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Full text of "C'était écrit! : roman anglais"

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39003003012118 


001  3j  1972 

WILKIE    COLLINS 


/ 


C'ÉTAIT  ÉCRIT! 


ROMAN    ANGLAIS 


TliADUIT     AVEC      L 'AUTORISATION      DE      L 'AUTEUR 


Par     HEPHELL 


NOUVELLE     EDITION 


3* 


PARIS 

librairie  hachette  et  c 

19,     BOULEVARD     <AI\  I -<,i   i.MAIN,     79 


C'ÉTAIT  ÉCRIT! 


I 


En  1881,  par  une  matinée  brumeuse  et  peu  après  le  lever 
du  soleil,  Denis  Howmore  fut  réveillé  en  sursaut  par  ces 
mots  prononcés  à  voix  haute  à  travers  la  porte  : 

«  Le  patron  veut  vous  parler  sur-le-champ.  » 

L'individu  chargé  de  ce  message  connaissait  à  coup  sûr 
les  lieux,  car,  arrivé  en  haut  de  l'escalier,  il  s'était  arrêté 
droit  devant  la  chambre  à  coucher  de  Denis  Howmore,  pre- 
mier clerc  de  sir  Giles  Montjoie,  banquier  à  Ardoon,  jolie 
petite  ville  d'Irlande. 

Il  se  lève  aussitôt,  s'habille  en  deux  temps,  prend  ses 
jambes  £  son  cou  et  se  dirige  vers  le  faubourg  où  demeure 
son  patron. 

La  physionomie  de  sir  Giles  trahissait  les  soucis  et  môme 
l'anxiété.  Sur  son  lit,  Ton  voyait  une  lettre  ouverte;  son 
casque  à  mèche,  posé  de  travers  sur  sa  tête,  témoignait 
d'une  grande  agitation;  oubliant,  dans  sa  précipitation,  jus- 
qu'aux règles  ordinaires  de  la  politesse,  sir  Giles  se  borna 
à  répondre  au  «  Bonjour,  monsieur  »,  du  maître  clerc  : 

«  Denis,  je  vais  vous  charger  d'une  chose  qui  exige 
autant  de  promptitude  que  de  discrétion. 

—  S'agit-il  d'une  affaire  à  traiter,  monsieur? 

—  Sotte  question!  interrompit  sir  Giles  en  faisant  un 
haussement  d'épaules.  Il  faut  que  vous  ayez  perdu  la  tête, 
ma  parole  d'honneur,  pour  supposer  qu'on  puisse  s'occuper 
d'affaire  dès  le  patron-Jacquet.  Voyons,  venons  au  fait  :  la 


2  C'ETAIT   ECRIT! 

première  borne  milliaire,  sur  la  route  de  Garvao,  vous  est- 
elle  connue? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Parfait.  Eh  bien!  fit-il  d'une  voix  brève,  transportez- 
vous  là,  et  après  vous  être  assuré  que  personne  ne  surveille 
vos  faits  et  gestes,  regardez  derrière  cette  borne  et,  si  vous 
y  découvrez  un  objet  qui  paraisse  avoir  été  laissé  là  inten- 
tionnellement, apportez-le-moi  au  plus  vite;  rappelez- vous 
que  j'attends  votre  retour  avec  une  impatience  sans  égale.  » 

Pas  un  mot  ne  fut  ajouté  à  ces  étranges  recommandations. 

Aussitôt  dit,  le  maître  clerc  détale  rapidement.  Les  ten- 
dances nationales  de  l'Irlande  aux  conspirations  et  même 
aux  assassinats ,  servaient  de  thème  à  ses  réflexions.  Sir 
Giles,  pensait-il,  ne  jouit  pas  d'une  grande  popularité;  l'on 
sait  qu'il  paie  ses  impôts  sans  récriminer  et,  autre  circon- 
stance aggravante,  qu'il  cite  même  avec  complaisance,  ce 
que  l'Angleterre  a  fait  en  faveur  de  l'Irlande  depuis  cin- 
quante ans.  Il  se  disait  encore,  chemin  faisant,  que,  si  l'objet 
en  question  semblait  suspect,  il  aurait  soin  de  se  garer  sur 
la  route,  des  coups  de  fusil  dont  on  pourrait  le  saluer  au 
passage. 

Arrivé  à  la  borne  milliaire,  il  aperçoit  par  terre,  un  tesson. 
Un  instant,  Denis  hésite.  Il  se  livre  à  des  calculs  eMire  des 
conclusions.  Une  babiole  d'aussi  mince  importance  pouvait- 
elle  avoir  le  moindre  rapport  avec  les  instructions  "de  son 
patron?  D'autre  part,  l'ordre  qu'il  avait  reçu,  était  aussi 
péremptoire  dans  le  fond  que  dans  la  forme.  Bref,  tout  pesé, 
il  ne  vit  qu'une  seule  chose  à  faire  :  se  résigner  à  l'obéissance 
passive,  au  risque  d'être  reçu  par  sir  Giles  comme  un  chien 
dans  un  jeu  de  quilles,  lorsqu'il  le  verrait  arriver  ce  tesson 
à  la  main. 

Or,  cette  crainte  ne  se  réalisa  point  et  après  l'avoir  tourné 
et  retourné,  sir  Giles  avertit  Denis  qu'il  allait  le  charger 
d'une  autre  mission,  sans  condescendre  sur  cette  énigme. 

«  Si  je  ne  me  trompe,  ajouta-t-il,  les  portes  de  la  biblio- 
thèque publique  ouvrent  à  neuf  heures.  Soyez-y  à  l'heure 
tapante.  »  Puis,  il  fit  une  pause,  considéra  la  lettre  ouverte 
sur  son  lit  et  dit  :  «  Vous  demanderez  le  troisième  volume 
de  Gibbon  sur  la  chute  de  l'empire  romain,  vous  l'ouvrirez 


c'était  écrit!  3 

à  la  page  78  et,  au  moment  où  le  gardien  aura  le  dos  tourné, 
si  vous  avisez  un  morceau  de  papier  entre  celte  feuille  et 
la  suivante,  vous  me  l'apporterez.  Rappelez-vous  que  je  me 
meurs  d'impatience  jusqu'à  votre  relour.  » 

D'ordinaire,  le  maître  clerc  n'avait  garde  d'insister  sur 
les  égards  dus  à  sa  personne,  mais  comme  ce  maître  clerc 
était  doublé  cfun  galant  homme,  ayant  conscience  de  la  con- 
sidération à  laquelle  sa  situation  lui  donnait  droit,  il  perdit 
patience.  Le  mutisme  blessant  de  son  patron,  qu'aucun  mot 
d'excuse  ne  vint  compenser,  lui  arracha  la  protestation  sui- 
vante : 

«  Il  m'est  très  pénible,  sir  Giles,  je  ne  vous  le  cache  pas, 
de  voir  que  vous  ne  me  tenez  plus  dans  la  même  estime; 
après  avoir  été  chargé  par  vous  de  la  surveillance  de  vos 
clercs  et  de  la  direction  de  vos  affaires,  je  me  croyais  en 
droit  de  mériter  votre  confiance  pleine  et  entière!  » 

Le  banquier  à  son  tour,  piqué  au  jeu,  riposta  : 

«  D'accord!  je  suis  le  premier  à  respecter  vos  droits, 
lorsqu'il  s'agit  de  votre  autorité  dans  mon  étude,  mais,  à 
l'époque  où  nous  vivons,  époque  de  lutte  ouverte  entre  le 
patron  et  l'employé,  il  est  une  chose,  cependant,  que  celui- 
là  n'entend  pas  abandonner  à  celui-ci  :  c'est  le  privilège  de 
garder  pour  lui-même  ses  propres  secrets.  Je  ne  sache  pas 
que  ma  conduite  envers  vous  justifie  en  rien  vos  plaintes!  » 

Sur  ce,  Denis,  remis  à  sa  place,  salue  et  s'esquive. 

Cette  humilité  apparente  impliquait-elle  que  Denis  se 
soumettait?  Non,  puisqu'il  en  était  arrivé,  au  contraire,  à 
cette  conclusion,  qu'un  jour  ou  l'autre,  le  secret  de  sir  Giles 
Montjoie  cesserait  d'être  un  mystère  pour  lui. 


ii 


Se  conformant  ponctuellement  aux  instructions  de  son 
patron,  Denis  consulte  le  troisième  volume  de  l'impor- 
tante histoire  de  Gibbon  et  trouve  effectivement  entre  les 
pages  78  et  79,  une  feuille  de  papier  de  fabrication  raffinée, 
perforée  d'une  quantité  de  petits  trous  de  différentes  dimen- 


4  c'était  écrit! 

sioiis.  S'élant  emparé  subrepticement  de  ce  curieux  docu- 
ment, Denis  se  mit  à  réfléchir.  Un  morceau  de  papier  percé 
d'une  façon  inintelligible,  était  en  lui-même  chose  suspecte. 
Or,  en  Irlande,  avant  la  suppression  de  la  ligue  agraire,  qu'est- 
ce  que  ce  fait  devait  suggérer  à  un  esprit  investigateur,  sinon 
l'idée  de  la  police? 

Avant  de  rentrer  chez  son  patron,  Denis  alla  voir  l'un  de 
ses  vieux  amis,  journaliste  de  profession,  homme  d'expé- 
rience et  de  grande  érudition.  Il  le  pria  d'examiner  le  singu- 
lier morceau  de  papier  et  de  découvrir  avec  quel  instrument 
on  l'avait  pu  perforer  de  la  sorte.  Ce  lettré  se  montra  digne, 
en  tout  point,  de  la  confiance  qu'on  lui  témoignait,  si  bien 
qu'en  quittant  les  bureaux  du  journal,  Denis,  bien  et  dûment 
éclairé,  était  prêt  à  fournir  des  informations  à  sir  Giles. 
Poussant  un  soupir  de  soulagement,  il  s'écria  d'une  façon 
irrévérencieuse  :  maintenant,  je  le  liens! 

Le  banquier,  ébaubi,  tournait  la  tête  de  droite  à  gauclie, 
les  yeux  fixés  tantôt  sur  le  maître  clerc,  tantôt  sur  le  mor- 
ceau de  papier.  Soudain,  il  dit  : 

«  Ma  foi,  je  n'y  comprends  rien,  et  vous?  » 

Denis,  tout  en  conservant  un  air  humble,  demanda  la 
permission  de  considérer  un  instant  le  document.  Peu  après, 
il  prononça  ces  mots  : 

«  Attendez  encore  un  ou  deux  jours  et  le  mystère  sera 
probablement  éclairci.  » 

Le  lendemain,  aucun  fait  ne  se  produisit,  mais  le  surlen- 
demain, une  seconde  lettre  vint  mettre  la  patience,  déjà  très 
ébranlée  de  sir  Giles  Montjoie,  à  une  épreuve  nouvelle. 

L'enveloppe  même  présentait  une  énigme.  Le  timbre  por- 
tait :  Ardoon.  Autrement  dit,  le  correspondant,  ou  son  com- 
plice, s'était  servi  du  facteur  comme  d'un  commissionnaire, 
attendu  que  le  bureau  de  poste  n'était  distant  que  dune 
minute  de  marche  de  la  maison  de  banque. 

Cette  fois,  les  caractères  illisibles  semblaient  tracés  par 
la  main  d'un  fou.*  Les  mots  mutilés  d'une  façon  barbare  et 
les  phrases  incohérentes  n'avaient  ni  queue  ni  tète.  Vaincu 
par  la  force  des  circonstances,  sir  Giles  fil  enfin  à  son  clerc 
l'honneur  de  ses  confidences. 

«  Commençons  par  le  commencement,  dit-il.  Voilà  la 


c'était  écrit)  5 

lettre  que  vous  avez  vue  sur  mon  lit,  quand  je  vous  ai  mandé 
pour  la  première  fois.  Je  l'ai  trouvée  sur  ma  tabJe  à  mon 
réveil,  et  j'ignore  qui  l'y  a  mise.  Veuillez  en  prendre  con- 
naissance. » 

Denis  lut  ce  qui  suit  : 

«  Sir  Giles  Montjoie,  j'ai  à  vous  faire  une  communication 
qui  intéresse  au  plus  haut  degré  l'un  des  membres  de  voire 
famille;  mais  avant  de  rien  révéler,  il  v..e  faut  une  garantie 
de  votre  bonne  foi.  En  conséquence,  je  vous  prie  de  remplir 
les  conditions  suivantes  et  cela  au  plus  vite.  Je  n'ose  vous 
donner  ni  mon  adresse,  ni  signer  mon  nom,  car  la  moindre 
imprudence  de  ma  part  pourrait  avoir  des  conséquences 
fatales  pour  l'ami  dévoué  qui  écrit  ces  lignes.  Si  vous  dédai- 
gnez de  prendre  cet  avis  en  considération,  vous  le  regret- 
terez toute  votre  vie.  » 

Inutile  de  rappeler  les  conditions  auxquelles  la  lettre  fai- 
sait allusion  ;  elles  avaient  été  remplies  le  jour  de  la  décou- 
verte de  l'objet  cité  plus  haut.  Primo  :  le  tesson  derrière  la 
borne  milliaire;  sccondo  :  la  feuille  perforée  entre  les  pages 
de  l'histoire  de  Gibbon! 

Sir  Giles,  un  nuage  au  front,  avait  déjà  conclu  qu'il 
s'agissait  d'un  complot  contre  sa  vie  et  peut-être  aussi  contre 
sa  caisse.  Le  maître  clerc  en  homme  avisé,  désignant  du 
doigt  le  papier  perforé  et  le  grimoire  illisible  reçu  le  malin, 
s'écria  : 

«  Ah  !  si  nous  pouvions  réussir  à  déchiffrer  le  tout,  vous 
seriez  mieux  fondé  à  débrouiller  les  choses  et  à  les  tirer  au 
clair. 

—  C'est  juste;  mais  qui  peut  être  assez  habile  pour  cela? 
dit  le  banquier. 

—  En  tout  cas,  j'essaierai,  monsieur,  si  vous  m'autorisez 
à  tenter  la  chose.  » 

Sans  sonner  mot,  sir  Giles  fit  un  signe  de  tête  affirmatif. 
Trop  prudent  pour  dévoiler  d'emblée  l'information  qu'il 
avait  préalablement  obtenue,  Denis  ne  se  décida  qu'après 
plusieurs  tentatives  à  faire  sa  communication  à  qui  de  droit. 

Prenant  la  feuille  perforée,  il  la  plaça  délicatement  sur  la 
page  couverte  de  caractères  illisibles  :  mots  et  phrases  paru- 
rent alors  au  travers  des  trous,  très  correctement  écrits  el 


6  c'était  écrit! 

orthographiés.  Voici  en  quels  termes  l'expéditeur  s'adres- 
sait à  sir  Giles  :  «  Je  tiens  à  vous  remercier,  monsieur,  de 
vous  être  conformé  aux  conditions  que  je  vous  ai  dictées. 
Désormais,  je  ne  saurais  suspecter  votre  bonne  foi.  Toute- 
fois, il  est  possible  que  vous  hésitiez  à  accorder  votre  con- 
fiance à  quelqu'un  qui  ne  peut  vous  mettre  dans  le  secret 
de  ses  confidences.  La  position  périlleuse  où  je  suis  placé 
m'oblige  à  attendre  encore  deux  ou  trois  jours  avant  de  vous 
fixer  un  rendez-vous.  Surtout,  prenez  patience  et,  sous 
aucun  prétexte,  ne  demandez  aide  et  protection  à  la  police.  » 
«  Ces  derniers  mots,  déclara  sir  Giles,  sont  concluants. 
En  réalité,  plus  tôt  je  serai  sous  la  protection  de  la  loi, 
mieux  cela  vaudra.  Portez  ma  carte  aux  bureaux  de  la  police. 

—  Puis-je  auparavant  vous  dire  un  mot,  monsieur? 

—  Quoi?  cela  signifie  que  vous  ne  partagez  pas  mon 
opinion? 

—  Parfaitement. 

—  En  conscience,  Denis,  vous  êtes  entêté  comme  un 
casque  et  votre  obstination  augmente  tous  les  jours.  Voyons, 
lâchons  d'éclaircir  l'affaire.  Quelle  est,  d'après  vous,  la  per- 
sonne que  désignent  ces  diablesses  de  lettres?  » 

Le  maître  clerc  lut  la  phrase  du  commencement  :  «  sir 
Giles  Montjoie,  j'ai  à  vous  faire  une  communication  qui 
intéresse  au  plus  haut  degré  l'un  des  membres  de  votre 
famille  ».  Denis  répéta  ces  mots  d'un  ton  emphatique  et  en 
articulant  bien  chaque  syllabe  :  l'un  des  membres  de  votre 
famille?  Son  patron,  l'air  ébahi,  fixait  sur  lui  des  yeux 
hagards. 

«  L'un  des  membres  de  ma  famille?  répétait-il  de  son 
côté.  Que  diable  !  je  suis  un  vieux  célibataire  endurci  et  je 
?<î  me  connais  pas  de  famille. 

—  Mais  vous  avez  un  frère,  monsieur? 

—  Il  est  en  France,  loin,  bien  loin  des  misérables  qui 
me  poursuivent  de  leurs  menaces.  Ah!  que  ne  suis-je  avec 
lui  plutôt  qu'ici! 

—  Il  ne  laut  pourtant  pas,  non  plus,  sir  Giles,  oublier 
les  deux  fils  de  votre 'frère,  dit  le  clerc  d'un  ton  calme. 

—  Même  de  ce  côté,  rien  ne  peut,  je  le  sais,  me  donner 
la  moindre  inquiétude.  Mon  neveu  Hugues  est  à  Londres  et 


c'était  écrit!  7 

n'a  reçu,  que  je  sache,  aucune  mission  politique.  J'espère 
apprendre  prochainement  son  mariage,  si  la  plus  jolie  et  la 
plus  excentrique  des  misses  anglaises  consent  à  agréer  ses 
vœux;  en  somme,  tout  cela  ne  me  semble  pas  effrayant? 

—  J'entends  seulement  parler,  monsieur,  de  votre  autre 
neveu.  » 

Sir  Giles  fit  un  mouvement  de  corps  en  arrière,  s'es- 
claffa de  rire,  puis  s'écria  : 

«  Allons  donc!  Arthur  en  danger!  lui,  le  garçon  le  plus 
moffensif  du  monde.  Le  seul  reproche  qu'on  lui  puisse 
adresser,  c'est  de  perdre  son  argent  à  faire  de  l'agriculture 
à  Kerney. 

—  Mais,  je  vous  ferai  remarquer,  se  hâta  de  dire  Denis, 
qu'à  l'heure  qu'il  est,  personne  ne  voudrait  recevoir  de 
l'argent  de  sa  main.  J'ai  rencontré  hier  au  marché  des  amis 
de  M.  Arthur.  Votre  neveu  est  boycottedl 

—  Ma  foi,  tant  mieux!  s'écria  l'obstiné  banquier;  cela  le 
guérira  de  faire  de  l'agriculture  envers  et  contre  tous.  C'est 
par  trop  bête!  De  guerre  lasse,  vous  verrez  qu'il  finira  par 
venir  occuper  la  place  que  je  lui  destine  dans  mon  bureau. 

—  Que  le  ciel  vous  entende!  »  s'écria  Denis  avec  chaleur. 
Cette  exclamation  produisit  sur  sir  Giles  un  grand  effet. 

Regardant  son  interlocuteur  avec  étonnement,  il  reprit  d'un 
ton  interrogateur  : 

«  Pour  l'amour  de  Dieu,  avez-vous  appris  quelque  chose 
que  vous  m'ayez  caché? 

—  Non  pas,  mais  je  me  rappelle  simplement  un  fait  que 
vous  avez,  je  crois  —  pardonnez  la  liberté  grande,  —  tota- 
lement oublié. 

«  Le  dernier  fermier  à  Kerney  est  parti  en  mettant  la 
clef  sous  la  porte.  En  conséquence,  M.  Arthur  a  dû  prendre 
une  ferme  evicted.  J'ai  donc  la  conviction  bien  arrêtée,  pour- 
suivit le  m.iître  clerc  en  s'échauffant,  que  la  personne  qui 
vous  a  écrit  ces  lettres,  connaît  M.  Arthur,  sait  pertinem- 
ment que  votre  neveu  court  des  dangers,  et  essaie  de  lui 
sauver  la  vie  —  en  faisant  appel  à  votre  influence,  —  au 
risque  de  compromettre  sa  propre  sécurité.  » 

Secouant  la  tête,  sir  Giles  reprit  : 

«  Voilà  ce  que  j'appelle  chercher  midi  à  quatorze  heures! 


8  c'était  écrit! 

Si  ce  que  vous  dites  est  vrai,  pourquoi  l'auteur  de  ces  let- 
tres anonymes  ne  s'cst-il  pas  adressé  à  Arthur  plutôt  qu'à 
moi?  Cet  individu  apparemment  le  connaît. 

—  C'est  juste.  Eh  bien  alors?  » 

Sans  se  rebuter,  Denis  reprit  : 

«  Quand  on  connaît  le  pèlerin,  l'on  sait  que,  bien  que 
doué  de  toutes  sortes  de  bonnes  qualités,  le  jeune  homme 
est  un  braque;  de  plus,  il  est  têtu  et  téméraire  comme  pas 
un  et  si  quelqu'un  prétend  qu  il  est  en  péril  dans  sa  ferme, 
c'est  une  raison  pour  qu'il  s'y  incruste!  Vous,  monsieur, 
vous  avez  au  contraire  la  réputation  bien  établie  d'être  pru- 
dent, clairvoyant  et  discret.  »  A  celle  énuméralion  flatteuse,  il 
aurait  encore  pu  ajouter  :  poltron,  entêté,  obtus  et  outrecui- 
dant. Or,  l'espèce  de  culte  qu'il  rendait  depuis  des  années  à 
son  supérieur,  avait  fini  par  envelopper  son  jugement  d'un 
voile  épais.  Si  un  homme  naît  avec  le  cœur  d'un  li^\n,  un 
autre  peut  naître  avec  l'esprit  d'une  mule;  or,  le  patron  de 
Denis  appartenait  à  l'une  de  ces  deux  catégories.... 

«  Très  bien  parlé!  répondit]  sir  Giles  en  se  rengorgeant. 
Le  temps  nous  apprendra  si  un  individu  d'aussi  peu  d'im- 
portance que  mon  neveu  court  ou  non  le  risque  d'être 
assassiné!  Tout  beau,  Denis!  Celle  allusion  à  l'un  des  mem- 
bres de  ma  famille,  n'est  qu'un  biais  destiné  à  me  jeter  sur 
une  fausse  piste.  Le  rang,  l'influence  sociale,  et  mes  prin- 
cipes inébranlables,  ont  fait  de  moi  un  homme  de  notoriété 
publique.  Allez,  je  vous  prie,  de  ce  pas,  demander  au  chef 
de  la  police  qu'il  m'envoie  tout  de  suite  un  policeman  ayant 
déjà  fait  ses  preuves.  » 

Le  bon  Denis  Howmore  se  dirigea  alors  du  côté  de  la 
porte.  Avant  qu'il  eût  atteint  l'autre  extrémité  de  la  pièce, 
l'un  des  employés  de  la  banque  vint  prévenir  sir  Giles  que 
miss  Henley  désirait  le  voir. 

Agréablement  surpris,  le  banquier  se  lève  allègrement,  les 
deux  mains  tendues  vers  la  jeune  fille. 


c'était  écrit  I  9 


III 


Quand  Iris  Henley  viendra  à  mourir,  elle  laissera,  selon 
toute  probabilité,  des  amis  qui  se  la  rappelleront  et  aime- 
ront à  en  parler. 

Les  femmes,  en  particulier,  seront  prises  de  curiosité  en 
entendant  discourir  sur  cette  étrange  cré'ature,  mais  personne 
ne  pourra  leur  en  donner  une  idée  nette  et  précise.  Son 
charme  principal  consiste  en  une  mobilité  d'impression  qui 
reflète  toutes  les  sensations  d'une  nature  féminine,  délicate, 
douce,  sensible,  vague,  flottante,  ondoyante  et  diverse! 

Par  cela  seul,  il  ne  saurait  exister  la  moindre  ressem- 
blance entre  les  différents  portraits  d'Iris  Henley.  Seuls,  les 
amis  intimes  du  peintre  consentent,  par  condescendance 
pour  son  talent,  à  convenir  de  la  ressemblance.  A  Londres 
et  en  province,  on  l'a  photographiée  en  maintes  occasions. 
Or,  ces  images,  toutes  dissemblables,  ont  l'insigne  honneur 
de  rappeler  sous  ce  rapport,  les  portraits  de  Shakespeare, 
lesquels  offrent  celle  particularité  singulière,  d'être  tous 
absolument  différents.  Le  souvenir  qu'Iris  laissera  à  ceux 
qui  l'ont  connue,  sera  de  môme  rempli  de  contradictions. 
Quel  charmant  visage!  Somme  toute,  un  peu  banal.  —  Ah  ! 
le  joli  ovale!  —  Mais  avec  un  teint  médiocre,  blafard  et  pour- 
tant transparent,  son  regard  trahissait  une  nature  emportée, 
un  cœur  tendre,  une  volonté  ferme,  une  sensibilité  mala- 
dive, une  bonne  foi  inébranlable,  et  hélas!  aussi,  un  entête- 
ment phénoménal! 

Elle  était  peut-être  un  peu  brève  de  taille?  Non  pas;  ni 
trop  grande  ni  trop  petite  ;  élégante,  quoique  habillée  pauvre- 
ment. Diles  plutôt,  d'une  simplicité  voulue,  recherchée, 
théâtrale  parfois,  avec  l'intention  visible  de  se  distinguer 
toujours  du  commun  des  martyrs. 

Au  demeurant ,  ce  frêle  spécimen  des  contradictions 
humaines  excitait-il,  oui  ou  non,  la  sympathie?  l'on  pou- 
vait répondre  affirmativement  au  nom  du  sexe  masculin, 
mais,  toutefois,  en  faisant  des  réserves;  lui  témoigner  plus 
d'affection  eût  été  une  conduite  cruelle.  Quand  la  pauvre 


10  C'ÉTAIT   ÉCRIT! 

enfant  s'est  mariée  (s'est-elle  réellement  mariée?)  en  est-il 
parmi  nous  à  avoir  assisté  à  la  cérémonie?  non,  pas  un  seul. 
Quand  elle  est  morle,  combien  l'ont  regrettée?  tous,  sans 
exception.  Quoi!  toutes  les  divergences  d'opinion  se  sont- 
elles  donc  écroulées  devant  sa  tombe?  Oui,  et  que  Dieu  en 
soit  béni  ! 

Retournons  en  arrière  et  laissons  la  parole  à  Iris,  alors 
que,  encore  dans  la  fleur  de  l'âge,  elle  avait  devant  elle  une 
carrière  orageuse  à  fournir. 


IV 


Sir  Giles,  parrain  de  miss  Henley,  pouvait  passer  pour  un 
être  privilégié.  Posant  ses  mains  velues  sur  les  épaules  de 
sa  filleule,  il  l'embrassa  sur  les  deux  joues.  Après  ces  dé- 
monstrations de  tendresse,  il  demanda  par  suite  de  quelles 
combinaisons  extraordinaires  elle  s'était  décidée  à  quitter 
Londres,  pour  venir  lui  rendre  visite  à  sa  maison  de  banque 
d'Ardoon? 

«  J'avais  la  volonté  bien  arrêtée  de  m'éloigner  de  la 
maison  paternelle,  répondit  Iris  Henley;  n'ayant  personne  à 
aller  voir,  j'ai  pensé  à  mon  parrain,  et  me  voilà. 

—  Toute  seule?  s'écria  sir  Giles. 

—  Non  pas,  avec  ma  femme  de  chambre. 

—  Rien  qu'elle,  hein?  Vous  avez  sûrement  des  cama- 
rades parmi  les  jeunes  filles  de  votre  rang  ? 

—  Des  connaissances,  oui,  des  amies,  non. 

—  Votre  père  a-t-il  approuvé  votre  plan?  demanda  le 
banquier  en  regardant  altentivemenl  son  interlocutrice. 

—  Voulez-vous  m'accorder  une  faveur,  parrain? 

—  Oui,  si  c'est  chose  possible. 

—  Eh  bien!  n'insistez  pas  sur  ce  point  délicat  »,  ré- 
pondil-elle. 

La  légère  coloration,  qui  s'était  répandue  sur  le  visage  de 
la  jeune  fille  au  moment  de  son  entrée  dans  la  pièce,  s'était 
dissipée  tout  à  coup.  Ses  lèvres  serrées  révélaient  cette 
volonté  inébranlable  qui  provient,  le  plus  souvent,  du  senti- 


c'était  écrit!  11 

ment  de  ses  lorts.  En  somme,  elle  paraissait  avoir  dix  ans 
de  plus  que  son  âge. 

Sir  Giles  la  comprit;  il  se  lève,  arpente  la  chambre  de 
long  en  large;  puis  soudain,  il  s'arrête.  Enfonçant  ses  mains 
dans  ses  poches,  il  dit  d'un  ton  interrogateur,  en  dévisa- 
'  géant  sa  filleule  : 

«  Je  gage  que  vous  aurez  eu  une  nouvelle  querelle  avec 
votre  père? 

—  Je  n'en  disconviens  pas,  répondit  la  jeune  Iris. 

—  Qui  a  tort  de  vous  deux? 

—  La  femme  a  toujours  tort,  répondit-elle,  un  sourire 
triste  effleurant  ses  lèvres. 

—  Est-ce  votre  père  qui  vous  a  dit  cela? 

—  Mon  père  s'est  borné  à  me  rappeler  que  j'ai  atteint  ma 
majorité  depuis  quelques  mois  et  que  je  suis  libre  d'agir  à 
ma  guise;  je  l'ai  pris  au  mot,  et  me  voilà. 

—  Vous  comptez  retourner  sous  le  toit  paternel,  hein? 

—  Ah!  quant  à  cela,  je  n'en  sais  rien  »,  dit  miss  Henley 
d'un  ton  sérieux. 

Sir  Giles  recommença  alors  à  marcher  de  long  en  large. 
Sa  physionomie  atrabilaire  révélait  les  luttes  et  les  épreuves 
de  son  existence. 

«  Hugues,  dit-il,  m'avait  promis  de  m'écrire,  mais  il  n'a 
pas  tenu  sa  promesse.  Je  sais  ce  qu'il  faut  inférer  de  son 
silence,  et  pourquoi  et  comment,  vous  avez  fait  sortir  votre 
père  des  gonds  ;  mon  neveu  a  demandé  votre  main  pour  la 
seconde  fois  et  pour  la  seconde  fois  vous  l'avez  éconduit!  » 

Le  visage  d'Iris  se  délendit;  un  air  de  jeunesse  et  de  grâce 
l'embellit  de  nouveau. 

«  Vous  l'avez  dit  »,  fil-clle  d'un  ton  triste  et  soumis. 

Sir  Giles,  perdant  patience,  s'écria  : 

«  Que  diable  avez-vous  donc  à  reprocher  à  Hugues? 

—  C'est  bien  là  ce  que  mon  père  m'a  demandé  et  presque 
en  termes  identiques.  Quand  j'ai  essayé  de  lui  donner  les 
raisons  qui  m'ont  décidée  à  reconduire, il  s'est  emporté;  or,  je 
ne  veux  pas  risquer  de  vous  mettre  en  colère  à  votre  tour.  » 

Sans  paraître  écouter  la  jeune  fille,  son  parrain  pour- 
suivit : 

«  Voyons,  Hugues  n'est-il  pas  un  excellent  garçon,  au 


12  c'était  écrit! 

cœur  aiïeclueux  et  aux  nobles  sentiments?  Et  un  bel  homme 
par-dessus  le  marché! 

—  Tout  cela  est  l'exacte  vérité;  j'avoue  qu'il  m'inspire  de 
la  sympathie,  voire  de  l'admiration;  je  dois  à  sa  bonté  pour 
moi,  je  le  reconnais,  quelques-uns  des  meilleurs  jours  de 
mu  triste  existence  et  je  lui  en  ai  une  profonde  reconnais- 
sance. 

—  Parlez-vous  sérieusement?  demanda  sir  Giles. 

—  Très  sérieusement. 

—  Alors  votre  décision  est  inexcusable.  Je  déteste  qu'une 
jeune  femme  fasse  le  mal  pour  le  mal.  Pourquoi,  diable, 
n'épousez-vous  pas  Hugues? 

—  Ah!  que  ne  pouvez-vous,  en  regardant  dans  votre  âme, 
lire  dans  la  mienne.  Hélas!  Hugues  ne  peut  m'inspirer 
d'amour!  » 

Le  timbre  de  la  voix  d'Iris  était  plus  expressif  que  ses 
paroles  mêmes. 

Le  mystère  douloureux  de  sa  vie  était  connu  également 
de  son  père  et  de  son  parrain. 

«  Enfin,  nous  y  voilà  !  fit  le  banquier  d'un  ton  rébarbatif; 
vous  convenez  que  vous  ne  pouvez  aimer  mon  neveu,  mais 
sans  dire  le  motif  de  votre  détermination;  la  douceur  de 
votre  nature  répugne  à  l'idée  d'exciter  ma  colère.  Tenez, 
Iris,  sans  y  aller^par  quatre  chemins,  je  vais  vous  dire  le  nom 
de  son  heureux  rival  :  c'est  lord  Harry  !  » 

La  jeune  personne  s'observa  si  bien,  que  rien  en  elle  ne 
vint  confirmer  les  paroles  de  son  parrain;  elle  se  borna  à 
incliner  la  tête  et  à  croiser  les  mains.  Une  résignation  iné- 
branlable à  tout  supporter,  semblait  lui  raidir  le  corps,  mais 
c'était  tout. 

Sir  Giles,  résolu  à  ne  pas  épargner  sa  pupille,  poursuivit  : 

«  Que  diantre!  il  est  avéré  que  vous  n'avez  pas  encore 
triomphé  de  voire  folie  pour  ce  vagabond  qui  vous  a  ensor- 
celée. Où  qu'il  aille,  soit  dans  les  lieux  mal  famés,  soit  avec 
des  gens  de  sac  et  de  corde,  votre  cœur  le  suit  partout. 
Malheureuse  enfant!  n'êles-vous  pas  honteuse  d'un  attache- 
ment pareil? 

—  Que  Harry  soit  un  pilier  de  tripot,  un  panier  percé, 
que  sa  conduite  à  l'avenir  soit  pire  que  dans  le  passé,  c'est 


C'était  écrit!  13 

1res  possible.  Je  me  décharge  sur  ses  ennemis  du  soin  de 
mesurer  la  profondeur  de  l'abîme  où  l'ont  précipité  sa  mau- 
vaise éducation  et  la  mauvaise  société  qu'il  a  fréquentée; 
mais  je  certifie  qu'il  a  des  qualités  qui  racbèlent  ses  défauts. 
Malheureusement,  les  gens  de  votre  acabit,  fit  Iris  d'un  ton 
dédaigneux,  ne  sont  pas  assez  bons  chrétiens  pour  être  bons 
juges.  Grâce  à  Dieu  î  il  lui  reste  des  amis  qui  sont  moins 
sévères  que  vous.  Votre  neveu  est  de  ce  nombre;  les  lettres 
que  Arthur  m'écrit  en  font  foi.  Accablez  lord  Harry  de 
reproches,  si  bon  vous  semble;  dites  qu'il  est  un  gaspilleur 
de  temps  et  d'argent,  moi,  je  répéterai,  de  mon  côté,  qu'il 
est  capable  de  repentir  et  un  jour  —  trop  lard  malheureu- 
sement —  il  justifiera  mes  pronostics.  Nous  sommes  séparés 
pour  toujours  probablement.  Je  ne  saurais  songer  à  devenir 
sa  femme.  Eh  bien!  c'est  le  seul  homme  que  j'aie  jamais 
aimé  et  que  j'aimerai  jamais!  Si  cet  élat  d'esprit  vous 
semble  impliquer  que  je  suis  aussi  perverse  que  lui,  ce  n'est 
pas  moi  qui  vous  contredirai.  Existe-t-il  une  créature 
humaine  qui  ait  conscience  de  ses  défauts? 

«  Avez- vous  eu  des  nouvelles  de  Harry  depuis  peu,  mon 
parrain?  » 

Celle  transition  soudaine  d'un  chaleureux  plaidoyer  en 
faveur  d'un  jeune  homme,  à  une  question  banale  sur  son 
compte,  causa  une  singulière  impression  à  sir  Gilcs.  Pour 
le  moment,  il  ne  trouvait  rien  à  dire,  Iris  lui  avait  donné 
ample  matière  à  réflexion.  Qu'une  jeune  femme  ait  assez 
d'empire  sur  elle-même,  pour  arriver  à  dominer  ses  senti- 
ments les  plus  violents,  juste  au  moment  où  ils  menacent 
de  l'emporter,  c'est  une  chose  peu  commune.  Gomment  par- 
venir à  avoir  de  l'influence  sur  elle?  C'était  là  un  problème 
compliqué,  qu'une  volonté  patiente  et  attentive  pouvait 
seule  résoudre.  Par  obstination  plutôt  que  par  conviction, 
le  banquier  se  flattait,  qu'après  avoir  été  déjà  éconduit  deux 
fois  par  Iris,  son  neveu  finirait  par  avoir  ville  gagnée. 

Venue  le  trouver  à  son  bureau  et  cela  de  son  propre  mou- 
vement, elle  n'avait  point  oublié  les  jours  de  son  enfance, 
alors  qu'elle  trouvait  chez  son  parrain  plus  de  sympathie 
que  chez  son  père.  Sir  Giles  sentit  qu'il  avait  fait  fausse 
roule.  Par  intérêt  pour  Hugues,  il  résolut  d'essayer,  doré- 


14  c'était  écrit! 

navant,  de  la  douceur,  des  égards  et  de  l'affection.  Dès 
(jii'il  s'aperçut  qu'elle  avait  laissé  sa  femme  de  chambre  et 
ses  bagages  à  l'hôtel,  il  offrit  gracieusement  de  les  faire 
prendre,  disant  :  *  Tant  que  vous  serez  à  Ardoon,  Iris,  j'en- 
tends que  vous  vous  considériez  chez  moi  comme  chez  vous  » . 

D'une  part,  l'empressement  avec  lequel  elle  accepta  l'invi- 
tation plut  à  sir  Giles,  mais,  d'autre  part,  la  question  rela- 
tive à  Harry  ne  laissa  pas  de  l'ennuyer;  il  se  borna  à 
répondre  sèchement  : 

«  Je  suis  absolument  sans  nouvelles  de  lui,  et  vous? 

—  Pour  moi,  j'espère  de  toute  mon  âme  que  mes  infor- 
mations sont  fausses;  je  les  tiens  d'un  journal  irlandais;  à 
en  croire  cette  feuille,  lord  Harry  fait  partie  d'une  société 
secrète,  ou  plutôt  d'une  bande  d'assassins  connue  sous  ce 
nom  :  Les  Invincibles.  » 

Au  moment  où  Iris  prononce  le  nom  de  cette  association 
formidable  la  porte  s'ouvre,  Denis  paraît,  il  vient  prévenir, 
sir  Giles  qu'un  sergent  attend  ses  instructions. 


Iris  voulut  se  retirer,  mais  son  parrain  la  retint  avec 
courtoisie. 

«  Attendez  ici  que  j'aie  expédié  le  sergent  que  l'on  vient 
de  m'annoncer.  Pour  tout  ce  qui  est  dépense  à  l'hôtel,  mon 
clerc  se  chargera  de  régler  le  compte.  Il  me  semble,  ma 
chère  enfant,  que  vous  n'avez  pas  l'air  satisfait.  Ma  propo- 
sition vous  aurait-elle  déplu  ? 

—  Comment  ça,...  je  vous  en  ai,  au  contraire,  une  grande 
reconnaissance,  mais  vos  rapports  avec  la  police  me  font 
craindre  que  quelque  danger  ne  vous  menace.  Après  tout, 
il  ne  s'agit  peut-être  que  d'une  bagatelle?  » 

Une  bagatelle!  se  dit  à  part  lui  sir  Giles.  Il  était  doué  de 
trop  de  pénétration,  pour  ne  s'être  pas  aperçu  que  l'une  des 
laci  nés  de  l'étrange  nature  de  sa  filleule,  consistait  à  ne 
pas  tenir  en  assez  haute  estime  la  situation  sociale  de  son 
^.an  ain.  A  preuve,  la  désinvolture  avec  laquelle  elle  venait 


C'ÉTAIT   ÉCRIT!  15 

de  parler  du  complot  en  queslion.  Or,  exciter  chez  son 
insensible  filleule  des  sentiments  d'inquiétude,  voire  d'ad- 
miration, en  jouant  le  rôle  d'un  homme  de  grande  impor- 
tance était  une  tentation  à  laquelle  la  vanité  du  banquier 
ne  pouvait  résister. 

Il  s'avisa  donc,  avant  de  s  éloigner,  d'enjoindre  à  son  maître 
clerc  de  mettre  Iris  au  fait  de  la  situation,  afin  qu'elle  pût 
juger  par  elle-même  s'il  avait  tort  ou  non  d'être  en  éveil  au 
sujet  d'un  péril  qu'elle  traitait  si  cavalièrement  de  bagatelle. 

Denis  Howmore  entama  son  récit;  il  aurait  fallu  être 
dépouillé  de  toute  faiblesse  humaine,  pour  livrer  les  faits 
dont  il  avait  eu  connaissance,  sans  leur  imprimer  le  reflet  de 
ses  propres  impressions.  Il  constata,  non  sans  surprise,  que 
le  visage  de  son  interlocutrice  changeait  d'expression  lors- 
qu'elle lui  entendait  prononcer  le  nom  de  Arthur  Montjoie. 

«  Vous  connaissez  donc  M.  Arthur?  inter.rogea-t-il. 

—  Ah!  si  je  le  connais!  nous  étions  camarades  de  jeux 
aux  jours  de  notre  enfance  et  je  lui  ai  conservé  une  affection 
fraternelle;  dites-moi  sans  circonlocutions  si  sa  vie  court 
réellement  des  dangers?  »  Sur  ce,  Denis  répéta  textuelle- 
ment à  la  jeune  fille  ce  qu'il  avait  dit  à  sir  Giles. 

Miss  Iris,  qui  partageait  les  alarmes  du  maître  clerc,  se 
promit  d'avertir  Arthur  du  complot  ourdi  contre  lui.  Or,  le 
village  voisin  de  sa  ferme  était  dénué  de  tout  réseau  télé- 
graphique. Il  ne  restait  donc  a  la  jeune  fille  d'autre  parti  à 
prendre  que  d'écrire,  c'est  ce  qu'elle  fit  immédiatement; 
ajoutons  que  ses  craintes  provenaient  de  certains  sentiments 
qui  l'empêchaient  de  communiquer  sa  lettre  h  Denis.  Con- 
naissant de  longue  date  l'étroite  amitié  qui  unissait  lord 
Harry  et  Arthur  Montjoie,  et  aussi  la  nouvelle  donnée  par  la 
feuille  irlandaise  relativement  à  l'affiliation  de  lord  Harry  à 
la  société  des  Invincibles,  elle  en  inféra  que  le  noble  vaga- 
bond devait  être  Fauteur  de  la  lettre  anonyme  qui  avait  si 
sérieusement  éveillé  les  inquiétudes  de  son  parrain. 

Lorsque  sir  Giles  revint  chercher  sa  filleule,  ce  qu'il  lui 
raconta  de  sa  conversation  avec  le  sergent,  ne  fit  que  raviver 
les  appréhensions  de  son  interlocutrice.  Le  lendemain  pas 
de  lettre!  A  quatre  jours  de  là,  il  arriva  à  sir  Giles  de  faire 
grasse  matinée.  Son  courrier  lui  fut  donc  apporté  de  la 


16  c'était  écrit! 

banque  chez  lui,  à  l'heure  du  déjeuner.  Après  avoir  pris 
con naissance  de  l'une  des  lettres,  il  envoya  en  loule  hâte 
requérir  la  police. 

«  Tenez,  Iris,  lisez  ces  lignes  »,  dit-il  à  sa  filleule,  en  lui 
passant  la  lettre  dont  voici  la  teneur  : 

«  Des  événements  imprévus  me  décident,  au  risque  même 
t  de  courir  un  véritable  péril,  à  vous  demander  un  rendez- 
«  vous  nocturne  à  la  première  borne  milliaire  sur  la  route  de 
«  Garvan.  Veuillez  vous  y  trouver  au  lever  de  la  lune,  sur  le 
«  coup  de  dix  heures  du  soir.  L'obscurité  est  mon  seul  espoir 
«  de  salut  en  cette  dangereuse  occurrence.  Inutile  de  pro- 
«  noncer  votre  nom.  Le  mot  de  passe  est  Fidélité.  » 

—  Comptez-vous  y  aller,  mon  parrain  ? 

—  Autant  me  demander  si  je  veux  offrir  ma  gorge  au 
couteau  des  assassins?  s'écria  sir  Giles  sur  le  ton  d'un 
homme  dont  la  bile  commence  à  s'échauffer;  ma  chère 
enfant,  il  faudrait  parler  avec  plus  de  circonspection.  Par- 
dieu!  le  sergent  ira  à  ma  place! 

—  Et  fera  arrêter  l'individu  qui  vous  a  écrit?  demanda 
Iris  d'une  voix  perplexe. 

—  Certainement.  » 

Cette  réponse  stupéfiante  une  fois  lancée,  le  banquier 
s'esquiva  rapidement,  afin  d'aller  conférer  avec  l'agent  de 
police  dans  la  pièce  voisine.  Iris  se  laissa  tomber  sur  le  siège 
le  plus  proche.  Le  tour  que  cette  affaire  venait  de  prendre 
la  révoltait  au  plus  haut  degré. 

Peu  après,  sir  Giles  reparaissait  calme  et  sourianl.  On 
était  convenu  qu'aux  lieu  et  place  du  banquier,  le  sergent, 
revêtu  d'un  costume  civil,  se  rendrait  à  la  borne  milliaire  à 
l'heure  indiquée  et  donnerait  le  mot  de  passe.  Deux  agents 
de  police,  prêts  à  lui  prêter  main-forte,  auraient  l'oreille  aux 
écoutes,  l'œil  au  guet. 

«.  Je  tiens  à  considérer  le  misérable  lorsqu'il  aura  les 
menottes,  fit  le  banquier  en  se  frottant  les  mains;  il  est 
entendu  que  le  policeman  passera  à  ma  banque  avec  son 
gibier  de  potence.  » 

Iris  ne  voyait  qu'un  moyen  de  sauver  le  malheureux  qui, 
après  avoir  évoqué  les  sentiments  d'honneur  du  banquier, 
était  déjà  bel  et  bien  trahi  par  lui  !  Jamais  encore  elle  n'avait 


c'était  écrit!  17 

aimé  lord  Harry  — le  transfuge  qu'on  lui  avait  justement  inter- 
dit  d'épouser  —  comme  elle  l'aimait  en  ce  moment!  Au  risque 
d'encourir  un  châtiment  exemplaire,  cette  femme  d'énergie 
décida  que  le  sergent  ne  serait  pas  seul  à  se  rendre  au  rendez- 
vous  et  à  donner  le  mot  de  passe.  Lord  Harry  avait  un  ami 
dévoué  en  qui  il  pouvait  avoir  pleine  et  entière  confiance,  et 
cet  ami,  c'était  Iris! 

Dès  que  sir  Gilcs .  eût  installé  sa  filleule  chez  lui,  il 
retourna  à  sa  maison  de  banque.  De  son  côté,  Iris  attendait 
patiemment  que  la  cloche  ait  sonné  le  souper  des  domesti- 
ques, pour  se  diriger  vers  le  cabinet  de  toilette  de  son 
parrain.  Elle  ouvrit  la  garde-robe,  y  trouva  un  vieux  man- 
teau espagnol  aux  amples  plis  et  un  chapeau  de  feutre  aux 
larges  bords  qu'il  portait  à  la  campagne.  L'obscurité  aidant, 
ces  deux  objets  suffiraient  à  la  rendre  méconnaissable.  Tou- 
tefois, avant  de  s'esquiver,  elle  s'avisa  d'une  mesure  de 
prudence  que  lui  dicta  son  esprit  fécond  en  ressources.  Sans 
perdre  un  instant,  elle  averlit  sa  femme  de  chambre  qu'elle 
avait  des  emplettes  à  faire  et  sortit.  Dès  qu'elle  fut  dans  la 
rue,  elle  demanda  la  route  de  Garvan  à  la  première  per- 
sonne respectable  qu'elle  rencontra.  Son  .but  était  de  pousser 
une  reconnaissance  jusqu'à  la  première  borne  milliaire;.  il 
lui  suffisait  d'y  aller  une  fois,  pour  être  en  état  de  la  retrouver 
facilement.  En  effet,  en  reprenant  la  direction  de  la  maison 
de  son  parrain,  elle  observa  différents  points  de  repère  qu'elle 
eut  soin  de  garder  présents  à  sa  mémoire.  A  mesure  que  le 
moment  de  l'arrestation  approchait,  sir  Giies  en  proie  à 
une  agitation  trop  grande  pour  rester  patiemment  chez  lui, 
se  rendit  au  bureau  de  police,  se  demandant  si  les  autorités 
n'auraient  point  déjà  eu  vent  de  quelque  nouveau  complot. 

A  cette  époque  de  l'année,  le  jour  tombait  dès  huit  heures 
du  soir.  Les  gens  de  service  se  rendaient  à  l'office,  à  neuf 
heures,  en  attendant  le  moment  du  souper. 

Une  chose  s'imposait  à  Iris  :  précéder  l'agent  de  police 
au  lieu  du  rendez-vous.  En  conséquence,  elle  s'équipa  de 
son  accoutrement  de  fantaisie  et,  à  neuf  heures  précises,  elle 
réussit  à  sortir  de  chez  son  parrain  sans  éveiller  l'attention 
de  personne.  La  lune,  à  son  déclin,  ne  faisait  que  de  rares 
trouées  au  milieu  des  nuages,  lorsque  la  jeune  Iris  gagna 

2 


18  c'était  ÉCRIT' 

le  chemin  de  Garvan.  Bientôt  la  brise  s'élève  cl  les  échan- 
crures  des  nuages  s'élargissent  très  grandes! 

Pendant  un  moment,  les  lueurs  de  la  lune  mourante 
blanchissent  la  terre  du  chemin.  Iris  estime  qu'elle  a  franchi 
plus  de  la  moitié  de  la  dislance  qui  sépare  la  pclile  ville 
de  la  borne  mill'iaire.  Peu  après,  les  arbres,  les  bâtisses, 
prennent  des  teintes  confuses  et  quelques  goulles  d'eau 
rafraîchissent  la  température.  A  la  faveur  des  observations 
faites  par  Iris  pendant  la  journée,  elle  sait  que  la  borne 
milliaire  se  trouve  à  droite  de  la  route,  mais  la  couleur  grise 
de  la  pierre  fait  qu'il  est  difficile  de  rien  distinguer.  Elle 
craint  un  instant  d'avoir  dépassé  le  but;  elle  constate  en 
regardant  le  ciel  que  toute  menace  de  pluie  a  disparu;  pour 
l'instant,  la  lune  blême  jclle  ses  dernières  clartés  sur  la  terre 
engourdie.  Devant  Iris,  la  roule  se  déroule  à  perle  de  vue 
et  c'est  tout;  enfin,  la  jeune  fille  n'est  plus  qu'à  quelques 
pas  de  la  borne  milliaire.  Un  mur  de  pierres  brutes  borde  les 
deux  côtés  du  chemin.  Une  brèche,  fermée  partiellement  par 
une  claie,  est  visible  précisément  derrière  la  fameuse  borne. 
Un  petit  aqueduc  à  moitié  en  ruine,  jeté  sur  le  fossé,  à  sec 
pour  l'instant,  conduit  à  un  champ.  Les  agents  de  police 
n'avaient-ils  pas  déjà  choisi  cet  endroit  comme  refuge?  Un 
sentier  et  au  delà  la  masse  sombre  d'un  bouquet  de  bois, 
étaient  tout  ce  que  l'œil  pouvait  percevoir. 

Au  moment  que  Iris  faisait  ces  découvertes,  la  pluie 
recommença  à  tomber;  les  nuages  se  rapprochèrent  en  bloc 
et  la  lune  se  cacha;  c'est  alors  qu'une  difficulté,  que  la 
jeune  imprévoyante  n'avait  pas  prévue,  se  présenta  à  son 
esprit. 

Lord  Harry  pouvait  arriver  à  la  borne  milliaire  par  trois 
voies  différentes,  l'une  venant  de  la  ville,  l'autre  de  la  cam- 
pagne et  enfin  la  troisième  aboutissait  au  petit  aqueduc  et 
au  champ  dont  nous  avons  parlé;  surveiller  à  la  fois  ces  trois 
débouchés  par  une  nuit  noire  était  chose  impossible.  En 
pareil  cas,  un  homme  guidé  simplement  par  la  raison,  avant 
d'arriver  à  une  décision  satisfaisante,  eût  pu  perdre  un  temps 
précieux  en  tergiversations;  au  contraire,  une  femme,  obéis- 
sant au  sentiment  de  l'amour,  résolut  en  un  instant  le  pro- 
blème. Elle  prit  le  parti  de  se  poster  bravement  près  de  la 


c'était  écrit!  19 

borne  milliaire  etd'atlendre  là,  de  pied  ferme,  que  les  agcrils 
la  vissent  et  l'arrêtassent.  Eh  bien!  en  supposant  que  lord 
ïlanv  lût  exact  au  rendez-vous,  il  se  ferait  alors  un  tel 
tumulte,  qu'il  en  profiterait  pour  s'éloigner.  Iris  allait 
prendre  position,  quand  elle  avisa  sur  le  champ  voisin  une 
tache  noire;  puis  elle  observa  que  cette  ombre  marchait.  Elle 
courut  dans  cette  direction  et  put  se  convaincre  que  c'était 
un  homme.  En  effet,  une  voix  masculine  lui  demanda  d'un 
ton  mystérieux  le  mot  de  passe.  «  Fidélité  »,  répondit-elle. 

L'obscurité  ne  permettait  pas  de  distinguer  les  traits  du 
survenant,  mais  Iris  l'avait  reconnu  à  sa  haute  stature  et 
aussi  à  son  accent.  Se  figurant  à  tort  avoir  affaire  à  un 
homme,  il  recula  d'un  pas.  Sir  Giles  Monljoie  avait  une 
taille  au-dessus  de  la  moyenne  et  l'individu  enveloppé  d'un 
manteau  était  grand  plutôt  que  petit  : 

«  Sûrement,  dit-il,  vous  n'êtes  pas  celui  que  je  croyais 
rencontrer  ici.  Qui  donc  êtes-vous?  » 

La  tentation  de  se  faire  reconnaître  de  lord  Harry  et  de 
lui  révéler  l'acte  de  dévouement  qu'elle  venait  d'accomplir 
afin  de  lui  sauver  la  vie,  débordait  du  cœur  d'Iris,  mais  un 
bruit  de  pas  l'empêcha  de  trahir  son  secret.  Elle  n'eut  que 
le  temps  de  lui  dire  à  mi-voix  : 

«  Sauvez-vous.... 

—  Merci,  qui  que  vous  soyez!  »  répondit-il. 

Sur  ce,  il  disparaît  en  courant  à  toutes  jambes. 

L'idée  vint  alors  à  Iris  de  se  réfugier  sous  l'arcbe  de 
l'aqueduc,  là  où  le  sol  élait  à  sec;  se  dirigeant  prestement 
de  ce  côté,  elle  allait  arriver  au  but,  lorsqu'une  lourde  main 
lui  prend  le  bras  : 

«  Je  vous  fais  prisonnier  »,  cria  l'individu. 

Sur  quoi,  on  l'obligea  à  faire  volte-face.  Le  sergent  qui 
venait  de  faire  cette  capture  donna  un  coup  de  sifflet  d'aver- 
tissement et  aussitôt  arrivèrent  ses  deux  acolytes  cachés  dans 
le  champ. 

«  De  la  lumière,  camarades,  fit-il,  et  voyons  quel  genre 
d'oiseau  nous  avons  capturé.  » 

Le  jet  d'une  lanterne  sourde  fut  alors  projeté  sur  le  visage 
du  prisonnier;  les  agents  frappés  de  stupeur  ne  souillaient 
mot. 


20  c'était  écrit! 

En  véritable  Irlandais  qu'il  était,  l'édifiant  sergent  s'écria  : 
«  Jésus-Maria  !  c'est  une  femme  !  » 

Les  sociétés  secrètes  d'Irlande  enrôlent-elles  donc  les 
femmes  maintenant?  Serait-elle  une  nouvelle  Judith,  écri- 
vant des  lettres  anonymes  et  préméditant  d'assommer  un 
Holopherne  banquier?  Quelle  explication  allait-elle  pouvoir 
fournir?  Gomment  se  trouvait-elle  seule  en  cet  endroit  soli- 
taire par  une  nuit  pluvieuse?  Elle  se  borna  à  répondre  : 
«  Conduisez-moi  chez  sir  Giles!  » 

Le  sergent  muni  des  menottes  se  disposait  à  les  fixer  aux 
poignets  de  sa  prisonnière,  mais  ayant  constaté  la  finesse  de 
ses  attaches,  il  remit  l'instrument  de  torture  au  fond  de  sa 
poche.  S'adressant  d'un  air  d'importance  à  ses  subalternes, 
il  leur  dit  :  «  A  coup  sûr,  c'est  une  vraie  dame  ». 

Les  deux  satellites  suivaient  d'un  œil  narquois  les  faits  et 
gestes  de  leur  chef.  Il  faut  dire  que  la  liste  des  vertus 
pieuses  du  sergent,  comprenait  un  faible  pour  le  beau  sexe 
et  une  propension  à  mitiger  les  rigueurs  de  la  justice  lors- 
qu'il s'agissait  d'une  criminelle  en  jupons.  «  Nous  allons 
vous  reconduire  chez  sir  Giles  »,  dit-il,  en  présentant  son 
bras  et  non  les  menottes  à  la  jeune  captive. 

Iris  comprit  et  accepta.  Les  agents  de  police  étaient  posi- 
tivement ébaubis  du  silence  profond  dans  lequel  la  jeune 
fille  s'opiniâtrait  en  regagnant  la  ville.  Bien  qu'ils  l'entendis- 
sent pousser  des  soupirs  bruyants,  ils  étaient  à  cent  lieues  de 
soupçonner  ce  qui  se  passait  en  son  esprit.  Dame!  ses 
réflexions  n'étaient  pas  couleur  de  rose.  Une  fois  qu'elle  fut 
assurée  que  lord  Harry  avait  la  vie  sauve,  sa  pensée,  libre 
de  toute  anxiété,  se  tourna  vers  Arthur  Montjoie.  Il  était 
évident  que  le  rendez -vous  donné  à  sir  Giles  à  la  borne 
milliaire,  n'avait  pour  but  que  de  détourner  le  péril  qui  mena- 
çait les  jours  du  malheureux  jeune  homme.  Un  poltron  est 
toujours  plus  ou  moins  méchant.  De  fait,  l'embûche,  com- 
binée par  l'égoïsme  perfide  et  cruel  de  sir  Giles,  avait 
empêché  la  réalisation  du  plan  de  lord  Harry.  A  la  vérité, 
il  était  possible,  horriblement  possible,  que  Arthur  Montjoie 
n'eût  pu  être  préservé  du  sort  fatal  qui  l'attendait,  qu'à  la 
seule  condition  de  mettre  le  temps  à  profit.  Surexcitée  par 
ses    perplexités,   Iris   se   mit  à   marcher  Lavec    une    telle 


c'était  écrit!  21 

rapidité  que  son  escorte  avait  peine  à  la  suivre  au  pas  de 
course. 

Sir  Giles  et  son  clerc,  Denis  Howmore,  attendaient  de 
pied  ferme  les  nouvelles  à  la  banque.  Le  sergent  entra  seul 
dans  le  cabinet  du  banquier,  afin  de  lui  faire  le  récit  de  ce 
qui  s'était  passé.  Or,  la  porte  étant  restée  entr'ouverle,  Iris 
put  entendre  la  conversation.  Sir  Giles,  se  tournant  vers  le 
sergent,  demanda  vivement  : 

«  Vous  êles-vous  emparé  de  votre  prisonnier? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Et  vous  n'avez  pas  négligé  de  lui  mettre  les  me- 
nottes, hein? 

—  Faites  excuse,  monsieur,  reprit  l'agent  d'un  ton  mal 
assuré,  mais  ce  n'est  pas  un  homme. 

—  Vous  plaisantez!  fit  le  banquier  avec  un  mouvement 
de  surprise.  Que  diable!  cène  peut  être  un  enfant. 

—  En  effet,  monsieur,  car  c'est  une  femme! 

—  Comment? 

—  Oui,  une  femme,  reprit  l'agent  de  police,  et  une  femme 
jeune,  s'il  vous  plaît!  Elle  a  demandé  à  vous  parler. 

—  Faites-la  entrer  »,  dit  le  banquier. 

Iris  n'était  pas  de  ces  personnes  qui  attendent  qu'on  les 
introduise  ;  donc,  elle  entra  de  propos  délibéré. 


VI 

«  Que  Dieu  me  confonde!  s'écria  sir  Giles.  Gomment, 
Iris  mon  manteau  jeté  sur  l'épaule!  mon  chapeau  à  la  main! 
Sergent,  vous  avez  été  le  jouet  d'une  fatale  erreur.  C'est  ma 
filleule...,  miss  Henley. 

—  Nous  l'avons  trouvée  à  la  borne  milliaire,  monsieur, 
mais  personne  autre.  » 

Sir  Giles,  s'adressant  alors  personnellement  à  Iris,  dit  : 

«  Parlez!  Que  cela  signifie-t-il?  » 

Au  lieu  de  répondre,  la  jeune  fille  dirige  ses  regards  vers 
le  sergent,  lequel  ayant  conscience  de  la  responsabilité  qui 
lui  incombait,  tenait  ses  yeux  braqués  sur  le  banquier.  Du 


22  C'ÉTAIT  ÉCRIT  l 

reste,  sa  physionomie,  où  perçait  une  pointe  de  raillerie, 
prouvait  que  la  réputation  de  gens  indisciplinables  faite  aux 
Irlandais,  était  justifiée,  en  ce  qui  le  concernait,  mais  en  même 
temps  il  ne  montrait  aucune  intention  de  lâcher  pied.  S'a  vi- 
sant que  Iris,  elle  aussi,  était  déterminée  à  ne  fournir  aucune 
explication  en  présence  de  l'agent  de  police,  sir  Giles  dit  : 

«  Inutile  d'attendre  ici  plus  longtemps,  sergent,  veuillez 
vous  retirer. 

—  Que  dois-je  faire  du  prisonnier,  s'il  vous  plaît,  mon- 
sieur? » 

Le  banquier  éluda  celle  question  superflue,  d'un  geste  de 
la  main,  il  sentait  que  sa  responsabilité  était  triplement 
engagée  :  1°  comme  chevalier  ;  2°  comme  banquier  ;  3°  comme 
magistrat. 

«  C'est  moi,  dit-il,  qui  me  chargerai  de  mener  miss  Henley 
devant  le  magistrat  si  sa  présence  est  requise.  Bonsoir.  » 

Une  fois  sa  responsabilité  à  couvert,  le  sergent  fit  le  salut 
militaire,  après  avoir,  toutefois,  salué  la  jeune  fille  avec  une 
galanterie  mêlée  de  respect;  puis  il  se  dirigea  vers  la  porte. 

«  Maintenant,  reprit  sir  Giles,  puis-je  espérer  recevoir  de 
vous  l'explication  de  votre  conduite  et  savoir  pourquoi  vous 
êtes  venue  à  la  borne  milliaire  ;  que  signifie  ce  manque  de 
convenance  et  quel  était  votre  dessein? 

—  Sauver  la  vie  de  celui  qui  vous  avait  donné  rendez- 
vous,  répondit  Iris  d'une  voix  très  ferme.  Pour  préserver 
votre  neveu  des  dangers  dont  il  était  menacé,  cet  homme  n'a 
pas  craint,  sachez-le,  de  risquer  ses  jours.  Ah!  sir  Giles, 
vous  avez  fait  une  bien  mauvaise  action  en  lui  refusant 
votre  confiance!  »  , 

Au  lieu  d'excuses  faites  d'un  ton  humble  et  confus, 
excuses  auxquelles  sir  Giles  s'attendait,  sa  nièce  lui  jetait  des 
reproches  d'un  ton  indigné,  la  rougeur  au  front  et  les  larmes 
aux  yeux.  Sir  Giles,  du  haut  de  son  orgueil  blessé,  levant  la 
voix,  s'écria  : 

«  A  quel  individu  faites-vous  allusion,  mademoiselle,  et 
quelle  est  votre  excuse,  s'il  vous  plaît,  pour  vous  être  trans- 
portée à  la  borne  milliaire  dans  cet  accoutrement  grotesque? 

—  De  grâce,  mon  parrain,  ne  perdons  pas  de  temps  en 
questions  oiseuses;  il  vous  appartient  de  pouvoir   réparer 


c'était  écrit!  23 

encore  le  mal  que  vous  avez  fait,  en  vous  rendant  immédia- 
tement à  la  ferme  de  votre  neveu.  C'est,  notez  bien  ceci, 
poursuivit-elle  d'une  voix  émue,  votre  seul  moyen  de  le 
sauver.  » 

En  ce  moment,  sir  Giles  affecta,  en  parlant  à  sa  filleule, 
un  ton  de  modération  et  d'obséquiosité  ironiques. 

«  Puis-je  me  permettre,  dit-il  timidement,  de  hasarder 
une  observation?  daignerez-vous  m'écouter,  Iris? 

—  Sachez  que  je  ne  veux  entendre  a  rien,  répondit-elle. 
Il  faut  que  vous  parliez  tout  de  suite. 

—  Voyons,  ne  savez-vous  donc  pas  que  le  dernier  train 
a  filé  depuis  plus  de  deux  heures? 

—  Qu'importe!  poursuivit  Iris  en  jetant  à  son  parrain  un 
regard  indigné.  Vous  êtes  assez  riche  pour  payer  un  train 
spécial.  » 

Bref,  fatigué  de  jouer  celte  comédie,  sir  Giles  se  déter- 
mina à  reprendre  son  ton  habituel.  Tirant  un  vigoureux 
coup  de  sonnette,  il  dit  à  Denis  Howmore  : 

«  Veuillez  prendre  la  peine  d'accompagner  miss  Henley  à 
la  maison  »,  puis  se  tournant  du  côté  d'Iris,  il  ajouta  :  «  Je 
sens  que  la  nuit  porte  conseil  ;  je  compte  sur  vos  excuses 
demain  malin.  » 

Or,  quelle  ne  fut  pas  sa  déception,  le  lendemain,  quand, 
à  neuf  heures,  il  se  trouva  seul  à  table! 

A  l'heure  du  déjeuner ,  la  servante  tout  effarée  vint 
raconter  qu'étant  montée  chez  miss  Henley,  elle  avait  cons- 
taté qu'elle  était  partie,  accompagnée  de  sa  femme  de 
chambre.  Néanmoins,  les  lils  étaient  défaits;  sur  les  bagages, 
on  lisait  ces  mots  :  «  Remettre  ces  malles  au  porteur  qui  doil 
venir  les  chercher  de  l'hôtel  ».  C'était  là  tout  l'adieu  formulé 
par  Iris.  On  alla  à  l'hôtel  et  d'après  l'inlerrogaloire  que  l'on 
fit  subir  au  maître  de  l'établissement  et  à  ses  gens,  il  résul- 
tait que  miss  Henley  et  sa  camériste  avaient  fait  une  appa- 
rition dans  la  matinée,  qu'elles  portaient  des  sacs  de  voyage 
à  la  main  et  que  miss  Henley  avait  confié  au  directeur  de 
l'établissement,  la  garde  de  ses  bagages  jusqu'à  son  retour. 
Quant  à  savoir  la  direction  qu'elles  avaient  prise,  personne 
ne  la  connaissait. 

Si  sir  Giles  eût  été  moins  en  colère,  il  se  fût  rappelé  ce 


24  c'était  écrit! 

que  sa  filleule  lui  avait  <Iil  la  veille  et  il  aurait  su  le  motii 
de  sou  départ.  «  Que  diantre!  se  dit-il,  son  père  s'en  est 
débarrassé;  ma  foi!  j'ai  bien  le  droit  d'en  faire  autant.  » 
Sur  ce,  il  donna  l'ordre  à  ses  gens  de  refuser  sa  porte  à  miss 
Jïenley,  si  son  audace  l'entraînait  à  vouloir  en  franchir  le 
seuil. 


vir 


Dans  l'après-midi  du  même  jour,  Iris  atteignit  le  village 
silué  près  de  la  ferme  d'Arthur  Montjoie. 

La  fièvre  politique,  c'est-à-dire  la  haine  de  l'Angleterre, 
sévissait  jusque  sur  ce  coin  de  terre.  A  la  porte  de  la  petite 
chapelle,  un  prêtre,  un  simple  paysan,  haranguait  ses  conci- 
toyens. Tout  Irlandais,  disait-il,  qui  paye  son  propriétaire  se 
rend  coupable  de  lèse-patrie.  Un  Irlandais  qui  affirme  son 
droit  de  naissance  sur  le  sol  qu'il  fouie,  est  un  patriote 
éclairé.  Tels  étaient  les  principes  que  le  révérend  dévelop- 
pait devant  un  auditoire  attentif.  Désirait-on  qu'il  tût  plus 
explicite,  ce  chrétien  modèle  leur  citait,  à  l'appui,  Arthur 
Montjoie,  mis  à  l'index  sur  toute  la  ligne  :  «  Ne  lui  acheté/ 
rien,  ne  lui  vendez  rien,  évitez  tout  contact  avec  lui,  en 
un  mot,  forcez-le  d'abandonner  la  place;  enfin,  sans  qu'il 
soit  nécessaire  de  vous  dire  hrutalement  ma  pensée,  vous  la 
comprenez,  n'est-il  pas  vrai?...  » 

Écouter  cette  péroraison  sans  protester,  était  une  terrible 
épreuve  pour  Iris  et,  de  plus,  après  ce  qu'elle  venait  d'en- 
tendre, elle  était  convaincue  qu'Arthur  était  perdu  si  l'on 
tardait  à  le  secourir.  Elle  jette  une  pièce  blanche  à  un  gamin 
loqueteux  et  pieds  nus,  à  qui  elle  demande  le  chemin  de 
la  ferme.  Le  petit  Irlandais  ebaubi  s'empresse  de  se  rendre 
utile  à  la  généreuse  étrangère,  en  se  mettant  à  marcher  devant 
elle  :  au  bout  d'une  demi-heure,  on  arrive  à  destination.  Ne 
voyant  à  la  porte,  ni  heurtoir,  ni  timbre,  ni  sonnette,  signes 
probants  de  civilisation,  il  frappa  plusieurs  petits  coups  secs. 
Dès  qu'il  entend  le  bruit  d'un  grincement  de  serrure,  il 
décampe.  Ah!  c'est  que  pour  rien  au  monde,  il  n'eût  voulu 


c'était  écrit!  zo 

qu'on  le  surprît,  parlant  à  l'un  des  habitants  de  la  ferme 
évicfée. 

Une  femme  d'âge  très  respectable  demande  d'un  accent 
anglais  prononcé  : 

«  Qu'y  a-t-il  pour  votre  service? 

—  M.  Arthur  M  on  Ij  oie? 

—  Il  n'est  pas  ici,  répondit-elle  en  essayant  de  refermer 
la  porte. 

—  Attendez  un  moment,  reprit  Iris;  sans  doute  les  années 
vous  ont  peu  changée,  mais  il  y  a  en  vous  quelque  chose 
qui  ne  m'est  pas  complètement  inconnu.  Ètes-vous  madame 
Lev>son?  » 

Après  un  signe  affirmatif,  la  personne  répliqua  : 
«  Comment  se  fait-il  alors,  que  vous  soyez  une  étrangère 
pour  moi? 

—  Si  vous  êtes  depuis  longtemps  au  service  de  M.  Arthur 
Montjoie ,  vous  devez  lui  avoir  entendu  parler  de  miss 
Henley?  » 

A  ces  mots,  le  visage  de  Mme  Lewson  s'illumine. 
Poussant  un  cri  d'allégresse,  elle  ouvre  la  porte  toute 
grande  : 

«  Entrez!  miss,  entrez!  Miséricorde!  je  suis  toute  saisie 
de  vous  voir  en  cet  endroit.  Oui,  j'étais,  en  effet,  la  servante 
chargée  de  surveiller  vos  jeux  enfantins,  lorsque  vous  et  vos 
petits  compagnons,  MM.  Arthur  et  Hugues,  vous  vous  amu- 
siez à  jouer  ensemble.  » 

En  ce  disant,  les  regards  de  la  vieille  femme  se  reposaient 
avec  joie  sur  celle  qui  était  naguère  sa  préférée.  Miss  Henley 
comprit  l'expression  de  ce  regard  et  lendit  sa  joue  à  baiser  à 
la  .pauvre  servante,  dont  les  yeux  se  remplirent  de  larmes; 
au  demeurant,  elle  crut  devoir  s'excuser  de  ce  mouvement 
d'attendrissement. 

«  Ah!  je  me  demande  comment  j'aurais  pu  oublier  cet 
heureux  temps,  alors  que  vous  vous  en  souvenez  encore!  » 

Une  fois  Iris  entrée  dans  le  parloir,  le  premier  objet 
qui  frappa  ses  regards  fut  sa  lettre  à  Arthur  Montjoie.  Le 
cachet  n'en  n'avait  pas  été  rompu. 

«  Dune,  il  est  sûr  et  certain  qu'il  est  parti?  demanda  la 
jeune  fille  avec  un  sentiment  de  soulagement. 


26  c'était  écrit! 

—  Oui,  il  a  quitté  la  ferme  depuis  une  semaine  au  plus, 
répondit  son  interlocutrice. 

—  Ciel  !  Dois-je  en  conclure  qu'il  a  été  invité  par  une 
lettre,  à  chercher  le  salut  dans  la  fuite?  » 

A  ces  mots,  la  physionomie  de  Mme  Lewson  exprima  une 
si  réelle  stupeur  que  son  interlocutrice  se  crut  obligée  de  lui 
expliquer  les  motifs  qui  l'avaient  déterminée  à  venir  jusqu'à 
la  ferme.  Elle  s'informa  ensuite  d'un  ton  anxieux  si  vérita- 
blement ce  bruit  qu'Arthur  courait  de  grands  périls  méri- 
tait créance? 

«  Hélas!  à  coup  sûr,  l'on  en  veut  à  sa  vie;  mais  vous 
devez  assez  connaître  M.  Arthur,  pour  savoir  qu'alors  même 
que  tous  les  land  leagueurs  seraient  ligués  contre  lui  il  ne 
broncherait  pas!  sa  manière  à  lui,  c'est  de  braver  le  danger 
et  non  de  le  fuir;  de  tenir  tête  à  l'ennemi  et  non  de  lui 
tourner  le  dos.  Il  a  quitté  sa  ferme  pour  aller  voir  des  amis 
établis  dans  le  voisinage.  De  fait,  je  soupçonne  même  une 
jeune  personne  qui  demeure  chez  eux,  d'être  l'attache  qui 
retient  aussi  longtemps  M.  Arthur  dans  ces  parages.  En  tout 
cas,  ajouta-t-elle,  il  doit  revenir  demain.  Je  voudrais  qu'il  fît 
plus  attention  à  lui  et  qu'il  allât  chercher  refuge  en  Angle- 
terre pendant  que  cela  se  peut.  Ah!  si  les  sauvages  qui  nous 
entourent  doivent  tuer  quelqu'un,  eh  bien!  je  suis  là.  Mon 
temps  sera  bientôt  fini,  ils  peuvent  m'expédier! 

—  Arthur  est-il  en  sûreté  chez   ses  amis?  interrogea 

Iris. 

—  Dame!  je  ne  saurais  vous  le  dire.  Tout  ce  que  je  sais, 
c'est  que,  s'il  persiste  à  revenir  ici,  il  court  de  réels  dan- 
gers, ...  on  peut  l'assassiner  sur  la  route  !  Oh  !  le  pauvre  jeune 
homme,  il  n'ignore  pas  plus  que  moi  ce  qui  l'attend,  mais 
que  voulez-vous,  avec  des  hommes  comme  les  land  lea- 
gueurs, il  n'y  a  rien  à  faire,  rien  !  Il  se  promène  à  cheval  tous 
les  jours,  malgré  mes  remontrances  ;  il  n'a  garde,  naturelle- 
ment, d'écouter  les  avis  d'une  femme  d'expérience  comme 
votre  servante.  Quant  aux  amis  dont  il  pourrait  prendre  con- 
seil, le  seul,  pour  notre  malheur,  qui  ail  franchi  le  seuil  de 
notre  porte,  est  un  coquin  qui  eût  mieux  fait  de  restez  chez 
lui;  vous  n'êtes  probablement  pas  sans  avoir  entendu  parler 
de  ce  bandit.  Son  père,  de  son  vivant,  élait  connu  sous  un 


c'était  écrit!  27 

nom  odieux.  Or,  le  fils  justifie  le  proverbe  :  tout  chien 
chasse  de  race. 

—  Ce  n'est  pas  de  lord  Harry  qu'il  s'agit?  » 

La  camériste,  tout  en  écoutant  en  silence  ce  dialogue,  ne 
laissa  pas  d'observer  l'agitation  à  laquelle  miss  Iris  était  alors 
en  proie. 

D'autre  part,  la  femme  de  charge,  loin  de  dissimuler  s'a 
pensée,  s'adressa  en  ces  termes  à  miss  Henley  : 

«  Il  n'est  pas  de  Dieu  possible  que  ce  bandit  soit  l'une  de 
vos  connaissances?  Vous  le  confondez  probablement  avec  son 
frère  aîné,  homme  très  honorable,  paraît-il.  » 

Miss  Henley  se  dispensa  de  répondre  à  ces  questions, 
mais  l'intérêt  que  lui  inspirait  l'homme  qu'elle  aimait,  perçait 
malgré  elle;  Iris  reprit  : 

«  Les  liens  d'amitié  qui  unissent  votre  maître  avec  lord 
Harry  font-ils  courir  des  risques  au  banquier? 

—  Il  n'a  rien  à  redouter  des  misérables  qui  infestent  le 
pays;  le  seul  danger  qui  le  menace,  est  la  police  et  ses 
agents,  si  ce  que  l'on  dit  de  lui,  est  vrai.  Toujours  est-il, 
que  lors  de  sa  dernière  visite  à  M.  Arthur,  il  est  venu  ici 
la  nuit,  subrepticement,  comme  un  voleur.  J'ai  entendu  mon 
maître  reprocher  à  son  ami  une  certaine  action  qu'il  avait 
l'aile,  mais  laquelle?  je  l'ignore.  Ah!  miss  Henley,  de  grâce, 
brisons  là,  et  qu'il  ne  soit  plus  question  de  lord  Harry  entre 
nous.  Toutefois,  j'ai  une  prière  à  vous  adresser  :  Tenez!  en 
supposant  que  je  vous  garantisse  confort  et  sécurité  sous- 
notre  toit,  consentiriez-vous  à  y  venir  demain,  afin  d'avoir 
un  entretien  avec  M.  Arthur?  ah!  s'il  est  une  personne  qui 
puisse  avoir  de  l'influence  sur  lui,  c'est  vous.  » 

Iris  acquiesça  volontiers  à  ce  désir.  Elle  fit  la  remarque 
que  tout  en  vaquant  à  ses  occupations,  Mme  Lewson  sem- 
blait très  préoccupée. 

«  Voyons,  Rhoda,  ne  commencez-vous  pas  à  vous 
repentir  de  m'avoir  suivie  dans  ce  lieu  retiré?  »  demanda 
miss  Henley  à  sa  femme  de  chambre.  D'une  nature  calme 
et  aimable,  cette  dernière  ébaucha  un  timide  sourire,  et 
reprit  : 

a  Oh!  non;  je  songeais,  à  l'instant  même,  à  un  gentle- 
man de  haute  naissance,  tout  comme  celui  dont  a  parlé 


28  c'était  écrit! 

Mme  Lewson;  il  a  mené,  paraît-il,  la  vie  la  plus  dissolue, 
la  plus  scandaleuse  du  monde.  C'est  du  moins  ce  que  j'ai  lu 
dans  le  journal  avant  notre  départ  de  Londres.  » 


VIII 


Rhoda  fit,  ainsi  qu'il  suit,  le  récit  de  ce  qu'elle  venait  de 
lire  : 

«  Un  vieux  comte  irlandais  avait  deux  fils,  dit-elle.  Le 
plus  jeune  était  connu  mystérieusement  sous  le  sobriquet  du 
sauvage  lord.  On  accusait  le  comte  de  n'avoir  point  été  un 
bon  père  et  même  on  disait  qu'il  s'était  montré  cruel  envers 
ses  enfants;  le  cadet,  abandonné  à  lui-même,  eut  une  jeu- 
nesse des  plus  aventureuses;  sa  première  prouesse  fut  de 
s'évader  du  collège  ;  puis,  il  réussit  à  être  embarqué  comme 
mousse;  il  apprit  vite  le  métier  et  se  fit  bien  voir  du  capi- 
taine et  de  l'équipage,  mais  le  contremaître,  homme  brutal 
s'il  en  fut,  infligea  au  jeune  matelot  des  punitions  corpo- 
relles qui  non  seulement  l'humilièrent,  mais  le  décidèrent  à 
aller  chercher  dame  Fortune  à  terre.  Là,  une  troupe  de 
comédiens  ambulants  se  l'adjoignit  et  bientôt,  il  obtint  de 
véritables  succès  sur  les  planches;  or,  le  contact  perpétuel 
des  acteurs  et  l'autorité  d'un  directeur,  lui  firent  prendre  le 
métier  en  grippe;  d'une  nature  emportée  et  indépendante, 
il  se  jeta  après  cela  dans  le  journalisme,  mais  une  malheu- 
reuse affaire  d'amour  le  fit  renoncer  à  la  presse. 

«  A  peu  de  temps  de  là,  il  fut  reconnu  comme  maître 
d'hôtel  d'un  paquebot  transatlantique,  faisant  le  service  entre 
Liverpool  et  New- York.  Puis,  il  donna  des  séances  de 
médium;  or,  le  médium  d'outre-mer  abusait  étrangement 
de  l'irrésistible  ascendant  que  les  sciences  occultes  exercent 
à  notre  époque,  sur  certains  esprits  faibles.  Bref,  pendant 
un  certain  temps,  on  n'entendit  plus  parler  de  lui.  Enfin, 
un  jour  l'on  apprit  qu'un  voyageur  égaré  dans  les  prairies 
du  Far  West,  avait  été  trouvé  moitié  mort  de  faim  :  c'était  le 
sauvage  lord!  Il  ne  tarda  pas  à  avoir  maille  à  partir  avec  les 
Indiens  et  il  se  vit  abandonné  par  eux  à  son  malheureux  sort. 


c'était  écrit!  2fJ 

c  Ainsi  finirent  ses  équipées. 

«  Dos  qu'il  eut  recouvré  la  santé,  il  écrivit  à  son  frère 
aîné,  que  la  mort  du  comte  venait  de  mettre  en  possession  du 
titre  et  de  la  fortune,  lui  disant  qu'il  voulait  mettre  un  terme  à 
la  vie  de  bohème  qu'il  avait  menée  jusque-là;  il  ajoutait 
qu'on  ne  pouvait  mettre  en  doute  son  désir  de  s'amender. 
Or,  le  voyageur  qui  lui  avait  sauvé  la  vie,  disait  qu'il  se  fai- 
sait garant  de  sa  bonne  foi  et  de  sa  sincérité. 

«  Par  l'entremise  de  son  notaire,  le  nouveau  lord 
fit  savoir  à  son  frère,  qu'il  lui  envoyait  un  chèque  de 
25  000  francs,  somme  qui  représentait  intégralement  le  legs 
qui  lui  revenait  de  son  père.  11  lui  faisait  savoir  en  outre, 
que  s'il  s'avisait  jamais  de  lui  écrire,  ses  lettres  resteraient 
non  ouvertes.  En  un  mot,  fatigué  des  frasques  de  ce  vaga- 
bond, il  n'entendait  plus  avoir  de  rapport  avec  lui. 

«  Après  s'être  vu  traité  de  cette  façon  cruelle,  le  sauvage 
lord  parut  avoir  à  cœur  de  ne  plus  tenter  aucun  rapproche- 
ment avec  sa  famille.  Il  reprit  ses  anciens  errements,  se  lança 
dans  de  nouveaux  paris  avec  les  bookmakers.  D'entrée  de 
jeu,  dame  Fortune  sembla  le  favoriser;  or,  avec  l'infatuation 
habituelle  des  gens  qui  risquent  le  tout  pour  le  tout,  il  usa 
et  abusa  de  sa  chance  ;  bref,  une  nouvelle  saute  de  vent  le 
laissa  sans  un  sou  vaillant!  Alors,  il  revint  en  Angleterre 
où  il  fit  l'exhibition  de  l'un  de  ces  bateaux  microscopiques 
sur  lequel  son  compagnon  et  lui  avaient  accompli  la  tra- 
versée de  l'Atlantique.  A  quelqu'un  qui  lui  adressa  une  obser- 
vation à  ce  sujet,  il  répondit  qu'il  avait  espéré  faire  naufrage 
et  commettre  ainsi  un  suicide  en  rapport  avec  la  vie  abraca- 
dabrante qu'il  avait  menée  jusque-là.  De  toutes  les  ver- 
sions qui  circulaient  sur  son  compte,  aucune  ne  semblait 
digne  de  foi.  A  tout  prendre,  il  y  avait  gros  à  parier  que  les 
nihilistes  américains  n'eussent  englobé  le  sauvage  lord  dans 
les  filets  d'une  conspiration  politique.  » 

La  femme  de  chambre,  lorsqu'elle  eut  fini  son  récit,  put 
constater  chez  sa  maîtresse  une  émotion  qui  ne  laissa  pas  de 
la  surprendre.  D'un  air  de  bonté  attristée,  elle  félicita  Rhoda 
de  sa  bonne  mémoire,  puis  garda  le  silence. 

Des  bribes  de  conversations  avaient  déjà  mis  miss  Henley 
au  fait  des  folies  de  lord  Harry,  mais  ce  compte  rendu 


30  c'était  écrit! 

détaillé  d'une  vie  dégradante,  lui  fil  comprendre  que  son 
père  avait  eu  raison  de  lui  enjoindre  de  résister  à  cet 
attachement  fatal.  Or,  il  est  un  sentiment  plus  fort  que  le 
respect  de  l'autorité  paternelle,  plus  fort  que  les  lois  impé- 
rieuses du  devoir  :  c'est  l'amour!  Oui,  c'est  une  passion 
maîtresse,  souveraine,  toute-puissante,  qu'aucune  influence 
artificielle  ne  détermine  et  qui  ne  reconnaît  de  suprématie 
que  dans  la  loi  môme  de  sa  propre  existence!  Cependant, 
si  Iris  ne  se  reprochait  en  rien  l'acte  héroïque  accompli  par 
elle  à  la  borne  milliaire,  elle  n'en  reconnaissait  pas  moins 
la  supériorité  de  Hugues  Montjoie  sur  ce  cerveau  brûlé! 
Cependant  son  cœur,  son  misérable  cœur  restait  fidèle  à  son 
premier  amour,  en  dépit  de  tout  !  Elle  s'excusa  brièvement 
et  alla  se  promener  seule  dans  le  jardin. 

Il  y  avait  un  jeu  de  cartes  à  la  ferme,  aussi  les  trois 
femmes  essayèrent-elles,  mais  en  vain,  d'en  faire  un  moyen 
de  distraction. 

Le  sort  d'Arthur  pesait  lourdement  sur  l'esprit  de 
Mme  Lewson  et  de  miss  Iris;  môme  la  jeune  camérisle,  qui 
l'avait  seulement  vu  lors  de  son  dernier  séjour  à  Londres, 
prétendait  qu'elle  désirait  vivement  que  la  journée  du  len- 
demain fût  déjà  passée.  Le  caractère  doux,  la  belle  tête, 
l'aimable  enjouement  d'Arthur,  disposaient  tout  le  monde 
en  sa  faveur.  Mme  Lewson  s'était  donc  décidée  à  quitter  sa 
bonne  installation  en  Angleterre,  pour  devenir  femme  de 
charge  chez  lui,  alors  qu'il  était  décidé  à  prendre  une  ferme 
en  Irlande. 

Iris  donna  la  première  le  signal  de  la  retraite.  Le  silence 
pastoral  du  lieu  avait  quelque  chose  de  sinistre;  ses  craintes 
au  sujet  d'Arthur  n'en  étaient  que  plus  poignantes;  elles 
éveillaient  même  dans  son  esprit  des  craintes  de  trahison; 
tantôt  elle  entendait  le  bruit  de  balles  sifflant  dans  l'air; 
tantôt,  les  cris  déchirants  d'un  blessé  et  ce  blessé  était.... 
Iris  frémissait  à  la  pensée  seule  de  ce  nom!  Ayant  eu  un 
moment  de  vertige,  elle  ouvre  aussitôt  la  fenêtre  afin  de 
respirer  l'air  frais  de  la  nuit  et  aperçoit  un  individu  à 
cheval  rôder  autour  de  la  maison.  Ciel!  était-ce  Arthur? 
Non,  la  couleur  claire  de  la  livrée  que  portait  le  groom  était 
facile  à  reconnaître;  avant  même  qu'il  eût  frappé  à  la  porte, 


c'était  écrit!  31 

un  homme  de  haute  taille  s'avança  à  travers  l'obscurité  et 
ieuanda  : 

■   Èles-vous  Miles?  » 

Iris  reconnut  aussitôt  la  voix  de  lord  Harry. 


IX 

Donc,  au  moment  qu'Iris  était  le  plus  résignée  à  ne  jamais 
revoir  le  lord  irlandais,  et  à  l'oublier,  il  s'offrit  inopinément 
à  sa  vue,  réveillant  les  premiers  souvenirs  de  leur  amour  et 
de  leurs  aveux  mutuels.  La  crainte  de  se  trahir,  l'intérêt 
que  lui  inspirait  lord  Harry  la  retenaient  dissimulée  derrière 
le  rideau. 

«  Tout  va  bien  à  RathcO?  demanda  le  survenant  en  faisant 
allusion  à  sir  Arthur. 

—  Parfaitement,  milord;  M.  Monljoie  nous  quittera 
demain. 

—  Compte-t-il  revenir  à  la  ferme? 

—  Oui,  malheureusement. 

—  Savez-vous  s'il  a  fixé  le  jour  de  son  départ  pour  son 
voyage? 

—  Oui,  milord,  répondit  Miles  en  fouillant  avec  ardeur  les 
profondeurs  de  ses  poches.  Il  a  écrit  un  billet  à  Mme  Lew- 
son  pour  l'en  informer  et  m'a  recommandé  de  le  lui  remettre 
en  allant  au  village.  » 

Mais,  que  diable!  cet  homme  allait-il  faire  à  cette  heure 
nocturne?  Chercher  en  haie  un  médicament  pour  l'un  dec 
chevaux  malades  de  son  maître?  Tout  en  parlant,  il  finit  par 
retrouver  la  petite  note  de  sir  Arthur. 

Iris  vit  Miles  passer  à  lord  Harry  la  lettre  destinée  à 
Mme  Lewson. 

Celui-ci  riposta  d'un  ton  plaisant  : 

«  Ah  !  çà,  croyez-vous  que  j'aie  le  don  de  lire  à  tâtons?  » 

Sur  ce,  Miles  détache  de  sa  ceinture,  une  petite  lanterne 
sourde. 

«  Quand  il  fait  nuit  noire,  certaines  parties  de  la  route 
sont  loin  d'offrir  de  la  sécurité  »,  fit-il  observer  en  soulevant 
l'abat-jour  à  charnière  de  la  lanterne. 


32  c'était  écrit!  * 

Alors  le  sauvage  lûrd  prend  la  lettre,  l'ouvre  et  la  parcourt 
sans  se  presser  :  «  Ma  bonne  vieille,  attendez-moi  demain  à 
dîner  à  trois  heures.  Bien  à  vous.  » 

Après  une  courte  pause,  lord  Arthur  reprit  : 

«  Y  a-t-il  des  étrangers  à  Rathco,  Harry? 

—  Oui,  deux  ouvriers  qui  travaillent  au  jardin.  » 

Un  nouveau  silence  suivit  ce  court  dialogue.  Puis,  lord 
Harry  murmure  ces  mots  :  «  Gomment  puis-je  le  proléger?  » 

Évidemment,  il  soupçonnait  les  deux  inconnus  (des  espions 
sans  doute)  d'avoir  déjà  fait  savoir  à  leurs  affiliés  l'heure  à 
laquelle  partirait  Arthur  Montjoie.  Enfin,  Miles  se  hasard^ 
à  dire  : 

«  J'espère,  toutefois,  milord,  que  vous  ne  m'en  voulez  p<. 

—  En  voilà  une  bêtise!  Voyons,  me  suis-je  jamais  fâche 
contre  vous,  au  temps  où  j'étais  assez  riche  pour  vous  avoir 
à  mon  service? 

—  Ah!  milord,  vous  étiez  le  meilleur  des  maîtres,  s'écria 
Miles  avec  conviction,  aussi  ne  puis-je  me  résigner  à  vous 
voir  exposer  votre  précieuse  vie  comme  vous  le  faites. 

—  Ma  précieuse  vie?  répéta  lord  Harry  d'un  ton  désin- 
volte; c'est  à  celle  de  M.  Montjoie  que  vous  pensez  en  par- 
lant ainsi.  Il  mérite  assurément  d'être  sauvé,  nous  verrons 
bien.  Mais  quant  à  moi!...  » 

Sur  ce,  il  se  mit  à  siffloter,  comme  le  seul  moyen 
d'exprimer  le  peu  de  cas  qu'il  faisait  de  sa  propre  existence. 

«  Milord,  milord  !  reprit  Miles  avec  obstination.  Les  Invin- 
cibles n'ont  plus  autant  confiance  en  vous.  Si  l'un  d'eux 
vous  apercevait  rôdant  autour  de  la  ferme  de  M.  Montjoie, 
il  vous  tirerait  un  coup  de  fusil  à  bout  portant,  quitte  à  se 
demander  après  ça,  s'il  a  eu  tort  ou  raison  de  vous  envoyer 
ad  patres.  » 

Après  avoir  héroïquement  sauvé  lord  Harry  du  guet- 
apens  de  la  borne  milliaire,  apprendre  que  votre  vie  ne  tient 
plus  qu'à  un  fil,  était  une  épreuve  au-dessus  des  forces 
d'Iris.  Une  iois  de  plus  l'amour  l'emporta  sur  la  prudence. 
Donc,  un  instant  encore  et  miss  Henley  eût  joint  ses 
instances  à  celles  de  Miles,  si  lord  Harry  ne  l'en  eût  inopi- 
nément empêchée,  en  usant  d'un  procédé  auquel  elle  était 
loin  de  s'attendre. 


c'était  écrit!  33 

«  Éclairez-moi,  dit-il,  et  je  vais  écrire  un  mot  à  M.  Mont- 
joie.  » 

11  déchire  alors  la  feuille  blanche  du  billet  adressé  à 
Mme  Lewson,  et  trace  à  la  hâte  les  lignes  suivantes  : 

«  Je  vous  exhorte  à  changer  l'heure  fixée  pour  votre  départ 
de  Rathco,  et  à  ne  communiquer  à  âme  qui  vive  vos  nou- 
veaux plans.  Ayez  soin  de  seller  vous-même  votre  cheval.  » 

(Comme  de  juste,  les  mots  étaient  tracés  d'une  écriture 
déguisée.) 

«  Remettez  ce  billet  à  Montjoie  en  personne;  s'il  demande 
le  nom  de  celui  qui  l'a  écrit,  n'hésitez  pas  à  répondre  que 
vous  l'ignorez;  d'autre  part,  si  le  destinataire  s'avise  que 
l'enveloppe  a  été  ouverte  et  veut  savoir  par  qui,  mentez 
encore.  Bonsoir,  Miles,  et  surtout  pas  d'imprudence  sur  la 
route.  » 

Le  groom  referme  précipitamment  la  lanterne  et  Miles 
s'empresse  alors  de  se  servir  du  manche  de  son  fouet,  pour 
frapper  à  la  porte  : 

«  Une  lettre  de  M.  Arthur  »,  s'écria-t-il. 

Mme  Lewson  prend  la  missive,  l'examine  à  la  lueur  d'une 
chandelle,  puis,  montrant  au  porteur  l'enveloppe  déchirée, 
elle  dit  : 

«  Quelqu'un  l'a  déjà  lue,  ça  se  voit,  mais  qui  ça?  » 

Fidèle  à  la  consigne  qu'il  vient  de  recevoir,  Miles  répond  : 

«  Je  l'ignore.  » 

Sur  ce,  il  pique  des  deux  et  décampe. 

Avant  même  que  la  porte  fût  refermée,  Iris  descend 
l'escalier,  si  bien  que  Mme  Lewson  s'empresse  de  lui  exhiber 
la  lettre  d'Arthur,  et  de  dire  : 

«  J'ai  le  plus  grand  désir  de  répondre  à  celle  lettre  et 
d'inviter  M.  Arthur  Montjoie  à  se  garer  des  hommes  armés 
jusqu'aux  dents;  ils  pourraient  lui  jouer  un  mauvais  tour 
sur  la  route;  mais  la  difficulté,  c'est  de  me  faire  comprendre.' 
Ah!  que  vous  seriez  bonne  de  me  venir  en  aide.  » 

Iris  accéda  volontiers  à  ce  désir;  une  lettre  de  cette  femme 
au  cœur  chaud,  tendre  et  dévoué,  ne  pouvait  que  consolider 
l'effet  produit  par  la  lettre  de  lord  Harry  à  Arthur.  Il  fallait 
inférer  delà  sienne,  qu'il  serait  de  retour  à  trois  heures.  De 
plu>.  la  question  adressée  au  groom  par  lord  Harry  :  «  Y  a-l-il 


.34  c'était  écrit! 

des  étrangers  à  liathco?  »  et  sa  réponse  :  «  Oui,  deux  ouvriers 
qui  travaillent  au  jardin  »,  se  présentèrent  instantanément  à 
l'esprit  d'Iris.  Elle  en  conclut,  comme  lord  Harry,  que  le 
mieux  était  de  conseiller  à  Mme  Lewson  d'écrire  à  Arthur 
Montjoie,  en  le  conjurant  de  changer  l'heure  de  son  départ, 
sans  en  rien  laisser  transpirer,  bien  entendu,  et  de  quitter 
Balhco  à  la  muette. 

Mme  Lewson  approuva  en  tout  point  le  plan  proposé  par 
Iris  et  sans  perdre  de  temps,  elle  va  s'enfermer  dans  le  par- 
loir, afin  d'y  griffonner  la  missive  en  question.  Elle  pria 
même  miss  Henley  d'attendre,  pour  remonter  chez  elle,  que 
la  lettre  fût  terminée.  Le  fond  de  la  pensée  de  la  brave  dame, 
c'était  qu'Iris  pût  prendre  connaissance  de  l'épître,  avant 
qu'elle  lût  adressée  au  destinataire. 

Restée  seule  dans  le  hall,  Iris,  la  porte  ouverte  devant 
elle,  les  yeux  levés  vers  le  ciel,  songeait. 

La  vie  des  deux  êtres  qui  lui  inspiraient  le  plus  vif  intérêt, 
quoique  à  des  titres  très  différents,  était  également  menacée. 
Pour  l'instant,  celui  qui  courait  les  dangers  les  plus  réels, 
c'était  lord  Harry,  ce  réprouvé,  cet  insurgé,  ce  révolté,  dont 
le  passé  ne  pouvait  être  facilement  percé  à  jour,  mais,  disons- 
le  à  sa  décharge,  qui  était  prêt  à  risquer  sa  vie  pour  sauver 
celle  de  son  ami.  Au  cas  où  lord  Harry  voudrait  courir  les 
champs  à  l'aventure,  en  ce  voisinage  dangereux  de  la  ferme, 
sans  soucis  des  assassins  qui  pouvaient  être  postés  derrière 
les  haies,  Iris,  seule,  se  targuait  de  posséder  assez  d'influence 
sur  lui  pour  le  décider  à  fuir  ces  parages,  très  loin  !  Lors- 
qu'elle était  venue  rejoindre  Mme  Lewson  dans  le  hall, 
c'était  la  réflexion  à  laquelle  elle  s'était  livrée.  L'instant 
d'après,  sa  résolution  étant  prise,  elle  sortit  déterminée  à 
mettre  son  plan  à  exécution. 

Iris  commença  par  faire  le  tour  des  bâtiments,  poussant 
à  travers  l'obscurité,  tantôt  une  pointe  par-ci,  tantôt  une 
pointe  par-là,  tantôt  enfin  balbutiant  le  nom  de  lord  Harry. 
Pas  une  créature  vivante  ne  parut;  aucun  bruit  de  pas  ne 
troubla  le  calme  de  la  nuit.  Évidemment,  lord  Harry  s'était 
éloigné  de  ces  lieux  redoutables. 

Ce  fait  inespéré  mit  au  cœur  de  la  jeune  fille  une  douce 
sécurité  et  une  grande  joie! 


c'était  écrit!  35 

Tout  en  regagnant  la  maison,  elle  se  représenta,  chemin 
faisant,  combien  l'acte  généreux  qu'elle  venait  d'accomplir 
était  téméraire  et  insensé! 

Ah!  si  lord  Harry  et  elle  s'étaient  rencontrés,  aurait-elle 
eu  la  force  de  nier  le  tendre  intérêt  qu'il  lui  inspirait? 
N'aurait-il  donc  pu  inférer  de  sa  conduite,  qu'elle  lui  avait 
pardonné  ses  erreurs,  ses  égarements,  ses  vices,  et  qu'il 
était  d'ores  et  déjà  autorisé  à  lui  rappeler  leurs  engagements 
et  à  demander  sa  main?  Elle  tremblait  en  songeant  aux  con- 
cessions qu'il  eût  pu  lui  arracher!  En  résumé,  si  le  hasard 
les  eût  rapprochés,  sa  responsabilité  n'y  eût  eu  aucune  part. 
Iris  était  rentrée  à  la  ferme,  et  même  elle  avait  eu  le  temps 
de  relire  sa  lettre  à  Arthur,  quand  l'horloge  sonna  l'heure 
d'aller  se  coucher;  mais,  cette  nuit-là,  Mme  Lewson  et  miss 
Henley  dormirent  mal.  Le  lendemain  de  grand  matin,  l'on 
chargea  l'un  des  deux  journaliers  restés  fidèles  à  M.  Montjoie, 
d'aller  à  cheval  porter  la  lettre  de  Mme  Lewson  et  d'attendre 
la  réponse.  Y  compris  le  temps  nécessaire  pour  faire  reposer 
sa  bête,  on  calcula  que  cet  homme  serait  de  retour  avant 
midi. 


C'était  une  belle  journée  inondée  de  soleil  et  de  lumière  ; 
Mme  Lewson  commençait  à  recouvrer  sa  bonne  humeur. 

«  J'ai  la  superstition  du  beau  temps,  disait-elle.  J'y  ai  tou- 
jours vu  un  signe  d'heureux  augure  pourvu,  bien  entendu, 
que  ce  ne  soit  pas  un  vendredi.  Or,  c'est  aujourd'hui  mer- 
credi.... Allons,  allons,  miss  Henley,  confiance  et  courage!  » 

Effectivement,  l'express  rapporta  une  réponse  satisfaisante  ; 
M.  Arthur  était  gai  comme  pinson. 

«  Je  me  suis  bien  donné  de  garde,  avait-il  dit,  d'attacher 
de  l'importance  à  une  lettre  qui  n'était  qu'une  affaire  de 
chantage.  Quant  à  celte  bonne  Mme  Lewson,  c'est  une  autre 
affaire,  je  me  conformerai  à  son  avis.  Dites-lui  que  je  suis 
décidé  à  retarder  de  deux  heures  mon  départ;  elle  peut 
compter  sur  moi  pour  dîner. 


36  c'était  écrit! 

—  Où  donc  était  M.  Arthur,  lorsqu'il  vous  a  fait  cette 
réponse? 

—  A  l'écurie,  où  j'étais  en  train  de  desseller  mon  cheval. 
Au  même  moment,  tous  les  palefreniers  causaient  et  riaient 
à  se  tordre.  » 

Iris  était  aux  regrets  qu'Arthur  eût  donne  une  réponse 
de  vive  voix,  plutôt  qu'écrite.  En  cela,  elle  partageait  encore 
la  manière  de  voir  du  sauvage  lord  et  sa  crainte  des  mou- 
chards. Le  temps  marcha  lentement,  jusqu'à  quatre  heures; 
à  ce  moment,  Iris,  n'y  tenant  plus,  proposa  à  Mme  Lewson 
de  protiter  de  ce  bel  après-midi,  pour  aller  au-devant  de 
sir  Arthur;  la  femme  de  charge  opina  du  bonnet.  Toute- 
fois, au  bout  d'un  instant,  elle  demanda  à  sa  compagne  de 
s'asseoir  un  moment  sur  un  tronc  d'arbre.  Iris  s'enquit  si 
cette  halte  n'était  pas  motivée  par  une  considération  parti- 
culière. De  fait,  plusieurs  routes  bifurquaient  à  cet  endroit, 
y  compris  un  petit  sentier  tracé  sous  bois,  que  les  piétons  et 
les  cavaliers  prenaient  souvent  pour  couper  au  plus  court. 
Arthur  en  profiterait  probablement;  cependant,  au  cas  où 
le  hasard  lui  ferait  prendre  la  grande  roule,  il  fallait  donc, 
pour  ne  pas  manquer  le  cavalier,  se  placer  de  façon  à 
commander  les  deux  voies. 

Trop  agitée  pour  se  soumettre  à  une  attente  passive,  Iris 
témoigna  le  désir  de  longer  pendant  un  certain  temps  le 
sentier  sous  bois,  puis  de  rebrousser  chemin  si  elle  n'aper- 
cevait personne. 

«  Madame  Lewson,  veuillez  m'atlendre  ici,  fit-elle. 

—  Surtout,  ne  quittez  pas  le  sentier  battu  »,  lui  crie  la 
vieille  dame. 

Iris  s'engagea  alors  sous  bois.  L'espoir  de  rencontrer 
sir  Arthur  lui  fit  considérablement  prolonger  sa  prome- 
nade, mais  dès  qu'elle  voit  la  ligne  blanche  de  la  grande 
route,  elle  rebrousse  chemin.  Peu  après,  elle  avise,  à  main 
gauche,  une  ruine  qu'elle  n'avait  jamais  remarquée;  elle 
s'en  rapproche,  et  constate  que  les  murs,  en  partie  écroulés, 
ressemblent,  en  réalité,  à  ceux  d'une  maison  ordinaire.  Or, 
si  une  ruine  n'est  revêtue  de  la  patine  du  temps,  elle  n^offre 
rien  d'agréable  à  l'œil,  au  contraire! 

Arrivée  au  tournant  de  la  route,  Iris  avise  un  homme 


c'était  écrit!  37 

qui  émerge  de  l'intérieur  des  ruines;  elle  pousse  un  cri 
d'alarme!  Ciel!  Devait-elle  croire  à  son  étoile  ou  à  la  fatalité 
du  sort!  Le  sauvage  lord,  celui-là  même  qu'elle  s'était  juré 
de  ne  jamais  revoir,  le  maître  de  son  cœur,  pour  tout  dire 
d'un  mot,  peut-être  celui  de  son  avenir,  était-il  donc  là, 
devant  elle? 

Tout  autre  mortel  eût  demandé  à  quel  heureux  hasard 
il  devait  celte  rencontre  inespérée,...  mais,  lui,  tout  au 
bonheur  de  revoir  la  femme  aimée,  s'écrie  éperdu  :  «  Mon 
ange  descendu  du  ciel,  que  le  ciel  soit  béni!  » 

S'approchant  d'Iris,  lord  Harry  l'enlace  de  ses  bras  cares- 
sants ;  de  son  côté,  elle  cherche  à  se  dégager  de  son  étreinte, 
pendant  qu'il  promène  un  regard  invesligateur  autour  de 
lui.  «  Je  ne  vous  cache  pas,  fit-il,  que  nous  sommes  envi- 
ronnés de  dangers.  Je  suis  venu  ici  pour  veiller  sur  Arthur. 
De  grâce,  Iris,  laissez-moi  vous  embrasser,  ou  je  suis  un 
homme  mort!  » 

Comme  il  s'inclinait  pour  couvrir  de  baisers  le  front  et 
les  cheveux  d'Iris,  trois  hommes  embusqués  sortent  des 
branchages  ;  qui  sait,  ils  ont  peut-être  reçu  le  mot  d'ordre 
de  le  traquer  et  de  le  mettre  à  mort!  Déjà,  ils  tiennent  leurs 
pistolets  braqués  droit.  Or,  voilà  qu'à  la  place  du  traître 
qu'on  a  dénoncé,  ils  se  trouvent  en  face  d'un  couple  de 
jeunes  amoureux  !  Bref,  honteux  et  confus,  les  trois  gaillards 
s'écrient  :  «  Faites  excuse  et  n'ayez  crainte!  »  Après  quoi, 
ils  pouffent  de  rire. 

Pour  la  seconde  fois,  Iris  avait  sauvé  lord  Harry  d'un  péril 
imminent! 

«  Laissez-moi,  de  grâce,...  »  fit-elle  avec  l'anxiété  vague 
d'une  femme  qui  perd  confiance  en  elle-même. 

Enfin,  l'étreignant  convulsivement  sur  sa  poitrine,  lord 
Harry  reprit  : 

c  0  ma  bien-aimée!  ne  me  refusez  pas  la  dernière  chance 
de  m'amender,...  d'être  digne  de  vousl...  Je  m'y  engage 
pour  serment.  » 

Enfin,  les  bras  du  sauvage  lord  lâchent  prise.  Une  détona- 
tion retentit,....  puis  une  seconde,...  puis  l'on  dislingue  le 
bruit  des  pas  d'un  cheval  lancé  à  bride  abattue;  mais  bientôt 
l'on  aperçoit  la  monture  sans  cavalier.  On  s'élance  à  sa  pour- 


38  c'était  écrit! 

suite  et  bientôt  on  la  saisit.  Une  petite  pochette  en  cuir  est 
attachée  à  la  selle.  Lord  Harry  adjure  Iris  de  s'en  emparer. 
Elle  en  retire  un  flacon  d'argent;  le  nom  gravé  dessus  lui 
révèle  l'horrible  vérité. 

Alors,  poussant  un  cri  aigu,  Iris  s'écrie  d'un  ton  navré  : 

«  Ils  l'ont  assassiné  î  » 


XI 

Pendant  que  l'on  discutait  le  tracé  du  nouveau  chemin  de 
fer  entre  Culm  et  Everill,  l'ingénieur  provoqua  une  discus- 
sion entre  les  bailleurs  de  fonds,  jadis  directeurs  de  la  com- 
pagnie, en  leur  demandant  s'ils  avaient  ou  non  le  projet  de 
faire  une  station  à  Honey  Buzzard? 

Depuis  des  années,  disons-le,  le  commerce  y  périclitait 
de  même  que  la  population.  D'un  autre  côté,  des  artistes 
peintres  considéraient  cette  curieuse  petite  ville  du  moyen 
âge,  comme  une  mine  à  exploiter  au  point  de  vue  de  l'art. 
Les  archéologues  ne  laissaient  pas  de  flatter  le  recteur,  en 
s'inscrivant  sur  la  liste  de  souscription  qu'il  faisait  circuler 
pour  la  restauration  de  la  Tour. 

De  petits  commerçants,  qui  n'étaient  pas  fous  à  lier,  firent 
néanmoins  la  folie  d'ouvrir  des  boutiques  à  Honey  Buzzard, 
tentative  qui  n'eut  d'autre  résultat  que  de  fricasser  leurs 
petites  économies.  Après  quoi,  ils  fermèrent  boutique  et 
décampèrent.  L'on  voyait  encore,  parfois,  un  charbonnier 
décharger  des  sacs  de  charbon  sur  le  quai,  ou  bien,  un 
bateau  vide  embarquer  du  foin  ;  le  propriétaire  d'une 
maison  délabrée  avait  cédé  à  la  tentation  de  suspendre  un 
écriteau  pour  annoncer  un  appartement  à  louer,  mais  per- 
sonne ne  s'était  présenté.  Le  seul  et  unique  médecin  de  cette 
modeste  localité,  y  trouvant  l'existence  intolérable,  ne  rêvait 
que  d'y  céder  sa  clientèle  à  un  confrère  pour  un  morceau  de 
pain,  comme  on  dit,  puis  déguerpir!  Toujours  est-il  que  les 
administrateurs  du  chemin  de  fer  et  les  ingénieurs  finirent 
par  décréter  qu'il  y  aurait  une  station  de  chemin  de  fer  à 
Honey  Buzzard. 

Par  un  après-midi  brumeux  d'automne  et  déjà  sur  le 


c'était  écrit!  39 

tard,  le  train  omnibus  laissa  un  voyageur  à  la  station;  il  des- 
cendait d'une  voilure  de  première  classe,  portait  à  la  main 
un  parapluie  et  une  valise.  II  s'informa  près  du  chef  de  gare, 
quelle  était  la  meilleure  auberge  de  l'endroit  ;  après  avoir  reçu 
l'information  qu'il  désirait,  le  voyageur  s'engagea  dans  de 
petites  rues  tortueuses  et  finit  par  arriver  à  destination.  En 
attendant  qu'on  lui  serve  à  souper,  il  demande  de  l'encre  et 
du  papier. 

La  tille  de  l'aubergiste  n'eut  rien  de  plus  pressé  que  de 
questionner  sa  mère  sur  le  survenant;  celle-ci  repartit  : 
«  Ma  foi,  il  est  grand,  beau  et  bien  bâti  ;  il  porte  la  barbe 
longue  et  a  l'air  mélancolique.  Il  n'a  certes  pas  l'air  d'un 
casseur  d'assiettes.  Le  nom  inscrit  sur  son  sac  de  voyageur 
est  :  Hugues  Montjoie.  Quel  vin  a-t-il  demandé?  Ah!  si  l'on 
pouvait  lui  colloquer  une  bouteille  de  notre  vin  français  qui 
est  sur,  quelle  veine!  » 

Au  même  inslant,  la  sonnette  se  fit  entendre  et  la  fille  de 
l'aubergiste,  comme  on  le  peut  penser,  s'empressa  de  pro- 
filer de  la  circonstance  qui  lui  était  offerte  de  se  former  une 
opinion  personnelle  sur  ledit  M.  Montjoie.  Bientôt,  elle 
reparut  une  lettre  à  la  main,  déjà  rongeant  son  frein,  de 
n'être  pas  mieux  née  ! 

«  Ah!  ma  mère,  fit-elle,  si  j'appartenais  à  une  classe 
huppée  de  la  société,  je  sais  maintenant  de  qui  je  voudrais 
être  la  femme.  » 

Parfaitement  indifférente  à  ces  aspirations  romanesques, 
la  brave  aubergiste  demanda  à  examiner  la  suscriplion  de 
l'enveloppe  écrite  par  M.  Montjoie. 

L'individu  chargé  de  la  porter  au  destinataire  devait 
attendre  la  réponse.  L'adresse  portait  ces  mois  :  «  Miss 
Henley,  aux  soins  de  Glarence  Vimpany,  Esquire,  Honey  Buz- 
zard  ».  La  fille  de  l'aubergiste,  très  surexcitée,  conçut  un  vif 
désir  de  voir  miss  Henley.  De  son  côté,  sa  mère  ne  laissait 
pas  d'être  fort  intriguée. 

Comment  M.  Montjoie  a-t-il  écrit  cette  lettre  puisque 
miss  Henley  habite  chez  le  docteur?  N'était-il  pas  cent  fois 
plus  simple  de  l'aller  voir?  Après  avoir  fait  ces  réflexions, 
l'aubergisle  rendit  la  lettre  à  sa  fille  disant  :  «  Le  garçon 
d'écurie  qui  n'a  rien  à  faire  peut  la  porter. 


40  c'était  écrit! 

—  Non,  ma  mère,  non;ah!  vraiment,  ce  serait  un  sacri- 
lège de  confier  celle  lettre  à  des  mains  aussi  sales.  Je  ferai 
la  commission  moi-même.  Qui  sait!  Cela  me  permettra  peut- 
être  d'apercevoir  miss  Henley.  » 

Telle  était  l'impression  que  l'arrivée  de  M.  Montjoie  avait 
inconsciemment  produite  sur  celte  jeune  personne  roma- 
nesque, condamnée  par  la  destinée  à  tourner  dans  le  cercle 
étroit  et  vulgaire  d'une  auberge  de  village. 

La  maîtresse  d'hôtel  monta  elle-même  au  premier  étage 
le  dîner  du  voyageur.  Le  menu  se  composait  de  côtelettes  et 
de  pommes  de  terre,  aussi  mal  cuites  qu'il  est  possible  à 
une  cuisinière  anglaise  de  le  faire. 

La  brave  femme,  qui  ne  perdait  pas  de  vue  l'éventualité 
de  débarrasser  son  cellier  d'une  bouteille  de  vin  aigrelet, 
hasarda  cette  question  : 

«  Quel  vin  monsieur  veut-il  boire? 

—  Un  vin  français  quelconque  »,  fit-il  avec  indifférence. 
Dès  que  le  domestique  revint  à  la  cuisine,  l'aubergiste  lui 

demanda  comment  le  voyageur  avait  trouvé  le  vin? 

«  Il  demande  à  vous  parler  »,  répondit  le  garçon. 

Convaincue  qu'il  y  avait  de  l'orage  dans  l'air,  elle  demanda 
s'il  s'était  plaint? 

«  Ouache!  il  a  bu  à  rouge  bord!  » 

La  brave  femme,  les  yeux  ronds  de  surprise,  exhale  un 
soupir  de  soulagement.  Quelle  veine!  Un  voyageur  buvant 
et  payant  le  susdit  vin  français  sans  se  plaindre! 

A  cette  pensée,  elle  débordait  de  joie.  Lorsqu'elle  entra 
dans  la  salle  à  manger,  M.  Montjoie,  le  verre  à  la  main, 
humait  le  bouquet  du  vin  avec  recueillement. 

«  Pardon,  madame,  de  vous  déranger  de  vos  occupations, 
lit-il,  d'un  Ion  de  condescendance  aimable,  mais  puis-je 
savoir  l'origine  de  ce  vin? 

—  C'est  tout  ce  que  nous  avons  pu  lirer,  retirer,  soutirer 
d'une  mauvaise  créance  de  défunt  mon  mari  ;  il  avait  eu  le 
tort  de  prêter  de  l'argent  à  un  Français. 

—  C'est  un  vin  exquis,  savez-vous?  riposta  le  voyageur. 

—  Ah!  vous  le  trouvez  bon,  monsieur? 

—  Assurément,  c'est  une  tête  de  Bordeaux  !  » 

La  maîtresse  d'hôtel  craignait  qu'il  ne  se  cachât  une  pointe 


(TÉTAIT   ÉCRIT!  41 

d'aigreur  sous  ces  louanges.   Un   doute  s'empara  de  son 
esprit.  En  réalité,  ce  voyageur  ne  se  donnait-il  pas  le  malin 
plaisir  de  lui  tendre  un  piège? 
Elle  résolut  de  garder  à  carreau  et  riposta  : 
a  Je  vous  avoue,  monsieur,  que  vous  êtes  le  premier  voya- 
geur à  ne  pas  vous  plaindre  de  notre  vin  français. 

—  Alors,  vous  n'auriez  peut-être  pas  d'objection  à  vous 
en  défaire? 

—  De  bonne  foi,  qui  en  pourrait  être  preneur? 

—  Moi;  combien  le  vendez- vous  la  bouteille?  » 

A  cette  question,  l'aubergiste,  convaincue  qu'elle  avait 
affaire  à  un  esprit  détraqué,  résolut  de  profiter  de  la  cir- 
constance pour  doubler  le  prix  de  sa  marchandise. 

«  Sept  francs  cinquante  la  bouteille,  répondit-elle  sans 
.sourciller.    . 

—  Je  crois  être  raisonnable  en  vous  en  offrant  six  francs  », 
dit-il. 

Or,  comme  l'appétit  vient  en  mangeant,  la  maîtresse 
d'hôtel  reprit  : 

«  Toute  réflexion  faite,  je  ne  céderai  pas  à  moins  de 
douze  francs. 

—  J'espère  pour  vous  que  vous  trouverez  un  acheteur 
ayant  une  bourse  plus  replète  que  la  mienne. 

—  Tenez,  prenez-le  pour  le  prix  que  vous  en  voudrez 
donner  » ,  dit  cette  femme  parfaitement  respectable  quoique 
peu  scrupuleuse. 

A  cet  instant,  la  fille  de  la  maîtresse  d'hôtel  ouvrit  la 
porte  disant  : 

«  J'ai  porté  moi-même  votre  lettre,  monsieur,  et  voici  la 
réponse.  »  (Elle  avait  vu  miss  Huiley  et  la  tenait  pour  une 
personne  fort  ordinaire.)  Après  l'avoir  remerciée,  en  des 
termes  qu'une  personne  aussi  romanesque  ne  pouvait  oublier, 
Monljoie  rompit  le  cachet. 

Évidemment,  c'était  une  réponse  conforme  à  ses  désirs, 
car  il  prit  vivement  son  chapeau,  demandant  qu'on  lui  indi- 
quât le  chemin  du  logis  du  Dr  Vimpany.  Gomme  il  ne  voulait 
pas  prendre  Iris  par  surprise,  il  lui  écrivit  de  l'auberge  pour 
lui  annoncer  sa  visite.  Gomment  miss  Henley  recevrait-elle 
l'ami  dévoué  dont  elle  avait  par  deux  fois  refusé  la  main? 


42  C'ÉTAIT   ÉCRIT! 


XII 

Dans  une  rue  écartée  et  solitaire  de  Honey  Buzzard,  s'éle- 
vait la  maison  du  docteur;  les  fenêtres  donnaient  sur  le 
cimetière,  perspective  peu  encourageante  chez  un  disciple 
d'Esculape.  Une  servante  ouvre  la  porte,  regarde  d'un  air 
soupçonneux  et,  avant  même  que  Montjoie  ait  articulé  un 
mot,  répond  que  le  docteur  est  sorti.  Le  visilcur  décline  son 
nom  et  demande  miss  Henley.  A  cet  instant,  la  physionomie 
de  la  servante  s'épanouit  comme  par  enchantement.  Elle 
l'introduit  aussitôt  dans  un  petit  salon  à  l'ameublement 
pauvre;  des  gravures  mal  encadrées  et  même  assez  dépla- 
cées chez  un  médecin,  ornaient  les  murs.  C'étaient  des  por- 
traits d'actrices  célèbres  du  commencement  du-  siècle.  Plu- 
sieurs volumes  de  pièces  de  théâtre  remplissaient  un  petit 
rayon  au-dessus  de  la  cheminée. 

«  Qui  diantre  peut  lire  ces  comédies,  se  dit  Montjoie,  ei 
d'où  vient  qu'Iris  soit  ici  ?  » 

Au  même  instant,  miss  Henley  apparaît;  elle  avait  le 
visage  pâle  et  défait;  les  yeux  remplis  de  larmes. 

L'arrivée  de  Hugues  évoquait  plus  douloureusement  encore 
le  souvenir  de  la  mort  tragique  d'Arthur  Montjoie.  Iris  se 
sentit  prise  en  sa  présence  d'une  émotion  très  vive.  D'un 
geste  spontané  et  avec  la  familiarité  d'une  sœur,  elle  tendit 
à  Montjoie  son  front  à  baiser. 

«  Connaissant  les  sentiments  d'attachement  qui  vous  unis- 
sent à  votre  frère,  fit-elle,  je  me  déclare  incapable  de  vous 
dire  toute  la  part  que  je  prends  à  votre  douleur. 

' —  Il  n'est  pas  besoin  de  paroles,  répondit  son  interlocu- 
teur; votre  sympathie  parle  d'elle-même.  »  Sur  ce,  il  la  con- 
duisit du  côté  du  sofa,  prit  place  à  côté  délie,  et  dit  : 

«  Ce  n'est  pas  votre  père  qui  m'envoie  vers  vous,  mais  il 
m'a  montré  les  deux  lettres  que  vous  lui  avez  écrites  :  l'une 
portant  le  timbre  de  Dublin,  l'autre,  de  Honey  Buzzard;  je 
sais  à  quel  péril  vous  vous  êtes  exposée  pour  sauver  les 
jours  de  mon  malheureux  frère.  Ce  me  serait  du  moins  une 
consolation  de  pouvoir  vous  rendre,  en  une  certaine  mesure, 
ce  que  vous  avez  fait  pour  lui. 


c'était  écrit!  43 

«  Non,  poursuivit-il,  en  renonçant  pour  l'instant  à  exprimer 
sa  reconnaissance  ;  votre  père,  certes,  ne  m'a  jamais  envoyé 
vers  vous.  Seulement,  il  sait,  d'une  part,  que  j'ai  quitté 
Londres  uniquement  pour  vous  venir  voir  et,  d'autre  part,  quel 
est  le  but  de  ma  démarche.  Oserais-je  vous  dire  quelle  réponse 
j'ai  obtenue  de  M.  Henley  quand  je  lui  ai  demandé  si,  vérita- 
blement, il  n'avait  plus  ni  confiance,  ni  foi  en  sa  fille?  D'une 
voix  de  tonnerre,  il  s'est  écrié  :  «  Mon  parti  est  irrévocable- 
«  ment  pris  ;  je  ne  saurais  plus  avoir  ni  foi  ni  confiance  en 
c  ma  fille,  tant  que  le  sauvage  lord  sera  de  ce  monde  ». 

«  De  telles  dispositions  à  votre  égard  et  surtout  de  la  part 
(J'un  père,  m'offensent  au  delà  de  tout.  Oui,  j'en  conviens, 
il  est  emporté  et  bourru,  mais  on  peut,  je  crois,  l'amener 
à  résipiscence.  J'entends  qu'il  vous  rende  justice.  Mainte- 
nant, puis-je  me  permettre  de  vous  entretenir  de  lord 
Harry? 

—  Certes,  oui,  répliqua  miss  Henley. 

—  C'est  pour  moi,  vous  le  sentez  bien,  un  sujet  fort 
délicat  à  traiter.... 

—  Et  pour  moi,  un  sujet  de  confusion,  dit  Iris  avec 
amertume  :  autant  comparer  un  démon  à  un  ange  que  de 
comparer  lord  Harry  avec  vous,  Hugues.  Je  me  déclare 
indigne  de  la  bonne  opinion  que  vous  avez  de  moi.  Je  recon- 
nais que  pour  aimer  le  sauvage  lord  comme  je  l'aime,  il  faut 
avoir  l'âme  perverse  et  des  goûts  dépravés!  Tenez,  donnez- 
moi  des  coups  de  canne  si  bon  vous  semble, ...  je  les  mérite  i  » 

Montjoie  connaissait  trop  bien  le  cœur  féminin  pour  essayer 
de  calmer  par  les  raisonnements  et  les  remontrances  'cette 
explosion  de  sentiments  extravagants. 

«  Votre  père,  poursuivit-il,  n'est  pas  homme  à  se  laisser 
loucher  par  les  choses  du  cœur,  mais  un  exposé  plus  détaillé 
des  faits,  une  exposition  sincère  de  la  situation,  peuvent 
éveiller  chez  lui  le  senliment  de  la  justice.  Enfin,  aidez-moi, 
de  grâce,  à  l'éclairer  au  sujet  de  lord  Harry,  plus  efficace- 
ment que  vous  ne  pouvez  le  faire  par  lettre.  En  trois  mots, 
je  désirerais  que  vous  me  missiez  au  courant  de  ce  qui  s'est 
passé,  depuis  le  moment  où  les  circonstances  vous  ont  réunis 
vous  et  le  jeune  lord  à  Ardoon,  jusqu'au  jour  où  vous  le  lais- 
sâtes en  Irlande  après  la  mort  de  mon  frère.  S'il  vous  semble 


44  c'était  écrit! 

que  c'est  trop  exiger  de  vous,  veuillez  vous  rappeler  que 
mou  unique  souci  est  de  vous  servir.  » 

Tel  fut  l'appel  que  Hugues  adressa  à  Iris.  Pour  le  faire 
court,  disons  qu'elle  répondit  à  ce  désir  en  racontant  ce  qui 
suit  : 

«  Lord  Harry  m'a  fourni  volontiers  des  éclaircissements, 
mais  non,  toutefois,  sans  y  apporter  certaines  réserves,  spé- 
cialement lorsque  je  lui  eus  révélé  le  nom  de  l'individu  posté 
à  la  borne  milliaire.  «  Je  vous  supplie  de  me  pardonner,  avait- 
«  il  dit,  si  je  me  refuse  d'entrer  dans  des  détails  plus  circon- 
«  stanciés.  J'eus  lieu  de  m'applaudir  d'avoir  fait  appel  à  l'in- 
«  fluence  politique  du  banquier,  en  vue  d'assurer  la  sécurité 
«  d'Arthur.  La  nature  de  sir  Giles,  nature  méprisable  s'il  en 
«  fui,  ne  m'inspirait,  je  dois  le  dire,  qu'une  médiocre  con- 
«  (iance,  mais  par  contre,  je  faisais  fond  sur  mon  influence 
«  personnelle.  Ah!  Iris,  si  ce  financier  avait  eu  seulement  la 
«  dixième  partie  de  votre  courage,  me  dit-il,  Arthur  serait 
«  encore  de  ce  monde  et  jouirait  en  Ai  ^leterre  d'une  parfaite 
t  sécurité.  Tenez,  je  renonce  à  en  di  ?  davantage;  ma  tête 
«  s'égare  rien  que  d'y  penser!  »  Après  v  ne  pause,  il  conlinua 
à  captiver  mon  attention,  par  le  récit  pathétique  d'événements 
récents.  Comme  membre  de  l'association  des  Invincibles, 
association  qui  n'élait  qu'un  outrage  à  la  raison  et  à  la  société, 
ainsi  qu'il  l'avouait  lui-même,  il  avait  pu  pénétrer  et  même 
détourner  les  projets  homicides  dont  il  avait  eu  connaissance. 
Le  jour  qu'Iris  l'aperçut  dans  le  sentier  sous  bois,  il  faisait 
le  guet,  persuadé  que  son  ami  déboucherait  par  là.  Il  demeu- 
rait convaincu,  d'ailleurs,  que  s'il  parvenait  à  prévenir  Arthur 
du  danger  qui  le  menaçait,  ses  affiliés  lui  feraient  payer  de 
sa  vie  cet  acte  de  félonie.  Bref,  le  meurtre  commis  sur  la 
grande  route,  et  la  disparition  de  l'assassin,  fuient  suivis  de 
la  rupture  de  miss  Henley  et  de  lord  Harry.  Irrévocablement 
décidée  à  lui  rendre  sa  parole,  elle  revint  en  Angleterre, 
refusant  tous  les  rendez-vous  auxquels  il  l'avait  suppliée  de 
se  rendre.  » 

A  cet  endroit  du  récit,  l'idée  vint  à  Montjoie  de  poser  à 
Iris  plusieurs  questions  plus  explicatives  encore.  Qui  sait  si 
la  jeune  fille,  aveuglée  par  son  amour,  n'était  pas  encore,  à 
l'heure  présente,  sous  le  charme  de  lord  Harry? 


c'était  écrit!  45 

€  S'est-il  soumis  volontiers  à  votre  arrêt?  demanda  Mont» 
joie. 

—  Pas  du  tout  d'abord,  riposta  Iris. 

—  Dites-moi,  Iris,  s'est-il  résigné  à  vous  rendre  votre 
parole  et  à  renoncer  à  tout  espoir  de  vous  épouser? 

—  Nullement. 

—  Dites-moi,  reprit  Montjoie,  a-t-il  fait  allusion  à  la  pro- 
messe que  vous  lui  aviez  faite  jadis? 

—  Assurément  ;  il  m'a  dit  qu'il  s'y  cramponnait  comme  à 
la  meilleure  et  à  la  seule  espérance  de  sa  vie,  répondit  Iris. 

—  A  cela,  qu'avez-vous  répondu? 

—  Je  l'exhortai  à  ménager  ma  sensibilité.... 

—  Ne  lui  avez-vous  rien  dit  de  plus  positif  que  cela? 

—  En  réalité,  je  ne  pouvais  oublier  ce  qu'il  avait  fait 
pour  sauver  Arthur,...  mais  décidée  à  partir,...  je  partis. 

—  Avez-vous  souvenance  des  dernières  paroles  qu'il 
vous  a  adressées,  au  moment  de  vous  quitter?  interrogea 
Montjoie. 

—  Il  m'a  dit  :  «  Je  vous  aimerai  jusqu'à  mon  dernier 
c  soupir.  » 

En  répétant  ces  mots,  le  timbre  de  la  voix  d'Iris  prit  une 
expression  de  tendresse  involontaire. 

«  Il  faut,  reprit  Montjoie  d'un  ton  grave,  que  je  sois  bien 
fixé  sur  ce  que  je  dois  dire  à  votre  père.  Puis-je  l'assurer, 
par  exemple,  en  toute  sûreté  de  conscience,  que  vous  ne 
reverrez  jamais  lord  Harry  ? 

—  Je  me  suis  juré  de  ne  plus  le  revoir,  dit  Iris  d'un  ton 
ferme,  mais  parfois  je  crains  qu'une  force  plus  puissante 
que  ma  volonté  ne  m'empêche  de  rester  fidèle  à  mon  ser- 
ment. 

—  Ciel!  que  voulez-vous  dire?  questionna  Montjoie. 

—  Je  préfère  m'abstenir  de  parler,  riposta  Iris. 

—  Quelle  singulière  réponse!  reprit  son  interlocuteur. 

—  La  bonne  opinion  que  vous  avez  de  moi,  Hugues, 
m'est  si  précieuse  que  je  ne  voudrais  pour  rien  au  monde 
m'exposer  à  la  perdre. 

—  N'ayez  crainte,  car  elle  est.  inébranlable  »,  répondit 
Montjoie  avec  courtoisie. 

Iris  le  considéra  un  instant  avec  une  attention  particulière, 


46  c'était  écrit! 

puis,  peu  à  peu,  l'expression  de  doute  répandue  sur  sa 
physionomie  s'efïaça.  Convaincue  de  lui  inspirer  un  1res 
grand  amour,  elle  résolut  donc  de  lui  faire  l'honneur  de 
ses  confidences,  et  s'exprima  aussitôt  en  ces  termes  : 

«  Mon  ami,  sachez  que  depuis  que  j'ai  quitté  l'Irlande, 
je  suis,  je  ne  sais  pourquoi,  sous  le  coup  d'une  supersti- 
tion craintive.  Oui,  je  crois  à  une  fatalité  qui,  en  dépit  de 
moi-même,  me  ramènera  à  revoir  Harry.  Déjà,  depuis  que 
je  me  suis  éloignée  de  la  maison  paternelle,  j'ai  pu  deux 
fois  lui  sauver  la  vie  :  premièrement  à  la  borne  milliaire, 
secondement,  aux  ruines  dans  le  bois.  Si  mon  père  m'ac- 
cuse encore  d'être  éprise  d'un  aventurier,  vous  pouvez  lui 
répondre  en  toute  assurance  qu'il  m'inspire  au  contraire 
un  véritable  effroi.  L'idée  d'une  troisième  rencontre  m'épou- 
vante. J'ai  tout  fait  pour  éviter  cet  homme  et  alors  que  je 
croyais  enfin  y  avoir  réussi,  la  destinée  me  ramène  à  lui! 
Qui  sait  si,  caché  dans  cette  malheureuse  petite  ville,  je  ne 
suis  pas  encore  sur  son  chemin  !  Oh  !  de  grâce,  épargnez-moi 
votre  mépris! 

—  Ma  chère  Iris,  je  vous  porte  l'intérêt  le  plus  profond, 
le  plus  sincère.  La  destinée  a  une  grande  influence  sur  notre 
pauvre  vie  mortelle,  je  n'en  disconviens  pas,  sans  accepter, 
toutefois,  les  conclusions  que  vous  en  tirez  ;  ni  vous,  ni  moi, 
n'avons  droit  à  prétendre  connaître  ce  que  l'avenir  nous 
réserve;  l'espèce  humaine,  en  présence  de  ce  grand  mystère, 
doit  se  résignera  l'ignorance.  Attendez,  Iris,  attendez.  » 

A  cela,  la  jeune  fille  répondit  avec  la  docilité  d'un  enfant  : 

«  Je  ferai  ce  que  vous  me  direz.  » 

Par  le  fait,  Montjoie  aimait  trop  tendrement  Iris,  pour 
l'entretenir  plus  longtemps,  ce  jour-là ,  de  lord  Harry.  Son 
plus  grand  désir  était,  au  contraire,  d'aborder  un  sujet  de 
conversation  qui  ne  pût  la  surexciter.  L'ayant  trouvée  éta- 
blie dans  la  maison  du  docteur,  il  était  naturellement  anxieux 
de  recueillir  des  informations  sur  son  hôtesse,...  la  femme 
du  docteur. 


C'ÉTAIT  écrit!  47 


XIIÏ 


Hugues  Monljoie  entra  en  matière  en  faisant  allusion  à 
la  seconde  lettre  d'Iris  à  son  père  et,  à  certain  passage  où 
elle  parlait  de  Mme  Vinipany  en  termes  aussi  enthousiaste* 
que  reconnaissants,  Hugues  reprit  : 

«  Ne  pouvez-vous  m'apprendre  quelque  chose  de  plus 
sur  votre  compagne  de  voyage  devenue  votre  hôtesse?  Alors, 
vous  l'avez  rencontrée  pour  la  première  fois  en  chemin  de 
fer? 

— '  Oui,  elle  voyageait  dans  le  train  de  Dublin,  comme 
moi  et  ma  femme  de  chambre,  mais  non  dans  le  même  com- 
partiment, répondit  Iris;  nous  avons  lié  conversation  pen- 
dant la  traversée  de  Dublin  à  Holyhead.  La  mer  était  si 
mauvaise  et  Rhoda  si  malade,  que  je  n'étais  rien  moins  que 
rassurée.  La  femme  de  chambre  du  bord  ne  savait  à  qui 
entendre;  tout  le  monde  réclamait  ses  services;  je  me 
demande  même  ce  que  je  serais  devenue,  si  Mme  Vimpany 
ne  m'avait  proposé  ses  bons  offices.  Elle  savait  si  bien  soi- 
gner les  malades,  que  je  ne  laissai  pas  de  m'en  étonner. 
«  Je  suis  la  femme  d'un  docteur,  me  répondit-elle,  et,  en 
«  somme,  je  ne  fais  que  ce  que  j'ai  vu  faire  à  mon  mari  en 
«  pareille  occurrence.  » 

«  Quand  nous  débarquâmes  à  Holyhead,  Rhoda  était  trop 
malade  pour  songer  à  la  mener  en  chemin  de  fer.  C'est  la 
meilleure  servante  du  monde,  et  j'y  suis  très  attachée,  comme 
vous  savez.  Si  j'eusse  été  seule,  j'aurais  fait  appeler  un 
médecin;  mais  ma  compagne,  toujours  empressée  et  ser- 
viable,  me  dit  : 

«  L'état  de  votre  femme  de  chambre,  n'est  que  la  consé- 
«  quence  d'une  faiblesse  extrême;  faites-lui  prendre  du  vin 
t  frappé  et  du  repos.  Sous  peu,  elle  pourra  continuer  à 
«  voyager  sans  inconvénient.  N'ayez  nulle  crainte  à  son 
t  sujet;  si  vous  permettez,  nous  la  veillerons  toutes  les  deux 
«  ce  soir.  »  Or,  ce  qui  fut  dit,  fut  fait. 

«  Hein!  Hugues,  connaissez-vous  beaucoup  de  femmes  à 
en  faire  autant? 


48  c'était  écrit! 

—  J'en  conLais  très  peu,  hélas!  » 

Le  ton  de  Montjoie  trahissait  l'inquiétude;  le  dévouement 
de  l'inconnue  lui  inspirait,  en  effet,  certains  doutes,  aux- 
quels un  galant  homme  répugne  toujours. 

«  Mme  Vimpany,  reprit  Iris,  finit  par  me  persuader  de 
poursuivre  mon  voyage  jusqu'à  la  prochaine  station  qui  était 
la  sienne.  «  Mon  mari,  dit-elle,  prescrira  à  votre  malade  un 
«  traitement  qui,  j'en  ai  la  conviction,  la  remettra  vite  sur 
«  pieds.  »  J'acceptai  sa  proposition  avec  reconnaissance. 

—  Dites-moi,  que  compliez-vous  faire,  au  cas  où  Rhoda 
eût  été  en  état  de  continuer?  demanda  Montjoie. 

—  Aller  à  Londres  et  me  réfugier  dans  un  lodging. 
J'espérais  que  mon  père  finirait  par  venir  à  résipiscence 
Toujours  est-il  que  cette  rencontre  de  gens  charitables, 
humains,  dévoués  comme  M.  et  Mme  Vimpany,  était  une 
bénédiction  pour  moi  et  Rhoda.  Je  désire  vous  faire  faire  la 
connaissance  de  cette  excellente  femme;  peut-être  est-elle 
un  peu  guindée  au  premier  abord  ;  à  ça  près,  je  crois  qu'elle 
vous  plairait.  » 

Tout  en  parlant,  Iris  s'aperçut  que  Hugues  promenait 
autour  de  lui  des  regards  étonnés. 

«  Ah!  oui,  mes  nouveaux  amis  sont  pauvres,  effroyable- 
ment pauvres;  pourtant,  ils  n'ont  consenti  à  accepter  ma 
quote-part  des  dépenses  journalières,  que  sur  mes  menaces 
de  m'aller  installer  à  l'auberge;  mais,  dites-moi,  Hugues, 
d'où  vient  votre  air  troublé  et  sombre?  Auriez- vous  des 
objections  à  me  voir  prolonger  mon  séjour  ici?  » 

Au  moment  qu'Iris  prononçait  ces  dernières  paroles,  la 
porte  s'ouvrit  et  l'on  vit  entrer  une  dame  d'âge  moyen.  Avi- 
sant un  étranger  dans  la  pièce,  elle  dit  en  manière  d'excuse  : 

«  Pardon;  j'ignorais  que  vous  eussiez  un  visiteur.  » 

La  voix  bien  timbrée,  l'articulation  claire,  l'ensemble  de 
la  personne  étaient  empreints  d'un  charme  particulier.  Bref, 
la  bonne  grâce  de  cette  dame  prêtait  même  à  une  phrase 
banale,  un.  cachet  de  distinction.  Gomme  elle  se  disposait  à 
s'éloigner,  Iris  reprit  : 

«  Permettez-moi  de  vous  présenter  mon  excellent  ami, 
M.  Hugues  Montjoie,  à  qui,  du  reste,  j'ai  déjà  raconté  toutes 
vos  bontés  pour  mo:  et  pour  Rhoda.  » 


c'était  écrit!  49 

Le  premier  mouvement  de  Hugues  fut  non  pas  de  se 
norner  à  un  salut  formalisle,  mais  de  tendre  la  main  à  la 
survenante.  Mme  Vimpany,  de  son  côté,  répondit  à  cette 
avance  avec  une  onction  de  geste,  assez  rare  à  notre  époque 
de  mouvements  brusques  et  sans  façons.  L'art  avait  si  par- 
faitement amélioré  son  teint,  que  l'on  pouvait  le  croire 
naturel,  bien  que  ses  joues  amaigries  eussent  perdu  la  fer- 
meté de  la  jeunesse;  sa  chevelure,  grâce  peut-être  aussi  à 
de  légers  artifices,  ne  laissait  percer  aucuns  fils  blancs. 
Personne  ne  pouvait  voir  sans  se  récrier  d'admiration,  ses 
grands  yeux  noirs,  un  peu  trop  rapprochés  peut-être  de  son 
nez  aquilin  ;  ses  mains  effilées,  éburnéennes  et  décharnées, 
avaient  conservé  une  élégance  rare  ;  sa  toilette  recherchée 
jadis,  fanée  aujourd'hui,  n'avait  rien  cependant  de  dépe- 
naillé ;  une  dentelle  usée,  froncée  en  guise  de  collerette, 
retombait  en  jabot  étriqué  sur  sa  poitrine. 

Elle  prit  un  siège  près  de  Hugues. 

«  Je  ne  saurais  vous  dire,  monsieur,  combien  j'ai  été 
heureuse  d'offrir  mes  modestes  services  à  miss  Henley;  sa 
présence  égayé  tant  notre  petite  maison  !  » 

Le  compliment  fut  rehaussé  par  tout  ce  que  peuvent  y 
ajouter  les  caresses  de  la  voix  et  du  sourire.  Pour  minaudière 
qu'elle  fût,  Mme  Vimpany  n'en  éveillait  pas  moins  la  sym- 
pathie. Disposé  d'abord  à  la  juger  défavorablement,  Monljoie 
revint  bientôt  de  sa  première  impression.  Il  se  demandait 
curieusement,  ce  que  cette  femme  énigmalique  avait  bien 
pu  être,  alors  qu'elle  était  dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté? 

Les  regards  de  Hugues  se  portèrent  tour  à  tour,  sur  les 
portraits  de  femmes,  sur  les  pièces  de  théâtre  et  enfin  sur 
la  maîtresse  du  logis ,  pendant  que  cette  dernière  parlait 
avec  Iris.  En  réalité,  se  disait-il,  il  y  a  gros  à  parier  que 
c'est  une  ancienne  actrice  ! 

Il  résolut  d'éclaircir  ce  mystère,  en  lançant  insidieusement 
une  allusion  flatteuse  à  ces  portraits. 

«  Mes  souvenirs,  comme  habitué  des  théâtres,  ne  remon- 
tent pas  à  de  longues  années,  dit-il,  mais  je  n'en  suis  pas 
moins  en  état  d'apprécier  l'intérêt  historique  de  vos  belles 
gravures.  » 

Sur  ce,  Mme  Vimpany  s'inclina  sans  souffler  mot. 

4 


50  c'était  écrit! 

«  Il  est  rare,  poursuivit  Hugues,  qu'une  maison  anglaise 
offre  une  pareille  collection  de  portraits  d'actrices  célèbres.  » 

Elle  se  borna  à  répondre  : 

«  J'ai  eu  dans  ma  jeunesse  d'agréables  rapports  avec  le 
théâtre.  » 

Montjoie  croyait,  mais  à  tort,  que  ce  premier  membre  de 
phrase  serait  suivi  d'un  autre  plus  explicite;  peut-être  ne 
plaisait-il  pas  à  sa  taciturne  interlocutrice  de  remonter  le 
cours  des  années,  ou  bien  avait-elle  des  raisons  particulières 
pour  l'abandonner  à  ses  propres  perceptions. 

Iris  prit  la  balle  au  bond  ;  assise  devant  la  seule  table  de 
la  pièce  et  placée  de  façon  à  voir  juste  devant  elle,  la  gravure 
représentant  Mme  Siddons  en  Melpomène,  elle  dit  d'un  air 
malin  en  pointant  du  doigt  ce  portrait  : 

«  Je  me  demande  si  Mme  Siddons  était  réellement  aussi 
belle  que  son  image.  Sir  Josuah  Reinolds  passe  pour  avoir 
flatté  ses  modèles.  » 

Soudain,  les  yeux  de  Mme  Vimpany  s'animent  et  brillent 
d'un  vif  éclat;  le  nom  de  la  célèbre  actrice  paraît  la  galva- 
niser; mais,  au  moment  d'exprimer  sa  pensée,  «  elle  garde 
de  Conrart  le  silence  prudent  » . 

Déçu  dans  son  attente,  Montjoie  se  résigne  à  répondre  en 
s'adressant  à  Iris  : 

«  Il  ne  nous  appartient  ni  à  l'un  ni  à  l'autre,  de  trancher 
la  question  de  savoir  si  le  pinceau  de  sir  Josuah  s'est  rendu 
coupable  de  flatterie.  »  Puis,  se  tournant  du  côté  de 
Mme  Yimpany,  il  prit  un  autre  moyen  de  sonder  le  terrain 
en  disant  : 

<l  Lorsque  vous  avez  eu  l'avantage,  madame,  de  faire  la 
connaissance  de  miss  Henley,  vous  voyagiez  en  Irlande, 
n'est-ce  pas  vrai?  Était-ce  votre  première  visite  à  cet  infor- 
tuné pays? 

—  Je  suis  allée  plusieurs  fois  en  Irlande....  » 

Or,  à  cet  instant,  une  circonstance  imprévue  vint  l'aider 
à  démasquer  les  embûches  de  son  interlocuteur.  Le  fadeur, 
en  faisant  sa  tournée,  avait  remis  pour  Mme  Yimpany  un 
petit  paquet  cacheté  et  un  imprimé. 

«  C'est  un  pli  recommandé,  madame,  dit  la  servante 
Veuillez  signer  celte  feuille,  le  facteur  attend.  » 


c'était  écrit!  51 

Après  avoir  griffonné  vivement  son  nom,  Mme  Vimpany 
examine  l'enveloppe  de  la  lettre,  puis  elle  la  pose  sur  la 
table  sans  l'ouvrir,  tout  en  s'excusant  de  s'absenter  un 
instant. 

A  peine  la  porte  refermée,  Iris  bondit  hors  de  son  siège 
et  se  rapprochant  de  Hugues,  elle  dit  d'une  voix  brisée  par 
l'émotion  : 

«  J'ai  reconnu  l'écriture  de  la  lettre  quand  la  servante  est 
entrée. 

—  Bon  Dieu  !  Iris,  à  propos  de  quoi  cet  effroi? 

—  Parlez  moins  haut,  Mme  Vimpany  nous  écoule  peut- 
être,  qui  sait!  »  reprit  miss  Henley. 

Sur  quoi,  Montjoie  s'écrie  avec  un  grand  air  d'ébahisse- 
ment  : 

«  Comment!  votre  amie,  Mme  Vimpany? 

—  Il  est  évident,  reprit  Iris,  qu'elle  n'ose  ouvrir  ce  paquet 
en  votre  présence.  Gomment  ne  l'avez-vous  pas  deviné?  Ah! 
cette  écriture  ne  m'est  que  trop  connue,...  je  sais,  à  n'en 
pas  douter,  qui  a  tracé  ces  lignes. 

—  Eh  bien!  qui  est-ce,  parlez?  » 

Alors  se  penchant  vers  Hugues,  elle  lui  dit  de  bouche  à 
oreille  :  lord  Harry! 


XIV 


Interdit  de  surprise,  Hugues  Monljoie  resta  silencieux 
Iris  comprit  la  signification  du  regard  qu'il  attachait  sui 
elle,  et  y  répondit  en  disant . 

«  Je  suis  tout  à  fait  sûre  de  ce  que  j'avance,  Hugues.  » 

Son  interlocuteur  qui,  avec  son  bon  sens  habituel,  liés* 
tait  à  tirer  une  conclusion  aussi  péremploire,  reprit  : 

«  A  coup  sûr,  vous  croyez  cire  dans  le  vrai,  mais  quand 
il  s'agit  de  calligraphie,  il  est  facile  de  se  méprendre.  »  Par  le 
fait,  Iris  avait  les  nerfs  tellement  surexcités,  qu'elle  en  vou- 
lait certainement  à  Hugues  de  croire  qu'elle  s'était  mis  le 
doigt  dans  l'œil,  comme  on  dit  très  vuigairement. 

«   Enfin,  vous,  connaissez  l'écriture  de  lord  Harry?  fit- 


02  c'était  écrit! 

elle  ;  et  vous  devez  admettre  qu'on  ne  peut  confondre  cette 
grosse  et  grasse  anglaise,  avec  une  cursive  ordinaire.  Ne  suis- 
je  donc  pas  assez  malheureuse,  sans  que  vous  acheviez  de 
me  faire  perdre  la  tête,  en  doutant  de  la  vérité  de  mes  paroles? 
Ciel!  quand  je  songe  qu'une  femme  si  bonne,  si  charmante, 
n'ayant  rien  d'une  créature  astucieuse,  m'ait  pu  tromper 
ainsi!  »  Notez  qu'il  n'y  avait  jusqu'alors  aucune  raison 
d'interpréter  de  cette  façon,  la  conduite  de  Mme  Vimpany. 
Montjoie,  très  doucement,  s'interposa  : 

«  Permettez,  dit-il,  nous  ne  pouvons  affirmer  qu'elle  ait 
obéi  aux  instructions  de  lord  Harry.  Attendez  un  peu 
avant  de  lui  attribuer  l'étrange  rôle  que  vous  lui  faites 
jouer.  » 

Iris,  l'esprit  de  plus  en  plus  monté,  répliqua  indignée  : 

«  Pourquoi  ne  m'a-t-elle  jamais  dit  qu'elle  connaissait 
lord  Harry?  Ce  silence  me  paraît  suspect.  » 

Montjoie  sourit  et  riposta  : 

«  Avez-vous  dit  à  Mme  Vimpany  que  vous  connaissez 
lord  Harry?  » 

Iris  ne  souffla  mol. 

«  Eh  bien!  poursuivit  Montjoie,  dois-je  inférer  de  votre 
silence  que  vous  êtes  capable  de  trahison?  Je  n'ai  garde, 
bien  entendu,  de  prétendre  que  ce  soit  là  une  découverte 
rassurante;  toutefois,  avant  de  mettre  tout  au  pire,  il  faut 
savoir  si,  en  réalité,  un  noir  complot  a  été  ourdi  contre 
votre  liberté?  Il  faut  voir  venir  cette  femme.  » 

A  de  nombreuses  qualités  féminines,  miss  Henley  joi- 
gnait des  défauts  qui  sont  aussi  le  lot  du  sexe  faible.  S'achar- 
nant  à  son  idée,  elle  reprit  : 

«  Quel  fond  peut-on  faire,  je  vous  le  demande,  sur  quel- 
qu'un qui  vous  a  déjà  trompé?  Tenez,  vous  êtes  un  homme 
désespérant!  » 

Montjoie  donna,  en  cette  circonstance,  une  nouvelle  preuve 
de  son  inaltérable  patience. 

«  Tout  à  l'heure,  quand  Mme  Vimpany  va  venir,  je  glis- 
serai dans  la  conversation  le  nom  de  lord  Harry;  si  elle  dit 
le  connaître,  il  n'y  aura  plus,  ce  me  semble,  aucune  raison 
de  lui  refuser  ni  votre  confiance  ni  votre  amitié. 

—  Mais  enfin,  ajouta  Iris,  en  se  grattant  Je  menton,  sup- 


c'était  écrit!  53 

posons  que  Mme  Vimpany  feigne  l'ignorance  et  fasse  comme 
si  elle  entendait  ce  nom  pour  la  première  fois? 

—  Alors,  il  y  aura  une  preuve  acquise  contre  moi,  répondit 
Hugues,  et  il  ne  me  restera  plus  qu'à  implorer  mon  pardon.  » 

A  cet  instant,  le  bon  et  généreux  côté  de  la  nature  d'Iris 
reparut  subitement. 

«  C'est  plutôt  à  moi  de  m'excuser,  dit  la  jeune  fille,  en 
lui  jetant  un  regard  implorant.  J'aurais  dû  réfléchir  avant 
de  me  montrer  insolente,...  emportée,...  mais,  enfin,  voyons, 
si  la  suite  me  donne  raison,  que  ferez-vous,  Hugues? 

—  J'estimerai  qu'il  est  de  mon  devoir  de  vous  emmener 
d'ici,  vous  et  votre  caméristc,  et  de  faire  entendre  à  votre 
père  que  les  raisons  les  plus  sérieuses....  » 

A  ce  moment,  ayant  aperçu  Mme  Vimpany,  Hugues  inter- 
rompit la  phrase  commencée.  Souriante,  courtoise  et  en 
parfaite  possession  d'elle-même,  la  femme  du  docteur  dit  du 
ton  le  plus  naturel,  en  s'adressant  à  Hugues  Monljoie  : 

«  Je  vous  ai  laissé  en  si  bonne  compagnie  que  je  crois 
superflu  de  vous  adresser  mes  excuses,  à  moins,  toutefois, 
que  je  n'aie  interrompu  un  entrelien  confidentiel.  » 

Qui  sait  si  Iris  ne  s'était  pas  trahie,  lorsque  l'enveloppant 
d'un  regard  Mme  Vimpany  l'avait  surprise  à  examiner  la 
suscription  d'une  lettre!  Cette  allusion  à  un  entrelien  con- 
fidentiel eût  ouvert  les  yeux  à  la  personne  même  la  moins 
expérimentée  en  l'art  de  feindre;  or,  Montjoie  était,  sous  ce 
rapport,  aussi  innocent  que  l'enfant  qui  vient  de  naître. 

«  Vous  n'avez  interrompu  aucune  confidence,  fit-il  vive- 
ment, comme  pour  rassurer  la  femme  du  docteur;  nous 
parlions  d'un  jeune  écervelé  de  notre  connaissance  ;  au  sur- 
plus, si  ce  que  l'on  m'a  dit  est  vrai,  son  nom  vous  est 
peut-être  connu,  les  journaux  ayant  ébruité  ses  aventures.  » 

A  cet  instant,  Mme  Vimpany,  au  lieu  de  justifier  les. 
prévisions  de  Hugues,  en  s'informant  de  qui  il  s'agit,  garde 
un  silence  poli.  Alors,  s'avisant  avec  la  vivacité  d'impulsion 
de  sa  nature  féminine,  que  Montjoie  avait  parlé  d'une  manière 
prématurée,  Iris  se  rendit  coupable  de  la  même  maladresse, 
en  cherchant  à  lui  tendre  la  perche. 

«  Vous  me  parliez  à  l'instant,  Hugues,  des  aventures  de 
votre  ami;  pourriez-vous  vous   exposer  vous-même  à  en 


54  c'était  écrit! 

avoir  une  aussi  désagréable,  pour  le  moins,  si  vous  prenez 
une  chambre  celte  nuit  à  l'hôtel!  Je  n'ai,  de  ma  vie%  vu  une 
maison  d'aussi  chiche  apparence.  » 

Entre  autres  mérites,  Mme  Vimpany  avait  celui  de  ne 
point  négliger  l'occasion  de  mettre  tout  le  monde  à  l'aise. 

«  Non,...  non,...  chère  miss  Hcnley,  se  hata-t-elle  de 
répondre,  l'hôtel  est  réellement  plus  propre  et  plus  confor- 
table que  vous  ne  le  croyez.  En  somme,  un  lit  dur  et  unt 
nourriture  insuffisante  sont  les  pires  épreuves  que  votre 
ami  puisse  avoir  à  craindre.  Savez-vous,  reprit -elle  en 
s'adressant  à  Montjoie,  que  le  souvenir  de  l'un  de  mes  amis 
s'est  présenté  tout  à  l'heure  à  mon  esprit,  lorsque  vous  avez 
parlé  d'un  jeune  écervelé  dont  les  aventures  courent  les 
gazettes.  S'agissait-il  du  frère  du  comte  de  Norland,  un 
Irlandais  jeune  et  superbe  dont  j'ai  fait  la  connaissance  il  y  a 
de  longues  années?  Bref,  ne  me  trompé-je  pas  en  supposant 
que  vous  et  miss  Henley  parliez  de  lord  Harry?  » 

Qu'est-ce  qu'un  esprit  dépourvu  de  préjugé  pouvait 
demander  de  plus?  La  manière  si  naturelle  dont  Mme  Vim- 
pany  s'était  disculpée,  détruisait  tout  soupçon.  Iris,  à  cet 
instant,  jeta  un  coup  d'œil  rapide  à  Montjoie,  qui  repartit 
vivement  : 

«  C'est  précisément  de  ce  personnage  que  nous  parlions 
à  l'instant.  » 

Sur  ce,  il  se  lève  et  prend  congé. 

Après  ce  qui  était  arrivé,  Iris  voulait  à  toute  force  se 
ménager  un  tête-à-têle  avec  Montjoie.  La  distance  éloignée 
de  l'auberge  offrait  justement  le  .prétexte  désiré.  Prenant  la 
parole,  elle  dit  : 

«  A  travers  le  labyrinthe  des  rues  de  la  vieille  ville,  vous 
courez  risque  de  vous  égarer;  attendez-moi  une  minute,  et 
je  vais  vous  servir  de  guide.  » 

Mme  Vimpany  protesta  en  s'écriant  : 

€  Ma  servante  accompagnera  M.  Montjoie.  » 

Iris  répliqua  très  gaiement  qu'elle  n'entendait  pas  de 
cette  oreille-là,  et  courut  mettre  son  chapeau.  En  réalité, 
Mme  Vimpany  comprit  qu'il  fallait  de  gré  ou  de  force 
renoncer  à  son  plan,  ce  qu'elle  fit  de  la  meilleure  grâce  du 
monde. 


c'était  écrit!  55 

«  Quelle  charmante  jeune  personne  que  miss  Henley!  fit 
remarquer  l'aimable  femme  du  docteur,  dès  qu'elle  fut  seule 
avec  Montjoie.  Si  j'étais  un  homme,  j'en  tomberais  amou- 
reux fou!  »  En  prononçant  ces  mots,  elle  regardait  intention- 
nellement son  interlocuteur,  mais  il  restait  bouche  close- 
Mme  Vimpany  poursuivit  :  «  Miss  Henley  doit  avoir  et 
maintes  occasions  de  se  marier,  mais  the  righman,  V homme 
qu'il  faut,  ne  s'est  sans  doute  pas  encore  présenté.  » 

Elle  braque  alors  un  coup  d'œil  significatif  sur  Montjoie, 
qui  ne  se  départ  pas  de  son  silence. 

Or,  l'impénétrable  Mme  Vimpany  ne  lâcha  pas  prise; 
elle  ajouta  en  s'adressant  à  Montjoie  d'un  ton  humble  : 

«  Nous  dînons  à  trois  heures,  faites-nous  le  plaisir  d'être 
des  nôtres  demain;  ce  sera  pour  moi  l'occasion  de  vous  pré- 
senter mon  mari.  » 

De  fait,  Hugues  Montjoie  avait  des  raisons  pour  désirer 
voir  le  docteur.  Au  moment  qu'il  acceptait  l'invitation,  Iris 
reparut  armée  de  pied  en  cape  pour  sortir. 

Dès  qu'ils  eurent  franchi  le  seuil  de  la  porte,  la  jeune 
(illc  posa  à  son  compagnon  l'inévitable  question  : 

«  Eh  bien  !  que  dites-vous  de  Mme  Vimpany?  » 

Il  répliqua  sans  sourciller  : 

«  Je  demeure  convaincu  que  c'est  une  ancienne  actrice,  et 
qu'elle  met  cà  profit  dans  la  vie,  son  expérience  de  la  scène. 

—  Que  comptez-vous  faire? 

—  Attendre  et  voir  demain  le  mari  de  Mme  Vimpany, 
reprit  Hugues. 

—  Pourquoi  ça?  demanda  Iris. 

—  Il  est  possible,  répondit  Hugues,  que  le  mari  ne  soit 
pas  aussi  indéchiffrable  que  la  femme;  en  tout  cas,  j'essaierai 
de  le  percer  à  jour. 

—  J'espère  que  vous  n'y  réussirez  pas  »,  dit  Iris  en  pous- 
sant un  soupir. 

Montjoie,  fort  intrigué  par  cette  remarque,  n'essaie  pas  de 
cacher  sa  surprise  et  reprend  : 

«  Je  me  figurais  que  vous  n'aviez  qu'un  but  :  la  vérité! 

—  Après  tout,  le  doute  vaut  peut-être  mieux  pour  mni 
que  la  certitude,  répliqua  Iris  d'un  ton  triste.  Un  mauvais 
sentiment  m'a  inspiré  une  opinion  contraire  à  la  vôtre;  mais 


56  c'était  écrit! 

espérons  que  mes  yeux  ne  larderont  pas  à  se  dessiller.  Vous 
aviez  sans  doute  raison  en  m'engageant  à  réserver  mon  juge- 
ment; il  est  plus  que  probable  que  j'ai  été  injuste  envers 
Mme  Vimpany.  Oui,  j'aurais  dû  rester  son  amie,  j'en  ai  si 
peu  !  En  outre,  il  est  encore  une  chose  que  je  ne  saurais  vous 
cacher  :  lorsque  je  me  rappelle  le  dévouement  héroïque  dont 
lord  Harry  a  fait  preuve  en  vue  de  sauver  les  jours  du 
pauvre  Arthur,  d'une  part,  je  ne  puis  croire  qu'il  se  soit 
soumis  à  la  rupture  que  je  lui  ai  imposée  et,  d'autre  part,  je 
n'admets  pas  qu'il  me  fasse  espionner.  Est-il  sous  la  calotte 
des  cieux,  une  seule  personne  à  pouvoir  expliquer  une  chose 
pareille?  » 

Arthur  Mont  joie  reprit  : 

«  Je  m'en  chargerais  volontiers,  si  vous  vouliez  bien  m'en 
donner  le  temps.  De  prime  abord,  je  vous  dirai  que  vous 
êtes  dans  l'erreur. 

—  Gomment  cela? 

—  Vous  allez  le  comprendre,  Iris.  On  chercherait  en 
vain,  ici-bas,  une  créature  humaine  n'offrant  pas  de  contra- 
dictions avec  elle-même  et,  chose  curieuse,  personne  n'en  a 
conscience  ! 

«  Lord  Harry,  j'en  conviens,  s'est  montré  héroïque  en 
cherchant  à  sauver  la  vie  de  son  frère  Arthur,  au  péril  de  la 
sienne!  De  ceci,  il  résulte  à  vos  yeux,  qu'en  toute  chose,  il 
devrait  se  montrer  un  modèle  d'honneur  !  Eh  bien  !  je  vous 
le  répèle,  c'est  un  mortel  en  chair  et  en  os,  incapable,  en 
un  mot,  de  faire  une  résistance  à  la  tentation  et,  partant, 
capable  de  toutes  les  folies! 

«  Ah!  je  vois,  Iris,  que  vous  vous  insurgez  contre  mes 
assertions;  si  lord  Harry  était  un  homme  tout  d'une  pièce, 
comme  on  en  voit  dans  les  romans,  ce  serait,  j'en  conviens, 
infiniment  plus  agréable. 

«  Le  bon  lecteur  se  prend  de  sympathie  pour  l'homme, 
pour  la  femme,  et  pour  l'enfant  que  le  romancier  de  bonne 
volonté  lui  présente  comme  un  type  de  toutes  les  perfec- 
tions. Peu  importe,  en  réalité,  que  ce  soit  ou  non  une 
peinture  exacte  de  l'humanité  :  si  'auteur  s'avisait  jamais 
d'une  chose  pareille,  ce  serait  la  condamnation  de  son  talent. 
Au  cas  où  un  romancier  présenterait  au  lecteur  un  être  sans 


c'était  écrit!  57 

défauts,  le  susdit  lecteur  ne  découvrirait  même  pas  l'imper- 
fection de  celle  élude  psychologique. 

«  Loin  de  chercher  à  vous  décourager,  je  vous  exhorte, 
au  contraire,  à  ne  pas  vous  attrister  outre  mesure,  le  jour 
où  vous  découvrirez  qu'une  personne  à  qui  vous  prêtez 
toutes  les  vertus  est  affligée  de  tous  les  défauts.  Dites-vous 
simplement  ceci  :  elle  a  été  induite  en  tentation;  prenez 
patience.  Le  temps  vous  fournira  peut-être  la  preuve  que 
l'influence  du  mal  est  de  courte  durée  et,  enfin,  de  votre 
désespoir  renaîtra  votre  foi.  En  thèse  générale,  l'huma- 
nité n'est  ni  parfaitement  bonne,  ni  parfaitement  mauvaise. 
Acceptez-la  telle  qu'elle  est!  Est-ce  donc,  en  réalité,  un  con- 
seil si  difficile  à  suivre?  Pourquoi  ne  pas  faire  ce  que  les 
autres  font  en  pareil  cas?  Écoutez  aujourd'hui  celte  vérité 
pénible,  ma  chère  amie,  et  n'y  pensez  plus  demain.  » 

Arrivés  à  la  porte  de  l'hôtel,  ils  se  séparèrent. 


XV 

M.  Vimpany  (membre  cïe  l'École  de  chirurgie)  était  un 
homme  corpulent,  bâti  à  chaux  et  à  sable.  Son  oeil  rond  vous 
dévisageait,  d'ordinaire,  avec  une  expression  de  gaieté  impu- 
dente. Ajoutez  à  cela  une  tête  large  et  des  joues  hâlées,  une 
redingote  grise  aux  amples  pans,  un  gilet  à  carreaux,  des 
molletières  en  cuir,  el  cet  ensemble  caractéristique  offrira 
un  type  que  tout  étranger  prendra  indubitablement  pour  un 
fermier  de  la  vieille  école.  Il  était  fier  de  produire  cette 
impression  fallacieuse.  «  La  nature  m'avait  créé  pour  faire 
de  moi  un  fermier,  disait-il  souvent,  mais  ma  pauvre  vieille 
mère,  qui  avait  du  sang  d'aristocrate  dans  les  veines,  tenait 
à  ce  que  son  fils  exerçât  une  profession  quelconque.  N'ayant 
aucune  aptitude  pour  la  basoche,  manquant  d'argent  pour 
la  carrière  des  armes  et  pas  assez  enclin  à  la  vertu  pour 
entrer  dans  les  ordres,  je  suis  simple  médecin  de  campagne, 
autrement  dit,  le  dernier  représentant  de  l'esclavage  du 
xixc  siècle!  Vous  me  croirez  ou  non,  mais  je  vous  affirme 
que  je  ne  vois  pas  un  cultivateur  à  côté  de  sa  charrue,  sans 
envier  son  sort.  » 


58  c'était  écrit! 

Tel  était  l'époux  de  la  femme  quintessenciée  dont  nous 
avons  parlé  plus  haut;  il  accueillit  Montjoie  avec  un  :  «  En- 
chanté de  vous  voir,  monsieur  » ,  accompagné  d'une  poignée 
de  main  qui  faillit  lui  arracher  un  cri  de  douleur.  Acharné 
à  découper  une  énorme  pièce  de  bœuf,  il  dit,  en  s'adressant 
à  son  invité  : 

«  C'est  dur  comme  du  bois  et  qui  plus  est,  c'est  lout 
votre  dîner,  avec  un  plum-pudding  et  un  verre  d'un  vieux 
vin  de  Xérès  dont  vous  me  direz  des  nouvelles.  Miss  Henley 
est  assez  indulgente,  pour  ne  pas  proférer  une  plainte....  Ma 
femme  non  plus;  j'espère  donc,  monsieur,  que  vous  serez 
aussi  content  que  ces  dames,  si  voire  aimable  physionomie 
n'est  pas  trompeuse.  A  votre  santé,  dit-il,  en  faisant  un 
simulacre  de  salut.  » 

Il  s'aperçut,  chose  curieuse,  que  son  amphitryon  se  délec- 
tait d'un  vin  qui  ne  valait  pas  le  diable.  Hugues  en  conclut 
que  le  docteur  représentait  dans  l'espèce,  l'exception  qui 
confirme  la  règle,  c'est-à-dire  un  médecin  incapable  de 
distinguer  le  vin  fin  de  la  piquette. 

Il  tardait  extrêmement  à  Mme  Vimpany  et  h  Iris,  de 
savoir  comment  M.  Montjoie  se  trouvait  à  son  hôtel. 

«  La  vérité,  c'est  que  je  n'ai  à  me  plaindre  de  rien  », 
répondit  Hugues  aux  questions  empressées  de  ces  dames. 

«  Ah!  bah!  s'écria  le  docteur  en  s'esclaffant  de  rire,  vous 
nous  la  baillez  belle!  Et  le  vin  aigre  donc!  je  suis  certain 
que  vous  n'y  avez  pas  coupé. 

—  Voulez- vous  parler  d'un  certain  vin  de  Bordeaux? 
demanda  Hugues. 

—  Fichtre!  ce  n'est  pas  moi  qui  voudrais  y  tremper  les 
lèvres.  Pour  qui  me  prenez-vous,  monsieur?  » 

Montjoie  resta  coi.  L'ignorance  et  les  préjugés  du  docteur 
en  fait  de  vin,  prouvèrent  à  son  convive  que  ce  fils  d'Esculape 
était  peu  connaisseur. 

Ici,  chacun  se  tut. 

Le  docteur,  qui  lisait  clairement  sur  le  visage  de  sa  femme, 
le  mécontentement  et  la  désapprobation,  se  décida  à  dire  à 
Montjoie  en  manière  d'excuse  : 

«  Vous  ne  m'en  voulez  pas,  hein?  C'est  dans  ma  nature 
d'appeler  un  chat  un  chat  et  Rollet  un  fripon.  Ah!  pardieu! 


c'était  écrit!  59 

si  je  pouvais  prendre' des  milaines  en  parlant,  j'aurais  de  la 
clientèle  à  revendre.  Je  suis  ce  qu'on  appelle  un  diamant 
brut.  Vous  ne  me  gardez  pas  rancune,  hein? 

—  Moi  vous  garder  rancune?  pas  le  moins  du  monde, 
répondit  Vimpany. 

—  Allons,  un  autre  verre  de  xérès  »,  reprit  le  docteur. 
Tout  en  acceptant  la  proposition,  Monljoic  paraît  dépourvu 

d'entrain,  Iris  en  est  stupéfaite  ;  il  est  si  peu  dans  la  nature 
de  Hugues  de  prendre  la  mouche,  surtout  au  sujet  d'un  vin 
quelconque.  Le  docteur  voyait  qu'il  faisait  des  frais  en  pure 
perle;  s'adressant  à  son  nouveau  convive,  il  reprit  en  regar- 
dant miss  Henley  : 

«  Il  m'a  fallu  éperonner  mon  cheval  jusqu'au  sang,  pour 
être  ici  à  l'heure  du  diner.  Souvent  les  malades  ont  le 
grand  tort  de  vouloir  s'administrer  eux-mêmes  des  drogues 
avant  l'arrivée  du  médecin;  aujourd'hui,  c'est  un  vieillard 
raseur  qui  a  mis  ma  patience  à  l'épreuve;  or,  comme  il  est 
riche,  très  riche  même,  force  m'était  de  l'écouter. 

—  Va-t-il  mieux?  demande  Mme  Vimpany. 

—  Mieux?  Sa  seule  maladie,  c'est  la  gloutonnerie;  il  s'est 
avisé  d'aller  à  Londres  consulter  un  prince  de  la  science, 
qui  l'a  bientôt  envoyé  à  tous  les  diables,  c'est-à-dire  qu'il 
lui  a  ordonné  d'aller  en  pays  étranger,  s'échauder  dans  une 
piscine  d'eau  thermale  plus  ou  moins  bouillante.  Rentré 
malade  chez  lui,  il  me  fait  appeler.  Je  le  trouve  le  dos  au  feu, 
le  ventre  à  table,  faisant  honneur  à  un  repas  pantagruélique. 
Ma  foi,  je  dois  dire  que  ses  vins  manquent  de  bouquet.  Ah! 
'cette  remarque  vous  rappelle  un  certain  petit  vin  de  l'hôtel, 
monsieur  Montjoie.  Alors,  voilà  ce  que  j'ai  conseillé  à  ce  vieux 
goinfre  :  «  Nettoyez-moi  tout  cela  avec  de  l'émétique  ».  Bref, 
s'il  se  campe  encore  une  indigestion,  il  me  fera  appeler  et 
me  paiera  bien,  en  sorte  que  je  ne  suis  pas  en  reste  avec 
lui!  A  la  tête  que  fait  ma  femme,  je  comprends  qu'elle 
blâme  mes  épanchemcnts,  qu'elle  en  est  humiliée!  En  tout, 
mon  cher,  il  faut  sauver  les  apparences!  Voilà  sa  sempiter- 
nelle rengaine....  Sauver  les  apparences?  Moi,  je  n'entends 
pas  de  cette  oreille-là  ;...  je  suis  pauvre,...  je  n'en  fais  mys- 
tère à  personne....  De  grâce,  Arabella,  ne  prenez  pas  cet  air 
piteux.  Voyez-vous  la  nature  n'a  pas  créé  votre  mari  pour 


60  c'était  écrit! 

en  faire  un  médecin  et  voilà  pourquoi  votre  fille  est  muette! 
Un  autre  verre  de  vin  de  Xérès,  monsieur  Montjoie?  » 

Mme  Vimpany  ayant  le  respect  de  tous  les  usages  reçus, 
y  compris  celui  qui  oblige  le  sexe  faible  à  abandonner  la 
table  au  sexe  fort  après  dîner,  sorlit  de  la  salle  à  manger 
avec  Iris;  jetant  un  coup  d'oeil  à  Hugues,  celle-ci  fut  frappée 
de  son  air  méditatif.  Le  joyeux  docteur,  poussant  au  travers 
de  la  table  la  bouteille  à  son  convive,  s'écria  en  lui  offrant 
de  gros  cigares  : 

«  Maintenant,  allons-y  gaiement,  et  vive  le  jus  de  la 
vigne!  » 

M.  Vimpany  venait  de  remplir  son  verre  et  de  frotter  une 
allumette,  quand  la  domestique,  après  avoir  frappé  à  la 
porte,  entre  et  remet  un  pli  au  docteur. 

Chacun  de  nous  a  une  manière  particulière  d'exprimer 
son  indignation;  celle  du  docteur  se  traduisit  par  ces  mots  : 

«  Ventrebleu!  c'est  en  vain  que  l'on  chercherait  sur  le 
continent  noir,  un  nègre  aussi  esclave  qu'un  médecin.  Il  n'a 
pas  heure  du  jour  ou  de  la  nuit  qui  lui  appartienne  en 
propre.  Jugez  plutôt!  Juste  au  moment  que  je  comptais  jouir 
de  mon  ami  et  de  mon  dîner,  voilà  qu'une  vieille  sotte 
atteinte  d'un  asthme  chronique,  s'avise  d'avoir  une  attaque 
et  me  mande  à  son  chevet!  Ma  foi,  j'ai  presque  envie  de  n'y 
point  aller! 

—  Oh!  vous  n'y  pensez  pas,  docteur,  et  l'humanité  donc! 

—  Oh!  monsieur  Montjoie,  vous  n'y  pensez  pas,  et  l'argent 
donc!  répondit  le  facétieux  amphitryon  en  ricanant.  La  vieille 
dame  est  la  mère  de  notre  maire.  On  dirait,  le  diable  m'em- 
porte! que  vous  ne  comprenez  pas  le  calembour,  mais  soyez 
tranquille....  Je  vais  aller  traire  ma  vache  à  lait....  Ah!... 
ah  !.. .  ah  !  » 

Dès  qu'il  eut  tourné  les  talons,  Hugues  poussa  un  soupir 
de  soulagement. 

«  Dieu  merci!  s'écria-t-il  en  arpentant  la  pièce  à  pas 
accélérés,  me  voilà  libre  enfin  de  me  livrer  à  mes  réflexions.  » 

Le  sujet  qui  servait  de  thème  à  ses  pensées,  était  l'inlluence 
de  l'ivresse  sur  les  faiblesses  et  les  vices  de  caractère  d'un 
homme,  alors  qu'il  est  dégage  du  frein  qu'il  s'impose  quand 
il  n'est  pas  encore  en  état  d'ivresse.  A  coup  sûr,  la  nature 


c'était  écrit!  Gl 

du  docteur  présentait  des  côtés  faibles  et  même  vicieux.  Sa 
jactance,  sa  gaieté  débordante,  le  ton  tranchant  de  sa  voix, 
l'expression  de  son  regard,  tout  révélait  chez  lui  le  blagueur 
Gaffé.  Si  l'on  parvenait  à  le  griser  subrepticement,  et  à  lui 
ravir  par  cela  même,  tout  pouvoir  de  dissimulation,  rien  ne 
serait  plus  facile,  en  le  faisant  causer  après  boire,  que  de  péné- 
trer le  mystère  des  relations  de  Mme  Vimpany  et  de  lord  Harry. 
A  cette  fin,  Hugues  résolut  d'inviter  le  docteur  à  dîner  à 
l'hôtel  et,  là,  de  lui  verser  à  plein  verre  du  fameux  vin  de 
Bordeaux.  Pour  exquis  qu'il  fût,  il  n'en  était  pas  moins  des 
plus  capiteux.  Le  serait-il  assez,  cependant,  pour  griser  celte 
forte  tète? 

En  tout  cas,  Hugues  se  proposait  d'en  faire  l'expérience. 

Le  docteur  ne  tarda  pas  à  rentrer.  Se  frottant  les  mains, 
il  dit  d'un  air  de  satisfaction  : 

«  Ma  foi!  la  mère  du  maire  a  tout  lieu  de  vous  avoir  une 
vive  reconnaissance.  Vrai,  si  vous  ne  m'aviez  chassé  par  les 
épaules,  c'en  serait  fait  d'elle!  quelle  lutte  acharnée,  misé- 
ricorde! entre  la  vie,  la  mort  et  le  docteur!  mais  la  victoire 
est  restée  à  la  Faculté.  » 

Il  le  considère  un  instant  et  poursuit  : 

«  Que  diable  avez-vous  pu  faire  pendant  que  je  n'étais 
pas  là?  Je  croyais  être  obligé  de  descendre  à  la  cave  et  je 
m'aperçois  que  nous  n'avons  rien  bu,...  rien,...  pas  une 
goutte....  C'est  un  peu  fort,  qu'est-ce  que  cela  signifie? 

—  Je  ne  suis  pas  à  la  hauteur  de  votre  xérès;  les  vins 
d'Espagne  sont  trop  excitants  pour  moi. 

—  Je  comprends,...  vous  regrettez  le  vinaigre  de  votre 
hôtel?  fit-il,  en  poussant  des  éclats  de  rire  moqueur. 

—  C'est  ma  foi  vrai!  Je  tiens  à  vous  dire,  pour  votre 
gouverne,  docteur,  que  ce  susdit  vinaigre  n'est  ni  plus  ni 
moins  que  du  chàteau-margaux,  comme  on  n'en  verra  plus; 
mais  les  rustres  qui  s'en  abreuvent  ne  sont  pas  en  état  de 
l'apprécier. 

—  Et  il  va  de  soi  que  vous  avez  acheté  ce  vin  extraordi- 
naire? dit  le  docteur  d'un  ton  gouailleur. 

—  Vous  l'avez  dit.  » 

Pour  la  première  fois  de  sa  vie,  M.  Vimpany  resta  court; 
il  regardait  avec  stupeur  son  invité.  Or,  il  accepta  avec 


62  c'était  écrit! 

empressement  l'invitation  de  Hugues,  à  venir  dîner  le  len- 
demain à  l'hôtel.  Seulement,  il  y  mit  une  condition,  disant  : 

«  Gomme  je  n'apprécie  nullement  ce  vin  de  château..., 
comment  dites-vous?  Vous  me  permettez,  n'est-il  pas  vrai, 
d'envoyer  chercher  chez  moi  une  bouteille  de  xérès?  » 

Les  journées  du  docteur  étant  absorbées  par  ses  visites 
aux  malades,  miss  Henley  proposa,  en  conséquence,  de  con- 
duire Montjoie  à  l'église.  Mme  Vimpany  voulut  leur  servir 
de  cicérone,  par  politesse  pour  l'ami  d'Iris.  Saisissant  la 
première  occasion  qui  lui  est  offerte  de  parler  confidentiel- 
lement avec  Hugues,  miss  Henley  s'empresse  de  faire  l'éloge 
de  la  femme  du  docteur  : 

«  J'ai  hâte  de  vous  dire  que  j'ai  complètement  modifié 
mon  opinion  sur  elle  » ,  reprit-elle  à  mi-voix.  Tout  en 
ayant  deviné  qu'elle  n'a  pas  vos  sympathies,  elle  n'en  parle 
pas  moins  de  vous  avec  unt  parfaite  bienveillance. 

Hugues  savait. que  la  vivacité  d'impression  d'Iris  pouvait, 
parfois,  fausser  son  jugement,  mais  il  ne  lui  en  fit  pas  l'obser- 
vation. Quant  à  l'opinion  défavorable  qu'il  avait  de  Mme  Vim- 
pany, elle  restait  la  même  et  il  ne  tenait  nullement  à  en  parler 
avec  Iris.  Sur  ce,  Hugues  prend  le  parti  de  renlrer  à  l'hôtel 
afin  d'écrire  à  M.  Henley;  il  avait  à  cœur  de  savoir  s'il  auto- 
riserait sa  fille  à  réintégrer  le  domicile  paternel.  Il  terminait 
son  épître  en  demandant  un  oui  ou  un  non,  par  le  télégraphe. 


XVI 


Le  lendemain  arriva  le  télégramme  attendu  ;  Henley  con- 
sentait à  recevoir  sa  fille,  mais  sous  condition!  Sa  réponse 
ainsi  conçue  .  oui,  mais  à  l'essai,  portait  l'empreinte  du 
caractère  de  ce  personnage  ;  elle  ne  causa  à  Montjoie 
ni  mécontentement,  ni  surprise;  les  opérations  habiles 
au  moyen  desquelles  ce  brasseur  d'affaires  avait  quin- 
tuplé sa  fortune,  ne  laissaient  pas  de  lui  avoir  fait  beau- 
coup d'ennemis,  d'où  certains  bruits  fâcheux,  toujours  en 
circulation.  Trop  perspicace  pour  ne  pas  s'apercevoir  que 
ia  plupart  de  ses  anciens  amis  lui  battaient  froid,  il  en  était 


c'était  écrit!  63 

cruellement  blessé  dans  son  amour-propre;  aussi  ses  juge- 
ments sur  les  hommes  et  sur  les  événements  se  ressen- 
taient-ils de  l'acreté  de  son  humeur.  Si  un  malheureux, 
pourvu  de  références  exceptionnelles,  faisait  appel  à  sa 
charité,  le  banquier  refusait  net;  mais,  au  contraire,  si  un 
pauvre  diable  sans  aucun  répondant  s'adressait  à  lui,  il 
l'assistait  généreusement.  A  ceux  qui  lui  demandaient  des 
explications  sur  celle  singulière  manière  d'agir,  il  disait  : 
«  Ma  foi!  quand  on  n'a  pas  soi-même  une  trop  bonne  réputa- 
tion, on  sympathise  naturellement  avec  ceux  qui  en  ont  une 
mauvaise  •». 

Le  docteur  Vimpany  arriva  à  l'hôtel  à  l'heure  fixée  par 
Monljoie;  sa  physionomie  sombre  reflétait  les  dispositions  de 
son  esprit  ;  il  s'exprima  en  ces  termes  : 

«  Encore  un  jour  de  travaux  forcés  comme  celui-ci,  mon- 
sieur Montjoic,  et  je  succombe  à  la  peine.  Ah!  il  est  grand 
temps  que  je  trouve  moyen  de  sortir  de  cet  enfer.  Londres, 
ou  le  voisinage  de  Londres,  voilà  ce  qui  convient  à  un  homme 
comme  moi.  Eh  bien!  et  ce  vin  merveilleux?  Je  suis  un  saint 
Jean  bouche  d'or;  si  votre  piquette  française  ne  me  va  pas, 
je  le  dirai  carrément.  » 

Les  verres  à  vin  de  Bordeaux  étant  inconnus  à  l'hôtel,  on 
se  servit  sans  façon  de  grands  verres  comme  pour  le  vin 
ordinaire. 

Tout  d'abord,  M.  Vimpany  prouva  qu'il  était  initié  aux 
formalités  d'usage  pour  la  dégustation  du  vin.  Il  remplit  son 
verre,  le  présenta  à  la  lumière  afin  d'en  considérer  la  cou- 
leur, puis  il  implique. à  son  verre  un  petit  mouvement  de 
rotation,  en  hume  le  parfum  à  plusieurs  reprises  et,  avec 
autant  de  précaution  que  s'il  se  fût  agi  d'un  toxique,  il  finit 
par  y  tremper  ses  lèvres. 

Puis  d'un  trait,  il  vide  le  verre  et,  prenant  en  considé- 
ration l'impatience  de  son  hôte,  il  prononce  le  fameux 
ver.lict  : 

«  Vous  estimez  ce  vin  beaucoup  trop  haut;  c'est  un  petit 
Bordeaux  passable,  naturel  et  inoCfensif,  voilà  tout!  J'espère 
"que  vous  ne  l'avez  pas  payé  trop  cher.  » 

Jusque-là,  Hugues  avait  conscience  d'èlre  en  train  de 
perdre  la  partie  engagée,  mais  les  dernières  paroles  du  doc- 


64  c'était  écrit! 

leur  lui  donnaient  enfin  l'espoir  d'être  en  possession  de  la 
carte  maîtresse! 

Le  piètre  dîner  fut  bientôt  expédié  :  de  potage,  point;  le 
poisson  d'une  fraîcheur  plus  que  contestable,  le  rumpsteak 
coriace,  comme  du  caoutchouc;  des  pommes  de  terre  bonnes, 
tout  au  plus,  pour  la  gent  porcine;  un  pudding  à  décourager 
la  gourmandise  d'un  enfant;  du  fromage,  dit  anglais  et  qui, 
par  parenthèse,  vient  d'Amérique  et  emporte  le  palais;  mais 
le  vin  seul  eût  suffi  à  faire  passer  tout  le  reste.  M.  Vim- 
pany,  en  ingurgitant  verre  sur  verre,  persistait  à  dire  que 
ce  n'était,  en  somme,  rien  de  merveilleux.  En  réalité, 
dans  son  for  intérieur,  il  ne  pardonnait  pas  à  Hugues  de  lui 
offrir  aussi  maigre  pitance. 

«  Le  diable  m'emporte,  s'écria-t-il,  la  cuisine  du  bord 
vaut  encore  mieux  que  celle  d'ici!  J'en  parle  en  connais- 
sance de  cause,  puisque  j'étais  naguère  médecin  à  bord  d'un 
paquebot.  Voulez-vous  que  je  vous  raconte  comment  j'ai 
perdu  ma  position? 

—  Je  suis  tout  oreilles,  docteur. 

—  Figurez-vous  que  le  capitaine  a  fait  des  plaintes  sur 
mon  compte  au  directeur  de  la  compagnie,  tout  simplement 
parce  que  je  ne  voulais  pas  m'astreindre  à  aller  tous  les 
matins  frapper  à  la  porte  des  cabines  occupées  par  les  passa- 
gères, pour  m'informer  comment  elles  avaient  passé  la  nuit? 
Ma  foi!  c'était  bien  plutôt  à  elles  de  me  faire  appeler,  si 
elles  avaient  besoin  de  mas  conseils.  Voilà  de  quelle  façon 
j'ai  été  mis  à  pied.  Veuillez  me  passer  la  bouteille.  Puisque 
nous  sommes  sur  le  chapitre  des  femmes,  dites-moi  donc  un 
peu  ce  que  vous  pensez  de  la  mienne.  Voyons,  avouez-le,  il 
vous  a  été  donné  rarement  de  rencontrer  une  personne  d'une 
si  parfaite  distinction.  Tenez,  voyez-vous,  mon  ami,  je  me 
suis  pris  d'une  véritable  sympathie  pour  vous.  Allons,  une 
bonne  poignée  de  main  pour  finir.  Mais  auparavant  causons 
comme  une  paire  d'amis,  dites?  Voyons,  où  vous  imaginez- 
vous  que  ma  femme  ait  pris  ses  grandes  manières  et  ses 
grâces?  Parbleu!  mon  bon,  sur  la  scène  et  comme  tragé- 
dienne s'il  vous  plaît!  Ah!  si  vous  l'aviez  vue  en  lady 
Macbeth,  elle  vous  aurait  fait  courir  le  frisson  dans  les 
moelles!  Vous  voyez  en  moi  un  homme  qui,  eu  épousant 


c'était  écrit!  65 

une  actrice,  a  donné  la  preuve  qu'il  est  au-dessus  des  pré- 
jugés de  ses  confrères;  seulement,  notez  bien  ceci,  c'est  que 
nous  passons  ce  détail  sous  silence,  car  à  Honey  Buzzard 
les  gens  sont  si  bêtes,  qu'à  cause  de  cela,  à  coup  sûr,  ils  me 
retireraient  leur  confiance!  Mille  tonnerres!  la  bouteille  est 
vide.  Deo  gralias!  en  voilà  une  autre  pleine.  Bravo,  mon 
cher,  bravo.  L'on  ne  saurait  mieux  traiter  un  invité,  un 
ami....  Allons!  donnez-moi  la  main,  et  jurez-moi  sur  l'hon- 
neur que  vous  ne  trahirez  pas  mon  secret,...  le  secret  de  ma 
femme,...  monsieur!  Tiens,...  tiens,...  il  me  semble  que  je 
vous  ai  vu  sourire.  Ah!  dame,  si  l'homme  à  qui  je  viens 
d'ouvrir  mon  cœur  est  en  train  de  se  ficher  de  moi,  je  le 
souffletterai  volontiers  même  à  sa  propre  table;  mais  non>... 
je  me  trompe,...  je  vous  fais  mes  excuses,  une  poignée  de 
main  et  n'en  parlons  plus....  A  votre  santé!  Qu'est-ce  que  je 
disais  donc?     * 

—  Vous  étiez  en  train,  répondit  Hugues  sans  perdre  la 
tramontane,  de  me  faire  les  honneurs  de  vos  confidences.  » 

Le  regard  du  docteur,  déjà  quelque  peu  troublé,  annonçait 
un  état  d'ébriélé  très  prononcé. 

«  Vous  alliez  me  dire  un  secret!  » 

M.  Vimpany  comprit  enfin  et,  avisant  la  porte,  il  dit  à 
mi-voix  : 

«  Les  murs  ont  des  oreilles,  vous  savez;...  que  voulais-je 
vous  raconter?...  Chut,...  non,...  je  me  trompe....  Eh  bien? 
Ma  foi,  je  n'y  suis  plus.  » 

Monljoie  répliqua  vivement  : 

«  Il  s'agissait  de  Mme  Vimpany,  je  crois.  » 

Le  docteur,  à  cet  instant,  se  renversant  dans  son  fauteuil, 
tire  un  mouchoir  de  sa  poche  et  se  met  à  pleurer. 

«  Ah!  quel  traître!  murmura-t-il;  m'inviter  à  dîner  et 
profiter  de  ma  situation  pour  insulter  ma  femme!  la  plus 
jolie,  la  plus  douce,  la  plus  innocente  des  femmes!  Oh! 
Arabella  adorée!  » 

Sur  ce,  il  jette  son  mouchoir  à  l'autre  extrémité  de  la 
pièce,  pousse  des  éclats  de  rire  sonores,  et  poursuit  : 

«  Ah!  Monljoie,  quel  triple  sot  vous  êtes  pour  ne  pas  vous 
être  aperçu  de  la  comédie  que  je  joue!  Croyez-vous  donc 
que  je  me  soucie  de  ma  femme?  C'était  jadis  une  belle  créa- 

5 


C6  c'était  écrit! 

tore,  mais  à  l'heure  d'aujourd'hui  ce  n'esl  plus  qu'un  paquet 
loques.  Pourlant,  je  le  reconnais,  elle  a  ses  mérites.  A 
propos,  il  est  une  chose  que  je  désirerais  savoir  :  au  nombre 
de  vos  connaissances,  comptez-vous  un  lord?  » 

Monljoie,  devenu  plus  prudent,  répondit  simplement  : 
«  OuL 

—  Voilà  une  réponse  bien  laconique,  monsieur,  pour  un 
homme  comme  moi.  Si  vous  voulez  que  j'ajoute  foi  à  vos 
paroles,  veuillez  bien  me  dire  le  nom  de  votre  ami. 

—  Il  s'appelle  lord  Harry.  » 

M.  Vimpany,  en  entendant  ce  nom,  frappa  la  table  si  fort, 
que  les  verres  en  sautèrent. 

c  Quelle  coïncidence,  dit -il,  ou  plutôt  quel  hasard! 
d'ailleurs,  providence  et  hasard,  c'est  tout  un,  pour  les 
esprits  bien  équilibrés....  N'allez  pas  dire  le  contraire.... 
Oui,  je  le  répète,  bien  équilibrés,...  je  parle  sérieusement,... 
Montjoie,...  mon  cher  Montjoie.  Eh  bien!  le  lord  de  ma 
femme,  c'est  lord  Harry.  Halte-là!  ne  m'en  versez  pas 
davantage,...  versez  encore,...  versez  toujours,...  je  ne  veux 
pas  vous  faire  une  impolitesse,  en  refusant  de  vous  tenir 
compagnie....  Allons!  passez-moi  la  bouteille,...  l'amour  de 
bouteille....  Tudieu  !  que  vous  avez  là  une  belle  bague! 
Vous  l'estimez  naturellement  un  grand  prix.  Eh  bien  !  on  ne 
peut  pas  plus  la  comparer  à  celle  de  ma  femme,  qu'une 
lanterne  au  soleil.  Par  exemple,  si  jamais  nous  tombons 
dans  la  dèche,  ce  serait  pour  nous  une  ressource,...  une 
poire  pour  la  soif,...  qui  sait!  Mais,  je  crains  d'avoir  été 
trop  libre  avec  vous,  trop  familier,...  je  gage  que  je  vous 
aurais,  pour  un  peu,  appelé  «  mon  vieux  ».  Excusez-moi; 
vous  savez  le  dicton  :  où  il  y  a  de  la  gêne,  il  n'y  a  pas  de 
plaisir;...  donc,  je  vous  ai  dit,  n'est-ce  pas?  que  ce  diamant 
est  un  présent  fait  à  ma  femme:  Or,  c'est  faux,  archifaux,... 
nous  ne  sommes  redevables  à  personne  de  ce  bijou  de  prix... 
Ma  femme,  mon  admirable  femme,  reçoit  un  beau  malin 
par  la  poste,  une  petite  boîte  recommandée;  le  même 
courrier  lui  apportait  une  lettre  de  lord  Harry.  Pénétré  de 
reconnaissance  pour  les  services  qu'elle  avait  pu  lui  rendre 
(vous  saurez  plus  tard  ce  dont  il  s'agissait),  il  répugnait, 
disait-il,  à  lui  offrir  de  l'argent,  mais  il  la  priait  d'accepter 


c'était  écrit!  67 

une  bague  de  famille  comme  témoignage  de  sa  reconnaissance 
pour  son  dévouement.  Je  ne  suis  fichlre  pas  jaloux!  libre  à 
lui  morbleu!  si  cela  lui  fait  plaisir,  de  faire  la  cour  à 
Mme  Vimpany,  ridée,  raffalée  vieille....  Tiens,...  tiens,... 
tiens,  seriez-vous  tenté  aussi  de  flirter  avec  elle?  Crénom! 
Je  me  sens  une  forte  envie  de  vous  jeter  celte  bouteille  à  la 
tête. . . .  Non,  par  ma  foi  !  ce  serait  un  péché  de  perdre  ainsi  ce 
vin  délicieux....  Vrai,...  il  est  exquis.  Que  vous  êtes  aimable 
de  m'en  offrir  à  bouche  que  veux-tu!  Diantre!  qui  donc 
êtes-vous?  Je  vous  dirai  que  je-  n'aime  pas  rompre  le  pain 
avec  un  étranger....  Dites-moi,  un  peu,  ne  connaîtriez-vous 
pas  quelques-uns  de  mes  amis,...  un  nommé  Montjoie,  par 
exemple?  et  même  deux  individus  du  même  nom,...  l'un  est 
mort,  assassiné  par  de  misérables  bandits;...  comment  les 
appelez-vous?  » 

Soudain,  la  tête  du  docteur  retombe  sur  sa  poitrine,  sa 
voix  s'éteint,  ses  yeux  se  ferment,  puis  ce  rouvrent  et  il 
poursuit  : 

«  Aimeriez- vous  faire  la  connaissance  de  lord  Harry?  Je 
peux  même  vous  tracer  son  portrait,  avant  de  vous  le  pré- 
senter;... entre  nous,  c'est  un  coquin  fieffé.  Pourriez-vous 
me  dire  pourquoi  il  tient  à  s'occuper  de  ma  femme,  de 
mon  admirable  femme?  Convenez  avec  moi  qu'il  aurait 
mieux  fait  de  s'occuper  de  la  sienne.  Nous  l'avons  recueillie 
sous  notre  toit,...  c'est  une  charmante  personne,...  mais  je 
vous  avoue  que  ce  n'est  pas  mon  type;...  comme  médecin, 
j'estime  qu'elle  manque  de  tempérament....  Lord  Harry  n'a 
qu'à  venir  chez  nous,  s'il  désire  la  voir;...  qu'est-ce  donc 
qui  le  retient  tant  en  Irlande,  le  savez-vous?  Moi  je  l'ai 
oublié,  j'oublie  tout,...  je  commence  à  me  croire  menacé 
d'un  ramollissement  du  cerveau.  Or,  le  seul  moyen  de 
remédier  à  cette  maladie,  au  dire  des  docteurs,  c'est  de 
remonter  la  machine  avec  de  bon  vin  ;  si  ce  bordeaux  ne  vaut 
pas  25  francs  comme  un  liard,  je  veux  bien  être  pendu! 
Surtout,  n'allez  pas  éventer  la  mèche....  Avez- vous  jamais 
entendu  parler  d'un  fou  aussi  fou  que...;  voilà  que  son 
nom  m'échappe;...  qu'importe!  ce  lord,  mon  ami,  s'éternise 
à  chasser  en  Irlande.  Le  renard?  me  direz-vous.  Vous  me 
la  baillez  belle;  c'est  un  gibier  autrement  relevé  après  lequel 


68  c'était  écrit! 

il  court....  Il  chasse,  dit-on,  les  assassins,...  seulement  il 
sera  lue  par  eux,  vous  verrez!  Voulez-vous  parier  avec  moi, 
tenez  cinq  contre  un,  qu'il  sera  mort  et  enterré  avant  la  fin 
de  la  semaine?  Au  fait,  quand  donc  commence  la  semaine? 
mardi,  mercredi,  samedi,...  c'est  le  sabbat,  alors,  dimanche! 
mais  non,  nous  sommes  juifs  et  non  chrétiens,...  je  veux 
dire,...  » 

Sur  ce,  sa  langue  s'embarrasse,  son  œil  se  ferme  de  nou- 
veau, il  se  laisse  aller  comme  un  paquet  mal  ficelé  et  s'endort. 

A  ce  moment,  Monljoie  sent  pertinemment  que  ses  appré- 
hensions sont  bien  au-dessous  de  la  réalité;... il  est  clair  que 
lorsque  le  docteur  n'est  pas  pris  de  boisson,  il  ment  comme 
un  arracheur  de  dents  qu'il  est!  Par  contre,  dès  qu'il  est 
ivre,  la  vérité  sort  de  sa  bouche  inconsciemment.  En  somme, 
l'explication  qu'il  avait  donnée  du  séjour  de  lord  Harry  en 
Irlande,  n'avait  rien  que  de  plausible.  La  nature  exubérante 
du  personnage  étant  donnée,  il  devait  avoir  à  cœur  de  venger 
à  tout  prix  la  mort  d'Arthur  ;  mais  était-il  nécessaire  d'affliger 
Iris  outre  mesure,  en  la  mettant  au  fait  de  la  vérité?  certes, 
non! 

Ensuite,  était-il  besoin  de  lui  révéler  que  Mme  Vimpany 
n'était  qu'une  espionne  et,  qui  plus  est,  une  espionne  stipen- 
diée? Dans  l'état  d'esprit  d'Iris,  elle  se  refuserait  assurément 
à  y  ajouter  créance! 

Tout  en  se  laissant  aller  à  ces  réflexions,  Hugues  consi- 
dérait le  docteur  dormir  et  ronfler;  toutefois,  il  ne  regrettait 
ni  le  temps,  ni  la  patience  qu'il  avait  dépensés  pour  mener 
son  plan  à  bonne  fin. 

Après  ce  qu'il  venait  d'entendre,  et  grâce  aux  qualités 
expansives  du  vin  de  Château-Margaux,  Montjoie  résolut  de 
faire  partir  Iris  au  plus  vite  de  chez  le  docteur. 

Là-dessus,  Hugues  quitte  l'auberge  sans  tambour  ni 
trompelte,  et  se  rend  en  toute  hâte  près  d'Iris,  afin  de  la 
décider  à  retourner  à  Londres  avec  lui,  le  soir  môme. 


c'était  écrit!  69 


XYII 

Arrivé  chez  le  docteur,  Hugues  fut  informé  que  miss  Hcn- 
ley  était  sortie;  mais  comme  elle  prévoyait  son  retour,  elle 
l'avait  fait  prier  de  l'attendre. 

Tout  en  dirigeant  ses  pas  du  côté  du  salon,  Montjoie  crut 
reconnaître  la  voix  de  Mme  Vimpany  ;  elle  semblait  lire  tout 
haut;  par  la  porte  entre-bâillée,  il  l'aperçut  arpentant  la 
pièce  un  livre  à  la  main,  déclamant  d'un  ton  majestueux, 
bien  qu'il  n'y  ait  personne  ni  pour  l'entendre,  ni  pour 
l'applaudir.  D'après  le  renseignement  que  l'on  avait  com- 
muniqué à  Hugues,  il  en  conclut  qu'elle  jouait  pour  sa 
satisfaction  personnelle  l'un  des  rôles  de  son  répertoire, 
auxquels  son  mari  avait  fait  allusion.  A  la  vue  de  Montjoie, 
elle  reprit  possession  d'elle-même  avec  l'aisance  d'une  per- 
sonne maîtresse  consommée  en  son  art. 

«  Veuillez  m'excuser,  fit-elle,  en  lui  montrant  le  livre 
qu'elle  tenait  à  la  main,  mais  Shakespeare  me  transporte. 
Une  étincelle  de  son  génie  poétique  brûle  sans  doute  chez 
son  humble  admiratrice.  Puis-je  espérer  que  je  me  suis  fait 
comprendre?  Puis-je  compter  sur  la  sympathie  que  m'expri- 
ment vos  regards?  » 

Montjoie  fit  un  effort  pour  ne  la  pas  détromper;  mais,  en 
cela,  il  ne  réussit  qu'à  prouver  quel  mauvais  acteur  il  eut 
été! 

Sous  cette  influence  réfrigérente ,  Mme  Vimpany  descen- 
dit des  hauteurs  du  lyrisme  au  terre  à  terre  de  la  prose  la 
plus  humble. 

«  Revenons  à  nos  moutons,  fît-elle  d'un  ton  protecteur; 
dites-moi,  a-t-on  réussi  à  vous  servir  un  dîner  passable  à 
l'auberge? 

—  Peuh!  on  a  fait  pour  le  mieux.  Faute  de  grives,  on  se 
contente  de  merles! 

—  Mon  mari  est-il  revenu  avec  vous?  » 

Montjoie,  qui  regrettait  profondément  de  ne  pas  avoir 
attendu  miss  Henley  dans  la  rue,  répondit  avec  confusion  : 
«  Je  suis  revenu  seul,  madame. 


70  c'était  écrit! 

—  Tiens,  mais  où  donc  est  mon  mari?  dit-elle  d'une 
voix  tremblante. 

—  A  l'auberge  ou  à  l'hôtel,  si  vous  aimez  mieux. 

—  Et  que  fait-il  là,  s'il  vous  plaît?  »  reprit-elle  avec  un 
geste  d'impatience. 

Son  interlocuteur  hésite  à  répondre.  Sur  ce,  Mme  Vim- 
pany,  reprenant  son  essor  vers  les  hautes  sphères  de  a 
poésie  tragique,  s'avance  du  côté  de  Montjoie,  qu'elle  semble 
confondre  avec  Macbeth. 

«  Ah!  je  ne  comprends  que  trop  ce  que  signifie  votre 
silence,  déclare-t-elle  d'une  voix  pathétique.  Allez!  les 
vices  de  mon  misérable  mari  ne  me  sont  que  trop  connus! 
M.  Vimpany  est  gris!  » 

Hugues,  essayant  de  tirer  le  meilleur  parti  de  la  situa  lion, 
répondit  : 

«  Il  dort,  voilà  tout!  » 

Mme  Vimpany  fixe  de  nouveau  sur  lui  un  regard  digne  de 
la  reine  Catherine  d'Aragon,  dévisageant  le  cardinal  Wolsey. 

«  Pardon,  madame,  reprit  Hugues;  j'ai  une  course  à 
faire,  adieu!  » 

A  cinq  minutes  de  là,  penché  à  sa  fenêtre,  il  aperçoit  non 
pas  Iris,  mais  la  femme  du  docteur  sortant  d'une  pharmacie; 
elle  tenait  à  la  main  un  flacon  enveloppé  du  papier  bleu 
traditionnel  ;  puis,  il  la  perd  de  vue. 

Peu  après,  elle  reparaît  et  demande  au  garçon  de  l'hôtel 
si  M.  Vimpany  est  toujours  là. 

«  M'est  avis,  madame,  que  vous  devez  l'entendre  ronller, 
sauf  votre  respect.  » 

Sur  ce,  Mme  Vimpany  n'a  rien  de  plus  pressé  que  de 
s'informer  de  quel  vin  M.  Montjoie  et  le  docteur  ont  bu  à 
leur  dîner? 

«  Du  vin  de  Bordeaux,  répond  le  serviteur. 

—  Et  c'est  tout? 

—  C'est  bien  assez,  pour  ne  pas  dire  trop,  répondit  le 
facétieux  domestique. 

—  D'accord!  mais  l'intérêt  des  clients  et  l'intérêt  du 
patron  font  deux,  remarqua  Mme  Vimpany. 

—  Permettez,  madame,  le  bordeaux  que  ces  messieurs 
boivent  n'est  pas  marqué  sur  la  carte. 


c'était  écrit!  71 

—  Comment  cela? 

—  G'esl  simple  comme  bonjour  :  M.  Montjoie  a  acheté 
contenant  et  contenu!  » 

A  ces  mots,  la  physionomie  de  Mme  Yimpany  change.  Elle 
soupçonnait  déjà  le  beau  jeune  homme  de  s'être  secrètement 
pris  de  passion  pour  miss  Henley,  mais  un  autre  soupçon 
bien  autrement  grave  se  glisse  dans  son  esprit.  Elle  monte 
l'escalier,  ouvre  et  ferme  la  porte  avec  bruit;  elle  se  dit  que 
c'est  le  moyen  le  plus  efficace  de  faire  sortir  son  mari  de  son 
sommeil  de  plomb,  mais  il  ne  bougea  pas  plus  qu'une 
souche.  En  proie  à  un  véritable  dégoût,  elle  s'arrêta  un 
moment  à  le  considérer  à  travers  la  table. 

Voilà  donc  l'homme  auquel  elle  est  rivée  par  des  lois  reli- 
gieuses et  civiles!  Sans  passer  le  temps  à  formuler  des 
imprécations,  elle  considère  avec  curiosité  un  peu  de  vin 
reslé  au  fond  du  verre  de  son  mari.  Faudrait-il  donc  attri- 
buer l'état  où  est  le  docteur  à  une  cause  particulière?  Elle 
trempe  ses  lèvres  dans  ce  vin  sans  y  trouver  rien  d'anormal  ; 
néanmoins,  il  a  agi  sur  le  cerveau  du  docteur,  comme  un 
toxique  énergique. 

Tel  était  le  stratagème  employé  par  l'amphitryon  pour 
apprendre  de  son  convive,  ce  que  le  tact  et  la  prudence  d'une 
femme  avaient  si  bien  su  lui  cacher.  Ah  !  quels  secrets  n'avait- 
il  pas  dû  trahir  avant  d'être  en  état  complet  d'ébriét.é? 

Exaspérée,  Mme  Vimpany  secoue  son  mari  comme  un 
prunier, ,  il  s'éveille  et  fixe  sur  elle  des  yeux  injectés  de 
sang;  il  la  menace  du  poing. 

D'une  main,  elle  saisit  la  tête  du  docteur  et  de  l'autre 
elle  approche  le  flacon  de  son  nez,  disant  : 

«  C'est  le  remède  que  vous  prescrivez  vous-même  aux  abo- 
minables compagnons  de  vos  plaisirs.  » 

Rassuré  sur  L'innocuité  de  la  mixture,  il  avale  le  liquide 
d'un  trait. 

Mme  Vimpany,  étonnante  d'énergie,  force  le  docteur  à 
se  lover,  le  pousse  dans  la  pièce  à  coté  et  l'inslant  d'après, 
il  était  couché.  Elle  regarde  sa  montre;  l'expérience  lui  avait 
appris  combien  il  fallait  de  temps  à  un  Contre-stimulant, 
pour  produire  son  effet.  Ensuite,  elle  se  fait  apporter  du  the. 
Tout  en  le  sirotant,  elle  dressait  ses  plans  et  se  proposail 


72  c'était  écrit! 

deux  choses  :  se  venger  de  Montjoie  et  l'obliger  à  déguerpir 
avant  d'avoir  pu  rencontrer  Iris.  Tout  à  coup,  elle  fut  tirée 
de  ses  réflexions  par  la  voix  rauque  de  son  mari,  qui  appe- 
lait quelqu'un  près  de  lui.  Qui  sait?  Peut-être  était-il  enfin 
en  état- de  comprendre  les  questions  qu'elle  allait  lui  adresser 
et  par  ses  réponses,  elle  découvrirait  enfin  la  vérité  ;  mais  il 
se  borne  à  demander  à  boire  à  cor  et  à  cri. 

Une  ou  deux  gorgées  de  soda  déblayèrent  vite  le  cerveau 
du  docteur,  après  quoi,  Mme  Vimpany  recommence  à  donner 
des  coups  de  sonde  dans  la  conscience  de  cet  incurable 
ivrogne. 

«  Voyons,  dit-elle,  avez-vous  parlé  de  telle  et  telle  chose? 

—  Peut-être. 

—  Le  nom  de  lord  Harry  a-t-il  été  prononcé?  » 

A. cet  instant,  une  lueur  d'intelligence  jaillit  des  yeux 
énormes  de  son  interlocuteur. 

«  Oui,...  oui,  en  effet,...  nous  nous  sommes  querellés, 
disputés,  empoignés,  à  son  sujet;  je  crois  me  rappeler  que 
j'ai  lancé  une  bouteille  à  la  tête  de  M.  Montjoie. 

—  Avez-vous  prononcé  aussi  le  nom  de  miss  Henley? 

—  Naturellement. 

—  Et  qu'en  avez-vous  dit?  demanda  Mme  Vimpany. 

—  Est-ce  que  je  sais  moi!  fit-il  en  fixant  sur  sa  femme 
un  regard  vide  de  tout  souvenir.  Grénom!  C'est  révoltant  à 
la  fin,...  jusqu'à  quand  va-l-elle  me  tirbouchonner  ainsi 
l'esprit! 

—  Écoulez  bien  ce  que  je  vais  vous  dire  :  il  faut,  coûte 
que  coûte,  empêcher  lord  Harry  (s'il  vient  chez  nous)  de 
voir  miss  Henley  avant  que  je  lui  aie  parlé. 

—  Pourquoi  ça?  riposta  le  docteur. 

—  Il  me  faut  le  temps  de  lui  expliquer  que  je  l'ai  trompée  ; 
je  ne  puis  espérer  mon  pardon  qu'à  cette  condition. 

—  Quelle  folie!  Ah!  les  femmes!  si  je  fais  ce  que  vous 
me  demandez,  dites-moi  ce  que  j'y  gagnerai? 

—  Le  moment  est  venu  d'aller  rejoindre  celui  qui  vous 
a  grisé  pour  le  besoin  de  sa  cause,  dit  Mme  Vimpany. 

—  Ah  !  que  le  diable  m'emporte  si  je  ne  lui  romps  pas 
les  os!  En  somme,  si  j'ai  trop  bu,  Montjoie  lui-même  était 
soûl  comme  un  Templier.  Que  faire? 


C'était  écrit!  73 

—  Tenez-vous  à  vous  venger  de  ce  triste  personnage? 

—  Je  crois  bien  que  j'y  liens!  répondit  le  docteur. 

—  Rappelez-vous  ma  recommandation  au  sujet  de  lord 
Harry.  » 

M.  Yimpany,  après  avoir  tiré  son  carnet  de  sa  poche,  pria 
sa  femme  d'écrire  ses  instructions,  ce  qu'elle  fit  d'une  main 
rapide  :  «  Empêchez  lord  Harry  de  se  trouver  en  présence 
de  miss  Henley,  avant  qu'il  m'ait  été  donné  de  la  voir  » . 

«  A  présent,  dit-elle  en  se  rapprochant  du  docteur,  vous 
verrez  quelle  femme  intelligente  et  habile  est  la  vôtre.  » 


XVIII 

Montjoie  regardait  à  la  fenêtre  pour  la  dixième  fois,  cher- 
chant à  apercevoir  Iris,  lorsqu'il  la  vit  enfin  arriver  du  côté 
de  la  maison;  de  l'air  le  plus  naturel,  elle  lui  présenta  Rhoda. 

«  Voyez  un  peu  la  mine  de  ma  camérisle;  peut-on  croire 
qu'elle  soit  arrivée  ici  avec  des  joues  pâles  et  émaciées?  A  ça 
près  qu'elle  s'égare  tous  les  jours  dans  les  rues  de  la  ville, 
nous  ne  pouvons  que  nous  féliciter  d'être  ici.  Le  docteur  est 
le  bon  génie  de  Rhoda,  comme  sa  femme  mon  bon  ange!  » 

La  femme  de  chambre  ayant  quitté  la  pièce,  Iris  fit  savoir 
à  Hugues  à  quel  point  elle  était  surprise  des  relations  ami- 
cales établies  entre  lui  et  le  docteur  par  la  table,  cette  entre- 
metteuse de  bonne  amitié. 

«  Le  seul  fait  de  l'avoir  invité  à  dîner  avec  vous,  dit-elle, 
le  connaissant  à  peine  pour  ainsi  dire,  me  surpasse.  Vrai, 
Hugues,  vos  politesses,  vos  sympathies  subites  ne  laissent 
pas  de  m'élonner!  Longtemps  j'ai  cru  M.  Vimpany  indigne 
de  sa  femme,  mais,  surtout,  n'allez  pas  en  conclure  que  je 
ressens  de  l'ingratitude  envers  le  docteur  ;  loin  de  là,  car  les 
soins  qu'il  a  donnés  à  ma  femme  de  chambre,  lui  ont  acquis 
toute  ma  reconnaissance;  seulement,  j'avoue  ne  pas  com- 
prendre à  quoi  tiennent  vos  égards  pour  lui.  » 

Iris  continua  sur  ce  ton  enjoué  et  persifleur,  sans  se  douter 
des  questions  brûlantes  qu'elle  remuait. 

Montjoie  essaya,  mais  en  vain,  de  rompre  les  chiens. 


74  c'était  écrit! 

«  Non,... non,... poursuivit-elle, avec  une  obstination  mali- 
cieuse, le  sujet  a  trop  d'intérêt  pour  y  renoncer.  Je  voudrais 
bien  savoir  sur  quoi  la  conversation  a  roulé  pendant  votre 
dîner?  Dites-moi,  d'abord,  si  votre  convive  n'a  pas  bu  plus 
que  de  raison?  Il  me  semble  l'entendre  d'ici  vous  prier  de  lui 
passer  et  repasser  la  bouteille  en  disant  :  faites  excuses....  » 

Hugues  très  surexcité  reprit  : 

«  De  grâce,  Iris,  parlons  d'autre  chose.  J'ai  à  vous  trans- 
mettre des  nouvelles  de  chez  vous.  j> 

Ces  paroles  produisirent  sur  la  gaieté  de  son  interlocu- 
trice, l'effet  d'une  douche  d'eau  glacée. 

«  Des  nouvelles  de  mon  père  !  demanda  Iris  d'un  ton  anxieux. 

—  Vous  l'avez  dit. 

—  Doit-il  venir  ici?  ajouta  la  jeune  fille. 

—  Non  pas,  mais  il  m'a  écrit,  répondit  Montjoie. 

—  Une  lettre? 

—  Non,  il  m'a  répondu  par  un  télégramme.  Je  crois  que 
nous  avons  ville  gagnée. 

—  Quoi,...  il  a  consenti  à  une  réconcilia  lion?  » 

Après  avoir  passé  le  télégramme  à  Iris,  Montjoie  pour- 
suivit : 

«  Sachez  que  j'ai  demandé  à  M.  Henley,  s'il  consentirait  à 
vous  recevoir,  de  répondre  simplement  par  un  oui  ou  par 
un  non,  à  ma  question.  Il  eût  pu,  certes,  me  communiquer 
sa  décision  d'une  manière  plus  aimable,  mais,  enfin,  elle 
vous  est  favorable.  » 

Dépliant  le  télégramme,  elle  le  lut  et  s'écria  : 

«  Il  faut  convenir  que  l'on  chercherait  en  vain  de  par  le 
monde,  un  autre  père  capable  de  répondre  à  sa  fille,  qui  le 
prie  et  le  supplie  de  l'autoriser  à  l'aller  voir,  par  ces  mots  : 
Oui,  mais  sous  condition. 

—  Vous  n'en  êtes  pas  offensée,  au  moins?  » 
Hochant  la  tête  avec  amertume,  Iris  reprit  : 

«  Hélas!  je  le  connais  trop  bien  pour  lui  en  vouloir.  Quoi 
qu'il  arrive,  je  resterai  l'esclave  de  mes  devoirs  filiaux.  Main- 
tenant, je  n'ose  espérer  que  vous  restiez  à  Iloney  Buzzard 
aussi  longtemps  que  moi.  Je  me  rendrai  près  de  mon  père 
seulement  la  semaine  prochaine.  Je  vous  serais  même  très 
obligée  de  vouloir  bien  lui  écrire  mes  intentions. 


c'était  écrit!  75 

—  Excusez-moi  si  j'insiste,  reprit  Hugues  d'un  ton  impas- 
sible, mais  je  tiens  à  vous  faire  remarquer  que  cet  ajourne- 
ment n'a  pas  sa  raison  d'être  ;  moins  vous  tarderez  à  retourner 
près  de  votre  père,  plus  vous  aurez  de  chance  de  reconquérir 
son  affection.  Mon  projet,  sachez-le,  était  de  vous  reconduire 
par  le  premier  train,  aujourd'hui  même. 

—  Vous  ne  parlez  pas  sérieusement? 

—  Si  fait.  Quel  motif  pouvez-vous  avoir  pour  vous 
éterniser  ici? 

—  Ah!  Hugues,  combien  vous  m'étonnez!  Que  sont 
devenus  les  sentimenis'de  justice  et  de  bonté  dont  je  vous  ai 
toujours  vu  animé  pour  autrui?  Et  ma  chère  bonne  madame 
Yimpany  donc? 

—  Que  diantre!  s'écria  son  interlocuteur,  Mme  Vimpany 
a-t-elle  à  voir  là  dedans?  » 

D'une  voix  fâchée  et  frappant  du  pied,  Iris  reprit  en 
s'échaulïanl  : 

«  Comment,  ce  qu'elle  a  à  voir  là  dedans?  Après  ma 
promesse  de  l'accompagner  dans  des  excursions  aux  envi- 
rons, vous  me  conseillez  de  la  planter  là,  comme  un  vieux 
vêtement  hors  d'usage.  Il  me  paraît,  Hugues,  dit-elle  d'une 
bouche  frémissante,  qu'après  les  jugements  téméraires  que 
j'ai  portés  sur  elle,  une  telle  conduite  de  ma  part  serait 
inqualifiable.  » 

Tout  d'abord,  Montjoie  eut  quelque  peine  à  se  contraindre, 
mais  devant  une  telle  explosion  de  colère,  il  comprit  qu'il 
dcvaiL  taire  encore  à  Iris  le  rôle  odieux  que  jouait  en  ce 
moment  l'ancienne  actrice  :  insister  sur  les  devoirs  filiaux 
d'Iris  était  la  seule  ressource  qui  lui  restât! 

Hugues  reprit  : 

«  La  vivacité  de  vos  impressions,  Iris,  peut  seule  expli- 
quer un  pareil  emportement.  Des  considérations  d'aussi  peu 
(l'importance  que  des  excursions  champêtres  en  compagnie 
d'une  personne  que  vous  connaissez  à  peine,  doivent  dispa- 
raître devant  la  nécessité  de  retourner  au  plus  vile  près  de 
votre  père;  toute  autre  décision  n'aurait  pas  le  sens  commun; 
mais,  chut!  voici  Mme  Vimpany  en  personne!  » 

L'instant  d'après,  elle  rentra  dans  le  salon;  elle  revenait 
de  l'hôtel,  où  elle  était  allée  faire  la  scène  que  nous  savons 


76  c'était  écrit! 

à  son  mari.  La  physionomie  surexcitée  d'Iris  n'échappa  pas 
aux  yeux  clairvoyants,  profonds  et  lucides,  de  la  survenante. 
Dissimulant  son  anxiété  sous  ce  sourire  perpétuel  qui,  à  la 
scène,  sert  de  refuge  à  tant  d'importants  secrets,  elle  pro- 
nonça quelques  mots  d'excuses  et  attribua  à  des  motifs  sans 
importance  l'agitation  de  miss  Henley.  D'après  les  calculs 
de  Mme  Yimpany,  il  était  matériellement  impossible  que 
M.  Montjoie  eût  eu  le  temps  de  communiquer  à  Iris  le  secret 
qu'il  venait  d'apprendre. 

En  cet  état  de  choses,  Hugues  proposa  traîtreusement  à 
cette  dame  de  la  faire  juge  du  différend  survenu  entre  Iris 
et  lui. 

«  C'est  un  cas  des  plus  simples,  fit-il.  Le  père  de  miss 
Henley  la  rappelle  près  de  lui  après  une  brouille  qui  les 
tenait  éloignés  depuis  quelque  temps.  En  pareil  cas,  des 
engagements  antérieurs  peuvent-ils,  suivant  vous,  s'opposer 
à  la  réalisation  de  ce  projet?  Bref,  est-il  à  craindre  qu'Iris 
plaide  en  vain  près  de  vous  le  bénéfice  des  circonstances 
atténuantes,  en  vous  priant  d'excuser  ce  départ  précipité?  » 

Se  tournant  du  côté  de  miss  Henley,  elle  répondit  : 

«  Croyez,  ma  chère  Iris,  que  je  ferai  toujours  passer  vos 
intérêts  avant  les  miens;  partez;  maintenant,  c'est  moi  qui 
vous  y  engage.  » 

En  prononçant  ces  paroles,  Mme  Vimpany  versa  quelques 
larmes,  des  larmes  d'actrice,  les  plus  seyantes  de  toutes!  Ses 
poses  étudiées  et  dramatiques  lui  donnaient  l'air  d'une  statue 
du  Sacrifice! 

«  Je  me  propose  même  de  vous  rendre  encore  quelques 
petits  services,  en  vous  aidant  à  faire  vos  préparatifs  de 
départ.  » 

Se  rapprochant  de  miss  Henley,  Mme  Vimpany  la  remercia 
par  un  chaleureux  baiser;  elle  ajouta  : 

«  Restez  persuadée,  ina  chère  enfant,  que  le  souvenir  de 
votre  bonté  et  de  votre  affection  me  rendra  dorénavant  ma 
solitude  moins  pénible  à  supporter. 

—  Mais  j'espère  que  notre  séparation  n'est  que  momen- 
tanée, reprit  Iris,  et  que  nous  nous  retrouverons  à  Londres,  à 
moins  que  le  docteur  ne  renonce  à  son  projet  de  quitter  Honey 
Buzzard. 


c'était  écrit!  77 

—  La  détermination  de  mon  mari  est  irrévocable,  il  veut 
tonler  la  chance  à  Londres,  comme  on  dit;  vous  me  donnerez 
voire  adresse,  n'est-ce  pas?  » 

Iris  accéda  à  son  désir  immédiatement. 

En  réalité,  aux  yeux  de  Montjoie,  le  véritable  danger,  pour 
miss  Henley,  était  l'éventualité  de  rencontrer  lord  Harry 
sous  le  toit  du  docteur,  si  elle  s'obstinait  à  y  prolonger  son 
séjour.  Aussi  résolut-il  de  jeter  séance  tenante  à  la  face 
même  de  Mme  Vimpany,  l'accusation  de  n'être  que  l'espionne 
stipendiée  d'un  grand  seigneur  dévoyé.  Sur  ce,  il  la  somme 
de  montrer  la  lettre  recommandée  et  le  diamant  qu'elle  a 
reçu  en  présent. 

Pendant  que  la  délicatesse  de  Hugues  hésitait  encore  à 
infliger  un  tel  affront  à  une  femme,  la  conversation  entre 
Mme  Vimpany  et  Iris  avait  pris  fin.  L'ancienne  actrice  s'alla 
mettre  à  la  fenêtre,  tenant  ostensiblement  un  mouchoir  à  la 
main.  Était-ce  un  signal  convenu? 

De  son  côté,  miss  Henley,  touchée  aux  larmes  de  la  longa- 
nimité dont  Hugues  avait  fait  preuve  à  son  égard,  s'avance 
vers  lui,  disant  d'une  voix  émue  et  empreinte  d'inquiétude  : 

«  Je  vous  fais  mes  excuses;  vous  ne  m'en  voulez  pas, 
j'espère,  de  la  vivacité  avec  laquelle  je  vous  ai  parlé  tout  à 
l'heure?  vous  avez  toujours  été  pour  moi  d'une  bonté  extrême; 
puis-je  encore  faire  fonds  sur  votre  indulgence  et  croire  que 
vos  dispositions  à  mon  égard  resteront  les  mêmes  que  par 
le  passé?  » 

En  ce  disant,  Iris  tend  la  main  à  Montjoie,  et  il  la  porte  à 
ses  lèvres.  Au  même  moment,  la  porte  du  salon  s'ouvre 
brusquement. De  tous  les  hommes  habitant  le  globe  terrestre, 
celui  dont  Iris  redoutait  le  plus  la  présence,  se  trouvait  là 
en  face  d'elle.  La  victime  du  château -margaux  avait  obéi 
scrupuleusement  à  l'ordre  de  faire  le  guet  dans  la  rue,  jus- 
qu'au signal  du  mouchoir  à  la  fenêtre.  Bien  et  dûment  seriné, 
chapitré  et  endoctriné  par  son  habile  moitié,  on  pouvait 
supposer,  sans  lui  faire  tort,  qu'il  avait  le  désir  de  retourner 
dîner  à  l'hôtel  avec  Hugues  Montjoie. 


78  c'était  écrit! 


XIX 


La  démarche  assurée  et  ferme  du  docteur  ne  trahissait 
point  l'état  déplorable  des  trop  copieuses  libations  auxquelles 
il  venait  de  se  livrer.  En  entrant  dans  le  salon,  à  la  vue  de 
M.  Montjoie,  il  se  rengorge  et  relève  fièrement  la  tête;  pour 
être  juste,  il  paraissait  complètement  maître  de  lui-même; 
avait-il  donc  déjà  recouvré  ses  esprits? 

Sa  femme,  souriant  de  son  éternel  sourire,  s'approche  de 
lui  et  d'un  air  aussi  satisfait  qu'étonné,  dit  : 

«  Quelle  surprise  agréable  de  vous  voir  rentrer  d'aussi 
bonne  heure!  Avez-vous  donc  moins  de  malades  que  de 
coutume? 

—  Non  pas  ;  ce  qui  m'amène  c'est  l'obligation  de  remplir 
un  devoir  impérieux  et  pénible.  » 

Le  ton  sentencieux  du  docteur  fit  comprendre  à  Iris 
qu'elle  ne  le  connaissait  qu'imparfaitement.  Mme  Vimpany, 
cette  protectrice  des  voyageuses  en  détresse,  resta  coite  en 
attendant  que  son  mari  trouvât  bon  de  s'expliquer. 

Il  fit  une  pause  et  dit  : 

«  S'il  est  un  poison  qui  attaque  la  vie  à  sa  source  même, 
c'est  l'alcool  ;  s'il  est  un  vice  qui  dégrade  l'homme ,  c'est 
l'alcoolisme.  Monsieur  Montjoie,  avez-vous  conscience  que 
c'est  à  vous  que  je  m'adresse? 

—  Parfaitement;  mais  sans  trop  comprendre  l'allusion  », 
répondit  son  interlocuteur. 

Après  la  scène  qui  s'était  passée  à  l'hôtel,  comment  garder 
son  sérieux  en  écoutant  M.  Vimpany  s'emporter  contre  le 
vice  de  l'intempérance!  Hugues  sourit.  La  majesté  morale 
du  docteur  s'en  offensant,  il  reprit  : 

«  Ma  parole  d'honneur,  c'est  un  peu  fort!  vous  devriez 
au  moins  m'écouter  sans  rire. 

—  C'est  facile  à  dire  »,  riposta  Hugues,  qui  commençait  à 
soupçonner  le  mari  et  la  femme  d'être  de  connivence  dans 
cette  comédie. 

Le  docteur  exaspéré  s'écria  : 

c  Permettez-moi,   monsieur,   de  vous  demander  ce  que 


i'ET^iT  ÉCRIT  ï  79 

vous  avez  fait  de  votre  conscience?  ce  silencieux  agent  est-il 
mort  en  vous?  après  m'avoir  offert  un  abominable  repas, 
vous  avez  le  front  de  me  demander  une  explication  !  Ah  !  s'il 
en  est  ainsi,...  vous  allez  voir!  » 

Sur  ce,  il  se  dirige  à  grands  pas  vers  la  porte,  l'ouvre  toute 
grande  et  salue  Monljoie  d'un  air  narquois. 

Cette  insolence  n'échappe  pas  à  Iris;  son  visage  s'em- 
pourpre; ses  yeux  s'enflamment. 

«  Quelle  explication  donnez-vous  Ji  la  conduite  de  votre 
mari?  demanda-t-elle  à  Mme  Vimpany. 

—  Moi,  mais  je  n'y  comprends  absolument  rien.  » 
Prenant  alors  Iris  par  la  main,  elle  ajouta  : 

«  Si  nous  nous  relirions  dans  ma  chambre? 

—  Non,  à  moins  que  M.  Montjoie  ne  me  le  conseille. 

—  Ah!  certes  non,  s'écria  Hugues,  je  vous  prie  au  con- 
traire de  rester  ici;  votre  présence  m'aidera  à  garder  mon 
sang- froid.  » 

D'un  bond,  il  se  rapproche  du  docteur,  resté  inerte  comme 
un  terme,  lui  demande  pour  quelle  raison  il  a  ouvert  la  porte? 

Le  docteur,  qui  était  un  coquin,  mais  non  un  poltron, 
dit  : 

«  Je  sais  ce  que  je  fais;  c'est  l'indulgence  qui  m'a  fait 
agir. 

—  Quoi!  de  l'indulgence  envers  moi,  Hugues  Montjoie? 

—  Allons,  je  vois  que  vous  m'avez  compris;  c'est  déjà 
une  satisfaction  de  se  faire  comprendre.  Vrai,  mon  intention 
est  de  n'offenser  personne,  mais,  diantre!  je  ne  puis  continuer 
à  voir  un  homme  qui...;  vrai,  les  circonstances  sont  acca- 
blantes contre  vous,...  vous  vous  êtes  conduit  à  mon  égard 
d'une  façon  infâme  ! 

—  Voyons,  précisez!  demande  Hugues  d'une  voix  brève. 

—  Sous  prétexte  de  donner  le  plus  exécrable  ^»ner  qui  se 
soit  jamais  fait...  »,  répondit  le  docteur. 

Mme  Vimpany  lui  ayant  enjoint  par  signe  a*  se  taire,  il 
continua  comme  si  de  rien  n'était. 

«  Assez,...  assez!  lui  cria-t-elle  d'un  ton  péremptoire. 

—  Eh  bien!  alors,  empêchez-le  de  me  regarder  comme 
s'il  me  croyait  ivre  »,  riposta  le  docteur  furieux;  s'adressant 
directement  à  Iris,  il  ajouta  : 


80  c'était  écrit! 

«  Voilà  l'homme  qui  a  essayé  de  me  griser,  miss  Henley, 
mais  grâce  à  mes  habitudes  de  sobriété,  c'est  lui-même  qui 
a  été  pris  dans  ses  propres  filets  et  s'est  mis  dedans.... 
Ah!...  ah!  ah!  ami  Montjoie,  avez-vous  compris?  Voilà  la 
porte,  monsieur!  » 

Estimant  que  celte  insulte  dépassait  toutes  les  bornes, 
Mme  Vimpany  se  dit  que  si  une  tentative  quelconque  n'était 
faite  sur-le-champ  pour  atténuer  cette  offense,  Iris  serait 
capable  —  son  visage  enflammé  parlait  pour  elle  —  de 
quitter  la  maison  avec  M.  Montjoie.  Saisissant  avec  force  le 
bras  du  docteur,  elle  s'écria  : 

«  Brute  que  vous  êtes,...  vous  venez  de  tout  compro- 
mettre.... Ah!  çà,  voyons,  faites  directement  des  excuses  à 
M.  Montjoie. 

—  Ah!  par  exemple,  non!  »  fit- il. 

L'expérience  avait  appris  à  Mme  Vimpany  comment  faire 
céder  son  seigneur  et  maître.  Elle  murmura  : 

«  Et  mon  épingle  en  diamant  l'avez-vous  oubliée?  » 

A  ces  mots,  le  docteur  jette  à  sa  femme  un  regard  effaré; 
il  appréhendait  qu'elle  n'eût  perdu  l'épingle. 

«  Dites-moi,  qu'est  devenue  cette  épingle?  demanda 
M.  Vimpany. 

—  Je  l'ai  envoyée  estimer  à  Londres.  Faites  vos  excuses  à 
M.  Montjoie,  car  autrement  votre  silence  vous  coûtera  cher. 
Je  mettrai  l'argent  à  la  banque  et  vous  n'en  loucheriez  rien 
de  rien.  » 

Entre  temps,  les  craintes  de  Mme  Vimpany  au  sujet  d'Iris 
se  réalisèrent;  l'insulte  faite  à  Hugues  Montjoie  l'avait  mise 
hors  des  gonds  ;  elle  était  dans  un  état  d'exaspération  telle 
qu'elle  ne  pouvait  articuler  un  mot.  Sans  se  départir  de  son 
calme  imperturbable,  Hugues  ajouta  : 

«  N'ayez  crainte,  Iris  ;  je  ne  m'abaisserai  pas  à  me  que- 
reller avec  le  docteur.  Mon  seul  but  en  venant  ici,  est  de 
savoir  quels  sont,  vos  projets  :  allez-vous  encore  me  répondre 
que  c'est  uniquement  à  Mme  Vimpany  que  vous  pensez? 

—  Moi!  ô  mon  ami,  je  pense  uniquement  à  vous,  à  vous 
seul;...  sans  moi,  vous  n'auriez  jamais  mis  le  pied  dans  cette 
galère;...  je  suis,  croyez-le,  plus  sensible  que  vous  à  l'in- 
sulte qui  vous   a  été   faite;...  mon  seul  désir,   c'est  de 


C'ETAIT   ÉCRIT!  81 

retourner  immédiatement  à  Londres;...  je  vais  prévenir 
Rhoda  de  tout  préparer  en  vue  de  notre  prochain  départ.... 
Vous  m'enverrez  chercher  de  l'hôtel  et  je  serai  prête  à  partir 
par  le  premier  train.  » 

A  cet  instant,  Mme  Vimpany  tire  son  mari  par  la  manche 
et  l'entraîne  de  force  vers  Montjoie.  Alors,  d'un  ton  penaud, 
le  docteur  balbutie  ces  mots  : 

«  Je  regrette  de  vous  avoir  offensé,  monsieur,  et  je  vous 
prie  d'agréer  mes  excuses.  » 

Or,  la  bassesse  flagrante  de  M.  Vimpany  paraissait  plus 
révoltante  encore  que  son  insolence. 

«  Gela  suffit  »,  répondit  Montjoie,  sèchement. 

Il  s'incline  ensuite  devant  Mme  Vimpany  ;  très  fière  d'avoir 
donné  la  preuve  de  l'ascendant  quelle  exerçait  sur  le  doc- 
teur, elle  fait  un  salut  automatique. 

Au  moment  où  Montjoie  va  quitter  la  pièce,  le  docteur  lui 
ouvre  poliment  la  porte.  Toujours  préoccupé  de  l'épingle  en 
brillants,  il  comptait  sur  son  acte  de  soumission  pour  amener 
Arabella  à  composition. 

Que  de  fois  il  arrive  à  une  femme  (même  fort  intelli- 
gente) de  se  tromper,  lorsqu'elle  a  l'esprit  monté  ou  les  nerfs 
surexcités! 

En  s'adressant  à  celle  qu'elle  avait  si  habilement  trompée 
dès  leur  première  rencontre,  la  voix  de  Mme  Vimpany  tra- 
hissait un  véritable  embarras;  d'un  air  triste,  elle  reprit  : 

«  Il  m'est  impossible  de  vous  dire  combien  je  suis  peinée 
de  votre  prochain  départ,  je  m'étais  fait  une  si  douce  habi- 
tude de  vous  voir,  ma  bien  chère  Iris  î 

—  La  conduite  de  M.  Vimpany  m'a  décidée  à  vous  quitter, 
quoi  qu'il  m'en  puisse  coûter,  répondit  Iris. 

—  De  grâce,  épargnez-moi  l'humiliation  d'entendre  parler 
de  mon  mari;  c'est  si  pénible  pour  moil 

—  Je  ne  vous  rends  pas  responsable  de  la  conduite  du 
docteur  et  je  me  souviendrai  toujours,  au  contraire,  que  vous 
l'avez  obligé  à  faire  des  excuses  à  M.  Montjoie.  Ah!  combien 
de  femmes  mariées  à  un  tel  individu  se  seraient  laissé 
influencer  par  son  mauvais  exemple!  » 

Mme  Vimpany  se  borna  à  formuler  la  réponse  que  la  plus 
slupide  des  femmes  eût  pu  exprimer  :  merci! 

6 


82  c'était  écrit! 

Sur  ce  mot,  prononcé  d'un  ton  emphatique,  les  deux 
amies  restèrent  muettes.  A  la  faveur  de  ce  silence,  l'on  put 
entendre  le  bruit  de  roues  dans  la  rue.  L'instant  d'après, 
une  voiture  s'arrêtait  à  la  porte  môme  du  docteur. 


XX 


Monljoie  venait-il  donc  chercher  Iris  avant  que  ses  prépa- 
ratifs de  départ  fussent  achevés?  Les  deux  femmes,  tout  en 
se  précipitant  à  la  fenêtre,  arrivèrent  pourtant  trop  tard  pour 
voir  le  visiteur,  car  déjà  il  frappait  à  la  porte,  caché  par  la 
véranda.  L'instant  d'après,  l'on  entendit  une  voix  d'homme 
dans  le  hall  demander  miss  Henley  ;  ce  timbre  clair,  sonore, 
modulé,  trahissait  un  accent  irlandais  prononcé;  quiconque 
l'avait  entendu  une  fois,  ne  s'y  pouvait  méprendre.  Le  sur- 
venant était  lord  Harry  en  personne! 

En  cette  conjoncture  embarrassante,  Mme  Vimpany,  con- 
servant toute  sa  présence  d'esprit,  se  dirige  vivement  vers 
la  porte  pour  empêcher  le  visiteur  d'entrer  au  salon;  mais 
Iris,  l'ayant  entendu  demander  miss  Henley,  comprit  l'ini- 
quité dont  la  femme  du  docteur  s'était  rendue  coupable  ; 
comme  elle  était  plus  jeune,  plus  vive,  plus  alerte,  elle  lui 
barra  le  passage  et  mettant  avec  promptitude  la  main  sur  la 
clef  de  la  porte,  elle  s'écria  : 

c  Attendez  une  minute,  de  grâce  !  » 

Or,  devant  cette  injonction,  Mme  Vimpany  hésite  ;  inca- 
pable pour  la  première  fois  de  sa  vie  de  formuler  sa  pensée, 
elle  se  borne  à  faire  à  Iris  signe  de  se  retirer,  mais  celle-ci 
s'y  refuse,  lui  adressant  à  brûle-pourpoint  cette  terrible  ques- 
tion : 

a  Gomment  lord  Harry  sait-il  que  je  suis  ici?  » 

Tout  en  entendant  distinctement  le  bruit  de  pas  d'homme 
sur  l'escalier,  cette  méprisable  créature  voulait  à  tout  prix 
s'épargner  la  honte  d'être  convaincue  d'une  perfidie  aussi 
criante  à  l'égard  d'Iris.  Du  reste,  le  sens  moral  était  telle- 
ment oblitéré  chez  Mme  Vimpany,  qu'il  n'y  avait  point  de 
déclaration  mensongère  devant  laquelle  elle  reculât,  pour 


c'était  ÉCRIT!  83 

empêcher  miss  Henley  de  découvrir  la  vérité.  Or,  prise  pour 
ainsi  dire  la  main  dans  le  sac,  la  trompeuse  ne  se  déconcerta 
pas  et,  avec  une  scandaleuse  effronterie,  elle  résolut  de  per- 
sévérer dans  sa  comédie  d'artifice  et  d'hypocrisie. 

«  Hé!  ma  chère,  fit-elle,  qu'est-ce  qui  vous  prend?  Pour- 
quoi m'empècher  de  me  retirer  dans  mon  appartement?  » 

Dévisageant  son  interlocutrice,  Iris  s'écria  d'un  air  étonné 
et  de  profond  mépris  : 

«  Auriez-vous,  par  impossible,  l'impudence  de  prétendre 
que  je  n'ai  pas  découvert  vos  menées  secrètes?  » 

Toujours  est-il,  que  Mme  Vimpany  puisait  dans  sa  situa- 
tion désespérée,  un  nouvel  élément  de  courage.  Devant  l'in- 
crédulité pleine  de  mépris  d'Iris,  elle  jouait  son  rôle  comme 
jadis  elle  l'avait  joué  sur  la  scène,  en  dépit  des  sifflets  d'un 
public  hostile. 

«  Miss  Henley,  fit-elle,  d'un  air  de  suprême  dédain,  vous 
vous  oubliez! 

—  A  l'expression  de  votre  physionomie,  pensez-vous  que 
je  n'aie  pas  deviné  que  vous  avez  entendu  cet  homme  comme 
je  viens  de  l'entendre.  Veuillez  répondre  à  ma  question. 

—  Moi?  mais  je  n'ai  rien  entendu,  riposta  avec  aplomb  la 
femme  du  docteur. 

—  Ah  !  traîtresse  !  s'écria  Iris. 

—  N'oubliez  pas,  miss  Henley,  que  vous  parlez  à  une 
vraie  dame! 

—  Je  parle  à  l'espionne  de  lord  Harry,  et  je  prends  pour 
fausse  monnaie  toutes  vos  paroles.  » 

Les  voix  glapissantes  de  ces  deux  femmes  s'élevaient  à  un 
diapason  assourdissant,  en  sorte  qu'il  était  impossible  de 
percevoir  le  roulement  de  la  voiture  qui  s'éloignait.  Personne 
ne  parut  à  la  porte  du  salon.  Connaissant  très  bien  la  nature 
emportée  de  lord  Harry,  Mme  Vimpany  voulait  temporiser 
coûte  que  coûte! 

Sans  doute,  une  autre  personne  avait  dû  reconnaître  la 
voix  de  lord  Harry;  c'était  évidemment  le  docteur.  S'était-il 
rappelé  le  service  qu'elle  lui  avait  demandé,  et  pouvait-on 
faire  fonds  sur  sa  discrétion? 

Comme  elle  se  posait  ces  différentes  questions,  le  désir  de 
«avoir  la  vérité  l'emporta  sur  toute  autre  considération. 


84  c'était  écrit! 

Pour  la  seconde  fois,  Mme  Vimpany  chercha  à  quitter 
le  salon  avant  Iris  ;  mais,  cette  fois,  la  plus  jeune  des  deux 
réussit  à  avoir  barre  sur  la  plus  âgée. 


XXI 


La  femme  du  docteur  suivit  miss  Henley  jusque  sur  le 
palier  de  l'escalier;  arrivée  là,  elle  s'arrête  soudain;  il  lui 
suffira  d'être  quelques  instants  aux  écoutes,  pour  savoir  si 
lord  Harry  est  oui  ou  non  dans  la  maison. 

De  son  côté,  miss  Henley  va  jusque  dans  la  salle  à  manger; 
n'y  voyant  personne,  elle  se  rend  dans  le  cabinet  du  docteur, 
pièce  située  au  rez-de-chaussée.  Elle  frappe,  entre  et  trouve 
M.  Vimpany  en  train  d'ingurgiter  un  grog  et  de  fumer,  alter- 
nativement. 

Alors,  Iris,  d'une  voix  mal  assurée,  prononce  ces  mots  : 

«  Où  est  lord  Harry,  le  savez-vous,  docteur? 

—  En  Irlande,  je  suppose  »,  répond-il  avec  calme. 

Miss  Henley  n'a  garde  de  se  répandre  en  questions  inu- 
tiles et  s'éloigne . 

Où  le  sauvage  lord  pouvait-il  être  en  ce  moment? 

Iris  plongée  dans  ses  réflexions  cherche  la  solution  du 
mystère  qui  l'intrigue  si  fort.  Dès  qu'elle  aperçoit  Rhoda, 
elle  la  presse  d'aller  terminer  les  malles  et  ajoute  qu'elle  y 
mettra  la  main  elle-même  pour  accélérer  les  choses. 

En  réalité,  l'aplomb  avec  lequel  Mme  Vimpany  nie  jus- 
qu'à l'évidence,  indispose  Iris  contre  elle.  Incapable,  pour 
l'instant,  de  raisonner  avec  calme,  elle  ne  peut  calculer  les 
conséquences  que  produirait  une  rencontre  entre  lord  Harry 
et  elle,  après  leurs  récents  adieux  en  Irlande.  Elle  n'entend 
pas  que  Mme  Vimpany  soit  la  première  à  s'entretenir  avec 
le  mystérieux  personnage  et  à  l'englober  dans  son  audacieux 
déni.  Au  cas  où,  en  quittant  la  maison,  il  aurait  cédé  à  de 
perfides  insinuations,  se  voyant  berné,  il  ne  tarderait  pas  à 
y  revenir,  pensait-elle. 

La  vérité  nous  fait  un  devoir  de  déclarer  que  la  conduite 
du  docteur  avait  été  en  tout  point  digne  de  la  confiance  de 


c'était  écrit!  85 

sa  femme;  néanmoins,  le  souvenir  du  diamant  envoyé  à 
Londres  chez  un  expert,  continuait  à  l'obséder.  A  l'idée  de 
l'argent,  ce  vil  métal,  il  devenait  le  mari  le  plus  soumis  de 
toute  l'Angleterre.  Au  moment  où  la  voiture  de  lord  Harry 
s'arrêtait  devant  la  porte,  le  docteur  s'emparait  d'un  flacon 
de  vieux  cognac  serré  dans  une  cave  à  liqueurs.  Regardant 
i  ar  la  fenêtre,  il  reconnaît  le  visiteur;  aussitôt,  il  se  met  à 
feuilleter  son  memorandum-book,  mais  déjà  la  servante  a 
ouvert  la  porte,  et  il  s'avance  pour  lui  barrer  le  passage. 

En  réalité,  sa  mémoire  est,  pour  l'instant,  encore  plus 
lente  que  d'habitude  à  le  servir. 

Bref,  tout  ce  qu'il  se  rappelle,  c'est  qu'on  lui  a  recom- 
mandé d'empêcher  qu'une  rencontre  fortuite  pût  réunir  lord 
Harry  et  miss  Iris.  Le  docteur  donne  alors  l'ordre  de  faire 
passer  le  visiteur  dans  son  cabinet  de  consultation.  Là,  ins- 
tallé dans  son  fauteuil  professionnel,  il  reçoit  le  survenant. 

Le  fougueux  Irlandais  demande  immédiatement  miss 
Henley. 

«  Partie!  répondit  M.  Vimpany. 

—  Partie,  pour  aller  où?  interrogea  le  sauvage  lord. 

—  A  Londres. 

—  Toute  seule? 

—  Non,  avec  Hugues  Montjoie.  » 

Saisissant  le  docteur  par  les  épaules,  lord  Harry  lui  dit  en 
le  secouant  de  toute  sa  force  : 

«  Vous  n'entendez  pas  dire  que  Montjoie  doit  l'épouser, 
hein?  » 

Le  secouant  à  son  tour  avec  violence,  le  docteur  riposta  : 

«  J'ignore  s'il  est  marié  ou  non,  mais  je  m'en  moque! 

—  Que  le  diable  vous  emporte,  avec  votre  obstination! 
repartit  lord  Harry.  Ah  !  çà,  dites-moi,  quand  ont-ils  décampé? 

—  Que  le  diable  vous  emporte,  vous-même,  répéta-t-il, 
vous  et  vos  questions;...  ils  sont  partis  depuis  longtemps 
déjà. 

—  Puis-je  les  rejoindre  à  la  station? 

—  Oui,  certes,  si  l'on  vous  y  conduit  prestement.  » 
Voilà  comme  quoi  et  comment  le  docteur  se  conforma  aux 

recommandations  de  sa  femme,  sans  se  rappeler,  toutefois, 
les  conditions  qu'elle  lui  avait  faites.  En  se  rendant  à  la  gare 


86  c'était  écrit! 

lord  Harry  passa  devant  l'hôtellerie  et,  à  la  faveur  de  la  porte 
enlre-bâillée,  il  aperçut  Montjoiequi  payait  sa  note;  instanta- 
nément, il  fait  arrêter  la  voiture.  Alors  ces  deux  hommes, 
bien  qu'ils  ne  fussent  rien  moins  que  camarades,  échan- 
gèrent un  salut  cérémonieux. 

«  On  m'a  dit  que  je  vous  trouverais  à  la  station,  avec 
miss  Henley,  dit  lord  Harry. 

—  Qui  vous  a  donné  ce  renseignement? 

—  Le  docteur  Vimpany. 

—  Il  doit  pourtant  savoir  que  le  train  n'arrivera  pas  à  la 
station  avant  une  heure,  repartit  Montjoie. 

—  Ce  gredin  m'aurait-il  trompé?  un  mot  encore;  miss 
Henley  est-elle  à  l'hôtel?  demanda  lord  Harry. 

—  Non,  elle  n'y  est  pas. 

—  Comptez-vous  l'emmener  avec  vous  à  Londres? 

—  Miss  Henley  seule  le  sait. 

—  Enfin  où  est-elle,  monsieur? 

—  Tout  a  un  terme  en  ce  monde,  monsieur,  même  ma 
patience  à  vous  répondre.  » 

L'Anglais  et  l'Irlandais  se  dévisagèrent  gravement  :  celui-ci, 
le  teint  empourpré  et  l'œil  en  feu;  celui-là,  l'air  froid  et 
impénétrable.  Ils  se  fussent,  à  coup  sûr,  pris  de  querelle,  si 
la  perspicacité  native  du  sauvage  lord  ne  lui  était  venue  en 
aide.  On  se  souvient  que  lorsqu'il  avait  demandé  à  voir  miss 
Henley,  le  docteur,  toujours  inventif,  s'était  débarrassé  de 
lui  à  l'aide  d'un  mensonge.  Que  fallait-il  en  augurer?  qu'il 
voulait  à  tout  prix  l'empêcher  de  voir  Iris. 

Sur  ce,  le  sauvage  lord  quitte  Montjoie,  se  rend  chez  le 
docteur  et  donne  l'ordre  au  cocher  de  faire  stationner  la 
voiture  "sur  la  roule,  puis  met  pied  à  terre.  Il  veut  pénétrer 
dans  la  place  à  la  muette;  en  effet,  M.  Vimpany  n'a  entendu 
ni  le  bruit  de  la  voiture,  ni  celui  du  heurtoir.  Or,  au  moment 
où  il  jette  un  coup  d'œil  dans  le  hall,  il  voit  miss  Henley  qui 
ouvre  doucement  la  porte. 

Surpris  de  se  trouver  en  présence  d'Iris,  lord  Harry  en 
oublie  les  considérations  qui  auraient  dû  se  présenter  à  son 
esprit  à  ce  moment  critique.  S'avançant  vers  elle,  avec  entrain 
et  bonne  humeur,  il  lui  tend  les  deux  mains  chaleureuse- 
ment; aussitôt,  elle  lui  fait  signe  de  se  reculer  et  elle  lui 


c'était  écrit!  87 

adresse  la  parole  avec  une  inflexion  de  voix  intentionnelle- 
ment plus  basse.  Après  avoir  désigné  du  doigt  la  porte  du 
docteur,  elle  s'exprima  en  ces  termes  : 

«  La  seule  et  unique  raison  qui  me  décide  à  vous  voir, 
c'est  de  me  garer  à  l'avenir  de  toute  autre  déconvenue;  j'ai 
eu  connaissance  de  votre  déplorable  conduite  et  de  vos  folies 
sans  nombre.  Partez,  dit-elle  d'une  voix  brève,  parlez; 
allez  prendre  conseil  de  voire  espionne!  » 

Le  sauvage  lord  ne  proféra  pas  un  mot  d'excuse. 

Du  palier  de  l'escalier,  Mme  Vimpany,  immobile,  distin- 
guait la  voix  de  miss  Henley,  mais  non  les  paroles  qu'elle 
prononçait  ;  il  lui  semblait, d'ailleurs, qu'elle  ne  recevaitaucune 
réponse.  Soupçonnant  vaguement  une  trahison  domestique, 
elle  se  met  en  demeure  de  quitter  son  poste  d'observation  et 
de  descendre  plusieurs  marches  en  se  penchant  sur  la  rampe 
pour  mieux  voir.  Arrivée  au  tournant  qui  dominait  l'inté- 
rieur du  hall,  la  vue  de  miss  Henley  et  de  lord  Harry  pro- 
duit sur  elle  l'effet  d'un  foudroiement. 

Par  contre,  l'arrivée  de  Mme  Vimpany  semblait  causer  un 
véritable  soulagement  au  sauvage  lord.  Il  gravit  plusieurs 
marches  pour  la  saluer,  mais  cette  fois  encore,  il  ne  ren- 
contra qu'un  accueil  farouche  et  un  regard  froid  comme 
l'acier. 

Quel  contraste  offraient  ces  deux  personnes!  D'un  côté, 
une  femme  émaciée  et  pâle  rongée  de  soucis;  de  l'autre 
côté,  un  beau  jeune  homme  dans  toute  la  force  de  l'âge  et 
de  l'intelligence,  à  la  belle  prestance,  aux  grands  yeux  à  la 
prunelle  bleue,  au  sourire  séduisant,  aux  grâces  naturelles, 
bref,  ayant  tous  les  dons  propices  aux  bonnes  fortunes; 
cet  explorateur  fanatique  des  voies  scabreuses,  cet  être  extra- 
vagant, en  rébellion  ouverte  contre  toutes  les  lois,  appelé  par 
les  membres  respectables  de  la  société,  le  bandit  irlandais, 
ne  laissait  pas,  néanmoins,  d'attirer  aussi  bien  l'attention  des 
hommes  que  des  femmes.  Son  visage  au  type  aristocratique, 
contrairement  à  l'usage,  ne  portait  ni  favoris,  ni  moustaches; 
aussi  se  demandait-on  si  lord  Harry  était  un  acteur  ou  un 
prêtre  catholique?  ou  si,  enfin,  sa  vie  aventureuse  ne  rendait 
pas  ce  déguisement  nécessaire  en  plus  d'une  partie  du 
monde?  Parfois  même,  on  lui  faisait  celte  question  à  brûle- 


86  c'était  écrit! 

pourpoint.  L'Irlandais,  comme  on  sait,  est  souvent  porté  à 
des  flambées  de  colère  dans  ses  moments  de  surexcitation, 
mais,  par  contre,  quand  il  est  au  calme,  on  remarque  chez 
lui  une  grande  aménité  de  caractère. 

Loin  d'être  désarçonné  par  le  coup  d'œil  furibond  de 
Mme  Vimpany,  il  dit  d'un  ton  humble  et  embarrassé  : 

«  Si  j'ai  eu  le  malheur  de  vous  offenser,  madame,  je  vous 
en  demande  sincèrement  pardon.  Dites-moi,  Arabella,  pour- 
quoi me  gardez- vous  rancune;  pourquoi  refuser  la  main  à 
un  vieil  ami? 

—  J'ai  été  discrète  et  j'ai  rempli  de  mon  mieux  votre 
odieuse  besogne,  riposta  Mme  .Vimpany.  En  résumé,  quelle  est 
ma  récompense?  Vous  pourrez  apprendre  de  miss  Henley 
comment  votre  sottise  irlandaise  m'a  fait  perdre  son  estime. 
Moi?  vous  serrer  la  main,  y  pensez-vous!  lit-elle  en  haus- 
sant les  épaules.  Quelle  plaisanterie!  » 

Elle  n'eut  garde  de  lever  les  yeux  sur  son  interlocuteur; 
ses  regards  restaient  attachés  sur  Iris.  Du  moment  qu'elle 
avait  surpris  ensemble  le  sauvage  lord  et  miss  Henley,  elle 
n'ignorait  pas  que  tout  était  fini  pour  elle.  Nier  la  vérité  lors- 
qu'on est  en  face  de  preuves  irrécusables,  est  chose  inutile. 
Le  passé  était  irréparable,  il  ne  restait  à  Mme  Vimpany  qu'à 
se  soumettre.  Donc,  s'adressant  à  miss  Henley,  elle  reprit  : 

«  Si  le  chagrin  et  la  honte  d'une  femme  vous  inspirent 
quelque  pitié,  permettez-moi  de  solliciter  de  vous  un  moment 
d'entretien  particulier.  » 

L'expression  triste  et  malheureuse  répandue  sur  la  phy- 
sionomie de  Mme  Vimpany,  ne  laissa  pas  de  toucher  miss 
Henley;  elles  commençaient  à  gravir  toutes  deux  l'escalier, 
lorsque,  se  retournant,  la  femme  du  docteur  dit  au  sauvage 
lord  qui  les  suit  : 

«  Voulez-vous  donc  que  je  vous  ferme  la  porte  au  nez?  » 

Sans  cesser  de  rester  en  parfaite  possession  de  soi-même, 
lord  Harry  reprit  : 

«  Permettez-moi,  seulement,  de  m'asseoir  là,  sur  une 
marche;  je  veux  attendre  l'issue  de  votre  entretien  avec 
miss  Henley,  après  quoi  vous  aurez  la  bonté  de  m'appeler. 
En  tout  cas,  ne  soyez  pas  surprise,  si  vous  entendez  la  chute 
d'un  corps  ;  car  si  le  gredin,  que  vous  avez  le  malheur  d'avoir 


c'était  écrit!  89 

pour  mari,  osait  se  montrer,  je  me  ferais  un  devoir  de  le 
jeter  du  haut  en  bas  de  l'escalier.  » 

Sur  ce,  Mme  Vimpany  ferme  la  porte.  Elle  s'adresse  alors 
à  Iris,  du  ton  respectueux  que  l'on  prend  en  parlant  à  quel- 
qu'un dont  la  situation  est  supérieure  à  la  vôtre. 

«  Je  tiens  à  vous  rappeler,  miss  Henley,  que  c'est  évidem- 
ment la  dernière  occasion  que  nous  aurons  de  nous  revoir 
jamais.  La  première  fois  que  je  vous  ai  vue  —  permettez-moi 
de  vous  dire  enfin  la  vérité,  —  oui,  j'ai  ressenti  un  malin 
plaisir  à  vous  tromper.  Mais  à  quoi  bon  vous  cacher  désor- 
mais que  ma  vie  n'est  qu'une  comédie  jouée  dans  un  détes- 
table milieu?  Il  en  est  résulté  que  j'ai  empilé  mensonges 
sur  mensonges,  inventions  sur  inventions,  trahisons  sur  tra- 
hisons !  J'aurais  nié  la  lumière  du  jour,  plutôt  que  de  m'avilir 
à  vos  yeux.  Hélas,  maintenant  je  sens  que  tout  est  fini,...  je 
ne  cherche  pas  même  à  me  disculper,.,  je  ne  vous  demande 
qu'une  chose  au  monde,  c'est  de  m'oublier!  » 

La  physionomie,  empreinte  d'un  sombre  désespoir,  disait 
aussi  clairement  que  des  paroles  l'eussent  pu  faire  :  «  Je  ne 
suis  pas  digne  d'une  réponse  ».  La  généreuse  Iris  poursuivit  : 

«  Vous  regrettez  sincèrement,  je  le  sens,  ce  que  vous  avez 
fait.  Je  ne^  pourrai  ni  oublier  votre  repentir,  ni  vous  oublier 
vous-même.  » 

Et  ce  disant,  elle  lui  tend  la  main,  mais  le  passé  pesait 
trop  lourdement  sur  la  conscience  de  Mme  Yimpany,  pour 
lui  permettre  de  répondre  à  cette  invite.  Une  espionne  n'est 
pas  nécessairement  dépouvue  de  cœur;  les  yeux  de  la  malheu- 
reuse femme  étaient  remplis  de  larmes,  en  jetant  à  Iris  un 
regard  attendri  et  confus. 


XXII 

A  peu  de  temps  de  là,  la  porte  du  salon  s'ouvre  de  nou- 
veau ;  avant  d'en  franchir  le  seuil,  le  sauvage  lord,  immobile, 
demande  s'il  doit  entrer.  A  cette  question,  Iris  répond  d'un 
ton  glacial  : 

«  Je  ne  suis  pas  ici  chez  moi,...  je  vous  laisse  juge  de  la 
question.  » 


90  c'était  écrit! 

Il  traverse  la  pièce  et,  arrivé  près  de  son  interlocutrice,  il 
reste  un  moment  sans  mot  dire;  mais,  en  somme,  la  phy- 
sionomie delà  jeune  fille  n'indique  pas  qu'il  y  ait  détente 
dans  son  ressentiment  contre  lui.  Enfin,  d'une  voix  pileuse 
et  humble,  il  reprend  : 

«  Je  me  demande  s'il  vous  serait  agréable  de  me  voir 
m'éloigner?  » 

Gomme  il  n'est  pas  une  femme  au  cœur  assez  dur  pour 
prononcer  un  arrêt  aussi  cruel,  Iris  lui  fit  signe  de  venir 
prendre  un  siège  près  d'elle. 

Pénétré  de  reconnaissance,  il  cherche  à  se  faire  pardonner 
sa  conduite,  en  disant  : 

«  Il  est  une  chose  que  je  veux  absolument  établir,  c'est 
que  je  ne  vous  ai  pas  trompée  tout  d'abord  ;  tant  que  vous 
avez  eu  l'œil  sur  moi,  Iris,  je  suis  resté  fidèle  aux  lois  de 
l'honneur....  » 

Ce  singulier  système  de  défense  réduisit  son  interlocutrice 
au  silence.  Est-il  un  autre  homme,  sous  la  calotte  des  cieux, 
à  implorer  son  pardon  en  pareils  termes?  Sur  un  signe,  de 
tête  affirmalif  de  son  interlocutrice,  lord  Harry  s'exprime  en 
ces  termes  : 

«  Nous  allons  donc  nous  dire  adieu  sur  le  sol  ^e  la  verle 
Erin!  Vous  m'accorderez  bien,  n'est-il  pas  vrai,  que  je  n'ai 
pas  cherché  à  vous  faire  revenir  sur  votre  décision,  alors  que 
vous  avez  dit  que  vous  ne  sauriez  jamais  être  la  femme 
d'un  homme  ayant  mené  une  vie  aussi  orageuse  que  la 
mienne?  rappelez-vous  en  outre,  ma  chère  Iris,  que  je  me 
suis  soumis  à  vous  voir  retourner  en  Angleterre,  sans  pro- 
férer une  plainte.  C'était  chose  facile,  tant  que  j'entendais 
votre  voix,  tant  que  je  considérais  votre  gracieuse  personne 
et  que  j'implorais  un  dernier  baiser  —  baiser  que  vous  avez  eu 
la  bonté  de  me  donner.  Il  est  des  hommes  respectables  qui 
parlent  de  la  chute  d'Adam  à  tout  propos.  Sans  vouloir  me 
lancer  dans  ce  verbiage  embrouillé,  je  me  borne  à  dire  que 
le  serpent  tentateur  qui  tenta  Eve,  s'était  enroulé  autour 
d'un  arbre;  moi,  je  l'ai  trouvé  blotti  dans  mon  fauteuil, 
faisant  des  combinaisons  pour  m'emprunter  de  l'argent. 
Autrement  dit,  Mme  Vimpany  doit  vous  avoir  donné  une 
triste  opinion  de  votre  serviteur?  » 


c'était  écrit!  91 

Iris,  qui  n'aimait  à  faire  parade,  ni  de  sa  charité,  ni  de 
son  indulgence,  répondit  : 

«  En  résumé,  je  ne  partage  pas  l'opinion  que  vous  avez 
de  Mme  Vimpany.  » 

Pour  la  première  fois  depuis  son  entrée  dans  la  pièce,  la 
physionomie  de  lord  Harry  s'épanouit. 

«  Pardieu!  s'écria-t-il,  j'aurais  dû  m'en  douter!  quand  on 
possède  un  caractère  bien  équilibré  comme  le  vôtre,  on  sait 
atténuer  les  rigueurs  de  la  justice,  par  les  douceurs  de 
l'indulgence.  Il  faut  bien  en  arriver  à  vous  dire  que  la 
susdite  Mme  Vimpany  n'a  pas  toujours  eu  des  jours  filés 
d'or  et  de  soie.  Mettez-vous  à  sa  place  un  instant,  et  jugez 
vous-même  :  par  exemple,  figurez-vous  qu'étant  en  Irlande, 
force  vous  soit  de  rentrer  en  Angleterre,  sans  avoir  de  quoi 
payer  la  traversée?  figurez- vous  qu'étant  mariée,  votre 
seigneur  et  maître  vous  force  à  quitter  le  toit  conjugal,  afin 
de  tirer  à  son  profit  tout  le  parti  possible  de  vos  talents 
dramatiques?  figurez-vous  enfin,  que  vous  êtes  dans  l'obli- 
gation d'aller  trouver  l'un  de  vos  anciens  directeurs  de 
théâtre,  à  la  fortune  duquel  vous  avez  puissamment  contri- 
bué jadis,  et  qu'au  lieu  de  vous  réengager,  il  vous  objecte 
que  la  perte  de  votre  beauté  le  met  dans  l'impossibilité  de 
vous  enrôler  dans  sa  troupe?  Voici  les  faits  dans  toute  leur 
brutalité  :  d'une  part,  ma  vieille  amie  Arabella,  empressée 
à  me  servir,  et,  d'autre  part,  un  pauvre  garçon  prêt  à  mourir 
de  douleur  s'il  perdait  jamais  la  trace  de  vos  pas!  Hein, 
quelle  situation!  comme  on  dit  au  théâtre.  Ah  !  que  ne 
puis-je  recourir  en  plaidant  ma  cause  aux  arguments  sans 
réplique  dont  je  me  sers  pour  défendre  Mme  Vimpany  ;  pla- 
çons en  première  ligne  le  goût  inné  de  la  plupart  des  fem- 
mes pour  la  tromperie,  l'astuce  et  l'hypocrisie!  » 

Aussitôt,  Iris  protesta  contre  un  code  de  morale  qui 
octroyait  si  généreusement  aux  femmes  des  compromissions 
ténébreuses;  lord  Harry,  avec  toute  la  souplesse  du  dilettan- 
tisme irlandais,  se  rallia  immédiatement  à  l'opinion  de  miss 
Henley  et  se  tint  pour  battu. 

c  A  Dieu  ne  plaise,  dit-il,  que  je  sollicite  votre  indulgence 
au  sujet  de  ma  conduite;  au  contraire,  je  vous  demande  de 
laisser  retomber  sur  moi,  toute  la  responsabilité  de  ce  hon- 


92  c'était  écrit! 

teux  stratagème.  Tout  le  premier,  je  reconnais  que  l'espion- 
nage est  un  procédé  inqualifiable,  surtout  pour  un  gentle- 
man, mais,  hélas!  depuis  le  jour  où  j'ai  quitté  le  toit  paternel, 
je  n'ai  plus  aucun  droit  à  ce  titre  ! 

«  En  me  commettant  avec  des  gens  de  sac  et  de  corde, 
j'ai  contracté  jusqu'à  leur  déplorable  manière  de  s'exprimer. 
Aujourd'hui,  ma  bien-aimée,  je  suis  de  nouveau  à  la  veille 
de  faire  un  nouveau  voyage  sur  mer  et  je  vous  demande 
sans  phrases,  si  vous  m'accorderez  votre  pardon  avant  mon 
départ,  ou  seulement  à  mon  retour,  en  admettant  que  je 
revienne  jamais?  » 

Sur  ce,  il  se  jette  aux  genoux  d'Iris  et  couvre  de  baisers 
passionnés  les  deux  mains  de  la  jeune  fille;  puis,  il  s'écrie 
avec  emportement  : 

«  N'importe  où  que  j'aille,  n'importe  où  que  sois,  que  je 
vive  ou  que  je  meure,  ce  me  sera  une  consolation  infinie  de 
me  rappeler  que  j'ai  imploré  votre  pardon  et  que  vous  me 
l'avez  peut-être  accordé  !  » 

A  peine  avait-il  achevé  de  prononcer  ces  mots,  qu'Iris 
prit  la  parole  en  ces  termes  : 

«  Oui,...  je  vous  pardonne.  » 

Voilà  comment  l'acte  d'humilité  et  les  accents  passionnés 
du  sauvage  lord  triomphèrent  de  la  résolution  d'Iris.  Tou- 
tefois, elle  comprit  qu'il  importait  de  ne  pas  encourager 
ouvertement  ses  espérances.  Le  point  essentiel  pour  y  par- 
venir, était  d'éviter  qu'il  n'interprétât  son  silence  comme  un 
encouragement,  si  bien  qu'elle  lui  adressa  tout  de  suite,  en 
guise  de  correctif,  une.  question  banale  au  sujet  de  son 
départ  : 

«  Dites-moi,  où  comptez-vous  aller  en  quittant  l'Angle- 
terre? 

—  Oh!  c'est  tout  simple!  là  où  l'on  peut  gagner  de 
l'argent.  Chercher  des  diamants,  par  exemple,  ou  bien 
exploiter  une  mine  d'or.  » 

Iris  avait  trop  de  perspicacité  féminine  pour  ne  pas 
s'étonner  de  cette  réponse  évasive  et  bizarre. 

«  Permettez-moi  de  vous  faire  observer,  dit-elle,  que  vos 
plans  sont  un  peu  bien  vagues.  Présumez-vous,  du  moins, 
l'époque  probable  de  votre  retour?  » 


c'était  écrit!  93 

A  cet  instant,  il  s'était  emparé  de  l'une  des  mains  d'Iris, 
et,  tout  en  causant,  il  considérait  une  opale  sur  le  chalon  de 
l'une  de  ses  bagues. 

«  Que  vois-je,  dit-il,  un  pierre  de  mauvais  augure!  » 
Sans  crainte  de  renouveler  sa  question,  Iris  reprit  : 
«  Tout  à  l'heure,  je  vous  ai  demandé  l'époque  probable 
de  votre  retour? 

—  Pour  vous  répondre,  ma  bien  chère  Iris,  il  faudrait 
être  sûr  de  revenir!  »  répliqua  lord  Harry  en  riant  aux 
éclats,  mais  pourtant  d'un  rire  moins  franc  que  d'habitude  ; 
il  reprit  : 

«  Parfois,  la  mer  nous  engloutit;  parfois,  nous  servons 
de  cible  aux  flèches  empoisonnées  des  sauvages;  ma  foi,  j'ai 
eu  tant  de  chance  jusqu'ici,  que  je  commence  à  craindre  de 
l'avoir  épuisée.  » 
Puis,  cherchant  à  rompre  les  chiens,  il  reprit  : 
«  Au  cas  où  vous  auriez,  un  jour  ou  l'autre,  le  désir  de  faire 
un  aulre  voyage  en  Irlande,  je  m'estimerais  trop  heureux 
de  mettre  (en  mon  absence,  bien  entendu)  mon  cottage  à 
votre  disposition  ;  je  me  souviens  qu'il  vous  plaisait  naguère  ; 
tout  est  resté  en  parfait  état. 

—  Qui  en  prend  soin?  »  demanda  Iris. 

A  celte  question  lord  Harry  hésite,  fait  un  effort  et 
répond  : 

«  L'ancienne  femme  de  charge....  » 

Alors  la  voix  lui  manqua,...  impossible  à  lui  d'articuler 
le  nom  de  la  ferme  d'Arthur. 

Ne  doutant  pas  que  ce  ne  fût  de  Mme  Lewson  qu'il  s'agis- 
sait et  se  souvenant  que  les  termes  dont  elle  s'était  servie, 
en  parlant  du  sauvage  lord,  témoignaient  de  fortes  préven- 
tions contre  lui,  Iris  poursuivit  : 

«  N'avez-vous  pas  rencontré  certaines  difficultés  pour  lui 
faire  accepter  d'être  gardienne  chez  vous? 

—  Parbleu,  je  crois  bien!  Là,  comme  ailleurs,  j'ai  été 
doservi  par  ma  mauvaise  réputation;.  Mme  Lewson  elle- 
même  m'a  bel  et  bien  marchande  sou  eslime;  elle  m'a  jeté 
à  la  tète  que  je  n'étais  qu'un  gredin;  sur  quoi  je  lui  ai 
repondu  que  le  devoir  des  bons  était  de  réformer  les 
méchants!  Bref,  je  lui  ai  dit  qu'étant  à  la  veille  d'entre- 


94  c'était  écrit! 

prendre  un  long  voyage,  je  la  laissais  souveraine  maîtresse  et 
gardienne  de  ma  maison.  Toujours  est-il  que  Mme  Lewson 
s'est  rendue  à  mes  raisons.  Le  meilleur  moyen  pour  ama- 
douer les  femmes  âgées,  c'est  de  leur  témoigner  un  grand 
respect.  Il  est  une  raison,  paraît-il,  qui  l'attire  dans  le  voisi- 
nage de  ma  demeure;  incurieux  comme  je  le  suis  des 
affaires  des  autres,  je  ne  lui  ai  demandé  aucune  explication. 

—  Sans  réfléchir  beaucoup,  reprit  Iris,  il  vous  serait  aisé 
de  trouver  le  mot  de  l'énigme  :  le  souvenir  d'Arthur  est 
gravé  dans  le  cœur  de  la  fidèle  Mme  Lewson.  Or,  sa  tombe, 
comme  vous  savez,  est  située  près  de  votre  habitation. 

—  Pour  l'amour  de  Dieu!  ne  me  parlez  pas  d'Arthur  », 
s'écria  lord  Harry  avec  animation. 

Puis,  la  considérant  avec  étonnement,  il  reprit  d'une 
voix  plus  douce  : 

«  Ah!  vous  qui  l'avez  aimé,  comment  pouvez-vous  en 
parler  avec  calme  !  Lui,  le  meilleur,  le  plus  noble,  le  plus 
doux  des  hommes!  Lui,  lâchement  assassiné,  alors  que  son 
agresseur  jouit  encore  de  la  vie  et  de  la  liberté!  6  justice,  tu 
n'es  qu'un  mot!  Croyez -vous  que  sa  mort  ne  soit  pas  vengée? 
que  le  coupable  ne  soit  pas  puni?  » 

En  prononçant  ces  paroles,  lord  Harry  n'était  plus  le 
même  conquérant  à  l'air  aimable,  joyeux  et  séduisant,  tel, 
en  un  mot,  qu'Iris  l'avait  connu  et  aimé!  Les  passions  vio- 
lentes de  la  race  celtique  allumaient,  pour  l'instant,  les  pru- 
nelles du  sauvage  lord  et  répandaient  sur  son  visage,  natu- 
rellement coloré,  une  pâleur  livide  ;  regardant  Iris,  il  s'écria  : 

«  Mon  caractère  emporté,  ma  nature  bizarre,  diabolique 
même,  parfois,  j'en  conviens,  tout  a  tourné  contre,  moi. 
Gomment  m'étonner  que  l'on  ressente  de  l'aversion  pour  un 
braque  dominé,  comme  je  le  suis,  par  ses  passions!  i 

Puis,  frémissant,  il  fait  un  bond  et  pousse  un  cri  horrible 
à  entendre! 

Une  compassion  surnaturelle  eut  alors  raison  delà  terreur 
bien  naturelle  que  ressentait  Iris.  Posant  doucement  sa  main 
sur  l'épaule  de  lord  Harry,  elle  reprit  : 

c  Vous  vous  trompez,  Harry;  non,  certes,  je  ne  vous 
hais  pas  ;  j'ai  seulement  le  cœur  ravagé  de  chagrin  à  cause 
de  vous  et  à  cause  d'Arthur.  » 


c'était  écrit!  95 

Alors,  le  sauvage  lord  pressa  son  interlocutrice  contre  sa 
poitrine  et  exhala  dans  un  baiser  passionné,  sa  reconnaissance, 
son  repentir  et  son  dernier  adieu!  C'était  là  un  moment 
d'émotion  violente,  dont  l'un  et  l'autre  devaient  garder  toute 
leur  vie  le  souvenir. 

Avant  qu'Iris  ait  pu  articuler  un  mot,  lord  Harry  avait 
disparu  ;  à  travers  la  porte  ouverte  elle  le  rappelle,  mais  il 
ne  tourne  pas  la  tête,  ni  ne  répond.  Elle  s'élance  à  la  fenêtre, 
l'ouvre  vivement  et  le  cou  tendu,  elle  l'aperçoit  faisant  en 
hâte  un  signe  au  cocher;  après  quoi,  il  saute  en  voiture.  Le 
plan  du  sauvage  lord  (plan  qui  consistait  certainement  à 
retrouver  les  traces  de  l'assassin  et  à  lui  faire  subir  la  loi  du 
tallion)  inspirait  à  Iris  tant  d'horreur,  tant  d'appréhension, 
que  ce  sentiment  lui  donne  la  force  de  le  rappeler. 

«  Venez,  lui  criait-elle,  je  veux  vous  parler.  » 

Il  ne  répondit  que  par  un  geste  désespéré,  pendant  que, 
d'une  voix  de  stentor,  il  clame  au  cocher: 

«  Allons,...  filez,...  filez....  * 

Alarmé  par  le  ton  impératif  et  par  le  regard  effaré  du 
voyageur,  l'automédon  demande  de  quel  côté  se  diriger.  Le 
sauvage  lord  désigne  la  route  qui  se  déroule  devant  lui  et 
s'écrie  : 

«  Allez,...  allez  au  diable!  » 


XXIII 

Un  peu  plus  de  quatre  mois  se  sont  écoulés  depuis  le 
retour  d'Iris  à  la  maison  paternelle,  mais  force  nous  est, 
pour  la  clarté  du  récit,  de  mettre  le  lecteur  au  courant  du 
fait  important  qui  venait  de  se  produire. 

On  n'a  pas  oublié,  sans  doute,  que  la  jeune  fille  étant 
retournée  à  la  gare,  y  avait  trouvé  Hugues  Montjoie.  Dès 
qu'ils  furent  dans  un  wagon,  il  fut  frappé  de  l'agitation  de  sa 
compagne  de  voyage.  Alors  elle  commença  le  récit  de  son 
entrevue  inopinée  avec  lord  Harry,  sans  passer  sous  silence, 
bien  entendu,  ce  qu'il  lui  avait  confié  relativement  à  sa  résolu- 
tion d'aller  tenter  fortune  sur  les  côtes  de  l'Afrique  méri- 


96  c'était  écrit \ 

dionale.  Iris  rappela  à  Hugues  les  révélations  que  le  docteur 
Vimpany,  encore  dans  les  douces  fumées  du  vin  de  Château- 
Margaux,  lui  avait  faites  et  comment  l'expatriation  devenait 
une  nécessité  pour  lord  Harry. 

Avant  de  répondre  à  Iris,  Montjoie  fit  un  sérieux  effort 
pour  chasser  de  son  esprit  ses  prétentions,  bien  fondées, 
d'ailleurs,  contre  son  rival.  Quand  il  se  fut  calmé,  il  tint 
conseil  avec  lui-même  :  s'avisant  en  homme  prudent  que  ce 
n'était  peut-être,  après  tout,  qu'un  expédient  pour  tranquil- 
liser Iris,  ou  pour  pallier  ses  torts,  Montjoie  résolut  de 
mettre  tout  en  œuvre  pour  savoir  si  ce  mécréant  était  de 
bonne  foi  ou  non. 

A  cet  effet, il  achète  un  journal  à  la  gare,  afin  de  chercher, 
aux  nouvelles  maritimes,  le  départ  des  paquebots  en  destina- 
tion pour  le  sud  de  l'Afrique,  ce  pays,  comme  l'on  sait,  des 
mines  d'or  et  de  diamants. 

Il  apprit  ainsi  que  le  premier  bateau  en  partance  pour  le 
Cap,  devait  lever  l'ancre  en  quarante-huit  heures.  La  chose 
importante,  maintenant,  c'est  de  ne  pas  laisser  échapper 
le  susdit  voyageur.  Pour  cela,  Hugues  donnerait  l'ordre  à 
son  valet  de  chambre  (qui  lui  était  dévoué  comme  pas  un) 
de  se  mettre  en  vedette  sur  les  docks  de  Londres. 

«  Dites-moi,  fit  Iris,  comme  pour  recueillir  ses  idées,  quel 
résultat  favorable  espérez-vous  retirer  de  votre  combinaison? 

—  Croyez- moi,  reprit  Hugues  avec  confiance,  le  seul 
moyen  de  se  tirer  de  là,  c'est  de  forcer  Harry  à  renoncer  à 
son  plan.  Vous  lui  écrirez  et  lui  représenterez  comment  il 
s'est  trahi  lui-même,  en  sorte  que  vous  renoncez  à  tout  rap- 
port avec  lui,  s'il  persiste  à  mettre  à  exécution  son  odieuse 
résolution  de  vengeance.  » 

Telle  fut  la  tentative  désespérée  qu'inspira  alors  à  Mont- 
joie son  dévouement  illimité  pour  sa  chère  Iris. 

En  conséquence,  le  serviteur  chargé  de  la  lettre  de  miss 
Henley  alla  se  poster  en  sentinelle  ;  l'éventualité  sur  laquelle 
on  ne  fondait  qu'une  faible  espérance,  devint  bientôt  une 
realité. 

Lord  Harry  était,  en  effet,  l'un  des  passagers  du  paquebot. 
Après  avoir  remis  la  lettre  au  voyageur,  le  porteur  lu 
demande  s'il  doit  attendre  la  réponse.  Le  sauvage  lord  par- 


c'était  écrit!  97 

court  le  billet  d'un  œil  anxieux;  sa  physionomie  se  contracte; 
il  est  hésitant  et  incapable  d'exprimer  sa  pensée.  Enfin,  il 
reprend  : 

c  Dites  à  miss  Henley  que  je  donnerai  de  mes  nouvelles,  dès 
que  le  paquebot  fera  escale  à  Madère.  » 

Sans  cesser  de  suivre  lord  Harry  des  yeux,  le  serviteur  le 
voit  monter  à  bord  ;  à  cet  instant,  il  fait  la  remarque  que  le 
passager  retourne  la  tête,  comme  s'il  eût  craint  d'être 
espionné,  puis  il  descend  aussitôt  dans  sa  cabine. 

Le  paquebot  ne  leva  l'ancre  que  longtemps  après,  mais  le 
sauvage  lord  ne  reparut  plus  sur  le  pont! 

La  réponse  ambiguë  du  voyageur  mordit  Iris  au  cœur; 
une  perspective  de  plusieurs  semaines  d'angoisses,  s'ouvrait 
devant  elle;  autre  circonstance  aggravante  :  Montjoie,  appelé 
inopinément  près  de  son  père  malade  dans  le  midi  de  la 
France,  ne  pourrait  ni  la  consoler,  ni  lui  prêcher  résignation 
et  courage  dans  ses  moments  d'épreuve.  Toujours  est-il  que, 
pour  triste  que  fût  l'existence  de  miss  Henley,  sa  réconcilia- 
tion avec  son  père  exerçait  pourtant  une  heureuse  influence 
sur  sa  vie;  au  demeurant,  l'accueil  paternel  avait  été  bien- 
veillant, sinon  affectueux. 

«  Si  chacun  de  nous  est  bien  déterminé,  avait  dit 
M.  Henley  à  sa  fille,  à  ne  pas  imposer  sa  volonté  à  l'autre, 
nous  jouirons  de  la  paix  intérieure.  Croyez,  ma  chère  Iris, 
que  je  suis  fort  aise  de  vous  revoir.  » 

Il  n'y  avait  là  rien  de  bien  affectueux,  mais,  de  la  part  de 
M.  Henley,  c'était  déjà  beaucoup. 

Le  docteur  de  Londres  ayant  déclaré  qu'un  séjour  aux 
champs  était  indispensable  au  complet  rétablissement  de 
Rhoda,  Iris  s'avisa  de  solliciter  de  son  père,  l'autorisation 
d'envoyer  sa  fidèle  camériste  dans  une  de  leurs  fermes,  au 
nord  de  l'Angleterre. 

Le  vif  intérêt  qu'Iris  portait  à  sa  servante,  ne  laissait  pas 
d'être  un  grand  sujet  d'étonnement  pour  M.  Henley,  mais 
craignant  les  tracasseries,  il  n'en  céda  pas  moins  au  désir  de 
sa  fille.  Cette  concession  obtenue,  il  ne  se  passait  guère  plus 
d'une  semaine,  sans  qu'elle  n'allât  près  de  Muswell  Bill. 

D'autre  part,  Montjoie  se  montrait  un  correspondant 
assidu.  La   maladie   de  son  père  pourrait  être  de  longue 

7 


98  c'était  écrit! 

durée,  disait  le  médecin,  mais  il  était  douteux  qu'il  pût 
jamais  guérir.  Dans  ces  tristes  conditions,  Hugues  avait  une 
correspondance  suivie  avec  Iris  ;  les  détails  qu'elle  lui  com- 
muniquait sur  l'emploi  de  son  temps,  apportaient  un  grand 
adoucissement  aux  préoccupations  de  Montjoie.  Désireuse 
de  lui  complaire,  en  le  tenant  au  courant  de  tout  ce  qui  se 
produisait  journellement,  y  compris  les  embarras  domesti- 
ques auxquels  elle  était  réduite  par  suite  du  départ  de 
Rhoda,  elle  fit  savoir  à  son  correspondant  qu'elle  avait  gagé 
une  jeune  servante  dont  on  disait  merveille.  On  ne  lui  avait 
pourtant  pas  caché  qu'elle  avait  été  victime  de  son  amour 
pour  un  misérable  qui,  après  lui  avoir  promis  mariage,  l'avait 
lâchement  abandonnée;  si  la  personne  chez  qui  elle  avait 
servi,  n'avait  écouté  que  ses  propres  sentiments,  elle  eût, 
certes,  gardé  Fanny  Mire  à  son  service,  l'ayant  seulement 
congédiée,  par  égard  pour  son  personnel;  elle  ne  pouvait, 
disait-elle,  en  donner  que  les  meilleurs  renseignements. 

Voici  la  lettre  que  reçut  un  beau  matin  miss  Henley, 
lettre  si  impatiemment  attendue  depuis  longtemps  ! 

c  Je  crains,  mon  ange,-  de  vous  avoir  offensée;  d'ici,  il  me 
semble  vous  entendre  dire  :  Ah!  ce  misérable  Harry  pour- 
rait pourtant  m'écrire  deux  lignes!  que  fait-il?  sa  réponse 
verbale  n'avait  aucune  signifiation!  La  vérité,  voyez-vous, 
mon  adorée,  c'est  que  mon  embarras  était  grand;  valait-il 
mieux  ou  dissimuler  ou  parler  avec  franchise?  Or,  il  m'a  fallu 
cinq  jours  pour  me  fixer,  pour  sortir  de  mes  perplexités 
et  arriver  enfin  à  la  conclusion  que  tout  honnête  homme 
doit  à  une  femme  loyale.  Personne,  que  je  sache,  n'a  traité 
Brutus  et  Charlotte  Gorday  de  vils  assassins  !  Pourquoi  me 
traitez-vous  avec  plus  de  rigueur?  Je  tiens  celui  qui  a  ravi 
l'existence  d'Arthur  Montjoie,  pour  le  plus  horrible  scélérat 
qui,  depuis  Gain,  ait  foulé  le  sol  fangeux  de  la  terre! 

«  Oui,  je  le  répète,  je  le  répéterai  toujours,  ce  meurtre  crie 
vengeance.  Voilà,  ma  bien-aimée,  ce  que  je  voulais  vous  dire. 
Ma  réponse  est  sans  réplique  ;  j'ai  la  conscience  parfaitement 
tranquille  de  ce  côté.  Il  me  reste  maintenant  à  calmer  vos 
scrupules  si  taire  se  peut.  Sachez  donc  que,  lorsque  je  vous 
ai  aperçue  à  la  fenêtre  de  la  maison  Vimpany,  je  courais  à  la 


c'était  écrit!  'JO 

gare,  voulant  poursuivre  jusque  dans  ses  retranchements, 
l'assassin  que  je  supposais  caché  au  bord  de  la  mer.  Or,  il 
avait  déjà  détalé!  Étant  parvenu  à  découvrir  sa  piste,  je  suis 
de  nouveau  reparti  comme  un  trait  pour  Londres.  Malheu- 
reusement, un  traître  irlandais  ayant  eu  vent  de  mon  plan, 
l'infâme  m'a  derechef  échappé!  Il  n'était  pas  à  bord,  et  avait 
pris  passage  sur  un  autre  paquebot.  Où  allait-il?  Oh!  mais 
je  finirai  bien  par  le  découvrir;  le  jour  du  châtiment  viendra 
pour  lui  et,  à  son  tour,  il  mourra  d'une  mort  tragique.  Ainsi 
soit-il  ! Ainsi  soit-il! 

«  A  quelles  fins,  me  direz-vous,  être  parti  pour  l'Afrique 
méridionale,  du  moment  que  vous  saviez  qu'il  n'était  pas  à 
bord?  Je  vous  jure,  ma  bien-aimée,  qu'en  ce  faisant,  votre 
pensée  seule  a  dirigé  mes  actes.  Pourquoi,  me  disais-je, 
n'aurais-je  pas  la  chance  de  faire  fortune  comme  tant  d'autres 
et  de  revenir  mes  poches  bourrées  d'or  et  de  diamants? 
Pourquoi,  enfin,  ne  deviendrais-je  pas  un  homme  rangé  et 
sage?  Les  deux  objections  que  vous  et  votre  père  opposez  à 
la  réalisation  de  mes  plans  les  plus  chers,  s'évanouiraient 
alors,  comme  par  enchantement. 

«  Trausmettez,  je  vous  prie,  cette  partie  de  ma  missive  à 
M.  Henley,  en  même  temps  que  mes  souvenirs.  Je  prétends 
que  l'effet  en  sera  irrésistible  et  tel  que  je  le  puis  souhaiter. 

«  Adieu,  ma  chère  Iris,  que  je  me  plais  à  appeler  par  anti- 
cipation lady  Harry.  Partagez  ma  confiance  en  l'avenir,  et 
ne  soyez  pas  surprise  si  mon  retour  devance  le  délai  que 
vous  supposez.  Croyez-moi,  jusqu'à  la  mort  et  au  delà,  votre 
ami  le  plus  dévoué. 

«  Harry.  » 

En  lisant  les  lignes  ci-dessus,  Iris,  comme  celui  qui  les 
avait  tracées,  se  sentait  partagée  entre  deux  courants  d'idées 
diamétralement  opposés.  Gerlaines  parties  de  cette  épître  lui 
inspiraient  plus  que  de  la  sympathie;  certes,  l'avenir  du 
sauvage  lord  ne  laissait  pas  d'être  gros  d'orages,  de  tem- 
pêtes et  pis  encore  I  soit  qu'il  réussisse  dans  son  entreprise, 
soit  qu'il  échoue,  la  vengeance  ou  l'échafaud  lui  réservaient 
une  fin  tragique! 

Tressaillant  d'épouvante,  elle  chasse  de  son  esprit  ses  pen- 

A   J 


100  c'était  écrit! 

sées  lugubres,  pour  n'envisager  que  la  perspective  du  retour 
de  lord  Harry,  innocent  de  tout  crime  et  n'ayant,  en  somme, 
à  redouter  ni  mort  violente,  ni  châtiment  infamant.  Et  pour- 
tant, il  ne  sera  pas  dit  pour  cela,  qu'elle  consente  à  épouser 
un  homme  qui,  en  dépit  des  promesses  qu'il  fait  de  s'amen- 
der, a  sur  la  conscience  autant  d'équipées  que  lui!  une 
lettre  inoubliable  et,  enfin,  un  pareil  plan  de  vengeance! 
Non,  une  femme  douée  de  quelque  bon  sens  doit  renoncer 
à  l'idée  de  porter  le  nom  d'un  tel  homme! 

Elle  ouvre  son  bureau  ;  après  y  avoir  serré  la  lettre  de 
Harry,  elle  ressent  cette  même  impression  d'épouvante 
qu'une  fois  déjà  elle  avait  éprouvée  et  dont  elle  avait  même 
encore  le  souvenir  trop  présent  à  la  mémoire. 

Elle  se  laisse  choir  sur  un  siège.  Ah!  que  n'avait-elle  près 
d'elle  quelqu'un  à  qui  se  confier!  quelqu'un  à  qui  demander 
conseil  et  capable  de  tempérer  son  anxiété!...  Mais,  non, 
Hugues  était  déjà  loin! 

En  ce  moment,  elle  n'avait  près  d'elle  que  Fanny  Mire  ; 
qui  sait?  peut-être  serait- elle  l'âme  compatissante  après 
laquelle  elle  soupirait! 

Après  s'être  regardée  au  miroir,  elle  pousse  un  éclat  de 
rire  amer,  en  observant  sa  physionomie  hagarde. 


XXIV 

Se  former  de  prime  abord  un  jugement  définitif  sur  Fanny 
Mire,  était  chose  malaisée. 

S'il  est  vrai  qu'en  Turquie,  la  beauté  de  la  femme  con- 
siste en  la  perfection  des  formes,  plutôt  qu'en  celle  du  visage, 
alors,  on  a  tout  lieu  de  croire  que  l'extérieur  de  Fanny 
Mire  eût  excité  à  Gonstantinople  plus  d'enthousiasme  qu'à 
Londres. 

La  sveltesse  et  la  souplesse  de  sa  taille  attiraient  le  regard 
des  hommes  et  même  aussi  ceux  des  femmes  qui  marchaient 
derrière  elle,  mais  si  on  finissait  par  la  dévisager  l'admira- 
tion cessait  presque  aussitôt.  C'était  une  blonde  au  teint 
exsangue,  aux  cheveux  filasse,  aux  yeux  bleus  porcelaine  et 
éteints.  Pourtant,  ajoutons  que  cette  pâleur  extrême,  que 


C'était  écrit!  101 

cette  transparence  pour  ainsi  dire,  ne  semblait  pas  être 
l'indice  d'un  état  maladif;  au  contraire,  cette  étrange  per- 
sonne suggérait  l'idée  d'une  force  physique  rare;  sous  cet 
extérieur  calme,  on  devinait  la  faculté  d'agir  avec  prompti- 
tude et  courage  si  besoin  en  était  ;  pourtant,  le  caractère  de 
la  physionomie  restait,  quand  même,  essentiellement  passif. 

Oui,  c'était  assurément  une  femme  résolue  et  énergique, 
douée  de  qualités  qui  ne  se  montraient  pas  à  la  surface;  tou- 
tefois, savoir  si  ses  qualités  étaient  bonnes  ou  mauvaises, 
était  un  mystère  que  les  circonstances  seules  pouvaient 
révéler  à  l'occasion.  Avant  de  s'épancher  avec  elle,  Iris  lui 
tint  à  peu  près  ce  langage  : 

«  Vous  savez  que  votre  ancienne  maîtresse  m'a  révélé  le 
motif  qui  l'a  décidée  à  se  séparer  de  vous;  je  vous  affirme, 
toutefois,  que  j'ignore  les  circonstances  de  vos  malheurs. 

—  Pardon,  miss,  mais  je  ne  crains  pas  de  vous  faire  savoir 
que  c'est  la  vanité  qui  m'a  perdue!  Si  peu  probante  que  soit 
mon  excuse,  je  vous  la  donne  dans  toute  la  sincérité  de 
mon  âme!  » 

Sur  cet  aveu  dépouillé  d'artifice,  Iris  pensa  que  son  inter- 
locutrice devait  être  une  femme  d'exception  ;  son  respect  de 
la  vérité  en  était  la  meilleure  garantie.  Pourquoi  ne  pas 
lui  tendre  une  main  amie? 

«  Je  vous  comprends  et  je  vous  plains,  dit  Iris;  puis,  abor- 
dant vivement  un  autre  sujet,  elle  ajoute  :  avez-vous  encore 
vos  parents? 

—  Mon  père  et  ma  mère  sont  morts,  miss. 

—  Avez-vous  de  la  famille? 

—  Oui,  mais  elle  est  trop  pauvre  pour  me  venir  en  aide. 
Perdue  de  réputation,  je  dois  me  suffire  à  moi-même,  et 
je  n'ignore  pas  que  l'on  meurt  de  faim,  l'aiguille  à  la  main, 
ou  sur  le  trottoir,  ou  en  se  jetant  à  l'eau! 

«  Qui  sait!  lasse  de  me  laisser  ronger  par  la  faim,  il  se 
peut  qu'un  jour,  j'aie  recours  à  ce  dernier  moyen  pour  en 
finir  avec  l'existence  ! 

«  Personne  ne  me  donnera  ni  souvenir,  ni  regret.  Puis, 
d'après  des  articles  que  j'ai  lus,  l'asphyxie  n'est  pas  une 
mort  très  pénible.  » 

Fanny  prononça  ces  derniers  mots  avec  autant  de  sang- 


102  c'était  écrit! 

froid,  que   si  elle  eût   parlé    simplement    de    détails    de 
ménage. 

«  Pauvre  femme!  s'écria  Iris.  Qu'il  m'est  douloureux  de 
vous  entendre  tenir  ce  langage  désespéré;  je  vous  plains 
sincèrement. 

—  Merci,  miss. 

—  Pense?  donc  que  votre  situation  peut  s'améliorer  d'un 
jour  à  l'autre.  Tout  à  l'heure,  vous  parliez  d'articles  que 
vous  avez  lus;  je  vois  que  vous  vous  exprimez  correctement, 
en  sorte  que  l'on  doit  croire  que  vous  avez  reçu  de  l'in- 
struction. 

—  Effectivement,  j'ai  été  à  l'école.  Seulement,  j'ai  une 
raison  particulière  pour  délester  cette  époque  de  ma  vie, 
époque  dont  je  n'aime  pas  à  parler. 

—  Savez-vous  à  quoi  je  pense?  dit  Iris  avec  un  sourire 
plein  de  bonté. 

—  0  mon  Dieu,  non  !  répondit  Fanny. 

—  Je  me  demande  si,  au  cas  où  je  vous  prendrais  pour 
confidente,  je  n'aurais  pas  lieu  de  le  regretter  un  jour? 

—  Je  vous  jure  que  nonl  »  répondit  la  camériste  d'une 
voix  vibrante. 

Voilà  comment  Iris  parvint,  par  quelques  bonnes  paroles, 
à  rendre  à  une  pauvre  créature  désemparée  espoir  et  cou- 
rage! 


XXV 

La  constitution  forte  de  M.  Henley  le  protégeait,  comme 
une  enceinte  fortifiée,  des  invasions  de  la  maladie.  Pour- 
tant, de  temps  à  autre,  il  se  laissait  envahir  par  des  craintes 
imaginaires  sur  son  état  de  santé. 

Vers  cette  époque  donc,  se  figurant  ressentir  des  symp- 
tômes alarmants,  il  crut  devoir  quitter  la  ville  pour  la  cam- 
pagne. Iris  se  prêta  avec  bonheur  à  la  prompte  exécution 
des  plans  paternels,  car  les  épreuves  et  les  fatigues  l'avaient 
sérieusement  éprouvée  au  physique  et  au  moral. 

Or,  une  semaine  passée  à  jouir  de  la  beauté  sereine  des 
bois,  à  respirer  l'air  pur  à  pleins  poumons  et  enfin  à  se 


c'était  écrit!  103 

livrer  au  plaisir  du  jardinage,  voire  à  l'inspection  de  la 
laiterie,  suffit  à  calmer  ses  nerfs  et  ses  esprits. 

Fanny  Mire  justifiait  en  tout  point  le  choix  de  miss  Henley  ; 
sans  être  démonstrative,  elle  ne  s'en  montrait  pas  moins 
pleine  de  reconnaissance  et  elle  s'acquittait,  de  ses  devoirs 
avec  intelligence  et  dévouement. 

Il  y  avait  à  peine  un  mois  que  M.  Henley  et  sa  fille  étaient 
installés  à  la  campagne,  lorsque  Montjoie  fit  savoir  qu'il  ne 
tarderait  pas  à  rallier  l'Angleterre.  La  mort  de  son  père 
entraînait  comme  conséquence,  l'obligation  de  régler  les 
affaires  de  la  succession  et  le  forçait  à  faire  un  séjour  à 
Londres.  Il  avait  fait  savoir  aussi  à  Iris,  l'ardent  désir  qu'il 
éprouvait  de  la  revoir  dès  qu'il  en  aurait  le  loisir. 

En  apprenant  cette  nouvelle,  M.  Henley  se  reprit  avec 
obstination  au  projet  de  mariage  entre  sa  fille  et  Hugues 
(projet  qui  avait  déjà  échoué  deux  fois)  et,  afin  d'en  avancer 
la  réalisation,  il  l'invita  à  venir  les  voir  à  la  campagne. 

M.  Henley  fît  à  Hugues  Montjoie  un  accueil  particulière 
ment  cordial  et  il  sut  lui  ménager  de  fréquents  tête-à-tête 
avec  Iris.  Malgré  tout,  les  choses  n'avançaient  pas  au  gré 
des  désirs  paternels,  car,  en  réalité,  les  sentiments  que 
Hugues  et  Iris  avaient  l'un  pour  l'autre,  ne  dépassaient  pas 
les  bornes  de  l'amitié  pure  et  simple. 

Les  tristes  mois  que  Montjoie  avait  passés  au  chevet  de 
son  père,  l'avaient  laissé  sous  une  impression  de  mélancolie 
profonde.  Iris  comprit  cette  disposition  d'esprit  avec  toute  la 
sympathie  d'un  cœur  aimant. 

Tout  d'abord,  Hugues  ne  sut  trop  que  penser  de  la  nou- 
velle camérisle  :  «  Je  suis  porté  à  avoir  confiance  en  elle, 
disait-il,  et  pourtant  j'hésite  encore,  sans  savoir  pourquoi.  » 

En  quittant  M.  Henley  et  sa  fille,  Hugues  se  dirigea  vers 
l'Ecosse.  Au  milieu  des  terres  qu'il  avait  héritées  de  son 
père,  s'élevait  une  habitation  ayant  un  besoin-  urgent  de 
réparations.  Mais,  avant  de  rien  décider,  il  voulait  se  rendre 
compte  de  la  dépense  à  laquelle  cela  l'entraînerait. 

Après  le  départ  de  Hugues  Montjoie,  M.  Henley,  toujours 
acharné  à  son  idée,  causant  un  matin  avec  sa  fille  sur  le  ton 
du  badinage,  lui  demanda  si  la  maison  de  Hugues  serait  en 
état  de  les  recevoir  pour  la  lune  de  miel?  La  réponse  d'Iris, 


104  c'était  écrit! 

si  tempérée  qu'elle  fût,  n'en  eut  pas  moins  pour  effet  de 
mettre  le  vieillard  hors  des  gonds.  Son  mécontentement  se 
traduisait  non  seulement  par  de  la  brusquerie,  mais  par  des 
bouderies  sans  fin!  Bien  mieux  encore,  persuadé  qu'elle 
préférait  la  campagne  à  la  ville,  il  résolut  de  retourner 
immédiatement  à  Londres. 

Iris  se  soumit  sans  récriminations,  se  disant,  à  part  elle, 
que  déjà  elle  avait  dû  s'éloigner  de  son  père  et  qu'elle  pour- 
rait peut-être  bientôt  le  quitter  encore. 

Elle  était  loin  de  se  douter,  cependant,  à  la  suite  de  quels 
événements  elle  allait  réaliser  ce  projet  ! 


XXVI 

M.  Henley  et  sa  fille  étaient  réinstallés  à  Londres  depuis 
peu,  lorsqu'un  beau  jour,  un  domestique  remit  une  carte  à 
miss  Iris,  ajoutant  qu'un  monsieur  demandait  à  lui  parler. 

Elle  jeta  machinalement  un  regard  sur  la  carte;  en  lisant 
le  nom  de  M.  Vimpany,  elle  eut  un  tressaillement,  et  fut 
même  sur  le  point  de  dire  qu'elle  était  empêchée,  mais,  se 
ravisant,  elle  donna  l'ordre  de  faire  entrer.  On  n'a  pas 
oublié  que  les  derniers  mots  adressés  par  Mme  Vimpany  à 
Iris,  lui  avaient  causé  une  impression  fort  pénible.  Parfois, 
miss  Henley  se  demandait  ce  qu'elle  était  devenue?  conti- 
nuait-elle à  mener  une  existence  insipide  dans  une  petite 
localité,  ou  bien  avait-elle  fini  par  vaincre  la  résistance  d'un 
directeur  de  théâtre  récalcitrant? 

En  tout  cas,  le  rustre  qui  avait  eu  l'impudence  de  lui 
faire  tenir  sa  carte,  saurait  satisfaire  sa  curiosité  à  cet  égard. 
Elle  trouve  le  visiteur  dans  le  salon;  sa  tenue  noire,  très 
correcte,  et  ensuite  l'intérêt  avec  lequel  il  lisait  un  roman 
français  posé  sur  la  table  la  surprit. 

«  Vous  paraissez  fort  étonnée,  miss  Henley,  de  me  voir 
un  ouvrage  français  entre  les  mains? 

—  Oui,  en  effet,  riposta  son  interlocutrice;  je  ne  me 
doutais  pas  que  vos  connaissances  fussent  si  variées. 

—  Ayant  fait  mes  études  médicales  à  Paris,  j'ai  fréquenté 


c'était  écrit!  105 

forcément  les  carabins  et  je  suis  arrivé  à  baragouiner  passa- 
blement leur  langue.  J'ai  constalé  avec  plaisir  que  ma 
mémoire  est  moins  vagabonde  que  je  ne  le  pensais.  Votre 
santé  est  parfaite,  ce  me  semble?  » 

Sur  un  signe  de  tête  affirmatif  de  miss  Ilenley,  le  docteur 
lui  présenta  de  nouveau  une  de  ses  caries  et  lui  montra  du 
doigt  ces  mots  :  ô,  Redburn-road-Hampstead  heath.  Après 
avoir  d'un  coup  d'œil  passé  l'inspection  de  sa  tenue,  il 
reprit  : 

«  J'ai  dû  dépouiller  le  vieil  homme,  acheter  des  vête- 
ments neufs  et  m'habiller  de  noir,  en  un  mot,  adopter  la 
tenue  strictement  traditionnelle  d'un  médecin.  » 

Iris,  cédant  au  désir  d'apprendre  ce  qu'elle  avait  le  plus  à 
cœur  de  savoir,  demanda  des  nouvelles  de  Mme  Vimpany. 

«  Gomment  se  trouve-t-  elle  dans  sa  nouvelle  installation? 
ajoula-t-elle. 

—  Je  l'ignore,  riposta  sèchement  le  docteur. 

—  Ah!  je  comprends,  elle  s'est  dispensée  de  vous  le  dire. 

—  Ma  parole  d'honneur  !  ce  serait  la  première  fois  de  sa 
vie,  ajouta  M.  Vimpany,  que  ma  femme  se  serait  fait  une 
loi  du  silence.  Je  dois  vous  apprendre  que  nous  avons  pris 
le  parti  de  nous  séparer.  Oh!  mais  ne  prenez  pas  cet  air 
consterné;  vrai,  cela  n'en  vaut  pas  la  peine  : ...  incompatibi- 
lité d'humeur,  voilà  tout;  nous  avons  fait  la  chose  sans 
bruit,  à  la  douce;  puis,  chacun  de  son  côté  a  poussé  un 
ouf!  de  soulagement.  » 

Choquée  du  ton  dégagé  du  docteur,  Iris  lui  laisse  voir  ce 
qu'elle  pense  et  dit  d'une  voix  brève  : 

«  Puis-je  savoir  l'adresse  de  Mme  Vimpany? 

—  Je  suis  aux  regrets  de  ne  pouvoir  vous  donner  satisfac- 
tion, reprit  le  docteur,  d'un  air  jovial,  c'est  stupéfiant  ;  mais, 
c'est  comme  cela!  Tout  ce  que  je  puis  vous  dire,  c'est 
qu'après  votre  départ,  elle  est  tombée  dans  un  état  de  pro- 
fond accablement,...  elle  ne  parlait  de  rien  moins  que  de 
mesures  à  prendre  pour  sauver  son  âme! 

«  Pour  vous  dire  le  fond  de  ma  pensée,  je  dois  vous  avouer 
qu'elle  est,  je  crois,  garde-malade. 

—  Garde-malade?  répéta  Iris  du  ton  de  la  surprise,.., 
mais  garde-malade  de  qui? 


106  c'était  écrit! 

—  De  tout  le  monde,  et  c'est  là  une  occupation  parfaite- 
ment respectable;...  en  un  mot,  elle  est  Diaconesse,  ou 
quelque  chose  comme  cela;  en  conséquence,  elle  a  revêtu  le 
costume  épouvantable  de  ces  femmes  dévouées;  du  moins, 
je  le  tiens  de  lord  Harry. 

—  Gomment!  lord  Harry  est  à  Londres?  s'écria  Iris 
éperdue,  en  dépit  de  ses  efforts  pour  paraître  calme. 

—  Oui,  il  est  descendu  à  l'hôtel  Parker. 

—  Depuis  quand  est-il  de  retour? 

—  Seulement  depuis  quelques  jours.  Ah!  ah!  Dame 
Fortune  l'ayant  pris  sous  sa  protection,  il  est  revenu  richis- 
sime de  là-bas,  richissime,  entendez-vous  cela?  Diable,  j'ai  eu 
la  langue  trop  longue,...  je  n'aurais  dû  révéler  ce  secret  à 
personne  et  à  vous  moins  qu'à  tout  autre;...  enfin,  il  vous 
réserve  une  grande  surprise;...  n'allez  pas  me  vendre.... 
Nous  sommmes  pour  l'instant  les  meilleurs  amis  du  monde. 
Après  avoir  eu  une  prise  de  bec  ensemble  à  Honey  Buzzard, 
nous  avons  fait  la  paix.  Bigre!  je  ne  voudrais  pas  lui  taire 
tort.  » 

Iris,  avec  un  calme  mal  contenu,  promit  à  son  interlocu- 
teur de  garder  le  secret  et  dit  : 

«  Il  est  une  chose  qui  me  tient  surtout  au  cœur.  J'ai 
toutes  les  raisons  de  croire  que  lord  Harry  a  quitté  l'Angle- 
terre avec  l'intention  d'accomplir  un  projet  homicide  et  je 
tremble  qu'il  ne  l'ait  mis  à  exécution. 

—  Soyez  tranquille,  répliqua  le  docteur,  aucun  acte  de 
violence  n'a  été  commis  par  lui,  attendu  que  l'individu  qu'il 
poursuivait  de  sa  haine  avait  déjà  décampé;  maintenant,  il 
faut  que  je  m'éloigne,  afin  de  ne  pas  vous  livrer  un  nouveau 
secret.  » 

Enfin,  se  rapprochant  d'Iris,  il  lui  murmure  à  l'oreille 
d'un  ton  mystérieux  : 

«  Si  vous  voulez  bien  me  recommander  à  vos  amis,  je 
vais  vous  faire  une  autre  confidence  :  vous  verrez  lord  Harry 
dès  son  retour  des  courses,  c'est-à-dire  dans  un  ou  deux 
jours;  adieu!  » 

Les  courses,  ciel!  qu'allait-il  y  faire? 


C'était  écrit!  107 


XXVII 


En  se  remémorant  l'a  mère  déconvenue  éprouvée  par  lord 
Harry,  au  sujel  d'un  projet  d'alliance  entre  elle  et  Montjoie, 
Iris  comprit  qu'il  fallait  à  tout  prix  empêcher  lord  Harry  de 
franchir  le  seuil  de  la  maison.  Donc,  son  premier  soin  fut 
de  lui  écrire  et  d'adresser  sa  lettre  à  l'hôtel  indiqué  par  le 
docteur  Yimpany;  elle  suppliait  le  sauvage  lord  de  renoncer 
à  la  pensée  de  la  venir  voir.  Toutefois,  comme  elle  suppo- 
sait qu'il  y  persisterait  quand  même,  elle  lui  proposa  une 
entrevue  secrète.  L'espoir  de  voir  le  fugitif  revenir  innocent 
du  crime  qu'il  avait  comploté,  remplissait  l'âme  de  la  jeune 
fille  d'une  immense  joie. 

Toutefois,  il  est  juste  de  dire  qu'elle  n'en  songeait  pas 
moins  à  Hugues  Montjoie.  Elle  regrettait  d'être  loin  de  lui 
et,  par  cela  même,  privée  de  ses  conseils.  Qui  sait?  il  lui  eût 
peut-être  donné  celui  de  brûler  sa  lettre  au  sauvage  lord. 
Puis,  elle  poussa  un  soupir,  et  donna  la  missive  à  porter  à 
la  poste. 

Une  pluie  torrentielle  empêcha  miss  Henley  d'aller  faire 
le  lendemain  sa  visile  habituelle  à  Rhoda  Bennet,  mais  trois 
jours  après,  le  temps  s'étant  rasséréné,  elle  donna  l'ordre 
d'atteler  la  voiture  découverte.  Tout  en  s'habillant  pour 
sortir,  elle  fil  la  remarque  que  Fanny,  ce  matin-là,  était 
encore  plus  pâle  que  d'habitude  ;  par  intérêt  pour  la  sanlé  de 
sa  camériste  et  sans  penser  à  elle-même,  Iris  lui  dit  de  se 
préparer  à  l'accompagner. 

En  arrivant  à  la  ferme,  les  deux  femmes  aperçurent  la 
fermière  qui  se  livrait  à  des  commentaires  prolixes  avec  l'un 
des  médecins  de  la  localité. 

«  Eh  quoi?  docteur,  viendriez- vous  pour  Rhoda?  demanda 
Iris  d'une  voix  empreinte  d'inquiétude. 

—  Rassurez-vous,  miss;  le  soleil  et  le  repos  sont  les  seuls 
remèdes  nécessaires.  Pour  le  moment,  elle  est  assise  dans 
le  jardin.  Seulement,  dit  le  docteur  avec  autorité,  je  défends 
qu'elle  se  fatigue  à  recevoir  des  visites;  mais  par  contre, 
j'autorise  la  vôtre;  elle  ne  peut  que  lui  faire  du  bien.  Je 


108  c'était  écrit! 

tiens  à  vous  dire  qu'il  serait  bon  de  la  pourvoir  de  vête- 
ments plus  chauds;  les  convalescents  ont  toujours  une  pro- 
pension fâcheuse  à  s'enrhumer.  » 

Se  conformant  en  tous  points  à  l'avis  du  médecin,  Iris 
entra  seule  à  la  ferme,  laissant  Fanny  Mire  dans  la  voi- 
ture. A  dix  minutes  de  là,  elle  reparut  portant,  au  lieu  d'une 
riche  casaque  en  loutre,  un  imperméable  à  moitié  usé. 

«  Que  dites-vous  de  ce  nouveau  manteau?  demanda-t-elle 
à  Fanny. 

—  Je  n'ose  me  permettre  d'exprimer  mon  opinion,  miss. 

—  Voyons  :  ce  changement  de  costume  ne  peut  manquer 
d'intriguer  une  fille  d'Eve;  je  vais  donc  vous  raconter  com- 
ment la  chose  s'est  produite  :  j'ai  trouvé  Rhoda  dehors, 
insuffisamment  vêtue  pour  la  saison,  en  sorte  que,  malgré 
sa  résistance,  je  lui  ai  mis  mon  manteau  de  fourrure  sur  les 
épaules.  Je  regrette  sincèrement  que  vous  n'ayez  pu  la  voir; 
mais  puisque  vous  appréciez  comme  moi  les  beaux  paysages 
et  les  grands  horizons,  nous  reviendrons  par  Highgale  et 
Hampstead. 

—  Pourvu  que  vous  ne  soyez  pas  victime  de  votre  bonne 
action!  s'écria  Fanny  Mire;  l'air  est  très  frais,  en  voiture 
découverte  surtout. 

—  C'est  vrai;  alors  rentrons  à  pied,  reprit  Iris,  la  marche 
nous  réchauffera.  » 

Sur  quoi,  miss  Henley  donna  au  cocher  Tordre  de  rentrer. 

Devant  une  auberge  portant  pour  enseigne  :  Aux  Espa- 
gnols, deux  femmes,  en  regardant  passer  Iris,  échangèrent 
un  regard  malicieux. 

«  Vous  voyez,  miss,  dit  sa  compagne,  combien  votre  sin- 
gulier accoutrement  excite  les  remarques  désobligeantes  de 
tout  le  monde.  Ce  chapeau  si  élégant  et  ce  manteau  si 
pauvre  font  un  si  drôle  d'effet! 

—  Pourquoi  ne  me  l'avoir  pas  fait  observer  plus  tôt?  » 
Là,  Iris  fait  une  pause,  réfléchit,  puis,  suivie  de  sa  camé- 

riste,  elle  s'engage  dans  un  sentier  qui  aboutit  à  un  bois  de 
pins,  d'où  l'on  embrasse  une  vue  d'une  étendue  surpre- 
nante. 

«  Maintenant,  reprit  Iris  d'un  ton  enjoué,  nous  allons  faire 
en  sorte  que  le  chapeau  soit  mieux  assorti  au  manteau;  mais, 


c'était  écrit!  109 

j'y  pense!  on  pourrait  nous  apercevoir  de  la  route  et  nous 
prendre  pour  deux  folles  en  me  voyant  occupée  à  déplumer 
mon  couvre-chef!  Suivez-moi  sous  l'épaisseur  du  fourré  et 
marchons  jusqu'au  remblai,  qui  nous  préservera  des  regards 
des  passants.  » 

Ce  qui  fut  dit,  fut  fait. 

Après  avoir  parcouru  un  bon  bout  de  chemin,  en  descen- 
dant la  pente  rapide  qui  aboutit  à  la  vallée,  les  regards  d'Iris 
et  de  sa  camériste  furent  frappés  d'épouvante.  A  leurs  pieds 
gisait  un  être  inanimé,  couché  sur  le  côté,  le  visage  contre 
terre  et  un  rasoir  ouvert  près  de  lui.  Iris  se  baissa  pour  con- 
sidérer de  plus  près  le  malheureux,  dont  le  sang  coulait  à 
flots,  d'une  large  blessure  à  la  gorge.  Instinctivement,  les 
yeux  de  la  belle  miss  Henley  se  ferment,  puis,  soudain,  elle 
les  rouvre,  et  reconnaît  lord  Harry  ! 

Le  cri  perçant  qu'elle  pousse,  est  entendu  de  deux  hommes 
occupés  sur  la  route.  L'un  est  un  maçon,  l'autre,  mieux 
vêtu,  a  l'air  d'un  contremaître;  celui-ci  arrive  le  premier 
près  des  deux  pauvres  femmes. 

«  Je  comprends  votre  effroi,  dit-il  poliment.  Tout  porte  à 
croire  que  c'est  un  cas  de  suicide. 

—  Au  nom  du  ciel!  aidez-nous  à  porter  secours  à  la  vic- 
time,... je  la  reconnais  »,  fit  Iris  d'une  voix  entrecoupée. 

Se  servant  de  son  mouchoir  et  de  celui  de  sa  maîtresse  en 
guise  de  bandage,  Fanny  parvient  à  arrêter  le  sang. 

Iris  tâte  le  pouls  au  suicidé,  pendant  que,  de  son  côté,  le 
contremaître  fouille  les  poches  du  malheureux. 

«  Dieu  soit  loué  !  le  pouls  n'a  pas  cessé  de  battre  !  s'écria 
miss  Henley  d'une  voix  vibrante.  Ne  connaissez-vous  pas 
un  médecin  dans  le  voisinage?  » 

Au  même  instant,  elle  déchiffre  son  propre  nom  sur  la 
suscription  d'une  lettre  trouvée  dans  le  calepin  de  lord 
Harry  :  il  y  en  avait  une  seconde,  adressée  à  la  personne  qui 
découvrirait  son  cadavre. 

Briser  le  cachet,  retirer  de  l'enveloppe  une  carte  de 
M.  Vimpany,  lire  les  mots  suivants,  tracés  au  crayon,  fut 
l'affaire  d'un  moment  : 

«  Prière  de  me  transporter  chez  M.  Vimpany,  à  qui  j'ac- 
corde toute  liberté  de  me  faire  enterrer  ou  de  me  disséquer.  » 


HO  c'était  écrit! 

Iris  s'informe  s'il  est  possible  de  trouver  une  voiture  à 
louer  pour  transporter  le  blessé.  Sur  la  réponse  négative, 
Fanny  qui  ne  perdait  pas  la  carte,  même  dans  les  circon- 
stances les  plus  dramatiques,  propose  d'aller  à  son  tour  aux 
informations,  mais  Iris  s'en  charge.  Au  moment  où  elle 
débouche  sur  la  route,  elle  avise  une  voiture  à  quatre  roues 
et  hèle  le  cocher  : 

«  Il  s'agit  d'une  courte  dislance  à  franchir,  s'écrie-t-elle, 
de  grâce,  arrêtez- vous!  > 

En  prononçant  ces  mots,  elle  se  cramponne  à  la  voiture; 
bientôt,  le  lugubre  cortège  s'avance  lentement.  En  aperce- 
vant un  homme  couvert  de  sang,  le  cocher  se  dispose  à  cin- 
gler d'un  vigoureux  coup  de  cravache  les  flancs  de  son  hari- 
delle, mais  déjà  une  pièce  d'or  que  miss  Henley  fait  briller 
à  ses  yeux,  l'arrête  ;  il  reprend  : 

«  Parfait,  miss,  parfait....  Ah!  le  pauvre  monsieur!  je  vous 
demande  seulement,  miss,  de  faire  attention  aux  coussins.  » 

Après  avoir  chaleureusement  remercié  les  deux  braves 
gens  qui  lui  avaient  prêté  aide  et  secours  avec  tant  d'obli- 
geance, Iris  monte  en  voiture,  pendant  que  Fanny  Mire  sou- 
tient de  ses  mains  la  tête  du  blessé.  Dès  qu'ils  sont  tous 
trois  en  fiacre,  le  cocher  les  conduit  à  une  allure  modérée 
et  régulière  chez  le  docteur  Vimpany. 


XXVIII 

Au  moment  où  la  voiture  approchait  du  n°  5  de  Redburn- 
road,  le  docteur  Vimpany,  penché  à  la  fenêtre,  bâillait 
démesurément!  Sur  un  signe  d'Iris,  il  avance  la  tête  et 
s'écrie  : 

«  Bon  Dieu!  que  vous  est-il  arrivé?  »  D'un  premier  coup 
d'œil,  il  comprend  de  quoi  il  s'agit  et  ajoute  :  «  C'est  .une 
aventure  extraordinaire,  même  pour  lord  Harry  !  » 

Après  quoi,  il  donna  des  ordres  spéciaux  pour  le  faire 
transporter  dans  l'une  des  pièces  les  plus  accessibles  du  rez- 
de-chaussée. 

Après  avoir  raconté  d'une  voix  émue  comment  les  choses 


C  ÉTAIT   ÉCRIT!  111 

s'étaient  passées,  Iris  demande  s'il  y  a  quelque  espoir  de 
sauver  le  malheureux. 

«  Patience,  donnez-moi  le  temps  d'examiner  la  blessure, 
il  est  clair  qu'il  a  dû  perdre  beaucoup  de  sang.  Veuillez 
vous  retirer  quelques  instants,  miss  Henley  »,  ajouta-t-il  en 
mettant  la  main  sur  une  petite  boite  en  acajou  qui  contenait 
les  instruments  nécessaires  pour  recoudre  la  gorge  de  milord. 

Là-dessus,  Iris  quitte  la  pièce  suivie  de  sa  femme  de 
chambre,  laquelle  n'était  guère  plus  expansive  dans  son 
génie,  que  le  docteur  dans  le  sien. 

«  Puis-je  me  permettre  de  rappeler  à  miss  Henley  qu'elle 
n'a  pas  encore  pris  connaissance  de  la  seconde'  lettre  de 
lord  Harry?  dit  FaDny  Mire,  non  sans  quelque  hésitation. 

—  C'est  juste  »,  dit-elle  en  brisant  le  cachet  et  en  lisant 
ce  qui  suit  : 

«  Pardon,  ma  bien  chère  Iris,  pardon  pour  la  dernière 
fois....  Ces  lignes  vous  apprendront  que  j'aurai  cessé  d'être 
pour  vous  un  sujet  de  chagrin  en  ce  monde.  Quant  à  Vautra, 
nous  n'en  pouvons  rien  savoir.  J'ai  rapporté  de  là-bas  beau- 
coup d'or  —  une  fortune,  —  plus  que  votre  père  n'eût  exigé 
de  moi  pour  me  laisser  devenir  son  gendre.  A  peine  de 
retour  en  Angleterre,  une  occasion  de  décupler  mon  capital 
sur  le  turf,  s'offrit  à  votre  serviteur;  inutile  d'ajouter  que 
j'avais  des  tuyaux  pour  guider  mes  opérations.  Finalement, 
je  crois  inutile  de  vous  raconter  les  friponneries  dont  j'ai 
été  victime.  N'ayant  plus  ni  sou  ni  maille,  sans  espoir  de 
mener  une  vie  respectable,  pour  échapper  à  un  avenir  à 
jamais  compromis,  j'ai  compris  que  le  suicide  seul  me  reste. 
Déterminé  à  perpétrer  mon  sinistre  dessein  loin  des  brumes 
de  Londres,  j'irai  en  pleine  campagne,  je  choisirai  un  lieu 
paisible  dont  la  verdure  me  rappellera  ma  chère  vieille 
Irlande.  Quand  il  vous  arrivera  de  penser  à  moi,  dites- 
vous  :  ce  malheureux  m'a  passionnément  aimée.  Les  fleurs 
et  les  bonnes  paroles  que  vous  me  ferez  l'aumône  de 
répandre  sur  ma  tombe  me  la  rendront  plus  légère. 

t  Lord  Hahry.  » 

Ce  singulier  adieu,  pour  enfantin  et  bizarre  qu'il  fût,  n'en 
déchira  pas  moins  le  cœur  d'Iris.  Elle  plaça  la  lettre  dans 


112  c'était  écrit! 

son  corsage.  Témoin  de  la  douleur  de  miss  Henley,  Fanny 
lui  proposa  d'aller  prendre  des  nouvelles  du  blessé. 

«  C'est  inutile,  je  dois  me  résigner  à  attendre.  Fanny,  il 
est  une  chose  que  je  tiens  à  vous  demander  pendant  que 
nous  sommes  seules;  il  y  a  assez  de  temps  que  vous  êtes 
à  mon  service  pour  savoir  si,  réellement,  vous  ressentez  de 
l'intérêt  pour  moi? 

—  Miss  peut  en  être  sûre  et  certaine,  répondit  la  femme 
de  chambre. 

—  Puis-je  compter  sur  vous,  comme  j'ai  compté  sur 
Rhoda? 

—  Oui,  miss. 

—  Vous  engagez-vous  à  ne  jamais  vous  immiscer  dans 
mes  affaires  de  cœur;  ne  trahirez-vous  pas  ma  confiance? 

—  Je  considère  comme  un  impérieux  devoir  de  respecter 
les  secrets  de  miss.  » 

Pour  toute  réponse,  rien  qu'une  froide  promesse  de  fidé- 
lité, brève,  mais  éloquente  dans  son  laconisme;  le  cœur  de 
Fanny  avait-il  donc  été  paralysé,  à  la  suite  du  désastre  qui 
avait  enténébré  son  existence?  D'autre  part,  elle  avait  montré 
tant  d'émotion  vraie  lors  de  sa  première  entrevue  avec  Iris, 
que  l'on  devait  sans  doute  en  inférer  que,  chez  cet  être 
énigmatique,  l'effluve  de  la  reconnaissance  seule  pouvait 
lui  desserrer  les  lèvres. 

Qui  sait,  mon  Dieu!  Elle  était  peut-être,  après  tout,  la 
victime  d'une  réserve  qui,  parfois,  ressemblait  au  mutisme; 
l'habitude  n'est-elle  pas  une  seconde  nature? 

Au  bout  d'une  demi-heure,  le  docteur  paraît.  Il  tenait  sa 
montre  à  la  main.  A  son  œil  pensif  et  réfléchi,  on  devinait 
qu'il  était  occupé  à  constater  un  fait  important  au  point  de 
vue  pathologique.  Après  un  intervalle  de  silence,  il  dit  : 

«  En  comptant  le  temps  passé  à  faire  reprendre  au  blessé 
l'usage  de  ses  sens,  à  lui  ingurgiter  une  goutte  d'eau-de-vie 
et  enfin  à  me  laver  les  mains,  je  n'ai  pas  mis,  en  réalité, 
plus  de  vingt  minutes  à  lui  arranger  la  gorge.  C'est  aller 
aussi  vite  que  possible  en  besogne,  n'est-il  pas  vrai,  miss 
Henley? 

—  Parlez-moi  plutôt  de  l'état  de  lord  Harry,  répondit 
Iris  avec  toute  la  vivacité  de  sa  nature  ardente.  De  grâce! 


c'était  écrit!  113 

dites-moi  si  vous  conservez  l'espoir  de  le  sauver?  s'ecria- 
t-elle  d'une  voix  lamentable. 

—  Parbleu,  oui!  il  faut  trancher  le  mot,  lord  Harry  est 
né  sous  une  bonne  étoile,  et  savez- vous,  lorsqu'on  a  une 
fois  empaumé  la  veine. . . . 

—  La  veine?  répéta  Iris  d'un  ton  interrogateur. 

—  Jugez  vous-même,  répondit  le  facétieux  docteur  :  sa 
première  chance,  c'est  de  vous  avoir  rencontrée  sur  son 
chemin;  la  seconde,  c'est  que  le  docteur  fût  chez  lui;  troi- 
sième chance  :  c'est  que  lord  Harry  n'ait  pas  su  se  couper 
la  gorge  selon  les  règles  de  l'art.  Je  parle  sérieusement;  il 
est  rare  de  rater  son  coup  avec  un  rasoir;  cela  prouve  sim- 
plement qu'il  est  dépourvu  de  toute  notion  d'anatomie.  Au 
lieu  de  se  trancher  l'artère,  il  s'est  attaqué  à  la  partie  charnue 
de  la  gorge.  Enfin,  je  me  résume  :  grâce  à  son  ignorance, 
grâce  «à  vous  et  grâce  à  moi,  il  a  la  vie  sauve.  Il  est  fort 
heureux  pour  lui,  par  exemple,  que  pas  une  goutte  du  fameux 
vin  de  M.  Montjoie  n'ait  humecté  mes  lèvres  aujourd'hui. 
Vous  comprenez  ce  que  je  veux  dire,  hein?  Bon,  voilà  encore 
que  l'on  vient  réclamer  mes  soins,  dit-il,  en  apercevant 
Fanny  Mire.  S'adressant  alors  à  la  nouvelle  arrivée,  il 
ajouta  :  Ma  parole  d'honneur,  vous  êtes  blanche  comme 
une  feuille  de  papier  ;  si  vous  croyez  avoir  une  syncope, 
donnez-moi  le  temps  d'aller  chercher  un  flacon  d'eau-de-vie. 
Ali!  vous  faites  un  signe  négatif;  alors,  c'est  tout  simple- 
ment l'épaisseur  de  l'épiderme  qui  obstrue  la  circulation  du 
sang.  »  Puis,  s'adressant  à  Iris,  il  ajouta  :  «  C'est  sans  doute 
une  de  vos  amies?  » 

Fanny,  sans  se  troubler  le  moins  du  monde,  répondit  : 
«  Je  suis  simplement  la  femme  de  chambre  de  miss  Henley. 

—  Bah  !  riposte  M.  Vimpany  ;  qu'est-ce  que  Rhoda  est  donc 
devenue  ?  Ah  !  je  me  rappel  le  vaguement  qu'elle  est  au  vert  dans 
une  de  vos  fermes,  dit  le  docteur  en  s'adressant  à  Iris.  Certes, 
j'aurais  pu  la  guérir  complètement,  si  j'avais  eu  le  temps  de 
la  soumettre  à  un  traitement  sérieux  et  régulier.  Spécialiste 
hors  de  pair,  pour  les  maladies  de  femmes,  je  suis  surpris 
de  ne  pas  les  voir  arriver  en  foule  dans  mon  antichambre; 
mais  j'habite  un  quartier  peu  élégant  et  je  ne  suis  pas 
baronnet!  Le  diable  m'emporte!  s'il  n'y  a  pas  là  de  quoi 

8 


114  c'était  écrit! 

perdre  patience.  Dire  pourtant  que,  depuis  trois  jours,  per- 
sonne n'a  franchi  le  seuil  de  ma  porte!  Je  désirerais  vous 
entretenir  en  particulier,  miss  Henley  ;  il  s'agit,  bien  entendu, 
de  l'ami  qui  est  au  rez-de-chaussée. 

—  Voyons,  docteur,  quand  puis-je  espérer  qu'il  ira  tout  à 
fait  bien? 

—  Dans  trois  semaines  au  minimum,  dans  un  mois  au  maxi- 
mum. Or,  ma  servante  ne  peut  suffire  à  cet  excédent  de  besogne 
et  il  nous  faudra  une  infirmière  des  hôpitaux;  en  outre,  le 
blessé  et  la  garde-malade  exigeront  une  nourriture  riche  et 
abondante;  comme  je  n'ai  pas  des  mille  et  des  cent,  miss 
Iris,  je  vous  demanderai,  à  cette  occasion  et  vu  ma 
gêne  extrême,  de  vouloir  bien  me  prêter  un  peu  d'ar- 
gent. » 

Miss  Henley  s'empressa  de  lui  passer  sa  bourse.  Son 
visage  pâle  témoignait  de  ses  inquiétudes;  le  regard  implo- 
rant qu  elle  attachait  sur  le  docteur,  tout  en  se  rapprochant 
doucement  de  la  porte  du  malade,  était  plus  éloquent  que 
les  paroles. 

La  physionomie  de  Fanny  trahissait  le  mécontentement 
que  lui  faisait  éprouver  la  longueur  des  tête-à-tête  de  miss 
Henley  avec  le  docteur.  Quoi!  subir  l'invincible  charme  jeté 
par  l'un  de  ces  traîtres  que  l'on  appelle  les  hommes!  Ah! 
quelle  faiblesse! 

Pour  l'instant,  le  docteur  mis  en  belle  humeur  par  le 
poids  rassurant  de  la  bourse  de  miss  Henley,  fit  à  part  soi 
ce  raisonnement,  qu'il  avait  bien  droit  à  une  rémunération 
quelconque.  En  conséquence,  il  lui  proposa  d'un  ton  d'amé- 
nité caustique,  de  la  laisser  pénétrer  près  de  lord  Harry, 
à  condition,  bien  entendu,  de  respecter  la  consigne  :  «  ni 
parler,  ni  pleurer  ». 

Elle  entra  doucement  dans  la  chambre  du  blessé,  alors 
assoupi;  l'une  de  ses  mains  retombait  inerte;  son  visage 
blême  avait  presque  l'immobilité  de  la  mort.  Tel  était  celui 
que  ses  dédains  réitérés  avaient  poussé  à  cette  résolution 
extrême;  pour  la  troisième  fois,  elle  l'avait  sauvé  du  péril. 
Ah!  dérision  amère!  Est-il  donc  possible  de  cesser  d'aimer 
celui  qui  meurt  pour  vous  !  Cette  pensée  seule  pouvait  suf- 
fire à  ranimer  dans  toute  leur  violence,  les  sentiments  d'Iris 


c'était  écrit!  11b 

pour  le  beau  jeune  homme,  pour  le  noble  lord  doublé,  hélas! 
d'un  coureur  d'aventures! 

«  Ah  !  j'espérais  que  vous  aviez  plus  d'empire  sur  vous- 
même,  reprit  le  docteur;  surtout,  pas  de  syncope!  Vous 
reviendrez  demain,  miss  Henley,  et  je  ne  crains  pas  d'affirmer 
que  l'état  de*  lord  Harry  sera  sensiblement  amélioré.  » 

Par  suile  de  l'épreuve  qu'elle  vient  de  subir,  Iris,  envahie 
par  un  besoin  extrême  de  sympathie,  dit  à  Fanny  : 

«  Gomme  c'est  triste,  n'est-il  pas  vrai? 

—  Oh  !  pas  pour  moi  !  miss  ! 

—  Comment,  vous  avez  donc  une  pierre  à  la  place  du  cœur? 

—  J'espère  que  non;  seulement,  je  garde  ma  pitié  pour 
le  sexe  faible.  » 

Iris  comprit  ce  que  celte  confession  avait  d'amer.  Ah!  com- 
bien Rhoda  Bennet  lui  manquait! 


XXIX 

Durant  l'espace  d'un  mois,  Mon tj oie  resta  dans  son  cot- 
tage sur  le  bord  de  la  mer,  à  surveiller  les  réparations  deve- 
nues urgentes.  Sa  correspondance  avec  Iris,  pour  régulière 
qu'elle  fut,  lui  causait,  pourtant,  un  véritable  désappointe- 
ment. Les  lettres  qu'il  recevait  d'elle  dénotaient  un  chan- 
gement étrange  dans  sa  manière  d'écrire,  changement  qui 
s'accentuait  davantage  à  mesure  que  le  temps  s'écoulait. 
Comment!  après  lui  avoir  raconté  avec  tant  d'effusion,  tout 
dernièrement  encore,  ses  joies  et  ses  chagrins,  elle  se  bor- 
nait, maintenant,  à  des  allusions  vagues  et  réservées! 

Les  variations  atmosphériques,  le  départ  de  son  père  pour 
le  continent  et  les  inquiétudes  ressenties  par  lui  au  sujet  des 
valeurs  étrangères  qu'il  avait  en  portefeuille,  remplissaient 
ses  lettres,  avec  de  nombreuses  questions  au  sujet  de  la  nou- 
velle demeure  de  Hugues;  en  somme,  tout  cela  était  dit 
d'une  façon  diffuse  et  ondoyante.  Bref,  il  finit  par  deviner 
le  mot  de  l'énigme;  en  proie  à  une  jalousie  qui  le  torture,  il 
ne  peut  se  méprendre  sur  l'ardeur  des  sentiments  que  lui 
inspire  miss  Henley.  Sous  celte  impression,  il  prend  la  réso- 
lution d'abandonner  la  surveillance  de  sa  bâtisse  à  un  homme 


116  c'était  éciut! 

digne  de  confiance  et  d'aller  en  personne,  porter  cette  fois  sa 
réponse  à  Iris. 

Le  lendemain,  il  se  rend  à  Londres;  il  va  immédiatement 
chez  miss  Henley;  là,  il  apprend  qu'elle  est  sortie  et  que 
l'on  ignore  môme  l'heure  de  son  retour;  bien  mécompte,  il 
multiplie  ses  questions.  Entre  temps,  la  porte  de  la  biblio- 
thèque s'ouvre,  et  la  voix  de  M.  Henley  se  fait  entendre. 

«  Est-ce  vous,  monsieur  Montjoie?  demande-t-il  vive- 
ment; entrez,  entrez,  j'ai  à  vous  parler.  » 

Le  père  d'Iris,  homme  petit,  trapu,  vigoureux,  aux  lèvres 
minces,  aux  yeux  verls,  faux,  n'appartenait  point,  à  coup 
sûr,  à  la  catégorie  fort  nombreuse,  d'ailleurs,  des  gens  sans 
cœur  qui,  d'entrée  de  jeu,  inspirent  la  défiance.  Loin  de  faire 
un  accueil  aimable  au  nouvel  arrivant,  M.  Henley  arpente 
la  pièce  d'un  air  distrait,  en  marmottant  des  paroles  incohé- 
rentes. Pour  celui  qui  connaissait  le  pèlerin,  il  était  clair 
qu'il  ruminait  et  combinait  de  tirer  les  écrevisses  de  leur 
trou,  avec  la  patte  d'autrui.  Monljoie  était  donc  tout  indiqué 
pour  remplir  cet  office;  haussant  la  voix,  M.  Henley  arti- 
cule les  mots  suivants  : 

«  Pourriez-vous  me  dire  si  vous  savez  ce  qui  arrive  à 
ma  fille?  » 

Le  regardant  fixement,  Montjoie  répondit  : 

«  Moi?  mais  vous  ne  parlez  pas  sérieusement,  je  suppose. 
Je  viens  de  passer  un  mois  en  Ecosse,  loin  du  monde  et  de 
mes  amis. 

—  C'est  possible;  cela  n'empêche  pas  que  vous  êtes  en 
correspondance  avec  Iris,  n'est-il  pas  vrai? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Ne  vous  a-t-elle  pas  dit.... 

—  Pardon,  monsieur,  de  vous  interrompre,  mais  elle  ne 
m'a  absolument  rien  dit. 

—  Vous  savez,  jeune  homme,  poursuivit  son  interlocu- 
teur, en  fixant  les  yeux  sur  la  bibliothèque  pleine  de  livres 
richement  reliés  (mais  jamais  ouverts),  que  lorsque  vous  étiez 
mon  hôte  à  la  campagne,  je  me  flattais  de  voir  votre  séjour 
chez  moi  se  terminer  par  des  fiançailles.  Or,  vous  et  Iris, 
vous  m'avez  causé,  cette  fois-là  encore,  une  véritable  décon- 
venue. Or,  toutes  les  jeunes  filles  sont  plus  ou  moins  des 


c'était  écrit!  117 

girouettes;  îris  peut  vouloir  demain,  ce  qu'elle  a  refusé  hier. 

—  Pourquoi  nous  livrer  à  toutes  ces  suppositions? 

—  Du  moins,  trouvez  bon  que  je  m'informe  si  ma  fille 
vous  inspire  quelque  intérêt? 

—  Oui,  l'intérêt  le  plus  vrai,  le  plus  passionné!  riposta 
Hugues. 

—  A  la  bonne  heure!  s'écria  son  interlocuteur  dont  la 
physionomie  s'éclairait  à  l'idée  du  succès  de  son  projet 
matrimonial.  Votre  déclaration  péremptoire  m'autorise  à 
m'épancher  avec  vous.  Écoutez-moi  :  de  retour  depuis 
quelques  jours  seulement,  d'un  voyage  d'affaires  sur  le  con- 
tinent, je  me  suis  aperçu  de  prime  abord  que  ma  fille 
n'était  point  dans  son  assiette;  tout  le  monde  aurait  pu 
en  être  frappé;  mais  à  quoi  bon  la  questionner!  pensais-je. 
Elle  se  gaussera  de  moi  et  me  répondra  qu'elle  se  porte 
comme  un  charme.  Alors,  j'ai  fait  subir  un  interrogatoire 
à  sa  femme  de  chambre,  grande  fille  pâle  comme  un  con- 
combre et  menteuse  comme  une  oraison  funèbre,  mais, 
là  encore,  je  n'ai  pu  rien  obtenir.  Or,  c'est  fort  humiliant 
d'être  pris  pour  dupe!  Résolu  à  avoir  le  dernier,  j'ai  mis 
la  femme  de  chambre  sur  la  sellette  et  j'en  ai  conclu  qu'elle 
a  une  propension  marquée  à  la  malveillance.  «  Ah!  oui, 
«  certainement,  m'a-t-elle  répondu,  on  a  bien  des  choses  à  dire 
«  à  Monsieur,...  les  domestiques  jasent  de  miss  Iris  à  mots 
«  couverts;  ils  ont  même  observé  qu'elle  se  promène  chaque 
«  jour  régulièrement  dans  l'après-midi  et  toujours  dans  la 
c  même  direction  ;  au  lieu  d'encourager  les  camarades  dans 
«  leurs  potins,  je  leur  ai  dit  que  miss  Eenley  faisait  une 
«  simple  promenade.  —  Une  promenade  !  »  se  sont-ils  écriés 
«  en  riant  à  se  tordre  les  côtes;  sur  ce,  je  les  ai  invités  à 
«  se  taire.  » 

«  Voyons,  avouez  que  les  allées  et  venues  de  ma  fille 
sont  suspectes?  » 

Montjoie  reprit  de  l'air  le  plus  naturel  du  monde  : 

«  J'en  conclus  qu'elle  va  chez  une  amie! 

—  Toujours  chez  la  même  amie,  alors?  De  guerre  lasse, 
j'ai  pris  pour  confident,  le  domestique  que  j'ai  chargé  de  faire 
votre  service  quand  vous  étiez  chez  moi;  j'ai  déjà  plusieurs 
fois  utilisé  son  flair.  Donc,  hier,  au  moment  où  Iris  sortait, 


118  c'était  écrit! 

je  lui  ai  dit  delà  suivre;  elle  s'est  arrêtée,  paraît-il,  dans  un 
misérable  quartier  nommé  :  Redburn-road.  Parvenue  au 
numéro  5,  elle  tira  le  cordon  de  la  sonnette.  A  sa  manière 
d'entrer  dans  la  maison,  on  devinait  qu'elle  en  connaissait 
toutes  les  issues.  D'après  les  renseignements  que  mon  domes- 
tique a  fini  par  se  procurer,  c'est  la  demeure  d'un  docteur 
appelé  M.  Vimpany. 

Montjoie  éprouva  comme  une  secousse  électrique. 

«  Voyons,  dites-moi,  en  homme  d'honneur,  si  cette  con- 
duite n'a  pas  lieu  de  paraître  insolite?  Ah!  vous  vous  taisez; 
eh  bien!  je  vais  vous  dire  toute  ma  pensée. 

—  Parlez,  monsieur,  le  moment  des  explications  est 
arrivé. 

—  Sachez  donc  que,  lorsque  Iris  est  chez  moi  et  que  je 
sens  du  trouble  dans  l'air,  je  suspecte  naturellement  lord 
Harry  d'y  être  pour  quelque  chose;  j'ai  mes  raisons  pour 
cela,  vous  savez.  J'étais  sur  le  point  de  faire  atteler  et  d'aller 
chez  le  docteur,  afin  de  savoir  de  visu  quel  genre  de  distraction 
sa  maison  offre  à  ma  fille,  quand  j'ai  reconnu  votre  voix.  Or, 
du  moment  que  vous  m'avez  déclaré  qu'Iris  vous  inspire  un 
intérêt  passionné,  vous  êtes  tout  indiqué  pour  servir  mes  des- 
seins. 

—  Et  de  quelle  façon,  s'il  vous  plaît? 

—  Pardieu  !  en  cherchant  à  provoquer  ses  épanchements. 
Sans  doute,  elle  vous  fera  l'honneur  de  ses  confidences, 
plutôt  qu'à  moi.  Il  m'importe  extrêmement  de  savoir  si  elle 
veut  épouser  lord  Harry.  Éclairez-moi  sur  ce  point,  et  je  me 
tiendrai  pour  satisfait.  Quant  au  reste,  je  m'en  soucie  comme 
de  l'an  quarante  !  > 

D'indignation,  Montjoie  fit  un  sursaut.  Quoi!  s'insinuer 
dans  les  bonnes  grâces  d'Iris,  pour  la  trahir  près  de  son  père! 
Sur  ce,  il  bondit  hors  de  son  fauteuil  et,  oubliant  ses  habitudes 
de  politesse,  il  s'avance  du  côté  de  la  porte.  Alors  le  vieil- 
lard, le  rappelant,  s'écria  : 

«  Est-ce  un  refus,  monsieur? 

—  Assurément  »,  riposta  Montjoie  en  s'éloignant  à  toutes 
jambes. 


c'était  écrit!  119 


XXX 


A  partir  du  jour  mémorable  où  Iris  avait  déclaré  à  Hugues, 
qu'elle  serait  toujours  pour  lui  une  amie,  mais  jamais  sa 
femme,  il  s'était  juré  d'exercer  un  vigoureux  contrôle  sur 
ses  propres  sentiments.  A  Dieu  ne  plaise  qu'il  crût  tuer 
l'amour  dans  son  cœur;  il  savait,  au  contraire,  que  ses  sen- 
timents seraient  fatalement  vaincus,  dès  que  le  hasard  des 
circonstances  le  rapprocherait  d'Iris. 

C'était  dans  toute  la  sincérité  de  son  âme,  que  Hugues 
entendait  rester  l'ami  d'Iris;  mais  il  existe  dans  la  nature  de 
l'homme,  même  du  plus  loyal  et  du  plus  ferme,  une  faiblesse 
incorrigible,  lorsqu'une  femme  est  en  jeu. 

Puis,  à  l'insu  de  Montjoie,  un  poison  subtil  s'insinuait  en 
son  âme,  y  exerçant  ses  ravages  cruels,  chaque  fois  qu'il 
avait  à  prendre  une  détermination  au  sujet  d'Iris.  En  un  mot 
il  était  jaloux  de  lord  Harry.  Sans  avoir  conscience  du  mobile 
auquel  il  obéissait,  Hugues  trouvait  déplorable  que  M.  Hen- 
ley  soupçonnât  sa  fille  d'une  intrigue  secrète,  avec  celui-là 
même  qu'elle  déclarait  indigne  de  l'amour  qu'elle  avait  le 
malheur  de  ressentir  pour  lui. 

De  certains  épisodes  dont  Montjoie  avait  été  témoin  à 
Honey-Buzzard,  il  inféra  que  les  visites  de  miss  Henley  chez 
M.  Vimpany  pouvaient  être  attribuées  à  l'affection  compatis- 
sante et  dévouée  que  lui  inspirait  la  femme  du  docteur.  Qui 
sait  si,  depuis  lors,  des  revers  humiliants  n'étaient  pas  venus 
répandre  leurs  flots  d'amertume  sur  la  vie  conjugale  de  cette 
intéressante  victime  et  la  rendre,  par  cela  même,  encore  plus 
chère  à  Iris?  D'autre  part,  Montjoie  ignoiait  que  la  vie  en 
commun  étant  devenue  impossible  à  M.  Vimpany  et.  à  sa 
femme,  ils  en  étaient  arrivés  à  casser  les  vitres,  voire  à  se 
séparer;  or,  il  résolut  de  se  rendre  compte  de  la  situation, 
en  allant  prendre  des  nouvelles  de  Mme  Vimpany,  5,  Red- 
burn-road. 

La  lenteur  ne  saurait  être  l'attribut  d'une  nature  spontanée 
et  de  premier  mouvement.  Donc,  impossible  à  Hugues  Mont- 
joie d'attendre  jusqu'au  lendemain  pour  exécuter  son  plan. 


120  C'ÉTAIT  ECRIT! 

Il  hèle  un  fiacre  et  se  rend  à  Hampstead.  Toutefois,  afin  de 
ne  pas  attirer  l'attention,  il  fait  arrêter  la  voiture  à  une  certaine 
distance,  et  franchit  à  pied  le  bout  de  chemin  qui  le  sépare 
du  n°  5  de  Redburn-road.  Là,  il  s'informe  si  Mme  Vimpany 
est  chez  elle.  A  cette  question,  la  servante,  pétrifiée  d'étonne- 
ment,  reste  muette.  Puis,  de  ce  ton  familier  que  prennent 
aujourd'hui  en  Angleterre  les  gens  de  maison,  d'une  caté- 
gorie inférieure,  elle  répond  : 

«  C'est  bien  Mme  Vimpany  que  vous  avez  dit,  hein? 

—  Oui,  reprit  le  visiteur. 

—  Elle  n'habite  pas  ici. 

—  Gomment  !  Mme  Vimpany  ne  demeure  pas  dans  cette 
maison? 

—  Non,  pour  sûr. 

—  Êtes-vous  certaine  de  ne  pas  faire  erreur? 

—  Certaine  comme  je  le  suis  que  deux  et  deux  font  quatre. 
Le  docteur  m'a  prise  à  son  service  depuis  qu'il  a  loué  cette 
maison.    / 

—  Puis-je  le  voir?  poursuivit  Hugues,  déterminé  à  savoir 
le  mot  de  l'énigme. 

—  Le  docteur  est  sorti;  la  servante  fit  une  pause,  puis 
reprit  :  mais,  dites-moi,  est-ce  bien  Mme  Vimpany  que  vous 
demandez?  Nous  avons  ici  une  jeune  personne  du  nom  de 
miss  Henley. 

—  Serait-elle  ici  en  ce  moment? 

—  Oui;  seulement  vous  ne  pouvez  la  voir,  parce  qu'elle 
est  occupée  pour  le  quart  d'heure 

—  C'est  inconcevable!  se  dit  Hugues.  En  réalité,  elle  ne 
peut  être  avec  Mme  Vimpany  qui  n'habite  pas  ici,  ni  avec  le 
docteur,  puisqu'il  est  sorti;  alors,  que  croire?  » 

Hugues  avise  alors  au  portemanteau  un  chapeau  d'homme 
et  un  pardessus,  lesquels,  vu  leur  nuance,  ne  sauraient 
appartenir  au  maître  du  logis. 

Si  révoltante  que  fût  l'hypothèse  émise  par  M.  Henley, 
à  savoir  que  la  conduite  de  sa  fille  ne  pouvait  s'expliquer 
que  par  l'influence  néfaste  que  lord  Harry  exerçait  sur  elle, 
cette  hypothèse,  dis-je,  ne  s'en  présenta  pas  moins  à  l'esprit 
de  Hugues.  En  vain,  il  veut  lutter  contre  le  trouble  dou- 
loureux, poignant,  qui  lui  remplit  le  cœur;  sans  toutefois 


c'était  écrit!  121 

se  rendre  compte  de  cette  angoisse  opiniâtre,  il  est  déter- 
miné à  dissiper  l'obscurité  de  la  situation,  en  s'expliquanl  de 
vive  voix  avec  Iris.  N'ayant  plus  une  seule  carte  de  visite 
dans  son  calepin,  Montjoie  lit  passer  à  miss  Henley  une  enve- 
loppe à  lui  adressée. 

Entre  temps,  il  entend  raisonner  au-dessus,  à  travers  les 
minces  cloisons  de  la  bicoque,  le  bruit  sourd  des  pas  d'un 
homme  qui  marche  de  long  en  large,  et  une  voix  mascu- 
line trahissant  les  accents  de  la  colère. 

Iris  aurait-elle  donc  déjà  donné  à  son  interlocuteur  le 
droit  de  lui  adresser  des  reproches? 

Il  se  rappelle  alors,  la  scène  qui  avait  eu  lieu  jadis  entre 
miss  Henley  et  lord  Harrv,  le  jour  qu'il  lui  avait  déclaré  être 
prêt  à  partir  pour  aller  venger  Arthur  et  se  débarrasser  à 
tout  prix  du  meurtrier;  en  outre,  il  a  présent  à  la  mémoire 
le  concours  qu'il  avait  eu  la  faiblesse  de  prêter  à  son  amie 
pour  l'aider  à  communiquer  par  lettre,  avec  l'homme  dont 
le  fatal  ascendant  sur  Iris  le  torturait  jour  et  nuit.  Le  bruit 
qu'il  entendait,  était-il  donc  une  conséquence  des  services 
qu'il  avait  rendus  à  miss  Henley? 

A  quelques  minutes  de  là,  la  camériste  rapporte  cette 
réponse  :  «  Miss  Tris  ne  peut  vous  voir  en  ce  moment,  elle 
vous  prie  de  l'excuser;  elle  compte  vous  écrire  ».  La  lettre 
annoncée  ressemblerait-elle  à  celles  qu'il  avait  reçues  en 
Ecosse? 

Montjoie  se  dit  qu'en  souvenir  du  passé  et  d'une  amitié 
naguère  plus  vive,  il  devait  attendre  et  voir  venir. 

Au  moment  où  il  hèle  son  fiacre  et  pendant  que  l'auto- 
médon  remonte  sur  son  siège,  une  voiture  croise  la  sienne, 
et  s'arrête  devant  la  maison  n°  5,  Redbum-road  :  c'est 
M.  Henley  qui  en  descend! 


XXXI 

La  soirée  s'avançait  et  déjà  des  bougies  allumées  éclai- 
raient le  salon  occupé  par  Montjoie  à  l'hôtel.  Son  impatienl 
désir  de  recevoir  une  lettre  d'Iris,  augmentait  à  l'idée  que  la 


422  c'était  écrit! 

visite  de  M.  Henley  à  sa  fille  avait  dû  fatalement  coïn- 
cider avec  l'entrevue  de  celle-ci  avec  lord  Harry.  Quand 
il  songeait  à  la  situation  de  cette  infortunée,  placée  entre 
deux  ennemis  aussi  acharnés  que  M.  Henley  et  le  sauvage 
lord  —  égoïste  et  violent,  —  un  sentiment  de  grande  et 
tendre  pitié  faisait  taire  en  son  cœur  les  rancunes  et  les 
rages  de  la  jalousie.  Il  n'avait  pas  quitté  l'hôtel  de  tout 
l'après-midi,  dans  l'espoir  qu'Iris  lui  ferait  tenir  une  lettre 
par  un  messager.  Or,  son  attente  ayant  été  trompée,  il  repor- 
tait son  espoir  sur  le  courrier  du  soir,  lorsqu'un  coup  frappé 
à  la  porte  le  fit  tressaillir.  Un  garçon  d'hôtel  survint. 

«  Une  lettre?  demande  vivement  Montjoie. 

—  Non,  monsieur,  c'est  une  dame.  » 

Il  avait  reconnu  miss  Henley  avant  même  qu'elle  eût  eu 
le  temps  de  lever  son  voile;  l'œil  fixe,  l'attitude  contrainte, 
elle  eût  pu  poser  pour  une  statue  du  Découragement;  sa 
main  était  restée  froide  et  inerte  dans  celle  de  Hugues;  l 
l'invite  à  s'asseoir  près  de  la  cheminée,  mais  elle  fait  un 
signe  négatif.  Puis,  comme  une  femme  qui  craint  d'être 
importune,  elle  revient  tomher  sur  un  siège  à  l'autre  extré- 
mité de  la  pièce. 

«  Je  complais  vous  écrire,  mais  cela  m'a  été  littéralement 
impossible,  fit-elle  d'un  air  si  abattu  que  Hugues  ne  pu1 
s'empêcher  de  la  considérer  avec  une  certaine  anxiété.  Mon 
ami,  poursuivit-elle,  je  ne  suis  pas  digne  de  l'intérêt  que 
vous  m'avez  témoigné  naguère.  Votre  pitié,  hélas!  est  tout 
ce  que  je  puis  espérer!  » 

Voyant  qu'il  est  inutile  d'opposer  des  raisonnements  à 
l'état  d'esprit  de  son  interlocutrice,  il  répondit  : 

«  Mon  Dieu  !  aurais-je  eu  le  malheur  de  vous  offenser? 

—  Oh,  certes  non,  riposta  miss  Henley. 

—  Alors,  de  grâce,  donnez-moi  l'explication  de  ce  mystère? 

—  J'ai  perdu  tout  droit  à  votre  commisération,  répliqua  Iris, 
d'un  accent  toujours  imperturbable;  mon  père  me  repousse 
et  vous  ne  tarderez  pas  à  faire  de  même.  Ah!  ne  vous  ai-je 
pas  juré  de  n'être  jamais  la  femme  de  lord  Harry!  Eh  bien, 
je  suis  sur  le  point  de  l'épouser. 

—  Je  ne  puis,  ni  ne  veux  le  croire  »,  dit  Hugues  d'une 
voix  ferme. 


c'était  écrit!  123 

Alors,  Iris  lui  passe  la  lettre  par  laquelle  le  sauvage  lord 
se  déclarait  prêt,  par  désespoir  d'amour,  à  mourir  pour  elle. 

«  Le  courage  lui  a-t-il  donc  manqué?  demande  Hugues 
du  ton  du  plus  profond  dédain,  en  remettant  la  missive  à 
qui  de  droit. 

—  Il  se  serait  porté  le  coup  de  la  mort,  monsieur,  si.... 

—  Gomment,  Iris,  interrompit  Montjoie,  vous  m'appelez 
monsieur! 

—  Je  vous  appellerai  Hugues,  si  vous  y  tenez,  bien  que  le 
temps  de  notre  intimité  soit  à  jamais  passé.  Un  jour,  au  retour 
d'une  promenade,  j'ai  trouvé  sur  un  point  isolé  à  Hampstead- 
heath,  lord  Harry,  baigné  dans  une  mare  de  sang,  gisant  à 
terre;  il  n'y  avait  âme  qui  vive  dans  ces  parages.  Ainsi  donc, 
pour  la  troisième  fois,  il  m'appartenait  de  lui  sauver  la  vie 
et  de  lui  tendre  une  main  amie.  Comment  ne  serais-je  pas 
impressionnée  par  cette  persistance  du  destin  à  me  faire 
intervenir  près  de  lui,  au  moment  où  la  situation  est  pour 
ainsi  dire  désespérée  !  Loin  de  vouloir  me  soustraire  au  rôle 
d'être  son  bon  ange  ici-bas,  j'ai  accepté  celui  que  nul  autre 
n'aurait  voulu  accepter.  Le  voyant  seul,  malade  et  malheu- 
reux, j'ai  cherché  à  le  réconforter  au  moral,  à  le  soutenir 
par  de  bonnes  paroles  et  à  le  disputer  à  la  mort;  cette  tâche 
accomplie,  tâche  de  douceur  et  de  patience,  j'ai  entendu  sa 
voix  verser  dans  mon  oreille  des  paroles...  ;  mais  n'attendez 
pas  que  je  vous  les  répète,...  lui-même  ne  pourrait  les 
redire. . . .  Après  des  années  de  résistance,  ma  volonté  a  fléchi. . . . 
Sachez  que  mon  but,  en  me  rendant  chez  le  docteur  Yim- 
pany,  était  de  prévenir  une  querelle  entre  mon  père  et 
Harry;  au  fait,  je  vous  prie  de  m'excuser,  j'aurais  dû  dire 
lord  Harry.  Quand  mon  père  est  arrivé  à  Redburn-road,  j'ai 
insisté  pour  avoir  immédiatement  un  entrelien  avec  lui.  Je 
lui  ai  dit  ce  que  je  viens  de  vous  dire  :  «  Vous  devez  opter, 
«  m'a-t-il  répondu,  entre  lord  Harry  et  moi  ;  réfléchissez  avant 
«  de  prendre  une  résolution  ;  si  vous  vous  décidez  à  épouser 
«  cet  homme,  vous  vivrez  et  mourrez  sans  recevoir  de  ma 
«  main  un  rouge  liard.  »  Il  mit  sa  montre  sur  la  table  entre 
nous,  et  me  donna  cinq  minutes  pour  prendre  une  décision. 
Au  bout  de  ces  cinq  minutes,  qui  me  parurent  interminables, 
il  me  demande  s'il  devait  laisser  son  testament  tel  qu'il 


124  c'était  écrit! 

l'avait  fait,  ou  aller  chez  son  notaire  et  en  faire  un  autre? 
«  Vous  ferez  ce  qui  vous  conviendra.  »  Telle  fut  ma  réponse. 
Surtout,  ne  croyez  pas  que  je  l'aie  faite  à  la  légère;...  je 
savais  la  portée  de  ma  détermination.  J'entrevoyais  l'avenir 
aussi  clairement  que  je  vous  vois  maintenant.  » 

Ne  pouvant  supporter  plus  longtemps  l'expression  de 
morne  désespoir  d'Iris,  Hugues,  Je  regard  cuisant,  s'écria  : 

«  Non,  vous  ne  voyez  pas  votre  avenir  comme  je  le  vois; 
de  grâce,  écoutez-moi,  pendant  qu'il  en  est  temps 
encore.... 

—  Il  est  déjà  trop  tard,  vous  dis-je,  reprit  Iris  avec  ani- 
mation. 

—  Soyez  persuadée,  reprit  Montjoie,  que  mes  conseils 
partent  d'un  cœur  ulcéré....  Je  vous  ai  tellement  aimée! 
Laissez-moi  vous  demander  si,  en  cas  d'une  rupture  avec 
lord  Harry,  je  puis  conserver,  moi,  l'espoir  de  vous  épouser? 
Vous  vous  figurez,  Iris,  voir  clair  dans  votre  avenir,  alors  que 
vous  avez  des  écailles  dans  les  yeux  ;  vous  parlez  comme 
une  personne  résignée  à  souffrir....  Mais,  bon  Dieu!  efforcez- 
vous  de  ne  pas  perdre  le  sens  moral;  êtes-vous  décidée  à 
mener  la  vie  d'une  déclassée  et,  qui  pis  est,  n'en  auriez- 
vous  plus  conscience? 

—  Continuez,  Hugues. 

—  Oh!  vous  ne  me  découragerez  pas,  ma  très  chère 
amie!  Plein  de  l'espoir  de  vous  aider  à  retrouver  votre  vraie 
nature,  je  liens  à  ne  rien  exagérer  par  rapport  à  lord  Harry. 
Oui,  je  veux  espérer  que  la  misérable  vie  que  cet  être  d'excep- 
tion a  menée,  n'a  pas  détruit  en  lui,  les  sentiments  respec- 
tables; mais  les  chevaliers  d'industrie,  les  bandits  qu'il  fré- 
quente, le  rendent  très  dangereux.  Il  sera  un  mauvais  mari, 
j'en  ai  la  conviction.  Si  dure  que  soit  la  tâche  que  je  remplis, 
je  tiens  à  vous  dire  que  rien  n'est  pire  pour  une  femme 
aimante  et  dévouée,  que  l'influence  ravageante  d'un  époux 
indigne  d'elle!  Les  pensées,  les  opinions,  les  goûts  de  celui- 
ci,  s'infiltrent  peu  à  peu  en  l'esprit  de  sa  compagne  et  l'obli- 
gent à  des  concessions  dégradantes.  De  fait,  le  sens  moral 
de  la  femme  finit  par  s'émousser,  s'oblitérer  et,  sans  en 
avoir  conscience,  elle  tombe  au  niveau  de  son  mari.  M'en 
voulez-vous  de  cet  horoscope  lugubre? 


c'était  écrit!  125 

—  Moi,  vous  en  vouloir?  vous  avez  peut-être  raison,  fit- 
elle  tristement. 

—  Le  croyez-vous  sérieusement,  dites,  ma  chère  amie? 

—  Hélas,  oui,  je  le  crois!  répondit  miss  Henley  d'une 
voix  émue. 

—  Alors,  pour  l'amour  de  Dieu!  réfléchissez  à  la  déter- 
mination que  vous  allez  prendre  et  permettez-moi  de  parler 
à  votre  père. 

—  Ce  serait  peine  perdue,...  répondit  la  jeune  fille  avec 
un  ineffable  sourire;  rien  de  ce  que  vous  pourrez  lui  dire  ne 
saurait  avoir  de  l'influence  sur  son  esprit. 

—  En  tout  cas,  j'essaierai,  reprit  Montjoie  avec  insis- 
tance. 

—  Vous  dirai-je  maintenant  que,  lorsque  je  suis  rentrée 
à  la  maison,  j'ai  vu  mes  caisses  dans  le  hall  et  appris  que 
mon  père  avait  donné  l'ordre  à  ma  femme  de  chambre  de 
tout  préparer  pour  mon  départ?  Je  dois  quitter  la  maison, 
a-t-il  dit,  et  aller  vivre  ailleurs. 

—  Ma  pauvre  chère  Iris!  dit  Hugues  Montjoie  avec  sym- 
pathie. 

—  Ma  femme  de  chambre,  reprit  miss  Henley,  est  une 
étrange  créature;  très  renfermée  en  elle-même,  elle  s'est 
bornée  à  me  dire  :  «  Je  suis  votre  fidèle  servante,  miss  :  où 
*  miss  ira,  j'irai  ».  Rien  de  tout  cela  ne  m'a  étonnée;  je  suis 
sans  doute  condamnée  à  vivre  dans  l'isolement;  j'ai  des  con- 
naissances parmi  les  femmes  qui  viennent  rendre  visite  à  mon 
père,  mais,  hélas,  point  d'amies!  D'après  ce  que  j'ai  appris, 
la  famille  de  ma  mère  aurait  vu  d'un  mauvais  œil,  son 
mariage  avec  un  homme  dans  le  commerce  et  qui  plus  est 
ayant  une  réputation  douteuse.  J'ignore  même  où  vivent  mes 
parents.  En  somme,  l'alliance  de  lord  Harry  est  pour  moi 
le  meilleur  mariage  possible.  Lorsque  j'envisage  ma  triste 
situation,  il  est  tout  naturel  que  mon  langage  soit  empreint 
d'amertume.  11  y  a  pourtant  dans  cet  amour,  dont  on  me 
fait  un  crime,  une  chose  qui  ne  laisse  pas  de  soutenir  mon 
courage.  C'est  qu'en  réalité  il  est  le  seul  refuge  qui  s'offre 
à  une  malheureuse  épave  repoussée  de  tout  le  monde  !  » 

Montjoie  prolesta.  11  ne  pouvait  entendre  dire  à  Iris  que 
toute  affection  lui  manquait  ici -bas 


126  c'était  écrit  1 

«  Oh!  s'écria-t-il  avec  feu,  que  vous  ai-je  donc  fait  pour 
me  témoigner  tant  de  dureté,  d'injustice!  Pouvez-vous 
mettre  en  doute,  que  tant  que  j'aurai  un  souffle  de  vire,  il 
vous  restera  un  ami?  » 

Vaincue  par  tant  de  sympathie  et  de  générosité,  Iris 
répondit,  les  larmes  aux  yeux  et  un  sourire  ému  sur  les 
lèvres  : 

«  Mon  pauvre  Hugues,  qu'il  faut  que  vous  soyez  bon  pour 
ne  pas  voir  que  votre  intervention  pourrait  vous  compro- 
mettre !  Juste  ciel  !  Que  ne  dirait-on  pas  de  votre  dévouement 
à  me  servir?  Vous  me  plaindrez,  en  apprenant  que  vos  tristes 
prédictions  sur  ma  déchéance  morale  se  sont  réalisées;  vous 
me  plaindrez  encore  plus,  quand  vous  connaîtrez  ma  triste 
fin.... 

—  Merci,  Iris,  merci,  de  compter  sur  ma  sollicitude  et 
sur  mon  amitié  inaltérables.  » 

A  cet  instant,  Iris  se  jette  dans  les  bras  de  Monljoie  et  lui 
donne  un  baiser,  en  murmurant  :  «  Adieu  !  » 

Puis,  elle  chancelle,  blêmit  et  se  laisse  choir  sur  un  fau- 
teuil. La  voyant  si  défaite,  il  juge  qu'elle  va  s'évanouir  et 
court  chercher  un  flacon  de  sels.  Tout  en  ouvrant  un  néces- 
saire de  voyage,  il  entend  la  porte  s'ouvrir  et  le  pêne  craquer 
sous  la  clef,  puis  le  mot  :  adieu,  prononcé  à  mi-voix  à 
l'autre  extrémité  du  corridor. 

Iris  avait  pris  le  parti  de  brusquer  ainsi  leur  séparation. 


XXXII 

Hugues  Montjoie,  pour  l'instant  seul  dans  sa  chambre, 
tire  vivement  le  cordon  de  sonnelte;  mais  avant  que  le 
domestique  eût  ouvert  la  porte,  il  n'était  déjà  plus  temps  de 
courir  à  la  poursuite  de  miss  Henley. 

Le  propre  d'un  honnête  homme  étant  de  chercher  dans 
l'activité  et  le  travail,  un  dérivatif  aux  pensées  douloureuses, 
Hugues  résolut  d'écrire  à  Iris,  puis  d'aller  ensuite  chez 
M.  Henley.  Sur  l'enveloppe,  il  avait  tracé  ces  mots  :  Confiée 
aux  soins  de  M.  Vimpany,  faire  suivre. 


c'était  écrit!  127 

Il  se  rend  après  ça  chez  M.  Henley,  qu'il  trouve  conforta- 
blement assis  à  table.  Hugues,  sans  préambule,  prononce 
un  chaleureux  plaidoyer  en  faveur  d'Iris,  mais,  comme  elle 
l'avait  prédit,  son  ami  n'eut  pas  gain  de  cause. 

Après  s'être  plaint  en  termes  assez  vifs  de  la  façon  dont  le 
visiteur  venait  de  forcer  la  consigne,  M.  Henley  fait  savoir  à 
Montjoie  qu'il  vient  d'ajouter  un  codicille  à  son  testament, 
afin  de  frustrer  sa  fille  de  tout  droit  à  son  héritage.  A  cette 
nouvelle  imprévue,  Hugues  sent  la  colère  lui  empourprer 
les  joues  ;  il  est  clair  que  son  interlocuteur,  insensible  aux 
menaces  et  aux  prières,  a  un  cœur  de  pierre.  L'insuccès  de 
Montjoie,  en  cherchant  à  servir  les  intérêts  d'Iris,  ne  fait 
qu'ajouter  à  son  désir  de  triompher  des  difficultés.  Il  se 
disait  qu'après  tout,  il  était  peut-être  encore  temps  de 
retarder,  sinon  d'empêcher  ce  mariage.  Il  lui  parut  qu'il 
n'avait  qu'une  chose  à  faire,  aller  trouver  lord  Harry  et  lui 
communiquer  la  fatale  résolution  de  M.  Henley;  soit  que  le 
sauvage  lord  considérât  seulement  ses  propres  intérêts,  soit 
qu'il  fût  véritablement  dévoué  à  ceux  d'Iris,  les  conset- 
quences  formidables  de  leur  union  lui  feraient,  sans  nul 
doute,  faire  un  retour  sur  lui-même. 

La  lumière  qui  brûlait  encore,  5,  Redburn  road,  donnait 
bon  espoir  que  lord  Harry  habitait  encore  la  maison. 

Effectivement,  Montjoie  trouva  le  docteur  et  son  ami  tran- 
quilles comme  deux  cerfs  au  ressui;  mis  en  bonne  humeur 
par  l'absorption  de  trois  grogs  (trois  seulement),  le  maître  de 
la  maison  saisit  avec  empressement  cette  occasion  de  mettre 
fin  à  un  malentendu  survenu  naguère  entre  Montjoie  et  lui, 
à  la  suite  de  certaines  libations  à  l'hôtellerie  de  Honey-Buz- 
zard,  et  il  s'écria  : 

«  Oubli  et  pardon,  voilà  ma  devise!  Inutile,  n'est-il  pas 
vrai,  de  vous  présenter,  monsieur  Montjoie?  Très  bien  ;  voyons, 
prenez  un  siège,  dit-il  en  s'adressant  au  survenant;  je  suis 
pauvre,  c'est  vrai,  mais  tant  que  j'aurai  un  toit  pour  pro- 
téger ma  tête,  un  ami  fidèle  sera  toujours  le  bienvenu  chez 
moi.  J'ai  tout  lieu  de  croire  que  le  confrère  qui  m'a  vendu  sa 
clientèle  est  un  fripon  fieffé  !  mon  argent  a  filé  et  les  clients 
ne  viennent  pas;  ce  n'est  pas  à  dire  pourtant  que  je  sois  à  la 
dernière    extrémité  —   iinancièrement    parlant.  —  Puis- 


428  c'était  écrit! 

je  vous  offrir  un  grog?  tenez,  préparez-le  vous-même.  » 

Après  s'être  excusé  courtoisement,  Hugues  fait  savoir  que 
sa  visite  avait  pour  but  de  solliciter  un  moment  d'entretien 
avec  lord  Harry. 

A  ces  mots,  le  docteur,  fort  mécontent  d'être  tenu  en  sus- 
picion, change  de  couleur.  D'autre  part,  le  sauvage  lord 
paraît  hésiter.  Il  demande  d'abord  s'il  s'agit  de  miss  Healey? 
Hugues  répond  que  oui;  sur  quoi,  son  interlocuteur  objecte 
qu'il  est  plus  prudent  de  n'en  pas  parler.  A  cela,  Montjoie 
réplique  que  la  chose  est  de  la  plus  haute  importance,  à  telle 
enseigne,  qu'il  s'est  décidé  à  partir  de  Londres  fort  tard  dans 
la  soirée,  pour  venir  à  Hampstead. 

Lord  Harry  se  lève  et  passe  devant  Montjoie  pour  lui 
montrer  le  chemin.  Furieux  du  peu  de  confiance  qu'on  lui 
témoigne,  M.  Vimpany  tient  d'autant  plus  à  affirmer  son 
autorité  de  maître  de  maison;  s'adressant  à  lord  Harry,  il 
crie  d'une  voix  forte  : 

a.  Faites  entrer  M.  Montjoie  dans  la  même  pièce  que  celle- 
ci,  à  l'étage  supérieur;  vous  êtes  ici  chez  moi.  » 

Les  deux  jeunes  gens  pénètrent  alors  dans  un  salon 
meublé  d'une  façon  sommaire  :  une  table  boiteuse  et  quel- 
ques méchants  sièges  ;  lord  Harry  et  Montjoie"  restent  debout, 
chacun  prévoyant  que  l'entrevue  ne  devait  être  ni  calme,  ni 
silencieuse.  Sans  perdre  de  temps  en  périphrases,  Hugues 
s'exprime  de  la  manière  suivante  : 

«  Ayant  eu  connaissance  d'un  projet  de  mariage  entre 
vous  et  miss  Henley,  je  me  suis  fait  un  devoir  de  vous 
demander  si  vous  êtes  instruit  des  dispositions  que  M.  Henley 
a  prises  à  l'égard  de  sa  fille,  au  cas  où  votre  espoir  se  réali- 
serait? Eh  bien,  sachez  qu'il  a  l'intention  de  la  déshériter! 

—  Permettez,  répliqua  Harry  en  l'arrêtant  court  et  en  se 
redressant  :  faites-vous  là  de  simples  conjectures? 

—  Je  quitte  à  l'instant  M.  Henley  et  c'est  de  sa  propre 
bouche  que  j'ai  recueilli  le  renseignement  que  je  viens  de 
vous  donner.  » 

Lord  Harry  garde  un  instant  le  silence  ;  Hugues  se  figure 
avoir  provoqué  par  là  un  obstacle  à  la  célébration  immédiate 
du  mariage;  mais  il  est  bientôt  détrompé  dans  ses  prévisions. 
L'amour  que  le  sauvage  lord  ressentait  pour  Iris  était  trop 


c'était  écrit!  150 

ardent  pour  tenir  compte  des  considérations  pécuniaires.  Il 
prolesta,  disant  : 

«  Vous  exagérez  les  choses;  permettez-moi  de  vous  repré- 
senter que  miss  Henley  n'est  point  dans  la  dépendance  de 
son  père,  autant  que  vous  semblez  le  croire.  La  conduite  de 
M.  Henley,  tout  odieuse  qu'elle  soit,  reste  étrangère  à  la 
question.  Et,  bon  Dieu!  je  ne  me  déchargerai  sur  personne, 
du  devoir  de  nourrir  et  de  vêtir  ma  femme.  Je  ne  suis  pas 
sans  ressources.  Sachez  que  je  m'estimerai  très  heureux  de 
faire  participer  à  ma  fortune,  quelle  qu'elle  soit,  celle  qui 
portera  mon  nom.  Je  peux  entrer  dans  les  détails,  si  vous 
le  désirez  ;  j'ai  vendu  mon  cottage  en  Irlande.... 

—  Un  bon  prix?  demanda  Hugues. 

—  Il  vous  doit  suffire  de  savoir  qu'il  est  vendu.  Puisque 
nous  en  sommes  à  parler  finance,  sujet  qu'il  m'est  tou- 
jours pénible  d'aborder,  surtout  quand  il  s'agit  de  la  femme 
la  plus  séduisante  que  je  connaisse,  j'ajouterai  pourtant,  que 
miss  Henley  a  une  fortune  personnelle,  qu'elle  a  hérité  de  sa 
mère;  vous  me  connaissez  assez,  pour  savoir  que  je  suis 
incapable  d'y  toucher? 

—  Assurément,  riposta  Montjoie,  mais,  aussi,  nous 
savons  tous  que  les  dividendes  baissent,  que  les  compagnies 
s'effondrent,  que.... 

—  Allons,  allons,  admettons  un  instant  que  le  porte- 
feuille de  miss  Henley  soit  aussi  vide  que  ses  poches,  qu'a-t- 
elle  à  craindre,  je  vous  le  demande,  si  elle  devient  ma 
femme? 

—  A  craindre?  de  rester  sans  ressources  parbleu!  si  vous 
veniez  à  mourir. 

—  Ma  parole  d'honneur!  c'est  à  quoi  je  n'ai  pas  pensé.... 
Voyons,  que  puis-je  faire?  »  s'écria-t-il  avec  désespoir  et  en 
ayant  l'air  de  se  consulter. 

Montjoie  s'aperçut  alors  qu'une  émotion  profonde  de 
découragement,  était  peinte  sur  les  traits  de  lord  Harry. 

Ce  coureur  d'aventures,  qui  avait  maintes  fois  exposé  sa 
vie,  ne  pouvait-il  donc  entrevoir  le  spectre  de  la  mort  sans 
frémir?  Non,  une  telle  hypothèse  ne  tenait  pas  debout.  Sûre- 
ment, quelque  chose  qu'il  ne  voulait  communiquer  à  per- 
sonne pesait  sur  son  esprit  et  menaçait  sou  avenir.  Le  fait 

9 


î 30  c'était  écrit! 

est,  qu'après  le  meurtre  d'Arthur,  il  avait  rompu  avec  l'asso- 
ciation des  Invincibles.  Toujours  est-il  qu'on  l'avait  prévenu 
que,  s'il  rentrait  en  Angleterre  après  cette  défection,  cela  lui 
pourrait  coûter  cher,  très  cher.  Si  jamais  la  nouvelle  de  son 
retour  du  sud  de  l'Afrique  arrivait  à  la  connaissance  des 
frères  et  amis,  ceux-ci  lui  feraient  expier  cette  audace  en 
prononçant  sa  sentence  de  mort.  Son  sort  dépendait,  en 
somme,  de  son  plus  ou  moins  de  sécurité  chez  le  docteur 
Vimpany. 

Hugues  attachait  sur  lord  Harry  un  regard  étonné,  lorsque 
une  inspiration  soudaine  sembla  sortir  du  cerveau  de  cet 
extravagant  personnage.  S'élançant  d'un  bond  vers  Montjoie, 
il  s'écria  en  lui  tendant  la  main  avec  effusion  : 

«  Je  vous  liens,  mon  cher  monsieur,  pour  mon  meilleur  ami. 

—  A  quoi  dois-je  cet  honneur?  répondit  ironiquement  le 
flegmatique  Anglais. 

—  Quel  service  immense  vous  venez  de  me  rendre,  en  me 
rappelant  que  je  puis  faire  un  sort  à  ma  future  femme! 
Vous  avez  raison  :  le  plus  tôt  sera  le  mieux.  Notre  ami,  le 
docteur,  me  servira  de  répondant. 

—  Parlez-vous  sérieusement?  reprit  Montjoie,  dont  l'esprit 
était  aussi  prompt  à  saisir  les  obstacles  au  mariage  de  lord 
Harry  avec  Iris  que  rebelle  à  en  accepter  les  chances. 

—  Pourquoi  cet  air  de  doute?  riposta  l'irascible  Irlandais, 
avec  un  geste  d'impatience. 

—  Vrai,  je  ne  comprends  pas.... 

—  Tâchez  d'abord  de  n'être  plus  jaloux,  dit  lord  Harry, 
et  vous  me  comprendrez....  Je  suis  de  votre  avis,...  je  dois 
assurer  l'avenir  de  ma  femme,...  de  ma  veuve  et  cela  au 
moyen  d'une  assurance  sur  ma  vie.  » 


XXXIII 

Après  son  entrevue  avec  lord  Harry,  Montjoie  attendit  en 
vain  pendant  quarante-huit  heures  une  lettre  d'Iris  en 
réponse  à  celle  qu'il  lui  avait  adressée.  M.  Vimpany  aurait-il 
donc  élé  capable  de  délenir  la  lettre  confiée  à  ses  soins? 


c'était  écrit!  131 

Au  bout  de  trois  jours,  Hugues  écrivit  pour  demandez 
explication  de  la  chose. 

En  retournant  le  pli  en  question  à  Montjoie,  le  docteur 
se  plaignait  dans  sa  réponse  qu'on  ne  l'eût  pas  traité  avec 
assez  d'égards.  Au  surplus,  miss  Henley  s'était  dispensée 
de  lui  donner  sa  nouvelle  adresse  à  Londres  et,  d'autre  part, 
lord  Harry  l'avait  quitté  inopinément,  laissant  seulement 
pour  lui,  quelques  mots  d'excuses  banales;  il  ajoutait  que 
ses  honoraires  comme  médecin  avaient  été  payés,  mais,  en 
réalité,  l'amitié  n'a-t-elle  pas  aussi  des  droits  à  faire  valoir? 
«  Lorsqu'un  homme  a  été  reçu  chez  vous  à  titre  d'ami,  peut-il 
donc  vous  traiter  comme  un  étranger?  Si  vous  m'en  croyez, 
le  mieux  c'est  de  ne  plus  nous  occuper  ni  d'elle  ni  de  lui.  » 

Montjoie  jeta  la  lettre  au  panier.  Il  se  disait  que  sa  seule 
chance  d'empêcher  le  mariage  d'Iris  était  de  communiquer 
avec  elle  ;  le  pauvre  garçon  craignait  qu'elle  ne  fût  aussi 
totalement  perdue  pour  lui  que  si  elle  eût  quitté  ce  monde 
à  jamais!  Sans  doute,  il  serait  parvenu  à  découvrir  la  retraite 
de  miss  Henley,  en  observant  les  mouvements  de  lord  Harry, 
mais,  hélas!  il  avait  disparu  de  l'horizon  sans  laisser  de 
trace.  Au  total,  les  heures  s'égrenaient  comme  un  collier  de 
perles  précieuses  et  Hugues  ne  savait  plus,  en  réalité,  à  quel 
saint  se  vouer.  Torturé  d'inquiétude,  malheureux,  décou- 
ragé, il  se  dit  qu'il  va  du  même  coup  tout  abandonner  et  se 
sent  attiré  vers  l'Ecosse;  tantôt,  il  redoute  de  recevoir  une 
lettre  d'Iris,  tantôt  il  se  sent  froissé  jusqu'au  fond  de  l'âme 
de  son  silence.  Était-elle  près  ou  loin?  en  Angleterre  ou  sur 
le  continent?  Mystère! 

Enfin,  après  plusieurs  jours  passés  dans  une  pénible 
attente,  Montjoie  reçoit  une  lettre  d'une  écriture  à  lui  inconnue 
et  portant  le  timbre  de  Paris. 

La  signature  lui  révéla  que  son  correspondant  était  Ion 
Harry!  Son  premier  mouvement  était  de  jeter  la  lettre  au 
feu  ;  or,  pourrait-il  endurer  le  martyre  d'apprendre  le  mariage 
d'Iris  de  la  main  même  de  son  mari?  Jamais!  jamais!  Malgré 
tout,  il  brise  nerveusement  le  cachet,  et  parcourt  la  mis- 
sive signée  de  lord  Harry;  celui-ci  lui  exprimait,  dans  les 
termes  delà  plus  scrupuleuse  politesse,  ses  regrets  de  n'avoir 
pu  prendre  congé  de  lui  avant  de  quitter  l'Angleterre.  Mais 


132  c'était  écrit! 

à  la  suite  de  la  conversation  qu'ils  avaient  eue  chez  M.  Vim- 
pany,  son  devoir  esl  de  l'informer  que  vu  les  conditions  ou 
il  avait  pu  placer  l'aléa  de  sa  propre  destinée,  il  avait  réussi  à 
mettre  sa  femme  en  meilleure  situation,  en  ce  qui  concernait 
son  avenir.  C'est  ce  qu'il  a  stipulé  au  cas  où  elle  lui  survi- 
vrait. 11  terminait  sa  lettre  en  disant,  que  lady  Harry  ne  vou- 
lait pas  être  oubliée  près  de  son  ancien  et  digne  ami;  il  lui 
envoyait  pour  sa  part  l'assurance  de  ses  sentiments  dévoués. 

L'entête  de  la  lettre  ne  portait  pour  tout  renseignement 
que  le  mot  :  Paris.  11  était  clair  qu'à  l'avenir,  toute  commu- 
nication écrite  ou  verbale  serait  supprimée.  L'instant  d'après, 
Hugues  brûlait  la  lettre!  Sa  surprise  fut  grande  quand,  à 
deux  jours  de  là,  il  en  reçut  une  d'Iris.  Elle  regrettait,  d'à  voir 
quitté  l'Angleterre  si  précipitamment,  ajoutant  qu'elle  ne 
devait,  cependant,  s'en  prendre  qu'à  elle-même. 

Elle  avait  compris,  d'une  parole  échappée  à  Harry  au 
cours  de  la  conversation,  qu'il  avait  tout  à  craindre  de  cer- 
tains conspirateurs  politiques,  avec  lesquels  il  s'était  com- 
promis. A  force  de  prières,  elle  avait  obtenu  des  aveux  com- 
plets de  son  mari.  Jugeant  enfin,  qu'il  n'y  avait  de  sécurité 
pour  eux  que  dans  la  fuite,  ils  avaient  mis  le  cap  sur  Paris. 
D'ailleurs,  lord  Harry  avait  des  amis,  dont  l'influence  pourrait 
être  fort  utile  à  ses  intérêts  pécuniaires. 

Iris  terminait  sa  lettre  par  des  remerciements  chaleureux, 
en  souvenir  des  preuves  d'affection  qu'il  lui  avait  données. 
Bref,  elle  exprimait  l'espoir  que  tous  les  deux  pourraient 
s'écrire  de  temps  en  temps.  Impossible  dans  les  circon 
stances  présentes,  d'anticiper  sur  le  plaisir  de  recevoir  sa 
visite,  mais  elle  espérait  qu'il  n'aurait  pas  d'objection  à  lui 
adresser  des  lettres  poste  restante. 

Le  post-scriptum  concernait  M.  Vimpany.  Elle  priait  Hugues 
de  se  dispenser  de  répondre  aux  questions  que  cet  intrigant 
lui  poserait  au  sujet  de  lord  Harry  et  d'elle-même.  A  coup 
sûr,  elle  avait  été  reconnaissante  des  soins  que  le  docteur 
avait  donnés  à  Rhoda  Benett;  mais,  depuis  lors,  sa  conduite 
avec  sa  femme  et  les  opinions  violentes  qu'il  avait  exprimées 
devant  lord  Harry,  avaient  modifié  son  opinion  sur  M.  Vim- 
pany; elle  ajoutait  que  si  elle  conservait  la  moindre  influence 
sur  Hugues,  elle  le  déciderait  à  rompre  avec  le  docteur. 


c'était  écrit!  133 

Cette  lettre  n'eut  d'outre  effet  que  d'irriter  Montjoie  encore 
davantage,  à  la  pensée  du  mariage  d'Iris  avec  lord  Harry. 

En  cet  état  de  choses,  il  soupçonna  à  tort  ou  à  raison  lady 
Harry  d'avoir  écrit  cette  lettre  sous  la  dictée  de  son  mari  : 
certaines  phrases,  suivant  lui,  visaient  particulièrement  l'ami 
jaloux  de  sa  femme.  Hugues  résolut,  en  conséquence,  de  ne 
répondre  à  Iris,  que  lorsqu'ils  pourraient  correspondre  libre- 
ment ensemble  sans  le  contrôle  de  lord  Harry. 

Il  eut,  derechef,  une  velléité  d'aller  s'enfouir  en  Ecosse, 
pour  surveiller  ses  maçons;  mais  la  perspective  de  vivre  sans 
voisins,  sans  amis,  le  fit  renoncer  à  ce  projet  champêtre. 
Il  se  décida,  au  contraire,  à  chercher  dans  le  tourbillon  mon- 
dain de  Londres  un  dérivatif  aux  anxiétés  qui  l'assiégeaient, 
ce  qu'il  fit. 

Reçu  a  bras  ouverts  par  ses  amis  et  connaissances,  il  allait 
tous  les  soirs  dîner  en  ville,  au  spectacle,  au  bal;  les  mères 
ayant  des  nièces  à  marier,  le  choyaient  à  l'cnvi. 

Il  retourna  aussi  à  son  club.  Y  trouvait-il  donc  quelque 
distraction,  quelque  plaisir  ou  quelque  soulagement?  aucun! 
Il  jouait  simplement  un  rôle  et  comprenait  qu'il  est  malaisé 
de  sauver  les  apparences  et  de  se  donner  le  change  à  soi-même. 
Bref,  après  un  intervalle  très  court,  quelque  chose  comme  le 
passage  d'un  météore,  il  renonça  au  monde.  Encore  qu'il  se 
fût  promis  de  ne  pas  répondre  à  Iris,  la  meilleure  soirée  qu'il 
avait  passée  à  Londres  fut  celle  où,  changeant  d'avis,  il  lui 
écrivit  une  longue  lettre. 


XXXIV 

I 

Le  jour  suivant,  en  voyant  apparaître  chez  lui  la  dernière 
personne  sur  laquelle  il  comptât,  Hugues  croyait  rêver; 
malgré  l'invraisemblance  de  la  chose,  c'était  Mme  Vimpany! 
mais  qu'elle  était  vieillie!  Après  avoir  renoncé  à  faire  usage 
du  fard,  son  teint  était  couleur  citron  et  sa  peau  craquelée 
comme  une  potiche  japonaise;  sa  cbcvelure,  autrefois  teinte 
eu  noir,  trahissait  aujourd'hui  les  ravages  de  l'âge.  C'étaient 
bien  les  mêmes  traits,  mais  grossis  ;  le  même  ovale,  mais 


134  c'était  écrit! 

ôpaissi  ;  les  mêmes  yeux,  mais  sans  flamme.  Velue  naguère 
avec  élégance,  elle  portait,  ce  jour-là,  une  méchante  robe 
brune,  fripée,  qui  laissait  pourtant  voir  encore  la  beauté  de 
sa  taille  et  la  grâce  de  ses  mouvements.  D'entrée  de  jeu,  en 
voyant  Monljoie,  elle  dit  : 

«  N'avcz-vous  pas  d'objection  à  échanger  avec  moi  une  poi- 
gnée de  main? 

—  Certes,  non;  pourquoi? 

—  Je  ne  peux  me  flatter,  hélas!  de  vous  avoir  laissé  de 
bien  bons  souvenirs,  reprit  Mme  Vimpany.  Vous  n'ignorez 
plus,  je  suppose,  que  je  suis  séparée  de  mon  mari?  Connais- 
sant M.  Vimpany  comme  vous  le  faites,  vous  pouvez  deviner 
ce  que  j'ai  souffert  et  pourquoi  je  l'ai  quille.  Si  vous  revoyez 
jamais  le  docteur,  évitez  avec  soin  de  lui  donner  l'adresse  de 
lady  Harry. 

—  De  grâce  !  appelez-la  Iris  tout  court,  comme  je  le  fais 
moi-même,  dit  Monljoie. 

—  Je  sais  pertinemment,  reprit  Mme  Vimpany  avec  ce 
sourire  affecté  des  gens  de  théâtre,  à  quelle  date  elle  s'est 
mariée;  ce  qui  perd  les  femmes,  voyez- vous,  c'est  de  ne 
connaître  les  hommes  que  trop  tard,  ou  même  de  ne  pas  les 
connaître  du  tout.  Sans  vouloir  désespérer  de  son  sort,  je 
sens  pourtant  que  la  crainte  l'emporte  sur  l'espérance  et,  je 
l'avoue,  mes  inquiétudes  sont  grandes  !  Iris  m'inspire  une  si 
profonde  affection.  Si,  en  réalité,  je  me  suis  amendée,  c'est 
bien  grâce  à  elle.  Ah!  sans  elle,  je  n'eusse  point  senti  le 
besoin  d'expier  mon  passé  par  le  dévouement  et  la  charité.  Je 
me  demande  seulement,  si  toutes  les  pécheresses  trouvent 
aussi  difficile  de  faire  peau  neuve  ! 

—  Est-il  indiscret  de  vous  demander  comment  vous  vous 
êtes  libérée  de  celte  servitude?  demanda  Monljoie. 

—  Mes  débuts  dans  la  bonne  voie  ont  été,  j'en  conviens, 
1res  malheureux.  A  peine  entrée  au  couvent,  je  résolus  d'en 
jorlir,  trouvant  médiocrement  édifiantes  les  chamailleries 
incessantes  des  nonnes  au  sujet  des  offices  religieux,  des 
prêtres,  des  ornements  d'église,  des  cierges,  que  sais-je? 
Là,  je  pus  me  convaincre  que  la  charité  chrétienne  était  en 
réalité  plus  grande  chez  les  médecins,  que  chez  les  bonnes 
sœurs;  si  je  vous  parle  ainsi  de  moi,  c'est  que  j'ai  mes  rai- 


c'était  écrit!  135 

sons  pour  cela.  Au  nombre  des  malades  faisant  partie  de 
mon  service,  il  y  avait  une  femme  âgée  que  je  dus  accom- 
pagner dans  le  midi  de  la  France;  à  mon  retour,  je  voulus 
étudier  à  Paris  les  progrès  accomplis  dans  le  service  des  hôpi- 
taux. C'est  à  cette  époque  que  le  hasard  me  fit  rencontrer  Iris. 

—  Le  hasard?  répéta  Montjoie. 

—  J'en  suis  encore  à  me  demander  comment  une  rencontre 
si  extraordinaire  peut  se  produire.  Lord  Harryetlris,  attablés 
devant  un  café  du  boulevard,  regardaient  passer  le  flot 
humain.  C'est  au  moment  où  je  frôlais  Iris  que,  d'un  coup 
d'oeil  rapide,  elle  me  reconnaît.  De  l'air  le  plus  naturel  du 
monde,  lord  Harry  vient  à  moi,  me  ramène  près  de  sa  femme 
et  tous  deux  m'invitent  à  être  leur  commensale.  En  péné- 
trant dans  leur  intérieur  et  en  vivant  dans  leur  intimité, 
j'ai  pu  me  rendre  compte  de  leur  vie  privée  et  de  la  douceur 
de  leur  lune  de  miel.» 

Montjoie  l'invite  à  continuer  ce  récit,  rempli  d'intérêt  pour 
lui. 

«  Vraiment?  reprit  Mme  Vimpany,  même  si  je  vous 
apprends  qu'elle  est  parfaitement  heureuse? 

—  Eh,  mon  Dieu,  oui!  fit-il  en  poussant  un  soupir  d'exilé 
qui  songe  à  sa  patrie. 

—  Alors,  je  continue.  D'abord,  je  déclare  que  lord  Harry 
est  un  homme  aimable,  charmant  et  irrésistible,  même  aux 
yeux  d'une  vieille  femme  comme  moi;  l'agrément  de  son 
esprit  et  la  rondeur  de  ses  manières  m'ont  ravie.  Sans 
doute,  son  entrain  endiablé  serait  taxé  de  folie  par  les  fils 
de  la  flegmatique  Albion,  boulonnés  d'ordinaire  jusqu'au 
menton,  peu  importe!  L'une  des  idées  les  plus  cocasses  de 
cet  être  bizarre,  c'est  de  vivre  lui  et  sa  femme  comme  un 
étudiant  et  une  étudiante  du  quartier  latin.  Dînent-ils  au 
restaurant,  il  leur  faut  un  cabinet  particulier;  vont-ils  à 
un  bal  public,  il  fait  danser  Iris  toute  la  nuit.  S'il  lui  arrive 
de  prendre  part  à  un  déjeuner  de  garçon,  il  en  revient  les 
poches  pleines  de  friandises  volées  au  dessert  pour  sa  jeune 
femme,  pour  son  ange,  comme  il  l'appelle.  Je  l'ai  entendu 
dire  à  Iris  :  «  Si  j'ai  une  pointe  d'ivresse,  ma  chérie,  il  ne  faut 
c  vous  en  prendre  qu'à  vous;  j'ai' étonné  tout  le  monde  par 
«  le  nombre  exorbitant  de  verres  de  vin  de  Champagne  que 


136  C'ÉTAIT   ÉCRIT! 

*  j'ai  sablés  à  votre  santé;  mais,  à  partir  d'aujourd'hui,  je 
c  refuserai  toute  invitation  qui  devra  me  priver  de  la  société 
«  de  ma  petite  femme  adorée  ».  Or,  avec  lord  Harry,  autant 
en  emporte  le  vent  ! 

—  Comment  ai-je  pu  entendre  parler  si  longtemps  de  ce 
bohème,  riposta  Montjoie  avec  vivacité. 

—  J'ai  mes  raisons  pour  vous  faire  subir  cette  épreuve, 
répondit  Mme  Vimpany;  je  me  résume  :  lord  Harry  va 
continuer  à  s'aboucher  avec  des  gens  méprisables,  à  brûler 
la  chandelle  par  les  deux  bouts  et  enfin,  j'ai  la  conviclion 
qu'il  en  arrivera  à  faire  des  choses  dont  il  rougirait  aujour- 
d'hui. Bref,  quand  j'envisage  l'avenir,  je  tremble  et  j'ai 
peur!  t> 

Hugues  reprit  d'une  voix  mal  assurée  : 

«  Tant  que  je  conserverai  un  peu  d'influence  sur  Iris,  j'ai 
bon  espoir  qu'elle  saura  tenir  tête  aux  bourrasques  de  l'exis- 
tence. Voulez-vous  me  donner  son  adresse? 

—  Oui,  mais  seulement  en  échange  d'une  promesse? 

—  Laquelle? 

—  C'est  que  vous  n'irez  la  trouver  qu'en  cas  d'urgence. 

—  Comment  pourrais-je  connaître  la  vérité  ?  demanda 
Hugues. 

—  Vous  la  connaîtrez  par  moi.  Iris  m'a  écrit  que  s'il 
survenait  quelque  chose  qu'elle  ne  pût  confier  au  papier,  sa 
femme  de  chambre  me  l'apprendra  à  coup  sûr. 

—  Peut-on  compter  sur  Fanny  Mire?  objecta  Montjoie. 

—  Son  extérieur  impénétrable  ne  parle  pas  en  sa  faveur. 
Après  avoir  causé  longuement  avec  elle,  je  reste,  toutefois, 
persuadée  que  cette  étrange  créature  a  la  reconnaissance  la 
plus  profonde  pour  sa  maîtresse.  A  coup  sûr,  elle  saura 
m'averlir  à  temps.  Toutes  ces  considérations  réunies,  vous 
décideront-elles  à  me  venir  voir  avant  voire  départ  pour 
Paris?  Allons,  pas  de  tergiversations...,  diles  oui  ou  non? 

—  Eh  bien!  c'est  oui  »,  répondit  Hugues. 

Cet  entretien  terminé,  Mme  Vimpany  lui  donna,  sous  le 
sceau  du  secret,  l'adresse  d'Iris  et  s'engagea  môme  à  trans- 
mettre à  l'occasion  à  son  interlocuteur  des  nouvelles  de 
leur  intéressante  amie. 

Cela  dit,  ils  se  séparèrent. 


c'était  écrit!  137 


XXXV 

Les  semaines  s'effritaient  lentement;  Mme  Vimpany  tenait 
scrupuleusement  la  promesse  qu'elle  avait  faite  à  Montjoie; 
dès  qu'elle  recevait  une  lettre  d'Iris,  elle  s'empressait  de  la 
lui  communiquer  avec  prière  de  la  retourner  aussitôt  qu'il 
en  aurait  pris  connaissance;  les  détails  de  la  vie  du  jeune 
couple,  détails  qui  semblaient  appelés  à  justifier  les  craintes 
de  Mme  Vimpany,  étaient  racontés  par  Iris  avec  un  badinage 
jeune  et  charmant;  mais  combien  il  était  attristant  de  con- 
stater que  sa  brillante  intelligence  était  inhabile  à  concevoir 
des  soupçons  qui  auraient  pu  frapper  même  l'ingénuité  d'un 
enfant!  Une  fois,  Mme  Vimpany  écrivit  à  Montjoie  les  lignes 
suivantes  :  «  Je  crois  inutile  de  vous  faire  tenir  la  dernière 
lettre  d'Iris,  tant  le  contenu  en  est  insignifiant  et  succinct; 
par  contre,  vous  trouverez,  ci-jointe,  une  circulaire  dont  je 
vous  prie  de  prendre  connaissance.  Allez  aux  informa  lions 
et  tâchez  d'éclaircir  la  chose.  Lord  Harry  rêve,  à  coup  sûr, 
un  coup  de  fortune,  dont  sa  femme  n'envisage  pas  encore  les 
conséquences.  » 

Ce  prospectus  annonçait  la  publication  prochaine  d'un 
journal  hebdomadaire,  publié  en  français  et  en  anglais,  à 
Paris.  Cette  feuille  devait  faire  concurrence  au  Galignani. 
La  liste  des  collaborateurs  comprenait  les  noms  de  littéra- 
teurs jouissant  d'une  notoriété  incontestable;  les  personnes 
qui  désiraient  des  informations  sur  les  garanties  que  pou- 
vait offrir  cette  affaire,  devaient  s'adresser  au  comité  d'ad- 
ministration, composé  d'hommes  cotés  très  haut  dans  le 
monde  financier.  Les  renseignements  obtenus  par  Hugues  et 
les  promesses  de  la  circulaire  ne  différaient  pas  d'un  iota; 
mais,  par  contre,  la  question  des  dividendes  souleva  de 
grandes  récriminations.  Hugues  le  fit  savoir  à  qui  de  droit; 
Iris  comprit. 

Après  un  intervalle  plus  long  qu'à  l'ordinaire,  elle  fit 
savoir  à  son  amie  que  son  mari  avait  loué  à  Passy  une  sorte 
de  chalet  qui  leur  permettrait  de  vivre  plus  économique- 
ment qu'à  Paris,  de  cultiver  un  joli  jardin  et  de  respirer  l'air 


138  c'était  écrit! 

pur  du  bois;  mais,  aucune  allusion  à  la  publication  du  nou- 
veau journal.  Sur  le  verso,  Mme  Vimpany  avait  écrit  les 
lignes  suivantes  :  «  II  m'arrive  à  l'instant  une  communica- 
tion fort  inquiétante  au  sujet  de  mon  mari;  je  n'en  puis  dire 
davantage;  il  est  possible,  après  tout,  que  ce  bruit  ne  soit 
pas  fondé  ».  Or,  à  quelques  jours  de  là,  celte  nouvelle  fut 
confirmée  de  la  façon  la  plus  imprévue,  par  l'arrivée  de 
M.  Vimpany  en  personne!  Sa  physionomie,  son  maintien, 
sa  parole,  exprimaient  la  fatuité  et  l'outrecuidance. 

«  Gomment  ça  va?  s'écria-t-il  d'un  ton  épanoui  et  joyeux. 
Quel  beau  temps,  hein!  pour  cette  époque  de  l'année!  Ma 
foi!  je  ne  vous  demande  pas  de  vos  nouvelles,  tant  vous  avez 
l'air  en  bonne  santé.  Me  trouvez-vous  très  changé?  fit-il  en 
levant  la  tête. 

—  A  parler  franc,  votre  entrain  m'étonne,  repartit  Hugues 
d'un  ton  indifférent,  et  sans  plus  bouger  qu'une  cariatide. 

—  Voyez- vous,  reprit-il,  c'est  que  j'ai  pour  principe  de 
faire  bonne  mine  à  mauvais  jeu.  Les  gémisseurs  m'assom- 
ment! Plus  j'ai  vent  contraire,  moins  je  me  laisse  abattre. 
Regardez-moi  droit  :  eh  bien!  vous  avez  devant  les  yeux  un 
homme  à  l'esprit  cultivé,  un  homme  exerçant  une  profession 
des  plus  honorables,  un  homme  aimant  les  arts,  un  homme 
ayant  foi  dans  la  marche  ascendante  de  la  civilisation  et  ne 
possédant  littéralement  que  les  hardes  qu'il  a  sur  le  corps  ! 
Serrez  cette  main,  monsieur  Montjoie  ;  c'est  celle  d'un  homme 
pauvre,  qui  ne  peut  plus  faire  face  à  ses  affaires! 

—  Vous  prenez  ça  bien  philosophiquement! 

—  Bien  sûr!  à  quoi  bon  m'en  émouvoir?  Ma  conscience 
ne  me  reproche  rien,  absolument  rien.  Ai-je  perdu  de  l'ar- 
gent dans  des  spéculations  véreuses?  pas  un  rouge  liard! 
ai-je  parié  aux  courses?  mes  ennemis  les  plus  acharnés 
n'oseraient  répondre  affirmativement;  qu'ai-je  donc  fait? 
Ah!  j'ai  été  trop  serviable,  trop  charitable,  trop  dévoué! 
Allons,  bon!  vous  souriez!  Ah!  il  n'y  a  pas  là,  cependant, 
de  quoi  rire!  Quand  un  médecin  a  pour  mobile  l'amour 
de  l'humanité  ;  quand  il  ne  vise  qu'à  soulager  les  souffrances 
d'autrui,  n'appelez-vous  pas  cela  delà  vertu,  du  dévouement, 
de  l'abnégation.  J'ajoute  même  que  si,  par  hasard,  je  vois 
arriver  un  client,  souvent  il  est  trop  pauvre  pour  payer.  J'ai 


c'était  écrit!  139 

fait  des  visites  de  quartier  chez  les  clients  de  mon  prédéces- 
seur pour  les  relancer,  bref,  je  me  suis  donné  un  mal  de 
cinq  cents  diables  pour  réussir,  mais  personne  n'a  réclamé 
mes  soins.  Hommes,  femmes,  enfants,  jouissent  d'une  sanlé 
impitoyable!  Que  le  diable  les  emporte!  n'est-il  pas  révoltant 
que  quelqu'un  de  ma  valeur  soit  réduit  à  la  pauvreté,  voire 
à  la  misère!  » 

Avisant  une  cave  à  liqueurs,  il  s'excuse  de  la  liberté  grande 
et  se  sert  un  verre  de  cognac  dont  il  se  délecte. 

Hugues,  qui  n'en  était  plus  à  se  reprocher  de  ne  pas 
avoir  brusquement  mis  le  docteur  à  la  porte,  s'empresse 
d'aller  fermer  à  clef  la  cave  à  liqueurs.  On  peut  s'imaginer 
l'exaspération  de  M.  Vimpany!  il  rougit  jusqu'au  blanc  des 
yeux  et  son  désappointement  allait  se  traduire  par  une  bordée 
de  jurons  peu  parlementaires;  mais,  l'instant  d'après,  il  partit 
d'un  éclat  de  rire  satanique  ;  à  coup  sûr,  il  venait  en  quêteur 
d'aumônes. 

«  C'est  exquis,  ce  cognac!  finit  par  dire  le  docteur;  il  est 
bien  supérieur  au  fameux  vin  de  Bordeaux  de  l'auberge  de 
Honey-Buzzard.  Vous  en  souvient-il,  hein?  Je  reviens  à 
mon  insolvabilité.... 

—  Permettez  !  s'écria  Hugues,  qui  en  avait  assez  des 
doléances  de  son  interlocuteur,  je  ne  suis  pas  au  nombre 
de  vos  créanciers. 

—  En  êtes-vous  bien  sûr?  répliqua  le  docteur;  un  peu  de 
patience,  s'il  vous  plaît. 

—  Quoi!  seriez-vous  venu  ici  pour  m'emprunter  de 
l'argent? 

—  Nom  d'un  petit  bonhomme!  laissez-moi  au  moins  le 
temps  de  m'expliquer.  Il  n'est  pas  question  d'une  affaire  à 
bâcler  en  cinq  minutes. 

—  Alors,  expliquez-vous? 

—  Je  me  flatte  d'avoir  un  esprit  fertile  en  ressources;  la 
dernière  fois  que  mes  créanciers  m'ont  forcé  à  rendre  gorge, 
je  n'ai  pas  jeté  pour  cela  le  manche  après  la  cognée.  Du 
tout!  à  quoi  bon  se  butter  contre  le  soleil!  La  médecine 
I)  «urgeoise  et  honnête,  ne  m'ayant  occasionné  que  des  dé- 
boires, j'ai  tenté  la  chance  comme  empirique;...  en  un  mot, 
j'ai  inventé  un  médicament  merveilleux,...  un  spécifique,... 


140  c'était  écrit! 

un  élixir  de  vie;  mais  la  seule  chose  qui  m'ait  manqué,  c'est 
l'argent;  il  en  faut  tant  pour  les  frais  de  presse,  pour  les 
réclames,  en  un  mot,  pour  lancer  la  chose!  Or,  savez- yous 
que  l'argent  est  le  nerf  des  annonces  et  du  succès.  Au  total, 
les  personnes  auxquelles  je  me  suis  adressé  pour  avoir  des 
fonds  m'ont  envoyé  promener. 

—  Je  comprends,  riposte  son  interlocuteur. 

—  J'ai  alors  changé  mon  fusil  d'épaule.  Que  diable!  le 
gosier  ne  peut  se  contenter  d'eau  claire!  Je  me  suis  dit  que 
notre  siècle  est  le  siècle  des  écrivains,  des  acteurs,  des  pein- 
tres, des  artistes,  pour  tout  dire  d'un  mot.  Ma  partie,  à  moi, 
c'est  la  photographie.  Avez- vous  remarqué  les  épreuves 
appendues  aux  murs  de  mon  cabinet?  c'est  mon  œuvre, 
mon  cher,  ou  plutôt  mon  chef-d'œuvre;  mais  je  n'en  ai 
soufflé  mot,  car  le  gros  public  aurait  déclaré  qu'il  y  a  incompa- 
tibilité entre  la  médecine  et  la  photographie!  Je  me  résume 
en  disant  que,  pour  me  remettre  à  Ilot,  je  compte  publier 
une  biographie  des  médecins  éminents  de  Londres;  la  publi- 
cation mensuelle,  à  12  fr.  50  le  numéro,  sera  ornée  de  por- 
traits photographiés.  Bien  entendu,  je  prendrai  un  nom  de 
guerre;...  dame!  après  ça,  si  je  ne  fais  pas  fortune,  il  faut 
renoncer  à  l'idée  de  réussir  jamais!  Qu'en  pensez- vous? 

—  J'avoue  que  je  ne  saisis  pas  bien;...  je  me  demande 
pourquoi  vous  me  mettez  ainsi  dans  le  secret  de  votre  des- 
tinée? 

—  Comment  donc!  mais  je  vous  considère  comme  mon 
meilleur  ami. . 

—  Vous  devez  cependant,  riposta  Montjoie,  en  avoir  de 
plus  anciens  que  moi,  docteur. 

—  Pas  un  seul  qui  m'inspire  autant  de  confiance,  mon 
ami,  et  je  vais  vous  en  donner  la  preuve. 

—  Voyons,  il  s'agit  d'argent,  pour  appuyer  votre  combi- 
naison? demanda  Hugues  en  écrasant  le  docteur  d'un  regard 
de  mépris. 

—  Êtcs-vous  donc  résolu  à  me  dire  des  choses  blessantes? 
fit  M.  Vimpany  avec  un  geste  d'humeur. 

—  Moi?  Parbleu,  non;  continuez. 

—  Merci;  un  petit  encouragement  produit  toujours  un 
grand  effet  sur  moi.  Je  désirerais  vous  faire  voir  mon  manus- 


c'était  écrit!  141 

crit,  avanl  de  le  confier  au  libraire  que  j'ai  commissionné 
pour  le  publier;  c'est  un  vrai  service  à  me  rendre. 

—  Je  suis  fort  occupé;...  bien  le  bonsoir! 

—  Vous  dites? 

—  Que  je  me  refuse  à  être  votre  bailleur  de  fonds,  car 
c'est  là  où  vous  en  voulez  venir.  » 

La  physionomie  de  M.  Vimpany  prit  une  expression  sinistre, 
il  s'écria  : 
«  Réfléchissez  qu'il  en  est  temps  encore. 

—  Pensez-vous  donc  m 'effrayer?  Mettez-vous  bien  dans 
l'esprit  que  ma  résolution  est  prise  et  que  rien  ne  peut  la 
modifier.  » 

Sur  ce,  le  docteur  prend  son  chapeau  ;  les  yeux  braqués 
sur  Hugues,  il  s'écrie  : 

«  Le  temps  est  proche  où  vous  vous  repentirez  de  m'avoir 
refusé;  à  l'avantage,  monsieur!  » 

Par  quel  moyen  désespéré  ou  audacieux  ce  banquerou- 
tier réussirait-il  à  remplir  sa  bourse  vide?  s'il  eût  renoué 
des  relations  avec  lord  Harry,  chose  assez  plausible,  après 
tout,  car  la  fatalité  de  leur  nature  les  faisait  toujours  se 
rejoindre,  ils  s'entendraient  comme  deux  larrons  en  foire 
pour  battre  monnaie.  Envisageant  les  complications  qui 
menaçaient  l'avenir  d'Iris,  Hugues  résolut  d'aller  en  con- 
férer avec  Mme  Vimpany. 

Dans  les  circonstances  présentes,  n'était-il  pas  opportun 
que  Monljoie  se  rendit  à  Paris? 


XXXVI 

Informée  de  la  démarche  du  docteur  par  une  lettre  de 
Hugues,  Mme  Vimpany  comprit  que  la  situa  Lionempirait  ;  mais, 
à  vrai  dire,  elle  ne  voyait  pas  la  nécessité  pour  lui  de  tra- 
verser le  détroit. 

«  Restez  à  Londres,  écrivait-elle  à  Hugues;  au  cas  qu'Iris 
ne  m'écrive  pas  ces  jours-ci,  Fanny  Mire  me  tiendra  aucou- 
raut  de  ce  qui  se  passe  et  je  vous  retournerai  aussitôt  sa 
lettre.  » 


142  c'était  écrit! 

Le  samedi  de  la  môme  semaine,  la  femme  du  docteur  fai- 
sait son  entrée  chez  Hugues  Montjoie,  une  lettre  de  Fanny  à 
la  main. 

«  Madame,  disait-elle,  comme  j'ai  pris  l'engagement  de 
vous  instruire  de  la  situation  lorsqu'elle  offrirait  des  dangers, 
le  moment  est  venu  de  tenir  ma  promesse.  M.  Yimpany 
est  ici,  depuis  hier;  lady  Harry  n'écrit,  ni  ne  parle;  alors, 
je  me  suis  décidée  à  vous  écrire  ces  lignes.  Votre  humble 
servante.  F.  » 

Cette  lettre,  pour  laconique  qu'elle  fût,  ne  laissa  pas  de 
causer  à  Hugues  de  vives  anxiétés. 

«  Pourquoi  Iris  ne  vous  a-t-elle  pas  écrit  elle-même? 
disait-il  à  Mme  Vimpany;  c'est  d'autant  plus  incompréhen- 
sible que,  jusqu'ici,  elle  s'est  expliquée  avec  une  grande 
franchise  sur  le  compte  du  docteur. 

—  C'est  juste,  mais  c'est  dissimulation  de  sa  part,  répondit 
Mme  Vimpany  d'un  ton  grave. 

—  Vous  figurez-vous  pourquoi?  demanda  Hugues  curieu- 
sement. 

—  Je  crains  que  oui,  riposta  son  interlocutrice.  Iris  se  fait 
une  loi  de  complaire  à  son  seigneur  et  maître;  en  outre,  elle 
lui  donne  tout  l'argent  qu'il  veut.  J'entrevois  que  plus  son 
mari  prendra  d'influence  sur  elle,  moins  elle  s'épanchera 
avec  moi. 

—  Le  moment  de  me  rendre  près  d'elle  est-il  arrivé? 
dit  Montjoie. 

—  Assurément,  répondit  vivement  Mme  Vimpany,  vous 
n'avez  pas  de  temps  à  perdre.  Pourvu,  toutefois,  que  vous 
conserviez  une  pleine  et  entière  possession  de  vous-même. 

—  Ah!  s'écria  Hugues,  quand  il  s'agit  d'Iris,  je  suis 
capable  de  tous  les  héroïsmes.  » 

Le  lendemain  de  son  arrivée  à  Paris,  il  se  demande  s'il 
ne  devrait  pas  écrire  à  Iris,  pour  prendre  un  rendez- vous  à 
Paris,  ou  aller  tout  simplement  chez  eile,  à  Passy.  Persuadé 
que  celle  dernière  combinaison  était  celle  qui  lui  offrait  le 
plus  de  chance  de  prendre  lord  Harry  et  le  docteur  par  sur- 
prise, il  s'arrêta  à  ce  parti. 

Hugues  se  rendit  donc  à  Passy.  Le  chalet  avait  ce  je  ne  sais 
quoi  de  français,  de  coquet,  de  riant,  d'où  se  dégage  la  gaieté  : 


c'était  écrit!  143 

rideaux  relevés  par  des  rubans  roses;  jalousies  peintes  en 
vert;  jardin  tout  en  fleurs;  Monljoie  sonne;  Fanny  Mire  lui 
ouvre  la  porte.  En  le  reconnaissant,  elle  semble  pétrifiée! 
*  Êles-vous  attendu?  dit-elle. 

—  Quelle  idée!  répond  Hugues  du  ton  le  plus  naturel  du 
monde.  Lord  et  lady  Harry  sont-ils  chez  eux?  demande-t-il 
à  voix  basse. 

—  On  vient  de  finir  de  déjeuner. 

—  Vous  rappelez- vous  mon  nom?  dit  Montjoie. 

—  Oui,  monsieur. 

—  Alors,  annoncez-moi.  » 

Sur  ce,  elle  ouvre  une  porte  du  rez-de-chaussée.  Puis, 
comme  si  elle  faisait  effort  pour  parler,  elle  dit  :  «  Mon- 
sieur Montjoie!  > 

Lord  Harry  et  son  commensal  fumaient  à  la  fenêtre  ;  Iris 
était  occupée  à  arroser  des  pots  de  fleurs  ;  à  l'arrivée  de  l'in- 
trus, elle  leva  des  yeux  d'angoisse  vers  son  mari;  la  physio- 
nomie épanouie  de  celui-ci,  témoignait  de  sa  belle  humeur. 

«  Quelle  agréable  surprise!  fit-il,  en  serrant  la  main  de 
Monljoie.  » 

Rassurée  par  la  cordialité  de  cette  réception,  Iris  se  sentit 
renaître  ;  son  sang  reflua  à  ses  joues  et  un  sourire  effleura 
ses  lèvres.  Or  à  cet  instant,  une  vive  contrariété  empourpra 
ie  visage  de  M.  Vimpany;  il  semblait  décontenancé.  Iris  s'en 
aperçut  et  en  parut  désagréablement  impressionnée.  Quant 
à  lord  Harry,  il  partit  d'un  grand  éclat  de  rire  et  dit  à 
Iris  : 

«  Ah!  ah!  ah!  regardez  donc  un  peu  la  bonne  tête  du 
docteur.  Le  diable  m'emporte,  c'est  bien  la  première  fois  de 
sa  vie  que  ce  blagueur-là  est  intimidé.  » 

La  bonne  humeur  du  maître  de  céans  était  irrésistible;  le 
rire  argentin  d'Iris  fit  écho  au  sien. 

Au  même  instant,  M.  Vimpany  émergea  du  coin  où  il  était 
bloqué  et  s'adressant  à  Hugues  Montjoie,  il  dit  d'un  ton 
paterne  : 

«  Je  regrette,  monsieur,  ce  qui  s'est  passé  entre  nous,  lors 
de  notre  dernière  entrevue;  vous  ne  m'en  voulez  pas,  dites? 
Allons,  une  poignée  de  main!   » 

Subissant  l'entrain  invincible  de  son  mari,  Iris  se  mit  à 


144  c'était  écrit! 

singer  le  docleur  avec  espièglerie.  Lord  Harry,  se  frottant 
les  mains,  s'écria  en  riant  : 

«  Ah!  vous  voyez,  monsieur  Montjoie,  que  le  mariage 
ne  l'a  rendue  ni  plus  triste,  ni  plus  sérieuse.  Peut-on  vous 
offrir  à  déjeuner?  le  couvert  est  encore  mis.... 

—  Je  vous  garantis,  riposta  le  docteur,  que  votre  estomac 
s'en  trouvera  bien.  » 

Se  rappelant  les  recommandations  de  Mme  Vimpany, 
Hugues  refusa. 

Lord  Harry  avait  un  rendez-vous  d'affaires,  mais,  avant  de 
s'y  rendre,  il  tient  à  demander  au  nouvel  arrivant  s'il  con- 
naissait le  Continental  Herald. 

«  Il  tire  déjà  à  40  000  !  Mon  cher,  votre  serviteur  est 
l'un  des  principaux  propriétaires  de  ce  journal;  allons,  Vim- 
pany, venez.  Au  fait,  je  dois  prendre  le  temps  de  vous 
raconter  que  le  gousset  de  notre  ami  commun  le  docteur 
présente  un  cas  de  consomption  très  caractérisé...  ou  plutôt 
d'inanition,  en  sorte  que  je  l'ai  attaché  à  la  rédaction  du  nou- 
veau journal;  il  devra  nous  fournir  un  éreintement  de  la 
médecine  et  des  médecins,  en  bonne  et  due  forme,  moyen- 
nant finance,  bien  entendu...,  et  il  s'y  entend! 

«  Iris,  tâchez  de  retenir  M.  Montjoie  jusqu'à  notre  retour; 
à  tout  à  l'heure  !  »  fit-il  avec  un  shake  hand  à  tout  casser 

Mme  Vimpany  avait  raison  :  lord  Harry  était  irrésistible; 
mais  la  matinée  réservait  à  Montjoie  bien  d'autres  surprises 
encore  l 


XXXVII 

Les  circonstances  permirent  donc  à  Hugues,  ce  jour-là,  de 
rester  seul  avec  Iris;  en  dépit  de  l'affront  qu'elle  lui  avait 
infligé,  en  épousant  lord  Harry,  elle  exerçait  toujours  sur 
lui  le  même  charme.  Dès  que  le  maître  du  logis  et  son  ami 
se  furent  éloignés,  Iris  parut  avoir  à  cœur  de  prouver  à  Mont- 
joie qu'elle  était  réellement  parfaitement  heureuse. 

«  Laissez-moi  vous  dire,  ajouta-t-elle,  que  lorsque  je  me 
rappelle  votre  zèle  à  me  dissuader  d'épouser  lord  Harry  et  à 


c'était  écrit!  145 

me  prédire  que  je  pouvais  m'attendre  à  tout,  lorsque  je  serais 
sa  femme,  vous  voyant  ici,  je  n'en  puis  croire  mes  yeux. 
Eli  bien!  cher  bon  ami,  sachez  que,  d'une  part,  je  n'ai  point 
à  me  repentir  de  l'acte  que  j'ai  accompli  et  que,  d'autre  part, 
je  n'ai  jamais  eu  plus  de  plaisir  à  vous  voir  qu'aujourd'hui.  » 

Malgré  tout,  il  semblait  à  Montjoie  que  l'enthousiasme 
d'Iris  manquait  de  sincérité  et  que  son  regard  n'était  plus 
aussi  libre.  Bref,  soit  prévention  rétrospective,  soit  ce  sens 
divinatoire  que  l'on  appelle  clairvoyance,  toujours  est-il 
qu'Iris  était  triste  et  qu'elle  voulait  avoir  l'air  content.  Son 
interlocuteur  en  ressentit  un  trouble  singulier,  il  reprit  : 

«  A  coup  sûr,  votre  mémoire  a  parfois  des  défaillances, 
Iris. 

—  Qu'ai-je  donc  oublié?  demanda  la  jeune  femme. 

—  En  fouillant  le  passé,  vous  découvririez  que  jadis 
l'idée  d'épouser  lord  Harry  ne  vous  plaisait  guère  plus  qu'à 
moi-même. 

—  Gela  prouve  tout  bonnement  que  je  ne  le  connaissais 
pas  comme  je  le  connais  aujourd'hui,  répondit  Iris  avec 
sérénité. 

—  Une  vieille  habitude  est  difficile  à  déraciner,  vous  savez  ; 
j'ai  conservé  si  longtemps  celle  de  vous  donner  des  conseils, 
que  je  suis  tenté  de  continuer.  Il  est  urgent,  croyez-moi,  de 
vous  débarrasser  du  docteur  Vimpany. 

—  Ah!  moi  qui  comptais  sur  vous  pour  le  caser;  le 
Continental  Herald  nous  impose  de  tels  sacrifices,  que 
nous  ne  pouvons  venir  en  aide  au  docteur. 

—  Il  est  déjà  venu  me  relancer  pour  cela,  mais  je  l'ai 
refusé  net.  Quant  à  moi,  il  m'est  impossible  de  comprendre 
votre  revirement  d'opinion  au  sujet  de  M.  Vimpany. 

—  Mais  vous  avez  grand  tort  de  le  juger  à  la  rigueur, 
repartit  Iris  d'un  ton  grave.  Lord  Harry  connaît  Mme  Vim- 
pany et  il  dit  :  «  Si  le  ménage  se  détraque,  c'est  elle  seule 
«  qui  en  est  cause.  » 

Hugues  se  contenta  de  tourner  silencieusement  sa  langue 
dans  sa  bouche  bien  que,  résolu  à  aborder  un  sujet  d'un 
intérêt  plus  direct  pour  lui,  il  finit  par  dire  : 

«  J'estime  que  ma  vieille  affection  pour  vous  m'autorise  à 
vous  demander  si  lord  Harry  ne  vous  a  pas  priée  de  lui 

10 


M6  c'était  écrit! 

avancer  une  forte  somme  pour  mettre  à  flot  le  Continental 
Herald? 

—  Non  seulement  mon  mari  n'a  fait  aucun  appel  à  ma 
fortune  privée,  mais  en  souscrivant  à  mon  profit  une  police 
d'assurance  en  cas  de  mort,  il  prélève  chaque  année  une 
somme  considérable  sur  ses  revenus,  aux  seules  fins  de 
m'assurer  une  existence  confortable,  si  j'ai  le  malheur  de 
lui  survivre.  Comment  n'être  pas  touchée  d'un  procédé 
aussi  désintéressé,  aussi  chevaleresque?  Dernièrement,  un 
lot  considérable  d'actions  du  journal  s'étant  trouvé  à  prendre, 
je  n'ai  pas  eu  l'ingratitude  de  laisser  perdre  à  lord  Harry 
cette  chance  de  faire  fortune;  j'ai  donc  insisté  pour  avancer 
la  somme  nécessaire;  il  a  refusé,  j'ai  insisté,  mais,  comme 
tcïîjours,  il  a  fini  par  céder  à  mes  désirs.  » 

A  cet  instant,  si  Hugues  Montjoie  eût  dit  le  fin  mot  de  sa 
pensée,  il  eût  jeté  les  hauts  cris.  Il  se  borna  à  demander  à 
Iris,  si  tout  son  avoir  avait  été  englobé  dans  l'affaire.  En  fai- 
sant cette  question,  il  était  résolu,  s'il  en  était  temps  encore, 
à  sauver  le  reste  du  naufrage.  Puis,  comme  par  une  impul- 
sion soudaine,  il  ajouta  : 

«  Pourquoi  n'acheteriez-vous  pas  une  annuité?  D'abord, 
savez-vous  ce  que  c'est? 

—  Je  ne  m'en  doute  même  pas  !  »  répondit  lady  Harry. 
Alors  il  expliqua  aussi  nettement  que  possible  ce  dont  il 

s'agissait  et  demanda  à  son  interlocutrice  de  quelle  somme 
elle  pouvait  disposer. 

Iris  hésite,  puis  garde  le  silence;  à  coup  sûr,  elle  recule 
devant  l'humiliation  d'un  aveu. 

«  Iris,  dit  Montjoie,  pourquoi  détournez- vous  les  yeux 
quand  je  vous  parle? 

—  Je  redoute  ce  que  vous  m'allez  dire,  répliqua-t-elle 
d'un  ton  glacial. 

—  Une  fois,  reprit-il,  en  m'écrivant,  vous  m'avez  déclaré 
que  j'étais  entêté  comme  un  casque;  vous  avez  eu  cent  fois 
raison.  Ne  soyez  donc  pas  surprise  si  je  persiste  à  vouloir 
être  votre  homme  d'affaires,...  à  acheter  cette  annuité.... 

—  Si  touchée  que  je  sois  des  marques  d'intérêt  d'affec- 
tion et  de  dévouement  que  je  reçois  de  vous,  mon  cher 
Hugues,  je  ne  veux  pourtant  point  que  ma  reconnaissance 


C'ÉTAIT   ÉCRIT!  147 

soit  de  celles  dont  on  a  à  rougir.  Quant  à  ce  qui  est  de 
l'argent,  ma  fierté  ie  repousse  par  une  fin  de  non-recevoir 
insurmontable.  » 

Hugues  parut  si  navré  de  ces  dernières  paroles,  que  lady 
Harry  en  fut  sérieusement  alarmée. 

«  Ah!  malheureuse  que  je  suis!  dire  que  c'est  moi  qui 
le  fais  souffrir  ainsi!  »  pensait  Iris  à  part  elle. 

Voyant  le  trouble  où  elle  était,  Hugues,  ému  de  compas- 
sion, la  supplia  de  se  calmer....  Elle  commence  alors  par 
balbutier  quelques  paroles  incohérentes;  puis,  surexcitée, 
elle  parle  avec  une  volubilité  telle,  que  son  interlocuteur  ne 
put  placer  un  mot.  Tour  à  tour,  pleurant  ou  éclatant  de 
rire,  elle  s'écria  : 

«  Croyez-m'en,  si  vous  rêvez  le  bonheur  dans  le  mariage, 
n'aimez  point  autant  une  femme  que  vous  m'avez  aimée.... 
Ah!  poursuivit-elle  l'œil  en  feu,  vous  auriez  grand  tort  de 
galvauder  votre  noble  cœur  avec  des  Créatures  dont  pas  une 
seule  n'est  digne  d'un  amour  sérieux!  Milton  a  dit  que  la 
femme  est  le  plus  beau  défaut  de  la  nature;  moi-même,  tout 
à  l'heure,  je  viens  de  mentir  impunément,...  monstrueu- 
sement,... honteusement....  Mon  Dieu!  que  je  suis  malheu- 
reuse!... Oui,  je  dois  vous  faire  ma  confession.... 

—  Je  ne  tiens  pas  à  entendre  votre  confession,  ma  chère 
amie. 

—  Si,...  si,  vous  devez  l'entendre  jusqu'au  bout.  Vous 
jouirez  de  mon  humiliation,...  de  mes  larmes....  Tenez, 
prenez  le  contrepied  de  tout  ce  que  je  vous  ai  dit  au  sujet 
de  ce  gradin  qui  se  nomme  le  docteur  Vimpany....  Quelle 
saute  de  vent,  allez-vous  dire.  Hélas!  depuis  quarante-huit 
heures,  je  suis  comme  une  boussole  affolée  et  cela  à  cause 
de  mon  mari,  que  j'aime  de  toute  mon  âme....  Oui,  Harry 
est  la  droiture  personnifiée;  il  est  toujours  de  bonne  foi, 
mais  il  a  l'humeur  changeante.  Il  semblait  avoir  oublié  ce 
misérable  docteur,  lorsque  j'ai  appris,  il  y  a  deux  jours,  qu'il 
allait  devenir  notre  commensal,  que  je  devais  lui  faire  bon 
visage  et  même  oublier  l'impression  de  dégoût  qu'il  m'a 
laissée!  Or  j'ai  cru  ce  qu'il  me  disait  et  je  le  croirais  même 
encore,  si  vous  ne  m'aviez  invitée  à  me  méfier....  De  grâce, 
Hugues,  cessez  de  me  regarder  avec  des  yeux  qui  ne  savent 


148  c'était  écrit! 

pas  mentir;  ne  continuez  pas  à  me  parler  de  cette  voix  qui 
ne  sait  dire  que  la  vérité  vraie.  Dieu  du  ciel!  supposez-vous 
donc  que  je  vous  permettrai  de  croire  que  mon  mari  est  un 
bandit,  et  que  mon  mariage  est  une  calamité, ...  un  désastre, . . . 
un  abîme  sans  fond?...  Non,  jamais!  Après  tout,  s'il  me 
répugne  de  m'asseoir  à  la  même  table  que  le  docteur,  je 
n'en  dois  accuser  que  mon  manque  d'indulgence;  si  vous 
alléguez,  pour  me  confondre,  que  lui  et  Harry  s'entendent 
comme  larrons  en  foire  et  que  rien  n'est  plus  louche  que 
leurs  micmacs,  je  vous  répondrai  que  je  suis  heureuse,  très 
heureuse,...  parfaitement  heureuse....  C'est  chose  entendue, 
n'est-il  pas  vrai?  » 

Après  quoi,  Iris  éclate  en  sanglots;  la  voix  lui  manque; 
puis,  après  avoir  traversé  la  pièce  comme  une  flèche,  elle 
referme  bruyamment  la  porte,  en  s'écriant  : 

«  II  ne  me  reste  plus  qu'à  cacher  ma  honte  et  mon 
désespoir!  » 


XXXVIII 

Quoique  les  paroles  d'Iris  eussent  ravivé  toutes  les  craintes 
de  Monljoie,  néanmoins,  il  se  refusait  encore  à  désespérer 
de  sa  malheureuse  amie. 

Sans  doute,  la  déchéance  morale,  accusée  par  les  men- 
songes et  les  perfidies  de  la  jeune  femme,  eût  justifié  les 
plus  sombres  prévisions,  si  sa  confession  spontanée,  ses 
désespoirs,  ses  emportements,  n'étaient  venus  démontrer 
combien  l'absence  de  sens  moral  de  son  entourage  révoltait 
les  instincts  de  sa  droite  nature. 

Or,  comment  réagir  contre  cette  influence  néfaste?  La 
présence  délestée  du  docteur  Vimpany,  était  pour  elle  une 
occasion  perpétuelle  de  lutte;  d'une  part,  elle  éprouvait  de 
la  répulsion  pour  ce  misérable;  d'autre  part,  elle  devait  con- 
descendre aux  idées  despotiques  de  lord  Harry. 

En  réalité,  une  chose  restait  à  faire  :  délivrer  Iris  de  l'auto- 
rité de  son  mari,  sans  porter  atteinte  à  ses  prérogatives. 

Hugues  était  en  train  de  chercher  par  quelle  combinaison 


C'ÉTAIT  écrit!  149 

il  atteindrait  ce  but,  quand  il  entend  frapper  à  la  porte  :  ce 
n'était  ni  Iris,  ni  lord  Harry,  ni  le  docteur,  mais  la  taci- 
turne et  étrange  Fanny  Mire! 

«  Puis-je  parler  à  monsieur?  demanda-t-elle. 

—  Certainement;  de  quoi  s'agit-il?  répondit  Montjoie. 

—  Voulez-vous  bien  me  donner  votre  adresse? 

—  Oui.  » 

Hugues  s'empressa  alors  de  lui  remettre  une  carte  avec  le 
nom  de  l'hôtel  où  il  était  descendu  à  Paris.  L'observant  en 
silence,  il  constate  qu'elle  attache  sur  lui  un  regard  d'une 
intensité  extraordinaire  de  perscrulation;  puis  elle  se  dirige 
vers  la  porte,  l'ouvre,  réfléchit  et  finalement  revient  sur  ses 
pas. 

«  J'aurais  encore  autre  chose  à  vous  dire,  monsieur; 
n'avez- vous  pas  d'objection  à  écouter  une  pauvre  servante? 

—  Du  tout,  je  suis  tout  oreille. 

—  Vous  portez,  ce  me  semble,  une  grande  affection  à  ma 
maîtresse;  elle  m'a  prise  à  son  service,  alors  que  tant  d'autres 
m'eussent  fermé  leur  porte  brutalement.  Ayant  perdu  tout 
titre  à  la  considération,  abandonnée,  je  n'inspirais  plus  le 
moindre  intérêt  à  personne  et  elle  seule,  monsieur,  m'a 
tendu  une  main  secourable;  je  déteste  l'humanité  tout 
entière,  hormis  lady  Harry!  La  situation  d'infériorité  d'une 
servante  m'interdit  de  dire  que  je  l'aime;  fussé-je  son  égale, 
je  n'en  modiûerais  probable  nient  pas  pour  cela  mon  lan- 
gage; aimer  est  un  vain  mot!  Dites-moi,  monsieur,  le  doc- 
teur est-il  de  vos  amis? 

—  Certes  non. 

—  Est-il  votre  ennemi? 

—  Ma  foi,  je  ne  saurais  non  plus  dire  cela.  » 

Après  avoir  gardé  un  instant  le  silence,  elle  poursuivit 
d'un  air  pensif  : 

«  Ah!  si  je  pouvais  vous  dire  tout  ce  que  j'ai  sur  le  cœur! 
mais  j'ai  peur  que  vous  ne  preniez  pas  au  sérieux  la  première 
chose  que  je  vais  vous  dire;  êtes-vous  bon  nageur?  » 

Si  étrange  que  fût  la  question,  même  formulée  par  Fanny 
Mire,  Montjoie  n'en  répondit  pas  moins  sérieusement  que  oui. 

«  Avez-vous  jamais  eu  la  joie  de  sauver  la  vie  à  l'un  de 
vos  semblables? 


150  c'était  écrit! 

—  Oui,  deux  fois,  répondit  Montjoie  avec  calme. 

—  Si  jamais  vous  voyiez  le  docteur  en  danger  de  se 
noyer,  dites-moi.  vous  jetleriez-vous  à  l'eau  pour  le  sauver? 
Moi,  non. 

—  Lui  avez-vous  donc  voué  une  haine  implacable?  » 
Sans  répondre  clairement  à  cette  question,  Fanny  Mire 

poursuivit  : 

«  Voyons,  supposons  qu'il  soit  en  votre  pouvoir  de  débar- 
rasser lady  Harry  de  ce  monstre,  reculeriez-vous  devant  une 
violence  matérielle? 

—  Non. 

—  Merci,  monsieur;  maintenant,  je  suis  tranquille.  Sachez 
que  le  docteur  est  le  fléau  de  la  vie  de  lady  Harry.  Je  ne 
puis  être  plus  longtemps  témoin  de  cet  état  de  choses;  si 
nous  ne  pouvons  pas  la  délivrer  de  sa  présence,  je  ne  réponds 
plus  de  moi.  Il  m'arrive  de  me  dire,  par  exemple,  quand  je 
sers  à  table,  et  que  je  le  vois  prendre  son  couteau,  ne  pour- 
rais-je  le  lui  arracher  des  mains  et  le  frapper  d'un  coup 
mortel?  Un  instant,  j'ai  cru  que  milord  le  mettrait  à  la  porte, 
à  la  suite  d'une  querelle  qu'ils  ont  eue  ensemble,  mais  un 
homme  comme  lord  Harry  a  nécessairement  pitié  de  ses 
semblables.  Pour  l'amour  de  Dieu!  monsieur,  s'écria-t-elle 
d'une  voix  forte,  venez  au  secours  de  ma  maîtresse,  ou  indi- 
quez-moi ce  que  je  dois  faire  pour  la  sauver  ! 

—  Gomment  savez-vous  que  lord  Harry  et  le  docteur  se 
sont  disputés?  »  demanda  Hugues  vivement. 

Sans  manifester  le  moindre  embarras,  Fanny  répondit  : 
«  Tout  bonnement  en  collant  mon  oreille  contre  la  serrure; 

mais  monsieur  n'a  probablement  jamais  fait  usage  de  ce 

moyen? 

—  Non,  jamais. 

—  Pourtant,  s'il  s'agissait  de  servir  les  intérêts  de  ma 
maîtresse? 

—  Je  m'y  refuserais  également. 

—  A  quoi  bon,  alors,  vous  dire  son  ami?  Ah!  que  ne  puis- 
je  vous  émouvoir  par  le  récit  des  dangers  qu'elle  coure. 
Vrai,  si  vous  saviez  ce  qui  se  passe,  vous  n'hésiteriez  pas  à 
lui  prêter  aide  et  secours....  Si  vous  saviez  la  vérité,  que  ne 
redouteriez- vous  pas  pour  milady! 


c'était  écrit!  151 

—  Alors,  il  faut  me  mettre  au  fait  de  ce  qui  se  passe  », 
dit  Hugues  avec  bouté  ;  le  dévouement  de  la  servante  pour 
sa  maîtresse  l'avait  touché. 

Voici  le  récit  de  Fanny  Mire  :  lord  Harry  et  le  docteur 
s'entretenaient  de  leur  besoin  d'argent,  d'arriéré  à  solder. 
Lord  Harry  parlait  d'hypothéquer  son  assurance  sur  la  vie. 
Le  docteur  lui  démontra  que  cela  était  impraticable  et  ajouta 
qu'il  avait  un  expédient  meilleur.  Après  cela,  il  a  dit  quel- 
ques mots  de  bouche  à  oreille  à  lord  Harry,  qui  fit  un  sur- 
saut en  s'écriant  :  «  Croyez-vous  qu'après  cela,  je  puisse 
regarder  ma  femme  en  face;..,  réfléchissez  donc,  si  elle 
venait  à  découvrir  le  pot  aux  roses.  —  Parbleu!  fit  le  doc- 
teur d'un  ton  persifleur,  elle  en  apprendra  bien  d'autres 
dont  elle  ne  se  doutait  pas  avant  son  mariage  !  »  Lord  Harry 
reprit  :  «  Écoutez-moi;  j'ai  fait  tout  ce  que  j'ai  pu  pour 
modifier  l'opinion  d'Iris  à  votre  sujet,  mais,  ma  parole  d'hon- 
neur, je  finirai  par  partager  sa  manière  de  voir.  —  Ta,  ta, 
ta,  a  repris  le  docteur,  il  faudra  bien  que  vous  en  passiez  par 
là,  quand  votre  dernier  billet  de  banque  aura  filé.  »  Que 
dites-vous  de  cela?  monsieur,  reprit  Fanny  Mire,  en  redres- 
sant la  tête  et  en  le  regardant  droit. 

—  Je  conviens  que  vous  venez  de  me  rendre  un  très  grand 
service,  dit  Hugues  d'un  ton  convaincu. 

—  Lequel? 

—  Celui  de  m'avoir  demandé  comment  parvenir  à  délivrer 
votre  maîtresse  de  cet  infâme  chenapan!  » 

A  ces  mots,  Fanny  ne  put  se  contenir  ;  ses  yeux  brillent 
d'un  éclat  étrange;...  on  eût  dit  du  marbre  qui  prend  feu. 

«  Bénie  soit  votre  main!  »  s'écria-t-elle  en  la  portant  à 
ses  lèvres.  L'instant  d'après,  une  ombre  livide  passe  sur  son 
visage.  Frappé  de  ce  changement  subit,  son  interlocuteur 
lui  demande  ce  qu'elle  ressent. 

«  Rien,  fit  Fanny  Mire,  en  hochant  la  tête;...  mais  depuis 
le  jour  fatal...  je  ne  me  suis  permis  cette  privauté  avec 
personne....  Merci,...  merci,  monsieur,  et  adieu.  » 

Pendant  qu'elle  parlait  encore,  un  claquement  de  porte  se 
fait  entendre  :  c'était  lord  Harry  qui  rentrait  chez  lui. 


152  c'était  écrit! 


XXXIX 

Le  docteur  ayant  suivi  lord  Harry  dans  le  salon,  celui-ci 
prononça  ces  mots  d'une  voix  anxieuse  : 
«  Où  donc  est  ma  femme? 

—  Lady  Harry  est  dans  sa  chambre  » ,  riposta  Fanny  Mire. 
Tout  en  suivant  le  sauvage  lord,  qui  se  disposait  à  quitter 

la  pièce,  elle  dit  à  l'oreille  de  Hugues  :  «  C'est  le  moment 
de  vous  débarrasser  du  docteur  » . 

Vimpany,  les  mains  dans  les  poches,  le  front  soucieux, 
se  tenait  accoudé  sur  le  rebord  de  la  fenêtre  ouverte.  Mont- 
joie,  voulant  saisir  l'occasion  de  mettre  son  plan  à  exécution, 
l'aborde  en  disant  : 

«  Vous  paraissez  accablé,  docteur. 

—  On  le  serait  à  moins,  répondit  M.  Vimpany,  la  figure 
crispée  de  tristesse  et  de  haine  «Allez!  vous  ne  seriez  pas 
plus  gai  que  moi  si  vous  étiez  dans  ma  peau.  Lord  Harry 
m'avait  leurré  de  l'espoir  que  j'allais  être  attaché  à  la  rédac- 
tion du  Continental  Herald  et  l'on  vient  de  lui  faire  savoir 
qu'il  y  a  pléthore  de  collaborateurs.  On  a  ajouté  qu'à  la 
prochaine  vacance,...  qu'au  premier  décès;...  bref,  je  reviens 
gros  Jean  comme  devant  ;  il  eût  suffi  au  directeur  de  dire  : 
je  veux!  mais  quoi,  il  m'a  lâché,...  lâchement,  en  se  ren- 
dant aux  raisons  d'un  subalterne. 

—  Si  je  pouvais  vous  aider  à  sortir  de  difficulté,  je  suis 
entièrement  à  votre  disposition,  reprit  Hugues. 

—  Mon  Dieu  !  après  la  façon  dont  vous  m'avez  congédié 
lors  de  notre  dernière  entrevue,  votre  bienveillance  a  de 
quoi  m'étonner;  vrai,  les  bras  m'en  tombent;  ce  n'est  pas 
croyable!  » 

Hugues  répliqua  : 

«  Je  me  suis  laissé  aller  à  un  mouvement  d'humeur; 
votre  jactance  m'avait  indisposé  contre  vous,  je  l'avoue.  Les 
menaces  que  vous  avez  proférées  en  partant,  m'ont  naturel- 
lement exaspéré. 

—  Voulez-vous  donc  me  faire  rougir  de  honte?  demanda 
le  docteur  avec  emportement 


c'était  écrit!  153 

—  Moi?  nullement.  Croyez  qu'il  me  répugne  autant  qu'à 
vous  de  manquer  aux  égards  que  l'on  se  doit  mutuellement; 
nous  ne  nous  sommes  pas  compris,  voilà  tout. 

—  Permettez,  reprit  Vimpany;  je  tiens  absolument  à 
revenir  sur  ce  grief  rétrospectif  qui,  à  coup  sûr,  vous  a  laissé 
une  graisse  de  cœur  contre  moi;  sachez  donc,  qu'à  peine  la 
porte  refermée,  je  me  suis  repenti  de  mon  emportement; 
j'étais  même  tenté  en  descendant  l'escalier  de  le  remonter 
aussitôt  pour  vous  faire  mes  excuses.  Si  je  l'avais  fait,  qu'en 
serait-il  advenu? 

—  Vous  m'auriez  trouvé,  en  somme,  mieux  disposé  que 
vous  ne  le  supposiez  »,  ajouta  Hugues. 

L'axiome  :  la  fin  justifie  les  moyens,  lui  inspirait  une 
sainte  horreur,  et  bien  que  les  intérêts  d'Iris  fussent. en  jeu, 
il  croyait  entendre  une  voix  lui  reprocher  cette  capitulation 
de  sa  conscience.  En  d'autres  circonstances,  l'hésitation  de 
Montjoie,  si  légère  qu'elle  fût,  eût  dû  éveiller  les  soupçons 
de  son  interlocuteur,  mais,  pour  le  moment,  ce  dernier  n'y 
vit  que  le  prodrome  d'un  avenir  doré  qui  l'aveugla. 

«  Sans  doute,  dit  le  docteur  d'un  air  humble  et  obsé- 
quieux, vous  ne  voulez  pas  la  mort  du  pêcheur,  mais  qu'il 
vive!  » 

Hugues  reprit  d'un  ton  discret  : 

«  En  admettant  que  vous  eussiez  de  l'argent,  qu'en  feriez- 
vous?  » 

Avec  un  homme  de  cette  espèce,  inutile,  en  effet,  de 
prendre  des  gants. 

«  Je  retournerais  à  Londres  et  j'y  publierais  le  premier 
volume  du  grand  ouvrage  dont  je  vous  ai  parlé. 

—  Vous  quitteriez  lord  Harry? 

—  Lord  Harry  ne  m'est  d'aucune  utilité,  voilà  la  vérité; 
il  est  presque  aussi  désargenté  que  moi.  Il  m'avait  mandé 
afin  d'avoir  les  conseils  de  mon  expérience,  mais,  à  cette 
heure,  il  les  dédaigne.  C'est  un  homme  d'affaires  par  trop 
chimérique,  il  faut  bien  qu'on  mange! 

—  Avez-vous  sur  vous  votre  projet  de  traité  avec  votre 
éditeur? 

—  Le  voici  »,  répondit  le  docteur  vivement. 

Même  pour  un  homme  riche  comme  Hugues,  la  somme 


154  c'était  écrit! 

demandée  n'était  rien  moins  qu'exorbitante.  Lorsque  Vim- 
pany  vit  Monljoie  la  plume  en  main,  il  eut  comme  un 
vertige  ;  c'était  à  se  demander  si  les  yeux  n'allaient  pas  lui 
sortir  de  la  tête. 

«  Voyons,  si  je  vous  prêtais  de  l'argent...,  insinua  le  ten- 
tateur. 

—  Je  vous  en  aurais  une  reconnaissance  éternelle,  répon- 
dit le  tenté. 

—  Je  n'y  mets  qu'une  seule  condition. 

—  Laquelle? 

—  C'est  que  la  chose  restera  entre  nous  deux. 

—  Je  vous  le  jure!  »  répondit  le  docteur  avec  aplomb. 
Après  quoi,  Hugues  lui  remit  un  pli,  sur  lequel  il  venait 

d'apposer  sa  signature. 

«  Tenez,  dit  Hugues  Montjoie,  voici  un  chèque  destiné  à 
votre  éditeur  et  à  régler  votre  compte  à  l'hôtel. 

—  0  mon  ami,  mon  bienfaiteur!  mon  bon  génie!  » 

Le  docteur  allait  continuer  cette  antienne,  mais  son  inter- 
locuteur arrête  ce  torrent  d'enthousiasme,  en  lui  montrant 
du  doigt  la  pendule. 

«  Si  vous  avez  réellement  besoin  d'argent  aujourd'hui, 
riposta  Montjoie,  vous  n'avez  que  le  temps  de  courir  à  la 
banque,  avant  la  fermeture  des  guichets.  » 

Or  Yimpany  avait  besoin  d'argent,  très  grand  besoin 
même  !  Il  allait  tâcher  d'exprimer  ses  sentiments  de  recon- 
naissance, au  moment  où  Hugues,  d'un  geste,  lui  indique  du 
doigt  la  direction  de  la  gare. 

M.  Yimpany  venait  de  faire  son  dernier  sacrifice,  après 
quoi  il  disparut  prestement. 

La  porte  était  restée  entrebâillée. 

«  Est-il  parti?  demande  une  voix  de  femme. 

—  Entrez,  Fanny,  entrez,  répond  Montjoie.  Le  docteur 
sera  à  Londres  demain. 

—  Je  vais  aller  m'assurer  à  la  station,  s'il  prend  un 
billet,...  s'il  monte  en  wagon,...  enfin  si  le  train  file  >,  dit 
Fanny. 

A  peine  était-elle  partie,  que  la  porte  s'ouvre  toute  grande; 
lord  Harry  paraît  et  dit  : 

«  Je  désirerais  vous  dire  un  mot. 


c'était  écrit!  155 

—  A  quel  propos?  demande  Hugues  d'un  Ion  interloque. 

—  A  propos  de  ma  femme  »,  reprit  lord  Harry  d'une  voix 
forte. 


XL 


Quand  les  relations  entre  deux  individus  paraissent  ten- 
dues, plus  elles  sont  de  nature  superficielle,  moins  il  y  a  de 
risques  que  les  choses  s'enveniment.  En  cette  conjoncture, 
l'intérêt  personnel  et  les  lois  de  la  politesse  régissent  nos 
actes,  maintiennent  notre  sang-froid,  préviennent  les  provo- 
cations qui  déterminent  une  rupture.  S'agit-il  d'amis  véri- 
tables, alors,  c'est  autre  chose.  L'affection  n'est  point  une 
armure  intérieure;  on  ne  saurait  frapper  un  point  plus  sen- 
sible que  le  cœur;  si  bien  que  notre  souffrance  engendre  la 
colère  et  aucune  considération  n'est  capable,  en  certains 
moments,  d'étouffer  nos  cris  de  douleur  et  de  rage.  Donc, 
ceux  qui  se  sont  le  plus  aimés  deviennent  les  pires  enne- 
mis! Pour  en  donner  la  preuve,  disons  que  rechange  de 
phrases  sèches  et  laconiques  entre  Hugues  et  le  sauvage  lord 
(tous  les  deux,  à  vrai  dire,  indifférents  l'un  pour  l'autre) 
n'amena  aucun  conflit  sérieux  :  celui-ci  se  reprocha  d'avoir 
été  trop  prompt  et  se  rappela  les  égards  qu'il  devait  à  son 
hôte  ;  celui-là  s'en  voulut  d'avoir  été  trop  raide  et  il  se  sou- 
vint des  titres  de  lord  Harry  à  sa  considération.  En  fin  de 
compte,  il  accepta  le  siège  que  le  noble  Irlandais  lui  offrit 
avec  une  grande  courtoisie.  Milord  ouvrit  ainsi  l'entretien  : 

«  Je  vous  prie  de  m'excuser,  si  je  continue  à  arpenter  la 
pièce  de  long  en  large;  mais  le  mouvement  m'est  nécessaire 
chaque  fois  que  j'éprouve  de  l'embarras  à  formuler  ma 
pensée.  Pour  arriver  à  comprendre  à  fond  certaines  choses, 
et  certaines  situations,  je  dois  tourner  et  retourner  maintes 
fois  le  problème  dans  mon  esprit;...  de  confuses  évidences 
entrevues  obscurcissent  mon  intellect.  Dites-moi,  comp- 
tez-vous faire  un  long  séjour  à  Paris? 

—  Cela  dépend  des  circonstances,  répondit  Hugues. 

—  Vous  n'y  êtes  pas  venu  fréquemment,  je  suppose;  ne 
pensez- vous  pas  que  Paris  respire  la  mélancolie,  l'ennui? 


156  c'était  écrit! 

—  Pas  le  moins  du  monde  »,  répondit  Hugues  d'un  ton 
convaincu,  sans  avoir  deviné  l'embûche  que  lui  tendait  son 
interlocuteur. 

—  Cependant  tout  le  monde  reconnaît  que  Paris  n'est 
plus  ce  qu'il  a  été;  les  pièces  de  théâtre  sont  assommantes; 
les  restaurants,  des  gargotes;  les  acteurs  déclinent.  Les 
étrangers  n'y  font  pas  long  feu.  » 

Pour  la  première  fois,  Hugues  soupçonna  le  sauvage  lord 
d'être  jaloux. 

«  Vous  trouvez  ma  conversation  insipide,  c'est  tout  clair. 

—  Moi?  j'attends  simplement  des  éclaircissements,  riposta 
Hugues. 

—  A  quoi  bon!  vous  lisez  dans  ma  pensée  comme  dans 
un  livre  ouvert.  Mon  cœur  et  mon  caractère  sont  rarement 
d'accord;...  l'hésitation  est  l'un  de  mes  défauts.  S'agit-il 
d'une  vérité  désagréable  à  dire,  ou  je  la  lance  à  brûle-pour- 
point, ou  bien  je  me  dérobe.  » 

Après  un  instant  de  silence,  le  sauvage  lord  s'exprime  en 
ces  termes  : 

«  Pardon,  arrivons  au  fait.  Je  suis  sorti  ce  matin  avec 
Yimpany;  je  ne  le  trouve  plus  le  môme;...  la  pauvreté  l'a 
aigri;...  mon  plus  grand  désir,  c'est  qu'il  reprenne  le 
chemin  de  Londres.  Ce  matin,  je  vous  ai  laissé  en  tête  à  tête 
avec  lady  Harry;...  il  est  si  doux  à  des  amis  de  parler  du 
temps  passé....  Mais,  quand  je  suis  rentré,  vous  étiez  seul 
dans  cette  pièce  ;  je  me  suis  empressé  d'aller  rejoindre  Iris 
dans  sa  chambre;  qu'ai-je  vu?  Ses  grands  yeux,  les  plus 
beaux  du  monde,  rougis,  gonflés  par  les  larmes!  A  mes  ques- 
tions pressantes  pour  savoir  ce  qui  s'était  passé,  elle  s'est 
bornée  à  me  répondre  :  «  Ge  n'est  rien,  mon  ami  » .  J'en  ai 
conclu,  comme  tout  autre  l'eût  fait  à  ma  place,  que  vous  aviez 
probablement  eu  une  scène  ensemble. 

—  De  mon  côté,  j'en  tire  une  conclusion  tout  autre, 
répondit  Hugues. 

—  Parbleu,  naturellement!  moi,  je  juge  la  chose  à  mon 
point  de  vue"  irlandais;...  un  Anglais  ne  peut  la  voir  sous  le 
même  jour,  cela  suffit! 

—  En  supposant  que  je  me  suis  querellé  avec  lady  Harry, 
vous  êtes  dans  l'erreur  la  plus  complète. 


c'était  écrit!  157 

—  Pouvez-vous  en  faire  le  serment  sur  l'honneur? 

—  Oui,  sur  l'honneur,  répéta  Hugues  d'une  voix  ferme. 

—  Vrai,  vous  me  surprenez.... 

—  Je  vous  surprends,  dites-vous?  » 

A  cet  instant,  le  beau  visage  du  sauvage  lord  fut  boule- 
versé  par  les  ravages  de  la  jalousie;  son  large  front  se 
sillonna  d'une  grosse  veine  précurseur  de  l'orage,  et  son  lan- 
gage témoigna  de  sa  fréquentation  avec  des  gens  vulgaires  : 
jurant,  sacrant,  il  paraissait  hors  de  lui. 

«  Morbleu!  je  n'en  suis  plus  à  m'apercevoir  que  vous 
êtes  l'ami  de  ma  femme,  et  non  seulement  son  ami,  mais 
quelque  chose  de  plus  encore!  Vous  l'avez  aimée  dans  le 
passé;...  vous  l'aimez  dans  le  présent.  Bien  obligé  de  votre 
visite,  comte  Almavival  mais  prière  de  ne  la  pas  renou- 
veler! » 

Stupéfié  par  ces  façons  extraordinaires,  Hugues  fit  une 
pause,  puis  reprit  d'un  ton  grave  et  poli  : 

«  Le  respect  que  je  porte  à  lady  Harry  est  trop  sincère 
pour  que  je  réponde  à  votre  insinuation....  Seulement,  je 
me  bornerai  à  vous  remercier  de  m'avoir  rappelé  que  j'ai  fait 
une  folie  en  venant  ici,  sans  y  avoir  été  invité  par  vous. 
Plus  tôt  je  réparerai  oette  sottise,  mieux  cela  vaudra  >  ;  sur 
ce,  il  s'éloigna. 

En  rentrant  à  son  hôtel,  il  se  rappelle  l'avertissement  que 
Mme  Vimpany  lui  a  donné  :  «  N'oubliez  pas,  avait-elle  dit, 
que  lady  Harry  sera  toujours  l'obstacle  qui  se  dressera 
entre  vous  et  son  mari  ». 

De  fait,  cette  prédiction  semblait  se  réaliser. 

Désormais,  toute  entrevue  entre  Iris  et  lui  était  chose 
impossible;  un  échange  de  lettres,  surtout,  offrait  des  dan- 
gers réels.  Il  fallait  donc,  à  l'avenir,  éviter  tout  ce  qui  pour- 
rait éveiller  la  jalousie  de  lord  Harry. 

Hugues  ne  put  clore  l'œil  de  la  nuit,  tant  il  était  occupé 
du  sort  de  l'infortunée  Iris.  Il  ne  fallait  pas  jouer  avec  le 
danger;  il  était  urgent  qu'il  repartît  sur-le-champ  pour 
l'Angleterre. 


158  c'était  ëcrit! 


XLI 


Le  lendemain,  Hugues  Montjoie  vit  arriver  chez  lui  Fanny 
Mire  vers  onze  heures  du  malin.  Les  nouvelles  qu'elle  venait 
lui  apprendre  n'étaient  rien  moins  que  rassurantes.  Elle 
s'exprima  en  ces  termes  :  J'étais  présente  lorsque  le  doc- 
teur avait  pris  congé  de  ses  hôtes,  la  veille  au  soir;  des 
affaires  urgentes,  disait-il,  le  rappelaient  à  Paris.  Soit  que 
lord  Harry  ajoutât  foi  ou  non  aux  paroles  de  M.  Vimpany, 
toujours  est-il  qu'il  avait  l'air  enchanté  de  se  débarrasser  de 
lui.  Lady  Harry,  elle,  envisageait  la  chose  autrement,  elle 
vil  dans  ce  départ  la  preuve  de  la  libéralité  du  plus  géné- 
reux des  mortels. 

«  Notre  ami,  dit-elle,  à  son  époux,  aura  reçu  de  Pargenl 
de  mon  ami.  » 

Entendre  sa  femme  parler  ainsi  de  Montjoie  exaspérait  le 
sauvage  lord  qui,  peu  après,  s'éloigna;  après  quoi,  Fanny 
Mire  se  rendit  à  la  gare  au  pas  de  course,  Là  même  où  elle 
avait  vu  le  docteur  prendre  le  train  de  marée.  Au  retour, 
elle  alla  directement  chez  lady  Harry;  mais,  ayant  entendu 
un  bruit  de  voix,  elle  s'était  ravisée  et  avait  attendu  qu'on 
la  sonnât,  fait  qui  ne  se  produisit  qu'après  un  long  inter- 
valle. Lady  Harry  paraissait  agitée,  préoccupée,  anxieuse. 
Fanny  se  permit  alors  de  lui  demander  s'il  lui  était  arrivé 
quelque  ennui?  mais  de  réponse  point!  Sans  insister,  la 
femme  de  chambre  se  borna  à  dévêtir  sa  maîtresse,  puis, 
elles  se  souhaitèrent  mutuellement  le  bonsoir. 

Le  lendemain  matin,  c'est-à-dire  quelques  heures  seule- 
ment avant  le  moment  où  nous  parlons,  Fanny  Mire  avait 
constaté  que  lady  Harry  était,  à  son  réveil,  moins  surexcitée 
que  la  veille  et  plus  disposée  à  s'épancher. 

«  Je  pense  que  vous  éprouvez  de  la  sympathie  pour 
M.  Montjoie,  avait-elle  dit  à  sa  camériste;  tout  le  monde 
l'aime.  Eh  bien!  vous  saurez  que  c'en  est  fait  du  plaisir  de 
le  revoir  ici  !  » 

Cela  dit,  elle  fit  une  pause. 

Elle  paraissait  avoir  sur  le  cœur  quelque  chose  qui  lui 


c'était  écrit!  159 

pesait  beaucoup;  prêle  à  pleurer,  elle  surmonte  pourtant 
l'émotion  qui  la  gagne  et  finit  par  Vire  : 

a  Je  n'ai  ni  sœur  ni  amie  à  qui  confier  mes  tourments. 
Ce  n'est  peut-être  pas  correct  de  vous  prendre  pour  confi- 
dente de  mes  peines,  mais  une  femme  peut  seule  comprendre 
une  autre  femme,  compatir  à  ses  douleurs  et  soigner  ses 
blessures  :  je  suis  si  seule!  Je  me  demande  si  vous  avez  de 
la  compassion  pour  mon  état?  » 

Fanny  répondit  que  oui  ;  au  cas  qu'elle  eût  cru  pouvoir 
se  le  permettre,  combien  la  camérisle  se  fût  sentie  soulagée, 
en  disant  que  c'était  à  milord  qu'il  fallait  s'en  prendre,  que 
le  sexe  fort  tout  entier  était  dur  et  cruel  envers  le  sexe  faible  ; 
que  tous  les  hommes  étaient  des  tyrans,  des  scélérats;  mais 
elle  eut  le  bon  sens  d'attendre  que  sa  maîtresse  ouvrît  le  feu. 

Et,  en  effet,  celle-ci  raconta  la  scène  pénible  qui  s'était 
passée  la  veille  au  soir  entre  elle  et  son  mari,  lequel,  au 
nom  de  Montjoie,  avait  verdi  et  tressailli  de  colère  :  ses  yeux 
s'étaient  allumés  d'un  feu  étrange,  des  idées  sinistres  sem- 
blaient s'être  emparées  de  lui.  Pressé  de  s'expliquer,  sa 
réponse  témoigna  de  la  défiance  la  plus  injurieuse  contre 
elle.  Son  mari  était  jaloux!  son  mari  la  soupçonnait;  cette 
insulte  empoisonnerait  le  reste  de  sa  vie!  jamais  elle  n'eût 
pensé  qu'une  idée  pareille  pût  traverser  la  tête  d'un  homme  ! 
Accuser  Hugues  de  perfidie,  de  trahison,  lui,  dont  la  con- 
science rigide  ne  transigeait  jamais!  quel  affreux  soupçon! 
quelle  indignité! 

Iris  reprit  avec  émotion  : 

«  Si  l'entrée  de  la  maison  lui  est  interdite,  quelles  que 
puissent  être  les  conséquences  de  ma  démarche,  je  tiens  à 
lui  aller  dire  un  dernier  adieu!  Oui,  je  veux  exprimer  de 
vive  voix  à  cet  incomparable  ami  le  prix  que  j'attache  à  son 
affection.  Fanny,  ne  feriez-vous  pas  de  même  à  ma  place?  » 

Arrivée  à  cet  endroit  de  son  monologue,  la  jeune  camérisle 
regardant  droit  son  interlocuteur  prononce  très  vite  les  mots 
suivants  : 

«  Veuillez  rester  ici  ce  soir,  monsieur,  lady  Harry  est 
décidée  à  venir  chez  vous  et  je  l'accompagnerai. 

—  Y  pensez-vous?  s'écria  Montjoie,  avez-vous  donc  perdu 
la  tète! 


160  c'était  écrit! 

—  Nullement,  réplique-t-elle,  d'un  air  dégagé,  mais  je 
suis  bien  aise  de  satisfaire  mon  impérieux  besoin  de  me 
venger  de  votre  sexe.  Lord  Harry  ignorera  tout  et  il  faut  con- 
venir que  sa  conduite  excuse  notre  audace  !  » 

Soucieux  de  détourner  Iris  de  cette  aventure,  Montjoie 
traça  à  la  hâte  quelques  mots  pour  lui  dire  qu'elle  avait 
affaire  à  un  jaloux  et  que  la  jalousie  se  croit  tout  permis 
jusqu'à  l'espionnage.  Quand  Hugues  remit  ce  pli  à  Fanny, 
elle  hocha  la  tête  et  déclara  qu'elle  était  capable  de  déchirer 
la  lettre  en  quatre  et  d'en  jeter  les  morceaux  par  la  por- 
tière du  wagon. 

Hugues  essaya  d'un  autre  expédient  : 

«  Dites  simplement  à  lady  Harry  que  je  dois  repartir  ce 
soir. 

—  Baste!  Vous  n'oseriez  pas!  »  s'écria  l'indisciplinable 
Fanny  d'un  ton  sardonique. 

Voyant  qu'il  n'y  a  pas  moyen  de  lui  faire  entendre 
raison,  Montjoie  donne  l'ordre  à  son  fidèle  valet  de  guetter 
l'arrivée  d'une  dame  :  il  faut  l'empêcher  de  sonner,  de  façon 
à  échapper  à  l'œil  vigilant  du  concierge. 

L'esprit  tranquille,  Montjoie  se  disait  qu'après  tout,  les 
chances  étaient  contre  lord  Harry.  Sur  la  scène,  le  mari 
jaloux  arrive  toujours  à  temps  pour  couper  la  retraite  au 
galant,  mais  dans  la  vie  ordinaire,  les  choses  se  passent 
autrement. 

A  peine  avait-il  eu  le  temps  de  se  livrer  quelques  instants 
à  ses  réflexions,  qu'il  entend  ouvrir  la  porte  du  salon  avec 
précaution  et  Iris  entre  au  grand  ébahissement  de  Hugues, 
qui  l'attendait  seulement  quelques  heures  plus  tard. 


XLII 

Lady  Harry  lève  son  voile  et  attache  sur  Hugues  un 
regard  implorant. 

«  Êtes-vous  fâché  contre  moi?  demanda  la  survenante. 

—  Je  devrais  l'être,  répondit  Montjoie.  Ce  que  vous  faites 
est  très  imprudent. 


c'était  écrit!  16! 

—  D'accord;  c'est  même  plus  qu'imprudent,  c'est  un  acte 
insensé!  Inutile  à  vous  de  me  dire  que  j'aurais  dû  agir  avec 
plus  de  circonspection,  car  il  ne  se  mêle  aucun  regret  à  ma 
démarche.  Je  ne  saurais  vous  laisser  partir  sans  vous  serrer 
la  main,  vous  qui  m'avez  témoigné  tant  d'affection.  Asseyez- 
vous  à  côté  de  moi  sur  ce  sofa.  Après  la  scène  qui  s'est  passée 
entre  vous  et  mon  mari,  il  est  probable,  pour  ne  pas  dire 
certain,  que  nous  ne  nous  reverrons  plus.  Je  n'ose  me  flatter 
que  vous  en  ressentiez  un  regret  aussi  déchirant  que  celui 
que  j'éprouve.  Votre  patience  et  même  votre  bonté  doivent 
en  avoir  assez  de  la  malheureuse  Iris  ! 

—  Si  vous  pensiez  un  mot  de  ce  que  vous  dites,  mon 
amie,  vous  ne  seriez  pas  ici  en  ce  moment;  tant  que  vous 
et  moi  appartenons  au  monde  des  vivants,  il  y  a  espoir  de 
nous  revoir.  Tout  passe,  tout  casse,  tout  lasse,  à  commencer 
par  la  jalousie.  J'ai  appris  de  lord  Harry  lui-même  qu'il 
est  de  nature  ondoyante.  Il  ne  faut  donc  pas  désespérer  de 
l'avenir. 

—  Vous  imaginez-vous  que  mon  mari  est  brutal  avec 
moi?  Fanny  a-t-elle » 

S'apercevant  alors  pour  la  première  fois  que  la  camériste 
n'est  pas  là,  Hugues  interrompit  Iris  et  reprit  : 

«  J'avais  compris  que  vous  ne  deviez  pas  venir  seule.  » 

En  effet,  ce  fait  aurait  pu  être  des  plus  graves  à  relever 
contre  lady  Harry,  au  cas  où  l'on  aurait  découvert  sa  pré- 
sence à  l'hôtel. 

«  Fanny  m'attend  dans  la  voiture  ;  le  cocher  a  ordre  de 
monter  et  descendre  la  rue,  jusqu'au  moment  où  je  lui  ferai 
signe  d'approcher;  ne  vous  préoccupez  pas  de  cela.  A 
propos,  j'ai  une  chose  à  vous  dire  relativement  à  Fanny;  il 
faut  se  mettre  en  garde  contre  ses  exagérations.  Quand  elle 
parle  de  mes  chagrins,  elle  s'imagine  qu'il  s'agit  des  siens  ; 
avec  elle,  un  moucheron  devient  un  éléphant.  Puisse-t-elle, 
au  moins,  n'avoir  pas  noirci  et  calomnié  lord  Harry.  Sans 
doute  la  passion  de  la  jalousie  est  indigne  d'un  galant 
homme  ;  les  soupçons  de  mon  mari  m'ont  cruellement  offensée, 
mais  il  y  a  bien  pis  que  lui.  J'ai  entendu  parler  de  maris 
qui  jouent  dans  leur  intérieur  le  rôle  d'espions  et  qui  ne 
coutieraient  pas  ceci  à  leur  femme,  fit-elle  en  montrant  la 

11 


162  c'était  écrit! 

clef  du  collage.  Harry,  du  moins,  n'a  pas  de  ces  méfiances 
révoltantes^  puis,  il  faut  être  juste  :  s'il  est  très  prompt  a 
dégainer,  il  désarme  aussi  vivement.  Il  y  a  deux  hommes  en 
lui  ;  je  l'ai  vu,  en  larmes,  se  prosterner  à  mes  genoux  et  témoi- 
gner le  plus  vif  repentir  de  ses  fougues  irréfléchies.  Notez 
qu'il  ne  sait  pas  feindre.  Chez  lui,  la  jalousie  monte  et 
descend  comme  le  vent;  hier  soir,  au  moment  où  son 
emportement  était  à  son  comble,  il  m'a  dit  ceci  :  «  Iris, 
«  si  vous  avez  souci  de  mon  honneur,  n'encouragez  pas 
€  M.  Montjoie  à  rester  à  Paris  ». 

—  Désirez-vous  que  je  parte?  dit  Hugues  vivement. 

—  Ah!  je  ne  mérite  pas  cela,  s'écria  lady  Harry;  tenez- 
vous  donc  à  me  faire  de  la  peine?  » 

En  prononçant  ces  mots,  Iris  se  rapproche  de  Montjoie 
d'une  façon  que  son  seigneur  et  maître  eût,  à  coup  sûr, 
trouvée  suspecte. 

«  Je  me  demande  simplement,  reprit  son  interlocuteur,  si 
mon  départ  rendrait  votre  vie  plus  tolérable?  Si,  oui,  je  quit- 
terai Paris  demain.  » 

Iris  offrit  alors  sa  joue  à  baiser  à  Montjoie;  il  l'embrasse 
longuement.  Il  est  vrai  qu'elle  fut  la  première  à  se  reculer 
et  à  reprendre  le  01  de  son  discours. 

«  Tout  à  l'heure,  reprit  lady  Harry,  quand  je  vous  enten- 
dais parler  de  ma  situation  par  rapport  à  mon  mari,  vous 
m'avez  rappelé  les  services  que  vous  m'avez  rendus  et  les 
preuves  de  sympathie  que  vous  m'avez  données  ;  je  vous  en 
garderai  une  éternelle  reconnaissance.  » 

Elle  lui  représente  ensuite  combien  la  vie  d'aventures  de 
son  mari  avait  creusé  d'abîmes  autour  de  lui;  elle  en  était 
plus  convaincue  que  jamais;  il  avait  les  nerfs  étrangement 
montés  et  l'imagination  exaltée;  c'était  sans  doute  l'action 
réflexe  d'une  lettre  qu'il  avait  reçue  d'Irlande,  peu  de  jours 
auparavant,  et  qui  contenait  la  nouvelle  que  l'assassin  d'Arthur 
Montjoie  était  à  Londres  où  il  se  faisait  appeler  Garigeen.  » 

Hugues  inféra  de  ce  fait  que  la  fascination  irrésistible 
qu'exerçait  sur  le  sauvage  lord  l'idée  de  venger  le  meurtre 
de  Montjoie  (laquelle  d'ailleurs  l'avait  entraîné  une  fois 
déjà  à  partir  pour  le  sud  de  l'Afrique)  agissait  de  nouveau 
sur  lui.  Il  n'avait  pas  dissimule  devant  Iris  que  si  celle  nou- 


c'était  écrit!  163 

velle  se  confirmait,  il  fallait  s'allendre  à  le  voir  s'éloigner  un 
jour  ou  l'autre.  Inutile,  en  tout  cas,  de  rappeler  à  ce  cerveau 
brûlé  les  représailles  terribles  qui  l'attendaient  de  la  part  des 
Invincibles,  s'il  remettait  jamais  le  pied  en  Angleterre.  La 
seule  chance  qu'Iris  pût  avoir  de  retenir  son  époux  sur  celte 
pente  fatale,  c'était  de  condescendre  à  ses  caprices,  ou  plutôt 
à  ses  exigences,  à  ses  lubies.  Montjoie  se  déciderait-il  à  partir 
dès  le  lendemain,  alors  que  lord  Harry  exigeait  comme  une 
faveur  de  l'inciter  à  décamper  sur-le-champ  ? 

«  Eh  bien!  je  serai  demain  à  Londres,  répondit  Hugues; 
mais  n'est-il  pas  encore  une  autre  chose  que  je  puisse  faire 
pour  vous?  Si  votre  influence  est  insuffisante  à  ébranler  la 
résolution  de  lord  Harry,  n'existe-t-il  donc  pas  quelque  mys- 
térieuse puissance,  qui  puisse  atteindre  indirectement  mon 
but? 

—  Oui,  cette  mystérieuse  puissance,  répéta  Iris,  c'est 
Mme  Vimpany.Non  seulement,  elle  connaît  les  circonstances 
de  la  vie  du  sauvage  lord,  mais  aussi  plusieurs  de  ses  rela- 
tions. Au  cas  où  elle  parviendrait  à  découvrir  l'auteur  de  cette 
malencontreuse  lettre,  elle  réussirait  peut-être  à  empêcher 
ce  mauvais  plaisant  d'écrire  de  nouveau  à  lord  Harry.  De 
celle  façon,  il  se  verrait  dans  l'obligation  d'attendre  la  missive 
annoncée,  laquelle  ne  parviendrait  jamais  au  destinataire,  et 
pour  cause!  Dans  cette  alternative,  il  ne  saurait  ni  où  aller, 
ni  que  faire.  D'une  nature  versatile,  il  est  inconstant  dans  ses 
résolutions  et  peu  porté  à  la  patience.  » 

Hugues  comptait  cette  dernière  chance  pour  peu  de  chose, 
sinon  pour  rien;  cependant,  passant  son  calepin  à  Iris,  il  la 
pria  d'y  écrire  le  nom  du  correspondant  de  lord  Harry.  En 
ce  faisant,  il  comptait  demander  à  Mme  Vimpany  si  elle 
connaissait  cet  individu  et  lui  présenter  en  même  temps  les 
excuses  de  lady  Harry  au  sujet  de  son  long  silence. 

Iris  le  remercia  et  écrivit  le  nom  en  question.  A  cet 
instant,  la  pendule  sonne;  Iris  se  lève,  comme  mue  par  un 
ressort  ;  elle  baisse  d'abord  son  voile,  puis  le  relève  et  dit  : 

«  Hugues,  veuillez  me  pardonner  si  je  pleure,  mais  c'est 
le  plus  triste,  le  plus  douloureux,  le  plus  cruel  adieu  dont 
j'aie  souvenir.  Adieu,  Hugues,...  mon  cher  Hugues,  adieu!  » 

Si  la  loi  du  devoir  est  une  grande  loi,  il  en  est  une  autre 


164  C'ÉTAIT   ÉCRIT! 

plus  ancienne  encore,  c'est  celle  de  l'amour;  celle-là  a  des 
droits  plus  impérieux,  c'est  incontestable.  Durant  les  longues 
années  de  leur  amitié,  Hugues  et  Iris  ne  s'étaient  jamais 
séparés  comme  ils  allaient  le  faire.  Donc,  pour  la  première 
fois,  leurs  lèvres  se  rencontrèrent  dans  un  baiser  d'adieu; 
mais  l'instant  d'après,  la  voix  de  la  conscience  les  rappela  à 
leurs  devoirs.  De  nouveau,  ils  n'étaient  plus  que  des  amis. 
Ensuite  Iris  baissa  silencieusement  son  voile  sans  souffler 
mot;  Hugues  l'accompagna  jusqu'à  sa  voiture,  c'est-à-dire  à 
l'extrémité  de  la  rue.  Au  moment  de  se  séparer,  il  lui  dit  :  «  Au 
revoir  *  ;  et  elle  répondit  d'une  voix  émue  :  «  Ne  m'oubliez  pas  !  » 

Peu  après,  Montjoie  se  dirige  vers  son  hôtel;  mais  à  peine 
a-t-il  franchi  une  courte  dislance,  qu'il  voit  un  homme  tra- 
verser la  rue  :  c'est  lord  Harry  ;  s'avançant  dans  la  direction 
de  Hugues,  il  l'aborde,  disant  : 

«  Avant  de  retourner  à  Passy,  je  voudrais  vous  dire  un 
mot,  monsieur  Montjoie  ;  voulez-vous  faire  quelques  pas  avec 
moi?  » 

Hugues,  sans  desserrer  les  dents,  répondit  par  un  signe  de 
tôle  affirmatif.  Il  se  demandait,  à  part  lui,  ce  qui  serait 
advenu,  si  lady  Harry  avait  différé  son  départ  de  quelques 
minutes,  ou  si  sa  voiture  était  restée  à  stationner  à  la  porte 
de  l'hôtel.  En  tout  cas,  Iris  l'avait  échappé  belle!  Lord  Harry 
poursuivit  : 

«  Il  n'est  pas  dans  la  nature  de  l'Irlandais  de  respecter 
(a  loi;  toutefois,  les  devoirs  de  l'hospitalité  font  exception 
à  la  règle;  aussi,  depuis  hier,  ma  conduite  envers  vous  fait 
que  je  m'adresse  de  sérieux  reproches,  il  s'ensuit  que  je 
viens  vous  faire  mes  excuses.  A  Dieu  ne  plaise  !  que  je  vous 
demande  de  renouer  des  relations  amicales;  je  suis  d'avis 
que  moins  nous  nous  verrons  à  l'avenir,  mieux  cela  vaudra. 
Je  ne  doute  pas  que  vous  ne  partagiez  ma  manière  de  voir, 
mais  enfin,  je  vous  prie  de  croire  à  tous  mes  regrets  de  vous 
avoir  parlé  comme  je  l'ai  fait  hier  soir. 

—  J'accepte  vos  excuses  et  je  suis  touché  de  votre  sincérité, 
à  partir  de  ce  moment,  en  ce  qui  me  concerne,  tout  est 
oublié. 

—  Voilà  qui  est  parler  en  galant  homme!  s'écria  lord 
Harry,  je  vous  remercie.  » 


c'était  écrit!  165 

Après  quoi,  ils  échangèrent  un  salut  et  se  séparèrent. 
En  somme,  «  simple  formalité  »,  se  dit  Hugues  en  faisant 
volte-face.  11  avait  mal  jugé  le  sauvage  lord;  mais  beaucoup 
d'eau  devait  couler  sous  le  pont,  comme  on  dit,  avant  qu'il 
pût  s'apercevoir  de  son  erreur. 


XLIII 

En  arrivant  à  Londres,  Montjoie  alla  s'informer  à  l'établis- 
sement des  gardes-malades,  si  l'on  peut  parler  à  Mme  "Vim- 
pany.  On  lui  répondit  qu'elle  était  près  d'un  malade  dont  le 
nom  et  l'adresse  n'étaient  connus  que  de  la  directrice  qui 
s'était  engagée  à  ne  les  communiquer  à  âme  qui  vive.  Par 
surcroît,  il  s'agissait  d'un  cas  de  scarlatine  avec  lequel  il  n'y 
avait  pas  à  plaisanter. 

En  réalité,  les  circonstances  qui  avaient  amené  MmeVim- 
pany  près  du  malade,  étaient  fort  extraordinaires.  Sur  la 
demande  spéciale  du  patient ,  une  garde-malade,  entrée 
depuis  peu  dans  l'établissement,  avait  été  chargée  de  lui 
donner  ses  soins;  il  prétendait,  en  outre,  qu'il  y  avait  entre 
eux  des  liens  de  parenté  plus  ou  moins  éloignés.  Au  moment 
de  se  rendre  près  du  malade,  un  télégramme  annonça  à  cette 
dame  que  sa  mère  était  en  danger  de  mort.  Mme  Vimpany, 
de  nature  obligeante  et  dévouée,  offrit  de  remplacer  sa 
camarade.  Alors,  un  fait  étrange  se  produisit.  Le  malade  en 
question  fit  demander  à  la  directrice  de  la  maison  si  sa 
future  garde-malade  était  Irlandaise.  Sur  la  réponse  qu'elle 
était  d'origine  anglaise,  il  accepta  immédiatement  ses  ser- 
vices. 

Un  détail  rendait  la  chose  plus  mystérieuse  encore,  c'est 
qu'il  était  lui-même  Irlandais. 

Ses  préjugés  contre  les  Irlandais  éveillèrent  les  soupçons 
de  la  directrice.  Ne  semblait-il  pas  que  des  événements 
regrettables  pesassent  sur  la  vie  de  cet  homme?  Le  fait  de 
recevoir  les  soins  de  l'une  de  ses  compatriotes  ne  pouvait-il 
lui  créer  de  graves  embarras  en  cas  d'enquête?  D'un  air 
solennel,  la  directrice  adjure  Mme  Vimpany  de  renoncer  à 


166  c'était  écrit! 

soigner  le  patient  irlandais,  mais  tous  ses  raisonnements 
furent  inutiles. 

«  Tout  ce  que  je  sais,  répondit  son  impassible  interlocu- 
trice, c'est  que  je  ne  peux  revenir  sur  ma  promesse. 

Montjoie  se  préparait  à  repartir  sans  avoir  rien  obtenu, 
lorsque  la  directrice  lui  proposa  un  compromis  :  elle  se 
chargerait  de  faire  tenir  une  lettre  à  Mme  Yimpany,s'il  vou- 
lait se  contenter  de  ce  moyen  de  communication  avec  elle. 
Après  avoir  délibéré,  Montjoie  prit  le  parti  d'accepter  cet 
expédient;  au  demeurant,  il  n'y  avait  pas  de  temps  à  perdre 
pour  éviter  que  le  sauvage  lord  ne  reçût  une  autre  lettre  de 
son  correspondant  irlandais.  Séance  tenante,  il  écrivit  les 
lignes  suivantes  : 

«  Chère  madame, 

«  Voudriez-vous  avoir  la  bonté  de  me  faire  savoir  si  le 
nom  de  X...  (nom  indiqué  par  Iris)  vous  est  connu?  Si 
oui,  l'intérêt  de  lady  Harry  exige  que  vous  m'accordiez  un 
entretien  immédiat. 

«  Votre  respectueux  et  dévoué 

«  H.  Montjoie.  » 

P. -S.  —  «  Je  suis  en  parfaite  santé  et  n'ai  cure  de  la 
contagion.  » 

Le  courrier  du  soir  lui  apporta  la  réponse  suivante  : 

c  Cher  monsieur  Montjoie, 

«  Je  me  fais  conscience  de  consentir  à  vous  voir  en  ce 
moment,  le  danger  de  la  contagion  est  tel,  dans  la  scarlatine, 
que  je  n'ose  ni  vous  écrire,  ni  même  me  servir  de  papier  pris 
dans  la  chambre  de  mon  malade  ;  ce  n'est  pas  une  exagéra- 
tion de  ma  part;  à  telle  enseigne  que  le  docteur  m'a  cité 
hier  un  cas  de  scarlatine  transmis  par  l'usage  d'un  morceau 
de  flanelle  encore  infectieuse,  après  une  année  écoulée.  Je 
fais  donc  appel  à  votre  bon  sens  pour  accepter  mes  raisons 
dilatoires.  En  attendant  le  moment  de  causer  avec  vous, 
At  cela  sans  vous  exposer  à  courir  de  risques,  je  vous  dirai 


c'était  écrit!  167 

que  lord  Harry  m'a  présenté  la  personne  dont  le  nom  est 
inscrit  dans  votre  lettre;  j'ai  eu  l'occasion  depuis  lors  de  la 
"evoir  plusieurs  fois. 

t  Toute  vôtre, 

«   A.  VlMPANY.  » 

Montjoie  fut  indigné  de  cette  réponse  à  la  fois  sèche  et 
prudente;  c'était  l'occasion  ou  jamais  de  mettre  lord  Harry 
au  pied  du  mur  et  de  l'empêcher  de  commettre  un  crime! 

Voilà  donc  anéantie  la  chance  inouïe  qu'il  n'eût  osé 
escompter  en  faveur  d'Iris!  Voilà  donc  réduite  à  rien  l'occa- 
sion unique  de  condamner  lord  Harry  à  l'inaction  !  L'entre- 
tien sur  lequel  Hugues  avait  fait  fonds  lui  était  bel  et  bien 
refusé  et  cela  par  suite  d'une  crainte  pusillanime  provoquée 
par  des  mensonges  absurdes,  au  sujet  d'un  morceau  de  fla- 
nelle ! 

Il  ramassa  le  malencontreux  pli  jeté  par  lui  sur  le  sol  et 
il  allait  le  déchirer,  lorsqu'il  aperçoit  imprimée  une  adresse 
sur  la  feuille  blanche  :  donc,  ou  l'on  n'avait  pas  vu  que  cette 
feuille  était  mal  pliée,  ou  l'on  s'était  dispensé  de  recopier 
celte  lettre.  Remis  de  bonne  humeur  par  ce  hasard  provi- 
dentiel, Hugues  prit  la  résolution  d'aller  le  lendemain  sur- 
prendre Mme  Vimpany;  mais  pendant  la  soirée,  ses  réflexions 
lui  suggèrent  qu'un  formidable  obstacle  s'opposait  à  l'exé- 
cution de  ce  plan. 

Soit  qu'il  décline  son  nom  ou  qu'il  le  cache,  elle  refusera 
sûrement  de  recevoir  sa  visite  ;  la  seule  personne,  avec 
laquelle  il  puisse  s'entretenir  de  la  situation,  est  son  vieux 
et  fidèle  serviteur.  Cet  homme  qui  avait  appartenu  successi- 
vement à  l'armée,  à  la  police  et  à  un  clablissement  scolaire, 
se  livra  durant  toute  la  matinée  du  lendemain  à  des  investi- 
gations préliminaires.  En  ce  faisant,  il  obtint  deux  renseigne- 
ments précieux  :1e  premier, c'est  que  Mme  Vimpany  demeu- 
rait dans  la  maison  où  la  lettre  avait  été  écrite;  le  second, 
c'est  qu'un  petit  groom,  auquel  on  devait  donner  congé,  était 
très  disposé,  moyennant  finance,  à  faire  le  guet  pour  servir 
les  intérêts  de  Montjoie,  et  cela  à  partir  de  deux  heures  de 
l'après-midi;  il  devait  indiquer  la  pièce  où  Mme  Vimpany 
prenait  ses  repas.  Ce  qui  fut  dit  fut  fait.  D'une  main  dis- 


468  c'était  écrit! 

crête,  le  groom  indiqua  une  porte  du  second  étage,  et  de 
l'autre,  il  empocha  un  bon  pourboire,  puis  disparut. 

A  l'instant  où  Montjoie  pénètre  chez  Mme  Vimpany,  elle 
s'écrie  d'une  voix  sombre  et  fatidique  : 

«  Etes- vous  fou  !  Gomment  avez-vous  pu  pénétrer  ici, 
qu'y  venez- vous  faire?  Ciel!  ne  m'approchez  pas!  » 

Elle  essaye,  en  vain,  de  faire  sortir  Montjoie;  mais,  la  sai- 
sissant par  le  bras,  il  l'oblige  à  se  rasseoir,  puis  il  prononce 
ces  mots  : 

«  Iris  est  dans  la  peine;  il  est  en  votre  pouvoir  de  la 
secourir. 

—  La  fièvre,  la  contagion,  la  mort!  dit  Mme  Vimpany 
sans  vouloir  entendre  à  rien;  éloignez-vous  de  moi!  » 

Elle  chercha  de  nouveau  à  le  pousser  dehors  par  les 
épaules. 

«  La  fièvre  ou  pas  de  fièvre,  la  contagion  ou  pas  de  con- 
tagion, peu  m'importe!  Je  ne  sortirai  d'ici  que  lorsque  vous 
saurez  ce  qui  m'amène.  Lord  Harry  est  horriblement  jaloux; 
la  situation  de  sa  malheureuse  femme  est  des  plus  critiques. 

—  Quoi,  c'est  pour  me  dire  cela  que  vous  risquez  de 
prendre  une  maladie  des  plus  dangereuses?  Il  y  a  longtemps 
que  je  sais  à  quoi  m'en  tenir  là-dessus.  Tenez,  si  vous  ne 
partez  immédiatement,  je  sonne. 

—  Sonnez  si  bon  vous  semble,  mais  je  tiens  à  vous  dire 
qu'il  est  urgent  que  nous  nous  entendions  en  vue  des  évé- 
nements à  venir;  on  dit  que  l'assassin  de  mon  frère  est  à 
Londres  et  que  lord  Harry  en  a  été  informé. 

—  Juste  ciel  !  s'écrie  Mme  Vimpany  en  jetant  un  regard 
d'épouvante  à  Montjoie  ;  je  vous  jure  que  je  ne  fais  pas  partie 
de  la  conspiration  ourdie  pour  sauver  ce  misérable;...  je  ne 
le  connaissais  pas  plus  que  vous,  lorsque  j'ai  offert  de  lui 
donner  mes  soins;...  je  dois  dire  que  les  paroles  qui  lui  sont 
échappées  pendant  son  délire  m'ont  révélé  la  vérité.  » 

Gela  dit,  une  autre  porte  s'ouvre  et  une  vieille  femme 
toute  tremblante  paraît  et  s'écrie  : 

«  Venez  au  plus  vite,  venez  ou  je  ne  réponds  de  rien;  le 
délire  a  repris  de  plus  belle!  » 

Inquiète  et  agitée,  Mme  Vimpany  se  dirige  vers  la  pièce 
voisine  : 


c'était  écrit!  169 

«  Restez  ici  et  écoutez,  dit-elle  à  Mont  joie. 

A  cet  effet, elle  laisse  la  porte  entre-bâillée. 

Voici  ce  qu'il  entendit  : 

«  A  qui  donc  est  échue  la  lâche  d'assassiner  le  traître?  à 
moi?  Qui  donc  l'a  tué  sur  la  route  avant  qu'il  ait  pu  pénétrer 
dans  le  bois?  Moi!  Arthur  Montjoie  coupable  de  trahison 
envers  V Irlande!  Voilà,  amis,  l'épilaphe  qu'il  faut  faire  gra- 
ver sur  sa  tombe.  Enlin,  il  est  un  patriote  parmi  nous  et  ce 
patriote, c'est  moi  !  La  Providence  m'a  pris  sous  sa  protection. . . . 
Ah!  mylordHarry,vous  aurez  beau  chercher  sur  la  terre  et  sur 
Tonde,  le  patriote  est  hors  de  votre  atteinte....  Le  docteui 
est  convaincu  que  je  n'en  ai  plus  pour  longtemps...  que  la 
fièvre  va  m'emporter.  J'attends  la  mort  avec  calme,  du 
moment  que  ce  n'est  pas  la  main  de  lord  Harry  qui  me 
frappe.  Ouvrez  les  portes;  il  faut  que  tout  le  monde  m'en- 
tende;... je  meurs  avec  l'auréole  d'un  saint,  oui,  du  plus 
grand  des  saints,...  celui-là  même  qui  a  débarrassé  la  terre 
d'un  affreux  traître.  J'ai  chaud,...  j'ai  soif,...  à  boire,...  à 
boire.  » 

Le  malheureux  pousse  après  cela  des  cris  lamentables; 
c'était  plus  que  Monljoie  n'en  pouvait  supporter;  aussi  quitte- 
t-il  cette  sinistre  demeure  le  cœur  navré. 

Au  bout  de  dix  jours,  Iris  reçoit  une  lettre  d'une  écriture 
à  elle  inconnue;  en  voici  la  teneur  : 

«  Le  devoir  qui  incombe  à  toute  garde-malade  lui  rend 
sacré  l'individu  confié  à  ses  soins  ;  au  cas  même  où  elle  vien- 
drait à  découvrir  qu'il  s'agit  d'un  bandit  voué  à  l'assassinat, 
ce  fait  l'excuserait-il  si  elle  venait  à  l'abandonner,  ou  si  elle 
s'acquittait  moins  scrupuleusement  de  sa  tâche?  Nullement; 
la  garde-malade,  pas  plus  que  le  médecin,  ne  doit  s'enquérir 
si  son  patient  est  digne  ou  non  de  ses  soins.  Elle  consacre 
tout  ce  qu'elle  a  d'expérience,  de  dévouement  et  d'intelli- 
gence, à  sauver  les  jours  de  celui  à  qui  elle  refuserait  la 
main  dès  qu'il  sera  revenu  à  la  santé.  Il  s'en  est  peu  fallu 
que  la  maladie  ne  ravisse  à  lord  Harry  l'objet  de  sa  ven- 
geance, mais  la  mort,  après  avoir  rôdé  longlemps  autour  du 
malade,  est  vaincue  par  la  forte  constitution  du  patient  et 
par  les  soins  attentifs  de  sa  garde-malade.  Il  était  en  pleine 


170  cetait  écrit! 

convalescence,  lorsque  des  amis  à  lui,  accompagnés  d'un 
médecin,  vinrent  demander  M.  Carigeeo,  nom  par  lequel 
le  malade  se  faisait  appeler;  on  le  lit  sortir  de  la  maison 
avec  des  précautions  infinies  et,  à  cet  inslant,on  se  trouve  en 
face  d'un  mystère  impénétrable.  Vers  quel  point  l'avait-on 
dirigé?  Dans  cette  obscurité,  une  seule  chose  restait  claire, 
c'est  que  la  piste  du  susdit  Garigeen  était  perdue! 

P. -S.  —  La  greffe  malsaine  de  la  contagion  a  pris  sur  lo 
pauvre  mortel,  qui  en  avait  si  audacieusement  bravé  les 
effels  pernicieux.  Hugues  Montjoie,  victime  à  son  tour  de 
l'homme  qui  a  tué  son  frère,  est  atteint  d'une  scarlatine 
infectieuse. 

Heureusement  qu'une  garde-malade  dévouée  le  soigne 
jour  et  nuit. 


XLÏV 

«  Cher  docteur  et  vieil  ami, 

«  Je  viens  vous  soumettre  un  cas  pathologique  des  plus 
intéressants  :  un  malade  d'esprit!  Étudiez-le  et  tachez  de  le 
guérir.  Il  y  a  longtemps,  très  longtemps,  que  nous  nous 
connaissons.  Eh  bien!  en  passant  la  revue  de  ces  longues 
années,  vous  constaterez  que  je  ne  vous  ai  jamais  témoigné 
une  confiance  illimitée.  Or,  maintenant  que  ma  vieille  expé- 
rience me  démontre  plus  clairement  encore  qu'autrefois, 
quel  être  énigmatique  vous  êtes,  je  vais  cependant  vous  faire 
l'honneur  de  mes  confidences.  Je  ne  sais  que  faire,  que 
devenir?  Je  suis  comme  un  homme  frappé  de  la  foudre. 
Après  avoir  reçu  avis  qu'on  avait  vu  l'assassin  d'Arthur 
Montjoie  à  Londres  et  avoir  entrevu  l'imminence  de  la  ven- 
geance, j'ai,  en  môme  temps,  appris  sa  maladie,  sa  guérison 
et  sa  disparition  !  C'est  le  cas  de  répéter  que  l'on  a  raison  de 
se  défier  de  l'inattendu.  Une  maladie,  qui  cloue  dans  leurs 
cercueils  des  milliers  de  créatures,  a  épargné  un  assassin. 
Peut-être  reposera-t-il  tranquillement  dans  un  cimetière  aux 
ombrages  paisibles,  entouré  des  dépouilles  mortelles  d'hon- 
nêtes gens?  Je  suis  navré,...  je  ne  m'en  consolerai  jamais.... 


c'était  écrit.  171 

«  Ajoutez  à  cela  les  préoccupations  que  me  donne  ma 
femme;  les  réclamations  incessantes  de  mes  créanciers  et 
vous  conviendrez  qu'avec  tant  de  chosos  sur  l'esprit,  il  est 
difficile  que  je  conserve  la  faculté  d'écrire  le  mot  juste  et 
avec  suite. 

«  Je  désire  savoir,  docteur,  si  votre  art  ou  votre  science, 
si  vous  le  préférez,  peut  venir  au  secours  de  ma  raison  en 
désordre,  alors  que  ma  santé  ne  laisse  rien  à  désirer.  Vous 
m'avez  dit  souvent  que  tout  est  possible  à  la  médecine  ;  le 
moment  est  venu  de  le  prouver.  Je  suis  sur  une  pente  qui 
aboutit  fatalement  au  suicide  ou  au  crime.  Délivrez-moi,  je 
vous  en  supplie,  de  la  fièvre  de  mon  intelligence  en  travail! 
En  tous  cas,  promettez-moi  de  lire  ces  élucubrations  de  mon 
esprit,  en  conservant  votre  sérieux. 

«  Je  commencerai  par  confesser  que  le  démon  de  la 
jalousie  m'a  mordu  au  cœur;  la  tranquillité  de  ma  vie  con- 
jugale est  en  question.  Iris  n'a  pas  vos  sympathies,  je  le  sais, 
et  elle  vous  le  rend  bien.  Donc,  je  vous  demande  de  faire 
vos  efforts  pour  rendre  justice  à  ma  femme,  comme  je  le  fais 
moi-même.  Du  reste,  je  dois  ajouter  que  pas  une  étincelle 
de  certitude  ne  confirme  mes  soupçons  ;  la  vérité  vraie  est 
que  je  l'aime  toujours  aussi  passionnément  ;  mais  reste  à 
savoir  si  elle  a  encore  pour  moi  la  même  affection? 

«  Vous  étiez  déjà  marié  quand  moi,  j'avais  à  peine  quel- 
ques brins  de  poil  follet  au  menton.  Pour  que  vous  puissiez 
vous  former  un  jugement  exact  de  la  situation,  je  vais  vous 
raconter  comment  ma  femme  s'est  comportée  tout  dernière- 
ment, dans  une  circonstance  fort  critique. 

<  Nous  étions  en  train  de  déjeuner,  lorsque  Iris  apprit 
par  une  lettre  que  Hugues  était  dangereusement  malade; 
elle  a  paru  stupéfaite,  m'a  passé  la  missive  et  a  quitté  la 
table  sans  desserrer  les  dents.  Eh  bien!  l'homme  pour  qui 
l'argent  n'est  rien,  l'homme  dont  le  sang-froid  est  à  toute 
épreuve,  l'homme,  enfin,  qui  prétend  n'être  que  l'ami  de  ma 
femme,  alors  qu'il  l'adore  en  secret,  est  ma  bête  noire.  Par- 
fois, je  me  demande,  ce  qui  pourrait  advenir  pour  moi,  de 
sa  vie  ou  de  sa  mort;  en  réalité,  si  j'avais  un  intérêt  quel- 
conque à  la  chose,  le  plateau  de  la  balance  pencherait  plu  lût 
de  ce  dernier  côté.  Toujours  est-il  que  le  savoir  en  danger 


172  C'ÉTAIT   ÉCRIT  î 

m'a  alarmé.  Il  y  a  dans  ce  flegmatique  Anglais  je  ne  sais 
quelle  grâce  qui  parle  pour  lui,  alors  même  qu'on  le 
(iéleste.  Donc,  je  me  prenais  à  désirer  son  rétablissement, 
tout  en  le  haïssant  au  fond  du  cœur.  Il  me  semble  d'ici 
vous  entendre  dire  :  «  Ma  parole  d'honneur!  mon  ami  l'Ir- 
«  landais  a  perdu  la  tête  ». 

«  Maintenant,  revenons  à  nos  moutons,  je  veux  dire  à  ma 
femme.  Après  un  certain  temps,  elle  a  reparu  et  a  dit  :  «  Je 
a  suis  innocente,  quoique  coupable,  de  ce  qui  arrive  à  M.  Mont- 
«  joie.  Si  je  l'eusse  chargé  d'une  lettre  pour  Mme  Vimpany, 
«  il  n'aurait  pas  insisté  pour  la  voir  et,  en  conséquence,  il 
«  n'eût  point  été  exposé  à  la  contagion.  Le  danger,  en  ce  qui 
«  me  concerne,  est  hors  de  question  ;  la  personne  avec  qui  je 
«  dois  correspondre,  demeurant  dans  un  autre  quartier  que 
«  Mme  Vimpany,  il  n'y  a  plus  rien  à  craindre.  Bref,  m'auto- 
«  riserez-vous,  mon  cher  Harry,  à  recevoir  chaque  jour  des 
«  nouvelles  de  Hugues  Montjoie,  tant  qu'il  sera  en  danger  de 
«  mort?  —  J'y  consens  volontiers  »,  ai- je  répondu.  Il  m'a 
semblé  de  mauvais  augure  qu'elle  m'adressât  cette  requête 
les  yeux  secs,  car  elle  a  dû  pleurer  en  apprenant  qu'il  y 
a  peu  de  chance  de  sauver  le  malade.  Pourquoi  alors  me 
dissimuler  ses  larmes?  L'extrême  pâleur  répandue  sur  son 
visage  dénotait  seule  le  trouble  de  son  âme.  Après  tout,  elle 
a  pu  oublier  que  j'étais  jaloux,  puisque  je  m'efforçais  de  le 
cacher?  Qu'en  pensez-vous,  mon  cher  Vimpany?  Enfin,  je 
demeure  convaincu  que  le  fond  de  sa  pensée  était  d'aller 
à  Londres,  remplir,  de  moitié  avec  votre  femme,  le  rôle 
de  garde-malade  près  de  Montjoie  et  mourir  avec  lui,  s'il 
meurt. 

«  Toujours  est-il  que  chaque  jour  Iris  recevait  une  lettre 
et  que  chaque  fois  elle  me  la  communiquait.  Après  cette 
concession  faite  à  ma  jalousie,  je  refusai  de  prendre  connais- 
sance des  bulletins  signés  des  médecins.  Or,  un  matin,  au 
moment  où  Iris  ouvre  sa  lettre  quotidienne,  un  éclair  intense 
jaillit  de  ses  yeux  ;  sur  sa  physionomie  je  vois  la  réverbéra- 
tion d'un  bonheur  aussi  grand,  que  si  elle  eût  appris  le  réta- 
blissement de  Hugues.  J'aime  à  répéter  qu'Iris  possède  un 
charme  indescriptible  et,  en  cet  instant,  l'éclat  de  sa  beauté 
l'enveloppa  tout  entière!  Qui  sait?  hélas!  ce  phénomène  ne 


c'était  écrit!  173 

se  reproduira  peut-être  que  le  jour  où  ma  mort,  en  délivrant 
Iris  d'un  mari,  lui  permettra  d'épouser  un  amant!  Alors,  il 
en  sera  ébloui. 

«  Je  ne  disais  mot;  ma  femme  attachait  sur  moi  un  regard 
interrogateur:  je  me  décidai  à  prononcer  les  mots  suivants  : 
«  Je  me  félicite  que  Montjoie  soit  hors  de  danger  ».  Sur  ce, 
elle  se  jette  dans  mes  bras  et  m'embrasse  follement;  vrai,  je 
ne  la  croyais  pas  capable  de  donner  de  pareils  baisers. 

«  Maintenant,  fit-elle,  que  je  suis  assurée  de  votre  sympa- 
«  thie  pour  lui,  mon  bonheur  est  complet.  »  Dites,  ne  croyez- 
vous  pas  que  l'honneur  de  cette  explosion  de  tendresse 
appartenait  à  un  autre  homme  plutôt  qu'à  moi!...  Non,...  je 
repousse  un  tel  soupçon....  Qui  sait,  pourtant? Vais-je  conti- 
nuer à  écrire  ou  terminerai-je  cette  longue  épître?  Le  sort 
en  est  jeté,  je  continue. 

«  Iris  et  moi,  nous  éprouvons  en  face  l'un  de  l'autre  un 
véritable  embarras.  Ma  jalousie  seule  n'est  pas  cause  de  cet 
état  de  chose.  Parfois,  il  me  semble  que  nous  nous  deman- 
dons tous  les  deux  quelle  altitude  nous  garderons  vis-à-vis 
de  Montjoie  et,  le  plus  grave,  c'est  que  nous  n'osons  nous  en 
faire  l'aveu.  Parfois  encore,  j'en  accuse,  et  peut-être  non  sans 
raison,  nos  préoccupations  financières.  J'attends  qu'Iris  aborde 
ce  sujet  avec  moi,  de  même  qu'elle  compte  sur  mes  expli- 
cations. 

«  Vertu  de  ma  vie!  j'aspire  à  changer  de  place,  à  m'étour- 
dir,...  à  vivre  inconnu  sur  une  terre  étrangère,...  à  me  jeter, 
comme  autrefois,  tête  baissée  au  milieu  des  dangers,...  des 
aventures.  Du  reste,  il  me  reste  la  chance  de  retourner  en 
Angleterre  et  de  fournir  aux  Invincibles  celle  de  me  mettre  à 
mort,  comme  ayant  trahi  la  cause  irlandaise  ;  mais  ma  femme, 
je  le  sais,  n'entendrait  pas  de  cette  oreille-là. 

«  Ouf!  parlons  d'autre  chose. 

«  Vous  ne  serez  pas  fâché  d'apprendre  que  vous  connaissez 
aussi  bien  la  loi  que  la  médecine.  J'avais  envoyé  l'ordre  à 
mon  notaire  d'hypothéquer  mon  assurance  sur  la  vie;  or 
votre  prédiction  à  ce  sujet  s'est  pleinement  confirmée;  im- 
possible de  trouver  à  emprunter  un  centime  sur  le  capital 
énorme  dont  la  compagnie  sera  redevable  après  ma  mort. 

«  Pour  ce  qui  est  du  Continental  Herald,  j'entrevois  là 


174  C'ÉTAIT  ÉCRIT! 

encore  un  nouveau  mécompte  :  on  m'assure  que  le  succès 
esl  incontestable,  mais  quand  j'aborde  la  question  du  divi- 
dende, on  me  répond  qu'il  faut  attendre  un  tirage  plus  con- 
sidérable. «  Précisez  l'époque?  »  dis-je,  mais  on  reste  bou- 
cbe  close. 

«  Je  ne  fermerai  ma  lettre  que  plus  tard  ;  il  se  peut  que 
j'aie  un  événement  favorable  à  vous  signaler. 
•     ••••• .....•• 

«  Ma  situation  s'est  empirée  au  lieu  de  s'améliorer.  Pour 
remplir  ma  bourse  vide,  force  m'a  été  de  signer  un  billet  à 
ordre  sur  papier  timbré.  Que  deviendrai-je  quand  le  quart 
d'heure  de  Rabelais  arrivera?  Pour  l'instant,  je  suis  tran- 
quille; à  chaque  jour  suffit  sa  peine.  Si  votre  projet  de 
publication  ne  réussit  pas  mieux  que  le  Continental  Herald, 
je-  puis  vous  prêter  quelques  livres  sterling. 

«  Que  diriez-vous,  mon  cher,  de  venir  reprendre  votre 
ancien  quartier  général  à  Passy  et  de  répondre  de  vive  voix, 
plutôt  que  par  écrit  aux  questions  que  je  vous  pose? 

«  Allons,  allons,  venez  donc  ausculter  ma  bourse  et  regar- 
der ma  langue.  Qui  sait  ce  que  l'avenir  nous  réserve?  Dans 
un  an,  je  puis  être  comme  vous  séparé  de  ma  femme,  non 
sur  sa  demande  mais  sur  la  mienne;...  serai-je  enfermé  dans 
une  geôle?  ou  dans  un  asile  d'aliénés?  et  vous,  mon  cher, 
où  vous  logera-t-on? 

€  Que  dites-vous  de  ma  proposition?  » 


XLV 

c  Suppliez  lady  Harry  de  ne  pas  m'écrire,  chose  que  je 
tremble  qu'elle  ne  fasse,  en  apprenant  qu'on  a  tout  espoir  de 
sauver  M.  Montjoie.  D'où  qu'il  vienne,  tout  témoignage 
de  reconnaissance  me  gênerait.  Mon  unique  but,  en  assu- 
mant le  rôle  de  garde-malade,  est  de  tâcher  d'expier  ma  vie 
passée.  Je  fais  les  vœux  les  plus  ardents  pour  le  bonheur 
d'Iris,  que  cette  assurance  lui  suffise,  jusqu'au  jour  où  je 
pourrai  lui  écrire.  » 

€  Voici  en  quels  termes,  femme  modèle  de  dévouement  et 


c'était  écrit!  175 

de  bonté,  on  m'a  transmis  votre  recommandation!  Croyez 
que  je  ressens  pour  vous  autant  d'admiration  que  de  respect; 
vos  désirs  sont  pour  moi  des  ordres,  mais,  de  fait,  le  seul 
soulagement  que  je  trouve  aux  craintes  que  m'inspire  l'ave- 
nir, c'est  de  les  confier  à  une  oreille  sympathique.. 

«  Du  moment  que  je  me  bornerai  à  ne  parler  que  de  moi, 
non  seulement  mes  lettres  n'aggraveront  pas  ma  situation, 
mais  elles  l'adouciront  beaucoup. 

«  J'espère  que  les  jours  charmants  que  vous  avez  passés 
avec  nous  à  Paris  au  commencement  de  notre  mariage,  ne 
sont  point  sortis  de  votre  souvenir.  Vous  rappelez- vous  qu'un 
soir  où  nous  causions  ensemble  de  divers  sujets,  vous  m'avez 
recommandé  d'éviter  tout  ce  qui  pourrait  exciler  la  jalousie 
de  mon  mari.  Depuis  lors,  vos  appréhensions,  hélas!  ne  se 
sont  que  trop  justifiées;  vous  ne  pouvez  savoir  combien  il 
m'est  difficile  de  conserver  mon  calme.  Il  est  si  pénible  à 
une  femme  qui  aime  réellement  son  mari  d'arriver  à  com- 
prendre les  luttes,  les  tristesses  et  les  doutes  par  lesquels  il 
passe  avant  de  douter  d'elle  !  J'ai  découvert  que  la  jalousie 
a  des  phases  diverses;  laissez-moi  vous  expliquer  ma  pensée. 
Pendant  le  laps  de  temps  que  la  vie  de  notre  cher  Hugues  a 
été  menacée,  mon  mari  paraissait  absorbé  et  taciturne;  le 
jour  où  je  lui  ai  dit  qu'il  était  hors  de  danger,  j'ai  été  frappée 
du  changement  qui  s'opérait  chez  Harry.  Peut-être  avait-il 
fait  la  même  observation  à  mon  sujet;  toujours  est-il  que 
ses  regards  exprimaient  une  sympathie  si  tendre  en  me 
regardant,  que  ses  paroles  témoignaient  pour  le  convalescent 
un  intérêt  si  affectueux,  que  je  ne  pus  m'empêcher  de  lui 
en  exprimer  ma  reconnaissance  par  une  pluie  de  baisers. 
Alors,  son  front  se  rembrunit,  son  regard  lance  la  foudre, 
sa  physionomie  contractée  exprime  le  soupçon  ;  on  eût  dit 
que  ce  témoignage  de  tendresse  lui  était  suspect.  Ah!  que 
les  hommes  sont  d'incompréhensibles  créatures!  Les  roman- 
ciers nous  les  montrent  parfois,  comme  étant  dominés  par  les 
femmes....  Ah!  que  ne  suis-je  une  de  ces  charmeuses?  Cri- 
blés de  dettes  et  dans  la  dèche  comme  nous  le  sommes, 
je  suis  torturée  d'inquiétudes;...  j'avais  espéré  que  Harry 
s'épancherait  avec  moi;  or  il  persiste  à  se  renfermer  dans 
un  imnéuélrable  silence.  S'abstient-il  de  ne  me  rien  dire, 


176  c'était  écrit! 

parce  qu'il  a  d'autres  préoccupations?  S'abstient-il  de  m'en 
parler  parce  que  c'est  pour  lui  un  sujet  d'humiliation?  Hier, 
n'y  tenant  plus,  je  lui  ai  dit  :  «  Mon  cher  Harry,  nos  embarras 
«  pécuniaires  s'aggravent  de  jour  en  jour  ;  les  brèches  devien- 
«  nent  terriblement  profondes  dans  notre  budget;  avez-vous 
«  cherché  un  moyen  de  les  réparer?  —  Le  payement  des 
«  dettes,  m'a-t-il  répondu  avec  désinvolture,  est  un  problème 
«  que  je  suis  trop  pauvre  pour  résoudre.  L'autre  jour,  pour- 
«  tant,  j'ai  cru  en  avoir  trouvé  la  solution.  Eh  bien!  je  me 
«  suis  dit  que  la  chose  serait  facile  si  l'on  pouvait  faire  sortir 
«  de  l'or  du  coffre-fort  de  ses  amis  riches.  A  propos,  com- 
«  ment  va  votre  ami  malade,  avez-vous  reçu  de  ses  nouvelles? 
«  —  Sa  convalescence  s'accentue  de  jour  en  jour?  —  D'où 
«  je  conclus,  qu'il  a  déjà  une  velléité  de  revenir  à  Paris  et 
«  que  la  réalisation  de  ce  plan  n'est  qu'une  question  de 
«  jours.  C'est  un  aimable  garçon;  je  me  demande  s'il  nous 
«  viendra  voir?  » 

«  Ces  paroles  me  parurent  tellement  fabuleuses  dans  sa 
bouche,  que  je  me  trouvai  dans  l'impossibilité  de  formuler 
une  réponse. 

«  Ma  stupéfaction  parut  le  divertir.  «  J'aurais  dû  vous 
«  raconter,  reprit-il  avec  entrain,  que  Montjoie  et  moi,  nous 
«  nous  sommes  pris  de  bec  un  soir,  pendant  que  vous  étiez 
«  dans  votre  chambre.  Je  ne  lui  ai  pas  mâché  les  mots,  je  lui 
«  en  ai  même  lancé  de  si  durs  que,  après  avoir  retrouvé  mes 
«  esprits,  j'ai  cru  devoir  lui  faire  mes  excuses;  l'aménité,  la 
«  bonne  grâce  avec  lesquelles  il  les  a  reçues,  a  produit  sur 
«  moi  la  meilleure  impression.  »  Gomment  se  figurer,  après 
cela,  qu'il  était  jaloux  de  celui-là  même  dont  il  parlait  en  de 
tels  termes  ! 

«  Il  est  cependant  deux  manières  d'expliquer  la  chose  : 
d'abord,  par  la  sympathie  qu'éveillent  chez  tout  le  monde  les 
dons  physiques  et  intellectuels  que  Hugues  a  reçus  en  par- 
tage; ensuite,  par  la  variété  des  impressions  de  mon  mari; 
j'espère  que  telle  sera  aussi  votre  manière  de  voir.  En  tout 
cas,  veuillez  avoir  la  bonté  de  faire  lire  à  Hugues  le  passage 
suivant  : 

«  Encouragée  tout  naturellement  par  l'espoir  d'une  récon- 
ciliation entre  Hugues  et  Harry,  je  saisis  avec  empressement 


c'était  écrit!  177 

l'occasion  de  mettre  la  conversation  sur  notre  ami.  Après  la 
contrainte  que  je  me  suis  si  longtemps  imposée,  il  m 'était 
doux  d'en  parler  librement,  mais  une  circonstance  fâcheuse 
a  interrompu  notre  entretien.  On  nous  apportait  une  facture 
à  solder;  comme  on  en  réclamait  immédiatement  le  montant, 
le  dernier  billet  de  banque  de  Harry  a  filé  de  cette  façon! 
«  Juste  ciel!  qu'allons-nous  devenir!  »  m'écriai-je,  dès  que 
le  fâcheux  eut  refermé  la  porte. Lord  Harry, après  avoir  allumé 
un  cigare,  pousse  des  éclats  de  rire  diaboliques.  «  Ab!  l'ar- 
«  gent  est  un  bon  serviteur,  mais  un  méchant  maître! 
«  Savez-vous,  Iris,  ce  que  c'est  de  faire  un  billet?  —  Mon 
»  père  me  l'a  appris,  répondis -je.  —  Votre  père,  rêpli- 
«qua-t-il,  payait  comptant?  —  Comme  tout  le  monde, 
«  n'cst-il  pas  vrai?  »  reparlis-je  naïvement,  sur  quoi  il  s'es- 
claffa de  rire,  puis  il  me  dit  d'envoyer  Fanny  chercher  une 
feuille  de  papier  timbré.  Dès  qu'elle  se  fut  acquittée  de  celte 
commission,  Harry  me  pria  de  passer  avec  lui  dans  le  petit 
salon  de  correspondance.  «  Eh  bien!  ma  chère,  me  dit-il, 
«  vous  allez  voir  combien  c'est  facile  de  bal  Ire  monnaie  avec 
«  ce  chiffon  de  papier.  » 

Noie  ajoutée  par  Mme  Vimpany  :  «  11  faudrait  avoir  sa 
raison  tout  à  fait  en  désordre  pour  montrer  à  Hugues  la  lettre 
d'Iris.  Pauvre  femme!  quelle  illusion  elle  se  fait!  Ah!  quel 
terrible  et  fatal  mariage!  » 

«  Je  regardai  par-dessus  son  épaule.  Il  s'agissait  ni  plus 
ni  moins  de  10  000  francs!  —  «  Y  pensez-vous!  m'écriai-je. 
«  Comment  ferez-vous  honneur  à  votre  signature?  —  C'est 
e  bien  simple;  d'ici  là,  le  Continental  Herald  doublera 
c  son  tirage.  Des  affaires  magnifiques  et  d'énormes  dividen- 
«  des  me  mettront  en  état  de  payer  mes  dettes.  » 

«  Cela  dit,  nous  allâmes  prendre  le  chemin  de  fer  de  Cein- 
ture et  mon  mari  parvint  à  échanger  sa  feuille  de  papier 
timbré  contre  des  rouleaux  d'or. 

«  Dès  que  son  porte-monnaie  fut  bien  bourré  de  valeurs, 
sa  gaieté  ne  connut  plus  de  bornes,  en  sorte  qu'après  tant 
de  semaines  d'anxieles,  cet  après-midi  était,  en  réalité* 
connue  une  vision  du  Paradis!  Mais  ma  félicité,  hélas!  ne 
fut  pas  de  longue  durée.  Le  lendemain  je  vis  venir  à  moi 
Fanny  Mire,  une  lettre  à  la  main;  elle  la  tenait  de  façon  à 

12 


178  C'ÉTAIT   ÉCRIT! 

laisser  voir  la  suscriplion.  J'avisai  qu'elle  élait  de  l'écriture 
de  lord  Harry  cl  adressée  au  docteur  Vimpany  à  son  office 
de  publicité,  à  Londres. 

«  Ensuite,  elle  retourna  l'enveloppe.  «  Regardez  ceci  », 
reprit-elle. Un  large  cachet  y  était  apposé  :  deux  initiales, H. P. 
(HarryPorland)surmontéesd'uneétoile  —  son  heureuse  étoile! 
comme  il  avait  eu  l'amabilité  de  le  dire,  le  jour  de  notre 
mariage.  Soudain,  ce  souvenir  me  traversa  l'esprit  et  Fanny 
Mire  fit  la  remarque  que  je  considérais  le  cachet  avec  mélan- 
colie, mais  elle  se  méprit  totalement  sur  le  sens  de  mes  pen- 
sées. «  Milady  n'a  qu'à  parler  et  je  brise  le  cachet  »,  fit-elle. 
Je  la  regardai  droit  et  je  ne  remarquai  chez  elle  aucune 
confusion,  elle  ajouta  :  «  Rien  n'est  plus  facile  que  de  refaire 
«  le  cachet  avec  un  peu  de  cire;  M.  Vimpany  sera  probable- 
«  ment  trop  gris  pour  s'en  apercevoir.  —  Savez-vous,  Fanny, 
«  que  vous  me  faites  là  une  très  mauvaise  proposition.  — 
«  Du  moment  qu'il  s'agit  de  rendre  service  à  milady,  je  ne 
«  recule  devant  rien.  De  grâce,  milady,  ordonnez-moi  d'ouvrir 
«  cette  lettre.  — D'abord,  comment  est-elle  tombée  entre  vos 
«  mains,  Fanny?  —  Mon  maître  m'a  donné  l'ordre  de  la 
«  mettre  à  la  poste.  —  Alors,  faites  ce  qu'il  vous  a  dit.  —  Il 
«  va  de  soi  que  lorsque  lord  Harry  écrit  une  lettre  cache- 
«  lée  au  docteur,  milady  peut  en  connaître  le  contenu.  Je 
«  vois  là  une  arme  dirigée  contre  la  tranquillité  de  milady;... 
«  la  chambre  à  donner  étant  inoccupée,  il  se  peut  que  le  doc- 
«  leur  vienne  s'y  installer;  milady  le  souhaiterait-elle?  Non, 
«  non,  je  ne  dois  pas  mettre  cette  lettre  à  la  poste,  avant  de 
«  lavoir  ouverte.  —  Avant  tout,  Fanny,  vous  devez  obéir 
«  aux  ordres  que  vous  avez  reçus.  » 

«  Essayant  alors  d'un  autre  moyen  de  persuasion,  elle 
reprit  :  «  Si  le  docteur  vient  s'installer  ici,  milady  voudra-t- 
«  elle  bien  me  permettre  de  la  quitter,  dès  que  le  moment 
«  me  semblera  propice?  —  Vraiment,  Fanny,  je  ne  vous 
«  reconnais  plus!  —  Eh  bien,  je  n'hésite  plus  à  demander  à 

*  milady  de  prendre  une  autre  femme  de  chambre.  —  Gomme 
«  bon  vous  semblera  »,  répondis-je,  les  nerfs  montés  par 
ses  insinuations  alarmantes.  Elle  reprit  :  «  La  vérité,  c'est 

*  que  je  ne  quitterai  milady  qu'à  ma  mort!  Mais,  j'ajoute 
«  que,  pour  le  moment,  ses  intérêts  exigent  que  je  la  quitte 


c'était  écrit!  179 

t  pendant  un  certain  temps;  je  dois  espionner  le  docteur. 
«  —  Pourquoi?  —  Parce  qu'il  est  votre  ennemi.  —  Qu'ai- 
«  je  à  craindre  de  lui?  —  Loin  de  moi  l'idée  d'énumérer  à 
a  milady  les  méfaits  dont  il  peut  se  rendre  coupable;  je  me 
«  bornerai  à  dire  à  milady  que  je  ferai  tout  au  monde  pour 
«  combattre  ses  desseins.  »  D'un  ton  très  respectueux,  elle 
ajouta  :  «  Je  vais  mettre  la  lettre  de  milord  à  la  poste  *. 

«  Que  penser  de  Fanny  Mire?  Fallait-il  repousser  ses  offres 
de  dévouement,  comme  je  m'étais  refusée  à  décacheter  la 
lettre?  J'en  étais  incapable.  Trop  touchée  de  ses  paroles,  je 
ne  pouvais  la  mortifier  par  un  nouveau  refus.  En  somme, 
son  antipathie  contre  le  docteur  n'est  que  trop  justifiée  et  je 
sais  combien  il  m'est  précieux  d'avoir  pour  alliée  une  femme 
énergique  et  dévouée.  J'espère,  du  moins,  que  si  le  malheur 
veut  que  M.  Vimpany  redevienne  notre  hôte,  je  recevrai 
une  lettre  de  votre  propre  main.  Votre  pauvre  amie  a  tant 
besoin  de  vos  conseils!  Ne  m'oubliez  pas,  je  vous  en  conjure, 
près  de  votre  malade  ;  faites-vous  l'écho  de  ce  que  je  vous 
dis.  Surtout  rappelez-vous  que  je  serais  inconsolable  si 
^'apprenais,  par  exemple,  que  des  préoccupations  à  mon 
sujet  entravent  sa  guérison.  Cachez-lui,  je  vous  en  prie,  les 
points  noirs  qui  sont  à  l'horizon.  Il  est  sûr  que  si  j'avais 
plus  d'indifférence  pour  Harry,  je  serais  moins  à  plaindre! 

«  Il  me  semble  que  vous  me  comprendrez  en  dépit  de  l'am- 
biguïté de  cette  dernière  phrase. 

«  Votre  amie  dévouée. 

«  Iris.  » 


XLVI 

Le  lendemain  du  jour  où  lord  Harry  avait  confié  au 
papier  une  longue  analyse  de  son  état  d'esprit,  un  individu 
se  présentait  chez  MM.  Boldside  frères  et  Cie  et  demandait 
M.  Boldside  aîné.  La  carte  qu'il  tira  de  son  calepin  portait 
le  nom  de  M.  Vimpany. 

M.  Boldside  aîné  demanda  au  docteur  : 

«  A  quelle  heureuse  circonstance,  monsieur,  dois-je  l'hon- 
neur de  votre  visite? 


180  C'ÉTAIT      CRIT! 

—  Je  désire  savoir  où  en  est  la  vente  de  mon  ouvrage, 
répondit  M.  Yimpany. 

—  Vous  faites  erreur,  monsieur,  c'est  à  mon  frère  qu'il 
faut  vous  adresser. 

—  Gomment,  n'avez-vous  pas  signé  le  traité? 

—  Si  lait;  je  signerai  également  le  chèque  lorsqu'il  s'agira 
de  régler.  » 

Gela  dit,  M.  Boldside  tire  le  cordon  de  la  sonnette  et 
donne  l'ordre  à  un  employé  d'introduire  M.  Vimpany  chez 
M.  Paul.  La  ressemhlance  entre  les  deux  frères  était  aussi 
grande  qu'entre  une  seconde  édition  et  la  première;  à  ce 
moment,  M.  Paul  était  en  train  de  feuilleter  une  revue.  Au 
nom  de  M.  Vimpany,  il  fit  un  sursaut  et  s'écria  : 

«  Parbleu!  vous  arrivez  bien!  quelle  singulière  coïnci- 
dence! j'avais  à  l'instant  même  votre  nom  sous  les  yeux.  Il 
va  de  soi  que  le  directeur  de  celte  revue  ne  peut  se  refuser 
à  insérer  votre  réponse  dans  les  colonnes  de  son  journal, 
hein? 

—  Pardon,  mais,  vrai,  je  ne  comprends  pas,  fit  le  nou- 
vel arrivant  d'un  air  déconcerté. 

—  Voyons,  est-il  croyable  que  vous,  un  homme  du 
métier,  vous  ignoriez  ce  qui  s'imprime  sur  votre  compte. 
Tenez,  lisez  cela  »,  fit-il,  en  passant  à  son  interlocuteur  un 
numéro  de  la  revue  en  question. 

Le  docteur  lut  les  lignes  suivantes  :  «  Le  médecin  dont 
M.  Vimpany  a  prétendu  écrire  la  biographie  proteste  contre 
ce  récit  de  fantaisie.  Il  se  fait  un  cas  de  conscience  de  mettre 
le  public  en  garde  contre  une  publication  dont  le  premier 
fascicule,  en  ce  qui  le  concerne  personnellement,  n'est  qu'un 
tissu  de  mensonges  et  de  scandaleuses  inventions. 

«  S'il  vous  est  loisible  de  répondre  à  cette  lettre,  le  plus  tôt 
sera  le  mieux,  dit  l'éditeur  avec  conviction. 

—  La  lettre!  répéta  le  docteur  avec  dédain,  je  m'en 
moque  de  la  lettre;  l'important,  pour  moi,  c'est  la  vente. 

—  Vous  en  parlez  bien  à  votre  aise,  riposta  M.  Paul,  un 
procès  en  diffamation  va  nous  être  intenté  par  une  célébrité 
médicale  et  vous  prétendez  vous  moquer  de  la  lettre; 
halte-là  ! 

—  Non  seulement  je  l'ai  dit,  mais  je  le  répète.  Ce  qui 


c'était  écrit!  181 

m'occupe  bien  autrement,  c'est  le  chiffre  de  l'argent  que 
j'aurai  à  palper  sur  le  produit  de  la  vente. 

—  Apportez-moi  le  compte  de  M.  Yimpany  »,  téléphona 
l'éditeur  au  bureau  de  la  comptabilité.  Puis,  il  poursuivit  : 

«  Il  me  parait  clair  comme  deux  et  deux  font  quatre, 
que  vous  n'avez  ni  excuse,  ni  explication  à  faire  valoir; 
charité  bien  ordonnée  commence  par  soi-même  :  diable! 
notre  maison  a  sa  réputation  à  conserver,  aussi  dès  que  j'en 
aurai  conféré  avec  mon  frère,  nous  nous  verrons  dans  la 
nécessité.... 

—  Tenez,  écoutez  ceci  :  le  portrait  du  médecin  en  ques- 
tion est  celui  d'une  âne  coiffé  d'un  bonnet  de  docteur;  pour 
ce  genre  d'articles,  tout  le  monde  sait  que  des  matériaux  sont 
nécessaires  ;  ceux  que  j'ai  reçus  sont  d'une  banalité  déses- 
pérante :  l'année  de  la  naissance,  l'année  du  mariage, 
l'année  de  ceci ,  l'année  de  cela  !  Voilà  qui  est  égal  au 
public!  il  faut  l'amorcer  par  des  choses  piquantes,  croustil- 
lantes, inconnues!  C'est  ce  que  j'ai  fait.  » 

A  cet  instant,  l'employé  remit  gravement  à  M.  Paul  un 
cahier  peu  volumineux,  attaché  par  des  ficelles  rouges.  La 
colonne  du  doit  et  avoir  se  soldait  par  une  différence 
de  75  fr.  95.  Le  docteur,  d'un  air  à  porter  le  diable  en 
terre,  déchire  le  cahier  en  morceaux,  et  pour  finir,  il  le 
lance  au  visage  de  M.  Paul,  en  prononçant  d'une  voix  forte 
ce  seul  mot  : 

«  Voleur!  » 

Si  en  colère  que  fut  l'éditeur,  il  sut  modérer  ses  vivacités 
et  se  borna  à  dire  : 

«  Vous  entendrez  parler  de  nous  par  notre  homme 
d'affaires,  monsieur  le  diffamateur! 

—  Que  le  diable  vous  emporte  vous  et  votre  boutique  1  » 
s'écria  le  docteur  en  refermant  sur  lui  la  porte  avec  fracas. 

Il  alla  de  ce  pas  dans  un  café  voisin,  boire,  fumer  et 
ruminer.  Puis,  soudain,  croyant  avoir  trouvé  son  chemin 
de  Damas,  il  sort  et  se  dirige  vers  un  square  spacieux, 
entouré  de  belles  habitations.  Devant  l'une  d'elles,  un  élé- 
gant coupé  stationne  ;  le  docteur  sonne.  Le  laquais,  qui  vient 
ouvrir,  semble  le  connaître  d'ancienne  date. 

»  Sir  James  va  sortir  à  l'instant,  dit-il. 


182  c'était  écrit! 

—  Je  ne  le  retiendrai  pas  plus  d'une  ou  deux  minutes, 
répondit  le  docteur  qui  s'avance  son  chapeau  sur  la  tête,  son 
stéthoscope  à  la  main. . 

—  Mille  regrets,  mou  cher  Vimpany,...  mais  je  suis 
attendu. 

—  Quoi?  rie  pouvez-vous  m'accorder  un  instant,  un  seul? 

—  Alors,  passons  dans  mon  cabinet  et  presto. 

—  Je  venais  vous  prier  de  me  donner  une  lettre  d'intro- 
duction pour  l'un  de  vos  confrères  de  Paris.  Votre  nom 
également  célèbre  des  deux  côtés  du  détroit  m'ouvrira 
toutes  les  portes.... 

—  Quelles  portes?  demanda  vivement  sir  James. 

—  Celles  d'un  hôpital,  pardieu! 

—  S'agit-il  d'un  but  professionnel,  d'une  question  théra- 
peutique? 

—  Parfaitement.  Sur  le  point  de  découvrir  le  microbe  de 
la  tuberculose,  je  veux  empêcher  les  Français  de  mettre 
leur  pain  devant  ma  rôtie,...  si  je  puis  me  servir  de  cette 
locution.  » 

Sir  James  prend  une  plume,...  puis,  hésite.  Le  docteur  et 
lui  ont  fait  leurs  études  médicales  ensemble,  après  quoi,  ils  se 
sont  presque  totalement  perdus  de  vue  :  l'un  a  pris  la  voie 
droite  qui  conduit  au  succès,  à  la  fortune,  à  la  renommée; 
l'autre  a  suivi  la  voie  oblique  qui  aboutit  piteusement  à  la 
misère.  Le  célèbre  praticien  se  demande  l'usage  que  cet 
espèce  de  charlatan  va  faire  de  son  nom.  Pourtant,  il  est 
lui-même  à  la  fois  médecin  célèbre  et  homme  de  cœur.  Les 
souvenirs  d'antan  plaident  la  cause  de  la  camaraderie.  Bref, 
le  docteur  Vimpany  quitte  la  maison  de  son  célèbre  ami, 
muni  d'une  lettre  d'introduction  pour  le  médecin  en  chef  de 
l'Hôtel-Dieu  de  Paris. 

Sur  ce,  les  deux  anciens  camarades  se  séparent.  Pen- 
dant que  le  coupé  du  prince  de  la  science  l'emporte  dans  la 
direction  de  la  maison  d'un  client  millionnaire,  le  docteur 
Vimpany  se  dirige  à  pied  vers  le  bureau  télégraphique.  Là 
il  cherche  la  formule  la  plus  économique  et  s'arrête  à 
celle-ci  : 

«  Attendez-moi  demain.  » 

Le  lecteur  a  déjà  deviné  que  le  destinataire  est  lord  Harry. 


C'ÉTAIT  ÉCRITl  \&3 


XLVII 

Le  lendemain  dans  la  matinée,  lord  Harry  reçut  le  télé- 
gramme du  docteur.  Iris  n'étant  pas  encore  levée,  ce  fui  le 
maître  de  maison  qui  donna  l'ordre  de  préparer  une  chambre 
pour  M.  Vimpany.  Devinant  quelque  anguille  sous  roche, 
cette  fine  mouche  de  Fanny  posa  à  lord  Harry  la  question 
suivante  : 

«  S'agit-il  d'une  femme  ou  d'un  homme,  monsieur? 

—  Gela  ne  vous  regarde  pas  »,  répondit-il  brusquement. 

Bien  qu'il  se  montrât  en  général  bon  enfant  avec  ses  infé- 
rieurs, il  avait  pris  cette  femme  en  grippe  dès  le  premier 
jour.  Sa  pâleur  maladive,  sa  maigreur,  offusquaient  les  idées 
irlandaises  de  lord  Harry  touchant  la  beauté  féminine. 

«  Le  seul  mérite  que  je  reconnaisse  à  votre  femme  de 
chambre,  c'est  d'être  la  preuve  vivante  de  votre  bon  carac- 
tère. » 

L'heure  du  déjeuner  réunit  lord  et  lady  Harry  à  la  même 
table;  la  physionomie  d'Iris  trahissait  une  mélancolie  inac- 
coutumée depuis  qu'elle  habitait  Passy;  elle  dit  d'un  ton 
préoccupé  : 

«  Est-il  vrai  que  nous  allons  recevoir  un  de  vos  amis?  en 
tout  cas,  j'espère  qu'il  ne  s'agit  pas  du  docteur  Vimpany? 

—  Pourquoi,  ma  chère  Iris,  mon  fidèle  ami  ne  remet- 
trait-il pas  les  pieds  ici? 

—  De  grâce,  ne  donnez  pas  à  ce  pleutre  le  titre  d'ami. 
Faites  un  effort  de  mémoire  et  vous  vous  souviendrez 
m'avoir  dit  quand  il  est  retourné  en  Angleterre  :  «  En  bonne 
«  conscience,  je  me  félicite  de  son  départ  tout  autant  que 
«  vous.  » 

Lord  Harry  reprit  : 

«  Ce  n'est  pas  la  dernière  fois,  croyez-lc,  que  je  ferai  le 
même  aveu  à  ma  jolie  prêcheuse.  Vous  oubliez  toujours 
que  la  nature  de  votre  époux  se  rapproche  de  celle  du 
caméléon;  il  est  de  certains  moments  où  j'en  ai  de  Vimpany 
par-dessus  la  tête;  il  en  est  d'autres,  où  je  ressens  pour 
lui  une  véritable  sympathie.  Permettez-moi  de  vous  dire, 


184  c'était  écrit! 

Iris,  que  votre  physionomie  sombre  fait  que  votre  beau  front 
est  strié  de  rides;  il  n'est  ni  juste  ni  généreux  à  vous  de 
vous  montrer  6i  sévère  pour  un  ami  malheureux  »,  fil 
lord  Harry  en  regardant  sa  femme  d'un  air  froid  et  dur.  Il 
fut  un  temps  où  elle  s'en  fût  émue,  mais  cette  fois,  elle  ne 
parut  y  faire  aucune  attention. 

«  L'avez-vous  réellement  invité?  reprit-elle. 

—  Gomment  pourrait-il  se  permettre  de  venir  chez  moi, 
s'il  en  était  autrement? 

—  J'ai  beau  chercher,  ajouta  Iris,  je  ne  vois  pas  la  raison 
qui  a  pu  vous  décider  à  inviter  de  nouveau  ce  gredin. 

—  Dites-moi,  êles-vous  malade?  fit  lord  Harry  en  posant 
sur  la  table  la  lasse  qu'il  était  en  train  de  porter  à  ses  lèvres. 

—  Pas  le  moins  du  monde,  répondit  lady  Harry  avec 
calme. 

—  Aurais-je  dit  quelque  chose  qui  vous  ait  déplu? 

—  Du  tout.  » 

A  ce  coup,  la  colère  le  prit. 

«  Quand  le  diable  y  serait,  fit-il  d'une  voix  vibrante,  expli- 
quez-vous. Je  crois  comprendre  que  vos  paroles  impliquent 
des  soupçons  sur  mon  compte  et  aussi  sur  celui  de  mon 
ami. 

—  Vous  n'avez  qu'à  moitié  raison,  Harry,  en  disant  cela; 
le  docteur  m'en  inspire,  mais  pas  vous. 

—  Et  sur  quoi  sont-ils  fondés,  s'il  vous  plaît? 

—  Sur  mes  observations  pendant  qu'il  était  notre  hôte; 
c'est  une  âme  fuyante,  oblique,  perverse,  que  sais-je 
encore? 

«  Si  votre  influence  a,  un  moment,  modifié  mon  jugement 
sur  lui,  ce  n'était  que  par  déférence  pour  vous,  voilà  la  vérité. 
Apres  l'avoir  étudié,  de  visu  j'ai  acquis  l'inébranlable  convic- 
tion que  vous  êtes  la  dupe  d'un  misérable.  C'est  l'ami  le  plus 
dangereux  que  vous  puissiez  avoir,  surtout  quand  vous  êtes, 
comme  aujourd'hui,  dans  des  embarras  d'argent.  » 

Il  regarda  un  instant  Iris,  et  répondit  : 

«  Mon  admiration  pour  vous,  ma  chère  femme,  augmente 
en  proportion  de  votre  éloquence,  mais,  de  grâce,  ne  faites 
plus  allusion  à  mes  embarras  pécuniaires. 

—  Ai-je  tort,  reprit  lady  Harry  d'un  Ion  très  doux,  d'es- 


C'ÉTAIT  ECRITj  185 

pérer  que  l'amour  me  donne  encore  de  l'influence  sur  vous? 
Les  femmes,  est-il  besoin  de  le  dire,  mon  ami,  sont  des  créa- 
tures pétries  de  vanité.  J'avoue  que  je  ne  fais  pas  excep- 
tion à  la  règle  commune  et  que  j'attache  une  très  grande 
importance  à  mes  idées;  ceci  dit,  j'ai  bon  espoir  que  vous 
n'imposerez  point  une  défaite  à  ma  vanité.  Dites-moi,  est-il 
temps  encore  de  télégraphier  au  docteur?  Je  surprends  dans 
votre  regard  une  réponse  négative....  Hélas!  qu'allons-nous 
devenir?  Si  vous  gardez  encore  un  peu  souci  de  ma  desti- 
née, faites  en  sorte  que  ce  misérable  ne  couche  pas  sous 
notre  loît.  La  pensée  seule  de  sa  présence  me  glace  d'effroi. 
Je  saurai  trouver  on  prétexte,  une  défaite;...  je  louerai  une 
chambre  pour  lui  s'il  le  faut  dans  le  voisinage,...  n'im- 
porte où....  Non  Harry,  de  grâce!  ne  l'abritons  pas  sous 
notre  toit! 

—  Ma  parole  d'honneur,  Iris,  avec  vos  idées  baroques,  vous 
me  mettez  la  cervelle  à  l'envers,  répondit  lord  Harry  sur  le 
Ion  de  la  plaisanterie.  D'ici  peu  de  temps,  j'aurai  un  motif 
de  plus  d'être  fier  de  vous  :  vous  allez  vous  révéler  comme 
poète,  écrire  des  mélodies  irlandaises  à  l'instar  de  Thomas 
Moore  et  qui  sait,  vous  le  surpasserez  peut-être.  En  outre, 
vous  vous  enrichirez,  car  je  me  suis  laissé  dire  par  un  gri- 
bouilleur de  papier,  qu'il  n'y  a  rien  qui  rapporte  autant  de 
bénéfices  que  la  poésie. 

—  Est-ce  là,  tout  ce  que  vous  avez  à  me  dire? 

—  A  quoi  bon  en  dirais -je  plus?  Vous  n'espérez  pas, 
sérieusement,  que  je  me  prête  à  vos  petites  combinaisons? 

—  Pourquoi  pas?  demanda  Iris. 

—  Parce  qu'il  est  aussi  impossible  d'envoyer  Yimpany 
loger  dans  un  hôtel  meublé  qu'à  la  belle  étoile,  quand  moi, 
son  ami,  j'ai  ici  une  chambre  inoccupée?  Sans  doute,  le 
joyeux  docteur  a  un  faible  trop  prononce  pour  l'alcool;  sans 
doute,  il  n'est  pas  le  modèle  des  maris,  mais  que  diable  !  il 
ne  faut  pas  vous  figurer  que  les  ménages  comme  les  nôtres 
fourmillent  sur  terre,  comme  les  étoiles  au  ciel  !  Quand  vous 
prétendez  que  Yimpany  est  un  misérable  et  un  ami  dange- 
reux, je  m'en  prends  naturellement  à  votre  imagination,  à 
la  folle  du  logis,  comme  disent  les  gens  vieux  jeu,...  il  me 
semble  que  vous  nagez  dans  le  bleu,  que  vous  y  cherchez 


186  c'était  écrit! 

sans  cesse  des  inspirations  poétiques....  Vous  ne  mangez 
plus;  véritablement,  mon  amie,  ma  très  obère  amie,  êtes- 
vous  malade? 

—  Merci,  j'ai  fini  de  déjeuner. 

—  Et  vous  vous  disposez  à  me  planter  là? 

—  Oui,  je  vais  monter  dans  ma  cbambre. 

—  Que  vous  êtes  pressée  de  me  quitter!  A  Dieu  ne  plaise 
que  j'aie   idée   de   vous   chercher    querelle;    mais,    diU;s, 
qu'allez-vous  faire?  » 

ïris  reprit  d'un  ton  plein  d'amertume  : 
«  Gulliver  mon  imagination. 

—  Il  y  a  là-dessous  quelque  malice  que  je  ne  m'explique 
pas?  fit  lord  Harry  en  roulant  les  yeux.  Est-ce  une  déclara- 
tion de  guerre?  » 

ïris  se  passa  alors  la  main  sur  le  front  et  dit  avec  calme  : 

«  Non,  Harry,  mais  seulement  l'effet  d'un  terrible  désap- 
pointement! » 

Sur  ce,  elle  sortit  en  hâte  de  la  pièce.  Lord  Harry  con- 
tinua à  expédier  son  repas,  mais  l'aiguillon  de  la  jalousie 
ayant  traversé  son  cœur  de  part  en  part,  il  ne  mangea  que 
du  bout  des  dents. 

«  Il  est  clair,  se  dit-il,  qu'elle  me  compare  à  l'ami  absent  e. 
regrette  de  n'avoir  pas  épousé  Monljoie,  le  séduisant  Mont- 
joie!  » 

Voilà  comment  se  termina  la  première  querelle  de 
lord  Harry  et  de  sa  femme  :  Vimpany  y  avait  joué  le  rôle  de 
boutefeu. 


XLVIII 

Arrivé  chez  lord  Harry  à  l'heure  indiquée  pour  le  dîner, 
le  docteur  Vimpany  promène  ses  regards  autour  du  salon. 

«  Où  est  lady  Harry?  »  dit-il. 

Son  hôte  répond  qu'un  vent  d'orage  a  soufflé  sur  son 
horizon  conjugal;  rentré  à  l'instant  d'une  longue  promenade 
à  cheval,  il  sait  que  sa  femme  ne  tardera  pas  à  descendre. 

Fanny  Mire  apporte  le  potage. 


c'était  écrit!  187 

«  Lody  Hnrry,  dit-elle,  prise  d'un  violent  mal  de  tète  est 
empêchée  de  quitter  sa  chambre;  elle  fait  prier  lord  Harry 
de  l'excuser.  » 

Le  nouvel  arrivé  avait  assez  l'expérience  de  la  vie  conju- 
gale pour  savoir  quel  cas  faire  des  défaites»  de  ce  genre.  A 
l'effet  de  se  mettre  bien  dans  les  papiers  de  lady  Harry,  il 
charge  Fanny  Mire  de  lui  présenter  ses  respectueux  compli- 
ments et  de  lui  faire  savoir  qu'il  n'avait  pas  voulu  quitter 
Londres  sans  prendre  des  nouvelles  de  Hugues  Montjoie.  En 
6omme,  son  état  était  fort  amélioré,  et  s'il  conservait  encore 
sa  garde-malade  près  de  lui,  c'était  uniquement  parce  qu'il 
n'avait  pas  encore  complètement  recouvré  ses  forces. 

Il  murmure  ensuite  à  mi-voix  à  lord  Harry  : 

«  J'ai  voulu  par  là  me  faire  bien  voir  de  lady  Harry,  j'es- 
père qu'elle  ne  nous  tiendra  pas  rigueur  demain.  Passez- 
moi  le  xérès.  » 

Au  souvenir  de  sa  première  querelle  avec  sa  femme,  lord 
Harry  était  morose;  il  ne  desserrait  guère  les  dents  que  pour 
manger  et  s'il  lui  arrivait  de  parler,  c'était  des  difficultés  de 
sa  situation  pécuniaire. 

A  un  certain  moment,  comme  le  service  exigeait  la  pré- 
sence de  Fanny  à  la  cuisine,  le  docteur  jeta  une  boulette 
de  mie  de  pain  au  plafond  en  manière  de  plaisanterie. 
Pardieu  !  il  avait  trouvé,  dit-il,  un  truc  pour  boucher  les  trous 
à  la  lune;  il  s'expliquerait  plus  clairement  quand  le  moment 
serait  venu.  Sur  ce,  lord  Harry  allègue  que  si  la  présence  de 
Fanny  gêne  ses  épanchemenls,  il  va  lui  donner  l'ordre  de 
rester  à  la  cuisine. 

De  son  côté,  la  femme  de  chambre,  en  entrant  chez  lady 
Harry,  s'exprima  ainsi  : 

«  Je  croyais  qu'il  ne  s'agissait  que  d'une  simple  défaite; 
ciel!  milady  serait-elle  souffrante? 

—  Je  suis  découragée,  voilà  tout.  » 

Après  avoir  servi  le  thé,  Fanny  se  dirigeant  vers  la  porte, 
s'écria  : 

«  Moi  aussi  je  suis  triste,  bien  triste! 

—  Pauvre  Fanny!  dit  lady  Harry,  qu'avez-vous  donc? 

—  J'ai...,  j'ai  que  le  docteur  m'a  déjà  joué  un  tour  de  sa 
façon. 


188  c'était  écrit! 

—  Quel  tour? 

—  Il  a,  paraît-il,  une  chose  très  importante  à  dire  à  lord 
Harry,  mais  il  n'entend  pas  lui  faire  ses  confidences  pendant 
que  je  rôde  dans  la  maison. 

—  Pourquoi  cela? 

—  Parce  cfu'il  me  suspecte  de  regarder  par  le  trou  de  la 
serrure,  d'écouter  aux  portes;  je  ne  jurerais  pas  que  milady 
elle-même  ne  lui  inspirât  des  suspicions.  «  Ma  propre  expé- 
«  rience  m'a  appris,  a-t-il  dit  à  lord  Harry,  que  lorsqu'il  y 
«  a  des  femmes  dans  une  maison,  les  murs  ont  des  oreilles. 
«  Quels  sont  vos  projets  pour  demain?  »  Lord  Harry  a  répondu 
qu'il  devait  assister  le  lendemain,  à  trois  heures,  à  une  réu- 
nion du  Continental  Herald;  sur  quoi  le  docteur  a  repris  : 
«  Le  bureau  du  journal  n'étant  pas  loin  du  Luxembourg,  je 
«  vous  donne  rendez-vous  à  la  porte  du  palais,  à  quatre 
«  heures  ;  nous  causerons  en  arpentant  la  grande  allée  devant 
«  le  château,  en  évitant  de  nous  rapprocher  des  arbres  der- 
«  rière  lesquels  les  curieux  peuvent  se  dissimuler.  —  Que 
«  diable  pouvez-vous  avoir  à  me  dire?  demanda  lord  Harry 
«  en  se  grattant  l'oreille.  —  Patience,...  patience,  jusqu'à 
«  demain  »,  répliqua  le  docteur  en  riant;  mais  moi,  pour- 
suivit Fanny,  je  me  dis  qu'il  m'est  impossible  d'aller  errer 
dans  le  Luxembourg  sans  être  reconnue;  voilà,  milady,  le 
tour  pendable  que  le  docteur  m'a  joué!  Et  c'est  milady  qui 
en  sera  la  victime  ! 

—  Gela  n'est  pas  prouvé,  Fanny. 

—  Mon  Dieu!  que  je  suis  malheureuse!  »  s'écria  la  femme 
de  chambre,  haletante.  Le  seul  motif  d'attendrissement  que 
pût  avoir  cette  pauvre  créature  laissait-il  donc  insensible 
celle  qui  lui  avait  témoigné  indulgence  et  bonté? 

«  Asseyez- vous  près  de  la  fenêtre,  Fanny,  dit  lady  Harry, 
tout  à  l'heure,  quand  vous  serez  plus  calme,  je  vous  dirai 
quelque  chose. 

—  De  grâce,  milady,  parlez  ! 

—  Je  ne  comprends  pas  comment  vous  avez  pu  découvrir 
ce  qui  s'est  passé  entre  mon  mari  et  le  docteur;  pourtant, 
ils  n'ont  pu  parler  devant  vous  de  leurs  affaires  privées? 

—  Vrai,  comme  je  le  dis  à  milady,  ils  ne  se  sont  pas 
entretenus  d'autre  chose  tant  que  le  dîner  a  duré. 


c'était  écrit!  189 

—  En  votre  présence? 

—  Le  moment  est  venu,  milady  de  me  conicsser  à  vous  : 
d'une  part,  je  vous  ai  trompée  et  j'en  suis  honteuse;  d'autre 
part,  j'ai  usé  de  finasserie  avec  le  docteur,  je  l'ai  mis  dedans 
et  je  m'en  frotte  les  mains;  il  faut  vous  dire  que  je  com- 
prends le  fronçais  aussi  bien  que  lui! 

—  Pourquoi  alors  m'a  voir  dit  le  contraire?  Pourquoi  cette 
tromperie? 

—  Je  m'explique.  Lorsque  je  laissais  milady  me  traduire 
en  anglais  les  commissions  dont  elle  me  chargeait,  je  me 
rappelais  un  conseil  qui  m'avait  été  donné  par.... 

—  Par  un  ami?  interrompit  lady  ïlarry. 

—  Par  le  pire  de  mes  ennemis  »,  lit-elle  avec  un  sourire 
amer. 

Iris  comprit  l'allusion  et  se  garda  bien  d'insister.  Fanny 
se  dit  qu'elle  devait  à  sa  maîtresse  une  explicalion  voire 
une  réparation.  Reprenant  le  récit  de  ses  malheurs,  elle 
poursuivit  : 

«  Ce  misérable  était  professeur  de  musique  à  une  école 
dont  je  suivais  le  cours.  C'était  un  Français;  le  langage  qu'il 
parlait  était  une  autre  musique  pour  moi.  Pendant  que  je 
faisais  des  gammes ,  il  me  murmurait  des  compliments  à 
l'oreille,  puis  des  déclarations,  puis  une  promesse  de  ma- 
riage. Impossible  de  résister  à  ses  désirs;  il  m'enleva;  tant 
que  dura  son  caprice,  il  s'amusa  à  m'enseigner  le  français. 
Le  jour  qu'il  m'abandonna  à  mon  malheureux  sort,  voici  la 
lettre  qu'il  m'adressa,  a  Je  vous  recommande  de  ne  révéler 
«  à  personne  votre  connaissance  de  la  langue  française.  A  la 
«  faveur  de  l'atout  que  j'ai  mis  entre  vos  mains,  vous  pourrez, 
«  un  jour  ou  l'autre,  surprendre  les  secrets  dont  il  ne  tien- 
*  dra  qu'à  vous  de  tirer  grand  profit.  C'est  en  réalité  la  seule 
«  ressource  sur  laquelle  vous  puissiez  faire  fonds,  puisque  je 
«  n'ai  pas  un  rouge  liard  à  vous  offrir,  rappelez- vous  qu'il  est 
«  des  conseils  qui  valent  de  l'or  en  barre.  » 

La  vérité,  c'est  que  Fanny  méprisait  trop  ce  professeur 
dans  l'art  de  la  perfidie  pour  se  laisser  pervertir  davantage 
par  ses  conseils.  Une  des  amies  de  la  camériste,  ayant  réussi 
à  lui  trouver  une  situation,  la  personne  qui  l'avait  gagée, 
s'informa  si  elle  savait  lire,  écrire  et  comprendre  le  Iran- 


190  C'ÉTAIT  ÉCRIT! 

çais;  l'ambiguïté  des  réponses  de  Fanny  Mire  lui  inspira 
des  soupçons  et  on  la  congédia  sans  autre  forme  de  procès. 
A  partir  de  cette  époque,  elle  se  fil  une  loi  de  cacher  son 
savoir,  comme  un  avare  cache  son  trésor  ;  si  l'occasion  s'en 
fût  présentée,  sans  doute  elle  n'en  eût  pas  fait  mystère;  or, 
pour  être  juste  aussi,  jamais  elle  n'avait  été  encouragée  à 
s'épancher.  Lorsque  miss  Iris  était  devenue  lady  Harry,  les 
choses  avaient  pris  un  autre  tour. 

Par  le  seul  fait  d'appartenir  au  sexe  fort,  lord  Harry  et  le 
docteur  Vimpany  excitèrent  les  soupçons  de  Fanny  Mire  et 
c'est  alors  qu'elle  se  souvint  du  conseil  du  professeur  de 
musique;  un  secret  pressentiment  l'avertissait  qu'elle  pour-1 
rail,  en  le  mettant  en  pratique,  servir  les  intérêts  de  lady 
Harry;  mais  pour  cela,  il  fallait  que  sa  bienfaitrice  se  fit  une 
loi  de  la  discrétion.  A  cet  instant,  Iris  arrête  sur  Fanny  un 
regard  froid  et  objecte  que  tant  de  dissimulation  n'est  pas 
admissible  entre  mari  et  femme.  Fanny  Mire  reprend  avec 
animation  : 

«  Si  vous  faites  savoir  ce  qui  en  est  à  lord  Harry,  il  me 
renverra  sur  l'heure.  Tout  vaut  mieux  que  cette  éventua- 
lité. » 

Iris  hésitait;  en  réalité,  la  seule  personne  sur  le  dévoue- 
ment de  qui  elle  pût  compter  n'était-elle  pas  Fanny?  Avant 
son  mariage,  elle  eût  considéré  comme  au-dessous  d'elle 
d'accepter  un  service  de  ce  genre  d'une  auxiliaire  salariée  ; 
mais  déjà  l'atmosphère  morale  dans  laquelle  vivait  lady 
Harry  exerçait  sur  elle,  à  son  insu,  une  influence  indirecte. 
Un  observateur  du  cœur  humain  n'a-t-il  pas  dit  :  «  Il  reste 
*  toujours  dans  la  conscience  quelques-uns  des  sophismes 
«  qu'on  y  a  semés  »  ;  elle  en  garda  l'arrière-goût  comme  d'une 
liqueur  mauvaise. 

La  malheureuse  femme  finit  par  dire  : 

«  Trompez  le  docteur  si  vous  le  croyez  nécessaire  à  ma 
sécurité,  mais  du  moins  respectez  lord  Harry  si  vous  voulez 
que  je  garde  voire  secret.  Je  me  résume  et  vous  défends 
d'écouter  demain  ce  que  mon  mari  dira  à  M.  Vimpany. 

—  Je  le  voudrais,  milady,  que  je  ne  le  pourrais  pas;  mais 
enfin,  je  puis  épier  le  docteur;  je  me  demande  ce  qu'il  fera 
avant  de  rejoindre  lord  Harry;  je  tiens  absolument  à  filer 


c'était  écrit!  191 

ce  misérable  et,  pour  cela,  je  prierai  milady  de  m'envoyer 
demain  faire  desempletles  à  Paris. 

—  Mais  vous  vous  exposeriez  à  un  véritable  péril? 

—  Permettez,  milady,  ça,  c'est  mon  affaire. 

—  Allons,  c'est  entendu!  »  fit  lady  Harry  en  fronçant 
douloureusement  le  sourcil. 


XLIX 

Le  lendemain  matin,  lord  Harry  quille  le  cottage,  accom- 
pagné du  docteur.  Puis  après  un  certain  laps  de  temps,  il 
rentre  seul.  Le  changement  qui  s'était  opéré  en  lui  jus- 
tifiait en  tout  point  les  appréhensions  que  sa  femme  avait 
conçues  depuis  son  entretien  avec  Fanny. 

L'air  abattu,  les  yeux  injectés  de  sang,  la  physionomie 
hagarde  de  lord  Harry,  accusaient  une  lutte  intérieure,  effet 
de  la  colère. 

«  Je  n'en  puis  plus,  dit-il  en  rentrant  chez  lui,  donnez- 
moi  un  verre  de  xérès?  » 

Sa  femme  mit  à  le  servir  une  obéissance  empressée; 
elle  comptait  que  ce  stimulant  réparateur  lui  rendrait  les 
force?  dont  il  avait  besoin.  Les  petites  querelles  qui  abais- 
sent i'humanité,  ne  se  font  guère  sentir  que  dans  le  calme 
monotone  de  la  vie  ordinaire,  mais  cessent  aussitôt  que  de 
fortes  émotions  provoquent  l'orage.  En  cet  instant,  nous 
voyons  Iris,  prise  d'épouvante  à  l'idée  que  lord  Harry  a 
été  exposé  à  une  tentation  grave,  et  lui  tremblant  que  sa 
physionomie  ne  trahisse  le  trouble  qui  le  torture.  Les  yeux 
baissés,  Iris  répond  : 

«  Je  crains  que  vous  n'ayez  appris  de  mauvaises  nou- 
velles? 

—  Oui,  au  bureau  du  journal  »,  riposta  lord  Harry  d'un 
ton  triste. 

Elle  comprit  qu'il  dissimulait  quelque  chose  de  grave; 
tous  deux  gardèrent  le  silence;  lord  Harry  paraissait  complè- 
tement absorbé  par  ses  préoccupations.  Tous  deux  étaient 


192  c'était  écrit! 

assis  cote  à  côte,  unis  par  la  plus  intime  des  relations  humai- 
nes et,  néanmoins,  étrangers  l'un  à  faillie! 

Les  minutes  s'écoulaient  lentement,  très  lanternent,  sans 
que  la  situation  changeât.  Lord  Harry  redresse  enfin  la  tête, 
regarde  sa  femme  d'un  air  triste  et  passionné.  Iris  obéissant 
aux  impulsions  du  cœur,  les  seules  qui  ne  trompent  pas, 
rompit  le  silence. 

«  Que  je  voudrais  pouvoir  soulager  vos  tourments,  dit- 
elle  simplement.  Je  ne  résiste  pas  à  vous  demander  s'il  n'y 
a  rien  que  je  ne  puisse  faire  pour  vous? 

—  Venez  ici,  ma  chère  Iris.  » 

Alors,  elle  se  rapproche  de  lui;  il  l'attire  contre  son 
cœur  et  finit  par  dire  : 

«  Embrassez-moi,  ma  chère  femme.  » 

Et  elle  l'embrassa  tendrement.  Il  poussa  un  profond 
soupir,  la  regardant  d'un  air  implorant  qu'elle  ne  lui  avait 
jamais  vu. 

«  D'où  vient  votre  hésitation  à  me  confier  vos  chagrins, 
mon  cher  Harry;  hélas!  je  devine  à  quel  point  vous  êtes 
préoccupé.... 

—  Oui,  répondit  lord  Harry,  il  est  une  chose  que  je 
regrette  vivement. 

—  Laquelle? 

—  C'est  d'avoir  prié  Vimpany  de  revenir  chez  nous.  » 
Une  joie  avait  saisi  Iris;  elle  regarda  son  mari  avec  atten- 
drissement; une  rougeur  de  satisfaction  se  répandit  sur  le 
visage  de  la  jeune  femme.  Cette  fois  encore,  l'amour  lui  fit 
découvrir  la  vérité  !  Le  docteur  avait  dû  laisser  voir  le  bout 
de  l'oreille  pendant  leur  mystérieux  entretien,  et,  de  fait, 
son  cynisme  avait  paru  révoltant  à  lord  Harry.  Heureuse  de 
découvrir  qu'il  lui  accordait  de  nouveau  sa  confiance,  Iris 
reprit  : 

«  Après  la  communication  que  vous  venez  de  me  faire, 
je  saisis  avec  joie  l'occasion  de  vous  dire  que  je  suis  aise  de 
vous  voir  rentrer  seul.  » 

La  réponse  de  son  mari  la  glaça. 

«  Vimpany  est  resté  à  Paris  seulement  le  temps  de  remet- 
tre une  lettre  d'introduction  à  qui  de  droit;  dans  un  moment, 
il  sera  ici. 


c'était  écrit!  193 

—  Vraiment!  dit  Iris  avec  une  remontée  d'amerlume, 
quand  cela? 

—  Pour  dîner,  je  suppose.  » 

Iris  était  encore  sur  les  genoux  de  son  mari,  lorsqu'il  lui 
demanda  : 

«  J'espère,  ma  belle,  que  vous  dînerez  avec  nous  ce  soir? 

—  Oui,  si  tel  est  votre  désir? 

—  Vous  n'en  pouvez  douter.  J'avoue  qu'il  me  déplairait 
singulièrement  de  me  trouver  en  tête  à  tête  avec  Vimpany. 
De  plus,  un  dîner  sans  vous,  ici,  n'est  pas  un  dîner.  » 

D'un  regard  aimable,  Iris  le  remercia  de  ce  petit  compli- 
ment, mais,  au  fond,  elle  était  ennuyée  de  la  perspective  de 
revoir  le  docteur.  Prenant  son  courage  à  deux  mains,  elle 
poursuivit  : 

«  Doit-il  dîner  avec  nous  souvent? 

—  J'espère  que  non.  » 

Si,  d'un  côté,  lord  Harry  eut  pu  faire  une  réponse  p<.us 
positive,  d'un  autre  côté,  sans  doute,  il  ne  voulait  pas 
s'expliquer;  il  prit  une  porte  échappatoire,  en  abordant  un 
autre  sujet,  plus  agréable  pour  lui,  et  s'exprima  en  ces 
termes  : 

«  Ma  chère  Iris,  du  moment  que  vous  avez  exprimé  le 
désir  de  me  venir  en  aide  dans  mes  anxiétés,  je  vais  vous 
en  fournir  l'occasion.  Je  dois  écrire  tout  à  l'heure  une  lettre 
importante  pour  vos  intérêts  et  pour  les  miens.  Vous  vou- 
drez bien  en  prendre  connaissance  et  m'en  dire  votre  senti- 
ment. Cette  lettre  très  importante  pour  moi,  comme  je 
viens  de  vous  le  dire,  m'oblige  à  une  grande  tension  d'es- 
prit, aussi  vais-je  aller  m'isoler  dans  ma  chambre.  » 

L'esprit  plein  de  ces  pensées,  Iris  réfléchissait  à  tout  ce 
qui  s'était  passé,  lorsque  Fanny  Mire  entra;  elle  venait 
raconter  à  lady  Harry  le  résultat  de  son  expédition  à 
Paris. 

Elle  avait  combiné  son  départ  de  façon  à  précéder  l'arrivée 
de  lord  Harry  et  de  M.  Vimpany;  tous  deux  s'étaient  rendus 
en  causant  de  la  gare  au  bureau  du  journal.  Fanny  avait 
réussi  à  les  suivre  en  fiacre.  Grâce  à  la  voilette  épaisse 
qu'elle  portait  pour  voir  sans  être  vue,  elle  put  se  rendre 
compte  que  le  docteur  prenait  ensuite  le  chemin  du  Luxem- 

13 


liM  c'était  écrit! 

bourg;  il  fut  rejoint  par  lord  Harry  et  tous  deux  se  dirigè- 
rent dans  la  partie  la  plus  isolée  du  jardin.  L'entretien  fini, 
lord  Harry  sortit  par  une  des  portes  de  la  grille,  et  son  air 
bouleversé,  sa  démarebe  agitée,  ne  laissèrent  pas  de  frapper 
Fanny  Mire.  M.  Vimpany  étanl  venu  à  passer  près  d'elle, 
les  mains  enfoncées  dans  ses  poches,  elle  put  constater 
qu'un  singulier  sourire  errait  sur  ses  lèvres;  de  méchantes 
pensées  renforçaient  à  coup  sûr  sa  gaieté  de  mauvais  aloi  ! 

Fidèle  à  sa  première  idée  d'espionnage,  elle  voit  le  doc- 
teur prendre  la  direction  de  V Hôtel-Dieu  et  le  suit  de  loin. 
Arrive  à  la  porte,  il  tire  une  lettre  de  son  calepin  et  la  remet 
au  concierge.  Peu  après,  un  individu  s'empresse  à  saluer 
poliment  le  docteur,  qu'il  conduit  dans  l'intérieur  de  l'hô- 
pital. Fanny  Mire  guette  sa  sortie  pendant  plus  d'une  heure. 
Quel  pouvait  être  son  dessein  en  venant  dans  un  hôpital 
français?  Quel  but  poursuivait-il  en  y  restant  si  longtemps? 
Découragée  par  ces  mystères  insondables,  harassée  de  fa- 
tigue, Fanny  s'en  revint  à  Passy,  très  anxieuse  de  commu- 
niquer ces  nouvelles  à  lady  Harry  ;  mais,  au  moment  où  elle 
allait  le  faire,  lord  Harry  entre  dans  la  pièce,  une  lettre  à 
la  main.  Il  va  de  soi  que  l'on  congédia  brusquement  Fanny. 


Le  sauvage  lord  désirait  dire  un  mot  à  Iris,  avant  de  lui 
remettre  sa  fameuse  lettre;  sans  périphrase,  il  exposa  la 
situation  en  ces  termes  : 

«  Voici  les  embarras  qui  surgissent,  à  la  suite  de  la  réu- 
nion à  laquelle  je  viens  d'assister.  Il  s'agirait  d'arrêter  les 
conditions  d'un  nouvel  emprunt,  rendu  nécessaire  par  des 
dépenses  imprévues  du  Continental  Herald.  Après  une 
longue  discussion,  on  a  décidé  qu'il  incombait  aux  proprié- 
taires de  fournir  la  somme  nécessaire,  d'où  mes  derniers 
billets  de  banque  vont  fondre  comme  beurre  au  soleil. 
L'espoir  fondé  sur  les  dividendes  est  un  leurre!  tous  les 
comptes  sont  changés  en  mécomptes! 

Désillusionné,  il  se  voyait  dans  l'odieuse  dèche,  s'il  ne 


C'ÉTAIT   ÉCRIT  !  195 

parvenait  à  se  forger  des  ressources,  en  attendant  les  résul- 
tats gigantesques  que  le  Continental  Herald  ne  pouvait 
manquer  de   produire  d'ici  six  mois;  enfin,  aux  misères 
excessives,  les  résolutions  désespérées! 
«  Je  me  suis  adressé  à  mon  frère,  dit-il. 

—  A  votre  frère!  répéta  Iris  d'un  ton  découragé.  Je  me 
rappelle  vous  avoir  entendu  dire  que  vous  lui  aviez  déjà 
écrit  une  lettre  dithyrambique  à  ce  sujet,  lettre  à  laquelle  il 
vous  a  fait  répondre  de  la  façon  la  plus  insolente  par  son 
homme  d'affaires.  Jugez  un  peu! 

—  Vos  souvenirs  ne  vous  trompent  pas,  Iris;  mais  celle 
fois-ci,  le  hasard  semble  nous  servir  et  c'est  de  bon  augure. 
Mon  frère  est  sur  le  point  de  se  marier;  sa  fiancée,  richis- 
sime héritière,  est  une  adorable  créature  qu'il  suffit  de  voir, 
dit-on,  pour  admirer  et  pour  aimer;  cette  heureuse  circons- 
tance ne  saurait  manquer  de  produire  une  influence  émol- 
lienle  même  sur  le  cœur  le  plus  dur.  Tenez,  Iris,  lisez  ce  que 
j'ai  écrit  et  dites-moi  tout  franchement  votre  manière  devoir.  » 

Sur  ce,  lady  Harry  prit  connaissance  de  la  prose  de  son 
époux;  l'impression  qu'elle  en  éprouva  mit  un  baume  sur 
l'âme  ulcérée  de  son  mari. 

L'épîlre  en  question  fut  jetée  à  la  poste  ce  même  jour. 

Si  la  gaieté  d'un  convive  suffit  à  le  rendre  agréable  à  ses 
hôtes,  celle  du  docteur,  ce  jour-là,  atteignit  facilement  ce 
but;  d'une  galanterie  exquise  avec  lady  Harry,  il  raconte 
anecdote  sur  anecdote,  tout  en  faisant  honneur  au  vin  de 
Chablis  de  son  amphitryon  et  aux  mets  affriolants  de  la 
cuisine  française.  Il  mit  successivement  la  conversation  sur 
les  finances,  le  sport  et  la  littérature,  mais  lord  Harry,  loin 
d'y  mordre,  se  tenait  silencieux  comme  une  carpe;  au  des- 
sert, le  convive  enlama  avec  entrain  une  question  d'horti- 
culture avec  lady  Harry;  mais  il  émit  une  opinion  si  sau- 
grenue au  sujet  d'une  plantation  à  faire  dans  le  jardin,  que 
pour  le  confondre,  Iris  va  chercher  un  manuel  de  jardinage. 
Dès  que  le  docteur  eut  réussi  à  faire  déguerpir  la  maîtresse 
de  maison,  se  retournant  brusquement  vers  lord  Harry,  il 
dit  d'un  ton  à  la  fois  insolent  et  obséquieux. 

«  Eh  bien!  avez-vous  pris  une  décision  depuis  notre 
entrevue  au  Luxembourg?  Étes-vous  enfin  résolu  à  user  du 


196  c'était  écrit! 

moyen  que  je  vous  ai  proposé  pour  lesler  voire  bourse  et 
vous  remplumer? 

—  Non,  certes,  je  le  repousserai,  au  contraire,  ce  moyen 
tant  qu'il  me  restera  un  souffle  de  vie. 

—  Je  m'en  doutais!  fit  le  docteur  avec  un  sourire  de 
pitié.  D'où  je  conclus,  que  vous  avez  un  autre  truc  pour 
gonfler  votre  ballon  dégonflé?  Et  quel  est-il,  s'il  vous  plaît? 

—  Je  vous  demande  de  patienter  jusqu'à  la  lin  de  la 
semaine. 

—  Alors  vous  me  direz  quel  remède  vous  avez  trouvé? 

—  Je  vous  l'ai  promis,  docteur,  et  je  n'ai  qu'une  parole.  » 
On  entendit  à  cet  instant  la  porte  s'ouvrir  : 

«  Chut  !  »  s'écria  lord  Harry. 

Iris  rentre  un  livre  à  la  main  et  met  sous  les  yeux  du 
docteur  le  passage  qui  doit  l'éclairer;  sur  ce,  il  s'incline 
le  plus  galamment  du  monde  et  s'avoue  vaincu. 

Les  jours  se  suivent  avec  lenteur  et  M.  7impony  continue 
à  se  montrer  aussi  facile  à  vivre  que  souple  et  poli.  11  dé- 
campe tous  les  matins  et  tous  les  matins  l'astucieuse  Fanny 
suit  sa  piste  comme  un  limier  celle  d'un  renard.  Après  de 
longues  courses  faites  dans  Paris,  il  dirige  invariablement 
ses  pas  vers  l'un  des  hôpitaux  de  la  capitale,  où,  sur  une 
lettre  qu'il  présente,  on  le  fait  entrer. 

Quel  but  poursuivait  le  docteur?  Mystérieux  problème, 
secret  insondable! 

Le  dernier  jour  de  la  semaine,  au  matin,  l'on  remit  à 
lord  Harry  la  lettre  si  impatiemment  attendue.  Pressée  d'en 
connaître  le  contenu,  Iris  arrive  aussitôt  chez  son  mari,  mais 
déjà  les  fragments  de  la  missive  jonchent  le  sol;  à  coup  sûr, 
cette  réponse  est  une  fin  de  non-recevoir. 

Iris,  entourant  de  ses  bras  le  cou  de  son  mari,  lui  dit  de  sa 
voix  la  plus  carressante  : 

«  Oh  !  mon  pauvre  ami,  qu'allez-vous  faire? 

—  Rien. 

—  Quoi  !  n'y  a-t-il  personne  qui  vous  puisse  venir  en 
aide? 

—  Personne,  si  ce  n'est  vous,  Iris,  reprit-il  en  lui  passant 
la  main  sur  le  front. 

—  Alors,  dites-moi  vite,  de  grâce,  en  quoi  et  comment? 


c'était  écrit»  i?7 

—  Écrivez  à  Montjoie  et  demandez-lui  de  me  faire  un 
prêt  d'argent.  Iris  eut  un  haut-le-corps.  Quelle  honte!  quelle 
dégradation.  Surprise,  indignée,  outrée,  elle  s'éloigne  de 
son  mari  et  pousse  un  cri  de  dégoût! 

—  Vous  refusez?  »  fit-il. 

D'un  air  égaré  et  les  larmes  étouffant  sa  voix,  Iris  reprit  : 

«  Me  feriez-vous  l'insulte  d'en  douter!  » 

Sur  ce,  le  sauvage  lord  tire  la  sonnette  avec  furie  et  dis- 
paraît; sa  femme  l'entend  s'informer  dans  le  vestibule  où  est 
le  docteur. 

«  Mylord,  le  docteur  est  au  jardin  »,  répondit  Fanny. 

M.  Vimpany,  en  effet,  savourait  à  la  fois  le  bon  air  de 
Passy  et  un  excellent  cigare.  Lord  Harry  s'avance  à  pas  de 
géant  dans  la  direction  de  son  ami  et  l'aborde  en  articulant 
un  juron. 

«  Tout  beau!  s'écrie  le  docteur  d'un  air  folâtre,  à  quoi 
non  vous  emballer  pareillement.  Est-ce  oui,...  est-ce  non? 

—  C'est  oui!  Infernale  canaille,  répond  son  interlocuteur. 

—  Tous  mes  compliments,  fit  le  docteur  d'un  air  gouail- 
leur. 

—  Vos  compliments,  de  quoi?  riposte  lord  Harry  d'un 
ton  d'humeur  rancunière. 

—  Parbleu!  d'être  un  aussi  vil  gredin  que  moi!  »  s'écria 
le  docteur  d'une  voix  rogue. 


LI 


Le  plan  indigne,  proposé  par  lord  Harry  à  Iris  pour  faire 
venir  l'eau  au  moulin,  avait  eu  de  sérieuses  conséquences. 
La  plus  grave  de  toutes,  sans  contredit,  était  le  refroidisse- 
ment du  mari  et  de  la  femme. 

Lady  Harry  vivait  renfermée  dans  ses  appartements  ;  lord 
Harry  passait  la  moitié  des  journées  hors  de  chez  lui,  tantôt 
en  compagnie  du  docteur,  tantôt  avec  d'autres  amis.  Iris 
souffrait  cruellement  de  la  situation  que  son  orgueil  blessé 
et  son  ressentiment  lui  imposaient.  Elle  n'avait  aucun  ami 
à  qui  demander  conseil;  elle  n'était  même  plus  d'accord 


198  c'était  écrit! 

avec  Fanny  qui,  n'ayant  en  vue  que  les  intérêts  de  sa  maî- 
tresse, s'avisait  qu'une  séparation  de  corps  pouvait  seule 
tirer  lady  Harry  de  ce  bourbier.  Plus  le  sauvage  lord 
s'acharnait  à  conserver  sous  son  toit  cette  franche  canaille  de 
docteur,  plus  fatal  pouvait  devenir  l'empire  que  prenait  sur 
lui  un  homme  à  qui  tous  les  moyens  étaient  bons  pour  arri- 
ver à  ses  fins. 

Autant  que  sa  situation  pouvait  le  lui  permettre,  Fanny 
s'efforçait  de  creuser  l'abime  qui  séparait" le  mari  et  la  femme. 
Tandis  que  la  pauvre  servante  soumettait  à  sa  maîtresse  des 
idées  qui  ne  réussissaient  qu'à  l'irriter  davantage  encore, 
Vimpany,  de  son  côté,  dépensait  jusqu'à  son  dernier  syllo- 
gisme, pour  démontrer  à  son  hôte  qu'il  devait  repousser  toute 
tentative  de  réconciliation  qui  lui  viendrait  directement  ou 
indirectement  de  sa  femme;  causant  avec  lui,  il  disait  : 

«  Lady  Harry  cache  sous  les  apparences  de  la  douceur, 
une  âme  vindicative.  Profitez  donc  tout  de  suite  des  avan- 
tages que  vous  offrent  les  circonstances,  en  acceptant,  si  tel 
est  le  désir  de  Lady  Harry,  une  séparation  à  l'amiable, 
laquelle,  vous  le  savez  aussi  bien  que  moi,  vous  permettra 
de  forcer  votre  femme  à  réintégrer  le  domicile  conjugal. 

—  Permettez-moi  de  vous  dire  que  ce  n'est  pas  très 
loyal,  répondit  lord  Harry  en  hochant  la  tête. 

—  Loyal  ou  non,  reprit  le  docteur,  l'essentiel  est  de  pou- 
voir la  rappeler  quand  sa  présence  sera  nécessaire  à  la 
réussite  de  notre  fameux  projet,...  complot,...  expédient,... 
comment  dire?  disons  canaillerie  !  Il  faut  lui  épargner  —  voyez 
comme  je  suis  prudent  —  d'être  mise  dans  le  secret  de  la 
chose;  sa  rigide  moralité  pourrait  en  çtre  révoltée,  d'où 
toute  l'affaire  irait  à  vau-l'eau.  Vous  comprenez,...  passez- 
moi  la  bouteille,  phase,  et  nous  reparlerons  de  cela  plus 
tard.  » 

Le  jour  suivant,  une  circonstance  fortuite  démolit  le  plan 
par  lequel  Iris  devait  être  éloignée  de  la  scène  d'action.  Lord 
Harry  et  sa  femme  se  trouvèrent  par  hasard  sur  le  palier  de 
l'escalier. 

Redoutant  l'émotion  que  trahiraient  ses  regards,  si  elle 
venait  à  rencontrer  ceux  de  son  mari,  Iris,  les  paupières  entre- 
closes, serre  la  muraille  afin  de  s'esquiver  ;  lord  Harry  croit 


C'était  écrit!  199 

à  tort  que  sa  femme,  en  détournant  les  yeux,  lui  témoigne 
du  mépris  ;  le  rouge  de  la  colère  lui  monte  aux  joues;  il  se 
décide  à  mettre  en  pratique  les  conseils  de  Vimpany; 
ouvrant  la  porte  de  la  salle  à  manger  déserte,  il  dit  à 
Iris  qu'il  désirait  avoir  avec  elle  un  moment  d'entretien. 
L'instant  d'après,  il  raconte  que  le  docteur  lui  a  fait  la 
morale  :  «  Aux  grands  maux,  les  grands  remèdes  !  »  avait-il 
dit. 

Quand  la  vie  en  commun  est  devenue  intolérable,  il  n'y  a 
qu'une  chose  à  faire  :  aller  chacun  de  son  côté.  C'était  là, 
une  méchante  action;  la  jeune  femme  en  ressentit  comme 
un  décharge  électrique;  pour  la  première  fois  depuis  leur 
brouille,  elle  se  décida  à  parler  à  son  mari. 

«  Ce  que  vous  dites  là,  est-il  sérieux?  »  interrogea-lclle. 

Sa  voix  dénotait  une  émotion  extrême;  Iris  semblait 
revivre  les  jours  heureux  du  passé.  L'amour  blessé  faisait 
trembler  ses  lèvres  nerveuses;  elle  sentait  un  déchirement 
de  tout  son  être.  A  cette  minute,  lord  Harry  sentit  sa  colère 
se  fondre,  mais  son  orgueil  offensé  ne  se  courba  pas  pour 
cela,  et  il  garda  le  silence. 

«  En  somme,  si  vous  êtes  réellement  fatigué  de  moi, 
poursuivit-elle,  séparons-nous.  Je  m'éloignerai  sans  vous 
adresser  ni  prières  ni  reproches  ;  quelle  que  soit  la  douleur 
qui  m'oppresse,  je  vous  en  épargnerai  le  contre-coup.  » 

Un  instant,  le  sang-froid  d'Iris  faillit  l'abandonner;  sa 
poitrine  gonflée  haletait  ;  elle  tremblait  de  céder  à  l'amour, 
à  cet  amour  aveugle, qui  l'avait  si  cruellement  déçue!  Enfin, 
reprenant  possession  d'elle-même,  elle  dit  avec  calme  : 

«  Dois-je  interpréter  votre  silence  comme  un  arrêt  d'expul- 
sion? » 

Tout  homme  éprouvant  pour  Iris  les  sentiments  qu'elle 
inspirait  à  son  mari,  n'eût  pu  résistera  des  paroles  si  dignes  ; 
elle  restait  là,  debout,  immobile,  extrêmement  pâle.  Sou- 
dain, il  lui  tend  les  bras,  elle  s'y  précipite  et  sans  qu'un 
mot  fût  échangé  entre  eux,  la  fatale  réconciliation  était  un 
fait  accompli. 

Ce  jour-là,  à  dîner,  une  grande  surprise  attendait  le  doc- 
teur; ses  lèvres  ébauchèrent  un  sourire  diabolique,  quand  il 
constata  que  lady  Harry  occupait  à  table  sa  place  habituelle. 


200  C'ÉTAIT  ÉCRIT? 

Mais  il  n'en  perdit  pas  pour  cela  un  coup  de  dent  et  se  montra 
môme  singulièrement  gai.  Dès  qu'Iris  se  fut  retirée,  lord 
Harry,  débarrassé  d'un  poids  sur  la  conscience,  but  de  nom- 
breux verres  de  xérès  en  l'honneur  de  sa  dame.  Le  doc- 
teur, sans  intervenir  dans  les  affaires  d'autrui  et  outré  de  la 
tléraison  de  lord  Harry,  se  borna  à  verser  dans  le  gilet  de 
son  amphitryon  les  confidences  de  sa  vie  conjugale. 

«  Palsambleu!  s'écrie-t-il  en  riant  d'un  mauvais  rire,  si 
j'avais  mis  de  côté  une  pièce  d'or,  chaque  fois  que  je  me  suis 
brouillé  avec  ma  femme,  ma  foi!  je  serais  un  Crésus  aujour- 
d'hui! Et  vous,  mon  cher,  de  combien  de  grandes  scènes 
avec  lady  Harry  avez -vous  gardé  le  souvenir? 

—  Deux,  en  tout  et  pour  tout,  répondit  son  interlocuteur 
d'un  ton  convaincu  et  en  se  frottant  les  mains. 

—  Pas  possible  !  deux  en  tout  et  pour  tout!  répéta  le  doc- 
teur, car  de  ma  vie,  je  n'ai  rencontré  deux  êtres  aussi  dis- 
semblables, aussi  peu  faits  pour  s'entendre  que  vous  et  lady 
Harry  !  Vous  haussez  les  épaules.  Pardieu  !  c'est  une  habi- 
tude invétérée  chez  vous,  de  me  contredire.  En  dépit  de 
votre  sécurité,  je  vous  parie  un  panier  de  vin  de  Champagne 
(première  marque)  que  d'ici  un  an,  vous  ne  vous  entendrez 
plus  du  tout,  mais  du  tout,  avec  votre  moitié. 

—  Topez  là  !  »  reprit  lord  Harry  et,  sur  ce,  il  propose  à  son 
convive  de  boire  à  la  santé  de  lady  Harry  :  «  D'ici  un  an, 
docteur,  ce  sera  à  son  tour  de  boire  à  votre  santé  avec  du  vin 
de  Champagne  que  vous  aurez  payé  !  » 

Le  lendemain  matin,  le  facteur  remit  deux  lettres  au 
chalet  de  Passy;  l'une,  adressée  à  lady  Harry,  portant  le 
timbre  de  Londres,  était  de  Mme  Vimpany;  quelques  lignes 
de  Hugues  s'y  trouvaient  annexées,  les  voici  : 

«  Les  forces  me  reviennent  lentement,  écrivait-il,  mais  ma 
garde-malade,  toujours  bonne  et  dévouée,  m'affirme  que 
toute  crainte  de  contagion  a  disparu.  Vous  pouvez  donc 
encore  écrire  à  votre  vieil  ami,  si  lord  Harry  n'y  fait  pas 
objection  et  cela  sans  courir  aucun  danger;  une  fois  de 
plus,  ma  main,  encore  faible,  commence  à  trembler.  Il  est 
superflu  d'ajouter,  n'est-il  pas  vrai,  combien  je  serai  heu- 
reux de  recevoir  bientôt  de  vos  nouvelles.  » 

Dans  sa  joie,  Iris  proposa  à  son  mari  de  lui  donner  com- 


c'était  écrit!  201 

mimicalion  de  cette  lettre,  mais  il  se  borna  à  répondre  tou* 
en  ouvrant  son  journal  : 

«  Je  suis  heureux  d'apprendre  la  guérison  de  Hugues 
Montjoie.  » 

Il  prononça  ces  mots  d'un  ton  glacial,  en  jetant  sur  Iris 
un  regard  implacable,  car  il  ne  pouvait  maîtriser  sa  jalousie, 
circonstance  aggravante,  que  sa  femme  avait  oubliée. 

Le  môme  jour,  Iris  répondit  à  Hugues  du  ton  de  confiance 
et  d'affection  qu'elle  avait  eues  avec  lui  avant  d'être  lady 
Harry.  Elle  avait  fermé  sa  lettre  et  mis  la  suscription,  quand 
elle  constata  que  sa  petite  provision  de  timbres-poste  était 
épuisée.  Au  moment  où  elle  en  demandait  un  à  Fanny 
Mire,  le  docteur  Vimpany  qui  passait,  entendit  la  camé- 
riste  répondre  : 

«  J'en  manque  également.  » 

Sur  ce,  avec  une  politesse  extracourtoise,  il  propose  à 
lady  Harry  de  lui  rendre  ce  léger  service  et,  après  cela,  il 
fixe  lui-même  le  timbre  sur  l'enveloppe. 

Dès  qu'elle  fut  seule  avec  sa  maîtresse,  Fanny  joignant 
les  deux  mains,  l'œil  ardent  et  très  tourmentée  de  ce  qui 
venait  de  se  passer,  s'écria  : 

«  Si  ce  n'est  pas  pitoyable  !  Voilà  ce  goujat  qui  a  réussi  à 
savoir  à  qui  milady  a  écrit  !  » 

Entre  temps,  le  docteur  était  descendu  au  jardin,  afin  de 
prendre  connaissance  d'une  lettre  qu'il  avait  reçue  le  matin 
même.  Blottie  dans  la  serre,  où  elle  était  occupée  à  arroser 
de  frêles  verdures,  Fanny  put  aisément  observer  M.  Vim- 
pany. Celui-ci,  après  avoir  lu  et  relu  l'épître  en  question, 
ayant  avisé  la  camériste,  la  pria  d'aller  dire  à  lord  Harry 
qu'il  désirait  lui  parler.  Le  sauvage  lord  arrive  aussitôt  au 
jardin;  lui  aussi  prend  connaissance  de  la  lettre,  après  quoi, 
il  la  rend  au  docteur  ;  tous  deux  s'acheminent  alors  vers  la 
maison;  Vimpany  prononce  quelques  mots  qui  semblent 
mal  pris  par  son  compagnon;  malgré  tout,  il  tient  bon  et 
semble,  à  la  fin,  avoir  gain  de  cause  ;  ils  consultent  un  indi- 
cateur sur  la  table  du  salon,  et  s'empressent  de  partir  pour 
la  gare  de  la  Muette.  Fanny  Mire  va  de  nouveau  dans  la 
serre.  Quel  but  poursuivait  le  docteur?  Pourquoi  tenait-il  à 
être  accompagné  par  lord  Harry?  Il  fut  un  temps  où  Fanny 


202  C'était  écrit I 

eût  pu  trouver  facilement  la  solution  du  problème,  en  mon- 
tant, elle  aussi,  en  chemin  de  fer.  Encore  qu'elle  eût  par- 
donné à  sa  camériste  son  ingérence  dans  ses  affaires  privées, 
Iris  n'admettait  pas,  par  exemple,  qu'elle  commentât  la  con- 
duite de  lord  Harry.  A  lui  seul  le  devoir  de  protéger  sa 
femme,  si  jamais  la  chose  était  nécessaire. 

«  Je  me  plais  à  reconnaître  vos  qualités,  avait-elle  dit  à 
Fanny  avec  sa  bonne  grâce  habituelle  envers  ses  inférieurs  ; 
mais,  une  fois  pour  toutes,  je  ne  désire  plus  vous  entendre 
parler  ni  du  docteur,  ni  des  soupçons  que  vous  concevez  sur 
lui.  » 

Fanny  crut  remarquer  un  changement  de  conduite  non 
équivoque  chez  lady  Harry;  elle  l'attribuait  à  la  déplorable 
influence  du  mari  sur  la  femme,  mais  son  dévouement  resta 
le  même  et  elle  attendit  avec  résignation  le  temps  où  les 
inquiétudes  que  lui  inspiraient  lord  Harry  et  M.  Vimpany 
seraient  justifiées.  Condamnée  à  l'inaction,  elle  arpentait  la 
serre  d'un  pas  trépidant.  Soudain,  elle  entend  résonner  à 
travers  la  mince  cloison  du  cottage,  le  son  argentin  de  la 
petite  horloge  de  la  salle  à  manger. 

«  Je  me  demande,  pensa-t-elle,  si  le  docteur  et  son  ami 
ont  déjà  franchi  le  seuil  d'un  hôpital?  » 

Par  le  fait,  elle  était  dans  le  vrai;  entre  temps,  ils  se  rap- 
prochaient de  YHôtel-Dieu  ;  ils  y  furent  reçus  par  un  médecin 
français,  lequel  les  présenta  aux  autorités  médicales  attachées 
à  l'établissement.  Il  leur  tint  à  peu  près  ce  langage  : 

«  Le  docteur  Vimpany  appartient  à  l'École  de  médecine 
de  Londres.  Le  président  de  cette  École,  dont  M.  Vimpany 
est  le  confrère  et  l'ami,  lui  a  donné  une  lettre  de  recomman- 
dation pour  le  médecin  en  chef  de  YHôtel-Dieu.  » 

Gela  dit,  M.  Vimpany  s'incline  et  commence  à  exposer 
son  nouveau  traitement  pour  la  tuberculose.  Après  avoir  fait 
ses  études  à  Paris,  la  reconnaissance  lui  imposait  le  devoir 
de  se  placer  sous  la  protection  des  princes  de  la  science, 
pratiquant  à  Paris.  Donc,  dans  l'une  des  salles  de  cet  hôpital, 
et  après  maintes  recherches  dans  d'autres  établissements 
hospitaliers,  il  avait  trouvé  un  malade  dont  l'état  se  prêtait 
particulièrement  au  remède  combiné  par  lui;  mais,  d'un 
autre  côté,  un  air  plus  pur  que  celui  d'une  grande  ville,  une 


c'était  écrit!  203 

cliambre  non  partagée  avec  d'autres  phtisiques,  étaient  des 
conditions  indispensables  au  succès  de  sa  découverte.  Or, 
ces  avantages  exceptionnels  et  d'autres  encore,  lui  étaient 
offerts  par  son  noble  ami  lord  Harry  Norland. 

M.  Vimpany,  d'ailleurs,  se  prêta  volontiers  à  répondre 
aux  questions  que  les  chefs  de  l'établissement  et  ses  aides 
trouvèrent  à  propos  de  lui  poser. 

Ces  explications  ayant  paru  parfaitement  satisfaisantes  à 
tout  le  personnel,  les  médecins  et  les  internes  entourèrent 
le  docteur.  Le  patient  qui  excitait  à  un  haut  degré  l'intérêt 
de  ce  membre  de  la  faculté  anglaise,  se  nommait  Oxbye, 
Danois  d'origine,  et  exerçait  dans  son  pays  la  profession 
d'instituteur  primaire.  Puis,  il  s'était  décidé  à  venir  chercher 
à  Paris  une  position  plus  lucrative  et  moins  fatigante  pour 
un  homme  de  faible  constitution.  A  la  faveur  de  sa  parfaite 
connaissance  des  langues  française  et  anglaise,  il  avait  pu 
obtenir  un  emploi  de  copiste  et  de  traducteur  ;  c'était  le  pain 
quotidien,  mais  rien  à  mettre  dessus.  Peu  à  peu  il  s'anémia; 
bref,  on  aurait  pu  voir  le  jour  à  travers  ses  os!  Quand  il 
entra  à  l'hôpital,  les  microbes,  introduits  par  la  misère, 
s'étaient  développés  en  lui,  sans  être  contrariés;  le  docteur, 
chargé  de  lui  donner  ses  soins,  communiqua  par  écrit  ses 
impressions  à  son  collègue  anglais,  disant  que  les  remèdes 
qu'il  avait  prescrits  restaient  sans  effet;  les  autres  praticiens 
opinèrent  du  bonnet;  d'un  commun  accord,  le  cas  fut  consi- 
déré comme  désespéré;  on  communique  alors  au  pauvre 
Danois  la  proposition  du  docteur  Vimpany  et  de  son  généreux 
ami;  enfin,  on  lui  posa  celte  question  :  «  Que  préférez-vous  : 
rester  ici,  ou  profiter  de  l'offre  que  l'on  vous  fait?  »  D'entrée 
de  jeu,  tenté  par  la  perspective  d'un  changement  d'air, 
par  l'idée  d'occuper  une  chambre  à  soi,  dans  une  maison 
agréable,  chez  un  Anglais  riche,  avec  un  jardin  à  sa  dispo- 
sition et  des  fleurs  pour  réjouir  ses  yeux,  il  accepta  avec 
enthousiasme. 

«  De  grâce,  disait-il,  signez  mon  exeat  et  je  guérirai!  » 

Avant  de  lui  donner  l'autorisation  qu'il  souhaitait,  on  l'in- 
vita à  réfléchir  pendant  quelques  heures.  Entre  temps,  les 
médecins  furent  frappés  d'une  certaine  ressemblance  entre 
le  patient  poitrinaire  et  le  philanthrope  milord.  Eu  réalité, 


204  C'ÉTAIT   ÉCRIT! 

ils  ont  le  tact  de  ne  pas  dire  tout  haut  ce  qu'ils  pensent  tout 
bas.  D'antre  part,  dès  que  le  docteur  Yimpany  se  trouve  en 
tête  à  tôle  avec  le  sauvage  lord,  il  demande  à  brûle-pour- 
point : 

«  Avez- vous  considéré  le  Danois? 

—  Assurément. 

—  N'avez- vous  pas  été  frappé  de  la  ressemblance.... 

—  Moi?  Oh!  pas  du  tout  »,  interrompit  vivement  lord 
Harry. 

L'éclat  de  rire  retentissant  poussé  par  le  docteur  fit 
Tetourner  les  gens  qui  passaient  en  ce  moment. 

«  Que  la  foudre  m'écrase!  Ah!  fit-il,  voici  une  nouvelle 
oreuve  que  l'on  ne  se  connaît  pas  soi-même? 

—  Alors,  vous  en  êtes  extrêmement  frappé,  vous?  demanda 
i'ord  Harry  d'une  voix  triste. 

—  En  bonne  conscience,  me  serais-je  donné  tant  de  mal 
pour  arriver  à  mon  but,  si  celte  ressemblance  n'avait  été  aussi 
frappante?  » 

Le  lord  irlandais -se  tut.  Quand  le  docteur  lui  demanda 
pourquoi  il  gardait  le  silence,  il  répondit  d'un  ton  sec  : 
«  Ce  sujet  de  conversation  me  déplaît  souverainement.  » 


lu 


Dans  la  soirée  de  ce  même  jour,  Fanny  Mire,  en  appor- 
tant le  café  dans  la  salle  à  manger,  y  avise  lord  Harry  et  le 
docteur  en  tête  à  tête;  à  son  entrée,  ils  commencent  à  parler 
français;  elle  s'arrange  de  façon  à  rester  dans  la  pièce,  sous 
le  prétexte  apparent  de  serrer  différents  objets  dans  le  buffet. 
Le  sauvage  lord  tient  le  dé  de  la  conversation;  il  s'informe  si 
le  docteur  avait  réussi  à  se  procurer  une  chambre  près  du 
cottage;  son  interlocuteur  répond  que  non  seulement  il  en  a 
loué  une,  mais  qu'il  s'est,  en  outre,  acheté  un  appareil  de 
photographie. 

«  Nous  sommes  donc  en  mesure  de  recevoir  notre  inté- 
ressant Danois. 

—  Et  quel  jour  viendra-t-il?  interrogea  lord  Harry,  que 


c'était  écrit!  205 

dois-je  dire  à  ma  femme?  que  va-t-elle  penser  en  apprenant 
qu'un  malade  d'hôpital  occupe  votre  chambre,  que  vous  lui 
donnez  vos  soins  et  que  tout  cet  arrangement  a  reçu  mon 
approbation?  » 

Le  docteur,  après  avoir  siroté  son  café,  reprit  avec  un  sou- 
rire abominable  : 

«  Les  autorités  médicales  ont  bien  admis  l'histoire  que 
nous  avons  forgée;  faites-la  de  même  gober  à  votre  femme, 
pardieu  ! 

—  Ah!  vous  ne  la  connaissez  guère  ! 

—  Après  tout,  c'est  votre  faute  si  elle  est  encore  ici, 
riposta  le  docteur  après  avoir  allumé  un  cigare  et  s'être  assuré 
de  sa  bonne  qualité.  Si  vous  m'aviez  écouté,  nous  serions 
déjà  débarrassés  de  la  présence  de  lady  Harry  ;  toutefois,  je 
peux  arranger  l'affaire  si  vous  m'y  autorisez.  L'important 
c'est  de  trouver  une  garde-malade  pour  notre  jeune  phtisique  ; 
là  gît  la  difficulté.  » 

A  cet  instant,  Fanny  est  tellement  absorbée  par  ce  qu'elle 
entend,  qu'elle  oublie  son  rôle,  reste  bouche  bée  et  écoute. 
A  la  faveur  du  sens  d'observation  dont  est  doué  le  docteur, 
il  s'aperçoit  de  la  chose  et  dit  en  anglais  en  s'adressant  à 
elle: 

«  Some  fresh  waler,  if  you  please  *  ?  » 

Dès  que  la  femme  de  chambre  a  quitté  la  pièce,  il  reprend, 
en  français,  celte  fois  : 

a  Nous  sommes  dans  de  jolis  draps,  mon  cher!  Le  diable 
m'étrangle!  Fanny  Mire  comprend  le  français! 

—  Allons  donc,  que  dites-vous  là,  docteur! 

—  Tenez,  vous  allez  voir  ce  qui  en  est  dans  un  instant. 

—  A  quel  expédient  allez-vous  recourir? 

—  Je  vais  lui  lancer  de  but  en  blanc  une  insulte  à  la 
tête.  » 

L'instant  d'après,  Fanny  rentre  tenant  une  carafe  d'eau 
[u'elle  va  placer  devant  le  docteur.  Alors,  saisissant  par  le 
)ias  la  servante,  il  la  dévisage  et  l'apostrophe  en  disant  : 

c  Vous  nous  avez  mis  dedans,  drôlessel  » 

La  physionomie  bouleversée  de  la  camériste,  son  expres- 

1.  De  l'eau  fraîche,  s'il  vous  plaît. 


206  c'était  écrit! 

aioD  de  stupeur  et  de  colore,  la  trahissent  instantanément; 

elle  a  l'air  défait  d'une  condamnée  devant  ses  juges! 

Lord  Harry  veut  la  mi'llre  tout  de  suite  à  la  porte  de  chez 
lui;  le  docteur  intervient. 

«  Non,  non,  il  ne  faut  pas  priver  inopinément  lady  Harry 
d'une  servante  aussi  accomplie,  d'une  femme  de  chambre 
sachant  le  français,  mais  qui  est  trop  modeste  pour  en  con- 
venir. » 

Exaspérée  de  se  voir  prise  la  main  dans  le  sac,  Fanny  veut 
quand  même  avoir  le  dernier;  elle  reprit  : 

«  Grâce  à  la  connaissance  que  j'ai  de  la  langue  française, 
je  vous  ai  entendu  dire,  docteur,  que  vous  avez  besoin  d'une 
garde-malade  pour  soigner  un  jeune  poitrinaire.  Supposons 
que  milord  me  prenne  à  l'essai?  » 

L'insolence  de  la  servante  dépassait  toutes  les  bornes.  Lord 
Harry,  hors  des  gonds,  lui  intime  carrément  l'ordre  de  sortir 
immédiatement  de  chez  lui. 

Le  docteur  s'interpose  et  reprend  d'un  ton  mielleux  : 

«  Patience  et  longueur  de  temps  font  plus  que  force  et  que 
rage  *,  puis  s'adressant  à  Fanny,  il  dit  avec  un  sourire 
hypocrite  : 

«  Je  vous  ferai  savoir  dimanche  prochain,  si  nous  avons 
besoin  de  vos  services.  » 

Lord  Harry,  sans  désarmer,  fait  signe  à  Fanny  de  passer 
la  porte  ;  puis,  considérant  le  docteur  avec  effroi,  bouleversé, 
il  s'écrie  : 

«  Gré  nom!  avez-vous  perdu  la  raison? 

—  Du  calme,  du  calme  ;  veuillez  d'abord  répondre  à  ma 
question  :  n'avez-vous  pas  quelques  gouttes  de  sang  anglais 
dans  les  veines? 

—  Si  fait,  force  m'est  d'en  convenir,  répondit  le  lord 
irlandais,  ma  grand'mère  était  Anglaise. 

—  Tant  mieux,  mon  cher,  cela  me  fait  espérer  qu'il  y  a 
en  vous  quelques  grains  de  bon  sens.  Et  bien,  écoutez  ceci  : 
Fanny  Mire  est  trop  intelligente  pour  être  traitée  comme 
une  simple  servante  ;  je  ne  serais  pas  éloigné  de  croire  que 
c'est  une  espionne  stipendiée  par  lady  Harry.  Que  je  me 
trompe  ou  non,  le  seul  moyen  dont  je  dispose  pour  me  garer 
des  griffes  du  chat,  c'est  de  la  prendre  comme  garde-ma- 


c'était  écrit!  207 

lade.  Voyons,  mon  élal  mental  vous  inspire-t-il  encore  des 
craintes? 

—  Oui,  plus  que  jamais!  répondit  son  interlocuteur  d'un 
ton  animé. 

—  Vertu  de  ma  vie!  Vous  n'avez  rien  de  votre  grand'- 
mère.  Alors,  admettons  que  Fanny  Mire  veuille  nous  trahir; 
cela  ne  nous  fera  ni  chaud  ni  froid,  comme  on  dit  vulgaire- 
ment. Que  sait-elle  de  nos  affaires,  en  réalité?  Qu'a-t-elle 
appris,  je  vous  le  demande?  Qu'un  malade  doit  venir  ici; 
mais  à  quelles  fins?  Pourquoi?  Elle  l'ignore  totalement, 
puisque  nous  n'en  avons  soufflé  mot.  Sans  doute,  elle  nous 
aura  entendu  dire  que  lady  Harry  est  un  obstacle  à  nos  pro.- 
jets,  où  est  le  mal?  Avons-nous  jamais  divulgué  le  secret  que 
nous  sommes  intéressés  à  cacher  à  votre  femme?  Pas  le  moins 
du  monde.  Si  cette  rusée  coquine  devient  la  garde-malade 
d'Oxbye,  elle  s'associera  sans  doute  à  l'idée  que  nous  pour- 
suivons, c'est-à-dire  la  mort  du  Danois.  Vous  frissonnez! 
Ma  parole  d'honneur,  vous  avez  l'air  de  porter  le  diable  en 
terre!  Ce  n'est  pourtant  pas  d'un  crime  qu'il  s'agit,  mais 
d'une  mort  naturelle,  la  consomption,  la  phtisie,  les  tuber- 
cules et  les  microbes,  par-dessus  le  marché!  le  tout  pro- 
duira le  résultat  désiré.  Mon  noble  ami!  que  votre  conscience 
se  rassure  :  où  il  n'y  a  pas  de  crime,  il  n'y  a  pas  de  mal  !  » 

Le  lord  irlandais,  assis  alors  près  de  la  fenêtre,  recule 
vivement  sa  chaise. 

«  Si,  dans  ma  famille,  la  race  irlandaise  n'est  pas  absolu- 
ment pure  de  sang  anglais,  je  vous  affirme,  Vimpany,  que 
Satan,  par  contre,  doit  être  quelque  peu  votre  cousin. 

—  En  tous  cas,  un  cousinage  diabolique  me  semble  préfé- 
rable à  un  cousinage  irlandais!  »  s'écria  le  satané  docteur. 

Il  venait  de  lancer  cette  insolence,  quand  Fanny,  ouvrant 
la  porte,  le  prévint  qu'un  employé  de  l'hôpital,  attaché  au 
secrétariat,  désirait  lui  parler  et  lui  faire  savoir  que  le 
Danois  acceptait  l'hospitalité  qui  lui  était  offerte;  le  corps 
médical,  de  son  côté,  n'y  mettait  qu'une  condition  :  c'est 
qu'une  garde-malade  compétente  serait  attachée  à  la  per- 
sonne du  Danois.  Si  la  personne  proposée  à  cet  effet 
par  M.  le  docteur  était  en  état  de  répondre  avec  succès 
à  l'examen   qu'on  allait   lui   faire  subir,  le  patient  serait 


208  c'était  écrit! 

aussitôt  transporté  à  sa  nouvelle  demeure.  Le  lendemain, 
un  événement  domestique  de  première  importance,  dépas- 
sant de  beaucoup  les  prévisions  humaines,  se  produisit  : 
M.  Vimpany  et  Fanny  Mire  franchirent  ensemble  la  distance 
qui  sépare  Passy  de  Paris  ! 


lui 


Lady  Harry  garda  de  pénibles  souvenirs  du  jour  où  le 
docteur  avait  emmené  Fanny  Mire  à  l'Hôlel-Dieu,  pour  lui 
faire  passer  des  examens  de  garde-malade. 

Ayant  sonné  sa  femme  de  chambre,  Iris  voit  apparaître  la 
cuisinière;  laquelle  s'excuse,  disant  que  Fanny  est  sortie. 

Plus  chagrinée  encore  que  contrariée  de  ce  manque  de 
déférence  à  ses  ordres,  lady  Harry  se  borne  à  dire  : 

«  Dès  qu'elle  sera  rentrée,  prévenez-la  que  j'ai  à  lui 
parler.  » 

Deux  heures  plus  tard,  la  fugitive  reparut. 

«  Je  vous  ai  refusé  tantôt  la  permission  de  sortir,  articula 
lady  Harry,  et  voici  deux  heures  d'horloge  que  vous  êtes 
dehors!  Vous  auriez  pu  me  faire  savoir  directement  que  vous 
avez  le  désir  de  quitter  mon  service. 

—  Grand  Dieu!  une  pareille  détermination  est  à  cent 
lieues  de  mon  esprit,  répondit  Fanny  d'un  ton  respectueux. 

—  Que  signifie  votre  conduite? 

—  Gela  signifie,  milady,  qu'un  devoir  à  remplir  m'a  mise 
dans  l'obligation  d'enfreindre  vos  ordres. 

—  Quoi,  une  affaire  personnelle? 

—  Pardon,  milady,  il  ne  s'agissait  pas  de  moi. 

—  De  qui  alors? 

—  De  milady.  » 

Au  même  instant,  lord  Harry  fait  irruption  dans  la  pièce; 
la  présence  de  Fanny  le  décide  à  battre  en  retraite  et  il  dit 
à  sa  femme  : 

«  Je  vous  croyais  seule  ici,  Iris;  je  reviendrai  plus  tard, 
pardon.  » 

Une  pareille  concession  faite  à  une  servante  était  tellement 


c'était  écrit!  209 

en  dehors  des  habitudes  da  sauvage  lord,  que  sa  femme, 
jetant  un  regard  significatif  du  côté  de  Fanny  celle-ci  se 
retire  immédiatement,  et  Iris  s'empresse  de  le  rappeler. 

«  Vrai,  je  tombe  des  nues!  dit-elle  à  lord  Harry,  des  qu'ils 
furent  seuls;  à  quoi  pensez- vous?  » 

Alarmée  de  l'expression  hagarde  de  son  mari,  elle  ajouta  : 

«  Est-il  arrivé  un  événement  si  grave,  si  imprévu,  si 
terrifiant  que  vous  n'osiez  me  le  dire? 

Il  s'assit  près  d'Iris,  lui  prit  la  main  et  la  regarda  d'une 
manière  qui  impressionna  beaucoup  la  jeune  femme.  C'était 
de  la  défiance  plutôt  que  de  l'amour,  mais  pourtant  avec  un 
certain  désir  de  conciliation. 

«  Je  crains  de  vous  causer  une  nouvelle  surprise,  balbu- 
tia-t-il. 

—  Qu'est-ce  à  dire?...  De  grâce,...  parlez? 

—  Il  s'agit  de  Vimpany  »,  répondit-il  en  grimaçant  un 
sourire. 

Alors,  Iris  retirant  sa  main,  reprit  : 
«  Âh!  je  comprends,...  vous  avez  à  me  faire  une  com- 
munication qui  menace  de  mettre  ma  patience  à  l'épreuve. 

—  Encore  une  fois,  Iris,  votre  imagination  va  vous  faire 
prendre  des  mouches  pour  des  éléphants,  comme  on  dit.  Au 
total,  ce  n'est  rien  d'aussi  grave  que  vous  le  pensez,  il  s'agit 
tout  simplement  d'un  petit  changement.... 

—  Un  petit  changement,  vous  dites?  demanda  Iris  avec 
vivacité. 

—  Eh  bien,  ma  chérie....  » 

Il  y  eut  un  moment  de  silence,  son  interlocuteur  dut 
prendre  sur  lui  avant  d'ajouter  : 

«  Je  veux  dire  que  les  plans  de  Vimpany  se  sont  modifiés, 
en  ce  sens,  qu'il  renonce  à  avoir  sa  chambre  ici.    . 

—  Ouf!  s'écria  Iris,  les  yeux  brillants  de  joie.  Quelle 
délivrance,  enfin!  Ce  n'est  pas  une  mauvaise  plaisanterie, 
autrement,  je  me  fâche  sérieusement.  Ah!  quel  plaisir  j'aurai 
à  aller  aérer,  ce  soir,  la  chambre  du  docteur  après  son  départ  !  » 

A  cet  instant,  lord  Harry  se  lève  et  se  dirige  du  côté  de  la 
fenêtre.  Iris  sait,  par  expérience,  que  c'est,  chez  lui,  l'indice 
d'un  certain  embarras;  elle  le  suit;  évidemment  il  n'a  pas 
tout  dit!  D'un  ton  d'amère  résignation,  elle  reprend  : 

14 


210  c'était  écrit! 

«  Continuez,  Harry. 

—  Ce  soir,  ma  chère,  ce  sera  impossible.... 

—  Pourquoi  cela? 

—  Par  la  raison  que  cette  même  chambre  sera  occupée. 

—  Ah!  par  l'un  de  vos  amis  sans  doute? 

—  Vrai,  je  suis  ici  comme  un  homme  devant  un  juge 
d'instruction,  habile  à  fouiller  la  conscience  d'autrui.  Non, 
mon  beau  juge;  il  ne  s'agit  d'aucun  de  mes  amis. 

—  Alors  de  ceux  du  docteur?  »  interrogea  Iris. 

Pour  rompre  les  chiens,  lord  Harry  reprit  avec  volubilité  : 
«   Quelle  belle   journée!  si  nous  descendions  dans  le 
jardin? 

—  Remarquez  que  vous  avez  omis  de  répondre  à  ma 
question?  dit  lady  Harry  avec  insistance. 

—  Excusez-moi,  ma  chère,  mais  je  pensais  à  autre  chose. 
J'étais  sorti,  comme  on  dit  aujourd'hui.  » 

Sans  changer  de  place,  Iris  reprit  : 

«  Je  veux  savoir  si,  oui  ou  non,  la  chambre  de  M.  Yim- 
pany  doit  être  de  nouveau  occupée  ;  veuillez  répondre  caté- 
goriquement à  ma  question? 

—  Eh  bien!  si  je  vous  disais  qu'elle  doit  être  occupée  par 
l'un  de  ses  clients,  vous  sauriez  la  vérité,  riposta  le  sauvage 
lord  du  ton  de  l'impatience. 

—  Allons  donc!  fit-elle  de  l'air  le  plus  naturel  du  monde. 
Un  vrai  malade? 

—  Oui,  et  même  très  malade. 

—  Un  homme,  une  femme?  interrompit  Iris. 

—  Un  homme. 

—  Un  Anglais? 

—  Il  sort  de  Y  Hôtel- Dieu  ;  votre  interrogatoire  est-il  fini?  » 
Iris  fait  quelques  pas,  puis  elle  se  laisse  choir  dans  un  fau- 
teuil. L'étrange  communication  que  son  mari  vient  de  lui 
faire,  l'a  frappée  de  stupeur.  Son  amour  pour  lord  Harry, 
sa  connaissance  intime  de  son  caractère,  sa  faculté  de  percer 
à  jour  ses  pensées,  auraient  dû  faire  deviner  à  Iris  la  vérité  ; 
spéculant,  raisonnant,  doutant,  elle  le  considère  avec  angoisse. 

Le  sauvage  lord,  immobile  à  la  fenêtre,  les  bras  croisés, 
le  dos  tourné  au  jardin,  regarde  sa  femme  avec  des  yeux 
comme  illuminés  par  l'attente   Que  va-t-elle  dire? 


c  était  écrit!  2H 

«  Je  ne  comprends  pas,  je  l'avoue,  reprit  la  jeune  femme, 
la  concession  que  vous  faites  à  M.  Vimpany  ;  encore  un  coup, 
veuillez  vous  expliquer?  » 

Mais  lord  Harry  se  demande  si  sa  femme,  connaissant  le 
docteur  comme  elle  le  connaît,  ajoutera  foi  aux  contes  qu'il 
a  réussi  à  imposer  à  la  crédulité  des  médecins  de  Y  Hôtel- 
Dieu.  Toujours  est-il  que  lord  Harry  se  décide  à  tenter 
l'expérience  :  le  résultat,  quel  qu'il  puisse  être,  mettra  un 
terme  à  la  responsabilité  qui  lui  incombe  en  ce  moment,  et 
qui  l'écrase.  Au  contraire,  s'il  échoue,  il  n'aura  plus  rien  à 
dire,  rien  à  faire,  ce  sera  fini.  Un  sourire  éclaire  son  visage; 
il  fait  une  pose,  puis,  tout  à  coup,  il  s'écrie  : 

«  Quelle  femme  extraordinaire  vous  êtes  !  Je  viens  ici  avec 
l'intention  bien  arrêtée  de  vous  dire  quelque  chose  et  il  faut 
que  ce  soit  vous  qui  remettiez  de  l'ordre  dans  ma  mémoire; 
c'est  trop  fort!  Voyons,  donnez-moi  un  baiser  et  je  commence 
mes  explications;  veuillez  seulement  ne  pas  oublier  que 
c'est  de  Vimpany  qu'il  s'agit.  » 

Enfin,  le  moment  terrible  de  tout  dire  est  arrivé.  Lord 
Harry  s'exécute.  Il  raconte  l'histoire  inventée  par  le  docteur, 
histoire  qui  produit  sur  son  interlocutrice  un  effet  auquel 
il  était  à  cent  lieues  de  s'attendre.  A  mesure  qu'Iris  l'écoute, 
son  visage  prend  une  expression  plus  douloureuse;  le  sang 
parait  se  figer  dans  ses  veines;  quand  il  a  fini,  elle  garde  un 
silence  mortel.  La  voyant  changer  de  couleur,  il  comprend 
qu'un  pressentiment  sinistre  l'envahit. 

Si  la  cervelle  de  lord  Harry  n'eût  été  aussi  légère  que 
celle  d'un  oiseau,  s'il  eût  eu  conscience  de  la  relation  entre 
les  effets  et  les  causes,  et  l'impression  ressentie  par  sa 
femme  ne  l'eût  rien  moins  que  surpris. 

Prétendre  lui  faire  croire,  à  elle,  qu'un  charlatan  sans 
foi  ni  loi  comme  Vimpany  avait  fait  en  médecine  une  décou- 
verte de  la  plus  haute  importance;  prétendre  lui  faire  croire, 
à  elle,  qu'un  des  malades  de  Y  Hôtel-Dieu  allait  devenir  sans 
motif  plausible  l'hôte  de  lord  Harry;  prétendre,  enfin,  lui 
faire  croire,  à  elle,  que  c'était  une  concession  faite  au  doc- 
teur par  pure  amitié,  après  que  lord  Harry  avait  exprimé  à 
Iris  tous  ses  regrets  de  l'avoir  invité  à  descendre  chez  lui 
une  seconde  fois,   c'était  trop   fort!   Comment  s'imaginer 


212  c'était  écrit! 

qu'une  femme  intelligente  prendrait  ainsi  au  pied  de  la 
lettre  cette  fable  monstrueuse. 

Soudain,  la  crainte  d'un  hoir  complot  s'était  emparée  de 
l'esprit  de  lady  Harry;  son  altitude  trahissait  ses  sombres 
pensées. 

«  Si  cet  exposé  de  la  situation  vous  suffit,  Iris,  n'en  par- 
lons plus,  a'joute  lord  Harry  d'un  ton  penaud. 

—  C'est  convenu  »,  dit-elle  d'une  voix  grave. 

En  ce  moment,  l'idée  de  se  trouver  dans  la  même  pièce  et 
de  respirer  le  même  air,  qu'un  individu  aussi  effrontément 
menteur  que  son  mari,  causa  une  sorte  de  nausée  à  lady 
Harry.  Puis,  se  rappelant  l'invitation  qu'il  lui  avait  faite  de 
descendre  dans  le  jardin,  elle  reprit  : 

«  Allons  respirer  l'odeur  des  Heurs;  vous  me  l'avez 
demandé,  j'accepte.  » 

Tous  deux  arpentent  les  allées  et  se  rongent  le  cœur;  elle 
d'effroi,  en  regardant  cet  imposteur;  lui  de  crainte,  en  lisant 
son  secret  dans  les  yeux  de  sa  femme.  Pendant  qu'Iris 
regarde  une  fougère,  au  feuillage  flétri,  lord  Harry  s'esquive 
et  le  docteur,  marchant  à  la  muette,  s'approche  comme  un 
voleur  de  lady  Harry. 


LIV 


c  Où  est  lord  Harry?  demande  Iris  au  survenant. 

—  C'est  à  moi  qu'il  incombe  de  vous  apprendre,  milady, 
ce  qu'il  n'a  pas  eu  le  courage  de  vous  dire  lui-même. 

—  Permettez,  je  ne  comprends  pas!  riposta  lady  Harry 
intriguée. 

—  Vous  regardiez  là  une  pauvre  plante  délicate,  reprit 
le  docteur,  vous  demandant  comment  la  faire  vivre  ;  l'intérêt 
que  vous  témoignez  à  to'ut  ce  qui  souffre  sur  la  terre,  milady, 
excite  ma  curiosité  et  ma  sympathie;  je  veux  vous  faire 
savoir  que,  moi  aussi,  j'ai  entrepris  de  disputer  une  plante 
délicate  à  la  mort!  Inversement  à  vous,  j'exerce  mon  jardi- 
nage en  chambre.  Or  c'est  un  spectacle  qu'il  est  bon  d'épar- 
gner à  une  jeune  femme  comme  vous.  Pardonnez  ma  fran- 


c'était  écrit!  213 

chise,  mais  je  suis  un  saint  Jean  bouche  d'or!  lord  Harry  a 
trouve  bon  de  temporiser,  de  mettre  des  mitaines  et  d'allen- 
dre;  le  mieux,  voyez- vous,  c'est  d'arriver  au  fait. 

—  Que  prétendez-vous  dire?  demanda  Iris. 

—  Moi,  je  n'y  vais  pas  par  quatre  chemins.  Lord  Harry 
devait  vous  prier  de  faire  vos  préparatifs  de  départ? 

—  Mais  de  quel  droit  vous  ingérez-vous  dans  nos  affaires? 
s'écria  lady  Harry  avec  une  sorte  d'emportement.  Voilà  une 
impertinence  dont  j'ai  le  droit  d'être  l'àcbée! 

—  Oserais- je  vous  rappeler  que  la  colère  est  mauvaise 
conseillère. 

—  C'est  inutile  »,  répondit  Iris  piquée. 

Le  docteur  va-t-il  donc  me  prendre  pour  confidente?  pen- 
sait-elle; or  elle  le  connaissait  trop  bien,  en  réalité,  pour 
croire  que  cela  fût  possible.  Elle  ajouta  : 

«  Mais  enfin,  quel  sujet  d'inquiétude  puis-je  avoir?  Pour- 
quoi m'éloignerais-je? 

—  Mon  Dieu!  lit  M.  Vimpany,  sur  ce  petit  théâtre  du 
monde,  notre  vie  n'est  qu'une  lutte  et,  dans  cette  lutte, 
l'homme  que  j'ai  la  prétention  de  sauver  peut  fort  bien, 
malgré  tous  mes  efforts,  être  le  vaincu.  Une  mort  lente  est 
ce  qu'il  y  a  de  plus  triste  au  monde,  si  le  patient  s'acharne 
à  vivre,  il  peut  prendre  son  lit  en  horreur  et  alors  il  suffit 
d'un  moment  où  Ton  a  le  dos  tourné,  pour  qu'il  descende 
dans  le  jardin,  criant,  toussant;...  de  pareilles  scènes  pour- 
raient avoir  un  déplorable  effet  sur  votre  santé,  sur  votre 
système  nerveux,  et  à  votre  place  je  partirais  sur-le-champ. 

—  Je  vous  interdis,  monsieur,  de  me  donner  un  conseil, 
dit-elle  en  se  redressant  de  toute  sa  hauteur. 

—  Loin  de  moi  la  pensée  de  donner  un  conseil  à  milady, 
mais.... 

—  C'est  assez,  vous  dis-je. 

—  Un  mot  encore....  Lord  Harry  m'a  informé  que 
Hugues  Mon tj oie  est  en  voie  de  guérison.  En  mettant,  l'autre 
jour,  un  timbre  sur  une  lettre  de  vous,  j'ai  appris  que  vous 
êtes  en  correspondance.  Eh  bien!  pourquoi  n'iriez-vous  pas 
à  Londres  suivre  et  hâter  les  progrès  de  la  convalescence 
d'un  ami?  Harry,...  pardon,  lord  Harry,  ne  le  trouverait 
pas  mauvais,  j'en  suis  convaincu.  Pour  vous,...  pour  lui,... 


214  c'était  écrit! 

cela  serait  la  meilleure  des  combinaisons.  Dès  que  les  circon- 
stances le  permettront,  lord  Harry  vous  priera  de  réintégrer 
le  domicile  conjugal.  Ne  me  ferez-vous  pas  l'honneur  d'un 
mot  de  réponse? 

—  J'en  chargerai  mon  mari.  » 

Après  quoi,  lady  Harry  tourne  le  dos  à  son  interlocuteur, 
et  cherche  lord  Harry  dans  toutes  les  pièces  de  la  maison, 
mais  en  vain.  De  propos  délibéré,  il  était  sorti  pour  l'éviter. 
Elle  comprit  que  tous  les  deux,  ligués  contre  elle,  jouaient 
le  même  jeu.  A  ce  moment,  prise  de  spasme,  sans  courage, 
sans  forces,  elle  tombe  en  syncope. 

Après  un  laps  de  temps  dont  elle  est  incapable  de  mesurer 
la  durée,  la  porte  s'ouvre  doucement.  Son  mari  pris  de  pitié 
pour  elle  serait-il  revenu? 

«  Entrez,  dit-elle  vivement,  entrez.  » 


LV 


La  personne  qui  venait  de  frapper  était  Fanny  Mire.  Iris, 
l'esprit  toujours  tourmenté  par  la  même  idée,  demande  : 

«  Savez- vous  où  est  lord  Harry? 

—  Je  l'ai  vu  sortir  ;  mais  je  ne  saurais  dire  à  milady  de  quel 
côté  il  s'est  dirigé  »,  répondit  Fanny.  Cela,  d'ailleurs,  m'est 
bien  égal,  aurait-elle  pu  ajouter;  toutefois,  elle  s'en  dispensa. 

Puis,  la  courageuse  femme  poursuivit  d'un  ton  résolu  : 

«  Hier  et  aujourd'hui,  certaines  choses  sont  venues  à  ma 
connaissance,  qu'il  est  de  mon  devoir  de  ne  pas  garder 
pour  moi  seule  ;  s'il  est  permis  à  une  servante  de  dire  à  sa 
maîtresse  qu'elle  n'a  jamais  encore  été  si  véritablememt  son 
amie,  milady  peut  me  croire  sur  parole.  Je  prie  lady  Harry 
de  m'excuser.  » 

Elle  prononça  ces  mots  simplement,  mais  sans  familiarité. 

Iris,  qui  se  sentait  alors,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  abandonnée 
de  Dieu  et  des  hommes,  fut  touchée  aux  larmes.  Elle  tendit 
la  main  à  Fanny  qui  la  pressa  chaleureusement  dans  la 
sienne  :  une  famine  plus  démonstrative  l'eût  porté  à  ses 
lèvres  ;  mais  elle  se  borna  à  dire  : 


c'était  écrit!  215 

€  Merci,  milady.  » 

Ensuite,  elle  raconta  toute  la  conversation  entre  lord  Harry 
et  son  convive.  Le  docteur  s'était  bel  et  bien  aperçu  pendant  le 
dîner  qu'elle  comprenait  le  français  et  que  leur  secret  n'en 
était  plus  un  pour  elle.  Or  M.  Vimpany  s'était  interposé  en 
sa  faveur,  alors  que  lord  Harry,  lui,  la  voulait  congédier  sur 
l'heure;  il  fallait  une  garde-malade  pour  le  pauvre  jeune 
Danois;  le  docteur  Vimpany  lui  offre  de  remplir  cet  emploi 
et  elle  espère  que  milady  l'excusera. 

«  Ce  mystère  devient  plus  impénétrable  que  jamais, 
repartit  Iris.  Ciel  et  terre!  Le  docteur  serait-il  donc  un  plus 
grand  misérable  encore  que  je  ne  le  pensais  ! 

—  Assurément,  répondit  Fanny  avec  un  accent  de  pro- 
fonde conviction.  Quant  à  savoir  où  il  en  veut  venir,  je 
l'apprendrai  un  jour  ou  l'autre;  ma  sortie  avait  pour  but,  ce 
matin,  de  faire  la  connaissance  du  malade  auquel  je  dois 
donner  mes  soins.  J'avoue  qu'une  fois  arrivée  à  l'hôpital 
avec  M.  Vimpany,  l'aspect  livide  de  cet  individu,  qui  m'a 
paru  n'avoir  plus  la  force  de  tuer  une  mouche,  comme  on 
dit,  m'a  bouleversée  :  sa  ressemblance  frappante  avec  quel- 
qu'un que  je  connais  est  extraordinaire. 

—  Vous  dites? 

—  Oui,  une  ressemblance  surprenante  avec  la  personne 
que  milady  connaît  le  mieux,  je  veux  dire  lord  Harry. 

—  Allons  donc,  est-ce  possible  !  s'écria  Iris. 

—  C'est  vrai,  comme  je  le  dis  à  milady;  mais  j'avoue  que 
je  considère  cette  ressemblance  entre  le  Danois  et  milord 
comme  une  chose  déplorable;  j'ignore  pour  quoi,  mais  cette 
circonstance  me  déplaît  singulièrement.  Je  me  mets  martel 
en  tête  pour  voir  clair  dans  tout  cela.  En  outre,  je  me 
demande  pourquoi  l'on  se  cache  de  milady....  Quand  le 
moment  du  danger  sera  venu,  milady  peut  compter  sur  moi 
pour  l'avertir 

—  Qui  sait  !  Fanny,  vous  courez  peut-être  encore  plus  de 
risques  que  moi  ! 

—  Du  moment  que  je  reste  au  service  de  milady,  répondit 
la  femme  de  chambre,  sans  se  départir  de  son  calme,  je  ne 
redoute  rien. 

—  En  somme,  Fanny,  vous  êtes  à  mon  service  et  je  ne 


216  c'était  écrit! 

compte  pas  vous  laisser  passer  à  celui  du  docteur  Vimpany. 
Plantez-le  là  cl  tout  sera  dit. 

—  C'est  ce  que  je  ferai,  dès  que  j'aurai  démasqué  ses  plans. 

—  De  mon  côté,  je  désire  avoir  l'avis  d'un  tiers  et  con- 
sulter à  ce  sujet  l'une  de  mes  amies,  personne  de  cœur  et 
de  bon  sens. 

—  Je  gage  que  c'est  de  Mme  Vimpany  qu'il  s'agit? 

—  C'est  à  elle-même  que  je  pensais. 

—  Quand  milady  peut-elle  espérer  une  réponse?  demanda 
Fanny. 

—  S'il  lui  suffit  de  quelques  mots  pour  exprimer  sa  pensée, 
je  recevrai  un  télégramme.  » 

A  cet  instant,  l'on  frappe  vigoureusement  à  la  porte  de  la 
pièce.  Les  doigts  fins  et  aristocratiques  de  lord  Harry  n'eus- 
sent pu  produire  un  pareil  bruit;  ce  détail  éveillant  les  soup- 
çons de  lady  Harry,  elle  s'écria  : 

«  Qui  est  là? 

—  Puis-je.  dire  un  mot  à  Fanny  Mire  »,  répond  la  grosse 
voix  du  docteur. 

La  camériste  ouvre  la  porte;  elle  sent  s'appesantir  sur 
son  bras  une  lourde  main,  qui  l'entraîne  hors  de  la  pièce. 

A  peu  d'instants  de  là,  Fanny  rapporte  les  nouvelles  sui- 
vantes :  un  commissionnaire  avait  remis  un  pli  au  docteur, 
lequel  l'avait  chargée  de  le  faire  tenir  ou  non  à  sa  maîtresse, 
suivant  qu'elle  le  jugerait  à  propos.  Lord  Harry  était  à  Paris. 
Des  amis  à  lui,  l'avaient  invité  à  aller  au  théâtre  et  à  souper; 
s'il  rentrait  tard,  il  était  désireux  que  milady  ne  s'en  tour- 
mentât pas.  Du  moment  qu'il  avait  chargé  M.  Vimpany  de 
mettre  milady  au  fait  de  la  situation,  il  était  clair  qu'il  ne 
voulait  plus  avoir  lui-même  d'autre  entretien  avec  elle; 
restée  seule,  Iris  se  laissa  aller  à  ses  réflexions  ;  elle  savait  à 
présent  que  Fanny  avait  reçu  du  docteur  l'ordre  de  pré- 
parer la  chambre  du  Danois. 


LVI 

Un  fait  certain,  c'est  que  le  malade  fut  transporté  à  Passy, 
tard,  dans  la  soirée.  Un  sentiment  d'orgueil  plus  fort  que  la 


c'était  écrit!  217 

curiosité,  joint  à  une  poignante  horreur  de  Vimpany,  retint 
lady  Harry  dans  sa  chambre.  Le  bruit  de  pas  lourds  et  régu- 
liers lui  apprit  que  l'on  transportait  le  patient  à  l'étage 
qu'elle  occupait  elle-même.  Plus  tard,  Fanny  lui  raconta 
comme  quoi  et  comment,  le  docteur  avait  baissé  le  gaz  dans 
le  corridor  avant  l'arrivée  du  malade,  afin  d'empêcher  lady 
Harry  de  voir  le  survenant  et  de  constater  sa  ressemblance 
avec  lord  Harry. 

Les  heures  s'écoulent;  le  train-train  de  la  maison  se 
ralentit  peu  à  peu;  tout  le  monde  se  couche,  Iris  exceptée. 
La  pensée  de  son  malheureux  sort  s'impose  plus  encore  à 
son  esprit  pendant  le  silence  de  la  nuit  que  durant  le  jour. 
Des  mystères,  pronostics  de  dangers  à  venir,  obscurcissent 
tout  autour  d'elle.  Ce  joli  cottage  où  la  lune  de  miel  s'était 
écoulée  si  doucement,  allait-il  devenir  le  théâtre  d'événe- 
ments qui  la  forceraient  à  se  séparer  pour  toujours  de  lord 
Harry?  Était-ce  là  l'effet  de  l'imagination  surexcitable  d'une 
femme  hystérique?  Le  fait  que  lord  Harry  et  le  docteur  lui 
cachaient  la  vérité,  ne  justifiait-il  pas  toutes  ses  craintes?  Le 
premier  avait  essayé  de  la  tromper;  le  second  de  l'effrayer; 
eussent-ils  agi  pareillement  sans  motif?  certes,  non!  L'aube 
commençait  à  poindre,  mais  Iris,  l'oreille  tendue,  n'avait  pas 
encore  entendu  les  pas  de  lord  Harry;  brisée  de  fatigue,  elle 
se  jette  sur  son  lit  et  s'endort. 

Elle  s'éveille  tard  et  sonne  Fanny.  Lord  Harry  venait  de 
rentrer;  il  faisait  dire  à  sa  femme  qu'il  avait  manqué  le  der- 
nier train  de  banlieue  et  plutôt  que  de  payer  une  course  de 
fiacre,  il  avait  accepté  un  lit  chez  l'un  de  ses  amis;  il  était 
dans  la  salle  à  manger  et  il  espérait  que  lady  Harry  vien- 
drait déjeuner  avec  lui.  Peu  après,  sa  femme  va  le  rejoindre; 
jamais,  y  compris  même  les  jours  ensoleillés  et  enivrants 
qui  suivirent  leur  union,  lord  Harry  ne  s'était  montré 
plus  aimable,  avec  un  revif  de  grâce,  plus  séduisant  que 
pendant  cette  mémorable  matinée.  Ses  excuses,  pétillantes 
d'esprit  et  ses  remarques  sur  la  pièce  du  Théâtre-Français, 
observations  de  fine  critique  s'il  en  fut  jamais,  eurent  le  don 
de  distraire  et  de  charmer  Iris.  Il  fût  un  temps,  où  elle  n'au- 
rait pas  hésité  à  rappeler  à  son  interlocuteur  les  droits 
qu'elle  avait  à  ses  confidences  ;  il  fut  un  temps,  où  elle  eût 


218  c'était  écrit! 

combattu  avec  force  l'influence  néfaste  du  docteur;  il  fut 
un  temps  enfin,  où  elle  eût  fait  appel  à  tout  son  amour, 
pour  briser  les  liens  d'amitié  qui  attachaient  lord  Harry  à 
ce  chenapan!  Mais,  depuis  lors,  Iris  Henley  était  devenue 
iady  Harry.  Donc,  tous  les  jours,  comme  Mme  Vimpany 
l'avait  prédit,  lord  Harry  descendait  d'un  cran  dans  l'estime 
de  sa  femme.  Tout  en  étant  sous  le  charme,  elle  projetait  de 
lui  river  son  clou  à  la  première  occasion,  occasion  qui  se 
présenta  de  la  façon  suivante  : 

«  A  présent,  ma  chère  Iris,  que  vous  avez  entendu  le 
récit  de  mon  escapade,  faites-moi  vos  confidences  à  votre 
tour?  Avez- vous  déjà  aperçu  le  pauvre  diable  que  Vimpany 
veut  disputer  aux  microbes  !  »  demande-t-il,  anxieux  de  savoir 
si  la  ressemblance  entre  Oxbye  et  lui-même  l'avait  frappée 
d'entrée  de  jeu. 

«  Non,  je  ne  l'ai  pas  encore  vu,  répondit  Iris  en  regar- 
dant droit  lord  Harry.  Le  docteur  a-t-il  quelque  espoir  de 
le  guérir?  » 

Alors  tirant  son  étui  à  cigares,  le  sauvage  lord  en  choisit 
un,  le  tourne  et  le  retourne  entre  ses  doigts  et,  faisant  un 
effort  pour  rester  calme,  dit  : 

«  Oh!  quant  à  ça,  il  n'y  a  rien  à  craindre,  M.  Oxbye  est 
entre  bonnes  mains. 

—  On  a  vu  des  malades  s'en  aller  subitement  et  des  méde- 
cins se  tromper  »,  ajoute  Iris. 

Tout  en  parlant,  elle  observe  que  son  mari  tremble,  et 
qu'il  cherche  en  vain,  à  frotter  une  allumette.  Enfin,  il  y 
réussit  et  pendant  qu'il  envoie  des  tourbillons  de  fumée 
autour  de  lui,  son  interlocutrice  ajoute  : 

«  Dans  le  cas  présent,  cela  pourrait  produire  de  déplora- 
bles résultats,  savez-vous? 

—  Enfin,  où  en  voulez- vous  venir?  dit  lord  Harry  avec 
emportement. 

—  A  mon  tour,  je  me  demande  ce  que  j'ai  dit  ou  fait  pour 
provoquer  votre  colère?  Je  me  suis  bornée  à  exprimer  une 
opinion,...  une  crainte....  » 

A  ce  moment,  Fanny  entre  dans  la  pièce  avec  un  télé- 
gramme à  la  main. 

«  C'est  pour  milady  »,  fit-elle  en  lui  remettant  le  pli  bleu. 


c'était  écrit!  219 

Iris  l'ouvre.  Le  télégramme,  signé  par  Mme  Vimpany, 
contient  ces  mots  : 

«  Votre  père  dangereusement  malade;  votre  présence  est 
urgente. 

—  Y  a-t-il  quelque  chose  qui  me  concerne?  »  demande 
le  sauvage  lord. 

Iris  passe  le  télégramme  à  son  mari  et  lui  dit  : 
«  Avez-vous  une  objection  à  mon  départ? 

—  Certes  non  »,  répond-il  vivement. 

Elle  se  dirige  alors  vers  la  porte;  il  suit  sa  femme  et 
ajoute  : 

«  Surtout  ne  prenez  pas  ma  réponse  comme  une  marque 
de  mon  indifférence.  Vous  avez  parfaitement  raison  d'aller 
voir  votre  père,  voilà  ce  que  je  voulais  dire.  » 

Très  reconnaissante  de  ces  simples  mots,  Iris  était  sur  le 
point  de  le  prier,  derechef,  de  lui  faire  l'honneur  de  ses 
confidences,  quand,  reparaissant,  il  l'invite  à  ne  pas  man- 
quer le  chemin  de  fer;  sa  voix  trahit  l'émotion  qui  l'oppresse 
et  avant  qu'Iris  ait  pu  le  voir,  il  détourne  la  tête  et  sort. 

Fanny  attendait  encore  dans  la  salle  à  manger,  anxieuse 
de  connaître  le  contenu  du  télégramme.  L'ayant  lu  deux  fois, 
elle  dit  : 

«  Avouez,  milady,  qu'il  est  rare  de  voir  les  choses  tourner 
ainsi;  vu  les  circonstances,  c'est  presque  trop  de  chance  !  Si 
milady  veut  bien,  j'irai  faire  ses  malles,  pendant  que  je  puis 
disposer  de  quelques  instants;  M.  Oxbye  dort.  » 

En  attendant  l'heure  du  départ,  Iris  s'abandonne  à  ses 
réflexions!  Elle  se  décide  à  faire  une  dernière  tentative,  afin 
d'inciter  lord  Harry  aux  épanchements;  mais  le  temps  passe, 
et  il  ne  reparaît  pas.  Force  lui  est  donc  de  dîner  seule!  Pour 
la  seconde  fois,  il  a  capitulé  devant  l'influence  qu'elle  exerce 
encore  sur  lui.  Le  cœur  rempli  de  tristesse,  découragée, 
malheureuse,  elle  se  prépare  à  partir  par  le  train  du  soir. 

Les  devoirs  d'une  garde-malade  obligeant  Fanny  à  rester  à 
son  poste,  Iris  se  demande  ce  que  va  devenir  sa  malheu- 
reuse camériste?  elle  tremble  à  l'idée  du  sort  qui  attend  cette 
créature  d'exception.  Au  moment  de  s'éloigner,  lady  Harry 
l'embrasse  affectueusement;  elle,  de  son  côté,  les  larmes 
aux  yeux,  serre  sa  maîtresse  dans  ses  bras,  disant  : 


220  c'était  écrit! 

«  Je  devine  les  pensées  de  milady,...  permettez-moi  d'aller 
voir  s'il  ne  serait  pas  dans  sa  chambre?  » 

Iris  promène  ses  regards  autour  de  la  pièce,  dans  l'espoir 
de  découvrir  une  lettre,  mais  de  letlre  point!  Fanny  monte 
l'escalier  quatre  à  quatre  et  redescend  de  même,  un  papier 
froissé  à  la  main  : 

«  Mes  vilains  yeux  bleus,  dit-elle,  sont  meilleurs  que  ceux 
de  milady.  Le  vent  aura  emporté  ce  papier  par  la  fenêtre 
ouverte.  ■» 

Iris  lut  ce  qui  suit  : 

«  Je  suis  d'avis  qu'il  vaut  mieux  que  vous  me  quittiez, 
mais  seulement  pour  peu  de  temps;  pardon,  ma  très  chère, 
le  courage  de  vous  dire  adieu  me  manque.  » 

C'était  tout!  Sa  femme,  de  son  côté,  lui  répond  en  hâte  : 

«  Vous  m'avez  épargné  une  cruelle  épreuve  :  puis-je 
espérer  retrouver  quand  je  reviendrai,  l'homme  à  qui  j'ai 
voué  confiance,  respect  et  amour!  Adieu!  » 

Où  et  comment  devaient-ils  se  retrouver? 


LVII 

En  ce  moment,  il  ne  restait  plus  chez  lord  Harry,  qu'une 
seule  personne  dont  la  présence  fut  gênante  et  il  fallait  à 
tout  prix  s'en  débarrasser.  C'était  la  cuisinière;  on  lui  fit  un 
pont  d'or  et  elle  partit  sur-le-champ,  déclarant  très  haut 
que  lord  Harry  avait  une  noble  nature! 

Revenons  au  bon  Danois  et  disons  que  le  compatriote 
d'Hamlet  mettait  la  patience  de  Fanny  Mire  à  une  rude 
épreuve  en  protestant  contre  les  sentiments  de  mépris 
que  sa  garde-malade  affectait  à  l'endroit  du  sexe  fort.  Les 
souffrances  laissaient-elles  à  Oxbye  un  moment  de  répit, 
aussitôt  l'expression  pénétrante  de  ses  yeux  et  son  sourire 
séduisant  rappelaient  confusément  lord  Harry;  c'était  le 
même  ovale  mince  et  le  même  visage  sans  barbe;  par  contre, 
la  physionomie  de  l'étranger  ne  trahissait  jamais  l'expression 
vindicative  et  emportée  que  l'on  remarquait  en  certaines 
occasions  chez  lord  Harry.  En  réalité,  Fanny  se  trouvait  en 


C'ÉTAIT  ÉCRIT  I  '224 

rapports  continuels  avec  un  être  doux  et  attachant  qui,  entre 
les  intervalles  de  ses  souffrances  aiguës,  composait  de  jolis 
petits  poèmes  à  la  louange  de  sa  garde-malade,  ou  des  bou- 
quets pour  elle  avec  les  (leurs  du  jardin.  Se  laissait-elle 
aller  à  quelque  raillerie  à  son  endroit,  il  s'en  montrait  très 
affecté;  venait-elle  à  oublier  de  lui  donner  un  bonbon  après 
une  potion  amère,  il  lui  embrassait  la  main  quand  même! 
Ce  pauvre  malade  aimait  lord  Harry,  aimait  Vimpany,. 
aimait  jusqu'à  sa  tigresse  de  garde-malade!  Pour  obstinée 
qu'elle  fût  à  lui  cacher  l'histoire  de  sa  vie,  il  persistait  à 
penser  qu'elle  était  victime  d'un  amour  malheureux  ;  il 
aimait  à  croire  que  dans  le  monde  des  esprits,  ils  vivraient 
ensemble  et  chanteraient  des  hymnes  éternelles,  balancés 
sur  les  nuages.  Parfois,  il  lui  disait  : 

«  Vous  êtes  d'une  pâleur  extrême,  vous  mourrez  bientôt; 
moi,  je  me  briserai  un  vaisseau  dans  un  accès  de  toux,  et 
ne  larderai  pas  à  vous  suivre,  quel  rêve  !  » 

La  souffrance  provoquait  parfois  chez  lui,  comme  chez  un 
enfant,  des  accès  de  larmes;  mais  dès  que  c'était  passé,  il 
riait  et  s'agitait.  Si  sa  garde-malade,  vrai  type  de  femme 
pratique,  avait  l'air  de  s'en  fâcher  et  lui  disait  : 

«  Ah!  quel  homme  vous  êtes!  Si  je  vous  avais  connu  plus 
tôt,  vous  n'auriez  jamais  eu  mes  soins,  jamais!  » 

Alors,  il  répondait  : 

«  Ah!  ma  bonne,  remercions  Dieu  que  vous  ne  m'ayez 
pas  connu  !  » 

La  garde-malade  prenait  seule  soin  de  lui  et  préparait  ses 
repas.  Lord  Harry  et  le  docteur  faisaient  venir  les  leurs  d'un 
restaurant  de  la  grande  rue  de  Passy. 

Cherchant  sans  cesse  des  indices  qui  pussent  l'éclairer, 
Fanny  observait  attentivement  ce  qui  se  passait.  Chaque 
matin,  après  le  déjeuner,  lord  Harry  se  présentait  dans  la 
chambre  du  pauvre  malade  et  lui  adressait  invariablement  la 
même  question  :  «  Comment  vous  trouvez-vous?  »  A  cela, 
tantôt  il  répondait  qu'il  allait  mieux,  ou  qu'il  allait  plus  mal  ; 
taniôt,  il  avouait  qu'il  avait  un  vague  espoir  de  guérison. 
Son  interlocuteur  exprimait  alors  ou  des  félicitations,  ou  des 
regrets,  puis  parlait  de  la  pluie  et  du  beau  temps  et  s'éloi- 
gnait. Les  questions  de  politesse  adressées  par  lord  Harry  au 


222  c'était  écrit! 

malade  étaient  faites  à  conlre-cœur.  Il  arriva  un  jour  que 
Fanny,  n'y  tenant  plus,  lâcha  la  bonde  à  sa  curiosité  et  dit  : 

«  M'est  avis  que  milord  conserve  peu  d'espoir  de  voir 
M.  Oxbye  se  rétablir? 

—  Mêlez-vous  de  ce  qui  vous  regarde  »,  répondit  bruta- 
lement le  sauvage  lord. 

Après  cette  rebuffade,  Fanny  se  jura  d'employer  un  autre 
moyen,  pour  pénétrer  la  pensée  de  lord  Harry.  Le  voyant 
errer  de  chambre  en  chambre,  aller  et  venir  dans  les  allées 
du  jardin  comme  une  âme  en  peine,  monter  à  cheval  durant 
des  heures,  ou  partir  dare-dare  en  chemin  de  fer  pour  Paris, 
où  il  restait  jusqu'au  soir,  elle  redoubla  de  surveillance. 
Elle  fit  la  remarque  que  lorsqu'il  arrivait  à  son  maître  de 
prendre  du  repos,  il  se  réfugiait  dans  la  chambre  de  sa 
femme,  s'asseyait  sur  un  moelleux  fauteuil  et  restait  là, 
plongé  dans  ses  réflexions.  Qui  sait!  il  la  regrettait  peut- 
être!  Mais  quel  pouvait  être  le  motif  de  sa  conduite  envers 
M.  Oxbye?  Pourquoi  cherchait-il  à  éviter  M.  Yimpany? 
D'autre  part,  comment  comprendre  que  le  docteur,  envoyant 
qu'on  lui  faisait  grise  mine,  ne  se  montrait  ni  moins  gogue- 
nard, ni  de  moins  bonne  composition? 

Enfin,  la  chose  qui  déplaisait  souverainement  à  Fanny, 
c'était  la  manière  d'être  de  M.  Vimpany  avec  son  malade, 
car  il  ne  semblait  éprouver  ni  compassion,  ni  sympathie 
pour  lui,  alors  qu'il  l'avait  fait  sortir  de  l'hôpital,  sous  le 
prétexte  de  le  sauver!  Par  manière  d'acquit,  il  écoutait  le 
récit  de  ses  souffrances  ;  d'un  air  bourru,  il  lui  tâtait  le 
pouls,  lui  faisant  montrer  la  langue  et  tirait  lui-même  des 
conclusions  qui  ne  modifiaient  en  rien  le  traitement.  Lorsque 
Fanny  lui  faisait  part  de  ses  observations,  il  hochait  la  tête, 
paraissant  douter  de  sa  véracité.  Par  contre,  la  douceur  infinie 
du  Danois  par  rapport  au  docteur  avait  quelque  chose  de 
touchant  : 

«  Il  faut  être  juste,  disait-il,  je  mets  sa  patience  à  rude 
épreuve.  Est-il  rien  au  monde  de  plus  énervant  qu'un  espoir 
toujours  renaissant  et  toujours  trompé?  Mais  cela  n'ébranle 
pas  ma  confiance  en  lui.  » 

Fanny  se  gardait  de  dire  au  malade  ce  qu'elle  pensait  de 
son  sacripant  d'Esculape.  En  l'observant  de  plus  près,  les 


c'était  écrit!  223 

doutes  qu'il  lui  inspirait,  se  changeaient  en  certitudes.  L'une 
des  occupations  favorites  du  docteur,  c'était  la  photographie, 
il  prenait  des  instantanés  tantôt  dans  l'intérieur,  tantôt  à 
l'extérieur  du  chalet.  Un  beau  matin,  à  la  grande  mystifica- 
tion deFanny,  il  fit  môme  le  portrait  du  Danois  endormi;  on 
pouvait  se  rendre  compte  qu'une  légère  amélioration  s'était 
produite  dans  son  état  depuis  plusieurs  jours  ;  la  garde-malade 
demanda  la  permission  de  voir  l'épreuve,  mais  Yimpany  la 
déchira  en  quatre. 

<t  Je  n'en  suis  pas  satisfait  »,  fit-il;  ce  fut  tout  ce  qu'il 
trouva  à  dire. 

Ensuite,  il  se  laisse  tomber  sur  une  chaise  de  jardin, 
comme  un  homme  torturé  par  ses  pensées.  Au  cas  où  l'état 
du  patient  se  fût  aggravé,  et  où  l'absorption  des  médicaments, 
prescrits  par  le  docteur,  eût  amené  la  diminution  des  forces 
d'Oxbye ,  les  soupçons  de  Fanny  eussent  eu  leur  raison 
d'être  ;  au  contraire,  le  visage  du  Danois  témoignait  d'un 
retour  évident  à  la  santé  ;  les  creux  de  ses  joues  se  remplis- 
saient, le  ton  brun  de  son  visage  faisait  ressortir  le  léger 
incarnat  des  pommettes.  Bref,  toute  personne  à  qui  il  eût 
été  donné  de  voir  l'hôte  de  lord  Harry,  après  une  quinzaine 
de  jours  passés  sous  son  toit,  eût  été  d'avis  que  le  trai- 
tement ordonné  par  le  docteur  et  l'air  vif  de  Passy  faisaient 
merveille. 


LVIII 

Lady  Harry  et  Fanny  Mire  entretenaient  une  correspon- 
dance suivie;  c'était  au  tour  de  celle-ci  de  prendre  la  plume, 
mais  elle  attendait  pour  écrire  à  avoir  lu  à  tête  reposée  la 
première  lettre  de  sa  maîtresse,  lettre  annonçant  son  arrivée 
en  Angleterre  et  l'étrange  surprise  qui  l'y  attendait. 

Avant  de  quitter  Paris,  lady  Harry  avait  télégraphié  à 
Mme  Vimpany  de  la  venir  attendre  à  la  gare.  Les  premières 
paroles  de  la  voyageuse  furent  pour  s'informer  de  la  santé 
de  son  père.  Sur  la  réponse  qu'il  ne  s'était  jamais  mieux 
porté,  Iris  fut  aussi  heureuse  qu'étonnée  d'apprendre  que  le 


224  c'était  écrit, 

danger  fût  si  vite  conjuré.  Mme  Vimpany  s'empressa  de 
donner  les  explications  suivantes  : 

«  La  maladie  de  M.  Henley,  dit-elle,  n'a  jamais  présenté 
l'ombre  d'un  danger.  J'ai  lu  dans  un  journal  qu'il  avait  eu 
un  accès  de  goutte,  rien  de  plus.  Je  reconnais  que  c'est  mal, 
très  mal  à  moi,  de  vous  avoir  induite  en  erreur,  mais  pour 
fâcheuse  que  fût  la  nouvelle,  elle  avait  cependant  sa  raison 
d'être.  Entre  l'alternative  de  sauver  sa  conscience  ou  de 
voir  lady  Harry  à  la  merci  de  ceux  qui  semblaient  acharnés 
contre  elle,  l'hésitation  n'était  plus  possible.  Oh!  ne  repartez 
pas,  de  grâce  »,  dit-elle  d'une  voix  émue. 

Iris  s'empressa  de  la  rassurer,  ajoutant  qu'elle  n'avait 
point  l'intention  de  retourner  à  Passy  tant  que  le  docteur 
et  son  malade  y  séjourneraient.  La  compassion  de  Mme  Vim- 
pany, son  regret  d'avoir  jonglé  avec  la  vérité,  sa  contrition, 
en  un  mot,  touchèrent  le  cœur,  de  lady  Harry,  qui  avait 
horreur  du  mensonge. 

Fanny  Mire  relut  avec  une  attention  extrême  le  passage 
de  la  lettre  où  lady  Harry  racontait  sa  première  entrevue 
avec  Montjoie,  et  sa  très  vive  satisfaction  en  revoyant  l'ami 
de  son  enfance  fit  penser,  à  Fanny,  qu'il  passerait  bien  de 
l'eau  sous  le  pont  avant  que  sa  maîtresse  revînt  à  Passy; 
elle  en  inféra  que  les  actions  de  Montjoie  étaient  en  hausse 
et  celles  de  lord  Harry  en  baisse!  En  réalité,  lady  Harry  se 
bornait  à  demander  à  Fanny  s'il  était  toujours  en  aussi  bons 
rapports  avec  ce  rastaquouère  de  Vimpany.  Après  tout,  lady 
Harry  pouvait  se  dispenser  de  confier  à  une  simple  servante 
les  sentiments  vrais  qu'elle  éprouvait  pour  son  mari.  Tout 
compte  fait,  la  santé  du  Danois  paraissait  justifier  les  prévi- 
sions optimistes  du  docteur  et  de  son  complice. 

Or  Fanny,  sans  démordre  de  ses  craintes,  et  plus  résolue 
que  jamais  à  tenir  lady  Harry  à  l'écart,  gardait  au  sujet 
de  la  santé- de  M  Oxbye  «  de  Conrart  le  silence  prudent  ». 


C'ÉTAIT  ÉCRIT  I  225 

LIX 

«  Décidément  Vimpany,  vous  avez  eu  des  remords  et  vos 
plans  sont  à  vau-l'eau,  hein?  dit  un  jour  lordHarry  à  brûle- 
pourpoint  à  son  mauvais  génie. 

—  Moi!  des  remords!  s'écria  le  docteur.  Mille  tonnerres! 
pour  qui  me  prenez- vous? 

—  L'état  de  votre  malade  s'améliore  tous  les  jours,  nous 
ne  pouvons  plus  nous  dissimuler  qu'il  va  guérir.  Je  craignais, 
je  pensais,  veux-je  dire,  que  vous  ne  voulussiez  l'empoi- 
sonner? dit-il  en  baissant  la  voix. 

—  Ainsi  donc  vous  me  croyiez  capable  de  commettre  un 
crime  inutile  et  bête.  Que  faire,  bon  Dieu!  avec  une  garde- 
malade  soupçonneuse  comme  une  chatte,  clairvoyante  comme 
un  lynx  !  L'amélioration  qui  s'est  produite  renverse  tous  mes 
calculs.  Après  avoir  vu  les  forces  du  malade  revenir,  Fanny 
s'empressera  d'attester  qu'il  a  reçu  les  meilleurs  soins.  Vous 
ne  voyez  donc  pas,  que  c'est  nous,  au  contraire,  qui  la  pin- 
cerons? 

—  Vous  êtes  prodigieux,  Vimpany!  Je  dirai  même  que 
vous  l'êtes  trop  pour  moi,  parfois.  Et,  qui  sait,  peut-être  trop 
aussi  pour  vous. 

—  Merci,  mon  cher,  merci  et  trêve  de  compliments. 
Maintenant,  après  tout  ce  que  j'ai  vu,  la  première  chose  à 
faire  est  de  nous  débarrasser  de  Fanny.  Ce  gredin  de  Danois 
reprend  du  poil  de  la  bête,...  il  faudra  que  ça  finisse....  Mon 
prochain  malade  sera  milord  lui-même,...  oui,  milord,  en 
chair  et  en  os!  comprenez-vous? 

—  En  partie. 

—  Suffit.  Avant  d'exécuter  mon  nouveau  plan,  vous  en 
saisirez  toutes  les  phases  successivement;...  bref,  la  pre- 
mière chose  à  faire,  je  le  répète,  c'est  de  nous  débarrasser 
de  Fanny;  convenu,  adieu!  » 

Sur  ce  dernier  mot,  l'on  se  sépare.  De  tout  cela  il  ressort, 
que  c'est  au  docteur  d'agir.  Quel  est  son  rôle  à  lui,  lord 
Harry,...  un  rôle  secondaire,...  un  rôle  muet,...  un  rôle  de 
comparse!...  Toutefois,  ce  complot,  cet  homme  mourant  ou 
à  peu  près,  celle  substitution,  chiffonnent  singulièrement  sa 

15 


226  TAIT  écrit! 

conscience.  Il  éprouve  le  besoin  de  relire  le  passage  suivant 
de  la  dernière  lettre  de  sa  femme  : 

«  Puis-je  espérer,  à  mon  retour,  retrouver  en  vous  celui 
à  qui  j'ai  voué  amour,  confiance  et  respect?  » 

Cinquante  fois  par  jour,  il  tirait  de  sa  poche  ce  petit  mor- 
ceau de  papier  :  après  tout,  se  disait-il,  ce  n'est  pas  mon 
affaire,  mais  celle  du  docteur. 

Puis,  il  songeait  à  Hugues  Montjoie  et  se  disait  avec 
effroi  qu'Iris  allait  faire  la  comparaison  entre  son  mari  et 
son  ami,  laquelle  serait  sans  nul  doute  à  son  désavantage 
personnel  ;  une  pareille  réflexion  le  troublait  jusqu'au  fond 
de  l'âme.  Sans  doute,  cet  homme  se  faisait  adorer  par  son 
respect,  son  dévouement  et  son  amour! 

Puis,  sans  Iris,  sa  maison  lui  semblait  d'une  tristesse  poi- 
gnante. Il  résolut  d'écrire  à  sa  femme  et  voici  en  quels  ter- 
mes il  épancha  son  cœur,  mais  non  sa  conscience. 

«  A  moi  seul  incombe  la  responsabilité  de  notre  sépara- 
tion. Helas  !  c'est  mon  abominable  conduite  qui  en  est 
cause.  Pardonnez-moi,  ma  bonne  et  chère  Iris,  je  vous  en 
prie,  si  je  vous  ai  rendu  la  vie  en  commun  intolérable, 
sans  vous,  elle  m'est  odieuse.  Je  suis  plus  puni  que  je  ne 
saurais  le  dire.  La  maison  est  mortellement  triste,  les  heures 
mortellement  longues,  la  vie  mortellement  pénible!  Une 
chose  augmente  encore  l'amertume  de  ma  peine,  c'est  que 
je  n'ai  pas  le  droit  de  me  plaindre.  Au  contraire,  je  devrais 
me  réjouir  à  la  pensée  que  cette  séparation  a  été  pour  vous 
une  délivrance.  Je  n'ose  vous  demander  de  revenir  (il  avait 
de  bonnes  raisons  pour  cela),  mais  je  veux  espérer  contre 
toute  espérance  que  l'avenir  me  réserve  des  jours  meilleurs. 
Le  pardon  sied  aux  grandes  âmes  ; . . .  puissiez-vous  croire  à 
mon  repentir.  » 

Il  adresse  cette  lettre  à  lady  Harry  Norland,  aux  soins  de 
M.  Hugues  Montjoie  à  son  hôtel  à  Londres;  il  eut  soin  de 
transformer  son  écriture.  De  cette  façon,  la  lettre  parvien- 
drait à  sa  destinataire  et  il  va  sans  dire  qu'il  espérait  rece- 
voir une  réponse  selon  ses  vœux.  Ce  pli  jeté  à  la  poste,  le 
sauvage  lord  rentre  chez  lui,  le  cœur  soulagé  d'un  grand 
poids  :  bientôt  sa  femme  lui  reviendrait. 

U  entre  dans  la  chambre  du  malade  ;  Oxbye  assis  sur  nos 


c'était  écrit!  227 

lit,  devisait  gaiement  ;  c'était,  à  coup  sûr,  la  meilleure  jour- 
née qu'il  eût  eue  depuis  fort  longtemps;  le  docteur  occupait 
une  chaise  près  de  lui;  Fanny  debout,  calme,  sérieuse,  était 
tout  yeux,  tout  oreilles. 

«  Vous  allez  décidément  mieux,  dit  le  docteur  en  s'adres- 
sant  à  Oxbye  et  d'ici  un  ou  deux  jours,  vous  aurez  la  clef  des 
champs.  » 

Sur  ce,  il  ausculte  son  malade  avec  une  attention  extrême, 
puis,  déclare  que  l'amélioration  a  dépassé  toutes  ses  espé- 
rances. Il  prend  des  notes  et  ajoute  d'un  ton  doctoral  : 
«  Il  faudra  bien  qu'ils  se  rendent  à  l'évidence,  là-bas,...  à 
V  Hôtel- Dieu\ 

—  Comment  vous  exprimer  toute  ma  reconnaissance,  doc- 
teur, pour  les  bons  soins  dont  vous  m'avez  comblé!  les 
paroles  me  manquent,  balbutia  le  patient. 

—  Un  médecin  n'est  bon  qu'à  cela,  mon  ami;  la  science 
s'est  faite  homme  pour  veiller  à  votre  chevet;  vous  n'êtes  pas 
Oxbye,  vous  êtes  un  cas  et  un  cas  très  intéressant,  une 
machine  détraquée  qu'il  faut  remettre  en  état.  Pour  cela, 
nous  examinons  chaque  pièce  une  à  une,  à  la  loupe  pour 
ainsi  dire.  Croyez-vous  qu'il  puisse  se  tenir  debout?  de- 
manda-t-il  en  s'adressant  à  la  garde-malade.  Si  nous  le 
levions  pour  le  mettre  à  même  d'essayer  ses  forces?  » 

Le  docleur  aide  le  malade  à  sortir  de  son  lit;  puis  il  le 
soutient  sous  l'aisselle;  Oxbye  parvient,  avec  quelques  bron- 
chades,  à  jeter  un  coup  d'œil  au  jardin  par  la  fenêtre. 

«  Cela  suffit,  pour  aujourd'hui,  dit  Vimpany  d'un  ton 
paternel.  Demain,  il  se  lèvera  tout  seul.  Eh  bien!  Fanny, 
vous  rendez-vous  à  l'évidence?  » 

Sa  façon  d'interpeller  la  garde-malade  laissait  sous-en- 
tendre  : 

«  Vous  avez  voulu  donner  vos  soins  à  cet  homme  pour 
percer  à  jour  mes  menées  diaboliques  et  déjouer  mes  cal- 
culs. Or,  qu'avez-vous  à  me  reprocher?  » 

Fanny  répondit  que  M.  Oxbye  allait  à  coup  sûr  beaucoup 
mieux  et  qu'il  avait  repris  bonne  mine  depuis  son  arrivée  à 
Passy. 

Le  ton  de  ces  paroles  était  dépourvu  de  conviction;  donc, 
on  pouvait  douter  que  le  diagnostic  du  docteur  eût  éclairé  ou 


228  c'était  écrit! 

non  la  garde-malade.  Il  lisait  dans  ses  pensées  comme  dans 
un  livre  ouvert.  Toujours  est-il  qu'elle  demeurait  convaincue 
qu'on  lui  cachait  quelque  chose,...  quelque  chose,  en  effet, 
qu'elle  ne  devait  pas  savoir.  L'histoire  d'une  expérience  à 
tenter,  en  amenant  le  Danois  à  Passy,  l'avait  toujours  laissée 
incrédule;  elle  s'attendait  à  le  voir  mourir  immédiatement, 
pour  ainsi  parler,  et  en  cela,  elle  se  trompait.  Au  contraire, 
il  s'acheminait  vers  la  guérison!  Avant  peu,  il  aurait  recouvré 
force  et  santé.  Quelle  part  revenait  au  docteur  dans  cette 
cure?  était-il  vrai  qu'une  expérience  scientifique  fût  le  seul 
but  que  l'on  poursuivait?  s'il  se  fût  agi  d'un  autre  individu 
que  le  docteur  Vimpany,  c'eût  été  tout  différent.  Mais  il  est 
des  natures  que  l'on  juge  à  la  rigueur  en  toute  occasion  et 
pour  cause.  Si  les  faits  parlent  en  leur  faveur,  on  suspecte 
quand  même  leurs  intentions.  Nombre  de  femmes  connais- 
sent ou  s'imaginent  connaître  un  homme  qui  semble  être, 
comme  le  docteur,  foncièrement  mauvais.  Que  pouvaient  se 
dire  lord  Harry  et  le  docteur,  pendant  leurs  longs  tête-à-tête 
se  parlant  de  bouche  à  oreille.  Ce  soir-là,  le  tentateur  dit  à 
l'autre  que  le  moment  était  venu  de  faire  maison  nette;  la 
santé  du  Danois  s'améliorant  rapidement,  une  garde-malade 
devenait  inutile.  A  quoi  bon  la  conserver?  elle  n'a  aucune 
raison  de  concevoir  des  soupçons  ;  maintenant  qu'elle  a 
constaté  les  bons  effets  de  mon  traitement,  sur  un  homme 
condamné  par  la  Faculté,  elle  sait  à  quoi  s'en  tenir.  Parbleu  ! 
que  demander  de  plus?  rien! 

«  Est-ce  bien  là  tout  ce  qu'elle  aura  à  dire  à  ma  femme? 
demanda  lord  Harry. 

—  Absolument  tout,  repartit  vivement  le  docteur.  Elle 
est  horriblement  désappointée  de  n'en  savoir  pas  davantage. 
Elle  me  déteste,  mais  sa  colère  est  encore  plus  forte  par 
rapport  à  vous. 

—  Pourquoi  ça? 

—  Parce  que  lady  Harry  vous  aime  encore;  or  une  femme 
de  cette  nature  veut  monopoliser  toute  l'affection  de  sa  maî- 
tresse. Vous  hochez  la  tête.  Notez  bien,  cependant,  que  c'est 
une  personne  vulgaire  et  de  basse  extraction.  Comment  peut- 
elle,  dans  ces  conditions,  concevoir  une  amitié  ou,  pour  mieux 
dire,  une  passion  pour  un  être  qui  lui  est  si  supérieur?  Pour- 


c'était  écrit!  220 

tant,  c'est  un  fait,  et  rien  n'est  brutal  comme  un  fait.  Que 
de  servantes  de  ce  tempérament  ressentent  une  affection 
désespérée,  mêlée  de  jalousie  à  l'égard  de  leur  maîtresse  ! 
La  vérité  vraie,  voyez-vous,  c'est  que  Fanny  Mire  est  jalouse 
et  jalouse  de  vous.  Oui,  croyez-le,  c'est  une  aversion  insur- 
montable qu'elle  ressent  contre  vous!  Elle  donnerait  tout  au 
monde,  pour  avoir  en  main  la  preuve  que  vous  avez  trempé 
dans  des  actes  répréhensibles. 

—  D'accord,  c'est  un  démon,  dit  le  sauvage  lord,  mais 
peu  m'importe  qu'une  servante  me  haïsse  ou  non! 

—  On  reconnaît  bien  là  l'aristocrate!  s'écria  le  docteur; 
rappelez-vous  que  pour  être  servante  on  n'en  est  pas  moins 
femme!  Parbleu!  ceux  qui  vous  ont  élevé,  ont  eu  à  cœur 
de  vous  prouver  que  les  gens  à  gages  ne  sont  ni  hommes  ni 
femmes.  Erreur,  Fanny  Mire  est  une  femme,  bien  femme, 
mais  de  race  inférieure.  Quel  est  l'être,  en  ce  bas  monde, 
qui  ne  soit  capable  de  faire  du  mal?  C'est  une  puissance 
que  l'on  nous  a  octroyée  à  tous,  et,  en  réalité,  c'est  la  seule 
égalité  qui  existe.  Qu'est-ce  à  dire?  soit  une  détonation  dans 
l'obscurité  ;  soit  une  allumette  que  l'on  frotte;  soit  une  accu- 
sation fausse;  soit  la  diffamation;  soit  le  vitriol,  rien  n'est 
plus  dangereux  que  la  haine  d'une  femme;  ah!  c'est  bien 
autre  chose  que  celle  d'un  homme!  Oui,  l'excellente  et  fidèle 
Fanny,  toute  dévouée  qu'elle  soit  à  lady  Harry,  ressent  plus 
de  mépris  pour  vous,  que  la  charmante  Mme  Vimpany  n'en 
a  pour  moi.  Gela  suffit.  Demain, ce  sera  fini;  la  garde-malade 
laissera  le  Danois  en  bonne  voie  de  guérison.  Du  moins,  tel 
sera  le  rapport  qu'elle  fera  et  l'impression  qu'elle  emportera.  » 

Le  docteur  entra  le  lendemain  de  meilleure  heure  que  de 
coutume  chez  son  malade. 

«  Vrai,  dit  M.  Vimpany  après  les  questions  d'usage,  cela 
va  encore  mieux  que  je  ne  le  pensais.  Vous  êtes  de  force  à 
vous  lever;  vous  pouvez  vous  habiller  seul;  maintenant, 
dit-il,  en  se  tournant  du  côté  de  Fanny,  vos  services  ne  sont 
plus  nécessaires.  Je  vous  remercie,  pour  ma  part,  des  bons 
soins  que  vous  avez  donnés  à  M.  Oxbye.  Si  vous  désirez 
jamais  devenir  garde-malade  de  profession,  vous  pouvez 
compter  sur  mon  appui.  J'ajoute  même  qu'une  partie  du 
succès  de  l'expérience  que  j'ai  tentée  vous  revient. 


230  C'ÉTAIT   ECRIT! 

—  Quand  dois-je  quitter  la  maison?  demanda  Fanny. 

—  Dans  d'autres  circonstances,  je  vous  aurais  dit  de  pren- 
dre du  temps.  Mais  lady  Harry,  après  avoir  regretté  de  vous 
voir  partir,  sera  très  satisfaite  de  jouir  de  vos  services  le  plus 
lut  possible.  Quand  serez-vous  prête  à  partir? 

—  Dans  dix  minutes  s'il  le  faut?  répondit  Fanny. 

—  C'est-à-dire  que  vous  pouvez  prendre  le  train  du  soir, 
via  Dieppe  et  Newhaven,  à  9  heures  50  minutes.  Il  suffira 
que  vous  partiez  d'ici  vers  7  heures.  Vous  vous  informerez, 
bien  entendu,  près  de  lord  Harry,  s'il  a  des  commissions 
pour  sa  femme. 

—  Avec  votre  permission,  je  partirai  au  contraire  sur-le- 
champ,  de  façon  à  avoir  une  journée  entière  à  passer  à  Paris. 

—  Comme  vous  voudrez,...  comme  vous  voudrez  »,  répéta 
le  docteur,  intrigué  de  savoir  ce  que  cette  femme  pouvait 
avoir  à  y  faire . 

Le  fait  est  que  le  malade  n'était  pour  rien  dans  cette 
décision. 

Le  docteur,  après  avoir  promis  à  M.  Oxbye  de  revenir 
dans  deux  heures,  va  s'asseoir  au  jardin,  non  loin  de  la 
porte  cochère,  de  façon  à  ne  pas  manquer  le  départ  de  Fanny 
Mire;  bientôt,  en  effet,  elle  reparaît  son  bagage  à  la  maiu. 

«  Adieu,  Fanny,  je  vous  réitère  mes  remerciements,  car 
vos  bons  soins  ont  déjà  reçu  une  récompense  qui  dépasse 
tout  ce  que  l'on  pouvait  espérer. 

—  Merci,  docteur;  M.  Oxbye  est  hors  d'affaire,  je  le  crois 
comme  vous,  et  il  peut  en  effet  se  passer  de  moi. 

—  Cette  valise  est  trop  pesante  pour  vous,  Fanny;  je  suis 
fort  comme  un  Turc,  têtu  comme  une  mule  et  j'enlends 
porter  votre  petit  bagage  jusqu'à  la  gare.  » 

Inutile  de  refuser,  se  dit  Fanny,  il  tient  à  s'assurer  de 
mon  départ. 

Le  docteur,  de  son  côté,  pensait  à  part  lui  : 

«  Le  moment  est  enfin  arrivé  de  mettre  mon  plan  à  exécu- 
tion. » 

Oui,  désormais  il  avait  le  champ  libre. 

Le  lendemain,  à  onze  heures,  lorsque  lord  Harry  enjra 
dans  la  salle  à  manger  pour  déjeuner,  le  docteur  l'aborda 
en  disant  : 


C'ÉTAIT  écrit!  231 

«  Quelle  délivrance,  clic  est  partie! 

—  Partie?  répéta  son  complice;  me  voilà  seul  dans  cette 
maison  avec  vous  et.... 

—  Le  malade,...  qui  n'est  autre  que  vous-même  comme 
vous  savez,  milord.  » 


LX 


Le  docteur  faisait  erreur;  Fanny  Mire  était  revenue  sans 
tambour  ni  trompette!  Son  état  d'esprit  constituait  un  réel 
danger  chez  une  femme  douée,  comme  elle,  d'une  rare  éner- 
gie. Disons  donc  que  le  sexe  faible,  éprouvant  le  besoin  de 
comprendre  les  choses  à  fond,  a  les  énigmes  en  horreur; 
or,  jusque-là,  Fanny  ne  comprenait,  ni  ce  que  l'on  avait  fait, 
ni  où  on  en  voulait  venir.  A  quelles  fins,  en  réalité,  s'étail- 
on  procuré  un  sujet  malade,  un  mourant;  était-ce  en  vue 
d'expériences  médicales? 

Une  amélioration  s'étant  produite,  le  docteur  en  suit  les 
progrès  l'œil  éteint,  l'oreille  hasse;  pour  tout  dire,  le  succès 
de  son  traitement  le  démonte  complètement;  enfin,  le  jour 
de  rendre  la  liberté  à  son  malade  étant  arrivé,  le  docteur 
affecte  d'en  ressentir  une  grande  joie  et  félicite  Oxbye  de  sa 
guérison.  A  ce  moment,  il  ne  reste  plus  que  trois  personnes 
dans  la  maison  :  lord  Harry,  le  docteur  et  le  Danois. 

L'homme  chasse  les  bêles  et  la  femme  chasse  l'homme. 
Fanny  était  née  avec  les  instincts  de  ce  sport  étrange;  on 
l'avait  congédiée  pour  se  préserver  de  son  flair,  mais  elle 
était  revenue  pour  surprendre  les  cerfs  au  ressui.  Rien  ne 
l'arrête,  au  contraire!  l'espoir  de  découvrir  un  noir  complot 
stimule  ses  facultés;  elle  ne  soupçonnait  pas  combien  était 
profonde  l'affection  de  sa  maîtresse  pour  lord  Harry.  Elle 
croyait  à  tort,  qu'elle  l'aimait  comme  une  esclave  aime  son 
maître  et  que  ce  sentiment-là  déciderait  quand  même  à  réin- 
tégrer le  domicile  conjugal,  n'eût-elle  eu  sous  les  yeux  la 
preuve  flagrante  de  l'indignité  de  son  seigneur  et  maître.  Après 
avoir  pesé  le  pour  et  le  contre,  Fanny  se  met  en  quête  d'un 
costume  nouveau;  elle  s'équipe  de  pied  en  cap,  achète  une 


232  c'était  écrit! 

voilette  épaisse  pour  masquer  son  visage  aux  regards  des 
curieux,  mais  non  de  ceux  du  docteur  ;  n'importe,  sa  réso- 
lution est  prise;  elle  a  résolu  de  surprendre  la  pie  au 
nid. 

Chaque  jour,  à  onze  heures  précises,  on  apportait  du  res- 
taurant le  déjeuner  de  lord  Harry;  chaque  jour,  ce  repas 
fini,  le  docteur  montait  prèsdeson  malade;  ces  deux  raisons 
décidèrent  Fanny  à  arriver  en  omnibus  à  Passy  vers  onze 
heures;  de  cette  façon,  elle  espérait  pénétrer  en  catimini 
dans  la  citadelle. 

La  chambre  du  malade,  située  au  rez-de-chaussée,  à  côté 
de  la  salle  à  manger,  communiquait  avec  le  jardin  par  des 
portes-fenêtres  et  par  un  petit  perron.  Fanny  suit  avec  pré- 
caution le  sentier  qui  aboutit  à  la  porte  du  jardin:  n'aper- 
cevant âme  qui  vive,  elle  ouvre  discrètement  la  grille  et 
entre.  Les  volets  de  la  chambre  di  malade  sont  fermés  à 
l'intérieur.  Personne  n'a  donc  encoi  ?  pénétré  chez  lui.  Les 
fenêtres  de  la  salle  à  manger  ouvrer  \  de  l'autre  côté  de  la 
maison;  après  avoir  longé  subrepticement  la  façade  posté- 
rieure, elle  trouve  là  une  porle  ouverte;  d'où  elle  est  postée, 
Fanny  entend  la  voix  du  docteur  et  de  lord  Harry  et  aussi 
un  bruit  de  fourchettes.  Les  deux  amis  déjeunent. 

Elle  se  demandait  ce  qu'elle  allait  pouvoir  dire  à  Oxbye  ; 
quel  prétexte  donner  à  son  retour?  Gomment  lui  persuader 
de  taire  sa  présence?  Alors,  au  souvenir  de  la  passion  qu'il 
ressentait  pour  elle,  une  idée  lui  traversa  l'esprit. 

Elle  prétexta  être  revenue  près  de  lui  par  affection,  afin 
de  le  soigner  à  l'insu  du  docteur  et  de  partir  avec  lui  lors- 
que son  état  de  santé  le  permettrait.  L'âme  candide  et  pure 
d' Oxbye  se  prêterait  volontiers  à  cette  supercherie.  C'était 
pour  elle  le  seul  moyen  de  rester  dans  la  maison  invisible 
et  présente. 

Elle  pénètre  dans  la  chambre  du  malade  ;  il  dort  paisible- 
ment non  dans  son  lit,  mais  sur  un  sofa  avec  une  couver- 
ture sur  les  genoux. 

Le  lit  occupe  une  alcôve,  comme  cela  est  assez  fréquent 
en  France;  de  lourdes  tentures  l'abritent  contre  le  vent; 
un  espace  d'un  pied  environ  reste  libre  entre  le  lit  et  la 
muraille.  Fanny  se  dissimule  de  son  mieux  derrière  le  rideau, 


c'était  écrit!  233 

prend  des  ciseaux,  fail  une  incision  dans  l'étoffe,  afin  de 
voir  sans  être  vue  et  attend  en  sécurité  les  événements. 

Elle  reste  là  une  demi-heure,  sans  rien  entendre  de  plus  que 
la  respiration  régulière  du  Danois  et  l'écho  de  la  conversa- 
tion des  deux  convives  dans  la  salle  à  manger;  elle  constate 
une  pause,  et  en  conclut  qu'ils  allument  des  cigares,  boi- 
vent leur  café,  après  quoi,  ils  feront  leur  entrée. 

Les  choses  se  passent,  en  effet,  comme  Fanny  l'a  prévu. 
Par  suite  des  nombreuses  rasades  absorbées  pendant  et  après 
le  repas,  le  visage  de  lord  Harry  est  enduit  d'une  rougeur 
inaccoutumée. 

Le  docteur  se  jette  dans  un  fauteuil,  se  croise  les  jambes 
et  regarde  son  malade  avee  un  sourire  méphistophélique. 
Lord  Harry,  le  corps  penché  en  avant,  dit  : 

«  11  va  de  mieux  en  mieux,  savez-vous? 

—  Je  n'y  contredis  pas. 

—  Chaque  jour,  ajouta  lord  Harry,  il  prend  de  l'embon- 
point; il  en  résulte  qu'il  me  ressemble  de  moins  en  moins. 

—  C'est  pourtant  vrai,  riposte  le  docteur,  en  le  regardant 
en  dessous. 

—  Alors  je  me  demande  ce  que  diable  nous  allons  faire 
de  lui?  # 

—  N'ayez  crainte,  rétorque  le  docteur.  Que  diantre!  un 
peu  de  patience,  s'il  vous  plaît.  » 

Fanny,  cachée  derrière  le  rideau,  respirait  difficile- 
ment. 

«  Qu'est-ce  à  dire?  s'écria  le  sauvage  lord.  Vous  prétendez 
que  cet  homme.... 

—  Attendons,  vous  dis-je,  reprit  vivement  le  docteur. 

—  Dites-moi,  poursuivit  son  interlocuteur  avec  insistance, 
vous  ne  vous  trompez  pas? 

—  Voyons,  sérieusement,  qui  donc  de  nous  deux  a  reçu  le 
bonnet  de  docteur? 

—  Vous,  pardi! 

—  En  ma  qualité  de  médecin,  je  vous  dirai  que  les 
apparences  sont  souvent  trompeuses;  que  les  maladies 
latentes  sont  quelquefois  les  pires;  par  exemple,  ce  mal- 
heureux demeure  convaincu  qu'il  va  recouvrer  le  santé;  il 
se  sent  plus  fort;  il  a  beaucoup  d'appétit.  En  outre,  sa  garde- 


234  c'était  écrit! 

malade  est  partie,  persuadée  que  je  vais  lever  les  arrêts 
et  qu'il  va  prochainement  courir  les  champs. 
— ■  Eh  bien?  demande  lord  Harry  curieusement. 

—  Eh  bien,  je  veux  vous  prendre  pour  confident,  encore 
que,  d'ordinaire,  nous  autres  médecins  nous  gardions  pour 
nous  nos  pronostics,  et  découvrions  des  symptômes  qui  res- 
tent inaperçus  des  autres  morlels.  Je  vous  dis  que  cet  homme 
est  très  bas;  j'ai  constaté  certains  prodromes  qui  ne  nou^ 
trompent  jamais,  iit-il  en  montrant  son  cahier  de  notes. 

-  —  En  vérité?  *  répliqua  lord  Harry. 

Un  frisson  lui  courait  sous  la  peau,  ses  lèvres  tremblaient; 
il  était  plus  mort  que  vif;  il  sentait  que  la  terrible  chose  à 
laquelle  il  s'était  prèle  (à  son  corps  défendant),  prenait  une 
mauvaise  tournure.  Il  ajouta  : 

«  Quand  ça,  docteur? 

—  Quand  ça?  répéta  Vimpany  d'un  ton  indifférent  ; 
peut-être  aujourd'hui,  peut-être  dans  huit  jours;...  parfois  la 
nature  déjoue  les  calculs  de  la  science,...  je  ne  puis  préciser. 

—  Si  le  pauvre  diable  est  si  près  de  sa  fin,  il  me  paraît 
imprudent  de  rester  ici  sans  servante  et  sans  garde-malade, 
en  un  mot,  abandonnés  de  Dieu  et  dés  hommes! 

—  Me  prenez-vous  donc  pour  un  interne  sans  prévoyance? 
rassurez-vous,  je  suis  déjà  pourvu;  j'attends  aujourd'hui 
même,  une  nouvelle  garde-malade;  or,  d'ici  qu'elle  arrive,  il 
n'y  a  pas  péril  en  la  demeure.  » 

Lord  Harry  blêmit  et  reprit  : 

<  Mais  cette  femme  n'aura  ni  informations  préalables,  ni 
renseignements  sur  le  malade? 

—  C'est  ce  qui  vous  trompe;  elle  est  prévenue  qu'il 
s'appelle  Harry  Norland  et  qu'il  est  Irlandais.  Elle  même  est 
étrangère,  titre  qui  prime  tout  à  mes  yeux,  dans  le  cas  présent. 
Quant  à  vous,  je  me  demande  quelle  sera  votre  nationalité? 
Tenez,  on  vous  fera  passer  pour  mon  pensionnaire,  Anglais 
d'origine;  c'est  là  ce  que  l'on  répondra  quand  la  Compagnie 
d'assurances  sur  la  vie  enverra  prendre  des  informations  — 
comme  il  y  a  à  parier  qu'elle  le  fera  —  le  témoignage  de  la 
garde-malade  pourra  nous  être  fort  utile.  » 

Cela  dit,  le  docteur  se  lève,  ouvre  les  fenêtres  et  les  jalou- 
sies. Ni  l'air  frais,  ni  la  grande  lumière,  ne  tirent  le  malheu- 


c'était  écrit!  235 

reux  de   son   sommeil  de  plomb.    Ensuite  Vimpany  con- 
sulte sa  montre  et  reprend  : 

«  Le  moment  de  lui  faire  prendre  sa  potion  est  arrivé. 
Vous  l'éveillerez  pendant  que  je  vais  aller  la  préparer. 

—  Vous  n'entendez  pas  le  réveiller  de  force,  j'espère? 
demanda  lord  Harry  en  changeant  de  couleur. 

—  Encore  un  coup,  éveillez-le,  vous  dis-je;  secouez-le 
par  le  bras.  Veuillez  m'obéir  sans  réplique.  Ah!  Pardieu!  il 
se  rendormira!  L'un  des  avantages  de  mon  traitement  est 
d'exciter  mes  malades  au  sommeil.  C'est  un  calmant  comme 
il  y  en  a  peu,  comme  il  n'y  en  a  pas!  Vous  savez,  il  faudra 
l'éveiller!  » 

Il  s'avance  alors  du  côté  d'une  petite  armoire  qui  contient 
des  fioles.  Entre  temps,  lord  Harry  soulève  sans  difficulté  le 
pauvre  malade;  ouvrant  péniblement  les  yeux,  il  demande 
pourquoi  on  le  réveille? 

«  Buvez  cela,  mon  ami,  dit  le  docteur,  après  quoi  on  vous 
laissera  reposer  tranquillement;  je  vous  l'affirme.  » 

Le  battant  de  l'armoire  empêche  l'espionne  de  se  rendre 
compte  de  ce  que  le  docteur  vient  de  manigancer.  Seule- 
ment, elle  constate  qu'il  remplit  le  verre  avec  précaution  et 
lenteur;  le  fait  n'échappe  pas  non  plus  à  lord  Harry  et,  dans 
son  trouble,  il  laisse  retomber  la  tête  du  pauvre  Danois. 

«  Que  faites- vous  donc  là?  demande  le  sauvage  lord  d'une 
voix  étranglée  pas  l'émotion,  en  regardant  par-dessus  l'épaule 
du  docteur. 

—  Ce  que  je  fais  là  ne  vous  regarde  pas;  pour  vous, 
tout  est  mystère  en  médecine....  » 

L'interrompant,  lord  Harry  reprit  : 

«  Il  est  naturel  que  je  cherche  à  me  renseigner.  » 

En  apercevant  le  visage  livide  du  malade,  lord  Harry,  pris 

d'effroi,   se  laissa  choir  sur  son  fauteuil  et  reste  comme 

frappé  de  mutisme.  Une  sueur  froide  lui  coulait  du  front. 
«  Maintenant,  mon  ami,  dit  le  docteur  au  patient,  buvez 

ceci  d'un  trait,...  sans  simagrée;...  bravo!  A  la  bonne  heure! 

bientôt  vous  serez  mieux.  Gomment  trouvez-vous  cela?  » 
Oxbye  hoche  la  tête  en  faisant  une  grimace  de  dégoût, 
c  C'est  horrible,  hl-il  avec  un  haut-le-corps,...  c'est  très 

différent  de  l'autre. 


236  c'était  écrit! 

—  Que  dites-vous  là  !  c'est  toujours  la  même  chose,  seu- 
lement un  peu  modifiée.  » 

Au  même  instant,  Oxbye  secoua  la  tête  et  se  plaint  d'avoii 
la  gorge  en  feu;  il  dit  qu'il  souffre  le  martyre. 

«  Patience,...  patience,  riposte  le  docteur  avec  persistance, 
rappelez-vous  que  mal  passé  n'est  qu'un  songe.  Je  vais  vous 
recoucher  sur  le  sofa  et  vous  dormirez  immédiatement.... 
C'est  si  bon  le  sommeil  !  » 

Le  pauvre  Oxbye  ferme  les  yeux,  puis  les  ouvre;  il  pro- 
mène autour  de  lui  le  regard  étrange  de  quelqu'un  qui 
éprouve  des  souffrances  qu'il  n'a  encore  jamais  ressenties  ;  il 
secoue  la  tête,  ses  paupières  s'abaissent,...  il  est  mort! 

Le  docteur  Vimpany  le  considère  d'un  air  grave;  lord 
Harry  contemple  celui  qui  vient  de  passer  de  vie  à  trépas; 
il  est  lui-même  d'une  pâleur  effrayante,  il  tremble! 

Tous  deux  fixent  sur  le  malheureux  Danois  des  yeux 
hagards  et  font  la  remarque  que  sa  tête  retombe  un  peu  de 
côté  et  que  sa  bouche,  grande  ouverte,  reste  béante. 

«  A-t-il  perdu  connaissance?  demande  lord  Harry. 

—  Non,  il  dort;  n'avez-vous  donc  jamais  vu  un  homme 
dormir  la  bouche  ouverte?  » 

Là,  il  y  eut  une  pause.  Le  docteur  et  lord  Harry  se  turent 
Au  bout  d'un  instant,  Vimpany  rompt  le  silence,  disant  : 

«  Ce  matin,  la  lumière  est  très  favorable  à  la  photographie, 
j'ai  envie  de  faire  celle  du  Danois.  » 

En  ce  disant,  le  docteur  se  rapproche  d'Oxbye  et  lui  serre 
vigoureusement  la  mâchoire  avec  un  mouchoir;  il  y  met 
toute  sa  force,  mais  rien  ne  peut  tirer  le  malheureux  de  ce 
sommeil  inexorable.  La  question,  maintenant,  est  de  savoir 
si  la  photographie  aura  bien  l'air  d'une  épreuve  post 
mortem. 

Après  avoir  été  chercher  son  appareil  dans  la  pièce  à  côté, 
le  docteur  se  mit  en  demeure  de  commencer  l'opération.  A 
dix  minutes  de  là,  il  frotte  l'épreuve  contre  le  manche  de 
drap  noir  de  son  veston  et  déclare  à  haute  voix  qu'il  n'en 
est  que  médiocrement  satisfait;  pourtant,  il  pense  qu'elle 
gagnera  à  être  développée. 

«  Néanmoins,  dit-il  en  s'adressanl  à  lord  Harry,  elle  n'est 
pas  suffisamment  réussie,  pour  être  envoyée  telle  quelle  à 


c'était  écrit!  237 

une  Compagnie  d'assurances,  comme  étant  votre  portrait. 
Quiconque  a  l'honneur  de  vous  connaître  ne  s'y  laisserait 
certes  pas  prendre.  Nous  verrons  demain,...  cela  réussira 
peut-être  mieux.  » 

Lord  Harryl'écoutait  sans  desserrer  les  dénis.  Pâle  et  défait, 
il  ne  concevait  plus  de  doutes  ni  sur  les  intentions,  ni  sur  le 
crime  commis  par  le  docteur;  il  n'osait  ni  remuer,  ni  parler. 
Au  même  instant,  un  vigoureux  coup  de  sonnette  retentit. 
Lord  Harry  fit  un  sursaut  et  pousse  un  cri  de  terreur. 

«  C'est  la  nouvelle  garde-malade,...  l'étrangère  »,  dit  le 
docteur? 

En  même  temps,  il  enlève  le  mouchoir  de  sur  le  visage  du 
mort  et  s'assure  d'un  regard  que  tout  est  à  sa  place  dans  la 
pièce.  Ensuite,  il  va  en  hâte  ouvrir  la  porte  de  la  chambre. 

Lord  Harry  bondit  hors  de  son  siège.  En  proie  à  une  pro- 
fonde émotion,  il  passe  la  main  sur  le  visage  du  Danois  et 
murmure  attendri  : 

«  Est-ce  fini?  Est-il  possible  que  cet  être  jeune  soit  empoi- 
sonné et  déjà  mort,...  déjà,...  là,  devant  mes  yeux!  » 

Il  veut  tâter  le  pouls  d'Oxbye,  mais  le  docteur  s'y  oppose. 

La  garde-malade  est  une  vieille  Française ,  à  l'aspect  vulgaire . 
Voici  TDlre  zialade,  lui  dit  Vimpany  d'un  ton  dégagé; 
il  dort  profondément  pour  le  moment  et  vous  savez,  chat  qui 
dort....  Il  a  pris  sa  dernière  potion  il  y  a  un  quart  d'heure. 
Ne  craignez  pas  de  venir  me  trouver;  je  vais  de  ce  pas  dans 
le  jardin.  Venez,  mon  ami  »,  dit-il  à  lord  Harry  qu'il  prend 
par  le  bras  en  l'entraînant  hors  de  la  pièce. 

Fanny  Mire,  l'œil  au  guet,  l'oreille  aux  écoutes,  se 
demande  comment  elle  sortira  de  là. 

La  garde-malade,  restée  seule,  considère  le  pauvre  Oxbye. 
«  Quel  étrange  sommeil,  murmure-t-elle;  mais,  à  coup  sûr, 
le  docteur  sait  à  quoi  s'en  tenir.  » 

Vrai!  c'est  un  étrange  sommeil,  se  dit  Fanny  de  son  côté. 
A  cet  instant,  elle  est  tentée  de  sortir  de  sa  cachette  et  de 
faire  des  révélations  complètes,  mais  la  pensée  qu'elle  va 
compromettre  lord  Harry  la  cloue  sur  place.  Elle  a  trop  de 
répugnance  à  mettre  lady  Harry  au  fait  des  événements,  et 
à  lui  apprendre  la  complicité  de  son  mari  dans  le  plus  abo- 
minable et  le  plus  lâche  des  crimes! 


238  c'était  écrit! 

La  garde-malade  enlève  son  châle  et  son  chapeau  avec 
précaution;  procède  ensuite  à  l'inspection  de  la  pièce.  En 
bonne  ménagère,  elle  commence  par  l'examen  de  la  literie. 
Mon  Dieu!  que  va-t-il  advenir  si  elle  relève  les  rideaux? 
Fanny  se  verrait  alors  dans  la  nécessité  de  dire  ce  qu'elle  sait; 
mais  si  le  docteur  venait  à  découvrir  la  chose,  il  l'endormirait 
peut-être  elle-même,  d'un  irréparable  sommeil,  celui  qu'il 
avait  infligé  au  Danois! 

La  garde-malade  va  du  lit  à  l'armoire  dont  l'un  des  bat- 
tants est  resté  ouvert  ;  elle  considère  chaque  fiole  avec  une 
curiosité  professionnelle,  les  débouche,  en  flaire  le  contenu 
et  les  replace  en  bon  ordre.  Elle  va  ensuite  à  la  porte-fenêtre, 
descend  les  marches  conduisant  au  jardin,  regarde  autour 
d'elle  et  aspire  l'air  pur;  puis,  elle  revient  et  paraît  tentée 
d'examiner  le  lit;  son  attention  est  bientôt  attirée  par  un 
album  de  photographies;  elle  les  considère  une  à  une  avec 
attention,  assise  sur  le  bras  d'un  fauteuil.  Combien  tout 
cela  devait-il  durer? 

Au  bout  d'une  demi-heure,  elle  dépose  le  livre,  bâille  à 
avaler  des  mouches  et  ferme  les  yeux.  Ah!  miséricorde!  si 
elle  pouvait  à  son  tour  être  prise  de  somnolence  et  permettre 
par  là  à  Fanny  de  s'évader  ! 

Or,  parfois,  il  arrive  qu'au  moment  que  l'on  y  pense  le 
moins,  un  incident  imprévu  vient  troubler  les  meilleures  dis- 
positions à  s'endormir.  Soudain,  la  pensée  de  ses  devoirs 
s'impose  à  son  esprit.  Elle  se  frappe  le  front,  se  rapproche 
de  son  malade  et  se  demande  :  respire-t-il  encore?  Elle  lui 
prend  le  poignet  pour  s'assurer  si  le  pouls  bat  ; . . .  elle  a  un 
frémissement;  éperdue,  elle  s'élance  de  la  chambre  dans  le 
jardin,  court  à  l'encontre  du  docteur  et  crie  d'une  voix  stri- 
dente : 

«  Docteur,  docteur,  venez  vite,  il  est  mort!  » 

Au  même  instant,  quittant  sa  cachette,  Fanny  Mire  se  dirige 
vers  la  porte  derrière  la  maison  et  s'enfuit  en  suivant  deux 
ou  trois  rues,  sans  rien  voir  ni  sans  rien  dire;  mais  elle 
espère  cependant  être  à  l'abri  des  menées  diaboliques  du 
docteur. 

Elle  a  été  témoin  du  crime  ;  mais  elle  en  ignorait  encore 
le  mobile. 


c'était  écrit!  23'j 


LXI 


Qu'allait -elle  faire  de  ce  terrible  secret? 

D'abord,  il  fallait  informer  le  chef  de  la  police;  or,  à  cela, 
il  y  avait  deux  objections  :  la  première,  c'est  que  la  garde- 
malade  pouvait  s'être  trompée,  en  croyant  Oxbye  passé  de  vie 
à  trépas;  la  seconde,  qu'elle,  Fanny  Mire,  avait  été  seule  à 
le  soigner  jusqu'à  la  veille  de  sa  mort.  En  somme,  qui  est-ce 
qui  empêcherait  le  docteur  de  faire  retomber  sur  elle  la  res- 
ponsabilité du  crime?  Elle  fit  la  réflexion  que  le  Danois  était 
resté  seul  dans  la  matinée  ;  la  veille  un  mieux  sensible  s'était 
déclaré;  puis,  l'obligation  d'avouer  qu'elle  s'était  cachée  dans 
la  ruelle  lui  coûtait  terriblement! 

N'avait-on  pas  déjà  administré  du  poison  à  l'infortuné 
Danois,  quand  elle  avait  entendu  le  bruit  des  pas  du  docteur? 
Étant  d'une  profonde  ignorance  sur  les  symptômes  et  les 
effets  des  toxiques,  elle  se  disait  qu'au  total,  l'ensemble  des 
faits  impliquerait  des  choses  écrasantes  contre  elle.  En  con- 
séquence, elle  résolut  de  rester  tranquillement  à  Paris,  ce 
jour-là,  et  de  ne  prendre  le  train  pour  Dieppe  que  le  soir. 
Elle  voulait  mettre  tout  d'abord  Mme  Vimpany  et  Hugues 
Montjoie  dans  le  secret.  Quant  à  savoir  ce  qu'elle  dirait  à 
lady  Harry,  elle  s'en  rapporterait  à  l'avis  des  autres. 

Arrivée  à  Londres,  elle  se  rendit  directement  à  l'hôtel  de 
M.  Montjoie.  Il  sommeillait  doucement;  Mme  Vimpany  était 
près  de  lui  dans  le  salon.  Dès  qu'elle  aperçut  Fanny,  elle  lui 
dit  : 

«  Quelque  nouvelle  que  vous  ayez  à  lui  communiquer, 
évitez  pour  l'instant  de  le  réveiller.  Sa  complète  guérison 
dépend  de  son  repos  physique  et  du  calme  de  son  esprit. 
Voilà,  fit-elle,  en  montrant  du  doigt  une  table,  une  lettre  de 
milady.  Hélas!  j'ai  peur  d'en  avoir  deviné  le  contenu! 

—  Que  peut-elle  avoir  à  dire  à  M.  Hugues  Montjoie? 
demanda  Fanny. 

—  Toujours  est-il  que  ce  matin  môme,  je  suis  passée  chez 
elle,  et  qu'elle  était  partie. 

—  Quoi,  partie...  milady....  Ciel!  où  est-elle  allée? 

—  Où  supposez- vous  qu'elle  puisse  être  allée? 


240  c'était  écrit! 

—  Chez  lord  Harry;  non,  je  me  refuse  à  croire  une  chose 
pareille;  oh!  c'est  tellement  plus  terrible,  plus  effroyable 
que  tout  ce  que  l'on  peut  se  figurer! 

—  Expliquez-vous  de  grâce.  Ce  que  je  sais,  c'est  que  le 
cocher  a  dû  conduire  milady  à  Victoria  Station.  Voilà 
tout!  A  coup  sûr,  elle  va  rejoindre  lord  Harry;  depuis 
qu'elle  est  ici,  elle  est  préoccupée  et  visiblement  malheu- 
reuse, M.  Montjoie  s'est  montré,  comme  toujours,  d'une 
bonté  parfaite,  bonté  qui  n'a  pas  réussi  cependant  à  chasser 
de  l'esprit  de  lady  Harry  les  papillons  noirs,  comme  on  dit. 
Je.  me  demande,  savez-vous,  si  elle  regrette  lord  Harry,  ou 
bien  si  elle  fait,  entre  lui  et  M.  Montjoie,  des  comparaisons 
toutes  à  l'avantage  de  ce  dernier.  Bref,  depuis  qu'elle  a  quitté 
la  France,  elle  n'a  jamais  retrouvé  son  entrain.  Au  fond,  elle 
se  sera  fait  des  reproches  d'avoir  quitté  son  mari,  sans  avoir 
pour  cela  des  raisons  suffisamment  graves. 

—  Des  raisons  suffisamment  graves!  répéta  Fanny.  Ah! 
elle  en  a  plus  qu'il  n'en  faut  pour  planter  là  une  centaine  de 
maris! 

—  Rien  au  monde  ne  pouvait  dissiper  sa  tristesse,  reprit 
Mme  Vimpany,  je  l'ai,  une  fois,  accompagnée  à  une  ferme 
où  demeure  son  ancienne  femme  de  chambre,  Rhoda;  cette 
personne  est  sur  le  point  d'épouser  le  frère  du  fermier  de 
lord  Harry.  Milady  a  écouté,  mais  d'une  oreille  distraite,  les 
récits  de  la  fiancée,  et  enfin,  au  moment  de  repartir,  elle  lui 
a  fait  présent  d'une  bague.  Malgré  tout,  il  était  évident  qu'elle 
avait  l'esprit  ailleurs;...  bien  sûr,  elle  songeait  tout  le  temps 
à  lord  Harry.  Pour  mon  compte,  j'ai  toujours  cru  que  les 
choses  finiraient  ainsi....  Mais  que  dira  M.  Montjoie  quand  il 
ouvrira  la  lettre  de  milady? 

—  Mon  Dieu,  que  faire,  que  devenir!  s'écria  Fanny. 

—  Je  voudrais  avoir  votre  avis  sur  la  situation. 

—  Mon  désir  eût  été  de  parler  d'abord  à  M.  Montjoie. 
Enfin,  je  vais  vous  en  dire  la  raison,  quoique.... 

—  Oh!  je  devine  qu'il  s'agit  de  mon  mari,  reprit 
Mme  Vimpany  d'un  ton  animé.  Je  vous  jure  que  cette  con- 
sidération ne  doit  pas  vous  arrêter;...  parlez.  » 

Fanny  raconte  alors  le  drame  et  toutes  ses  épouvantables 
péripéties  depuis  le  commencement  jusqu'à  la  fin. 


c'était  écrit!  211 

c  Grand  Dieu!  Quelle  chance  que  vous  m'ayez  fait  ces 
révélations  plutôt  qu'à  M.  Montjoie!  Il  importe  extrêmement 
de  les  lui  cacher,  de  même  que  votre  présence  ici;  s'il  se 
doutait  de  l'effroyable  vérité,  rien  ne  saurait  l'empêcher  de 
partir  pour  la  France,  c'est-à-dire  pour  Passy.  11  ne  recu- 
lera devant  aucune  fatigue,  devant  aucune  démarche,  pour 
retirer  lady  Harry  du  guêpier  où  elle  s'est  fourrée.  Pour 
le  moment,  il  est  encore  trop  faible  pour  entreprendre  un 
voyage  et  pour  tenir  tête  à  mon  coquin  de  mari. 

—  Que  faire  alors?  demanda  Fanny. 

—  N'importe  quoi,  plutôt  que  de  laisser  M.  Hugues  Mont- 
joie  intervenir  entre  le  mari  et  la  femme. 

—  Ah!  si  vous  saviez  ce  qu'est  ce  mari,  Mme  Vimpany 
dit  Fanny  d'une  voix  vibrante.  Il  était  présent  quand  le 
pauvre  Danois  a  été  empoisonné  ;...  il  le  savait,...  il  restait  là 
immobile,  pâle  comme  un  marbre...  et  muet!  Oh!  si  j'avais 
pu  lui  arracher  des  mains  ce  fatal  breuvage  !  Lord  Harry, 
lui,  n'a  pas  bougé!  c'est  horrible,...  horrible! 

—  Ne  comprenez-vous  pas  ce  que  vous  avez  à  faire, 
Fanny?.  » 

Observant  le  silence  de  son  interlocutrice,  Mme  Vimpany 
ajouta  : 

«  Notez  bien  que  mon  mari  et  lord  Harry,  ignorent  encore 
que  vous  avez  été  témoin  du  crime.  Vous  pouvez  donc 
retourner  à  Passy  sans  courir  le  moindre  risque,  en  sorte 
que,  quoi  qu'il  arrive,  vous  serez  là  pour  protéger  lady 
Harry.  En  votre  qualité  de  femme  de  chambre,  il  vous  sera 
possible  de  rester  près  d'elle  jour  et  nuit,  tandis  que 
M.  Montjoie  ne  pourrait  la  voir  que  de  temps  à  autre,  et 
encore  à  la  condition  de  ne  se  pas  quereller  avec  lord  Harry. 

—  Ce  que  vous  dites  là  est  juste,  répondit  Fanny.  Alors, 
vous  êtes  d'avis  que  je  retourne  à  Passy  ? 

—  Oui,  immédiatement.  Lady  Harry  étant  partie  hier  soir, 
vous  serez  près  d'elle  vingt-quatre  heures  après  son  arrivée 
à  Passy. 

—  Alors,  je  pars,  dit  Funny  en  se  levant.  Ah!  qu'il  est 
pénible  de  rentrer  dans  celle  horrible  maison,  avec  cet  homme 
que  je  méprisé!  Pourlanl,  je  n'hésite  pas  un  instant;  ce  qui 
doit  arriver  arrivera.  Tout  en  ayant  la  conviction  que  mon 

1C 


242  c'était  écrit! 

voyage  est  inutile,  je  le  ferai  et  je  prendrai  le  premier 
train. 

—  Vous  m'écrirez  dès  votre  arrivée,  Fanny  ? 

—  Je  vous  le  promets,  adieu!  » 

Sur  ce,  Mme  Vimpany  resta  près  de  Monljoie  qui  conti- 
nuait à  dormir  du  sommeil  du  juste.  Quand  il  aura  recouvré 
force  et  santé,  pensait-elle,  on  pourrait  lui  apprendre  la 
vérité.  Puis,  même  alors  que  l'on  est  la  femme  du  plus  exé- 
crable des  maris,  l'on  ne  peut  entendre  de  sang-froid  l'his- 
toire que  Fanny  Mire  venait  de  raconter. 


LXII 

t  II  est  mort!  dit  le  docteur  en  taiant  le  pouls  du  Danois. 
C'est  absolument  fini,  ajouta- t-il  après  avoir  soulevé  la  pau- 
pière de  sa  malheureuse  viclime.  Je  ne  croyais  pas,  je 
l'avoue,  que  les  choses  iraient  aussi  vile  ;  il  y  a  à  peine  une 
neure  que  je  l'ai  quitlé  et  il  respirait  tranquillement;  a-t-il 
tu  conscience  qu'il  allait  passer?  a-t-il  éprouvé  des  appréhen- 
sions ?  demanda  Vimpany  à  la  nouvelle  garde. 

—  Non,  docteur;  je  l'ai  trouvé  mort. 

—  Ce  matin  encore,  il  paraissait  gai  et  plein  de  confiance; 
ces  dénouements  inopinés  sont  assez  fréquents  dans  la  tuber- 
culose; je  l'ai  souvent  constaté  pendant  le  cours  de  ma  car- 
rière. Au  dernier  moment,  quand  la  mort  va  se  jeter  sur  sa 
proie,  le  malade  se  montre  plein  d'espoir  et  manifeste  l'in- 
tention de  se  lever  sous  peu;  il  prétend,  parfois,  qu'il  ne 
s'est  jamais  senti  aussi  vigoureux  depuis  sa  maladie.  Puis, 
soudain,  la  mort  le  frappe  et  il  tombe.  (Il  prononça  ces  der- 
niers mots  d'une  voix  lugubre.)  Il  n'y  a  plus  rien  à  faire  qu'à 
constater  la  cause  de  la  mort  et  à  remplir  les  formalités 
d'usage.  Je  m'en  charge.  Ce  malheureux  jeune  homme 
appartient  à  une  famille  des  plus  distinguées  ;  je  vais  écrire 
à  ses  parents  et  leur  envoyer  les  papiers;  il  est  encore  une 
chose  que  je  peux  faire  pour  les  siens,  c'est  de  le  photogra- 
phier sur  son  lit  de  mort.  y> 

De  son  côté,  lord  Harry  se  tient  près  de  la  porte;  il  lui 


c'était  écrit!  243 

répugne  d'enlrer  dans  la  chambre  mortuaire;  il  se  demande 
avec  effroi  quelle  part  de  responsabilité  lui  incombe,  dans  cet 
appel  fait  avant  l'heure,  à  l'ange  de  la  mort.  Rien  n'est  plus 
vrai,  hélas!  Oxbye  est  mort!  Mais  comment  est-il  mort? 
Quel  rôle,  enfin,  a-t-il  joué,  lui,  lord  Harry,  dans  cette 
sombre  tragédie? Tout  aussi  bien  que  le  docteur,  ne  savait-il 
pas  que  le  malade  de  YHôLcl-Dieu  ne  devait  quitter  Passy 
que  les  pieds  en  avant?  comme  on  dit.  Puis,  le  dénouement 
se  faisant  trop  attendre  au  gré  des  désirs  du  docteur,  il 
s'était  décidé  à  le  provoquer.  Il  fallait  bien  qu'il  meure,  le 
jeune  Danois,  une  fois  Fanny  •congédiée.  Quoi!  n'avait-ii 
pas  vu  Vimpany  présenter  son  horrible  drogue  au  malade? 
N'avait-il  pas  entendu  le  mourant  se  plaindre  d'avoir  la 
gorge  en  feu;  ne  l'avait-il  pas  vu,  hélas!  s'endormir  comme 
s'il  eût  aspiré  du  chloroforme?  Que  pouvait  donc  être  ce 
fatal  breuvage?  Une  indignation  le  prit  contre  lui-même.  Il 
sort  pendant  une  heure  et  demie;  marche  sur  la  grande 
route  à  pas  pressés,  puis  fait  volte-face;  une  clarté  subite  se 
fait  dans  son  esprit.  Qui  sait?  Le  docteur  est  peut-être 
sous  le  coup  d'un  mandat  d'amener.  Et  lui-même?  Il  se 
voit  déjà  traduit  en  cour  d'assises;  mais  ces  craintes  sont 
sans  fondement,  car  aussitôt  le  sauvage  lord  avise  le  docteur 
assis  dans  le  salon,  entouré  de  papiers  d'affaires  et  de  lettres. 
«  Décidément,  fit-il,  en  jetant  un  regard  au  survenant,  la 
mort  de  ce  pauvre  Oxbye  est  une  triste  chose;  j'ai  fini  par 
savoir  le  nom  de  son  notaire  et  je  viens  de  lui  écrire.  J'ai 
notifié  aussi  la  mort  de  mon  malade  à  son  frère  aîné,  chef  de 
la  famille.  J'ai  trouvé,  en  outre,  dans  ses  papiers,  une  police 
d'assurances  sur  la  vie  et  j'ai  dû  communiquer  aussi  la  nou- 
velle de  sa  mort  à  cette  compagnie;  les  autorités  sont  préve- 
nues. Elles  ont  reçu  à  temps  les  papiers  nécessaires  aux 
constatations  d'usage.  Bref,  les  obsèques  auront  lieu  demain. 

—  Ah!  vraiment,  aussitôt  que  cela?  demanda  le  sauvage 
lord,  comme  étourdi  par  une  commotion. 

—  Quand  il  s'agit  de  la  mort  d'un  tuberculeux,  il  est 
urgent,  hygiéniquement  parlant,  de  procéder  sans  retard  à 
l'inhumation. 

«  La  coutume  française  est,  sous  ce  rapport,  plus  ration- 
nelle que  la  nôtre.  Pourtant,  elle  a  aussi  ses  inconvénients. 


244  c'était  écrit! 

«  La  crémation  en  a  peut-être  moins,  hormis  au  cas  où  la 
mort  a  été  provoquée  par  le  poison;  mais  cette  dernière  cir- 
constance est  fort  rare,  et  elle  n'échappe  guère  à  l'œil  vigi- 
lant des  médecins.  Pour  ma  pari,...  mais,  dites-moi,  êtes- 
vous  donc  tombé  si  bas,  qu'un  fait  aussi  simple  que  la  mort 
d'un  tuberculeux  vous  émeuve  à  ce  point  !  Ma  parole  d'hon- 
neur! vous  avez  une  mine  de  déterré!  Laissez-moi  vous 
prescrire  un  cordial  quelconque,...  un  verre  d'eau-de-vie 
sans  l'addition  de  rien  autre.  » 

Le  docteur  passe  ensuite  dans  la  salle  à  manger  et  revient 
un  verre  à  la  main. 

«  Prenez-moi  cela  »,  dit-il  à  lord  Harry. 

Puis,  il  continue  à  exposer  ses  théories  sur  les  différentes 
méthodes  d'inhumations,  tant  au  point  de  vue  hygiénique 
que  scientifique,  sans  paraître  être  sous  le  poids  d'un  hor- 
rible remords  ! 

Il  raconte  d'incroyables  anecdotes  de  mort  soudaine  à 
l'hôpital  et  affecte  un  calme  parfait. 

Peu  après,  l'on  entend  un  bruit  de  pas  lourds.  Le  doc- 
teur se  lève  et  quitte  la  pièce;  à  quelques  minutes  de  là,  il 
rentre  et  dit  : 

«  Ce  sont  les  croque-morts;  aidés  de  la  garde-malade,  ils 
vont  mettre  le  cadavre  en  bière,  besogne  répulsive,  s'il  en 
fût,  aux  yeux  des  vivants  ;  pour  eux,  c'est  la  chose  la  plus 
naturelle  du -monde;  tout  est  affaire  d'habitude!  A  propos, 
j'ai  pris  la  photographie  d'Oxbye,  malheureusement,  tenez, 
regardez  donc...  » 

Lord  Harry  s'en  défend,  disant  d'un  air  égaré  : 

«  Le  diable  m'emporte  !  Je  ne  tiens  pas  à  voir  la  photo- 
graphie d'un  homme  mort....  Mais,  Vimpany,  vous  oubliez 
que  j'étais  là. 

—  Voyons,  pas  d'absurdité;...  soyez  sans  crainle,...  il  ne 
s'agit  pas  de  perdre  la  tête,...  du  calme;...  allez,  personne 
ne  pourra  trouver  la  moindre  ressemblance  entre  le  Danois 
et  vous;...  je  ne  nie  pas,  je  l'avoue,  qu'elle  n'exista!  à  son 
arrivée  ici,  mais  depuis  qu'il  est  mort,  il  n'en  resle  plus 
trace.  Comment  ai-je  pu  oublier  que  la  ressemblance  dis- 
parait avec  la  vie;  venez  le  voir,  venez,  que  diable  ! 

—  Non,  vous  dis-je. 


c'était  écrit!  245 

—  Quelle  faiblesse!  on  dirait  vraiment,  que  c'est  une 
affaire  personnelle!  s'écria  le  docteur....  Vous  n'êtes  pas 
sans  savoir  que  la  mort  rend  à  chacun  de  nous  son  indivi- 
dualité. Après  s'être  ressemblé  pendant  le  cours  de  la  vie,  on 
devient  dissemblable  après  la  mort.  Bref,  voici  où  j'en  veux 
venir.  Écoutez  bien  ceci;  il  est  convenu  que  nous  enterrons 
demain  lord  Harry  Norland  et  que  voici  sa  photographie  post 
morlem,  prise  sur  son  lit  de  mort. 

—  Et  après?  demande  lor<# Harry  avec  un  frisson. 

—  D'abord,  remontez  chez  vous  et  je  vous  suis  avec  mon 
appareil.  » 

Deux  heures  plus  tard,  passant  un  verre  sur  la  manche 
de  son  veston,  Vimpany  d'un  air  de  triomphe,  s'écriait  : 

«  Admirable!  la  joue  un  peu  déprimée,...  les  ombres,... 
l'ajustement,...  les  yeux  fermés,  c'est  parfait,  mon  cher! 
Qui  donc  a  dit  que  l'homme  ne  peut  faire  mentir  le  soleil, 
et  c'est  vrai  !  » 

Vimpany  met  cinquante  minutes  a  développer  l'épreuve, 
puis  la  fait  voir  ensuite  à  lord  Harry.  Après  avoir  collé  le 
portrait  sur  une  carie  de  visite  et  écrit  dessus  le  nom  du 
mort  et  la  date  de  son  décès,  le  docteur  met  derechef 
l'épreuve  sous  les  yeux  du  sauvage  lord,  qui  reprend  d'une 
voix  tremblante  : 

«  Mon  Dieu  !  Mon  Dieu  !  Vous  auriez  pu  du  moins  m'épar- 
gner  le  souvenir  de  celle  horrible  mort! 

—  Allons  donc!  ne  posez  donc  pas  pour  la  sensibilité  ; 
vous  oubliez,  milortl,  que  nous  avions  besoin  d'un  cadavre. 
Bail !"il  fallait  bien  enterrer  quelqu'un,...  autant  Oxbye  qu'un 
outre,  » 


LXIII 

Mme  Vimpany  avait  dit  vrai  :  lady  Harry  était  venue 
rejoindre  son  mari.  Arrivée  à  la  nuil  tombante,  au  moment 
où  les  sens  sont  le  plus  sensibles  aux  perceptions  des  sons, 
aux  craquements  des  meubles  et  aux  brusques  change- 
ments des  choses,  elle  ouvre  la  porte  et  entre.  Personne; 


246  c'était  écrit! 

la  maison  semble  déserte.  Elle  passe  de  la  salle  à  manger 
au  salon  ;  partout  la  même  solitude,  le  même  silence. 
Elle  appelle  son  mari;  pas  de  réponse.  Elle  appelle  la  cui- 
sinière, mais  aucune  voix  ne  répond  à  sa  voix.  Fort  heu- 
reusement pour  elle,  elle  ne  pénètre  pas  dans  la  chambre 
d'ami,  car  elle  se  fut  trouvée  en  présence  d'un  cadavre!  Elle 
gravit  l'escalier  et  entre  chez  lord  Harry.  Il  n'est  pas  dans  la 
pièce,  elle  avise  une  photographie  qui  traîne  sur  la  table,... 
elle  la  saisit,...  blêmit,  poussfrun  cri  et  tombe  évanouie  sur 
le  sol  ;  c'est  l'image  même  de  son  mari  dans  le  lugubre  appa- 
reil de  sa  dernière  toilette,  les  mains  jointes,  les  yeux  fermés, 
le  visage  rigide  d'un  mort!  Lord  Harry  entend  du  jardin 
un  cri;  monte  quatre  à  quatre  l'escalier  et  transporte  sa 
femme  sur  un  lit  ;  la  proximité  de  la  photographie  lui  révèle 
clairement  ce  qui  vient  de  se  passer.  Iris  recouvre  ses  sens; 
elle  jette  à  son  mari  un  regard  de  stupeur,  raconte  ce  qu'elle 
vient  de  voir,  pousse  un  gémissement  et  retombe  en  syncope. 

«  Ciel!  s'écrie  lord  Harry,  que  devenir!  que  dire!  que 
faire!  de  secours  point!  La  garde-malade  est  sortie;  le  doc- 
teur est  à  la  mairie  à  faire  inscrire  le  mort  sous  le  nom  de 
lord  Harry  Norland.  Pour  tout  dire  d'un  mot,  la  maison  est 
vide.  » 

Peu  après,  Iris  se  redresse,  promène  ses  regards  anxieux 
autour  de  ra  pièce. 

«  Où  suis-je?  dit -elle. 

—  Chez  vous,  répond  lord  Harry,  chez  votre  mari  »,  et  en 
se  disant,  il  la  presse  contre  son  cœur  et  couvre  son  visage 
de  longs  baisers. 

«  Vous,...  mon  Harry...  vivant,...  mon  vrai  Harry? 
demande  Iris  en  regardant  droit  son  mari. 

—  Certainement,  votre  Harry.  Qui  donc  cela  pourrait-il 
être  si  ce  n'était  pas  votre  mari? 

—  Mais  alors  que  signifie  cette  horrible  photographie? 

—  Rien,...  absolument  rien,...  une  bêtise,...  une  farce 
du  docteur.  Quel  drôle  d'homme.  Dieu  merci,  vous  voyez 
que  je  n'ai  pas  l'air  d'un  spectre  !  » 

Il  retourne  la  photographie  à  l'envers,  sur  la  table,  mais 

le  regard  d'Iris  exprime,  malgré  tout,  une  sorte  de  crainte. 

«  Pourquoi,  mon  Dieu!  cette  plaisanterie  macabre:  c'est 


c'était  écrit!  247 

un  amusement  idiot.  Non,  on  ne  fait  pas,  par  manière  de 
rire,  la  photographie  d'un  vivant  en  mort  ! 

Pourquoi  s'y  prêter,...  elle  ne  comprenait  pas  cela.... 

«  Mais  vous,  ma  chère  Iris,  dites-moi  comment  vous  vous 
trouvez  ici,...  par  quel  hasard,...  à  quelles  circonstances 
dois-je  ce  bonheur?  racontez-moi  tout  et  ne  pensez  plus  à 
celle  stupide  photographie. 

—  J'ai  reçu  votre  lettre,  mon  ami.... 

—  Ma  lettre?  Enfin  vous  avez  compris  que  votre  mari 
vous  aime  toujours?  reprit  lord  Harry  avec  vivacité. 

—  Ah!  je  ne  pouvais  vivre  plus  longtemps  loin  de  vous, 
mon  bon  Harry  ; ...  le  jour,  je  pensais  à  vous, . . ,  la  nuit,  je  ne 
rêvais  que  de  vous,...  alors,  je  suis  revenue,...  j'ai  peut-être 
eu  tort,...  vous  ne  m'en  voulez  pas,  dites? 

—  Moi,  vous  en  vouloir?  ma  bien-aimée!  j>  s'écria-t-il  en 
embrassant  sa  femme  avec  passion. 

Toutefois,  cette  pluie  de  baisers  ne  pouvait  durer  toujours  ; 
l'embarras  de  lord  Harry  commençait  à  le  serrer  de  près. 

De  fait,  quand  bien  même  il  ferait  des  aveux,  Iris  le 
questionnerait  encore.  Il  se  sentait  perdu!  Mais  il  ne  con- 
naissait pas  la  nature  de  sa  femme.  Il  l'entoure  à  deux  bras; 
ses  baisers  plaident  pour  lui  et  Iris  sent  des  remontées  de 
tendresse  pour  son  mari,...  elle  était  prêle  à  tout  croire,...  à 
tout  accepter,...  en  un  mot,  à  sacrifier  à  lord  Harry  jusqu'à 
sa  conscience  et  enfin  à  devenir  (sans  le  savoir)  la  complice 
d'un  crime.  Plutôt  que  de  quitter  lord  Harry,  elle  consenti- 
rait à  tout.  De  son  côté,  il  se  disait  qu'il  fallait  apporter  la 
plus  grande  circonspection  dans  ses  aveux.  Et  le  meurtre  du 
Danois?  Quoique  le  docteur  n'eût  jamais  mis  les  points  sur 
les  i,  il  ne  savait  que  trop  bien  la  vérité! 

«  J'ai  une  foule  de  choses  à  vous  dire,  mon  amie,  fit-il  en 
prenant  les  mains  d'Iris,  dans  les  siennes;  mais  il  faut  vous 
armer  de  patience,  je  vous  préviens.  Préparez-vous  d'avance 
à  éprouver  une  effroyable  surprise,  bien  qu'en  y  réfléchis- 
sant, on  voie  clairement  qu'il  n'y  avait  pas  d'autre  parti  à 
prendre.... 

—  Allons,  parlez,  Harry,  dites-moi  tout,  ne  me  cachez  rien. 

—  Je  vous  dirai  absolument  tout,  ma  très  chère,  et  sans 
vous  dorer  la  pilule. 


248  c'était  écrit! 

—  Dites-moi  d'abord,  où  est  le  pauvre  homme,  que  le 
docteur  Vimpany  a  amené  ici,  celui  à  qui  Famiy  était  char- 
gée de. donner  ses  soins? 

—  Le  pauvre  homme,  reprit  lord  Harry  d'un  ton  indiffé- 
rent, s'est  remis  si  vite  qu'il  a  quitté  la  maison  en  prenant 
ses  jambes  à  son  cou.  Il  tenait  à  aller  prouver  lui-même  aux 
médecins  de  Y  Hôtel-Dieu  l'efficacité  merveilleuse  du  traite- 
ment qu'il  a  subi;  l'orgueil  robuste  de  Vimpany  ne  manquera 
pas  d'emboucher  la  trompette  de  la  renommée.  Il  est  certain 
que  si  tout  ce  qu'il  dit  est  vrai,  il  fera  faire  un  grand  pas  au 
traitement  de  la  tuberculose.  » 

Gela  laissait,  en  somme,  Iris  assez  indifférente;  elle  adresse 
cette  question  à  son  mari  : 
«  Où  donc  est  Fanny? 

—  Elle  est  partie...  mercredi  dernier,  si  je  ne  me 
trompe.  Sa  présence  était  devenue  inutile  ici  et,  en  outre, 
elle  avait  un  grand  désir  de  vous  aller  retrouver.  Comme  je 
viens  de  vous  le  dire,  elle  est  partie  mercredi  matin,  se  pro- 
posant de  prendre,  dans  la  soirée,  le  bateau  de  Dieppe  et 
Newhaven.  Elle  se  sera  sans  doute  arrêtée  en  roule. 

—  Peut-être  est-elle  allée  d'abord  chez  Mme  Vimpany, 
c'est  là  que  je  vais  lui  écrire. 

—  C'est  ça;  votre  lettre  lui  parviendra  sûrement. 

—  Eh  bien,  Harry,  est-ce  là  tout? 

—  Non,  certes,  reprit  lord  Harry;  il  faut  vous  dire  que 
la  photographie  qui  vous  a  causé  tant  d'effroi  a  été  prise  par 
Vimpany  pour  une  raison  particulière. 

—  Laquelle?  » 
Enfin,  il  éclata  : 

«  Il  est  des  circonstances,  fit-il,  où  ce  qui  peut  arriver 
de  plus  heureux  à  uu  homme,  c'est  qu'on  le  croie  mort.  Or 
c'est  précisément  mon  cas.  N'allez  pas  en  inférer  que  j'aie 
intérêt  à  cacher  un  méfait  quelconque,  dont  je  redoute  les 
conséquences  :  je  suis  insolvable,  voilà  tout,  en  sorte  que 
j'ai  dû  faire  mon  paquet,  avant  d'avoir  reçu  mon  congé  en 
honne  et  due  forme.  Si  vous  n'étiez  pas  revenue,  ma  toute 
belle,  une  lettre  du  docteur  vous  aurait  annoncé  mon  décès. 
Il  serait  resté  muet  comme  la  tombe,  en  attendant  que  la 
vérité  vous  soit  révélée  par  l'effet  du  hasard.  Je  regrette 


c'était  écrit!  249 

sincèrement  qu'il  ait  laissé  traîner  la   photographie  sur  la 
table. 

—  Eh  bien,  vrai,  je  ne  comprends  pas,...  vous  prétendez 
que  vous  êtes  mort?  repartit  Iris  les  yeux  grands  ouverts. 

—  Oui,  il  me  faut  de  l'argent;  ma  seule  ressource  pour 
battre  monnaie,  c'est  de  faire  le  mort. 

—  En  quoi  cela  peut-il  vous  enrichir,  dites,  Harry? 

—  En  verlu  d'une  assurance  sur  la  vie  que  j'ai  eu  l'esprit 
de  prendre  et  dont  je  ne  puis,  comme  de  juste,  toucher  la 
prime  qu'après  ma  mort.  Comprenez-vous? 

—  Donc,  il  ne  faut  rien  moins  pour  vous  procurer  de 
l'argent,  comment  dirais-je,  qu'une  fraude? 

—  Dites  fraude  si  vous  voulez.  Du  moment  que  je  ne 
pouvais  faire  autrement,  vous  savez,  nécessité  fait  loi. 

—  Mais,  en  réalité,  c'est  bien  plus  qu'une.... 

—  Permettez.  Du  moment  que  les  gens  de  loi  disent 
fraude,  à  quoi  bon  exagérer? 

—  Pour  moi,  Harry,  c'est  un  crime;  c'est  une  chose 
passible  d'une  terrible  condamnation!  s'écria  Iris  suffoquée. 

—  Bien  entendu;  mais  il  faut  pour  cela  qu'on  découvre 
la  fraude.  A  Londres,  c'est  un  fait  qui  se  produit  tous  les 
jours;  mais  là,  les  maris  ne  prennent  pas  leurs  femmes  pour 
confidentes.  Pour  moi,  j'y  suis  contraint  et  forcé....  Vous 
allez  le  comprendre. 

—  Dites- moi,  d'abord,  qui  a  eu  le  premier  l'idée  de  cette 
monstrueuse  conception? 

—  Belle  question!  Vimpany,  parbleu!  c'est  un  malin! 
c'est  indéniable;  j'ai  tout  d'abord  refusé  d'obtempérer  à  ce 
plan,  mais  quand  la  misère  vous  empoigne,  on  se  soumet  à 
tout,  voyez-vous,  ma  belle,  pour  échapper  à  ses  serres. 
D'ailleurs,  comme  je  me  fais  fort  de  vous  le  prouver,  ce 
n'est  réellement  pas  une  fraude,  c'est  une  anticipation  de 
quelques  années.  En  outre,  il  y  avait  encore  une  autre 
raison  d'agir  ainsi. 

—  Est-ce  pour  être  en  mesure  de  payer  votre  billet  à 
ordre  au  moment  de  l'échéance?  demande  lady  Harry. 

—  Ma  bonne  Iris,  soit  que  vous  l'oubliez  ou  non,...  soit 
que  vous  juriez  ou  non  de  n'en  jamais  parler,  il  est  un  fait 
que  je  me  reprocherai  éternellement,  c'est  d'avoir  dissipé 


250  c'était  écrit! 

votre  avoir  dans  des  spéculations  hasardeuses.  Or  il  n'en 
reste  pas  un  traître  liard!  Dire  que  j'en  suis  arrivé  là,  après 
avoir  juré  de  n'y  pas  toucher.  Ah!  Iris!  fit-il  en  parcourant 
la  pièce  dans  un  état  de  violente  agitation;  je  me  serais 
soumis  à  la  prison  pour  dettes,...  à  être  ruiné,  à  être  aban- 
donné de  Dieu  et  des  hommes,  mais  non  à  vous  voir  ruinée, 
vous!  c'est  plus  que  je  n'en  puis  supporter! 

—  Quoi!  avez-vous  donc  oublié  que  tout  ce  qui  est  à 
vous  est  à  moi;...  quand  je  me  suis  donnée  à  vous,  je  n'ai 
fait  aucune  restriction,...  vous  n'avez  à  craindre,  de  ma  part, 
ni  reproche,  ni  regret,  ni  allusions  pénibles. 

—  À  ma  mort,  vous  serez  riche;...  mais  d'ici  là!  hélas! 
je  ne  suis  pas  âgé,...  j'ai  peut-être  encore  de  longues  années 
devant  moi....  Gomment  puis-je  attendre  la  mort,  lorsqu'un 
coup  de  canif  ou  un  bout  de  corde  suffisent  pour  réparer 
ma  faute!... 

—  Votre  faute?  mais  ce  serait  l'aggraver  et  non  la  réparer. 

—  Enfin  cet  argent  m'appartient...  dans  l'avenir,  il 
reviendra  à  mes  héritiers,  aussi  sûrement  que  le  soleil  se 
lèvera  demain;  tôt  ou  tard,  ce  capital  vous  reviendra;...  en 
réalité,  c'est  escompter  l'avenir,  voilà  tout!  L'assurance  n'y 
perdra,  en  définitive,  qu'un  modique  intérêt,  jusqu'à  la  fin 
de  mes  jours.  Je  me  sens  bien  plus  coupable  envers  vous, 
ma  tendre  amie,  qu'envers  les  actionnaires.  » 

Sur  ce,  il  se  précipite  aux  genoux  de  sa  femme,  et  lui  jure, 
dans  une  étreinte  passionnée,  qu'il  n'a  désormais  en  vue 
que  son  bonheur. 

«  Est-il  trop  tard,  demande-t-elle  d'une  voix  émue,  pour 
revenir  sur  ce  qui  est  fait? 

—  Hélas!  oui,...  tout  est  fini,  répond  lord  Harry,  en  pen- 
sant, à  part  lui,  à  Oxbye. 

—  Gomment  nous  tirer  de  cette  impasse,...  comment  allons- 
nous  pouvoir  vivre,  Harry?  » 

C'était  tout  clair  :  Iris  acceptait  la  situation  avec  toutes  ses 
difficultés  et  ses  dangers,  plutôt  que  de  quitter  ce  mari! 
L'amour  qu'elle  ressentait  toujours  pour  son  seigneur  et 
maître,  avait  raison  de  tous  ses  scrupules.  Enfin,  elle  accep- 
terait des  choses  qui,  jusque-là,  lui  avaient  paru  inaccep- 
tables, comme  il  arrive  fatalement  dans  une  société,  où  la 


c'était  écrit!  251 

morale  est  sans  cesse  prête  à  capituler,  et  qu'une  femme 
d'un  esprit  élevé  subit  l'influence  d'un  homme  dont  les  sen- 
timents sont  moins  nobles  que  les  siens. 

Il  y  a  peu  de  mois  encore,  Iris  aurait  rejeté  d'un  ton 
résolu  ces  raisonnements  subtils;...  aujourd'hui,  elle  accep- 
tait jusqu'à  des  indélicatesses. 

«  Je  comprends,  fit-elle,  vous  êtes  tombé  entre  les  mains 
du  docteur.  Prions  Dieu  qu'il  n'en  advienne  rien  de  pire! 

Oh!  mon  pauvre  Harry,  croyez  à  l'amour  passionné  de 
votre  malheureuse  femme  !  » 

Iris  se  jette  au  cou  de  son  mari,  elle  le  regarde  d'une 
façon  câline.  Bref,  elle  pardonne  tout,  et  accepte  tout!  A 
partir  de  ce  moment,  elle  va  devenir  l'instrument  aveugle 
que  tiennent  en  leurs  mains  les  deux  conspirateurs. 


LXIV 

c  La  première  chose  à  faire,  c'est  de  cacher  cette  horrible 
photographie  »,  dit  lord  Harry  en  s'emparant  de  l'épreuve 
.   Il  ouvre  un  tiroir  pour  l'y  déposer;  puis,  comme  frappé 
d'une  inspiration  soudaine,  il  s'écrie  : 

«  Ah!  voici  mon  testament.  C'est  vous,  ma  chère  femme, 
que  j'ai  constituée  ma  légataire  universelle,...  je  vous  laisse 
tout,  absolument  tout!  » 

Passant  le  document  à  Iris,  il  poursuivit. 

«  Il  vaut  mieux,  du  reste,  qu'il  soit  dès  à  présent  entre 
vos  mains,  puisque,  de  fait,  vous  êtes  mon  exécutrice  testa- 
mentaire. 

Sans  souffler  mot,  Iris  prend  l'enveloppe  cachetée. 

La  lumière  s'était  faite  en  son  esprit  :  c'était  à  elle  que 
reviendrait  l'obligation  d'agir,...  de  toucher  l'argent.  Du 
même  coup,  la  fraude  lui  était  révélée  et  elle  s'en  faisait  la 
complice. 

L'arrivée  intempestive  d'Iris  imposait  à  lord  Harry  la 
nécessité  de  combiner  un  nouveau  plan;  voici  celui  auquel 
il  s'arrêta.  Puisque  Iris  savait  tout,  il  ne  lui  restait  plus 
qu'à  quitter  Passy,  avant  que  personne  eût  eu  vent  de  sa 


252  c'était  écrit! 

présence  en  cette  petite  localité.  Ils  passeraient  tous  deux  en 
pays  étranger,  en  Belgique,  changeraient  de  nom  el  habi- 
teraient un  petit  trou,  inconnu  des  Anglais.  Le  docteur 
Vimpany,  cet  homme  unique  au  monde,  se  chargerait  de 
régler  les  affaires.  N'avait-il  pas  déjà  notifié  le  décès  de  son 
sosie  à  la  Compagnie  d'assurances,  à  l'aîné  de  la  famille  et 
au  notaire!  Chaque  minute  qui  s'écoulait  multipliait  pour 
lord  Harry  les  occasions  d'être  reconnu.  Une  fuis  qu'ils 
auraient  passé  la  fronlière,  ils  vivraient  pour  eux  seuls, 
morts  au  reste  du  monde.  Ils  allaient  donc  enfin,  heureux 
et  contents,  filer  des  jours  d'or  et  de  soie!  Mais  Iris  accep- 
tait-elle cette  combinaison? 

«  Tout  ce  que  vous  ferez  sera  bien  fait,  répondit- elle 
d'un  ton  grave. 

—  Au  bout  d'un  laps  de  temps  très  court,  reprit  lord 
Harry,  il  sera  urgent  que  vous  retourniez  en  Angleterre, 
munie  de  mon  testament;  vous  y  loucherez  la  prime  d'assu- 
rance, puis  vous  reviendrez  rejoindre  votre  mari,  William 
Linville,  et  pour  déjouer  tout  soupçon,  vous  passerez  aupa- 
ravant plusieurs  semaines  à  Londres.  » 

Iris  poussa  un  profond  soupir;  puis,  elle  fixa  ses  regards 
sur  son  mari,  qui  la  considérait  avec  un  air  de  doute;  elle 
sourit  et  dit  : 

«  En  toute  chose,  Harry,  je  suis  votre  servante.  Quand 
parlons-nous? 

—  Immédiatement;  je  n'ai  plus  qu'une  lettre  à  écrire  au 
docteur.  Ce  sac  de  voyage  contiendra  tout  votre  bagage? 
Laissez-moi  m'assurer,  d'abord,  que  personne  ne  rôde  autour 
de  la  maison?  Avez-vous  mon  testament?  Oui,  il  est  dans  le 
sac  de  cuir;...  alors,  tout  est  bien;  c'est  moi-même  qui  le 
porterai  jusqu'à  la  gare.  » 

Le  sauvage  lord  descend  quatre  à  quatre,  puis  revient 
vivement. 

«  La  garde-malade,  dit-il,  est  dans  la  chambre  d'ami. 

—  Quelle  garde-malade?  demande  Iris  à  mi-voix. 

—  Celle  qui  a  remplacé  Fanny.  Vimpany  a  préféré  avoir 
une  garde  jusqu'à  la  fin.  » 

Son  interlocuteur  parlait  à  mots  pressés,  mais  Iris  n'en 
conçut  pas  l'ombre  d'un  soupçon. 


c'était  écrit!  253 

«  Sortez  vite,  poursuivit-il,  parlez  par  la  porte  de  derrière, 
elle  ne  vous  verra  pas.  » 

Iris  obéit;  elle  détale  subrepticement  de  chez  elle  comme 
une  voleuse.  Ils  étaient  convenus  de  se  retrouver  sur  la 
roule.  Elle  traverse  le  jardin  en  courant  comme  Fanny  l'avait 
fait  avant  elle. 

Voici  la  lettre  que  lord  Harry  écrivit  d'arrache-pied  au 
docteur  : 

«  Cher  ami,  pendant  que  vous  remplissez  les  formalités 
nécessaires  à  l'inhumation  de  X...,  un  événement  des  plus 
imprévus,  des  plus  extraordinaires,  s'est  produit.  L'inallendu 
seul  arrive!  Le  retour  de  ma  femme  à  Passy  en  est  bien  la 
meilleure  preuve!  Heureusement,  elle  n'est  pas  entrée  dans 
la  chambre  mortuaire;  d'ailleurs,  maintenant,  il  n'y  a  plus 
aucun  risque  à  courir  de  ce  côté,  ma  femme  est  repartie. 
Ayant  aperçu  sur  la  table,  la  première  épreuve  que  vous 
avez  tirée  de  mon  sosie,  elle  a  été  prise  d'un  saisissement 
tel,  qu'elle  a  perdu  connaissance.  J'ai  été  contraint  de  la 
mettre  au  courant  de  la  situation,  mais  non  du  dernier  acte 
du  drame.  Dieu  sait  tous  les  beaux  raisonnements  que  je 
lui  ai  faits,  pour  la  disposer  à  accepter  l'invention,  la  four- 
berie de  mon  décès  et  tout  ce  qui  s'ensuit!  Une  fois  la 
chose  entendue  et  bien  que,  au  fond,  Iris  fût  médiocrement 
édifiée  de  cette  petite  combinaison,  elle  s'y  est  prêtée  et  a 
déguerpi  sans  coup  férir.  Ame  qui  vive  ne  l'a  vue  ;  la  garde- 
malade  comprise.  Je  l'ai  instruite  des  services  effectifs  qu'elle 
aura  à  me  rendre,  en  se  présentant  munie  de  mon  testament, 
à  la  Compagnie  d'assurances  et  en  palpant  la  prime  à  toucher 
après  ma  mort. 

«  Elle  a  consenti  à  tout,  par  dévouement,  par  amour  pour 
moi;  satisfait  de  ce  résultat,  je  me  suis  dit,  à  part  moi,  que 
la  séduction  irrésistible  de  votre  serviteur  n'a  jamais  été 
plus  justifiée.  D'une  part,  considérant  combien  il  importait 
qu'elle  s'éloignât  sans  se  douter  du  spectacle  qu'offre  la 
chambre  d'ami;  d'autre  part,  combien  il  était  urgent  que  je 
pusse  filer  avant  que  la  Compagnie  d'assurances  ait  envoyé 
ici  ses  agents,  vous  m'approuverez,  j'espère,  d'avoir  quitté 
Paris,   voire   Passy    aujourd'hui   même.  Adressez-moi  vos 


254  c'était  écrit! 

lettres  :  à  William  Linville,  poste  restante,  Louvain,  Belgi- 
que. Veuillez  déchirer  ce  pli  aussitôt  que  vous  en  aurez  pris 
connaissance. 

«  Louvain,  petit  endroit  paisible,  n'offre  aucune  attraction 
aux  touristes  en  général,  et  aux  Anglais  en  particulier;  l'on 
peut  y  vivre  à  très  bon  compte,  loin  des  distractions  mon- 
daines. Vu  le  peu  d'argent  dont  je  puis  disposer,  vous  vou- 
drez bien  en  dépenser  le  moins  possible.  Je  ne  sais  pas  au 
juste  à  quelle  époque  la  prime  pourra  être  soldée,  deux 
mois,  six  mois  peut-être!  Or,  d'ici  là,  il  faudra  se  réduire 
à  la  portion  congrue.  Dès  que  lady  Harry  sera  à  Londres, 
elle  pourra  obtenir  des  avances  du  notaire  de  la  famille, 
avances  hypothéquées  sur  la  prime,  bien  entendu.  Je  regrette 
de  laisser  tomber  sur  vous  toute  la  charge  des  obsèques 
d'Oxbye  et  de  la  correspondance  avec  sa  famille.  Peut-être 
même  serez  vous  forcé  d'aller  en  Angleterre  pour  tout  expli- 
quer aux  parents.  Je  vous  conseille  d'adresser  à  la  veuve  du 
défunt  la  note  de  vos  honoraires. 

«  Un  mot  encore  :  Fanny  Mire  est  à  Londres,  mais  elle 
n'a  pu  voir  lady  Harry;  croyez  bien  qu'aussitôt  qu'elle 
apprendra  que  sa  maîtresse  a  quitté  l'Angleterre,  elle  par- 
tira pour  Passy  comme  un  dard.  Elle  peut  y  arriver  à  cha- 
que instant.  A  votre  place,  je  la  recevrais  dans  .le  jardin  et 
je  réconduirais  au  plus  tôt.  Ce  serait  une  complication 
fâcheuse,  si  elle  survenait  avant  les  obsèques.... 

«  Adieu,  mon  cher  docteur,  votre  prudence,  votre  intelli- 
gence et  votre  sagesse,  me  font  espérer  que  je  peux  dormir 
sur  les  deux  oreilles. 

«  Votre  ami  anglais.  ». 

Lord  Harry  lut  et  relut  son  épître;  il  n'y  avait  pas,  en  effet, 
le  moindre  danger  d'être  découvert,  et  cependant  une  cer- 
taine appréhension  lui  tenait  l'esprit  en  'suspens.  Il  fallait 
bien  mettre  le  docteur  au  fait  des  derniers  événements  et 
faire  partir  sa  femme  à  la  douce. 

Après  avoir  fermé  la  lettre,  il  boucle  sa  malle,  se  rend  à 
la  gare  et  quitte  Paris  pour  toujours. 

Le  lendemain,  la  dépouille  mortelle  de  lord  Harry  Norland 
était  conduite  à  sa  dernière  demeure. 


c'était  écrit!  255 


LXV 

Le  samedi  dans  l'après-midi,  le  corps  du  soi-disant  jeune 
Irlandais  reposait  dans  le  cimetière  où  le  docteur  avait 
acheté  une  concession  à  perpétuité.  Le  nom  du  défunt  avait 
été  bien  et  dûment  inscrit  sur  le  registre  de  l'état  civil.  La 
cause  de  la  mort  avait  également  été  déclarée  à  la  mairie. 

Le  docteur  suivait  seul  le  convoi,  convoi  modeste,  qui 
passa  inaperçu  par  les  rues.  Un  monument  très  simple,  devait 
cire  élevé  plus  tard  à  la  mémoire  de  lord  Harry  Norland. 
Vimpany  rentre  ensuite  au  collage  de  Passy,  règle  le  compte 
de  la  garde-malade  et  se  débarrasse  d'elle  au  plus  vite;  il 
prit  aussi  son  adresse,  au  cas  où  il  aurait  l'occasion  de  la 
recommander  à  l'un  de  ses  riches  clients;  ensuite,  il  a  soin 
de  mettre  tout  en  état,  avant  de  rendre  la  clef  à  la  propriétaire 
de  l'immeuble.  Faire  disparaître  les  fioles  de  l'armoire, 
jeter  les  boîtes  aux  ordures,  allumer  un  grand  feu  et  y  pré- 
cipiter deux  petites  fioles  de  verre  bleu,  contenant  à  coup 
sûr  les  mystères  de  la  science  furent  la  première  occupation 
du  docteur.  Dès  que  le  verre  se  fut  fusionné  en  une  petite 
boule,  le  docteur  se  mit  à  fureter  dans  les  papiers  restés  à 
traîner  sur  les  tables;  parfois,  les  lettres  sont  des  révéla- 
trices accablantes;  parfaitement  rassuré,  le  docteur  se  mit  à 
écrire  derechef,  à  la  famille  et  au  notaire. 

Il  était  en  train  de  le  faire,  lorsque,  soudain,  il  entend  dans 
le  jardin  le  bruit  du  sable  qui  grince  sous  les  pieds  d'un 
intrus;  il  se  lève  et,  sans  se  troubler,  ouvre  la  porte.  Lord 
Harry  n'avait  prédit  que  trop  vrai!  c'était  la  première  garde- 
malade,...  celle  qui  avait  tout  vu,  tout  entendu!  Sa  physio- 
nomie anxieuse  laissait  deviner  qu'elle  voulait  tout  savoir. 
Elle  allait  franchir  la  porle  de  la  maison,  mais  la  grosse  per- 
sonne du  docteur  a  barre  sur  elle. 

«  Tiens,  c'est  vous!  fit-il  d'un  air  d'indifférence.  Qui  donc 
vous  a  demandé  de  revenir? 

—  Lady  Harry  est-elle  ici? 

—  Non,  elle  n'y  est  pas,  répondit-il  sans  broncher. 

—  Alors  je  vais  entrer  et  l'attendre.  » 


256  ,  c'était  écrit! 

Vimpany  restait  aussi  impassible  qu'une  barre  fixe. 
«  Quand  doit-elle  revenir?  demanda  Fanny. 

—  Vous  a-t-elle  écrit? 

—  Non  pas. 

—  Vous  a-t-elle  du  moins  laissé  l'ordre  de  la  venir  retrouver 
ici? 

—  Pas  du  tout,...  mais  je  pensais.... 

—  Les  serviteurs  ne  devraient  jamais  penser;  ils  devraient 
se  contenter  d'obéir. 

—  Je  connais  mes  devoirs,  monsieur  Vimpany,  sans  que 
vous  preniez  soin  de  me  les  rappeler.  Voulez-vous  me  per- 
mettre de  passer? 

—  Entrez,  si  ma  société  peut  vous  être  agréable,  dit  le 
docteur,  en  se  reculant  pour  la  laisser  passer.  A  coup  sûr, 
vous  ne  trouverez  personne  ici. 

—  Mais  alors  où  donc  est  milady?  dit  Fanny  stupéfaite. 

—  Vous  l'auriez  appris,  si  vous  étiez  restée  un  ou  deux 
jours  de  plus  en  Angleterre;  aujourd'hui,  votre  démarche 
est  inutile,  ajouta  son  interlocuteur. 

—  Elle  n'est  pas  venue  ici?  demanda  Fanny. 

—  Elle  n'est  pas  venue  ici,  répéta  le  docteur. 

—  Je  ne  crois  pas  un  mot  de  vos  paroles,  s'écria  Fanny 
hors  des  gonds.  Je  suis  sûre  et  certaine,  moi,  que  lady  Harry 
est  ici.  Qu'en  avez-vous  fait,  parlez?  » 

Le  docteur  s'incline  et  reprend  : 

«  Alors  vous  ne  croyez  pas  ce  que  je  vous  dis....  C'est 
fâcheux,  très  fâcheux. 

—  Moquez-vous,  si  bon  vous  semble.  Où  est-elle? 

—  Où  est  elle?  répéta  le  docteur  d'un  ton  interrogateur. 

—  Oui,  elle  a  quitté  Londres  pour  venir  rejoindre  milord. 
Où  est-elle? 

—  Il  faudrait  être  plus  malin  que  je  ne  le  suis,  pour  vous 
le  dire,  répondit  Vimpany. 

—  Enfin,  puis-je  voir  lord  Harry?  demanda  Fanny  d'une 
voix  ferme. 

—  Lui,  lord  Harry?  il  est  parti  tout  seul  pour  un  long 
voyage. 

—  J'attendrai  son  retour  ici,  dans  cette  maison,  dit  Fanny 
Mire  d'un  ton  décidé. 


c'était  écrit!  257 

—  C'est  ce  que  nous  verrons,  riposta  lé  docteur. 

—  Je  demeure  convaincue  que  milady  est  ici.  Cielî 
l'auriez- vous  enfermée-? 

—  Ah!  la  belle  histoire? 

—  Vous  êtes  capable  de  tout;...  tenez,  de  ce  pas,  je  vais 
prévenir  la  police. 

—  Vous  n'y  allez  pas  par  quatre  chemins,  Fanny! 

—  De  grâce!  dites-moi  où  elle  est? 

—  Décidément,  vous  êtes  une  servante  comme  on  n'en 
roit  guère,  comme  on  n'en  voit  pas!  Visitez  la  maison  de 
ja  cave  au  grenier;  entrez,  voyez,  examinez,  après  tout! 
Qu'est-ce  qui  vous  fait  peur?  voyons,  contentez  votre  curio- 
sité maligne  et  jugez  par  vous-même.  » 

Sans  se  le  faire  dire  deux  fois,  Fanny  obéit;  elle  passe  du 
salon  dans  la  salle  à  manger  :  personne.  Elle  monte  au  pre- 
mier étage,  pénètre  dans  la  chambre  de  lady  Harry  :  déserte. 
Pas  une  épingle  à  cheveux,  pas  un  ruban  ne  trahit  la  pré- 
sence d'une  femme.  Elle  passe  dans  l'appartement  de  lord 
Harry.  elle  ouvre  les  armoires,  regarde  derrière  les  portes, 
rien,  rien,  rien!  Elle  redescend  l'escalier,  se  demandant  ce 
que  cela  signifie.  Persuadée  qu'elle  allait  recevoir  un  refus 
du  docteur,  elle  dit  : 

«  Puis-je  pénétrer  dans  la  chambre  d'ami? 

—  Certainement,  répond  le  docteur,  certainement.  Vous 
connaissez  le  chemin;...  si  vous  avisez  quelque  ob'tf  ayant 
appartenu  à  lady  Harry,  veuillez  le  prendre. 

—  Et  comment  va  M.  Oxbye? 

—  Il  est  parti. 

—  Parti,  et  où  est-il  allé?  demande  la  camériste  avec 
intérêt. 

—  Il  est  parti  hier  vendredi;  c'est  un  bon  garçon  et  si 
reconnaissant!  Il  serait  à  désirer  qu'il  y  eût  un  plus  grand 
nombre  de  ces  reconnaissantes  créatures  et  de  ces  fidèles 
serviteurs  en  ce  bas  monde!  Son  intention  était  d'aller  à 
Londres,  afin  de  vous  remercier  de  vive  voix.  Quel  brave 
cœur  ! 

—  Comment!  c'est  le  jeudi  que  je  l'ai  vu....  » 

Puis  elle  se  mord  les  lèvres  et  n'achève  pas  la  phrase 
commencée. 

17 


258  c'était  écrit! 

«  Mercredi,...  c'est  mercredi  que  vous  voulez  dire,  reprit 
le  docleur;  ce  jour-là,  il  allait  déjà  sensiblement  mieux. 

—  Je  n'en  disconviens  pas,  reprit  Fanny,  mais  il  était 
beaucoup  trop  faible  pour  entreprendre  un  voyage. 

—  A  coup  sur,  je  ne  l'y  eusse  pas  autorisé,  au  cas  où 
j'eusse  pensé  qu'il  commettait  une  imprudence  »,  ajouta 
M.  Vimpany. 

Fanny  garda  le  silence;  elle  avait  vu  son  pauvre  malade 
couché  immobile  et  livide  !  elle  avait  entendu  l'autre  garde- 
malade  s'écrier  qu'il  était  mort  !  Maintenant,  au  contraire, 
on  affirmait  qu'il  se  portait  comme  le  Pont-Neuf  et  même 
qu'il  était  parti.  Toujours  est-il  qu'elle  n'avait  pas  de  temps 
à  perdre  en  réflexions  inutiles. 

Fanny  avait  été  sur  le  point  de  demander  ce  qu'était 
devenue  la  nouvelle  garde-malade,  mais  elle  réfléchit  qu'il 
était  préférable,  dans  les  circonstances  présentes,  de  ne  pas 
éveiller  les  soupçons .  Ouvrant  la  porte  de  la  chambre 
d'Oxbye,  elle  la  parcourut  des  yeux  ;  il  ne  restait  aucune  trace 
de  sa  présence  ;  tout  était  rangé  dans  un  ordre  parfait  ;  les 
battants  du  buffet  ouverts,  le  lit  fait,  les  rideaux  relevés,  la 
chaise  longue  poussée  contre  le  mur,  la  fenêtre  ouverte  et 
le  mort  décampé!  Après  tout,  ses  soupçons  ne  l'avaient-ils 
pas  induite  en  erreur  ?  N'était-il  pas  endormi  plutôt  que 
mort,  n'était-ce  pas  une  hallucination? 

Dans  le  vestibule,  le  docteur  attend,  souriant,  grimaçant, 
hideux! 

Elle  se  rappelle  que  son  but  était  de  retrouver  lady  Harry 
et  non  le  Danois  ;  alors,  elle  referme  la  porte. 

«  Eh  bÀen!  dit  Vimpany,  avez-vous  fait  une  découverte 
quelconque?  La  maison  est  déserte,  vous  apprendrez  bientôt 
pourquoi.  Et  que  comptez-vous  faire  à  la  suite  de  votre  per- 
quisition; retournez-vous  à  Londres? 

—  Non,  certes;  je  veux  retrouver  milady,  répondit 
Fanny. 

—  Si  vous  étiez  venue  ici  dans  d'autres  dispositions  d'es- 
prit, je  vous  aurais  épargné  cette  peine  ;  mais  votre  visage 
porte  le  reflet  de  vos  soupçons.  Vous  n'avez  cessé  d'épier, 
de  commenter,  d'analyser  tout  ce  que  l'on  faisait  ici  ;  c'était, 
je  le  sais,  par  dévouement  pour  lady  Harry  ;  sachez  donc 


c'était  écrit!  259 

qu'elle  n'est  pas  ici;  quant  à  son  mari,  vous  entendrez 
parler  de  lui  en  temps  opportun.  En  réalité,  j'ai  presque 
envie  de  vous  donner  l'adresse  de  votre  maîtresse. 

—  Oh!  oui,  de  grâce. 

—  Elle  a  dû  traverser  Paris  il  y  a  deux  jours,  en  se  ren- 
dant en  Suisse  ;  elle  m'a  laissé  son  adresse  à  Berne,  à  l'hô- 
tel;... mais  qu'est-ce  qui  me  dit  qu'elle  réclame  vos  ser- 
vices ? 

—  Je  suis  sûre  qu'elle  a  besoin  de  moi,  vous  dis-je. 

—  Après  tout,  c'est  votre  affaire.  Elle  est  descendue  : 
hôtel  d'Angleterre.  Faut-il  que  je  vous  l'écrive?  Vous  ne 
l'oublierez  pas,  surtout?  Lady  Harry  compte  séjourner  à 
Berne  une  quinzaine  de  jours  seulement.  Après  cela,  je  ne 
sais  ce  qu'elle  a  l'intention  de  faire.  Moi-même,  je  suis  sur  le 
point  de  partir  et  il  est  plus  que  probable  que  je  n'entendrai 
plus  parler  de  lady  Harry. 

—  Oh!  je  dois  l'aller  rejoindre!  riposta  Fanny,  ne  serait- 
ce  que  pour  m'assurer  que  personne  ne  lui  veut  de  mal  et 
qu'aucun  danger  ne  la  menace. 

—  C'est  votre  affaire,  répondit  le  docteur;  pour  ma  pari, 
je  ne  lui  connais  aucun  ennemi. 

—  Pourriez-vous  me  dire  si  milord  est  avec  elle? 

—  Je  n'en  vois  pas  la  nécessité  ;  je  vous  ai  dit  qu'il  est 
parti;  si  vous  allez  à  Berne,  vous  saurez  bientôt  à  quoi  vous 
en  tenir.  » 

Le  ton  du  docteur,  en  prononçant  ces  mots,  déplut  à  la 
femme  de  chambre;  pourtant,  sa  physionomie  ne  la  trahit 
pas. 

«  Voyons,  que  comptez-vous  faire?  poursuivit-il,  il  faut 
prendre  vivement  votre  décision,  soit  que  vous  alliez  en 
Suisse,  soit  que  vous  retourniez  en  Angleterre.  Vous  ne 
pouvez  rester  ici  ;  je  suis  en  train  de  tout  ranger  avant  de 
quitter  la  maison  à  mon  tour;  les  factures  sont  soldées;  je 
remettrai  la  clef  au  propriétaire,  puis  je  filerai. 

—  Je  ne  comprends  pas,...  murmura  Fanny  très  bas,  je 
me  demande  ce  que  M.  Oxbye  est  devenu?  non,  vrai,  je  ne 
comprends  pas,  dit-elle  d'un  ton  plus  accentué. 

—  Voilà  qui  m'est  égal!  riposta  brutalement  le  docteur. 
Je  viens  de  vous  dire  que  milady  est  à  Berne,  si  cela  vous 


260  c'était  écrit! 

convient  de  la  suivre  à  Berne,  c'est  votre  affaire  et  non  la 
mienne.  Si,  au  contraire,  vous  préférez  aller  à  Londres. 
Eh  bien,  allez  à  Londres.  Avez- vous  quelque  autre  chose  à 
dire  ? 

—  Non,  rien,  riposta  Fanny  en  prenant  sa  valise. 

—  Décidez-vous,  que  diantre!  où  allez-vous? 

—  Je  vais  me  rendre  par  le  chemin  de  ceinture  à  la  gare 
de  Lyon;  là,  je  prendrais  le  premier  train  omnibus  pour 
Berne. 

—  Bon  voyage  !  »  dit  le  docteur  gaiement,  puis,  il  referma 
la  porte. 

Le  trajet  de  Paris  à  Berne  est  long,  même  en  prenant 
"express,  si  l'on  peut  prétendre,  toutefois,  que  seize  heures 
de  locomotion  soient  un  long  voyage  ;  mais  pour  celui  qui 
prend  un  train  omnibus  (ces  trains  qui  n'ont  rien  dans  les 
veines),  c'est  à  n'en  pas  finir,  avec  des  arrêts  à  toutes  les  sta- 
tions du  parcours;  pourtant,  tout  a  une  fin,  même  les  plus 
longs  voyages. 

Une  fois  à  Berne,  Fanny  descend  sa  valise  à  la  main  ;  elle 
est  tranquille  ;  elle  va  enfin  revoir  sa  maîtresse  !  Elle  demande 
l'hôtel  d'Angleterre  ? 

Un  agent  de  la  police  fixe  sur  elle  un  regard  ébahi  et  reste 
bouche  cousue;  elle  réitère  sa  question. 

«  L'hôtel  d'Angleterre,  connais  pas!  dit-il. 

—  Si,...  si,...  riposte  Fanny  avec  insistance.  Il  y  a  pour 
sûr  à  Berne  un  hôtel  d'Angleterre,...  je  suis  la  femme  de 
chambre  d'une  dame  qui  y  est  descendue. 

—  Vous  faites  erreur  ;  il  n'y  a  pas  d'hôtel  d'Angleterre  à 
Berne;  il  y  a  l'hôtel  Bernerhoff.  » 

Sur  ce,  Fanny  exhibe  l'adresse  écrite  de  la  main  du  doc- 
teur :  Lady  Harry  Norland,  hôtel  d'Angleterre. 

«  Je  connais  l'hôtel  de  Bellevue,  du  Faucon,  Victoria, 
Schweizerfof,  Schradel,  Schneider,  la  pension  Simkin.  » 

Au  premier  moment,  Fanny  Mire  ne  mettait  pas  en 
doute  que  sa  maîtresse  ne  fût  à  Berne,  mais  elle  supposait 
que  le  docteur  avait  eu  une  distraction  en  écrivant.  Elle  se 
décide  alors  à  aller  dans  tous  les  hôtels  de  la  ville;  mais  ies 
recherches  étant  infructueuses,  elle  se  rend  à  la  '/)ste  et 
demande  si  l'on  pevit  lui  donner  l'adresse  de  lady  Harry.  On 


c'était  écrit!  261 

lui  répond  qu'aucune  dame  portant  ce  nom,  n'est  venue 
réclamer  ses  lettres.  Fanny  finit  par  tirer  de  tout  cela,  les 
conclusions  suivantes  : 

C'est  que  le  docteur  Yimpany  l'avait  induite  en  erreur 
volontairement.  Pour  se  débarrasser  d'elle,  il  l'avait  expé- 
diée sur  Berne.  Elle  avait  été  refaite  au  même.  Elle  compta 
son  argent  et  vit  qu'il  ne  lui  restait  que  35  francs  en 
tout  et  pour  tout!  Enfin,  elle  se  dirige  du  côté  de  la  pension 
le  meilleur  marché  (et  aussi  la  plus  sale),  raconte  sa  décon- 
venue... à  sa  façon  :  elle  venait  à  Berne  retrouver  sa  maî- 
tresse, et  devait  l'y  attendre  jusqu'à  l'arrivée  d'instructions 
nouvelles.  Voudrait-on  bien  la  recevoir  jusqu'à  l'arrivée 
de  milady?  Certainement,  lui  fut-il  répondu,  moyennant 
5  francs  par  jour,  payés  d'avance  chaque  matin.  Calculant 
que  35  francs  suffisaient  pour  sept  jours,  elle  écrit  aussitôt  à 
Mme  Vimpany;  à  cinq  jours  de  là,  elle  aurait  sa  réponse. 
Après  avoir  accepté  les  conditions  ci-dessus,  elle  paye  les 
5  francs  convenus  ;  on  lui  fait  voir  sa  chambre  et  on  l'informe 
que  le  dîner  est  à  6  heures.  Comme  elle  avait  du  temps 
devant  elle,  elle  se  décide  à  écrire  deux  lettres  :  l'une  à 
Mme  Vimpany  et  l'autre  à  M.  Montjoie.  Elle  les  met  l'un 
et  l'autre  au  courant  de  toutes  les  péripéties  par  lesquelles 
elle  vient  de  passer  ;  elle  raconte  que  lord  Harry  et  sa  femme 
ont  quitté  Passy  et  que  le  docteur  se  disposait  à  faire  de 
môme;  il  s'était  indignement  joué  d'elle,  en  l'envoyant  à 
Berne,  où  elle  se  voyait  dans  l'impossibilité  de  retourner 
chez  elle.  En  écrivant  à  Mme  Vimpany,  elle  ajoutait  ce  détail 
important,  que  le  malade  auquel  elle  avait  vu  administrer 
du  poison  et  rendre  le  dernier  soupir  le  jeudi  matin,  était 
bel  et  bien  parti  le  samedi,  son  bagage  à  la  main,  résolu  à 
se  rendre  à  Londres,  afin  d'y  revoir  sa  première  garde- 
malade  ;  comprenez  cela  si  vous  pouvez,  mais,  pour  moi,  je 
jette  ma  langue  aux  chiens. 

Dans  sa  lettre  à  M.  Montjoie,  elle  le  priait  dô  lui  envoyer 
l'argent  nécessaire  pour  se  replier  sur  Londres.  Lady  Harry 
s'empresserait  assurément  de  le  lui  rendre. 

Elle  jette  elle-même  ses  deux  lettres  à  la  poste  et  attend 
impatiemment  les  réponses.  Le  retour  du  courrier  lui 
apporta  celle  de  Mme  Vimpany  ;  nous  la  transcrivons  ici  : 


262  c'était  écrit! 

«  Ma  chère  Fanny, 

«  J'ai  lu  votre  lettre  avec  l'intérêt  le  plus  vif.  Je  ne  crois 
pas,  je  l'avoue,  qu'il  y  ait  anguille  sous  roche;  espérons 
que  lady  Harry  se  tirera  de  là,  sans  y  laisser  pied  ou  aile! 
Vous  apprendrez  avec  satisfaction  que  M.  Montjoie  va  de 
mieux  en  mieux.  Dès  qu'il  sera  de  force  à  supporter  une 
vive  émotion,  je  lui  remettrai  la  lettre  de  lady  Harry.  Je  me 
félicite  de  la  lui  avoir  cachée  jusqu'ici,  car  il  faut  ménager  la 
sensibilité  d'un  convalescent  par  crainte  d'une  rechute.  A 
mon  avis,  c'est  insensé  à  une  femme  de  retourner  avec  son 
indigne  mari,  tant  qu'il  n'a  pas  fait  amende  honorable.  Que 
signifient  les  protestations,  les  lettres,  les  regrets!  Le  re- 
pentir se  prouve  par  des  actes  et  non  par  des  paroles.  Il  a 
écrit  à  lady  Harry  une  lettre  dont  il  m'a  priée  de  prendre 
connaissance,  me  demandant  si  je  croyais  qu'elle  en  puisse 
être  offensée?  Je  lui  répondis  que  je  ne  le  pensais  pas.  Il 
l'avertissait  des  risques  très  graves  de  dégradation  morale 
(peut-être  même  pire  que  cela)  auxquels  elle  s'exposerait 
en  retournant  avec  lord  Harry.  Au  cas  où  elle  refuserait  de 
suivre  son  conseil,  M.  Montjoie  interpréterait  son  silence 
comme  une  réponse  négative.  Jusqu'à  présent,  il  n'a  rien 
reçu  de  lady  Harry,  pas  un  mot,  pas  un  seul  mot;  donc, 
on  doit  en  inférer  qu'elle  refuse  net  ! 

«  Je  vous  engage  à  revenir  via  Paris,  bien  que  le  trajet 
soit  plus  long  que  par  Bâle  et  Laon.  M.  Montjoie,  j'en  ai  la 
certitude,  vous  enverra  l'argent  nécessaire  pour  le  voyage. 
«  Désormais,  m'a  dit  M.  Montjoie,  où  que  lady  Harry  soit,  cela 
«  ne  me  regarde  plus  ;  ce  n'est  pas  à  dire,  toutefois,  que  je 
«  puisse  me  désintéresser  de  son  sort;  mais  puisque,  sa  femme 
«  de  chambre  fait  preuve  d'un  si  grand  dévouement  pour  sa 
«  maîtresse,  je  lui  ferai  tenir  une  certaine  petite  somme,  non 
«  comme  un  prêt,  mais  comme  un  don.  »  N'hésitez  donc  pas 
à  rester  une  huitaine  à  Paris  et  tâchez  d'approfondir  ce  mys- 
tère. Ne  pouvez-vous  retrouver  la  garde-malade  qui  vous  a 
succédé  près  du  Danois  et  savoir  par  elle  ce  qui  est  réelle- 
ment arrivé?  Avec  tout  ce  que  vous  savez  déjà,  il  serait 
étrange  que  nous  ne  connaissions  pas  la  vérité  vraie;  on  peut 
s'adresser  aussi  aux  fournisseurs,  par  exemple,  à  la  blanchis- 


c'était  écrit!  263 

seuse,  au  pharmacien.  Vous  les  connaissez  déjà,  vous  pouvez 
les  aller  voir,  les  interroger  et  pressentir  leur  impression. 
Quant  à  retourner  près  de  lady  Harry,  vous  n'avez  à  rece- 
voir les  conseils  de  personne  que  de  vous-même.  Je  vous 
attends  dans  une  semaine;  un  événement  quelconque  peut 
se  produire  d'ici  là;  nous  en  causerons  de  vive  voix. 

«  Toute  votre 

«  Vimpany.  » 

Or  les  conseils  de  la  femme  du  docteur  coïncidaient  exac- 
tement avec  les  idées  de  Fanny.  M.  Vimpany  avait  à  coup 
sûr  quitté  Passy;  ce  charmant  faubourg,  si  plaisant  qu'il 
soit,  devait  paraître  monotone  à  un  homme  du  tempérament 
du  docteur.  Elle  y  séjournerait  24  heures  ou  48  heures, 
selon  qu'elle  le  jugerait  nécessaire. 

La  lettre  de  M.  Montjoie  lui  fut  remise  dans  la  môme 
journée,  seulement  un  peu  tard.  Il  répétait  ce  qu'il  avait  dit 
à  Mme  Vimpany;  il  lui  adressait  125  francs  par  la  poste, 
disant  qu'il  était  trop  heureux  de  pouvoir  l'aider  à  donner  à 
lady  Harry  Norland  de  nouvelles  preuves  de  dévouement 
effectif.  Quant  à  lui,  il  renonçait  désormais  à  se  mêler  en 
rien  des  affaires  de  lord  et  de  lady  Harry.  Fanny  Mire 
quitta  Berne,  le  même  jour,  un  samedi.  Le  dimanche  soir, 
elle  s'installait  dans  une  pension  de  Passy.  Elle  s'adressa 
tout  d'abord  au  propriétaire  de  la  maison  occupée  par  lord  et 
lady  Harry;  c'était  un  rentier,  ayant  fait  une  petite  fortune 
dans  la  charcuterie. 

Fanny  entama  la  conversation,  disant  qu'elle  était  femme 
de  chambre  chez  lady  Harry  pendant  son  séjour  à  Passy  et 
qu'elle  désirait  connaître  son  adresse. 

«  Mon  Dieu  !  vous  m'en  demandez  beaucoup,  mademoi- 
selle, répondit  son  interlocuteur.  La  femme  de  milord  res- 
sentait tant  d'affection  pour  son  époux,  qu'elle  n'a  rien  eu 
de  plus  pressé  que  de  le  planter  là,  tout  net,  pendant  sa 
maladie  ;  elle  n'a  même  pas  reparu  depuis  la  mort  de  milord. . . . 
Voilà  une  femme!  Je  ne  sais  pas  si  c'est  la  mode  en  Angle- 
terre, mais  en  France,  cela  paraît  louche. 

—  Lord  Harry  mort!  s'écria  Fanny  éperdue,...  mort! 
quand  ça? 


264  c'était  écrit! 

—  Milord  a  rendu  l'esprit  jeudi  malin,  c'est-à-dire  il  y  a 
un  peu  plus  de  huit  jours.  Pour  moi,  vous  savez,  il  n'a  pas 
été  emporté  par  une  maladie  de  poitrine.  On  l'a  enterré  à 
Auteuil;  tiens,  vous  paraissez  tout  ébaubie! 

—  En  effet,  monsieur,  je  n'en  reviens  pas,  répondit  Fanny. 

—  Eh  bien,  mademoiselle,  vous  pouvez  aller  vous  en 
assurer  vous-même,  car  on  a  déjà  gravé  sur  sa  tombe  une 
plaque  com...  mé...  morative;...  vrai,  les  Anglais  ont  de 
beaux  sentiments,  quand  ils  arrivent  à  les  pouvoir  exprimer. 
Quant  à  trouver  la  veuve  Lachaise,  rien  n'est  plus  aisé.  » 

Munie  de  l'adresse  en  question,  Fanny  remercie  le  char- 
cutier et  s'éloigne.  Grâce  à  lui,  elle  vient  d'apprendre  une 
chose  capitale  :  la  mort  simulée  de  lord  Harry!  Il  est  bon 
de  dire  que  la  veuve  Lachaise,  après  avoir  fait  bon  accueil  à 
l'étrangère,  lui  raconta  par  le  menu,  et  sans  y  entendre 
malice,  tout  ce  qu'elle  savait  ou  croyait  savoir.  On  l'avait 
priée  de  donner  ses  soins  à  un  jeune  lord  Irlandais  phtisique 
au  dernier  degré  et  dont  la  vie,  'en  réalité,  ne  tenait  plus 
qu'à  un  fil.  Le  docteur  prétendait  qu'il  connaissait  des  cas  où 
le  dénouement  fatal  n'arrivait  qu'après  des  mois. 

A  midi,  elle  arriva  au  chalet,  comme  c'était  convenu;  le 
docteur  l'avait  introduite  dans  la  chambre  du  malade,  qui 
dormait  d'un  sommeil  paisible,  couché  sur  un  sofa,  le  lit 
n'ayant  pas  encore  été  refait;  après  avoir  indiqué  les  dro- 
gues à  faire  prendre  au  patient  qui  dormait  profondément, 
le  docteur  avait  quitté  la  pièce. 

—  Êtes-vous  sûre  qu'il  n'était  pas  mort?  demanda  Fanny. 

—  Mademoiselle,  j'ai  acquis  une  longue  expérience  des 
malades;  je  sais  mon  affaire.  Dès  que  le  docteur  eut  tourné 
les  talons,  je  n'ai  rien  eu  de  plus  pressé  que  de  tâter  le 
pouls  du  malade,  observer  sa  respiration;  tout  était  en  bon 
ordre  et  fonctionnait  régulièrement.  » 

Fanny  reste  bouche  close  ;  il  lui  était  impossible  de  rap- 
peler à  cette  respectable  garde-malade  qu'elle  l'avait  vue 
passant  l'inspection  des  fioles  du  buffet,  des  tiroirs,  voire 
de  l'album  de  photographies.  La  veuve  poursuivit  : 

«  Je  me  mis  en  mesure  de  tout  préparer  pour  le  prochain 
réveil  de  mon  malade;  je  tirai  les  rideaux  pour  aérer  le  lit; 
je  secouai  les  oreillers  et  fis  tout  ce  qui  est  de  mon  métier, 


c'était  écrit!  265 

guettant  toujours  le  moment  d'administrer  ra  potion.  Enfin, 
l'heure  de  la  lui  donner  ayant  sonné,  je  cherchai  à  le  réveiller 
tout  doucement.  Eh  bien!  oui,  madame,  celui  dont  je  venais 
de  constater  la  respiration  régulière  et  forte  et  le  pouls  bien 
battant  avait  cessé  de  vivre! 

—  En  êtes-vous  absolument  sûre? 

—  Absolument,  mademoiselle  ;  croyez-vous  donc  que 
c'était  la  première  fois  de  ma  vie  que  je  me  trouvais  en  face 
d'un  trépassé?  J'appelle  le  docteur,  simplement  par  acquit 
de  conscience,  puisque  je  savais  pertinemment  que  le  pauvre 
Irlandais  n'était  plus  qu'un  cadavre. 

—  Et  alors? 

—  Il  examine  le  pouls,  le  cœur,  les  yeux,  et  le  déclare 
mort. 

—  Et  après  cela? 

—  Après?  dame!  quand  on  est  mort,  c'est  fini,  vous 
savez,  impossible  de  nous  ressusciter!  Alors  le  docteur  braque 
son  appareil  photographique  sur  le  pauvre  jeune  homme,  et 
tire  des  épreuves  pour  ses  parents,  ses  amis.... 

—  Ah!  vraiment  et  pourquoi? 

—  Gomme  je  viens  de  vous  le  dire  pour  ses  parents  et  ses 
amis.  » 

L'étonnement  qu'éprouvait  Fanny  n'avait  plus  de  bornes! 
Elle  ne  réussissait  pas  à  comprendre  à  quelles  fins  le  docteur 
voulait  montrer  la  photographie  du  Danois  aux  amis  de  lord 
Harry  ;  personne  ne  pouvait  donner  dans  le  panneau  et  prendre 
un  portrait  post  mortem  d'Oxbye  pour  celui  de  lord  Harry! 

Sans  plus  tarder,  Fanny  se  rend  au  cimetière  d'Auteuil. 
Elle  avise  facilement  la  tombe  qu'elle  cherche  et  y  lit  ces 
mots,  gravés  en  anglais  : 

«  A  la  mémoire  de  lord  Harry  Norland,  fils  cadet  du  mar- 
quis de  Malven.  »  Puis  la  date  et  l'âge,  pas  un  mot  de  plus. 
Fanny  s'assied  sur  un  banc;  attachant  un  long  regard  sur 
celte  plaque  mensongère,  elle  se  dit  : 

«  Une  grande  amélioration  a  dû  se  produire  dans  l'état  du 
malade  quand  je  l'ai  quitté;  c'est  bien  pour  cela  que  l'on  m'a 
congédiée.  Persuadé  que  je  lui  avais  laissé  le  champ  libre, 
le  Lendemain  le  docteur  lui  aura  administré  un  poison.  Je 
l'ai  vu  de  mes  yeux  perpétrer  son  crime;  la  garde-malade 


266  '       c'était  écrit! 

à  laquelle  on  avait  fail  croire  qu'il  était  endormi,  n'a  pas 
tardé  à  découvrir  la  vérité;  on  lui  avait  dit,  préalablement, 
que  le  tuberculeux  était  un  jeune  Irlandais.  Il  est  enterré 
sous  le  nom  de  lord  Harry.  Voilà  pourquoi  j'ai  trouvé  le 
docteur  seul....  Et  lady  Harry  où  est-elle?  Ciel!  où  peut- 
elle  être!  » 


LXVI 

Fanny  Mire  se  décida  ensuite  à  retourner  à  Londres; 
la  modicité  de  ses  ressources  ne  lui  permettait  pas  de  faire 
autrement  et,  en  outre,  elle  était  persuadée  qu'elle  avait 
appris  tout  ce  qu'elle  pourrait  apprendre;  en  conséquence, 
prolonger  son  séjour  était  inutile. 

Elle  possédait  encore  37  ir.  50  du  don  de  M.  Montjoie; 
après  avoir  loué  très  bon  marché  une  petite. chambre  chez 
des  gens  à  l'air  respectable,  elle  se  rend  chez  M.  Montjoie, 
car  il  lui  tarde  extrêmement  de  narrer  ce  qu'elle  a  appris 
à  Mme  Yimpany. 

Chacun  sait  que  l'un  des  plus  grands  désagréments  que 
l'on  puisse  éprouver,  c'est  de  ne  pas  rencontrer  chez  elle  la 
personne  que  l'on  a  le  plus  d'intérêt  à  voir.  Or  force  est  à 
Fanny  de  rengainer  soupçons,  confidences,  renseignements 
et  le  reste  !  Or  un  désappointement  presque  égal  à  celui 
qu'elle  avait  eu  à  Berne,  l'attendait  à  Londres  :  M.  Montjoie 
était  parti! 

La  maîtresse  d'hôtel,  qui  connaissait  Fanny,  lui  apprit  ce 
qui  était  arrivé. 

«  Il  allait  mieux,  dit-elle,  quoique  assez  faible  encore;  le 
médecin  l'a  envoyé  en  Ecosse;  Mme  Vimpany  l'accompagne; 
il  doit  voyager  par  étapes,  courtes  ou  longues,  suivant  l'état 
de  sa  santé.  J'ai  son  adresse  et  je  vais  vous  la  remettre; 
tenez,  précisément,  la  voici.  A  propos,  Mme  Vimpany  m'a 
chargée  d'une  commission  pour  vous;  quand  vous  écrirez, 
m'a-t-elle  dit,  c'est  à  elle  qu'il  faut  adresser  la  lettre  et  non 
à  M  Montjoie.  Elle  n'est  pas  entrée  dans  plus  d'explications.  » 

Fanny  revint  chez  elle,  prolondément  découragée  ;  rejetée 


c'était  écrit!  267 

encore  une  fois  dans  toutes  ses  perplexités,  par  le  secret  ter- 
rible qu'elle  avait  découvert  ;  elle  en  était  obsédée.  Le  seul 
homme  de  qui  elle  pût  prendre  conseil  en  celte  occurrence 
était  absent  !  Elle  ignorait  totalement  ce  que  lady  Harry 
était  devenue?  Que  faire,  désormais?  cette  responsabilité  lui 
pesait  terriblement. 

Il  ressortait  clairement  pour  elle  de  l'entretien  qu'elle 
avait  eu  avec  la  vieille  Mme  Lachaise,  que  l'homme  enterré 
dans  le  cimetière  d'Auleuil  sous  le  nom  de  lord  Harry  Nor- 
land  et  le  phtisique  de  V Hôtel-Dieu,  celui  qu'elle  avait  vu 
rendre  le  dernier  soupir,  n'était  bien  qu'une  même  et  seule 
personne  !  Elle  tenait  pour  non  moins  certain  que  le  docteur, 
au  vu  et  au  su  de  lord  Harry,  l'avait  empoisonné.  Donc, 
lady  Harry  était  au  pouvoir  de  ces  deux  scélérats!  ils 
n'avaient  pas  reculé,  les  misérables,  à  ajouter  un  meurtre  à 
tous  les  crimes  qu'ils  avaient  déjà  commis!  Quant  à  elle,  elle 
se  trouvait  sans  ami,  sans  le  sou!  D'ici  peu  de  jours,  si  elle 
faisait  des  révélations,  tout  était  à  craindre.  Saisissant  une 
plume  pour  écrire  à  sa  meilleure  amie,  elle  se  sentait  para- 
lysée et  incapable  d'expliquer  ce  qui  était  arrivé. 

«  J'ai  des  raisons  de  croire,  disait-elle,  dans  sa  lettre, 
après  tout  ce  que  j'ai  vu  et  entendu,  que  lord  Harry  n'est 
pas  mort!  Lorsque  vous  m'aurez  répondu,  vous  en  appren- 
drez bien  d'autres  encore!  Aujourd  nui,  il  m'est  impossible 
d'en  dire  plus;  je  suis  trop  accablée;  j'ai  peur  de  dire  trop. 
En  outre,  je  n'ai  plus  le  sou;  il  faut  que  j'avise  à  me  créer 
des  ressources?  Pourtant,  bonté  divine!  ce  n'est  pas  mon 
propre  sort  qui  m'inquiète;  j'ai  la  conviction  que  milady  ne 
m'abandonnera  pas.  Son  avenir  seul  est  la  cause  de  mes 
tourments.  Le  terrible  secret  que  j'ai  appris  ne  me  laisse  ni 
paix,  ni  trêve!  » 

Il  se  passa  plusieurs  jours,  avant  que  la  réponse  à  cette 
lettre  arrivât;  réponse  qui,  comme  on  le  verra  du  reste,  ne 
lui  apprit  rien  de  bon. 

«  Je  viens  vous  dire,  ma  chère  Fanny,  que  M.  Montjoie 
continue  à  être  très  peu  vaillant;  quel  que  puisse  être  le 
secret  auquel  vous  faites  allusion,  je  vous  demande  de.  le 
lui  celer,  car  vous  saurez  qu'en  apprenant  que  lady  Harry 
est  retournée  près  de  sou  mari,  il  est  entré  dans  un  violent 


268  c'était  écrit! 

accès  de  colère  et  de  larmes.  Après  cette  mortifiante  nou-j 
velle,  il  a  déclaré  vouloir  rompre  toute  relation  d'amitié 
avec  elle.  Le  séjour  de  Londres  lui  était  désormais  insup- 
portable, tout  rappelant  lady  Harry  à  son  souvenir;  il  ré- 
solut donc,  malgré  l'état  précaire  de  sa  santé,  de  s'établir 
dans  sa  villa  d'Ecosse.  Oh!  quelle  affaire  ce  fut  d'arriver 
à  destination!  Il  s'affaissait  sur  lui-même  comme  un  linge 
mouillé.  J'ai  fait  appeler  le  médecin  de  la  localité;  il  a 
découvert,  tout  de  suite,  que  ce  n'était  pas  au  moyen 
de  drogues,  que  l'on  pouvait  guérir  une  âme  si  profondé- 
ment ulcérée.  Avant  tout,  il  lui  fallait  du  repos  moral  et 
s'abstenir  même  de  lire  les  journaux;  par  le  fait,  chose 
fort  heureuse ,  car  en  les  parcourant ,  il  eut  pu  ap- 
prendre la  nouvelle  de  la  mort  de  lord  Harry  et,  que 
par  conséquent,  lady  Harry  était  veuve,  événement  des 
plus  importants  pour  lui.  Vous  comprenez,  n'est-il  pas 
vrai,  à  quelles  fins  je  vous  ai  fait  prier  de  ne  pas  écrire  à 
M.  Mont  joie  et  pourquoi  surtout  je  ne  lui  ai  pas  montré 
votre  lettre.  Je  me  suis  bornée  à  dire  que  vous  n'aviez 
«  pu  retrouver  lady  Harry.  «  De  grâce,  ne  me  parlez  plus 
«  de  lady  Harry  »,  m'a-t-il  répondu  d'un  ton  irrité.  Je  n'ai 
eu  garde  d'enfreindre  sa  recommandation.  Quant  à  ce  qui 
est  la  question  d'argent,  je  vous  fais  passer  une  centaine 
de  francs  que  j'ai  mis  de  côté.  Vous  me  les  rendrez  un 
jour  ou  l'autre.  J'ai  pensé  dernièrement  que  lady  Harry 
ne  peut  manquer  de  jeter  les  yeux  sur  le  Continental 
Herald,  journal  fondé  par  son  mari.  A  votre  place,  voici 
ce  que  je  ferais  :  par  un  avertissement  inséré  dans  cette 
feuille,  lady  Harry  apprendrait  que  je  désire  avoir  son 
adresse.  Vous  indiquerez  tel  bureau  que  bon  vous  sem- 
blera poste  restante.  » 

Voici  la  rédaction  à  laquelle  elle  s'arrêta  :  Fanny  M.  à 
L.  H.  Impossible  de  me  'procurer  votre  adresse.  Veuillez 
écrire  poste  restante,  Hunter  street,  Londres.  W.  C. 

Elle  paye  l'insertion  de  cet  avertissement  pour  trois 
samedis,  puis  rentre  chez  elle;  la  satisfaction  qu'elle  éprouve 
d'avoir  fait  un  pas  en  avant,  la  met  en  disposition  d'écrire, 
par  le  même  courrier,  le  compte  rendu  de  tout  ce  qu'elle  a 
appris.  Chose  étrange!  les  soupçons  que  lui  inspirai'.  Vim- 


c'était  écrit!  269 

pany  l'aident  à  se  tenir  dans  les  bornes  de- la  stricte  vérité; 
or  il  ne  s'agissait  de  s'armer  ni  des  sévérités  d'un  censeur, 
ni  des  accusations  d'un  juge,  mais  de  tracer  un  narrégra- 
phique,  d'où  chacun  pût  tirer  la  même  conclusion  qu'elle. 

Elle  exposa  d'abord,  comment  elle  était  venue  à  savoir  que 
lord  Harry  et  le  docteur  Vimpany  s'entendaient  comme 
larrons  en  foire  pour  l'exécution  d'un  plan  mystérieux  ; 
comment  sa  connaissance  de  la  langue  française  l'avait  mise 
à  môme  de  surprendre  leurs  secrets;  comment  ils  s'étaient 
promis  de  tromper  lady  Harry  de  la  même  façon  qu'ils 
avaient  trompé  les  médecins  de  Y  Hôtel-Dieu;  comment  le 
docteur  s'y  était  pris  pour  décider  lady  Harry  à  quitter 
Paris;  comment  ils  l'avaient  choisie,  elle,  Fanny  Mire,  pour 
être  la  garde-malade  du  Danois.  Puis,  elle  déclara  les  avoir 
soupçonnés  d'entrée  de  jeu,  de  vouloir  profiter  de  la  mort 
du  patient,  lequel  offrait  une  certaine  ressemblance  avec 
lord  Harry.  Bref,  elle  déroula  son  câble,  jusqu'à  la  mort  du 
phtisique,  en  terminant  par  son  dernier  entretien  avec  la 
mère  Lachaise.  Les  jours,  les  dates,  tout  était  consciencieu- 
sement consigné;  les  noms  seuls  étaient  désignés  par  des 
lettres  alphabétiques.  Elle  en  prit  un  duplicata.  La  lettre 
cachetée,  recommandée,  fut  adressée  à  Mme  Vimpany. 

Entre  temps,  la  nouvelle  de  la  mort  de  lord  Harry  se 
répand  dans  le  monde,  et  ceux  qui  connaissent  l'histoire  de 
la  famille,  devisent  à  l'envi  de  l'événement. 

«  C'est,  en  effet,  ce  que  ce  garnement  avait  de  mieux  à 
faire,  déclare  l'un;  —  c'est  fort  heureux  pour  les  siens, 
reprend  l'autre;  —  c'est  un  chenapan  de  moins,  disait 
celui-ci;  quelle  chance  pour  sa  femme?  s'écriait  celui-là;  — 
c'est  un  de  ces  coureurs  d'aventures  qui  a  fait  tout  et  le 
reste!  Quel  dommage  de  ne  pouvoir  écrire  la  biographie 
d'un  tel  homme!  » 

Voilà  les  réflexions  auxquelles  on  se  livrait.  Tel  aujour- 
d'hui vivant,  demain  oublié!  autant  en  emporte  le  ventl 


270  c'était  écrit! 


LVXII 

Il  est  peu  d'Anglais,  en  voyage,  qui  fassent  un  crochet 
pour  visiter  Louvain,  bien  que  cette  localité  possède  un 
Hôtel  de  Ville  plus  remarquable  même  que  celui  de  Bruxelles, 
cette  ville,  où  bruissent  toutes  les  voix  de  la  jeunesse  et  du 
plaisir.  Si,  d'aventure,  on  y  rencontre  des  fils  de  la  perfide 
Albion,  comme  on  dit  sur  le  continent,  ils  n'y  font,  certes,  pas 
grande  figure,  étant  sûrement  venus  s'y  fixer  pour  des  rai- 
sons analogues  à  celles  qui  avaient  décidé  M.  et  Mme  Linville 
à  y  dresser  leur  tente.  Le  nombre  de  gens  qui  ne  redoutent 
rien  tant  au  monde  que  de  rencontrer  des  visages  de  con- 
naissance, est  beaucoup  plus  considérable  qu'on  ne  le  pense. 

M.  Linville  avait  loué  là,  une  petite  maison  meublée,  à 
l'instar  du  pavillon  de  Passy,  maison  discrète  par  excellence, 
avec  cour  également  plantée  en  manière  de  jardin.  Le  per- 
sonnel, se  composait  d'une  cuisinière  et  d'une  femme  de 
chambre. 

Inutile  de  demander  si  Iris  était  heureuse.  Hélas  !  elle  ne 
l'avait  jamais  été  depuis  son  mariage;  vivre  en  se  cachant 
n'est  pas  une  condition  favorable  au  bonheur!  Le  temps  lui 
manquait,  du  reste,  pour  fouiller  l'avenir.  Ce  couple,  jeune 
encore,  se  voyait  condamné  non  seulement  à  vivre  l'étranger 
pour  le  reste  de  ses  jours,  mais  à  éviter  toute  relation  et  ren- 
contre avec  des  compatriotes;  à  ne  jamais  plus  leur  adresser 
la  parole  dans  leur  langue  maternelle.  Qui  donc  a  dit  que 
parler  sa  langue  maternelle  c'est  avoir  sa  patrie  sur  ses 
lèvres?  Dans  ces  conditions,  le  mari  vivrait  replié  sur  lui- 
même  et  la  femme  traînerait  des  heures  de  dégoût  et  de 
lassitude,  évitant  de  regarder  en  face. 

Pendant  que  l'un  finirait  fatalement  par  l'abus  de  la 
boisson,  l'autre,  absolument  dégrisée,  envisagerait  la  situa- 
tion sans  aucune  illusion.  Fatalité!  fatalité!  Le  sauvage  lord, 
ruminant,  baillant,  fumant,  pesamment  assis  sur  un  siège, 
se  disant  que,  décidément,  son  grand  dessein  avait  réussi, 
que  son  grand  coup  avait  frappé  juste!  Et  après?  Pour 
l'instant,  il  ne  s'aventurait  à  sortir  de  chez  lui  que  le  soir 


c'était  écrit!  271 

à  la  brune;...  la  nuit  tous  les  chats  sont  gris....  Cette  vie 
végétative  était  dure  à  traîner  pour  un  casse-cou  habitué 
au  mouvement,  à  la  société  et  au  bruit. 

La  monotonie  de  leur  existence,  ne  fut  troublée  que  par 
l'arrivée  de  la  lettre  de  Hugues,  laquelle  leur  avait  été 
retournée  de  Passy  avec  d'autres  documents.  Iris  la  lut  et  la 
relut,  cherchant  à  en  pénétrer  le  sens;  après  quoi,  elle 
la  déchira  en  morceaux. 

«  Ah!  s'il  avait  su,...  s'il  s'était  douté,  dit-elle  à  son  mari, 
il  n'aurait  pas  pris  la  peine  d'écrire  cette  lettre.  Que  répondre? 
rien.  Il  ne  s'agit  plus  pour  moi  de  conseils  à  suivre,  mais 
d'ordres  à  recevoir;...  je  suis  l'affiliée  d'une  conspiration,  la 
complice  d'une  escroquerie....  » 

A  deux  jours  de  là,  l'on  reçut  une  lettre  du  docteur  :  elle 
ne  contenait  ni  nouvelles  de  Fanny,  ni  de  son  séjour  à  Berne. 

«  Tout  va  bien  jusqu'à  présent;  le  monde  a  appris  par  la 
voix  de  la  presse  que  lord  Harry  est  mort  et  enterré.  La 
question  maintenant  est  de  faire  rendre  gorge  à  la  Compagnie 
d'assurances.  A  cet  effet,  la  veuve,  étant  légataire  universelle 
et  exécutrice  testamentaire,  devra  se  présenter  chez  le  notaire, 
lui  remettre  le  testament  et  la  police  d'assurances,  afin  que 
l'on  puisse  remplir  les  formalités  exigées  par  la  loi.  Il  y 
aura  des  signatures  à  donner  ;  le  certificat  médical  constatant 
la  mort  du  défunt,  les  pièces  de  l'administration  des  pompes 
funèbres  relatives  à  la  cérémonie,  de  l'inhumation,  sont  déjà 
entre  les  mains  du  notaire.  Plus  tôt  la  veuve  sera  à  Londres, 
mieux  cela  vaudra.  Elle  préviendra  d'avance  le  notaire  de 
son  arrivée  et  (faites  attention)  elle  écrira  de  Paris,  comme  si 
elle  fût  restée  dans  cette  ville  depuis  la  mort  de  son  époux. 

«  Il  ne  me  reste  plus,  mon  cher  Linville,  qu'à  vous  rap- 
peler que  vous  m'êtes  redevable  d'une  grosse  somme  et  a 
vous  prier  de  m'adresser  un  chèque  lorsque  vous  aurez  palpé 
votre  prime.  Envoyez-moi  ce  billet  doux  à  l'Hôtel  Continental. 

«  Naturellement,  je  me  tiens  aux  ordres  de  la  compagnie, 
pour  lui  fournir  les  renseignements  qu'on  pourrait  désirer.  » 

Lord  Harry  passa  cette  missive  à  sa  femme,  qui  se  bon;» 
à  s'écrier  : 

«  Juste  ciel!  est-ce  possible! 

—  Il  n'y  a  pas  à  tergiverser.  Donc,  vous  n'étiez  pas  à 


272  c'était  écrit! 

Passy,  entendez-vous,  lors  de  la  mort  de  votre  mari,  vous 
étiez  à  Londres,...  à  Bruxelles,...  je  ne  sais  où;  à  votre 
arrivée  chez  vous,  tout  était  fini,  il  ne  vous  restait  plus  qua 
pleurer  sur  sa  tombe;...  il  a  reçu  les  soins  du  docteur  Vim- 
pany;...  vous  le  saviez  souffrant,  mais  d'un  simple  malaise. 
Vous  vous  présentez  chez  le  notaire  avec  votre  testament  ;  il 
aura  reçu  la  police  d'assurances  et  fera  tout  ce  qu'il  y  aura 
à  faire.  La  seule  chose  qui  vous  regarde  personnellement, 
c'est  d'avoir  un  costume  ad  hoc  :  robe  de  crêpe,  voile  épais... 
Personne  ne  vous  adressera  une  question.  Les  circonstances 
étant  données,  vous  vous  dispenserez  bien  entendu  d'aller 
voir  ame  qui  vive.  » 

Un  tel  programme  à  exécuter  fit  frémir  Iris  de  honte  et 
d'épouvante. 

a  Oh  !  Harry,  reprit-elle,  c'est  m'imposer  le  mensonge  et 
le  vol,...  moi  mentir;...  moi  voler! 

—  Vos  scrupules  arrivent  trop  tard  ; ...  à  quoi  sert  de  pleur- 
nicher. 

—  Harry,  reprit-elle,  en  se  jetant  aux  genoux  de  son 
mari,...  épargnez-moi...  ordonnez  à  une  aulre  femme  de 
faire  ce  que  vous  me  demanderez...  d'aller  à  ma  place ._..  de 
se  faire  passer  pour  votre  veuve...  moi,  j'irai  cacher  ma 
honte  au  bout  du  monde,  je  fuirai.... 

—  Vous  tenez  des  propos  insensés,  répondit-il  d'un  ton 
brutal;  il  est  trop  tard. 

—  Je  n'irai  pas!  cria  Iris  dans  un  sanglot. 

—  Vous  irez,  palsambleu  ! 

—  Moi,  je  vous  déclare  que  je  n'irai  pas,  fit-elle  en  se 
redressant  de  toute  sa  hauteur;...  je  ne  m'avilirai  pas  davan- 
tage; encore  un  coup,  je  refuse.  » 

Le  sauvage  lord  se  lève  lui  aussi;  il  attache  ses  regards 
sur  sa  femme,  puis  baisse  les  yeux.  Il  comprend  qu'un  tel 
rôle  est  dégradant. 

«  Alors,  comme  vous  voudrez  !  dit-il  d'une  voix  contenue. 
Vous  laisserez  retomber  sur  moi  la  conséquence  de  mes 
actes  et  de  ma  propre  honte.  Retournez  en  Angleterre.  Je  ne 
vous  demande  dorénavant  qu'une  chose;  ne  révélez  à  per- 
sonne ce  que  vous  savez;...  puisqu'il  en  est  ainsi,  je  vais 
forger  une  lettre  de  vous... 


C'ETAIT   ÉCRIT!  273 

—  Forger  une  lettre  de  moi?  répéta  Iris  d'une  voix 
anxieuse. 

—  C'est  la  seule  façon  de  permettre  au  notaire  d'agir;  à 
celte  lettre  sera  annexé  le  testament....  Qu'arrivera-t-il 
ensuite,  je  l'ignore?  A  présent,  vous  pouvez  me  quitter, 
Iris;...  je  sens  que  je  ne  puis  que  creuser  sous  vos  pieds 
l'abîme  de  la  honte. 

—  Pourquoi  cette  lettre,...  pourquoi  cette  nouvelle  fraude 
encore,...  pourquoi  ne  pas  fuir  avec  moi  quelque  part,...  le 
monde  est  si  grand;...  nous  pouvons  recommencer  une  nou- 
velle vie;...  nous  n'avons  pas  beaucoup  d'argent,  c'est  vrai,... 
mais  je  puis  vendre  mes  bracelets,  mes  chaînes,  mes  bagues. 
Oh  !  Harry,  de  grâce,  laissez-vous  guider  par  moi  ;  écoutez- 
moi;  nous  vivrons  d'une  façon  modeste  et  nous  pourrons 
encore  être  heureux?  Si  vous  vous  êtes  fait  passer  pour 
mort,  eh  bien,  cela  n'a  encore  fait  tort  à  personne,  ni  à  rien. 

—  Vous  parlez  à  tort  et  à  travers,  Iris.  Vous  figurez-vous 
donc  que  le  docteur  va  lâcher  prise  et  qu'il  ne  m'obligera 
pas  à  régler  mon  compte  avec  lui  ! 

—  Quel  compte? 

—  C'est  bien  simple  ;  par  le  fait,  sans  lui,  rien  n'aurait 
marché.  Or  ce  n'est  pas  un  homme  à  travailler  pour  le  roi 
de  Prusse! 

—  C'est  juste;  vous  me  disiez  cela  dans  votre  lettre,  lit- 
elle,  en  pensant' que  d'aussi  terribles  situations  sont  du 
ressort  des  romanciers  ou  des  magistrats. 

—  Certainement,  reprit  lord  Harry,  il  m'enfoncera  d'une 
forte  somme. 

—  Combien,...  une  vingtaine  de  mille  francs? 

—  Nous  sommes  convenus  qu'il  toucherait  le  quart  de 
la  prime,  environ  50  000  francs.  C'est  bien  payer  ses  ser- 
vices ! 

—  Fraude  sur  fraude;  vol  sur  vol;  trahison  sur  trahi- 
son! ciel!  faut-il  que  vous  l'ayez  connu!  dit  Iris  d'un  air 
navré. 

—  D'accord!  mais,  voyez- vous,  un  homme  comme  moi 
doit  fatalement  faire  de  ces  rencontres-là,  riposta  le  sauvage 
lord.  Quand  l'agent  propulseur  est  un  scélérat  d'une  énergie 
peu  commune,  qui  met  en  mouvement  une  machine  d'une 

18 


274  C'ÉTAIT  écrit! 

obéissance  passive,  comme  votre  serviteur,  les  résultats  de 
la  combinaison  doivent  être  déplorables.  A  Dieu  ne  plaise 
que  je  veuille  jeter  la  pierre  au  docteur!...  non,  non,  cela  ne 
m'appartient  pas. 

—  C'est  juste,  riposta  Iris,  en  baissant  la  tête  avec  con- 
fusion. 

—  A  qui  le  dites-vous!  désormais  vous  connaissez  la 
situation  à  fond,...  vous  êtes  libre  de  me  quitter.  Alors,  je 
n'aurai  d'autre  alternative  que  de  recommencer  la  partie, 
avec  un  enjeu  bien  autrement  effroyable,  mais  je  ne  vous 
traînerai  pas  à  ma  suite  comme  le  remorqueur  un  chaland.... 
Mon  parti  est  pris!  plutôt  la  mort  pour  moi  que  le  déshon- 
neur pour  vous!  » 

Iris  était  de  nouveau  vaincue. 

«  Harry,  s'écria-t-elle,  permettez,  j'irai!  » 


LXVIII 

A  trois  jours  de  là,  un  fiacre  s'arrête  devant  l'étude  du 
notaire  de  la  famille  Norland  ;  une  jeune  femme  en  grand 
deuil  et  voilée  de  crêpe  descend  du  véhicule;  elle  redoutait 
un  accueil  à  la  fois  formaliste  et  soupçonneux,  car  elle  ne  se 
faisait  plus  illusion  sur  la  vie  que  menait  son  mari  depuis 
longtemps  ;  le  frère  aîné  de  lord  Harry,  savait  également  à 
quoi  s'en  tenir,  en  sorte  que  sa  répulsion  morale  paralysait 
les  sentiments  d'affection.  Puis  des  rumeurs  vagues  surve- 
nues par  suite  de  certains  faits,  ne  laissaient  pas  de  faire 
craindre  une  catastrophe  imminente.  L'officier  ministériel 
au  lieu  de  recevoir  la  jeune  veuve  d'un  air  aussi  solennel 
que  Thémis,  et  aussi  rébarbatif  qu'un  président  de  Cour 
d'assises,  l'accueillit  en  lui  tendant  la  main  et  paraît  prendre 
une  part  très  sincère  à  ses  peines;  il  murmure  : 

«  Ma  chère  lady  Harry, ...  ma  chère  lady  Harry, . . .  quelle 
épreuve  terrible  pour  vous  !  » 

Elle  tressaille;  ciel!  qu'allait-il  dire  après  cela?  Il  pour- 
suivit : 


C'ÉTAIT  écrit!  275 

«  Il  doit  vous  être  si  pénible,  en  un  pareil  moment,  de 
vous  occuper  d'affaires  ! 

—  Je  vous  apporte  le  testament  de  mon  mari,  répond-elle 
simplement. 

—  Si  vous  le  permettez,  j'en  prendrai  immédiatement 
connaissance....  Ah!  ce  ne  sera  pas  long,...  je  vois,...  il  n'y 
a  que  deux  lignes.  Je  ne  crois  pas,  à  vrai  dire,  qu'en  dehors 
de  la  Compagnie  d'assurances,  il  vous  revienne  grand'chose. 

—  Rien,  absolument  rien;  mon  mari  a  toujours  été  impé- 
cunieux, vous  savez  ;  au  moment  de  sa  mort,  il  a  laissé  si 
peu  d'argent,  que  je  me  trouve  dans  un  embarras  réel. 

—  C'est  tout  simple;  vous  n'avez  qu'à  tirer,  un  billet  à 
ordre  sur  nous;  nous  avons  été  instruits  de  la  mort  de  lord 
Harry  par  le  docteur  Yimpany,  qui  paraît  être  l'un  de  ses 
amis  en  même  temps  que  son  médecin.  ' 

—  Le  docteur  était  le  commensal  de  mon  mari  au  moment 
fatal;  moi,  j'avais  dû  revenir  à  Londres  depuis  plusieurs 
semaines.  A  la  première  nouvelle  du  danger,  je  suis  partie 
comme  une  flèche.  A  mon  arrivée  à  Passy,  Harry  était  non 
seulement  mort,  mais  enterré. 

—  La  brouille  entre  le  défunt  et  les  -autres  membres  de 
sa  famille  (notez  que  je  n'approfondis  rien)  rendent  les  cir- 
constances de  sa  mort  plus  regrettables  encore. 

—  Il  avait  près  de  lui  le  docteur  Vimpany!  s'écrie-t-elle 
vivement.  Le  ton  sur  lequel  elle  prononça  ces  mots,  donna  à 
penser  au  notaire  que  le  docteur  en  question  inspirait  à 
lady  Harry  antipathie  et  jalousie.  * 

L'officier  ministériel  reprit  : 

«  Il  reste  désormais  à  prouver  l'authenticité  du  testa- 
ment, et  vos  droits  à  la  prime  d'assurance  :  lord  Harry  était 
assuré  pour  375  000  francs.  On  ne  peut  compter  qu'une 
somme  pareille  puisse  être  payée  en  une  fois.  La  compa- 
gnie demandera  probablement  à  se  libérer  par  acomptes  en 
un  délai  de  trois  mois;  mais,  comme  je  vous  l'ai  déjà  dit, 
notre  caisse  est  ouverte  à  lady  Harry. 

—  Èles-vous  certain  que  la  compagnie  payera? 

—  Il  faut  bien  qu'elle  paye,  pardieu  ! 

—  Je  pensais  qu'une  aussi  forte  somme.... 

—  375  000  francs  ne  sont  pas  la  mer  à  boire!. dit  le  notaire 


£76  c'était  écrit! 

en  souriant,  si  une  Compagnie  d'assurances  refusait  de  rem- 
plir ses  engagements  envers  les  ayants  droit,  c'en  serait  fait 
d'elle! 

—  Oui,...  je  comprends....  Seulement  le  décès  de  mon 
mari  ayant  eu  lieu  à  l'étranger,  je  pensais  que  cela  pourrait 
susciter  certaines  difficultés. 

—  S'il  était  mort  au  Gap,  passe  encore!  mais  à  Passy,  un 
faubourg  de  Paris!  sous  le  régime  de  la  loi  française,  plus 
méticuleuse,  plus  précise  encore  que  la  nôtre,  cela  ne  fera 
pas  un  pli.  Nous  avons,  outre  les  pièces  de  la  mairie,  des 
pompes  funèbres  et  le  certificat  du  médecin,  une  photogra- 
phie du  défunt,  épreuve  admirable  —  le  soleil  ne  peut 
mentir  —  une  photographie  du  monument  mortuaire,  toutes 
pièces  justificatives  dont  la  compagnie  tiendra  compte  assu- 
rément. Du  moment  que  vous  êtes  la  seule  héritière  de 
lord  Harry,  cela  suffit  à  détruire  tout  soupçon  au  sujet  de  sa 
mort  ;  s'il  eût  été  entouré  de  gens  intéressés  à  le  voir  dispa- 
raître, on  aurait  pu  émettre  des  doutes  sur  leurs  intentions, 
mais  vous,  madame,  c'est  différent.  Vous  n'avez  aucune 
inquiétude  à  concevoir. 

—  C'est  un  grand  soulagement  pour  moi,  répondit  Iris. 

—  J'ai  déjà  mandé  ici  le  directeur  de  la  compagnie.  La 
maladie  dont  est  mort  lord  Harry  n'a  pas  laissé  de  l'étonner, 
la  tuberculose  n'ayant  pas  de  précédents  dans  la  famille 
Norland.  Je  lui  ai  objecté  que  la  vie  qu'il  avait  menée  avait 
pu  ruiner  sa  constitution.  » 

Iris  donna  au  notaire  son  adresse  à  Londres.  Celui-ci  lui 
remit  un  chèque  de  2  500  francs.  Dès  qu'elle  en  eut  touché 
le  montant,  elle  adressa  la  moitié  de  la  susdite  somme  à 
M.  Linville  à  Louvain,  poste  restante.  A  six  semaines  de 
là,  étant  toujours  à  Londres,  elle  fut  avisée  que  la  compa- 
gnie avait  payé  au  banquier  la  somme  de  375  000  francs. 
Iris  écrivit  au  docteur  Yimpany  pour  lui  fixer  un  rendez- 
vous.  Son  œuvre  d'escroquerie  et  de  mensonge  était  accom- 
plie ! 

D'autre  part,  elle  écrivit  à  M.  Linville  les  lignes  sui- 
vantes : 

«  Les  choses  n'ont  présente  aucune  difficulté;  la  compa- 
gnie a  trouvé  tout  simple  et  tout  naturel  de  payer  Ja  prime; 


C'ÉTAIT  ÉCRIT!  277 

je  commence  à  respirer!  Pourvu  que  ce  coquin  fieffé 
de  docteur  ne  nous  cause  pas  d'ennuis!  Il  ne  nous  reste 
pins  qu'à  aller  vivre  en  Amérique,  ce  refuge  de  tous  les 
décavés.  Par  mesure  de  prudence,  je  vous  conseille  de  laisser 
croître  votre  barbe  et  de  teindre  vos  cheveux.  Oh!  qu'il  rue 
tarde  de  fuir  les  lieux,  les  personnes,  tout,  en  un  mot,  ce 
qui  peut  réveiller  le  souvenir  du  passé!  Si  nous  pouvions 
un  jour  recouvrer  la  paix,  la  douce  paix  des  anciens  jours... 
et  aussi  le  respect  de  nous-mêmes,  hélas!  » 

Iris  était  à  cent  lieues  de  penser  qu'elle  avait  creusé  sous 
ses  pieds  un  abîme  qui  n'en  finissait  pas. 


LXIX 

L'avertissement  queFanny  Mire  avait  fait  insérer  dans  le 
Continental  Herald,  finit  par  tomber  sous  les  yeux  d'Iris.  Son 
premier  mouvement  fut  de  tancer  sa  camériste,  mais,  toute 
réflexion  faite,  elle  y  renonça.  Lady  Harry  avait  conscience 
de  s'être  rendue  coupable  d'un  acte  passible  de  représailles 
graves.  A  quoi  bon  risquer  sa  sécurité  et  celle  de  son  mari, 
en  se  mettant  à  la  merci  d'une  femme,  dont  la  fidélité  pour- 
rait ne  pas  résister  au  choc  d'une  remontrance  ou  d'un 
froissement  d'amour-propre  imaginaire?  La  situation  de 
lord  Harry  était  donc  cent  fois  plus  à  ménager  encore  ! 

Elle  écrivit  à  Fanny  les  lignes  suivantes  : 

«  Vous  trouverez  ci-inclus  un  billet  de  250  francs.  L'idée 
m'est  venue  de  l'aire  un  voyage  pendant  lequel,  malheureuse- 
ment, je  suis  forcée  par  les  circonstances  de  me  priver  des 
services  d'une  femme  de  chambre.  Je  traverserai  certaine- 
ment Bruxelles  d'ici  quelques  mois;  si  vous  désirez  me 
faire  une  communication  quelconque,  adressez-moi  votre 
lettre  poste  restante.  Bien  que  je  ne  puisse  vous  rappeler 
près  de  moi,  n'inférez  pas  de  ce  fait  que  j'aie  oublié  vos 
bons  et  loyaux  services.  Prenez  patience.  » 

«  Mon  Dieu  !  quel  tissu  de  mystères  !  se  dit  Fanny  après 
avoir  pris  connaissance  de  la  lettre  qui  précède.  Si  lady 
Harry  est  réellement  à  Londres,  pourquoi  ne  me  donne-t- 


278  c'était  écrit! 

elle  pas  son  adresse?  Si  elle  est  à  l'étranger,  pourquoi  ne 
pas  me  le  dire?  Il  va  de  soi  que  Fanny  n'avait  aucun  soup- 
çon du  motif  qui  retenait  lady  Harry  à  Londres,  ni  du  rôle 
qu'elle  devait  jouer  dans  cet  étrange  complot.  Comme  d'habi- 
tude, Fanny  eut  recours  à  Mme  Vimpany;  elle  lui  adressa  la 
lettre  de  lady  Harry,  avec  prière  de  la  communiquer  à- 
M.  Montjoie  et  de  faire  appel  à  ses  conseils;  la  réponse  ne 
se  fit  pas  attendre. 

«  Je  m'empresserai  de  mettre  M.  Montjoie  au  courant  de 
la  situation,  dès  que  je  jugerai  la  chose  opportune.  Je 
n'attends  pour  cela  que  le  retour  complet  de  ses  forces; 
rappelez-vous  le  proverbe  :  qui  n'a  patience,  n'a  rien.  Sur- 
tout tenez-vous  en  garde  contre  l'effarement  de  l'imagi- 
nation. 

«  Cependant  je  ne  puis  m'empêcher  de  convenir  que  des 
événements  graves  se  trament  dans  l'ombre;  j'ai  lu  et  relu 
votre  récit  des  faits  qui  se  sont  passés  sous  mes  yeux.  Il  me 
paraît  évident  que  mon  mari  et  votre  maître  ont  comploté  de 
faire  passer  lord  Harry  pour  mort;  il  ne  nous  appartient 
pas  de  révéler  ces  machinations  infernales.  Attendons.  » 

A  trois  jours  de  là,  Fanny  Mire  reçut  une  nouvelle  lettre 
de  Mme  Vimpany. 

«  L'occasion  que  j'attendais  est  enfin  arrivée.  Ce  matin, 
voyant  que  M.  Montjoie  était  plein  d'entrain,  je  lui  ai 
demandé  si  je  pouvais  me  hasarder  à  lui  communiquer  une 
lettre  dont  le  contenu  ne  laisserait  pas  de  l'intéresser  vive- 
ment. » 

«  S'agil-il  de  lady  Harry?  m'a-t-il  dit. 

c  —  Oui,  indirectement,  ai-je  répondu. 

«  —  S'agit-il  aussi  de  son  mari? 

«  —  Non  seulement  de  son  mari,  mais  du  mien.  » 

Après  avoir  fait  une  pause,  il  reprit  : 

«  Je  me  suis  promis  de  me  désintéresser  des  affaires  de 
lady  Harry  Norland.  Désirez-vous  encore  que  je  prenne  con- 
naissance de  ce  pli? 

«  —  Assurément,  répondis-je.  Je  vous  prierai,  également, 
de  me  dire  ce  que  vous  en  pensez. 

«  —  Qui  l'a  écrit? 

«  —  Fanny  Mire. 


c'était  écrit!  279 

t  —  Veuillez  considérer,  reprit  M.  Montjoie,  que  si  c'est 
seulement  pour  me  dire  que  lord  Harry  est  un  misérable, 
c'est  du  superflu. 

a  —  Il  s'agit,  repris-je,  de  préserver  lady  Harry  d'un 
danger. 

«  —  Alors,  donnez-moi  ce  papier  »,  fit-il. 

Tout  d'abord  je  lui  mis  sous  les  yeux  un  journal  annon- 
çant la  mort  de  lord  Harry. 

«  Est-ce  possible?  s'écria-t-il  éperdu....  Iris  est  libre! 

«  —  Lisez  plutôt  »,  dis-je  en  lui  passant  la  lettre  et  en 
refermant  sur  moi  la  porte  de  la  chambre. 

«  A  une  demi-heure  de  là,  je  revins  chez  M.  Montjoie.  Un 
changement  à  vue  s'était  fait  en  sa  personne,  il  paraissait 
en  proie  à  la  plus  violente  agilation.  Pâle  comme  un  spectre, 
il  s'écria  : 

«  Madame  Vimpany,  je  suis  sûr  que  l'homme  enterré 
sous  Je  nom  de  lord  Harry  n'est  autre  que  l'infortuné 
Danois,  Oxbye,  et  qu'il  a  été  mis  à  mort  par  ces  deux  monstres. 

«  —  Par  mon  mari?  questionnai-je. 

«  —  Oui,  votre  mari.  Il  est  clair  que  lord  Harry  avait  con- 
naissance du  crime,  alors  même  qu'il  n'y  a  pas  participé. 
Comprenez-vous  la  situation?  Mesurez- vous  les  conséquences 
de  cet  acte  criminel,  accompli  sourdement,  à  la  sape?  Les 
voilà  dans  de  beaux  draps  ! 

«  —  J'y  pense  avec  terreur  jour  et  nuit,  repris-je,  mais  ce 
n'est  pas  à  moi  cependant  d'attacher  le  grelot.  Fanny  se 
gardera  de  faire  des  révélations,  et  sans  son  témoignage  per- 
sonne ne  peut  découvrir  l'horrible  vérité.  Néanmoins,  ils 
n'ont  qu'à  se  bien  tenir! 

«  —  Croyez-vous  que  lady  Harry  ait  des  soupçons? 

«  —  Non,  lui  dis-je,  elle  était  absente  au  moment  du  crime  ; 
rappelez-vous  les  dates  :  le  mercredi,  Fanny  a  été  congé- 
diée; le  jeudi  malin,  elle  s'est  introduite  subrepticement 
dans  la  maison  et  a  été  témoin  du  meurtre.  Ce  même  jeudi, 
lady  Harry  prenait  le  paquebot  de  Southampton.  Le  surlen- 
demain, samedi,  Fanny  Mire  revint  au  pavillon  de  Passy  et 
trouva  visage  de  bois.  Les  voisins  lui  racontèrent  que 
M.  Oxbye  était  parti,  que  lady  Harry  voyageait  en  Suisse;... 
mieux  que  personne,  elle  savait  que  sa  maîtresse  n'avait 


280  c'était  écrit! 

point  été  présente  au  crime;  mais  jusqu'à  quel  point  fallait- 
il  croire  à  l'hypothèse  de  la  culpabilité  de  lady  Harry?  » 

«  Après  s'être  torturé  l'intellect  pendant  quelque  temps, 
M.  Montjoie  m'annonça  qu'il  était  résolu  à  partir  pour 
Londres  le  soir  même  ;  c'est  donc  dans  cette  ville,  ma  chère 
Fanny,  que  je  termine  cette  lettre  commencée  en  Ecosse. 
Venez  nous  voir  à  l'hôtel;  vous  ne  sauriez  y  être  plus 
impatiemment  attendue  que  par  votre  dévoué  serviteur.  » 

Enfin,  il  y  avait  un  homme  dans  les  conseils  duquel  on 
pouvait  avoir  confiance  1  Pour  la  première  fois,  Fanny 
remercie  Dieu  d'avoir  créé  Adam  !  .  me  aux  yeux  de  la 
femme  la  moins  bien  disposée  en  faveur  de  sexe  fort,  il  est 
des  circonstances  où  elle  est  forcée  d'admettre  que  l'homme 
a  du  bon. 

Montjoie,  dès  qu'il  se  trouva  en  présence  de  Fanny,  s'écria  : 

«  A  Dieu  ne  plaise  !  que  je  mette  en  doute  votre  véracité  ; 
je  tiens  pour  certain  tous  les  détails  de  votre  récit. 

—  Vous  ne  vous  trompez  pas,  monsieur;  c'est  l'exacte 
vérité.  Je  n'ai  rien  amplifié,  bien  que  je  fusse  tentée  de 
noircir  le  docteur. 

—  Gomment,  ciel!  auriez-vous  pu  ajouter  quelque  chose 
à  la  réalité?  c'est  le  plus  abominable  crime  qu'on  ait  jamais 
commis.  Il  est  une  chose,  toutefois,  à  laquelle  je  ne  comprends 
rien,  c'est  à  la  présence  de  lord  Harry  après  la  perpétration 
du  meurtre,...  a-t-ilvu  le  docteur  lui  administrer  le  contenu 
de  la  fiole,...  qu'a-t-il  dit? 

—  Il  est  devenu  hâve  et  a  tremblé  lorsque  le  docteur  Ta 
prévenu  que  le  Danois  passerait  de  vie  à  trépas  ce  jour-là 
ou  Je  lendemain.  Il  avait  l'air  d'un  déterré  pendant  que 
M.  Yimpany  photographiait  sa  victime;...  m'est  avis,  que 
lord  Harry  savait  tout,  mais  qu'au  moment  de  mettre  le  plan 
infernal  du  docteur  à  exécution,  il  a  eu  peur,  et  si  cela  n'avait 
dépendu  que  de  lui,  Oxbye  serait  encore  de  ce  monde. 

—  De  tout  cela,  il  appert  cependant,  qu'il  a  laissé  faire. 
Pour  le  moment,  Fanny,  votre  devoir  est  de  rester  muette 
comme  la  tombe.  Gardez- vous  de  causer  de  cet  événement 
avec  Mme  Vimpamy,  les  murs  peuvent  avoir  des  oreilles. 
Pour  moi,  je  vais  faire  des  démarches  près  des  Compagnies 
d'assurances;   l'intérêt    de  lady   Harry   exige   que  j'agisse 


c'était  écrit!  281 

ouvertement;  m'enquérir  de  son  adresse  est  un  prétexte  tout 
trouvé.  » 

Quand  des  banques,  des  Compagnies  d'assurances,  des 
notaires,  sont  intéressés  dans  une  affaire,  il  ne  faut  jamais 
désespérer  de  rien.  Effectivement,  ce  fut  l'avoué  qui  décou- 
vrit le  pot  aux  roses  ! 

Par  lui,  Hugues  Montjoie  apprit  que  lady  Harry  était 
restée  deux  mois  à  Londres  ;  après  quoi,  elle  avait  eu  l'idée 
d'aller  faire  un  tour  en  Suisse.  Dès  que  sa  cliente  lui  aurait 
envoyé  son  adresse,  il  lui  ferait  parvenir  les  lettres  dont  on 
le  chargerait  pour  elle. 

«  Il  est  clair  que  lady  Harry  est  venue  à  Londres  pour 
régler  les  affaires  delà  succession,  dit-il. 

—  Naturellement. 

—  Sa  fortune  personnelle  était  peu  de  chose,...  195000 
francs,  je  crois,  reprit  Hugues. 

—  En  pareil  cas,  la  fortune  du  survivant  n'est  pas,  comme 
vous  savez,  l'élément  capital. 

—  C'est  juste;  je  suppose,  d'ailleurs,  que  lady  Harry  a 
un  trustée,  mais,  c'est  une  simple  hypothèse;  ce  que  je  sais, 
c'est  que  lord  Harry  était  dans  une  position  des  plus  embar- 
rassées; avait-il  une  assurance? 

—  Oui,  autrement  sa  succession  eût  été  un  leurre. 

—  La  prime  a-t-elle  été  payée? 

—  Oui,  et  déposée  chez  le  banquier  de  lady  Harry. 

—  Je  vous  remercie,  monsieur;  avec  votre  permission,  je 
vous  enverrai  un  pli  à  l'adresse  de  lady  Harry;  je  vous  serai 
obligé  de  le  lui  faire  tenir  à  la  première  occasion.  » 

A  part  lui,  Hugues  pensait  : 

«  Iris  ne  reviendra  jamais  plus  à  Londres;  son  mari  lui  a 
imposé  un  rôle  dans  cet  affreux  drame....  Juste  ciel!  dire 
qu'elle  est  devenue  la  complice  d'une  escroquerie,...  d'un 
vol,...  ce  n'est  pas  croyable,...  c'est  horrible!  » 

Dès  qu'il  fut  rentré  chez  lui,  Hugues  écrivit  à  lady  Harry, 
qu'il  avait  découvert  une  chose  de  la  plus  haute  importance 
pour  elle  ;  mais  sans  rien  préciser,  de  peur  d'éveiller  les 
soupçons;  ensuite,  il  la  conjurait  de  lui  accorder  un  rendez- 
vous,  n'importe  où,  en  déclarant  qu'un  refus  de  sa  part 
pourrait  compromettre  la  sécurité  de  son  avenir.  «  Croyez, 


282  c'était  écrit! 

disait-il,  en  finissant,  que  je  n'ai  d'autre  but  que  votre 
bonheur  et  que  je  reste  comme  par  le  passé  votre  ami  le  plus 
dévoué  et  le  plus  fidèle.  » 

C'était  tout  ce  qu'il  pouvait  faire;  toutefois,  il  avait  con- 
science que  c'était  donner  un  coup  d'épée  dans  Teau.  Le 
plus  raisonnable  pour  Iris  n'était-il  pas  de  vivre  cachée 
avec  son  odieux  mari,  en  attendant  que  la  mort  l'ait  débar- 
rassée de  ce  prétendu  défunt?  Des  considérations  majeures 
les  décideraient  sans  doute  à  dresser  leur  lente  sur  un  point 
où  ils  n'auraient  nulle  occasion  de  rencontrer  personne 
les  ayant  connus  avant  qu'ils  eussent  mis  le  doigt  dans  cet 
horrible  pâté. 

De  plus,  il  se  demandait  si  Iris  avait  eu  connaissance  du 
meurtre?  Il  se  rappela  les  instructions  données  par  elle  à 
Fanny.  En  conséquence,  il  lui  dicta  les  lignes  suivantes  : 

«  J'ai  reçu  la  lettre  que  milady  a  eu  la  bonté  de  m'écrire 
et  le  mandat  de  250  francs  qu'elle  a  eu  la  générosité  de 
m'adresser.  J'en  remercie  milady  de  tout  mon  cœur.  Me 
conformant  aux  recommandations  de  milady,  j'adresse  cette 
lettre  à  Bruxelles,  poste  restante.  M.  Montjoie,  forcé  de  rester 
en  Ecosse  un  certain  temps,  par  suite  des  alternatives  de  la 
maladie,  a  pu  enfin  revenir  à  Londres;  il  me  charge  de  dire 
à  milady,  qu'il  a  eu  un  entretien  avec  l'un  de  ses  hommes 
d'affaires  et  qu'il  lui  a  fait  tenir  une  lettre  pour  elle.  Il  dési- 
rerait, en  outre,  faire  à  lady  Harry  une  communication  de  la 
plus  haute  importance. 

«  Depuis  que  je  suis  revenue  de  Passy,  il  m'a  semblé 
qu'il  était  de  mon  devoir  de  raconter  tous  les  faits  qui  se 
sont  passés  sous  mes  yeux.  M.  Montjoie  a  pris  connaissance 
de  ce  récit  et  il  émet  l'avis  que  je  dois  en  faire  tenir  une  copie 
sans  délai  à  milady  ;  au  lieu  d'écrire  les  noms  propres  en  toutes 
lettres,  j'ai  mis  seulement  les  initiales  et  je  crois  que  milady 
n'aura  aucune  difficulté  à  trouver  la  clef. 

«  Je  me  permets  d'offrir  à  milady  l'expression  de  l'attache- 
ment inaltérable  de  son  humble  et  très  reconnaissante  ser- 
vante. 

«   Fanny  Mire.  » 

Tejle  était  la  missive  qui  attendait  Iris  à  Bruxelles.  Ah  ! 


c'était  écrit!  283 

combien  elle  était  loin  de  penser  aux  tourments  que  lui  devait 
causer  sa  réponse  à  l'avertissement  inséré  par  sa  femme  de 
chambre  dans  le  Continental  Heraldl 


LXX 

Iris  revint  de  Londres  à  Louvain  par  Paris.  11  lui  fallait 
régler  avec  le  docteur,  qui  s'empressa  de  répondre  à  l'appel 
de  la  jeune  femme.  L'abordant  de  l'air  le  plus  dégagé,  il  dit 
en  se  frottant  les  mains  : 

«  Eh  bienl  lady  Harry,  nous  avons  fini  par  avoir  ville 
gagnée  ! 

—  Je  désire,  docteur,  vous  remettre  la  somme  convenue 
d'avance;  inutile  de  parler  de  l'affaire  et  de  revenir  sur  ce 
sujet,  répondit-elle. 

—  Quand  on  pense,  reprit-il,  en  poussant  de  gros  éclats 
de  rire,  que  lady  Harry  a  fini  par  entrer  dans  notre  jeu! 
Pour  moi,  je  l'avoue,  la  grande  difficulté  était  de  se  faire 
payer  et  de  palper  des  billets  de  banque.  Ma  foi,  je  ne  sais  pas 
comment  nous  aurions  pu  faire  sans  votre  coopération?  fit-il, 
en  coulant  à  la  jeune  femme  un  regard  oblique.  Cela  n'a 
pas  présenté  la  moindre  difficulté,  hein? 

—  Pas  la  moindre,  répondit  Iris  d'un  ton  sec. 

—  Je  dois  toucher  la  moitié  de  la  prime,  vous  savez? 

—  Voici  50  000  francs  que  j'ai  à  vous  remettre. 

—  Vous  estimez,  j'espère,  que  je  ne  les  ai  pas  volés? 

—  Il  est  certaines  choses  qu'on  ne  peut  coter,...  la  dégra- 
dation d'un  homme  par  exemple. 

—  Il  en  est  de  même  de  celle  d'une  honnête  femme,  con- 
venez-en! 

—  Oui,  il  en  est  de  même  d'une  honnête  femme,  répéta 
Iris  en  baissant  les  yeux;  mais,  un  jour  ou  l'autre,  vous  rece- 
vrez pour  vos  bons  offices  la  récompense  promise. 

—  Si  ma  récompense  peut  se  présenter  sous  la  forme  de 
banknotes,  je  me  tiendrai  pour  satisfait.  En  bonne  chré- 
tienne, vous  pouvez  compter  certainement  recevoir  aussi  la 
vôtre? 


284  l  était  écrit! 

—  Je  l'ai  déjà  subie!  répondit  Iris,  le  cœur  brisé.  Ce  que 
je  veux,  à  l'heure  qu'il  est,  c'est  vous  payer  votre  dû  et  me 
débarrasser  de  votre  présence.  » 

Le  docteur  compta  la  liasse  de  billets  et  l'ensevelit  ensuite 
dans  son  portefeuille. 

«  Merci,  lady  Harry;  nous  avons  échangé  suffisamment 
d'aménités  au  sujet  de  cette  affaire. 

—  Puissé-je  ne  jamais  vous  revoir!  s'écria-t-elle. 

—  C'est  ce  que  je  ne  saurais  garantir;  il  est  des  hasards 
si  singuliers!  des  rencontres  si  imprévues,  surtout  entre 
gens  qui  ont  des  motifs  particuliers  de  s'éviter  et  de  rester 
cachés  dans  la  coulisse. 

—  Assez,...  assez,...  vous  dis-je. 

—  Les  coulisses  offrent  beaucoup  d'intérêt, ...  la  société  y 
est  piquante,...  il  va  de  soi  que  vous  y  jouez  votre  rôle  sous 
un  autre  nom. 

—  C'est  possible,  mais  n'en  ayez  cure. 

—  Ta,. ..  ta,...  ta!...  je  finirai  bien  par  tout  découvrir!  à 
mesure  que  les  eaux  baissent,  la  misère  monte  et  nous 
envahit.... 

—  Je  ne  saisis  pas  bien  »,  fit  Iris. 

Son  interlocuteur  partit  d'un  éclat  de  rire  et  reprit  : 
«  Votre  mari  étant  un  panier  percé  fricassera  en  un  rien 
de  temps  ses  100  000  francs.  Moi,  de  mon  côté,  qui  con- 
nais la  valeur  de  l'argent,  je  compte  me  dédommager  de 
mes  années  de  privations  en  faisant  la  noce;  de  tout  cela,  il 
résulte,  que  nous  sommes  destinés  d'ici  fort  peu  de  temps  à 
redevenir  désastreusement  pauvres.  Or,  vous  savez  le  pro- 
verbe :  quand  il  n'y  a  plus  de  foin  à  l'écurie,  les  chevaux  se 
mangent.  Ce  n'est  pas  tout,  qui  sait  !  Un  beau  jour,  on  peut 
nous  dépister  et  découvrir  dans  notre  comédie  d'innocence 
des  faits  qui  jettent  un  jour  nouveau  sur  l'affaire,  d'où  une 
enquête  judiciaire  et  le  reste  !  Sur  ce,  je  souhaite  bonne 
chance  à  lord  Harry  et  à  sa  digne  moitié!  » 

Cela  dit,  le  docteur  s'éloigne  et  Iris  perd  enfin  de  vue  cet 
infâme  gredin.  Les  conjectures  auxquelles  il  s'est  livré  n'en 
restent  pas  moins  gravées  dans  l'esprit  de  la  jeune  femme,  et 
ce  fut  le  cœur  gros  d'angoisses  et  de  pressentiments  lugubres 
qu'elle  repartit  pour  Louvain. 


c'était  écrit!  285 

Par  suite,  une  vie  de  dissimulation  coupable  et  de  trom- 
peries commença  pour  le  ménage.  Iris  quitta  le  deuil,  bien 
entendu,  mais  elle  ne  sortait  jamais  sans  un  voile  épais; 
sachant  qu'il  se  trouve  par-ci  par-là,  des  Anglais  qui 
viennent  de  Bruxelles  à  Louvain,  visiter  lTIôtel  de  Ville, 
M.  Linville  ne  s'aventurait  à  franchir  le  seuil  de  sa  maison 
qu'après  le  soleil  couché.  Ils  ne  voyaient  naturellement  per- 
sonne. Leur  maison,  sise  dans  la  partie  la  moins  fréquentée 
de  la  vieille  cité  et  entourée  de  murs  élevas,  était  triste 
comme  un  cachot.  Ceux  qui  l'habitaient,  taciturnes  et  som- 
bres, passaient  des  journées  entières,  chacun  dans  sa  chambre. 
Quand  lord  Harry  quittait  la  sienne,  c'était  pour  arpenter 
le  jardin  pendant  des  heures,  de  long  en  large,  comme  un 
ours  dans  sa  fosse.  Ils  prenaient  leurs  repas  ensemble,  mais 
sans  mot  dire,  tant  il  y  avait  entre  eux  de  questions  réservées. 
Le  mari  lisait  dans  les  yeux  de  sa  femme  une  pitié  mépri- 
sante et  sur  ses  lèvres  des  reproches  qu'elle  n'osait  for- 
muler ! 

Un  matin,  elle  rangeait  son  bureau,  ses  vieilles  lettres,  ses 
photographies,...  maints  autres  souvenirs  d'antan,...  fan- 
fioles  de  son  enfance,  de  sa  jeunesse  qui  lui  faisaient  re- 
vivre des  jours  d'innocence  que  rien  n'empoisonnait.  Elle  se 
revit  jeune  fille,  puis  jeune  femme,  toujours  parée  de  l'au- 
rore d'une  vie  sans  reproches,  puis  emportée  dans  un 
torrent  de  fange....  Alors  les  écailles  de  l'amour  aveugle  tom- 
bèrent de  ses  yeux,...  elle  ne  vit  plus  qu'une  chose  :  la 
chaîne  qui  la  rivait  à  un  misérable!  Elle  voyait  les  choses 
telles  qu'elles  étaient,  mais,  en  réalité,  elle  avait  mordu  trop 
tard  au  fruit  de  la  science! 

Pour  lord  Harry,  lui,  loin  de  réagir,  abdiquait  toute  acti- 
vité intellectuelle  et  physique  ;  il  restait  à  boire  et  à  fumer, 
les  yeux  morts,  la  tête  lourde,  la  langue  épaisse.  Une  ou 
deux  fois,  il  se  hasarda  dans  un  café,  blotti  contre  le  mur, 
sun  chapeau  baissé  sur  ses  yeux,  mais  quel  jeu  dangereux! 
Le  plus  souvent,  il  errait  dans  les  rues  à  la  nuit,  sans 
[.'•ol'erer  une  parole!  L'hiver  succéda  à  l'automme;  la  nuit 
comme  le  jour,  la  pluie  sonnait  comme  grêle  sur  les  car- 
reaux de  vitres  ;  les  allées  étaient  transformées  en  ruisseaux, 
les  rues  en  égouts. 


286  c'était  écrit! 

Dans  ces  conditions,  lord  Harry  restait  enfermé  chez  lui, 
sans  qu'Iris  osât  lui  adresser  la  parole.  Un  jour,  poussé  à 
bout,  il  finit  par  dire  : 

«  Combien  cela  durera-t-il? 

—  Qu'est-ce  à  dire?  cela,  quoi,  cela? 

—  Cette  misérable  vie  de  silence  et  de  solitude;  c'est 
assez  clair  ! 

—  Jusqu'à  notre  mort,  répondit-elle.  Nous  avons  vendu 
notre  liberté  au  prix  de  cette  vie  d'irrémédiable  oubli.... 

—  Pour  moi,  je  ne  puis  la  supporter  plus  longtemps. 

—  Mais,  vous  êtes  jeune  encore;  vous  avez  au  moins  une 
quarantaine  d'années  de  cette  existence  à  traîner. 

—  Je  vous  jure,  Iris,  que  je  ne  saurais  m'y  soumettre. 

—  Vraiment!  Rêvez-vous  donc  de  retourner  à  Londres? 
de  reparaître  dans  le  beau  monde,...  de  reprendre  la  grande 
vie,...  de  faire  florès  dans  les  salons  de  Piccadilly? 

—  Que  vous  importe? 

—  Trêve  aux  reproches,  Harry;  il  ne  m'appartient  pas 
plus  de  vous  en  adresser  qu'à  vous  de  m'en  faire. 

—  Vos  regards  parlent  sinon  vos  lèvres.  J'aurais  cru  que 
le  moment  de  changer  d'existence  était  arrivé. 

—  Libre  à  vous. 

—  Je  vous  déclare  que  si  cela  devait  continuer,  j'en 
perdrais  la  tête.... 

—  Et  moi  aussi.  Or  vous  savez  que  les  fous  oublient,... 
voilà  d'où  vient  que  nous  croyons  pouvoir  être  heureux,  en 
changeant  de  place. 

—  Fou  ou  non,  je  suis  résolu,  Iris,  à  quitter  Louvain. 

—  Il  existe,  à  coup  sûr,  une  autre  ville  sur  le  territoire 
français  ou  belge,  où  nous  pourrions  découvrir  une  auire 
maison  entourée  de  murs  élevés  et  y  vivre  cachés. 

—  Non,  je  n'entends  plus  me  cacher,  j'en  ai  assez,  riposta 
lord  Harry. 

—  Continuez,  quel  est  votre  plan?  dois-je  être  la  veuve 
d'un  autre? 

—  J'ai  envie  d'aller  vivre  en  Amérique;  en  fait  de  maison 
nous  n'aurons  que  l'embarras  du  choix;  là,  personne  ne 
viendra  nous  relancer.  Je  voudrais  acheter  une  petite  ferme, 
cultiver  ma  terre;  je  ne  lui  demanderais  pas  de  gros  rende- 


c'était  écrit!  287 

menls;...  plus  lard,  enfin,  vous  me  pardonnerez  peut-êlre 
un  acte  qui  n'a  été  prémédité  et  accompli  que  pour  vous  ! 

—  Que  pour  moi!...  de  grâce,  ne  répétez  pas  cet  odieux 
mensonge.  Hélas!  je  ne  puis  plus  ni  vous  respecter  ni  me 
respecter  moi-même;  l'amour  ne  peut  survivre  à  l'estime. 

—  Voulez-vous  m'accompagner  en  Amérique  avec  ou 
sans  amour.  J'en  ai  de  Louvain  et  de  la  vie  que  j'y  mène  par- 
dessus la  tête. 

—t  J'irai  partout  où  vous  voudrez;  je  n'aimerais  pas, 
cependant,  à  courir  trop  de  risques.  Il  en  est  encore  d'au- 
cuns que  cela  peinerait  d'apprendre  que  lady  Harry  est 
en  butte  à  une  accusation  d'où  il  appert  qu'elle  s'est  rendue 
coupable,  avec  deux  autres  individus,  de  mensonge  et  d'es- 
croquerie. 

—  Je  ne  voudrais  pas,  à  votre  place,  parler  aussi  ouver- 
tement de  ces  éventualités-là;  ayez  confiance  et  j'arrangerai 
tout  pour  le  mieux.  Nous  prendrons  le  train  de  nuit  de 
Bruxelles  à  Calais,  puis  la  ligne  d'Amiens  au  Havre,  et 
enfin  le  paquebot  pour  New- York.  Il  n'y  a  pas  d'Anglais  à 
s'embarquer  au  Havre.  Une  fois  en  Amérique,  nous  nous 
dirigerons  vers  le  Kenlucky  ou  ailleurs,  bref,  là  où  l'on  peut 
vivre  ignorés  et  tranquilles  à  la  face  du  ciel,  et  sortir  en 
plein  midi.  Ce  sera  fini  pour  toujours  des  aventures  de  votre 
mari,  qu'en  pensez-vous? 

—  Je  ferai  tout  ce  que  vous  voudrez;  cela  m'est  égal, 
répondit  froidement  lady  Harry. 

—  Parfait!  Alors,  partons  bredi  breda.  J'étouffe,  je  suf- 
foque ici.  Nous  achèterons  à  Bruxelles  un  Bradshaw  ou  un 
Bœdeker  pour  nous  renseigner  sur  les  jours  de  départ  du 
paquebot,  le  prix  du  passage,  etc.,  etc.  Nous  prendrons  de 
l'or  sur  nous.  Il  faudra  écrire  à  votre  banquier,  Iris.  Nous 
pourrons  nous  faire  envoyer  facilement  des  traites  sur  New- 
York  et  placer  là  votre  avoir  sous  mon  nouveau  nom.  Nous 
n'avons  pas  besoin  de  nous  embarrasser  de  lourds  bagages  ; . . . 
allons,  enfant,  fit-il,  en  lui  serrant  la  main  d'une  douce 
étreinte,  puis-je  espérer  vous  voir  encore  sourire  et  être  heu- 
reuse? 

—  C'en  est  fait  à  jamais  pour  moi  du  sourire  et  du  bon- 
heur! 


288  C'ÉTAIT  écrit! 

—  Si  fait,...  si  fait....  Quand  nous  en  aurons  fini  avec  cette 
odieuse  manière  de  vivre,...  quand  nous  pourrons  fréquenter 
nos  semblables,  nous  oublierons  cette  petite  affaire  qui  n'était 
après  tout  qu'une  malheureuse  nécessité. 

—  Oh!  comment  pourrais-je  chasser  de  mon  souvenir.... 

—  De  nouveaux  intérêts  nous  absorberont,  même  au  cas 
où  vous  n'essayeriez  pas  de  réagir,  vous  me  permettrez  au 
moins  de  respirer  une  atmosphère  plus  saine. 

—  Je  partirai  dès  que  vous  voudrez,...  par  le  prochain  train. 

—  Il  y  a  celui  de  deux  heures  et  quart,. . .  de  cinq  heures  ;. . . 
prenons  l'express  de  nuit;  il  emmènera  certainement  des 
Anglais,  mais  ils  ne  sauraient  nous  reconnaître. 

Nous  atteindrons  Calais  à  une  heure  du  matin;  serez-vous 
prête? 

—  Parfaitement.  Je  suppose  que  nous  pouvons  laisser  la 
maison  en  payant  un  dédit. 

—  Allons,  c'est  convenu,  nous  partons  ce  soir? 

—  Si  vous  voulez. 

—  Permettez,  toute  réflexion  faite,  il  me  semble  préfé- 
rable de  fixer  notre  départ  à  demain  soir  ;  nous  aurions  l'air 
de  voleurs  qui  décampent.  Iris,  nous  pourrons  encore  être 
heureux,  je  vous  le  jure  !  Je  vous  serai  obligé  d'aller  à  Bruxelles 
prendre  des  renseignements  précis  pour  notre  départ  et 
m'acheter  différents  objets.  Vous  reviendrez  pour  l'heure  du 
dîner. 

—  C'e,st  entendu  »,  répondit  Iris  en  quittant  la  pièce. 
L'entrain  du  mari  donna  une  lueur  d'espoir  à  la  femme, 

mais  impossible  d'oublier  le  passé;  tant  qu'il  lui  faudrait 
recueillir;  sous  forme  de  dividendes  solides,  le  fruit  de  leurs 
menées  criminelle^! 

Le  paquebot  de  la  Compagnie  transatlantique  partait  tous 
les  jours;  ils  prendraient  celte  ligne.  Oui;  son  mari  avait 
raison;  son  plan  leur  offrait  le  seul  moyen  de  sortir  de  leur 
geôle.  Ce  serait  un  changement  dans  leur  existence;  peut- 
être,  en  somme,  pourraient-ils  faire  d'autres  relations.  Quelle 
situation  abominable  après  tout!  Vivre  exilés,  cachés,  et  dire 
que  chaque  courrier,  qui  allait  leur  apporter  de  l'argent,  les 
rendrait  responsables  d'une  nouvelle  violation  du  septième 
commandement  de  Dieu  1 


c'était  écrit!  289 

Quand  Iris  eut  achevé  de  faire  ses  achats  à  Bruxelles,  il 
lui  restait  encore  deux  heures  avant  de  reprendre  le  train; 
elle  fit  de  petites  emplettes  sans  importance,  acheta  plusieurs 
volumes  de  l'édition  Tauchnitz.  Puis  elle  se  rappelle,  sou- 
dain, ses  instructions  à  Fanny;  elle  se  demande  si  cette 
dernière  lui  a  écrit.  Elle  s'informe  du  bureau  de  poste;  en 
marchant  d'un  bon  pas,  elle  avait  encore  le  temps  de  s'y 
rendre.  En  effet,  une  lettre,  ou  plutôt  un  paquet  gros 
comme  un  livre  l'attendait. 

Elle  le  prit  et  retourna  ensuite  à  la  gare.  Une  fois  dans  le 
train,  elle  s'amuse  à  parcourir  les  romans  anglais,  se  réser- 
vant de  lire  plus  tard  la  lettre  de  Fanny  Mire.  Pendant  le 
repas,  les  deux  époux  firent  la  conversation.  Lord  Harry 
était  en  verve  : 

a  J'en  ai  assez  de  vivre  comme  un  ermite,  disait-il. 
Mettez-moi  au  milieu  de  cannibales,  et  je  réussirai  à  m'en 
faire  des  amis;  mais  vivre  seul!  Oh!  non,  autant  la  mort. 
Demain,  nous  prendrons  notre  vol  vers  d'autres  lieux.  » 

Après  dîner,  il  alluma  un  cigare  et  parla  de  l'avenir;  Iris 
se  souvint  du  paquet  de  la  poste.  Elle  l'ouvre;  il  contient-un 
cahier,  dont  toutes  les  pages  sont  couvertes  de  caractères 
d'écriture;  plus  une  lettre.  Elle  la  lit  d'abord,  puis  la  replie 
et  enfin  elle  ouvre  le  manuscrit. 


LXXI 

«  J'aimerais  à  me  faire  planteur,  dit  lord  Harry,  pendant 
qu'Iris  ouvrait  le  cahier  envoyé  par  Fanny  et,  après  toutes 
mes  aventures,  me  livrera  l'agriculture.  Les  jours  de  marché, 
nous  irions  en  ville  ensemble,  dans  une  carriole  :  vous  avec 
un  panier  de  beurre  frais  et  de  fromage  à  la  crème;  moi 
avec  des  échantillons  de  grain.  Ce  serait  l'idéal!  Nous  dîne- 
rions à  table  d'hôte  après  quoi,  tout  en  fumant  ma  pipe,  je 
discuterais  le  prix  des  céréales,  les  chances  de  beau  temps 
ou  de  pluie.  On  finirait  bieu,  je  pense,  par  nous  oublier  et 
nous  continuerions  à  vivre,  tout  en  passant  pour  morts  et 
enterrés.  Dans  les  romans,  les  gens  ressuscitent  longtemps 

19 


290  CRIAIT   ÉCRIT  f 

après  qu'on  les  croit  noyés,  disparus,  expalriés;' mais  nous, 
ma  chère  petite  femme,  nous  reviendrons  au  pays  natal,  quand 
nous  serons  vieux.  Quel  bonheur  de  pouvoir  faire  encore  des 
projets! 

«  Je  me  sens  tout  heureux  ce  soir,  Iris,  plus  heureux  que 
je  ne  l'ai  été  depuis  des  mois.  Je  n'aime  pas  à  me  plaindre, 
mais  vrai,  je  me  suis  ennuyé  ici  à  avaler  ma  langue. 

«  Je  sais  que  vous  êtes  pessimiste;  moi,  par  contre,  je  suis 
optimiste.  Soyez  tranquille,  Iris,  tout  est  engouffré  dans 
l'abîme  sans  fond  du  passé....  Non,...  non,  ce  qui  a  été  fait, 
ne  saurait  être  découvert.  Pas  une  âme  ne  connaît  le  doc- 
teur et,  entre  lui  et  nous,  nous  élèverons  une  digue  d'or.... 
Mais  ciel!  Qu'avez-vous  donc,  ma  chère?  » 

En  effet,  elle  était  devenue  hâve,  en  écoutant  le  monologue 
de  son  mari;  le  papier  qu'elle  tenait  tremblait  dans  sa  main. 
Elle  jette  sur  lord  Harry  un  regard  d'horreur. 

«  Qu'est-ce  à  dire?  s'écrie-t-il. 

—  Oh!  est-ce  possible!...  Mon  Dieu!  mon  Dieu! 

—  Quoi?  fit  lord  Harry  en  se  levant  droit.  Est-ce  décou- 
vert? 

—  Oui,  tout  est  découvert! 

—  Par  qui?  Passez -moi  le  manuscrit;  que  sait -on, 
dites?  » 

Il  veut  prendre  le  cahier  des  mains  de  sa  femme,'  mais 
elle  recule  sa  chaise  comme  pour  fuir  le  contact  d'un  être 
immonde. 

Il  lit  le  manuscrit  d'un  bout  à  l'autre,  puis  le  rejette. 

«  Eh  bien  !  fit-il  sans  lever  les  yeux. 

—  Le  Danois  a  été  empoisonné...  »,  murmure  Iris. 
Lord  Harry  reste  muet  ;  elle  poursuit  : 

«  Vous  étiez  présent,...  vous  avez  laissé  faire,...  vous 
n'avez  pas  protesté,...  vous  êtes  un  criminel. 

—  Je  n'ai  pas  pris  part  au  crime,...  j'ignorais  que  ce  fût 
du  poison.... 

—  Vous  saviez  tout,...  la  victime  était  sous  votre  toit,... 
vos  mains  étaient  rouges  de  sang. . . .  Ciel  !  lorsque  vous  m'avez 
renvoyée  de  chez  vous,  c'était  pour  me....  Là,  elle  s'arrête 
suffoquée. 

—  Je  n'avais  pas  de  certitudes  positives,...  il  est  venu  ici 


c'était  écrit!  291 

malade,...  je  le  croyais  mourant.  Or  son  état,  au  lieu  de 
s'aggraver,  s'améliorait  tous  les  jours.  Après  le  départ  de 
Fanny,  au  moment  où  le  docteur  donna  une  potion  au 
malade,  je  fus  seulement  pris  de  doutes;...  quand  il  mourut, 
mes  soupçons  augmentèrent  encore,...  je  l'accusai,...  il 
n'eut  garde  de  se  disculper.  Croyez,  Iris,  que  je  ne  suis 
pour  rien  dans  celte  horrible  combinaison,  et  que  j'ignorais 
les  desseins  criminels  de  ce  chenapan. 

—  Vous  avez  laissé  faire;...  autrement,  vous  eussiez 
menacé  le  meurtrier  de  le  dénoncer,  au  cas  que  le  Danois 
viendrait  à  mourir....  Vous  avez  compté  tirer  parti  du  crime, 
et  vous  n'avez  même  pas  reculé  à  faire  de  moi  votre  complice! 
Oui,  j'ai  participé  à  un  meurtre,...  horreur! 

—  Non,.. .  Iris,  rien  ne  peut  établir  que  vous  y  avez  par- 
ticipé, ni  préméditation,  ni  antérieurement,  ni  subsidiaire- 
ment,  ni  postérieurement;  personne  ne  peut  vous  impliquer 
dans  cette  affaire. 

—  Vous  ne  comprenez  pas;  c'est  une  partie  de  l'accusation 
que  je  me  fais  à  moi-même. 

—  Quant  au  récit  de  cette  femme,  reprit  lord  Harry,  je 
n'ai  garde  de  le  nier.  Cachée  derrière  le  rideau,  elle  a  pu 
tout  voir,  tout  entendre.  Oh!  si  Vimpany  l'eût  pincée!  Il 
avait  raison,  il  n'est  rien  d'aussi  dangereux  qu'une  femme;... 
au  demeurant,  elle  n'a  fait  que  raconter  la  vérité.  Nous 
aurions  dû  la  congédier,  pardieu!  et  changer  nos  plans. 
Voilà  l'inconvénient  d'être  par  trop  habile. 

«  Le  docteur  tenait  à  toute  force  que  le  Danois  meure.  Il 
espérait,  nous  espérions  qu'il  mourrait  d'une  mort  naturelle, 
toutes  nos  prévisions  ont  été  déçues.  Or,  sans  le  cadavre, 
nous  avions  les  mains  liées.  Désormais,  Iris,  je  ne  vous 
cacherai  jamais  rien,...  rien.  Je  savais  que  son  existence, 
n'était  qu'une  question  de  temps;  soudain,  il  a  paru  aller 
mieux,  ses  forces  revenaient,...  je  me  demandais,  la  mort 
dans  l'âme,  comment  cela  finirait,  sachant  pertinemment 
que  le  docteur  ne  consentirait  pas  à  lâcher  sa  proie....  Où 
se  serait-il  procuré  un  autre  cadavre?  On  ne  peut  ni  en  voler 
ni  en  fabriquer?  La  mort  ne  saurait  être  confirmée  que  par 
la  mort.  Je  savais,  ajouta  le  sauvage  lord,  d'une  voix  sinistre, 
qu'il  devait  mourir;  au  cas  où  Oxbye  eût  recouvré  la  santé, 


292  c'était  écrit! 

il  n'y  avait  plus  d'argent  pour  tenter  une  nouvelle  expérience. 
Puis ,  arriva  un  moment ,  où  je  fus  saisi  d'une  terreur 
mortelle;...  j'aurais  tout  donné,  je  vous  l'affirme,  pour 
voir  le  malade  se  lever  et  s'en  aller,...  mais  il  était  trop 
tard  ! 

«  J'ai  vu  le  docteur  préparer  la  potion  finale  et  le  pa- 
tient la  porter  à  ses  lèvres;  j'ai  lu  dans  les  yeux  du  cri- 
minel que  c'était  le  coup  de  la  mort....  Voilà,  ma  confession, 
Iris,  vous  savez  tout. 

—  Je  sais  tout!  mon  Dieu,  ayez  pitié  de  moi!  Je  com- 
prends ce  que  j'ai  à  faire,  fit-elle,  les  yeux  hagards,  les  mains 
crispées,  le  visage  livide. 

—  De  grâce,  Iris,  ne  modifions  pas  nos  plans;...  parlons 
ensemble,...  oublions  le  passé,...  dit  le  sauvage  lord  d'un 
ton  suppliant. 

—  Moi  partir?  partir  avec  vous!  »  articula  Iris  avec  un 
frisson,  puis  elle  se  prend  le  front  à  deux  mains,  comme 
dans  une  grande  détresse. 

«  Je  vous  ai  tout  dit,...  je  deviendrai  fou  si  cela  continue,... 
ayez  pitié  de  ma  faiblesse,...  pardonnez-moi. 

—  Vous  pardonner!  Il  n'est  pas  question  de  pardon. 
D'abord,  qu'est  donc  le  pardon  d'une  malheureuse  comme 
moi?Un  crime  horrible,  abominable,  exécrable  a  été  commis. . . . 
Un  de  ces  crimes  qui  font  que  non  seulement  on  se  demande, 
en  en  lisant  le  compte  rendu  dans  les  journaux,  comment  il 
se  trouve  des  bêtes  féroces  pour  les  commettre,  mais  aussi  à 
quelle  espèce  d'êtres  appartiennent  les  femmes  qui  partagent 
la  vie  de  ces  monstres;  or  mon  mari  est  un  homicide  et  je 
suis  sa  digne  moitié!  Quelle  honte!  C'est  seulement  mainte- 
nant, que  je  sens  que  l'amour  aveugle  m'a  perdue?  Je  vous 
ai  aimé  passionnément,  Harry,  et  c'est  là  mon  malheur  !  Je 
vous  ai  épousé  contre  la  volonté  paternelle  ;  je  reçois,  à  l'heure 
qu'il  est,  la  récompense  de  ma  folie.  Ah!  que  l'on  a  raison  de 
dire  que  la  vérité  est  une  question  d'années  ; . . .  quelle  est  notre 
vie?  celle  de  misérables  dont  la  conscience  est  bourrelée  de 
remords.  Si  l'on  venait  à  nous  découvrir,  nous  serions 
pendus  haut  et  court!  Dire  que  la  potence  est  la  fin  qui 
attend  lord  et  lady  Harry! 

—  Je  n'ai  jamais  joué  le  rôle  d'un  hypocrite  près  ae  vous 


c'était  écrit!  293 

Tris,  je  n'ai  jamais  prétendu  à  des  vertus  que  je  ne  possède 
pas,...  loin  de  là î 

—  Désormais,  je  vous  interdis  de  m'adresser  la  parole;... 
moi  j'ai  encore  une  chose  à  vous  dire,...  ma  raison  s'égare,... 
attendez....  » 

Sur  ce,  elle  se  laisse  tomber  sur  un  sofa  et  éclate  en  san- 
glots convuïsifs.  Puis,  elle  se  lève,  essuie  ses  larmes  du 
revers  de  la  main  et  reprend  : 

«  Ah!  j'aurai  le  temps  de  pleurer  quand  tout  sera  fini. 
Harry,  écoutez-moi,  ce  sont  mes  dernières  paroles  :  vous 
n'entendrez  jamais  plus  parler  de  moi,...  vous  êtes  libre  de 
vivre  où  bon  vous  semblera,...  l'exigence  la  plus  insensée  ne 
saurait  m'imposerde  rester  sous  votre  joug,...  je  retournerai 
en  Angleterre,...  seule,...  je  renoncerai  à  votre  nom  pour 
reprendre  le  mien  ou  un  autre.  Quant  à  l'argent  que  j'ai 
touché  pour  vous  indûment,  je  le  restituerai  à  la  compagnie... 
intégralement. 

—  Mais  on  vous  poursuivra,...  ah!  ce  sont  là  des  mots, 
des  phrases,  vides  de  sens,...  il  n'y  a  pas  de  réparation 
possible,  quand  il  y  a  du  sang  versé.  Parlez-vous  sérieuse- 
ment? demanda  Harry  d'un  ton  bref. 

—  Très  sérieusement. 

—  Vous  comptez  réellement  faire  ce  que  vous  dites? 

—  Certainement.  Je  ne  dirai  rien  qui  puisse  vous  trahir, 
mais  cet  argent  que  je  peux  rendre,  je  le  rendrai. 

—  C'est  là  tout  ce  que  vous  aviez  à  me  dire? 

—  Tout. 

—  Alors,  laissez-moi  une  fois  encore  considérer  votre 
visage. . . .  Oui,  Iris,  je  vous  ai  aimée, . . .  passionnément  aimée  ; 
mais  il  eût  mieux  valu  pour  vous  être  foudroyée  que 
de  devenir  lady  Harry,  Après  tout,  vous  avez  raison,  Iris, 
votre  devoir  vous  est  clairement  tracé;...  moi  je  réfléchirai, 
je  verrai  où  est  le  mien;...  adieu!  Les  lèvres  d'un  criminel 
ne  sauraient  effleurer  le  bord  de  vos  vêtements.  Adieu  !  » 

Ceci  dit,  il  s'éloigne....  Elle  entend  ouvrir  et  fermer  la 
porte.  Jamais  plus  elle  ne  devait  revoir  son  mari.  Elle  rentre 
dans  sa  chambre,  enfouit  dans  un  sac  de  nuit  les  choses 
nécessaires  à  son  départ,  appelle  la  servante  et  la  prévient 
qu'elle  est  obligée  de  partir  pour  l'Angleterre  d'abord,  et 


294  c'était  écrit! 

pour  Bruxelles  ensuite.  Un  commissionnaire  porle  les  bagages 
à  la  gare  et  Iris  quitte  Louvain  et  son  mari  pour  toujours. 


LXXII 

A  une  réunion  de  la  Compagnie  d'assurances  sur  la  vie, 
VUnicorn,  convoquée  exlraordinairement,  le  directeur  eut  à 
faire  une  communication  des  plus  étranges. 

«  Messieurs,  dit-il,  je  prie  le  secrétaire  de  vous  donner 
connaissance  d'une  lettre  sur  laquelle  nous  sommes  appelés 
à  statuer  :  tel  est  l'objet  de  notre  présente  réunion. 

—  La  lettre,  reprit  le  secrétaire,  est  datée  de  Paris,  il  y  a 
deux  jours. 

—  Il  y  a  deux  jours  seulement,  reprit  le  président  d'un 
air  de  mystère;  cela, du  reste,  n'a  pas  d'importance,  puisque 
depuis  lors  l'auteur  a  eu  tout  le  temps  de  changer  de  rési- 
dence. Il  peut  être  à  Londres.  Continuez,  s'il  vous  plaît, 
vous  avez  la  parole. 

—  Messieurs,  reprit  le  secrétaire,  il  y  a  maintenant  trois 
mois  que  nous  avons  été  informés  par  des  gens  de  loi,  de  la 
mort  de  lord  Harry  Norland  et  mis  en  demeure  de  payer  à 
ses  héritiers  la  somme  de  375  000  francs. 

—  A  quelques  semaines  de  là,  dit  le  président,  la  prime 
élait  payée  intégralement;  c'est  une  somme  considérable, 
mais  il  semblait  qu'il  n'y  eût  aucun  doute  à  avoir  sur  l'au- 
thenticité de  la  réclamation  des  ayants  droit.  Monsieur  le 
secrétaire,  veuillez  commencer  la  lecture  de  la  lettre.  » 

Après  avoir  toussé  pour  s'éclaircir  la  voix,  le  secrétaire  lut 
ce  qui  suit  : 

«  Le  but  de  cette  lettre  est  de  vous  informer  que  vous 
avez  été  indignement  mis  dedans,  vu  que  lord  Harry,  loin 
d'être  mort,  était  alors  plein  de  vie  et  l'est  encore.  » 

A  cette  communication,  chacun  redresse  la  tête,  tend 
l'oreille,  écarquille  les  yeux. 

Le  président  s'exprime  en  ces  termes  : 


c'était  écrit!  295 

«  Je  vous  ferai  observer,  messieurs,  que  l'auteur  de  celte 
lettre  n'est  autre  que  lord  Harry  lui-même.  Veuillez  conti- 
nuer »,  dit-il  au  secrétaire. 

«  D'abord  nous  fîmes  avec  quelqu'un,  une  combinaison 
qui  permettrait  de  toucher  immédiatement  ma  prime  d'assu- 
rances sur  la  vie,  sans  la  désagréable  nécessité  de  mourir 
auparavant,  puis  d'être  enterré.  D'autres  gens  ont  tenté  la 
chose,  je  pense,  mais  sans  succès;  mon  plan,  au  contraire, 
a  été  tracé  avec  une  dextérité,  une  habileté,  une  précision 
extraordinaires.  Comme  vous  serez  naturellement  curieux  de 
connaître  le  dessous  des  cartes  d'une  partie  perdue  pour 
vous  momentanément,  je  n'ai  aucune  objection  à  vous  en 
révéler  les  finesses.  Il  ne  suffit  pas  d'informer  la  compagnie 
que  tel  individu  est  mort;  on  doit  être  prêt  à  en  fournir  la 
preuve.  En  conséquence,  il  faut  commencer  par  chercher 
un  mourant,  nous  avons  pu  nous  en  procurer  un  à  Y  Hôtel- 
Dieu,  c'était  un  phtisique  qui  paraissait  n'avoir  plus  qu'un 
souffle  de  vie.  Mon  complice  était  un  médecin  anglais,  pourvu 
d'une  lettre  de  recommandation  de  l'un  des  plus  éminents 
médecins  de  la  faculté  de  Londres  ;  il  prétendait  avoir  décou- 
vert un  remède  contre  la  tuberculose  ;  nous  avons  soigné  le 
patient  au  vu  et  au  su  de  tout  le  monde.  Pendant  les  der- 
niers jours  de  son  existence,  nous  le  fîmes  passer  pour  lord 
Harry  Norland.  11  est  mort;  son  acte  mortuaire  porte  le 
nom  de  lord  Harry  Norland,  il  a  été  enterré  dans  le  cime- 
tière d'Auleuil,  près  de  Paris;  sur  sa  tombe  est  gravé  son 
nom  ;  c'est  une  concession  à  perpétuité,  achetée  par  moi. 

«  Le  docteur  se  chargea  d'apprendre  à  lord  Malvern  la 
perte  qu'il  venait  de  faire  en  la  personne  de  son  frère  cadet, 
lord  Harry  Norland,  et  la  maladie  à  laquelle  il  avait  succombé. 
Sa  mort  a  été  également  annoncée  aux  journaux.  Les  diffi- 
cultés pour  arriver  à  ses  fins,  dans  de  telles  conditions,  sont 
si  grandes,  qu'il  est  superflu  de  craindre  que  pareille  tenta- 
tive ne  se  renouvelle  jamais.  Quel  est  le  mortel  qui  consen- 
tirait à  prêter  son  propre  cadavre?  C'est  un  fait  inouï  d'avoir 
sous  la  main  un  malade,  un  étianger,  sans  parents,  sans 
amis,  dont  on  n'ait  à  redouter  ni  la  curiosité,  ni  l'intérêt,  et 
enfin,  de  se  procurer  un  auxiliaire  sans  scrupule.  » 


296  C'était  écrit! 

«  Ma  foi!  s'écrie  l'un  des  administrateurs,  cette  lettre 
dépasse  tout  ce  que  l'on  a  jamais  pu  entendre;  excusez-moi, 
continuez.  » 

Le  secrétaire  poursuivit  : 

«  Au  début,  tout  marcha  bien  ;  nous  enterrâmes  notre 
sujet,  sous  le  nom  de  lord  Harry  Norland.  Ensuite,  il  fallut 
aviser  au  moyen  de  faire  toucher  la  prime  par  l'héritier  en 
personne.  Pour  cela,  il  aurait  à  se  présenter,  muni  bien 
entendu  du  testament  du  défunt  et  d'un  acte  notarié.  Marié, 
sans  enfant,  et  brouillé  avec  ma  famille,  il  était  tout  naturel 
de  nommer  lady  Harry  ma  légataire  universelle  et  mon  exé- 
cutrice testamentaire.  Il  paraissait  également  indiqué  qu'elle 
dût  aller  faire  en  personne  une  démarche  près  de  mes 
avoués. 

«  En  cet  état  de  choses,  je  dus  mettre  lady  Harry  au  courant 
de  la  situation  ou,  du  moins,  de  tout  ce  qu^il  était  nécessaire 
qu'elle  sût.  De  même  que  la  plupart  de  ses  congénères,  elle 
est  douée  de  toutes  les  vertus  et,  en  outre,  d'un  dévouement 
illimité  pour  son  mari.  Quand  les  intérêts  de  son  époux  sont 
en  jeu,  rien  ne  l'arrête,  pas  même  les  scrupules  de  con- 
science ! 

«  Il  va  de  soi  que  j'ai  fait  valoir  tous  les  arguments  qui 
peuvent  décider  une  honnête  femme  à  se  faire  la  complice 
d'une  escroquerie  monstrueuse  !  Elle  a  consenti  à  y  prêter  la 
main,  convaincue  que,  si  elle  s'y  refusait,  le  secret  serait 
divulgué. 

«  L'affaire  a  donc  été  menée  par  moi  avec  un  succès  com- 
plet; vous  avez  payé  la  prime  rubis  sur  l'ongle.  Il  me  res- 
tait 375000  francs  et  la  conviction  d'être  un  escroc  aussi 
habile  que  pas  un,  par-dessus  le  marché.  Malheureusement, 
la  conscience  de  ma  femme  lui  a  fait  sentir  qu'elle  n'aurait 
ni  paix  ni  trêve,  qu'elle  n'ait  restitué  tout  l'argent  indûment 
palpé.  Elle  m'a  fait  part,  un  certain  jour,  qu'elle  voulait 
vous  rendre  immédiatement  la  somme  déjà  déposée  en  son 
propre  nom  chez  son  banquier,  à  savoir  425000  francs. 
J'aime  à  croire  qu'il  vous  répugnerait  de  dénoncer  à  la  jus- 
tice une  femme  qui  ne  demande  qu'à  revenir  à  ses  sentiments 
île  probité  naturelle;  c'est  à  cet  effet  que  j'écris  cette  lettre. 


c'était  écrit!  297 

De  mon  côté,  désireux  que  ma  femme  retrouve  une  tran- 
quillité d'esprit  absolue,  je  suis  résolu,  pour  m'assurer  de 
votre  silence,  à  vous  faire  tenir  immédiatement  le  montant 
de  la  prime  d'assurance,  moins  50  000  francs  dont  j'espère 
pouvoir  me  libérer  plus  lard. 

«  Pour  ce  qui  me  concerne,  je  me  hâterai  de  faire  les 
démarches  nécessaires  dès  que  vous  m'aurez  répondu. 

«  Quant  à  mon  complice,  le  mieux  est  de  ne  pas  vous  en 
occuper.  Vous  trouverez  ci-incluse  l'adresse  où  votre  lettre 
pourra  me  parvenir.  Inutile  de  faire  faire  le  guet  autour  de 
la  maison  :  on  trouverait  visage  de  bois. 

t  Je  reste,  messieurs,  votre  très  obéissant  serviteur, 

«  Harry  Norland.  » 

«  Je  commence  à  comprendre,  s'écria  le  secrétaire,  la  pro- 
venance des  125  000  francs  que  j'ai  reçus  ce  matin;  la  sus- 
cription  portait  ce  mot  :  restitution.  s 

Les  administrateurs  échangèrent  des  regards  étonnés. 
C'était,  en  effet,  une  chose  sans  précédent. 

«  Messieurs,  reprit  le  président,  vous  avez  entendu  la  lec- 
ture de  celte  lettre;  vous  savez  de  quoi  il  s'agit.  Je  vous  prie 
de  vouloir  bien  me  donner  votre  avis. 

—  Si  nous  voulons  rentrer  dans  nos  fonds,  dit  l'un  des 
administrateurs,  le  mieux  sera  de  nous  taire. 

—  S'il  s'agissait  de  lord  Harry  seul,  je  dirais  de  le  dénoncer 
à  la  justice  ;  mais  à  cause  de  sa  femme,  c'est  différent.  Si  tout 
ce  que  l'on  raconte  de  lui  est  vrai,  c'est  un  être  pendable. 
Après  s'être  enfui  tout  jeune  de  la  maison  paternelle,  il 
s'est  fait  mousse,  acteur,  est  parti  pour  l'Amérique,  a  servi 
comme  maître  d'hôtel  sur  un  paquebot,  a  été  bookmaker.... 

—  Du  moment  que  nous  rentrons  dans  nos  fonds,  le  reste 
importe  peu;  nous  n'aurions  jamais  découvert  la  fraude.... 

—  La  compagnie  ne  peut  entrer  en  composition  avec  un 
voleur,  reprit  le  président  d'un  ton  solennel. 

—  Bien  entendu!  mais  à  quoi  bon  exposer  une  noble 
maison  à  un  scandale  public? 

—  Ça,  vous  l'admettrez,  c'est  son  affaire,  dit  un  adminis- 
trateur radical;  le  tout  est  de  savoir  ce  que  l'on  gagnerait  à 
poursuivre  une  femme  bonne  et  charmante,  née  Iris  Hen- 


298  c'était  écrit! 

ley;  son  père  jouit  d'une  réputation  des  plus  honorables, 
j'ai  entendu  parler  de  tout  cela  dans  le  temps.  Elle  en  était 
folle....  Une  triste  histoire  après  tout!  Monsieur  le  prési- 
dent, mon  avis,  c'est  de  renoncer  à  toute  poursuite  contre 
cetle  malheureuse,  qui  s'est  empressée  de  restituer  le  bien 
mal  acquis. 

—  La  compagnie  ne  peut  entrer  en  composition  avec  un 
voleur,  répéta  le  président. 

—  Sans  doute,  reprit  son  interlocuteur,  sans  doute,  mais 
il  va  de  soi  que  la  femme  de  cet  escroc  a  changé  de  nom  et, 
en  somme,  il  ne  nous  appartient  pas  de  la  livrer  à  la  justice. 

—  Une  action  judiciaire  nous  entraînerait  à  des  frais  con- 
sidérables. Gomment  arriver  à  prouver  que  cette  fameuse 
lettre  n'est  pas  apocryphe?  Naturellement,  il  faudrait  exhu- 
mer le  cadavre;  dans  quel  état  le  retrouvera-t-on  au  bout  de 
trois  mois?  Considérez  ceci  :  d'un  côté,  beaucoup  d'argent 
à  dépenser  ;  d'un  autre  côté,  un  grand  scandale  à  divulguer... 
et  tout  cela  en  pure  perte!  Je  suis  contre  toute  idée  d'en- 
quête. Autre  chose;  supposons  par  exemple,  que  l'homme 
existe  encore  et  qu'il  vienne  à  mourir;  nous  nous  trouverons 
derechef  dans  l'obligation  de  payer  une  prime. 

—  De  ce  côté-là,  j'estime,  après  avoir  entendu  la  lecture 
de  cette  lettre,  qu'il  n'y  a  aucune  crainte  à  concevoir,  mais, 
je  le  répète,  nous  ne  pouvons  entrer  en  composition  avec  des 
escrocs. 

—  J'admets,  monsieur  le  président,  dit  l'un  des  adminis- 
trateurs qui  n'avait  pas  encore  pris  la  parole  (c'était  pourtant 
un  avocat)  que  la  compagnie  mette  lady  Norland  hors  de 
cause;  alors,  elle  se  trouverait  avoir  affaire  avec  la  banque 
Erskine,  Mansfield,  Denham  et  Gie,  maison  des  plus  respec- 
tables et  des  plus  solides. 

—  C'est  parler  d'or  !  » 

A  cet  instant  l'on  apporte  une  carte,  c'était  celle  du  direc- 
teur de  la  maison  de  banque  en  question,  M.  Erskine  lui- 
même;  il  entre.  C'est  un  homme  à  l'air  respectable,  mais 
découragé. 

«  Messieurs,  dit-il  d'une  voix  tremblante  d'émotion,  je 
m'empresse  de  vous  faire  une  communication  des  plus 
extraordinaires  :  ce  n'est  rien  moins  qu'une  confession  d'un 


C'ETAIT  ECRIT!  299 

individu  que  j'avais  tout  lieu  de  croire  mort  :  c'est  de  lord 
Harry  Norland  en  personne!  Voulez-vous,  monsieur  le  pré- 
sident, m'autoriser  à  vous  donner  connaissance  de  cette 
lettre? 

—  Certainement,  répondit  le  président,  en  s'inclinant.  Il 
ne  me  paraît  pas  probable  qu'elle  nous  apprenne  rien  de 
nouveau.  » 

M.  Erskine  déplia  la  lettre  et  lut  ce  qui  suit  : 

«  Messieurs,  vous  serez  désagréablement  surpris  d'ap 
prendre  que  je  ne  suis  pas  mort;  au  contraire,  je  jouis  d'une 
robuste  santé  et  il  n'y  a  pas  de  raison  pour  que  je  ne  vive 
pas  jusqu'à  cent  ans.  Je  déclare  que  la  prime  réclamée  à  la 
Société  d'assurances  sur  la  vie  n'était  qu'une  tromperie  indi- 
gne, résultat  d'un  plan  tramé  avec  une  habileté  méphisto- 
phélique. Vous  êtes  devenus,  de  ce  fait,  les  complices  incon- 
scients d'un  vol  abominable.  Ma  femme,  qui  sait  toute  la 
vérité,  n'a  qu'une  pensée,  qu'un  désir,  se  libérer  de  la  somme 
placée  en  son  nom;  le  reste  vous  sera  rendu  par  moi  sous 
certaines  conditions. 

«  En  annonçant  au  chef  de  notre  famille  que  j'appartiens 
encore  au  monde  des  vivants,  veuillez  l'informer  aussi  que 
je  renonce  à  la  somme  de  7  500  francs  qu'il  me  faisait  tenir 
annuellement.  Ce  sera,  pour  lui,  une  légère  compensation 
au  regret  d'apprendre  que  le  nom  de  lord  Harry  est  porté 
par  un  si  triste  sire  !  Si  je  viens  à  mourir  avant  que  le  pro- 
chain terme  de  la  pension  soit  échu,  j'enjoins  à  mes  héritiers 
de  ne  rien  réclamer  à  l'avenir. 

Je  reste,  messieurs,  votre  très  obéissant  serviteur. 

«  Harry  Norland.  » 

Un  homme  de  loi  s'écria  : 

«  La  vérité,  c'est  que  lord  Harry  a  toujours  été  un  sujet 
de  honte  et  de  chagrin  pour  sa  famille.  Quel  aventurier! 
quel  casse-cou!  Toutefois,  cette  lettre  dénote  encore  la  trace 
de  certaines  lueurs  de  conscience. 

—  Il  ne  se  laissera  pas  prendre,  je  vous  le  garantis, 
observa  le  président;  le  sang-froid  de  cette  lettre  indique 
que  son  auteur  a  dû  se  ménager  une  retraite  sûre;  maisj'ou- 


300  c'était  écrit! 

blie  que  c'est  de  lady  Harry  qu'il  s'agit,...  faut-il  la  pour- 
suivre ou  non? 

—  Considérez,  je  vous  prie,  reprit  l'homme  de  loi,  que, 
dès  que  cette  malheureuse  femme  a  eu  connaissance  du  vol 
commis,  elle  s'est  hâtée  de  faire  la  restitution. 

—  Avez-vous  vu  lady  Harry?  demanda  le  banquier. 

—  Non,  pas  encore,  mais  j'ai  la  certitude  qu'elle  ne  tar- 
dera pas  à  se  présenter  chez  moi. 

—  Il  serait  très  regrettable  à  mes  yeux  que  lady  Harry 
fût  condamnée  à  la  prison  avec  son  mari. 

—  Pour  l'honneur  d'une  noble  famille,  espérons  qu'il  n'y 
seront  condamnés  ni  l'un  ni  l'autre! 

—  Savez-vous  qui  a  pris  l'initiative  de  cette  vaste  escro- 
querie? 

—  Je  m'en  doute,  mais  je  n'en  suis  pas  sûr. 

—  Ce  qui  serait  surtout  à  désirer,  reprit  le  président,  ce 
serait  de  mettre  la  main  sur  le  coupable;...  il  esta  présumer 
qu'il  n'appartient  pas  à  une  noble  famille  celui-là. 

—  Pour  la  troisième  fois,  je  répète  que  nous  ne  pouvons 
entrer  en  compromission  avec  des  voleurs,  dit  le  président. 
Vous  avez  cent  fois  raison...  il  faut  reconnaître,  toutefois,  que 
les  hypothèses  sont  très  vagues  et,  à  moins  que'  les  preuves 
ne  soient  suffisamment  établies,...  il  y  a  un  complot.  Nous 
serons  peut-être  forcés  un  jour  d'intenter  un  procès  à  la 
banque  Erskine....  Quant  à  lady  Harry,  si  elle  est  coupable, 
alors.... 

—  Non,...  non,...  elle  a  pu  être  induite  en  erreur  »,  dit 
Erskine  avec  feu. 

Sur  ce,  le  président  plie  la  lettre  et  la  remet  au  secrétaire. 

«  Nous  vous  sommes  très  obligés  de  celle  communication, 
mais  de  la  part  de  la  maison  Erskin  et  Cie  le  procédé  n'a 
rien  qui  doive  nous  étonner.  En  même  temps,  ne  perdez  pas 
de  vue  que  vous  avez  reçu  l'argent,...  j'irai  causer  avec  vous 
d'ici  peu  de  jours.  » 

Conformément  au  vœu  général,  le  secrétaire  s'occupe 
d'écrire  une  réponse;  le  lendemain,  la  compagnie  recevait 
un  chèque  de  200  000  francs,  signé  William  Linville.  Le 
secrétaire  eut  ensuite  une  autre  entrevue  avec  M.  Erskine  à 
la  suite  de  laquelle  il  eut  à  toucher  le  reste  de  la  somme  due. 


c'était  écrit!  301 

Chaque  étude  de  notaire  a  des  secrets  impénétrables. 
En  conséquence,  nous  ne  devons  pas  nous  enquérir  par  qui 
celte  forte  somme  a  été  payée.  Toujours  est-il,  qu'à  quel- 
ques jours  de  là,  M.  Hugues  Montjoie  se  présenta  à  l'étude 
et,  qu'après  une  longue  conversation  avec  le  patron,  il  lui 
laissa  entre  les  mains  un  chèque  très  important. 

Les  administrateurs  n'eurent  donc  plus  aucune  raison  de 
s'occuper  de  cette  affaire,  mais  elle  n'en  continue  pas  moins 
encore  à  servir  de  thème  aux  conversations  particulières. 

On  était  unanime  à  penser  que  cette  escroquerie  qu'on 
n'eût  jamais  découverte,  n'étaient  les  scrupules  de  con- 
science d'une  femme,  serait  traitée  plus  sévèrement  par  les 
compagnies  frustrées,  si  jamais  pareil  cas  se  présentait. 
Aujourd'hui,  le  monde  est  si  méchant,  qu'il  est  inutile  de 
lui  apprendre  à  le  devenir  davantage  encore! 

En  résumé,  moins  on  en  parlera,  mieux  cela  vaudra. 
D'ailleurs,  l'événement  tragique,  qui  se  produisit  à  un  ou 
deux  jours  de  là,  mit  fin  à  toute  discussion,  et,  comme  une 
feuille  emportée  par  l'orage,  le  souvenir  de  l'escroquerie 
disparut  bientôt! 


LXXIII 

C'était  fini  î  Iris  avait  restitué  l'argent  en  son  nom.  Elle 
habitait  désormais  une  petite  maison  avec  Fanny  qu'elle 
appelait  sa  cousine  ;  elle  ne  sortait  pour  ainsi  dire  jamais. 
Tout  était  devenu  pour  elle  un  sujet  d'effroi.  Elle  trem- 
blait d'entendre  un  cri  poussé  derrière  elle,  de  lire  un  jour- 
nal, d'apprendre  que  lord  Harry  était  arrêtée  sous  inculpa- 
tion de  vol. 

Or,  un  jour,  elle  entend  des  pas  d'homme  résonner  sur 
les  marches  de  l'escalier;  à  ce  bruit,  elle  devient  blême  :... 
elle  s'attendait  à  voir  paraître  un  agent  de  police.  Rien  de 
ce  genre  ne  la  menaçait,  mais  la  voix  de  la  conscience  l'avait 
rendue  peureuse. 

C'était  Montjoie! 

c  J'ai  découvert  le  lieu  de  votre  refuge,  dit-il,  grâce  à 


302  c'était  écrit! 

Fanny  Mire,  qui  savait  qu'aucune  indiscrétion  n'était  à 
craindre  de  ma  part  lorsqu'il  s'agit  de  vous.  Pourquoi  vous 
cachez- vous,  Iris? 

—  Vous  ne  savez  pas  tout,  Hugues,  autrement  vous  ne 
m'auriez  pas  adressé  cette  question,  hélas! 

—  Je  sais  tout,  Iris,  absolument  tout,  aussi  suis-je  venu 
vous  demander  de  quitter  ce  logis,...  de  reprendre  votre 
nom....  Vous  n'avez  pas  lieu  de  vous  cacher.  Vous  avez 
quitté  Passy  avant  que  cet  acte  criminel  eût  été  perpétré. 
Vous  êtes  revenue  après  les  obsèques;  vous  êtes  allée  chez 
l'avoué  chargé  de  faire  vos  affaires.  Or  vous  n'avez  absolu- 
ment rien  à  craindre.  » 

Nous  ferons  observer  au  lecteur  que  Hugues  n'avait  pas 
en  connaissance  de  la  lettre  écrite  au  conseil  d'administra- 
tion de  la  Compagnie  d'assurances  sur  la  vie,  dont  il  a  été 
question  plus  haut. 

«  Savez-vous  quelque  chose  relativement  à  l'argent? 
demanda  Iris. 

—  Certainement;  vous  avez  restitué  tout  ce  que  vous 
pouviez  :  125  000  francs,  cela  suffit  à  établir  votre  innocence. 

—  Hugues,  vous  savez  que  je  suis  coupable? 

—  Écoutez-moi,  le  monde  sera  d'un  autre  avis;  en  tout 
cas,  vous  pouvez  aller  et  venir  sans  crainte.  Dites -moi  quels 
sont  vos  plans? 

—  Je  n'en  ai  aucun.  Tout  ce  que  je  souhaite,  c'est  de  me 
faire  oublier. 

—  Nous  parlerons  de  cela  tout  à  l'heure;  sachez,  d'abord» 
que  je  vous  apporte  des  nouvelles. 

—  Ciel!  quelles  nouvelles? 

—  Des  nouvelles  excellentes,  destinées  à  vous  causer  une 
vive  surprise. 

—  Je  ne  sache  pas  qu'il  puisse  y  avoir  de  bonnes  nouvelles 
pour  moi. 

—  Votre  mari  a  restitué  la  somme  encore  due  à  la  Com- 
pagnie. 

—  Quoi!  que  dites- vous?  s'écrie  Iris. 

—  Tout  est  payé.  Il  a  écrit  deux  lettres,  Tune  aux  avoués 
l'autre  à  la  compagnie.  Celle-ci  ayant  accepté  le  recouvre- 
ment, vous  êtes  à  l'abri  des  poursuites.  La  seule  chose  que 


C'ÉTAIT  ÉCRIT!  303 

l'on  puisse  faire,  c'est  de  s'en  prendre  à  la  maison  Erskine. 
Toute  la  question  est  là.  Une  fraude  a  été  commise,  mais 
par  qui?  Je  ne  me  rends  pas  bien  compte  de  la  chose,  ni  des 
conséquences  qu'elle  peut  avoir.  Seulement,  les  gens  com- 
pétents m'ont  assuré  que  nous  n'avions  absolument  rien  à 
craindre.  Tout  est  fini  !  » 

Iris  pousse  un  profond  soupir  et  murmure  : 

«  Alors,  il  est  en  sûreté? 

—  Oh!  s'écria  Hugues  avec  jalousie,  c'est  à  lui  que  vous 
pensez  d'abord,  oui,  il  est  en  sûreté,...  loin  de  l'Angleterre 
où  il  ne  doit  jamais  plus  remettre  les  pieds.  Quant  au  doc- 
teur Yimpany,  dont  je  ne  peux  prononcer  le  nom  avec 
calme,  il  est  destiné  à  subir  un  jour  ou  l'autre  le  sort  qui 
attend  ses  pareils  ;  n'importe  où  qu'il  aille,  il  ne  cessera  de 
trembler  pour  sa  vie. 

—  Vous  me  dites  que  pour  mon  propre  compte  je  n'ai 
rien  à  redouter,  reprit  Iris,  et  que  l'opinion  publique  m'ab- 
sout; mais  moi  je  sais  que  je  devrais  rentrer  sous  terre  de 
honte;...  en  ce  disant,  elle  se  couvrit  le  visage  de  ses  mains. 

—  Iris,  nous  savons  les  raisons  qui  vous  ont  décidée  à 
accepter  le  rôle  que  vous  avez  joué.  A  quoi  bon  en  parler 
davantage.  A  partir  de  maintenant,  c'est  une  question  à 
jamais  fermée  entre  nous.  Il  nous  reste  à  décider  ce  que 
vous  voulez  faire  et  où  vous  souhaitez  demeurer? 

—  Je  l'ignore  absolument.  Fanny  est  avec  moi  et  Mme  Vim- 
pany  ne  demande  qu'à  venir  se  joindre  à  nous.  Je  suis 
riche,  du  moment  que  je  puis  compter  sur  le  dévouement 
de  deux  femmes  et  d'un  ami. 

—  Si  vous  estimez  ainsi  vos  richesses,  ma  chère  Iris,  vous 
êtes  assurée  de  rouler  toujours  sur  l'or  et  sur  l'argent.  Je 
tiens  à  vous  dire  que  je  possède  une  villa,  loin  de  Londres, 
en  Ecosse.  C'est  une  vraie  solitude,  mais  la  maison  est  jolie, 
le  jardin  agréable  et  l'on  y  jouit  d'une  vue  de  mer  superbe. 
Je  vous  offre  cette  villa,...  dites  oui  et  passez-y  tout  le  temps 
que  vous  voudrez. 

—  Non, . . .  non. . .  je  ne  puis  accepter  votre  offre  généreuse. 

—  Ma  chère  Iris,  il  le  faut,  je  vous  le  demande  comme 
une  preuve  d'amitié  et  rien  autre;...  il  n'y  a  qu'une  chose 
que  je  redoute  pour  vous,  c'est  la  solitude. 


304  C'ÉTAIT   ÉCRIT! 

—  Hélas!  je  dois  m'y  habituer. 

—  Vous  n'aurez  là  aucun  voisin,  aucune  société.... 

—  De  la  société?  Ciel!  c'est  fini  pour  moi. 

—  Parfois,  je  m'installe  dans  le  voisinage,  pour  la  pèche 
au  saumon;  vous  me  permettrez  bien  de  venir  prendre  de 
vos  nouvelles? 

—  Qui  donc  a  autant  de  droit  que  vous  à  faire  visite  à 
la  pauvre  ermite. 

—  Alors  vous  acceptez? 

—  Oui,  je  sens  que  je  le  dois  et  j'accepte  votre  proposition 
avec  la  plus  vive  reconnaissance.  » 

Le  lendemain,  Iris  partait  pour  l'Ecosse  par  le  train  de 
nuit,  emmenant  avec  elle  Mme  Vimpany  et  Fanny  Mire. 


LXXIV 

Lord  Harry  s'embarque  pour  Dublin;  arrivé  là,  il  se  rend 
à  un  petit  hôtel  fréquenté  uniquement  par  des  Irlandais 
américains  qu'on  soupçonnait  d'être  le  rendez-vous  des 
Invincibles.  Sans  chercher  à  dissimuler  son  nom,  il  entre 
dans  l'hôtel,  salue  d'un  air  gai  le  maître  d'hôtel  et  même 
le  domestique,  ordonne  son  dîner  sans  faire  attention  aux 
regards  sombres  et  de  mauvais  aloi  que  lui  jettent  une  demi- 
douzaine  d'individus  qui  causent  à  voix  basse. 

Après  avoir  passé  la  nuit  à  l'hôtel,  lord  Harry  se  dit  qu'il 
n'a  rien  à  craindre  ni  de  l'Irlande  ni  de  l'Angleterre  et  se 
dirige  vers  la  gare  ;  prend  un  billet  sans  prêter  la  moindre 
attention  à  ce  qui  aurait  frappé  tout  le  monde,  à  savoir 
qu'il  est  suivi  par  un  homme  de  la  police.  Dès  qu'il  eut 
son  billet,  deux  individus  en  prennent  à  leur  tour  pour 
la  même  localité  que  lui;  il  se  rend  dans  cette  partie  du 
Kerry  où  les  Invincibles  avaient  assassiné  Arthur  Montjoie. 

Les  deux  voyageurs  qui  montent  dans  le  même  comparti- 
ment que  lord  Harry,  étaient  membres  de  l'association  des 
Invincibles,  laquelle  avait  décrété  que  celui  qui,  après  avoir 
fait  partie  de  cette  société,  en  désertait  les  rangs,  ou  déso- 
béissait à  ses  statuts,  à  ses  lois,  ou  révélait  ses  secrets,  était 
puni  de  mort. 


c'était  écrit!  305 

Aussitôt  l'on  convoque  une  réunion  des  membres  de  l'as- 
sociation alors  présents  à  Dublin  :  à  l'unanimité,  l'on  vote 
de  faire  disparaître  le  traître.  On  tire  au  sort,  et,  ô  surprise! 
l'individu  désigné  pour  accomplir  la  terrible  besogne  est  un 
obligé  de  lord  Harry!  Il  se  fut  volontiers  récusé,  mais  les 
règlements  sont  inexorables! 

L'un  des  articles  de  la  société  ordonne  de  faire  suivre 
celui  qui  doit  perpétrer  le  crime,  afin  de  s'assurer  qu'il 
accomplit  sa  tâche. 

Une  heure  environ  avant  le  coucher  du  soleil,  le  train 
arrive  à  la  station  où  lord  Harry  descend;  le  chef  de  gare  le 
reconnaît  et  le  salue  ;  les  deux  autres  voyageurs  le  suivent 
et  le  sauvage  lord  pâlit. 

«  Je  laisserai  ma  valise,  dit  lord  Harry,  dans  la  salle  des 
bagages;  on  viendra  la  prendre.  » 

Le  chef  de  gare  se  rappela  plus  tard  ce  détail.  Lord  Harry 
ne  dit  pas  :  je  viendrai  mais  on  viendra  la  prendre  ;  paroles 
fatidiques! 

Une  pluie  froide  tombe  ;  le  jour  baisse  ;  lord  Harry  quitte 
la  gare;  il  longe,  d'un  pas  accéléré,  une  roule  déserte  et 
boueuse. 

Les  deux  individus  le  suivent;  l'un  de  très  près,  l'autre  à 
une  certaine  distance  ;  le  chef  de  gare  les  regarde  aussi 
longtemps  que  son  service  le  lui  permet,  puis  il  secoue  la 
tête  et  rentre  dans  son  bureau.  Lord  Harry  sait  qu'il  est 
filé;  bientôt  il  a  conscience  que  l'un  de  ces  espions  presse 
le  pas  ;  lui,  continue  à  marcher  à  la  même  allure,  mais  sa 
pâleur  ne  fait  que  croître;  il  sait  qu'il  va  à  la  mort!  Il  ne 
tourne  pas  la  tête  ;  il  se  sent  traqué. 

«  Micky  O'Flynn!  s'écrie  lord  Harry  à  l'individu  qui  l'a 
rattrapé. 

—  Traître  !  riposte  l'autre. 

—  Ce  sont  les  frères  et  amis  des  Invincibles  qui  vous  ont 
dit  cela.  Croyez-vous  que  je  ne  sais  pas  à  quelles  fins  vous 
élites  ici?  Je  suis  sans  armes;  vous,  vous  avez  un  revolver; 
pourquoi  ce  temps  d'arrêt?  allons!  faites  feu! 

—  Je  ne  puis.... 

—  Il  le  faut.  Micky  O'Flynn,...  il  le  faut,  ou  vous  serez 
tué!  Pourquoi,  bon  Dieu!  hésitez-vous? 

20 


306  c'était  écrit! 

—  Je  ne  puis  »,  répéta-t-il  les  yeux  écarquillés.  Puis,  sou- 
dain, il  fait  un  sursaut  et  s'écrie  :  «  Regardez,...  regardez 
derrière  vous,  milord  ».  Celui-ci  se  retourne  et  s'écrie  : 

«  Le  meurtrier  d'Arthur  Montjoie!  Une,  deux  détona- 
tions retentissent,  les  employés  de  la  gare  tressaillent,  ils 
ont  compris  la  signification  de  ces  coups  de  feu.  Il  y  a  uk 
meurtre  de  plus  sur  la  conscience  de  l'Irlande! 

Lord  Harry  est  étendu  sans  vie  au  milieu  de  la  roule.  Le 
second  individu  porte  nerveusement  la  main  à  sa  gorge  et 
s'écrie  : 

«  Le  diable  m'emporte!  si  je  ne  me  suis  pas  cru  étranglé. 
Allons  Mick,  aide-moi  à  le  porter  sur  le  bord  de  la  roule.  » 

Ce  qui  fut  dit  fut  fait.  Après  quoi  ils  s'éloignèrent,  les  larges 
bords  de  leur  chapeau  baissés  sur  les  yeux.  Une  heure  plus 
tard,  deux  agents  de  police  arrivent  à  cheval;  ils  avisent  le 
cadavre  gisant  sur  le  sol;  ils  s'approchent,  fouillent  ses  po- 
ches, y  trouvent,  outre  plusieurs  pièces  d'or,  un  portrait  de 
la  femme  de  la  victime,  une  enveloppe  cachetée  avec  cette 
suscription  :  Hugues  Montjoie  esq,  Hôtel  X,  à  Londres,  plus 
un  calepin. 

«  Harry  Norland!  dit  l'un.  Ah!  le  sauvage  lord  a  enfin 
trouvé  la  mort  !  » 

Voici  le  contenu  de  sa  lettre  à  Iris  : 

«  Adieu  !  je  ne  saurais  échapper  à  la  haine  des  Invinci- 
bles. Ils  ont  décrété  la  mort  de  celui  qui  a  déserté  leurs 
rangs.  Hélas!  il  est  une  autre  plus  noble  cause  que  j'ai  trahie 
également!  Puisse  la  fin  qui  m'attend  servir  d'expiation  à 
mon  passé!  Pardonnez-moi,  Iris,  pensez  à  moi  avec  indul- 
gence. N'oubliez  pas  que  l'on  accorde  toujours  satisfaction 
aux  paroles  d'un  mourant  :  Eh  bien!  je  vous  demande  de  ne 
pas  porter  le  deuil  de  celui  qui  a  tout  fait  pour  empoisonner 
votre  vie  et  perdre  votre  âme!  » 

Voici  le  contenu  de  la  seconde  lettre  : 

«  Je  connais  l'affection  que  vous  avez  toujours  témoignée  à 
Iris;  je  ne  sais  si  elle  jugera  à  propos  de  vous  parler  de  son 
mari.  En  tout  cas,  dites-vous  que  c'est  un  scélérat  et  vous 


c'était  écrit!  307 

serez  encore  au-dessous  de  la  vérité.  Ce  qu'elle  a  fait,  je  lui 
ai  fait  faire  :  je  suis  seul  coupable.  C'est  vous  qu'elle  aurait 
dû  épouser,  et  non  le  sauvage  lord! 

«  Une  mort  imminente  m'attend;...  les  deux  individus 
chargés  de  me  ravir  l'existence  sont  sous  le  même  toit  que 
moi;...  peut-être  me  tueront-ils  cette  nuit  ici  ou  ailleurs.... 
En  présence  de  la  mort,  je  m'élève  au-dessus  des  misérables 
senliments  de  jalousie  que  jadis  j'ai  ressentis  contre  vous.  Je 
vous  prie  de  ne  pas  m'en  garder  rancune  ;  efforcez-vous  de 
faire  oublier  à  Iris  le  seul  acte  de  sa  vie  qui  doive  lui  inspirer 
des  remords. 

«  Quand  vous  lui  aurez  pardonné,  pardonnez-moi.  Me 
fiant  à  votre  délicatesse  et  à  votre  chaude  amitié  pour  elle,  je 
termine  en  disant  :  rendez-la  heureuse,  et  chassez  de  votre 
souvenir  le  malheureux 

t  Lord  Harry.  » 


ÉPILOGUE 

Deux  ans  se  sout  écoulés  depuis  la  mort  de  lord  Harry. 
En  acceptant  la  villa  que  Hugues  Montjoie  avait  mise  à  sa 
disposition  en  Ecosse,  Iris  était  résolue  à  mener  une  vie 
ignorée  et  cachée;  trop  de  gens  connaissaient  sa  triste  his- 
toire. Puis  il  paraissait  plus  que  probable  que  les  administra- 
teurs de  la  Compagnie  d'assurances  ne  se  priveraient  pas  de 
deviser  sur  un  scandale  aussi  extraordinaire.  Même  au  cas 
où  l'on  n'accuserait  pas  lady  Harry  de  complicité,  l'on  racon- 
terait la  chose  dans  les  plus  grands  détails  avec  toutes  ses 
péripéties  émouvantes.  Bref,  lady  Harry  n'entendait  plus 
reparaître  dans  le  monde. 

Hugues  Montjoie  vint  voir  la  jeune  veuve  dès  que  les  con- 
venances le  lui  permirent;  elle  comprit  fort  clairement  le 
but  de  sa  visite;  anticipant  sur  les  desseins  de  Hugues,  elle 
l'avertit  qu'elle  ne  consentirait  jamais  à  se  remarier  après  le 
rôle  qu'elle  avait  joué  dans  certaine  affaire  ténébreuse. 
Hugues  se  borna  à  incliner  la  tête,  mais  il  n'en  continua  pas 
moins  à  vivre  dans  le  voisinage,  à  faire  de  fréquentes  visites 


308  c'était  écrit! 

à  Iris,  sans  jamais,  cependant,  lui  adresser  une  déclaration; 
toutefois,  elle  trouvait  à*sa  présence  un  charme  extrême 
et  les  visites  de  l'après-midi  se  prolongeaient  jusqu'au  soir; 
bref,  elle  finit  par  prononcer  le  mot  suprême  après  lequel 
ils  ne  devaient  plus  se  séparer  jamais! 

Bien  résolus  à  ne  voir  personne,  ils  habitaient  une  villa 
située  dans  le  nord  de  l'Ecosse,  non  loin  de  l'embouchure  de 
l'Annan,  mais  sur  la  rive  opposée  à  la  ville  qui  porte  ce 
nom. 

Derrière  la  maison,  s'étend  un  large  jardin;  la  façade 
domine  la  plage  à  marée  basse  et  à  marée  haute.  La  biblio- 
thèque est  vaste  et  bien  fournie,  Iris  s'occupe  à  cultiver  des 
fleurs,  promène  ses  rêveries  le  long  de  la  mer,  lit,  travaille, 
et  jouit  d'une  vie  calme,  presque  somnolente.  Elle  et  son 
mari  causent  peu  ;  ils  arpentent  les  allées  du  jardin,  Hugues 
un  bras  passé  autour  de  la  taille  de  sa  femme.  Ce  fut  au 
milieu  de  cette  vie  de  repos  et  d'oubli,  que  se  produisit  le 
dernier  événement  de  cette  histoire.  Un  jour,  le  facteur 
remet  une  lettre  à  l'adresse  de  Mme  Vimpany  ;  elle  reconnaît 
l'écriture,  tressaille  et  la  cache  dans  son  corsage.  Dès  qu'elle 
est  seule,  elle  en  prend  connaissance  : 

«  Bonne  et  tendre  créature,  je  suis  parvenu  à  savoir  votre 
adresse;  pour  cela,  il  m'a  "suffit  de  découvrir  celle  de 
M.  Montjoie,  je  vous  félicite  de  votre  habileté  à  vous  tirer 
d'affaire.  J'en  suis  moi-même  aussi  heureux  que  si  j'y  étais 
pour  quelque  chose. 

«  Mon  intention  n'est  point  de  crier  misère,  mais  nécessité 
ne  connaît  pas  de  loi;  vous  me  comprendrez  quand  je  vous 
dirai  que  je  suis  au  bout  de  mon  rouleau;  la  façon  dont  j'ai 
dépensé  mon  argent  ne  me  cause  à  la  vérité  aucun  regret  ; 
je  ne  suis  sensible  qu'à  celui  de  n'en  plus  avoir.  Voilà  ce 
qui  me  déchire  le  cœur.  J'ai  également  appris  que  lord  Harry 
de  triste  mémoire  et  dont  j'ai,  d'ailleurs,  maintes  raisons  très 
sérieuses  de  déplorer  la  mort,  m'a  joué  un  tour  pendable  par 
rapport  à  un  certain  traité  que  nous  avons  passé  ensemble;  il 
prétendait  que  sa  prime  d'assurance  était  de  200  000  francs, 
tandis  qu'elle  se  monte  en  réalité  à  375  000  francs.  En 
retour  de  certain  service  que  je  lui  ai  rendu,  dans  un  mo- 


c'était  écrit!  309 

ment  critique,  il  était  entendu  qu'il  me  remettrait  la  moitié 
de  la  prime.  Or  j'ai  touché  seulement  50  000  francs!  en 
conséquence,  j'ai  encore  droit  à  recevoir  137  000  francs. 
C'est  une  grosse  somme,  mais  je  sais  que  M.  Montjoie  est 
fort  riche.  Veuillez  lui  communiquer  cette  lettre  en  tout  ou 
en  partie  et  lui  faire  savoir  que  j'entends  qu'il  fasse  droit  à 
ma  demande  ;  s'il  hésite,  vous  lui  objecterez  qu'une  escro- 
querie a  été  commise  et  que  je  suis  décidé  à  tout  révéler  à 
la  justice.  Lorsque  mon  malade  est  mort,  et  sur  les  prières 
pressantes  de  lord  Harry,  j'ai  consenti  à  faire  à  la  mairie  une 
déclaration  par  laquelle  c'était  lord  Harry  lui-même  qui  élait 
décédé  et  non  l'autre;  sur  ce,  je  pris  la  résolution  de  fuir  cet 
homme  infernal  et  de  n'avoir  plus  rien  à  faire  avec  ses  plans 
machiavéliques. 

«  Le  meurtre  de  lord  Harry,  arrivé  peu  après,  a  suspendu 
les  poursuites  auxquelles  les  administrateurs  de  la. com- 
pagnie étaient  sur  le  point  de  se  livrer.  Je  compte  leur  faire 
savoir  l'adresse  de  la  veuve  et  mettre  mon  témoignage  à 
leur  disposition.  Quoi  qu'il  arrive,  je  tiendrai  le  public  au 
courant  de  tout  ce  qui  s'est  passé.  Après  cela,  qu'un  procès 
soit  intenté  ou  non,  M.  Montjoie  et  sa  femme  ne  sauraient 
plus  se  montrer  en  public.  Dites  à  M.  Montjoie  que  je  parle 
sérieusement,  et  que  demain  je  me  présenterai  chez  lui  ;  il 
peut  donc  se  préparer  à  donner  satisfaction  à  mes  réclama- 
tions. 

t  A.  V.  . 

Mme  Vimpany  laisse  tomber  cette  lettre  avec  dégoût.  Il  y 
avait  deux  ans  qu'elle  n'avait  entendu  parler  de  son  mari. 
Elle  espérait  qu'il  vivait  caché  dans  un  pays  éloigné;  or, 
les  progrès  de  la  civilisation  ont  supprimé  les  distances. 
Des  montagnes  Rocheuses  même  l'on  revient  en  train 
express  et  en  paquebot.  La  vérité,  c'est  que  le  docteur  était 
en  Ecosse;  que  la  pauvre  Iris  allait-elle  devenir?  quel  parti 
M.  Montjoie  se  déciderait-il  à  prendre?  Elle  relut  la  lettre 
avec  un  effroi  croissant. 

Il  était  clair  que  celui  qui  l'avait  écrite,  ignorait  le  fait  de 
la  restitution  et  les  armes  terribles  dont  Fanny  Mire  pouvait 
encore  disposer.  D'un  mot,  il  lui  élait  possible  de  le  faire 


310  c'était  écrit! 

arrêter  comme  meurtrier.  De  tout  ce  qui  précède,  elle  con- 
clut qu'elle  devait  cacher  à  ce  misérable  le  nom  du  témoin 
dont  il  avait  tant  à  redouter  la  déposition.  Elle  lui  exposerait 
la  situation  avec  calme,  le  mettrait  en  demeure  ou  de  se 
taire,  ou  d'en  subir  les  conséquences,  mais  elle  se  disait  aussi, 
la  malheureuse,  que  c'en  était  fait  de  sa  propre  tranquillité 
et  qu'il  reviendrait  un  jour  ou  l'autre. 

Ce  fut  pour  Mme  Vimpany  la  plus  triste  journée  qu'elle 
eût  jamais  passée;  elle  voyait  le  bonheur  de  ce  jeune  ménage 
à  jamais  détruit.  Gomment  les  choses  allaient-elles  se  passer? 

Mme  Vimpany  était  dans  sa  chambre  avec  Fanny.  Sou- 
dain, celle-ci  lui  demande  : 
•    «  A  quoi  pensez-vous? 

—  A  mon  mari,  répond  la  femme  du  docteur  d'une  voix 
étranglée,...  je  tremble  pour  M.  Montjoie....  » 

Fanny  Mire  reprend  vivement  : 

«  M'autorisez-vous  à  parler,  à  dire  ce  que  j'ai  vu,  ce  que 
j'ai  entendu? 

—  Certainement,  à  cause  de  lady  Harry  ;  autrefois,  j'aurais 
volontiers  défendu  celui  dont  je  porte  le  nom,  mais  aujour- 
d'hui, je  sais  à  quoi  m'en  tenir;  c'est  un  chenapan,  un  triple 
scélérat,...  un  assassin.... 

—  Vous  avez  reçu  une  lettre  de  lui  ce  matin,  dites?  j'ai 
reconnu  l'écriture. 

—  Chut!  oui,  c'est  vrai,  il  m'a  écrit;  il  a  besoin  d'argent. 
Il  viendra  ici  demain  si  M.  Montjoie  refuse  de  faire  droit  à 
sa  demande;  ce  gredin  est  capable  de  tout!  Il  faudra  per- 
suader à  lady  Harry  de  garder  la  chambre  et  même  le  lit, 
coûte  que  coûte,...  vous  savez! 

—  Il  ignore  que  j'ai  tout  vu,  reprit  Fanny.  Accusez-le 
d'avoir  empoisonné  le  Danois;  dites-lui,  poursuivit-elle,  les 
lèvres  parcheminées,  que  s'il  ose  jamais  revenir  ici,...  s'il  ne 
s'éloigne  au  plus  vile,  une  plainte  sera  déposée  contre  lui 
et  il  sera  arrêté  sous  inculpation  de  meurtre.... 

—  Oui,  Fanny,  ma  résolution  est  prise.  Oh!  qui  nous 
délivrera  de  ce  monstre  !  » 

Au  dehors,  le  vent  souffle  avec  force;  les  branches  des 
cyprès  se  tordent  et  se  détordent;  les  vagues  déferlent  avec 
fureur  sur  la  plage.  Pendant  la  tempête,  un  moment  d'accal- 


c'était  écrit!  311 

mie  vint,  enfin,  à  se  produire;  puis,  le  vent  et  la  mer  se  tai- 
sent tout  à  coup;  soudain,  comme  un  écho  à  la  question  de 
Fanny,  l'on  entend  un  homme  pousser  un  cri  de  détresse. 

Les  deux  femmes  se  précipitent  à  la  fenêtre  et  l'ouvrent; 
de  nouveau,  la  pluie  et  le  vent  font  rage;  les  forces  de  la 
nature  semblent  être  à  l'état  de  révolte,...  pas  une  voix 
humaine  ne  domine  ce  bruit  effroyable  et  sinistre.  Minuit 
était  passé  depuis  longtemps,  lorsque  les  deux  amies  son- 
gèrent à  refermer  les  fenêtres  et  à  s'aller  coucher.  L'une 
d'elles  resta  éveillée  toute  la  nuit;  la  voix  de  l'ouragan  ne 
menaçait-elle  pas  lady  Harry  de  la  colère  du  ciel?  Elle  se 
trompait;  la  colère  du  ciel  menaçait  seul  le  vrai  coupable; 
le  lendemain  matin,  le  flux  apporta  sur  la  grève  le  cadavre 
de  Yimpany. 

Soit  qu'il  revînt  d'Annan,  soit  qu'il  vînt  à  la  villa,  per- 
sonne ne  pouvait  le  dire.  A  la  vue  de  son  cadavre,  sa  femme 
pleura  non  de  chagrin,  mais  de  soulagement;  on  enterra  le 
cadavre  comme  étant  celui  d'un  inconnu  ;  sur  l'avis  de 
Hugues,  Mme  Vimpany  jeta  la  lettre  au  feu.  A  quoi  bon, 
assombrir  d'une  ombre  nouvelle  la  vie  d'Iris?  mais,  à  quel- 
ques jours  de  là,  cependant,  Mme  Yimpany  arbora  le  bonnet 
des  veuves.  Au  regard  interrogateur  d'iris,  elle  se  borna  à 
répondre  : 

«  J'ai  appris  dernièrement  sa  mort;...  heureusement 
pour  lui,  il  ne  peut  plus  commettre  de  mauvaises  actions.  Il 
ne  peut  plus,  juste  ciel!  jeter  le  trouble  dans  aucune  âme 
humaine,  dans  aucun  ménage;...  il  est  mort  !  » 

Iris  garda  le  silence;...  oui,  il  valait  mieux  qu'il  fût  mort. 
Mais,  elle  ignora  toujours  comment  elle  avait  été  délivrée  de 
ce  misérable  et  quel  sinistre  dessein  il  avait  sur  elle.  Il  est 
une  chose  —  une  seule  —  qu'elle  n'a  jamais  dite  à  son  mari  : 
au  fond  d'un  tiroir  à  secret,  Iris  conserve  une  boucle  de  che- 
veux de  lord  Harry.  Pourquoi?  Hélas!  parce,  que  l'amour 
aveugle  ne  s'eiïace,  ni  ne  s'éteint,  ni  ne  s'oublie! 


729-10.—  Coulomniiers.  Imp.  Paul  BRODAHD.  -  P<i-10. 


LIBRAIRIE    HACHETTE    ET    Gu 

BOULEVARD  SA  IN  T- GKRM  A  IN  ,  79,  A  PARIS 


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FORMAT    IN-16,    BROCHÉ 


ROMANS,    MÉMOIRES,    ŒUVRES    DIVERSES 


1"    SÉRIE,     A    3    FR.     50    LE    VOLUME 


About  (Edm.)  :  La  Grèce  contempo- 
raine. 1  vol. 

—  Le  roman  d'un  brave  homme. 

Barine  (Arvède)  ;  La  jeunesse  de  la 
Grande  Mademoiselle  (1627-1652). 
1  vol. 

—  Louis  XIV  et  la  Grande  Mademoi- 
selle (1652-1693).  1  vol. 

—  Essais  et  fantaisies.  1  vol. 

—  Saint  François  d'Assise  et  la  Lé- 
gende des  trois  compagnons.  1  vol. 

—  Madame,  mère  du  Régent.  1  vol. 

Bentzon  (Th).  Questions  américaines. 
1  vol. 

Chevillet  (J.)  :  Ma  vie  militaire  (1800- 
1810).  1  vol. 

Corbin  (C1  Ch.).  :  Notes  et  Souve?iirs 
d'un  officier  d'état-major  (1831- 
1904).  1  vol. 


Coynart  (Ch.  de)  *  Une  sorcière  au 
X  VIII*  siècle.  Marie-Anne  de  la  Ville 
(1680-1725.)  1  vol. 

—  Les  malheurs  d'une  Grande  Dame 
sous  Louis  XV.  1  vol. 

—  Une  petite-nièce  de  Lauzun.  1  vol. 


Daudet  (Ernest)  :  Le  Roman  d'un  Con- 
ventionnel, Héraut  de  Sechelles  et 
les  Dames  de  Bell  égard  e.  1  vol. 


Du  Camp  (M.),  de  l'Académie  française  : 
Paris,  ses  organes,  ses  fonctions,  sa 
vie.  6  vol. 

—  Les  convulsions  de  Paris.  4  vol. 

—  La  charité  privée  à  Paris;  1   vol. 

—  La  croix  rouge  de  France.  1  vol. 

—  Le  crépuscule.    1  vol. 


BIBLIOTHEQUE     VARIEE 


Dugord  (M.).   La  société  américaine; 

'2e  édit.  1  vol. 
Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française. 

Terry  (G.):  Le  coureur  des  bois .  2vol. 

—  Costal  l'Indien.  1  vol. 

Filon  (A.)  :  Mérimée  et  ses  amis.  1  vol. 

—  La  caricature  en  Angleterre.  1  vol. 

Funck-Brentano  :  Légendes  et  archives 
de  la  Bastille.  1  vol. 

—  Le  drame  des  poisons.  1  vol. 

—  L'affaire  du  Collier.  1  vol. 

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Gailly  de  Taurines  (Ch.)  :  Aventuriers 
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Gaultier  (Paul).   Le  rire  et  la  carica- 
ture. 1  vol. 
Ouvrage  couronné  par  l'Académie  française. 


Gebhart  (E.),  de  l'Académie  française  : 
D'Ulysse  à  Panurge.  Contes  héroï- 
comiques.  1  vol. 

Liégeard  (S.)  :  Les  grands  cœurs,  poé- 
sies. 1  vol. 

—  Au  caprice  de  la  plume.  1  vol. 

—  Rêves  et  combats.  1  vol. 

Mézières(A.),de  l'Académie  française. 
Hors  de  France;  1  vol. 

—  Morts  et  vivants.  1  vol. 

Michelet  (  J.)  :  L'oiseau;  17e  édit.  1  vol. 

Millet(P.)  :  La  France  provinciale.  Vie 
sociale.  —  Mœurs  administratives.  1  v. 

Ralston  :  Contes  populaires  de  la  Rus- 
sie. 1  vol. 

Rosebery  (Lord)  :  Napoléon,  la  der- 
nière phase.  1  vol. 

Tiersot  (J.)  :  Les  fêtes  et  les  chants, 
de  la  Révolution  française.  1  vol. 

Valbert  :  Hommes  et  choses  d'Alle- 
magne. 1  vol. 

—  Hommes  et  choses  du  temps  présent. 
lvol. 


2«    SÉRIE,    A    3    FR.     LE    VOLUME 


Du  Meanll(A.)  :  Souvenirs  de  lectures. 

1  vol. 
Erckmanii-Châtrian    :     L'ami    Fritz. 

1  vol. 

Meunier  (G.)  :  L'Œuvre  de  Cherbuliez. 
Extraits  choisis  à  l'usage  de  la  jeu- 


nesse, avec  une  notice   sur  la  vie  et 
les  œuvres  de  l'auteur.  1  vol. 

Robertet  (G.)  :  L'Œuvre  de  Lamartine. 
Extraits  choisis  à  l'usage  de  la  jeu- 
nesse, précédés  d'une  notice  sur 
Lamartine.  1  vol. 


3e    SÉRIE,    A    2   FR.    LE    VOLUME 


Joliet    (Ch.)  :    Mille    jeux     d'esprit. 
1  vol. 

—  Nouveaux  jeux  d'esprit.  1  vol. 


Zaccone  :  Nouveau  langage  des  fleurs, 
avec  12  gravures  en  couleur.  1  vol. 


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4e  SÉRIE,    A    1    FR.     LE    VOLUME 


About  (Edm.)  :  Alsace  (1811-1872). 
1  vol. 

—  Les  mariages  de  Paris.  1  vol. 

—  Les  mariages  de  province.  1  vol. 

—  La  vieille  roche  : 

lrt  partie:  Le  mari  imprévu. 1  vol. 

2*  partie  :  Les  vacances  de  la  com- 
tesse. 1  vol. 

3e  partie  :  Le  marquis  de  Lanrose. 
1  vol. 

—  Le  fellah.  1  vol. 

—  Toi  la.  i  vol. 

—  L'infâme.  1  vol. 

—  Le  Turco. —  Le  bal  des  artistes.  — 
Le  poivre.  —  L'ouverture  au  châ- 
teau. —  Tout  Paris.  —  La  chambre 
d'ami.  —  Chasse  allemande.  —  L'ins- 
pection générale.  —  Les  cinq  perles . 
1  vol. 

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Les  parents  de  Bernard.   1  vol. 

—  Germaine.  1  vol. 

—  Maître  Pierre.  1  vol. 

—  Madelon.  2  vol. 

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—  Théâtre  impossible.  1  vol. 

—  L'homme  à   l'oreille  cassée.  1  vol. 
Barine  (Arvède)  :  Princesses  et  grandes 

dames.  1  vol. 

—  Poètes  et  névrosés.  1  vol. 

—  Bourgeois  et  gens  de  peu.  i  vol. 

—  Portraits  de  femmes  (Mme  Carlyle. 

—  George  Eliot.  —  Une  détraquée. 

—  Un  couvent  de  femmes  en  Italie 
au  xvi"  siècle.  —  Psychologie  d'une 
sainte).  1  vol. 

Bernardin  de  Saint-Pierre  :  Paul  et 
Virginie.  1  vol. 

Berthet  (Élie)  :  Les  houilleurs  de  Poli- 
gnies.  1  vol. 

Cherbuliez  (V.),  de  l'Académie  fran- 
çaise :  Prosper  Randoce.  1  vol. 

—  Paule  Mère.  1  vol. 

—  Le  roman  d'une  honnête  femme. 
1  vol. 

—  Meta  Holdenis.  1  vol. 

—  Miss  Rovell.  1  vol. 

—  Le  comte  Kostia.  1  vol. 

—  Samuel  Brohl  et  C1*.  1  vol. 

—  L'aventure  de  Ladislas  Bolski.  1  vol. 


Cherbuliez  (V.)  (suite)  :  La  revanche  de 
Joseph  Noirel.  1  vol. 

—  Noirs  et  rouges.  1  vol. 

—  La  Ferme  de  Choquard.  1  vol. 

—  Olivier  Maugant.  1  vol. 

—  La  bête.  1  vol. 

—  La  vocation  du  comte  Ghislain.  1  vol. 

—  Après  fortune  faite.  1  vol. 

—  Une  Gageure.  1  vol. 

—  L'idée  de  Jean  lèterol.  1  vol. 

—  Amours  fragiles.  1  vol. 

—  Le  fiancé  deMu*  Saint-Maur.  1  vol. 

—  Le  secret  du  Précepteur.  1  vul. 

—  Jacquine  Vanesse.  1  vol . 

—  Profils  étrangers.  1  vol. 

Cottin  (P.)  et  Hénault  (M.)  :  Mémoires 

du  sergent  Bourgogne.  1  vol. 
Du  Camp  (M.)  :  Souvenirs  littéraires.  2  v. 
Duruy(G.)  :  L'Unisson.  1  vol. 

—  Victoire  d'âme.  1  vol. 
Énault  (L.)  :  Alba.  1  vol. 

—  Nadèje.  1  vol. 

—  Christine.  1  vol. 

Filon  (Aug.)  :  Contes  du  centenaire.  1  v. 

—  Molette  Mérian.  1  vol. 

—  Amours  anglais.  1  vol. 

—  Vacances  d'artiste.  1  vol. 
Gérard(Jules)  :  Le  Tueur  de  Lions.  1  vol. 
Kovalewsky     (Sophie)     :     Souvenirs 

d'enfance.  1  vol. 
Lamartine  :  Mémoires  inédits.  1  vol. 
Larchey  (L.)  :  Les  cahiers  du  capitaine 

Coignet.  1  vol. 
Las   Cases  :  Souvenirs  de  l'Empereur 

Napoléon  I".  1  vol. 
Marco  de  Saint- Hilaire(E.)  :  Anecdotes 

du  temps  de  Napoléon  1".  1  vol. 
Poradowska  :  Demoiselle  Micia.  1  vol. 
Reybaud  (Mm6  Ch.)    :    Le    moine  de 

Chaalis.  1  vol. 
Saintine  (X.-B.)  :  Picciola.  1  vol. 
Tolstoï  :  Souvenirs.  1  vol. 
Topfler(R.):  Nouvelles  genevoises.  1  vol. 

—  Bosa  et  Gertrude.  1  vol. 

—  Le  presbytère.  1  vol. 

—  Réflexions  et  menus  propos  d'un 
peintre  genevois,  ou  Essai  sur  la 
beau  dans  les  arts.  1  vol. 


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