39003003012118
001 3j 1972
WILKIE COLLINS
/
C'ÉTAIT ÉCRIT!
ROMAN ANGLAIS
TliADUIT AVEC L 'AUTORISATION DE L 'AUTEUR
Par HEPHELL
NOUVELLE EDITION
3*
PARIS
librairie hachette et c
19, BOULEVARD <AI\ I -<,i i.MAIN, 79
C'ÉTAIT ÉCRIT!
I
En 1881, par une matinée brumeuse et peu après le lever
du soleil, Denis Howmore fut réveillé en sursaut par ces
mots prononcés à voix haute à travers la porte :
« Le patron veut vous parler sur-le-champ. »
L'individu chargé de ce message connaissait à coup sûr
les lieux, car, arrivé en haut de l'escalier, il s'était arrêté
droit devant la chambre à coucher de Denis Howmore, pre-
mier clerc de sir Giles Montjoie, banquier à Ardoon, jolie
petite ville d'Irlande.
Il se lève aussitôt, s'habille en deux temps, prend ses
jambes £ son cou et se dirige vers le faubourg où demeure
son patron.
La physionomie de sir Giles trahissait les soucis et môme
l'anxiété. Sur son lit, Ton voyait une lettre ouverte; son
casque à mèche, posé de travers sur sa tête, témoignait
d'une grande agitation; oubliant, dans sa précipitation, jus-
qu'aux règles ordinaires de la politesse, sir Giles se borna
à répondre au « Bonjour, monsieur », du maître clerc :
« Denis, je vais vous charger d'une chose qui exige
autant de promptitude que de discrétion.
— S'agit-il d'une affaire à traiter, monsieur?
— Sotte question! interrompit sir Giles en faisant un
haussement d'épaules. Il faut que vous ayez perdu la tête,
ma parole d'honneur, pour supposer qu'on puisse s'occuper
d'affaire dès le patron-Jacquet. Voyons, venons au fait : la
2 C'ETAIT ECRIT!
première borne milliaire, sur la route de Garvao, vous est-
elle connue?
— Oui, monsieur.
— Parfait. Eh bien! fit-il d'une voix brève, transportez-
vous là, et après vous être assuré que personne ne surveille
vos faits et gestes, regardez derrière cette borne et, si vous
y découvrez un objet qui paraisse avoir été laissé là inten-
tionnellement, apportez-le-moi au plus vite; rappelez- vous
que j'attends votre retour avec une impatience sans égale. »
Pas un mot ne fut ajouté à ces étranges recommandations.
Aussitôt dit, le maître clerc détale rapidement. Les ten-
dances nationales de l'Irlande aux conspirations et même
aux assassinats , servaient de thème à ses réflexions. Sir
Giles, pensait-il, ne jouit pas d'une grande popularité; l'on
sait qu'il paie ses impôts sans récriminer et, autre circon-
stance aggravante, qu'il cite même avec complaisance, ce
que l'Angleterre a fait en faveur de l'Irlande depuis cin-
quante ans. Il se disait encore, chemin faisant, que, si l'objet
en question semblait suspect, il aurait soin de se garer sur
la route, des coups de fusil dont on pourrait le saluer au
passage.
Arrivé à la borne milliaire, il aperçoit par terre, un tesson.
Un instant, Denis hésite. Il se livre à des calculs eMire des
conclusions. Une babiole d'aussi mince importance pouvait-
elle avoir le moindre rapport avec les instructions "de son
patron? D'autre part, l'ordre qu'il avait reçu, était aussi
péremptoire dans le fond que dans la forme. Bref, tout pesé,
il ne vit qu'une seule chose à faire : se résigner à l'obéissance
passive, au risque d'être reçu par sir Giles comme un chien
dans un jeu de quilles, lorsqu'il le verrait arriver ce tesson
à la main.
Or, cette crainte ne se réalisa point et après l'avoir tourné
et retourné, sir Giles avertit Denis qu'il allait le charger
d'une autre mission, sans condescendre sur cette énigme.
« Si je ne me trompe, ajouta-t-il, les portes de la biblio-
thèque publique ouvrent à neuf heures. Soyez-y à l'heure
tapante. » Puis, il fit une pause, considéra la lettre ouverte
sur son lit et dit : « Vous demanderez le troisième volume
de Gibbon sur la chute de l'empire romain, vous l'ouvrirez
c'était écrit! 3
à la page 78 et, au moment où le gardien aura le dos tourné,
si vous avisez un morceau de papier entre celte feuille et
la suivante, vous me l'apporterez. Rappelez-vous que je me
meurs d'impatience jusqu'à votre relour. »
D'ordinaire, le maître clerc n'avait garde d'insister sur
les égards dus à sa personne, mais comme ce maître clerc
était doublé cfun galant homme, ayant conscience de la con-
sidération à laquelle sa situation lui donnait droit, il perdit
patience. Le mutisme blessant de son patron, qu'aucun mot
d'excuse ne vint compenser, lui arracha la protestation sui-
vante :
« Il m'est très pénible, sir Giles, je ne vous le cache pas,
de voir que vous ne me tenez plus dans la même estime;
après avoir été chargé par vous de la surveillance de vos
clercs et de la direction de vos affaires, je me croyais en
droit de mériter votre confiance pleine et entière! »
Le banquier à son tour, piqué au jeu, riposta :
« D'accord! je suis le premier à respecter vos droits,
lorsqu'il s'agit de votre autorité dans mon étude, mais, à
l'époque où nous vivons, époque de lutte ouverte entre le
patron et l'employé, il est une chose, cependant, que celui-
là n'entend pas abandonner à celui-ci : c'est le privilège de
garder pour lui-même ses propres secrets. Je ne sache pas
que ma conduite envers vous justifie en rien vos plaintes! »
Sur ce, Denis, remis à sa place, salue et s'esquive.
Cette humilité apparente impliquait-elle que Denis se
soumettait? Non, puisqu'il en était arrivé, au contraire, à
cette conclusion, qu'un jour ou l'autre, le secret de sir Giles
Montjoie cesserait d'être un mystère pour lui.
ii
Se conformant ponctuellement aux instructions de son
patron, Denis consulte le troisième volume de l'impor-
tante histoire de Gibbon et trouve effectivement entre les
pages 78 et 79, une feuille de papier de fabrication raffinée,
perforée d'une quantité de petits trous de différentes dimen-
4 c'était écrit!
sioiis. S'élant emparé subrepticement de ce curieux docu-
ment, Denis se mit à réfléchir. Un morceau de papier percé
d'une façon inintelligible, était en lui-même chose suspecte.
Or, en Irlande, avant la suppression de la ligue agraire, qu'est-
ce que ce fait devait suggérer à un esprit investigateur, sinon
l'idée de la police?
Avant de rentrer chez son patron, Denis alla voir l'un de
ses vieux amis, journaliste de profession, homme d'expé-
rience et de grande érudition. Il le pria d'examiner le singu-
lier morceau de papier et de découvrir avec quel instrument
on l'avait pu perforer de la sorte. Ce lettré se montra digne,
en tout point, de la confiance qu'on lui témoignait, si bien
qu'en quittant les bureaux du journal, Denis, bien et dûment
éclairé, était prêt à fournir des informations à sir Giles.
Poussant un soupir de soulagement, il s'écria d'une façon
irrévérencieuse : maintenant, je le liens!
Le banquier, ébaubi, tournait la tête de droite à gauclie,
les yeux fixés tantôt sur le maître clerc, tantôt sur le mor-
ceau de papier. Soudain, il dit :
« Ma foi, je n'y comprends rien, et vous? »
Denis, tout en conservant un air humble, demanda la
permission de considérer un instant le document. Peu après,
il prononça ces mots :
« Attendez encore un ou deux jours et le mystère sera
probablement éclairci. »
Le lendemain, aucun fait ne se produisit, mais le surlen-
demain, une seconde lettre vint mettre la patience, déjà très
ébranlée de sir Giles Montjoie, à une épreuve nouvelle.
L'enveloppe même présentait une énigme. Le timbre por-
tait : Ardoon. Autrement dit, le correspondant, ou son com-
plice, s'était servi du facteur comme d'un commissionnaire,
attendu que le bureau de poste n'était distant que dune
minute de marche de la maison de banque.
Cette fois, les caractères illisibles semblaient tracés par
la main d'un fou.* Les mots mutilés d'une façon barbare et
les phrases incohérentes n'avaient ni queue ni tète. Vaincu
par la force des circonstances, sir Giles fil enfin à son clerc
l'honneur de ses confidences.
« Commençons par le commencement, dit-il. Voilà la
c'était écrit) 5
lettre que vous avez vue sur mon lit, quand je vous ai mandé
pour la première fois. Je l'ai trouvée sur ma tabJe à mon
réveil, et j'ignore qui l'y a mise. Veuillez en prendre con-
naissance. »
Denis lut ce qui suit :
« Sir Giles Montjoie, j'ai à vous faire une communication
qui intéresse au plus haut degré l'un des membres de voire
famille; mais avant de rien révéler, il v..e faut une garantie
de votre bonne foi. En conséquence, je vous prie de remplir
les conditions suivantes et cela au plus vite. Je n'ose vous
donner ni mon adresse, ni signer mon nom, car la moindre
imprudence de ma part pourrait avoir des conséquences
fatales pour l'ami dévoué qui écrit ces lignes. Si vous dédai-
gnez de prendre cet avis en considération, vous le regret-
terez toute votre vie. »
Inutile de rappeler les conditions auxquelles la lettre fai-
sait allusion ; elles avaient été remplies le jour de la décou-
verte de l'objet cité plus haut. Primo : le tesson derrière la
borne milliaire; sccondo : la feuille perforée entre les pages
de l'histoire de Gibbon!
Sir Giles, un nuage au front, avait déjà conclu qu'il
s'agissait d'un complot contre sa vie et peut-être aussi contre
sa caisse. Le maître clerc en homme avisé, désignant du
doigt le papier perforé et le grimoire illisible reçu le malin,
s'écria :
« Ah ! si nous pouvions réussir à déchiffrer le tout, vous
seriez mieux fondé à débrouiller les choses et à les tirer au
clair.
— C'est juste; mais qui peut être assez habile pour cela?
dit le banquier.
— En tout cas, j'essaierai, monsieur, si vous m'autorisez
à tenter la chose. »
Sans sonner mot, sir Giles fit un signe de tête affirmatif.
Trop prudent pour dévoiler d'emblée l'information qu'il
avait préalablement obtenue, Denis ne se décida qu'après
plusieurs tentatives à faire sa communication à qui de droit.
Prenant la feuille perforée, il la plaça délicatement sur la
page couverte de caractères illisibles : mots et phrases paru-
rent alors au travers des trous, très correctement écrits el
6 c'était écrit!
orthographiés. Voici en quels termes l'expéditeur s'adres-
sait à sir Giles : « Je tiens à vous remercier, monsieur, de
vous être conformé aux conditions que je vous ai dictées.
Désormais, je ne saurais suspecter votre bonne foi. Toute-
fois, il est possible que vous hésitiez à accorder votre con-
fiance à quelqu'un qui ne peut vous mettre dans le secret
de ses confidences. La position périlleuse où je suis placé
m'oblige à attendre encore deux ou trois jours avant de vous
fixer un rendez-vous. Surtout, prenez patience et, sous
aucun prétexte, ne demandez aide et protection à la police. »
« Ces derniers mots, déclara sir Giles, sont concluants.
En réalité, plus tôt je serai sous la protection de la loi,
mieux cela vaudra. Portez ma carte aux bureaux de la police.
— Puis-je auparavant vous dire un mot, monsieur?
— Quoi? cela signifie que vous ne partagez pas mon
opinion?
— Parfaitement.
— En conscience, Denis, vous êtes entêté comme un
casque et votre obstination augmente tous les jours. Voyons,
lâchons d'éclaircir l'affaire. Quelle est, d'après vous, la per-
sonne que désignent ces diablesses de lettres? »
Le maître clerc lut la phrase du commencement : « sir
Giles Montjoie, j'ai à vous faire une communication qui
intéresse au plus haut degré l'un des membres de votre
famille ». Denis répéta ces mots d'un ton emphatique et en
articulant bien chaque syllabe : l'un des membres de votre
famille? Son patron, l'air ébahi, fixait sur lui des yeux
hagards.
« L'un des membres de ma famille? répétait-il de son
côté. Que diable ! je suis un vieux célibataire endurci et je
?<î me connais pas de famille.
— Mais vous avez un frère, monsieur?
— Il est en France, loin, bien loin des misérables qui
me poursuivent de leurs menaces. Ah! que ne suis-je avec
lui plutôt qu'ici!
— Il ne laut pourtant pas, non plus, sir Giles, oublier
les deux fils de votre 'frère, dit le clerc d'un ton calme.
— Même de ce côté, rien ne peut, je le sais, me donner
la moindre inquiétude. Mon neveu Hugues est à Londres et
c'était écrit! 7
n'a reçu, que je sache, aucune mission politique. J'espère
apprendre prochainement son mariage, si la plus jolie et la
plus excentrique des misses anglaises consent à agréer ses
vœux; en somme, tout cela ne me semble pas effrayant?
— J'entends seulement parler, monsieur, de votre autre
neveu. »
Sir Giles fit un mouvement de corps en arrière, s'es-
claffa de rire, puis s'écria :
« Allons donc! Arthur en danger! lui, le garçon le plus
moffensif du monde. Le seul reproche qu'on lui puisse
adresser, c'est de perdre son argent à faire de l'agriculture
à Kerney.
— Mais, je vous ferai remarquer, se hâta de dire Denis,
qu'à l'heure qu'il est, personne ne voudrait recevoir de
l'argent de sa main. J'ai rencontré hier au marché des amis
de M. Arthur. Votre neveu est boycottedl
— Ma foi, tant mieux! s'écria l'obstiné banquier; cela le
guérira de faire de l'agriculture envers et contre tous. C'est
par trop bête! De guerre lasse, vous verrez qu'il finira par
venir occuper la place que je lui destine dans mon bureau.
— Que le ciel vous entende! » s'écria Denis avec chaleur.
Cette exclamation produisit sur sir Giles un grand effet.
Regardant son interlocuteur avec étonnement, il reprit d'un
ton interrogateur :
« Pour l'amour de Dieu, avez-vous appris quelque chose
que vous m'ayez caché?
— Non pas, mais je me rappelle simplement un fait que
vous avez, je crois — pardonnez la liberté grande, — tota-
lement oublié.
« Le dernier fermier à Kerney est parti en mettant la
clef sous la porte. En conséquence, M. Arthur a dû prendre
une ferme evicted. J'ai donc la conviction bien arrêtée, pour-
suivit le m.iître clerc en s'échauffant, que la personne qui
vous a écrit ces lettres, connaît M. Arthur, sait pertinem-
ment que votre neveu court des dangers, et essaie de lui
sauver la vie — en faisant appel à votre influence, — au
risque de compromettre sa propre sécurité. »
Secouant la tête, sir Giles reprit :
« Voilà ce que j'appelle chercher midi à quatorze heures!
8 c'était écrit!
Si ce que vous dites est vrai, pourquoi l'auteur de ces let-
tres anonymes ne s'cst-il pas adressé à Arthur plutôt qu'à
moi? Cet individu apparemment le connaît.
— C'est juste. Eh bien alors? »
Sans se rebuter, Denis reprit :
« Quand on connaît le pèlerin, l'on sait que, bien que
doué de toutes sortes de bonnes qualités, le jeune homme
est un braque; de plus, il est têtu et téméraire comme pas
un et si quelqu'un prétend qu il est en péril dans sa ferme,
c'est une raison pour qu'il s'y incruste! Vous, monsieur,
vous avez au contraire la réputation bien établie d'être pru-
dent, clairvoyant et discret. » A celle énuméralion flatteuse, il
aurait encore pu ajouter : poltron, entêté, obtus et outrecui-
dant. Or, l'espèce de culte qu'il rendait depuis des années à
son supérieur, avait fini par envelopper son jugement d'un
voile épais. Si un homme naît avec le cœur d'un li^\n, un
autre peut naître avec l'esprit d'une mule; or, le patron de
Denis appartenait à l'une de ces deux catégories....
« Très bien parlé! répondit] sir Giles en se rengorgeant.
Le temps nous apprendra si un individu d'aussi peu d'im-
portance que mon neveu court ou non le risque d'être
assassiné! Tout beau, Denis! Celle allusion à l'un des mem-
bres de ma famille, n'est qu'un biais destiné à me jeter sur
une fausse piste. Le rang, l'influence sociale, et mes prin-
cipes inébranlables, ont fait de moi un homme de notoriété
publique. Allez, je vous prie, de ce pas, demander au chef
de la police qu'il m'envoie tout de suite un policeman ayant
déjà fait ses preuves. »
Le bon Denis Howmore se dirigea alors du côté de la
porte. Avant qu'il eût atteint l'autre extrémité de la pièce,
l'un des employés de la banque vint prévenir sir Giles que
miss Henley désirait le voir.
Agréablement surpris, le banquier se lève allègrement, les
deux mains tendues vers la jeune fille.
c'était écrit I 9
III
Quand Iris Henley viendra à mourir, elle laissera, selon
toute probabilité, des amis qui se la rappelleront et aime-
ront à en parler.
Les femmes, en particulier, seront prises de curiosité en
entendant discourir sur cette étrange cré'ature, mais personne
ne pourra leur en donner une idée nette et précise. Son
charme principal consiste en une mobilité d'impression qui
reflète toutes les sensations d'une nature féminine, délicate,
douce, sensible, vague, flottante, ondoyante et diverse!
Par cela seul, il ne saurait exister la moindre ressem-
blance entre les différents portraits d'Iris Henley. Seuls, les
amis intimes du peintre consentent, par condescendance
pour son talent, à convenir de la ressemblance. A Londres
et en province, on l'a photographiée en maintes occasions.
Or, ces images, toutes dissemblables, ont l'insigne honneur
de rappeler sous ce rapport, les portraits de Shakespeare,
lesquels offrent celle particularité singulière, d'être tous
absolument différents. Le souvenir qu'Iris laissera à ceux
qui l'ont connue, sera de môme rempli de contradictions.
Quel charmant visage! Somme toute, un peu banal. — Ah !
le joli ovale! — Mais avec un teint médiocre, blafard et pour-
tant transparent, son regard trahissait une nature emportée,
un cœur tendre, une volonté ferme, une sensibilité mala-
dive, une bonne foi inébranlable, et hélas! aussi, un entête-
ment phénoménal!
Elle était peut-être un peu brève de taille? Non pas; ni
trop grande ni trop petite ; élégante, quoique habillée pauvre-
ment. Diles plutôt, d'une simplicité voulue, recherchée,
théâtrale parfois, avec l'intention visible de se distinguer
toujours du commun des martyrs.
Au demeurant , ce frêle spécimen des contradictions
humaines excitait-il, oui ou non, la sympathie? l'on pou-
vait répondre affirmativement au nom du sexe masculin,
mais, toutefois, en faisant des réserves; lui témoigner plus
d'affection eût été une conduite cruelle. Quand la pauvre
10 C'ÉTAIT ÉCRIT!
enfant s'est mariée (s'est-elle réellement mariée?) en est-il
parmi nous à avoir assisté à la cérémonie? non, pas un seul.
Quand elle est morle, combien l'ont regrettée? tous, sans
exception. Quoi! toutes les divergences d'opinion se sont-
elles donc écroulées devant sa tombe? Oui, et que Dieu en
soit béni !
Retournons en arrière et laissons la parole à Iris, alors
que, encore dans la fleur de l'âge, elle avait devant elle une
carrière orageuse à fournir.
IV
Sir Giles, parrain de miss Henley, pouvait passer pour un
être privilégié. Posant ses mains velues sur les épaules de
sa filleule, il l'embrassa sur les deux joues. Après ces dé-
monstrations de tendresse, il demanda par suite de quelles
combinaisons extraordinaires elle s'était décidée à quitter
Londres, pour venir lui rendre visite à sa maison de banque
d'Ardoon?
« J'avais la volonté bien arrêtée de m'éloigner de la
maison paternelle, répondit Iris Henley; n'ayant personne à
aller voir, j'ai pensé à mon parrain, et me voilà.
— Toute seule? s'écria sir Giles.
— Non pas, avec ma femme de chambre.
— Rien qu'elle, hein? Vous avez sûrement des cama-
rades parmi les jeunes filles de votre rang ?
— Des connaissances, oui, des amies, non.
— Votre père a-t-il approuvé votre plan? demanda le
banquier en regardant altentivemenl son interlocutrice.
— Voulez-vous m'accorder une faveur, parrain?
— Oui, si c'est chose possible.
— Eh bien! n'insistez pas sur ce point délicat », ré-
pondil-elle.
La légère coloration, qui s'était répandue sur le visage de
la jeune fille au moment de son entrée dans la pièce, s'était
dissipée tout à coup. Ses lèvres serrées révélaient cette
volonté inébranlable qui provient, le plus souvent, du senti-
c'était écrit! 11
ment de ses lorts. En somme, elle paraissait avoir dix ans
de plus que son âge.
Sir Giles la comprit; il se lève, arpente la chambre de
long en large; puis soudain, il s'arrête. Enfonçant ses mains
dans ses poches, il dit d'un ton interrogateur, en dévisa-
' géant sa filleule :
« Je gage que vous aurez eu une nouvelle querelle avec
votre père?
— Je n'en disconviens pas, répondit la jeune Iris.
— Qui a tort de vous deux?
— La femme a toujours tort, répondit-elle, un sourire
triste effleurant ses lèvres.
— Est-ce votre père qui vous a dit cela?
— Mon père s'est borné à me rappeler que j'ai atteint ma
majorité depuis quelques mois et que je suis libre d'agir à
ma guise; je l'ai pris au mot, et me voilà.
— Vous comptez retourner sous le toit paternel, hein?
— Ah! quant à cela, je n'en sais rien », dit miss Henley
d'un ton sérieux.
Sir Giles recommença alors à marcher de long en large.
Sa physionomie atrabilaire révélait les luttes et les épreuves
de son existence.
« Hugues, dit-il, m'avait promis de m'écrire, mais il n'a
pas tenu sa promesse. Je sais ce qu'il faut inférer de son
silence, et pourquoi et comment, vous avez fait sortir votre
père des gonds ; mon neveu a demandé votre main pour la
seconde fois et pour la seconde fois vous l'avez éconduit! »
Le visage d'Iris se délendit; un air de jeunesse et de grâce
l'embellit de nouveau.
« Vous l'avez dit », fil-clle d'un ton triste et soumis.
Sir Giles, perdant patience, s'écria :
« Que diable avez-vous donc à reprocher à Hugues?
— C'est bien là ce que mon père m'a demandé et presque
en termes identiques. Quand j'ai essayé de lui donner les
raisons qui m'ont décidée à reconduire, il s'est emporté; or, je
ne veux pas risquer de vous mettre en colère à votre tour. »
Sans paraître écouter la jeune fille, son parrain pour-
suivit :
« Voyons, Hugues n'est-il pas un excellent garçon, au
12 c'était écrit!
cœur aiïeclueux et aux nobles sentiments? Et un bel homme
par-dessus le marché!
— Tout cela est l'exacte vérité; j'avoue qu'il m'inspire de
la sympathie, voire de l'admiration; je dois à sa bonté pour
moi, je le reconnais, quelques-uns des meilleurs jours de
mu triste existence et je lui en ai une profonde reconnais-
sance.
— Parlez-vous sérieusement? demanda sir Giles.
— Très sérieusement.
— Alors votre décision est inexcusable. Je déteste qu'une
jeune femme fasse le mal pour le mal. Pourquoi, diable,
n'épousez-vous pas Hugues?
— Ah! que ne pouvez-vous, en regardant dans votre âme,
lire dans la mienne. Hélas! Hugues ne peut m'inspirer
d'amour! »
Le timbre de la voix d'Iris était plus expressif que ses
paroles mêmes.
Le mystère douloureux de sa vie était connu également
de son père et de son parrain.
« Enfin, nous y voilà ! fit le banquier d'un ton rébarbatif;
vous convenez que vous ne pouvez aimer mon neveu, mais
sans dire le motif de votre détermination; la douceur de
votre nature répugne à l'idée d'exciter ma colère. Tenez,
Iris, sans y aller^par quatre chemins, je vais vous dire le nom
de son heureux rival : c'est lord Harry ! »
La jeune personne s'observa si bien, que rien en elle ne
vint confirmer les paroles de son parrain; elle se borna à
incliner la tête et à croiser les mains. Une résignation iné-
branlable à tout supporter, semblait lui raidir le corps, mais
c'était tout.
Sir Giles, résolu à ne pas épargner sa pupille, poursuivit :
« Que diantre! il est avéré que vous n'avez pas encore
triomphé de voire folie pour ce vagabond qui vous a ensor-
celée. Où qu'il aille, soit dans les lieux mal famés, soit avec
des gens de sac et de corde, votre cœur le suit partout.
Malheureuse enfant! n'êles-vous pas honteuse d'un attache-
ment pareil?
— Que Harry soit un pilier de tripot, un panier percé,
que sa conduite à l'avenir soit pire que dans le passé, c'est
C'était écrit! 13
1res possible. Je me décharge sur ses ennemis du soin de
mesurer la profondeur de l'abîme où l'ont précipité sa mau-
vaise éducation et la mauvaise société qu'il a fréquentée;
mais je certifie qu'il a des qualités qui racbèlent ses défauts.
Malheureusement, les gens de votre acabit, fit Iris d'un ton
dédaigneux, ne sont pas assez bons chrétiens pour être bons
juges. Grâce à Dieu î il lui reste des amis qui sont moins
sévères que vous. Votre neveu est de ce nombre; les lettres
que Arthur m'écrit en font foi. Accablez lord Harry de
reproches, si bon vous semble; dites qu'il est un gaspilleur
de temps et d'argent, moi, je répéterai, de mon côté, qu'il
est capable de repentir et un jour — trop lard malheureu-
sement — il justifiera mes pronostics. Nous sommes séparés
pour toujours probablement. Je ne saurais songer à devenir
sa femme. Eh bien! c'est le seul homme que j'aie jamais
aimé et que j'aimerai jamais! Si cet élat d'esprit vous
semble impliquer que je suis aussi perverse que lui, ce n'est
pas moi qui vous contredirai. Existe-t-il une créature
humaine qui ait conscience de ses défauts?
« Avez- vous eu des nouvelles de Harry depuis peu, mon
parrain? »
Celle transition soudaine d'un chaleureux plaidoyer en
faveur d'un jeune homme, à une question banale sur son
compte, causa une singulière impression à sir Gilcs. Pour
le moment, il ne trouvait rien à dire, Iris lui avait donné
ample matière à réflexion. Qu'une jeune femme ait assez
d'empire sur elle-même, pour arriver à dominer ses senti-
ments les plus violents, juste au moment où ils menacent
de l'emporter, c'est une chose peu commune. Gomment par-
venir à avoir de l'influence sur elle? C'était là un problème
compliqué, qu'une volonté patiente et attentive pouvait
seule résoudre. Par obstination plutôt que par conviction,
le banquier se flattait, qu'après avoir été déjà éconduit deux
fois par Iris, son neveu finirait par avoir ville gagnée.
Venue le trouver à son bureau et cela de son propre mou-
vement, elle n'avait point oublié les jours de son enfance,
alors qu'elle trouvait chez son parrain plus de sympathie
que chez son père. Sir Giles sentit qu'il avait fait fausse
roule. Par intérêt pour Hugues, il résolut d'essayer, doré-
14 c'était écrit!
navant, de la douceur, des égards et de l'affection. Dès
(jii'il s'aperçut qu'elle avait laissé sa femme de chambre et
ses bagages à l'hôtel, il offrit gracieusement de les faire
prendre, disant : * Tant que vous serez à Ardoon, Iris, j'en-
tends que vous vous considériez chez moi comme chez vous » .
D'une part, l'empressement avec lequel elle accepta l'invi-
tation plut à sir Giles, mais, d'autre part, la question rela-
tive à Harry ne laissa pas de l'ennuyer; il se borna à
répondre sèchement :
« Je suis absolument sans nouvelles de lui, et vous?
— Pour moi, j'espère de toute mon âme que mes infor-
mations sont fausses; je les tiens d'un journal irlandais; à
en croire cette feuille, lord Harry fait partie d'une société
secrète, ou plutôt d'une bande d'assassins connue sous ce
nom : Les Invincibles. »
Au moment où Iris prononce le nom de cette association
formidable la porte s'ouvre, Denis paraît, il vient prévenir,
sir Giles qu'un sergent attend ses instructions.
Iris voulut se retirer, mais son parrain la retint avec
courtoisie.
« Attendez ici que j'aie expédié le sergent que l'on vient
de m'annoncer. Pour tout ce qui est dépense à l'hôtel, mon
clerc se chargera de régler le compte. Il me semble, ma
chère enfant, que vous n'avez pas l'air satisfait. Ma propo-
sition vous aurait-elle déplu ?
— Comment ça,... je vous en ai, au contraire, une grande
reconnaissance, mais vos rapports avec la police me font
craindre que quelque danger ne vous menace. Après tout,
il ne s'agit peut-être que d'une bagatelle? »
Une bagatelle! se dit à part lui sir Giles. Il était doué de
trop de pénétration, pour ne s'être pas aperçu que l'une des
laci nés de l'étrange nature de sa filleule, consistait à ne
pas tenir en assez haute estime la situation sociale de son
^.an ain. A preuve, la désinvolture avec laquelle elle venait
C'ÉTAIT ÉCRIT! 15
de parler du complot en queslion. Or, exciter chez son
insensible filleule des sentiments d'inquiétude, voire d'ad-
miration, en jouant le rôle d'un homme de grande impor-
tance était une tentation à laquelle la vanité du banquier
ne pouvait résister.
Il s'avisa donc, avant de s éloigner, d'enjoindre à son maître
clerc de mettre Iris au fait de la situation, afin qu'elle pût
juger par elle-même s'il avait tort ou non d'être en éveil au
sujet d'un péril qu'elle traitait si cavalièrement de bagatelle.
Denis Howmore entama son récit; il aurait fallu être
dépouillé de toute faiblesse humaine, pour livrer les faits
dont il avait eu connaissance, sans leur imprimer le reflet de
ses propres impressions. Il constata, non sans surprise, que
le visage de son interlocutrice changeait d'expression lors-
qu'elle lui entendait prononcer le nom de Arthur Montjoie.
« Vous connaissez donc M. Arthur? inter.rogea-t-il.
— Ah! si je le connais! nous étions camarades de jeux
aux jours de notre enfance et je lui ai conservé une affection
fraternelle; dites-moi sans circonlocutions si sa vie court
réellement des dangers? » Sur ce, Denis répéta textuelle-
ment à la jeune fille ce qu'il avait dit à sir Giles.
Miss Iris, qui partageait les alarmes du maître clerc, se
promit d'avertir Arthur du complot ourdi contre lui. Or, le
village voisin de sa ferme était dénué de tout réseau télé-
graphique. Il ne restait donc a la jeune fille d'autre parti à
prendre que d'écrire, c'est ce qu'elle fit immédiatement;
ajoutons que ses craintes provenaient de certains sentiments
qui l'empêchaient de communiquer sa lettre h Denis. Con-
naissant de longue date l'étroite amitié qui unissait lord
Harry et Arthur Montjoie, et aussi la nouvelle donnée par la
feuille irlandaise relativement à l'affiliation de lord Harry à
la société des Invincibles, elle en inféra que le noble vaga-
bond devait être Fauteur de la lettre anonyme qui avait si
sérieusement éveillé les inquiétudes de son parrain.
Lorsque sir Giles revint chercher sa filleule, ce qu'il lui
raconta de sa conversation avec le sergent, ne fit que raviver
les appréhensions de son interlocutrice. Le lendemain pas
de lettre! A quatre jours de là, il arriva à sir Giles de faire
grasse matinée. Son courrier lui fut donc apporté de la
16 c'était écrit!
banque chez lui, à l'heure du déjeuner. Après avoir pris
con naissance de l'une des lettres, il envoya en loule hâte
requérir la police.
« Tenez, Iris, lisez ces lignes », dit-il à sa filleule, en lui
passant la lettre dont voici la teneur :
« Des événements imprévus me décident, au risque même
t de courir un véritable péril, à vous demander un rendez-
« vous nocturne à la première borne milliaire sur la route de
« Garvan. Veuillez vous y trouver au lever de la lune, sur le
« coup de dix heures du soir. L'obscurité est mon seul espoir
« de salut en cette dangereuse occurrence. Inutile de pro-
« noncer votre nom. Le mot de passe est Fidélité. »
— Comptez-vous y aller, mon parrain ?
— Autant me demander si je veux offrir ma gorge au
couteau des assassins? s'écria sir Giles sur le ton d'un
homme dont la bile commence à s'échauffer; ma chère
enfant, il faudrait parler avec plus de circonspection. Par-
dieu! le sergent ira à ma place!
— Et fera arrêter l'individu qui vous a écrit? demanda
Iris d'une voix perplexe.
— Certainement. »
Cette réponse stupéfiante une fois lancée, le banquier
s'esquiva rapidement, afin d'aller conférer avec l'agent de
police dans la pièce voisine. Iris se laissa tomber sur le siège
le plus proche. Le tour que cette affaire venait de prendre
la révoltait au plus haut degré.
Peu après, sir Giles reparaissait calme et sourianl. On
était convenu qu'aux lieu et place du banquier, le sergent,
revêtu d'un costume civil, se rendrait à la borne milliaire à
l'heure indiquée et donnerait le mot de passe. Deux agents
de police, prêts à lui prêter main-forte, auraient l'oreille aux
écoutes, l'œil au guet.
«. Je tiens à considérer le misérable lorsqu'il aura les
menottes, fit le banquier en se frottant les mains; il est
entendu que le policeman passera à ma banque avec son
gibier de potence. »
Iris ne voyait qu'un moyen de sauver le malheureux qui,
après avoir évoqué les sentiments d'honneur du banquier,
était déjà bel et bien trahi par lui ! Jamais encore elle n'avait
c'était écrit! 17
aimé lord Harry — le transfuge qu'on lui avait justement inter-
dit d'épouser — comme elle l'aimait en ce moment! Au risque
d'encourir un châtiment exemplaire, cette femme d'énergie
décida que le sergent ne serait pas seul à se rendre au rendez-
vous et à donner le mot de passe. Lord Harry avait un ami
dévoué en qui il pouvait avoir pleine et entière confiance, et
cet ami, c'était Iris!
Dès que sir Gilcs . eût installé sa filleule chez lui, il
retourna à sa maison de banque. De son côté, Iris attendait
patiemment que la cloche ait sonné le souper des domesti-
ques, pour se diriger vers le cabinet de toilette de son
parrain. Elle ouvrit la garde-robe, y trouva un vieux man-
teau espagnol aux amples plis et un chapeau de feutre aux
larges bords qu'il portait à la campagne. L'obscurité aidant,
ces deux objets suffiraient à la rendre méconnaissable. Tou-
tefois, avant de s'esquiver, elle s'avisa d'une mesure de
prudence que lui dicta son esprit fécond en ressources. Sans
perdre un instant, elle averlit sa femme de chambre qu'elle
avait des emplettes à faire et sortit. Dès qu'elle fut dans la
rue, elle demanda la route de Garvan à la première per-
sonne respectable qu'elle rencontra. Son .but était de pousser
une reconnaissance jusqu'à la première borne milliaire;. il
lui suffisait d'y aller une fois, pour être en état de la retrouver
facilement. En effet, en reprenant la direction de la maison
de son parrain, elle observa différents points de repère qu'elle
eut soin de garder présents à sa mémoire. A mesure que le
moment de l'arrestation approchait, sir Giies en proie à
une agitation trop grande pour rester patiemment chez lui,
se rendit au bureau de police, se demandant si les autorités
n'auraient point déjà eu vent de quelque nouveau complot.
A cette époque de l'année, le jour tombait dès huit heures
du soir. Les gens de service se rendaient à l'office, à neuf
heures, en attendant le moment du souper.
Une chose s'imposait à Iris : précéder l'agent de police
au lieu du rendez-vous. En conséquence, elle s'équipa de
son accoutrement de fantaisie et, à neuf heures précises, elle
réussit à sortir de chez son parrain sans éveiller l'attention
de personne. La lune, à son déclin, ne faisait que de rares
trouées au milieu des nuages, lorsque la jeune Iris gagna
2
18 c'était ÉCRIT'
le chemin de Garvan. Bientôt la brise s'élève cl les échan-
crures des nuages s'élargissent très grandes!
Pendant un moment, les lueurs de la lune mourante
blanchissent la terre du chemin. Iris estime qu'elle a franchi
plus de la moitié de la dislance qui sépare la pclile ville
de la borne mill'iaire. Peu après, les arbres, les bâtisses,
prennent des teintes confuses et quelques goulles d'eau
rafraîchissent la température. A la faveur des observations
faites par Iris pendant la journée, elle sait que la borne
milliaire se trouve à droite de la route, mais la couleur grise
de la pierre fait qu'il est difficile de rien distinguer. Elle
craint un instant d'avoir dépassé le but; elle constate en
regardant le ciel que toute menace de pluie a disparu; pour
l'instant, la lune blême jclle ses dernières clartés sur la terre
engourdie. Devant Iris, la roule se déroule à perle de vue
et c'est tout; enfin, la jeune fille n'est plus qu'à quelques
pas de la borne milliaire. Un mur de pierres brutes borde les
deux côtés du chemin. Une brèche, fermée partiellement par
une claie, est visible précisément derrière la fameuse borne.
Un petit aqueduc à moitié en ruine, jeté sur le fossé, à sec
pour l'instant, conduit à un champ. Les agents de police
n'avaient-ils pas déjà choisi cet endroit comme refuge? Un
sentier et au delà la masse sombre d'un bouquet de bois,
étaient tout ce que l'œil pouvait percevoir.
Au moment que Iris faisait ces découvertes, la pluie
recommença à tomber; les nuages se rapprochèrent en bloc
et la lune se cacha; c'est alors qu'une difficulté, que la
jeune imprévoyante n'avait pas prévue, se présenta à son
esprit.
Lord Harry pouvait arriver à la borne milliaire par trois
voies différentes, l'une venant de la ville, l'autre de la cam-
pagne et enfin la troisième aboutissait au petit aqueduc et
au champ dont nous avons parlé; surveiller à la fois ces trois
débouchés par une nuit noire était chose impossible. En
pareil cas, un homme guidé simplement par la raison, avant
d'arriver à une décision satisfaisante, eût pu perdre un temps
précieux en tergiversations; au contraire, une femme, obéis-
sant au sentiment de l'amour, résolut en un instant le pro-
blème. Elle prit le parti de se poster bravement près de la
c'était écrit! 19
borne milliaire etd'atlendre là, de pied ferme, que les agcrils
la vissent et l'arrêtassent. Eh bien! en supposant que lord
ïlanv lût exact au rendez-vous, il se ferait alors un tel
tumulte, qu'il en profiterait pour s'éloigner. Iris allait
prendre position, quand elle avisa sur le champ voisin une
tache noire; puis elle observa que cette ombre marchait. Elle
courut dans cette direction et put se convaincre que c'était
un homme. En effet, une voix masculine lui demanda d'un
ton mystérieux le mot de passe. « Fidélité », répondit-elle.
L'obscurité ne permettait pas de distinguer les traits du
survenant, mais Iris l'avait reconnu à sa haute stature et
aussi à son accent. Se figurant à tort avoir affaire à un
homme, il recula d'un pas. Sir Giles Monljoie avait une
taille au-dessus de la moyenne et l'individu enveloppé d'un
manteau était grand plutôt que petit :
« Sûrement, dit-il, vous n'êtes pas celui que je croyais
rencontrer ici. Qui donc êtes-vous? »
La tentation de se faire reconnaître de lord Harry et de
lui révéler l'acte de dévouement qu'elle venait d'accomplir
afin de lui sauver la vie, débordait du cœur d'Iris, mais un
bruit de pas l'empêcha de trahir son secret. Elle n'eut que
le temps de lui dire à mi-voix :
« Sauvez-vous....
— Merci, qui que vous soyez! » répondit-il.
Sur ce, il disparaît en courant à toutes jambes.
L'idée vint alors à Iris de se réfugier sous l'arcbe de
l'aqueduc, là où le sol élait à sec; se dirigeant prestement
de ce côté, elle allait arriver au but, lorsqu'une lourde main
lui prend le bras :
« Je vous fais prisonnier », cria l'individu.
Sur quoi, on l'obligea à faire volte-face. Le sergent qui
venait de faire cette capture donna un coup de sifflet d'aver-
tissement et aussitôt arrivèrent ses deux acolytes cachés dans
le champ.
« De la lumière, camarades, fit-il, et voyons quel genre
d'oiseau nous avons capturé. »
Le jet d'une lanterne sourde fut alors projeté sur le visage
du prisonnier; les agents frappés de stupeur ne souillaient
mot.
20 c'était écrit!
En véritable Irlandais qu'il était, l'édifiant sergent s'écria :
« Jésus-Maria ! c'est une femme ! »
Les sociétés secrètes d'Irlande enrôlent-elles donc les
femmes maintenant? Serait-elle une nouvelle Judith, écri-
vant des lettres anonymes et préméditant d'assommer un
Holopherne banquier? Quelle explication allait-elle pouvoir
fournir? Gomment se trouvait-elle seule en cet endroit soli-
taire par une nuit pluvieuse? Elle se borna à répondre :
« Conduisez-moi chez sir Giles! »
Le sergent muni des menottes se disposait à les fixer aux
poignets de sa prisonnière, mais ayant constaté la finesse de
ses attaches, il remit l'instrument de torture au fond de sa
poche. S'adressant d'un air d'importance à ses subalternes,
il leur dit : « A coup sûr, c'est une vraie dame ».
Les deux satellites suivaient d'un œil narquois les faits et
gestes de leur chef. Il faut dire que la liste des vertus
pieuses du sergent, comprenait un faible pour le beau sexe
et une propension à mitiger les rigueurs de la justice lors-
qu'il s'agissait d'une criminelle en jupons. « Nous allons
vous reconduire chez sir Giles », dit-il, en présentant son
bras et non les menottes à la jeune captive.
Iris comprit et accepta. Les agents de police étaient posi-
tivement ébaubis du silence profond dans lequel la jeune
fille s'opiniâtrait en regagnant la ville. Bien qu'ils l'entendis-
sent pousser des soupirs bruyants, ils étaient à cent lieues de
soupçonner ce qui se passait en son esprit. Dame! ses
réflexions n'étaient pas couleur de rose. Une fois qu'elle fut
assurée que lord Harry avait la vie sauve, sa pensée, libre
de toute anxiété, se tourna vers Arthur Montjoie. Il était
évident que le rendez -vous donné à sir Giles à la borne
milliaire, n'avait pour but que de détourner le péril qui mena-
çait les jours du malheureux jeune homme. Un poltron est
toujours plus ou moins méchant. De fait, l'embûche, com-
binée par l'égoïsme perfide et cruel de sir Giles, avait
empêché la réalisation du plan de lord Harry. A la vérité,
il était possible, horriblement possible, que Arthur Montjoie
n'eût pu être préservé du sort fatal qui l'attendait, qu'à la
seule condition de mettre le temps à profit. Surexcitée par
ses perplexités, Iris se mit à marcher Lavec une telle
c'était écrit! 21
rapidité que son escorte avait peine à la suivre au pas de
course.
Sir Giles et son clerc, Denis Howmore, attendaient de
pied ferme les nouvelles à la banque. Le sergent entra seul
dans le cabinet du banquier, afin de lui faire le récit de ce
qui s'était passé. Or, la porte étant restée entr'ouverle, Iris
put entendre la conversation. Sir Giles, se tournant vers le
sergent, demanda vivement :
« Vous êles-vous emparé de votre prisonnier?
— Oui, monsieur.
— Et vous n'avez pas négligé de lui mettre les me-
nottes, hein?
— Faites excuse, monsieur, reprit l'agent d'un ton mal
assuré, mais ce n'est pas un homme.
— Vous plaisantez! fit le banquier avec un mouvement
de surprise. Que diable! cène peut être un enfant.
— En effet, monsieur, car c'est une femme!
— Comment?
— Oui, une femme, reprit l'agent de police, et une femme
jeune, s'il vous plaît! Elle a demandé à vous parler.
— Faites-la entrer », dit le banquier.
Iris n'était pas de ces personnes qui attendent qu'on les
introduise ; donc, elle entra de propos délibéré.
VI
« Que Dieu me confonde! s'écria sir Giles. Gomment,
Iris mon manteau jeté sur l'épaule! mon chapeau à la main!
Sergent, vous avez été le jouet d'une fatale erreur. C'est ma
filleule..., miss Henley.
— Nous l'avons trouvée à la borne milliaire, monsieur,
mais personne autre. »
Sir Giles, s'adressant alors personnellement à Iris, dit :
« Parlez! Que cela signifie-t-il? »
Au lieu de répondre, la jeune fille dirige ses regards vers
le sergent, lequel ayant conscience de la responsabilité qui
lui incombait, tenait ses yeux braqués sur le banquier. Du
22 C'ÉTAIT ÉCRIT l
reste, sa physionomie, où perçait une pointe de raillerie,
prouvait que la réputation de gens indisciplinables faite aux
Irlandais, était justifiée, en ce qui le concernait, mais en même
temps il ne montrait aucune intention de lâcher pied. S'a vi-
sant que Iris, elle aussi, était déterminée à ne fournir aucune
explication en présence de l'agent de police, sir Giles dit :
« Inutile d'attendre ici plus longtemps, sergent, veuillez
vous retirer.
— Que dois-je faire du prisonnier, s'il vous plaît, mon-
sieur? »
Le banquier éluda celle question superflue, d'un geste de
la main, il sentait que sa responsabilité était triplement
engagée : 1° comme chevalier ; 2° comme banquier ; 3° comme
magistrat.
« C'est moi, dit-il, qui me chargerai de mener miss Henley
devant le magistrat si sa présence est requise. Bonsoir. »
Une fois sa responsabilité à couvert, le sergent fit le salut
militaire, après avoir, toutefois, salué la jeune fille avec une
galanterie mêlée de respect; puis il se dirigea vers la porte.
« Maintenant, reprit sir Giles, puis-je espérer recevoir de
vous l'explication de votre conduite et savoir pourquoi vous
êtes venue à la borne milliaire ; que signifie ce manque de
convenance et quel était votre dessein?
— Sauver la vie de celui qui vous avait donné rendez-
vous, répondit Iris d'une voix très ferme. Pour préserver
votre neveu des dangers dont il était menacé, cet homme n'a
pas craint, sachez-le, de risquer ses jours. Ah! sir Giles,
vous avez fait une bien mauvaise action en lui refusant
votre confiance! » ,
Au lieu d'excuses faites d'un ton humble et confus,
excuses auxquelles sir Giles s'attendait, sa nièce lui jetait des
reproches d'un ton indigné, la rougeur au front et les larmes
aux yeux. Sir Giles, du haut de son orgueil blessé, levant la
voix, s'écria :
« A quel individu faites-vous allusion, mademoiselle, et
quelle est votre excuse, s'il vous plaît, pour vous être trans-
portée à la borne milliaire dans cet accoutrement grotesque?
— De grâce, mon parrain, ne perdons pas de temps en
questions oiseuses; il vous appartient de pouvoir réparer
c'était écrit! 23
encore le mal que vous avez fait, en vous rendant immédia-
tement à la ferme de votre neveu. C'est, notez bien ceci,
poursuivit-elle d'une voix émue, votre seul moyen de le
sauver. »
En ce moment, sir Giles affecta, en parlant à sa filleule,
un ton de modération et d'obséquiosité ironiques.
« Puis-je me permettre, dit-il timidement, de hasarder
une observation? daignerez-vous m'écouter, Iris?
— Sachez que je ne veux entendre a rien, répondit-elle.
Il faut que vous parliez tout de suite.
— Voyons, ne savez-vous donc pas que le dernier train
a filé depuis plus de deux heures?
— Qu'importe! poursuivit Iris en jetant à son parrain un
regard indigné. Vous êtes assez riche pour payer un train
spécial. »
Bref, fatigué de jouer celte comédie, sir Giles se déter-
mina à reprendre son ton habituel. Tirant un vigoureux
coup de sonnette, il dit à Denis Howmore :
« Veuillez prendre la peine d'accompagner miss Henley à
la maison », puis se tournant du côté d'Iris, il ajouta : « Je
sens que la nuit porte conseil ; je compte sur vos excuses
demain malin. »
Or, quelle ne fut pas sa déception, le lendemain, quand,
à neuf heures, il se trouva seul à table!
A l'heure du déjeuner , la servante tout effarée vint
raconter qu'étant montée chez miss Henley, elle avait cons-
taté qu'elle était partie, accompagnée de sa femme de
chambre. Néanmoins, les lils étaient défaits; sur les bagages,
on lisait ces mots : « Remettre ces malles au porteur qui doil
venir les chercher de l'hôtel ». C'était là tout l'adieu formulé
par Iris. On alla à l'hôtel et d'après l'inlerrogaloire que l'on
fit subir au maître de l'établissement et à ses gens, il résul-
tait que miss Henley et sa camériste avaient fait une appa-
rition dans la matinée, qu'elles portaient des sacs de voyage
à la main et que miss Henley avait confié au directeur de
l'établissement, la garde de ses bagages jusqu'à son retour.
Quant à savoir la direction qu'elles avaient prise, personne
ne la connaissait.
Si sir Giles eût été moins en colère, il se fût rappelé ce
24 c'était écrit!
que sa filleule lui avait <Iil la veille et il aurait su le motii
de sou départ. « Que diantre! se dit-il, son père s'en est
débarrassé; ma foi! j'ai bien le droit d'en faire autant. »
Sur ce, il donna l'ordre à ses gens de refuser sa porte à miss
Jïenley, si son audace l'entraînait à vouloir en franchir le
seuil.
vir
Dans l'après-midi du même jour, Iris atteignit le village
silué près de la ferme d'Arthur Montjoie.
La fièvre politique, c'est-à-dire la haine de l'Angleterre,
sévissait jusque sur ce coin de terre. A la porte de la petite
chapelle, un prêtre, un simple paysan, haranguait ses conci-
toyens. Tout Irlandais, disait-il, qui paye son propriétaire se
rend coupable de lèse-patrie. Un Irlandais qui affirme son
droit de naissance sur le sol qu'il fouie, est un patriote
éclairé. Tels étaient les principes que le révérend dévelop-
pait devant un auditoire attentif. Désirait-on qu'il tût plus
explicite, ce chrétien modèle leur citait, à l'appui, Arthur
Montjoie, mis à l'index sur toute la ligne : « Ne lui acheté/
rien, ne lui vendez rien, évitez tout contact avec lui, en
un mot, forcez-le d'abandonner la place; enfin, sans qu'il
soit nécessaire de vous dire hrutalement ma pensée, vous la
comprenez, n'est-il pas vrai?... »
Écouter cette péroraison sans protester, était une terrible
épreuve pour Iris et, de plus, après ce qu'elle venait d'en-
tendre, elle était convaincue qu'Arthur était perdu si l'on
tardait à le secourir. Elle jette une pièce blanche à un gamin
loqueteux et pieds nus, à qui elle demande le chemin de
la ferme. Le petit Irlandais ebaubi s'empresse de se rendre
utile à la généreuse étrangère, en se mettant à marcher devant
elle : au bout d'une demi-heure, on arrive à destination. Ne
voyant à la porte, ni heurtoir, ni timbre, ni sonnette, signes
probants de civilisation, il frappa plusieurs petits coups secs.
Dès qu'il entend le bruit d'un grincement de serrure, il
décampe. Ah! c'est que pour rien au monde, il n'eût voulu
c'était écrit! zo
qu'on le surprît, parlant à l'un des habitants de la ferme
évicfée.
Une femme d'âge très respectable demande d'un accent
anglais prononcé :
« Qu'y a-t-il pour votre service?
— M. Arthur M on Ij oie?
— Il n'est pas ici, répondit-elle en essayant de refermer
la porte.
— Attendez un moment, reprit Iris; sans doute les années
vous ont peu changée, mais il y a en vous quelque chose
qui ne m'est pas complètement inconnu. Ètes-vous madame
Lev>son? »
Après un signe affirmatif, la personne répliqua :
« Comment se fait-il alors, que vous soyez une étrangère
pour moi?
— Si vous êtes depuis longtemps au service de M. Arthur
Montjoie , vous devez lui avoir entendu parler de miss
Henley? »
A ces mots, le visage de Mme Lewson s'illumine.
Poussant un cri d'allégresse, elle ouvre la porte toute
grande :
« Entrez! miss, entrez! Miséricorde! je suis toute saisie
de vous voir en cet endroit. Oui, j'étais, en effet, la servante
chargée de surveiller vos jeux enfantins, lorsque vous et vos
petits compagnons, MM. Arthur et Hugues, vous vous amu-
siez à jouer ensemble. »
En ce disant, les regards de la vieille femme se reposaient
avec joie sur celle qui était naguère sa préférée. Miss Henley
comprit l'expression de ce regard et lendit sa joue à baiser à
la .pauvre servante, dont les yeux se remplirent de larmes;
au demeurant, elle crut devoir s'excuser de ce mouvement
d'attendrissement.
« Ah! je me demande comment j'aurais pu oublier cet
heureux temps, alors que vous vous en souvenez encore! »
Une fois Iris entrée dans le parloir, le premier objet
qui frappa ses regards fut sa lettre à Arthur Montjoie. Le
cachet n'en n'avait pas été rompu.
« Dune, il est sûr et certain qu'il est parti? demanda la
jeune fille avec un sentiment de soulagement.
26 c'était écrit!
— Oui, il a quitté la ferme depuis une semaine au plus,
répondit son interlocutrice.
— Ciel ! Dois-je en conclure qu'il a été invité par une
lettre, à chercher le salut dans la fuite? »
A ces mots, la physionomie de Mme Lewson exprima une
si réelle stupeur que son interlocutrice se crut obligée de lui
expliquer les motifs qui l'avaient déterminée à venir jusqu'à
la ferme. Elle s'informa ensuite d'un ton anxieux si vérita-
blement ce bruit qu'Arthur courait de grands périls méri-
tait créance?
« Hélas! à coup sûr, l'on en veut à sa vie; mais vous
devez assez connaître M. Arthur, pour savoir qu'alors même
que tous les land leagueurs seraient ligués contre lui il ne
broncherait pas! sa manière à lui, c'est de braver le danger
et non de le fuir; de tenir tête à l'ennemi et non de lui
tourner le dos. Il a quitté sa ferme pour aller voir des amis
établis dans le voisinage. De fait, je soupçonne même une
jeune personne qui demeure chez eux, d'être l'attache qui
retient aussi longtemps M. Arthur dans ces parages. En tout
cas, ajouta-t-elle, il doit revenir demain. Je voudrais qu'il fît
plus attention à lui et qu'il allât chercher refuge en Angle-
terre pendant que cela se peut. Ah! si les sauvages qui nous
entourent doivent tuer quelqu'un, eh bien! je suis là. Mon
temps sera bientôt fini, ils peuvent m'expédier!
— Arthur est-il en sûreté chez ses amis? interrogea
Iris.
— Dame! je ne saurais vous le dire. Tout ce que je sais,
c'est que, s'il persiste à revenir ici, il court de réels dan-
gers, ... on peut l'assassiner sur la route ! Oh ! le pauvre jeune
homme, il n'ignore pas plus que moi ce qui l'attend, mais
que voulez-vous, avec des hommes comme les land lea-
gueurs, il n'y a rien à faire, rien ! Il se promène à cheval tous
les jours, malgré mes remontrances ; il n'a garde, naturelle-
ment, d'écouter les avis d'une femme d'expérience comme
votre servante. Quant aux amis dont il pourrait prendre con-
seil, le seul, pour notre malheur, qui ail franchi le seuil de
notre porte, est un coquin qui eût mieux fait de restez chez
lui; vous n'êtes probablement pas sans avoir entendu parler
de ce bandit. Son père, de son vivant, élait connu sous un
c'était écrit! 27
nom odieux. Or, le fils justifie le proverbe : tout chien
chasse de race.
— Ce n'est pas de lord Harry qu'il s'agit? »
La camériste, tout en écoutant en silence ce dialogue, ne
laissa pas d'observer l'agitation à laquelle miss Iris était alors
en proie.
D'autre part, la femme de charge, loin de dissimuler s'a
pensée, s'adressa en ces termes à miss Henley :
« Il n'est pas de Dieu possible que ce bandit soit l'une de
vos connaissances? Vous le confondez probablement avec son
frère aîné, homme très honorable, paraît-il. »
Miss Henley se dispensa de répondre à ces questions,
mais l'intérêt que lui inspirait l'homme qu'elle aimait, perçait
malgré elle; Iris reprit :
« Les liens d'amitié qui unissent votre maître avec lord
Harry font-ils courir des risques au banquier?
— Il n'a rien à redouter des misérables qui infestent le
pays; le seul danger qui le menace, est la police et ses
agents, si ce que l'on dit de lui, est vrai. Toujours est-il,
que lors de sa dernière visite à M. Arthur, il est venu ici
la nuit, subrepticement, comme un voleur. J'ai entendu mon
maître reprocher à son ami une certaine action qu'il avait
l'aile, mais laquelle? je l'ignore. Ah! miss Henley, de grâce,
brisons là, et qu'il ne soit plus question de lord Harry entre
nous. Toutefois, j'ai une prière à vous adresser : Tenez! en
supposant que je vous garantisse confort et sécurité sous-
notre toit, consentiriez-vous à y venir demain, afin d'avoir
un entretien avec M. Arthur? ah! s'il est une personne qui
puisse avoir de l'influence sur lui, c'est vous. »
Iris acquiesça volontiers à ce désir. Elle fit la remarque
que tout en vaquant à ses occupations, Mme Lewson sem-
blait très préoccupée.
« Voyons, Rhoda, ne commencez-vous pas à vous
repentir de m'avoir suivie dans ce lieu retiré? » demanda
miss Henley à sa femme de chambre. D'une nature calme
et aimable, cette dernière ébaucha un timide sourire, et
reprit :
a Oh! non; je songeais, à l'instant même, à un gentle-
man de haute naissance, tout comme celui dont a parlé
28 c'était écrit!
Mme Lewson; il a mené, paraît-il, la vie la plus dissolue,
la plus scandaleuse du monde. C'est du moins ce que j'ai lu
dans le journal avant notre départ de Londres. »
VIII
Rhoda fit, ainsi qu'il suit, le récit de ce qu'elle venait de
lire :
« Un vieux comte irlandais avait deux fils, dit-elle. Le
plus jeune était connu mystérieusement sous le sobriquet du
sauvage lord. On accusait le comte de n'avoir point été un
bon père et même on disait qu'il s'était montré cruel envers
ses enfants; le cadet, abandonné à lui-même, eut une jeu-
nesse des plus aventureuses; sa première prouesse fut de
s'évader du collège ; puis, il réussit à être embarqué comme
mousse; il apprit vite le métier et se fit bien voir du capi-
taine et de l'équipage, mais le contremaître, homme brutal
s'il en fut, infligea au jeune matelot des punitions corpo-
relles qui non seulement l'humilièrent, mais le décidèrent à
aller chercher dame Fortune à terre. Là, une troupe de
comédiens ambulants se l'adjoignit et bientôt, il obtint de
véritables succès sur les planches; or, le contact perpétuel
des acteurs et l'autorité d'un directeur, lui firent prendre le
métier en grippe; d'une nature emportée et indépendante,
il se jeta après cela dans le journalisme, mais une malheu-
reuse affaire d'amour le fit renoncer à la presse.
« A peu de temps de là, il fut reconnu comme maître
d'hôtel d'un paquebot transatlantique, faisant le service entre
Liverpool et New- York. Puis, il donna des séances de
médium; or, le médium d'outre-mer abusait étrangement
de l'irrésistible ascendant que les sciences occultes exercent
à notre époque, sur certains esprits faibles. Bref, pendant
un certain temps, on n'entendit plus parler de lui. Enfin,
un jour l'on apprit qu'un voyageur égaré dans les prairies
du Far West, avait été trouvé moitié mort de faim : c'était le
sauvage lord! Il ne tarda pas à avoir maille à partir avec les
Indiens et il se vit abandonné par eux à son malheureux sort.
c'était écrit! 2fJ
c Ainsi finirent ses équipées.
« Dos qu'il eut recouvré la santé, il écrivit à son frère
aîné, que la mort du comte venait de mettre en possession du
titre et de la fortune, lui disant qu'il voulait mettre un terme à
la vie de bohème qu'il avait menée jusque-là; il ajoutait
qu'on ne pouvait mettre en doute son désir de s'amender.
Or, le voyageur qui lui avait sauvé la vie, disait qu'il se fai-
sait garant de sa bonne foi et de sa sincérité.
« Par l'entremise de son notaire, le nouveau lord
fit savoir à son frère, qu'il lui envoyait un chèque de
25 000 francs, somme qui représentait intégralement le legs
qui lui revenait de son père. 11 lui faisait savoir en outre,
que s'il s'avisait jamais de lui écrire, ses lettres resteraient
non ouvertes. En un mot, fatigué des frasques de ce vaga-
bond, il n'entendait plus avoir de rapport avec lui.
« Après s'être vu traité de cette façon cruelle, le sauvage
lord parut avoir à cœur de ne plus tenter aucun rapproche-
ment avec sa famille. Il reprit ses anciens errements, se lança
dans de nouveaux paris avec les bookmakers. D'entrée de
jeu, dame Fortune sembla le favoriser; or, avec l'infatuation
habituelle des gens qui risquent le tout pour le tout, il usa
et abusa de sa chance ; bref, une nouvelle saute de vent le
laissa sans un sou vaillant! Alors, il revint en Angleterre
où il fit l'exhibition de l'un de ces bateaux microscopiques
sur lequel son compagnon et lui avaient accompli la tra-
versée de l'Atlantique. A quelqu'un qui lui adressa une obser-
vation à ce sujet, il répondit qu'il avait espéré faire naufrage
et commettre ainsi un suicide en rapport avec la vie abraca-
dabrante qu'il avait menée jusque-là. De toutes les ver-
sions qui circulaient sur son compte, aucune ne semblait
digne de foi. A tout prendre, il y avait gros à parier que les
nihilistes américains n'eussent englobé le sauvage lord dans
les filets d'une conspiration politique. »
La femme de chambre, lorsqu'elle eut fini son récit, put
constater chez sa maîtresse une émotion qui ne laissa pas de
la surprendre. D'un air de bonté attristée, elle félicita Rhoda
de sa bonne mémoire, puis garda le silence.
Des bribes de conversations avaient déjà mis miss Henley
au fait des folies de lord Harry, mais ce compte rendu
30 c'était écrit!
détaillé d'une vie dégradante, lui fil comprendre que son
père avait eu raison de lui enjoindre de résister à cet
attachement fatal. Or, il est un sentiment plus fort que le
respect de l'autorité paternelle, plus fort que les lois impé-
rieuses du devoir : c'est l'amour! Oui, c'est une passion
maîtresse, souveraine, toute-puissante, qu'aucune influence
artificielle ne détermine et qui ne reconnaît de suprématie
que dans la loi môme de sa propre existence! Cependant,
si Iris ne se reprochait en rien l'acte héroïque accompli par
elle à la borne milliaire, elle n'en reconnaissait pas moins
la supériorité de Hugues Montjoie sur ce cerveau brûlé!
Cependant son cœur, son misérable cœur restait fidèle à son
premier amour, en dépit de tout ! Elle s'excusa brièvement
et alla se promener seule dans le jardin.
Il y avait un jeu de cartes à la ferme, aussi les trois
femmes essayèrent-elles, mais en vain, d'en faire un moyen
de distraction.
Le sort d'Arthur pesait lourdement sur l'esprit de
Mme Lewson et de miss Iris; môme la jeune camérisle, qui
l'avait seulement vu lors de son dernier séjour à Londres,
prétendait qu'elle désirait vivement que la journée du len-
demain fût déjà passée. Le caractère doux, la belle tête,
l'aimable enjouement d'Arthur, disposaient tout le monde
en sa faveur. Mme Lewson s'était donc décidée à quitter sa
bonne installation en Angleterre, pour devenir femme de
charge chez lui, alors qu'il était décidé à prendre une ferme
en Irlande.
Iris donna la première le signal de la retraite. Le silence
pastoral du lieu avait quelque chose de sinistre; ses craintes
au sujet d'Arthur n'en étaient que plus poignantes; elles
éveillaient même dans son esprit des craintes de trahison;
tantôt elle entendait le bruit de balles sifflant dans l'air;
tantôt, les cris déchirants d'un blessé et ce blessé était....
Iris frémissait à la pensée seule de ce nom! Ayant eu un
moment de vertige, elle ouvre aussitôt la fenêtre afin de
respirer l'air frais de la nuit et aperçoit un individu à
cheval rôder autour de la maison. Ciel! était-ce Arthur?
Non, la couleur claire de la livrée que portait le groom était
facile à reconnaître; avant même qu'il eût frappé à la porte,
c'était écrit! 31
un homme de haute taille s'avança à travers l'obscurité et
ieuanda :
■ Èles-vous Miles? »
Iris reconnut aussitôt la voix de lord Harry.
IX
Donc, au moment qu'Iris était le plus résignée à ne jamais
revoir le lord irlandais, et à l'oublier, il s'offrit inopinément
à sa vue, réveillant les premiers souvenirs de leur amour et
de leurs aveux mutuels. La crainte de se trahir, l'intérêt
que lui inspirait lord Harry la retenaient dissimulée derrière
le rideau.
« Tout va bien à RathcO? demanda le survenant en faisant
allusion à sir Arthur.
— Parfaitement, milord; M. Monljoie nous quittera
demain.
— Compte-t-il revenir à la ferme?
— Oui, malheureusement.
— Savez-vous s'il a fixé le jour de son départ pour son
voyage?
— Oui, milord, répondit Miles en fouillant avec ardeur les
profondeurs de ses poches. Il a écrit un billet à Mme Lew-
son pour l'en informer et m'a recommandé de le lui remettre
en allant au village. »
Mais, que diable! cet homme allait-il faire à cette heure
nocturne? Chercher en haie un médicament pour l'un dec
chevaux malades de son maître? Tout en parlant, il finit par
retrouver la petite note de sir Arthur.
Iris vit Miles passer à lord Harry la lettre destinée à
Mme Lewson.
Celui-ci riposta d'un ton plaisant :
« Ah ! çà, croyez-vous que j'aie le don de lire à tâtons? »
Sur ce, Miles détache de sa ceinture, une petite lanterne
sourde.
« Quand il fait nuit noire, certaines parties de la route
sont loin d'offrir de la sécurité », fit-il observer en soulevant
l'abat-jour à charnière de la lanterne.
32 c'était écrit! *
Alors le sauvage lûrd prend la lettre, l'ouvre et la parcourt
sans se presser : « Ma bonne vieille, attendez-moi demain à
dîner à trois heures. Bien à vous. »
Après une courte pause, lord Arthur reprit :
« Y a-t-il des étrangers à Rathco, Harry?
— Oui, deux ouvriers qui travaillent au jardin. »
Un nouveau silence suivit ce court dialogue. Puis, lord
Harry murmure ces mots : « Gomment puis-je le proléger? »
Évidemment, il soupçonnait les deux inconnus (des espions
sans doute) d'avoir déjà fait savoir à leurs affiliés l'heure à
laquelle partirait Arthur Montjoie. Enfin, Miles se hasard^
à dire :
« J'espère, toutefois, milord, que vous ne m'en voulez p<.
— En voilà une bêtise! Voyons, me suis-je jamais fâche
contre vous, au temps où j'étais assez riche pour vous avoir
à mon service?
— Ah! milord, vous étiez le meilleur des maîtres, s'écria
Miles avec conviction, aussi ne puis-je me résigner à vous
voir exposer votre précieuse vie comme vous le faites.
— Ma précieuse vie? répéta lord Harry d'un ton désin-
volte; c'est à celle de M. Montjoie que vous pensez en par-
lant ainsi. Il mérite assurément d'être sauvé, nous verrons
bien. Mais quant à moi!... »
Sur ce, il se mit à siffloter, comme le seul moyen
d'exprimer le peu de cas qu'il faisait de sa propre existence.
« Milord, milord ! reprit Miles avec obstination. Les Invin-
cibles n'ont plus autant confiance en vous. Si l'un d'eux
vous apercevait rôdant autour de la ferme de M. Montjoie,
il vous tirerait un coup de fusil à bout portant, quitte à se
demander après ça, s'il a eu tort ou raison de vous envoyer
ad patres. »
Après avoir héroïquement sauvé lord Harry du guet-
apens de la borne milliaire, apprendre que votre vie ne tient
plus qu'à un fil, était une épreuve au-dessus des forces
d'Iris. Une iois de plus l'amour l'emporta sur la prudence.
Donc, un instant encore et miss Henley eût joint ses
instances à celles de Miles, si lord Harry ne l'en eût inopi-
nément empêchée, en usant d'un procédé auquel elle était
loin de s'attendre.
c'était écrit! 33
« Éclairez-moi, dit-il, et je vais écrire un mot à M. Mont-
joie. »
11 déchire alors la feuille blanche du billet adressé à
Mme Lewson, et trace à la hâte les lignes suivantes :
« Je vous exhorte à changer l'heure fixée pour votre départ
de Rathco, et à ne communiquer à âme qui vive vos nou-
veaux plans. Ayez soin de seller vous-même votre cheval. »
(Comme de juste, les mots étaient tracés d'une écriture
déguisée.)
« Remettez ce billet à Montjoie en personne; s'il demande
le nom de celui qui l'a écrit, n'hésitez pas à répondre que
vous l'ignorez; d'autre part, si le destinataire s'avise que
l'enveloppe a été ouverte et veut savoir par qui, mentez
encore. Bonsoir, Miles, et surtout pas d'imprudence sur la
route. »
Le groom referme précipitamment la lanterne et Miles
s'empresse alors de se servir du manche de son fouet, pour
frapper à la porte :
« Une lettre de M. Arthur », s'écria-t-il.
Mme Lewson prend la missive, l'examine à la lueur d'une
chandelle, puis, montrant au porteur l'enveloppe déchirée,
elle dit :
« Quelqu'un l'a déjà lue, ça se voit, mais qui ça? »
Fidèle à la consigne qu'il vient de recevoir, Miles répond :
« Je l'ignore. »
Sur ce, il pique des deux et décampe.
Avant même que la porte fût refermée, Iris descend
l'escalier, si bien que Mme Lewson s'empresse de lui exhiber
la lettre d'Arthur, et de dire :
« J'ai le plus grand désir de répondre à celle lettre et
d'inviter M. Arthur Montjoie à se garer des hommes armés
jusqu'aux dents; ils pourraient lui jouer un mauvais tour
sur la route; mais la difficulté, c'est de me faire comprendre.'
Ah! que vous seriez bonne de me venir en aide. »
Iris accéda volontiers à ce désir; une lettre de cette femme
au cœur chaud, tendre et dévoué, ne pouvait que consolider
l'effet produit par la lettre de lord Harry à Arthur. Il fallait
inférer delà sienne, qu'il serait de retour à trois heures. De
plu>. la question adressée au groom par lord Harry : « Y a-l-il
.34 c'était écrit!
des étrangers à liathco? » et sa réponse : « Oui, deux ouvriers
qui travaillent au jardin », se présentèrent instantanément à
l'esprit d'Iris. Elle en conclut, comme lord Harry, que le
mieux était de conseiller à Mme Lewson d'écrire à Arthur
Montjoie, en le conjurant de changer l'heure de son départ,
sans en rien laisser transpirer, bien entendu, et de quitter
Balhco à la muette.
Mme Lewson approuva en tout point le plan proposé par
Iris et sans perdre de temps, elle va s'enfermer dans le par-
loir, afin d'y griffonner la missive en question. Elle pria
même miss Henley d'attendre, pour remonter chez elle, que
la lettre fût terminée. Le fond de la pensée de la brave dame,
c'était qu'Iris pût prendre connaissance de l'épître, avant
qu'elle lût adressée au destinataire.
Restée seule dans le hall, Iris, la porte ouverte devant
elle, les yeux levés vers le ciel, songeait.
La vie des deux êtres qui lui inspiraient le plus vif intérêt,
quoique à des titres très différents, était également menacée.
Pour l'instant, celui qui courait les dangers les plus réels,
c'était lord Harry, ce réprouvé, cet insurgé, ce révolté, dont
le passé ne pouvait être facilement percé à jour, mais, disons-
le à sa décharge, qui était prêt à risquer sa vie pour sauver
celle de son ami. Au cas où lord Harry voudrait courir les
champs à l'aventure, en ce voisinage dangereux de la ferme,
sans soucis des assassins qui pouvaient être postés derrière
les haies, Iris, seule, se targuait de posséder assez d'influence
sur lui pour le décider à fuir ces parages, très loin ! Lors-
qu'elle était venue rejoindre Mme Lewson dans le hall,
c'était la réflexion à laquelle elle s'était livrée. L'instant
d'après, sa résolution étant prise, elle sortit déterminée à
mettre son plan à exécution.
Iris commença par faire le tour des bâtiments, poussant
à travers l'obscurité, tantôt une pointe par-ci, tantôt une
pointe par-là, tantôt enfin balbutiant le nom de lord Harry.
Pas une créature vivante ne parut; aucun bruit de pas ne
troubla le calme de la nuit. Évidemment, lord Harry s'était
éloigné de ces lieux redoutables.
Ce fait inespéré mit au cœur de la jeune fille une douce
sécurité et une grande joie!
c'était écrit! 35
Tout en regagnant la maison, elle se représenta, chemin
faisant, combien l'acte généreux qu'elle venait d'accomplir
était téméraire et insensé!
Ah! si lord Harry et elle s'étaient rencontrés, aurait-elle
eu la force de nier le tendre intérêt qu'il lui inspirait?
N'aurait-il donc pu inférer de sa conduite, qu'elle lui avait
pardonné ses erreurs, ses égarements, ses vices, et qu'il
était d'ores et déjà autorisé à lui rappeler leurs engagements
et à demander sa main? Elle tremblait en songeant aux con-
cessions qu'il eût pu lui arracher! En résumé, si le hasard
les eût rapprochés, sa responsabilité n'y eût eu aucune part.
Iris était rentrée à la ferme, et même elle avait eu le temps
de relire sa lettre à Arthur, quand l'horloge sonna l'heure
d'aller se coucher; mais, cette nuit-là, Mme Lewson et miss
Henley dormirent mal. Le lendemain de grand matin, l'on
chargea l'un des deux journaliers restés fidèles à M. Montjoie,
d'aller à cheval porter la lettre de Mme Lewson et d'attendre
la réponse. Y compris le temps nécessaire pour faire reposer
sa bête, on calcula que cet homme serait de retour avant
midi.
C'était une belle journée inondée de soleil et de lumière ;
Mme Lewson commençait à recouvrer sa bonne humeur.
« J'ai la superstition du beau temps, disait-elle. J'y ai tou-
jours vu un signe d'heureux augure pourvu, bien entendu,
que ce ne soit pas un vendredi. Or, c'est aujourd'hui mer-
credi.... Allons, allons, miss Henley, confiance et courage! »
Effectivement, l'express rapporta une réponse satisfaisante ;
M. Arthur était gai comme pinson.
« Je me suis bien donné de garde, avait-il dit, d'attacher
de l'importance à une lettre qui n'était qu'une affaire de
chantage. Quant à celte bonne Mme Lewson, c'est une autre
affaire, je me conformerai à son avis. Dites-lui que je suis
décidé à retarder de deux heures mon départ; elle peut
compter sur moi pour dîner.
36 c'était écrit!
— Où donc était M. Arthur, lorsqu'il vous a fait cette
réponse?
— A l'écurie, où j'étais en train de desseller mon cheval.
Au même moment, tous les palefreniers causaient et riaient
à se tordre. »
Iris était aux regrets qu'Arthur eût donne une réponse
de vive voix, plutôt qu'écrite. En cela, elle partageait encore
la manière de voir du sauvage lord et sa crainte des mou-
chards. Le temps marcha lentement, jusqu'à quatre heures;
à ce moment, Iris, n'y tenant plus, proposa à Mme Lewson
de protiter de ce bel après-midi, pour aller au-devant de
sir Arthur; la femme de charge opina du bonnet. Toute-
fois, au bout d'un instant, elle demanda à sa compagne de
s'asseoir un moment sur un tronc d'arbre. Iris s'enquit si
cette halte n'était pas motivée par une considération parti-
culière. De fait, plusieurs routes bifurquaient à cet endroit,
y compris un petit sentier tracé sous bois, que les piétons et
les cavaliers prenaient souvent pour couper au plus court.
Arthur en profiterait probablement; cependant, au cas où
le hasard lui ferait prendre la grande roule, il fallait donc,
pour ne pas manquer le cavalier, se placer de façon à
commander les deux voies.
Trop agitée pour se soumettre à une attente passive, Iris
témoigna le désir de longer pendant un certain temps le
sentier sous bois, puis de rebrousser chemin si elle n'aper-
cevait personne.
« Madame Lewson, veuillez m'atlendre ici, fit-elle.
— Surtout, ne quittez pas le sentier battu », lui crie la
vieille dame.
Iris s'engagea alors sous bois. L'espoir de rencontrer
sir Arthur lui fit considérablement prolonger sa prome-
nade, mais dès qu'elle voit la ligne blanche de la grande
route, elle rebrousse chemin. Peu après, elle avise, à main
gauche, une ruine qu'elle n'avait jamais remarquée; elle
s'en rapproche, et constate que les murs, en partie écroulés,
ressemblent, en réalité, à ceux d'une maison ordinaire. Or,
si une ruine n'est revêtue de la patine du temps, elle n^offre
rien d'agréable à l'œil, au contraire!
Arrivée au tournant de la route, Iris avise un homme
c'était écrit! 37
qui émerge de l'intérieur des ruines; elle pousse un cri
d'alarme! Ciel! Devait-elle croire à son étoile ou à la fatalité
du sort! Le sauvage lord, celui-là même qu'elle s'était juré
de ne jamais revoir, le maître de son cœur, pour tout dire
d'un mot, peut-être celui de son avenir, était-il donc là,
devant elle?
Tout autre mortel eût demandé à quel heureux hasard
il devait celte rencontre inespérée,... mais, lui, tout au
bonheur de revoir la femme aimée, s'écrie éperdu : « Mon
ange descendu du ciel, que le ciel soit béni! »
S'approchant d'Iris, lord Harry l'enlace de ses bras cares-
sants ; de son côté, elle cherche à se dégager de son étreinte,
pendant qu'il promène un regard invesligateur autour de
lui. « Je ne vous cache pas, fit-il, que nous sommes envi-
ronnés de dangers. Je suis venu ici pour veiller sur Arthur.
De grâce, Iris, laissez-moi vous embrasser, ou je suis un
homme mort! »
Comme il s'inclinait pour couvrir de baisers le front et
les cheveux d'Iris, trois hommes embusqués sortent des
branchages ; qui sait, ils ont peut-être reçu le mot d'ordre
de le traquer et de le mettre à mort! Déjà, ils tiennent leurs
pistolets braqués droit. Or, voilà qu'à la place du traître
qu'on a dénoncé, ils se trouvent en face d'un couple de
jeunes amoureux ! Bref, honteux et confus, les trois gaillards
s'écrient : « Faites excuse et n'ayez crainte! » Après quoi,
ils pouffent de rire.
Pour la seconde fois, Iris avait sauvé lord Harry d'un péril
imminent!
« Laissez-moi, de grâce,... » fit-elle avec l'anxiété vague
d'une femme qui perd confiance en elle-même.
Enfin, l'étreignant convulsivement sur sa poitrine, lord
Harry reprit :
c 0 ma bien-aimée! ne me refusez pas la dernière chance
de m'amender,... d'être digne de vousl... Je m'y engage
pour serment. »
Enfin, les bras du sauvage lord lâchent prise. Une détona-
tion retentit,.... puis une seconde,... puis l'on dislingue le
bruit des pas d'un cheval lancé à bride abattue; mais bientôt
l'on aperçoit la monture sans cavalier. On s'élance à sa pour-
38 c'était écrit!
suite et bientôt on la saisit. Une petite pochette en cuir est
attachée à la selle. Lord Harry adjure Iris de s'en emparer.
Elle en retire un flacon d'argent; le nom gravé dessus lui
révèle l'horrible vérité.
Alors, poussant un cri aigu, Iris s'écrie d'un ton navré :
« Ils l'ont assassiné î »
XI
Pendant que l'on discutait le tracé du nouveau chemin de
fer entre Culm et Everill, l'ingénieur provoqua une discus-
sion entre les bailleurs de fonds, jadis directeurs de la com-
pagnie, en leur demandant s'ils avaient ou non le projet de
faire une station à Honey Buzzard?
Depuis des années, disons-le, le commerce y périclitait
de même que la population. D'un autre côté, des artistes
peintres considéraient cette curieuse petite ville du moyen
âge, comme une mine à exploiter au point de vue de l'art.
Les archéologues ne laissaient pas de flatter le recteur, en
s'inscrivant sur la liste de souscription qu'il faisait circuler
pour la restauration de la Tour.
De petits commerçants, qui n'étaient pas fous à lier, firent
néanmoins la folie d'ouvrir des boutiques à Honey Buzzard,
tentative qui n'eut d'autre résultat que de fricasser leurs
petites économies. Après quoi, ils fermèrent boutique et
décampèrent. L'on voyait encore, parfois, un charbonnier
décharger des sacs de charbon sur le quai, ou bien, un
bateau vide embarquer du foin ; le propriétaire d'une
maison délabrée avait cédé à la tentation de suspendre un
écriteau pour annoncer un appartement à louer, mais per-
sonne ne s'était présenté. Le seul et unique médecin de cette
modeste localité, y trouvant l'existence intolérable, ne rêvait
que d'y céder sa clientèle à un confrère pour un morceau de
pain, comme on dit, puis déguerpir! Toujours est-il que les
administrateurs du chemin de fer et les ingénieurs finirent
par décréter qu'il y aurait une station de chemin de fer à
Honey Buzzard.
Par un après-midi brumeux d'automne et déjà sur le
c'était écrit! 39
tard, le train omnibus laissa un voyageur à la station; il des-
cendait d'une voilure de première classe, portait à la main
un parapluie et une valise. II s'informa près du chef de gare,
quelle était la meilleure auberge de l'endroit ; après avoir reçu
l'information qu'il désirait, le voyageur s'engagea dans de
petites rues tortueuses et finit par arriver à destination. En
attendant qu'on lui serve à souper, il demande de l'encre et
du papier.
La tille de l'aubergiste n'eut rien de plus pressé que de
questionner sa mère sur le survenant; celle-ci repartit :
« Ma foi, il est grand, beau et bien bâti ; il porte la barbe
longue et a l'air mélancolique. Il n'a certes pas l'air d'un
casseur d'assiettes. Le nom inscrit sur son sac de voyageur
est : Hugues Montjoie. Quel vin a-t-il demandé? Ah! si l'on
pouvait lui colloquer une bouteille de notre vin français qui
est sur, quelle veine! »
Au même inslant, la sonnette se fit entendre et la fille de
l'aubergiste, comme on le peut penser, s'empressa de pro-
filer de la circonstance qui lui était offerte de se former une
opinion personnelle sur ledit M. Montjoie. Bientôt, elle
reparut une lettre à la main, déjà rongeant son frein, de
n'être pas mieux née !
« Ah! ma mère, fit-elle, si j'appartenais à une classe
huppée de la société, je sais maintenant de qui je voudrais
être la femme. »
Parfaitement indifférente à ces aspirations romanesques,
la brave aubergiste demanda à examiner la suscriplion de
l'enveloppe écrite par M. Montjoie.
L'individu chargé de la porter au destinataire devait
attendre la réponse. L'adresse portait ces mois : « Miss
Henley, aux soins de Glarence Vimpany, Esquire, Honey Buz-
zard ». La fille de l'aubergiste, très surexcitée, conçut un vif
désir de voir miss Henley. De son côté, sa mère ne laissait
pas d'être fort intriguée.
Comment M. Montjoie a-t-il écrit cette lettre puisque
miss Henley habite chez le docteur? N'était-il pas cent fois
plus simple de l'aller voir? Après avoir fait ces réflexions,
l'aubergisle rendit la lettre à sa fille disant : « Le garçon
d'écurie qui n'a rien à faire peut la porter.
40 c'était écrit!
— Non, ma mère, non;ah! vraiment, ce serait un sacri-
lège de confier celle lettre à des mains aussi sales. Je ferai
la commission moi-même. Qui sait! Cela me permettra peut-
être d'apercevoir miss Henley. »
Telle était l'impression que l'arrivée de M. Montjoie avait
inconsciemment produite sur celte jeune personne roma-
nesque, condamnée par la destinée à tourner dans le cercle
étroit et vulgaire d'une auberge de village.
La maîtresse d'hôtel monta elle-même au premier étage
le dîner du voyageur. Le menu se composait de côtelettes et
de pommes de terre, aussi mal cuites qu'il est possible à
une cuisinière anglaise de le faire.
La brave femme, qui ne perdait pas de vue l'éventualité
de débarrasser son cellier d'une bouteille de vin aigrelet,
hasarda cette question :
« Quel vin monsieur veut-il boire?
— Un vin français quelconque », fit-il avec indifférence.
Dès que le domestique revint à la cuisine, l'aubergiste lui
demanda comment le voyageur avait trouvé le vin?
« Il demande à vous parler », répondit le garçon.
Convaincue qu'il y avait de l'orage dans l'air, elle demanda
s'il s'était plaint?
« Ouache! il a bu à rouge bord! »
La brave femme, les yeux ronds de surprise, exhale un
soupir de soulagement. Quelle veine! Un voyageur buvant
et payant le susdit vin français sans se plaindre!
A cette pensée, elle débordait de joie. Lorsqu'elle entra
dans la salle à manger, M. Montjoie, le verre à la main,
humait le bouquet du vin avec recueillement.
« Pardon, madame, de vous déranger de vos occupations,
lit-il, d'un Ion de condescendance aimable, mais puis-je
savoir l'origine de ce vin?
— C'est tout ce que nous avons pu lirer, retirer, soutirer
d'une mauvaise créance de défunt mon mari ; il avait eu le
tort de prêter de l'argent à un Français.
— C'est un vin exquis, savez-vous? riposta le voyageur.
— Ah! vous le trouvez bon, monsieur?
— Assurément, c'est une tête de Bordeaux ! »
La maîtresse d'hôtel craignait qu'il ne se cachât une pointe
(TÉTAIT ÉCRIT! 41
d'aigreur sous ces louanges. Un doute s'empara de son
esprit. En réalité, ce voyageur ne se donnait-il pas le malin
plaisir de lui tendre un piège?
Elle résolut de garder à carreau et riposta :
a Je vous avoue, monsieur, que vous êtes le premier voya-
geur à ne pas vous plaindre de notre vin français.
— Alors, vous n'auriez peut-être pas d'objection à vous
en défaire?
— De bonne foi, qui en pourrait être preneur?
— Moi; combien le vendez- vous la bouteille? »
A cette question, l'aubergiste, convaincue qu'elle avait
affaire à un esprit détraqué, résolut de profiter de la cir-
constance pour doubler le prix de sa marchandise.
« Sept francs cinquante la bouteille, répondit-elle sans
.sourciller. .
— Je crois être raisonnable en vous en offrant six francs »,
dit-il.
Or, comme l'appétit vient en mangeant, la maîtresse
d'hôtel reprit :
« Toute réflexion faite, je ne céderai pas à moins de
douze francs.
— J'espère pour vous que vous trouverez un acheteur
ayant une bourse plus replète que la mienne.
— Tenez, prenez-le pour le prix que vous en voudrez
donner » , dit cette femme parfaitement respectable quoique
peu scrupuleuse.
A cet instant, la fille de la maîtresse d'hôtel ouvrit la
porte disant :
« J'ai porté moi-même votre lettre, monsieur, et voici la
réponse. » (Elle avait vu miss Huiley et la tenait pour une
personne fort ordinaire.) Après l'avoir remerciée, en des
termes qu'une personne aussi romanesque ne pouvait oublier,
Monljoie rompit le cachet.
Évidemment, c'était une réponse conforme à ses désirs,
car il prit vivement son chapeau, demandant qu'on lui indi-
quât le chemin du logis du Dr Vimpany. Gomme il ne voulait
pas prendre Iris par surprise, il lui écrivit de l'auberge pour
lui annoncer sa visite. Gomment miss Henley recevrait-elle
l'ami dévoué dont elle avait par deux fois refusé la main?
42 C'ÉTAIT ÉCRIT!
XII
Dans une rue écartée et solitaire de Honey Buzzard, s'éle-
vait la maison du docteur; les fenêtres donnaient sur le
cimetière, perspective peu encourageante chez un disciple
d'Esculape. Une servante ouvre la porte, regarde d'un air
soupçonneux et, avant même que Montjoie ait articulé un
mot, répond que le docteur est sorti. Le visilcur décline son
nom et demande miss Henley. A cet instant, la physionomie
de la servante s'épanouit comme par enchantement. Elle
l'introduit aussitôt dans un petit salon à l'ameublement
pauvre; des gravures mal encadrées et même assez dépla-
cées chez un médecin, ornaient les murs. C'étaient des por-
traits d'actrices célèbres du commencement du- siècle. Plu-
sieurs volumes de pièces de théâtre remplissaient un petit
rayon au-dessus de la cheminée.
« Qui diantre peut lire ces comédies, se dit Montjoie, ei
d'où vient qu'Iris soit ici ? »
Au même instant, miss Henley apparaît; elle avait le
visage pâle et défait; les yeux remplis de larmes.
L'arrivée de Hugues évoquait plus douloureusement encore
le souvenir de la mort tragique d'Arthur Montjoie. Iris se
sentit prise en sa présence d'une émotion très vive. D'un
geste spontané et avec la familiarité d'une sœur, elle tendit
à Montjoie son front à baiser.
« Connaissant les sentiments d'attachement qui vous unis-
sent à votre frère, fit-elle, je me déclare incapable de vous
dire toute la part que je prends à votre douleur.
' — Il n'est pas besoin de paroles, répondit son interlocu-
teur; votre sympathie parle d'elle-même. » Sur ce, il la con-
duisit du côté du sofa, prit place à côté délie, et dit :
« Ce n'est pas votre père qui m'envoie vers vous, mais il
m'a montré les deux lettres que vous lui avez écrites : l'une
portant le timbre de Dublin, l'autre, de Honey Buzzard; je
sais à quel péril vous vous êtes exposée pour sauver les
jours de mon malheureux frère. Ce me serait du moins une
consolation de pouvoir vous rendre, en une certaine mesure,
ce que vous avez fait pour lui.
c'était écrit! 43
« Non, poursuivit-il, en renonçant pour l'instant à exprimer
sa reconnaissance ; votre père, certes, ne m'a jamais envoyé
vers vous. Seulement, il sait, d'une part, que j'ai quitté
Londres uniquement pour vous venir voir et, d'autre part, quel
est le but de ma démarche. Oserais-je vous dire quelle réponse
j'ai obtenue de M. Henley quand je lui ai demandé si, vérita-
blement, il n'avait plus ni confiance, ni foi en sa fille? D'une
voix de tonnerre, il s'est écrié : « Mon parti est irrévocable-
« ment pris ; je ne saurais plus avoir ni foi ni confiance en
c ma fille, tant que le sauvage lord sera de ce monde ».
« De telles dispositions à votre égard et surtout de la part
(J'un père, m'offensent au delà de tout. Oui, j'en conviens,
il est emporté et bourru, mais on peut, je crois, l'amener
à résipiscence. J'entends qu'il vous rende justice. Mainte-
nant, puis-je me permettre de vous entretenir de lord
Harry?
— Certes, oui, répliqua miss Henley.
— C'est pour moi, vous le sentez bien, un sujet fort
délicat à traiter....
— Et pour moi, un sujet de confusion, dit Iris avec
amertume : autant comparer un démon à un ange que de
comparer lord Harry avec vous, Hugues. Je me déclare
indigne de la bonne opinion que vous avez de moi. Je recon-
nais que pour aimer le sauvage lord comme je l'aime, il faut
avoir l'âme perverse et des goûts dépravés! Tenez, donnez-
moi des coups de canne si bon vous semble, ... je les mérite i »
Montjoie connaissait trop bien le cœur féminin pour essayer
de calmer par les raisonnements et les remontrances 'cette
explosion de sentiments extravagants.
« Votre père, poursuivit-il, n'est pas homme à se laisser
loucher par les choses du cœur, mais un exposé plus détaillé
des faits, une exposition sincère de la situation, peuvent
éveiller chez lui le senliment de la justice. Enfin, aidez-moi,
de grâce, à l'éclairer au sujet de lord Harry, plus efficace-
ment que vous ne pouvez le faire par lettre. En trois mots,
je désirerais que vous me missiez au courant de ce qui s'est
passé, depuis le moment où les circonstances vous ont réunis
vous et le jeune lord à Ardoon, jusqu'au jour où vous le lais-
sâtes en Irlande après la mort de mon frère. S'il vous semble
44 c'était écrit!
que c'est trop exiger de vous, veuillez vous rappeler que
mou unique souci est de vous servir. »
Tel fut l'appel que Hugues adressa à Iris. Pour le faire
court, disons qu'elle répondit à ce désir en racontant ce qui
suit :
« Lord Harry m'a fourni volontiers des éclaircissements,
mais non, toutefois, sans y apporter certaines réserves, spé-
cialement lorsque je lui eus révélé le nom de l'individu posté
à la borne milliaire. « Je vous supplie de me pardonner, avait-
« il dit, si je me refuse d'entrer dans des détails plus circon-
« stanciés. J'eus lieu de m'applaudir d'avoir fait appel à l'in-
« fluence politique du banquier, en vue d'assurer la sécurité
« d'Arthur. La nature de sir Giles, nature méprisable s'il en
« fui, ne m'inspirait, je dois le dire, qu'une médiocre con-
« (iance, mais par contre, je faisais fond sur mon influence
« personnelle. Ah! Iris, si ce financier avait eu seulement la
« dixième partie de votre courage, me dit-il, Arthur serait
« encore de ce monde et jouirait en Ai ^leterre d'une parfaite
t sécurité. Tenez, je renonce à en di ? davantage; ma tête
« s'égare rien que d'y penser! » Après v ne pause, il conlinua
à captiver mon attention, par le récit pathétique d'événements
récents. Comme membre de l'association des Invincibles,
association qui n'élait qu'un outrage à la raison et à la société,
ainsi qu'il l'avouait lui-même, il avait pu pénétrer et même
détourner les projets homicides dont il avait eu connaissance.
Le jour qu'Iris l'aperçut dans le sentier sous bois, il faisait
le guet, persuadé que son ami déboucherait par là. Il demeu-
rait convaincu, d'ailleurs, que s'il parvenait à prévenir Arthur
du danger qui le menaçait, ses affiliés lui feraient payer de
sa vie cet acte de félonie. Bref, le meurtre commis sur la
grande route, et la disparition de l'assassin, fuient suivis de
la rupture de miss Henley et de lord Harry. Irrévocablement
décidée à lui rendre sa parole, elle revint en Angleterre,
refusant tous les rendez-vous auxquels il l'avait suppliée de
se rendre. »
A cet endroit du récit, l'idée vint à Montjoie de poser à
Iris plusieurs questions plus explicatives encore. Qui sait si
la jeune fille, aveuglée par son amour, n'était pas encore, à
l'heure présente, sous le charme de lord Harry?
c'était écrit! 45
€ S'est-il soumis volontiers à votre arrêt? demanda Mont»
joie.
— Pas du tout d'abord, riposta Iris.
— Dites-moi, Iris, s'est-il résigné à vous rendre votre
parole et à renoncer à tout espoir de vous épouser?
— Nullement.
— Dites-moi, reprit Montjoie, a-t-il fait allusion à la pro-
messe que vous lui aviez faite jadis?
— Assurément ; il m'a dit qu'il s'y cramponnait comme à
la meilleure et à la seule espérance de sa vie, répondit Iris.
— A cela, qu'avez-vous répondu?
— Je l'exhortai à ménager ma sensibilité....
— Ne lui avez-vous rien dit de plus positif que cela?
— En réalité, je ne pouvais oublier ce qu'il avait fait
pour sauver Arthur,... mais décidée à partir,... je partis.
— Avez-vous souvenance des dernières paroles qu'il
vous a adressées, au moment de vous quitter? interrogea
Montjoie.
— Il m'a dit : « Je vous aimerai jusqu'à mon dernier
c soupir. »
En répétant ces mots, le timbre de la voix d'Iris prit une
expression de tendresse involontaire.
« Il faut, reprit Montjoie d'un ton grave, que je sois bien
fixé sur ce que je dois dire à votre père. Puis-je l'assurer,
par exemple, en toute sûreté de conscience, que vous ne
reverrez jamais lord Harry ?
— Je me suis juré de ne plus le revoir, dit Iris d'un ton
ferme, mais parfois je crains qu'une force plus puissante
que ma volonté ne m'empêche de rester fidèle à mon ser-
ment.
— Ciel! que voulez-vous dire? questionna Montjoie.
— Je préfère m'abstenir de parler, riposta Iris.
— Quelle singulière réponse! reprit son interlocuteur.
— La bonne opinion que vous avez de moi, Hugues,
m'est si précieuse que je ne voudrais pour rien au monde
m'exposer à la perdre.
— N'ayez crainte, car elle est. inébranlable », répondit
Montjoie avec courtoisie.
Iris le considéra un instant avec une attention particulière,
46 c'était écrit!
puis, peu à peu, l'expression de doute répandue sur sa
physionomie s'efïaça. Convaincue de lui inspirer un 1res
grand amour, elle résolut donc de lui faire l'honneur de
ses confidences, et s'exprima aussitôt en ces termes :
« Mon ami, sachez que depuis que j'ai quitté l'Irlande,
je suis, je ne sais pourquoi, sous le coup d'une supersti-
tion craintive. Oui, je crois à une fatalité qui, en dépit de
moi-même, me ramènera à revoir Harry. Déjà, depuis que
je me suis éloignée de la maison paternelle, j'ai pu deux
fois lui sauver la vie : premièrement à la borne milliaire,
secondement, aux ruines dans le bois. Si mon père m'ac-
cuse encore d'être éprise d'un aventurier, vous pouvez lui
répondre en toute assurance qu'il m'inspire au contraire
un véritable effroi. L'idée d'une troisième rencontre m'épou-
vante. J'ai tout fait pour éviter cet homme et alors que je
croyais enfin y avoir réussi, la destinée me ramène à lui!
Qui sait si, caché dans cette malheureuse petite ville, je ne
suis pas encore sur son chemin ! Oh ! de grâce, épargnez-moi
votre mépris!
— Ma chère Iris, je vous porte l'intérêt le plus profond,
le plus sincère. La destinée a une grande influence sur notre
pauvre vie mortelle, je n'en disconviens pas, sans accepter,
toutefois, les conclusions que vous en tirez ; ni vous, ni moi,
n'avons droit à prétendre connaître ce que l'avenir nous
réserve; l'espèce humaine, en présence de ce grand mystère,
doit se résignera l'ignorance. Attendez, Iris, attendez. »
A cela, la jeune fille répondit avec la docilité d'un enfant :
« Je ferai ce que vous me direz. »
Par le fait, Montjoie aimait trop tendrement Iris, pour
l'entretenir plus longtemps, ce jour-là , de lord Harry. Son
plus grand désir était, au contraire, d'aborder un sujet de
conversation qui ne pût la surexciter. L'ayant trouvée éta-
blie dans la maison du docteur, il était naturellement anxieux
de recueillir des informations sur son hôtesse,... la femme
du docteur.
C'ÉTAIT écrit! 47
XIIÏ
Hugues Monljoie entra en matière en faisant allusion à
la seconde lettre d'Iris à son père et, à certain passage où
elle parlait de Mme Vinipany en termes aussi enthousiaste*
que reconnaissants, Hugues reprit :
« Ne pouvez-vous m'apprendre quelque chose de plus
sur votre compagne de voyage devenue votre hôtesse? Alors,
vous l'avez rencontrée pour la première fois en chemin de
fer?
— ' Oui, elle voyageait dans le train de Dublin, comme
moi et ma femme de chambre, mais non dans le même com-
partiment, répondit Iris; nous avons lié conversation pen-
dant la traversée de Dublin à Holyhead. La mer était si
mauvaise et Rhoda si malade, que je n'étais rien moins que
rassurée. La femme de chambre du bord ne savait à qui
entendre; tout le monde réclamait ses services; je me
demande même ce que je serais devenue, si Mme Vimpany
ne m'avait proposé ses bons offices. Elle savait si bien soi-
gner les malades, que je ne laissai pas de m'en étonner.
« Je suis la femme d'un docteur, me répondit-elle, et, en
« somme, je ne fais que ce que j'ai vu faire à mon mari en
« pareille occurrence. »
« Quand nous débarquâmes à Holyhead, Rhoda était trop
malade pour songer à la mener en chemin de fer. C'est la
meilleure servante du monde, et j'y suis très attachée, comme
vous savez. Si j'eusse été seule, j'aurais fait appeler un
médecin; mais ma compagne, toujours empressée et ser-
viable, me dit :
« L'état de votre femme de chambre, n'est que la consé-
« quence d'une faiblesse extrême; faites-lui prendre du vin
t frappé et du repos. Sous peu, elle pourra continuer à
« voyager sans inconvénient. N'ayez nulle crainte à son
t sujet; si vous permettez, nous la veillerons toutes les deux
« ce soir. » Or, ce qui fut dit, fut fait.
« Hein! Hugues, connaissez-vous beaucoup de femmes à
en faire autant?
48 c'était écrit!
— J'en conLais très peu, hélas! »
Le ton de Montjoie trahissait l'inquiétude; le dévouement
de l'inconnue lui inspirait, en effet, certains doutes, aux-
quels un galant homme répugne toujours.
« Mme Vimpany, reprit Iris, finit par me persuader de
poursuivre mon voyage jusqu'à la prochaine station qui était
la sienne. « Mon mari, dit-elle, prescrira à votre malade un
« traitement qui, j'en ai la conviction, la remettra vite sur
« pieds. » J'acceptai sa proposition avec reconnaissance.
— Dites-moi, que compliez-vous faire, au cas où Rhoda
eût été en état de continuer? demanda Montjoie.
— Aller à Londres et me réfugier dans un lodging.
J'espérais que mon père finirait par venir à résipiscence
Toujours est-il que cette rencontre de gens charitables,
humains, dévoués comme M. et Mme Vimpany, était une
bénédiction pour moi et Rhoda. Je désire vous faire faire la
connaissance de cette excellente femme; peut-être est-elle
un peu guindée au premier abord ; à ça près, je crois qu'elle
vous plairait. »
Tout en parlant, Iris s'aperçut que Hugues promenait
autour de lui des regards étonnés.
« Ah! oui, mes nouveaux amis sont pauvres, effroyable-
ment pauvres; pourtant, ils n'ont consenti à accepter ma
quote-part des dépenses journalières, que sur mes menaces
de m'aller installer à l'auberge; mais, dites-moi, Hugues,
d'où vient votre air troublé et sombre? Auriez- vous des
objections à me voir prolonger mon séjour ici? »
Au moment qu'Iris prononçait ces dernières paroles, la
porte s'ouvrit et l'on vit entrer une dame d'âge moyen. Avi-
sant un étranger dans la pièce, elle dit en manière d'excuse :
« Pardon; j'ignorais que vous eussiez un visiteur. »
La voix bien timbrée, l'articulation claire, l'ensemble de
la personne étaient empreints d'un charme particulier. Bref,
la bonne grâce de cette dame prêtait même à une phrase
banale, un. cachet de distinction. Gomme elle se disposait à
s'éloigner, Iris reprit :
« Permettez-moi de vous présenter mon excellent ami,
M. Hugues Montjoie, à qui, du reste, j'ai déjà raconté toutes
vos bontés pour mo: et pour Rhoda. »
c'était écrit! 49
Le premier mouvement de Hugues fut non pas de se
norner à un salut formalisle, mais de tendre la main à la
survenante. Mme Vimpany, de son côté, répondit à cette
avance avec une onction de geste, assez rare à notre époque
de mouvements brusques et sans façons. L'art avait si par-
faitement amélioré son teint, que l'on pouvait le croire
naturel, bien que ses joues amaigries eussent perdu la fer-
meté de la jeunesse; sa chevelure, grâce peut-être aussi à
de légers artifices, ne laissait percer aucuns fils blancs.
Personne ne pouvait voir sans se récrier d'admiration, ses
grands yeux noirs, un peu trop rapprochés peut-être de son
nez aquilin ; ses mains effilées, éburnéennes et décharnées,
avaient conservé une élégance rare ; sa toilette recherchée
jadis, fanée aujourd'hui, n'avait rien cependant de dépe-
naillé ; une dentelle usée, froncée en guise de collerette,
retombait en jabot étriqué sur sa poitrine.
Elle prit un siège près de Hugues.
« Je ne saurais vous dire, monsieur, combien j'ai été
heureuse d'offrir mes modestes services à miss Henley; sa
présence égayé tant notre petite maison ! »
Le compliment fut rehaussé par tout ce que peuvent y
ajouter les caresses de la voix et du sourire. Pour minaudière
qu'elle fût, Mme Vimpany n'en éveillait pas moins la sym-
pathie. Disposé d'abord à la juger défavorablement, Monljoie
revint bientôt de sa première impression. Il se demandait
curieusement, ce que cette femme énigmalique avait bien
pu être, alors qu'elle était dans tout l'éclat de sa beauté?
Les regards de Hugues se portèrent tour à tour, sur les
portraits de femmes, sur les pièces de théâtre et enfin sur
la maîtresse du logis , pendant que cette dernière parlait
avec Iris. En réalité, se disait-il, il y a gros à parier que
c'est une ancienne actrice !
Il résolut d'éclaircir ce mystère, en lançant insidieusement
une allusion flatteuse à ces portraits.
« Mes souvenirs, comme habitué des théâtres, ne remon-
tent pas à de longues années, dit-il, mais je n'en suis pas
moins en état d'apprécier l'intérêt historique de vos belles
gravures. »
Sur ce, Mme Vimpany s'inclina sans souffler mot.
4
50 c'était écrit!
« Il est rare, poursuivit Hugues, qu'une maison anglaise
offre une pareille collection de portraits d'actrices célèbres. »
Elle se borna à répondre :
« J'ai eu dans ma jeunesse d'agréables rapports avec le
théâtre. »
Montjoie croyait, mais à tort, que ce premier membre de
phrase serait suivi d'un autre plus explicite; peut-être ne
plaisait-il pas à sa taciturne interlocutrice de remonter le
cours des années, ou bien avait-elle des raisons particulières
pour l'abandonner à ses propres perceptions.
Iris prit la balle au bond ; assise devant la seule table de
la pièce et placée de façon à voir juste devant elle, la gravure
représentant Mme Siddons en Melpomène, elle dit d'un air
malin en pointant du doigt ce portrait :
« Je me demande si Mme Siddons était réellement aussi
belle que son image. Sir Josuah Reinolds passe pour avoir
flatté ses modèles. »
Soudain, les yeux de Mme Vimpany s'animent et brillent
d'un vif éclat; le nom de la célèbre actrice paraît la galva-
niser; mais, au moment d'exprimer sa pensée, « elle garde
de Conrart le silence prudent » .
Déçu dans son attente, Montjoie se résigne à répondre en
s'adressant à Iris :
« Il ne nous appartient ni à l'un ni à l'autre, de trancher
la question de savoir si le pinceau de sir Josuah s'est rendu
coupable de flatterie. » Puis, se tournant du côté de
Mme Yimpany, il prit un autre moyen de sonder le terrain
en disant :
<l Lorsque vous avez eu l'avantage, madame, de faire la
connaissance de miss Henley, vous voyagiez en Irlande,
n'est-ce pas vrai? Était-ce votre première visite à cet infor-
tuné pays?
— Je suis allée plusieurs fois en Irlande.... »
Or, à cet instant, une circonstance imprévue vint l'aider
à démasquer les embûches de son interlocuteur. Le fadeur,
en faisant sa tournée, avait remis pour Mme Yimpany un
petit paquet cacheté et un imprimé.
« C'est un pli recommandé, madame, dit la servante
Veuillez signer celte feuille, le facteur attend. »
c'était écrit! 51
Après avoir griffonné vivement son nom, Mme Vimpany
examine l'enveloppe de la lettre, puis elle la pose sur la
table sans l'ouvrir, tout en s'excusant de s'absenter un
instant.
A peine la porte refermée, Iris bondit hors de son siège
et se rapprochant de Hugues, elle dit d'une voix brisée par
l'émotion :
« J'ai reconnu l'écriture de la lettre quand la servante est
entrée.
— Bon Dieu ! Iris, à propos de quoi cet effroi?
— Parlez moins haut, Mme Vimpany nous écoule peut-
être, qui sait! » reprit miss Henley.
Sur quoi, Montjoie s'écrie avec un grand air d'ébahisse-
ment :
« Comment! votre amie, Mme Vimpany?
— Il est évident, reprit Iris, qu'elle n'ose ouvrir ce paquet
en votre présence. Gomment ne l'avez-vous pas deviné? Ah!
cette écriture ne m'est que trop connue,... je sais, à n'en
pas douter, qui a tracé ces lignes.
— Eh bien! qui est-ce, parlez? »
Alors se penchant vers Hugues, elle lui dit de bouche à
oreille : lord Harry!
XIV
Interdit de surprise, Hugues Monljoie resta silencieux
Iris comprit la signification du regard qu'il attachait sui
elle, et y répondit en disant .
« Je suis tout à fait sûre de ce que j'avance, Hugues. »
Son interlocuteur qui, avec son bon sens habituel, liés*
tait à tirer une conclusion aussi péremploire, reprit :
« A coup sûr, vous croyez cire dans le vrai, mais quand
il s'agit de calligraphie, il est facile de se méprendre. » Par le
fait, Iris avait les nerfs tellement surexcités, qu'elle en vou-
lait certainement à Hugues de croire qu'elle s'était mis le
doigt dans l'œil, comme on dit très vuigairement.
« Enfin, vous, connaissez l'écriture de lord Harry? fit-
02 c'était écrit!
elle ; et vous devez admettre qu'on ne peut confondre cette
grosse et grasse anglaise, avec une cursive ordinaire. Ne suis-
je donc pas assez malheureuse, sans que vous acheviez de
me faire perdre la tête, en doutant de la vérité de mes paroles?
Ciel! quand je songe qu'une femme si bonne, si charmante,
n'ayant rien d'une créature astucieuse, m'ait pu tromper
ainsi! » Notez qu'il n'y avait jusqu'alors aucune raison
d'interpréter de cette façon, la conduite de Mme Vimpany.
Montjoie, très doucement, s'interposa :
« Permettez, dit-il, nous ne pouvons affirmer qu'elle ait
obéi aux instructions de lord Harry. Attendez un peu
avant de lui attribuer l'étrange rôle que vous lui faites
jouer. »
Iris, l'esprit de plus en plus monté, répliqua indignée :
« Pourquoi ne m'a-t-elle jamais dit qu'elle connaissait
lord Harry? Ce silence me paraît suspect. »
Montjoie sourit et riposta :
« Avez-vous dit à Mme Vimpany que vous connaissez
lord Harry? »
Iris ne souffla mol.
« Eh bien! poursuivit Montjoie, dois-je inférer de votre
silence que vous êtes capable de trahison? Je n'ai garde,
bien entendu, de prétendre que ce soit là une découverte
rassurante; toutefois, avant de mettre tout au pire, il faut
savoir si, en réalité, un noir complot a été ourdi contre
votre liberté? Il faut voir venir cette femme. »
A de nombreuses qualités féminines, miss Henley joi-
gnait des défauts qui sont aussi le lot du sexe faible. S'achar-
nant à son idée, elle reprit :
« Quel fond peut-on faire, je vous le demande, sur quel-
qu'un qui vous a déjà trompé? Tenez, vous êtes un homme
désespérant! »
Montjoie donna, en cette circonstance, une nouvelle preuve
de son inaltérable patience.
« Tout à l'heure, quand Mme Vimpany va venir, je glis-
serai dans la conversation le nom de lord Harry; si elle dit
le connaître, il n'y aura plus, ce me semble, aucune raison
de lui refuser ni votre confiance ni votre amitié.
— Mais enfin, ajouta Iris, en se grattant Je menton, sup-
c'était écrit! 53
posons que Mme Vimpany feigne l'ignorance et fasse comme
si elle entendait ce nom pour la première fois?
— Alors, il y aura une preuve acquise contre moi, répondit
Hugues, et il ne me restera plus qu'à implorer mon pardon. »
A cet instant, le bon et généreux côté de la nature d'Iris
reparut subitement.
« C'est plutôt à moi de m'excuser, dit la jeune fille, en
lui jetant un regard implorant. J'aurais dû réfléchir avant
de me montrer insolente,... emportée,... mais, enfin, voyons,
si la suite me donne raison, que ferez-vous, Hugues?
— J'estimerai qu'il est de mon devoir de vous emmener
d'ici, vous et votre caméristc, et de faire entendre à votre
père que les raisons les plus sérieuses.... »
A ce moment, ayant aperçu Mme Vimpany, Hugues inter-
rompit la phrase commencée. Souriante, courtoise et en
parfaite possession d'elle-même, la femme du docteur dit du
ton le plus naturel, en s'adressant à Hugues Monljoie :
« Je vous ai laissé en si bonne compagnie que je crois
superflu de vous adresser mes excuses, à moins, toutefois,
que je n'aie interrompu un entrelien confidentiel. »
Qui sait si Iris ne s'était pas trahie, lorsque l'enveloppant
d'un regard Mme Vimpany l'avait surprise à examiner la
suscription d'une lettre! Cette allusion à un entrelien con-
fidentiel eût ouvert les yeux à la personne même la moins
expérimentée en l'art de feindre; or, Montjoie était, sous ce
rapport, aussi innocent que l'enfant qui vient de naître.
« Vous n'avez interrompu aucune confidence, fit-il vive-
ment, comme pour rassurer la femme du docteur; nous
parlions d'un jeune écervelé de notre connaissance ; au sur-
plus, si ce que l'on m'a dit est vrai, son nom vous est
peut-être connu, les journaux ayant ébruité ses aventures. »
A cet instant, Mme Vimpany, au lieu de justifier les.
prévisions de Hugues, en s'informant de qui il s'agit, garde
un silence poli. Alors, s'avisant avec la vivacité d'impulsion
de sa nature féminine, que Montjoie avait parlé d'une manière
prématurée, Iris se rendit coupable de la même maladresse,
en cherchant à lui tendre la perche.
« Vous me parliez à l'instant, Hugues, des aventures de
votre ami; pourriez-vous vous exposer vous-même à en
54 c'était écrit!
avoir une aussi désagréable, pour le moins, si vous prenez
une chambre celte nuit à l'hôtel! Je n'ai, de ma vie% vu une
maison d'aussi chiche apparence. »
Entre autres mérites, Mme Vimpany avait celui de ne
point négliger l'occasion de mettre tout le monde à l'aise.
« Non,... non,... chère miss Hcnley, se hata-t-elle de
répondre, l'hôtel est réellement plus propre et plus confor-
table que vous ne le croyez. En somme, un lit dur et unt
nourriture insuffisante sont les pires épreuves que votre
ami puisse avoir à craindre. Savez-vous, reprit -elle en
s'adressant à Montjoie, que le souvenir de l'un de mes amis
s'est présenté tout à l'heure à mon esprit, lorsque vous avez
parlé d'un jeune écervelé dont les aventures courent les
gazettes. S'agissait-il du frère du comte de Norland, un
Irlandais jeune et superbe dont j'ai fait la connaissance il y a
de longues années? Bref, ne me trompé-je pas en supposant
que vous et miss Henley parliez de lord Harry? »
Qu'est-ce qu'un esprit dépourvu de préjugé pouvait
demander de plus? La manière si naturelle dont Mme Vim-
pany s'était disculpée, détruisait tout soupçon. Iris, à cet
instant, jeta un coup d'œil rapide à Montjoie, qui repartit
vivement :
« C'est précisément de ce personnage que nous parlions
à l'instant. »
Sur ce, il se lève et prend congé.
Après ce qui était arrivé, Iris voulait à toute force se
ménager un tête-à-têle avec Montjoie. La distance éloignée
de l'auberge offrait justement le .prétexte désiré. Prenant la
parole, elle dit :
« A travers le labyrinthe des rues de la vieille ville, vous
courez risque de vous égarer; attendez-moi une minute, et
je vais vous servir de guide. »
Mme Vimpany protesta en s'écriant :
€ Ma servante accompagnera M. Montjoie. »
Iris répliqua très gaiement qu'elle n'entendait pas de
cette oreille-là, et courut mettre son chapeau. En réalité,
Mme Vimpany comprit qu'il fallait de gré ou de force
renoncer à son plan, ce qu'elle fit de la meilleure grâce du
monde.
c'était écrit! 55
« Quelle charmante jeune personne que miss Henley! fit
remarquer l'aimable femme du docteur, dès qu'elle fut seule
avec Montjoie. Si j'étais un homme, j'en tomberais amou-
reux fou! » En prononçant ces mots, elle regardait intention-
nellement son interlocuteur, mais il restait bouche close-
Mme Vimpany poursuivit : « Miss Henley doit avoir et
maintes occasions de se marier, mais the righman, V homme
qu'il faut, ne s'est sans doute pas encore présenté. »
Elle braque alors un coup d'œil significatif sur Montjoie,
qui ne se départ pas de son silence.
Or, l'impénétrable Mme Vimpany ne lâcha pas prise;
elle ajouta en s'adressant à Montjoie d'un ton humble :
« Nous dînons à trois heures, faites-nous le plaisir d'être
des nôtres demain; ce sera pour moi l'occasion de vous pré-
senter mon mari. »
De fait, Hugues Montjoie avait des raisons pour désirer
voir le docteur. Au moment qu'il acceptait l'invitation, Iris
reparut armée de pied en cape pour sortir.
Dès qu'ils eurent franchi le seuil de la porte, la jeune
(illc posa à son compagnon l'inévitable question :
« Eh bien ! que dites-vous de Mme Vimpany? »
Il répliqua sans sourciller :
« Je demeure convaincu que c'est une ancienne actrice, et
qu'elle met cà profit dans la vie, son expérience de la scène.
— Que comptez-vous faire?
— Attendre et voir demain le mari de Mme Vimpany,
reprit Hugues.
— Pourquoi ça? demanda Iris.
— Il est possible, répondit Hugues, que le mari ne soit
pas aussi indéchiffrable que la femme; en tout cas, j'essaierai
de le percer à jour.
— J'espère que vous n'y réussirez pas », dit Iris en pous-
sant un soupir.
Montjoie, fort intrigué par cette remarque, n'essaie pas de
cacher sa surprise et reprend :
« Je me figurais que vous n'aviez qu'un but : la vérité!
— Après tout, le doute vaut peut-être mieux pour mni
que la certitude, répliqua Iris d'un ton triste. Un mauvais
sentiment m'a inspiré une opinion contraire à la vôtre; mais
56 c'était écrit!
espérons que mes yeux ne larderont pas à se dessiller. Vous
aviez sans doute raison en m'engageant à réserver mon juge-
ment; il est plus que probable que j'ai été injuste envers
Mme Vimpany. Oui, j'aurais dû rester son amie, j'en ai si
peu ! En outre, il est encore une chose que je ne saurais vous
cacher : lorsque je me rappelle le dévouement héroïque dont
lord Harry a fait preuve en vue de sauver les jours du
pauvre Arthur, d'une part, je ne puis croire qu'il se soit
soumis à la rupture que je lui ai imposée et, d'autre part, je
n'admets pas qu'il me fasse espionner. Est-il sous la calotte
des cieux, une seule personne à pouvoir expliquer une chose
pareille? »
Arthur Mont joie reprit :
« Je m'en chargerais volontiers, si vous vouliez bien m'en
donner le temps. De prime abord, je vous dirai que vous
êtes dans l'erreur.
— Gomment cela?
— Vous allez le comprendre, Iris. On chercherait en
vain, ici-bas, une créature humaine n'offrant pas de contra-
dictions avec elle-même et, chose curieuse, personne n'en a
conscience !
« Lord Harry, j'en conviens, s'est montré héroïque en
cherchant à sauver la vie de son frère Arthur, au péril de la
sienne! De ceci, il résulte à vos yeux, qu'en toute chose, il
devrait se montrer un modèle d'honneur ! Eh bien ! je vous
le répèle, c'est un mortel en chair et en os, incapable, en
un mot, de faire une résistance à la tentation et, partant,
capable de toutes les folies!
« Ah! je vois, Iris, que vous vous insurgez contre mes
assertions; si lord Harry était un homme tout d'une pièce,
comme on en voit dans les romans, ce serait, j'en conviens,
infiniment plus agréable.
« Le bon lecteur se prend de sympathie pour l'homme,
pour la femme, et pour l'enfant que le romancier de bonne
volonté lui présente comme un type de toutes les perfec-
tions. Peu importe, en réalité, que ce soit ou non une
peinture exacte de l'humanité : si 'auteur s'avisait jamais
d'une chose pareille, ce serait la condamnation de son talent.
Au cas où un romancier présenterait au lecteur un être sans
c'était écrit! 57
défauts, le susdit lecteur ne découvrirait même pas l'imper-
fection de celle élude psychologique.
« Loin de chercher à vous décourager, je vous exhorte,
au contraire, à ne pas vous attrister outre mesure, le jour
où vous découvrirez qu'une personne à qui vous prêtez
toutes les vertus est affligée de tous les défauts. Dites-vous
simplement ceci : elle a été induite en tentation; prenez
patience. Le temps vous fournira peut-être la preuve que
l'influence du mal est de courte durée et, enfin, de votre
désespoir renaîtra votre foi. En thèse générale, l'huma-
nité n'est ni parfaitement bonne, ni parfaitement mauvaise.
Acceptez-la telle qu'elle est! Est-ce donc, en réalité, un con-
seil si difficile à suivre? Pourquoi ne pas faire ce que les
autres font en pareil cas? Écoutez aujourd'hui celte vérité
pénible, ma chère amie, et n'y pensez plus demain. »
Arrivés à la porte de l'hôtel, ils se séparèrent.
XV
M. Vimpany (membre cïe l'École de chirurgie) était un
homme corpulent, bâti à chaux et à sable. Son oeil rond vous
dévisageait, d'ordinaire, avec une expression de gaieté impu-
dente. Ajoutez à cela une tête large et des joues hâlées, une
redingote grise aux amples pans, un gilet à carreaux, des
molletières en cuir, el cet ensemble caractéristique offrira
un type que tout étranger prendra indubitablement pour un
fermier de la vieille école. Il était fier de produire cette
impression fallacieuse. « La nature m'avait créé pour faire
de moi un fermier, disait-il souvent, mais ma pauvre vieille
mère, qui avait du sang d'aristocrate dans les veines, tenait
à ce que son fils exerçât une profession quelconque. N'ayant
aucune aptitude pour la basoche, manquant d'argent pour
la carrière des armes et pas assez enclin à la vertu pour
entrer dans les ordres, je suis simple médecin de campagne,
autrement dit, le dernier représentant de l'esclavage du
xixc siècle! Vous me croirez ou non, mais je vous affirme
que je ne vois pas un cultivateur à côté de sa charrue, sans
envier son sort. »
58 c'était écrit!
Tel était l'époux de la femme quintessenciée dont nous
avons parlé plus haut; il accueillit Montjoie avec un : « En-
chanté de vous voir, monsieur » , accompagné d'une poignée
de main qui faillit lui arracher un cri de douleur. Acharné
à découper une énorme pièce de bœuf, il dit, en s'adressant
à son invité :
« C'est dur comme du bois et qui plus est, c'est lout
votre dîner, avec un plum-pudding et un verre d'un vieux
vin de Xérès dont vous me direz des nouvelles. Miss Henley
est assez indulgente, pour ne pas proférer une plainte.... Ma
femme non plus; j'espère donc, monsieur, que vous serez
aussi content que ces dames, si voire aimable physionomie
n'est pas trompeuse. A votre santé, dit-il, en faisant un
simulacre de salut. »
Il s'aperçut, chose curieuse, que son amphitryon se délec-
tait d'un vin qui ne valait pas le diable. Hugues en conclut
que le docteur représentait dans l'espèce, l'exception qui
confirme la règle, c'est-à-dire un médecin incapable de
distinguer le vin fin de la piquette.
Il tardait extrêmement à Mme Vimpany et h Iris, de
savoir comment M. Montjoie se trouvait à son hôtel.
« La vérité, c'est que je n'ai à me plaindre de rien »,
répondit Hugues aux questions empressées de ces dames.
« Ah! bah! s'écria le docteur en s'esclaffant de rire, vous
nous la baillez belle! Et le vin aigre donc! je suis certain
que vous n'y avez pas coupé.
— Voulez- vous parler d'un certain vin de Bordeaux?
demanda Hugues.
— Fichtre! ce n'est pas moi qui voudrais y tremper les
lèvres. Pour qui me prenez-vous, monsieur? »
Montjoie resta coi. L'ignorance et les préjugés du docteur
en fait de vin, prouvèrent à son convive que ce fils d'Esculape
était peu connaisseur.
Ici, chacun se tut.
Le docteur, qui lisait clairement sur le visage de sa femme,
le mécontentement et la désapprobation, se décida à dire à
Montjoie en manière d'excuse :
« Vous ne m'en voulez pas, hein? C'est dans ma nature
d'appeler un chat un chat et Rollet un fripon. Ah! pardieu!
c'était écrit! 59
si je pouvais prendre' des milaines en parlant, j'aurais de la
clientèle à revendre. Je suis ce qu'on appelle un diamant
brut. Vous ne me gardez pas rancune, hein?
— Moi vous garder rancune? pas le moins du monde,
répondit Vimpany.
— Allons, un autre verre de xérès », reprit le docteur.
Tout en acceptant la proposition, Monljoic paraît dépourvu
d'entrain, Iris en est stupéfaite ; il est si peu dans la nature
de Hugues de prendre la mouche, surtout au sujet d'un vin
quelconque. Le docteur voyait qu'il faisait des frais en pure
perle; s'adressant à son nouveau convive, il reprit en regar-
dant miss Henley :
« Il m'a fallu éperonner mon cheval jusqu'au sang, pour
être ici à l'heure du diner. Souvent les malades ont le
grand tort de vouloir s'administrer eux-mêmes des drogues
avant l'arrivée du médecin; aujourd'hui, c'est un vieillard
raseur qui a mis ma patience à l'épreuve; or, comme il est
riche, très riche même, force m'était de l'écouter.
— Va-t-il mieux? demande Mme Vimpany.
— Mieux? Sa seule maladie, c'est la gloutonnerie; il s'est
avisé d'aller à Londres consulter un prince de la science,
qui l'a bientôt envoyé à tous les diables, c'est-à-dire qu'il
lui a ordonné d'aller en pays étranger, s'échauder dans une
piscine d'eau thermale plus ou moins bouillante. Rentré
malade chez lui, il me fait appeler. Je le trouve le dos au feu,
le ventre à table, faisant honneur à un repas pantagruélique.
Ma foi, je dois dire que ses vins manquent de bouquet. Ah!
'cette remarque vous rappelle un certain petit vin de l'hôtel,
monsieur Montjoie. Alors, voilà ce que j'ai conseillé à ce vieux
goinfre : « Nettoyez-moi tout cela avec de l'émétique ». Bref,
s'il se campe encore une indigestion, il me fera appeler et
me paiera bien, en sorte que je ne suis pas en reste avec
lui! A la tête que fait ma femme, je comprends qu'elle
blâme mes épanchemcnts, qu'elle en est humiliée! En tout,
mon cher, il faut sauver les apparences! Voilà sa sempiter-
nelle rengaine.... Sauver les apparences? Moi, je n'entends
pas de cette oreille-là ;... je suis pauvre,... je n'en fais mys-
tère à personne.... De grâce, Arabella, ne prenez pas cet air
piteux. Voyez-vous la nature n'a pas créé votre mari pour
60 c'était écrit!
en faire un médecin et voilà pourquoi votre fille est muette!
Un autre verre de vin de Xérès, monsieur Montjoie? »
Mme Vimpany ayant le respect de tous les usages reçus,
y compris celui qui oblige le sexe faible à abandonner la
table au sexe fort après dîner, sorlit de la salle à manger
avec Iris; jetant un coup d'oeil à Hugues, celle-ci fut frappée
de son air méditatif. Le joyeux docteur, poussant au travers
de la table la bouteille à son convive, s'écria en lui offrant
de gros cigares :
« Maintenant, allons-y gaiement, et vive le jus de la
vigne! »
M. Vimpany venait de remplir son verre et de frotter une
allumette, quand la domestique, après avoir frappé à la
porte, entre et remet un pli au docteur.
Chacun de nous a une manière particulière d'exprimer
son indignation; celle du docteur se traduisit par ces mots :
« Ventrebleu! c'est en vain que l'on chercherait sur le
continent noir, un nègre aussi esclave qu'un médecin. Il n'a
pas heure du jour ou de la nuit qui lui appartienne en
propre. Jugez plutôt! Juste au moment que je comptais jouir
de mon ami et de mon dîner, voilà qu'une vieille sotte
atteinte d'un asthme chronique, s'avise d'avoir une attaque
et me mande à son chevet! Ma foi, j'ai presque envie de n'y
point aller!
— Oh! vous n'y pensez pas, docteur, et l'humanité donc!
— Oh! monsieur Montjoie, vous n'y pensez pas, et l'argent
donc! répondit le facétieux amphitryon en ricanant. La vieille
dame est la mère de notre maire. On dirait, le diable m'em-
porte! que vous ne comprenez pas le calembour, mais soyez
tranquille.... Je vais aller traire ma vache à lait.... Ah!...
ah !.. . ah ! »
Dès qu'il eut tourné les talons, Hugues poussa un soupir
de soulagement.
« Dieu merci! s'écria-t-il en arpentant la pièce à pas
accélérés, me voilà libre enfin de me livrer à mes réflexions. »
Le sujet qui servait de thème à ses pensées, était l'inlluence
de l'ivresse sur les faiblesses et les vices de caractère d'un
homme, alors qu'il est dégage du frein qu'il s'impose quand
il n'est pas encore en état d'ivresse. A coup sûr, la nature
c'était écrit! Gl
du docteur présentait des côtés faibles et même vicieux. Sa
jactance, sa gaieté débordante, le ton tranchant de sa voix,
l'expression de son regard, tout révélait chez lui le blagueur
Gaffé. Si l'on parvenait à le griser subrepticement, et à lui
ravir par cela même, tout pouvoir de dissimulation, rien ne
serait plus facile, en le faisant causer après boire, que de péné-
trer le mystère des relations de Mme Vimpany et de lord Harry.
A cette fin, Hugues résolut d'inviter le docteur à dîner à
l'hôtel et, là, de lui verser à plein verre du fameux vin de
Bordeaux. Pour exquis qu'il fût, il n'en était pas moins des
plus capiteux. Le serait-il assez, cependant, pour griser celte
forte tète?
En tout cas, Hugues se proposait d'en faire l'expérience.
Le docteur ne tarda pas à rentrer. Se frottant les mains,
il dit d'un air de satisfaction :
« Ma foi! la mère du maire a tout lieu de vous avoir une
vive reconnaissance. Vrai, si vous ne m'aviez chassé par les
épaules, c'en serait fait d'elle! quelle lutte acharnée, misé-
ricorde! entre la vie, la mort et le docteur! mais la victoire
est restée à la Faculté. »
Il le considère un instant et poursuit :
« Que diable avez-vous pu faire pendant que je n'étais
pas là? Je croyais être obligé de descendre à la cave et je
m'aperçois que nous n'avons rien bu,... rien,... pas une
goutte.... C'est un peu fort, qu'est-ce que cela signifie?
— Je ne suis pas à la hauteur de votre xérès; les vins
d'Espagne sont trop excitants pour moi.
— Je comprends,... vous regrettez le vinaigre de votre
hôtel? fit-il, en poussant des éclats de rire moqueur.
— C'est ma foi vrai! Je tiens à vous dire, pour votre
gouverne, docteur, que ce susdit vinaigre n'est ni plus ni
moins que du chàteau-margaux, comme on n'en verra plus;
mais les rustres qui s'en abreuvent ne sont pas en état de
l'apprécier.
— Et il va de soi que vous avez acheté ce vin extraordi-
naire? dit le docteur d'un ton gouailleur.
— Vous l'avez dit. »
Pour la première fois de sa vie, M. Vimpany resta court;
il regardait avec stupeur son invité. Or, il accepta avec
62 c'était écrit!
empressement l'invitation de Hugues, à venir dîner le len-
demain à l'hôtel. Seulement, il y mit une condition, disant :
« Gomme je n'apprécie nullement ce vin de château...,
comment dites-vous? Vous me permettez, n'est-il pas vrai,
d'envoyer chercher chez moi une bouteille de xérès? »
Les journées du docteur étant absorbées par ses visites
aux malades, miss Henley proposa, en conséquence, de con-
duire Montjoie à l'église. Mme Vimpany voulut leur servir
de cicérone, par politesse pour l'ami d'Iris. Saisissant la
première occasion qui lui est offerte de parler confidentiel-
lement avec Hugues, miss Henley s'empresse de faire l'éloge
de la femme du docteur :
« J'ai hâte de vous dire que j'ai complètement modifié
mon opinion sur elle » , reprit-elle à mi-voix. Tout en
ayant deviné qu'elle n'a pas vos sympathies, elle n'en parle
pas moins de vous avec unt parfaite bienveillance.
Hugues savait. que la vivacité d'impression d'Iris pouvait,
parfois, fausser son jugement, mais il ne lui en fit pas l'obser-
vation. Quant à l'opinion défavorable qu'il avait de Mme Vim-
pany, elle restait la même et il ne tenait nullement à en parler
avec Iris. Sur ce, Hugues prend le parti de renlrer à l'hôtel
afin d'écrire à M. Henley; il avait à cœur de savoir s'il auto-
riserait sa fille à réintégrer le domicile paternel. Il terminait
son épître en demandant un oui ou un non, par le télégraphe.
XVI
Le lendemain arriva le télégramme attendu ; Henley con-
sentait à recevoir sa fille, mais sous condition! Sa réponse
ainsi conçue . oui, mais à l'essai, portait l'empreinte du
caractère de ce personnage ; elle ne causa à Montjoie
ni mécontentement, ni surprise; les opérations habiles
au moyen desquelles ce brasseur d'affaires avait quin-
tuplé sa fortune, ne laissaient pas de lui avoir fait beau-
coup d'ennemis, d'où certains bruits fâcheux, toujours en
circulation. Trop perspicace pour ne pas s'apercevoir que
ia plupart de ses anciens amis lui battaient froid, il en était
c'était écrit! 63
cruellement blessé dans son amour-propre; aussi ses juge-
ments sur les hommes et sur les événements se ressen-
taient-ils de l'acreté de son humeur. Si un malheureux,
pourvu de références exceptionnelles, faisait appel à sa
charité, le banquier refusait net; mais, au contraire, si un
pauvre diable sans aucun répondant s'adressait à lui, il
l'assistait généreusement. A ceux qui lui demandaient des
explications sur celle singulière manière d'agir, il disait :
« Ma foi! quand on n'a pas soi-même une trop bonne réputa-
tion, on sympathise naturellement avec ceux qui en ont une
mauvaise •».
Le docteur Vimpany arriva à l'hôtel à l'heure fixée par
Monljoie; sa physionomie sombre reflétait les dispositions de
son esprit ; il s'exprima en ces termes :
« Encore un jour de travaux forcés comme celui-ci, mon-
sieur Montjoic, et je succombe à la peine. Ah! il est grand
temps que je trouve moyen de sortir de cet enfer. Londres,
ou le voisinage de Londres, voilà ce qui convient à un homme
comme moi. Eh bien! et ce vin merveilleux? Je suis un saint
Jean bouche d'or; si votre piquette française ne me va pas,
je le dirai carrément. »
Les verres à vin de Bordeaux étant inconnus à l'hôtel, on
se servit sans façon de grands verres comme pour le vin
ordinaire.
Tout d'abord, M. Vimpany prouva qu'il était initié aux
formalités d'usage pour la dégustation du vin. Il remplit son
verre, le présenta à la lumière afin d'en considérer la cou-
leur, puis il implique. à son verre un petit mouvement de
rotation, en hume le parfum à plusieurs reprises et, avec
autant de précaution que s'il se fût agi d'un toxique, il finit
par y tremper ses lèvres.
Puis d'un trait, il vide le verre et, prenant en considé-
ration l'impatience de son hôte, il prononce le fameux
ver.lict :
« Vous estimez ce vin beaucoup trop haut; c'est un petit
Bordeaux passable, naturel et inoCfensif, voilà tout! J'espère
"que vous ne l'avez pas payé trop cher. »
Jusque-là, Hugues avait conscience d'èlre en train de
perdre la partie engagée, mais les dernières paroles du doc-
64 c'était écrit!
leur lui donnaient enfin l'espoir d'être en possession de la
carte maîtresse!
Le piètre dîner fut bientôt expédié : de potage, point; le
poisson d'une fraîcheur plus que contestable, le rumpsteak
coriace, comme du caoutchouc; des pommes de terre bonnes,
tout au plus, pour la gent porcine; un pudding à décourager
la gourmandise d'un enfant; du fromage, dit anglais et qui,
par parenthèse, vient d'Amérique et emporte le palais; mais
le vin seul eût suffi à faire passer tout le reste. M. Vim-
pany, en ingurgitant verre sur verre, persistait à dire que
ce n'était, en somme, rien de merveilleux. En réalité,
dans son for intérieur, il ne pardonnait pas à Hugues de lui
offrir aussi maigre pitance.
« Le diable m'emporte, s'écria-t-il, la cuisine du bord
vaut encore mieux que celle d'ici! J'en parle en connais-
sance de cause, puisque j'étais naguère médecin à bord d'un
paquebot. Voulez-vous que je vous raconte comment j'ai
perdu ma position?
— Je suis tout oreilles, docteur.
— Figurez-vous que le capitaine a fait des plaintes sur
mon compte au directeur de la compagnie, tout simplement
parce que je ne voulais pas m'astreindre à aller tous les
matins frapper à la porte des cabines occupées par les passa-
gères, pour m'informer comment elles avaient passé la nuit?
Ma foi! c'était bien plutôt à elles de me faire appeler, si
elles avaient besoin de mas conseils. Voilà de quelle façon
j'ai été mis à pied. Veuillez me passer la bouteille. Puisque
nous sommes sur le chapitre des femmes, dites-moi donc un
peu ce que vous pensez de la mienne. Voyons, avouez-le, il
vous a été donné rarement de rencontrer une personne d'une
si parfaite distinction. Tenez, voyez-vous, mon ami, je me
suis pris d'une véritable sympathie pour vous. Allons, une
bonne poignée de main pour finir. Mais auparavant causons
comme une paire d'amis, dites? Voyons, où vous imaginez-
vous que ma femme ait pris ses grandes manières et ses
grâces? Parbleu! mon bon, sur la scène et comme tragé-
dienne s'il vous plaît! Ah! si vous l'aviez vue en lady
Macbeth, elle vous aurait fait courir le frisson dans les
moelles! Vous voyez en moi un homme qui, eu épousant
c'était écrit! 65
une actrice, a donné la preuve qu'il est au-dessus des pré-
jugés de ses confrères; seulement, notez bien ceci, c'est que
nous passons ce détail sous silence, car à Honey Buzzard
les gens sont si bêtes, qu'à cause de cela, à coup sûr, ils me
retireraient leur confiance! Mille tonnerres! la bouteille est
vide. Deo gralias! en voilà une autre pleine. Bravo, mon
cher, bravo. L'on ne saurait mieux traiter un invité, un
ami.... Allons! donnez-moi la main, et jurez-moi sur l'hon-
neur que vous ne trahirez pas mon secret,... le secret de ma
femme,... monsieur! Tiens,... tiens,... il me semble que je
vous ai vu sourire. Ah! dame, si l'homme à qui je viens
d'ouvrir mon cœur est en train de se ficher de moi, je le
souffletterai volontiers même à sa propre table; mais non>...
je me trompe,... je vous fais mes excuses, une poignée de
main et n'en parlons plus.... A votre santé! Qu'est-ce que je
disais donc? *
— Vous étiez en train, répondit Hugues sans perdre la
tramontane, de me faire les honneurs de vos confidences. »
Le regard du docteur, déjà quelque peu troublé, annonçait
un état d'ébriélé très prononcé.
« Vous alliez me dire un secret! »
M. Vimpany comprit enfin et, avisant la porte, il dit à
mi-voix :
« Les murs ont des oreilles, vous savez;... que voulais-je
vous raconter?... Chut,... non,... je me trompe.... Eh bien?
Ma foi, je n'y suis plus. »
Monljoie répliqua vivement :
« Il s'agissait de Mme Vimpany, je crois. »
Le docteur, à cet instant, se renversant dans son fauteuil,
tire un mouchoir de sa poche et se met à pleurer.
« Ah! quel traître! murmura-t-il; m'inviter à dîner et
profiter de ma situation pour insulter ma femme! la plus
jolie, la plus douce, la plus innocente des femmes! Oh!
Arabella adorée! »
Sur ce, il jette son mouchoir à l'autre extrémité de la
pièce, pousse des éclats de rire sonores, et poursuit :
« Ah! Monljoie, quel triple sot vous êtes pour ne pas vous
être aperçu de la comédie que je joue! Croyez-vous donc
que je me soucie de ma femme? C'était jadis une belle créa-
5
C6 c'était écrit!
tore, mais à l'heure d'aujourd'hui ce n'esl plus qu'un paquet
loques. Pourlant, je le reconnais, elle a ses mérites. A
propos, il est une chose que je désirerais savoir : au nombre
de vos connaissances, comptez-vous un lord? »
Monljoie, devenu plus prudent, répondit simplement :
« OuL
— Voilà une réponse bien laconique, monsieur, pour un
homme comme moi. Si vous voulez que j'ajoute foi à vos
paroles, veuillez bien me dire le nom de votre ami.
— Il s'appelle lord Harry. »
M. Vimpany, en entendant ce nom, frappa la table si fort,
que les verres en sautèrent.
c Quelle coïncidence, dit -il, ou plutôt quel hasard!
d'ailleurs, providence et hasard, c'est tout un, pour les
esprits bien équilibrés.... N'allez pas dire le contraire....
Oui, je le répète, bien équilibrés,... je parle sérieusement,...
Montjoie,... mon cher Montjoie. Eh bien! le lord de ma
femme, c'est lord Harry. Halte-là! ne m'en versez pas
davantage,... versez encore,... versez toujours,... je ne veux
pas vous faire une impolitesse, en refusant de vous tenir
compagnie.... Allons! passez-moi la bouteille,... l'amour de
bouteille.... Tudieu ! que vous avez là une belle bague!
Vous l'estimez naturellement un grand prix. Eh bien ! on ne
peut pas plus la comparer à celle de ma femme, qu'une
lanterne au soleil. Par exemple, si jamais nous tombons
dans la dèche, ce serait pour nous une ressource,... une
poire pour la soif,... qui sait! Mais, je crains d'avoir été
trop libre avec vous, trop familier,... je gage que je vous
aurais, pour un peu, appelé « mon vieux ». Excusez-moi;
vous savez le dicton : où il y a de la gêne, il n'y a pas de
plaisir;... donc, je vous ai dit, n'est-ce pas? que ce diamant
est un présent fait à ma femme: Or, c'est faux, archifaux,...
nous ne sommes redevables à personne de ce bijou de prix...
Ma femme, mon admirable femme, reçoit un beau malin
par la poste, une petite boîte recommandée; le même
courrier lui apportait une lettre de lord Harry. Pénétré de
reconnaissance pour les services qu'elle avait pu lui rendre
(vous saurez plus tard ce dont il s'agissait), il répugnait,
disait-il, à lui offrir de l'argent, mais il la priait d'accepter
c'était écrit! 67
une bague de famille comme témoignage de sa reconnaissance
pour son dévouement. Je ne suis fichlre pas jaloux! libre à
lui morbleu! si cela lui fait plaisir, de faire la cour à
Mme Vimpany, ridée, raffalée vieille.... Tiens,... tiens,...
tiens, seriez-vous tenté aussi de flirter avec elle? Crénom!
Je me sens une forte envie de vous jeter celte bouteille à la
tête. . . . Non, par ma foi ! ce serait un péché de perdre ainsi ce
vin délicieux.... Vrai,... il est exquis. Que vous êtes aimable
de m'en offrir à bouche que veux-tu! Diantre! qui donc
êtes-vous? Je vous dirai que je- n'aime pas rompre le pain
avec un étranger.... Dites-moi, un peu, ne connaîtriez-vous
pas quelques-uns de mes amis,... un nommé Montjoie, par
exemple? et même deux individus du même nom,... l'un est
mort, assassiné par de misérables bandits;... comment les
appelez-vous? »
Soudain, la tête du docteur retombe sur sa poitrine, sa
voix s'éteint, ses yeux se ferment, puis ce rouvrent et il
poursuit :
« Aimeriez- vous faire la connaissance de lord Harry? Je
peux même vous tracer son portrait, avant de vous le pré-
senter;... entre nous, c'est un coquin fieffé. Pourriez-vous
me dire pourquoi il tient à s'occuper de ma femme, de
mon admirable femme? Convenez avec moi qu'il aurait
mieux fait de s'occuper de la sienne. Nous l'avons recueillie
sous notre toit,... c'est une charmante personne,... mais je
vous avoue que ce n'est pas mon type;... comme médecin,
j'estime qu'elle manque de tempérament.... Lord Harry n'a
qu'à venir chez nous, s'il désire la voir;... qu'est-ce donc
qui le retient tant en Irlande, le savez-vous? Moi je l'ai
oublié, j'oublie tout,... je commence à me croire menacé
d'un ramollissement du cerveau. Or, le seul moyen de
remédier à cette maladie, au dire des docteurs, c'est de
remonter la machine avec de bon vin ; si ce bordeaux ne vaut
pas 25 francs comme un liard, je veux bien être pendu!
Surtout, n'allez pas éventer la mèche.... Avez- vous jamais
entendu parler d'un fou aussi fou que...; voilà que son
nom m'échappe;... qu'importe! ce lord, mon ami, s'éternise
à chasser en Irlande. Le renard? me direz-vous. Vous me
la baillez belle; c'est un gibier autrement relevé après lequel
68 c'était écrit!
il court.... Il chasse, dit-on, les assassins,... seulement il
sera lue par eux, vous verrez! Voulez-vous parier avec moi,
tenez cinq contre un, qu'il sera mort et enterré avant la fin
de la semaine? Au fait, quand donc commence la semaine?
mardi, mercredi, samedi,... c'est le sabbat, alors, dimanche!
mais non, nous sommes juifs et non chrétiens,... je veux
dire,... »
Sur ce, sa langue s'embarrasse, son œil se ferme de nou-
veau, il se laisse aller comme un paquet mal ficelé et s'endort.
A ce moment, Monljoie sent pertinemment que ses appré-
hensions sont bien au-dessous de la réalité;... il est clair que
lorsque le docteur n'est pas pris de boisson, il ment comme
un arracheur de dents qu'il est! Par contre, dès qu'il est
ivre, la vérité sort de sa bouche inconsciemment. En somme,
l'explication qu'il avait donnée du séjour de lord Harry en
Irlande, n'avait rien que de plausible. La nature exubérante
du personnage étant donnée, il devait avoir à cœur de venger
à tout prix la mort d'Arthur ; mais était-il nécessaire d'affliger
Iris outre mesure, en la mettant au fait de la vérité? certes,
non!
Ensuite, était-il besoin de lui révéler que Mme Vimpany
n'était qu'une espionne et, qui plus est, une espionne stipen-
diée? Dans l'état d'esprit d'Iris, elle se refuserait assurément
à y ajouter créance!
Tout en se laissant aller à ces réflexions, Hugues consi-
dérait le docteur dormir et ronfler; toutefois, il ne regrettait
ni le temps, ni la patience qu'il avait dépensés pour mener
son plan à bonne fin.
Après ce qu'il venait d'entendre, et grâce aux qualités
expansives du vin de Château-Margaux, Montjoie résolut de
faire partir Iris au plus vite de chez le docteur.
Là-dessus, Hugues quitte l'auberge sans tambour ni
trompelte, et se rend en toute hâte près d'Iris, afin de la
décider à retourner à Londres avec lui, le soir môme.
c'était écrit! 69
XYII
Arrivé chez le docteur, Hugues fut informé que miss Hcn-
ley était sortie; mais comme elle prévoyait son retour, elle
l'avait fait prier de l'attendre.
Tout en dirigeant ses pas du côté du salon, Montjoie crut
reconnaître la voix de Mme Vimpany ; elle semblait lire tout
haut; par la porte entre-bâillée, il l'aperçut arpentant la
pièce un livre à la main, déclamant d'un ton majestueux,
bien qu'il n'y ait personne ni pour l'entendre, ni pour
l'applaudir. D'après le renseignement que l'on avait com-
muniqué à Hugues, il en conclut qu'elle jouait pour sa
satisfaction personnelle l'un des rôles de son répertoire,
auxquels son mari avait fait allusion. A la vue de Montjoie,
elle reprit possession d'elle-même avec l'aisance d'une per-
sonne maîtresse consommée en son art.
« Veuillez m'excuser, fit-elle, en lui montrant le livre
qu'elle tenait à la main, mais Shakespeare me transporte.
Une étincelle de son génie poétique brûle sans doute chez
son humble admiratrice. Puis-je espérer que je me suis fait
comprendre? Puis-je compter sur la sympathie que m'expri-
ment vos regards? »
Montjoie fit un effort pour ne la pas détromper; mais, en
cela, il ne réussit qu'à prouver quel mauvais acteur il eut
été!
Sous cette influence réfrigérente , Mme Vimpany descen-
dit des hauteurs du lyrisme au terre à terre de la prose la
plus humble.
« Revenons à nos moutons, fît-elle d'un ton protecteur;
dites-moi, a-t-on réussi à vous servir un dîner passable à
l'auberge?
— Peuh! on a fait pour le mieux. Faute de grives, on se
contente de merles!
— Mon mari est-il revenu avec vous? »
Montjoie, qui regrettait profondément de ne pas avoir
attendu miss Henley dans la rue, répondit avec confusion :
« Je suis revenu seul, madame.
70 c'était écrit!
— Tiens, mais où donc est mon mari? dit-elle d'une
voix tremblante.
— A l'auberge ou à l'hôtel, si vous aimez mieux.
— Et que fait-il là, s'il vous plaît? » reprit-elle avec un
geste d'impatience.
Son interlocuteur hésite à répondre. Sur ce, Mme Vim-
pany, reprenant son essor vers les hautes sphères de a
poésie tragique, s'avance du côté de Montjoie, qu'elle semble
confondre avec Macbeth.
« Ah! je ne comprends que trop ce que signifie votre
silence, déclare-t-elle d'une voix pathétique. Allez! les
vices de mon misérable mari ne me sont que trop connus!
M. Vimpany est gris! »
Hugues, essayant de tirer le meilleur parti de la situa lion,
répondit :
« Il dort, voilà tout! »
Mme Vimpany fixe de nouveau sur lui un regard digne de
la reine Catherine d'Aragon, dévisageant le cardinal Wolsey.
« Pardon, madame, reprit Hugues; j'ai une course à
faire, adieu! »
A cinq minutes de là, penché à sa fenêtre, il aperçoit non
pas Iris, mais la femme du docteur sortant d'une pharmacie;
elle tenait à la main un flacon enveloppé du papier bleu
traditionnel ; puis, il la perd de vue.
Peu après, elle reparaît et demande au garçon de l'hôtel
si M. Vimpany est toujours là.
« M'est avis, madame, que vous devez l'entendre ronller,
sauf votre respect. »
Sur ce, Mme Vimpany n'a rien de plus pressé que de
s'informer de quel vin M. Montjoie et le docteur ont bu à
leur dîner?
« Du vin de Bordeaux, répond le serviteur.
— Et c'est tout?
— C'est bien assez, pour ne pas dire trop, répondit le
facétieux domestique.
— D'accord! mais l'intérêt des clients et l'intérêt du
patron font deux, remarqua Mme Vimpany.
— Permettez, madame, le bordeaux que ces messieurs
boivent n'est pas marqué sur la carte.
c'était écrit! 71
— Comment cela?
— G'esl simple comme bonjour : M. Montjoie a acheté
contenant et contenu! »
A ces mots, la physionomie de Mme Yimpany change. Elle
soupçonnait déjà le beau jeune homme de s'être secrètement
pris de passion pour miss Henley, mais un autre soupçon
bien autrement grave se glisse dans son esprit. Elle monte
l'escalier, ouvre et ferme la porte avec bruit; elle se dit que
c'est le moyen le plus efficace de faire sortir son mari de son
sommeil de plomb, mais il ne bougea pas plus qu'une
souche. En proie à un véritable dégoût, elle s'arrêta un
moment à le considérer à travers la table.
Voilà donc l'homme auquel elle est rivée par des lois reli-
gieuses et civiles! Sans passer le temps à formuler des
imprécations, elle considère avec curiosité un peu de vin
reslé au fond du verre de son mari. Faudrait-il donc attri-
buer l'état où est le docteur à une cause particulière? Elle
trempe ses lèvres dans ce vin sans y trouver rien d'anormal ;
néanmoins, il a agi sur le cerveau du docteur, comme un
toxique énergique.
Tel était le stratagème employé par l'amphitryon pour
apprendre de son convive, ce que le tact et la prudence d'une
femme avaient si bien su lui cacher. Ah ! quels secrets n'avait-
il pas dû trahir avant d'être en état complet d'ébriét.é?
Exaspérée, Mme Vimpany secoue son mari comme un
prunier, , il s'éveille et fixe sur elle des yeux injectés de
sang; il la menace du poing.
D'une main, elle saisit la tête du docteur et de l'autre
elle approche le flacon de son nez, disant :
« C'est le remède que vous prescrivez vous-même aux abo-
minables compagnons de vos plaisirs. »
Rassuré sur L'innocuité de la mixture, il avale le liquide
d'un trait.
Mme Vimpany, étonnante d'énergie, force le docteur à
se lover, le pousse dans la pièce à coté et l'inslant d'après,
il était couché. Elle regarde sa montre; l'expérience lui avait
appris combien il fallait de temps à un Contre-stimulant,
pour produire son effet. Ensuite, elle se fait apporter du the.
Tout en le sirotant, elle dressait ses plans et se proposail
72 c'était écrit!
deux choses : se venger de Montjoie et l'obliger à déguerpir
avant d'avoir pu rencontrer Iris. Tout à coup, elle fut tirée
de ses réflexions par la voix rauque de son mari, qui appe-
lait quelqu'un près de lui. Qui sait? Peut-être était-il enfin
en état- de comprendre les questions qu'elle allait lui adresser
et par ses réponses, elle découvrirait enfin la vérité ; mais il
se borne à demander à boire à cor et à cri.
Une ou deux gorgées de soda déblayèrent vite le cerveau
du docteur, après quoi, Mme Vimpany recommence à donner
des coups de sonde dans la conscience de cet incurable
ivrogne.
« Voyons, dit-elle, avez-vous parlé de telle et telle chose?
— Peut-être.
— Le nom de lord Harry a-t-il été prononcé? »
A. cet instant, une lueur d'intelligence jaillit des yeux
énormes de son interlocuteur.
« Oui,... oui, en effet,... nous nous sommes querellés,
disputés, empoignés, à son sujet; je crois me rappeler que
j'ai lancé une bouteille à la tête de M. Montjoie.
— Avez-vous prononcé aussi le nom de miss Henley?
— Naturellement.
— Et qu'en avez-vous dit? demanda Mme Vimpany.
— Est-ce que je sais moi! fit-il en fixant sur sa femme
un regard vide de tout souvenir. Grénom! C'est révoltant à
la fin,... jusqu'à quand va-l-elle me tirbouchonner ainsi
l'esprit!
— Écoulez bien ce que je vais vous dire : il faut, coûte
que coûte, empêcher lord Harry (s'il vient chez nous) de
voir miss Henley avant que je lui aie parlé.
— Pourquoi ça? riposta le docteur.
— Il me faut le temps de lui expliquer que je l'ai trompée ;
je ne puis espérer mon pardon qu'à cette condition.
— Quelle folie! Ah! les femmes! si je fais ce que vous
me demandez, dites-moi ce que j'y gagnerai?
— Le moment est venu d'aller rejoindre celui qui vous
a grisé pour le besoin de sa cause, dit Mme Vimpany.
— Ah ! que le diable m'emporte si je ne lui romps pas
les os! En somme, si j'ai trop bu, Montjoie lui-même était
soûl comme un Templier. Que faire?
C'était écrit! 73
— Tenez-vous à vous venger de ce triste personnage?
— Je crois bien que j'y liens! répondit le docteur.
— Rappelez-vous ma recommandation au sujet de lord
Harry. »
M. Yimpany, après avoir tiré son carnet de sa poche, pria
sa femme d'écrire ses instructions, ce qu'elle fit d'une main
rapide : « Empêchez lord Harry de se trouver en présence
de miss Henley, avant qu'il m'ait été donné de la voir » .
« A présent, dit-elle en se rapprochant du docteur, vous
verrez quelle femme intelligente et habile est la vôtre. »
XVIII
Montjoie regardait à la fenêtre pour la dixième fois, cher-
chant à apercevoir Iris, lorsqu'il la vit enfin arriver du côté
de la maison; de l'air le plus naturel, elle lui présenta Rhoda.
« Voyez un peu la mine de ma camérisle; peut-on croire
qu'elle soit arrivée ici avec des joues pâles et émaciées? A ça
près qu'elle s'égare tous les jours dans les rues de la ville,
nous ne pouvons que nous féliciter d'être ici. Le docteur est
le bon génie de Rhoda, comme sa femme mon bon ange! »
La femme de chambre ayant quitté la pièce, Iris fit savoir
à Hugues à quel point elle était surprise des relations ami-
cales établies entre lui et le docteur par la table, cette entre-
metteuse de bonne amitié.
« Le seul fait de l'avoir invité à dîner avec vous, dit-elle,
le connaissant à peine pour ainsi dire, me surpasse. Vrai,
Hugues, vos politesses, vos sympathies subites ne laissent
pas de m'élonner! Longtemps j'ai cru M. Vimpany indigne
de sa femme, mais, surtout, n'allez pas en conclure que je
ressens de l'ingratitude envers le docteur ; loin de là, car les
soins qu'il a donnés à ma femme de chambre, lui ont acquis
toute ma reconnaissance; seulement, j'avoue ne pas com-
prendre à quoi tiennent vos égards pour lui. »
Iris continua sur ce ton enjoué et persifleur, sans se douter
des questions brûlantes qu'elle remuait.
Montjoie essaya, mais en vain, de rompre les chiens.
74 c'était écrit!
« Non,... non,... poursuivit-elle, avec une obstination mali-
cieuse, le sujet a trop d'intérêt pour y renoncer. Je voudrais
bien savoir sur quoi la conversation a roulé pendant votre
dîner? Dites-moi, d'abord, si votre convive n'a pas bu plus
que de raison? Il me semble l'entendre d'ici vous prier de lui
passer et repasser la bouteille en disant : faites excuses.... »
Hugues très surexcité reprit :
« De grâce, Iris, parlons d'autre chose. J'ai à vous trans-
mettre des nouvelles de chez vous. j>
Ces paroles produisirent sur la gaieté de son interlocu-
trice, l'effet d'une douche d'eau glacée.
« Des nouvelles de mon père ! demanda Iris d'un ton anxieux.
— Vous l'avez dit.
— Doit-il venir ici? ajouta la jeune fille.
— Non pas, mais il m'a écrit, répondit Montjoie.
— Une lettre?
— Non, il m'a répondu par un télégramme. Je crois que
nous avons ville gagnée.
— Quoi,... il a consenti à une réconcilia lion? »
Après avoir passé le télégramme à Iris, Montjoie pour-
suivit :
« Sachez que j'ai demandé à M. Henley, s'il consentirait à
vous recevoir, de répondre simplement par un oui ou par
un non, à ma question. Il eût pu, certes, me communiquer
sa décision d'une manière plus aimable, mais, enfin, elle
vous est favorable. »
Dépliant le télégramme, elle le lut et s'écria :
« Il faut convenir que l'on chercherait en vain de par le
monde, un autre père capable de répondre à sa fille, qui le
prie et le supplie de l'autoriser à l'aller voir, par ces mots :
Oui, mais sous condition.
— Vous n'en êtes pas offensée, au moins? »
Hochant la tête avec amertume, Iris reprit :
« Hélas! je le connais trop bien pour lui en vouloir. Quoi
qu'il arrive, je resterai l'esclave de mes devoirs filiaux. Main-
tenant, je n'ose espérer que vous restiez à Iloney Buzzard
aussi longtemps que moi. Je me rendrai près de mon père
seulement la semaine prochaine. Je vous serais même très
obligée de vouloir bien lui écrire mes intentions.
c'était écrit! 75
— Excusez-moi si j'insiste, reprit Hugues d'un ton impas-
sible, mais je tiens à vous faire remarquer que cet ajourne-
ment n'a pas sa raison d'être ; moins vous tarderez à retourner
près de votre père, plus vous aurez de chance de reconquérir
son affection. Mon projet, sachez-le, était de vous reconduire
par le premier train, aujourd'hui même.
— Vous ne parlez pas sérieusement?
— Si fait. Quel motif pouvez-vous avoir pour vous
éterniser ici?
— Ah! Hugues, combien vous m'étonnez! Que sont
devenus les sentimenis'de justice et de bonté dont je vous ai
toujours vu animé pour autrui? Et ma chère bonne madame
Yimpany donc?
— Que diantre! s'écria son interlocuteur, Mme Vimpany
a-t-elle à voir là dedans? »
D'une voix fâchée et frappant du pied, Iris reprit en
s'échaulïanl :
« Comment, ce qu'elle a à voir là dedans? Après ma
promesse de l'accompagner dans des excursions aux envi-
rons, vous me conseillez de la planter là, comme un vieux
vêtement hors d'usage. Il me paraît, Hugues, dit-elle d'une
bouche frémissante, qu'après les jugements téméraires que
j'ai portés sur elle, une telle conduite de ma part serait
inqualifiable. »
Tout d'abord, Montjoie eut quelque peine à se contraindre,
mais devant une telle explosion de colère, il comprit qu'il
dcvaiL taire encore à Iris le rôle odieux que jouait en ce
moment l'ancienne actrice : insister sur les devoirs filiaux
d'Iris était la seule ressource qui lui restât!
Hugues reprit :
« La vivacité de vos impressions, Iris, peut seule expli-
quer un pareil emportement. Des considérations d'aussi peu
(l'importance que des excursions champêtres en compagnie
d'une personne que vous connaissez à peine, doivent dispa-
raître devant la nécessité de retourner au plus vile près de
votre père; toute autre décision n'aurait pas le sens commun;
mais, chut! voici Mme Vimpany en personne! »
L'instant d'après, elle rentra dans le salon; elle revenait
de l'hôtel, où elle était allée faire la scène que nous savons
76 c'était écrit!
à son mari. La physionomie surexcitée d'Iris n'échappa pas
aux yeux clairvoyants, profonds et lucides, de la survenante.
Dissimulant son anxiété sous ce sourire perpétuel qui, à la
scène, sert de refuge à tant d'importants secrets, elle pro-
nonça quelques mots d'excuses et attribua à des motifs sans
importance l'agitation de miss Henley. D'après les calculs
de Mme Yimpany, il était matériellement impossible que
M. Montjoie eût eu le temps de communiquer à Iris le secret
qu'il venait d'apprendre.
En cet état de choses, Hugues proposa traîtreusement à
cette dame de la faire juge du différend survenu entre Iris
et lui.
« C'est un cas des plus simples, fit-il. Le père de miss
Henley la rappelle près de lui après une brouille qui les
tenait éloignés depuis quelque temps. En pareil cas, des
engagements antérieurs peuvent-ils, suivant vous, s'opposer
à la réalisation de ce projet? Bref, est-il à craindre qu'Iris
plaide en vain près de vous le bénéfice des circonstances
atténuantes, en vous priant d'excuser ce départ précipité? »
Se tournant du côté de miss Henley, elle répondit :
« Croyez, ma chère Iris, que je ferai toujours passer vos
intérêts avant les miens; partez; maintenant, c'est moi qui
vous y engage. »
En prononçant ces paroles, Mme Vimpany versa quelques
larmes, des larmes d'actrice, les plus seyantes de toutes! Ses
poses étudiées et dramatiques lui donnaient l'air d'une statue
du Sacrifice!
« Je me propose même de vous rendre encore quelques
petits services, en vous aidant à faire vos préparatifs de
départ. »
Se rapprochant de miss Henley, Mme Vimpany la remercia
par un chaleureux baiser; elle ajouta :
« Restez persuadée, ina chère enfant, que le souvenir de
votre bonté et de votre affection me rendra dorénavant ma
solitude moins pénible à supporter.
— Mais j'espère que notre séparation n'est que momen-
tanée, reprit Iris, et que nous nous retrouverons à Londres, à
moins que le docteur ne renonce à son projet de quitter Honey
Buzzard.
c'était écrit! 77
— La détermination de mon mari est irrévocable, il veut
tonler la chance à Londres, comme on dit; vous me donnerez
voire adresse, n'est-ce pas? »
Iris accéda à son désir immédiatement.
En réalité, aux yeux de Montjoie, le véritable danger, pour
miss Henley, était l'éventualité de rencontrer lord Harry
sous le toit du docteur, si elle s'obstinait à y prolonger son
séjour. Aussi résolut-il de jeter séance tenante à la face
même de Mme Vimpany, l'accusation de n'être que l'espionne
stipendiée d'un grand seigneur dévoyé. Sur ce, il la somme
de montrer la lettre recommandée et le diamant qu'elle a
reçu en présent.
Pendant que la délicatesse de Hugues hésitait encore à
infliger un tel affront à une femme, la conversation entre
Mme Vimpany et Iris avait pris fin. L'ancienne actrice s'alla
mettre à la fenêtre, tenant ostensiblement un mouchoir à la
main. Était-ce un signal convenu?
De son côté, miss Henley, touchée aux larmes de la longa-
nimité dont Hugues avait fait preuve à son égard, s'avance
vers lui, disant d'une voix émue et empreinte d'inquiétude :
« Je vous fais mes excuses; vous ne m'en voulez pas,
j'espère, de la vivacité avec laquelle je vous ai parlé tout à
l'heure? vous avez toujours été pour moi d'une bonté extrême;
puis-je encore faire fonds sur votre indulgence et croire que
vos dispositions à mon égard resteront les mêmes que par
le passé? »
En ce disant, Iris tend la main à Montjoie, et il la porte à
ses lèvres. Au même moment, la porte du salon s'ouvre
brusquement. De tous les hommes habitant le globe terrestre,
celui dont Iris redoutait le plus la présence, se trouvait là
en face d'elle. La victime du château -margaux avait obéi
scrupuleusement à l'ordre de faire le guet dans la rue, jus-
qu'au signal du mouchoir à la fenêtre. Bien et dûment seriné,
chapitré et endoctriné par son habile moitié, on pouvait
supposer, sans lui faire tort, qu'il avait le désir de retourner
dîner à l'hôtel avec Hugues Montjoie.
78 c'était écrit!
XIX
La démarche assurée et ferme du docteur ne trahissait
point l'état déplorable des trop copieuses libations auxquelles
il venait de se livrer. En entrant dans le salon, à la vue de
M. Montjoie, il se rengorge et relève fièrement la tête; pour
être juste, il paraissait complètement maître de lui-même;
avait-il donc déjà recouvré ses esprits?
Sa femme, souriant de son éternel sourire, s'approche de
lui et d'un air aussi satisfait qu'étonné, dit :
« Quelle surprise agréable de vous voir rentrer d'aussi
bonne heure! Avez-vous donc moins de malades que de
coutume?
— Non pas ; ce qui m'amène c'est l'obligation de remplir
un devoir impérieux et pénible. »
Le ton sentencieux du docteur fit comprendre à Iris
qu'elle ne le connaissait qu'imparfaitement. Mme Vimpany,
cette protectrice des voyageuses en détresse, resta coite en
attendant que son mari trouvât bon de s'expliquer.
Il fit une pause et dit :
« S'il est un poison qui attaque la vie à sa source même,
c'est l'alcool ; s'il est un vice qui dégrade l'homme , c'est
l'alcoolisme. Monsieur Montjoie, avez-vous conscience que
c'est à vous que je m'adresse?
— Parfaitement; mais sans trop comprendre l'allusion »,
répondit son interlocuteur.
Après la scène qui s'était passée à l'hôtel, comment garder
son sérieux en écoutant M. Vimpany s'emporter contre le
vice de l'intempérance! Hugues sourit. La majesté morale
du docteur s'en offensant, il reprit :
« Ma parole d'honneur, c'est un peu fort! vous devriez
au moins m'écouter sans rire.
— C'est facile à dire », riposta Hugues, qui commençait à
soupçonner le mari et la femme d'être de connivence dans
cette comédie.
Le docteur exaspéré s'écria :
c Permettez-moi, monsieur, de vous demander ce que
i'ET^iT ÉCRIT ï 79
vous avez fait de votre conscience? ce silencieux agent est-il
mort en vous? après m'avoir offert un abominable repas,
vous avez le front de me demander une explication ! Ah ! s'il
en est ainsi,... vous allez voir! »
Sur ce, il se dirige à grands pas vers la porte, l'ouvre toute
grande et salue Monljoie d'un air narquois.
Cette insolence n'échappe pas à Iris; son visage s'em-
pourpre; ses yeux s'enflamment.
« Quelle explication donnez-vous Ji la conduite de votre
mari? demanda-t-elle à Mme Vimpany.
— Moi, mais je n'y comprends absolument rien. »
Prenant alors Iris par la main, elle ajouta :
« Si nous nous relirions dans ma chambre?
— Non, à moins que M. Montjoie ne me le conseille.
— Ah! certes non, s'écria Hugues, je vous prie au con-
traire de rester ici; votre présence m'aidera à garder mon
sang- froid. »
D'un bond, il se rapproche du docteur, resté inerte comme
un terme, lui demande pour quelle raison il a ouvert la porte?
Le docteur, qui était un coquin, mais non un poltron,
dit :
« Je sais ce que je fais; c'est l'indulgence qui m'a fait
agir.
— Quoi! de l'indulgence envers moi, Hugues Montjoie?
— Allons, je vois que vous m'avez compris; c'est déjà
une satisfaction de se faire comprendre. Vrai, mon intention
est de n'offenser personne, mais, diantre! je ne puis continuer
à voir un homme qui...; vrai, les circonstances sont acca-
blantes contre vous,... vous vous êtes conduit à mon égard
d'une façon infâme !
— Voyons, précisez! demande Hugues d'une voix brève.
— Sous prétexte de donner le plus exécrable ^»ner qui se
soit jamais fait... », répondit le docteur.
Mme Vimpany lui ayant enjoint par signe a* se taire, il
continua comme si de rien n'était.
« Assez,... assez! lui cria-t-elle d'un ton péremptoire.
— Eh bien! alors, empêchez-le de me regarder comme
s'il me croyait ivre », riposta le docteur furieux; s'adressant
directement à Iris, il ajouta :
80 c'était écrit!
« Voilà l'homme qui a essayé de me griser, miss Henley,
mais grâce à mes habitudes de sobriété, c'est lui-même qui
a été pris dans ses propres filets et s'est mis dedans....
Ah!... ah! ah! ami Montjoie, avez-vous compris? Voilà la
porte, monsieur! »
Estimant que celte insulte dépassait toutes les bornes,
Mme Vimpany se dit que si une tentative quelconque n'était
faite sur-le-champ pour atténuer cette offense, Iris serait
capable — son visage enflammé parlait pour elle — de
quitter la maison avec M. Montjoie. Saisissant avec force le
bras du docteur, elle s'écria :
« Brute que vous êtes,... vous venez de tout compro-
mettre.... Ah! çà, voyons, faites directement des excuses à
M. Montjoie.
— Ah! par exemple, non! » fit- il.
L'expérience avait appris à Mme Vimpany comment faire
céder son seigneur et maître. Elle murmura :
« Et mon épingle en diamant l'avez-vous oubliée? »
A ces mots, le docteur jette à sa femme un regard effaré;
il appréhendait qu'elle n'eût perdu l'épingle.
« Dites-moi, qu'est devenue cette épingle? demanda
M. Vimpany.
— Je l'ai envoyée estimer à Londres. Faites vos excuses à
M. Montjoie, car autrement votre silence vous coûtera cher.
Je mettrai l'argent à la banque et vous n'en loucheriez rien
de rien. »
Entre temps, les craintes de Mme Vimpany au sujet d'Iris
se réalisèrent; l'insulte faite à Hugues Montjoie l'avait mise
hors des gonds ; elle était dans un état d'exaspération telle
qu'elle ne pouvait articuler un mot. Sans se départir de son
calme imperturbable, Hugues ajouta :
« N'ayez crainte, Iris ; je ne m'abaisserai pas à me que-
reller avec le docteur. Mon seul but en venant ici, est de
savoir quels sont, vos projets : allez-vous encore me répondre
que c'est uniquement à Mme Vimpany que vous pensez?
— Moi! ô mon ami, je pense uniquement à vous, à vous
seul;... sans moi, vous n'auriez jamais mis le pied dans cette
galère;... je suis, croyez-le, plus sensible que vous à l'in-
sulte qui vous a été faite;... mon seul désir, c'est de
C'ETAIT ÉCRIT! 81
retourner immédiatement à Londres;... je vais prévenir
Rhoda de tout préparer en vue de notre prochain départ....
Vous m'enverrez chercher de l'hôtel et je serai prête à partir
par le premier train. »
A cet instant, Mme Vimpany tire son mari par la manche
et l'entraîne de force vers Montjoie. Alors, d'un ton penaud,
le docteur balbutie ces mots :
« Je regrette de vous avoir offensé, monsieur, et je vous
prie d'agréer mes excuses. »
Or, la bassesse flagrante de M. Vimpany paraissait plus
révoltante encore que son insolence.
« Gela suffit », répondit Montjoie, sèchement.
Il s'incline ensuite devant Mme Vimpany ; très fière d'avoir
donné la preuve de l'ascendant quelle exerçait sur le doc-
teur, elle fait un salut automatique.
Au moment où Montjoie va quitter la pièce, le docteur lui
ouvre poliment la porte. Toujours préoccupé de l'épingle en
brillants, il comptait sur son acte de soumission pour amener
Arabella à composition.
Que de fois il arrive à une femme (même fort intelli-
gente) de se tromper, lorsqu'elle a l'esprit monté ou les nerfs
surexcités!
En s'adressant à celle qu'elle avait si habilement trompée
dès leur première rencontre, la voix de Mme Vimpany tra-
hissait un véritable embarras; d'un air triste, elle reprit :
« Il m'est impossible de vous dire combien je suis peinée
de votre prochain départ, je m'étais fait une si douce habi-
tude de vous voir, ma bien chère Iris î
— La conduite de M. Vimpany m'a décidée à vous quitter,
quoi qu'il m'en puisse coûter, répondit Iris.
— De grâce, épargnez-moi l'humiliation d'entendre parler
de mon mari; c'est si pénible pour moil
— Je ne vous rends pas responsable de la conduite du
docteur et je me souviendrai toujours, au contraire, que vous
l'avez obligé à faire des excuses à M. Montjoie. Ah! combien
de femmes mariées à un tel individu se seraient laissé
influencer par son mauvais exemple! »
Mme Vimpany se borna à formuler la réponse que la plus
slupide des femmes eût pu exprimer : merci!
6
82 c'était écrit!
Sur ce mot, prononcé d'un ton emphatique, les deux
amies restèrent muettes. A la faveur de ce silence, l'on put
entendre le bruit de roues dans la rue. L'instant d'après,
une voiture s'arrêtait à la porte môme du docteur.
XX
Monljoie venait-il donc chercher Iris avant que ses prépa-
ratifs de départ fussent achevés? Les deux femmes, tout en
se précipitant à la fenêtre, arrivèrent pourtant trop tard pour
voir le visiteur, car déjà il frappait à la porte, caché par la
véranda. L'instant d'après, l'on entendit une voix d'homme
dans le hall demander miss Henley ; ce timbre clair, sonore,
modulé, trahissait un accent irlandais prononcé; quiconque
l'avait entendu une fois, ne s'y pouvait méprendre. Le sur-
venant était lord Harry en personne!
En cette conjoncture embarrassante, Mme Vimpany, con-
servant toute sa présence d'esprit, se dirige vivement vers
la porte pour empêcher le visiteur d'entrer au salon; mais
Iris, l'ayant entendu demander miss Henley, comprit l'ini-
quité dont la femme du docteur s'était rendue coupable ;
comme elle était plus jeune, plus vive, plus alerte, elle lui
barra le passage et mettant avec promptitude la main sur la
clef de la porte, elle s'écria :
c Attendez une minute, de grâce ! »
Or, devant cette injonction, Mme Vimpany hésite ; inca-
pable pour la première fois de sa vie de formuler sa pensée,
elle se borne à faire à Iris signe de se retirer, mais celle-ci
s'y refuse, lui adressant à brûle-pourpoint cette terrible ques-
tion :
a Gomment lord Harry sait-il que je suis ici? »
Tout en entendant distinctement le bruit de pas d'homme
sur l'escalier, cette méprisable créature voulait à tout prix
s'épargner la honte d'être convaincue d'une perfidie aussi
criante à l'égard d'Iris. Du reste, le sens moral était telle-
ment oblitéré chez Mme Vimpany, qu'il n'y avait point de
déclaration mensongère devant laquelle elle reculât, pour
c'était ÉCRIT! 83
empêcher miss Henley de découvrir la vérité. Or, prise pour
ainsi dire la main dans le sac, la trompeuse ne se déconcerta
pas et, avec une scandaleuse effronterie, elle résolut de per-
sévérer dans sa comédie d'artifice et d'hypocrisie.
« Hé! ma chère, fit-elle, qu'est-ce qui vous prend? Pour-
quoi m'empècher de me retirer dans mon appartement? »
Dévisageant son interlocutrice, Iris s'écria d'un air étonné
et de profond mépris :
« Auriez-vous, par impossible, l'impudence de prétendre
que je n'ai pas découvert vos menées secrètes? »
Toujours est-il, que Mme Vimpany puisait dans sa situa-
tion désespérée, un nouvel élément de courage. Devant l'in-
crédulité pleine de mépris d'Iris, elle jouait son rôle comme
jadis elle l'avait joué sur la scène, en dépit des sifflets d'un
public hostile.
« Miss Henley, fit-elle, d'un air de suprême dédain, vous
vous oubliez!
— A l'expression de votre physionomie, pensez-vous que
je n'aie pas deviné que vous avez entendu cet homme comme
je viens de l'entendre. Veuillez répondre à ma question.
— Moi? mais je n'ai rien entendu, riposta avec aplomb la
femme du docteur.
— Ah ! traîtresse ! s'écria Iris.
— N'oubliez pas, miss Henley, que vous parlez à une
vraie dame!
— Je parle à l'espionne de lord Harry, et je prends pour
fausse monnaie toutes vos paroles. »
Les voix glapissantes de ces deux femmes s'élevaient à un
diapason assourdissant, en sorte qu'il était impossible de
percevoir le roulement de la voiture qui s'éloignait. Personne
ne parut à la porte du salon. Connaissant très bien la nature
emportée de lord Harry, Mme Vimpany voulait temporiser
coûte que coûte!
Sans doute, une autre personne avait dû reconnaître la
voix de lord Harry; c'était évidemment le docteur. S'était-il
rappelé le service qu'elle lui avait demandé, et pouvait-on
faire fonds sur sa discrétion?
Comme elle se posait ces différentes questions, le désir de
«avoir la vérité l'emporta sur toute autre considération.
84 c'était écrit!
Pour la seconde fois, Mme Vimpany chercha à quitter
le salon avant Iris ; mais, cette fois, la plus jeune des deux
réussit à avoir barre sur la plus âgée.
XXI
La femme du docteur suivit miss Henley jusque sur le
palier de l'escalier; arrivée là, elle s'arrête soudain; il lui
suffira d'être quelques instants aux écoutes, pour savoir si
lord Harry est oui ou non dans la maison.
De son côté, miss Henley va jusque dans la salle à manger;
n'y voyant personne, elle se rend dans le cabinet du docteur,
pièce située au rez-de-chaussée. Elle frappe, entre et trouve
M. Vimpany en train d'ingurgiter un grog et de fumer, alter-
nativement.
Alors, Iris, d'une voix mal assurée, prononce ces mots :
« Où est lord Harry, le savez-vous, docteur?
— En Irlande, je suppose », répond-il avec calme.
Miss Henley n'a garde de se répandre en questions inu-
tiles et s'éloigne .
Où le sauvage lord pouvait-il être en ce moment?
Iris plongée dans ses réflexions cherche la solution du
mystère qui l'intrigue si fort. Dès qu'elle aperçoit Rhoda,
elle la presse d'aller terminer les malles et ajoute qu'elle y
mettra la main elle-même pour accélérer les choses.
En réalité, l'aplomb avec lequel Mme Vimpany nie jus-
qu'à l'évidence, indispose Iris contre elle. Incapable, pour
l'instant, de raisonner avec calme, elle ne peut calculer les
conséquences que produirait une rencontre entre lord Harry
et elle, après leurs récents adieux en Irlande. Elle n'entend
pas que Mme Vimpany soit la première à s'entretenir avec
le mystérieux personnage et à l'englober dans son audacieux
déni. Au cas où, en quittant la maison, il aurait cédé à de
perfides insinuations, se voyant berné, il ne tarderait pas à
y revenir, pensait-elle.
La vérité nous fait un devoir de déclarer que la conduite
du docteur avait été en tout point digne de la confiance de
c'était écrit! 85
sa femme; néanmoins, le souvenir du diamant envoyé à
Londres chez un expert, continuait à l'obséder. A l'idée de
l'argent, ce vil métal, il devenait le mari le plus soumis de
toute l'Angleterre. Au moment où la voiture de lord Harry
s'arrêtait devant la porte, le docteur s'emparait d'un flacon
de vieux cognac serré dans une cave à liqueurs. Regardant
i ar la fenêtre, il reconnaît le visiteur; aussitôt, il se met à
feuilleter son memorandum-book, mais déjà la servante a
ouvert la porte, et il s'avance pour lui barrer le passage.
En réalité, sa mémoire est, pour l'instant, encore plus
lente que d'habitude à le servir.
Bref, tout ce qu'il se rappelle, c'est qu'on lui a recom-
mandé d'empêcher qu'une rencontre fortuite pût réunir lord
Harry et miss Iris. Le docteur donne alors l'ordre de faire
passer le visiteur dans son cabinet de consultation. Là, ins-
tallé dans son fauteuil professionnel, il reçoit le survenant.
Le fougueux Irlandais demande immédiatement miss
Henley.
« Partie! répondit M. Vimpany.
— Partie, pour aller où? interrogea le sauvage lord.
— A Londres.
— Toute seule?
— Non, avec Hugues Montjoie. »
Saisissant le docteur par les épaules, lord Harry lui dit en
le secouant de toute sa force :
« Vous n'entendez pas dire que Montjoie doit l'épouser,
hein? »
Le secouant à son tour avec violence, le docteur riposta :
« J'ignore s'il est marié ou non, mais je m'en moque!
— Que le diable vous emporte, avec votre obstination!
repartit lord Harry. Ah ! çà, dites-moi, quand ont-ils décampé?
— Que le diable vous emporte, vous-même, répéta-t-il,
vous et vos questions;... ils sont partis depuis longtemps
déjà.
— Puis-je les rejoindre à la station?
— Oui, certes, si l'on vous y conduit prestement. »
Voilà comme quoi et comment le docteur se conforma aux
recommandations de sa femme, sans se rappeler, toutefois,
les conditions qu'elle lui avait faites. En se rendant à la gare
86 c'était écrit!
lord Harry passa devant l'hôtellerie et, à la faveur de la porte
enlre-bâillée, il aperçut Montjoiequi payait sa note; instanta-
nément, il fait arrêter la voiture. Alors ces deux hommes,
bien qu'ils ne fussent rien moins que camarades, échan-
gèrent un salut cérémonieux.
« On m'a dit que je vous trouverais à la station, avec
miss Henley, dit lord Harry.
— Qui vous a donné ce renseignement?
— Le docteur Vimpany.
— Il doit pourtant savoir que le train n'arrivera pas à la
station avant une heure, repartit Montjoie.
— Ce gredin m'aurait-il trompé? un mot encore; miss
Henley est-elle à l'hôtel? demanda lord Harry.
— Non, elle n'y est pas.
— Comptez-vous l'emmener avec vous à Londres?
— Miss Henley seule le sait.
— Enfin où est-elle, monsieur?
— Tout a un terme en ce monde, monsieur, même ma
patience à vous répondre. »
L'Anglais et l'Irlandais se dévisagèrent gravement : celui-ci,
le teint empourpré et l'œil en feu; celui-là, l'air froid et
impénétrable. Ils se fussent, à coup sûr, pris de querelle, si
la perspicacité native du sauvage lord ne lui était venue en
aide. On se souvient que lorsqu'il avait demandé à voir miss
Henley, le docteur, toujours inventif, s'était débarrassé de
lui à l'aide d'un mensonge. Que fallait-il en augurer? qu'il
voulait à tout prix l'empêcher de voir Iris.
Sur ce, le sauvage lord quitte Montjoie, se rend chez le
docteur et donne l'ordre au cocher de faire stationner la
voiture "sur la roule, puis met pied à terre. Il veut pénétrer
dans la place à la muette; en effet, M. Vimpany n'a entendu
ni le bruit de la voiture, ni celui du heurtoir. Or, au moment
où il jette un coup d'œil dans le hall, il voit miss Henley qui
ouvre doucement la porte.
Surpris de se trouver en présence d'Iris, lord Harry en
oublie les considérations qui auraient dû se présenter à son
esprit à ce moment critique. S'avançant vers elle, avec entrain
et bonne humeur, il lui tend les deux mains chaleureuse-
ment; aussitôt, elle lui fait signe de se reculer et elle lui
c'était écrit! 87
adresse la parole avec une inflexion de voix intentionnelle-
ment plus basse. Après avoir désigné du doigt la porte du
docteur, elle s'exprima en ces termes :
« La seule et unique raison qui me décide à vous voir,
c'est de me garer à l'avenir de toute autre déconvenue; j'ai
eu connaissance de votre déplorable conduite et de vos folies
sans nombre. Partez, dit-elle d'une voix brève, parlez;
allez prendre conseil de voire espionne! »
Le sauvage lord ne proféra pas un mot d'excuse.
Du palier de l'escalier, Mme Vimpany, immobile, distin-
guait la voix de miss Henley, mais non les paroles qu'elle
prononçait ; il lui semblait, d'ailleurs, qu'elle ne recevaitaucune
réponse. Soupçonnant vaguement une trahison domestique,
elle se met en demeure de quitter son poste d'observation et
de descendre plusieurs marches en se penchant sur la rampe
pour mieux voir. Arrivée au tournant qui dominait l'inté-
rieur du hall, la vue de miss Henley et de lord Harry pro-
duit sur elle l'effet d'un foudroiement.
Par contre, l'arrivée de Mme Vimpany semblait causer un
véritable soulagement au sauvage lord. Il gravit plusieurs
marches pour la saluer, mais cette fois encore, il ne ren-
contra qu'un accueil farouche et un regard froid comme
l'acier.
Quel contraste offraient ces deux personnes! D'un côté,
une femme émaciée et pâle rongée de soucis; de l'autre
côté, un beau jeune homme dans toute la force de l'âge et
de l'intelligence, à la belle prestance, aux grands yeux à la
prunelle bleue, au sourire séduisant, aux grâces naturelles,
bref, ayant tous les dons propices aux bonnes fortunes;
cet explorateur fanatique des voies scabreuses, cet être extra-
vagant, en rébellion ouverte contre toutes les lois, appelé par
les membres respectables de la société, le bandit irlandais,
ne laissait pas, néanmoins, d'attirer aussi bien l'attention des
hommes que des femmes. Son visage au type aristocratique,
contrairement à l'usage, ne portait ni favoris, ni moustaches;
aussi se demandait-on si lord Harry était un acteur ou un
prêtre catholique? ou si, enfin, sa vie aventureuse ne rendait
pas ce déguisement nécessaire en plus d'une partie du
monde? Parfois même, on lui faisait celte question à brûle-
86 c'était écrit!
pourpoint. L'Irlandais, comme on sait, est souvent porté à
des flambées de colère dans ses moments de surexcitation,
mais, par contre, quand il est au calme, on remarque chez
lui une grande aménité de caractère.
Loin d'être désarçonné par le coup d'œil furibond de
Mme Vimpany, il dit d'un ton humble et embarrassé :
« Si j'ai eu le malheur de vous offenser, madame, je vous
en demande sincèrement pardon. Dites-moi, Arabella, pour-
quoi me gardez- vous rancune; pourquoi refuser la main à
un vieil ami?
— J'ai été discrète et j'ai rempli de mon mieux votre
odieuse besogne, riposta Mme .Vimpany. En résumé, quelle est
ma récompense? Vous pourrez apprendre de miss Henley
comment votre sottise irlandaise m'a fait perdre son estime.
Moi? vous serrer la main, y pensez-vous! lit-elle en haus-
sant les épaules. Quelle plaisanterie! »
Elle n'eut garde de lever les yeux sur son interlocuteur;
ses regards restaient attachés sur Iris. Du moment qu'elle
avait surpris ensemble le sauvage lord et miss Henley, elle
n'ignorait pas que tout était fini pour elle. Nier la vérité lors-
qu'on est en face de preuves irrécusables, est chose inutile.
Le passé était irréparable, il ne restait à Mme Vimpany qu'à
se soumettre. Donc, s'adressant à miss Henley, elle reprit :
« Si le chagrin et la honte d'une femme vous inspirent
quelque pitié, permettez-moi de solliciter de vous un moment
d'entretien particulier. »
L'expression triste et malheureuse répandue sur la phy-
sionomie de Mme Vimpany, ne laissa pas de toucher miss
Henley; elles commençaient à gravir toutes deux l'escalier,
lorsque, se retournant, la femme du docteur dit au sauvage
lord qui les suit :
« Voulez-vous donc que je vous ferme la porte au nez? »
Sans cesser de rester en parfaite possession de soi-même,
lord Harry reprit :
« Permettez-moi, seulement, de m'asseoir là, sur une
marche; je veux attendre l'issue de votre entretien avec
miss Henley, après quoi vous aurez la bonté de m'appeler.
En tout cas, ne soyez pas surprise, si vous entendez la chute
d'un corps ; car si le gredin, que vous avez le malheur d'avoir
c'était écrit! 89
pour mari, osait se montrer, je me ferais un devoir de le
jeter du haut en bas de l'escalier. »
Sur ce, Mme Vimpany ferme la porte. Elle s'adresse alors
à Iris, du ton respectueux que l'on prend en parlant à quel-
qu'un dont la situation est supérieure à la vôtre.
« Je tiens à vous rappeler, miss Henley, que c'est évidem-
ment la dernière occasion que nous aurons de nous revoir
jamais. La première fois que je vous ai vue — permettez-moi
de vous dire enfin la vérité, — oui, j'ai ressenti un malin
plaisir à vous tromper. Mais à quoi bon vous cacher désor-
mais que ma vie n'est qu'une comédie jouée dans un détes-
table milieu? Il en est résulté que j'ai empilé mensonges
sur mensonges, inventions sur inventions, trahisons sur tra-
hisons ! J'aurais nié la lumière du jour, plutôt que de m'avilir
à vos yeux. Hélas, maintenant je sens que tout est fini,... je
ne cherche pas même à me disculper,., je ne vous demande
qu'une chose au monde, c'est de m'oublier! »
La physionomie, empreinte d'un sombre désespoir, disait
aussi clairement que des paroles l'eussent pu faire : « Je ne
suis pas digne d'une réponse ». La généreuse Iris poursuivit :
« Vous regrettez sincèrement, je le sens, ce que vous avez
fait. Je ne^ pourrai ni oublier votre repentir, ni vous oublier
vous-même. »
Et ce disant, elle lui tend la main, mais le passé pesait
trop lourdement sur la conscience de Mme Yimpany, pour
lui permettre de répondre à cette invite. Une espionne n'est
pas nécessairement dépouvue de cœur; les yeux de la malheu-
reuse femme étaient remplis de larmes, en jetant à Iris un
regard attendri et confus.
XXII
A peu de temps de là, la porte du salon s'ouvre de nou-
veau ; avant d'en franchir le seuil, le sauvage lord, immobile,
demande s'il doit entrer. A cette question, Iris répond d'un
ton glacial :
« Je ne suis pas ici chez moi,... je vous laisse juge de la
question. »
90 c'était écrit!
Il traverse la pièce et, arrivé près de son interlocutrice, il
reste un moment sans mot dire; mais, en somme, la phy-
sionomie delà jeune fille n'indique pas qu'il y ait détente
dans son ressentiment contre lui. Enfin, d'une voix pileuse
et humble, il reprend :
« Je me demande s'il vous serait agréable de me voir
m'éloigner? »
Gomme il n'est pas une femme au cœur assez dur pour
prononcer un arrêt aussi cruel, Iris lui fit signe de venir
prendre un siège près d'elle.
Pénétré de reconnaissance, il cherche à se faire pardonner
sa conduite, en disant :
« Il est une chose que je veux absolument établir, c'est
que je ne vous ai pas trompée tout d'abord ; tant que vous
avez eu l'œil sur moi, Iris, je suis resté fidèle aux lois de
l'honneur.... »
Ce singulier système de défense réduisit son interlocutrice
au silence. Est-il un autre homme, sous la calotte des cieux,
à implorer son pardon en pareils termes? Sur un signe, de
tête affirmalif de son interlocutrice, lord Harry s'exprime en
ces termes :
« Nous allons donc nous dire adieu sur le sol ^e la verle
Erin! Vous m'accorderez bien, n'est-il pas vrai, que je n'ai
pas cherché à vous faire revenir sur votre décision, alors que
vous avez dit que vous ne sauriez jamais être la femme
d'un homme ayant mené une vie aussi orageuse que la
mienne? rappelez-vous en outre, ma chère Iris, que je me
suis soumis à vous voir retourner en Angleterre, sans pro-
férer une plainte. C'était chose facile, tant que j'entendais
votre voix, tant que je considérais votre gracieuse personne
et que j'implorais un dernier baiser — baiser que vous avez eu
la bonté de me donner. Il est des hommes respectables qui
parlent de la chute d'Adam à tout propos. Sans vouloir me
lancer dans ce verbiage embrouillé, je me borne à dire que
le serpent tentateur qui tenta Eve, s'était enroulé autour
d'un arbre; moi, je l'ai trouvé blotti dans mon fauteuil,
faisant des combinaisons pour m'emprunter de l'argent.
Autrement dit, Mme Vimpany doit vous avoir donné une
triste opinion de votre serviteur? »
c'était écrit! 91
Iris, qui n'aimait à faire parade, ni de sa charité, ni de
son indulgence, répondit :
« En résumé, je ne partage pas l'opinion que vous avez
de Mme Vimpany. »
Pour la première fois depuis son entrée dans la pièce, la
physionomie de lord Harry s'épanouit.
« Pardieu! s'écria-t-il, j'aurais dû m'en douter! quand on
possède un caractère bien équilibré comme le vôtre, on sait
atténuer les rigueurs de la justice, par les douceurs de
l'indulgence. Il faut bien en arriver à vous dire que la
susdite Mme Vimpany n'a pas toujours eu des jours filés
d'or et de soie. Mettez-vous à sa place un instant, et jugez
vous-même : par exemple, figurez-vous qu'étant en Irlande,
force vous soit de rentrer en Angleterre, sans avoir de quoi
payer la traversée? figurez- vous qu'étant mariée, votre
seigneur et maître vous force à quitter le toit conjugal, afin
de tirer à son profit tout le parti possible de vos talents
dramatiques? figurez-vous enfin, que vous êtes dans l'obli-
gation d'aller trouver l'un de vos anciens directeurs de
théâtre, à la fortune duquel vous avez puissamment contri-
bué jadis, et qu'au lieu de vous réengager, il vous objecte
que la perte de votre beauté le met dans l'impossibilité de
vous enrôler dans sa troupe? Voici les faits dans toute leur
brutalité : d'une part, ma vieille amie Arabella, empressée
à me servir, et, d'autre part, un pauvre garçon prêt à mourir
de douleur s'il perdait jamais la trace de vos pas! Hein,
quelle situation! comme on dit au théâtre. Ah ! que ne
puis-je recourir en plaidant ma cause aux arguments sans
réplique dont je me sers pour défendre Mme Vimpany ; pla-
çons en première ligne le goût inné de la plupart des fem-
mes pour la tromperie, l'astuce et l'hypocrisie! »
Aussitôt, Iris protesta contre un code de morale qui
octroyait si généreusement aux femmes des compromissions
ténébreuses; lord Harry, avec toute la souplesse du dilettan-
tisme irlandais, se rallia immédiatement à l'opinion de miss
Henley et se tint pour battu.
c A Dieu ne plaise, dit-il, que je sollicite votre indulgence
au sujet de ma conduite; au contraire, je vous demande de
laisser retomber sur moi, toute la responsabilité de ce hon-
92 c'était écrit!
teux stratagème. Tout le premier, je reconnais que l'espion-
nage est un procédé inqualifiable, surtout pour un gentle-
man, mais, hélas! depuis le jour où j'ai quitté le toit paternel,
je n'ai plus aucun droit à ce titre !
« En me commettant avec des gens de sac et de corde,
j'ai contracté jusqu'à leur déplorable manière de s'exprimer.
Aujourd'hui, ma bien-aimée, je suis de nouveau à la veille
de faire un nouveau voyage sur mer et je vous demande
sans phrases, si vous m'accorderez votre pardon avant mon
départ, ou seulement à mon retour, en admettant que je
revienne jamais? »
Sur ce, il se jette aux genoux d'Iris et couvre de baisers
passionnés les deux mains de la jeune fille; puis, il s'écrie
avec emportement :
« N'importe où que j'aille, n'importe où que sois, que je
vive ou que je meure, ce me sera une consolation infinie de
me rappeler que j'ai imploré votre pardon et que vous me
l'avez peut-être accordé ! »
A peine avait-il achevé de prononcer ces mots, qu'Iris
prit la parole en ces termes :
« Oui,... je vous pardonne. »
Voilà comment l'acte d'humilité et les accents passionnés
du sauvage lord triomphèrent de la résolution d'Iris. Tou-
tefois, elle comprit qu'il importait de ne pas encourager
ouvertement ses espérances. Le point essentiel pour y par-
venir, était d'éviter qu'il n'interprétât son silence comme un
encouragement, si bien qu'elle lui adressa tout de suite, en
guise de correctif, une. question banale au sujet de son
départ :
« Dites-moi, où comptez-vous aller en quittant l'Angle-
terre?
— Oh! c'est tout simple! là où l'on peut gagner de
l'argent. Chercher des diamants, par exemple, ou bien
exploiter une mine d'or. »
Iris avait trop de perspicacité féminine pour ne pas
s'étonner de cette réponse évasive et bizarre.
« Permettez-moi de vous faire observer, dit-elle, que vos
plans sont un peu bien vagues. Présumez-vous, du moins,
l'époque probable de votre retour? »
c'était écrit! 93
A cet instant, il s'était emparé de l'une des mains d'Iris,
et, tout en causant, il considérait une opale sur le chalon de
l'une de ses bagues.
« Que vois-je, dit-il, un pierre de mauvais augure! »
Sans crainte de renouveler sa question, Iris reprit :
« Tout à l'heure, je vous ai demandé l'époque probable
de votre retour?
— Pour vous répondre, ma bien chère Iris, il faudrait
être sûr de revenir! » répliqua lord Harry en riant aux
éclats, mais pourtant d'un rire moins franc que d'habitude ;
il reprit :
« Parfois, la mer nous engloutit; parfois, nous servons
de cible aux flèches empoisonnées des sauvages; ma foi, j'ai
eu tant de chance jusqu'ici, que je commence à craindre de
l'avoir épuisée. »
Puis, cherchant à rompre les chiens, il reprit :
« Au cas où vous auriez, un jour ou l'autre, le désir de faire
un aulre voyage en Irlande, je m'estimerais trop heureux
de mettre (en mon absence, bien entendu) mon cottage à
votre disposition ; je me souviens qu'il vous plaisait naguère ;
tout est resté en parfait état.
— Qui en prend soin? » demanda Iris.
A celte question lord Harry hésite, fait un effort et
répond :
« L'ancienne femme de charge.... »
Alors la voix lui manqua,... impossible à lui d'articuler
le nom de la ferme d'Arthur.
Ne doutant pas que ce ne fût de Mme Lewson qu'il s'agis-
sait et se souvenant que les termes dont elle s'était servie,
en parlant du sauvage lord, témoignaient de fortes préven-
tions contre lui, Iris poursuivit :
« N'avez-vous pas rencontré certaines difficultés pour lui
faire accepter d'être gardienne chez vous?
— Parbleu, je crois bien! Là, comme ailleurs, j'ai été
doservi par ma mauvaise réputation;. Mme Lewson elle-
même m'a bel et bien marchande sou eslime; elle m'a jeté
à la tète que je n'étais qu'un gredin; sur quoi je lui ai
repondu que le devoir des bons était de réformer les
méchants! Bref, je lui ai dit qu'étant à la veille d'entre-
94 c'était écrit!
prendre un long voyage, je la laissais souveraine maîtresse et
gardienne de ma maison. Toujours est-il que Mme Lewson
s'est rendue à mes raisons. Le meilleur moyen pour ama-
douer les femmes âgées, c'est de leur témoigner un grand
respect. Il est une raison, paraît-il, qui l'attire dans le voisi-
nage de ma demeure; incurieux comme je le suis des
affaires des autres, je ne lui ai demandé aucune explication.
— Sans réfléchir beaucoup, reprit Iris, il vous serait aisé
de trouver le mot de l'énigme : le souvenir d'Arthur est
gravé dans le cœur de la fidèle Mme Lewson. Or, sa tombe,
comme vous savez, est située près de votre habitation.
— Pour l'amour de Dieu! ne me parlez pas d'Arthur »,
s'écria lord Harry avec animation.
Puis, la considérant avec étonnement, il reprit d'une
voix plus douce :
« Ah! vous qui l'avez aimé, comment pouvez-vous en
parler avec calme ! Lui, le meilleur, le plus noble, le plus
doux des hommes! Lui, lâchement assassiné, alors que son
agresseur jouit encore de la vie et de la liberté! 6 justice, tu
n'es qu'un mot! Croyez -vous que sa mort ne soit pas vengée?
que le coupable ne soit pas puni? »
En prononçant ces paroles, lord Harry n'était plus le
même conquérant à l'air aimable, joyeux et séduisant, tel,
en un mot, qu'Iris l'avait connu et aimé! Les passions vio-
lentes de la race celtique allumaient, pour l'instant, les pru-
nelles du sauvage lord et répandaient sur son visage, natu-
rellement coloré, une pâleur livide ; regardant Iris, il s'écria :
« Mon caractère emporté, ma nature bizarre, diabolique
même, parfois, j'en conviens, tout a tourné contre, moi.
Gomment m'étonner que l'on ressente de l'aversion pour un
braque dominé, comme je le suis, par ses passions! i
Puis, frémissant, il fait un bond et pousse un cri horrible
à entendre!
Une compassion surnaturelle eut alors raison delà terreur
bien naturelle que ressentait Iris. Posant doucement sa main
sur l'épaule de lord Harry, elle reprit :
c Vous vous trompez, Harry; non, certes, je ne vous
hais pas ; j'ai seulement le cœur ravagé de chagrin à cause
de vous et à cause d'Arthur. »
c'était écrit! 95
Alors, le sauvage lord pressa son interlocutrice contre sa
poitrine et exhala dans un baiser passionné, sa reconnaissance,
son repentir et son dernier adieu! C'était là un moment
d'émotion violente, dont l'un et l'autre devaient garder toute
leur vie le souvenir.
Avant qu'Iris ait pu articuler un mot, lord Harry avait
disparu ; à travers la porte ouverte elle le rappelle, mais il
ne tourne pas la tête, ni ne répond. Elle s'élance à la fenêtre,
l'ouvre vivement et le cou tendu, elle l'aperçoit faisant en
hâte un signe au cocher; après quoi, il saute en voiture. Le
plan du sauvage lord (plan qui consistait certainement à
retrouver les traces de l'assassin et à lui faire subir la loi du
tallion) inspirait à Iris tant d'horreur, tant d'appréhension,
que ce sentiment lui donne la force de le rappeler.
« Venez, lui criait-elle, je veux vous parler. »
Il ne répondit que par un geste désespéré, pendant que,
d'une voix de stentor, il clame au cocher:
« Allons,... filez,... filez.... *
Alarmé par le ton impératif et par le regard effaré du
voyageur, l'automédon demande de quel côté se diriger. Le
sauvage lord désigne la route qui se déroule devant lui et
s'écrie :
« Allez,... allez au diable! »
XXIII
Un peu plus de quatre mois se sont écoulés depuis le
retour d'Iris à la maison paternelle, mais force nous est,
pour la clarté du récit, de mettre le lecteur au courant du
fait important qui venait de se produire.
On n'a pas oublié, sans doute, que la jeune fille étant
retournée à la gare, y avait trouvé Hugues Montjoie. Dès
qu'ils furent dans un wagon, il fut frappé de l'agitation de sa
compagne de voyage. Alors elle commença le récit de son
entrevue inopinée avec lord Harry, sans passer sous silence,
bien entendu, ce qu'il lui avait confié relativement à sa résolu-
tion d'aller tenter fortune sur les côtes de l'Afrique méri-
96 c'était écrit \
dionale. Iris rappela à Hugues les révélations que le docteur
Vimpany, encore dans les douces fumées du vin de Château-
Margaux, lui avait faites et comment l'expatriation devenait
une nécessité pour lord Harry.
Avant de répondre à Iris, Montjoie fit un sérieux effort
pour chasser de son esprit ses prétentions, bien fondées,
d'ailleurs, contre son rival. Quand il se fut calmé, il tint
conseil avec lui-même : s'avisant en homme prudent que ce
n'était peut-être, après tout, qu'un expédient pour tranquil-
liser Iris, ou pour pallier ses torts, Montjoie résolut de
mettre tout en œuvre pour savoir si ce mécréant était de
bonne foi ou non.
A cet effet, il achète un journal à la gare, afin de chercher,
aux nouvelles maritimes, le départ des paquebots en destina-
tion pour le sud de l'Afrique, ce pays, comme l'on sait, des
mines d'or et de diamants.
Il apprit ainsi que le premier bateau en partance pour le
Cap, devait lever l'ancre en quarante-huit heures. La chose
importante, maintenant, c'est de ne pas laisser échapper
le susdit voyageur. Pour cela, Hugues donnerait l'ordre à
son valet de chambre (qui lui était dévoué comme pas un)
de se mettre en vedette sur les docks de Londres.
« Dites-moi, fit Iris, comme pour recueillir ses idées, quel
résultat favorable espérez-vous retirer de votre combinaison?
— Croyez- moi, reprit Hugues avec confiance, le seul
moyen de se tirer de là, c'est de forcer Harry à renoncer à
son plan. Vous lui écrirez et lui représenterez comment il
s'est trahi lui-même, en sorte que vous renoncez à tout rap-
port avec lui, s'il persiste à mettre à exécution son odieuse
résolution de vengeance. »
Telle fut la tentative désespérée qu'inspira alors à Mont-
joie son dévouement illimité pour sa chère Iris.
En conséquence, le serviteur chargé de la lettre de miss
Henley alla se poster en sentinelle ; l'éventualité sur laquelle
on ne fondait qu'une faible espérance, devint bientôt une
realité.
Lord Harry était, en effet, l'un des passagers du paquebot.
Après avoir remis la lettre au voyageur, le porteur lu
demande s'il doit attendre la réponse. Le sauvage lord par-
c'était écrit! 97
court le billet d'un œil anxieux; sa physionomie se contracte;
il est hésitant et incapable d'exprimer sa pensée. Enfin, il
reprend :
c Dites à miss Henley que je donnerai de mes nouvelles, dès
que le paquebot fera escale à Madère. »
Sans cesser de suivre lord Harry des yeux, le serviteur le
voit monter à bord ; à cet instant, il fait la remarque que le
passager retourne la tête, comme s'il eût craint d'être
espionné, puis il descend aussitôt dans sa cabine.
Le paquebot ne leva l'ancre que longtemps après, mais le
sauvage lord ne reparut plus sur le pont!
La réponse ambiguë du voyageur mordit Iris au cœur;
une perspective de plusieurs semaines d'angoisses, s'ouvrait
devant elle; autre circonstance aggravante : Montjoie, appelé
inopinément près de son père malade dans le midi de la
France, ne pourrait ni la consoler, ni lui prêcher résignation
et courage dans ses moments d'épreuve. Toujours est-il que,
pour triste que fût l'existence de miss Henley, sa réconcilia-
tion avec son père exerçait pourtant une heureuse influence
sur sa vie; au demeurant, l'accueil paternel avait été bien-
veillant, sinon affectueux.
« Si chacun de nous est bien déterminé, avait dit
M. Henley à sa fille, à ne pas imposer sa volonté à l'autre,
nous jouirons de la paix intérieure. Croyez, ma chère Iris,
que je suis fort aise de vous revoir. »
Il n'y avait là rien de bien affectueux, mais, de la part de
M. Henley, c'était déjà beaucoup.
Le docteur de Londres ayant déclaré qu'un séjour aux
champs était indispensable au complet rétablissement de
Rhoda, Iris s'avisa de solliciter de son père, l'autorisation
d'envoyer sa fidèle camériste dans une de leurs fermes, au
nord de l'Angleterre.
Le vif intérêt qu'Iris portait à sa servante, ne laissait pas
d'être un grand sujet d'étonnement pour M. Henley, mais
craignant les tracasseries, il n'en céda pas moins au désir de
sa fille. Cette concession obtenue, il ne se passait guère plus
d'une semaine, sans qu'elle n'allât près de Muswell Bill.
D'autre part, Montjoie se montrait un correspondant
assidu. La maladie de son père pourrait être de longue
7
98 c'était écrit!
durée, disait le médecin, mais il était douteux qu'il pût
jamais guérir. Dans ces tristes conditions, Hugues avait une
correspondance suivie avec Iris ; les détails qu'elle lui com-
muniquait sur l'emploi de son temps, apportaient un grand
adoucissement aux préoccupations de Montjoie. Désireuse
de lui complaire, en le tenant au courant de tout ce qui se
produisait journellement, y compris les embarras domesti-
ques auxquels elle était réduite par suite du départ de
Rhoda, elle fit savoir à son correspondant qu'elle avait gagé
une jeune servante dont on disait merveille. On ne lui avait
pourtant pas caché qu'elle avait été victime de son amour
pour un misérable qui, après lui avoir promis mariage, l'avait
lâchement abandonnée; si la personne chez qui elle avait
servi, n'avait écouté que ses propres sentiments, elle eût,
certes, gardé Fanny Mire à son service, l'ayant seulement
congédiée, par égard pour son personnel; elle ne pouvait,
disait-elle, en donner que les meilleurs renseignements.
Voici la lettre que reçut un beau matin miss Henley,
lettre si impatiemment attendue depuis longtemps !
c Je crains, mon ange,- de vous avoir offensée; d'ici, il me
semble vous entendre dire : Ah! ce misérable Harry pour-
rait pourtant m'écrire deux lignes! que fait-il? sa réponse
verbale n'avait aucune signifiation! La vérité, voyez-vous,
mon adorée, c'est que mon embarras était grand; valait-il
mieux ou dissimuler ou parler avec franchise? Or, il m'a fallu
cinq jours pour me fixer, pour sortir de mes perplexités
et arriver enfin à la conclusion que tout honnête homme
doit à une femme loyale. Personne, que je sache, n'a traité
Brutus et Charlotte Gorday de vils assassins ! Pourquoi me
traitez-vous avec plus de rigueur? Je tiens celui qui a ravi
l'existence d'Arthur Montjoie, pour le plus horrible scélérat
qui, depuis Gain, ait foulé le sol fangeux de la terre!
« Oui, je le répète, je le répéterai toujours, ce meurtre crie
vengeance. Voilà, ma bien-aimée, ce que je voulais vous dire.
Ma réponse est sans réplique ; j'ai la conscience parfaitement
tranquille de ce côté. Il me reste maintenant à calmer vos
scrupules si taire se peut. Sachez donc que, lorsque je vous
ai aperçue à la fenêtre de la maison Vimpany, je courais à la
c'était écrit! 'JO
gare, voulant poursuivre jusque dans ses retranchements,
l'assassin que je supposais caché au bord de la mer. Or, il
avait déjà détalé! Étant parvenu à découvrir sa piste, je suis
de nouveau reparti comme un trait pour Londres. Malheu-
reusement, un traître irlandais ayant eu vent de mon plan,
l'infâme m'a derechef échappé! Il n'était pas à bord, et avait
pris passage sur un autre paquebot. Où allait-il? Oh! mais
je finirai bien par le découvrir; le jour du châtiment viendra
pour lui et, à son tour, il mourra d'une mort tragique. Ainsi
soit-il ! Ainsi soit-il!
« A quelles fins, me direz-vous, être parti pour l'Afrique
méridionale, du moment que vous saviez qu'il n'était pas à
bord? Je vous jure, ma bien-aimée, qu'en ce faisant, votre
pensée seule a dirigé mes actes. Pourquoi, me disais-je,
n'aurais-je pas la chance de faire fortune comme tant d'autres
et de revenir mes poches bourrées d'or et de diamants?
Pourquoi, enfin, ne deviendrais-je pas un homme rangé et
sage? Les deux objections que vous et votre père opposez à
la réalisation de mes plans les plus chers, s'évanouiraient
alors, comme par enchantement.
« Trausmettez, je vous prie, cette partie de ma missive à
M. Henley, en même temps que mes souvenirs. Je prétends
que l'effet en sera irrésistible et tel que je le puis souhaiter.
« Adieu, ma chère Iris, que je me plais à appeler par anti-
cipation lady Harry. Partagez ma confiance en l'avenir, et
ne soyez pas surprise si mon retour devance le délai que
vous supposez. Croyez-moi, jusqu'à la mort et au delà, votre
ami le plus dévoué.
« Harry. »
En lisant les lignes ci-dessus, Iris, comme celui qui les
avait tracées, se sentait partagée entre deux courants d'idées
diamétralement opposés. Gerlaines parties de cette épître lui
inspiraient plus que de la sympathie; certes, l'avenir du
sauvage lord ne laissait pas d'être gros d'orages, de tem-
pêtes et pis encore I soit qu'il réussisse dans son entreprise,
soit qu'il échoue, la vengeance ou l'échafaud lui réservaient
une fin tragique!
Tressaillant d'épouvante, elle chasse de son esprit ses pen-
A J
100 c'était écrit!
sées lugubres, pour n'envisager que la perspective du retour
de lord Harry, innocent de tout crime et n'ayant, en somme,
à redouter ni mort violente, ni châtiment infamant. Et pour-
tant, il ne sera pas dit pour cela, qu'elle consente à épouser
un homme qui, en dépit des promesses qu'il fait de s'amen-
der, a sur la conscience autant d'équipées que lui! une
lettre inoubliable et, enfin, un pareil plan de vengeance!
Non, une femme douée de quelque bon sens doit renoncer
à l'idée de porter le nom d'un tel homme!
Elle ouvre son bureau ; après y avoir serré la lettre de
Harry, elle ressent cette même impression d'épouvante
qu'une fois déjà elle avait éprouvée et dont elle avait même
encore le souvenir trop présent à la mémoire.
Elle se laisse choir sur un siège. Ah! que n'avait-elle près
d'elle quelqu'un à qui se confier! quelqu'un à qui demander
conseil et capable de tempérer son anxiété!... Mais, non,
Hugues était déjà loin!
En ce moment, elle n'avait près d'elle que Fanny Mire ;
qui sait? peut-être serait- elle l'âme compatissante après
laquelle elle soupirait!
Après s'être regardée au miroir, elle pousse un éclat de
rire amer, en observant sa physionomie hagarde.
XXIV
Se former de prime abord un jugement définitif sur Fanny
Mire, était chose malaisée.
S'il est vrai qu'en Turquie, la beauté de la femme con-
siste en la perfection des formes, plutôt qu'en celle du visage,
alors, on a tout lieu de croire que l'extérieur de Fanny
Mire eût excité à Gonstantinople plus d'enthousiasme qu'à
Londres.
La sveltesse et la souplesse de sa taille attiraient le regard
des hommes et même aussi ceux des femmes qui marchaient
derrière elle, mais si on finissait par la dévisager l'admira-
tion cessait presque aussitôt. C'était une blonde au teint
exsangue, aux cheveux filasse, aux yeux bleus porcelaine et
éteints. Pourtant, ajoutons que cette pâleur extrême, que
C'était écrit! 101
cette transparence pour ainsi dire, ne semblait pas être
l'indice d'un état maladif; au contraire, cette étrange per-
sonne suggérait l'idée d'une force physique rare; sous cet
extérieur calme, on devinait la faculté d'agir avec prompti-
tude et courage si besoin en était ; pourtant, le caractère de
la physionomie restait, quand même, essentiellement passif.
Oui, c'était assurément une femme résolue et énergique,
douée de qualités qui ne se montraient pas à la surface; tou-
tefois, savoir si ses qualités étaient bonnes ou mauvaises,
était un mystère que les circonstances seules pouvaient
révéler à l'occasion. Avant de s'épancher avec elle, Iris lui
tint à peu près ce langage :
« Vous savez que votre ancienne maîtresse m'a révélé le
motif qui l'a décidée à se séparer de vous; je vous affirme,
toutefois, que j'ignore les circonstances de vos malheurs.
— Pardon, miss, mais je ne crains pas de vous faire savoir
que c'est la vanité qui m'a perdue! Si peu probante que soit
mon excuse, je vous la donne dans toute la sincérité de
mon âme! »
Sur cet aveu dépouillé d'artifice, Iris pensa que son inter-
locutrice devait être une femme d'exception ; son respect de
la vérité en était la meilleure garantie. Pourquoi ne pas
lui tendre une main amie?
« Je vous comprends et je vous plains, dit Iris; puis, abor-
dant vivement un autre sujet, elle ajoute : avez-vous encore
vos parents?
— Mon père et ma mère sont morts, miss.
— Avez-vous de la famille?
— Oui, mais elle est trop pauvre pour me venir en aide.
Perdue de réputation, je dois me suffire à moi-même, et
je n'ignore pas que l'on meurt de faim, l'aiguille à la main,
ou sur le trottoir, ou en se jetant à l'eau!
« Qui sait! lasse de me laisser ronger par la faim, il se
peut qu'un jour, j'aie recours à ce dernier moyen pour en
finir avec l'existence !
« Personne ne me donnera ni souvenir, ni regret. Puis,
d'après des articles que j'ai lus, l'asphyxie n'est pas une
mort très pénible. »
Fanny prononça ces derniers mots avec autant de sang-
102 c'était écrit!
froid, que si elle eût parlé simplement de détails de
ménage.
« Pauvre femme! s'écria Iris. Qu'il m'est douloureux de
vous entendre tenir ce langage désespéré; je vous plains
sincèrement.
— Merci, miss.
— Pense? donc que votre situation peut s'améliorer d'un
jour à l'autre. Tout à l'heure, vous parliez d'articles que
vous avez lus; je vois que vous vous exprimez correctement,
en sorte que l'on doit croire que vous avez reçu de l'in-
struction.
— Effectivement, j'ai été à l'école. Seulement, j'ai une
raison particulière pour délester cette époque de ma vie,
époque dont je n'aime pas à parler.
— Savez-vous à quoi je pense? dit Iris avec un sourire
plein de bonté.
— 0 mon Dieu, non ! répondit Fanny.
— Je me demande si, au cas où je vous prendrais pour
confidente, je n'aurais pas lieu de le regretter un jour?
— Je vous jure que nonl » répondit la camériste d'une
voix vibrante.
Voilà comment Iris parvint, par quelques bonnes paroles,
à rendre à une pauvre créature désemparée espoir et cou-
rage!
XXV
La constitution forte de M. Henley le protégeait, comme
une enceinte fortifiée, des invasions de la maladie. Pour-
tant, de temps à autre, il se laissait envahir par des craintes
imaginaires sur son état de santé.
Vers cette époque donc, se figurant ressentir des symp-
tômes alarmants, il crut devoir quitter la ville pour la cam-
pagne. Iris se prêta avec bonheur à la prompte exécution
des plans paternels, car les épreuves et les fatigues l'avaient
sérieusement éprouvée au physique et au moral.
Or, une semaine passée à jouir de la beauté sereine des
bois, à respirer l'air pur à pleins poumons et enfin à se
c'était écrit! 103
livrer au plaisir du jardinage, voire à l'inspection de la
laiterie, suffit à calmer ses nerfs et ses esprits.
Fanny Mire justifiait en tout point le choix de miss Henley ;
sans être démonstrative, elle ne s'en montrait pas moins
pleine de reconnaissance et elle s'acquittait, de ses devoirs
avec intelligence et dévouement.
Il y avait à peine un mois que M. Henley et sa fille étaient
installés à la campagne, lorsque Montjoie fit savoir qu'il ne
tarderait pas à rallier l'Angleterre. La mort de son père
entraînait comme conséquence, l'obligation de régler les
affaires de la succession et le forçait à faire un séjour à
Londres. Il avait fait savoir aussi à Iris, l'ardent désir qu'il
éprouvait de la revoir dès qu'il en aurait le loisir.
En apprenant cette nouvelle, M. Henley se reprit avec
obstination au projet de mariage entre sa fille et Hugues
(projet qui avait déjà échoué deux fois) et, afin d'en avancer
la réalisation, il l'invita à venir les voir à la campagne.
M. Henley fît à Hugues Montjoie un accueil particulière
ment cordial et il sut lui ménager de fréquents tête-à-tête
avec Iris. Malgré tout, les choses n'avançaient pas au gré
des désirs paternels, car, en réalité, les sentiments que
Hugues et Iris avaient l'un pour l'autre, ne dépassaient pas
les bornes de l'amitié pure et simple.
Les tristes mois que Montjoie avait passés au chevet de
son père, l'avaient laissé sous une impression de mélancolie
profonde. Iris comprit cette disposition d'esprit avec toute la
sympathie d'un cœur aimant.
Tout d'abord, Hugues ne sut trop que penser de la nou-
velle camérisle : « Je suis porté à avoir confiance en elle,
disait-il, et pourtant j'hésite encore, sans savoir pourquoi. »
En quittant M. Henley et sa fille, Hugues se dirigea vers
l'Ecosse. Au milieu des terres qu'il avait héritées de son
père, s'élevait une habitation ayant un besoin- urgent de
réparations. Mais, avant de rien décider, il voulait se rendre
compte de la dépense à laquelle cela l'entraînerait.
Après le départ de Hugues Montjoie, M. Henley, toujours
acharné à son idée, causant un matin avec sa fille sur le ton
du badinage, lui demanda si la maison de Hugues serait en
état de les recevoir pour la lune de miel? La réponse d'Iris,
104 c'était écrit!
si tempérée qu'elle fût, n'en eut pas moins pour effet de
mettre le vieillard hors des gonds. Son mécontentement se
traduisait non seulement par de la brusquerie, mais par des
bouderies sans fin! Bien mieux encore, persuadé qu'elle
préférait la campagne à la ville, il résolut de retourner
immédiatement à Londres.
Iris se soumit sans récriminations, se disant, à part elle,
que déjà elle avait dû s'éloigner de son père et qu'elle pour-
rait peut-être bientôt le quitter encore.
Elle était loin de se douter, cependant, à la suite de quels
événements elle allait réaliser ce projet !
XXVI
M. Henley et sa fille étaient réinstallés à Londres depuis
peu, lorsqu'un beau jour, un domestique remit une carte à
miss Iris, ajoutant qu'un monsieur demandait à lui parler.
Elle jeta machinalement un regard sur la carte; en lisant
le nom de M. Vimpany, elle eut un tressaillement, et fut
même sur le point de dire qu'elle était empêchée, mais, se
ravisant, elle donna l'ordre de faire entrer. On n'a pas
oublié que les derniers mots adressés par Mme Vimpany à
Iris, lui avaient causé une impression fort pénible. Parfois,
miss Henley se demandait ce qu'elle était devenue? conti-
nuait-elle à mener une existence insipide dans une petite
localité, ou bien avait-elle fini par vaincre la résistance d'un
directeur de théâtre récalcitrant?
En tout cas, le rustre qui avait eu l'impudence de lui
faire tenir sa carte, saurait satisfaire sa curiosité à cet égard.
Elle trouve le visiteur dans le salon; sa tenue noire, très
correcte, et ensuite l'intérêt avec lequel il lisait un roman
français posé sur la table la surprit.
« Vous paraissez fort étonnée, miss Henley, de me voir
un ouvrage français entre les mains?
— Oui, en effet, riposta son interlocutrice; je ne me
doutais pas que vos connaissances fussent si variées.
— Ayant fait mes études médicales à Paris, j'ai fréquenté
c'était écrit! 105
forcément les carabins et je suis arrivé à baragouiner passa-
blement leur langue. J'ai constalé avec plaisir que ma
mémoire est moins vagabonde que je ne le pensais. Votre
santé est parfaite, ce me semble? »
Sur un signe de tête affirmatif de miss Ilenley, le docteur
lui présenta de nouveau une de ses caries et lui montra du
doigt ces mots : ô, Redburn-road-Hampstead heath. Après
avoir d'un coup d'œil passé l'inspection de sa tenue, il
reprit :
« J'ai dû dépouiller le vieil homme, acheter des vête-
ments neufs et m'habiller de noir, en un mot, adopter la
tenue strictement traditionnelle d'un médecin. »
Iris, cédant au désir d'apprendre ce qu'elle avait le plus à
cœur de savoir, demanda des nouvelles de Mme Vimpany.
« Gomment se trouve-t- elle dans sa nouvelle installation?
ajoula-t-elle.
— Je l'ignore, riposta sèchement le docteur.
— Ah! je comprends, elle s'est dispensée de vous le dire.
— Ma parole d'honneur ! ce serait la première fois de sa
vie, ajouta M. Vimpany, que ma femme se serait fait une
loi du silence. Je dois vous apprendre que nous avons pris
le parti de nous séparer. Oh! mais ne prenez pas cet air
consterné; vrai, cela n'en vaut pas la peine : ... incompatibi-
lité d'humeur, voilà tout; nous avons fait la chose sans
bruit, à la douce; puis, chacun de son côté a poussé un
ouf! de soulagement. »
Choquée du ton dégagé du docteur, Iris lui laisse voir ce
qu'elle pense et dit d'une voix brève :
« Puis-je savoir l'adresse de Mme Vimpany?
— Je suis aux regrets de ne pouvoir vous donner satisfac-
tion, reprit le docteur, d'un air jovial, c'est stupéfiant ; mais,
c'est comme cela! Tout ce que je puis vous dire, c'est
qu'après votre départ, elle est tombée dans un état de pro-
fond accablement,... elle ne parlait de rien moins que de
mesures à prendre pour sauver son âme!
« Pour vous dire le fond de ma pensée, je dois vous avouer
qu'elle est, je crois, garde-malade.
— Garde-malade? répéta Iris du ton de la surprise,..,
mais garde-malade de qui?
106 c'était écrit!
— De tout le monde, et c'est là une occupation parfaite-
ment respectable;... en un mot, elle est Diaconesse, ou
quelque chose comme cela; en conséquence, elle a revêtu le
costume épouvantable de ces femmes dévouées; du moins,
je le tiens de lord Harry.
— Gomment! lord Harry est à Londres? s'écria Iris
éperdue, en dépit de ses efforts pour paraître calme.
— Oui, il est descendu à l'hôtel Parker.
— Depuis quand est-il de retour?
— Seulement depuis quelques jours. Ah! ah! Dame
Fortune l'ayant pris sous sa protection, il est revenu richis-
sime de là-bas, richissime, entendez-vous cela? Diable, j'ai eu
la langue trop longue,... je n'aurais dû révéler ce secret à
personne et à vous moins qu'à tout autre;... enfin, il vous
réserve une grande surprise;... n'allez pas me vendre....
Nous sommmes pour l'instant les meilleurs amis du monde.
Après avoir eu une prise de bec ensemble à Honey Buzzard,
nous avons fait la paix. Bigre! je ne voudrais pas lui taire
tort. »
Iris, avec un calme mal contenu, promit à son interlocu-
teur de garder le secret et dit :
« Il est une chose qui me tient surtout au cœur. J'ai
toutes les raisons de croire que lord Harry a quitté l'Angle-
terre avec l'intention d'accomplir un projet homicide et je
tremble qu'il ne l'ait mis à exécution.
— Soyez tranquille, répliqua le docteur, aucun acte de
violence n'a été commis par lui, attendu que l'individu qu'il
poursuivait de sa haine avait déjà décampé; maintenant, il
faut que je m'éloigne, afin de ne pas vous livrer un nouveau
secret. »
Enfin, se rapprochant d'Iris, il lui murmure à l'oreille
d'un ton mystérieux :
« Si vous voulez bien me recommander à vos amis, je
vais vous faire une autre confidence : vous verrez lord Harry
dès son retour des courses, c'est-à-dire dans un ou deux
jours; adieu! »
Les courses, ciel! qu'allait-il y faire?
C'était écrit! 107
XXVII
En se remémorant l'a mère déconvenue éprouvée par lord
Harry, au sujel d'un projet d'alliance entre elle et Montjoie,
Iris comprit qu'il fallait à tout prix empêcher lord Harry de
franchir le seuil de la maison. Donc, son premier soin fut
de lui écrire et d'adresser sa lettre à l'hôtel indiqué par le
docteur Yimpany; elle suppliait le sauvage lord de renoncer
à la pensée de la venir voir. Toutefois, comme elle suppo-
sait qu'il y persisterait quand même, elle lui proposa une
entrevue secrète. L'espoir de voir le fugitif revenir innocent
du crime qu'il avait comploté, remplissait l'âme de la jeune
fille d'une immense joie.
Toutefois, il est juste de dire qu'elle n'en songeait pas
moins à Hugues Montjoie. Elle regrettait d'être loin de lui
et, par cela même, privée de ses conseils. Qui sait? il lui eût
peut-être donné celui de brûler sa lettre au sauvage lord.
Puis, elle poussa un soupir, et donna la missive à porter à
la poste.
Une pluie torrentielle empêcha miss Henley d'aller faire
le lendemain sa visile habituelle à Rhoda Bennet, mais trois
jours après, le temps s'étant rasséréné, elle donna l'ordre
d'atteler la voiture découverte. Tout en s'habillant pour
sortir, elle fil la remarque que Fanny, ce matin-là, était
encore plus pâle que d'habitude ; par intérêt pour la sanlé de
sa camériste et sans penser à elle-même, Iris lui dit de se
préparer à l'accompagner.
En arrivant à la ferme, les deux femmes aperçurent la
fermière qui se livrait à des commentaires prolixes avec l'un
des médecins de la localité.
« Eh quoi? docteur, viendriez- vous pour Rhoda? demanda
Iris d'une voix empreinte d'inquiétude.
— Rassurez-vous, miss; le soleil et le repos sont les seuls
remèdes nécessaires. Pour le moment, elle est assise dans
le jardin. Seulement, dit le docteur avec autorité, je défends
qu'elle se fatigue à recevoir des visites; mais par contre,
j'autorise la vôtre; elle ne peut que lui faire du bien. Je
108 c'était écrit!
tiens à vous dire qu'il serait bon de la pourvoir de vête-
ments plus chauds; les convalescents ont toujours une pro-
pension fâcheuse à s'enrhumer. »
Se conformant en tous points à l'avis du médecin, Iris
entra seule à la ferme, laissant Fanny Mire dans la voi-
ture. A dix minutes de là, elle reparut portant, au lieu d'une
riche casaque en loutre, un imperméable à moitié usé.
« Que dites-vous de ce nouveau manteau? demanda-t-elle
à Fanny.
— Je n'ose me permettre d'exprimer mon opinion, miss.
— Voyons : ce changement de costume ne peut manquer
d'intriguer une fille d'Eve; je vais donc vous raconter com-
ment la chose s'est produite : j'ai trouvé Rhoda dehors,
insuffisamment vêtue pour la saison, en sorte que, malgré
sa résistance, je lui ai mis mon manteau de fourrure sur les
épaules. Je regrette sincèrement que vous n'ayez pu la voir;
mais puisque vous appréciez comme moi les beaux paysages
et les grands horizons, nous reviendrons par Highgale et
Hampstead.
— Pourvu que vous ne soyez pas victime de votre bonne
action! s'écria Fanny Mire; l'air est très frais, en voiture
découverte surtout.
— C'est vrai; alors rentrons à pied, reprit Iris, la marche
nous réchauffera. »
Sur quoi, miss Henley donna au cocher Tordre de rentrer.
Devant une auberge portant pour enseigne : Aux Espa-
gnols, deux femmes, en regardant passer Iris, échangèrent
un regard malicieux.
« Vous voyez, miss, dit sa compagne, combien votre sin-
gulier accoutrement excite les remarques désobligeantes de
tout le monde. Ce chapeau si élégant et ce manteau si
pauvre font un si drôle d'effet!
— Pourquoi ne me l'avoir pas fait observer plus tôt? »
Là, Iris fait une pause, réfléchit, puis, suivie de sa camé-
riste, elle s'engage dans un sentier qui aboutit à un bois de
pins, d'où l'on embrasse une vue d'une étendue surpre-
nante.
« Maintenant, reprit Iris d'un ton enjoué, nous allons faire
en sorte que le chapeau soit mieux assorti au manteau; mais,
c'était écrit! 109
j'y pense! on pourrait nous apercevoir de la route et nous
prendre pour deux folles en me voyant occupée à déplumer
mon couvre-chef! Suivez-moi sous l'épaisseur du fourré et
marchons jusqu'au remblai, qui nous préservera des regards
des passants. »
Ce qui fut dit, fut fait.
Après avoir parcouru un bon bout de chemin, en descen-
dant la pente rapide qui aboutit à la vallée, les regards d'Iris
et de sa camériste furent frappés d'épouvante. A leurs pieds
gisait un être inanimé, couché sur le côté, le visage contre
terre et un rasoir ouvert près de lui. Iris se baissa pour con-
sidérer de plus près le malheureux, dont le sang coulait à
flots, d'une large blessure à la gorge. Instinctivement, les
yeux de la belle miss Henley se ferment, puis, soudain, elle
les rouvre, et reconnaît lord Harry !
Le cri perçant qu'elle pousse, est entendu de deux hommes
occupés sur la route. L'un est un maçon, l'autre, mieux
vêtu, a l'air d'un contremaître; celui-ci arrive le premier
près des deux pauvres femmes.
« Je comprends votre effroi, dit-il poliment. Tout porte à
croire que c'est un cas de suicide.
— Au nom du ciel! aidez-nous à porter secours à la vic-
time,... je la reconnais », fit Iris d'une voix entrecoupée.
Se servant de son mouchoir et de celui de sa maîtresse en
guise de bandage, Fanny parvient à arrêter le sang.
Iris tâte le pouls au suicidé, pendant que, de son côté, le
contremaître fouille les poches du malheureux.
« Dieu soit loué ! le pouls n'a pas cessé de battre ! s'écria
miss Henley d'une voix vibrante. Ne connaissez-vous pas
un médecin dans le voisinage? »
Au même instant, elle déchiffre son propre nom sur la
suscription d'une lettre trouvée dans le calepin de lord
Harry : il y en avait une seconde, adressée à la personne qui
découvrirait son cadavre.
Briser le cachet, retirer de l'enveloppe une carte de
M. Vimpany, lire les mots suivants, tracés au crayon, fut
l'affaire d'un moment :
« Prière de me transporter chez M. Vimpany, à qui j'ac-
corde toute liberté de me faire enterrer ou de me disséquer. »
HO c'était écrit!
Iris s'informe s'il est possible de trouver une voiture à
louer pour transporter le blessé. Sur la réponse négative,
Fanny qui ne perdait pas la carte, même dans les circon-
stances les plus dramatiques, propose d'aller à son tour aux
informations, mais Iris s'en charge. Au moment où elle
débouche sur la route, elle avise une voiture à quatre roues
et hèle le cocher :
« Il s'agit d'une courte dislance à franchir, s'écrie-t-elle,
de grâce, arrêtez- vous! >
En prononçant ces mots, elle se cramponne à la voiture;
bientôt, le lugubre cortège s'avance lentement. En aperce-
vant un homme couvert de sang, le cocher se dispose à cin-
gler d'un vigoureux coup de cravache les flancs de son hari-
delle, mais déjà une pièce d'or que miss Henley fait briller
à ses yeux, l'arrête ; il reprend :
« Parfait, miss, parfait.... Ah! le pauvre monsieur! je vous
demande seulement, miss, de faire attention aux coussins. »
Après avoir chaleureusement remercié les deux braves
gens qui lui avaient prêté aide et secours avec tant d'obli-
geance, Iris monte en voiture, pendant que Fanny Mire sou-
tient de ses mains la tête du blessé. Dès qu'ils sont tous
trois en fiacre, le cocher les conduit à une allure modérée
et régulière chez le docteur Vimpany.
XXVIII
Au moment où la voiture approchait du n° 5 de Redburn-
road, le docteur Vimpany, penché à la fenêtre, bâillait
démesurément! Sur un signe d'Iris, il avance la tête et
s'écrie :
« Bon Dieu! que vous est-il arrivé? » D'un premier coup
d'œil, il comprend de quoi il s'agit et ajoute : « C'est .une
aventure extraordinaire, même pour lord Harry ! »
Après quoi, il donna des ordres spéciaux pour le faire
transporter dans l'une des pièces les plus accessibles du rez-
de-chaussée.
Après avoir raconté d'une voix émue comment les choses
C ÉTAIT ÉCRIT! 111
s'étaient passées, Iris demande s'il y a quelque espoir de
sauver le malheureux.
« Patience, donnez-moi le temps d'examiner la blessure,
il est clair qu'il a dû perdre beaucoup de sang. Veuillez
vous retirer quelques instants, miss Henley », ajouta-t-il en
mettant la main sur une petite boite en acajou qui contenait
les instruments nécessaires pour recoudre la gorge de milord.
Là-dessus, Iris quitte la pièce suivie de sa femme de
chambre, laquelle n'était guère plus expansive dans son
génie, que le docteur dans le sien.
« Puis-je me permettre de rappeler à miss Henley qu'elle
n'a pas encore pris connaissance de la seconde' lettre de
lord Harry? dit FaDny Mire, non sans quelque hésitation.
— C'est juste », dit-elle en brisant le cachet et en lisant
ce qui suit :
« Pardon, ma bien chère Iris, pardon pour la dernière
fois.... Ces lignes vous apprendront que j'aurai cessé d'être
pour vous un sujet de chagrin en ce monde. Quant à Vautra,
nous n'en pouvons rien savoir. J'ai rapporté de là-bas beau-
coup d'or — une fortune, — plus que votre père n'eût exigé
de moi pour me laisser devenir son gendre. A peine de
retour en Angleterre, une occasion de décupler mon capital
sur le turf, s'offrit à votre serviteur; inutile d'ajouter que
j'avais des tuyaux pour guider mes opérations. Finalement,
je crois inutile de vous raconter les friponneries dont j'ai
été victime. N'ayant plus ni sou ni maille, sans espoir de
mener une vie respectable, pour échapper à un avenir à
jamais compromis, j'ai compris que le suicide seul me reste.
Déterminé à perpétrer mon sinistre dessein loin des brumes
de Londres, j'irai en pleine campagne, je choisirai un lieu
paisible dont la verdure me rappellera ma chère vieille
Irlande. Quand il vous arrivera de penser à moi, dites-
vous : ce malheureux m'a passionnément aimée. Les fleurs
et les bonnes paroles que vous me ferez l'aumône de
répandre sur ma tombe me la rendront plus légère.
t Lord Hahry. »
Ce singulier adieu, pour enfantin et bizarre qu'il fût, n'en
déchira pas moins le cœur d'Iris. Elle plaça la lettre dans
112 c'était écrit!
son corsage. Témoin de la douleur de miss Henley, Fanny
lui proposa d'aller prendre des nouvelles du blessé.
« C'est inutile, je dois me résigner à attendre. Fanny, il
est une chose que je tiens à vous demander pendant que
nous sommes seules; il y a assez de temps que vous êtes
à mon service pour savoir si, réellement, vous ressentez de
l'intérêt pour moi?
— Miss peut en être sûre et certaine, répondit la femme
de chambre.
— Puis-je compter sur vous, comme j'ai compté sur
Rhoda?
— Oui, miss.
— Vous engagez-vous à ne jamais vous immiscer dans
mes affaires de cœur; ne trahirez-vous pas ma confiance?
— Je considère comme un impérieux devoir de respecter
les secrets de miss. »
Pour toute réponse, rien qu'une froide promesse de fidé-
lité, brève, mais éloquente dans son laconisme; le cœur de
Fanny avait-il donc été paralysé, à la suite du désastre qui
avait enténébré son existence? D'autre part, elle avait montré
tant d'émotion vraie lors de sa première entrevue avec Iris,
que l'on devait sans doute en inférer que, chez cet être
énigmatique, l'effluve de la reconnaissance seule pouvait
lui desserrer les lèvres.
Qui sait, mon Dieu! Elle était peut-être, après tout, la
victime d'une réserve qui, parfois, ressemblait au mutisme;
l'habitude n'est-elle pas une seconde nature?
Au bout d'une demi-heure, le docteur paraît. Il tenait sa
montre à la main. A son œil pensif et réfléchi, on devinait
qu'il était occupé à constater un fait important au point de
vue pathologique. Après un intervalle de silence, il dit :
« En comptant le temps passé à faire reprendre au blessé
l'usage de ses sens, à lui ingurgiter une goutte d'eau-de-vie
et enfin à me laver les mains, je n'ai pas mis, en réalité,
plus de vingt minutes à lui arranger la gorge. C'est aller
aussi vite que possible en besogne, n'est-il pas vrai, miss
Henley?
— Parlez-moi plutôt de l'état de lord Harry, répondit
Iris avec toute la vivacité de sa nature ardente. De grâce!
c'était écrit! 113
dites-moi si vous conservez l'espoir de le sauver? s'ecria-
t-elle d'une voix lamentable.
— Parbleu, oui! il faut trancher le mot, lord Harry est
né sous une bonne étoile, et savez- vous, lorsqu'on a une
fois empaumé la veine. . . .
— La veine? répéta Iris d'un ton interrogateur.
— Jugez vous-même, répondit le facétieux docteur : sa
première chance, c'est de vous avoir rencontrée sur son
chemin; la seconde, c'est que le docteur fût chez lui; troi-
sième chance : c'est que lord Harry n'ait pas su se couper
la gorge selon les règles de l'art. Je parle sérieusement; il
est rare de rater son coup avec un rasoir; cela prouve sim-
plement qu'il est dépourvu de toute notion d'anatomie. Au
lieu de se trancher l'artère, il s'est attaqué à la partie charnue
de la gorge. Enfin, je me résume : grâce à son ignorance,
grâce «à vous et grâce à moi, il a la vie sauve. Il est fort
heureux pour lui, par exemple, que pas une goutte du fameux
vin de M. Montjoie n'ait humecté mes lèvres aujourd'hui.
Vous comprenez ce que je veux dire, hein? Bon, voilà encore
que l'on vient réclamer mes soins, dit-il, en apercevant
Fanny Mire. S'adressant alors à la nouvelle arrivée, il
ajouta : Ma parole d'honneur, vous êtes blanche comme
une feuille de papier ; si vous croyez avoir une syncope,
donnez-moi le temps d'aller chercher un flacon d'eau-de-vie.
Ali! vous faites un signe négatif; alors, c'est tout simple-
ment l'épaisseur de l'épiderme qui obstrue la circulation du
sang. » Puis, s'adressant à Iris, il ajouta : « C'est sans doute
une de vos amies? »
Fanny, sans se troubler le moins du monde, répondit :
« Je suis simplement la femme de chambre de miss Henley.
— Bah ! riposte M. Vimpany ; qu'est-ce que Rhoda est donc
devenue ? Ah ! je me rappel le vaguement qu'elle est au vert dans
une de vos fermes, dit le docteur en s'adressant à Iris. Certes,
j'aurais pu la guérir complètement, si j'avais eu le temps de
la soumettre à un traitement sérieux et régulier. Spécialiste
hors de pair, pour les maladies de femmes, je suis surpris
de ne pas les voir arriver en foule dans mon antichambre;
mais j'habite un quartier peu élégant et je ne suis pas
baronnet! Le diable m'emporte! s'il n'y a pas là de quoi
8
114 c'était écrit!
perdre patience. Dire pourtant que, depuis trois jours, per-
sonne n'a franchi le seuil de ma porte! Je désirerais vous
entretenir en particulier, miss Henley ; il s'agit, bien entendu,
de l'ami qui est au rez-de-chaussée.
— Voyons, docteur, quand puis-je espérer qu'il ira tout à
fait bien?
— Dans trois semaines au minimum, dans un mois au maxi-
mum. Or, ma servante ne peut suffire à cet excédent de besogne
et il nous faudra une infirmière des hôpitaux; en outre, le
blessé et la garde-malade exigeront une nourriture riche et
abondante; comme je n'ai pas des mille et des cent, miss
Iris, je vous demanderai, à cette occasion et vu ma
gêne extrême, de vouloir bien me prêter un peu d'ar-
gent. »
Miss Henley s'empressa de lui passer sa bourse. Son
visage pâle témoignait de ses inquiétudes; le regard implo-
rant qu elle attachait sur le docteur, tout en se rapprochant
doucement de la porte du malade, était plus éloquent que
les paroles.
La physionomie de Fanny trahissait le mécontentement
que lui faisait éprouver la longueur des tête-à-tête de miss
Henley avec le docteur. Quoi! subir l'invincible charme jeté
par l'un de ces traîtres que l'on appelle les hommes! Ah!
quelle faiblesse!
Pour l'instant, le docteur mis en belle humeur par le
poids rassurant de la bourse de miss Henley, fit à part soi
ce raisonnement, qu'il avait bien droit à une rémunération
quelconque. En conséquence, il lui proposa d'un ton d'amé-
nité caustique, de la laisser pénétrer près de lord Harry,
à condition, bien entendu, de respecter la consigne : « ni
parler, ni pleurer ».
Elle entra doucement dans la chambre du blessé, alors
assoupi; l'une de ses mains retombait inerte; son visage
blême avait presque l'immobilité de la mort. Tel était celui
que ses dédains réitérés avaient poussé à cette résolution
extrême; pour la troisième fois, elle l'avait sauvé du péril.
Ah! dérision amère! Est-il donc possible de cesser d'aimer
celui qui meurt pour vous ! Cette pensée seule pouvait suf-
fire à ranimer dans toute leur violence, les sentiments d'Iris
c'était écrit! 11b
pour le beau jeune homme, pour le noble lord doublé, hélas!
d'un coureur d'aventures!
« Ah ! j'espérais que vous aviez plus d'empire sur vous-
même, reprit le docteur; surtout, pas de syncope! Vous
reviendrez demain, miss Henley, et je ne crains pas d'affirmer
que l'état de* lord Harry sera sensiblement amélioré. »
Par suile de l'épreuve qu'elle vient de subir, Iris, envahie
par un besoin extrême de sympathie, dit à Fanny :
« Gomme c'est triste, n'est-il pas vrai?
— Oh ! pas pour moi ! miss !
— Comment, vous avez donc une pierre à la place du cœur?
— J'espère que non; seulement, je garde ma pitié pour
le sexe faible. »
Iris comprit ce que celte confession avait d'amer. Ah! com-
bien Rhoda Bennet lui manquait!
XXIX
Durant l'espace d'un mois, Mon tj oie resta dans son cot-
tage sur le bord de la mer, à surveiller les réparations deve-
nues urgentes. Sa correspondance avec Iris, pour régulière
qu'elle fut, lui causait, pourtant, un véritable désappointe-
ment. Les lettres qu'il recevait d'elle dénotaient un chan-
gement étrange dans sa manière d'écrire, changement qui
s'accentuait davantage à mesure que le temps s'écoulait.
Comment! après lui avoir raconté avec tant d'effusion, tout
dernièrement encore, ses joies et ses chagrins, elle se bor-
nait, maintenant, à des allusions vagues et réservées!
Les variations atmosphériques, le départ de son père pour
le continent et les inquiétudes ressenties par lui au sujet des
valeurs étrangères qu'il avait en portefeuille, remplissaient
ses lettres, avec de nombreuses questions au sujet de la nou-
velle demeure de Hugues; en somme, tout cela était dit
d'une façon diffuse et ondoyante. Bref, il finit par deviner
le mot de l'énigme; en proie à une jalousie qui le torture, il
ne peut se méprendre sur l'ardeur des sentiments que lui
inspire miss Henley. Sous celte impression, il prend la réso-
lution d'abandonner la surveillance de sa bâtisse à un homme
116 c'était éciut!
digne de confiance et d'aller en personne, porter cette fois sa
réponse à Iris.
Le lendemain, il se rend à Londres; il va immédiatement
chez miss Henley; là, il apprend qu'elle est sortie et que
l'on ignore môme l'heure de son retour; bien mécompte, il
multiplie ses questions. Entre temps, la porte de la biblio-
thèque s'ouvre, et la voix de M. Henley se fait entendre.
« Est-ce vous, monsieur Montjoie? demande-t-il vive-
ment; entrez, entrez, j'ai à vous parler. »
Le père d'Iris, homme petit, trapu, vigoureux, aux lèvres
minces, aux yeux verls, faux, n'appartenait point, à coup
sûr, à la catégorie fort nombreuse, d'ailleurs, des gens sans
cœur qui, d'entrée de jeu, inspirent la défiance. Loin de faire
un accueil aimable au nouvel arrivant, M. Henley arpente
la pièce d'un air distrait, en marmottant des paroles incohé-
rentes. Pour celui qui connaissait le pèlerin, il était clair
qu'il ruminait et combinait de tirer les écrevisses de leur
trou, avec la patte d'autrui. Monljoie était donc tout indiqué
pour remplir cet office; haussant la voix, M. Henley arti-
cule les mots suivants :
« Pourriez-vous me dire si vous savez ce qui arrive à
ma fille? »
Le regardant fixement, Montjoie répondit :
« Moi? mais vous ne parlez pas sérieusement, je suppose.
Je viens de passer un mois en Ecosse, loin du monde et de
mes amis.
— C'est possible; cela n'empêche pas que vous êtes en
correspondance avec Iris, n'est-il pas vrai?
— Oui, monsieur.
— Ne vous a-t-elle pas dit....
— Pardon, monsieur, de vous interrompre, mais elle ne
m'a absolument rien dit.
— Vous savez, jeune homme, poursuivit son interlocu-
teur, en fixant les yeux sur la bibliothèque pleine de livres
richement reliés (mais jamais ouverts), que lorsque vous étiez
mon hôte à la campagne, je me flattais de voir votre séjour
chez moi se terminer par des fiançailles. Or, vous et Iris,
vous m'avez causé, cette fois-là encore, une véritable décon-
venue. Or, toutes les jeunes filles sont plus ou moins des
c'était écrit! 117
girouettes; îris peut vouloir demain, ce qu'elle a refusé hier.
— Pourquoi nous livrer à toutes ces suppositions?
— Du moins, trouvez bon que je m'informe si ma fille
vous inspire quelque intérêt?
— Oui, l'intérêt le plus vrai, le plus passionné! riposta
Hugues.
— A la bonne heure! s'écria son interlocuteur dont la
physionomie s'éclairait à l'idée du succès de son projet
matrimonial. Votre déclaration péremptoire m'autorise à
m'épancher avec vous. Écoutez-moi : de retour depuis
quelques jours seulement, d'un voyage d'affaires sur le con-
tinent, je me suis aperçu de prime abord que ma fille
n'était point dans son assiette; tout le monde aurait pu
en être frappé; mais à quoi bon la questionner! pensais-je.
Elle se gaussera de moi et me répondra qu'elle se porte
comme un charme. Alors, j'ai fait subir un interrogatoire
à sa femme de chambre, grande fille pâle comme un con-
combre et menteuse comme une oraison funèbre, mais,
là encore, je n'ai pu rien obtenir. Or, c'est fort humiliant
d'être pris pour dupe! Résolu à avoir le dernier, j'ai mis
la femme de chambre sur la sellette et j'en ai conclu qu'elle
a une propension marquée à la malveillance. « Ah! oui,
« certainement, m'a-t-elle répondu, on a bien des choses à dire
« à Monsieur,... les domestiques jasent de miss Iris à mots
« couverts; ils ont même observé qu'elle se promène chaque
« jour régulièrement dans l'après-midi et toujours dans la
c même direction ; au lieu d'encourager les camarades dans
« leurs potins, je leur ai dit que miss Eenley faisait une
« simple promenade. — Une promenade ! » se sont-ils écriés
« en riant à se tordre les côtes; sur ce, je les ai invités à
« se taire. »
« Voyons, avouez que les allées et venues de ma fille
sont suspectes? »
Montjoie reprit de l'air le plus naturel du monde :
« J'en conclus qu'elle va chez une amie!
— Toujours chez la même amie, alors? De guerre lasse,
j'ai pris pour confident, le domestique que j'ai chargé de faire
votre service quand vous étiez chez moi; j'ai déjà plusieurs
fois utilisé son flair. Donc, hier, au moment où Iris sortait,
118 c'était écrit!
je lui ai dit delà suivre; elle s'est arrêtée, paraît-il, dans un
misérable quartier nommé : Redburn-road. Parvenue au
numéro 5, elle tira le cordon de la sonnette. A sa manière
d'entrer dans la maison, on devinait qu'elle en connaissait
toutes les issues. D'après les renseignements que mon domes-
tique a fini par se procurer, c'est la demeure d'un docteur
appelé M. Vimpany.
Montjoie éprouva comme une secousse électrique.
« Voyons, dites-moi, en homme d'honneur, si cette con-
duite n'a pas lieu de paraître insolite? Ah! vous vous taisez;
eh bien! je vais vous dire toute ma pensée.
— Parlez, monsieur, le moment des explications est
arrivé.
— Sachez donc que, lorsque Iris est chez moi et que je
sens du trouble dans l'air, je suspecte naturellement lord
Harry d'y être pour quelque chose; j'ai mes raisons pour
cela, vous savez. J'étais sur le point de faire atteler et d'aller
chez le docteur, afin de savoir de visu quel genre de distraction
sa maison offre à ma fille, quand j'ai reconnu votre voix. Or,
du moment que vous m'avez déclaré qu'Iris vous inspire un
intérêt passionné, vous êtes tout indiqué pour servir mes des-
seins.
— Et de quelle façon, s'il vous plaît?
— Pardieu ! en cherchant à provoquer ses épanchements.
Sans doute, elle vous fera l'honneur de ses confidences,
plutôt qu'à moi. Il m'importe extrêmement de savoir si elle
veut épouser lord Harry. Éclairez-moi sur ce point, et je me
tiendrai pour satisfait. Quant au reste, je m'en soucie comme
de l'an quarante ! >
D'indignation, Montjoie fit un sursaut. Quoi! s'insinuer
dans les bonnes grâces d'Iris, pour la trahir près de son père!
Sur ce, il bondit hors de son fauteuil et, oubliant ses habitudes
de politesse, il s'avance du côté de la porte. Alors le vieil-
lard, le rappelant, s'écria :
« Est-ce un refus, monsieur?
— Assurément », riposta Montjoie en s'éloignant à toutes
jambes.
c'était écrit! 119
XXX
A partir du jour mémorable où Iris avait déclaré à Hugues,
qu'elle serait toujours pour lui une amie, mais jamais sa
femme, il s'était juré d'exercer un vigoureux contrôle sur
ses propres sentiments. A Dieu ne plaise qu'il crût tuer
l'amour dans son cœur; il savait, au contraire, que ses sen-
timents seraient fatalement vaincus, dès que le hasard des
circonstances le rapprocherait d'Iris.
C'était dans toute la sincérité de son âme, que Hugues
entendait rester l'ami d'Iris; mais il existe dans la nature de
l'homme, même du plus loyal et du plus ferme, une faiblesse
incorrigible, lorsqu'une femme est en jeu.
Puis, à l'insu de Montjoie, un poison subtil s'insinuait en
son âme, y exerçant ses ravages cruels, chaque fois qu'il
avait à prendre une détermination au sujet d'Iris. En un mot
il était jaloux de lord Harry. Sans avoir conscience du mobile
auquel il obéissait, Hugues trouvait déplorable que M. Hen-
ley soupçonnât sa fille d'une intrigue secrète, avec celui-là
même qu'elle déclarait indigne de l'amour qu'elle avait le
malheur de ressentir pour lui.
De certains épisodes dont Montjoie avait été témoin à
Honey-Buzzard, il inféra que les visites de miss Henley chez
M. Vimpany pouvaient être attribuées à l'affection compatis-
sante et dévouée que lui inspirait la femme du docteur. Qui
sait si, depuis lors, des revers humiliants n'étaient pas venus
répandre leurs flots d'amertume sur la vie conjugale de cette
intéressante victime et la rendre, par cela même, encore plus
chère à Iris? D'autre part, Montjoie ignoiait que la vie en
commun étant devenue impossible à M. Vimpany et. à sa
femme, ils en étaient arrivés à casser les vitres, voire à se
séparer; or, il résolut de se rendre compte de la situation,
en allant prendre des nouvelles de Mme Vimpany, 5, Red-
burn-road.
La lenteur ne saurait être l'attribut d'une nature spontanée
et de premier mouvement. Donc, impossible à Hugues Mont-
joie d'attendre jusqu'au lendemain pour exécuter son plan.
120 C'ÉTAIT ECRIT!
Il hèle un fiacre et se rend à Hampstead. Toutefois, afin de
ne pas attirer l'attention, il fait arrêter la voiture à une certaine
distance, et franchit à pied le bout de chemin qui le sépare
du n° 5 de Redburn-road. Là, il s'informe si Mme Vimpany
est chez elle. A cette question, la servante, pétrifiée d'étonne-
ment, reste muette. Puis, de ce ton familier que prennent
aujourd'hui en Angleterre les gens de maison, d'une caté-
gorie inférieure, elle répond :
« C'est bien Mme Vimpany que vous avez dit, hein?
— Oui, reprit le visiteur.
— Elle n'habite pas ici.
— Gomment ! Mme Vimpany ne demeure pas dans cette
maison?
— Non, pour sûr.
— Êtes-vous certaine de ne pas faire erreur?
— Certaine comme je le suis que deux et deux font quatre.
Le docteur m'a prise à son service depuis qu'il a loué cette
maison. /
— Puis-je le voir? poursuivit Hugues, déterminé à savoir
le mot de l'énigme.
— Le docteur est sorti; la servante fit une pause, puis
reprit : mais, dites-moi, est-ce bien Mme Vimpany que vous
demandez? Nous avons ici une jeune personne du nom de
miss Henley.
— Serait-elle ici en ce moment?
— Oui; seulement vous ne pouvez la voir, parce qu'elle
est occupée pour le quart d'heure
— C'est inconcevable! se dit Hugues. En réalité, elle ne
peut être avec Mme Vimpany qui n'habite pas ici, ni avec le
docteur, puisqu'il est sorti; alors, que croire? »
Hugues avise alors au portemanteau un chapeau d'homme
et un pardessus, lesquels, vu leur nuance, ne sauraient
appartenir au maître du logis.
Si révoltante que fût l'hypothèse émise par M. Henley,
à savoir que la conduite de sa fille ne pouvait s'expliquer
que par l'influence néfaste que lord Harry exerçait sur elle,
cette hypothèse, dis-je, ne s'en présenta pas moins à l'esprit
de Hugues. En vain, il veut lutter contre le trouble dou-
loureux, poignant, qui lui remplit le cœur; sans toutefois
c'était écrit! 121
se rendre compte de cette angoisse opiniâtre, il est déter-
miné à dissiper l'obscurité de la situation, en s'expliquanl de
vive voix avec Iris. N'ayant plus une seule carte de visite
dans son calepin, Montjoie lit passer à miss Henley une enve-
loppe à lui adressée.
Entre temps, il entend raisonner au-dessus, à travers les
minces cloisons de la bicoque, le bruit sourd des pas d'un
homme qui marche de long en large, et une voix mascu-
line trahissant les accents de la colère.
Iris aurait-elle donc déjà donné à son interlocuteur le
droit de lui adresser des reproches?
Il se rappelle alors, la scène qui avait eu lieu jadis entre
miss Henley et lord Harrv, le jour qu'il lui avait déclaré être
prêt à partir pour aller venger Arthur et se débarrasser à
tout prix du meurtrier; en outre, il a présent à la mémoire
le concours qu'il avait eu la faiblesse de prêter à son amie
pour l'aider à communiquer par lettre, avec l'homme dont
le fatal ascendant sur Iris le torturait jour et nuit. Le bruit
qu'il entendait, était-il donc une conséquence des services
qu'il avait rendus à miss Henley?
A quelques minutes de là, la camériste rapporte cette
réponse : « Miss Tris ne peut vous voir en ce moment, elle
vous prie de l'excuser; elle compte vous écrire ». La lettre
annoncée ressemblerait-elle à celles qu'il avait reçues en
Ecosse?
Montjoie se dit qu'en souvenir du passé et d'une amitié
naguère plus vive, il devait attendre et voir venir.
Au moment où il hèle son fiacre et pendant que l'auto-
médon remonte sur son siège, une voiture croise la sienne,
et s'arrête devant la maison n° 5, Redbum-road : c'est
M. Henley qui en descend!
XXXI
La soirée s'avançait et déjà des bougies allumées éclai-
raient le salon occupé par Montjoie à l'hôtel. Son impatienl
désir de recevoir une lettre d'Iris, augmentait à l'idée que la
422 c'était écrit!
visite de M. Henley à sa fille avait dû fatalement coïn-
cider avec l'entrevue de celle-ci avec lord Harry. Quand
il songeait à la situation de cette infortunée, placée entre
deux ennemis aussi acharnés que M. Henley et le sauvage
lord — égoïste et violent, — un sentiment de grande et
tendre pitié faisait taire en son cœur les rancunes et les
rages de la jalousie. Il n'avait pas quitté l'hôtel de tout
l'après-midi, dans l'espoir qu'Iris lui ferait tenir une lettre
par un messager. Or, son attente ayant été trompée, il repor-
tait son espoir sur le courrier du soir, lorsqu'un coup frappé
à la porte le fit tressaillir. Un garçon d'hôtel survint.
« Une lettre? demande vivement Montjoie.
— Non, monsieur, c'est une dame. »
Il avait reconnu miss Henley avant même qu'elle eût eu
le temps de lever son voile; l'œil fixe, l'attitude contrainte,
elle eût pu poser pour une statue du Découragement; sa
main était restée froide et inerte dans celle de Hugues; l
l'invite à s'asseoir près de la cheminée, mais elle fait un
signe négatif. Puis, comme une femme qui craint d'être
importune, elle revient tomher sur un siège à l'autre extré-
mité de la pièce.
« Je complais vous écrire, mais cela m'a été littéralement
impossible, fit-elle d'un air si abattu que Hugues ne pu1
s'empêcher de la considérer avec une certaine anxiété. Mon
ami, poursuivit-elle, je ne suis pas digne de l'intérêt que
vous m'avez témoigné naguère. Votre pitié, hélas! est tout
ce que je puis espérer! »
Voyant qu'il est inutile d'opposer des raisonnements à
l'état d'esprit de son interlocutrice, il répondit :
« Mon Dieu ! aurais-je eu le malheur de vous offenser?
— Oh, certes non, riposta miss Henley.
— Alors, de grâce, donnez-moi l'explication de ce mystère?
— J'ai perdu tout droit à votre commisération, répliqua Iris,
d'un accent toujours imperturbable; mon père me repousse
et vous ne tarderez pas à faire de même. Ah! ne vous ai-je
pas juré de n'être jamais la femme de lord Harry! Eh bien,
je suis sur le point de l'épouser.
— Je ne puis, ni ne veux le croire », dit Hugues d'une
voix ferme.
c'était écrit! 123
Alors, Iris lui passe la lettre par laquelle le sauvage lord
se déclarait prêt, par désespoir d'amour, à mourir pour elle.
« Le courage lui a-t-il donc manqué? demande Hugues
du ton du plus profond dédain, en remettant la missive à
qui de droit.
— Il se serait porté le coup de la mort, monsieur, si....
— Gomment, Iris, interrompit Montjoie, vous m'appelez
monsieur!
— Je vous appellerai Hugues, si vous y tenez, bien que le
temps de notre intimité soit à jamais passé. Un jour, au retour
d'une promenade, j'ai trouvé sur un point isolé à Hampstead-
heath, lord Harry, baigné dans une mare de sang, gisant à
terre; il n'y avait âme qui vive dans ces parages. Ainsi donc,
pour la troisième fois, il m'appartenait de lui sauver la vie
et de lui tendre une main amie. Comment ne serais-je pas
impressionnée par cette persistance du destin à me faire
intervenir près de lui, au moment où la situation est pour
ainsi dire désespérée ! Loin de vouloir me soustraire au rôle
d'être son bon ange ici-bas, j'ai accepté celui que nul autre
n'aurait voulu accepter. Le voyant seul, malade et malheu-
reux, j'ai cherché à le réconforter au moral, à le soutenir
par de bonnes paroles et à le disputer à la mort; cette tâche
accomplie, tâche de douceur et de patience, j'ai entendu sa
voix verser dans mon oreille des paroles... ; mais n'attendez
pas que je vous les répète,... lui-même ne pourrait les
redire. . . . Après des années de résistance, ma volonté a fléchi. . . .
Sachez que mon but, en me rendant chez le docteur Yim-
pany, était de prévenir une querelle entre mon père et
Harry; au fait, je vous prie de m'excuser, j'aurais dû dire
lord Harry. Quand mon père est arrivé à Redburn-road, j'ai
insisté pour avoir immédiatement un entrelien avec lui. Je
lui ai dit ce que je viens de vous dire : « Vous devez opter,
« m'a-t-il répondu, entre lord Harry et moi ; réfléchissez avant
« de prendre une résolution ; si vous vous décidez à épouser
« cet homme, vous vivrez et mourrez sans recevoir de ma
« main un rouge liard. » Il mit sa montre sur la table entre
nous, et me donna cinq minutes pour prendre une décision.
Au bout de ces cinq minutes, qui me parurent interminables,
il me demande s'il devait laisser son testament tel qu'il
124 c'était écrit!
l'avait fait, ou aller chez son notaire et en faire un autre?
« Vous ferez ce qui vous conviendra. » Telle fut ma réponse.
Surtout, ne croyez pas que je l'aie faite à la légère;... je
savais la portée de ma détermination. J'entrevoyais l'avenir
aussi clairement que je vous vois maintenant. »
Ne pouvant supporter plus longtemps l'expression de
morne désespoir d'Iris, Hugues, Je regard cuisant, s'écria :
« Non, vous ne voyez pas votre avenir comme je le vois;
de grâce, écoutez-moi, pendant qu'il en est temps
encore....
— Il est déjà trop tard, vous dis-je, reprit Iris avec ani-
mation.
— Soyez persuadée, reprit Montjoie, que mes conseils
partent d'un cœur ulcéré.... Je vous ai tellement aimée!
Laissez-moi vous demander si, en cas d'une rupture avec
lord Harry, je puis conserver, moi, l'espoir de vous épouser?
Vous vous figurez, Iris, voir clair dans votre avenir, alors que
vous avez des écailles dans les yeux ; vous parlez comme
une personne résignée à souffrir.... Mais, bon Dieu! efforcez-
vous de ne pas perdre le sens moral; êtes-vous décidée à
mener la vie d'une déclassée et, qui pis est, n'en auriez-
vous plus conscience?
— Continuez, Hugues.
— Oh! vous ne me découragerez pas, ma très chère
amie! Plein de l'espoir de vous aider à retrouver votre vraie
nature, je liens à ne rien exagérer par rapport à lord Harry.
Oui, je veux espérer que la misérable vie que cet être d'excep-
tion a menée, n'a pas détruit en lui, les sentiments respec-
tables; mais les chevaliers d'industrie, les bandits qu'il fré-
quente, le rendent très dangereux. Il sera un mauvais mari,
j'en ai la conviction. Si dure que soit la tâche que je remplis,
je tiens à vous dire que rien n'est pire pour une femme
aimante et dévouée, que l'influence ravageante d'un époux
indigne d'elle! Les pensées, les opinions, les goûts de celui-
ci, s'infiltrent peu à peu en l'esprit de sa compagne et l'obli-
gent à des concessions dégradantes. De fait, le sens moral
de la femme finit par s'émousser, s'oblitérer et, sans en
avoir conscience, elle tombe au niveau de son mari. M'en
voulez-vous de cet horoscope lugubre?
c'était écrit! 125
— Moi, vous en vouloir? vous avez peut-être raison, fit-
elle tristement.
— Le croyez-vous sérieusement, dites, ma chère amie?
— Hélas, oui, je le crois! répondit miss Henley d'une
voix émue.
— Alors, pour l'amour de Dieu! réfléchissez à la déter-
mination que vous allez prendre et permettez-moi de parler
à votre père.
— Ce serait peine perdue,... répondit la jeune fille avec
un ineffable sourire; rien de ce que vous pourrez lui dire ne
saurait avoir de l'influence sur son esprit.
— En tout cas, j'essaierai, reprit Montjoie avec insis-
tance.
— Vous dirai-je maintenant que, lorsque je suis rentrée
à la maison, j'ai vu mes caisses dans le hall et appris que
mon père avait donné l'ordre à ma femme de chambre de
tout préparer pour mon départ? Je dois quitter la maison,
a-t-il dit, et aller vivre ailleurs.
— Ma pauvre chère Iris! dit Hugues Montjoie avec sym-
pathie.
— Ma femme de chambre, reprit miss Henley, est une
étrange créature; très renfermée en elle-même, elle s'est
bornée à me dire : « Je suis votre fidèle servante, miss : où
* miss ira, j'irai ». Rien de tout cela ne m'a étonnée; je suis
sans doute condamnée à vivre dans l'isolement; j'ai des con-
naissances parmi les femmes qui viennent rendre visite à mon
père, mais, hélas, point d'amies! D'après ce que j'ai appris,
la famille de ma mère aurait vu d'un mauvais œil, son
mariage avec un homme dans le commerce et qui plus est
ayant une réputation douteuse. J'ignore même où vivent mes
parents. En somme, l'alliance de lord Harry est pour moi
le meilleur mariage possible. Lorsque j'envisage ma triste
situation, il est tout naturel que mon langage soit empreint
d'amertume. 11 y a pourtant dans cet amour, dont on me
fait un crime, une chose qui ne laisse pas de soutenir mon
courage. C'est qu'en réalité il est le seul refuge qui s'offre
à une malheureuse épave repoussée de tout le monde ! »
Montjoie prolesta. 11 ne pouvait entendre dire à Iris que
toute affection lui manquait ici -bas
126 c'était écrit 1
« Oh! s'écria-t-il avec feu, que vous ai-je donc fait pour
me témoigner tant de dureté, d'injustice! Pouvez-vous
mettre en doute, que tant que j'aurai un souffle de vire, il
vous restera un ami? »
Vaincue par tant de sympathie et de générosité, Iris
répondit, les larmes aux yeux et un sourire ému sur les
lèvres :
« Mon pauvre Hugues, qu'il faut que vous soyez bon pour
ne pas voir que votre intervention pourrait vous compro-
mettre ! Juste ciel ! Que ne dirait-on pas de votre dévouement
à me servir? Vous me plaindrez, en apprenant que vos tristes
prédictions sur ma déchéance morale se sont réalisées; vous
me plaindrez encore plus, quand vous connaîtrez ma triste
fin....
— Merci, Iris, merci, de compter sur ma sollicitude et
sur mon amitié inaltérables. »
A cet instant, Iris se jette dans les bras de Monljoie et lui
donne un baiser, en murmurant : « Adieu ! »
Puis, elle chancelle, blêmit et se laisse choir sur un fau-
teuil. La voyant si défaite, il juge qu'elle va s'évanouir et
court chercher un flacon de sels. Tout en ouvrant un néces-
saire de voyage, il entend la porte s'ouvrir et le pêne craquer
sous la clef, puis le mot : adieu, prononcé à mi-voix à
l'autre extrémité du corridor.
Iris avait pris le parti de brusquer ainsi leur séparation.
XXXII
Hugues Montjoie, pour l'instant seul dans sa chambre,
tire vivement le cordon de sonnelte; mais avant que le
domestique eût ouvert la porte, il n'était déjà plus temps de
courir à la poursuite de miss Henley.
Le propre d'un honnête homme étant de chercher dans
l'activité et le travail, un dérivatif aux pensées douloureuses,
Hugues résolut d'écrire à Iris, puis d'aller ensuite chez
M. Henley. Sur l'enveloppe, il avait tracé ces mots : Confiée
aux soins de M. Vimpany, faire suivre.
c'était écrit! 127
Il se rend après ça chez M. Henley, qu'il trouve conforta-
blement assis à table. Hugues, sans préambule, prononce
un chaleureux plaidoyer en faveur d'Iris, mais, comme elle
l'avait prédit, son ami n'eut pas gain de cause.
Après s'être plaint en termes assez vifs de la façon dont le
visiteur venait de forcer la consigne, M. Henley fait savoir à
Montjoie qu'il vient d'ajouter un codicille à son testament,
afin de frustrer sa fille de tout droit à son héritage. A cette
nouvelle imprévue, Hugues sent la colère lui empourprer
les joues ; il est clair que son interlocuteur, insensible aux
menaces et aux prières, a un cœur de pierre. L'insuccès de
Montjoie, en cherchant à servir les intérêts d'Iris, ne fait
qu'ajouter à son désir de triompher des difficultés. Il se
disait qu'après tout, il était peut-être encore temps de
retarder, sinon d'empêcher ce mariage. Il lui parut qu'il
n'avait qu'une chose à faire, aller trouver lord Harry et lui
communiquer la fatale résolution de M. Henley; soit que le
sauvage lord considérât seulement ses propres intérêts, soit
qu'il fût véritablement dévoué à ceux d'Iris, les conset-
quences formidables de leur union lui feraient, sans nul
doute, faire un retour sur lui-même.
La lumière qui brûlait encore, 5, Redburn road, donnait
bon espoir que lord Harry habitait encore la maison.
Effectivement, Montjoie trouva le docteur et son ami tran-
quilles comme deux cerfs au ressui; mis en bonne humeur
par l'absorption de trois grogs (trois seulement), le maître de
la maison saisit avec empressement cette occasion de mettre
fin à un malentendu survenu naguère entre Montjoie et lui,
à la suite de certaines libations à l'hôtellerie de Honey-Buz-
zard, et il s'écria :
« Oubli et pardon, voilà ma devise! Inutile, n'est-il pas
vrai, de vous présenter, monsieur Montjoie? Très bien ; voyons,
prenez un siège, dit-il en s'adressant au survenant; je suis
pauvre, c'est vrai, mais tant que j'aurai un toit pour pro-
téger ma tête, un ami fidèle sera toujours le bienvenu chez
moi. J'ai tout lieu de croire que le confrère qui m'a vendu sa
clientèle est un fripon fieffé ! mon argent a filé et les clients
ne viennent pas; ce n'est pas à dire pourtant que je sois à la
dernière extrémité — iinancièrement parlant. — Puis-
428 c'était écrit!
je vous offrir un grog? tenez, préparez-le vous-même. »
Après s'être excusé courtoisement, Hugues fait savoir que
sa visite avait pour but de solliciter un moment d'entretien
avec lord Harry.
A ces mots, le docteur, fort mécontent d'être tenu en sus-
picion, change de couleur. D'autre part, le sauvage lord
paraît hésiter. Il demande d'abord s'il s'agit de miss Healey?
Hugues répond que oui; sur quoi, son interlocuteur objecte
qu'il est plus prudent de n'en pas parler. A cela, Montjoie
réplique que la chose est de la plus haute importance, à telle
enseigne, qu'il s'est décidé à partir de Londres fort tard dans
la soirée, pour venir à Hampstead.
Lord Harry se lève et passe devant Montjoie pour lui
montrer le chemin. Furieux du peu de confiance qu'on lui
témoigne, M. Vimpany tient d'autant plus à affirmer son
autorité de maître de maison; s'adressant à lord Harry, il
crie d'une voix forte :
a. Faites entrer M. Montjoie dans la même pièce que celle-
ci, à l'étage supérieur; vous êtes ici chez moi. »
Les deux jeunes gens pénètrent alors dans un salon
meublé d'une façon sommaire : une table boiteuse et quel-
ques méchants sièges ; lord Harry et Montjoie" restent debout,
chacun prévoyant que l'entrevue ne devait être ni calme, ni
silencieuse. Sans perdre de temps en périphrases, Hugues
s'exprime de la manière suivante :
« Ayant eu connaissance d'un projet de mariage entre
vous et miss Henley, je me suis fait un devoir de vous
demander si vous êtes instruit des dispositions que M. Henley
a prises à l'égard de sa fille, au cas où votre espoir se réali-
serait? Eh bien, sachez qu'il a l'intention de la déshériter!
— Permettez, répliqua Harry en l'arrêtant court et en se
redressant : faites-vous là de simples conjectures?
— Je quitte à l'instant M. Henley et c'est de sa propre
bouche que j'ai recueilli le renseignement que je viens de
vous donner. »
Lord Harry garde un instant le silence ; Hugues se figure
avoir provoqué par là un obstacle à la célébration immédiate
du mariage; mais il est bientôt détrompé dans ses prévisions.
L'amour que le sauvage lord ressentait pour Iris était trop
c'était écrit! 150
ardent pour tenir compte des considérations pécuniaires. Il
prolesta, disant :
« Vous exagérez les choses; permettez-moi de vous repré-
senter que miss Henley n'est point dans la dépendance de
son père, autant que vous semblez le croire. La conduite de
M. Henley, tout odieuse qu'elle soit, reste étrangère à la
question. Et, bon Dieu! je ne me déchargerai sur personne,
du devoir de nourrir et de vêtir ma femme. Je ne suis pas
sans ressources. Sachez que je m'estimerai très heureux de
faire participer à ma fortune, quelle qu'elle soit, celle qui
portera mon nom. Je peux entrer dans les détails, si vous
le désirez ; j'ai vendu mon cottage en Irlande....
— Un bon prix? demanda Hugues.
— Il vous doit suffire de savoir qu'il est vendu. Puisque
nous en sommes à parler finance, sujet qu'il m'est tou-
jours pénible d'aborder, surtout quand il s'agit de la femme
la plus séduisante que je connaisse, j'ajouterai pourtant, que
miss Henley a une fortune personnelle, qu'elle a hérité de sa
mère; vous me connaissez assez, pour savoir que je suis
incapable d'y toucher?
— Assurément, riposta Montjoie, mais, aussi, nous
savons tous que les dividendes baissent, que les compagnies
s'effondrent, que....
— Allons, allons, admettons un instant que le porte-
feuille de miss Henley soit aussi vide que ses poches, qu'a-t-
elle à craindre, je vous le demande, si elle devient ma
femme?
— A craindre? de rester sans ressources parbleu! si vous
veniez à mourir.
— Ma parole d'honneur! c'est à quoi je n'ai pas pensé....
Voyons, que puis-je faire? » s'écria-t-il avec désespoir et en
ayant l'air de se consulter.
Montjoie s'aperçut alors qu'une émotion profonde de
découragement, était peinte sur les traits de lord Harry.
Ce coureur d'aventures, qui avait maintes fois exposé sa
vie, ne pouvait-il donc entrevoir le spectre de la mort sans
frémir? Non, une telle hypothèse ne tenait pas debout. Sûre-
ment, quelque chose qu'il ne voulait communiquer à per-
sonne pesait sur son esprit et menaçait sou avenir. Le fait
9
î 30 c'était écrit!
est, qu'après le meurtre d'Arthur, il avait rompu avec l'asso-
ciation des Invincibles. Toujours est-il qu'on l'avait prévenu
que, s'il rentrait en Angleterre après cette défection, cela lui
pourrait coûter cher, très cher. Si jamais la nouvelle de son
retour du sud de l'Afrique arrivait à la connaissance des
frères et amis, ceux-ci lui feraient expier cette audace en
prononçant sa sentence de mort. Son sort dépendait, en
somme, de son plus ou moins de sécurité chez le docteur
Vimpany.
Hugues attachait sur lord Harry un regard étonné, lorsque
une inspiration soudaine sembla sortir du cerveau de cet
extravagant personnage. S'élançant d'un bond vers Montjoie,
il s'écria en lui tendant la main avec effusion :
« Je vous liens, mon cher monsieur, pour mon meilleur ami.
— A quoi dois-je cet honneur? répondit ironiquement le
flegmatique Anglais.
— Quel service immense vous venez de me rendre, en me
rappelant que je puis faire un sort à ma future femme!
Vous avez raison : le plus tôt sera le mieux. Notre ami, le
docteur, me servira de répondant.
— Parlez-vous sérieusement? reprit Montjoie, dont l'esprit
était aussi prompt à saisir les obstacles au mariage de lord
Harry avec Iris que rebelle à en accepter les chances.
— Pourquoi cet air de doute? riposta l'irascible Irlandais,
avec un geste d'impatience.
— Vrai, je ne comprends pas....
— Tâchez d'abord de n'être plus jaloux, dit lord Harry,
et vous me comprendrez.... Je suis de votre avis,... je dois
assurer l'avenir de ma femme,... de ma veuve et cela au
moyen d'une assurance sur ma vie. »
XXXIII
Après son entrevue avec lord Harry, Montjoie attendit en
vain pendant quarante-huit heures une lettre d'Iris en
réponse à celle qu'il lui avait adressée. M. Vimpany aurait-il
donc élé capable de délenir la lettre confiée à ses soins?
c'était écrit! 131
Au bout de trois jours, Hugues écrivit pour demandez
explication de la chose.
En retournant le pli en question à Montjoie, le docteur
se plaignait dans sa réponse qu'on ne l'eût pas traité avec
assez d'égards. Au surplus, miss Henley s'était dispensée
de lui donner sa nouvelle adresse à Londres et, d'autre part,
lord Harry l'avait quitté inopinément, laissant seulement
pour lui, quelques mots d'excuses banales; il ajoutait que
ses honoraires comme médecin avaient été payés, mais, en
réalité, l'amitié n'a-t-elle pas aussi des droits à faire valoir?
« Lorsqu'un homme a été reçu chez vous à titre d'ami, peut-il
donc vous traiter comme un étranger? Si vous m'en croyez,
le mieux c'est de ne plus nous occuper ni d'elle ni de lui. »
Montjoie jeta la lettre au panier. Il se disait que sa seule
chance d'empêcher le mariage d'Iris était de communiquer
avec elle ; le pauvre garçon craignait qu'elle ne fût aussi
totalement perdue pour lui que si elle eût quitté ce monde
à jamais! Sans doute, il serait parvenu à découvrir la retraite
de miss Henley, en observant les mouvements de lord Harry,
mais, hélas! il avait disparu de l'horizon sans laisser de
trace. Au total, les heures s'égrenaient comme un collier de
perles précieuses et Hugues ne savait plus, en réalité, à quel
saint se vouer. Torturé d'inquiétude, malheureux, décou-
ragé, il se dit qu'il va du même coup tout abandonner et se
sent attiré vers l'Ecosse; tantôt, il redoute de recevoir une
lettre d'Iris, tantôt il se sent froissé jusqu'au fond de l'âme
de son silence. Était-elle près ou loin? en Angleterre ou sur
le continent? Mystère!
Enfin, après plusieurs jours passés dans une pénible
attente, Montjoie reçoit une lettre d'une écriture à lui inconnue
et portant le timbre de Paris.
La signature lui révéla que son correspondant était Ion
Harry! Son premier mouvement était de jeter la lettre au
feu ; or, pourrait-il endurer le martyre d'apprendre le mariage
d'Iris de la main même de son mari? Jamais! jamais! Malgré
tout, il brise nerveusement le cachet, et parcourt la mis-
sive signée de lord Harry; celui-ci lui exprimait, dans les
termes delà plus scrupuleuse politesse, ses regrets de n'avoir
pu prendre congé de lui avant de quitter l'Angleterre. Mais
132 c'était écrit!
à la suite de la conversation qu'ils avaient eue chez M. Vim-
pany, son devoir esl de l'informer que vu les conditions ou
il avait pu placer l'aléa de sa propre destinée, il avait réussi à
mettre sa femme en meilleure situation, en ce qui concernait
son avenir. C'est ce qu'il a stipulé au cas où elle lui survi-
vrait. 11 terminait sa lettre en disant, que lady Harry ne vou-
lait pas être oubliée près de son ancien et digne ami; il lui
envoyait pour sa part l'assurance de ses sentiments dévoués.
L'entête de la lettre ne portait pour tout renseignement
que le mot : Paris. 11 était clair qu'à l'avenir, toute commu-
nication écrite ou verbale serait supprimée. L'instant d'après,
Hugues brûlait la lettre! Sa surprise fut grande quand, à
deux jours de là, il en reçut une d'Iris. Elle regrettait, d'à voir
quitté l'Angleterre si précipitamment, ajoutant qu'elle ne
devait, cependant, s'en prendre qu'à elle-même.
Elle avait compris, d'une parole échappée à Harry au
cours de la conversation, qu'il avait tout à craindre de cer-
tains conspirateurs politiques, avec lesquels il s'était com-
promis. A force de prières, elle avait obtenu des aveux com-
plets de son mari. Jugeant enfin, qu'il n'y avait de sécurité
pour eux que dans la fuite, ils avaient mis le cap sur Paris.
D'ailleurs, lord Harry avait des amis, dont l'influence pourrait
être fort utile à ses intérêts pécuniaires.
Iris terminait sa lettre par des remerciements chaleureux,
en souvenir des preuves d'affection qu'il lui avait données.
Bref, elle exprimait l'espoir que tous les deux pourraient
s'écrire de temps en temps. Impossible dans les circon
stances présentes, d'anticiper sur le plaisir de recevoir sa
visite, mais elle espérait qu'il n'aurait pas d'objection à lui
adresser des lettres poste restante.
Le post-scriptum concernait M. Vimpany. Elle priait Hugues
de se dispenser de répondre aux questions que cet intrigant
lui poserait au sujet de lord Harry et d'elle-même. A coup
sûr, elle avait été reconnaissante des soins que le docteur
avait donnés à Rhoda Benett; mais, depuis lors, sa conduite
avec sa femme et les opinions violentes qu'il avait exprimées
devant lord Harry, avaient modifié son opinion sur M. Vim-
pany; elle ajoutait que si elle conservait la moindre influence
sur Hugues, elle le déciderait à rompre avec le docteur.
c'était écrit! 133
Cette lettre n'eut d'outre effet que d'irriter Montjoie encore
davantage, à la pensée du mariage d'Iris avec lord Harry.
En cet état de choses, il soupçonna à tort ou à raison lady
Harry d'avoir écrit cette lettre sous la dictée de son mari :
certaines phrases, suivant lui, visaient particulièrement l'ami
jaloux de sa femme. Hugues résolut, en conséquence, de ne
répondre à Iris, que lorsqu'ils pourraient correspondre libre-
ment ensemble sans le contrôle de lord Harry.
Il eut, derechef, une velléité d'aller s'enfouir en Ecosse,
pour surveiller ses maçons; mais la perspective de vivre sans
voisins, sans amis, le fit renoncer à ce projet champêtre.
Il se décida, au contraire, à chercher dans le tourbillon mon-
dain de Londres un dérivatif aux anxiétés qui l'assiégeaient,
ce qu'il fit.
Reçu a bras ouverts par ses amis et connaissances, il allait
tous les soirs dîner en ville, au spectacle, au bal; les mères
ayant des nièces à marier, le choyaient à l'cnvi.
Il retourna aussi à son club. Y trouvait-il donc quelque
distraction, quelque plaisir ou quelque soulagement? aucun!
Il jouait simplement un rôle et comprenait qu'il est malaisé
de sauver les apparences et de se donner le change à soi-même.
Bref, après un intervalle très court, quelque chose comme le
passage d'un météore, il renonça au monde. Encore qu'il se
fût promis de ne pas répondre à Iris, la meilleure soirée qu'il
avait passée à Londres fut celle où, changeant d'avis, il lui
écrivit une longue lettre.
XXXIV
I
Le jour suivant, en voyant apparaître chez lui la dernière
personne sur laquelle il comptât, Hugues croyait rêver;
malgré l'invraisemblance de la chose, c'était Mme Vimpany!
mais qu'elle était vieillie! Après avoir renoncé à faire usage
du fard, son teint était couleur citron et sa peau craquelée
comme une potiche japonaise; sa cbcvelure, autrefois teinte
eu noir, trahissait aujourd'hui les ravages de l'âge. C'étaient
bien les mêmes traits, mais grossis ; le même ovale, mais
134 c'était écrit!
ôpaissi ; les mêmes yeux, mais sans flamme. Velue naguère
avec élégance, elle portait, ce jour-là, une méchante robe
brune, fripée, qui laissait pourtant voir encore la beauté de
sa taille et la grâce de ses mouvements. D'entrée de jeu, en
voyant Monljoie, elle dit :
« N'avcz-vous pas d'objection à échanger avec moi une poi-
gnée de main?
— Certes, non; pourquoi?
— Je ne peux me flatter, hélas! de vous avoir laissé de
bien bons souvenirs, reprit Mme Vimpany. Vous n'ignorez
plus, je suppose, que je suis séparée de mon mari? Connais-
sant M. Vimpany comme vous le faites, vous pouvez deviner
ce que j'ai souffert et pourquoi je l'ai quille. Si vous revoyez
jamais le docteur, évitez avec soin de lui donner l'adresse de
lady Harry.
— De grâce ! appelez-la Iris tout court, comme je le fais
moi-même, dit Monljoie.
— Je sais pertinemment, reprit Mme Vimpany avec ce
sourire affecté des gens de théâtre, à quelle date elle s'est
mariée; ce qui perd les femmes, voyez- vous, c'est de ne
connaître les hommes que trop tard, ou même de ne pas les
connaître du tout. Sans vouloir désespérer de son sort, je
sens pourtant que la crainte l'emporte sur l'espérance et, je
l'avoue, mes inquiétudes sont grandes ! Iris m'inspire une si
profonde affection. Si, en réalité, je me suis amendée, c'est
bien grâce à elle. Ah! sans elle, je n'eusse point senti le
besoin d'expier mon passé par le dévouement et la charité. Je
me demande seulement, si toutes les pécheresses trouvent
aussi difficile de faire peau neuve !
— Est-il indiscret de vous demander comment vous vous
êtes libérée de celte servitude? demanda Monljoie.
— Mes débuts dans la bonne voie ont été, j'en conviens,
1res malheureux. A peine entrée au couvent, je résolus d'en
jorlir, trouvant médiocrement édifiantes les chamailleries
incessantes des nonnes au sujet des offices religieux, des
prêtres, des ornements d'église, des cierges, que sais-je?
Là, je pus me convaincre que la charité chrétienne était en
réalité plus grande chez les médecins, que chez les bonnes
sœurs; si je vous parle ainsi de moi, c'est que j'ai mes rai-
c'était écrit! 135
sons pour cela. Au nombre des malades faisant partie de
mon service, il y avait une femme âgée que je dus accom-
pagner dans le midi de la France; à mon retour, je voulus
étudier à Paris les progrès accomplis dans le service des hôpi-
taux. C'est à cette époque que le hasard me fit rencontrer Iris.
— Le hasard? répéta Montjoie.
— J'en suis encore à me demander comment une rencontre
si extraordinaire peut se produire. Lord Harryetlris, attablés
devant un café du boulevard, regardaient passer le flot
humain. C'est au moment où je frôlais Iris que, d'un coup
d'oeil rapide, elle me reconnaît. De l'air le plus naturel du
monde, lord Harry vient à moi, me ramène près de sa femme
et tous deux m'invitent à être leur commensale. En péné-
trant dans leur intérieur et en vivant dans leur intimité,
j'ai pu me rendre compte de leur vie privée et de la douceur
de leur lune de miel.»
Montjoie l'invite à continuer ce récit, rempli d'intérêt pour
lui.
« Vraiment? reprit Mme Vimpany, même si je vous
apprends qu'elle est parfaitement heureuse?
— Eh, mon Dieu, oui! fit-il en poussant un soupir d'exilé
qui songe à sa patrie.
— Alors, je continue. D'abord, je déclare que lord Harry
est un homme aimable, charmant et irrésistible, même aux
yeux d'une vieille femme comme moi; l'agrément de son
esprit et la rondeur de ses manières m'ont ravie. Sans
doute, son entrain endiablé serait taxé de folie par les fils
de la flegmatique Albion, boulonnés d'ordinaire jusqu'au
menton, peu importe! L'une des idées les plus cocasses de
cet être bizarre, c'est de vivre lui et sa femme comme un
étudiant et une étudiante du quartier latin. Dînent-ils au
restaurant, il leur faut un cabinet particulier; vont-ils à
un bal public, il fait danser Iris toute la nuit. S'il lui arrive
de prendre part à un déjeuner de garçon, il en revient les
poches pleines de friandises volées au dessert pour sa jeune
femme, pour son ange, comme il l'appelle. Je l'ai entendu
dire à Iris : « Si j'ai une pointe d'ivresse, ma chérie, il ne faut
c vous en prendre qu'à vous; j'ai' étonné tout le monde par
« le nombre exorbitant de verres de vin de Champagne que
136 C'ÉTAIT ÉCRIT!
* j'ai sablés à votre santé; mais, à partir d'aujourd'hui, je
c refuserai toute invitation qui devra me priver de la société
« de ma petite femme adorée ». Or, avec lord Harry, autant
en emporte le vent !
— Comment ai-je pu entendre parler si longtemps de ce
bohème, riposta Montjoie avec vivacité.
— J'ai mes raisons pour vous faire subir cette épreuve,
répondit Mme Vimpany; je me résume : lord Harry va
continuer à s'aboucher avec des gens méprisables, à brûler
la chandelle par les deux bouts et enfin, j'ai la conviclion
qu'il en arrivera à faire des choses dont il rougirait aujour-
d'hui. Bref, quand j'envisage l'avenir, je tremble et j'ai
peur! t>
Hugues reprit d'une voix mal assurée :
« Tant que je conserverai un peu d'influence sur Iris, j'ai
bon espoir qu'elle saura tenir tête aux bourrasques de l'exis-
tence. Voulez-vous me donner son adresse?
— Oui, mais seulement en échange d'une promesse?
— Laquelle?
— C'est que vous n'irez la trouver qu'en cas d'urgence.
— Comment pourrais-je connaître la vérité ? demanda
Hugues.
— Vous la connaîtrez par moi. Iris m'a écrit que s'il
survenait quelque chose qu'elle ne pût confier au papier, sa
femme de chambre me l'apprendra à coup sûr.
— Peut-on compter sur Fanny Mire? objecta Montjoie.
— Son extérieur impénétrable ne parle pas en sa faveur.
Après avoir causé longuement avec elle, je reste, toutefois,
persuadée que cette étrange créature a la reconnaissance la
plus profonde pour sa maîtresse. A coup sûr, elle saura
m'averlir à temps. Toutes ces considérations réunies, vous
décideront-elles à me venir voir avant voire départ pour
Paris? Allons, pas de tergiversations..., diles oui ou non?
— Eh bien! c'est oui », répondit Hugues.
Cet entretien terminé, Mme Vimpany lui donna, sous le
sceau du secret, l'adresse d'Iris et s'engagea môme à trans-
mettre à l'occasion à son interlocuteur des nouvelles de
leur intéressante amie.
Cela dit, ils se séparèrent.
c'était écrit! 137
XXXV
Les semaines s'effritaient lentement; Mme Vimpany tenait
scrupuleusement la promesse qu'elle avait faite à Montjoie;
dès qu'elle recevait une lettre d'Iris, elle s'empressait de la
lui communiquer avec prière de la retourner aussitôt qu'il
en aurait pris connaissance; les détails de la vie du jeune
couple, détails qui semblaient appelés à justifier les craintes
de Mme Vimpany, étaient racontés par Iris avec un badinage
jeune et charmant; mais combien il était attristant de con-
stater que sa brillante intelligence était inhabile à concevoir
des soupçons qui auraient pu frapper même l'ingénuité d'un
enfant! Une fois, Mme Vimpany écrivit à Montjoie les lignes
suivantes : « Je crois inutile de vous faire tenir la dernière
lettre d'Iris, tant le contenu en est insignifiant et succinct;
par contre, vous trouverez, ci-jointe, une circulaire dont je
vous prie de prendre connaissance. Allez aux informa lions
et tâchez d'éclaircir la chose. Lord Harry rêve, à coup sûr,
un coup de fortune, dont sa femme n'envisage pas encore les
conséquences. »
Ce prospectus annonçait la publication prochaine d'un
journal hebdomadaire, publié en français et en anglais, à
Paris. Cette feuille devait faire concurrence au Galignani.
La liste des collaborateurs comprenait les noms de littéra-
teurs jouissant d'une notoriété incontestable; les personnes
qui désiraient des informations sur les garanties que pou-
vait offrir cette affaire, devaient s'adresser au comité d'ad-
ministration, composé d'hommes cotés très haut dans le
monde financier. Les renseignements obtenus par Hugues et
les promesses de la circulaire ne différaient pas d'un iota;
mais, par contre, la question des dividendes souleva de
grandes récriminations. Hugues le fit savoir à qui de droit;
Iris comprit.
Après un intervalle plus long qu'à l'ordinaire, elle fit
savoir à son amie que son mari avait loué à Passy une sorte
de chalet qui leur permettrait de vivre plus économique-
ment qu'à Paris, de cultiver un joli jardin et de respirer l'air
138 c'était écrit!
pur du bois; mais, aucune allusion à la publication du nou-
veau journal. Sur le verso, Mme Vimpany avait écrit les
lignes suivantes : « II m'arrive à l'instant une communica-
tion fort inquiétante au sujet de mon mari; je n'en puis dire
davantage; il est possible, après tout, que ce bruit ne soit
pas fondé ». Or, à quelques jours de là, celte nouvelle fut
confirmée de la façon la plus imprévue, par l'arrivée de
M. Vimpany en personne! Sa physionomie, son maintien,
sa parole, exprimaient la fatuité et l'outrecuidance.
« Gomment ça va? s'écria-t-il d'un ton épanoui et joyeux.
Quel beau temps, hein! pour cette époque de l'année! Ma
foi! je ne vous demande pas de vos nouvelles, tant vous avez
l'air en bonne santé. Me trouvez-vous très changé? fit-il en
levant la tête.
— A parler franc, votre entrain m'étonne, repartit Hugues
d'un ton indifférent, et sans plus bouger qu'une cariatide.
— Voyez- vous, reprit-il, c'est que j'ai pour principe de
faire bonne mine à mauvais jeu. Les gémisseurs m'assom-
ment! Plus j'ai vent contraire, moins je me laisse abattre.
Regardez-moi droit : eh bien! vous avez devant les yeux un
homme à l'esprit cultivé, un homme exerçant une profession
des plus honorables, un homme aimant les arts, un homme
ayant foi dans la marche ascendante de la civilisation et ne
possédant littéralement que les hardes qu'il a sur le corps !
Serrez cette main, monsieur Montjoie ; c'est celle d'un homme
pauvre, qui ne peut plus faire face à ses affaires!
— Vous prenez ça bien philosophiquement!
— Bien sûr! à quoi bon m'en émouvoir? Ma conscience
ne me reproche rien, absolument rien. Ai-je perdu de l'ar-
gent dans des spéculations véreuses? pas un rouge liard!
ai-je parié aux courses? mes ennemis les plus acharnés
n'oseraient répondre affirmativement; qu'ai-je donc fait?
Ah! j'ai été trop serviable, trop charitable, trop dévoué!
Allons, bon! vous souriez! Ah! il n'y a pas là, cependant,
de quoi rire! Quand un médecin a pour mobile l'amour
de l'humanité ; quand il ne vise qu'à soulager les souffrances
d'autrui, n'appelez-vous pas cela delà vertu, du dévouement,
de l'abnégation. J'ajoute même que si, par hasard, je vois
arriver un client, souvent il est trop pauvre pour payer. J'ai
c'était écrit! 139
fait des visites de quartier chez les clients de mon prédéces-
seur pour les relancer, bref, je me suis donné un mal de
cinq cents diables pour réussir, mais personne n'a réclamé
mes soins. Hommes, femmes, enfants, jouissent d'une sanlé
impitoyable! Que le diable les emporte! n'est-il pas révoltant
que quelqu'un de ma valeur soit réduit à la pauvreté, voire
à la misère! »
Avisant une cave à liqueurs, il s'excuse de la liberté grande
et se sert un verre de cognac dont il se délecte.
Hugues, qui n'en était plus à se reprocher de ne pas
avoir brusquement mis le docteur à la porte, s'empresse
d'aller fermer à clef la cave à liqueurs. On peut s'imaginer
l'exaspération de M. Vimpany! il rougit jusqu'au blanc des
yeux et son désappointement allait se traduire par une bordée
de jurons peu parlementaires; mais, l'instant d'après, il partit
d'un éclat de rire satanique ; à coup sûr, il venait en quêteur
d'aumônes.
« C'est exquis, ce cognac! finit par dire le docteur; il est
bien supérieur au fameux vin de Bordeaux de l'auberge de
Honey-Buzzard. Vous en souvient-il, hein? Je reviens à
mon insolvabilité....
— Permettez ! s'écria Hugues, qui en avait assez des
doléances de son interlocuteur, je ne suis pas au nombre
de vos créanciers.
— En êtes-vous bien sûr? répliqua le docteur; un peu de
patience, s'il vous plaît.
— Quoi! seriez-vous venu ici pour m'emprunter de
l'argent?
— Nom d'un petit bonhomme! laissez-moi au moins le
temps de m'expliquer. Il n'est pas question d'une affaire à
bâcler en cinq minutes.
— Alors, expliquez-vous?
— Je me flatte d'avoir un esprit fertile en ressources; la
dernière fois que mes créanciers m'ont forcé à rendre gorge,
je n'ai pas jeté pour cela le manche après la cognée. Du
tout! à quoi bon se butter contre le soleil! La médecine
I) «urgeoise et honnête, ne m'ayant occasionné que des dé-
boires, j'ai tenté la chance comme empirique;... en un mot,
j'ai inventé un médicament merveilleux,... un spécifique,...
140 c'était écrit!
un élixir de vie; mais la seule chose qui m'ait manqué, c'est
l'argent; il en faut tant pour les frais de presse, pour les
réclames, en un mot, pour lancer la chose! Or, savez- yous
que l'argent est le nerf des annonces et du succès. Au total,
les personnes auxquelles je me suis adressé pour avoir des
fonds m'ont envoyé promener.
— Je comprends, riposte son interlocuteur.
— J'ai alors changé mon fusil d'épaule. Que diable! le
gosier ne peut se contenter d'eau claire! Je me suis dit que
notre siècle est le siècle des écrivains, des acteurs, des pein-
tres, des artistes, pour tout dire d'un mot. Ma partie, à moi,
c'est la photographie. Avez- vous remarqué les épreuves
appendues aux murs de mon cabinet? c'est mon œuvre,
mon cher, ou plutôt mon chef-d'œuvre; mais je n'en ai
soufflé mot, car le gros public aurait déclaré qu'il y a incompa-
tibilité entre la médecine et la photographie! Je me résume
en disant que, pour me remettre à Ilot, je compte publier
une biographie des médecins éminents de Londres; la publi-
cation mensuelle, à 12 fr. 50 le numéro, sera ornée de por-
traits photographiés. Bien entendu, je prendrai un nom de
guerre;... dame! après ça, si je ne fais pas fortune, il faut
renoncer à l'idée de réussir jamais! Qu'en pensez- vous?
— J'avoue que je ne saisis pas bien;... je me demande
pourquoi vous me mettez ainsi dans le secret de votre des-
tinée?
— Comment donc! mais je vous considère comme mon
meilleur ami. .
— Vous devez cependant, riposta Montjoie, en avoir de
plus anciens que moi, docteur.
— Pas un seul qui m'inspire autant de confiance, mon
ami, et je vais vous en donner la preuve.
— Voyons, il s'agit d'argent, pour appuyer votre combi-
naison? demanda Hugues en écrasant le docteur d'un regard
de mépris.
— Êtcs-vous donc résolu à me dire des choses blessantes?
fit M. Vimpany avec un geste d'humeur.
— Moi? Parbleu, non; continuez.
— Merci; un petit encouragement produit toujours un
grand effet sur moi. Je désirerais vous faire voir mon manus-
c'était écrit! 141
crit, avanl de le confier au libraire que j'ai commissionné
pour le publier; c'est un vrai service à me rendre.
— Je suis fort occupé;... bien le bonsoir!
— Vous dites?
— Que je me refuse à être votre bailleur de fonds, car
c'est là où vous en voulez venir. »
La physionomie de M. Vimpany prit une expression sinistre,
il s'écria :
« Réfléchissez qu'il en est temps encore.
— Pensez-vous donc m 'effrayer? Mettez-vous bien dans
l'esprit que ma résolution est prise et que rien ne peut la
modifier. »
Sur ce, le docteur prend son chapeau ; les yeux braqués
sur Hugues, il s'écrie :
« Le temps est proche où vous vous repentirez de m'avoir
refusé; à l'avantage, monsieur! »
Par quel moyen désespéré ou audacieux ce banquerou-
tier réussirait-il à remplir sa bourse vide? s'il eût renoué
des relations avec lord Harry, chose assez plausible, après
tout, car la fatalité de leur nature les faisait toujours se
rejoindre, ils s'entendraient comme deux larrons en foire
pour battre monnaie. Envisageant les complications qui
menaçaient l'avenir d'Iris, Hugues résolut d'aller en con-
férer avec Mme Vimpany.
Dans les circonstances présentes, n'était-il pas opportun
que Monljoie se rendit à Paris?
XXXVI
Informée de la démarche du docteur par une lettre de
Hugues, Mme Vimpany comprit que la situa Lionempirait ; mais,
à vrai dire, elle ne voyait pas la nécessité pour lui de tra-
verser le détroit.
« Restez à Londres, écrivait-elle à Hugues; au cas qu'Iris
ne m'écrive pas ces jours-ci, Fanny Mire me tiendra aucou-
raut de ce qui se passe et je vous retournerai aussitôt sa
lettre. »
142 c'était écrit!
Le samedi de la môme semaine, la femme du docteur fai-
sait son entrée chez Hugues Montjoie, une lettre de Fanny à
la main.
« Madame, disait-elle, comme j'ai pris l'engagement de
vous instruire de la situation lorsqu'elle offrirait des dangers,
le moment est venu de tenir ma promesse. M. Yimpany
est ici, depuis hier; lady Harry n'écrit, ni ne parle; alors,
je me suis décidée à vous écrire ces lignes. Votre humble
servante. F. »
Cette lettre, pour laconique qu'elle fût, ne laissa pas de
causer à Hugues de vives anxiétés.
« Pourquoi Iris ne vous a-t-elle pas écrit elle-même?
disait-il à Mme Vimpany; c'est d'autant plus incompréhen-
sible que, jusqu'ici, elle s'est expliquée avec une grande
franchise sur le compte du docteur.
— C'est juste, mais c'est dissimulation de sa part, répondit
Mme Vimpany d'un ton grave.
— Vous figurez-vous pourquoi? demanda Hugues curieu-
sement.
— Je crains que oui, riposta son interlocutrice. Iris se fait
une loi de complaire à son seigneur et maître; en outre, elle
lui donne tout l'argent qu'il veut. J'entrevois que plus son
mari prendra d'influence sur elle, moins elle s'épanchera
avec moi.
— Le moment de me rendre près d'elle est-il arrivé?
dit Montjoie.
— Assurément, répondit vivement Mme Vimpany, vous
n'avez pas de temps à perdre. Pourvu, toutefois, que vous
conserviez une pleine et entière possession de vous-même.
— Ah! s'écria Hugues, quand il s'agit d'Iris, je suis
capable de tous les héroïsmes. »
Le lendemain de son arrivée à Paris, il se demande s'il
ne devrait pas écrire à Iris, pour prendre un rendez- vous à
Paris, ou aller tout simplement chez eile, à Passy. Persuadé
que celle dernière combinaison était celle qui lui offrait le
plus de chance de prendre lord Harry et le docteur par sur-
prise, il s'arrêta à ce parti.
Hugues se rendit donc à Passy. Le chalet avait ce je ne sais
quoi de français, de coquet, de riant, d'où se dégage la gaieté :
c'était écrit! 143
rideaux relevés par des rubans roses; jalousies peintes en
vert; jardin tout en fleurs; Monljoie sonne; Fanny Mire lui
ouvre la porte. En le reconnaissant, elle semble pétrifiée!
* Êles-vous attendu? dit-elle.
— Quelle idée! répond Hugues du ton le plus naturel du
monde. Lord et lady Harry sont-ils chez eux? demande-t-il
à voix basse.
— On vient de finir de déjeuner.
— Vous rappelez- vous mon nom? dit Montjoie.
— Oui, monsieur.
— Alors, annoncez-moi. »
Sur ce, elle ouvre une porte du rez-de-chaussée. Puis,
comme si elle faisait effort pour parler, elle dit : « Mon-
sieur Montjoie! >
Lord Harry et son commensal fumaient à la fenêtre ; Iris
était occupée à arroser des pots de fleurs ; à l'arrivée de l'in-
trus, elle leva des yeux d'angoisse vers son mari; la physio-
nomie épanouie de celui-ci, témoignait de sa belle humeur.
« Quelle agréable surprise! fit-il, en serrant la main de
Monljoie. »
Rassurée par la cordialité de cette réception, Iris se sentit
renaître ; son sang reflua à ses joues et un sourire effleura
ses lèvres. Or à cet instant, une vive contrariété empourpra
ie visage de M. Vimpany; il semblait décontenancé. Iris s'en
aperçut et en parut désagréablement impressionnée. Quant
à lord Harry, il partit d'un grand éclat de rire et dit à
Iris :
« Ah! ah! ah! regardez donc un peu la bonne tête du
docteur. Le diable m'emporte, c'est bien la première fois de
sa vie que ce blagueur-là est intimidé. »
La bonne humeur du maître de céans était irrésistible; le
rire argentin d'Iris fit écho au sien.
Au même instant, M. Vimpany émergea du coin où il était
bloqué et s'adressant à Hugues Montjoie, il dit d'un ton
paterne :
« Je regrette, monsieur, ce qui s'est passé entre nous, lors
de notre dernière entrevue; vous ne m'en voulez pas, dites?
Allons, une poignée de main! »
Subissant l'entrain invincible de son mari, Iris se mit à
144 c'était écrit!
singer le docleur avec espièglerie. Lord Harry, se frottant
les mains, s'écria en riant :
« Ah! vous voyez, monsieur Montjoie, que le mariage
ne l'a rendue ni plus triste, ni plus sérieuse. Peut-on vous
offrir à déjeuner? le couvert est encore mis....
— Je vous garantis, riposta le docteur, que votre estomac
s'en trouvera bien. »
Se rappelant les recommandations de Mme Vimpany,
Hugues refusa.
Lord Harry avait un rendez-vous d'affaires, mais, avant de
s'y rendre, il tient à demander au nouvel arrivant s'il con-
naissait le Continental Herald.
« Il tire déjà à 40 000 ! Mon cher, votre serviteur est
l'un des principaux propriétaires de ce journal; allons, Vim-
pany, venez. Au fait, je dois prendre le temps de vous
raconter que le gousset de notre ami commun le docteur
présente un cas de consomption très caractérisé... ou plutôt
d'inanition, en sorte que je l'ai attaché à la rédaction du nou-
veau journal; il devra nous fournir un éreintement de la
médecine et des médecins, en bonne et due forme, moyen-
nant finance, bien entendu..., et il s'y entend!
« Iris, tâchez de retenir M. Montjoie jusqu'à notre retour;
à tout à l'heure ! » fit-il avec un shake hand à tout casser
Mme Vimpany avait raison : lord Harry était irrésistible;
mais la matinée réservait à Montjoie bien d'autres surprises
encore l
XXXVII
Les circonstances permirent donc à Hugues, ce jour-là, de
rester seul avec Iris; en dépit de l'affront qu'elle lui avait
infligé, en épousant lord Harry, elle exerçait toujours sur
lui le même charme. Dès que le maître du logis et son ami
se furent éloignés, Iris parut avoir à cœur de prouver à Mont-
joie qu'elle était réellement parfaitement heureuse.
« Laissez-moi vous dire, ajouta-t-elle, que lorsque je me
rappelle votre zèle à me dissuader d'épouser lord Harry et à
c'était écrit! 145
me prédire que je pouvais m'attendre à tout, lorsque je serais
sa femme, vous voyant ici, je n'en puis croire mes yeux.
Eli bien! cher bon ami, sachez que, d'une part, je n'ai point
à me repentir de l'acte que j'ai accompli et que, d'autre part,
je n'ai jamais eu plus de plaisir à vous voir qu'aujourd'hui. »
Malgré tout, il semblait à Montjoie que l'enthousiasme
d'Iris manquait de sincérité et que son regard n'était plus
aussi libre. Bref, soit prévention rétrospective, soit ce sens
divinatoire que l'on appelle clairvoyance, toujours est-il
qu'Iris était triste et qu'elle voulait avoir l'air content. Son
interlocuteur en ressentit un trouble singulier, il reprit :
« A coup sûr, votre mémoire a parfois des défaillances,
Iris.
— Qu'ai-je donc oublié? demanda la jeune femme.
— En fouillant le passé, vous découvririez que jadis
l'idée d'épouser lord Harry ne vous plaisait guère plus qu'à
moi-même.
— Gela prouve tout bonnement que je ne le connaissais
pas comme je le connais aujourd'hui, répondit Iris avec
sérénité.
— Une vieille habitude est difficile à déraciner, vous savez ;
j'ai conservé si longtemps celle de vous donner des conseils,
que je suis tenté de continuer. Il est urgent, croyez-moi, de
vous débarrasser du docteur Vimpany.
— Ah! moi qui comptais sur vous pour le caser; le
Continental Herald nous impose de tels sacrifices, que
nous ne pouvons venir en aide au docteur.
— Il est déjà venu me relancer pour cela, mais je l'ai
refusé net. Quant à moi, il m'est impossible de comprendre
votre revirement d'opinion au sujet de M. Vimpany.
— Mais vous avez grand tort de le juger à la rigueur,
repartit Iris d'un ton grave. Lord Harry connaît Mme Vim-
pany et il dit : « Si le ménage se détraque, c'est elle seule
« qui en est cause. »
Hugues se contenta de tourner silencieusement sa langue
dans sa bouche bien que, résolu à aborder un sujet d'un
intérêt plus direct pour lui, il finit par dire :
« J'estime que ma vieille affection pour vous m'autorise à
vous demander si lord Harry ne vous a pas priée de lui
10
M6 c'était écrit!
avancer une forte somme pour mettre à flot le Continental
Herald?
— Non seulement mon mari n'a fait aucun appel à ma
fortune privée, mais en souscrivant à mon profit une police
d'assurance en cas de mort, il prélève chaque année une
somme considérable sur ses revenus, aux seules fins de
m'assurer une existence confortable, si j'ai le malheur de
lui survivre. Comment n'être pas touchée d'un procédé
aussi désintéressé, aussi chevaleresque? Dernièrement, un
lot considérable d'actions du journal s'étant trouvé à prendre,
je n'ai pas eu l'ingratitude de laisser perdre à lord Harry
cette chance de faire fortune; j'ai donc insisté pour avancer
la somme nécessaire; il a refusé, j'ai insisté, mais, comme
tcïîjours, il a fini par céder à mes désirs. »
A cet instant, si Hugues Montjoie eût dit le fin mot de sa
pensée, il eût jeté les hauts cris. Il se borna à demander à
Iris, si tout son avoir avait été englobé dans l'affaire. En fai-
sant cette question, il était résolu, s'il en était temps encore,
à sauver le reste du naufrage. Puis, comme par une impul-
sion soudaine, il ajouta :
« Pourquoi n'acheteriez-vous pas une annuité? D'abord,
savez-vous ce que c'est?
— Je ne m'en doute même pas ! » répondit lady Harry.
Alors il expliqua aussi nettement que possible ce dont il
s'agissait et demanda à son interlocutrice de quelle somme
elle pouvait disposer.
Iris hésite, puis garde le silence; à coup sûr, elle recule
devant l'humiliation d'un aveu.
« Iris, dit Montjoie, pourquoi détournez- vous les yeux
quand je vous parle?
— Je redoute ce que vous m'allez dire, répliqua-t-elle
d'un ton glacial.
— Une fois, reprit-il, en m'écrivant, vous m'avez déclaré
que j'étais entêté comme un casque; vous avez eu cent fois
raison. Ne soyez donc pas surprise si je persiste à vouloir
être votre homme d'affaires,... à acheter cette annuité....
— Si touchée que je sois des marques d'intérêt d'affec-
tion et de dévouement que je reçois de vous, mon cher
Hugues, je ne veux pourtant point que ma reconnaissance
C'ÉTAIT ÉCRIT! 147
soit de celles dont on a à rougir. Quant à ce qui est de
l'argent, ma fierté ie repousse par une fin de non-recevoir
insurmontable. »
Hugues parut si navré de ces dernières paroles, que lady
Harry en fut sérieusement alarmée.
« Ah! malheureuse que je suis! dire que c'est moi qui
le fais souffrir ainsi! » pensait Iris à part elle.
Voyant le trouble où elle était, Hugues, ému de compas-
sion, la supplia de se calmer.... Elle commence alors par
balbutier quelques paroles incohérentes; puis, surexcitée,
elle parle avec une volubilité telle, que son interlocuteur ne
put placer un mot. Tour à tour, pleurant ou éclatant de
rire, elle s'écria :
« Croyez-m'en, si vous rêvez le bonheur dans le mariage,
n'aimez point autant une femme que vous m'avez aimée....
Ah! poursuivit-elle l'œil en feu, vous auriez grand tort de
galvauder votre noble cœur avec des Créatures dont pas une
seule n'est digne d'un amour sérieux! Milton a dit que la
femme est le plus beau défaut de la nature; moi-même, tout
à l'heure, je viens de mentir impunément,... monstrueu-
sement,... honteusement.... Mon Dieu! que je suis malheu-
reuse!... Oui, je dois vous faire ma confession....
— Je ne tiens pas à entendre votre confession, ma chère
amie.
— Si,... si, vous devez l'entendre jusqu'au bout. Vous
jouirez de mon humiliation,... de mes larmes.... Tenez,
prenez le contrepied de tout ce que je vous ai dit au sujet
de ce gradin qui se nomme le docteur Vimpany.... Quelle
saute de vent, allez-vous dire. Hélas! depuis quarante-huit
heures, je suis comme une boussole affolée et cela à cause
de mon mari, que j'aime de toute mon âme.... Oui, Harry
est la droiture personnifiée; il est toujours de bonne foi,
mais il a l'humeur changeante. Il semblait avoir oublié ce
misérable docteur, lorsque j'ai appris, il y a deux jours, qu'il
allait devenir notre commensal, que je devais lui faire bon
visage et même oublier l'impression de dégoût qu'il m'a
laissée! Or j'ai cru ce qu'il me disait et je le croirais même
encore, si vous ne m'aviez invitée à me méfier.... De grâce,
Hugues, cessez de me regarder avec des yeux qui ne savent
148 c'était écrit!
pas mentir; ne continuez pas à me parler de cette voix qui
ne sait dire que la vérité vraie. Dieu du ciel! supposez-vous
donc que je vous permettrai de croire que mon mari est un
bandit, et que mon mariage est une calamité, ... un désastre, . . .
un abîme sans fond?... Non, jamais! Après tout, s'il me
répugne de m'asseoir à la même table que le docteur, je
n'en dois accuser que mon manque d'indulgence; si vous
alléguez, pour me confondre, que lui et Harry s'entendent
comme larrons en foire et que rien n'est plus louche que
leurs micmacs, je vous répondrai que je suis heureuse, très
heureuse,... parfaitement heureuse.... C'est chose entendue,
n'est-il pas vrai? »
Après quoi, Iris éclate en sanglots; la voix lui manque;
puis, après avoir traversé la pièce comme une flèche, elle
referme bruyamment la porte, en s'écriant :
« II ne me reste plus qu'à cacher ma honte et mon
désespoir! »
XXXVIII
Quoique les paroles d'Iris eussent ravivé toutes les craintes
de Monljoie, néanmoins, il se refusait encore à désespérer
de sa malheureuse amie.
Sans doute, la déchéance morale, accusée par les men-
songes et les perfidies de la jeune femme, eût justifié les
plus sombres prévisions, si sa confession spontanée, ses
désespoirs, ses emportements, n'étaient venus démontrer
combien l'absence de sens moral de son entourage révoltait
les instincts de sa droite nature.
Or, comment réagir contre cette influence néfaste? La
présence délestée du docteur Vimpany, était pour elle une
occasion perpétuelle de lutte; d'une part, elle éprouvait de
la répulsion pour ce misérable; d'autre part, elle devait con-
descendre aux idées despotiques de lord Harry.
En réalité, une chose restait à faire : délivrer Iris de l'auto-
rité de son mari, sans porter atteinte à ses prérogatives.
Hugues était en train de chercher par quelle combinaison
C'ÉTAIT écrit! 149
il atteindrait ce but, quand il entend frapper à la porte : ce
n'était ni Iris, ni lord Harry, ni le docteur, mais la taci-
turne et étrange Fanny Mire!
« Puis-je parler à monsieur? demanda-t-elle.
— Certainement; de quoi s'agit-il? répondit Montjoie.
— Voulez-vous bien me donner votre adresse?
— Oui. »
Hugues s'empressa alors de lui remettre une carte avec le
nom de l'hôtel où il était descendu à Paris. L'observant en
silence, il constate qu'elle attache sur lui un regard d'une
intensité extraordinaire de perscrulation; puis elle se dirige
vers la porte, l'ouvre, réfléchit et finalement revient sur ses
pas.
« J'aurais encore autre chose à vous dire, monsieur;
n'avez- vous pas d'objection à écouter une pauvre servante?
— Du tout, je suis tout oreille.
— Vous portez, ce me semble, une grande affection à ma
maîtresse; elle m'a prise à son service, alors que tant d'autres
m'eussent fermé leur porte brutalement. Ayant perdu tout
titre à la considération, abandonnée, je n'inspirais plus le
moindre intérêt à personne et elle seule, monsieur, m'a
tendu une main secourable; je déteste l'humanité tout
entière, hormis lady Harry! La situation d'infériorité d'une
servante m'interdit de dire que je l'aime; fussé-je son égale,
je n'en modiûerais probable nient pas pour cela mon lan-
gage; aimer est un vain mot! Dites-moi, monsieur, le doc-
teur est-il de vos amis?
— Certes non.
— Est-il votre ennemi?
— Ma foi, je ne saurais non plus dire cela. »
Après avoir gardé un instant le silence, elle poursuivit
d'un air pensif :
« Ah! si je pouvais vous dire tout ce que j'ai sur le cœur!
mais j'ai peur que vous ne preniez pas au sérieux la première
chose que je vais vous dire; êtes-vous bon nageur? »
Si étrange que fût la question, même formulée par Fanny
Mire, Montjoie n'en répondit pas moins sérieusement que oui.
« Avez-vous jamais eu la joie de sauver la vie à l'un de
vos semblables?
150 c'était écrit!
— Oui, deux fois, répondit Montjoie avec calme.
— Si jamais vous voyiez le docteur en danger de se
noyer, dites-moi. vous jetleriez-vous à l'eau pour le sauver?
Moi, non.
— Lui avez-vous donc voué une haine implacable? »
Sans répondre clairement à cette question, Fanny Mire
poursuivit :
« Voyons, supposons qu'il soit en votre pouvoir de débar-
rasser lady Harry de ce monstre, reculeriez-vous devant une
violence matérielle?
— Non.
— Merci, monsieur; maintenant, je suis tranquille. Sachez
que le docteur est le fléau de la vie de lady Harry. Je ne
puis être plus longtemps témoin de cet état de choses; si
nous ne pouvons pas la délivrer de sa présence, je ne réponds
plus de moi. Il m'arrive de me dire, par exemple, quand je
sers à table, et que je le vois prendre son couteau, ne pour-
rais-je le lui arracher des mains et le frapper d'un coup
mortel? Un instant, j'ai cru que milord le mettrait à la porte,
à la suite d'une querelle qu'ils ont eue ensemble, mais un
homme comme lord Harry a nécessairement pitié de ses
semblables. Pour l'amour de Dieu! monsieur, s'écria-t-elle
d'une voix forte, venez au secours de ma maîtresse, ou indi-
quez-moi ce que je dois faire pour la sauver !
— Gomment savez-vous que lord Harry et le docteur se
sont disputés? » demanda Hugues vivement.
Sans manifester le moindre embarras, Fanny répondit :
« Tout bonnement en collant mon oreille contre la serrure;
mais monsieur n'a probablement jamais fait usage de ce
moyen?
— Non, jamais.
— Pourtant, s'il s'agissait de servir les intérêts de ma
maîtresse?
— Je m'y refuserais également.
— A quoi bon, alors, vous dire son ami? Ah! que ne puis-
je vous émouvoir par le récit des dangers qu'elle coure.
Vrai, si vous saviez ce qui se passe, vous n'hésiteriez pas à
lui prêter aide et secours.... Si vous saviez la vérité, que ne
redouteriez- vous pas pour milady!
c'était écrit! 151
— Alors, il faut me mettre au fait de ce qui se passe »,
dit Hugues avec bouté ; le dévouement de la servante pour
sa maîtresse l'avait touché.
Voici le récit de Fanny Mire : lord Harry et le docteur
s'entretenaient de leur besoin d'argent, d'arriéré à solder.
Lord Harry parlait d'hypothéquer son assurance sur la vie.
Le docteur lui démontra que cela était impraticable et ajouta
qu'il avait un expédient meilleur. Après cela, il a dit quel-
ques mots de bouche à oreille à lord Harry, qui fit un sur-
saut en s'écriant : « Croyez-vous qu'après cela, je puisse
regarder ma femme en face;.., réfléchissez donc, si elle
venait à découvrir le pot aux roses. — Parbleu! fit le doc-
teur d'un ton persifleur, elle en apprendra bien d'autres
dont elle ne se doutait pas avant son mariage ! » Lord Harry
reprit : « Écoutez-moi; j'ai fait tout ce que j'ai pu pour
modifier l'opinion d'Iris à votre sujet, mais, ma parole d'hon-
neur, je finirai par partager sa manière de voir. — Ta, ta,
ta, a repris le docteur, il faudra bien que vous en passiez par
là, quand votre dernier billet de banque aura filé. » Que
dites-vous de cela? monsieur, reprit Fanny Mire, en redres-
sant la tête et en le regardant droit.
— Je conviens que vous venez de me rendre un très grand
service, dit Hugues d'un ton convaincu.
— Lequel?
— Celui de m'avoir demandé comment parvenir à délivrer
votre maîtresse de cet infâme chenapan! »
A ces mots, Fanny ne put se contenir ; ses yeux brillent
d'un éclat étrange;... on eût dit du marbre qui prend feu.
« Bénie soit votre main! » s'écria-t-elle en la portant à
ses lèvres. L'instant d'après, une ombre livide passe sur son
visage. Frappé de ce changement subit, son interlocuteur
lui demande ce qu'elle ressent.
« Rien, fit Fanny Mire, en hochant la tête;... mais depuis
le jour fatal... je ne me suis permis cette privauté avec
personne.... Merci,... merci, monsieur, et adieu. »
Pendant qu'elle parlait encore, un claquement de porte se
fait entendre : c'était lord Harry qui rentrait chez lui.
152 c'était écrit!
XXXIX
Le docteur ayant suivi lord Harry dans le salon, celui-ci
prononça ces mots d'une voix anxieuse :
« Où donc est ma femme?
— Lady Harry est dans sa chambre » , riposta Fanny Mire.
Tout en suivant le sauvage lord, qui se disposait à quitter
la pièce, elle dit à l'oreille de Hugues : « C'est le moment
de vous débarrasser du docteur » .
Vimpany, les mains dans les poches, le front soucieux,
se tenait accoudé sur le rebord de la fenêtre ouverte. Mont-
joie, voulant saisir l'occasion de mettre son plan à exécution,
l'aborde en disant :
« Vous paraissez accablé, docteur.
— On le serait à moins, répondit M. Vimpany, la figure
crispée de tristesse et de haine «Allez! vous ne seriez pas
plus gai que moi si vous étiez dans ma peau. Lord Harry
m'avait leurré de l'espoir que j'allais être attaché à la rédac-
tion du Continental Herald et l'on vient de lui faire savoir
qu'il y a pléthore de collaborateurs. On a ajouté qu'à la
prochaine vacance,... qu'au premier décès;... bref, je reviens
gros Jean comme devant ; il eût suffi au directeur de dire :
je veux! mais quoi, il m'a lâché,... lâchement, en se ren-
dant aux raisons d'un subalterne.
— Si je pouvais vous aider à sortir de difficulté, je suis
entièrement à votre disposition, reprit Hugues.
— Mon Dieu ! après la façon dont vous m'avez congédié
lors de notre dernière entrevue, votre bienveillance a de
quoi m'étonner; vrai, les bras m'en tombent; ce n'est pas
croyable! »
Hugues répliqua :
« Je me suis laissé aller à un mouvement d'humeur;
votre jactance m'avait indisposé contre vous, je l'avoue. Les
menaces que vous avez proférées en partant, m'ont naturel-
lement exaspéré.
— Voulez-vous donc me faire rougir de honte? demanda
le docteur avec emportement
c'était écrit! 153
— Moi? nullement. Croyez qu'il me répugne autant qu'à
vous de manquer aux égards que l'on se doit mutuellement;
nous ne nous sommes pas compris, voilà tout.
— Permettez, reprit Vimpany; je tiens absolument à
revenir sur ce grief rétrospectif qui, à coup sûr, vous a laissé
une graisse de cœur contre moi; sachez donc, qu'à peine la
porte refermée, je me suis repenti de mon emportement;
j'étais même tenté en descendant l'escalier de le remonter
aussitôt pour vous faire mes excuses. Si je l'avais fait, qu'en
serait-il advenu?
— Vous m'auriez trouvé, en somme, mieux disposé que
vous ne le supposiez », ajouta Hugues.
L'axiome : la fin justifie les moyens, lui inspirait une
sainte horreur, et bien que les intérêts d'Iris fussent. en jeu,
il croyait entendre une voix lui reprocher cette capitulation
de sa conscience. En d'autres circonstances, l'hésitation de
Montjoie, si légère qu'elle fût, eût dû éveiller les soupçons
de son interlocuteur, mais, pour le moment, ce dernier n'y
vit que le prodrome d'un avenir doré qui l'aveugla.
« Sans doute, dit le docteur d'un air humble et obsé-
quieux, vous ne voulez pas la mort du pêcheur, mais qu'il
vive! »
Hugues reprit d'un ton discret :
« En admettant que vous eussiez de l'argent, qu'en feriez-
vous? »
Avec un homme de cette espèce, inutile, en effet, de
prendre des gants.
« Je retournerais à Londres et j'y publierais le premier
volume du grand ouvrage dont je vous ai parlé.
— Vous quitteriez lord Harry?
— Lord Harry ne m'est d'aucune utilité, voilà la vérité;
il est presque aussi désargenté que moi. Il m'avait mandé
afin d'avoir les conseils de mon expérience, mais, à cette
heure, il les dédaigne. C'est un homme d'affaires par trop
chimérique, il faut bien qu'on mange!
— Avez-vous sur vous votre projet de traité avec votre
éditeur?
— Le voici », répondit le docteur vivement.
Même pour un homme riche comme Hugues, la somme
154 c'était écrit!
demandée n'était rien moins qu'exorbitante. Lorsque Vim-
pany vit Monljoie la plume en main, il eut comme un
vertige ; c'était à se demander si les yeux n'allaient pas lui
sortir de la tête.
« Voyons, si je vous prêtais de l'argent..., insinua le ten-
tateur.
— Je vous en aurais une reconnaissance éternelle, répon-
dit le tenté.
— Je n'y mets qu'une seule condition.
— Laquelle?
— C'est que la chose restera entre nous deux.
— Je vous le jure! » répondit le docteur avec aplomb.
Après quoi, Hugues lui remit un pli, sur lequel il venait
d'apposer sa signature.
« Tenez, dit Hugues Montjoie, voici un chèque destiné à
votre éditeur et à régler votre compte à l'hôtel.
— 0 mon ami, mon bienfaiteur! mon bon génie! »
Le docteur allait continuer cette antienne, mais son inter-
locuteur arrête ce torrent d'enthousiasme, en lui montrant
du doigt la pendule.
« Si vous avez réellement besoin d'argent aujourd'hui,
riposta Montjoie, vous n'avez que le temps de courir à la
banque, avant la fermeture des guichets. »
Or Yimpany avait besoin d'argent, très grand besoin
même ! Il allait tâcher d'exprimer ses sentiments de recon-
naissance, au moment où Hugues, d'un geste, lui indique du
doigt la direction de la gare.
M. Yimpany venait de faire son dernier sacrifice, après
quoi il disparut prestement.
La porte était restée entrebâillée.
« Est-il parti? demande une voix de femme.
— Entrez, Fanny, entrez, répond Montjoie. Le docteur
sera à Londres demain.
— Je vais aller m'assurer à la station, s'il prend un
billet,... s'il monte en wagon,... enfin si le train file >, dit
Fanny.
A peine était-elle partie, que la porte s'ouvre toute grande;
lord Harry paraît et dit :
« Je désirerais vous dire un mot.
c'était écrit! 155
— A quel propos? demande Hugues d'un Ion interloque.
— A propos de ma femme », reprit lord Harry d'une voix
forte.
XL
Quand les relations entre deux individus paraissent ten-
dues, plus elles sont de nature superficielle, moins il y a de
risques que les choses s'enveniment. En cette conjoncture,
l'intérêt personnel et les lois de la politesse régissent nos
actes, maintiennent notre sang-froid, préviennent les provo-
cations qui déterminent une rupture. S'agit-il d'amis véri-
tables, alors, c'est autre chose. L'affection n'est point une
armure intérieure; on ne saurait frapper un point plus sen-
sible que le cœur; si bien que notre souffrance engendre la
colère et aucune considération n'est capable, en certains
moments, d'étouffer nos cris de douleur et de rage. Donc,
ceux qui se sont le plus aimés deviennent les pires enne-
mis! Pour en donner la preuve, disons que rechange de
phrases sèches et laconiques entre Hugues et le sauvage lord
(tous les deux, à vrai dire, indifférents l'un pour l'autre)
n'amena aucun conflit sérieux : celui-ci se reprocha d'avoir
été trop prompt et se rappela les égards qu'il devait à son
hôte ; celui-là s'en voulut d'avoir été trop raide et il se sou-
vint des titres de lord Harry à sa considération. En fin de
compte, il accepta le siège que le noble Irlandais lui offrit
avec une grande courtoisie. Milord ouvrit ainsi l'entretien :
« Je vous prie de m'excuser, si je continue à arpenter la
pièce de long en large; mais le mouvement m'est nécessaire
chaque fois que j'éprouve de l'embarras à formuler ma
pensée. Pour arriver à comprendre à fond certaines choses,
et certaines situations, je dois tourner et retourner maintes
fois le problème dans mon esprit;... de confuses évidences
entrevues obscurcissent mon intellect. Dites-moi, comp-
tez-vous faire un long séjour à Paris?
— Cela dépend des circonstances, répondit Hugues.
— Vous n'y êtes pas venu fréquemment, je suppose; ne
pensez- vous pas que Paris respire la mélancolie, l'ennui?
156 c'était écrit!
— Pas le moins du monde », répondit Hugues d'un ton
convaincu, sans avoir deviné l'embûche que lui tendait son
interlocuteur.
— Cependant tout le monde reconnaît que Paris n'est
plus ce qu'il a été; les pièces de théâtre sont assommantes;
les restaurants, des gargotes; les acteurs déclinent. Les
étrangers n'y font pas long feu. »
Pour la première fois, Hugues soupçonna le sauvage lord
d'être jaloux.
« Vous trouvez ma conversation insipide, c'est tout clair.
— Moi? j'attends simplement des éclaircissements, riposta
Hugues.
— A quoi bon! vous lisez dans ma pensée comme dans
un livre ouvert. Mon cœur et mon caractère sont rarement
d'accord;... l'hésitation est l'un de mes défauts. S'agit-il
d'une vérité désagréable à dire, ou je la lance à brûle-pour-
point, ou bien je me dérobe. »
Après un instant de silence, le sauvage lord s'exprime en
ces termes :
« Pardon, arrivons au fait. Je suis sorti ce matin avec
Yimpany; je ne le trouve plus le môme;... la pauvreté l'a
aigri;... mon plus grand désir, c'est qu'il reprenne le
chemin de Londres. Ce matin, je vous ai laissé en tête à tête
avec lady Harry;... il est si doux à des amis de parler du
temps passé.... Mais, quand je suis rentré, vous étiez seul
dans cette pièce ; je me suis empressé d'aller rejoindre Iris
dans sa chambre; qu'ai-je vu? Ses grands yeux, les plus
beaux du monde, rougis, gonflés par les larmes! A mes ques-
tions pressantes pour savoir ce qui s'était passé, elle s'est
bornée à me répondre : « Ge n'est rien, mon ami » . J'en ai
conclu, comme tout autre l'eût fait à ma place, que vous aviez
probablement eu une scène ensemble.
— De mon côté, j'en tire une conclusion tout autre,
répondit Hugues.
— Parbleu, naturellement! moi, je juge la chose à mon
point de vue" irlandais;... un Anglais ne peut la voir sous le
même jour, cela suffit!
— En supposant que je me suis querellé avec lady Harry,
vous êtes dans l'erreur la plus complète.
c'était écrit! 157
— Pouvez-vous en faire le serment sur l'honneur?
— Oui, sur l'honneur, répéta Hugues d'une voix ferme.
— Vrai, vous me surprenez....
— Je vous surprends, dites-vous? »
A cet instant, le beau visage du sauvage lord fut boule-
versé par les ravages de la jalousie; son large front se
sillonna d'une grosse veine précurseur de l'orage, et son lan-
gage témoigna de sa fréquentation avec des gens vulgaires :
jurant, sacrant, il paraissait hors de lui.
« Morbleu! je n'en suis plus à m'apercevoir que vous
êtes l'ami de ma femme, et non seulement son ami, mais
quelque chose de plus encore! Vous l'avez aimée dans le
passé;... vous l'aimez dans le présent. Bien obligé de votre
visite, comte Almavival mais prière de ne la pas renou-
veler! »
Stupéfié par ces façons extraordinaires, Hugues fit une
pause, puis reprit d'un ton grave et poli :
« Le respect que je porte à lady Harry est trop sincère
pour que je réponde à votre insinuation.... Seulement, je
me bornerai à vous remercier de m'avoir rappelé que j'ai fait
une folie en venant ici, sans y avoir été invité par vous.
Plus tôt je réparerai oette sottise, mieux cela vaudra > ; sur
ce, il s'éloigna.
En rentrant à son hôtel, il se rappelle l'avertissement que
Mme Vimpany lui a donné : « N'oubliez pas, avait-elle dit,
que lady Harry sera toujours l'obstacle qui se dressera
entre vous et son mari ».
De fait, cette prédiction semblait se réaliser.
Désormais, toute entrevue entre Iris et lui était chose
impossible; un échange de lettres, surtout, offrait des dan-
gers réels. Il fallait donc, à l'avenir, éviter tout ce qui pour-
rait éveiller la jalousie de lord Harry.
Hugues ne put clore l'œil de la nuit, tant il était occupé
du sort de l'infortunée Iris. Il ne fallait pas jouer avec le
danger; il était urgent qu'il repartît sur-le-champ pour
l'Angleterre.
158 c'était ëcrit!
XLI
Le lendemain, Hugues Montjoie vit arriver chez lui Fanny
Mire vers onze heures du malin. Les nouvelles qu'elle venait
lui apprendre n'étaient rien moins que rassurantes. Elle
s'exprima en ces termes : J'étais présente lorsque le doc-
teur avait pris congé de ses hôtes, la veille au soir; des
affaires urgentes, disait-il, le rappelaient à Paris. Soit que
lord Harry ajoutât foi ou non aux paroles de M. Vimpany,
toujours est-il qu'il avait l'air enchanté de se débarrasser de
lui. Lady Harry, elle, envisageait la chose autrement, elle
vil dans ce départ la preuve de la libéralité du plus géné-
reux des mortels.
« Notre ami, dit-elle, à son époux, aura reçu de Pargenl
de mon ami. »
Entendre sa femme parler ainsi de Montjoie exaspérait le
sauvage lord qui, peu après, s'éloigna; après quoi, Fanny
Mire se rendit à la gare au pas de course, Là même où elle
avait vu le docteur prendre le train de marée. Au retour,
elle alla directement chez lady Harry; mais, ayant entendu
un bruit de voix, elle s'était ravisée et avait attendu qu'on
la sonnât, fait qui ne se produisit qu'après un long inter-
valle. Lady Harry paraissait agitée, préoccupée, anxieuse.
Fanny se permit alors de lui demander s'il lui était arrivé
quelque ennui? mais de réponse point! Sans insister, la
femme de chambre se borna à dévêtir sa maîtresse, puis,
elles se souhaitèrent mutuellement le bonsoir.
Le lendemain matin, c'est-à-dire quelques heures seule-
ment avant le moment où nous parlons, Fanny Mire avait
constaté que lady Harry était, à son réveil, moins surexcitée
que la veille et plus disposée à s'épancher.
« Je pense que vous éprouvez de la sympathie pour
M. Montjoie, avait-elle dit à sa camériste; tout le monde
l'aime. Eh bien! vous saurez que c'en est fait du plaisir de
le revoir ici ! »
Cela dit, elle fit une pause.
Elle paraissait avoir sur le cœur quelque chose qui lui
c'était écrit! 159
pesait beaucoup; prêle à pleurer, elle surmonte pourtant
l'émotion qui la gagne et finit par Vire :
a Je n'ai ni sœur ni amie à qui confier mes tourments.
Ce n'est peut-être pas correct de vous prendre pour confi-
dente de mes peines, mais une femme peut seule comprendre
une autre femme, compatir à ses douleurs et soigner ses
blessures : je suis si seule! Je me demande si vous avez de
la compassion pour mon état? »
Fanny répondit que oui ; au cas qu'elle eût cru pouvoir
se le permettre, combien la camérisle se fût sentie soulagée,
en disant que c'était à milord qu'il fallait s'en prendre, que
le sexe fort tout entier était dur et cruel envers le sexe faible ;
que tous les hommes étaient des tyrans, des scélérats; mais
elle eut le bon sens d'attendre que sa maîtresse ouvrît le feu.
Et, en effet, celle-ci raconta la scène pénible qui s'était
passée la veille au soir entre elle et son mari, lequel, au
nom de Montjoie, avait verdi et tressailli de colère : ses yeux
s'étaient allumés d'un feu étrange, des idées sinistres sem-
blaient s'être emparées de lui. Pressé de s'expliquer, sa
réponse témoigna de la défiance la plus injurieuse contre
elle. Son mari était jaloux! son mari la soupçonnait; cette
insulte empoisonnerait le reste de sa vie! jamais elle n'eût
pensé qu'une idée pareille pût traverser la tête d'un homme !
Accuser Hugues de perfidie, de trahison, lui, dont la con-
science rigide ne transigeait jamais! quel affreux soupçon!
quelle indignité!
Iris reprit avec émotion :
« Si l'entrée de la maison lui est interdite, quelles que
puissent être les conséquences de ma démarche, je tiens à
lui aller dire un dernier adieu! Oui, je veux exprimer de
vive voix à cet incomparable ami le prix que j'attache à son
affection. Fanny, ne feriez-vous pas de même à ma place? »
Arrivée à cet endroit de son monologue, la jeune camérisle
regardant droit son interlocuteur prononce très vite les mots
suivants :
« Veuillez rester ici ce soir, monsieur, lady Harry est
décidée à venir chez vous et je l'accompagnerai.
— Y pensez-vous? s'écria Montjoie, avez-vous donc perdu
la tète!
160 c'était écrit!
— Nullement, réplique-t-elle, d'un air dégagé, mais je
suis bien aise de satisfaire mon impérieux besoin de me
venger de votre sexe. Lord Harry ignorera tout et il faut con-
venir que sa conduite excuse notre audace ! »
Soucieux de détourner Iris de cette aventure, Montjoie
traça à la hâte quelques mots pour lui dire qu'elle avait
affaire à un jaloux et que la jalousie se croit tout permis
jusqu'à l'espionnage. Quand Hugues remit ce pli à Fanny,
elle hocha la tête et déclara qu'elle était capable de déchirer
la lettre en quatre et d'en jeter les morceaux par la por-
tière du wagon.
Hugues essaya d'un autre expédient :
« Dites simplement à lady Harry que je dois repartir ce
soir.
— Baste! Vous n'oseriez pas! » s'écria l'indisciplinable
Fanny d'un ton sardonique.
Voyant qu'il n'y a pas moyen de lui faire entendre
raison, Montjoie donne l'ordre à son fidèle valet de guetter
l'arrivée d'une dame : il faut l'empêcher de sonner, de façon
à échapper à l'œil vigilant du concierge.
L'esprit tranquille, Montjoie se disait qu'après tout, les
chances étaient contre lord Harry. Sur la scène, le mari
jaloux arrive toujours à temps pour couper la retraite au
galant, mais dans la vie ordinaire, les choses se passent
autrement.
A peine avait-il eu le temps de se livrer quelques instants
à ses réflexions, qu'il entend ouvrir la porte du salon avec
précaution et Iris entre au grand ébahissement de Hugues,
qui l'attendait seulement quelques heures plus tard.
XLII
Lady Harry lève son voile et attache sur Hugues un
regard implorant.
« Êtes-vous fâché contre moi? demanda la survenante.
— Je devrais l'être, répondit Montjoie. Ce que vous faites
est très imprudent.
c'était écrit! 16!
— D'accord; c'est même plus qu'imprudent, c'est un acte
insensé! Inutile à vous de me dire que j'aurais dû agir avec
plus de circonspection, car il ne se mêle aucun regret à ma
démarche. Je ne saurais vous laisser partir sans vous serrer
la main, vous qui m'avez témoigné tant d'affection. Asseyez-
vous à côté de moi sur ce sofa. Après la scène qui s'est passée
entre vous et mon mari, il est probable, pour ne pas dire
certain, que nous ne nous reverrons plus. Je n'ose me flatter
que vous en ressentiez un regret aussi déchirant que celui
que j'éprouve. Votre patience et même votre bonté doivent
en avoir assez de la malheureuse Iris !
— Si vous pensiez un mot de ce que vous dites, mon
amie, vous ne seriez pas ici en ce moment; tant que vous
et moi appartenons au monde des vivants, il y a espoir de
nous revoir. Tout passe, tout casse, tout lasse, à commencer
par la jalousie. J'ai appris de lord Harry lui-même qu'il
est de nature ondoyante. Il ne faut donc pas désespérer de
l'avenir.
— Vous imaginez-vous que mon mari est brutal avec
moi? Fanny a-t-elle »
S'apercevant alors pour la première fois que la camériste
n'est pas là, Hugues interrompit Iris et reprit :
« J'avais compris que vous ne deviez pas venir seule. »
En effet, ce fait aurait pu être des plus graves à relever
contre lady Harry, au cas où l'on aurait découvert sa pré-
sence à l'hôtel.
« Fanny m'attend dans la voiture ; le cocher a ordre de
monter et descendre la rue, jusqu'au moment où je lui ferai
signe d'approcher; ne vous préoccupez pas de cela. A
propos, j'ai une chose à vous dire relativement à Fanny; il
faut se mettre en garde contre ses exagérations. Quand elle
parle de mes chagrins, elle s'imagine qu'il s'agit des siens ;
avec elle, un moucheron devient un éléphant. Puisse-t-elle,
au moins, n'avoir pas noirci et calomnié lord Harry. Sans
doute la passion de la jalousie est indigne d'un galant
homme ; les soupçons de mon mari m'ont cruellement offensée,
mais il y a bien pis que lui. J'ai entendu parler de maris
qui jouent dans leur intérieur le rôle d'espions et qui ne
coutieraient pas ceci à leur femme, fit-elle en montrant la
11
162 c'était écrit!
clef du collage. Harry, du moins, n'a pas de ces méfiances
révoltantes^ puis, il faut être juste : s'il est très prompt a
dégainer, il désarme aussi vivement. Il y a deux hommes en
lui ; je l'ai vu, en larmes, se prosterner à mes genoux et témoi-
gner le plus vif repentir de ses fougues irréfléchies. Notez
qu'il ne sait pas feindre. Chez lui, la jalousie monte et
descend comme le vent; hier soir, au moment où son
emportement était à son comble, il m'a dit ceci : « Iris,
« si vous avez souci de mon honneur, n'encouragez pas
€ M. Montjoie à rester à Paris ».
— Désirez-vous que je parte? dit Hugues vivement.
— Ah! je ne mérite pas cela, s'écria lady Harry; tenez-
vous donc à me faire de la peine? »
En prononçant ces mots, Iris se rapproche de Montjoie
d'une façon que son seigneur et maître eût, à coup sûr,
trouvée suspecte.
« Je me demande simplement, reprit son interlocuteur, si
mon départ rendrait votre vie plus tolérable? Si, oui, je quit-
terai Paris demain. »
Iris offrit alors sa joue à baiser à Montjoie; il l'embrasse
longuement. Il est vrai qu'elle fut la première à se reculer
et à reprendre le 01 de son discours.
« Tout à l'heure, reprit lady Harry, quand je vous enten-
dais parler de ma situation par rapport à mon mari, vous
m'avez rappelé les services que vous m'avez rendus et les
preuves de sympathie que vous m'avez données ; je vous en
garderai une éternelle reconnaissance. »
Elle lui représente ensuite combien la vie d'aventures de
son mari avait creusé d'abîmes autour de lui; elle en était
plus convaincue que jamais; il avait les nerfs étrangement
montés et l'imagination exaltée; c'était sans doute l'action
réflexe d'une lettre qu'il avait reçue d'Irlande, peu de jours
auparavant, et qui contenait la nouvelle que l'assassin d'Arthur
Montjoie était à Londres où il se faisait appeler Garigeen. »
Hugues inféra de ce fait que la fascination irrésistible
qu'exerçait sur le sauvage lord l'idée de venger le meurtre
de Montjoie (laquelle d'ailleurs l'avait entraîné une fois
déjà à partir pour le sud de l'Afrique) agissait de nouveau
sur lui. Il n'avait pas dissimule devant Iris que si celle nou-
c'était écrit! 163
velle se confirmait, il fallait s'allendre à le voir s'éloigner un
jour ou l'autre. Inutile, en tout cas, de rappeler à ce cerveau
brûlé les représailles terribles qui l'attendaient de la part des
Invincibles, s'il remettait jamais le pied en Angleterre. La
seule chance qu'Iris pût avoir de retenir son époux sur celte
pente fatale, c'était de condescendre à ses caprices, ou plutôt
à ses exigences, à ses lubies. Montjoie se déciderait-il à partir
dès le lendemain, alors que lord Harry exigeait comme une
faveur de l'inciter à décamper sur-le-champ ?
« Eh bien! je serai demain à Londres, répondit Hugues;
mais n'est-il pas encore une autre chose que je puisse faire
pour vous? Si votre influence est insuffisante à ébranler la
résolution de lord Harry, n'existe-t-il donc pas quelque mys-
térieuse puissance, qui puisse atteindre indirectement mon
but?
— Oui, cette mystérieuse puissance, répéta Iris, c'est
Mme Vimpany.Non seulement, elle connaît les circonstances
de la vie du sauvage lord, mais aussi plusieurs de ses rela-
tions. Au cas où elle parviendrait à découvrir l'auteur de cette
malencontreuse lettre, elle réussirait peut-être à empêcher
ce mauvais plaisant d'écrire de nouveau à lord Harry. De
celle façon, il se verrait dans l'obligation d'attendre la missive
annoncée, laquelle ne parviendrait jamais au destinataire, et
pour cause! Dans cette alternative, il ne saurait ni où aller,
ni que faire. D'une nature versatile, il est inconstant dans ses
résolutions et peu porté à la patience. »
Hugues comptait cette dernière chance pour peu de chose,
sinon pour rien; cependant, passant son calepin à Iris, il la
pria d'y écrire le nom du correspondant de lord Harry. En
ce faisant, il comptait demander à Mme Vimpany si elle
connaissait cet individu et lui présenter en même temps les
excuses de lady Harry au sujet de son long silence.
Iris le remercia et écrivit le nom en question. A cet
instant, la pendule sonne; Iris se lève, comme mue par un
ressort ; elle baisse d'abord son voile, puis le relève et dit :
« Hugues, veuillez me pardonner si je pleure, mais c'est
le plus triste, le plus douloureux, le plus cruel adieu dont
j'aie souvenir. Adieu, Hugues,... mon cher Hugues, adieu! »
Si la loi du devoir est une grande loi, il en est une autre
164 C'ÉTAIT ÉCRIT!
plus ancienne encore, c'est celle de l'amour; celle-là a des
droits plus impérieux, c'est incontestable. Durant les longues
années de leur amitié, Hugues et Iris ne s'étaient jamais
séparés comme ils allaient le faire. Donc, pour la première
fois, leurs lèvres se rencontrèrent dans un baiser d'adieu;
mais l'instant d'après, la voix de la conscience les rappela à
leurs devoirs. De nouveau, ils n'étaient plus que des amis.
Ensuite Iris baissa silencieusement son voile sans souffler
mot; Hugues l'accompagna jusqu'à sa voiture, c'est-à-dire à
l'extrémité de la rue. Au moment de se séparer, il lui dit : « Au
revoir * ; et elle répondit d'une voix émue : « Ne m'oubliez pas ! »
Peu après, Montjoie se dirige vers son hôtel; mais à peine
a-t-il franchi une courte dislance, qu'il voit un homme tra-
verser la rue : c'est lord Harry ; s'avançant dans la direction
de Hugues, il l'aborde, disant :
« Avant de retourner à Passy, je voudrais vous dire un
mot, monsieur Montjoie ; voulez-vous faire quelques pas avec
moi? »
Hugues, sans desserrer les dents, répondit par un signe de
tôle affirmatif. Il se demandait, à part lui, ce qui serait
advenu, si lady Harry avait différé son départ de quelques
minutes, ou si sa voiture était restée à stationner à la porte
de l'hôtel. En tout cas, Iris l'avait échappé belle! Lord Harry
poursuivit :
« Il n'est pas dans la nature de l'Irlandais de respecter
(a loi; toutefois, les devoirs de l'hospitalité font exception
à la règle; aussi, depuis hier, ma conduite envers vous fait
que je m'adresse de sérieux reproches, il s'ensuit que je
viens vous faire mes excuses. A Dieu ne plaise ! que je vous
demande de renouer des relations amicales; je suis d'avis
que moins nous nous verrons à l'avenir, mieux cela vaudra.
Je ne doute pas que vous ne partagiez ma manière de voir,
mais enfin, je vous prie de croire à tous mes regrets de vous
avoir parlé comme je l'ai fait hier soir.
— J'accepte vos excuses et je suis touché de votre sincérité,
à partir de ce moment, en ce qui me concerne, tout est
oublié.
— Voilà qui est parler en galant homme! s'écria lord
Harry, je vous remercie. »
c'était écrit! 165
Après quoi, ils échangèrent un salut et se séparèrent.
En somme, « simple formalité », se dit Hugues en faisant
volte-face. 11 avait mal jugé le sauvage lord; mais beaucoup
d'eau devait couler sous le pont, comme on dit, avant qu'il
pût s'apercevoir de son erreur.
XLIII
En arrivant à Londres, Montjoie alla s'informer à l'établis-
sement des gardes-malades, si l'on peut parler à Mme "Vim-
pany. On lui répondit qu'elle était près d'un malade dont le
nom et l'adresse n'étaient connus que de la directrice qui
s'était engagée à ne les communiquer à âme qui vive. Par
surcroît, il s'agissait d'un cas de scarlatine avec lequel il n'y
avait pas à plaisanter.
En réalité, les circonstances qui avaient amené MmeVim-
pany près du malade, étaient fort extraordinaires. Sur la
demande spéciale du patient , une garde-malade, entrée
depuis peu dans l'établissement, avait été chargée de lui
donner ses soins; il prétendait, en outre, qu'il y avait entre
eux des liens de parenté plus ou moins éloignés. Au moment
de se rendre près du malade, un télégramme annonça à cette
dame que sa mère était en danger de mort. Mme Vimpany,
de nature obligeante et dévouée, offrit de remplacer sa
camarade. Alors, un fait étrange se produisit. Le malade en
question fit demander à la directrice de la maison si sa
future garde-malade était Irlandaise. Sur la réponse qu'elle
était d'origine anglaise, il accepta immédiatement ses ser-
vices.
Un détail rendait la chose plus mystérieuse encore, c'est
qu'il était lui-même Irlandais.
Ses préjugés contre les Irlandais éveillèrent les soupçons
de la directrice. Ne semblait-il pas que des événements
regrettables pesassent sur la vie de cet homme? Le fait de
recevoir les soins de l'une de ses compatriotes ne pouvait-il
lui créer de graves embarras en cas d'enquête? D'un air
solennel, la directrice adjure Mme Vimpany de renoncer à
166 c'était écrit!
soigner le patient irlandais, mais tous ses raisonnements
furent inutiles.
« Tout ce que je sais, répondit son impassible interlocu-
trice, c'est que je ne peux revenir sur ma promesse.
Montjoie se préparait à repartir sans avoir rien obtenu,
lorsque la directrice lui proposa un compromis : elle se
chargerait de faire tenir une lettre à Mme Yimpany,s'il vou-
lait se contenter de ce moyen de communication avec elle.
Après avoir délibéré, Montjoie prit le parti d'accepter cet
expédient; au demeurant, il n'y avait pas de temps à perdre
pour éviter que le sauvage lord ne reçût une autre lettre de
son correspondant irlandais. Séance tenante, il écrivit les
lignes suivantes :
« Chère madame,
« Voudriez-vous avoir la bonté de me faire savoir si le
nom de X... (nom indiqué par Iris) vous est connu? Si
oui, l'intérêt de lady Harry exige que vous m'accordiez un
entretien immédiat.
« Votre respectueux et dévoué
« H. Montjoie. »
P. -S. — « Je suis en parfaite santé et n'ai cure de la
contagion. »
Le courrier du soir lui apporta la réponse suivante :
c Cher monsieur Montjoie,
« Je me fais conscience de consentir à vous voir en ce
moment, le danger de la contagion est tel, dans la scarlatine,
que je n'ose ni vous écrire, ni même me servir de papier pris
dans la chambre de mon malade ; ce n'est pas une exagéra-
tion de ma part; à telle enseigne que le docteur m'a cité
hier un cas de scarlatine transmis par l'usage d'un morceau
de flanelle encore infectieuse, après une année écoulée. Je
fais donc appel à votre bon sens pour accepter mes raisons
dilatoires. En attendant le moment de causer avec vous,
At cela sans vous exposer à courir de risques, je vous dirai
c'était écrit! 167
que lord Harry m'a présenté la personne dont le nom est
inscrit dans votre lettre; j'ai eu l'occasion depuis lors de la
"evoir plusieurs fois.
t Toute vôtre,
« A. VlMPANY. »
Montjoie fut indigné de cette réponse à la fois sèche et
prudente; c'était l'occasion ou jamais de mettre lord Harry
au pied du mur et de l'empêcher de commettre un crime!
Voilà donc anéantie la chance inouïe qu'il n'eût osé
escompter en faveur d'Iris! Voilà donc réduite à rien l'occa-
sion unique de condamner lord Harry à l'inaction ! L'entre-
tien sur lequel Hugues avait fait fonds lui était bel et bien
refusé et cela par suite d'une crainte pusillanime provoquée
par des mensonges absurdes, au sujet d'un morceau de fla-
nelle !
Il ramassa le malencontreux pli jeté par lui sur le sol et
il allait le déchirer, lorsqu'il aperçoit imprimée une adresse
sur la feuille blanche : donc, ou l'on n'avait pas vu que cette
feuille était mal pliée, ou l'on s'était dispensé de recopier
celte lettre. Remis de bonne humeur par ce hasard provi-
dentiel, Hugues prit la résolution d'aller le lendemain sur-
prendre Mme Vimpany; mais pendant la soirée, ses réflexions
lui suggèrent qu'un formidable obstacle s'opposait à l'exé-
cution de ce plan.
Soit qu'il décline son nom ou qu'il le cache, elle refusera
sûrement de recevoir sa visite ; la seule personne, avec
laquelle il puisse s'entretenir de la situation, est son vieux
et fidèle serviteur. Cet homme qui avait appartenu successi-
vement à l'armée, à la police et à un clablissement scolaire,
se livra durant toute la matinée du lendemain à des investi-
gations préliminaires. En ce faisant, il obtint deux renseigne-
ments précieux :1e premier, c'est que Mme Vimpany demeu-
rait dans la maison où la lettre avait été écrite; le second,
c'est qu'un petit groom, auquel on devait donner congé, était
très disposé, moyennant finance, à faire le guet pour servir
les intérêts de Montjoie, et cela à partir de deux heures de
l'après-midi; il devait indiquer la pièce où Mme Vimpany
prenait ses repas. Ce qui fut dit fut fait. D'une main dis-
468 c'était écrit!
crête, le groom indiqua une porte du second étage, et de
l'autre, il empocha un bon pourboire, puis disparut.
A l'instant où Montjoie pénètre chez Mme Vimpany, elle
s'écrie d'une voix sombre et fatidique :
« Etes- vous fou ! Gomment avez-vous pu pénétrer ici,
qu'y venez- vous faire? Ciel! ne m'approchez pas! »
Elle essaye, en vain, de faire sortir Montjoie; mais, la sai-
sissant par le bras, il l'oblige à se rasseoir, puis il prononce
ces mots :
« Iris est dans la peine; il est en votre pouvoir de la
secourir.
— La fièvre, la contagion, la mort! dit Mme Vimpany
sans vouloir entendre à rien; éloignez-vous de moi! »
Elle chercha de nouveau à le pousser dehors par les
épaules.
« La fièvre ou pas de fièvre, la contagion ou pas de con-
tagion, peu m'importe! Je ne sortirai d'ici que lorsque vous
saurez ce qui m'amène. Lord Harry est horriblement jaloux;
la situation de sa malheureuse femme est des plus critiques.
— Quoi, c'est pour me dire cela que vous risquez de
prendre une maladie des plus dangereuses? Il y a longtemps
que je sais à quoi m'en tenir là-dessus. Tenez, si vous ne
partez immédiatement, je sonne.
— Sonnez si bon vous semble, mais je tiens à vous dire
qu'il est urgent que nous nous entendions en vue des évé-
nements à venir; on dit que l'assassin de mon frère est à
Londres et que lord Harry en a été informé.
— Juste ciel ! s'écrie Mme Vimpany en jetant un regard
d'épouvante à Montjoie ; je vous jure que je ne fais pas partie
de la conspiration ourdie pour sauver ce misérable;... je ne
le connaissais pas plus que vous, lorsque j'ai offert de lui
donner mes soins;... je dois dire que les paroles qui lui sont
échappées pendant son délire m'ont révélé la vérité. »
Gela dit, une autre porte s'ouvre et une vieille femme
toute tremblante paraît et s'écrie :
« Venez au plus vite, venez ou je ne réponds de rien; le
délire a repris de plus belle! »
Inquiète et agitée, Mme Vimpany se dirige vers la pièce
voisine :
c'était écrit! 169
« Restez ici et écoutez, dit-elle à Mont joie.
A cet effet, elle laisse la porte entre-bâillée.
Voici ce qu'il entendit :
« A qui donc est échue la lâche d'assassiner le traître? à
moi? Qui donc l'a tué sur la route avant qu'il ait pu pénétrer
dans le bois? Moi! Arthur Montjoie coupable de trahison
envers V Irlande! Voilà, amis, l'épilaphe qu'il faut faire gra-
ver sur sa tombe. Enlin, il est un patriote parmi nous et ce
patriote, c'est moi ! La Providence m'a pris sous sa protection. . . .
Ah! mylordHarry,vous aurez beau chercher sur la terre et sur
Tonde, le patriote est hors de votre atteinte.... Le docteui
est convaincu que je n'en ai plus pour longtemps... que la
fièvre va m'emporter. J'attends la mort avec calme, du
moment que ce n'est pas la main de lord Harry qui me
frappe. Ouvrez les portes; il faut que tout le monde m'en-
tende;... je meurs avec l'auréole d'un saint, oui, du plus
grand des saints,... celui-là même qui a débarrassé la terre
d'un affreux traître. J'ai chaud,... j'ai soif,... à boire,... à
boire. »
Le malheureux pousse après cela des cris lamentables;
c'était plus que Monljoie n'en pouvait supporter; aussi quitte-
t-il cette sinistre demeure le cœur navré.
Au bout de dix jours, Iris reçoit une lettre d'une écriture
à elle inconnue; en voici la teneur :
« Le devoir qui incombe à toute garde-malade lui rend
sacré l'individu confié à ses soins ; au cas même où elle vien-
drait à découvrir qu'il s'agit d'un bandit voué à l'assassinat,
ce fait l'excuserait-il si elle venait à l'abandonner, ou si elle
s'acquittait moins scrupuleusement de sa tâche? Nullement;
la garde-malade, pas plus que le médecin, ne doit s'enquérir
si son patient est digne ou non de ses soins. Elle consacre
tout ce qu'elle a d'expérience, de dévouement et d'intelli-
gence, à sauver les jours de celui à qui elle refuserait la
main dès qu'il sera revenu à la santé. Il s'en est peu fallu
que la maladie ne ravisse à lord Harry l'objet de sa ven-
geance, mais la mort, après avoir rôdé longlemps autour du
malade, est vaincue par la forte constitution du patient et
par les soins attentifs de sa garde-malade. Il était en pleine
170 cetait écrit!
convalescence, lorsque des amis à lui, accompagnés d'un
médecin, vinrent demander M. Carigeeo, nom par lequel
le malade se faisait appeler; on le lit sortir de la maison
avec des précautions infinies et, à cet inslant,on se trouve en
face d'un mystère impénétrable. Vers quel point l'avait-on
dirigé? Dans cette obscurité, une seule chose restait claire,
c'est que la piste du susdit Garigeen était perdue!
P. -S. — La greffe malsaine de la contagion a pris sur lo
pauvre mortel, qui en avait si audacieusement bravé les
effels pernicieux. Hugues Montjoie, victime à son tour de
l'homme qui a tué son frère, est atteint d'une scarlatine
infectieuse.
Heureusement qu'une garde-malade dévouée le soigne
jour et nuit.
XLÏV
« Cher docteur et vieil ami,
« Je viens vous soumettre un cas pathologique des plus
intéressants : un malade d'esprit! Étudiez-le et tachez de le
guérir. Il y a longtemps, très longtemps, que nous nous
connaissons. Eh bien! en passant la revue de ces longues
années, vous constaterez que je ne vous ai jamais témoigné
une confiance illimitée. Or, maintenant que ma vieille expé-
rience me démontre plus clairement encore qu'autrefois,
quel être énigmatique vous êtes, je vais cependant vous faire
l'honneur de mes confidences. Je ne sais que faire, que
devenir? Je suis comme un homme frappé de la foudre.
Après avoir reçu avis qu'on avait vu l'assassin d'Arthur
Montjoie à Londres et avoir entrevu l'imminence de la ven-
geance, j'ai, en môme temps, appris sa maladie, sa guérison
et sa disparition ! C'est le cas de répéter que l'on a raison de
se défier de l'inattendu. Une maladie, qui cloue dans leurs
cercueils des milliers de créatures, a épargné un assassin.
Peut-être reposera-t-il tranquillement dans un cimetière aux
ombrages paisibles, entouré des dépouilles mortelles d'hon-
nêtes gens? Je suis navré,... je ne m'en consolerai jamais....
c'était écrit. 171
« Ajoutez à cela les préoccupations que me donne ma
femme; les réclamations incessantes de mes créanciers et
vous conviendrez qu'avec tant de chosos sur l'esprit, il est
difficile que je conserve la faculté d'écrire le mot juste et
avec suite.
« Je désire savoir, docteur, si votre art ou votre science,
si vous le préférez, peut venir au secours de ma raison en
désordre, alors que ma santé ne laisse rien à désirer. Vous
m'avez dit souvent que tout est possible à la médecine ; le
moment est venu de le prouver. Je suis sur une pente qui
aboutit fatalement au suicide ou au crime. Délivrez-moi, je
vous en supplie, de la fièvre de mon intelligence en travail!
En tous cas, promettez-moi de lire ces élucubrations de mon
esprit, en conservant votre sérieux.
« Je commencerai par confesser que le démon de la
jalousie m'a mordu au cœur; la tranquillité de ma vie con-
jugale est en question. Iris n'a pas vos sympathies, je le sais,
et elle vous le rend bien. Donc, je vous demande de faire
vos efforts pour rendre justice à ma femme, comme je le fais
moi-même. Du reste, je dois ajouter que pas une étincelle
de certitude ne confirme mes soupçons ; la vérité vraie est
que je l'aime toujours aussi passionnément ; mais reste à
savoir si elle a encore pour moi la même affection?
« Vous étiez déjà marié quand moi, j'avais à peine quel-
ques brins de poil follet au menton. Pour que vous puissiez
vous former un jugement exact de la situation, je vais vous
raconter comment ma femme s'est comportée tout dernière-
ment, dans une circonstance fort critique.
< Nous étions en train de déjeuner, lorsque Iris apprit
par une lettre que Hugues était dangereusement malade;
elle a paru stupéfaite, m'a passé la missive et a quitté la
table sans desserrer les dents. Eh bien! l'homme pour qui
l'argent n'est rien, l'homme dont le sang-froid est à toute
épreuve, l'homme, enfin, qui prétend n'être que l'ami de ma
femme, alors qu'il l'adore en secret, est ma bête noire. Par-
fois, je me demande, ce qui pourrait advenir pour moi, de
sa vie ou de sa mort; en réalité, si j'avais un intérêt quel-
conque à la chose, le plateau de la balance pencherait plu lût
de ce dernier côté. Toujours est-il que le savoir en danger
172 C'ÉTAIT ÉCRIT î
m'a alarmé. Il y a dans ce flegmatique Anglais je ne sais
quelle grâce qui parle pour lui, alors même qu'on le
(iéleste. Donc, je me prenais à désirer son rétablissement,
tout en le haïssant au fond du cœur. Il me semble d'ici
vous entendre dire : « Ma parole d'honneur! mon ami l'Ir-
« landais a perdu la tête ».
« Maintenant, revenons à nos moutons, je veux dire à ma
femme. Après un certain temps, elle a reparu et a dit : « Je
a suis innocente, quoique coupable, de ce qui arrive à M. Mont-
« joie. Si je l'eusse chargé d'une lettre pour Mme Vimpany,
« il n'aurait pas insisté pour la voir et, en conséquence, il
« n'eût point été exposé à la contagion. Le danger, en ce qui
« me concerne, est hors de question ; la personne avec qui je
« dois correspondre, demeurant dans un autre quartier que
« Mme Vimpany, il n'y a plus rien à craindre. Bref, m'auto-
« riserez-vous, mon cher Harry, à recevoir chaque jour des
« nouvelles de Hugues Montjoie, tant qu'il sera en danger de
« mort? — J'y consens volontiers », ai- je répondu. Il m'a
semblé de mauvais augure qu'elle m'adressât cette requête
les yeux secs, car elle a dû pleurer en apprenant qu'il y
a peu de chance de sauver le malade. Pourquoi alors me
dissimuler ses larmes? L'extrême pâleur répandue sur son
visage dénotait seule le trouble de son âme. Après tout, elle
a pu oublier que j'étais jaloux, puisque je m'efforçais de le
cacher? Qu'en pensez-vous, mon cher Vimpany? Enfin, je
demeure convaincu que le fond de sa pensée était d'aller
à Londres, remplir, de moitié avec votre femme, le rôle
de garde-malade près de Montjoie et mourir avec lui, s'il
meurt.
« Toujours est-il que chaque jour Iris recevait une lettre
et que chaque fois elle me la communiquait. Après cette
concession faite à ma jalousie, je refusai de prendre connais-
sance des bulletins signés des médecins. Or, un matin, au
moment où Iris ouvre sa lettre quotidienne, un éclair intense
jaillit de ses yeux ; sur sa physionomie je vois la réverbéra-
tion d'un bonheur aussi grand, que si elle eût appris le réta-
blissement de Hugues. J'aime à répéter qu'Iris possède un
charme indescriptible et, en cet instant, l'éclat de sa beauté
l'enveloppa tout entière! Qui sait? hélas! ce phénomène ne
c'était écrit! 173
se reproduira peut-être que le jour où ma mort, en délivrant
Iris d'un mari, lui permettra d'épouser un amant! Alors, il
en sera ébloui.
« Je ne disais mot; ma femme attachait sur moi un regard
interrogateur: je me décidai à prononcer les mots suivants :
« Je me félicite que Montjoie soit hors de danger ». Sur ce,
elle se jette dans mes bras et m'embrasse follement; vrai, je
ne la croyais pas capable de donner de pareils baisers.
« Maintenant, fit-elle, que je suis assurée de votre sympa-
« thie pour lui, mon bonheur est complet. » Dites, ne croyez-
vous pas que l'honneur de cette explosion de tendresse
appartenait à un autre homme plutôt qu'à moi!... Non,... je
repousse un tel soupçon.... Qui sait, pourtant? Vais-je conti-
nuer à écrire ou terminerai-je cette longue épître? Le sort
en est jeté, je continue.
« Iris et moi, nous éprouvons en face l'un de l'autre un
véritable embarras. Ma jalousie seule n'est pas cause de cet
état de chose. Parfois, il me semble que nous nous deman-
dons tous les deux quelle altitude nous garderons vis-à-vis
de Montjoie et, le plus grave, c'est que nous n'osons nous en
faire l'aveu. Parfois encore, j'en accuse, et peut-être non sans
raison, nos préoccupations financières. J'attends qu'Iris aborde
ce sujet avec moi, de même qu'elle compte sur mes expli-
cations.
« Vertu de ma vie! j'aspire à changer de place, à m'étour-
dir,... à vivre inconnu sur une terre étrangère,... à me jeter,
comme autrefois, tête baissée au milieu des dangers,... des
aventures. Du reste, il me reste la chance de retourner en
Angleterre et de fournir aux Invincibles celle de me mettre à
mort, comme ayant trahi la cause irlandaise ; mais ma femme,
je le sais, n'entendrait pas de cette oreille-là.
« Ouf! parlons d'autre chose.
« Vous ne serez pas fâché d'apprendre que vous connaissez
aussi bien la loi que la médecine. J'avais envoyé l'ordre à
mon notaire d'hypothéquer mon assurance sur la vie; or
votre prédiction à ce sujet s'est pleinement confirmée; im-
possible de trouver à emprunter un centime sur le capital
énorme dont la compagnie sera redevable après ma mort.
« Pour ce qui est du Continental Herald, j'entrevois là
174 C'ÉTAIT ÉCRIT!
encore un nouveau mécompte : on m'assure que le succès
esl incontestable, mais quand j'aborde la question du divi-
dende, on me répond qu'il faut attendre un tirage plus con-
sidérable. « Précisez l'époque? » dis-je, mais on reste bou-
cbe close.
« Je ne fermerai ma lettre que plus tard ; il se peut que
j'aie un événement favorable à vous signaler.
• ••••• .....••
« Ma situation s'est empirée au lieu de s'améliorer. Pour
remplir ma bourse vide, force m'a été de signer un billet à
ordre sur papier timbré. Que deviendrai-je quand le quart
d'heure de Rabelais arrivera? Pour l'instant, je suis tran-
quille; à chaque jour suffit sa peine. Si votre projet de
publication ne réussit pas mieux que le Continental Herald,
je- puis vous prêter quelques livres sterling.
« Que diriez-vous, mon cher, de venir reprendre votre
ancien quartier général à Passy et de répondre de vive voix,
plutôt que par écrit aux questions que je vous pose?
« Allons, allons, venez donc ausculter ma bourse et regar-
der ma langue. Qui sait ce que l'avenir nous réserve? Dans
un an, je puis être comme vous séparé de ma femme, non
sur sa demande mais sur la mienne;... serai-je enfermé dans
une geôle? ou dans un asile d'aliénés? et vous, mon cher,
où vous logera-t-on?
€ Que dites-vous de ma proposition? »
XLV
c Suppliez lady Harry de ne pas m'écrire, chose que je
tremble qu'elle ne fasse, en apprenant qu'on a tout espoir de
sauver M. Montjoie. D'où qu'il vienne, tout témoignage
de reconnaissance me gênerait. Mon unique but, en assu-
mant le rôle de garde-malade, est de tâcher d'expier ma vie
passée. Je fais les vœux les plus ardents pour le bonheur
d'Iris, que cette assurance lui suffise, jusqu'au jour où je
pourrai lui écrire. »
€ Voici en quels termes, femme modèle de dévouement et
c'était écrit! 175
de bonté, on m'a transmis votre recommandation! Croyez
que je ressens pour vous autant d'admiration que de respect;
vos désirs sont pour moi des ordres, mais, de fait, le seul
soulagement que je trouve aux craintes que m'inspire l'ave-
nir, c'est de les confier à une oreille sympathique..
« Du moment que je me bornerai à ne parler que de moi,
non seulement mes lettres n'aggraveront pas ma situation,
mais elles l'adouciront beaucoup.
« J'espère que les jours charmants que vous avez passés
avec nous à Paris au commencement de notre mariage, ne
sont point sortis de votre souvenir. Vous rappelez- vous qu'un
soir où nous causions ensemble de divers sujets, vous m'avez
recommandé d'éviter tout ce qui pourrait exciler la jalousie
de mon mari. Depuis lors, vos appréhensions, hélas! ne se
sont que trop justifiées; vous ne pouvez savoir combien il
m'est difficile de conserver mon calme. Il est si pénible à
une femme qui aime réellement son mari d'arriver à com-
prendre les luttes, les tristesses et les doutes par lesquels il
passe avant de douter d'elle ! J'ai découvert que la jalousie
a des phases diverses; laissez-moi vous expliquer ma pensée.
Pendant le laps de temps que la vie de notre cher Hugues a
été menacée, mon mari paraissait absorbé et taciturne; le
jour où je lui ai dit qu'il était hors de danger, j'ai été frappée
du changement qui s'opérait chez Harry. Peut-être avait-il
fait la même observation à mon sujet; toujours est-il que
ses regards exprimaient une sympathie si tendre en me
regardant, que ses paroles témoignaient pour le convalescent
un intérêt si affectueux, que je ne pus m'empêcher de lui
en exprimer ma reconnaissance par une pluie de baisers.
Alors, son front se rembrunit, son regard lance la foudre,
sa physionomie contractée exprime le soupçon ; on eût dit
que ce témoignage de tendresse lui était suspect. Ah! que
les hommes sont d'incompréhensibles créatures! Les roman-
ciers nous les montrent parfois, comme étant dominés par les
femmes.... Ah! que ne suis-je une de ces charmeuses? Cri-
blés de dettes et dans la dèche comme nous le sommes,
je suis torturée d'inquiétudes;... j'avais espéré que Harry
s'épancherait avec moi; or il persiste à se renfermer dans
un imnéuélrable silence. S'abstient-il de ne me rien dire,
176 c'était écrit!
parce qu'il a d'autres préoccupations? S'abstient-il de m'en
parler parce que c'est pour lui un sujet d'humiliation? Hier,
n'y tenant plus, je lui ai dit : « Mon cher Harry, nos embarras
« pécuniaires s'aggravent de jour en jour ; les brèches devien-
« nent terriblement profondes dans notre budget; avez-vous
« cherché un moyen de les réparer? — Le payement des
« dettes, m'a-t-il répondu avec désinvolture, est un problème
« que je suis trop pauvre pour résoudre. L'autre jour, pour-
« tant, j'ai cru en avoir trouvé la solution. Eh bien! je me
« suis dit que la chose serait facile si l'on pouvait faire sortir
« de l'or du coffre-fort de ses amis riches. A propos, com-
« ment va votre ami malade, avez-vous reçu de ses nouvelles?
« — Sa convalescence s'accentue de jour en jour? — D'où
« je conclus, qu'il a déjà une velléité de revenir à Paris et
« que la réalisation de ce plan n'est qu'une question de
« jours. C'est un aimable garçon; je me demande s'il nous
« viendra voir? »
« Ces paroles me parurent tellement fabuleuses dans sa
bouche, que je me trouvai dans l'impossibilité de formuler
une réponse.
« Ma stupéfaction parut le divertir. « J'aurais dû vous
« raconter, reprit-il avec entrain, que Montjoie et moi, nous
« nous sommes pris de bec un soir, pendant que vous étiez
« dans votre chambre. Je ne lui ai pas mâché les mots, je lui
« en ai même lancé de si durs que, après avoir retrouvé mes
« esprits, j'ai cru devoir lui faire mes excuses; l'aménité, la
« bonne grâce avec lesquelles il les a reçues, a produit sur
« moi la meilleure impression. » Gomment se figurer, après
cela, qu'il était jaloux de celui-là même dont il parlait en de
tels termes !
« Il est cependant deux manières d'expliquer la chose :
d'abord, par la sympathie qu'éveillent chez tout le monde les
dons physiques et intellectuels que Hugues a reçus en par-
tage; ensuite, par la variété des impressions de mon mari;
j'espère que telle sera aussi votre manière de voir. En tout
cas, veuillez avoir la bonté de faire lire à Hugues le passage
suivant :
« Encouragée tout naturellement par l'espoir d'une récon-
ciliation entre Hugues et Harry, je saisis avec empressement
c'était écrit! 177
l'occasion de mettre la conversation sur notre ami. Après la
contrainte que je me suis si longtemps imposée, il m 'était
doux d'en parler librement, mais une circonstance fâcheuse
a interrompu notre entretien. On nous apportait une facture
à solder; comme on en réclamait immédiatement le montant,
le dernier billet de banque de Harry a filé de cette façon!
« Juste ciel! qu'allons-nous devenir! » m'écriai-je, dès que
le fâcheux eut refermé la porte. Lord Harry, après avoir allumé
un cigare, pousse des éclats de rire diaboliques. « Ab! l'ar-
« gent est un bon serviteur, mais un méchant maître!
« Savez-vous, Iris, ce que c'est de faire un billet? — Mon
» père me l'a appris, répondis -je. — Votre père, rêpli-
«qua-t-il, payait comptant? — Comme tout le monde,
« n'cst-il pas vrai? » reparlis-je naïvement, sur quoi il s'es-
claffa de rire, puis il me dit d'envoyer Fanny chercher une
feuille de papier timbré. Dès qu'elle se fut acquittée de celte
commission, Harry me pria de passer avec lui dans le petit
salon de correspondance. « Eh bien! ma chère, me dit-il,
« vous allez voir combien c'est facile de bal Ire monnaie avec
« ce chiffon de papier. »
Noie ajoutée par Mme Vimpany : « 11 faudrait avoir sa
raison tout à fait en désordre pour montrer à Hugues la lettre
d'Iris. Pauvre femme! quelle illusion elle se fait! Ah! quel
terrible et fatal mariage! »
« Je regardai par-dessus son épaule. Il s'agissait ni plus
ni moins de 10 000 francs! — « Y pensez-vous! m'écriai-je.
« Comment ferez-vous honneur à votre signature? — C'est
e bien simple; d'ici là, le Continental Herald doublera
c son tirage. Des affaires magnifiques et d'énormes dividen-
« des me mettront en état de payer mes dettes. »
« Cela dit, nous allâmes prendre le chemin de fer de Cein-
ture et mon mari parvint à échanger sa feuille de papier
timbré contre des rouleaux d'or.
« Dès que son porte-monnaie fut bien bourré de valeurs,
sa gaieté ne connut plus de bornes, en sorte qu'après tant
de semaines d'anxieles, cet après-midi était, en réalité*
connue une vision du Paradis! Mais ma félicité, hélas! ne
fut pas de longue durée. Le lendemain je vis venir à moi
Fanny Mire, une lettre à la main; elle la tenait de façon à
12
178 C'ÉTAIT ÉCRIT!
laisser voir la suscriplion. J'avisai qu'elle élait de l'écriture
de lord Harry cl adressée au docteur Vimpany à son office
de publicité, à Londres.
« Ensuite, elle retourna l'enveloppe. « Regardez ceci »,
reprit-elle. Un large cachet y était apposé : deux initiales, H. P.
(HarryPorland)surmontéesd'uneétoile — son heureuse étoile!
comme il avait eu l'amabilité de le dire, le jour de notre
mariage. Soudain, ce souvenir me traversa l'esprit et Fanny
Mire fit la remarque que je considérais le cachet avec mélan-
colie, mais elle se méprit totalement sur le sens de mes pen-
sées. « Milady n'a qu'à parler et je brise le cachet », fit-elle.
Je la regardai droit et je ne remarquai chez elle aucune
confusion, elle ajouta : « Rien n'est plus facile que de refaire
« le cachet avec un peu de cire; M. Vimpany sera probable-
« ment trop gris pour s'en apercevoir. — Savez-vous, Fanny,
« que vous me faites là une très mauvaise proposition. —
« Du moment qu'il s'agit de rendre service à milady, je ne
« recule devant rien. De grâce, milady, ordonnez-moi d'ouvrir
« cette lettre. — D'abord, comment est-elle tombée entre vos
« mains, Fanny? — Mon maître m'a donné l'ordre de la
« mettre à la poste. — Alors, faites ce qu'il vous a dit. — Il
« va de soi que lorsque lord Harry écrit une lettre cache-
« lée au docteur, milady peut en connaître le contenu. Je
« vois là une arme dirigée contre la tranquillité de milady;...
« la chambre à donner étant inoccupée, il se peut que le doc-
« leur vienne s'y installer; milady le souhaiterait-elle? Non,
« non, je ne dois pas mettre cette lettre à la poste, avant de
« lavoir ouverte. — Avant tout, Fanny, vous devez obéir
« aux ordres que vous avez reçus. »
« Essayant alors d'un autre moyen de persuasion, elle
reprit : « Si le docteur vient s'installer ici, milady voudra-t-
« elle bien me permettre de la quitter, dès que le moment
« me semblera propice? — Vraiment, Fanny, je ne vous
« reconnais plus! — Eh bien, je n'hésite plus à demander à
* milady de prendre une autre femme de chambre. — Gomme
« bon vous semblera », répondis-je, les nerfs montés par
ses insinuations alarmantes. Elle reprit : « La vérité, c'est
* que je ne quitterai milady qu'à ma mort! Mais, j'ajoute
« que, pour le moment, ses intérêts exigent que je la quitte
c'était écrit! 179
t pendant un certain temps; je dois espionner le docteur.
« — Pourquoi? — Parce qu'il est votre ennemi. — Qu'ai-
« je à craindre de lui? — Loin de moi l'idée d'énumérer à
a milady les méfaits dont il peut se rendre coupable; je me
« bornerai à dire à milady que je ferai tout au monde pour
« combattre ses desseins. » D'un ton très respectueux, elle
ajouta : « Je vais mettre la lettre de milord à la poste *.
« Que penser de Fanny Mire? Fallait-il repousser ses offres
de dévouement, comme je m'étais refusée à décacheter la
lettre? J'en étais incapable. Trop touchée de ses paroles, je
ne pouvais la mortifier par un nouveau refus. En somme,
son antipathie contre le docteur n'est que trop justifiée et je
sais combien il m'est précieux d'avoir pour alliée une femme
énergique et dévouée. J'espère, du moins, que si le malheur
veut que M. Vimpany redevienne notre hôte, je recevrai
une lettre de votre propre main. Votre pauvre amie a tant
besoin de vos conseils! Ne m'oubliez pas, je vous en conjure,
près de votre malade ; faites-vous l'écho de ce que je vous
dis. Surtout rappelez-vous que je serais inconsolable si
^'apprenais, par exemple, que des préoccupations à mon
sujet entravent sa guérison. Cachez-lui, je vous en prie, les
points noirs qui sont à l'horizon. Il est sûr que si j'avais
plus d'indifférence pour Harry, je serais moins à plaindre!
« Il me semble que vous me comprendrez en dépit de l'am-
biguïté de cette dernière phrase.
« Votre amie dévouée.
« Iris. »
XLVI
Le lendemain du jour où lord Harry avait confié au
papier une longue analyse de son état d'esprit, un individu
se présentait chez MM. Boldside frères et Cie et demandait
M. Boldside aîné. La carte qu'il tira de son calepin portait
le nom de M. Vimpany.
M. Boldside aîné demanda au docteur :
« A quelle heureuse circonstance, monsieur, dois-je l'hon-
neur de votre visite?
180 C'ÉTAIT CRIT!
— Je désire savoir où en est la vente de mon ouvrage,
répondit M. Yimpany.
— Vous faites erreur, monsieur, c'est à mon frère qu'il
faut vous adresser.
— Gomment, n'avez-vous pas signé le traité?
— Si lait; je signerai également le chèque lorsqu'il s'agira
de régler. »
Gela dit, M. Boldside tire le cordon de la sonnette et
donne l'ordre à un employé d'introduire M. Vimpany chez
M. Paul. La ressemhlance entre les deux frères était aussi
grande qu'entre une seconde édition et la première; à ce
moment, M. Paul était en train de feuilleter une revue. Au
nom de M. Vimpany, il fit un sursaut et s'écria :
« Parbleu! vous arrivez bien! quelle singulière coïnci-
dence! j'avais à l'instant même votre nom sous les yeux. Il
va de soi que le directeur de celte revue ne peut se refuser
à insérer votre réponse dans les colonnes de son journal,
hein?
— Pardon, mais, vrai, je ne comprends pas, fit le nou-
vel arrivant d'un air déconcerté.
— Voyons, est-il croyable que vous, un homme du
métier, vous ignoriez ce qui s'imprime sur votre compte.
Tenez, lisez cela », fit-il, en passant à son interlocuteur un
numéro de la revue en question.
Le docteur lut les lignes suivantes : « Le médecin dont
M. Vimpany a prétendu écrire la biographie proteste contre
ce récit de fantaisie. Il se fait un cas de conscience de mettre
le public en garde contre une publication dont le premier
fascicule, en ce qui le concerne personnellement, n'est qu'un
tissu de mensonges et de scandaleuses inventions.
« S'il vous est loisible de répondre à cette lettre, le plus tôt
sera le mieux, dit l'éditeur avec conviction.
— La lettre! répéta le docteur avec dédain, je m'en
moque de la lettre; l'important, pour moi, c'est la vente.
— Vous en parlez bien à votre aise, riposta M. Paul, un
procès en diffamation va nous être intenté par une célébrité
médicale et vous prétendez vous moquer de la lettre;
halte-là !
— Non seulement je l'ai dit, mais je le répète. Ce qui
c'était écrit! 181
m'occupe bien autrement, c'est le chiffre de l'argent que
j'aurai à palper sur le produit de la vente.
— Apportez-moi le compte de M. Yimpany », téléphona
l'éditeur au bureau de la comptabilité. Puis, il poursuivit :
« Il me parait clair comme deux et deux font quatre,
que vous n'avez ni excuse, ni explication à faire valoir;
charité bien ordonnée commence par soi-même : diable!
notre maison a sa réputation à conserver, aussi dès que j'en
aurai conféré avec mon frère, nous nous verrons dans la
nécessité....
— Tenez, écoutez ceci : le portrait du médecin en ques-
tion est celui d'une âne coiffé d'un bonnet de docteur; pour
ce genre d'articles, tout le monde sait que des matériaux sont
nécessaires ; ceux que j'ai reçus sont d'une banalité déses-
pérante : l'année de la naissance, l'année du mariage,
l'année de ceci , l'année de cela ! Voilà qui est égal au
public! il faut l'amorcer par des choses piquantes, croustil-
lantes, inconnues! C'est ce que j'ai fait. »
A cet instant, l'employé remit gravement à M. Paul un
cahier peu volumineux, attaché par des ficelles rouges. La
colonne du doit et avoir se soldait par une différence
de 75 fr. 95. Le docteur, d'un air à porter le diable en
terre, déchire le cahier en morceaux, et pour finir, il le
lance au visage de M. Paul, en prononçant d'une voix forte
ce seul mot :
« Voleur! »
Si en colère que fut l'éditeur, il sut modérer ses vivacités
et se borna à dire :
« Vous entendrez parler de nous par notre homme
d'affaires, monsieur le diffamateur!
— Que le diable vous emporte vous et votre boutique 1 »
s'écria le docteur en refermant sur lui la porte avec fracas.
Il alla de ce pas dans un café voisin, boire, fumer et
ruminer. Puis, soudain, croyant avoir trouvé son chemin
de Damas, il sort et se dirige vers un square spacieux,
entouré de belles habitations. Devant l'une d'elles, un élé-
gant coupé stationne ; le docteur sonne. Le laquais, qui vient
ouvrir, semble le connaître d'ancienne date.
» Sir James va sortir à l'instant, dit-il.
182 c'était écrit!
— Je ne le retiendrai pas plus d'une ou deux minutes,
répondit le docteur qui s'avance son chapeau sur la tête, son
stéthoscope à la main. .
— Mille regrets, mou cher Vimpany,... mais je suis
attendu.
— Quoi? rie pouvez-vous m'accorder un instant, un seul?
— Alors, passons dans mon cabinet et presto.
— Je venais vous prier de me donner une lettre d'intro-
duction pour l'un de vos confrères de Paris. Votre nom
également célèbre des deux côtés du détroit m'ouvrira
toutes les portes....
— Quelles portes? demanda vivement sir James.
— Celles d'un hôpital, pardieu!
— S'agit-il d'un but professionnel, d'une question théra-
peutique?
— Parfaitement. Sur le point de découvrir le microbe de
la tuberculose, je veux empêcher les Français de mettre
leur pain devant ma rôtie,... si je puis me servir de cette
locution. »
Sir James prend une plume,... puis, hésite. Le docteur et
lui ont fait leurs études médicales ensemble, après quoi, ils se
sont presque totalement perdus de vue : l'un a pris la voie
droite qui conduit au succès, à la fortune, à la renommée;
l'autre a suivi la voie oblique qui aboutit piteusement à la
misère. Le célèbre praticien se demande l'usage que cet
espèce de charlatan va faire de son nom. Pourtant, il est
lui-même à la fois médecin célèbre et homme de cœur. Les
souvenirs d'antan plaident la cause de la camaraderie. Bref,
le docteur Vimpany quitte la maison de son célèbre ami,
muni d'une lettre d'introduction pour le médecin en chef de
l'Hôtel-Dieu de Paris.
Sur ce, les deux anciens camarades se séparent. Pen-
dant que le coupé du prince de la science l'emporte dans la
direction de la maison d'un client millionnaire, le docteur
Vimpany se dirige à pied vers le bureau télégraphique. Là
il cherche la formule la plus économique et s'arrête à
celle-ci :
« Attendez-moi demain. »
Le lecteur a déjà deviné que le destinataire est lord Harry.
C'ÉTAIT ÉCRITl \&3
XLVII
Le lendemain dans la matinée, lord Harry reçut le télé-
gramme du docteur. Iris n'étant pas encore levée, ce fui le
maître de maison qui donna l'ordre de préparer une chambre
pour M. Vimpany. Devinant quelque anguille sous roche,
cette fine mouche de Fanny posa à lord Harry la question
suivante :
« S'agit-il d'une femme ou d'un homme, monsieur?
— Gela ne vous regarde pas », répondit-il brusquement.
Bien qu'il se montrât en général bon enfant avec ses infé-
rieurs, il avait pris cette femme en grippe dès le premier
jour. Sa pâleur maladive, sa maigreur, offusquaient les idées
irlandaises de lord Harry touchant la beauté féminine.
« Le seul mérite que je reconnaisse à votre femme de
chambre, c'est d'être la preuve vivante de votre bon carac-
tère. »
L'heure du déjeuner réunit lord et lady Harry à la même
table; la physionomie d'Iris trahissait une mélancolie inac-
coutumée depuis qu'elle habitait Passy; elle dit d'un ton
préoccupé :
« Est-il vrai que nous allons recevoir un de vos amis? en
tout cas, j'espère qu'il ne s'agit pas du docteur Vimpany?
— Pourquoi, ma chère Iris, mon fidèle ami ne remet-
trait-il pas les pieds ici?
— De grâce, ne donnez pas à ce pleutre le titre d'ami.
Faites un effort de mémoire et vous vous souviendrez
m'avoir dit quand il est retourné en Angleterre : « En bonne
« conscience, je me félicite de son départ tout autant que
« vous. »
Lord Harry reprit :
« Ce n'est pas la dernière fois, croyez-lc, que je ferai le
même aveu à ma jolie prêcheuse. Vous oubliez toujours
que la nature de votre époux se rapproche de celle du
caméléon; il est de certains moments où j'en ai de Vimpany
par-dessus la tête; il en est d'autres, où je ressens pour
lui une véritable sympathie. Permettez-moi de vous dire,
184 c'était écrit!
Iris, que votre physionomie sombre fait que votre beau front
est strié de rides; il n'est ni juste ni généreux à vous de
vous montrer 6i sévère pour un ami malheureux », fil
lord Harry en regardant sa femme d'un air froid et dur. Il
fut un temps où elle s'en fût émue, mais cette fois, elle ne
parut y faire aucune attention.
« L'avez-vous réellement invité? reprit-elle.
— Gomment pourrait-il se permettre de venir chez moi,
s'il en était autrement?
— J'ai beau chercher, ajouta Iris, je ne vois pas la raison
qui a pu vous décider à inviter de nouveau ce gredin.
— Dites-moi, êles-vous malade? fit lord Harry en posant
sur la table la lasse qu'il était en train de porter à ses lèvres.
— Pas le moins du monde, répondit lady Harry avec
calme.
— Aurais-je dit quelque chose qui vous ait déplu?
— Du tout. »
A ce coup, la colère le prit.
« Quand le diable y serait, fit-il d'une voix vibrante, expli-
quez-vous. Je crois comprendre que vos paroles impliquent
des soupçons sur mon compte et aussi sur celui de mon
ami.
— Vous n'avez qu'à moitié raison, Harry, en disant cela;
le docteur m'en inspire, mais pas vous.
— Et sur quoi sont-ils fondés, s'il vous plaît?
— Sur mes observations pendant qu'il était notre hôte;
c'est une âme fuyante, oblique, perverse, que sais-je
encore?
« Si votre influence a, un moment, modifié mon jugement
sur lui, ce n'était que par déférence pour vous, voilà la vérité.
Apres l'avoir étudié, de visu j'ai acquis l'inébranlable convic-
tion que vous êtes la dupe d'un misérable. C'est l'ami le plus
dangereux que vous puissiez avoir, surtout quand vous êtes,
comme aujourd'hui, dans des embarras d'argent. »
Il regarda un instant Iris, et répondit :
« Mon admiration pour vous, ma chère femme, augmente
en proportion de votre éloquence, mais, de grâce, ne faites
plus allusion à mes embarras pécuniaires.
— Ai-je tort, reprit lady Harry d'un Ion très doux, d'es-
C'ÉTAIT ECRITj 185
pérer que l'amour me donne encore de l'influence sur vous?
Les femmes, est-il besoin de le dire, mon ami, sont des créa-
tures pétries de vanité. J'avoue que je ne fais pas excep-
tion à la règle commune et que j'attache une très grande
importance à mes idées; ceci dit, j'ai bon espoir que vous
n'imposerez point une défaite à ma vanité. Dites-moi, est-il
temps encore de télégraphier au docteur? Je surprends dans
votre regard une réponse négative.... Hélas! qu'allons-nous
devenir? Si vous gardez encore un peu souci de ma desti-
née, faites en sorte que ce misérable ne couche pas sous
notre loît. La pensée seule de sa présence me glace d'effroi.
Je saurai trouver on prétexte, une défaite;... je louerai une
chambre pour lui s'il le faut dans le voisinage,... n'im-
porte où.... Non Harry, de grâce! ne l'abritons pas sous
notre toit!
— Ma parole d'honneur, Iris, avec vos idées baroques, vous
me mettez la cervelle à l'envers, répondit lord Harry sur le
Ion de la plaisanterie. D'ici peu de temps, j'aurai un motif
de plus d'être fier de vous : vous allez vous révéler comme
poète, écrire des mélodies irlandaises à l'instar de Thomas
Moore et qui sait, vous le surpasserez peut-être. En outre,
vous vous enrichirez, car je me suis laissé dire par un gri-
bouilleur de papier, qu'il n'y a rien qui rapporte autant de
bénéfices que la poésie.
— Est-ce là, tout ce que vous avez à me dire?
— A quoi bon en dirais -je plus? Vous n'espérez pas,
sérieusement, que je me prête à vos petites combinaisons?
— Pourquoi pas? demanda Iris.
— Parce qu'il est aussi impossible d'envoyer Yimpany
loger dans un hôtel meublé qu'à la belle étoile, quand moi,
son ami, j'ai ici une chambre inoccupée? Sans doute, le
joyeux docteur a un faible trop prononce pour l'alcool; sans
doute, il n'est pas le modèle des maris, mais que diable ! il
ne faut pas vous figurer que les ménages comme les nôtres
fourmillent sur terre, comme les étoiles au ciel ! Quand vous
prétendez que Yimpany est un misérable et un ami dange-
reux, je m'en prends naturellement à votre imagination, à
la folle du logis, comme disent les gens vieux jeu,... il me
semble que vous nagez dans le bleu, que vous y cherchez
186 c'était écrit!
sans cesse des inspirations poétiques.... Vous ne mangez
plus; véritablement, mon amie, ma très obère amie, êtes-
vous malade?
— Merci, j'ai fini de déjeuner.
— Et vous vous disposez à me planter là?
— Oui, je vais monter dans ma cbambre.
— Que vous êtes pressée de me quitter! A Dieu ne plaise
que j'aie idée de vous chercher querelle; mais, diU;s,
qu'allez-vous faire? »
ïris reprit d'un ton plein d'amertume :
« Gulliver mon imagination.
— Il y a là-dessous quelque malice que je ne m'explique
pas? fit lord Harry en roulant les yeux. Est-ce une déclara-
tion de guerre? »
ïris se passa alors la main sur le front et dit avec calme :
« Non, Harry, mais seulement l'effet d'un terrible désap-
pointement! »
Sur ce, elle sortit en hâte de la pièce. Lord Harry con-
tinua à expédier son repas, mais l'aiguillon de la jalousie
ayant traversé son cœur de part en part, il ne mangea que
du bout des dents.
« Il est clair, se dit-il, qu'elle me compare à l'ami absent e.
regrette de n'avoir pas épousé Monljoie, le séduisant Mont-
joie! »
Voilà comment se termina la première querelle de
lord Harry et de sa femme : Vimpany y avait joué le rôle de
boutefeu.
XLVIII
Arrivé chez lord Harry à l'heure indiquée pour le dîner,
le docteur Vimpany promène ses regards autour du salon.
« Où est lady Harry? » dit-il.
Son hôte répond qu'un vent d'orage a soufflé sur son
horizon conjugal; rentré à l'instant d'une longue promenade
à cheval, il sait que sa femme ne tardera pas à descendre.
Fanny Mire apporte le potage.
c'était écrit! 187
« Lody Hnrry, dit-elle, prise d'un violent mal de tète est
empêchée de quitter sa chambre; elle fait prier lord Harry
de l'excuser. »
Le nouvel arrivé avait assez l'expérience de la vie conju-
gale pour savoir quel cas faire des défaites» de ce genre. A
l'effet de se mettre bien dans les papiers de lady Harry, il
charge Fanny Mire de lui présenter ses respectueux compli-
ments et de lui faire savoir qu'il n'avait pas voulu quitter
Londres sans prendre des nouvelles de Hugues Montjoie. En
6omme, son état était fort amélioré, et s'il conservait encore
sa garde-malade près de lui, c'était uniquement parce qu'il
n'avait pas encore complètement recouvré ses forces.
Il murmure ensuite à mi-voix à lord Harry :
« J'ai voulu par là me faire bien voir de lady Harry, j'es-
père qu'elle ne nous tiendra pas rigueur demain. Passez-
moi le xérès. »
Au souvenir de sa première querelle avec sa femme, lord
Harry était morose; il ne desserrait guère les dents que pour
manger et s'il lui arrivait de parler, c'était des difficultés de
sa situation pécuniaire.
A un certain moment, comme le service exigeait la pré-
sence de Fanny à la cuisine, le docteur jeta une boulette
de mie de pain au plafond en manière de plaisanterie.
Pardieu ! il avait trouvé, dit-il, un truc pour boucher les trous
à la lune; il s'expliquerait plus clairement quand le moment
serait venu. Sur ce, lord Harry allègue que si la présence de
Fanny gêne ses épanchemenls, il va lui donner l'ordre de
rester à la cuisine.
De son côté, la femme de chambre, en entrant chez lady
Harry, s'exprima ainsi :
« Je croyais qu'il ne s'agissait que d'une simple défaite;
ciel! milady serait-elle souffrante?
— Je suis découragée, voilà tout. »
Après avoir servi le thé, Fanny se dirigeant vers la porte,
s'écria :
« Moi aussi je suis triste, bien triste!
— Pauvre Fanny! dit lady Harry, qu'avez-vous donc?
— J'ai..., j'ai que le docteur m'a déjà joué un tour de sa
façon.
188 c'était écrit!
— Quel tour?
— Il a, paraît-il, une chose très importante à dire à lord
Harry, mais il n'entend pas lui faire ses confidences pendant
que je rôde dans la maison.
— Pourquoi cela?
— Parce cfu'il me suspecte de regarder par le trou de la
serrure, d'écouter aux portes; je ne jurerais pas que milady
elle-même ne lui inspirât des suspicions. « Ma propre expé-
« rience m'a appris, a-t-il dit à lord Harry, que lorsqu'il y
« a des femmes dans une maison, les murs ont des oreilles.
« Quels sont vos projets pour demain? » Lord Harry a répondu
qu'il devait assister le lendemain, à trois heures, à une réu-
nion du Continental Herald; sur quoi le docteur a repris :
« Le bureau du journal n'étant pas loin du Luxembourg, je
« vous donne rendez-vous à la porte du palais, à quatre
« heures ; nous causerons en arpentant la grande allée devant
« le château, en évitant de nous rapprocher des arbres der-
« rière lesquels les curieux peuvent se dissimuler. — Que
« diable pouvez-vous avoir à me dire? demanda lord Harry
« en se grattant l'oreille. — Patience,... patience, jusqu'à
« demain », répliqua le docteur en riant; mais moi, pour-
suivit Fanny, je me dis qu'il m'est impossible d'aller errer
dans le Luxembourg sans être reconnue; voilà, milady, le
tour pendable que le docteur m'a joué! Et c'est milady qui
en sera la victime !
— Gela n'est pas prouvé, Fanny.
— Mon Dieu! que je suis malheureuse! » s'écria la femme
de chambre, haletante. Le seul motif d'attendrissement que
pût avoir cette pauvre créature laissait-il donc insensible
celle qui lui avait témoigné indulgence et bonté?
« Asseyez- vous près de la fenêtre, Fanny, dit lady Harry,
tout à l'heure, quand vous serez plus calme, je vous dirai
quelque chose.
— De grâce, milady, parlez !
— Je ne comprends pas comment vous avez pu découvrir
ce qui s'est passé entre mon mari et le docteur; pourtant,
ils n'ont pu parler devant vous de leurs affaires privées?
— Vrai, comme je le dis à milady, ils ne se sont pas
entretenus d'autre chose tant que le dîner a duré.
c'était écrit! 189
— En votre présence?
— Le moment est venu, milady de me conicsser à vous :
d'une part, je vous ai trompée et j'en suis honteuse; d'autre
part, j'ai usé de finasserie avec le docteur, je l'ai mis dedans
et je m'en frotte les mains; il faut vous dire que je com-
prends le fronçais aussi bien que lui!
— Pourquoi alors m'a voir dit le contraire? Pourquoi cette
tromperie?
— Je m'explique. Lorsque je laissais milady me traduire
en anglais les commissions dont elle me chargeait, je me
rappelais un conseil qui m'avait été donné par....
— Par un ami? interrompit lady ïlarry.
— Par le pire de mes ennemis », lit-elle avec un sourire
amer.
Iris comprit l'allusion et se garda bien d'insister. Fanny
se dit qu'elle devait à sa maîtresse une explicalion voire
une réparation. Reprenant le récit de ses malheurs, elle
poursuivit :
« Ce misérable était professeur de musique à une école
dont je suivais le cours. C'était un Français; le langage qu'il
parlait était une autre musique pour moi. Pendant que je
faisais des gammes , il me murmurait des compliments à
l'oreille, puis des déclarations, puis une promesse de ma-
riage. Impossible de résister à ses désirs; il m'enleva; tant
que dura son caprice, il s'amusa à m'enseigner le français.
Le jour qu'il m'abandonna à mon malheureux sort, voici la
lettre qu'il m'adressa, a Je vous recommande de ne révéler
« à personne votre connaissance de la langue française. A la
« faveur de l'atout que j'ai mis entre vos mains, vous pourrez,
« un jour ou l'autre, surprendre les secrets dont il ne tien-
* dra qu'à vous de tirer grand profit. C'est en réalité la seule
« ressource sur laquelle vous puissiez faire fonds, puisque je
« n'ai pas un rouge liard à vous offrir, rappelez- vous qu'il est
« des conseils qui valent de l'or en barre. »
La vérité, c'est que Fanny méprisait trop ce professeur
dans l'art de la perfidie pour se laisser pervertir davantage
par ses conseils. Une des amies de la camériste, ayant réussi
à lui trouver une situation, la personne qui l'avait gagée,
s'informa si elle savait lire, écrire et comprendre le Iran-
190 C'ÉTAIT ÉCRIT!
çais; l'ambiguïté des réponses de Fanny Mire lui inspira
des soupçons et on la congédia sans autre forme de procès.
A partir de cette époque, elle se fil une loi de cacher son
savoir, comme un avare cache son trésor ; si l'occasion s'en
fût présentée, sans doute elle n'en eût pas fait mystère; or,
pour être juste aussi, jamais elle n'avait été encouragée à
s'épancher. Lorsque miss Iris était devenue lady Harry, les
choses avaient pris un autre tour.
Par le seul fait d'appartenir au sexe fort, lord Harry et le
docteur Vimpany excitèrent les soupçons de Fanny Mire et
c'est alors qu'elle se souvint du conseil du professeur de
musique; un secret pressentiment l'avertissait qu'elle pour-1
rail, en le mettant en pratique, servir les intérêts de lady
Harry; mais pour cela, il fallait que sa bienfaitrice se fit une
loi de la discrétion. A cet instant, Iris arrête sur Fanny un
regard froid et objecte que tant de dissimulation n'est pas
admissible entre mari et femme. Fanny Mire reprend avec
animation :
« Si vous faites savoir ce qui en est à lord Harry, il me
renverra sur l'heure. Tout vaut mieux que cette éventua-
lité. »
Iris hésitait; en réalité, la seule personne sur le dévoue-
ment de qui elle pût compter n'était-elle pas Fanny? Avant
son mariage, elle eût considéré comme au-dessous d'elle
d'accepter un service de ce genre d'une auxiliaire salariée ;
mais déjà l'atmosphère morale dans laquelle vivait lady
Harry exerçait sur elle, à son insu, une influence indirecte.
Un observateur du cœur humain n'a-t-il pas dit : « Il reste
* toujours dans la conscience quelques-uns des sophismes
« qu'on y a semés » ; elle en garda l'arrière-goût comme d'une
liqueur mauvaise.
La malheureuse femme finit par dire :
« Trompez le docteur si vous le croyez nécessaire à ma
sécurité, mais du moins respectez lord Harry si vous voulez
que je garde voire secret. Je me résume et vous défends
d'écouter demain ce que mon mari dira à M. Vimpany.
— Je le voudrais, milady, que je ne le pourrais pas; mais
enfin, je puis épier le docteur; je me demande ce qu'il fera
avant de rejoindre lord Harry; je tiens absolument à filer
c'était écrit! 191
ce misérable et, pour cela, je prierai milady de m'envoyer
demain faire desempletles à Paris.
— Mais vous vous exposeriez à un véritable péril?
— Permettez, milady, ça, c'est mon affaire.
— Allons, c'est entendu! » fit lady Harry en fronçant
douloureusement le sourcil.
XLIX
Le lendemain matin, lord Harry quille le cottage, accom-
pagné du docteur. Puis après un certain laps de temps, il
rentre seul. Le changement qui s'était opéré en lui jus-
tifiait en tout point les appréhensions que sa femme avait
conçues depuis son entretien avec Fanny.
L'air abattu, les yeux injectés de sang, la physionomie
hagarde de lord Harry, accusaient une lutte intérieure, effet
de la colère.
« Je n'en puis plus, dit-il en rentrant chez lui, donnez-
moi un verre de xérès? »
Sa femme mit à le servir une obéissance empressée;
elle comptait que ce stimulant réparateur lui rendrait les
force? dont il avait besoin. Les petites querelles qui abais-
sent i'humanité, ne se font guère sentir que dans le calme
monotone de la vie ordinaire, mais cessent aussitôt que de
fortes émotions provoquent l'orage. En cet instant, nous
voyons Iris, prise d'épouvante à l'idée que lord Harry a
été exposé à une tentation grave, et lui tremblant que sa
physionomie ne trahisse le trouble qui le torture. Les yeux
baissés, Iris répond :
« Je crains que vous n'ayez appris de mauvaises nou-
velles?
— Oui, au bureau du journal », riposta lord Harry d'un
ton triste.
Elle comprit qu'il dissimulait quelque chose de grave;
tous deux gardèrent le silence; lord Harry paraissait complè-
tement absorbé par ses préoccupations. Tous deux étaient
192 c'était écrit!
assis cote à côte, unis par la plus intime des relations humai-
nes et, néanmoins, étrangers l'un à faillie!
Les minutes s'écoulaient lentement, très lanternent, sans
que la situation changeât. Lord Harry redresse enfin la tête,
regarde sa femme d'un air triste et passionné. Iris obéissant
aux impulsions du cœur, les seules qui ne trompent pas,
rompit le silence.
« Que je voudrais pouvoir soulager vos tourments, dit-
elle simplement. Je ne résiste pas à vous demander s'il n'y
a rien que je ne puisse faire pour vous?
— Venez ici, ma chère Iris. »
Alors, elle se rapproche de lui; il l'attire contre son
cœur et finit par dire :
« Embrassez-moi, ma chère femme. »
Et elle l'embrassa tendrement. Il poussa un profond
soupir, la regardant d'un air implorant qu'elle ne lui avait
jamais vu.
« D'où vient votre hésitation à me confier vos chagrins,
mon cher Harry; hélas! je devine à quel point vous êtes
préoccupé....
— Oui, répondit lord Harry, il est une chose que je
regrette vivement.
— Laquelle?
— C'est d'avoir prié Vimpany de revenir chez nous. »
Une joie avait saisi Iris; elle regarda son mari avec atten-
drissement; une rougeur de satisfaction se répandit sur le
visage de la jeune femme. Cette fois encore, l'amour lui fit
découvrir la vérité ! Le docteur avait dû laisser voir le bout
de l'oreille pendant leur mystérieux entretien, et, de fait,
son cynisme avait paru révoltant à lord Harry. Heureuse de
découvrir qu'il lui accordait de nouveau sa confiance, Iris
reprit :
« Après la communication que vous venez de me faire,
je saisis avec joie l'occasion de vous dire que je suis aise de
vous voir rentrer seul. »
La réponse de son mari la glaça.
« Vimpany est resté à Paris seulement le temps de remet-
tre une lettre d'introduction à qui de droit; dans un moment,
il sera ici.
c'était écrit! 193
— Vraiment! dit Iris avec une remontée d'amerlume,
quand cela?
— Pour dîner, je suppose. »
Iris était encore sur les genoux de son mari, lorsqu'il lui
demanda :
« J'espère, ma belle, que vous dînerez avec nous ce soir?
— Oui, si tel est votre désir?
— Vous n'en pouvez douter. J'avoue qu'il me déplairait
singulièrement de me trouver en tête à tête avec Vimpany.
De plus, un dîner sans vous, ici, n'est pas un dîner. »
D'un regard aimable, Iris le remercia de ce petit compli-
ment, mais, au fond, elle était ennuyée de la perspective de
revoir le docteur. Prenant son courage à deux mains, elle
poursuivit :
« Doit-il dîner avec nous souvent?
— J'espère que non. »
Si, d'un côté, lord Harry eut pu faire une réponse p<.us
positive, d'un autre côté, sans doute, il ne voulait pas
s'expliquer; il prit une porte échappatoire, en abordant un
autre sujet, plus agréable pour lui, et s'exprima en ces
termes :
« Ma chère Iris, du moment que vous avez exprimé le
désir de me venir en aide dans mes anxiétés, je vais vous
en fournir l'occasion. Je dois écrire tout à l'heure une lettre
importante pour vos intérêts et pour les miens. Vous vou-
drez bien en prendre connaissance et m'en dire votre senti-
ment. Cette lettre très importante pour moi, comme je
viens de vous le dire, m'oblige à une grande tension d'es-
prit, aussi vais-je aller m'isoler dans ma chambre. »
L'esprit plein de ces pensées, Iris réfléchissait à tout ce
qui s'était passé, lorsque Fanny Mire entra; elle venait
raconter à lady Harry le résultat de son expédition à
Paris.
Elle avait combiné son départ de façon à précéder l'arrivée
de lord Harry et de M. Vimpany; tous deux s'étaient rendus
en causant de la gare au bureau du journal. Fanny avait
réussi à les suivre en fiacre. Grâce à la voilette épaisse
qu'elle portait pour voir sans être vue, elle put se rendre
compte que le docteur prenait ensuite le chemin du Luxem-
13
liM c'était écrit!
bourg; il fut rejoint par lord Harry et tous deux se dirigè-
rent dans la partie la plus isolée du jardin. L'entretien fini,
lord Harry sortit par une des portes de la grille, et son air
bouleversé, sa démarebe agitée, ne laissèrent pas de frapper
Fanny Mire. M. Vimpany étanl venu à passer près d'elle,
les mains enfoncées dans ses poches, elle put constater
qu'un singulier sourire errait sur ses lèvres; de méchantes
pensées renforçaient à coup sûr sa gaieté de mauvais aloi !
Fidèle à sa première idée d'espionnage, elle voit le doc-
teur prendre la direction de V Hôtel-Dieu et le suit de loin.
Arrive à la porte, il tire une lettre de son calepin et la remet
au concierge. Peu après, un individu s'empresse à saluer
poliment le docteur, qu'il conduit dans l'intérieur de l'hô-
pital. Fanny Mire guette sa sortie pendant plus d'une heure.
Quel pouvait être son dessein en venant dans un hôpital
français? Quel but poursuivait-il en y restant si longtemps?
Découragée par ces mystères insondables, harassée de fa-
tigue, Fanny s'en revint à Passy, très anxieuse de commu-
niquer ces nouvelles à lady Harry ; mais, au moment où elle
allait le faire, lord Harry entre dans la pièce, une lettre à
la main. Il va de soi que l'on congédia brusquement Fanny.
Le sauvage lord désirait dire un mot à Iris, avant de lui
remettre sa fameuse lettre; sans périphrase, il exposa la
situation en ces termes :
« Voici les embarras qui surgissent, à la suite de la réu-
nion à laquelle je viens d'assister. Il s'agirait d'arrêter les
conditions d'un nouvel emprunt, rendu nécessaire par des
dépenses imprévues du Continental Herald. Après une
longue discussion, on a décidé qu'il incombait aux proprié-
taires de fournir la somme nécessaire, d'où mes derniers
billets de banque vont fondre comme beurre au soleil.
L'espoir fondé sur les dividendes est un leurre! tous les
comptes sont changés en mécomptes!
Désillusionné, il se voyait dans l'odieuse dèche, s'il ne
C'ÉTAIT ÉCRIT ! 195
parvenait à se forger des ressources, en attendant les résul-
tats gigantesques que le Continental Herald ne pouvait
manquer de produire d'ici six mois; enfin, aux misères
excessives, les résolutions désespérées!
« Je me suis adressé à mon frère, dit-il.
— A votre frère! répéta Iris d'un ton découragé. Je me
rappelle vous avoir entendu dire que vous lui aviez déjà
écrit une lettre dithyrambique à ce sujet, lettre à laquelle il
vous a fait répondre de la façon la plus insolente par son
homme d'affaires. Jugez un peu!
— Vos souvenirs ne vous trompent pas, Iris; mais celle
fois-ci, le hasard semble nous servir et c'est de bon augure.
Mon frère est sur le point de se marier; sa fiancée, richis-
sime héritière, est une adorable créature qu'il suffit de voir,
dit-on, pour admirer et pour aimer; cette heureuse circons-
tance ne saurait manquer de produire une influence émol-
lienle même sur le cœur le plus dur. Tenez, Iris, lisez ce que
j'ai écrit et dites-moi tout franchement votre manière devoir. »
Sur ce, lady Harry prit connaissance de la prose de son
époux; l'impression qu'elle en éprouva mit un baume sur
l'âme ulcérée de son mari.
L'épîlre en question fut jetée à la poste ce même jour.
Si la gaieté d'un convive suffit à le rendre agréable à ses
hôtes, celle du docteur, ce jour-là, atteignit facilement ce
but; d'une galanterie exquise avec lady Harry, il raconte
anecdote sur anecdote, tout en faisant honneur au vin de
Chablis de son amphitryon et aux mets affriolants de la
cuisine française. Il mit successivement la conversation sur
les finances, le sport et la littérature, mais lord Harry, loin
d'y mordre, se tenait silencieux comme une carpe; au des-
sert, le convive enlama avec entrain une question d'horti-
culture avec lady Harry; mais il émit une opinion si sau-
grenue au sujet d'une plantation à faire dans le jardin, que
pour le confondre, Iris va chercher un manuel de jardinage.
Dès que le docteur eut réussi à faire déguerpir la maîtresse
de maison, se retournant brusquement vers lord Harry, il
dit d'un ton à la fois insolent et obséquieux.
« Eh bien! avez-vous pris une décision depuis notre
entrevue au Luxembourg? Étes-vous enfin résolu à user du
196 c'était écrit!
moyen que je vous ai proposé pour lesler voire bourse et
vous remplumer?
— Non, certes, je le repousserai, au contraire, ce moyen
tant qu'il me restera un souffle de vie.
— Je m'en doutais! fit le docteur avec un sourire de
pitié. D'où je conclus, que vous avez un autre truc pour
gonfler votre ballon dégonflé? Et quel est-il, s'il vous plaît?
— Je vous demande de patienter jusqu'à la lin de la
semaine.
— Alors vous me direz quel remède vous avez trouvé?
— Je vous l'ai promis, docteur, et je n'ai qu'une parole. »
On entendit à cet instant la porte s'ouvrir :
« Chut ! » s'écria lord Harry.
Iris rentre un livre à la main et met sous les yeux du
docteur le passage qui doit l'éclairer; sur ce, il s'incline
le plus galamment du monde et s'avoue vaincu.
Les jours se suivent avec lenteur et M. 7impony continue
à se montrer aussi facile à vivre que souple et poli. 11 dé-
campe tous les matins et tous les matins l'astucieuse Fanny
suit sa piste comme un limier celle d'un renard. Après de
longues courses faites dans Paris, il dirige invariablement
ses pas vers l'un des hôpitaux de la capitale, où, sur une
lettre qu'il présente, on le fait entrer.
Quel but poursuivait le docteur? Mystérieux problème,
secret insondable!
Le dernier jour de la semaine, au matin, l'on remit à
lord Harry la lettre si impatiemment attendue. Pressée d'en
connaître le contenu, Iris arrive aussitôt chez son mari, mais
déjà les fragments de la missive jonchent le sol; à coup sûr,
cette réponse est une fin de non-recevoir.
Iris, entourant de ses bras le cou de son mari, lui dit de sa
voix la plus carressante :
« Oh ! mon pauvre ami, qu'allez-vous faire?
— Rien.
— Quoi ! n'y a-t-il personne qui vous puisse venir en
aide?
— Personne, si ce n'est vous, Iris, reprit-il en lui passant
la main sur le front.
— Alors, dites-moi vite, de grâce, en quoi et comment?
c'était écrit» i?7
— Écrivez à Montjoie et demandez-lui de me faire un
prêt d'argent. Iris eut un haut-le-corps. Quelle honte! quelle
dégradation. Surprise, indignée, outrée, elle s'éloigne de
son mari et pousse un cri de dégoût!
— Vous refusez? » fit-il.
D'un air égaré et les larmes étouffant sa voix, Iris reprit :
« Me feriez-vous l'insulte d'en douter! »
Sur ce, le sauvage lord tire la sonnette avec furie et dis-
paraît; sa femme l'entend s'informer dans le vestibule où est
le docteur.
« Mylord, le docteur est au jardin », répondit Fanny.
M. Vimpany, en effet, savourait à la fois le bon air de
Passy et un excellent cigare. Lord Harry s'avance à pas de
géant dans la direction de son ami et l'aborde en articulant
un juron.
« Tout beau! s'écrie le docteur d'un air folâtre, à quoi
non vous emballer pareillement. Est-ce oui,... est-ce non?
— C'est oui! Infernale canaille, répond son interlocuteur.
— Tous mes compliments, fit le docteur d'un air gouail-
leur.
— Vos compliments, de quoi? riposte lord Harry d'un
ton d'humeur rancunière.
— Parbleu! d'être un aussi vil gredin que moi! » s'écria
le docteur d'une voix rogue.
LI
Le plan indigne, proposé par lord Harry à Iris pour faire
venir l'eau au moulin, avait eu de sérieuses conséquences.
La plus grave de toutes, sans contredit, était le refroidisse-
ment du mari et de la femme.
Lady Harry vivait renfermée dans ses appartements ; lord
Harry passait la moitié des journées hors de chez lui, tantôt
en compagnie du docteur, tantôt avec d'autres amis. Iris
souffrait cruellement de la situation que son orgueil blessé
et son ressentiment lui imposaient. Elle n'avait aucun ami
à qui demander conseil; elle n'était même plus d'accord
198 c'était écrit!
avec Fanny qui, n'ayant en vue que les intérêts de sa maî-
tresse, s'avisait qu'une séparation de corps pouvait seule
tirer lady Harry de ce bourbier. Plus le sauvage lord
s'acharnait à conserver sous son toit cette franche canaille de
docteur, plus fatal pouvait devenir l'empire que prenait sur
lui un homme à qui tous les moyens étaient bons pour arri-
ver à ses fins.
Autant que sa situation pouvait le lui permettre, Fanny
s'efforçait de creuser l'abime qui séparait" le mari et la femme.
Tandis que la pauvre servante soumettait à sa maîtresse des
idées qui ne réussissaient qu'à l'irriter davantage encore,
Vimpany, de son côté, dépensait jusqu'à son dernier syllo-
gisme, pour démontrer à son hôte qu'il devait repousser toute
tentative de réconciliation qui lui viendrait directement ou
indirectement de sa femme; causant avec lui, il disait :
« Lady Harry cache sous les apparences de la douceur,
une âme vindicative. Profitez donc tout de suite des avan-
tages que vous offrent les circonstances, en acceptant, si tel
est le désir de Lady Harry, une séparation à l'amiable,
laquelle, vous le savez aussi bien que moi, vous permettra
de forcer votre femme à réintégrer le domicile conjugal.
— Permettez-moi de vous dire que ce n'est pas très
loyal, répondit lord Harry en hochant la tête.
— Loyal ou non, reprit le docteur, l'essentiel est de pou-
voir la rappeler quand sa présence sera nécessaire à la
réussite de notre fameux projet,... complot,... expédient,...
comment dire? disons canaillerie ! Il faut lui épargner — voyez
comme je suis prudent — d'être mise dans le secret de la
chose; sa rigide moralité pourrait en çtre révoltée, d'où
toute l'affaire irait à vau-l'eau. Vous comprenez,... passez-
moi la bouteille, phase, et nous reparlerons de cela plus
tard. »
Le jour suivant, une circonstance fortuite démolit le plan
par lequel Iris devait être éloignée de la scène d'action. Lord
Harry et sa femme se trouvèrent par hasard sur le palier de
l'escalier.
Redoutant l'émotion que trahiraient ses regards, si elle
venait à rencontrer ceux de son mari, Iris, les paupières entre-
closes, serre la muraille afin de s'esquiver ; lord Harry croit
C'était écrit! 199
à tort que sa femme, en détournant les yeux, lui témoigne
du mépris ; le rouge de la colère lui monte aux joues; il se
décide à mettre en pratique les conseils de Vimpany;
ouvrant la porte de la salle à manger déserte, il dit à
Iris qu'il désirait avoir avec elle un moment d'entretien.
L'instant d'après, il raconte que le docteur lui a fait la
morale : « Aux grands maux, les grands remèdes ! » avait-il
dit.
Quand la vie en commun est devenue intolérable, il n'y a
qu'une chose à faire : aller chacun de son côté. C'était là,
une méchante action; la jeune femme en ressentit comme
un décharge électrique; pour la première fois depuis leur
brouille, elle se décida à parler à son mari.
« Ce que vous dites là, est-il sérieux? » interrogea-lclle.
Sa voix dénotait une émotion extrême; Iris semblait
revivre les jours heureux du passé. L'amour blessé faisait
trembler ses lèvres nerveuses; elle sentait un déchirement
de tout son être. A cette minute, lord Harry sentit sa colère
se fondre, mais son orgueil offensé ne se courba pas pour
cela, et il garda le silence.
« En somme, si vous êtes réellement fatigué de moi,
poursuivit-elle, séparons-nous. Je m'éloignerai sans vous
adresser ni prières ni reproches ; quelle que soit la douleur
qui m'oppresse, je vous en épargnerai le contre-coup. »
Un instant, le sang-froid d'Iris faillit l'abandonner; sa
poitrine gonflée haletait ; elle tremblait de céder à l'amour,
à cet amour aveugle, qui l'avait si cruellement déçue! Enfin,
reprenant possession d'elle-même, elle dit avec calme :
« Dois-je interpréter votre silence comme un arrêt d'expul-
sion? »
Tout homme éprouvant pour Iris les sentiments qu'elle
inspirait à son mari, n'eût pu résistera des paroles si dignes ;
elle restait là, debout, immobile, extrêmement pâle. Sou-
dain, il lui tend les bras, elle s'y précipite et sans qu'un
mot fût échangé entre eux, la fatale réconciliation était un
fait accompli.
Ce jour-là, à dîner, une grande surprise attendait le doc-
teur; ses lèvres ébauchèrent un sourire diabolique, quand il
constata que lady Harry occupait à table sa place habituelle.
200 C'ÉTAIT ÉCRIT?
Mais il n'en perdit pas pour cela un coup de dent et se montra
môme singulièrement gai. Dès qu'Iris se fut retirée, lord
Harry, débarrassé d'un poids sur la conscience, but de nom-
breux verres de xérès en l'honneur de sa dame. Le doc-
teur, sans intervenir dans les affaires d'autrui et outré de la
tléraison de lord Harry, se borna à verser dans le gilet de
son amphitryon les confidences de sa vie conjugale.
« Palsambleu! s'écrie-t-il en riant d'un mauvais rire, si
j'avais mis de côté une pièce d'or, chaque fois que je me suis
brouillé avec ma femme, ma foi! je serais un Crésus aujour-
d'hui! Et vous, mon cher, de combien de grandes scènes
avec lady Harry avez -vous gardé le souvenir?
— Deux, en tout et pour tout, répondit son interlocuteur
d'un ton convaincu et en se frottant les mains.
— Pas possible ! deux en tout et pour tout! répéta le doc-
teur, car de ma vie, je n'ai rencontré deux êtres aussi dis-
semblables, aussi peu faits pour s'entendre que vous et lady
Harry ! Vous haussez les épaules. Pardieu ! c'est une habi-
tude invétérée chez vous, de me contredire. En dépit de
votre sécurité, je vous parie un panier de vin de Champagne
(première marque) que d'ici un an, vous ne vous entendrez
plus du tout, mais du tout, avec votre moitié.
— Topez là ! » reprit lord Harry et, sur ce, il propose à son
convive de boire à la santé de lady Harry : « D'ici un an,
docteur, ce sera à son tour de boire à votre santé avec du vin
de Champagne que vous aurez payé ! »
Le lendemain matin, le facteur remit deux lettres au
chalet de Passy; l'une, adressée à lady Harry, portant le
timbre de Londres, était de Mme Vimpany; quelques lignes
de Hugues s'y trouvaient annexées, les voici :
« Les forces me reviennent lentement, écrivait-il, mais ma
garde-malade, toujours bonne et dévouée, m'affirme que
toute crainte de contagion a disparu. Vous pouvez donc
encore écrire à votre vieil ami, si lord Harry n'y fait pas
objection et cela sans courir aucun danger; une fois de
plus, ma main, encore faible, commence à trembler. Il est
superflu d'ajouter, n'est-il pas vrai, combien je serai heu-
reux de recevoir bientôt de vos nouvelles. »
Dans sa joie, Iris proposa à son mari de lui donner com-
c'était écrit! 201
mimicalion de cette lettre, mais il se borna à répondre tou*
en ouvrant son journal :
« Je suis heureux d'apprendre la guérison de Hugues
Montjoie. »
Il prononça ces mots d'un ton glacial, en jetant sur Iris
un regard implacable, car il ne pouvait maîtriser sa jalousie,
circonstance aggravante, que sa femme avait oubliée.
Le môme jour, Iris répondit à Hugues du ton de confiance
et d'affection qu'elle avait eues avec lui avant d'être lady
Harry. Elle avait fermé sa lettre et mis la suscription, quand
elle constata que sa petite provision de timbres-poste était
épuisée. Au moment où elle en demandait un à Fanny
Mire, le docteur Vimpany qui passait, entendit la camé-
riste répondre :
« J'en manque également. »
Sur ce, avec une politesse extracourtoise, il propose à
lady Harry de lui rendre ce léger service et, après cela, il
fixe lui-même le timbre sur l'enveloppe.
Dès qu'elle fut seule avec sa maîtresse, Fanny joignant
les deux mains, l'œil ardent et très tourmentée de ce qui
venait de se passer, s'écria :
« Si ce n'est pas pitoyable ! Voilà ce goujat qui a réussi à
savoir à qui milady a écrit ! »
Entre temps, le docteur était descendu au jardin, afin de
prendre connaissance d'une lettre qu'il avait reçue le matin
même. Blottie dans la serre, où elle était occupée à arroser
de frêles verdures, Fanny put aisément observer M. Vim-
pany. Celui-ci, après avoir lu et relu l'épître en question,
ayant avisé la camériste, la pria d'aller dire à lord Harry
qu'il désirait lui parler. Le sauvage lord arrive aussitôt au
jardin; lui aussi prend connaissance de la lettre, après quoi,
il la rend au docteur ; tous deux s'acheminent alors vers la
maison; Vimpany prononce quelques mots qui semblent
mal pris par son compagnon; malgré tout, il tient bon et
semble, à la fin, avoir gain de cause ; ils consultent un indi-
cateur sur la table du salon, et s'empressent de partir pour
la gare de la Muette. Fanny Mire va de nouveau dans la
serre. Quel but poursuivait le docteur? Pourquoi tenait-il à
être accompagné par lord Harry? Il fut un temps où Fanny
202 C'était écrit I
eût pu trouver facilement la solution du problème, en mon-
tant, elle aussi, en chemin de fer. Encore qu'elle eût par-
donné à sa camériste son ingérence dans ses affaires privées,
Iris n'admettait pas, par exemple, qu'elle commentât la con-
duite de lord Harry. A lui seul le devoir de protéger sa
femme, si jamais la chose était nécessaire.
« Je me plais à reconnaître vos qualités, avait-elle dit à
Fanny avec sa bonne grâce habituelle envers ses inférieurs ;
mais, une fois pour toutes, je ne désire plus vous entendre
parler ni du docteur, ni des soupçons que vous concevez sur
lui. »
Fanny crut remarquer un changement de conduite non
équivoque chez lady Harry; elle l'attribuait à la déplorable
influence du mari sur la femme, mais son dévouement resta
le même et elle attendit avec résignation le temps où les
inquiétudes que lui inspiraient lord Harry et M. Vimpany
seraient justifiées. Condamnée à l'inaction, elle arpentait la
serre d'un pas trépidant. Soudain, elle entend résonner à
travers la mince cloison du cottage, le son argentin de la
petite horloge de la salle à manger.
« Je me demande, pensa-t-elle, si le docteur et son ami
ont déjà franchi le seuil d'un hôpital? »
Par le fait, elle était dans le vrai; entre temps, ils se rap-
prochaient de YHôtel-Dieu ; ils y furent reçus par un médecin
français, lequel les présenta aux autorités médicales attachées
à l'établissement. Il leur tint à peu près ce langage :
« Le docteur Vimpany appartient à l'École de médecine
de Londres. Le président de cette École, dont M. Vimpany
est le confrère et l'ami, lui a donné une lettre de recomman-
dation pour le médecin en chef de YHôtel-Dieu. »
Gela dit, M. Vimpany s'incline et commence à exposer
son nouveau traitement pour la tuberculose. Après avoir fait
ses études à Paris, la reconnaissance lui imposait le devoir
de se placer sous la protection des princes de la science,
pratiquant à Paris. Donc, dans l'une des salles de cet hôpital,
et après maintes recherches dans d'autres établissements
hospitaliers, il avait trouvé un malade dont l'état se prêtait
particulièrement au remède combiné par lui; mais, d'un
autre côté, un air plus pur que celui d'une grande ville, une
c'était écrit! 203
cliambre non partagée avec d'autres phtisiques, étaient des
conditions indispensables au succès de sa découverte. Or,
ces avantages exceptionnels et d'autres encore, lui étaient
offerts par son noble ami lord Harry Norland.
M. Vimpany, d'ailleurs, se prêta volontiers à répondre
aux questions que les chefs de l'établissement et ses aides
trouvèrent à propos de lui poser.
Ces explications ayant paru parfaitement satisfaisantes à
tout le personnel, les médecins et les internes entourèrent
le docteur. Le patient qui excitait à un haut degré l'intérêt
de ce membre de la faculté anglaise, se nommait Oxbye,
Danois d'origine, et exerçait dans son pays la profession
d'instituteur primaire. Puis, il s'était décidé à venir chercher
à Paris une position plus lucrative et moins fatigante pour
un homme de faible constitution. A la faveur de sa parfaite
connaissance des langues française et anglaise, il avait pu
obtenir un emploi de copiste et de traducteur ; c'était le pain
quotidien, mais rien à mettre dessus. Peu à peu il s'anémia;
bref, on aurait pu voir le jour à travers ses os! Quand il
entra à l'hôpital, les microbes, introduits par la misère,
s'étaient développés en lui, sans être contrariés; le docteur,
chargé de lui donner ses soins, communiqua par écrit ses
impressions à son collègue anglais, disant que les remèdes
qu'il avait prescrits restaient sans effet; les autres praticiens
opinèrent du bonnet; d'un commun accord, le cas fut consi-
déré comme désespéré; on communique alors au pauvre
Danois la proposition du docteur Vimpany et de son généreux
ami; enfin, on lui posa celte question : « Que préférez-vous :
rester ici, ou profiter de l'offre que l'on vous fait? » D'entrée
de jeu, tenté par la perspective d'un changement d'air,
par l'idée d'occuper une chambre à soi, dans une maison
agréable, chez un Anglais riche, avec un jardin à sa dispo-
sition et des fleurs pour réjouir ses yeux, il accepta avec
enthousiasme.
« De grâce, disait-il, signez mon exeat et je guérirai! »
Avant de lui donner l'autorisation qu'il souhaitait, on l'in-
vita à réfléchir pendant quelques heures. Entre temps, les
médecins furent frappés d'une certaine ressemblance entre
le patient poitrinaire et le philanthrope milord. Eu réalité,
204 C'ÉTAIT ÉCRIT!
ils ont le tact de ne pas dire tout haut ce qu'ils pensent tout
bas. D'antre part, dès que le docteur Yimpany se trouve en
tête à tôle avec le sauvage lord, il demande à brûle-pour-
point :
« Avez- vous considéré le Danois?
— Assurément.
— N'avez- vous pas été frappé de la ressemblance....
— Moi? Oh! pas du tout », interrompit vivement lord
Harry.
L'éclat de rire retentissant poussé par le docteur fit
Tetourner les gens qui passaient en ce moment.
« Que la foudre m'écrase! Ah! fit-il, voici une nouvelle
oreuve que l'on ne se connaît pas soi-même?
— Alors, vous en êtes extrêmement frappé, vous? demanda
i'ord Harry d'une voix triste.
— En bonne conscience, me serais-je donné tant de mal
pour arriver à mon but, si celte ressemblance n'avait été aussi
frappante? »
Le lord irlandais -se tut. Quand le docteur lui demanda
pourquoi il gardait le silence, il répondit d'un ton sec :
« Ce sujet de conversation me déplaît souverainement. »
lu
Dans la soirée de ce même jour, Fanny Mire, en appor-
tant le café dans la salle à manger, y avise lord Harry et le
docteur en tête à tête; à son entrée, ils commencent à parler
français; elle s'arrange de façon à rester dans la pièce, sous
le prétexte apparent de serrer différents objets dans le buffet.
Le sauvage lord tient le dé de la conversation; il s'informe si
le docteur avait réussi à se procurer une chambre près du
cottage; son interlocuteur répond que non seulement il en a
loué une, mais qu'il s'est, en outre, acheté un appareil de
photographie.
« Nous sommes donc en mesure de recevoir notre inté-
ressant Danois.
— Et quel jour viendra-t-il? interrogea lord Harry, que
c'était écrit! 205
dois-je dire à ma femme? que va-t-elle penser en apprenant
qu'un malade d'hôpital occupe votre chambre, que vous lui
donnez vos soins et que tout cet arrangement a reçu mon
approbation? »
Le docteur, après avoir siroté son café, reprit avec un sou-
rire abominable :
« Les autorités médicales ont bien admis l'histoire que
nous avons forgée; faites-la de même gober à votre femme,
pardieu !
— Ah! vous ne la connaissez guère !
— Après tout, c'est votre faute si elle est encore ici,
riposta le docteur après avoir allumé un cigare et s'être assuré
de sa bonne qualité. Si vous m'aviez écouté, nous serions
déjà débarrassés de la présence de lady Harry ; toutefois, je
peux arranger l'affaire si vous m'y autorisez. L'important
c'est de trouver une garde-malade pour notre jeune phtisique ;
là gît la difficulté. »
A cet instant, Fanny est tellement absorbée par ce qu'elle
entend, qu'elle oublie son rôle, reste bouche bée et écoute.
A la faveur du sens d'observation dont est doué le docteur,
il s'aperçoit de la chose et dit en anglais en s'adressant à
elle:
« Some fresh waler, if you please * ? »
Dès que la femme de chambre a quitté la pièce, il reprend,
en français, celte fois :
a Nous sommes dans de jolis draps, mon cher! Le diable
m'étrangle! Fanny Mire comprend le français!
— Allons donc, que dites-vous là, docteur!
— Tenez, vous allez voir ce qui en est dans un instant.
— A quel expédient allez-vous recourir?
— Je vais lui lancer de but en blanc une insulte à la
tête. »
L'instant d'après, Fanny rentre tenant une carafe d'eau
[u'elle va placer devant le docteur. Alors, saisissant par le
)ias la servante, il la dévisage et l'apostrophe en disant :
c Vous nous avez mis dedans, drôlessel »
La physionomie bouleversée de la camériste, son expres-
1. De l'eau fraîche, s'il vous plaît.
206 c'était écrit!
aioD de stupeur et de colore, la trahissent instantanément;
elle a l'air défait d'une condamnée devant ses juges!
Lord Harry veut la mi'llre tout de suite à la porte de chez
lui; le docteur intervient.
« Non, non, il ne faut pas priver inopinément lady Harry
d'une servante aussi accomplie, d'une femme de chambre
sachant le français, mais qui est trop modeste pour en con-
venir. »
Exaspérée de se voir prise la main dans le sac, Fanny veut
quand même avoir le dernier; elle reprit :
« Grâce à la connaissance que j'ai de la langue française,
je vous ai entendu dire, docteur, que vous avez besoin d'une
garde-malade pour soigner un jeune poitrinaire. Supposons
que milord me prenne à l'essai? »
L'insolence de la servante dépassait toutes les bornes. Lord
Harry, hors des gonds, lui intime carrément l'ordre de sortir
immédiatement de chez lui.
Le docteur s'interpose et reprend d'un ton mielleux :
« Patience et longueur de temps font plus que force et que
rage *, puis s'adressant à Fanny, il dit avec un sourire
hypocrite :
« Je vous ferai savoir dimanche prochain, si nous avons
besoin de vos services. »
Lord Harry, sans désarmer, fait signe à Fanny de passer
la porte ; puis, considérant le docteur avec effroi, bouleversé,
il s'écrie :
« Gré nom! avez-vous perdu la raison?
— Du calme, du calme ; veuillez d'abord répondre à ma
question : n'avez-vous pas quelques gouttes de sang anglais
dans les veines?
— Si fait, force m'est d'en convenir, répondit le lord
irlandais, ma grand'mère était Anglaise.
— Tant mieux, mon cher, cela me fait espérer qu'il y a
en vous quelques grains de bon sens. Et bien, écoutez ceci :
Fanny Mire est trop intelligente pour être traitée comme
une simple servante ; je ne serais pas éloigné de croire que
c'est une espionne stipendiée par lady Harry. Que je me
trompe ou non, le seul moyen dont je dispose pour me garer
des griffes du chat, c'est de la prendre comme garde-ma-
c'était écrit! 207
lade. Voyons, mon élal mental vous inspire-t-il encore des
craintes?
— Oui, plus que jamais! répondit son interlocuteur d'un
ton animé.
— Vertu de ma vie! Vous n'avez rien de votre grand'-
mère. Alors, admettons que Fanny Mire veuille nous trahir;
cela ne nous fera ni chaud ni froid, comme on dit vulgaire-
ment. Que sait-elle de nos affaires, en réalité? Qu'a-t-elle
appris, je vous le demande? Qu'un malade doit venir ici;
mais à quelles fins? Pourquoi? Elle l'ignore totalement,
puisque nous n'en avons soufflé mot. Sans doute, elle nous
aura entendu dire que lady Harry est un obstacle à nos pro.-
jets, où est le mal? Avons-nous jamais divulgué le secret que
nous sommes intéressés à cacher à votre femme? Pas le moins
du monde. Si cette rusée coquine devient la garde-malade
d'Oxbye, elle s'associera sans doute à l'idée que nous pour-
suivons, c'est-à-dire la mort du Danois. Vous frissonnez!
Ma parole d'honneur, vous avez l'air de porter le diable en
terre! Ce n'est pourtant pas d'un crime qu'il s'agit, mais
d'une mort naturelle, la consomption, la phtisie, les tuber-
cules et les microbes, par-dessus le marché! le tout pro-
duira le résultat désiré. Mon noble ami! que votre conscience
se rassure : où il n'y a pas de crime, il n'y a pas de mal ! »
Le lord irlandais, assis alors près de la fenêtre, recule
vivement sa chaise.
« Si, dans ma famille, la race irlandaise n'est pas absolu-
ment pure de sang anglais, je vous affirme, Vimpany, que
Satan, par contre, doit être quelque peu votre cousin.
— En tous cas, un cousinage diabolique me semble préfé-
rable à un cousinage irlandais! » s'écria le satané docteur.
Il venait de lancer cette insolence, quand Fanny, ouvrant
la porte, le prévint qu'un employé de l'hôpital, attaché au
secrétariat, désirait lui parler et lui faire savoir que le
Danois acceptait l'hospitalité qui lui était offerte; le corps
médical, de son côté, n'y mettait qu'une condition : c'est
qu'une garde-malade compétente serait attachée à la per-
sonne du Danois. Si la personne proposée à cet effet
par M. le docteur était en état de répondre avec succès
à l'examen qu'on allait lui faire subir, le patient serait
208 c'était écrit!
aussitôt transporté à sa nouvelle demeure. Le lendemain,
un événement domestique de première importance, dépas-
sant de beaucoup les prévisions humaines, se produisit :
M. Vimpany et Fanny Mire franchirent ensemble la distance
qui sépare Passy de Paris !
lui
Lady Harry garda de pénibles souvenirs du jour où le
docteur avait emmené Fanny Mire à l'Hôlel-Dieu, pour lui
faire passer des examens de garde-malade.
Ayant sonné sa femme de chambre, Iris voit apparaître la
cuisinière; laquelle s'excuse, disant que Fanny est sortie.
Plus chagrinée encore que contrariée de ce manque de
déférence à ses ordres, lady Harry se borne à dire :
« Dès qu'elle sera rentrée, prévenez-la que j'ai à lui
parler. »
Deux heures plus tard, la fugitive reparut.
« Je vous ai refusé tantôt la permission de sortir, articula
lady Harry, et voici deux heures d'horloge que vous êtes
dehors! Vous auriez pu me faire savoir directement que vous
avez le désir de quitter mon service.
— Grand Dieu! une pareille détermination est à cent
lieues de mon esprit, répondit Fanny d'un ton respectueux.
— Que signifie votre conduite?
— Gela signifie, milady, qu'un devoir à remplir m'a mise
dans l'obligation d'enfreindre vos ordres.
— Quoi, une affaire personnelle?
— Pardon, milady, il ne s'agissait pas de moi.
— De qui alors?
— De milady. »
Au même instant, lord Harry fait irruption dans la pièce;
la présence de Fanny le décide à battre en retraite et il dit
à sa femme :
« Je vous croyais seule ici, Iris; je reviendrai plus tard,
pardon. »
Une pareille concession faite à une servante était tellement
c'était écrit! 209
en dehors des habitudes da sauvage lord, que sa femme,
jetant un regard significatif du côté de Fanny celle-ci se
retire immédiatement, et Iris s'empresse de le rappeler.
« Vrai, je tombe des nues! dit-elle à lord Harry, des qu'ils
furent seuls; à quoi pensez- vous? »
Alarmée de l'expression hagarde de son mari, elle ajouta :
« Est-il arrivé un événement si grave, si imprévu, si
terrifiant que vous n'osiez me le dire?
Il s'assit près d'Iris, lui prit la main et la regarda d'une
manière qui impressionna beaucoup la jeune femme. C'était
de la défiance plutôt que de l'amour, mais pourtant avec un
certain désir de conciliation.
« Je crains de vous causer une nouvelle surprise, balbu-
tia-t-il.
— Qu'est-ce à dire?... De grâce,... parlez?
— Il s'agit de Vimpany », répondit-il en grimaçant un
sourire.
Alors, Iris retirant sa main, reprit :
« Âh! je comprends,... vous avez à me faire une com-
munication qui menace de mettre ma patience à l'épreuve.
— Encore une fois, Iris, votre imagination va vous faire
prendre des mouches pour des éléphants, comme on dit. Au
total, ce n'est rien d'aussi grave que vous le pensez, il s'agit
tout simplement d'un petit changement....
— Un petit changement, vous dites? demanda Iris avec
vivacité.
— Eh bien, ma chérie.... »
Il y eut un moment de silence, son interlocuteur dut
prendre sur lui avant d'ajouter :
« Je veux dire que les plans de Vimpany se sont modifiés,
en ce sens, qu'il renonce à avoir sa chambre ici. .
— Ouf! s'écria Iris, les yeux brillants de joie. Quelle
délivrance, enfin! Ce n'est pas une mauvaise plaisanterie,
autrement, je me fâche sérieusement. Ah! quel plaisir j'aurai
à aller aérer, ce soir, la chambre du docteur après son départ ! »
A cet instant, lord Harry se lève et se dirige du côté de la
fenêtre. Iris sait, par expérience, que c'est, chez lui, l'indice
d'un certain embarras; elle le suit; évidemment il n'a pas
tout dit! D'un ton d'amère résignation, elle reprend :
14
210 c'était écrit!
« Continuez, Harry.
— Ce soir, ma chère, ce sera impossible....
— Pourquoi cela?
— Par la raison que cette même chambre sera occupée.
— Ah! par l'un de vos amis sans doute?
— Vrai, je suis ici comme un homme devant un juge
d'instruction, habile à fouiller la conscience d'autrui. Non,
mon beau juge; il ne s'agit d'aucun de mes amis.
— Alors de ceux du docteur? » interrogea Iris.
Pour rompre les chiens, lord Harry reprit avec volubilité :
« Quelle belle journée! si nous descendions dans le
jardin?
— Remarquez que vous avez omis de répondre à ma
question? dit lady Harry avec insistance.
— Excusez-moi, ma chère, mais je pensais à autre chose.
J'étais sorti, comme on dit aujourd'hui. »
Sans changer de place, Iris reprit :
« Je veux savoir si, oui ou non, la chambre de M. Yim-
pany doit être de nouveau occupée ; veuillez répondre caté-
goriquement à ma question?
— Eh bien! si je vous disais qu'elle doit être occupée par
l'un de ses clients, vous sauriez la vérité, riposta le sauvage
lord du ton de l'impatience.
— Allons donc! fit-elle de l'air le plus naturel du monde.
Un vrai malade?
— Oui, et même très malade.
— Un homme, une femme? interrompit Iris.
— Un homme.
— Un Anglais?
— Il sort de Y Hôtel- Dieu ; votre interrogatoire est-il fini? »
Iris fait quelques pas, puis elle se laisse choir dans un fau-
teuil. L'étrange communication que son mari vient de lui
faire, l'a frappée de stupeur. Son amour pour lord Harry,
sa connaissance intime de son caractère, sa faculté de percer
à jour ses pensées, auraient dû faire deviner à Iris la vérité ;
spéculant, raisonnant, doutant, elle le considère avec angoisse.
Le sauvage lord, immobile à la fenêtre, les bras croisés,
le dos tourné au jardin, regarde sa femme avec des yeux
comme illuminés par l'attente Que va-t-elle dire?
c était écrit! 2H
« Je ne comprends pas, je l'avoue, reprit la jeune femme,
la concession que vous faites à M. Vimpany ; encore un coup,
veuillez vous expliquer? »
Mais lord Harry se demande si sa femme, connaissant le
docteur comme elle le connaît, ajoutera foi aux contes qu'il
a réussi à imposer à la crédulité des médecins de Y Hôtel-
Dieu. Toujours est-il que lord Harry se décide à tenter
l'expérience : le résultat, quel qu'il puisse être, mettra un
terme à la responsabilité qui lui incombe en ce moment, et
qui l'écrase. Au contraire, s'il échoue, il n'aura plus rien à
dire, rien à faire, ce sera fini. Un sourire éclaire son visage;
il fait une pose, puis, tout à coup, il s'écrie :
« Quelle femme extraordinaire vous êtes ! Je viens ici avec
l'intention bien arrêtée de vous dire quelque chose et il faut
que ce soit vous qui remettiez de l'ordre dans ma mémoire;
c'est trop fort! Voyons, donnez-moi un baiser et je commence
mes explications; veuillez seulement ne pas oublier que
c'est de Vimpany qu'il s'agit. »
Enfin, le moment terrible de tout dire est arrivé. Lord
Harry s'exécute. Il raconte l'histoire inventée par le docteur,
histoire qui produit sur son interlocutrice un effet auquel
il était à cent lieues de s'attendre. A mesure qu'Iris l'écoute,
son visage prend une expression plus douloureuse; le sang
parait se figer dans ses veines; quand il a fini, elle garde un
silence mortel. La voyant changer de couleur, il comprend
qu'un pressentiment sinistre l'envahit.
Si la cervelle de lord Harry n'eût été aussi légère que
celle d'un oiseau, s'il eût eu conscience de la relation entre
les effets et les causes, et l'impression ressentie par sa
femme ne l'eût rien moins que surpris.
Prétendre lui faire croire, à elle, qu'un charlatan sans
foi ni loi comme Vimpany avait fait en médecine une décou-
verte de la plus haute importance; prétendre lui faire croire,
à elle, qu'un des malades de Y Hôtel-Dieu allait devenir sans
motif plausible l'hôte de lord Harry; prétendre, enfin, lui
faire croire, à elle, que c'était une concession faite au doc-
teur par pure amitié, après que lord Harry avait exprimé à
Iris tous ses regrets de l'avoir invité à descendre chez lui
une seconde fois, c'était trop fort! Comment s'imaginer
212 c'était écrit!
qu'une femme intelligente prendrait ainsi au pied de la
lettre cette fable monstrueuse.
Soudain, la crainte d'un hoir complot s'était emparée de
l'esprit de lady Harry; son altitude trahissait ses sombres
pensées.
« Si cet exposé de la situation vous suffit, Iris, n'en par-
lons plus, a'joute lord Harry d'un ton penaud.
— C'est convenu », dit-elle d'une voix grave.
En ce moment, l'idée de se trouver dans la même pièce et
de respirer le même air, qu'un individu aussi effrontément
menteur que son mari, causa une sorte de nausée à lady
Harry. Puis, se rappelant l'invitation qu'il lui avait faite de
descendre dans le jardin, elle reprit :
« Allons respirer l'odeur des Heurs; vous me l'avez
demandé, j'accepte. »
Tous deux arpentent les allées et se rongent le cœur; elle
d'effroi, en regardant cet imposteur; lui de crainte, en lisant
son secret dans les yeux de sa femme. Pendant qu'Iris
regarde une fougère, au feuillage flétri, lord Harry s'esquive
et le docteur, marchant à la muette, s'approche comme un
voleur de lady Harry.
LIV
c Où est lord Harry? demande Iris au survenant.
— C'est à moi qu'il incombe de vous apprendre, milady,
ce qu'il n'a pas eu le courage de vous dire lui-même.
— Permettez, je ne comprends pas! riposta lady Harry
intriguée.
— Vous regardiez là une pauvre plante délicate, reprit
le docteur, vous demandant comment la faire vivre ; l'intérêt
que vous témoignez à to'ut ce qui souffre sur la terre, milady,
excite ma curiosité et ma sympathie; je veux vous faire
savoir que, moi aussi, j'ai entrepris de disputer une plante
délicate à la mort! Inversement à vous, j'exerce mon jardi-
nage en chambre. Or c'est un spectacle qu'il est bon d'épar-
gner à une jeune femme comme vous. Pardonnez ma fran-
c'était écrit! 213
chise, mais je suis un saint Jean bouche d'or! lord Harry a
trouve bon de temporiser, de mettre des mitaines et d'allen-
dre; le mieux, voyez- vous, c'est d'arriver au fait.
— Que prétendez-vous dire? demanda Iris.
— Moi, je n'y vais pas par quatre chemins. Lord Harry
devait vous prier de faire vos préparatifs de départ?
— Mais de quel droit vous ingérez-vous dans nos affaires?
s'écria lady Harry avec une sorte d'emportement. Voilà une
impertinence dont j'ai le droit d'être l'àcbée!
— Oserais- je vous rappeler que la colère est mauvaise
conseillère.
— C'est inutile », répondit Iris piquée.
Le docteur va-t-il donc me prendre pour confidente? pen-
sait-elle; or elle le connaissait trop bien, en réalité, pour
croire que cela fût possible. Elle ajouta :
« Mais enfin, quel sujet d'inquiétude puis-je avoir? Pour-
quoi m'éloignerais-je?
— Mon Dieu! lit M. Vimpany, sur ce petit théâtre du
monde, notre vie n'est qu'une lutte et, dans cette lutte,
l'homme que j'ai la prétention de sauver peut fort bien,
malgré tous mes efforts, être le vaincu. Une mort lente est
ce qu'il y a de plus triste au monde, si le patient s'acharne
à vivre, il peut prendre son lit en horreur et alors il suffit
d'un moment où Ton a le dos tourné, pour qu'il descende
dans le jardin, criant, toussant;... de pareilles scènes pour-
raient avoir un déplorable effet sur votre santé, sur votre
système nerveux, et à votre place je partirais sur-le-champ.
— Je vous interdis, monsieur, de me donner un conseil,
dit-elle en se redressant de toute sa hauteur.
— Loin de moi la pensée de donner un conseil à milady,
mais....
— C'est assez, vous dis-je.
— Un mot encore.... Lord Harry m'a informé que
Hugues Mon tj oie est en voie de guérison. En mettant, l'autre
jour, un timbre sur une lettre de vous, j'ai appris que vous
êtes en correspondance. Eh bien! pourquoi n'iriez-vous pas
à Londres suivre et hâter les progrès de la convalescence
d'un ami? Harry,... pardon, lord Harry, ne le trouverait
pas mauvais, j'en suis convaincu. Pour vous,... pour lui,...
214 c'était écrit!
cela serait la meilleure des combinaisons. Dès que les circon-
stances le permettront, lord Harry vous priera de réintégrer
le domicile conjugal. Ne me ferez-vous pas l'honneur d'un
mot de réponse?
— J'en chargerai mon mari. »
Après quoi, lady Harry tourne le dos à son interlocuteur,
et cherche lord Harry dans toutes les pièces de la maison,
mais en vain. De propos délibéré, il était sorti pour l'éviter.
Elle comprit que tous les deux, ligués contre elle, jouaient
le même jeu. A ce moment, prise de spasme, sans courage,
sans forces, elle tombe en syncope.
Après un laps de temps dont elle est incapable de mesurer
la durée, la porte s'ouvre doucement. Son mari pris de pitié
pour elle serait-il revenu?
« Entrez, dit-elle vivement, entrez. »
LV
La personne qui venait de frapper était Fanny Mire. Iris,
l'esprit toujours tourmenté par la même idée, demande :
« Savez- vous où est lord Harry?
— Je l'ai vu sortir ; mais je ne saurais dire à milady de quel
côté il s'est dirigé », répondit Fanny. Cela, d'ailleurs, m'est
bien égal, aurait-elle pu ajouter; toutefois, elle s'en dispensa.
Puis, la courageuse femme poursuivit d'un ton résolu :
« Hier et aujourd'hui, certaines choses sont venues à ma
connaissance, qu'il est de mon devoir de ne pas garder
pour moi seule ; s'il est permis à une servante de dire à sa
maîtresse qu'elle n'a jamais encore été si véritablememt son
amie, milady peut me croire sur parole. Je prie lady Harry
de m'excuser. »
Elle prononça ces mots simplement, mais sans familiarité.
Iris, qui se sentait alors, si l'on peut ainsi dire, abandonnée
de Dieu et des hommes, fut touchée aux larmes. Elle tendit
la main à Fanny qui la pressa chaleureusement dans la
sienne : une famine plus démonstrative l'eût porté à ses
lèvres ; mais elle se borna à dire :
c'était écrit! 215
€ Merci, milady. »
Ensuite, elle raconta toute la conversation entre lord Harry
et son convive. Le docteur s'était bel et bien aperçu pendant le
dîner qu'elle comprenait le français et que leur secret n'en
était plus un pour elle. Or M. Vimpany s'était interposé en
sa faveur, alors que lord Harry, lui, la voulait congédier sur
l'heure; il fallait une garde-malade pour le pauvre jeune
Danois; le docteur Vimpany lui offre de remplir cet emploi
et elle espère que milady l'excusera.
« Ce mystère devient plus impénétrable que jamais,
repartit Iris. Ciel et terre! Le docteur serait-il donc un plus
grand misérable encore que je ne le pensais !
— Assurément, répondit Fanny avec un accent de pro-
fonde conviction. Quant à savoir où il en veut venir, je
l'apprendrai un jour ou l'autre; ma sortie avait pour but, ce
matin, de faire la connaissance du malade auquel je dois
donner mes soins. J'avoue qu'une fois arrivée à l'hôpital
avec M. Vimpany, l'aspect livide de cet individu, qui m'a
paru n'avoir plus la force de tuer une mouche, comme on
dit, m'a bouleversée : sa ressemblance frappante avec quel-
qu'un que je connais est extraordinaire.
— Vous dites?
— Oui, une ressemblance surprenante avec la personne
que milady connaît le mieux, je veux dire lord Harry.
— Allons donc, est-ce possible ! s'écria Iris.
— C'est vrai, comme je le dis à milady; mais j'avoue que
je considère cette ressemblance entre le Danois et milord
comme une chose déplorable; j'ignore pour quoi, mais cette
circonstance me déplaît singulièrement. Je me mets martel
en tête pour voir clair dans tout cela. En outre, je me
demande pourquoi l'on se cache de milady.... Quand le
moment du danger sera venu, milady peut compter sur moi
pour l'avertir
— Qui sait ! Fanny, vous courez peut-être encore plus de
risques que moi !
— Du moment que je reste au service de milady, répondit
la femme de chambre, sans se départir de son calme, je ne
redoute rien.
— En somme, Fanny, vous êtes à mon service et je ne
216 c'était écrit!
compte pas vous laisser passer à celui du docteur Vimpany.
Plantez-le là cl tout sera dit.
— C'est ce que je ferai, dès que j'aurai démasqué ses plans.
— De mon côté, je désire avoir l'avis d'un tiers et con-
sulter à ce sujet l'une de mes amies, personne de cœur et
de bon sens.
— Je gage que c'est de Mme Vimpany qu'il s'agit?
— C'est à elle-même que je pensais.
— Quand milady peut-elle espérer une réponse? demanda
Fanny.
— S'il lui suffit de quelques mots pour exprimer sa pensée,
je recevrai un télégramme. »
A cet instant, l'on frappe vigoureusement à la porte de la
pièce. Les doigts fins et aristocratiques de lord Harry n'eus-
sent pu produire un pareil bruit; ce détail éveillant les soup-
çons de lady Harry, elle s'écria :
« Qui est là?
— Puis-je. dire un mot à Fanny Mire », répond la grosse
voix du docteur.
La camériste ouvre la porte; elle sent s'appesantir sur
son bras une lourde main, qui l'entraîne hors de la pièce.
A peu d'instants de là, Fanny rapporte les nouvelles sui-
vantes : un commissionnaire avait remis un pli au docteur,
lequel l'avait chargée de le faire tenir ou non à sa maîtresse,
suivant qu'elle le jugerait à propos. Lord Harry était à Paris.
Des amis à lui, l'avaient invité à aller au théâtre et à souper;
s'il rentrait tard, il était désireux que milady ne s'en tour-
mentât pas. Du moment qu'il avait chargé M. Vimpany de
mettre milady au fait de la situation, il était clair qu'il ne
voulait plus avoir lui-même d'autre entretien avec elle;
restée seule, Iris se laissa aller à ses réflexions ; elle savait à
présent que Fanny avait reçu du docteur l'ordre de pré-
parer la chambre du Danois.
LVI
Un fait certain, c'est que le malade fut transporté à Passy,
tard, dans la soirée. Un sentiment d'orgueil plus fort que la
c'était écrit! 217
curiosité, joint à une poignante horreur de Vimpany, retint
lady Harry dans sa chambre. Le bruit de pas lourds et régu-
liers lui apprit que l'on transportait le patient à l'étage
qu'elle occupait elle-même. Plus tard, Fanny lui raconta
comme quoi et comment, le docteur avait baissé le gaz dans
le corridor avant l'arrivée du malade, afin d'empêcher lady
Harry de voir le survenant et de constater sa ressemblance
avec lord Harry.
Les heures s'écoulent; le train-train de la maison se
ralentit peu à peu; tout le monde se couche, Iris exceptée.
La pensée de son malheureux sort s'impose plus encore à
son esprit pendant le silence de la nuit que durant le jour.
Des mystères, pronostics de dangers à venir, obscurcissent
tout autour d'elle. Ce joli cottage où la lune de miel s'était
écoulée si doucement, allait-il devenir le théâtre d'événe-
ments qui la forceraient à se séparer pour toujours de lord
Harry? Était-ce là l'effet de l'imagination surexcitable d'une
femme hystérique? Le fait que lord Harry et le docteur lui
cachaient la vérité, ne justifiait-il pas toutes ses craintes? Le
premier avait essayé de la tromper; le second de l'effrayer;
eussent-ils agi pareillement sans motif? certes, non! L'aube
commençait à poindre, mais Iris, l'oreille tendue, n'avait pas
encore entendu les pas de lord Harry; brisée de fatigue, elle
se jette sur son lit et s'endort.
Elle s'éveille tard et sonne Fanny. Lord Harry venait de
rentrer; il faisait dire à sa femme qu'il avait manqué le der-
nier train de banlieue et plutôt que de payer une course de
fiacre, il avait accepté un lit chez l'un de ses amis; il était
dans la salle à manger et il espérait que lady Harry vien-
drait déjeuner avec lui. Peu après, sa femme va le rejoindre;
jamais, y compris même les jours ensoleillés et enivrants
qui suivirent leur union, lord Harry ne s'était montré
plus aimable, avec un revif de grâce, plus séduisant que
pendant cette mémorable matinée. Ses excuses, pétillantes
d'esprit et ses remarques sur la pièce du Théâtre-Français,
observations de fine critique s'il en fut jamais, eurent le don
de distraire et de charmer Iris. Il fût un temps, où elle n'au-
rait pas hésité à rappeler à son interlocuteur les droits
qu'elle avait à ses confidences ; il fut un temps, où elle eût
218 c'était écrit!
combattu avec force l'influence néfaste du docteur; il fut
un temps enfin, où elle eût fait appel à tout son amour,
pour briser les liens d'amitié qui attachaient lord Harry à
ce chenapan! Mais, depuis lors, Iris Henley était devenue
iady Harry. Donc, tous les jours, comme Mme Vimpany
l'avait prédit, lord Harry descendait d'un cran dans l'estime
de sa femme. Tout en étant sous le charme, elle projetait de
lui river son clou à la première occasion, occasion qui se
présenta de la façon suivante :
« A présent, ma chère Iris, que vous avez entendu le
récit de mon escapade, faites-moi vos confidences à votre
tour? Avez- vous déjà aperçu le pauvre diable que Vimpany
veut disputer aux microbes ! » demande-t-il, anxieux de savoir
si la ressemblance entre Oxbye et lui-même l'avait frappée
d'entrée de jeu.
« Non, je ne l'ai pas encore vu, répondit Iris en regar-
dant droit lord Harry. Le docteur a-t-il quelque espoir de
le guérir? »
Alors tirant son étui à cigares, le sauvage lord en choisit
un, le tourne et le retourne entre ses doigts et, faisant un
effort pour rester calme, dit :
« Oh! quant à ça, il n'y a rien à craindre, M. Oxbye est
entre bonnes mains.
— On a vu des malades s'en aller subitement et des méde-
cins se tromper », ajoute Iris.
Tout en parlant, elle observe que son mari tremble, et
qu'il cherche en vain, à frotter une allumette. Enfin, il y
réussit et pendant qu'il envoie des tourbillons de fumée
autour de lui, son interlocutrice ajoute :
« Dans le cas présent, cela pourrait produire de déplora-
bles résultats, savez-vous?
— Enfin, où en voulez- vous venir? dit lord Harry avec
emportement.
— A mon tour, je me demande ce que j'ai dit ou fait pour
provoquer votre colère? Je me suis bornée à exprimer une
opinion,... une crainte.... »
A ce moment, Fanny entre dans la pièce avec un télé-
gramme à la main.
« C'est pour milady », fit-elle en lui remettant le pli bleu.
c'était écrit! 219
Iris l'ouvre. Le télégramme, signé par Mme Vimpany,
contient ces mots :
« Votre père dangereusement malade; votre présence est
urgente.
— Y a-t-il quelque chose qui me concerne? » demande
le sauvage lord.
Iris passe le télégramme à son mari et lui dit :
« Avez-vous une objection à mon départ?
— Certes non », répond-il vivement.
Elle se dirige alors vers la porte; il suit sa femme et
ajoute :
« Surtout ne prenez pas ma réponse comme une marque
de mon indifférence. Vous avez parfaitement raison d'aller
voir votre père, voilà ce que je voulais dire. »
Très reconnaissante de ces simples mots, Iris était sur le
point de le prier, derechef, de lui faire l'honneur de ses
confidences, quand, reparaissant, il l'invite à ne pas man-
quer le chemin de fer; sa voix trahit l'émotion qui l'oppresse
et avant qu'Iris ait pu le voir, il détourne la tête et sort.
Fanny attendait encore dans la salle à manger, anxieuse
de connaître le contenu du télégramme. L'ayant lu deux fois,
elle dit :
« Avouez, milady, qu'il est rare de voir les choses tourner
ainsi; vu les circonstances, c'est presque trop de chance ! Si
milady veut bien, j'irai faire ses malles, pendant que je puis
disposer de quelques instants; M. Oxbye dort. »
En attendant l'heure du départ, Iris s'abandonne à ses
réflexions! Elle se décide à faire une dernière tentative, afin
d'inciter lord Harry aux épanchements; mais le temps passe,
et il ne reparaît pas. Force lui est donc de dîner seule! Pour
la seconde fois, il a capitulé devant l'influence qu'elle exerce
encore sur lui. Le cœur rempli de tristesse, découragée,
malheureuse, elle se prépare à partir par le train du soir.
Les devoirs d'une garde-malade obligeant Fanny à rester à
son poste, Iris se demande ce que va devenir sa malheu-
reuse camériste? elle tremble à l'idée du sort qui attend cette
créature d'exception. Au moment de s'éloigner, lady Harry
l'embrasse affectueusement; elle, de son côté, les larmes
aux yeux, serre sa maîtresse dans ses bras, disant :
220 c'était écrit!
« Je devine les pensées de milady,... permettez-moi d'aller
voir s'il ne serait pas dans sa chambre? »
Iris promène ses regards autour de la pièce, dans l'espoir
de découvrir une lettre, mais de letlre point! Fanny monte
l'escalier quatre à quatre et redescend de même, un papier
froissé à la main :
« Mes vilains yeux bleus, dit-elle, sont meilleurs que ceux
de milady. Le vent aura emporté ce papier par la fenêtre
ouverte. ■»
Iris lut ce qui suit :
« Je suis d'avis qu'il vaut mieux que vous me quittiez,
mais seulement pour peu de temps; pardon, ma très chère,
le courage de vous dire adieu me manque. »
C'était tout! Sa femme, de son côté, lui répond en hâte :
« Vous m'avez épargné une cruelle épreuve : puis-je
espérer retrouver quand je reviendrai, l'homme à qui j'ai
voué confiance, respect et amour! Adieu! »
Où et comment devaient-ils se retrouver?
LVII
En ce moment, il ne restait plus chez lord Harry, qu'une
seule personne dont la présence fut gênante et il fallait à
tout prix s'en débarrasser. C'était la cuisinière; on lui fit un
pont d'or et elle partit sur-le-champ, déclarant très haut
que lord Harry avait une noble nature!
Revenons au bon Danois et disons que le compatriote
d'Hamlet mettait la patience de Fanny Mire à une rude
épreuve en protestant contre les sentiments de mépris
que sa garde-malade affectait à l'endroit du sexe fort. Les
souffrances laissaient-elles à Oxbye un moment de répit,
aussitôt l'expression pénétrante de ses yeux et son sourire
séduisant rappelaient confusément lord Harry; c'était le
même ovale mince et le même visage sans barbe; par contre,
la physionomie de l'étranger ne trahissait jamais l'expression
vindicative et emportée que l'on remarquait en certaines
occasions chez lord Harry. En réalité, Fanny se trouvait en
C'ÉTAIT ÉCRIT I '224
rapports continuels avec un être doux et attachant qui, entre
les intervalles de ses souffrances aiguës, composait de jolis
petits poèmes à la louange de sa garde-malade, ou des bou-
quets pour elle avec les (leurs du jardin. Se laissait-elle
aller à quelque raillerie à son endroit, il s'en montrait très
affecté; venait-elle à oublier de lui donner un bonbon après
une potion amère, il lui embrassait la main quand même!
Ce pauvre malade aimait lord Harry, aimait Vimpany,.
aimait jusqu'à sa tigresse de garde-malade! Pour obstinée
qu'elle fût à lui cacher l'histoire de sa vie, il persistait à
penser qu'elle était victime d'un amour malheureux ; il
aimait à croire que dans le monde des esprits, ils vivraient
ensemble et chanteraient des hymnes éternelles, balancés
sur les nuages. Parfois, il lui disait :
« Vous êtes d'une pâleur extrême, vous mourrez bientôt;
moi, je me briserai un vaisseau dans un accès de toux, et
ne larderai pas à vous suivre, quel rêve ! »
La souffrance provoquait parfois chez lui, comme chez un
enfant, des accès de larmes; mais dès que c'était passé, il
riait et s'agitait. Si sa garde-malade, vrai type de femme
pratique, avait l'air de s'en fâcher et lui disait :
« Ah! quel homme vous êtes! Si je vous avais connu plus
tôt, vous n'auriez jamais eu mes soins, jamais! »
Alors, il répondait :
« Ah! ma bonne, remercions Dieu que vous ne m'ayez
pas connu ! »
La garde-malade prenait seule soin de lui et préparait ses
repas. Lord Harry et le docteur faisaient venir les leurs d'un
restaurant de la grande rue de Passy.
Cherchant sans cesse des indices qui pussent l'éclairer,
Fanny observait attentivement ce qui se passait. Chaque
matin, après le déjeuner, lord Harry se présentait dans la
chambre du pauvre malade et lui adressait invariablement la
même question : « Comment vous trouvez-vous? » A cela,
tantôt il répondait qu'il allait mieux, ou qu'il allait plus mal ;
taniôt, il avouait qu'il avait un vague espoir de guérison.
Son interlocuteur exprimait alors ou des félicitations, ou des
regrets, puis parlait de la pluie et du beau temps et s'éloi-
gnait. Les questions de politesse adressées par lord Harry au
222 c'était écrit!
malade étaient faites à conlre-cœur. Il arriva un jour que
Fanny, n'y tenant plus, lâcha la bonde à sa curiosité et dit :
« M'est avis que milord conserve peu d'espoir de voir
M. Oxbye se rétablir?
— Mêlez-vous de ce qui vous regarde », répondit bruta-
lement le sauvage lord.
Après cette rebuffade, Fanny se jura d'employer un autre
moyen, pour pénétrer la pensée de lord Harry. Le voyant
errer de chambre en chambre, aller et venir dans les allées
du jardin comme une âme en peine, monter à cheval durant
des heures, ou partir dare-dare en chemin de fer pour Paris,
où il restait jusqu'au soir, elle redoubla de surveillance.
Elle fit la remarque que lorsqu'il arrivait à son maître de
prendre du repos, il se réfugiait dans la chambre de sa
femme, s'asseyait sur un moelleux fauteuil et restait là,
plongé dans ses réflexions. Qui sait! il la regrettait peut-
être! Mais quel pouvait être le motif de sa conduite envers
M. Oxbye? Pourquoi cherchait-il à éviter M. Yimpany?
D'autre part, comment comprendre que le docteur, envoyant
qu'on lui faisait grise mine, ne se montrait ni moins gogue-
nard, ni de moins bonne composition?
Enfin, la chose qui déplaisait souverainement à Fanny,
c'était la manière d'être de M. Vimpany avec son malade,
car il ne semblait éprouver ni compassion, ni sympathie
pour lui, alors qu'il l'avait fait sortir de l'hôpital, sous le
prétexte de le sauver! Par manière d'acquit, il écoutait le
récit de ses souffrances ; d'un air bourru, il lui tâtait le
pouls, lui faisant montrer la langue et tirait lui-même des
conclusions qui ne modifiaient en rien le traitement. Lorsque
Fanny lui faisait part de ses observations, il hochait la tête,
paraissant douter de sa véracité. Par contre, la douceur infinie
du Danois par rapport au docteur avait quelque chose de
touchant :
« Il faut être juste, disait-il, je mets sa patience à rude
épreuve. Est-il rien au monde de plus énervant qu'un espoir
toujours renaissant et toujours trompé? Mais cela n'ébranle
pas ma confiance en lui. »
Fanny se gardait de dire au malade ce qu'elle pensait de
son sacripant d'Esculape. En l'observant de plus près, les
c'était écrit! 223
doutes qu'il lui inspirait, se changeaient en certitudes. L'une
des occupations favorites du docteur, c'était la photographie,
il prenait des instantanés tantôt dans l'intérieur, tantôt à
l'extérieur du chalet. Un beau matin, à la grande mystifica-
tion deFanny, il fit môme le portrait du Danois endormi; on
pouvait se rendre compte qu'une légère amélioration s'était
produite dans son état depuis plusieurs jours ; la garde-malade
demanda la permission de voir l'épreuve, mais Yimpany la
déchira en quatre.
<t Je n'en suis pas satisfait », fit-il; ce fut tout ce qu'il
trouva à dire.
Ensuite, il se laisse tomber sur une chaise de jardin,
comme un homme torturé par ses pensées. Au cas où l'état
du patient se fût aggravé, et où l'absorption des médicaments,
prescrits par le docteur, eût amené la diminution des forces
d'Oxbye , les soupçons de Fanny eussent eu leur raison
d'être ; au contraire, le visage du Danois témoignait d'un
retour évident à la santé ; les creux de ses joues se remplis-
saient, le ton brun de son visage faisait ressortir le léger
incarnat des pommettes. Bref, toute personne à qui il eût
été donné de voir l'hôte de lord Harry, après une quinzaine
de jours passés sous son toit, eût été d'avis que le trai-
tement ordonné par le docteur et l'air vif de Passy faisaient
merveille.
LVIII
Lady Harry et Fanny Mire entretenaient une correspon-
dance suivie; c'était au tour de celle-ci de prendre la plume,
mais elle attendait pour écrire à avoir lu à tête reposée la
première lettre de sa maîtresse, lettre annonçant son arrivée
en Angleterre et l'étrange surprise qui l'y attendait.
Avant de quitter Paris, lady Harry avait télégraphié à
Mme Vimpany de la venir attendre à la gare. Les premières
paroles de la voyageuse furent pour s'informer de la santé
de son père. Sur la réponse qu'il ne s'était jamais mieux
porté, Iris fut aussi heureuse qu'étonnée d'apprendre que le
224 c'était écrit,
danger fût si vite conjuré. Mme Vimpany s'empressa de
donner les explications suivantes :
« La maladie de M. Henley, dit-elle, n'a jamais présenté
l'ombre d'un danger. J'ai lu dans un journal qu'il avait eu
un accès de goutte, rien de plus. Je reconnais que c'est mal,
très mal à moi, de vous avoir induite en erreur, mais pour
fâcheuse que fût la nouvelle, elle avait cependant sa raison
d'être. Entre l'alternative de sauver sa conscience ou de
voir lady Harry à la merci de ceux qui semblaient acharnés
contre elle, l'hésitation n'était plus possible. Oh! ne repartez
pas, de grâce », dit-elle d'une voix émue.
Iris s'empressa de la rassurer, ajoutant qu'elle n'avait
point l'intention de retourner à Passy tant que le docteur
et son malade y séjourneraient. La compassion de Mme Vim-
pany, son regret d'avoir jonglé avec la vérité, sa contrition,
en un mot, touchèrent le cœur, de lady Harry, qui avait
horreur du mensonge.
Fanny Mire relut avec une attention extrême le passage
de la lettre où lady Harry racontait sa première entrevue
avec Montjoie, et sa très vive satisfaction en revoyant l'ami
de son enfance fit penser, à Fanny, qu'il passerait bien de
l'eau sous le pont avant que sa maîtresse revînt à Passy;
elle en inféra que les actions de Montjoie étaient en hausse
et celles de lord Harry en baisse! En réalité, lady Harry se
bornait à demander à Fanny s'il était toujours en aussi bons
rapports avec ce rastaquouère de Vimpany. Après tout, lady
Harry pouvait se dispenser de confier à une simple servante
les sentiments vrais qu'elle éprouvait pour son mari. Tout
compte fait, la santé du Danois paraissait justifier les prévi-
sions optimistes du docteur et de son complice.
Or Fanny, sans démordre de ses craintes, et plus résolue
que jamais à tenir lady Harry à l'écart, gardait au sujet
de la santé- de M Oxbye « de Conrart le silence prudent ».
C'ÉTAIT ÉCRIT I 225
LIX
« Décidément Vimpany, vous avez eu des remords et vos
plans sont à vau-l'eau, hein? dit un jour lordHarry à brûle-
pourpoint à son mauvais génie.
— Moi! des remords! s'écria le docteur. Mille tonnerres!
pour qui me prenez- vous?
— L'état de votre malade s'améliore tous les jours, nous
ne pouvons plus nous dissimuler qu'il va guérir. Je craignais,
je pensais, veux-je dire, que vous ne voulussiez l'empoi-
sonner? dit-il en baissant la voix.
— Ainsi donc vous me croyiez capable de commettre un
crime inutile et bête. Que faire, bon Dieu! avec une garde-
malade soupçonneuse comme une chatte, clairvoyante comme
un lynx ! L'amélioration qui s'est produite renverse tous mes
calculs. Après avoir vu les forces du malade revenir, Fanny
s'empressera d'attester qu'il a reçu les meilleurs soins. Vous
ne voyez donc pas, que c'est nous, au contraire, qui la pin-
cerons?
— Vous êtes prodigieux, Vimpany! Je dirai même que
vous l'êtes trop pour moi, parfois. Et, qui sait, peut-être trop
aussi pour vous.
— Merci, mon cher, merci et trêve de compliments.
Maintenant, après tout ce que j'ai vu, la première chose à
faire est de nous débarrasser de Fanny. Ce gredin de Danois
reprend du poil de la bête,... il faudra que ça finisse.... Mon
prochain malade sera milord lui-même,... oui, milord, en
chair et en os! comprenez-vous?
— En partie.
— Suffit. Avant d'exécuter mon nouveau plan, vous en
saisirez toutes les phases successivement;... bref, la pre-
mière chose à faire, je le répète, c'est de nous débarrasser
de Fanny; convenu, adieu! »
Sur ce dernier mot, l'on se sépare. De tout cela il ressort,
que c'est au docteur d'agir. Quel est son rôle à lui, lord
Harry,... un rôle secondaire,... un rôle muet,... un rôle de
comparse!... Toutefois, ce complot, cet homme mourant ou
à peu près, celle substitution, chiffonnent singulièrement sa
15
226 TAIT écrit!
conscience. Il éprouve le besoin de relire le passage suivant
de la dernière lettre de sa femme :
« Puis-je espérer, à mon retour, retrouver en vous celui
à qui j'ai voué amour, confiance et respect? »
Cinquante fois par jour, il tirait de sa poche ce petit mor-
ceau de papier : après tout, se disait-il, ce n'est pas mon
affaire, mais celle du docteur.
Puis, il songeait à Hugues Montjoie et se disait avec
effroi qu'Iris allait faire la comparaison entre son mari et
son ami, laquelle serait sans nul doute à son désavantage
personnel ; une pareille réflexion le troublait jusqu'au fond
de l'âme. Sans doute, cet homme se faisait adorer par son
respect, son dévouement et son amour!
Puis, sans Iris, sa maison lui semblait d'une tristesse poi-
gnante. Il résolut d'écrire à sa femme et voici en quels ter-
mes il épancha son cœur, mais non sa conscience.
« A moi seul incombe la responsabilité de notre sépara-
tion. Helas ! c'est mon abominable conduite qui en est
cause. Pardonnez-moi, ma bonne et chère Iris, je vous en
prie, si je vous ai rendu la vie en commun intolérable,
sans vous, elle m'est odieuse. Je suis plus puni que je ne
saurais le dire. La maison est mortellement triste, les heures
mortellement longues, la vie mortellement pénible! Une
chose augmente encore l'amertume de ma peine, c'est que
je n'ai pas le droit de me plaindre. Au contraire, je devrais
me réjouir à la pensée que cette séparation a été pour vous
une délivrance. Je n'ose vous demander de revenir (il avait
de bonnes raisons pour cela), mais je veux espérer contre
toute espérance que l'avenir me réserve des jours meilleurs.
Le pardon sied aux grandes âmes ; . . . puissiez-vous croire à
mon repentir. »
Il adresse cette lettre à lady Harry Norland, aux soins de
M. Hugues Montjoie à son hôtel à Londres; il eut soin de
transformer son écriture. De cette façon, la lettre parvien-
drait à sa destinataire et il va sans dire qu'il espérait rece-
voir une réponse selon ses vœux. Ce pli jeté à la poste, le
sauvage lord rentre chez lui, le cœur soulagé d'un grand
poids : bientôt sa femme lui reviendrait.
U entre dans la chambre du malade ; Oxbye assis sur nos
c'était écrit! 227
lit, devisait gaiement ; c'était, à coup sûr, la meilleure jour-
née qu'il eût eue depuis fort longtemps; le docteur occupait
une chaise près de lui; Fanny debout, calme, sérieuse, était
tout yeux, tout oreilles.
« Vous allez décidément mieux, dit le docteur en s'adres-
sant à Oxbye et d'ici un ou deux jours, vous aurez la clef des
champs. »
Sur ce, il ausculte son malade avec une attention extrême,
puis, déclare que l'amélioration a dépassé toutes ses espé-
rances. Il prend des notes et ajoute d'un ton doctoral :
« Il faudra bien qu'ils se rendent à l'évidence, là-bas,... à
V Hôtel- Dieu\
— Comment vous exprimer toute ma reconnaissance, doc-
teur, pour les bons soins dont vous m'avez comblé! les
paroles me manquent, balbutia le patient.
— Un médecin n'est bon qu'à cela, mon ami; la science
s'est faite homme pour veiller à votre chevet; vous n'êtes pas
Oxbye, vous êtes un cas et un cas très intéressant, une
machine détraquée qu'il faut remettre en état. Pour cela,
nous examinons chaque pièce une à une, à la loupe pour
ainsi dire. Croyez-vous qu'il puisse se tenir debout? de-
manda-t-il en s'adressant à la garde-malade. Si nous le
levions pour le mettre à même d'essayer ses forces? »
Le docleur aide le malade à sortir de son lit; puis il le
soutient sous l'aisselle; Oxbye parvient, avec quelques bron-
chades, à jeter un coup d'œil au jardin par la fenêtre.
« Cela suffit, pour aujourd'hui, dit Vimpany d'un ton
paternel. Demain, il se lèvera tout seul. Eh bien! Fanny,
vous rendez-vous à l'évidence? »
Sa façon d'interpeller la garde-malade laissait sous-en-
tendre :
« Vous avez voulu donner vos soins à cet homme pour
percer à jour mes menées diaboliques et déjouer mes cal-
culs. Or, qu'avez-vous à me reprocher? »
Fanny répondit que M. Oxbye allait à coup sûr beaucoup
mieux et qu'il avait repris bonne mine depuis son arrivée à
Passy.
Le ton de ces paroles était dépourvu de conviction; donc,
on pouvait douter que le diagnostic du docteur eût éclairé ou
228 c'était écrit!
non la garde-malade. Il lisait dans ses pensées comme dans
un livre ouvert. Toujours est-il qu'elle demeurait convaincue
qu'on lui cachait quelque chose,... quelque chose, en effet,
qu'elle ne devait pas savoir. L'histoire d'une expérience à
tenter, en amenant le Danois à Passy, l'avait toujours laissée
incrédule; elle s'attendait à le voir mourir immédiatement,
pour ainsi parler, et en cela, elle se trompait. Au contraire,
il s'acheminait vers la guérison! Avant peu, il aurait recouvré
force et santé. Quelle part revenait au docteur dans cette
cure? était-il vrai qu'une expérience scientifique fût le seul
but que l'on poursuivait? s'il se fût agi d'un autre individu
que le docteur Vimpany, c'eût été tout différent. Mais il est
des natures que l'on juge à la rigueur en toute occasion et
pour cause. Si les faits parlent en leur faveur, on suspecte
quand même leurs intentions. Nombre de femmes connais-
sent ou s'imaginent connaître un homme qui semble être,
comme le docteur, foncièrement mauvais. Que pouvaient se
dire lord Harry et le docteur, pendant leurs longs tête-à-tête
se parlant de bouche à oreille. Ce soir-là, le tentateur dit à
l'autre que le moment était venu de faire maison nette; la
santé du Danois s'améliorant rapidement, une garde-malade
devenait inutile. A quoi bon la conserver? elle n'a aucune
raison de concevoir des soupçons ; maintenant qu'elle a
constaté les bons effets de mon traitement, sur un homme
condamné par la Faculté, elle sait à quoi s'en tenir. Parbleu !
que demander de plus? rien!
« Est-ce bien là tout ce qu'elle aura à dire à ma femme?
demanda lord Harry.
— Absolument tout, repartit vivement le docteur. Elle
est horriblement désappointée de n'en savoir pas davantage.
Elle me déteste, mais sa colère est encore plus forte par
rapport à vous.
— Pourquoi ça?
— Parce que lady Harry vous aime encore; or une femme
de cette nature veut monopoliser toute l'affection de sa maî-
tresse. Vous hochez la tête. Notez bien, cependant, que c'est
une personne vulgaire et de basse extraction. Comment peut-
elle, dans ces conditions, concevoir une amitié ou, pour mieux
dire, une passion pour un être qui lui est si supérieur? Pour-
c'était écrit! 220
tant, c'est un fait, et rien n'est brutal comme un fait. Que
de servantes de ce tempérament ressentent une affection
désespérée, mêlée de jalousie à l'égard de leur maîtresse !
La vérité vraie, voyez-vous, c'est que Fanny Mire est jalouse
et jalouse de vous. Oui, croyez-le, c'est une aversion insur-
montable qu'elle ressent contre vous! Elle donnerait tout au
monde, pour avoir en main la preuve que vous avez trempé
dans des actes répréhensibles.
— D'accord, c'est un démon, dit le sauvage lord, mais
peu m'importe qu'une servante me haïsse ou non!
— On reconnaît bien là l'aristocrate! s'écria le docteur;
rappelez-vous que pour être servante on n'en est pas moins
femme! Parbleu! ceux qui vous ont élevé, ont eu à cœur
de vous prouver que les gens à gages ne sont ni hommes ni
femmes. Erreur, Fanny Mire est une femme, bien femme,
mais de race inférieure. Quel est l'être, en ce bas monde,
qui ne soit capable de faire du mal? C'est une puissance
que l'on nous a octroyée à tous, et, en réalité, c'est la seule
égalité qui existe. Qu'est-ce à dire? soit une détonation dans
l'obscurité ; soit une allumette que l'on frotte; soit une accu-
sation fausse; soit la diffamation; soit le vitriol, rien n'est
plus dangereux que la haine d'une femme; ah! c'est bien
autre chose que celle d'un homme! Oui, l'excellente et fidèle
Fanny, toute dévouée qu'elle soit à lady Harry, ressent plus
de mépris pour vous, que la charmante Mme Vimpany n'en
a pour moi. Gela suffit. Demain, ce sera fini; la garde-malade
laissera le Danois en bonne voie de guérison. Du moins, tel
sera le rapport qu'elle fera et l'impression qu'elle emportera. »
Le docteur entra le lendemain de meilleure heure que de
coutume chez son malade.
« Vrai, dit M. Vimpany après les questions d'usage, cela
va encore mieux que je ne le pensais. Vous êtes de force à
vous lever; vous pouvez vous habiller seul; maintenant,
dit-il, en se tournant du côté de Fanny, vos services ne sont
plus nécessaires. Je vous remercie, pour ma part, des bons
soins que vous avez donnés à M. Oxbye. Si vous désirez
jamais devenir garde-malade de profession, vous pouvez
compter sur mon appui. J'ajoute même qu'une partie du
succès de l'expérience que j'ai tentée vous revient.
230 C'ÉTAIT ECRIT!
— Quand dois-je quitter la maison? demanda Fanny.
— Dans d'autres circonstances, je vous aurais dit de pren-
dre du temps. Mais lady Harry, après avoir regretté de vous
voir partir, sera très satisfaite de jouir de vos services le plus
lut possible. Quand serez-vous prête à partir?
— Dans dix minutes s'il le faut? répondit Fanny.
— C'est-à-dire que vous pouvez prendre le train du soir,
via Dieppe et Newhaven, à 9 heures 50 minutes. Il suffira
que vous partiez d'ici vers 7 heures. Vous vous informerez,
bien entendu, près de lord Harry, s'il a des commissions
pour sa femme.
— Avec votre permission, je partirai au contraire sur-le-
champ, de façon à avoir une journée entière à passer à Paris.
— Comme vous voudrez,... comme vous voudrez », répéta
le docteur, intrigué de savoir ce que cette femme pouvait
avoir à y faire .
Le fait est que le malade n'était pour rien dans cette
décision.
Le docteur, après avoir promis à M. Oxbye de revenir
dans deux heures, va s'asseoir au jardin, non loin de la
porte cochère, de façon à ne pas manquer le départ de Fanny
Mire; bientôt, en effet, elle reparaît son bagage à la maiu.
« Adieu, Fanny, je vous réitère mes remerciements, car
vos bons soins ont déjà reçu une récompense qui dépasse
tout ce que l'on pouvait espérer.
— Merci, docteur; M. Oxbye est hors d'affaire, je le crois
comme vous, et il peut en effet se passer de moi.
— Cette valise est trop pesante pour vous, Fanny; je suis
fort comme un Turc, têtu comme une mule et j'enlends
porter votre petit bagage jusqu'à la gare. »
Inutile de refuser, se dit Fanny, il tient à s'assurer de
mon départ.
Le docteur, de son côté, pensait à part lui :
« Le moment est enfin arrivé de mettre mon plan à exécu-
tion. »
Oui, désormais il avait le champ libre.
Le lendemain, à onze heures, lorsque lord Harry enjra
dans la salle à manger pour déjeuner, le docteur l'aborda
en disant :
C'ÉTAIT écrit! 231
« Quelle délivrance, clic est partie!
— Partie? répéta son complice; me voilà seul dans cette
maison avec vous et....
— Le malade,... qui n'est autre que vous-même comme
vous savez, milord. »
LX
Le docteur faisait erreur; Fanny Mire était revenue sans
tambour ni trompette! Son état d'esprit constituait un réel
danger chez une femme douée, comme elle, d'une rare éner-
gie. Disons donc que le sexe faible, éprouvant le besoin de
comprendre les choses à fond, a les énigmes en horreur;
or, jusque-là, Fanny ne comprenait, ni ce que l'on avait fait,
ni où on en voulait venir. A quelles fins, en réalité, s'étail-
on procuré un sujet malade, un mourant; était-ce en vue
d'expériences médicales?
Une amélioration s'étant produite, le docteur en suit les
progrès l'œil éteint, l'oreille hasse; pour tout dire, le succès
de son traitement le démonte complètement; enfin, le jour
de rendre la liberté à son malade étant arrivé, le docteur
affecte d'en ressentir une grande joie et félicite Oxbye de sa
guérison. A ce moment, il ne reste plus que trois personnes
dans la maison : lord Harry, le docteur et le Danois.
L'homme chasse les bêles et la femme chasse l'homme.
Fanny était née avec les instincts de ce sport étrange; on
l'avait congédiée pour se préserver de son flair, mais elle
était revenue pour surprendre les cerfs au ressui. Rien ne
l'arrête, au contraire! l'espoir de découvrir un noir complot
stimule ses facultés; elle ne soupçonnait pas combien était
profonde l'affection de sa maîtresse pour lord Harry. Elle
croyait à tort, qu'elle l'aimait comme une esclave aime son
maître et que ce sentiment-là déciderait quand même à réin-
tégrer le domicile conjugal, n'eût-elle eu sous les yeux la
preuve flagrante de l'indignité de son seigneur et maître. Après
avoir pesé le pour et le contre, Fanny se met en quête d'un
costume nouveau; elle s'équipe de pied en cap, achète une
232 c'était écrit!
voilette épaisse pour masquer son visage aux regards des
curieux, mais non de ceux du docteur ; n'importe, sa réso-
lution est prise; elle a résolu de surprendre la pie au
nid.
Chaque jour, à onze heures précises, on apportait du res-
taurant le déjeuner de lord Harry; chaque jour, ce repas
fini, le docteur montait prèsdeson malade; ces deux raisons
décidèrent Fanny à arriver en omnibus à Passy vers onze
heures; de cette façon, elle espérait pénétrer en catimini
dans la citadelle.
La chambre du malade, située au rez-de-chaussée, à côté
de la salle à manger, communiquait avec le jardin par des
portes-fenêtres et par un petit perron. Fanny suit avec pré-
caution le sentier qui aboutit à la porte du jardin: n'aper-
cevant âme qui vive, elle ouvre discrètement la grille et
entre. Les volets de la chambre di malade sont fermés à
l'intérieur. Personne n'a donc encoi ? pénétré chez lui. Les
fenêtres de la salle à manger ouvrer \ de l'autre côté de la
maison; après avoir longé subrepticement la façade posté-
rieure, elle trouve là une porle ouverte; d'où elle est postée,
Fanny entend la voix du docteur et de lord Harry et aussi
un bruit de fourchettes. Les deux amis déjeunent.
Elle se demandait ce qu'elle allait pouvoir dire à Oxbye ;
quel prétexte donner à son retour? Gomment lui persuader
de taire sa présence? Alors, au souvenir de la passion qu'il
ressentait pour elle, une idée lui traversa l'esprit.
Elle prétexta être revenue près de lui par affection, afin
de le soigner à l'insu du docteur et de partir avec lui lors-
que son état de santé le permettrait. L'âme candide et pure
d' Oxbye se prêterait volontiers à cette supercherie. C'était
pour elle le seul moyen de rester dans la maison invisible
et présente.
Elle pénètre dans la chambre du malade ; il dort paisible-
ment non dans son lit, mais sur un sofa avec une couver-
ture sur les genoux.
Le lit occupe une alcôve, comme cela est assez fréquent
en France; de lourdes tentures l'abritent contre le vent;
un espace d'un pied environ reste libre entre le lit et la
muraille. Fanny se dissimule de son mieux derrière le rideau,
c'était écrit! 233
prend des ciseaux, fail une incision dans l'étoffe, afin de
voir sans être vue et attend en sécurité les événements.
Elle reste là une demi-heure, sans rien entendre de plus que
la respiration régulière du Danois et l'écho de la conversa-
tion des deux convives dans la salle à manger; elle constate
une pause, et en conclut qu'ils allument des cigares, boi-
vent leur café, après quoi, ils feront leur entrée.
Les choses se passent, en effet, comme Fanny l'a prévu.
Par suite des nombreuses rasades absorbées pendant et après
le repas, le visage de lord Harry est enduit d'une rougeur
inaccoutumée.
Le docteur se jette dans un fauteuil, se croise les jambes
et regarde son malade avee un sourire méphistophélique.
Lord Harry, le corps penché en avant, dit :
« 11 va de mieux en mieux, savez-vous?
— Je n'y contredis pas.
— Chaque jour, ajouta lord Harry, il prend de l'embon-
point; il en résulte qu'il me ressemble de moins en moins.
— C'est pourtant vrai, riposte le docteur, en le regardant
en dessous.
— Alors je me demande ce que diable nous allons faire
de lui? #
— N'ayez crainte, rétorque le docteur. Que diantre! un
peu de patience, s'il vous plaît. »
Fanny, cachée derrière le rideau, respirait difficile-
ment.
« Qu'est-ce à dire? s'écria le sauvage lord. Vous prétendez
que cet homme....
— Attendons, vous dis-je, reprit vivement le docteur.
— Dites-moi, poursuivit son interlocuteur avec insistance,
vous ne vous trompez pas?
— Voyons, sérieusement, qui donc de nous deux a reçu le
bonnet de docteur?
— Vous, pardi!
— En ma qualité de médecin, je vous dirai que les
apparences sont souvent trompeuses; que les maladies
latentes sont quelquefois les pires; par exemple, ce mal-
heureux demeure convaincu qu'il va recouvrer le santé; il
se sent plus fort; il a beaucoup d'appétit. En outre, sa garde-
234 c'était écrit!
malade est partie, persuadée que je vais lever les arrêts
et qu'il va prochainement courir les champs.
— ■ Eh bien? demande lord Harry curieusement.
— Eh bien, je veux vous prendre pour confident, encore
que, d'ordinaire, nous autres médecins nous gardions pour
nous nos pronostics, et découvrions des symptômes qui res-
tent inaperçus des autres morlels. Je vous dis que cet homme
est très bas; j'ai constaté certains prodromes qui ne nou^
trompent jamais, iit-il en montrant son cahier de notes.
- — En vérité? * répliqua lord Harry.
Un frisson lui courait sous la peau, ses lèvres tremblaient;
il était plus mort que vif; il sentait que la terrible chose à
laquelle il s'était prèle (à son corps défendant), prenait une
mauvaise tournure. Il ajouta :
« Quand ça, docteur?
— Quand ça? répéta Vimpany d'un ton indifférent ;
peut-être aujourd'hui, peut-être dans huit jours;... parfois la
nature déjoue les calculs de la science,... je ne puis préciser.
— Si le pauvre diable est si près de sa fin, il me paraît
imprudent de rester ici sans servante et sans garde-malade,
en un mot, abandonnés de Dieu et dés hommes!
— Me prenez-vous donc pour un interne sans prévoyance?
rassurez-vous, je suis déjà pourvu; j'attends aujourd'hui
même, une nouvelle garde-malade; or, d'ici qu'elle arrive, il
n'y a pas péril en la demeure. »
Lord Harry blêmit et reprit :
< Mais cette femme n'aura ni informations préalables, ni
renseignements sur le malade?
— C'est ce qui vous trompe; elle est prévenue qu'il
s'appelle Harry Norland et qu'il est Irlandais. Elle même est
étrangère, titre qui prime tout à mes yeux, dans le cas présent.
Quant à vous, je me demande quelle sera votre nationalité?
Tenez, on vous fera passer pour mon pensionnaire, Anglais
d'origine; c'est là ce que l'on répondra quand la Compagnie
d'assurances sur la vie enverra prendre des informations —
comme il y a à parier qu'elle le fera — le témoignage de la
garde-malade pourra nous être fort utile. »
Cela dit, le docteur se lève, ouvre les fenêtres et les jalou-
sies. Ni l'air frais, ni la grande lumière, ne tirent le malheu-
c'était écrit! 235
reux de son sommeil de plomb. Ensuite Vimpany con-
sulte sa montre et reprend :
« Le moment de lui faire prendre sa potion est arrivé.
Vous l'éveillerez pendant que je vais aller la préparer.
— Vous n'entendez pas le réveiller de force, j'espère?
demanda lord Harry en changeant de couleur.
— Encore un coup, éveillez-le, vous dis-je; secouez-le
par le bras. Veuillez m'obéir sans réplique. Ah! Pardieu! il
se rendormira! L'un des avantages de mon traitement est
d'exciter mes malades au sommeil. C'est un calmant comme
il y en a peu, comme il n'y en a pas! Vous savez, il faudra
l'éveiller! »
Il s'avance alors du côté d'une petite armoire qui contient
des fioles. Entre temps, lord Harry soulève sans difficulté le
pauvre malade; ouvrant péniblement les yeux, il demande
pourquoi on le réveille?
« Buvez cela, mon ami, dit le docteur, après quoi on vous
laissera reposer tranquillement; je vous l'affirme. »
Le battant de l'armoire empêche l'espionne de se rendre
compte de ce que le docteur vient de manigancer. Seule-
ment, elle constate qu'il remplit le verre avec précaution et
lenteur; le fait n'échappe pas non plus à lord Harry et, dans
son trouble, il laisse retomber la tête du pauvre Danois.
« Que faites- vous donc là? demande le sauvage lord d'une
voix étranglée pas l'émotion, en regardant par-dessus l'épaule
du docteur.
— Ce que je fais là ne vous regarde pas; pour vous,
tout est mystère en médecine.... »
L'interrompant, lord Harry reprit :
« Il est naturel que je cherche à me renseigner. »
En apercevant le visage livide du malade, lord Harry, pris
d'effroi, se laissa choir sur son fauteuil et reste comme
frappé de mutisme. Une sueur froide lui coulait du front.
« Maintenant, mon ami, dit le docteur au patient, buvez
ceci d'un trait,... sans simagrée;... bravo! A la bonne heure!
bientôt vous serez mieux. Gomment trouvez-vous cela? »
Oxbye hoche la tête en faisant une grimace de dégoût,
c C'est horrible, hl-il avec un haut-le-corps,... c'est très
différent de l'autre.
236 c'était écrit!
— Que dites-vous là ! c'est toujours la même chose, seu-
lement un peu modifiée. »
Au même instant, Oxbye secoua la tête et se plaint d'avoii
la gorge en feu; il dit qu'il souffre le martyre.
« Patience,... patience, riposte le docteur avec persistance,
rappelez-vous que mal passé n'est qu'un songe. Je vais vous
recoucher sur le sofa et vous dormirez immédiatement....
C'est si bon le sommeil ! »
Le pauvre Oxbye ferme les yeux, puis les ouvre; il pro-
mène autour de lui le regard étrange de quelqu'un qui
éprouve des souffrances qu'il n'a encore jamais ressenties ; il
secoue la tête, ses paupières s'abaissent,... il est mort!
Le docteur Vimpany le considère d'un air grave; lord
Harry contemple celui qui vient de passer de vie à trépas;
il est lui-même d'une pâleur effrayante, il tremble!
Tous deux fixent sur le malheureux Danois des yeux
hagards et font la remarque que sa tête retombe un peu de
côté et que sa bouche, grande ouverte, reste béante.
« A-t-il perdu connaissance? demande lord Harry.
— Non, il dort; n'avez-vous donc jamais vu un homme
dormir la bouche ouverte? »
Là, il y eut une pause. Le docteur et lord Harry se turent
Au bout d'un instant, Vimpany rompt le silence, disant :
« Ce matin, la lumière est très favorable à la photographie,
j'ai envie de faire celle du Danois. »
En ce disant, le docteur se rapproche d'Oxbye et lui serre
vigoureusement la mâchoire avec un mouchoir; il y met
toute sa force, mais rien ne peut tirer le malheureux de ce
sommeil inexorable. La question, maintenant, est de savoir
si la photographie aura bien l'air d'une épreuve post
mortem.
Après avoir été chercher son appareil dans la pièce à côté,
le docteur se mit en demeure de commencer l'opération. A
dix minutes de là, il frotte l'épreuve contre le manche de
drap noir de son veston et déclare à haute voix qu'il n'en
est que médiocrement satisfait; pourtant, il pense qu'elle
gagnera à être développée.
« Néanmoins, dit-il en s'adressanl à lord Harry, elle n'est
pas suffisamment réussie, pour être envoyée telle quelle à
c'était écrit! 237
une Compagnie d'assurances, comme étant votre portrait.
Quiconque a l'honneur de vous connaître ne s'y laisserait
certes pas prendre. Nous verrons demain,... cela réussira
peut-être mieux. »
Lord Harryl'écoutait sans desserrer les dénis. Pâle et défait,
il ne concevait plus de doutes ni sur les intentions, ni sur le
crime commis par le docteur; il n'osait ni remuer, ni parler.
Au même instant, un vigoureux coup de sonnette retentit.
Lord Harry fit un sursaut et pousse un cri de terreur.
« C'est la nouvelle garde-malade,... l'étrangère », dit le
docteur?
En même temps, il enlève le mouchoir de sur le visage du
mort et s'assure d'un regard que tout est à sa place dans la
pièce. Ensuite, il va en hâte ouvrir la porte de la chambre.
Lord Harry bondit hors de son siège. En proie à une pro-
fonde émotion, il passe la main sur le visage du Danois et
murmure attendri :
« Est-ce fini? Est-il possible que cet être jeune soit empoi-
sonné et déjà mort,... déjà,... là, devant mes yeux! »
Il veut tâter le pouls d'Oxbye, mais le docteur s'y oppose.
La garde-malade est une vieille Française , à l'aspect vulgaire .
Voici TDlre zialade, lui dit Vimpany d'un ton dégagé;
il dort profondément pour le moment et vous savez, chat qui
dort.... Il a pris sa dernière potion il y a un quart d'heure.
Ne craignez pas de venir me trouver; je vais de ce pas dans
le jardin. Venez, mon ami », dit-il à lord Harry qu'il prend
par le bras en l'entraînant hors de la pièce.
Fanny Mire, l'œil au guet, l'oreille aux écoutes, se
demande comment elle sortira de là.
La garde-malade, restée seule, considère le pauvre Oxbye.
« Quel étrange sommeil, murmure-t-elle; mais, à coup sûr,
le docteur sait à quoi s'en tenir. »
Vrai! c'est un étrange sommeil, se dit Fanny de son côté.
A cet instant, elle est tentée de sortir de sa cachette et de
faire des révélations complètes, mais la pensée qu'elle va
compromettre lord Harry la cloue sur place. Elle a trop de
répugnance à mettre lady Harry au fait des événements, et
à lui apprendre la complicité de son mari dans le plus abo-
minable et le plus lâche des crimes!
238 c'était écrit!
La garde-malade enlève son châle et son chapeau avec
précaution; procède ensuite à l'inspection de la pièce. En
bonne ménagère, elle commence par l'examen de la literie.
Mon Dieu! que va-t-il advenir si elle relève les rideaux?
Fanny se verrait alors dans la nécessité de dire ce qu'elle sait;
mais si le docteur venait à découvrir la chose, il l'endormirait
peut-être elle-même, d'un irréparable sommeil, celui qu'il
avait infligé au Danois!
La garde-malade va du lit à l'armoire dont l'un des bat-
tants est resté ouvert ; elle considère chaque fiole avec une
curiosité professionnelle, les débouche, en flaire le contenu
et les replace en bon ordre. Elle va ensuite à la porte-fenêtre,
descend les marches conduisant au jardin, regarde autour
d'elle et aspire l'air pur; puis, elle revient et paraît tentée
d'examiner le lit; son attention est bientôt attirée par un
album de photographies; elle les considère une à une avec
attention, assise sur le bras d'un fauteuil. Combien tout
cela devait-il durer?
Au bout d'une demi-heure, elle dépose le livre, bâille à
avaler des mouches et ferme les yeux. Ah! miséricorde! si
elle pouvait à son tour être prise de somnolence et permettre
par là à Fanny de s'évader !
Or, parfois, il arrive qu'au moment que l'on y pense le
moins, un incident imprévu vient troubler les meilleures dis-
positions à s'endormir. Soudain, la pensée de ses devoirs
s'impose à son esprit. Elle se frappe le front, se rapproche
de son malade et se demande : respire-t-il encore? Elle lui
prend le poignet pour s'assurer si le pouls bat ; . . . elle a un
frémissement; éperdue, elle s'élance de la chambre dans le
jardin, court à l'encontre du docteur et crie d'une voix stri-
dente :
« Docteur, docteur, venez vite, il est mort! »
Au même instant, quittant sa cachette, Fanny Mire se dirige
vers la porte derrière la maison et s'enfuit en suivant deux
ou trois rues, sans rien voir ni sans rien dire; mais elle
espère cependant être à l'abri des menées diaboliques du
docteur.
Elle a été témoin du crime ; mais elle en ignorait encore
le mobile.
c'était écrit! 23'j
LXI
Qu'allait -elle faire de ce terrible secret?
D'abord, il fallait informer le chef de la police; or, à cela,
il y avait deux objections : la première, c'est que la garde-
malade pouvait s'être trompée, en croyant Oxbye passé de vie
à trépas; la seconde, qu'elle, Fanny Mire, avait été seule à
le soigner jusqu'à la veille de sa mort. En somme, qui est-ce
qui empêcherait le docteur de faire retomber sur elle la res-
ponsabilité du crime? Elle fit la réflexion que le Danois était
resté seul dans la matinée ; la veille un mieux sensible s'était
déclaré; puis, l'obligation d'avouer qu'elle s'était cachée dans
la ruelle lui coûtait terriblement!
N'avait-on pas déjà administré du poison à l'infortuné
Danois, quand elle avait entendu le bruit des pas du docteur?
Étant d'une profonde ignorance sur les symptômes et les
effets des toxiques, elle se disait qu'au total, l'ensemble des
faits impliquerait des choses écrasantes contre elle. En con-
séquence, elle résolut de rester tranquillement à Paris, ce
jour-là, et de ne prendre le train pour Dieppe que le soir.
Elle voulait mettre tout d'abord Mme Vimpany et Hugues
Montjoie dans le secret. Quant à savoir ce qu'elle dirait à
lady Harry, elle s'en rapporterait à l'avis des autres.
Arrivée à Londres, elle se rendit directement à l'hôtel de
M. Montjoie. Il sommeillait doucement; Mme Vimpany était
près de lui dans le salon. Dès qu'elle aperçut Fanny, elle lui
dit :
« Quelque nouvelle que vous ayez à lui communiquer,
évitez pour l'instant de le réveiller. Sa complète guérison
dépend de son repos physique et du calme de son esprit.
Voilà, fit-elle, en montrant du doigt une table, une lettre de
milady. Hélas! j'ai peur d'en avoir deviné le contenu!
— Que peut-elle avoir à dire à M. Hugues Montjoie?
demanda Fanny.
— Toujours est-il que ce matin môme, je suis passée chez
elle, et qu'elle était partie.
— Quoi, partie... milady.... Ciel! où est-elle allée?
— Où supposez- vous qu'elle puisse être allée?
240 c'était écrit!
— Chez lord Harry; non, je me refuse à croire une chose
pareille; oh! c'est tellement plus terrible, plus effroyable
que tout ce que l'on peut se figurer!
— Expliquez-vous de grâce. Ce que je sais, c'est que le
cocher a dû conduire milady à Victoria Station. Voilà
tout! A coup sûr, elle va rejoindre lord Harry; depuis
qu'elle est ici, elle est préoccupée et visiblement malheu-
reuse, M. Montjoie s'est montré, comme toujours, d'une
bonté parfaite, bonté qui n'a pas réussi cependant à chasser
de l'esprit de lady Harry les papillons noirs, comme on dit.
Je. me demande, savez-vous, si elle regrette lord Harry, ou
bien si elle fait, entre lui et M. Montjoie, des comparaisons
toutes à l'avantage de ce dernier. Bref, depuis qu'elle a quitté
la France, elle n'a jamais retrouvé son entrain. Au fond, elle
se sera fait des reproches d'avoir quitté son mari, sans avoir
pour cela des raisons suffisamment graves.
— Des raisons suffisamment graves! répéta Fanny. Ah!
elle en a plus qu'il n'en faut pour planter là une centaine de
maris!
— Rien au monde ne pouvait dissiper sa tristesse, reprit
Mme Vimpany, je l'ai, une fois, accompagnée à une ferme
où demeure son ancienne femme de chambre, Rhoda; cette
personne est sur le point d'épouser le frère du fermier de
lord Harry. Milady a écouté, mais d'une oreille distraite, les
récits de la fiancée, et enfin, au moment de repartir, elle lui
a fait présent d'une bague. Malgré tout, il était évident qu'elle
avait l'esprit ailleurs;... bien sûr, elle songeait tout le temps
à lord Harry. Pour mon compte, j'ai toujours cru que les
choses finiraient ainsi.... Mais que dira M. Montjoie quand il
ouvrira la lettre de milady?
— Mon Dieu, que faire, que devenir! s'écria Fanny.
— Je voudrais avoir votre avis sur la situation.
— Mon désir eût été de parler d'abord à M. Montjoie.
Enfin, je vais vous en dire la raison, quoique....
— Oh! je devine qu'il s'agit de mon mari, reprit
Mme Vimpany d'un ton animé. Je vous jure que cette con-
sidération ne doit pas vous arrêter;... parlez. »
Fanny raconte alors le drame et toutes ses épouvantables
péripéties depuis le commencement jusqu'à la fin.
c'était écrit! 211
c Grand Dieu! Quelle chance que vous m'ayez fait ces
révélations plutôt qu'à M. Montjoie! Il importe extrêmement
de les lui cacher, de même que votre présence ici; s'il se
doutait de l'effroyable vérité, rien ne saurait l'empêcher de
partir pour la France, c'est-à-dire pour Passy. 11 ne recu-
lera devant aucune fatigue, devant aucune démarche, pour
retirer lady Harry du guêpier où elle s'est fourrée. Pour
le moment, il est encore trop faible pour entreprendre un
voyage et pour tenir tête à mon coquin de mari.
— Que faire alors? demanda Fanny.
— N'importe quoi, plutôt que de laisser M. Hugues Mont-
joie intervenir entre le mari et la femme.
— Ah! si vous saviez ce qu'est ce mari, Mme Vimpany
dit Fanny d'une voix vibrante. Il était présent quand le
pauvre Danois a été empoisonné ;... il le savait,... il restait là
immobile, pâle comme un marbre... et muet! Oh! si j'avais
pu lui arracher des mains ce fatal breuvage ! Lord Harry,
lui, n'a pas bougé! c'est horrible,... horrible!
— Ne comprenez-vous pas ce que vous avez à faire,
Fanny?. »
Observant le silence de son interlocutrice, Mme Vimpany
ajouta :
« Notez bien que mon mari et lord Harry, ignorent encore
que vous avez été témoin du crime. Vous pouvez donc
retourner à Passy sans courir le moindre risque, en sorte
que, quoi qu'il arrive, vous serez là pour protéger lady
Harry. En votre qualité de femme de chambre, il vous sera
possible de rester près d'elle jour et nuit, tandis que
M. Montjoie ne pourrait la voir que de temps à autre, et
encore à la condition de ne se pas quereller avec lord Harry.
— Ce que vous dites là est juste, répondit Fanny. Alors,
vous êtes d'avis que je retourne à Passy ?
— Oui, immédiatement. Lady Harry étant partie hier soir,
vous serez près d'elle vingt-quatre heures après son arrivée
à Passy.
— Alors, je pars, dit Funny en se levant. Ah! qu'il est
pénible de rentrer dans celle horrible maison, avec cet homme
que je méprisé! Pourlanl, je n'hésite pas un instant; ce qui
doit arriver arrivera. Tout en ayant la conviction que mon
1C
242 c'était écrit!
voyage est inutile, je le ferai et je prendrai le premier
train.
— Vous m'écrirez dès votre arrivée, Fanny ?
— Je vous le promets, adieu! »
Sur ce, Mme Vimpany resta près de Monljoie qui conti-
nuait à dormir du sommeil du juste. Quand il aura recouvré
force et santé, pensait-elle, on pourrait lui apprendre la
vérité. Puis, même alors que l'on est la femme du plus exé-
crable des maris, l'on ne peut entendre de sang-froid l'his-
toire que Fanny Mire venait de raconter.
LXII
t II est mort! dit le docteur en taiant le pouls du Danois.
C'est absolument fini, ajouta- t-il après avoir soulevé la pau-
pière de sa malheureuse viclime. Je ne croyais pas, je
l'avoue, que les choses iraient aussi vile ; il y a à peine une
neure que je l'ai quitlé et il respirait tranquillement; a-t-il
tu conscience qu'il allait passer? a-t-il éprouvé des appréhen-
sions ? demanda Vimpany à la nouvelle garde.
— Non, docteur; je l'ai trouvé mort.
— Ce matin encore, il paraissait gai et plein de confiance;
ces dénouements inopinés sont assez fréquents dans la tuber-
culose; je l'ai souvent constaté pendant le cours de ma car-
rière. Au dernier moment, quand la mort va se jeter sur sa
proie, le malade se montre plein d'espoir et manifeste l'in-
tention de se lever sous peu; il prétend, parfois, qu'il ne
s'est jamais senti aussi vigoureux depuis sa maladie. Puis,
soudain, la mort le frappe et il tombe. (Il prononça ces der-
niers mots d'une voix lugubre.) Il n'y a plus rien à faire qu'à
constater la cause de la mort et à remplir les formalités
d'usage. Je m'en charge. Ce malheureux jeune homme
appartient à une famille des plus distinguées ; je vais écrire
à ses parents et leur envoyer les papiers; il est encore une
chose que je peux faire pour les siens, c'est de le photogra-
phier sur son lit de mort. y>
De son côté, lord Harry se tient près de la porte; il lui
c'était écrit! 243
répugne d'enlrer dans la chambre mortuaire; il se demande
avec effroi quelle part de responsabilité lui incombe, dans cet
appel fait avant l'heure, à l'ange de la mort. Rien n'est plus
vrai, hélas! Oxbye est mort! Mais comment est-il mort?
Quel rôle, enfin, a-t-il joué, lui, lord Harry, dans cette
sombre tragédie? Tout aussi bien que le docteur, ne savait-il
pas que le malade de YHôLcl-Dieu ne devait quitter Passy
que les pieds en avant? comme on dit. Puis, le dénouement
se faisant trop attendre au gré des désirs du docteur, il
s'était décidé à le provoquer. Il fallait bien qu'il meure, le
jeune Danois, une fois Fanny •congédiée. Quoi! n'avait-ii
pas vu Vimpany présenter son horrible drogue au malade?
N'avait-il pas entendu le mourant se plaindre d'avoir la
gorge en feu; ne l'avait-il pas vu, hélas! s'endormir comme
s'il eût aspiré du chloroforme? Que pouvait donc être ce
fatal breuvage? Une indignation le prit contre lui-même. Il
sort pendant une heure et demie; marche sur la grande
route à pas pressés, puis fait volte-face; une clarté subite se
fait dans son esprit. Qui sait? Le docteur est peut-être
sous le coup d'un mandat d'amener. Et lui-même? Il se
voit déjà traduit en cour d'assises; mais ces craintes sont
sans fondement, car aussitôt le sauvage lord avise le docteur
assis dans le salon, entouré de papiers d'affaires et de lettres.
« Décidément, fit-il, en jetant un regard au survenant, la
mort de ce pauvre Oxbye est une triste chose; j'ai fini par
savoir le nom de son notaire et je viens de lui écrire. J'ai
notifié aussi la mort de mon malade à son frère aîné, chef de
la famille. J'ai trouvé, en outre, dans ses papiers, une police
d'assurances sur la vie et j'ai dû communiquer aussi la nou-
velle de sa mort à cette compagnie; les autorités sont préve-
nues. Elles ont reçu à temps les papiers nécessaires aux
constatations d'usage. Bref, les obsèques auront lieu demain.
— Ah! vraiment, aussitôt que cela? demanda le sauvage
lord, comme étourdi par une commotion.
— Quand il s'agit de la mort d'un tuberculeux, il est
urgent, hygiéniquement parlant, de procéder sans retard à
l'inhumation.
« La coutume française est, sous ce rapport, plus ration-
nelle que la nôtre. Pourtant, elle a aussi ses inconvénients.
244 c'était écrit!
« La crémation en a peut-être moins, hormis au cas où la
mort a été provoquée par le poison; mais cette dernière cir-
constance est fort rare, et elle n'échappe guère à l'œil vigi-
lant des médecins. Pour ma pari,... mais, dites-moi, êtes-
vous donc tombé si bas, qu'un fait aussi simple que la mort
d'un tuberculeux vous émeuve à ce point ! Ma parole d'hon-
neur! vous avez une mine de déterré! Laissez-moi vous
prescrire un cordial quelconque,... un verre d'eau-de-vie
sans l'addition de rien autre. »
Le docteur passe ensuite dans la salle à manger et revient
un verre à la main.
« Prenez-moi cela », dit-il à lord Harry.
Puis, il continue à exposer ses théories sur les différentes
méthodes d'inhumations, tant au point de vue hygiénique
que scientifique, sans paraître être sous le poids d'un hor-
rible remords !
Il raconte d'incroyables anecdotes de mort soudaine à
l'hôpital et affecte un calme parfait.
Peu après, l'on entend un bruit de pas lourds. Le doc-
teur se lève et quitte la pièce; à quelques minutes de là, il
rentre et dit :
« Ce sont les croque-morts; aidés de la garde-malade, ils
vont mettre le cadavre en bière, besogne répulsive, s'il en
fût, aux yeux des vivants ; pour eux, c'est la chose la plus
naturelle du -monde; tout est affaire d'habitude! A propos,
j'ai pris la photographie d'Oxbye, malheureusement, tenez,
regardez donc... »
Lord Harry s'en défend, disant d'un air égaré :
« Le diable m'emporte ! Je ne tiens pas à voir la photo-
graphie d'un homme mort.... Mais, Vimpany, vous oubliez
que j'étais là.
— Voyons, pas d'absurdité;... soyez sans crainle,... il ne
s'agit pas de perdre la tête,... du calme;... allez, personne
ne pourra trouver la moindre ressemblance entre le Danois
et vous;... je ne nie pas, je l'avoue, qu'elle n'exista! à son
arrivée ici, mais depuis qu'il est mort, il n'en resle plus
trace. Comment ai-je pu oublier que la ressemblance dis-
parait avec la vie; venez le voir, venez, que diable !
— Non, vous dis-je.
c'était écrit! 245
— Quelle faiblesse! on dirait vraiment, que c'est une
affaire personnelle! s'écria le docteur.... Vous n'êtes pas
sans savoir que la mort rend à chacun de nous son indivi-
dualité. Après s'être ressemblé pendant le cours de la vie, on
devient dissemblable après la mort. Bref, voici où j'en veux
venir. Écoutez bien ceci; il est convenu que nous enterrons
demain lord Harry Norland et que voici sa photographie post
morlem, prise sur son lit de mort.
— Et après? demande lor<# Harry avec un frisson.
— D'abord, remontez chez vous et je vous suis avec mon
appareil. »
Deux heures plus tard, passant un verre sur la manche
de son veston, Vimpany d'un air de triomphe, s'écriait :
« Admirable! la joue un peu déprimée,... les ombres,...
l'ajustement,... les yeux fermés, c'est parfait, mon cher!
Qui donc a dit que l'homme ne peut faire mentir le soleil,
et c'est vrai ! »
Vimpany met cinquante minutes a développer l'épreuve,
puis la fait voir ensuite à lord Harry. Après avoir collé le
portrait sur une carie de visite et écrit dessus le nom du
mort et la date de son décès, le docteur met derechef
l'épreuve sous les yeux du sauvage lord, qui reprend d'une
voix tremblante :
« Mon Dieu ! Mon Dieu ! Vous auriez pu du moins m'épar-
gner le souvenir de celle horrible mort!
— Allons donc! ne posez donc pas pour la sensibilité ;
vous oubliez, milortl, que nous avions besoin d'un cadavre.
Bail !"il fallait bien enterrer quelqu'un,... autant Oxbye qu'un
outre, »
LXIII
Mme Vimpany avait dit vrai : lady Harry était venue
rejoindre son mari. Arrivée à la nuil tombante, au moment
où les sens sont le plus sensibles aux perceptions des sons,
aux craquements des meubles et aux brusques change-
ments des choses, elle ouvre la porte et entre. Personne;
246 c'était écrit!
la maison semble déserte. Elle passe de la salle à manger
au salon ; partout la même solitude, le même silence.
Elle appelle son mari; pas de réponse. Elle appelle la cui-
sinière, mais aucune voix ne répond à sa voix. Fort heu-
reusement pour elle, elle ne pénètre pas dans la chambre
d'ami, car elle se fut trouvée en présence d'un cadavre! Elle
gravit l'escalier et entre chez lord Harry. Il n'est pas dans la
pièce, elle avise une photographie qui traîne sur la table,...
elle la saisit,... blêmit, poussfrun cri et tombe évanouie sur
le sol ; c'est l'image même de son mari dans le lugubre appa-
reil de sa dernière toilette, les mains jointes, les yeux fermés,
le visage rigide d'un mort! Lord Harry entend du jardin
un cri; monte quatre à quatre l'escalier et transporte sa
femme sur un lit ; la proximité de la photographie lui révèle
clairement ce qui vient de se passer. Iris recouvre ses sens;
elle jette à son mari un regard de stupeur, raconte ce qu'elle
vient de voir, pousse un gémissement et retombe en syncope.
« Ciel! s'écrie lord Harry, que devenir! que dire! que
faire! de secours point! La garde-malade est sortie; le doc-
teur est à la mairie à faire inscrire le mort sous le nom de
lord Harry Norland. Pour tout dire d'un mot, la maison est
vide. »
Peu après, Iris se redresse, promène ses regards anxieux
autour de ra pièce.
« Où suis-je? dit -elle.
— Chez vous, répond lord Harry, chez votre mari », et en
se disant, il la presse contre son cœur et couvre son visage
de longs baisers.
« Vous,... mon Harry... vivant,... mon vrai Harry?
demande Iris en regardant droit son mari.
— Certainement, votre Harry. Qui donc cela pourrait-il
être si ce n'était pas votre mari?
— Mais alors que signifie cette horrible photographie?
— Rien,... absolument rien,... une bêtise,... une farce
du docteur. Quel drôle d'homme. Dieu merci, vous voyez
que je n'ai pas l'air d'un spectre ! »
Il retourne la photographie à l'envers, sur la table, mais
le regard d'Iris exprime, malgré tout, une sorte de crainte.
« Pourquoi, mon Dieu! cette plaisanterie macabre: c'est
c'était écrit! 247
un amusement idiot. Non, on ne fait pas, par manière de
rire, la photographie d'un vivant en mort !
Pourquoi s'y prêter,... elle ne comprenait pas cela....
« Mais vous, ma chère Iris, dites-moi comment vous vous
trouvez ici,... par quel hasard,... à quelles circonstances
dois-je ce bonheur? racontez-moi tout et ne pensez plus à
celle stupide photographie.
— J'ai reçu votre lettre, mon ami....
— Ma lettre? Enfin vous avez compris que votre mari
vous aime toujours? reprit lord Harry avec vivacité.
— Ah! je ne pouvais vivre plus longtemps loin de vous,
mon bon Harry ; ... le jour, je pensais à vous, . . , la nuit, je ne
rêvais que de vous,... alors, je suis revenue,... j'ai peut-être
eu tort,... vous ne m'en voulez pas, dites?
— Moi, vous en vouloir? ma bien-aimée! j> s'écria-t-il en
embrassant sa femme avec passion.
Toutefois, cette pluie de baisers ne pouvait durer toujours ;
l'embarras de lord Harry commençait à le serrer de près.
De fait, quand bien même il ferait des aveux, Iris le
questionnerait encore. Il se sentait perdu! Mais il ne con-
naissait pas la nature de sa femme. Il l'entoure à deux bras;
ses baisers plaident pour lui et Iris sent des remontées de
tendresse pour son mari,... elle était prêle à tout croire,... à
tout accepter,... en un mot, à sacrifier à lord Harry jusqu'à
sa conscience et enfin à devenir (sans le savoir) la complice
d'un crime. Plutôt que de quitter lord Harry, elle consenti-
rait à tout. De son côté, il se disait qu'il fallait apporter la
plus grande circonspection dans ses aveux. Et le meurtre du
Danois? Quoique le docteur n'eût jamais mis les points sur
les i, il ne savait que trop bien la vérité!
« J'ai une foule de choses à vous dire, mon amie, fit-il en
prenant les mains d'Iris, dans les siennes; mais il faut vous
armer de patience, je vous préviens. Préparez-vous d'avance
à éprouver une effroyable surprise, bien qu'en y réfléchis-
sant, on voie clairement qu'il n'y avait pas d'autre parti à
prendre....
— Allons, parlez, Harry, dites-moi tout, ne me cachez rien.
— Je vous dirai absolument tout, ma très chère, et sans
vous dorer la pilule.
248 c'était écrit!
— Dites-moi d'abord, où est le pauvre homme, que le
docteur Vimpany a amené ici, celui à qui Famiy était char-
gée de. donner ses soins?
— Le pauvre homme, reprit lord Harry d'un ton indiffé-
rent, s'est remis si vite qu'il a quitté la maison en prenant
ses jambes à son cou. Il tenait à aller prouver lui-même aux
médecins de Y Hôtel-Dieu l'efficacité merveilleuse du traite-
ment qu'il a subi; l'orgueil robuste de Vimpany ne manquera
pas d'emboucher la trompette de la renommée. Il est certain
que si tout ce qu'il dit est vrai, il fera faire un grand pas au
traitement de la tuberculose. »
Gela laissait, en somme, Iris assez indifférente; elle adresse
cette question à son mari :
« Où donc est Fanny?
— Elle est partie... mercredi dernier, si je ne me
trompe. Sa présence était devenue inutile ici et, en outre,
elle avait un grand désir de vous aller retrouver. Comme je
viens de vous le dire, elle est partie mercredi matin, se pro-
posant de prendre, dans la soirée, le bateau de Dieppe et
Newhaven. Elle se sera sans doute arrêtée en roule.
— Peut-être est-elle allée d'abord chez Mme Vimpany,
c'est là que je vais lui écrire.
— C'est ça; votre lettre lui parviendra sûrement.
— Eh bien, Harry, est-ce là tout?
— Non, certes, reprit lord Harry; il faut vous dire que
la photographie qui vous a causé tant d'effroi a été prise par
Vimpany pour une raison particulière.
— Laquelle? »
Enfin, il éclata :
« Il est des circonstances, fit-il, où ce qui peut arriver
de plus heureux à uu homme, c'est qu'on le croie mort. Or
c'est précisément mon cas. N'allez pas en inférer que j'aie
intérêt à cacher un méfait quelconque, dont je redoute les
conséquences : je suis insolvable, voilà tout, en sorte que
j'ai dû faire mon paquet, avant d'avoir reçu mon congé en
honne et due forme. Si vous n'étiez pas revenue, ma toute
belle, une lettre du docteur vous aurait annoncé mon décès.
Il serait resté muet comme la tombe, en attendant que la
vérité vous soit révélée par l'effet du hasard. Je regrette
c'était écrit! 249
sincèrement qu'il ait laissé traîner la photographie sur la
table.
— Eh bien, vrai, je ne comprends pas,... vous prétendez
que vous êtes mort? repartit Iris les yeux grands ouverts.
— Oui, il me faut de l'argent; ma seule ressource pour
battre monnaie, c'est de faire le mort.
— En quoi cela peut-il vous enrichir, dites, Harry?
— En verlu d'une assurance sur la vie que j'ai eu l'esprit
de prendre et dont je ne puis, comme de juste, toucher la
prime qu'après ma mort. Comprenez-vous?
— Donc, il ne faut rien moins pour vous procurer de
l'argent, comment dirais-je, qu'une fraude?
— Dites fraude si vous voulez. Du moment que je ne
pouvais faire autrement, vous savez, nécessité fait loi.
— Mais, en réalité, c'est bien plus qu'une....
— Permettez. Du moment que les gens de loi disent
fraude, à quoi bon exagérer?
— Pour moi, Harry, c'est un crime; c'est une chose
passible d'une terrible condamnation! s'écria Iris suffoquée.
— Bien entendu; mais il faut pour cela qu'on découvre
la fraude. A Londres, c'est un fait qui se produit tous les
jours; mais là, les maris ne prennent pas leurs femmes pour
confidentes. Pour moi, j'y suis contraint et forcé.... Vous
allez le comprendre.
— Dites- moi, d'abord, qui a eu le premier l'idée de cette
monstrueuse conception?
— Belle question! Vimpany, parbleu! c'est un malin!
c'est indéniable; j'ai tout d'abord refusé d'obtempérer à ce
plan, mais quand la misère vous empoigne, on se soumet à
tout, voyez-vous, ma belle, pour échapper à ses serres.
D'ailleurs, comme je me fais fort de vous le prouver, ce
n'est réellement pas une fraude, c'est une anticipation de
quelques années. En outre, il y avait encore une autre
raison d'agir ainsi.
— Est-ce pour être en mesure de payer votre billet à
ordre au moment de l'échéance? demande lady Harry.
— Ma bonne Iris, soit que vous l'oubliez ou non,... soit
que vous juriez ou non de n'en jamais parler, il est un fait
que je me reprocherai éternellement, c'est d'avoir dissipé
250 c'était écrit!
votre avoir dans des spéculations hasardeuses. Or il n'en
reste pas un traître liard! Dire que j'en suis arrivé là, après
avoir juré de n'y pas toucher. Ah! Iris! fit-il en parcourant
la pièce dans un état de violente agitation; je me serais
soumis à la prison pour dettes,... à être ruiné, à être aban-
donné de Dieu et des hommes, mais non à vous voir ruinée,
vous! c'est plus que je n'en puis supporter!
— Quoi! avez-vous donc oublié que tout ce qui est à
vous est à moi;... quand je me suis donnée à vous, je n'ai
fait aucune restriction,... vous n'avez à craindre, de ma part,
ni reproche, ni regret, ni allusions pénibles.
— À ma mort, vous serez riche;... mais d'ici là! hélas!
je ne suis pas âgé,... j'ai peut-être encore de longues années
devant moi.... Gomment puis-je attendre la mort, lorsqu'un
coup de canif ou un bout de corde suffisent pour réparer
ma faute!...
— Votre faute? mais ce serait l'aggraver et non la réparer.
— Enfin cet argent m'appartient... dans l'avenir, il
reviendra à mes héritiers, aussi sûrement que le soleil se
lèvera demain; tôt ou tard, ce capital vous reviendra;... en
réalité, c'est escompter l'avenir, voilà tout! L'assurance n'y
perdra, en définitive, qu'un modique intérêt, jusqu'à la fin
de mes jours. Je me sens bien plus coupable envers vous,
ma tendre amie, qu'envers les actionnaires. »
Sur ce, il se précipite aux genoux de sa femme, et lui jure,
dans une étreinte passionnée, qu'il n'a désormais en vue
que son bonheur.
« Est-il trop tard, demande-t-elle d'une voix émue, pour
revenir sur ce qui est fait?
— Hélas! oui,... tout est fini, répond lord Harry, en pen-
sant, à part lui, à Oxbye.
— Gomment nous tirer de cette impasse,... comment allons-
nous pouvoir vivre, Harry? »
C'était tout clair : Iris acceptait la situation avec toutes ses
difficultés et ses dangers, plutôt que de quitter ce mari!
L'amour qu'elle ressentait toujours pour son seigneur et
maître, avait raison de tous ses scrupules. Enfin, elle accep-
terait des choses qui, jusque-là, lui avaient paru inaccep-
tables, comme il arrive fatalement dans une société, où la
c'était écrit! 251
morale est sans cesse prête à capituler, et qu'une femme
d'un esprit élevé subit l'influence d'un homme dont les sen-
timents sont moins nobles que les siens.
Il y a peu de mois encore, Iris aurait rejeté d'un ton
résolu ces raisonnements subtils;... aujourd'hui, elle accep-
tait jusqu'à des indélicatesses.
« Je comprends, fit-elle, vous êtes tombé entre les mains
du docteur. Prions Dieu qu'il n'en advienne rien de pire!
Oh! mon pauvre Harry, croyez à l'amour passionné de
votre malheureuse femme ! »
Iris se jette au cou de son mari, elle le regarde d'une
façon câline. Bref, elle pardonne tout, et accepte tout! A
partir de ce moment, elle va devenir l'instrument aveugle
que tiennent en leurs mains les deux conspirateurs.
LXIV
c La première chose à faire, c'est de cacher cette horrible
photographie », dit lord Harry en s'emparant de l'épreuve
. Il ouvre un tiroir pour l'y déposer; puis, comme frappé
d'une inspiration soudaine, il s'écrie :
« Ah! voici mon testament. C'est vous, ma chère femme,
que j'ai constituée ma légataire universelle,... je vous laisse
tout, absolument tout! »
Passant le document à Iris, il poursuivit.
« Il vaut mieux, du reste, qu'il soit dès à présent entre
vos mains, puisque, de fait, vous êtes mon exécutrice testa-
mentaire.
Sans souffler mot, Iris prend l'enveloppe cachetée.
La lumière s'était faite en son esprit : c'était à elle que
reviendrait l'obligation d'agir,... de toucher l'argent. Du
même coup, la fraude lui était révélée et elle s'en faisait la
complice.
L'arrivée intempestive d'Iris imposait à lord Harry la
nécessité de combiner un nouveau plan; voici celui auquel
il s'arrêta. Puisque Iris savait tout, il ne lui restait plus
qu'à quitter Passy, avant que personne eût eu vent de sa
252 c'était écrit!
présence en cette petite localité. Ils passeraient tous deux en
pays étranger, en Belgique, changeraient de nom el habi-
teraient un petit trou, inconnu des Anglais. Le docteur
Vimpany, cet homme unique au monde, se chargerait de
régler les affaires. N'avait-il pas déjà notifié le décès de son
sosie à la Compagnie d'assurances, à l'aîné de la famille et
au notaire! Chaque minute qui s'écoulait multipliait pour
lord Harry les occasions d'être reconnu. Une fuis qu'ils
auraient passé la fronlière, ils vivraient pour eux seuls,
morts au reste du monde. Ils allaient donc enfin, heureux
et contents, filer des jours d'or et de soie! Mais Iris accep-
tait-elle cette combinaison?
« Tout ce que vous ferez sera bien fait, répondit- elle
d'un ton grave.
— Au bout d'un laps de temps très court, reprit lord
Harry, il sera urgent que vous retourniez en Angleterre,
munie de mon testament; vous y loucherez la prime d'assu-
rance, puis vous reviendrez rejoindre votre mari, William
Linville, et pour déjouer tout soupçon, vous passerez aupa-
ravant plusieurs semaines à Londres. »
Iris poussa un profond soupir; puis, elle fixa ses regards
sur son mari, qui la considérait avec un air de doute; elle
sourit et dit :
« En toute chose, Harry, je suis votre servante. Quand
parlons-nous?
— Immédiatement; je n'ai plus qu'une lettre à écrire au
docteur. Ce sac de voyage contiendra tout votre bagage?
Laissez-moi m'assurer, d'abord, que personne ne rôde autour
de la maison? Avez-vous mon testament? Oui, il est dans le
sac de cuir;... alors, tout est bien; c'est moi-même qui le
porterai jusqu'à la gare. »
Le sauvage lord descend quatre à quatre, puis revient
vivement.
« La garde-malade, dit-il, est dans la chambre d'ami.
— Quelle garde-malade? demande Iris à mi-voix.
— Celle qui a remplacé Fanny. Vimpany a préféré avoir
une garde jusqu'à la fin. »
Son interlocuteur parlait à mots pressés, mais Iris n'en
conçut pas l'ombre d'un soupçon.
c'était écrit! 253
« Sortez vite, poursuivit-il, parlez par la porte de derrière,
elle ne vous verra pas. »
Iris obéit; elle détale subrepticement de chez elle comme
une voleuse. Ils étaient convenus de se retrouver sur la
roule. Elle traverse le jardin en courant comme Fanny l'avait
fait avant elle.
Voici la lettre que lord Harry écrivit d'arrache-pied au
docteur :
« Cher ami, pendant que vous remplissez les formalités
nécessaires à l'inhumation de X..., un événement des plus
imprévus, des plus extraordinaires, s'est produit. L'inallendu
seul arrive! Le retour de ma femme à Passy en est bien la
meilleure preuve! Heureusement, elle n'est pas entrée dans
la chambre mortuaire; d'ailleurs, maintenant, il n'y a plus
aucun risque à courir de ce côté, ma femme est repartie.
Ayant aperçu sur la table, la première épreuve que vous
avez tirée de mon sosie, elle a été prise d'un saisissement
tel, qu'elle a perdu connaissance. J'ai été contraint de la
mettre au courant de la situation, mais non du dernier acte
du drame. Dieu sait tous les beaux raisonnements que je
lui ai faits, pour la disposer à accepter l'invention, la four-
berie de mon décès et tout ce qui s'ensuit! Une fois la
chose entendue et bien que, au fond, Iris fût médiocrement
édifiée de cette petite combinaison, elle s'y est prêtée et a
déguerpi sans coup férir. Ame qui vive ne l'a vue ; la garde-
malade comprise. Je l'ai instruite des services effectifs qu'elle
aura à me rendre, en se présentant munie de mon testament,
à la Compagnie d'assurances et en palpant la prime à toucher
après ma mort.
« Elle a consenti à tout, par dévouement, par amour pour
moi; satisfait de ce résultat, je me suis dit, à part moi, que
la séduction irrésistible de votre serviteur n'a jamais été
plus justifiée. D'une part, considérant combien il importait
qu'elle s'éloignât sans se douter du spectacle qu'offre la
chambre d'ami; d'autre part, combien il était urgent que je
pusse filer avant que la Compagnie d'assurances ait envoyé
ici ses agents, vous m'approuverez, j'espère, d'avoir quitté
Paris, voire Passy aujourd'hui même. Adressez-moi vos
254 c'était écrit!
lettres : à William Linville, poste restante, Louvain, Belgi-
que. Veuillez déchirer ce pli aussitôt que vous en aurez pris
connaissance.
« Louvain, petit endroit paisible, n'offre aucune attraction
aux touristes en général, et aux Anglais en particulier; l'on
peut y vivre à très bon compte, loin des distractions mon-
daines. Vu le peu d'argent dont je puis disposer, vous vou-
drez bien en dépenser le moins possible. Je ne sais pas au
juste à quelle époque la prime pourra être soldée, deux
mois, six mois peut-être! Or, d'ici là, il faudra se réduire
à la portion congrue. Dès que lady Harry sera à Londres,
elle pourra obtenir des avances du notaire de la famille,
avances hypothéquées sur la prime, bien entendu. Je regrette
de laisser tomber sur vous toute la charge des obsèques
d'Oxbye et de la correspondance avec sa famille. Peut-être
même serez vous forcé d'aller en Angleterre pour tout expli-
quer aux parents. Je vous conseille d'adresser à la veuve du
défunt la note de vos honoraires.
« Un mot encore : Fanny Mire est à Londres, mais elle
n'a pu voir lady Harry; croyez bien qu'aussitôt qu'elle
apprendra que sa maîtresse a quitté l'Angleterre, elle par-
tira pour Passy comme un dard. Elle peut y arriver à cha-
que instant. A votre place, je la recevrais dans .le jardin et
je réconduirais au plus tôt. Ce serait une complication
fâcheuse, si elle survenait avant les obsèques....
« Adieu, mon cher docteur, votre prudence, votre intelli-
gence et votre sagesse, me font espérer que je peux dormir
sur les deux oreilles.
« Votre ami anglais. ».
Lord Harry lut et relut son épître; il n'y avait pas, en effet,
le moindre danger d'être découvert, et cependant une cer-
taine appréhension lui tenait l'esprit en 'suspens. Il fallait
bien mettre le docteur au fait des derniers événements et
faire partir sa femme à la douce.
Après avoir fermé la lettre, il boucle sa malle, se rend à
la gare et quitte Paris pour toujours.
Le lendemain, la dépouille mortelle de lord Harry Norland
était conduite à sa dernière demeure.
c'était écrit! 255
LXV
Le samedi dans l'après-midi, le corps du soi-disant jeune
Irlandais reposait dans le cimetière où le docteur avait
acheté une concession à perpétuité. Le nom du défunt avait
été bien et dûment inscrit sur le registre de l'état civil. La
cause de la mort avait également été déclarée à la mairie.
Le docteur suivait seul le convoi, convoi modeste, qui
passa inaperçu par les rues. Un monument très simple, devait
cire élevé plus tard à la mémoire de lord Harry Norland.
Vimpany rentre ensuite au collage de Passy, règle le compte
de la garde-malade et se débarrasse d'elle au plus vite; il
prit aussi son adresse, au cas où il aurait l'occasion de la
recommander à l'un de ses riches clients; ensuite, il a soin
de mettre tout en état, avant de rendre la clef à la propriétaire
de l'immeuble. Faire disparaître les fioles de l'armoire,
jeter les boîtes aux ordures, allumer un grand feu et y pré-
cipiter deux petites fioles de verre bleu, contenant à coup
sûr les mystères de la science furent la première occupation
du docteur. Dès que le verre se fut fusionné en une petite
boule, le docteur se mit à fureter dans les papiers restés à
traîner sur les tables; parfois, les lettres sont des révéla-
trices accablantes; parfaitement rassuré, le docteur se mit à
écrire derechef, à la famille et au notaire.
Il était en train de le faire, lorsque, soudain, il entend dans
le jardin le bruit du sable qui grince sous les pieds d'un
intrus; il se lève et, sans se troubler, ouvre la porte. Lord
Harry n'avait prédit que trop vrai! c'était la première garde-
malade,... celle qui avait tout vu, tout entendu! Sa physio-
nomie anxieuse laissait deviner qu'elle voulait tout savoir.
Elle allait franchir la porle de la maison, mais la grosse per-
sonne du docteur a barre sur elle.
« Tiens, c'est vous! fit-il d'un air d'indifférence. Qui donc
vous a demandé de revenir?
— Lady Harry est-elle ici?
— Non, elle n'y est pas, répondit-il sans broncher.
— Alors je vais entrer et l'attendre. »
256 , c'était écrit!
Vimpany restait aussi impassible qu'une barre fixe.
« Quand doit-elle revenir? demanda Fanny.
— Vous a-t-elle écrit?
— Non pas.
— Vous a-t-elle du moins laissé l'ordre de la venir retrouver
ici?
— Pas du tout,... mais je pensais....
— Les serviteurs ne devraient jamais penser; ils devraient
se contenter d'obéir.
— Je connais mes devoirs, monsieur Vimpany, sans que
vous preniez soin de me les rappeler. Voulez-vous me per-
mettre de passer?
— Entrez, si ma société peut vous être agréable, dit le
docteur, en se reculant pour la laisser passer. A coup sûr,
vous ne trouverez personne ici.
— Mais alors où donc est milady? dit Fanny stupéfaite.
— Vous l'auriez appris, si vous étiez restée un ou deux
jours de plus en Angleterre; aujourd'hui, votre démarche
est inutile, ajouta son interlocuteur.
— Elle n'est pas venue ici? demanda Fanny.
— Elle n'est pas venue ici, répéta le docteur.
— Je ne crois pas un mot de vos paroles, s'écria Fanny
hors des gonds. Je suis sûre et certaine, moi, que lady Harry
est ici. Qu'en avez-vous fait, parlez? »
Le docteur s'incline et reprend :
« Alors vous ne croyez pas ce que je vous dis.... C'est
fâcheux, très fâcheux.
— Moquez-vous, si bon vous semble. Où est-elle?
— Où est elle? répéta le docteur d'un ton interrogateur.
— Oui, elle a quitté Londres pour venir rejoindre milord.
Où est-elle?
— Il faudrait être plus malin que je ne le suis, pour vous
le dire, répondit Vimpany.
— Enfin, puis-je voir lord Harry? demanda Fanny d'une
voix ferme.
— Lui, lord Harry? il est parti tout seul pour un long
voyage.
— J'attendrai son retour ici, dans cette maison, dit Fanny
Mire d'un ton décidé.
c'était écrit! 257
— C'est ce que nous verrons, riposta lé docteur.
— Je demeure convaincue que milady est ici. Cielî
l'auriez- vous enfermée-?
— Ah! la belle histoire?
— Vous êtes capable de tout;... tenez, de ce pas, je vais
prévenir la police.
— Vous n'y allez pas par quatre chemins, Fanny!
— De grâce! dites-moi où elle est?
— Décidément, vous êtes une servante comme on n'en
roit guère, comme on n'en voit pas! Visitez la maison de
ja cave au grenier; entrez, voyez, examinez, après tout!
Qu'est-ce qui vous fait peur? voyons, contentez votre curio-
sité maligne et jugez par vous-même. »
Sans se le faire dire deux fois, Fanny obéit; elle passe du
salon dans la salle à manger : personne. Elle monte au pre-
mier étage, pénètre dans la chambre de lady Harry : déserte.
Pas une épingle à cheveux, pas un ruban ne trahit la pré-
sence d'une femme. Elle passe dans l'appartement de lord
Harry. elle ouvre les armoires, regarde derrière les portes,
rien, rien, rien! Elle redescend l'escalier, se demandant ce
que cela signifie. Persuadée qu'elle allait recevoir un refus
du docteur, elle dit :
« Puis-je pénétrer dans la chambre d'ami?
— Certainement, répond le docteur, certainement. Vous
connaissez le chemin;... si vous avisez quelque ob'tf ayant
appartenu à lady Harry, veuillez le prendre.
— Et comment va M. Oxbye?
— Il est parti.
— Parti, et où est-il allé? demande la camériste avec
intérêt.
— Il est parti hier vendredi; c'est un bon garçon et si
reconnaissant! Il serait à désirer qu'il y eût un plus grand
nombre de ces reconnaissantes créatures et de ces fidèles
serviteurs en ce bas monde! Son intention était d'aller à
Londres, afin de vous remercier de vive voix. Quel brave
cœur !
— Comment! c'est le jeudi que je l'ai vu.... »
Puis elle se mord les lèvres et n'achève pas la phrase
commencée.
17
258 c'était écrit!
« Mercredi,... c'est mercredi que vous voulez dire, reprit
le docleur; ce jour-là, il allait déjà sensiblement mieux.
— Je n'en disconviens pas, reprit Fanny, mais il était
beaucoup trop faible pour entreprendre un voyage.
— A coup sur, je ne l'y eusse pas autorisé, au cas où
j'eusse pensé qu'il commettait une imprudence », ajouta
M. Vimpany.
Fanny garda le silence; elle avait vu son pauvre malade
couché immobile et livide ! elle avait entendu l'autre garde-
malade s'écrier qu'il était mort ! Maintenant, au contraire,
on affirmait qu'il se portait comme le Pont-Neuf et même
qu'il était parti. Toujours est-il qu'elle n'avait pas de temps
à perdre en réflexions inutiles.
Fanny avait été sur le point de demander ce qu'était
devenue la nouvelle garde-malade, mais elle réfléchit qu'il
était préférable, dans les circonstances présentes, de ne pas
éveiller les soupçons . Ouvrant la porte de la chambre
d'Oxbye, elle la parcourut des yeux ; il ne restait aucune trace
de sa présence ; tout était rangé dans un ordre parfait ; les
battants du buffet ouverts, le lit fait, les rideaux relevés, la
chaise longue poussée contre le mur, la fenêtre ouverte et
le mort décampé! Après tout, ses soupçons ne l'avaient-ils
pas induite en erreur ? N'était-il pas endormi plutôt que
mort, n'était-ce pas une hallucination?
Dans le vestibule, le docteur attend, souriant, grimaçant,
hideux!
Elle se rappelle que son but était de retrouver lady Harry
et non le Danois ; alors, elle referme la porte.
« Eh bÀen! dit Vimpany, avez-vous fait une découverte
quelconque? La maison est déserte, vous apprendrez bientôt
pourquoi. Et que comptez-vous faire à la suite de votre per-
quisition; retournez-vous à Londres?
— Non, certes; je veux retrouver milady, répondit
Fanny.
— Si vous étiez venue ici dans d'autres dispositions d'es-
prit, je vous aurais épargné cette peine ; mais votre visage
porte le reflet de vos soupçons. Vous n'avez cessé d'épier,
de commenter, d'analyser tout ce que l'on faisait ici ; c'était,
je le sais, par dévouement pour lady Harry ; sachez donc
c'était écrit! 259
qu'elle n'est pas ici; quant à son mari, vous entendrez
parler de lui en temps opportun. En réalité, j'ai presque
envie de vous donner l'adresse de votre maîtresse.
— Oh! oui, de grâce.
— Elle a dû traverser Paris il y a deux jours, en se ren-
dant en Suisse ; elle m'a laissé son adresse à Berne, à l'hô-
tel;... mais qu'est-ce qui me dit qu'elle réclame vos ser-
vices ?
— Je suis sûre qu'elle a besoin de moi, vous dis-je.
— Après tout, c'est votre affaire. Elle est descendue :
hôtel d'Angleterre. Faut-il que je vous l'écrive? Vous ne
l'oublierez pas, surtout? Lady Harry compte séjourner à
Berne une quinzaine de jours seulement. Après cela, je ne
sais ce qu'elle a l'intention de faire. Moi-même, je suis sur le
point de partir et il est plus que probable que je n'entendrai
plus parler de lady Harry.
— Oh! je dois l'aller rejoindre! riposta Fanny, ne serait-
ce que pour m'assurer que personne ne lui veut de mal et
qu'aucun danger ne la menace.
— C'est votre affaire, répondit le docteur; pour ma pari,
je ne lui connais aucun ennemi.
— Pourriez-vous me dire si milord est avec elle?
— Je n'en vois pas la nécessité ; je vous ai dit qu'il est
parti; si vous allez à Berne, vous saurez bientôt à quoi vous
en tenir. »
Le ton du docteur, en prononçant ces mots, déplut à la
femme de chambre; pourtant, sa physionomie ne la trahit
pas.
« Voyons, que comptez-vous faire? poursuivit-il, il faut
prendre vivement votre décision, soit que vous alliez en
Suisse, soit que vous retourniez en Angleterre. Vous ne
pouvez rester ici ; je suis en train de tout ranger avant de
quitter la maison à mon tour; les factures sont soldées; je
remettrai la clef au propriétaire, puis je filerai.
— Je ne comprends pas,... murmura Fanny très bas, je
me demande ce que M. Oxbye est devenu? non, vrai, je ne
comprends pas, dit-elle d'un ton plus accentué.
— Voilà qui m'est égal! riposta brutalement le docteur.
Je viens de vous dire que milady est à Berne, si cela vous
260 c'était écrit!
convient de la suivre à Berne, c'est votre affaire et non la
mienne. Si, au contraire, vous préférez aller à Londres.
Eh bien, allez à Londres. Avez- vous quelque autre chose à
dire ?
— Non, rien, riposta Fanny en prenant sa valise.
— Décidez-vous, que diantre! où allez-vous?
— Je vais me rendre par le chemin de ceinture à la gare
de Lyon; là, je prendrais le premier train omnibus pour
Berne.
— Bon voyage ! » dit le docteur gaiement, puis, il referma
la porte.
Le trajet de Paris à Berne est long, même en prenant
"express, si l'on peut prétendre, toutefois, que seize heures
de locomotion soient un long voyage ; mais pour celui qui
prend un train omnibus (ces trains qui n'ont rien dans les
veines), c'est à n'en pas finir, avec des arrêts à toutes les sta-
tions du parcours; pourtant, tout a une fin, même les plus
longs voyages.
Une fois à Berne, Fanny descend sa valise à la main ; elle
est tranquille ; elle va enfin revoir sa maîtresse ! Elle demande
l'hôtel d'Angleterre ?
Un agent de la police fixe sur elle un regard ébahi et reste
bouche cousue; elle réitère sa question.
« L'hôtel d'Angleterre, connais pas! dit-il.
— Si,... si,... riposte Fanny avec insistance. Il y a pour
sûr à Berne un hôtel d'Angleterre,... je suis la femme de
chambre d'une dame qui y est descendue.
— Vous faites erreur ; il n'y a pas d'hôtel d'Angleterre à
Berne; il y a l'hôtel Bernerhoff. »
Sur ce, Fanny exhibe l'adresse écrite de la main du doc-
teur : Lady Harry Norland, hôtel d'Angleterre.
« Je connais l'hôtel de Bellevue, du Faucon, Victoria,
Schweizerfof, Schradel, Schneider, la pension Simkin. »
Au premier moment, Fanny Mire ne mettait pas en
doute que sa maîtresse ne fût à Berne, mais elle supposait
que le docteur avait eu une distraction en écrivant. Elle se
décide alors à aller dans tous les hôtels de la ville; mais ies
recherches étant infructueuses, elle se rend à la '/)ste et
demande si l'on pevit lui donner l'adresse de lady Harry. On
c'était écrit! 261
lui répond qu'aucune dame portant ce nom, n'est venue
réclamer ses lettres. Fanny finit par tirer de tout cela, les
conclusions suivantes :
C'est que le docteur Yimpany l'avait induite en erreur
volontairement. Pour se débarrasser d'elle, il l'avait expé-
diée sur Berne. Elle avait été refaite au même. Elle compta
son argent et vit qu'il ne lui restait que 35 francs en
tout et pour tout! Enfin, elle se dirige du côté de la pension
le meilleur marché (et aussi la plus sale), raconte sa décon-
venue... à sa façon : elle venait à Berne retrouver sa maî-
tresse, et devait l'y attendre jusqu'à l'arrivée d'instructions
nouvelles. Voudrait-on bien la recevoir jusqu'à l'arrivée
de milady? Certainement, lui fut-il répondu, moyennant
5 francs par jour, payés d'avance chaque matin. Calculant
que 35 francs suffisaient pour sept jours, elle écrit aussitôt à
Mme Vimpany; à cinq jours de là, elle aurait sa réponse.
Après avoir accepté les conditions ci-dessus, elle paye les
5 francs convenus ; on lui fait voir sa chambre et on l'informe
que le dîner est à 6 heures. Comme elle avait du temps
devant elle, elle se décide à écrire deux lettres : l'une à
Mme Vimpany et l'autre à M. Montjoie. Elle les met l'un
et l'autre au courant de toutes les péripéties par lesquelles
elle vient de passer ; elle raconte que lord Harry et sa femme
ont quitté Passy et que le docteur se disposait à faire de
môme; il s'était indignement joué d'elle, en l'envoyant à
Berne, où elle se voyait dans l'impossibilité de retourner
chez elle. En écrivant à Mme Vimpany, elle ajoutait ce détail
important, que le malade auquel elle avait vu administrer
du poison et rendre le dernier soupir le jeudi matin, était
bel et bien parti le samedi, son bagage à la main, résolu à
se rendre à Londres, afin d'y revoir sa première garde-
malade ; comprenez cela si vous pouvez, mais, pour moi, je
jette ma langue aux chiens.
Dans sa lettre à M. Montjoie, elle le priait dô lui envoyer
l'argent nécessaire pour se replier sur Londres. Lady Harry
s'empresserait assurément de le lui rendre.
Elle jette elle-même ses deux lettres à la poste et attend
impatiemment les réponses. Le retour du courrier lui
apporta celle de Mme Vimpany ; nous la transcrivons ici :
262 c'était écrit!
« Ma chère Fanny,
« J'ai lu votre lettre avec l'intérêt le plus vif. Je ne crois
pas, je l'avoue, qu'il y ait anguille sous roche; espérons
que lady Harry se tirera de là, sans y laisser pied ou aile!
Vous apprendrez avec satisfaction que M. Montjoie va de
mieux en mieux. Dès qu'il sera de force à supporter une
vive émotion, je lui remettrai la lettre de lady Harry. Je me
félicite de la lui avoir cachée jusqu'ici, car il faut ménager la
sensibilité d'un convalescent par crainte d'une rechute. A
mon avis, c'est insensé à une femme de retourner avec son
indigne mari, tant qu'il n'a pas fait amende honorable. Que
signifient les protestations, les lettres, les regrets! Le re-
pentir se prouve par des actes et non par des paroles. Il a
écrit à lady Harry une lettre dont il m'a priée de prendre
connaissance, me demandant si je croyais qu'elle en puisse
être offensée? Je lui répondis que je ne le pensais pas. Il
l'avertissait des risques très graves de dégradation morale
(peut-être même pire que cela) auxquels elle s'exposerait
en retournant avec lord Harry. Au cas où elle refuserait de
suivre son conseil, M. Montjoie interpréterait son silence
comme une réponse négative. Jusqu'à présent, il n'a rien
reçu de lady Harry, pas un mot, pas un seul mot; donc,
on doit en inférer qu'elle refuse net !
« Je vous engage à revenir via Paris, bien que le trajet
soit plus long que par Bâle et Laon. M. Montjoie, j'en ai la
certitude, vous enverra l'argent nécessaire pour le voyage.
« Désormais, m'a dit M. Montjoie, où que lady Harry soit, cela
« ne me regarde plus ; ce n'est pas à dire, toutefois, que je
« puisse me désintéresser de son sort; mais puisque, sa femme
« de chambre fait preuve d'un si grand dévouement pour sa
« maîtresse, je lui ferai tenir une certaine petite somme, non
« comme un prêt, mais comme un don. » N'hésitez donc pas
à rester une huitaine à Paris et tâchez d'approfondir ce mys-
tère. Ne pouvez-vous retrouver la garde-malade qui vous a
succédé près du Danois et savoir par elle ce qui est réelle-
ment arrivé? Avec tout ce que vous savez déjà, il serait
étrange que nous ne connaissions pas la vérité vraie; on peut
s'adresser aussi aux fournisseurs, par exemple, à la blanchis-
c'était écrit! 263
seuse, au pharmacien. Vous les connaissez déjà, vous pouvez
les aller voir, les interroger et pressentir leur impression.
Quant à retourner près de lady Harry, vous n'avez à rece-
voir les conseils de personne que de vous-même. Je vous
attends dans une semaine; un événement quelconque peut
se produire d'ici là; nous en causerons de vive voix.
« Toute votre
« Vimpany. »
Or les conseils de la femme du docteur coïncidaient exac-
tement avec les idées de Fanny. M. Vimpany avait à coup
sûr quitté Passy; ce charmant faubourg, si plaisant qu'il
soit, devait paraître monotone à un homme du tempérament
du docteur. Elle y séjournerait 24 heures ou 48 heures,
selon qu'elle le jugerait nécessaire.
La lettre de M. Montjoie lui fut remise dans la môme
journée, seulement un peu tard. Il répétait ce qu'il avait dit
à Mme Vimpany; il lui adressait 125 francs par la poste,
disant qu'il était trop heureux de pouvoir l'aider à donner à
lady Harry Norland de nouvelles preuves de dévouement
effectif. Quant à lui, il renonçait désormais à se mêler en
rien des affaires de lord et de lady Harry. Fanny Mire
quitta Berne, le même jour, un samedi. Le dimanche soir,
elle s'installait dans une pension de Passy. Elle s'adressa
tout d'abord au propriétaire de la maison occupée par lord et
lady Harry; c'était un rentier, ayant fait une petite fortune
dans la charcuterie.
Fanny entama la conversation, disant qu'elle était femme
de chambre chez lady Harry pendant son séjour à Passy et
qu'elle désirait connaître son adresse.
« Mon Dieu ! vous m'en demandez beaucoup, mademoi-
selle, répondit son interlocuteur. La femme de milord res-
sentait tant d'affection pour son époux, qu'elle n'a rien eu
de plus pressé que de le planter là, tout net, pendant sa
maladie ; elle n'a même pas reparu depuis la mort de milord. . . .
Voilà une femme! Je ne sais pas si c'est la mode en Angle-
terre, mais en France, cela paraît louche.
— Lord Harry mort! s'écria Fanny éperdue,... mort!
quand ça?
264 c'était écrit!
— Milord a rendu l'esprit jeudi malin, c'est-à-dire il y a
un peu plus de huit jours. Pour moi, vous savez, il n'a pas
été emporté par une maladie de poitrine. On l'a enterré à
Auteuil; tiens, vous paraissez tout ébaubie!
— En effet, monsieur, je n'en reviens pas, répondit Fanny.
— Eh bien, mademoiselle, vous pouvez aller vous en
assurer vous-même, car on a déjà gravé sur sa tombe une
plaque com... mé... morative;... vrai, les Anglais ont de
beaux sentiments, quand ils arrivent à les pouvoir exprimer.
Quant à trouver la veuve Lachaise, rien n'est plus aisé. »
Munie de l'adresse en question, Fanny remercie le char-
cutier et s'éloigne. Grâce à lui, elle vient d'apprendre une
chose capitale : la mort simulée de lord Harry! Il est bon
de dire que la veuve Lachaise, après avoir fait bon accueil à
l'étrangère, lui raconta par le menu, et sans y entendre
malice, tout ce qu'elle savait ou croyait savoir. On l'avait
priée de donner ses soins à un jeune lord Irlandais phtisique
au dernier degré et dont la vie, 'en réalité, ne tenait plus
qu'à un fil. Le docteur prétendait qu'il connaissait des cas où
le dénouement fatal n'arrivait qu'après des mois.
A midi, elle arriva au chalet, comme c'était convenu; le
docteur l'avait introduite dans la chambre du malade, qui
dormait d'un sommeil paisible, couché sur un sofa, le lit
n'ayant pas encore été refait; après avoir indiqué les dro-
gues à faire prendre au patient qui dormait profondément,
le docteur avait quitté la pièce.
— Êtes-vous sûre qu'il n'était pas mort? demanda Fanny.
— Mademoiselle, j'ai acquis une longue expérience des
malades; je sais mon affaire. Dès que le docteur eut tourné
les talons, je n'ai rien eu de plus pressé que de tâter le
pouls du malade, observer sa respiration; tout était en bon
ordre et fonctionnait régulièrement. »
Fanny reste bouche close ; il lui était impossible de rap-
peler à cette respectable garde-malade qu'elle l'avait vue
passant l'inspection des fioles du buffet, des tiroirs, voire
de l'album de photographies. La veuve poursuivit :
« Je me mis en mesure de tout préparer pour le prochain
réveil de mon malade; je tirai les rideaux pour aérer le lit;
je secouai les oreillers et fis tout ce qui est de mon métier,
c'était écrit! 265
guettant toujours le moment d'administrer ra potion. Enfin,
l'heure de la lui donner ayant sonné, je cherchai à le réveiller
tout doucement. Eh bien! oui, madame, celui dont je venais
de constater la respiration régulière et forte et le pouls bien
battant avait cessé de vivre!
— En êtes-vous absolument sûre?
— Absolument, mademoiselle ; croyez-vous donc que
c'était la première fois de ma vie que je me trouvais en face
d'un trépassé? J'appelle le docteur, simplement par acquit
de conscience, puisque je savais pertinemment que le pauvre
Irlandais n'était plus qu'un cadavre.
— Et alors?
— Il examine le pouls, le cœur, les yeux, et le déclare
mort.
— Et après cela?
— Après? dame! quand on est mort, c'est fini, vous
savez, impossible de nous ressusciter! Alors le docteur braque
son appareil photographique sur le pauvre jeune homme, et
tire des épreuves pour ses parents, ses amis....
— Ah! vraiment et pourquoi?
— Gomme je viens de vous le dire pour ses parents et ses
amis. »
L'étonnement qu'éprouvait Fanny n'avait plus de bornes!
Elle ne réussissait pas à comprendre à quelles fins le docteur
voulait montrer la photographie du Danois aux amis de lord
Harry ; personne ne pouvait donner dans le panneau et prendre
un portrait post mortem d'Oxbye pour celui de lord Harry!
Sans plus tarder, Fanny se rend au cimetière d'Auteuil.
Elle avise facilement la tombe qu'elle cherche et y lit ces
mots, gravés en anglais :
« A la mémoire de lord Harry Norland, fils cadet du mar-
quis de Malven. » Puis la date et l'âge, pas un mot de plus.
Fanny s'assied sur un banc; attachant un long regard sur
celte plaque mensongère, elle se dit :
« Une grande amélioration a dû se produire dans l'état du
malade quand je l'ai quitté; c'est bien pour cela que l'on m'a
congédiée. Persuadé que je lui avais laissé le champ libre,
le Lendemain le docteur lui aura administré un poison. Je
l'ai vu de mes yeux perpétrer son crime; la garde-malade
266 ' c'était écrit!
à laquelle on avait fail croire qu'il était endormi, n'a pas
tardé à découvrir la vérité; on lui avait dit, préalablement,
que le tuberculeux était un jeune Irlandais. Il est enterré
sous le nom de lord Harry. Voilà pourquoi j'ai trouvé le
docteur seul.... Et lady Harry où est-elle? Ciel! où peut-
elle être! »
LXVI
Fanny Mire se décida ensuite à retourner à Londres;
la modicité de ses ressources ne lui permettait pas de faire
autrement et, en outre, elle était persuadée qu'elle avait
appris tout ce qu'elle pourrait apprendre; en conséquence,
prolonger son séjour était inutile.
Elle possédait encore 37 ir. 50 du don de M. Montjoie;
après avoir loué très bon marché une petite. chambre chez
des gens à l'air respectable, elle se rend chez M. Montjoie,
car il lui tarde extrêmement de narrer ce qu'elle a appris
à Mme Yimpany.
Chacun sait que l'un des plus grands désagréments que
l'on puisse éprouver, c'est de ne pas rencontrer chez elle la
personne que l'on a le plus d'intérêt à voir. Or force est à
Fanny de rengainer soupçons, confidences, renseignements
et le reste ! Or un désappointement presque égal à celui
qu'elle avait eu à Berne, l'attendait à Londres : M. Montjoie
était parti!
La maîtresse d'hôtel, qui connaissait Fanny, lui apprit ce
qui était arrivé.
« Il allait mieux, dit-elle, quoique assez faible encore; le
médecin l'a envoyé en Ecosse; Mme Vimpany l'accompagne;
il doit voyager par étapes, courtes ou longues, suivant l'état
de sa santé. J'ai son adresse et je vais vous la remettre;
tenez, précisément, la voici. A propos, Mme Vimpany m'a
chargée d'une commission pour vous; quand vous écrirez,
m'a-t-elle dit, c'est à elle qu'il faut adresser la lettre et non
à M Montjoie. Elle n'est pas entrée dans plus d'explications. »
Fanny revint chez elle, prolondément découragée ; rejetée
c'était écrit! 267
encore une fois dans toutes ses perplexités, par le secret ter-
rible qu'elle avait découvert ; elle en était obsédée. Le seul
homme de qui elle pût prendre conseil en celte occurrence
était absent ! Elle ignorait totalement ce que lady Harry
était devenue? Que faire, désormais? cette responsabilité lui
pesait terriblement.
Il ressortait clairement pour elle de l'entretien qu'elle
avait eu avec la vieille Mme Lachaise, que l'homme enterré
dans le cimetière d'Auleuil sous le nom de lord Harry Nor-
land et le phtisique de V Hôtel-Dieu, celui qu'elle avait vu
rendre le dernier soupir, n'était bien qu'une même et seule
personne ! Elle tenait pour non moins certain que le docteur,
au vu et au su de lord Harry, l'avait empoisonné. Donc,
lady Harry était au pouvoir de ces deux scélérats! ils
n'avaient pas reculé, les misérables, à ajouter un meurtre à
tous les crimes qu'ils avaient déjà commis! Quant à elle, elle
se trouvait sans ami, sans le sou! D'ici peu de jours, si elle
faisait des révélations, tout était à craindre. Saisissant une
plume pour écrire à sa meilleure amie, elle se sentait para-
lysée et incapable d'expliquer ce qui était arrivé.
« J'ai des raisons de croire, disait-elle, dans sa lettre,
après tout ce que j'ai vu et entendu, que lord Harry n'est
pas mort! Lorsque vous m'aurez répondu, vous en appren-
drez bien d'autres encore! Aujourd nui, il m'est impossible
d'en dire plus; je suis trop accablée; j'ai peur de dire trop.
En outre, je n'ai plus le sou; il faut que j'avise à me créer
des ressources? Pourtant, bonté divine! ce n'est pas mon
propre sort qui m'inquiète; j'ai la conviction que milady ne
m'abandonnera pas. Son avenir seul est la cause de mes
tourments. Le terrible secret que j'ai appris ne me laisse ni
paix, ni trêve! »
Il se passa plusieurs jours, avant que la réponse à cette
lettre arrivât; réponse qui, comme on le verra du reste, ne
lui apprit rien de bon.
« Je viens vous dire, ma chère Fanny, que M. Montjoie
continue à être très peu vaillant; quel que puisse être le
secret auquel vous faites allusion, je vous demande de. le
lui celer, car vous saurez qu'en apprenant que lady Harry
est retournée près de sou mari, il est entré dans un violent
268 c'était écrit!
accès de colère et de larmes. Après cette mortifiante nou-j
velle, il a déclaré vouloir rompre toute relation d'amitié
avec elle. Le séjour de Londres lui était désormais insup-
portable, tout rappelant lady Harry à son souvenir; il ré-
solut donc, malgré l'état précaire de sa santé, de s'établir
dans sa villa d'Ecosse. Oh! quelle affaire ce fut d'arriver
à destination! Il s'affaissait sur lui-même comme un linge
mouillé. J'ai fait appeler le médecin de la localité; il a
découvert, tout de suite, que ce n'était pas au moyen
de drogues, que l'on pouvait guérir une âme si profondé-
ment ulcérée. Avant tout, il lui fallait du repos moral et
s'abstenir même de lire les journaux; par le fait, chose
fort heureuse , car en les parcourant , il eut pu ap-
prendre la nouvelle de la mort de lord Harry et, que
par conséquent, lady Harry était veuve, événement des
plus importants pour lui. Vous comprenez, n'est-il pas
vrai, à quelles fins je vous ai fait prier de ne pas écrire à
M. Mont joie et pourquoi surtout je ne lui ai pas montré
votre lettre. Je me suis bornée à dire que vous n'aviez
« pu retrouver lady Harry. « De grâce, ne me parlez plus
« de lady Harry », m'a-t-il répondu d'un ton irrité. Je n'ai
eu garde d'enfreindre sa recommandation. Quant à ce qui
est la question d'argent, je vous fais passer une centaine
de francs que j'ai mis de côté. Vous me les rendrez un
jour ou l'autre. J'ai pensé dernièrement que lady Harry
ne peut manquer de jeter les yeux sur le Continental
Herald, journal fondé par son mari. A votre place, voici
ce que je ferais : par un avertissement inséré dans cette
feuille, lady Harry apprendrait que je désire avoir son
adresse. Vous indiquerez tel bureau que bon vous sem-
blera poste restante. »
Voici la rédaction à laquelle elle s'arrêta : Fanny M. à
L. H. Impossible de me 'procurer votre adresse. Veuillez
écrire poste restante, Hunter street, Londres. W. C.
Elle paye l'insertion de cet avertissement pour trois
samedis, puis rentre chez elle; la satisfaction qu'elle éprouve
d'avoir fait un pas en avant, la met en disposition d'écrire,
par le même courrier, le compte rendu de tout ce qu'elle a
appris. Chose étrange! les soupçons que lui inspirai'. Vim-
c'était écrit! 269
pany l'aident à se tenir dans les bornes de- la stricte vérité;
or il ne s'agissait de s'armer ni des sévérités d'un censeur,
ni des accusations d'un juge, mais de tracer un narrégra-
phique, d'où chacun pût tirer la même conclusion qu'elle.
Elle exposa d'abord, comment elle était venue à savoir que
lord Harry et le docteur Vimpany s'entendaient comme
larrons en foire pour l'exécution d'un plan mystérieux ;
comment sa connaissance de la langue française l'avait mise
à môme de surprendre leurs secrets; comment ils s'étaient
promis de tromper lady Harry de la même façon qu'ils
avaient trompé les médecins de Y Hôtel-Dieu; comment le
docteur s'y était pris pour décider lady Harry à quitter
Paris; comment ils l'avaient choisie, elle, Fanny Mire, pour
être la garde-malade du Danois. Puis, elle déclara les avoir
soupçonnés d'entrée de jeu, de vouloir profiter de la mort
du patient, lequel offrait une certaine ressemblance avec
lord Harry. Bref, elle déroula son câble, jusqu'à la mort du
phtisique, en terminant par son dernier entretien avec la
mère Lachaise. Les jours, les dates, tout était consciencieu-
sement consigné; les noms seuls étaient désignés par des
lettres alphabétiques. Elle en prit un duplicata. La lettre
cachetée, recommandée, fut adressée à Mme Vimpany.
Entre temps, la nouvelle de la mort de lord Harry se
répand dans le monde, et ceux qui connaissent l'histoire de
la famille, devisent à l'envi de l'événement.
« C'est, en effet, ce que ce garnement avait de mieux à
faire, déclare l'un; — c'est fort heureux pour les siens,
reprend l'autre; — c'est un chenapan de moins, disait
celui-ci; quelle chance pour sa femme? s'écriait celui-là; —
c'est un de ces coureurs d'aventures qui a fait tout et le
reste! Quel dommage de ne pouvoir écrire la biographie
d'un tel homme! »
Voilà les réflexions auxquelles on se livrait. Tel aujour-
d'hui vivant, demain oublié! autant en emporte le ventl
270 c'était écrit!
LVXII
Il est peu d'Anglais, en voyage, qui fassent un crochet
pour visiter Louvain, bien que cette localité possède un
Hôtel de Ville plus remarquable même que celui de Bruxelles,
cette ville, où bruissent toutes les voix de la jeunesse et du
plaisir. Si, d'aventure, on y rencontre des fils de la perfide
Albion, comme on dit sur le continent, ils n'y font, certes, pas
grande figure, étant sûrement venus s'y fixer pour des rai-
sons analogues à celles qui avaient décidé M. et Mme Linville
à y dresser leur tente. Le nombre de gens qui ne redoutent
rien tant au monde que de rencontrer des visages de con-
naissance, est beaucoup plus considérable qu'on ne le pense.
M. Linville avait loué là, une petite maison meublée, à
l'instar du pavillon de Passy, maison discrète par excellence,
avec cour également plantée en manière de jardin. Le per-
sonnel, se composait d'une cuisinière et d'une femme de
chambre.
Inutile de demander si Iris était heureuse. Hélas ! elle ne
l'avait jamais été depuis son mariage; vivre en se cachant
n'est pas une condition favorable au bonheur! Le temps lui
manquait, du reste, pour fouiller l'avenir. Ce couple, jeune
encore, se voyait condamné non seulement à vivre l'étranger
pour le reste de ses jours, mais à éviter toute relation et ren-
contre avec des compatriotes; à ne jamais plus leur adresser
la parole dans leur langue maternelle. Qui donc a dit que
parler sa langue maternelle c'est avoir sa patrie sur ses
lèvres? Dans ces conditions, le mari vivrait replié sur lui-
même et la femme traînerait des heures de dégoût et de
lassitude, évitant de regarder en face.
Pendant que l'un finirait fatalement par l'abus de la
boisson, l'autre, absolument dégrisée, envisagerait la situa-
tion sans aucune illusion. Fatalité! fatalité! Le sauvage lord,
ruminant, baillant, fumant, pesamment assis sur un siège,
se disant que, décidément, son grand dessein avait réussi,
que son grand coup avait frappé juste! Et après? Pour
l'instant, il ne s'aventurait à sortir de chez lui que le soir
c'était écrit! 271
à la brune;... la nuit tous les chats sont gris.... Cette vie
végétative était dure à traîner pour un casse-cou habitué
au mouvement, à la société et au bruit.
La monotonie de leur existence, ne fut troublée que par
l'arrivée de la lettre de Hugues, laquelle leur avait été
retournée de Passy avec d'autres documents. Iris la lut et la
relut, cherchant à en pénétrer le sens; après quoi, elle
la déchira en morceaux.
« Ah! s'il avait su,... s'il s'était douté, dit-elle à son mari,
il n'aurait pas pris la peine d'écrire cette lettre. Que répondre?
rien. Il ne s'agit plus pour moi de conseils à suivre, mais
d'ordres à recevoir;... je suis l'affiliée d'une conspiration, la
complice d'une escroquerie.... »
A deux jours de là, l'on reçut une lettre du docteur : elle
ne contenait ni nouvelles de Fanny, ni de son séjour à Berne.
« Tout va bien jusqu'à présent; le monde a appris par la
voix de la presse que lord Harry est mort et enterré. La
question maintenant est de faire rendre gorge à la Compagnie
d'assurances. A cet effet, la veuve, étant légataire universelle
et exécutrice testamentaire, devra se présenter chez le notaire,
lui remettre le testament et la police d'assurances, afin que
l'on puisse remplir les formalités exigées par la loi. Il y
aura des signatures à donner ; le certificat médical constatant
la mort du défunt, les pièces de l'administration des pompes
funèbres relatives à la cérémonie, de l'inhumation, sont déjà
entre les mains du notaire. Plus tôt la veuve sera à Londres,
mieux cela vaudra. Elle préviendra d'avance le notaire de
son arrivée et (faites attention) elle écrira de Paris, comme si
elle fût restée dans cette ville depuis la mort de son époux.
« Il ne me reste plus, mon cher Linville, qu'à vous rap-
peler que vous m'êtes redevable d'une grosse somme et a
vous prier de m'adresser un chèque lorsque vous aurez palpé
votre prime. Envoyez-moi ce billet doux à l'Hôtel Continental.
« Naturellement, je me tiens aux ordres de la compagnie,
pour lui fournir les renseignements qu'on pourrait désirer. »
Lord Harry passa cette missive à sa femme, qui se bon;»
à s'écrier :
« Juste ciel! est-ce possible!
— Il n'y a pas à tergiverser. Donc, vous n'étiez pas à
272 c'était écrit!
Passy, entendez-vous, lors de la mort de votre mari, vous
étiez à Londres,... à Bruxelles,... je ne sais où; à votre
arrivée chez vous, tout était fini, il ne vous restait plus qua
pleurer sur sa tombe;... il a reçu les soins du docteur Vim-
pany;... vous le saviez souffrant, mais d'un simple malaise.
Vous vous présentez chez le notaire avec votre testament ; il
aura reçu la police d'assurances et fera tout ce qu'il y aura
à faire. La seule chose qui vous regarde personnellement,
c'est d'avoir un costume ad hoc : robe de crêpe, voile épais...
Personne ne vous adressera une question. Les circonstances
étant données, vous vous dispenserez bien entendu d'aller
voir ame qui vive. »
Un tel programme à exécuter fit frémir Iris de honte et
d'épouvante.
a Oh ! Harry, reprit-elle, c'est m'imposer le mensonge et
le vol,... moi mentir;... moi voler!
— Vos scrupules arrivent trop tard ; ... à quoi sert de pleur-
nicher.
— Harry, reprit-elle, en se jetant aux genoux de son
mari,... épargnez-moi... ordonnez à une aulre femme de
faire ce que vous me demanderez... d'aller à ma place ._.. de
se faire passer pour votre veuve... moi, j'irai cacher ma
honte au bout du monde, je fuirai....
— Vous tenez des propos insensés, répondit-il d'un ton
brutal; il est trop tard.
— Je n'irai pas! cria Iris dans un sanglot.
— Vous irez, palsambleu !
— Moi, je vous déclare que je n'irai pas, fit-elle en se
redressant de toute sa hauteur;... je ne m'avilirai pas davan-
tage; encore un coup, je refuse. »
Le sauvage lord se lève lui aussi; il attache ses regards
sur sa femme, puis baisse les yeux. Il comprend qu'un tel
rôle est dégradant.
« Alors, comme vous voudrez ! dit-il d'une voix contenue.
Vous laisserez retomber sur moi la conséquence de mes
actes et de ma propre honte. Retournez en Angleterre. Je ne
vous demande dorénavant qu'une chose; ne révélez à per-
sonne ce que vous savez;... puisqu'il en est ainsi, je vais
forger une lettre de vous...
C'ETAIT ÉCRIT! 273
— Forger une lettre de moi? répéta Iris d'une voix
anxieuse.
— C'est la seule façon de permettre au notaire d'agir; à
celte lettre sera annexé le testament.... Qu'arrivera-t-il
ensuite, je l'ignore? A présent, vous pouvez me quitter,
Iris;... je sens que je ne puis que creuser sous vos pieds
l'abîme de la honte.
— Pourquoi cette lettre,... pourquoi cette nouvelle fraude
encore,... pourquoi ne pas fuir avec moi quelque part,... le
monde est si grand;... nous pouvons recommencer une nou-
velle vie;... nous n'avons pas beaucoup d'argent, c'est vrai,...
mais je puis vendre mes bracelets, mes chaînes, mes bagues.
Oh ! Harry, de grâce, laissez-vous guider par moi ; écoutez-
moi; nous vivrons d'une façon modeste et nous pourrons
encore être heureux? Si vous vous êtes fait passer pour
mort, eh bien, cela n'a encore fait tort à personne, ni à rien.
— Vous parlez à tort et à travers, Iris. Vous figurez-vous
donc que le docteur va lâcher prise et qu'il ne m'obligera
pas à régler mon compte avec lui !
— Quel compte?
— C'est bien simple ; par le fait, sans lui, rien n'aurait
marché. Or ce n'est pas un homme à travailler pour le roi
de Prusse!
— C'est juste; vous me disiez cela dans votre lettre, lit-
elle, en pensant' que d'aussi terribles situations sont du
ressort des romanciers ou des magistrats.
— Certainement, reprit lord Harry, il m'enfoncera d'une
forte somme.
— Combien,... une vingtaine de mille francs?
— Nous sommes convenus qu'il toucherait le quart de
la prime, environ 50 000 francs. C'est bien payer ses ser-
vices !
— Fraude sur fraude; vol sur vol; trahison sur trahi-
son! ciel! faut-il que vous l'ayez connu! dit Iris d'un air
navré.
— D'accord! mais, voyez- vous, un homme comme moi
doit fatalement faire de ces rencontres-là, riposta le sauvage
lord. Quand l'agent propulseur est un scélérat d'une énergie
peu commune, qui met en mouvement une machine d'une
18
274 C'ÉTAIT écrit!
obéissance passive, comme votre serviteur, les résultats de
la combinaison doivent être déplorables. A Dieu ne plaise
que je veuille jeter la pierre au docteur!... non, non, cela ne
m'appartient pas.
— C'est juste, riposta Iris, en baissant la tête avec con-
fusion.
— A qui le dites-vous! désormais vous connaissez la
situation à fond,... vous êtes libre de me quitter. Alors, je
n'aurai d'autre alternative que de recommencer la partie,
avec un enjeu bien autrement effroyable, mais je ne vous
traînerai pas à ma suite comme le remorqueur un chaland....
Mon parti est pris! plutôt la mort pour moi que le déshon-
neur pour vous! »
Iris était de nouveau vaincue.
« Harry, s'écria-t-elle, permettez, j'irai! »
LXVIII
A trois jours de là, un fiacre s'arrête devant l'étude du
notaire de la famille Norland ; une jeune femme en grand
deuil et voilée de crêpe descend du véhicule; elle redoutait
un accueil à la fois formaliste et soupçonneux, car elle ne se
faisait plus illusion sur la vie que menait son mari depuis
longtemps ; le frère aîné de lord Harry, savait également à
quoi s'en tenir, en sorte que sa répulsion morale paralysait
les sentiments d'affection. Puis des rumeurs vagues surve-
nues par suite de certains faits, ne laissaient pas de faire
craindre une catastrophe imminente. L'officier ministériel
au lieu de recevoir la jeune veuve d'un air aussi solennel
que Thémis, et aussi rébarbatif qu'un président de Cour
d'assises, l'accueillit en lui tendant la main et paraît prendre
une part très sincère à ses peines; il murmure :
« Ma chère lady Harry, ... ma chère lady Harry, . . . quelle
épreuve terrible pour vous ! »
Elle tressaille; ciel! qu'allait-il dire après cela? Il pour-
suivit :
C'ÉTAIT écrit! 275
« Il doit vous être si pénible, en un pareil moment, de
vous occuper d'affaires !
— Je vous apporte le testament de mon mari, répond-elle
simplement.
— Si vous le permettez, j'en prendrai immédiatement
connaissance.... Ah! ce ne sera pas long,... je vois,... il n'y
a que deux lignes. Je ne crois pas, à vrai dire, qu'en dehors
de la Compagnie d'assurances, il vous revienne grand'chose.
— Rien, absolument rien; mon mari a toujours été impé-
cunieux, vous savez ; au moment de sa mort, il a laissé si
peu d'argent, que je me trouve dans un embarras réel.
— C'est tout simple; vous n'avez qu'à tirer, un billet à
ordre sur nous; nous avons été instruits de la mort de lord
Harry par le docteur Yimpany, qui paraît être l'un de ses
amis en même temps que son médecin. '
— Le docteur était le commensal de mon mari au moment
fatal; moi, j'avais dû revenir à Londres depuis plusieurs
semaines. A la première nouvelle du danger, je suis partie
comme une flèche. A mon arrivée à Passy, Harry était non
seulement mort, mais enterré.
— La brouille entre le défunt et les -autres membres de
sa famille (notez que je n'approfondis rien) rendent les cir-
constances de sa mort plus regrettables encore.
— Il avait près de lui le docteur Vimpany! s'écrie-t-elle
vivement. Le ton sur lequel elle prononça ces mots, donna à
penser au notaire que le docteur en question inspirait à
lady Harry antipathie et jalousie. *
L'officier ministériel reprit :
« Il reste désormais à prouver l'authenticité du testa-
ment, et vos droits à la prime d'assurance : lord Harry était
assuré pour 375 000 francs. On ne peut compter qu'une
somme pareille puisse être payée en une fois. La compa-
gnie demandera probablement à se libérer par acomptes en
un délai de trois mois; mais, comme je vous l'ai déjà dit,
notre caisse est ouverte à lady Harry.
— Èles-vous certain que la compagnie payera?
— Il faut bien qu'elle paye, pardieu !
— Je pensais qu'une aussi forte somme....
— 375 000 francs ne sont pas la mer à boire!. dit le notaire
£76 c'était écrit!
en souriant, si une Compagnie d'assurances refusait de rem-
plir ses engagements envers les ayants droit, c'en serait fait
d'elle!
— Oui,... je comprends.... Seulement le décès de mon
mari ayant eu lieu à l'étranger, je pensais que cela pourrait
susciter certaines difficultés.
— S'il était mort au Gap, passe encore! mais à Passy, un
faubourg de Paris! sous le régime de la loi française, plus
méticuleuse, plus précise encore que la nôtre, cela ne fera
pas un pli. Nous avons, outre les pièces de la mairie, des
pompes funèbres et le certificat du médecin, une photogra-
phie du défunt, épreuve admirable — le soleil ne peut
mentir — une photographie du monument mortuaire, toutes
pièces justificatives dont la compagnie tiendra compte assu-
rément. Du moment que vous êtes la seule héritière de
lord Harry, cela suffit à détruire tout soupçon au sujet de sa
mort ; s'il eût été entouré de gens intéressés à le voir dispa-
raître, on aurait pu émettre des doutes sur leurs intentions,
mais vous, madame, c'est différent. Vous n'avez aucune
inquiétude à concevoir.
— C'est un grand soulagement pour moi, répondit Iris.
— J'ai déjà mandé ici le directeur de la compagnie. La
maladie dont est mort lord Harry n'a pas laissé de l'étonner,
la tuberculose n'ayant pas de précédents dans la famille
Norland. Je lui ai objecté que la vie qu'il avait menée avait
pu ruiner sa constitution. »
Iris donna au notaire son adresse à Londres. Celui-ci lui
remit un chèque de 2 500 francs. Dès qu'elle en eut touché
le montant, elle adressa la moitié de la susdite somme à
M. Linville à Louvain, poste restante. A six semaines de
là, étant toujours à Londres, elle fut avisée que la compa-
gnie avait payé au banquier la somme de 375 000 francs.
Iris écrivit au docteur Yimpany pour lui fixer un rendez-
vous. Son œuvre d'escroquerie et de mensonge était accom-
plie !
D'autre part, elle écrivit à M. Linville les lignes sui-
vantes :
« Les choses n'ont présente aucune difficulté; la compa-
gnie a trouvé tout simple et tout naturel de payer Ja prime;
C'ÉTAIT ÉCRIT! 277
je commence à respirer! Pourvu que ce coquin fieffé
de docteur ne nous cause pas d'ennuis! Il ne nous reste
pins qu'à aller vivre en Amérique, ce refuge de tous les
décavés. Par mesure de prudence, je vous conseille de laisser
croître votre barbe et de teindre vos cheveux. Oh! qu'il rue
tarde de fuir les lieux, les personnes, tout, en un mot, ce
qui peut réveiller le souvenir du passé! Si nous pouvions
un jour recouvrer la paix, la douce paix des anciens jours...
et aussi le respect de nous-mêmes, hélas! »
Iris était à cent lieues de penser qu'elle avait creusé sous
ses pieds un abîme qui n'en finissait pas.
LXIX
L'avertissement queFanny Mire avait fait insérer dans le
Continental Herald, finit par tomber sous les yeux d'Iris. Son
premier mouvement fut de tancer sa camériste, mais, toute
réflexion faite, elle y renonça. Lady Harry avait conscience
de s'être rendue coupable d'un acte passible de représailles
graves. A quoi bon risquer sa sécurité et celle de son mari,
en se mettant à la merci d'une femme, dont la fidélité pour-
rait ne pas résister au choc d'une remontrance ou d'un
froissement d'amour-propre imaginaire? La situation de
lord Harry était donc cent fois plus à ménager encore !
Elle écrivit à Fanny les lignes suivantes :
« Vous trouverez ci-inclus un billet de 250 francs. L'idée
m'est venue de l'aire un voyage pendant lequel, malheureuse-
ment, je suis forcée par les circonstances de me priver des
services d'une femme de chambre. Je traverserai certaine-
ment Bruxelles d'ici quelques mois; si vous désirez me
faire une communication quelconque, adressez-moi votre
lettre poste restante. Bien que je ne puisse vous rappeler
près de moi, n'inférez pas de ce fait que j'aie oublié vos
bons et loyaux services. Prenez patience. »
« Mon Dieu ! quel tissu de mystères ! se dit Fanny après
avoir pris connaissance de la lettre qui précède. Si lady
Harry est réellement à Londres, pourquoi ne me donne-t-
278 c'était écrit!
elle pas son adresse? Si elle est à l'étranger, pourquoi ne
pas me le dire? Il va de soi que Fanny n'avait aucun soup-
çon du motif qui retenait lady Harry à Londres, ni du rôle
qu'elle devait jouer dans cet étrange complot. Comme d'habi-
tude, Fanny eut recours à Mme Vimpany; elle lui adressa la
lettre de lady Harry, avec prière de la communiquer à-
M. Montjoie et de faire appel à ses conseils; la réponse ne
se fit pas attendre.
« Je m'empresserai de mettre M. Montjoie au courant de
la situation, dès que je jugerai la chose opportune. Je
n'attends pour cela que le retour complet de ses forces;
rappelez-vous le proverbe : qui n'a patience, n'a rien. Sur-
tout tenez-vous en garde contre l'effarement de l'imagi-
nation.
« Cependant je ne puis m'empêcher de convenir que des
événements graves se trament dans l'ombre; j'ai lu et relu
votre récit des faits qui se sont passés sous mes yeux. Il me
paraît évident que mon mari et votre maître ont comploté de
faire passer lord Harry pour mort; il ne nous appartient
pas de révéler ces machinations infernales. Attendons. »
A trois jours de là, Fanny Mire reçut une nouvelle lettre
de Mme Vimpany.
« L'occasion que j'attendais est enfin arrivée. Ce matin,
voyant que M. Montjoie était plein d'entrain, je lui ai
demandé si je pouvais me hasarder à lui communiquer une
lettre dont le contenu ne laisserait pas de l'intéresser vive-
ment. »
« S'agil-il de lady Harry? m'a-t-il dit.
c — Oui, indirectement, ai-je répondu.
« — S'agit-il aussi de son mari?
« — Non seulement de son mari, mais du mien. »
Après avoir fait une pause, il reprit :
« Je me suis promis de me désintéresser des affaires de
lady Harry Norland. Désirez-vous encore que je prenne con-
naissance de ce pli?
« — Assurément, répondis-je. Je vous prierai, également,
de me dire ce que vous en pensez.
« — Qui l'a écrit?
« — Fanny Mire.
c'était écrit! 279
t — Veuillez considérer, reprit M. Montjoie, que si c'est
seulement pour me dire que lord Harry est un misérable,
c'est du superflu.
a — Il s'agit, repris-je, de préserver lady Harry d'un
danger.
« — Alors, donnez-moi ce papier », fit-il.
Tout d'abord je lui mis sous les yeux un journal annon-
çant la mort de lord Harry.
« Est-ce possible? s'écria-t-il éperdu.... Iris est libre!
« — Lisez plutôt », dis-je en lui passant la lettre et en
refermant sur moi la porte de la chambre.
« A une demi-heure de là, je revins chez M. Montjoie. Un
changement à vue s'était fait en sa personne, il paraissait
en proie à la plus violente agilation. Pâle comme un spectre,
il s'écria :
« Madame Vimpany, je suis sûr que l'homme enterré
sous Je nom de lord Harry n'est autre que l'infortuné
Danois, Oxbye, et qu'il a été mis à mort par ces deux monstres.
« — Par mon mari? questionnai-je.
« — Oui, votre mari. Il est clair que lord Harry avait con-
naissance du crime, alors même qu'il n'y a pas participé.
Comprenez-vous la situation? Mesurez- vous les conséquences
de cet acte criminel, accompli sourdement, à la sape? Les
voilà dans de beaux draps !
« — J'y pense avec terreur jour et nuit, repris-je, mais ce
n'est pas à moi cependant d'attacher le grelot. Fanny se
gardera de faire des révélations, et sans son témoignage per-
sonne ne peut découvrir l'horrible vérité. Néanmoins, ils
n'ont qu'à se bien tenir!
« — Croyez-vous que lady Harry ait des soupçons?
« — Non, lui dis-je, elle était absente au moment du crime ;
rappelez-vous les dates : le mercredi, Fanny a été congé-
diée; le jeudi malin, elle s'est introduite subrepticement
dans la maison et a été témoin du meurtre. Ce même jeudi,
lady Harry prenait le paquebot de Southampton. Le surlen-
demain, samedi, Fanny Mire revint au pavillon de Passy et
trouva visage de bois. Les voisins lui racontèrent que
M. Oxbye était parti, que lady Harry voyageait en Suisse;...
mieux que personne, elle savait que sa maîtresse n'avait
280 c'était écrit!
point été présente au crime; mais jusqu'à quel point fallait-
il croire à l'hypothèse de la culpabilité de lady Harry? »
« Après s'être torturé l'intellect pendant quelque temps,
M. Montjoie m'annonça qu'il était résolu à partir pour
Londres le soir même ; c'est donc dans cette ville, ma chère
Fanny, que je termine cette lettre commencée en Ecosse.
Venez nous voir à l'hôtel; vous ne sauriez y être plus
impatiemment attendue que par votre dévoué serviteur. »
Enfin, il y avait un homme dans les conseils duquel on
pouvait avoir confiance 1 Pour la première fois, Fanny
remercie Dieu d'avoir créé Adam ! . me aux yeux de la
femme la moins bien disposée en faveur de sexe fort, il est
des circonstances où elle est forcée d'admettre que l'homme
a du bon.
Montjoie, dès qu'il se trouva en présence de Fanny, s'écria :
« A Dieu ne plaise ! que je mette en doute votre véracité ;
je tiens pour certain tous les détails de votre récit.
— Vous ne vous trompez pas, monsieur; c'est l'exacte
vérité. Je n'ai rien amplifié, bien que je fusse tentée de
noircir le docteur.
— Gomment, ciel! auriez-vous pu ajouter quelque chose
à la réalité? c'est le plus abominable crime qu'on ait jamais
commis. Il est une chose, toutefois, à laquelle je ne comprends
rien, c'est à la présence de lord Harry après la perpétration
du meurtre,... a-t-ilvu le docteur lui administrer le contenu
de la fiole,... qu'a-t-il dit?
— Il est devenu hâve et a tremblé lorsque le docteur Ta
prévenu que le Danois passerait de vie à trépas ce jour-là
ou Je lendemain. Il avait l'air d'un déterré pendant que
M. Yimpany photographiait sa victime;... m'est avis, que
lord Harry savait tout, mais qu'au moment de mettre le plan
infernal du docteur à exécution, il a eu peur, et si cela n'avait
dépendu que de lui, Oxbye serait encore de ce monde.
— De tout cela, il appert cependant, qu'il a laissé faire.
Pour le moment, Fanny, votre devoir est de rester muette
comme la tombe. Gardez- vous de causer de cet événement
avec Mme Vimpamy, les murs peuvent avoir des oreilles.
Pour moi, je vais faire des démarches près des Compagnies
d'assurances; l'intérêt de lady Harry exige que j'agisse
c'était écrit! 281
ouvertement; m'enquérir de son adresse est un prétexte tout
trouvé. »
Quand des banques, des Compagnies d'assurances, des
notaires, sont intéressés dans une affaire, il ne faut jamais
désespérer de rien. Effectivement, ce fut l'avoué qui décou-
vrit le pot aux roses !
Par lui, Hugues Montjoie apprit que lady Harry était
restée deux mois à Londres ; après quoi, elle avait eu l'idée
d'aller faire un tour en Suisse. Dès que sa cliente lui aurait
envoyé son adresse, il lui ferait parvenir les lettres dont on
le chargerait pour elle.
« Il est clair que lady Harry est venue à Londres pour
régler les affaires delà succession, dit-il.
— Naturellement.
— Sa fortune personnelle était peu de chose,... 195000
francs, je crois, reprit Hugues.
— En pareil cas, la fortune du survivant n'est pas, comme
vous savez, l'élément capital.
— C'est juste; je suppose, d'ailleurs, que lady Harry a
un trustée, mais, c'est une simple hypothèse; ce que je sais,
c'est que lord Harry était dans une position des plus embar-
rassées; avait-il une assurance?
— Oui, autrement sa succession eût été un leurre.
— La prime a-t-elle été payée?
— Oui, et déposée chez le banquier de lady Harry.
— Je vous remercie, monsieur; avec votre permission, je
vous enverrai un pli à l'adresse de lady Harry; je vous serai
obligé de le lui faire tenir à la première occasion. »
A part lui, Hugues pensait :
« Iris ne reviendra jamais plus à Londres; son mari lui a
imposé un rôle dans cet affreux drame.... Juste ciel! dire
qu'elle est devenue la complice d'une escroquerie,... d'un
vol,... ce n'est pas croyable,... c'est horrible! »
Dès qu'il fut rentré chez lui, Hugues écrivit à lady Harry,
qu'il avait découvert une chose de la plus haute importance
pour elle ; mais sans rien préciser, de peur d'éveiller les
soupçons; ensuite, il la conjurait de lui accorder un rendez-
vous, n'importe où, en déclarant qu'un refus de sa part
pourrait compromettre la sécurité de son avenir. « Croyez,
282 c'était écrit!
disait-il, en finissant, que je n'ai d'autre but que votre
bonheur et que je reste comme par le passé votre ami le plus
dévoué et le plus fidèle. »
C'était tout ce qu'il pouvait faire; toutefois, il avait con-
science que c'était donner un coup d'épée dans Teau. Le
plus raisonnable pour Iris n'était-il pas de vivre cachée
avec son odieux mari, en attendant que la mort l'ait débar-
rassée de ce prétendu défunt? Des considérations majeures
les décideraient sans doute à dresser leur lente sur un point
où ils n'auraient nulle occasion de rencontrer personne
les ayant connus avant qu'ils eussent mis le doigt dans cet
horrible pâté.
De plus, il se demandait si Iris avait eu connaissance du
meurtre? Il se rappela les instructions données par elle à
Fanny. En conséquence, il lui dicta les lignes suivantes :
« J'ai reçu la lettre que milady a eu la bonté de m'écrire
et le mandat de 250 francs qu'elle a eu la générosité de
m'adresser. J'en remercie milady de tout mon cœur. Me
conformant aux recommandations de milady, j'adresse cette
lettre à Bruxelles, poste restante. M. Montjoie, forcé de rester
en Ecosse un certain temps, par suite des alternatives de la
maladie, a pu enfin revenir à Londres; il me charge de dire
à milady, qu'il a eu un entretien avec l'un de ses hommes
d'affaires et qu'il lui a fait tenir une lettre pour elle. Il dési-
rerait, en outre, faire à lady Harry une communication de la
plus haute importance.
« Depuis que je suis revenue de Passy, il m'a semblé
qu'il était de mon devoir de raconter tous les faits qui se
sont passés sous mes yeux. M. Montjoie a pris connaissance
de ce récit et il émet l'avis que je dois en faire tenir une copie
sans délai à milady ; au lieu d'écrire les noms propres en toutes
lettres, j'ai mis seulement les initiales et je crois que milady
n'aura aucune difficulté à trouver la clef.
« Je me permets d'offrir à milady l'expression de l'attache-
ment inaltérable de son humble et très reconnaissante ser-
vante.
« Fanny Mire. »
Tejle était la missive qui attendait Iris à Bruxelles. Ah !
c'était écrit! 283
combien elle était loin de penser aux tourments que lui devait
causer sa réponse à l'avertissement inséré par sa femme de
chambre dans le Continental Heraldl
LXX
Iris revint de Londres à Louvain par Paris. 11 lui fallait
régler avec le docteur, qui s'empressa de répondre à l'appel
de la jeune femme. L'abordant de l'air le plus dégagé, il dit
en se frottant les mains :
« Eh bienl lady Harry, nous avons fini par avoir ville
gagnée !
— Je désire, docteur, vous remettre la somme convenue
d'avance; inutile de parler de l'affaire et de revenir sur ce
sujet, répondit-elle.
— Quand on pense, reprit-il, en poussant de gros éclats
de rire, que lady Harry a fini par entrer dans notre jeu!
Pour moi, je l'avoue, la grande difficulté était de se faire
payer et de palper des billets de banque. Ma foi, je ne sais pas
comment nous aurions pu faire sans votre coopération? fit-il,
en coulant à la jeune femme un regard oblique. Cela n'a
pas présenté la moindre difficulté, hein?
— Pas la moindre, répondit Iris d'un ton sec.
— Je dois toucher la moitié de la prime, vous savez?
— Voici 50 000 francs que j'ai à vous remettre.
— Vous estimez, j'espère, que je ne les ai pas volés?
— Il est certaines choses qu'on ne peut coter,... la dégra-
dation d'un homme par exemple.
— Il en est de même de celle d'une honnête femme, con-
venez-en!
— Oui, il en est de même d'une honnête femme, répéta
Iris en baissant les yeux; mais, un jour ou l'autre, vous rece-
vrez pour vos bons offices la récompense promise.
— Si ma récompense peut se présenter sous la forme de
banknotes, je me tiendrai pour satisfait. En bonne chré-
tienne, vous pouvez compter certainement recevoir aussi la
vôtre?
284 l était écrit!
— Je l'ai déjà subie! répondit Iris, le cœur brisé. Ce que
je veux, à l'heure qu'il est, c'est vous payer votre dû et me
débarrasser de votre présence. »
Le docteur compta la liasse de billets et l'ensevelit ensuite
dans son portefeuille.
« Merci, lady Harry; nous avons échangé suffisamment
d'aménités au sujet de cette affaire.
— Puissé-je ne jamais vous revoir! s'écria-t-elle.
— C'est ce que je ne saurais garantir; il est des hasards
si singuliers! des rencontres si imprévues, surtout entre
gens qui ont des motifs particuliers de s'éviter et de rester
cachés dans la coulisse.
— Assez,... assez,... vous dis-je.
— Les coulisses offrent beaucoup d'intérêt, ... la société y
est piquante,... il va de soi que vous y jouez votre rôle sous
un autre nom.
— C'est possible, mais n'en ayez cure.
— Ta,. .. ta,... ta!... je finirai bien par tout découvrir! à
mesure que les eaux baissent, la misère monte et nous
envahit....
— Je ne saisis pas bien », fit Iris.
Son interlocuteur partit d'un éclat de rire et reprit :
« Votre mari étant un panier percé fricassera en un rien
de temps ses 100 000 francs. Moi, de mon côté, qui con-
nais la valeur de l'argent, je compte me dédommager de
mes années de privations en faisant la noce; de tout cela, il
résulte, que nous sommes destinés d'ici fort peu de temps à
redevenir désastreusement pauvres. Or, vous savez le pro-
verbe : quand il n'y a plus de foin à l'écurie, les chevaux se
mangent. Ce n'est pas tout, qui sait ! Un beau jour, on peut
nous dépister et découvrir dans notre comédie d'innocence
des faits qui jettent un jour nouveau sur l'affaire, d'où une
enquête judiciaire et le reste ! Sur ce, je souhaite bonne
chance à lord Harry et à sa digne moitié! »
Cela dit, le docteur s'éloigne et Iris perd enfin de vue cet
infâme gredin. Les conjectures auxquelles il s'est livré n'en
restent pas moins gravées dans l'esprit de la jeune femme, et
ce fut le cœur gros d'angoisses et de pressentiments lugubres
qu'elle repartit pour Louvain.
c'était écrit! 285
Par suite, une vie de dissimulation coupable et de trom-
peries commença pour le ménage. Iris quitta le deuil, bien
entendu, mais elle ne sortait jamais sans un voile épais;
sachant qu'il se trouve par-ci par-là, des Anglais qui
viennent de Bruxelles à Louvain, visiter lTIôtel de Ville,
M. Linville ne s'aventurait à franchir le seuil de sa maison
qu'après le soleil couché. Ils ne voyaient naturellement per-
sonne. Leur maison, sise dans la partie la moins fréquentée
de la vieille cité et entourée de murs élevas, était triste
comme un cachot. Ceux qui l'habitaient, taciturnes et som-
bres, passaient des journées entières, chacun dans sa chambre.
Quand lord Harry quittait la sienne, c'était pour arpenter
le jardin pendant des heures, de long en large, comme un
ours dans sa fosse. Ils prenaient leurs repas ensemble, mais
sans mot dire, tant il y avait entre eux de questions réservées.
Le mari lisait dans les yeux de sa femme une pitié mépri-
sante et sur ses lèvres des reproches qu'elle n'osait for-
muler !
Un matin, elle rangeait son bureau, ses vieilles lettres, ses
photographies,... maints autres souvenirs d'antan,... fan-
fioles de son enfance, de sa jeunesse qui lui faisaient re-
vivre des jours d'innocence que rien n'empoisonnait. Elle se
revit jeune fille, puis jeune femme, toujours parée de l'au-
rore d'une vie sans reproches, puis emportée dans un
torrent de fange.... Alors les écailles de l'amour aveugle tom-
bèrent de ses yeux,... elle ne vit plus qu'une chose : la
chaîne qui la rivait à un misérable! Elle voyait les choses
telles qu'elles étaient, mais, en réalité, elle avait mordu trop
tard au fruit de la science!
Pour lord Harry, lui, loin de réagir, abdiquait toute acti-
vité intellectuelle et physique ; il restait à boire et à fumer,
les yeux morts, la tête lourde, la langue épaisse. Une ou
deux fois, il se hasarda dans un café, blotti contre le mur,
sun chapeau baissé sur ses yeux, mais quel jeu dangereux!
Le plus souvent, il errait dans les rues à la nuit, sans
[.'•ol'erer une parole! L'hiver succéda à l'automme; la nuit
comme le jour, la pluie sonnait comme grêle sur les car-
reaux de vitres ; les allées étaient transformées en ruisseaux,
les rues en égouts.
286 c'était écrit!
Dans ces conditions, lord Harry restait enfermé chez lui,
sans qu'Iris osât lui adresser la parole. Un jour, poussé à
bout, il finit par dire :
« Combien cela durera-t-il?
— Qu'est-ce à dire? cela, quoi, cela?
— Cette misérable vie de silence et de solitude; c'est
assez clair !
— Jusqu'à notre mort, répondit-elle. Nous avons vendu
notre liberté au prix de cette vie d'irrémédiable oubli....
— Pour moi, je ne puis la supporter plus longtemps.
— Mais, vous êtes jeune encore; vous avez au moins une
quarantaine d'années de cette existence à traîner.
— Je vous jure, Iris, que je ne saurais m'y soumettre.
— Vraiment! Rêvez-vous donc de retourner à Londres?
de reparaître dans le beau monde,... de reprendre la grande
vie,... de faire florès dans les salons de Piccadilly?
— Que vous importe?
— Trêve aux reproches, Harry; il ne m'appartient pas
plus de vous en adresser qu'à vous de m'en faire.
— Vos regards parlent sinon vos lèvres. J'aurais cru que
le moment de changer d'existence était arrivé.
— Libre à vous.
— Je vous déclare que si cela devait continuer, j'en
perdrais la tête....
— Et moi aussi. Or vous savez que les fous oublient,...
voilà d'où vient que nous croyons pouvoir être heureux, en
changeant de place.
— Fou ou non, je suis résolu, Iris, à quitter Louvain.
— Il existe, à coup sûr, une autre ville sur le territoire
français ou belge, où nous pourrions découvrir une auire
maison entourée de murs élevés et y vivre cachés.
— Non, je n'entends plus me cacher, j'en ai assez, riposta
lord Harry.
— Continuez, quel est votre plan? dois-je être la veuve
d'un autre?
— J'ai envie d'aller vivre en Amérique; en fait de maison
nous n'aurons que l'embarras du choix; là, personne ne
viendra nous relancer. Je voudrais acheter une petite ferme,
cultiver ma terre; je ne lui demanderais pas de gros rende-
c'était écrit! 287
menls;... plus lard, enfin, vous me pardonnerez peut-êlre
un acte qui n'a été prémédité et accompli que pour vous !
— Que pour moi!... de grâce, ne répétez pas cet odieux
mensonge. Hélas! je ne puis plus ni vous respecter ni me
respecter moi-même; l'amour ne peut survivre à l'estime.
— Voulez-vous m'accompagner en Amérique avec ou
sans amour. J'en ai de Louvain et de la vie que j'y mène par-
dessus la tête.
—t J'irai partout où vous voudrez; je n'aimerais pas,
cependant, à courir trop de risques. Il en est encore d'au-
cuns que cela peinerait d'apprendre que lady Harry est
en butte à une accusation d'où il appert qu'elle s'est rendue
coupable, avec deux autres individus, de mensonge et d'es-
croquerie.
— Je ne voudrais pas, à votre place, parler aussi ouver-
tement de ces éventualités-là; ayez confiance et j'arrangerai
tout pour le mieux. Nous prendrons le train de nuit de
Bruxelles à Calais, puis la ligne d'Amiens au Havre, et
enfin le paquebot pour New- York. Il n'y a pas d'Anglais à
s'embarquer au Havre. Une fois en Amérique, nous nous
dirigerons vers le Kenlucky ou ailleurs, bref, là où l'on peut
vivre ignorés et tranquilles à la face du ciel, et sortir en
plein midi. Ce sera fini pour toujours des aventures de votre
mari, qu'en pensez-vous?
— Je ferai tout ce que vous voudrez; cela m'est égal,
répondit froidement lady Harry.
— Parfait! Alors, partons bredi breda. J'étouffe, je suf-
foque ici. Nous achèterons à Bruxelles un Bradshaw ou un
Bœdeker pour nous renseigner sur les jours de départ du
paquebot, le prix du passage, etc., etc. Nous prendrons de
l'or sur nous. Il faudra écrire à votre banquier, Iris. Nous
pourrons nous faire envoyer facilement des traites sur New-
York et placer là votre avoir sous mon nouveau nom. Nous
n'avons pas besoin de nous embarrasser de lourds bagages ; . . .
allons, enfant, fit-il, en lui serrant la main d'une douce
étreinte, puis-je espérer vous voir encore sourire et être heu-
reuse?
— C'en est fait à jamais pour moi du sourire et du bon-
heur!
288 C'ÉTAIT écrit!
— Si fait,... si fait.... Quand nous en aurons fini avec cette
odieuse manière de vivre,... quand nous pourrons fréquenter
nos semblables, nous oublierons cette petite affaire qui n'était
après tout qu'une malheureuse nécessité.
— Oh! comment pourrais-je chasser de mon souvenir....
— De nouveaux intérêts nous absorberont, même au cas
où vous n'essayeriez pas de réagir, vous me permettrez au
moins de respirer une atmosphère plus saine.
— Je partirai dès que vous voudrez,... par le prochain train.
— Il y a celui de deux heures et quart,. . . de cinq heures ;. . .
prenons l'express de nuit; il emmènera certainement des
Anglais, mais ils ne sauraient nous reconnaître.
Nous atteindrons Calais à une heure du matin; serez-vous
prête?
— Parfaitement. Je suppose que nous pouvons laisser la
maison en payant un dédit.
— Allons, c'est convenu, nous partons ce soir?
— Si vous voulez.
— Permettez, toute réflexion faite, il me semble préfé-
rable de fixer notre départ à demain soir ; nous aurions l'air
de voleurs qui décampent. Iris, nous pourrons encore être
heureux, je vous le jure ! Je vous serai obligé d'aller à Bruxelles
prendre des renseignements précis pour notre départ et
m'acheter différents objets. Vous reviendrez pour l'heure du
dîner.
— C'e,st entendu », répondit Iris en quittant la pièce.
L'entrain du mari donna une lueur d'espoir à la femme,
mais impossible d'oublier le passé; tant qu'il lui faudrait
recueillir; sous forme de dividendes solides, le fruit de leurs
menées criminelle^!
Le paquebot de la Compagnie transatlantique partait tous
les jours; ils prendraient celte ligne. Oui; son mari avait
raison; son plan leur offrait le seul moyen de sortir de leur
geôle. Ce serait un changement dans leur existence; peut-
être, en somme, pourraient-ils faire d'autres relations. Quelle
situation abominable après tout! Vivre exilés, cachés, et dire
que chaque courrier, qui allait leur apporter de l'argent, les
rendrait responsables d'une nouvelle violation du septième
commandement de Dieu 1
c'était écrit! 289
Quand Iris eut achevé de faire ses achats à Bruxelles, il
lui restait encore deux heures avant de reprendre le train;
elle fit de petites emplettes sans importance, acheta plusieurs
volumes de l'édition Tauchnitz. Puis elle se rappelle, sou-
dain, ses instructions à Fanny; elle se demande si cette
dernière lui a écrit. Elle s'informe du bureau de poste; en
marchant d'un bon pas, elle avait encore le temps de s'y
rendre. En effet, une lettre, ou plutôt un paquet gros
comme un livre l'attendait.
Elle le prit et retourna ensuite à la gare. Une fois dans le
train, elle s'amuse à parcourir les romans anglais, se réser-
vant de lire plus tard la lettre de Fanny Mire. Pendant le
repas, les deux époux firent la conversation. Lord Harry
était en verve :
a J'en ai assez de vivre comme un ermite, disait-il.
Mettez-moi au milieu de cannibales, et je réussirai à m'en
faire des amis; mais vivre seul! Oh! non, autant la mort.
Demain, nous prendrons notre vol vers d'autres lieux. »
Après dîner, il alluma un cigare et parla de l'avenir; Iris
se souvint du paquet de la poste. Elle l'ouvre; il contient-un
cahier, dont toutes les pages sont couvertes de caractères
d'écriture; plus une lettre. Elle la lit d'abord, puis la replie
et enfin elle ouvre le manuscrit.
LXXI
« J'aimerais à me faire planteur, dit lord Harry, pendant
qu'Iris ouvrait le cahier envoyé par Fanny et, après toutes
mes aventures, me livrera l'agriculture. Les jours de marché,
nous irions en ville ensemble, dans une carriole : vous avec
un panier de beurre frais et de fromage à la crème; moi
avec des échantillons de grain. Ce serait l'idéal! Nous dîne-
rions à table d'hôte après quoi, tout en fumant ma pipe, je
discuterais le prix des céréales, les chances de beau temps
ou de pluie. On finirait bieu, je pense, par nous oublier et
nous continuerions à vivre, tout en passant pour morts et
enterrés. Dans les romans, les gens ressuscitent longtemps
19
290 CRIAIT ÉCRIT f
après qu'on les croit noyés, disparus, expalriés;' mais nous,
ma chère petite femme, nous reviendrons au pays natal, quand
nous serons vieux. Quel bonheur de pouvoir faire encore des
projets!
« Je me sens tout heureux ce soir, Iris, plus heureux que
je ne l'ai été depuis des mois. Je n'aime pas à me plaindre,
mais vrai, je me suis ennuyé ici à avaler ma langue.
« Je sais que vous êtes pessimiste; moi, par contre, je suis
optimiste. Soyez tranquille, Iris, tout est engouffré dans
l'abîme sans fond du passé.... Non,... non, ce qui a été fait,
ne saurait être découvert. Pas une âme ne connaît le doc-
teur et, entre lui et nous, nous élèverons une digue d'or....
Mais ciel! Qu'avez-vous donc, ma chère? »
En effet, elle était devenue hâve, en écoutant le monologue
de son mari; le papier qu'elle tenait tremblait dans sa main.
Elle jette sur lord Harry un regard d'horreur.
« Qu'est-ce à dire? s'écrie-t-il.
— Oh! est-ce possible!... Mon Dieu! mon Dieu!
— Quoi? fit lord Harry en se levant droit. Est-ce décou-
vert?
— Oui, tout est découvert!
— Par qui? Passez -moi le manuscrit; que sait -on,
dites? »
Il veut prendre le cahier des mains de sa femme,' mais
elle recule sa chaise comme pour fuir le contact d'un être
immonde.
Il lit le manuscrit d'un bout à l'autre, puis le rejette.
« Eh bien ! fit-il sans lever les yeux.
— Le Danois a été empoisonné... », murmure Iris.
Lord Harry reste muet ; elle poursuit :
« Vous étiez présent,... vous avez laissé faire,... vous
n'avez pas protesté,... vous êtes un criminel.
— Je n'ai pas pris part au crime,... j'ignorais que ce fût
du poison....
— Vous saviez tout,... la victime était sous votre toit,...
vos mains étaient rouges de sang. . . . Ciel ! lorsque vous m'avez
renvoyée de chez vous, c'était pour me.... Là, elle s'arrête
suffoquée.
— Je n'avais pas de certitudes positives,... il est venu ici
c'était écrit! 291
malade,... je le croyais mourant. Or son état, au lieu de
s'aggraver, s'améliorait tous les jours. Après le départ de
Fanny, au moment où le docteur donna une potion au
malade, je fus seulement pris de doutes;... quand il mourut,
mes soupçons augmentèrent encore,... je l'accusai,... il
n'eut garde de se disculper. Croyez, Iris, que je ne suis
pour rien dans celte horrible combinaison, et que j'ignorais
les desseins criminels de ce chenapan.
— Vous avez laissé faire;... autrement, vous eussiez
menacé le meurtrier de le dénoncer, au cas que le Danois
viendrait à mourir.... Vous avez compté tirer parti du crime,
et vous n'avez même pas reculé à faire de moi votre complice!
Oui, j'ai participé à un meurtre,... horreur!
— Non,.. . Iris, rien ne peut établir que vous y avez par-
ticipé, ni préméditation, ni antérieurement, ni subsidiaire-
ment, ni postérieurement; personne ne peut vous impliquer
dans cette affaire.
— Vous ne comprenez pas; c'est une partie de l'accusation
que je me fais à moi-même.
— Quant au récit de cette femme, reprit lord Harry, je
n'ai garde de le nier. Cachée derrière le rideau, elle a pu
tout voir, tout entendre. Oh! si Vimpany l'eût pincée! Il
avait raison, il n'est rien d'aussi dangereux qu'une femme;...
au demeurant, elle n'a fait que raconter la vérité. Nous
aurions dû la congédier, pardieu! et changer nos plans.
Voilà l'inconvénient d'être par trop habile.
« Le docteur tenait à toute force que le Danois meure. Il
espérait, nous espérions qu'il mourrait d'une mort naturelle,
toutes nos prévisions ont été déçues. Or, sans le cadavre,
nous avions les mains liées. Désormais, Iris, je ne vous
cacherai jamais rien,... rien. Je savais que son existence,
n'était qu'une question de temps; soudain, il a paru aller
mieux, ses forces revenaient,... je me demandais, la mort
dans l'âme, comment cela finirait, sachant pertinemment
que le docteur ne consentirait pas à lâcher sa proie.... Où
se serait-il procuré un autre cadavre? On ne peut ni en voler
ni en fabriquer? La mort ne saurait être confirmée que par
la mort. Je savais, ajouta le sauvage lord, d'une voix sinistre,
qu'il devait mourir; au cas où Oxbye eût recouvré la santé,
292 c'était écrit!
il n'y avait plus d'argent pour tenter une nouvelle expérience.
Puis , arriva un moment , où je fus saisi d'une terreur
mortelle;... j'aurais tout donné, je vous l'affirme, pour
voir le malade se lever et s'en aller,... mais il était trop
tard !
« J'ai vu le docteur préparer la potion finale et le pa-
tient la porter à ses lèvres; j'ai lu dans les yeux du cri-
minel que c'était le coup de la mort.... Voilà, ma confession,
Iris, vous savez tout.
— Je sais tout! mon Dieu, ayez pitié de moi! Je com-
prends ce que j'ai à faire, fit-elle, les yeux hagards, les mains
crispées, le visage livide.
— De grâce, Iris, ne modifions pas nos plans;... parlons
ensemble,... oublions le passé,... dit le sauvage lord d'un
ton suppliant.
— Moi partir? partir avec vous! » articula Iris avec un
frisson, puis elle se prend le front à deux mains, comme
dans une grande détresse.
« Je vous ai tout dit,... je deviendrai fou si cela continue,...
ayez pitié de ma faiblesse,... pardonnez-moi.
— Vous pardonner! Il n'est pas question de pardon.
D'abord, qu'est donc le pardon d'une malheureuse comme
moi?Un crime horrible, abominable, exécrable a été commis. . . .
Un de ces crimes qui font que non seulement on se demande,
en en lisant le compte rendu dans les journaux, comment il
se trouve des bêtes féroces pour les commettre, mais aussi à
quelle espèce d'êtres appartiennent les femmes qui partagent
la vie de ces monstres; or mon mari est un homicide et je
suis sa digne moitié! Quelle honte! C'est seulement mainte-
nant, que je sens que l'amour aveugle m'a perdue? Je vous
ai aimé passionnément, Harry, et c'est là mon malheur ! Je
vous ai épousé contre la volonté paternelle ; je reçois, à l'heure
qu'il est, la récompense de ma folie. Ah! que l'on a raison de
dire que la vérité est une question d'années ; . . . quelle est notre
vie? celle de misérables dont la conscience est bourrelée de
remords. Si l'on venait à nous découvrir, nous serions
pendus haut et court! Dire que la potence est la fin qui
attend lord et lady Harry!
— Je n'ai jamais joué le rôle d'un hypocrite près ae vous
c'était écrit! 293
Tris, je n'ai jamais prétendu à des vertus que je ne possède
pas,... loin de là î
— Désormais, je vous interdis de m'adresser la parole;...
moi j'ai encore une chose à vous dire,... ma raison s'égare,...
attendez.... »
Sur ce, elle se laisse tomber sur un sofa et éclate en san-
glots convuïsifs. Puis, elle se lève, essuie ses larmes du
revers de la main et reprend :
« Ah! j'aurai le temps de pleurer quand tout sera fini.
Harry, écoutez-moi, ce sont mes dernières paroles : vous
n'entendrez jamais plus parler de moi,... vous êtes libre de
vivre où bon vous semblera,... l'exigence la plus insensée ne
saurait m'imposerde rester sous votre joug,... je retournerai
en Angleterre,... seule,... je renoncerai à votre nom pour
reprendre le mien ou un autre. Quant à l'argent que j'ai
touché pour vous indûment, je le restituerai à la compagnie...
intégralement.
— Mais on vous poursuivra,... ah! ce sont là des mots,
des phrases, vides de sens,... il n'y a pas de réparation
possible, quand il y a du sang versé. Parlez-vous sérieuse-
ment? demanda Harry d'un ton bref.
— Très sérieusement.
— Vous comptez réellement faire ce que vous dites?
— Certainement. Je ne dirai rien qui puisse vous trahir,
mais cet argent que je peux rendre, je le rendrai.
— C'est là tout ce que vous aviez à me dire?
— Tout.
— Alors, laissez-moi une fois encore considérer votre
visage. . . . Oui, Iris, je vous ai aimée, . . . passionnément aimée ;
mais il eût mieux valu pour vous être foudroyée que
de devenir lady Harry, Après tout, vous avez raison, Iris,
votre devoir vous est clairement tracé;... moi je réfléchirai,
je verrai où est le mien;... adieu! Les lèvres d'un criminel
ne sauraient effleurer le bord de vos vêtements. Adieu ! »
Ceci dit, il s'éloigne.... Elle entend ouvrir et fermer la
porte. Jamais plus elle ne devait revoir son mari. Elle rentre
dans sa chambre, enfouit dans un sac de nuit les choses
nécessaires à son départ, appelle la servante et la prévient
qu'elle est obligée de partir pour l'Angleterre d'abord, et
294 c'était écrit!
pour Bruxelles ensuite. Un commissionnaire porle les bagages
à la gare et Iris quitte Louvain et son mari pour toujours.
LXXII
A une réunion de la Compagnie d'assurances sur la vie,
VUnicorn, convoquée exlraordinairement, le directeur eut à
faire une communication des plus étranges.
« Messieurs, dit-il, je prie le secrétaire de vous donner
connaissance d'une lettre sur laquelle nous sommes appelés
à statuer : tel est l'objet de notre présente réunion.
— La lettre, reprit le secrétaire, est datée de Paris, il y a
deux jours.
— Il y a deux jours seulement, reprit le président d'un
air de mystère; cela, du reste, n'a pas d'importance, puisque
depuis lors l'auteur a eu tout le temps de changer de rési-
dence. Il peut être à Londres. Continuez, s'il vous plaît,
vous avez la parole.
— Messieurs, reprit le secrétaire, il y a maintenant trois
mois que nous avons été informés par des gens de loi, de la
mort de lord Harry Norland et mis en demeure de payer à
ses héritiers la somme de 375 000 francs.
— A quelques semaines de là, dit le président, la prime
élait payée intégralement; c'est une somme considérable,
mais il semblait qu'il n'y eût aucun doute à avoir sur l'au-
thenticité de la réclamation des ayants droit. Monsieur le
secrétaire, veuillez commencer la lecture de la lettre. »
Après avoir toussé pour s'éclaircir la voix, le secrétaire lut
ce qui suit :
« Le but de cette lettre est de vous informer que vous
avez été indignement mis dedans, vu que lord Harry, loin
d'être mort, était alors plein de vie et l'est encore. »
A cette communication, chacun redresse la tête, tend
l'oreille, écarquille les yeux.
Le président s'exprime en ces termes :
c'était écrit! 295
« Je vous ferai observer, messieurs, que l'auteur de celte
lettre n'est autre que lord Harry lui-même. Veuillez conti-
nuer », dit-il au secrétaire.
« D'abord nous fîmes avec quelqu'un, une combinaison
qui permettrait de toucher immédiatement ma prime d'assu-
rances sur la vie, sans la désagréable nécessité de mourir
auparavant, puis d'être enterré. D'autres gens ont tenté la
chose, je pense, mais sans succès; mon plan, au contraire,
a été tracé avec une dextérité, une habileté, une précision
extraordinaires. Comme vous serez naturellement curieux de
connaître le dessous des cartes d'une partie perdue pour
vous momentanément, je n'ai aucune objection à vous en
révéler les finesses. Il ne suffit pas d'informer la compagnie
que tel individu est mort; on doit être prêt à en fournir la
preuve. En conséquence, il faut commencer par chercher
un mourant, nous avons pu nous en procurer un à Y Hôtel-
Dieu, c'était un phtisique qui paraissait n'avoir plus qu'un
souffle de vie. Mon complice était un médecin anglais, pourvu
d'une lettre de recommandation de l'un des plus éminents
médecins de la faculté de Londres ; il prétendait avoir décou-
vert un remède contre la tuberculose ; nous avons soigné le
patient au vu et au su de tout le monde. Pendant les der-
niers jours de son existence, nous le fîmes passer pour lord
Harry Norland. 11 est mort; son acte mortuaire porte le
nom de lord Harry Norland, il a été enterré dans le cime-
tière d'Auleuil, près de Paris; sur sa tombe est gravé son
nom ; c'est une concession à perpétuité, achetée par moi.
« Le docteur se chargea d'apprendre à lord Malvern la
perte qu'il venait de faire en la personne de son frère cadet,
lord Harry Norland, et la maladie à laquelle il avait succombé.
Sa mort a été également annoncée aux journaux. Les diffi-
cultés pour arriver à ses fins, dans de telles conditions, sont
si grandes, qu'il est superflu de craindre que pareille tenta-
tive ne se renouvelle jamais. Quel est le mortel qui consen-
tirait à prêter son propre cadavre? C'est un fait inouï d'avoir
sous la main un malade, un étianger, sans parents, sans
amis, dont on n'ait à redouter ni la curiosité, ni l'intérêt, et
enfin, de se procurer un auxiliaire sans scrupule. »
296 C'était écrit!
« Ma foi! s'écrie l'un des administrateurs, cette lettre
dépasse tout ce que l'on a jamais pu entendre; excusez-moi,
continuez. »
Le secrétaire poursuivit :
« Au début, tout marcha bien ; nous enterrâmes notre
sujet, sous le nom de lord Harry Norland. Ensuite, il fallut
aviser au moyen de faire toucher la prime par l'héritier en
personne. Pour cela, il aurait à se présenter, muni bien
entendu du testament du défunt et d'un acte notarié. Marié,
sans enfant, et brouillé avec ma famille, il était tout naturel
de nommer lady Harry ma légataire universelle et mon exé-
cutrice testamentaire. Il paraissait également indiqué qu'elle
dût aller faire en personne une démarche près de mes
avoués.
« En cet état de choses, je dus mettre lady Harry au courant
de la situation ou, du moins, de tout ce qu^il était nécessaire
qu'elle sût. De même que la plupart de ses congénères, elle
est douée de toutes les vertus et, en outre, d'un dévouement
illimité pour son mari. Quand les intérêts de son époux sont
en jeu, rien ne l'arrête, pas même les scrupules de con-
science !
« Il va de soi que j'ai fait valoir tous les arguments qui
peuvent décider une honnête femme à se faire la complice
d'une escroquerie monstrueuse ! Elle a consenti à y prêter la
main, convaincue que, si elle s'y refusait, le secret serait
divulgué.
« L'affaire a donc été menée par moi avec un succès com-
plet; vous avez payé la prime rubis sur l'ongle. Il me res-
tait 375000 francs et la conviction d'être un escroc aussi
habile que pas un, par-dessus le marché. Malheureusement,
la conscience de ma femme lui a fait sentir qu'elle n'aurait
ni paix ni trêve, qu'elle n'ait restitué tout l'argent indûment
palpé. Elle m'a fait part, un certain jour, qu'elle voulait
vous rendre immédiatement la somme déjà déposée en son
propre nom chez son banquier, à savoir 425000 francs.
J'aime à croire qu'il vous répugnerait de dénoncer à la jus-
tice une femme qui ne demande qu'à revenir à ses sentiments
île probité naturelle; c'est à cet effet que j'écris cette lettre.
c'était écrit! 297
De mon côté, désireux que ma femme retrouve une tran-
quillité d'esprit absolue, je suis résolu, pour m'assurer de
votre silence, à vous faire tenir immédiatement le montant
de la prime d'assurance, moins 50 000 francs dont j'espère
pouvoir me libérer plus lard.
« Pour ce qui me concerne, je me hâterai de faire les
démarches nécessaires dès que vous m'aurez répondu.
« Quant à mon complice, le mieux est de ne pas vous en
occuper. Vous trouverez ci-incluse l'adresse où votre lettre
pourra me parvenir. Inutile de faire faire le guet autour de
la maison : on trouverait visage de bois.
t Je reste, messieurs, votre très obéissant serviteur,
« Harry Norland. »
« Je commence à comprendre, s'écria le secrétaire, la pro-
venance des 125 000 francs que j'ai reçus ce matin; la sus-
cription portait ce mot : restitution. s
Les administrateurs échangèrent des regards étonnés.
C'était, en effet, une chose sans précédent.
« Messieurs, reprit le président, vous avez entendu la lec-
ture de celte lettre; vous savez de quoi il s'agit. Je vous prie
de vouloir bien me donner votre avis.
— Si nous voulons rentrer dans nos fonds, dit l'un des
administrateurs, le mieux sera de nous taire.
— S'il s'agissait de lord Harry seul, je dirais de le dénoncer
à la justice ; mais à cause de sa femme, c'est différent. Si tout
ce que l'on raconte de lui est vrai, c'est un être pendable.
Après s'être enfui tout jeune de la maison paternelle, il
s'est fait mousse, acteur, est parti pour l'Amérique, a servi
comme maître d'hôtel sur un paquebot, a été bookmaker....
— Du moment que nous rentrons dans nos fonds, le reste
importe peu; nous n'aurions jamais découvert la fraude....
— La compagnie ne peut entrer en composition avec un
voleur, reprit le président d'un ton solennel.
— Bien entendu! mais à quoi bon exposer une noble
maison à un scandale public?
— Ça, vous l'admettrez, c'est son affaire, dit un adminis-
trateur radical; le tout est de savoir ce que l'on gagnerait à
poursuivre une femme bonne et charmante, née Iris Hen-
298 c'était écrit!
ley; son père jouit d'une réputation des plus honorables,
j'ai entendu parler de tout cela dans le temps. Elle en était
folle.... Une triste histoire après tout! Monsieur le prési-
dent, mon avis, c'est de renoncer à toute poursuite contre
cetle malheureuse, qui s'est empressée de restituer le bien
mal acquis.
— La compagnie ne peut entrer en composition avec un
voleur, répéta le président.
— Sans doute, reprit son interlocuteur, sans doute, mais
il va de soi que la femme de cet escroc a changé de nom et,
en somme, il ne nous appartient pas de la livrer à la justice.
— Une action judiciaire nous entraînerait à des frais con-
sidérables. Gomment arriver à prouver que cette fameuse
lettre n'est pas apocryphe? Naturellement, il faudrait exhu-
mer le cadavre; dans quel état le retrouvera-t-on au bout de
trois mois? Considérez ceci : d'un côté, beaucoup d'argent
à dépenser ; d'un autre côté, un grand scandale à divulguer...
et tout cela en pure perte! Je suis contre toute idée d'en-
quête. Autre chose; supposons par exemple, que l'homme
existe encore et qu'il vienne à mourir; nous nous trouverons
derechef dans l'obligation de payer une prime.
— De ce côté-là, j'estime, après avoir entendu la lecture
de cette lettre, qu'il n'y a aucune crainte à concevoir, mais,
je le répète, nous ne pouvons entrer en composition avec des
escrocs.
— J'admets, monsieur le président, dit l'un des adminis-
trateurs qui n'avait pas encore pris la parole (c'était pourtant
un avocat) que la compagnie mette lady Norland hors de
cause; alors, elle se trouverait avoir affaire avec la banque
Erskine, Mansfield, Denham et Gie, maison des plus respec-
tables et des plus solides.
— C'est parler d'or ! »
A cet instant l'on apporte une carte, c'était celle du direc-
teur de la maison de banque en question, M. Erskine lui-
même; il entre. C'est un homme à l'air respectable, mais
découragé.
« Messieurs, dit-il d'une voix tremblante d'émotion, je
m'empresse de vous faire une communication des plus
extraordinaires : ce n'est rien moins qu'une confession d'un
C'ETAIT ECRIT! 299
individu que j'avais tout lieu de croire mort : c'est de lord
Harry Norland en personne! Voulez-vous, monsieur le pré-
sident, m'autoriser à vous donner connaissance de cette
lettre?
— Certainement, répondit le président, en s'inclinant. Il
ne me paraît pas probable qu'elle nous apprenne rien de
nouveau. »
M. Erskine déplia la lettre et lut ce qui suit :
« Messieurs, vous serez désagréablement surpris d'ap
prendre que je ne suis pas mort; au contraire, je jouis d'une
robuste santé et il n'y a pas de raison pour que je ne vive
pas jusqu'à cent ans. Je déclare que la prime réclamée à la
Société d'assurances sur la vie n'était qu'une tromperie indi-
gne, résultat d'un plan tramé avec une habileté méphisto-
phélique. Vous êtes devenus, de ce fait, les complices incon-
scients d'un vol abominable. Ma femme, qui sait toute la
vérité, n'a qu'une pensée, qu'un désir, se libérer de la somme
placée en son nom; le reste vous sera rendu par moi sous
certaines conditions.
« En annonçant au chef de notre famille que j'appartiens
encore au monde des vivants, veuillez l'informer aussi que
je renonce à la somme de 7 500 francs qu'il me faisait tenir
annuellement. Ce sera, pour lui, une légère compensation
au regret d'apprendre que le nom de lord Harry est porté
par un si triste sire ! Si je viens à mourir avant que le pro-
chain terme de la pension soit échu, j'enjoins à mes héritiers
de ne rien réclamer à l'avenir.
Je reste, messieurs, votre très obéissant serviteur.
« Harry Norland. »
Un homme de loi s'écria :
« La vérité, c'est que lord Harry a toujours été un sujet
de honte et de chagrin pour sa famille. Quel aventurier!
quel casse-cou! Toutefois, cette lettre dénote encore la trace
de certaines lueurs de conscience.
— Il ne se laissera pas prendre, je vous le garantis,
observa le président; le sang-froid de cette lettre indique
que son auteur a dû se ménager une retraite sûre; maisj'ou-
300 c'était écrit!
blie que c'est de lady Harry qu'il s'agit,... faut-il la pour-
suivre ou non?
— Considérez, je vous prie, reprit l'homme de loi, que,
dès que cette malheureuse femme a eu connaissance du vol
commis, elle s'est hâtée de faire la restitution.
— Avez-vous vu lady Harry? demanda le banquier.
— Non, pas encore, mais j'ai la certitude qu'elle ne tar-
dera pas à se présenter chez moi.
— Il serait très regrettable à mes yeux que lady Harry
fût condamnée à la prison avec son mari.
— Pour l'honneur d'une noble famille, espérons qu'il n'y
seront condamnés ni l'un ni l'autre!
— Savez-vous qui a pris l'initiative de cette vaste escro-
querie?
— Je m'en doute, mais je n'en suis pas sûr.
— Ce qui serait surtout à désirer, reprit le président, ce
serait de mettre la main sur le coupable;... il esta présumer
qu'il n'appartient pas à une noble famille celui-là.
— Pour la troisième fois, je répète que nous ne pouvons
entrer en compromission avec des voleurs, dit le président.
Vous avez cent fois raison... il faut reconnaître, toutefois, que
les hypothèses sont très vagues et, à moins que' les preuves
ne soient suffisamment établies,... il y a un complot. Nous
serons peut-être forcés un jour d'intenter un procès à la
banque Erskine.... Quant à lady Harry, si elle est coupable,
alors....
— Non,... non,... elle a pu être induite en erreur », dit
Erskine avec feu.
Sur ce, le président plie la lettre et la remet au secrétaire.
« Nous vous sommes très obligés de celle communication,
mais de la part de la maison Erskin et Cie le procédé n'a
rien qui doive nous étonner. En même temps, ne perdez pas
de vue que vous avez reçu l'argent,... j'irai causer avec vous
d'ici peu de jours. »
Conformément au vœu général, le secrétaire s'occupe
d'écrire une réponse; le lendemain, la compagnie recevait
un chèque de 200 000 francs, signé William Linville. Le
secrétaire eut ensuite une autre entrevue avec M. Erskine à
la suite de laquelle il eut à toucher le reste de la somme due.
c'était écrit! 301
Chaque étude de notaire a des secrets impénétrables.
En conséquence, nous ne devons pas nous enquérir par qui
celte forte somme a été payée. Toujours est-il, qu'à quel-
ques jours de là, M. Hugues Montjoie se présenta à l'étude
et, qu'après une longue conversation avec le patron, il lui
laissa entre les mains un chèque très important.
Les administrateurs n'eurent donc plus aucune raison de
s'occuper de cette affaire, mais elle n'en continue pas moins
encore à servir de thème aux conversations particulières.
On était unanime à penser que cette escroquerie qu'on
n'eût jamais découverte, n'étaient les scrupules de con-
science d'une femme, serait traitée plus sévèrement par les
compagnies frustrées, si jamais pareil cas se présentait.
Aujourd'hui, le monde est si méchant, qu'il est inutile de
lui apprendre à le devenir davantage encore!
En résumé, moins on en parlera, mieux cela vaudra.
D'ailleurs, l'événement tragique, qui se produisit à un ou
deux jours de là, mit fin à toute discussion, et, comme une
feuille emportée par l'orage, le souvenir de l'escroquerie
disparut bientôt!
LXXIII
C'était fini î Iris avait restitué l'argent en son nom. Elle
habitait désormais une petite maison avec Fanny qu'elle
appelait sa cousine ; elle ne sortait pour ainsi dire jamais.
Tout était devenu pour elle un sujet d'effroi. Elle trem-
blait d'entendre un cri poussé derrière elle, de lire un jour-
nal, d'apprendre que lord Harry était arrêtée sous inculpa-
tion de vol.
Or, un jour, elle entend des pas d'homme résonner sur
les marches de l'escalier; à ce bruit, elle devient blême :...
elle s'attendait à voir paraître un agent de police. Rien de
ce genre ne la menaçait, mais la voix de la conscience l'avait
rendue peureuse.
C'était Montjoie!
c J'ai découvert le lieu de votre refuge, dit-il, grâce à
302 c'était écrit!
Fanny Mire, qui savait qu'aucune indiscrétion n'était à
craindre de ma part lorsqu'il s'agit de vous. Pourquoi vous
cachez- vous, Iris?
— Vous ne savez pas tout, Hugues, autrement vous ne
m'auriez pas adressé cette question, hélas!
— Je sais tout, Iris, absolument tout, aussi suis-je venu
vous demander de quitter ce logis,... de reprendre votre
nom.... Vous n'avez pas lieu de vous cacher. Vous avez
quitté Passy avant que cet acte criminel eût été perpétré.
Vous êtes revenue après les obsèques; vous êtes allée chez
l'avoué chargé de faire vos affaires. Or vous n'avez absolu-
ment rien à craindre. »
Nous ferons observer au lecteur que Hugues n'avait pas
en connaissance de la lettre écrite au conseil d'administra-
tion de la Compagnie d'assurances sur la vie, dont il a été
question plus haut.
« Savez-vous quelque chose relativement à l'argent?
demanda Iris.
— Certainement; vous avez restitué tout ce que vous
pouviez : 125 000 francs, cela suffit à établir votre innocence.
— Hugues, vous savez que je suis coupable?
— Écoutez-moi, le monde sera d'un autre avis; en tout
cas, vous pouvez aller et venir sans crainte. Dites -moi quels
sont vos plans?
— Je n'en ai aucun. Tout ce que je souhaite, c'est de me
faire oublier.
— Nous parlerons de cela tout à l'heure; sachez, d'abord»
que je vous apporte des nouvelles.
— Ciel! quelles nouvelles?
— Des nouvelles excellentes, destinées à vous causer une
vive surprise.
— Je ne sache pas qu'il puisse y avoir de bonnes nouvelles
pour moi.
— Votre mari a restitué la somme encore due à la Com-
pagnie.
— Quoi! que dites- vous? s'écrie Iris.
— Tout est payé. Il a écrit deux lettres, Tune aux avoués
l'autre à la compagnie. Celle-ci ayant accepté le recouvre-
ment, vous êtes à l'abri des poursuites. La seule chose que
C'ÉTAIT ÉCRIT! 303
l'on puisse faire, c'est de s'en prendre à la maison Erskine.
Toute la question est là. Une fraude a été commise, mais
par qui? Je ne me rends pas bien compte de la chose, ni des
conséquences qu'elle peut avoir. Seulement, les gens com-
pétents m'ont assuré que nous n'avions absolument rien à
craindre. Tout est fini ! »
Iris pousse un profond soupir et murmure :
« Alors, il est en sûreté?
— Oh! s'écria Hugues avec jalousie, c'est à lui que vous
pensez d'abord, oui, il est en sûreté,... loin de l'Angleterre
où il ne doit jamais plus remettre les pieds. Quant au doc-
teur Yimpany, dont je ne peux prononcer le nom avec
calme, il est destiné à subir un jour ou l'autre le sort qui
attend ses pareils ; n'importe où qu'il aille, il ne cessera de
trembler pour sa vie.
— Vous me dites que pour mon propre compte je n'ai
rien à redouter, reprit Iris, et que l'opinion publique m'ab-
sout; mais moi je sais que je devrais rentrer sous terre de
honte;... en ce disant, elle se couvrit le visage de ses mains.
— Iris, nous savons les raisons qui vous ont décidée à
accepter le rôle que vous avez joué. A quoi bon en parler
davantage. A partir de maintenant, c'est une question à
jamais fermée entre nous. Il nous reste à décider ce que
vous voulez faire et où vous souhaitez demeurer?
— Je l'ignore absolument. Fanny est avec moi et Mme Vim-
pany ne demande qu'à venir se joindre à nous. Je suis
riche, du moment que je puis compter sur le dévouement
de deux femmes et d'un ami.
— Si vous estimez ainsi vos richesses, ma chère Iris, vous
êtes assurée de rouler toujours sur l'or et sur l'argent. Je
tiens à vous dire que je possède une villa, loin de Londres,
en Ecosse. C'est une vraie solitude, mais la maison est jolie,
le jardin agréable et l'on y jouit d'une vue de mer superbe.
Je vous offre cette villa,... dites oui et passez-y tout le temps
que vous voudrez.
— Non, . . . non. . . je ne puis accepter votre offre généreuse.
— Ma chère Iris, il le faut, je vous le demande comme
une preuve d'amitié et rien autre;... il n'y a qu'une chose
que je redoute pour vous, c'est la solitude.
304 C'ÉTAIT ÉCRIT!
— Hélas! je dois m'y habituer.
— Vous n'aurez là aucun voisin, aucune société....
— De la société? Ciel! c'est fini pour moi.
— Parfois, je m'installe dans le voisinage, pour la pèche
au saumon; vous me permettrez bien de venir prendre de
vos nouvelles?
— Qui donc a autant de droit que vous à faire visite à
la pauvre ermite.
— Alors vous acceptez?
— Oui, je sens que je le dois et j'accepte votre proposition
avec la plus vive reconnaissance. »
Le lendemain, Iris partait pour l'Ecosse par le train de
nuit, emmenant avec elle Mme Vimpany et Fanny Mire.
LXXIV
Lord Harry s'embarque pour Dublin; arrivé là, il se rend
à un petit hôtel fréquenté uniquement par des Irlandais
américains qu'on soupçonnait d'être le rendez-vous des
Invincibles. Sans chercher à dissimuler son nom, il entre
dans l'hôtel, salue d'un air gai le maître d'hôtel et même
le domestique, ordonne son dîner sans faire attention aux
regards sombres et de mauvais aloi que lui jettent une demi-
douzaine d'individus qui causent à voix basse.
Après avoir passé la nuit à l'hôtel, lord Harry se dit qu'il
n'a rien à craindre ni de l'Irlande ni de l'Angleterre et se
dirige vers la gare ; prend un billet sans prêter la moindre
attention à ce qui aurait frappé tout le monde, à savoir
qu'il est suivi par un homme de la police. Dès qu'il eut
son billet, deux individus en prennent à leur tour pour
la même localité que lui; il se rend dans cette partie du
Kerry où les Invincibles avaient assassiné Arthur Montjoie.
Les deux voyageurs qui montent dans le même comparti-
ment que lord Harry, étaient membres de l'association des
Invincibles, laquelle avait décrété que celui qui, après avoir
fait partie de cette société, en désertait les rangs, ou déso-
béissait à ses statuts, à ses lois, ou révélait ses secrets, était
puni de mort.
c'était écrit! 305
Aussitôt l'on convoque une réunion des membres de l'as-
sociation alors présents à Dublin : à l'unanimité, l'on vote
de faire disparaître le traître. On tire au sort, et, ô surprise!
l'individu désigné pour accomplir la terrible besogne est un
obligé de lord Harry! Il se fut volontiers récusé, mais les
règlements sont inexorables!
L'un des articles de la société ordonne de faire suivre
celui qui doit perpétrer le crime, afin de s'assurer qu'il
accomplit sa tâche.
Une heure environ avant le coucher du soleil, le train
arrive à la station où lord Harry descend; le chef de gare le
reconnaît et le salue ; les deux autres voyageurs le suivent
et le sauvage lord pâlit.
« Je laisserai ma valise, dit lord Harry, dans la salle des
bagages; on viendra la prendre. »
Le chef de gare se rappela plus tard ce détail. Lord Harry
ne dit pas : je viendrai mais on viendra la prendre ; paroles
fatidiques!
Une pluie froide tombe ; le jour baisse ; lord Harry quitte
la gare; il longe, d'un pas accéléré, une roule déserte et
boueuse.
Les deux individus le suivent; l'un de très près, l'autre à
une certaine distance ; le chef de gare les regarde aussi
longtemps que son service le lui permet, puis il secoue la
tête et rentre dans son bureau. Lord Harry sait qu'il est
filé; bientôt il a conscience que l'un de ces espions presse
le pas ; lui, continue à marcher à la même allure, mais sa
pâleur ne fait que croître; il sait qu'il va à la mort! Il ne
tourne pas la tête ; il se sent traqué.
« Micky O'Flynn! s'écrie lord Harry à l'individu qui l'a
rattrapé.
— Traître ! riposte l'autre.
— Ce sont les frères et amis des Invincibles qui vous ont
dit cela. Croyez-vous que je ne sais pas à quelles fins vous
élites ici? Je suis sans armes; vous, vous avez un revolver;
pourquoi ce temps d'arrêt? allons! faites feu!
— Je ne puis....
— Il le faut. Micky O'Flynn,... il le faut, ou vous serez
tué! Pourquoi, bon Dieu! hésitez-vous?
20
306 c'était écrit!
— Je ne puis », répéta-t-il les yeux écarquillés. Puis, sou-
dain, il fait un sursaut et s'écrie : « Regardez,... regardez
derrière vous, milord ». Celui-ci se retourne et s'écrie :
« Le meurtrier d'Arthur Montjoie! Une, deux détona-
tions retentissent, les employés de la gare tressaillent, ils
ont compris la signification de ces coups de feu. Il y a uk
meurtre de plus sur la conscience de l'Irlande!
Lord Harry est étendu sans vie au milieu de la roule. Le
second individu porte nerveusement la main à sa gorge et
s'écrie :
« Le diable m'emporte! si je ne me suis pas cru étranglé.
Allons Mick, aide-moi à le porter sur le bord de la roule. »
Ce qui fut dit fut fait. Après quoi ils s'éloignèrent, les larges
bords de leur chapeau baissés sur les yeux. Une heure plus
tard, deux agents de police arrivent à cheval; ils avisent le
cadavre gisant sur le sol; ils s'approchent, fouillent ses po-
ches, y trouvent, outre plusieurs pièces d'or, un portrait de
la femme de la victime, une enveloppe cachetée avec cette
suscription : Hugues Montjoie esq, Hôtel X, à Londres, plus
un calepin.
« Harry Norland! dit l'un. Ah! le sauvage lord a enfin
trouvé la mort ! »
Voici le contenu de sa lettre à Iris :
« Adieu ! je ne saurais échapper à la haine des Invinci-
bles. Ils ont décrété la mort de celui qui a déserté leurs
rangs. Hélas! il est une autre plus noble cause que j'ai trahie
également! Puisse la fin qui m'attend servir d'expiation à
mon passé! Pardonnez-moi, Iris, pensez à moi avec indul-
gence. N'oubliez pas que l'on accorde toujours satisfaction
aux paroles d'un mourant : Eh bien! je vous demande de ne
pas porter le deuil de celui qui a tout fait pour empoisonner
votre vie et perdre votre âme! »
Voici le contenu de la seconde lettre :
« Je connais l'affection que vous avez toujours témoignée à
Iris; je ne sais si elle jugera à propos de vous parler de son
mari. En tout cas, dites-vous que c'est un scélérat et vous
c'était écrit! 307
serez encore au-dessous de la vérité. Ce qu'elle a fait, je lui
ai fait faire : je suis seul coupable. C'est vous qu'elle aurait
dû épouser, et non le sauvage lord!
« Une mort imminente m'attend;... les deux individus
chargés de me ravir l'existence sont sous le même toit que
moi;... peut-être me tueront-ils cette nuit ici ou ailleurs....
En présence de la mort, je m'élève au-dessus des misérables
senliments de jalousie que jadis j'ai ressentis contre vous. Je
vous prie de ne pas m'en garder rancune ; efforcez-vous de
faire oublier à Iris le seul acte de sa vie qui doive lui inspirer
des remords.
« Quand vous lui aurez pardonné, pardonnez-moi. Me
fiant à votre délicatesse et à votre chaude amitié pour elle, je
termine en disant : rendez-la heureuse, et chassez de votre
souvenir le malheureux
t Lord Harry. »
ÉPILOGUE
Deux ans se sout écoulés depuis la mort de lord Harry.
En acceptant la villa que Hugues Montjoie avait mise à sa
disposition en Ecosse, Iris était résolue à mener une vie
ignorée et cachée; trop de gens connaissaient sa triste his-
toire. Puis il paraissait plus que probable que les administra-
teurs de la Compagnie d'assurances ne se priveraient pas de
deviser sur un scandale aussi extraordinaire. Même au cas
où l'on n'accuserait pas lady Harry de complicité, l'on racon-
terait la chose dans les plus grands détails avec toutes ses
péripéties émouvantes. Bref, lady Harry n'entendait plus
reparaître dans le monde.
Hugues Montjoie vint voir la jeune veuve dès que les con-
venances le lui permirent; elle comprit fort clairement le
but de sa visite; anticipant sur les desseins de Hugues, elle
l'avertit qu'elle ne consentirait jamais à se remarier après le
rôle qu'elle avait joué dans certaine affaire ténébreuse.
Hugues se borna à incliner la tête, mais il n'en continua pas
moins à vivre dans le voisinage, à faire de fréquentes visites
308 c'était écrit!
à Iris, sans jamais, cependant, lui adresser une déclaration;
toutefois, elle trouvait à*sa présence un charme extrême
et les visites de l'après-midi se prolongeaient jusqu'au soir;
bref, elle finit par prononcer le mot suprême après lequel
ils ne devaient plus se séparer jamais!
Bien résolus à ne voir personne, ils habitaient une villa
située dans le nord de l'Ecosse, non loin de l'embouchure de
l'Annan, mais sur la rive opposée à la ville qui porte ce
nom.
Derrière la maison, s'étend un large jardin; la façade
domine la plage à marée basse et à marée haute. La biblio-
thèque est vaste et bien fournie, Iris s'occupe à cultiver des
fleurs, promène ses rêveries le long de la mer, lit, travaille,
et jouit d'une vie calme, presque somnolente. Elle et son
mari causent peu ; ils arpentent les allées du jardin, Hugues
un bras passé autour de la taille de sa femme. Ce fut au
milieu de cette vie de repos et d'oubli, que se produisit le
dernier événement de cette histoire. Un jour, le facteur
remet une lettre à l'adresse de Mme Vimpany ; elle reconnaît
l'écriture, tressaille et la cache dans son corsage. Dès qu'elle
est seule, elle en prend connaissance :
« Bonne et tendre créature, je suis parvenu à savoir votre
adresse; pour cela, il m'a "suffit de découvrir celle de
M. Montjoie, je vous félicite de votre habileté à vous tirer
d'affaire. J'en suis moi-même aussi heureux que si j'y étais
pour quelque chose.
« Mon intention n'est point de crier misère, mais nécessité
ne connaît pas de loi; vous me comprendrez quand je vous
dirai que je suis au bout de mon rouleau; la façon dont j'ai
dépensé mon argent ne me cause à la vérité aucun regret ;
je ne suis sensible qu'à celui de n'en plus avoir. Voilà ce
qui me déchire le cœur. J'ai également appris que lord Harry
de triste mémoire et dont j'ai, d'ailleurs, maintes raisons très
sérieuses de déplorer la mort, m'a joué un tour pendable par
rapport à un certain traité que nous avons passé ensemble; il
prétendait que sa prime d'assurance était de 200 000 francs,
tandis qu'elle se monte en réalité à 375 000 francs. En
retour de certain service que je lui ai rendu, dans un mo-
c'était écrit! 309
ment critique, il était entendu qu'il me remettrait la moitié
de la prime. Or j'ai touché seulement 50 000 francs! en
conséquence, j'ai encore droit à recevoir 137 000 francs.
C'est une grosse somme, mais je sais que M. Montjoie est
fort riche. Veuillez lui communiquer cette lettre en tout ou
en partie et lui faire savoir que j'entends qu'il fasse droit à
ma demande ; s'il hésite, vous lui objecterez qu'une escro-
querie a été commise et que je suis décidé à tout révéler à
la justice. Lorsque mon malade est mort, et sur les prières
pressantes de lord Harry, j'ai consenti à faire à la mairie une
déclaration par laquelle c'était lord Harry lui-même qui élait
décédé et non l'autre; sur ce, je pris la résolution de fuir cet
homme infernal et de n'avoir plus rien à faire avec ses plans
machiavéliques.
« Le meurtre de lord Harry, arrivé peu après, a suspendu
les poursuites auxquelles les administrateurs de la. com-
pagnie étaient sur le point de se livrer. Je compte leur faire
savoir l'adresse de la veuve et mettre mon témoignage à
leur disposition. Quoi qu'il arrive, je tiendrai le public au
courant de tout ce qui s'est passé. Après cela, qu'un procès
soit intenté ou non, M. Montjoie et sa femme ne sauraient
plus se montrer en public. Dites à M. Montjoie que je parle
sérieusement, et que demain je me présenterai chez lui ; il
peut donc se préparer à donner satisfaction à mes réclama-
tions.
t A. V. .
Mme Vimpany laisse tomber cette lettre avec dégoût. Il y
avait deux ans qu'elle n'avait entendu parler de son mari.
Elle espérait qu'il vivait caché dans un pays éloigné; or,
les progrès de la civilisation ont supprimé les distances.
Des montagnes Rocheuses même l'on revient en train
express et en paquebot. La vérité, c'est que le docteur était
en Ecosse; que la pauvre Iris allait-elle devenir? quel parti
M. Montjoie se déciderait-il à prendre? Elle relut la lettre
avec un effroi croissant.
Il était clair que celui qui l'avait écrite, ignorait le fait de
la restitution et les armes terribles dont Fanny Mire pouvait
encore disposer. D'un mot, il lui élait possible de le faire
310 c'était écrit!
arrêter comme meurtrier. De tout ce qui précède, elle con-
clut qu'elle devait cacher à ce misérable le nom du témoin
dont il avait tant à redouter la déposition. Elle lui exposerait
la situation avec calme, le mettrait en demeure ou de se
taire, ou d'en subir les conséquences, mais elle se disait aussi,
la malheureuse, que c'en était fait de sa propre tranquillité
et qu'il reviendrait un jour ou l'autre.
Ce fut pour Mme Vimpany la plus triste journée qu'elle
eût jamais passée; elle voyait le bonheur de ce jeune ménage
à jamais détruit. Gomment les choses allaient-elles se passer?
Mme Vimpany était dans sa chambre avec Fanny. Sou-
dain, celle-ci lui demande :
• « A quoi pensez-vous?
— A mon mari, répond la femme du docteur d'une voix
étranglée,... je tremble pour M. Montjoie.... »
Fanny Mire reprend vivement :
« M'autorisez-vous à parler, à dire ce que j'ai vu, ce que
j'ai entendu?
— Certainement, à cause de lady Harry ; autrefois, j'aurais
volontiers défendu celui dont je porte le nom, mais aujour-
d'hui, je sais à quoi m'en tenir; c'est un chenapan, un triple
scélérat,... un assassin....
— Vous avez reçu une lettre de lui ce matin, dites? j'ai
reconnu l'écriture.
— Chut! oui, c'est vrai, il m'a écrit; il a besoin d'argent.
Il viendra ici demain si M. Montjoie refuse de faire droit à
sa demande; ce gredin est capable de tout! Il faudra per-
suader à lady Harry de garder la chambre et même le lit,
coûte que coûte,... vous savez!
— Il ignore que j'ai tout vu, reprit Fanny. Accusez-le
d'avoir empoisonné le Danois; dites-lui, poursuivit-elle, les
lèvres parcheminées, que s'il ose jamais revenir ici,... s'il ne
s'éloigne au plus vile, une plainte sera déposée contre lui
et il sera arrêté sous inculpation de meurtre....
— Oui, Fanny, ma résolution est prise. Oh! qui nous
délivrera de ce monstre ! »
Au dehors, le vent souffle avec force; les branches des
cyprès se tordent et se détordent; les vagues déferlent avec
fureur sur la plage. Pendant la tempête, un moment d'accal-
c'était écrit! 311
mie vint, enfin, à se produire; puis, le vent et la mer se tai-
sent tout à coup; soudain, comme un écho à la question de
Fanny, l'on entend un homme pousser un cri de détresse.
Les deux femmes se précipitent à la fenêtre et l'ouvrent;
de nouveau, la pluie et le vent font rage; les forces de la
nature semblent être à l'état de révolte,... pas une voix
humaine ne domine ce bruit effroyable et sinistre. Minuit
était passé depuis longtemps, lorsque les deux amies son-
gèrent à refermer les fenêtres et à s'aller coucher. L'une
d'elles resta éveillée toute la nuit; la voix de l'ouragan ne
menaçait-elle pas lady Harry de la colère du ciel? Elle se
trompait; la colère du ciel menaçait seul le vrai coupable;
le lendemain matin, le flux apporta sur la grève le cadavre
de Yimpany.
Soit qu'il revînt d'Annan, soit qu'il vînt à la villa, per-
sonne ne pouvait le dire. A la vue de son cadavre, sa femme
pleura non de chagrin, mais de soulagement; on enterra le
cadavre comme étant celui d'un inconnu ; sur l'avis de
Hugues, Mme Vimpany jeta la lettre au feu. A quoi bon,
assombrir d'une ombre nouvelle la vie d'Iris? mais, à quel-
ques jours de là, cependant, Mme Yimpany arbora le bonnet
des veuves. Au regard interrogateur d'iris, elle se borna à
répondre :
« J'ai appris dernièrement sa mort;... heureusement
pour lui, il ne peut plus commettre de mauvaises actions. Il
ne peut plus, juste ciel! jeter le trouble dans aucune âme
humaine, dans aucun ménage;... il est mort ! »
Iris garda le silence;... oui, il valait mieux qu'il fût mort.
Mais, elle ignora toujours comment elle avait été délivrée de
ce misérable et quel sinistre dessein il avait sur elle. Il est
une chose — une seule — qu'elle n'a jamais dite à son mari :
au fond d'un tiroir à secret, Iris conserve une boucle de che-
veux de lord Harry. Pourquoi? Hélas! parce, que l'amour
aveugle ne s'eiïace, ni ne s'éteint, ni ne s'oublie!
729-10.— Coulomniiers. Imp. Paul BRODAHD. - P<i-10.
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