  ne  peut  pas  l'être  du  tout.  Une  substance 
qui  serait  constamment  présente  dans  l'espace,  mais  sans 
le  remplir  (comme  cet  intermédiaire  entre  la  matière  et 
l'être  pensant  que  quelques-uns  ont  voulu  introduire),  ou 
une  faculté  particulière  qu'aurait  notre  esprit  d'avoir 
l'intuition  de  l'avenir  (et  non  [tas  seulement  de  le  con- 
clure), ou  enfin  la  facult'';  qu'il  aurait  d'être  en  commerce 
de  pensi'os  avec  d'autres  hommes,  quelque  éloignés 
qu'ils  fuss»;nt,  ce  sont  là  des  concepts  dont  la  possibilité 
est  tout  à  fait  sans  fondement,  puisqu'elle  ne  peut  être 
londéci  sur  l'expérience  et  sur  les  lois  connues  de  l'expé- 
rience, et  que  sans  elles  on  n'a  plus  qu'une  liaison 
arbitraire  de  pensées  qui,  quoique  ne  renfermant  aucune 
contradiction,  ne  peut  prétendre  à  aucune  réalité  objec- 
tive, par  conséquent  à  la  possibilité  d'un  objettel  que  celui 
que  l'on  conçoit  ainsi.  Four  ce  qui  est  de  la  réalité,  il  va 
sans  dire  qu'on  ne  saurait  la  concevoir  m  concreto  sans 
recourir  à  l'expérience,  puisqu'elle  ne  peut  se  rapportre 


236  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

qu'à  la  sensation,  comme  matière  de  l'expérience,  et  non 
à  la  forme  du  rapport,  avec  laquelle  l'esprit  pourrait 
toujours  jouer  dans  des  fictions. 

Mais  je  laisse  de  côté   tout  ce  dont  la  possibilité  ne 
peut  être  déduite  que  de  la  réalité  dans  l'expérience;  et  je 
n'examine  ici  que  cette  possibilité  des  choses  qui  se  fonde 
sur  des  concepts  à  priori.  Or,  je  persiste  à  soutenir  que 
CCS  choses  ne  résultent  jamais  de  ces  concepts  en   eux- 
mêmes,  mais  seulement  de   ces  concepts  comme  condi- 
tions formelles  et  objectives  d'une  expérience  en  général. 
Il  semble  à  la  vérité   que   la  possibilité  d'un  triangle 
puisse  être  connue  par  son  concept  même  (il  est  certai- 
nement indépendant  de   l'expérience);  car   dans  le   fait, 
nous  pouvons   lui  donner  un  objet  tout  à  fait  à  priori,  > 
c'est-à-dire  le  construire.  Mais,  comme  cette  construction 
n'est  que  la  forme  d'un  objet,  le  triangle  ne  serait  tou- 
jours qu'un  produit   de  l'imagination,    dont  l'objet  n'au- 
rait encore   qu'une  possibilité    douteuse,  puisqu'il    fau- 
drait, pour  qu'il  en  fût  autrement,  quelque  chose  de  plus, 
à  savoir  que  cette  figure   fût  conçue  sous  les  seules  con- 
ditions sur  lesquelles  reposent  tous  les  objets  de  l'expé- 
rience. Or,  c'est  seulement  parce  que  l'espace  est  une 
condition  formelle  à  priori  d'expériences  extérieures,  et 
que   cette  même   synthèse   figurative   par   laquelle  nous 
construisons  un  triangle  dans   l'imagination  est  absolu^ 
ment  identique  à  celle  que  nous  produisons  dans  l'appré- 
hension d'un  phénomène,  afin  de  nous  en  faire  un  concept 
expérimental,   que   nous    joignons    à  un  tel  concept  la 
représentation  de    la    possibilité   d'une   chose    de    cette 
espèce.  Et  ainsi  la  possibilité  des  grandeurs  continues,  et 
même  des  grandeurs  en   général,  les  concepts  en  étant 
tous  synthétiques,  ne  résulte  jamais  de  ces  concepts  eux- 
mêmes,  mais  de   ces  concepts   considérés  comme   condi- 
tions formelles    de    la    détermination    des    objets   dans 
l'expérience  en  général.   Où  trouver  en  effet  des  objets 
qui  correspondent  aux  concepts,  sinon  dans  l'expérience, 
par  laquelle  seule  des  objets  nous  sont  donnés?  Toute- 
fois,   nous   pouvons    bien    connaître    et    caractériser  la 
possibilité    des   choses,    sans   recourir   préalablement  à 
l'expérience  même,  en  l'envisageant  simplement  par  rap- 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  237 

port  aux  conditions  formelles  sous  lesquelles  quelque 
chose  est  en  général  déterminé  comme  objet  dans  l'expé- 
rience, par  conséquent  tout  à  fait  à  priori;  mais  ce  n'est 
toujours  que  relativement  à  l'expérience  et  dans  ses 
limites  [que  nous  la  connaissons  et  la  caractérisons]. 

Le  postulat,  relatif  à  la  connaissance  de  la  réalité  des 
choses,  exige  une  perception,  par  conséquent  une  sensa- 
tion, accompagnée  de  conscience  —  ndn  pas  il  est  vrai 
immédiate,  —  de  l'objet  même  dont  l'existence  doit  être 
connue;  mais  il  exige  aussi  que  cet  objet  s'accorde  avec 
quelque  perception  réelle  suivant  les  analogies  de  l'ex- 
périence, lesquelles  représentent  toute  liaison  réelle  dans 
une  expérience  en  général. 

On  ne  saurait  trouver,  dans  le  simple  concept  d'une 
chose,  aucun  caractère  de  son  existence.  En  effet,  encore 
que  ce  concept  soit  tellement  complet  que  rien  ne  man- 
que pour  concevoir  une  chose  avec  toutes  ses  détermina- 
tions intérieures,  l'existence  n'a  aucun  rapport  avec 
toutes  ces  déterminations;  mais  toute  la  question  est  de 
savoir  si  une  chose  de  ce  genre  nous  est  donnée,  de  telle 
sorte  que  la  perception  en  puisse  toujours  précéder  le  con- 
cept. Que  le  concept  précède  la  perception,  cela  signifie 
simplement  que  la  chose  est  possible;  la  perception  qui 
fournit  au  concept  la  matière  est  le  seul  caractère  de  la 
réalité.  Mais  on  peut  aussi  connaître  l'existence  d'une 
chose  ayant  de  la  percevoir,  et  par  conséquent  d'une 
manière  relativement  à  priori,  pourvu  qu'elle  s'accorde 
avec  certaines  perceptions  suivant  les  principes  de  leur 
liaison  empirique  (les  analogies).  Alors,  en  effet,  l'exis- 
tence de  la  chose  est  liée  à  nos  perceptions  dans  une 
expérience  possible,  et  nous  pouvons,  en  suivant  le  fil 
de  ces  analogies,  passer  de  notre  perception  réelle  à  la 
chose  dans  la  série  des  perceptions  possibles.  C'est  ainsi 
que  nous  connaissons,  par  la  perception  de  la  limaille 
«le  fer  attirée,  l'existence  d'une  matière  magnétique  péné- 
trant tous  les  corps,  bien  qu'une  perception  immédiate 
«le  cette  matière  nous  soit  impossible,  à  cause  de  la  cons- 
titution de  nos  organes.  En  effet,  d'après  les  lois  de  la 
sensibilité  et  le  contexte  de  nos  perceptions,  nous  arri- 
verions à  avoir  dans  une  expérience  l'intuition  immé- 


238  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

diate  de  cette  matière,  si  nos  sens  étaient  plus  délicats, 
mais  la  grossièreté  de  ces  sens  ne  touche  on  rien  à  la 
forme  de  l'expérience  possible  en  général.  Là  donc  où 
s'étend  la  perception  et  ce  qui  en  dépend  suivant  des 
lois  empiriques,  là  s'étend  aussi  notre  connaissance  de 
l'existence  des  choses.  Si  nous  ne  commencions  pas  par 
l'expérience  ou  si  nous  ne  procédions  pas  en  suivant  les 
lois  de  l'enchaînement  empirique  des  phénomènes,  c'est 
en  vain  que  nous  nous  flatterions  de  deviner  ou  de  péné- 
trer l'existence  de  quelque  chose. 

Mais  l'idéalisme  "■  élève  une  objection  contre  ces  règles 
de  la  démonstration  médiate  de  l'existence  ;  c'est  donc  ici 
le  lieu  de  la  réfuter. 


Réfutation  de  l'idéalisme. 

L'idéalisme  (j'entends  l'idéalisme  matériel)  est  la  théorie 
qui  déclare  l'existence  des  objets  dans  l'espace  ou  dou- 
teuse et  indémontrable,  ou  simplement  fausse  et  impos- 
sible. La  première  doctrine  est  l'idéalisme  problématique 
de  Descartes,  qui  ne  tient  pour  indubitable  que  cette 
affirmation  empirique  (assertio)  :  je  suis  ;  la  seconde  est 
Vidéalisme  dogmatique  de  Berkeley,  qui  regarde  l'espace 
avec  toutes  les  cJioses  dont  il  est  la  condition  inséparable 
comme  quelque  chose  d'impossible  en  soi,  et  par  consé- 
quent aussi  les  choses  dans  l'espace  comme  de  pures 
fictions.  L'idéalisme  dogmatique  est  inévitable  quand  on 
fait  de  l'espace  une  propriété  devant  appartenir  aux 
choses  en  soi;  car  alors  il  est,  avec  tout  ce  dont  il  est 
la  condition,  un  non-étre.  Mais  nous  avons  renversé  le 
principe  de  cet  idéalisme  dans  l'esthétique  transcendan- 
tale.  L'idéalisme  problématique,  qui  n'affirme  rien  à  cet 
égard,  mais  qui  allègue  seulement  notre  impuissance  à 
démontrer  par  l'expérience  immédiate  une  existence  en 
dehors  de  la  nôtre,  est  rationnel  etr-annonce  une  façon  de 
penser  solide  et  philosophique,  qui    ne    permet    aucun 

a.  Toute  cette  réfutation  de  l'idéalisme,  Jusqu'aux  réflexions 
sur  le  troisième  postulat,  est  une  addition  de  la  deuxième  édition- 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  239 

jugement  décisif  tant  qu'une  preuve  suffisante  n'a  pas  été 
trouvée.  La  preuve  demandée  doit  donc  établir  que  nous 
n'imaginons  pas  seulement  les  choses  extérieures,  mais 
que  nous  en  avons  aussi  l'expérience  ;  et  c'est  ce  que  l'on 
ne  peut  faire  qu'en  démontrant  que  notre  expérience 
interne,  indubitable  pour  Descartes,  n'est  possible  elle- 
même  que  sous  la  condition  de  l'expérience  extérieure. 


THÉORÈME 

La  simple  conscience ,  mais  empiriquement  déterminée,  de  ma 
propre  existence,  prouve  Vexistence  des  objets  extérieurs 
dans  l'espace. 


PREUVE 

J'ai  conscience  de  mon  existence  comme  délciinincL' 
dans  le  temps.  Toute  détermination  de  temps  suppose 
quelque  chose  de  permanent  dans  la  perception.  Or,  ce 
permanent "^  ne  peut  pas  être  une  intuition  en  moi.  En 
effet,  tous  les  principes  de  détermination  de  mon  exis- 
tence qui  peuvent  être  trouvés  en  moi  sont  des  représen- 
tations et,  à  ce  titre,  ont  besoin  de  quelque  chose  de  per- 
manent qui  soit  distinct  de  ces  représentations  et  par 
rapport  à  quoi  leur  changement,  et  par  conséquent  mon 
existence  dans  le  temps  où  elles  changent,  puissent  être 
tli  terminées  i>.  La  perception  de  ce  permanent  n'est  donc 

1.  .lai  suivi  ici  la  nouvelle  rcdaclion  que  Kant,  dans  la  der- 
nière note  do  la  prt*face  de  sa  2»  édition,  (voir  plus  haut,  p.  33', 
prie  le  lecteur  de  substituer  à  celle  phrase  du  texte  :  «  Or,  ce  per- 
manent ne  peut  ôtro  qiielque  chose  en  moi,  puisque  mon  existence 
dans  le  temps  ne  peut  être  déterminée  que  par  ce  permanent  lui- 
même  ».  J.  It. 

h.  A  la  correction  :i  laquelle  je  viens  de  me  conformer,  Kant  a 
joint,  dans  la  note  rappolc;  plus  haut,  les  observations  suivantes, 
qui  trouvent  ici  leur  vraie  idace  : 

•<  On  objectera  sans  doute  contre  cette  preuve,  que  je  n'ai  lmm(^- 
diatemcnt  conscience  que  de  ce  qui  est  en  mol,  cest-à-dire  de  ma 

'  /ifésentation  des  choses  extérieure»,  et  que  par  conséquent  II 


240  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

possible  que  par  une  chose  existant  hors  de  moi,  et  non 
pas  seulement  par  la  représentation  d'une  chose  extérieure 


reste  toujours  incertain'  s'il  y  a  ou  non  hors  de  moi  quelque  chose 
qui  y  corresponde.  Mais  j'ai  conscience  par  Vexpérience  inlé- 
j'ieure  de  mon  existence  dans  le  tenii^s  (par  conséquent  aussi,  de 
la  propriété  qu'elle  a  d'y  être  déterrainable),  ce  qui  est  plus  que 
d'avoir  simplement  conscience  de  ma  représentation,  et  ce  qui 
pourtant  est  identique  à  la  conscience  etnpiviqiie  de  tnon  exis- 
tence, laquelle  n'est  déterminable  que  jJc^^  rapport  à  quelque 
chose  existant  hors  de  moi  et  lié  à  mon  existence.  Cette  cons- 
cience de  mon  existence  dans  le  temps  est  donc  identiquement  liée 
à  la  conscience  d'un  rapport  à  quelque  chose  hors  de  moi, 
et  par  conséquent  c'est  l'expérience  et  non  la  action,  les  sens 
et  non  l'imagination,  qui  lient  inséparablement  l'extérieur  à  mon 
sens  intérieur;  car  le  sens  extérieur  est  déjà  par  lui-même  une 
relation  de  l'intuition  a  quelque  chose  de  réel  existant  hors  de 
moi,  et  dont  la  realité,  à  la  ditîérence  de  la  Jiction..  ne  repose  que 
sur  ce  qu'il  est  inséparaWement  lié  à  l'expérience  intérieure  elle- 
même,  comme  à  la  condition  de  sa  possibilité,  ce  qui  est  ici  le 
cas.  Si  à  la  conscience  intellectuelle  que  j'ai  de  mon  existence 
dans  cette  représentation  -.Je  suis,  qui  accompagne  tous  mes  juge- 
ments et  tous  les  actes  de  mon  entendement,  je  pouvais  joindre 
en  même  temps  une  détermination  de  mon  existence  par  l'intui- 
tion intellectuelle,  la  conscience  dun  rapport  à  quelque  chose 
d'extérieur  à  moi  ne  ferait  pas  nécessairement  partie  de  cette  déter- 
)nination.  Or,  cette  conscience  intellectuelle  précède  sans  doute, 
mais  l'intuition  intérieure,  dans  laquelle  seule  mon  existence  peut 
être  déterminée,  est  sensible  et  liée  à  la  condition  du  temps,  et 
cette  détermination,  et  par  conséquent  aussi  1  expérience  inté- 
rieure elle-même,  dépendent  de  quelque  chose  de  permanent,  qui 
n  est  pas  en  moi,  et  par  conséquent  ne  peut  être  que  quelque 
chose  hors  de  moi,  avec  quoi  je  dois  me  considérer  comme  étant 
en  relations.  La  réalité  du  sens  externe  est  ainsi  nécessairement 
liée  à  celle  du  sens  interne  pour  la  possibilité  d'une  expérience  on 
général;  c'est-à-dire  que  j'ai  tout  aussi  sûrement  conscience  qu'il 
y  a  hors  de  moi  des  choses  qui  se  rapportent  à  mon  sens,  que 
j'ai  conscience  d'exister  moi  jnême  d'une  manière  déterminée  dans 
le  temps.  Quant  à  savoir  à  quelles  intuitions  données  corres- 
pondent réellement  des  objets  hors  de  moi,  qui  par  conséquent 
appartiennent  au  sens  extérieur  et  non  à  l'imagination,  c  est  ce 
qui,  dans  chaque  cas  particulier,  doit  être  décidé  d'après  les  règles 
qui  servent  à  distinguer  une  expérience  en  général  (même  l'expé- 
rience interne)  de  1  imagination:  mais  le  principe  est  toujours 
qu'il  y  a  réellement  une  expérience  extérieure.  On  peut  encore 
ajouter  ici  la  remarque  suivante  :  la  représentation  de  quelque 
chose  ÛQ  permanent  dans  l'existence  n'est  pas  identique  à  la  repré- 
sentation permanente;  celle-ci,  en  elTet,  peut  être  très  changeante 
el  très  variable,  comme  toutes  nos  représentations  et  même  celles 
do  la  matière,  et  cependant  elle  se  rapporte  a  quelque  chose  de  per- 


ANALYTIQUE  TRANSCBNUANTALB  2H 

à  moi.  pqj^  cp^s^quellt  la  déterrniûîition  de  mon  exis- 
t''^ce  ilar|s  je  temps  n'est  possible  que  par  l'existence 
ds  Pl^^Qses  réelles  que  je  perçois  hors  de  moi.  Mais,  comme 
CQl^Q  conscience  dans  le  temps  est  nécessairement  liée 
à  ]i\  çfi^:^^cience  de  l«i  possibilité  de  celte  détermination 
du  tepips,  plie  esit  aussi  nécessairement  liée  à  l'exis- 
tence dps  cjiqses  jiors  de  nioi,  conime  à  la  ci)nditiQn  delà 
détrrinination  du  temps;  c'est-à-dire  que  la  conscience  de 
n^;^,  prppre  pxjstence  est  en  même  temps  une  conscience 
immédiate  de  l'existence  d'autres  choses  hors  de  moi. 

Premier^  W^iarquç.  —  On  remarquera  dans  la  preuve 
prépcdonte  q^e  le  jeu  de  i'idéalisine  est  retourné,  à  bien 
pins  juste  titre,  contre  ce  sy^t^me.  Celui-ci  admettait  que 
la  seulp  expérience  iinniédiat^  e§t  l'expérience  interne 
et  que  l'on  ne  |ait'*que  conclura  de  là  à  l'exi*tence  de 
choses  extéi'ieuies,  mais  qu'ici,  comme  dans  tous  les  cas 
où  J'on  cQflplut  d'elTets  donnés  à  des  causes  déknninàcs, 
la  conclusion  est  incertaine,  parce  qvie  la  cause  de§  re- 
présentations peut  aussi  être  en  nous-mêmes,  et  que 
peut-être  nQus  Ips  attribuons  l'aussement  à  des  choses 
"xtérieurps.  Or,  \\  est  dén^Qntfé  ici  que  l'expérience  exté- 
H  ure  est  proprement  immédiate!,  et  que  c'est  çeuleinent 

iiKinonl,  qui  pa|-  co^scqucnt  aoit  Ptrp  ime  cj^ose  4isttncte  de 
toutes  mes  représentations,  une  chose  extérieure  dont  l'existencj 
est  nécessairement  comprise  dans  la  dcHenni nation  de  mapropro 
existence  et  no  constitue  avec  elle  qu  une  seule' expérienco.  J|ui 
n'aurait  jaiuais  ijeu  intéritmrçuiçnt  si  elle  notait  pas  aussi  exté- 
rieure (en  partie).  Quant  au  copipie^t.  nous  ne  pouvons  pas  plus 
rexpli(pjer  ici  que  nous  ne  pouvons  expil(iucr  coipmenl  nous  con- 
cevons en  général  ce  qui  subsislo  dans  1^  Icnips  et  par  sa  simul- 
lanéitu  avec  ^e  variable  produit  le  c^)ncept  du  clianj?eniont  ". 

I.  (.a  consvionce  v»«'i<?ci'a^e  dq  |c\islcnce  des  choses  extérieures 
iKst  pas  supposée  mais  prouvée  dans  le  théorème  précédent,  «pio. 
nous  glissions  apercevoir  ou  ncm  la  possibilité  de  cotte  existence. 
I.a  ipicstiou  touct>anl  cette  deiniéro  serait  de  sa\oir  si  nousnavons 
qu'un  sens  ipternç.  ''t  pa^i  ^Q  ^<^m  exleni.'  miis  sipipleujent  une 
imagination  extérieure.  0r,  il    est  clîjii  ne  pour  que  ^ous 

puissions  nous  imaginer  quelque   cho  extérieur,  il  faut 

que  nous  avons  déjà  un  sens  externe,  et  (|ii;iiusj  nous  distin^uion.s 
iuunédialeuH'nt  la  siuiple  réceptivité  dune  intuition  externe  do  la 
spimtanéile  ((ui  caractç'ri'ie  toute  iuui^'ination.  |:n  otTet.  supposer 
<iue  nous  ne  lassions  qi^imaginor  un  sens  externe,  ce  ser.iit  sup- 
primer la  faculté  même  d'intuition  qui  doit  être  déterminée  par 
l'ina.'Zination. 


242  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

au  moyen  de  cette  expérience  qu'est  possible  non  pas,  il 
est  vrai,  la  conscience  de  notre  propre  existence,  mais  la 
détermination  de  cette  existence  dans  le  temps,  c'est-à- 
dire  l'expérience  interne.  Sans  doute,  la  représentation 
ie  suiSy  exprimant  la  conscience  qui  peut  accompagner 
toute  pensée,  est  ce  qui  renferme  immédiatement  en  soi 
l'existence  d'un  sujet;  mais  elle  n'en  renferme  aucune 
connaissance,  par  conséquent  aucune  connaissance  empi- 
rique, ou,  en  d'autres  termes,  aucune  expérience.  Il  faut 
pour  cela,  outre  la  pensée  de  quelque  chose  d'existant, 
l'intuition,  et  ici  l'intuition  interne  ;  c'est  par  rapport  à 
cette  intuition,  c'est-à-dire  au  temps,  que  le  sujet  doit  être 
déterminé;  et  cela  même  exige  nécessairement  des  objets 
extérieurs,  de  telle  sorte  que  l'expérience  interne  elle- 
même  n'est  possible  que  médiatement  et  par  le  moyen  de 
l'expérience  externe. 

Deuxième  remarque.  —  Tout  usage  expérimental  de  notre 
faculté  de  connaissance  dans  la  détermination  du  temps 
s'accorde  parfaitement  avec  cette  preuve.  Non  seulement 
nous  ne  pouvons  percevoir  aucune  détermination  de 
temps  que  par  le  changement  dans  les  rapports  extérieurs 
(le  mouvement)  relativement  à  ce  qu'il  y  a  de  permanent 
dans  l'espace  (par  exemple  le  mouvement  du  soleil  rela- 
tivement aux  objets  de  la  terre);  mais  nous  n'avons  même 
rien  de  permanent  que  nous  puissions  mettre  comme 
intuition,  sous  le  concept  d'une  substance,  sinon  la 
matière;  et  même  cette  permanence  n'est  pas  tirée  de 
l'expérience  extérieure,  mais  elle  est  supposée  à  priori^ 
par  l'existence  des  choses  extérieures,  comme  la  condition 
nécessaire  de  toute  détermination  de  temps,  par  consé- 
quent aussi  à  titre  de  détermination  de  notre  sens  interne 
relativement  à  notre  propre  existence.  La  conscience  do 
moi-même  dans  la  représentation  Je  n'est  point  du  tout 
une  intuition,  mais  une  représentation  purement  intel- 
lectuelle de  la  spontanéité  d'un  sujet  pensant.  Ce  Je  ne 
contient  donc  pas  le  moindre  prédicat  d'intuition  qui, 
on  tant  (|ue  permanent,  puisse  servir  de  corrélatif  à  la 
détermination  du  temps  dans  le  sens  interne,  comme  est 
par  exemple  Vimpênélrahil'té  dans  la  matière,  eu  tant 
qu'intuition  empirique. 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  243 

troisième  remarque.  —  De  ce  que  l'existence  d'objets 
extérieurs  est  nécessaire  pqur  qu'une  conscience  déter- 
minée de  nous-mêmes  soit  possible,  il  ne  s'ensuit  pas 
que  toute  représentation  intuitive  des  choses  extérieures 
<.n  renferme  en  même  temps  l'existence,  car  cette  repré- 
sentation peut  bien  être  le  simple  effet  de  l'imagination 
(comme  il  arrive  dans  les  rêves  ou  dans  la  folie)  ;  mais, 
môme  alors,  elle  n'a  lieu  que  par  la  reproduction  d'an- 
ciennes perceptions  extérieures,  lesquelles,  comme  nous 
l'avons  montré,  ne  sont  possibles  que  parla  réalité  d'ob- 
jets extérieurs.  Il  a  donc  suffi  de  prouver  ici  que  l'expé- 
rience interne  en  général  n'est  possible  que  par  l'expé- 
rience externe  en  général.  Quant  à  savoir  si  telle  ou  telle 
prétendue  expérience  ne  serait  pas  une  simple  imagina- 
tion, c'est  ce  que  l'on  découvrira  au  moyen  de  ses  déter- 
minations particulières  et  à  l'aide  de  son  accord  avec  les 
critères  de  toute  expérience  réelle. 

Enfin,  pour  ce  qui  est  du  troisième  postulat,  il  se  rap- 
porte à  la  nécessité  matérielle  dans  l'existence  et  non  à 
la  nécessité  purement  formelle  et  logique  dans  la  liaison 
les  concepts.  Or,  comme  nulle  existence  des  objet:^  des 
<ns  ne  peut  être  connue  tout  à  fait  à  priori,  mais  seule- 
ment d'une  manière  relativement  à  priori,  c'est-à-dire  par 
r.'ipport  à  un  autre  objet  déjà  donné,  par  conséquent 
•  ricore  par  rapport  à  u!ie  existence  comprise  déjà  quelque 
\)avi  dans  l'ensemble  de  l'expérience  dont  la  perception 
donnée  est  une  partie,  la  nécessité  de  rexistence  ne  peut 
j.imais  être  connue  par  des  concepts,  mais  seulement  par 
a  liaison  avec  ce  qui  est  perçu  suivant  les  lois  générale^^ 
lo  l'expérience.  D'un  autre  côté,  comme  la  seule  existence 
qui  puisse  être  reconnue  pour  nécessaire  sous  la  condi- 
tion d'autres  phénomènes  donnés  est  celle  des  effets  résul- 
tant de  causes  données  d'après  les  lois  de  la  causalité,  ce 
n'est  pas  de  l'existence  des  choses  (des  substances),  mais 
seulement  de  leur  état  que  nous  pouvons  connaître  la 
nécossilc  et  cela  en  vertu  des' lois  empiriques  de  la 
causalité,  au  moyen  d'autres  états  donnés  dans  la  percep- 
tion. Il  suit  de  là  que  le  critérium  de  la  nécessité  réside 
uniquement   dans  cette   loi   de  l'expérieuce  possible,  à 


244  CRITIQUE  DE  lA  RAISON  PUIIË 

savoir,  que  tout  ce  qui  arrive  eist  déterminé  à  priori  dans 
le  phénorpène  pg^r  sa  pause.  I^ous  ne   connaissons  donc 
dans  la  nature  que  la  nécessité  des  effets  dont  les  causes 
nous  sont  données  ;  le  signe  de  la  nécessité  dans  l'existence 
ne  s'étend  pas  au  delà  du  cl^arnp  de  rexpértçnçe  possible, 
et  înême  dans  ce  champ  il  ne  s'applique  pas  à  l'existence 
des  choses  comme  substances,  puisque  celles-ci  ne  peu- 
vent jamc^is  être    considérées   pomme   des  effets  empi- 
riques ou  comme  quelque  cbose  qui  arrive  et  qui  naît.  La 
nécessité  ne  concerne  donc  que  les  rapports  des  phéno- 
mènes suivant  la  loi  dynamique  de  la  causalité,  et  que  la 
possibilité  qui  s'y  fonde,  de  conclure  à  priori  de  quelque 
existence  donnée  (d'une  cause)  à  une  autre  existence  (à 
l'elîet).  Tout  ce  qui  arrive  est  hypothétiquement  néces- 
saire; c'est  l(à  un  principe  qui  soumet  le  changement  dans 
le  monde  à  une  loi,  c'est-à-dire  à  une  règle  de  l'existence 
nécessaire,    sans   laquelle    il  n'y    aurait   pas  même  de 
nature.  C'est  pourquoi  le  principe  :  ri^n  n'arrive  par  un 
hasard  aveugle  [in  mundo  non  dam"  casus]  est  nne  loi  à 
priori  de  la  nature.  Il  en  est  ^q  même  de  celle-ci  :  il  n'y 
a  pas  dans  la  nature  de  nécessité  aveugle,  mais  une  néces- 
sité conditionnelle,  par  conséquent  intelligente  {non  datinr 
fatum).  Ces  deux  principes  spnt  des  lois  qui  soumettent  le 
jeu  des  changements  à  une  nature  des  choses  (comine  phé- 
nomènes) ou,  ce  qui  revient  au  même,  à  l'unité  de  l'en- 
tendement dans  lequel   ils  ne    peuvent    appartenir  qu'à 
l'expérience   considérée    comme    unité   synthétique  des 
phénomènes.  Us  sont  tous  deux  dynamiques.  Le  premier 
est  proprement  une  qonséqyence  du  principe  de  la  cau- 
salité  fdans    les  analogies  de   l'expérience).   Le   second 
appartient  aux  principes  de  la    modalité,  qui  ajoute  à 
la  détermination  causale  Je  concept  de  la  nécessité,  mais 
d'une  nécessité  soumise  à  une  règle  de  l'entendement. 
Le  principe  de  la  continuité  interdisait  dans  la  série  des 
phénoniènes  (de$  changements)  tout  saut  Un  mundo  non 
datur  saltus],  et  en  même  temps,  dans  l'ensemble  de  toutes 
les  intuitions  empiriques  dans  l'espace,  toute  lacune,  tout 
hiatus  entre  deux  phénomènes^  {non  datur  hiatus)  ;  car  on 
peut  énoncer   ainsi   le  principe  :  il  ne  peut  rien   tomber 
dans  l'expérience  qui  prouve  un  vacuum,  ou  qui  seulement 


AXALYTIQiJE  TIUNSCENDANtALE  24o 

le  permeltë  comme  uhe  partie  de  la  synthèse  empirique. 
En  effet,  polir  ce  qui  est  du  vide  qiie  Ton  pelit  coticovoir 
eh  deliors  du  champ  de  l'ex|)érience  possible  (du  monde), 
il  n'est  p.as  du  ressort  du  pur  cntehdement,  qui  protioncG 
uniquement  sur  les  questions  concernant  l'utilisation  deS 
jdlénomènes  donnes  dans  la  connaissance  iempiHqiie,  et 
c'est  tin  pfobième  pour  la  raison  idéaliste,  taquelle  Sdirt 
de  la  sphère  d'une  expérience  possible  poui- juger  lolii  bfe 
qui  environne  et  lirnite  cette  sphère  même  ;  c'est  bai" 
cohséqueril  dans  la  dialectique  trariscchdàntcile  qu'il  doit 
êlt*e  e.^aminé.  NoUs  pourrions  aisément  i-eprésentét*  ces 
qUatfë  pi-ihcipes  [îh  muûdô  non  datuf'  hîâttiS,  n'ôh  dàtiir 
sditUs,  non  ditiir  câsiis,  non  datàlr  fàtum),  comme  toUs  les 
autt-es  principes  d'ot-igine  traiiscéhdâhtale,  dahs  h^Ur 
oindre,  côUrormétnent  A  l'ordre  des  catégories,  et  assimiler 
A  chacUn  sd  place;  mais  le  lecteur  déiâ  exerce  le  fera  Ah 
lui-même  ôli  trouvera  aisément  le  fil  conducteur  héces- 
éall-e  pour  cela.  Ils  s'accordent  tous  d'ailleurs  eh  ce  poiht, 
et  en  ce  poittt  seul,  qu'ils  ne  souitreht  rien,  dahs  la 
syhth^se  empirique,  qui  jmisse  l'àire  obstacle  ou  porter 
atteinte  .-1  l'ëUtendement  et  <\  rericbafnehlent  côhlihu  de 
tous  les  phéhomèhes,  c'est-;\-direà  l'ithité  de  èescohccpts, 
cai*  c'est  eh  lui  seulement  qu'est  possible  l'Unité  de  l'expé- 
rlehcc  01^  toutes  les  percopliohs  doiveht  dvoir  leUr  place. 
Le  ch.irtip  de  \A  possibilité  est-il  plus  grand  qUe  tëlUi 
qui  cohtiehl  tout  le  réel,  et  celui-ci  \  son  tour  est^il  phi'; 
grand  <|ue  belUi  de  ce  qUl  est  hécessàire?  t'e  sont  lA  d<- 
belles  questions,  dont  la  solUtioh  e>t  synthétique,  mais 
(|Ui  rcssortissent  uniciUenii'Ut  du  tribunal  de  la  raisoh.  Eh 
eltet,  elles  reviehuent  A  peu  près  à  dehiander  si  toules 
cliOseè,  comme  phé^nomènes,  àppdrliehhent  A  l'ensembhî 
ci  au  eonte.tte  d'une  expérience  unique  doht  toute  pr-rcep- 
tioh  ilohhéo  est  une  partie  qui  ne  peut  être  liée  A  d'autres 
pliéhomèhes,  oU  bien  si  mes  perceptions  peuvent  appar- 
tenir (dans  leur  cnchalnetueht  général)  n  qUelque  chose 
de  plus  qu'à  une  seUle  expérience  possible.  î/chtende- 
ment  hc  donne  à  priori  A  l'expérience  en  péliéral  que  la 
règle,  suivant  les  conditions  subjectives  ot  formelles,  soit 
de  lA  sehsibilité,  soit  de  l'Aporceptioh,  qui  seUles  rendeht 
possible  cette  expérience.  Quand  même  d'autres  fortties 


2,6  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

de  l'intuition  (que  l'espace  et  le  temps),  ou  d'autres 
formes  de  l'entendement  (que  la  forme  discursive  de  la 
])ensée,  ou  celle  de  la  connaissance  par  concepts:  seraient 
possibles,  nous  ne  pourrions  d'aucune  l'acon  les  penser 
ni  les  rendre  compréhensibles  par  concepts  ;  et,  le  pus- 
sions-nous, toujours  n'appartiendraient-ils  pas  a  l'expé- 
rionce,  comme  à  la  seule  connaissance  où  les  objets  nous 
i-ont  donnés.  Peut-il  yavoir  d'aiiUcs  perceptions  que  celles 
qui  en  général  constituent  l'ensemble  de  notre  expérience 
possible,  et  par  conséquent  peut-il  y  avoir  un  tout  autre 
champ  de  la  matière  ?  c'est  ce  que  l'entendement  ne  sau- 
rait décider,  n'ayant  affaire  qu'à  la  synthèse  de  ce  qui  est 
donné.  D'ailleurs  la  pauvreté  de  ces  raisonnements  ordi- 
naires par  lesquels  nous  produisons  un  grand  empire  de 
la  possibilité,  dont  toute  chose  réelle  (tout  objet  d'expé- 
rience) n'est  qu'une  petite  partie,  cette  pauvreté  saute 
aux  yeux.  Tout  réel  est  possible;  de  là  découle  naturelle- 
ment, suivant  les  règles  logiques  de  la  conversion,  cette 
proposition  toute  particulière  :  quelque  possible  est  réel, 
ce  qui  paraît  revenir  à  ceci  :  il  y  a  beaucoup  de  possible 
qui  n'est  pas  réel.  Il  semble  à  la  vérité  que  Ton  puisse 
ainsi  mettre  le  nombre  du  possible  au-dessus  de  celui  du 
réel,  puisqu'il  faut  que  quelque  chose  s'ajoute  à  celui-là 
pour  former  celui-ci.  Mais  je  ne  connais  pas  cette  addi- 
tion au  possible  ;  car  ce  qui  devrait  y  être  ajouté  serait 
impossible.  La  seule  chose  qui  pour  mon  entendement 
puisse  s'ajouter  à  l'accord  avec  les  conditions  formelles 
de  l'expérience,  c'est  sa  liaison  avec  quelque  perception  ; 
et  ce  qui  est  lié  avec  une  perception  suivant  des  lois 
empiriques  est  réel,  encore  qu'il  ne  soit  pas  immédia- 
tement perçu.  Mais  que  dans  l'enchaînement  général  avec 
ce  qui  m'est  donné  dans  la  perception,  il  puisse  y  avoir 
une  autre  série  de  phénomènes,  par  conséquent  plus 
qu'une  expérience  unique  comprenant  tout,  c'est  ce  que 
l'on  ne  peut  conclure  de  ce  qui  est  donné,  et  ce  que  l'on 
peut  encore  moins  conclure  sans  que  quelque  chose  soit 
donné,  puisque  rien  ne  se  laisse  jamais  penser  sans 
matière.  Ce  qui  n'est  possible  que  sous  des  conditions 
simplement  possibles  elles-mêmes,  ne  l'est  pas  à  tous 
égards.  Mais  c'est  à  ce  point  de  vue  général  que  l'on  envi- 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  247 

sage  la  question,  quand  on  veut  savoir  si  la  possibilité  des 
choses  s'étend  au  delà  du  cercle  de  l'expérience. 

Je  n'ai  fait  que  mentionner  ces  questions  pour  ne  laisser 
aucune  lacune  dans  ce  qui  appartient,  suivant  l'opinion 
commune,  aux  concepts  de  l'entendement.  Mais  dans  le 
fait,  la  possibilité  absolue  (qui  est  valable  à  tous  égards) 
n'est  pas  un  simple  concept  de  l'entendement,  et  ne  peut 
♦Hre  d'aucun  usage  empirique  ;  elle  appartient  unique- 
ment à  la  raison,  qui  dépasse  tout  usage  empirique  pos- 
sible de  l'entendement.  Aussi  avons-nous  dû  nous  con- 
tenter d'une  remarque  purement  critique,  laissant  d'ail- 
leurs la  chose  dans  l'obscurité,  jusqu'à  ce  que  nous  la 
reprenions,  plus  tard  pour  la  traiter  d'une  manière  plus 
étendue. 

Avant  de  clore  ce  quatrième  numéro  et  avec  lui  le  sujet 
de  tous  les  principes  de  l'entendement  pur,  je  dois  indi- 
quer encore  le  motif  qui  m'a  fait  appeler  sans  hésitation 
du  nom  de  postulats  les  principes  de  la  modalité.  Je  ne 
prends  pas  ici  cette  expression  dans  le  sens  que  lui  ont 
donné  quelques  philosophes  récents,  contrairement  à 
celui  des  mathématiciens,  auxquels  elle  appartient  pro- 
prement, c'est-à-dire  celui-ci  :  postuler,  c'est  donner  pour 
immédiatement  certaine  une  proposition,  sans  la  justifier 
ni  la  prouver.  En  effet,  accorder  que  des  propositions 
synthétiques,  si  évidentes  qu'elles  soient,  puissent,  sans 
déduction  et  à  première  vue,  emporter  une  adhésion 
absolue,  c'est  ruiner  toute  critique  de  l'entendement. 
Comme  il  ne  manque  pas  de  prétentions  hardies,  auxquelles 
ne  se  refuse  pas  même  la  foi  commune  (mais  sans  être 
pour  elles  une  lettre  de  créance),  notre  entendement  serait 
ouvert  à  toutes  les  opinions,  sans  pouvoir  refuser  son 
assentiment  à  des  sentences  qui,  quelque  illégitimes 
(ju'elles  fussent,  demandeiaient,  avec  le  ton  de  la  plus 
parfaite  assurance,  à  être  admises  comme  de  véritables 
axiomes.  Quand  donc  une  détermination  à  priori  s'ajoute 
synthéti(iuement  au  concept  d'une  chose,  il  faut  nécessai- 
rement joindre  à  une  proposition  de  ce  genre,  sinon  une 
preuve,  du  moins  une  déduction  de  la  légitimité  de  celte 
assertion. 

Mais  les  principes  de  la  modalité  ne  sont  pas  objective» 


248  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  t»tjilE 

iiiëtil  sttithétiqiies,  ^tlis(îiié  les  prédicats  de  là^bsslbiHb', 
de  la  réalité  et  dfe  là  hécëssité  h'ëtêrtdënt  pétS  lettibitis  dii 
tïionde  lé  concept  âtiqilél  ils  s'appliquent,  eh  tljoiitant 
quelque  clibsë  à  la  i^ëpt-êsëiitatibn  de  i'bbjet.  i!§  ti'ëh  èont 
pas  moins  synthétiques;  màiâ  Ils  ne  le  sbnt  qde  d'Uhe 
liiànièl-e  subjective,  c'ëst-à-dire  qu'ils  applit[uënt  ail  cbh- 
bept  d'urte  chose  (dii  réel);  dont  Ils  ne  disent  rléli  d'ail- 
leurs, la  faculté  de  conriàltbe  bii  il  â  son  origine  ç[  ém 
siège.  Si  ce  concept  cohcbrde  simplement  datis  rentcndfe- 
inent  avec  les  cbhdllions  forilielles  de  rbxpériéticei  son 
objet  est  appelé  possible;  s'il  feSt  lié  â  la  perception  (à  la 
Sensation,  comrlie  matière  dés  Sens)  et  dn'il  soitdétierininé 
pài-  elle  dU  moyen  dfe  l'enténdëttlent,  l'objet  feSt  dit  I-éël; 
si  enfin  il  est  déterminé  par  l'enchaînement  des  pét*eep- 
tldhs  suivant  des  cohcëpts,  l'oi3jet  se  noinme  nécessaire. 
Lés  principes  de  là  modalité  h'ëipriment  donc,  tolichànt 
ail  concept,  i'ieri  àUtl-e  those  qbe  l'aëte  de  là  faculté  de 
connaître  par  lequel  il  est  pt*oduit.  Ob  On  appelle  postulat 
dans  les  mathéhiatîqiiëS,  iiîlë  proposition  pi^atique  qui  he 
contient  i'ien  que  la  synthèse  par  laquelle  nous  nous  don- 
nons d'abord  un  objet  et  ëh  produisons  lé  cbncepi;  pftr 
exëiTiple,  décrire  d'UHpbîht  donné,  avec  Uhë  ligne  donnée, 
un  cët'fcle  sut*  une  SUrfâbë.  Uhë  pi^opbsitibn  de  ce  gehhë 
ne  peut  paS  être  démontrée,  puisquë  le  procédé  qu'elle 
exige  ëst  pt-écisément  celui  par  lëqUël  hOus  produisons 
d'âbol'd  le  concept  d'Uhe  telle  figUre.  î^bus  pouvons  donc, 
avec  iliênlë  droit,  pOstUlët-  les  principes  de  là  modalité, 
puisqu'ils  n'étendent  pas  leUt*  tohbëpt  des  choses,  mais 
qu'ils  Se  bornent  à  montrer  cbiihnëht  en  général  II  est  lié 
ici  à  la  faculté  de  coïiiiditr'ë  <. 


1.  Par  la  réalité  d'uhe  chose  j'a^ilr nié  sans  doute  plus  (Juela 
possibilité,  mais  noh  pas  dans  là  choSTS;  ëh  élïet,  la  choSéhb  sau- 
rait rontenh-  dans  la  réalité  plUs  qll'il  n'iitalt  contenu  dahs  sa 
possibilité  complète.  Mais,  conlme  la.  possibilité  n'était  (fuime 
posiUon  de  la  chose  par  rapport  à  l'entendement  là  spn  iisa;.'e 
empirique),  la  réalité  est  eh  hiêihe  iëiiips  une  liâisOh  de  cette  cMbsD 
avec  la  perception. 


ANALYTIQUE  TRANSGENDANtÀlE  249 


nEMAhQUE  GÉNÉRALE  SUR  LE  &tSTÈME 
DES  t^t^L^CiPES 


G*eèt  ùhë  chb^é  t^ës  dighê  à^  rl*iîia^rîUl^  que  iious  tife 
puissions  âpei'icbTtJir  par  là  catégorie  seule  la  poèsibilitô 
d^lUbiihe  cfiosfe,  rtiàis  tjUè  nous  ayohà  toiijourg  besoin 
d'avoir  à  notre  porté'e  Une  intuition  pour  t  découvrir  lu 
idéalité  objective  du  cortcbpt  pUr  de  l'entendetuént.  Que 
l'bh  prenne  par  excrtl|11e  les  càlégorieê  de  la  relation. 
Cotnitieht  1«  ^Uel(|Ue  chose  peut-il  exister  uhiituetnent 
cbrtiUie  sujet  et  rtou  pas  comme  simple  détermination 
d'dUtt^e  clloèé,  c'est-à-dire  cohiment  peUl-1l  être  subs- 
-tàtlce,  oU  2^  colnmerit,  parce  que  quelque  clioâé  est,  une 
autre  chose  doit-elle  êti'e,  par  conséquent  comment  qucl- 
'(|Ufe  fchose  eh  i^énéral  peut-il  être  ràUse,  ou  3°  comment, 
(Juahd  plusieurs  cliOSes  sont  par  cela  que  l'une  d'elles 
bîciste,  il  eh  résulte  quelque  cliOsé  pour  les  autres,  et 
bébi^îroqUeitieht,  'et  comment  peut-il  y  avoir  un  commerce 
de  substances  de  cette  façon;  c'est  ce  que  de  simples con- 
teî)tà  ne  sauraient  montrer.  11  eneste^tactemont  de  môme 
pOUr  les  autres  catégories,  par  exeiîlpîe  de  la  que.-lion  d^ 
savoir  portuncnt  une  chose  [îetit  être  idi-htique  û  plusieurs 
ëtlseUible,  c'efet-rUdire  être  une  quantité,  ejc.  Tant  qu'Oii 
itiàhque  d'intuition  on  ne  sait  pas  si  par  les  catégories  on 
pëtise  un  objet,  et  si  hiême  en  loUie  drcaslou  11  se  trouve 
Uh  objet  pour  leub  rbuvetiit-;  par  m  l'on  toit  qu'elles  Ue 

sont  pas  du  tout  des  cotmnissanccs,  mais  de  simples  fo7'mc:< 
de  la  pensée  serVàht  a  tninsfoimer  eh  cOhnaisèauces  dos 
intuitions  données.  Il  en  résulte  qu'aucune  proposition 
syttthéfique  ne  peUt  être  tirée  de  seules  rati'-gories.  Quand 
je  flis  par  etetllple  qUe  dans  toute  e.tistehce  il  y  a  urte 
substance,  c'est-à-dire  quelque  chose  qui  ne  peut  exister 
que  comme  sujet  et  non  ]ms  comme  sitnple  prédirai,  ou 
qu*itne  chose  est  un  quanturii,  etc.,  il  n'y  a  rien  là  qui 
puisse  nous  servir  à  aller  au  delà  d'Uh  con''ept  donné»  et 
à  lui  rattacher  un  autre  concept.  Aussi  n'a-l-on  jamais 
li'ussi  à  prouver  ijat*  de  simples  concepts  de  l'entende- 


250  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

ment  une  proposition  synthétique,  celle-ci  par  exemple  : 
tout  ce  qui  existe  d'une  manière  contingente  a  une  cause. 
On  ne  pourrait  jamais  aller  plus  loin  qu'à  démontrer  que 
sans  celte  relation  nous  ne  saurions  comprendre  l'exis- 
tence du  contingent,  c'est-à-dire  connaître  à  priori  par 
l'entendement  l'existence  d'une  telle  chose  ;  il  n'en  suit  pas 
que  cette  relation  soit  aussi  la  condition  de  la  possihilit  ' 
(les  choses  mêmes.  Si  l'on  veut  se  reporter  à  notre  prouve 
du  principe  de  causalité,  on  remarquera  que  nous  n'avons 
pu  le  prouver  que  par  rapport  à  des  objets  d'expérience 
possible  :  tout  ce  qui  arrive  (tout  événement)  suppose  une 
cause,  et  que  nous  n'avons  pu  ainsi  le  prouver  que  comme 
un  principe  de  la  possibilité  de  l'expérience,  par  consé- 
quent de  la  connaissance  d'un  objet  donné  dans  l'intuition 
empirique  et  non  par  de  simples  concepts.  On  ne  peut  nier 
cependant  que  cette  proposition  :  tout  ce  qui  arrive  doit 
avoir  une  cause,  ne  soit  évidente  pour  chacun  par  de 
simples  concepts,  mais  alors  le  concept  est  déjà  entendu 
de  telle  sorte  qu'il  ne  contient  pas  la  catégorie  de  la 
modalité  (comme  quelque  chose  dont  la  non-existence  se 
laisse  concevoir),  mais  qu'il  contient  celle  de  la  relation 
(comme  quelque  chose  qui  ne  peut  exister  que  comme 
conséquence  de  quelque  autre),  et  en  ce  cas  nous  avons 
une  proposition  identique  :  tout  ce  qui  ne  peut  exister 
que  comme  conséquence  a  sa  cause.  Dans  le  fait,  quand 
nous  avons  à  donner  des  exemples  de  l'existence  contin- 
gente, nous  en  appelons  toujours  à  des  changements  et 
non  pas  seulement  à  la  possibilité  d'en  concevoir  le  con- 
traire^. Or  le  changement  est  un  événement  qui  comme  tel 

i.  On  peut  concevoir  ajsément  la  non-existence  de  la  matière 
mais  les  anciens  n'en  concluaient  pourtant  pas  à  sa  continjïenci» 
A  l'Ile  soûle,  môme,  la  vicissitude  de  l'existence  et  delà  non-existoni . 
tlun  état  donné  d'une  chose,  en  quoi  consiste  tout  chanj^einent,  u 
piouvo  pas  la  contingence  de  cet  état,  comme  par  la  réalité  de  son 
contraire  ;  par  exemple  le  repos  d'un  corps  qui  suit  lemouvemont 
ne  prouve  pas  la  contingence  de  ce  mouvement,  par  cela  que  le 
repos  est  le  contraire  du  mouvement.  Car  ce  contraire  n'est  oppo.si' 
ici  à  l'autre  que  logiquement  et  non  réellement.  Pour  prouver  la 
contingence  du  mouvement,  il  faudrait  prouver  qu'au  liea  d'être 
en  mouvement  dans  le  temps  précédent,  il  eut  été  possible  que  le 
corps  fût  alors  en  repos.  11  no  sufllt  pas  qu'il  lait  été  ensuite,  car 
alors  les  deux  contraires  peuvent  très  bien  coexister. 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  2ol 

n'est  possible  que  par  une  cause,  et  dont  par  conséquent 
la  non-cxislcnce  est  possible  en  soi;  l'on  reconnaît  ainsi 
la  contingence  à  ce  que  quelque  cliose  ne  peut  exister 
que  comme  effet  d'une  cause.  Quand  donc  une  cliose  est 
admise  comme  contingente,  c'est  une  proposition  analy- 
tique de  dire  qu'elle  a  une  cause. 

Mais  il  est  encore  plus  remarquable  que  pour  com- 
])rendre  la  possibilité  des  cboses  en  vertu  des  catégories, 
et  par  conséquent  pour  démontrer  la  rénlité  objective  de 
c^s  dernières,  nous  avons  besoin  non  pas  seulement  d'in- 
tuitions, mais  même  toujours  d'intuitions  extérieures.  Pre- 
nons par  exemple  les  concepts  purs  de  la  relation,  voici 
ce  que  nous  trouvons  :  1*^  Pour  donner  dans  l'intuition 
quelque  chose  de  permanent  qui  corresponde  au  concept 
de  la  substance  (et  pour  démontrer  ainsi  la  réalité  objec- 
tive de  ce  concept),  nous  avons  besoin  d'une  intuition 
dans  l'espace  (celle  de  la  matière)  parce  que  seuU'espace 
a  la  détermination  du  permanent,  tandis  que  le  temps  et 
par  suite  tout  ce  qui  relève  du  sens  intérieur  s'écoule 
sans  cesse.  2°  Pour  représenter  un  changement,  comme 
intuition  correspondante  au  concept  de  la  causalité,  il  nous 
faut  prendre  par  exemple  le  mouvement,  <à  titre  de  chan- 
gement dans  l'espace,  et  c'est  par  là  seulement  que  nous 
pouvons  nous  rendre  saisissables  les  changements  dont 
aucun  entendement  pur  ne  peut  comprendre  la  possibi- 
lité. Le  changement  est  la  liaison  de  déterminations  con- 
tradictoirement  opposées  entre  elles,  dans  l'existence 
d'une  seule  et  même  chose.  Or  comment  est-il  possible 
que  d'un  état  donné  d'une  chose  résulte  dans  celte  chose 
un  état  opposé  au  premier,  c'est  ce  que  non  seulement 
aucune  raison  ne  peut  comprendre  sans  exenjple,  mais 
ce  qu'elle  ne  peut  même  se  rendre  intelligible  sans  une 
intuiti'n,  et  cette  intuition  est  celle  du  mouvement  d'un 
point  dans  l'espace,  dont  l'existence  en  différents  lieux 
(comme  série  de  déterminations  opposées)  nous  lait  seule 
d'abord  saisir  intuilivement  le  changement.  En  effet,  pour 
que  nous  puissions  concevoir  même  des  changements 
int('rieurs,  il  faut  que  nous  nous  représenlions  d'une 
manière  figurée  le  temps,  en  tant  que  forme  du  sens 
,  intime,  comme  une  ligne,  et  le  changement  intérieur  par 


252  CRITinUfe  bÉ  LÀ  i\A\^m  PUftfe 

le  tt'acé  de  cette  ligtle  {qui  est  nxi  moùvemetll)  ;  pat*  con- 
séquent lloûs  nous  retrdOhs  saisissàblè  ntitré    existence 
intcrieure  propre  datis  ses  diJïéi'ertls  otats  pd^  tjtin  intui- 
tion extérieure.  Ld  raisoii  propl-e  eti  est  c^ue  tout  cli;i! 
genieiit  sUpjDOSe  quelque  chose  de  pët'îtlànëht  daiis  l'inti; 
tion,  à   seule    fin  de  poUvdit-  êti^e  j)ei%'U  coiîirtie  cliauge- 
ment,  et  qu'aUcunc  itltuitioii  perniatiéiite  tie  sereiicohtre 
dans  le  seiis  iiitimc.  Ënflîi  la  càtégoi-ic  de  la  cômrinihûHtc 
ne  peut  éit-e  cortiprise,  qUâht  à  sA  possibilité,  pai^lasculi- 
raisOti,  et  jiàr  cOilséclileilt  là  réalité  objectirb  dé  ce-cti 
cept  né  peut  être   àflerçUe   satls  intuitioii  et  iliêrtliB  sa! 
ititUitioU  e.ttérieuirè  datis  i'eèpacé.  Eii  eiTfei  cdtnhienttei; 
oti  concevoir  cominé  possible  tjue,  pîtisieUrs  substaticr^ 
existàtit,  de   l'existence    de   l'uiic  quelque  cllbsè  hësuUfe 
dans  celle  de  l'àUtre   (à  titre  d'elîet)  pdi-  uiie  action  ^é^; 
proqUe,   et   qu'ai iisi,  parce  qu'il  y  d  datis  là  prëtnici 
quelque  cîiosë  qui  hë  peut  êlt*e  cornpris  par  là  seule  f?xis- 
teuce  des  aiitres,  il  doive  eti  être  de  inêiiie  pour  toutes? 
car  cela  est  nécessaire  pOur  qu'il  y  ait  cOmtnutiaUté,  niais  ' 
ne  jieUt  se  coiti^rendre  de  choses  dont  chacuhe  subsiste 
■d  l'état  coUIplètemetit  isolé.  Aussi  Leibnitz,  tout  eil  attri- 
buant Une  coiUmuilâUté  aux  substances  du  hioiide,  illais 
aux   sUbstaiices  coriçUes   coriimë_  elles  peuvent  l'être  jiar 
l'etitetideilient  seul,  eut-il  besOiil'de  recourir  d  l'itltchtci'- 
tion  de  la  diVitiité,  cài- ce  comttierce  de  substances  i 
parut  justetiiëiit  iticompbéhetlsîble    j^ar  leur  seule  exi 
tetice.  Mais  noUs  pouvons  tioiïï»  retidre  saisîsfeable  la  po 
sibilité  de   la  cottlUlUrtauté  (des  substances  COiriine  p!i 
nomènefe)  en  iloUs  les  i-Cfirésentant  dans  l'espace,  fi, 
conséquent  dans  l'Intuition  extérieure.  CelUi-ci  eil  oil 
coritieiit  déjà  à  priori  des  rapj3orts   extérieurs  foritiel 
coniitie  conditions  de  la  possibilité  des  rapjjorts  réels  o 
soi  (dans  l'action  et  la  i^éaction,  f)ar  suite  dans  lacoihriv 
haute).  11  est  tout  aussi  facile  de  prouver  que  la  po^sil 
lité  des  choses  cotnUie  grandeurs,  et  par  consétjUent   ! 
t-éalité  objective  des  catégories  de  la  grandeur,  ne  pei 
être  représentée  qUe  dans  l'ititUition  extérieure  ethe  peu. 
être  appliquée  ensuite  au  sehs  irttirne  qu'au  moyen  dt- 
rette  intuition.   Seulement  poUb  éviter  les  longueurs,  je 
finis  en  laisser  les  exemhles  à  la  réflexion  dU  lecteut*.       \ 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  2o3 

Toute  cette  remarque  est  d'une  grande  importance  non 
seulement  pour  confirmer  notre  précédente  réfutation  de 
Tidéalisme,  mais  surtout  pour  nous  montrer,  quand  il 
sera  question  de  la  connaissance  de  soi-même  par  la 
simple  conscience  intérieure,  et  de  la  détermination  de 
notre  nature  sans  le  secours  d'intuitions  empiriques  exté- 
rieures, les  limites  de  la  possibilité  d'une  telle  connais- 
sance. 

Voici  donc  la  dernière  conséquence  de  toute  cette  sec- 
tion. Tous  les  principes  de  l'entendement  pur  ne  sont 
rien  de  plus  que  des  principes  à  ;)r?on  de  la  possibilité 
de  l'expérience,  et  c'est  à  celle-ci  que  se  rapportent  toutes 
les  propositions  synthétiques  à  priori,  et  leur  possibilité 
n^êine  repose  çqf  ppt^e  l'çj^tipf). 


CHAPITRE  m 

Du  Principe  de  la  distinction  de  tous  les   objets 
en  général  en  phénomènes  et  en  noumènes. 


Jusqu'ici  nous  n'avons  pas  seulement  parcouru  le  pays 
de  l'entendement  pur  en  en  examinant  chaque  partie  avec 
soin,  nous  l'avons  aussi  mesuré  et  nous  avons  assigné  à 
chaque  chose  en  ce  domaine  sa  place.  Mais  ce  pays  est 
une  île  que  la  nature  elle-même  a  renfermée  dans  des 
bornes  immuables.  C'est  le  pays  de  la  vérité  (mot  sédui- 
sant), enfermé  d'un  vaste  et  orageux  océan,  empire  de 
l'illusion,  où  maint  brouillard,  maints  bancs  de  glace  en 
fusion  présentent  l'image  trompeuse  de  pays  nouveaux, 
attirent  le  navigateur  parti  à  la  découverte»  l'entraî- 
nant en  des  aventures  auxquelles  il  ne  pourra  plus  s'ar- 
racher, mais  dont  il  n'atteindra  jamais  le  but.  Avant  de 
nous  hasarder  sur  cette  mer,  pour  l'explorer  dans  toute 
son  étendue,  et  reconnaître  s'il  n'y  a  rien  à  y  espérer,  il 
ne  sera  pas  inutile  de  jeter  encore  un  coup  d'œil  sur  la 
carte  du  pays  que  nous  voulons  quitter,  et  en  premier 
lieu  de  nous  demander  si  nous  ne  pourrions  pas  nous 
contenter  de  ce  qu'il  nous  offre,  ou  même  si  nous  n'y 
serions  pas  contraints,  au  cas  où  il  n'y  aurait  point  au 
delà  de  terre  où  nous  pourrions  nous  établir;  et  ensuilo 
quels  sont  nos  titres  à  la  possession  de  ce  pays  et  com- 
ment nous  pouvons  nous  y  maintenir  contre  toutes  les 
prétentions  ennemies.  Bien  que  nous  ayons  déjà  répondu 
suflisammentà  ces  questions  dans  le  cours  de  l'Analytique, 
une  révision  sommaire  des  solutions  données  fortifiera 
peut-être  la  conviction,  en  réunissant  en  un  point  leurs 
moments. 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  255 

Nous  avons  vu,  en  effet,  que  tout  ce  que  Tentendement 
tire  de  lui-mèrae,  sans   l'emprunter  à  l'expérience,    ne 
pouvait  avoir  pour  lui  aucun  autre  usage  que  celui  de 
l'expérience.  Les  principes  de  l'entendement  pur,  qu'ils 
soient  constitutifs  à  pnori  (comme  les  principes  mathéma- 
tiques), ou  simplement  régulateurs  (comme  les  principes 
dynamiques),  ne  contiennent  rien  que  le  pur  sclième  pour 
l'expérience  possible;  car  celle-ci  ne  tire  son   unité  que 
de  l'unité  synthétique  que  l'entendement  attribue  origi- 
nairement et  de  lui-même  à  la  synthèse  de  l'imagination 
dans  son  rapport  à  l'aperception,  unité  avec  laquelle  les 
phénomènes,    comme  data  pour  une  connaissance  pos- 
sible, doivent  être  à  priori  en  rapport  et  en  harmonie.  Or 
quoique  ces  règles  de   l'entendement  soient  non  seule- 
ment vraies  à  priori,  mais  la  source  même  de  toute  vérité, 
c'est-à-dire  de  l'accord  de  la  connaissance  avec  ses  objets, 
par   cela  même  qu'elles    contiennent  le   principe   de  la 
possibilité  de  l'expérience,  considérée  comme  l'ensemble 
de  toute  connaissance  où  des  objets  peuvent  nous  être  don- 
nés, il  nous  semble  cependant  qu'il  ne  suffit  pas  d'exposer 
ce  qui  est  vrai;  il  faut  encore  exposer  ce  que  l'on  désire 
savoir.  Si  donc,  par  cette    recherche  critique,  nous  n'ap- 
prenons rien  de  plus  que  ce  que  nous   avons '^pratiqué  de 
nous-mêmes  dans  l'usage  pui'cment  empiri(jue  de  l'enten- 
dement  et  sans  nous  engager  en  des  investigations  aussi 
subtiles,  l'avantage  qui  en  résulte  ne  parait  pas  mériter 
tant  d'application  et  de  préparatifs.   On  peut  répondre,  il 
est  vrai,  qu'aucune  curiosité  n'est  plus  préjudiciable  à  l'ex- 
tension de  notre  connaissance   que   celle  de  vouloir  tou- 
jours  connaître    l'utilité    d'une    recherche   avant  de  s'y 
être  engagé   et  avant  qu'il   soit   possible   de  se   faire  la 
moindre  idée  do  cette  utilité,    l'eùt-on    d'ailleurs  devant 
les  yeux.  Seulemetit  il  y  a  un  avantage   que  le  disciple 
'''  plus  diflicile  et  le  plus  morose  peut  saisir  et  prendre 
cœur   dans    une    investigation   transcendantale  de  ce 
lire,   c'est   que  l'entendement  qui    est    exclusivement 
•iipé   de  son    usage  empiriiiue  et  qui  ne  rélléchit  pas 
■I"  It's   sources  de  sa   propre   connaissance,   peut  bien 
iH'liojiner,  mais  il  est  incapable  d'ujie  chose,  à  savoir 
de  se  déterminer  à  lui-même  les  limites  de  non  usage, 


256  CRITIQUE  m  LA  RAISON  PURE 

et  de  savoir  ce  qui  peut  se  trouver  au  sein  ou  en 
dehors  de  sa  sphère,  car  il  faut  pour  cela  justement  ces 
profondes  recherches  que  nous  avons  instituées.  S'il  ne 
peut  distinguer  si  certaines  questions  sont  ou  non  de  son, 
horizon,  il  n'est  pas  sûr  de  ses  droits  et  de  sa  propriété 
et  il  doit  s'attendre  à  des  leçons  diverses  et  humiliantes, 
quand  il  transgresse  incessamment  (comme  il  est  inévi- 
table) les  limites  de  son  domaine  et  se  jette  dans  les 
erreurs  et  les  chimères. 

Que  donc  l'entendement  ne  puisse  faire  de  tous  ses 
principes  à  priori,  en  réalité  de  tous  ses  concepts,  aucun 
autre  usage  qu'un  usage  empirique,  et  en  aucun  cas  un 
usage  transcendantal,  c'est  là  une  proposition  qui,  lors- 
qu'on se  pénètre  de  sa  vérité,  amène  à  de  graves  consé- 
quences. L'usage  transcendantal  d'un  concept  dans  un 
principe  quelconque  est  de  le  rapport  r  aux  choses  en 
général  et  en  soi;  l'usage  empirique  au  contraire  l'applique 
simplement  aux  phénomène^,  c'est-à-dire  à  des  objets  d'une 
expérience  possible.  Il  est  aisé  de  voir  qu'en  toutes 
circonstances  ce  dernier  usage  seul  peut  trouver  place. 
Tout  concept  exige  d'abord  la  forme  logique  d'un  concept 
(de  la  pensée)  en  général,  et  ensuite  la  possibilité  de  lui 
donner  un  objet  auquel  il  se  rapporte.  Sans  ce  dernier  il 
n'a  pas  de  sens  et  est  complètement  vide  de  contenu,  bien 
qu'il  puisse  toujours  représenter  la  fonction  logique  qui 
consiste  à  tirer  un  concept  de  certaines  données.  Or  un 
objet  ne  peut  êtrp  donné  à  un  concept  autrement  que 
dans  l'intuition,  et  si  une  intuition  pure  est  possible  à 
priori  antérieurement  à  l'objet,  cette  intuition  elle-même 
ne  peut  recevoir  son  objet,  et  par  conséquent  sa  valeur 
objective,  que  par  l'intuition  empirique  dont  elle  est  la 
forme  pure.  Tous  les  concepts  et  avec  eux  tous  les  prin- 
cipes, tout  à  priori  qu'ils  puissent  être,  ge  rapportent  à  des 
intuitions  enipiriques,  c'est-à-dire  aux  données  d'une 
expérience  possible.  Sans  cela  ils  n'ont  point  de  valeur 
objective,  et  ne  sont  qu'un  jeu  de  l'imagination  ou  de 
l'entendement  avec  leurs  représentations  respectives.  Que 
l'on  prenne  seulement,  par  exemple,  les  concepts  des 
mathématiques,  en  envisageant  d'abord  celles-ci  dans 
leur  intuition  pure  :  l'espace  a  trois  dimensions»  entre 


ANALYtlQUÈ  TÎ\ANSCENDANTALE  257 

deux  points  on  ne  peut  tirer  qu'une  ligne  droite,  etc. 
Quoique  tous  ces  principes  et  la  représentation  de  l'objet 
dont  s'occupe  cette  science  soient  produits  tout  à  fait  à 
•priovi  dans  l'esprit,  ils  ne  signifieraient  pourtant  rien  si 
nous  ne  pouvions  montrer  leur  signification  dans  des 
phénomènes  (des  objets  empiriques).  Aussi  est-il  néces- 
saire de  rendre  sensible  un  conce])i  abstrait,  c'est-à-dire  de 
montrer  l'objet  qui  lui  correspond  dans  l'intuition,  parce 
que  sans  cela  le  concept  (comme  on  dit)  n'aurait  pas  de 
sens,  c'est-à-dire  ne  signifierait  rien.  Les  mathématiques 
remplissent  cette  condition  parla  construction  de  la  figure 
qui  est  un  phénomène  présent  aux  sens  (bien  que  produit  à 
vriori).  Le  concept  de  la  quantité,  dans  Ja  même  science, 
cherche  son  soutien  et  son  sens  dans  le  nombre,  et  celui-ci, 
en  outre,  dans  les  doigts  et  dans  les  grains  des  tablettes 
à  calculer,  ou  dans  les  traits  ou  points  alignés  sous  les 
yeux.  Le  concept  reste  toujours  produit  à  priori  avec  les 
principes  ou  les  formules  synthétiques  qui  en  résultent; 
mais  leur  usage  et  leur  application  à  quelque  objet  ne 
peuvent  être  cherchés  en  définitive  que  dans  l'expérience 
dont  ils  contiennent  à  priori  la  possibilité  (quant  à  la 
forme). 

Ce  qui  montre  clairement  que  toutes  les  catégories, 
tous  les  principes  qui  en  sont  formés  sont  dans  le  même 
<  as,  c'est  que  nous  ne  pouvons  définir  une  seule  de  ces 
catégories,  c'est-à-dire  faire  comprendre  la  possibilité  de 
son  objet,  sans  en  revenir  aux  conditions  de  la  sensibi- 
lité, par  conséquent  à  la  forme  des  phénomènes,  aux- 
quels elles  doivent  être  restreintes  comme  à  leurs  seuls 
objets.  Otez  en  effet  ces  conditions,  elles  n'ont  plus  de 
sens,  c'est-à-dire  de  rapport  à  aucun  objet,  et  il  n'y  a 
plus  d'exemples  pour  se  rendre  à  soi-même  saisissablo  ce 
qui  est  proprement  pensé  comme  chose  dans  ces  concepts. 

•'  En  traçant  plus  haut  la  table  des  catégories,  nous  nous 
sommes  dispensés  de  les  définir  les  unes  après  les 
autres,  parce  que  notre  but,  borné  à  leur  usage  synthé- 
tique, ne  rendait  pas  ces  définitions  nécessaires,  et  que 


a.  Los  li^'iios  siii\aiilts  a\(.H-  la  uole  qui  s'y  rattache  s'intcrca- 
lïCicDt  ici  claus  la  premiéie  cdilion. 

1.  -.    17 


258  CRITIQUE  DE  LÀ  RAISON  l^Llît. 

quand  une  entreprise  est  inutile,  on  ne  doit  pas  assumer 
une  responsabilité  dont  on  peut  se  dispenser.  Ce  n'était 
pas  pour  nous  un  faux-fuyant,  mais  une  règle  de  pru- 
dence très  importante  que  de  ne  pas  nous  attarder  à 
définir  tout  d'abord,  et  dé  ne  pas  chercher  ou  simuler  la 
perfection  ou  la  précision  dans  la  détermination  du  con- 
cept, quand  nous  pouvions  nous  contenter  de  tel  ou  tel 
caractère,  sans  avoir  besoin  d'une  énumération  complète 
de  tous  ceux  qui  constituent  le  concept  entier.  Mais  on 
voit  à  présent  que  la  raison  de  cette  prévoyance  était 
encore  plus  profonde,  en  particulier  puisque  nous  n'au- 
rions pas  pu  définir  les  catégories  quand  nous  l'aurions 
voulue  Si  l'on  écarte  toutes  les  conditions  de  la  sensibi- 
lité, qui  les  signalent  comme  des  concepts  d'un  usage 
empirique  possible,  et  qu'on  les  prenne  pour  des  concepts 
de  choses  en  général  (par  conséquent  comme  ayant  un 
usage  transcendantal),  il  n'y  a  plus  rien  à  faire  à  leur 
égard  que  de  considérer  la  fonction  logique  dans  les 
jugements  comme  condition  de  la  possibilité  des  choses 
elles-mêmes,  mais  sans  pouvoir  montrer  le  moins  du 
monde  où  elles  peuvent  avoir  leur  application  et  leur 
objet,  et  par  conséquent  comment  elles  peuvent  avoir  un 
sens  et  une  valeur  objective  dans  l'entendement  pur  sans 
le  concours  de  la  sensibilité. 

Personne  ne  peut  définir,  le  concept  de  la  grandeur  en 
général  que  par  exemple  de  cette  manière  :  la  grandeur 
est  la  détermination  d'une  chose  qui  permet  de  conce- 
voir combien  de  fois  un  est  conte n^i  dans  cette  chose. 
Mais  ce  combien  de  fois  se  fonde  sur  la  répétition  suc- 
cessive, par  suite  sur  le  temps  et  sur  la  synthèse  (des 
éléments  homogènes)  dans  le  temps.  On  ne  peut  définir 
la  réalité  par  opposition  à  la  négation  qu'en  songeant  à 

i.  J'entends  ici  la  définition  réelle  qui  ne  se  borne  pas  à  ajou- 
ter au  noai  (Vuno  chose  d'autres  mots  plus  couipréhensiblps, 
mais  celle  qui  contient  une  marque  claire,  propre  à  faire  toujours 
reconnaître  sûrement  V oh'}et  (de finitum)  et  rend  possible  l'appli- 
cation (lu  concept  défini.  I/explication  réelle  serait  donc  celle 
qui  nous  rend  clair  non  seulement  un  concept,  mais  aussi  sa  r^^ 
Uté  objective.  Les  définitions  mathématiques  qui  nous  montrent 
dans  l'intuition  l'objet  conforme  au  xoncept  sont  de  cette  der- 
nière espèce. 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  2;  j 

lu  temps  (comme  l'ensemble  de  toute  existence)  qui  en 
'  st  rempli  ou  bien  est  vide.  Si  je  fais  abstraction  de  la 
iiernianence,  laquelle  est  l'existence  en  tout  temps,  il  ne 

lie  reste  pour  le  concept  de  la  substance  que  la  repré- 
:.entation  logique  du  sujet,  représentation  que  je  crois 
réaliser  en  me  représentant  quelque  chose  qui  peut 
exister  simplement  comme  sujet  (sans  être  le  prédicat 
de  quelque  chose).  Mais  outre  que  je  ne  sache  pas  de 
fonditions  qui  puissent  permettre  à  cette  prcrogativc' 
logiijue  lie  convenir  en  propre  à  quelque  chose,  il  n'y  :■. 
rien  d'autre  à  en  faire,  et  l'on  n'en  peut  tirer  aucune  con- 
^équence,  puis-que  aucun  objet  pour  l'usage  de  ce  concept 
n'est  déterminé  par  là  et  que  par  suite  on  ne  sait  si  ce 
••oncept  peut  signifier  en  général  quelque  chose.  Quant 
.'lu  concept  de  la  cause,  (si  je  faisais  abstraction  d'un 
temps  où  une  chose  succède  à  une  autre  chose  suivant 
une  règle),  je  ne  trouverais  dans  la  pure  catégorie  rien 
do  plus  sinon  qu'il  y  a  quelque  chose  d'où  Ton  peut  con- 
clure à  l'existence  d'une  autre  chose,  et  alors  non  seule- 
ment la  cause  et  l'effet  ne  pourraient  être  distingués  l'un 
de  l'autre,  mais  encore,  comme  ce  pouvoir  de  conclure 
exige  des  conditions  dont  je  ne  sais  rien,  le  concept 
n'aurait  pas  de  détermination  qui  lui  permît  de  s'appli- 
quer à  quelque  objet.  Le  prétendu  principe  :  tout  contin- 
gent a  une  cause,  se  présente  il  est  vrai  avec  assez  de  gra- 
vité, comme  s'il  portait  en  lui-même  sa  propre  dignité.  Mais 
que  je  vous  demande  ce  que  vousentendezparcontingentet 
que  vous  me  répondiez  :  c'est  ce  dont  la  non-existence 
est  possible,  je  voudrais  bien  savoir  à  quoi  vous  préten- 
dez reconnaître  cette  possibilité  de  la  non-existence  si  vous 
ne  vous  représentez  une  succession  dans  la  SLérie  des 
phénomènes,  et  dans  cette  succession,  une  existence  suc- 
cédant à  la  non-existence  (ou  réciproquement),  c'est-à-dire 
un  changement;  car  de  dire  que  la  non-existence  d'une 

Iioso  n'est  pas  contradictoire  en  soi  c'est  faire  un  pauvre 

ppel  à  une  condition  logi^ju»;  qui  certes  est  nécessaire 
ni  concept,  mais  qui  est  tout  à  fait  insuffisante  pour  une 
possibilité  réelle.  C'est  ainsi  que  je  puis  bien  supprimer 
par  la  pensée  toutes  les  substances  existantes  sans  me  con- 
tredire, mais  je  ne  pourrai  en  conclure  à  la  contingence 


260  CKITIUCE  DE  LA  RAISON  PURE 

objective  de  leur  existence,  c'est-à-dire  à  la  possibilité  de 
leur  non-existence  en  soi.  Pour  ce  qui  est  du  concept  de 
la  communauté,  il  est  facile  de  comprendre  que,  comme 
les  pures  catégories  de  la  substance  aussi  bien  que  de  la 
causalité  ne  permettent  aucune  définition  qui  détermine 
l'objet,  la  causalité  réciproque  dans  la  relation  des  subs- 
tances entre  elles  n'en  est  pas  susceptible.  Personne  n'a 
pu  encore  définir  la  possibilité,  l'existence  et  la  nécessité 
que  par  une  tautologie  manifeste,  toutes  les  fois  qu'on  a 
voulu  en  puiser  la  définition  dans  l'entendement  pur. 
Car  l'artifice  de  substituer  la  possibilité  logique  du  con- 
cept (laquelle  résulte  de  ce  qu'il  ne  se  contredit  pas  lui- 
même)  cà  la  possibilité  transcendantale  des  choses  (laquelle 
résulte  de  ce  qu'un  objet  correspond  au  concept)  ne  peut 
.  tromper  et  satisfaire  que  des  esprits  sans  perspicacité  K 

i.  En  un  mot  tous  ces  concepts  ne  peuvent  être  justifiés  par 
rien,  et  leur  possibilité  réelle  ne  peut  être  par  suite  démontrée,  si 
l'on  fait  abstraction  de  toute  intuition  sensible  (la  seule  espèce 
dintuilion  que  nous  ayons),  et  il  ne  reste  plus  alors  que  la  possi- 
bilité logique,  cest-à-dire  que  le  concept  (la  pensée)  est  possible, 
mais  ce  n'est  pas  de  cela  qu'il  s'agit  :  la  question  est  de  savoir 
s'il  se  rapporte  à  un  objet  et  par  suite  s'il  peut  signilier  quelque 
chose  •. 

a,  La  note  qu'on  vient  de  lire  a  été  ajoutée  par  Kant  dans  la 
deuxième  édition.  Dans  la  première,  après  l'alinéa  auquel  elle 
correspond,  se  plaçait  celui-ci  qui  a  été  supprimé  dans  la 
deuxième  : 

«  Il  y  a  quelque  chose  d'étrange  et  même  d'absurde  en  soi  à  par- 
ler d'un  concept  qui  doit  avoir  une  signilication,  mais  qui  ne  serait 
susceptible  d'aucune  détînition.  Mais  c'est  là  une  situation  parti- 
culière aux  catégories  :  elles  ne  peuvent  avoir  de  signification 
déterminée,  ni  de  rapport  à  un  objet  qu'au  moyen  de  la  condi- 
tion sensible  universelle,  et  cette  condition  ne  peut  être  tirée  delà 
catégorie  pure  puisque  celle-ci  ne  peut  contenir  que  la  fonction 
logique  qui  consiste  à  ramener  la  diversité  sous  un  concept.  Or 
cette  fonction,  c'est-à-dire  la  forme  du  concept,  toute  seule,  ne 
saurait  nous  faire  connaitre  et  distinguer  quel  est  l'objet  auquel 
il  se  rapporte,  puisqu'il  y  est  justement  fait  abstraction  de  la  con- 
dition sensible  sous  laquelle  en  général  des  objets  peuvent  y 
être  rapportés.  Aussi  les  catégories  ont-elles  besoin,  outre  le  pur 
concept  de  l'entendement,  de  déterminations  concernant  leur 
application  à  la  sensibilité  en  général  ischèmes),  sans  quoi  elles 
ne  sont  pas  des  concepts  par  lesquels  un  objet  est  connu  et  dis- 
tingué des  autres,  mais  seulement  autant  de  manières  de  penser 
un  objet  pour  des  intuitions  possibles  et  de  lui  donner  sa  signifi- 
cation (sous  des  conditions  encore  requises),  c'<îst-à-dire  de  1» 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  261 

Il  s'en  suit  donc  incontestablement  que  l'usage  des  con- 
cepts purs  de  l'entendement  ne  peut  jamais  être  transcen- 
dantal,  mais  qu'il  est  toujours  empirique;  que  les  principos 
de  l'entendement  pur  ne  peuvent  se  rapporter  qu'aux 
conditions  d'une  expérience  possible,  aux  objets  des 
sens,  mais  en  aucun  cas  aux  choses  en  général  (sans 
égard  à  la  manière  dont  nous  pouvons  les  saisir  par 
intuition). 

L'analytique  Iranscendantale  a  donc  cet  important 
résultat  de  montrer  que  l'entendement  ne  peut  faire  à 
priori  en  aucun  cas  qu'anticiper  la  l'orme  d'une  expé- 
rience possible  en  général  et  que  ce  qui  n'est  pas  un 
phénomène  ne  pouvant  être  un  objet  d'expérience,  l'en- 
tendement ne  peut  jamais  dépasser  les  bornes  de  la  sen- 
sibilité en  deçà  desquelles  seulement  un  objet  peut  nous 
être  donné.  Ses  principes  sont  simplement  des  principes 
de  l'exposition  des  phénomènes,  et  ce  nom  orgueilleux 
que  prend  l'Ontologie,  prétendant  donner  une  connais- 
sance synthétique  à  priori  des  choses  en  général  dans 
une  doctrine  systématique  (par  exemple  le  principe  de 
causalité;,  doit  faire  place  au  nom  modeste  d'analytique 
de  l'entendement  pur. 

La  pensée  est  l'acte  qui  consiste  à  rapporter  à  un  objet 


définir  :  elles  ne  peuvent  être  définies  elles-mômes.  La  fonction 
logique  du  jug:ement  en  général  .-  unité  et  pluralité,  afflnnalion 
et  négation,  sujet  et  prédicat,  ne  peut  être  délinie  sans  (pie  l'on 
tourne  dans  un  cercle,  car  la  déllnition  par  elle-même  devrait 
<?t>*e  un  juf^enient  et  par  suite  contenir  déjà  cette  fonction.  Mais 
les  catégories  pures  no  sont  rien  autre  chose  que  les  représenta- 
tions des  choses  en  gênerai,  en  tant  que  ce  qu'il  y  a  de  divers  dans 
leur  intuition  doit  être  pensé  au  moyen  de  l'une  ou  l'autre  de  ces 
fonctions  logiipies  :  la  grandeur  est  la  détermination  qui  no  j)eut 
Mo  pensée  que  par  un  jugeuient  qui  a  la  qiumtilé  en  lui  ijudi- 
inn  commune)  ;  la  réalite,  celle  qui  ne  peut  être  i)ensée  que  par 
uu  jugement  afiirrnatif;  la  substance,  ce  qui,  relativement  à  lin- 
tuition,  doit  rester  le  dernier  sujet  de  toutes  les  autres  détermi- 
nations. Quanta  savoir  ce  cpie  sont  les  choses  relativement  aux- 
quelles on  doit  se  servir  de  telle  fonction  plutôt  que  de^MIe  autre, 
c'est  ce  qui  reste  ici  indéterminé  ;  par  conséqtient,  sans  la  condition 
do  l'intuition  sensible  à  qui  elles  apportent  sa  synthèse,  les  caté- 
gories n'ont  aucun  rai)port  à  un  objet  indéterminé.  Elles  ne 
l)euvent  en  détlnir  aucun  et  n'ont  pas  par  conséquent  en  elles- 
inènies  la  valeur  de  concepts  objectifs,  b 


262  CRITIQUE  DE  LA  RAISOiN  PURE 

une  intliitioh  donnc^e.  Si  la  nature  de  cette  intuilioh  n'est 
donnée   d'aucune  manière,  l'objet   est  alors  simplement 
transcendantal,  et  le  concept  de  l'entendement  n'a  qu'un 
usage    transcendantal,    c'est-à-dire    qu'il    n'exprime   que 
l'unité  de  la  pensée  d'un  divers  en  général.  Au  moyen 
d'une  catégorie  pure  dans  laquelle  on  fait  abstraction  i' 
toute  condition  de  l'intuition  sensible,  c'est-à-dire  de  la  seu  ; 
intuition  qui  soit  possible   pour  nous,  on   ne  détermin 
donc   aucun  objet,  maison  exprime  suivant  divers  mod 
la  pensée  d'un  objet  en  général.  11  faut  encore,  pour  fair 
usage  d'un  concept,  une  fonction  du  jugement  qui  sul 
sume  sous  lui  un  objet,  c'est-à-dire  au  moins  la  conditic 
formelle  d'un  ^donné  dans    l'intuition.  Si  cette  conditicin 
de  la  faculté  de  juger(le  schème)  manque, toute subsomr 
tion  est  impossible,  puisque  rien  n'est  donné  qui  puisï- 
être  subsumé  sous  le  concept.  L'usage  purement  transcen 
dantal  des    catégories  n'est  dotic  pas  dans  le  fait  un  usagf, 
il  n'a  pas  d'objet   déterminé,    ni  même    d'objet  détermi- 
nable  dans  sa  forme.  îl  suit  de  là  que  la  catégorie  pure  ne 
suffit  pas  non  plus  à  former  aucun    firincipiî  synthétique 
à  priori,  que  les  principes  de   l'entendement  pur  n'ont 
qu'un  usage  empirique,  et  en   aucun  cas  un  usage  trans- 
cendantal, et  qu'en  dehors  du  champ   de  l'expérience  pos- 
sible il  ne  peut  y  avoir  de  principe   syntliétique  à  priori. 
Il  peut   donc  être    sage    de  s'exprimer    ain.siiles  caté- 
gories pures,  sans  les  conditions  formelles  de  lasensibilit 
ont  une    signification    purement    transcendantale.    m;i 
elles  n'ont   pas    d'usage    transcendantal,    parce    que    «,- 
dernier  est  impossible   en  soi,  toutes  les  conditions  d'un 
usage    quelconque   (dans    les    jugements)    manquant,    à 
savoir  les  conditions    formelles    de  la   subsomption  d'un 
objet  possible  sous  ces  concepts.  Comme  (à  titre  de  cal"- 
gories  pures)  elles  ne  doivent  pas  avoir  d'usagtî  empirique, 
et  comme  elles  ne  peuvent  en  avoir  de  transcendantal. 
elles  n'ont  aucun  usage,  quand  on  les  isole  de  toute  sen- 
sibilité, ^'est-à-dire  qu'elles  ne  peuvent  être  appliquées  à 
aucun  objet  possible  :  elles  sont  plutôt   simplement  la 
forme  pure  et  l'usage  de   l'entendement  relativement  aux 
objets  en  général  et  à  la  pensée,   sans  qu'on  puisse  par 
leur  seul  moyen  penser  ou  déterminer  quelque  objet. 


ANALYTIQUE  ÏUA.\SCENDA.\TALE  263 

II  y  a  cependant  ici  un  fond  d'illusion  qu'il  est  difficile 
'éviter  *.  Les  catégories  ne  se  fondent  pas  quant   à  leur 


a.  Ce  passage,  jusqu'à  l'alinéa  qui  commence  ainsi  :  «  Si  jo  re- 
1  !  anche  toute  pensée,  etc.  »  a  remplacé  dans  la  deuxième  édition 
elui  que  voici  : 

'(  0»  appelle  phénomènes  des  manifestations  [sensibles]  que  nous 
concevons  comme  des  objets  en  vertu  de  l'unité  des  catégories. 
Que  si  j'admets  des  choses  qui  soient  simplement  des  objets  et 
(|ui  pourtant  puissent  être  données  en  cette  qualité  même  à  l'intui- 
tion, non  pas  ii  est  vrai  à  l'intuition  sensible  \en  quelque  sorte 
roram  ùitellechcaH  intuitu),  il  faudrait  appeler  ces  choses  des 
noumènes  (intelWjibUia) . 

On  devrait  penser  que  le  concept  des  phénomènes  limité  par 
l'Esthétique  transcendantale  met  déjà  par  lui-même  la  réalité 
objective  des  phénomènes  à  notre  portée  et  justilie  la  distinction 
des  objets  en  phénomènes  et  en  noumènes,  par  suite  du  monde 
on  monde  sensible  et  en  monde  intelligible  hnundus  sensibilis 
et  inlellif/ibilis),  en  ce  sens  que  la  dilference  ne  porte  pas  simple- 
ment sur  la  forme  logique  delà  connaissance  obscure  ou  claire 
d  une  seule  et  même  chose,  mais  sur  la  manière  dont  les  objets 
peuvent  être  donnés  originairement  à  notre  connaissance,  et 
(1  après  laquelle  ils  se  distinguent  essentiellement  les  uns  des 
uitres.  Enellet,  (juand  les  sens  nous  représentent  quelque  chose 
seulement  comme  il  apparaît,  il  faut  pourtant  que  ce  quelque 
chose  soit  par  lui-même  quelque  chose  en  soi,  l'objet  d'une  intui- 
tion non  sensible,  c'est-à-dire  de  l'entendement,  ou  encore  il  doit 
y  avoir  une  connaissance  possible  où  Tonne  trouve  plus  aucune 
sensibilité  et  qui  seule  ait  ime  réalité  absolument  objective,  en  ce 
sens  que  les  objets  nous  soient  représentés  par  elle  tels  qu'ils  sont, 
tandis  (|ue  dans  l'usage  empirique  de  notre  entendement  les 
choses  ne  sont  connues  que  comme  elles  nom  apijo missent.  11 
y  aurait  donc,  outre  l'usage  empirique  des  catégories  (lequel  est 
limité  aux  conditions  sensibles),  un  usage  pur  et  ayant  pourtant 
une  valeur  objective,  et  noUs  ne  pourrions  afUrmer  ce  que  nous 
avons  avancé  jusqu'ici,  que  nos  connaissances  purement  intol- 
loctuelles  ne  sont  en  général  rien  autro  chose  que  des  princi|)es 
servant  a  l'exposition  des  phénomènes,  et  n'allant  pas  à  jtriori 
au  delà  de  la  possibilité  fouiiclle  de  l'expérience  :  ici  enelVet  s'ou- 
vrirait devant  nous  un  tout  autre  champ,  un  mohdo  serait  en 
quf^hiuo  sorte  conyu  dans  l'esprit  (peut-être  même  intuitivement 
l)ervu)  qui  pourrait  occuper  notre  entendement  pur  non  moins 
que  l'autre  et  même  boaiu-oup  plus  noblenjent. 

Toutes  nos  ie|)résenlatlons  S(mtdanslo  fait  rapportées  à  quelque 
objet  |)ar  l'onlendoment,  et  comme  des  phénomènes  ne  soTit  rien  que 
des  représentations,  l'entendement  les  rapporte  à  quchpie  chose 
comme  à  un  objet  de  l'intuition  sensible  .  mais  ce  quoique  chose 
n'est  sons  ce  rapport  que  l'objet  transcendantal.  Or  par  là  il  faut 
eiilondre  quelque  chose  =  X  dont  nous  ne  savons  rien  du  tout  et 
<' '"'  '■"  •■"■' I  ■'  -iMi^sIa  disposition  artnollo  de  nolro  ciiltiido- 


264  CUIÏIQUE  DE  LA  RAISON  PCKE 

origine  sur  la  sensibilité  comme  les  formes  de  rintiiitlon, 
l'espace  et  le  temps  :  elles  semblent  donc  autoriser  une 


ment)  nous  ne  pouvons  rien  savoir,  mais  qui  ne  fait  que  servir, 
comme  corrélatif  de  l'unité  d'aperception,  à  l'unification  du  divers 
dans  l'intuition  sensible,  [opération]  par  laquelle  l'entendement 
unit  ces  éléments  dans  un  concept  d'objet.  Cet  objet  Iranscendantal 
ne  peut  nullement  se  séparer  des  données  sensibles  puisqu'alors 
il  ne  resterait  plus  rien  qui  permît  de  le  concevoir.  11  n'est  donc 
pas  un  objet  de  la  connaissance  en  soi,  mais  seulement  la  repré- 
sentation des  phénomènes  sous  le  concept  d'un  objet  en  général 
déterminable  par  ce  qu'il  y  a  en  eux  de  divers. 

C'est  précisément  pour  cette  raison  que  les  catégories  ne  repré- 
sentent aucun  objet  particulier  donné  à  l'entendement  seul,  mais 
qu'elles  servent  seulement  à  déterminer  l'objet  transcendantal  (le 
concept  de  quelque  chose  en  général)  par  ce  qui  est  donné  dans 
la  sensibilité,  pour  faire  reconnaître  ainsi  empiriquement  des  phé- 
nomènes, sous  des  concepts  d'objets. 

Quant  à  la  raison  par  laquelle,  n'étant  pas  encore  satisfait 
du  substratum  delà  sensibilité,  on  a  encore  attribué  aux  phé- 
nomènes des  noumènes  que  le  seul  entendement  i)ur  peut  con- 
naître, voici  sur  quoi  simplement  elle  repose.  La  sensibilité  ou  son 
champ,  je  veux,  dire  le  champ  des  phénomènes,  sont  eux-mêmes 
limités  par  l'entendement,  de  telle  sorte  qu'ils  ne  s'étendent  pas 
aux  choses  en  soi,  mais  seulement  à  la  manière  dont  les  choses 
nous  apparaissent  en  vertu  de  notre  constitution  subjective.  Tel 
était  le  résultat  de  toute  l'esthétique  transcendantale,  et  il  suit 
naturellement  du  concept  de  phénojiiènes  en  général  que  quelque 
chose  doit  lui  correspondre  qui  ne  soit  pas  en  soi  un  phéno- 
mène, puisqu'un  phénomène  n'est  rien  en  soi  et  en  dehors  de 
notre  mode  de  représentation.  Par  conséquent,  si  l'on  veut  éviter 
un  cercle  perpétuel,  le  mot  de  phénomène  indique  déjà  une  relation 
à  quelque  chose,  dontà  la  véritéla  représentation  immédiateest  sen- 
sible, mais  qui  doit  être  quelque  chose  en  soi,  même  indépendam- 
ment de  cette  constitution  de  notre  sensibilité  (surla([uelle  se  fonde 
la  forme  de  notre  intuition),  c'est-à-dire  un  objet  indépendant  de 
notre  sensibilité. 

Or,  de  là  résulte  le  concept  d'un  noumène,  qui  il  est  vrai  n'est 
nullement  positif  et  n'indique  pas  une  connaissance  déterminée  do 
(pielque  objet,  mais  simplement  la  pensée  de  quelque  chose  en 
général,  pensée  dans  laquelle  je  fais  abstraction  de  toute  forme 
de  l'intuition  sensible.  Pour  qu'un  noumène  signifie  un  ob}et 
véritable,  distinct  de  tous  les  phénomènes,  il  ne  suffit  pas  que 
j'affranchisse  ma  pensée  de  toutes  les  conditions  de  l'intuition 
sensible,  il  faut  que  je  sois  fondé  à  admettre  une  autre  sorti' 
d'intuition  que  cette  intuition  sensible,  sous  laquelle  un  objet  de 
cette  sorte  puisse  étredonné  ;  car  autrement  ma  pensée  serait  vide, 
encore  qu'elle  n'impliquât  aucune  contradiction.  Nous  n'avons 
pas  pu,  il  est  vrai,  démontrer  plus  haut  que  l'intuition  sensible  esi 
la  seule  intuition  possible  en  général,  mais  nous  avons  démontre 


ANALYTIQUE  TRANSGENDAXTALE  265 

application  qui  s'étende  au  delà  de  tous  les  objets  des  sens. 
Mais  d'un  autre  côté  elles  ne  sont  rien  d'autre  que  des 
formes  de  la  pensée  exprimant  le  pouvoir  logique  d'unir 
àpnoridans  une  conscience  les  éléments  divers  donnés 
dans  l'intuition,  et  c'est  pourquoi,  si  on  leur  retire  la  seule 
intuition  qui  nous  soit  possible,  elles  ont  encore  moins 
de  sens  que  les'  formes  sensibles  pures  ;  par  celles-ci  du 
moins  un  objet  est  donné,  tandis  qu'une  manière  propre 
à  notre  entendement  de  lier  le  divers  ne  signifie  plus 
absolument  rien  si  l'on  n'y  ajoute  cette  intuition  dans 
laquelle  seule  ce  divers  peut  être  donné.  Pourtant,  quand 
nous  désignons  certains  objets  sous  le  nom  de  pîiéno- 
mènes,  d'êtres  sensibles  (phaenomena),  en  distinguant  la 
manière  dont  nous  les  appréhendons  de  leur  nature  en 
soi,  il  est  déjà  dans  notre  idée  d'opposer  précisément,  à 
ces  phénomènes,  ou  ces  mêmes  objets  envisagés  du  point 
de  vue  de  cette  nature  en  soi,  quoiqu'elle  ne  soit  pas 
donnée  à  notre  intuition,  ou  d'autres  choses  possibles  qui 
ne  sont  nullement  des  objets  de  nos  sens  ;  nous  les  consi- 
dérons comme  des  objets  simplement  conçus  par  l'enten- 
dement, et  nous  les  appelons  êtres  intelligibles  (.Yowmeïia). 
Or  on  demande  si  nos  concepts  purs  do  l'entendement  ne 


(pi'elle  est  la  seule  possible  2^ou'r  nous,  et  nous  ne  pouvions  pas 
dcinoiilrcr  non  i)lus  qu'une  autre  espèce  d'intuition  est  possible; 
et  bien  que  notre  pensée  puisse  faire  abstraction  de  la  sensibilité, 
il  reste  toujours  à  savoir  si  ce  ne  serait  pas  encore  là  une  simple 
forme  d'un  concept  ou  si  après  cette  séparation  il  reste  oncoie 
un  objet. 

L'objet  auquel  je  rapporte  le  phenoniènc  en  jîénéral  est  l'objet 
transcendantal,  c'est-à-dire  la  pensée  complètement  indélermint'e 
de  quelque  cbose  en  général.  Cet  objet  ne  peut  pas  s'appeler  le 
noumène  car   je  ne  sais  pas  de  lui  ce  (ju'il  est  en  soi.  et  je  n'en 

•  aucun  concept,  sinon  celui  de  l'objet  d'une  intuition  sensible 
-féiiéral,  (jui  par  consé(iuent  est  le  même  pour  tous  les  pliéno- 

I  nés.  Il  n'y  a  point  do  catéfîories  (jui  le  fassent  concevoir, 
car  les  catégories  ne  valent  (\\ie  pour  l'intuition  empirique,  en  ce 
quelles  la  ramènent  à  un  concept  d'objet  en  général.  Un  usage 
pur  delà  catégorie  est  il  est  vrai  possible,  c'est-à-dire  sans  con- 
tradiction, mais  il  n'a  en  vérité  aucune  valeur  objective,  puisque 
la  catégorie  ne  se  rai)porte  à  aucune  intuition  qui  pourrait  en  rece- 
voir l'unile  d'un  objet;  car  la  catégorie  est  une  simple  fonction 
de  la  pensée  qui  no  me  fournit  aucun  objet,  mais  par  laquelle 

'  uienient  peut  être  pensé  ce  qui  est  donné  dans  l'intuition  ». 


260  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

pourraient  avoir   un   sens  par  rapport  à  ces  derniers,  t  ■ 
en  être  une  sorte  de  connaissance. 

Mais  dès  le  début  se  présente  ici  une  équivoque  qui  peut 
occasionner  une  grave  erreur  :  c'est  que  l'entendemenl. 
appelant  simplement  phénomène  un  objet  considéré  sou 
im  certain  rapport,  et  se  faisant  en  dehors  de  ce  rapport, 
en  même  temps,  une  représentation  d'un  objet  en  soi,  s.' 
persuade  qu'il  peut  aussi  se  faire  des  concepts  de  ce  genre 
d'objets  et,  comme  l'entendement  n'en  fournit  pas  d'autres 
que  les  catégories,  que  l'objet  au  moins  dans  ce  dernier 
sens  doit  pouvoir  être  conçu  par  de  purs  concepts  de 
l'entendement.  Il  est  ainsi  amené  à  prendre  le  concept 
entièrement  mdc^ermme  d'un  être  intelligible,  conçu  comme 
quelque  chose  de  tout  à  fait  en  dehors  de  notre  sensi- 
bilité, pour  le  concept  déterminé  d'un  être  que  nous  pour- 
rions connaître  de  quelque  manière  par  l'entendement. 

Si  par  noumène  nous  entendons  une  chose,  en  tant 
qu'elle  n'est  pas  un  objet  de  notre  intuition  sensible,  en 
faisant  abstraction  de  notre  manière  delà  percevoir, cette 
chose  est  un  noumène  au  sens  «éârafif.  Mais  si  nous  enten- 
dons par  Là  un  objet  d'une  intuition  non  sensible,  nou:=5 
admettons  un  mode  particulier  d'intuition,  à  savoir  l'in- 
tuition intellectuelle,  mais  qui  n'est  point  la  nôtre  et 
dont  nous  ne  pouvons  pas  même  envisager  la  possibilité;, 
ce  serait  alors  le  noumène  darts  le  sens  positif. 

La  théorie  de  la  sensibilité  est  donc  en  même  temps 
celle  des  noumènes  dans  le  sens  négatif,  c'est-à-dire  de 
choses  que  l'entendement  doit  concevoir  en  dehors  de  ce 
rapporta  notre  mode  d'intuition,  par  conséquent  comme 
choses  en  soi  et  non  plus  seulement  comme  phénomènes, 
mais  en  comprenant  dans  cette  abstraction  qu'il  ne  peut 
faire  aucun  usage  de  ces  catégories  d'un  tel  point  de  vue, 
puisque  celles-ci  n'ont  de  sens  que  par  rapport  à  l'unitô 
des  Intuitions  dans  l'espace  et  dans  le  temps  :  or  elles  ne 
peuvent  déterminer  cette  unité  au  moyen  de  concepts  de 
liaison  à  priori  qu'en  vertu  de  l'idéalité  de  l'espace  et  dU 
temps.  Là  oi\  ne  peut  se  trouver  cette  unité  [de  temps], 
dans  le  noumène  par  conséquent,  là  cosse  absolument  tout 
usage  et  même  toute  signification  des  catégories,  car  la 
possibilité  des  choses  qui  doivent  répondre  aux  catégories 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  267 

iM^  peut  être  envisagée.  Je  ne  puis  mieux  faire  à  cet  égard 
jue  de  renvoyer  à  ce  que  j'ai  dit  au  cominencement  de  !a 
lemarque  générale  du  précédent  chapitre.  On  ne  saurait 
dt-montrer  la  possibilité  d'une  cliose  par  le  fait  que  son 
'  oncejit  n'implique  pas  contradiction  :  il  faut  encore 
^'appuyel  sur  une  intuition  qui  lui  corresponde.  Si  donc 
nous  voulions  appliquer  les  catégories  à  des  objets  qui 
lie  sont  pas  considérés  comme  phénomènes,  il  nous  lau- 
trait  leur  donner  comme  fondement  une  autre  intuition 
([ue  l'intuition  sensible,  et  alors  l'objet  serait  un  nou- 
mène  dans  le  sem  positif.  Or  comme  une  telle  intuition,  je 
.eux  dire  l'intuition  intellectuelle,  est  tout  à  fait  en  dehors 
le  notre  facult»;  de  connaître,  Tlisage  des  catégories  ne 
peut  en  aucune  façon  s'étendre  au  delà  des  bornes  des 
objets  de  l'expérience.  Il  y  a  bien  sans  doute  des  êtres 
ititefligibles  correspondant  aux  êtres  sensibles;  il  peut 
même  y  avoir  des  êtres  intelligibles  auxquels  notre  faculté 
d'intuition  sensible  n'ait  aucun  rapport,  mais  nos  con- 
cepts intellectuels,  en  tant  que  simples  formes  de  la 
pensée  pour  notre  intuition  sensible,  ne  s'y  appliquent 
en  aucune  façon. Ce  que  nous  appelons  noumèno  ne  doit 
donc  être  entendu  (ju'au  sens  négatif  ~ 

Si  je  retranche  d'une  connaissance  fiupiiiiiur  iuuli' 
pensée  ([formée]  au  moyen  des  catégories)  il  ne  reste  au- 
cune connaissance  d'un  objet,  car  par  la  simple  intuition 
rien  n'est  pensé;  et  de  ce  que  se  produit  en  moi  cette  affec- 
lion  de  ma  sensibilité,  il  ne  s'ensuit  aucun  rapport  de 
celte  représentations  quelque  objet.  Que  si  au  contraire 
je  supprime  toute  intuition,  il  reste  toutefois  encore  h 
forme  de  la  pensée,  c'est-à-dire  la  manière  d'assigner  un 
objet  à  ce  divers  d'une  intuition  possible.  Les  catt'gorics 
ont  donc  beaucoup  plus  de  portée  quel'inluition  sensible, 
parce  qu'elles  pensent  des  objets  en  général,  sans  égard  à 
la  manièi'c  particulière  dont  ils  peuvent  être  donnés  (à  la 
•  nsibilité).  Mnis  idlesne  d(''terrninent  pas  pour  cela  une 
jdus  grande  sphère  d'objets,  puisqu'on  ne  saurait  admettre 
(|ue  des  objets  en  général  puissent  nous  être  donnés  sans 
présupposer  une  autre  sorte  d'intuition  (|ue  l'intuition 
sensible,  ce  à  quoi  nous  ne  sommes  nullement  autorisés. 
J'appelle   problématique  un  concept  qui  ne  renferme 


208  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

pas  de  contradiction  et  qui,  comme  limitation  de  con- 
cepts donnés,  se  rattache  à  d'autres  connaissances,  mais 
dont  la  réalité  objective  ne  peut  être  connue  d'aucuae 
façon.  Le  concept  d'un  noumène,  c'est-à-dire  d'une  chose 
qui  doit  être  conçue,  non  comme  objet  des  sens,  mais 
comme  un?  chose  en  soi  (uniquement  par  le  moyen  de 
l'entendement  pur)  n'est  nullement  contradictoire,  car 
on  ne  peut  affirmer  de  la  sensibilité  qu'elle  soit  la  seule 
espèce  d'intuition  possible.  En  outre  ce  concept  est 
nécessaire  pour  que  l'on  n'étende  pas  l'intuition  sensible 
jusqu'aux  choses  en  soi,  et  que  par  conséquent  on  res- 
treigne la  valeur  objective  de  la  connaissance  sensible 
(car  le  reste,  où  elle  n'atteint  pas,  on  l'appelle  justement 
noumène,  afin  de  bien  indiquer  par  là  que  celte  sorte  de 
connaissance  ne  peut  étendre  son  domaine  sur  tout  ce 
que  pense  l'entendement).  Mais  en  définitive  la  possibilité 
de  tels  noumènes  n'est  pas  imaginable,  et  en  dehors  de 
la  sphère  des  phénomènes,  il  n'y  a  plus  (pour  nous)  que 
le  vide.  En  d'autres  termes  nous  avons  un  entendement 
qui  s'étend  problématiquement  plus  loin  que  cette  sphère, 
mais  nous  n'avons  aucune  intuition,  nous  n'avons  même 
pas  le  concept  d'une  intuition  possible,  par  laquelle  des 
objets  pourraient  nous  être  donnés  et  l'entendement 
employé  assertoriquement  au  delà  du  champ  de  la  sensi- 
bilité. Le  concept  d'un  noumène  n'est  donc  qu'un  concept 
limitatif,  destiné  à  restreindre  les  prétentions  de  la  sensi- 
bilité, et  par  suite,  il  n'a  qu'un  usage  négatif.  Ce  n'est 
pas  cependant  là  une  fiction  arbitraire,  il  se  rattache  à  la 
limitation  de  la  sensibilité,  sans  pouvoir  toutefois  établir 
rien  de  positif  en  dehors  de  son  champ. 

La  division  des  objets  en  phénomènes  et  en  noumènes 
et  du  monde  en  monde  sensible  et  en  monde  intelligible 
ne  peut  donc  être  donnée  dans  un  sens  positif,  bien  qu'on 
puisse  certainement  admettre  celle  des  concepts  sensibles 
et  intellectuels,  car  on  ne  peut  assigner  à  ces  derniers 
aucun  objet,  et  ils  ne  peuvent  être  donnés  pour  ayant  une 
valeur  objective.  Quand  on  s'éloigne  des  sens,  comme7>t 
faire  comprendre  que  nos  catégories  (qui  seraient  pour 
des  noumènes  les  seuls  concepts  restants)  signifient  encore 
quelque  chose,  puisque,  pour  qu'elles  aient  un  rapport 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  200 

à  quelque  objet,  il  faut  quelque  chose  de  plus  que  l'unité 
(le  la  pensée,  à  savoir  une  intuition  possible  à  laquelle 
ces  catégories  puissent  être  appliquées?  Le  concept  d'un 
noumène  pris  d'une  manière  simplement  problématique 
reste  malgré  tout,  je  ne  dis  pas  seulement  admissible, 
mais  inévitable,  comme  concept  limitant  la  sensibilité. 
Mais  alors,  loin  que  le  noumène  soit  un  objet  intelligible 
particulier  pour  notre  entendement,  un  entendement 
auquel  il  appartiendrait  est  encore  un  problème:  le  pro- 
blème'de  [savoir  comment  l'entendement  pourrait]  con- 
naître un  objet  non  discursivement  au  moyen  des  caté- 
gories, mais  intuitivement  dans  une  intuition  non  sen- 
sible, alors  que  nous  ne  pouvons  nous  faire  aucune  idée 
de  la  possibilité  d'un  tel  objet.  Notre  entendement  ne 
reçoit  donc  ainsi  qu'une  extension  négative,  c'est-à-dire 
que  s'il  n'est  pas  limité  par  la  sensibilité,  s'il  la  limite  au 
contraire  en  appelant  noumènes  des  choses  en  soi  (envi- 
sagées autrement  que  comme  phénomènes),  il  se  pose 
aussi  à  lui-même  des  limites  qui  l'empêchent  de  les  con- 
naître par  le  moyen  des  catégories,  par  suite  de  les  con- 
cevoir autrement  que  comme  quelque  chose  d'inconnu. 
Je  trouve  cependant  dans  les  écrits  des  modernes  les 
expressions  de  monde  sensible  et  de  monde  intelligible  '  em- 
ployées dans  un  sens  qui  s'écarte  entièrement  de  celui 
des  anciens,  et  qui  n'offre  sans  doute  aucune  difficulté, 
mais  où  l'on  ne  trouve  rien  qu'une  vainc  logomachie. 
D'après  ce  sens,  il  a  plu  <à  quelques-uns  d'appeler  l'en- 
semble des  phénomènes,  en  tant  qu'il  est  saisi  dans 
l'intuition,  le  monde  sensible,  et  en  tant  au  contraire 
qu'on  en  conçoit  renchaînemcnt  suivant  des  lois  univer- 
selles, d'appeler  cet  ensemble  le  monde  intelligible, 
l'astronomie    théorique  qui  se   borne  à  observer  le  ciel 

Il  ne  faut  pas  substituer  :i  celte  oxprossion   celle  de  nw)\fh'. 

'cllcctuel  ooiunic  on  a  coutunie  do  le  faire  dans  les  ouvrafj;es 
allemands  :  car  il  n'y  a  que  Jes  connaissances  qui  soient  intel- 
lectuelles ou  sensibles.  Ce  qui  ne  peut  Otre  qu'un  objrl  de  l'une  ou 
do  l'autre  intuition,  les  objets  par  cons»Mpient.  doit  ttre  appelé 
(mal^Té  la  dureté  de  l'expression)  intelligible  ou  sensible  *. 

*  Cette  note  dont  j'abro^^c  la  dernièro  phrase  pour  n'en  con- 
server quo  ce  qui  s'applique  a  notPie  lanf;ue  et  pput  se  Iradiiiro 
eu  français,  est  une  addition  do  la  deuxième  édition.  —  J.  B. 


270  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

étoile  représenterait  le  premier  monde,  et  Tastronoraie 
contemplative  au  contraire  (expliquée  d'après  le  système 
de  Copernic  ou  d'après  les  lois  newtoniennes  de  la  gravi- 
tation) donnerait  l'idée  du  second.  Mais  un  tel  renverse- 
ment des  termes  n'est  qu'un  subterfuge  sophistique 
auquel  on  a  recours  pour  échapper  à  une  question  incom- 
mode, en  détournant  à  son  gré  le  sens  des  mots.  L'enten- 
dement et  la  raison  ont  sans  aucun  doute  leur  emploi  à. 
l'égard  des  phénomènes,  mais  on  demande  s'ils  cj^  ont 
encore  un  autre  quand  l'objet  n'est  pas  un  phéj^çpène 
(un  noumène),  et  c'est  dans  ce  sens  que  l'on  entend 
l'objet  quand  on  le  conçoit  comme  intelligible  en  lui- 
même,  c'est-à-dire  comme  donné  à  l'entendement  seul  et 
nullement  aux  sens.  La  question  est  donc  de  savoir  si 
outre  cet  usage  empirique  de  l'entendement  (que  l'on 
trouve  même  dans  la  représentation  newtonienne  du 
monde)  un  usage  transcendantal  est  encore  possible  qui 
s'applique  au  noumène  comme  à  un  objet,  et  c'est  la 
question  que  nous  avons  résolue  négativement. 

Quand  donc  nous  disons  que  les  sens  nous  représen- 
tent les  objets  tels  qu'ils  apparaissent,  et  l'entendement 
tels  qu'ils  sont,  cette  dernière  expression  doit  être  prise 
non  dans  un  sens  transcendantal,  mais  dans  un  sens 
em,pirique,  c'est-à-dire  qu'elle  désigne  les  objets  tels 
qu'ils  doivent  être  représentés  comme  objets  de  l'expé- 
rience, dans  l'enchaînement  général  'des  phénomènes,  et 
non  pas  suivant  ce  qu'ils  peuvent  être  en  soi,  indépen- 
damment de  toute  relation  à  une  expérience  possible  et 
partant  à  la  sensibilité  en  général,  ou  comme  objets  de 
l'entendement  pur.  En  effet  cela  nous  demeurera  tou- 
jours inconnu,  à  ce  point  que  nous  ne  savons  si  une 
telle  connaissance  transcendantale  (extraordinaire)  est 
possible  en  général,  du  moins  comme  connaissance 
soumise  à  nos  catégories  ordinaires.  Ce  n'est  qu'en 
shinissant  que  Ventendement  et  la  sensibilité  peuvent  déter- 
miner en  nous  des  objets.  Si  nous  les  séparons,  nous 
avons  des  intuitions  sans  concepts,  ou  des  concepts  sans 
intuitions  :  dans  les  deux  cas  des  représentations  que 
nous  ne  pouvons  rapporter  à  aucun  objet  déterminé. 

Si   après  tous  ces    éclaircissements   quelqu'un  hésite 


ANALYTIQUE  TRÀNSCENDANTALE  271 

encore  à  renoncer  à  l'usage  purement  transcendantal  des 
catégories,  qu'il  essaie  de  s'en  servir  pour  une  affirma- 
tion synthétique.  Je  ne  parle  pas  des  assertions  analy- 
tiques, qui  ne  font  pas  faire  un  pas  de  plus  à  l'entende- 
ment, et  où,  comme  celui-ci  n'est  occupé  que  de  ce  qui  déjà 
est  pensé  dans  le  concept,  il  laisse  indécise  la  question 
de  savoir  si  ce  concept  en  soi  se  rapporte  à  des  objets 
ou  s'il  signifie  seulement  l'unité  de  la  pensée  en  général 
(laquelle  fait  complètement  abstraction  de  la  manière 
dont  l'objet  peut  être  donnée);  il  lui  suffit  de  connaître 
ce  qui  est  contenu  dans  son  concept;  à  quoi  son  concept 
peut-il  se  rapporter?  peu  lui  importe.  Qu'on  fasse  donc 
cet  essai  sur  quelque  principe  synthétique  et  soi-disant 
transcendantal  tel  que  celui-ci  .  tout  ce  qui  est  existe 
comme  substance,  ou  comme  détermination  inhérente  à 
la  substance,  tout  contingent  existe  comme  effet  d'une 
autre  «hose,  c'est-à-dire  de  sa  cause,  etc.  Maintenant  je 
demande  où  l'on  prendra  ces  propositions  synthétiques, 
si  la  valeur  des  concepts  n'est  pas  relative  à  une  expé- 
rience possible,  mais  s'étend  aux  choses  en  soi  [aux  non- 
mènes)!  Où  est  ici  le  troisième  terme  qu'exige  toute  pro- 
position synthétique  pour  lier  l'un  à  l'autre  des  concepts 
qui  n'ont  entre  eux  aucune  parenté  logique  (analytique)? 
Ou  ne  prouvera  jamais  une  telle  proposition,  et  qui  plus 
est  on  ne  pourra  jamais  justifier  la  possibilité  dune 
assertion  pure  de  ce  genre,  sans  avoir  égard  ù  l'usage 
empirique  de  l'entendement,  et  sans  renoncer  ainsi  com- 
plètement au  jugement  pur  et  dégagé  de  tout  élément  sen- 
sible. Le  concept  d'objets  purs,  simplement  intelligibles, 
est  donc  entièrement  vide  de  principes  qui  fondent 
son  application,  puisqu'on  ne  peut  imaginer  aucune 
manière  pour  ces  objets  de  nous  être  donnés,  et  la 
pensée  problématique  qui  leur  laisse  cependant  une 
place  ouverte  ne  sert,  comme  un  espace  vide,  qu'à 
limiter  les  principes  empiriques,  sans  renfermer  ni  indi- 
quer un  autre  objet  de  la  connaissance  en  dehors  de  leur 
sphère. 


APPENDICE 

De  l'amphibolie  des  concepts  de  la  réflexion 
résultant  de  l'usage  empirique  de  l'entendement 
et  de  son  usage  transcendantal. 


La  réflexion  [reflexio)  ne  s'occupe  pas  des  objets  mêmes 
pour  en  acquérir  des  concepts,  mais  elle  est  l'état  de 
l'esprit  où  nous  nous  préparons  à  découvrir  des  condi- 
tions subjectives  qui  nous  permettent  d'arriver  à  des 
concepts.  Elle  est  la  conscience  du  rapport  de  représen- 
tations données  à  nos  différentes  sources  de  connais- 
sance, lequel  permet  seul  de  déterminer  exactement  leur 
rapport  entre  elles.  La  première  question  qui  se  présente 
avant  toute  étude  de  notre  représentation  est  celle-ci  : 
dans  quelle  faculté  de  connaître  se  rencontrent-elles? 
Est-ce  par  l'entendement,  est-ce  par  les  sens  qu'elles  sont 
liées  et  comparées?  Il  y  a  bien  des  jugements  qu'on 
admet  par  l'habitude,  ou  qu'on  lie  par  inclination;  mais 
parce  qu'aucune  réflexion  ne  les  précède  ou  ne  les  suit 
pour  en  faire  la  critique,  on  les  tient  pour  des  jugements 
qui  ont  leur  source  dans  l'entendement.  Tous  les  juge- 
ments n'ont  pas  besoin  d'un  e.r amen,  c'est-à-dire  n'exigent 
pas  que  l'attention  remonte  aux  principes  de  la  vérité; 
car  quand  ils  sont  immédiatement  certains  comme  celui- 
ci  par  exemple  rentre  deiix  points  il  ne  peuty avoir  qu'une 
ligne  droite,  on  ne  saurait  indiquer  une  marque  plus 
immédiatede  la  vérité  que  la  chose  même  qu'ils  expriment. 
Mais  tous  les  jugements,  c'est-à-dire  toutes  les  comparai- 
sons ont  besoin  de  réflexion,  c'est-à-dire  exigent  qu'on  dis- 
tingue à  quelle  faculté  appartiennent  les  concepts  donnés. 


ANALYTIOUE  TRANSCENDANTALE  273 

L'acte  par  lequel  je  rapproche  la  comparaison  des 
représentations  en  général  de  la  faculté  de  connaître 
où  elle  a  lieu,  et  par  lequel  je  distingue  si  c'est  comme 
appartenant  à  l'entendement  pur  ou  à  l'intuition  sen- 
sible qu'elles  sont  comparées  entre  elles,  je  l'appelle 
réflexion  transcendaniale.  Mais  les  rapports  suivant  les» 
quels  les  concepts  peuvent  se  rattacher  les  uns  aux 
autres  dans  ua  état  d'esprit  sont  ceux  d'identité  et  do 
diversité,  de  convenance  et  de  disconvenance,  d'intérieur  et 
d'ej-térieur,  enlin  de  déterminable  et  de  détermination  {ma- 
tière  et  forme).  L'exacte  détermination  de  ces  rapports 
repose  sur  la  question  de  savoir  dans  quelles  facultés  de 
connaître  ces  concepts  se  rattachent  les  uns  aux  autres, 
si  c'est  dans  la  sensibilité  ou  dans  l'entendement.  Car 
celte  dernière  différence  entraîne  une  grande  différence 
dans  la  manière  dont  on  doit,  penser  les  concepts.  • 

Avant  de  prononcer  un  jugement  objectif  quelconque, 
nous  comparons  les  concepts  pour  arriver  à  Videntité  (de 
plusieurs  représentations  sous  concept)  en  vue  d'un  juge- 
ment universel,  ou  à  la  diversité,  pour  produire  des  juge- 
ments particuliers,  à  la  contenance,  ce  qui  donne  lieu  à  des 
jugements  affirmatifs,  ou  à  la  disconvenance,  ce  qui  donne 
lieu  à  des  jugements  négatifs,  etc.  D'après  cela  nous  de- 
\  lions,  ce  semble,  appeler  concepts  de  comparaison  (con- 
ceplus  comparalionis)  les  concepts  indiqués.  Mais  comme, 
quand  il  ne  s'agit  pas  de  la  forme  logique  des  concepts 
mais  de  leur  contenu,  c'est-à-dire  de  la  question  de  savoir 
bi  les  choses  mêmes  sont  identiques  ou  diverses,  si 
elles  conviennentou  non,  etc.,  les  choses  peuvent  avoir  un 
double  rapport  à  notre  faculté  de  connaître,  c'cst-à-dir<î 
piiuvent  se  rapporter  à  la  sensibilité  et  à  l'entendement,  et 
que  la  manière  dont  elles  se  raltachentles  unes  aux  autres 
dépend  de  Ofiie  situation;  la  réflexion  transcendantale. 
c'est-à-dire  le  rapport  des  représentations  données  à  l'un 
ou  l'autre  mode  de  connaissance,  pourra  seule  déter- 
«liner  leur  rapport  entre  elles,  et  la  question  de  savoir 
Bi  les  choses  sont  identi<{ueg  ou  diverses,  si  elles  se  con- 
viennent ou  non,  etc.,  ne  pourra  être  décidée  immédiat<^- 
ment  parles  concepts  ««x-mêmes,  au  moyen  d'une  simple 
/comparaison  (c^mparaiio).  On  ne  |»ourra  la  résoudre  qu'en 


274  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

distinguant  le  mode  de  connaissance  auquel  elles  appar- 
tiennent au  moyen  d'une  réflexion  ireflexio)  transcendan- 
tale.  On  peut  alors  dire  que  la  réflexion  logique  est  une 
simple  comparaison,  puisqu'on  y  fait  abstraction  de  la 
faculté  de  connaître  à  laquelle  les  représentations  don- 
nées appartiennent,  et  on  doit  les  prendre  comme  équi- 
valentes pour  ce  qui  est  de  leur  siège  dans  l'esprit;  au 
contraire  la  réflexion  transcendantale  (qui  se  rapporte 
aux  objets  mêmes)  contient  le  principe  de  la  possibilité 
de  la  comparaison  objective  des  représentations  entre 
elles;  elle  est  par  suite  très  différente  de  l'autre,  puisque 
la  faculté  de  connaître  à  laquelle  elles  appartiennent 
n'est  pas  la  même.  Cette  réflexion  transcendantale  est  un 
devoir  auquel  ne  saurait  se  soustraire  qui  veut  porter 
à  priori  quelque  jugement  sur  les  choses.  Nous  allons 
l'entreprendre  maintenant,  et  nous  n'en  tirerons  pas  peu 
de  lumière  pour  déterminer  la  fonction  propre  de  l'en- 
tendement. 

1»  Identité  et  diversité.  —  Quand  un  objet  s'offre  à  nous 
plusieurs  fois,  mais  chaque  fois  avec  exactement  les  mêmes 
déterminations  (qualité  et  quantité),  il  est,  si  on  le  consi- 
dère comme  un  objet  de  l'entendement  pur,  toujours  le 
même,  non  pas  plusieurs  objets,  mais  une  seule  chose 
[numerica  identitus);  si  au  contraire  il  est  envisagé  comme 
phénomène,  il  ne  s'agit  plus  de  comparer  les  concepts, 
mais  quelque  identique  que  tout  puisse  être  à  ce  point  do 
vue,  la  diversité  des  lieux  qu'occupe  le  phénomène  dans 
le  même  temps  est  un  principe  suffisant  de  la  diversité 
numérique  de  l'objet  (des  sens).  Ainsi  dans  deux  gouttes 
d'eau  on  peut  faire  abstraction  de  toute  diversité  intrin- 
sèque (de  qualité  ou  de  quantité)  et  il  suffit  qu'on  les 
aperçoive  en  même  temps  dans  des  lieux  différents,  pour 
les  regarder  comme  numériquement  distinctes.  Leibnitz 
prenait  les  phénomènes  pour  des  choses  en  soi,  par  con- 
séquent pour  des  intelligibilia,  c'est-à-dire  pour  des  objets 
de  l'entendement  pur  (bien  qu'il  les  désignât  du  nom  de 
phénomènes  à  cause  des  représentations  que  nous  en 
'avons),  et  à  ce  point  de  vue  son  principe  des  indiscernables 
(principium  identibatis  indiscernibilium)  était  certainement 
inattaquable.  Mais  comme  ce  sont  en  fait  des  objets  de  la 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  275 

sensibilité,  et  que  l'usage  de  l'entendement. à  leur  égard 
n'est  pas  pur  mais  simplement  empirique,  la  pluralité  et 
la  diversité  numériques  sont  déjà  données  par  l'espace 
même,  comme  la  condition  des  phénomènes  extérieurs. 
En  effet  une  partie  de  l'espace,  quoique  parfaitement  sem- 
blable et  égale  à  une  autre,  est  cependant  hors  d'elle,  et 
elle  est  précisément  pour  cela  une  partie  différente  de 
cette  autre  partie  qui  s'ajoute  à  elle  pour  constituer  un 
espace  plus  grand,  et  il  en  doit  être  de  même  de  toute  chose 
qui  est  en  plusieurs  endroits  de  l'espace  à  la  fois,  quelle 
qu'en  puisse  être  l'homogénéité. 

2°  Convenance  et  disconvenance.  —  Quand  la  réalité  ne 
nous  est  représentée  que  par  l'entendement  pur  {réalitas 
noumenon),  on  ne  conçoit  pas  qu'il  puisse  y  avoir  entre  les 
réalités  aucune  disconvenance,  c'est-à-dire  un  rapport  tel 
que,  unies  dans  un  sujet,  elles  suppriment  réciproque- 
ment leurs  effets,  et  que  3  —  3=0.  Au  contraire  les 
réalités  phénoménales  {realitas  phœnomenon)  peuvent  cer- 
tainement être  opposées  entre  elles  et,  unies  dans  le 
même  sujet,  annihiler  les  effets  l'une  de  l'autre  en  tota- 
lité ou  en  partie,  comme  par  exemple  deux  forces  mo- 
trices agissant  sur  une  même  ligne  droite,  en  tant  qu'elles 
tirent  ou  poussent  un  point  dans  des  directions  opposées, 
ou  comme  le  plaisir  et  la  douleur  qui  se  font  équilibre. 

'6^  Intérieur  et  extérieur.  —  Dans  un  objet  de  l'entende- 
ment pur,  il  n'y  a  d'intérieur  que  ce  qui  n'a  aucun  rap- 
port (au  point  de  vue  de  l'existence)  à  quelque  chose 
d'autre  que  lui.  Au  contraire  les  déterminations  inté- 
rieures d'une  substantia  phœnomœnon  dans  l'espace  no 
sont  qu'un  ensemble  de  pures  relations.  Nous  ne  con- 
naissons la  substance  dans  l'espace  que  par  les  forces 
qui  agissent  en  certains  points  de  cet  espace,  soit 
|)our  y  attirer  d'autres  forces  (attraction),  soit  pour 
h's  empêcher  d'y  pénétrer  (répulsion  et  impénétrabilité). 
D'autres  propriétés  constituant  le  concept  de  la  substance 
qui  apparaît  dans  l'espace  et  que  nous  appelons  matière, 
nous  n'en  connaissons  pas.  Comme  objet  de  l'entendement 
pur  au  contraire,  toute  substance  doit  avoir  des  détermi- 
nations intérieures  et  des  forces  qui  se  rapportent  à  sa 
réalité-  intrinsèque.  Mais  que  puis-je  concevoir   comme 


276  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PUBE 

accidents  intérieurs,  sinon  ceux  que  me  présente  mon 
gens  intime,  c'est-à-dire  ce  qui  est  en  lui-même  une  pensiu^ 
ou  analogue  à  la  pensée?  Aussi  Leibnitz  faisait-il  de 
toutes  les  substances,  par  le  fait  qu'il  se  les  représentait 
toutes  comme  des  noumènes,  et  même  des  cléments  de  h\ 
matière,  après  en  avoir  retranché  tout  ce  qui  peut  signi- 
fier quelque  relation  extérieure^etpar  suite  /a  composition, 
des  sujets  simples  doués  de  la  faculté  représentative,  en 
un  mot  des  monades. 

4°  Matière  et  forme,  —  Ce  sont  là  deux  concepts  qui 
servent  de  fondement  à  toute  autre  réflexion^  tant  ils  sonl 
liés  inséparablement  à  tout  usage  de  l'entendement.  Le 
premier  signifie  le  déterminable  en  général,  le  deuxième 
sa  détermination  (l'un  et  l'autre  dans  le  sens  transcen- 
dantal,  puisqu'on  fait  abstraction  de  toute  diversité  de  ce 
qui  est  donné  et  de  la  manière  dont  il  est  déterminé).  U< 
logiciens  appe-laient  autrefois  matière  le  général,  etforni!' 
la  différence  spécifique.  Dans  tout  jugement  on  peut  ap- 
peler matière  logique  (du  jugement)  les  concepts  donnas 
et  forme  du  jugement  leur  rapport  établi  au  moyen  de  la 
copule.  Dans  tout  être  les  éléments  constitutifs  [essentialia) 
en  sont  la  matière;  la  manière  dont  ces  éléments  sont  unis 
dans  une  chose  est  la  forme  essentielle.  En  outre,  par  rap- 
port aux  choses  en  général,  la  réalité  illimitée  était  regardée 
comme  la  matière  de  toute  possibilité  et  sa  limitation  (sa 
négation)  comme  la  forme  par  laquelle  une  chose  se  dis- 
tingue d'une  autre  suivant  des  concepts  transcendantaux. 
L'entendement  en  effet  exige  d'abord  que  quelque  chose 
soit  donné  (au  moins  dans  le  concept)  pour  pouvoir  h' 
déterminer  d'une  certaine  manière.  La  matière  précèd 
donc  la  forme  dans  le  concept  de  l'entendement  pur,  < 
c'est  pourquoi  Leibnitz  admettait  d'abord  des  choses  (dr 
monades),  et  ensuite  une  faculté  représentative  inhérent 
à  ces  choses,  sur  laquelle  il  pût  fonder  leurs  rapporî 
extérieurs  et  le  commerce  de  leurs  états  (c'est-à-dire  »i 
leurs  représentations).  L'espace  et  le  temps  étaient  donc 
possibles,  le  premier  uniquement  par  le  rapport  des 
substances,  le  second  par  renchaînenient  de  leurs  déter- 
minations entre  elles  comme  principes  et  conséquences. 
11  en  devrait  être  dans  le  fait  ainsi,  si  l'entendement  pur 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTÀLE  277 

pouvait  être  rapporté  immédiatement  aux  objets,  et  si 
l'espace  et  le  temps  étaient  des  déterminations  des  choses 
(  n  soi.  Mais  s'ils  ne  sont  que  des  intuitions  sensibles, 
'Inns  lesquelles  nous  déterminons  tous  les  objets  seule- 
ment à  titre  de  pliénomènes,  la  forme  de  l'intuition 
(comme  constitution  subjective  de  la  sensibilité)  précède 
loute  matière  (les  sensations),  et  par  conséquent  l'espace 

(  le  temps  précèdent  tous  les  phénomènee  et  tontes  les 
ionnées  de  l'expérience»  et  bien  plus  rendent  cette  expé- 

ience  possible.  Le  philosophe  intellectualiste  ne  pouvait 

upporter  que  la  forme  dût  précéder  les  choses  mêmes  et 
déterminer  leur  possibilité  ;  cette  remarque  était  tout  à 
IViit  justCj  comme  il  l'entendait,  admettant  que  nous  per- 
•  cvons  les  choses  telles  qu'elles  sont  (encore  que  notre 
I  oprésentation  en  soit  confuse).  Maift  comme  l'intuition 

•nsible  est  une  condition  toute  particulière  et  subjective, 
qui  sert  *  priori  de  fondement  à  toute  perception  et  dont 
la  l'orme  est  à  l'origine,  la  forme  seule  est  donnée  par 
L'ile-méme;  et  bion  loin  que  la  matière  (ou  les  choses 
mêmes  qui  apparaissent)  doive  servir  do  fondement 
(conmie  on  devrait  le  juger  d'après  1<3S  seuls  concepts), 
la  possibilité  suppose  au  contraire  une  intuition  for- 
melle (l'espace  et  le  temps)  comme  donn*.^»'. 


Remarque  sur  Vamphibolie  des  concepts  de  la  réflexion. 

Qu'on  me  permette  de  désigner  sous  le  nom  de  lieu  trans- 
ctnidantal  la  place  que  nous  assignons  à  un  concept,  soit 
Mans  la  sensibilité,  soit  dans  l'entendement  pur.  Do  cette 
manière  on  appellerait  topique  trunscendantalcia.  détermi- 
nation de  la  place  qui  convient  à  chaque  concept  suivant 
l'usage  qui  lui  est  propre,  et  l'indication  des  règles  à  suivre 
pour  déterminer  ce  lieu  pour  tous  les  concepts.  Cette  doc- 
trine, en  distinguant  toujours  à  quolle  faculté  de  connaître 
h'R  concepts  appartiennent  en  pro(»re,  nous  j»r('scrverait  in- 
i  iilliblem<mt  des  surprises  de  riMibuidement  pur  et  des 
illusions  qui  en  résultent.  On  peut  appeler  lieu  loyique  tout 
concept,  tout  titre  dans  lequel  rentrent  plusieur.s  connais- 


278  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

sances.  Tel  est  le  principe  de  la  topique  logique  d*Ari$tote, 
dont  les  rhéteurs  et  les  orateurs  pouvaient  se  servir  pour 
chercher,  sous  certains  titres  de  la  pensée,  ce  qui  conve- 
nait le  mieux  à  la  matière  proposée  et  pour  en  raisonner 
avec  une  apparence  de  profondeur,  ou  en  bavarder  abon- 
damment. 

La  topique  transcendantale  ne  contient  au  contraire 
que  les  quatre  précédents  titres  de  toute  comparaison  et  de 
toute  distinction,  et  ces  titres  se  distinguent  des  catégories 
en  ce  qu'au  lieu  de  l'objet  considéré  suivant  ce  qui  cons- 
titue son  concept  (quantité,  réalité)  ils  représentent  uni- 
quement, dans  toute  sa  diversité,  la  comparaison  des 
représentations  qui  précèdent  le  concept  des  choses.  Mais 
cette  comparaison  réclame  d'abord  une  réflexion,  c'esWi- 
dire  une  détermination  du  lieu  auquel  appartiennent  les 
représentations  des  choses  comparées,  car  il  s'agit  de 
savoir  si  c'est  l'entendement  pur  qui  les  pense,  ou  la  sen- 
sibilité qui  les  donne  dans  le  phénomène. 

On  peut  comparer  logiquement  les  concepts  sans  s'in- 
quiéter de  savoir  à  quoi  se  rattachent  leurs  objets,  s'ils 
appartiennent  à  l'entendement  comme  noumènes  ou  à  la 
sensibilité  comme  phénomènes.  Mais  si  avec  ces  concepts 
nous  vouions  arriver  aux  objets,  nous  avons  besoin  aupa- 
ravant d'une  réflexion  transcendantale  qui  détermine  pour 
quelle  faculté  de  connaître  ils  doivent  être  objets,  si  c'est 
pour  l'entendement  pur  ou  pour  la  sensibilité.  Sans  cette 
réflexion,  je  fais  de  ces  concepts  un  usage  très  incertain, 
et  ainsi  se  produisent  de  prétendus  principes  synthétiques 
que  la  raison  critique  ne  peut  reconnaître,  et  qui  ont 
uniquement  leur  racine  dans  une  amphibolie  transcen- 
dantale, c'est-à-dire  dans  une  confusion  de  l'objet  de 
l'entendement  pur  avec  le  phénomène. 

Faute  d'une  telle  topique  transcendantale,  trompé  par 
Famphibolie  des  concepts  de  la  réflexion,  l'illustre 
Leibnitz  construisit  un  système  intellectuel  du  monde,  ou 
])lutôtil  crut  connaître  la  constitution  intime  des  choses, 
en  se  bornant  à  comparer  tous  les  objets  avec  l'entende- 
ment et  avec  les  concepts  formels  et  abstraits  de  la 
pensée.  Notre  table  des  concepts  de  la  réflexion  nous 
procure  cet  avantage  inattendu  de  mettre  devant  nos  yeux 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  279 

le  caractère  distinctif  de  sa  doctrine  dans  toutes  ses 
part'ies,  et  en  même  temps  le  principe  fondamental  de 
cette  façon  de  penser  qui  lui  est  propre,  et  qui  repose 
simplement  sur  un  malentendu.  Il  comparait  toutes 
choses  entre  elles  au  moyen  des  seuls  concepts,  et  il  ne 
trouva,  comme  il  est  naturel,  d'autres  diflérences  que 
celles  par  lesquelles  l'entendement  distingue  ses  concepts 
purs  les  uns  des  autres.  Les  conditions  de  l'intuition 
sensible  qui  portent  en  elles  leur  propre  différence,  il  ne 
les  tenait  pas  pour  originaires,  car  la  sensibilité  n'était 
pour  lui  qu'une  espèce  de  représentation  confuse  et  non 
point  une  source  particulière  de  représentations  ;  il 
voyait  dans  le  phénomène  la  représentation  de  la  chose 
en  soi,  mais  une  représentation  distincte,  quant  à  la  forme 
logique,  de  la  connaissance  par  entendement,  puisqu'en 
particulier,  par  faute  habituelle  d'analyse,  elle  introduit 
dans  le  concept  de  la  chose  un  certain  mélange  de  repré- 
sentations accessoires  que  l'entendement  sait  en  écarter. 
En  un  mot  Leibnitz  intellectualisait  les  phénomènes 
comme  Locke  avait,  avec  son  système  de  noocjonie  (s'il 
m'est  permis  de  me  servir  de  cette  expression),  sensualiscle^ 
concepts  de  l'entendement,  c'est-à-dire  les  avait  donnés 
comme  des  concepts  de  la  réflexion,  empiriques  mais 
abstraits.  Au  lieu  de  chercher  dans  l'entendement  et  dans 
la  sensibilité  deux  sources  tout  à  fait  séparées  de  repré- 
sentation, mais  qui  ont  besoin  d'être  unies  pour  produire 
des  jugements  sur  les  choses  ayant  une  valeur  objective, 
chacun  de  ces  deux  grands  hommes  s'attachait  seulement 
à  l'une  d'elles,  celle  qui  dans  shi\  opinion  se  rapportait 
immédiatement  aux  choses  mêmes,  tandis  que  l'autre  ne; 
faisait  que  confondre  ou  ordonner  les  représentations  d« 
la  première. 

Leibnitz  comparait  donc  entre  eux  les  objets  des  sens 
pris  comme  choses  en  général,  uniquement  dans  l'enlen- 
doment  : 

i°  En  tant  qii'ils  doivent  être  jugés,  par  celle  faculté» 
identiques  ou  indifférents.  Or  comme  il  n'avait  devant  les 
yeux  que  les  concepts  de  ces  objets  et  non  leur  place  dans 
l'intuition,  dans  laquelle  seule  les  objets  peuvent  être 
donnés,  et  qu'il  laissait  tout  à  fait  hors  de  son  attention  le 


280  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

lieu  Iransrendantai  de  ces  concepts  (c'est-à-dire  la  ques- 
tion de  savoir  si  l'objet  doit  être  rangé  parmi  les  phéno- 
mènes oii  pafmi  les  choses  en  soi),  il  ne  pouvait  manquer 
d'étendre  son  principe  des  indiscernables,  qui  n'a  d« 
valeur  que  pour  les  concepts  des  choses  en  général,  aux 
objets  des  seits  [mundus  phaenomenon),  et  de  croire  qu'il 
n'avait  pas  par  là  médiocrement  étendu  la  connaissance 
de  \â  tlatiire.  Sans  doute,  si  je  connais  une  goutte  d'eau 
comme  une  chose  en  &oi,  dails  ses  déterminations  intrin- 
sèques, je  ne  puis  laisser  tenir  aucune  autre  chose  pour 
différente  d'elle,  si  tout  le  concept  de  la  seconde  est  iden- 
tique à  celui  de  la  preinière.  Mais  si  cette  goutte  d'eau 
est  iin  phéhomène  daris  l'espacej  il  n'a  pas  seulertietit  sa 
place  dans  l'entendement  (parmi  les  concepts)  mais  dans 
l'intuition  extérieure  sensible  '(l'espace)»  et  coinme  les 
lieux  physiques  sont  tout  à  fait  indifférents  aux  détermi- 
nations intrinsèques  des  choses,  un  Heu  =  b  peut  i'ecc- 
voir  une  chose  absolument  semblable  à  une  autre  sise  en 
un  lieu  =  a,  tout  aussi  bien  que  si  la  première  était 
intrinsèquement  distincte  de  la  seconde.  La  différence  des 
lieux,  sans  autres  conditions,  et  déjà  par  elle-même^  rend 
non  seulement  possible  mais  nécessaire  la  pluralité  et  la 
distinction  des  objets,  comme  phénomènes.  Cette  loi  appa- 
rente des  indiscernables  n'est  donc  pas  une  loi  de  lé. 
nature.  Ce  n'est  qu'une  règle  analytique,  ou  comparaison 
des  choses  par  simples  concepts. 

2"  Le  principe  que  les  réalités  (coranie  simples  affirma- 
tiotis)  ne  sont  jamais  logiquement  contraires  les  unes  aux 
autres  est  un  principe  tout  à  fait  vrai  quant  au  rapport 
des  concepts»  mais  qui  ne  signifie  rien,  soit  à  l'égard  de 
la  nature,  soit  d'une  façon  générale  à  l'égard  d'une  chose 
en  soi  (dont  nous  n'avons  d'ailleurs  aucun  concept)*  Car 
il  y  a  une  contradiction  réelle  là  où  A  —  B  =  0,  c'est-à- 
dire  là  où,  deux  réalités  étant  liées  dans  un  sujet»  l'une 
supprime  l'effet  de  l'autre,  comme  les  obstacles  et  les 
oppositions  de  la  nature  le  mettent  incessamment  bous 
nos  yeux,  choses  qui  reposant  néanmoins  sur  des  forces 
doivent  être  appelées  realitates  phaenomena.  La  mécanique 
générale  peut  donner  la  condition  empirique  de  cette 
contradiction  dans  une  règle  à  prioH,  en  observant  Toppo* 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  281 

sitlon  des  directions  suivies  :  une  condition  dont  le 
concept  iranscendantal  de  la  réalité  ne  sait  rien  du 
tout.  Bien  que  M.  de  Leibnitz  n'ait  pas  proclamé  ce 
principe  avec  toute  la  pompe  d'un  principe  nouveau,  il 
ne  s'en  est  pas  moins  servi  pour  des  affirmations  nou- 
velles, et  ses  successeurs  l'ont  introduit  expressément 
dans  leur  système  leibnitzien-wolfien.  D'après  ce  prin- 
cipe, par  exemple,  tous  les  maux  ne  sont  que  des  suites 
do  la  limitation  des  créatures,  c'est-à-dire  des  négations, 
parce  que  la  négation  est  la  seule  chose  qui  soit  contra- 
dictoire à  la  réalité  (ce  qui  est  vrai  en  effet  dans  le  simple 
con<îept  d'une  chose  en  général,  mais  ce  qui  ne  l'est  plu» 
dos  choses  considérées  comme  phénomènes)»  Pareillement 
les  disciples  de  ce  philosophe  trouvent,  non  seulement 
possible,  mais  aussi  naturel  de  réunir  en  un  être  toute 
réalité,  sans  avoir  à  craindre  aucune  opposition,  parce 
qu'ils  n'en  connaissent  pas  d'autre  que  celle  de  la  con- 
tradiction qui  rend  impossible  le  concept  d'une  chose, 
et  oublient  celle  du  dommage  réciproque  qui  se  produit 
quand  lin  principal  détruit  l'eftet  d'un  autre,  mais  que 
nous  ne  pouvons  nous  représenter  sans  en  demander  les 
conditions   à  la  sensibilité. 

3"  La  monadologie  de  Leibnitz  n'a  pas  d'autre  princip»^ 
pînon  que  ce  philosophe  représentait  la  distinction  de 
!  intérieur  et  de  l'extérieur  uniquement  dans  son  rap- 
port à  l'entendement.  Les  substances  en  général  doivent 
avoir  quelque  chose  dintérieur  qui  soit  par  suite  affranchi 
(le  tout  rapport  extérieur  et  donc  du  toute  composition. 
Le  simple  est  donc  le  fondement  de  l'intérieur  des  choses 
•  n  soi.  Mais  l'intérieur  de  leur  état  ne  peut  pas  tonsister 
non  plus  dans  le  lieu,  la  figure,  le  contact  ou  lo  mouve- 
ment (déterminations  qui  sont  toutes  des  rapports  exté- 
rieurs), et  nous  ne  pouvons  par  conséquent  attribuer  aux 

Mbstnnces  aucun  autre  état  interne  que  celui  par  lequel 
noua  déterminons  notre  gens  même,  en  ce  qu'il  a  d'in- 
time, l'état  des  rcpvcseptfitionf.  C'est  ainsi  qu'on  en  arrive 
A  constituer  la  trame  do  l'univers  avec  des  monades  dont 
la  foire  active  ne  consista»  qu'en  représentations,  par  les- 
(luelles  elles  n'agissent  proprement  qu'en  elles-mêmes. 
Mais  par  la  même  raison   son  principe  du  commerce 


282  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

possible  des  substances  eatre  elles  devait  être  une  har- 
monie préétablie,  ne  pouvant  pas  être  une  influence 
physique.  En  effet  puisque  toute  substance  n'a  affaire  qu'à 
l'intérieur  d'elle-même,  c'est-à-dire  qu'à  ses  représenta- 
tions, l'état  des  représentations  d'une  substance  ne  pou- 
vait se  trouver  dans  un  rapport  d'action  avec  celui  d'une 
autre  substance,  mais  il  fallait  qu'une  troisième  cause, 
influant  sur  toutes  ensemble,  fit  correspondre  leurs 
états  entre  eux,  et  cela  non  par  une  assistance  occa- 
sionnelle et  donnée  dans  chaque  cas  particulier  [systema 
assistentiae),  mais  par  l'unité  de  l'idée  d'une  seule  cause 
valant  pour  tous  les  cas,  dont  elles  reçussent  toutes, 
suivant  des  lois  générales,  leur  existence  et  leur  perma- 
nence, par  suite  aussi  leur  correspondance  mutuelle. 

4°  Le  fameux  système  de  Leibnitz  sur  le  temps  et  Fespace, 
qui  consistait  à  intellectualiser  ces  formes  de  la  sensi- 
bilité, avait  tout  simplement  sa  source  dans  la  même 
illusion  de  la  réflexion  transcendantale.  Si  je  veux  me 
représenter  par  le  simple  entendement  les  rapports  exté- 
rieurs des  choses,  cela  ne  peut  avoir  lieu  qu'au  moyen 
d'un  concept  de  leur  action  réciproque,  et  si  je  dois  lier 
l'état  d'une  chose  à  un  autre  état  de  cette  même  chose,  il 
faut  nécessairement  que  je  me  place  dans  l'ordre  des 
principes  et  des  conséquences.  C'est  ainsi  que  Leibnitz  se 
représentait  l'espace  comme  un  ordre  déterminé  dans  le 
commerce  des  substances,  et  le  temps  comme  la  série 
dynamique  de  leurs  états.  Mais  ce  que  tous  deux  semblent 
avoir  de  propre  et  d'indépendant  des  choses,  il  l'attribuait 
à  la  confusion  de  ces  concepts  qui  fait  regarder  comme 
une  intuition  existant  par  elle-même  et  antérieure  aux 
choses  mêmes,  ce  qui  n'est  qu'une  forme  de  rap- 
ports dynamiques.  L'espace  et  le  temps  étaient  donc  pour 
lui  la  forme  intelligible  de  la  liaison  des  choses  en  soi 
(des  substances  et  de  leurs  états).  Quant  aux  choses 
mêmes,  il  les  regardait  commedes  substances  intelligibles 
{sabstantiae  noumena).  Il  voulait  pourtant  faire  passer  ces 
concepts  pour  des  phénomènes,  parce  qu'il  n'accordait 
à  la  sensibilité  aucun  mode  propre  d'intuition,  mais  qu'il 
cherchait  même  la  représentation  empirique  des  objets 
dans  l'entendement,  et  qu'il  ne  laissait  aux  sens  que  la 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  283 

misérable    fonction    de    confondre    et    de    défigurer  les 
représentations  de  l'entendement. 

Quand  bien  même  nous  pourrions  juger  synthétique- 
ment  des  choses  en  soi  à  l'aide  de  l'entendement  pur  (ce 
qui  est  impossible  d'ailleurs),  cela  ne  pourrait  se  rap- 
porter aux  phénomènes  qui  ne  nous  représentent  pas  des 
choses  en  soi.  Je  ne  devrai  donc  jamais  dans  ce  dernier 
cas,  dans  la  réflexion  transcendantale,  comparer  mes 
concepts  que  sous  les  conditions  delà  sensibilité,  et  ainsi 
l'espace  et  le  temps  ne  sont  pas  des  déterminations  des 
choses  en  soi  mais  des  phénomènes  ;  ce  que  les  choses 
peuvent  être  en  soi,  je  ne  le  sais  pas  et  je  n'ai  pas  besoin 
de  le  savoir,  puisqu'auc^p^^^  chose  ne  peut  jamais  se  pré- 
senter à  moi  autrement  qlc  dans  le  phénomène. 

Je  procède  de   même  à  l'égard  des  autres  concepts  de 
la    réflexion..  La   matière    est    substantia    phaenomenon. 
Ce  qui  lui  convient  intérieurement,  je   le  cherche  dans 
toutes    les  parties  de   l'espace  qu'elle  occupe  et  dans  les 
eirets  qu'elle  produit,  et  qui  ne  peuvent  être   à  la  vérité 
que  des  phénomènes  des  sens  extérieurs.   Je  n'ai  donc 
rien  qui  soit  absolument  intérieur,  mais  quelque  chose 
seulement  qui  ne  l'est  que  d'une  manière  relative,  et  qui 
lui-même  se  compose  à  son  tour  de  rapports  extérieurs. 
Mnis  ce  qui  dans  la  matière  serait   absolument  intérieui 
n't.'St  qu'une  simple   chimère,   car  la  matière  n'est  nulle 
jiart  un  objet  pour   l'entendement   pur,    et    l'objet  trans- 
crndantal  qui  peut  être  le  principe  de  ce  phénomène  que 
nous  nommons  matière   est   simplement  quelque  chose 
dont  nous  ne  comprenons  pas  la  nature,  ni  ne  savons  ce 
qu'elle  peut  être,  quand  même  on  pourrait  nous  le  dire, 
l^u    effet,    nous    ne    pouvons    comprendre    que    ce    qui 
implique  dans  l'intuition  quelque  chose  de  correspondant 
a  nos  mots.   On  se  plaint  de  ne  pas  apercevoir  l'intérieur 
des  cfioses  :  si  l'on  veut  dire  par  là   que    nous  ne  compre- 
nons point  par  l'entendement  pur  ce  que  peuvent  être 
en  soi    les  choses  qui   nous  apparaissent,   c'est    là    uno 
plainte  tout  à   fait  injuste   et  déraisonnable,  car  on  vou- 
drait connaître  les  chos^'s,  par  suite  les  saisir  intuitive- 
ment, sans  le  secours  des  sens;  c'est-à-dire  qu'on  voudrait 
avoir  une  faculté    de   connaissance  toute    différente    de 


284  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

celle  de  l'homme»  non  seulement  par  le  degré»  mais  aussi 
par  l'intuition  et  la  nature,  c'est-à-dire  encore  qu'on  vou- 
drait être  non  plus  des  hommes  mais  des  êtres  dont  nou 
ne  pouvons  même  pas  dire  s'ils  sont  possibles,  et  à  plu^. 
forte  raison  comment  ils  seraient  constitués.   Dans  l'in- 
térieur de  la  nature,  c'est  l'observation  et  l'analyse  dr 
phénomènes  qui  pénètrent,  et  l'on   ne  peut  savoir  ju- 
qu'où  ce  progrès  peut  aller  avec  le  temps.  Mais  toutes  ces 
(iuestions  d'ordre  transcendantal  qui  dépassent  la  nature 
ne  pourraient  jamais  être  résolues,  quand  bien  môme  la 
nature   tout  entière  nous  serait    dévoilée,   puisqu'il    ne 
nous  est  pas  donné  d'observer  notre   propre  esprit  av' 
une  autre  intuition  que  celle  de  notre  propre  sens  intim<  . 
C'est  en  effet  en  lui  que  réside  le  secret  de  l'origine  de 
notre   sensibilité.    Le  rapport  de   cette  sensibilité  à   un 
objet  et  ce  qui  est  le  principe  transcendantal  de  cette 
unité  sont  sans  aucun  doute  trop  profondément  caché^^ 
pour  que  nous,  qui  ne  nous  connaissons  nous-mêmes  qu 
parle  sens  intime,  c'est-à-dire  comme  phénomènes,  nous 
puissions    employer   un    instrument    d'investigation    si 
impropre  à  trouver  jamais  autre   chose  que  phénomènes 
sur  phénomènes  quand  nous  voudrions  en  découvrir  la 
cause  non  sensible. 

L'utilité  que  présente  cette  critique  des.  conclusion- 
tirée  des  seuls  actes  do  la  réflexion,  est  qu'elle  démontre 
clairement  le  néant  de  tous  les  raisonnements  sur  des 
objets,  quand  on  les  compare  entre  eux  seulement  au 
point  de  vue  de  l'entendement,  et  en  même  temps  qu'elle 
confirme  un  point  sur  lequel  nous  avons  particulière- 
ment insisté,  à  savoir  que  bien  que  les  phénomènes  ne 
soient  pas  compris  à  titre  de  choses  en  soi  parmi  les 
objets  de  l'entendement  pur,  ils  n'en  sont  pas  moins  les 
seules  choses  où  notre  connaissance  puisse  trouver  une 
réalité  objective,  c'est-à-dire  où  une  intuition  corre8pon<1 
au  concept. 

Quand  notre  réflexion  est  purement  logique,  nous  nous 
bornons  à  comparer  nos  concepts  entre  eux  dans  Ten- 
tendement,  afin  de  savoir  si  ces  deux  concepts  coptien- 
nent  la  même  chose,  s'ils  sont  ou  non  contradictoires,  si 
quelque  chose  est  intrinsèquement  contenu  dans  le  cou- 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  2Ro 

cept  ou  s'y  ajoute,  et  lequel  des  deux  est  donné,  lequel 
ausiii  n'a  de  valeur  que  comme  une  manière  de  penser  le 
concept  donné.  Mais  quand  j'applique  ces  concepts  à  un 
objet  en  général  (dans  le  sens  transcendantal)  sans  le 
déterminer'  davantage  pour  savoir  si  c'est  un  objet  de 
l'intuition  sensible  ou  de  l'intuition  intellectuelle,  aussitôt 
se  manifestent  des  restrictions  (pour  nous  empôciier  de 
sortir  de  ce  concept)  qui  en  interdisent  tout  usage  empi- 
rique et  nous  prouvent  par  là  môme  nue  la  représenta- 
tion d'un  objet  comme  chose  en  général  n'est  pas  seule- 
ment peut-être  insuffisante,  mais  que,  en  l'absence  de 
toute  détermination  sensible,  et  en  dehors  de  toute  con- 
dition empirique,  elle  est  contradictoire  en  soi  ;  qu'il  faut 
donc  (dans  la  logique)  ou  faire  abstraction  de  tout  objet, 
ou,  si  l'on  en  admet  un,  le  concevoir  sous  les  conditions 
de  l'intuition  sensible;  qu'ainsi  l'intelligible  exigerait  une 
Intuition  toute  particulière,  que  nout»  ne  possédons  pas, 
et  faute  de  celle-ci,  cet  intelligible  n'est  rien  pour  nous  ; 
enlin  que  les  phénomènes  ne  peuvent  être  des  objets 
en  soi. 

En  effet,  si  je  conçois  simplement  des  choses  en  géné- 
ral, la  diversité  des  rapports  extérieurs  ne  peut,  à  la 
vérité,  constituer  une  diversité  des  choses  elles-mêmes; 
bien  plutôt  elle  la  présuppose,  et  si  le  concept  de  l'une 
de  ces  choses  n'est  pas  intrinsèquement  distinct  de  celui 
de  l'autre,  c'est  une  seule  et  même  chose  que  je  place 
dans  des  rapports  divers.  Do  plus,  par  l'addition  d'une 
simple  affirmation  (réalité)  à  una  autre,  le  positif  est 
augmenté,  rien  ne  lui  est  enlevé  ou  n'est  en  lui  annulé, 
par  conséquent  le  réel  dans  les  choses  en  général  no 
peut  être  contradictoire,...  etc. 


Les  concepts  de  la  rriK.MDii.  ri.miui:  iKXis  i.isuns 
montré,  ont,  par  l'effet  d'une  certaine  confusion,  une  telle 
inlUiencesur  l'usage  de  l'entendement,  qu'ils  ont  pu  con- 
duire l'un  des  plus  pénétrants  de  tous  les  philosophes  à 
un  prétendu  système  de  la  connaissance  intellectuelle 
qui  entreprend  de  déterminer  ses  objets  sans  le  secours 
Mes   sens.  Justement  4  cause  de  cela,    l'analyse   de    la 


286  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

cause  trompeuse  de  l'amphibolie  des  concepts  est  fort 
utile  à  qui  veut  déterminer  et  fixer  les  bornes  de  l'enten- 
dement. 

Il  est  bien  vrai  de  dire  que  tout  ce  qui  convient  en  gé- 
néral ou  répugne  à  un  concept  convient  ou  répugne  à 
tout  le  particulier  compris  dans  ce  concept  [dictum  de 
omni  et  nullo).  Mais  il  serait  absurde  de  modifier  ce  prin- 
cipe logique  de  manière  à  lui  faire  signifier  ceci  :  tout 
ce  qui  n'est  pas  contenu  dans  un  concept  général  ne  l'est 
pas  non  plus  dans  les  particuliers  qu'il  renferme,  car 
ceux-ci  ne  sont  des  concepts  particuliers  que  parce  qu'ils 
renferment  plus  que  ce  qui  est  pensé  dans  le  concept 
général.  Or,  à  la  vérité,  c'est  sur  ce  principe  qu'est  fondé 
tout  le  système  de  Leibnitz  :  il  s'écroule  donc  avec  lui, 
en  même  temps  que  toute  l'équivoque  qui  en  résulte  dans 
l'usage  de  l'entendement.  _ 

Le  principe  des  indiscernables  se  fondait  proprement 
sur  cette  supposition  que,  si  une  certaine  distinction  ne 
se  trouve  pas  dans  le  concept  d'une  chose  en  général, 
il  ne  faut  pas  la  chercher  non  plus  dans  les  choses  mêmes, 
et  que  par  conséquent  les  choses  qui  ne  se  distinguent 
pas  déjà  les  unes  des  autres  dans  leur  concept  (relative- 
ment à  la  qualité  ou  à  la  quantité)  sont  parfaitement 
identiques  [numéro  eadem).  Mais  comme  dans  le  simple 
concept  d'une  chose  on  fait  abstraction  de  maintes  con- 
ditions nécessaires  pour  une  intuition,  il  arrive  que,  par 
une  singulière  précipitation,  on  regarde  ce  dont  on  fait 
abstraction  comme  quelque  chose  qui  n'existe  nulle 
part,  et  l'on  n'accorde  à  la  chose  que  ce  qui  est  contenu 
dans  son  concept. 

Le  concept  d'un  pied  cube  d'espace  est  en  soi  identique 
oïl  et  si  souvent  que  je  le  conçoive.  Mais  deux  pieds 
cubes  ne  sont  pas  moins  distincts  uniquement  par  leurs 
lieux  (numéro  diversa)  ;  ces  lieux  sont  les  conditions  de 
l'intuition  dans  laquelle  l'objet  de  ce  concept  est  donné, 
et  ces  conditions  n'appartiennent  pas  au  concept, 
mais  à  toute  la  sensibilité.  Pareillement,  il  n'y  a  aucune 
contradiction  dans  le  concept  d'une  chose  quand  rien  de 
négatif  n'y  est  uni  à  quelque  chose  d'affirmatif,  et  des 
concepts  simplement  affirmatifs  peuvent,  en  s'unissant, 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  287 

produire  une  négation.  Mais  dans  l'intuition  sensible,  où 
la  réalité  (par  exemple  le  mouvement)  est  donnée,  se 
trouvent  des  conditions  (directions  opposées)  dont  on  fai- 
sait abstraction  dans  le  concept  du  mouvement  en  général, 
et  qui  rendent  possible  une  contradiction,  il  est  vrai  non 
logique,  c'est-à-dire  qui  de  quelque  chose  de  purement 
positif  font  un  zéro  =  0.  On  ne  pourrait  donc  dire  que 
toutes  les  réalités  sont  en  harmonie  entre  elles,  par  cela 
seul  qu'entre  leurs  concepts  il  n'y  a  pas  de  contradic- 
tion <.  Au  point  de  vue  des  simples  concepts,  l'inté- 
rieur est  le  substrat  de  tous  les  rapports  ou  détermina- 
tions externes.  Quand  donc  je  fais  abstraction  de  toutes 
les  conditions  de  l'intuition  et  que  je  m'en  tiens  sim- 
plement au  concept  d'une  chose  en  général,  je  puis  faire 
abstraction  de  tout  rapport  externe,  et  il  doit  cependant 
rester  un  concept  de  quelque  chose  qui  ne  signifie  aucun 
rapport,  mais  seulement  des  déterminations  internes.  Or 
il  semble  résulter  de  là  que  dans  toute  chose  (toute  subs- 
tance) il  y  a  quelque  chose  qui  est  absolument  intérieur 
et  qui  précède  toutes  les  déterminations  externes,  en  les 
rendant  avant  tout  possibles  ;  que  par  conséquent  ce 
substrat  est  quelque  chose  qui  ne  contient  pas  de  rapport 
externe,  donc  quelque  chose  de  simple  (car  les  choses  cor- 
porelles ne  sont  toujours  que  des  rapports,  au  moins  de 
leurs  parties  entre  elles);  et  puisque  nous  ne  connaissons 
de  déterminations  absolument  internes  que  celle  du  sens 
intime,  il  résulte  aussi  que  ce  substrat  n'est  pas  seule- 
ment simple,  mais  qu'il  est  aussi  (d'après  l'analogie  de 
notre  sens  intime)  déterminé  par  des  représentations ^  ce 
qui  revient  à  dire  que  toutes  choses  seraient  proprement 


\.  Si  l'on  voulait  recourir  ici  au  subterfuge  accoutumé,  en 
(lisant  que  les  réahtés  intelligibles  (réalitatcs  noumcna)  du 
moins  no  peuvent  être  opposées  les  unes  aux  autres,  il  faudrait 
en  tous  cas  citer  un  exemple  de  réalités  pures  et  non  sensibles, 
afin  que  l'on  comprît  si  ce  nom  représente  en  général  quoNiuo 
chose  ou  rien  du  tout.  Mais  aucun  exemple  ne  peut  ôlro  lire 
d'ailleurs  que  de  l'expérience,  qui  n'olTre  jamais  que  des  phéno- 
mènes {phacnomena).  Ainsi  cette  proposition  ne  signillo  rien, 
sinon  que  le  concept  qui  no  renferme  que  dos  afllrmations  ne 
renferme  rien  de  négatif,  proposition  dont  nous  n'avons  jamais 
douté. 


288  CRITÏQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

des  monades  ou  des  êtres  simples  doués  de  représentations. 
Cela  ne  souffrirait  pas  non  plus  de  contradiction,  si 
quelque  chose  de  plus  que  le  concept  d'une  chose  en 
général  ne  faisait  partie  des  conditions  sous  lesquelles 
seules  des  objets  peuvent  être  donnés  à  l'intuition  externe 
et  dont  le  concept  pur  fait  abstraction.  Car  avec  ces  condi- 
tions apparaît  qu'un  phénomène  permanent  dans  l'espace 
(l'étendue  impénétrable)  peut  contenir  de  simples  rap- 
ports, et  par  conséquent  nulle  intériorité  absolue,  et 
cependant  être  le  premier  substrat  de  toute  perception 
extérieure.  Au  moyen  des  simples  concepts,  je  ne  puis  à 
la  vérité  penser  rien  d'extérieur  sans  quelque  chose  d'in- 
térieur, précisément  parce  que  des  concepts  de  rapports 
supposent  des  choses  données  absolument  et  sont  impos- 
sibles sans  elles.  Mais  comme  il  y  a  dans  l'intuition 
quelque  chose  qui  ne  se  trouve  nullement  dans  le  concept 
d'une  chose  en  général,  et  que  ce  quelque  chose  met 
à  notre  portée  le  substrat  qui  ne  peut  être  connu  par 
de  simples  concepts,  à  savoir  un  espace  qui,  avec  tout  ce 
qu'il  renferme,  se  compose  de  purs  rapports  formels  ou 
même  réels,  je  ne  puis  dire  :  puisque  sans  quelque  chose 
d'absolument  intérieur,  aucune  chose  ne  peut  être  repré- 
sentée par  de  simples  concepts,  il  n'y  a  non  plus  dans  les 
choses  mêmes,  contenues  sous  ces  concepts,  et  dans  leur 
intuition,  rien  d'extérieur  qui  n'ait  pour  fondement  quelque 
chose  d'absolument  intérieur.  En  effet  si  nous  avons  fait 
abstraction  de  tontes  les  conditions  de  l'intuition,  il  ne 
nous  reste  à  la  vérité  dans  le  simple  concept  que  l'inté- 
riorité en  général  et  le  rapport  de  ses  parties  entre  elles, 
par  lequel  seule  est  possible  l'extériorité.  Mais  cette  néces- 
sité qui  se  fonde  uniquement  sur  l'abstraction,  ne  trouve 
point  place  dans  les  choses,  dans  la  mesure  où  elles  sont 
données  dans  l'intuition  avec  les  déterminations  indi- 
quées, qui  expriment  de  simples  rapports,  sans  avoir  pour 
fondement  quelque  chose  d'intérieur,  précisément  parce 
qu'elles  ne  sont  pas  des  choses  en  soi,  mais  simplement 
des  phénomènes,  Ce  que  nous  connaissons  dans  la  matière 
se  réduit  à  des  rapports  (ce  que  nous  nommons  déter- 
minations intérieures  en  elle  ne  l'est  que  relativement); 
mais  parmi  eux  il  en  est  de  suffisants  par  eux-mênjes,  et 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  2«u 

de  permanents,  par  lesquels  un  objet  déterminé  nous  est 
donntj.  Qu'en  faisant  abstraction  de  ces  rapports  je  n'aie 
plus  rien  à  penser,  cela  ne  supprime  pas  le  concept  d'une 
chose  en  tant  que  phénomène,  non  plus  que  le  concept 
d'un  objet  in  abstracto,  mais  bien  toute  possibilité  d'objet 
qui  serait  déterminable  par  simples  concepts,  c'est-à-diro 
d'un  noumène.  A  la  vérité  il  est  surprenant  d'entendre  dire 
qu'une  chose  ne  se  compose  entièrement  que  de  rapports, 
mais  aussi  une  chose  de  ce  genre  n'est  qu'un  pur  phéno- 
mène, et  ne  peut  être  pensée  par  de  simples  catégories; 
elle  consiste  même  dans  le  simple  rapport  de  quelque 
chose  en  général  au  sens.  De  même,  on  ne  peut,  en  com- 
mençant par  de  simples  concepts,  concevoir  les  rapports 
des  choses  in  abstracto,  qu'en  considérant  l'une  comme  la 
cause  des  déterminations  qui  se  produisent  dans  l'autre, 
car  tel  est  notre  concept  intellectuel  des  rapports 
mômes.  Mais,  comme  nous  faisons  alors  abstraction  de 
toute  intuition,  alors  disparaît  aussi  tout  un  mode  suivant 
lequel  les  éléments  du  divers  peuvent  se  déterminer  réci- 
proquement leur  lieu,  autrement  dit  la  forme  de  la  sensi- 
bilité (l'espace),  qui  pourtant  vient  avant  toute  causalité 
empirique. 

Si,  par  des  objets  purement  intelligibles,  nous  compre- 
nons ces  choses  qui  sont  conçues  par  des  catégories  pures^ 
sans  aucun  schéma  de  la  sensibilité,  des  objets  de  ce 
genre  sont  tout  à  fait  impossibles.  Car  la  condition  do 
l'usage  objectif  de  tous  nos  concepts  intellectuels  est 
uniquement  notre  mode  d'intuition  sensible,  par  lequel 
des  objets  nous  sont  donnés,  et  si  nous  faisons  abstrac- 
tion de  ce  mode,  ces  concepts  n'ont  plus  aucun.rapport  à 
un  objet.  Quand  même  nous  admettrions  un  autre  mode 
d'intuition  que  notre  intuition  sensible,  les  fonctions  de 
notre  pensée  seraient  à  son  égard  sans  aucune  valeur.  Si 
nous  entendons  parla  uniquement  des  objets  d'une  intui- 
tion sensible,  mais  auxquels  nos  catégories  à  dire  vrai  ne 
s'appliquent  pas,  et  dont  par  conséquent  nous  n'avons 
aucune  connaissance  (ni  intuition,  ni  concept),  on  doit 
sans  douté  admettre  des  noumènes  dans  ce  sens  tout 
négatif:  ils  ne  signifient  en  effet  rien  d'autre  que  ceci,  que 
notre  mode  d'intuition  ne  s'étend  pas  à  toutes  choses  mais 

I.  —  10 


290  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

seulement  aux  objets  de  nos  sens,  que  par  conséquent 
sa  valeur  objective  est  limitée,  que  par  conséquent  encore 
il  reste  de  la  place  pour  quelque  autre  intuition  et  par  là 
aussi  pour  des  choses  qui  en  seraient  les  objets.  Mais  alors 
le  concept  d'un  noumenon  est  problématique,  c'est-à-dire 
qu'il  n'est  que  la  représentation  d'une  chose  dont  nous  ne 
pouvons  dire  ni  qu'elle  est  possible,  ni  qu'elle  est  impos- 
sible, puisque  nous  ne  connaissons  d'autre  espèce  d'intui- 
tion que  notre  intuition  sensible,  ni  d'autres  espèces  de  con- 
cepts que  les  catégories,  et  que  ni  celle-là  ni  celles-ci  ne 
sont  appropriées  à  un  objet  extra-sensible.  Nous  ne  pou- 
vons donc  pas  étendre  le  champ  des  objets  de  notre  enten- 
tendement  au  delà  des    conditions  de   notre  sensibilité, 
d'une  manière  positive,  et  admettre  en  dehors  des  phéno- 
mènes encore  des  objets  de  la  pensée  pure,    c*est-à-dire 
des  noumènes,  puisque  ces  objets  n'ont  aucun  sens  positif 
qu'on  puisse  indiquer.  Il  faut  reconnaître  en  effet  au  sujet 
des  catégories  qu'elles  ne  suffisent  pas  à  elles  seules  pour 
la  connaissance  des  choses  en  soi,  et  que  sans  les  data  df 
la  sensibilité  elles  ne  seraient  que  les  formes  purement 
subjectives  de  l'unité  de  l'entendement,  mais  n'auraient 
pas  d'objet.  La  pensée,  il  est  vrai,  n'est  pas  en  soi  un  pro- 
duit des  sens,  et  à  ce  titre  elle  n'est  pas  limitée  par  eux. 
mais  elle  n'a  pas  pour  cela  un  usage  propre  et  pur,  indé- 
pendant du  concours  de  la  sensibilité,  parce  qu'elle  serait 
alors  sans  objet.  On  ne  peut  pas  même  donner  le  nom  de 
noumène  à  un  objet  de  ce  genre,  parce  que  le  nom  de 
noumène  signifie  le  concept    problématique  d'un  objet 
pour  une  intuition  tout  autre,    et    un  entendement  égale- 
ment différent,  qui  constitue  lui-même  un  problème.  Le 
concept  d'un  noumène  n'est  donc  pas  celui  d'un  obje! 
mais  le  problème  inévitablement  lié  à   la  limitation  «1 
notre  sensibilité,  celui  de  savoir  s'il  peut  y  avoir  des  objet 
absolument  indépendants  de  l'intuition  qui  lui  est  proprr 
question  à  laquelle  il  ne  peut  être  fait  que  cette  répons 
indéterminée  :  puisque  l'intuition  sensible   ne  s'appliqu« 
pas  indistinctement  à  toute  chose,   il  reste  de   la  place 
pour  d'autres  objets,   ils  ne  peuvent  donc  pas  être  niés 
absolument,  mais  faute  d'un  concept  déterminé  (puisque 
aucune  catégorie  n'est  bonne  pour  cela),  nous  ne  saurions 


ANALYTIQUE  TRANSCENDANTALE  291 

non  plus  les  affirmer  à  titre  d'objets  de   l'entendement. 

L'entendement  limite  donc  la  sensibilité,  sans  étendre 
pour  cela  son  propre  domaine,  et,  en  l'avertissant  de  ne 
pas  prétendre  s'appliquer  à  des  choses  en  soi,  mais  de  se 
borner  aux  phénomènes,  il  conçoit  pour  lui  un  objet  en 
soi,  mais  simplement  comme  un  objet  transccndantal  qui 
est  la  cause  du  phénomène  (qui  n'est  pas  par.  suite  lui- 
même  un  phénomène),  mais  qui  ne  peut  être  conçu,  ni 
comme  quantité,  ni  comme  réalité,  ni  comme  subs- 
tance, etc.,  (parce  que  ces  concepts  exigent  toujours  des 
formes  sensibles  où  ils  déterminent  un  objet),  et  de  qui 
nous  ignorons  absolument  par  suite  s'il  se  trouve  en  nous 
ou  hors  de  nous,  s'il  disparaît  en  même  temps  que  la 
sensibilité,  ou  si,  celle-ci  écartée,  il  subsiste  encore.  Si 
l'on  veut  appeler  cet  objet  noumène,  ])our  la  raison  que 
la  représentation  n'en  est  pas  sensible,  on  est  bien  libre, 
mais  comme  nous  ne  p<3uvons  y  appliquer  aucun  con- 
cept de  notre  entendement,  cette  représentation  reste 
pour  nous  vide  et  ne  sert  à  rien,  sinon  à  indiquer  les 
limites  de  notre  connaissance  sensible,  et  à  laisser  un 
espace  libre  que  nous  ne  pouvons  combler  avec  aucune 
•  xpérience  possible,  ni  avec  l'enlendement  pur. 

i.a  critique  de  cet  entendement  pur  ne  nous  permet  donc 
i>.ii  de  nous  créer  un  nouveau  champ  d'objets,  en  dehors 
de  ceux  qui  peuvent  se  présenter  à  lui  comme  phéno- 
mènes, et  de  nous  aventurer  dans  des  mondes  intelligibles, 
ni  même  dans  leur  concept.  L'erreur  qui  nous  égare  ici 
'.   la  manière  la  plus  spécieuse,  et  qui  peut  être   excusée 

us  doute,  non  justifiée,  consiste  à  rendre  l'usage  de 
1  .'utendement,  contrairement  h  sa  destination,  transccn- 
dantal, et  à  croire  que  les  objets,  c'est-A-dire  des  intui- 
iions  possibles,  doivent  se  régler  sur  des  concepts,  et  non 
!  s  concepts  8ur  des  intuitions  possibles  (comme  sur  les 

nies  conditions  qui   fondent   leur  valeur  objective^  La 

luse  de  cetli^  erreur  h  son  tour  est  que  l'aperreption  et 
ivcc  elle  la  pensf'-e  précède  tout  ordre  déterminé  possible 
des  représentations.  Nous  concevons  donc  quelque  chose 
en  général,  et  nous  le  déterminons  d'une  manière  sen- 
sible d'un  côté,  mais  nous  distinguons  pourtant  l'objet  en 
général  et  représenté  in  abstracto  de  cette  manière  de   le 


292  CBITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

saisir  dans  l'intuilion.  Il  nous  reste  alors  une  manière  de 
le  déterminer,  uniquement  par  la  pensée,  laquelle  n'est 
il  est  vrai  qu'une  simple  forme  logique  sans  contenu, 
mais  semble  pourtant  être  une  manière  pour  l'objet 
d'exister  en  soi  {noumenon),  indépendammentde  l'intuition 
qui  est  bornée  à  nos  sens. 

Avant  de  quitter  l'Analytique  transcendantale,  nous 
devons  ajouter  encore  quelque  chose  qui,  sans  avoir  par 
soi-même  une  importance  extraordinaire,  pourrait  sem- 
bler indispensable  à  l'achèvement  du  système.  Le  concept 
le  plus  élevé,  par  où  l'on  a  coutume  de  commencer  une 
philosophie  transcendantale,  est  la  division  en  possible 
et  impossible.  Mais  comme  toute  division  suppose  un 
concept  divisé,  il  faut  qu'un  concept  plus  élevé  encore 
soit  donné  et  ce  concept  est  celui  d'un  objet  en  général 
(pris  d'une  manière  problématique,  et  abstraction  faite  de 
la  question  de  savoir  si  il  est  quelque  chose  ou  rien). 
Puisque  les  catégories  sont  les  seuls  concepts  qui  se  rap- 
portent en  général  à  des  objets,  la  distinction  d'un  objet 
relativement  à  la  question  de  savoir  s'il  est  quelque  choso 
ou  rien,  suivra  l'ordre  et  la  direction  des  catégories. 

1°  Aux  concepts  de  tout,  de  plusieurs  et  de  un,  e^t 
opposé  celui  qui  supprime  tout,  c'est-à-dire  aucun,  et 
ainsi  l'objet  d'un  concept  auquel  ne  correspond  aucune 
intuition  qu'on  puisse  indiquer  est  rien,  c'est-à-dire  que 
c'est  un  concept  sans  objet,  comme  les  noumena  qui  ne 
peuvent  être  rangés  dans  -les  possibilités,  bien  qu'on  ne 
doive  pas  pour  cela  les  tenir  pour  impossibles  {en$ 
rationis),  ou  bien  comme  certaines  énergies  nouvelles, 
que  l'on  conçoit  bien  il  est  vrai  sans  contradiction,  mais 
aussi  sans  exemple  tiré  de  l'expérience,  et  qui  par  consé- 
quent ne  peuvent  être  rangées  parmi  les  possibilités. 

2°  La  réalité  est  quelque  chose,  la  négation  n'est  rien  ; 
c'est  en  effet  le  concept  du  manque  d'un  objet,  comme 
l'ombre,  le  froid  {nihil  privativum). 

3°  La  simple  forme  de  l'intuition,  sans  substance,  n'est 
pas  un  objet  en  soi,  mais  la  condition  purement  formelle 
de  cet  objet  (comme  phénomène),  comme  l'espace  pur  et 
le  temps  pur  {ens  imaginarium),  qui  sont  à  la  vérité  quelque 


ANALYTIQUE  TRANSCEXDANTALE  203 

chose  comme  formes  d'intuition,  mais  qui  ne  sont  pas 
eux-mêmes  des  objets  pour  cette  intuition. 

4°  L'objet  d'un  concept  qui  se  contredit  lui-même  n'est 
rien,  parce  que  le  concept  rien  est  l'impossible  :  telle  est 
par  exemple  une  figure  rectiligne  de  deux  côtés  {iiihil 
negativum). 

LetableaVide  cette  division  du  concept  de  rien  (car  la 
division  parallèle  du  quelque  chose  suit  d'elle-même)  serait 
donc  tracé  ainsi  : 

RIE?? 

comme  : 

1.  Concept  vide  sans  objet, 

eus  rationis. 

2.  Objet  vide  de  concept,  3.  Intuition  vide  sans  objet, 

nihil  privativum.  eus  imaginarium. 

4.  Objet  vide  sans  concept, 

nihil  negativum. 

On  voit  que  l'être  de  raison  (n"  4)  se  distingue  du  non- 
(tre  (n°  4)  en  ce  qu'il  ne  peut  être  rangé  parmi  les  possi- 
bilités, n'étant  qu'une  fiction  (bien  que  non  contradictoire), 
tandis  que  le  second  est  opposé  à  la  possibilité,  le  concept 
/se  détruisant  lui-même.  Mais  tous  deux  sont  des  concepts 
vides.  Au  contraire  le  nihil  privativum  (n°  2)  et  Vens  imagi- 
narium (3)  sont  des  data  vides  pour  des  concepts.  Quand 
la  lumière  n'est  pas  donnée  aux  sens,  on  ne  peut  se  repré- 
senter aucune  obscurité;  quand  on  ne  perçoit  pas  d'être 
'  ttMidu  on  ne  peut  se  représenter  l'espace.  La  négation 
aussi  bien  que  la  simple  forme  de  l'intuition,  sans  un 
i^'cl,  ne  sont  pas  des  objets. 


DEUXIÈME  DIVISION 
DIALECTIQUE  TRANSCENDANTALE 


INTRODUCTION 


De  l'apparence  transcendantale. 

Nous  avons  nommé  plus  liaut  la  dialectique  en  général 
une  logique  de  l'apparence.  Gela  ne  veut  pas  dire  qu'elle 
soit  une  théorie  de  la  vraisemblance,  car  la  vraisemblance 
est  une  vérité,  mais  une  vérité  insuffisamment  fondée, 
dont  la  connaissance  est  sans  doute  défectueuse,  mais 
n'est  pas  trompeuse  pour  cela,  et  par  conséquent  ne  doit 
pas  être  séparée  de  la  partie  analytique  de  la  logique. 
Encore  moins  peut-on  tenir  pour  la  même  chose  \e  phéno- 
mène et  Vapparence.  En  effet  la  vérité  ou  l'apparence  ne 
sont  pas  dans  l'objet  en  tant  qu'il  est  perçu  intuitivement, 
mais  dans  le  jugement  sur  ce  même  objet,  en  tant  qu'il 
est  pensé.  On  peut  donc  dire  très  justement  que  les  sens 
ne  trompent  pas;  mais  ce  n'est  pas  pour  cette  raison  qu'ils 
jugent  toujours  exactement,  c'est  parce  qu'ils  ne  jugent 
pas  du  tout.  Par  conséquent  c'est  uniquement  dans  h; 
jugement,  c'est-à-diro  uniquement  dans  le  rapport  do 
l'objet  à  notre  entendement,  qu*il  faut  placer  la  véritti 
.mssi  bien  que  Terreur,  et  partant  aussi  l'apparence,  en 
laut  qu'elle  nous  invite  à  l'erreur.  Dans  une  connaissance 
<|ui  s'accorde  parfaitement  avec  les  lois  de  l'entendenienl, 
il  n'y  a  pas  d'erreur.  Il  n'y  en  a  pas  non  plus  dans  une 
représentation  des  sens  (parce  qu'elle  ne  contient  pas  de 
jugement.)  Aucune  force  de  la  nature  ne  peut  s'écarter  de 
«es  propres  lois.  Aussi  ni  l'entendement  par  lui-même 
(sans  être  influencé  par  une  autre  cause),  ni  les  sens  par 
eux-mêmes  ne  se  trompent.  L'entendement  ne  le  peut  pas 


298  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

parce  que,  dès  qu'il  n'agit  que  diaprés  ses  propres  lois, 
l'effet  (le  jugement)  doit  nécessairement  s'accorder  avec 
elles.  C'est  dans  l'accord  avec  les  lois  de  l'entendement 
que  consiste  la  partie  formelle  de  la  vérité.  Dans  les  sens 
il  n'y  a  point  de  jugement,  ni  vrai  ni  faux.  Comme  nous 
n'avons  point  d'autre  source  de  connaissance  que  ces 
deux-là,  il  suit  que  l'erreur  ne  peut  être  produite  que  par 
l'influence  inaperçue  de  la  sensibilité  sur  l'entendement, 
par  quoi  il  arrive  que  les  principes  subjectifs  du  juge- 
ment se  rencontrent  avec  les  principes  objectifs,  et  les 
font  dévier  de  leur  destination.  Il  en  est  ici  comme  d'un 
corps  en  mouvement  :  de  lui-même  il  suivrait  constam- 
ment la  ligne  droite  dans  la  même  direction;  mais  vienne 
à  l'influencer  une  autre  force  agissant  dans  une  autre 
direction,  il  décrit  une  ligne  courbe.  Pour  bien  distin- 
guer l'activité  propre  de  l'entendement  de  la  force  qui  s'y 
mêle,  il  est  nécessaire  de  considérer  le  jugement  erroné 
comme  une  diagonale  entre  deux  forces  qui  déterminent 
le  jugement  suivant  deux  directions  différentes,  qui  enfer- 
ment pour  ainsi  dire  un  angle,  et  de  résoudre  cet  effet 
composé  en  deux  effets  simples,  celui  de  l'entendement 
et  celui  de  la  sensibilité.  C'est  ee  qui  doit  se  produire 
dans  les  jugements  purs  à  priori  par  le  moyen  de  la  ré- 
llexion  transcendantale,  qui  (comme  nous  l'avons  déjà 
montré)  assigne  à  chaque  représentation,  dans  la  faculté 
de  connaître,  la  place  qui  lui  convient,  et  permet  ainsi  de 
distinguer  l'influence  de  la  sensibilité  sur  l'entendement. 
Notre  objet  n'est  pas  ici  de  traiter  de  l'apparence  empi- 
rique (par  exemple  des  illusions  optiques)  que  présente 
l'application  empirique  des  règles  d'ailleurs  justes  de 
l'entendement,  et  où  le  jugement  est  égaré  par  l'influence 
de  l'imagination;  il  ne  s'agit  ici  que  de  cette  apparence 
transcendantale,  qui  influe  sur  des  principes  dont  l'appli- 
cation ne  se  rapporte  pas  du  touL  à  l'expérience,  auquel 
cas  nous  aurions  encore  au  moins  une  pierre  de  touche 
pour  en  vérifier  la  valeur,  mais  qui,  malgré  tous  les  aver- 
tissements, nous  entraine  hors  de  l'usage  empirique  des 
catégories  et  nous  abuse  par  l'illusion  d'une  extension  de 
V entendement  pur.  Nous  nommerons  les  principes  dont 
l'application  se  tient  dans  les  limites  de  l'expérience  pos- 


DIALECTIQUE  TRANSCENDANTALE  299 

sible  immanents,  mais  ceux  qui  sortent  de  ces  limites, 
nous  les  appellerons  transcendants.  Je  n'entends  point  par 
là  l'usage  transcendantal  ou  abus  des  catégories,  qui  n'est 
que  l'erreur  de  notre  faculté  de  juger  lorsqu'elle  n'est 
point  sui'fisamment  bridée  par  la  critique,  et  qu'elle  ne 
prête  pas  assez  attention  aux  limites  du  terrain  où  l'enten- 
dement pur  peut  équitablement  s'exercer;  j'entends  ces 
principes  effectifs,  qui  prétendent  renverser  toutes  ces 
bornes  et  s'arrogent  tout  un  nouveau  domaine  où  l'on  ne 
reconnaît  plus  de  démarcation.  Aussi  le  transcendantal  et 
le  transcendant  ne- sont  pas  la  môme  chose.  Les  principes 
de  l'entendement  pur  que  nous  avons  plus  haut  exposés 
n'ont  qu'un  usage  empirique  et  non  transcendantal, 
c'est-à-dire  dépassant  les  limites  de  l'expérience.  Mais  uq 
v)rint:ipe,  qui  repousse  ces  limites  et  nous  enjoint  même 
de  les  franchir,  s'appelle  un  principe  transcendant.  Si 
notre  critique  peut  réussir  à  découvrir  l'apparence  de  ces 
prétendus  principes,  alors  ceux  qui  n'ont  qu'un  usage 
(;m[)irique  pourront  être  nommés,  par  opposition  à  ces 
derniers,  les  principes  immanents  de  l'entendement  pur. 
L'apparence  logique,  qui  consiste  simplement  dans 
l'imitation  de  la  forme  de  l'entendement  (l'apparence  dçs 
paralogismes),  résulte  uniquementd'un  défaut  d'attention 
.lux. règles  de  la  logique.  Aussi  se  dissipe-t-elle  complète- 
iiient  dès  que  cette  règle  est  appliquée  au  cas  présent, 
l/apparence  transcendantale  au  contraire  ne  cesse  pas 
par  cola  seul  qu'on  Ta  découverte  et  que  la  critique  trans- 
cendantale en  a  clairement  montré  la'vanité  (par  exemple 
l'apparence  qu'offre  cette  proposition  :  le  monde  doit  avoir 
un  commencement  dans  le  temps).  La  cause  en  est  qu'il 
y  a  dans  notre  raison  (considén-e  subjectivement  comme 
un  pouvoir  de  connaissance  de  l'homme)  dea  règles  et  des 
maximes  fondamentales  de  son  application,  qui  ont  tout 
à  fait  l'apparence  de  principes  objectifs  et  font  que  la 
nécessité  subjective  d'une  certaine  liaison  de  concepts  en 
nous,  exigée  j)ar  l'entendement,  passe  pour  une  nécessité 
objective  de  la  d«'ternjination  des  choses  en  soi.  C'est  14 
une  illusion  (jui  ne  peut  être  évitée,  pas  plus  que  nous  ne 
saurions  faire  que  la  mer  ne  nous  paraisse  plus  élevée  à 
l'horizon   qu'auprès  du  rivage,  puisque  nous  la   voyons 


300  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

alors  par  des  rayons  plus  élevés,  ou  pas  plus  que  l'astro- 
nome lui-même  ne  peut  empêcher  que  la  lune  lui  paraisse 
grande  à  son  lever,  bien  qu'il  ne  soit  pas  trompé  par  cette 
apparence. 

La  dialectique  transcendantale  se  contentera  donc  de 
découvrir  l'apparence  des  jugements  transcendants  et  en 
même  temps  d'empêcher  qu'elle  ne  nous  trompe;  mais 
que  cette  apparence  aussi  se  dissipe  (comme  le  fait  l'appa- 
rence logique)  et  qu'elle  cesse  d'être  une  apparence,  c'est 
ce  qu'elle  ne  pourra  jamais  obtenir.  Car  nous  avons 
affaire  à  une  illusion  naturelle  et  inévitable,  qui  repose 
elle-même  sur  des  principes  subjectifs  et  les  donne  pour 
des  principes  objectifs,  tandis  que  la  dialectique  logique, 
pour  résoudre  les  paralogiques,  n'a  affaire  qu'à  une  faute 
dans  l'application  des  principes,  ou  bien  à  une  apparence 
tout  artificielle  dans  leur  imitation.  Il  y  a  donc  une  dia- 
lectique de  la  raison  pure  naturelle  et  inévitable  :  ce  n'est 
pas  celle  où  s'engage  un  ignorant  faute  de  connaissances, 
ni  celle  qu'un  sophiste  a  ingénieusement  imaginée  pour 
tromper  les  gens  raisonnables,  mais  celle  qui  est  insépa- 
rablement liée  à  la  raison  humaine  et  qui,  même  quand 
nous  en  avons  découvert  l'illusion,  ne  cesse  pas  de  se 
jouer  d'elle  et  de  la  jeter  à  chaque  instant  dans  des 
erreurs  momentanées,  qu'il  faut  constamment  dissiper. 


De  la  raison  pure  comme  siège  de  ^apparence 
transcendantale. 


A.  De  la  raison  en  général. 

Toute  notre  connaissance  commence  par  les  sens,  passe 
de  là  à  l'entendement  et  finit  par  la  raison.  II  n'est  pas 
en  nous  de  faculté  au-dessus  de  cette  dernière,  pour  éla- 
borer la  matière  de  l'intuition  et  pour  la  ramener  à  la 
plus  haute  unité  de  la  pensée.  Comme  il  me  faut  ici  donner 
une  définition  de  cette  faculté  suprême  de  connaître,  je 
me  trouve  dans  un  certain  embarras.  Il  y  a  d'elle,  romme 


DIALECTIQUE  TRANSCENDANTALE  301 

de  l'entendement,  un  usage  purement  formel,  c'est-à-dire 
l'usage  logique,  quand  la  raison  fait  abstraction  de  tout  le 
contenu  de  la  connaissance;  mais  elle  a  aussi  un  usage 
réel  puisqu'elle  contient  elle-même  la  source  de  certains 
concepts  et  de  certains  principes  qu'elle  ne  tire  ni  des 
sens,  ni  de  l'entendement.  Sans  doute  le  premier  de  ces 
pouvoirs  a  été  défini  depuis  longtemps  par  les  logiciens  : 
le  pouvoir  d'inférer  médiatement  (par  opposition  à  celui 
d'iulérer  immédiatement,  consequentiis  immcdiatis),  mais 
le  second  qui  produit  lui-même  des  concepts  n'est  pas 
encore  expliqué  par  là.  Puis  donc  qu'il  y  a  bien  lieu 
(le  distinguer  dans  la  raison  une  faculté  logique  et  une 
faculté  transcendantale,  il  faut  chercher  un  concept  plus 
élevé  de  cette  source  de  connaissances,  un  concept  qui 
comprenne  les  deux  autres  sous  lui;  cependant  nous 
pouvons  espérer,  d'après  l'analogie  avec  les  concepts  de 
l'entendement,  que  le  concept  logique  nous  donnera  en 
même  temps  la  clef  du  transcendantal,  et  que  le  tableau 
(les  fonctions  des  concepts  de  l'entendement  nous  fournira 
l'n  même  temps  la  table  généalogique  des  concepts  de  la 
raison. 

Dans  la  première  partie  de  notre  Logique  transcendan- 
tale, nous  avons  défini  l'entendement  la  faculté  des  règles  ; 
nous  distinguons  ici  la  raison  de  l'entendement  en  la  dé'i- 
nissant  la  faculté  des  principes. 
'  L'expression  de  principes  est  équivoque  et  d'ordinaîre 
elle  ne  signifie  qu'une  connaissance  qui  peut  être  em- 
ployée comme  principe  sans  être  un  principe  par  clle- 
nième,  dans  son  origine.  Toute  proposition  universelle, 
lïit-elle  tirée  de  l'expérience  (par  induction),  peut  servir 
de  majeure  dans  un  raisonnement;  mais  oUe  n'est  pas 
pour  cela  un  principe.  Les  axiomes  mathémuti(iues,  par 
exemple  celui-ci  qu'entre  deux  points  il  ne  peut  y  avoir 
qu'une  ligne  droite,  sont  bien  des  connaissances  univer- 
selles à  priori  et  reçoivent  à  juste  titre  le  nom  de  principes 
par  rapport  aux  cas  qui  peuvent  être  subsumés  sous  eux. 
Mais  je  ne  puis  dire  pourtant  que  je  connais  en  général  et 
en  elle-même,  par  principes,  cette  propriété  de  la  ligne 
droite;  loin  de  là,  je  ne  la  connais  que  dnn«  l'intuition 
pure. 


302  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

Je  nommerai  donc  connaissance  par  principe  celle  où 
je  reconnais  le  particulier  dans  le  général  par  concepts. 
Ainsi  tout  raisonnement  est  une  forme  de  l'acte  de  dériver 
une  connaissance  d'un  principe.  En  efîet,  la  majeure 
donne  en  tout  cas  un  concept  qui  fait  que  tout  ce  qui  est 
subsumé  sous  la  condition  de  ce  concept  est  connu  par  là 
même  suivant  un  principe.  Or,  comme  toute  connaissance 
universelle  peut  servir  de  majeure  dans  un  raisonnement, 
et  que  l'entendement  fournit  des  propositions  universelles 
à  priori  de  ce  genre,  ces  propositions  peuvent  aussi  rece- 
voir le  nom  de  principes  à  cause  de  l'usage  qu'on  en  peut 
faire. 

Mais  si  nous  considérons  ces  principes  de  la  raison  pure 
en  eux-mêmes,  dans  leur  origine,  ils  ne  sont  rien  moins" 
que  des  connaissances  par  concepts.  En  effet,  ils  ne 
seraient  même  pas  possibles  à  priori,  si  nous  n'y  introdui- 
sions l'intuition  pure  (c'est  le  cas  de  la  mathématique)  ou 
les  conditions  d'une  expérience  possible  en  général.  On  ne 
saurait  conclure  que  tout  ce  qui  arrive  a  une  cause  du 
concept  de  ce  qui  arrive  en  général;  c'est  bien  plutôt  ce 
principe  qui  nous  montre  comment  nous  pouvons  avoir 
de  ce  qui  arrive  un  concept  expérimental  déterminé. 

L'entendement  ne  peut  dont  nous  fournir  de  connais- 
sances synthétiques  par  concepts,  et  ces  connaissances 
sont  proprement  celles  que  j'appelle,  au  sens  absolu, 
principes,  bien  que  toutes  les  propositions  universelles 
en  général  puissent  être  appelées  des  principes  par  com- 
paraison. 

If  y  a  un  vœu  bien  ancien  et  qui  s'accomplira  peut-être 
un  jour,  mais  qui  sait  après  quelle  attente?  c'est  que  l'on 
parvienne  à  découvrir  à  la  place  de  l'infinie  variété  des 
lois  civiles  les  principes  de  ces  lois,  car  c'est  là  seule- 
ment que  gît  le  secret  de  la  simplification  des  codes. 
Mais  les  lois  ne  sont  ici  que  des  restrictions  apportées  à 
notre  liberté  d'après  les  conditions  qui  seules  lui  permet- 
tent de  s'accorder  constamment  avec  elle-même,  et  par 
conséquent  elles  nous  rapportent  à  quelque  chose  qui  est 
tout  à  fait  notre  propre  ouvrage  et  dont  nous  pouvons 
être  les  causes  par  le  moyen  de  ces  concepts  mêmes. 
Mais   demander   que    les    objets  en   soi,  la   nature    des 


DIALECTIQUE  TRANSCENDANTALE  303 

choses  soit  soumise  à  des  principes  et  doive  être  déter- 
minée d'après  de  simples  concepts,  c^est  demander, 
sinon  l'impossible,  du  moins  quelque  chose  de  dérai- 
sonnable. Quoi  qu'il  en  soit  sur  ce  point  (car  c'est  en- 
core une  recherche  à  faire)  il  est  clair  au  moins  par  là 
que  la  connaissance  par  principes  (prise  en  elle-même; 
est  quelque  chose  de  tout  à  fait  différent  de  la  simple 
connaissance  de  l'entendement,  et  que  si  celle-ci  peut  en 
précéder  d'autres  dans  la  forme  d'un  principe,  elle  ne 
repose  pas  en  elle-même  (en  tant  qu'elle  est  synthétique) 
sur  la  simple  pensée,  et  ne  renferme  pas  quelque  chose 
d'universel  par  concepts. 

Si  l'entendement  peut  être  défini  :  la  faculté  de  ramener 
les  phénomènes  à  l'unité  au  moyen  de  règles,  la  raison 
est  la  faculté  de  ramener  à  l'unité  les  règles  de  l'entende- 
ment sous  des  principes.  Elle  ne  se  rapporte  donc  jamais 
immédiatement  à  l'expérience  ou  à  un  objet,  mais  à  l'en- 
tendement, aux  connaissances  diverses  duquel  elle 
s'efforce  de  donner  une  unité  à  priori  par  le  moyen  <!«• 
certains  concepts;  cette  unité  peut  être  appelée  rationnelle 
et  diffère  essentiellement  de  celle  qu'on  peut  tirer  de 
l'entendement. 

Tel  est  le  concept  général  de  la  faculté  de  la  raison, 
dans  la  mesure  où  il  est  possible  de  le  faire  comprendre 
en  l'absence  des  exemples  qui  ne  pourront  être  employés 
que  plus  tard. 


B.  De  V usage  logique  de  la  raison. 


On  fait  une  distinction  entre  ce  qui  est  immédiatement 
eonnu  et  ce  que  nous  ne  faisons  qu'inférer.  Que  dans 
une  ligure  limitée  par  trois  lignes  droites,  il  y  ait  trois 
angles,  c'est  là  une  confiaissanre  immédiate;  mais  que 
'  «s  angles  pris  ensemble  soient  égaux  à  deux  droits,  ce 
n'est  qu'une  conclusion.  Comme  nous  avons  constamment 
le  besoin  d'inféier,  et  que  cela  devient  en  nous  par  là 
même  une  habitude,  nous  finissons  par  ne  plus  remar- 
quer cette  distinction  et,  comme  il  arrive  dans  ce  qu'on 


304  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

appelle  les  illusions  des  sens,  nous  tenons  souvent  pour 
quelque  chose  d'immédiatement  saisi  ce  qui  n'est  que 
conclu.  Dans  toute  inférence,  il  y  a  une  phrase  qui  sert 
de  principe,  et  une  seconde  qui  en  est  tirée,  la  conclusion, 
enfin  l'intermédiaire  (la  conséquence)  qui  lie  indissoluble- 
ment la  vérité  de  la  dernière  à  celle  de  la  première.  Si  le 
jugement  conclu  est  déjà  renfermé  dans  le  premier,  en 
sorte  qu'il  puisse  en  être  tiré  sans  l'entremise  d'une  troi- 
sième idée,  l'inférence  est  dite  alors  immédiate  [corne- 
quencia  immediata).  J'aimerais  mieux  l'appeler  inférence 
de  l'entendement.  Mais  si,  outre  la  connaissance  qui  sert 
de  principe,  il  est  encore  besoin  d'un  autre  jugement 
pour  opérer  la  conclusion,  alors  on  parle  d'inférenco 
de  la  raison  [ou  raisonnement].  Dans  cette  proposition  : 
tous  les  hommes  sont  mortels,  sont  déjà  renfermées  ces 
propositions  :  quelques  hommes  sont  mortels,  ou  bien 
rien  de  ce  qui  est  immortel  n'est  homme,  et  ces  proposi- 
tions sont  des  conséquences  immédiates  de  la  première. 
Au  contraire,  cette  proposition  :  tous  les  savants  sont 
mortels,  n'est  pas  renfermée  dans  le  premier  jugement, 
car  l'idée  des  savants  n'y  est  pas  comprise,  et  elle  ne 
peut  en  être  tirée  qu'au  moyen  d'un  jugement  intermé- 
diaire. 

Dans  tout  raisonnement,  je  conçois  d'abord  une  règle 
(major)  au  moyen  de  l'entendement.  Ensuite  je  subsume 
une  connaissance  sous  la  condition  de  la  règle  (minor) 
au  moyen  de  la  faculté  du  jugement.  Enfin  je  détermine 
ma  connaissance  par  le  prédicat  de  la  règle  {co7iclusio) 
et  par  conséquent  à  priori,  au  moyen  de  la  raison.  Aussi 
le  rapport  que  représente  la  majeure  comme  règle  entre 
une  connaissance  et  sa  condition  constitue-t-il  les  di- 
verses espèces  de  raisonnements.  Comme  on  distingue 
trois  sortes  de  jugements,  en  considérant  la  manière  dont 
ils  expriment  le  rapport  de  la  connaissance  dans  l'enten- 
dement, il  y  a  aussi  trois  sortes  de  raisonnements  :  les 
catégoriques,  les  hypothétiques  et  les  disjonctifs. 

Si,  comme  il  arrive  d'ordinaire,  la  conclusion  se  pré- 
sente sous  la  forme  d'un  jugement,  pour  savoir  si  ce 
jugement  ne  découle  pas  de  jugements  déjà  donnés  par 
lesquels  un  tout  autre  objet  est  conçu,  je  cherche  dans 


DIALECTIQUE  THANSCENDANTALE  305 

iitendement  l'assertion  de  cetttj  conciusion,  afin  ûm 
wiv  si  «lie  ne  se  trouve  pas  déjà  dans  l'entendement 
sous  certaines  conditions  d'après  une  règle  gt'n'^rale.  Si 
je  trouve  une  telle  condition,  et  si  l'objet  de  la  conclu- 
sion se  laisse  subsumer  sous  la  condition  donnée,  cette 
comlition  est  tirée  d'une  règle  qui  vaut  auf^si  pour  d'autres 
obj'els  de  la  cotinaissunce .  Par  où  Ton  voit  que  la  raison, 
dans  le  raisonnement,  cherche  à  ramener  la  gralv^ 
variété  des  connaissances  de  l'entendement  au  plus  p  iif 
nombre  de  principes  (de  conditions  générales)  et  à  y 
oiv-'nn^  ainsi  la  plus  haute  unité. 


C.  De  l'usage  pur  tie  la  misdn. 


t'eut-oii    iboiff    la    laison,    et   est-elle    p«r    suite    une 

source  propï-e  de  concepts  et  de  jugements  qui  ne  décou- 

leht  que  d'elle,   et   se  rapporte-t-elle  ainsi  à  des  objets? 

ou  bien   n'est-elle  qu'un  pouvoir  subalterne,  imprimé  à 

des  connaissances  données,  une  certaine  forme,  que  l'on 

appelle  logique,  et  qui   coordonne  des  règles  inférieures 

par  d'autres   plus   élevées  i^dont    la  condition  renferme 

dans  sa  sphère  celles  des  précédentes)  autant  qu'on  peut 

l'aire  en  les  comparant  entre  elles?  Telle  est  ta  ques- 

u  que  nous  avons  maintenant  à   traiter  seule»  avant 

l'iite  autre.  Dans  le  fait,  la  diversité  des  règles  et  l'unité 

1  s  principe*,   voilà  ce   qu'exige   la  raison  pour  mettre 

iitendement  parfaitement  d'accord  avec  lui-même,  de 

iiième  que  l'enteîidement  ramène  à  des  concepts  le  divers 

de  l'intuition  et  y  met  une  unitt\   Mais  un  tel  principe 

prescrit  point  de  loi   aux  objets  et  il  ne  contient  pas 

fondement  de  la  possibilité  de  les  connaît!^  e^  de  les 

lincr  comme  tels  en  général.   Il  n'est  qu'un «^   !"• 

ive  de  cette  économie  dans  l'usagt^  des  liche-, 

de  noire  entendement,  qui  consiste  k  ramener  rtniploi 

général  des  concepts  au  plus  petit  nombre  possible,  par 

la  comparaison  qu'on   on  fait,  sans  que  l'on  soil  par  là 

ijutorisé  à  exiçer  des  objets  eux-mêmes  une  unité  si  bien 

faite  pour  la  commodité  et  Textenwon  de  notre  entende- 

I.  -    2U 


30G  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

ment,  et  à  attribuer  à  cette  maxime  en  même  temps  une 
valeur  objective.  En  un  mot,  la  question  est  de  savoir  si 
la  raison  en  elle-même,  c'est-à-dire  la  raison  pure,  con- 
tient à  priori  des  principes  et  des  règles  synthétiques  et 
en  quoi  ces  principes  peuvent  consister? 

Le  procédé  formel  et  logique  de  la  raison  dans  ces  rai- 
sonnements nous  fournit  à  ce  sujet  déjà  une  indication 
suffisante,  pour  trouver  le  fondement  sur  lequel  repose 
le  principe  transcendantal  de  cette  faculté,  dans  la  con- 
naissance synthétique  que  nous  devons  à  la  raison  pure. 

D'abord,  le  raisonnement  ne  concerne  pas  des  intui- 
tions qu'il  ramènerait  à  des  règles  (comme  fait  l'enten- 
dement avec  ses  catégories),  mais  il  concerne  les  concepts 
et  les  jugements.  Si  donc  la  raison  pure  se  rapporte 
à  des  objets,  elle  n'a  pas  de  rapport  immédiat  à  ces 
objets  et  à  leur  intuition,  elle  n'a  de  tel  rapport  qu'avec 
l'entendement  et  ses  jugements  qui  sont,  eux,  directement 
en  contact  avec  les  sens  et  leur  intuition,  pour  en  déter- 
miner l'objet.  L'unité  de  la  raison  n'est  donc  pas  l'unit' 
d'une  expérience  possible,  elle  est  essentiellement  dis- 
tincte de  celle-ci,  comme  de  l'unité  propre  à  l'entende- 
ment. Le  principe  que  tout  ce  qui  arrive  à  une  cause 
n'est  point  du  tout  connu  et  prescrit  par  la  raison.  Il 
rend  possible  l'unité  de  l'expérience  et  n'emprunte  rien 
à  la  raison  qui,  sans  ce  rapport  d'une  expérience  possibl<\ 
n'aurait  pu  avec  de  simples  concepts  fournir  une  unit<- 
^synthétique  de  ce  genre. 

En  second  lieu  la  raison,  dans  son  usage  logique, 
rlierche  la  condition  générale  de  son  jugement  (de  la 
conclusion)  et  le  raisonnement  n'est  lui-même  autre 
chose  qu'un  jugement  que  nous  formons  en  subsumant 
sa  condition  sous  une  règle  générale  (la  majeure).  Or 
comme  cette  règle  doit  être  soumise  à  son  tour  à  la 
tnème  tentative  de  la  part  de  la  raison  et  qu'il  faut  ainsi 
«herchor  (par  le  moyen  d'un  prosyllogisme)  la  condition 
de  la  condition,  aussi  loin  qu'il  est  possible  d'aller,  on 
voit  bien  que  le  principe  propre  de  la  raison  en  général 
dans  son  usage  logique  est  de  trouver,  pour  la  connais- 
sance conditionnée  de  r»ntendement,  l'élément  incondi- 
tionné qui  doit  en  accomplir  l'unité. 


DIALECTIQUE  TRANSCENDANTALE  307 

Mais  cette  maxime  logique  ne  peut  être  un  principe  de 
la  raison  pure  qu'autant  qu'on  admet  qu'avec  le  condi- 
tionné est  donnée  aussi  (c'est-à-dire  contenue  dans  l'objet 
et  dans  sa  liaison)  toute  la  série  des  conditions  subor- 
données, laquelle  est  par  conséquent  elle-même  incon- 
ditionnée. 

Or  un  tel  principe  de  la  raison  est  évidemment  synthé- 
tique, car  le  conditionné  se  rapporte  bien  à  une  condition 
mais  non  à  Tinconditionné.  11  en  doit  dériver  aus?i 
diverses  propositions  synthétiques,  dont  l'entendement 
pur  ne  sait  rien,  puisqu'il  n'a  affaire  qu'aux  objets  d'une 
expérience  possible,  dont  la  connaissance  et  la  syn- 
tlièse  sont  toujours  conditionnées.  Mais  pour  ce  qui  est 
de  l'inconditionné,  s'il  a  réellement  une  place,  nous 
pouvons  vraiment  l'examiner  en  particulier  dans  toutes 
les  déterminations  qui  le  distinguent  de  toutes  conditions 
et  par  suite  il  doit  donner  matière  à  maintes  propositions 
synthétiques  à  priori. 

Les  propositions  fondamentales  qui  dérivent  de  ce  prin- 
cipe suprême  de  la  raison  pure  seront  transcendantes  par 
rapport  à  tous  les  phénomènes,  c'est-à-dire  qu'il  sera 
impossible  d'en  faire  un  usage  empirique  qui  lui  soit 
adéquat.  Il  se  distinguera  donc  tout  à  fait  de  tous  les 
principes  de  l'entendement  (dont  l'usage  est  parfaitement 
immanent,  puisqu'ils  n'ont  d'autre  tlièm'e  que  la  possibilité 
de  l'expérience).  Ce  i)rincipe  que  la  série  des  conditions 
(dans  la  synthèse  des  phénomènes,  ou  même  de  la  pensée 
des  choses  en  général)  s'élève  jusqu'à  l'incondilionné, 
a-t-il  ou  n'a-t-il  pas  de  valeur  objective,  et  quelles  sont 
les  conséquences  (|ui  en  découlent  relativement  à  l'usage 
empirique  de  l'entendement?  Ou  plutôt,  n'y  aurait-il 
nulle  part  aucun  principe  rationnel  de  ce  genre  ayant 
une  valeur  objective,  mais  seulement  une  prescription 
logique  qui  veut  qu'en  remontant  à  des  conditions  tout 
jours  plus  élevées,  nous  nou>;  rapprochions  de  l'inté- 
grité des  conditions,  et  qu'ainsi  nous  apportions  daii^ 
notre  connaissance  l'unité  rationnelle  la  i)lus  haute  qu'il 
nous  soit  possible.?  N'est-ce  pas,  dis-je,  que  ce  besoin 
de  la  raison  est  tenu  simplement  par  malentendu  pour 
un  principe  trauscoudaulal  do  la  raison  pure  exigeant 


308  CRITIQUE  DÉ  LA  RAISON  PURE 

témérairement  cette  intégrité  absolue  de  la  série  dr 
conditions  dans  les  objets  eux-mêmes?  Et,  dans  ce  cas, 
quelles  sont  les  fausses  interprétations  et  les  illusions 
qui  peuvent  se  glisser  dans  les  raisonnements  dont  la 
majeure  est  tirée  de  la  raison  pure  (et  peut-être  est  plutôt 
une  pétition  qu'un  postulat),  et  qui  s'élèvent  de  l'expé- 
rience à  ses  conditions?  Voilà  ce  que  nous  avons  à 
examiner  dans  la  dialectique  tratiscendantale,  qu'il  s'agit 
maintenant  de  développer  en  partant  de  ses  sources,  les- 
quelles sont  profondément  cachées  dans  la  raison  hu- 
maine. Nous  la  diviserons  en  deux  parties  principales, 
dont  là  première  traitera  des  concepts  tramcendants  et  la 
seconde  des  ratsonnemenls  transcendants  et  dialectique 


LIVRE  PRExMlER 
Des  concepts  de  la  raison  pure. 


Quoi  qu'il  en  soit  de  If^  possibilito  des  concepts  qui 
dérivent  de  la  raison  pure,  ces  conoepls  ne  sont  pas  seu- 
lement des  concepts  céiléclns,  i|s  sont  conclus.  Les  con- 
cepts de  l'entendement  sont  aussi,  à  priori,  antérieurs  ù 
l'expérience  en  vue  do  laquelle  ils  sont  pensés,  mais  ils 
r.o  contiennent  rien  de  plus  que  l'unité  de  la  réHe-xion 
-iir  les  pliénomènes,  en  tant  que  ceux-ci  doivent  faii»^ 
partie  d'une  conscience  empirique  possible.  La  connais- 
sance et  la  détermination  d'un  objet  ne  sont  possibles 
que  par  eux.  Us  fournissent  donc  la  première  matière  de 
la  conclusion,  et  il  n'y  a  point  avant  eux  de  concepts  à 

iori  d'objets,  d'où    ils  pourraient  être  conclus.  Au  con- 

lire  leur  réalité  objective  se  fonde  uniquement  sur  ce 
que,  connue  ils  constituent  la  forme  intellectuidle  de 
luute  expérience,  leur  application  doit  toujours  pouvoir 
t  he  montrée  dans  l'expérien*' 

Mais  l'expression  mèn»o  de  tMiu  v,.t  ralii.iuiel  montre 
déjà  d'avanco  quo  ce  concept  ne  supporte  pas  d'être  ren- 
t\;rmé  dans  les  limites  do  l'expérience,  car  il  concernt' 
une  connaissance  dont  toute  connaissance  empirique  ne 
<  «institue  qu'une  partie  (et  peut-être  aussi  l'ensiMiible  «b^ 
1  «xpérienco  possible  ou  de  sa  syntb^so  empiriquei  et  à 
laquelle  jamais  l'expérience  réelle  n'est  complètement 
ad<'quate,  bien  qu'elle  en  fasse  toujours  partie.  Les  con- 
cepts de  la  raison  servent  à  oompretuh'o,  comnie  les  con- 
cepts de  l'entendement  à  entendre  (les  perceptions^.  Ren- 
feruiant  l'inconditionné,    ils   conoernent  quelque  chose 


310  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

sous  quoi  rentre  toute  expérience,  mais  qui  en  elle- 
même  n'est  jamais  un  objet  de  rexpérience,  une  chose  à 
laquelle  la  raison  conduit  dans  les  conclusions  qu'elle 
tire  de  l'expérience,  et  d'après  laquelle  elle  estime  et 
mesure  le  degré  de  son  usage  empirique,  mais  qui  ne 
sera  jamais  un  membre  de  la  synthèse  empirique.  Si 
cependant  les  concepts  ont  malgré  cela  une  valeur  objec- 
tive, ils  peuvent  être  nommés  eonceptus  ratiocinati  (con- 
cepts rigoureusement  conclus);  dans  le  cas  contraire,  ils 
ont  au  moins  une  apparence  subreptice  de  conclusion  et 
peuvent  être  appelés  eonceptus  ratiocinantes  (concepts 
empiriques).  Mais  comme  ce  point  ne  peut  être  décidé 
que  dans  le  chapitre  des  raisonnements  dialectiques  de 
la  raison  pure,  nous  ne  saurions  encore  le  prendre  ici 
en  considération.  En  attendant,  de  même  que  nous  avons 
nommé  catégories  les  concepts  purs  de  l'entendement, 
nous  désignerons  sous  un  nom  nouveau  les  concepts  de 
la  raison  pure,  et  nous  les  appellerons  idées  transcen- 
dantales  :  nous  allons  éclairer  et  justifier  cette  appella- 
tion. 


PREMIERE    SECTION 

DES  IDÉES  EN  GÉNÉRAL 

Malgré  la  grande  richesse  de  nos  langues,  le  penseur  se 
voit  souvent  embarrassé  pour  trouver  une  expression   qui 
convienne   exactement    à    sa    pensée,   et   faute  de  ceti' 
expression  il  ne  peut  la  rendre  intelligible  aux  autres,  i 
bien  plus,  à  lui-même.  Forger  de  nouveaux  mots  est  u 
prétention  de  légiférer  dans  les  langues  qui  réussit  rai 
ment.  Avant  d'en  arriver  à  ce  moyen  douteux  il  est  pi 
sage  do  chercher  dans  une  langue  morte  et  savante  si  on 
n'y  trouverait  pas  l'idée  en  question  avec  l'expression  qui 
lui  convient,   et  dans   le  cas  où  l'antique  usage  -de   cette 
expression  serait  devenu  incertain,  par  suite  de  la  négli- 
gence de  ses  auteurs,  il  vaut  encore  mieux  consolider  vn 
elle   la  signification   qui  lui  était  propre  (dnt-on  laiss-  !■ 
douteuse    la  question   de  savoir  si  on  l'entendaH  ah 


DIALECTIQUE  TRANSCENDANTALE  311 

exactement  dans  le  même  sens)  que  de  tout  perdre  en  se 
rendant  inintelligible. 

Pour  cette  raison,  si  pour  exprimer  un  certain  concept, 
il  ne  se  trouve  qu'un  seul  mot  qui  dans  l'acception  reçue 
convienne  à  ce  concept,  qu'il  importe  grandement  de  dis- 
tinguer de  tout  autre  concept  voisin,  il  est  sage  de  ne  pas 
le  prodiguer  ou  de  ne  pas  l'employer  simplement  par 
souci  de  variété  à  titre  de  synonyme,  à  la  place  d'un 
autre,  mais  de  lui  conserver  soigneusement  sa  significa- 
tion particulière  ;  autrement  ih  arrive  facilement  que 
l'expression  n'ayant  pas  occupé  suffisamment  l'attention, 
elle  se  perd  dans  la  foule  des  autres  qui  ont  des  sens  bien 
•lifférents,  et  la  pensée  qu'elle  aurait  pu  seule  conserver 
>o  perd  avec  elle. 

Platon  se  servait  du  mot  idée  de  telle  sorte  qu'on  voit 
bien  qu'il  a  entendu  par  là  quelque  chose  qui  non  seule- 
ment ne  dérive  pas  des  sens,  mais  dépasse  même  les 
concepts  de  l'entendement  dont  s'est  occupé  Aristote, 
puisqu'on  ne  saurait  rien  trouver  dans  l'expérience  qui  y 
corresponde.  Les  idées  sont  chez  lui  les  types  des  choses 
elles-mêmes,  et  non  de  simples  clefs  pour  des  expériences 
possibles  comme  les  catégories.  Dans  son  opinion,  elles 
dérivent  de  la  raison  suprême,  d'où  elles  ont  passé  dans 
la  raison  humaine,  mais  celle-ci  ne  se  trouve  plus  dans 
son  état  primitif  et  ce  n'est  qu'avec  peine  qu'elle  peut 
rappeler  aujourd'hui,  bien  obscurcies,  ses  anciennes 
idées,  par  la  réminiscence  (qui  s'appelle  la  Philosophie^ 
Je  ne  veux  pas  m'engager  dans  une  recherche  littéraire 
pour  déterminer  le  sens  que  le  sublime  philosophe  alta- 
<•  liait  à  son  expression.  Je  rema^rque  seulement  que,  soit 
dans  le  langage  ordinaire,  soit  dan:?  les  écrits,  il  n'est  pas 
impossible  d'arriver,  par  le  rapprochement  des  pensées 
qu'un  auteur  a  voulu  exprimer  sur  son  objet,  à  le  rom- 
prendre  mieux  qu'il  ne  s'est  compris  lui-même,  faute 
d'avoir  suffisamment  déterminé  son  idée  et  pour  avoir 
été  conduit  ainsi  à  parler  ou  même  à  penser  contre  son 
but. 

Platon  voyait  tr^s  bien  que  notre  faculté  de  connaître 
sont  un  besoin  beaucoup  plus  élevé  que  celui  d'épeler 
des  phénomènes  d'après  une  unité  synthétique  pour  pou- 


312  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

voir  les  lire  comme  une  expérience,  et  que  notre  raison 
s'élève  naturellement  à  des  connaissances  trop  hautes 
pour  qu'un  objet  que  Fexpérienee  est  capable  de  donner 
puisse  y  correspondre,  mais  qui  n'en  ont  pas  moins  leur 
réalité  et  ne  sont  pas  de  pures  chimères.  Platon  trouvait 
ses  idées  surtout  dans  tout  ce  qui  est  pratique  *,  c'est-à- 
dire  dans  ce  qui  repose  sur  la  liberté,  laquelle  de  son 
côté  est  soumise  à  des  connaissances  qui  sont  un  produit 
propre  de  la  raiéon.  Celui  qui  voudrait  puiser  dans  Texpc- 
rience  les  concepts  de  la  vertu  ou  (comme  beaucoup  Pont 
fait  réellement)  donner  pour  tj^pe  à  la  source  de  la  con- 
naissance ce  qui  ne  peut  servir  en  tout  cas  que  d'exemple 
pour  une  explication  incomplète,  devrait  faire  de  la  vertu 
un  fantôme  équivoque,  variable  avec  le  temps  et  les  cir- 
constances, et  inutilisable  comme  règle  d'activité.  Au  con- 
traire, chacun  s'aperçoit  que  si  on  lui  présente  un  certain 
homme  comme  type  de  la  vertu,  il  trouvé  dans  son 
propre  esprit  le  véritable  original  auquel  il  compare  ct^ 
prétendus  types  et  d'après  lequel  il  le  juge  lui-même. 
C'est  là  ridée  de  la  vertu,  au  regard  de  laquelle  tous  le? 
objets  possibles  de  l'expérience  peuvent  bien  servit 
d'illustrations  (comme  témoignages  montrant  qu'oî^t  pra 
ticable  dans  une  certaine  mesure  ce  qu'exige  le  conec) 
de  la  raison)  mais  non  de  modèle.  De  ce  qu'un  homni 
n'agit  jamais  d'une  manière  adéquate  à  ce  que  contien 
le  pur  concept  de  la  vertu,  il  ne  faut  pas  conclure  qu 
cette  idée  a  quelque  chose  de  chimérique.  En  effet,  tout 
jugement  sur  la  valeur  ou  la  non-valeur  morale  n'e^l 
possible  qu'au  moyen  de  cette  idée  ;  par  suite  elle  sert  de 
fondement  à  tout  progrès  vers  la  perfection  morale,  si 
loin  d'ailleurs  que  les  obstacles,  dont  le  degré  est  impos- 
sible à  déterminer,  rencontrés  dans  la  nature  huïpalne, 
nous  en  tiennent  écartés. 

1. 11  étondait  aussi  gans   doute  son  concept  aux  connaUsanfc- 
spéculatives,  si   du  moins  elles  étaient  pures  et  cowplètemenl  <> 
priori,   et  même   à  la    niatliématique.  quoiqu'elle  nait  pas  son 
objet  ailleurs  que  dans  rexpérience  possible.  Je  ne  puis  le  suivi. 
ici,  pas  plua  que  dans  la  deduclion  mystique  de  ces  idotvs,  ou  dan 
les  exaspérations  par  lesquelles  il  les  hypo.stasiait;  cependant  ' 
langaj^'e  élevé  dont  il  usait  dans  ce  domaine  est  susceptible  d'un 
interprétation  plus  modérée  et  conforme  à  la  nature  dos  i  l!ose> 


DIALECTIQUE  TRANSCENDANTÂLE  31  a 

La  hépubtique  de  Platon  est,  comme  exemple  soi-disani 
éclatant  de  perfection  imaginaire  qui  ne  peut  prendre 
naissance  que  dans  le  corvoau  d'un  penseur  oisif,  devenue 
proverbiale  et  Brucker  trouve  ridicule  cette  assertion  du 
l»hilosophe  que  jamais  un  prince  ne  gouverne  bien  s'il 
fie  parti^-ipe  aux  idées.  Mais  il  vaudrait  mieux  s'attache* 
davantage  à  cette  pensée  et  (là  on  cet  homme  é minent 
nous  laisse  sans  secours)  faire  de  nouveaux  elTorls  pour 
la  mettre  en  lumière,  que  de  la  rejeter  comme  inutile, 
sous  ce  très  misérable  et  fâcheux  prétexte  qu'elle  est 
impraticable.  Une  constitution  ayant  pour  but  la  phts 
grande  liberté  humaine  fondée  sur  des  lois  qui  permettraient 
à  la  Hberié  de  chacun  de  pouvoir  snhf;ister  en  accfyrd  avec  celle 
des  autrea,  (je  ne  parle  pas  du  plus  grand  bonheur  pos- 
sible, car  il  en  découlera  naturellement),  c'est  là  au  moins 
une  idée  nécessaire,  qui  doit  servir  de  prinripe  non 
seulement  aux  premiers  plans  que  Ton  esquisse  d'une 
constitution  politique,  mais  encore  à  toutes  les  lois,  et 
dans  laquelle  on  doit  faire  abstraction  de  tous  les  obstacl.  s 
présents,  lesquels  résultent  peut-étro  bien  moins  inévi- 
tablement de  la  nature  humaine,  que  du  mépris  des  vrai^  > 
idées  en  matière  de  législation.  En  effet  ii  ne  peut  rien  y 
avoir  de  plus  préjudiciable  et  de  plus  indigne  d'un  philo- 
sophe que  d'en  appeler,  comme  on  fait  vulgairement,  à 
une  expérience  soi-disant  contraire,  car  cette  expérience 
n'aurait  jamais  existé  si  l'on  avait  pris  des  mesure»,  en 
se  conformant  aux  idées,  en  temps  opportun,  et  si  à  leur 
)dace  des  concepts  grossiers,  justement  parce  qu'ils  sont 
puisés  dans  l'expérience,  n'avaient  pas  rendu  inutile  tout 
l»on  dessein.  Plus  la  législation  et  le  gouvernement 
seraient  conformes  à  cette  idée,  plus  les  peines  seraient 
rares  et  il  est  tout  à  fait  raisonnable  d'affirmer  comme 
Platon  que  dans  une  constitution  parfaite  elles  no  seraient 
plus  du  tout  nécessaires.  Quoique  celte  chose  ne  puiss(> 
jamais  se  réaliser,  ce  n'en  est  pas  moins  une  idée  jusli' 
que  celle  qui  pose  ce  maximum  comme  le  type  que  Ion 
doit  avoir  en  vue  pour  rapprocher,  en  s'y  conformant, 
toujtuirs  davantage  la  constitution  légale  des  hommes  do 
la  perfection  la  plus  haute.  En  efTet,  le  «legré  le  plus  élevé 
où  s'arrête  l'humaRité,  non  plus  que  la  distance  infran- 


3U  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

chissable  qui  sépare  toujours  l'idée  de  sa  réalisation,  per- 
sonne ne  peut  ni  ne  doit  les  déterminer,  car  là  il  s'agit  de 
la  liberté  qui  peut  toujours  franchir  la  limite  assignée. 

Mais  ce  n'est  pas  seulement  dans  les  choses  où  la  raison 
humaine  montre  une  véritable  causalité  et  où  les  idées 
sont  de  véritables  causes  efficientes  (des  actions  et  de 
leurs  objets),  c'est-à-dire  dans  les  choses  morales,  c'est 
aussi  dans  le  spectacle  de  la  nature  que  Platon  trouve  et 
avec,  raison  des  preuves  évidentes  de  ce  que  les  choses 
tirent  leur  origine  des  idées.  Une  plante,  un  animal,  l'or- 
donnance régulière  du  monde  (sans  doute  aussi  tout 
l'ordre  de  la  nature)  montrent  clairement  que  cela  n'est 
possible  que  d'après  des  idées;  qu'à  la  vérité  aucune 
créature  individuelle,  sous  les  conditions  individuelles  de 
l'existence,  n'est  adéquate  à  l'idée  de  la  plus  haute  perfec- 
tion dans  son  espèce  (dans  la  mesure  même  où  l'homme 
diffère  de  l'idée  d'humanité  qu'il  porte  en  son  âme  comme 
modèle  de  ses  actions)  ;  que  cependant  chacune  de  ces 
idées  n'en  est  pas  moins  déterminée  immuablement  et 
complètement  dans  l'intelligence  suprême,  qu'elles  sont 
les  causes  originaires  des  choses  et  que  seul  l'ensemble 
formé  par  leur  liaison  dans  l'univers  est  absolument  adé- 
quat à  l'idée  que  nous  en  avons.  A  part  ce  qu'il  peut  y 
avoir  d'exagéré  dans  l'expression,  cet  essor  de  l'esprit  du 
philosophe  pour  s'élever,  de  la  contemplation  de  la  copie 
que  lui  offre  l'ordre  physique  du  monde,  à  cet  ordre 
architectonique  qui  se  règle  sur  les  fins,  est  une  tentative 
digne  de  respect  et  qui  mérite  d'être  imitée.  Mais  par 
l'apport  à  ce  qui  concerne  les  principes  de  la  morale,  de 
la  législation  et  de  la  religion,  où  les  idées  rendent  pos- 
sible l'expérience  elle-même  (celle  du  bien)  quoiqu'elles 
n'y  puissent  jamais  être  entièrement  exprimées,  cette 
tentative  a  un  mérite  tout  particulier  qu'on  ne  méconnaît 
que  parce  qu'on  en  juge  d'après  les  mêmes  règles  empi- 
riques qui  doivent  perdre  toute  valeur  de  principes  en 
face  des  idées.  En  effet,  si,  à  l'égard  de  la  nature,  c'est 
l'expérience  qui  nous  donne  la  règle,  et  qui  est  la  source 
do  la  vérité,  à  l'égard  des  lois  morales  c'est  l'expérience, 
holas  !  qui  est  la  mère  de  l'apparence  et  c'est  se  tromper 
grossièrement   que  de   tirer  de  ce  qui  se  fait  les  lois 


DIALECTIQUE  TRANSCENDANTALE      315 

de  ce  que  je  dois  faire  ou  de  vouloir  les  y  restreindre. 
Mais  au  lieu  de  nous  livrer  à  toutes  ces  considérations, 
dont  le  développement  convenable  fait  la  dignité  propre 
de  la  philosopliie,  occupons-nous  à  présent  d'un  travail 
beaucoup  moins  brillant  mais  qui  n'est  pas  non  plus 
sans  mérHe.  11  s'agit  de  déblayer  et  d'affermir  le  sol  qui 
doit  porter  le  majestueux  édifice  de  la  morale,  ce  sol  où 
l'on  rencontre  des  trous  de  taupe  de  toutes  sortes  creusés 
par  la  raison  en  quête  de  trésors,  sans  succès,  malgré  ses 
bonnes  intentions,  et  qui  menacent  la  solidité  de  cet  édi- 
fice. L'usage  transcendantal  de  la  raison  pure,  ses  prin- 
cipes et  ses  idées,  voilà  donc  ce  qu'il  nous  importe  de 
ronnaîlrt^  exactement  pour  pouvoir  déterminer  l'inlluenco 
de  la  raison  pure  et  en  apprécier  la  valeur.  Cependant, 
avant  de  quitter  cette  introduction,  je  supplie  ceux  qui 
ont  la  philosophie  à  cœur  (et  le  cas  est  moins  fréquent 
qu'on  le  dit),  je  les  supplie,  s'ils  devaient  se  trouver  con- 
vaincus par  ce  que  je  viens  d'écrire  et  par  ce  qui  suit, 
de  prendre  sous  leur  protection  l'expression  d'idée 
ramenée  à  son  sens  primitif,  afin  qu'on  ne  la  confonde 
plus  désormais  avec  les  autres  expressions  dont  on  a 
coutume  de  se  servir  pour  désigner  toutes  les  sortes  de 
représentations  dans  le  plus  insouciant  désordre,  et  que 
la  science  n'y  perde  plus.  Il  ne  manque  pourtant  pas 
d'expressions  qui  sont  exclusivement  appropriées  à  chaque 
espèce  de  représentations,  sans  que  nous  ayons  besoin 
d'empiéter,  pour  exprimer  l'une,  sur  le  domaine  de 
l'autre.  En  voici  une  échelle  graduée.  Le  terme  générique 
est  la  repr('!sentation  en  général  [repraesentatio].  Après 
elle  vient  la  représentation  avec  conscience  (pcrceptio). 
Une  perception  rapportée»  uniquement  au  sujet,  comme 
une  modification  de  son  état,  est  une  sensation  {cognitio)  ; 
une  perceptio^i  objective  est  une  connaissance  {co(jnitio). 
La  connaissance  à  son  tour  est  ou  une  intuition  ou  un 
concept  [intititus  vel  conceptus).  La  première  se  rapporte 
immédiatement  à  l'objet  et  est  singulière,  le  second  ne 
s'y  rapporte  que.médiatement,  au  moyen  d'un  signe  qui 
peut  être  commun  à  plusieurs  choses.  Le  concept  est  soit 
empirique  soit  pur,  et  le  concept  pur,  en  tant  qu'il  a  sa 
source   uniquement  dans   l'entendement  (non  dans  une 


aie  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

simple  image  de  la  sensibilité)  s'appelle  notion.  Un  concept 
formé  de  notions  et  qui  dépasse  la  possibilité  de  l'expé- 
rience est  Vidée,  c'est-à-dire  le  concept  rationnel.  Quand 
on  est  une  fois  accoutumé  à  ces  distinctions,  on  ne  peut 
plus  supporter  d'entendre  appeler  idée  la  représentation 
de  la  couleur  rouge.  Elle  ne  doil  même  pas  être  appelée 
notion  (ou  concept  de  l'entendement). 


DEUXIEME  SECTION 

DES   IDÉES    TRANSCENDANTALES 

L'analytique  transcendantale  nous  a  donné  un  exemple 
de  la  façon  dont  la  simple  forme  logique  de  notre  con- 
naissance peut  contenir  la  source  de  purs  concep.t:j 
à  priori,  qui  nous  représentent  des  objets  antérieurement 
à  toute  expérience,  ou  plutôt  qui  expriment  l'unité  syn- 
thétique qui  seule  rend  possible  une  connaissance  empi- 
rique des  objets.  La  forme  des  jugements  (convertie  en 
concept  de  la  synthèse  des  intuitions)  a  produit  des  caté- 
gories qui  dirigent  tout  usage  de  l'entendement  dans 
l'expérience.  Nous  pouvons  espérer  de  même  que  la 
forme  des  raisonnements,  appliquée  à  l'unité  synthétique 
de  l'intuition,  ù  l'exemple  des  catégories,  contiendra  la 
source  de  concepts  particuliers  à  priori,  que  nous  pou- 
vons nommer  concepts  purs  de  la  raison,  ou  idéei  truus- 
cendantaies,  et  qui  déterminent  tout  l'usage  de  l'entende- 
ment, d'après  des  principes,  dans  l'ensemble  de  l'expé- 
rience tout  entière. 

La  fonction  de  la  raison  dans  ses  raisonnements  réside 
dans  l'universalité  de  la  connaissance  par  concepts,  et  le 
raisonnement  lui-même  n'est  qu'un  jugement  qui  ^t 
déterminé  à  priori  dans  toute  l'étendue  de  sa  condition. 
La  proposition  :  Caïus  est  mortel,  pourrait  être  tirée 
simplement  par  l'entendement  de  l'expérience.  Mais  je 
clierche  un  concept  contenant  la  condition  sous  laquelle 
est  donné  le  prédicat  (l'assertion  en  général)  de  ce  juge- 
naent  (c'est-à-dire  ici  le  concept  d'homme),  et  après  avoir 


DIALECTIQUE  TRANSCEN  DAN  TALE  317 

subsumé  sous  cette  comiition  prise  dans  toute  son 
extension  (toUs  les  honinves  sont  mortels),  je  détermine 
en  conséquence  la  connaissance  de  mon  objet  (Caïus  est 
mortel). 

Nous  restreignons  donc,  dans  la  conclusion  d'un  rai- 
sonnement, un  prédicat  à  un  certain  objet,  après  l'avoir 
j)r''alablcment  conçu  dans  la  majeure  dans  toute  son 
extension  sous  une  certaine  condition,  et  c'est  cette  quan- 
tité complète  de  l'extension,  par  rapport  à  une  telle  con- 
dition, f^u'on  appelle  l'universalité  {universalitas)'.  A  cette 
universalité  correspond  dans  la  synthèse  des  intuitions 
la  totiîdt^é  nmiversitas)  des  conditions.  Le  concept  rationnel 
transcendantal  n'est  donc  que  celui  de  la  totalité  des  con- 
ditions d'un  conditionné  donné.  Or  comme  V inconditionné 
seul  rend  possible  la  totalité  des  conditions,  et  que  réci- 
proquement la  totalité  des  conditions  est  elle-même  tou- 
jours inconditionnée,  un  concept  rationnel  pur  peut  être 
défini  en  général  le  concf>pt  de  l'inconditionné,  en  tau! 
qu'il  sert  de  principe  à  la  synthèse  du  conditionné. 

Or,  autant  l'entendement  se  représente  d'espèces  de 
rapports  au  moyen  des  catégories,  autant  il  y  aura  aussi 
de  concepts  rationnels  purs;  il  y  aura  donc  à  chercher  un 
conditionné  d'abord  pour  la  synthèse  catéqoyHque  dans  un 
nijcty  en  sceoml  lien  pour  la  syntlièso  hypothétique  des 
membres  d'une  série,  en  troisième  lieu  pour  la  synthèse 
disjonctive  des  parties  dans  un  système. 

Il  y  a  en  effet  tout  juste  autant  d'espèces  de  raisonne- 
ments, dont  chacun  par  le  moyen  des  prosyllogismes  tiMul 
à  l'inconditionné  :  la  première  à  un  sujet  qui  ne  soit  plus 
lui-même  pnMicat,  la  seconde  à  une  supposition  qui  ne 
suppose  rien  au  ilelà,  la  troisième  à  un  agré'gal  des 
m<'mbres  de  la  division  qui  ne  laisse  rien  à  demander  do 
plus  pour  la  parl'aite  division  du  concept.  Les  concepis 
rationnels  purs  de  la  totalité  dans  la  synthèse  des  condi- 
tions sont  donc  nécessaires,  du  moins  comme  problèmea 
servant  à  pousser  «utant  que  possible  l'unité  de  l'enlen- 
dement  jusqu'à  l'inconditionné,  et  c'est  dans  la  nature 
de  la  raison  humaine  qu'ils  sont  fondés;  il  se  peut  du 
reste  que  ces  concepts  transcendanlaux  n'aient  point  m 
concicto  d'usage  qui  hni'  -oit  appiuj''''  .  •  t  n'aient  point 


M8  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PDRE 

d'autre  utilité  que  de  mettre  l'esprit  sur  la  direction  où 
son  usage,  s'étendant  aussi  loin  que  possible,  ne  laisse 
pas  de  rester  parfaitement  d'accord  avec  lui-même. 

Mais  en  parlant  ici  de  la  totalité  des  conditions  et  de 
l'inconditionné,  comme  du  titre  commun  à  tous  les  con- 
cepts rationnels,  nous  rencontrons  une  expression  que 
nous  ne  saurions  éviter  d'employer,  mais  dont  nous  ne 
pouvons  nous  servir  sûrement  à  cause  de  l'ambiguïté  pro- 
duite par  le  long  abus  qu'on  en  a  fait.  Le  mot  absolu  est 
du  petit  nombre  de  ceux  qui  dans  leur  sens  primitif  étaient 
appropriés  à  un  concept,  avec  lequel  aucun  autre  mot  de 
la  même  langue  ne  cadre  exactement,  et  dont  la  perte,  ou 
ce  qui  est  de  même  importance,  l'usage  incertain  entraîne 
nécessairement  la  perte  du  concept  même  ;  et  il  s'agit  ici 
d'un  concept  qiji,  par  le  fait  qu'il  occupe  beaucoup  la 
raison,  ne  saurait  lui  faire  défaut  sans  un  grand  dommage 
pour  tous  les  jugements  transcendantaux.  Le  mot  absolu 
est  aujourd'hui  le  plus  souvent  employé  pour  indiquer 
>;iraplement  que  quelque  chose  est  considéré  d'une  chose 
c)i  soi,  et  a  par  conséquent  pour  elle  une  valeur  intrin- 
>cque.  Dans  cette  acception,  V Q\]}rGs?,\o\\  absolument  possible 
signifierait  ce  qui  est  possible  en  soi  [interne],  et  c'est  le 
moins  dans  le  fait  qu'on  puisse  dire  d'un  objet.  D'un  autre 
côté,  on  l'emploie  aussi  quelquefois  pour  désigner  que 
quelque  chose  est  valable  à  tous  égards  (d'une  manière 
illimitée,  comme  par  exemple  le  pouvoir  absolu)  et  eu 
ce  sons  l'expression  absolument  possible  signifierait  ce  qui 
est  possible  à  tous  égards,  sous  tous  les  rapports,  ce  qui  est 
le  plus  que  l'on  puisse  dire  de  la  possibilité  d'une  chose. 
Or  ces  sens  se  rencontrent  parfois  ensemble.  Ainsi,  par 
exemple,  ce  qui  est  impossible  intrinsèquement  l'est 
aussi  sous  tous  les  rapports,  c'est-à-dire  absolument 
impossible.  Mais,  dans  la  plupart  des  cas,  ils  sont  infini- 
ment éloignés  l'un  de  l'autre,  et  je  ne  puis  conclure  en 
aucune  façon  de  ce  qu'une  chose  est  possible  en  elle- 
même  qu'elle  l'est  pour  cela  à  tous  les  égards,  par  consé- 
quent absolument.  Je  montrerai  même  dans  la  suite,  au 
sujet  de  la  nécessité  absolue,  qu'elle  ne  dépend  en  aucune 
manière,  dans  tous  les  cas,  de  la  nécessité  interne,  etque 
par  conséquent  elle  ne  doit  pas  être  regardée  comme  son 


DIALECTIOUE  THANSCEiNDANTÂl.E  310 

équivalent,  Sans  doute,  si  le  contraire  de  quelque  chose 
est  impossible  intrinsèquement,  il  l'est  aussi  sous  tout 
rapport,  et  par  là  absolument  impossible  :  mais  la  réci- 
proque n'est  pas  vraie;  de  ce  qu'une  chose  est  absolu- 
ment nécessaire  je  ne  puis  conclure  que  son  contraire 
soit  intrinsèquement  impossible,  c'est-à-dire  de  la  nécessité 
absolue  d'une  chose  je  ne  puis  conclure  à  sa  nécessité 
intrinsèque,  car  cette  nécessité  intrinsèque  dans  cer- 
tains cas  est  une  expression  tout  à  fait  vide  à  laquelle 
nous  ne  saurions  attacher  le  moindre  concept,  tandis  que 
la  nécessité  d'une  chose  à  tous  égards  (pour  tout  le  pos- 
sible) implique  des  déterminations  très  particulières.  Or, 
comme  la  perte  d'un  concept  de  grande  application  dans 
la  philosophie  spéculative  ne  peut  laisser  le  penseur 
indifférent,  j'espère  qu'il  ne  verra  pas  non  plus  avec  indif- 
férence les  précautions  prises  pour  la  détermination  et  la 
conservation  de  l'expression  dont  dépend  ce  concept. 

Je  me  servirai  donc  du  mot  absolu  dans  ce  sens  étendu, 
en  l'opposant  à  ce  qui  n'a  qu'une  valeur  comparative  ou 
n'a  de  valeur  que  sous  un  certain  rapport,  car  cette  der- 
nière valeur  est  restreinte  à  des  conditions,  tandis  que  la 
première  est  sans  restriction. 

Or  le  concept  rationnel  transcendantal  ne  se  rapporte 
jamais  qu'à  la  totalité  absolue  dans  la  synthèse  des  con- 
ditions et  jamais  il  ne  s'arrête  à  ce  qui  est  inconditionné 
absolument,  c'est-à-dire  sous  tous  les  rapports.  En  effet, 
la  raison  pure  abandonne  tout  à  l'entendement  qui 
s'applique  immédiatement  aux  objet  de  l'intuition  ou  plu- 
tôt à  la  synthèse  de  ces  objets  dans  l'imagination.  Elle  Sf 
réserve  seulement  l'absolue  totalité  dans  l'usage  des  con- 
cepts de  l'entendement,  et  cherche  à  étendre  l'unité  syn- 
thétique qui  est  pensée  dans  la  catégorie  jusqu'à  l'incon- 
"litionné  absolu.  On  peut  donc  désigner  cette  totalité  sous 
le  nom  dunité  rationnelle  des  phénomènes,  comme  celle 
qu'exprime  la  catégorie  est  appelée  unité  intcllccluellc. 
Ainsi  la  raison  ne  se  rapporte  qu'à  l'usage  de  l'entende- 
ment, non  pa»^,  il  est  vrai,  en  tant  qu'il  contient  le  prin- 
cipe d'une  expérience  possible  (car  la  totalité  absolue  dos 
•  onditions  n'est  pas  un  concept  utilisable  dan^  l'expé- 
lionco),  mais  pour  lui  prescrire  de  se  diriger  en  vue  d'une 


320  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

ccrtaiue  unité,  dont  l'entendement  n'a  aucun  conee|)t  et 
qui  tend  à  embrasser  en  un  tmit  absolu  tous  les  actes  de 
rentendeinent,  par  rapport  à  chaque  objet.  Aussi  l'usage 
(objectif  des  concepts  purs  de  la  raison  est-il  toujours 
trcmsc-endant^  tandis  que  celui  des  concepts  purs  de  l'en* 
tendement,  d'après  sa  nature,  doit  toujours  être  immu- 
lient ^  puisqu'il  se  borne  simplement  à  l'expérience  pos- 
sible. 

J'entends  par  idée  un  concept  rationnel  nécessaire 
auquel  ne  peut  correspondre  aucun  objet  donné  par  les 
sens.  Ainsi  les  concepts  purs  de  la  raison  que  nous  exa- 
minons maintenant  sont  des  idées  transcendant  aies.  Ce 
sont  des  concepts  de  la  raison  pure,  car  ils  considèt^nt 
toute  connaissance  empirique  comme  déterminée  par  une 
totalité  absolue  des  conditions.  Ils  ne  sont  pas  imaginées 
arbitrairement,  mais  ils  nous  sont  donnés  par  la  natut^ 
même  de  la  raison,  et  ils  se  rapportent  d'une  manière 
nécessaire  à  tout  l'usage  de  l'entendement.  ïl«  sont  enfin 
transcendants  et  dépassent  les  limites  de  toute  expérience, 
où  il  ne  saurait  se  trouver  un  objet  adéquat  à  l'idée  trans- 
cendantaie.  Lorsqu'on  nomme  une  idée,  on  dit  beaucof(p 
eu  égard  à  l'objet  (comme  objet  de  l'entendement  pm\ 
mais  on  dit  très  peu  eu  égard  au  sujet  (c'est-à-dire  relative- 
ment à  sa  réalité  sous  une  condition  empirique^  prét^isé- 
ment  parce  que,  comme  concept  d'un  maximum,  elle  ne 
peut  jamais  être  donnée  m  concreto  d'une  manière  adé- 
quate. Or  comme  c'est  ici  proprement  tout  le  but  que 
poursuit  l'usage  simplement  spéculatif  de  l'entendement 
et  <îue  si  l'on  ne  fait  qu'approcher  d'un  concept  qui  dans 
la  pratique  ne  peut  cependant  Jamais  être  atteint,  c'est 
tout  comme  si  le  concept  était  manqué  tout  à  fait,  on  dit 
d'un  concept  de  ce  genre  qu'il  n'est  qu'une  idée.  Ainsi  on 
l>ourrait  dire  que  la  totalité  absolue  de  tous  les  phéno- 
mènee  n'est  qu'une  idée;  car  comme  nous  ne  saurions 
jamais  nous  ligurer  riende  pai^il,  elle  reste  un  problètîïe 
sans  solution.  Au  contraire  comme  dans  l'usa^çe  pratique 
de  l'entendement  il  n^^^  s'agit  que  de  l'exécution  de  cer- 
taines règles,  l'idée  de  la  raison  prati<|uc  peut  toujours 
ê!r(^  donnée  réellement,  in  concreto,  bien  que  partielle- 
'  même  elle  est  la  condition  indispensable  de  tout 


DIALECTIQUE  IRANSCENDANTALE  321 

usage  pratique  de  la  raison.  La  réalisation  de  cette  idée 
est  toujours  bornée  et  défectueuse,  mais  dans  des  limites 
qu'il  est  impossible  de  déterminer,  et  par  conséquent  elle 
est  toujours  soumise  à  l'influence  du  concept  d'une 
absolue  perfection.  L'idée  pratique  est  donc  en  tout  cas 
hautement  féconde,  et  elle  est  tout  à  fait  nécessaire  en  ce 
qui  concerne  les  actions  réelles.  En  elle,  la  raison  pure 
trouve  la  causalité  nécessaire  pour  produire  réellement 
ce  que  contient  son  concept;  aussi  ne  peut-on  dire  avec 
le  même  dédain  de  la  sagesse  :  elle  n'est  qu'une  idée;  mais 
précisément  parce  que  elle  est  l'idée  de  l'unité  nécessaire 
de  toutes  les  fins  possibles,  elle  doit  servir  de  règle  à 
toute  pratique,  comme  condition  originaire,  ou  tout  au 
moins  restrictive. 

Quoi  qu'on  puisse  dire  des  concepts  transcendantaux  de 
la  raison  :  ils  ne  sont  que  des  idées,  nous  ne  devrons  les 
tenir  en  aucune  façon  pour  superflus  et  vains.  En  effet, 
si  aucun  objet  ne  peut  être  déterminé  par  eux,  ils 
peuvent  du  moins  servir  à  l'entendement,  dans  le  fond  et 
en  secret,  de  canon  qui  lui  permette  d'étendre  son  usage 
et  de  le  rendre  uniforme;  et  par  là  il  ne  peut  connaître 
d'objet  en  plus  de  ceux  qu'il  connaîtrait  au  moyen  de  ses 
propres  concepts,  mais  il  est  mieux  dirigé  et  conduit  plus 
avant  dans  cette  connaissance.  Je  n'ajoute  point  ici  que 
peut-être  ces  idées  servent  à  rendre  possible  un  passage 
des  concepts  de  la  nature  aux  connaissances  pratiques  de 
l'entendement.  Il  faut  remettre  l'explication  de  tout  cela 
à  plus  tard. 

Mais  pour  no  pas  nous  écarter  de  notre  but,  laissons  ici 
de  côté  les  idées  pratiques,  et  considérons  par  suite  la 
raison  uniquement  dans  son  usage  spéculatif,  en  restrei- 
gnant encore  celui-ci  à  ce  qu'il  a  de  transcendantal.  Il 
nous  faut  suivre  ici  le  chemin  que  nous  avons  pris  plus 
haut  dans  la  déduction  des  catégories,  c'est-à-dire  exa- 
miner la  forme  logique  de  la  connaissance  rationnelle,  et 
voir  si  par  hasard  la  raison  n'est  point  par  là  source  do 
concepts  qui  nous  font  regarder  des  objet-s  en  eux-mêmes 
comme  synthétiquement  déterminés  à  priori  par  rapport 
à  telle  ou  à  telle  fonction  de  la  raison. 

La  raison  considérée  comme  la  faculté  de  donner  une 

I.  —   21 


322  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

certaine  forme  logique  à  la  connaissance  est  la  faculté 
d'inférer,  c'est-à-dire  déjuger  médiatement  (en  subsumant 
la  condition  d'un  jugement  possible  sous  la  condition 
d'un  jugement  donné).  Le  jugement  donc  est  la  règle  géné- 
rale (la  majeure,  major).  La  subsomption  de  la  condition 
d'un  autre  jugement  possible  sous  la  condition  de  la  règle 
est  la  mineure  (??22nor).  Enfin  le  jugement  réel  qui  exprime 
l'assertion  de  la  règle  dans  le  cassubsumé  est  la  conclusion 
(conclusio).  En  effet  la  règle  exprime  quelque  chose  de 
général  sous  une  certaine  condition.  Or  la  condition  de  la 
règle  se  trouve  dans  un  cas  donné.  Donc  ce  qui  avait  une 
valeur  universelle  sous  cette  condition  doit  être  consi- 
déré comme  ayant  de  la  valeur  également  dans  le  cas 
donné  (qui  renferme  cette  condition).  On  voit  aisément 
que  la  raison  arrive  à  une  connaissance  par  une  série 
d'actes  de  l'entendement  qui  constitue  une  série  de  con- 
ditions. Si  je  n'arrive  à  cette  proposition  :  tous  les  corps 
sont  changeants,  qu'en  partant  de  cette  connaissance  plus 
éloignée  (où  le  concept  de  corps  ne  se  trouve  pas  encore, 
mais  qui  en  contient  la  condition)  :  tout  composé  est 
changeant,  et  en  allant  de  celle-ci  à  cette  autre  plus  rap- 
prochée qui  est  soumise  à  la  condition  de  la  première  : 
les  corps  sont  composés,  pour  passer  enfin  à  une  troi- 
sième qui  unit  la  connaissance  éloignée  (le  terme  chan- 
geant) à  la  connaissance  présente  :  donc  les  corps  sont 
changeants,  je  passe  par  une  série  de  conditions  (pré- 
misses) pour  arriver  à  une  connaissance  (conclusion).  Or 
toute  série  dont  l'exposant  (que  ce  soit  d'un  jugement 
catégorique  ou  hypothétique)  est  donné  pouvant  êti'e 
poursuivie,  ce  même  procédé  rationnel  conduit  par  suite 
à  la  ratiocinatio  polysyllogistica,  laquelle  est  une  série  de 
raisonnements  qui  peut  être  indéfiniment  continuée,  soit 
du  côté  des  conditions  iper  pi^osyllogismos),  soit  du  côté  du 
conditionné  {per  epysyllogismos). 

Mais  on  remarque  bientôt  que  la  chaîne  ou  la  série 
des  prosyllogismes,  c'est-à-dire  des  connaissances  pour 
suivies  du  côté  des  principes  et  des  conditions  d'une  con- 
naissance donnée,  en  d'autres  termes  la  série  ascendante 
des  raisonnements,  doit  se  comporter  à  l'égard  de  la 
faculté  de  raison  tout  autrement  que  la  série  descendante. 


DIALECTIQUE  TRANSCENDÀNTALE  323 

c'est-à-dire  la  progression  que  suit  la  raison  du  côté  du 
conditionné  par  le  moyen  des  épisyllogismes.  En  effet, 
puisque  dans  le  premier  cas  la  connaissance  [conclusio] 
n'est  donnée  que  comme    conditionnée,    on  ne  saurait 
arriver  rationnellement  à  cette  connaissance  que  si  Ton 
suppose  donnés  tous  les  membres  de  la  série  du  côté  des 
conditions    (c'est-à-dire   la  totalité   de  la  série    des  pré- 
misses),   car  ce  n'est  que  dans  cette    supposition  que  le 
jugement  en  question  est  possible  à  priori.  Au  contraire, 
du  côté  du  conditionné  ou  des  conséquences,  on  ne  con- 
çoit qu'une  série  future  et  non  une  série  déjà  entièrement 
supposée  ou  donnée,  on  ne  conçoit  donc  qu'une  progres- 
sion virtuelle.  Si    donc  une   connaissance   est  regardée 
comme  conditionnée,  la  raison  est  forcée  de  considérer  la 
série  des  conditions,  suivant  une  ligne  ascendante,  comme 
achevée  et  donnée  dans  sa  totalité.  Mais  si  cette  même 
connaissance  est  regardée  en  même  temps  comme  la  con- 
dition d'autres  connaissances,  qui  constituent  entre  elles 
une  série  de  conséquences  suivant  une  ligne  descendante, 
la  raison  peut  toujours  demeurer  tout  à   fait  indifférente 
^  sur  la  question  desavoir  jusqu'où  s'étend  cette  progression 
aparté  {.osteriori,  et  même  sien  général  la  totalité  de  cette 
;  série  est  possible  ;  elle  n'a  pas  besoin  en  effet  d'une  telle 
«'■'•le  pour  la  conclusion  présente,   puisque   cette  conclu- 
ii  est  déjà  suffisamment  déterminée  par   ses   principes 
arte  priori.  Soit  donc  que,  du  côté  des  conditions,  la 
ie  des  prémisses  ait  un  point  de  départ  comme  condi- 
M "Il  suprême,  ou  qu'elle  n'en  ait  pas,  et  qu'elle  soit  ainsi 
'   parte  priori  sans  limite,  elle  doit   toujours  cependant 
I tenir  la  totalité  des  conditions,   à  supposer  même  que 
is  ne  puissions  jamais  parvenir   à   l'embrasser,  et  il 
lut  que  la  série  entière  soit  vraie  sans    condition,  pour 
'!  it^  le  conditionné,  qui  en  est  regardé  comme   une  con- 
picnce,  puisse  être  tenu  pour  vrai.  C'est  là  ce  qu'exige 
raison,  qui  présente   sa  connaissance    comme   déter- 
minée à  priori  et  comme  nécessaire,  soit  en   elle-même, 
auquel'  cas  il  n'est  pas  besoin  de  principe,  soit  quand 
celte  connaissance  est  dérivée,  comme  un  membre  d'une 
série  de  principes  qui  est  en  ell'^-Tn<''in<^  vraie  san^  romli- 
tions. 


324  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

TROISIÈME  SECTION 

SYSTÈME   DES   IDÉES   TRANGENDANTALES 


Nous  n'avons  pas  à  nous  occuper  ici  d'une  dialectique 
logique  qui  fait  abstraction  de  tout  le  contenu  de  la  con- 
naissance et  ne  fait  que  découvrir  la  fausse  apparence 
dans  la  forme  du  jugement,  mais  d'une  dialectique  trans- 
cendantale  qui  doit  contenir  tout  à  fait  à  priori  l'origine 
de  certaines  connaissances  dérivées  de  la  raison  pure  et 
de  certains  concepts  dont  l'objet  ne  peut  certes  pas  être 
donné  empiriquement,  etqui  par  conséquent  sont  complè- 
tement en  dehors  du  pouvoir  de  l'entendement  pur.  Nous 
avons,  du  rapport  naturel  qui  doit  exister  entre  l'usage 
transcendantal  de  notre  connaissance,  aussi  bien  dans  les 
raisonnements  que  dans  les  jugements,  et  son  usage 
logique,  conclu  qu'il  ne  doit  y  avoir  que  trois  sortes  de 
raisonnements  dialectiques,  lesquels  ont  rapport  aux 
trois  sortes  de  raisonnements  par.  lesquels  la  raison  peut 
aller  de  principes  à  des  connaissances  et  qu'en  tout  sa 
fonction  propre  est  de  s'élever  de  la  synthèse  condi- 
tionnée à  laquelle  l'entendement  reste  toujours  attaché  à 
une  inconditionnée  qu'il  ne  peut  jamais  atteindre. 

Or  les  genres  de  rapports  que  l'on  rencontre  en  nos 
représentations  sont  1»)  le  rapport  au  sujet,  2°)  le  rapport 
à  l'objet,  et  ces  objets  peuvent  être  considérés  comme 
des  phénomènes  ou  comme  des  objets  de  la  pensée  en 
général.  Si  l'on  joint  cette  subdivision  à  la  première,  on 
verra  que  le  rapport  des  représentations  dont  nous  pou- 
vons nous  faire  un  concept  ou  une  idée  dans  son  en- 
semble est  triple  :  1°)  le  rapport  au  sujet,  2»)  le  rapport  à 
la  diversité  de  l'objet  dans  le  phénomène,  3°;  le  rapport  à 
toutes  choses  en  général. 

Or  tous  les  concepts  purs  en  général  ont  à  s'occuper  fl 
l'unité  synthétique  des  représentations,  mais  les  coi; 
cepts  de  la  raison  pure  (les  idées  transcendantales)  s'o< 
cupent  de  l'unité  synthétique    inconditionnée  de  toute 


DIALECTIQUE  TRANSCENDANTALE  325 

les  conditions  en  général.  Par  suite,  toutes  les  idées 
transcendantales  se  laissent  ramener  en  trois  classes, 
dont  la  première  contient  Vunité  absolue  (inconditionnée) 
du  sujet  pensant  ;  la  seconde,  Vunité  absolue  de  la  série  des 
conditions  du  phénomène  ;  la  troisième,  Vunité  absolue  de 
la  condition  de  tous  les  objets  de  la  pensée  en  général. 

Le  sujet  pensant  est  l'objet  de  la.  psychologie  ;  l'ensemble 
de  tous  les  phénomènes,  le  monde,  celui  de  la  cosmologie, 
et  ce  qui  contient  la  condition  suprême  de  la  possibilité 
de  tout  ce  qui  peut  être  pensé  d'être  de  tous  les  êtres), 
l'objet  de  la  théologie.  La  raison  pure  nous  fournit  donc 
l'idée  d'une  psychologie  transcendantale  (psychologia 
rationalis),  d'une  cosmologie  transcendantale  {cosmologia 
rationalis),  enfin  d'une  théologie  transcendantale  tthéo- 
logia  transcendant >i lis  .  La  plus  simple  esquisse  de  l'une 
ou  l'autre  de  ces  sciences  ne  peut  être  tracée  par  l'en- 
tendement, quand  bien  même  il  s'aiderait  de  l'usage 
logique  le  plus  élevé  de  la  raison,  c'est-à-dire  de  tous  les 
raisonnements  imaginables,  de  manière  à  s'avancer  d'un 
objet  auquel  cet  usage  s'applique,  d'un  phénomène,  à 
tous  les  autres,  jusqu'aux  membres  les  plus  éloignés  de 
la  synthèse  empirique  :  cette  esquisse  n'est  qu'un  produit 
pur  et  véritable  ou  bien  un  problème  issu  de  la  raison 
pure. 

Quels  sont  les  modes  de  concepts  rationnels  purs  com- 
pris sous  ces  trois  titres  de  l'ensemble  des  idées  transcen- 
dantales ?  C'est  ce  que  le  chapitre  suivant  exposera  d'une 
manière  complète.  Ils  suivent  le  fil  des  catégories.  Car  la 
raison  pure  ne  se  rapporte  jamais  directement  aux  objets, 
mais  seulement  aux  concepts  que  l'entendement  en 
donne.  Ce  n'est  d'ailleurs  qu'après  une  explication  com- 
plète que  l'on  pourra  comprendre  clairement  comment 
la  raison,  uniquement  par  l'usage  synthétique  de  la 
même  fonction  dont  elle  se  sert  pour  les  raisonnements 
catégoriques,  est  conduite  nécessairement  au  concept  de 
l'unité  absolue  du  sujet  pensant;  comment  le  procédé 
logique  qu'elle  emploie  dans  les  raisonnements  hypothéti- 
ques la  conduit  de  même  à  l'idée  de  l'inconditionné  absolu 
dans  une  série  de  conditions  données;  enfin  comment  la 
simple  forme  du  raisonnement  disjonctif  appelle  iuévita- 


326  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

blement  le  concept  suprême  de  la  raison,  celui  d'un 
être  de  tous  les  êtres,  doctrine  qui  au  premier  regard  paraît 
extrêmement  paradoxale. 

De  ces  idées  transcendantales,  il  n'y  a  pas  à  propre- 
ment parler  de  déduction  objective  possible,  comme  celle 
que  nous  avons  pu  donner  des  catégories.  Car  en  fait  elles 
n'ont  aucun  rapport  à  quelque  objet  qui  pût  dans  le 
donné  leur  être  adéquat,  précisément  parce  que  ce  ne 
sont  que  des  idées.  Mais  nous  pouvions  entreprendre  de 
les  dériver  subjectivement  de  la  nature  de  notre  raison, 
et  c'est  aussi  ce  que  nous  avons  fait  dans  le  présent  cha- 
pitre. 

On  voit  aisément  que  la  raison  pure  n'a  d'autre  but  que 
l'absolue  totalité  de  la  synthèse  du  côté  des  conditions  (Soit 
d'inhérence,  soit  de  dépendance,  soit  de  concurrence)  et 
qu'elle  n'a  pas  à  s'inquiéter  de  l'intégrité  absolue  du  côté 
du  conditionné.  Elle  n'a  besoin  en  effet  que  de  la  première 
pour  supposer  la  série  entière  des  conditions,  et  la  donner 
ainsi  a  priori  à  l'entendement.  Dès  qu'il  y  a  une  condi- 
tion donnée  intégralement  (et  inconditionnellement),  il 
n'est  plua  besoin  d'un  concept  rationnel  pour  faire  pro- 
gresser la  série,  car  l'entendement  descend  alors  de  lui- 
même  de  la  condition  au  conditionné.  De  la  sorte,  les 
idées  transcendantales  ne  servent  qu'à  s'élever  dans  la 
série  des  conditions  à  l'inconditionné,  c'est-à-dire  aux 
principes.  Pour  ce  qui  est  de  descendre  vers  le  condi- 
tionné, il  y  a  bien  un  usage  logique  très  étendu  que  fait 
notre  raison  des  lois  de  l'entendement,  mais  il  n'y  a  poip' 
là  un  usage  transcendantal,  et  si  nous  nous  faisons  u! 
idée  de  la  totalité  absolue  d'une  synthèse  de  ce  genre  (du 
progressus),  par  exemple  de  la  série  tout  entière  de  tous 
les  changements  futurs  du  monde,  ce  n'est  là  qu'un  êti 
de  raison  {em  rationis)  qui  n'est  qu'arbitrairement  conç; 
et  qui  n'est  pas  supposé  nécessairement  par  la  raison.  En 
effet,  pour  concevoir  la  possibilité  du  conditionné,  il  faut 
bien  supposer  la  totalité  de  ses  conditions,  mais  non 
celle  de  ses  conséquences.  Un  tel  concept  n'est  donc  pas 
une  idée  transcendantale,  seule  chose  dont  nous  ayons  ici 
à  nous  occuper. 

Enfin  on  remarquera  aussi  qu'entre  les  idées  transcen- 


DIALECTIQUE  TRANSGENDAxMALE  327 

dantales  elles-mêmes  éclate  une  certaine  harmonie  et 
une  certaine  unité,  et  que  la  raison  pure,  par  le  moyen 
Mo  ces  idées,  réduit  toutes  ses  connaissances  à  un  sys- 
me.  C'est  une  démarche  si  naturelle  d'aller  de  la  con- 
naissance de  soi-même  (de  l'âme)  à  celle  du  monde,  et 
de  s'élever  au  moyen  de  celle-ci  à  celle  de  l'être  suprême, 
qu'elle  semble  analogue  au  progrès  logique  qui  porte  la 
raison  des  prémisses  à  la  conclusion  ^  Y  a-t-il  ici  une 
véritable  parenté,  comme  celle  qui  existe  entre  le  pro- 
cédé logique  et  le  procédé  transcendantal?  c'est  encore  là 
une  de  ces  questions  dont  on  doit  attendre  la  solution 
jusqu'à  la  suite  de  ces  recherches.  Nous  avons  pour  le 
moment  et  tout  d'abord  atteint  notre  but  :  en  tirant  les 
concepts  transcendantaux  de  la  raison,  que  les  philo- 
oplies  mêlent  habituellement  à  d'autres  sans  les  séparer 
viivant  leur  nature  des  concepts  de  l'entendement,  de 
L'tte  situation  équivoque,  en  donnant  leur  origine  et  en 
môme  temps  leur  nombre  bien  déterminé,  au-dessus  du- 
quel il  ne  peut  plus  en  être  d'autres,  en  parvenant  à  les 
présenter  dans  leurs  enchaînements  systématiques,  nous 
avons  jalonné  et  circonscrit  un  champ  particulier  pour 
la  raison  pure. 

I.  La  métaphysique  n'a  pour  objet  propre  de  ses  recherches 
(lue  trois  idées  :  Dieu,  la  liberté  et  l'immortalité,  en  sorte  que 
le  second  concept,  lié  au  premier,  doit  conduire  au  troisième 
comme  à  une  conclusion  nécessaire.  Tout  ce  d'ailleurs  dont 
celte  science  s'occupe  n'est  pour  elle  qu'un  moyen  d'arriver  à 
ces»  idées  et  à  leur  réalite.  Elle  n'en  a  pas  besoin  pour  etayer 
la  connaissance  de  la  nature,  mais  pour  s'élever  au-dessus  de 
la  nature.  Si  l'on  pénétrait  dans  ces  objets,  la  théologie,  la 
morale  et  par  l'union  des  premières  la  religion,  c'est-à-dire  les 
lins  les  plus  élevées  de  notre  existence,  ne  dépendraient  que  de 
la  raison  spéculative  et  de  rien  autre  chose.  Dans  une  représen- 
l;ttion  systématique  de  ces  idées,  l'ordre  cité  serait,  comme 
i>rdre  synthétique,  le  plus  convcnanlo.  mais  dans  le  travail  qui 
doit  nécessairement  précéder  celui-ci.  l'ordre  analytique,  qui 
est  l'inverse  du  premier,  est  plus  conforaie  à  noire  but.  qui 
est  do  nous  élever  de  ce  (pie  l'expérience  nous  fournit  itnmédia- 
tement,  c'est-à-dire  de  la  psi/chologic,  à  la  cosmologie  et  de  là 
jusqu'à  la  connaissance  de  Dieu,  et  parla  d'exécuter  notre  vasle 
plan».  ,  V 

a.  Cette  note  est  une  addition  de  la  deuxième  édition.  —  J.  B. 


LIVRE  DEUXIEME 

DES  RAISONNEMENTS  DIALECTIQUES 
DE  LA  RAISON 


On  peut  dire  que  l'objet  d'une  idée  purement  transcen- 
dantale  est  quelque  chose  dont  on  n'a  nul  concept, 
quoique  la  raison  produise  nécessairement  cette  idée  sui- 
vant ses  lois  originaires.  C'est  qu'en  effet,  d'un  objet  adé- 
quat aux  exigences  de  la  raison,  il  n'y  a  point  de  con- 
cept intellectuel  possible,  c'est-à-dire  de  concept  qui 
puisse  être  montré  et  devenir  l'objet  d'une  intuition  dans 
une  expérience  possible.  On  s'exprimerait  mieux  cepen- 
dant, et  l'on  serait  moins  exposé  à  être  mal  compris  en 
disant  que,  de  l'objet  qui  correspond  à  une  idée,  nous  ne 
pouvons  avoir  aucune  connaissance,  mais  que  cependant 
nous  pouvons  en  avoir  un  concept  problématique. 

Or,   la  réalité  transcendantale  (subjective)  des  concepts 
purs  de  la   raison  a  du  moins  ce   fondement  que  nous 
sommes    conduits  à    le    telles    idées    par   un    raisonne- 
ment nécessaire.  Il  y  a  donc  des  raisonnements   qui  no 
contiennent  pas  de  prémisses   empiriques  et  au  moyen 
desquels,  de  quelque  cliose  que  nous  connaissons,  nous 
oncluons   à   quelque    chose    dont    nous    n'avons  aucun 
oncept,  et  à  laquelle  nous  attribuons  pourtant  de  la  réalité 
objective,  par  l'effet  d'une  inévitable  apparence.  Ces  sortes 
de  raisonnements,  à  considérer  leur   résultat,   méritent 
.plutôt  le  nom  de  sophismes  que  celui  de  raisonnements; 
toutefois,  à  cause  de  leur  origine,  ils  peuvent  bien  porter 
<•'  dernier  nom,  car  ils  ne  sont  pas  n«'^s  d'une  manière  fac- 
tice ou  accidentelle,  mais  ils  résultent  de  la  nature  de  la 


330  CRITIQUE  DB  LA  RAISON  PURE 

raison.  Ce  sont  des  sophismes,  non  de  l'homme,  mais  de 
la  raison  pure  elle-même,  et  le  plus  sage  de  tous  les 
hommes  ne  saurait  s'en  affraucliir;  peut-être,  à  la  vérité, 
après  bien  des  efforts,  parviendra-t-il  à  se  préserver  de 
l'erreur,  mais  non  à  se  délivrer  de  l'apparence  qui  le 
poursuit  et  se  joue  de  lui  sans  cesse. 

Il  n'y  a  que  trois  espèces  de  raisonnements  dialectiques, 
autant  quil  y  a  d'idées  auxquelles  aboutissent  leurs  con- 
clusions. Dans  les  raisonnements  de  la.  première  classe,  je 
conclus  du  concept  transcendantal  du  sujet,  qui  ne  ren- 
ferme point  de  diversité,  à  l'absolue  unité  de  ce  sujet  lui- 
même,  mais  sans  en  avoir  de  cette  manière  aucune  espèce 
de  concept.  Cette  conclusion  dialectique,  je  l'appellerai 
paralogisme  transcendantal.  La  stcnvie  classe  \e  conclu- 
sions sophistiques  repose  sur  le  concept  transcendantal 
de  la  totalité  absolue  des  conditions  d'un  phénomène 
donné  en  général  :  de  ce  que,  d'un  côté,  j'ai  toujours  un 
concept  contradictoire  de  l'unité  synthétique  absolue  de  la 
série,  je  conclus  à  la  vérité  de  l'unité  opposée,  dont  je 
n'ai  pourtant  non  plus  aucun  concept.  J'appellerai  anti- 
homie  de  la  raison  pure  l'état  de  la  raison  dans  ces  con- 
clusions dialectiques.  Enfin,  dans  la  troisième  espèce  de 
raisonnements  sophistiques,  je  conclus  de  la  totalité  des 
conditions  nécessaires  pour  concevoir  des  objets  en 
général,  en  tant  qu'ils  peuvent  m'être  donnés,  à  l'unité 
synthétique  absolue  de  toutes  les  conditions  de  la  possi- 
bilité des  choses  en  général,  c'est-à-dire  de  choses  que  je 
ne  connais  pas  au  moyen  de  leur  simple  concept  trans- 
cendantal, à  un  être  de  tous  les  êtres,  que  je  connais 
moins  encore  par  un  concept  transcendant,  et  de  l'absolue 
nécessité  duquel  je  ne  puis  me  former  aucun  concept.  Je 
donnerai  à  ce  raisonnement  dialectique  le  nom  d'idéal  de 
In  raison  pure. 


CHAPITRE  I 
Des  paralogismes  de  la  raison  pure. 


Le  paralogisme  logique  consiste  dans  un  raisonnement 
laux  quant  à  la  l'orme,  quel  qu'en  soit  d'ailleurs  le  con- 
tenu. Dans  un  paralogisme  transcendantal  c'est  un  prin- 
cipe fondamental  qui  nous  fait  conclure  faussement  quant 
à  la  forme.  Ainsi  cette  espèce  de  raisonnement  a  son  fon- 
dement dans  la  nature  de  la  raison  humaine,  et  elle  en- 
traine une  illusion  inévitable,  mais  non  inexplicable. 

Nous  arrivons  maintenant  à  un  concept  qui  n'a  pas  été 
compris  plus  haut  dans  la  liste  générale  des  concepts 
transcendantaux,  mais  qu'il  faut  y  rattacher,  sans  qu'il  y 
aiti  lieu  cependant  de  modilier  en  rien  cette  liste  et  de  la 
déclarer  incomplète.  Je  veux  parler  du  concept,  ou,  si 
l'on  aime  mieux,  du  jugement  :  je  pense.  11  est  aisé  de 
voir  qu'il  est  le  véhicule  de  tous  les  concepts  en  général, 
et  par  conséquent  aussi  des  concepts  transcendantaux, 
qu'ainsi  il  y  est  toujours  compris  et  est  lui-même  trans- 
cendantal, niais  qu'il  ne  peut  avoir  de  titre  particulier, 
parce  qu'il  ne  sert  qu'à  présenter  toute  pensée  comme 
appartenant  à  la  conscience.  Moi,  en  tant  que  pensant,  je 
suis  un  objet  du  sens  intime  et  m'appelle  dnie.  Ce  qui 
est  un  objet  des  sens  extérieurs  s'appelle  corpu.  Le  mot 
moi,  en  tant  qu'il  désigne  un  être  pensant,  indique  donc 
déjà  l'objet  de  la  psycliologie  :  celle-ci  peut  être  appelée 
science  rationnelle  de  l'âme  lorsque  je  ne  veux  savoir  de 
l'dme  rien  de  plus  que  ce  qui,  indépendamment  de  toute 
expérience  (laquelle  me  détermine  plus  particulièrement 


332  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

et  in  concreto)  peut  être  conclu  de  ce  concept  moi,  en  tant 
qu'il  se  présente  dans  toute  pensée. 

Or,  la  psychologie  rationnelle  est  bien  réellement  une 
entreprise  de  ce  genre  ;  car,  si  le  moindre  élément  empi- 
rique de  ma  pensée,  si  quelque  perception  particulière  de 
mon  état  intérieur  se  mêlaient  aux  connaissances  fonda- 
mentales de  cette  science,  elle  ne  serait  plus  une  psycho- 
logie rationnelle,  mais  empirique.  Nous  avons  donc  déjà 
devant  nous  une  prétendue  science,  construite  sur  cette 
seule  proposition  :  je  pense,  et  dont  nous  pouvons  parfai- 
tement rechercher  ici  la  solidité  ou  l'inanité,  conformé- 
ment à  la  nature  d'une  philosophie  transcendantale.  Il  ne 
faut  pas  s'arrêter  à  ce  que  dans  cette  proposition,  qui 
exprime  la  perception  de  soi-même,  j'ai  une  expérience 
interne,  et  en  conclure  que  la  psychologie  rationnelle, 
qui  est  construite  sur  ce  fondement,  n'est  jamais  pure, 
mais  qu'elle  est  fondée  en  partie  sur  un  principe  empi- 
rique. Car  cette  perception  interne  n'est  que  la  simple 
représentation  :  je  pense,  qui  rend  possible  tous  les  con- 
cepts transcendantaux  mêmes,  où  l'on  dit  :  je  pense  la 
substance,  la  cause,  etc.  En  effet,  l'expérience  interne  en 
général  et  sa  possibilité,  ou  la  perception  en  général  et 
son  rapport  à  une  autre  perception,  ne  peuvent  être  re- 
gardés comme  des  connaissances  empiriques,  si  quelque 
distinction  particulière  ou  quelque  détermination  n'est 
pas  donnée  empiriquement;  on  ne  doit  y  voir  qu'une 
connaissance  de  l'empirique  en  général,  et  cela  rentre 
dans  la  recherche  de  la  possibilité  de  toute  expérience, 
recherche  qui  est  assurément  transcendantale.  Mais  le 
moindre  objet  de  la  perception  (le  plaisir  ou  le  déplaisir, 
par  exemple)  qui  s'ajouterait  à  la  représentation  géné- 
rale de  la  conscience  de  soi-même  changerait  aussitôt  la 
psychologie  rationnelle  en  psychologie  empirique. 

Je  pense,  voilà  donc  l'unique  texte  de  la  psychologie 
rationnelle,  celui  d'où  elle  doit  tirer  toute  sa  science.  On 
voit  aisément  que,  si  cette  pensée  doit  se  rapporter  à  un 
objet  {à  moi-même),  elle  n'en  peut  contenir  que  des  pré- 
dicats transcendantaux,  puisque  le  moindre  prédicat  empi- 
rique altérerait  la  pureté  rationnelle  de  la  science  et  son 
indépendance  par  rapport  à  toute  expérience. 


DIALECTIQUE  TRANSCENDANTALE  333 

Nous  n'avons  qu'à  suivre  ici  le  fil  des  catégories.  Seu- 
lement, comme  dans  ce  cas,  une  chose  :  le  moi,  en  tant 
qu'être  pensant,  nous  est  d'abord  donnée,  sans  changer 
Tordre  des  catégories  entre  elles,  tel  qu'il  a  été  présenté 
plus  haut,  nous  commencerons  ici  par  la  catégorie  de  la 
substance,  qui  représente  une  chose  en  elle-même,  et  nous 
suivrons  à  rebours  la  série  des  catégories.  La  topique  de 
la  psychologie  rationnelle,  d'où  doit  dériver  tout  ce  qu'elle 
peut  contenir,  est  donc  la  suivante  : 

l"  L'âme  est  un^e  substance, 

20  Simple,  quant  à      3°  Numériquement  identique,  c'est- 

sa  qualité,  à-dire  imi7é  (non  pluralité),  quant 

aux  différents  temps  où  elle  existe, 

40  En  rapport  avec  des  objets  possibles 
dans  l'espace  ^. 

C'est  de  ces  éléments  que  résultent  tous  les  concepts  de 
la  psychologie  pure  ;  il  suffit  de  les  réunir,  sans  avoir 
aucun  autre  principe  à  reconnaître.  Cette  substance,  con- 
sidérée uniquement  comme  objet  du  sens  interne,  donne 
le  concept  de  V immatérialité  ;  comme  substance  simple, 
celui  de  V  incorruptibilité  ;  son  identité,  comme  substance 
intellectuelle,  donne  la  personnalité;  et  les  trois  choses 
ensemble  constituent  la  spiritualité.  Son  rapport  aux 
objets  dans  l'espace  donne  le  commerce  avec  les  corps. 
Elle  représente  donc  la  substance  pensante  comme  le 
principe  de  la  vie  dans  la  matière,  c'est-à-dire  comme 
une  âme  [anima),   et  comme  le   principe   de  ranimalitc. 


i.Lcleclenr  qnine  découvrirait  pas  assez  aisément  lésons  psycîio- 
lofs'ique  de  «-es  expressions  dans  leur  abstraction  londamenlalc,  et 
demanderait  pourciuoi  lo  dernier  attribut  de  l'amo  appartient 
à  la  catégorie  de  l'existence,  les  trouvera  sufllsaminent  expliquées 
et  justitlées  dans  la  suite.  Au  reste,  si  dans  cette  section,  conimo 
dans  tout  le  cours  do  cet  ouvrage,  j'ai  eu  recours  aux  expressions 
latines,  de  pri^férence  aux  expressions  allemandes  correspon- 
dantes, contrairement  au  bon  ffoùt  et  au  style  élégant,  je  puis 
invoquer  à  cela  une  excuse  :  j'ai  mieux  aimé  en  elTet  sacrifier 
quelque  chose  de  l'élégance  du  langage  que  d'embarrasser  le  tra- 
vail des  écoles  de  la  plus  petite  obscurité. 


334  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

L'âme  renfermée  dans  les  limites  de  la  spiritualité  repré- 
sente l'immortalité. 

De  là  quatre  paralogismes  d'une  psychologie  transcen- 
dantale,  que  l'on  prend  faussement  pour  une  science  de 
la  raison  pure  traitant  de  la  nature  de  notre  être  pensant. 
Comme  fondement,  nous  ne  pouvons  rien  lui  donner 
d'autre  que  cette  simple  représentation,  vide  par  elle- 
même  de  tout  contenu,  moi,  dont  on  ne  peut  même  pas 
dire  qu'elle  soit  un  concept,  mais  qui  est  une  simple 
conscience  accompagnant  tous  les  concepts.  Par  ce  «  moi  », 
par  cet  «  il  »,  ou  par  cette  «  chose  qui  pense  »,  on  ne  se 
représente  rien  de  plus  qu'un  sujet  transcendantal  des 
pensées  =  X.  Et  ce  sujet  ne  peut  être  connu  que  par  les 
pensées,  qui  sont  ses  prédicats  :  isolément,  nous  ne  pou- 
vons en  avoir  le  moindre  concept.  Nous  tournons  donc 
ici  dans  un  cercle  perpétuel,  puisque  nous  sommes 
obligés  de  nous  servir  d'abord  de  cette  représentation  du 
moi  pour  porter  un  jugement  quelconque  touchant  le 
moi  :  inconvénient  qui  en  est  inséparable,  car  la  cons- 
cience n'est  pas  une  représentation  qui  distingue  un  objet 
particulier,  mais  une  forme  de  la  représentation  en  géné- 
ral, en  tant  qu'elle  mérite  le  nom  de  connaissance.  C'est 
d'elle  seule  en  effet  que  je  puis  dire  que  par  elle  je  pense 
quelque  chose. 

Il  doit  d'abord  sembler  étrange  que  ce  qui  conditionna 
ma  pensée  en  général,  et  qui  n'est  par  conséquent  qu'une 
qualité  de  mon  sujet,  s'applique  en  même  temps  à  tout 
ce  qui  pense,  et  que  nous  puissions  prétendre  fonder  sur 
une  proposition  qui  paraît  empirique  un  jugement  apo- 
dictique  et  universel,  tel  que  celui-ci  :  tout  ce  qui  pense 
est  constitué  comme  la  conscience  déclare  que  je  le  suis 
moi-môme.  La  raison  en  est  que  nous  attribuons  néces- 
sairement à  priori  aux  choses  toutes  les  propriétés  consti- 
tuant les  conditions  qui  seules  nous  permettent  de  leâ^ 
concevoir.  Or,  je  ne  puis  avoir  la  moindre  représentation 
d'un  sujet  pensant  par  aucune  existence  extérieure,  mais 
seulement  par  la  conscience  de  moi-même.  Je  ne  fais 
donc  rien  autre  chose  que  de  transporter  ma  propre  cons- 
cience à  d'autres  objets,  qui  ne  peuvent  être  représentés 
comme  êtres  pensants  qu'à  cette  condition.  Mais  cette 


DIALECTIQUE  TRANSCENDÂXTALE  335 

proposition  :  je  pense,  n'est  prise  ici  que  dans  un  sens 
problématique.  On  ne  se  demande  pas  si  elle  peut  impli- 
quer la  perception  d'une  existence  (comme  le  cogito, 
ergo  sum  de  Descartes).  On  l'envisage  au  point  de  vue  de 
sa  soûle  possibilité,  afin  de  voir  quelbs  propriétés  peu- 
vent découler  d'une  proposition  si  simple  relativement  à 
son  sujet  (que  celui-ci  puisse  exister  ou  non». 

Si  nous  donnions  pour  fondement  à  notre  connaissance 
rationnelle  pure  de  l'être  pensant  en  général  quelque 
chose  de  plus  que  le  cogito,  si  nous  appelions  à  l'aide  les 
observations  que  nous  pouvons  faire  sur  le  jeu  de  nos 
pensées  et  les  lois  naturelles  du  moi  pensant  que  l'on  en 
peut  tirer,  il  en  résulterait  une  psychologie  empirique, 
une  espèce  de  physiologie  du  sens  intime,  qui  pourrait 
peut-être  servir  à  en  expliquer  les  phénomènes,  mais  non 
à  découvrir  des  qualités  qui  ne  feraient  pas  partie  de 
l'expérience  possible  (comme  celle  de  la  simplicité),  ni  à 
nous  donner  quelque  connaissance  apoclictique  relative  eî 
la  nature  de  l'être  pensant  en  général.  Ce  ne  serait  pas 
une  psychologie  rationnelle. 

Or,  comme  la  proposition  je  pense  (prise  probîématiquc- 
ment)  contient' la  forme  de  tout  jugement  de  l'entende- 
ment en  général  et  qu'elle  accompagne  toutes  les  caté- 
gories comme  leur  véhicule,  il  est  clair  que  les  conclu- 
sions qu'on  en  tire  ne  peuvent  renfermer  qu'un  usage 
simplement  transcendantal  de  l'entendement,  excluant 
tout  mélange  de  l'expérience,  et  du  succès  duquel,  d'après 
ce  que  nous  avons  montré  plus  haut,  nous  ne  saurions 
nous  faire  une  idée  avantageuse.  Nous  le  suivrons  donc 
d'un  œil  critique  à  travers  tous  les  prédicaments  de  la 
psyciiologie  pure  *,  mais  en  évitant,  pour  plus  de  brièveté, 
<lo  rompre  le  lien  de  l'argumentation. 

Voici  d'abord  une  reri^arque  générale  qui  peut  servir  à 
appeler  plus  particulièrement  l'attention  sur  l'espèce  de 
raisonnement    dont   il  s'agit  ici.  Je    ne  connais  pas   un 

a.  A  partir  d'ici  jusqu'à  la  (In  du  chapitre.  la  pitMniore  édition 
•sentait  un  examen  des  paraiogismes  de  la  psyc'ioloixie  rali»)n- 
lie  cpio  Kant  a  entièrement  modillé  dans  la  seconde,  et  que 
,  ,\:,  i,M..t,M-  à  la  lin  de  ce  volimw  •■    ■'•'-.>  <•.>  son  étendue. 

J.  H. 


336  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

objet  par  cela  seul  que  je  pense;  mais  c'est  seulement  en 
déterminant  une  intuition  donnée  relativement  à  l'unité 
de  la  conscience,  détermination  qui  constitue  toute 
pensée,  que  je  puis  connaître  un  objet.  Je  ne  me  connais 
donc  pas  moi-même  par  cela  seul  que  j'ai  conscience  de 
moi  comme  être  pensant  :  il  me  faut  avoir  conscience  de 
l'intuition  de  moi-même,  comme  déterminée  relative- 
ment à  la  fonction  de  la  pensée.  Tous  les  modes  de  la 
conscience  de  soi  dans  la  pensée  ne  sont  donc  pas  en 
eux-mêmes  des  concepts  intellectuels  d'objets  (des  caté- 
gories), mais  de  simples  fonctions  logiques,  qui  ne  font 
connaître  à  la  pensée  aucun  objet,  et  par  conséquent 
ne  me  font  pas  non  plus  connaître  moi-même  comme 
objet.  Ce  qui  constitue  l'objet,  ce  n'est  pas  la  cons- 
cience du  moi  déterminant,  mais  celle  seulement  du  moi 
déterminable,  c'est-à-dire  de  mon  intuition  intérieure  (en 
tant  que  le  divers  qu'elle  contient  peut  être  lié  confor- 
mément à  la  condition  générale  de  l'unité  de  Tapercep- 
tion  dans  la  pensée). 

1»  Or,  dans  tous  les  jugements,  je  suis  toujours  le  sujet 
déterminant  du  rapport  qui  constitue  le  jugement.  Que  le 
moi  qui  pense  ait  toujours  dans  la  pensée  la  valeur  d'un 
sujet,  de  quelque  chose  qui  n'est  pas  seulement  attaché  à 
la  pensée    à  titre  de   prédicat,  c'est  là  une  proposition 
apodictique  et  même  identique  ;    mais  elle  ne  signifie  pas 
que  je   suis,   comme  objet,    un  être  subsistant  par  moi- 
même  ou  une  substance.  Cette  dernière  proposition  a  un 
bien  autre  portée.  Aussi  exige-t-elle  des  données  qui  n 
peuvent  être  trouvées  dans  la  pensée,  plus   peut-être  qu 
je  ne  trouverai   partout  ailleurs  dans  l'être  pensant  en 
tant  que  je  l'envisage  simplement  comme  tel. 

2°  Que  le  moi  de  Taperception,  et  par  conséquent  K 
moi  dans  toute  pensée,  soit  quelque  chose  de  singulier, 
gui  ne  puisse  se  résoudre  en  une  pluralité  de  sujets,  et 
que  par  conséquent  il  désigne  un  sujet  logiquement 
timple,  c'est  ce  qui  est  déjà  impliqué  dans  le  concept 
de  la  pensée.  C'est  par  conséquent  une  proposition  ana- 
lytique. Mais  cela  ne  signifie  pas  que  le  moi  pensant  &oi^ 
une  substance  simple,  ce  qui  serait  une  proposition  syn 
thétique.  Le  concept  de  la  substance  se  rapporte  toujoui 


DIALEGTIQCE  TRAx\SCENDANTALE  337 

à  des  intuitions  ;  or  en  moi  les  intuitions  ne  peuvent 
être  qu»;  sensibles,  et  par  conséquent  elles  sont  entière- 
ment hors  du  champ  de  l'entendement  et  hors  de  sa 
pensée,  dont  pourtant  il  s'agit  exclusivement  quand  on 
dit  que  le  moi  dans  la  pensée  est  simple.  Aussi  bien 
serait-il  étrange  que  ce  qui  exige  ailleurs  tant  de  précau- 
tions, pour  discerner,  dans  ce  que  présente  l'intuition,  co 
qui  est  proprement  substance,  et  à  plus  forte  raison  pour 
reconnaître  si  cette  substance  peut  être  simple  {comme 
quand  il  s'agit  des  parties  de  la  matière),  il  serait  surpre- 
nant, dis-je,  que  cela  me  fût  donné  directement  ici,  dans 
la  plus  pauvre  de  toutes  les  représentations,  comme  par 
une  sorte  de  révélation. 

3°  La  proposition    qui   exprime  l'identité  de  mon  moi 

.us  toute  diversité  dont  j'ai  conscience  est  également 
contenue  dans  les  concepts  mêmes,  et  est  par  conséquent 
analytique.  iMais  cette  identité  du  sujet,  dont  je  puis  avoir 
conscience  dans  toutes  ses  représentations,  ne  relève  pas 
de  l'intuition  dans  laquelle  le  sujet  est  donn^  comme 
objet.  Elle  ne  peut  donc  signifier  l'identité  de  la  personne, 
c'est-à-dire  la  conscience  de  l'identité  de  notre  propre 
substance,  comme  être  pensant,  dans  tout  changement 
d'état.  Pour  prouver  celle-ci,  il  ne  suffit  plus  d'analyser 
la  proposition  .  je  pense;  mais  il  faudrait  divers  juge- 
ments syntliétiques  fondés  sur  l'intuition  donnée. 

4°  Dire  que  je  distingue  ma  proi)re  existence,  comme 
celle  d'un  être  pensant,  des  autres  choses  qui  sont  hors 
de  moi  (et  dont  mon  corps  aussi  fait  partie),  c'est  encore 
là  «ne  proposition  analytique,  car  le«  autres  choses  sont 
celles  que  je  conçois  comme  distinctes  de  moi.  Mais  cette 
conscience  de  moi-même  est-elle  possible  sans  les.  choses 
hors  de  moi  par  lesquelles  des  représentations  mo  sont 
données,  et  par  conséquent  puis-je  exister  simplement 
comme  être  pensant  (sans  être  honirae)V  C'e«t  ce  que  je 
lie  sais  point  du  tout  par  là. 

L'analyse  de  laconscience  de  moi-môme  dans  la  pfnsëc 
en  général  ne  me  fait  donc  pas  faire  le  moindre  pas  dans 
la  connaissance  de  moi-même  comme  obj<^.  C'est  à  tort 
que  l'on  prend  le  développement  logique  de  la  pens^'e  en 
général  pour  une  détermination  métaphysi<nie  de  rofejét. 

I.  -  22 


338  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

Ce  serait  une  grosse  pierre  d'achoppement  pour  toute 
notre  critique,  et  même  la  seule  qu'elle  eût-à  redouter, 
si  l'on  pouvait  prouver  à  priori  que  tous  les  êtres  pen- 
sants sont  en  soi  des  substances  simples,  qu'à  ce  titre  par 
conséquent  (ce  qui  est  une  suite  du  même  argument)  ils 
emportent  inséparablement  la  personnalité  et  qu'ils  ont 
conscience  de  leur  existence  séparée  de  toute  matière. 
Car  alors  nous  aurions  fait  un  pas  en  dehors  du  monde 
sensible,  nous  serions  entrés  dans  le  champ  des  noii- 
mènes,  et  personne  ne  nous  contesterait  plus  le  droit  de 
nous  y  étendre  de  plus  en  plus,  d'y  bâtir  et  d'en  prendre 
possession,  chacun  dans  la  mesure  où  sa  bonne  étoile 
le  favorise.  En  effet,  dire  que  tout  être  pensant  est 
comme  tel  une  substance  simple,  c'est  là  une  proposition 
synthétique  à  priori,  puisque,  d'une  part,  elle  sort  du 
concept  qui  lui  sert  de  principe  et  ajoute  à  la  pensée  en 
général  le  rnode  d'existence,  et  que,  d'autre  part,  elle  joint 
à  ce  concept  un  prédicat  (celui  de  la  simplicité)  qui  ne 
peut  être  donné  dans  aucune  expérience.  Les  proposi- 
tions synthétiques  à  priori  ne  seraient  donc  pas  seulement 
praticables  et  admissibles  par  rapport  à  des  objets  d'ex- 
périence possible  et  comme  principes  de  la  possibilité  de 
cette  expérience,  elles  pourraient  aussi  s'appliquer  à  des 
choses  en  général,  considérées  en  elles-mêmes.  Consé- 
quence qui  mettrait  fin  à  toute  notre  critique  et  nous 
forcerait  à  retourner  à  l'ancienne  méthode.  Mais  le  danger 
n'est  pas  si  grand,  à  regarder  la  chose  de  plus  près. 

Dans  les  procédés  de  la  psychologie  rationnelle,  il  y  a 
un  paralogisme  qui  domine,  et  qui  est  représenté  par  le 
syllogisme  suivant  : 

Ce  qui  ne  peut  être  conçu  que  comme  sujet  n'existe  aussi 
que  comme  sujet  et  est  par  conséquent  substance; 

Or  un  être  pensant,  considéré  simplement  comme  tel,  ne 
peut  être  conçu  que  comme  sujet; 

Donc  il  n'existe  oussi  que  comme  sujet,  c'est-à-dire  comme 
substance. 

Dans  la  majeure,  il  est  question  d'un  être  qui  peut  être 
conçu  sous  tous  les  rapports  en  général,  et  aussi  par  con- 
séquent tel  qu'il  peut  être  donné  dans  l'intuition.  Mai- 
dans   la  mineure  il  n'est  plus  question  du  même  être 


DIALECTIQUE  TRANSGENDANTALE  339 

qu'autant  qu'il  se  considère  lui-même  comme  sujet  uni- 
quement par  rapport  à  la  pensée  et  à  l'unité  de  la  cons- 
cience, mais  non  pas  en  même  temps  par  rapport  à  l'in- 
tuition, qui  donnerait  cette  unité  comme  objet  à  la 
conscience.  La  conclusion  est  donc  tirée  per  sophisma 
figurae  dictionis,  c'est-à-dire  par  un  raisonnement  cap- 
tieux ^. 

Ainsi  ce  fameux  argument  se  résout  rigoureusement  en 
un  paralogisme.  C'est  ce  que  l'on  comprendra  clairement 
si  l'on  veut  bien  se  reporter  à  la  remarque  générale  sur 
la  représentation  systématique  des  principes  et  à  la  section 
des  noumènes,  où  il  a  été  prouvé  que  le  concept  d'une 
chose  qui  peut  exister  en  soi  comme  sujet,  et  non  pas 
seulement  comme  prédicat,  n'emporte  avec  lui  aucune 
réalité  objective;  c'est-à-dire  qu'il  est  impossible  de  savoir 
si  quelque  objet  y  correspond,  puisqu'on  n'aperçoit  pas 
la  possibilité  d'un  tel  mode  d'existence,  et  que  par  consé- 
quent nous  n'en  avons  absolument  aucune  connaissance. 
Pour  que  ce  concept,  sous  le  nom  de  substance,  désigne 
un  objet  qui  puisse  être  donné,  pour  qu'il  devienne  une 
connaissance,  il  faut  donc  qu'il  ait  pour  fondement  une 
intuition  constante,  condition  indispensable  de  la  réalité 
objective  de  tout  concept  et  condition  par  laquelle  seule 
un  objet  est  donné.  Or,  dans  l'intuition  intérieure,  nous 
n'avons  rien  de  constant,  puisque  le  moi  n'est  que  la 
conscience  de  ma  pensée.  Si  donc  nous  nous  en  tenons  à 


1.  La  pensée  est  prise  dans  les  deux  prémisses  en  des  sens  tout 
différents.  Dans  la  majeure,  elle  s'applique  à  un  objet  en  général 
(tel,  par  conséquent,  qu'il  peut  être  donné  dans  l'intuition);  dans 
la  mineure  au  contraire,  on  ne  l'envisage  que  dans  son  rapport 
à  la  conscience  de  soi,  et  par  conséquent  il  n'y  a  plus  ici  d'objet 
conçu;  mais  c'est  seulement  le  rapport  à  soi  comme  sujet  qu'on 
se  représente  (comme  la  forme  de  la  pensée).  Dans  la  première,  il 
s'agit  des  choses,  qui  ne  peuvent  être  conçues  autrement  que 
comme  sujets;  dans  la  seconde,  au  contraire,  il  ne  s'agit  plus  des 
choses,  mais  (puisque  l'on  fait  abstra  tion  de  tout  objet)  de  la 
pensée,  dans  laquelle  lo  moi  sert  toujours  de  sujet  à  la  cons- 
cience. On  no  saurait  donc  en  déduire  cette  conclusion  :  je  ne  puis 
exister  autrement  que  comme  sujet,  mais  celle-ci  seulement  :  jo 
ne  puis,  dans  la  pensio  de  mon  existence,  me  servir  do  moi  que 
comme  d'un  sujet  du  jugement,  proposition  identique  qui  ne  révèle 
absolument  rien  sur  le  mode  de  mon  existence. 


340  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

la  pensée,  il  nous  manque  la  condition  nécessaire  pour 
appliquer  au  moi  con^nie  être  pensant  le  concept  de  la 
substance,  c'est-à-dire  d'un  sujet  existant  en  soi,  et  la 
simplicité  de  la  substance,  qui  y  est  liée,  s'évanouit  avec 
la  réalité  objective  de  ce  concept,  pour  se  transformer  en 
une  unité  purement  logique  et  qualitative  de  la  cons- 
cience de  soi  dans  la  pensée  en  général,  que  le  sujet  soit 
ou  non  composé. 


Réfutation  de  Vargument  de  Mendelssohn  en  faveur  de  la 
permanence  de  Vâme. 


Ce  philosophe  pénétrant  découvrit  aisément  l'insuffi- 
sance de  l'argument  par  lequel  on  prétend  ordinairement 
prouver  que  l'âme  (une  fois  admis  qu'elle  est  un  être 
simple)  ne  peut  pas  cesser  d'être  par  décomposition.  Il  vit 
bien  que  cet  argument  ne  démontre  pas  Nécessairement 
la  permanence  de  l'âme,  puisqu'on  pourrait  encore 
admettre  qu'elle  cessât  d'exister  par  extinction.  Il  chercha 
donc,  dans  son  Phédon,  à  écarter  de  l'âme  cette  manière 
de  finir,  qui  serait  un  véritable  anéantissement.  Pour 
cela,  il  se  flatta  de  prouver  qu'un  être  simple  ne  peut  pas 
cesser  d'exister  :  comme  un  tel  être  ne  peut  pas  être 
diminué,  disait-il,  ni  par  conséquent  perdre  peu  à  peu 
quelque  chose  de  son  existence,  de  manière  à  se  trouver 
ainsi  réduit  à  rien  (puisqu'il  n'a  pas  de  parties,  ni  par 
conséquent  de  pluralité),  il  ne  devrait  y  avoir  aucun  temps 
entre  le  moment  où  il  est  et  celui  où  il  ne  serait  plus, 
ce  qui  est  impossible.  —  Mais  il  ne  songea  point  que, 
même  en  accordant  à  l'âme  cette  simplicité  de  nature 
qui  fait  qu'elle  n'a  pas  de  parties  placées  les  unes  en 
dehors  des  autres,  ni  par  conséquent  de  grandeur  exten- 
^  Ive,  on  ne  saurait  cependant  lui  refuser,  non  plus  qu'à 
n'importe  quel  être,  une  grandeur  intensive,  c'est-à-dire 
un  degré  de  réalité  relativement  à  toutes  ses  facultés 
(  t  même  en  général  à  tout  ce  qui  constitue  l'existence  •> 
que  ce  degré  peut  décroître  de  plus  en  plus  indéfini- 
ment, et  qu'ainsi  la  prétendue  substance  (la  chose  dont 


DIALECTIQUE  TRANSCENDANT ALE  341 

la  permanence  n'est  d'ailleurs  pas  assurée)  peut  se  ré- 
duirt  à  rien,  sinon  par  décomposition,  du  moins  par  une 
f^raduelle  diminution  [remi^sto)  des  ses  forces,  (par  con- 
somption, s'il  m'est  permis  de  me  servir  de  cette  expres- 
sion). En  effet,  la  conscience  même  a  toujours  un  degré 
qui  peut  toujours  diminuer  *  :  il  en  est  de  même  par 
conséquent  de  la  faculté  d'avoir  conscience  de  soi,  comme 
on  général  de  toutes  les  autres.  —  La  permanence  de 
l'âme,  considérée  simptcment  comme  objet  du  sens 
intime,  reste  donc  indémontrée,  et  même  elle  ^st  indé- 
montrable, bien  que  dans  la  vie,  où  l'être  pensant 
(comme  homme)  est  en  même  temps  pour  soi  un  objet 
des  sens  externes,  elle  soit  claire  en  elle-même.  Mais 
cela  ne  suffit  pas  à  la  psychologie  rationnelle,  qui  entre- 
prend de  prouver  par  simples  concepts  l'absolue  perma- 
nence de  l'âme  au  delà  de  cette  vie  '^. 


1.  Ce  qui  constitue  la  clarté  ce  n'est  pas,  comme  le  disent  les 
logiciens,  le  lait  d" avoir  conscience  d'une  représentation  ;  car 
un  certain  deyré  de  conscience,  mais  trop  faible  pour  donner 
lieu  au  souvenir,  doit  se  rencontrer  mètue  dans  beaucoup  de 
représentations  obscures,  puis(jue,  s'il  n'y  avait  point  du  tout  de 
consciente,  nous  ne  ferions  aucune  dillerence  dans  la  liaison  des 
représentations  obscures,  ce  (juc  pourtant  nous  pouvons  faire 
pour  les  caractères  de  maints  concepts  (connue  ceux  de  droit  et 
d'équité,  ou  ceux  que  lo  musicien  assotie  lorsqu'il  groupe 
ensemble  plusieurs  notes  dans  une  fantaisie).  Mais  mie  représen- 
tation est  claire  lorsque  la  conscience  que  nous  en  avons  sufllt 
pour  que  nous  ayons  aussi  cotisciencc  de  la  diffi'rencc  qui  la 
distingue  des  autres.  Que  si  elle  suflit  à  nous  les  Itiirc  distin^'uer 
sans  nous  donner  la  conscience  do  «etlc  distinction,  la  reprt'icnla- 
tion  doit  encore  être  appelée  obscLire.  Il  y  a  donc  nn  nouibro 
inlini  de  déférés  dans  la  conscience  jusqu'à  Sci;  u. 

2.  Ceux  qui.    pour   mettre   en  avant  une    i  ;   issibllité, 

s'ima^'inent  avoir  assez  fait  en  nous  dollant  u    ..,   une  ci>n- 

tradiction  dans  leurs  hypothèse.s  (conuno  font  tous  ceux  qui 
croient  apercevoir  la  possibilité  de  la  pensée  mémo  après  cette 
vie,  bien  qu'ils  n'en  trouvent  doxemplos  que  dans  les  inluiiions 
empiriques  de  la  vie  actuelle»,  ceux-là  peuvent  être  mis  dans  un 

^'rnr'        '••as  par   d'autres   possibilités    qui   n  '    '    :  ';    lo 

ni(  iile  plus  hardios.  Telle  est  colle  do  In  me 

S"'  t>le  en   plusieurs  sub'^tances.  et  reci;       .  t  do 

la  reunii>n  (coalition)  de  plusieurs  substances  en  mw  .sinipl»-.  En 
effet,  si  la  divisibilité  suppose  un  compose,  elle  ne  suppose  p'Uirtnnt 
pas  nécessairement  un  romposo  do  substances,  mais  seuIcMMtit 
i.n  compose  de  uegrès(de  divers  poiïvoirs)  de  l'àme.  Or,  de  mCi-io 


342  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

Si  donc  nous  prenons  nos  propositions  précédentes 
comme  formant  un  enchaînement  synthétique,  ainsi  qu'il 
convient  de  les  prendre  en  tant  qu'elles  sont  valables 
pour  tous  les  êtres  pensants  dans  le  système  de  la  psycho- 
logie rationnelle,  et  si,  partant  de  la  catégorie  de  rela* 
tion  avec  cette  proposition  :  tous  les  êtres  pensants  sont 
comme  tels  des  substances,  nous  parcourons  à  rebo*urs  Ig. 
séries  des  catégories  jusqu'à  ce    que  le  cercle  en  soit 

que  l'on  peut  concevoir  toutes  les  forces  et  toutes  les  facultés  de 
l'àme,  mêiile  celle  de  la  conscience,  diminuées  de  moitié,  mais  de 
telle  sorte  qu'il  reste  toujours  quelque  substance,  on  peut  aussi 
se  représenter  sans  contradiction  cette  moitié  éteinte  comme  con- 
servée, non  pas  dans  l'àme,  mais  en  dehors  d'elle;  et,  comme  ici 
tout  ce  qui  est  réel  en  elle  et  par  conséquent  a  un  degré,  en 
un  mot  comme  toute  son  existence  a  été  diminuée  de  moitié, 
sans  que  rien  ne  manque,  il  en  résulterait  alors  une  substance 
particulière  en  dehors  d'elle.  En  effet,  la  pluralité  qui  a  été  divi- 
sée existait  déjà  auparavant,  non  comme  pluralité  de  substances, 
mais  comme  pluralité  dans  la  realité  qui  forme  le  quantum  de 
l'existence  de  chacune,  et  l'unité  de  la  substance  n'était  qu'une 
manière  d'exister,  qui  n'a  pu  être  changée  en  une  pluralité  de 
substance  que  par  cette  division.  De  même  plusieurs  substances 
simples  pourraient  à  leur  tour  se  réunir  en  une  seule,  où  rien 
ne  périrait,  si  ce  n'est  la  pluralité  de  subsistance,  puisque  cette 
unique  substance  renfermerait  le  degré  de  réalité  de  toutes  les 
précédentes  ensemble.  Peut-être  les  substances  simples,  qui  nous 
donnent  le  phénomène  dune  matière  non  pas  sans  doute  par 
reflet  d'une  influence  mécanique  ou  chimique,  mais  par  une 
influence  inconnue  de  nous,  et  dont  le  degré  seul  constituerait  le 
j)hénomène),  produisent-elles  les  âmes  des  enfants  au  moyen 
d'une  semblable  division  dijnamique  des  âmes  des  parents,  consi- 
dérées comme  grandeurs  intensives,  qui  répareraient  leurs  pertes 
en  s'unissant  à  une  nouvelle  matière  de  la  même  espèce.  Je  suis 
bien  éloigné  d'attacher  la  moindre  importance  ou  valeur  à  ces 
rêveries;  aussi  bien  les  principes  établis  plus  haut  dans  l'ana- 
lytique nous  ont-ils  suffisamment  enjoint  de  ne  faire  des  caté- 
gories (par  exemple  de  celle  de  la  substance)  qu'un  usage 
empirique.  Mais  si,  sans  qu'aucune  intuition  permanente  lui 
donne  un  objet,  et  uniquement  parce  que  l'unité  de  l'apercep- 
tiondansla  pensée  ne  lui  permet  aucune  explication  par  le  com- 
posé, le  rationaliste  est  assez  hardi  pour  faire  de  la  simple  fa- 
culté de  penser  un  être  subsistant  par  lui-même,  quand  il  ferait 
bien  mieux  d'avancer  qu'il  ne  saurait  expliquer  la  possibilité 
d'une  nature  pensante,  pourquoi  le  matérialiste,  bien  qu'il  ne 
puisse  pas  davantage  invoquer  l'expérience  en  faveur  de  ses 
liypothèses,  ne  se  croirait-il  pas  autorisé  h  une  égale  hardiesse 
et  no  ferait-il  pas  de  son  principe  un  usage  contraire,  tout  en 
conservant  l'unité  formelle  du  premier? 


DIALECTIQUE  TRANSCENDANTALE  3i3 

fermé,  nous  arrivons  enfin  à  l'existence  de  ces  êtres. 
Dans  ce  système,  non  seulement  ils  ont  conscience  de 
cette  existence,  indépendamment  des  choses  extérieures, 
mais  ils  peuvent  encore  la  déterminer  par  eux-mêmes, 
(relativement  à  la  permanence,  qui  fait  nécessairement 
partie  des  caractères  de  la  substance).  Mais  de  là  suit 
que  la  conséquence  inévitable  de  ce  système,  c'est  Vidéa- 
lisme,  du  moins  l'idéalisme  problématique  :  si  l'existence 
des  choses  extérieures  n'est  pas  nécessaire  à  la  déter- 
mination de  notre  propre  existence  dans  le  temps,  c'est 
tout  à  fait  gratuitement  qu'on  l'admettra  et  l'on  n'en 
pourra  jamais  donner  une  preuve. 

Si  au  contraire  nous  suivons  la  méthode  analytique,  si 
nous  prenons  pour  fondement  le  «  je  pense  »  comme 
une  proposition  donnée  renfermant  déjà  en  elle  une 
existence,  ce  qui  revient  à  prendre  pour  fondement  la 
modalité,  si  nous  décomposons  cette  proposition  pour  en 
savoir  le  contenu,  et  savoir  si  et  comment  ce  moi  déter- 
mine par  là  son  existence  dans  l'espace  ou  dans  le  temps, 
alors  les  propositions  de  la  psychologie  rationnelle  ne 
partiront  pas  du  concept  d'un  être  pensant  en  général, 
mais  d'une  réalité,  et  c'est  de  la  manière  dont  on  le  con- 
çoit, après  en  avoir  abstrait  tout  ce  qui  est  empiriaue, 
que  l'on  déduira  ce  qui  convient  à  un  être  pensant  en 
général.  C'est  ce  que  montre  la  table  suivante  : 

10 

Je  pense 
2°  3<» 

comme  sujet,  comme  sujet  simple, 

40 

comme  sujet  identique 
dans  chaque  état  de  ma  pensée. 

Or,  comme  la  seconde  proposition  ne  détermine  pas  si 
je  ne  puis  exister  et  être  conçu  que  comme  sujet,  et  non 
comme  prédicat  d'un  autre  sujet,  le  concept  d'un  sujet  est 
pris  ici  dans  un  sens  purement  logique,  et  il  reste  à  savoir 
s'il  faut  ou  non  entendre  par  là  une  substance.  Mais  dans  la 
troisième  proposition,  l'unité  absolue  de  l'aperception,  le 


344  CRITIQUE  DE  LA  RAISOxX  PURE 

moi  simple  est  déjà,  pour  la  représentation  à  laquelle  se 
rapporte  toute  liaison   on  toute  séparation   qui  constitue 
la  pensée,  quelque  chose  d'important  de  soi,  quoique  je 
n'aie  encore  rien  décidé  sur  ta  nature  ou  la  subsistance 
du  sujet.  L'aperception  est  quelque   chose  de  réel,  et  sa 
simplicité  est   déjcà   impliquée   dans  sa   possibilité.  Or  il 
n'y  a  dans  l'espace  rien  de  réel  qui  soit  simple;  car  les 
points  (qui  sont  la  seule   chose  simple  qu'il  y  ait  dans 
l'espace)  ne   sont  que  des  limites  et  non  quelque  chose 
qui  serve,  comme  partie,  à  constituer  l'espace.  De  là  suit 
donc  l'impossibilité  d'expliquer  la  nature  du  moi  (comme 
sujet  simplement  pensant)   par  les  principes  du  matéria- 
lisme. Mais  comme,  dans  la  première  proposition,  mon 
existence  est  considérée  comme  donnée,  puisqu'elle  ne 
signifie  pas  :  tout  être  pensant  existe  (ce  qui  exprimerait 
une  nécessité  absolue  de  ces  êtres,  et  par  conséquent  en 
dirait  beaucoup  trop),  mais  seulement  :  j'existe  pensant, 
cette  proposition  est  empirique   et    ne  peut  détermim 
mon  existence  qu'au  point  de  vue  de  mes  représentation 
dans  le  temps.  D'un  autre  côté,  comme  j'ai  besoin  ici  (h 
quelque  chose  de   permanent,  et  que  rien  de  permanent 
et  que  rien   de  semblable,  en  tant  que  je  me  pense,  n 
m'est  donné  dans  l'intuition  interne,  il  est  impossible  ci 
déterminer  par  cette  simple  conscience  que  j'ai  de  moi 
même  la  manière  dont  j'existe,  si  c'est  à  titre  de  subs- 
tance ou  d'accident.    Si  donc  le  matérialisme  est  insuffi- 
sant à  expliquer  mon  existence,  le  spiritualisme  ne  l'est 
pas  moins;  et  la   conséquence  qui  sort  de   là  c'est   qv 
nous  ne  pouvons  rien  connaître,  de  quelque  manière  qu 
ce  soit,  de  la  nature  de  notre  âme,  en  ce  qui  concerne  1 
possibilité  de  son  existence  séparée  en  général. 

Et    comment    d'ailleurs    serait-il    possible    de    sortir 
de  l'expérience    (de    notre    existence    actuelle)    à   l'aide 
de  l'unité    de  la    conscience,  que  nous  ne   connaissdn 
que  parce  qu'elle   est  pour  nous   la  condition  indispen 
sable  de   la  possibilité   de    l'expérience,,  d'étendre  nin 
notre  connaissance  à  la  nature  de  tous  les  êtres  pensant 
en  général  au  moyen    de    cette   proposition   empiriqiK 
mais  indéterminée  par  rapport  à  toute  espère  d'intuition  . 
U^  pense? 


DIALECTIQUE  TRANSCENDANT ALE  345 

La  psychologie  ratioïineHe  n'existe  donc  pas  comme 
doctrine  ajoutant  quelque  chose  à  la  connaissance  de 
nous-mêmes.  Elle  existe  seulement  comme  discipline 
fixant  dans  ce  champ  les  bornes  infranchissables  à  la 
raison  spéculative;  elle  l'empêche,  d'une  part,  de  se  jeter 
dans  le  sein  d'un  matérialisme  sans  àme  et,  d'autre  part, 
de  se  perdre  follement  dans  un  spirituaiisme  qui  n'a 
pour  nous  aucun  fondement  dans  la  vie.  Dans  ce  refus 
de  notre  raison  de  donner  une  réponse  satisfaisante  aux 
questions  indiscrètes  qui  dépassent  notre  vie,  elle  nous 
montre  un  avertissement  de  détourner  notre  étude  de 
nous-mêmes  de  la  spéculation  transcendantale,  qui  est 
infructueuse,  pour  l  appliqii<T  à  l'usage  pratique,  seul 
iVcond.  Tout  en  s'appliquant  uniquement  à  des  objets 
d'expérience,  cette  dernière  méthode  n'en  tire  pas  moins 
de  plus  haut  ses  principes,  et  elle  détermine  notre  con- 
«iuite  comme  si  notre  destinée  s'étendait  infiniment  nu 
delà  de  Texpérience  et  par  conséquent  de  cette  vie. 

On  voit  par  tout  cela  que  la  psychologie  rationnelle  ne 
lire  son  origine  que  d'un  pur  malentendu.  L'unité  de  la 
conscience,  qui  sert  de  fondement  aux  catégories,  est 
prise  ici  pour  une  intuition  du  sujet  en  tant  qu'objet,  et 
la  catégorie  de  la  substance  y  est  appliquée.  Jlais  celte 
unité  n'est  autre  que  celle  de  la  pensée,  qui  par  elle  seule 
ne  donne  point  d'objet,  et  à  laquelle  par  conséquent  no 
s'applique  pas  la  catégorie  de  la  substance,  qui  suppose 
toujours  une  intuition  donnée,  de  telle  sorte  qu'ici  ce 
sujet  ne  peut  être  connu.  Le  sujet  des  catégories  ne  sau- 
rait donc  recevoir,  par  cela  seul  qu'il  les  pense,  un  con- 
cept de  lui-même  comme  d'un  objet  de  ces  catégories; 
car,  pour  les  penser,  il  lui  faut  prendre  pour  fondement 
la  pure  conscience  de  lui-même,  qui  a  diî  cependant  être 
expliquée.  De  même  le  sujet  dans  lequel  la  représ»'ntation 
du  temps  a  originairement  son  fondement  ne  peut  dct''r- 
miner  par  là  sa  propre  existence  dans  le  temps;  cl,  si  cello 
dernière  chose  est  impossible,  la  première,  c'est-à-dire  la  re- 
présentation de  soi-même  (comme  être  pensant  en  général) 
ne  saurait  non  plus  avoir  lieu  au  moyen  des  catégories  •. 

1.  Le  «  je  ponso  »  est,  comme  on  l'a  déjà  dii 


346  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

Ainsi  toute  connaissance  cherchée  en  dehors  des  limites 
de  l'expérience,  alors  même  qu'elle  intéresse  au  plus  haut 
degré  l'humanité,  tant  qu'on  la  demande  à  la  philosophie 
spéculative,  se  résout  en  une  espérance  illusoire.  Mais 
cette  sévérité  de  la  critique,  en  même  temps  qu'elle  dé- 
montre l'impossibilité  de  décider  dogmatiquement,  tou- 
chant un  objet  de  l'expérience,  quelque  chose  qui  soit 
hors  des  limites  de  l'expérience,  rend  à  la  raison  un  ser- 
vice qui  n'est  pas  sans  importance  pour  l'intérêt  qui  la 
préoccupe,  en  l'assurant  contre  toutes  les  assertions  pos- 
sibles du  contraire.  Elle  a  deux  moyens  en  effet  d'obtenir 
ce  but  :  ou  bien  de  démontrer  apodictiquement  sa  propo- 
sition ;  ou  bien,  si  cela  ne  réussit  pas,  de  chercher  les 
causes  de  cette  impuissance.  Or,  si  ces  causes  résident 
dans  les  bornes  nécessaires  de  notre  raison,  l'adversaire 


empirique  et  renferme  la  proposition  «  j'existe  ».  Mais  je  ne  puis 
pas  dire  :  tout  ce  qui  pense  existe,-  car  alors  la  propriété  de  la 
pensée  ferait  de  tous  les  êtres  qui  la  possèdent  autant  d'êtres 
nécessaires.  Mon  existence  ne  peut  donc  pas  non  plus  être  consi- 
dérée, ainsi  que  Descartes  l'a  cru,  comme  déduite  de  la  proposi- 
tion «  je  pense  »  (puisqu' autrement  il  faudrait  supposer  avant 
elle  celle  majeure  :  tout  ce  qui  pense  existe),  mais  elle  lui  est 
identique.  Celte  proposition  exprime  une  intuition  empirique  indé- 
terminée, c'esl-à-dire  une  perception  ice  qui  i^rouve  par  consé- 
quent que  déjà  la  sensation,  qui  appartient  à  la  sensibilité  sert 
de  fondement  à  celte  proposition  d'existence);  mais  elle  précède 
l'expérience  qui  doit,  au  moyen  des  catégories,  déterminer  l'objet 
de  la  perceplion,  par  rapport  au  temps.  L'existence  n'est  donc 
pas  ici  une  catégorie,  celle-ci  se  rapportant  toujours  non  à  un 
objet  d'une  manière  indéterminée,  mais  à  un  objet  dont  on  a  un 
concept  et  dont  on  veut  savoir  s'il  existe  ou  non  en  dehors  de  ce 
concept.  Une  perception  indéterminée  ne  signifie  ici  que  quelque 
chose  de  réel  qui  est  donné,  mais  seulement  pour  la  pensée  en 
gênerai,  et  non  par  conséquent  comme  pliénomène  ou  comine 
chose  en  soi  (noumène),  queh^ue  chose  en  un  mot  qui  existe  en 
fait  et  qui  est  désigné  comme  tel  dans  la  proposition  «  je  pense  ». 
Car  il  est  à  remarquer  que,  si  j'ai  appelé  la  proposition  «  Je 
pense  »  une  proposition  empirique,  je  n'ai  point  voulu  dire  par  là 
que  le  je  soit  dans  cette  proposition  une  représentation  empi- 
rique, c'est  bien  plutôt  une  représentation  purement  intellectuelle, 
puisqu'elle  appartient  à  la  pensée  en  général.  Sans  doute,  sans 
une  représentation  empirique  qui  fournit  à  la  pensée  sa  matière, 
l'acte  «t  je  pense  «  n'aurait  nas  lieu  =  mais  l'élément  empiriqiie 
u'est  que  la  condition  de  l'application  ou  de  l'usage  de  la  faculté 
intellectuelle  pure. 


DIALECTIQUE  TRANSCENDANTALE  347 

se  trouve   nécessairement   soumis  à    la   même    loi    qui 
ordonne  de  renoncer  à  toute  affirmation  dogmatique. 

Le  droit  et  même  la  nécessité  d'admettre  une  vie  future, 
suivant  les  principes  de  l'usage  pratique  de  la  raison  uni 
à  son  usage  spéculatif,  ne  se  trouvent  d'ailleurs  nulle- 
ment compromis  par  là;  car  la  preuve  puremeni  spécu- 
lative n'a  jamais  pu  avoir  la  moindre  influence  sur  la 
raison  commune  de  l'humanité.  Cette  preuve  repose  sur 
une%pointe  de  cheveu,  si  bien  que  l'école  elle-même 
n'a  pu  la  maintenir  qu'en  la  faisant  tourner  sans  fin  sur 
elle-même  comme  sur  une  toupie,  et  qu'à  ses  yeux  même 
elle  ne  fournit  pas  une  base  solide  sur  laquelle  on  puisse 
bâtir  quelque  chose.  Les  preuves  qui  sont  à  l'usage  du 
monde  conservent  au  contraire  ici  toute  leur  valeur.  Elles 
gagnent  plutôt  en  clarté  et  en  force  naturelle  de  persua- 
sion, en  repoussant  ces  prétentions  dogmatiques  et  en 
plaçant  la  raison  dans  son  véritable  domaine,  à  savoir 
l'ordre  des  fins,  qui  est  en  même  temps  un  ordre  de  la 
nature.  Alors  la  raison,  comme  faculté  pratique  et  par 
elle-même,  sans  être  bornée  aux  conditions  de  ce  second 
ordre,  se  trouve  fondée  à  étendre  le  premier,  et  avec  lui 
notre  propre  existence,  au  delà  des  limites  de  l'expérience 
et  de  la  vie.  A  en  juger  par  analogie  avec  la  nature  des 
êtres  vivants  dans  ce  monde,  pour  lesquels  la  raison  doit 
nécessairement  admettre  en  principe  qu'il  n'y  a  pas  un 
organe,  pas  une  faculté,  pas  un  penchant,  rien  onlin  qui 
soit  inutile  ou  en  désaccord  avec  son  usage,  et  par  consé- 
quent non  adapté  à  un  but,  mais  que  tout,  au  contraire, 
est  exactement  approprié  à  sa  destination  dans  la  vie;  à 
en  juger  par  cette  analogie,  dis-je,  l'Iioinme,  qui  pourtant 
peut  seul  contenir  en  lui  le  dernier  but  final  de  toutes  ces 
choses,  devrait  être  la  seule  créature  qui  fît  exception  au 
principe.  En  effet,  les  dispositions  de  sa  nature,  par  quoi 
je  n'entends  pas  seulement  les  talents  et  les  inclinations 
qu'il  a  reçus  pour  en  faire  usage,  mais  surtout  la  loi 
morale,  sont  tellement  au-dessus  de  l'utilité  et  des  avan- 
tages qu'il  en  pourrait  tirer  dans  cette  vie,  qu'il  apprend 
de  la  loi  môme  à  estimer  par-dessus  tout  la  simple  cons- 
cience de  l'honnêteté  des  sentiments,  au  pn-judice  de  tous 
les  biens  et  même  de  cette  ombre  qu'on  appelle  la  gloire, 


348  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

et  qu'il  se  sent  intérieuremeut  appelé  à  se  rendre  digne, 
par  sa  conduite  dans  cette-  vie   et  en  foulant  aux  pieds 
tous    les   autres    avantages,    de  devenir  le    citoyen  d'un 
monde  meilleur  dont  il  a  l'idée.  Cette  preuve  puissante,  à 
jamais  irréfutable,  à  laquelle  se  joignent  la  connaissance 
toujours  croissante  de  la  finalité  qui  se  manifeste  dans 
tout  ce  que  nous  avons  sous  les  yeux,  la  vue  de  l'imraer 
site  de  la  création,  et  par  conséquent  ausai  la  conseien^ 
de  la  possibilité  d'une  certaine  extension  illinutée  de  nos 
connaissances,  ainsi  que  le  penchant  qui  y   correspond, 
cette  preuve  subsiste  toujours,  quand  même  nous  devrions 
désespérer  d'apercevoir  la  durée  nécessaire  de  notre  exis- 
tence par  la  connaissance  purement  théorique  de  nou- 
mémes. 


Conclusion  de  la  solution  du  paralogisme  psychologique. 


L'apparence  dialectique  dans  la  psychologie  rationneiJ. 
vient  de  ce  que  l'on  confond  une  idée  de  la  raison  (l'idée 
d'une  intelligence  pure)  avec  le  concept  indéterminé  à  tous 
égards  d'un  être  pensant  en  général.  Je  me  conçois  moi- 
même    en    vue    d'une    expérience    possible,    en    faisan* 
abstraction  de  toute  expérience   réelle,   et  j'en  conch 
que  je  puis  avoir  conscience  de  mon  existence  même  on 
dehors  de  l'expérience   <'t  des  conditions  empiriques  de 
cette  existence.  Je  confonds  donc  Vabstraction  possible  '^ 
mon   existence  empiriquement   déterminée  avec  la  pi 
tendue  conscience  possible  d'une  existence  du  moi  pt  : 
sant  isolé;  et  je  m'imagine  connaître  ce  qu'il  y  a  en  n.i 
de  substantiel  comme  un  sujet  transcendantal,  tandis  q 
je  n'ai  dans  la  pensée  que  l'unité  de   la  conscience  q; 
sert  de  fondement  à  tout  acte  de  détermination  considtM 
comme  simple  forme  de  la  connaissance. 

Le  problème  qui  a  pour  but  l'explication  de  l'union  <" 
l'àme  avec  le  corps  n'appartient  pas  proprement  à  cei' 
psychologie  dont  il  est  ici  question,  puisque   celle-ci 
propose  de  démontrer  la  personnalité  de  l'âme  même  < 
dehors  de  cette  union  (après  la  mort),  et  qu'ainsi  elle  < 


DIALECTIQUE  TRANSGENDANTALE  349 

transcendante,  dans  le  sens  propre  du  mot,  bien  qu'elle  s'oc- 
cupe d'un  objet  de  l'expérience,  mais  seulement  en  tant 
qu'il  cesse  d'être   un  objet  de  l'expérience.    Cependant 
cette  question,  même  peut  recevoir  dans  notre   doctrine 
une  réponse  satisfaisante.  La  difficulté  qu'elle  a  soulevée 
consiste,  comme  on  sait,  dans  la  prétendue  liétérogénéito 
de  l'objet  du  sens  intime  (de  i'àme    et  de  ceux  des  sens 
xtérieurs,  attendu  que  l'intuition  du  premier  ne  suppose 
i 'autre  condition  formelle  que  le  temps,  tandis  qiie  celle 
îles  seconds  suppose  en  outre  l'espace.  Mais,  si  l'on  songe 
qu'il  n'y  a  pas  entre  ces  deux  espèces  d'objets  de  diffé- 
rence intrinsèque,  qu'ils  ne  se  distinguent  qu'en  tant  que 
l'un  apparaît  à  l'autre  extérieurement,  et  que  par  consé- 
iient  ce  qui  sert  de  fondement,  comme  chose  en  soi,  à 
(  tte  manifestation  phénoménale  de  la  matière,  pourrait 
icn  n'être  pas  d'une  nature  si  hétérogène,  alors  la  diffî- 
ulté  s'évanouit,  et  il  n'en  reste  plus  d'autre  que  de  savoir 
(  omment  est  possible  en  général  une  union  de  substance.'^. 
Or  la  solution  de  cette  dernière  diflicuJtéest  tout  à  fait  en 
dehors  du  champ  de  la  psychologie;  et  même,  comme  le 
lecteur  en  jugera  aisément  d'auprès  ce  qui  a  été  dit  dans 
l'analytique  des  formes  constitutives  et  des  facultés,  elle 
-t  sans  aucun  doute  hors  du  champ  de  toute  ^Oûûaissance 
Limaine. 


Remarque  ijénérale  concernant  le  passage 
de  la  psychologie  ratioiinelle  à  la  cosmologie. 

La  proposition  :  je  pense,  ou  :  j\  .xi.^vc  ,-.  ;*.-..  iit.  «^l  une 
proposition  empirique.  Mais  ijne  telle  jvroposition  a  pour 
fondement  une  intuition  empirique,  et  par  conséquent 
■nissi  l'objet  pensé  comme  phénomène.  M  semble  donc 
résulter  de  notre  théorie  que  l'dme  tout  entière,  même 
dans  la  pensée,  se  transforme  en  phénomène,  et  qu'ainsi 
notre  conscience  même,  n'étant  plus  qu'une  pure  appa- 
rence, ne  soit  plus  rien  de  réel. 

La  pensée,  prise  en  elle-même,  n'est  qu<^  U  fondion 
logique  et  par  conséquent  la  simple  spontanéité  [de  l'es- 
prit] dans  la  liaison  des  éléments  divers  d'une   iutuitioa 


3o0  CRITIQUE  DE  LA  RAISON  PURE 

purement  possible,  et  elle  ne  présente  nullement  le  sujet 
de  la  conscience  comme  un  phénomène,  par  la  raison 
bien  simple  qu'elle  n'a  pas  égard  à  l'espèce  de  l'intuition, 
ou  à  la  question  de  savoir  si  elle  est  sensible  ou  intellec- 
tuelle. Je  ne  me  représente  ainsi  à  moi-même,  ni  comme 
je  suis,  ni  comme  je  m'apparais;  mais  je  ne- me  conçois 
que  comme  je  conçois  en  général  tout  objet  où  je  fais 
abstraction  de  la  nature  de  l'intuition.  Quand  je  me  repré- 
sente ici  comme  sujet  des  pensées  ou  même  comme  prin- 
cipe de  la  pensée,  ces  modes  de  représentation  ne  dési- 
gnent pas  les  catégories  de  la  substance  ou  de  la  cause; 
car  celles-ci  sont  des  fonctions  de  la  pensée  (du  jugement) 
appliquées  déjà  à  notre  intuition  sensible,  et  dont  je  ne 
saurais  sans  doute  me  passer  pour  me  connaître.  Or  je  ne 
veux  avoir  conscience  de  moi  que  comme  pensant,  je 
laisse  de  côté  la  question  de  savoir  comment  mon  propre 
moi  est  donné  dans  l'intuition,  car  alors  il  pourrait  bien 
n'être  qu'un  simple  phénomène  pour  moi  qui  pense,  mais 
non  pas  en  tant  que  je  pense.  Dans  la  conscience  que  j'ai 
de  moi-même  dans  la  pure  pensée,  je  suis  Vêire  même; 
mais  par  là  rien  de  cet  être  ne  m'est  encore  donné  p 
penser. 

Au   contraire,    si   la   proposition    :   je  pense,   signilit 
f  existe  pensant,  elle  n'est   plus  une    fonction  purement 
logique;   elle    détermine    le    sujet   {lequel  est  en  même 
temps  objet)  par  rapport  à  l'existence,  et  elle  ne  saurait 
avoir  lieu  sans  le  sens  intime,  dont  l'intuition  ne    donno 
jamais   l'objet  comme    chose    en   soi,   mais    simplement 
comme  phénomène.  Dans  cette  proposition,  il  n'y  a  don 
plus  seulement  spontanéité  de  pensée,  il  y  a   en  outi 
réceptivité  d'intuition,  c'est-à-dire  que  la  pensée  de  moi 
même  est  appliquée  à  l'intuition  empirique  de  ce  mêni 
sujet.  C'est  donc  dans  cette  dernière  que  le  moi  pensan 
devrait  chercher  les  conditions    de  l'application  de   st 
fonctions  logiques  aux  catégories  de  la  substance,  de  1 
cause,  etc.,  pour  pouvoir  non  seulement  se  qualifier  soi- 
même  par  le  moi   comme   un  objet  en  soi,    mais    aussi 
déterminer    le    mode    de    s^n    existence,    c'est-à-dire   si 
reconnaître  comme  noumène.  Mais  cela  est  impossible, 
puisque  l'intuition  empirique  intérieure  est  sensible,  ne 


DIALECTIQUE  TRANSCëKDANTALE  351 

fournit  que  des  données  phénoménales,  lesquelles  n'ap- 
portent rien  à  l'objet  de  la  conscience  pure  qui  fasse  con- 
naître son  existence  séparée,  et  ne  peuvent  servir  qu'à 
l'expérience. 

Supposez  que  nous  trouvions  plus  tard,  non  pas  dans 
l'expérience,  mais  dans  certaines  lois  de  l'usage  de  la  rai- 
son pure,  établies  à  priori  et  concernant  notre  existence 
(je  ne  parle  pas  de  règles  purement  logiques),  une  occa- 
sion de  nous  supposer  tout  à  fait  à  priori  dictant  des  lois  à 
notre  propre  existence  et  même  déterminant  cette  existence, 
nous  découvririons  par  là  une  spontanéité  qui  nous  per- 
mettrait de  déterminer  notre  réalité  sans  avoir  besoin  des 
conditionsde  l'intuition  empirique,  et  remarqui-rions  alors 
que  dans  la  conscience  de  notre  existence,  il  y  a  quelque 
chose  d'à  priori  qui  peut  servir  à  déterminer,  au  point 
de  vue  d'une  certaine  faculté  interne  et  de  sa  relation 
avec  un  monde  intelligible  (que  nous  ne  faisons  il  est 
vrai  que  concevoir),  notre  existence  qui  d'ailleurs  n'est 
généralement  déterminable  que  du  point  de  vue  sensible. 

Néanmoins,  cela  n'avancerait  pas  le  moins  du  monde 
les  tentatives  de  la  psychologie  rationnelle.  En  effet, 
grâce  à  cette  merveilleuse  facii'té  qui  me  révèle  avant  tout 
la  conscience  de  la  loi  morale,  j'aurais  bien  un  principe 
purement  intellectuel  pour  déterminer  mon  existence, 
mais  par  quels  prédicats?  Uniquement  par  ceux  qui  me 
seraient  donnés  dans  l'intuition  sensible.  J'en  reviendrais 
donc  au  point  où  j'en  étais  dans  la  psychologie  rationnelle, 
c'est-à-dire  que  j'aurais  toujours  besoin  d'intuitions  sen- 
sibles pour  donner  une  signification  à  mes  concepts  intel- 
lectuels de  substance,  de  cause,  etc.,  sans  lesquels  je  ne 
puis  avoir  aucune  connaissance  de  moi-même.  Or  ces 
intuitions  ne  peuvent  m'aider  à  m'élever  au-dessus  du 
champ  de  l'expérience.  Cependant,  au  point  de  vue  de 
l'usage  pratique,  qui  pourtant  ne  s'adresse  jamais  qu'à 
des  objets  d'expérience,  je  serais  fondé  à  appliquer  ces- 
concepts  à  la  liberté  et  à  son  sujet,  conformément  à  la 
signification  analogue  qu'ils  ont  dans  l'usage  théorique. 
Je  n'entends  rien  d'autre  p  ir  là,  on  effet,  que  les  fonc- 
tions logiques  du  sujet  et  du  prédicat,  du  principe  et  de 
la  conséquence,    conformément  auxquelles   sont  déter* 


352  CRITIQUE  DE  LA  RAISOX  PURE 

minés  les  actes  ou  les  effets  conformes  à  ces  lois  [morales], 
de  telle  sorte  que,  bien  qu'ils  dérivent  d'un  tout  autre 
principe,  ces  actes  et  ces  effets  peuvent  toujours  être 
expliqués,  ainsi  que  les  lois  de  la  nature,  par  les  caté- 
gories de  la  substance  et  de  la  cause.  Cette  remarque  n'a 
d'autre  but  que  de  prévenir  la  confusion  à  laquelle  e>t 
facilement  sujette  la  doctrine  de  l'intuition  de  soi-même 
comme  phénomène.  Nous  aurons  dans  la  suite  l'of^'^-'^i'-'n 
d'en  faire  usage. 


FIN    DU    TOME    PREMIER 


TABLE  DES  MATIERES 

DU    TOME    PREMIER 


Avant-propos  du  traducteur 1 

JPréface  de  la  première  édition  (1781) 9 

Préface  de  la  seconde  édition  (1787^ 17 

Introduction 3.j 

/,  De  la  différence  de  la  connaissance  pure  et  de   la 

connaissance  empirique 3.) 

il.  Nous  sommes  en  possession  de  ceitaims  connais- 
sances à  priori,  et  le  sens  commun  lui-même  n'en 

•  est  jamais  dépourvu 37 

\\\ .  La  philosophie  a  besoin  d'une  science  qui  dëter- 
mine  la  possibilité,  les  principes  et  l'étendue  de 

toutes  nos  connaissances  à  priori 40 

IV.   ï)l'  la  différence  des  jugements  analytiques  et  des 

jugements  synthétiques i2 

V    Toutes  les  sciences  théoriques  de  la  raison  conlien» 
lient  des  jugements  synthétiques  qui  leur  servent 

de  principes.      .  •. i^t 

M.  Problème  général  de  la  raison  pure 4'J 

\ii.   Idée  et  division  d'une  science  spécial»'  appelée  Cri- 
tique de  la  Raison  pure .  i 

THÉORIE  TRANSCENDANTALE  DES  ÉLÉMENTS 

PREMIÈRE  PARTIE.   ESTHÉTIQUE    TRANSCENDAN- 
TALE. §   1" 61 

Première  Section.  De  l'Espace 6.3 

^  2.  l'exposition  méiaphysique  du  concept  de  l'espace  .  63 

;'  '■).   I.xposition  iranscendantale  du  concept  de  l'espace.  60 

'.onséquences  tirées  de  ce  qui  précède 67 

1.  -',! 


354  TABLE  DES  MATIÈRES 

Deuxième  Section.  Du  temps 71 

?  4.  Exposition  métaphysique  du  concept  du  temps.   .  71 

§  5.  Exposition  transcendantale  du  concept  du  temps  .  72 

§  6.  Conséquences 73 

§  7.  Explication 76 

§  8.  Remarques  générales  sur  l'esthétique  transcendan- 
tale    80 

DEUXIÈME  PARTIE.  LOGIQUE  TRANSCENDANTALE.  91 

Introduction.  Idée  d'une  logique  transcendantale .   .  93 

I.  De  la  logique  en  général 93 

II.  De  la  logique  transcendantale Ti 

III.  De  la  division  de  la  logique  générale  en  analytique 

et  dialectique .       98 

IV.  De  la  division  de  la  logique  transcendantale  en  ana- 

lytique et  dialectique  transcendantales iOl 

PREMIÈRE  DIVISION.  Analytique  transcendantale  .  .   .  105 

Livre  Premier.  Analytique  des  concepts lOâ 

Chapitre  I.  Du  fil  conducteur  servant  à  découvrir  y  tous  les 

concepts  purs  de  l'entendement 110 

Ire  Section.  De  l'usage  logique  de  l'entendement  en  gé- 
néral   m 

2me  Section.  §  9.  De  la  fonction  logique  de  l'entendement 

dans  les  jugements 112 

3«>c  Section.  §  10.  Des  concepts  purs  de  l'entendement  ou 

des  catégories ll~ 

§  11 122 

g  12 123 

CflAPiTRE  II.  De  la  déduction  des  concepts  purs  de  Venten- 

dement  ....... 127 

l»e  Section.  §  13.  Des  principes  d'une  déduction  transcen- 
dantale en  général .   .       -       .127 

l  14.  Passage  à  la  déduction  transcendantale  des  caté- 
gories      .       ......       132 

2'ne  Section.  §  15   De  la  possibilité  de  la  synthèse  en  gé- 
néral        .   •     "136 

g  16   De  l'unité  originairement  synthétique  de  Taper- 

ception.  - .       ...     137 

l  17.  Le  principe  de  l'unité  synthétique  de  l'apercep- 
tion  est  le  principe  suprême  de  tout  usage  de  l'en- 
tendement      .   .     140 

§  18.  Ce  que  c'est  que  l'unité  objective  de  la  cons- 
cience de  soi-même ......    143 


TABLE  DES  MATIERES  355 

l  19.  La  forme  logique  de  tous  les  jugements  consiste 
dans  l'unité  objective  de  l'aperception  des  concepts 

qui  y  sont  contenus 144 

l  20.  Toutes  les  intuitions  sensibles  sont  soumises 
aux  catégories  comme  aux  seules  conditions  sous 
lesquelles  le  divers  qu'il  y  a  en   elles  puisse  être 

ramené  à  l'unité  de  conscience r< 

l  21.  Remarque M 

g  22.  La  catégorie  n'a  d'autre  usage  dans  la  connais- 
sance des  choses  que  de  s'appliquer  à  des  objets 

d'expérience ir 

§  23 n 

§  24.  De  l'application  des  catégories  aux  objets  des 

sens  en  général loO 

§  25 155 

g  26.  Déduction  transcendantale  de  l'usage  expéri- 
mental qu'on  peut  faire  généralement  des  concepts 

purs  de  l'entendement i* 

g  27.  Résultat  de  cette  déduction  des  concepts  de  l'en- 
tendement   10! 

Résumé  rapide  de  cette  discussion 1«;.: 

Livre  deuxième.  Analytique  des  principes ii 

Introduction.  Du  jugement  transcendantal  en  général      .  It.: 

Chapitre  premier.    Du  schématisme  des  concepts  purs  de 

l'entendement . .  170 

Chapitre  IL  Système  de  tous  les  pnncipes  de  l'entende- 
ment pur 178 

l"  Section.  Du  principe  suprême  de  tous  les  jugements 

analytiques        n9 

2™e  Section.  Du  principe  suprême  de  tous  les  jugements 

synthétiques ...  182 

âme  Section.  Représentation  systématique  de  tous  les  prin- 
cipes synthétiques  de  l'entendement  pur.  .....  Ih 

1.  Axiomes  de  l'intuition 1^^^ 

2.  Anticipations  de  la  perception i''-i 

3.  Analogies  de  l'expérience.  . !''<• 

A.  ^0  analogie  :  Principe  de  la  permanence  de  la 
substance      204 

B.  II'n«  analogie  :  Principe  do  la  succession  dans 

le  temps  suivant  la  loi  de  la  causalité 210 

C  IIl'"''  analogie  :  Principe  de  la  simultanéité 
suivant  lu  loi  (!<•  l'.uiiou  n'cinrocui'"  «ui  <îr  la 
communaut» 


356  TABLE  DES  MATIÈRES 

4.  Les  postulats  de  la  pensée  empirique  en  général.  232 

Réfutation  de  l'idéalisme 238 

Théorème 239 

Remarque  générale  sur  le  système  de^  principes  .  249 
Chapitre  III.    Du  principe  de  la  distinction  de  tous    les 

objets  en  général  en  phénomènes  et  7îoumènes     .....  254 
Appendice   De  l'amphibolie  des  concepts  de  la  réflexion 
résultant  de  l'usage  empirique  de  l'entendement  et 

de  son  usage  transcendantal  .  .' 272 

Remarque  sur  l'amphibolie  des  concepts  de  réflexion.  .  277 

DEUXIÈME  DIVISION.  Dialectiql^e  transcendantale.       .  29.5 

Introduction 297 

J.  De  l'apparence  transcendantale 297 

II.  De  la  raison  pure  comme  siège  de  l'apparence  trans- 
cendantale   300 

A.  De  la  raison  en  général 300 

B.  De  l'usage  logique  de  la  raison      303 

C    De  l'usage  pur  de  la  raison ...  305 

Livre  Premier.  Des  concepts  de  la  raison  pure  .  .  309 

1»''  Section.  Des  idées  en  général 310 

2"^^  Section.  Des  idées  transcendantales 31(3 

3"i«  Section.  Système  dts  idées  transcendantales     .       .  324 
Livre  deuxième.  Des  raisonnements  dialectiques  de 

la  raison  .          ...  329 

Chapitre  premier.  Des  paralogîsmes  de  la  raison  pure.  .    .  331 
Réfutation  de  l'argument  de  Mendelssohn  en  faveur  de 

la  permanence  de  l'âme 340 

Conclusion  de  la  solution   du  paralogisme  psycholo- 
gique        3i8 

Remarque  générale  concernant  le  passage  de  la  psycho- 
logie rationnelle  à  la  cosmologie 349 


E.   GREVIN    —   I.MPRI.MliRIE   DE   LAGNY 


r 
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Kant  B 

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