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Full text of "Curiosités esthétiques: Salon 1845-1859"

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loX. IV B, 83 




OEUVRES COMPLÈfES 



\ 



DE 



CHARLES BAUDELAIRE 



ii 

CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES 



V V- 



* » 



PARIS. — J. CLAYE, IMPRIMEUR, 7, RUE SAINT-BENOIT. — [668] 



CURIOSITÉS 



ESTHÉTIQUES 



PAR 



CHARLES BAUDELAIRE 



«S m-L "* 



5in 







PARIS 

MICHEL LÉVY FRÈRES, LIBRAIRES ÉDITEURS 

BOB V1VIENNE, 2 BIS, ET BOULEVARD DES ITALIENS, 15 
A LA LIBRAIRIE NOUVELLE 

4868 . 
Droits de reproduction et de traduction réservés 






UNlYERSlTY 

1 8 AUG 1%5 

Oï OXFORP 



CURIOSITÉS 



ESTHÉTIQUES 



I 



SALON DE 1845 



QUELQUES MOTS D'INTRODUCTION 

Nous pouvons dire au moins avec autant de justesse 
qu'un écrivain bien connu à propos de ses petits 
livres : ce que nous disons, les journaux n'oseraient 
l'imprimer. Nous serons donc bien cruels et bien 
insolents? non pas, au contraire, impartiaux. Nous 
n'avons pas d'amis, c'est un grand point, et pas d'en- 
nemis. — Depuis M. G. Planche, un paysan du 
Danube dont l'éloquence impérative et savante s'est 
tue au grand regret des sains esprits, la critique des 
journaux, tantôt niaise, teatôt furieuse, jamais indé- 
} u 1 



2 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

pendante, a, par ses mensonges et ses camaraderies 
effrontées, dégoûté le bourgeois de ces utiles guide- 
ânes qu'on nomme comptes rendus de Salons 1 . 

Et tout d'abord, à propos de cette impertinente 
appellation, le bourgeois, nous déclarons que nous ne 
partageons nullement les préjugés de nos grands con- 
frères artistiques qui se sont évertués depuis plusieurs 
années à jeter l'anathème sur cet être inoffensif qui 
ne demanderait pas mieux que d'aimer la bonne pein- 
ture, si ces messieurs savaient la lui faire comprendre, 
et si les artistes la lui montraient plus souvent. 

Ce mot, qui sent l'argot d'atelier d'une lieue, devrait 
être supprimé du dictionnaire de la critique. 

Il n'y a plus de bourgeois, depuis que le bourgeois 
— ce qui prouve sa bonne volonté à devenir artistique, 
à l'égard dçs feuilletonistes — se sert lui-même de 
cette injure. 

En second lieu le bourgeois — puisque bourgeois il 
y a — est fort respectable ; car il faut plaire à ceux 
aux frais de qui l'on veut vivre. 

Et enfin, il y a tant de bourgeois parmi les artistes, 
qu'il vaut mieux, en somme, supprimer un mot qui 
ne caractérise aucun vice particulier de caste, puis- 
qu'il peut s'appliquer également aux uns, qui ne de- 
mandent pas mieux que de ne plus le mériter, et aux 

1. Citons une belle et honorable exception, M. Delécluze, dont 
nous ne partageons pas toujours les opinions, mais qui a toujours 
su sauvegarder ses franchises, et qui sans fanfares ni emphase a 
eu souvent le mérite de dénicher les talents jeunes et inconnus, 



SALON DE 1845. 3 

autres, qui ne se sont jamais doutés qu'ils en étaient 
dignes. 

C'est avec le même mépris de toute opposition et 
de toutes criailleries systématiques, opposition et criail- 
leries devenues banales et communes 1 , c'est avec le 
même esprit d'ordre, le même amour du bon sens, que 
nous repoussons loin de cette petite .brochure toute 
discussion, et sur les jurys en général, et sur le jury 
de peinture en particulier, et sur la réforme du jury 
devenue, dit-on, nécessaire, et sur le mode et la fré- 
quence des expositions, etc.. D'abord il faut un jury, 
ceci est clair — et quant au retour annuel des exposi- 
tions, que nous devons à l'esprit éclairé et libérale- 
ment paternel d'un roi à qui le public et les artistes 
doivent la jouissance de six musées (la galerie des 
Dessins, le supplément de la galerie Française, le 
musée Espagnol, le musée Standish, le musée de Ver- 
sailles, le musée de Marine), un esprit juste verra tou- 
jours qu'un grand artiste n'y peut que gagner, vu sa 
fécondité naturelle, et qu'un médiocre n'y peut trouver 
que le châtiment mérité. 

Nous parlerons de tout ce qui attire les yeux de la 
foule et des artistes; — la conscience de notre métier 
nous y oblige. — Tout ce qui plaît a une raison de 
plaire, et mépriser les attroupements de ceux qui 
s'égarent n'est pas le moyen de les ramener où ils 
devraient être. 

1. Les réclamations sont peut-être justes, mais elles sont criail- 
leries, parce qu'elles sont devenues systématiques. 



4 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Noire méthode de discours consistera simplement à 
diviser notre travail en tableaux d'histoire et portraits 
— tableaux de genre et paysages — sculpture — gra- 
vures et dessins, et à ranger les artistes suivant Tordre 
et le grade que leur a assignés l'estime publique. 

8 mai 1845. 



SALON DE 1845. 



II 



TABLEAUX D'HISTOIRE 



DELACROIX 

M. Delacroix est décidément le peintre le plus origi- 
nal des temps anciens et des temps modernes. Cela 
est ainsi, qu'y faire? Aucun des amis de M. Delacroix, 
et des plus enthousiastes, n'a osé le dire simplement, 
crûment, impudemment, comme nous. Grâce à la jus- 
tice tardive des heures qui amortissent les rancunes, 
les étonnements et les mauvais vouloirs, et emportent 
lentement chaque obstacle dans la tombe, nous ne 
sommes plus au temps où le nom de M. Delacroix 
était un motif à signe de croix pour les arrièristes, et 
un symbole de ralliement pour toutes les oppositions, 
intelligentes ou non; ces beaux temps sont passés. 
M. Delacroix restera toujours un peu contesté, juste 
autant qu'il faut pour ajouter quelques éclairs à son 
auréole. Et tant mieux ! 11 a le droit d'être toujours 
jeune, car il ne nous a pas trompés, lui, il ne nous a 



t5 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

pas menti comme quelques idoles ingrates, que nous 
avons portées dans nos panthéons. M. Delacroix n'est 
pas encore de l'Académie, mais il en fait partie mora- 
lement; dès longtemps il a tout dit, dit tout ce qu'il 
faut pour être le premier — c'est convenu; — il ne 
lui reste plus — prodigieux tour de force d'un génie 
sans cesse en quête du neuf — qu'à progresser dans 
la voie du bien — où il a toujours marché. 
M. Delacroix a envoyé cette année quatre tableaux : 

r 

1° LA MADELEINE DANS LE DÉSERT 

C'est une tête de femme renversée dans un cadre 
très-étroit. A droite dans le haut, un petit .Bout de 
ciel ou de rocher — quelque chose de bleuf;: — les 
yeux de la Madeleine sont fermés, la bouche est molle 
et languissante, les cheveux épars. Nul, à monas de la 
voir, ne peut imaginer ce que l'artiste a mis de poésie 
intime, mystérieuse et romantique dans cette -simple 
tête. Elle est peinte presque par hachures (Somme 
beaucoup de peintures de M. Delacroix; les toriis, loin 
d'être éclatants ou intenses, sont très-doux e^ très- 
modérés; l'aspect est presque gris, mais d'une har- 
monie parfaite. Ce tableau nous démontre une Vérité 
soupçonnée depuis longtemps et plus claire éfacore 
dans un autre tableau dont nous parlerons t&it à 
l'heure; c'est que M. Delacroix est plus* fortf. que 
jamais, et dans une voie de progrès sans cesse renais- 
sante, c'est-à-dire qu'il est plus que jamais harmoniste. 



SALON DR 1845. 



"2° DERNIERES PAROLES DE MARC-AURÈLE 

Marc-Aurèle lègue son fils aux stoïciens. — Il est à 
moitié nu et mourant, et présente le jeune Commode, 
jeune, rose, mou et voluptueux et qui a l'air de s'en- 
nuyer, à ses sévères amis groupés autour de lui dans 
des attitudes désolées. 

Tableau splendide, magnifique, sublime, incompris. 
— Un critique connu a fait au peintre un grand éloge 
d'avoir placé Commode, c'est-à-dire l'avenir, dans la 
lumière; les stoïciens, c'est-à-dire le passé, dans 
l'ombre; — que d'esprit î Excepté deux figures dans la 
demi-teïnte, tous les personnages ont leur portion de 
lumière. Cela nous rappelle l'admiration d'un litté- 
rateur républicain qui félicitait sincèrement le grand 
Rubens d'avoir, dans un de ses tableaux officiels de la 
galerie Médicis, débraillé Tune des bottes et le bas de 
Henri IV, trait de satire indépendante, coup fie griffe 
libéral contre la débauche royale. Rubens sans-culotte ! 
ô critique! ô critiques!... 

Nous sommes ici en plein Delacroix, c'est-à-dire que 
nous avons devant les yeux l'un des spécimens les plus 
complets de ce que peut le génie dans la peinture. 

Cette couleur est d'une science incomparable, il n'y 
a pas une seule faute, — et, néanmoins, ce ne sont 
que tours de force — tours de force invisibles à l'œil 
inattentif, car l'harmonie est sourde et profonde; la 
couleur, loin de perdre son originalité cruelle dans 



8 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES.. 

cette science nouvelle et plus complète, est toujours 
sanguinaire et terrible. — Cette pondération du vert 
et du rouge plaît à notre âme. M. Delacroix a même 
introduit dans ce tableau, à ce que nous croyons du 
moins, quelques tons dont il n'avait pas encore F usage 
habituel. — Ils se font bien valoir les uns les autres. 
— Le fond est aussi sérieux qu'il le fallait pour un 
pareil sujet. 

Enfin, disons-le, car personne ne le dit, ce tableau 
est parfaitement bien dessiné, parfaitement bien mo- 
delé. — Le public se fait-il bien une idée de la .diffi- 
culté qu'il y a à modeler avec de la couleur? La diffi- 
culté est double, — modeler avec un seul ton, c'est 
modeler avec une estompe, la difficulté est simple; — 
modeler avec de la couleur, c'est dans un travail subit, 
spontané, compliqué, trouver d'abord la logique des 
ombres et de la lumière, ensuite la justesse et l'har- 
monie du ton ; autrement dit, c'est, si l'ombre est 
verte et une lumière rouge, trouver du premier coup 
une harmonie de vert et de rouge, l'un obscur, l'autre 
lumineux, qui rendent l'effet d'un objet monochrome 
et tournant. 

Ce tableau est parfaitement bien dessiné. Faut-il, à 
propos de cet énorme paradoxe, de ce blasphème im- 
pudent, répéter, réexpliquer ce que M. Gautier s'est 
donné la peine d'expliquer dans un de ses feuilletons 
de l'année dernière, à propos de M. Couture — car 
M. Th. Gautier, quand les œuvres vont bien à son 
tempérament et à son éducation littéraires, commente 



SALON DE 1845. tt 

bien ce qu'il sent juste — à savoir qu'il y a deux 
genres de dessins, le dessin des coloristes et le dessin 
des dessinateurs? Les procédés sont inverses; mais on 
peut bien dessiner avec une couleur effrénée, comme 
on peut trouver des masses de couleur harmonieuses, 
tout en restant dessinateur exclusif. 

Donc, quand nous disons que ce tableau est bien 
dessiné, nous ne voulons pas faire entendre qu'il est 
dessiné comme un Raphaël ;' nous voulons dire qu'il 
est dessiné d'une manière impromptue et spirituelle; 
que ce genre de dessin, qui a* quelque analogie avec 
celui de tous les grands coloristes, de Rubens par 
exemple, rend bien, rend parfaitement le mouvement, 
la physionomie, le caractère insaisissable et tremblant 
de la nature, que le dessin de Raphaël ne rend jamais. 

— Nous ne connaissons, à Paris, que deux hommes 
qui dessinent aussi bien que M. Delacroix, l'un d'une 
manière analogue, l'autre dans une méthode contraire. 

— L'un est M. Daumier, le caricaturiste; l'autre, 
M. Ingres, le grand peintre, l'adorateur rusé de Ra- 
phaël. — Voilà certes qui doit stupéfier les amis et les 
ennemis, les séides et les antagonistes ; mais avec une 
attention lente et studieuse, chacun verra que ces 
trois dessins différents ont ceci de commun, qu'ils 
rendent parfaitement et complètement le côté de la 
nature qu'ils veulent rendre, et qu'ils disent juste ce 
qu'ils veulent dire. — Daumier dessine peut-être 
mieux que Delacroix, si Ton veut préférer les qualités 
saines, bien portantes, aux facultés étranges et éton- 

i. 



10 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

nantes d'un grand génie malade de génie; M. Ingres, 
si amoureux du détail, dessine peut-être mieux que 
tous les deux, si Ton préfère les finesses laborieuses à 
l'harmonie de l'ensemble, et le caractère du morceau 
au caractère de la composition, mais 



• 



• • 



aimons-les tous les trois. 



Ho ONE SIBYLLE QUI MONTRE LE RAMEAU D'OR 

C'est encore d'une belle et originale couleur. — La 
tête rappelle un peu l'indécision charmante des dessins 
sur Hamlet. — Comme modelé et comme pâte, c'est 
incomparable ; l'épaule nue vaut un Corrége. 

4° LE SULTAN DU MAROC ENTOURÉ DE SA GARDE 
ET DE SES OFFICIERS 

Voilà le tableau dont nous voulions parler tout à 
l'heure quand nous affirmions que M. Delacroix avait 
progressé dans la science de l'harmonie. — En effet, 
déploya-t-on jamais en aucun temps une plus grande 
coquetterie musicale? Véronèse fut-il jamais plus fée- 
rique? Fit-on jamais chanter sur une toile de plus 
capricieuses mélodies? un plus prodigieux accord de 



SALON DE 1845. il 

• 

tons nouveaux, inconnus, délicats, charmants? Nous 
en appelons à la bonne foi de quiconque connaît son 
vieux Louvre ; — qu'on cite un tableau de grand colo- 
riste, où la couleur ait autant d'esprit que dans celui 
de M. Delacroix. — Nous savons que nous serons com- 
pris d'un petit nombre, mais cela nous suffit. — Ce 
tableau est si harmonieux, malgré la splendeur des 
tons, qu'il en est gris — gris comme la nature — gris 
comme l'atmosphère de l'été, quand le soleil étend 
comme un crépuscule de poussière tremblante sur 
chaque objet. — Aussi ne l' aperçoit-on pas du premier 
coup; — ses voisins l'assomment. — La composition 
est excellente; — elle a quelque chose d'inattendu 
parce qu'elle est vraie et naturelle 



P. S. On dit- qu'il y a des éloges qui compromettent, 
et que mieux vaut un sage ennemi..., etc. Nous ne 
croyons pas, nous, qu'on puisse compromettre le génie 
en l'expliquant. 

HORACE VERNET 

Cette peinture africaine est plus froide qu'une belle 
journée d'hiver. — Tout y est d'une blancheur et d'une 
clarté désespérantes. L'unité, nulle; mais une foule 
de petites anecdotes intéressantes — un vaste pano- 
rama de cabaret; — en général, ces sortes de décora- 
tions sont divisées en manière de compartiments ou 



12 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

d'actes, par un arbre, une grande montagne, une 
caverne, etc. M. Horace Vernet a suivi la même mé- 
thode; grâce à cette méthode de feuilletoniste, la 
mémoire du spectateur retrouve ses jalons; à savoir : 
un grand chameau, des biches, une tente, etc.. — 
vraiment c'est une douleur que de voir un homme 
d'esprit patauger dans l'horrible. — M. Horace Vernet 
n'a donc jarriais vu les Rubens, les Véronèse, les Tin- 
toret, les Jbuvenet, morbleu!... 



William haussoullier 

Que M. William Haussoullier ne soit point surpris, 
d'abord, de l'éloge violent que nous allons faire de 
son tableau, car ce n'est qu'après l'avoir consciencieu- 
sement et minutieusement analysé que nous en avons 
pris la résolution ; en second lieu, de l'accueil brutal 
et malhonnête que lui fait un public français, et des 
éclats de rire qui passent devant lui. Nous avons vu 
plus d'un critique, important dans la presse, lui jeter 
en passant son petit mot pour rire — que l'auteur n'y 
prenne pas garde. — Il est beau d'avoir un succès à la 
Saint-Symphorien. 

Il ya deux manières de devenir célèbre : par agré- 
gation de succès annuels, et par coup de tonnerre. 
Certes le dernier moyen est le plus original. Que l'au- 
teur songe aux clameurs qui accueillirent le Dante et 
Virgile, et qu'il persévère dans sa propre voie; bien 



SALON DE 1845. 13 

des railleries malheureuses tomberont encore sur 
cette œuvre, mais elle restera dans la mémoire de 
quiconque a de l'oeil et du sentiment; puisse son suc- 
cès aller toujours croissant, car il doit y avoir succès. 

Après les tableaux merveilleux de M. Delacroix, 
celui-ci est véritablement le morceau capital de l'Expo- 
sition; disons mieux, il est, dans un certain sens tou- 
tefois, le tableau unique du Salon de 18i5; car M. De- 
lacroix est depuis longtemps un génie illustre, une 
gloire acceptée et accordée; il a donné cette année 
quatre tableaux; M. William Haussoullier hier était 
inconnu, et il n'en a envoyé qu'un. 

Nous ne pouvons nous refuser le plaisir d'en donner 
d'abord une description, tant cela nous paraît gai et 
délicieux à faire. — C'est la Fontaine de Jouvence ; — 
sur le premier plan trois groupes; — à gauche, deux 
jeunes gens, ou plutôt deux rajeunis, les yeux dans les 
yeux, causent de fort près, et ont l'air de faire l'amour 
allemand. — Au milieu, une femme vue de dos, à 
moitié nue, bien blanche, avec des cheveux bruns 
crespelés, jase aussi en souriant avec son partenaire ; 
elle a l'air plus sensuel, et tient encore un miroir où 
elle vient de se regarder — enfin, dans le coin à 
droite, un homme vigoureux et élégant — une tête ravis- 
sante, le front un peu bas, les lèvres un peu fortes — 
pose en souriant son verre sur le gazon pendant que sa 
compagne verse quelque élixir merveilleux dans le verre 
d'un long et mince jeune homme debout devant elle. 

Derrière eux, sur le second plan, un autre groupe 



H CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

étendu tout de son long sur l'herbe : — ils s'em- 
brassent. — Sur le milieu du second, une femme nue 
et debout, tord ses cheveux d'où dégouttent les der- 
niers pleurs de l'eau salutaire et fécondante; une 
autre, nue et à moitié couchée, semble comme une 
chrysalide, encore enveloppée dans la dernière vapeur 
de sa métamorphose. — Ces deux femmes, d'une 
forme délicate, sont vaporeusement, outrageusement 
blanches; elles commencent pour ainsi dire à repa- 
raître. Celle qui est debout a l'avantage de séparer et 
de diviser symétriquement le tableau. Cette statue, 
presque vivante, est d'un excellent effet, et sert, par 
son contraste, les tons violents du premier plan, qui 
en acquièrent encore plus de vigueur. La fontaine, que 
quelques critiques trouveront sans doute un peu Séra- 
phin, cette fontaine fabuleuse nous plaît; elle se par- 
tage en deux nappes, et se découpe, se fend en franges 
vacillantes et minces comme l'air. — Dans un sentier 
tortueux qui conduit l'œil jusqu'au fond du tableau, 
arrivent, courbés et barbus, d'heureux sexagénaires. 
— Le fond de droite est occupé par des bosquets où 
se font des ballets et des réjouissances. 

Le sentiment de ce tableau est exquis; dans cette 
composition l'on aime et l'on boit, — aspect volup- 
tueux — mais Ton boit et l'on aime d'une manière 
très-sérieuse, presque mélancolique. Ce ne sont pas 
des jeunesses fougueuses et remuantes, mais de se- 
condes jeunesses qui connaissent le prix de la vie et 
qui en jouissent avec tranquillité. 



SALON DE 1845. 15 

Cette peinture a, selon nous, une qualité très-im- 
portante, dans un musée surtout — elle est très- 
voyante. — Il n'y a pas moyen de ne pas la voir. 
La couleur est d'une crudité terrible, impitoyable, 
téméraire même, si l'auteur était un homme moins 
fort; mais... elle est distinguée, mérite si couru par 
MM. de l'école d'Ingres. — Il y a des alliances de tons 
heureuses; il se peut que l'auteur devienne plus tard 
un franc coloriste. — Autre qualité énorme et qui fait 
les hommes, les vrais hommes, cette peinture a la foi 

— elle a la foi de sa beauté, — c'est de la peinture 
absolue, convaincue, qui crie : je veux, je veux être 
belle, et belle comme je l'entends, et je sais que je ne 
manquerai pas de gens à qui plaire. 

Le dessin, on le devine, est aussi d'une grande 
volonté et d'une grande finesse; les têtes ont un joli 
caractère. — Les attitudes sont toutes bien trouvées. 

— L'élégance et la distinction sont partout le signe 
particulier de ce tableau. 

Cette œuvre aura-t-elle un succès prompt? Nous 
l'ignorons. — Un public a toujours, il est vrai, une 
conscience et une bonne volonté qui le précipitent 
vers le vrai; mais il faut le mettre sur une pente et 
lui imprimer l'élan, et notre plume est encore plus 
ignorée que le talent de M. Haussoullier. 

Si l'on pouvait, à différentes époques et à diverses 
reprises, faire une exhibition de la même œuvre, 
nous pourrions garantir la justice du public envers cet 
artiste. 



16 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Du reste, sa peinture est assez osée pour bien porter 
les affronts, et elle promet un homme qui sait assumer 
la responsabilité de ses œuvres; il n'a donc qu'à faire 
un nouveau tableau. 

Oserons-nous, après avoir si franchement déployé 
nos sympathies (mais notre vilain devoir nous oblige 
à penser à tout), oserons-nous dire que le nom de 
Jean Bel lin et de quelques Vénitiens des premiers 
temps nous a traversé la mémoire, après notre douce 
contemplation ? M. Haussoullier serait-il de ces hommes 
qui en savent trop long sur leur art ? C'est là un fléau 
bien dangereux, et qui comprime dans leur naïveté 
bien d'excellents mouvements. Qu'il se défie de son 
érudition, qu'il se défie même de son goût — mais 
c'est là un illustre défaut, — et ce tableau contient 
assez d'originalité pour promettre un heureux avenir. 



DECAMPS 

Approchons vite — car les Decamps allument la 
curiosité d'avance — on se promet toujours d'être sur- 
pris — on s'attend à du nouveau — M. Decamps nous 
a ménagé cette année une surprise qui dépasse toutes 
celles qu'il a travaillées si longtemps avec tant d'amour, 
voire les Crochets et les Cimbres; M. Decamps a fait 
du Raphaël et du Poussin. — Eh ! mon Dieu! — oui. 

Hâtons-nous de dire que, ppur corriger ce que cette 
phrase a d'exagéré, que jamais imitation ne fut mieux 



SALON DE 1845. 17 

dissimulée ni plus savante — il est bien permis, il est 
louable d'imiter ainsi. 

Franchement — malgré tout le plaisir qu'on a à lire 
dans tes œuvres d'un artiste les diverses transforma- 
tions de son art et les préoccupations successives de 
son esprit, nous regrettons un peu l'ancien Decamps. 

11 a, avec un esprit de choix qui lui est particulier, 
entre tous les sujets bibliques, mis la main sur celui 
qui allait le mieux à la nature de son talent; c'est 
l'histoire étrange, baroque, épique, fantastique, mytho- 
logique de Samson, l'homme aux travaux impossibles, 
qui dérangeait les maisons d'un coup d'épaule — de 
cet antique cousin d'Hercule et du baron de Munch- 
hausen. — Le premier de ces dessins — l'apparition 
de l'ange dans un grand paysage — a le tort de rap- 
peler des choses que l'on connaît trop — ce ciel cru, 
ces quartiers de roches, ces horizons graniteux sont 
sus dès longtemps par toute la jeune école — et quoi- 
qu'il soit vrai de dire que c'est M. Decamps qui les 
lui a enseignés, nous souffrons devant un Decamps de 
penser à M. Guigne t. 

Plusieurs de ces compositions ont, comme nous 
l'avons dit, une tournure très-italienne — et ce mé- 
lange de l'esprit des vieilles et grandes écoles avec 
l'esprit de M. Decamps, intelligence très-flamande à 
certains égards, a produit un résultat des plus curieux. 
— Par exemple,, on trouvera à côté de figures qui 
affectent, heureusement du reste, une allure de grands 
tableaux, une idée de fenêtre ouverte par où le soleil 




18 CURIOSITES ESTHETIQUES. 

vient éclairer le parquet de manière à réjouir le Fla- 
mand le plus ètudieur. — Dans le dessin qui repré- 
sente Tébranlement du Temple, dessin composé comme 
un grand et magnifique tableau, — gestes, attitudes 
d'histoire — on reconnaît le génie de Decamps tout 
pur dans cette ombre volante de l'homme qui enjambe 
plusieur5 marches, et qui reste éternellement sus- 
pendu en Pair. — Combien d'autres n'auraient pas 
songé à ce détail, ou du moins l'auraient rendu d'une 
autre manière ! ihais M. Decamps aime prendre la na- 
ture sur le fait, par son côté fantastique et réel à la fois 

— dans son aspect le plus subit et le plus inattendu. 
Le plus beau de tous est sans contredit le dernier 

— le Samson aux grosses épaules, le Samson invin- 
cible est condamné à tourner une meule — sa cheve- 
lure, ou plutôt sa crinière n'est plus — ses yeux sont, 
crevés — le héros est courbé au labeur comme un 
animal de trait — la ruse et la trahison ont dompté 
cette force terrible qui aurait pu déranger les lois de la 
nature. — A la bonne heure — voilà du Decamps, du 
vrai et du meilleur — nous retrouvons donc enfin 
cette ironie, ce fantastique, j'allais presque dire ce 
comique que nous regrettions tant à l'aspect des pre- 
miers. — Samson tire la machine comme un cheval; il 
marche pesamment et voûté avec une naïveté gros- 
sière — une naïveté de lion dépossédé, la tristesse 
résignée et presque l'abrutissement du roi des forêts, 
à qui l'on ferait traîner une charrette de vidanges ou 
du mou pour les chats. 



SALON DE 1845. 19 

Un surveillant, un geôlier, sans doute, dans une 
attitude attentive et faisant silhouette sur un mur, 
dans l'ombre, au premier plan — le regarde faire. — 
Quoi de plus complet que ces deux figures et cette 
meule? Quoi de plus intéressant? Il n'était même pas 
besoin de mettre ces curieux derrière les barreaux d'une 
ouverture — la chose était déjà belle et assez belle. 

M. Decamps a donc fait une magnifique illustration 
et de grandioses vignettes à ce poëme étrange de 
Samson — et cette série de dessins où Ton pourrait 
peut-être blâmer quelques murs et quelques objets 
trop bien faits, et le mélange minutieux et rusé de la 
peinture et du crayon — est, à cause même des inten- 
tions nouvelles qui y brillent, une des plus belles sur- 
prises que nous ait faites cet artiste prodigieux, qui, 
sans doute, nous en prépare d'autres. 



ROBERT FLEURY 

M. Robert Fleury reste toujours semblable et égal 
à lui-même, c'est-à-dire un très-bon et très-curieux 
peintre. — Sans avoir précisément un mérite éclatant, 
et, pour ainsi dire, un genre de génie involontaire 
comme les premiers maîtres, il possède tout ce que 
donnent la volonté et le bon goût. La volonté fait 
une grande partie de sa réputation comme de celle de 
M. Delaroche. — Il faut que la volonté soit une faculté 
bien belle et toujours bien fructueuse, pour qu'elle 



20 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

suffise à donner un cachet, un style quelquefois violent 
à des œuvres méritoires, mais d'un ordre secondaire, 
comme celles de M. Robert Fleury. — C'est à cette 
volonté tenace, infatigable et toujours en haleine, que 
les tableaux de cet artiste doivent leur charme presque 
sanguinaire. — Le spectateur jouit de l'effort et l'œil 
boit la sueur. — C'est là surtout, répétons-le, le carac- 
tère principal et glorieux de cette peinture, qui, en 
somme, n'est ni du dessin, quoique M. Robert Fleury 
dessine très-spirituellement, ni de la couleur, quoi- 
qu'il colore vigoureusement; cela n'est ni l'un ni 
l'autre, parce que cela n'est pas exclusif. — La cou- 
leur est chaude, mais la manière est pénible ; le dessin 
habile, mais non pas original. 

Son Marino Faliero rappelle imprudemment un 
magnifique tableau qui fait partie de nos plus chers 
souvenirs. — Nous voulons parler du Marino Faliero 
de M. Delacroix. — La composition était analogue; mais 
combien plus de liberté, de franchise et d'abondance!... 

Dans YAuto-da-fè, nous avons remarqué avec plaisir 
quelques souvenirs de Rubens, habilement transformés. 

— Les deux condamnés qui brûlent, et le vieillard qui 
s'avance les mains jointes. — C'est encore là, cette 
anûée, le tableau le plus original de M. Robert Fleury. 

— La composition en est excellente, toutes les inten- 
tions louables, presque tous les morceaux sont bien 
réussis. — Et c'est là surtout que brille cette faculté 
de volonté cruelle et patiente, % dont nous parlions tout 
à l'heure. — Une seule chose est choquante, c'est la 



SALON DE 1845. 21 

femme demi-nue, vue de face au premier plan; elle est 
froide à force d'efforts dramatiques. — De ce tableau, 
nous ne saurions trop louer l'exécution de certains 
morceaux. — Ainsi certaines parties nues des hommes 
qui se contorsionnent dans les flammes sont de petits 
chefs-d'œuvre. — Mais nous ferons remarquer que ce 
n'est que par l'emploi successif et patient de plusieurs 
moyens secondaires que l'artiste s'efforce d'obtenir 
l'effet grand et large eu tableau d'histoire. 

Son étude de Femme nue est une chose commune et 
qui a trompé son talent. 

V Atelier de Rembrandt est un pastiche très-curieux, 
mais il faut prendre garde à ce genre d'exercice. On 
risque parfois d'y perdre ce qu'on a. 

Au total, M. Robert Fleury est toujours et sera long- 
temps un artiste éminent, distingué, chercheur, à qui 
il ne manque qu'un millimètre ou qu'un milligramme 
de n'importe quoi pour être un beau géçie. 



GRANET 

a exposé Un Chapitre de Vordre du Temple, Il est 
généralement reconnu que M. Granet est un maladroit 
plein de sentiment, et l'on se dit devant ses tableaux : 
« Quelle simplicité de moyens et pourtant quel effet! » 
Qu'y a-t-il donc là de si contradictoire ? Cela prouve 
tout simplement que c'est un artiste fort adroit et qui 
déploie une science très-apprise dans sa spécialité de 



n CURIOSITES ESTHÉTIQUES. 

vieilleries gothiques ou religieuses, un talent très-roué 
et très-décoratif. 



ACHILLE DEVERIA 

Voilà un beau nom, voilà un noble et vrai artiste à 
notre sens. 

Les critiques et les journalistes se sont donné le mot 
pour entonner un charitable De profanais sur le défunt 
talent de M. Eugène Devéria, et chaque fois qu'il prend 
à cette vieille gloire romantique la fantaisie de se 
montrer au jour, ils l'ensevelissent dévotement dans la 
Naissance de Henri IV, et brûlent quelques cierges en 
l'honneur de cette ruine. C'est bien, cela prouve que 
ces messieurs aiment le beau consciencieusement; cela 
fait honneur à leur cœur. Mais d'où vient que nul ne 
songe à jeter quelques fleurs sincères et à tresser 
quelques loyaux articles en faveur de M. Achille Devé- 
ria? Quelle ingratitude! Pendant de longues années, 
M. Achille Devéria a puisé, pour notre plaisir, dans son 
inépuisable fécondité, de ravissantes vignettes, de 
charmants petits tableaux d'intérieur, de gracieuses 
scènes de la vie élégante, comme nul keepsake, malgré 
les prétentions des réputations nouvelles, n'en a depuis 
édité. Il savait colorer la pierre lithographique; tous 
ses dessins étaient pleins de charmes, distingués, et 
respiraient je ne sais quelle rêverie amène. Toutes ses 
femmes coquettes et doucement sensuelles étaient les 
idéalisations de celles que l'on avait vues et désirées 



SALON DE 1845. 23 

le soir dans les concerts, aux Bouffes, à l'Opéra ou 
dans les grands salons. Ces lithographies, que les mar- 
chands achètent trois sols et qu'ils vendent un franc, 
sont les représentantes fidèles de cette vie élégante et 
parfumée de la restauration, sur laquelle plane comme 
un ange protecteur le romantique et blond fantôme de 
la duchesse de Berry. 

Quelle ingratitude! Aujourd'hui Ton n'en parle plus, 
et tous nos ânes routiniers et antipoétiques se sont 
amoureusement tournés vers les âneries et les niaise- 
ries vertueuses de M. Jules David, vers les paradoxes 
pédants de M. Vidal. 

Nous ne dirons pas que M. Achille Devéria a fait un 
excellent tableau — mais il a fait un tableau — Sainte 
Anne instruisant la Vierge, — qui vaut surtout par des 
qualités d'élégance et de composition habile, — c'est 
plutôt, il est vrai, un coloriage qu'une peinture, et par 
ces temps de critique picturale, d 'art catholique et de 
crâne facture, une pareille œuvre doit nécessairement 
avoir l'air naïf et dépaysé. — Si les ouvrages d'un 
homme célèbre, qui a fait votre joie, vous paraissent 
aujourd'hui naïfs et dépaysés, enterrez-le donc au 
moins avec un certain bruit d'orchestre, égoïstes po- 
pulaces ! 

BOULANGER 

a donné une Sainte Famille, détestable ; 
Les Bergers de Virgile, médiocres ; 



24 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Des Baigneuses, un peu meilleures que des Du val 
Lecamus et des Maurin, et, un Portrait d'homme qui 
est d'une bonne pâte. 

Voilà les dernières ruines de l'ancien romantisme — 
voilà ce que c'est que de venir dans un temps où il est 
reçu de croire que l'inspiration suffit et remplace le 
reste ; — voilà l'abîme où mène la course désordonnée 
de Mazeppa. — C'est M. Victor Hugo qui a perdu 
M. Boulanger — après en avoir perdu tant d'autres — 
c'est le poëte qui a fait tomber le peintre dans la fosse. 
Et pourtant M. Boulanger peint convenablement (voyez 
ses portraits) ; mais où diable a-t-il pris son brevet de 
peintre d'histoire et d'artiste inspiré? est-ce dans les 
préfaces ou les odes de son illustre ami ? 



BOISSARD 

Il est à regretter que M. Boissard, qui possède les 
qualités d'un bon peintre, n'ait pas pu faire voir cette 
année un tableau allégorique représentant la Musique, 
la Peinture et la Poésie. Le jury, trop fatigué sans 
doute ce jour-là de sa rude tâche, n'a pas jugé conve- 
nable de l'admettre. M. Boissard a toujours surnagé 
au-dessus des eaux troubles de la mauvaise époque 
dont nous parlions à propos de M. Boulanger, et s'est 
sauvé du danger, grâce aux qualités sérieuses et pour 
ainsi dire naïves de sa peinture. — Son Christ en croix 
est d'une pâte solide et d'une bonne couleur. 



SALON DE 1845. >25 

V 

SCHNETZ 

Hélas ! que faire de ces gros tableaux italiens ? — 
nous sommes en 1845 — nous craignons fort que 
Schnetz en fasse encore de semblables en 1855. 

CHASSERIAU 

LE KALIFE DE CONSTANTINE SUIVI DE SON ESCORTE 

Ce tableau séduit tout d'abord par sa composition. 
— Cette défilade de chevaux et ces grands cavaliers 
ont quelque chose qui rappelle l'audace naïve des 
grands maîtres. — Mais pour qui a suivi avec soin les 
études de M. Chasseriau, il est évident que bien des 
révolutions s'agitent encore dans ce jeune esprit, et 
que la lutte n'est pas finie. 

La position qu'il veut se créer entre Ingres , dont il 
est élève, et Delacroix qu'il cherche à détrousser, a 
quelque chose d'équivoque pour tout le monde et 
d'embarrassant pour lui-même. Que M. Chasseriau 
trouve son bien dans Delacroix, c'est tout simple; mais 
que, malgré tout son talent et l'expérience précoce qu'il 
a acquise, il le laisse si bien voir, là est le mal. Ainsi, 
il y a dans ce tableau des contradictions. — En cer- 
tains endroits c'est déjà de la couleur, en d'autres ce 
n'est encore que coloriage — et néanmoins l'aspect en 
est agréable, et la composition, nous nous plaisons à 
le répéter, excellente. 

h. * 2 



26 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Déjà, dans les illustrations d'Othello, tout le inonde 
avait remarqué la préoccupation d'imiter Delacroix. — 
Mais, avec des goûts aussi distingués et un esprit aussi 
actif que celui de M. Chasseriau, il y a tout lieu d'es- 
pérer qu'il deviendra un peintre, et un peintre éminent. 

> 

DEBON 

BATAILLE d'HASTINGS 

Encore un pseudo-Delacroix; — mais que de talent! 
quelle énergie ! C'est une vraie bataille. — Nous voyons 
dans cette œuvre toutes sortes d'excellentes choses; — 
une belle couleur, la recherche sincère de la vérité, 
et la facilité hardie de composition qui fait les peintres 
d'histoire, 

VICTOR ROBERT 

Voilà un tableau qui a eu du guignon ; — il a été 
suffisamment blagué par les savants du feuilleton, et 
nous croyons qu'il est temps de redresser les torts. — 
Aussi quelle singulière idée que de montrer à ces mes- 
sieurs la religion, la philosophie, les sciences et les arts 
éclairant V Europe, et de représenter chaque peuple de 
l'Europe par une figure qui occupe dans le tableau sa place 
géographique ! Comment faire goûter à ces articliers 
quelque chose d'audacieux, et leur faire comprendre 
que l'allégorie est un des plus beaux genres de l'art? 



SALON DE 1845. 27 

Cette énorme composition est d'une bonne couleur, 
par morceaux, du moins; nous y trouvons même la 
recherche de tons nouveaux ; de quelques-unes de ces 
belles femmes qui figurent les diverses nations, les 
attitudes sont élégantes et originales. 

11 est malheureux que l'idée baroque d'assigner à 
chaque peuple sa place géographique ait nui à l'en- 
semble de la composition, au charme des groupes, et 
ait éparpillé les figures comme un tableau de Claude 
Lorrain, dont les bonshommes s'en vont à la déban- 
dade. 

M. Victor Robert est-il un artiste consommé ou un 
génie, étourdi? Il y a du pour et du contre, des bévues 
de jeune homme et de savantes intentions. — En 
somme, c'est là un des tableaux les plus curieux et les 
plus dignes d'attention du salon de 1845. 

BRUNE 

a exposé le Christ descendu de la croix. Bonne couleur, 
dessin suffisant. — M. Brune a été jadis plus original. 
L — Qui pe se rappelle V Apocalypse et V Envie f — Du 
reste il a toujours eu à son service un talent de facture 
ferme et solide, en même temps que très-facile, qui 
lui donne dans l'école moderne une place honorable 
et presque égale à celle de Guerchin et des Carrache, 
dans les commencements de la décadence italienne. 



28 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

î 

GLAIZE 

M. Glâize a un talent — c'est celui de bien peindre 
les femmes. — C'est la Madeleine et les femmes qui 
l'entourent qui sauvent son tableau de la Conversion 
de Madeleine — et c'est la molle et vraiment féminine 
tournure de Galathée qui donne à son tableau de 
Galathèe et Acis un charme un peu original. — Ta- 
bleaux qui visent à la couleur, et malheureusement 
n'arrivent qu'au coloriage de cafés, ou tout au plus 
d'opéra, et dont l'un a été imprudemment placé auprès 
du Marc-Aurèle de Delacroix. 



LEPAULLE 

Nous avons vu de M. Lépaulle une femme tenant 
un vase de fleurs dans ses bras; — c'est très-joli, 
c'est très-bien peint, et même — qualité plus grave — 
c'est naïf. — Cet homme réussit toujours ses tableaux 
quand il ne s'agit que de bien peindre et qu'il a un 
joli modèle; — c'est dire qu'il manque de gpût et 
d'esprit. — Par exemple, dans le Martyre . de saint 
Sébastien, que fait cette grosse Figure de vieille avec 
son urne, qui occupe le bas du tableau et lui donne 
un faux air d'ex-voto de village? Et pourtant c'est uirë 
peinture dont le faire a tout l'aplomb des grands 
maîtres. — Le torse de saint Sébastien, parfaitement 
bien peint, gagnera encore à vieillir. 



SALON DE 1845. 29 

MOUCHY 

MARTYRE DE SAINTE CATHERINE D'ALEXANDRIE 

M. Mouchy doit aimer Ribera et tous les vaillants 
factureurs ; n'est-ce pas faire de lui un grand éloge ? 
Du reste son tableau est bien composé. — Nous avons 
souvenance d'avoir vu dans une église de Paris — 
Saint-Gervais ou Saint-Eustache — une composition 
signée Mouchy, qui représente des moines. — L'aspect 
en est très-brun, trop peut-être, et d'une couleur 
moins variée que le tableau de cette année, mais elle a 
les mêmes qualités sérieuses de peinture. 

APPERT 

L'Assomption de la Vierge a des qualités analogues 
— bonne peinture — mais la couleur, quoique vraie 
couleur, est un peu commune. — 11 nous semble que 
nous connaissons un tableau du Poussin, situé dans la 
mêipe galerie, non loin de la même place, et à peu 
près de la même dimension, avec lequel celui-ci a 
quelque ressemblance. 

BIGAND 

LES DERNIERS INSTANTS DE NÉRON 

Eh quoi! c'est là un tableau de M. Bigand! Nous 
l'avons bien longtemps cherché. — M. Bigand le colo- 

2. 



30 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

riste a fait un tableau tout brun — qui a l'air d'un 
conciliabule de gros sauvages. 



PLANET 

est un des rares élèves de Delacroix qui brillent par 
quelques-unes des qualités du maître. 

Rien n'est doux, dans la vilaine besogne d'un compte- 
rendu, comme de rencontrer un vraiment bon tableau, 
un tableau original, illustré déjà par quelques huées 
et quelques moqueries. 

Et, en effet, ce tableau a été bafoué ; — nous conce- 
vons la haine des architectes, des maçons, des sculp- 
teurs et des mouleurs, contre tout ce qui ressemble à 
de la peinture; mais comment se fait-il que des artistes 
ne voient pas tout ce qu'il y a dans ce tableau, et 
d'originalité dans la composition, et de simplicité 
même dans la couleur ? 

Il y a là je ne sais quel aspect de peinture espagnole 
et galante, qui nous a séduit tout d'abord. M. Planet a 
fait ce que font tous les coloristes de premier ordre, à 
savoir, de la couleur avec un petit nombre de tons — 
du rouge, du blanc, du brun, et c'est délicat et cares- 
sant pour les yeux. La sainte Thérèse, telle que le 
peintre Ta représentée, s'affaissant, tombant, palpi- 
tant, à l'attente du dard dont l'amour divin va la percer, 
est une des plus heureuses trouvailles de la peinture 
moderne. — Les mains sont charmantes. — L'attitude, 
naturelle pourtant, est aussi poétique que possible. — 



SALON DE 1845. 3l 

Ce" tableau respire une volupté excessive, et montre 
dans l'auteur un homme capable de très-bien com- 
prendre un sujet — car sainte Thérèse était brûlante 
d'un si grand amour de Dieu, que la violence de ce feu 
. lui faisait jeter des cris... Et cette douleur n'était pas 
corporelle, maïs spirituelle, quoique le corps ne laissât 
pas d'y avoir beaucoup de part. • 

Parlerons-nous du petit Cupidon mystique suspendu 
en l'air, et qui va la percer de son javelot? — Non. — 
A. quoi bon ? M. Planet a évidemment assez de talent 
pour faire une autre fois un tableau complet. 



DUGASSEAU 

JÉSUS-CHRIST ENTOURÉ DES PRINCIPAUX FONDATEURS 

DU CHRISTIANISME 

Peinture sérieuse, mais pédante — ressemble à un 
Lehman très-solide. 

Sa Sapho faisant le saut de Leucade est une jolie 
composition. 

GLEYRE 

11 avait volé le cœur du public sentimental avec le ta- 
bleau du Soir. — Tant qu'il ne s'agissait que de peindre 
des femmes solfiant de la musique romantique dans 
un bateau, ça allait; — de même qu'un pauvre opéra 
triomphe de sa musique à l'aide des objets décolletés 



32 CURIOSITES ESTHETIQUES. 

ou plutôt déculottés et agréables à voir; — mais cette 
année, M. Gleyre, voulant peindre des apôtres, — dçs 
apôtres, M. Gleyre! — n'a pas pu triompher de sa 

propre peinture. 

• 

PILL1AKD 

est évidemment un artiste érudit ; il vise à imiter les 
anciens maîtres et leurs sérieuses allures — ses ta- 
bleaux de chaque année se valent — c'est toujours le 
même mérite, froid, consciencieux et tenace. 

AUGUSTE HESSE 

L'ÉVANOUISSEMENT DR I.A VIERGE 

Voilà un tableau évidemment choquant par la cou- 
leur — c'est d'une couleur dure, malheureuse et 
amère — mais ce tableau plaît, à mesure qu'on s'y 
attache, par des qualités d'un autre genre. — 11 a 
d'abord un mérite singulier — c'est de ne rappeler, 
en aucune manière, les motifs convenus de la peinture 
actuelle, et les pcfrisifs qui traînent dans tous les jeunes 
ateliers; — au contraire', il ressemble au Passé; trop 
peut-être. — M. Auguste Hesse connaît évidemment 
tous les grands morceaux de la peinture italienne, et 
a vu une quantité innombrable de dessins et de gra- 
vures. — La composition est du reste belle et habile, 
et a quelques-unes des qualités traditionnelles des 



SALON DE 1845. 33 

grandes écoles — la dignité, la pompe, et une har- 
monie ondoyante de lignes. 

JOSEPH FAY 

M. Joseph Fay n'a envoyé que des dessins, comme 
M. Decamps — c'est pour cela que nous le classons 
dans les peintres d'histoire; il ne s'agit pas ici de la 
matière avec laquelle on fait, mais de la manière dont 
on fait. 

M. Joseph Fay a envoyé six dessins représentant la 
vie des anciens Germains ; — ce sont les cartons d'une 
frise exécutée à fresque à la grande salle des réunions 
du conseil municipal de l'hôtel de ville d'Ebersfeld, en 
Prusse. 

Et, en effet, cela nous paraissait bien un peu alle- 
* mand, et, les regardant curieusement, et avec le plaisir 
qu'on a à voir toute œuvre de bonne foi, nous son- 
gions à toutes ces célébrités modernes d'outre-Rhin 
qu'éditent les marchands du boulevard des Italiens. 

Ces dessins, dont les uns représentent la grande 
lutte entre Arminius et l'invasion romaine, d'autres, 
les jeux sérieux et toujours militaires de la Paix, ont 
un noble air de famille avec les bonnes compositions 
de Pierre de Cornélius. — Le dessin est curieux, savant, 
et visant un peu au néo-Michel-Angelisme. — Tous les 
mouvements sont heureusement trouvés — et accusent 
un esprit sincèrement amateur de la forme, si ce n'est 
amoureux. — Ces dessins nous ont attiré parce qu'ils 



34 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

sont beaux, nous plaisent parce quils sont beaux; — 
mais au total, devant un si beau déploiement des 
forces de l'esprit, nous regrettons toujours, et nous 
réclamons à grands cris l'originalité. Nous voudrions 
voir déployer ce même talent au profit d'idées plus 
modernes, — disons mieux, au profit d'une nouvelle 
manière de voir et d'entendre les arts — nous ne vou- 
lons pas parler ici du choix des sujets; en ceci les 
artistes ne sont pas toujours libres, — mais de la ma- 
nière de les comprendre et de les dessiner. 

En deux mots — à quoi bon tant d'érudition, quand 
on a du talent? 



JOLLIVET 

Le Massacre des Innocents, de M. Jollivet, dénote un 
esprit sérieux et appliqué. — Son tableau est, il est 
vrai, d'un aspect froid et laiteux. — Le dessin n'est 
pas très-original; mais ses femmes sont d'une belle 
forme, grasse, résistante et solide. 



LAVIRON 

JÉSUS CHEZ MARTHE ET MARIE 

Tableau sérieux plein d'inexpériences pratiques. — 
Voilà ce que c'est que de trop s'y connaître, — de trop 
penser et de ne pas assez peindre. 



SALON DE 1845. 35 



MATOUT 

a donné trois sujets antiques, où Ton devine un 
esprit sincèrement épris de la forme, et qui repousse 
les tentations de la couleur pour ne pas obscurcir les 
intentions de sa pensée et de son dessin. 

De ces trois tableaux c'est le plus grand qui nous 
plaît le plus, à cause de la beauté intelligente des 
lignes, de leur harmonie sérieuse, et surtout à cause 
du parti-pris de la manière, parti-pris qu'on ne retrouve 
pas dans Daphnis et A T aïs. 

Que M. Matout songe à M. Haussoullier, et qu'il voie 
tout ce que l'on gagne ici-bas, en art, en littérature, 
en politique, à être radical et absolu, et à ne jamais 
faire de concessions. 

Bref, il nous semble que M. Matout connaît trop 
bien son affaire, et qu'il a trop ça dans la main — 
Inde une impression moins forte. 

D'une œuvre laborieusement faite il reste toujours 
quelque chose. 

JANMOT 

Nous n'avons pu trouver qu'une seule figure de 
M. Janmot, c'est une femme assise avec des fleurs 
sur les genoux, — Cette simple figure, sérieuse et 
mélancolique, et dont le dessin fin et la couleur un 
peu crue rappellent les anciens maîtres allemands, ce 



36 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

gracieux Albert Durer, nous avait donné une excessive 
curiosité de trouver le reste. Mais nous nlavons pu 
y réussir. C'est certainement là une belle peinture. 

— Outre que le modèle est très-beau et très-bien 
choisi, et très-bien ajusté, il y a, dans la couleur 
même et l'alliance de ces tons verts, roses et rouges, 
un peu douloureux à l'œil, une certaine mysticité qui 
s'accorde avec le reste. — 11 y a harmonie naturelle 
entre cette couleur et ce dessin. 

11 nous suffît, pour compléter l'idée qu'on doit se 
faire du talent de M. Janmot, de lire dans le livret le 
sujet d'un autre tableau : 

Assomption de la Vierge — partie supérieure : — la 
sainte Vierge est entourée d'anges dont les dpux prin- 
cipaux représentent la Chasteté et l'Harmonie. Partie 
inférieure : Réhabilitation de la femme ; un ange brise 
ses chaînes. 

ÉTEX 

sculpteur, qui fîtes quelquefois de bonnes statues, 
vous ignorez donc qu'il y a une grande différence 
entre dessiner sur une toile et modeler avec de la 
terre, — et que la couleur est une science mélodieuse 
dont la triture du marbre n'enseigne pas les secrets? 

— Nous comprendrions plutôt qu'un musicien voulût 
singer Delacroix, — mais un sculpteur, jamais! — 
grand tailleur de pierre! pourquoi voulez-vous jouer 
du violon? 



SALON DE 1845. 37 



III 



PORTRAITS 



LEON COIGNET 

Un très-beau portrait de femme, dans le Salon 
carré. 

M. Léon Coignet est un artiste d'un rang très-élevé 
dans les régions moyennes du goût et de l'esprit. — 
S'il ne se hausse pas jusqu'au génie, il a un de ces 
talents complets dans leur modération qui défient la 
critique. M. Coignet ignore les caprices hardis de la 
fantaisie et le parti pris des absolutistes. Fondre, 
mêler, réunir tout en choisissant, a toujours été son 
rôle et son but; il l'a parfaitement bien atteint. Tout 
dans cet excellent portrait, les chairs, les ajustements, 
le fond, est traité avec le même bonheur. 

DUBUFE 

M. Dubufe est depuis plusieurs années la victime 

ii. 3 



38 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

de tous les feuilletonistes artistiques. Si M. Dubufe est 
bien loin de sir Thomas Lawrence, au moins n'est-ce 
pas sans une certaine justice qu'il a hérité de sa gra- 
cieuse popularité. — Nous trouvons, quant à nous, que 
le Bourgeois a bien raison de chérir l'homme qui lui a 
créé de si jolies femmes, presque toujours bien ajus- 
tées. 

M. Dubufe a un fils qui n'a pas voulu marcher sur 
les traces de son père, et qui s'est fourvoyé dans la 
peinture sérieuse. 

M Ue EUGÉNIE GAUTIER 

Beau coloris, — dessin ferme et élégant. — Cette 
femme a l'intelligence des maîtres; — elle a du Van 
Dyck; — elle peint comme un homme. — Tous ceux 
qui se connaissent en peinture se rappellent le modelé 
de deux bras nus dans un portrait exposé au dernier 
Salon. La peinture de mademoiselle Eugénie Gautier 
n'a aucun rapport avec la peinture de femme, qui, en 
général, nous fait songer aux préceptes du bonhomme 
Chrysalde. 

BELLOC 

M. Belloc a envoyé plusieurs portraits. — Celui de 
M. Miohelet nous a frappé par son excellente couleur. 
— M. Belloc, qui n'est pas assez connu, est un des 
hommes d'aujourd'hui les plus savants dans leur art. 



SALON PE 1845. 39 

• 

— Il a fait des élèves remarquables, — mademoiselle 
Eugénie Gautier, par exemple, à ce que nous croyons. 

— L'an passé, nous avons vu de lui, aux galeries du 
boulevard Bonne-Nouvelle, une tête d'enfant qui nous 
a rappelé les meilleurs morceaux de Lawrence. 

TISSIER 

est vraiment coloriste, mais n'est peut-être que cela ; 
— c'est pourquoi son portrait de femme, qui est d'une 
couleur distinguée et dans une gamme de ton très- 
grise, est supérieur à son tableau de religion. 

RIESENER 

est avec M. Planet un des hommes qui font honneur 
à M. Delacroix. — Le portrait du docteur H. de 

Saint-A est d'une franche couleur et d'une franche 

facture. 

DUPONT 

Nous avons rencontré un pauvre petit portrait de 
demoiselle avec un petit chien, qui se cache si bien 
qu'il est fort difficile à trouver; mais il est d'une 
grâce exquise. — C'est une peinture (Tune grande 
innocence, — apparente, du moins, mais très-bien 
composée, — et d'un très-joli aspect; — un peu an- 
glais. 



• 



40 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

HAFFNER 

Encore un nouveau nom, pour nous, du moins. 
M. Haffner a, dans la petite galerie, à une très-mau- 
vaise place, un portrait de femme du plus bel effet. Il 
est difficile à trouver, et vraiment c'est dommage. Ce 
portrait dénote un coloriste de première force. Ce 
n'est point de la couleur éclatante, pompeuse ni com- 
mune, mais excessivement distinguée, et d'une harmo- 
nie remarquable. La chose est exécutée dans une 
gamme de ton très-grise. L'effet est très-savamment 
combiné, doux et frappant à la fois. La tête, roman- 
tique et doucement pâle, se détache sur un fond gris, 
encore plus pâle autour d'elle , et qui, se rembrunis- 
sant verg les coins, a l'air de lui servir d'auréole. — 
M. Haffner «, de plus, fait un paysage d'une couleur 
très-hardie — un chariot avec un homme et des che- 
vaux, faisant presque silhouette sur la clarté équi- 
voque d'un crépuscule. — Encore un chercheur con- 
sciencieux. . . que c'est rare ! . . . 

PÉRIGNON 

a envoyé neuf portraits, dont six de femmes. — Les 
têtes de M. Pérignon sont dures et lisses comme des 
objets inanimés. — Un vrai musée de Curtius. 



SALON DE 1845. 41 



HORACE VERNET 



M. Horace Vernet, comme portraitiste, est inférieur 
à M. Horace Vernet, peintre héroïque. Sa couleur sur- 
passe en crudité la couleur de M. Court. 

HIPPOLYTE FLANDRIN 

M. Flandrin n'a-t-il pas fait autrefois un gracieux 
portrait de femme appuyée sur le devant d'une loge, 
avec un bouquet de violettes au sein? Mais il a échoué 
dans le portrait de M. Chaix-d'Est-Ange. Ce n'est qu'un 
semblant de peinture sérieuse; ce n'est pas là le carac- 
tère si connu de cette figure fine, mordante, ironique. 
— C'est lourd et terne. 

Nous venons de trouver, ce qui nous a fait le plus 
vif plaisir, un portrait de femme de M. Flandrin, une 
simple tête qui nous a rappelé ses bons ouvrages. 
L'aspect en est un peu trop doux et a le tort de ne pas 
appeler les yeux comme le portrait de la princesse 
Belg..., de M. Lehman. Comme ce morceau est petit, 
M. Flandrin Ta parfaitement réussi. Le modelé en est 
beau, et cette peinture a le mérite, rare chez ces 
messieurs, de paraître faite tout d'une haleine et du 
premier coup. % 

RICHARDOT 

a peint une jeune dame vêtue' d'une robe noire et 



42 CURIOSJTÉS ESTHÉTIQUES. 

verte, — coiffée avec une afféterie de keepsake. — 
Elle a un certain air de famille avec les saintes de 
Zurbaran, et se promène gravement derrière un grand 
mur d'un assez bon effet. C'est bon — il y a là dedans 
du courage, de l'esprit, de la jeunesse. 

VERDIER 

a fait un portrait de mademoiselle Garrique , dans 
le Barbier de Sèville. Cela est d'une meilleure facture 
que le portrait précédent, mais manque de délica- 
tesse. 

HENRI SCHEFFER 

Nous n'osons pas supposer, pour l'honneur de 
M. Henri Scheffer, que le portrait de Sa Majesté ait 
été fait d'après nature. — Il y a dans l'histoire con- 
temporaine peu de têtes aussi accentuées que celle de 
Louis-Philippe. — La fatigue et le travail y ont im- 
primé de belles rides, que l'artiste ne connaît pas. — 
Nous regrettons qu'il n'y ait pas en France un seul 
portrait du Roi. — Un seul homme est digne de cette 
œuvre : c'est M. Ingres. 

Tous les portraits de Henri Scheffeç sont faits avec 
la même probité, minutieuse et aveugle; la même 
conscience, patiente et monotone. 



SALON DE 1845. ' 43 

LEIENDECKiER 

En passant devtnt le portrait de mademoiselle 
Brohan, nous avons regretté de ne pas voir au Salon 
un autre portrait, — qui aurait donné au public une 
idée plus juste de cette charmante actrice, — par 
M. Ravergie, à qui le portrait de madame Guyon 
avait fait une place importante parmi les portrai- 
tistes. 

DIAZ 

M. Diaz fait d'habitude de petits tableaux dont la 
couleur magique surpasse les fantaisies du kaléido- 
scope. — Cette année, il a envoyé de petits portraits 
en pied. Un portrait est fait, non-seulement de cou- 
leur, mais de lignes et de modelé. — C'est l'erreur 
d'un peintre de genre qui prendra sa revanche. 






44 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 



IV 4 



TABLEADX DE GENRE 



BARON 

a donné les Oies du frire Philippe, un conte de la 
Fontaine. 

C'est un prétexte à jolies femmes, à ombrages, et à 
tons variés quand même. 

C'est d'un aspect fort attirant, mais c'est le rococo 
du romantisme. — Il y a là dedans du Couture, un 
peu du faire de Célestin Nanteuil, beaucoup de tons 
de Roqueplan et de C. Boulanger. — Réfléchir devant 
ce tableau combien une peinture excessivement sa- 
vante et brillante de couleur peut rester froide quand 
elle manque d'un tempérament particulier. 

ISABEY 

UN INTÉRIEUR D'ALCH Ilf ISTE 

Il y a toujours là dedans des crocodiles, des oiseaux 



SALON DE 1845 45 

empaillés, de gros livres de maroquin, du feu dans des 
fourneaux, et un vieux en robe de chambre, — c'est- 
à-dire une grande quantité de tons divers. C'est ce 
qui explique la prédilection de certains coloristes pour 
un sujet si commun. 

M. Isabey est un vrai coloriste — toujours brillant, 
— souvent délicat. C'a été un des hommes les plus 
justement heureux du mouvement rénovateur. 

LÉCURIEUX 

SALOMON DE CALS A BICÊTRF. 

Nous sommes à un théâtre du boulevard qui s'est 
mis en frais de littérature; on vient de lever le rideau, 
tous les acteurs regardent le public. 

Un seigneur, avec Marion Delorme onduleusement 
appuyée à son bras, n'écoute pas la complainte du 
Salomon qui gesticule comme un forcené dans le fond. * 

La mise en scène est bonne ; tous les fous sont pit- 
toresques, aimables, et savent parfaitement leur rôle. 

Nous ne comprenons pas l'effroi de Marion Delorme 
à l'aspect de ces aimables fous. 

Ce tableau a un aspect uniforme de café au lait. La 
couleur en est roussâtre comme un vilain temps plein 
de poussière. 

. Le dessin, — dessin de vignette et d'illustration. A 
quoi bon faire de la peinture dite sérieuse, quand on 
n'est pas coloriste et qu'on n'est pas dessinateur? 

3. 



46 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

M™ CÉLESTE PENSOTTI 

Le tableau de madame Céleste Pensotti s'appelle 
Rêverie du soir. Ce tableau, un peu maniéré comme 
son titre, mais joli comme le nom de l'auteur, est 
d'un sentiment fort distingué. — Ce sont dfeux jeunes 
femmes, Tune appuyée sur l'épaule de l'autre, qui 
regardent à travers une fenêtre ouverte. — Le vert et 
le rose, ou plutôt le verdàtre et le rosâtre y sont dou- 
cement combinés. Cette jolie composition, malgré ou 
peut-être à cause de son afféterie naïve d'album roman- 
tique, ne nous déplaît pas; — cela a une qualité trop 
oubliée aujourd'hui. C'est élégant, — cela sent bon. 

TASSAERT 

Un petit tableau de religion presque galante — Là 
Vierge allaite l'enfant Jésus — sous une couronne de 
fleurs et de petits amours. L'année passée nous avions 
déjà remarqué M. Tassaert. Il y a là une bonne cou- 
leur, modérément gaie, unie à beaucoup de goût. 

LELEUX FRÈRES 

Tous leurs tableaux sont très-bien faits, très-bien 
peints, et très-monotones comme manière et choix de 
sujets. 



SALON DE 1845. 47 

LEPOITEVIN 

Sujets à la Henri Berthoud (voyez le livret). — Ta- 
bleaux de genre, vrais tableaux de genre trop bien 
peints. Du reste, tout le monde aujourd'hui peint trop 
bien. 

GUILLElv/lN 

M. Guillemin, qui a certainement du mérite dans 
l'exécution, dépense trop de talent à soutenir une 
mauvaise cause; — la cause de Y esprit en peinture. — 
J'entends par là envoyer à l'imprimeur du livret 1 des 
légendes pour le public du dimanche. 

MULLER . „ 

M. Muller croit-il plaire au public du samedi en 
choisissant ses sujets dans Shakspeare et Victor Hugo? 

— De gros amours Empire sous prétexte de sylphes.^- 
II ne suffit donc pas d'être coloriste pour avoir du goût. 

— Sa Fanny est mieux. 



DUVAL LECAMUS père 

*..»•• Sait d'une voix légère 
Passer du grave au doux, du plaisant au sévère. » 



48 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

DUVAL LECAMUS Jules 

a été imprudent d'aborder un sujet traité déjà par 
M. Roqueplan. 

GIGOUX 

M. Gigoux nous a procuré le plaisir de relire dans le 
livret le récit de la Mort de Manon Lescaut. Le tableau 
est mauvais; pas de style; mauvaise composition, mau- 
vaise couleur. 11 manque de caractère, il manque de 
son sujet. Quel est ce Des Grieux? je ne le connais 
pas. 

Je ne reconnais pas non plus là M. Gigoux, que la 
faveur publique faisait, il y a quelques années, mar- 
cher de pair avec les plus sérieux novateurs. 

M. Gigoux, Fauteur du Comte de Cominges, de Fran- 
çois I er assistant Léonard de Vinci à ses derniers mo- 
ments, M. Gigoux du Gil Blas, M. Gigoux est une répu- 
tation que chacun a joyeusement soulevée sur ses 
épaules. Serait-il . donc aujourd'hui embarrassé de sa 
réputation de peintre? 

RUDOLPHE LEHMANN 

Ses Italiennes de cette année nous font regretter 
celles de Tannée passée. 



SALON DE 1845. 49 

DE LA FOULHOUZE 

a peint un parc plein de belles dames et .d'élégants 
messieurs, au temps jadis. C'est certainement fort joli, 
fort élégant, et d'une très-bonne couleur. Le paysage 
est bien composé. Le tout rappelle beaucoup Diaz; 
mais c'est peut-être plus wsolide. 

PERESSE 

La saison des roses. — C'est un sujet analogue, — 

une peinture galante et d'un aspect agréable, qui 

malheureusement fait songer à Wattier, comme Wat- 

tier fait songer à Watteau. 

> 

DE DREUX 

est un peintre de la vie élégante, high life. — Sa 
Châtelaine est jolie ; mais les Anglais font mieux dans 
le genre paradoxal. — Ses scènes d'animaux sont bien 
peintes; mais les Anglais sont plus spirituels dans ce 
genre animal et intime. 

M™ CALAMATTA 

a peint une Femme nue à sa toilette, vue de face, la tête 
de profil, — fond de décoration romaine. L'attitude est 
belle et bien choisie. En somme, cela est bien fait. Ma- 



50 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

dame Calamalta a fait des progrès. Cela ne manque 
pas de style, ou plutôt d'une certaine prétention au 
style. . 

PAPETY 

promettait beaucoup, dit-on. Son retour d'Italie fut 
précédé par des éloges imprudents. Dans une toile 
énorme, où se voyaient trop clairement les habitudes 
récentes de l'Académie de peinture, M. Papety avait 
néanmoins trouvé des poses heureuses et quelques 
motifs de composition ; et malgré sa couleur <F éventail, 
il y avait tout lieu d'espérer pour l'auteur un avenir 
sérieux. Depuis lors, il est resté dans la classe secon- 
daire des hommes qui peignent bien et ont des cartons 
pleins de motifs tout prêts. La couleur de ses deux ta- 
bleaux (Memphis. — Un assaut) est commune. Du reste, 
ils sont d'un aspect tout différent, ce qui induit à croire 
que M. Papety n'a pas encore trouvé sa manière. 

ADRIEN GUIGNET 

M. Adrien Guignet a certainement du talent; il sait 
composer et arranger. Mais pourquoi donc ce doute 
perpétuel ? Tantôt Décamps, tantôt Salvator. Cette 
année, on dirait qu'il a colorié sur papyrus des motifs 
de sculpture égyptienne ou d'anciennes mosaïques (lés 
Pharaons). Cependant Salvator et Decàmps* s'ils fai- 
saient Psammenit ou Pharaon, les feraient à la Salva- 



SALON DE 1845. 51 

tor et à la Decamps. Pourquoi donc M. Guignet. . . ? 

MEISSONIER 

Trois tableaux : Soldats jouant aux dès — Jeune 
homme feuilletant un carton — Deux buveurs jouant 
aux cartes. 

Autre temps, autres mœurs; autres modef, autres 
écoles. M. Meissonier nous fait songer malgré nous à 
M. Martin Drolling. Il y a dans toutes les réputations, 
même les plus méritées, une foule de petits secrets. — 
Quand on demandait au célèbre M. X*** ce qu'il avait 
vu au Salon, il disait n'avoir vu qu'un Meissonier, 
pour éviter de parler du célèbre M. Y***, qui en disait 
autant de son côté. Il est donc bon de servir de mas- 
sue à des rivaux. 

En somme, M. Meissonier exécute admirablement 
ses petites figures. C'est un Flamand moins la fan- 
taisie , le charme, la couleur et la naïveté — et là 
pipe! 

JACQUAND 

fabrique toujours du Delaroche, vingtième qualité. 

ROEHN 

Peinture aimable (argot de marchand de tableaux). 



52 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

RÉMOND 

Jeune école de dix-huit cent vingt. 

HENRI SCHEFFER 

Aupr^ de Madame Roland cillant au supplice, là 
Charlotte Corday est une œuvre pleine de témérité. 
(Voir aux portraits.) 

HORNUNG 

« Le plus têtu des trois n y est pas celui qu'on pense. » 

BARD 

Voir le précédent. 

GEFFROY 



Voir le précédent. 



SALON DE 1845. 53 



^PAYSAGES 



COROT 

A la tête de l'école moderne du paysage, se place 
M. Corot. — Si M. Théodore Rousseau voulait exposer, 
la suprématie serait douteuse, M. Théodore Rousseau 
unissant à une naïveté, à une originalité au moins 
égales, un plus grand charme et une plus grande 
sûreté d'exécution. — En effet, ce sont la naïveté et 
l'originalité qui constituent le mérite de M. Corot. — 
Évidemment cet artiste aime sincèrement la nature, 
et sait la regarder avec autant d'intelligence que 
d'amour. — Les qualités par lesquelles il brille sont 
tellement fortes, — parce qu'elles sont des qualités 
d'âme et de fond — que l'influence de M. Corot est 
actuellement visible dans presque toutes les œuvres 
des jeunes paysagistes — surtout de quelques-uns qui 
avaient déjà le bon esprit de l'imiter et de tirer parti de 
sa manière avant qu'il fût célèbre et sa réputation ne 



54 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

dépassant pas encore le monde des artistes. M. Corot, 
du fond de sa modestie, a agi sur une foule d'esprits. 
— Les uns se sont appliqués à choisir dans la nature 
les motifs, les sites, les couleurs qu'il affectionne, à 
choyer les mêmes sujets; d'autres ont essayé même 
de pasticher sa gaucherie. — Or, à propos de cette 
prétendue gaucherie de M. Corot,#l nous semble qu'il 
y a ici un petit préjugé à relever. — Tous les demi- 
savants, après avoir consciencieusement admiré un ta- 
bleau de Corot et lui avoir loyalement payé leur tribut 
d'éloges, trouvent que cela pèche par l'exécution, et 
s'accordent en ceci, que définitivement M. Corot ne 
sait pas peindre. — Braves gens! qui ignorent d'abord 
qu'une œuvre de génie — ou si Ton veut — une 
œuvre d'âme — où tout est bien vu, bien observé, bien 
compris, bien imaginé — est toujours très-bien exécu- 
tée, quand elle l'est suffisamment — Ensuite — qu'il 
y a une grande différence entre un morceau fait et un 
morceau fini — qu'en général ce qui est fait n'est pas 
fini, et qu'une chose très-finie peut n'être pas faite du 
tout — que la valeur d'une touche spirituelle, impor- 
tante et bien placée est énorme... etc.. etc.. d'où il 
suit que M. Corot peint comme les grands maîtres. — 
Nous n'en voulons d'autre exemple que son tableau de 
Tannée dernière — dont l'impression était encore plus 
tendre et mélancolique que d'habitude. — Cette verte 
* campagne où était assise une femme jouant du violon 
-— cette nappe de soleil au second plan, éclairant le 
gazon et le colorant d'une manière différente que le 



I 

! SALON DE 1845. 55 



premier, était certainement une audace et une audace 
très-réussie. — M. Corot est tout aussi fort cette année 
que les précédentes; — mais l'œil du public a été telle- 
ment accoutumé aux morceaux luisants, propres et 
industrieusement astiqués, qu'on lui fait toujours le 
même reproche. 

Ce qui prouve encore la puissance de M. Corot, ne 
fût-ce que dans le métier, c'est qu'il sait être coloriste 
avec une gamme de tons peu variée — et qu'il est 
toujours harmoniste même avec des tons assez crus et 
assez vifs. — Il compose toujours parfaitement bien. 

— Ainsi dans Homère et les Bergers, rien n'est inutile, 
rien n'est à retrancher; pas même les deux petites 
figures qui s'en vont causant dans le sentier. — Les 
trois petits bergers avec leur chien sont ravissants, 
comme ces bouts d'excellents bas-reliefs qu'on retrouve 
dans certains piédestaux des statues antiques. — Ho- 
mère ressemble peut-être trop à Bélisaire. — Un autre 
tableau plein de charme est Daphnis et Chloè — et dont 
la. composition a comme toutes les bonnes compositions 

— c'est une remarque que nous avons souvent faite 

— le mérite de l'inattendu. 

FRANÇAIS 

est aussi un paysagiste de premier mérite — d'un 
mérite analogue à Corot, et que nous appellerions 
volontiers l'amour de la nature — mais c'est déjà moins 
naïf, plus rusé — cela sent beaucoup plus son peintre 



56 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

— aussi est-ce plus facile à comprendre. — Le soir est 
d'une belle couleur. 



PAUL HUET 

Un vieux château sur des rochers. — Est-ce que par 
hasard M. Paul Huet voudrait modifier sa manière? — 
Elle était pourtant excellente. 

HAFFNER 

Prodigieusement original — surtout par la couleur. 
C'est la première fois que nous voyons des tableaux de 
M. Haffner — nous ignorons donc s'il est paysagiste 
ou portraitiste de son état — d'autant plus qu'il est 
excellent dans les deux genres. 

TROYON 

fait toujours de beaux et de verdoyants paysages, les 
fait en coloriste et même en observateur, mais fatigue 
toujours les yeux par l'aplomb imperturbable de sa 
manière et le papillotage de ses touches. — On 
n'aime pas voir un homme si sûr de lui-même. 

« 

CURZON 

a peint un site très-original appelé les Houblons. — 



SALON DE 1845. 57 

C'est tout simplement un horizon auquel les feuilles et 
les branchages des premiers plans servent de cadre. — 
Du reste, M. Gurzon a fait aussi un très-beau dessin 
dont nous aurons tout à l'heure occasion de parler. 

FLERS 

Je vais revoir ma Normandie, 
C'est le pays.... 

Voilà ce qu'ont chanté longtemps toutes les toiles de 
M. Fiers. — Qu'on ne prenne pas ceci pour une mo- 
querie. — C'est qu'en effet tous ces paysages étaient 
poétiques, et donnaient l'envie de connaître ces éter- 
nelles et grasses verdures qu'ils exprimaient si bien 
— mais cette année l'application ne serait pas juste, 
car nous ne croyons pas que M. Fiers, soit dans ses 
dessins, soit dans ses tableaux, ait placé une seule 
Normandie. — M. Fiers est toujours resté un artiste 
éminent. 

WICKEMBERG 

peint toujours, très-bien ses Effets £ hiver; mais nous 
croyons que les bons Flamands dont il semble préoc- 
cupé ont une manière plus large. 

CALAME et DIDAY 

Pendant longtemps on a cru que c'était le môme 



58 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

artiste atteint de dualisme chronique; mais depuis l'on 
s'est aperçu qu'il affectionnait le nom de Calame les 
jours qu'il peignait bien... 

DAUZATS 

Toujours de l'Orient et de l'Algérie — c'est toujours 
d'une ferme exécution ! 



FRERE 



( Voyez le précédent). 



CHACATON 

I 

en revanche a quitté l'Orient; mais il y a perdu. 

LOUBON 

fait toujours des paysages d'une couleur assez fine : 
ses Bergers des Landes sont une heureuse compo- 
sition. 

GARNEREY 

. i 

Toujours des beffrois et des cathédrales très-adroi- 
tement peints. 



SALON DE 1845. 5& 



JOYANT 



Un palais des papes d'Avignon, et encore une Vue de 
Venise. — Rien n'est embarrassant comme de rendre 
compte d'oeuvres que chaque année ramène avec leurs 
mêmes désespérantes perfections. 

BORGET 

Toujours des vues indiennes ou chinoises. — Sans 
doute c'est très-bien fait ; mais ce sont trop des arti- 
cles de voyages ou de mœurs ; — il y a des gens qui 
regrettent ce qu'ils n'ont jamais vu, le boulevard du 
Temple ou les galeries de Bois! — Les tableaux de 
M. Borget nous font regretter cette Chine où le vent 
lui-même, dit H. Heine, prend un son comique en pas- 
sant par les clochettes, — et où la nature et l'homme 
ne peuvent pas se regarder sans rire. 

PAUL FLANDRIN 

Qu'on éteigne les reflets dans une tête pour mieux 
faire voir le modelé, cela se comprend, surtout quand 
on s'appelle Ingres. — Mais quel est donc l'extravagant 
et le fanatique qui s'est avisé le premier d'ingriser la 
campagne? 



60 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

BLANCHARD 

Ceci est autre chose, — c'est plus sérieux, ou moins 
sérieux, comme on voudra. — C'est un compromis 
assez adroit entre les purs coloristes et les exagéra- 
tions précédentes. 

LAPIERRE et LAVIEILLE 

sont deux bons et sérieux élèves de M. Corot. — 
M. Lapierre a fait aussi un tableau de Daphniset Chloè, 
qui a bien son mérite. 

BRASCASSAT 

Certainement, Ton parle trop de M. Brascassat, qui, 
homme d'esprit et de talent comme il l'est, ne doit 
pas ignorer que dans la galerie des Flamands il y a 
beaucoup de tableaux du même genre, tout aussi faits 
que les siens, et plus largement peints, — et d'une 
meilleure couleur. — L'on parle trop aussi de 

SAINT-JEAN 

qui est de l'école de Lyon, le bagne de la peinture,— 
l'endroit du monde connu où l'on travaille le mieux 
les infiniment petits. — Nous préférons les fleurs et 
les fruits de Rubens, et les trouvons plus naturels. — 



SALON DE 1845. 61 

Du reste, le tableau de M. Saint-Jean est d'un fort 
vilain aspect, — c'est monotonement jaune. — Au 
total, quelque bien faits qu'ils soient, les tableaux de 
M. Saint-Jean sont des tableaux de salle à manger, — 
mais non des peintures de cabinet et de galerie ; de 
vrais tableaux de salle à manger. 

KIÔRBOE 

Des tableaux de chasse, — à la bonne heure ! Voilà 
qui est beau, voilà qui est de la peinture et de la 
vraie peinture; c'est large, — c'est vrai, — et la cou- 
leur en est belle. — Ces tableaux ont une grande tour- 
nure commune aux anciens tableaux de chasse ou de 
nature morte que faisaient les grands peintres, — et 
ils sont tous habilement composés. 

PHILIPPE ROUSSEAU 

LE RAT DE VILLE ET LE RAT DES CHAMPS 

est un tableau très-coquet et d'un aspect charmant. 
— Tous les tons sont à la fois d'une grande fraîcheur 
et d'une grande richesse. — C'est réellement faire des 
natures mortes, librement, en paysagiste, en pein- 
tre de genre, en homme d'esprit, et non pas en ou- 
vrier, comme MM. de Lyon. — Les petits rats sont fort 
jolis. 



h. * 



02 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

BÉRANGER 

Les petits tableaux de M. Béranger sont charmants 
— comme des Meissonier. 

ARONDEL 

Un grand entassement de gibier de toute espèce. — 
Ce tableau, mal composé, et dont la composition a l'air 
bousculé, comme si elle visait à la quantité, a néan- 
moins une qualité très-rare par le temps qui court — 
il est peint avec une grande naïveté — sans aucune 
prétention d'école ni aucun pédantisme d'atelier. — 
D'où il suit qu'il y a des parties fort bien peintes. — 
Certaines autres sont malheureusement d'une couleur 
brune et rousse, qui donne au tableau je ne sais quel # 
aspect obscur — mais tous les tons clairs ou riches 
sont bien réussis. — Ce qui nous a donc frappé dans 
ce tableau est la maladresse mêlée à l'habileté — des 
inexpériences comme d'un homme qui n'aurait pas 
peint depuis longtemps, et de l'aplomb comme d'un 
homme qui aurait beaucoup peint. 

CHAZAL 

a peint le Yucca gloriosa, fleuri en 1844 dans le parc 
de Neuilly. 11 serait bon que tous les gens qui se cram- 
ponnent à la vérité microscopique et se croient des 



SALON DE 1845. 63 

peintres, vissent ce petit tableau, et qu'on leur insuf- 
flât dans l'oreille avec un cornet les petites réflexions 
que voici : ce tableau est très-bien, non parce que 
tout y est et que Ton peut compter les feuilles, mais 
parce qu'il rend en même temps le caractère général 
de la nature — parce qu'il exprime bien l'aspect vert 
cru d'un parc au bord de la Seine et de notre soleil 
froid; bref, parce qu'il est fait avec une profonde 
naïveté — tandis que vous autres, vous êtes trop... 
artistes, — (Sic). 



04 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 



VI 



DESSINS — GRAVURES 



BïtILLOUIN 

M. Brillouin a envoyé cinq dessins au crayon noir 
qui ressemblent un peu à ceux de M. de Lehmu4; mais 
ceux-ci sont plus fermes et ont peut-être plus de carac- 
tère. — En général, ils sont bien composés. — Le Tin- 
toret donnant une leçon de dessin à sa fille, est cer- 
tainement une très-bonne chose. — Ce qui distingue 
surtout ces dessins est leur noble tournure, leur sérieux 
et le choix des têtes. 

CURZON 

Une sérénade dans un bateau, — est une des choses 
les plus distinguées du Salon. — L'arrangement de 
toutes ces figures est très-heureusement conçu ; le vieil- 
lard au bout de la barque, étendu au milieu de ses 
guirlandes, est une très-jolie idée. — Les compositions 



SALON DE 1845. 05 

de M. Brillouin et celle de M. Curzon ont quelque 
analogie; elles ont surtout ceci de commun, qu'elles 
sont bien dessinées — et dessinées avec esprit. 

DE RUDDER 

Nous croyons que M. de Rudder a eu le premier 
l'heureuse idée des dessins sérieux et serrés; des car- 
tons, comme on disait autrefois. — Il faut lui en sa- 
voir gré. — Mais quoique ses dessins soient toujours 
estimables et gravement conçus, combien néanmoins 
ils nous paraissent inférieurs à ce qu'ils veulent être ! 
Que Ton compare, par exemple, le Berger et l'Enfant, 
aux dessins nouveaux dont nous venons de parler. 

MARÉCHAL 

La Grappe est sans doute un beau pastel, et d'une 
bonne couleur; mais nous reprocherons à tous ces 
messieurs de l'école de Metz de n'arriver en général 
qu'à un sérieux de convention et qu'à la singerie de 
la maestria, — ceci soit dit sans vouloir le moins du 
monde diminuer l'honneur de leurs efforts. — 11 en- 1 
est de même de . 

TOURNEUX 

dont, malgré tout son talent et tout son goût, l'exédu- 
tîoiï n'est jamais à la hauteur de l'intention. 

4. 



66 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

POLLET 

a fait deux fort bonnes aquarelles, d'après le Titien, 
où brille réellement l'intelligence du modèle. 

CHABAL 

Des fleurs à la gouache, — consciencieusement étu- 
diées et d'un aspect agréable. 

ALPHONSE MASSON 

Les portraits de M. Masson sont bien dessinés. — 
Ils doivent être très-ressemblants; car le dessin de 
l'artiste indique une volonté ferme et laborieuse; mais 
aussi il est un peu dur et sec, et ressemble peu au 
dessin d'un peintre. 

ANTONIN MOINE 

Toutes ces fantaisies ne peuvent être que celles d'un 
sculpteur.- — Voilà pourtant où le romantisme a con- 
duit quelques-uns 1 

VIDAL 

. C'est Tan -passé, à ce que nous croyons, qu'a com- 
mencé le préjugé des dessins Vidal. — Il serait bon 



. SALON DE 1845. C7 

d'en finir tout de suite. — On veut à toute force nous 
présenter M. Vidal comme un dessinateur sérieux. — 
Ce sont des dessins très-finis, mais non faits ; néan- 
moins cela, il faut l'avouer, est plus élégant que les 
Maurin et les Jules David. — Qu'on nous pardoiîne 
d'insister si fort à ce sujet; — mais nous connaissons 
un critique qui, à propos de M. Vidal, s'est avisé de 
parler de Watteau. 

M mB DE MIRBEL 

est ce qu'elle a toujours été; — ses portraits sont 
parfaitement bien exécutés, et madame de Mirbel a le 
grand mérite d'avoir apporté la première, dans le 
genre si ingrat de la miniature, les intentions viriles de 
la peinture sérieuse. 

HENRÏQUEL DUPONT 

nous a procuré le plaisir de contempler une seconde 
fois le magnifique portrait de M. Bertin, par M. Ingres, 
le seul homme en France qui fasse vraiment des por- 
traits. — Celui-ci est sans contredit le plus beau qu'il 
ait fait, sans en excepter le Cherubini. — Peut-être la 
fière tournure et la majesté du modèle a-t-elle doublé 
l'audace de M. Ingres, l'homme audacieux par excel- 
lence. — Quant à la gravure, quelque consciencieuse 
qu'elle soit, nous craignons qu'elle ne rende pas tout 
le parti pris de la peinture. — Nous n'oserions pas 



68 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

affirmer, mais nous craignons que le graveur n'ait 
omis certain petit détail dans le nez ou dans les yeux. 



JACQUE 

M. Jacque est une réputation nouvelle qui ira tou- 
jours grandissant, espérons-le. — Son eau-forte est 
très-hardie, et son sujet très-bien conçu. — Tout ce 
que fait M. Jacque sur le cuivre est plein d'une liberté 
et d'une franchise qui rappelle les vieux maîtres. On 
sait d'ailleurs qu'il s'est chargé d'une reproduction 
remarquable des eaux-fortes de Rembrandt. 



SALON DE 1845. Ofl 



VII 



SCULPTURES 



BARTOLINI 

Nous avons le droit de nous défier à Paris des répu- 
tations étrangères. — Nos voisins nous ont si souvent 
pipé notre estime crédule avec des chefs-d'œuvre qu'ils 
ne montraient jamais, ou qui, s'ils consentaient enfin 
à les faire voir, étaient un objet de confusion pour eux 
efpour nous, que nous nous tenons toujours en garde 
contre de nouveaux pièges. Ce n'est donc qu'avec une 
excessive défiance que nous nous sommes approchés de 
la Nymphe au Scorpion. — Mais cette fois il nous a été 
réellement impossible de refuser notre admiration à 
l'artiste étranger. — Certes nos sculpteurs sont plus 
adroits, et cette préoccupation excessive du métier ab- 
sorbe aujourd'hui nos sculpteurs comme nos peintres; 
— or, c'est justement à cause des qualités un peu mises 
en oubli chez les nôtres, à savoir : le goût, la noblesse, 
la grâce — que nous regardons l'œuvre de M* Bartolini 



70 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

comme le morceau capital du salon de sculpture. — 
Nous savons que quelques-uns des sculptiers dont nous 
allons parler sont très-aptes à relever les quelques 
défauts d'exécution de ce marbre, un peu trop de 
mollesse, une absence de fermeté; bref, certaines par- 
ties veules et des bras un peu grêles ; — mais aucun 
d'eux n'a su trouver un aussi joli motif; aucun d'eux 
n'a ce grand goût et cette pureté d'intentions, cette 
chasteté de lignes qui n'exclut pas du tout l'originalité. 

— Les jambes sont charmantes; la tête est d'un carac- 
tère mutin et gracieux; il est probable que c'est tout 
simplement un modèle bien choisi *. — Moins l'ouvrier 
se laisse voir dans une œuvre et plus l'intention en 
est pure et claire, plus nous sommes charmés. 

DAVID 

Ce n'est pas là, par exemple, le cas de M. David, 
dont les ouvrages nous font toujours penser à Ribéra. 

— Et encore, il y a ceci de faux dans notre comparai- 
son, que Ribéra n'est homme de métier que par-des- 
sus le marché — qu'il est en outre plein de fougue, 
d'originalité, de colère et d'ironie. 

Certainement il est difficile de mieux modeler et de 
mieux faire le morceau que M. David. Cet enfant qui 
se pend à une grappe, et qui était déjà connu par quel- 



1. Nous sommes d'autant plus fier de notre avis, que nous le 
savons partagé par un des grands peintres de l'école moderne. 



SALON DE 1845. 71 

ques charmants vers de Sainte-Beuve, est une chose 
curieuse à examiner ; c'est de la chair, il est vrai ; mais 
c'est bête comme la nature, et c'est pourtant une 
vérité incontestée que le but de la sculpture n'est pas 
de rivaliser avec des moulages. — Ceci conclu, admi- 
rons la beauté du travail tout à notre aise. 

BOSIO 

au contraire se rapproche de Bartolini par les hautes 
qualités qui séparent le grand gQût d'avec le goût 
du trop vrai. — Sa Jeune Indienne est certainement 
une jolie chose — mais cela manque un peu d'ori- 
ginalité. — 11 est fâcheux que M. Bosio ne nous montre 
pas à chaque fois des morceaux aussi complets que 
celui qui est au Musée du Luxembourg, et que son 
magnifique buste de la reine. 

PRADIER 

On dirait que M. Pradier a voulu sortir de lui-même 
et s'élever, d'un seul coup, vers les régions hautes. 
Nous ne savons comment louer sa statue — elle est 
incomparablement habile — elle est jolie sous tous les 
aspects — on pourrait sans doute en retrouver quelques 
parties au Musée des Antiques; car c'est un mélange 
prodigieux de dissimulations. — L'ancien Pradier vit 
encore sous cette peau nouvelle, pour donner un 
charme exquis à cette figure; — c'est, là certainement 



72 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

un noble tour de force; mais la nymphe de M. Barto- 
Uni, avec ses imperfections, nous paraît plus ori- 
ginale. 

« FEUCHÈRE 

Encore un habile — mais quoi ! n'ira-t-on jamais 
plus loin? 

Ce jeune artiste a déjà eu de beaux salons — sa 
statue est évidemment destinée à un succès; outre que 
son sujet est heureux, car les pucelles ont en général 
un public, comme tout ce qui touche aux affections 
publiques, cette Jeanne d'Arc que nous avions déjà vue 
en plâtre gagne beaucoup à des proportions plus 
grandes. Les draperies tombent bien, et non pas 
comme tombent en général les draperies des sculp- 
teurs — les bras et les pieds sont d'un très-beau 
travail — la tête est peut-être un peu commune. 

DAUMAS 

M. Daumas est, dit-on, un chercheur. — En effet, il 
y a des intentions d'énergie et d'élégance dans son 
Génie maritime ; mais c'est bien grêle. 

ÉTEX 

M. Étex n'a jamais rien pu faire de complet. Sa 
conception est souvent heureuse — il y a chez lui une 



SALON DE 1845. 73 

certaine fécondité de pensée qui se fait jour assez vite 
et qui nous plaît; mais des morceaux assez considé- 
rables déparent toujours son œuvre. Ainsi, vu par der- 
rière, son groupe d'Héro et Léandre a l'air lourd et 
les lignes ne se détachent pas harmonieusement. Les 
épaules et le dos de la femme ne sont pas dignes de 
ses hanches et de ses jambes. 

G'ARRAUD 

avait fait autrefois une assez belle bacchante dont on 
a gardé le souvenir — c'était de la chair — son groupe 
de la première Famille humaine contient certainement 
des morceaux d'une exécution très-remarquable; maft 
l'ensemble en est désagréable et rustique, surtout par 
devant. — La tête d'Adam, quoiqu'elle ressemble à 
celle du Jupiter olympien, est affreuse. — Le petit 
Gain est le mieux réussi. 

DEBAY 

est un peintre qui a fait un groupe charmant, le Ber- 
ceau primitif. — Eve tient ses deux enfants sur un 
genou et leur fait une espèce de panier avec ses deux 
bras. — La femme est belle, les enfants jolis — c'est 
surtout la composition de ceci qui nous plaît; car il 
est malheureux que M. Debay n'ait pu mettre au ser- 
vice d'une idée aussi originale qu'une exécution qui ne 
l'est pas assez. 

h. 5 



74 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

CUMBERWORTH 

LA LESBIB DE CATULLE PLEURANT SUR LE MOINEAU 

C'est de la belle et bonne sculpture. — De belles 
lignes, de belles draperies, — c'est un peu trop de 
l'antique, dont 

SIMART 

s'est néanmoins encore plus abreuvé, ainsi que • 

FORCEVILLE-DUVETTE 

qui a évidemment du talent, mais qui s'est trop sou- 
venu de la Polymnie. 

MILLET 

a fait une jolie bacchante — d'un bon mouvement ; 
mais n'est-ce pas un peu trop connu, et n'avons-nous 
pas vu ce motif-là bien souvent? 

« 

DANTAN 

a fait quelques bons bustes, nobles, et évidemment 
ressemblants, ainsi que 



SALON DE 1845. 75 

CLESINGER 

qui a mis beaucoup de distinction et d'élégance dans 
les portraits du duc de Nemours et de madame Marie 
de M... 

CAMAGNI 

A fait un buste romantique de Cordelia, dont le 
type est assez original pour être un portrait 



Nous ne croyons pas avoir fait d'omissions graves. 
— Le Salon, en somme, ressemble à tous les salons 
précédents, sauf l'arrivée soudaine, inattendue, écla- 
tante de M. William Haussoullier — et quelques très- 
belles choses, des Delacroix et des Decamps. Du reste, 
constatons que tout le monde peint de mieux en mieux, 
ce qui nous paraît désolant ; — mais d'invention, 
d'idées, de tempérament, pas davantage qu'avant. — 
Au vent qui soufflera demain nul ne tend l'oreille ; et 
pourtant l'héroïsme de la vie moderne nous entoure 
et nous preçse. — Nos sentiments vrais nous étouffent 
assez pour que nous les connaissions. — Ce ne sont ni 
les sujets ni les couleurs qui manquent aux épopées. 
Celui-là sera le peintre, le vrai peintre, qui saura arra- 
cher à la vie actuelle son côté épique, et nous faire 



76 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

voir et comprendre, avec de la couleur ou du dessin, 
combien nous sommes grands et poétiques dans nos 
cravates et nos bottes vernies. — Puissent les vrais 
chercheurs nous donner Tannée prochaine cette joie 
singulière de célébrer l'avènement du neuf! 



II 



SALON DE 1846 



AUX BOURGEOIS 

Vous êtes la majorité, — nombre et intelligence; — 
donc vous êtes la force, — qui est la justice. 

Les uns savants, les autres propriétaires; — un jour 
radieux viendra où les savants seront propriétaires, et 
les propriétaires savants. Alors votre puissance sera 
complète, et nul ne protestera contre elle. 

En attendant cette harmonie suprême, il est juste 
que ceux qui ne sont que propriétaires aspirent à 
devenir savants ; car la science est une jouissance non 
moins grande que la propriété. 

Vous possédez le gouvernement de la cité, et cela 
est juste, car vous êtes la force. Mais il faut que vous 
soyez aptes à sentir la beauté; car comme aucun 
d'entre vous ne peut aujourd'hui se passer de puis- 
sance, nul n'a le droit de se passer de poésie. 

Vous pouvez vivre trois jours sans pain ; — sans 



78 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

poésie, jamais; et ceux d'entre vous qui disent le con- 
traire se trompent : ils ne se connaissent pas. 

Les aristocrates de la pensée, les distributeurs de 
Féloge et du blâme, les accapareurs des choses spiri- 
tuelles, vous ont dit que vous n'aviez pas le droit de 
sentir et de jouir : — ce sont des pharisiens. 

Car vous possédez le gouvernement d'une cité où 
est le public de l'univers, et il faut que vous soyez 
dignes de cette tâche. 

fouir est une science, et l'exercice des cinq sens veut 
une initiation particulière, qui ne se fait que par la 
bonne volonté et le besoin. 

Or vous avez besoin d'art. 

L'art est un bien infiniment précieux, un breuvage 
rafraîchissant et réchauffant, qui rétablit l'estomac et 
l'esprit dans l'équilibre naturel de l'idéal. % 

Vous en concevez l'utilité, ô bourgeois, — législa- 
teurs, ou commerçants, — quand la septième ou la 
huitième heure sonnée incline votre tête fatiguée vers 
les braises du foyer et les oreillards du fauteuil. 

Un désir plus brûlant, une rêverie plus active, vous 
délasseraien^alors de l'action quotidienne. 

Mais les accapareurs ont voulu vous éloigner des 
pommes de la science, parce que la science est leur 
comptoir et leur boutique, dont ils sont infiniment 
jaloux. S'ils vous avaient nié la puissance de fabriquer 
des œuvres d'art ou de comprendre les procédés 
d'après lesquels on les fabrique, ils eussent affirmé 
une vérité dont vous ne vous seriez pas offensés, 



SALON DE 1846. 79 

parce que les affaires publiques et le commerce absor- 
bent les trois quarts de votre journée. Quant aux loi- 
sirs, ils doivent donc être employés à la jouissance et 
à la volupté. 

Mais les accapareurs vous ont défendu de jouir, 
parce que vous n'avez pas l'intelligence de la tech- 
nique des arts, comme les lois et les affaires. 

Cependant il est juste, si les deux tiers de votre 
temps sont remplis par la science, que le troisième 
soit occupé par le sentiment, et c'est par le sentiment 
seul que vous devez comprendre l'art; — et c'est 
ainsi que l'équilibre des forces de votre âme sera con- 
stitué. 

La vérité, pour être multiple, n'est pas double'; et 
comme vous avez dans votre, politique élargi les droits 
et les bienfaits, vous avez établi dans les arts une plus 
grande et plus abondante communion. 

Bourgeois, vous avez — roi, législateur ou négo- 
ciant, — institué des collections, des musées, des 
galeries. Quelques-unes de celles qui n'étaient ou- 
vertes il y a seize ans qu'aux accapareurs ont élargi 
leurs portes pour la multitude. 

Vous vous êtes associés, vous avez formé des com- 
pagnies et fait' des emprunts pour réaliser l'idée de 
l'avenir avec toutes ses formes diverses, formes poli- 
tique, industrielle et artistique. Vous n'avez jamais en 
aucune noble entreprise laissé l'initiative à la minorité 
protestante et souffrante, qui est d'ailleurs l'ennemie 
naturelle de l'art. 



80 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Car se laisser devancer en art et en politique, c'est 
se suicider, et une majorité ne peut pas se suicider. 

Ce que vous avez fait pour la France, vous l'avez 
fait pour d'autres pays. Le musée espagnol est venu 
augmenter le volume des idées générales que vous 
devez posséder sur l'art; car vous savez parfaitement 
que, comme un musée national est une communion 
dont la douce influence attendrit les cœurs et assou- 
plit les volontés, de même un musée étranger est une 
communion internationale, où deux peuples, s'obser- 
vant et s'étudiant plus à l'aise, se pénètrent mutuelle- 
ment, et fraternisent sans discussion. 

Vous êtes les amis naturels des arts, parce que vous 
êtes, les uns riches, les autres savants. 

Quand vous avez donné à la société votre science, 
votre industrie, votre travail, votre argent, vous ré- 
clamez votre payement en jouissances du corps, de la 
raison et de l'imagination. Si vous récupérez la quan- 
tité de jouissances nécessaire pour rétablir l'équilibre 
de toutes les parties de votre être, vous êtes heureux, 
repus et bienveillants, comme la société sera repue, 
heureuse et bienveillante, quand elle aura trouvé son 
équilibre général et absolu. 

C'est donc à vous, bourgeois, que ce livre est natu- 
rellement dédié ; car tout livre qui ne s'adresse pas à 
la majorité, — nombre et intelligence, — est un sot 
livre. 

l«r mai 1846. 



SALON DE 1846 



A QUOI BON LA CRITIQUE? 



A quoi bon? — Vaste et terrible point d'interroga- 
tion, qui saisit la critique au collet dès le premier pas 
qu'elle veut faire dans son premier chapitre. 

L'artiste reproche tout d'abord à la critique de ne 
pouvoir rien enseigner au bourgeois, qui ne veut ni 
peindre ni rimer, — ni à l'art, puisque c'est de ses 
entrailles que la critique est sortie. 

Et pourtant que d'artistes de ce temps-ci doivent à 
elle seule leur pauvre renommée! C'est peut-être là le 
vrai reproche à lui faire. 

Vous avez vu un Gavarni représentant un peintre 
courbé sur sa toile; derrière lui un monsieur, grave, 
sec, roide et cravaté de blanc, tenant à la main son 
dernier feuilleton. « Si l'art est noble, la critique est 
sainte. » — « Qui dit cela? » — « La critique! » Si 
l'artiste joue si facilement le beau rôle, c'est que le 

5. 



82 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

critique est sans doute un critique comme il y en a tant. 

En fait de moyens et procédés tirés des ouvrages 
eux-mêmes 1 , le public et l'artiste n'ont rien à apprendre 
ici. Ces choses-là s'apprennent à l'atelier, et le public 
ne s'inquiète que du résultat. 

Je crois sincèrement que la meilleure critique est 
celle qui est amusante et poétique; non pas celle-ci, 
froide et algébrique, qui, sous prétexte de tout expli- 
quer, n'a ni haine ni amour, et se dépouille volontai- 
rement de toute espèce de tempérament; mais, — un 
beau tableau étant la nature réfléchie par un artiste, 
— celle qui sera ce tableau réfléchi par un esprit in- 
telligent et sensible. Ainsi le meilleur compte rendu 
d'un tableau pourra être un sonnet ou une élégie. 

Mais ce genre de critique est destiné aux recueils de 
poésie et aux lecteurs poétiques. Quant à la critique 
proprement dite, j'espère que les philosophes compren- 
dront ce que je vais dire : pour être juste, c'est-à-dire 
pour avoir sa raison d'être, la critique doit être par- 
tiale, passionnée, politique, c'est-à-dire faite à un point 
de vue exclusif, mais au point de vue qui ouvre le plus 
d'horizons. 

Exalter la ligne au détriment de la couleur, ou la 
couleur aux dépens de la ligne, sans doute c'est un 
point de vue ; mais ce n'est ni très-large ni très-juste, 



1. Je sais bien que la critique actuelle a d'autres prétentions; 
c'est ainsi qu'elle recommandera toujours le dessin aux coloristes 
et la couleur aux dessinateurs. C'est d'un goût très-raisonnable et 
très-sublime ! 



SALON DE 1846. 83 

et cela accuse une grande ignorance des destinées par- 
ticulières. 

Vous ignorez à quelle dose la nature a mêlé dans 
chaque esprit le goût de la ligne et le goût de la cou- 
leur, et par quels mystérieux procédés elle opère cette 
fusion, dont le résultat est un tableau. 

Ainsi un point dcvue plus large sera l'individua- 
lisme bien entendu : commander à l'artiste la naïveté 
et l'expression sincère de son tempérament, aidée par 
tous les moyens que lui fournit son métier *. Qui n'a 
pas de tempérament n'est pas digne de faire des ta- 
bleaux, et, — comme nous sommes las des imitateurs, 
et surtout des éclectiques, — doit entrer comme ouvrier 
au service d'un peintre à tempérament. C'est ce que 
je démontrerai dans un des derniers chapitres. 

Désormais muni d'un critérium certain, critérium 
tiré de la nature, le critique doit accomplir son devoir 
avec passion ; car pour être critique on n'en est pas 
moins homme, et la passion rapproche les tempéra- 
ments analogues et soulève la raison à des hauteurs 
nouvelles. 

Stendhal a dit quelque part : « La peinture n'est que 
de la morale construite! » — Que vous entendiez ce 
mot de morale dans un sens plus ou moins libéral, on 
en peut dire autant de tous les arts. Comme ils sont 

1. A propos de l'individualisme bien entendu, voir dans le Salon 
de 1845 l'article sur William Haussoullier. Malgré tous les repro- 
ches qui m'ont été faits à ce sujet, je persiste dans mon sentiment; 
mais il faut comprendre l'article. 



84 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES 

toujours le beau exprimé par le sentiment, la passion 
et la rêverie de chacun, c'est-à-dire la variété dans 
l'unité, ou les faces diverses de l'absolu, — la critique 
touche à chaque instant à la métaphysique. 

Chaque siècle, chaque peuple ayant possédé l'expres- 
sion de sa beauté et de sa morale, — si Ton veut en- 
tendre par romantisme l'expression la plus récente et 
la plus moderne de la beauté, — le grand artiste sera 
donc, — pour le critique raisonnable et passionné, — 
celui oui unira à la condition demandée ci-dessus, la 
naïveté, — le plus de romantisme possible. 



il 
qu'est-ce que le romantisme? 

Peu de gens aujourd'hui voudront donner à ce mot 
un sens réel et positif; oseront-ils cependant affirmer 
qu'une génération consent à livrer une bataille de plu- 
sieurs années pour un drapeau qui n'est pas un symbole? 

Qu'on se rappelle les troubles de ces derniers temps, 
et l'on verra que, s'il est resté peu de romantiques, 
c'est que peu d'entre eux ont trouvé le romantisme; 
mais tous l'ont cherché sincèrement et loyalement. 

Quelques-uns ne se sont appliqués qu'au choix des 
sujets ; ils n'avaient pas le tempérament de leurs 
sujets. — D'autres, croyant encore à une société catho- 



SALON DE 1846. 85 

lique, ont cherché à refléter le catholicisme dans leurs 
œuvres. — S'appeler romantique et regarder systéma- 
tiquement le passé, c'est se contredire. — Ceux-ci, au 
nom du romantisme, ont blasphémé les Grecs et les 
Romains : or on peut faire des Romains et des Grecs 
romantiques, quand on Test soi-même. — La vérité 
dans l'art et la couleur looale en ont égaré beaucoup 
d'autres. Le réalisme avait existé longtemps avant cette 
grande bataille, et d'ailleurs, composer une* tragédie 
ou un tableau pour M. Raoul Rochette, c'est s'exposer 
à recevoir un démenti du premier venu, s'il est plus 
savant que M. Raoul Rochette. 

Le romantisme n'est précisément ni dans le choix 
des sujets ni dans la vérité exacte, mais dans la ma- 
nière de sentir. 

Ils l'ont cherché en dehors, et c'est en dedans qu'il 
était seulement possible de le trouver, 

Pour moi, le romantisme est l'expression la plus ré- 
cente, la plus actuelle du beau. 

Il y a autant de beautés qu'il y a de manières habi- 
tuelles de chercher le bonheur 1 . 

La philosophie du progrès" explique ceci clairement; 
ainsi, comme il y a eu autant d'idéals qu'il y a eu 
pour les peuples de façons de comprendre la morale, 
l'amour, la religion, etc., le romantisme ne consistera 
pas dans une exécution parfaite, mais dans une con- 
ception analogue à la morale du siècle. 

1. Stendhal. 



80 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

C'est parce que quelques-uns Font placé dans la 
perfection du métier, que nous avons eu le rococo 
du romantisme, le plus insupportable de tous sans 
contredit. 

11 faut donc, avant tout, connaître les aspects de la 
nature et les situations de l'homme, que les artistes 
du passé ont dédaignés ou 'n'ont pas connus. 

Qui dit romantisme dit art moderne, — c'est-à-dire 
intimité, spiritualité, couleur, aspiration vers l'infini, 
exprimées par tous les moyens que contiennent les arts. 

Il suit de là qu'il y a une contradiction évidente 
entre le romantisme et les œuvres de ses principaux 
sectaires. 

Que la couleur joue un rôle très-important dans l'art 
moderne, quoi d'étonnant? Le romantisme est fils du 
Nord, et le Nord est coloriste ; les rêves et les féeries 
sont enfants de la brume. L'Angleterre, cette patrie 
des coloristes exaspérés, la Flandre, la moitié de la 
France, sont plongées dans les brouillards; Venise "elle- 
même trempe dans les lagunes. Quant aux peintres 
espagnols, ils sont plutôt contrastés que coloristes. 

En revanche le Midi est naturaliste, car la nature y 
est si belle et si claire, que l'homme, n'ayant rien à 
désirer, ne trouve rien de plus beau à inventer que ce 
qu'il voit : ici, l'art en plein air, et quelques centaines 
de lieues plus haut, les rêves profonds de l'atelier et 
les regards de la fantaisie noyés dans les horizons gris. 

Le Midi est brutal et positif comme un sculpteur 
dans ses compositions les plus délicates; le Nord souf- 



SALON DE 1846. 87 

frant et inquiet se console avec l'imagination, et s'il 
fait de la sculpture, elle sera plus souvent pittoresque 
que classique. 

Raphaël, quelque pur qu'il soit, n'est qu'un esprit 
matériel sans cesse à la recherche du solide; mais 
cette canaille de Rembrandt est un puissant idéaliste 
qui fak rêver et deviner au delà. L'un compose des 
créatures à l'état neuf et virginal, — Adam et Eve; — 
mais l'autre secoue des haillons devant nos yeux et 
nous raconte les souffrances humaines. 

Cependant Rembrandt n'est pas un pur coloriste, 
mais un harmoniste; combien l'effet sera donc nou- 
veau et le romantisme adorable, si un puissant colo- 
riste nous rend nos sentiments et nos rêves les plus 
chers avec une couleur appropriée aux sujets ! 

Avant de passer à l'examen de l'homme qui est jus- 
qu'à présent le plus digne représentant du romantisme, 
je veux écrire sur la couleur une série de réflexions qui 
ne seront pas inutiles pour l'intelligence complète de 
ce petit livre. 



m 



DE LA COULEUR 



Supposons un bel espace de nature où tout verdoie, 
rougeoie, poudroie et chatoie en pleine liberté, où 



88 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

toutes choses, diversement colorées suivant leur con- 
stitution moléculaire, changées de seconde en seconde 
par le déplacement de l'ombre et de la lumière, et 
agitées par le travail intérieur du calorique, se trou- 
vent en perpétuelle vibration, laquelle fait trembler 
les lignes et complète la loi du mouvement éternel et 
universel. — Une immensité, bleue quelquefois et 
verte souvent, s'étend jusqu'aux confins du ciel : c'est 
la mer. Les arbres sont verts, les gazons verts, les 
mousses vertes; le vert serpente dans les troncs, les 
tiges non mûres sont vertes; le vert est le fond de la 
nature, parce que le vert se marie facilement à tous 
les autres tons *. Ce qui me frappe d'abord, c'est que 
partout, — coquelicots dans les gazons, pavots, per- 
roquets, etc., — le rouge chante la gloire du vert; le 
noir, — quand il y en a, — zéro solitaire et insigni- 
fiant, intercède le secours, du bleu ou du rouge. Le 
bleu, c'est-à-dire le ciel, est coupé de légers flocons 
blancs ou de masses grises qui trempent heureuse- 
ment sa morne crudité, — et, comme la vapeur de la 
saison, — ■ hiver ou été, — baigne, adoucit, ou en- 
gloutit les contours, la nature ressemble à un toton 
qui, mû par une vitesse accélérée, nous apparaît gris, 
bien qu'il résume en lui toutes les couleurs. 
La sève monte et, mélange de principes,' elle s'épa- 

1. Excepté à ses générateurs, le jaune et le bleu; cependant 
je ne parle ici que des tons purs. Car cette règle n'est pas appli- 
é cable aux coloristes transcendants qui connaissent à fond la science 
du contre-point. 



SALON DE 1846. 89 

nouit en tons mélangés; les arbres, les rochers, les gra- 
nits se mirent dans les eaux et y déposent leurs reflets ; 
tous les objets transparents accrochent au passage 
lumières et couleurs voisines et lointaines. A mesure 
que l'astre du jour se dérange, les tons changent de 
valeur, mais, respectant toujours leurs sympathies et 
leurs haines naturelles, continuent à vivre en harmonie 
par des concessions réciproques. Les ombres se dépla- 
cent lentement, et font fuir devant elles ou éteignent 
les tons à mesure que la lumière, déplacée elle-même, 
en 'veut faire résonner de nouveau. Ceux-ci se ren- 
voient leurs reflets, et, modifiant leurs qualités en les 
glaçant de qualités transparentes et empruntées, mul- 
tiplient à l'infini leurs mariages mélodieux et les ren- 
dent plus faciles. Quand le grand foyer descend dans 
les eaux, de rouges fanfares s'élancent de tous côtés; 
une sanglante harmonie éclate à l'horizon, et le vert 
s'empourpre richement. Mais bientôt de vastes ombres 
bleues chassent en cadence devant elles la foule des 
tons orangés et rose tendre qui sont comme l'écho 
lointain et affaibli de la lumière. Cette grande sym- 
phonie du jour, qui est l'éternelle variation de la sym- 
phonie d'hier, cette succession de mélodies, où la 
variété sort toujours de l'infini, cet hymne compliqué 
% s'appelle la couleur. 

On trouve dans la couleur l'harmonie, la mélodie et 
le contre-point. 

Si Ton veut examiner le détail dans le détail, sur un 
objet de médiocre dimension, — par exemple, la main 



ï)0 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

d'une femme un peu sanguine, un peu maigre et 
d'une peau très-fine, on verra qu'il y a harmonie par- 
faite entre le vert des fortes veines qui la sillonnent 
et les tons sanguinolents qui marquent les jointures ; 
les ongles roses tranchent sur la première phalange 
qui possède quelques tons gris et bruns. Quant à la 
paume, les lignes de vie, plus roses et plus vineuses, 
sont séparées les unes des autres par le système des 
veines vertes ou bleues qui les traversent. L'étude du 
même objet, faite avec une loupe, fournira dans n'im- 
porte quel espace, si petit qu'il soit, une harmonie par- 
faite de tons gris, bleus, bruns, verts, orangés et 
blancs réchauffés par un peu de jaune; — harmonie 
qui, combinée avec les ombres, produit le modelé des 
coloristes, essentiellement différent du modelé des des- 
sinateurs, dont les difficultés se réduisent à peu près à 
copier un plâtre. 

La couleur est donc l'accord de deux tons. Le ton 
' chaud et le ton froid, dans l'opposition desquels con- 
siste toute la théorie, ne peuvent se définir d'une 
manière absolue : ils n'existent que relativement. 

La loupe, c'est l'œil du coloriste. 

Je ne veux pas en conclure qu'un coloriste doit pro- 
céder par l'étude minutieuse des tons confondus dans 
un espace très-limité. Car en admettant que chaque 
molécule soit douée d'un ton particulier, il faudrait que 
la matière fût divisible à l'infini; et d'ailleurs, l'art 
n'étant qu'une abstraction et un sacrifice du détail à 
l'ensemble, il est important de s'occuper surtout des 



SALON DE 1846. 91 

masses. Mais je voulais prouver que, si le cas était 
possible, les tons, quelque nombreux qu'ils fussent, 
mais logiquement juxtaposés, se fondraient naturelle- 
ment par la loi qui les régit. 

Les affinités chimiques sont la raison pour laquelle la 
nature ne peut pas commettre de fautes dans l'arran- 
gement de* ces tons; car, pour elle, forme et couleur 
sont un. 

Le vrai coloriste ne peut pas en commettre non 
plus; et tout lui est permis, parce qu'il connaît de nais- 
sance la gamme des tons, la force du ton, les résultats 
des mélanges, et toute la science du contre- point, et 
qu'il peut ainsi faire une harmonie de vingt rouges 
différents. 

Cela est si vrai, que, si un propriétaire anticoloriste 
s'avisait de repeindre sa campagne d'une manière 
absurde et dans un système de couleurs charivariques, 
le vernis épais et transparent de l'atmosphère et l'œil 
savant de Véronèse redresseraient le tout et produi- 
raient sur une toile un ensemble satisfaisant, conven- 
tionnel sans doute, mais logique. 

Cela explique comment un coloriste peut être para- 
doxal dans sa manière d'exprimer la couleur, et com- 
ment l'étude de la nature conduit souvent à un résultat 
tout différent de la nature. 

L'air joue un si grand rôle dans la théorie de la 
couleur, que, si un paysagiste peignait les feuilles des 
arbres telles qu'il les voit, il obtiendrait un ton faux; 
attendu qu'il y a un espace d'air bien moindre entre 



92 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

le spectateur et le tableau qu'entre le spectateur et la 
nature. 

Les mensonges sont continuellement nécessaires, 
même pour arriver au trompe-l'œil. 

L'harmonie est la base de la théorie de la couleur. 

La mélodie est l'unité dans la couleur, ou la couleur 
générale. 

La mélodie veut une conclusion ; c'est un ensemble 
où tous les effets concourent à un effet général. 

Ainsi la mélodie laisse dans l'esprit un souvenir pro- 
fond. 

La plupart de nos jeunes coloristes manquent de 
mélodie. 

La bonne manière de savoir si un tableau est mélo- 
dieux est de le regarder d'assez loin pour n'en com- 
prendre ni le sujet ni les lignes. S'il est mélodieux, il a 
déjà un sens, et il a déjà pris sa place dans le réper- 
toire des souvenirs. 

Le style et le sentiment dans la couleur viennent 
du choix, et le choix vient du tempérament. 

Il y a des tons gais et folâtres, folâtres et tristes, 
riches et gais, riches et tristes, de communs et d'ori- 
ginaux. 

Ainsi la couleur de Véronèse est calme et gaie. La 
couleur de Delacroix est souvent plaintive, et la cou- 
leur de M. Catlin souvent terrible. 

J'ai eu longtemps devant ma fenêtre un cabaret mi- 
parti de vert et de rouge crus, qui étaient pour mes 
yeux une douleur délicieuse. 



SALON DE 1846. 93 

J'ignore si quelque analogiste a établi solidement 
une gamme complète des couleurs et des sentiments, 
mais je me rappelle un passage d'Hoffmann qui ex- 
prime parfaitement mon idée, et qui plaira à tous ceux 
qui aiment sincèrement la nature : « Ce n'est pas seu- 
lement en rêve, et dans le léger délire qui précède le 
sommeil, c'est encore éveillé, lorsque j'entends de la 
musique, que je trouve une analogie et une réunion 
intime entre les couleurs, les sons et les parfums. Il me 
semble que toutes ces choses ont "été engendrées par 
un même rayon de lumière, et qu'elles doivent se 
réunir dans un merveilleux concert. L'odeur des soucis 
bruns et rouges produit surtout un effet magique sur 
ma personne. Elle me fait tomber dans une profonde 
rêverie, et j'entends alors comme dans le lointain les 
sons graves et profonds du hautbois 1 . » 

On demande souvent si le même homme peut être 
à la fois grand coloriste et grand dessinateur. 

Oui et non ; car il y a différentes sortes de dessins. 

La qualité d'un pur dessinateur consiste surtout 
dans la finesse, et cette finesse exclut la touche : or 
il y a des touches heureuses, et le coloriste chargé 
d'exprimerla nature parla couleur perdrait souvent plus 
à supprimer des touches heureuses qu'à rechercher 
une plus grande austérité de dessin. 

La couleur n'exclut certainement pas le grand des- 
sin, celui de Véronèse, p$r exemple, qui procède sur- 

1. Kreisleriana. 



94 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

tout par l'ensemble et les masses; mais bien le dessin 
du détail, le contour du petit morceau, où la touche 
mangera toujours la ligne. 

L'amour de l'air, le choix des sujets à mouvement, 
veulent l'usage des lignes flottantes et noyées. 

Les dessinateurs exclusifs agissent selon un procédé 
inverse et pourtant analogue. Attentifs à suivre et à 
surprendre la ligne dans ses ondulations les plus se- 
crètes, ils n'ont pas le temps de voir l'air et la lumière, 
c'est-à-dire leurs effets, et s'efforcent même de ne pas 
les voir, pour ne pas nuire au principe de leur école. 

On peut donc être à la fois coloriste et dessinateur, 
mais dans un certain sens. De même qu'un dessinateur 
peut être coloriste par les grandes masses, do, même 
un coloriste peut être dessinateur par une logique 
complète de l'ensemble des lignes; mais l'une «de ces 
qualités absorbe toujours le détail de l'autre. 

Les coloristes dessinent comme la nature; leurs figu- 
res sont naturellement délimitées par la lutte harmo- 
nieuse des masses colorées. 

Les purs dessinateurs sont des philosophes et des 
abstracteurs de quintessence. 

Les coloristes sont des poètes épiques. 



SALON DE 1846. 05 



IV 
EUGÈNE DELACROIX 

Le romantisme et la couleur me conduisent droit à 
Eugène Delacroix. J'ignore s'il est fier de sa qualité de 
romantique; mais sa place est ici, parce que la majo- 
rité du public l'a depuis longtemps, et même dès sa 
première œuvre, constitué le^chef de l'école moderne. 

En entrant dans cette partie, mon cœur est plein 
d'une joie sereine, et je choisis à dessein mes plumes 
les plus neuves, tant je veux être clair et limpide, et 
tant je me sens aise d'aborder mon sujet le plus cher 
et le plus sympathique. Il faut, pour faire bien com- 
prendre les conclusions de ce chapitre, que je remonte 
un peu haut dans l'histoire de ce temps-ci, et que je 
remette sous les yeux du public quelques pièces du 
procès déjà citées par les critiques et les historiens 
précédents, mais nécessaires pour l'ensemble de la 
démonstration. Du reste, ce n'est pas sans un vif 
plaisir que les purs enthousiastes d'Eugène Delacroix 
reliront un article du Constitutionnel de 1822, tiré du 
Salon de M. Thiers, journaliste. 

u Aucun tableau ne révèle mieux, à mon avis, l'ave- 
nir d'un grand peintre que celui de M. Delacroix, 
représentant le Dante et Virgile aux enfers. C'est là 
surtout qu'on peut remarquer ce jet de talent, cet 
élan de la supériorité naissante qui ranime les espé- 



96 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

rances un peu découragées par le mérite trop modéré 
de tout le reste. 

« Le Dante et Virgile, conduits par Caron, traversent 
le fleuve infernal et fendent avec peine la foule qui se 
presse autour de la barque pour y pénétrer. Le Dante, 
supposé vivant, a l'horrible teint des lieux; Virgile, 
couronné d'un sombre laurier, a les couleurs de la 
mort. Les malheureux, condamnés éternellement à 
désirer la rive opposée, s'attachent à la barque : l'un 
la saisit en vain, et, renversé par son mouvement trop 
rapide, est replongé dans les eaux; un autre l'em- 
brasse et repousse avec les pieds ceux qui veulent 
aborder comme lui ; deux autres serrent avec les dents 
le bois qui leur échappe. Il y a là l'égoïsme de la dé- 
tresse, le désespoir de l'enfer. Dans le sujet si voisin 
de l'exagération, on trouve cependant une sévérité de 
goût, une convenance locale, en quelque sorte, qui 
relève le dessin, auquel des juges sévères, mais peu 
avisés ici, pourraient reprocher de manquer de no- 
blesse. Le pinceau est large et ferme, la couleur sim- 
ple et vigoureuse, quoiqu'un peu crue. 

« L'auteur a, outre cette imagination poétique qui 
est commune au peintre comme à l'écrivain, cette 
imagination de l'art, qu'on pourrait appeler en quel- 
que sorte l'imagination du dessin, et qui est tout autre 
que la précédente. Il jette ses figures, les groupe et les 
plie à volonté avec la hardiesse de Michel-Ange et la 
fécondité de Rubens. Je ne sais quel souvenir des 
grands artistes me saisit à l'aspect de ce tableau; je 



SALON DE 1846. 97 

retrouve cette puissance sauvage, ardente, mais na- 
turelle, qui cède sans effort à son propre entraînement. 

» Je ne crois pas m'y tromper, M. Delacroix a reçu 
le génie; qu'il avance cette assurance, qu'il se livre 
aux immenses travaux, condition indispensable du 
talent; et ce qui doit lui donner plus de confiance 
encore, c'est que l'opinion que j'exprime ici sur son 
compte est celle de l'un des grands maîtres de 
l'école. » 

A» 1 • • .RS. 

Ces lignes enthousiastes sont véritablement stupé- 
fiantes autant par leur précocité que par leur hardiesse. 
Si le rédacteur en chef du journal avait, comme il est 
présumable, des prétentions à se connaître en pein- 
ture, le jeune Thiers dut lui paraître un peu fou. 

Pour se bien faire une idée du trouble profond que 
le tableau de Dante et Virgile dut jeter dans les esprits 
d'alors, de Tétonnement, de l'abasourdissement, de la 
colère, du hourra, des injures, de l'enthousiasme et 
des éclats de rire insolents qui entourèrent ce beau ta- 
bleau, vrai signal d'une révolution, il faut se rappeler 
que dans l'atelier de M. Guérin, homme d'un grand 
mérite, mais despote et exclusif comme son maître 
David, il n'y avait qu'un petit nombre de parias qui se 
préoccupaient des vieux maîtres à l'écart et osaient 
timidement conspirer à l'ombre de Raphaël et de 
Michel-Ange. Il n'est pas encore question de Rubens. 

il. 6 



98 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

M. Guérin, rude et sévère envers son jeune élève, ne 
regarda le tableau qu'à cause du bruit qui se faisait 
autour. 

Géricault, qui revenait d'Italie, et avait, dit-on, 
devant les grandes fresques romaines et florentines, 
abdiqué plusieurs de ses qualités presque originales, 
complimenta si fort le nouveau peintre, encore timide, 
que celui-ci en était presque confus. 

Ce fut devant cette peinture, ou quelque temps après, 
devant les Pestiférés de Scio 1 , que Gérard lui-même, 
qui, à ce qu'il semble, était plus homme d'esprit que 
peintre, s'écria : « Un peintre vient de nous être ré- 
vélé, mais c'est un homme qui court sur les toits! » — 
Pour courir sur les toits, il faut avoir le pied solide et 
l'œil illuminé par la lumière intérieure. 

Gloire et justice soient rendus à MM. Thiers et 
Gérar 

Depuis le tableau de Dante et Virgile jusqu'aux pein- 
tures de la chambre des pairs et des députés, l'espace 
est grand sans doute; mais la biographie d'Eugène 

r 

Delacroix est peu accidentée. Pour un pareil homme, 
doué d'un tel courage et d'une telle passion, les luttes 
les plus intéressantes sont celles qu'il a à soutenir 
contre lui-même; les horizons n'ont pas besoin d'être 
grands pour que les batailles soient importantes ; les 
révolutions et les événements les plus curieux se pas- 



1. Je mets pestiférés au lieu de massacre, pour expliquer aux 
critiques étourdis les tons des chairs si souvent reprochés. 



SALON DE 1846. 00 

sent sous le ciel du crâne, dans le laboratoire étroit et 
mystérieux du cerveau. 

L'homme étant donc bien dûment révélé et se révé- 
lant de plus en plus (tableau allégorique de la Grèce, le 
SardanapcUe, la Liberté, etc.), la contagion du nouvel 
évangile empirant de jour en jour, le dédain acadé- 
mique se vit contraint lui-même de s'inquiéter de ce 
nouveau génie. M. Sosthènes de La Rochefoucauld, 
alors directeur des beaux-arts, fit un beau jour mander 
E. Delacroix, et lui dit, après maint compliment, qu'il 
était affligeant qu'un homme d'une si riche imagina- 
tion et d'un si beau talent, auquel le gouvernement 
voulait du bien, ne voulût pas mettre un peu d'eau 
dans son vin; il lui demanda définitivement s'il ne 
lui serait pas possible de modifier sa manière. Eugène 
Delacroix, prodigieusement étonné de cette condition 
bizarre et de ces conseils ministériels, répondit avec 
une colère presque comique qu'apparemment s'il pei- 
gnait ainsi, c'est qu'il le fallait et qu'il ne pouvait pas 
peindre autrement. Il tomba dans une disgrâce com- 
plète, et fut pendant sept ans sevré de toute espèce 
de travaux. Il fallut attendre 1830. M. Thiers avait fait 
dans le Globe un nouvel et très-pompeux article. 

Un voyage à Maroc laissa dans son esprit, à ce qu'il 
semble, une impression profonde; là il put à loisir 
étudier l'homme et la femme dans l'indépendance et 
l'originalité native de leurs mouvements, et com- 
prendre la beauté antique par l'aspect d'une race pure 
de toute mésalliance et ornée de sa santé et du libre 



100 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

développement de ses muscles. C'est probablement de 
cette époque que datent ' la composition des Femmes 
d'Alger et une foule d'esquisses. 

Jusqu'à présent on a été injuste envers Eugène Dela- 
croix. La critique a été pour lui amère et ignorante ; 
sauf quelques nobles exceptions, la louange elle-même 
a dû souvent lui paraître choquante. En géoéral, et 
pour la plupart des gens, nommer Eugène Delacroix, 
c'est jeter dans leur esprit je ne sais quelles idées 
vagues de fougue mal dirigée, de turbulence, d'inspi- 
ration aventurière, de désordre même; et pour ces 
messieurs qui font la majorité du public, le hasard, 
honnête et complaisant serviteur du génie, joue un 
grand rôle dans ses plus heureuses compositions. Dans 
la malheureuse époque de révolution dont je parlais 
tout à l'heure, et dont j'ai enregistré les nombreuses 
méprises, on a souvent comparé Eugène Delacroix à 
Victor Hugo. On avait le poëte romantique, il fallait 
le peintre. Cette nécessité de trouver à tout prix des 
pendants et des analogues dans les différents arts 
amène souvent d'étranges bévues, et celle-ci prouve 
encore combien Ton s'entendait peu. A coup sûr la 
comparaison dut paraître pénible à Eugène Delacroix, 
peut-être à tous deux ; car si ma définition du roman- 
tisme (intimité, spiritualité, etc.) place Delacroix à 
la tête du romantisme, elle en exclut naturellement 
M. Victor Hugo. Le parallèle est resté dans le domaine 
banal des idées convenues, et ces deux préjugés encom- 
brent encore beaucoup de têtes faibles. Il faut en finir 



SALON DE 1846. 101 

une fois pour toutes avec ces niaiseries de rhétoricien. 
Je prie tous ceux qui ont éprouvé le besoin de créer à 
leur propre usage une certaine esthétique, et de dé- 
duire les causes des résultats, de comparer attentive- 
ment les produits de ces deux artistes. 

M. Victor Hugo, dont je ne veux certainement pas 
diminuer la noblesse et la majesté, est un ouvrier beau- 
coup plus adroit qu'inventif, un travailleur bien plus 
correct que créateur. Delacroix est quelquefois mala- 
droit, mais essentiellement créateur. M. Victor Hugo 
laisse voir dans tous ses tableaux, lyriques et drama- 
tiques, un système d'alignement et de contrastes uni- 
formes. L'excentricité elle-même prend chez lui des 
formes symétriques. Il possède à fond et emploie froi- 
dement tous les tons de la rime, toutes les ressources 
de l'antithèse, toutes les tricheries de l'apposition. 
C'est un compositeur de décadence ou de transition, 
qui se sert de ses outils avec une dextérité véritablement 
admirable et curieuse. M. Hugo était naturellement 
académicien avant que de naître, et si nous étions encore 
au temps des merveilles fabuleuses, je croirais volontiers 
que les lions verts de l'Institut, quand il passait devant 
le sanctuaire courroucé, lui ont souvent murmuré d'une 
voix prophétique : « Tu seras de l'Académie! » 

Pour Delacroix, la justice est plus tardive. Ses 
œuvres, au contraire, sont des poëmes, et de grands 
poèmes naïvement conçus 1 , exécutés avec l'insolence 

1 . Il faut entendre par la naïveté du génie la science du métier 

6. 



102 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

accoutumée du génie. — Dans ceux du premier, il n'y 
a rien à deviner; car il prend tant de plaisir. à montrer 
son adresse, qu'il n'omet pas un brin d'herbe ni un 
reflet de réverbère. — Le second ouvre dans les siens 
de profondes avenues à l'imagination la plus voya- 
geuse. — Le premier jouit d'une certaine tranquillité, 
disons mieux, d'un certain égoïsme de spectateur, qui 
fait planer sur toute sa poésie je ne sais quelle froi- 
deur et quelle modération, — que la passion tenace et 
bilieuse du second, aux prises avec les patiences du 
métier, ne lui permet pas toujours de garder. — L'un 
commence par le détail, l'autre par l'intelligence intime 
du sujet; d'où il arrive que celui-ci n'en prend que la 
peau, et que l'autre en arrache les entrailles. Trop 
matériel, trop attentif aux superficies de la nature, 
M. Victor Hugo est devenu un peintre en poésie; Dela- 
croix, toujours respectueux de son idéal, est souvent, 
à son insu, un poète en peinture. 

Quant au second préjugé, le préjugé du hasard, il 
n'a pas plus de valeur que le premier. — Rien n'est 
plus impertinent ni plus bête que de parler à un grand 
artiste, érudit et penseur comme Delacroix, des obli- 
gations qu'il peut avoir au dieu du hasard. Cela fait 
tout simplement hausser les épaules de pitié. Il n'y a 
pas de hasard dans l'art, non plus qu'en mécanique. 
Une chose heureusement trouvée est la simple consé- 



combinée avec le gnôti séauton, mais la science modeste laissant 
le beau rôle au tempérament. 



SALON DE 1846. 103 

quence d'an bon raisonnement, dont on a quelquefois 
sauté les déductions intermédiaires, comme une faute 
est la conséquence d'un faux principe. Un tableau est 
une machine dont tous les systèmes sont intelligibles 
pour un œil exercé ; où tout a sa raison d'être, si le 
tableau est bon ; où un ton est toujours destiné à en 
faire valoir un autre ; où une faute occasionnelle de 
dessin est quelquefois nécessaire pour ne pas sacrifier 
quelque chose de plus important. 

Cette intervention du hasard dans les affaires de 
peinture de Delacroix est d'autant plus invraisemblable 
qu'il est un des rares hommes qui restent originaux 
après avoir puisé à toutes les vraies sources, et dont 
l'individualité indomptable a passé alternativement 
sous le joug secoué de tous les grands maîtres. — Plus 
d'un serait assez étonné de voir une étude de lui 
d'après Raphaël, chef-d'œuvre patient et laborieux 
d'imitation, et peu de personnes se souviennent au- 
jourd'hui des lithographies qu'il a faites d'après des 
médailles et des pierres gravées. 

Voici quelques lignes de M. Henri Heine qui expli- 
quent assez bien la, méthode de Delacroix, méthode 
qui est, comme chez tous les hommes vigoureusement 
constitués, le résultat de son tempérament : « En fait 
d'art, je suis surnaturaliste. Je crois que l'artiste ne 
peut trouver dans la nature tous ses types, mais que 
les plus remarquables lui sont révélés dans son âme, 
comme la symbolique innée d'idées innées, et au 
môme instant. Un moderne professeur d'esthétique, 



104 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

qui a écrit des Recherches sur l'Italie, a voulu remettre 
en honneur le vieux principe de Y imitation de la nature, 
et soutenir que l'artiste plastique devait trouver dans 
la nature tous ses types. Ce professeur, en étalant 
ainsi son principe suprême des arts plastiques, avait 
seulement oublié un de ces arts, l'un des plus primi- 
tifs, je veux dire l'architecture, dont on a essayé de 
retrouver après coup les types dans les feuillages des 
forêts, dans les grottes des rochers : ces types n'étaient 
point dans la nature extérieure, mais bien dans l'âme 
humaine. » 

Delacroix part donc de ce principe, qu'un tableau 
doit avant tout reproduire la pensée intime de l'artiste, 
qui domine le modèle, comme le créateur la création; 
et de ce principe il en sort un second qui semble le 
contredire à première vue, — à savoir, qu'il faut être 
très-soigneux des moyens matériels d'exécution. — Il 
professe une estime fanatique pour la propreté des 
outils et la préparation des éléments de l'œuvre. — En 
effet, la peinture étant un art d'un raisonnement pro- 
fond et qui demande la concurrence immédiate d'une 
foule de qualités, il est important que la main ren- 
contre, quand elle se met à la besogne, le moins d'ob- 
stacles possible, et accomplisse avec une rapidité servile 
les ordres divins du cerveau : autrement l'idéal s'en- 
vole. 

Aussi lente, sérieuse, consciencieuse est la concep- 
tion du grand artiste, aussi preste est son exécution. 
C'est du reste une qualité qu'il partage avec celui dont 



SALON DE 1846. 105 

l'opinion publique a fait son antipode, M. Ingres. L'ac- 
couchement n'est point l'enfantement, et ces grands 
seigneurs de la peinture, doués d'une paresse appa- 
rente, déploient une agilité merveilleuse à couvrir une 
toile. Le Saint Symphorien a été refait entièrement 
plusieurs fois, et dans le principe il contenait beau- 
coup moins de figures. 

Pour E. Delacroix, la nature est un vaste diction- 
naire dont il roule et consulte les feuillets avec un œil 
sûr et profond; et cette peinture, qui procède surtout 
du souvenir, parle surtout au souvenir. L'effet produit 
sur l'âme du spectateur est analogue aux moyens de 
l'artiste. Un tableau de Delacroix, Dante et Virgile, par 
exemple, laisse toujours une impression profonde, dont 
l'intensité s'accroît par la distance. Sacrifiant sans 
cesse le détail à l'ensemble, et craignant d'affaiblir la 
vitalité de sa pensée 'par la fatigue d'une exécution 
plus nette et plus calligraphique, il jouit pleinement 
d'une originalité insaisissable, qui est l'intimité du 
sujet. 

L'exercice d'une dominante n'a légitimement lieu 
qu'au détriment du reste. Un goût excessif nécessite 
les sacrifices, et les chefs-d'œuvre ne sont jamais que 
des extraits divers de la nature. C'est pourquoi il faut 
subir les conséquences d'une grande passion, quelle 
qu'elle soit, accepter la fatalité d'un talent, et ne pas 
marchander avec le génie. C'est à quoi n'ont pas songé 
les gens qui ont tant raillé le dessin de Delacroix ; en 
particulier les sculpteurs, gens partiaux et borgnes 



106 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

plus qu'il n'est permis, et dont le jugement vaut tout 
au plus la moitié d'un jugement d'architecte. — La 
sculpture, à qui la couleur est impossible et le mouve- 
ment difficile, n'a rien à démêler avec un artiste que 
préoccupent surtout le mouvement, la couleur et 
l'atmosphère. Ces trois éléments demandent nécessai- 
rement un contour un peu indécis, des lignes légères 
et flottantes, et l'audace de la touche. — Delacroix est 
le seul aujourd'hui dont l'originalité n'ait pas été en- 
vahie par le système des lignes droites; ses person- 
nages sont toujours agités, et ses draperies voltigeantes. 
Au point de vue de Delacroix, la ligne n'est pas; car, si 
ténue qu'elle soit, un géomètre taquin peut toujours la 
supposer assez épaisse pour en contenir mille autres; 
et pouT les coloristes, qui veulent imiter les palpita- 
tions éternelles de la nature, les lignes ne sont jamais, 
comme dans l'arc-en-ciel, que la fusion intime de deux 
couleurs. 

D'ailleurs il y a plusieurs dessins, comme plusieurs 
couleurs : — exacts ou bêtes, physionomiques et ima- 
ginés. 

Le premier est négatif, incorrect à force de réalité, 
naturel, mais saugrenu; le second est un dessin natu- 
raliste, mais idéalisé, dessin d'un génie qui sait choisir, 
arranger, corriger, deviner, gourmander la nature; 
enfin le troisième, qui est le plus noble et le plus 
étrange, peut négliger la nature; il en représente une 
autre, analogue à l'esprit et au tempérament de 
l'auteur. 



SALON DE 1840. 107 

Le dessin physionomique appartient généralement 
aux passionnés, comme M. Ingres; le dessin de créa- 
tion est le privilège du génie *. 

La grande qualité du dessin des artistes suprêmes 
est la vérité du mouvement/ et Delacroix ne viole ja- 
mais cette loi naturelle. 

Passons à l'examen de qualités plus générales encore. 
— Un des caractères principaux du grand peintre est 
l'universalité. — Ainsi le poëte épique, Homère ou 
Dante, sait faire également bien une idylle, un récit, 
un discours, une description, une ode, etc. 

De même, Rubens, s'il peint des fruits, peindra des 
fruits plus beaux qu'un spécialiste quelconque. 

E. Delacroix est universel; il a fait des tableaux de 
genre pleins d'intimité, des tableaux d'histoire pleins 
de grandeur. Lui seul, peut-être, dans notre siècle in- 
crédule, a conçu des tableaux de religion qui n'étaient 
ni vides et froids comme des œuvres de concours, ni 
pédants, mystiques ou néo-chrétiens, comme ceux de 
tous ces philosophes de l'art qui font de la religion 
une science d'archaïsme, et croient nécessaire de pos- 
séder avant tout la symbolique et les traditions primi- 
tives pour remuer et faire chanter la corde religieuse. 

Cela se comprend facilement, si l'on veut considérer 
que Delacroix est, comme tous les grands maîtres, un 
mélange admirable de science, — c'est-à-dire un 
peintre complet, — et de naïveté, c'est-à-dire un 

■ 

1. C'est ce que M. Thiers appelait l'imagination du dessin. 



108 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

homme complet. Allez voir à Saint-Louis au Marais 
cette Pietà, où la majestueuse reine des douleurs tient 
sur ses genoux le corps de son enfant mort, les deux 
bras étendus horizontalement dans un accès de dés- 
espoir, une attaque de nerfs maternelle. L'un des deux 
personnages qui soutient et modère sa douleur est 
éploré comme les figures les plus lamentables de YHam- 
let, avec laquelle œuvre celle-ci a du reste plus d'un 
rapport. — Des deux saintes femmes, la première 
rampe convulsivement à terre, encore revêtue des 
bijoux et des insignes de luxe; l'autre, blonde et dorée, 
s'affaisse plus mollement sous le poids énorme de son 
désespoir. 

Le groupe est échelonné et disposé tout entier sur 
un fond d'un vert sombre et uniforme, qui ressemble 
autant à des amas de rochers qu'à une mer boule- 
versée par l'orage. Ce fond est d'une simplicité fantas- 
tique, et E. Delacroix a sans doute, comme Michel- 
Ange, supprimé l'accessoire pour ne pas nuire à la 
clarté de son idée. Ce chef-d'œuvre laisse dans l'esprit 
un sillon profond de mélancolie. — Ce n'était pas, du 
reste, la première fois qu'il attaquait les sujets reli- 
gieux. Le Christ aux Oliviers, le Saint Sébastien, avaient 
déjà témoigné de la gravité et de la sincérité profonde 
dont il sait les empreindre. 

Mais pour expliquer ce que j'affirmais tout à l'heure, 
— que Delacroix seul sait faire de la religion, — je 
ferai remarquer à l'observateur que, si ses tableaux 
les plus intéressants sont presque toujours ceux dont il 



SALON DE 1846. • 109 

choisit les sujets, c'est-à-dire ceux de fantaisie, — 
néanmoins la tristesse sérieuse de son talent convient 
parfaitement à notre religion, religion profondément 
triste, religion de la douleur universelle, et qui, à 
cause de sa catholicité même, laisse une pleine liberté 
à l'individu et ne demande pas mieux que d'être célé- 
brée dans le langage de chacun, — s'il connaît la dou- 
leur et s'il est peintre. 

Je me rappelle qu'un de mes amis, garçon de mérite 
d'ailleurs, coloriste déjà en vogue, — un de ces jeunes 
hommes précoces qui donnent des espérances toute 
leur vie, et beaucoup plus académique qu'il ne lé croit 
lui-même, — appelait cette peinture : peinture de can- 
rfbale ! 

A coup sûr, ce n'est point dans les curiosités d'une 

palette encombrée, ni dans le dictionnaire des règles, 

que notre jeune ami saura trouver cette sanglante et 

farouche désolation, à peine compensée par le vert 

• sombre de l'espérance ! 

Cet hymne terrible à la douleur faisait sur sa clas- 
sique imagination l'effet des. vins redoutables de l'An- ' 
jou, de l'Auvergne ou du Rhin, sur un estomac accou- 
tumé aux pâles violettes du Médoc. 

Ainsi, universalité de sentiment, — et maintenant 
universalité de science ! 

Depuis longtemps les peintres avaient, pour ainsi 
dire, désappris le genre dit de décoration. L'hémicycle 
des Beaux-Arts est une œuvre puérile et maladroite, où 
les intentions se contredisent, et qui ressemble à une 

ii. 7 



HO CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

collection de portraits historiques. Le Plafond d'Ho- 
mbre est un beau tableau qui plafonne mal. La plupart 
des chapelles exécutées dans ces derniers temps, et 
distribuées aux élèves de M. Ingres, sont faites dans 
le système des Italiens primitifs, c'est-à-dire qu'elles 
veulent arriver à l'unité par la suppression des effets 
lumineux et par un vaste système de coloriages mitigés. 
Ce système, plus raisonnable sans doute, esquive les 
difficultés. Sous Louis XIV, Louis XV et Louis XVI, les 
peintres firent des décorations à grand fracas, mais qui 
manquaient d'unité dans la couleur et dans la compo- 
sition. 

E. Delacroix eut des décorations à faire, et il résolut 
le grand problème. Il trouva l'unité dans l'aspect sans 
nuire à son métier de coloriste. 

La Chambre des députés est là qui témoigne de ce 
singulier tour de force. La lumière, économiquement 
dispensée, circule à travers toutes ces figures, sans 
intriguer l'œil d'une manière tyrannique. 

Le plafond circulaire de la bibliothèque du Luxem- 
bourg est une œuvre plus étonnante encore, où le 
peintre est arrivé, — non-seulement à un effet eritore 
plus doux et plus uni, sans rien supprimer des qua- 
lités de couleur et de lumière, qui sont le propre de 
tous ses tableaux, — mais encore s'est révélé sous un 
aspect tout nouveau : Delacroix paysagiste ! 

Au lieu de peindre Apollon et les Muses, décoration 
invariable des bibliothèques, E. Delacroix a cédé à son 
goût irrésistible pour Dante, que Shakspeare seul ba- 



SALON DE 1846. 111 

lance peut-être dans son esprit, et il a choisi le pas- 
sage où Dante et Virgile rencontrent dans un lieu 
mystérieux les principaux poètes de l'antiquité : 

« Nous ne laissions pas d'aller, tandis qu'il parlait; 
mais nous traversions toujours la forêt, épaisse forêt 
d'esprits, veux-je dire. Nous n'étions pas bien éloignés 
de l'entrée de l'abîme, quand je vis un feu qui perçait 
un hémisphère de ténèbres. Quelques pas nous en 
séparaient encore, mais je pouvais déjà entrevoir que 
des esprits glorieux habitaient ce séjour. 

« — toi, qui honores toute science et tout art, 
quels sont ces esprits auxquels on fait tant d'honneur 
qu'on les sépare du sort des autres ? 

« Il me répondit : — Leur belle renommée, qui re- 
tentit là-haut dans votre monde, trouve grâce dans le 
ciel, qui les distingue des autres. 

« Cependant une voix se fit entendre : « Honorez le 
« sublime poëte; son ombre, qui était partie, nous 
« revient. » 

« La voix se tut, et je vis venir à nous quatre grandes 
ombres; leur aspect n'était ni triste ni joyeux. 

« Le bon maître me dit : — Regarde celui qui marche, 
une épée à la main, en avant des trois autres, comme 
un roi : c'est Homère, poëte souverain; l'autre qui le 
suit est Horace le satirique; Ovide est le troisième, et 
le dernier est Lucain. Comme chacun d'eux partage 
avec moi le nom qu'a fait retentir la voix unanime, ils 
me font honneur et ils font bien ! 

« Ainsi je vis se réunir la belle école de ce maître du 




112 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

chant sublime, qui plane sur les autres comme F aigle. 
Dès qu'ils eurent devisé ensemble quelque peu, ils se 
tournèrent vers moi avec un geste de salut, ce qui fit 
sourire mon guide. Et ils me firent encore plus d'hon- 
neur, car ils me reçurent dans leur troupe, de sorte 
que je fus le sixième parmi tant de génies *. . . . 

» 

Je ne ferai pas à E. Delacroix l'injure d'un éloge 
exagéré pour avoir si bien vaincu la concavité de sa 
toile et y avoir placé des figures droites. Son talent est 
au-dessus de ces choses-là. Je m'attache surtout à l'es- 
prit de cette peinture. Il est impossible d'exprimer avec 
de la prose tout le calme bienheureux qu'elle respire, 
et la profonde harmonie qui nage dans cette atmo- 
sphère. Cela fait penser aux pages les plus verdoyantes 
du Tèlèmaque, et rend tous les souvenirs que l'esprit a 
emportés des récits élyséens. Le paysage, qui néan- 
moins n'est qu'un accessoire, est, au point de vue où 
je me plaçais tout à l'heure, — l'universalité des grands 
maîtres, — une chose des plus importantes. Ce paysage 
circulaire, qui embrasse un espace énorme, est peint 
avec l'aplomb d'un peintre d'histoire, et la finesse et 
l'amour d'un paysagiste. Des bouquets de lauriers, des 
ombrages considérables le coupent harmonieusement; 
des nappes de soleil doux et uniforme dorment sur les 



1. L'Enfer, de Dante, chant IV, traduction de Pier Angelo flo- 
rentine 



SALON DE 1846. 113 

gazons ; des montagnes bleues ou ceintes de bois font 
un horizon à souhait pour le plaisir des yeux. Quant au 
ciel, il est bleu et blanc, chose étonnante chez Delà- 
croix; les nuages, délayés et tirés en sens divers comme 
une gaze qui se déchire, sont d'une grande légèreté ; et 
cette voûte d'azur, profonde et lumineuse, fuit à une 
prodigieuse hauteur. Les aquarelles de Bonnington 
sont moins transparentes. 

Ce chef-d'œuvre, qui, selon moi, est supérieur aux 
meilleurs Véronèse, a besoin, pour être bien compris, 
d'une grande quiétude d'esprit et d'un jour très-doux. 
Malheureusement, le jour éclatant qui se précipitera 
par la grande fenêtre de la façade, sitôt qu'elle sera 
délivrée des toiles et des échafauds, rendra ce travail 
plus difficile. 

Cette année-ci, les tableaux de Delacroix sont l'Enlè- 
vement de Rèbecca, tiré d'ivanhoè, les Adieux de Roméo 
et de Juliette, Marguerite à l'église, et un Lion, à l'aqua- 
relle. 

Ce qu'il y a d'admirable dans l'Enlèvement de Rèbecca, 
c'est une parfaite ordonnance de tons, tons intenses, 
pressés, serrés et logiques, d'où résulte un aspect sai- 
sissant. Dans presque tous les peintres qui ne sont pas 
coloristes, on remarque toujours des vides, c'est-à-dire 
de grands trous produits par des tons qui ne sont pas 
de niveau, pour ainsi dire; la peinture de Delacroix 
est comme la nature, elle a horreur du vide. 

Roméo et Juliette, — sur le balcon, — dans les froides 
clartés du matin, se tiennent religieusement embrassés 



114 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

par le milieu du corps. Dans cette étreinte violente de 
l'adieu, Juliette, les mains posées sur les épaules de 
son amant, rejette la tête en arrière, comme pour res- 
pirer, ou par un mouvement d'orgueil et de passion 
joyeuse. Cette attitude insolite, — car presque tous 
les peintres collent les bouches des amoureux Tune 
contre l'autre, — est néanmoins fort naturelle ; — ce 
mouvement vigoureux de la nuque est particulier aux 
chiens et aux chats heureux d'être caressés. — Les 
vapeurs violacées du crépuscule enveloppent cette scène 
et le paysage romantique qui la complète. 

Le succès général qu'obtient ce tableau et la curio- 
sité qu'il inspire prouvent bien ce que j'ai déjà dit ail- 
leurs, — que Delacroix est populaire, quoi qu'en disent 
les peintres, et qu'il suffira de ne pas éloigner le pu- 
blic de ses œuvres, pour qu'il le soit autant que les 
peintres inférieurs. 

Marguerite a l'église appartient à cette classe déjà 
nombreuse de charmants tableaux de genre, par les- 
quels Delacroix semble vouloir expliquer au public ses 
lithographies si amèrement critiquées. 

Ce lion peint à l'aquarelle a pour moi un grand mé- 
rite, outre la beauté du dessin et de l'attitude : c'est 
qu'il est fait avec une grande bonhomie. L'aquarelle 
est réduite à son rôle modeste, et ne veut pas se faire 
aussi grosse que l'huile. 

Il me reste, pour compléter cette analyse, à noter 
une dernière qualité chez Delacroix, la plus remar- 
quable de toutes, et qui fait de lui le vrai peintre du 



SALON DE 1846. 115 

xrx* siècle : c'est cette mélancolie singulière et opi- 
niâtre qui s'exhale de toutes ses œuvres, et qui s'ex- 
prime et par le choix des sujets, et par l'expression des 
figures, et par le geste, et par le style de la couleur. 
Delacroix affectionne Dante et Shakspeare, deux autres 
grands peintres de la douleur humaine; il les connaît 
à fond, et il sait les traduire librement. En contem- 
plant la série de ses tableaux, on dirait qu'on assiste 
à la célébration de quelque mystère douloureux : Dante 
et Virgile, le Massacre { de Scio, le Sardanapale, le Christ 
aux Oliviers, le Saint Sébastien, la Mèdèe, les Naufragés, 
et YHamlel si raillé et si peu compris. Dans plusieurs 
on trouve, par je ne sais quel constant hasard, une 
figure plus désolée, plus affaissée que les autres, en 
qui se résument toutes les douleurs environnantes; 
ainsi la femme agenouillée, à la chevelure pendante, 
sur le premier plan des Croisés à Constantinople ; la 
vieille, si morne et si ridée, dans le Massacre de Scio. 
Cette mélancolie respire jusque dans les Femmes tf Al- 
ger, son tableau le plus «oquet et le plus fleuri. Ce 
petit poëme d'intérieur, plein de repos et de silence, 
encombré de riches étoffes et de brimborions de toi- 
lette, exhale je ne sais quel haut parfum de mauvais 
lieu qui nous guide assez vite vers les limbes insondés 
de la tristesse. En général, il ne peint pas de jolies 
femmes, au point de vue des gens du monde toutefois. 
Presque toutes sont malades, et resplendissent d'une 
certaine beauté intérieure. Il n'exprime point la force 
par la grosseur des muscles, mais par la tension des 



116 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

nerfs. C'est non -seulement la douleur qu'il sait le 
mieux exprimer, mais surtout, — prodigieux mystère 
de sa peinture, — la douleur morale ! Cette haute et 
sérieuse mélancolie brille d'un éclat morne, même 
dans sa couleur, large, simple, abondante en masses 
harmoniques, comme celle de tous les grands colo- 
ristes, mais plaintive et profonde comme une mélodie 
de Weber. 

Chacun des anciens maîtres a son royaume, son apa- 
nage, — qu'il est souvent contraint de partager avec 
des rivaux illustres. Raphaël a la forme, Rubens et 
Véronèse la couleur, Rubens et Michel-Ange l'imagi- 
nation du dessin. Une portion de l'empire restait, où 
Rembrandt seul avait' fait quelques excursions, — le 
drame, — le drame naturel et vivant, le drame terrible 
et mélancolique, exprimé souvent par la couleur, mais 
toujours par le geste. 

En fait de gestes sublimes, Delacroix n'a de rivaux 
qu'en dehors de son art. Je ne connais guère que Fre- 
derick Lemaître et Macready. 

C'est à cause de cette qualité toute moderne et toute 
nouvelle que Delacroix est la dernière expression du 
progrès dans l'art. Héritier de la grande tradition, c'est- 
à-dire de l'ampleur, de la noblesse et de la pompe dans 
la composition, et digne successeur des vieux maîtres, 
il a de plus qu'eux la maîtrise de la douleur, la pas- 
sion, le geste I C'est vraiment là ce qui fait l'importance 
de sa grandeur. — En effet, supposez que le bagage 
d'un des vieux illustres se perde, il aura presque tou- 



SALON DE 1846. 117 

jours son analogue qui pourra l'expliquer et le faire 
deviner à la pensée de l'historien. Otez Delacroix, la 
grande chaîne de l'histoire est rompue et s'écoule à 
terre. 

Dans un article qui a plutôt l'air d'une prophétie 
que d'une critique, à quoi bon relever des fautes de 
détail et des taches microscopiques ? L'ensemble est si 
beau, que je n'en ai pas le courage. D'ailleurs la chose 
est si facile, et tant d'autres l'ont faite! — N'est-il pas 
plus nouveau de voir les gens par leur beau côté? Les 
défauts de M. Delacroix sont parfois si visibles qu'ils 
sautent à l'œil le moins exercé. On peut ouvrir au ha- 
sard la première feuille venue, où pendant longtemps 
l'on s'est obstiné, à l'inverse de mon système, à ne pas 
voir les qualités radieuses qui constituent son origina- 
lité. On sait que les grands génies ne se trompent jamais 
à demi, et qu'ils ont le privilège de l'énormité dans 
tous les sens. 



Parmi les élèves de Delacroix, quelques-uns se sont 
heureusement approprié ce qui peut se prendre de son 
talent, c'est-à-dire quelques parties de sa méthode, et 
se sont déjà fait une certaine réputation. Cependant 
leur couleur a, en général, ce défaut qu'elle ne vise 
guère qu'au pittoresque et à l'effet; l'idéal n'est point 

7. 



118 CURIOSITES ESTHETIQUES. 

leur domaine, bien qu'ils se passent volontiers de la 
nature, sans en avoir acquis le droit par les études 
.courageuses du maître. 

On a remarqué cette année l'absence de M. Planet, 
dont la Sainte Thérèse avait au dernier Salon attiré les 
yeux des connaisseurs, — et de M. Riesener, qui a sou- 
vent fait des tableaux d'une large couleur, et dont on 
peut voir avec plaisir quelques bons plafonds à la 
Chambre des pairs, malgré le voisinage terrible de 
Delacroix. 

M. Léger Chérelle a envoyé le Martyr de sainte Irène. 
Le tableau est composé d'une seule figure et d'une 
pique qui est d'un effet assez désagréable. Du reste, la 
couleur et le modelé du torse sont généralement bons. 
Mais il me semble que M. Léger Chérelle a déjà montré 
au public ce tableau avec de légères variantes. 

Ce qu'il y a d'assez singulier dans la Mort de Cleo- 
pâtre, par M. Lassale-Bordes, c'est qu'on n'y trouve 
pas une préoccupation unique de la couleur, et c'est 
peut-être un mérite. Les tons sont, pour ainsi dire, 
équivoques, et cette amertume n'est pas dénuée de 
charmes. 

Cléopâtre expire sur son trône, et l'envoyé d'Octave 
se penche pour la contempler. Une de ses servantes 
vient de mourir à ses pieds. La composition ne manque 
pas de majesté, et la peinture est accomplie avec une 
bonhomie assez audacieuse; la tête de Cléopâtre est 
belle, et l'ajustement vert et rose de la négresse tran- 
che heureusement avec la couleur de sa peau. Il y a 



SALON DE 1846. 119 

certainement dans cette grande toile menée à bonne 
fin, sans souci aucun d'imitation, quelque chose qui 
plaît et attire le flâneur désintéressé. 



DES SUJETS AMOUREUX ET DE M. TASSAERT 

Vous est-il arrivé, comme à moi, de tomber dans de 
grandes mélancolies, après avoir passé de longues 
heures à feuilleter des estampes libertines? Vous êtes- 
vous demandé la raison du charme qu'on trouve parfois 
à fouiller ces annales de la luxure, enfouies dans les bi- 
bliothèques ou perdues dans les cartons des marchands, 
et parfois aussi de la mauvaise humeur qu'elles vous 
donnent? Plaisir et douleur mêlés, amertume, dont la 
lèvre a toujours soif! — Le plaisir est de voir repré- 
senté sous toutes ses formes le sentiment le plus impor- 
tant de la nature, — et la colère, de le trouver souvent 
si mal imité ou si sottement calomnié. Soit dans les 
interminables soirées d'hiver au coin du feu, soit dans 
les lourds loisirs de la canicule, au coin des boutiques 
de vitrier, la vue de ces dessins m'a mis sur des pentes 
de rêverie immenses, à peu près comme un livre obscène 
nous précipite vers les océans mystiques du bleu. Bien 
des fois je me suis pris à désirer, devant ces innom- 
brables échantillons du sentiment de chacun, que le 



120 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

poëte, le curieux, le philosophe, pussent se donner la 
jouissance d'un musée de l'amour, où tout aurait sa 
place, depuis la tendresse inappliquée de sainte Thérèse 
jusqu'aux débauches sérieuses des siècles ennuyés. Sans 
doute la distance est immense qui sépare le Départ 
pour l'île de Cythère des misérables coloriages sus- 
pendus dans les chambres des filles, au-dessus d'un 
pot fêlé et d'une console branlante ; mais dans un sujet 
aussi important rien n'est à négliger. Et puis le génie 
sanctifie toutes choses, et si ces sujets étaient traités 
avec le soin et le recueillement nécessaires, ils ne 
seraient point souillés par cette obscénité révoltante, 
qui est plutôt une fanfaronnade qu'une vérité. 

Que le moraliste ne s'effraye pas trop; je saurai 
garder les justes mesures, et mon rêve d'ailleurs se bor- 
nait à désirer ce poëme immense de l'amour crayonné 
par les mains les plus pures, par Ingres, par Watteau, 
par Rubens, par Delacroix! Les folâtres et élégantes 
princesses de Watteau, à côté des Vénus sérieuses et 
reposées de M. Ingres; les splendides blancheurs de 
Rubens et de Jordaens, et les mornes beautés de Dela- 
croix, telles qu'on peut se les figurer : de grandes 
femmes pâles, noyées dans le satin * I 

Ainsi pour rassurer complètement la chasteté effa- 
rouchée du lecteur, je dirai que je rangerais dans les 
sujets amoureux, non-seulement tous les tableaux qui 

1. On m'a dit que Delacroix avait fait autrefois pour son Sar- 
danapcUe une foule d'études merveilleuses de femmes, dans les 
attitudes les plus voluptueuses. 



SALON DE 1840. 121 

traitent spécialement de l'amour, mais encore tout 
tableau qui respire l'amour, fût-ce un portrait 1 . 

Dans cette immense exposition, je me figure la beauté 
et l'amour de tous les climats exprimés par les premiers 
artistes ; depuis les folles, évaporées et merveilleuses 
créatures que nous a laissées Watteau fils dans ses gra- 
vures de mode, jusqu'à ces Vénus de Rembrandt qui 
se font faire les ongles, comme de simples mortelles, 
et peigner avec un gros peigne de buis. 

Les sujets de cette nature sont chose si importante, 
qu'il n'est point d'artiste, petit ou grand, qui ne s'y 
soit appliqué, secrètement ou publiquement, depuis 
Jules Romain jusqu'à Devéria et Gavarni. 

Leur grand défaut, en général, est de manquer de 
naïveté et de sincérité. Je me rappelle pourtant une 
lithographie qui exprime, — sans trop de délicatesse 
malheureusement, — une des grandes vérités de 
l'amour libertin. Un jeune homme déguisé en femme 
et sa maîtresse habillée en homme sont assis à côté 
l'un de l'autre, sur un sopha, — le sopha que vous 
savez, le sopha de l'hôtel garni et du cabinet parti- 
culier. La jeune femme veut relever les jupes de son 
amant 2 . — Cette page luxurieuse serait, dans le musée 



1. Deux tableaux essentiellement amoureux, et admirables du 
reste, composés dans ce temps-ci, sont la grande Odalisque et la 
petite Odalisque de M. Ingres. 

2. Sedebant in fornicibus pueri puellœve sub titulis et lychnis, 
illi femineo compti mundo sub stola, h» parum comptœ sub 
puerorum veste, ore ad puerilem formam composito. Alter venibat 



122 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

idéal dont je parlais, compensée par bien d'autres où 
l'amour n'apparaîtrait que sous sa forme la plus déli- 
cate. 

Ces réflexions me sont revenues à propos de deux ta- 
bleaux de M. TkSSkEKT,Êrigone et le Marchand d'esclaves.' 

M. Tassaert, dont j'ai eu le tort grave de ne pas assez 
parler l'an passé, est un peintre du plus grand mérite, 
et dont le talent s'appliquerait le plus heureusement 
aux sujets amoureux. 

Érigone est à moitié couchée sur un tertre ombragé 
de vignes, — dans une pose provocante, une jambe 
presque repliée, l'autre tendue et le corps chassé en 
avant; le dessin est fin, les lignes onduleuseset com- 
binées d'une manière savante. Je reprocherai cependant 
à M. Tassaert, qui est coloriste, d'avoir peint ce torse 
avec un ton trop uniforme. 

L'autre tableau représente un marché de femmes qui 
attendent des acheteurs. Ce sont de vraies femmes, des 
femmes civilisées, aux pieds rougis par la chaussure, 
un peu communes, un peu trop roses, qu'un Turc bête 
et sensuel va acheter pour des beautés superfmes. Celle 
qui est vue de dos, et dont les fesses sont enveloppées 
dans une gaze transparente, a encore sur la tête un 
bonnet de modiste, un bonnet acheté rue Vivienne ou 
au Temple. La pauvre fille a sans doute été enlevée 
par les pirates. 



sexus sub altero sexu. Corruperat omnis caro viam suam. — 
Meursius. 



SALON DE 1846. 123 

La couleur de ce tableau est extrêmement remar- 
quable par la finesse et par la transparence des tons. 
On dirait que M- Tassaert s'est préoccupé de la manière 
de Delacroix ; néanmoins il a su garder une couleur ori- 
ginale. 

C'est un artiste éminent que les flâneurs seuls appré- 
cient et que le public ne connaît pas assez ; son talent 
a toujours été grandissant, et quand on songe d'où il 
est parti et où il est arrivé, il y a lieu d'attendre de lui 
de ravissantes compositions. 



VI 



DE QUELQVES COLORISTES 

Il y a au Salon deux curiosités assez importantes ; ce 
sont les portraits de Petit Loup et de Graisse du dos de 
buffle, peints par M. Catltn, le cornac des sauvages. 
Quant M. Catlin vint à Paris, avec ses Ioways et son 
musée, le bruit se répandit que c'était un brave homme 
qui ne savait ni peindre ni dessiner, et que s'il avait 
fait quelques ébauches passables, c'était grâce à son 
courage et à sa patience. Était-ce ruse innocente de 
M. Catlin ou bêtise des journalistes? — Il est aujour- 
d'hui avéré que M. Catlin sait fort bien peindre et fort 
bien dessiner. Ces deux portraits suffiraient pour me le 
prouver, si ma mémoire ne me rappelait beaucoup 



VH CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

d'autres morceaux également beaux. Ses ciels surtout 
m'avaient frappé à cause de leur transparence et de 
leur légèreté. 

M. Catlin a supérieurement rendu le caractère ûer 
et libre, et l'expression noble de ces braves gens ; la 
construction de leur tête est parfaitement bien com- 
prise. Par leurs belles attitudes et l'aisance de leurs 
mouvements, ces sauvages font comprendre la sculp- 
ture antique. Quant à la couleur, elle a quelque chose 
de mystérieux qui me plaît plus que je ne saurais dire. 
Le rouge, la couleur du sang, la couleur de la vie, 
abondait tellement dans ce sombre musée, que c'était 
une ivresse; quant aux paysages, — montagnes boisées, 
savanes immenses, rivières désertes, — ils étaient mo- 
notonement, éternellement verts ;* le rouge, cette 
couleur si obscure, si épaisse, plus difficile à pénétrer 
que les yeux d'un serpent, — le vert, cette couleur 
calme et gaie et souriante de la nature, je les retrouve 
chantant leur antithèse mélodique jusque sur le visage 
de ces deux héros. — Ce qu'il y a de certain, c'est que 
tous leurs tatouages et coloriages étaient faits selon les 
gammes naturelles et harmoniques. 

Je crois que ce qui a induit en erreur le public et les 
journalistes à l'endroit de M. Catlin, c'est qu'il ne fait 
pas de peinture crâne, à laquelle tous nos jeunes gens 
les ont si bien accoutumés, que c'est maintenant la 
peinture classique. 

L'an passé, j'ai déjà protesté contre le De profundis 
unanime, contre la conspiration des ingrats, à propos 



SALON DE 1846. 125 

de MM. Devéria. Cette année-ci m'a donné raison. Bien 
des réputations précoces qui leur ont été substituées ne 
valent pas encore la leur. — M. Achille Devéria sur- 
tout s'est fait remarquer au Salon de 1846 par un ta- 
bleau, le Repos de là sainte famille, qui non-seulement 
conserve toute la grâce particulière à ces charmants et 
fraternels génies, mais encore rappelle les sérieuses 
qualités des anciennes écoles; — des écoles secon- 
daires peut-être, qui ne l'emportent précisément ni 
par le dessin ni par la couleur, mais que l'ordonnance 
et la belle tradition placent néanmoins bien au-dessus 
des dévergondages propres aux époques de transition. 
Dans la grande bataille romantique, MM. Devéria firent 
partie du bataillon sacré des coloristes; leur place était 
donc marquée ici. — Le tableau de M. Achille Devéria, 
dont la composition est excellente, frappe en outre 
l'esprit par un aspect doux et harmonieux. 

M. Boissard, dont les débuts furent brillants aussi et 
pleins de promesses, est un de ces esprits excellents 
nourris des anciens maîtres ; sa Madeleine au désert est 
une peinture d'une bonne et saine couleur, — sauf les 
tons des chairs un peu tristes. La pose est heureuse- 
ment trouvée. 

Dans cet interminable Salon, où plus que jamais les 
différences sont effacées, où chacun dessine et peint un 
peu, mais pas assez pour mériter même d'être classé, 
— c'est une grande joie de rencontrer un franc et vrai 
peintre, comme M. Debon. Peut-être son Concert dans 
l'atelier est-il un tableau un peu trop artistique, Valen- 



126 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

tin, Jordaens et quelques autres y faisant leur partie ; 
mais au moins c'est de la belle et bien portante pein- 
turé, et qui indique dans Fauteur un homme parfaite- 
ment sûr de lui-même. 

M. Du veau a fait le Lendemain d'une tempête. J'ignore 
s'il peut devenir un franc coloriste, mais quelques par- 
ties de son tableau le font espérer. — Au premier 
aspect, Ton cherche dans sa mémoire quelle scène his- 
torique il peut représenter. En effet, il n'y a guère que 
les Anglais qui osent donner de si vastes proportions 
au tableau de genre. — Du reste, il est bien ordonné, 
et paraît généralement bien dessiné. — Le ton un peu 
trop uniforme, qui choque d'abord l'œil, est sans doute 
un effet de la nature, dont toutes les parties paraissent 
singulièrement crues, après qu'elles ont été lavées par 
les pluies. 

La Charité de M. Laemlein est une charmante femme 
qui tient par la main, et porte suspendus à son sein, 
des marmots de tous les climats, blancs, jaunes, 
noirs, etc.. Certainement, M. Laemlein a le sentiment 
de la bonne couleur; mais il y a dans ce tableau un 
grand défaut, c'est que le petit Chinois est si joli, et sa 
robe d'un effet si agréable, qu'il occupe presque uni- 
quement l'œil du spectateur. Ce petit mandarin trotte 
toujours dans la mémoire, et fera oublier le reste à 
beaucoup de gens. 

M. Decàmps est un de ceux qui, depuis de nom- 
breuses années, ont occupé despotiquement la curiosité 
du public, et rien n'était plus légitime. 



SALON DE 1846. 127 

Cet artiste, doué d'une merveilleuse faculté d'ana- 
lyse, arrivait souvent, par une heureuse concurrence 
de petits moyens, à des résultats d'un effet puissant. — 
S'il esquivait trop le détail de la ligne, et se contentait 
souvent du mouvement ou du contour général, si par- 
fois ce dessin frisait le chic, — le goût minutieux de 
la nature, étudiée surtout dans ses effets lumineux, 
l'avait toujours sauvé et maintenu dans une région 
supérieure. 

Si M. Decamps n'était pas précisément un dessina- 
teur, dans le sens du mot généralement accepté, néan- 
moins il l'était à sa manière et d'une façon particulière. 
Personne n'a vu' de grandes figures dessinées par lui ; 
mais certainement le dessin, c'est-à-dire la tournure de 
ses petits bonshommes, était accusé et trouvé avec 
une hardiesse et un bonheur remarquables. Le carac- 
tère et les habitudes de leurs corps étaient toujours 
visibles; car M. Decamps sait faire comprendre un per- 
sonnage avec quelques lignes. Ses croquis étaient amu- 
sants et profondément plaisants. C'était un dessin 
d'homme d'esprit, presque de caricaturiste; car il 
possédait je ne sais quelle bonne humeur ou fantaisie 
moqueuse, qui s'attaquait parfaitement aux ironies de 
la nature : aussi ses personnages étaient-ils toujours 
posés, drapés ou habillés selon la vérité et les conve- 
nances et coutumes éternelles de leur individu. Seule- 
ment il y avait dans ce dessin une certaine immobilité, 
mais qui n'était pas déplaisante et complétait son 
orientalisme. Il prenait d'habitude ses "modèles au 



128 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

repos, et quand ils couraient, ils ressemblaient souvent 
à des ombres suspendues ou à des silhouettes arrêtées 
subitement dans leur course ; ils couraient comme dans 
.un bas-relief. — Mais la couleur était son beau côté, 
sa grande et unique affaire. Sans doute M. Delacroix 
est un grand coloriste, mais non pas enragé. Il a bien 
d'autres préoccupations, et la dimension de ses toiles 
le veut; pour M. Decamps, la couleur était la grande 
chose, c'était pour ainsi dire sa pensée favorite. Sa 
couleur splendide et rayonnante avait de plus un style 
très-particulier. Elle était, pour me servir de mots em- 
pruntés à Tordre moral, sanguinaire et mordante. Les 
mets les plus appétissants, les drôleries cuisinées avec 
le plus de réflexion, les produits culinaires le plus âpre- 
ment assaisonnés avaient moins de ragoût et de mon- 
tant, exhalaient moins de volupté sauvage pour le nez 
et le palais d'un gourmand, que les tableaux de M. De- 
camps pour un amateur de peinture. L'étrangeté de 
leur aspect vous arrêtait, vous enchaînait et vous inspi- 
rait une invincible curiosité. Cela tenait peut-être aux 
procédés singuliers et minutieux dont use souvent l'ar- 
tiste, qui élucubre, dit-on, sa peinture avec la volonté 
infatigable d'un alchimiste. L'impression qu'elle pro- 
duisait alors sur l'âme du spectateur était si soudaine 
et si nouvelle, qu'il était difficile de se figurer de qui 
elle est fille, quel avait été le parrain de ce singulier ar- 
tiste, et de quel atelier était sorti ce talent solitaire et 
original. — Certes, dans cent ans, les historiens auront 
du mal à découvrir le maître de M. Decamps. — Tantôt 



SALON DE 1846. . 129 

il relevait des anciens maîtres les plus hardiment 
colorés de l'École flamande; mais il avait plus de 
style qu'eux et il groupait ses figures avec plus d'har- 
monie; tantôt la pompe et la trivialité de Rembrandt 
le préoccupaient vivement; d'autres fois on retrouvait 
dans ses ciels un souvenir amoureux des ciels du Lor- 
rain. Car M. Decamps était paysagiste aussi, et paysa- 
giste du plus grand mérite : ses paysages et ses figures 
ne faisaient qu'un et se servaient réciproquement. Les 
uns n'avaient pas plus d'importance que les autres, et 
rien chez lui n'était accessoire; tant chaque partie de 
la toile était travaillée avec curiosité, tant chaque détail 
destiné à concourir à l'effet de l'ensemble ! — Rien 
n'était inutile, ni le rat qui traversait un bassin à la 
nage dans je ne sais quel tableau turc, plein de paresse 
et de fatalisme, ni les oiseaux de proie qui planaient 
dans le fond de ce chef-d'œuvre intitulé : le Supplice 
des crochets. 

Le soleil et là lumière jouaient alors un grand rôle 
dans la peinture de M. Decamps. Nul n'étudiait -avec 
autant de soin les effets de l'atmosphère. Les jeux les 
plus bizarres et les plus invraisemblables de l'ombre 
et de la lumière lui plaisaient avant tout. Dans un 
tableau de M. Decamps, le soleil brûlait véritablement 
les murs blancs et les sables crayeux; tous les objets 
colorés avaient une transparence vive et animée. Les 
eaux étaient d'une profondeur inouïe; les grandes 
ombres qui coupent les pans des maisons et dorment 
étirées sur le sol ou sur l'eau avaient une indolence et 



130 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

un farniente d'ombres indéfinissables. Au milieu de 
cette nature saisissante, s'agitaient ou rêvaient de 
petites gens, tout un petit monde avec sa vérité native 
et comique. 

Les tableaux de M. Decamps étaient donc pleins de 
poésie, et souvent de rêverie; mais là où d'autres, 
comme Delacroix, arriveraient par un grand dessin, 
un choix de modèle original ou une large et facile cou- 
leur, M. Decamps arrivait par l'intimité du détail. Le 
seul reproche, en effet, qu'on lui pouvait faire, était 
de trop s'occuper de l'exécution matérielle des objets; 
ses maisons étaient en vrai plâtre, en vrai bois, ses 
murs en vrai mortier de chaux ; et devant ces chefs- 
d'œuvre l'esprit était souvent attristé par l'idée dou- 
loureuse du temps et de la peine consacrés à les faire. 
Combien n'eussent-ils pas été plus beaux, exécutés 
avec plus de bonhomie ! 

L'an passé, quand M. Decamps, armé d'un crayon, 
voulut lutter avec Raphaël et Poussin, — les flâneurs 
enthousiastes de la plaine et de la montagne, ceux-là 
qui ont un cœur grand comme le monde, mais qui ne 
veulent pas pendre les citrouilles aux branches des 
chênes, et qui adoraient tous M. Decamps comme un 
des produits les plus curieux de la création, se dirent 
entre eux : « Si Raphaël empêche Decamps de dormir, 
adieu nos Decamps ! Qui les fera désormais? — Hélas! 
MM. Guignet et Chacaton. » 

Et cependant M. Decamps a reparu cette année avec 
des choses turques, des paysages, des tableaux de 



SALON DE 1846. 131 

genre et un Effet de pluie; mais il a fallu les cher- 
cher : ils ne sautaient plus aux yeux. 

M. Decamps, qui sait si bien faire le soleil, n'a pas 
su faire la pluie ; puis il a fait nager des canards dans 
de la pierre, etc. L'École turque, néanmoins, ressemble 
à ses bons tableaux; ce sont bien là ces beaux enfants 
que nous connaissons, et cette atmosphère lumineuse 
et poussiéreuse d'une chambre où le soleil veut entrer 
tout entier. 

Il me paraît si facile de nous consoler avec les magni- 
fiques Decamps qui ornent les galeries, que je ne veux 
pas analyser les défauts de ceux-ci. Ce serait une be- 
sogne puérile, que tout le monde fera du reste très- 
bien. 

Parmi les tableaux de M. Penguilly-l'Haridon, qui 
sont tous d'une bonne facture, — petits tableaux 
largement peints, et néanmoins avec finesse, — un 
surtout se fait voir et attire les yeux : Pierrot pré- 
sente à l'assemblée ses compagnons Arlequin et Polichi- 
nelle. 

Pierrot, un œil ouvert et l'autre fermé, avec cet air 
matois qui est de tradition, montre au public Arlequin 
qui s'avance en faisant les ronds de bras obligés, une 
jambe crânement posée en avant. Polichinelle le suit, 
— tête un peu avinée, œil plein de fatuité, pauvres 
petites jambes dans de grands sabota. Une figure ridi- 
cule, grand nez, grandes lunettes, grandes moustaches 
en croc, apparaît entre deux rideaux. — Tout cela est 
d'une jolie couleur, fine et simple, et ces trois person- 



132 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

nages se détachent parfaitement sur un fond gris. 
Ce qu'il y a de saisissant dans ce tableau vient moins 
encore de l'aspect que de la composition, qui est d'une 
simplicité excessive. — Le Polichinelle, qui est essen- 
tiellement comique, rappelle celui du Charivari anglais, 
qui pose l'index sur le bout de son nez, pour exprimer 
combien il en est fier ou combien il en est gêné. Je 
reprocherai à M. Penguilly de n'avoir pas pris le type 
de Deburau, qui est le vrai pierrot actuel, le pierrot 
de l'histoire moderne, et qui doit avoir sa place dans 
tous les tableaux de parade. 

Voici maintenant une autre fantaisie beaucoup moins 
habile et moins savante, et qui est d'autant plus belle 
qu'elle est peut-être involontaire : la Rixe des men- 
diants, par M. Manzoni. Je n'ai jamais rien vu d'aussi 
poétiquement brutal, même dans les orgies les plus 
flamandes. — Voici en six points les différentes im- 
pressions du passant devant ce tableau : 1° Vive curio- 
sité; 2° quelle horreur! 3° c'est mal peint, mais c'est 
une composition singulière et qui ne manque pas de 
charme ; k° ce n'est pas aussi mal peint qu'on le croi- 
rait d'abord; 5° revoyons donc ce tableau; 6° souvenir 
durable. 

Il y a là dedans une férocité et une brutalité de ma- 
nière assez bien appropriées au sujet, et qui rappellent 
les violentes ébauches de Goya. — Ce sont bien du 
reste les faces les plus patibulaires qui se puisent voir; 
c'est un mélange singulier de chapeaux défoncés, de 
jambes de bois, de verres cassés, de buveurs vaincus; 



SALON DE 1846. 133 

la luxure, la férocité et l'ivrognerie agitant leurs hail- 
lons. 

La beauté rougeaude qui allume les désirs de ces 
messieurs est d'une bonne touche, et bien faite pour 
plaire aux connaisseurs. J'ai rarement vu quelque chose 
d'aussi comique que ce malheureux collé sur le mur, 
et que son voisin a victorieusement cloué avec une 
fourche. 

Quant au second tableau, l'Assassinat nocturne, il 
est d'un aspect moins étrange. La couleur en est terne 
et vulgaire, et le fantastique ne gît que dans la ma- 
nière dont la scène est représentée. Un mendiant tient 
un couteau levé sur un malheureux qu'on fouille et 
qui se meurt de peur. Ces demi-masques blancs, qui 
consistent en des nez gigantesques, sont fort drôles, et 
donnent à cette scène d'épouvante un cachet des plus 
singuliers. 

M. Villa-Amil a peint la Salle du trône à Madrid. On 
dirait au premier abord que c'est fait avec une grande 
bonhomie; mais en regardant plus attentivement, on 
reconnaît une grande habileté dans l'ordonnance et la 
couleur générale de cette peinture décorative. C'est 
d'un ton moins fin peut-être, mais d'une couleur plus 
ferme que les tableaux du même genre qu'affectionne 
M. Roberts. 11 y a cependant ce défaut que le plafond a 
moins l'air d'un plafond que d'un ciel véritable. 

MM. Wattier et Perèse traitent d'habitude des sujets 
presque semblables, de belles dames en costumes an- 
ciens dans des parcs, sous de vieux ombrages; mais 
h. 8 



134 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

M. Perèse a cela pour lui qu'il peint avec beaucoup 
plus de bonhomie, et que son nom ne lui commande 
pas la singerie de Watteau. Malgré la finesse étudiée 
des figures de M. Wattier, M. Perèse lui est supérieur 
par l'invention. Il y a du reste entre leurs composi- 
tions la même différence qu'entre la galanterie sucrée 
du temps de Louis XV et la galanterie loyale du siècle 
de Louis XIII. 

L'école Couture, — puisqu'il faut l'appeler par son 
nom, — a beaucoup trop donné cette année. 

M. Diaz de la Pena, qui est en petit l'expression 
hyperbolique de cette petite école, part de ce principe 
qu'une palette est un tableau. Quant à l'harmonie 
générale, M. Diaz pense qu'on la rencontre toujours. 
Pour le dessin, — le dessin du mouvement, le dessin 
des coloristes, — il n'en est pas question; les membres 
de toutes ces petites figures se tiennent à peu près 
comme des paquets de chiffons ou comme des bras et 
des jambes dispersés par l'explosion d'une locomotive. 

— Je préfère le kaléidoscope, parce qu'il ne fait pas 
les Délaissées ou le Jardin des Amours; il fournit des 
dessins de châle ou de tapis, et son rôle est modeste. 

— M. Diaz est coloriste, il est vrai; mais élargissez le 
cadre d'un pied, et les forces lui manquent, parce 
qu'il ne connaît pas la nécessité d'une couleur géné- 
rale. C'est pourquoi ses tableaux ne laissent pas de 
souvenir. 

Chacun a son rôle, dites-vous. La grande peinture 
n'est point faite pour tout le monde. Un beau dîner 



SALON DE 1846. 135 

contient des pièces de résistance et des hors-d'œuvre. 
Oserez-vous être ingrat envers les saucissons d'Arles, 
les piments, les anchois, l'aïoli, etc.? — Hors-d'œuvre 
appétissants, dites-vous? — Non pas, mais bonbons et 
sucreries écœurantes. — Qui voudrait se nourrir de 
dessert? C'est à peine si on l'effleure, quand on est 
content de son dîner. 

M. Célestin Nanteuil sait poser une touche, mais 
ne sait pas établir les proportions et l'harmonie d'un 
tableau. 

M. Verdier peint raisonnablement, mais je le crois 
foncièrement ennemi de la pensée. 

M. Muller, l'homme aux Sylphes, le grand amateur 
des sujets poétiques, — des sujets ruisselants de poésie, 
— a fait un tableau qui s'appelle Primavera. Les gens 
qui ne savent pas l'italien croiront que cela veut dire 
Dècamèron. 

La couleur de M. Faostin Besson perd beaucoup à 
n'être plus troublée et miroitée par les vitres de la bou- 
tique Deforge. 

Quant à M. Fontaine, c'est évidemment un homme 
sérieux; il nous a fait M. de Béranger entouré de mar- 
mots des deux sexes * et initiant la jeunesse aux mys- 
tères de la peinture Couture. 

Grands mystères, ma foi! — Une lumière rose ou 
couleur de pêche et une ombre verte, c'est là que gît 
toute la difficulté. — Ce qu'il y a de terrible dans cette 
peinture, c'est qu'elle se fait voir; on l'aperçoit de très- 
loin. 



130 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

De tous ces messieurs, le plus malheureux sans doute 
est M. Couture, qui joue en tout ceci le rôle intéres- 
sant d'une victime. — Un imitateur est un indiscret 
qui vend une surprise. 

Dans les différentes spécialités des sujets bas-bre- 
tons, catalans, suisses, normands, etc., MM. Armand et 
Adolphe Leleux sont dépassés par M. Guillemin, qui 
est inférieur à M. Hédouin, qui lui-même le cède à 
M. Haffner. 

J'ai entendu plusieurs fois faire à MM. Leleux ce sin- 
gulier reproche, que, Suisses, Espagnols ou Bretons, 
tous leurs personnages avaient l'air breton. 

M. Hédouin est certainement un peintre de mérite, 
qui possède une touche ferme et qui entend la cou- 
leur? il parviendra sans doute à se constituer une ori- 
ginalité particulière. 

Quant à M. Haffner, je lui en veux d'avoir fait une 
fois un portrait dans une manière romantique et su- 
perbe, et de n'en avoir point fait d'autres; je croyais 
que c'était un grand artiste plein de poésie et surtout 
d'invention, un portraitiste de premier ordre, qui lâ- 
chait quelques rapinades à ses heures perdues; mais il 
paraît que ce n'est qu'un peintre. 



SALON DE 1846. 137 



VII 



DE L'IDÉAL ET DU MODÈLE 



La couleur étant la chose la plus naturelle et la plus 
visible, le parti des coloristes est le plus nombreux et 
le plus important. L'analyse, qui facilite les moyens* 
d'exécution, a dédoublé la nature en couleur et ligne, 
et avant de procéder à l'examen des hommes qui com- 
posent le second parti, je crois utile d'expliquer ici 
quelques-uns des principes qui les dirigent, parfois 
même à leur insu. 

Le titre de ce chapitre est une contradiction, ou plu- 
tôt un accord de contraires; car le dessin du grand 
dessinateur doit résumer l'idéal et le modèle. 

La couleur est composée de masses colorées qui sont 
faites d'une infinité de tons, dont l'harmonie fait l'unité: 
ainsi la ligne, qui a ses masses et ses généralités, se 
subdivise .en une foule de lignes particulières, dont 
chacune est un caractère du modèle. 

La circonférence, idéal de la ligne courbe, est com- 
parable à une figure analogue composée d'une infinité 
de lignes droites, qui doit se confondre avec elle, les 
angles intérieurs s'obtusant de plus en plus. 

Mais comme il n'y a pas de circonférence parfaite, 
l'idéal absolu est une bêtise. Le goût exclusif du simple 
conduit l'artiste nigaud à l'imitation du même type. 

8. 



138 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Les poètes, les artistes et toute la race humaine se- 
raient bien malheureux, si l'idéal, cette absurdité, 
cette impossibilité, était trouvé. Qu'est-ce que chacun 
ferait désormais de son pauvre moi, — de sa ligne 
brisée ? 

J'ai déjà remarqué que le souvenir était le grand 
critérium de Fart; l'art est une mnémotechnie du beau : 
or, l'imitation exacte gâte le souvenir. Il y a de ces 
misérables peintres, pour qui la moindre verrue est 
une bonne fortune; non-seulement ils n'ont garde de 
l'oublier, mais il est nécessaire qu'ils la fassent quatre 
fois plus grosse : aussi font-ils le désespoir des amants, 
et un peuple qui fait faire le portrait de son roi est un 
amant. 

Trop particulariser ou trop généraliser empêchent 
également le souvenir ; à l'Apollon du Belvédère et au 
Gladiateur je préfère l'Antinous, car l'Antinous est 
l'idéal du charmant Antinous. 

Quoique le principe universel soit un, la nature ne 
donne rien d'absolu, ni même de complet l ; je ne vois 
que des individus. Tout animal, dans une espèce sem- 
blable, diffère en quelque chose de son voisin, et parmi 
les milliers de fruits que peut donner un même arbre, 
il est impossible d'en trouver deux identiques, car ils 
seraient le même ; et la dualité, qui est la contradic- 



1. Rien d'absolu : — ainsi, l'idéal du compas est la pire des 
sottises ; — ni de complet : — ainsi il faut tout compléter, et re- 
trouver chaque idéal. 



SALON DE 1846. 130 

tion de l'unité, en est aussi la conséquence 1 . C'est sur- 
tout dans la race humaine que l'infini de la variété se 
manifeste d'une manière effrayante. Sans compter les 
grands types que la nature a distribués sous les diffé- 
rents climats, je vois chaque jour passer sous ma fe- 
nêtre un certain nombre de Kalmouks, d'Osages, d'In- 
diens, de Chinois et de Grecs antiques, tous plus ou 
moins parisianisés. Chaque individu est une harmonie; 
car il vous est maintes fois arrivé de vous retourner à 
un son de voix connu, et d'être frappé d'étonnement 
devant une créature inconnue, souvenir vivant d'une 
autre créature douée de gestes et d'une voix analogues. 
Cela est si vrai que Lavater a dressé une nomenclature 
des nez et des bouches qui jurent de figurer ensemble, 
et constaté plusieurs erreurs de ce genre dans les an- 
ciens artistes, qui ont revêtu quelquefois des person- 
nages religieux ou historiques de formes contraires à 
leur caractère. Que Lavater se soit trompé dans le dé- 
tail, c'est possible; mais il avait l'idée du principe. 
Telle main veut tel pied; chaque épiderme engendre 
son poil. Chaque individu a donc son idéal. 

Je n'affirme pas qu'il y ait autant d'idéals primitifs 
que d'individus, car un moule donne plusieurs épreu- 
ves; mais il y a dans l'âme du peintre autant d'idéals 
que d'individus, parce qu'un portrait est un modèle 
compliqué d'un artiste. 



1. Je dis la contradiction, et non pas le contraire; car la contra- 
diction est une invention humaine. 



140 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Ainsi Tidéal n'est pas cette chose vague, ce rêve 
ennuyeux et impalpable qui nage au plafond des aca- 
démies; un idéal, c'est l'individu redressé par l'indi- 
vidu, reconstruit et rendu par le pinceau ou le ciseau à 
l'éclatante vérité de son harmonie native. 

La première qualité d'un dessinateur est donc l'étude 
lente et sincère de son modèle. Il faut non-seulement 
que l'artiste ait une intuition profonde du caractère du 
modèle, mais encore qu'il le généralise quelque peu, 
qu'il exagère volontairement quelques détails, pour 
augmenter la physionomie et rendre son expression 
plus claire. 

Il est curieux de remarquer que, guidé par ce prin- 
cipe, — que le sublime doit fuir les détails, — l'art 
pour se perfectionner revient vers son enfance. — r Les 
premiers artistes aussi n'exprimaient pas les détails. 
Toute la différence, c'est qu'en faisant tout d'une venue 
les bras et les jambes de leurs figures, ce n'étaient pas 
eux qui fuyaient les détails, mais les détails qui les 
fuyaient; car pour choisir il faut posséder. 

Le dessin est une lutte entre la nature et l'artiste, 
où l'artiste triomphera d'autant plus facilement qu'il 
comprendra mieux les intentions de la nature. Il ne 
s'agit pas pour lui de copier, mais d'interpréter dans 
une langue plus simple et plus lumineuse. 

L'introduction du portrait, c'est-à-dire du modèle 
idéalisé, dans les sujets d'histoire, de religion, ou de 
fantaisie, nécessite d'abord un choix exquis du modèle, 
et peut certainement rajeunir et révivifier la peinture 



SALON DE 1846. 141 

moderne, trop encline, comme tous nos arts, à se con- 
tenter de l'imitation des anciens. 

Tout ce que je pourrais dire de plus sur les idéals me 
paraît inclus dans un chapitre de Stendhal, dont le 
titre est aussi clair qu'insolent : 

« COMMENT L'EMPORTER SUR RAPHAËL? 

« Dans les.scènes touchantes produites par les pas- 
sions, le grand peintre des temps modernes, si jamais 
il paraît, donnera à chacune de ses personnes la beauté 
idéale tirée du tempérament fait pour sentir le plus vive- 
ment l'effet de cette passion. 

« Werther ne sera pas indifféremment sanguin ou 
mélancolique; Lovelace, flegmatique ou bilieux. Le bon 
curé Primerose, l'aimable Cassio n'auront pas le tem- 
pérament bilieux; mais le juif Shylock, mais le sombre 
Iago, mais lady Macbeth, mais Richard III; l'aimable 
et pure Imogène sera un peu flegmatique. 

« D'après ses premières observations, l'artiste a fait 
l'Apollon du Belvédère. Mais se réduira-t-il à donner 
froidement des copies de l'Apollon toutes les fois qu'il 
voudra présenter un dieu jeune et beau? Non, il mettra 
un rapport entre l'action et le genre de beauté. Apollon, 
délivrant la terre du serpent Python, sera plus fort; 
Apollon, cherchant à plaire à Daphné, aura des traits 
plus délicats 1 . » 

1. Histoire de la Peinture en Italie, ch. ci. Cela s'imprimait en 
1817! 



142 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 



VIII 



DE QUELQUES DESSINATEURS 

' Dans le chapitre précédent, je n'ai point parlé du 
dessin imaginatif ou de création, parce qu'il est en 
général le privilège des coloristes. Michel-Ange, qui est 
à un certain point de vue de l'idéal l'inventeur chez les 
modernes, seul a possédé au suprême degré l'imagina- 
tion du dessin sans être coloriste. Les purs dessina- 
teurs sont des naturalistes doués d'un sens excellent; 
mais ils dessinent par raison, tandis que les coloristes, 
les grands coloristes, dessinent par tempérament, pres- 
que à leur insu. Leur méthode est analogue à la na- 
ture; ils dessinent parce qu'ils colorent, et les purs 
dessinateurs, s'ils voulaient être logiques et fidèles à 
leur profession de foi, se contenteraient du crayon 
noir. Néanmoins ils s'appliquent à la couleur avec une 
ardeur inconcevable, et ne s'aperçoivent point de leurs 
contradictions. Ils commencent par délimiter les formes 
d'une manière cruelle et absolue, et veulent ensuite 
remplir ces espaces. Cette méthode double contrarie 
sans cesse leurs efforts, et donne à toutes leurs produc- 
tions je ne sais quoi d'amer, de pénible et de conten- 
tieux. Elles sont un procès éternel, une dualité fati- 
gante. Un dessinateur est un coloriste manqué. 
Cela est si vrai, que M. Ingres, le représentant le 



SALON DE 1846. 143 

plus illustre de l'école naturaliste dans le dessin, est 
toujours au pourchas de la couleur. Admirable et mal- 
heureuse opiniâtreté! C'est l'éternelle histoire des 
gens qui vendraient la réputation qu'ils méritent pour 
celle qu'ils ne peuvent obtenir. M. Ingres adore la 
couleur, comme une marchande de modes. C'est peine 
et plaisir à la fois que de contempler les efforts qu'il 
fait pour choisir et accoupler ses tons. Le résultat, non 
pas toujours discordant, mais amer et violent, plaît 
souvent aux poètes corrompus; encore quand leur 
esprit fatigué s'est longtemps réjoui dans ces luttes 
dangereuses, il veut absolument se reposer sur un 
Velasquez ou un Lawrence. 

Si M. Ingres occupe après E. Delacroix la place la 
plus importante, c'est à cause de ce dessin tout parti- 
culier, dont j'analysais tout à l'heure les mystères, et 
qui résume le mieux jusqu'à présent l'idéal et le mo- 
dèle. M. Ingres dessine admirablement bien, et il des- 
sine vite. Dans ses croquis il fait naturellement de 
L'idéal; son dessin, souvent peu chargé, ne contient 
pas beaucoup de traits; mais chacun rend un contour 
important. Voyez à côté les dessins de tous ces ouvriers 
en peinture, — souvent ses élèves; — ils rendent 
d'abord les minuties, et c'est pour cela qu'ils enchan- 
tent le vulgaire, dont l'œil dans tous les genres ne 
s'ouvre que pour ce qui est petit. 

Dans un certain sens, M. Ingres dessine mieux que 
Raphaël, le roi populaire des dessinateurs. Raphaël a 
décoré des murs immenses; mais il n'eût pas fait si 



144 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

bien que lui le portrait de votre mère, de votre ami, 
de votre maîtresse. L'audace de celui-ci est toute par- 
ticulière, et combinée avec une telle ruse, qu'il ne 
recule devant aucune laideur et aucune bizarrerie : il 
a fait la redingote de M. Mole; il a fait le carrick de 
Cherubini ; il a mis dans le plafond d'Homère, — œuvre 
qui vise à l'idéal plus qu'aucune autre, — un aveugle, 
un borgne, un manchot et un bossu. La nature le 
récompense largement de cette adoration païenne. Il 
pourrait faire de Mayeux une chose sublime. 

La belle Muse de Cherubini est encore un portrait. 
Il est juste de dire que si M. Ingres, privé de l'imagina- 
tion du dessin, ne sait pas faire de tableaux, au moins 
dans de grandes proportions, ses portraits sont pres- 
que des tableaux, c'est-à-dire des poèmes intimes. 

Talent avare, cruel, coléreux et souffrant, mélange 
singulier de qualités contraires, toutes mises au profit 
de la nature, et dont l'étrangeté n'est pas un des 
moindres charmes; — flamand dans l'exécution, indi- 
vidualiste et naturaliste dans le dessin, antique par ses 
sympathies et idéaliste par raison. 

Accorder tant de contraires n'est pas une mince 
besogne : aussi n'est-ce pas sans raison qu'il a choisi 
pour étaler les mystères religieux de son dessin un jour 
artificiel et qui sert à rendre sa pensée plus claire, — 
semblable à ce crépuscule où la nature mal éveillée 
nous apparaît blafarde et crue, où la campagne se 
révèle sous un aspect fantastique et saisissant. 

Un fait assez particulier et que je crois inobservé 



SALON DE 1846. 145 

dans le talent de M„ Ingres, c'est qu'il s'applique plus 
volontiers aux femmes; il les fait telles qu'il les voit, 
car on dirait qu'il les aime trop pour les vouloir chan- 
ger; il s'attache à leurs moindres beautés avec une 
âpreté de chirurgien ; il suit les plus légères ondulations 

de leurs lignes avec une servilité d'amoureux. LMn- 

« 

gèlique, les deux Odalisques, le portrait de M ,ne d'Haus- 
sonville, sont des œuvres d'une volupté profonde. Mais 
toutes ces choses ne nous apparaissent que dans un 
jour presque effrayant ; car ce n'est ni l'atmosphère 
dorée qui baigne les champs de l'idéal, ni la lumière 
tranquille et mesurée des régions sublunaires. 

Les œuvres de M. Ingres, qui sont le résultat d'une 
attention excessive, veulent une attention égale pour 
être comprises. Filles de la douleur, elles engendrent 
la douleur. Cela tient, comme je l'ai expliqué plus 
haut, à ce que sa méthode n'est pas une et simple, 
mais bien plutôt l'emploi de méthodes successives. 

Autour dp M. Ingres, dont l'enseignement a je ne 
sais quelle austérité fanatisante, se sont groupés quel- 
ques hommes dont les plus connus sont MM. Flandrin, 
Lehmann et Amaury Duval. 

Mais quelle distance immense du maître aux élèves! 
M. Ingres est encore seul de son école. Sa méthode est 
le résultat de sa nature, et, quelque bizarre et obstinée 
qu'elle soit, elle est franche et pour ainsi dire invo- 
lontaire. Amoureux passionné de l'antique et de son 
modèle, respectueux serviteur de la nature, il fait des 
portraits qui rivalisent avec les meilleures sculptures 

il. o 



146 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

romaines. Ces messieurs ont traduit en système, froi- 
dement, de parti pris, pédantesquement, la partie 
déplaisante et impopulaire de son génie ; car ce qui les 
distingue avant tout, c'est la pédanterie. Ce qu'ils ont 
vu et étudié dans le maître, c'est la curiosité et l'éru- 
dition. De là, ces recherches de maigreur, de pâleur et 
toutes ces conventions ridicules, adoptées sans examen 
et sans bonne foi. Ils sont allés dans le passé, loin, bien 
loin, copier avec une puérilité servile de déplorables 
erreurs, et se sont volontairement privés de tous les 
moyens d'exécution et de succès que leur avait préparés 
l'expérience des siècles. On se rappelle encore la Fille 
de Jephlè pleurant sa virginité ; — ces longueurs exces- 
sives de mains et de pieds, ces ovales de têtes exagérés, 
ces afféteries ridicules, — conventions et habitudes du 
pinceau qui ressemblent passablement à du chic, sont 
des défauts singuliers chez un adorateur fervent de la 
forme. Depuis le portrait de la princesse Belgiojoso, 
M. Lehmann ne fait plus que des yeux trop grands, où 
la prunelle nage comme une huître dans une soupière. 
— r Cette année, il a envoyé des portraits et des tableaux. 
Les tableaux sont les Ocèanides, Hamlet et Ophèlie. Les 
Ocèanides sont une espèce de Flaxman, dont l'aspect 
est si laid, qu'il ôte l'envie d'examiner le dessin. Dans 
les portraits d'Hamlet et d'Ophèlie, il y a une prétention 
visible à la couleur, — le grand dada de l'école ! Cette 
malheureuse imitation de la couleur m'attriste et me 
désole comme un Véronèse ou un Rubens copiés par 
un habitant de la lune. Quant à leur tournure et à leur 



SALON DE 1846. U7 

esprit, ces deux figures me rappellent l'emphase des 
acteurs de l'ancien Bobino, du temps qu'on y jouait des 
mélodrames. Sans doute la main d'Hamlet est belle ; 
mais une main bien exécutée ne fait pas un dessina- 
teur, et c'est vraiment trop abuser du morceau, même 
pour un ingriste. 

Je crois que M me Calamatta est aussi du parti des 
ennemis du soleil ; mais elle compose parfois ses ta- 
bleaux assez heureusement, et ils ont un peu de cet air 
magistral que les femmes, même les plus littéraires et 
les plus artistes, empruntent aux hommes moins faci- 
lement que leurs ridicules. 

M. Janmot a fait une Station, — le Christ portant sa 
croix, — dont la composition a du caractère et du sé- 
rieux, mais dont la couleur, non plus mystérieuse ou 
plutôt mystique, comme dans ses dernières œuvres, 
rappelle malheureusement la couleur de toutes les sta- 
tions possibles. On devine trop, en regardant ce tableau 
cru et luisant, que M. Janmot est de Lyon. En effet, 
c'est bien là la peinture qui convient à cette ville de 
comptoirs, ville bigote et méticuleuse, où tout, jusqu'à 
la religion, doit avoir la' netteté calligraphique d'un 
registre. 

L'esprit du public a déjà associé souvent les noms 
de M. Curzon et de M. Brillouin : seulement, leurs dé- 
buts promettaient plus d'originalité. Cette année, 
M. Brillouin, — A quoi rêvent les jeunes filles, — a été 
différent de lui-même, et M. Curzon s'est contenté de 
faire des Brillouin. Leur façon rappelle l'école de Metz, 



148 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

école littéraire, mystique et allemande. M. Curzon, qui 
fait souvent de beaux paysages d'une généreuse cou- 
leur, pourrait exprimer Hoffmann d'une manière moins 
érudite, — moins convenue. Bien qu'il soit évidemment 
un homme d'esprit, — le choix de ses sujets suffit pour 
le prouver, — on sent que le souffle hoffmannesque n'a 
point passé par là. L'ancienne façon des artistes alle- 
mands ne ressemble nullement à la façon de ce grand 
poëte, dont les compositions ont un caractère bien plus 
moderne et bien plus romantique. C'est en vain que 
l'artiste, pour obvier à ce défaut capital, a choisi parmi 
les contes le moins fantastique de tous, Maître Martin 
et ses apprentis, dont Hoffmann lui-même disait : «C'est 
le plus médiocre de mes ouvrages; il n'y a ni terrible 
ni grotesque, qui sont les deux choses par où je vaux 
le plus! » Et malgré cela, jusque dans Maître Martin, 
les lignes sont plus flottantes et l'atmosphère plus 
chargée d'esprits que ne les a faites M. Curzon. 

À proprement parler, la place de M. Vidal n'est point 
ici, car ce n'est pas un vrai dessinateur. Cependant 
elle n'est pas trop mal choisie, car il a quelques-uns 
des travers et des ridicules de MM. les ingristes, c'est- 
à-dire le fanatisme du petit et du joli, et l'enthou- 
siasme du beau papier et des toiles fines. Ce n'est point 
là l'ordre qui règne et circule autour d'un esprit fort 
et vigoureux, ni la propreté suffisante d'un homme de 
bon sens ; c'est la folie de la propreté. 

Le préjugé Vidal a commencé, je crois, il y a trois 
ou quatre ans. A cette époque toutefois ses dessins 



SALON DE 1846. 149 

étaient moins pédants et moins maniérés qu'aujour- 
d'hui. 

Je lisais ce matin un feuilleton de M. Théophile Gau- 
tier, où il fait à M. Vidal un grand éloge de savoir 
rendre la beauté moderne. — Je ne sais pourquoi 
M. Théophile Gautier a endossé cette année le carrick 
et la pèlerine de Yhomme bienfaisant ; car il a loué tout 
le monde, et il n'est si malheureux barbouilleur dont 
il n'ait catalogué les tableaux. Est-ce que par hasard 
l'heure de l'Académie, heure solennelle et soporifique, 
aurait sonné pour lui, qu'il est déjà si bon homme? 
et la prospérité littéraire a-t-elle de si funestes con- 
séquences qu'elle contraigne le public à nous rappeler 
à l'ordre et à nous remettre sous les yeux nos anciens 
certificats de romantisme? La nature a doué M. Gautier 
d'un esprit excellent, large et poétique. Tout le monde 
sait quelle sauvage admiration il a toujours témoignée 
pour les œuvres franches et abondantes. Quel breuvage 
MM. les peintres ont-ils versé cette année dans son vin, 
ou quelle lorgnette a-t-il choisie pour aller à sa tâche? 

M. Vidal connaît la beauté moderne! Allons donc! 
Grâce à la nature, nos femmes n'ont pas tant d'esprit 
et ne sont pas si précieuses ; mais elles sont bien autre- 
ment romantiques. — Regardez la nature, monsieur; 
ce n'est pas avec de l'esprit et des crayons minutieu- 
sement apointés qu'on fait de la peinture; car quel- 
ques-uns vous rangent, je ne sais trop pourquoi, dans 
la noble famille des peintres. Vous avez beau appeler 
vos femmes Fatinitza, Stella, Vanessa, Saison des roses, 



150 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

— un tas de noms de pommades! — tout cela ne fait 
pas des femmes poétiques. Une fois vous avez .voulu 
faire l'Amour de soi-même, — une grande et belle idée, 
une idée souverainement féminine, — vous n'avez pas 
su rendre cette âpreîté gourmande et ce magnifique 
égoïsme. Vous n'avez été que puéril" et obscur. 

Du reste, toutes ces afféteries passeront comme des 
onguents rancis. Il suffit d'un rayon de soleil pour en 
développer toute la puanteur. J'aime mieux laisser le 
temps faire son affaire que de perdre le mien à vou3 
expliquer toutes les mesquineries de ce pauvre genre. 



IX 



DU PORTRAIT 



Il y a deux manières de comprendre le portrait, — ^ 
l'histoire et le roman. 

L'une est de rendre fidèlement, sévèrement, minu- 
tieusement, le contour et le modelé du modèle, ce qui 
n'exclut pas l'idéalisation, qui consistera pour les na- 
turalistes éclairés à choisir l'attitude la plus caracté- 
ristique, celle qui exprime le mieux les habitudes de 
l'esprit; en outre, de savoir donner à chaque détail 
important une exagération raisonnable, de mettre en 
lumière tout ce qui est naturellement saillant, accentué 



SALON DE 1846. 151 

et principal, et de négliger ou de fondre dans l'ensem- 
ble tout ce qui est insignifiant, ou qui est l'effet d'une 
dégradation accidentelle. 

Les chefs de l'école historique sont David et Ingres ; 
les meilleurs exemples sont les portraits de David qu'on 
a pu voir à l'exposition Bonne-Nouvelle, et ceux de 
M. Ingres, comme M. Bertin et Cherubini. 

La seconde méthode, celle particulière aux coloristes, 
est de faire du portrait un tableau, un poëme avec ses 
accessoires, plein d'espace et de rêverie. Ici l'art est 
plus difficile, parce qu'il est plus ambitieux. Il faut 
savoir baigner une tête dans les molles vapeurs d'une 
chaude atmosphère, ou la faire sortir des profondeurs 
d'un crépuscule. Ici, l'imagination a une plus grande 
part, et cependant, comme il arrive souvent que le ro- 
man est plus vrai que l'histoire, il arrive aussi qu'un 
modèle est plus clairement exprimé par le pinceau 
abondant et facile d'un coloriste que par le crayon 
d'un dessinateur. 

Les chefs de l'école romantique sont Rembrandt, 
Reynolds, Lawrence. Les exemples connus sont la 
Dame au chapeau de paille et le jeune Lambton. 

En général, MM. Flandrin, Amaury-Duval et Leh- 
mann ont cette excellente qualité, que leur modelé est 
vrai et fiji. Le morceau y est bien conçu, exécuté faci- 
lement et tout d'une haleine; mais leurs portraits sont 
souvent entachés d'une afféterie prétentieuse et malar- 
droite. Leur goût immodéré pour la distinction leur 
joue à chaque instant de mauvais tours. On sait avec 



152 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

quelle admirable bonhomie ils recherchent les tons 
distingués, c'est-à-dire des tons qui, s'ils étaient in- 
tenses, hurleraient comme le diable et l'eau bénite, 
comme le marbre et le vinaigre ; mais comme ils sont 
excessivement pâlis et pris à une dose homœopathique, 
l'effet en est plutôt surprenant que douloureux : c'est là 
le grand triomphe ! 

La distinction dans le dessin consiste à partager les 
préjugés de certaines mijaurées, frottées de littératures 
malsaines, qui ont en horreur les petits yeux, les 
grands pieds, les grandes mains, les petits fronts et 
les joues allumées par la joie et la santé, — toutes 
choses qui peuvent être fort belles. 

Cette pédanterie dans la couleur et le dessin nuit 
toujours aux œuvres de ces messieurs, quelque recom- 
mandables qu'elles soient d'ailleurs. Ainsi, devant le 
portrait bleu de M. Amaury-Duval et bien d'autres por- 
traits de femmes ingristes ou ingrisées, j'ai senti passer 
dans mon esprit, amenées par je ne sais quelle asso- 
ciation d'idées, ces sages paroles du chien Berganza, 
qui fuyait les bas-bleus aussi ardemment que ces mes- 
sieurs les recherchent : u Corinne ne t'a-t-elle jamais 

« paru insupportable? 

a À l'idée de la voir s'approcher de moi, animée d'une 
« vie véritable, je me sentais comme oppressé par une 
« sensation pénible, et incapable de conserver auprès 

« d'elle ma sérénité et ma liberté d'esprit 

a Quelque beaux que pussent être son 

« bras ou sa main, jamais je n'aurais pu supporter ses 



SALON DE 1846. 153 

« caresses sans une certaine répugnance, un certain 
« frémissement intérieur qui m'ôte ordinairement 
« l'appétit. — Je ne parle ici qu'en ma qualité de 
« chien! » 

J'ai éprouvé la même sensation que le spirituel Ber- 
ganza devant presque tous les portraits de femmes, 
anciens ou présents, de MM. Flandrin, Lehmann et 
Amaury-Duval , malgré les belles mains, réellement 
bien peintes, qu'ils savent leur faire, et la galanterie 

de certains détails. Dulcinée de Toboso elle-même, en 

* 

passant par l'atelier de ces messieurs, en sortirait dia- 
phane et bégueule comme une élégie, et amaigrie par 
le thé et le beurre esthétiques. 

Ce n'est pourtant pas ainsi, — il faut le répéter sans 
cesse, — • que M. Ingres comprend les choses, le grand 
maître ! 

Dans le portrait compris suivant la seconde mé- 
thode, MM. Dubufe père, Winterhalter , Lépaulle et 
M me Frédérique O'Connel, avec un goût plus sincère de 
la nature et une couleur plus sérieuse, auraient pu 
acquérir une gloire légitime. 

M. Dubufe aura longtemps encore le privilège des 
portraits élégants; son goût naturel et quasi poétique 
sert à cacher ses innombrables défauts. 

Il est à remarquer que les gens qui crient tant haro 
sur le bourgeois, à propos de M. Dubufe, sont les 
mêmes qui se sont laissé charmer par les têtes de bois 
de M. Pérignon. Qu'on aurait pardonné de choses à M. De- 
laroche, si l'on avait pu prévoir la fabrique Pérignon ! 

9. 



154 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

M. Winterhalter est réellement en décadence. — 
M. Lépaulle est toujours le même, un excellent peintre 
parfois, toujours dénué de goût et de bon sens. — Des 
yeux et des bouches charmantes, des bras réussis, — 
avec des toilettes à faire fuir les honnêtes gens! 

M rae O'Connel sait peindre librement et vivement; 
mais sa couleur manque de consistance. C'est le mal- 
heureux défaut de la peinture anglaise, transparente à 
l'excès, et toujours douée d'une trop grande fluidité. 

Un excellent exemple du genre de portraits dont je 
voulais tout à l'heure caractériser l'esprit, est ce por- 
trait de femme, par M. Haffner, — noyé dans le gris 
et resplendissant de mystère, — qui, au Salon dernier, 
avait fait concevoir de si hautes espérances à tous les 
connaisseurs. Mais M. Haffner n'était pas encore un 
peintre de genre, cherchant à réunir et à fondre Diaz, 
Decamps et Troyon. 

On dirait que M rae E. Gautier cherche à amollir un 
peu sa manière. Elle a tort. 

MM. Tissier et J. Guignet ont conservé leur touche 
et leur couleur sûres et solides. En général, leurs por- 
traits ont cela d'excellent qu'ils plaisent surtout par 
l'aspect, qui est la première impression et la plus 
importante. 

M. Victor Robert, l'auteur d'une immense allégorie 
de l'Europe, est certainement un bon peintre, doué 
d'une main ferme; mais l'artiste qui fait le portrait 
d'un homme célèbre ne doit pas se contenter d'une 
pâte heureuse et superficielle; car il fait aussi le por- 



SALON DE 1846. 155 

trait d'un esprit. M. Granier de Cassagnac est beau- 
coup plus laid, ou, si Ton veut, beaucoup plus beau. 
D'abord le nez est plus large, et la bouche, mobile et 
irritable, est d'une malice et d'une finesse que le peintre 
a oubliées. M. Granier de Cassagnac a l'air plus petit 
et plus athlétique, — jusque dans le front. Cette pose 
est plutôt emphatique que respirant la force véritable, " 
qui est son caractère. Ce n'est point là cette tournure 
martiale et provocante avec laquelle il aborde la vie et 
toutes ses questions. Il suffit de l'avoir vu fulminer à 
la hâte ses colères, avec des soubresauts de plume et 
de chaise, ou simplement de les avoir lues, pour com- 
prendre qu'il n'est pas là tout entier. Le Globe, qui fuit 
dans la demi-teinte, est un enfantillage, — ou bien il 
fallait qu'il fût en pleine lumière! 

J'ai toujours eu l'idée que M. L. Boulanger eût fait un 
excellent graveur; c'est un ouvrier naïf et dénué d'in- 
vention qui gagne beaucoup à travailler sur autrui. 
Ses tableaux romantiques sont mauvais, ses portraits 
sont bons, — clairs, solides, facilement et simplement 
peints; et, chose singulière, ils ont souvent l'aspect 
des bonnes gravures faites d'après les portraits de 
Van Dick. Ils ont ces ombres denses et ces lumières 
blanches des eaux-fortes vigoureuses. Chaque fois que 
M. L. Boulanger a voulu s'élever plus haut, il a fait du 
pathos. Je crois que c'est une intelligence honnête, 
calme et ferme, que les louanges exagérées des poètes 
ont seules pu égarer. 

Que dirai-je de M. L. Cogniet, cet aimable éclectique, 



156 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

ce peintre de tant de bonne volonté et d'une intelli- 
gence si inquiète que, pour bien rendre le portrait de 
M. Granet, il a imaginé d'employer la couleur propre 
aux tableaux de M. Granet, — laquelle est générale- 
ment noire, comme chacun sait depuis longtemps. 

M me de Mirbel est le seul artiste qui sache se tirer 
d'affaire dans ce difficile problème du goût et de la 
vérité. C'est à cause de cette sincérité particulière, et 
aussi de leur aspect séduisant, que ses miniatures ont 
toute l'importance de la peinture. 



DU CHIC ET DU PONCIF 

Le chic, mot affreux et bizarre et de moderne fabri- 
que, dont j'ignore même l'orthographe 1 , mais que je 
suis obligé d'employer, parce qu'il est consacré par les 
artistes pour exprimer une monstruosité moderne, 
signifie : absence de modèle et de nature. Le chic est 
l'abus de la mémoire; encore le chic est-il plutôt une 
mémoire de la main qu'une mémoire du cerveau ; car 
il est des artistes doués d'une mémoire profonde des 
caractères et des formes, — Delacroix ou Daumier, — 
et qui n'ont rien à démêler avec le chic. 

1. H. de Balzac a écrit quelque part : le chique. 



SALON DE 1846. 157 

Le chic peut se comparer au travail de ces maîtres 
d'écriture, doués d'une belle main et d'une bonne plume 
taillée pour l'anglaise ou la coulée, et qui savent tracer 
hardiment, les yeux fermés, en manière de paraphe, 
une tête de Christ ou le chapeau de l'empereur. 

La signification du mot poncif a beaucoup d'analogie 
avec celle du mot chic. Néanmoins, il s'applique plus 
particulièrement aux expressions de tête et aux atti- 
tudes. 

Il y a des colères poncif, des étonnements poncif, 
par exemple l'étonnemènt exprimé par un bras hori- 
zontal avec le pouce écarquillé. 

Il y a dans la vie et dans la nature des choses et des 
êtres poncif, c'est-à-dire qui sont le résumé des idées 
vulgaires et banales qu'on se fait de ces choses et de 
ces êtres : aussi les grands artistes en ont horreur. 

Tout ce qui est conventionnel et traditionnel relève 
du chic et du poncif. 

Quand un chanteur met la main sur son cœur, cela 
veut dire d'ordinaire : je l'aimerai toujours! — Serre- 
t-il les poings en regardant le souffleur ou les planches, 
cela signifie : il mourra, le traître! — Voilà le poncif. 



158 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 



XI 



DE M. HORACE VERNET 

Tels sont les principes sévères qui conduisent dans 
la recherche du beau cet artiste éminemment national, 
dont les compositions décorent la chaumière du pauvre 
villageois et la mansarde du joyeux étudiant, le salon 
des maisons de tolérance les plus misérables et les 
palais de nos rois. Je sais bien que cet homme est un 
Français, et qu'un Français en France est une chose 
sainte et sacrée, — et même à l'étranger, à ce qu'on 
dit; mais c'est pour cela même que je le hais. 

Dans le sens le plus généralement adopté, Français 
veut dire vaudevilliste, et vaudevilliste un homme à 
qui Michel -Ange donne le vertige et que Delacroix 
remplit d'une stupeur bestiale, comme le tonnerre cer- 
tains animaux. Tout ce qui est abîme, soit en haut, soit 
en bas, le fait fuir prudemment. Le sublime lui fait 
toujours l'effet d'une émeute, et il n'aborde même son 
Molière qu'en tremblant et parce qu'on lui a persuadé 
que c'était un auteur gai. 

Aussi tous les honnêtes gens de France, excepté 
M: Horace Vernet, haïssent le Français. Ce ne sont pas 
des idées qu'il faut à ce peuple remuant, mais des faits-, 
des récits historiques, des couplets et le Monileur! 



SALON DE 1846. 159 

Voilà tout : jamais d'abstractions. 11 a fait de grandes 
choses, mais il n'y pensait pas. On les lui a fait faire. 

M. Horace Vernet est un militaire qui fait de la pein- 
ture. — Je hais cet art improvisé au roulement du tam- 
bour, ces toiles badigeonnées au galop, cette peinture 
fabriquée à coups de pistolet , comme je hais l'ar- 
mée, la force armée, et tout ce qui traîne des armes 
bruyantes dans un lieu pacifique. Cette immense popu- 
larité, qui ne durera d'ailleurs pas plus longtemps que 
la guerre, et qui diminuera à mesure que les peuples 
se feront d'autres joies, — cette popularité, dis-je, cette 
voxpopuli, vox Dei, est pour moi une oppression. 

Je hais cet homme parce que ses tableaux ne sont 
point de la peinture, mais une masturbation agile et 
fréquente, une irritation de l'épiderme français; — 
comme je hais tel autre grand homme dont l'austère 
hypocrisie a rêvé le consulat et qui n'a récompensé le 
peuple de son amour que par de mauvais vers, — des 
vers qui ne sont pas de la poésie, des vers bistournés et 
mal construits, pleins de barbarismes et de solécismes, 
mais aussi de civisme et de patriotisme. 

Je le hais parce qu'il est né coiffé 1 , et que l'art est 
pour lui chose claire et facile. — Mais il vous raconte 
votre gloire, et c'est la grande affaire. — Eh ! qu'im- 
porte au voyageur enthousiaste, à l'esprit cosmopolite 
qui préfère le beau à la gloire ? 

1. Expression de M. Marc Fournier, qui peut s'appliquer à 
presque tous les romanciers et les historiens en vogue, qui ne 
sont guère que des feuilletonistes, comme M. Horace Vernet. 



160 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Pour définir M. Horace Vernet d'une manière claire, 
il est l'antithèse absolue de l'artiste; il substitue le chic 
au dessin, le charivari à la couleur et les épisodes à 
l'unité ; il fait des Meissonier grands comme le monde. 

Du reste, pour remplir sa mission officielle, M. Ho- 
race Vernet est doué de deux qualités éminentes, l'une 
en moins, l'autre en plus : nulle passion et une mé- 
moire d'almanach l ! Qui sait mieux que lui combien 
il y a de boutons dans chaque uniforme, quelle tour- 
nure prend une guêtre ou une chaussure avachie par 
des étapes nombreuses ; à quel endroit des bufflete- 
ries le cuivre des armes dépose son ton vert-de-gris ? 
Aussi, quel immense public et quelle joie! Autant de 
publics qu'il faut de métiers différents pour fabriquer 
des habits, des shakos, des sabres, des fusils et des 
canons! Et toutes ces corporations réunies devant un 
Horace Vernet par l'amour commun de la gloire! Quel 
spectacle ! 

Comme je reprochais un jour à quelques Allemands 

1. La véritable mémoire, considérée sous un point de vue phi- 
losophique, ne consiste, je pense, que dans une imagination très- 
vive, facile à émouvoir, et par conséquent susceptible d'évoquer à 
l'appui de chaque sensation les scènes du passé, en les douant, 
comme par enchantement, de la vie et du caractère propres à 
chacune d'elles; du moins j'ai entendu soutenir cette thèse par 
l'un de mes anciens maîtres, qui avait une mémoire prodigieuse, 
quoiqu'il ne pût retenir une date, ni un, nom propre. — Le maître 
avait raison, et il en est sans doute autrement des paroles et des 
discours qui ont pénétré profondément dans l'âme et dont on a 
pu saisir le sens intime et mystérieux, que de mots appris par 
cœur. — Hoffmann. 



SALON DE 1846. 161 

leur goût pour Scribe et Horace Vernet, ils me répon- 
dirent : « Nous admirons profondément Horace Vernet 
comme le représentant le plus complet de son siècle. » 
— A la bonne heure 1 

On dit qu'un jour M. Horace Vernet alla voir Pierre 
de Cornélius, et qu'il l'accabla de compliments. Mais 
il attendit longtemps la réciprocité ; car Pierre de Cor- 
nélius ne le félicita qu'une seule fois pendant toute 
l'entrevue, — sur la quantité de Champagne qu'il pou- 
vait absorber sans en être incommodé. — Vraie ou 
fausse, l'histoire a toute la vraisemblance poétique. 

Qu'on dise encore que les Allemands sont un peuple 
naïf ! 

Bien des gens, partisans de la ligne courbe en ma- 
tière d'éreintage, et qui n'aiment pas mieux que moi 
M. Horace Vernet, me reprocheront d'être maladroit. 
Cependant il n'est pas imprudent d'être brutal et d'aller 
droit au fait, quand à chaque phrase le je couvre un 
nous, nous immense, nous silencieux et invisible, — 
nous, toute une génération nouvelle, ennemie de la 
guerre et des sottises nationales; une génération pleine 
de santé, parce qu'elle est jeune, et qui pousse déjà à 
la queue, coudoie et fait ses trous, — sérieuse, rail- 
leuse et menaçante * ! 



1. Ainsi Ton peut chanter devant toutes les toiles de M. Horace 
Vernet : 

Vous n'avez qu'un temps à vivre, 
Ami, passez-le gaiement. 

Gaieté essentiellement française. 



162 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Deux autres faiseurs de vignettes et grands adora- 
teurs du chic sont MM. Granet et Alfred Dedreux; mais 
ils appliquent leur faculté d'improvisateur à des genres 
bien différents : M. Granet à la religion, M. Dedreux à 
la vie fashionable. L'un fait le moine, l'autre le cheval; 
mais l'un est noir, l'autre clair et brillant. M. Alfred 
Dedreux a cela pour lui qu'il sait peindre, et que ses 
peintures ont l'aspect vif et frais des décorations de 
théâtre. Il faut supposer qu'il s'occupe davantage de la 
nature dans les sujets qui font sa spécialité; car ses 
études de chiens courants sont plus réelles et plus 
solides. Quant à ses Chasses, elles ont cela de comique 
que les chiens y jouent le grand rôle et pourraient 
manger chacun quatre chevaux. Ils rappellent les cé- 
lèbres moutons dans les Vendeurs du Temple, de Jou- 
venet, qui absorbent Jésus-ChrisU 



XII 



DE L'ÉCLECTISME Et DU DOUTE 



Nous sommes, comme on le voit, dans l'hôpital de 
la peinture. Nous touchons aux plaies et aux maladies; 
et celle-ci n'est pas une des moins étranges et des 
moins contagieuses. 

Dans le siècle présent comme dans les anciens, au- 



SALON DE 1846. 163 

jourd'hui comme autrefois, les hommes forts et bien 
portants se partagent, chacun suivant son goût et son 
tempérament, les divers territoires de l'art, et s'y 
exercent en pleine liberté suivant la loi fatale du tra- 
vail attrayant. Les uns vendangent facilement et à 
pleines mains dans les vignes dorées et automnales de 
la couleur ; les autres labourent avec patience et creu^ 
sent péniblement le sillon profond du dessin. Chacun 
de ces hommes a compris que sa royauté était un sacri- 
fice, et qu'à cette condition seule il pouvait régner 
avec sécurité jusqu'aux frontières qui la limitent. Cha- 

« 

cun d'eux a une enseigne à sa couronne ; et les mots* 
écrits sur l'enseigne sont lisibles pour tout le monde. 
Nul d'entre eux ne doute de sa royauté, et c'est dans 
cette imperturbable conviction qu'est leur gloire et leur 
sérénité. 

M. Horace Vernet lui-même, cet odieux représentant 
du chic, a le mérite de n'être pas un douteur. C'est un 
homme d'une humeur heureuse et folâtre, qui habite 
un pays artificiel dont les acteurs et les coulisses sont 
faits du même carton; mais il règne en maître dans 
son royaume de parade et de divertissements. 

Le doute, qui est aujourd'hui dans le monde moral 
la cause principale de toutes les affections morbides, 
et dont les" ravages sont plus grands que jamais, dé- 
pend de causes majeures que j'analyserai dans l'avant- 
dernier chapitre, intitulé : Des écoles et des ouvriers. Le 
doute a engendré l'éclectisme, car les douteurs avaient 
la bonne volonté du Salut. 



164 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

L'éclectisme, aux différentes époques, s'est toujours 
cru plus grand que les doctrines anciennes, parce' 
qu'arrivé le dernier il pouvait parcourir les horizons 
les plus reculés. Mais cette impartialité prouve l'im- 
puissance des éclectiques. Des gens qui se donnent si 
largement le temps de la réflexion ne sont pas des 
hommes complets; il leur manque une passion. 

Les éclectiques n'ont pas songé que l'attention hu- 
maine est d'autant plus intense qu'elle est bornée et 
qu'elle limite elle-même son champ d'observations. 
Qui trop embrasse mal étreint. 

C'est surtout dans les arts que l'éclectisme a eu les 
conséquences les plus visibles et les plus palpables, 
parce que l'art, pour être profond, veut une idéalisa- 
tion perpétuelle qui ne s'obtient qu'en vertu du sacri- 
fice, — sacrifice involontaire. 

Quelque habile que soit un éclectique, c'est un 
homme faible; car c'est un homme sans amour. Il n'a 
donc pas d'idéal, il n'a pas de parti pris; — ni étoile 
ni boussole. 

Il mêle quatre procédés différents qui ne produisent 
qu'un effet noir, une négation. 

Un éclectique est un navire qui voudrait marcher 
avec quatre vents. 

Une œuvre faite à un point de vue exclusif, quelque 
grands que soient ses défauts, a toujours un grand 
charme pour les tempéraments analogues à celui de 
l'artiste. 

L'œuvre d'un éclectique ne laisse pas de souvenir. 



SALON DE 1846. 165 

Un éclectique ignore que la première affaire d'un 
artiste est de substituer l'homme à la nature et de 
protester contre elle. Cette protestation ne se fait pas 
de parti pris, froidement, comme un code ou une rhé- 
torique; elle est emportée et naïve, comme le vice, 
comme la passion, comme l'appétit. Un éclectique n'est 
donc pas un homme. 

Le doute a conduit certains artistes à implorer le 
secours de tous les autres arts. Les essais de moyens 
contradictoires, l'empiétement d'un art sur un autre, 
l'importation de la poésie, de l'esprit et du sentiment 
dans la peinture, toutes ces misères modernes sont 
des vices particuliers aux éclectiques. 



XIII 

DE M. ARY SCHEFFER ET DES SINGES 
DU SENTIMENT 

Un exemple désastreux de cette méthode, si l'on 
peut appeler ainsi l'absence de méthode, est M. Ary 

SCHEFFER. 

Après avoir imité Delacroix, après avoir singé les 
coloristes, les dessinateurs français et l'école néo-chré- 
tienne d'Owerbeck, M. Ary Scheffer s'est aperçu, — 
un peu tard sans doute, — qu'il n'était pas né peintre. 



166 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Dès lors il fallut recourir à d'autres moyens; et il 
demanda aide et protection à la poésie. 

Faute ridicule pour deux raisons : d'abord la poésie 
n'est pas le but immédiat du peintre; quand elle se 
trouve mêlée à la peinture, l'œuvre n'en vaut que 
mieux, mais elle ne peut pas en déguiser les faiblesses. 
Chercher la poésie de parti pris dans la conception d'un 
tableau est le plus sûr moyen de ne pas la trouver. Elle 
doit venir à l'insu de l'artiste. Elle est, le résultat de 
la peinture elle-même; car elle gît dans l'âme du spec- 
tateur, et le génie consiste à l'y réveiller. La peinture 
n'est intéressante que par la couleur et par la forme ; 
elle ne ressemble à la poésie qu'autant que celle-ci 
éveille dans le lecteur des idées de peinture. 

En second lieu, et ceci est une conséquence de ces 
dernières lignes, il est à remarquer que les grands ar- 
tistes, que leur instinct conduit toujours bien, n'ont 
pris dans les poëtes que des sujets très-colorés et très- 
visibles. Ainsi ils préfèrent Shakspeare à Ariosto. 

Or, pour choisir un exemple éclatant de la sottise 
de M, Ary Scheffer, examinons le sujet du tableau inti- 
tulé Saint Augustin et sainte Monique. Un brave peintre 
espagnol eût naïvement, avec la double piété de l'art 
et de la religion, peint de son mieux l'idée générale 
qu'il se faisait de saint Augustin et de sainte Monique. 
Mais il ne s'agit pas de cela; il faut surtout exprimer 
le passage suivant, — avec des pinceaux et de la cou- 
leur: — « Nous cherchions entre nous quelle sera cette 
vie éternelle que l'œil n'a pas vue, que l'oreille n'a pas 



SALON DE 4846. 167 

entendue, et où n'atteint pas le cœur de l'homme ! » C'est 
le comble de l'absurdité. 11 me semble voir un dan- 
seur exécutant un pas de mathématiques ! 

Autrefois le public était bienveillant pour M. Ary 
Scheffer; il retrouvait devant ces tableaux poétiques les 
plus chers souvenirs des grands poètes, et cela lui suf- 
fisait. La vogue passagère de M. Ary Scheffer fut un 
hommage à la mémoire de Gœthe. Mais les artistes, 
même ceux qui n'ont qu'une originalité médiocre, ont 
montré depuis longtemps au public de la vraie pein- 
ture, exécutée avec une main sûre et d'après les règles 
les plus simples de l'art : aussi s'est-il dégoûté peu à 
peu de la peinture invisible, et il est aujourd'hui, à 
l'endroit de M. Ary Scheffer, cruel et ingrat, comme 
tous les publics. Ma foi ! il fait bien. 

Du reste, cette peinture est si malheureuse, si triste, 
si indécise et si sale, que beaucoup de gens ont pris les 
tableaux de M. Ary Scheffer pour ceux de M. Henry 
Scheffer, un autre Girondin de l'art. Pour moi, ils me 
font l'effet de tableaux de M. Delaroche, lavés par les 
grandes pluies. 

Une méthode simple pour connaître la portée d'un 
artiste est d'examiner son public. E. Delacroix a pour 
lui les peintres et les poètes; M. Decamps, les peintres; 
M. Horace Vernet, les garnisons, et M. Ary Scheffer, 
les femmes esthétiques qui se vengent de leurs flueurs 
blanches en faisant de la musique religieuse 1 . 



1. Je recommande à ceux que mes pieuses colères ont dû parfois 



168 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Les singes du sentiment sont, en général, de mau- 
vais artistes. S'il en était autrement, ils feraient autre 
chose que du sentiment. 

Les plus forts d'entre eux sont ceux qui ne com- 
prennent que le joli. 

Comme le sentiment est une chose infiniment va- 
riable et multiple, comme la mode, il y a des singes 
de sentiment de différents ordres. 

Le singe du sentiment compte surtout sur le livret. 
Il est à remarquer que le titre du tableau n'en dit ja- 
mais le sujet, surtout chez ceux qui, par un agréable 
mélange d'horreurs, mêlent le sentiment à l'esprit. On 
pourra ainsi, en élargissant la méthode, arriver au 
rébus sentimental. 

Par exemple, vous trouvez dans le livret : Pauvre 
fileuse ! Eh bien, il se peut que le tableau représente 
un ver à soie femelle ou une chenille écrasée par un 
enfant. Cet âge est sans pitié. 

AujourcThui et demain. — Qu'est-ce que cela? Peut- 
tre le drapeau blanc et le drapeau tricolore ; peut-être 
aussi un député triomphant, et le même dégommé. 
Non, — c'est une jeune vierge promue à la dignité de 
lorette, jouant avec les bijoux et les roses, et main- 
tenant, flétrie et creusée , subissant sur la paille les 
conséquences de sa légèreté. 

scandaliser la lecture des Salons de Diderot. Entre autres exemples 
de charité bien entendue, ils y verront que ce grand philosophe, 
à propos d'un peintre qu'on lui avait recommandé, parce qu'il avait 
du monde à nourrir, dit qu'il faut abolir les tableaux ou la famille. 



SALON DE 1846. 169 

L'Indiscret. — Cherchez, je vous prie. — Cela repré- 
sente un monsieur surprenant un album libertin dans 
les mains de deux jeunes filles rougissantes. 

Celui-ci rentre dans la classe des tableaux de senti- 
ment Louis XV, qui se sont, je crois, glissés au Salon 
à la suite de la Permission de dix heures. C'est, comme 
on le voit, un tout autre ordre de sentiments : ceux-ci 
sont moins mystiques. 

En général, les tableaux de sentiment sont tirés des 
dernières poésies d'un bas-bleu quelconque, genre mé- 
lancolique et voilé; ou bien ils sont une traduction pictu- 
rale des criailleries du pauvre contre le riche, genre 
protestant; ou bien empruntés à la sagesse des nations, 
genre spirituel; quelquefois aux œuvres de M. Bouilly, 
ou de Bernardin de Saint-Pierre, genre moraliste. 

Voici encore quelques exemples de tableaux de senti- 
ment : V Amour à la campagne, bonheur, calme/repos, 
et V Amour à la ville, cris, désordre, chaises et livres 
renversés : c'est une métaphysique à la portée des 
simples. 

La Vie d'une jeune fille en quatre compartiments. — 
Avis à celles qui ont du penchant à la maternité ! 

L'Aumône d'une vierge folle. — Elle donne un sou 
gagné à la sueur de son front à l'éternel Savoyard qui 
monte la garde à la porte de Félix. Au dedans, les riches 
du jour se gorgent de friandises. — Celui-là nous vient 
évidemment de la littérature Marion Delorme, qui con- 
siste à prêcher les vertus des assassins et des filles 
publiques. 

IL 10 



170 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Que les Français ont d'esprit et qu'ils se donnent de 
mal pour se tromper! Livres, tableaux, romances, 
rien n'est inutile, aucun moyen n'est négligé par ce 
peuple charmant, quand il s'agit pour lui de se monter 
un coup. 



XIV 



DK QUELQUES DOUTEURS 



Le doute revêt une foule de formes; c'est un Protée 
qui souvent s'ignore lui-même. Ainsi les douteurs va- 
rient à l'infini, et je suis obligé de mettre en paquet 
plusieurs individus qui n'ont de commun que l'absence 
d'une individualité bien constituée. 

Il y en a de sérieux et pleins d'une grande bonne 
volonté; ceux-là, plaignons-les. 

Ainsi M. Papety, que quelques-uns, ses amis surtout, 
avaient pris pour un coloriste lors de son retour de 
Rome, a fait un tableau d'un aspect affreusement dés- 
agréable, — Solon dictant ses lois; — et qui rappeHe, 
— peut-être parce qu'il est placé trop haut pour -qu'on 
en puisse étudier les détails, — la queue ridicule de 
l'école impériale. v 

Voilà deux ans de suite que M. Papety donne, dans 
le même Salon, des tableaux d'un aspect tout différent. 



SALON DE 1846. 171 

M. Glaize compromet ses débuts par des œuvres d'un 
style commun et d'une composition embrouillée. Toutes 
les fois qu'il lui faut faire autre chose qu'une étude de 
femme, il se perd. M. Glaize croit qu'on devient colo- 
riste par le choix exclusif de certains tons. Les commis 
étalagistes et les habilleurs de théâtre ont aussi le 
goût des tons riches ; mais cela ne fait pas le goût de 
l'harmonie. 

Dans le Sang de Vénus, la Vénus est jolie, délicate 
et dans un bon mouvement; mais la nymphe accroupie 
en face d'elle est d'un poncif affreux. 

On peut faire à M. M atout les mêmes reproches à 
l'endroit de la couleur. De plus, un artiste qui s'est 
présenté autrefois comme dessinateur, et dont l'esprit 
s'appliquait surtout à l'harmonie combinée des lignes, 
doit éviter de donner à une figure des mouvements de 
cou et de bras improbables. Si la nature le veut, l'ar- 
tiste idéaliste, qui veut être fidèle à ses principes, n'y 
doit pas consentir. 

M. Chenavard est un artiste éminemment savant et 
piocheur, dont on a remarqué, il y a quelques années, 
lô Martyr de saint Polycarpe, fait en collaboration avec 
M. Comairas. Ce tableau dénotait une science réelle de 
composition, et une connaissance approfondie de tous 
les maîtres itaîiens. Cette année, M. Chenavard a en- 
core fait preuve de goût dans le choix de son sujet et 
d'habileté dans son dessin ; mais quand on lutte contre 
Michel-Ange, ne serait-il pas convenable de l'emporter 
au moins par la couleur? 



172 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

M. A. Guignet porte toujours deux hommes dans son 
cerveau, Salvator et M. Decamps. M. Salvator Guignet 
peint avec de la sépia. M. Guignet Decamps est une 
entité diminuée par la dualité. — Les Condottières après 
un pillage sont faits dans la première manière; Xerxès 
se rapproche de la seconde. — Du reste, ce tableau est 
assez bien composé, n'était le goût de l'érudition et de 
la curiosité, qui intrigue et amuse le spectateur et le 
détourne de la pensée principale; c'était aussi le défaut 
des Pharaons. 

MM. Brune et Gigodx sont déjà de vieilles réputations, 
ifrême dans son bon temps, M. Gigoux n'a guère fait 
que de vastes vignettes. Après de nombreux échecs, il 
nous a montré enfin un tableau qui, s'il n'est pas très- 
original, a du moins une assez belle tournure. Le Ma- 
riage de la sainte Vierge semble être l'œuvre d'un de 
ces maîtres nombreux de la décadence florentine, que 
la couleur aurait subitement préoccupé. 

M. Brune rappelle les Carrache et les peintres éclec- 
tiques de la seconde époque : manière solide, mais 
d'âme peu ou point; — nulle grande faute, mais nulle 
grande qualité. 

S'il est des douteurs qui inspirent de l'intérêt, il en 
est de grotesques que le public revoit tous les ans 
avec cette joie méchante, particulière aux flâneurs en- 
nuyés à qui la laideur excessive procure quelques 
instants de distraction. 

M. Bard, l'homme aux folies froides, semble décidé- 
ment succomber sous le fardeau cju'il s'était imposé. Il 



SALON DE 1846. 173 

revient de temps à autre à sa manière naturelle, qui 
est celle de tout le monde. On m'a dit que l'auteur de 
la Barque de Caron était élève de M. Horace Vernet. 

M. Biard est un homme universel. Cela semblerait 
indiquer qu'il ne doute pas le moins du monde, et que 
nul plus que lui n'est sûr de son fait; mais remarquez 
bien que parmi cet effroyable bagage, — tableapx 
d'histoire, tableaux de voyages, tableaux de senti- 
ment, tableaux spirituels, — il est un genre négligé. 
M. Biard a reculé devant le tableau de religion. Il n'est 
pas encore assez convaincu de son mérite. 



xv 



DU PAYSAGE 



Dans le paysage, comme dans le portrait et le tableau 
d'histoire, on peut établir des classifications basées sur 
les méthodes différentes : ainsi il y a des paysagistes 
coloristes, des paysagistes dessinateurs et des imagina- 
tifs; des naturalistes idéalisant à leur insu, et des sec- 
taires du poncif, qui s'adonnent à un genre particulier 
et étrange, qui s'appelle le Paysage historique. 

Lors' de la révolution romantique, les paysagistes, 
à l'exemple des plus célèbres Flamands, s'adonnèrent 
exclusivement à l'étude de la nature; ce fut ce qui les 

■10. 



174 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

sauva et donna un éclat particulier à l'école du paysage 
moderne. Leur talent consista surtout dans une adora- 
tion éternelle de l'œuvre visible, sous tous ses aspects 
et dans tous ses détails. 

D'autres, plus philosophes et plus raisonneurs» 
s'occupèrent surtout du style, c'est-à-dire de l'har- 
monie des lignes principales, de l'architecture de la 
nature. 

Quant au paysage de fantaisie, qui est l'expression de 
la rêverie humaine, l'égoïsme humain substitué à la 
nature, il fut peu cultivé. Ce genre singulier, dont Rem- 
brandt, Rubens, Watteau, et quelques livres d'étrennes 
anglais offrent les meilleurs exemples, et qui est en 
petit l'analogue des belles décorations de l'Opéra, repré- 
sente le besoin naturel du merveilleux. C'est l'imagi- 
nation du dessin importée dans le paysage : jardins 
fabuleux, horizons immenses, cours d'eau plus limpides 
qu'il n'est naturel, et coulant en dépit des lois de la 
topographie, rochers gigantesques construits dans des 
proportions idéales, brumes flottantes comme un rêve. 
Le paysage de fantaisie a eu chez nous peu d'en- 
thousiastes, soit qu'il fût un fruit peu français, soit que 
l'école eût avant tbut besoin de se retremper dans les 
sources purement naturelles. 

Quant au paysage historique, dont je veux dire quel- 
ques mots en manière d'office pour les morts, il n'est 
ni la libre fantaisie, ni l'admirable servilisme des na- 
turalistes : c'est la morale appliquée à la nature. 

Quelle contradiction et quelle monstruosité! La na- 



SALON DE 1846. 175 

ture n'a d'autre morale que le fait, parce qu'elle est la 
morale elle-même; et néanmoins il s'agit de la recon- 
struire et de l'ordonner d'après des règles plu$ saines 
et plus pures, règles qui ne se trouvent pas dans le 
pur enthousiasme de l'idéal, mais dans des codes 
bizarres que les adeptes ne montrent à personne. 

Ainsi la tragédie, — ce genre oublié des hommes, et- 
dont on ne retrouve quelques échantillons qu'à la Co- 
médie-Française, le théâtre le plus désert de l'univers, 
— la tragédie consiste à découper certains patrons 
éternels, qui sont l'amour, la haine, l'amour filial, 
l'ambition, etc., et, suspendus à des fils, de les faire 
marcher, saluer, s'asseoir et parler d'après une éti- 
quette mystérieuse et sacrée. Jamais, même à grand 
renfort de coins et de maillets, vous ne ferez entrer 
dans la cervelle d'un poëte tragique l'idée de l'infinie 
variété, et même en le frappant ou en le tuant, vous 
ne lui persuaderez pas qu'il faut différentes morales. 
Avez-vous jamais vu boire et manger des personnes 
tragiques? Il est évident que ces gens-là se sont fait la 
morale à l'endroit des besoins naturels et qu'ils ont 
créé leur tempérament, au lieu que la plupart des 
hommes subissent le leur. J'ai entendu dire à un poëte 
ordinaire de la Comédie-Française,, que les romans de 
Balzac lui serraient le cœur et lui inspiraient du dé- 
goût; que, pour son compte, il ne concevait pas que 
des amoureux vécussent d'autre chose que du parfum 
des fleurs et des pleurs de l'aurore. 11 serait temps, ce 
me semble, que le gouvernement s'en mêlât; car si 



176 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

les hommes de lettres, qui ont chacun leur rêve et leur 
labeur, et pour qui le dimanche n'existe pas, échappent 
naturellement à la tragédie, il est un certain nombre 
de gens à qui Ton a persuadé que la Comédie-Fran- 
çaise était le sanctuaire de l'art, et dont l'admirable 
bonne volonté est filoutée un jour sûr sept. Est-il rai- 
sonnable de permettre à quelques citoyens de s'abrutir 
et de contracter des idées fausses? Mais il paraît que la 
tragédie et le paysage historique sont plus forts que les 
Dieux. 

Vous comprenez maintenant ce que c'est qu'un bon 
paysage tragique. C'est un arrangement de patrons 
d'arbres, de fontaines, de tombeaux et d'urnes ciné- 
raires. Les chiens sont taillés sur un certain patron 
de chien historique; un berger historique ne peut pas, 
sous peine du déshonneur, s'en permettre d'autres. 
Tout arbre immoral qui s'est permis de pousser tout 
seul et à sa manière est nécessairement abattu ; toute 
mare à crapauds ou à têtards est impitoyablement en- 
terrée. Les paysagistes historiques qui ont des remords 
par suite de quelques peccadilles naturelles, se figurent 
l'enfer sous l'aspect d'un vrai paysage, d'un ciel pur et 
d'une nature libre et riche : par exemple une savane 
ou une forêt vierge. 

MM. Paul Flandrin, Desgoffes, Chevandier et Teytaud 
sont les hommes qui se sont imposé la gloire de lutter 
contre le goût d'une nation. 

J'ignore quelle est l'origine du paysage historique. A 
coup sûr, ce n'est pas dans Poussin qu'il a pris nais- 



SALON DE 1846. 177 

sance; car auprès de ces messieurs, c'est un esprit per- 
verti et débauché. 

MM. Aligny, Corot et Cabat se préoccupent beaucoup 
du style. Mais ce qui, chez M. Aligny, est un parti pris 
violent et philosophique, est chez M. Corot une habi- 
tude naïve et une tournure d'esprit naturel. Il n'a mal- 
heureusement donné cette année qu'un seul paysage : 
ce sont des vaches qui viennent boire à une mare dans 
la forêt de Fontainebleau. M. Corot est plutôt un har- 
moniste qu'un coloriste; et ses compositions, toujours 
dénuées de pédanterie, ont un aspect séduisant par la 
simplicité même de la couleur. Presque toutes ses 
œuvres ont le don particulier de l'unité, qui est un des 
besoins de la mémoire. 

M. Aligny a fait à l'eau-forte de très-belles vues de 
Corinthe et .d'Athènes; elles expriment parfaitement 
bien l'idée préconçue de ces choses. Du reste, ces har- 
monieux poëmes de pierre allaient très-bien au talent 
sérieux et idéaliste de M. Aligny, ainsi que la méthode 
employée pour les traduire. 

M. Cabat a complètement abandonné la voie dans 
laquelle il s'était fait une si grande réputation. Sans 
être complice des fanfaronnades particulières à certains 
paysagistes naturalistes, il était autrefois bien plus 
brillant et bien plus naïf. Il a véritablement tort de ne 
plus se fier à la nature, comme jadis. C'est un homme 
d'un trop grand talent pour que toutes ses composi- 
tions n'aient pas un caractère spécial ; mais ce jansé- 
nisme de nouvelle date, cette diminution de moyens, 



178 CURIOSITES ESTHETIQUES. 

cette privation volontaire, ne peuvent pas ajouter à sa 
gloire. 

En général, l'influence ingriste ne peut pas produire 
de résultats satisfaisants dans le paysage. La ligne et 
le style ne remplacent pas la lumière, l'ombre, les 
reflets et l'atmosphère colorante, — toutes choses qui 
jouent un trop grand rôle dans la poésie de la nature 
pour qu'elle se soumette à cette méthode. 

Les partisans contraires, les naturalistes et les colo- 
ristes, sont bien plus populaires et ont jeté bien plus 
d'éclat. Une couleur riche et abondante, des ciels trans- 
parents et lumineux, une sincérité particulière qui 
leur fait accepter tout ce que donne la nature, sont 
leurs principales qualités : seulement, quelques-uns 
d'entre eux, comme M. Troyon, se réjouissent trop dans 
les jeux et les voltiges de leur pinceau. Ces moyens, 
sus d'avance, appris à grand'peine et monotonement 
triomphants, intéressent le spectateur quelquefois plus 
que le paysage lui-même. Il arrive même, en ces cas- 
là, qu'un élève inattendu, comme M. Charles Le Roux, 
pousse encore plus loin la sécurité et l'audace; car il 
n'est qu'une chose inimitable, qui est la bonhomie. 

M. Coignard a fait un grand paysage d'une assez belle 
tournure, et qui a fort attiré les yeux du public ; — au 
premier plan, des vaches nombreuses, et dans le fond, 
la lisière d'une forêt. Les vaches sont belles et bien 
peintes, l'ensemble du tableau a un bon aspect; mais 
je ne crois pas que ces arbres soient assez vigoureux 
pour supporter un pareil ciel. Cela fait supposer que si 



SALON DE 1846. 179 

on enlevait les vaches, le paysage deviendrait fort laid. 

M. Français est un des paysagistes les plus distin- 
gués. 11 sait étudier la nature et y mêler un parfum 
romantique de bon aloi. Son Étude de Saint-Cloud est 
une chose charmante et pleine de goût, sauf les puces 
de M. Meissonier, qui sont une faute de goût. Elles 
attirent trop l'attention et elles amusent les nigauds. 
Du reste elles sont faites avec la perfection particulière 
que cet artiste met dans toutes ces petites choses 1 . 

M. Flers n'a malheureusement envoyé que des pas- 
tels. Le public et lui y perdent également. 

M. Héroult est de ceux que préoccupent surtout la 
lumière et l'atmosphère. Il sait fort bien exprimer les 
ciels clairs et souriants et les brumes flottantes, tra- 
versées par un rayon de soleil. Il connaît toute cette 
poésie particulière aux pays du Nord. Mais sa cou- 
leur, un peu molle et fluide, sent les habitudes de 
l'aquarelle, et, s'il a su éviter les crâneries des autres 
paysagistes, il ne possède pas toujours une fermeté de 
touche suffisante. 



1. J'ai enfin trouvé un homme qui a su exprimer son admiration 
pour les Meissonier de la façon la plus judicieuse, et avec un 
enthousiasme qui ressemble tout à fait au mien. C'est M. Hippo- 
lyte Babou. Je pense comme lui qu'il faudrait les pendre tous dans 
les frises du Gymnase. — « Geneviève ou la Jalousie paternelle est 
un ravissant petit Meissonier que M. Scribe a accroché dans les 
frises du Gymnase.» — Courrier français, feuilleton du 6 avril. — 
Gela m'a paru tellement sublime, que j'ai présumé que MM. Scribe, 
Meissonier et Babou ne pouvaient que gagner également à cette 
citation. 



180 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

« 

MM. Joyant, Chacaton, Lottier et Borget vont, en 
général, chercher leurs sujets dans les pays loin- 
tains, et leurs tableaux ont le charme des lectures de 
voyages. 

Je ne désapprouve pas les spécialités; mais je ne 
voudrais pourtant pas qu'on en abusât autant que 
M. Joyant, qui «*est jamais sorti de la place Saint- 
Marc et n'a jamais franchi le Lido. Si la spécialité de 
M. Joyant attire les yeux plus qu'une autre, c'est sans 
doute à cause de la perfection monotone qu'il y met, et 
qui est toujours due aux mêmes moyens. Il me semble 
que M. Joyant n'a jamais pu faire de progrès. 

M. Borget a franchi les frontières de la Chine, et 
nous a montré des paysages mexicains, péruviens et 
indiens. Sans être un peintre de premier ordre, il a une 
couleur brillante et facile. Ses tons sont frais et purs. 
Avec moins d'art, en se préoccupant moins des paysa- 
gistes et en peignant plus en voyageur, M. Borget ob- 
tiendrait peut-être des résultats plus intéressants. 

M. Chacaton, qui s'est voué exclusivement à l'Orient, 
est depuis longtemps un peintre des plus habiles; ses 
tableaux sont gais et souriants. Malheureusement on 
dirait presque toujours des Decamps et des Marilhat 
diminués et pâlis. 

M. Lottier, au lieu de chercher le gris et la brume 
des climats chauds, aime 'à en accuser la crudité et le 
papillotage ardent. Ces panoramas inondés de soleil 
sont d'une vérité merveilleusement cruelle. On les 
dirait faits avec le daguerréotype de la couleur. 



SALON DE 1840. 181 

Il est un homme qui, plus que tous ceux-là, et même 
que les plus célèbres absents, remplit, à mon sens, les 
conditions du beau dans le paysage, un homme peu 
connu de la foule, et que d'anciens échecs et de sourdes 
tracasseries ont éloigné du Salon. Il serait temps, ce 
me semble, que M. Rousseau, — on a déjà deviné que 
c'était de lui que je voulais parler, — se présentât de 
nouveau devant le public, que d'autres paysagistes ont 
habitué peu à peu à des aspects nouveaux. 

Il est aussi difficile de faire comprendre avec des 
mots le talent de M. Rousseau que celui de Delacroix, 
avec lequel il a, du reste, quelques rapports. M, Rous- 
seau est un paysagiste du Nord. Sa peinture respire 
une grande mélancolie. Il aime les natures bleuâtres, 
les crépuscules, les couchers de soleil singuliers et 
trempés d'eau, les gros ombrages où circulent les 
brises, les grands jeux d'ombres et de lumière. Sa cou- 
leur est magnifique, mais non pas éclatante. Ses ciels 
sont incomparables pour leur mollesse floconneuse. 
Qu'on se rappelle quelques paysages de Rubens et de 
Rembrandt, qu'on y mêle quelques souvenirs de pein- 
ture anglaise, et qu'on suppose, dominant et réglant 
tout cela, un amour profond et sérieux de la nature, 
on pourra peut-être se faire une idée de la magie de 
ses tableaux. Il y mêle beaucoup de son âme, comme 
Delacroix; c'est un naturaliste entraîné sans cesse vers 
l'idéal. 



H. il 



182 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

M. Gudin compromet de plus en plus sa réputation. 
A mesure que le public voit de la bonne peinture, il se 
détache des artistes les plus populaires, s'ils ne peuvent 
plus lui donner la même quantité de plaisir. i\L Gudin 
rentre pour moi dans la classe des gens qui bouchent 
leurs plaies avec une chair artificielle, des mauvais 
chanteurs dont on dit qu'ils sont de grands acteurs, et 
des peintres poétiques. 

M. Jules Noël a fait une fort belle marine, d'une 
belle et claire couleur, rayonnante et gaie. Une grande 
felouque, aux couleurs et aux formes singulières, se 
repose dans un grand port, où circule et nage toute la 
lumière de l'Orient. — Peut-être un peu trop de colo- 
riage et pas assez d'unité. — Mais M. Jules Noël a cer- 
tainement trop de. talent pour n'en pas avoir davantage, 
et il est sans doute de ceux qui s'imposent le progrès 
journalier. — Du reste, le succès qu'obtient cette toile 
prouve que, dans tous les genres, le public aujourd'hui 
est prêt à faire un aimable accueil à tous les noms 
nouveaux. 



M. Kiorbqë est un de ces anciens et fastueux peintres 
qui savaient si bien décorer ces nobles salles à manger, 
qu'on se figure pleines de chasseurs affamés et glo- 
rieux. La peinture de M. Kiorboë est joyeuse et puis- 
sante, sa couleur facile et harmonieuse. — Le drame 
du Piège à loup ne se comprend pas assez facilement, 



SALON DE 1846. 183 

peut-être parce que le piège n'est pas tout à fait dans 
la lumière. Le derrière du chien qui recule en aboyant 
n'est pas assez vigoureusement peint. 

M. Saint-Jean, qui fait, dit-on, les délices et la gloire 
de la ville de Lyon, n'obtiendra jamais qu'un médiocre 
succès dans un pays de peintres. Cette minutie exces- 
sive est d'une pédanterie insupportable. — Toutes les fois 
qu'on vous parlera de la naïveté d'un peintre de Lyon, 
n'y croyez pas. — Depuis longtemps la couleur géné- 
rale des tableaux de M. Saint-Jean est jaune et pis- 
seuse. On dirait que M. Saint-Jean n'a jamais vu de 
fruits véritables, et qu'il ne s'en soucie pas, parce qu'il 
les fait très-bien à la mécanique : non-seulement les 
fruits de la nature ont un autre aspect, mais encore 
ils sont moins finis et moins travaillés que ceux-là. 

11 n'en est pas de même de M. Arondel, dont le mé- 
rite principal est une bonhomie réelle. Aussi sa pein- 
ture contient-elle quelques défauts évidents; mais les 
parties heureuses sont tout à fait bien réussies; quel- 
ques autres sont trop noires, et l'on dirait que l'auteur 
ne se rend pas compte en peignant de tous les accidents 
nécessaires du Salon, de la peinture environnante, de 
l'éloignement du spectateur, et de la modification dans 
l'effet réciproque des tons causée par la distance. En 
outre, il ne suffit pas de bien peindre. .Tous ces Fla- 
mands si célèbres savaient disposer le gibier et le tour- 
menter longtemps comme on tourmente un modèle ; il 
fallait trouver des lignes heureuses et des harmonies 
de tons riches et claires. 



184 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

M. P. Rousseau, dont chacun a souvent remarqué 
les tableaux pleins de couleur et d'éclat, est dans un 
progrès sérieux. C'était un excellent peintre, il est vrai; 
mais maintenant il regarde la nature avec plus d'at- 
tention, et il s'applique à rendre les physionomies. J'ai 
vu dernièrement, chez Durand-Ruel, des canards de 
M. Rousseau qui étaient d'une beauté merveilleuse, et 
qui avaient bien les mœurs et les gestes deà canards. 



XVI 



POURQUOI LA SCULPTURE EST ENNUYEUSE 

L'origine de la sculpture se perd dans la nuit des 
temps; c'est donc un art de Caraïbes. 

En effet, nous voyons tous les peuples tailler fort 
adroitement des fétiches longtemps avant d'aborder la 
peinture, qui est un art de raisonnement profond, et 
dont la jouissance même demande une initiation par- 
ticulière. 

La sculpture se rapproche bien plus de la nature, et 
c'est pourquoi nos paysans eux-mêmes, que réjouit la 
vue d'un morceau de bois ou de pierre industrieuse- 
ment tourné, restent stupides à l'aspect de la plus belle 
peinture. Il y a là un mystère singulier qui ne se touche 
pas avec les doigts. 



SALON DE 1846. 185 

La sculpture a plusieurs inconvénients qui sont la 
conséquence nécessaire de ses moyens. Brutale et posi- 
tive comme la nature, elle est en même temps vague 
et insaisissable, parce qu'elle montre trop de faces à la 
fois. C'est en vain que le sculpteur s'efforce de se mettre 
à un point de vue unique ; le spectateur, qui tourne au- 
tour de la figure, peut choisir cent points de vue diffé- 
rents, excepté le bon, et il arrive souvent, ce qui est 
humiliant pour l'artiste, qu'un hasard de lumière, un 
effet de lampe, découvrent une beauté qui n'est pas 
celle à laquelle il avait songé. Un tableau n'est que ce 
qu'il veut; il n'y a pas moyen de le regarder autre- 
ment que dans son jour. La peinture n'a qu'un point 
de vue; elle est exclusive et despotique : aussi l'expres- 
sion du peintre est-elle bien plus forte. 

C'est pourquoi il est aussi difficile de se connaître en 
sculpture que d'en faire de mauvaise. J'ai entendu dire 
au sculpteur Préault : « Je me connais en Michel-Ange, 
en Jean Goujon, en Germain, Pilon; mais en sculpture 
je ne m'y connais pas. » — Il est évident qu'il voulait 
parler de la sculpture des sculptiers, autrement dite des 
Caraïbes. 

Sortie de l'époque sauvage, la sculpture, dans son 
plus magnifique développement, n'est autre chose qu'un 
art complémentaire. Il ne s'agit plus de tailler indus- 
trieusement des figures portatives, mais de s'associer 
humblement à la peinture et à l'architecture, et de 
servir leurs intentions. Les cathédrales montent vers le 
ciel, et comblent les mille profondeurs de leurs abîmes 



«86 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

avec des sculptures qui ne font qu'une chair et qu'un 
corps avec le monument; — sculptures peintes, — 
notez bien ceci, — et dont les couleurs pures et simples, 
mais disposées dans une gamme particulière, s'harmo- 
nisent avec le reste et complètent l'effet poétique de la 
grande œuvre. Versailles abrite son peuple de statues 
sous des ombrages qui leur servent de fond, ou sous 
des bosquçts d'eaux vives qui déversent sur elles les 
mille diamants de la lumière. A toutes les grandes 
époques, la sculpture est un complément; au commen- 
cement et à la fin, c'est un art isolé. 

Sitôt que la sculpture consent à être vue de près, il 
n'est pas de minuties et de puérilités que n'ose le 
sculpteur, et qui dépassent victorieusement tous les 
calumets et les fétiches. Quand elle est devenue un art 
de salon ou de chambre à coucher, on voit apparaître 
les Caraïbes de la dentelle, comme M. Gayrârd, et les 
Caraïbes de la ride, du poil et de la verrue, comme 
M. D avi 

Puis les Caraïbes du chenet, de fe pendule, de l'écri- 
toire, etc., comme M. Cdmberworth,. dont la Marie est 
une femme à tout faire, au Louvre et chez. Susse, 
statue ou candélabre; — comme M. Feuchère, qui pos- 
sède le don d'une universalité désespérante : figures 
colossales, porte-allumettes, motifs d\>rfévrerie, bustes 
et bas-reliefs, il est capable de tout. *— Le buste qu'il 
a fait cette année d'après un comédien fort connu n'est 
pas plus ressemblant que celui de l'an passé; ce ne 
sont jamais que des à peu près, Celui-là ressemblait à 



SALON DE 1846. 187 

Jésus-Christ, et celui-ci, sec et mesquin, ne rend pas 
du tout la physionomie originale, anguleuse, moqueuse 
et flottante du modèle. — Du reste, il ne faut pas 
croire que ces gens-là manquent de science. Ils sont 
érudits comme des vaudevillistes et des académiciens ; 
ils mettent à contribution toutes les époques et tous les 
genres; ils ont approfondi toutes les écoles. Ils trans- 
formeraient volontiers les tombeaux de Saint-Denis en 
boîtes à cigares où à cachemires, et tous les bronzes 
florentins en pièces de deux sous. Pour avoir de plus 
amples renseignements sur les principes de cette école 
folâtre et papillonnante, il faudrait s'adressera M. Klag- 
MANN,qui est, je crois, le maître de cet immense atelier. 
Ce qui prouve bien l'état pitoyable de la sculpture, 
c'est que M. Pradier en est le roi. Au moins celui-ci 
sait faire de la chair, et il a des délicatesses particu- 
lières de ciseau ; mais il ne possède ni l'imagination 
nécessaire aux grandes compositions, ni l'imagination 
du dessin. C'est un talent froid et académique. Il a 
passé sa vie à engraisser quelques torses antiques, et à 
ajuster sur leurs cous des coiffures de filles entretenues. 
La Poésie légère paraît d'autant plus froide qu'elle est 
plus maniérée; l'exécution n'en est pas aussi grasse 
que dans les anciennes œuvres de M. Pradier, et, vue 
de dos, l'aspect en est affreux. Il a de plus fait deux 
figures de bronze, — Anacréon et la Sagesse, — qui 
sont des imitations impudentes de l'antique, et qui 
prouvent bien que sans cette noble béquille M. Pradier 
chancellerait à chaque pas. 



188 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Le buste est un genre qui demande moins d'imagi- 
nation et des facultés moins hautes que la grande 
sculpture, mais non moins délicates. C'est un art plus 
intime et plus resserré dont les succès sont moins 
publics. Il faut, comme dans le portrait fait à la manière 
des naturalistes, parfaitement bien comprendre le 
caractère principal du modèle et en exprimer la poésie; 
car il est peu de modèles complètement dénués de 
poésie. Presque tous les bustes de M. Dantan sont faits 
selon les meilleures doctrines. Ils ont tous un cachet 
particulier, et le détail n'en exclut pas une exécution 
large et facile. 

Le défaut principal de M. Lenglet, au contraire, est 
une certaine timidité, puérilité, sincérité excessive dans 
le travail, qui donne à son œuvre une apparence de 
sécheresse; mais, en revanche, il* est impossible de 
donner un caractère plus vrai et plus authentique à 
une figure humaine. Ce petit buste, ramassé, sérieux 
et froncé, a le magnifique caractère des bonnes œuvres 
romaines, qui est l'idéalisation trouvée dans la nature 
elle-même. Je remarque, en outre, dans le buste de 
M. Lenglet un autre signe particulier aux figures anti- 
ques, qui est une attention profonde. 



SALON DE 1846. 189 



XVII 



DES ECOLES ET DES OUVRIERS 

Avez-vous éprouvé, vous tous que la curiosité du 
flâneur a souvent fourrés dans une émeute, la même 
joie que moi à voir un gardien du sommeil public, — 
sergent de ville ou municipal, la véritable armée, — 
crosser un républicain? Et comme moi, vous avez dit 
dans votre cœur : « Crosse, crosse un peu plus fort, 
crosse encore, municipal de mon cœur; car en ce cros- 
sèment suprême, je t'adore, et te juge semblable à 
Jupiter, le grand justicier. L'homme que tu crosses est 
un ennemi des roses et des parfums, un fanatique des 
ustensiles; c'est un ennemi de Watteau, un ennemi de 
Raphaël, un ennemi acharné du luxe, des beaux-arts 
et des belles lettres, iconoclaste juré, bourreau de 
Vénus et d'Apollon! 11 ne veut plus travailler, humble 
et anonyme ouvrier, aux roses et aux parfums publics; 
il veut être libre, l'ignorant, et il est incapable de 
fonder un atelier de fleurs et de parfumeries nouvelles. 
Crosse religieusement les omoplates de l'anarchiste * ! » 

1. J'entends souvent les gens se plaindre du théâtre moderne; 
il manque d'originalité, dit-on, parce qu'il n'y a plus de types. Et 
le républicain! qu'en faites-vous donc? N'est-ce pas une chose né- 
cessaire à toute comédie qui veut être gaie, et n'est-ce pas là un 
personnage passé à l'état de* marquis? 

11. 



190 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Ainsi, les philosophes et les critiques doivent-ils 
impitoyablement crosser les singes artistiques, ouvriers 
émancipés, qui haïssent la force et la souveraineté du 
génie. 

Comparez l'époque présente' aux époques passées; 
au sortir du salon ou d'une église nouvellement décorée, 
allez reposer vos yeux dans un musée ancien, et ana- 
lysez les différences. 

Dans l'un, turbulence^ tohu-bohu de styles et de 
couleurs, cacophonie de tons, trivialités énormes, pro- 
saïsme de gestes et d'attitudes, noblesse de convention, 
ponsifs de toutes sortes, et tout cela visible et clair, 
non-seulement dans les tableaux juxtaposés, mais encore 
dans le même tableau : bref, — absence complète d'u- 
nité, dont le résultat est une fatigue effroyable pour 
l'esprit et pour les yeux. 

Dans l'autre, ce respect qui fait ôter leurs chapeaux 
aux enfants, et vous saisit l'âme, comme la poussière 
des tombes et des caveaux saisit la gorge, est l'effet, 
non point du vernis jaune et de la crasse des temps, 
mais de l'unité, de l'unité profonde. Car une grande 
peinture vénitienne jure moins à côté d'un Jules Romain, 
que quelques-uns de nos tableaux, non pas des plus 
mauvais, à côté les uns des autres. 

Cette magnificence de costumes, cette noblesse de 
mouvements, noblesse souvent maniérée, mais grande 
et hautaine, cette absence des petits moyens et des 
procédés contradictoires, sont des qualités toutes im- 
pliquées dans ce mot : la grande tradition. 



SALON DE 1840. 191 

Là des écoles, et ici des ouvriers émancipés. 

Il y avait encore des écoles sous Louis XV, il y en 
avait une sous l'empire, — une école, c'est-à-dire une 
foi, c'est-à-dire l'impossibilité du doute. Il y avait des 
élèves unis par des principes communs, obéissant à la 
règle d'un chef puissant, et l'aidant dans tous ses tra- 
vaux. 

Le doute, ou l'absence de foi et de naïveté, est un 
vice particulier à ce siècle, car personne n'obéit; et la 
naïveté, qui est la domination du tempérament dans 
la manière, est un privilège divin dont presque tous 
sont privés. 

Peu d'hommes ont le droit de régner, car peu 
d'hommes ont une grande passion. 

Et comme aujourd'hui chacun veut régner, personne 
ne sait se gouverner. 

Un maître, aujourd'hui que chacun est abandonné à 
soi-même, a beaucoup d'élèves inconnus dont il n'est 
pas responsable, et sa domination, sourde et involon- 
taire, s'étend bien au delà de son atelier, jusqu'en des 
régions où sa pensée ne peut être comprise. 

Ceux qui sont plus près de la parole et du verbe 
magistral gardent la pureté de la doctrine, et font, par 
obéissance et par tradition, ce que le maître fait par la 
fatalité de son organisation. 

Mais, en dehors de ce cercle de famille, il est une 
vaste population de médiocrités, singes de races diverses 
et croisées, nation flottante de métis qui passent chaque 
jour d'un pays dans un autre, emportent de chacun 



192 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

les usages qui leur conviennent, et cherchent à se 
faire un caractère par un système d'emprunts contra- 
dictoires. 

Il y a des gens qui voleront un morceau dans un 
tableau de Rembrandt, le mêleront à une œuvre com- 
posée dans un sens différent sans le modifier, sans le 
digérer et sans trouver la colle pour le coller. 

Il y en a qui changent en un jour du blanc au noir : 
hier, coloristes de chic, coloristes sans amour ni origi- 
nalité; demain, imitateurs sacrilèges de M. Ingres, sans 
y trouver plus de goût ni de foi. • 

Tel qui rentre aujourd'hui dans la classe des singes, 
même des plus habiles, n'est et ne sera jamais qu'un 
peintre médiocre; autrefois, il eût fait un excellent 
ouvrier. 11 est donc perdu pour lui et pour tous. 

C'est pourquoi il eût mieux valu dans l'intérêt de leur 
salut, et même de leur bonheur, que les tièdes eussent 
tté soumis à la férule d'une foi vigoureuse; car les forts 
sont rares, et il faut être aujourd'hui Delacroix ou 
Ingres pour surnager et paraître dans le chaos d'une 
liberté épuisante et stérile. 

Les singes sont les républicains de l'art, et l'état 
actuel de la peinture est le résultat d'une liberté anar- 
chique qui glorifie l'individu, quelque faible qu'il soit, 
au détriment des associations, c'est-à-dirè des écoles. 

Dans les écoles, qui ne sont autre chose que la force 
d'invention organisée, les individus vraiment dignes de 
ce nom absorbent les faibles; et c'est justice, car une 
large production n'est qu'une pensée à mille bras. 



SALON DE 1846. 193 

Cette glorification de l'individu a nécessité la division 
infinie du territoire de l'art. La liberté absolue et diver- 
gente de chacun, la division des efforts et le fractionne- 
ment de la volonté humaine ont amené cette faiblesse, 
ce doute et cette pauvreté d'invention; quelques excen- 
triques, sublimes et souffrants, compensent mal ce 
désordre fourmillant de médiocrités. L'individualité, — 
cette petite propriété, — a mangé l'originalité collec- 
tive; et, comme il a été démontré dans un chapitre 
fameux d'un roman romantique, que le livre a tué le 
monument, on peut dire que pour le présent c'est le 
peintre qui a tué la peinture. 



XVIII 
DE L'HÉROÏSME DE LA VIE MODERNE 

Beaucoup de gens attribueront la décadence de la 
peinture à la décadence des mœurs 1 . Ce préjugé d'ate- 
lier, qui a circulé dans le public, est une mauvaise 
excuse des artistes. Car ils étaient intéressés à repré- 
senter sans cesse le passé ; la tâche est plus facile, et la 
paresse y trouvait son compte, 



1. Il ne faut pas confondre cette décadence avec la précédente : 
Tune concerne le public et ses sentiments, et l'autre ne regarde 
que les ateliers. 



194 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Il est vrai que la grande tradition s'est perdue, et 
que la nouvelle n'est pas faite. 

Qu'était-ce que cette grande tradition, si ce n'est 
l'idéalisation ordinaire et accoutumée de la vie ancienne ; 
vie robuste et guerrière, état de défensive de chaque 
individu qpi lui donnait l'habitude des mouvements 
sérieux, des attitudes majestueuses ou violentes. Ajoutez 
à cela la pompe publique qui se réfléchissait dans la 
vie privée. La vie ancienne représentait beaucoup; elle 
était faite surtout pour le plaisir des yeux, et ce paga- 
nisme journalier a merveilleusement servi les arts. 

Avant de rechercher quel peut être le côté épique de 
la vie moderne, et de prouver par des exemples que 
notre époque n'est pas moins féconde que les anciennes 
en motifs sublimes, on peut affirmer que* puisque tous 
les siècles et tous les peuples ont eu leur beauté, nous 
avons inévitablement la nôtre. Cela est dans l'ordre. 

Toutes les beautés contiennent, comme tous les phé- 
nomènes possibles, quelque chose d'éternel et quelque 
chose de transitoire, — d'absolu et de particulier. La 
beauté absolue et éternelle n'existe pas, ou plutôt elle 
n'est qu'une abstraction écrémée à la surface générale 
des beautés diverses. L'élément particulier de chaque 
beauté vient des passions, et comme nous avons nos 
passions particulières, nous avons notre beauté. 

• Excepté Hercule au mont Œta, Caton d'Utique et 
Cléopâtre, dont les suicides ne sont pas des suicides 
modernes i , quels suicides voyez-vous dans les tableaux 

1 . Celui-ci se tue parce que les brûlures de sa robe deviennent 



SALON DE 1846. 195 

anciens? Dans toutes les existences païennes, vouées 
à l'appétit, vous ne trouverez pas le suicide de Jean- 
Jacques, ou même le suicide, étrange et merveilleux de 
Rafaël de Valentin. 

Quant à l'habit, la pelure du héros moderne, — bien 
que le temps soit passé où les rapins s'habillaient en 
mamamouchis et fumaient dans des canardières, — les 
ateliers et le monde sont encore pleins de gens qui 
voudraient poétiser Antony avec un manteau grec ou 
un vêtement mi-parti. 

Et cependant, n'a-t-il pas sa beauté et son charme 
indigène, cet habit tant victime? N'est-il pas l'habit 
nécessaire de notre époque, souffrante et portant jus- 
que sur ses épaules noires et maigres le symbole d'un 
deuil perpétuel? Remarquez bien que l'habit noir et la 
redingote ont non-seulement leur beauté politique, qui 
est l'expression de* l'égalité universelle, mais encore 
leur beauté poétique, qui est l'expression de l'âme pu- 
blique; — une immense défilade de croque-morts, 
croque-morts politiques, croque-morts amoureux, cro- 
que-morts bourgeois. Nous célébrons tous quelque enter- 
rement. 

Une livrée uniforme de désolation témoigne de l'éga- 
lité ; et quant aux excentriques que les couleurs tran- 
chées et violentes dénonçaient facilement aux yeux, ils 

intolérables; celui-là parce qu'il ne peut plus rien faire pour la 
liberté, et cette reine voluptueuse parce qu'elle perd son trône et 
son amant ; mais aucun ne se détruit pour changer de peau en 
vue de la métempsycose. 



19G CURIOSITES ESTHETIQUES. 

se contentent aujourd'hui des nuances dans le dessin, 
dans la coupe, plus encore que dans la couleur. Ces 
plis grimaçants, et jouant comme des serpents autour 
d'une chair mortifiée, n'ont-ils pas leur grâce mysté- 
rieuse? 

M. Eugène Lami et M. Gàvarni, qui ne sont pourtant 
pas des génies supérieurs, l'ont bien compris : — celui-<n, 
le poëte du dandysme officiel ; celui-là, le poëte du dan- 
dysme hasardeux et d'occasion ! En relisant le livre 
du Dandysme, par M. Jules Barbey d'Aurevilly, le lec- 
teur verra clairement que le dandysme est une chose 
# moderne et. qui tient à des causes tout à fait nouvelles. 

Que le peuple des coloristes ne se révolte pas trop ; 
car, pour être plus difficile, la tâche n'en est que plus 
glorieuse. Les grands coloristes savent faire de' la cou- 
leur avec un habit noir, une cravate blanche et un fond 
gris. 

Pour rentrer dans la question principale et essen- 
tielle, qui est de savoir si nous possédons une beauté 
particulière, inhérente à des passions nouvelles, je 
remarque que la plupart des artistes qui ont abordé les 
sujets modernes se sont contentés des sujets publics et 
officiels, de nos victoires et de notre héroïsme politique. 
Encore les font-ils en rechignant, et parce qu'ils sont 
commandés par le gouvernement qui les paye. Cepen- 
dant il y a des sujets privés, qui sont bien autrement 
héroïques. 

Le spectacle de la vie élégante et des milliers d'exis- 
tences flottantes qui circulent dans les souterrains d'une 



SALON DE 1846. 197 

grande ville, *- criminels et filles entretenues, — la 
Gazette des Tribunaux et le Moniteur nous prouvent que 
nous n'avons qu'à ouvrir les yeux pour connaître notre 
héroïsme. 

Un ministre, harcelé par la curiosité impertinente de 
l'opposition, a-t-il, avec cette hautaine et souveraine 
éloquence qui lui est propre, témoigné, — une fois 
pour toutes, — de son mépris et de son dégoût pour 
toutes les oppositions ignorantes et tracassières, — 
vous entendez le soir, sur le boulevard des Italiens, 
circuler autour de vous ces paroles : « Étais-tu à la 
Chambre aujourd'hui? as-tu vu le ministre? N... de 
D...! qu'il était beau! je n'ai jamais rien vu de si 
fier! » 

Il y a donc une beauté et un héroïsme moderne ! 

Et plus loin : « C'est K. — ou F. — qui est chargé de 
faire une médaille à ce sujet; mais il ne saura pas la 
faire; il ne peut pas comprendre ces choses-là! » 

Il y a donc des artistes plus ou moins propres à com- 
prendre la beauté moderne. 

Ou bien : « Le sublime B ! Les pirates de Byron 

sont moins grands et moins dédaigneux. Croirais-tu 
qu'il a bousculé l'abbé Montés, et qu'il a couru sus à 
la guillotine en s'écriant : Laissez-moi tout mon cou- 
rage! » 

Cette phrase fait allusion à la funèbre fanfaronnade 
d'un criminel, d'un grand protestant, bien portant, 
bien organisé, et dont la féroce vaillance n'a pas baissé 
la tête devant la suprême machine ! 



198 CURIOSITES ESTHETIQUES. 

Toutes ces paroles, qui échappent à votre langue, 
témoignent que vous croyez à une beauté nouvelle et 
particulière, qui n'est celle, ni d'Achille, ni d'Agamem- 
non. 

La vie parisienne est féconde en sujets poétiques et 
merveilleux. Le merveilleux nous enveloppe et nous 
abreuve comme l'atmosphère; mais nous ne le voyons 
pas. 

Le nu, cette chose si chère aux artistes, cet élément 
nécessaire de succès, est aussi fréquent et aussi néces- 
saire que dans la vie ancienne : — au lit, au bain, à 
l'amphithéâtre. Les moyens et les motifs de la peinture 
sont également abondants et variés; mais il y a un élé- 
ment nouveau, qui est la beauté moderne. 

Car les héros de l'Iliade ne vont qu'à votre cheville, 
ô Vautrin, ô Rastignac, ô Birotteau, — et vous, ô Fon- 
tanarès, qui n'avez pas osé raconter au public vos dou- 
leurs sous le frac funèbre et convulsionné que nous 
endossons tous ; — et vous, ô Honoré de Balzac, vous 
le plus héroïque, le plus singulier, le plus romantique 
et le plus poétique parmi tous les personnages que 
vous avez tirés de votre sein ! 



III 

LE MUSÉE CLASSIQUE 

DU BAZAR BONNE-NOUVELLE 



Tous les mille ans, il paraît une spirituelle idée. Esti- 
mons-nous donc heureux d'avoir eu Tannée 1846 dans 
le lot de notre existence; car Tannée 1846 a donné aux 
sincères enthousiastes des beaux-arts la jouissance de 
dix tableaux de David et onze de Ingres. Nos exposi- 
tions annuelles, turbulentes, criardes, violentes, bous- 
culées, ne peuvent pas donner une idée de celle-ci, 
calme , douce et sérieuse comme un cabinet de travail. 
Sans compter les deux illustres que nous venons de 
nommer, vous pourrez encore y apprécier de nobles 
ouvrages de Guérin et de Girodet, ces maîtres hautains 
et délicats, ces fiers continuateurs de David, le fier 
Cimabué du genre dit classique , et de ravissants mor- 
ceaux de Prud'hon , ce frère en romantisme d'André 
Chénier. 

Avant d'exposer à nos lecteurs un catalogue et une 
appréciation des principaux de ces ouvrages, constatons 



200 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

un fait assez curieux qui pourra leur fournir matière à 
de tristes réflexions. Cette exposition est faite au profit de 
la caisse de secours de la société des artistes, c'est-à-dire 
en faveur d'une certaine classe de pauvres, les plus nobles 
et les plus méritants, puisqu'ils travaillent au plaisir le 
plus noble de la société. Les pauvres — les autres — 
sont venus immédiatement prélever leurs droits. En 
vain leur a-t-on offert un traité à forfait ; nos rusés ma- 
lingreux, en gens qui connaissent les affaires, présu- 
mant que celle-ci était excellente, ont préféré les droits 
proportionnels. Ne serait-il pas temps de se garder un 
peu de cette rage d'humanité maladroite , qui nous fait 
tous les jours, pauvres aussi que nous sommes, les vic- 
times des pauvres? Sans doute la charité est une belle 
chose; mais ne pourrait-elle pas opérer ses bienfaits, 
sans autoriser ces razzias redoutables dans la bourse 
des travailleurs? 

— Un jour, un musicien qui crevait de faim orga- 
nise un modeste concert; les pauvres de s'abattre sur le 
concert ; l'affaire étant douteuse , traité à forfait, deux 
cents francs ; les pauvres s'envolent, les ailes chargées 
de butin; le concert fait cinquante francs, et le violo- 
niste affamé implore une place de sabouleux surnumé- 
raire à la cour des Miracles? — Nous rapportons des 
faits; lecteur, à vous les réflexions. 

La classique exposition n'a d'abord obtenu qu'un 
succès de fou rire parmi nos jeunes artistes. La plupart 
de ces messieurs présomptueux, — nous ne voulons 
pas les nommer , — qui représentent assez bien dans 



LE MUSÉE BONNE-NOUVELLE. 201 

Fart les adeptes de la fausse école romantique en poé- 
sie, — nous ne voulons pas non plus les nommer, — 
ne peuvent rien comprendre à ces sévères leçons de la 
peinture révolutionnaire, cette peinture qui se prive 
volontairement du charme et du ragoût malsains, et 
qui vit surtout par la pensée et par Pâme, — amère et 
despotique comme la révolution dont elle est née. Pour 
s'élever si haut, nos rapins sont gens trop habiles, et 
savent trop bien peindre. La couleur les a aveuglés, et 
ils ne peuvent plus voir et suivre en arrière l'austère 
filiation du romantisme , cette expression de la société 
moderne. Laissons donc rire et baguenauder à l'aise 
ces jeunes vieillards, et occupons-nous de nos maîtres. 

Parmi les dix ouvrages de David, les principaux sont 
Marat, la Mort de Socrate, Bonaparte au Mont-Saint- 
Bernard, Tèlèrnaque et Eucharis. 

Le divin Marat, un bras pendant hors de la baignoire 
et retenant mollement sa dernière plume, la poitrine 
percée de la blessure sacrilège, vient de rendre le der- 
nier soupir. Sur le pupitre vert placé devant lui sa 
main tient encore la lettre perfide : « Citoyen, il suffit 
que je sois bien malheureuse pour avoir droit à votre 
bienveillance. » L'eau de la baignoire est rougie de 
sang, le papier est sanglant; à terre gît un grand cou- 
teau de cuisine trempé de sang; sur un misérable sup- 
port de planches qui composait le mobilier de travail 
de l'infatigable journaliste, on lit : « A Marat, David. » 
Tous ces détails sont historiques et réels, comme un 
roman de Balzac ; le drame est là, vivant dans toute sa 



202 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

lamentable horreur, et par un tour de force étrange qui 
fait de cette peinture le chef-d'œuvre de David et une 
des grandes curiosités de l'art moderne, elle n'a rien de . 
trivial ni d'ignoble. Ce qu'il y a de plus étonnant dans 
ce poëme inaccoutumé, c'est qu'il est peint avec une 
rapidité extrême, et quand on songe à la beauté du 
dessin, il y a là de quoi confondre l'esprit. Ceci est le 
pain des forts et le triomphe du spiritualisme ; cruel 
comme la nature, ce tableau a tout le parfum de l'idéal. 
Quelle était donc cette laideur que la sainte Mort a si 
vite effacée du bout de son aile? Marat peut désormais 
défier l'Apollon, la Mort vient de le baiser de ses lèvres 
amoureuses, et il repose dans le calme de sa métamor- 
phose. Il y a dans cette œuvre quelque chose de tendre 
et de poignant à la fois; dans l'air froid de cette 
chambre, sur ces murs froids, autour de cette froide et 
funèbre baignoire, une âme voltige. Nous permettrez- 
vous, politiques de tous les partis, et vous-mêmes, 
farouches libéraux de 1845, de nous attendrir devant 
le chef-d'œuvre de David? Cette peinture était un don 
à la patrie éplorée , et nos larmes ne sont pas dange- 
reuses. 

Ce tableau avait pour pendant à la Convention, la Mort 
de LepelktierSaint'Fargeau. Quant à celui-là, il a dis- 
paru d'une manière mystérieuse; la famille du conven-' 
tionnel l'a, dit-on, payé 40,000 francs aux héritiers de 
David; nous n'en disons pas davantage, de peur de 
calomnier des gens qu'il faut croire innocents '. 

1. Ce tableau était peut-être encore plus étonnant que le Ma- 



LE MUSÉE BONNE-NOUVELLE. 203 

La Mort de Socrate est une admirable composition 
que tout le monde connaît, mais dont l'aspect a 
quelque chose de commun qui fait songer à M. Duval- 
Lecamus (père). Que l'ombre de David nous pardonne! 

Le Bonaparte au mont Saint-Bernard est peut-être , 
— avec celui de Gros, dans la Bataille d'Eylau, — le 
seul Bonaparte poétique et grandiose que possède la 
France. 

Tèlèmaque et Eucharis a été fait en Belgique, pen- 
dant l'exil du grand maître. C'est un charmant tableau 
qui a l'air, comme Hélène et Paris, de vouloir jalouser 
les peintures délicates et rêveuses de Guérin. 

Des deux personnages, c'est Télémaque qui est le 
plus séduisant. Il est présumable que l'artiste s'est 
servi pour le dessiner d'un modèle féminin. 

Guérin est représenté par deux esquisses, dont l'une, 
la Mort de Priam, est une chose superbe. On y retrouve 
toutes les qualités dramatiques et quasi fantasmago- 
riques de l'auteur de Thésée et Hippolyte. 

Il est certain que Guérin s'est toujours beaucoup 
préoccupé du mélodrame. 

Cette esquisse est faite d'après les vers de Virgile, On 
y voit la Cassandre, les mains liées, et arrachée du 
temple de Minerve, et le cruel Pyrrhus traînant par les 
cheveux la vieillesse tremblante de Priam et l'égor- 



rat. Lepelletier Saiat-Fargeau était étendu tout de son long s ur un 
matelas. Au-dessus, une épée mystérieuse, descendant du pla- 
fond, menaçait perpendiculairement sa tète. Sur l'épée, on lisait : 
« Paris, garde du corps. » 



204 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

géant au pied des autels. — Pourquoi a-t-on si bien 
caché cette esquisse? M. Cogniet, l'un des ordonnateurs 
de cette fête, en veut-il donc à son vénérable maître? 

Hippocrate refusant les présents d'Artaxerce, de 
Girodet, est revenu de l'École de médecine faire admi- 
rer sa superbe ordonnance, son fini excellent et ses 
détails spirituels. Il y a dans ce tableau, chose curieuse, 
des qualités particulières et une multiplicité d'inten- 
tions qui rappellent, dans un autre système d'exé- 
cution, les très-bonnes toiles de M. Robert- Fleury. 
Nous eussions aimé voir à l'exposition Bonne-Nouvelle 
quelques compositions de Girodet, qui eussent bien 
exprimé le côté essentiellement poétique de son talent. 
(Voir YEndymion et YAtala.) Girodet a traduit Anacréon, 
et son pinceau a toujours trempé aux sources les plus 
littéraires. 

Le baron Gérard fut dans les arts ce qu'il était dans 
son salon, l'amphitryon qui veut plaire à tout le monde, 
et c'est cet éclectisme courtisanesque qui l'a perdu. 
David, Guérin et Girodet sont restés, débris inébran- 
lables et invulnérables de cette grande école, et Gérard 
n'a laissé que la réputation d'un homme aimable et 
très-spirituel. Du reste, c'est lui qui a annoncé la venue 
d'Eugène Delacroix et qui a dit : « Un peintre nous est 
né! C'est un homme qui court sur les toits. » 

Gros et Géricault, sans posséder la finesse, la délica- 
tesse, la raison souveraine ou l'âpreté sévère de leurs 
devanciers, furent de généreux tempéraments. Il y a là 
une esquisse de Gros, le Roi Lear et ses Filles, qui est 



LE MUSÉE BONNE-NOUVELLE. 205 

d'un aspect fort saisissant et fort étrange; c'est d'une 
belle imagination. 

Voici venir l'aimable Prud'hon, que quelques-uns 
osent déjà préférer à Corrége; Prud'hon, cet étonnant 
mélange, Prud'hon, ce poète et ce peintre, qui, devant 
les David, rêvait la couleur!! Ce dessin gras, invisible 
et sournois, qui serpente sous la couleur, est, surtout 
si l'on considère l'époque, un légitime sujet d'étonne- 
ment. — De longtemps, les artistes n'auront pas l'àme 
assez bien trempée pour attaquer les jouissances amères 
de David et de Girodet. Les délicieuses flatteries de 
Prud'hon seront donc une préparation. Nous avons sur- 
tout remarqué un petit tableau, Venus et Adonis, qui 
fera sans doute réfléchir M. Diaz. 

M. Ingres étale fièrement dans un salon spécial onze 
tableaux, c'est-à-dire sa vie entière, ou du moins des 
échantillons de chaque époque,— bref, toute la Genèse 
de son génie. M. Ingres refuse depuis longtemps d'ex- 
poser au Salon, et il a, selon nous, raison. Son admi- 
rable talent est toujours plus ou moins culbuté au 
milieu de ces cohues, où le public, étourdi et fatigué, 
subit la loi de celui qui crie le plus haut. Il faut que 
M. Delacroix ait un courage surhumain pour affronter 
annuellement tant d'éclaboussures. Quant à M. Ingres, 
doué d'une patience non moins grande, sinon d'une 
audace aussi généreuse, il attendait l'occasioq sous sa 
tente. L'occasion est venue et il en a superbement usé. 
— La place nous manque, et peut-être la langue, pour 
louer dignement la Slratonice, qui eût étonné Poussin, 

H. 12 



206 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

la grande Odalisque dont Raphaël eût été tourmenté, 
la petite Odalisque cette délicieuse et bizarre fantaisie 
qui n'a point de précédents dans l'art ancien, et les 
portraits de M. Bertin , de M. Mole et de M me d'Haus- 
sonville — de vrais portraits, c'est-à-dire la reconstruc- 
tion idéale des individus ; seulement nous croyons utile 
de redresser quelques préjugés singuliers qui ont cours 
sur le compte de M. Ingres parmi un certain monde, 
dont l'oreille a plus de mémoire que les yeux. Il est 
entendu et reconnu que la peinture de M. Ingres est- 
grise. — Ouvrez l'œil, nation nigaude, et dites si vous 
vîtes jamais de la peinture plus éclatante et plus 
voyante, et même une plus grande recherche de tons? 
Dans la seconde Odalisque, cette recherche est exces- 
sive, et, malgré leur multiplicité, ils sont tous doués 
d'une distinction particulière. — Il est entendu aussi 
que M. Ingres est un grand dessinateur maladroit qui 
ignore la perspective aérienne, et que sa peinture est 
plate comme une mosaïque chinoise ; à quoi nous n'a- 
vons rien à dire, si ce n'est de comparer la Stratonice, 
où une complication énorme de tons et d'effets lumi- 
neux n'empêche pas l'harmonie, avec la Thamar, où 
M. H. Vernet a résolu un problème incroyable : faire la 
peinture à la fois la plus criarde et la plus obscure, la 
plus embrouillée! Nous n'avons jamais rien vu de si en 
désordre. Une des choses, selon nous, qui distingue 
surtout le talent de M. Ingres, est l'amour de la femme. 
Son libertinage est sérieux et plein de conviction. 
M. Ingres n'est jamais si heureux ni si puissant que 



LE MUSÉE BONNE-NOUVELLE. 207 

lorsque son génie se trouve aux prises avec les appas 
d'une jeune beauté. Les muscles , les plis de la chair, 
les ombres des fossettes, les ondulations montueuses 
de la peau, rien n'y manque. Si l'île de Cythère com- 
mandait un tableau à M. Ingres, à coup sûr il ne serait 
pas folâtre et riant comme celui de Watteau, mais 
robuste et nourrissant comme l'amour antique 1 . 

Nous avons revu avec plaisir les trois petits tableaux 
de M. Delaroche, Richelieu, Mazarin et Y Assassinat du 
duc de Guise. Ce sont des œuvres charmantes dans les 
régions moyennes du talent et du bon goût. Pourquoi 
donc M. Delaroche a-t-il la maladie des grands tableaux? 
Hélas! c'en est toujours des petits; — une goutte d'es- 
sence dans un tonneau. 

M. Gogniet a pris la meilleure place de la salle ; il y 
a mis son Tintoret. — M. Ary Scheffer est un homme 
d'un talent éminent, ou plutôt une heureuse imagina- 
tion, mais qui a trop varié sa manière pour en avoir 
une bonne; c'est un poëte sentimental qui salit des 
toiles. 

Nous n'avons rien vu de M. Delacroix, et nous croyons 
que c'est une raison de plus pour en parler. — Nous, 
cœur d'honnête homme, nous croyions naïvement que 
si MM. les commissaires n'avaient pas associé le chef 



1. H y a dans le dessin de M. Ingres des recherches d'un goût 
particulier, des finesses extrêmes, dues peut-être à des moyens 
singuliers. Par exemple, nous ne serions pas étonné qu'il se fût 
servi d'une négresse pour accuser plus vigoureusement dans VOda- 
lisque certains développements et certaines sveltesses. 



208 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

de l'école actuelle à cette fête artistique, c'est que ne 
comprenant pas la parenté mystérieuse qui l'unit à 
l'école révolutionnaire dont il sort, ils voulaient surtout 
de l'unité et un aspect uniforme dans leur œuvre ; et 
nous jugions cela, sinon louable, du moins excusable. 
Mais point, — Il n'y a pas de Delacroix, parce que 
M. Delacroix n'est pas un peintre, mais un journaliste; 
c'est du moins ce qui a été répondu à un de nos amis, 
qui s'était chargé de leur demander une petite explica- 
tion à ce sujet. Nous ne voulons pas nommer l'auteur 
de ce bon mot* soutenu et appuyé par une foule de 
quolibets indécents, que ces messieurs se sont permis 
à l'endroit de notre grand peintre. — Il y a là dedans 
plus à pleurer qu'à rire. — M. Cogniet, qui a si bien 
dissimulé son illustre maître, a-t-il donc craint de sou- 
tenir son illustre condisciple? M. Dubufe se serait mieux 
conduit. Sans doute ces messieurs seraient fort respec- 
tables à cause de leur faiblesse, s'ils n'étaient en même 
temps méchants et envieux. 

Nous avons entendu maintes fois de jeunes artistes 
se plaindre du bourgeois, et le représenter comme l'en- 
nemi de toute chose grande et belle. — Il y a là une 
idée fausse qu'il est temps de relever. Il est une chose 
mille fois plus dangereuse que le bourgeois, c'est l'ar- 
tiste bourgeois, qui a été créé pour s'interposer entre le 
public et le génie ; il les cache l'un à l'autre. Le bour- 
geois qui a peu de notions scientifiques va où le pousse 
la grande voix de l'artiste-bourgeois. — Si on suppri- 
mait celui-ci, l'épicier porterait E. Delacroix en triomphe. 



LE MUSÉE BONNE-NOUVELLE. 209 

L'épicier est une grande chose, un homme céleste qu'il 
faut respecter, homo bonœ voluntatis! Ne le raillez point 
de vouloir sortir de sa sphère, et aspirer, l'excellente 
créature, aux régions hautes. Il veut être ému, il veut 
sentir, connaître, rêver comme il aime; il veut être 
complet; il vous demande tous les jours son morceau 
d'art et de poésie, et vous le volez. Il mange du Cogniet, 
et cela prouve que sa bonne volonté est grande 'comme 
l'infini. Servez-lui un chef-d'œuvre, il le digérera et 
ne s'en portera que mieux ! 



1 «•• 



Ol 



IV 

EXPOSITION UNIVERSELLE 

— 4855 — 

BEAUX-ARTS 



MÉTHODE DE CRITIQUE —DE l/lDÉE MODERNE DU 
PROGRÈS APPLIQUÉE AUX BEAUX-ARTS — DÉ- 
PLACEMENT DE LA VITALITÉ 



Il est peu d'occupations aussi intéressantes, aussi 
attachantes, aussi pleines de surprises et de révélations 
pour un critique, pour un rêveur dont l'esprit est 
tourné à la généralisation aussi bien qu'à l'étude des 
détails, et, pour mieux dire encore, à l'idée d'ordre et 
de hiérarchie universelle, que la comparaison des 
nations et de leurs produits respectifs. Quand je dis 
hiérarchie, je ne veux pas affirmer la suprématie de 
telle nation sur telle autre. Quoiqu'il y ait dans la 
nature des plantes plus ou moins saintes, des formes 
plus ou moins spirituelles, des animaux plus ou moins 
sacrés, et qu'il soit légitime de conclure, d'après les 



212 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

instigations de l'immense analogie universelle, que 
certaines nations — vastes animaux dont l'organisme 
est adéquat à leur milieu, — aient été préparées et 
éduquées par la Providence pour un but déterminé, 
but plus ou moins élevé, plus ou moins rapproché du 
ciel, — je ne veux pas faire ici autre chose qu'affir- 
mer leur égale utilité aux yeux de CELUI qui est indéfi- 
nissable, et le miraculeux secours qu'elles se prêtent 
dans l'harmonie de l'univers. 

Un lecteur, quelque peu familiarisé par la solitude 
(bien mieux que par les livres) à ces vastes contempla- 
tions, peut déjà deviner où j'en veux venir; — et, pour 
trancher court aux ambages et aux hésitations du style 
par une question presque équivalente à une formule, 
— je le demande à tout homme de bonne foi, pourvu 
qu'il ait un peu pensé et un peu voyagé, — que ferait, 
que dirait un Winckelmann moderne (nous en sommes 
pleins, la nation en regorge, les paresseux en raffolent), 
que dirait-il en face d'un produit chinois, produit 
étrange, bizarre, contourné dans sa forme, intense par 
sa couleur, et quelquefois délicat jusqu'à l'évanouisse- 
ment? Cependant c'est un échantillon de la beauté uni- 
verselle; mais il faut, pour qu'il soit compris, que le 
critique, le spectateur opère en lui-même une transfor- 
mation qui tient du mystère, et que, par un phéno- 
mène de la volonté agissant sur l'imagination, il 
apprenne de lui-même à participer au milieu qui a 
donné naissance à cette floraison insolite. Peu d'hommes 
ont, — au complet, — cette grâce divine du cosmopo- 



EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855. 213 

litisme; mais tous peuvent l'acquérir à des degrés 
divers. Les mieux doués à cet égard sont ces voyageurs 
solitaires qui ont vécu pendant des années au fond des 
bois, au milieu des vertigineuses prairies, sans autre 
compagnon que leur fusil, contemplant, disséquant, 
écrivant. Aucun voile scolaire, aucun paradoxe univer- 
sitaire, aucune utopie pédagogique, ne se sont inter- 
posés entre eux et la complexe vérité. Ils savent l'admi- 
rable, l'immortel, l'inévitable rapport entre la forme et 
la fonction. Ils ne critiquent pas, ceux-là : ils contem- 
plent, ils étudient. 

Si, au lieu d'un pédagogue, je prends un homme du 
monde, un intelligent, et si je le transporte dans une 
contrée lointaine, je suis sûr que, si les étonnements 
du débarquement sont grands, si l'accoutumance est 
plus ou moins longue, plus ou moins laborieuse, la 
sympathie sera tôt ou tard si vive, si pénétrante, qu'elle 
créera en lui un monde nouveau d'idées, monde qui 
fera partie intégrante de lui-même, et qui l'accompa- 
gnera, sous la forme de souvenirs, jusqu'à la mort. 
Ces formes de bâtiments, qui contrariaient d'abord son 
œil académique (tout peuple est académique en jugeant 
les autres, tout peuple est barbare quand il est jugé), 
ces végétaux inquiétants pour sa mémoire chargée des 
souvenirs natals, ces femmes et ces hommes dont les 
muscles ne vibrent pas suivant l'allure classique de 
son pays, dont la démarche n'est pas cadencée selon le 
rhythme accoutumé, dont le regard n'est pas projeté 
avec le même magnétisme, ces odeurs qui ne sont 



214 . CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

plus celles du boudoir maternel, ces fleurs mystérieuses 
dont la couleur profonde entre dans l'œil despotique- 
ment, pendant que leur forme taquine le regard, ces 
fruits dont le goût trompe et déplace les sens, et révèle 
au palais des idées qui appartiennent à l'odorat, tout 
ce monde d'harmonies nouvelles entrera lentement en 
lui, le pénétrera patiemment, comme la vapeur d'une 
étuve aromatisée; toute cette vitalité inconnue sera 
ajoutée à sa vitalité propre ; quelques milliers d'idées 
et de sensations enrichiront son dictionnaire de mortel, 
et même il est possible que, dépassant la mesure et 
transformant la justice en révolte, il fasse comme le 
Sicambre converti, qu'il brûle ce qu'il avait adoré, et 
qu'il adore ce qu'il avait brûlé. 

Que dirait, qu'écrirait, — je le répète, en face de 
phénomènes insolites, un de ces modernes professeurs- 
jurés d'esthétique, comme les appelle Henri Heine, ce 
charmant esprit, qui serait un génie s'il se tournait 
plus souvent vers le divin? L'insensé doctrinaire du 
Beau déraisonnerait, sans doute ; enfermé dans l'aveu- 
glante forteresse de son système, il blasphémerait la 
vie et la nature, et son fanatisme grec, italien ou pari- 
sien, lui persuaderait de défendre à ce peuple insolent 
de jouir, de rêver ou de penser par d'autres procédés 
que les siens propres ; — science barbouillée d'encre, 
goût bâtard, plus barbares que les barbares, qui a 
oublié la. couleur du ciel, la forme du végétal, le mou- 
vement et l'odeur de l'animalité, et dont les doigts 
crispés, paralysés par la plume, ne peuvent plus courir 



EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855. 215 

avec agilité sur l'immense clavier des correspondances ! 
J'ai essayé plus d'une fois, comme tous mes amis, 
de m' enfermer dans un système pour y prêcher à mon 
aise. Mais un système est une espèce de damnation 
qui nous pousse à une abjuration perpétuelle ; il en 
faut toujours inventer un autre, et cette fatigue est un 
cruel châtiment. Et toujours mon système était beau, 
vaste, spacieux, commode, propre et lisse surtout; du 
moins il me paraissait tel. Et toujours un produit spon- 
tané, inattendu, de la vitalité universelle venait donner 
un démenti à ma science enfantine et vieillotte, fille 
déplorable de l'utopie. J'avais beau déplacer ou étendre 
le critérium, il était toujours en retard sur l'homme 
universel, et courait sans cesse après le beau multi- 
forme et versicolore, qui se meut dans les spirales 
infinies de la vie. Condamné sans cesse à l'humiliation 
d'une conversion nouvelle, j'ai pris un grand parti. 
Pour échapper à l'horreur de ces apostasies philoso- 
phiques, je me suis orgueilleusement résigné à la 
modestie : je me suis contenté de sentir ; je suis revenu 
chercher un asile dans l'impeccable naïveté. J'en de- 
mande humblement pardon aux esprits académiques 
de tout genre qui habitent les différents ateliers de 
notre fabrique artistique. C'est là -que ma conscience 
philosophique a trouvé le repos; et, au moins, je puis 
affirmer, autant qu'un homme peut répondre de ses 
vertus, que mon esprit jouit maintenant d'une plus 
abondante impartialité. 

Tout le monde conçoit sans peine que, si les hommes 



216 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

chargés d'exprimer le beau se conformaient aux règles 
des professeurs-jurés, le beau lui-même disparaîtrait 
de la terre, puisque tous les types, toutes les idées, 
toutes les sensations se confondraient dans une vaste 
unité, monotone et impersonnelle, immense comme 
l'ennui et le néant. La variété, condition sine quâ non 
de la vie, serait effacée de la vie. Tant il est vrai qu'il 
y a dans les productions multiples de Fart quelque 
chose de toujours nouveau qui échappera éternelle- 
ment à la règle et ajix analyses de l'école ! L'étonne- 
ment, qui est une des grandes jouissances causées par 
l'art et la littérature, tient à cette variété même des 
types et des sensations. — Le professeur-jurè, espèce 
de tyran-mandarin, me fait toujours l'effet d'un impie 
qui se substitue à Dieu. 

J'irai encore plus loin, n'en déplaise aux sophistes 
trop fiers qui ont pris leur science dans les livres, et, 
quelque délicate et difficile à exprimer que soit mon 
idée, je ne désespère pas d'y réussir. Le beau est tou- 
jours bizarre. Je ne veux pas dire qu'il soit volontaire- 
ment, froidement bizarre, car dans ce cas il serait un 
monstre sorti des rails de la vie. Je dis qu'il contient 
toujours un peu de bizarrerie, de bizarrerie naïve, 
non voulue, inconsciente, et que c'est cette bizarrerie 
qui le fait être particulièrement le Beau. C'est son 
immatriculation, sa caractéristique. Renversez la pro- 
position, et tâchez de concevoir un beau banal ! Or, 
comment cette bizarrerie, nécessaire, incompressible, 
variée à l'infini, dépendante des milieux, des climats, 



EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855. 217 

des mœurs, de la race, de la religion et du tempéra- 
ment de l'artiste, pourra-t-elle jamais être gouvernée, 
amendée, redressée, par les règles utopiques conçues 
dans un petit temple scientifique quelconque de la 
planète, sans danger de mort pour l'art lui-même? Cette 
dose de bizarrerie qui constitue et définit l'individua- 
lité, sans laquelle il n'y a pas de beau, joue dans l'art 
(que l'exactitude de cette comparaison en fasse par- 
donner la trivialité) le rôle du goût ou de l'assaisonne- 
ment dans les mets, les mets ne différant les uns des 
autres, abstraction faite de leur utilité ou de la quan- 
tité de substance nutritive qu'ils contiennent, que par 
Vidée qu'ils révèlent à la langue. 

Je m'appliquerai donc, dans la glorieuse analyse de 
cette belle Exposition, si variée dans ses éléments, si 
inquiétante par sa variété, si déroutante pour la péda- 
gogie, à me dégager de toute espèce de pédanterie. 
Assez d'autres parleront lé jargon de l'atelier et se 
feront valoir au détriment des artistes. L'érudition me 
paraît dans beaucoup de cas puérile et peu démonstra- 
tive de sa nature. Il me serait trop facile de disserter 
subtilement sur la composition symétrique ou équi- 
librée, sur la pondération des tons, sur le ton chaud et 
le ton froid, etc.. vanité! je préfère parler au nom 
du sentiment, de la morale et du plaisir. J'espère que 
quelques personnes, savantes sans pédanrisme, trouve- 
ront mon ignorance de bon goût. 

On raconte que Balzac (qui n'écouterait avec respect 
toutes les anecdotes, si petites qu'elles soient, qui se 
h. 13 



218 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES 

rapportent à ce grand génie?), se trouvant un jour en 
face d'un beau tableau, un tableau d'hiver, tout mé- 
lancolique et chargé de frimas, clair-semé de cabanes 
et de paysans chétifs, — après avoir contemplé une 
maisonnette d'où montait une maigre fumée, s'écria : 
« Que c'est beau! Mais que font-ils dans cette cabane? 
à quoi pensent-ils, quels sont leurs chagrins? les 
récoltes ont-elles été bonnes ? ils ont sans doute des 
échéances à payer? » 

Rira qui voudra de M. de Balzac. J'ignore quel est le 
peintre qui a eu l'honneur de faire vibrer, conjecturer 
et s'inquiéter l'âme du grand romancier, mais je pense 
qu'il nous a donné ainsi, avec son adorable naïveté, 
une excellente leçon de critique. 11 m' arrivera souvent 
d'apprécier un tableau uniquement par la somme 
d'idées ou de rêveries qu'il apportera dans mon esprit. 

La peinture est une évocation, une opération magique 
(si nous pouvions consulter là-dessus l'âme des enfants !), 
et quand le personnage évoqué, quand l'idée ressus- 
citée, se sont dressés et nous ont regardés face à face, 
nous n'avons pas le droit, — du moins ce serait le 
comble de la puérilité, — de discuter les formules 
évocatoires du sorcier. Je ne connais pas de problème 
plus confondant pour le pédantisme et le philosophisme, 
que de savoir en vertu de quelle loi les artistes les 
plus opposés par leur méthode évoquent les mêmes 
idées et agitent en nous des sentiments analogues. 

Il est encore une erreur fort à la mode, de laquelle 
je veux me garder comme de l'enfer. — Je veux par- 



EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855. 219 

1er de l'idée du progrès. Ce fanal obscur, invention 
du philosophisme actuel, breveté sans garantie de la 
nature ou de la Divinité, cette lanterne moderne jette 
des ténèbres sur tous les objets de la connaissance; 
la liberté s'évanouit, le châtiment disparaît. Qui veut 
y voir clair dans l'histoire doit avant tout éteindre 
ce fanal perfide. Cette idée grotesque, qui a fleuri 
sur le terrain pourri de la fatuité moderne, a dé- 
chargé chacun de son devoir, délivré toute âme de 
sa responsabilité, dégagé la volonté de tous les liens 
que lui imposait l'amour du beau : et les races amoin- 
dries, si cette navrante folie dure longtemps, s'endor- 
miront sur l'oreiller de la fatalité "dans le sommeil 
radoteur de la décrépitude. Cette infatuation est le dia- 
gnostic d'une décadence déjà trop visible. 

Demandez à tout bon Français qui lit tous les jours 
son journal dans son estaminet, ce qu'il entend par 
progrès, il répondra que c'est la vapeur, l'électricité et 
l'éclairage au gaz, miracles inconnus aux Romains, et 
que ces découvertes témoignent pleinement de notre 
supériorité sur les anciens; tant il s'est fait de ténèbres 
dans ce malheureux cerveau et tant les choses de 
l'ordre matériel et de l'ordre spirituel s'y sont si bizar- 
rement confondues ! Le pauvre homme est tellement 
américanisé par ses philosophes zoocrates et industriels, 
qu'il a jterdu la notion des différences qui caractéri- 
sent les phénomènes du monde physique et du monde 
moral, du naturel et du surnaturel. 

Si une nation entend aujourd'hui la question morale 



220 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

dans un sens plus délicat qu'on ne l'entendait dans le 
siècle précédent, il y a progrès ; cela est clair. Si un 
artiste produit cette année une œuvre qui témoigne de 
plus de savoir ou de force imaginative qu'il n'en a 
montré Tannée dernière, il est certain qu'il a progressé. 
Si les denrées sont aujourd'hui de meilleure qualité 
et à meilleur marché qu'elles n'étaient hier, c'est dans 
Tordre matériel un progrès incontestable. Mais où 
est, je vous prie, la garantie du progrès pour le lende- 
main? Caries disciples des philosophes de la vapeur et 
des allumettes chimiques l'entendent ainsi : le progrès 
ne leur apparaît que sous la forme d'une série indé- 
finie. Où est cette garantie? Elle n'existe, dis-je, que 
dans votre crédulité et votre fatuité. 

Je laisse de côté la question de savoir si, délicatisant 
Thumanité en proportion des jouissances nouvelles 
qu'il lui apporte, le progrès indéfini ne serait pas sa 
plus ipgénieuseet sa plus cruelle torture ; si, procédant 
par une opiniâtre négation de lui-même, il ne serait 
pas un mode de suicide incessamment renouvelé, et si, 
enfermé dans le cercle de feu de la logique divine, il 
ne ressemblerait pas au scorpion qui se perce lui- 
même avec sa terrible queue, cet éternel desideratum 
qui fait son éternel désespoir? 

Transportée dans Tordre de l'imagination, l'idée du 
progrès (il y a eu des audacieux et des enragés de 
logique qui ont tenté de le faire) se dresse avec une 
absurdité gigantesque , une grotesquerie qui monte 
jusqu'à l'épouvantable. La thèse n'est plus soutenable. 



EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855. 221 

Les faits sont trop palpables, trop connus. Ils se raillent 
du sophisme et l'affrontent avec imperturbabilité. Dans 
Tordre poétique et artistique, tout révélateur a rare- 
ment un précurseur. Toute floraison est spontanée, 
individuelle. Signorelli était-il vraiment le générateur 
de Michel-Ange? Est-ce que Pérugin contenait Raphaël? 
L'artiste ne relève que de lui-môme. Il ne promet aux 
siècles à venir que ses propres œuvres. Il ne cautionne 
que lui-même. Il meurt sans enfants. Il a été son roi, 
son prêtre et son Dieu. C'est dans de tels phénomènes 
que la célèbre et orageuse formule de Pierre Leroux 
trouve sa véritable application. 

Il en est de même des nations qui cultivent les arts 
de l'imagination avec joie et succès. La prospérité 
actuelle n'est garantie que pour un temps, hélas! bien 
court. L'aurore fut jadis à l'orient, la lumière a marché 
vers le sud, et maintenant elle jaillit de l'occident. La 
France, il est vrai, par sa situation centrale dans le 
monde civilisé, semble être appelée à recueillir toutes 
les notions et toutes les poésies environnantes, et à les 
rendre aux autres peuples merveilleusement ouvrées et 
façonnées. Mais il ne faut jamais oublier que les nations, 
vastes êtres collectifs, sont soumises aux mêmes lois 
que les individus. Comme l'enfance, elles vagissent, 
balbutient, grossissent, grandissent. Comme la jeunesse 
et la maturité, elles produisent des œuvres sages et 
hardies. Comme la vieillesse, elles s'endorment sur 
une richesse acquise. Souvent il arrive que c'est le 
principe même qui a fait leur force et leur développe* 



22* CURIOSITES ESTHETIQUES 

ment qui amène leur décadence, surtout quand ce 
principe, vivifié jadis par une ardeur conquérante, est 
devenu pour la majorité une espèce de routine. Alors, 
comme je le faisais entrevoir tout à l'heure, la vitalité 
se déplace, elle va visiter d'autres territoires et d'autres 
races ; et il ne faut pas croire que les nouveaux venus 
héritent intégralement des anciens, et qu'ils reçoivent 
d'eux une doctrine toute faite. Il arrive souvent (cela 
est arrivé au moyen âge) que, tout étant perdu, tout 
est à refaire. 

Celui qui visiterait l'Exposition universelle avec l'idée 
préconçue de trouver en Italie les enfants de Vinci, de 
Raphaël et de Michel-Ange, en Allemagne l'esprit d'Al- 
ber Durer, en Espagne l'âme de Zurbaran et de Velas- 
quez, se préparerait un inutile étonnement. Je n'ai ni le 
temps, ni la science suffisante peut-être, pour recher- 
cher quelles sont les lois qui déplacent la vitalité artis- 
tique, et pourquoi Dieu ..dépouille les nations quelque- 
fois pour un temps, quelquefois pour toujours ; je me 
contente de constater un fait très-fréquent dans l'his- 
toire. Nous vivons dans un siècle où il faut répéter cer- 
taines banalités, dans un siècle orgueilleux qui se croit 
au-dessus des mésaventures de la Grèce et de Rome. 



L'Exposition des peintres anglais est très-belle, très- 
singulièrement belle, et digne d'une longue et patiente 
étude. Je voulais commencer par la glorification de nos 



EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855. 223 

voisins, de ce peuple si admirablement riche en poètes 
et en romanciers, du peuple de Shakspeare, de Crabbe 
et de Byron, de Maturin et de Godwin; des concitoyens 
de Reynolds, de Hogarth et -de Gainsborough. Mais je 
veux les étudier encore; mon excuse est excellente; 
c'est par une politesse extrême que je renvoie cette 
besogne si agréable. Je retarde pour mieux faire. 

Je commence donc par une tâche plus facile : je vais 
étudier rapidement les principaux maîtres de l'école 
française, et analyser les éléments de progrès ou les 
ferments de ruine qu'elle contient en elle. 



Il 



INGRES 



Cette Exposition française est à la fois si vaste et 
généralement composée de morceaux si connus, déjà 
suffisamment déflorés par la curiosité parisienne, que 
la critique doit chercher plutôt à pénétrer intimement 
le tempérament de chaque artiste et les mobiles qui le 
font agir, qu'à analyser, à raconter chaque œuvre mi- 
nutieusement. 

Quand David, cet astre froid, et Guérin et Girodet, 
ses satellites historiques, espèces d'abstracteurs de 
quintessence dans leur genre, se levèrent sur l'horizon 



224 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

de l'art, il se fit une grande révolution. Sans analyser 
ici le but qu'ils poursuivirent, sans en vérifier la légi- 
timité, sans examiner s'ils ne l'ont pas outre-passé, 
constatons simplement qu'ils avaient un but, un grand 
but de réaction contre de trop vives et de trop aimables 
frivolités que je ne veux pas non plus apprécier ni 
caractériser ; — ■ que ce but ils le visèrent avec persé- 
vérance, et qu'ils marchèrent à la lumière de leur 
soleil artificiel avec une franchise, une décision et un 
ensemble dignes de véritables hommes de parti. Quand 
l'âpre idée s'adoucit et se fit caressante sous le pinceau 
de Gros, elle était déjà perdue. 

Je me rappelle fort distinctement le respect prodi- 
gieux qui environnait au temps de notre enfance toutes 
ces figures, fantastiques sans le vouloir, tous ces 
spectres académiques; et moi-même je ne pouvais 
contempler sans une espèce de terreur religieuse tous 
ces grands flandrins hétéroclites, tous ces beaux hommes 
minces et solennels, toutes ces femmes bégueulement 
chastes, classiquement voluptueuses, les uns sauvant 
leur pudeur sous des sabres antiques, les autres der- 
rière des draperies pédantesquement transparentes. 
Tout ce monde, véritablement hors nature, s'agitait, 
ou plutôt posait sous une lumière verdâtre, traduction 
bizarre du vrai soleil. Mais ces maîtres, trop célébrés 
jadis, trop méprisés aujourd'hui, eurent le grand mé- 
rite , si l'on ne veut pas trop se préoccuper de leurs 
procédés et de leurs systèmes bizarres, de ramener le 
caractère français vers le goût de l'héroïsme. Cette 



EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855. 225 

contemplation perpétuelle de l'histoire grecque et 
romaine ne pouvait, après tout, qu'avoir une influence 
stoïcienne salutaire ; mais ils ne furent pas toujours 
aussi Grecs et Romains qu'ils voulurent le paraître. 
David, il est vrai, ne cessa jamais d'être l'héroïque, 
l'inflexible David, le révélateur despote. Quant à Gué- 
rin et Girodet, il ne serait pas difficile de découvrir 
en eux, d'ailleurs très-préoccupés, comme le prophète 
de l'esprit de mélodrame, quelques légers grains cor- 
rupteurs, quelques sinistres et amusants symptômes 
du futur Romantisme. Ne vous semble-t-il pas que cette 
Didon, avec sa toilette si précieuse et si théâtrale, lan- 
goureusement étalée au soleil couchant, comme une 
créole aux nerfs détendus , a plus de parenté avec les 
premières visions de Chateaubriand qu'avec les concep- 
tions de Virgile , et que son œil humide , noyé dans les 
vapeurs du keepsake , annonce presque certaines Pari- 
siennes de Balzac? VAtala de Girodet est, quoi qu'en 
pensent certains farceurs qui seront tout à l'heure bien 
vieux, un drame de beaucoup supérieur à une foule 
de fadaises modernes innommables. 

Mais aujourd'hui nous sommes en face d'un homme 
d'une immense, d'une incontestable renommée, et 
dont l'œuvre est bien autrement difficile à comprendre 
et à expliquer. J'ai osé tout à l'heure, à propos de 
ces malheureux peintres illustres, prononcer irrespec- 
tueusement le mot : hétéroclites. On ne peut donc pas 
trouver mauvais que, pour expliquer la sensation de 
certains tempéraments artistiques mis en contact avec 

13. 



2 k 26 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

les œuvres de M. Ingres, je dise qu'ils se sentent en ■ 
face d'un hètèroclitisme bien plus mystérieux et com- 
plexe que celui des maîtres de l'école républicaine et 
impériale, où cependant il a pris son point de départ. 
Avant d'entrer plus décidément en matière , je tiens 
à constater une impression première sentie par beau- 
coup, de personnes, et qu'elles se rappelleront inévita- 
blement, sitôt qu'elles seront entrées dans le sanctuaire 
attribué aux œuvres de M. Ingres. Cette impression, 
difficile à caractériser, qui tient, dans des proportions 
inconnues, du malaise, de l'ennui et de la peur, fait 
penser vaguement, involontairement, aux défaillances 
causées par l'air raréfié, par l'atmosphère d'un labo- 
ratoire de chimie, ou par la conscience d'un milieu 
fantasmatique , je dirai plutôt d'un milieu qui imite le 
fantasmatique; d'une population automatique et qui 
troublerait nos sens par sa trop visible et palpable 
extranéité. Ce n'est plus là ce respect enfantin dont 
je parlais tout à l'heure, qui nous saisit devant les 
Sabines, devant le Marat dans sa baignoire, devant le 
Déluge, devant le mélodramatique Brutus. C'est une 
sensation puissante , il est vrai , — pourquoi nier la 
puissance de M. Ingres? — mais d'un ordre inférieur, 
d'un ordre quasi maladif. C'est presque une sensation 
négative, si cela pouvait se dire. En effet, il faut l'avouer 
tout de suite, le célèbre peintre, révolutionnaire à sa 
manière, a des mérites, des charmes même tellement 
incontestables et dont j'analyserai tout à l'heure la 
source , qu'il serait puéril de ne pas constater ici une 



EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855. 227 

lacune, une privation, un amoindrissement dans le 
jeu des facultés spirituelles. L'imagination qui soute- 
nait ces grands maîtres, dévoyés dans leur gymnastique 
académique, l'imagination, cette reine des facultés, a 
disparu. 

Plus d'imagination, partant plus de mouvement. Je 
ne pousserai pas l'irrévérence et la mauvaise volonté 
jusqu'à dire que c'est chez M. Ingres une résignation ; 
je devine assez son caractère pour croire plutôt que 
c'est de sa part une immolation héroïque, un sacrifice 
sur l'autel des facultés qu'il considère sincèrement 
comme plus grandioses et plus importantes. 

C'est en quoi il se rapproche, quelque énorme que 
paraisse ce paradoxe, d'un jeune peintre dont les 
débuts remarquables se sont produits récemment avec 
l'allure d'une insurrection. M. Courbet, lui aussi, est 
un puissant ouvrier , une sauvage et patiente volonté ; 
et les résultats qu'il a obtenus , résultats qui ont déjà 
pour quelques esprits plus de charme que ceux du 
, grand maître de la tradition raphaélesque , à cause 
sans doute de leur solidité positive et de leur amou- 
reux cynisme , ont , comme ces derniers , ceci de sin- 
gulier qu'ils manifestent un esprit de sectaire, un 
massacreur de facultés. La politique, la littérature pro- 
duisent, elles aussi, de ces vigoureux tempéraments, 
de ces protestants, de ces anti-surnaturalistes, dont la 
seule légitimation est un esprit de réaction quelquefois 
salutaire. La providence qui préside aux affaires de la 
peinture leur donne pour complices tous ceux que 



228 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

l'idée adverse prédominante avait lassés ou opprimés. 
Mais la différence est que le sacrifice héroïque que 
M. Ingres fait en l'honneur de la tradition et de l'idée 
du beau raphaélesque, M. Courbet l'accomplit au profit 
de la nature extérieure, positive, immédiate. Dans leur 
guerre à l'imagination, ils obéissent à des mobiles diffé- 
rents ; et deux fanatismes inverses les conduisent à la 
même immolation. 

Maintenant , pour reprendre le cours régulier de 
notre analyse, quel est le but de M. Ingres? Ce n'est 
pas, à coup sûr, la traduction des sentiments, des pas- 
sions, des variantes de ces passions et de ces senti- 
ments; ce n'est pas non plus la représentation de 
grandes scènes historiques (malgré ses beautés ita- 
liennes, trop italiennes, le tableau du Saint Symphorien, 
italianisé jusqu'à l'empilement des figures, ne révèle 
certainement pas la sublimité d'une victime chré- 
tienne, ni la bestialité féroce et indifférente à la fois 
des païens conservateurs). Que cherche donc, que rêve 
donc M. Ingres? Qu'est-il venu dire en ce monde? Quel 
appendice nouveau àpporte-t-il à l'évangile de la pein- 
ture? 

Je croirais volontiers que son idéal est une espèce 
d'idéal fait moitié de santé, moitié de calme, presque 
d'indifférence, quelque chose d'analogue à l'idéal an- 
tique, auquel il a ajouté les curiosités et les minuties 
de l'art moderne. C'est cet accouplement qui donne 
souvent à ses œuvres leur charme bizarre. Épris ainsi 
d'un idéal qui mêle dans un adultère agaçant la soli- 



EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855. 220 

dite calme de Raphaël avec les recherches de la petite- 
maîtresse, M. Ingres devait surtout réussir dans les 
portraits; et c'est en effet dans ce genre qu'il a trouvé 
ses plus grands, ses plus légitimes succès. Mais il n'est 
point un de ces peintres à l'heure , un de ces fabri- 
cants banals de portraits auxquels un homme vulgaire 
peut aller, la bourse à la main, demander la reproduc- 
tion de sa ipalséante personne. M. Ingres choisit ses 
modèles, et il choisit, il faut le reconnaître, avec un 
tact merveilleux, les modèles les plus propres à faire 
valoir son genre de talent. Les belles femmes, les 
natures riches, les santés calmes et florissantes, voilà 
son triomphe et sa joie! 

Ici cependant se présente une question discutée cent 
fois,, et sur laquelle il est toujours bon de revenir. 
Quelle est la qualité du dessin de M. Ingres ? Est-il 
d'une qualité supérieure? Est-il absolument intelligent? 
Je serai compris de tous les gens qui ont comparé entre 
elles les manières de dessiner des principaux maîtres 
en disant que le dessin de M. Ingres est le dessin d'un 
homme à système. Il croit que la nature doit être cor- 
rigée, amendée; que la tricherie heureuse, agréable, 
faite en vue du plaisir des yeux, est non-seulement un 
droit, mais un devoir. On avait dit jusqu'ici que la 
nature devait être interprétée , traduite dans son 
ensemble et avec toute sa logique; mais dans les 
œuvres du maître en question il y a souvent dol, ruse, 
violence, quelquefois tricherie et croc-en-jambe. Voici 
une armée de doigts trop uniformément allongés en 



230 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

fuseaux et dont les extrémités étroites oppriment les 
ongles, que Lavater, à l'inspection de cette poitrine 
large, de cet avant-bras musculeux, de cet ensemble 
un peu viril, aurait jugés devoir être carrés, symp- 
tôme d'un esprit porté aux occupations masculines, à 
la symétrie et aux ordonnances de Fart. Voici des 
figures délicates et des épaules simplement élégantes 
associées à des bras trop robustes, trop pleins d'une 
succulence raphaélique. Mais Raphaël aimait les gros 
bras, il fallait avant tout obéir et plaire au maître. Ici 
nous trouverons un nombril qui s'égare vers les côtes, 
là un sein qui pointe trop vers l'aisselle; ici, — chose 
moins excusable (car généralement ces différentes tri- 
cheries ont une excuse plus ou moins plausible et tou- 
jours facilement devinable dans le goût immodéré du 
style), — ici, dis-je, nous sommes tout à fait décon- 
certés par une jambe sans nom, toute maigre, sans 
musclés, sans formes, et sans pli au jarret (Jupiter et 
Antiope). 

Remarquons aussi qu'emporté par cette préoccupa- 
tion* presque maladive du style, le peintre supprime 
souvent Je modelé ou l'amoindrit jusqu'à l'invisible, 
espérant ainsi donner plus de valeur au contour, si 
bien que ses figures ont l'air de patrons d'une forme 
très-correcte, gonflés d'une matière molle et non vivante, 
étrangère à l'organisme humain. 11 arrive quelquefois 
que l'œil tombe sur des morceaux charmants, irrépro- 
chablement vivants ; mais cette méchante pensée tra- 
verse alors l'esprit, que ce n'est pas M. Ingres qui a 



EXPOSITION UN1VERSELLE>DE 1855. 231 

cherché la nature, mais la nature qui a violé le peintre, 
et que cette haute et puissante dame Ta dompté par 
son ascendant irrésistible. 

D'après tout ce qui précède , on comprendra facile- 
ment que M. Ingres peut être considéré comme un 
homme doué de hautes qualités, un amateur éloquent 
de la beauté, mais dénué de ce tempérament éner- 
gique qui fait la fatalité du génie. Ses préoccupations 
dominantes sont le goût de l'antique et le respect de 
l'école. 11 a, en somme, l'admiration assez facile, le 
caractère assez éclectique , comme tous les hommes 
qui manquent de fatalité. Aussi le voyons-nous errer 
d'archaïsme en archaïsme; Titien (Pie VII tenant cha- 
pelle), les émailleurs de la Renaissance (Venus anadyo- 
mène), Poussin et Carrache (Vénus et Antiope), Raphaël 
(Saint Symphorien) , les primitifs Allemands (tous, les 
petits tableaux du genre imagier et anecdotique), les 
curiosités et le bariolage persan et chinois (la petite 
Odalisque) se disputent ses préférences. L'amour et 
l'influence de l'antiquité se sentent partout; mais 
M. Ingres me paraît souvent être à l'antiquité ce que 
le bon ton, dans ses caprices transitoires, est aux bonnes 
manières naturelles qui viennent de la dignité et de la 
charité de l'individu. 

C'est surtout dans Y Apothéose de V Empereur Napo- 
léon I er , tableau venu de l'Hôtel de ville, que M. Ingres 
a laissé voir son goût pour les Étrusques. Cependant les 
Étrusques, grands simplificateurs, n'ont pas poussé la 
simplification jusqu'à ne pas atteler les chevaux aux 



232 CUÎUOSITKS ESTHÉTIQUES. 

chariots. Ces chevaux surnaturels (en quoi sont-ils, ces 
chevaux qui semblent d'une matière polie, solide, 
comme le cheval de bois qui prit la ville de Troie?) 
possèdent-ils donc la force de l'aimant pour entraîner 
le char derrière eux sans traits et sans harnais? De 
l'empereur Napoléon j'aurais bien envie de dire que je 
n'ai point retrouvé en lui cette beauté épique et desti- 
nale dont le dotent généralement ses contemporains et 
ses historiens; qu'il m'est pénible de ne pas voir con- 
server le caractère extérieur et légendaire des grands 
hommes, et que le peuple, d'accord avec moi en ceci, 
ne conçoit guère son héros de prédilection que dans 
les costumes officiels des cérémonies ou sous cette his- 
torique capote gris de fer, qui, n'en déplaise aux ama- 
teurs forcenés du style , ne déparerait nullement une 
apothéose moderne. 

Mais on pourrait faire à cette œuvre un reproche 
plus grave. Le caractère principal d'une apothéose doit 
être le sentiment surnaturel, la puissance d'ascension 
vers les régions supérieures , un entraînement , un vol 
irrésistible vers le ciel, but de toutes les aspirations 
humaines et habitacle classique de tous les grands 
hommes. Or, cette apothéose ou plutôt cet attelage 
tombe, tombe avec une vitesse proportionnée à sa 
pesanteur. Les chevaux entraînent le char vers la terre. 
Le tout, comme un ballon sans gaz, qui aurait gardé 
tout son lest, va inévitablement se briser sur la surface 
de la planète. 

Quant à la Jeanne d'Arc qui se dénonce par une 



EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855. 233 

pédanterie outrée de moyens, je n'ose en parler. Quelque 
peu de sympathie que j'aie montré pour M. Ingres au 
gré de ses fanatiques, je préfère croire que le talent le 
plus élevé conserve toujours des droits à Terreur. Ici, 
comme dans Y Apothéose, absence totale de sentiment 
et de surnaturalisme. Où donc est-elle, cette noble 
pucelle, qui, selon la promesse de ce bon M. Delécluze, 
devait se venger et nous venger des polissonneries de 
Voltaire? Pour me résumer, je crois qu'abstraction faite 
de son érudition, de son goût intolérant et presque 
libertin de la beauté; la faculté qui a fait de M. Ingres 
ce qu'il est, le puissant, l'indiscutable, l'incontrôlable 
dominateur, c'est la volonté, ou plutôt un immense 
abus de la volonté. En somme, ce qu'il est, il le fut 
dès le principe. Grâce à cette énergie qui est en lui, il 
restera tel jusqu'à la fin. Gomme il n'a pas progressé, 
il ne vieillira pas. Ses admirateurs trop passionnés 
seront toujours ce qu'ils furent, amoureux jusqu'à 
l'aveuglement; et rien ne sera changé en France, pas 
même la manie de prendre à un grand artiste des 
qualités bizarres qui ne peuvent être qu'à lui, et d'imi- 
ter l'inimitable. 

Mille circonstances, heureuses d'ailleurs, ont con- 
couru à la solidification de cette puissante renommée. 
Aux gens du monde M. Ingres s'imposait par un em- 
phatique amour de l'antiquité et de la tradition. Aux 
excentriques, aux blasés, à mille esprits délicats tou- 
jours en quête de nouveautés, même de nouveautés 
amères, il plaisait par la bizarrerie. Mais ce qui fut 



234 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

bon, ou tout ou moins séduisant, en lui eut un effet 
déplorable dans la foule des imitateurs; c'est ce que 
j'aurai plus d'une fois l'occasion de démontrer. 



ni 



EUGÈNE DELACROIX 

MM. Eugène Delacroix et Ingres se partagent la fa- 
veur et la haine publiques. Depuis longtemps l'opinion 
a fait un cercle autour d'eux comme autour de deux 
lutteurs. Sans donner notre acquiescement à cet amour 
commun et puéril de l'antithèse, il nous faut commencer 
par l'examen de ces deux maîtres français, puisque 
autour d'eux, au-dessous d'eux, se sont groupées et éche- 
lonnées presque toutes les individualités qui composent 
notre personnel artistique. 

En face des trente-cinq tableaux de M. Delacroix, la 
première idée qui s'empare du spectateur est l'idée 
d'une vie bien remplie, d'un amour opiniâtre, inces- 
sant de l'art. Quel est le meilleur tableau? on ne sau- 
rait le trouver; le plus intéressant? on hésite. On croit 
découvrir par-ci par-là des échantillons de progrès ; mais 
si de certains tableaux plus récents témoignent que cer- 
taines importantes qualités ont été poussées à outrance, 
l'esprit impartial perçoit avec confusion que dès ses pre- 



• EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855. 235 

mières productions, dès sa jeunesse (Dante et Virgile 
aux enfers est de 1822), M. Delacroix fut grand. Quel- 
quefois il a été plus délicat, quelquefois plus singulier, 
quelquefois plus peintre, mais toujours il a été grand. 
Devant une destinée si noblement, si heureusement 
remplie, une destinée bénie par la nature et menée à 
bonne fin par la plus admirable volonté, je sens flotter 
incessamment dans mon esprit les vers du grand poëte : 

Il naît sous le soleil de nobles créatures 

Unissant ici-bas tout ce qu'on peut rêver : 

Corps de fer, cœurs de flamme; admirables natures! 

Dieu semble les produire afin de se prouver; 
Il prend pour les pétrir une argile plus douce, 
Et souvent passe un siècle à les parachever. 

Il met, comme un sculpteur, l'empreinte de son pouce 
Sur leurs fronts rayonnants de la gloire des deux, 
Et l'ardente auréole en gerbes d'or y pousse. 

Ces hommes-là s'en vont, calmes et radieux, 
Sans quitter un instant leur pose solennelle, 
Avec l'œil immpbile et le maintien des dieux. 



Me leur donnez qu'un jour, ou donnez-leur cent ans, 
L'orage ou le repos, la palette ou le glaive : 
Us mèneront à bout leurs dessins éclatants. 

Leur existence étrange est le réel du rêve ! 

Ils exécuteront votre plan idéal, 

Comme un maître savant le croquis d'un élève. 

Vos désirs inconnus sous l'arceau triomphal, 
Dont votre esprit en songe arrondissait la voûte, 
Passent assis en croupe au dos de leur cheval. 



236 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

m 

De ceux-là chaque peuple en compte cinq ou six, 
Cinq ou six tout au plus, dans les siècles prospères, 
Types toujours vivants dont on fait des récits. 

Théophile Gautier appelle cela une Compensation, 
M. Delacroix ne pouvait-il pas, à lui seul, combler les 
vides d'un siècle ? 

Jamais artiste ne fut plus attaqué, plus ridiculisé, 
plus entravé. Mais que nous font les hésitations des 
gouvernements (je parle d'autrefois), les criailleries de 
quelques salons bourgeois, les dissertations haineuses 
de quelques académies d'estaminet et le pédantisme 
des joueurs de dominos ? La preuve est faite, la ques- 
tion est à jamais vidée, le résultat est là, visible, im- 
mense, flamboyant. 

M. Delacroix a traité tous les genres ; son imagina- 
tion et son savoir se sont promenés dans toutes les par- 
ties du domaine pittoresque. Il a fait (avec quel amour, 
avec quelle délicatesse !) de charmants petits tableaux, 
pleins d'intimité et de profondeur ; il a illustré les mu- 
railles de nos palais , il a rempli nos musées de vastes 
compositions. 

Cette année, il a profité très légitimement de l'occa- 
sion de montrer une partie assez considérable du tra- 
vail de sa vie, et de nous faire, pour ainsi dire, reviser 
les pièces du procès. Cette collection a été choisie avec 
beaucoup de tact, de manière à nous fournir des 
échantillons concluants et variés de son esprit et de 
son talent. 



EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855. 237 

Voici Dante et Virgile, ce tableau d'un jeune homme, 
qui fut une révolution, et dont on a longtemps attribué ' 
faussement une figure à Géricault (le torse de l'homme 
renversé.) Parmi les grands tableaux, il est permis 
d'hésiter entre la Justice de Trajan et la Prise de Con- 
slantinople par les Croisés. La Justice de Trajan est un 
tableau si prodigieusement lumineux, si aéré, si rempli 
de tumulte et de pompe ! L'empereur est si beau, la 
foule, tortillée autour des colonnes ou circulant avec 
le cortège, si tumultueuse, la veuve éplorée, si dra- 
matique! Ce tableau est celui qui fut illustré jadis par 
les petites plaisanteries de M. Karr, l'homme au bon 
sens de travers, sur le cheval rose; comme s'il n'existait 
pas des chevaux légèrement rosés, et comme si, en tout 
cas, le peintre n'avait pas le droit d'en faire. 

Mais le tableau des Croisés est si profondément pé- 
nétrant, abstraction faite du sujet, par son harmonie 
orageuse et lugubre ! Quel ciel et quelle mer ! Tout y 
est tumultueux et tranquille, comme la suite d'un grand 
événement. La ville, échelonnée derrière les Croisés qui 
viennent de la traverser, s'allonge avec une prestigieuse 
vérité. Et toujours ces drapeaux miroitants, ondoyants, 
faisant se dérouler et claquer leurs plis lumineux dans 
l'atmosphère transparente ! Toujours la foule agis- 
sante, inquiète, le tumulte des armes, la pompe des 
vêtements, la vérité emphatique du geste dans les 
grandes circonstances de la vie! Ces deux tableaux sont 
d'une beauté essentiellement shakspearienne. Car nul, 
après Shakspeare, n'excelle comme Delacroix à fondre 



'238 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

dans une unité mystérieuse le drame et la rêverie. 
Le public retrouvera tous ces tableaux d'orageuse 
mémoire qui furent des insurrections, des luttes et des 
triomphes: le Doge Marino Faliero (salon de 1827. — Il 
est curieux de remarquer que Justinien composant ses 
lois et le Christ au jardin des Oliviers sont de la même 
année) , YÉvêque de Liège, cette admirable traduction 
de Walter Scott, pleine de foule, d'agitation et de lu- 
mière, les Massacres de Scio, le Prisonnier de Chillon, 
le Tasse en prison, la Noce juive, les Convulsiontiaires 
de Tanger, etc., etc. Mais comment définir cet ordre de 
tableaux charmants, tels que Hamlet, dans la scène du 
crâne, et les Adieux de Roméo et Juliette, si profondé- 
ment pénétrants et attachants, que l'œil qui a trempé 
son regard dans leurs petits mondes mélancoliques ne 
peut plus les fuir, que l'esprit ne peut plus les éviter? 

Et le tableau quitté nous tourmente et nous suit. 

Ce n'est pas là le Hamlet tel que nous Ta fait voir Bou- 
vière, tout récemment encore et avec tant d'éclat, 
acre, malheureux et violent, poussant l'inquiétude jus- 
qu'à la turbulence. C'est bien la bizarrerie romantique 
du grand tragédien ; mais Delacroix, plus fidèle peut- 
être, nous a montré un Hamlet tout délicat et pâlot, aux 
mains blanches et féminines, une nature exquise, mais 
molle, légèrement indécise, avec un œil presque atone. 

Voici la fameuse tête de la Madeleine renversée , au 
sourire bizarre et mystérieux, et si surnaturellement 



EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855. 239 

belle qu'on De sait si elle est auréolée par la mort, ou 
embellie par les pâmoisons de l'amour divin. 

A propos des Adieux de fiomèo et Juliette, j'ai une 
remarque à faire que je crois fort importante. J'ai tant 
entendu plaisanter de la laideur des femmes de Dela- 
croix, sans pouvoir comprendre ce genre de plaisan- 
terie, que je saisis l'occasion pour protester contre ce 
préjugé. M. Victor Hugo le partageait, à ce qu'on m'a dit. 
Il déplorait, — c'était dans les beaux temps du Roman- 
tisme, — que celui à qui l'opinion publique faisait une 
gloire parallèle à la sienne commît de si monstrueuses 
erreurs à l'endroit de la beauté. Il lui est arrivé d'ap- 
peler les femmes de Delacroix des grenouilles. Mais 
M. Victor Hugo est un grand poëte sculptural qui a l'œil 
fermé à la spiritualité. 

Je suis fâché que le Sardanapale n'ait pas reparu cette 
année. On y aurait vu de très-belles femmes, claires, 
lumineuses, roses, autant qu'il m'en souvient du moins. 
Sardanapale lui-même était beau comme une femme. 
Généralement les femmes de Delacroix peuvent se di- 
viser en deux classes : les unes, faciles à comprendre, 
souvent mythologiques, sont nécessairement belles (la 
Nymphe couchée et vue de dos, dans le plafond de la 
galerie d'Apollon). Elles sont riches, très-fortes, plan- 
tureuses, abondantes, et jouissent d'une transparence 
de chair merveilleuse.et de chevelures admirables. 

Quant aux autres, quelquefois des femmes histori- 
ques (la Clèopâtre regardant l'aspic), plus souvent des 
femmes de caprice, de tableaux de genre, tantôt des 



240 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Marguerite, tantôt des Ophélia, des Desdémone, des 
Sainte Vierge même, des Madeleine, je les appellerais 
volontiers des femmes d'intimité. On dirait qu'elles 
portent dans les yeux un secret douloureux, impossible 
à enfouir dans les profondeurs de la dissimulation. Leur 
pâleur est comme une révélation des batailles inté- 
rieures. Qu'elles se distinguent par le charme du crime 
ou par l'odeur de la sainteté, que leurs gestes soient 
allanguis ou violents, ces femmes malades du coaur ou 

. de l'esprit ont dans les yeux le plombé de la fièvre ou 
la nitescence anormale et bizarre de leur mal, dans 
le regard, l'intensité du surnaturalisme. 

Mais toujours, et quand même, ce sont des femmes 
distinguées, essentiellement distinguées; et enfin, pour 

x tout dire en un seul mot, M. Delaéroix me paraît être 

» l'artiste le mieux doué pour exprimer la femme mo- 
derne, surtout la femme moderne dans sa manifestation 
héroïque, dans le sens infernal ou divin. Ces femmes 

; ont même la beauté physique moderne, l'air de rêverie, 
mais la gorge abondante, avec une poitrine un peu 
étroite, le bassin ample, et des bras et des jambes 
charmants. 

Les tableaux nouveaux et inconnus du public sont 
les DeuxFoscari, la Famille arabe, la Chasse aux Lions, 
une Tête de vieille femme (un portrait par M. Delacroix 
est une rareté). Ces différentes peintures servent à con- 
stater la prodigieuse certitude à laquelle le maître est 
arrivé. La Chasse aux Lions est une véritable explosion 
de couleur (que ce mot soit pris dans le bon sens). Ja- 



EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855. 241 

mais couleurs plus belles, plus intenses, ne pénétrèrent 
jusqu'à l'âme par le canal des yeux. 

Par le premier et rapide coup d'oeil jeté sur l'en- 
semble de ces tableaux, et par leur examen minutieux 
et attentif, sont constatées plusieurs vérités irréfutables. 
D'abord il faut remarquer , et c'est très-important, 
que, vu à une distance trop grande pour analyser ou 
même comprendre le sujet, un tableau de Delacroix a 
déjà produit sur l'âme une impression riche, heureuse 
ou mélancolique. On dirait que cette peinture, comme 
les sorciers et les magnétiseurs, projette sa pensée à 
distance. Ce singulier phénomène tient à la puissance 
du coloriste, à l'accord parfait des tons, et à l'harmonie 
(préétablie dans le cerveau du peintre) entre la couleur 
et le sujet. Il semble que cette couleur, qu'on me par- 
donne ces subterfuges de langage pour exprimer des 
idées fort délicates, pense par elle-même, indépendam- 
ment des objets qu'elle habille. Puis ces admirables 
accords de sa couleur font souvent rêver d'harmonie 
et de mélodie, et l'impression qu'on emporte de ses 
tableaux est souvent quasi musicale. Un poëte a essayé 
d'exprimer ces sensations subtiles dans des vers dont 
la sincérité peut faire passer la bizarrerie : 

Delacroix, lac de sang, hanté des mauvais anges, 
Ombragé par un bois de sapins toujours vert, 
Où, sous un ciel chagrin, des fanfares étranges 
Passent comme un soupir étouffé de Weber *. 

1. Charles Baudelaire rappelle ici une des plus belles pièces 
des Fleurs du Mal, la vi% les Phares. 

h. . 14 



242 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Lac de sang : le rouge; — haniè des mauvais anges : 
surnaturalisme ; un bois toujowrs vert : le vert, complé- 
mentaire du rouge ; — un ciel chagrin : les fonds 
tumultueux et orageux de ses tableaux ; — les fanfares 
et Weber : idées de musique romantique que réveillent 
les harmonies de sa couleur. 

Du dessin de Delacroix, si absurdement, si niaise- 
ment critiqué, que faut-il dire, si ce n'est qu'il est des 
vérités élémentaires complètement méconnues ; qu'un 
bon dessin n'est pas une ligne dure, cruelle, despotique, 
immobile, enfermant une figure comme une camisole 
de force; que le dessin doit être comme la nature, vi- 
vant et agité ; que la simplification dans le dessin est 
une monstruosité, comme la tragédie dans le monde 
dramatique, que la nature nous présente une série in- 
finie de lignes courbes, fuyantes, brisées, suivant une 
loi de génération impeccable, où le parallélisme est 
toujours indécis et sinueux, où les concavités et les con- 
vexités se correspondent et se poursuivent; que M. De- 
lacroix satisfait admirablement à toutes ces conditions 
et que, quand même son dessin laisserait percer quel- 
quefois des défaillances ou des outrances, il a au moins 
cet immense mérite d'être une protestation perpétuelle 
et efficace contre la barbare invasion de la ligne droite, 
cette ligne tragique et systématique , dont actuelle- 
ment les ravages sont déjà immenses dans la peinture 
et dans la sculpture? 

Une autre qualité, très-grande, très-vaste, du talent 
de M. Delacroix, et qui fait de lui le peintre aimé des 



EXPOSITION UNIVERSELLE DE 1855. 243 

poètes, c'est qu'il est essentiellement littéraire. Non- 
seulement sa peinture a parcouru, toujours avec succès, 
le champ des hautes littératures, non-seulement elle a 
traduit, elle a fréquenté Arioste, Byron, Dante, Walter 
Scott, Shakspeare, mais elle sait révéler des idées d'un 
ordre plus élevé, plus fines, plus profondes que la plu- 
part des peintures modernes. Et remarquez bien que 
ce n'est jamais par la grimace, par la minutie, par la 
tricherie de moyens, que M. Delacroix arrive à ce pro- 
digieux résultat; mais par l'ensemble, par l'accord pro- 
fond, complet, entre sa couleur, son sujet, son dessin, 
et par la dramatique gesticulation de ses figures. 

Edgar Poe dit, je ne sais plus où, que le résultat de 
l'opium pour les sens est de revêtir la nature entière 
d'un intérêt surnaturel qui donne à chaque objet un sens 
plus profond, plus volontaire, plus despotique. Sans 
avoir recours à l'opium, qui n'a connu ces admirables 
heures, véritables fêtes du cerveau , où les sens plus 
attentifs perçoivent des sensations plus retentissantes, 
où le ciel d'un azur plus transparent s'enfonce comme 
un abîme plus infini, où les sons tintent musicalement, 
où les couleurs parlent, où les parfums racontent des 
mondes d'idées ? Eh bien , la peinture de Delacroix me 
paraît la traduction de ces beaux jours de l'esprit. Elle 
est revêtue d'intensité, et sa splendeur est privilégiée. 
Gomme la nature perçue par des nerfs ultra-sensibles, 
elle révèle le surnaturalisme. 

Que sera M. Delacroix pour la postérité ? Que dira de 
lui cette redresseuse de torts ? Il est déjà facile, au point 



244 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

de sa carrière où il est parvenu, de l'affirmer sans 
trouver trop de contradicteurs. Elle dira, comme nous, 
qu'il fut un accord unique des facultés les plus éton- 
nantes; qu'il eut comme Rembrandt le sens de l'inti- 
mité et la magie profonde, l'esprit de combinaison et 
de décoration comme Rubens et Lebrun, la couleur 
féerique comme Véronèse, etc ; mais qu'il eut aussi une 
qualité sui generls, indéfinissable et définissant la par- 
tie mélancolique et ardente du siècle, quelque chose 
de tout à fait nouveau, qui a fait de lui un artiste unique, 
sans générateur, sans précédent, probablement sans 
successeur, un anneau si précieux qu'il n'en est point 
de rechange, et qu'en le supprimant, si une pareille 
chose était possible, on supprimerait un monde d'idées 
et de sensations , on ferait une lacune trop grande dans 
la chaîne historique. 



SALON DE 1859 



LETTRES 

A M. LE DIRECTEUR DE LA REVUE FRANÇAISE 



l'artiste MODERNE 



Mon cher M****, quand vous m'avez fait l'honneur 
de me demander l'analyse du Salon, vous m'avez dit : 
« Soyez bref; ne faites pas un catalogue, mais un 
aperçu général, quelque chose comme le récit d'une 
rapide promenade philosophique à travers tes pein- 
tures. » Eh bien, vous serez servi à souhait; non pas 
parce que votre programme s'accorde (et il s'accorde 
en effet) avec ma manière de concevoir ce genre d'ar- 
ticle si ennuyeux qu'on appelle le Salon; non pas que 
cette méthode soit plus facile que l'autre, la brièveté 
réclamant toujours plus d'efforts que ta prolixité; mais 
simplement parce que, surtout dans le cas présent, il 
n'y en a pas d'autre possible. Certes, mon embarras 

14. 



240 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

eût été plus grave si je m'étais trouvé perdu dans une 
forêt d'originalités, si le tempérament français mo- 
derne, soudainement modifié, purifié et rajeuni, avait 
donné des fleurs si vigoureuses et d'un parfum si varié 
qu'elles eussent créé des étonnements irrépressibles, 
provoqué des éloges abondants, une admiration ba- 
varde, et nécessité dans la langue critique des caté- 
gories nouvelles. Mais rien de tout cela, heureusement 
(pour moi). Nulle explosion; pas de génies inconnus. 
Les pensées suggérées par l'aspect de ce Salon sont 
d'un ordre si simple, si ancien, si classique, que peu 
de pages me suffiront sans doute pour les développer. 
Ne vous étonnez donc pas que la banalité dans le 
peintre ait engendré le lieu commun dans l'écrivain. 
D'ailleurs, vous n'y perdrez rien; car existe-t-il (je me 
plais à constater que vous êtes en cela de mon avis) 
quelque chose de plus charmant, de plus fertile et 
d'une nature plus positivement excitante que le lieu 
commun ? 

Avant de commencer, permettez-moi d'exprimer un 
regret, qui ne sera, je le crois, que rarement exprimé. 
On nous avait annoncé que nous aurions des hôtes à 
recevoir, non pas précisément des hôtes inconnus ; car 
l'exposition de l'avenue Montaigne a déjà fait connaître 
au public parisien quelques-uns de ces charmants ar- 
tistes qu'il avait trop longtemps ignorés. Je m'étais 
donc fait une fête de renouer connaissance avec Leslie, 
ce riche, naïf et noble humourist, expression des plus 
accentuées de l'esprit britannique ; avec les deux Hunt, 



SALON DE 1850. 247 

l'un naturaliste opiniâtre, l'autre ardent et volontaire 
créateur du préraphaélisme; avec Maclise, l'audacieux 
compositeur, aussi fougueux que sûr de lui-même; 
avec Millais, ce poëte si minutieux; avec J. Chalon, ce 
Claude mêlé de Watteau, historien des belles fêtes 
d'après-midi dans les grands parcs italiens; avec 
Grant, cet héritier naturel de Reynolds'; avec Hook, 
qui sait inonder d'une lumière magique ses Rêves véni- 
tiens ; avec cet étrange Paton, qui ramène l'esprit vers 
Fuseli et brode avec une patience d'un autre âge de 
gracieux chaos panthéistiques; avec Cattermole, l'aqua- 
relliste peintre d'histoire, et avec cet autre, si éton- 
nant, dont le nom m'échappe, un architecte songeur, 
qui bâtit sur le papier des villes dont les ponts ont des 
éléphants pour piliers, et laissent passer entre leurs 
nombreuses jambes de colosses, toutes voiles dehors, 
des trois-mâts gigantesques ! On avait même préparé 
le logement pour ces anrfs de l'imagination et de la 
couleur singulière, pour ces favoris de la muse bizarre ; 
mais, hélas! pour des raisons que j'ignore, et dont 
l'exposé ne peut pas, je crois, prendre place dans votre 
journal, mon espérance a été déçue. Ainsi, ardeurs 
tragiques, gesticulations à la Kean et à la Macready, 
intimes gentillesses du home, splendeurs orientales 
réfléchies dans le poétique miroir de l'esprit anglais, 
verdures écossaises, fraîcheurs enchanteresses, pro- 
fondeurs fuyantes des aquarelles grandes commedes 
décors, quoique si petites, nous ne vous contemplerons 
pas, cette fois du moins. Représentants enthousiastes 



248 CURIOSITES ESTHETIQUES. 

de l'imagination et des facultés les plus précieuses de 
l'âme, fûtes-vous donc si mal reçus la première fois, 
et nous jugez-vous indignes de vous comprendre? 

Ainsi, mon cher M***, nous nous en tiendrons à la 
France, forcément; et croyez que j'éprouverais une 
immense jouissance à prendre le ton lyrique pour 
parler des artistes de mon pays; mais malheureuse- 
ment, dans un esprit critique tant soit peu exercé, le 
patriotisme ne joue pas un rôle absolument tyran- 
nique, et nous avons à faire quelques aveux humiliants. 
La première fois que je mis les pieds au Salon, je fis, 
dans l'escalier même, la rencontre d'un de nos cri- 
tiques les plus subtils et les plus estimés, et, à la pre- 
mière question, à la question naturelle que je devais 
lui adresser, il répondit : « Plat, médiocre; j'ai rare- 
ment vu un Salon aussi maussade. » Il avait à la fois 
tort et raison. Une exposition qui possède de nombreux 
ouvrages de Delacroix, de Penguilly, de Fromentin, ne 
peut pas être maussade; mais, par un examen général, 
je vis qu'il était dans le vrai. Que dans tous les temps, 
la médiocrité ait dominé, cela est indubitable; mais 
qu'elle règne plus que jamais, qu'elle devienne abso- 
lument triomphante et encombrante, c'est ce qui est 
aussi vrai qu'affligeant. Après avoir quelque temps 
promené mes yeux sur tant de platitudes menées à 
bonne fin, tant de niaiseries soigneusement léchées, 
tant de bêtises ou de faussetés habilement construites, 
je fus naturellement conduit par le cours de mes ré- 
flexions à considérer l'artiste dans le passé, et à le 



SALON DE 1859. 240 

mettre en regard avec l'artiste dans le présent; et puis 
le terrible, l'éternel pourquoi se dressa, comme d'ha- 
bitude, inévitablement au bout de ces décourageantes 
réflexions. On dirait que la petitesse, la puérilité, l'in- 
curiosité, le calme plat de la fatuité ont succédé à 
l'ardeur, à la noblesse et à la turbulente ambition, 
aussi bien dans les beaux-arts que dans la littérature; 
et que rien, pour le moment, ne nous donne lieu 
d'espérer des floraisons spirituelles aussi abondantes 
que celles de la Restauration. Et je ne suis pas le seul 
qu'oppriment ces amères réflexions, croyez-le bien ; et 
je vous le prouverai tout à l'heure. Je me disais donc : 
Jadis, qu'était l'artiste (Lebrun ou David, par exemple)? 
Lebrun, érudition, imagination, connaissance du passé, 
amour du grand. David, ce colosse injurié par des 
mirmidons, n'était-il pas aussi l'amour du passé, 
l'amour du grand uni à l'érudition ? Et aujourd'hui, 
qu' est-il, l'artiste, ce frère antique du poëte? Pour bien 
répondre à cette question, mon cher M***, il ne faut 
pas craindre d'être trop dur. Un scandaleux favori- 
tisme appelle quelquefois une réaction équivalente. 
L'artiste, aujourd'hui et depuis de nombreuses années, 
est, malgré son absence de mérite, un simple enfant 
gâté. Que d'honneurs, que d'argent prodigués à des 
hommes sans âme et sans instruction! ^Certes, je ne 
suis pas partisan de l'introduction dans un art de 
moyens qui lui sont étrangers; cependant, pour citer 
un exemple, je ne puis pas m'empêcher d'éprouver de 
la sympathie pour un artiste tel que Chenavard, tou- 



250' CURIOSITES ESTHÉTIQUES. 

jours aimable, aimable comme les livres, et gracieux 
jusque dans ses lourdeurs. Au moins avec celui-là (qu'il 
soit la cible des plaisanteries du rapin, que m'im- 
porte?) je suis sûr de pouvoir causer de Virgile ou de 
Platon. Préault a un don charmant, c'est un goût in- 
stinctif qui le jette sur le beau comme l'animal chas- 
seur sur sa proie naturelle. Daumier est doué d'un bon 
sens lumineux qui colore toute sa conversation. Ricard, 
malgré le papillotage et le bondissement de son dis- 
cours, laisse voir à chaque instant qu'il sait beaucoup 
et qu'il a beaucoup comparé. Il est inutile, je pense, de 
parler de la conversation d'Eugène Delacroix, qui est 
un mélange admirable de solidité philosophique, de 
légèreté spirituelle et d'enthousiasme brûlant. Et après 
ceux-là, je ne me rappelle plus personne qui soit digne 
de converser avec un philosophe ou un poëte. En de- 
hors, vous ne trouverez guère que Y enfant gâté. Je 
vous en supplie, je vous en conjure, dites-moi dans 
quel salon, dans quel cabaret, dans quelle réunion mon- 
daine ou intime vous avez entendu un mot spirituel 
prononcé par Yenfant gâté, un mot profond, brillant, 
concentré, qui fasse penser ou rêver, un mot suggestif 
enfin! Si un tel mot a été lancé, ce n'a peut-être pas 
été par un politique ou un philosophe, mais bien par 
quelque homme de profession bizarre, un chasseur, un 
marin, un empailleur; par un artiste, un enfant gâté, 
jamais. 

Uenfant gâte a hérité du privilège, légitime alors, de 
ses devanciers. L'enthousiasme qui a salué David, Gué- 



SALON DE 1859. 251 

rin, Girodet, Gros, Delacroix, Bonnington, illumine 
encore d'une lumière charitable sa chétive personne; 
et, pendant que de bons poètes, de vigoureux histo- 
riens gagnent laborieusement leur vie, le financier 
abêti paye magnifiquement les indécentes petites sot- 
tises de Y enfant gâté. Remarquez bien que, si cette 
faveur s'appliquait à des hommes méritants, je ne me 
plaindrais pas. Je ne suis pas de ceux qui envient à 
une chanteuse ou à une danseuse, parvenue au som- 
met de son art, une fortune acquise par un labeur et 
un danger quotidiens. Je craindrais de tomber dans 
le vice de feu Girardin, de sophistique mémoire, qui 
reprochait un jo N ur à Théophile Gautier de faire payer 
son imagination beaucoup plus cher que les services 
d'un sous-préfet. C'était, si vous vous en souvenez 
bien, dans ces jours néfastes où le public épouvanté 
l'entendit parler latin; pecudesque locutx! Non, je ne 
suis pas injuste à ce point ; mais il est bon de hausser 
la voix et de crier haro sur la bêtise contemporaine, 
quand, à la même époque où un ravissant tableau de 
Delacroix trouvait difficilement acheteur à mille francs, 
les figures imperceptibles de Meissonier se faisaient 
payer dix et vingt fois plus. Mais ces beaux temps sont 
passés; nous sommes tombés plus bas, et M. Meisso- 
nier, qui, malgré tous ses mérites, eut le malheur 
d'introduire et de populariser le goût du petit, est un 
véritable géant auprès des faiseurs de babioles ac- 
tuelles. 

Discrédit de l'imagination, mépris du grand, amour 



252 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

(non, ce mot est trop beau), pratique exclusive du 
métier, telles sont, je crois, quant à l'artiste, les rai- 
sons principales de son abaissement. Plus on possède 
d'imagination, mieux il faut posséder le métier pour 
accompagner celle-ci dans ses aventures et surmonter 
les difficultés qu'elle recherche avidement. Et mieux 
on possède son métier, moins il faut s'en prévaloir et 
le montrer, pour laisser l'imagination briller de tout 
son éclat. Voilà ce que dit la sagesse ; et la sagesse dit 
encore : Celui qui ne possède que de l'habileté est 
une bête, et l'imagination qui veut s'en passer est une 
folle. Mais si simples que soient ces choses, elles sont 
au-dessus ou au-dessous de l'artiste moderne. Une fille 
de concierge se dit : « J'irai au Conservatoire, je débu- 
terai à la Comédie-Française, et je réciterai les vers 
de Corneille jusqu'à ce que j'obtienne les droits de 
ceux qui les ont récités très-longtemps. » Et elle le fait 
comme elle Ta dit. Llle est très-classiquement mono- 
tone et très-classiquement ennuyeuse et ignorante; 
mais elle a réussi à ce qui était très-facile, c'est-à-dire 
à obtenir par sa patience les privilèges de sociétaire. Et 
Y enfant gâté, le peintre moderne se dit : « Qu'est-ce que 
l'imagination? Un danger et une fatigue. Qu'est-ce que 
la lecture et la contemplation du passé? Du temps 
perdu. Je serai classique, non pas comme Bertin (car le 
classique change de place et de nom), mais comme... 
Tioyon, par exemple. » Et il le fait comme il Ta dit. 11 
peint, il peint; et il bouche son âme, et il peint encore, 
jusqu'à ce qu'il ressemble enfin à l'artiste à la mode, 



SALON DE 1850. 253 

et que par sa bêtise et son habileté il mérite le suf- 
frage et l'argent du public. L'imitateur de l'imitateur 
trouve ses imitateurs, et chacun poursuit ainsi son rêve 
de grandeur, bouchant de mieux en mieux son âme, 
et surtout ne lisant rien, pas même le Parfait Cuisinier, 
qui pourtant aurait pu lui ouvrir une carrière moins 
lucrative, mais plus glorieuse. Quand il possède bien 
l'art des sauces, des patines, des glacis, des frottis, des 
jus, des ragoûts (je parle peinture), Y enfant gâté prend 
de fières attitudes, et se répète avec plus de convic- 
tion que jamais que tout le reste est inutile. 

Il y avait un paysan allemand qui vint trouver un 
peintre et qui lui dit: « — Monsieur le peintre, je veux 
que vous fassiez mon portrait. Vous me représenterez 
assis à l'entrée principale de ma ferme, dans le grand 
fauteuil qui me vient de mon père. A côté de moi, 
vous peindrez ma femme avec sa quenouille; derrière 
nous, allant et venant, mes filles qui préparent notre 
souper de famille. Par la grande avenue à gauche dé- 
bouchent ceux de. mes fils qui reviennent des champs, 
après avoir ramené les bœufs à l'étable ; d'autres, avec 
mes petits-fils, font rentrer les charrettes remplies de 
foin. Pendant que je contemple ce spectacle, n'oubliez 
pas, je vous prie, les bouffées de ma pipe qui sont 
nuancées par le soleil couchant. Je veux aussi qu'on 
entende les sons de l'Angelus qui sonne au clocher voi- 
sin 4 C'est là que nous nous sommes tous mariés, les 
pères et les fils. 11 est important que vous peigniez 
l 9 air de satisfaction dont je jouis à cet instant de la^ 
ii. 15 



251 CURIOSITES ESTHETIQUES. 

journée, en contemplant à la fois ma famille et ma 
richesse augmentée du labeur d'une journée ! » 

Vive ce paysan ! Sans s'en douter, il comprenait la 
peinture. L'amour, de sa profession avait élevé son ima- 
gination. Quel est celui de nos artistes à la mode qui 
serait digne d'exécuter ce portrait, et dont l'imagina- 
tion peut -se dire au niveau de celle-là? 



il 



LE PUBLIC MODERNE ET LA PHOTOGRAPHIE 

Mon cher M***, si j'avais le temps de vous égayer, 
j'y réussirais facilement en feuilletant le catalogue et 
en faisant un extrait de tous les titres ridicules et de 
tous les sujets cocasses qui ont l'ambition d'attirer les 
yeux. C'est là l'esprit français. Chercher à étonner par 
des moyens d'étonnement étrangers à Fart en ques- 
tion est la grande ressource des gens qui ne sont pas 
naturellement peintres. Quelquefois même, mais tou- 
jours en France, ce vice entre dans des hommes qui 
ne sont pas dénués de talent et qui le déshonorent 
ainsi par un mélange adultère. Je pourrais faire défiler 
sous vos yeux le titre comique à la manière des vau- 
devillistes, le titre sentimental auquel il ne manque 
que le point d'exclamation, le titre-calembour, le titre 



SALON DE 1859. 255 

profond et philosophique, le titre trompeur, ou titre à 
piège, dans le genre de Brulus, lâche César! « race 
incrédule et dépravée! dit Notre-Seigneur, jusques à 
quand serai-je avec vous? jusques à quand souffrirai- 
je? » Cette race, en effet, artistes et public, a si peu 
foi dans la peinture, qu'elle cherche sans cesse à la 
déguiser et à l'envelopper comme une médecine dés- 
agréable dans des capsules de sucre; et quel sucre, 
grand Dieu ! Je vous signalerai deux titres de tableaux 
que d'ailleurs je n'ai pas vus : Amour et Gibelotte! 
Gomme la curiosité se trouve tout de suite en appétit, 
n'est-ce pas? Je cherche à combiner intimement ces 
deux idées, l'idée de l'amour et l'idée d'un lapin dé- 
pouillé et arrangé en ragoût. Je ne puis vraiment pas 
supposer que l'imagination du peintre soit allée jusqu'à 
adapter un carquois, des ailes et un bandeau sur le 
cadavre d'un animal domestique; l'allégorie serait 
vraiment trop obscure. Je crois plutôt que le titre a 
été composé suivant la recette de Misanthropie et Re- 
pentir. Le vrai titre serait donc : Personnes amoureuses 
mangeant une gibelotte. Maintenant, sont-ils jeunes ou 
vieux, un ouvrier et une grisette, ou bien un invalide 
et une vagabonde sous une tonnelle poudreuse? Il fau- 
drait avoir vu le tableau. — Monarchique, catholique et 
soldat ! Celui-ci est dans le genre noble, le genre pala- 
din, Itinéraire de Paris à Jérusalem (Chateaubriand, 
pardon ! les choses les plus nobles peuvent devenir 
des moyens de caricature, et les paroles politiques 
d'un chef d'empire des pétards de rapin). Ce tableau 



256 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

ne peut représenter qu'un personnage qui fait trois 
choses à la fois, se bat, communie et assiste au petit 
lever de Louis XIV. Peut-être est-ce un guerrier tatoué 
de fleurs de lis et d'images de dévotion. Mais à quoi 
bon s'égarer? Disons simplement que c'est un moyen, 
perfide et stérile, d'étonnement. Ce qu'il y a de plus 
déplorable, c'est que le tableau, si singulier que cela 
puisse paraître, est peut-être bon. Amour et Gibelotte 
aussi. N'ai-je pas remarqué un excellent petit groupe 
de sculpture dont malheureusement je n'avais pas noté 
le numéro, et quand j'ai voulu connaître le sujet, j'ai, 
à quatre reprises et infructueusement, relu le cata- 
logue. Enfin vous m'avez charitablement instruit que 
cela s'appelait Toujours et Jamais. Je me suis senti sin- 
cèrement affligé de voir qu'un homme d'un vrai talent 
cultivât inutilement le rébus. 

Je vous demande pardon de m'être diverti quelques 
instants à la manière des petits journaux. Mais, 
quelque frivole que vous paraisse la matière, vous y 
trouverez cependant, en l'examinant bien, un symptôme 
déplorable. Pour me résumer d'une manière paradoxale, 
je vous demanderai, à vous et à ceux de mes amis qui 
sont plus instruits que moi dans l'histoire de l'art, si 
le goût du bête, le goût du spirituel (qui est la même 
chose) ont existé de tout temps, si Appartement à louer 
et autres conceptions alambiquées ont paru dans tous 
les âges pour soulever le même enthousiasme, si la 
Venise de Véronèse et de Bassan a été affligée par ces 
logogriphes, si les yeux de Jules Romain, de Michel- 



SALON DE 1859. 257 

Ange, de Bandinelli, ont été effarés par de semblables 
monstruosités ; je demande, en un mot, si M. Biard 
est éternel et omniprésent, comme Dieu. Je ne le crois 
pas, et je considère ces horreurs comme une grâce 
spéciale attribuée à la race française. Que ses artistes 
lui en inoculent le goût, cela est vrai; qu'elle exige 
d'eux qu'ils satisfassent à ce besoin, cela est non 
moins vrai ; car si l'artiste abêtit le public, celui-ci le 
lui rend bien. Ils sont deux termes corrélatifs qui 
agissent l'un sur l'autre avec une égale puissance. 
Aussi admirons avec quelle rapidité nous nous enfon- 
çons dans la voie du progrès (j'entends par progrès la 
domination progressive de la matière), et quelle 
diffusion merveilleuse se fait tous les jours de l'habi- 
leté commune, de celle qui peut s'acquérir par la 
patience. 

Chez nous le peintre naturel, comme le poète natu- 
rel, est presque un monstre. Le goût exclusif du Vrai 
(si noble quand iî est limité à ses véritables applica- 
tions) opprime ici et étouffe le goût du Beau. Où il 
faudrait ne vbir que le Beau (je suppose une belle 
peinture, et l'on peut aisément deviner celle que je me 
figure), notre public ne cherche que le Vrai. Il n'est 
pas artiste, naturellement artiste; philosophe peut- 
. être, moraliste, ingénieur, amateur d'anecdotes instruc- 
* tives, tout ce qu'on voudra, mais jamais spontanément 
artiste. Il sent ou plutôt il juge successivement, analy- 
tiquement. D'autres peuples, plus favorisés, sentent 
tout de suite, tout à la fois, synthétiquement. 



258 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Je parlais tout à l'heure des artistes qui cherchent 
à étonner le public. Le désir d'étonner -et d'être étonné 
est très-légitime. It is a happiness to wonder, « c'est 
un bonheur d'être étonné » ; mais aussi, it is a happi- 
ness to dream, « c'est un bonheur de rêver. » Toute la 
question, si vous exigez que je vous confère le titre 
d'artiste ou d'amateur des beaux-arts, est donc de 
savoir par quels procédés vous voulez créer ou sentir 
l'étonnement. Parce que le Beau est toujours étonnant, 
il serait absurde de supposer que ce qui est étonnant 
est toujours beau. Or notre public, qui est singuliè- 
rement impuissant à sentir le bonheur de la rêverie 
ou de l'admiration (signe des petites âmes), veut être 
étonné par des moyens étrangers à l'art, et ses artistes 
obéissants se conforment à son goût; ils veulent le 
frapper, le surprendre, le stupéfier par des strata- 
gèmes indignes, parce qu'ils le savent incapable de 
s'extasier devant la tactique naturelle de l'art véritable. 

Dans ces jours déplorables, une industrie nouvelle 
se produisit, qui ne contribua pas peu à confirmer la 
sottise dans sa foi et à ruiner ce qui pouvait rester de 
divin dans l'esprit français. Cette foule idolâtre postulait 
un idéal digne d'elle et approprié à sa nature, cela 
est bien entendu. En matière de peinture et de sta- 
tuaire, le Credo actuel des gens du monde, surtout en 
France (et je ne crois ,pas que qui que ce soit ose 
affirmer le contraire), est celui-ci: « Je crois à la 
nature et je ne crois qu'à la nature (il y a de bonnes 
raisons pour cela). Je crois que l'art est et ne peut 



SALON DE 1859. 251). 

être que la reproduction exacte de la nature (une 
secte timide et dissidente veut que les objets de nature 
répugnante soient écartés, ainsi un pot de chambre ou 
un squelette). Ainsi l'industrie qui nous donnerait un 
résultat identique à la nature serait Fart absolu. » Un 
Dieu vengeur a exaucé les vœux de cette multitude. 
Daguerre fut son messie. Et alors elle se dit : « Puis- 
que la photographie nous donne toutes les garanties 
désirables d'exactitude (ils croient cela, les insensés!), 
l'art, c'est la photographie. » A partir de ce moment, 
la société immonde se rua, comme un seul Narcisse, 
pour contempler sa triviale image sur le métal. Une 
folie, un fanatisme extraordinaire s'empara de tous 
ces nouveaux adorateurs du soleil. D'étranges abomi- 
nations se produisirent. En associant et en groupant 
des drôles et des drôlesses, attifés comme les bouchers 
et les blanchisseuses dans le carnaval, en priant, ces 
héros de vouloir bien continuer» pour le temps néces- 
saire à l'opération, leur grimace de circonstance, on 
se flatta de rendre les scènes, tragiques ou gracieuses, 
de l'histoire ancienne. Quelque écrivain démocrate a 
dû voir là le moyen, à bon marché, de répandre dans 
le peuple le dégoût de l'histoire et de la peinture, 
commettant ainsi un double sacrilège et insultant à la 
fois la divine peinture et l'art sublime du comédien. 
Peu de temps après, des milliers d'yeux avides se pen- 
chaient sur les trous du stéréoscope comme sur les 
lucarnes de l'infini. L'amour de l'obscénité, qui est 
aussi vivace dans le cœur naturel de l'homme que 



260 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

l'amour de soi-même, ne laissa pas échapper une si 
belle occasion de se satisfaire. Et qu'on ne dise pas 
que les enfants qui reviennent de l'école prenaient 
seuls plaisir à ces sottises; elles furent l'engouement 
du monde. J'ai entendu une belle dame, une dame du 
beau monde, non pas du mien, répondre à ceux qui 
lui cachaient discrètement de pareilles images, se 
chargeant ainsi d'avoir de la pudeur pour elle : 
«' Donnez toujours; il n'y a rien de trop fort pour 
moi. » Je jure que j'ai entendu cela; mais qui me 
croira? « Vous voyez bien que ce sont de grandes 
dames! » dit Alexandre Dumas. « Il y en a de plus 
grandes encore! » dit Cazotte. 

Comme l'industrie photographique était le refuge de 
tous les peintres manques, trop mal doués ou trop 
paresseux pour achever leurs études, cet universel 
engouement portait non-seulement le caractère de 
l'aveuglement et de l'imbécillité, mais avait aussi la 
couleur d'une vengeance. Qu'une si stupide conspira- 
tion, dans laquelle on trouve, comme dans toutes les 
autres, les méchants et les dupes, puisse réussir d'une 
manière absolue, je ne le crois pas, ou du moins je 
neveux pas le croire; mais je suis convaincu que les 
progrès mal appliqués de la photographie ont beau- 
coup contribué, comme d'ailleurs tous les progrès 
purement matériels, à l'appauvrissement du génie 
artistique français, déjà si rare. LaT Fatuité moderne 
aura beau rugir, éructer tous les borborygmes de sa 
ronde personnalité, vomir tous les sophismes indigestes 



SALON DE 1859. 261 

dont une philosophie récente Ta bourrée à gueule-que- 
veux-tu, cela tombe sous le sens que l'industrie, fai- 
sant irruption dans l'art, en devient la plus mortelle 
ennemie, et que la confusion des fonctions empêche 
qu'aucune soit bien remplie. La poésie et le progrès 
sont deux ambitieux qui se haïssent d'une haine 
instinctive, et, quand ils se rencontrent dans le même 
chemin, il faut que l'un des deux serve l'autre. S'il 
est permis à la photographie de suppléer l'art dans 
quelques-unes de ses fonctions, elle l'aura bientôt sup- 
planté ou corrompu tout à fait, grâce à l'alliance natu- 
relle qu'elle trouvera dans la sottise de la multitude. 
Il faut donc qu'elle rentre dans son véritable devoir, 
qui est d'être la servante des sciences et des arts, mais 
la très-humble servante, comme l'imprimerie et la 
sténographie, qui n'ont ni créé ni suppléé la littéra- 
ture. Qu'elle enrichisse rapidement l'album du voya- 
geur et rende à ses yeux la précision qui manquerait à 
sa mémoire, qu'elle orne la bibliothèque du natura- 
liste, exagère les animaux microscopiques, fortifie 
même de quelques renseignements les hypothèses de 
l'astronome ; qu'elle soit enfin le secrétaire et le garde- 
note 1 de quiconque a besoin dans sa profession d'une 
absolue exactitude matérielle, jusque-là rien de mieux. 
Qu'elle sauve de l'oubli les ruirtes pendantes, les 
livres, les estampes et les manuscrits que le temps 
dévore, les choses précieuses dont la forme va dispa- 
raître et qui demandent une place dans les archives de 
notre mémoire, elle sera remerciée et applaudie. Mais 

15. 



262 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

s'il lui est permis d'empiéter sur le domaine de l'im- 
palpable et de l'imaginaire, sur tout ce qui ne vaut 
que parce que l'homme y ajoute de son âme, alors 
malheur à nous ! 

Je sais bien que plusieurs me diront : « La maladie 
que vous venez d'expliquer est celle des imbéciles. 
Quel homme, digne du nom d'artiste, et quel amateur 
véritable a jamais confondu l'art avec l'industrie? » Je le 
sais, et cependant je leur demanderai à mon tour s'ils 
croient à la contagion du bien et du mal, à l'action 
des foules sur les individus et à l'obéissance involon- 
taire, forcée, de l'individu à la foule. Que l'artiste 
agisse sur le public, et que le public réagisse sur. l'ar- 
tiste, c'est une loi incontestable et irrésistible; d'ail- 
leurs les faits, terribles témoins, sont faciles à étudier; 
on peut constater le désastre. De jour en jour l'art 
diminue le respect de lui-même, se prosterne devant 
la réalité extérieure, et le peintre devient de plus en 
plus enclin à peindre, non pas ce qu'il rêve, mais ce 
qu'il voit. Cependant c'est un bonheur de rêver, et c'était 
une gloire d'exprimer ce qu'on rêvait; mais, que 
dis-je! connaît-il encore ce bonheur? 

L'observateur de bonne foi affirmera-t-il que l'inva- 
sion de la photographie et la grande folie industrielle 
sont tout à fait étrangères à ce résultat déplorable? 
Est-il permis de supposer qu'un peuple dont les yeux 
s'accoutument à considérer les résultats d'une science 
matérielle comme les produits du beau n'a pas sin" 
gulièrement, au bout d'un certain temps, diminué la 



SALON DE 1859. 263 

faculté de juger et de sentir, ce qu'il y a de plus éthéré 
et de plus immatériel ? 



III 



LA REINE DES FACULTES 



Dans ces derniers temps nous avons entendu dire de 
mille manières différentes : « Copiez la nature; ne 
copiez que la nature. Il n'y a pas de plus grande jouis- 
sance ni de plus beau triomphe qu'une copie excellente 
de la nature. » Et cette doctrine, enneftrie de l'art, 
prétendait être appliquée non-seulement à la peinture, 
mais à tous les arts, même .au roman, même à la 
poésie. A ces doctrinaires si satisfaits de la nature un 
homme imaginatif aurait certainement eu le droit de 
répondre : « Je trouve inutile et fastidieux de repré- 
senter ce qui est, parce que rien de ce qui est ne me 
satisfait. La nature est laide, et je préfère les monstres 
de ma fantaisie à la trivialité positive. » Cependant 
il eût été plus philosophique de demander aux doctri- 
naires en question, d'abord s'ils sont bien certains de 
l'existence de la nature extérieure, ou, si cette question 
eût paru trop bien faite pour réjouir leur causticité, 
s'ils sont bien sûrs de connaître toute la nature, tout 
ce qui est contenu dans la nature. Un oui eût été la 



264 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

plus fanfaronne et la plus extravagante des réponses. 
Autant que j'ai pu comprendre ces singulières et avi- 
lissantes divagations, la doctrine voulait dire, je lui 
fais l'honneur de croire qu'elle voulait dire : L'artiste, 
le vrai artiste, le vrai poëte, ne doit peindre que selon 
qu'il voit et qu'il sent. 11 doit être réellement fidèle à 
sa propre nature. Il doit éviter comme la mort d'em- 
prunter les yeux et les sentiments d'un autre homme, 
si grand qu'il soit; car alors les productions qu'il nous 
donnerait seraient, relativement à lui, des mensonges, 
et non des réalités. Or, si les pédants dont je parle (il 
y à de la pédanterie même dans la bassesse), et qui ont 
des représentants partout, cette théorie flattant égale- 
ment l'impuissance et la paresse, ne voulaient pas que 
la chose fût entendue ainsi, croyons simplement qu'ils 
voulaient dire : « Nous n'avons pas d'imagination, et 
nous décrétons que personne n'en aura. » 

Mystérieuse faculté que cette reine des facultés! Elle 
touche à toutes les autres; elle les excite, elle les 
envoie au combat. Elle leur ressemble quelquefois au 
point de se confondre avec elles, et cependant elle est 
toujours bien elle-même, et les hommes qu'elle n'agite 
pas sont facilement reconnaissables à je ne sais quelle 
malédiction qui dessèche leurs productions comme le 
figuier de l'Évangile. 

Elle est l'analyse, elle est la synthèse ; et cependant 
des hommes habiles dans l'analyse et suffisamment 
aptes à faire un résumé peuvent être privés d'imagi- 
nation. Elle est cela, et elle n'est pas tout à fait cela. 



SALON DE 1859. 265 

Elle est la sensibilité, et pourtant il y a des personnes 
très-sensibles, trop sensibles peut-être, qui en sont 
privées. C'est l'imagination qui a enseigné à l'homme 
le sens moral de la couleur, du contour, du son et du 
parfum. Elle a créé, au commencement du monde, 
l'analogie et la métaphore. Elle décompose toute la 
création, et, avec les matériaux amassés et disposés 
suivant des règles dont on ne peut trouver l'origine 
que dans le plus profond de l'âme, elle crée un monde 
nouveau, elle produit la sensation du neuf. Comme 
elle a créé le monde (on peut bien dire cela, je crois, 
même dans un sens religieux), il est juste qu'elle le 
gouverne. Que dit-on d'un guerrier sans imagination? 
Qu'il peut faire un excellent soldat, mais que, s'il 
commande des armées, il ne fera pas de conquêtes. 
Le cas peut se comparer à celui d'un poète ou d'un 
romancier qui enlèverait à l'imagination le commande- 
ment des facultés pour le donner, par exemple, à la 
connaissance de la langue ou à l'observation des faits. 
Que dit-on d'un diplomate sans imagination? Qu'il peut 
très-bien connaître l'histoire des traités et des alliances 
dans le passé, mais qu'il ne devinera pas les traités et 
les alliances contenus dans l'avenir. D'un savant sans 
imagination? Qu'il a appris tout ce qui, ayant été ensei- 
gné, pouvait être appris, mais qu'il ne trtmvera pas les 
lois non encore devinées. L'imagination est la reine du 
vrai, et le possible est une des provinces du vrai. Elle 
est positivement apparentée avec l'infini. 
Sans elle, toutes les facultés, si solides ou si aiguisées 



266 CURIOSITES ESTHÉTIQUES. 

qu'elles soient, sont comme si elles n'étaient pas, 
tandis que la faiblesse de quelques facultés secondaires, 
excitées par une imagination vigoureuse, est un mal- 
heur secondaire. Aucune ne peut se passer d'elle, et 
elle peut suppléer quelques-unes. Souvent ce que celles- 
ci cherchent et ne trouvent qu'après les essais succes- 
sifs de plusieurs méthodes non adaptées à la nature 
des choses, fièrement et simplement elle le devine. 
Enfin elle joue un rôle puissant même dans la morale; 
car, permettez-moi d'aller jusque-là, qu'est-ce que la 
vertu sans imagination? Autant dire la vertu sans la 
pitié, la vertu sans le ciel; quelque chose de dur, de 
cruel, de stérilisant, qui, dans certains pays, est devenu 
la bigoterie, et dans certains autres le protestantisme. 
Malgré tous les magnifiques privilèges que j'attribue 
à l'imagination, je ne ferai pas à vos lecteurs l'injure 
de leur expliquer que mieux elle est secourue et plus 
elle est puissante, et que ce qu'il y a de plus fort dans 
les batailles avec l'idéal, c'est une belle imagination 
disposant d'un immense magasin d'observations. 
Cependant, pour revenir à ce que je disais tout à 
l'heure relativement à cette permission de suppléer 
que doit l'imagination à son origine divine, je veux 
vous citer un exemple, un tout petit exemple, dont vous 
ne ferez pas mépris, je l'espère. Croyez-vous que l'au- 
teur d'Anlony, du Comte Hermann, de Monte-Cristo, 
soit un savant? Non, n'est-ce pas? Croyez-vous qu'il 
soit versé dans la pratique des arts, qu'il en ait fait 
une étude patiente? Pas davantage. Cela serait même, 



SALON DE 1X59. 267 

je crois, antipathique à sa # nature. Eh bien, il est un 
exemple qui prouve que l'imagination, quoique non 
servie par la pratique et la connaissance des termes 
techniques, ne peut pas proférer de sottises hérétiques 
en une matière qui est, pour la plus grande partie, 
de son ressort. Récemment je me trouvais dans un 
wagon, et je rêvais à l'article que j'écris présente- 
ment; je rêvais surtout à ce singulier renversement des 
choses qui a permis, dans un siècle, il est vrai, où, 
pour le châtiment de l'homme, tout lui a été permis, 
de mépriser la plus honorable et la plus utile des facultés 
morales, quand je vis, traînant sur un coussin voisin, 
un numéro égaré de Y Indépendance belge. Alexandre 
Dumas s'était chargé d'y faire le compte rendu des 
ouvrages du Salon. La circonstance me commandait la 
curiosité. Vous pouvez deviner quelle fut ma joie quand 
je vis mes rêveries pleinement vérifiées par un exemple 
que me fournissait le hasard. Que cet homme, qui a 
l'air de représenter la vitalité universelle, louât magni- 
fiquement une époque qui fut pleine de vie, que le 
créateur du drame romantique chantât, sur un ton qui 
ne manquait pas de grandeur, je vous assure, le temps 
heureux où, à côté de la nouvelle école littéraire, flo- 
rissait la nouvelle école de peinture : Delacroix, les 
Devéria, Boulanger, Poterlét, Bonington, etc., le beau 
sujet d'étonnement! direz-vous. C'est bien là son affaire! 
Laudator temporis actiï Mais qu'il louât spirituellement 
Delacroix, qu'il expliquât nettement le genre de folie 
de ses adversaires, et qu'il allât plus loin même, jlis- 



268 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

qu'à montrer en quoi péchaient les plus forts parmi les 
peintres de la plus récente célébrité; que lui, Alexandre 
Dumas, si abandonné, si coulant, montrât si bien, par 
exemple, que Troyon n'a pas de çénie et ce qui lui 
manque même pour simuler le génie, dites-moi, mon 
cher ami, trouvez-vous cela aussi simple? Tout cela, 
sans doute, était écrit avec ce lâché dramatique dont il 
a pris l'habitude en causant avec son innombrable 
auditoire; mais cependant que de grâce et de soudai- 
neté dans l'expression du vrai! Vous avez fait déjà ma 
conclusion :Si Alexandre Dumas, qui n'est pas un 
savant, ne possédait pas heureusement une riche ima- 
gination, il n'aurait dit que des sottises; il a dit des 
choses sensées et les a bien dites, parce que... (il faut 
bien achever) parce que l'imagination, grâce à sa nature 
suppléante, contient l'esprit critique. 

11 reste, cependant, à mes contradicteurs une res- 
source, c'est d'affirmer qu'Alexandre Dumas n'est pas 
l'auteur de son Salon. Mais cette insulte est si vieille et 
cette ressource si banale, qu'il faut l'abandonner aux 
amateurs de friperie, aux faiseurs de courriers et de 
chroniques. S'ils ne l'ont pas déjà ramassée, ils la 
ramasseront. 

Nous allons entrer plus intimement dans l'examen 
des fonctions de cette faculté cardinale (sa richesse ne 
rappelle- t-elle pas des idées de pourpre?). Je vous 
raconterai simplement ce que j'ai appris de la bouche 
d'un maître homme, et, de même qu'à cette époque je 
vérifiais, avec la joie d'un homme qui s'instruit, ses 



SALON DE 1859. 269 

préceptes si simples sur toutes les peintures qui tom- 
baient sous mon regard, nous pourrons les appliquer 
successivement, comme une pierre de touche, sur 
quelques-uns de nos peintres. 



IV 



LE GOUVERNEMENT DE i/ IMAGINATION 



Hier soir, après vous avoir envoyé les dernières pages 
de ma lettre, où j'avais écrit, mais non sans une cer- 
taine timidité : Comme l'imagination a créé le monde, 
elle le gouverne, je feuilletais la Face Nocturne de la 
Nature et je tombai sur ces lignes, que je cite unique- 
ment parce qu'elles sont la paraphrase justificative de 
la ligne qui m'inquiétait : « By imagination, I do not 
simply mean to. convey the common notion implied by 
that much abused word, which is only fancy, but the 
constructive imagination, which is a much higher fonc- 
tion, and which, in as much as man is made in the like- 
ness of God, beart a distant relation to that sublime po- 
wer by which the Creator projects, creats, and upholds his 
universe. » — « Par imagination, je ne veux pas seule- 
ment exprimer l'idée commune impliquée dans ce mot 
dont on fait si grand abus, laquelle est simplement 
fantaisie, mais bien l'imagination créatrice, qui est une 




270 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

fonction beaucoup plus élevée, et qui, en tant que 
l'homme est fait à la ressemblance de Dieu, garde un 
rapport éloigné avec cette puissance sublime par laquelle 
le Créateur conçoit, crée et entretient son univers. » 
Je ne suis pas du tout honteux, mais au contraire très- 
heureux de m'être rencontré avec cette excellente 
M me Crowe, de qui j'ai toujours admiré et envié la 
faculté de croire, aussi développée en elle que chez 
d'autres la défiance. 

Je disais que j'avais entendu, il y a longtemps déjà, 
un homme vraiment savant et profond dans son art 
exprimer sur ce sujet les idées les plus vastes et cepen- 
dant les plus simples. Quand je le vis pour la première 
fois, je n'avais pas d'autre expérience que celle que 
donne un amour excessif ni d'autre raisonnement que 
l'instinct. Il est vrai que, cet amour et cet instinct 
étaient passablement vifs; car, très-jeunes, mes yeux 
remplis d'images peintes ou gravées n'avaient jamais 
pu se rassasier, et je crois que les mondes pourraient 
finir, impavidum ferlent, avant que je devienne icono- 
claste. Évidemment il voulut être plein d'indulgence et 
et de complaisance; car nous causâmes tout d'abord de 
lieux communs, c'est-à-dire des questions les plus 
vastes et les plus profondes. Ainsi, de la nature, par 
exemple. « La nature n'est qu'un dictionnaire, » répé- 
tait-il fréquemment. Pour bien comprendre l'étendue 
du sens impliqué dans cette phrase, il faut se figurer 
les usages nombreux et ordinaires du dictionnaire. On 
y cherche le sens des mots, la génération des mots, 



SALON DE 1859. 271 

l'étymologie des mots; enfin on en extrait tous les élé- 
ments qui composent une phrase et un récit; mais per- 
sonne n'a jamais considéré le dictionnaire comme une 
composition dans le sens poétique du mot. Les peintres 
qui obéissent à l'imagination cherchent dans leur dic- 
tionnaire les éléments qui s'accordent à leur concep- 
tion; encore, en les ajustant avec un certain art, leur 
donnent-ils une physionomie toute nouvelle. Ceux qui 
n'ont pas d'imagination copient le dictionnaire. Il en 
résulte un très-grand vice, le vice de la banalité, qui 
est plus particulièrement propre à ceux d'entre les 
peintres que leur spécialité rapproche davantage de la 
nature extérieure, par exemple les paysagistes, qui- 
généralement considèrent comme un triomphe de ne 
pas montrer leur personnalité. A. force de contempler, 
ils oublient de sentir et de penser. 

Pour ce grand peintre, toutes les parties de l'art, 
dont l'un prend celle-ci et l'autre celle-là pour la prin- 
cipale, n'étaient, ne sont, veux-je dire, que les très- 
humbles servantes d'une faculté unique et supérieure. 

Si une exécution très-nette est nécessaire, c'est pour 
que le langage du rêve soit très-nettement traduit;, 
qu'elle soit très-rapide, c'est pour que rien ne se perde 
de l'impression extraordinaire qui accompagnait la 
conception; que l'attention de l'artiste se porte même 
sur la propreté matérielle des outils, cela se conçoit 
sans peine, toutes les précautions devant être prises 
pour rendre l'exécution agile et décisive. 

Dans une pareille méthode, qui est essentiellement 



272 CURIOSITÉS ESTHETIQUES. 

logique, tous les personnages, leur disposition relative, 
le paysage ou l'intérieur qui leur sert de fond ou d'ho- 
rizon, leurs vêtements, tout enfin doit servir à illu- 
miner l'idée génératrice et porter encore sa couleur 
originelle, sa livrée, pour ainsi dire. Comme un rêve 
est placé dans une atmosphère qui lui est propre, de 
même une conception, devenue composition, a besoin 
de se mouvoir dans un milieu coloré qui lui soit par- 
ticulier. Il y a évidemment un ton particulier attribué 
à une partie quelconque du tableau qui devient clef et 
qui gouverne les autres. Tout le monde sait que le 
jaune, l'orangé, le rouge, inspirent et représentent 
des idées de joie, de richesse, de gloire et d'amour; 
mais il y a des milliers d'atmosphères jaunes ou rouges, 
et toutes les autres couleurs seront affectées logique- 
ment et dans une quantité proportionnelle par l'at- 
mosphère dominante. L'art du coloriste tient évidem- 
mont par de certains côtés aux mathématiques et à la 
musique. Cependant ses opérations les plus délicates 
se font par un sentiment auquel un long exercice a 
donné une sûreté inqualifiable. On voit que cette 
grande loi d'harmonie générale condamne bien des 
papillotages et bien des crudités, même chez les pein- 
tres-les plus illustres. 11 y a des tableaux de Rubens 
qui non-seulement font penser à un feu d'artifice co- 
loré, mais même à plusieurs feux d'artifice tirés sur le 
même emplacement. Plus un tableau est grand, plus 
la touche doit être large, cela va sans dire ; mais il est 
bon que les touches ne soient pas matériellement 



SALON DE 1859. 273 

fondues; elles se fondent naturellement à une distance 
voulue par la loi sympathique qui les a associées. La 
couleur obtient ainsi plus d'énergie et de fraîcheur. 

Un bon tableau, fidèle et égal au rêve qui Ta enfanté, 
doit être produit comme un monde. De même que la 
création, telle que nous la voyons, est le résultat de 
plusieurs créations dont les précédentes sont toujours 
complétées par la suivante; ainsi un tableau conduit 
harmoniquement consiste en une série de tableaux 
superposés, chaque nouvelle couche donnant au rêve 
plus de Réalité et le faisant monter d'un degré vers la 
perfection. Tout au contraire, je me rappelle avoir vu 
dans les ateliers de Paul Delaroche et d'Horace Vernet 
de vastes tableaux, non pas ébauchés, mais commencés, 
c'est-à-dire absolument finis dans de certaines parties, 
pendant que certaines autres n'étaient encore indi- 
quées que par un contour noir ou blanc. On pourrait 
comparer ce genre d'ouvrage à un travail purement 
manuel qui doit couvrir une certaine quantité d'espace 
en un temps déterminé, ou à une longue route divisée 
en un grand nombre d'étapes. Quant une étape est 
faite, elle n'est plus à faire, et quand toute la route 
est parcourue, l'artiste est délivré de son tableau. 

Tous ces préceptes sont évidemment modifiés plus 
ou moins par le tempérament varié des artistes. Cepen- 
dant je suis convaincu que c'est là la méthode la plus 
sûre pour les imaginations riches. Conséquemment, 
de trop grands écarts faits hors de la méthode en 
question témoignent d'une importance anormale et 



274 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

injuste donnée à quelque partie secondaire de l'art. 

Je ne crains pas qu'on dise qu'il y a absurdité à sup- 
poser une même éducation appliquée à une foule d'in- 
dividus différents. Car il est évident que les rhétoriques 
et les prosodies ne sont pas des tyrannies inventées 
arbitrairement, mais une collection de règles réclamées 
par l'organisation même de l'être spirituel. Et jamais les 
prosodies et les rhétoriques n'ont empêché l'originalité 
de se produire distinctement. Le contraire, à savoir 
qu'elles ont aidé l'éclosion de l'originalité, serait infi- 
niment plus vrai. 

Pour être bref, je suis obligé d'omettre une foule de 
corollaires résultant de la formule principale, où est, 
pour ainsi dire, contenu tout le formulaire de la véri- 
table esthétique, et qui peut être exprimée ainsi : Tout 
l'univers visible n'est qu'un magasin d'images et de 
signes auxquels l'imagination donnera une place et 
une valeur relative; c'est une espèce de pâture que 
l'imagination doit digérer et transformer. Toutes les 
facultés de l'âme humaine doivent être subordonnées 
à l'imagination, qui les met en réquisition toutes à la 
fois. De même que bien connaître le dictionnaire n'im- 
plique pas nécessairement la connaissance de l'art de 
la composition, et que l'art de la composition lui- 
même n'implique pas l'imagination universelle, ainsi 
un bon peintre peut n'être pas un grand peintre. Mais 
un grand peintre est forcément un bon peintre, parce 
que l'imagination universelle renferme l'intelligence 
de tous les moyens et le désir de les acquérir. 



SALON DE 1859. 275 

Il est évident que, d'après les notions que je viens 
d'élucider tant bien que mal (il y aurait encore tant 
de choses à dire, particulièrement sur les parties con- 
cordantes de tous les arts et les ressemblances dans 
leurs méthodes!), l'immense classe des artistes, c'est- 
à-dire des hommes qui se sont voués à l'expression de 
l'art, peut jse diviser en deux camps bien distincts : 
celui-ci, qui s'appelle lui-même réaliste, mot à double 
entente et dont le sens n'est pas bien déterminé, et 
que nous appellerons, pour mieux caractériser son er- 
reur, un positiviste, dit : « Je veux représenter les 
choses telles qu'elles sont, ou b;en qu'elles seraient, 
en supposant que je n'existe pas. » 1/ univers sans 
l'homme. Et celui-là, l'imaginatif, dit : « Je veux illu- 
miner les choses avec mon esprit et en projeter le 
reflet sur les autres esprits. » Bien que ces deux mé- 
thodes absolument contraires puissent agrandir ou 
amoindrir tous les sujets, depuis la scène religieuse 
jusqu'au plus modeste paysage, toutefois l'homme 
d'imagination a dû généralement se produire dans la 
peinture religieuse et dans la fantaisie, tandis que la 
peinture dite de genre et le paysage devaient offrir en 
apparence de vastes ressources aux esprits paresseux 
et difficilement excitables. 

Outre les imaginatifs et les soi-disant réalistes, il y 
a encore une classe d'hommes, timides et obéissants, 
qui mettent tout leur orgueil à obéir à un code de 
fausse dignité. Pendant que ceux-ci croient représenter 
la nature et que ceux-là veulent peindre leur àme, 



276 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

d'autres se conforment à des règles de pure conven- 
tion, tout à fait arbitraires, non tirées de l'âme hu- 
maine, et simplement imposées par la routine d'un 
atelier célèbre. Dans cette classe très-nombreuse, mais 
si peu intéressante, sont compris les faux amateurs de 
l'antique, les faux amateurs du style, et en un mot 
tous les hommes qui par leur impuissance ont élevé le 
poncif aux honneurs du style. 



RELIGION, HISTOIRE, FANTAISIE 

A chaque nouvelle exposition, les critiques remar- 
quent que les peintures religieuses font de plus en 
plus défaut. Je ne sais s'ils ont raison quant au 
nombre; mais certainement ils ne se trompent pas 
quant à la qualité. Plus d'un écrivain religieux, natu- 
rellement enclin, comme les écrivains démocrates, à 
suspendre le beau à la croyance, n'a pas manqué d'at- 
tribuer à l'absence de foi cette difficulté d'exprimer les 
choses de la foi. Erreur qui pourrait être philosophi- 
quement démontrée, si les faits ne nous prouvaient 
pas suffisamment le contraire, et si l'histoire de la » 
peinture ne nous offrait pas des artistes impies et 
athées produisant d'excellentes œuvres religieuses. 



SALON DE 1859. 277 

Disons donc simplement que la religion étant la plus 
haute fiction de l'esprit humain (je parle exprès comme 
parlerait un athée professeur de beaux-arts, et rien 
n'en doit être conclu contre ma foi), elle réclame de 
ceux qui se vouent à l'expression de ses actes et de ses 
sentiments l'imagination la plus vigoureuse et les ef- 
forts les plus tendus. Ainsi le personnage de Polyeucte 
exige du poëte et du comédien une ascension spirituelle 
et un enthousiasme beaucoup plus vif que tel person- 
nage vulgaire épris d'une vulgaire créature de la terre, 
ou même qu'un héros purement politique. La seule 
concession qu'on puisse raisonnablement faire aux 
partisans de la théorie qui considère la foi comme 
Tunique source d'inspiration religieuse, est que le 
poëte, le comédien et l'artiste, au moment où ils exé- 
cutent l'ouvrage en question, croient à la réalité de ce 
qu'ils représentent, échauffés qu'ils sont par la néces- 
sité. Ainsi l'art est le seul domaine spirituel où l'homme 
puisse dire : « Je croirai si je veux, et si je ne veux 
pas, je ne croirai pas. » La cruelle et humiliante 
maxime : Spiritus flat ubi vult, perd ses droits en ma- 
tière d'art. 

J'ignore si MM. Legros et Amand Gautier possèdent 
la foi comme l'entend l'Église, mais très-certainement 
ils ont eu, en composant chacun un excellent ouvrage 
de piété, la foi suffisante -pour l'objet en vue. Ils ont 
prouvé que, même au xix e siècle, l'artiste peut pro- 
duire un bon tableau de religion, pourvu que son ima- 
gination soit apte à s'élever jusque-là. Bien que les 
h. 16 



278 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

peintures plus importantes d'Eugène Delacroix nous 
attirent et nous réclament, j'ai trouvé bon, mon cher 
M***, de citer tout d'abord deux noms inconnus ou 
peu connus. La fleur oubliée ou ignorée ajoute à son 
parfum naturel le parfum paradoxal de son obscurité, 
et sa valeur positive est augmentée par la joie de 
l'avoir découverte. J'ai peut-être tort d'ignorer entière- 
ment iM. Legros, mais j'avouerai que je n'avais encore 
vu aucune production signée de son nom. La première 
fois que j'aperçus son tableau, j'étais avec notre ami 
commun, M. C..., dont j'attirai les yeux sur cette pro- 
duction si humble et si pénétrante. Il n'en pouvait pas 
nier les singuliers mérites; mais cet aspect villageois, 
tout ce petit monde vêtu de velours, de coton, d'in- 
dienne et de cotonnade que Y Angélus rassemble le soir 
m sous la voûte de l'église de nos grandes villes, avec 
ses sabots et ses parapluies, tout voûté par le travail, 
tout ridé par l'âge, tout parcheminé par la brûlure du 
chagrin, troublait un peu ses yeux, amoureux, comme 
ceux d'un bon connaisseur, des beautés élégantes et 
mondaines. Il obéissait évidemment à cette humeur 
française qui craint surtout d'être dupe, et qu'a si 
cruellement raillée l'écrivain français qui en était le 
plus singulièrement obsédé. Cependant l'esprit du vrai 
critique, comme l'esprit du vrai poëte, doit être ouvert 
à toutes les beautés; avec la* même facilité il jouit de la 
grandeur éblouissante de César triomphant et de la 
grandeur du pauvre habitant des faubourgs incliné 
sous le regard de son Dieu. Comme les voilà bien 



SALON DE 1859. 279 

revenues et retrouvées les sensations de rafraîchisse- 
ment qui habitent les voûtes de l'église catholique, et 
l'humilité qui jouit d'elle-même, et la confiance du 
pauvre dans le Dieu juste, et l'espérance du secours, si 
ce n'est l'oubli des infortunes présentes ! Ce qui prouve 
que M. Legros est un esprit vigoureux, c'est que l'ac- 
coutrement vulgaire de son sujet ne nuit pas du tout 
à la grandeur morale du même sujet, mais qu'au con- 
traire la trivialité est ici comme un assaisonnement dans 
la charité et la tendresse. Par une association mysté- 
rieuse que les esprits délicats comprendront, l'enfant 
grotesquement habillé qui tortille avec gaucherie sa 
casquette dans le temple de Dieu,*m'a fait penser à 
l'âne de Sterne et à ses macarons. Que l'âne soit co- 
mique en mangeant un gâteau, cela ne diminue rien 
de la sensation d'attendrissement qu'on éprouve en 
voyant le misérable esclave de la ferme cueillir quel- 
ques douceurs dans la main d'un philosophe. Ainsi 
l'enfant du pauvre, tout embarrassé de sa contenance, 
goûte, en tremblant, aux confitures célestes. J'oubliais 
de dire que l'exécution de cette œuvre pieuse est d'une 
remarquable solidité; la couleur un peu triste et la 
minutie des détails s'harmonisent avec le caractère 
éternellement précieux de la dévotion. M. C... me fit 
remarquer que les fonds ne fuyaient pas assez loin et 
que les personnages semblaient un peu plaqués sur la 
décoration qui les entoure. Mais ce défaut, je l'avoue, 
en me rappelant l'ardente naïveté des vieux tableaux, 
fut pour moi comme un charme de plus. Dans une 



280 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

œuvre moins intime et moins pénétrante, il n'eût pas 
été tolérable. 

M. Amand Gautier est l'auteur d'un ouvrage qui avait 
déjà, il y a quelques années, frappé les yeux de la cri- 
tique, ouvrage remarquable à bien des égards, refusé, 
je crois, par le jury, mais qu'on put étudier aux vitres 
d'un des principaux marchands du boulevard : je veux 
parler d'une cour d'un Hôpital de folles; sujet qu'il 
avait traité, non pas selon la méthode philosophique 
et germanique, celle de Kaulbach, par exemple, qui 
fait penser aux catégories d'Aristote, mais avec le sen- 
timent dramatique français, uni à une observation 
fidèle et intelligente. Les amis de l'auteur disent que 
tout dans l'ouvrage était minutieusement exact : têtes, 
gestes, physionomies, et copié d'après la nature. Je ne 
le crois pas, d'abord parce que j'ai surpris dans l'ar- 
rangement du tableau des symptômes du contraire, et 
ensuite parce que ce qui est positivement et univer- 
sellement exact n'est jamais admirable. Cette année-ci, 
M. Amand Gautier a exposé un unique ouvrage qui 
porte simplement pour titre les Sœurs de charité. Il 
faut une véritable puissance pour dégager la poésie 
sensible contenue dans cefc longs vêtements uniformes, 
dans ces coiffures rigides, et dans ces attitudes mo- 
destes et sérieuses comme la vie des personnes de 
religion. Tout dans le tableau de M. Gautier concourt 
au développement de la pensée principale : ces longs 
murs blancs, ces arbres correctement alignés, cette 
façade simple jusqu'à la pauvreté, les attitudes droites 



SALON DE 1859. 281 

et sans coquetterie féminine, tout ce sexe réduit à la 
discipline comme le soldat, et dont le visage brille 
tristement des pâleurs rosées de la virginité consacrée, 
donnent la sensation de l'éternel, de l'invariable, du 
devoir agréable dans sa monotonie. J'ai éprouvé, en étu- 
diant cette toile peinte avec une touche large et simple 
comme le sujet, ce je ne sais quoi que jettent dans 
l'âme certains Lesueur et les meilleurs Philippe de Cham- 
pagne, ceux qui expriment les habitudes monastiques. 
Si, parmi les personnes qui me lisent, quelques-unes 
voulaient chercher ces tableaux, je crois bon de les 
avertir qu'elles les trouveront au bout de la galerie, 
dans la partie gauche du bâtiment, au fond d'un vaste 
salon carré où Ton a interné une multitude de toiles 
innommables, soi-disant religieuses pour la plupart. 
L'aspect de ce salon est si froid, que les promeneurs y 
sont plus rares, comme dans un coin de jardin que le 
soleil ne visite pas. C'est dans ce capharnaûm de faux 
ex-voto, dans cette immense voie lactée de plâtreuses 
sottises, qu'ont été reléguées ces deux modestes toiles. 
L'imagination de Delacroix ! Celle-là n'a jamais 
craint d'escalader les hauteurs difficiles de la religion ; 
le ciel lui appartient, comme l'enfer, comme la guerre, 
comme l'Olympe, comme la volupté. Voilà bien le type 
du peintre-poëte ! Il est bien un des rares élus, et 
l'étendue de son esprit comprend la religion dans son 
domaine. Son imagination, ardente comme les cha- 
pelles ardentes, brille de toutes les flammes et de 
toutes les pourpres. Tout ce qu'il y a de douleur dans 

10. 



282 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

la passion le passionne; tout ce qu'il y a de splendeur 
dans l'Église l'illumine. Il verse tour à tour sur ses 
toiles inspirées le sang, la lumière et les ténèbres. Je 
crois qu'il ajouterait volontiers, comme surcroît, son 
faste naturel aux majestés de l'Évangile. J'ai vu une 
petite Annonciation, de Delacroix, où l'ange visitant 
Marie n'était pas seul, mais conduit en cérémonie par 
deux autres anges, et l'effet de cette cour céleste était 
puissant et charmant. Un de ses tableaux de jeunesse, 
le Christ aux Oliviers (« Seigneur, détournez de moi ce 
calice, » à Saint-Paul, rue Saint-Antoine), ruisselle de 
tendresse féminine et d'onction poétique. La douleur 
et la pompe, qui éclatent si haut dans la religion, 
font toujours écho dans son esprit. 

Eh bien, mon cher ami, cet homme extraordinaire 
qui a lutté avec Scott, Byron, Gœthe, Shakspeare, 
Arioste, Tasse, Dante et l'Évangile, qui a illuminé l'his- 
toire des rayons de sa palette et versé sa fantaisie à 
flots dans nos yeux éblouis, cet homme, avancé dans le 
nombre de ses jours, mais marqué d'une opiniâtre jeu- 
nesse, qui depuis l'adolescence a consacré tout son 
temps à exercer sa main, sa mémoire et ses yeux pour 
préparer des armes plus sûres à son imagination, ce 
génie a trouvé récemment un professeur pour lui ensei- 
gner son art, dans un jeune chroniqueur dont le sacer- 
doce s'était jusque-là borné à rendre compte de la robe 
de madame une telle au dernier bal de l'Hôtel de ville. 
Ah ! les chevaux roses, ah ! les paysans lilas, ah ! les 
fumées rouges (quelle audace, une fumée rouge !), ont 



SALON DE 1859. 283 

été traités d'une verte façon. L'œuvre de Delacroix a été 
mis en poudre et jeté aux quatre vents du ciel. Ce genre 
d'articles, parlé d'ailleurs dans tous les salons bour- 
geois, commence invariablement par ces mots : « Je dois 
dire que je n'ai pas la prétention d'être un connaisseur, 
les mystères de la peinture me sont lettre close, mais 
cependant, etc.. (en ce cas, pourquoi en parler?) et finit 
généralement par une phrase pleine d'aigreur qui équi- 
vaut à un regard d'envie jeté sur les bienheureux qui 
comprennent l'incompréhensible. 

Qu'importe, me direz-vous, qu'importe la sotlise si 
le génie triomphe ? Mais, mon cher, il n'est pas superflu 
de mesurer la force de résistance à laquelle se heurte 
le génie, et toute l'importance de ce jeune chroniqueur 
se réduit, mais c'est bien suffisant, à représenter l'es- 
prit moyen de la bourgeoisie. Songez donc que cette 
comédie se joue contre Delacroix depuis 1822, et que 
depuis cette époque, toujours exact au rendez-vous, 
notre peintre nous a donné à chaque exposition plusieurs 
tableaux parmi lesquels il y avait au moins un chef- 
d'œuvre, montrant infatigablement, pour me servir de 
l'expression polie et indulgente de M. Thiers, « cet élan 
de la supériorité qui ranime les espérances un peu dé- 
couragées par le mérite trop modère de tout le reste. » 
Et il ajoutait plus loin : « Je ne sais quel souvenir des 
grands artistes me saisit à l'aspect de ce tableau (Dante 
et Virgile). Je retrouve cette puissance sauvage, ardente, 
mais naturelle, qui cède sans effort à son propre entraî- 
nement... Je ne crois pas m'y tromper, M. Delacroix a 



284 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

reçu le génie ; qu'il avance avec assurance, qu'il se livre 
aux immenses travaux, condition indispensable du ta- 
lent... » Je ne sais pas combien de fois dans sa vie 
M. Thiers a été prophète, mais il le fut ce jour-là. Dela- 
croix s'est livré aux immenses travaux, et il n'a pas 
désarmé l'opinion. A voir cet épanchement majestueux, 
intarissable, de peinture, il serait facile de deviner 
l'homme à qui j'entendais dire un soir : « Comme tous 
ceux de mon âge, j'ai connu plusieurs passions ; mais ce 
n'est que dans le travail que je me suis senti parfaite- 
ment heureux. » Pascal dit que les toges, la pourpre et 
les panaches ont été très-heureusement inventés pour 
imposer au vulgaire, pour marquer d'une étiquette ce 
qui est vraiment respectable ; et cependant les distinc- 
tions officielles dont Delacroix a été l'objet n'ont pas fait 
taire l'ignorance. Mais à bien regarder la chose, pour les 
gens qui, comme moi, veulent que les affaires d'art ne se 
traitent qu'entre aristocrates et qui croient que c'est la 
rareté des élus qui fait le paradis, tout est ainsi pour 
le mieux. Homme privilégié ! la Providence lui garde 
des ennemis en réserve. Homme heureux parmi les 
heureux ! non-seulement son talent triomphe des ob- 
stacles, mais il en fait naître de nouveaux pour en 
triompher encore ! Il est aussi grand que les anciens, 
dans un siècle et dans un pays où les anciens n'au- 
raient pas pu vivre. Car, lorsque j'entends porter jus- 
qu'aux étoiles des hommes comme Raphaël et Véronèse, 
avec une .intention visible de diminuer le mérite qui 
s'est produit après eux, tout en accordant mon enthou- 



SALON DE 1859. 285 

siasme à ces grandes ombres qui n'en ont pas besoin, je 
me demande si un mérite, qui est au moins l'égal du 
leur (admettons un instant, par pure complaisance, 
qu'il lui soit inférieur), n'est pas infiniment plus méri- 
tant, puisqu'il s'est victorieusement développé dans une 
atmosphère et un terroir hostiles? Les nobles artistes 
de la Renaissance eussent été bien coupables de n'être 
pas grands, féconds et sublimes, encouragés et excités 
qu'ils étaient par une compagnie illustre de seigneurs 
et de prélats, que dis-je ? par la multitude elle-même 
qui était artiste en ces âges d'or ! Mais l'artiste moderne 
qui s'est élevé très-haut malgré son siècle, qu'en dirons- 
nous, si ce n'est de certaines choses que ce siècle n'ac- 
ceptera pas, et qu'il faut laisser dire aux âges futurs? 
Pour revenir aux peintures religieuses , dites-moi si 
vous vîtes jamais mieux exprimée la solennité néces- 
saire de la Mise au tombeau. Croyez-vous sincèrement 
que Titien eût inventé cela? Il eût conçu, il a conçu la 
chose autrement ; mais je préfère cette manière-ci. Le 
décor, c'est le caveau lui-même, emblème de la vie sou- 
terraine que doit mener longtemps la religion nouvelle! 
Au dehors, l'air et la lumière qui glisse en rampant 
dans la spirale. La Mère va s'évanouir, elle se soutient 
à peine! Remarquons en passant qu'Eugène Delacroix, 
au lieu de faire de la très-sainte Mère une femmelette 
d'album, lui donne toujours un geste et une ampleur 
tragiques qui conviennent parfaitement à cette reine 
des mères. Il est impossible qu'un amateur un peu 
poète ne sente pas son imagination frappée, non pas 



286 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

d'une impression historique, mais d'une impression 
poétique, religieuse, universelle, en contemplant ces 
quelques hommes qui descendent soigneusement le 
cadavre de leur Dieu au fond d'une crypte, dans ce sé- 
pulcre que le monde adorera, « le seul, dit superbement 
René, qui n'aura rien à rendVe à la fin des siècles! » 

Le Saint Sébastien est une merveille non pas seule- 
ment comme peinture, c'est aussi un délice de tristesse. 
La Montée au Calvaire est une composition compliquée, 
ardente et savante. « Elle devait, nous dit l'artiste qui 
connaît son monde, être exécutée dans de grandes pro- 
portions à Saint-Sulpice, dans la chapelle des fonts 
baptismaux, dont la destination a été changée. » Bien 
qu'il eût pris toutes ses précautions, disant clairement 
au public : « Je veux vous montrer le projet, en petit, 
d'un très-grand travail qui m'avait été confié, ».les 
critiques n'ont pas manqué, comme à l'ordinaire, pour 
lui reprocher de ne savoir peindre que des esquisses! 

Le voilà couché sur des verdures sauvages, avec une 
mollesse et une tristesse féminines, le poëte illustre 
qui enseigna Yart d'aimer. Ses grands amis de Rome 
sauront-ils vaincre la rancune impériale? Retrouvera- 
t-il un jour les somptueuses voluptés de la prodigieuse 
cité? Non, de ces pays sans gloire s'épanchera vaine- 
ment le long et mélancolique fleuve des Tristes; ici il 
vivra, ici il mourra.. « Un jour, ayant passé l'Ister vers 
son embouchure et étant un peu écarté de la troupe 
des chasseurs, je me trouvai à la vue des flots du Pont- 
Euxin. Je découvris un tombeau de pierre, sur lequel 



SALON DE 1859. 287 

croissait un laurier. J'arrachai les herbes qui couvraient 
quelques lettres latines, et bientôt je parvins à lire ce 
premier vers des élégies d'un poëte infortuné : 

— « Mon livre, vous irez à Rome, et vous irez à ♦ 
Rome sans moi. » 

« Je ne saurais vous peindre ce que j'éprouvai en 
retrouvant au fond de ce désert le tombeau d'Ovide. 
Quelles tristes réflexions ne fis-je point sur les peines 
de l'exil, qui étaient aussi les miennes, et sur l'inutilité 
des talents pour le bonheur ! Rome, qui jouit aujour- 
d'hui des tableaux du plus ingénieux de ses poètes, 
Rome a vu couler vingt ans, d'un œil sec, les larmes 
d'Ovide. Ah! moins ingrats que les peuples d'Ausonie, 
les sauvages habitants des bords de l'Ister se souvien- 
nent encore de l'Orphée qui parut dans leurs forêts! Ils 
viennent danser autour de ses cendres ; ils ont même 
retenu quelque chose de son langage : tant leur est 
douce la mémoire de ce Romain qui s'accusait d'être le 
barbare, parce qu'il n'était pas entendu du Sarmate! » 

Ce n'est pas sans motif que j'ai cité, à propos d'Ovide, 
ces réflexions d'Eudore. Le ton mélancolique du poëte 
des Martyrs s'adapte à ce tableau, et la tristesse lan- 
guissante du prisonnier chrétien s'y réfléchit heureu- 
sement. Il y a là l'ampleur de touche et de sentiments 
qui caractérisait la plume qui a écrit les Natchez; et je 
reconnais, dans la sauvage idylle d'Eugène Delacroix, 
une histoire parfaitement belle parce qu'il y a mis la 
fleur du désert, la grâce de la cabane et une simplicité 
à conter la douleur que je ne me flatte pas d'avoir con- 



288 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

servèes. Certes je n'essayerai pas de traduire avec ma 
plume la volupté si triste qui s'exhale de ce verdoyant 
exil. Le catalogue, parlant ici la langue si nette et si 
brève des notices de Delacroix, nous dit simplement, 
et cela vaut mieux : « Les uns l'examinent avec curio- 
sité, les autres lui font accueil à leur manière, et lui 
offrent des fruits sauvages et du lait de jument. » Si 
triste qu'il soit, le poëte des élégances n'est pas insen- 
sible à cette grâce barbare, au charme de cette hospi- 
talité rustique. Tout ce qu'il y a dans Ovide de délica- 
tesse et de fertilité a passé dans la, peinture de Dela- 
croix; et, comme l'exil a donné au brillant poëte la 
tristesse qui lui manquait, la mélancolie a revêtu de 
son vernis enchanteur le plantureux paysage du peintre. 
Il m'est impossible de dire : Tel tableau de Delacroix 
est le meilleur de ses tableaux; car c'est toujours le 
vin du même tonneau, capiteux, exquis, sui generis ; 
mais on peut dire qu'Ovide cliez les Scythes est une de 
ces étonnantes œuvres comme Delacroix seul sait les 
concevoir et les peindre. L'artiste qui a produit cela 
peut se dire un homme heureux, et heureux aussi se 
dira celui qui pourra tous les jours en rassasier son 
regard. L'esprit s'y enfonce avec une lente et gour- 
mande volupté, comme dans le ciel, dans l'horizon de 
la mer, dans des yeux pleins de pensée, dans une ten- 
dance féconde et grosse de rêverie. Je suis convaincu 
que ce tableau a un charme tout particulier pour les 
esprits délicats; je jurerais presque qu'il a dû plaire 
plus que d'autres, peut-être, aux tempéraments ner 



SALON DE 1859. 289 

veux et poétiques, à M. Fromentin, par exemple, dont 
j'aurai le plaisir de vous entretenir tout à l'heure. 

Je tourmente mon esprit pour en arracher quelque 
formule qui exprime bien la spécialité d'Eugène Dela- 
croix. Excellent dessinateur, prodigieux coloriste, com- 
positeur ardent et fécond, tout cela est évident, tout 
cela a été dit. Mais d'où vient qu'il produit la sensa- 
tion de nouveauté? Que nous donne-t-il de plus que le 
passé? Aussi grand que les grands, aussi habile que 
les habiles, pourquoi nous plaît-il davantage? On pour- 
rait dire que, doué d'une plus riche imagination, il 
exprime surtout l'intime du cerveau, l'aspect étonnant 
des choses, tant son ouvrage garde fidèlement la mar- 
que et l'humeur de sa conception. C'est l'infini dans 
le fini. C'est le rêve! et je n'entends pas par ce mot 
les capharnaùms de la nuit, mais la vision produite 
par une intense méditation, ou, dans les cerveaux 
moins fertiles, par un excitant artificiel. En un mot, 
Eugène Delacroix peint surtout Y âme dans ses belles 
heures. Àh! mon cher ami, cet homme me donne 
quelquefois l'envie de durer autant qu'un patriarche, 
ou, malgré tout ce qu'il faudrait de courage à un 
mort pour consentir à revivre ( « Rendez-moi aux 
enfers! » disait l'infortuné ressuscité parla sorcière 
thessalienne), d'être ranimé à temps pour assister aux 
enchantements et aux louanges qu'il excitera dans 
l'âge futur. Mais à quoi bon? Et quand ce vœu puéril 
serait exaucé, de voir une prophétie réalisée, quel 
bénéfice £n tirerai-je, si ce n'est la honte de reconnaître 

h. 17 



290 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

que j'étais une âme faible et possédée du besoin de 
voir approuver ses convictions? 



VI 



{RELIGION, HISTOIR , FANTAISIE (SUITE) 

L'esprit français épigrammatique, combiné avec un 
élément <de pédanterie, destiné à relever d'un peu de 
sérieux «a légèreté naturelle, devait engendrer une 
école que Théophile Gautier, dans sa bénignité, appelle 
poliment l'école néo-grecque, et que je nommerai, si 
vous le voulez bien, l'école des pointus. Ici l'érudition 
a pour but de déguiser l'absence d'imagination. La 
plupart du temps, il ne s'agit dès lors que de transpor- 
ter la Vie commune et vulgaire dans un cadre grec ou 
romain. Dézobry et Barthélémy seront ici d'un grand 
secours, et des pastiches des fresques d'Herculanum, 
avec leurs teintes pâles obtenues par des frottis impal- 
pables, permettront au peintre d'esquiver toutes les 
difficultés d'une peinture riche et solide. Ainsi d'un côté 
le bric-à-brac (élément sérieux), de l'autre la transpo- 
sition des vulgarités de h vie dans le régime antique 
(élément de surprise et de succès), suppléeront désor- 
mais à toutes les conditions requises pour la bonne 
^peinture. Nous verrons donc des moutards antiques 



SALON DE 1859. 291 

jouer à la balle antique et au cerceau antique, avec 
d'antiques poupées et d'antiques joujoux ; des bambins 
idylliques jouer à la madame et au monsieur (Ma sœur 
n'y est pas); des amours enfourchant des bêtes aqua- 
tiques (Décoration pour une salle de bains) et des Mar- 
chandes d'amour à foison, qui offriront leur marchan- 
dise suspendue par les ailes, comme un lapin par les 
oreilles, et qu'on devrait renvoyer à la place de la 
Morgue, qui est le lieu où se fait un abondant com- 
merce d'oiseaux plus naturels. L'Amour, l'inévitable 
Amour, l'immortel Cupidon des confiseurs , joue dans 
cette école un rôle dominateur et universel. Il est le 
président de cette république galante et minaudière. 
C'est un poisson qui s'accommode à toutes les sauces. 
Ne sommes-nous pas cependant bien las de voir la 
couleur et le marbre prodigués en faveur de ce vieux 
polisson, ailé comme un insecte, ou comme un canard, 
que Thomas Hood nous montre accroupi, et, commtî 
un impotent, écrasant de sa molle obésité le nuage 
qui lui sert de coussin? De sa main gauche il tient en 
manière de sabre son arc appuyé contre sa cuisse; de 
la droite il exécute avec sa flèche le commandement : 
Portez armes! sa chevelure est frisée dru comme une 
perruque de cocher; ses joues rebondissantes oppriment 
ses narines et ses yeux; sa chair, ou plutôt sa viande, 
capitonnée, tubuleuse et soufflée, comme les graisses 
suspendues aux crochets des bouchers, est sans doute 
distendue par les soupirs de l'idylle universelle; à son 
dos montagneux sont accrochées deux ailes de papillon. 



292 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

« Est-ce bien là l'incube qui oppresse le sein des 
belles? Ce personnage est-il le partenaire dispro- 
portionné pour lequel soupire Pastorella, dans la plus 
étroite des couchettes virginales? La platonique 
Amanda (qui est tout âme), fait-elle donc, quand 
elle disserte sur l'Amour, allusion à cet être trop pal- 
pable, qui est tout corps? Et Bélinda croit-elle, en 
vérité, que ce Sagittaire ultra-substantiel puisse être 
embusqué dans son dangereux œil bleu ? 

« La légende raconte qu'une fille de Provence 
s'amouracha de la statue d'Apollon et en mourut. 
Mais demoiselle passionnée délira-t-elle jamais et se 
dessécha-t-elle devant le piédestal de cette monstrueuse 
figure? ou plutôt ne serait-ce pas un emblème indé- 
cent qui servirait à expliquer la timidité et la résis- 
tance proverbiale des filles à l'approche de l'Amour? 

a Je crois facilement qu'il lui faut tout un cœur pour 
lui tout seul ; car il doit le bourrer jusqu'à la réplétion. 
Je crois à sa confiance; car il a l'air sédentaire et peu 
propre à la marche. Qu'il soit prompt à fondre, cela 
tient à sa graisse, et s'il brûle avec flamme, il en est 
de même de tous les corps gras. Il a des langueurs 
comme tous les corps d'un pareil tonnage, et il est 
naturel qu'un si gros soufflet soupire. 

« Je ne nie pas qu'il s'agenouille aux pieds des 
dames, puisque c'est la posture des éléphants; qu'il 
jure que cet hommage sera éternel; certes il serait 
malaisé de concevoir qu'il en fût autrement. Qu'il 
meure, je n'en fais aucun doute, avec une pareille 



SALON DE 1859. 293 

corpulence et un cou si court ! S'il est aveugle, c'est 
l'enflure de sa joue de cochon qui lui bouche la vue. 
Mais qu'il loge dans l'œil bleu de Bélinda, ah ! je me 
sens hérétique, je ne le croirai jamais; car elle n'a 
jamais eu une étable 1 dans l'œil I » 

Cela est doux à lire, n'est-ce pas? et cela nous 
venge un peu de ce gros poupard troué de fossettes 
qui représente l'idée populaire de l'Amour. Pour moi, 
si j'étais invité à représenter l'Amour, il me semble 
que je le peindrais sous la forme d'un cheval enragé 
qui dévore son maître, ou bien d'un démon aux yeux 
cernés par la débauche et l'insomnie, traînant, comme 
un spectre ou un galérien, des chaînes bruyantes à ses 
chevilles, et secouant d'une main une fiole de poison, 
de l'autre le poignard sanglant du crime. 

L'école en question, dont le principal caractère (à 
mes yeux) est un perpétuel agacement, touche à la 
fois au proverbe, au rébus et au vieux-neuf. Comme 
rébus, elle est, jusqu'à présent, restée inférieure à 
L'Amour fait passer le Temps et Le Temps fait passer 
L'Amour, qui ont le mérite d'un rébus sans pudeur, 
exact et irréprochable. Par sa manie d'habiller à l'an- 
tique la vie triviale moderne, elle commet sans cesse 
ce que j'appellerais volontiers une caricature à l'in- 
verse. Je crois lui rendre un grand service en lui indi- 
quant, si elle veut devenir plus agaçante encore, le 



1 . Une étable contient plusieurs cochons, et, de plus, il y a ca- 
lembour; on peut deviner quel est le sens du mot sty au figuré. 



204 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

petit livre de M. Edouard Fournier comme une source 
inépuisable de sujets. Revêtir des costumes du passé 
toute l'histoire, toutes les professions et toutes les 
industries modernes, voilà, je pense, pour la peinture, 
un infaillible et infini moyen d'étonnement. L'hono- 
rable érudit y prendra lui-même quelque plaisir. 

Il est impossible de méconnaître chez M. Gérome de 
nobles qualités, dont les premières sont la recherche 
du nouveau et le goût des grands sujets ; mais son 
originalité (si toutefois il y a originalité) est souvent 
d'une nature laborieuse et à peine visible. Froidement 
il réchauffe les sujets par de petits ingrédients et par 
des expédients puérils. L'idée d'un combat de coqs 
appelle naturellement le souvenir de Manille ou de 
l'Angleterre. M. Gérome essayera de surprendre notre 
curiosité en transportant ce jeu dans une espèce de 
pastorale antique. Malgré de grands et nobles efforts, 
le Siècle d'Auguste, par exemple, — qui est encore une 
preuve de cette tendance française de M. Gérome à 
chercher le succès ailleurs que dans la seule peinture, 
— il n'a été jusqu'à présent, et ne sera, ou du moins 
cela est fort à craindre, que le* premier des esprits 
pointus. Que ces jeux romains soient exactement 
représentés, que la couleur locale soit scrupuleuse- 
ment observée, je n'en veux point douter; je n'élèverai 
pas à ce sujet le moindre soupçon (cependant, puisque 
voici le rétiaire, où est le mirmillon?); mais baser un 
succès sur de pareils éléments, n'est-ce pas jouer un 
jeu, sinon déloyal, au moins dangereux, et susciter 



i 



SALON DE 1859. 295 

une résistance méfiante chez beaucoup de gens qui 
s'en iront hochant la tête et se demandant s'il est bien 
certain que les choses se passassent absolument ainsi? 
En supposant même qu'une pareille critique soit 
injuste (car on reconnaît généralement chez M. Gérome 
un esprit curieux du passé et avide d'instruction), elle 
est la punition méritée d'un artiste qui substitue l'amu- 
sement d'une page érudite aux jouissances de la pure 
peinture. La facture de M. Gérome, il faut bien le dire, 
n'a jamais été forte ni originale. Indécise, au contraire, 
et faiblement caractérisée, elle a toujours oscillé entre 
Ingres et Delaroche. J'ai d'ailleurs à faire un reproche 
plus vif au tableau en question. Même pour montrer 
l'endurcissement dans le crime et dans la débauche, 
même pour nous faire soupçonner les bassesses secrètes 
de la goinfrerie, il n'est pas nécessaire de faire alliance 
avec la caricature, et je crois que l'habitude du com- 
mandement, surtout quand il s'agit de commander au 
monde, donne, à défaut de vertus, une certaine noblesse 
d'attitude dont s'éloigne beaucoup trop ce soi-disant 
César, ce boucher, ce marchand de vins obèse, qui 
tout au plus pourrait, comme le suggère sa pose 
satisfaite et provocante, aspirer au rôle de directeur du 
journal des Ventrus et des satisfaits. 

Le Roi Candaule est encore un piège et une distrac- 
tion. Beaucoup de gens s'extasient devant le mobilier 
et la décoration du lit royal ; voilà donc une chambre 
à coucher asiatique ! quel triomphe ! Mais est-il bien 
vrai que la terrible reine, si jalouse d'elle-même, qui 



206 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

se sentait autant souillée par le regard que par la 
main, ressemblât à cette plate marionnette? Il y a, 
d'ailleurs, un grand danger dans un tel sujet, situé à 
égale distance du tragique et du comique. Si Faheo 
dote asiatique n'est pas traitée d'une manière asia- 
tique, funeste, sanglante, elle suscitera toujours le 
comique; elle appellera invariablement dans l'esprit 
les polissonneries de Baudouin et des Biard du 
xvm e siècle, où une porte entre-bâillée permet à deux 
yeux écarquillés de surveiller le jeu d'une seringue 
entre les appas exagérés d'une marquise. 

Jules César! quelle splendeur de soleil couché le 
nom de cet homme jette dans l'imagination! Si jamais 
homme sur la terre a ressemblé à la Divinité, ce fut 
César. Puissant et séduisant! brave, savant et géné- 
reux ! Toutes les forces, toutes les gloires et toutes les 
élégances! Celui dont la grandeur dépassait toujours 
la victoire, et qui a grandi jusque dans la mort; celui 
dont la poitrine, traversée par le couteau, ne donnait 
passage qu'au cri de l'amour paternel, et qui trouvait 
la blessure du fer moins cruelle que la blessure de 
l'ingratitude! Certainement, cette fois, l'imagination 
de M. Gérome a été enlevée ; elle subissait une crise 
heureuse quand elle a conçu son César seul, étendu 
devant son trône culbuté, et ce cadavre de Romain qui 
fut pontife, guerrier, orateur, historien et maître du 
monde, remplissant une salle immense et déserte. On 
a critiqué cette manière de montrer le sujet; on ne 
saurait trop la louer. L'effet en est vraiment grand. 



SALON DE 1859. 297 

Ce terrible résumé suffit. Nous savons tous assez 
l'histoire romaine pour nous figurer tout ce qui est 
sous-entendu, le désordre qui a précédé et le tumulte 
qui a suivi. Nous devinons Rome derrière cette mu- 
raille, et nous entendons les cris de ce peuple stu- 
pide et délivré, à la fois ingrat envers la victime et 
envers l'assassin : « Faisons Brutus César! » Reste à 
expliquer, relativement à la peinture elle-même, 
quelque chose d'inexplicable. César ne peut pas être 
un maugrabin; il avait la peau très-blanche; il n'est 
pas puéril, d'ailleurs, de rappeler que le dictateur 
avait autant de soin de sa personne qu'un dandy 
raffiné. Pourquoi donc cette couleur terreuse dont la 
face et le bras sont revêtus? J'ai entendu alléguer le 
ton cadavéreux dont la mort frappe les visages. Depuis 
combien de temps, en ce cas, faut-il supposer que le 
vivant est devenu cadavre? Les promoteurs d'une pa- 
reille excuse doivent regretter la putréfaction. D'autres 
se contentent de faire remarquer que le bras et la tête 
sont enveloppés par l'ombre. Mais cette excuse impli- 
querait que M. Gérome est incapable de représenter 
une chair blanche dans une pénombre, et cela n'est 
pas croyable. J'abandonne donc forcément la recher- 
che de ce mystère. Telle qu'elle est, et avec tous ses 
défauts, cette toile est la meilleure et incontestable- 
ment la plus frappante qu'il nous ait montrée depuis 
longtemps. 

Les victoires françaises engendrent sans cesse un 
grand nombre de peintures militaires. J'ignore ce que 

17. 



'298 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

vous pensez, mon cher M***, de la peinture militaire 
considérée comme métier et spécialité. Pour moi, je ne 
crois pas quele patriotisme commande le goût du fauxou 
de l'insignifiant. Ce genre de peinture, si l'on y veut 
bien réfléchir, exige la fausseté ou la nullité. Une bataille 
vraie n'est pas un tableau; car, pour être intelligible 
et conséquemment intéressante comme bataille, elle 
ne peut être représentée que par des lignes blanches, 
bleues ou noires, simulant les bataillons en ligne. Le 
terrain devient, dans une composition de ce genre 
comme dans la réalité, plus important que les 
hommes. Mais, dans de pareilles conditions, il n'y a 
plus de tableau, ou du moins il n'y a qu'un tableau de 
tactique et de topographie. M. Horace Vernet crut une 
fois, plusieurs fois même, résoudre la difficulté par 
une série d'épisodes accumulés et juxtaposés. Dès 
lors, le tableau, privé d'unité, ressemble à ces mau- 
vais drames où une surcharge d'incidents parasités 
empêche d'apercevoir l'idée mère, la conception géné- 
ratrice. Donc, en dehors du tableau fait pour les tacti- 
ciens et les topographes, que nous devons exclure de 
l'art pur, un tableau militaire n'est intelligible et inté- 
ressant qu'à la condition d'être un simple épisode de 
la vie militaire. Ainsi l'a très-bien compris M. Pils, 
par exemple, dont nous avons souvent admiré les 
spirituelles et solides compositions; ainsi, autrefois, 
Charlet et Raffet. Mais même dans le simple épisode, 
dans la simple représentation d'une mêlée d'hommes 
sur un petit espace déterminé, que de faussetés, que 



SALON DE 1859. 299 

d'exagérations et quelle monotonie l'œil du spectateur 
a souvent à souffrir! J'avoue que ce qui m'afflige le 
plus en ces sortes de spectacles, ce n'est pas cette 
abondance de blessures, cette prodigalité hideuse de 
membres échappés, mais bien l'immobilité dans la 
violence et l'épouvantable et froide grimace d'une 
fureur stationnaire. Que de justes critiques ne pour- 
rait-on pas faire encore ! D'abord ces longues bandes 
de troupes monochromes, telles que les habillent les 
gouvernements modernes, supportent difficilement le 
pittoresque, et les artistes, à leurs heures belliqueuses, 
cherchent plutôt dans le passé, comme l'a fait M. Pen- 
guilly dans le Combat des Trente, un prétexte plausible 
pour développer une belle variété d'armes et de cos- 
tumes. Il y a ensuite dans le cœur de l'homme un 
certain amour de la victoire exagéré jusqu'au men- 
songe, qui donne souvent à ces toiles un faux air de 
plaidoiries. Cela n'est pas peu propre à refroidir, dans 
un esprit raisonnable, un enthousiasme d'ailleurs tout 
prêt à éclore. Alexandre Dumas, pour avoir à ce sujet 
rappelé récemment la fable : Ah ! si les lions savaient 
peindre! s'est attiré une verte remontrance d'un de 
ses confrères. Il est juste de dire que le moment 
n'était pas très-bien choisi, et qu'il aurait dû ajouter 
que tous les peuples étalent naïvement le même défaut 
sur leurs théâtres et dans leurs musées. Voyez, mon 
cher, jusqu'à quelle folie une passion exclusive et 
étrangère aux arts peut entraîner un écrivain patrio te 
je feuilletais un jour un recueil célèbre représentant 



300 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

les victoires françaises accompagnées d'un texte. Une 
de ces estampes figurait la conclusion d'un traité de 
paix. Les personnages français, bottés, éperonnés, 
hautains, insultaient presque du regard des diplo- 
mates humbles et embarrassés; et le texte louait l'ar- 
tiste d'avoir su exprimer chez les uns la vigueur mo- 
rale par Fénergie des muscles, et chez les autres la 
lâcheté et la faiblesse par une rondeur de formes toute 
féminine! Mais laissons de côté ces puérilités, dont 
l'analyse trop longue est un hors-d'œuvre, et n'en 
tirons que cette morale, à savoir, qu'on peut manquer 
de pudeur même dans l'expression des sentiments les 
plus nobles et les plus magnifiques. 

Il y a un tableau militaire que nous devons louer, 
et avec tout notre zèle; mais ce n'est point une 
bataille ; au contraire , c'est presque une pastorale. 
Vous avez déjà deviné que je veux parler du tableau 
de M. ïabar. Le livret dit simplement : Guerre de Cri- 
mée, Fourrageurs. Que de verdure, et quelle belle 
verdure, doucement ondulée suivant le mouvement des 
collines! L'âme respire ici un parfum compliqué; c'est 
la fraîcheur végétale, c'est la beauté tranquille d'une 
nature qui fait rêver plutôt que penser, et en même 
temps c'est la contemplation de cette vie ardente, 
aven tireuse, où chaque journée appelle un labeur diffé- 
rent. C'est une idylle traversée par la guerre. Les 
gerbes sont empilées ; la moisson nécessaire est faite 
et l'ouvrage est sans doute fini , car le clairon jette au 
milieu des airs un rappel retentissant. Les soldats 



SALON DE 1859. 301 

reviennent par bandes, montant et descendant les 
ondulations du terrain avec une désinvolture noncha- 
lante et régulière. Il est difficile de tirer un meilleur 
parti d'un sujet aussi simple ; tout y est poétique, la 
nature et l'homme; tout y est vrai et pittoresque, 
jusqu'à la ficelle ou à la bretelle unique qui soutient çà 
et là le pantalon rouge. L'uniforme égayé ici, avec l'ar- 
deur du coquelicot ou du pavot, un vaste océan .de ver- 
dure. Le sujet, d'ailleurs, est d'une nature suggestive; 
et, bien que la scène se passe en Crimée, avant d'avoir 
ouvert le catalogue, ma pensée, devant cette armée 
de moissonneurs, se porta d'abord vers nos troupes 
d'Afrique, que l'imagination se figure toujours si prêtes 
à tout, si industrieuses, si véritablement romaines. 

Ne vous étonnez pas de voir un désordre apparent 
succéder pendant quelques pages à la méthodique 
allure de mon compte rendu. J'ai dans le triple titre 
de ce chapitre adopté le mot fantaisie non sans quel- 
que raison. Peinture de genre implique un certain 
prosaïsme, et peinture romanesque, qui remplissait un 
peu mieux mon idée, exclut l'idée du fantastique. C'est 
dans ce genre surtout qu'il faut choisir avec sévérité ; 
car la fantaisie est d'autant plus dangereuse qu'elle 
est plus facile et plus ouverte ; dangereuse comme la 
poésie en prose, comme le roman, elle ressemble à 
l'amour qu'inspire une prostituée et qui tombe bien vite 
dans la puérilité ou dans la bassesse; dangereuse comme 
toute liberté absolue. Mais la fantaisie est vaste comme 
l'univers multiplié par tous les êtres pensants qui l'ha- 



302 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

bitent. Elle est la première chose venue interprétée 
par le premier venu; et, si celui-là n'a pas l'âme qui 
jette une lumière magique et surnaturelle sur l'obscu- 

m 

rite naturelle des choses, elle est une inutilité horrible, 
elle est la première venue souillée par le premier venu. 
Ici donc, plus d'analogie, sinon de hasard; mais au 
contraire trouble et contraste, un champ bariolé par 
l'absence d'une culture régulière. 

En passant, nous pouvons jeter un regard d'admira- 
tion et presque de regret sur les charmantes produc- 
tions de quelques hommes qui, dans l'époque de noble 
renaissance dont j'ai parlé au début de ce travail, 
représentaient le joli, le précieux, le délicieux, Eugène 
Lami qui, à travers ses paradoxaux petits personnages, 
nous fait voir un monde et un goût disparus, et Wat- 
tier, ce savant qui a tant aimé Watteau. Cette époque 
était si belle et si féconde, que les artistes en ce temps- 
lâ n'oubliaient aucun besoin de l'esprit. Pendant 
qu'Eugène Delacroix et Devéria créaient le grand et le 
pittoresque, d'autres, spirituels et nobles dans la peti- 
tesse, peintres du boudoir et de la beauté légère, aug- 
mentaient incessamment l'album actuel de l'élégance 
idéale. Cette renaissance était grande en tout, dans 
l'héroïque et dans la vignette. Dans de plus fortes pro- 
portions aujourd'hui, M. Chaplin, excellent peintre 
d'ailleurs, continue quelquefois, mais avec un peu de 
lourdeur, ce culte du joli ; cela sent moins le monde 
et un peu plus l'atelier. M. Nanteuil est un des plus 
nobles, des plus assidus producteurs qui honorent la 



SALON DE 1859. 303 

seconde phase de cette époque. Il a mis un doigt d'eau 
dans son vin ; mais il peint et il compose toujours avec 
énergie et imagination. Il y a une fatalité dans les 
enfants de cette école victorieuse. Le romantisme est 
une grâce, céleste ou infernale, à qui nous devons des 
stigmates éternels. Je ne puis jamais contempler la col- 
lection des ténébreuses et blanches vignettes dontNan- 
teuil illustrait les ouvrages des auteurs, ses amis, sans 
sentir comme un petit vent frais qui fait se hérisser le 
souvenir. Et M. Baron, n'est-ce pas là aussi un homme 
curieusement doué, et, sans exagérer son mérite outre 
mesure, n'est-il pas délicieux de voir tant de facultés 
employées dans de capricieux et modestes ouvrages? 
Il compose admirablement, groupe avec esprit, colore 
avec ardeur, et jette une flamme amusante dans tous ses 
drames; drames, car il a la composition dramatique 
et quelque chose qui ressemble au génie de l'opéra. 
Si j'oubliais de le remercier, je serais bien ingrat; je 
lui doi»une sensation délicieuse. Quand, au sortir d'un 
taudis, sale et mal éclairé, un homme se trouve tout 
d'un coup transporté dans un appartement propre, 
orné de meubles ingénieux et revêtu de couleurs 
caressantes, il sent son esprit s'illuminer et ses fibres 
s'apprêter aux choses du bonheur. Tel le plaisir phy- 
sique que m'a causé Y Hôtellerie de Saint-Luc. Je venais 
de considérer avec tristesse tout un chaos, plâtreux et 
terreux, d'horreur et de vulgarité, et,- quand je m'ap- 
prochai de cette riche et lumineuse peinture, je 
sentis mes entrailles crier : Enfin, nous voici dans la 



304 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

belle société ! Comme elles sont fraîches, ces eaux qui 
amènent par troupes ces convives distingués sous ce 
portique ruisselant de lierre et de roses ! Comme elles 
sont splendides, toutes ces femmes avec leurs compa- 
gnons, ces maîtres peintres qui se connaissent en beauté, 
s'engouffrant dans ce repaire de la joie pour célébrer 
leur patron! Cette composition, si riche, si gaie, et en 
même temps si noble et si élégante d'attitude, est un 
des meilleurs rêves de bonheur parmi ceux que la 
peinture a jusqu'à présent essayé d'exprimer. 

Par ses dimensions, YÈve de M. Clésinger fait une 
antithèse naturelle avec toutes les charmantes et mi- 
gnonnes créatures dont nous venons de parler. Avant 
l'ouverture du Salon, j'avais entendu beaucoup jaser 
de cette Eve prodigieuse, et, quand j'ai pu la voir, 
j'étais si prévenu contre elle, que j'ai trouvé tout 
d'abord qu'on en avait beaucoup trop ri. Réaction 
toute naturelle, mais qui était, de plus, favorisée par 
mon amour incorrigible du grand. Car il fajit, mon 
cher, que je vous fasse un aveu qui vous fera peut-être 
sourire : dans la nature et dans Tari, je préfère, en 
supposant l'égalité de mérite, les choses grandes à 
toutes les autres, les grands animaux, les grands pay- 
sages, les grands navires, les grands hommes, les 
grandes femmes, les grandes églises, et, transformant, 
comme tant d'autres, mes goûts en principes, je crois 
que la dimension n'est pas une considération sans im- 
portance aux yeux de la Muse. D'ailleurs, pour revenir 
à YÈve de M. Clésinger, cette figure possède d'autres 



SALON DE 1859. 305 

mérites: un mouvement heureux, l'élégance tourmentée 
du goût florentin, un modelé soigné, surtout dans les 
parties inférieures du corps, les genoux, les cuisses et 
le ventre, tel enfin qu'on devait l'attendre d'un sculp- 
teur, un fort bon ouvrage qui méritait mieux que ce 
qui en a été dit. 

Vous rappelez-vous les débuts de M. Hébert, des 
débuts heureux et presque tapageurs? Son second 
tableau attira surtout les yeux ; c'était, si je ne me 
trompe, le portrait d'une femme onduleuse et plus 
qu'opaline, presque douée de transparence, et se tor- 
dant, maniérée, mais exquise, dans une atmosphère 
d'enchantement. Certainement le succès était mérité, 
et M. Hébert s'annonçait de manière à être toujours le 
bienvenu, comme un homme plein de distinction. 
Malheureusement ce qui fit sa juste notoriété fera peut- 
être un jour sa décadence. Cette distinction se limite 
trop volontiers aux charmes de la morbidesse et aux 
langueurs monotones de l'album et du keepsake. Il est 
incontestable qu'il peint fort bien, mais non pas avec 
assez d'autorité et d'énergie pour cacher une faiblesse 
de conception. Je cherche à creuser sous tout ce que je 
vois d'aimable en lui, et j'y trouve je ne sais quelle 
ambition mondaine, le parti pris de plaire par des 
moyens acceptés d'avance par le public, et* enfin un 
certain défaut, horriblement difficile à définir, que 
j'appellerai, faute de mieux, le défaut de tous les liitè- 
ratisants. Je désire qu'un artiste soit lettré, mais je 
souffre quand je le vois cherchant à capter l'imagina- 



306 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

tion par des ressources situées aux extrêmes limites, 
sinon même au delà de son art. 

M. Baudry, bien que sa peinture ne soit pas toujours 
suffisamment solide, est plus naturellement artiste. 
Dans ses ouvrages on devine les bonnes et amoureuses 
études italiennes, et cette figure de petite fille, qui 
s'appelle, je crois, Guttlemelte, a eu l'honneur de faire 
penser plus d'un critique aux spirituels et vivants por- 
traits de Velasquez. Mais enfin il est à craindre que 
M. Baudry ne reste qu'un homme distingué. Sa Made- 
leine pénitente est bien un peu frivole et lestemçnt 
peinte, et, somme toute, à ses toiles de cette année je 
préfère son ambitieux, son compliqué et courageux 
tableau de la Vestale. 

M. Diaz est un exemple curieux d'une fortune facile 
obtenue par une faculté unique. Les temps ne sont pas 
encore loin de nous où il était un engouement. La gaieté 
de sa couleur, plutôt scintillante que riche, rappelait les 
heureux bariolages des étoffes orientales. Les yeux s'y 
amusaient si sincèrement, qu'ils oubliaient volontiers 
d'y chercher le contour et le modelé. Après avoir usé 
en vrai prodigue de cette faculté unique dont la nature 
l'avait prodigalement doué, M. Diaz a senti s'éveiller 

w 

en lui une ambition plus difficile. Ces premières vel- 
léités s'exprimèrent par des tableaux d'une dimension 
plus grande que ceux où nous avions généralement 
pris tant de plaisir. Ambition qui fut sa perte. Tout le 
monde a remarqué l'époque où son esprit fut travaillé 
de jalousie à l'endroit de Corrége et de Prud'hon. Mais 



SALON DE 1859. 307 

on eût dit que son œil, accoutumé à noter le scintille- 
ment d'un petit monde, ne voyait plus de couleurs 
vives dans un grand espace. Son coloris pétillant tour- 
nait au plâtre et à la craie; ou peut-être, ambitieux 
désormais de modeler avec soin, oubliait-il volontaire- 
ment les qualités qui jusque-là avaient fait sa gloire. 
11 est difficile de déterminer les causes qui ont si rapi- 
dement diminué la vive personnalité de M. Diaz; mais 
il est permis de supposer que ces louables désirs lui 
sont venus trop tard. Il y a de certaines réformes im- 
possibles à un certain âge, et rien n'est plus dange- 
reux, dans la pratique des arts, que de renvoyer tou- 
jours au lendemain les études indispensables. Pendant 
de longues années on se fie à un instinct généralement 
heureux, et quand on veut enfin corriger une éduca- 
tion de hasard et acquérir les principes négligés jus- 
qu'alors, il n'est plus temps. Le cerveau a pris des 
habitudes incorrigibles , et la main , réfractaire et 
troublée, ne sait pas plus exprimer ce qu'elle expri- 
mait si bien autrefois que les nouveautés dont mainte- 
nant on la charge. Il est vraiment bien désagréable 
de dire de pareilles choses à propos d'un homme d'une 
aussi notoire valeur que M. Diaz. Mais je ne suis qu'un 
écho; tout haut ou tout bas, avec malice ou avec tris- 
tesse, chacun a déjà prononcé ce que j'écris aujour- 
d'hui. 

Tel n'est pas M. Bida : on dirait, au contraire, qu'il a 
stoïquement répudié la couleur et toutes ses pompes 
pour donner plus de valeur et de lumière aux carac- 



308 CURIOSITES ESTHETIQUES. 

tères que son crayon se charge d'exprimer. Et il les 
exprime avec une intensité et une profondeur remar- 
quables. Quelquefois une teinte légère et transparente 
appliquée dans une partie lumineuse, rehausse agréa- 
blement le dessin sans en rompre la sévère unité. Ce 
qui marque surtout les ouvrages de M. Bida, c'est l'in- 
time expression des figures. Il est impossible de les 
attribuer indifféremment à telle ou telle race, ou de 
supposer que ces personnage^ sont d'une religion qui 
n'est pas la leur. A défaut des explications du livret 
{Prédication maronite dans le Liban, Corps de garde 
tf Amantes au Caire), tout esprit exercé devinerait 
aisément les différences. 

M. Chifflart est un grand prix de Rome, et, miracle! 
il a une originalité. Le séjour dans la ville éternelle 
n'a pas éteint les forces de son esprit; ce qui, après 
tout, ne prouve qu'une chose, c'est que ceux-là seuls y 
meurent, qui sont trop faibles pour y vivre, et que 
l'école n'humilie que ceux qui sont voués à l'humilité. 
Tout le monde, avec raison, reproche aux deux dessins 
de M. Chifflart (Faust au combat, Faust au sabbat) trop 
de noirceur et de ténèbres, surtout pour des dessins 
aussi compliqués. Mais le style en est vraiment beau 
et grandiose. Quel rêve chaotique I Méphisto et son 
ami Faust, invincibles et invulnérables, traversent au 
galop, l'épée haute, tout l'orage de la guerre. Ici la 
Marguerite, longue, sinistre, inoubliable, est suspendue 
et se détache comme un remords sur le disque de la lune, 
immense et pâle. Je sais le plus grand gré à M. Chif- 



SALON DE 1859. 300 

flart d'avoir traité ces poétiques sujets héroïquement 
et dramatiquement, et d'avoir rejeté bien loin toutes 
les fadaises de la mélancolie apprise. Le bon Ary Schef- 
fer, qui refaisait sans cesse un Christ semblable à son 
Faust et un Faust semblable à son Christ, tous deux 
semblables à un pianiste prêt à épancher sur les touches 
d'ivoire ses tristesses incomprises, aurait eu besoin de 
voir ces deux vigoureux dessins pour comprendre qu'il 
n'est permis de traduire les poètes que quand on sent 
en soi une énergie égale à la leur. Je ne crois pas que 
le solide crayon qui a dessiné ce sabbat et cette tuerie 
s'abandonne jamais à la niaise mélancolie des demoi- 
selles. 

Parmi les jeunes célébrités, l'une des plus solide- 
ment établie est celle de M. Fromentin. Il n'est préci- 
sément ni un paysagiste ni un peintre de genre. Ces 
deux terrains sont trop restreints pour contenir sa 
large et souple fantaisie. Si je disais de lui qu'il est 
un conteur de voyages, je ne dirais pas assez; car il y 
a beaucoup de voyageurs sans poésie et sans âme, et 
son âme est une des plus poétiques et des plus pré- 
cieuses que je connaisse. Sa peinture proprement dite, 
sage, puissante, bien gouvernée, procède évidemment 
d'Eugène Delacroix. Chez lui aussi on retrouve cette 
savante et naturelle intelligence de la couleur, si rare 
parmi nous. Mais la lumière et la chaleur, qui jettent 
dans quelques cerveaux une espèce de folie tropicale, 
les agitent d'une fureur inapaisable et les poussent à 
des danses inconnues, ne versent dans son âme qu'une 



310 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

contemplation douce et reposée. C'est l'extase plutôt 
que le fanatisme. -Il est présumable que je suis moi- 
même atteint quelque peu d'une nostalgie qui m'en- 
traîne vers le soleil ; car de ces toiles lumineuses s'élève 
pour moi une vapeur enivrante, qui se condense 
bientôt en désirs et en regrets. Je me surprends à 
envier le sort de ces hommes étendus sous ces ombres 
bleues, et dont les yeux, qui ne sont ni éveillés ni 
endormis, n'expriment, si toutefois ils expriment quel- 
que chose, que l'amour du repos et le sentiment du 
bonheur qu'inspire une immense lumière. L'esprit de 
M. Fromentin tient un peu de la femme, juste au- 
tant qu'il faut pour ajouter une grâce à la force. Mais 
une faculté qui n'est certes pas féminine, et qu'il pos- 
sède à un degré éminent, est de saisir les parcelles du 
beau égarées sur la terre , de suivre le beau à la piste 
partout où il a pu se glisser à travers les trivialités de 
la nature déchue. Aussi il n'est pas difficile de com- 
prendre de quel amour il aime les noblesses de la vie 
patriarcale, et avec quel intérêt il contemple ces hommes 
en qui subsiste encore quelque chose de l'antique 
héroïsme. Ce n'est pas seulement des étoffes éclatantes 
et des armes curieusement ouvragées que ses yeux 
sont épris, mais surtout de cette gravité et de ce dan- 
dysme patricien qui caractérisent les chefs des tribus 
puissantes. Tels nous apparurent, il y a quatorze ans 
à peu près, ces sauvages du Nord-Amérique, conduits 
par le peintre Catlin, qui, même dans leur état de 
déchéance, nous faisaient rêver à l'art de Phidias et 



SALON DE 1859. 311 

aux grandeurs homériques. Mais à quoi bon m'étendre 
sur ce sujet? Pourquoi expliquer ce que M. Fromentin 
a si bien expliqué lui-même dans ses deux charmants 
livres : Un Été dans le Saharah et le Sahel ? Tout le 
monde sait que M. Fromentin raconte ses voyages d'une 
manière double, et qu'il les écrit aussi bien qu'il les 
peint, avec un style qui n'est pas celui d'un autre. 
Les peintres anciens aimaient aussi à avoir le pied 
dans deux domaines et à se servir de deux outils pour 
exprimer leur pensée. M. Fromentin a réussi comme 
écrivain et comme artiste, et ses œuvres écrites ou 
peintes sont si charmantes, que s'il était permis d'abat- 
tre et de couper l'une des tiges pour donner à l'autre 
plus de solidité, plus de robur, il serait vraiment bien 
.difficile de choisir. Car pour gagner peut-être, il fau- 
drait se résigner à perdre beaucoup. 

On se souvient d'avoir vu, à l'Exposition de 1855, 
d^exceUeots petits tableaux, d'une couleur riche et 
intense, mais d'un fini précieux, où dans les costumes 
et les figures se reflétait un curiejux amour du passé ; 
ces charmantes toiles étaient signées du nom de Liés. 
Non loin d'eux, des tableaux exquis, non moins pré- 
cieusement travaillés, marqués des mêmes qualités et 
de la même passion rétrospective, portaient le nom de 
Leys. Presque le même peintre, presque le même nom. 
Cette lettre déplacée ressemble à un de ces jeux intel- 
ligents du hasard, qui a quelquefois l'esprit pointu 
comme un homme. L'un est élève de l'autre-, on dit 
qu'une vive amitié les unit. Mais MM. Leys et Liés sont- 



312 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

ils donc élevés à la dignité de Dioscures? Faut-il, pour 
jouir de l'un, que nous soyons privés de l'autre ? M. Lies 
s'est présenté, cette année, sans son Pollux; M. Le y s 
nousrefera-t-il visite sans Castor? Cette comparaison est 
d'autant plus légitime, que M. Leys a été, je crois, le 
maître de son ami, et que c'est aussi Pollux qui voulut 
céder à son frère la moitié de son immortalité. Les 
Maux de la guerre ! quel titre ! Le prisonnier vaincu, 
lanciné par le brutal vainqueur qui le suit, les paquets 
de butin en désordre, les filles insultées, tout un monde 
ensanglanté, malheureux et abattu, le reître puissant, 
roux et velu, la gouge qui, je crois, n'est pas là, mais 
qui pouvait y être, cette fille peinte du moyen âge, qui 
suivait les soldats avec l'autorisation du prince et de 
l'Église, comme la courtisane du Canada accompagnait, 
les guerriers au manteau de castor, les charrettes qui 
cahotent durement les faibles, les petits et les infir- 
mes, tout cela devait nécessairement produire un 
tableau saisissant, vraiment poétique. L'esprit se porte 
tout d'abord vers Callot; mais je crois n'avoir rien vu, 
dans la longue série de ses œuvres, qui soit plus dra-, 
matiquement composé. J'ai cependant deux reproches 
à faire à M. Liés : la lumière est trop généralement 
répandue, ou plutôt éparpillée; la couleur, monoto- 
nement claire, papillote. En second lieu, la première 
impression que l'œil reçoit fatalement en tombant sur 
ce tableau est l'impression désagréable, inquiétante 
d'un treillage. M. Liés a cerclé de noir, non-seulement 
le contour général de ses figures, mais encore toutes 



SALON DE 1850. 313 

les parties de leur accoutrement, si bien que chacun 
des personnages apparaît comme un morceau de vitrail 
monté sur une armature de plomb. Notez que cette 
apparence contrariante est encore renforcée par la 
clarté générale des tons. 

M. Penguilly est aussi un amoureux du passé. Esprit 
ingénieux, curieux, laborieux. Ajoutez, si vous voulez, 
toutes les épithètes les plus honorables et les plus 
gracieuses qui peuvent s'appliquer à la poésie de 
second ordre, à ce qui n'est pas absolument le grand, 
nu et simple. 11 a la minutie, la patience ardente et 
la propreté d'un bibliomane. Ses ouvrages sont tra- 
vaillés comme les armes et les meubles des temps 
anciens. Sa peinture a le poli du métal et le tranchant 
du rasoir. Pour son imagination, je ne dirai pas qu'elle 
est positivement grande, mais elle est singulièrement 
active, impressionnable et curieuse. J'ai été ravi par 
cette Petite Danse macabre, qui ressemble à une bande 
d'ivrognes attardés, qui va moitié se traînant et moi- 
tié dansant et qu'entraîne son capitaine décharné. 
Examinez, je vous prie, toutes les petites grisailles qui 
servent de cadre et de commentaire à la composition 
principale. Il n'y en a pas une qui ne soit un excellent 
petit tableau. Les artistes modernes négligent beau- 
coup trop ces magnifiques allégories du moyen âge, 
où l'immortel grotesque s'enlaçait en folâtrant, comme 
il fait encore, à l'immortel horrible. Peut-être nos nerfs 
trop délicats ne peuvent-ils plus supporter un symbole 
trop clairement redoutable. Peut-être aussi, mais c'est 

il. 18 



314 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

bien douteux, est-ce la charité qui nous conseille 
d'éviter tout ce qui peut affliger nos semblables. Dans 
les derniers jours de Tan passé, un éditeur de la rue 
Royale mit en vente un paroissien d'un style très- 
recherché, et les annonces publiées par les journaux 
nous instruisirent que toutes les vignettes qui enca- 
draient le texte avaient été copiées sur d'anciens 
ouvrages de la même époque, de manière à donner à 
l'ensemble une précieuse unité de style, mais qu'une 
exception unique avait été faite relativement aux figures 
macabres, qu'on avait soigneusement évité de repro- 
duire, disait la note rédigée sans doute par l'éditeur, 
comme n'étant plus du goût de ce siècle, si éclairé* 
aurait-il dû ajouter, pour se conformer tout à fait au 
goût dudit siècle. 

Le mauvais goût du siècle en cela me fait peur. 

Il y a un brave journal où chacun sait tout et parle 
de tout, où chaque rédacteur, universel et encyclopé- 
dique comme les citoyens de la vieille Rome, peut 
enseigner tour à tour politique, religion, économie, 
beaux-arts, philosophie, littérature. Dans ce vaste 
monument de la niaiserie, penché vers l'avenir comme 
la tour de Pise, et où s'élabore le bonhenr du genre 
humain, il y a un très-honnête homme qui ne veut pas 
qu'on admire M. Penguilly. Mais la raison, mon cher 
M***, la raison? — Parce qu'il y a dans son œuvre 
une monotonie fatigante. — Ce mot n'a sans doute pas 



SALON DE 1859. 315 

trait à l'imagination de M. Penguilly, qui est excessi- 
vement pittoresque et variée. Ce penseur a voulu dire 
qu'il n'aimait pas un peintre qui traitait tous les sujets 
avec le même style. Parbleu! c'est le sien ! Vous voulez 
donc qu'il en change? 

Je ne veux pas quitter cet aimable artiste, dont tous 
les tableaux, cette année, sont également intéressants, 
sans vous faire remarquer plus particulièrement les 
Petites Mouettes : l'azur intense du ciel et de l'eau, 
deux quartiers de roche qui font une porte ouverte sur 
l'infini (vous savez que l'infini paraît plus profond 
quand il est plus resserré), une nuée, une multitude, 
une avalanche, une plaie d'oiseaux blancs, et la solitude ! 
Considérez cela, mon cher ami, et dites-moi ensuite si 
vous croyez que M. Penguilly soit dénué d'esprit poé- 
tique. 

Avant de terminer ce chapitre j'attirerai aussi vos 

« 

yeux sur le tableau de M. Leighton, le seul artiste 
anglais, je présume, qui ait été exact au rendez-vous : 
Le comte Paris se rend à la maison des Capulets pour 
chercher sa fiancée Juliette, et la trouve inanimée. Pein- 
ture riche et minutieuse, avec des tons violents et un 
fini précieux, ouvrage plein d'opiniâtreté, mais drama- 
tique, emphatique même; car nos amis d'outre-Manche 
ne représentent pas les sujets tirés du théâtre comme 
des scènes vraies, mais comme des scènes joutes avec 
l'exagération nécessaire, et ce défaut, si c'en est un, 
prête à ces ouvrages je ne sais quelle beauté étrange 
et paradoxale. 



316 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Enfin, si vous avez le temps de retourner au Salon, 
n'oubliez pas d'examiner les peintures sur émail de 
M. Marc Baud. Cet artiste, dans un genre ingrat et mal 
apprécié, déploie des qualités surprenantes, celles d'un 
vrai peintre. Pour tout dire, en un mot, il peint gras- 
sement là où tant d'autres étalent platement des cou- 
leurs pauvres; il sait faire grand dans le petit. 



VII 



LE PORTRAIT 



Je ne crois pas que les oiseaux du ciel se chargent 
jamais de pourvoir aux frais de ma table, ni qu'un lion 
me fasse l'honneur de me servir de fossoyeur et de 
croque-mort; cependant, dans la Thébaïde que mon 
cerveau s'est faite, semblable aux solitaires agenouillés 
qui ergotaient contre cette incorrigible tête de mort 
encore farcie de toutes les mauvaises faisons de la 
chair périssable et mortelle, je dispute parfois. avec 
des monstres grotesques, des hantises du plein jour, 
des spectres de la rue, du salon, de l'omnibus. En face 
de moi, je vois l'Ame de la Bourgeoisie, et croyez bien 
que si je ne craignais pas de maculer à jamais la ten- 
ture de ma cellule, je lui jetterais volontiers, et avec 
une vigueur qu'elle ne soupçonne pas, mon écritoire à 



SALON DE 1859. 317 

la face. Voilà ce qu'elle me dit aujourd'hui, cette vi- 
laine Ame, qui n'est pas une hallucination : « En vérité, 
les poètes sont de singuliers fous de prétendre que 
l'imagination soit nécessaire dans toutes les fonctions 
de Fart. Qu' est-il besoin d'imagination, par exemple, 
pour faire un portrait? Pour peindre mon âme, mon 
âme si visible, si claire, si notoire? Je pose, et en réa- 
lité c'est moi, le modèle, qui consens à faire le gros de 
la besogne. Je suis le véritable fournisseur de l'artiste. 
Je suis, à moi tout seul, toute la matière. » Mais je lui 
réponds : « Caput mortuum, tais-toi! Brute hyperbo- 
réenne des anciens jours, éternel Esquimau porte- 
lunettes, ou plutôt porte-écailles, que toutes les visions 
de Damas, tous les tonnerres et les éclairs ne sauraient 
éclairer! plus la matière est, en apparence, positive et 
solide, et plus la besogne de l'imagination est subtile 
et laborieuse. Un portrait! Quoi de plus simple et de 
plus compliqué, de plus évident et de plus profond? 
Si la Bruyère eût été privé d'imagination, aurait-il pu 
composer ses Caractères, dont cependant la matière, si 
évidente, s'offrait si complaisamment à lui? Et si res- 
treint qu'on suppose un sujet historique quelconque, 
quel historien peut se flatter de le peindre et de Y illu- 
miner sans imagination? » 

Le portrait, ce genre en apparence si modeste, né- 
cessite une immense intelligence. Il faut sans doute 
que l'obéissance de l'artiste y soit grande, mais sa divi- 
nation doit être égale. Quand je vois un bon portrait, 
je devine tous les efforts de l'artiste, qui a dû voir 

18. 



3t8 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

d'abord ce qui se faisait voir, mais aussi deviner ce 
qui se cachait. Je le comparais tout à l'heure à l'histo- 
rien, je pourrais aussi le comparer au comédien, qui 
par devoir adopte tous les caractères et tous les cos- 
tumes. Rien, si Ton veut bien examiner la chose, n'est 
indifférent dans un portrait. Le geste, la grimace, le 
vêtement, le décor même, tout doit servir à représenter 
un caractère. De grands peintres, et d'excellents pein- 
tres, David, quand il n'était qu'un artiste du xvm e siècle 
et après qu'il fut devenu un chef d'école, Holbein, dans 
tous ses portraits, ont visé à exprimer avec sobriété 
mais avec intensité le caractère qu'ils se chargeaient 
de peindre. D'autres ont cherché à faire davantage ou 
à faire autrement. Reynolds et Gérard ont ajouté l'élé- 
ment romanesque, toujours en accord avec le naturel 
du personnage; ainsi un ciel orageux et tourmenté, 
des fonds légers et aériens, un mobilier poétique, une 
attitude alangwe, une démarche aventureuse, etc.... 
C'est là un procédé dangereux, mais non pas condam- 
nable, qui malheureusement réclame du génie. Enfin, 
quel que soit le moyen le plus visiblement employé 
par l'artiste, que cet artiste soit Holbein, David, Vélas- 
quez ou Lawrence, un bon portrait m'apparaît toujours 
comme une biographie dramatisée, ou plutôt comme 
le drame naturel inhérent à tout homme. D'autres ont 
voulu restreindre les moyens. Était-ce par impuissance 
de les employer tous? était-ce dans l'espérance d'ob- 
tenir une plus grande intensité d'expression? Je ne 
sais; ou plutôt je serais incliné à croire qu'en ceci, 



SALOiN DE 1850. 310 

comme en bien d'autres choses humaines, les deux rai- 
sons sont également acceptables. Ici, mon cher ami, je 
suis obligé, je le crains fort, de toucher à une de vos 
admirations. Je veux parler de l'école d'Ingres en gé- 
néral, et en particulier de sa méthode appliquée au 
portrait. Tous les élèves n'ont pas strictement et hum- 
blement suivi les préceptes du maître. Tandis que 
M. Amaury-Duval outrait courageusement l'ascétisme 
de l'école, M. Lehmann essayait quelquefois de faire 
pardonner la genèse de ses tableaux par quelques mix- 
tures adultères. En somme on peut dire que l'ensei- 
gnement a été despotique, et qu'il a laissé dans la 
peinture française une trace douloureuse. Un homme 
plein d'entêtement, doué de quelques facultés pré- 
cieuses, mais décidé à nier l'utilité de celles qu'il ne 
possède pas, s'est attribué cette gloire extraordinaire, 
exceptionnelle, d'éteindre le soleil. Quant à quelques 
tisons fumeux, encore égarés dans l'espace, les dis- 
ciples de l'homme se sont chargés de piétiner dessus. 
Exprimée par ces simplificateurs, la nature a paru plus 
intelligible; cela est incontestable; mais combien elle 
est devenue moins belle et moins excitante, cela est évi- 
dent. Je suis obligé de confesser que j'ai vu quelques 
portraits peints par MM. Flandrin et Amaury-Duval, 
qui, sous l'apparence fallacieuse de peinture, offraient 
d'admirables échantillons de modelé. J'avouerai même 
que le caractère visible de ces portraits, moins tout ce 
qui est relatif à la couleur et à la lumière, était vigou- 
reusement et soigneusement exprimé, d'une manière 



320 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

pénétrante. Mais je demande s'il y a loyauté à abréger 
les difficultés d'un art par la suppression de quelques- 
unes de ses parties. Je trouve qne M. Chenavard est 
plus courageux et plus franc. Il a simplement répudié 
la couleur comme une pompe dangereuse, comme un 
élément passionnel et damnable, et s'est fié au simple 
crayon pour exprimer toute la valeur de l'idée. M. Che- 
navard est incapable de nier tout le bénéfice que la 
paresse tire du procédé qui consiste à exprimer la 
forme d'un objet sans la lumière diversement colorée 
qui s'attache à chacune de ses molécules; seulement il 
prétend que ce sacrifice est glorieux et utile, et que la 
forme et l'idée y gagnent également. Mais, les élèves de 
M. Ingres ont très-inutilement conservé un semblant 
de couleur. Ils croient ou feignent de croire qu'ils font 
de la peinture. 

Voici un autre reproche, un éloge peut-être aux yeux 
de quelques-uns, qui les atteint plus vivement : leurs 
portraits ne sont pas vraiment ressemblants. Parce que 
je réclame sans cesse l'application de l'imagination, 
l'introduction de la poésie dans toutes les fonctions de 
l'art, personne ne supposera que je désire, dans le 
portrait surtout, une altération consciencieuse du mo- 
dèle. Holbein connaît Érasme; il l'a si bien connu et 
si bien étudié qu'il le crée de nouveau et qu'il l'évo- 
que, visible, immortel, superlatif. M. Ingres trouve 
un modèle grand, pittoresque, séduisant. « Voilà sans 
doute, se dit-il, un curieux caractère; beauté ou gran- 
deur, j'exprimerai cela soigneusement ; je n'en omet- 



SALON DE 1859. 321 

trai rien, mais j'y ajouterai quelque chose qui est indis- 
pensable : le style. » Et nous savons ce qu'il entend par 
le style; ce n'est pas la qualité naturellement poétique 
du sujet qu'il en faut extraire pour la rendre plus vi- 
sible. C'est une poésie étrangère, empruntée généra- 
lement au passé. J'aurais le droit de conclure que si 
M. Ingres ajoute quelque chose à son modèle, c'est par 
impuissance de le faire à la fois grand et vrai. De quel 
droit ajouter? N'empruntez à la tradition que l'art de 
peindre et non pas les moyens de sophistiquer. Cette 
dame parisienne, ravissant échantillon des grâces éva- 
porées d'un salon français, il la dotera malgré elle 
d'une certaine lourdeur, d'une bonhomie romaine. 
Raphaël l'exige. Ces bras sont d'un galbe très-pur et 
•d'un contour bien séduisant, sans aucun doute; mais, 
un peu graciles, il leur manque, pour arriver au style 
préconçu, une certaine dose d'embonpoint et de suc 
matronal. M. Ingres est victime d'une obsession qui le 
contraint sans cesse à déplacer, à transposer et à al- 
térer le beau. Ainsi font tous ses élèves, dont chacun, 
en se mettant à l'ouvrage, se prépare toujours, selon 
son goût dominant, à déformer son modèle. Trouvez- 
vous que ce défaut soit léger et ce reproche immérité? 
Parmi les artistes qui se contentent du pittoresque 
naturel de l'original se font surtout remarquer M. Bon- 
vin, qui donne à ses portraits une vigoureuse et sur- 
prenante vitalité, et M. Heim, dont quelques esprits 
superficiels se sont autrefois moqués, et qui cette année 
encore, comme en 1855, nous a révélé, dans une pro- 



322 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

cession de croquis, une merveilleuse intelligence de la 
grimace humaine. On n'entendra pas, je présume, le 
mot dans un sens désagréable. Je veux parler de la gri- 
mace naturelle et professionnelle qui appartient à 
chacun. 

M. Chaplin et M. Besson savent faire des portraits. 
Le premier ne nous a rien montré en ce genre cette 
année ; mais les amateurs qui suivent attentivement 
les expositions et qui savent à quelles œuvres antécé- 
dentes de cet artiste je fais allusion, en ont comme 
moi éprouvé du regret. Le second, qui est un fort bon 
peintre, a de plus toutes les qualités littéraires et tout 
F esprit nécessaire pour représenter dignement des co- 
médiennes. Plus d'une fois, en considérant les portraits 
vivants et lumineux de M. Besson, je me suis pris à 
songer à toute la grâce et à toute l'application que les 
artistes du xvm e siècle mettaient dans les images 
qu'ils nous ont léguées de leurs étoiles préférées. 

A différentes époques, divers portraitistes ont obtenu 
la vogue, les uns par leurs qualités et d'autres par 
leurs défauts. Le public, qui aime passionnément sa 
propre image, n'aime pas à demi l'artiste auquel il 
donne plus volontiers commission de la représenter. 
Parmi tous ceux qui ont su arracher cette faveur, celui 
qui m'a paru la mériter le mieux, parce qu'il est tou- 
jours resté un franc et véritable artiste, est M. Ricard. 
On a vu quelquefois dans sa peinture un manque de 
solidité; on lui a reproché, avec exagération, son goût 
pour Van Dyck* Rembrandt et Titien, sa grâce quel- 



k 



SALON DE 1859. 323 

quefois anglaise-, quelquefois italienne. Il y a là tant 
soit peu d'injustice. Car l'imitation est le vertige des 
esprits souples et brillants, et souvent même une preuve 
de supériorité. A des instincts de peintre tout à fait 
remarquables M. Ricard unit une connaissance très- 
vaste de Thistoire de son art, un esprit critique plein 
de finesse, et il n'y a pas un seul ouvrage de lui où 
toutes ces qualités ne se fassent deviner. Autrefois il 
faisait peut-être ses modèles trop jolis>; encore dois-je 
dire que dans les portraits dont je parle le défaut en 
question a pu être exigé par le modèle; mais la partie 
virile et noble de son esprit a bien vite prévalu. 11 a 
vraiment une intelligence toujours apte à peindre Y âme 
qui pose devant lui. Ainsi le portrait de cette vieille 
dame, où l'âge n'est pas lâchement dissimulé, révèle 
tout de suite un caractère reposé, une douceur et une 
charité qui appellent la confiance. La simplicité de re- 
gard et d'attitude s'accorde heureusement avec cette 
couleur chaude et mollement dorée qui me semble 
faite pour traduire les douces pensées du soir. Voulez- 
vous reconnaître l'énergie dans la jeunesse, la grâce 
dans la santé, la candeur dans une physionomie fré- 
missante de vie , considérez le portrait de M lle L. J. Voilà 
certes un vrai et grand portrait. Il est certain qu'un 
beau modèle, s'il ne donne pas du talent, ajoute du 
moins un charme au talent. Mais combien peu de 
peintres pourraient rendre, par une exécution mieux 
appropriée, la solidité d'une nature opulente et pure, 
et le ciel si profond de cet œil avec sa large étoile de 



324 , CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

velours! Le contour du visage, les ondulations de ce 
large front adolescent casqué de lourds cheveux, la 
richesse des lèvres, le grain de cette peau éclatante, 
tout y est soigneusement exprimé, et surtout ce qui est 
le plus charmant et le plus difficile à peindre, je ne 
sais quoi de malicieux qui est toujours mêlé à l'inno- 
cence, et cet air noblement extatique et curieux qui, 
dans l'espèce humaine comme chez les animaux, donne 
aux jeunes physionomies une si mystérieuse gentil- 
lesse. Le nombre des portraits produits par M. Ricard 
est actuellement très-considérable ; mais celui-ci est un 
bon parmi les bons, et l'activité de ce remarquable 
esprit, toujours en éveil et en recherche, nous en pro- 
met bien d'autres. 

D'une manière sommaire, mais suffisante, je crois 
avoir expliqué pourquoi le portrait, le vrai portrait, ce * 
genre si modeste en apparence, est en fait si difficile à 
produire. Il est donc naturel que j'aie peu d'échantil- 
lons à citer. Bien d'autres artistes, madame O'Connell 
par exemple, savent peindre une tête humaine ; mais 
je serais obligé, à propos de telle qualité ou de tel 
défaut, de tomber dans des rabâchages, et nous 
sommes convenus, au commencement, que je me 
contenterais, autant que possible, d'expliquer, à pro- 
pos de cliaqie genre, ce qui peut être considéré comme 
l'idéal. 



SALON DE 1859. 325 



VIII 



LE PAYSAGE 



Si tel assemblage d'arbres, de montagnes, d'eaux 
et de maisons, que nous appelons un paysage, est 
beau, ce n'est pas par lui-même, mais par moi, par 
ma grâce propre, par l'idée ou le sentiment que j'y 
attache. C'est dire suffisamment, je pense, que tout 
paysagiste qui ne sait pas traduire un sentiment par 
un assemblage de matière végétale ou minérale n'est 
pas un artiste. Je sais bien que l'imagination humaine 
peut, par un effort singulier, concevoir un instant la 
nature sans l'homme, et toute la masse suggestive 
éparpillée dans l'espace, sans un contemplateur pour 
en extraire la comparaison, la métaphore et l'allégorie. 
Il est certain que tout cet ordre et toute cette harmo- 
nie n'en gardent pas moins la qualité inspiratrice qui 
y est providentiellement déposée; mais, dans ce cas, 
faute d'une intelligence qu'elle pût inspirer, cette qua- 
lité serait comme si elle n'était pas. Les artistes qui 
veulent exprimer la nature, moins les sentiments 
qu'elle inspire, se soumettent à une opération bizarre 
qui consiste à tuer en eux l'homme pensant et sentant, 
et malheureusement, croyez que, pour la plupart, cette 
opération n'a rien de bizarre ni de douloureux. Telle 
est l'école qui, aujourd'hui et depuis longtemps, a, 

il. 19 



32G CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

prévalu-. J'avouerai, avec tout le monde, que l'école 
moderne des paysagistes est singulièrement forte et 
habile; mais dans ce triomphe et cette prédominance 
d'un genre inférieur, dans ce culte niais de la nature, 
non épurée, non expliquée par l'imagination, je vois 
un signe évident d'abaissement général. Nous saisirons 
sans doute quelques différences d'habileté pratique 
entre tel et tel paysagiste ; mais ces différences sont 
bien, petites. Élèves de maîtres divers, ils peignent 
tous fort bien T et presque tous oublient qu'un site 
naturel n r a de valeur que le sentiment actuel que l'ar- 
tiste y sait mettre. La plupart tombent dans le défaut 
que je signalais au commencement de cette étude : 
ils prennent le dictionnaire de Fart pour l'art lui- 
même ; ils copient un mot du dictionnaire, 4 croyant 
copier un poëme. Or un poëme ne se copie jamais : il 
veut être composé. Ainsi ils ouvrent une fenêtre, et 
tout l'espace compris dans le carré de la fenêtre, 
arbres* ciel et maison, prend pour eux la valeur d'un 
poëme tout fait. Quelques-uns vont plus loin encore. 
A leurs yeux r une étude est un tableau. M. Français 
nous montre un arbre, un arbre antique, énorme, il 
est vrai, et il nous dit : voilà un paysage. La supé- 
riorité de pratique que montrent MM. Anastasi, Leroux, 
Breton, Belly, Chintreuil, etc., ne sert qu'à rendre 
plus désolante et visible la lacune universelle. Je sais 
que M. Daubigny veut et sait faire davantage. Ses 
paysages ont une grâce et une fraîcheur qui fascinent 
tout d'abord. Us transmettent tout de suite à l'âme du 



SALON DE 1850. 32T 

spectateur le sentiment originel dont ils sont péné- 
trés. Mais on dirait que cette qualité n'est obtenue par 
M. Daubigny qu'aux dépens du fini et de la perfection 
dans le détail. Mainte peinture de lui, spirituelle d'ail- 
leurs et charmante, manque de solidité. Elle a là 
grâce, mais aussi la mollesse et l'inconsistance d'une 
improvisation. Avant tout, cependant, il faut rendre à 
M. Daubigny cette justice que ses œuvres sont généra- 
lement poétiques, et je les préfère avec leurs défauts, 
à beaucoup d'autres plus parfaites, mais privées de 
la qualité qui le distingue. 

M. Millet cherche particulièrement le style; il ne 
s'en cache pas, il en fait montre et gloire. Mais une 
partie du ridicule que j'attribuais au* élèves de 
M. Ingres s'attache à lui. Le style lui porte malheur. 
Ses paysans sont des pédants qfui ont d'eux-mêmes 
une trop haute' opinion. Ils étalent une manière 
d'abrutissement sombre et fatal qui me donne l'envie 
de les haïr. Qu'ils moissonnent, qu'ils sèment , qu'ils 
fassent paître des vaches, qu'ils tondent des animaux, 
ils ont toujours l'air de dire : « Pauvres déshérités 
de ce monde, c'est pourtant nous qui le fécondons! 
Nous accomplissons une mission, nous exerçons un 
sacerdoce ! » Au lieu d'extraire simplement la poésie 
naturelle de son sujet, M. Millet veut à tout prix 
y ajouter quelque chose. Dans leur monotone lai- 
deur, tous ces petits parias ont une prétention phi- 
losophique, mélancolique et raphaélesque. Ce mal- 
heur, dans la peinture de M. Millet, gâte toutes les 



328 CURIOSITES ESTHETIQUES. 

belles qualités qui attirent tout d'abord le regard ve rs 
lui. 

M. Troyon est le plus bel exemple de l'habileté sans 
âme. Aussi quelle popularité! Chez un public sans 
âme, il la méritait. Tout jeune, M. Troyon a peint avec 
la même certitude, la même habileté, la même insen- 
sibilité. Il y a de longues années, il nous étonnait déjà 
par l'aplomb de sa fabrication, par la rondeur de son 
jeu, comme on dit au théâtre, par son mérite infail- 
lible, modéré et continu. C'est une âme, je le veux 
bien, mais trop à la portée de toutes les âmes. L'usur- 
pation de ces talents de second ordre ne peut pas avoir 
lieu sans créer des injustices. Quand un autre animal 
que le lion se fait la part du lion, il y a infaillible- 
ment de modestes créatures dont la modeste part se 
trouve beaucoup trop diminuée. Je veux dire que 
dans les talents de second ordre cultivant avec succès 
un genre inférieur, il y en a plusieurs qui valent bien 
M. Troyon, et qui peuvent trouver singulier de rie pas 
obtenir tout ce qui leur est dû, quand celui-ci prend 
beaucoup plus que ce qui lui appartient. Je me gar- 
derai bien de citer ces noms; la victime se sentirait 
peut-être aussi offensée que l' usurpateur. 

Les deux hommes que l'opinion publique a toujours 
marqués comme les plus importants dans la spécialité 
du paysage sont MM. Rousseau et Corot. Avec de pareils 
artistes, il faut être plein de réserve et de respect. 
M. Rousseau a le travail compliqué, plein de ruses et 
de repentirs. Peu d'hommes ont plus sincèrement arfaé 



SALON DE 1859. 329 

la lumière et l'ont mieux rendue. Mais la silhouette 
générale des formes est souvent difficile à saisir. La 
vapeur lumineuse, pétillante et ballottée, trouble la 
carcasse des êtres. M. Rousseau m'a toujours ébloui; 
mais il m'a quelquefois fatigué. Et puis il tombe dans 
le .fameux défaut moderne, qui naît d'un amour 
aveugle de la nature, de rien que la nature ; il prend 
une simple étude pour une composition. Un maré- 
cage miroitant, fourmillant d'herbes humides et mar- 
queté de plaques lumineuses, un tronc d'arbre ru- 
gueux, une chaumière à la toiture fleurie, un petit 
bout de nature enfin, deviennent à ses yeux amoureux 
un tableau suffisant et parfait. Tout le charme qu'il 
sait mettre dans ce lambeau arraché à la planète ne 
suffit pas toujours pour faire oublier l'absence de con- 
struction. 

Si M. Rousseau, souvent incomplet, mais sans cesse 
inquiet et palpitant, a l'air d'un homme qui, tourmenté 
de plusieurs diables, ne sait auquel entendre, M. Corot, 
qui est son antithèse absolue, n'a pas assez souvent 
le diable au corps. Si défectueuse et même injuste que 
soit cette expression, je la choisis comme rendant 
approximativement la raison qui empêche ce savant 
artiste d'éblouir et d'étonner. Il étonne lentement, je 
le veux bien, il enchante peu à peu; mais il faut 
savoir pénétrer dans sa science, car, chez lui, il n'y a 
pas de papîllotage, mais partout une infaillible rigueur 
d'harmonie. De plus, il est un des rares, le seul peut- 
être, qui ait gardé un profond sentiment de la con- 



330 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

struction, qui observe la valeur proportionnelle de 
chaque détail dans l'ensemble, et, s'il est permis de 
comparer la composition d'un paysage à la structure 
humaine, qui sache toujours où placer les ossements 
et quelle dimension il leur faut donner. On sent, on 
devine que M. Corot dessine abréviativement et large- 
ment, ce qui est la seule méthode pour amasser avec 
•célérité une grande quantité de matériaux précieux. 
Si un seul homme avait pu retenir l'école française 
moderne dans son amour impertinent et fastidieux du 
détail, certes c'était lui. Nous avons entendu reprocher 
à cet éminent artiste sa couleur un peu trop douce et 
sa lumière presque crépusculaire. On dirait que pour 
lui toute la lumière qui inonde le monde est partout 
baissée d'un ou de plusieurs tons. Son regard, fin et 
judicieux, comprend plutôt tout ce qui confirme l'har- 
monie que ce qui accuse le contraste. Mais, en suppo- 
sant qu'il n'y ait pas trop d'injustice dans ce reproche, 
il faut remarquer que nos expositions de peinture ne 
sont pas propices à l'effet des bons tableaux, surtout 
-de ceux qui sont conçus et exécutés avec sagesse et 
modération. Un son de voix clair, mais modeste et 
'harmonieux, se perd dans une. réunion de cris étour- 
dissants ou ronflants, et les Véronèse les plus lumi- 
neux paraîtraient souvent gris et pâles s'ils étaient 
•entourés de certaines peintures modernes plus criardes 
que des foulards de village. 

Il ne faut pas oublier, parmi les mérites de M. Corot, 
rson excellent enseignement, solide, lumineux, métho- 



SALON DE 1#S9. 331 

dîque. Des nombreux élèves qu'il a formés, soutenus 
ou retenus loin des entraînements de l'époque,, M. La- 
. vieille est celui que j'ai le plus agréablement remar- 
qué. 11 y a de lui un paysage fort simple : une chau- 
mière sur une lisière de bois, avec une route qui s'y 
enfonce. La blancheur de la neige fait un contraste 
agréable avec l'incendie du soir qui s^éteint lentement 
derrière les innombrables mâtures de la forêt sans 
feuilles. Depuis quelques années, les paysagistes -ont 
plus fréquemment appliqué leur esprit aux beautés 
pittoresques de la saison triste. Mais personne, je crois,, 
ne les sent mieux que M. Lavieille- Quelques-uns des 
effets qu'il a souvent rendus me semblent des extraits 
du bonheur de l'hiver. Dans la tristesse de ce paysage, 
qui porte la livrée obscurément blanche et rose des 
beaux jours d'hiver à leur déclin, il y a une volupté 
élégiaque irrésistible que connaissent tous les amateurs 
de promenades solitaires. 

Permettez-moi, mon chqr, de revenir encore à ma 
manie, je veux dire aux regrets que j'éprouve de voir 
la part de l'imagination dans le paysage de plus en 
plus réduite. Çà et là, de loin en loin, apparaît la trace 
d'une protestation, un talent libre et grand qui n'est 
plus dans le goût du siècle. M. Paul Huet, par exemple, 
un vieux de la vieille., celui-là! (je puis appliquer aux 
débris d'une grandeur militante comme le Romantisme, 
déjà si lointaine, cette expression familière et gran- 
diose) ; M* Paul Huet reste fidèle aux goûts de sa jeu- 
nesse. Les huit peintures, maritimes ou rustiques, qui 



332 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

doivent servir à la décoration d'un salon, sont de véri- 
tables poëmes pleins de légèreté, de richesse et de 
fraîcheur. Il me paraît superflu de détailler les talents 
d'un artiste aussi élevé et qui a autant produit ; mais ce 
qui me paraît en lui de plus louable et de plus remar- 
quable, c'est que pendant que le goût de la minutie 
va gagnant tous les esprits de proche en proche, lui, 
constant dans son caractère et sa méthode, il donne à 
toutes ses compositions un caractère amoureusement 
poétique. 

Cependant il m'est venu cette année un peu de con- 
solation, par deux artistes de qui je ne l'aurais pas 
attendue. M. Jadin, qui jusqu'ici avait trop modeste- 
ment, cela est évident maintenant, limité sa gloire au 
chenil et à l'écurie, a envoyé une splendide vue' de 
Rome prise de YArco di Parma. Il y a là, d'abord les 
qualités habituelles de M. Jadin, l'énergie et la soli- 
dité, mais de plus une impression poétique parfaite- 
ment bien saisie et rendue. C'est l'impression glorieuse 
et mélancolique du soir descendant sur la cité sainte, 
un soir solennel, traversé de bandes pourprées, pom- 
peux et ardent comme la religion romaine. M. Clésin- 
ger, à qui la sculpture ne suffit plus, ressemble à 
ces enfants d'un sang turbulent et d'une ardeur capri- 
cante, qui veulent escalader toutes les hauteurs pour y 
inscrire leur nom. Ses deux paysages, Isola Farnese et 
Castel Fusana, sont d'un aspect pénétrant, d'une native 
et sévère mélancolie. Les eaux y sont plus lourdes et 
plus solennelles qu'ailleurs, la solitude plus silencieuse» 



SALON DE 1850. 333 

les arbres eux-mêmes plus monumentaux. On a souvent 
ride l'emphase de M. Clésinger; mais ce n'est pas par 
la petitesse qu'il prêtera jamais à rire. Vice pour vice, 
je pense comme lui que l'excès en tout 'vaut mieux 
que la mesquinerie. 

Oui, l'imagination fait le paysage. Je comprends 
qu'un esprit appliqué à prendre des notes ne puisse 
pas s'abandonner aux prodigieuses rêveries contenues 
dans les spectacles de la nature présente ; mais pour- 
quoi l'imagination fuit-elle l'atelier du paysagiste? 
Peut-être les artistes qui cultivent ce genre se défient- 
ils beaucoup trop de leur mémoire et adoptent-ils une 
méthode de copie immédiate, qui s'accommode parfai- 
tement à la paresse de leur esprit. S'ils avaient vu 
comme j'ai vu récemment, chez M. Boudin qui, soit 
dit en passant, a exposé un fort bon et fort sage tableau 
(le Pardon de sainte Anne Palud), plusieurs centaines 
d'études au pastel improvisées en face de la mer et du 
ciel, ils comprendraient ce qu'ils n'ont pas l'air de 
comprendre, c'est-à-dire la différence qui sépare une 
étude d'un tableau. Mais M. Boudin, qui pourrait s'enor- 
gueillir de son dévouement à son art, montre très- 
modestement sa curieuse collection. 11 sait bien qu'il 
faut que tout cela devienne tableau par le moyen de 
l'impression poétique rappelée à volonté; et il nta pas 
la prétention de donner ses notes pour des tableaux. 
Plus tard, sans aucun doute, il nous étalera dans des 
peintures achevées les prodigieuses magies de l'air et 
de l'eau. Ces études si rapidement et si fidèlement 

19. 



"334 CURIOSITES ESTHÉTIQUES. 

croquées d'après ce qu'il y a de plus inconstant, de 
plus insaisissable dans sa forme et dans sa couleur, 
d'après des vagues et des nuages, portent toujours, 
-écrits en marge, la date, l'heure et le vent; ainsi, par 
exemple : 8 octobre, midi, vent de nord-ouest. Si vous 
avez eu quelquefois le loisir de faire connaissance avec 
•ces beautés météorologiques, vous pourriez vérifier par 
mémoire l'exactitude des observations de M. Boudin. 
La légende cachée avec la main, vous devineriez la 
saison, l'heure et le vent. Je n'exagère rien. J'ai vu. A 
la fin de tous ces nuages aux formes fantastiques et 
lumineuses, ces ténèbres chaotiques, ces immensités 
vertes et roses, suspendues et ajoutées les unes aux 
autres, ces fournaises béantes, ces firmaments de satin 
noir ou violet, fripé, roulé ou déchiré, ces horizons en 
•deuil ou ruisselants de métal fondu, toutes ces pro* 
fondeurs, toutes ces splendeurs, me montèrent au cer- 
veau comme une boisson capiteuse ou comme l'élo- 
quence de l'opium. Chose assez curieuse, il ne m'arriva 
pas une seule fois, devant ces magies liquides ou 
aériennes, de me plaindre de l'absence de l'homme. 
Mais je me garde bien de tirer de la plénitude de ma 
jouissance un conseil pour qui que ce soit, non plus 
•que pour M. Boudin. Le conseil serait trop dangereux. 
Qu'il se rappelle que l'homme, comme dit Robespierre, 
qui avait soigneusement fait ses humanités, ne voit ja- 
mais l'homme sans plaisir; et, s'il veut gagner un peu 
de popularité* qu'il se garde bien de croire que le pu- 
blic soit arrivé à un égal enthousiasme pour la solitude. 



'S1L0N DE 1859. 33Sr 

Ce n'est pas seulement les peintures de marine «qui 
font défaut, un genre pourtant si poétique ! (je ne 
prends pas pour marines des drames militaires qui se 
jouent sur l'eau), mais aussi un genre que j'appellerais 
volontiers le paysage des grandes villes, c'est-à-dire la 
collection des grandeurs et des beautés qui résultent 
d'une puissante agglomération d'hommes et ée monu- 
ments, le charme profond et compliqué d'une capitale 
âgée et vieillie dans les gloires et les tribulations de la 
vie. 

Il y a quelques années , un homme puissant et sin- 
gulier, un officier de marine, dit-on, avait commencé 
une série d'études à l'eau-forte d'après les points de 
vue les plus pittoresques de Paris. Par I'âpreté, la 
finesse et la certitude de son dessin, M. Méryon rap- 
pelait les vieux et excellents aquafortistes. J'ai rare- 
ment vu représentée avec plus de poésie la solennité 
naturelle d'une ville immense. Les majestés delà pierre 
accumulée, les clochers montrant du doigt le ciel, les 
obélisques de l'industrie vomissant contre le firmament 
leurs coalitions de fumée, les prodigieux échafaudages 
des monuments en réparation, appliquant sur le corps 
solide de l'architecture leur architecture à jour d'une 
beauté si paradoxale, le ciel tumultueux, chargé de 
colère et de rancune, la profondeur des perspectives 
augmentée par la pensée de tous les drames qui y sont 
contenus, aucun des éléments complexes dont se com- 
pose le douloureux et glorieux décor de la civilisation 
n'était oublié- Si Victor Hugo a vu ces excellentes 



336 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

estampes, il a dû être content; il a retrouvé, dignement 
représentée, sa 

Morne Isis, couverte d'un voile ! 
Araignée à l'immense toile, 
Où se prennent les nations ! 
Fontaine d'urnes obsédée! 
Mamelle sans cesse inondée, 
Où, pour se nourrir de l'idée, 
Viennent les générations ! 



Ville qu'un orage enveloppe ! 

Mais un démon cruel a touché le cerveau de M. Mé- 
ryon ; un délire mystérieux a brouillé ces facultés qui 
semblaient aussi solides que brillantes. Sa gloire nais- 
sante et ses travaux ont été soudainement interrompus. 
Et depuis lors nous attendons toujours avec anxiété 
des nouvelles consolantes de ce singulier officier, qui 
était devenu en un jour un puissant artiste, et qui ' 
avait dit adieu aux solennelles aventures de l'Océan 
pour peindre la noire majesté de la plus inquiétante 
des capitales *. 

Je regrette encore, et j'obéis peut-être à mon insu aux 
accoutumances de ma jeunesse, le paysage romantique, 
et même le paysage romanesque qui existait déjà au 
dix-huitième siècle. Nos paysagistes sont des animaux 
beaucoup trop herbivores. Ils ne se nourrissent pas vo- 
lontiers des ruines, et, sauf un petit nombre d'hommes 
tels que Fromentin, le ciel et le désert les épouvan- 
tent. Je regrette ces grands lacs qui représentent Tim- 

1. Charles Méryon est mort en mars 1868. 



SALON DE 1859. 337 

mobilité dans le désespoir, les immenses montagnes, 
escaliers de la planète vers le ciel, d'où tout ce qui 
paraissait grand paraît petit, les châteaux forts (oui, 
mon cynisme ira jusque-là), les abbayes crénelées qui 
se mirent dans les mornes étangs, les ponts gigantes- 
ques, les constructions ninivites, habitées par le ver- 
tige, et enfin tout ce qu'il faudrait inventer, si tout 
cela n'existait pas ! 

Je dois confesser en passant que, bien qu'il ne soit 
pas doué d'une originalité de manière bien décidée, 
M. Hildebrandt, par son énorme exposition d'aquarelles, 
m'a causé un vif plaisir. En parcourant ces amusants 
albums de voyage, il me semble toujours que je revois, 
que je reconnais ce que je n'ai jamais vu. Grâce à lui, 
mon imagination fouettée s'est promenée à travers 
trente-huit paysages romantiques, depuis les remparts 
sonores de la Scandinavie jusqu'aux pays lumineux 
des ibis et des cigognes, depuis le Fiord de Séraphitus 
jusqu'au pic de Ténériffe. La lune et le soleil ont tour 
à tour illuminé ces décors, l'un versant sa tapageuse 
lumière, l'autre ses patients enchantements. 

Vous voyez, mon cher ami, que je ne puis jamais 
considérer le choix du sujet comme indifférent, et que, 
malgré l'amour nécessaire qui doit féconder le plus 
humble morceau, je crois que le sujet fait pour l'ar- 
tiste une partie du génie, et pour moi, barbare malgré 
tout, une partie du plaisir. En somme, je n'ai trouvé 
parmi les paysagistes que des talents sages ou petits, 
avec une très-grande paresse d'imagination. Je n'ai 



338 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

pas vu chez eux, chez tous, du moins, le charme 
naturel, si simplement exprimé, des savanes et des 
prairies de Catlin (je parie qu'ils ne savent même pas 
ce que c'est que Catlin), non plus que la beauté sur- 
naturelle des paysages de Delacroix, non plus que la 
magnifique imagination qui coule dans les dessins de 
Victor Hugo, comme le mystère dans le ciel. Je parle 
de ses dessins à l'encre de Chine, car il est trop évi- 
dent qu'en poésie notre poëteestle roi des paysagistes. 
Je désire être ramené vers les dioramas dont la 
magie brutale et énorme sait m'imposer une utile illu- 
sion. Je préfère contempler quelques décors de théâtre, 
où je trouve artistement exprimés et tragiquement 
concentrés, mes rêves les plus chers. Ces choses, parce 
qu'elles sont fausses, sont infiniment plus près du vrai ; 
tandis que la plupart de nos paysagistes sont des men- 
teurs, justement parce qu'ils ont négligé de mentir. 



IX 



SCtfLPTURE 



Au fond d'une bibliothèque antique, dans le demi- 
jour propice qui caresse et suggère les longues pensées, 
Harpocrate, debout et solennel, un doigt posé sur sa 
bouche, vous commande le silence, et, comme un péda- 
gogue pythagoricien, vous dit : Chut! avec un geste 



SALON DE 1859. 33U 

plein d'autorité. Apollon et les Muses, fantômes impé- 
rieux, dont les formes divines éclatent dans la pénom- 
bre, surveillent vos pensées, assistent à vos travaux, 
£t vous encouragent au sublime. 

Au détour d'un bosquet, abritée sous de lourds om- 
brages, l'éternelle Mélancolie mire son visage auguste 
dans les eaux d'un bassin, immobiles comme elle. Et 
le rêveur qui passe, attristé et charmé, contemplant 
cette grande figure aux membres robustes, mais al an- 
guis par une peine secrète, dit : Voilà ma sœur! 

Avant de vous jeter dans le confessionnal, au fond 
de cette petite chapelle ébranlée par le trot des om- 
nibus, vous êtes arrêté par un fantôme décharné et 
magnifique, qui soulève discrètement l'énorme cou- 
vercle de son sépulcre pour vous supplier, créature 
passagère, de penser à l'éternité ! Et au coin de cette 
allée fleurie qui mène à la sépulture de ceux qui vous 
sont encore chers, la figure prodigieuse du Deuil, pros- 
trée, échevelée, noyée dans le ruisseau de ses larmes, 
écrasant de sa lourde désolation les restes poudreux 
d'un homme illustre, vous enseigne que richesse, 
gloire, patrie même, sont de pures frivolités, devant ce 
je ne sais quoi que personne n'a nommé ni défini, que 
l'homme n'exprime que par des adverbes mystérieux, 
tels que : peut-être, jamais, toujours! et qui contient, 
quelques-uns l'espèrent, la béatitude infinie, tant dési- 
rée, ou l'angoisse sans trêve dont la raison moderne 
repousse l'image avec le geste convulsif de l'agonie. 

L'esprit charmé par la musique des eaux jaillissantes, 



340 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

plus douce que la' voix des nourrices, vous tombez dans 
un boudoir de verdure, où Vénus et Hébé, déesses 
badines qui présidèrent quelquefois à votre vie, étalent 
sous des alcôves de feuillage les rondeurs de leurs 
membres charmants qui ont puisé dans la fournaise le 
rose éclat de la vie. Mais ce n'est guère que dans les 
jardins du temps passé que vous trouverez ces déli- 
cieuses surprises; car des trois matières excellentes 
qui s'offrent à l'imagination pour remplir le rêve sculp- 
tural, bronze, terre cuite et marbre, la dernière seule, 
dans notre âge, jouit fort injustement, selon nous, 
d'une popularité presque exclusive. 

Vous traversez une grande ville vieillie dans la civi- 
lisation, une de celles qui contiennent les archives les 
plus importantes de la vie universelle, et vos yeux 
sont tirés en haut, sursùm, ad sidéra; car sur les 
places publiques, aux angles des carrefours, des per- 
sonnages immobiles, plus grands que ceux qui passent 
à leurs pieds, vous racontent dans un langage muet les 
pompeuses légendes de la gloire, de la guerre, de la 
science et du martyre. Les uns montrent le ciel, où ils 
ont sans cesse aspiré ; les autres désignent le sol d'où 
ils se sont élancés. Us agitent ou contemplent ce qui fut 
la passion de leur vie et qui en est devenu l'emblème : 
un outil, iine épée, un livre, une torche, vitaïlampada! 
Fussiez-vous le plus insouciant des hommes, le plus 
malheureux ou le plus vil, mendiant ou banquier, le 
fantôme de pierre s'empare de vous pendant quel- 
ques minutes, et vous commande, au 50m du passé, 



SALON DE 1859. 341 

de penser aux choses qui ne sont pas de la terre. 

Tel est le rôle divin de la sculpture. 

Qui peut douter qu'une puissante imagination ne soit 
nécessaire pour remplir un si magnifique programme? 
Singulier art qui s'enfonce dans les ténèbres du temps, 
et qui déjà, dans les âges primitifs, produisait des œuvres 
dont s'étonne l'esprit civilisé! Art, où ce qui doit être 
compté comme qualité en peinture peut devenir vice ou 
défaut, où la perfection est d'autant plus nécessaire que 
le moyen, plus complet en apparence, mais plus bar- 
bare et plus enfantin, donne toujours, même aux plus 
médiocres œuvres, un semblant de fini et de perfection. 
Devant un objet tiré de la nature et représenté par la 
sculpture , c'est-à-dire rond, fuyant, autour duquel on 
peut tourner librement, et, comme l'objet naturel lui- 
même, environné d'atmosphère, le paysan, le sauvage, 
l'homme primitif, n'éprouvent aucune indécision ; tandis 
qu'une peinture, par ses prétentions immenses, par sa 
nature paradoxale et abstractive, les inquiète et les 
trouble. 11 nous faut remarquer ici que le bas-relief est 
déjà un mensonge, c'est-à-dire un pas fait vers un art 
plus civilisé, ^éloignant d'autant de l'idée pure de 
sculpture. On se souvient que Catlin faillit être mêlé à 
une querelle fort dangereuse entre des chefs sauvages, 
.ceux-ci plaisantant celui-là dont il avait peint le por- 
trait de profil, et lui reprochant de s'être laissé voler la 
moitié de son visage. Lé singe, quelquefois surpris par 
une magique peinture de nature, tourne derrière l'image 
pour en trouver l'envers. 11 résulte des conditions bar- 



342 CURIOSITES ESTHETIQUES. 

bares dans lesquelles la sculpture est enfermée, qu'elle 
réclame, en même temps qu'une exécution très-par- 
faite, une spiritualité très-élevée. Autrement elle ne 
produira que l'objet étonnant dont peuvent s'ébahir le 
singe et le sauvage. Il en résulte aussi que l'œil de 
l'amateur lui-même, quelquefois fatigué par la mono- 
tone blancheur de toutes ces grandes poupées, exactes 
dans toutes leurs proportions de longueur et d'épais- 
seur, abdique son autorité. Le médiocre ne lui semble 
pas toujours méprisable, et, à moins qu'une statue ne 
soit outrageusement détestable, il peut la prendre pour 
bonne; mais une sublime pour mauvaise, jamais! Ici, 
plus qu'en toute autre matière, le beau s'imprime 
dans la mémoire d'une manière indélébile. Quelle 
force prodigieuse l'Egypte, la Grèce, Michel-Ange, 
Coustou et quelques autres ont mise dans ces fantômes 
immobiles! Quel regard dans ces yeux sans prunelle! 
De même que la poésie lyrique ennoblit tout, même la 
passion, la sculpture, la vraie, solennise tout, même 
le mouvement; elle donne à tout ce qui est humain 
quelque chose d'éternel et qui participe de la dureté 
de la matière employée. La colère devient calme, la 
tendresse sévère, le rêve ondoyant et brillante de la 
peinture se transforme en méditation solide et obstinée. 
Mais si l'on veut songer combien de perfections il faut 
réunir pour obtenir cet austère enchantement, on ne 
s'étonnera pas de la fatigue et du découragement qui 
s'emparent souvent de notre esprit en parcourant les 
galeries des sculptures modernes, où le but divin est 



SALON DK 1859. 343 

presque toujours méconnu, et le joli, le minutieux, 
complaisamment substitués au grand. 

Nous avons le goût de facile composition, et notre 
dilettantisme peut s'accommoder tour à tour de toutes 
les grandeurs et de toutes les coquetteries. Nous savons 
aimer Fart mystérieux et sacerdotal de l'Egypte et de 
Ninive, Fart de la Grèce, charmant et raisonnable à la 
fois, l'art de Michel-Ange, précis comme une science, 
prodigieux comme le rêve, l'habileté du dix-huitième 
siècle, qui est la fougue dans la vérité ; mais dans ces 
différents modes de la sculpture, il y a la puissance 
d'expression et la richesse de sentiment, résultat iné- 
vitable d'une imagination profonde qui chez nous 
maintenant fait trop souvent défaut. On ne trouvera 
donc pas surprenant que je sois bref dans l'examen 
des œuvres de cette année. Rien n'est plus doux que 
d'admirer, rien n'est plus désagréable que de critiquer. 
La grande faculté, la principale, ne brille que comme 
les images des patriotes romains, par son absence. 
C'est donc ici le cas de remercier M. Franceschi pour 
son Andromède. Cette figure, généralement remarquée, 
a suscité quelques critiques selon nous trop faciles. 
Elle a .cet immense mérite d'être poétique , excitante 
et noble. On a dit que c'était un plagiat, et que 
M. Franceschi avait simplement mis debout une figure 
couchée de Michel-Ange. Cela n'est pas vrai. La lan- 
gueur de ces formes menues quoique grandes, l'élé- 
gance paradoxale de ces membres est bien le fait d'un 
auteur moderne. Mais quand même il aurait emprunté 



344 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

son inspiration au passé, j'y verrais un motif d'éloge 
plutôt que de critique ; il n'est pas donné à tout le 
monde d'imiter ce qui est grand, et quand ces imi- 
tations sont le fait d'un jeune homme, qui a natu- 
rellement un grand espace de vie ouvert devant lui, 
c'est bien plutôt pour la critique une raison d'espérance 
que de défiance. 

Quel diable d'homme que M. Çlésinger! Tout ce 
qu'on peut dire de plus beau sur son compte, c'est 
qu'à voir cette facile production d'oeuvres si diverses, 
on devine une intelligence ou plutôt un tempérament 
toujours en éveil, un homme qui a l'amour de la sculp- 
ture dans le ventre. Vous admirez un morceau mer- 
veilleusement réussi; mais tel autre morceau dépare 
complètement la statue. Voilà une figure d'un jet 
élancé et enthousiasmant; mais voici des draperies 
qui, voulant paraître légères, sont tubulées et tortillées 
comme' du macaroni. M. Çlésinger attrape quelquefois 
le mouvement, il n'obtient jamais l'élégance complète, 
La beauté de style et de caractère qu'on a tant louée 
dans ses bustes de dames romaines n'est pas décidée 
ni parfaite. On dirait que souvent, dans son ardeur 
précipitée du travail, il oublie des muscles et néglige 
le mouvement si précieux du modelé. Je ne veux pas 
parler de ses malheureuses Saphos , je sais que maintes 
fois il a fait beaucoup mieux; mais même dans ses 
statues les mieux réussies, un œil exercé est affligé 
par cette méthode abréviative qui donne aux membres 
et au visage humain ce fini et ce poli banal de la cire 



SALON DE 1859. 3fô 

coulée dans un moule. Si Canova fut quelquefois char- 
mant, ce ne fut certes pas grâce à ce défaut. Tout le 
monde a loué fort justement son Taureau romain; 
c'est vraiment un fort bel ouvrage; mais, si j'étais 
M. Clésinger, je n'aimerais pas être loué si magnifi- 
quement pour avoir fait l'image d'une bête, si noble 
et superbe qu'elle fût. Un sculpteur tel que lui doit 
avoir d'autres ambitions et caresser d'autres images 
que celles des taureaux. 

11 y a un Saint Sébastien d'un élève de Rude, M. Just 
Becquet, qui est une patiente et vigoureuse sculpture. 
Elle fait à la fois penser à la peinture de Ribeira et à 
l'âpre statuaire espagnole. Mais si l'enseignement de 
M. Rude, qui eut une si grande action sur l'école de 
notre temps, a profité à quelques-uns, à ceux sans 
doute qui savaient commenter cet enseignement par 
leur esprit naturel, il a précipité les autres, trop do- 
ciles, dans les plus étonnantes erreurs. Voyez, par 
exemple, cette Gaule! La première forme que la Gaule 
revêt dans votre esprit est celle d'une personne de 
grande allure, libre, puissante, de forme robuste et 
dégagée, la fille bien découplée des forêts, la femme 
sauvage et guerrière, dont la voix était écoutée dans les 
conseils de la patrie. Or, dans la malheureuse figure 
dont je parle, tout ce qui constitue la force et la beauté 
est absent. Poitrine, hanches, cuisses, jambes, tout ce 
qui doit faire relief est creux. J'ai vu sur les tables de 
dissection de ces cadavres ravagés par la maladie et 
par une misère continue de quarante ans. L'auteur 



346 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

a-t-il voulu représenter l'affaiblissement, l'épuisement 
d'une femme qui n'a pas connu d'autre nourriture que 
le gland des chênes, et a-t-il pris l'antique et forte 
Gaule pour la femelle décrépite d'un Papou? Cher- 
chons une explication moins ambitieuse, et croyons 
simplement qu'ayant entendu répéter fréquemment 
qu'il fallait copier fidèlement le modèle, et n'étant pas 
doué de la clairvoyance nécessaire pour en choisir un 
beau, il a copié le plus laid de tous avec une parfaite 
dévotion. Cette statue a trouvé des éloges, sans doute 
pour son œil de Velléda d'album lancé à l'horizon. 
Cela ne m'étonne pas. 

Voulez-vous contempler encore une fois, mais sous 
une autre forme, le contraire de la sculpture? Re- 
gardez ces deux petits mondes dramatiques inventés 
par M. Butté et qui représentent, je crois, la Tour de 
Babel et le Déluge. Mais le sujet importe peu, d'ailleurs, 
quand par sa nature ou par la manière dont il est 
traité, l'essence même de l'art se trouve détruite. Ce 
monde lilliputien, ces processions en miniature, ces 
petites foules serpentant dans des quartiers de roche, 
font penser à la fois aux plans en relief du musée de 
marine, aux pendules -tableaux à musique et aux 
paysages avec forteresse, pont-levis et garde montante, 
qui se font voir chez les pâtissiers et les marchands de 
joujoux. Il m'est extrêmement désagréable d'écrire de 
pareilles choses, surtout quand il s'agit d'oeuvres où 
d'ailleurs on trouve de l'imagination et de l'ingénio- 
sité, et si j'en parle, c'est parce qu'elles servent à 



SALON DE 1859. 347 

constater, importantes en cela seulement, l'un des 
plus grands vices de l'esprit, qui est la désobéissance 
opiniâtre aux règles constitutives de Fart. Quelles 
sont les qualités, si belles qu'on les suppose, qui 
pourraient contre-balancer une si défectueuse énor- 
mité? Quel cerveau bien portant peut concevoir sans 
horreur une peinture en relief, une sculpture agitée 
par la mécanique, une ode sans rimes, un roman ver- 
sifié, etc.? Quand le but naturel d'un art est méconnu, 
il est naturel d'appeler à son secours tous les moyens 
étrangers à cet art. Et à propos de M. Butté, qui a 
voulu représenter dans de petites proportions de vastes 
scènes exigeant une quantité innombrable de person- 
nages, nous pouvons remarquer que les anciens relé- 
guaient toujours ces tentatives dans le bas-relief, et 
que, parmi les modernes, de très-grands et très-ha- 
biles sculpteurs ne les ont jamais osées sans détriment 
et §ans danger. Les deux conditions essentielles, 
l'unité d'impression et la totalité d'effet, se trouvent 
douloureusement offet^ées, et, si grand que soit le 
talent du metteur en scène, l'esprit inquiet se demande 
s'il n'a pas déjà senti une impression analogue chez 
Curtius. Les vastes et magnifiques groupes qui ornent 
les jardins de Versailles ne sont pas une réfutation 
complète de mon opinion; car, outre qu'ils ne sont 
pas toujours également réussis, et que quelques-uns, 
par leur caractère de débandade, surtout parmi ceux où 
presque toutes les figures sont verticales, ne serviraient 
au contraire qu'à confirmer ladite opinion, je ferai de 



348 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

plus remarquer que c'est là une sculpture toute spé- 
ciale où les défauts, quelquefois très- voulus, dispa- 
raissent sous un feu d'artifice liquide, sous une pluie 
lumineuse; enfin c'est un art complété par l'hydrau- 
lique, un art inférieur en somme. Cependant les plus 
parfaits parmi ces groupes ne sont tels que parce qu'ils 
se rapprochent davantage de la vraie sculpture et que, 
par leurs attitudes penchées et leurs entrelacements, 
les figures créent cette arabesque générale de la com- 
position, immobile et fixe dans la peinture, mobile et 
variable dans la sculpture comme dans les pays de 
montagnes. 

Nous avons déjà, mon cher M***, parlé des esprits 
pointus, et nous avons reconnu que parmi ces esprits 
pointus, tous plus ou moins entachés de désobéissance 
à l'idée de l'art pur, il y en avait cependant un ou deux 
intéressants. Dans la sculpture, nous retrouvons les 
mêmes malheurs. Certes M. Frémiet est un bon sculp- 
teur; il est habile, audacieux, subtil, cherchant l'effet 
étonnant, le trouvant quelquefois; mais, c'est là son 
malheur, le cherchant souvent à côté de la voie natu- 
relle. L'Orang-outang entraînant une femme au fond 
des bois, (ouvrage refusé, que naturellement je n'ai pas 
vu), est bien l'idée d'un esprit pointu. Pourquoi pas 
un crocodile, un tigre, ou toute autre bête susceptible 
de manger une femme? Non pas! songez bien qu'il 
ne s'agit pas de manger, mais de violer. Or le singe 
seul, le singe gigantesque, à la fois plus et moins 
qu'un homme, a manifesté quelquefois un appétit 



salon de 1859. 34g 

humain pour la femme. Voilà donc le moyen d'éton- 
nement trouvé ! « // l'entraîne; saura-t-e/te résister? » 
telle est la question que se fera tout le public féminin. 
Un sentiment bizarre, compliqué, fait en partie de 
terreur et en partie de curiosité priapique, enlèvera 
le succès. Cependant, comme M. Frémiet est un 
excellent ouvrier, l'animal et la femme seront égale- 
ment bien imités et modelés. En vérité, de tels sujets 
ne sont pas dignes d'un talent aussi mûr, et le jury 
s'est bien conduit en repoussant ce vilain drame. 

Si M. Frémiet me dit que je n'ai pas le droit de 
scruter les intentions et de parler de ce que je n'ai 
pas vu, é je me rabattrai humblement sûr son Cfieval de 
saltimbanque. Pris en lui-même, le petit cheval est 
charmant; son épaisse crinière, son mufle carré, son 
air spirituel, sa croupe avalée, ses petites jambes 
solides et grêles à la fois, tout le désigne comme un 
de ces humbles animaux qui ont de la race. Ce hibou, 
perché sur son dos, m'inquiète (car je suppose que je 
n'ai pas lu le livret), et je me demande pourquoi l'oi- 
seau de Minerve est posé sur la création de Neptune? 
Mais j'aperçois les marionnettes accrochées à la selle : 
L'idée de sagesse représentée par le hibou m'entraîne 
à croire que les marionnettes figurent les frivolités du 
mondé. Reste à expliquer l'utilité du cheval, qui, dans 
le langage apocalyptique, peut fort bien symboliser 
l'intelligence, la volonté, la vie. Enfin, j'ai positive- 
ment et patiemment découvert que l'ouvrage de 
M. Frémiet représente l'intelligence humaine portant 

11. 20 



350 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

partout avec elle l'idée de la sagesse et le goût de la 
folie. Voilà bien l'immortelle antithèse philosophique, 
la-contradiction essentiellement humaine sur laquelle 
pivote depuis le commencement des âges toute philo- 
sophie et toute littérature, depuis les règnes tumul- 
tueux d'Ormuz et d'Ahrimane jusqu'au révérend 

Maturin, depuis Manès jusqu'à Shakspeare! Mais 

un voisin que j'irrite veut bien m'avertir que je cher- 
che midi à quatorze heures, et que cela représente 

simplement le cheval d'un saltimbanque Ce hibou 

solennel, ces marionnettes mystérieuses n'ajoutaient 
donc aucun sens nouveau à l'idée cheval? En tant que 
simple cheval, en quoi augmentent-elles son mérite? 
Il fallait évidemment intituler cet ouvrage : Cheval de 
saltimbanque, en l'absence du saltimbanque, qui est allé 
tirer les cartes et boire un coup dans un cabaret supposé 
du voisinage! Voilà le vrai titre! 

MM. Carrier, Oliva efProuha sont plus modestes que 
M. Frémiet et moi; ils se contentent d'étonner par la 
souplesse et l'habileté de leur art. Tous les trois, avec 
des facultés plus ou moins tendues, ont une visible 
sympathie pour la sculpture vivante du xvm e et du xvn e 
siècle. Ils ont aimé et étudié Caffieri, Puget, Coustou, 
Houdon, Pigalle, Francin. Depuis longtemps les vrais 
amateurs ont admiré les bustes de M. Oliva, vigou- 
reusement modelés, où la vie respire, où le regard 
même étincelle. Celui qui représente le Général Bizot 
est un ' des bustes les plus militaires que j'aie vus. 
M. de Mercey est un chef-d'œuvre de finesse. Tout 1er 



SALON DE 1859. 351 

monde a remarqué récemment dans la cour du Louvre 
une charmante figure de M. Prouha qui rappelait les 
grâces nobles et mignardes de la Renaissance. M. Car- 
rier peut se féliciter et se dire content de lui. Comme 
les maîtres qu'il affectionne, il possède l'énergie et 
l'esprit. Un peu trop de décolleté et de débraillé dans 
le costume contraste peut-être malheureusement avec 
le fini vigoureux et pattient des visages. Je ne trouve 
pas que ce soit un défaut de chiffonner une chemise 
ou une cravate et de tourmenter agréablement les revers 
d'un habit, je parle seulement d'un manque d'accord 
relativement à l'idée d'ensemble; et encore avouerai-je 
volontiers que je crains d'attribuer trop d'importance à 
cette observation, et les bustes de M. Carrier m'ont 
causé un assez vif plaisir pour me faire oublier cette 
petite impression toute fugitive. 

Vous vous rappelez, mon cher, que nous avons déjà 
parlé de Jamais et toujours ; je n'ai pas encore pu trou- 
ver l'explication de ce titre logogryphique. Peut-être 
est-ce un coup de désespoir, ou un caprice sans motif, 
comme Rouge et Noir. Peut-être M. Hébert a-t-il cédé 
à ce goût de MM. Commerson et Paul de Kock, qui 
les pousse à voir une pensée dans le choc fortuit de 
toute antithèse. Quoi qu'il en soit, il a fait une char- 
mante sculpture de chambre, dira-t-on (quoiqu'il 
soit douteux que le bourgeois et la bourgeoise en 
veuillent décorer leur boudoir), espèce de vignette en 
sculpture, mais qui cependant pourrait peut-être, 
exécutée dans de plus grandes proportions, faire une 



352 CURIOSITÉS ESTHETIQUES. 

excellente décoration funèbre dans un cimetière ou 
dans une chapelle. La jeune fille, d'une forme riche 
et souple, est enlevée et balancée avec une légèreté 
harmonieuse; et son corps, convulsé dans une extase 
ou dans une agonie, reçoit avec résignation le baiser 
de l'immense squelette. On croit généralement, peut- 
être parce que l'antiquité ne le connaissait pas ou le 
connaissait peu, que le squelette doit être exclu du 
domaine de la sculpture. C'est une grande erreur. 
Nous le voyons apparaître au moyen âge, se compor- 
tant et- s'étalant avec toute la maladresse cynique et 
toute la superbe de l'idée sans art. Mais, depuis lors 
jusqu'au xvm e siècle, climat historique de l'amour et 
des roses, nous voyons le squelette fleurir avec bon- 
heur dans tous les sujets où il lui est permis de s'in- 
troduire. Le sculpteur comprit bien vite tout ce qu'il y 
a de beauté mystérieuse et abstraite dans cette mai- 
gre carcasse, à qui la chair sert d'habit, et qui est 
comme le plan du poëme humain. Et cette grâce; 
caressante, mordante, presque scientifique, se dresse 
à son tour, claire et purifiée des souillures de l'humus, 
parmi les grâces innombrables que l'Art avait déjà 
extraites de l'ignorante Nature. Le squelette de M. Hé- 
bert n'est pas, à proprement parler, un squelette. Je 
ne crois pas cependant que l'artiste ait voulu esquiver, 
comme on dit, la difficulté. Si ce puissant personnage 
porte ici le caractère vague des fantômes, des larves 
et des lamies, s'il est encore, en de certaines parties, 
revêtu d'une peau parcheminée qui se colle aux join- 



SALON DE 1850. 353 

tures comme les membranes d'un palmipède, s'il 
s'enveloppe et se drape à moitié d'un immense suaire 
soulevé çà et là par les saillies des articulations, c'est 
que sans doute l'auteur voulait surtout exprimer 
Tidée vaste et flottante du néant. Il a réussi, et son 
fantôme est plein de vide. 

L'agréable occurrence de ce sujet macabre m'a fait 
regretter que M. Christophe n'ait pas exposé deux 
morceaux de sa composition, l'un d'une nature tout à 
fait analogue, l'autre plus gracieusement allégorique. 
Ce dernier représente une femme nue, d'une grande 
et vigoureuse tournure florentine (car M. Christophe 
n'est pas de ces artistes faibles, en qui l'enseignement 
positif et minutieux de Rude a détruit l'imagination), 
et qui, vue en face, présente au spectateur un visage 
souriant et mignard, un visage de théâtre. Une légère 
draperie, habilement tortillée, sert de suture entre 
cette jolie tête de convention et la robuste poitrine sur 
laquelle elle a l'air de s'appuyer. Mais, en faisant un 
pas de plus à'gauche ou à droite, vous découvrez le 
secret de l'allégorie, la morale de la fable, je veux dire 
la véritable tête révulsée, se pâmant dans les larmes 
et l'agonie. Ce qui avait d'abord, enchanté vos yeux, 
' c'était un masque, c'était le masque universel, votre 
masque, mon masque, joli éventail dont une main 
habile se sert pour voiler aux yeux du monde la dou- 
leur ou le remords. Dans cet ouvrage, tout est char- 
mant et robuste. Le caractère vigoureux du corps fait 
un contraste pittoresque avec 'l'expression mystique 

20. 



354 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

d'une idée toute mondaine, et la surprise n'y joue pas 
un rôle plus important qu'il n'est permis. Si jamais 
l'auteur consent à jeter cette conception dans le com- 
merce, sous la forme d'un bronze de petite dimension, 
je puis, sans imprudence, lui prédire un immense 
succès. 

Quant à l'autre idée, si charmante qu'elle soit, ma 
foi, je n'en répondrais pas; d'autant moins que, pour 
être pleinement exprimée, elle a besoin de deux ma- 
tières, l'une claire et terne pour exprimer le sque- 
lette, l'autre sombre et brillante pour rendre le vête- 
ment, ce qui augmenterait naturellement l'horreur de 
l'idée et son impopularité. Hélas I 

Les charmes de l'horreur n'enivrent que les forts ! 

Figurez-vous un grand squelette féminin tout prêt à 
partir pour une fête. Avec sa face aplatie de négresse, 
son sourire «ans lèvre et sans gencive, et son regard 
qui n'est qu'un trou plein d'ombre, l'horrible chose 
qui fut une belle femme a l'air de chercher vaguement 
dans l'espace l'heure délicieuse du rendez-vous ou 
l'heure solennelle du sabbat inscrite au cadran invi- 

4 

sible des siècles. Son buste, disséqué par le temps, 
s'élance coquettement de son corsage, comme de son 
cornet un bouquet desséché, et toute cette pensée 
funèbre se dresse sur le piédestal d'une fastueuse cri- 
noline. Qu'il me soit permis, pour abréger, de citer un 
lambeau rimé dans lequel j'ai essayé non pas d'illus- 



SALON DE 1859. 355 

trer, mais d'expliquer le plaisir subtil contenu dans 
cette figurine, à peu près comme un lecteur soigneux 
barbouille de crayon les marges de son livre : 



Fière, autant qu'un vivant, de sa noble stature, 
Avec son gros bouquet, son mouchoir et ses gants 
Elle a la nonchalance et la désinvolture 
D'une coquette maigre aux airs extravagants. 

* 

Vit on jamais au bal une taille plus mince? 
Sa robe, exagérée en sa royale ampleur, 
S'écroule abondamment sur un pied sec que pince 
Un soulier pomponné joli comme une fleur. 

La ruche qui se joue au bord des clavicules, 
Comme un ruisseau lascif qui se frotte au rocher, 
Défend -pudiquement des lazzi ridicules 
Les funèbres appas qu'elle tient à cacher. 

Ses yeux profonds sont faits de vide et de ténèbres, 
Et son crâne, de fleurs artistement coiffé, 
Oscille mollement sur ses frêles vertèbres. 
O charme du néant follement attifé! 

Aucuns t'appelleront une caricature, 

Qui ne comprennent pas, amants ivres de chair, 

L'élégance sans nom de l'humaine armature ! 

Tu réponds, grand squelette, à mon goût le plus cher! 

Viens-tu troubler, avec ta puissante grimace, 
La fête de la vie ? 

Je crois, mon cher, que nous pouvons nous arrêter 
ici; je citerais de nouveaux échantillons que je n'y 
pourrais trouver que de nouvelles preuves superflues à 



356 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

l'appui de l'idée principale qui a gouverné mon tra- 
vail depuis le commencement, à savoir que les talents 
les plus ingénieux et les plus patients ne sauraient 
suppléer le goût du grand et la sainte fureur de l'ima- 
gination. On s'est amusé, depuis quelques années, à 
critiquer, plus qu'il n'est permis, un de nos _amis les 
plus chers; eh bien! je suis de ceux qui confessent, 
et sans rougir, que, quelle que soit l'habileté déve- 
loppée annuellement par nos sculpteurs, je ne retrouve 
pas dans leurs œuvres (depuis la disparition de David) 
le plaisir immatériel que m'ont donné si souvent les 
rêves tumultueux, même incomplets, d'Auguste Préault. 



ENVOI 

Enfin, il m'est permis de proférer l'irrésistible ouf! 
que lâche avec tant de bonheur tout simple mortel, 
non privé de sa rate et condamné à une course for- 
cée, quand il peut se jeter dans l'oasis de repos tant 
espérée depuis longtemps. Dès le commencement, je 
l'avouerai volontiers, les caractères béatifiques qui 
composent le mot fin apparaissaient à mon cerveau, 
revêtus de leur peau noire, comme de petits baladins 
éthiopiens qui exécuteraient la plus aimable des danses 



SALON DE 1859. 357 

de caractère. MM. les artistes, je parle, des vrais ar- 
tistes, de ceux-là qui pensent comme moi que tout ce 
qui n'est pas la perfection devrait se caqjier, et que 
tout ce qui n'est pas sublime est inutile et coupable, 
de ceux-là qui savent qu'il y a une épouvantable pro- 
fondeur dans la première idée venue, et que, parmi 
les manières innombrables de l'exprimer, il n'y 'en a 
tout au plus que deux ou trois d'excellentes (je suis 
moins sévère que La Bruyère); ces artistes-là, dis-je, 
toujours mécontents et non rassasiés, comme des âmes 
enfermées, ne prendront pas de travers certains badi- 
nages et certaines humeurs quinteuses dont ils souf- 
frent aussi souvent que le critique. Eux aussi, ils 
savent que rien n'est plus fatigant que d'expliquer ce 
que tout le monde devrait savoir. Si l'ennui et le mé- 
pris peuvent être considérés comme des passions, pour 
eux aussi le mépris et l'ennui ont été les passions les 
plus difficilement rejetables, les plus fatales, les plus 
sous la main. Je m'impose à moi-même les dures con- 
ditions que je voudrais voir chacun s'imposer ; je me 
dis sans cesse : à quoi bon? et je me demande, en 
supposant que j'aie exposé quelques bonnes raisons : 
à qui et à quoi peuvent-elles servir? Parmi les nom- 
breuses omissions que j'ai commises, il y en a de 
volontaires; j'ai fait exprès de négliger une foule de 
talents évidents, trop reconnus pour être loués, % pas 
assez singuliers, en bien ou en mal, pour servir de 
thème à la critique. Je m'étais imposé de chercher 
l'Imagination à travers le Salon, et, l'ayant rarement 



358 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

trouvée, je n'ai dû parler que d'un petit nombre 
d'hommes. Quant aux omissions ou erreurs involon- 
taires que j'ai pu commettre, la Peinture me les par- 
donnera, comme à un homme qui, à défaut de con- 
naissances étendues, a l'amour de la Peinture jusque 
dans les nerfs. D'ailleurs, ceux qui peuvent avoir 
quelque raison de se plaindre trouveront des vengeurs 
ou des consolateurs bien nombreux, sans compter 
celui de nos amis que vous chargerez de l'analyse de 
la prochaine exposition, et à qui vous donnerez les 
mêmes libertés que vous avez bien voulu m' accorder. 
Je souhaite de tout mon cœur qu'il rencontre plus de 
motifs d'étonnement ou d'éblouissement que je n'en 
ai consciencieusement trouvé. Les nobles et excellents 
artistes que j'invoquais tout à l'heure diront comme 
moi : en résumé, beaucoup de pratique et d'habileté, 
mais très-peu de génie ! C'est ce que tout le monde 
dit. Hélas! je suis d'accord avec tout le monde. Vous 
voyez, mon cher M***, qu'il était bien inutile d'expli- 
quer ce # que chacun d'eux pense comme nous. Ma 
seule consolation est d'avoir peut-être su plaire, dans 
l'étalage de ces lieux communs, à deux ou trois per- 
sonnes qui me devinent quand je pense à elles, et au 
nombre desquelles je vous prie de vouloir bien vous 
compter. 
Votre très-dévoué collaborateur et ami. 



VI 



DE L'ESSENCE DU RIRE 



ET GENERALEMENT 



DU COMIQUE DANS LES ARTS PLASTIQUES 



Je ne veux pas écrire un traité de la caricature; je 
veux simplement faire part au lecteur de quelques 
réflexions qui me sont venues souvent au sujet de ce 
genre singulier. Ces réflexions étaient devenues pour 
moi une espèce d'obsession; j'ai voulu me soulager. 
J'ai fait, du reste, tous mes efforts pour y mettre un 
certain ordre et en rendre ainsi la digestion plus facile. 
Ceci est donc purement un article de philosophe et 
d'artiste. Sans doute une histoire générale de la cari- 
cature dans ses rapports avec tous les faits politiques 
et-religieux , graves ou frivoles, relatifs à l'esprit natio- 
nal ou à la mode, qui ont agité l'humanité, est une 
œuvre glorieuse et importante. Le travail est encore à 
faire, car les essais publiés jusqu'à présent ne sont 



360 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

guère que matériaux; mais j'ai pensé qu'il fallait divi- 
ser le travail. Il est clair qu'un ouvrage sur la carica- 
ture, ainsi compris, est une histoire de faits, une im- 
mense galerie anecdotique. Dans la caricature, bien 
plus que dans les autres branches de l'art, il existe 
'deux sortes d'oeuvres précieuses et recommandables à 
des titres différents et presques contraires. Celles-ci ne 
valent que par le fait qu'elles représentent. Elles ont 
droit sans doute à l'attention de l'historien, de l'ar- 
chéologue et même du philosophe; elles doivent prendre 
leur rang dans les archives nationales, dans les regis- 
tres biographiques de la pensée humaine. Comme les 
feuilles volantes du journalisme, elles disparaissent 
emportées par le souffle incessant qui en amène de 
nouvelles; mais les autres, et ce sont celles dont je 
veux spécialement m'occuper, contiennent un élément 
mystérieux , durable , éternel , qui les recommande à 
l'attention des artistes. Chose curieuse et vraiment 
digne d'attention que l'introduction de cet élément 
insaisissable du beau jusque dans les œuvres destinées 
à représenter à l'homme sa propre laideur morale et 
physique ! Et, chose non moins mystérieuse, ce spec- 
tacle lamentable excite en lui une hilarité immortelle et 
incorrigible. Voilà donc le véritable sujet de cet article. 
Un scrupule me prend. Faut-il répondre par une dé- 
monstration en règle à une espèce de question préa- 
lable que voudraient sans doute malicieusement sou- 
lever certains professeurs jurés de sérieux, charlatans 
de la gravité, cadavres pédantesques sortis des froids 



DE L'ESSENCE DU RIRE. 361 

hypogées de l'Institut, et revenus sur la terre des 
vivants, comme certains fantômes avares, pour arra- 
cher quelques sous à de complaisants ministères? 
D'abord, diraient-ils, la caricature est-elle un genre? 
Non , répondraient leurs compères , la caricature n'est 
pas un genre. J'ai entendu résonner à mes oreilles de 
pareilles hérésies dans des dîners d'académiciens. Ces 
braves gens laissaient passer à côté d'eux la comédie 
de Robert Macaire sans y apercevoir de grands symp- 
tômes moraux et littéraires. Contemporains de Rabe- 
lais, ils l'eussent traité de vil et de grossier bouffon. 
En vérité, faut-il donc démontrer que rien de ce qui 
sort de l'homme n'est frivole aux yeux du philosophe? 
A coup sûr ce sera, moins que tout autre, cet élément 
profond et mystérieux qu'aucune philosophie n'a jus- 
qu'ici analysé à fond. 

Nous allons donc nous occuper de l'essence du rire 
et des éléments constitutifs de la caricature. Plus tard, 
nous examinerons peut-être quelques-unes des œuvres 
les plus remarquables produites en ce genre. 



n 



Le Sage ne rit qu'en tremblant. De quelles lèvres 
pleines d'autorité , de quelle plume parfaitement ortho- 
doxe est tombée cette étrange et saisissante maxime ? 
Nous vient-elle du roi philosophe de la Judée? Faut-il 
ii. 21 



i 



362 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

l'attribuer à Joseph de.Maistre, ce soldat animé de 
F Esprit-Saint? J'ai un vague souvenir de l'avoir lue 
dans un de ses livres, mais donnée comme citation, 
sans doute. Cette sévérité de pensée et de style va bien 
à la sainteté majestueuse de Bossuet ; mais la tournure 
elliptique de la pensée et la finesse quintessenciée me 
porteraient plutôt à en attribuer l'honneur à Bourda- 
loue, l'impitoyable psychologue chrétien. Cette singu- 
lière maxime me revient sans cesse à l'esprit depuis 
que j'ai conçu le projet de cet article, et j'ai voulu 
m'en débarrasser tout d'abord. 
Analysons, en effet, cette curieuse proposition : 
Le Sage, c'est-à-dire celui qui est animé de l'esprit 
du Seigneur , celui qui possède la pratique du formu- 
laire divin, ne rit, ne s'abandonne au rire qu'en 
tremblant. Le Sage tremble d'avoir ri; le Sage craint 
le rire , comme il craint les spectacles mondains , la 
concupiscence. Il s'arrête au bord du rire comme au 
bord de la tentation. 11 y a donc, suivant le Sage, une 
certaine contradiction secrète entre son caractère de 
sage et le caractère primordial du rire. En effet, pour 
n'effleurer qu'en passant des souvenirs plus que solen- 
nels, je ferai remarquer, — ce qui corrobore parfai- 
tement le caractère officiellement chrétien de cette 
maxime , — que le Sage par excellence , le Verbe incarné, 
n'a jamais ri. Aux yeux de Celui qui sait tout et qui 
peut tout, le comique n'est pas. Et pourtant le Verbe 
Incarné a connu la colère, il a même connu les pleurs. 
Ainsi , notons bien ceci : en premier lieu , voici un 



DE L'ESSENCE DU RIRE. 363 

auteur, — un chrétien, sans doute, — qui considère 
comme certain que le Sage y regarde de bien près 
avant de se permettre de rire, comme s'il devait lui en 
rester je ne sais quel malaise et quelle inquiétude, et, 
en second lieu , le comique disparaît au point de vue 
de la science et de la puissance absolues. Or, en inver- 
sant les deux propositions, il en résulterait que le rire 
est généralement l'apanage des fous, et qu'il implique 
toujours plus ou moins d'ignorance et de faiblesse. Je ne 
veux point m' embarquer aventureusement sur une mer 
théologique , pour laquelle je ne serais sans doute pas 
muni de boussole ni de voiles suffisantes ; je me con- 
tente d'indiquer au lecteur et de lui montrer du doigt 
ces singuliers horizons. 

Il est certain , si Ton veut se mettre au point de vue de 
l'esprit orthodoxe, que le rire humain est intimement 
lié à l'accident d'une chute ancienne, d'une dégrada- 
tion physique et morale. Le rire et la douleur s'expri- 
ment par les organes où résident le commandement et la 
science du bien et du mal : les yeux et la bouche. Dans 
le paradis terrestre (qu'on le suppose passé ou à venir, 
souvenir ou prophétie, comme les théologiens ou comme 
les socialistes) , dans le paradis terrestre , c'est-à-dire 
dans le milieu où il semblait à l'homme que toutes les 
choses créées étaient bonnes, la joie n'était pas dans le 
rire. Aucune peine ne l'affligeant, son visage était 
simple et uni , et le rire qui agite maintenant les na- 
tions ne déformait point les traits de sa face. Le rire et 
les larmes ne peuvent pas se faire voir dans le paradis 



364 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

de délices. Ils sont également les enfants de la peine , 
et ils sont venus parce que le corps de l'homme énervé 
manquait de force pour les contraindre 1 . Au point de 
vue de mon philosophe chrétien , le rire de ses lèvres 
est signe d'une aussi grande misère que les larmes de 
ses yeux. L'Être qui voulut multiplier son image n'a 
point mis dans la bouche de l'homme les dents du 
lion , mais l'homme mord avec le rire ; ni dans ses yeux 
toute la ruse fascinatrice du serpent, mais il séduit 
avec les larmes. Et remarquez que c'est aussi avec les 
larmes que l'homme lave les peines de l'homme, que 
c'est avec le rire qu'il adoucit quelquefois son cœur et 
l'attire; car les phénomènes engendrés par la chute 
deviendront les moyens du rachat. 

Qu'on me permette une supposition poétique qui me 
servira à vérifier la justesse de ces assertions, que 
beaucoup de personnes trouveront sans doute enta- 
chées de Y à priori du mysticisme. Essayons, puisque 
le comique est un élément damnable et d'origine diabo- 
lique , de mettre en face une âme absolument primi- 
tive et sortant , pour ainsi dire , des mains de la nature. 
Prenons pour exemple la grande et typique figure de 
Virginie, qui symbolise parfaitement la pureté et la 
naïveté absolues. Virginie arrive à Paris encore toute 
trempée des brumes de la mer et dorée par le soleil 
des tropiques , les yeux pleins des grandes images pri- 
mitives des vagues , des montagnes et des forêts. Elle 

1. Philippe de Chennevières. 



DE L'ESSENCE DU RFRE. 365 

tombe ici en pleine civilisation turbulente , débordante 
et méphitique , elle , tout imprégnée des pures et riches 
senteurs de l'Inde; elle se rattache à l'humanité par la 
famille et par l'amour , par sa mère et par son amant , 
son Paul, angélique comme ^lle, et dont le sexe ne 
se distingue pour ainsi dire pas du sien dans les ardeurs 
inassouvies d'un amour qui s'ignore. Dieu, elle l'a 
connu dans l'église des Pamplemousses, une petite 
église toute modeste et toute chétive , et dans l'immen- 
sité de l'indescriptible azur tropical , et dans la musique 
immortelle des forêts et des torrents. Certes, Virginie 
est une grande intelligence; mais peu d'images et peu 
de souvenirs lui suffisent, comme au Sage peu de 
livres. Or, un jour, Virginie rencontre par hasard, 
innocemment, au Palais-Royal, aux carreaux d'un 
vitrier , sur une table , dans un lieu public , une carica- 
ture! une caricature bien appétissante pour nous, 
grosse de fiel et de rancune, comme sait les faire une 
civilisation perspicace et ennuyée. Supposons quelque 
bonne farce de boxeurs , quelque énormité britannique, 
pleine de sang caillé et assaisonnée de quelques mons- 
treux goddam; ou, si cela sourit davantage à votre 
imagination curieuse , supposons devant l'œil de notre 
virginale Virginie quelque charmante et agaçante im- 
pureté, un Gavarni de ce temps-là, et des meilleurs, 
quelque satire insultante contre des folies royales, 
quelque diatribe plastique contre le Parc-aux-Cerfs, ou 
les précédents fangeux d'une grande favorite, ou les 
escapades nocturnes de la proverbiale Autrichienne. 



366 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

La caricature est double : le dessin et l'idée : le dessin 
violent, l'idée mordante et voilée; complication d'élé- 
ments pénibles pour un esprit naïf, accoutumé à com- 
prendre d'intuition des choses simples comme lui. 
Virginie a vu; maintenant elle regarde. Pourquoi? Elle 
regarde l'inconnu. Du reste, elle ne comprend guère 
ni ce que cela veut dire ni à quoi cela sert. Et pour- 
tant, voyez- vous ce reploiement d'ailes subit, ce fré- 
missement d'une âme qui se voile et veut se retirer? 
L'ange a senti que le scandale était là. Et, en vérité, 
je vous le dis, qu'elle ait compris ou qu'elle n'ait pas 
compris, il lui restera de cette impression je ne sais 
quel malaise, quelque chose qui ressemble à la peur. 
Sans doute , que Virginie reste à Paris et que la science 
lui vienne, le rire lui viendra; nous verrons pourquoi. 
Mais , pour le moment , nous , analyste et critique , qui 
n'oserions certes pas affirmer que notre intelligence 
est supérieure à celle de Virginie, constatons la crainte 
et la souffrance de l'ange immaculé devant la carica- 
ture. 



jii 



Ce qui suffirait pour démontrer que le comique est 
un des plus clairs signes sataniques de l'homme et un 
des nombreux pépins contenus dans la pomme symbo- 
lique, est l'accord unanime des physiologistes du rire 



DE L'ESSENCE DU RIRE. 367 

sur la raison première de ce monstrueux phénomène. 
Du reste, leur découverte n'est pas très-profonde et ne 
va guère loin. Le rire, disent-ils, vient de la supério- 
rité. Je ne serais pas étonné que devant cette décou- 
verte le physiologiste se fût jnis à rire en pensant à sa 
propre supériorité. Aussi, il fallait dire : Le rire vient 
de l'idée de sa propre supériorité. Idée satanique s'il 
en fut jamais! Orgueil et aberration! Or, il est notoire 
que tous les fous des hôpitaux ont ridée de leur propre 
supériorité développée outre mesure. Je ne connais 
guère de fous d'humilité. Remarquez que le rire est 
une des expressions les plus fréquentes et les plus 
nombreuses de la folie. Et voyez comme tout s'ac- 
corde : quand Virginie, déchue, aura baissé d'un degré 
en pureté, elle commencera à avoir l'idée de sa propre 
supériorité, elle sera plus savante au point de vue du 
monde, et elle rira. 

J'ai dit qu'il y avait symptôme de faiblesse dans le 
rire; et, en effet, quel signe plus marquant de débilité 
qu'une convulsion nerveuse, un spasme involontaire 
comparable à l'éternument, et causé par la vue du 
malheur d'au'trui? Ce malheur est presque toujours 
une faiblesse d'esprit. Est-il un phénomène plus déplo- 
rable que la faiblesse se réjouissant de la faiblesse? 
Mais il y a pis. Ce malheur est quelquefois d'une 
espèce très-inférieure, une infirmité dans l'ordre phy- 
sique. Pour prendre un des exemples les plus vulgaires 
de la vie, qu'y a-t-il de si réjouissant dans le spectacle 
d'un homme qui tombe sur la glace ou sur le pavé, 



368 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

qui trébuche au bout d'un trottoir, pour que la face de 
son frère en Jésus-Christ se contracte d'une façon dés- 
ordonnée, pour que les muscles de son visage se mettent 
à jouer subitement comme une horloge à midi ou un 
joujou à ressorts? Ce pauvre diable s'est au moins défi- 
guré, peut-être s'est-il fracturé un membre essentiel. 
Cependant, le rire est parti, irrésistible et subit. Il est 
certain que si l'on veut creuser cette situation, on 
trouvera au fond de la pensée du rieur un certain 
orgueil inconscient. C'est là le point de départ : moi, 
je ne tombe pas; moi, je marche droit; moi, mon pied 
est ferme et assuré. Ce n'est pas moi qui commettrais 
la sottise de ne pas voir un trottoir interrompu ou un 
pavé qui barre le chemin. 

L'école romantique, ou, pour mieux dire, une des 
subdivisions de l'école romantique, l'école satanique, a 
bien compris cette loi primordiale du rire; ou du 
moins, si tous ne l'ont pas comprise, tous, même dans 
leurs plus grossières extravagances et exagérations, 
l'ont sentie et appliquée juste. Tous les mécréants de 
mélodrame, maudits, damnés, fatalement marqués 
d'un rictus qui court jusqu'aux oreilles, sont dans l'or- 
thodoxie pure du rire. Du reste, ils sont presque tous 
des petits-fils légitimes ou illégitimes du célèbre voya- 
geur Melmoth, la grande création satanique du révé- 
rend Màturin. Quoi de plus grand, quoi de plus puis- 
sant relativement à la pauvre humanité que ce pâle et 
ennuyé Melmoth? Et pourtant, il y a en lui un côté 
faible, abject, antidivin et antilumineux. Aussi comme il 



DE L'ESSENCE DU RIRE. 369 

rit, comme il rit, se comparant sans cesse aux chenilles 
humaines, lui si fort, si intelligent, lui pour qui une 
partie des lois conditionnelles de l'humanité, physiques 
et intellectuelles, n'existent plus! Et ce rire est l'explo- 
sion perpétuelle de sa colère et de sa souffrance. Il est, 
qu'on me comprenne bien, la résultante nécessaire de 
sa double nature contradictoire, qui est infiniment 
grande relativement à l'homme, infiniment vile et 
basse relativement au Vrai et au Juste absolus. Mel- 
moth est une contradiction vivante. Il est sorti des 
conditions fondamentales de la vie; ses organes ne 
supportent plus sa pensée. C'est pourquoi ce rire glace 
et tord les entrailles. C'est un rire qui ne dort jamais, 
comme une maladie qui va toujours son chemin et 
exécute un ordre providentiel. Et ainsi le rire de Mel- 
moth, qui est l'expression la plus haute de l'orgueil, 
accomplit perpétuellement sa fonction, en déchirant et 
en brûlant les lèvres du rieur irrémissible. 



IV 



Maintenant, résumons un peu, et établissons plus 
visiblement les propositions principales, qui sont 
comme une espèce de théorie du rire. Le rire est sata- 
nique, il est donc profondément humain. Il est dans 
l'homme la conséquence de l'idée de sa propre supé- 

21. 



370 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

riorité ; et, en effet, comme le rire est essentiellement 
humain, il est essentiellement contradictoire, c'est- 
à-dire qu'il est à la fois signe d'une grandeur infinie 
et d'une misère infinie, misère infinie relativement à 
l'Être absolu dont il possède la conception, grandeur 
infinie relativement aux animaux. C'est du^choc per- 
pétuel de ces deux infinis que se dégage le rire. Le 
comique, la puissance du rire est dans le rieur et nul- 
lement dans l'objet du rire. Ce n'est point l'homme 
qui tombe qui rit de sa propre chute, à moins qu'il ne 
soit un philosophe, un hDmme qui ait acquis, par habi- 
tude, la force de se dédoubler rapidement et d'assister 
comme spectateur désintéressé aux phénomènes de 
son moi. Mais le cas est rare. Les animaux les plus 
comiques sont les plus sérieux; ainsi les singes et les 
perroquets. D'ailleurs, supposez l'homme ôté de la 
création, il n'y aura plus de comique, car les animaux 
ne se croient pas supérieurs aux végétaux, ni les végé- 
taux aux minéraux. Signe de supériorité relativement 
aux bêtes, et je comprends sous cette dénomination les 
parias nombreux de l'intelligence, le rire est signe 
d'infériorité relativement aux sages, qui par l'inno- 
cence contemplative de leur esprit se rapprochent de 
l'enfance. Comparant, ainsi que nous en avons le 
droit, l'humanité à l'homme, nous voyons que les 
nations primitives, ainsi que Virginie, ne conçoivent 
pas la caricature et n'ont pas de comédies (les livres 
sacrés, à quelques nations qu'ils appartiennent, ne 
rient jamais), et que, s'avançant peu à peu vers les 



DE L'ESSENCE DU RIRE. 371 

pics nébuleux de l'intelligence, ou se penchant sur les 
fournaises ténébreuses de la métaphysique, les nations 
se mettent à rire diaboliquement du rire de Melmoth ; 
et, enfin, que si dans ces mêmes nations ultra-civilisées, 
une intelligence, poussée par une ambition supérieure, 
veut franchir les limites de l'orgueil mondain et s'élan- 
cer hardiment vers la poésie pure, dans cette poésie, 
limpide et profonde comme la nature, le rire fera 
défaut comme dans l'âme du Sage. 

Comme le comique est signe de supériorité ou de 
croyance à sa propre supériorité, il est naturel de croire 
qu'avant qu'elles aient atteint la purification absolue 
promise par certains prophètes mystiques, les nations 
verront s'augmenter en elles les motifs de comique à 
mesure que s'accroîtra leur supériorité. Mais aussi le 
comique change de nature. Ainsi l'élément angélique et 
l'élément diabolique fonctionnent parallèlement. L'hu- 
manité s'élève, et elle gagne pour le mal et l'intelli- 
gence du mal une force proportionnelle à celle qu'elle a 
gagnée pour le bien. C'est pourquoi je ne trouve pas 
étonnant que nous, enfants d'une loi meilleure que les 
lois religieuses antiques, nous, disciples favorisés de 
Jésus, nous possédions plus d'éléments comiques que 
la païenne antiquité. Cela même est une condition de 
notre force intellectuelle générale. Permis aux contra- 
dicteurs jurés de citer la clas5ique historiette du phi- 
losophe qui mourut de rire en voyant un âne qui man- 
geait des figues, et même les comédies d'Aristophane 
et celles de Plaute. Je répondrai qu'outre que ces 



372 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

époques sont essentiellement civilisées, et que la 
croyance s'était déjà bien retirée, ce comique n'est 
pas tout à fait le nôtre. Il a même quelque chose de 
sauvage, et nous ne pouvons guère nous l'approprier 
que par un effort d'esprit à reculons, dont le résultat 
s'appelle pastiche. Quant aux figures grotesques que 
nous a laissées l'antiquité, les masques, les figurines 
de bronze, les Hercules tout en muscles, les petits 
Priapes à la langue recourbée en l'air, aux oreilles 
pointues, tout en cervelet et en phallus, — quant à ces 
phallus prodigieux sur lesquels les blanches filles de 
Romulus montent innocemment à cheval, ces mons- 
trueux appareils de la génération armée de sonnettes 
et d'ailes, je crois que toutes ces choses sont pleines 
de sérieux. Vénus, Pan, Hercule, n'étaient pas des per- 
sonnages risibles. On en a ri après la venue de Jésus, 
Platon et Sénèque aidant. Je crois que l'antiquité était 
pleine de respect pour les tambours-majors et les fai- 
seurs de tours de force en tout genre, et que tous les 
fétiches extravagants que je citais ne sont que des 
signes d'adoration, ou tout au plus des symboles de 
force, et nullement des émanations de l'esprit inten- 
tionnellement comiques. Les idoles indiennes et chi- 
noises ignorent qu'elles sont ridicules ; c'est en nous, 
chrétiens, qu'est le comique. 



DE L'ESSENCE DU RIRE. 373 



11 ne faut pas croire que nous soyons débarrassés de 
toute difficulté. L'esprit le moins accoutumé à ces sub- 
tilités esthétiques saurait bien vite m* opposer cette 
objection insidieuse : Le rire est divers. On ne se 
réjouit pas toujours d'un malheur, d'une faiblesse, 
d'une infériorité. Bien dès spectacles qui excitent en 
nous le rire sont fort innocents, et non-seulement les 
amusements de l'enfance, mais encore bien des choses 
qui servent au divertissement des artistes, n'ont rien à 
démêler avec l'esprit de Satan. 

Il y a bien là quelque apparence de vérité. Mais il 
faut d'abord bien distinguer la joie d'avec le rire. La 
joie existe par elle-même, mais elle a des manifesta- 
tions diverses. Quelquefois elle est presque invisible ; 
d'autres fois, elle s'exprime par les pleurs. Le rire n'est 
qu'une expression, un symptôme, un diagnostic. Symp- 
tôme de quoi? Voilà la question. La joie est une. Le 
rire est l'expression d'un sentiment double, ou contra- 
dictoire; et c'est pour cela qu'il y a convulsion. Aussi 
le rire des enfants; qu'on voudrait en vain m'objecter, 
est-il tout à fait différent, même comme expression 
physique, comme forme, du rire de l'homme qui assiste 
à une comédie, regarde une caricature, ou du rire 
terrible de Melmoth ; de Melmoth, l'être déclassé, l'in- 
dividu situé entre les dernières limites de la patrie 
humaine et les frontières de la vie supérieure; de 



1 



374 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Melmoth se croyant toujours près de se débarrasser de 
son pacte infernal, espérant sans cesse troquer ce pou- 
voir surhumain, qui fait son malheur, contre la con- 
science pure d'un ignorant qui lui fait envie. — Le 
rire des enfants est comme un épanouissement de fleur. 
C'est la joie de recevoir, la joie de respirer, la joie de 
s'ouvrir, la joie de contempler, de vivre, de grandir» 
C'est une joie de plante. Aussi, généralement, est-ce 
plutôt le sourire, quelque chose d'analogue au balan- 
cement de queue des chiens ou au ronron des chats. 
Et pourtant, remarquez bien que si le rire des enfants 
diffère encore des expressions du contentement animal, 
c'est que ce rire n'est pas tout à fait exempt d'ambi- 
tion, ainsi qu'il convient à des bouts d'hommes, c'est- 
à-dire à des Satans en herbe. 

Il y a un cas où la question est plus compliquée. 
C'est le rire de l'homme, mais rire vrai, rire vio- 
lent, à l'aspect d'objets qui ne sont pas un signe de 
faiblesse ou de malheur chez ses semblables. Il est 
facile de deviner que je veux parler du rire causé par 
le grotesque. Les créations fabuleuses, les êtres dont 
la raison, la légitimation ne peut pas être tirée du 
code du sens commun, excitent souvent en nous une 
hilarité folle, excessive, et qui se traduit en des déchi- 
rements et des pâmoisons interminables. Il est évident 
qu'il faut distinguer, et qu'il y a là un degré de plus. 
Le comique est, au point de vue artistique, une imi- 
tation; le grotesque, une création. Le comique est une 
imitation mêlée d'une certaine faculté créatrice, c'est- 



DE L'ESSENCE DU RIRE. 375 

à-dire d'une idéalité artistique. Or, l'orgueil humain, 
qui prend toujours le dessus, et qui est la cause natu- 
relle du rire dans le cas du comique, devient aussi cause 
naturelle du rire dans le cas de grotesque, qui est une 
création mêlée d'une certaine faculté imitatrice d'élé- 
ments préexistants dans la nature. Je veux dire que dans 
ce cas-là le rire est l'expression de l'idée de supériorité, 
non plus de l'homme sur l'homme, mais de l'homme 
sur la nature. Il ne faut pas trouver cette idée trop 
subtile; ce ne serait pas une raison suffisante pour la 
repousser. Il s'agit de trouver une autre explication 
plausible. Si celle-ci paraît tirée de loin et quelque peu 
difficile à admettre, c'est que ie rire causé par le gro- 
tesque a en soi quelque chose de profond, d'axioma- 
tique et de primitif qui se rapproche beaucoup plus de 
la vie innocente et de la joie absolue que le rire causé 
par le comique de mœurs. Il y a entre ces deux rires, 
abstraction faite de la question d'utilité, la même dif- 
férence qu'entre l'école littéraire intéressée et l'école 
de l'art pour l'art. Ainsi le grotesque domine le comique 
d'une hauteur proportionnelle. 

J'appellerai désormais le grotesque comique absolu, 
comme antithèse au comique ordinaire, que j'appellerai 
comique significatif. Le comique significatif est un 
langage plus clair, plus facile à comprendre pour le 
vulgaire, et surtout plus facile à analyser, son élément 
étant visiblement double : l'art et l'idée morale; mais 
le comique absolu, se rapprochant beaucoup plus de 
la nature, se présente sous une espèce une, et qui 



376 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

veut être saisie par intuition. Il n'y a qu'une vérifica- 
tion du grotesque, c'est le rire, et le rire subit; en 
face du comique significatif, il n'est pas défendu de 
rire après coup ; cela n'argue pas contre sa valeur ; c'est 
une question de rapidité d'analyse. 

J'ai dit : comique absolu? il faut toutefois prendre 
garde. Au point de vue de l'absolu définitif, il n'y a 
plus que la joie. Le comique ne peut être absolu que 
relativement à l'humanité déchue, et c'est ainsi que je 
l'entend$. 



VI 



L'essence très-relevée du comique absolu en fait 
l'apanage des artistes supérieurs qui ont en eux la 
réceptibilité suffisante de toute idée absolue. Ainsi 
l'homme qui a jusqu'à présent le mieux senti ces idées, 
et qui en a mis en œuvre une partie dans des travaux 
de pure esthétique et aussi de création, est Théodore 
Hoffmann. Il a toujours bien distingué le comique 
ordinaire du comique qu'il appelle comique innocent. Il 
a cherché souvent à résoudre en œuvres artistiques les 
théories savantes qu'il avait émises didactiquement, 
ou jetées sous la forme de conversations inspirées et de 
dialogues critiques; et c'est dans ces mêmes œuvres 
que je puiserai tout à l'heure les exemples les plus 



DE L'ESSENCE DU RIRE. 377 

éclatants, quand j'en viendrai à donner une série 
d'applications des principes ci-dessus énoncés et à 
coller un échantillon sous chaque titre de catégorie. 

D'ailleurs, nous trouvons dans le comique absolu et 
le comique significatif des genres, des sous-genres et 
des familles. La division peut avoir lieu sur différentes 
bases. On peut la construire d'abord d'après une loi 
philosophique pure, ainsi que j'ai commencé à le faire, 
puis d'après la loi artistique de création. La première 
est créée par la séparation primitive du comique absolu 
d'avec le comique significatif; la seconde est basée sur 
le genre de facultés spéciales de chaque artiste. Et, 
enfin, on peut aussi établir une classification de comi- 
ques suivant les climats et les diverses aptitudes 
nationales. Il faut remarquer que chaque terme de 
chaque classification peut se compléter et se nuancer 
par l'adjonction d'un terme d'une autre, comme la loi 
grammaticale nous enseigne à modifier le substantif 
par l'adjectif. Ainsi, tel artiste allemand ou anglais est 
plus ou moins propre au comique absolu, et en même 
temps il est plus ou moins idéalisateur. Je vais essayer 
de donner des exemples choisis de comique absolu et 
significatif, et de caractériser brièvement l'esprit 
comique propre à quelques nations principalement 
artistes, avant d'arriver à la partie où je veux discuter 
et analyser plus longuement le talent des hommes qui 
en ont fait leur étude et leur existence. 

En exagérant et poussant aux dernières limites les 
conséquences du comique significatif, on obtient le 



378 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

comique féroce, de même que l'expression synony- 
mique du comique innocent, avec un degré de plus, 
est le comique absolu. 

En France, pays de pensée et de démonstration 
claires, où l'art vise naturellement et directement à 
l'utilité, le comique est généralement significatif. 
Molière fut dans ce genre la meilleure expression fran- 
çaise ; mais comme le fond de notre caractère est un 
éloignement de toute chose extrême, comme un des 
diagnostics particuliers de toute passion française, de 
toute science, de tout art français est de fuir l'excessif, 
l'absolu et le profond, il y a conséquemment ici peu 
de comique féroce; de même notre grotesque s'élève 
rarement à l'absolu. 

Rabelais, qui est le grand maître français en gro- 
tesque, garde au milieu de ses plus énormes fantaisies 
quelque chose d'utile et de raisonnable. 11 est directe- 
ment symbolique. Son comique a presque toujours la 
transparence d'un apologue. Dans la caricature fran- 
çaise, dans l'expression plastique du comique, nous 
retrouverons cet esprit dominant. Il faut l'avouer, la 
prodigieuse bonne humeur poétique nécessaire au vrai 
grotesque se trouvent rarement chez nous à une dose 
égale et continue. De loin en loin, on voit réapparaître 
le filon ; mais il n'est pas essentiellement national. Il 
faut mentionner dans ce genre quelques intermèdes 
de Molière, malheureusement trop peu lus et trop peu 
joués, entre antres ceux du Malade imaginaire et du 
Bourgeois gentilhomme, et les figures carnavalesques 



DE L'ESSENCE DU RIRE. 379 

de Callot. Quant au comique des Contes de Voltaire, 
essentiellement français, il tire toujours sa raison d'être 
de l'idée de supériorité; il est tout à fait significatif. 

La rêveuse Germanie nous donnera d'excellents 
échantillons de comique absolu. Là tout est grave, 
profond, excessif. Pour trouver du comique féroce et 
très-féroce, il faut passer la Manche et visiter les 
royaumes brumeux du spleen. La joyeuse, bruyante 
et oublieuse Italie abonde en comique innocent. C'est 
en pleine Italie, au cœur du carnaval méridional, au 
milieu du turbulent Corso, que Théodore Hoffmann a 
judicieusement placé le drame excentrique de la Prin- 
cesse Brambilla. Les Espagnols sont très-bien doués en 
fait de comique. Ils arrivent vite au cruel, et leurs 
fantaisies les plus grotesques contiennent souvent 
«jjuelque chose de sombre. 

Je garderai longtemps le souvenir de la première 
pantomime anglaise que j'aie vu jouer. C'était au 
théâtre des Variétés, il y a quelques années. Peu de 
gens s'en souviendront sans doute, car bien peu ont 
paru goûter ce genre de divertissement, et ces pauvres 
mimes anglais reçurent chez nous un triste accueil. 
Le public français n'aime guère être dépaysé. Il n'a 
pas le goût très-cosmopolite, et les déplacements d'ho- 
rizon lui troublent la vue. Pour mon compte, je fus 
excessivement frappé de cette manière de comprendre 
le comique. On disait, et c'étaient les indulgents, pour 
expliquer l'insuccès, que c'étaient des artistes vul- 
gaires et médiocres, des doublures; mais ce n'était 



380 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

pas là la question. Ils étaient Anglais, c'est là l'impor- 
tant. 

Il m'a semblé que le signe distinctif de ce genre de 
comique était la violence. Je vais en donner la preuve 
par quelques échantillons de mes souvenirs. 

D'abord, le Pierrot n'était pas ce personnage pâle 
comme la lune, mystérieux comme le silence, souple 
et muet comme le serpent, droit et long comme une 
potence, cet homme artificiel, mû par des ressorts 
singuliers, auquel nous avait accoutumés le regrettable 
Debureau. Le Pierrot anglais arrivait comme la tem- 
pête, tombait comme un ballot, et quand il riait, son rire 
faisait trembler la salle ; ce rire ressemblait à un joyeux 
tonnerre. C'était un homme court et gros, ayant 
augmenté sa prestance par un costume chargé de 
rubans, qui faisaient autour de sa jubilante personne 
l'office des plumes et du duvet autour des oiseaux, ou 
de la fourrure autour des angoras. Par-dessus la farine 
de son visage, il avait collé crûment, sans gradation, 
sans transition, deux énormes plaques de rouge pur. 
La bouche était agrandie par une prolongation simulée 
des lèvres au moyen de deux bandes de carmin, de 
sorte que, quand il riait, la gueule avait l'air de courir 
jusqu'aux oreilles. 

Quant au moral, le fond était le même que celui du 
Pierrot que tout le monde connaît : insouciance et neu- 
tralité, et partant accomplissement de toutes les fantai- 
sies gourmandes et rapaces, au détriment, tantôt de 
Harlequin, tantôt de Cassandre ou de Léandre. Seule- 



DE L'ESSENCE DU IURE. 331 

ment, là où Debureau eût trempé le bout du doigt 
pour le lécher, il y plongeait les deux poings et les 
deux pieds. 

Et toutes choses s'exprimaient ainsi dans cette sin- 
gulière pièce, avec emportement; c'était le vertige de 
l'hyperbole. 

Pierrot passe devant une femme qui lave le carreau 
de sa porte : après lui avoir dévalisé les poches, il 
veut faire passer dans les siennes l'éponge, le balai, le 
baquet et l'eau elle-même. — Quant à la manière dont 
il essayait de lui exprimer son amour, chacun peut se 
le figurer par les souvenirs qu'il a gardés de la con- 
templation des mœurs phanérogamiques des singes, 
dans la célèbre cage du Jardin-des-Plantes. Il faut 
ajouter que le rôle de la femme était rempli par un 
homme très-long et très-maigre, dont la pudeur violée 
jetait les hauts cris. C'était vraiment une ivresse de 
rire, quelque chose de terrible et d'irrésistible. 

Pour je ne sais quel méfait, Pierrot devait être fina- 
lement guillotiné. Pourquoi la guillotine au lieu de la 
pendaison, en pays anglais?... Je l'ignore; sans doute 
pour amener ce qu'on va voir. L'instrument funèbre 
était donc là dressé sur des planches françaises, fort 
étonnées de cette romantique nouveauté. Après avoir 
lutté et beuglé comme un bœuf qui flaire l'abattoir, 
Pierrot subissait enfin son destin. La tête se détachait 
du cou, une grosse tête blanche et rouge, et roulait 
avec bruit devant le trou du souffleur, montrant le 
disque saignant du cou, la vertèbre scindée, et tous 



382 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

les détails d'une viande de boucherie récemment 
taillée pour l'étalage. Mais voilà que, subitement, le 
torse raccourci, mû par la monomanie irrésistible du 
vol, se dressait, escamotait victorieusement sa propre 
tête comme un jambon ou une bouteille de vin, et, 
bien plus avisé que le grand safnt Denis, la fourrait 
dans sa poche 1 

Avec une plume tout cela est pâle et glacé. Comment 
la plume pourrait-elle rivaliser avec la pantomime? La 
pantomime est l'épuration de la comédie ; c'en est la 
quintessence; c'est l'élément comique pur, dégagé et 
concentré. Aussi, avec le talent spécial des acteurs 
anglais pour l'hyperbole, toutes ces monstrueuses 
farces prenaient-elles une réalité singulièrement sai- 
sissante. 

Une des choses les plus remarquables comme co- 
mique absolu, et, pour ainsi dire, comme métaphy- 
sique du comique absolu, était certainement le début 
de cette belle pièce, un prologue plein d'une haute 
esthétique. Les principaux personnages de la pièce, 
Pierrot, Cassandre, Harlequin, Colombine, Léandre, 
sont devant le public, bien doux et bien tranquilles. 
Ils sont à peu près raisonnables et ne diffèrent pas 
beaucoup des braves gens qui sont dans la salle. Le 
souffle merveilleux qui va les faire se mouvoir extraor- 
dinairement n'a pas encore soufflé sur leurs cervelles. 
Quelques jovialités de Pierrot ne peuvent donner qu'une 
pâle idée de ce qu'il fera tout à l'heure. La rivalité de 
Harlequin et de Léandre vient de se déclarer. Une fée 



DE L'ESSENCE DU RIRE. 383 

s'intéresse à Harlequin : c'est l'éternelle protectrice 
des mortels amoureux et pauvres. Elle lui promet sa 
protection, et, pour lui en donner une preuve immé- 
diate, elle promène avec un geste mystérieux et plein 
d'autorité sa baguette dans les airs. 

Aussitôt le vertige est entré, le vertige circule dans 
l'air; on respire le vertige; c'est le vertige qui remplit 
les poumons et renouvelle le sang dans le ventricule. 

Qu'est-ce que ce vertige? C'est le comique absolu ; il 
s'est emparé de chaque être. Léandre, Pierrot, Cas- 
sandre, font des gestes extraordinaires, qui démontrent 
clairement qu'ils se sentent introduits de force dans 
une existence nouvelle. Ils n'en ont pas l'air fâché. Ils 
s'exercent aux grands désastres et à la destinée tumul- 
tueuse qui les attend, comme quelqu'un qui crache 
dans ses mains et les frotte l'une contre l'autre avant 
de faire une . action d'éclat. Ils font le moulinet avec 
leurs bras, ils ressemblent à des moulins à vent tour- 
mentés par la tempête. C'est sans doute pour assouplir 
leurs jointures, ils en auront besoin. Tout cela s'opère 
avec de gros éclats de rire, pleins d'un vaste contente- 
ment ; puis ils sautent les uns par-dessus les autres, 
et leur agilité et leur aptitude étant bien dûment 
constatées, suit un éblouissant bouquet de coups de 
pied, de coups de poing et de soufflets qui font le 
tapage et la lumière d'une artillerie ; mais tout cela 
est sans rancune. Tous leurs gestes, tous leurs cris, 
toutes leurs mines disent : La fée l'a voulu, la destinée 
nous précipite, je ne m'en afflige pas; allons I courons! 



384 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

élançons-nous! Et ils s'élancent, à travers l'œuvre 
fantastique, qui, à proprement parler, ne commence 
que là, c'est-à-dire sur la frontière du merveilleux. 

Harlequin et Colombine, à la faveur de ce délire, se 
sont enfuis en dansant, et d'un pied léger ils vont 
courir les aventures. 

Encore un exemple : celui-là est tiré d'un auteur 
singulier, esprit très-général, quoi qu'on en dise, et 
qui unit à la raillerie significative française la gaieté 
folle, mousseuse et légère des pays du soleil, en même 
temps que le profond comique germanique. Je veux 
encore parler d'Hoffmann. 

Dans le conte intitulé : Daucus Carota, le Roi des 
Carottes, et par quelques traducteurs la Fianoèe du roi, 
quand la grande troupe des Carottes arrive dans la cour 
de la ferme où demeure la fiancée, rien n'est plus 
beau à voir. Tous ces petits personnages d'un rouge 
écarlate comme un régiment anglais, avec un vaste plu- 
met vert sur la tête comme les chasseurs de carrosse, 
exécutent des cabrioles et des voltiges merveilleuses sur 
de petits chevaux. Tout cela se meut avec une agilité 
surprenante. Ils sont d'autant plus adroits et il leur est 
d'autant plus facile de retomber sur la tête, qu'elle est 
plus grosse et plus lourde que le reste du corps, comme 
les soldats en moelle de sureau qui ont un peu de 
plomb dans leur shako. 

La malheureuse jeune fille, entichée de rêves de 
grandeur, est fascinée par ce déploiement de forces 
militaires. Mais qu'une armée à la parade est dififé- 



DE L'ESSENCE DU RIRE. 385 

rente d'une armée dans ses casernes, fourbissant ses 
armes, astiquant son fourniment, ou, pis encore, ron- 
flant ignoblement sur ses lits de camp puants et sales! 
Voilà le revers de la médaille; car tout ceci n'était que 
sortilège, appareil de séduction. Son père, homme pru- 
dent et bien instruit dans la sorcellerie, veut lui mon- 
trer l'envers de toutes ses splendeurs. Ainsi, à l'heure 
où les légumes dorment d'un sommeil brutal, ne soup- 
çonnant pas qu'ils peuvent être surpris par l'œil d'un 
espion, le père entr'ouvre une des tentes de cette ma- 
gnifique armée ; et alors la pauvre rêveuse voit cette 
masse de soldats rouges et verts dans leur épouvan- 
table déshabillé, nageant et dormant dans la fange ter- 
reuse d'où elle est sortie. Toute cette splendeur mili- 
taire en bonnet de nuit n'est plus qu'un marécage 
infect. 

Je pourrais tirer de l'admirable Hoffmann bien d'au- 
tres exemples de comique absolu. Si l'on veut bien 
comprendre mon idée, il faut lire avec soin Daucus 
Carota, Peregrinus Tyss, le Pot d'or, et surtout, avant 
tout, la Princesse Brambilla, qui est comme un caté- 
chisme de haute esthétique. 

Ce qui distingue très-particulièrement Hoffmann est 
le mélange involontaire, et quelquefois très-volontaire, 
d'une certaine dose de comique significatif avec le co- 
mique le plus absolu. Ses conceptions comiques les 
plus supra-naturelles, les plus fugitives, et qui ressem- 
blent souvent à des visions de l'ivresse, ont un sens 
moral très-visible : c'est à croire qu'on a affaire à un 

il. 22 



386 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

physiologiste ou à un médecin de fous des plus pro- 
fonds, et qui s'amuserait à revêtir cette profonde science 
de formes poétiques, comme un savant qui parlerait 
par apologues et paraboles. 

Prenez, si vous voulez, pour exemple, le personnage 
de Giglio Fava, le comédien atteint de dualisme chro- 
nique, dans la Princesse Brambilla. Ce personnage un 
change de temps en temps de personnalité, et, sous le 
nom de Giglio Fava, il se déclare l'ennemi du prince 
assyrien Cornelio Chiapperi ; et quand il est prince assy- 
rien, il déverse le plus profond et le plus royal mépris 
sur son rival auprès de la princesse, sur un misérable 
histrion qui s'appelle, à ce qu'on dit, Giglio Fava. 

Il faut ajouter qu'un des signes très-particuliers du 
comique absolu est de s'ignorer lui-même. Cela est 
visible, non-seulement dans certains animaux du co- 
mique desquels la gravité fait partie essentielle, comme 
les singes, et dans certaines caricatures sculpturales 
antiques dont j'ai déjà parlé, mais encore dans les 
monstruosités chinoises qui nous réjouissent si fort, et 
qui ont beaucoup moins d'intentions comiques qu'on le 
croit généralement. Une idole chinoise, quoiqu'elle soit 
un objet de vénération, ne diffère guère d'un poussah 
ou d'un magot de cheminée. 

Ainsi, pour en finir avec toutes ces subtilités et 
toutes ces définitions, et pour conclure, je ferai remar- 
quer une dernière fois qu'on retrouve l'idée dominante 
de supériorité dans le comique absolu comme dans le 
comique significatif, ainsi que je l'ai, trop longuement 



DE L'ESSENCE DU RIRE. 387 

peut-être, expliqué; — que, pour qu'il y ait comique, 
c'est-à-dire émanation, explosion, dégagement de co- 
mique, il faut qu'il y ait deux êtres en présence; — 
que c'est spécialement dans le rieur, dans le spectateur, 
que gît le comique; — que cependant, relativement à 
cette loi d'ignorance, il faut faire une exception pour 
les hommes qui ont fait métier de développer en eux le 
sentiment du comique et de le tirer d'eux-mêmes pour 
le divertissement de leurs semblables, lequel phéno- 
mène rentre dans la classe de tous les phénomènes ar- 
tistiques qui dénotent dans l'être humain l'existence 
d'une dualité permanente, la puissance d'être à la fois 
soi et un autre. 

Et pour en revenir à mes primitives définitions et 
m'exprimerplus clairement, je dis que quand Hoffmann 
engendre le comique absolu, il est bien vrai qu'il le 
sait'; mais il sait aussi que l'essence de ce comique est 
de paraître s'ignorer lui-même et de développer chez le 
spectateur, ou plutôt chez le lecteur, la joie de sa propre 
supériorité et la joie de la supériorité de l'homme sur 
la nature. Les artistes créent le comique; ayant étudié 
et rassemblé les éléments du comique, ils savent que 
tel être est comique, et qu'il ne l'est qu'à la condition 
d'ignorer sa nature; de même que, par une loi inverse, 
l'artiste n'est artiste qu'à la condition d'être double et 
de n'ignorer aucun phénomène de sa double nature. 




Vil 



QUELQUES 



CARICATURISTES FRANÇAIS 



GARLE VERNET — PIGAL — CHARLÈT 

DAUMIER — MONNIER — GRANVILLE — GAVARN1 

TRIMOLET — TRAVIES — JAGQUE 



Un homme étonnant fut ce Carie Vernet. Son œuvre 
est un monde, une petite Comédie humaine; car les 
images triviales, les croquis de la foule et de la rue, 
les caricatures, sont souvent le miroir le plus fidèle de 
la vie. Souvent même les caricatures, comme les gra- 
vures de modes, deviennent plus caricaturales à mesure 
qu'elles sont plus démodées. Ainsi le roide, le dégin- 
gandé des figures de ce temps-là nous surprend et nous 
blesse étrangement; cependant tout ce monde est 
beaucoup moins volontairement étrange qu'on ne le 
croit d'ordinaire. Telle était la mode, tel était l'être 
humain : les hommes ressemblaient aux peintures ; le 
monde s'était moulé dans l'art. Chacun était roide, 

22. 



390 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

droit, et avec son frac étriqué, ses bottes à revers et 
ses cheveux pleurant sur le front, chaque citoyen avait 
l'air d'une académie qui aurait passé chez le fripier. 
Ce n'est pas seulement pour avoir gardé profondément 
l'empreinte sculpturale et la prétention au style de 
cette époque, ce n'est pas seulement, dis-je, au point 
de vue historique que les caricatures de Carie Vernet 
ont une grande valeur, elles ont aussi un prix artisti- 
que certain. Les poses, les gestes ont un accent véri- 
dique; les têtes et les physionomies sont d'un style 
que beaucoup d'entre nous peuvent vérifier en pensant 
aux gens qui fréquentaient le salon paternel aux 
années de notre enfance. Ses caricatures de modes 
sont superbes. Chacun se rappelle cette grande planche 
qui représente une maison de jeu. Autour d'une vaste 
table ovale sont réunis des joueurs de différents carac- 
tères et de différents âges. Il n'y manque pas les filles 
indispensables, avides et épiant les chances, courtisanes 
éternelles des joueurs en veine. Il y a là des joies et 
des désespoirs violents; de jeunes joueurs fougueux et 
brûlant la chance ; des joueurs froids , sérieux et tenaces ; 
des vieillards qui ont perdu leurs rares cheveux au vent 
furieux des anciens équinoxes. Sans doute, cette com- 
position, comme tout ce qui sort de Carie Vernet et de 
l'école, manque de liberté; mais, en revanche, elle a 
beaucoup de sérieux, une dureté qui plaît, une séche- 
resse de manière qui convient assez bien au sujet, le 
jeu étant une passion à la fois violente et contenue. 
Un de ceux qui, plus tard, marquèrent le plus, fut 



QUELQUES CARICATURISTES FRANÇAIS. 391 

Pigal. Les premières œuvres de Pigal remontent assez 
haut, et Carie Vernet vécut très-longtemps. Mais Ton 
peut dire souvent que deux contemporains représentent 
deux époques distinctes, fussent-ils même assez rappro- 
chés par l'âge. Cet amusant et doux caricaturiste n'en- 
voie-t-il pas encore à nos expositions annuelles de petits 
tableaux d'un comique innocent que M. Biard doit 
trouver bien faible? C'est le caractère et non l'âge qui 
décide. Ainsi Pigal est-il tout autre chose que Carie 
Vernet. Sa manière sert de transition entre la carica- 
ture telle que la concevait celui-ci et la caricature plus 
moderne de Charlet, par exemple, dont j'aurai à parler 
tout à l'heure. Charlet, qui est de la même époque que 
Pigal, est l'objet d'une observation analogue : le mot 
moderne s'applique à la manière et non au temps. Les 
scènes populaires de Pigal sont bonnes. Ce n'est pas 
que l'originalité en soit très-vive, ni même le dessin 
très-comique. Pigal est un comique modéré, mais le 
sentiment de ses compositions est bon et juste. Ce sont 
des vérités vulgaires, mais des vérités. La plupart de 
ses tableaux ont été pris sur nature. Il s'est servi d'un 
procédé simple et modeste : il a regardé, il a écouté, 
puis il a raconté. Généralement il y a une grande bon- 
homie et une certaine innocence dans toutes ses com- 
positions : presque toujours des hommes du peuple, 
des dictons populaires, des ivrognes, des scènes de 
ménage, et particulièrement une prédilection involon- 
taire pour les types vieux. Aussi, ressemblant en cela 
à beaucoup d'autres caricaturistes, Pigal ne sait pas 



392 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

très-bien exprimer la jeunesse ; il arrive souvent que 
ces jçunes gens ont l'air grimé. Le dessin, générale- 
ment facile, est plus riche et plus bonhomme que celui 
de Carie Vernet. Presque tout le mérite de Pigal se 
résume donc dans une habitude d'observation sûre, 
une bonne mémoire et une certitude suffisante d'exé- 
cution ; peu ou pas d'imagination, mais du bon sens. 
Ce n'est ni l'emportement carnavalesque de la gaieté 
italienne, ni l'âpreté forcenée des Anglais. Pigal est un 
caricaturiste essentiellement raisonnable. 

Je suis assez embarrassé pour exprimer d'une manière 
convenable mon opinion sur Charlet. C'est une grande 
réputation, une réputation essentiellement française, 
une des gloires de la France. Il a réjoui, amusé, attendri 
aussi, dit-on, toute une génération d'hommes vivant 
encore. J'ai connu des gens qui s'indignaient de bonne 
foi de ne pas voir Charlet à l'Institut. C'était pour eux 
un scandale aussi grand que l'absence de Molière à 
l'Académie. Je sais que c'est jouer un assez vilain rôle 
que de venir déclarer aux gens qu'ils ont eu tort de 
s'amuser ou de s'attendrir d'une certaine façon ; il est 
bien douloureux d'avoir maille à partir avec le suffrage 
universel. Cependant il faut avoir le courage de dire 
que Charlet n'appartient pas à la classe des hommes 
éternels et des génies cosmopolites. Ce n'est pas un 
caricaturiste citoyen de l'univers; et, si l'on me répond 
qu'un caricaturiste ne peut jamais être cela, je dirai 
qu'il peut l'être plus ou moins. C'est un artiste de 
circonstance et un patriote exclusif, deux empêche- 



QUELQUES CARICATURISTES FRANÇAIS. 393 

ments au génie. Il a cela de commun avec un autre 
homme célèbre, que je ne veux pas nommer parce que 
les temps ne sont pas encore mûrs 1 , qu'il a tiré sa gloire 
exclusivement de la France et surtout de l'aristocratie 
du soldat. Je dis que cela est mauvais et dénote un 
petit esprit. Comme l'autre grand homme, il a beaucoup 
insulté les calotins : cela est mauvais, dis-je, mauvais 
symptôme; ces gens-là sont inintelligibles au delà du 
détroit, au delà du Rhin et des Pyrénées. Tout à l'heure 
nous parlerons de l'artiste, c'est-à-dire du talent, de 
l'exécution, du dessin, du style : nous viderons la 
question. A présent que je ne parle que de l'esprit. 

Charlet a toujours fait sa cour au peuple. Ce n'est 
pas un homme libre, c'est un esclave : ne cherchez 
pas en lui un artiste désintéressé. Un dessin de Charlet 
est rarement une vérité; c'est presque toujours une 
câlinerie adressée à la caste préférée. Il n'y a de beau, 
de bon, de noble, d'aimable, de spirituel, que le sol- 
dat. Les quelques milliards d'animalcules qui broutent 
cette planète n'ont été créés par Dieu et doués d'or- 
ganes et de sens, que pour contempler le soldat et les 
dessins de Charlet dans toute leur gloire. Charlet 
affirme que le tourlourou et le grenadier sont la cause 
finale de la création. A coup sûr, ce ne sont pas là des 
caricatures, mais des dithyrambes et des panégyriques, 
tant cet homme prenait singulièrement son métier à 



1. Ce fragment est tiré d'un livre resté inachevé et commencé 
il y a plusieurs années. M. de Béranger vivait encore. 



394 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

rebours. Les grossières naïvetés que Charlet prête à ses 
conscrits sont tournées avec une certaine gentillesse 
qui leur fait honneur et les rend intéressants. Cela 
sent les vaudevilles où les paysans font les pataqiï est-ce 
les plus touchants et les plus spirituels. Ce sont des 
cœurs d'ange avec Tesprit d'une académie, sauf les 
liaisons. Montrer le paysan tel qu'il est, c'est une fan- 
taisie inutile de Balzac; peindre rigoureusement les 
abominations du cœur de l'homme, cela est. bon pour 
Hogarth, esprit taquin et hypocondriaque; montrer au 
naturel les vices du soldat, ahl quelle cruauté! cela 
pourrait le décourager. C'est ainsi que le célèbre 
Charlet entend la»caricature. 

Relativement au calotin, c'est le même sentiment 
qui dirige notre partial artiste. Il ne s'agit pas de 
peindre, de dessiner d'une manière originale les lai- 
deurs morales de la sacristie; il faut plaire au soldat- 
laboureur : le soldat-laboureur mangeait du jésuite. 
Dans les arts, il ne s'agit que de plaire, comme disent 
les bourgeois. 

Goya, lui aussi, s'est attaqué à la gent monastique. 
Je présume qu'il n'aimait pas les moines, car il les a 
faits bien laids ; mais qu'ils sont beaux dans leur lai- 
deur et triomphants dans leur, crasse et leur crapule 
monacales! Ici l'art domine, l'art purificateur comme 
le feu; là, la servilité qui corrompt l'art. Comparez 
maintenant l'artiste avec le courtisan : ici de superbes 
dessins, là un prêche voltairien. 

On a beaucoup parlé des gamins de Charlet, ces 



QUELQUES CARICATURISTES FRANÇAIS. 395 

chers petits anges qui feront de si jolis soldats, qui 
aiment tant les vieux militaires, et qui jouent à la 
guerre avec. des sabres de bois. Toujours ronds et frais 
comme des pommes d'api, le cœur sur la main, l'œil 
clair et souriant à la nature. Mais les enfants terribles, 
mais le pâle voyou du grand poëte, à la voix r auquel 
au teint jaune comme un vieux sou, Charlet a le cœur 
trop pur pour voir ces choses-là. 

Il avait quelquefois, il faut l'avouer, de bonnes 
intentions. — Dans une forêt, des brigands et leurs 
femmes mangent et se reposent auprès d'un chêne, où 
un pendu, déjà long et maigre, prend le frais de haut 
et respire la v rosée, le nez incliné vers la terre et les 
pointes des pieds correctement alignées comme celles 
d'un danseur. Un des brigands dit en le montrant du 
doigt : Voilà peut-être comme nous serons dimanche ! 

Hélas! il nous fournit peu de croquis de cette espèce. 
Encore si l'idée est bonne, le dessin est insuffisant; 
les têtes n'ont pas un Caractère bien écrit. Cela pour- 
rait être beaucoup plus beau, et, à coup sûr, ne vaut 
pas les vers de Villon soupant avec ses camarades 
sous le gibet, dans la plaine ténébreuse. 

Le dessin de Charlet n'est guère que du chic, tou- 
jours des ronds et des ovales. Les sentiments, il les 
prenait tout faits dans les vaudevilles. C'est un homme 
très-artificiel qui s'est mis à imiter les idées du temps. 
Il a décalqué l'opinion, il a découpé son intelligence 
sur la mode. Le public était vraiment son patron. 

Il avait cependant fait une fois une assez bonne 



396 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

chose. C'est une galerie de costumes de la jeune et de 
la vieille garde, qu'il ne faut pas confondre avec une 
œuvre analogue publiée dans ces derniers temps, et 
qui, je crois, est même une œuvre posthume. Les 
personnages ont un caractère réel. Ils doivent être 
très-ressemblants. L'allure, le geste, les airs de tête 
sont excellents. Alors Charlet était jeune, il ne se 
croyait pas un grand homme, et sa popularité ne le 
dispensait pas encore de dessiner ses figures correcte- 
ment et de les poser d'aplomb. Il a toujours été se 
négligeant de plus en plus, et il a fini par faire et 
recommencer sans cesse un vulgaire crayonnage que 
ne voudrait pas avouer le plus jeune des rapins, s'il 
avait un peu d'orgueil. Il est bon de faire remarquer 
que l'œuvre dont je parle est d'un genre simple et 
sérieux, et qu'elle ne demande aucune des qualités 
qu'on a attribuées plus tard gratuitement à un artiste 
aussi incomplet dans le comique. Si j'avais suivi ma 
pensée droite, ayant à m' occuper des caricaturistes, je 
n'aurais pas introduit Charlet dans le catalogue, non 
plus que Pinelli ; mais on m'aurait accusé de commettre 
des oublis graves. 

En résumé : fabricant de niaiseries nationales, com- 
merçant patenté de proverbes politiques, idole qui 
n'a pas, en somme, la vie plus dure que toute autre 
idole, il connaîtra prochainement la force de l'oubli, 
et il ira, avec le grand peintre et le grand poëte» ses 
cousins germains en ignorance et en sottise, dormir 
dans le panier de l'indifférence, comme ce papier inu- 



QUELQUES CARICATURISTES FRANÇAIS. 397 

tilement profané qui n'est plus bon qu'à faire du papier 
neuf. 

Je veux parler maintenant de l'un des hommes les 
plus importants, je ne dirai pas seulement de la cari- 
cature, mais encore de l'art moderne, d'un homme qui, 
tous les matins, divertit la population parisienne, qui, 
chaque jour, satisfait aux besoins de la gaieté publique 
et lui donne sa pâture. Le bourgeois, l'homme d'af- 
faires, le gamin, la femme, rient et passent souvent, 
les ingrats! sans regarder le nom. Jusqu'à présent les 
artistes seuls ont compris tout ce qu'il y a de sérieux 
là dedans, et que c'est vraiment matière à une étude. 
On devine qu'il s'agit de Daumier. 

Les commencements d'Honoré Daumier ne furent pas 
très-éclatants; il dessina, parce qu'il avait besoin de 
dessiner, vocation inéluctable.. Il mit d'abord quelques 
croquis dans un petit journal créé par William Duckett ; 
puis Achille Ricourt, qui faisait alors le commerce des 
estampes, lui en acheta quelques autres. La révolution 
de 1830 causa, comme toutes les révolutions, une 
fièvre caricaturale. Ce fut vraiment pour les caricatu- 
ristes une belle époque. Dans cette guerre acharnée 
contre le gouvernement, et particulièrement contre le 
roi, on était tout cœur, tout feu. C'est véritablement 
une œuvre curieuse à contempler aujourd'hui que cette 
vaste série de bouffonneries historiques qu'on ap- 
pelait la Caricature, grandes archives comiques, où 
tous les artistes de quelque valeur apportèrent leur 
contingent. C'est un tohu-bohu, un capharnaùm, une 
h. 23 



398 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

prodigieuse comédie satanique, tantôt bouffonne, tan- 
tôt sanglante, où défilent, affublées de costumes variés 
et grotesques, toutes les honorabilités politiques. Parmi 
tous ces grands hommes de la monarchie naissante, 
que de noms déjà oubliés! Cette fantastique épopée est* 
dominée, couronnée par la pyramidale et olympienne 
Poire de processive mémoire. On se rappelle que Phi- 
lippon, qui avait à chaque instant maille à partir avec 
la justice royale, voulant une fois prouver au tribunal 
que rien n'était plus innocent que cette irritante et 
malencontreuse poire, dessina à l'audience même une 
série de croquis dont le premier représentait exacte- 
ment la figure royale, et dont chacun, s'éloignant de 
plus en plus du type primitif, se rapprochait davantage 
du terme fatal : la poire. « Voyez, disait-il, quel rapf- 
port trouvez-vous entre ce dernier croquis et le pre- 
mier? » On a fait des expériences analogues sur la tête 
de Jésus et sur celle de l'Apollon, et je crois qu'on est 
parvenu à ramener Tune des deux à la ressemblance 
d'un crapaud. Cela ne prouvait absolument rien. Le 
symbole avait été trouvé par une analogie complaisante. 
Le symbole "dès lors suffisait. Avec cette espèce d'argot 
plastique, on était le maître de dire et de faire com- 
prendre au peuple tout ce qu'on voulait. Ce fut donc 
autour de cette poire tyrannique et maudite que se 
rassembla la grande bande des hurleurs patriotes. Le 
fait est qu'on y mettait un acharnement et un ensemble 
merveilleux, et avec quelque opiniâtreté que ripostât 
la justice, c'est aujourd'hui un sujet d'énorme étonne- 



»» 



QUELQUES CARICATURISTES FRANÇAIS. 399 

ment, quand on feuillette ces bouffonnes archives, 
qu'une guerre si furieuse ait pu se continuer pendant 
des années. 

Tout à l'heure, je crois, j'ai dit : bouffonnerie san- 
glante. En effet, ces dessins sont souvent pleins de sang 
et de fureur. Massacres, emprisonnements, arrestations, 
perquisitions, procès, assommades de la police, tous 
ces épisodes des premiers temps du gouvernement de 
1830 reparaissent à chaque instant; qu'on en juge : 

La Liberté, jeune et belle, assoupie dans un dange- 
reux sommeil, coiffée de son bonnet phrygien, ne pense 
guère au danger qui la menace. Un homme s'avance 
vers elle avec précaution, plein d'un mauvais dessein. 
Il a l'encolure épaisse des hommes de la halle ou des 
gros propriétaires. Sa tête piriforme est surmontée d'un 
toupet très-proéminent et flanquée de larges favoris. Le 
monstre est vu de dos, et le plaisir de deviner son nom 
n'ajoutait pas peu de prix à l'estampe. Il s'avance vers 
la jeune personne. Il s'apprête à la violer. 

— Avez-vous fait vos prières ce soir, Madame? — 
C'est Othello-Philippe qui étouffe l'innocente Liberté, 
malgré ses cris et sa résistance. 

Le long d'une maison plus que suspecte passe une 
toute jeune fille, coiffée de son petit bonnet phrygien; 
elle le porte avec l'innocente coquetterie d'une grisette 
démocrate. MM. un tel et un tel (visages connus, — des 
ministres, à coup sûr, des plus honorables) font ici un 
singulier métier. Ils circonviennent la pauvre enfant, 
lui disent à l'oreille des câlineries ou des saletés, et la 



400 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

poussent doucement vers l'étroit corridor. Derrière une 
porte, V Homme se devine. Son profil est perdu, mais 
c'est bien lui ! Voilà le toupet et les favoris. Il attend, 
il est impatient ! 

Voici la Liberté traînée devant une cour prévôtale ou 
tout autre tribunal gothique : grande galerie de por- 
traits actuels avec costumes anciens. 

Voici la Liberté amenée dans la chambre des tour- 
lenteurs. On va lui broyer ses chevilles délicates, on 
va lui ballonner le ventre avec des torrents d'eau, ou 
accomplir sur elle toute autre abomination. Ces athlètes 
aux bras nus, aux formes robustes, affamés de tortures, 
sont faciles à reconnaître. C'est M. un tel, M. un tel et 
M. un tel, — les bêtes noires de l'opinion *. 

Dans tous ces dessins, dont la plupart sont faits avec 
un sérieux et une conscience remarquables, le roi joue 
toujours un rôle d'ogre, d'assassin, de Gargantua inas- 
souvi, pis encore quelquefois. Depuis la révolution de 
février, je n'ai vu qu'une seule caricature dont la féro- 
cité me rappelât le temps des grandes fureurs poli- 
tiques; car tous les plaidoyers politiques étalés aux car- 
reaux, lors de la grande élection présidentielle, n'of- 
fraient que des choses pâles au prix des produits" de 
l'époque dont je viens de parler. C'était peu après les 
malheureux massacres de Rouen, -p- Sur le premier 
plan, un cadavre, troué de balles, couché sur une ci- 



■1. Je n'ai plus les pièces sous les yeux, il se pourrait que Tune 
de ces dernières fût de Traviès. 



QUELQUES CARICATURISTES FRANÇAIS. 401 

. vière; derrière lui tous les gros bonnets de la ville, en 
uniforme, bien frisés, bien sanglés, bien attifés, les 
moustaches en croc et gonflés d'orgueil ; il doit y avoir 
là dedans des dandys bourgeois qui vont monter leur 
garde ou réprimer l'émeute avec un bouquet de vio- 
lettes à la boutonnière de leur tutique; enfin, un idéal 
de garde bourgeoise, comme disait le plus célèbre de 
nos démagogues. A genoux devant la civière, enveloppé 
dans sa robe de juge, la bouche ouverte et montrant 
comme un requin la double rangée de ses dents taillées 
en scie, F. C. promène lentement sa griffe sur la chair 
du cadavre qu'il égratigne avec délices. — Ah! le Nor- 
mand! dit-il, il fait le mort pour ne pas répondre à la 
Justice! 

C'était avec cette même fureur que la Caricature fai- 
sait la guerre au gouvernement. Daumier joua un rôle 
important dans cette escarmouche permanente. On avait 
inventé un moyen de subvenir aux amendes dont le 
Charivari était accablé; c'était de publier dans la Cari- 
cature des dessins supplémentaires dont la vente était 
affectée au payement des amendes. A propos du lamen- 
table massacre de la rue Transnonain, Daumier se mon- 
tra vraiment grand artiste ; le dessin est devenu assez 
rare, car il fut saisi et détruit. Ce n'est pas précisément 
de la caricature, c'est de l'histoire, de la triviale et 
terrible réalité. — Dans une chambre pauvre et triste, 
la chambre traditionnelle du prolétaire, aux meubles 
banals et indispensables, le corps d'un ouvrier nu, en 
chemise et en bonnet de coton, gît sur le dos, tout de 



402 CURIOSITES ESTHÉTIQUES. 

son long, les jambes et les bras écartés. Il y a eu sans 
doute dans la chambre une grande lutte et un grand 
tapage, car les chaises sont renversées, ainsi que la 
table de nuit et le pot de chambre. Sous le poids de 
son cadavre, le père écrase entre son dos et le carreau 
le cadavre de son petit enfant. Dans cette mansarde 
froide il n'y a rien que le silence et la mort. 

Ce fut aussi à cette époque que Daumier entreprit 
une galerie satirique de portraits de personnages poli- 
tiques. Il y en eut deux, Tune en pied, l'autre en buste. 
Celle-ci, je crois, est postérieure et ne contenait que 
des pairs de France. L'artiste y révéla une intelligence 
merveilleuse du portrait ; tout en chargeant et en exa- 
gérant les traits originaux, il est si sincèrement resté 
dans la nature, que ces morceaux peuvent servir de 
modèle à tous les portraitistes. Toutes les pauvretés de 
l'esprit, tous les ridicules, toutes les manies de l'intel- 
ligence, tous les vices du cœur se lisent et se font voir 
. clairement sur •ces visages animalisés; et en même 
temps, tout est dessiné et accentué largement. Daumier 
fut à la fois souple comme un artiste et exact comme 
Lavater. Du reste, celles de ses œuvres datées de ce 
temps-là diffèrent beaucoup de ce qu'il fait aujourd'hui. 
Ce n'est pas la même facilité d'improvisation, le lâché 
et la légèreté de crayon qu'il a acquis plus tard. C'est 
quelquefois un peu lourd, rarement cependant, mais 
toujours très-fini, très-consciencieux et très-sévère. 

Je me rappelle encore un fort beau dessin qui appar- 
tient à la même classe : La Liberté de la Presse. Au mi- 



QUELQUES CARICATURISTES FRANÇAIS. 403 

lieu de ses instruments émancipateurs, de son matériel 
d'imprimerie, un ouvrier typographe, coiffé sur l'oreille 
du sacramentel bonnet de papier, les manches de che- 
mise retroussées, carrément campé, établi solidement 
sur ses grands pieds, ferme les deux poings et fronce 
les sourcils. Tout cet homme est musclé et charpenté 
comme les figures des grands maîtres. Dans le fond, 
l'éternel Philippe et ses sergents de ville. Ils n'osent pas 
venir s'y frotter. 

Mais notre grand artiste a fait des choses bien di- 
verses. Je vais décrire quelques-unes des planches les 
plus frappantes, empruntées à des genres différents. 
J'analyserai ensuite la valeur philosophique et artistique 
de ce singulier homme, et à la fin, avant de me sépa- 
rer de lui, je donnerai la liste des différentes séries et 
catégories de son œuvre ou du moins je ferai pour le 
mieux, car actuellement son œuvre est un labyrinthe, 
une forêt d'une abondance inextricable. 

Le Dernier Bain, caricature sérieuse et lamentable.— 
Sur le parapet d'un quai, debout et déjà penché, fai- 
sant un angle aigu avec la base d'où il se détache 
comme une statue qui perd son équilibre, un homme 
se laisse tomber roide dans la rivière. Il faut qu'il soit 
bien décidé; ses bras sont tranquillement croisés; un 
fort gros pavé est attaché à son cou avec une corde. II 
a bien juré de n'en pas réchapper. Ce n'est pas un sui- 
cide de poëte qui veut être repêché et faire parler de 
lui. C'est la redingote chétive et grimaçante qu'il faut 
voir, sous laquelle tous les os font saillie ! Et la cravate 



404 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

maladive et tortillée comme un serpent, et la pomme 
d'Adam, osseuse et pointue! Décidément, on n'a pas le 
courage d'en vouloir à ce pauvre diable d'aller fuir sous 
l'eau le spectacle de la civilisation. Dans le fond, de 
l'autre côté de la rivière, un bourgeois contemplatif, au 
ventre rondelet, se livre aux délices innocentes de la 
pêche. 

Figurez-vous un coin très-retiré d'une barrière incon- 
nue et peu passante, accablée d'un soleil de plomb. Un 
homme d'une tournure assez funèbre, un croque-mort 
ou un médecin, trinque et boit chopine sous un bosquet 
sans feuilles, un treillis de lattes poussiéreuses, en tête- 
à-tête avec un hideux squelette. A côté est posé le sa- 
blier et la faux. Je ne me rappelle pas le titre de cette 
planche. Ces deux vaniteux personnages font sans doute 
un pari homicide ou une savante dissertation sur la 
mortalité. 

Daumier a éparpillé son talent en mille endroits dif- 
férents. Chargé d'illustrer une assez mauvaise publica- 
tion médico-poétique, la Nèmèsis médicale, il fit des 
dessins merveilleux. L'un d'eux, qui a trait au choléra, 
représente une place publique inondée, criblée de lu- 
mière et de chaleur. Le ciel parisien, fidèle à son habi- 
tude ironique dans les grands fléaux et les grands re- 
mue-ménages politiques, le ciel est splendide ; il est 
blanc, incandescent d'ardeur. Les ombres sont noires et 
nettes. Un cadavre est posé en travers d'une porte. Une 
femme rentre précipitamment en se bouchant le nez et 
la bouche. La place est déserte et brûlante, plus déso- 



QUELQUES CARICATURISTES FRANÇAIS. 405 

lée qu'une place populeuse dont l'émeute a fait une 
solitude. Dans le fond, se profilent tristement deux ou 
trois petits corbillards attelés de haridelles comiques, 
et au milieu de ce forum de la désolation, un pauvre 
chien désorienté, sans but et sans pensée, maigre jus- 
qu'aux os, flaire le pavé desséché, la queue serrée entre 
les jambes. 



Il 



Voici maintenant le bagne. Un monsieur très-docte, 
habit noir et cravate blanche, un philanthrope, un re- 
dresseur de torts, est assis extatiquement entre deux 
forçats d'une figure épouvantable, stupides comme des 
crétins, féroces comme des bouledogues, usés comme 
des loques. L'un d'eux lui raconte qu'il a assassiné son 
père, violé sa sœur, ou fait toute autre action d'éclat. 
— Ah! mon ami, quelle riche organisation vous possé- 
diez ! s'écrie le savant extasié. 

Ces échantillons suffisent pour montrer combien sé- 
rieuse est souvent la pensée de Daumier, et comme il 
attaque vivement son sujet. Feuilletez son œuvre, et 
Vous verrez défiler devant vos yeux, dans sa réalité fan- 
tastique et saisissante, tout ce qu'une grande ville con- 
tient de vivantes monstruosités. Tout ce qu'elle ren- 
ferme de trésors effrayants, grotesques, sinistres et 

bouffons, Daumier le connaît. Le cadavre vivant et af- 

l 23. 



I # 



406 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

famé, le cadavre gras et repu, les misères ridicules du 
ménage, toutes les sottises, tous les orgueils, tous les 
enthousiasmes, tous les désespoirs du bourgeois, rien ' 
n'y manque. Nul comme celui-là n'a connu et aimé (à 
la manière des artistes) le bourgeois, ce dernier vestige 
du moyen âge, cette ruine gothique qui a la vie si dure, 
ce type à la fois si banal et si excentrique. Daumier a 
vécu intimement aveflui, il Ta épié le jour et la nuit, 
il a appris les mystères de son alcôve, il s'est lié avec 
sa femme et ses enfants, il sait la forme de son nez et 
la construction de sa tête, il sait quel esprit fait vivre la 
maison du haut en bas. 

Faire une analyse complète de l'œuvre de Daumier, 
serait chose impossible ; je vais donner les titres de ses 
principales séries, sans trop d'appréciations ni de com- 
mentaires. 11 y a dans toutes des fragments merveil- 
leux. 

Robert Macaire, Mœurs conjugales, Types parisiens, 
Profils et silhouettes, les Baigneurs, les Baigneuses, les 
Canotiers parisiens, les Bas-bleus, Pastorales, Histoire 
ancienne, les Bons Bourgeois, les Gens de Justice, la 
Journée de M. Coquelet, les Philanthropes du jour, Ac- 
tualités, Tout ce qu'on voudra, les Représentants repré- 
sentés. Ajoutez à cela les deux galeries de portraits dont 
j'ai parlé 1 . 

1. Une production incessante et régulière a rendu cette liste plus 
que incomplète. Une fois j'ai voulu, avec Daumier, faire le cata- 
logue complet de son œuvre. Â nous deux, nous n'avons pu y 
réussir. 



QUELQUES CARICATURISTES FRANÇAIS. 407 

J'ai deux remarques importantes à faire à propos de 
deux de ces séries, Robert Macaire et Y Histoire ancienne. 
— Robert Macaire fut l'inauguration décisive de la cari- 
cature de mœurs. La grande guerre politique s'était un 
peu calmée. L'opiniâtreté des poursuites, l'attitude du 
gouvernement qui s'était affermi, et une certaine lassi- 
tude naturelle à l'esprit humain avaient jeté beaucoup 
d'eau sur tout ce feu. Il fallait trouver du nouveau. Le 
pamphlet fit place à la comédie. La Satire Mènippèe céda 
le terrain à Molière, et la grande épopée de Robert Ma- 
caire, racontée par Daumier d'une manière flambante, 
succéda aux colères révolutionnaires et aux dessins allu- 
sionnels. La caricature, dès lors, prit une allure nou- 
velle, elle ne fut plus spécialement politique. Elle 
fut la satire générale des citoyens. Elle entra dans le 
domaine du roman. 

V Histoire ancienne me paraît une chose importante, 
parce que c'est pour ainsi dire la meilleure paraphrase 
du vers célèbre : Qui nous délivrera des Grecs et des 
Romains? Daumier s'est abattu brutalement sur l'anti- 
quité, sur la fausse antiquité, — car nul ne sent mieux 
que lui les grandeurs anciennes, — il a craché dessus ; 
et le bouillant Achille, et le prudent Ulysse, et la sage 
Pénélope, et ïélémaque, ce grand dadais, et la belle 
Hélène qui perdit Treie, et tous enfin nous apparais- 
sent dans une laideur bouffonne qui rappelle ces vieilles 
carcasses d'acteurs tragiques prenant une prise de ta- 
bac dans les coulisses. Ce fut un blasphème très-amu- 
sant, et qui eut son utilité. Je me rappelle qu'un poëte 



408 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

lyrique et païen de mes amis en était fort indigné. Il 
appelait cela une impiété et parlait de la belle Hélène, 
comme d'autres parlent de la vierge Marie. Mais ceux- 
là qui n'ont pas un grand respect pour l'Olympe et 
pour la tragédie furent naturellement portés à s'en 
réjouir. 

Pour conclure, Daumier a poussé son art très-loin, il 
en a fait un art sérieux; c'est un grand caricaturiste. 
Pour l'apprécier dignement, il faut l'analyser au point 
de vue de l'artiste et au point de vue moral. — Comme 
artiste, ce qui distingue Daumier, c'est la certitude. Il 
dessine comme les grands maîtres. Son dessin est abon- 
dant, facile, c'est une improvisation suivie; et pourtant 
ce n'est jamais du chic. Il a une mémoire merveilleuse 
et quasi-divine qui lui tient lieu de modèle. Toutes ses 
figures sont bien d'aplomb, toujours dans un mouve- 
ment vrai. Il a un talent d'observation tellement sûr 
qu'on ne trouve pas chez lui une seule tête qui jure 
avec le corps qui la supporte. Tel nez, tel front, tel œil, 
tel pied, telle main. C'est la logique du savant trans- 
portée dans un art léger, fugace, qui a contre lui la 
mobilité même de la vie. 

Quant au moral, Daumier a quelques rapports avec 
Molière.. Comme lui, il va droit au but. L'idée se dégage 
d'emblée. On regarde, on a compris. Les légendes qu'on 
écrit au bas de ses dessins ne servent pas à grancfchose, 
car ils pourraient généralement s'en passer. Son co- 
mique est, pour ainsi dire , involontaire. L'artiste ne 
cherche pas, on dirait plutôt que l'idée lui échappe. Sa 



QUELQUES CARICATURISTES FRANÇAIS. 409 

caricature est formidable d'ampleur, mais sans rancune 
et sans fiel. Il y a dans toute son œuvre un fonds d'hon- 
nêteté et de bonhomie. Il a, remarquez bien ce trait, 
souvent refusé de traiter certains motifs satiriques très- 
beaux et très-violents, parce que cela, disait-il, dépas- 
sait les limites du comique et pouvait blesser la con- 
science du genre humain. Aussi quand il est navrant 
ou terrible, c'est presque sans l'avoir voulu. 11 a dépeint 
ce qu'il a vu, et le résultat s'est produit. Comme il 
aime très-passionnément et très-naturellement la nature, 
il s'élèverait difficilement au comique absolu. 11 évite 
même avec soin tout ce qui ne serait pas pour un 
public français l'objet d'une perception claire et immé- 
diate. 

Encore un mot. Ce qui complète le caractère remar- 
quable de Daumier, et en fait un artiste spécial" appar- 
tenant à l'illustre famille des maîtres, c'est que son 
dessin est naturellement coloré. Ses lithographies et ses 
dessins sur bois éveillent des idées de couleur. Son 
crayon contient autre chose que du noir bon à délimi- 
ter des contours. Il fait deviner la couleur comme la 
pensée; or c'est le signe d'un art supérieur, et que 
tous les artistes intelligents ont clairement vu dans ses 
ouvrages. 

Henri Monnier a fait beaucoup de bruit il y a quelques 
années; il a eu un grand succès dans le monde bour- 
geois et dans le monde des ateliers, deux espèces de 
villages. Deux raisons à cela. La première est qu'il rem- 
plissait trois fonctions à la fois, comme Jules César : 



410 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

comédien, écrivain, caricaturiste. La seconde est qu'il 
a un talent essentiellement bourgeois. Comédien, il 
était exact et froid; écrivain, vétilleux; artiste, il avait 
trouvé le moyen de faire du chic d'après nature. 

Il est juste la contre-partie de l'homme dont nous 
venons de parler. Au lieu de saisir entièrement et d'em- 
blée tout l'ensemble d'une figure ou d'un sujet, Henri 
Monnier procédait par un lent et successif examen des 
détails. Il n'a jamais connu le grand art. Ainsi Monsieur 
Prudhomme, ce type monstrueusement vrai, Monsieur 
Prudhomme n'a pas été conçu en grand. Henri Monnier 
Fa étudié, le Prudhomme vivant, réel ; il l'a étudié jour 
à jour, pendant un très-long espace de temps. Combien 
de tasses de café a dû avaler Henri Monnier, combien 
de parties de dominos, pour arriver à ce prodigieux ré- 
sultat, je l'ignore. Après l'avoir étudié, il l'a traduit; je 
me trompe, il l'a décalqué. A première vue, le produit 
apparaît comme extraordinaire ; mais quand tout Mon- 
sieur Prudhomme a été dit, Henri Monnier n'avait plus 
rien à dire. Plusieurs de ses Scènes populaires sont cer- 
tainement agréables; autrement il faudrait nier le 
charme cruel et surprenant du daguerréotype; mais 
Monnier ne sait rien créer, rien idéaliser, rien arran- 
ger» Pour en revenir à ses dessins, qui sont ici l'objet 
important, ils sont généralement froids et durs, et, 
chose singulière ! il reste une chose vague dans la pen- 
sée, malgré la précision pointue du crayon. Monnier a 
une faculté étrange, mais il n'en a qu'une. C'est la 
froideur, la limpidité du miroir, d'un miroir qui ne 



QUELQUES CARICATURISTES FRANÇAIS. * 411 

pense pas et qui se contente de réfléchir les passants. 
Quant à Grandville, c'est tout autre chose. Grandville 
est un esprit maladivement littéraire, toujours en quête 
de moyens bâtards pour faire entrer sa pensée dans le 
domaine des arts plastiques; aussi l'avons-nous vu sou- 
vent user du vieux procédé qui consiste à attacher aux 
bouches de ses personnages des banderoles parlantes. 
Un philosophe ou un médecin aurait à faire une bien 
belle étude psychologique et physiologique sur Grand- 
ville. Il a passé sa vie à chercher des idées, les trou- 
vant quelquefois. Mais comme il était artiste par métier 
et homme de N lettres par la tête, il n'a jamais pu les 
bien exprimer. Il a touché naturellement à plusieurs 
grandes questions, et il a fini par tomber dans le vide, 
n'étant tout à fait ni philosophe ni artiste. Grandville a 
roulé pendant une grande partie de son existence sur 
l'idée générale de l'Analogie. C'est même par là qu'il a 
commencé : Métamorphoses du jour. Mais il ne savait 
pas en tirer des conséquences justes; il cahotait comme 
une locomotive déraillée. Cet homme, avec un courage 
surhumain, a passé sa vie à refaire la création. Il la 
prenait dans ses mains, la tordait, la rarrangéait, l'ex- 
pliquait, la commentait; et la nature se transformait 
en apocalypse. Il a mis le monde sens dessus dessous. 
Au fait,n'a-t-il pas composé un livre d'images qui s'ap- 
pelle Le Monde à l'envers? Il y a des gens superficiels 
que Grandville divertit; quant à moi, il m'effraye. Car 
c'est à l'artiste malheureusement que je m'intéresse et 
non à ses dessins. Quand j'entre, dans l'œuvre de Grand- 



412 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. . 

ville, j'éprouve un certain malaise, comme dans un 
appartement où le désordre serait systématiquement 
organisé, où des corniches saugrenues s'appuieraient 
sur le plancher, où les tableaux se présenteraient dé- 
formés par des procédés d'opticien, où. les objets se 
blesseraient obliquement par les angles, où les meubles 
se tiendraient les pieds en l'air, et où les tiroirs s'en- 
fonceraient au lieu de sortir. 

Sans doute Grandville a fait de belles et bonnes 
choses, ses habitudes têtues et minutieuses le servant 
beaucoup ; mais il n'avait pas de souplesse, et aussi n'a- 
t-il jamais su dessiner une femme. Or c'est par le côté 
fou de son talent que Grandville est important. Avant de 
mourir, il appliquait sa volonté, toujours opiniâtre, à 
noter sous une forme plastique la succession des rêves 
et des cauchemars, avec la précision d'un sténographe 
qui écrit le discours d'un orateur. L'artiste-Grandville 
voulait, oui, il voulait que le crayon expliquât la loi 
d'association des idées. Grandville est très-comique; 
mais il est souvent un comique sans le savoir. 

Voici maintenant un artiste, bizarre dans sa grâce, 
mais bien autrement important. Gavarni commença 
cependant par faire des dessins de machines, puis des 
dessins de modes, et il me semble qu'il lui en est resté 
longtemps un stigmate; cependant il est juste de dire 
que Gavarni a toujours été en progrès. Il n'est pas 
tout à fait un caricaturiste, ni même uniquement un 
artiste, il est aussi un littérateur. Il effleure, il fait de- 
viner. Le caractère particulier de son comique est une 



QUELQUES CARICATURISTES FRANÇAIS. 413 

grande finesse d'observation, qui va quelquefois jusqu'à 
la ténuité. Il connaît, comme Marivaux, toute la puis- 
sance de la réticence, qui est à la fois une amorce et 
une flatterie à l'intelligence du public. Il fait lui-même 
les légendes de ses dessins, et quelquefois très-entor- 
tillées. Beaucoup de gens préfèrent Gavarni à Daumier, 
et cela n'a rien d'étonnant. Comme Gavarni est moins 
artiste, il est plus facile à comprendre pour eux. Dau- 
mier est un génie franc et direct. Otez-lui la légende, 
le dessin reste une belle et claire chose. Il n'en est pas 
ainsi de Gavarni ; celui-ci est double : il y a le dessin, 
plus la légende. En second lieu, Gavarni n'est pas es- 
sentiellement satirique; il flatte souvent au lieu de 
mordre; il ne blâme pas, il encourage. Comme tous 
les hommes de lettres, homme de lettres lui-même, il 
est légèrement teinté de corruption. Grâce à l'hypo- 
crisie charmante de sa pensée et à la puissante tactique 
des demi-mots, il ose tout. D'autres fois, quand sa pen- 
sée cynique se dévoile franchement, elle endosse un 
vêtement gracieux, elle caresse les préjugés et fait du 
monde son complice. Que de raisons de popularité! Un 
échantillon entre mille : vous rappelez-vous cette 
grande et belle fille qui regarde avec une moue dédai- 
gneuse un jeune homme joignant devant elle les mains 
dans une attitude suppliante? «Un petit baiser, ma 
bonne dame charitable, pour l'amour de Dieu! s'il 
vous plaît. — Repassez ce soir, on a déjà donné à votre 
père ce matin.» On dirait vraiment que la dame est un 
portrait. Ces coquins-là sont si jolis que la jeunesse 



M CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

aura fatalement envie de les imiter. Remarquez, en 
outre, que le plus beau est dans la légende, le dessin 
étant impuissant à dire tant de choses. 

Gavarni a créé la Lorette. Elle existait bien un peu 
avant lui, mais il l'a complétée. Je crois même que 
c'est lui qui a inventé le mot. La Lorette, on Ta déjà 
dit, n'est pas la fille entretenue, cette chose de l'Em- 
pire, condamnée à vivre en tête-à-tête funèbre avec 
le cadavre métallique dont elle vivait/ général ou 
banquier. La Lorette est une personne libre. Elle va et 
elle vient. Elle tient maison ouverte. Elle n'a pas de 
maître; elle fréquente les artistes et les journalistes. 
Elle fait ce qu'elle peut pour avoir de l'esprit. J'ai dit 
que Gavarni l'avait complétée; et, en effet, entraîné 
par son imagination littéraire, il invente au moins au- 
tant qu'il voit, et, pour cette raison, il a beaucoup agi 
sur les mœurs. Paul de Kock a créé la Grisette, et 
Gavarni la Levrette; et quelques-unes de ces filles se 
sont perfectionnées en se l'assimilant, comme la jeu- 
nesse du quartier latin avait subi l'influence de ses 
étudiants, comme beaucoup de gens s'efforcent de res- 
sembler aux gravures de mode. 

Tel qu'il est, Gavarni est un artiste plus qu'intéres- 
sant, dont il restera beaucoup. Il faudra feuilleter ces 
œuvres-là pour comprendre l'histoire des dernières 
années de la monarchie. La république a un peu effacé 
Gavarni; loi cruelle, mais naturelle. Il était né avec 
l'apaisement, il s'éclipse avec la tempête. — La véritable 
gloire et la vraie mission de Gavarni et de Daumier 



QUELQUES CARICATURISTES FRANÇAIS. 415 

ont été de compléter Balzac, qui d'ailleurs le savait 
bien, et les estimait comme des auxiliaires et des 
commentateurs. 

Les principales créations de Gavarni sont : La Boîte 
aux lettres, les Étudiants, les Lorettes, les Actrices, les 
Coulisses, les Enfants terribles, Hommes et Femmes de 
plume, et une immense série de sujets détachés. 

11 me* reste à parler de Trimolet, de Traviès et de 
Jacque. — Trimolet fut une destinée mélancolique; on 
ne se douterait guère, à voir la bouffonnerie gracieuse 
et enfantine qui souffle à travers ses compositions, que 
tant de douleurs graves et de chagrins cuisants aient 
assailli sa pauvre vie. Il a gravé lui-même à l'eau-forte, 
pour la collection des Chansons populaires de la France 
et pour les almanachs comiques d'Aubert, de fort beaux 
dessins, ou plutôt des croquis, où règne la plus folle et 
la plus innocente gaieté. Trimolet dessinait librement 
sur la planche, sans dessin préparatoire, des compo- 
sitions très-compliquées, procédé dont il résulte bien, 
il faut l'avouer, un peu de fouillis. Évidemment l'ar- 
tiste avait été très-frappé par les œuvres de Cruikshank; 
mais, malgré tout, il garde son originalité; c'est un 
humoriste qui mérite une place à part; il y a là une 
saveur sui generis, un goût fin qui se distingue de tous 
autres pour les gens qui ont le palais fin. 

Un jour, Trimolet fit un tableau ; c'était bien conçu 
et c'était une grande pensée : dans une* nuit sombre et 
mouillée, un de ces vieux hommes qui ont l'air d'une 
ruine ambulante et d'un paquet de guenilles vivantes 



416 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

s'est étendu au pied d'un mur décrépi. Il lève ses 
yeux reconnaissants vers le ciel sans étoiles, et s'écrie: 
% Je vous bénis, mon Dieu, qui m'avez donné ce mur 
pour m'abriter et cette natte pour me couvrir! » Comme 
tous les déshérités harcelés par la douleur, ce brave 
homme n'est pas difficile, et il fait volontiers crédit du 
reste au Tout-Puissant. Quoi qu'en dise la race des 
optimistes qui, selon Désaugiers, se laissent quelque- 
fois choir après boire, au risque d'écraser un pauvre 
homme qui n'a pas dîné, il y a des génies qui ont passé 
de ces nuits-là ! Trimolet est mort ; il est mort au mo- 
ment où l'aurore éclaircissaït son horizon, et où la for- 
tune plus clémente avait envie de lui sourire. Son 
talent grandissait, sa machine intellectuelle était bonne 
et fonctionnait activement; mais sa machine physique 
était gravement avariée et endommagée par des tem- 
pêtes anciennes. 

Traviès, lui aussi, fut une fortune malencontreuse. 
Selon moi, c'est un artiste éminent et qui ne fut pas 
dans son temps délicatement apprécié. Il a beaucoup 
produit, mais il manque de certitude. Il veut être plai- 
sant, et il ne Test pas, à coup sûr. D'autres fois, il 
trouve une belle chose et il l'ignore. Il s'amende, il se 
corrige sans cesse ; il se tourne, il se retourne et pour- 
suit un idéal intangible. Il est le prince du guignon. Sa 
muse est une nymphe de faubourg, pâlotte et mélan- 
colique. A travers toutes ses tergiversations, on suit 
partout un filon souterrain aux couleurs et au carac- 
tère assez notables. Traviès a un profond sentiment des 



I 

QUELQUES CARICATURISTES FRANÇAIS. 417 

joies et des douleurs du peuple ; il connaît la canaille 
à fond, et nous pouvons dire qu'il Ta aimée avec une 
tendre charité. C'est la raison pour laquelle ses Scènes 
bachiques resteront une œuvre remarquable; ses chif- 
fonniers d'ailleurs sont généralement très-ressem- 
blants, et toutes ces guenilles ont l'ampleur et la no- 
blesse presque insaisissable du style tout fait, tel que 
l'offre la nature dans ses caprices. Il ne faut pas oublier 
que Traviès est le créateur de Mayeux, ce type excen- 
trique et vrai qui a tant amusé Paris. Mayeux est à lui 
comme Robert Macaire est à Daumier, comme M. Prud- 
homme est à Monnier. — En ce temps déjà lointain, 
il y avait à Paris une espèce de bouffon physionomane, 
nommé Léclaire, qui courait les guinguettes, les ca- 
veaux et les petits théâtres. Il faisait des têtes d'exprès- 
sion, et entre deux bougies il illuminait successivement 
sa figure de toutes les passions. C'était le cahier des 
Caractères des passions de M. Lebrun, peintre du roi. 
Cet homme, accident bouffon plus commun qu'on ne 
le suppose dans les castes excentriques, était très-mé- 
lancolique et possédé de la rage de l'amitié. En dehors 
de seâ études et de ses représentations grotesques, il 
passait son temps à chercher un ami, et quand il avait 
bu, ses yeux pleuvaient abondamment les larmes de 
la solitude. Cet infortuné possédait une telle puissance 
objective et une si grande aptitude à se grimer, qu'il 
imitait à s'y méprendre la bosse, le front plissé d'un 
bossu, ses grandes pattes simiesques et son parler 
criard et baveux. Traviès le vit; on était encore en 



418 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

plein dans la grande ardeur patriotique de Juillet; une 
idée lumineuse s'abattit dans son cerveau ; Mayeux fut 
créé, et pendant*longtemps le turbulent Mayeux parla, 
cria, pérora, gesticula dans la mémoire du peuple 
parisien. Depuis lors on a reconnu que Mayeux existait, 
et Ton a cru que Traviès l'avait connu et copié. 11 en a 
été ainsi de plusieurs autres créations populaires. 

Depuis quelque temps Traviès a disparu de la scène, 
on ne sait trop pourquoi, car il y a aujourd'hui, comme 
toujours, de solides entreprises d'albums et de jour- 
naux comiques. C'est un malheur réel, car il est très- 
observateur, et, malgré ses hésitations et ses défail- 
lances, son talent a quelque chose de sérieux et de 
tendre qui le rend singulièrement attachant. 

Il est bon d'avertir les collectionneurs que, dans les 
caricatures relatives à Mayeux, les femmes qui, comme 
on sait, ont joué un grand rôle dans l'épopée de ce 
Ragotin galant et patriotique, ne sont pas de Traviès : 
elles sont de Philippon, qui avait l'idée excessivement 
comique et qui dessinait les femmes d'une manière 
séduisante, de sorte qu'il se réservait le plaisir de 
faire les femmes dans les Mayeux de Traviès, et qu'ainsi 
chaque dessin se trouvait doublé d'un style qui ne 
doublait vraiment pas l'intention comique. 

Jacque, l'excellent artiste, à l'intelligence multiple, 
a été aussi occasionnellement un. recommandable cari- 
caturiste. En dehors de ses peintures et de ses gra- 
vures à l'eau-forte, où il s'est montré toujours grave 
et poétique, il a fait de fort bons dessins grotesques, 



QUELQUES CARICATURISTES FRANÇAIS. 419 

où l'idée d'ordinaire se projette bien et d'emblée. Voir 
Militadriana et Malades et Médecins. Il dessine riche- 
ment et spirituellement, et sa caricature a, comme 
tout ce qu'il fait, le mordant et la soudaineté du poëte 
observateur. 



VIII 



QUELQUES 

CARICATURISTES ÉTRANGERS 



H3GARTH — CRUIKSHANK — GOYA — PINELL 

BRUEGHEL 



. Un nom tout à fait populaire, non-seulement chez 
les artistes, mais aussi chez les gens du monde, un 
artiste des plus éminents en matière de comique, et 
qui remplit la mémoire comme un proverbe, est 
Hogarth. J'ai souvent entendu dire de Hogarth : « C'est 
l'enterrement du comique. » Je le veux bien ; le mot 
peut être pris pour spirituel, mais je désire qu'il soit 
entendu comme éloge; je tire de cette formule mal- 
veillante le symptôme, le diagnostic d'un mérite tout 
particulier. En effet, qu'on y fasse attentionné talent de 
Hogarth comporte en soi quelque chose de froid, d'as- 
tringent, de funèbre. Cela serre le cœur. Brutal et 
violent, mais toujours préoccupé du sens moral de ses 
h. . n 



422 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

compositions, moraliste avant tout, il les charge, comme 
notre Grandville, de détails allégoriques et allusionnels, 
dont la fonction, selon lui, est de compléter et d'élucider 
sa pensée. Pour le spectateur, j'allais, je crois, dire pour 
le lecteur, il arrive quelquefois, au rebours de son 
désir, qu'elles retardent l'intelligence et l'embrouillent. 
D'ailleurs Hogarth a, comme tous les artistes très- 
chercheurs, des manières et des morceaux assez variés. 
Son procédé n'est pas toujours aussi dur, aussi écrit, 
aussi tatillon. Par exemple, que Ton compare les plan- 
ches du Mariage à la mode avec celles qui représentent 
les Dangers et les Suites de l'incontinence, le Palais du 
Gin, le Supplice du Musicien, le Poète dans son ménage, 
on reconnaîtra dans ces dernières beaucoup plus d'ai- 
sance et d'abandon. Une des plus curieuses est certai- 
nement celle qui nous montre un cadavre aplati, roide 
et allongé sur la table de dissection. Sur une poulie ou 
toute autre mécanique scellée au plafond se dévident 
les intestins du mort débauché. Ce mort est horrible, 
et rien ne peut faire un contraste plus singulier avec 
ce cadavre, cadavérique entre tous, que les hautes, 
longues, maigres ou rotondes figures, grotesquement 
graves, de tous ces docteurs britanniques, chargées de 
monstrueuses perruques à rouleaux. Dans un coin, un 
chien plonge goulûment son museau dans un seau et y 
pille quelques débris humains. Hogarth, l'enterrement 
du comique! j'aimerais mieux dire que c'est le comique 
dans l'enterrement. Ce chien anthropophage m'a tou- 
jours fait rêver au cochon' historique qui se soûlait 



QUELQUES CARICATURISTES ÉTRANGERS. 423 

impudemment du sang de l'infortuné Fualdès, pendant 
qu'un orgue de Barbarie exécutait, pour ainsi dire, le 
service funèbre de l'agonisant. 

J'affirmais tout à l'heure que le bon mot d'atelier 
devait être pris comme un éloge. En effet, je retrouve 
bien dans Hogarth ce je ne sais quoi de sinistre, de 
violent et de résolu» qui respire dans presque toutes, 
les œuvres du pays du spleen. Dans le Palais du Gin, 
à côté des mésaventures innombrables et des accidents 
grotesques dont est semée la vie et la route des ivro- 
gnes, on trouve des cas terribles qui sont peu comiques 
à notre point de vue français : presque toujours des 
cas de mort violente. Je ne veux pas faire ici une ana- 
lyse détaillée des œuvres de Hogarth ; de nombreuses 
appréciations ont déjà été faites du singulier et minu- 
tieux moraliste, et je veux me borner à constater le 
caractère général qui domine les œuvres de chaque 
artiste important. 

Il serait injuste, en parlant de l'Angleterre, de ne 
pas mentionner Seymour, dont tout le monde a vu les 
admirables charges sur la pêche et la chasse, double 
épopée de maniaques. C'est à lui que primitivement fut 
empruntée cette merveilleuse allégorie de l'araignée qui 
a filé sa toile entre la ligne et le bras de ce pêcheur 
que l'impatience ne fait jamais trembler. 

Dans Seymour, comme dans les autres Anglais, vio- 
lence et amour de l'excessif; manière simple, archi- 
brutale et directe, de poser le sujet. En matière de 
caricature, les Anglais sont des ultra. — Oh! the deep, 



424 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

deep sea! s'écrie dans une béate contemplation, tran- 
quillement assis sur le banc d'un canot, un gros Lon- 
donien, à un quart de lieue du port. Je crois même 
qu'on aperçoit encore quelques toitures dans le fond. 
L'extase de cet imbécile est extrême; aussi il ne voit 
pas les deux grosses jambes de sa chère épouse, qui 
/ dépassent l'eau et se tiennent droites, les pointes en 
l'air. Il paraît que cette grasse personne s'est laissée 
choir, la tête la première, dans le liquide élément dont 
l'aspect enthousiasme cet épais cerveau. De cette mal- 
heureuse créature les jambes sont tout ce qu'on voit. 
Tout à l'heure ce puissant amant de la nature cherchera 
flegmatiquement sa femme et ne la trouvera plus. 

Le mérite spécial da George Cruikshank (je fais 
abstraction de tous ses ■ autres mérites, finesse d'ex- 
pression, intelligence du fantastique, etc.) est une 
abondance inépuisable dans le grotesque. Cette verve 
est inconcevable, et elle serait réputée impossible, si 
les preuves n'étaient pas là, sous forme d'une œuvre 
immense, collection innombrable de vignettes, longue 
série d'albums comiques, enfin d'une telle quantité de 
personnages, de situations, de physionomies, de ta- 
bleaux grotesques, que la mémoire de l'observateur 
s'y perd ; le grotesque coule incessamment et inévita- 
blement de la pointe de Cruikshank, comme les rimes 
riches de la plume des poètes naturels. Le grotesque 
est son habitude. 

Si l'on pouvait analyser sûrement une chose aussi 
fugitive et impalpable que le sentiment en art, ce je 



QUELQUES CARICATURISTES ÉTRANGERS. 425 

ne sais quoi qui distingue toujours un artiste d'un 
autre, quelque intime que soit en apparence leur pa- 
renté, je dirais que ce qui constitue surtout le gro- 
tesque de Cruikshank, c'est la violence extravagante 
du geste et du mouvement, et l'explosion dans l'ex- 
pression. Tous ses petits personnages miment avec 
fureur et turbulence comme des acteurs de pantomime. 
Le seul défaut qu'on puisse lui reprocher est d'être 
souvent plus homme d'esprit, plus crayonneur qu'ar- 
tiste, enfin de ne pas toujours dessiner d'une manière 
assez consciencieuse. On dirait que, dans le plaisir 
qu'il éprouve à s'abandonner à sa prodigieuse verve, 
l'auteur oublie de douer ses personnages d'une vita- 
lité suffisante. Il dessine un peu trop comme les 
hommes de lettres qui s'amusent à barbouiller des 
croquis. Ces prestigieuses petites créatures ne sont pas 
toujours nées viables. Tout ce monde minuscule se cul- 
bute, s'agite et se mêle avec une pétulance indicible, 
sans trop s'inquiéter si tous ses membres sont bien à 
leur place naturelle. Ce ne sont trop souvent que des 
hypothèses humaines qui se démènent comme elles peu- 
vent. Enfin, tel qu'il est, Cruikshank est un artiste doué 
de riches facultés comiques, et qui restera dans toutes 
les collections. Mais que dire de ces plagiaires français 
modernes, impertinents jusqu'à prendre non-seulement 
des sujets et des canevas, mais même la manière et 
le style? Heureusement la naïveté ne se vole pas. Ils 
ont réussi à être de glace dans leur enfantillage affecté, 
et ils dessinent d'une façon encore plus insuffisante. 

24. 



426 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 



II 



En Espagne, un homme singulier a ouvert dans le 
comique de nouveaux horizons. \ 

A propos de Goya, je dois d'abord renvoyer mes lec- 
teurs à l'excellent article que Théophile Gautier a écrit 
sur lui dans le Cabinet de l'Amateur, et qui fut depuis 
reproduit dans un volume de mélanges. Théophile Gau- 
tier est parfaitement doué pour comprendre de sem- 
blables natures. D'ailleurs, relativement aux procédés 
de Goya, — aqua-tinte et eau-forte mêlées, avec retou- 
ches à la pointe sèche, — l'article en question contient 
tout ce qu'il faut. Je veux seulement ajouter quelques 
mots sur l'élément très-rare que Goya a introduit dans 
le comique : je veux parler du fantastique. Goya n'est 
précisément rien de spécial, de particulier, ni comique 
absolu, ni comique purement significatif, à la manière 
française. Sans doute il plonge souvent dans le comique 
féroce et s'élève jusqu'au comique absolu; mais l'aspect 
général sous lequel il voit les choses est surtout fan- 
tastique, ou plutôt le regard qu'il jette sur les choses 
est un traducteur naturellement fantastique. Los Capri- 
chos sont une œuvre merveilleuse, non-seulement par 
l'originalité des conceptions, mais encore par l'exécu- 
tion. J'imagine devant les Caprices un homme, un cu- 
rieux, un amateur, n'ayant aucune notion des faits his- 
toriques auxquels plusieurs de ces planches font allu- 



QUELQUES CARICATURISTES ÉTRANGERS. 427 

sion, un simple esprit d'artiste qui ne sache ce que 
c'est ni que Godoï, ni le roi Charles, ni la reine ; il éprou- 
vera toutefois au fond de son cerveau une commotion 
vive, à cause de la manière originale, de la plénitude 
et de la certitude des moyens de l'artiste, et aussi de 
cette atmosphère fantastique qui baigne tous ses sujets. 
Du reste, il y a dans les œuvres issues des profondes 
individualités quelque chose qui ressemble à ces rêves 
périodiques ou chroniques qui assiègent régulièrement 
notre sommeil. C'est là ce qui marque le véritable 
artiste, toujours durable et vivace même dans ces 
œuvres fugitives, pour ainsi # dire suspendues aux évé- 
nements, qu'on appelle caricatures; c'est là, dis-je, ce 
qui distingue les caricaturistes historiques d'avec les 
caricaturistes artistiques, le comique fugitif d'avec le' 
comique éternel. 

Goya est toujours un grand artiste, souvent effrayant. 
Il unit à la gaieté, à la jovialité, à la satire espagnole 
du bon temps de Cervantes, un esprit- beaucoup plus 
moderne, ou du moins qui a été beaucoup plus cherché 
dans les temps modernes, l'amour de l'insaisissable, 
le sentiment des contrastes violents, des épouvante- 
ments de la nature et des physionomies humaines 
étrangement animalisées par les circonstances. C'est 
chose curieuse à remarquer que cet esprit qui vient 
après le grand mouvement satirique et démolisseur 
du xvni e siècle, et auquel Voltaire aurait su gré, pour 
l'idée seulement (car le pauvre grand homme ne s'y 
connaissait guère quant au reste), de toutes ces cari- 



428 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

catures monacales, — moines bâillants, moines goin- 
frants, têtes carrées d'assassins se préparant à matines, 
têtes rusées, hypocrites, fines et méchantes comme des 
profils d'oiseaux de proie; — il est curieux, dis-je, que 
ce haïsseur de moines ait tant rêvé sorcières, sabbat, 
diableries, enfants qu'on fait cuire à la broche, que 
sais-je? toutes les débauches du rêve, toutes les hyper- 
boles de l'hallucination, et puis toutes ces blanches et 
sveltes Espagnoles que de vieilles sempiternelles lavent 
et préparent soit pour le sabbat, soit pour la prostitu- 
tion du soir, sabbat de la civilisation ! La lumière et 
les ténèbres se jouent à travers toutes ces grotesques 
horreurs. Quelle singulière jovialité! Je me rappelle 
surtout deux planches extraordinaires : — l'une repré- 
sente un paysage fantastique, un mélange de nuées et 
de rochers. Est-ce un coin de Sierra inconnue et infré- 
quentée? un échantillon du chaos? Là, au sein de ce 
théâtre abominable, a lieu une bataille acharnée entre 
deux sorcières suspendues au milieu des airs. L'une 
est à cheval sur l'autre; elle la rosse, elle la dompte. 
Ces deux monstres roulent à travers l'air ténébreux. 
Toute la hideur*, toutes les saletés morales, tous les 
vices que l'esprit humain peut concevoir sont écrits sur 
ces deux faces, qui, suivant une habitude fréquente et 
un procédé inexplicable de l'artiste, tiennent le milieu 
entre l'homme et la bête. 

L'autre planche représente un être, un malheureux» 
une monade solitaire et désespérée, qui veut à toute 
force sortir de son tombeau. Des démons malfaisants, 



QUELQUES CARICATURISTES ÉTRANGERS. 429 

une myriade de vilains gnomes lilliputiens pèsent de 
tous leurs efforts réunis sur le couvercle de la tombe 
entre-bâillée. Ces gardiens vigilants de la mort se sont 
coalisés contre l'âme récalcitrante qui se consume dans 
une lutte impossible. Ce cauchemar s'agite dans l'hor- 
reur du vague et de l'indéfini. 

A la fin de sa carrière, les yeux de Goya étaient affai- 
blis au point qu'il fallait, difcon, lui tailler ses crayons. 
Pourtant il a, même à cette époque, fait de grandes 
lithographies très-importantes, entre autres des courses 
de taureaux pleines de foule et de fourmillement, 
planches admirables, vastes tableaux en miniature, — 
preuves nouvelles à l'appui de cette loi singulière qui 
préside à la destinée des grands artistes, et qui veut 
que, la vie se gouvernant à l'inverse de l'intelligence, 
ils gagnent d'un côté ce qu'ils perdent de l'autre, et 
qu'ils aillent ainsi, suivant une jelinesse progressive, 
se renforçant, se ragaillardissant, et croissant en 
audace jusqu'au bord de la tombe. 

Au premier plan d'une de ces images, où régnent un 
tumulte et un tohu-bohu admirables, un taureau fu- 
rieux, un de ces rancuniers qui s'acharnent sur les 
morts, a déculotté la partie postérieure d'un des com- 
battants. Celui-ci, qui n'est que blessé, se traîne lour- 
dement sur les genoux. La formidable bête a soulevé 
avec ses cornes la chemise lacérée et mis à l'air les 
deux fesses du malheureux, et elle abaisse de nouveau 
son mufle menaçant; mais cette indécence dans le 
carnage n'émeut guère l'assemblée. 



430 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Le grand mérite de Goya consiste à créer, le mon- 
strueux vraisemblable. Ses monstres sont nés viables, 
harmoniques. Nul n'a osé plus que lui dans le sens de 
T absurde possible. Toutes ces contorsions, ces faces 
bestiales, ces grimaces diaboliques sont pénétrées 
d'humanité. Même au point de vue particulier de l'his- 
toire naturelle, il serait difficile de les condamner, tant 
il y a analogie et harmonie dans toutes les parties de 
leur être; en un mot, la ligne de suture, le point de 
jonction entre le réel et le fantastique est impossible à 
saisir ; c'est une frontière vague que l'analyste le plus 
subtil ne saurait pas tracer, tant l'art est à la fois 
transcendant et naturel K 



m 



Le climat de l'Italie, pour méridional qu'il soit, n'est 
pas celui de l'Espagne, et la fermentation du comique 
n'y donne pas les mêmes résultats. Le pédantisme 
italien (je me sers de ce terme à défaut d'un, terme 
absent) a trouvé son expression dans les caricatures de 
Léonard de Vinci et dans les scènes de mœurs de 
Pinelli. Tous les artistes connaissent les caricatures de 
Léonard de Vinci, véritables portraits. Hideuses et 

1. Nous possédions, il y a quelques années, plusieurs précieuses 
peintures de Goya, reléguées malheureusement dans des coins obs- 
curs de la galerie; elles ont disparu avec le Musée espagnol. 



QUELQUES CARICATURISTES ÉTRANGERS. 431 

froides, ces caricatures ne manquent pas de cruauté, 
mais elles manquent de comique; pas d'expansion, 
pas d'abandon; le grand artiste ne s'amusait pas en 
les dessinant, il les a faites en savant, en géomètre, en 
professeur d'histoire naturelle. 11 n'a eu garde d'omet- 
tre la moindre verrue, le plus petit poil. Peut-être, en 
somme, n'avait-il pas la prétention de faire des cari- 
catures. Il a cherché autour de lui des types de laideur 
excentriques, et il les a copiés. 

Cependant, tel n'est pas, en général, le caractère 
italien. La plaisanterie en est basse, mais elle est 
franche. Les tableaux de Bassan qui représentent le 
carnaval de Venise nous en donnent une juste idée. 
Cette gaieté regorge de saucissons, de jambons et de 
macaroni. Une fois par an, le comique italien fait 
explosion au Corso et il y atteint les limites de la 
fureur. Tout le monde a de l'esprit, chacun devient 
artiste comique ; Marseille et Bordeaux pourraient peut- 
être nous donner des échantillons de ces tempéraments. 
— Il faut voir, dans la Princesse Brambilla, comme 
Hoffmann a bien compris le caractère italien, et comme 
les artistes allemands qui boivent au café Greco en 
parlent délicatement. Les artistes italiens sont plutôt 
bouffons que comiques. Ils manquent de profondeur, 
mais ils subissent tous la franche ivresse de la gaieté 
nationale. Matérialiste, comme est généralement le 
Midi, leur plaisanterie sent toujours la cuisine et le 
mauvais lieu. Au total, c'est un artiste français, c'est 
Callot, qui, par la concentration d'esprit et la fermeté 



432 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

de volonté propres à notre pays, a donné à ce genre 
de comique sa plus belle expression. C'est un Français 
qui est resté le meilleur bouffon italien. 

J'ai parlé tout à l'heure de Pinelli, du classique 
Pinelli, qui est maintenant une gloire bien diminuée. 
Nous ne dirons pas de lui qu'il est précisément un 
caricaturiste; c'est plutôt un croqueur de scènes pitto- 
resques. Je ne le mentionne que parce que ma jeu- 
nesse a été fatiguée de l'entendre louer comme le type 
du caricaturiste noble. En vérité, le comique n'entre 
là dedans que pour une quantité infinitésimale. Dans 
toutes les études de cet artiste nous trouvons une 
préoccupation constante de la ligne et des compositions 
antiques, une aspiration systématique au style. 

Mais Pinelli, — ce qui sans doute n'a pas peu con- 
tribué à sa réputation, — eut une existence beaucoup 
plus romantique que son talent. Son originalité se ma- 
nifesta bien plus dans son caractère que dans ses ou- 
vrages ; car il fut un des types les plus complets de 
Y artiste, tel que se le figurent les bons bourgeois, 
c'est-à-dire du désordre classique, de l'inspiration 
s' exprimant par l'inconduite et les habitudes violentes. 
Pinelli possédait tout le charlatanisme de certains 
artistes : ses deux énormes chiens qui le suivaient par- 
tout comme des confidents et des camarades, son 
gros bâton noueux, ses cheveux en cadenette qui cou- 
laient le long de ses joues, le cabaret, la mauvaise 
compagnie, le parti pris de détruire fastueusement les 
œuvres dont on ne lui offrait pas un prix satisfaisant, 



QUELQUES CARICATURISTES ÉTRANGERS. 433 

tout cela faisait partie de sa réputation. Le ménage de 
Pinelli n'était guère mieux ordonné que la conduite du 
chef de la maison. Quelquefois, en rentrant chez lui, 
il trouvait sa femme et sa fille se prenant aux cheveux, 
les yeux hors de la tête, dans toute l'excitation et la 
furie italiennes. Pinelli trouvait cela superbe : « Arrê- 
tez! leur criait-il, — ne bougez pas, restez ainsi! » Et 
le drame se métamorphosait en un dessin. On voit que 
Pinelli était de la race des artistes qui se promènent à 
travers la nature matérielle pour qu'elle vienne en aide 
à la paresse de leur esprit, toujours prêts à saisir leurs 
pinceaux. Il se rapproche ainsi par un côté du malheu- 
reux Léopold Robert, qui prétendait, lui aussi, trouver 
dans la nature, et seulement dans la nature, de ces 
sujets tout faits, qui, pour des artistes plus imagina- 
tifs, n'ont qu'une valeur de notes. Encore ces sujets, 
même les plus nationalement comiques et pittoresques, 
sont-ils toujours par Pinelli, comme par Léopold Ro- 
bert, passés au crible, au tamis implacable du goût. 

Pinelli a-t-il été calomnié? Je l'ignore, mais telle 
est sa légende. Or tout cela me paraît signe de fai- 
blesse. Je voudrais que Ton créât un néologisme, que 
l'on fabriquât un mot destiné à flétrir ce genre de 
poncif, le poncif dans l'allure et la conduite, qui s'in- 
troduit dans la vie des artistes comme dans leurs 
œuvres. D'ailleurs, je remarque que le contraire se 
présenta fréquemment dans l'histoire, et que les 
artistes les plus inventifs, les plus étonnants, les plus 
excentriques dans leurs conceptions, sont souvent des 
ii. 25 



414 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

hommes dont la vie est calme et minutieusement ran- 
gée. Plusieurs d'entre ceux-là ont eu les vertus de 
ménage très-développées. N'avez-vous pas remarqué 
souvent que rien ne ressemble plus au parfait bour- 
geois que l'artiste de génie concentré? 



IV 



Les Flamands et les Hollandais ont, dès le prin- 
cipe, fait de très-belles choses, d'un caractère vraiment 
spécial et indigène. Tout le monde connaît les anciennes 
et singulières productions de Brueghel le Drôle, qu'il 
ne faut pas confondre, ainsi que Font fait plusieurs 
écrivains, avec Brueghel d'Enfer. Qu'il y ait là dedans 
une certaine systématisation, un parti pris d'excentri- 
cité, une méthode dans le bizarre, cela n'est pas dou- 
teux. Mais il est bien certain aussi que cet étrange 
talent a une origine plus haute qu'une espèce de ga- 
geure artistique. Dans les tableaux fantastiques de 
Brueghel le Drôle se montre toute la puissance de 
l'hallucination. Quel artiste pourrait composer des 
œuvres aussi monstrueusement paradoxales, s'il n'y 
était poussé dès le principe par quelque force incon- 
nue? En art, c'est une chose qui n'est pas assez remar- 
quée, la part laissée à la volonté de l'homme est bien 
moins grande qu'on ne le croit. Il y a dans l'idéal 
baroque que Brueghel paraît avoir poursuivi, beaucoup 



QUELQUES CARICATURISTES ÉTRANGERS. 435 

de rapports avec celui de Grandville, surtout si Ton 
veut bien examiner les tendances que l'artiste français 
a manifestées dans les dernières années de sa vie : 
visions d'un cerveau malade, hallucinations de la fièvre, 
changements à vue du rêve, associations bizarres 
d'idées, combinaisons de formes fortuites et hétéro- 
clites. 

Les œuvres de Brueghel le Drôle peuvent se diviser 
en deux classes : l'une contient des allégories politiques 
presque indéchiffrables aujourd'hui ; c'est dans cette 
série qu'on trouve des maisons dont les fenêtres sont 
des yeux, des moulins dont les ailes sont des bras, 
et mille compositions effrayantes où la nature est 
incessaimment transformée en logogriphe. Encore, bien 
souvent, est-il impossible de démêler si ce genre de 
composition appartient à la classe des dessins poli- 
tiques et allégoriques, ou à la seconde classe, qui est 
évidemment la plus curieuse. Celle-ci, que notre siècle, 
pour qui rien n'est difficile à expliquer, grâce à son 
double caractère d'incrédulité et d'ignorance, qualifie- 
rait simplement de fantaisies et de caprices, contient, 
ce me semble, une espèce de mystère. Les derniers 
travaux de quelques médecins, qui ont enfin entrevu 
la nécessité d'expliquer une foule de faits historiques 
et miraculeux autrement que par les moyens commodes 
de l'école voltairienne, laquelle ne voyait partout que 
l'habileté dans l'imposture, n'ont pas encore débrouillé 
tous les arcanes psychiques. Or, je défie qu'on explique 
le capharnaùm diabolique et drolatique de Brueghel le 



436 CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES. 

Drôle autrement que par une espèce de grâce spéciale 
et satanique. Au mot grâce spéciale substituez, si vous 
voulez, le mot folie, ou hallucination ; mais le mystère 
restera presque aussi noir. La collection de toutes ces 
pièces ' répand une contagion ; les cocasseries de 
Brueghel le Drôle donnent le vertige. Comment une 
intelligence humaine a-t-elle pu contenir tant de dia- 
bleries et de merveilles, engendrer et décrire tant 
d'effrayantes absurdités? Je ne puis le comprendre ni 
en déterminer positivement la raison; mais souvent 
nous trouvons dans l'histoire, et même dans plus d'une 
partie moderne de l'histoire, la preuve de l'immense 
puissance des contagions, de l'empoisonnement par 
l'atmosphère morale, et je ne puis m'empêcher de 
remarquer (mais sans affectation, sans pédantisme, 
sans visée positive, comme de prouver que Brueghel a 
pu voir le diable en personne) que cette prodigieuse 
floraison de monstruosités coïncide de la manière la 
plus singulière avec la fameuse et historique épidémie 
des sorciers. 



FIN DES CURIOSITÉS ESTHÉTIQUES 
ET DU TOME DEUXIEME. 



«> 



TABLE 



I. Salon de 1845. 

Pages. 

i. Quelques mots d'introduction . . 1 

ii. Tableaux d'histoire 5 

Delacroix 5 

Horace Vernet 11 

William Haussoullier * 12 

Decamps 16 

Robert Fleury 19 

Granet 21 

Achille Devéria 22 

Boulanger 23 

Boissard . 24 

Schnetz — Chasseriau 25 

Debon — Victor Robert 26 

Brune 27 

Glaize — Lépaulle 28 

Mouchy — Appert — Bigand „ 29 

Planet 30 

Dugasseau — Gleyre 31 

Pilliard -—Auguste Hesse 32 

Joseph Fay 33 

Jollivet — Laviron 34 

Matou — Janmot 35 

Étex 36 

ni. Portraits .' 37 

Léon Coignet — Dubufe . 37 

M lle Eugénie Gautier — Belloc 38 



^ 



438 TABLE. 

Pages. 

Tissier — Riesener — Dupont 39 

Haffner — Pérignon 40 

Horace Vernet — Hippolyte Flan d ri n — Richardot ... 41 

Verdier — Henri Scheffer 42 

Leiendeckef — Diaz 43 

iv. Tableaux de genre 44 

Baron — Isabey 44 

Lécurieux 45 

M me Céleste Pensotti — Tassaert — Leleux frères. . . 46 
Lepoitevin' — Guillemin — Muller — Duval Lecamus 

père 47 

Duval Lecamus (Jules) — Gigoux — Rudolphe Lehmann 48 
De la Foulhouze — Peresse — De Dreux — M me Cala- 

matta ' . . . 49 

Papety — Adrien Guignet 50 

Meissonier — Jacquand — Rœhn 51 

Rémond — Henri Scheffer — Hornung — Bard — Gef- 

froy . . . . % 52 

v. Paysages 53 

Corot 53 

Français 55 

Paul Huet — Haffner — Troyon — Curzon 56 

Fiers — Wickemberg — Calame et Diday 57 

Dauzats — Frère — Chacaton — Loubon — Garnerey • 58 

Joyant — Borget — Paul Flandrin . . ., 59 

Blanchard — Lapierre et Lavieille — Brascassat — Saint- 
Jean ,....,... 60 

Kiorboe — Philippe Rousseau . 61 

Béranger — Arondel — Chazal 62 

vi. Dessins — Gravures 64 

Brillouin — Curzon 64 

De Rudder — Maréchal — Tourneux 65 

Pollet — Chabal — Alphonse Masson — Antonio Moine 

— Vidal 66 

M me de Mirbel — Henriquel Dupont 67 

Jacque _• 68 

vu. Sculptures 69 

Bartolini . . « 69 

David 70 




TABLE. 439 

Pages. 

Bosio — Pradier 71 

Feuchère — Daumas — Étex 72 

Garraud — Debay 73 

Cumberworth — Simart — Forceville-Duvette — Mil- 
let— Dantan 74 

Clesinger — Carmagni. . .< 75 

IL Salon de 1846. 

Aux Bourgeois 77 

i. A quoi bon la critique? 81 

h. Qu'est-ce que le romantisme? 84 

m. De la couleur 87 

iv. Eugène Delacroix 95 

v. Des sujets amoureux^ t de M. Tassaert 119 

vi. De quelques coloristes »123 

vu. De l'idéal et du modèle 137 

vin. De quelques dessinateurs 142 

ix. Du portrait 150 

x. Du chic et du poncif 156 

xi. De M. Horace Vernet 158 

xii. De l'éclectisme et du doute 162 

xiii. De M. Ary Scheffer et des singes du sentiment .... 165 

xiv. De quelques douteurs 1 70 

xv. Du paysage 1 73 

xvi. Pourquoi la sculpture est ennuyeuse ........ 184 

xvii. Des écoles et des ouvriers 189 

xviii. De l'héroïsme de la vie moderne 193 

III. Le musée classique du bazar Bonne-Nouvelle 199 

IV. Exposition universelle 1855. 

BEAUX-ARTS. 

I. Méthode de critique — De l'idée moderne du progrès 

appliquée aux beaux-arts — Déplacement de la vitalité 2 1 1 

II. Ingres 223 

li|. Eugène Delacroix . . .^ . t , , . . f . , , , , , 234 



410 TABLE. 

V. Salon de 1859. 

Lettres à M. le Directeur de la Revue française. 

Pages. 

i. L'artiste moderne 245 

il Le public moderne et la photographie 254 

m. La reine des facultés. . • 263 

iv. Le gouvernement de l'imagination ... 269 

v. Religion, histoire, fantaisie 276 

vi. Religion, histoire, fantaisie (suite) 290 

vu. Le portrait 316 

vin. Le paysage 325 

ix. Sculpture 338 

x. Envoi 356 

VL De l'essence nu rire 

Et généralement du comique dans les arts plastiques. 

i 359 

il 361 

m 366 

iv 369 

v ■ 373 

vi 376 

VII. Quelques caricaturistes français. 

Carie Vernet — Pigal — Charlet — Daumier — Henri Mon- 
nier — Grandville — Gavarni — Trimolet — Traviès — 
Jacque 389 

VIII. Quelques caricaturistes étrangers. 
Hogarth — Cruikshank — Goya — Pinelli — Brueghel ... 421 

fin de la table, 
paris. — j. ylayk, impkimbuh, 7, kuk sajnt-flkwoit. - [668] 



64656546 



BIBLIOTHÈQUE CONTEMPORAINE 



CHARLES BAUDELAIRE 



OEUVRES COMPLETES 

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CURIOSITÉS 



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