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1
e00074158V
DE LA JUSTICE
DANS LA RÉVOLITION
ET DANS L'ÉGLISE
Le droit de traduction pour toute rAllefnagae est concédé
à M. Louis Pfàu.
linpriaicric P A Koiauieil et (>, rue Mazariae, 30.
DE LA JUSTICE
DANS LA RÉVOLUTION
ET DANS L'ÉGLISE
NOUVEAUX PRINCIPES
DE PHILOSOPHIE PRATIQUE
1DRBS3KS
A Son Éniincnce Nonscigoeur HATHlEil, Cardinal-irche\èqtte de Besauçou
PAn
P.-J. PROUDHON
Misertcordia et Veritat ohmatetunt sibi;
Justilia et Fax o^culatœ sunt.
Psalm. Lxxxir, 11.
TOME DEUXIÈM
PARIS
LIBRAIRIE DE GÂRNIER FRERES,
6, RVB DES SilRTS-fBRBS ET PiLAISoROïAL, 215
18J8
J^/f^. c. ^^*
DE LA JUSTICE
DANS U RÉVOLUTION
ET DANS L'ÉGLISE
CINQUIÈME ÉTUDE
DE L'ÉDUCATION
>'
A Son Éminence Ugr Hitthiiu, Cardiual-Arcbevèque de Besançon.
1
Monseigneur,
•-* • -.♦
Napoléon I" dit dans ses mémoires t.
« Mon enfance n'eut rien dié'^reiQatqukble; je n*étais qu'un
enfant curieux et obstiné. »
C'est justement ce que l'on peut dire de la plupart des
enfants du peuple.
Je m'étais toujours flatté, sous ce rapport, d'être au
niveau de la multitude et du grand homme, et ne m'at-
tendais pas que, sous l'inspiration de mon archevêque,
un entrepreneur de biographies viendrait chercher dans
l'insignifiance de mes premières années les symptômes
de ce que, trente ans plus tard, en suivant obstinément
le sillon de mon siècle, je devais devenir.
J'avais tort, certes : rieri n'est indifférent au chrétien.
Pour lui tout est préordonné : race, condition, inclina-
tions, premières influences. Dites à ce chrétien, d'un in-
II 1
— 2 —
dividu pris au hasard, que cet homme est né pauvre, de
parents à Thumeuf entreprenante, raisonneuse, insou-
mise, sarcastique, comme on en troiive aujourd'hui par-
tout, il voiis répondra en hochant la lêle que c'est une
bouture de 93, que certainement Dieu ne l'aime pas.
Né au plus épais de ce limon révohitionnaire, je devais
donc avoir reçu une éducation en rapport avce mon ori-
gine, avec le sang rustique qui coule dans mes veines,
avec cet esprit de critique qui a fait de mes auteurs et
collatéraux des liseurs de Code^, qui ferait bientôt de la
nation tout entière une société de démons, si les Ignoran-
tins n'y mettaient ordre.
« C'était chaque jour (chez mon père) un concert d'impré-
cations contre la Providence . contre la société, contre les
hommes. »
Ainsi l'affirme M. de Mîrecourt, et je ne doute pas qu'il
n'ait puisé ses renseignements à bonne source.
Ma foi, s'il faut vous dire la vérité. Monseigneur, nous
faisions encore pis, ne pensant guère plus à la Providence
que nous ne comptions sur la société; et vous savez que
rindiftrence eu matière de religion est bien autre chose
que le blasphème. Je l'avouerai donc, on pratiquait chez
nous avec tiédeur ; mais si tiède-Qu'elle fût, cette pratique
pouvait paraître encore méritoirej tant on en attendait
peu de chose. Mais on n était pa^ ce qui s'appelle blasphé-
mateur, incrédule; on avait- ia foi du charbonnier; on
aimait mieux s'en rapporter. à M. >e curé que d'y aller
voir. (( La religion, disait mon oncle Brutus, est aussi né-
« cessaire à Thomme que le pain ; elle lui est aussi perni-
« cieuseque le poison. » J'ignore où il avait attrapé cette
sentence antinomique, dont je n'étais pas alors en état
d'apprécier la valeur. Mais je sais fort bien que, tout en
acceptant le^am, sans nous enquérir de la farine, nous
avions grand'peur du poison, ce qiii nous tenait perpé-
- s -
luellemeni dans roccasion prochaine de Tincràitilité. Lo
premier eepeitdant, et je crois le senl de la famille Jus-
qu'à présent, je suis devenu pour tout de boit esprli fort
ei le plu» grand blMphémateur dit siècle^ comme tods
l'avez écrit quelque part. Il est bon que VonS sachiet
eommentcelam^arriva.
Il
Mes premier» doutes sur la foi me vinrent vers ma
seizième année, à la suite de la mission qui fut préchée
en I82d à Bi^sançon, et de la feclure que je (is de Is^Dé'
monstraiion de l'existence de DleUj par i^énéton. Daniel
Slern, dans son Histoire de la Révolution de i848, rap-
porte à mon endroit cette anecdotp» qui est vraie. Quand
je sus par le précepteur do duc de Bourgogne qu'il y avait
des athées (j*éeris ce mot comme on le prononce à Be-
sançon), des hommes qui nient Dieu, et qui expliquent
tout par la déclinaison des atomes, ou, comme dirait La
Place, par la matière et le mouvement, je tombai dans
une rêverie exiraordinatre. J'aurais %'odlu entendre ces
hommes défendant eux-mêmes leur thèse; les lire,
comme je lisais Fénelon. Curiosité dangereuse, si vous
-voulez, et qui ne pronostiquait rien de bon, mais qui
témoignait après tout de mon désir de m'instrnire, et,
j'ose le dire, de ma sincérité : car, enfin, s*il n'y avait, quoi
qu'on dise, point de Die» ! . s'il y avait autre chose que
Dieu ! on si Dieu n'était rien de ce que le peuple pense,
^ que les prêtres disent! si le rôle que cet être myslé*
rîeux jone dans le monde était en sens contraire dé ée
que notre religion suppose !... où cela nous mènerait-ilT
où fsela ne noas mènerait-il pas?
k ce propos, je consignerai ici un fait que, malgré mon
sreptteisHie naissant, il me fut impossible d'attribuer au
tlinamen. Étant au collège, je reçus pour prix, pendant
cinq années eonséeutlves, %<*\so\%lo\sV Abrégé de V Ancien
— 4 —
Testament j par Royaumont, 1 vol. in-12; 2°deux fois les
Vies des Suints^ extraites de Godescard, aussi in- 12;
pendant que certains de mes camarades, mieux qualifiés,
recevaient de bons ouvrages de littérature et d'histoire.
Si, me disais-je, le c/mamen était la loi deTunivers, c*est
juste le contraire qui arriverait. Moi, qui suis pauvre,
et qui ne peux pas même acheter mes livres de classe, je
fais le vide, et les piles de prix devraient m'échoir
en raison de la pesanteur. Il faut donc qu'une autre
for(^ les détourne. Il y a de la Providence là-dessous!...
Ah çà ! voudrait-elle faire un Stanislas Kostka du fils
du tonnelier ?... Cette réflexion, qui était en même
temps yne explication telle quelle du phénomène, eut
pour moi un double avantage : d'abord, de me préserver
de l'envie, ensuite de me mettre sur mes gardes.
M. de Mirecourt cite un autre trait de la dureté de
mon âme:
« A l'époque de sa première communion , les maximes
chrétiennes ne peuvent terrasser son orgueil. »
Serais-je noté sur les registres de la paroisse? Pesle !
quelle police !
J'avais un peu plus de dix ans quand je fis ma première
communion, et n'avais lu à cette époque que l'Évangile
et les Quatre Fils Aymon, J'étais dans la plénitude de
mon innocence; et si le curé Sirebon, qui me confessait,
était de ce monde, il vous en raconterait dés traits risi-
bles. Sa prudence, à coup sûr, y allait plus vite que mon
étourderie. Le plus gros péché dont j'aie souvenance est
qu'au sermon de la Passion qui nous fut prêché l'avant-
veille de ce grand bonjour, les filles, dont les bancs
étaient placés vis-à-vis de ceux des garçons, pleuraient à
chaudes larmes, et que cela me donnait envie de rire.
Vous figurez-vous ces Madeleines de dix à onze ans?... A
cet âge, je ne pouvais guère comprendre le cœur féminin
— 6 —
et ses précoces tendresses. Pauvres petites! elles sont
vieilles à cette heure. Je voudrais savoir comment, avec
les munitions du catéchisme, elles ont résislé aux assauts
de Tamour, aux séductions de la'\anité et aux découra-
gements de la misère.
Pourquoi n'en conviendrais-je pas? j'ai toujours eu
peu de goût pour les œuvres de la vie dévote : me confes-
ser, communier, faire la visite au Saint-Sacrement, baiser
le crucifîx, assister- au lavement des pieds, tout cela me
déplaisait ; une antipathie profonde pour les clercs, be-
deauxet marguiiliers, que je regardais tous comme de fieffés
Tartufes. J*avais observé de bonne heure qu'il n*y avait
pas de bon Dieu pour son sabristain ; et je détestais cette
engeance d'église, qui m'eût fait prendre en grippe jus-
qu'aux plus belles saintes du paradis.
Un de mes amis, forcé comme moi de faire sa première
communion, s'était présenté à la sainte Jlable le Système
de la Nature, du baron d'Holbach, sur la poitrine, en signe
de protestation. Je n'étais pas de cette force, mais je
bataillais avec le confesseur, et je me rappelle fort bien
qu^un jour qu'il me grondait d'avoir mangé, en temps de
maigre, des pommes de terre cuites avec de la graisse de
cochon, — vous comprenez que nous n'avions pas autre
chose, — je lui répondis : Mon père^ mon pâque ne vaut
pas votre vendredi saint 1
Tandis que la religion se perd pour le peuple, elle de-
vient pour les riches, comme la musique et les mo(les,
un embellissement de l'existence, je dirais presque un
objet de luxe. Quelle peut être la cause de ce revirement ?
Est-ce \dL faute de Voltaire? Est-ce \^ faute de Rousseau?
Ou n'est-ce pas plutôt celle de l'Église? Nous en juge-
rons tout à l'heure.
f
6
CHAPITRE PREMIER.
Idée générale de l'Éducation. — Int€P¥«nUon de Viéé%
religiaoM.
m
Après ta morale, TËglise a tonjoura regardé réduca<-
tion comme wn triomphe ; c est le f »lus beau fleuron de
$a couronne. Il n*y a qu'elle* à Tentendre, qui sache
élever la jeunesse, former son esprit et son cœur. Pas
n'aurai t)esoin d*un long dt^eours pour montrer qu'en
fait d éducation, pas plus qu'en fait de morale, TËglise
n'a le droit, de se montrer fière.
Et' d'abord, qu'est-ce que TÉglise apfiorte dans l'édu«
cation des sujets i]u'eUe élève ? Que fournit^elle du sien ?
Quel est^on rôle, sa spécialité If
En principe, l'éducation de l'individu est homogène
et proportionnelle h Tétat de l'espèce: c'est la concen-
tration dans l'âme du jeune homme des rayons qui
partent de tous les points de la collectivité.
Tonte éducation a donc pour but de produire l'homme
et le citoyen d*apràs une imag» en miniature de la société»
par le développement méthodique des facultés physiques»
intellectuelles et morales de Tenfant,
En autres termes , Téducation est la création des
rnœtfr^ dans le sujet humain, en prenant ce mot de mœurs
dons son acception la plus étendue et la plus élevée, qui
comprend non-seulement les droits et les devoirs, mais
encore tous les modes de l'âme, sciences, arts, indus*
tries, tous les exercices du corps et de l'esprit.
Or, il est évident que Téducation ecclésiastique n*a
pas précisément pour but deremplir.ee programme.
— 7 —
L'i^lise, par exdinphe, ne S6 môle pas du travail des
mains; elle ne connaît point des opérations industrielles,
agricoles, extractives, voiturières; de la condii^e des
ateliers, du service des bureaux, magasins, etc. Tout
cela cependant compose les mœurs ou formes de la pro-
duciîon, dont Tinfluence est si grande sur l'esprit et le
cœur. V apprentissage ne la regarde pas.
L'Église n*est pa$ moins étrangle aux sciences. II se
peut que parmi ses membres elle compte des savants,
tels, par exemple, que le fameux Gerbert, qui malgré sa
réputation de sorcier fut fait pape sous le nom de Syl-
vestre II. Mais ce n'est pas en tant que prêtres qu'ils
sont savants ; et il est de fait que pour ce savoir, em-
prunté d'ailleurs et que l'Église qualiGe de profane^ ils
n'en sont pas estimés davantage. 'L'Église, en vertu de
son institution, n'eut jamais la moindre initiative dans
la science: elle l'a souvent persécutée) battue, pour les
services qu'elle rendait, sans privilège de l'Esprit saint,
à l'humanité; et plus que jamais elle s'en méfie. Quand
Grégoire XIII voulut réformer le calendrier, il s'adressa à
un savant non ecclésiastique , Lilio ; quand Galilée ,
poursuivant la science de Litio, essaya de l'accommodera
la foi chrétienne, il fut torturé par l'inquisition ; et
quand Mabillon, au rapport de Genoude, empêcha une
congrégation romaine de déclarer hérétique l'opinion
qui soutient que le déluge de Noé ne fut pas universel, ce
ne fut point assurément comme théologien qu'il se fit
écouter, mais comme savant, et surtout conseiller pru-
dent. On ne finirait pas à raconter de telles histoires.
Cependant on peut dire que la science, comme le tra-
vail, a anssi ses mœurs, dont l'action sur la moralité
générale est mcarculable : ce sont ses méthodes, ses
classifications, analyses, hypothèses, etc., dont l'accou-
tumance fera toujours regimber l'espTit contre la foi.
— 8 -^
En ce qui concerne les arts, la répugnance de rËglisè
est plus forte encore. Héritière de la tradition'pharisaïque,
elle a toujours vu dans la peinture et la statuaire des
auxiliaires de Tidolâtrie; et si Rome, dès le xve siècle,
grâce à l'émigration des Grecs, s'est relâchée, la réforme
est venue bientôt la rappeler à la sévérité de la disci-
pline. Au surplus, la critique moderne nie positivement
Vart chrétien. L'architecture dite gothique date de la
fin des croisades ; elle fut solennellement abolie par
Brunelleschi et Bramante, qui en démontrèrent géomé-
triquement l'ineptie, et ne parut jamais à Rome. La
peinture commence à Giotto, élève des anciens. Le chris-
tianisme ne peut devenir esthétique qu'en s'aposlasiant :
aussi condamne-t-il absolument la tragédie, la comédie,
Fopéra, la danse, les gymnases; il proscrit jusqu'au ro-
man; il voudrait anéantir la littérature grecque et latine.
Et la raison de cet ostracisme est évidente : les arts ten-
dent à l'exaltation de la personne humaine, par le dé-
ploiement de la force, du talent et de la beauté, ce qui
est en opposition diamétrale avec la méthode de mortifi-
cation et d'oraison que le salut requiert.
Qu'a fait l'Église en philosophie ? Rien : la question
implique contradiction. La philosophie, partout où elle
se montre, est le mouvement extra-religieux de l'esprit,
la marche vers la science, objet étranger à la foi. L'É-
glise est THÉOLOGIENNE, c'cst sa Spécialité ; elle se sert de
la philosophie, elle n'est pas philosophe. La scolastique,
si fameuse autrefois et si oubliée, est sortie tout armée des
livres d'Aristote, qui faillit être mis au rang des Pères.
L'Église connaît-elle de la Justice ? a-t-elle une juris-
prudence? — Oui, direz- vous, îl exisj^p un droit canon.
En effet, nous avons montré dans/noa précédentes étu-
des comment l'Église, eii vertu de son dogme, a modifié
les idées des anciens sur la Justice, dans ses rapports avec
— 9 --
le respect des personnes, la distribution des biens» et le
gouvernement. Mais, sans revenir sur la critique que nous
avons faite de cette prétendue réforme, il suffit d'obser-
ver que le droit canon est universellement délaissé, et que,
si la jeunesse prend desleçons de droit et d'économie po-
litique, ce n'est pas à TÉglise qu'elle les demande. L'en«
seignement de la Justice, de même que son application
par les tribunaux, a toujours fait partie du temporel : ose-
riez-vous traiter cette sécularisation d'hérésie?
L'Église, en un mot, ne se charge pas plus de former
des citoyens que des producteurs et des artistes. Tel
n'est pas l'objet de sa mission ; et si l'on a vu des sujets
sortis des mains des prêtres s'élever à un haut degré de
dignité civique et humaine, ils ne tenaient pas cet avan-
tage de l'Église ; ils en étaient redevables à l'énergie de leur
nature, et aux influences extérieures qu'ils recevaient de
toutes parts. Est-ce l'Église ou la philosophie qui a pro-
duit cette génération à jamais glorieuse de 1789?
Je viens en quelques lignes de récapituler les objets
principaux de l'éducation et de l'enseignement: travail,
science, art, philosophie. Justice, cette dernière compre-
nant la morale publique et privée.
Mais l'éducation aussi constitue un art, le plus difficile
de tous les arts ; une science, la plus profonde de toutes
les sciences. L'éducation est la fonction la plus impor-
tante de la société, celle qui a le plus occupé les législa-
teurs et les sages. Aux hommes il ne faut que le précepte;
à l'enfance , il .faut l'apprentissage du devoir même ,
l'exercice de la conscience, comme du corps et de la
pensée. L'Église, aussi bien que l'université, a produit
d'excellents instituteurs de la jeunesse : qui le nie? Il
suffit de rappeler leur maître à tous, Fénelon; et je sais,
sans y croire, tout le bien i^u'on a dit des jésuites.
La question n'est pas là. Il s'agit de savoir si l'éduca-
u " 1-
tiw e$t par dUe-i»êm« une prorewon religieuse et «««
çerdotale ou une profession purement civile; si du moîiie
r£glise, qui en revendique le privilège, possède^ pouv
Tacconiplissement de celle graniîe œuvre, une mélbode à
elle, nn Ulent, une aplilude, un génie qui lui soit pro««
pre et qui découle de son dogmei ou pour mieux dire de
I9 gr&ce eltnphée à son minis|ère. Pepuis Xénophon jus^
qu'à Rousseau et M*^* N^ciier de Saussure, Tcsprit philo-
sophique a produit de nombreux traités d'é^lucation, que
TËglii^e a copiés, imités, modifiés ou contredits, comme
d'autres copient, modifient ou contredisent les procédés
de l'édupatioa ecclésiastique. En qupi TÉglise se distin-
.gue«t-elle essentiellement du laîcisme et de la philosophie ?
Pour moi, j^î^voue qu'il m'est impossible de lui rccon«
naître, ici plus qu'ailleurs, la moindre spécialité. L'édu«
cation ecclésiastique ne<linére de Téducation séculière que
par Tesprit religieux et les habitudes de piété qui s'y
mêlent : pour le surphis, les maîtres ecclésiastiques pro-
cèdent comme les maîtres laïques, à telleenseignequedans
lescollog^é|tis('opau.x, hormis les devoirs de piété, dont
le prêtre seul est le ministre, on se s^ert indifféreipmenti
pour tout le reste, -de laïques et de clercs.
Ainsi, jusque dans l'éducation, lËglise, ))our être quel-
que rlicse, est forcée d'empiéter sui le domaine séculier;
elle ne possède rien en propre : tellement l'idéal qui
réside en elle est incompatible de sa nature (ivec tout
élémçnt pratique et utilitaire?
Ces éliminations faiies, que restet-il pour l'enseigne-
ment de l'Église, et que vient-elle faire dans l'éducation?
Quel peut être lobjet de sa pédagogie?
IV
Toute morale pratique repose sur ce premier principe,
commun à la philosophie et à U reli^iou !
— u —
Le péché souille Vime ; vivre avec lui est pire que de
maprir.
Tel est le dictamen de la conscience, soit qu*elle s'ex-
prime par le poignard de Lucrèce, qui se tue pour une
souillure à laquelle elle n'a pas consenti, mais dont la
tache lui reste ; soit qu'elle éclate avec plus d'énergie en-
core dans le sacri6ce de Caton, qui, désespérant d'at-
teindre le tyran, se frappe lui-i^ême plutôt que d'assister
au viol de la république.
Il est de mode parmi les chrétiens de blâmer et vitupé-
rer ces suicides héroïques. Saint Augustin a trouvé moyen
de plaisanter Lucrèce-, la troupe des historiographes s'est
ruée sur Caton. Passons, si l'on vont, sur le fait même du
suicide» qui fuit une question à part, et admettons que
Lucrèce, Caton, Brulus, toutes ces grandes âmes qui, en
face du déshonneur, ne marchandaient pas leur vie, si
elles avaient eu l'avantage de naître dans la foi du Christ,
auraient su faire mieux que de mourir. Mais n'est-il pas
vrai que leur résolution, telle quelle, atteste l'horreur
intime de l'âme pour le péché, et l'essentialité de notre
vertu? Potiùs mori quàm jœdaril plutôt la mort que
l'indignité! Maxime aussi vieille que l'homme, qui té-
moigne de l'intuition que l'âme a d'elle-même 6t de sa
pureté; maxime qui, si elle est juste, crée immédiatement
et sans autre secours Téthique et la pédagogie; si.elle est
fausse, les entraine l'une et l'autre. Toute notre hygiène,
et en cas de maladie toute notre médication morale, est
établie sur ce fondement.
Cependant à cette loi, d'ordre psychologique, le chris-
tianisme ajoute une considération d*un autre ordre.
Le péchéj dit-il, offense DieUy qui le défend, et tôt ou
tard le punit.
A première vue, il ne semble pas qu'il y ait là rien qui
affecte le [.rincipe, au contraire. Pour fuir le mal et pra-
— 12 —
tiquer le bien nous avons deux motifs, le respect de ncus-
même et celui de la divinité. Quel tort le second peut-il
faire au premier?
Ne quid nimis : je me méfie de ce dualisme.
Ne nous laissons pas étonner par cette apparition mys-
térieuse de ridée divine ; et puisqu'en fait de morale il
s'agit avant tout de nous-même, et subsidiairement d^un
Autre soi-disant intéressé, raisonnons de cet Autre, que
nous ne connaissons pas encore, avec la dignité et le
sang-froid qui conviennent à un être moral et libre.
D*abord, de quoi Dieu se mêle-i-il? Je n*ai jamais en-
tendu dire qu'il m'ordonnât, à peine de lèse-majesté en-
vers sa personne, de manger, de respirer, de dormir, de
faire aucune des fonctions qui intéressent ma vie animale.
Que je jouisse ou qiie je pâtisse, il ne^ s'en fâche pas ; il
me laisse à ma propre direction, sous ma responsabilité
exclusive. Pourquoi n'en use-t-il pas de même à l'égard
de ma vie morale? Est-ce que les lois de ma conscience
sont moins certaines que celles de mon organisme, ou
plus impunément inviolables? Quand je fais mal, le péché
ne me punit-il pas à l'instant, par la honte et le remords,
comme la vertu, si je fais bien, me récompense par l'opi-
nion de ma valeur? Nonne si benè egeris reciphs^ sin
autem malè statim in forihus peccatum? dit Jéhovah lui-
même à Gain dans la Genèse. N'ai-je donc pas assez, pour
observer ma loi intérieure, de cette double sanction de la
joie et de la tristesse ; de même qu'il me suffit, pour soi-
gner mon corps, de la double sanction de la maladie et
de la santé?...
De quelque côté que l'on aborde la question, soit du
côté de Dieu, soit du côté de la conscience, le molif de
religion, pour une âme qui réfléchit et qui se respecte, a
droit de surprendre. Mais voici qui est plus fâcheux encore.
Je veux que Dieu s'inléresse, autant qu'on le dit, à ma
— 13 -^
vie morale, alors qu'il prend si peu de souci de ma vie
organique : qu'en peut-il résulter pour ma moralité? Car
enfin ce n'est pas du profit que Dieu peut tirer pour lui-
même de ma vertu qu'il s'agit ici, mais de ma propre per-
fection ; CCI n'est que pour mon bieit, à moi, que Dieu, joi-
gnant son commandement à celui de ma conscianca, me
prescrit d'être sage. Cela étant, je demande ce (|ue mon
obéissance ajoutera à ma valeur? Rien du tout. En face
de Dieu, je suis comme le vassal vis-à-vis de son suze-
rain. Tant que je paye le tribut, je reste pour cette Ma-
jesté une créature soumise, un bon serviteur si l'on veut ;
je ne deviens un sujet moral qu'autant que, par une
volontaire adhésion, je me respecte moi-même dans sa
loi : ce qui constitue enlrc la religion et la morale une
difierence irréductible, que nous verrons bientôt se chan«
ger en un véritable antagonisme.
Il en est de l'assentiment du cœur comme de l'adhésion
de l'esprit. De même que ce n'est pas par ma foi- à la pa-
role révélée que je fais acte d'intelligence, mais par le
jugement que je porte sur cette révélation ; de même ce
n'est pas non plus par ma piété envers le ciel que je fais
acte de sens moral, mais par ma libre vertu. Otez cette
liberté de ma CQUscience et de ma raison, je ne suis plus
qu'un esclave, un animal plus ou moins docile, mais dénué
de moralité, indigne par conséquent de l'estime de son
maître.
Je pourrais appuyer cette analogie d'une multitude
de textes empruntés à la théologie et à la Bible. Saint
Paul veut que notre obéissance soit raisonnée, rationa^
bile sit ohsequium vestrum; il répudie la foi servile. Et le
psalmiste nous recommande de méditer sans cesse la loi
de Dieu. Comment donc ne pas conclure, à pari, de cette
prémisse que l'obéissance à la loi n'étant méritoire qu'au-
tant qu'elle est libre et que la loi est avouée par la con-
— 14 -
menc^ to religion, au point de vue de la moralei ne
sert de rien ?
Observon«, en passant, que la qualité du Dieu ne fait
rien à la choee. Mettez à la place du Christ Jupiter ou
Allah ; mettez la Nature, THumanité ou un soliveau : le
résultat reste le même. Quel que soit le dieu et le senti-
ment qu'il m'inspire, dès là qu*en faisant le bien je ne
suis plus poussé par la seule inspiration de ma conscience!
le mérite de mon action est nul; dans la balance de la
Justice, c'est zéro.
Donc la religion, de quelque espèce qu'on la fasse, na^
turelle ou surnaturelle, positive ou mystique, n'ajoutant
irm à la moralité de l'homme, est inutile à l'éducation.
Loin de la servir, elle ne peut que la fausser, en chargeant
la conscience de motifs impurs et entretenant la lâcheté,
principe de toute dégradation.
Ainsi parle la théorie : que dit à son tour l'expérience ?
A force derecommander la piété envers les dieux comme
le point capital de la morale, insensiblement on lui a
subordonné la Justice; le respect de l'humanité et de ses
lois a passé après la crainte, toujours pluç ou moins inté*
ressée, des natures supérieures ; de cette crainte, par elle-
même immorale , le sacerdoce a fait le principe de la
vertu, initium sapientiœ timor Do?nini, Ce qui n'était
proposé d'abord quejcomme motif auxiliaire d'attache^
ment au bien et d'horreur pour le mal est devenu la raison
principale et prépondérante. Alors, Fintervention de la
divinité dans la vie intérieure érigée en article de foi, la
conscience s'est fanée; la piété diminuant, les mœurs se
sont corrompues ; et l'homme, pour avoir voulu se donner
Fappui d'une idole, a été déchu : le soi-disant péché ori^
j^inel c'a pas d'î^utre origiiïe,
TeUo ftil fioflueQce d« la piété pendant la pértoda relh
gieuse, qui embrasse les vingt siècles avant Tère chré-
tienne.
l^ suite se devinev
Démoralisée par une première religion, la conscience
cherche son salut dans une réforme. Elle se crée une di-
vinité rédemptrice, capable de lui rendre sa vertu primi-
tive, et de lui refaire une Justice. C'est Tœuvre dont le
^rislianisme, religion par excellence de la chute et de
la réhabililation, voulut bien se charger, en se défmissant
luivnême dans la proposition suivante, qui forme, avec
les deux énoncées plus haut, sa trilogie morale;
£a religion est Vensemble des moyens thérapeutiques eê
prophylaeiiques^ emeignés par Dieu même, par lesquels
l'homme dégradé se rétablit dans la vertu et cqpmrve ses
mœurs.
Remarquons la logique de ce nouveau système, auquel
tendent fatalement, comme à leur dernière forme, toutes
les religions nées et à naître.
L'homme, bien qu'il eût été créé en état, d'innocence,
ne possédant pas en soi la raison sufHsante du bien, ne
pouvait manquer de faillir. Ce n'est donc pas à lui-même,
à une réaction vertueuse de sa conscience qu'il doit de-
mander la réparation de son péché ; c'est à TËssence supé-
rieure, dont la parole a allumé dans le cœur de l'homme
le flambeau de la loi, et qui seule possédant la sainteté,
peut communiquer à son serviteur, avec le précepte, la
force de le pratiquer, d'y persévérer, et s'il s'en écarte,
d'y revenir.
En sorte que l'on peut considérer l'éducationchrétienne
comme une sorte d'allopathie mentale, suivant laquelle
l'homme, cttteint d'une alTection constitutionnelle et ac-
tuellement prévaricateur, est rendu au bien, non par l'é-
nergie habilement excitée de son âme, mais par Tappli-
— 16 —
cation des grâces ou vertus médicinales de l*être saint,
qui est Dieu.
Gela posé, voici comment l'Église entend combattre le
péché, former et soutenir les mœurs, armer la conscience
contre ses propres faiblesses.
Tandis que l'éducation profane s'applique à façonner
l'homme dans son corps, son intelligence, ses rapports so-
ciaux, par la démonstration des lois de la nature et de
l'esprit, l'enseignement du droit et de la civilité, l'Égh'se,
par des conjurations appelées sacrements dont elle a le
privilège, par l'exorcisme hebdomadaire et anniversaire
de ses offices^ par la pratique de la mortification et de
Voraison^ par la direction dHntention^ surtout par une
foi absolue aux vérités révélées^ prétend attaquer le péché
dans son ^rme, émonder la volonté, et donner à nos in-
clinations toute la moralité dont elles sont susceptibles.
Tel est r^bjet de l'enseignement chrétien proprement
dit : ceux qui, spiritualisant davantage, ont prétendu dé-
gager le christianisme de ce rituel, et le réduire au pur
amour de Dieu et à la pure morale, ont été déclarés quié-
tistes, athées, qui pis est immoraux, en conséquence re-
tranchés de la communion de l'Église et voués à l'enfer.
C'est d'après ce principe que le fondateur principal de
la secte chrétienne aurait été, par un oracle particulier,
nommé Jésus, sauvjeur, libérateur, guérisseur, du même
nom que les Esséniens, en grec Thérapeutes^ comme qui dî-
raitguérisseur^ de consciences, parrallopathie théurgique.
Et c'est pour se conformer à la même pensée que
ledit Icsus aurait dit à ses disciples :
(( Allez, enseignez toutes les nations; baptisez-les (lavez-les,
purifiez-les), au nom du Père, du Fils et de TEsprit, et don-
nez-leur communication de mes ordonnances. Ceux à qui vous
remettrez les péchés, ils leur seront remis; ceux à qui vous
les retiendrez, ils seront retenus. »
— 17 —
VI
J'avoue, malgré le respect que m'inspire le nom du
Christ, que ma raison ni ma conscienee ne sauraient se
plier à ce système, dont le pendant avait été donné dans
la Haute-Asie, plusieurs siècles auparavant, par le fameux
Bouddha.
La philosophie naturelle, depuis Bacon jusqu'à Ârago,
a pour principe que si l'on veut faire de bonne physique,
de bonne chimie, de bonne mathématique, je dirai même,
avec Broussais, de bonne médecine, il faut s'abstenir de
toute spéculation ontologique et religieuse, ne faire ja*
mais intervenir l'idée de Dieu ou de l'âme, l'autorité de
la révélation, la crainte de Satan, l'espérance de la vie
éternelle. Il faut observer attentivement les faits, les
analyser avec exactitude, les définir avec justesse, les
classer avec méthode, les généraliser avec circonspection,
et ne rien affirmer fue ça puisse toujours, et à volonté,
confirmer l'expérience.
D'accord avec ces sages, et contrairement à la doctrine
du législateur des chrétiens, je soutiens qu'il faut en user
de même pour la morale^ et que la traiter par la religion,
ainsi que le prescrivent le Christ et Bouddha, c'est la
corrompre....
L'éducation est un sujet trop vaste pour que je puisse
en quelques pages l'embrasser dans toutes ses parties.
Je me bornerai donc à l'examen des qdatre questions sui-
vantes, qui me semblent devoir emporter le reste :
Comment l'homme est-il institué par l'Église dans sa
conscience?
Comment, sous cette même direction, se pose-t-il de-
vant la société?
Comment au sein de la nature ?
Comment en face de la mort? (y]
— 18 —
Ce que j'aurai à dire de la pédagogie ecclésiastique nous
peQïieltra de juger, par voie d'opposition, de ce que doit
être un jour la pédagogie révolutionnaire: car, hélas! il
ne faut pas nous le dissimuler, même aux jours de la
proscription des prêtres l'éducation du peuple n'a pas
cessé d'être clirélienne; et tous tant que nous sommes,
générations de 89, de 93, de 1809, de t8i4, de 1830 et
de 1848, nous avons été faits, la postérité dira si ce fut
ppur 9otre malheur ou notre gloire, enfants de Dieu et de
tÉglise.
CHAPITRE IL
L'homme dane Bon for intérieur. — Symbolique du culte et de
la prière. — Double conBcienoe.
VII
La pédagogie de l'Église, de inême que son économie
et sa politique, a donc pour point de départ le dogme de
notre malice innée, qu'il est utile en ce moment que je
rappelle.
L'homme, par l'infection de sa nature, ne peut de lui-
même vouloir et pratiquer le bien.
11 n'y a point, disait Luther d'après saint Paul, dans
l'homme iiopi justifié par le Christ, de vertu morale sans
orgueil et sans tristesse, c'est-à-dire sans péché. Ainsi,
nous no devenons pas justes en faisant ce qui est juste;
mais, étant devenus justes, nous faisons ce qui est
juste.
Ce principe admis, la question de l'éducation se réduit
pour tout chrétien, et, nous le verrons bientôt, pour tout
esprit religieux, à enseigner à Thomme, avec les pré-
ceptes de la morale, qui par eux-mêmes resteraient im-
puissants, les pratiques aacramenielles ou justifiantes,
— !• —
imi la dîspensaiioa eùastiluB la spécialité propre de VÈ-
£b bian ! cette doctrine injurieuse, commune à toutes
les religions jusqu'au déisme inclusivement, qui fait de
rbomme un sujet incapable à priorî de penser ses modes,
de les vouloir, de les produire, d'y rester fidèle, un sujet
réfractaire à sa propre essence ; cette contradiclion psy*
chologique, peut-élce ma raison, accablée du déluge de
crimes qui couvre la terre, n'y eût-elle pas répugné, si du .
moins il était vrai qu'elle apportât à la tyrannie du pécbé
quelque allégement. Mais voilà précisément ce qge je nie :
je soutiens que, si par naturç nous sommes vicieux et
pervers, la religion , par sa mélliode de justification , nous
rend pires,
YIII
Reportons^-nons par la pensée à ces sociétés naissantes,
oà les mœurs se dessinent à peine, où la conscience se
cherche encore. Un homme parait, poète, devin, sacriS*
cateur, maître de cérémonies. Il offre au vulgaire étonné,
vis-à*vis des puissances surnaturelles, sa médiation oili-
cieuse. D'abord, il s'empare des imaginations par des
formes imposantes : ou le voit se prosterner, se relever,
invoquer le ciel, comme s'il parlait à un personnage vi-
sible pour lui seul. Il commande la soumission par la
terreur, il capte la confiance par le mystère. Puis, et c'est
ici la partie décisive, darable, de son ministère, il s'attache
à créer dans la massé des habitudes de piété, à mouler
les volontés et les intelligences au moyen de symboles et
de rites destinés à rappeler sans cesse au peuple, non la
loi morale, que lui-même, prêtre dû Très Haut, necon*
naît guère plus que ceux au nom desquels il officie, mais
le Sujet transcendantal de loote moralité et de toute loi.
-w MettonsrQous en présence de Dieu, dit le prêtre, In^
ifùibù ad aliars Dei : c'est le résumé de toute la religion
-20-
antique. Si bien que la Justice, science de vérité, dont
le nom était gravé sur Ife rational d'Âaron ; la morale,
promise par le prêtre, et seulement figurée dans Tado-
ration, se trouve remplacée par un autre sentiment, la
crainte de Dieu, les œuvres de justice par les actes de
latrie, la vertu par la foi.
Qu'estrce maintenant que le christianisme, cette loi de
réparation qui devait réformer et compléter Tancienne,
. ajoute à cela ? Reprenez-moi, Monseigneur, si je manque
d*un iota : car pour vous, comme pour la Révolution, il y
va d'un gros intérêt.
Toute votre science religieuse, comme celle des bonnes
femmes qui guérissent au moyen de formules secrètes,
comme celle des magnétiseurs qui agissent par émana-
tions fluidiques, se réduit à un répertoire de gestes et de
formules verbales, dans lesquels vous supposez, sur la foi
de vos révélations, et pourvu qu'il s'y joigne une intention
sincère, la propriété de guérir Tâme du péché et de la ra^
mener à la sagesse.
Quelle conscience que celle du chrétien, avec son arse-
nal de parolesmagiques, d'incantations, d'obsécrations et
de talismans, contre la multitude innombrable des péchés
et des démons! — Celui-ci, dit quelque part le Réforma-
teur évangélique, parlant d'un mauvais esprit que ses
disciples n'avaient pu expulser, celui-ci ne se peut vaincre
par la seule invocation du Père, du Fils et de l'Esprit,
pas même par le nom efficace de Jéhovah : il y faut la
prière et le jeûne! — Pour réfréner l'ardeur du jeune
Tobie, l'ange Raphaël (le nom de Raphaël signifie méde-
cine de Dieu), après avoir enfumé la chambre nuptiale
avec le foie du poisson péché dans l'Ëuphrate, prescrit au
nouvel époux de passer la première nuit de ses noces en
prières, à genoux sur un prie-Dieu, à côté de sa femme.
Pour telle autre diablerie on conseille l'aumône. Mais
— 21 —
voyez la pente! là vertu de Taumône a ausâi ses bornes :
donnez alors, donnez à TÉglisece qui, donné aux pauvres,
ne vous aura pas réussi.... Je m'abstiens de tout com-
mentaire.
IX
Arrêtons-nous un moment sur cette théurgie, insépa-
rable de tout système religieux.
L'homme qui, après avoir par l'activité de son enten-
dement formé le concept de Dieu, fait intervenir ensuite
ce concept dans sa raison pratique comme sujet, motif et
sanction de la Justice; cet homme-là, ai-je dit (2« étude),
sera conduit tôt ou tard' à mettre son concept en har-
monie avec la fonction que sa conscience lui assigne, c'est-
à-dire qu'il le réalisera en âme et en corps, et finalement
s'en fera une idole.
La substantification du concept divin, par suite son
animation, sa personnalité, son incarnation, son histoire,
toutes ces concrétions mystérieuses dont se compose la
théologie dogmatique, ont leur origine dans l'attribution
que l'homme primitif fait à un sujet métaphysique,
autre que lui-même, de l'autorité justicière, qui est sa
prérogative.
La même évolution, de l'abstrait au concret, s'observe
dans les actes du culte.
Le Dieu créé pour le besoin imaginaire desaconscience^
le croyant en conclut, il ne peut pas ne pas en conclure,
qu'une communication, un rapport, existe entre son âme
et la divinité. Ce rapport, que les théistes discrets renfer-
ment dans les profondeurs de la conscience, et auquel ils
attribuent les inclinations vertueuses de l'âme, l'homme
d'une foi plus rayonnante ne tarde pas à le découvrir hors
de la conscience, dans les facultés de son être et les phé-
nomènes de la nature. Tout est, pour le vrai croyant, ma-
nifestation de la divinité. Et, comme la distinction entre
les choses Sf^tneilee et )es corporelles est une pure fic-
tion de la dialectiqtiei te ibétsie, qui admet rextsience de
rapports entre lui et la divinité, tend iiiTmciblement à ex-
tériorer ces" rapports, à en saisir la trace dans certains
faits matériels, symboles, signes ou véliirules de Taclion
divine, auxquels il attribue par conséquent la même effi-
cacité qu'à une impression immédiate de Dieu.
La f(H aux sacrements est donc partie inlégrante de la
foi à ta divinité : ee qui rentre dans la proposition anté-
rieurement démonlréet que toute religion natvreiie, pour
peu qu'elle ait déracines éi quVlle prenne de développe-
ment, devkndra tôt oo tard religion révéikb; toute ado-
ration en esprit se traduira en génuflexion.
Or, le sacrement, qn*0st-fl antre chose qu*uii pnr féti-
chisme? De la profession de foi du Vicaire satapûfd i
celle du sauvage il n'y a que la distance du principe à
la conséquence : par oh l'on voit que le plus raisonnable
des deux ne serait pas le philosophe, si ee n'était une
lot pour la philosophie de commencer toujours par Fin-
conséquence.
X
Gomme l'eau lave le corps de ses souillures, ainsi, dit
le sacramentÂre, Tablution faite suivant le rite sacré, avec
la foi, ou seulement rintention voulue, purifie Yàme de
de sa tache d'origine. Que nous enseigne la religion par
ce mystère? C'est qu'en [principe toute la nature est péné-
trée de Dieu; que les phénomènes qui nous entourent sont
des rap|x»rts , non-seulement de l'ordre physique , mais
aussi de l'ordre divin; que par conséquent, pour obtenir
la grhee par le véhicule des phénomèrres, il suffit de nous
unir d'intention à la divine Miséricorde, en même temps
que nous remplissons, de corps, la condition de la phé-
Boménalité. C'est pour cela que dans le sacrement la màr
tière est plus qu'un signe ou un symbole; elle acquiert
— 23 —
une vertu surnaturelle, qui la rend nécessaire à raccom-
plissement du mystère. Il est si vrai, par exemple, que
l'eau est indispensable à la régénération chrétienne, que,
si TOUS supprimez de la profession de foi du néophyte Tin-
fusion liquide, malgré toutes les invocations il n'y a pas
de baptême, et le péché subsiste. Au contraire, qu'un in«
crédule, un juif, un mahométan, ondoie lenouveau-n4, en
prononçant sur lui la formule : Je te baptise, au nom du
Père^ du Fils et du Saint-Esprit^ Tenfant est chrétien, il
est entré en grâce; que la mort le frappe, il verra Dieu.
Ainsi la pensée religieuse, après avoir conçu le monde
transcendantal, fait produire à ce monde, par Tintermé-
diaire des créatures visibles, des effets surnaturels. De là
les miracles opérés par le nom de Jéhovah, par le man-
teau d'Êlie, le bâton d*Élisée, les clous de la vraie Croix,
les ossements des saints ; de là la vertu attribuée au saint
chrême, aux saintes huiles, aux images, médailles, «capil-
laires, etc., dans lesi|uels toute TËglise considère, suivant
le plaisir de Dieu, des intermédiaires, instruments ou
véhicules de l'action du ciel. Delà, enfin, chez les minis-
tres du culte, et généralement chez tous les croyants, une
certaine disposition à se contenter, de la part des indif-
férents, des démonstrations extérieures: ils espèrent tou-
jours que par Tefficace qu'il a plu à Dieu d'attacher aux
symboles de son culte, l'acte matériel, réagissant sur la
volonté, déterminera la foi. Une seule comparution à la
messe, un semblant de confession, un rien, suffit à leur
piété. On les accuse d'hypocrisie; on se trompe. Ce que
le mondain traite ici de grimace, et qui de sa part serait
une indignité, prouve précisément la sincérité du fidèle.
« XI
En 1848, quand les pétitions pieu valent à rassemblée
nationale des quatre coins de la France, demandant que
— 24 —
je fusse expulsé comme athée^ je reçus une lettre envoyée
de province. L'écriture était belle, l'orthographe irrépro-
chable; assez de distinction dans le style. Ni signature,
ni adresse; l'auteur cependant était uçe femme, de plus,
disait-elle, jeune encore, vivant dans le monde, qui allait
au hal^ quand il y avait des bals y et qui, depuis la Ré-
publique apparemment, ne s'occupait plus que des choses
de Dieu. Dans le pli de la lettre, une médaille de la Vierge,
attachée à un cordon de soie.
« Vous ne voulez pas de Dieu^ me disait-elle. Malheureux!
que voulez-vous donc?... Vous ne me connaissez pas, et pro-
bablement vous ne me connaîtrez jamais; mais vous m'avez
fait bien du mal... Je vous le demande en grâce, Monsieur,
portez cette petite médaille, bien précieuse pour moi, et notre
bonne Mère vous sauvera malgré vous. Je vous l'envoie à
rinsu de mon mari^ bien que sans doute il m'eût approuvée.
Gomme vous. Monsieur, il est un homme d'intelligence, mais
avec la différence que lui croit en Dieu et l'adore. »
Sur-lë-champ, j*ôte mon habit, ma cravate, et je passe
sous ma chemise la petite médaille.... Aujourd'hui que le
temps est loin, je uq puis m'empècher de frémir encore de
mon imprudence. Se figure-t-on Vathée portant une pièce
bénie?... Supposez qu'un soir, ramassé dans la rue, mort
ou blessé, le médecin du quartier eût découvert sur ma
peau cette relique! Quel scandale! Comme les conjectures
seraient allées!... J'étais un homme perdu. Eh! dures
cervelles, comme disait le Christ, corps sans âmes, si j'ai
perdu la foi à Dieu, j'ai gagné la foi à l'humanité, cette foi
qui se définit Justice et Indulgence. Que me faitla dévotion
plus ou moins superstitieuse d'une femme? Que pèsent à
mes yeux ses prétentions à la sainteté et à la littérature?
Je ne crois pas plus à son génie qu'à ses miracles ; mais je
crois à son héroïsme, à son dévoûment, à cette tendresse
surhumaine, qui, malgré la foi, proteste en elle contre la
— 25 —
damnation de l'athée ; j'attends tout de la vertu de son
sacrifice, et j'adore en elle la conscience du genre humain.
Ce cordon , cette médaille , brimborions ridicules, mais
chargés des effluves d'une âme dolente et passionnée, de-
venaient pour moi un talisman qui devait me garantir de
Pexcès de ma colère vis-à-vis de l'homme, et de l'ironie à
l'égard de la femme. Certes le miracle attendu par ma
pieuse donatrice pe s'est pas accompli ; elle saura du
moins, si elle lit ces lignes, que je n'ai pas failli à son
vœu, et que je pourrai me vanter, au tribunal du grand
Juge, d'avoir eu dans ma vie un quart d'heure de bonne
volonté.
XII
Je ne voudrais pas qu'on m'accusât de plaisanter sur un
sujet qui prête tant au ridicule : le libertinage en matière
de religion est usé depuis Voltaire. Mais qui ne voit que le
christianisme, dernier terme du paganisme, du théisme,
est là tout entier? Sans la foi aux sacrements, aux reli-
ques, aux images, il n'y a point de religion. Et coupime il
n'y a pas de limites dans l'absolu, pas de distinction entre
le monde de la nature et le monde de la grâce, la même
pensée qui a fait imaginer cette thérapeutique de Vàme
a suggéré, pour la satisfaction des intérêts matériels, une
foule de pratiques également autorisées, sinon comman-
dées par l%glise :«en sorte que nous pouvons juger par le
caractère de celles-ci de la valeur de celles-là.
Celui qui a pouvoir de nous sauver du péché , se sont
dit les dévots, peut nous préserver aussi de toutes mala-
dies et accidents. Ce principe posé, le recours à la Divinité
n'a plus de bornes. II y a donc des formules contre l'in-
fluence du mauvais esprit, pour toutes les circonstances de
la vie : naissance, puberté, fiançailles, mariage, grossesse,
accouchement, relevailles, sevrage, maladies, mort; — pour
toutes les actions ; lever, coucher, travail, repos, visites,
Il 2
^08 -
pit^menades; -^pour tous les temps: solstices, équinoxes,
nouvelles lunes, semaines , matin, midi, soir; — pour
toutes les affaires : (]uatid le roi va à la guerre et quand
il revient de la guerre, quand on installe tm préfet, quand
on intronise on évêque, quand on bâtit une maison, quand
on ouvre une mine, quand on lance un navire, quand
on dédie une église on qu*on fond une cloche; — pour
touâ les acddenls, intempéries et calimités, pluie et sé-
cheresse, tonnerre, grêle, gelée, inondation, incendie,
filfliine, peste, épi2ootie, etc. Les journaux racontaient
nagdères qu'un exploiteur de carrière, ayant tait bénir
ses travaux par Tévéque de Viviers, assisté de tout son
clergé, il se détacha de la montagne une masse de cent
ttiille tonnes de pierre : il est vrai qu*on avait eu soin de
mettre le feu à une charge de poudre de 10,300 kilo-
grammes.
Il y a des saints doués, par permission divine, de pré-
rogatives spéciales pour la préservation des fléaux et
maladies : naufrages, bêtes féroces, insectes, fièvres,
blessures, écrouelles, gale, lèpre, pustule maligne, dys-
senterie, épilepsie, hyd^*ophobie; des saints pour la cla-
velée, le farcitt, le tournil, les rhumatismes, les hémor-
rhoîdes ; des patrons pour tous les métiers, corporations,
paroisses, cités, provinces et royaumes. Le Cliristianisme
ne laissait rien à faire à la politique, hi à Téconomie, ni
àTassurance, ni à la médecine, ni à la stratégie; il avait
pourvu à tout par ses recettes : Ite^ doeeie omnes génies.
XIII
Est^e de lui»méme que Tbomme, cette créature si
belle en son corps, si sublime en son âme, destinée à
devenir le type généreux de la vie morale, se plonge avec
ttne sorte de délice dans cet océan de superstitions !
Agit-il sous rinstigation d'un esprit jaloux, par un chàti-
- 37 -
ment de la Pivioité, ou par m borrible complot in&^em"
doce?
Vous me prendriez pour quelque voltairien attardé,
Monseigneur, si , après avoir effleuré d'un sourire \otre
Instruction religieuse^ je n'en donnais la raison psycholo-
gique; si je. ne montrais, jusque dans cet abaissement où
rhonime peut être conduit par la Foi, la grandeur de sa
pensée et la poésie de sa conscience.
Disons^le donci pour Tinstruction d'ujif ]t;glise igno*
rante de ses propres mystères : il h*y a véritablement à re-
dresser ici qu'un quiproquo. Changez l'adresse , et toute
cette déraison apocalyptique devient Téfiopée de Thumaine
vertu.
Cette source de tout bien et de toute sainteté, que Yirm
religieuse appelle son Seigneur, son (Christ, son Père, c*c$|
elle-même qu'elle contemple dans l'idéal de sa puissance
et de sa beauté. Virgile le dit en propres termes, Dieu ecft
la puissance éternelle de l'humanité ;
0 Pater^ 6 lipminum divûmque mim^^ potestas !
Ces génies, ces anges, ces saints, qui forment la cortégo
du Très-Haut, ce sont toutes les facultés de cette âme,
qu'elle réalise et personnifie, pour les invoquer ensuite
eommeses patrons et ses protecteurs. Ce monstre dMgnomi-
nie qu'elle nomme Satan , c'est encore elle, dans l*idéalité
de sa laideur. Et cette adoration sans (in, inintelligible
tu prêtre eomme au vulgaire, esi l'hymne perpétuel qu'elle
se fîhante pour s'exhorter à bien penser, bien atmer,*bien
dire et bien faire; la rapsodie^ toujours nouvelle, de ses
luttes, de ses misères et de ses triomphes; le battement
d'ailes qui l'élève vers les sublimités de la JcsTrcE*
Une pareille hallucination, direz*vous, serait plus mer-
veilleuse que la religion même, dont on prétend expliquer
ainsi le mystère.
Bien de plus naturel, ^cependant : vous aillez en juger.
— 28 —
Du moment que Thomme, incapable dans les premiers
temps de démêler en soi la Justice dont il éprouve le sen-
timent , est entraîné par la constitution de son entende-
ment à lui chercher hors de sa conscience un sujet en qui
elle réside, ainsi que je l'ai expliqué déjà (2* Étude ^
chap. 2), il est tout simple qu'il invoque ce juste Juge,
aussi bien contre les ennemis qui le menacent que con-
tre ses propres inclinations; qu'il lui demande conseil,
qu'il le prie de le fortifier, de le soutenir, de le purifier,
de l'élever dans la vertu. C'est donc elle-même que l'âme
invoque, prie et conjure; c'est à sa propre conscience
qu'elle fait appel ; et, de quelque façon que soit tournée
la prière, elle ne sera que l'expression du moi qui s'ad-
jure sous le nom de Dieu; elle n'aura même de sens, elle
ne sera intelligible que par cette prosopopée.
Un exemple, familier à tous mes lecteurs, et qui ré-
sume à lui seul toute la religion, toiit le bréviaire, fera
comprendre cette aliénation de l'âme humaine, qui, se
prenant pour un Autre, s'appelle, s'adore comme l'Eve
de Milton, sans se connaître.
XIV
Vous qui donnez la confirmation aux chrétiens, Hon-
4»eigneur, vous savez votre Pater, sans doute ; maisy avez-
vous jamais rien comjaris?
Appel à la souveraine perfection, acte de soumission à
l'ordre éternel, de dévouement à la Justice, de foi en son
règne, de modération dans les désirs, de regret des fautes
commises, de charité envers le prochain ; reconnaissance
du libre arbitre, invocation à la vertu, anathème au vice>
affirmation de la vérité : la morale de quarante siècles est
résumée dans ces humbles et émouvantes paroles, que la
tradition chrétienne attribue à son Homme-dieu.
Que de douleurs apaisées, de courages affermis, de
— 29 —
ressentiments vaincus, de doutes évanouis, par la récita*
tion de cette prière, plus accessible aux cœurs qu'aux
intelligences ! Quand le pauvre, avili, menteur, fainéant,
nous aborde, la prière sur les lèvres, telle est la grâce de
cette parole vraiment évangélique, que nous nous sen- «
tons portés, malgré nous, à Taumône. Pater noster !...
Hélas! à Texception de quelques privilégiés de la science,
c'est tout ce que le peuplé sait de ses droits et de ses de-
voirs. Après le Décalogue et l'Oraison Dominicale, néant.
Trente-quatre lignes en trentcrquatre siècles! Dites-moi
donc, Monseigneur, à quoi servent les sacerdoces?
Prise au sens litléral, comme fait l'Église, TOraison
Dominicale n'est qu'un tissu d'idées niaises, contradic-
toires, immorales même et impies. On peut en extraire
une douzaine d'hérésies, condamnées par le saint-siége ;
et c'est peut-être en s'appuyant sur le Pater, entendu à la
manière des prêtres, que Jérôme Lalande conclut que
son auteur était athée.
Mais pénétrez soûs la lettre, toujours absurde quand
il s'agit de prière, et cotte même oraison va vous paraître
d'une morale et d'une rationalité incomparables.
Père! -^.Père de qui, père de quoi? Le Dieu chrétien
engendre-t-il à la manière de Jupiter, qu'Homère appelle
à si bon droit père des hommes et des dieux ? Cette inter-
prétation ne saurait s'admettre. Faut-il prendre la chose
au sens {^chique, et dire que l'âme, émanation de la
divinité, affirme ici son origine céleste? Mais la généra-
tion des âmes par le Très-Haut ne se comprend pas plus,
ne paraît pas mieux fondée que celle des corps; d'ailleurs,
la théorie de l'émanation a été condamnée par l'Église,
et je ne crois pas que la philosophie songe à la remettre
en honneur, Dira-t-on que Père a ici le sens de Créa-
teur ? L'idée, en effet, est orthodoxe ; mais nul doute que
Vâme religieuse, en parlant à son Père^ n'entende que ce
2.
-30-
pèrc! ^st aussi J*auteur de toute chose. Le Créateur n'ei^<*
plique donc pas le Père; et la suile du discours» Tintentioa
évidente du texte, exige davantage. Que reste-t-il » sinpQ
de prendre le non^de Père comme synonyme de Souve*
rain, patron, maître à la fois et modèle, suivant ce que dit
ailleurs l'Écriture, Soyez saints comme je suis saint; ré^
gisseur et pourvoyeur de Tâme et de la société ? Or, quel
est-il ce père, protecteur et prototype de l'âme qui le
prie? Suivant TÉglise, c'est Dieu, un être à part, que
nous supposons tout bon, tout sage, tout-puissant, à Vi^
mage duquel nqus sommes créés, et seul capable de nous
entendre et d'exaucer nos désirs. Je soutiens que ce Père
n^est autre chose que l'âme elle-même, agrandie à ses
propres yeux par la conception de l'idée sociale ou de la
Justice, élevée par cette conception du droit àl'égal de la
société même, et qui, incapable de se reconnaître tout
d'abord avec ce caractère sublime, s'interpelle sous un
nom cabalistique, et se provoque à la vertu par la con-
templation de son idéal. Qu'après oela elle conçoive ce
Père comme créateur de la nature, cela revient à dire
qu'ayant atteint par la Justice le sentiment de l'infini, se
posant elle-même comme infini, elle fait rentrer dans cet
infini toute cause, toute idée, toute puissance, toute vie,
parce que l'infini doit tout comprendre, et que l'infini
est un.
Qui es aux deux. — Quelqu'un dans le ciel ! Le Juif,
qui faisait le ciel de métal, et y logeait conSme en un
palais son Jéhovah, pouvait le croire ; païens et chré-
tiens du premier siècle, de même. De nos jours, cette
localisation matérielle est impossible. L0 ciel, c'est par»
tout et nulle part ; au pied de la lettre, un non-sens. 11 faut
donc recourir encore à la figure : le ciel est le sommet de
la création, la plus haute pointe de l'Olympe à plusieurs
sommets, comme (}it Homèj^e, 'AxpçTiTiQ /.çpO^v) içoXuSeCpa-
"■"^ 9f '^^
Soç O57.u(xi7o;9, tout cp quM) y » de plut ^é dftDi l«i
règnes réunie de 1^ nature. V^r^ qui es m(o eieu^^ eela
signifie donc : Souveraine ess^nc^f »ource de toute ^^%^
tice , élevée au-dessus de tOMtil I^ créatures l,,. C*ei(
Dieu 9 direz-vous encore, Vouis ailes Vite en interpréta?
tion , et vous vous contentez de bien peu de cbo90»
L*âme ne peut croire, connaître et affirmer que ce dont
elle a le sentiment pu Te^périence; et la seule r|iosedout
elle ait ici' le sentiment, c*est elle-même; c'est son moi, que
rien n*égale dan» le monde visible, et qu'elle découvre
à travers le télescope de la contemplation Iranscen-
dantale. L*âme agit ici comme renfanl qui, apprenant
à parler, avant de dire moi, se désigne à la troisième
personne : conçlurez-vous , sur la parole najve de cet
enfant, qu'il est double?...
Que ton nom soit sanctifié, — I^e nom, suivant Téner*
gie du style oriental» est la même chose que la définitiout
c'est-à-dire l'essence. Or, à qui peut convenir ici le vœu
de sanctification ? A Dieu ? c'est impossiMe» l^teu, malgré
tous les blasphèmes et toutes les idolâtries, est inviola»»
ble. L'âme pense donc en réalité^ autrement qu'elle ne
s'exprime; et quand elle dit à son Père: Que ion nom
soit sanctifié^ c'est comme si elle se disait : Que par
la contemplation de ma pure essence je mo sanctiGe et
me rende de plus en plus semblable à moi-même, à
mon type, à mon idéal! C'est, en autres termes, ce quê
l'oracle de Delphes recommandait, avec moins d'emphase,
à l'homme pieux, quand il lui disait : Connais-toi toi^
même. Quelque violence qu'on fasse aux mots, nous ne
sommes plus dans le ciel; le sanctificelur nous fait des*
cendre dans rhi:^manité : TÉvangile et la Pythie sont
d'accord.
Que ton règne arrive^ — Le règne de Dieu est éternel,
dit l'Écriture ; il ne tombe pas dans Iç temps. Laproposi-
— 32 —
tion ne saurait donc regarder encore que Thomme , être
progressif, susceptible de s'avancer indéflniment dans la
Justice, et pour qui le règne de Dieu n*est autre chose
que Texaltation de sa propre essence, et le dévelop-
pement de sa liberté. Dieu, dans ce règne, n'a rien à
faire.
Que ta volonté soit faite, sur la terre comme dans le
ciel. — La volonté du Tout-Puissant ne peut pas ren-
contrer d*obstacle : prise dans la rigueur du terme, la
prière serait une impertinence. D'autre part, l'assimila-
tion de la terre au ciel ne s'entend pas mieux, à moins
que la terre ne soit prise dans un sens figuré, comme
nous avons vu tout à l'heure que le ciel était pris lui-
même. Supposons donc qu'il s'agisse de la volonté de
l'âme juste, volonté sans reproche comme celle de Dieu,
qui en est la figure; la pensée, qui tout à l'heure semblait
dépourvue de sens, devient sublime. Que ta volonté, ô
mon âme, s'accomplisse dans la région inférieure de ma
conscience, comme elle se produit dans les hauteurs de
mon entendement! Je.voisle bien et je l'approuve, dît le
poète , video meliora proboque ; pourquoi faut-il que je
suive le mal ? détériora sequor ! Est-ce le hasard qui a
formé dans le Pater ^ d'un côté cette suite incohérente de
pensées inintelligibles ; de l'autre, cette chaîne mer«
veilleuse d'interprétations morales, autant que ration*
nelles ?
Donne •'nous aujourd'hui notre pain quotidien. »—
L'espèce humaine, courbée sous le péché, est men-
diante : c'est tout son argument en faveur de la Provi-
dence. Mais il est impossible, avec la foi la plus robuste,
d'admettre une divinité occupée de ces^oins quotidiens.
Dieu a établi, dès l'éternité et pour l'éternité, l'ordre du
monde; il ne le change pas au gré de nos désirs, pas plus
que selon notre mérite ou notre démérite. Nous tombons
- 38-
donc de plus en plus dans ranthcopomorphisme*, inad-
missible à la foi orthodoxe. Mais ce redoublement, ati^
jourd^hui et quotidien^ pour dire au jour le jour, à fur
et mesure, si bhoquant en Dieu, l'Être absolu, est d'une
haute philosophie appliqué à l'être qui passe, à Thu-
manité'. il signifie, en se reportant aux propositions
antérieures, que, si l'ordre moral (divin), considéré dans
son ensemble, est réglé selon Téternité, dans l'appli-
cation il ne se réalise que selon le temps. Donne-moi
aujourd'hui mon pain quotidien, c'est-à-dire fais-moi
connaître aujourd'hui, et dans toutes les circonstances
de ma vie, ce que j'ai à faire pour obéir à Tordre éternel.
Le Christ ne dit-il pas qu'il est le pain de vie? C'est la loi
de travail pour les individus, de transition pour les socié-
tés, la plus disciplinaire, la plus morale de toutes les lois.
Et remets^nous nos dettes. — Quel compte entre Dieu
et l'homme ? Quel bail passé entre le Gni et l'infini, le
nécessaire et le contingent, l'absolu et le relatif ? Où est
écrit ce contrat? Quieaa rédigé les articles? Qui l'a signé
pour moi? Qui en réglera les parties? Quelle redevance
stipulée entre l'auteur des choses et son fermier? Je ne
revendique point le domaine éminent de cette terre que
je laboure en la trempant de mes sueurs : la nature qui
m'y a jeté, et le travail dont elle me fait une loi, sont
tous mes titres. Mais je ne connais pas le propriétaire...
Ce premier membre de phrase est inintelligible : voyons
la suite.
Comme nous les remettons à nos débiteurs. — La cor-
rélation est flagrante. Ainsi mes rapports avec Dieu sont
établis en raison de mes rapports avec mes semblables.
Comme je leur aurai fait, il me fera. Pour la seconde fois
Tordre d'en haut est déclaré être la contre-partie de celui
d'en bas, mais avec cette différence, que tout à l'heure
c'était ma volonté qui devait se régler sur celle de son
-H-
Dieu, spn modèle, sicut in cmlo et in terrd; et quQ main"
tenant c*est h volonté d6 ce Dieu qui annonce devoir
a^ir selon la mienne. Qui nofis expliquera cette énigme?
Restez dans la liltéraliié, et je vous défie d*en trouver
la clef» Revenez au sens tropique, et vous vous inclineres
une fois de plus. L'âme qui prie s'exhorte au bien par la
contemplation de sa beauté eaientielle ; mais en même
temps elle se reconnaît sujette à faillir, dans les luttes
quotidiennes de la vie animale. Comment se relèvera*
t^elle de ses chutes ? Par Tamour. Point de justification
pour rhomme qui n'aime pas, c'est-à-dire qui ne par-*
donne point, car c'est tout un ; qui ne cherche pas tout à'
la fois la réalisation de la Justice en lui-même et dans
■ ses frères. Un tel homme n'est pas un saint; c'est un
hypocrite, un apostat. Sauves-vous par la charité; cette
parole de rÉvangile, mise eq chanson, est le principe
de la Justice nouvelle, qui arrive à la purification par le
pardon, à rencontre de la Justice des anciens temps, qui
ne savait que haïr et se venger.
Et ne nous laisse pas choir dans la tentation^ mais dé--
livre-nous, n.k — Ceci n'a plus besoin de commentaire»
Que le sentiment de notre céleste beauté nous ravisse à
la tyrannie des attractions inférieures : voilà le sens.
C'est une reprise des premières phrases de rOraison,une
ritournelle dans le goût des antiennes religieuses, et d'a-
près les règles de la versification hébraïque. Les théolo-
giens ont bâti là-dessus leur théorie de la grâce efficace,
sans laquelle l'homme ne peut faire le bien ni se relever
de ses chutes, mais qui ne manque jamais à celui qui la
demande : littéralisme absurde, destructif de toute mo*
raie, comme de toute philosophie,
Du Malin. — Au denûer mot, rallégorie se montre à
découvert. Comme l'idéalité vertueuse a été personni*-
fiée sous le nom défère, l'idéalité contraire est |ierson-
- 36 ^
niflée sous celui du Mauvais. L'une des deux personni-
flcations emporte l'autre ; el la prière, allant de la thèse
à l'antithèse, maiâ en restant toujours sur le terrain do
Tallégorie, finit comme elle a commencé. Les chrétiens,
â rexeîttple deâ mages, ont fait du péché un être réel,
créé seloti les uns, inèréé selon les autres, irréconcilia-
ble ennemi du Père, dont toutes les facultés, passions et
jouissances sont pour le mal, comme celles du Père sont
pour le bien. Cétait logique. Qui affirme Dieu, affirme le
Biable ; maiâ comme le siècle né croit plus au cKable, et
que l'Église elle-même semble en avoir honte, on me per-
mettta de dire à mon tour que qui nie le diable nie Dieu,
en tant du moins que précepteur, modèle et juge de notre
moralité : car sur tout le reste je l'abandonne.
Amen. — Mot hébreu qui signifie vraiment. Ouoi! vrai-
ment, Cette enfilade d'idées mystagogiques, incompréhen-
sibles, je parle de l'raison dominicale d'après TOinterpré-
tation chrétienne; cette apocalypse, ce galimatias, ce serait
là le sommaire de ma foi, la règle de ma raison, le sou-
tien de ma vertu, lé gage de mon immortalité ! 0 Père, qui
es dans le ciel! vraiment, si j'étais chrétien, je te récite-
rais sept fois le jour la prière que le Christ, ton fils puta-
tif, nous a apprise, seulement pour en obtenir de toi Tin-
telligence.
XV
Que le Pater soit réellement de la composition de Jésus,
comme le veulent les compilateurs des Évangiles officiels ;
ou qu^il ne faille y voir qu'un assemblage de formules
d'oraison ayant cours depuis longtemps dans les euco-
loges, ainsi que le soutient la critique moderne, peu im-
porte à mon objet. C'est l'inspiration que je regarde, non
le style. Postérieure de quinze siècles au Décalogue quant
à la pensée et à la ^ate, on peut dire que l'Oraison domi-
nicale lui est antérieure de quinze siècles quanta la forme.
-36 —
C*est de la morale en mythe, comme le discours du ser-
pent à Eve et le sacrifice d'Abraham. EntrQ Moïse faisant
parler Jéhovah comme un préteur romain sur son tribu-
nal , Tu ne tueras pas^ Tu ne voleras pas^ Tu ne feras
point de faux témoignage , et le Christ priant son Père,
il y a aussi loin qu'entre les légendes d'Hercule, Persée,
Bellérophon, chantées par les poètes, et la guerre du Pé-
loponèse, racontée par Thucydide.
Est-il donc si difficile de comprendre que l'homme qui
prie Dieji est comme le poète qui invoque la muse, celui-
ci faisant appel à son génie, celui-là à sa conscience? De-
puis le vieil Homère, et probablement dès longtemps avant
Homère, nous ne sommes plus dupes de la fiction poéti-
que; le serons-nous encore longtemps de la fiction sacer-
dotale? Notre raison n'a rien perdu, certes, pour s'être
mise à parler en prose; avoiis-nous peur que notre sens
moral ne succombe parce que nous cesserons de réciter
des patenôtres?
Lorsque Sapho, dans son ode à Vénus, conjure la déesse
de la beauté de lui ramener son amant infidèle, et qu'elle
lui dit : Combats avec moi; c'est comme si elle parlait à
son propre sexe, dont l'invincible attrait est méconnu dans
sa personne. Lorsque Hippocrate, dans ce magnifique ser-
ment qui est comme l'hymne de la conscience médicale,
invoque Hygie, Esculape, toutes les divinités de la méde-
cine, c'est comme s'il jurait sur sa propre vie, dont les
mystérieuses puissances font l'objet de son étude. Lorsque
Socrate recommande à son disciple Antisthène de sacrifier
aux Grâces, c*est comme s'il lui disait : Il est permis au
philosophe d'être pauvre ; il ne Test jamais d'être mal-
plaisant et malpropre. Le culte chrétien ferait-il exception
à cette série? Mais sur quoi donc en établissez-vous la
preuve?
— 37 —
XVI
Tout le monde connaît âvec le Pater le menu de la dé-
votion chrétienne : Credo^ Confiteùr^ Benedicite^ Gratias,
Yeni Creator y Vent Sancte^ Sub tuum^ Angélus, De
Prcfundis, Gloria patrij l'office paroissial, les heures,
visites, rosaires, etc. Eh bien! il n*y a pas une de ces ré-
citations mystiques, dont le fond est commun à tous les
cultes, qui ne serve de couverture à quelque pensée mo-
rale, que la réflexion a fait entrevoir, mais dont la théo-
logie fait perdre la trace.
Chacun a entendu parler de Teau bénite, des cierges
bénits, rameaux bénits, saintes huiles, saint chrême, mé-
dailles, scapulaires, reliquaires, croix et signes de croix,
génuflexions, prosternements, élévations de cœur, orai-
sons jaculatoires. En ce moment TÉglise travaille à re-
mettre en vigueur les jours chômés et ouvrables, gras et
maigres, mariables et non mariables; les avents, carêmes,
neuvaines, vigiles ou veilles, lendemains et octaves. Quant
aux jeûnes, cilices, disciplines, abstinences, vœux à temps
ou perpétuels, on ne les connaît plus que dans les mai-
sons de profession. Eh bien ! encore, il n'y a pas une de ces
pratiques, d'une dévotion vétilleuse ou cruelle, qui n'ait
été à l'origine le symbole de quelque vertueux exercice,
imaginé pour tenir l'âme en haleine, et dont le matéria-
lisme clérical a fait avec'le temps une superstition absurde.
Que n'a-t-on pas dit pour et contre les indulgences, con-
ception ridicule, de quelque côté qu'on la prenne, quand
on l'entend au sens de l'Église; idée sublime indignement
travestie, quand on se place au point de vue de l'âme hu-
maine, conçue comme sujet-objet de toute religion?
11 est impossible que Thomme se mêle à la vie sociale
sans qu'il en reçoive quelque souillure, et perde quel-
que chose de son innocence et de sa Justice. Faut-il pour
II . 3
— 38 —
cela s'abstenir, aller au désert, vivre en solitaire? Ce serait
de régoïsme, et c'est impossible. Il faut agir, combattre,
soutenir la lutte contre le mal, avec le moins de défail-
lance qu'il se pourra, sans doute, mais au risque des plus
tristes chutes. Honneur à ceux qui ont vaincu, et pardon
aux tombés! Mais honte aux puritains qui s'abstiennent,
et prétendent, après la bataille, gourmander leurs frères
et leur commander !... Le premier et le plus grand sacri-
fice que l'homme doive à ses frères est celui de sa propre
sainteté : qu'il reçoive donc, par avance, l'absolution de
ses fautes, à charge par lui, bien entendu, de ne rien né-
gliger pour se préserver du mal.
Tetzel déshonorait les indulgences; Luther, plus fana-^
tique encore que Tetzel, en méconnaissait la mythologie.
Luther voulait être plus chrétien que le pape» c'est assez
dire. Pour moi, à défaut d'autre sagesse, je préférerais
Rabelais et le pantagruélisme à toute la Réforme.
Les personnes les moins versées dans la science des
Écritures savent aujourd'hui ce que fut, dans son institu-
tion, le sacrement d'eucharistie : un repas fraternel, une
commémoration, un engagement. Chez tous les peuples,
la participation au foyer, à la table, au pain, au sel, fut
le symbole de l'hospitalité, et comme le sceau de ce pre-
mier contrat. De toutes les cérémonies de ce genre, la plus
solennelle était l'immolation d'une victime, dont la chair,
offerte aux dieux, puis mangée, semblait une incorpora-
tion du serment. Moïse, ayant donné la loi aux Israélites,
immole une victime, du sang de laquelle il asperge la
multitude. Ceci est le sang de l'alliance que Jéhbvah a
faite avec vous, leur dit-il ; et par cette aspersion il les
lie à la loi. Jésus, se posant en réformateur du mosaïsme,
se sert d'une formule semblable ; au lieu de la chair et du
sang des animaux, il prend le pain et le vin : Ceci, dit*^il
en élevant la coupe, est le sang de la nouvelle alliance.
- â9 -
Il emploie à dessein les expressions de Moïse, afin que Ton
entende mieux sa pensée, et que Ton ne prenne pas le
change sur la métaphore; il va jusqu'à expliquer que pain
et vin, chair et sang, ne sont que de la matière, des si-
gnes par eux-mêmes sans valeur; que le véritable aliment
dont le fidèle doit se nourrir, c*est la parole, mieux quecela,
ridée, aliment intelligible de l'âme. Pas un mot, dans les
quatre évangélistes, qui ne se rapporte ^ cette interpré-
tation, et offre la moindre difficulté*
Mais un pareil rationalisme eût été la destruction de la
foi messianique* Jésus mort, on commença par faire de lui
un messie rédempteur ; de cette idée on passa à celle de
victime expiatoire ; comme victime, il devait être mangé
conformément au rite ancien, d'après lequel la victime
offerte pour le péché devait être mangée par le pécheur :
comme si, dans ces corps de chrétiens et de juifs, la Jus-
tice, la morale, la réhabilitation, n'eussent pu entrer qu'à
la condition d'être mangées. Et il en sera de même de tout
théisme conséquent. De même que l'idée de Dieu, auteur
et garant de la Justice, implique celle de la déchéance de
Thomme, elle implique en outre l'idée de sacrements : sa-
crement derégénération, c'est le baptême; sacrement d'ex-
piation, c'est la pénitence; sacrement de justification, par
la communion ou manducation de Dieu : c'est l'eucha*
ristie. Si Dieu est le principe de notre Justice, le père de
nos âmes, le gardien de nos consciences, l'eucharistie est
une vérité. De là, ce dogme prodigieux de la transsubstan*
tiatioUy que l'on voit poindre dans saint Paul, fanatique
qui n'avait pas entendu le maître et dogmatisait pour son
propre compte; qui arrive à sa perfection dans le concile
de Trente, et fait divaguer pendant deux siècles et demi
l'Église et la Réforme; de là, enfin, ce fétichisme eucha*
ristique, pour lequel le clergé réserve toutes ses pompes,
et qui n*a pas encore aujourd'hui cessé d'être une oc-
- 40 —
casion de sacrilège, de persécution et de scènes bouf-
fonnes.
J'ai parlé de cet arrêt de la cour de Rouen qui condamne
à six mois de prison un jeune homme pour communion
indigne. Pendant que j'étais au collège, un élève s'avisa
de cacheter une lettre avec Thostie qu'il avait conservée
de sa communion, et il paraît que le même fait s'est pro-
duit ailleurs plus d'une fois. Cet étourdi, dont je pourrais
dire le nom, fut puni d'une façon bien autrement sévère
que celui d'Yvetot : il s'est fait jésuite !..• Tout cela n'est
rien auprès de ce vicaire qui, ne pouvant décider un ma-
lade à recevoir le sacrement, l'administra malgré lui, en
faisant infuser une hostie dans sa tisane. Quand rougirez-
vous, chrétiens, de toutes les bévues où vous pousse
votre superstition?
Lou bon Due^ ç'ost lou chaud; le bon Dieu, c'est le so-
leil, disait un vieux vigneron de quatre-vingts ans, qui tous
les dimanches, pendant que les autres étaient à la messe,
prenait sa hotte, et allait par les rues ramasser des crot-
tins qu'il portait ensuite à sa vigne. Peu de gens, dans
notre pays de christianisme, ont vu des idolâtres: j'ai connu
celui-là. Mais Tétait-il plus que le concile de Trente, trans-
formant en Dieu le pain consacré; plus que Luther, met-
tant son Dieu dans le pain ; plus que Calvin, prétendant
à son tour que Dieu était seulement figuré par le pain?...
L'humanité produit ses dieux, comme elle produit ses
rois et ses nobles; elle fait sa théologie, de même que
son économie et sa politique, par une sorte d'infatuation
d'elle-même : c'est toujours l'histoire de Nabuchodonozor,
qui s'extasie dans sa gloire et finit par manger de l'herbe..
Un homme, chez les sauvages, a-t-il observé fidèlement
pendant sa vie les rites des jongleurs, respecté le tabou^
olTert aux jours prescrits les sacrifices, débité assidûment
ses prières, il est un saint; son âme est reçue dans le se-
— 41 —
jour des bienheureux, pendant que celle de Finipic est
précipitée dans le noir abîme. La même croyance règne
dans rindc, au Thibet, à la Chine, dans les pays soumis
à rislam, partout; ce fut celle de lous les peuples jadis
attachés au polythéisme , et le christianisme n'y a guère
ajouté. Au lieu de voir dans cette universalité de super-
stition les rayons épars d'une révélation primitive, n'est-il
pas plus judicieux d'y saisir le mouvement de Tâme hu-
maine, qui, se contemplant dans le miroir de la con-
science, s'affirme d'abord comme autre, en attendant que
l'analyse lui apprenne à se reconnaître?
XVII
Je conclus : la religion, quel qu'en soit le Dieu, esprit
ou fétiche; quel qu'en soit le dogme, théisme ou pan-
théisme, vitalisme ou socialisme, se résolvant en u;ie my-
thologie de la pensée, divise la conscience : par conséquent
elle détruit la morale, en substituant à la notion positive
de Justice une notion sous-introduite et illégitime.
11 n'y aurait qu'un cas où la religion pourrait faire ex-
ception à cette règle, ce serait celui où elle aurait pour
symbole ou divinité la conscience même, ou, pour mieux
dire, la Justice, dans l'idéalité abstraite de sa notion ;
mais alors la religion serait identique à la Justice, ce qui
détruit l'hypothèse.
C'est pour cela que le christianisme, dont le Dieu est
pris pour autre que la conscience, bien qu'il soit une fi-
guration de la conscience; qui, par conséquent, constitue
en nous une double conscience, la conscience naturelle et
la conscience théologale, ne possède, en fait de morale,
que les rudiments de la vérité, plus une symbolique ou
séméiologie, c'est-à-dire une affirmation figurative de la
Justice et de Ja morale; mais de morale véritable, aucune.
La science des mœurs et l'efficacité du sens moral ne peu-
— 42 —
vent naitre que par la oessaiion du mythe, par le retour
de rame à soi, ce qui est, à proprement parler, la fin du
règne de Dieu,
Ainsi l'homme, en tant qu'il obéit à sa raison connue
comme telle, est moral ; et il le deviendra d'autant plus
que, sa raison s'étendant chaque jour davantage,il en em-
brassera la loi avec un courage plus viril. Sa maxime de
vertu est : Les œuvres, sans la foi.
Mais en tant que l'homme suit sa vision religieuse prise
pour un commandement supérieur, je dis qu'il est immo-
ral; et, comme il ne peut pas plus s'arrêter dans la fable
que dans la vérité, son immoralité sera d'autant plus pro-
fonde qu'il servira son idole avec un plus complet aban-
don de lui-même, avec une plus entière religion. Le der-
nier mot de sa piété sera ainsi : La foi sans les ceuvres.
Duplicité de la conscience, c'est-à-dire anéantissement
de la conscience, tel est l'écueil fatal de toute église, de
toute religion. Ce que l'on nomme esprit de parti, esprit
de secte, de caste, de corporation, d'école, de système,
aussi bien que l'esprit théologique, aboutit là./.
Or, la conscience détruite, la Justice abîmée, cause
occasionnelle de la raison théologique, la religion s'éva-
nouit à son tout* et fait place à l'athéisme, non plus cet
athéisme scientifîque qui consiste, dans l'intérêt de la
vérité et de la Justice, à éliminer de la conscience toute
considération de l'ordre surnaturel; mais cet athéisme
père du crime, particulier aux sujets à qui l'on a enseigné
que la reh'gron était toute la morale, et qui, ayant usé leur
foi, passent sans hésiter de la contemption de leur idole à
la contemption de Thumanité.
Je n'irai pas chercher dans les petits séminaires, les
sacrés-cœurs, et autres maisons d'éducation pour les deux
sexes dirigées par le clergé, des exemples à L'appui de ma
thèse. Chacun sait ce que deviennent ces avortons de la
— 43 ^
pédagogie chrétienne, quand, le temps des cclosions
généreuses passé, la défaillance de la foi les livre sans
défense aux flammes de Timmoralité. Mais la société
moderne, si hypocrite, si lâche, si déscspéiée, n*est-elle
donc pas fille de TÉglise? Nos pères ne furent-ils pas éle-
vés par elle selon les principes de cette prophylactique
sacrée? Et n'avons-nous pas aussi, depuis un siècle, par
la critique, la science, la liberté, épuisé ce que nous
avions de ferveur ? Or, à présent que l'indifférence nous
a tous envahis, n'est-il pas vrai qu'une corruption uni-
verselle nous dévore, corruption de l'esprit, corruption
du cœur, corruption des sens; des vices qu'une imagi-
nation jadis pieuse pouvait seule inventer, et que le
monde, sans la religion, sans l'idéal qui est son essence,
n'eût jamais connus ?••.
XVIIl
La Religion et la Justice sont entre elles comme les
deux extrémités du balancier : quand l'une s'élève, l'autre
descend; cela est fatal. Ne criez pas au paradoxe : c'est le
plus pur de la doctrine des mystiques et des ascètes que
je viens de résumer dans cette image.
Ce n'est pas assez pour le parfait de tendre à la posses-
sion de Dieu par l'inutilité de sa vie et l'anéantissement
de sa volonté; il faut qu'il prouve son amour par l'anéan^
tissement de sa Justice propre, fausse lueur, selon lui,
incapable de l'éclairer dans le chemin de la sainteté et
de la béatitude. Comme il est mort au monde, à la phi-
losophie, à la volupté, à l'orgueil, le parfait'doit mourir
encore à la conscience ; il serait indigne du ciel, sa vertu
ferait tache à la Divinité, s'il conservait le moindre rayon
qui ne fût pas de celle-ci. Ainsi, entre le réprouvé que la
Justice divine livre à l'enfer et l'élu accueilli par la Misé-
ricorde il n'y a pas, au point de vue de la moralité, de
- 44 —
différence : tous deux sont également parvenus, l'un par
le sacrifice, l'autre par l'impiété, celui-ci pour la gloire,
celui-là pour la honte, au dépouillement moral, au néant
de la conscience.
Sans doute tant que le baptisé, le rédimé, le confessé,
le communié, le confirmé conserver^ la foi, on peut es-
pérer qu'il ne fera le mal qu'à moitié : car, quant à la vraie
Justice, chez le fidèle il n'y en a pas. Mais qu'arrivera-t-il
tout à l'heure , si ce vase d'élection manque de persévé-
rance? La foi ayant passé, la Justice ne reviendra plus;
et nous aurons chez un être vivant ce que toute la malice
humaine serait incapable par elle-même de produire, une
âme entièrement gangrenée, pourrie.
L'extinction absolue du sens moral, impossible chez
riiomme que la religion n'a pas fourbu, est le mal propre
des dévots ; c*est la plaie du sacerdoce. Ce n'est guère que
parmi les prêlres et les pontifes que se rencontrent ces
monstres en qui la pratique raisonnée du crime est un
effet de l'athéisme, effet lui-même de la double conscience.
Les temps effroyables des Alexandre VI et des Léon X sont
passés : la Révolution nous en sépare à jamais. Grâce à
elle, rÉglise purifiée ne reviendra pas à ces mœurs de
Sodome. Mais que la Révolution faiblisse, et, les révéla-
tions quotidiennes des cours d'assises ne le disent que
trop, on verrait bientôt repulluler ce clergé, de tout rang
et de tout ordre, que la religion, d'abord embrassée avec
extase, puis perdue sans retour, a rompu au mépris de
toute loi sociale, et à qui l'exploitation de la multitude,
les jouissances du ventre, le viol, l'inceste, l'adultère, la
pédérastie, tiennent lieu de sacrements et de mystères.
Le secret de la Compagnie de Jésus, déguisé sous sa
fameuse devise. Ad majorent Dei gloriarriy m'a toujours
paru être un pacte de tyrannie et de débauche, fondé
sur la superstition populaire et l'athéisme sacerdotal.
- 45 —
Que je me trompe, c'est le plus ardent de mes vœux,
bien que les faits qui se passent en ce moment en Bel-
gique ne soient pas de nature à me faire revenir de mon
jugement. Le prêtre qui croit à la vertu par religion
peut toujours, tant qu'il croit, devenir un citoyen et
un juste; le prêtre que Timpiélé a rendu immoral est
au-dessous du supplice : il ne reste qu'à Télouffer dans
le fumier.
Cette triste f^n de l'éducation religieuse semble avoir
été pressentie par les apôtres même du christianisme;
quelque chose leur disait que la foi est le tombeau de la
morale. De là la dispute ardente qui s'éleva entre Pierre,
Jacques et Jean, d'une part, et Paul, l'illuminé de Da-
mas, de l'autre, sur la prépondérance de la Foi et de la
Justice. Les trois premiers, disciples immédiats du Christ,
témoins de ses invectives contre l'hypocrisie pharisaïque
faisaient des bonnes œuvres toute la religion; l'apôtre des
Gentils, plus fort dans la dialectique, soutenait que la
foi seule donnait la vertu aux bonnes œuvres, et, prenant
ses adversaires par leurs propres maximes, il leur mon-
trait qu'il fallait ou abandonner la loi du Christ et de
Dieu niênne comme inutile, ou reconnaître avec lui que
l'homme ne sejustifiaitquepar la grâce, et que le premier
acte du chrétien était de mourir à sa propre vertu. Nous
tous qui avons reçu le baptême du Christ, disait-il, nous
nous sommes enterrés avec lui ; notre baptême est l'acte
mortuaire de notre âme : Quicumque baptizati sumus in
ChrisiOy consepuUi sumus cum illoper baptismum in mor-
iem. Cela se chante dans toute l'Église, le jour de Pâques,
à la procession aux fonts baptismaux : l'Église attestant
par cette cérémonie qu'elle s'est rangée à l'opinion de
Paul, suivant laquelle l'homme ne devient enfant de Dieu
que par le renoncement à sa conscience.
If
— 46 -
CHAPiraE III.
L'homme devant la société, — Loi du respect violée par
r éducation ecclésiastique .
XIX
Qui veut la fin veut le moyen.
Voulons-nous former des citoyens ou des sujets f des
travailleurs ou des gueux? des héros ou des bons hommes?
Nous avons deux routes à suivre. Si l'éducation procède
de la double conscience, ce sera le servilisme et Thypo-
crisie, et rien que cela; si elle a pour point de départ^la
Justice, sans considération transcendantale , ce sera la
liberté et la vertu, et ce ne pourra^pas être autre chose.
Quel chemin donc va prendre l'Église ï
A une société telle que l'Église la peut concevoir d'a-
près son dogme, il faut des individus de divers calibres:
les uns taillés pour les fonctions servîtes et abjectes, qui
sont naturellement en plus grand nombre ; les autres
pour les conditions moyennes; quelques-uns pour le com-
mandement, l'administration, la fortune. Tous du reste
devront être façonnés de telle sorte, qu'à défaut de zèle
leurs intérêts, leurs préjugés, leurs vices même, con-
courent au but général.
L'éducation ecclésiastique aura donc pour objet :
1° L'enseignement du culte, c'est-à-dire la création
dans les âmes d'une seconde conscience , dominant la
conscience naturelle : j'ai traité ce point dans la pre-
mière partie de cette étude ;
2° L'accommodation à l'esprit de l'Église de toutes
les études, dites profanes, et, autant que possible, leur
suppression, le caractère positif et franc de ces études
— 47 -
les rendant incompatibles avec la piété et la foi. G*est
de quoi. Monseigneur^ j'ai à m'entretenir maintenant
avec vous.
Commençons par renseignement primaire*
' XX
11 y a quarante ans, quelques amis du peuple avaient
cherché à introduire en France la méthode d'enseigne-
ment mutuel, dite méthode de Lancaster. Ils avaient
compris que ies éléments du savoir ne devaient pas se
borner aux signes graphiques ; que chez l'enfant, comme
chez rhomme, la raison ne peut être scindée , et qu'à la
lecture, à l'écriture, à la grammaire, aux règles du cal-
cul, il importait de joindre quelques notions de phi-
losophie pratique, d'autant mieux reçues qu'elles arri-
vaient à l'âme de l'enfant sans le secours du maître, et
par le frottement seul de ses camarades.
A ce propos, je dirai que je suis loin d'accorder autant
d'importance qu'on le fait généralement à ce que Técole
de Fourier appelait Éclosion et développement des apti-
tudes^ et que la pédagogie chrétienne nomme simplement
Recherche de la vocation. Je ne nie pas qu'il y ait utilité
pour tout le monde à ce que l'individu tire de ses facul-
tés et rende à ses semblables le meilleur service possible;
mais je pense que, la vie étant un combat, l'homme un
être libre, c'est pour le combat qu'il importe de l'armer;
ce qui se fera beaucoup moins encore par l'esprit que
par le caractère. 11 faut donc qu'un homme soit préparé
pour toutes les situations, et qu'il sache s'y montrer digne
et heureux, sinon triomphant, à peine de n'être qu'un
instrument dans la main de la fatalité, ou, comme dit le
chrétien, de la Providence.
M. de Lamartine écrit dans son Cours familier de Lit-
térature^ numéro de février 1857 :
— 48 -
« J'aurais peut-être chanté un poème épique si c'eût été le
siècle de l'épopée. Mais qui est-ce qui fait ce qu'il aurait pu
faire^ dans ce monde où tout est construit contre nature? Ce
n'est pas moi. Nous rêvons des pyramides^ et nous ébauchons
quelques taupinières. Rien n'est que fragmenis dans notre
destinée^ et nous ne sommes nous-mêmes qu'une rognure de
ces fragments : tout homme, quelque bien doué qu'il paraisse
être, n'est qu'une statue tronquée. »
M; de Lamartine a été élevé par les jésuites : cela se
devinerait à son style, quand même il ne. prendrait pas
soin de nous l'apprendre. Quel pauvre citoyen que celui
qui maudit son siècle parce que ce siècle n*a pas fait de
lui un Homère! Eh! qui vous enipêchait, grand homme
manqué, d'être un Cincinnatus? Cela n'eût-il pas mieux
valu pour votre gloire et pour le salut de la République?
« Ce mode d'enseignement, lisais-je, à propos de Técole
mutuelle, dans un article du Moniteur du 30 janvier 1853
par M. Rendu, très-médiocre quant à l'instruction, est tout-
puissant pour l'éducation, en ce qui concerne le caractère. Aussi
est-ce le système anglais par excellence. Pour moi, disait un
instituteur, je cherche à couler du fer dans l'âme des enfants. »
Quinze cents écoles mutuelles existaient sous la Res-
tauration : toutes ont disparu peu à peu, par l'ordon-
nance du 8 avril 1824, qui a ôté l'instruction primaire à
rUniversilé pour la donner aux évêques. J'ai passé par
cette école, qu'avaient établie à Besançon MM. Ordinaire :
comme le remarque M. Rendu, les écoliers n'étaient
pas écrasés de leçons ; nul d'entre eux n'aspirait à devenir
président d'une démocratie ou chantre d'une Iliade : ils
avaient l'air de petits citoyens.
Depuis 1824, les Ignorantins jou Frères de la Doctrine
chrétienne ont tout envahi. Je ne dirai rien de leur en-
seignement, où l'histoire sainte, le catéchisme, les
exercices de piété, tiennent une si grande place, où tout
est subordonné au mètre de la foi. Chacun sait que l'année
— 49 —
de première communion est perdue pour l'étude; c'est
pour les enfants du peuple comme un avant-goût de la
conscription. Mais ce qu'il est permis d'affirmer , c'est
qu'à la place de cette éducation libérale et fière que
promettait la méthode de Lancaster, le peuple reçoit,
grâce aux Ignorantins, une éducation telle que la de-
mandent l'Église et le despotisme. L'enfant, que rete-
nait la censure de ses camarades ^ que stimulait si
heureusement leur sulTrage, n'a plus de mobile qu'une
superstition précoce, la crainte des humiliations, voire
même des coups. Fouets, mignettes^ genouillères, sup-
plices de toute sorte, telle est la discipline ecclésiastique,
pour l'école et pour le couvent. Le prêtre aime à châtier,
corriger, punir, frapper; affliction de l'âme en même
temps que du corps, par la mise à genoux, la prison, la
ridiculisation. Les mœurs du siècle guettent un frein à
cette pénitencerie afflictive et infamante; mais attendons
la fin.
« Un arrêt de la Cour de Paris^ rendu en 1838, constate que
dans rétablissement de Saint-Nicolas, où plus de trois cents
enfants de six à quinze ans étaient réunis sous Tabbé Bervan-
ger, on avait comme instruments de punition des genouillères
à bords tranchants, et pour les fautes plus graves des genouil-
lères perfectionnées. L'usage de ces genouillères était ù*équent^
disent dans leur rapport les inspecteurs. » (A. Guillard^ Elé-
ments de statistique.)
On n'a pas oublié l'histoire de ce cuistre enfroqué qui,
dans un de nos établissements d'Algérie, faisait attacher
à la queue d'un cheval les élèves qui avaient encouru
une punition.
L'Église, qui enseigne si peu, ne tient nullement aux
caractères. Son but, hautement avoué, est V abêtissement.
Loin qu'elle veuille couler du fer dans l'âme des enfants,
elle travaille à en faire une cire molle. Quand l'évêque
— 50 —
Gaumc, dans son Ver rongeur ^ déclame contre les clas-
siques, d'autres, plus hardis, achèvent sa pensée et dé-
noncent la lecture* La science, disent-ils, est mauvaise
à la religion et à Tordre : quel besoin que des bergers, des
valets de ferme, des manœuvres, sachent lire? Le pâtre qui
gardait sur TApennin le bétail de la noblesse romaine, Tes-
clave enchaîné dans Tergastule, ne lisaient pas. Personne
dans le sénat n*eût proposé de leur montrer les lettres,
pas plus que de leur apprendre les armes. On sait le mot
de Pascal, l'inventeur de Tabêtissement par principe de
religion : Je ne trouve pas bon pour la foi, disait-il, qu'on
approfondisse le système de Copernic. Ce qu'a dit Pascal
de l'astronomie, on l'applique à toute espèce de livres. On
ne se soucie pas que le peuple prenne des habitudes de
lecture ; c'est pour cela qu'on autorise le moins qu'on
peut les journaux,, les revues, les brochures, même inof-
fensifs et simplement utiles. On parle de soumettre au
cautionnement et au timbre les petits journaux littéraires.
Contre le socialisme, a dit M. Thîers, sans doute avec plus
d'ironie que de haine, je ne vois qu'un remède, la guerre
au dehors et la suppression des écoles primaires.
XXÏ
Dans certain département qu'il est inutile que je
nomme, et je n'ai pas besoin non plus de relater l'épo-
que, le préfet, étant de tournée, rassemble un jour les
maires de tout un arrondissement. 11 les félicite de la
bonne tenue de leurs champs et de leurs prés, les
exhorte à la persévérance, et ajoute à peu près ce qui
suit :
c En bien travaillant, mes amis^ vous vous enrichissez^ et,
vous enrichissant^ vous servez le pays et TÉtat. Restez dans
votre condition de laboureurs; gardez-vous, pour vos enfants^
des prestiges d'une science inutile^ propre tout au plus à faire
— 61 —
des ambitieux et des mécontents. Un bon agriculteur doit
savoir lire et signer ses contrats : plus de savoir ne peut que
l'induire à mal. C'est la prétention au savoir qui fait les per-
turbateurs; c'est de là que nous viennent tant de gens d'op-
position et de révolutionnaires. Si parmi vous il se rencontrait
de pareils sujets, je vous engage à me les faire connaître; je
saurai, en vingt^uatre heures, en débarrasser vos communes. »
Les maires se regardent, ne sachant que dire. Enfin,
le plus hardi prend la parole ; il remercie M. le préfet de
ses encouragements, dont il est fier :
« Mais, ajoute-t-il, il est un point sur lequel nous ne pou*
vons être d'accord avec vous, monsieur le préfet, celui de
rinstruction à donner à nos enfants. Permettez-moi de vous
en dire les motifs.
« Nous cultivons mieux que ne faisaient nos pères, nous sa-
vons cela; mais nous savons auSfei que c*est à l'instruction
qu'ils nous ont donnée que nous en sommes redevables. Nous
croyons donc que, comme nos pères ont eu raison de vouloir
que leurs fils en sussent plus qu'eux, nous n'avons pas tort
nous-mêmes de vouloir que nos enfants en sachent plus que
nous. Le progrès de notre agriculture dépend de là.
« Vous avez remarqué, monsieur le préfet, avec quel soin
jios canaux d'irrigation étaient construits, nos héritages déli-
mités, entourés de fossés. Or, nous n'aurions pu exécuter
tous ces travaux si nous ne possédions quelques notions de
géométrie, car il nous serait impossible de payer des géo-
mètres.
a Vous paraissez craindre que l'instruction acquise ne nous
porte à prendre Tagriculture en dégoût et à quitter nos champs.
Détrompez-vous, monsieur le préfet: c'est juste le contraire
qui nous arrive. Nous savons apprécier notre position et esti-
mera sa juste valeur la condition des habitants des villes, et
si nous aspirons à nous instruire davantage, c'est pour nous
attacher toujours plus à notre profession dé laboureurs.
« Quant à l'esprit d'opposition que vous redoutez, nous
sommes convaincus, monsieur le préfet, qu'un grand État se
gouverne comme un petit; et notre habitude est de mettre
- 52 —
dans notre administration municipale beaucoup de douceur^
de conciliation^ surtout de régularité^ appelant du reste tout
le monde au conseil. C'est le seul moyen de faire que chacun
soit content, d'éviter les jalousies et les haines, et de vivre
entre nous comme si nous ne faisions qu'une famille... »
Lequel des deux, du préfet ou du paysan, pensez
vous, Monseigneur, qui soit Thomme moral et riiomme
d'État ?
Mais que vous demandé-je? Voire opinion n'est pas
douteuse : vous ^tes Tun des principaux agents de la
persécution organisée contre la science. En Franche-
Comté, c*est sous vos yeux et avec votre autorisation que
ceci se passe, les curés font la perquisition dans les
écoles, en enlèvent tous les livres qu^ils trouvent in-
compatibles avec l'esprit de l'Église, ou inutiles. Niez-
vous le fait, Monseigneur?... On me cite, entre autres,
Farrondissement de Montbéliard, où los enfants de la
campagne ne sont plus reçus dans les écoles passé l'âge
de quatorze ans. Je le tiens d'un bourgeois de mes amis,
caractère prudent et circonspect, le plus honnête homme
de la ville.... Ailleurs, c'est un instituteur qui me l'o^i-
sure, il est défendu d'enseigner l'arithmétique dant. .a\
écoles primaires ; on ménage le monopole du calcul aux
fils des bourgeois. En Lombardie, sous la protection du
sabre autrichien, les cvêques, mauvais citoyens, mais
dévoués à l'empereur et au saint-siége, ne font pas pis.
Protestez donc, archevêque, contre ces faits dont tout
Français peut aujourd'hui dresser une liste ; protestez,
vous dis-je, non pas seulement par une dénégation re-
vêtue de votre seing, de votre sceau, et du contre-seiiig
de votre grand vicaire, mais par une organisation vi-
goureuse de l'enseignement, conforme aux droits du
l'homme et du citoyen. . ^
On dit aussi que les jeunes gens de votre collège ont
— 53 —
l)eaucoup de peine à obtenir leurs diplômes. C'est sans
doute que les professeurs donnent trop de temps à la
façon du chrétien, et pas assez à la façon de Thomme.
J'ai connu dans mes classes des jeunes gens revenus des
Jésuites, de jolis petits tartuffes, ma foi : ils n'avaient
pas seize ans, qu'ils roulaient les yeux et avaient pris le
pli de l'hypocrisie. On ne peut pas être à la science et au
salut ; et je doute que les beaux garçons qu'on a envoyés
de Paris à Chartres, pour la procession de la Vierge noire,^
fassent des héros ni des génies.
« A l'école primaire^ dit M. de Magnitot^ l'enseignement doit
être dirigé de manière à ne produire aucun déclassement. »
M. Blanc Saint-Bonnet demande formellement , pour
opérer la Restauration française, quatre choses :
Liberté illimiiée pour V Église ;
Liberté limitée pour tout le rette de la nation ;
Instruction supérieure pour V aristocratie^ à condition
que V Église la donner-
Ignorance pour la plèbe.
Et pour assurer cette dernière, il conseille : 1® D'opé^
rer une saisie en France de tous les mauvais livres; 2» De
congédier immédiatement tous les instituteurs primaires
provenant des écoles normales.
Cela se publie en bel in* 8"^; et il n'y a chrétien qui
proteste, prêtre qui désapprouve, journaliste à qui le sang
monte au cerveau, et qui ose appeler sur. les auteurs de'
pareils outrages la foudre de la réprobation publique!!!
XXII
Puisque l'Église, par l'organe de H. Blanc Saint-Bonnet,
reconnaît qu'une somme d'instruction est indispensable,
au moins pour les aristocrates,- il faut voir ce qu'est cette
instruction octroyée par .l'Église. à-ses prédestinés.
Le croira- t-ori? elle est_ pire que l'ignorance réservée
— 54 —
aux pauvres. En voici le programme, recueilli d*aprèà
une série de faits plus ou moins rendus publics, et d'actes
officiels: •
a) Suppression des cours de philosophie et d'histoire,
b) Application de l'impôt progressif aux études. Imité
du gouvernement pontifical.
a L^université de Rome, dit M. A. Guillard, n'est abordable
qu'aux seigneurs. Pour y être admis, il faut justifier d'un re-
venu de ... scudi; le nombre nous échappe, qu'importe? Il
sufilt que le désir de s'instruire soit taxé et réprimé comme
besoin de luxe. )>
c) Défense aux professeurs laïques de donner des leçons
particulières.
d) Recommandation aux professeurs de mathématiques
de se botner à renseignement du calcul, et d'éviter les
considérations philosophiques touchant la certitude et la
méthode. J'ai recueilli Taveu d'un professeur et les
plaintes de plusieurs élèves de l'École polytechnique et
du Conservatoire.
e) Pour plus de sûreté, établissement partout de collèges
ecclésiastiques, petits séminaires, institutions religieuses,
en concurrence avec les lycées et en remplacement des
maisons laïques. D'après VAlmanach du Clergé de France
pour 1856, cité par le Siècle, le nombre des collèges,
institutions et pensionnats possédés par le clergé français,
s'élevait, au commencement de l'année dernière, à cent
soixante-six, non compris les petits séminaires ou écoles
secondaires ecclésiastiques, les grands séminaires, les
innombrables établissements dirigés par des corporations
religieuses, les écoles tenues par les frères dé la doctrine
chrétienne. Dans le seul département de Saône -et-
Loire il existe, m'a-t-on assuré, seize établissements de
jésuites.
/) Destitution des professeurs suspects de philoso-
— 56 —
#
phisme. A Gand, TUniversité a élé mise en interdit par
le pape jusqu'à expulsion de deux professeurs désignés
comme hostiles à TÉglise et à la foi. Mais la Belgique est
une terre de bénédiction. Quelle merveille que les Jé-
suites destituent les philosophes, là où ils se croient assev
forts pour rétablir la main-morte ! Chez nous, il n'y aura
bientôt plus de philosophes dans renseignement ; il n'y
aura que des thuriféraires.
g) Émendation de Thistoire, d'après le système to*
riquet.
h) Expurgation des sciences, conformément aux textes
de la Bible.
i) Mutilation et travestissement des auteurs. Voir dans
la Revue des Deux-Mondes^ article de M. Cyprien Robert,
professeur au collège de France, de quelle façon le clergé
latin 'a dévasté les monuments de la littérature slave,
partout où il a pu les atteindre. Et qu^on ne croie pas la
dévotion protestante moins sujette au vandalisme, là où
les intérêts de sa foi lui semblent compromis. Un de mes
amis, qui a visité l'Egypte, m'a raconté que le célèbre
philologue Richard Lepsius, envoyé par sa majesté le roi
de Prusse pour étudier les monuments hiéroglyphiques,
ne manquait jamais, après avoir pris copie des inscrip-
tions, de briser à coups de marteau ces vénérables carac-
tères : moyen sûr de couper court à toute discussion ulté-
rieure. Les hiéroglyphes pouvaient servir à confirmer le
dire de Manéthon, qui, assignant à Mènes plus de six
mille ans de date, le reportait par conséquent bien au-
delà du déluge et de la création elle-même. M. I^psius a
rectifié cette chronologie, et n'a pas peur qu'un autre
rectifie la sienne. Malheureusement, la fraude est con-
nue, et M. Lepsius peut se vanter d'avoir travaillé,
comme nous disons de ce côté-ci du Rhin, pour le roi
de Prusse.
— 56 —
«
j) Émendaiion des classiques ; dans certains petits col-
lèges, on les supprime purement et simplement, selon le
système Gaume.
h) Brûlement des livres : il existe des sociétés pour le
rachat des bouquins dangereux, lesquels sont immédiate-
ment livrés aux flammes. I^e jour viendra où les bilDlio-
thèques publiques seront triées, et les ouvrages signales
à la vindicte religieuse jetés au pilon. Déjà, note est prise
à la Bibliothèque impériale de la nature des livres de-
mandés, pour la communication desquels on exige que
les lecteurs donnent leur signature.
/) Censure des libraires : un libraire, à qui un littérateur
en détresse offrait sa bibliothèque, refusa d'acheter Dide-
rot, Voltaire, Volney, etc., disant que la vente de ces au-
teurs était interdite.
m) Police du colportage : sous prétexte de protéger les
mœurs, on interdit la circulation de tout écrit opposé au
système. (Voir la circulaire de rarchevêque de Milan, du
25 décembre 1855.)
n) Obligation pour les élèves et les professeurs de rem-
plir les devoirs du culte. A Péronne, le recteur exige de
ses subordonnés qu'ils aillent à confesse et fassent leurs
pâques. Bientôt le professorat sera mis au régime des insti-
tuteurs, soumis à des retraites générales, comme celle qui
a eu lieu dernièrement à Lons-le-Saulnier, et dont ils sor-
tent, sinon meilleurs, à coup sûr épuisés d'esprit et de
corps.
o) Défense de recevoir dans les mêmes écoles des élèves
de différents cultes. (Voir la circulaire de Mgr Tévèque
d'Arras, dans la Presse du 8 août 1866.) Moyen renouvelé
de Louis XIV, après la révocation de Védit de Nantes :
Point de dissidence, ou point d'école.
p) Proscription des sujets distingués, à moins de sou-
mission entière à l'Église. — Deux élèves ont été refusés
— 67 —
au concourâ pour l'École normale à cause de leur capa^
cité hors ligne.
g) Formalion de sujets à la dévotion du clergé pour
remplir dans toutes les facultés, à fur et mesure des va-
cances, les fonctions du professorat.
Du reste, rÉglisc traite ses bergers comme ses brebis.
On me cite un jeune ecclésiastique qui n'a pu obtenir de
son évèque l'autorisation de prendre son diplôme de ba*
chelier es sciences ; il lui a fallu pour cela changer de
diocèse.
A ces moyens de prévention se joignent les encoura-
gements, je me sers du terme honnête, et, si l'encourage-
ment ne suffit pas, la répression.
Pour les maîtres, il y a les promotions, cumuls, privi-
lèges universitaires, monopoles classiques, brevets et
pensions; — pour les élèves, les diplômes, nominations,
exemptions du service militaire, mariages riches, etc.
Tout est combiné pour rendre les études à la fois oné-
reuses, intolérables, insuffisantes. D'un côté, les profes-
seurs se plaignent de l'abaissement de l'instruction pu-
blique; de l'autre, les élèves crient contre les conditions
excessives imposées pour l'obtention des diplômes. On
traite la jeunesse des écoles comme les chasseurs d'Afri-
que, soumis à une gymnastique épuratoire, où succom-
bent les moyens et les faibles. N'en a-t-on pas de reste?
Et notez qu'on ne saurait accuser de cet obscurantisme
le gouvernement de l'empereur, plutôt que celui de Louis-
Philippe, plutôt que celui de la Restauration. C'est un
système qui vient de plus haut, qui emporte le pays et
l'État. Dans certain chef-lieu de département existent
côte à côte un collège de jésuites et un lycée impérial : le
préfet, obéissant à l'esprit de l'époque plus qu'à celui de
son emploi, mauvais courtisan mais excellent chrétien,
confie son fils aux révérends pères ; il assiste à la distribu-
— 58 —
tion des prix du collège, et ne paraît point à celle du
lycée. îN*est-il pas clair que Tempire n'est rien , que la
contre-révolution est tout?...
A Paris, les institutions de jeunes filles seront bientôt
tenues exclusivement par des religieuses. Pour celles-ci^
on n'exige pas de diplômes, aucune condition de savoir,
de moralité, ni de méthode; Thabit tient lieu de tout;
pas d'inspections : une jeune fille peut être mise dans
Vin pace sans que ni la famille ni le procureur impé-
rial en sachent rien. Au contraire, pour les institutrices
laïques, des examens répétés, formidables; des diplômes
chèrement achetés ; des visites fréquentes, sévères, depuis
. la salle d'études jusqu'à la cuisine. La qualité de laïque,
dans l'enseignement, est une cause de suspicion.
XXllI
Ce qu'a fait l'ancienne Église, aux époques mémora-
bles des Constantin, des Théodose et des Attila : destruc-
tion des livres, monuments, inscriptions, tableaux, sta-
tues, temples; condamnation des idées, persécution des
auteurs, l'Église moderne le recommence, avec autant de
fureur et plus d'habileté que jamais. Et l'œuvre dé té-
nèbres avance rapidement, si toutefois il est permis de
juger des effets de l'obscurantisme d'après ceux de l'in-
struction, comnie on juge du contraire par son contraire.
M. O'Moore, ancien vice-roi d'Irlande, disait devant
moi que dans vingt ans le catiiolicisme aurait disparu de
nie. Le moyen employé pour cela est simple : on a fondé
des écoles primaires nombreuses, d'une puissance supé-
rieure, dans lesquelles, à raison de la différence des cul-
tes, il a élé convenu qu'on ne parlerait pas de religion
aux enfants. L'instruction religieuse forme un objet à
part, réservée aux prêtres et aux ministres, comme dans
nos lycées à l'aumônier. Le temps de l'écolage écoulé, le
— 69 —
protestantisme fait appel à ces jeunes raisons, qui lui
doivent de pouvoir lire et penser par elles-mêmes; il dis-
tribue ses bibles, provoque Texamen : pour des âmes ca-
tholiques, le protestantisme est l'émancipation ; autant de
lecteurs, autant de défectionnaires. 11 suffit à un dogme
de faire appel à la raison pour que la raison le préfère,
et, à défaut de philosophie, s'y attache. Déjà, en 1852,
M. 0*Moore avait observé que, sur une population de
cent mille âmes, TÉglise catholique n* avait béni que quatre
ou cinq mariages, tandis que dans les années précédentes
elle était encore à plusieurs cents.
Ce système de neutralité des écoles a été adopté en
Hollande : là aussi le catholicisme rencontre pour adver*
saires la lumière et la liberté.
« Dans la plus grande partie de TAllemagne^ les lois obligent
les parents à envoyer les enfants à Técole^ ou à fournir la
preuve de l'instruction qu'ils reçoivent au logis. Ces lois datent
de l'origine du protestantisme. En Saxe^ l'électeur Maurice
convertit les grands couvents en écoles^ sans toucher à leurs
dotations; la prébende qui nourrissait des moines oisifs et
inutiles à l'Etat entretient maintenant les fonctionnaires qui
lui rendent les plus utiles et les plus laborieux services. i>
(A. GuiLLARD; Éléments de statistique,)
En France nous suivons un système diamétralement
inverse.
Depuis l'expédition de Rome, en 1849, la grande na-
tion semble avoir pris à tâche d'opérer la contre-révolu-
tion sur le globe : pour commencer, elle s'enfroque, se
déchausse, se rase, s'cncapuchonne, se jésuitise. Dans les
derniers conseils de révision, on a remarqué que le nom-
bre des jeunes gens qui ne savent pas lire a augmenté.
En même temps qu'on amoindrit la condition des profes-
seurs et des maîtres d'école, on augmente les dotations
et traitements du clergé; on livre l'enseignement, l'ave-
— 60 —
nir, à une corporation qui en 1851 comptait 82,000 sujets,
et dont le revenu, en propriétés, casuel, assignations sur
le budget des communes et de TÉtat , atteint au moins
cent millions de francs.
Avec un personnel de 82,000 agents, qui dans vingt ans
aura doublé;
Avec un revenu de 100 millions, qui triplera ;
Avec le privilège de l'instruction primaire, l'adultéra*
tionet la répression de l'enseignement supérieur, le bâil-
lonnement de la presse, la censure des livres, le triage
des bibliothèques, la corruption du corps enseignant ;
Avec la connivence de la bourgeoisie et l'appui de
quatre cent mille baïonnettes,
L'Église, en vingt ans, aura fait de la France imasculée
et domptée ce qu'elle a fait de l'Italie, de l'Espagne, de
l'Irlande, ce qu'elle est en train de faire de la Belgique,
une nation abêtie : société composée de prolétaires, de
privilégiés et de prêtres, qui, ne produisant plus ni citoyens
ni penseurs, destituée de sens moral, armée seulement
contre les libertés du monde, finira par soulever contre
elle l'indignation des races dissidentes , et se faire jeter
aux gémonies de l'histoire.
XXIV
Ce que l'Église s'efforce d'inculquer aux intelligences
par ce qu^elle nomme son enseignement, elle le montre
aux imaginations dans les figures et cérémonies de son
culte.
Pour relever le vieux monde et le maintenir sur sa
base, si jamais on vient à bout de cette grande entreprise,
la première chose, selon l'esprit chrétien, est de rétablir,
avec le principe d'autorité, le principe d'hiérarchie.
« Quand raristocratie d'une société est perdue^ dit M. Blanc
Saint-Bonnet^ tout est perdu.
^ 61 --
c Quaud UD peuple ne peut plus fournir d'aristocratie^ c'est
qu'il est épuisé. Et c'est un signe de décadence quand un peu-
ple porte envie à son aristocratie.
« Il faut^ pour nous sauver^ que la bourgeoisie s'anoblisse :
c'est la noblesse qui a fondé la nation. r> {De la Restauration
française, livre 3.)
Et pour faire de la bourgeoisie une nouvelle féodattté,
nous savons la marche à suivre (voir le Manuel du Spé^
culateur à la Bourse) : il n'y manque que la consécra-
tion sacerdotale*, elle ne fera pas faute.
Qu'est-ce que le culte? Une représentation de la so-
ciété.
L'homme qui, suivant la prescription de TApôtre, s'est
dépouillé de sa conscience naturelle, et qui a revêtu
comme une cuirasse la foi théologale, n'est plus qu'une
marionnette dansant devant son idole, comme David dan-
sait devant Tarche, à la grand'pitié de sa femme Michol.
Entrons à l'église pendant l'office , un jour de grande
fête. Les places sont distribuées suivant les dignités :
banc-d'œuvre, stalles pour les fabriciens, marguilliers,
préfets de congrégations, autorités civiles et militaires ;
la moyenne classe a des chaises payées au jour et à l'an;
la multitude, debout ou accroupie, s'entasse derrière les
piliers, au fond des chapelles, hors de la vue du maître-
autel et de la chaire.
Au prône, si le seigneur, prélat ou prince, y assiste ,
le prédicateur, qui est censé parler pour tout le monde,
lui adresse nominativement la parole.
A l'offerte, les sommités reçoivent l'encens chacune à
pari ; tandis que le peuple en masse est régalé le dernier
de trois coups d'encensoir.
C'est ainsi que l'Église fait entrer dans les âmes le res-
pect de la hiérarchie. Que de fois, mais en vain, la con-
science du peuple en murmure !
H 4
— 62 —
En 1830, quelques jours avant la révolution de Juillet,
la duchesse d*Ângoulème passant à Besançon , je fus té--
moin du scandale que causa à nos vignerons, les Boiisse-
bots^ Mgrlecardinal de Rohan, lorsqu'il reçut la princesse •
sous le porche de la cathédrale avec l'encens et le dais :
il leur semblait qu'un tel honneur dût être réservé à Dieu.
La Révolution, on le vit quelques semaines plus tard, in-
fectait ces têtes-là ! . . .
Qui n'a observé l'ordre des processions? La plèbe en
avant, par âges, sexes et corporations; les ordres religieux
ensuite ; puis le clergé, massé près du dais, entouré dé la
magistrature, des chefs de l'armée, comme de gardes du
corps. Toujours la gradation des rangs et des castes. Pen-
dant que la jeunesse de qualité, poudrée, frisée, revêtue
d'aubes éblouissantes , ceinte de ceintures d'argent et
d'or, porte devant le saint-sacrement les cassolettes où
brûlent les parfums , de petits pauvres pris parmi les char-
bonniers et forgerons sont chargés de la braise et des
pincettes. Je me souviens qu'un jour, pas un gamin ne
voulant de la commission, je m'offris bravement avec un
camarade pour remplir cet office, la procession ne pou-
vant pas plus se passer du réchaud que de l'ostensoir. Il
me semblait qu'à l'exemple de je ne sais plus quel ancien
à qui ses concitoyens avaient confié le curage des égoûts,
j'allais illustrer ma charge. Tout le monde, les abbés
comme les autres, se moqua de moi. A quoi pensais-je
de m'imaginer que les chrétiens fussent égaux devant le
saint-sacrement? J'avais choisi d'être méprisé dans la
maison du Seigneur, Elegi abjectus esse indomo Domini^
et j'étais méprisé ; c'était justice*
La procession de la Fête-Dieu a fourni àChâteaubriant
la plus belle de ses amplifications. Ce n'est pas sans
une colère concentrée que j'ai lu, à vingt ans, les ou-
* vrages de ce phraseur sans conscience, sans philosophie,
— 63 —
et dont toute la dignité fut dans la faconde. Voilà donc,
me disais-je, avec quoi Ton mène les nations ! Ceux de
89, témoins de la tyrannie féodale et des corruptions du
sacerdoce, n'eussent pas été dupes de ce clinquant ; il
suffit, en 1804, qu'un soldat jacobin se dit empereur, pour
changer les sentiments et les idées. Ceux. qu'avait éman*
cipés la raison philosophique furent séduits à leur tour par
la fantasia littéraire. Quel génie, en effet, dans le christia-
nisme ! Quelle poésie dans ce monde féodal ! Les belles
choses que les carillons, la crécelle, la bûche de Noël, la
fève des Rois, la cendre du Carême ! Ces misérables clas-
siques, pendant trois siècles, n^y avaient p^^s pensé; les
romantiques en vivront quinze ans. 0 saintes demeures
des moines, relevez-vous! Les pères vous ont mises à
l'encan dans leur folie ; les (ils vous rétabliront dans leur
rep"entir....
L'insulte hiérarchique poursuit l'homme jusqu'au ci-
metière.
Les enterrements, comme les mariages, sont de plu-
sieurs classes. Dans un village de Picardie, le curé, afin
de marquer l'échelle des rangs, s'est avisé de faire suivre
aux convois funèbres deux chemins différents : l'un raide,
étroit, et en ligne droite, pour les pauvres ; l'autre dé-
veloppé en une large et superbe courbe, pour les riches.
Le maire, esprit libéral, de qui je tiens l'anecdote, veut
s'opposer à cet abus de distinction ; il ordonne que la
grande route sera suivie par tout le monde. Dénonciation
du maire au préfet parle curé; interpellations du préfet;
explications données par le chef municipal. Le prêtre
gagne son procès; et le maire, suspect de révolution-
narisme, est contraint de donner sa démission.
XXV
J'ai lu deux volumes publiés par Mgr Dupanloup,
— 64 —
évèque d*Orléans, sur la Haute Éducation intellectuelle ;
et, quelque peu disposé que soit ce prélat à me rendre
justice pour justice, je n'hésite point à dire que j'ai trouvé
dans son livre de fort bonnes choses.
J'admets avec lui la prépondérance des Humanités sur
les sciences. Je crois seulement qu'il est possible, sans
fatiguer les élèves, de fondre dans les Humanités, à partir
de la septième , une dose de science plus considérable
qu'on ne faisait autrefois. Ce qui est mauvais pour les
jeunes tètes, ce qui les accable et les étouffe, ce n'est pas
tant la multitude des choses qu'on leur enseigne que la
multiplicité des com^, facultés et divisions.
Je sais gré aussi à Mgr Dupanloup d'avoir voulu répa-
rer, autant qu'il est en lui, les torts de Mgr Gaume à
l'endroit des classiques, bien qu'au fond Mgr Gaume me
paraisse plus conséquent dans sa manière de voir et plus
chrétien que Mgr Dupanloup.
J'applaudis de plus, et sans réserve, à ce que le savant
évèque dit de Y Autorité et du Respect dans l'éducation ,
et ne suis nullement effrayé du nom de Dieu, qu'il place,
comme une épigraphe, en tète de son excellente pédago-
gie. 11 est si aisé de traduire le nom de Dieu, de donner
à ce signe une interprétation rationnelle, sociale, psycho-
logique, physique même, qu'il faudrait être bien vétilleux
pour chercher chicane à ce propos au pieux Directeur.
Oui, c'est dans la famille et dans, l'école qu,e l'autorité
a son foyer : qu'elle s'y renferme, elle ne sera jamais à
craindre. Et cette autorité, je n'ai pas besoin pour l'ex-
pliquer de la rapporter à une source mystérieuse, di-
vine; elle résulte de la faiblesse et de l'inexpérience de
l'enfant, de l'affection du père qui le représente, de la
responsabilité de ceux à qui le père a confié l'enfant, de
la loi de nature qui a ainsi soudé les générations les unes
aux autres, des conditions de l'esprit humain, qui com-
— 65 —
mence toujours par croire sur parole ce que plus tard il
devra affirmer par raison -, enfin de la solidarité sociale.
Oui, enfin, je proclame avec Mgr Dupanloup que la base
de toute morale est dans le respect : qu'est-ce donc que la
Justice que je défends, sinon le respect de Thomme?...
Mais ici j'arrête mon auteur et je lui demande :
Croyez-vous sérieusement que le respect puisse exister
dans le catholicisme? Et, quelque mal que vous vous don-
niez dans vos séminaires pour en inculquer la maxime,
pouvez-vous nier qu'elle ne soit à chaque instant contre-
dite par votre pratique sociale , par votre discipline et
par votre dogme?
Peut-il y avoir respect dans un système où les condi-
tions sont déclarées, par autorité divine, inégales? dans
un système où l'éducation donnée à la multitude, en vue
de la hiérarchie, consiste en une espèce de castration mo-
rale et intellectuelle; où les petits du peuple sont élevés
pour l'exploitation, comme les petits des animaux pour
la consommation?
Qu'est-ce que le respect? Mgr Dupanloup, si habile la-*
tiniste, le sait mieux que personne : c'est Tégalité de con-
sidération. — Respectusy de re-spicere^ regarder en se
tournant, de manière à voir de face la personne qu'on
regarde. Le regard de côté est un signe de fatuité, de
fourberie; comme le regard en dessous, suspicio^ en est
un de méfiance et de haine.
Qu'est-ce que le mépris, en latin despectio? L'inéga-
lité de considération. — Despectio^ de de-spicere, regar-
der du haut en bas.
Du mépris au respect, la différence est de l'oblique à
rhorizontale.
Quel respect donc, je ne dis pas du maître à l'élève,
du père à l'enfant, puisque, par la nature des choses, l'é-
lève doit ôtre un jour l'égal de son maître, Tenfant iSi ou
Il 4.
- 66 —
lard remplacer son père; — mais de Tindividu de condi-
tion supérieure à celui de condition inférieure, si le se-
cond ne doit jamais s'élever au niveau du premier, sauf la
faveur du prince ou la prédestination de Dieu?
Quel respect du noble au roturier?
Quel respect du riche au pauvre?
Quel respect du bourgeois maître-juré au prolétaire
qu'il salarie?
Quel respect de Tofficier élevé à grands frais, dans les
écoles spéciales de TËtat, pour les grades et pour la
gloire, au conscrit qui ne sait pas lire et ne demande que
son congé?
Quel respect du croyant au libre«penseur, du théolo-
gien de la Sacrée-Congrégation au philosophe dont il
condamne les écrits?...
. M. Guizot, qui a toujours de grands mots à son service
quand il s'agit d'affirmer une contre-vérité, a osé écrire :
a Le catholicisme est la. plus grande et la plus sainte école
de respect que le monde ait eue. »
Oui, si par respect vous entendez les salutations, gé-
nuflexions, et toutes les grimaces de la civilité puérile et
chrétienne. Le suprême bon ton pour un grand seigneur
n'est-il pas de savoir dire bonjour ! en autant de manières
différentes qu'il y a de degrés sur l'échelle hiérarchique?
M. Guizot appelle cette science de simagrées respect !
Pour nous, hommes de la Révolution, c'est de l'inso-
lence. Hélas ! la dynastie d'Orléans régnerait encore si
son premier ininistre, quand il montait à la tribune, n'a-
vait pas eu deux façons de saluer, si M. Guizot ne s'était
courbé si bas en parlant du roi» tandis qu'il se tenait si
raide en répondant à la nation. ...
XXVI
Mais je m'aperçois que nous ne nous entendons plus.
— 67 —
Ce que le langage hunnain, avec plus ou moins d'exacti-
tude, nomme respect, dérive, selon le prêtre, de la reli*
gion, e'est-à*dire , pour parler comme la féodalité^ de
l'hommage-lige, qui, commençant à Dieu, finit au bâtard
de la fille esclave, et Implique nécessairement inégalité.
Selon nous, au contraire, le respect découle Au jus, c'est-
à-dire de la dignité virile, déclarée par la Révolution
identique et adéquate entre tous les hommes.
Fils de la Révolution, nous affirmons l'égalité, que
nient, au nom de leur foi, les fils de la religion. C'est
pour cela qu'ils nous accusent d'avoir détruit le respect,
et qu'ils nous regardent comme infâmes, dans notre vie,
dans notre âme et dans notre corps, à peine dignes, après
notre mort, d'être enlevés par l'entrepreneur des immoa*
dices.
Pas de jour qu'ils ne nous^en jettent l'outrage.
La Révolution, en déclarant la liberté de conscience,
a fait des cimetières une propriété publique. L'Église,
non contente d'y conduire par des chemins divers le riche
et le pauvre, revendique cette propriété comme sainte,
et prétend en écarter les mécréants. A Ghelies (Seine-et-
Marne), un vieux colonel refuse, à son lit de mort, les
secours de la religion. Le curé fait jeter le cadavre dans
un coin réputé infâme depuis l'inhumation d'un guillo-
tiné. 11 fallut que le maire, revêtant son écharpe, ordon-
nât de creuser une fosse dans un lieu décent, et par son
intervention officielle sauvât le corps du libre penseur de
l'outrage du prêtre.
11 semble pourtant que, le Concordat ayant réglé, avec
l'approbation du pape, les rapports de la Révolution et de
VÉglise, le clergé devrait respecter cette loi, reçue par
lui avec tant de joie. Il n'en est rien.
À Saint-Étienne, il existe un collège de jésuites, sous
l'invocation de saint Michel. Or, de même que l'Église
— 68 —
aime l.es processions, les révérends pères adorent le théâ-
tre. J'ai sous les yeux un bulletin de spectacle, la Vendée
MILITAIRE, drame en cinq tableaux, avec chants, joué par
des jeunes gens du collège, appartenant aux premières fa-
milles du pays. Tous les parents et amis, au nombre de
cinq ou six cents personnes, assistèrent à la représenta-
tion, qui sans doute ne fut pas ignorée de la police. Mais
le pouvoir ne se fâcha que lorsque les étudiants, exaltés
par leurs rôles, s'émancipèrent jusqu'à briser le buste de
l'Empereur et à le traîner dans la boue. La Vendée, en
effet, n'est-ce pas Gadoudal, et l'Empereur l'usurpation?
Ainsi, après une paix déplus d'un demi-siècle, l'Église
rallume la guerre ; en même temps qu'elle ruine et trans-
porte les républicains, elle forme dans ses collèges des
généraux pour une Vendée future. A elle, pour attaquer
la Révolution, toute latitude, toute faveur; à nous, pro-
scrits, pour la défendre, le bâillon et Cayenne. C'est ainsi
qu'elle enseigne, qu'elle pratique le respect.
Toute nation divisée en elle-même périra, dit l'Évan-
gile. La classe aristocratique, élevée par les prêtres, va
d'un côté; la plèbe, en qui l'esprit révolutionnaire domine
de plus en plus, tire de l'autre : à moins que le neuf
n'emporte le vieux, la déchirure est inévitable. '
Me promenant au Luxembourg, j'entendais une troupe
de gamins lisant et commentant entre eux un petit livre
populaire, les Mystères de l* Inquisition. — Gomment !
disait le plus énergique de la bande, est-ce que le bon
Dieu veut qu'on tue ainsi le monde? — Bien sûr, répon-
dait un autre, qui savait sur le bout du doigt son Histoire
sainte ; et il citait les exemples fameux de Moïse, de Sa-
muel, du prophète Élie, de Mathathias. — Eh bien ! c'est
égal, reprenait l'autre,^ je te dis que, si ce temps-là reve-
nait, mon père prendrait tout de suite son fusil!... Oh!
oui, nous aurons encore des coups de fusil, et malheur
— 69 --
alors, malheur à JérusalemL,,. L* autorité du prêtre sur
les enfants du peuple est perdue, me disait un juge de
paix de campagne; la parole du père l'emporte, et la
première communion, qui pour le plus grand nombre
est la dernière) a pris la signification d'un divorce.
XXVII
Comme tant d'autres, je me suis maintes fois étonné
de cette duplicité ecclésiastique, dont on a voulu, mais
à tort, faire l'apanage de la Compagnie de Loyola. Il
me répugnait de penser qu'un corps aussi considérable
que le-cIergé catholique, dans ses relations avec les puis-
sances de la société, qui sont la Philosophie, la Science,
le Travail, aussi bien que l'État, ne reculât pas devant la
trahison et le meurtre, là où il ne peut réussir par la
captation et la ruse.
J'ai fmi par me rendre compte de ce phénomène.
Ce ne sont pas les individus qu'il faut accuser : c'est
l'Église.
Dans l'individu, prêtre ou laïc, la conscience natu-
relle vient sans cesse redresser les aberrations de la
conscience transcendantale ; et, hors les' cas rares d'une
perversion absolue, on peut dire que l'homme est tou-
jours meilleur que le croyant.
Mais les collectivités ne se comportent pas comme les
individus. Elles n'obéissent qu^à leur idée, à leur raison
sociale, si je puis ainsi dire, sans se laisser distraire par
aucun autre sentiment.
L'Église est une collectivité formée seulement par
et pour la foi , en qui disparaissent les affections hu-
maines, et où la conscience religieuse reste seule, par-
lant et ordonnant au nom de Dieu.
Or, qu'est-ce que Dieu, dans l'ordre de la conscience,
suivant l'Église?
— 70 —
Dieu est le mattre absolu de Tunivers, qu'il gouverne
par son bon plaisir, et conduit par des routes connues de
lui seul. Dieu, qui, suivant les théologiens, pouvait créer
une infinité d'univers différents de celui-ci, serait^il en-
chaîné par des lois? Dieu fera-t-il avec Thomme un pacte
irrévocable? Insensé qui lé pense ! Dieu fait ce qu'il veut,
et nul n*a le droit de lui demander des comptes.
Du tombeau, quand tu veux, tu sais nous rappeler.
Tu frappes et guéris; tu perds et ressuscites!
Ils ne s'assurent point en leurs propres mérites^
Mais en ton nom sur eux invoqué tant de fois.
En tes serments, jurés au plus saint de leurs rois;
En ce temple, où tu fais ta demeure sacrée^
Et qui doit du soleil égaler la durée.
Or, gouvernement de Dieu et gouvernement de l'Église,
c'est même chose.
C'est à la prière de l'Église que Dieu tue les Senna-
chérib, les Balthazar, les Ântiochus, les Dèce, les Galère,
les Julien : pourquoi TÉglise qui maudit, dont la prière
donne la mort, ne mettrait-elle pas la main à l'exécu-
tion ?
Est-ce que la conscience de l'Eglise, qui est la con-
science même de Dieu, se gouverne par la Justice des
hommes ?••.
L'Église a la main sur toute âme qui manque à la foi,
Ârius ou Jean Hus, Savonarola ou Henri IV. Qui donc,
s'il n*est athée, pourrait lui demander compte de la ma*
nière dont elle exécute ses sentences?
Depuis près de soixante-dix ans l'Église ne cesse d'éle-
ver à Dieu ses prières contre la Révolution, comme les
Juifs pendant la captivité de Babylone. Que parlons-nous
de concordat ? Une feuille de papier, dont il a plu à Dieu
de se servir, comme de Fédit de Cyrus, pour affranchir
son peuple, mais qui ne saurait servir de titre à une
— 71 —
nouvelle captivité. Un pape, un hommes par prudence,
par nécessité, a pu donner les mains à cette transaction ;
l'Église, dont la collectivité représente Dieu même, n*est
pas liée par cette signature t
Ainsi l'Église, dans tout ce* qu'elle fait, agit conscien-
cieusement. Ce qui nous parait crime en elle, est devoir.
C'est par devoir qu'elle dépouille et proscrit le paganisme,
après que ses apologistes ont tant de fois réclamé la
tolérance païenne ; par devoir qu'elle brûle les philoso-
phes, après que l'Apôtre a déclaré que la foi doit être
rationnelle et libre ; par devoir qu'elle égorge la Ré-
volution , après que Pie VU a pactisé avec la Révolution.
L'Église est la double conscience de l'humanité.
De même que la société civile a droit de Justice sur
tous ceux qui violent les lois de la conscience naturelle,
qui est elle-même; de même l'Église s'attribue droit de
Justice sur tous ceux qui, même innocents au point de
vue de la conscience naturelle, pèchent contre la con-
science religieuse, qui est aussi elle.
Et c'est ce qui nous explique, enfin, comment dans
l'âme humaine la plus grande scélératesse peut s'unir à
une profonde religion : ce phénomène n'a pas d'autre
cause que l'étouffement de la conscience naturelle par
la conscience transcendantale.
Galigula, Néron, Héliogabale, les plus lâches, les plus
infâmes de tous les tyrans, furent des modèles de piété.
Tibère, sans respect pour les dieux, est fataliste : une
superstition en vaut une autre ; c'est le monstre des
monstres. Balthazar Gérard, Jacques Clément, Ravaillac,
furent des saints. C^est cette alliance de la religion avec
le crime qui constitue l'hypocrisie^ du grec 0.:ïoxptT7)ç,
comédien, comme qui dirait conscience de théâtre, le
vice par excellence des âmes chrétiennes. Tarlufle est un
vrai dévoti n'en doutez pas : ce monstre croit si bien cn«
^ 72 —
Dieu et à l'enfer qu'il en a perdu le sens moral. Molière,
disciple de Gassendi, le savait, bien qu'il eût donné pour
sous-titre à la pièce, 17mpo5/^2/r; mais ses successeurs
ne Font pas compris , et c'est pour cela qu'ils ne savent
plus jouer Tartuffe. Napoléon ne s'y trompait pas non
plus, lorsque, plein de ses idées de restauration religieuse,
il disait : Si Tartujfe avait été composé sous mon règne,
je n'en aurais pas permis la représentation. Que Dieu
pardonne au grand Napoléon, puisqu'il s^est fié à lui !
Mais le chef d'État qui, pouvant élever, haut la conscience
du peuple, la replaça sous le joug de TÉglise, comptera
avec la postérité.
XXVJII
Concluons sur ce chapitre.
Le catholicisme, qui se vante de moraliser l'homme,
n'aboutit, par la double conscience qu'il crée en son âme,
et par l'éducation factice qui en est la conséquence, qu'à
faire de lui un caractère sournois, hypocrite, plein de
fiel, un ennemi de la société et du genre humain.
Or, ce qui est vrai du catholicisme le sera de toute
autre église, puisque la loi de toute église est de s'orga-
niser en vertu d'un dogme, pris pour règle et sanction du.
droit, conséquemment de scinder la conscience et de
fausser Téducation. .
Donnez l'éducation de la jeunesse à Saint-Simon, à
Fourier, à Cabet, à Robespierre : chacun d'eux l'accom-
modera à son système; donnez-la à M. Cousin, il vous
fera des éclectiques; donnez-la à un maréchal de France,
il vous fera des enfants de troupe.
C'est cette pensée, commune à toutes les sectes, qui
depuis soixante ans a fait proscrire en France la liberté
de l'enseignement. Comme en politique on est partisan
de la centralisation, en matière d'enseignement on l'est
il%V Université. L'Église, pensent les'universitaires, ne
- 73 —
durera pas toujours, et nous hériterons de sa position.
Mieux vaut attendre que risquer de tout perdre. —
Aussi, comnSe, en attaquant l'Église, on a soin de ména-
ger le monopole ! On ne veut pas d'une pédagogie qui
formerait l'homme pour lui-même, en l'affranchissant de
tout préjugé, de tout dogmatisme, de toute hallucination
transcendantale. On crs^indrait, si Tesprit de la jeunesse
devenait libre, f u'il n'y eût plus d'emploi pour les génies
qui s'arrogent le gouvernement de l'âge viril. La dépra-
vation de l'enfant est le gage de la servilité de l'adulte.
Je traiterai de renseignement industriel dans la
VP Étude.
MHrf
CHAPITRE IV.
L* homme au sein de la nature.
XXIX
Jusqu'ici nous avons considéré les mœurs de l'huma-
nité comme formant une section à part dans la constitu-
tion de l'univers.
Hais la raison dit, et c'est une des plus belles intui-
tions de la philosophie moderne , que la morale humaine
est partie intégrante de l'ordre universel ; de sorte que,
malgré des discordances, plus apparentes que réelles, que
la science doit apprendre à concilier, les lois de l'une
sont aussi celles de Taùtre.
De ce point.de vue supérieur, l'homme et la nature,
le monde de la liberté et le monde de la fatalité, forment
un tout harmonique : la matière et l'esprit sont d'accord
pour constituer l'humanité et tout ce qui l'environne des
mômes éléments, soumis aux mêmes lois.
— 74 —
Monument indissoluble, dont Tunivers fournit les fon-
dementSi dont la Terre est le piédestal, et l'Hoinme la
statue. •
XXX
Appliquée à Téconomie et à la Justice, cette manière
d'envisager les choses conduit à des solutions aussi im-
- portantes qu'inattendues.
Sans examiner si les diiïérentes races sont originaire-
ment sorties de la même souche, comment ensuite,
sous l'influence du climat , elles ont reçu leurs physio-
nomies respectives : il est certain au moins t)ue chacune
d'elles peut et doit êlre regardée comme indigène au sol
où elle a été trouvée, ni plus ni moins que les plantes qui
y croissent et les animaux qui y vivent.
Par cet indigénat, l'homme et la terre deviennent im-
manents l'un à l'autre, je veux dire, non pas enchaînés
comme le serf et la glèbe, mais doués des mêmes qua-
lités, des mêmes énergies, et si j'ose le dire, de la même
conscience.
C'est ce qu'exprime ce principe d'économie et de droit,
pour lequel il n'est plus besoin désormais d'épuiser les
ressources de la controverse : La terre appartient à la
race qui ^ est née^ aucune autre ne pouvant lui donner
mieux la façon qu'elle réclame. Jamais le Caucasien n'a
pu se perpétuer en Egypte ; nos races du Nord ne réus-
sissent pas mieux en Algérie; l'Anglo-Saxon s'étiole en
Amérique ou devient Peau-Rouge. Quant aux croisements,
là où ils peuvent s'opérer, loin de détruire l'indigénat,
ils ne font que le rafraîchir, lui donner plus de ton et de
vigueur : on sait aujourd'hui que les san*gs se mêlent,
mais ne se fusionnent pas, et toujours une des deux races
finit par revenir à son type et absorber l'autre.
De cette parenté de la race et du sol, fondement de
— 75 —
toute pOdâessioU territoriale collective, il est aisé de dé-
duire la possession individuelle, soumise d'ailleurs à des
conditions beaucoup plus compliquées que la possession
nationale.
Enfin la possession collective et individuelle conduit à
un troisième principe, aperçu plutôt que défini par les
anciens législateurs, sacrifié par tous les utopistes, et que
la société modctne est en train de perdre, tout en faisant
des efforts désespérés pour le retenir, la transmission hé-
réditaire.
Ainsi rhomme et la terre, comme TÂdam et l'Eve de la
Genèse, peuvent se dire Tun à Tautre : Os de mes os, et
chair de ma chair! Unis par mariage, solidaires dans
leur destinée et dans leurs mœurs, ils produisent en com-
mun leurs générations; et l'on ne sait lesquels, des fils
de la femme ou des produits du sol, peuvent être réputés
davantage enfants de la terre ou enfants de l'humanité.
La Révolution devait donner à cet antique contrat la
forme solennelle ; mais ici, comme partout, la foi com-
mence par mettre l'homme en contradiction avec la
morale.
Sans doute vous ne pensez pas. Monseigneur, que ce
soit par hasard que l'Église rencontre sans cesse sur son
chemin la Révolution , et moi je ne le crois pas non plus.
Et lux in tenebris lucet, dit Jean. Si la lumière rayon-
nait également de partout, ou que les corps ne donnassent
pas d'ombre et fussent translucides, comment aurions-nous
la sensation de lumière? De même, sans le divorce de la
conscience^ comment aurions-nous compris la liberté?
Sans les fictions de la théologie et les exhibitions du
culte, comment aurions-nous découvert la morale? Sans
l'Église, comment se serait produite la Révolution?
Nous allons voir que sans le christianisme nous n'eus-
sions jamais su ce que c'est que la possession de la terre.
— 76 —
à la place de laquelle nous avons mis le divorce de pro-
priété.
XXXI
Le christianisme est la religion de la séparation uni-
verselle, de la scission sans fin, de Tantagonisme irré-
conciliable, de risolement absolu, des abstractions im-
possibles.
Après avoir séparé Tesprit de la matière, comme le
Dieu de la Genèse sépare le sec de Thumide, la lumière
d'avec Tombre; après avoir distingué les âmes d'avec les
corps, posé le bon principe en face du mauvais, élevé le
ciel au dessus de la terre, créé dans l'homme une double
conscience, et institué ce système d'hypocrisie qui fait
de Tartuffe un bienheureux et de Socrate un réprouvé ,
le voici qui scinde l'homme d'avec la nature, afin que,
comme il Va rendu malheureux dans sa conscience, il le
rende fugitif et déshérité sur la terre,
La terre! comment le chrétien l'aimerait-ii, cette terre
sacrée, que les anciens entourèrent d'un culte plein de
tendresse, et qui est pour nous, à elle seule, presque toute
la nature? Aimer la terre, la posséder, en jouir dans une
légitime union, avec cette vigueur d'amour qui appartient
à l'âme humaine, le chrétien en est incapable : ce serait
de l'impiété, du panthéisme, un retour à d'idolâtrie pri-
mitive, pis que cela, une rechute dans le chaos, en
horreur au polythéisme même.
La haine du monde extérieur est essentielle au christia-
nisme ; elle découle du dogme même de la création , et
des antinomies qu'il traîne à sa suite.
Pour le chrétien instruit par la Bible, la terre, comme
le soleil, la lune et toutes les sphères, est chose morte,
vile matière, instrument des manifestations divines, mais
qui n'a rien de commun avec TÊtre divin, ni par con*
- 77-
séquent avec l'âme de Thomme , sa fllle immortelle.
Car tel est le rapport que la religion établit entre Dieu
et Punivers ; tel il sera , par la marche nécessaire de
ridée, entre Thomme et la terre. La révélation elle-
même a pris soin de nous le dire. Pourquoi le Décalogue
défend-il d'adorer rien de ce qui est en haut au ciel, ou
en bas sur la terre , si ce n*est parce que le ciel et la
terre, et tout ce qu'ils contiennent, sont réputés créa-
tures, œuvres de fabrique, dépouillées par conséqoentde
toute vie propre, de volonté, d'intelligence, de substance
même? Au fond, ce sont des néants.
Quel cas pourrions-nous donc faire d'une nature que
Dieu définit, non point comme partie de lui-même, mais
œuvre de ses doigts ?
Comment y verrions-nous une mère, une nourrice, une
sœur, une épouse, alors que lui daigne à peine la toucher
du bout du pied?
La terre est à Jéhovah , dit le psalmiste, et tout son
mobilier : Dotnini est terra et plenitudo ejus, — Et qu'en
fait-il de cette terre, ô sublime chantre des grandeurs de
Dieu? Admirez la réponse du Juif : Jéhovah, maiire de
toute la terre, y a choisi un petit coin, le mont I^oriah,
pour s'y faire bâtir un temple et y rendre ses oracles !...
Quis ascendet in montera Dotnini ?
Ainsi, de Dieu à l'univers visible le rapport, selon le
chrétien, est celui d'un maître absolu sur sa chose : c'est
le contraire de ce qu'affirment le fétichisme, le pan-
théisme, l'animisme, toutes les opinions qui, sans nier
^solument la Divinité, tendent à la faire rentrer dans le
système général des existences. 11 ne peut pas être ques-
tion aujourd'hui de ressusciter ces vieilles théories, en face
desquelles le christianisme devait se produire comme
antithèse; mais toute antithèse, n'étant par elle-même
<iu'une face ^ l'idée, doit suivre le sort de la thèse,
— 78 —
se sauver avec elle du périr : ce qui implique également
que le dogme chrétien est insuffisant, et la morale qui
s'en déduit fausse.
Pourquoi Thomme est-il sujet à la mort ? C*est, dit le
spiritualiste, qu'il est composé d'esprit et de terre, le
premier destiné au ciel, d*où il est tiré ; la seconde, à la
masse inerte d'où elle est^ sortie : Revertatur pulvis cul
terrant »uam unde erat, et sfiritus redeat ad Deum qui
dédit illum. Bb terre cause première de notre mortalité!
quelle métaphysique !
Aussi le sacerdoce n'a-t-il rien négligé pour exalter le
mépris du croyant envers cette vieille mère : il sentait
qu'il y avait là, pour son fantôme, une rivale à craindre.
Que la terre te soit maudite, dit la Genèse; qu'elle te
pousse des ronces et des épines. Ceux qui ont visité les
lieux où jadis régna le dogme biblique peuvent dire
s'il ne semble pas que la malédiction ait passé par là.
La terre est une vallée de larmes, que notre plus ardent
désir doit être de quitter.
L'Ëcclésiaste compte les joies dont la nature comble
rhomme; il passe en revue les merveilles de la création,
et à«chacune il répète ce cri lamentable : Vanité ! Et de
vanité en vanité il conclut par ce mot, qui donne le se-
cret de sa tristesse : Souviens-toi de ton Créateur, Me-*
mento Creatoris tui! Il n'est pas g^i, le Dieu de la Bible!
Le christianisme enchérit sur cette désolation :
« Yeux-tu être parfait, dit Jésus, d'après le premier Évan-
gile, au jeuue homme riche? Va, vends tout ce que tu as,
donne-le aux pauvres, prends ta croix, et suis-moi. y>
Les mots Prends ta croix, mis dans la bouche de Jésus
avant que la croix fût devenue le symbole de la secte,
indiquent assez que ce n'est pas le Galiléen qui parle,
mais l'Église, la fille de la Synagogue, race pure d'Aaroa
et d'Esdras, . •
- 79 —
« Amassez-vous, dit-il ailleurs^ des trésors dans le ciel, et
non pas sur la terre ; ceux-là ne craignent ni la rouille ni les
Yoleurs. »
Cette théorie du détachement revient sans cesse. La
haine des riches, qui attirait à la secte tant de misé-
rables, y est bien pour quelque chose, ainsi que le té-
moigne Jacques, en son épltre catholique, chap. v. Maiç
le fonds de la doctrine est la haine même de la richesse,
la haine du bien-être, la haine de la possession territo-
riale, haine basée sur la séparation théologique de Dieu
et de la nature, de Tâme et du corps.
a Ce que c'est que la mort ! s'écrie le Pensez-y bien. C'est une
séparation générale de toutes les choses de ce monde. Quand
vous serez venu à ce moment fatal, il n'y aura plus pour vous
ni plaisirs, ni charges, ni parents, ni richesses, ni grandeurs,
ni amis. (Il n'y aura plus que le prêtre !}Eussiez-vou8 à votre
disposition tous les biens du monde, tout cela ne vous accom-
pagnera que jusqu'au tombeau. Un suaire et un cercueil est
tout ce que vous emporterez de cette vie. Pensez-y bien ! » *
Les missionnaires ne cessent de retourner ce tableau
funèbre, dont la conclusion est prévue :
a Si la mort doit nous primer pour toujours des biens passa-
gers de ce monde, dont nous ne saurions jouir que quelques
années, pourquoi donc les rechercher avec tant d'empresse-
ment? Pourquoi les posséder avec tant d'attache? Ne vaudrait-
il pas mieux en faire dès à présent fin sacritice à Dieu? »
C'est-à-dire à TÉglise, n* est-il pas vrai , Monseigneur ?
Car ce qui est maùYais pour l'homme est bon pour l'É-
glise: le premier passe comme l'ombre; la seconde ne
jouit ni ne meurt, c'est pour cela qu'elle a reçu dQ Dieu
la puissance et la propriété sur tout le globe. .
11 faut voir de quelles histoires le Pensez-y bien assai-
sonne sa morale !
a Le grand ^ladin» avant de mourir, appela celui qui i)or-'
— 80 —
tait devant lui sa bannière dans les batailles, et lui commanda
d'attacher au bout d'une lance le drap dans lequel on deyait
l'enseTelir, de le leyer comme l'étendard de la mort qui
triomphe d'un si grand prince^ et de crier^ en le montrant au
peuple : Voilà tout ce que le grand Saladin emporte de ses
conquêtes. »
Si le grand Saladin a Tait cela/ je déclare qu'il n*avait
plus sa tête, sans quoi il faudrait avouer qu'il n'avait été
pendant toute sa vie qu'un imbécile. Je passe sur les
exemples du grand Charles-Quint, du grand saint Fran-
çois de Borgia, du grand Antiochus, du grand Balthazar,
du grand prince indien Josaphat, et sur une foule d'autres,
tirés du Comte de Valtnont et des Pères. Ces pitoyables rap-
sodies se vendent avec votre approbation, Monseigneur,
et avec l'approbation de vos collègues : ce sont les leçons*
dont vous remplissez l'esprit du peuple, qui du reste en
prend à son aise, et vous aurait bientôt et pour jamais
abandonnés, sr, destitué de capital , de crédit , de pro-
priété, de science, privé de toutes les garanties de la nature
et de la société, dans ce système où il est forcé de vivre,
le désespoir ne le ramenait sans cesse aux pieds de votre
miséricorde.
xxxir
La terre, dit l'Église à ses enfants, vaut-elle la peine
que vous vous querelliez nour sa possession ?mérite-t-clle
votre amour? Hommes a un jour! que vous importe que
pendant votre courte vie ce lambeau soit inscrit sous
votre nom ou sous le nom d'autrui? Qu'y a-t-il dans
cette boue, dans cette roche, dans ces buissons, dans ces
ajoncs, qui vous charme? La mangerez-vous, cette vile
matière? En ferez-vous votre mai tresse, votre reinef Quoi
de commun enOn entre l'homme, être spirituel, fait pour
aimer et servir Dieu, et cette terre, propre tout au plus à
produire de Pherbe pour votre bétail, du pain dur pour
— 81 —
votre estomac, et qui un jour couvrira votre cadavre?
Ety avec ce raisonnement à la Sénèque, Thomme a*
perdu le sentiment de la nature; il s*est élAgné d'elle
comme d'un impur limon. A la place de cet amour inné
que tout être vivant a pour les choses placées dans son
usage et son accoutumance, se sont développés des senti-
ments factices, des mœurs étranges ; et pour avoir insulté
la nature'; nous avons vu défaillir de plus en plus en
nous-mêmes l'intelligence et la Justice.
L'intelligence d*abord.
Le philosophe^cbrétien est incapable, tant qu'il reste
dans la foi, de s'élever à une notion exacte de l'ordre dans
l'univers, et conséquemment de la sbience.
Du principe, en effet, que le monde a été gréé, il suit
(u'il est créé pour une fin surnaturelle, la fin de l'être
devant être en rapport avec le principe de l'être et son
expression complémentaire. Conséquemment, toute phi-
losophie qui chercherait la fin de l'univers en lui-même
serait en contradiction avec le principe spiritualiste, si
hardiment formulé par Descartes, et dont la foi ortho-
doxe n'est que le développement.
Pour le théologien, le monde n'est et ne peut être autre
chose qu'\in monument élevé par l'Être, suprême à sa
propre gloire, un témoignage incessant de son existence ;
c'est un livre à chaque page duquel il lit le nom de Dieu.
Telle est la conception de Bossuet, de Fénelon, de Bonnet,
et de tous ceux qui, partant de Tidée d'un Démi-ourgos,
et plaçant le principe ou la cause efficiente du monde
hors du monde, se mettent dans Timpuissance de trouver
au monde ni raison ni fin, et sont obliges, à tous les
points de vue, de les rapporter à Dieu. D'où résulte que
le monde doit être considéré comme un tout fragile et
passager, qui ne subsiste momcnlancment que parce que
le souffle de Dieu ralimcnlc et que sa main Tempêche
Il ô«
--• 88 —
de tomber. Supposer, ce qu*â démontré Laplace, que
J'univers subsiste par lui*même, et qu'il suffit, pour en
produire lés merveilles, du jeu d*un petit nombre d'élé-
ments, c'est faire disparaître la Divinité, et avec elle la ,
religion.
De cette idée étrange d'une finalité ultrà-mondaine du
monde, ou de la non-existence en soi et pour soi de l'uni-
vers, est sortie l'opinion de la fin du monde, qu'Ovide»
par une fiction ingénieuse, fait surgir pour la première
fois dans le cerveau de Jupiter. Il convenait en effet que
le Dêmi^urgos tirât lui-même les conséquences de son
principe, et usât des droits que lui assure son titre, Ju-*
piler, dit le poêle, •voyant Tes crimes des hommes, se
disposait, de concert avec les dieux, à les foudroyer.
Hais il l*éflBchit qu*il couraif le risque d'incendier k
ciel ; que d*ailleurs un four viendrait où, les destins étant
accomplis, la machine du monde devait se briser et être
livrée aux flammes; en conséquence, au lieu du feu, il
se contenta d'employer l'eau. Ceux qjie la Providence n'a
pas su gouverner, elle les noie : était-ce la peine de
changer de religion pour transformer en article de foi
celte légende bouffonne?
Esse quogue iu fatis reminiscitur affore tem'^us
Quo mare, que tellus correptaque regia cœli
Ardeat^ et mundi moles operosa laboret.
XXXI II
Mais ce qui n'est qu'absurdité en philosophie, trans-
porté dans l'ordre de la Justice, devient dépravation. Tel
dogme, telle morale : comme la terre est aux regards de
Dieu, elle sera pour le législateur.
De toutes les distinctions qu'a engendrées le principe
Uiéologique, la plus funeste peut-être est celle qui, après
avoir séparé dans le droit civil la jx)ssession de la pro-*
— 83 -
priété, a eu la prétention de poursuivre dans la pratique
jusqu'à ses dbrnières conséquences cette distinction.
Le droit quiritaire a fait périr la république romaine :
e*est lui qui menace d'engloutir la société moderne.
C'est ce domaine émineni^ imité de Tomnipotence di-
vine, qui, fondé uniquement sur la volonté, se conservant
par la volonté, se transmettant par la volonté, ne pouvant
se perdre que par le défaut de volonté ; c'est ce droit
d'user et d'abuser ^ que le siècle s'efforce de retenir et
avec lequel il ne peut plus vivrq, qui produit de nos jours
la désertion de la terre et la désolation de la société.
La métaphysique de la propriété a dévasté le sol fran-
çais, découronné les montagnes, tari les sources, changé
les rivières en torrents, empierré les vallées : le tout avec
autorisation du gouvernement. Elle a rendu l'agriculture '
odieuse au paysan, plus odieuse encore la patrie.
Non que l'exploitation s'arrête : la nécessité de la sub-
sistance mettra toujours à la merci de l'exploitant mo-
derne plus de travailleurs que l'antique propriété n'eut
d'esclaves; et l'agriculture, s^industrialisant de jour en
jour, saura bieii faire rendre au sol, cultivé même par des
mains serviles, tout ce qu'elle peut donner.
Je veux dire que l'homme, riche comme pauvre, pro*
priétaire aussi bien que colon, se détache cordialement
de la terre. Les exii-tenoes sont, pour ainsi dire, en l'air :
on ne tient plus au sol, comme autrefois, parce qu'on
l'habite, parce qu'on le cultive, qu'on en respire les éma-
nations, qu'on vit de sa substance, qu'on l'a reçu de ses
pères avec le sang, et qu'on le transmettra dans sa race ;
parce qu'on y a pris son corps, son tempérament, ses in-
stincts, ses idées, son caractère, et qu'on ne pourrait pas
s'en séparer sans mourir. On tient au sol comme à un
outil, moins que cela, à une inscription de rentes au
moyen de laquelle on perçoit chaque année, sur la masse
n
- 84 —
commune^ un certain revenu. Quant à ce sentiment pro-
fond de la nature, à cet amour du sol que dcTnne seule la
vie rustique, il s*est éteint. Une sensibilité de convention
particulière aux sociétés blasées, à qui la nature ne se
révèle plus que dans le roman, le salon, le théâtre, a
pris sa place. Si quelques cas de nostalgie s'observeDt
encore, c'est chez de bons bourgeois qui, sur la foi de
leur feuilleton ou par ordonnance du médecin , étaient
allés prendre retraite à la campagne. Après quelques
semaines ils se trouvent exilés : les champs leur sont
odieux; la ville et la mort les réclament.
Cette scission entre l'homme et la terre, dont la cause
première est dans le dogmatisme théologique et ses inter-
minables antinomies, se manifeste par les pratiques les
plus diverses, souvent même les plus opposées : l'agglo-
mération et le morcellement, la mainmorte, le colonat,
l'emphytéose, le fermage, le métayage, l'abandon des
cultures, la dépopulation spontanée, la vaine pâture, tour
à tour autorisée et défendue, la conversion du sol arable
en pacage, le déboisement, l'industrialisme, l'hypothèque^
la mobilisation, l'exploitation en commandite.
Tous les économistes en ont fait la remarque : le fléau
qui perdit autrefois Tltalie, la démoralisation de la pos-
session foncière, sévit sur les nations modernes avec un
surcroît dç malignité. L'homme n'aime plus la terre :
propriétaire, il la vend, il la loue, il la divise par actions,
il la prostitue, il en trafique, il en spécule ; —cultivateur,
il la tourmente, il la viole, il Tépuise, il la sacrifie à son
impatiente cupidité, il ne s'y unit jamais.
C'est que nous avons perdu le goût de la nature : comme
la pie aime l'or qu'elle dérobe, ainsi notre génération
aime les champs et les bois. On les recherche comme
placement d'espèces, fantaisie bucolique et maison de
santé; ou bien pour l'orgueil de la propriété, pour dire :
— 86 —
Ceci est à moi ! Mais ces attractions puissantes, cette
communauté de vie que la nature a mise entre elle et
rhomme» nous ne les sentons plus : le sirocco chrétien,
en passant sur nos âmes, les a desséchées.
Antée est mort, le géant, fils de la Terre, qui, chaque
foi» qu'il touchait sa mère* reprenait une nouvelle force ;
il a été étranglé par le Brigand, et ses fils maudissent la
glèbe à laquelle ils sont attachés. Qui ressuscitera Antée?
Qui délivrera ses enfants?
xxxiv
£t cependant il y a dans le cœur de l'homme, pour'
cette nature qui l'enveloppe, un amour intime, le premier
de tous; amour que je ne me charge pas d*expliquer, —
qui m'expliquera l'amour? — mais amour réel, et qui,
comme tous les sentiments vrais, eut aussi sa mythologicv
Qu'est-ce, je vous'prie, que ce culte adressé au Ciel,
aux astres, à la Terre surtout, c^tte grande mère des
choses, magna parens rerum^ Cybèle, Tellus, Vesta,
Rhée, Ops, si ce n'est un chant d'amour à la Nature ?
Que sont ces nymphes des montagnes, des forêts, des
fontaines, ces fées, ces olidines, et tout ce monde fantas-
tique, si ce n'est encore l'amour?
Personnification des forces naturelles, direz-vous, ido-
latrie! Soit; mais en personnifiant les forces, oif, ce qui
revient au mèm^ en prêtant une âme à chaque puissance
de la nature, l'homme ne fait que manifester sa propre
âme et exprimer son amour. Idolâtrie, culte des formes,
c'est précisément la morale. Pourquoi cette Cybèle est-
elle si bonne, si bonne qu'elle se laisse aimer des ber-
gers? Pourquoi ces nymphes sont-elles si belles, ces
génies si charmants. Si ce n'est que Tâme humaine les
crée, comme le Dieu de l'Oraison dominicale, du plus
pur de ses affections?
— 86 —
Or» l'amour de la nature ne passe pas, croyez-moi,
avec la mythologie , pas plus que le sens moral n^ s'é-
leiAt avec la prière dans le cœurtlu philosophe , pas plus
que le culte de la beauté ne se flétrit en présence du
cadavre dans Tâme de Tanatomiste.
Quand M. de Humboldt iflesurait le Chimboraço ,
croyez-vous que ce chiffre de 6,000 mètres, — une lieue
et demie, pas davantage, — détruisit en lui le sentiment
de rinâni qu'il éprouvait à la vue des Cordillères ? ^
Quand Linnée, de Jussieu, par une patiente analyse,
inventaient leurs classifications, pensez-vous qu'ils res-
tassent insensibles à cette beauté impérissable qui, à
chaque printemps, éclate avec tant de prorusion dans les
végétaux î
Tous ces hommes, je vous le dis. Monseigneur, sont
amants, ils sont idolâtres ; ^t c'es^ parce quHls sont ido-
lâtres qu'ils sont moraux ; c'est perce qu'ils ont com-
mencé par l'idQlâtrie qu'ils ont porté si haut le culte de
la science, et que l'humanité reconmtissante les place à
leur tour parmi les génies et les dieux.
Mais vous, iconoclaste par principe, insulteur des
formes éternelles, blasphémateur d'idées, brûleur de
livres, comment pourriez-vous reconnaître cette consan-
guinité de l'homme et de la nature, condition nécessaire,
premier degré de toute moralité?
Car si, comme je l'ai dit au commencement de ce cha-
pitre, il n'y a pas communauté d'essence entre l'homme
et le monde ; si notre âme, radicalement distincte de la
matière, doit être conçue comme chose simple, et par
conséquent amorphe, dont le mouvement en tous sens
est Tunique attribut, il s'ensuit que l'homme, réduit à la
liberté pure, ne doit se laisser conditionner par aucune
loi; que, comme Dieu même, qui, avant de produire par
sa toute-puissance la matière de l'univers, en avait pro-
— 87 —
duU les lois par son intelligence, il n'a de morale que son
bon plaisir; consé(|uemment que la condition de Thomme
sur la terre, est celle d'un tyran, ou plutôt, puisqu'il ne
saurait détruire l'œuvre de Dieu, dhine âme captive et
déchue; qu'ainsi sa personne n'a d^ dignité que celle
qu'elle reçoit de sa religion ; que du reste, comme la do-
mination de Tesprit pur sur la matière inerte et pa^ive
est absolue, il n'existe pas de formes authentiques et obli-
gatoires ni pour l'ordre économique ni pour l'ordre poli-
tique, et que Tétat naturel des sociétés est l'arbitraire.
XXXV
Faut-il que ce soit moi qui aujourd'hui vous donne de
semblables leçons! Faut-il qu'après avoir montré par
quelle loi d*équilibre se légitime la propriété, j'aie à dé-
fendre encore, au point de vue de la jsyrhologie, cette
{possession de la terre sans laquelle la vie de Thomme
n'est plus, comme la propriété elle-m^'me, qu'une abs-
traction ! ^
Rien de métaphysique, d'irréel , de purement abstrait
et nominal, ne peut faire partie de l'ordre pratique et
positif des choses humaines. Cela se déduit nettement de
nos axiomes , et la Révolution a mis fin à toutes ces fic-
tions de la transcendance.
Conception pure du moi, expression hautaine de son
absolutisme, la propriété, nous l'avons dit (Étude lir,
ch. Vf), est indispensable à Téconomie sociale; mais elle
n'entre dans le commerce du genre humain qu'à deux
conditions ; l'une, de se soumettre à la coiiiinuue balance
des valeurs et des services ; l'autre, du se léaliser dans
une possession effective. Sans cette condition, elle reste-
rait immorale.
Eh quoi! le Pouvoir social, cette puissance de cojlec-
Uvité qui, spus les poms mystiques de monarchie, aristo-
— 88 —
cratie, gouvernement, autorité, etc., a été prise si long-
temps, tantôt pour une action du ciel, tantôt pour une
fiction de Tesprit, nous l'avons trouvée chose réelle;
l'Économie, nous l'avons reconnue pour une science
réelle; la Justice ^Ile-même nous est apparue comme
une réalité : ce n'est qu'à cette condition de réalisme que
nous, avons pu jeter les bases du droit et de la morale, et
nous dégager de la corruption antique, et la propriété
resterait à Tétat de fantôme, ce ne serait toujours qu'un
mot, servant à exprimer le dévergondage du cœur et de
l'esprit, une négation !«.• C'est inadmissible.
Jh dis donc que, si la propriété est, comme elle doit
être, quelque chose de réel, elle le devient par cette
possession, que le Gode et toute la jurisprudence dis-
tinguent nettement de la propriété; possession que j'ai
toujours défendue, et qui n'a rien de commun avec le
vieux droit caïnite, né d'un faux regard de Jéhovah,
C'est par la possession que l'homme se met en commu*
nion avec la nature, tandis que par la propriété il s'en
sépare; de la même manière que l'homme et la femme
sont en communion par Thabitude domestique, tandis
que la volupté les retient dans Tisolement.
Car il ne suffit pas, pour le succès du laboureur et
pour la félicité de sa vie, qu'il ait une connaissance
générale de son art, des différentes natures de terrain,
et des éléments chimiques qui le composent; il ne lui
suffit pas même de ce titre de propriétaire, si cher à
l'orgueil ; il faut qu'il connaisse de longue main, par tra-
dition patrimoniale et pratique quotidienne, la terre qw^'il
cultive; qu'il y tienne, si j'ose ainsi dire, à la manière
des plantes, par la racine, par le cœur et par le sang :
tout comme il ne suffit pas à un homme, pour faire mé-
nage avec une femme, de connaître la physiologie du
sexe et de porter le titre de mari ou servant; il faut
— 89 —
qu'il s'assimile son épouse, qu'il la sache par cœur, qu'il
la possède d'instinct, de telle sorte que, présent ou ab-
sent, elle ne pense que lui, ne reflète que son action et
sa volonté. Que ne puis-je évoquer ici le témoignage de
ces millions d'âmes rustiques et simples, qui, sans se
demander d'où leur viennent la santé et la joie, vivent
dans raffection de la nature, et ne se doutent pas que le
Catéchisme et le Gode soient justement les deux ennemis
qui sans cesse travaillent à la leur faire perdre!
Vous avez étudié la psychologie au séminaire. Monsei-
gneur; aussi vous ne connaissez rien à l'âme du peuple.
Vous ne l'avez^pas vue, cette âme, sortir de terre, comme
la graine semée par les vents d'automne, et qui lève au
printemps ; vous n'en avez pas suivi, comme moi, l'efflo-
rescence : car vous n'avez pas vécu avec le peuple, vous
n'êtes pas de lui, vous n'êtes pas lui. Permettez donc que
je tt)us cite, en ma personne, un échantillon de cette
existence que l'Église, depuis dix-huit siècles, s'efforce
d'étouffer sous ses badigeonnages. C'est plus intéressant,
je vous assure, que vos orgues, vos cloches, vos vitraux
peints, vos ogives, et toute votre architecture.
XXXVI
M^ biographe m'adresse tel étrange reproche :
a Au collège^ comme plus tard à l'atelier, il refuse de par-
tager les jeux de ses camarades, fait bande à part^ dédaigne
les amis^ se li?re^ entre les heures de travail^ à des promenades
solitaires^ etc. »
Sans doute je méditais dès lors la destruction de la
famille et de la propriété. La sottise réactionnaire ayant
fait de moi, en 1848, un ogre, il a bien fallu me trouver
une jeunesse d'ogre ^ et je ne serais point surpris qu'il se
rencontrât des gens prêts à jurer qu'ils m'ont connu
ogrillon.
— 90 —
Au fait, j'ai pu paraître, de dbuze à vingt ans, un peu
farouche. La faute n*en était pas à mon cœur, mais au
système chrétien, qui, pervertissant les notions, atro-
phiant les instiiuoft, travestit l'homme et lui impose des
sentiments facti^, à la place de ceux que lui a donnés
la nature. • ^
Qu'il me serait aisé, en effaçant ce que la malveillance
amis de fausses couleurs dans ce tableau de ma jeunesse,
de me poser en philosophe imberbe, fuyant la corruption
des villes, et méditant dans la solitude sur les misères de
l'humanité!
La vérité m'est beaucoup moins favorabje ; c'est pour
cela qu'elle est plus instructive, et que je tiens à la réta-
blir.
Jusqu'à douze ans, ma vie s'est passée presque toute
aux champs, occupée tantôt de petits travaux rustiques,
tantôt à garder les vaches. J'ai été cinq ans bôuvier^^e
ne connais pas d'existence à la fois plus contemplati'et
plus réaliste, plus opposée à cet absurde spiritualisme
qui fait le fond de Téducation et <ie la vie chrétienne,
que celle de l'homme des champs. A la ville, je me sen-
tais dépaysé. L'ouvrier n'a rien du campagnard; patois à
part, il ne parle pas la même langue, il n'adore pas les
mêmes dieux; on sent qu'ils passé par le poliss^ir; il
loge entre la caserne et le séminaire, il touche à l'Aca-
démie et à l'hôtel de ville. Quel exil pour moi quand il
me fallut suivre les classes du collège, où je ne vivais plus
que par le cerveau , où, entre autres simplicités, on pré-
tendait m'initier à la nature que je quittais, par des nar-
rations et des thèmes!...
Le paysan est le moins romantigglB, le moins idéaliste
des hommes. Plongé dans la réa^, ]^ est l'opposé du
dilettante^ et ne donnera jamais trénte^ous du plus ma-
gnifique tableau de paysage. 11 aime la nature. comme
— 91 -^
l'enfant aime sa nourrice, moins occupé de ses charmes,
dont le sentiment ne lui est pas étranger cependant, que
de sa fécondité. Ce n*est pas lui qui tombera en extase
devant la campagne de Rome, ses lignes majestueuses et
son superbe horizon ; comme le prosaïque Montaigne, il
n'en apercevra que le désert, les flaques pestilentielles et
la rnaVaria. Il n'imagine pas qu'il existe de poésie et
de beauté là où son âme ne découvre que famine, ma-
ladie et mort : d'accord en cela avec le chantre des Géof"
giques^ qui, en célébrant la richesse des campagnes,
n'imagina point sans doute, avec les rimeurs efflanqués
de notre temps, qu'elle en fût l'élément antipoétique. Le
paysan aime la liature pour ses puissantes mamelles,
pour la vie dont elle regorge. Il ne l'effleure pas d'un
œil d'artiste ; il la earesse à pleins bras, comme TaAiou-
reux du Cantique des cantiques : Veni, et inebriemur
uberibus; il la mange. Lisez Michelet racontant la tournée
di(^ paysan, le dimanche, autour de sa terre : quelle
jouissance intime! quels regards !... Il m'a fallu du temps
et de l'étude, je l'avoue, pour trouver de l'agrément à
ces descriptions de lever et de coucher de sgleil, de clairs
de lime et des quatre saisons. J*avais vingt-cinq ans que
le précepteur d'Emile^ le prototype du genre, ne me
paraissait encore, en ce qui regarde le sentiment de la
nature, qu'un maigre fils d'horloger. Ceux qui parlent
si bien jouissent peu ; ils ressemblent aux dégustateurs
qui, pour apprécier le vin, le prennent dans l'argent et
le regardent à travers le cristal.
Quel plaisir autrefois de me rouler dans les hautes
herbes, que j'aurais voulu brouter, commîmes vaches;
de caurir pieds nus sur les sentiers unis, le long des
haies ; d'enfoncer mes jambes, en rechaussant (rebinant)
les verts iurquieis^ dans la terre profonde et fraîche l.Plus
d'une fois, fàv les chaudes matinées de juin» il m'est
— 92 —
arrivé de quitter mes habits et de prendre sur la pelouse
un bain de rosée. Que dites* vous de cette existence crot-
tée, Monseigneur? Elle fait de médiocres chrétiens, jo
vous assure. A peine si je distinguais alors moi du non-
moi. Moi, c'était tout ce que je pouvais toucher de la
main, atteindre du regard, et qui m*était bon à quelque
chose; non-moi était tout ce qui pouvait nuire ou résister
à moi. L'idée de ma personnalité se confondait dans ma
tête avec celle de mon bien-être, et je n'avais garde d'al-
ler chercher là-dessous la substance inétendue et imma-
térielle. Tout le jour je me remplissais de mûres, de rai-
ponces, de salsifis des prés, de pois verts, de graines de
pavots, d'épis de maïs grillés, de baies de toutes sortes,
prunelles, blessons, alises, merises, églàntines, lambrus-
ques, fruits sauvages; je me gorgeais d'une masse de
crudités à faire crever un petit bourgeois élevé gentiment,
et qui ne produisaient d'autre effet sur mon estomac que
de me donner le soir un formidable appétit. L'aime na-
ture ne fait mal à ceux qui lui appartiennent.
Hélas! je ne pourrais plus aujourd'hui faire de ces su-
perbes picorées. Sous prétexte de prévenir les dégâts,
l'administration a fait détruire tous les arbres fruitiers
des forêts. Un ermite ne trouverait plus sa vie dans nos
bois civilisés. Défense aux pauvres gens de ramasser jus-
qu'aux glands et aux faînes; défense de couper l'herbe
des sentiers pour leurs chèvres. Allez, pauvres, allez en
Afrique et dans TOrégon :
•Yeteres migrate coloni !
Que d'ondées j'ai essuyées! que de fois, trempé jus-
qu'aux os, j'ai^éché mes habits sur mon corps, à la bise
ou au soleil! Que de bains pris à toute heure, l'été dans
la rivière, l'hiver dans les sources! Je grimpais sur les
arbros; je me fourrais dans les cavernes; j'attrapais les
grenouilles à la course, les écrevisses dans leurs trous,
— 93 —
au risque de rencontrer une affreuse salamandre; puis je
faisais sans désemparer griller ma chasse sur les char-
bons. Il y a, de l'homme à la bête, à. tout ce qui existe,
des sympathies et des haines secrètes dont la civilisation
Ole le sentiment. J'aimais mes vaches, mais d'une affec-
tion inégale; j'avais des préférences pour une poule, pour
un arbre, pour un rocher. On m'avait dit que le lézard
est ami de l'homme, et je le croyais sincèrement. Mais
j'ai toujours fait rude guerre aux serpents, aux cvapauds
et aux chenilles. — Que m* avaient-ils fait ? Nulle of-
fense. Je ne sais ; mais l'expérience des humains me les
a fait détester toujours davantage.
Aussi comme je pleurais en lisant les adieux de Philoc-*
tète, si bien traduits de Sophocle par Fénelon :
« 0 jour heureux, douce lumière, tu te montres enfin, après
tant d'années ! Je f obéis, je pars après avoir salué ces lieux.
Adieu, cher antre ! adieu, nymphes de ces prés humides! Je
n'entendrai plus le bruit sourd des vagues de cette mer. Adieu,
rivage, où tant de fois j'ai souffert des injures de Tair! Adieu,
promontoire, où Écho répéta tant de fois mes gémissements !
Adieu^ douces fontaines, qui me fûtes si amères! Adieu, ô
terre de Lemnos ! laisse-moi partir heureusement, puisque je
vais où m'appelle la volonté des dieux et de mes amis. »
Ceux qui, ^n'ayant jamais éprouvé ces illusions puis-
santes, accusent la superstition des gens de la campagne,
me font parfois pitié. J'étais grandelet que je croyais en-
core aux nymphes et aux fées ; et si je ne regrette pas ces
croyances, j'ai le droit de me plaindre de la manière dont
on me les a fait perdre.
XXXVII
Certes, dans cette vie toute de spontanéité, je ne son*
geais guère à l'origine de l'inégalité des fortunes, pas plus
qu'aux mystères de la foi. Point de famine, point d'envie.
Chez mon père, nous déjeunions le matin de bouillie de
-94-
maïs, appelée gaudes; à midi, les pommes de terre; le
soir, la soupe au lard, et cela tout le long de la semaine.
£n dépit des économistes qui vantent le régime anglais,
nous étions, avec cette alimentation végétale, gros et forts.
Savez-vous pourquoi? C'est que nous respirions l'air de
nos champs et que nous vivions du produit de notre cul-
ture. Le peuple a le sentiment de cette vérité quand il dit
que l'air de la campagne nourrit le paysan, au lieu que
le pain^qu'on mange à Paris ne tient pas la faim.
Sans le savoir, et malgré mon baptême, j'étais une sorte
de panthéiste pratique. Le panthéisme est la religion dçs
enfants et des sauvages ; c'est la philosophie de tous ceux
qur, retenus par l'âge, l'éducation, la langue, dans la vie
sensitive, ne sont pas arrivés à l'abstraction et à l'idéal,
deux choses que, selon moi, il est bon d'ajourner le plus
possible.
Je ne suis donc pas de l'avis de Rousseau, t]iii, de crainte
de super^ition, voulant précisément fonder la foi sur le
raisonnement et la conscience, défendait de parler de Dieu
à son élève avant la vingtième année, puis le livrait à la
théologie : excellente méthode pour éterniser la supersti-
tion ! La notion de Dieu, comme celle de substance et de
cause, est primitive, propre surtout aux intelligences
inexercées, et doit perdre son empire à meisure qu'elles
s'élèvent à la vraie science. Laisses donc les enfants
parler à leur aise, tout leur soûl, de Dieu, des anges, des
âmes^des fées, des griffons, des hercules, comme des rois
et des reines; laissez leur entendement jeter sa gourme,
condition nécessaire aux spéculations positives de la viri-
lité. Pendant le premier âge , les conceptions du mysti-
cisme, si facilement reçues par l'imagination, servent de
supplément et comme de préparation à la métaphysique.
Veillez seulement à ce que ces conceptions, tournant au
fanatisme , n'usurpent dans leur cœur la place que la
— 96 —
Justice deu)|^doit y occuper. Le moment venu, elles s'éva-
nouiront (Telles-mêmes, et votre prudence n'aura pas à
craindre de ce côté de questions indiscrètes. Pierre Le-
roux s'écrie quelque part : Que répondrez-vous à votre
jeune fille <1U|É|L olle vous demandera : Qu^est^ce que
Dieu? — Ehimgne philosophe, je lui demanderai à mon
tour : Qu'est-ce que Croquemitaine?
Que faut-il, en effet, pour changer les conceptions
idolâtriques de l'enfance en philosophie sociale? Montrez
au jeune homme^ar le rapport des lois et l'analogie
des formes, la clflune des êtres; pénétrez son intelligence
de cette vérité sublime, que les lois de la nature sont les
mêmes que celles de l'esprit et de la Justice, et que, si
cet idéal suorême que la religion appelle Dieu a jsa réalité
quelque pan, c'est dans le cœur de l'honnête homme.
C'est ainsi que vous ferez passer votre élève de la sphère
de la sensatiqii dans celle de la morale.
Et qu'est-ce que la morale, après tout, chez les êtres à
qui le frottement de leurs semblables n'a pas endiDre
donné la notion exacte des rapports et développé le sens
juridique, sinon cet amour Universel, très-peu classique^
je l'avoue, et encore moins romantique, peu raffiné, peu
sentimental, mais réel, souverain, fécond ; où se forme le
génie, où se trempe le caractère, où se constitue la per*
sonnalité, où s'éteignent la superstition et le mysticisme ;
amour divin, qui né se réduit pas à toucher du bout des
lèvres cette mère nature, comme la religieuse qui reçoit
rhostie,i ou comme Pyrame donnant un baiser à Thisbé à
travers la grille du jardin.
XXXVIII
Sorti des études, j'avais atteint ma vingtième année.
Mon père avait perdu son champ; l'hypothèque l'avait
dévoré. Qui sait s'il n'a pas tenu à l'existence d'tine bonne
— 96 —
institution de crédit foncier que je restasse^ute ma vie
paysan et conservateur? Mais le crédit foncier ne fonc-
tionnera, d*une manière vigoureuse, que si la Révolution
y met la main.... Force me fut de prendre un état. De-
venu correcteur d'imprimerie, que vouliez-vous que je
fisse entre les heures de travail? La journée était de dix
heures. Il m'arrivait quelquefois de lire, dans cet inter-
valle, en première épreuve, huit feuilles in-12 d^ouvrages
de théologie et de dévotion : travail excessif, auquel je
dois d'être devenu myope. Empoi9onnj| de mauvais air, de
miasmes métalliques, d'émanations ^maines; le coeur
aiïadi d'une lecture insipide, je n'avais rien de plus pressé
que d'aller hors de ville secpuer cette infection. Vîtes-
vous- jamais paysans sortir de la grand'messe au moment
du sermon? Ainsi je fuyais, à travers champs, cette offi-
cine ecclésiastique où s'engloutissait ma jeunesse. Pour
avoir Tair plus pur, je scandais, terme 4p collège, les
hauts monts qui bordent la vallée du Doubs, et ne man-
quiis pas, quand il y avait de l'orage, de m'en donner le
spectacle. Blotti dans un trou de rocher, j'aimais à re-
garder en face Jupiter fulgurant, cœlo tonantem, sans le
braver ni le craindre. Croyez-vous que je fusse là en sa-
vant ou en artiste? Pas plus l'un que l'autre. Je ne déci-
derai point Wquel des deux est le plus digne de mon admi-
ration, du peintre qui se fait attacher au grand mât d'un
navire afin de mieux saisir l'ouragan, ou du physicien
qui reconnaît et enchaîne la foudre ; du paysagiste qui me
montre sur un mètre carré de toile une vue de» Alpes,
ou de Saussure qui calcule à quelques toises près la hau-
teur du Mont-Blanc. Ce que je sentais, dans ma contem-
plation solitaire, était autre chose. La foudre, me disaifi-je,
et son tonnerre, les vents, les nues, la pluie, c'est encore
moi.... A Besançon, les bonnes femmes ont l'habitude,
quand il és|[aire, de se signer. Je croyais trouver la rai-
— 97 —
son de cette pratique pieuse dans le sentiment que j*é-
prouvais, que toute crise de la nature est un écho de ce
qui se passe dans Tâme d^homme.
Ainsi s'est faite mon éducation, éducation d'un enfant
du peuple. Tous ne jouissent pas, j'en conviens, de la
même force de résistance, Ikda même activité investiga-
trice ; mais tous sont ^dan^Ies mêmes dispositions. C'est
"te contraste de la vie réelle suggérée par la nature, et
de rééducation factice donnée par la Religion, qui a fait
naître en moi le doute philosophique, et m'a mis en garde
contrôles opinions dès sectes et les institutions des so-
ciétés. **
Depuis, il a bien fallu me civiliser. Mais l'avouerai-jef
le peu que j'en ai pris me dégoûte. Je trouve que dans
cette prétendue civilisation, saturée d'hypocrisie, la vie
est sans couleur ni saveur; les passions sans énergie,
sans franchise; l'imagination étriquée, le style affecté ou
plat. Je hais les maisons à plus d'un étage, danulesquelles,
à l'inverse de la hiérarchie sociale, les petits sont guindés
en haut, les grands établis pfè^ittr&ol ; je déteste, à l'égal
des prisons, les églises, les séminaires, les couvents, les
casernes, les hôpitaux, les asiles ^t les crèches» Tout cela
me sen0|)le de la démoralisation. Et quand je me rappelle
que le mot païen, paganus^ signifie paysan ; ^le le paga-
nisme, la paysannerie, c'est-à-dire le culte des divinités
champêtres, le panthéisme rural, est le dernier nom sous
lequel le polythéisme a été vaincu et écrasé par son rivaf;
quand je songe que le christianisme a condamné la nature
en même temps que Thumanité, je me demande si l'É-
glise, à force de prendre le contre-pied des religions dé-
chues, n'a pas fini par prendre le contr^pied *du sens
commun et des bonnes mœurs ; si sa spiritualité est autre
chose que la combustion spontanée des âmes; si le Christ,
qui devait nous racheter, ne se trouve pas plutôt nous
H. 6
— 98 —
•r
avoir vendus; si le Dieu soi-disant trois fois saint n*est
pas au contraire le Diçu trois fois impur; si, tandiaque
vous nous criez: La tête en haut, Sursùm^ regardez le
ciel, vous ne faites pas précisément tout ce qu'il faut
pour nous jeter, la tète en bas, dans le puits.
Voilà, et depuis longtemf», ce que je me demande, et
sur quoi j'appelle instamment, Monseigneur, votre atten-
tion. Montrez-moi, au point de vue des intelligences et
des caractères,^ des relations de famille et de cité, du
monde intérieur qui est la conscience, et du monde exté-
rieur qui est i^^^iature, montrez-moi la moralité et l'ef-
ficacité de l'^ucation ecclésiastique; et non-seulement
vous aurez bien mérité de la civilisation et du peuple,
mais, ce qui vaut mieux pour vous et ne sera pas moins
décisif, vous aurez arraché à l'incrédulité son argument
le plus péremptoire.
CHAPITRE V.
L'homme en face de la mort.
XXXIX
La mort est l'épreuve décisive de la valeur de l'éduca-
tion et de la moralité d'une société.
Dites-moi la mort d'un homme, et*je vous dirai sa vie;
réciproquement, dites-moi la vie de cet homme, et je
vous prédirai sa mort. Je fais abstraction des trépas su-
bits, qui ne laissent pas aux mourants la conscience de
leur état, comme des existences sur lesquelles pèse une
tyranniS ou une fatalité invincible.
Ce sujet est grave : nous en chercherons les éléments
à travers l'histoire.
Les' anciens y tout religieux qu'ils fussent, spéculaient
— 99 —
peu : comme il convient à une civilisation naissante, ils
pratiquaient davantage. Point de phrases sur la mort,
non plus que sur la vie ; pas de dftain de celle-ci, pas de
jactance vis-à-vis de celle-là. De même qu'on s'efforçait
de vivre sa ^e le mieux qu'il fût possible, on mourait
sa mort naturellement, avec calme, sans peur ni regret.
La religion, quj s'occupait de tant de choses, ne disait
rien, presque rien de la mort; elle ne paraissait qu'aux
funérailles.
Il y avait bien quelque mythe vague, obscur, qui par-
lait du royaume souterrain, du séjour des ombres, de leur
transmigration, de leurs apparitions, de leur renaissance;
mais ce mythe, négligé, grossier, comme on le voit dans
Homère, .conçu au bord des fosses, à la vue de cadavres,
ou en face des bûchers qui les consumaient, ne parait pas
avoir exercé sur la pratique d'influence sérieuse. 11 y a
dans Y Iliade, au commencement du premier livre, un mot
qui fait voir le peu d'estime qu'on faisait de l'âme, le peu
de place qu'eljUenait dans l'existence des héros :
« Chante^ Mus^^ette colère funeste qui précipita dans le
Tartare une foule d'âmes généreuses de héros^ et les livra
Eux-HÊHEs en pâture ^ni chiens et aux oiseaux. »
Eux-mêmes, outouç,'* c'est-à-dire les corps, par opposi-
tion aux âmes, tj/uxaç '• • • •
Il semble même que, dès les temps les plus anciens, la
croyance aux mânes fût méprisée : c'est elle que les Ro-
mains désignaient par le mot de superstition , formé de
superesse ou superstare , comme qui dirait Ja foi à la
survivance, ou mieux la foi aux revenants. La croyance à
l'immortalité des âmes ne faisait pas partie de la religion ;
elle en était au contraire une dégénérescence konteusd*
Quant au mosaïsme, il est notoire que îes.sadducéens,
qui en représentaient la pure tradition, niaient^la distinc-
tion de l'âme, et^ à plus forte raison, sa survivance. Cette
— 100 —
opinion fut introduite, après la captivité de BabyJone, par
les pharisiens^ mot qui signifie, suivant l'une ou Tautre
des deux étymologies qu*on lui donne, hérétiques, ou
sectateurs du parsisme, c'est-à-dire de la doctrine de
Zoroastre. *
XL
N*attendant rien de la religion, la bonne mort, Vetitha^
nasie, chez les anciens, résultait de deux causes : la plé-
nitude (^'existence, et la communion sociale.
Il mourut jp/^in dejours^ dit la Bible, éhtendant par ce
mot, non pas tant le nombre des années que la parfaite
ordonnance, congruité et beauté de la vie, dans toutes
ses périodes et manifestations.
La mort, ainsi obtenue, est la dernière des béatitudes.
Loin qu*elle paraisse amère, elle exclut toute addition de
bonheur, par conséquent^out supplément de vie. G*est
l'idée rendue par La Fontaine :
Rien ne trouble sa fin, c'est le soir d'un -beau jour.
Voilà, en douze syllabes, toute la pratique des anciens
sur le bien mourir ; voilà leur sacrement.
La seconde cause qui leur rendait la mort heureuse
était le sentiment de la communion sociale dans laquelle
ils expiraient.
Il y en a un bel exemple dans le distique de Simonide
gravé au passage des Thermopyles sur la tombe des trois
cents Spartiates : Passant^ va dire à Lacédémone que
nous sommes morts ici pour obéir à ses lois.
Point d'allusion à une vie ultérieure, point d^exalta-
tiorf vaine. Le fait pur et simple, sublime dans sa simpli-
cité : Ici nous sommes morts, mais nous vivons à Lacé-
démone.
C'est dans ce sens qu'il faut entendre la chanson d'Har-
modius : Je porterai mon épée dans une branche de myrte.
— 101 -
comme firent Harmodius et Aristogiton, lorsqu'ils frap-
pèrentle tyran Hipparque^ avx fêtes des Panathénées.,:
Non, cher Harmodius^ tu n'es pas mort; tu vis dans les
(les bienheureuses^ en compagnie d'A chille et de Diomède. . ♦
Ici, c'est le citoyen qui se met en communion avec leg
anciens héros , toujours vivants au sein de la patrie, et
qae ni le fer de Tennemi, ni la rage des tyrans, ne saurait
atteindre.
Athènes avait faitfHe celte idée une institution ; c'était
l'oraison funèbre des citoyens morts pour la patrie, dont
les noms étaient gravés sur les marbres publics, et les en-
fants élevés aux frais du trésor. Croit-on que cela ne valût
pas notre Requiem ?
Communion sociale, exprimée par la famille, organisée
par la cité, par la confédération ou Tamphictyonié ; vie
qui se prolongeait au delà du tombeau par la participa-
tion à la vie des ancêtres et à celle des descendants ;
c'est ainsi que la mort disparaissait englobée dans la per*
pétuité de la patrie, et que le dernier soupir s'échappait
dans le ravissement de la fraternité. -
« Chez les ^mains, dit M. Franz de Champagny, l'homme
unissait sa vie à celle 4e ses aïeux et à celle de ses descen-
dants. Au lieu de prolonger sa vie dans une douteuse éternité^
il la prolongeait par le sentiment plus intime de l'hérédité.
Pour lui^ rimmortalité de la famille^ de la tribu^ de la patrie^
remplaçait rimmortalité de l'âme... L'élysée du Romain^ c'é-
tait la grandeur future de Rome. La vertu^ le patriotisme et la
gloire antique viennent de là : ce sont des vertus civiques
transformées en vertus religieuses. » {Les Césars,)
Famille, tribu, patrie : quelle maigre immortalité pour
nous autres chrétiens!... Il faut croire cependant que
cette idée de communion sociale et de vie collective
n'était pas sans quelque réalité pour les anciens, puis-
qu'elle leur fit produire tant d'actes d'héroïsme, qui , en
II. 6.
— 102 —
dépit de nos prétenlions à la sainteté et de notre verbiage,
restent encore nos modèles.
Inutile d*observer, du reste, que de ces deux conditions
desquelles dépendait la bonne mort, savoir la plénitude
de la vie et la communion sociale, la première suppose la
seconde. Pas de vie pleine pour l'esclave, pour le con-
damné, pour le banni, pour celui dont la patrie était en-
vahie par l'étranger, déchirée par la guerre civile, ou
asservie par le tyran. Pour celui-là, yide absolu de l'exis-
tence ; conséquemmcnt, la mort avec toutes ses horreurs.
XLl
Aussi, quel désespoir saisit la société antique, quand
par reflet deâ révolutions le lien social vint à sm rompre,
et qu'il n'y eut plus de communion ! C*<ist un des phéno-
mènes les plus saisissants de riiisloire, et en même
temps le moins compris, ]»our ne pas dire le moins
aperçu. A mesure que la vie collective se dissout, que la
vie individuelle perd de sa plénitude, on voit s'accroître
l'angoisse de la mort. Il semble que les âmes désolées,
autrefois si calmes, si vivantes dans la mort, crient sous
son aiguillon. Le grand Pan est mort ; les âflàes sont dans
la consternation, elles remplissent l'air de leurs gémis-
sements !
Alors commence la période de dissolution : la con-
science, isolée, perdue, cherche un remède à l'horreur qui
la tourmente, et tâche en vain de s'étourdir. C'est une dé-
route, un sauve-qui-petit. La poésie rêve de squelettes;
les francs-maçons d'Eleusis offrent leurs mystères , les
philosophes leurs abstractions. Qui nous délivrera de cette
atroce pensée de la mort? Car, hélas ! plus de patrie, plus
d'euthanasie : la vie et la mort sont toutes deux absurdes.
C'est par Tlonie que commence la débâcle.
Les Grecs d'Ionie sont tombés sous la domination per-
— 103 —
sane. Pour comble de misère, entre eux et le grand roi
se place la tyrannie indigène. Plus de communion : des
enrichis et de& esclaves, pour qui la vieiibj^neuse rem-
place l'héroïsme. Les poésies d'Anacréon ^t remplies
de cette épouvante : rien ne fait mal à voir comme ce
poète octogénaire appelant sans cesse, contre la mort»
l*élourdissement de la volupté :
Elles m'ont dit, les femmes :
Anacréon, tu es vieux !
Prends un miroir, et regarde
Tes cheveux : il n'y en a plus.
Et ton front est ras ! . •
— Moi, s'il me reste des cheveux
• Ou si tous sont partis,
Je l'ignore ; mais je sais bien
Que c'est un devoir au vieillard
De mener joyeuse vie "
Plus il approche de la mort.
Ainsi, la vie inimitable^ comme la nommèrent ^ntoine
etCléopâtre, cette recette du désespoir, était pratiquée
en Asie dès le temps d'Anacréon, cinq siècles avant J.-C.
Après la grande guerre médique, la Grèce se déchire
par la guerre civile ; chaque république appelle Tétran*-
ger, et toute liberté expire sous les Macédoniens. Épicure
parait, et ce qu'avait chlmté Anacréon, son école le met
en théorie.
C'est cette théorie qui, jointe au scepticisme de Car-
néade, excita d'abord la réprobation des Romains.
Mais la grande république penche à son tour vers sa
ruine; l'empereur remplace la communion latine : vain-
queurs et vaincus deviennent les pâles sujets de la- mort.
Lucrèce place sa philosophie sous l'invocation de Vénus.
Horace se range sans façon dans la grande étable , avec
Mécénas et ses amis. Toute la noblesse, l'ordre équestre,
— 104 —
épuisés, haletants, embrassent la religion du plaisir. Vir-
gile, qui chanta la régénération romaine, le messianisme
de César, agpelle toiu* à tour à son aide la philosophie
d'Épicure, la science] d'Atchimède et la métaphysique de
Platon. Pas plus que les autres il ne croit à la vertu pa-
triotique, et se sauve dans 1* humanité.
Quelques-uns protestent en faVeur des mœurs antiques,
par haine du prince, dégoût de la multitude*, regret de
leurs honneurs : ils sont si bien de leur siècle, qu*ils ne
pensent même pas que cette vieille république, si elle
pouvait renaître, serait le seul et efficace remède à la
peur de la mort,
XLII
Nous touchons à la transition qui amènera bientôt le
christianisme. A défaut d'une communion qui n'est plus,
et dont on ne sait même pas se rendre compte, on de-
mande une foi! Le stoïcisme apporte son. dogme, aussi
impuissant que celui d'Épicure.
Sorte de platonisme pratique et sévère, le stoïcisme
prend le contre-pied d'Épicure : il foule aux pieds la vo-
lupté; il nie que la douleur soit un^al ; dans la vertu seule
il découvre le souverain bien, dans le vice la souveraine
misère, et enseigne à mépriser la mort,, en élevant à la
hauteur d'une déduction métaphysique la vieille, l'impure
croyance aux revenants, la Superstition !
Avec quel art il la décore !
« Le monde est un être animée vivant; Dieu en est Tânie :
et comme l'âme et le corps de Thomme forment uu sujet
unique, de même Dieu et le monde forment un tout insépa-
rable^ .qui est l'Absolu.
« De cet Absolu font partie les corps et les âmes, dont l'u-
nion constitue notre vie, dont noire mort n'est que la sépara-
tion. Après le trépas, le principe animique rentre en Dieu,
âme universelle; le corps est rendu aux éléments. »
_ 105 —
C'est ainsi qae les stoïciens essayent de relever les
mœurs, et de guérir les courages.
IlTaut voir avec quelle timidité ils sont accueillis! Les
honnêtes gens, les hommes d'une vertu déterminée, vou-
draient qu'ils eussent raison; ils n'osent s'y livrer. Cicé-
ronles admire, les favorise; mais Garnéade lui ôte la foi!
Gaton lit et relit, avant de mourir, son Phédon, non
pas tant pour s'encourager, comme on l'a dit : celui-là,
qui avait conservé les mœurs anciennes n^avail certes
pas plus peur de la mort qu'un Cassius, un Pétronius, et
tant d'autres épicuriens qui moururent avec honneur;
Caton cherchait à se consoler de la république, il cher*
chait si la perle de la liberté n'avait pas quelque raison
dans Tordre éternel.
Thraséa fait comme Caton. Avant de recevoir sa con-
damnation, il cause avec Démétrius de la séparation de
l'âme et du corps. Puis, quand le questeur arrive, porteur
de l'ordre fatal, le Romain dit adieu au philosophe, or-
donne à sa femme de se conserver pour sa fille, heureux
que son gendre ne piartage pas son supplice; et tout en-
tier à cette communion sacrée de la faniille et de la patrie,
dont il est le dernier représentant, il se fait ouvrir la
veine, et offre son sang, comme une libation, — à l'im-
roortalité de l'âme? non, h^ Jupiter libérateur.
Tacite, à la fin de la vie d'Agricola, son beau-p'èrc,
s*écrie, dans un mouvement de tendresse poétique :
« S'il est un séjour aui mânes des saints; si, comme le
veulent les philosophes» les grandes âmes ne périssent pas
avec les corps. »
On voit qu'il s'agit pour Tacite d'une opinion nouvelle,
que les anciens niaient pas connue, et doAt leur reli-
gion n'avait pas éprouvé lenesoin. On a dit que les lois
étaient le signe de la décadence dessalions : comment se
faitrU que la croyance à une vie future se répande parmi
— 106 —
les hommes, juste aux époques où ils ne valent plus rien
pour celle-ci?
XLllI
Mais nous n*avons fait encore qu'effleurer ce funèbre
sujet.
En supposant que la théorie de la dissociation des âmes
et des corps ait pu être, aussi bien que celle d*Épicure,
de quelque soulagement dans l'universelle épouvante, on
comprendra que de tels remèdes n'étaient pas à la portée
du vulgaire, et que, le jour où les masses réclameraient à
leur tour un antidote ccHitre l'ennui de la mort, les poèmes
érotico-bachiquesd'Anacréon, d'Alcée, d'Horace,<ie même
que les spéculations platoniques et stoïciennes, seraient
d'un médiocre eflet.
Or, ce jour-là était venu. La société romaine dissoute,
la plèbe, aussi bien que le patriciat, était dans le vide; les
âmes vulgaires, comme les âmes d^élite, pendaient en
l'air, ouvertes au vent, comme des vessies crevées; c'est
le tableau qu'en fait Virgile : « ..
... Alias panduntur inancs
Suspensœ ad ventps.
Qui viendrait au secours de cette multitude?
11 y a des médecins pour toij^tes les fortunes.
La Grèce, dont la gloire et la décadence avaient devance
de plusieurs siècles celles de Rome, avait produit, à l'u-
sage des classes inférieures, une philosophie péremptoire.
Il n'est pas permis à tout le monde d'aller à Corinthe^
disait Démosthènes. — Non, répliqua Diogène; mais il
est permis à tput le monde de n'y pas aller, et de se passer
de Corinthe.
Les cyniques trouvent ici, dans le naufrage général,
leur emploi , et, sans qu'il y paraisse, c'est leur système
qui a le plus de vogue. Trop peu de gens sont à même de
— 107 —
prendre les dragées d*Épieure, un plus petit nombre en-
core pourrait digérer les pilules transcendantales de Ze-
non ; la besace de Diogène est accessible à tout le monde.
La plèbe césarienne, quatre à cinq cent mille lazzaroni
partageant Templre avec César, nourrie par la frumenta-
tion, c'est-à-dire à peu près pour rien, baignée pour rien,
contente de sa gueuserie, prend le parti héroïque de mé-
priser cordialement une existence dont elle a perdu, en
se donnant à César, le sentiment, la dignité, l'exercice,
l'objet, la signification.
Pour se fortifier contre la mort, elle s'habitue à ne faire
nul cas de la vie : chose facile, sous le gouvernement
de Césart^La vie, en effet, pour cette multitude, est de-
venue un non-sens. Au lieu de la plénitude des jours, qui
faisait la félicité des anciens, on a le ^spleen. Si donc ce
n*est plus den de vivre, dans cette société en poussière,
comment seraitrce quelque chose de mourir? Écoutez le
cri du prétorien à Néron fugitif, tremblant devant la
mort : Ûsque adeone tnori miserum est ? Ton règne est
fini, meurs donc : cela est-il si difficile?
Analysez le caractère du peuple romain des derniers
temps de la république et de ceux de l'empire : au fond,
vous ne trouvez que le cynisme; c'est le cynisme, dans la
majesté du Capitole, qui fait le tempérament du peuple-
roi, la vie morale de Rome, le génie de César.
Or, quand le peuple se mêle de quelque chose, philo-
sophie ou religion, amour de Dieu ou mépris de la vie, il
arrive à des conceptions fantastiques, il crée des géants
et des monstres. Les fils de la louve, prenant la besace,
et se mettant en tête de combattre la mort et ses terreui's,
devaient accoucher d'une idée horrible, qui ferait frémir
l'histoire.
Le suicide n'avait plus rien de neuf ; depuis longtemps
on avait appris, par de nobles exemples, à l'honorer; on
-- 108 —
savait qu*il était le refuge de la dignité contre toute in-
jure de la tyrannie ou de la fortune : mérite vulgaire,
bagatelle, dont on ne parlait plus. La république morte,
le suicide se trouva usé.
Qu'est-ce donc que découvrit la ferocitas romana? —
Les combats de gladiateurs.
XLIV
Certaines gens blâment les combats de taureaux, comme
entretenant la cruauté; la sévère Albion a renoncé à sa
boxe. Que dirions*nous si le gouvernement, au lieu d*en-
voyer à Téchafaud les condamnés à mort, s'avisait, pour
le divertissement du peuple, de les faire battra en plein
hippodrome jusqu'à ce que mort s'ensuivît?...
Mais ce n'étaient pas deux hommes, deux criminels,
dont Rome se donnait le régal ; c'étaient des centaines,
des milliers de prisonniers, de vraies boucheries, où le
sang coulait à flots comme aux champs de Pharsale et de
Philippe. Sous la république, il était défendu de donner
à la fois plus de cent gladiateurs. Auguste, voulant plaire
au peuple, éleva ce nombre à soixante couples par repré-
sentation. La rage de ces spectacles croissant toujours, le
chiffre de cent vingt hommes fut bientôt dépassé, sur
l'exigence du peuple et par la complaisance du sénat ;
sans compter que ces massacres avaient lieu partout : les
moindres cités avaient leur cirque, avec leurs casernes de
gladiateurs. Le roi de Judée Agrippa fit battre un jour
quatorze cents condamnés. Gordien, étant édile, donnait
régulièrement de cent cinquante à cinq cents paires.
Trajan, dans un seul jour, fit paraître dix mille gladia-
teurs; et dans la grande naumachie qui eut lieu, sous
l'empire de Claude, sur le lac Fucin, il y eut jusqu'à dix-
neuf mille combattants. Au triomphe de Probe, six cents
hommes étaient destinés au cirque : de ce nombre, quatre-
— 109 —
vingts, s'éiant échappés, sUaqucrent les spectateurs, se
répandirent dans la ville, et furent enfin terrassés par les
iégionnarres, après avoir vendu chèrement leur vie. Ce fut
un scandale énorme.
Les historiens qui ont touché cette question, tels que
Chateaubriand, ne manqueni pas en général de Texploiter
au profit du christianisme : comme si les combats de gla-
diateurs, dont la corruption romaine s'assouvit pendant
plus de cinq siècles^ étaient de l'essence du paganisme,
comme s'il ne fallait pas chercher ailleurs la raison de ce
sanglant phénomène!
D'après Cicéron, Sénèque, Pline, Juvénal, et les auteurs
contemporains, on voit que Topinion les regardait comme
une école de courage, où les citoyens apprenaient à mé-
priser le sang et la mort. Sous un empereur, je crois que
[ut Septime-Sévère, comme on songeait à réformer les
irs, les jurisconsultes qui formaient le conseil impé-
rial soutinrent' avec force les combats du cirque, néces-
saires, disaient-ils, pour entretenir le courage militaire
et former l'âme du soldat.
Mais il est évident que cette allégation ne contient que
la moitié de la vérité : comment le sbldat de Tempire
avait-il besoin de cet excitant, dont s'étaient passés les
guerriers de la république? La v^aie cause, je le répète,
est dans la désorganisation universelle, qui, laissant
l'homme sans liberté, sans droit, sans communion, sans
patrie , n'offrant à sa solitude pour toute compensation
que César, le poussait au mépris de la vie en même temps
qu'elle le livrait sans défense aux affres de la mort.
L'influence, telle quelle, des combats de gladiateurs
sur les courages, se manifeste chez les martyrs trop
vantés du christianisme. C'est le même saiig-froid devant
la mort, la même bravoure ou crânerie, la mênoe impas*
sibilité. Ils meurent, ces combattants du Christ, comme
— 110 —
des gladiateurs. C'est Véloge qu'en font les écrivains
ecclésiastiques : la comparaison revient sans ce^se dans
les récits du martyrologe et dans les hymnes. Quand
des hommes lib^s, des chevaliers, des sénateurs, des
femmes, s'élançaient dans le cirque, sans autre but que
de faire montre de leur corfrage dans un combat à ou-
trance, cgmment des fanatiques, unis contre l'empereur
par leur foi au Messie étemel, n'auraiQn^ils pas su mourir
pour leur Église et pour leur Dieu?.«. *
XLV *^
Mais j'ai hâte à» savoir comment Ib christianisme en-
treprit de mettre fin à - cette panique, qui plus que les
massacres du cirque et toutes les débauches déshonora la
fin de la société païenne.
Le premier mot du christianisme fut un cri.de victoire*
Que parlez-vous, cyniques, de votre mépris de la vie?
vous, stoïciens, de votre indifférence pour la douleur et
la mort? vous tous, héritiers des anciens sages, inter-
prètes des dieux, de l'évaporation des âmes et des mâ-
nes impalpables? Que nous vantes-tu, troupe d'Épicure,
tes joies au désespoir? et toi, plèbe affamée de Ro-
mulus, tes combats de gladiateurs? Écoutez ces homme?»
venus de Judée, que N%ron fit enduire de poix et flamber
dans ses jardins, en guise de lampions. Ils annoncent. •••
la résurrection des corps !
C'était par là, en effet, que débutaient les nouveaux
sectaires.
lie christianisme, par ses origines, avait plus d'un rap-
port avec les sectes qui s'étaient donné mission de rendre
aux Ronaains le calme et la sérénité de leurs aïetix. Des cy-
niques, il avait l'affectation de pauvreté et de détache-
ment ; des stoïciens, il prenait la gravité et déjà le spiri-
tualisme; des épicuriens, il retenait, pour l'époque qui
— 111 —
soivrait le retour du Christ, l'espoir des voluptés maté-^
rielles. Mais il les surpassait tous par son prodigieux
dogme de la résurrection des corps^ sans lequel rimmor-
talité des âmes n^eût paru elle-même qu'une fiche de
consolation.
Certes» ce ne fut pas la moindre addition que Paul et
les autres se permirent à la doctrine du Galiléen. Mais
ainsi se forment les religions. Une religion est un symbole ^
ce qui \eut dire une cotisation. Le pharisaîsme devait
payer son écot dans celle-ci : Jésus , qui pendant sa vie
n'avait cessé de le poursuivre, lui dut après sa mort
l'avantage^ sans lequel il ne fût pas devenu dieu, de
ressusciter.
Un cœur de Juif pouvait^il goûter la survivance de
l'âme à la façon métaphysique des stoïciens ? Qu'est-ce
que cela, une âmelf«.. Cela peuuil manger, boire et faire
Tamoar?... Le pharisaîsme affirmait donc l'immortalité,
non plus par une creuse et obscure métempsycose , non
par la conservation, au sein de l'éther, de cette particule
de la divinité, divihœ particulam aurœ, comme disaient
les philosophes^ qui forme la quintessence de notre être,
mais au moyen d'une belle et bonne résurrection en corps
etâme^ et, ce qui valait mieux, très- prochaine.
Tous ceux qui seraient morts dans la foi du Christ de^
vaient ressusciter pour régner avec lui ; la génération
contemporaine ne passerait point avant que cette résur-
rection arrivât. Au deuxième siècle, les rédacteurs des
Évangiles, qui n'ont rien vu encore, croieut néanmoins
devoir répéter la promesse. Puis on ajourne la résurrec-
tion au troisième siècle , puis on la calcule pour le cin-
quième. De siècle en siède , le millénarisme refait ses
supputations. Enfin, l'attente étant toujours trompée, on
prit le parti de retourner Tannonce. On avait dit d'abord
que le Messie, revenant peu de temps après son ascension,
— 112 —
ressusciterait les morts et régnerait avec ses fidèles pen-
dant mille ans, après quoi tout finirait;, on prétendit
désormais que cetlc venue messianique ne devait avoir
lieu qu*à la fin du monde, comme la conclusion de toutes
choses.
Quoi qu'il en soit, en dépit de la physique, en dépit de
Descaries, qui a fondé le nouveau spiritualisme par sa
distinction des substances, TÉglise a conservé le dogme
de la résurrection des corps et renseigne dans son ca-
téchisme. Ce n*est plus, il est vrai, comnie autrefois, le
pivot de la propagande ; mais c'est toujours un article,
l'avant-dernier, de la profession de foi, carnis resurrec*
tionem.
Qu*on se figure Tétonnement des Romains à cette idée
étrange, quand pour la première fois elle se fit jour dans
la capitale de TËmpire, que Tacite, justement à cette oo
casion, compare à une sentine des folies humaines!
Ces hommes, qui n'osaient en croire les stoïciens sur
l'immortalité des âmes, que devaient-ils penser à cette
idée inouïe de la résurrection des corps If La foi aux mânes
était traitée par eux de superstition : que serait-ce de la
revenance des cadavres? Une seule chose peut donner
l'idée du dégoût qu'ils durent éprouver, c'est la croyance
aux vampires, encore répandue chez les peuples slaves,
et qui n'a pas d'autre origine que la résurrection. Exitia-
bilis superstitio ^ dit Tacite, qui se console presque, à
cotte idée, du supplice atroce par lequel Néron fit périr
ces misérables.
XLVl
Me demanderez-vous, aprèsrcela, si le cordial offert par
le christianisme contre la peur de la mort produisit de
l'effet?
Hélas! la maladie était de celles qui ne se guérissent
**
— lis —
point par des conjurations et des actes de foi. Ni le tau-
robole, ni le baptême, les infusions de sang pas plus que
les immersions dans Teau, n'y^pouvaient rien.
Avec le christianisme, le monde parut comme une fan-
tasmagorie.
« Et je vis, dit TApocalypse, un cheval pâle , et celui qui
le montait avait nom la Mort, et TEnfer le suivait. »
Une société qui ne vivait plus que dans Tespoir de la
résurrection était morte en effet ; ^es cités, ses palais,
ses théâtres, étaient des cimetières, ses temples des cata-
combes. Morte de son épouvante, ou morte de sa nou-
velle religion, lequel pensez-vous qui soit plus à la gloire
du nom chrétien?
Tant que dura la persécution, la lutte soutenant les
courages, TÉglise vécut de la vie de l'ancienne société :
l'ère des martyrs, qui commence et finit en même temps
que celle des gladiateurs, est la plus vivante de Thistoire
ecclésiastique.
Mais quand César se fut converti, quand on vit les em-
pereurs, atteints sous la pourpre de la maladie univer-
selle, se munir, à leurs derniers moments, des sacre-
ments des morts, toute vertu s'évanouit. D'un côté,
la résurrection ajournée à la fin des siècles , les âmes,
en attendant l'heure de la réunion aux corps, gar-
dées dans les limbes; d'autre part, la terreur des juge-
ments de Dieu , tout cela , loin d'atténuer le mai, ne fit
que l'empirer. Peu s'en fallut que le monde chrétien, à
peine installé, ne s^enfuît, tant la vie lui. était triste, tant
la mort lui donnait de tremblement. Les uns^ comme
Antoine, parlent à dix-huit ans pour le désert, se dé-
pouillent de leur vie, apaisent Dieu par une mort de cin-
quante et de quatre-vingts années. D'aulrcs, comme Jé-
rôme, sans quitter tout à fait le monde, s'exténuent
— 114 —
d'abstinences, s'abiment de travaux et de veiiies, pour-
suivis qu'i|f( sont par la trompette du dernier jour.
Les siècles se sont écoulés , et rhumaniié continue de
marcher dans son propre deuil : le moyen âge tout entier
est un long enterrement. L'Homère de la société féodale
est Dante : il chante Y Enfer ^ le Purgatoire et le Paradis.
Son philosophe est Tauteur de V Imitation : il préconise
les jouissances intimes de la solitude, les voluptés du dé-
vètissement, l'égoisme du cercueil. Sans doute le quin-
zième, le seizième siècle, ramenant la philosophie, les
sciences, les lettres, les arts, l'industrie et ses découvertes,
vont, aux cris puissants de la Renaissance et de la Ré-
forme, mettre fin à ce pèlerinage d'outre-tombe, changer
en une civilisation joyeuse l'Église de ténèbres et ses
fêtes nocturnes. Rien : la philosophie et les miises sont
encore des revenants. Drapées dans leur suaire et faisant
le signe de la croix, elles raffinent sur la mort; elles nous
apprennent à la savourer, à.la goûter, comme n'avaient
pas su les martyrs, comme ne le soupçonnèrent jamais les
Pères du désert.
Lisez nos sermonnaires, nos auteurs ascétiques et mys-
tiques, nos livres de menue et haute dévotion : toujours
l'épouvantement de l'autre vie, la dramaturgie de la mort«
La Mort ! TÉternité ! le Jugement I le Paradis ou l'Enfer!
Y avez-vous pensé à ces quatre fins dernières?... Il est nu
livre, modèle du genre, qui circule encore par les cam«
pagnes : c'est le Trésor d$s âmes du Purgatoire. Tout
plein d'apparitions de morts et de damnés, on ne saurait
imaginer le mal qu'a fait cet abominable ouvrage , de
quelle pusillanimité il a rempli l'âme du peuple.
On demandait à César quelle mort lui semblait préfé»-
rable : La plus prompte et la- plus inopinée^ répondit-iU
Tous les Romains pensaient comme lui. Fais viter c'est
l'unique prière qu'adressaient mu. bourreaux les condaRi<
— 116 —
nés de la tyrannie impériale. La guillotine les aurait ravis
d'aise.
■
Le christianisme, au contraire, a fait de la mort subite
un symptôme de damnation, le plus grand des malheurs.
Avant d'expirer, ne faut-il pas que le chrétien se recon-
naisse? Il y a une oraison de sainte Brigitte tout exprès,
pour conjurer ce danger. J'ai connu, dans* ma première
jeunesse, un jeune homme >qui, à la suite d'un violent
exercice, saisi tout à coup d'un vomissement de sang,
criait dans sa détresse : Vite un médecin et un prêtre l
Pas un mot, ni pour ses amis, ni pour sa famille; il ou->
bliait jusqu'à sa mère. La peur de la mort; eialtée par
celle de l'enfer, étoufîaii en lui tous les sentiments hu-
mains. Jamais je n'oublierai ce cri de suprême égoïsme :
Vite un médecin et un prê%eL..
La peur de la mort est un moyen pour l'Église de gou-
vernement et de captation. Elle dit à la jeune fille : Songe
à la mort! étouffe cette pensée d'amoijr, pensée de dam-
nation; épouse de Jésus-Christ, le plus beau des enfants
des hommes, porte-lui ta virginité et ta dot^ et tu seras
sauvée ! et tu seras sainte ! et tu seras canonisée! La pau-
vrette écoute : Si j'allais me damner! pense-t-elle. Elle
sent le vide de son existence sans amour; et ce vide, dont
elle triompherait si aisément par le mariage, fait qu'elle
s'enterre dans* le célibat. Toute vive elle embrasse la
mort, comme la fauvette fascinée par le serpent, et qui
se précipite en criant dans son gosier.
XLVII
. Passez en revue les morts illustres parmi les chrétiens :
c'est là qu'il faut voir l'effet de cette exitiabilis suspersti-
tio, comme l'appelle Tacite. Je m'en tiens aux exemples
classiques.
Pascal, comme saint Jérôme, poursuivi par une hallu-
— 116 —
cination mortifère, renonce au mariage, se fait moine, et
expire dans l'épouvante.
La Fontaine, atteint par la contagion, porte à ses der-
niers moments un ciliée.
Racine abdique son génie, se met à rimer des psaumes,
et fait avec ses enfants des petites chapelles.
Le grand Cbndé, c'est Bossuet qui le raconte dans son
oraison funèbre , s'encourage lui-même à quitter la vie
par l'espérance de voir Dieu k comme il est, face à face » ,
sicuti est^ facie adfaciem. L'homme dont le courage avait
étonné les plus courageux , atteint des terreurs chré-
tiennes, ffécbit devant le prêtre, et tremble. Il n'y avait
rien dans cette âme, qui n'avait connu ni la patrie ni la
Justice, et qu'avait ensorcelée la foi.
Turenne converti se tient pHt à mourir, tous les jours
faisant ses dévotions, si bien, dit madame de Sévigné, que
personne, ni à la #our, ni à la ville, ni à l'armée, n'eut la
moindre inquiétuc|^ de son salut.
La mort de Fénclon, racontée par le cardinal de Beaus-
set, est lamentable. Frappé dans ses affections, dans son
ambition légitime, exilé par un roi despote, condamné
par le pape, trahi par madame de Maintenon, séparé de
la société religieuse, de la société politique, de toute so-
ciété, il traîne dans le deuil une existence désolée. Par-
venu à sa dernière heure, il ne cesse de s'exhorter par des
textes de (a Bible. Lui, l'homme de charité par excellence !
après tant de persécutions injustes, d'espérances trom-
pées, de déchirements atroces dans le cœur et dans l'es-
prit, la terreur des jugements éternels le poursuit encore.
Plus il a été juste, pieux, aimant, ^mpathique à tous,
dévoué à son pays et à son prince, plus sa religion lui
verse d'amertume. Oh ! quand je n'aurais contre le chris*
tianisme que cette mort de Fénelon, ce serait assez pour
*ma haine : jamais je ne pardonnerais à ce Dieu.
— 117 —
Bossuet, l'Herciile du sacerdoce, Bossue! , au lit de
mort, rappelle le pécheur mourant raconté par M^sillon
dans son Petit-Carême. Quelle peine à mourir!... Usque
adeàne tnori miserum est? Â chaque douleur il murmure
un verset du bréviaire, celui surtout que Jésus agonisant
répétait au Jardin des Oliviers : « Que ta volonté se fasse,
non la mienne ! » Fiat voluntas tua ! Après une vie
glorieuse et pleine, chargé d*âns et de travaux, la mort
lui est cruelle, il gémit, comme ce gros et gras roi des
Amalécites que fit tuer le juge Samuel : Siccine ^arat
amara mors /... Après avoir soutenu si longtemps sur ses
robustes épaules Tédifice chrétien, le héros gallican sent
le vide du système : point de famille, pokit de communion
sociale, pas même de vie catholique; Tévèque de Meaux
n*est pas plus pour l'Égllbe que le dernier des fidèles.
Fiat voluntas tua ! Que le Christ, qui passa par cette
agonie, lui vienne en aide !
« La nuit du jeudi au vendredi 11 avril fut si mauvaise^ les
douleurs furent si vives peudant la matinée jusqu'à micy, que
tous les assistants crurent que Bossuet allait rendre la dernier
soupir. L'abbé Bossuet, son neveu^ se jeta alors au pied de son
lit pour lui demander sa bénédiction. Bossuet était plein de
l'Esprit de Dieu, parlant peu^ mais toujours avec piété. L'abbé
Ledieu lui exprima en même temps sa profonde reconnais-
sance pour toutes ses bontés, en le suppliant de penser quel-
quefois aui amis qu'il laissait sur la terre, et qui étaient si
dévoués à sa personne et à sa gloire. A ce mot de gloire^ Bos-
suet, déjà entré dans le tombeau, déjà étranger à la terre, saisi
d'efihroi en la présence du juge suprême dont il attendait l'ar-
rêt, se soulevant à demi de son lit de douleur, et ranimé par
une sainte indignation; retrouva la force de prononcer distinc-
tement ces paroles : Cessez ces discours^ et demandez pour
moi pardon à Dieu de mes péchés. » {Histoire de Bossuet, par
le cardinal de Beausset.)
C'est ainsi qa'est mort, l'année dernière, l'évèque de
Il 7.
— 118 —
■
N(mes, If gr Car(> encore un ^aint ; et c'est ainsi que vpus
jfioxxtrea^ à vptrç tour, Monseigneur : car voqs aussi vqi|9
(tes cfirétien sincère, dévoué à la gloire de TÉgUse ^
prosterné devant |es jugements de Dieu.
XLvm
Concluons maintenant.
L'existence normale de l'homme, considéré comme in*
dividu, comme chef ou membre de famille, conmie ci-
toyen et patriote, comme savant, artiste, industriel, ou
soldat, suppose une mort qui s'y harmonie, c'est-à-dire
calme, douce, satisfaite, plutôt joyeuse qu'amère.
Or, sous le christianisme, depuis son origine jusqu'4
nos jours, pas plds que sous les derniers siècles du paga«
nisme, la mort de l'homme n'a été heureuse.
Il y a donc anomalie dans l'existence et dans l'éduca-
tion des chrétiens, comme dans celle des païens de la
décadence ; et s'il se trouve que la mauvaise mort est
essentielle au christianisme, à son dogme, à sa foi, il faut
néce^airement en conclure que le christianisme n'est
pas une religion morale , c^est une religion de démorali-
sation.
CHAPITRE VI.
L'Homme en face de la mort. (Suite.)
XLIX
Que nous enseigne à son tour la philosophie révolu-
tionnaire sur cette grave question du bien mourir?
J'essaierai d'en présenter la déduction, en gardant la
réserve que réclame une doctrine qui se produit pour la
première fois, et qui, par conséquent, doit s^ contenter
de poser ses jalons.
- 119 —
J*écarte d'abord, comme étrangère au sujet, la ques-
tion de llmmortalité de l'âme, que j'abandonne au mys-
ticisme , la vraie science ne me permettant ni de la rejeter
ni de l'admettre.
S'il est ou s'il n'est pas un Dieu, personnalité souveraine,
âme de l'univers, de qui la nature est le. produit et Thu-
manité la fille, la science, qui procède par observation,
n'en peut rien dire. Elle n'affirme ni ne nie ; elle ne sait
point, ne comprend même pas, et ne s'en inquiète nulle-
ment. Qu'importe à la Justice, qui doit exister par elle-
même et se démontrer à la conscience sans adminicule
étranger, cette hypothèse If
Pareillement, s'il est ou non une survivance pour l'hu-
manité, un recommencement de vie pour les âmes et les
corps, la science n'en dit rien, et la morale s'en soucie
aussi peu. Comme elle existe indépendamment de l'idée
de Dieu et abstraction faite de son existence, elle existe
aussi abstraction faite de l'immortalité ; elle n'a pas plus
besoin de ce mythe que de l'autre.
L'euthanasie ou le bien mourir, faisant partie de la nior
raie, doit se passer, comme le bien vivre, de toute consi-
dération de survivance ; c'est une fin De non-recevoir
contre l'immortalité ou migration des âmes, qu'elle se
présente comme consolation de la mort.
La Révolution, en réformant l'économie sociale et or-
ganisant l'égalité, assure à chaque homme la plénitude
de ses jours : première condition de la mort heureuse. —*
En rétablissant la Justice dans l'État, elle assure la com-
munion universelle : deuxième condition de Teuthanasie.
Mais qu'est-ce que la mort en elle-même? qu'est-ce que
mourir? Telle est la question que la philosophie se pose,
et dont la solution préalable est requise par la morale, à
peine de laisser planer le doute sur ce que nous regar-
dons, avec les sages de tous les temps, comme les signes
— 120 —
de la bonne mort, la plénitude de Texistence et la com^
munion sociale.
Les* écrivains spiritualistes, préoccupés de leurs rêves
d'immortalité, ne manquent pas de dire que la mort n*est
pas une fin, mais bien une suspension, une transition, ou
transformation de l'existence.
On a apflelé la mort le somWieil éternel^ ce qui promet
une inïmortalité peu agissante; d^autres font la mort
sœur du sommeil, consanguineus leti sopor; puis on dit
le sommeil de la mort; enPm, sommeil et mort sont pris
pour synonymes : a Déjà le sommeil ferme mes yeux
noyés 2>, dit dans Virgile Eurydice, pour l;^seconde fois
expirante, conditque natantia lumina somnus.
Les modernes, empruntant leurs comparaisons à l'his-
toire naturelle ,. comparent Texistence de Fhomme aux
évolutions de Tinsecte qui de chenille ou ver dévient
chrysalide, et ensuite papillon. Notre mort serait ainsi
une renaissance, Tinstant où nous quittons cette enveloppe
grossière, pour revêtir les ailes de Timmortalité. M. Jean
Reynaud pense même qu il est des mondes où le passage
d'une vie à l'autre se fait sans interruption du sentiment,
sans changement brusque du corps, sans solution de con<-
tinuité.
« Je ne trouve rien d'impossible à ce qu'il y ait dans Tuni-
vers d'heureux quartiers où la loi régnante soit de s'élever
d'un monde à Tautre^ moyennant une transformation corres-
pondante des appareils organiques^ sans aucun acte de scission^
et en mariant^ pour ainsi dire, par une transition insensible,
la mort avec la renaissance. C'est ainsi que nous voyons l'in-
secte, après avoir vécu premièrement dans l'obscurité de la
terre, rampé ensuite sur le sol, remanier lentement ses mem-
bres, se métamorphoser à vue d'œil, et s'élancer enfin de lui-
même^ muni d'ailes brillantes^ et plein d'une ardeur nouvelle^
— 121 —
au milieu de la population légère du monde aérien. Mon ima-
ginatioD {son imagination!) ne se refuse nullement à se repré-
senter^ au sein de ce^ énormes rassemblements d'étoiles que
nous découvrons dans le lointain du ciel , des êtres ao(j(uérant
de leur vivant^ par l'exercice de leurs vertus^ des organes
d'une nature plus relevée, à l'aide desquels, sans perdre un
instant conscience d'eux-mêmes, ils se transporteraient suc*
cessivement, avec d'inexprimables ravissements^ en compagnie
de leurs amis^ d'une résidence à une résidence meilleure. »
{Terre et Ciel, p. 300.)
Quelques-uns appellent à leur aide la chimie orga- '
nique. Ils voient dans la vie et la mort un douBle* phéno*
mène de composition et de décomposition animale, sous
l'action tour"^ tour crpissante et décroissante d'un prin-
cipe inoonnu, âme, esprit ou vie. Ce principe s'empare de
la matière, s*en façonne un corps, lutte quelque temps
avec succès contre les réactions chimiques qui tendent à
le dissoudre, puis, vaincu à la fin par leur accumulation,
se sépare de cet organisme usé pour recommencer ailleurs
le même exercice.
Je regrette de troubler toute cette poésie ; mais la mo-
rale, pas plus que les sciences naturelles, ne vit d'imagi-
nations, et il est impossible de voir autre chose dans toutes
ces palingénésies.
D'abord, Tespèice d*antithèse qu*on établit entre le prin-
cipe chimique et le principe vitaliste, ramené a"u point
de vue qui nous occupe, en dit trop ou pas assez. L'im-
mortalité , ou pour mieux dire la métemp^cose, serait
ainsi commune à l'homme et aux bêtes; que dis-jeï aux
plantes elles-mêmes, ce qui tombe dans l'absurde. Mais
quand j'admettrais la transmigration de la vie sensitive
et végétative, qu'en pourrait-il résulter pour la détermi-
natiqp de mes mœurs? qu'importe à ma Justice? qu'im-
porte surtout à la félicité de mes derniers instants?
— 12? —
Quant à Finduction tirée des diSéreaies phases de l'évo-
lution organique, notamment chez les insectes » outre
qu'elle est tout à fait gratuite, elle, me paraît manquer
encore de logique, en ce que ces phases indiquent une
ascension continue dans la vie de Tanimal, tandis que
la mort est une cessation générale, amenée par une dé-
croissance régulière. Ainsi, le passage du ver à l'état de
chrysalide, dans lequel on voit un analogue de la mort,
n'est autre chose que la puberté de l'animal : la nature,
en lui conférant avec la faculté génératrice de nouveaux
organes, ou transformant les anciens, ne fait rien au
fond dé plus pour l'insecte que ce qu'elle fait pour
l'homme lui-même, chez qui la virilité se produit aussi
avec un déploiement, peur ne pas dire un supplément
d'organisme. La phase de puberté a son opposition très-
marquée chez la femme, dans la cessation du flux men-
struel : ce qui achève de nous démontrer que, les phéno-
mènes qui amènent la mort étant radicalement inverses
de ceux qui produisent la vie, il est contre toute logique
de les assimiler, et par conséquent, .d'en tirer un argu-
* ment en faveur de la survivance.
Cette observation sur la puberté des insectes, que je
présente a^ (oute la réserve que me commande mon
incompétence, va nous mettre sur le chemin de la vérité.
LI
Toute existence qui commence de se produire a une
fin. '
J'entends ici par fin^ non pas la cessation du. mouve-
ment vital, mais le but vers lequel ce mouvement est di*
rigé, et qui, une fois atteint, implique dans le sujet la ces-
sation de la vie, devenue inutile.
Il suit de là que, la mort embrassant à la fois dans sa
définition : 1* le terme le plus élevé de l'évolution orga-
— 1?3 —
niqu^, c*e9t-àrdire uq phénomène positif; 2"* U cessation
^^ l^ ll^qtissepienl au mouvement qui w «ist la consé-
quence, (^'estrà-dire un phénomène négatif, on ne connaît
pas la mort, on n'en sait que la moitié, quand on ne la
considère que sous ce 4ernier aspect ; pour en avoir l'idée
complète, il faut Tenvisager également sous l'autre.
La mort, eu un inpt, n*est pas le néant ; je n'hésite point
à prj^clamer ce principe en tête de cette dissertation : car,
je le répéterai ici avec le sens commun, et avec les inven-
teurs de l'immortalité ems^-mêmes, rien ne se fait de rw»,
rien ne ea à rien , rier^ n'e^t rien. Si le dogme de la sur?
vivance dépendait de l'application de ces axiomes, il n'y
^^ait rien de mieux assuré.
Qu'est-ce donc, enfin, que la mort?
Dans la catégorie des êtres organisés, le terme positif,
culminant, de la vie, est la reproduction.
L'iadividu s'éveille à la vie, sort de sa graine, grandit,
fleurit, émet son germe j puis il meurt insensiblement,
uaturellement, normalement, laissant peu à peu sa vie
à ce germe, à qui elle tînit par passer tout^entière : voilà
la loi, visible surtout dans les plantes annuelles.
Qui pourrait ici marquer le moment précis de lîi ces-
sation vitale? Qui ne voit que la mort est toui une moitié
de la vie, la vie tout une moitié de la mort? D'abord,
celte vie est concentrée dans la semence ; placée dans les
conditions voulues, elle se développe en une tige, le long
de laquelle elle semble monter pour venir s'accumuler
dans la fleur. Selon les circonstances, ce mouvement est
plus ou moins rapide, sujet d'ailleurs à des intermittences
pério|diques, pendant lesquelles la vie se repose : le som-
meil, pour tous les êtres vivants, est un retour momeiî-
laué à l'état fétal. Alors s'accomplit l'ineffable mystère :
la vi^i^ayant atteint son but, semble se partager entre deux
êtres, le père et l'enfant. Pendant quelques jours, vous ne
— 124 —
sauriez dire si elle est à Tun plus qu*à l'autre, on croirait
qu'ils ne font qu'un ; mais bientôt vous la voyez passer tout
entière à Tembryon, qui se détache, et quitter avec lui le
père, qui est mort*
La mort , en un root , est la transmigration de la vie
d'un sujet à un autre sujet, par un acte particulier de la
vie elle-même, qu'on appelle génération.
Chez les insectes, l'existence se comporte absolument
de même : elle se termine par la génération. Beaucoup de
mâles périssent dans l'accouplement; les femelles ne sur*
vivent que le temps nécessaire à la ponte.
Les plantes pérennes ne font pas exception à cette loi.
Toutes produisent des graines , et chez toutes le bourgeon
t séminifère, ou le fruit, s'éteint à la maturité de la graine.
Seulement, tandis que dans les plantes annuelles la fructi-
fication emporte la mort complète du végétal, ici la tige
et les racines conservent une vitalité qui leur permet de
pousser l'année suivante de nouveaux bourgeons, comme
si en une première efflorescence leur force productive
n'avait paS été épuisée.
Il en est ainsi dies grands animaux et de l'homme : ils
survivent à la production de leur graine et à son éclosion,
assez longtemps quelquefois pour voir les enfants de leurs
enfants jusqu'à la troisième et quatrième génération ,
Et natos natorum, et qui nascentur ab illis.
La raison de cette survivance est l'éducation de la pro-
géniture.
De la durée de cette éducation résulte pour le sujet gé-
niteur la faculté de multiplier ses générations : chose
qui n'a pas lieu chez les plantes annuelles et les insectes,
et qui semblerait une exubérance de la nature,'Une ano-
malie, si des considérations d'un autre ordre* n'en expli-
quaient le mystère.
— 125 —
LU
Mourir^ en entendant par ce mot ce qu'indique Tob-
servation physiologique, c'est-à-dire la seconde période de
l'évolution vitale, signifie donc se reproduire; et si l'on
saisit le phénomène dans son instant caractéristique, mou-
rir c'est accomplir la fonction essentielle de la vie, celle
qui requiert le plus haut degré d'énergie et d'exaltation.
Nous le sentons dans le spasme erotique, rapide comme
Téclair chez les individus vigoureux et qui savent con-
server leur liberté dans la passion , mais qui chez les vieil-
lards ressemble à un vrai trépassement, dont plus d'un
ne se relève pas.
Relisez dans la Nouvelle Héloise la description du bai-
ser du bosquet, premier gage donné par l'amour, premier
qui- vive de la mort.
Est-ce là finir? Oui, assurément, si vous réduisez l'exis-
tence à l'individualité., moins que cela, à la fqpction gé-
nératrice, dont les deux sexes forment par leur union le
complet appareil ; non , si vous considérez l'existence
dans la série des générations, dans leur solidarité, leur
identité, ce qui veut dire, pour l'homme, dans leur vie
morale et dan *eurs œuvres.
Soit donc que je considère la mort du point de vue de
la nature, soit que je l'envisage à celui de la Justice, elle
°i*&pparaît comme la consommation de mon être; et plus
je consulte mon cœur, plus je m'aperçois que loin de la
fuir avec effroi j'y aspire avec enthousiasme.
Passer d'un foyer à un autre, ou de père devenir en-
I^Dt, pour la vie ce n'est pas finir. ; et comme ce passage,
^devenir ^^i pour tout être vivant le moment solennel,
l'acte si4^ème de^l'existence, il s'ensuit que la mort, dans
le v(Bu de la nature; est adéquate à la félicité : la mort ,
c'est l'amour.
— 126 -^
Celui qui aime veut mourir; c'est la pensée du Cantique :
Fortis ut mors dilectio^ dit l'épouse. Quand ce serait pour
mourir, rien ne m'empêchera de t'aimer. C'était la pensée
de cet enthousiaste qui demandait à Cléopâtre une nuit,
et consentait de mourir après.
Et vous n'avez plus ici à distinguer entre les espèces
d'amour : le voluptueux et l'amant chaste, le sensutliste
et le platonique, sont soumis à la même loi. Et le père,
l'ami, le citoyen, pensent de même. Pour les uns comme
pour les autres, quand la passion est arrivée à son par-
oxysipe, quand la conscience est iiiontée ^u diapazon de
l'héroïsme, mourir n'est rien, aimer seul est quelque chose.
M. Blanc-Saint-Bonset, entrevoyant cette identité de la
mort et de l'amour, a recentré une belle pensée :
tf Personne^ dit-il, n'est entré plus avant dans l'amour que
celui qui a vu plusieurs fois la mort. »
Au contraire, sevrez le cœur d'amour et la conscience
de Justice^ faites le vide dans l'âme^ par le mépris et l'é-
goïsme, et vous aurez pour dénoûment la lâcheté, l'apo-
stasie et toutes ses hontes.
Un homme s'est vu, de nos jours, comblé par la nature,
la fortune et la célébrité, mais type d'égoïsme et d'orgueil,
déshonorer ses derniers instants par une défection comme
en compte peu la philosophie : cet homme est Henri
Heine.
Après avoir longtemps courtisé la Révolution, caressé
la Démocratie, savouré la popularité, chanté l'athéisme et
le plaisir, devenu cul-de-jatte , n'ayant au coBur ni foi ni
amour, sans communion ni avec la nature ni avec la so-
ciété, il se fait déiste^ il revient, dit-il, au sentiment reli-
gieux. La logique, sa misanthropie, ses terreurs secrètes,
voudraient qu'il allât jusqu'au catholicisme ; il aiionte : il
a trop sifflé, trop blasphémé la religion lia Christ! Mais
il préconise la Bible et le Judaïsme; il admire Moïse et
— 15t7 —
sa législation. Jamais^ dit-il , la religion n'eut en lui un
ennemi, (1 se félicite de s*ètre marié à Saint-Sulpice, et
d'avoir pris rengagement de faire élever ses enfants dans
la religion chrétienne. Il croit que le catholicisme durera
encore bien des siècles, et comme M. Cousin il lui ôte son
chapeau. On dirait que, n'osant par respect humain adres-
ser an Christ sa prière, il essaie par des salamaleks de le
corrompre. Protestant de son estime pour le prêtre, après
avoir jeté le sarcasme à Hegel, à la Révolution,^u peuple
de Février, à la Réforme protestante, à la nouvelle exéi-
gèse allemande, il termine par Téloge des jésuites.
Henri Heine eçt mort comme il avait vécu, en catin ; sa
place est au charnier des Filles repenties : il ferait honte
àlaSalpétrière.
£n regard de cette mort honteuse, mettez celle d*un
révolutionnaire.
f ai bien aimé^ disait Danton en quittant la Concierge-
rie pourialler à la guillotine ; puis aussitôt, ravi au sou-
venir de ses deux femmes et de ses enfants par Timage plus
grande de la patrie, il ajoutait : Tai servi la révolution^
fax renversé la royauté^ fai fondé la république... Il
avait répandu son> âme, comme son amour : que lui pou-
vait la guillotine?
Jésus, au moment décisif, agonise : à Dieu ne plaise
que je l'accuse, avec Celse et Porphyre, 'd'avoir manqué
de courage ! Si sa religion e^ devenue, par la terreur de la
mort, le fléau de l'Humanité \ la fautç n*en fut pas à lui,
qui comprenait autrement la vie et prêchait d'exemple.
Mais Jésus est célibataire; il s'est sevré d'amour, il a tout
donné à la secte, il ne s'est fait qu'une génération équi-
voque, et il ne sait pas même si cett^ génération, prête à
le renier, à' fuir, lui survivra! Il manque de ce courage
viril, que la c^science supplée, mais qu'elle ne remplace
pas, et il n'a qu'une notion imparfaite de la Justice. Su-
— 128 —
périeur à Danton pour la sainteté, il lui est inférieur pour
l'énergie que donnent à Tâme FAmour, la Paternité et le
Drpit; et cest pourquoi nul homme devant la mortn*é«
gala jamais Danton.
LUI
Sur ces principes, nous pouvons maintenant fonder une
théorie.
C*est ua fait dont l'observation est vieille, que la mort
4|t d'autant plus pénible que la vie a été plus destituée
de jouissance. L'homme qui a vécu, comme nous disons
dans un sens qui n*est pas ici le mien, est plus résolu
pour le combat ; et une grande erreur de notre imagi-
nation est de croire qi^e le célibataire est plus entrepre-
iiant, plus dévoué, plus prompt au sacrifice, que l'homme
amant, époux, ou père de famille. La loi de Moïse exemp-
tait du service militaire l'Israélite nouveau marié ou
simplement fiancé : elle ne voulait pas d'un homme qui
marchait à l'ennemi avec un regret. L'antiquité est
pleine de cet esprit. Les fameux Dix mille avaient chacun
sa compagnonne; on ne voit pas qu'ils en fussent plus
lâches. Et quelque dévouement qu'ait montré l'armée
de Crimée, j'oserai dire que nos soldats auraient eu moins
de désolation au cœur, si dans leurs soufi'rancesils avaient
trouvé cet adoucissement de l'amour.
Mais si ce principe de courage en présence de la mort
ne peut être méconnu, il est une autre sorte de satisfac-
tion non moins puissante, celle qui jaillit du devoir
accompli, de l'idée menée à exécution.
L'homme, être intelligent et ouvrier, le plus industrieux
et le plus sociable des êtres, dont la dominante n'est pas
l'amour, mais une loi plus haute que l'amour , l'homme
ne produit, n'engendre pas seulement, comme les autres
animaux, par la voie du sexe; ses générations sont de
— 129 —
plusieurs ordres : il engendre aussi par le travail, par Tin-
telligence, surtout par la Justice.
De là ces dévouements héroïques à la science, inconnus
du vulgaire; ces martyres du travail et de l'industrie, que
dédaignent le roman et le théâtre; de là le Mourir pour
la patrie j tant répété depuis Tyrtée. Laissez-moi vous sa-
luer, vous tous qui sûtes vous lever et mourir, en 89, en
92 et en 1830 ! Vous êtes dans la communion de la liberté,
plus vivants que nous qui Tavons |)erdue.
De là aussi tous ces repentirs in extremis , que le
prêtre attribue à l'efficacité de son ministère, et qui ne
sont que le réveil de la Justice, le cri de la conscience, à
l'approche de la mort. '^
Produire une idée, un livre, un poème, une machine;
en un* mot, faire, comme disent les compagnons de mé-
tier, son chef-d'œuvre ;
Servir son pays et l'Humanité, sauver la vie à un
homme, produire une bonne action, réparer une injus-
tice, se relever du crime par la confession et les larmes :
Tout cela est engendrer; c'est se reproduire dans la vie
sociale, comme devenir père est se reproduire dans la vie
organique; je dirais presque, s'il m'était permis de parler
cette langue, c'est se rendre participant de la Divinité.
La destinée de l'homme est de se dépenser tout' entier
pour sa progéniture, naturelle et spirituelle; et cela non-
seulement dans l'acte générateur, mais dans l'initiation
par le travail, qui en est le complément. Et cette dépense
qu'il fait de son être est sa gloire, c'est sa béatitude, son im-
mortalité.
Voilà ce qu'est la mort : acte d'amour final de la créa-
ture parvenue à la plénitude de l'existence physique,
intellectuelle et morale, et rendant son âme dans un pa*
temel baiser. -Moïse, dit la légende, après avoir délivré
son peuple de la servitude des Égyptiens, après Tàvoir
— 130 —
discipliné dans le désert et conduit victorieut dans lâ
terre de Ghanaan, mourut dans le baiser de Jébovah.
Le psalmiste exprime la même idée , Beati qui in Do-
mino moriuntur, c'est-à-dire, selon l'énergie da langage
mythique, qui sous le nom de Dieu entend la collectivité
sociale : Hearemc ceux qui meurent dans l'aceoladè de
leur peuple! Qui ne voudrait ainsi mourir ?
En résumé, la vie humaine atteint Sa plénitude, elle éSt
mûre pour le ciel, comme dit Massillon, quand elle a sa"
tisfait aux conditions suivantes :
1. Amour, paternité, famille t etténsiofi et perpétua*
tîon de l'être par la génération charnelle, on repro-
duction du sujet en corps et en âme, personne et vo-
lonté;
2. Travail , ou génération industHelle : extension et
perpétuation de l'être par son action sur la nature. Car
comme je l'ai dit plus haut, Thomme a aussi un amour
pour la nature; il s'unit à elle, et de cette union féconde
sort une génération d'un nouvel ordre ;
3. Communion sociale, ou Justice : participation i la
vie collective et au progrès de l'Humanité.
L'amour et la paternité peuvent se suppléer par bi con-
sanguinité, par l'existence au sein d'une famille (f adop-
tion, surtout par le travail. Le travail est le vrai suppléant
de l'amour. L'homme, dans les affections même que fait
naître en lui la vitalité, n'est point tellement asservi à lor-
ganisme qu'il en doive fatalement remplir toutes les fonc-
tions : l'amour chez les âmes d'élite n'a pas d'organes.
Le Travail et la Justice ne se remplacent point, ne se
suppléent pas.
Si ces conditions sont violées, l'existence est anxieuse ;
l'homme, ne pouvant m vivre ni mourir, appartient à la
mÎ6ère.
Si au contraire ces mêmes conditions sont remplies,
— 131 —
.l'existence est pleine : c'est une fête, un ebant d'amour,
un perpétuel enthousiasme, un hymne sans fin au bon*
heur. A quelque heure que le agnal soit donné, l'homme
est prêt : car il est toujours dans la mort, ce qui veut
dire dans la yie et dans l'amour.
LIV
Quel sens pourrait donc avoir pour moi, soit au point
de vue de la morale, soit au. point de vue dé la destinée,
cette hypothèse de désespoir, devenue un principe de
religion dans les sociétés tyrannisées : S'il est une autre
vie après la rnortf
Je conçois qu'une ontologie effarée, trouvant une con-
tradicticm dans ces deux termes qui embrassent toute vie,
paraître et disparaître, cherche la solution de cette anti-
nomie dans une éternité de l'être où les formes passagères
se reproduisent sans fin; où par conséquent les personnes
et les physionomies se retrouvent; où chaque moi^ épuisé
par une première évolution, ressuscite pour une autre ;
où tout exemplaire de notre essence organique, donné à
tel moment de la vie collective par un concours de cir-
constances qui ne doit pas revenir, et conçu comme indi-
vidualité substantielle, âme, ou monade, reparaisse avec
ses modes, ses facultés, son caractère, ses souvenirs^ et le
sentiment de son identité inviolable. ^ conçois, dis-je,
qu*une spéculation que rien n'arrête agite ces curiosités
psycho- théologiques : de quelle utilité peuvent*elles être
pour ma destinée présente, pour la règre de mes mœurs,
pour la félicité de ma vie et la suavité de ma moi%?
Par ma naissance, par ma famille, par mes amours, je
me sais en communion organique avec toute mon e^èce;
par mon trayail, je me sais en communion avec toute la
nature; par ma justice, je me sais en communion avec la
société : je suis en communion avec tout l'univers. Grâce
— 132 —
à cette communion, il n*est pas jusqu'aux petits enfants,
dont la vie n*ait sa plénitude. Ils n'ont Tait mal à per-
sonne; ils nous ont comblés de joie. Nous avons recueilli
leur sourire, leur regard, leur grâce si pure, leurs mots si
jolis. Incapables de sentir la mort, ils ont atteint la per-
fection; et si nous les avons aimés, nous n'avons rien
perdu.
Qu'est-ce donc que votre immortalité peut ajouter à mon
bonheur et à ma vertu ? Ne suis-je pas dès à présent immor-
tel, pour parler votre style, puisque je suis dans le passé,
dans le présent, dans l'avenir, dans Finfini? Vous ne sau-
âjSK me donner plus que le sublime, soit que j'aime ou
^' je produise, soit que j'accomplisse les œuvres de la
*i^tîce. Or, ce sublime, je le possède ; il dépend de moi
et de l'usage que je sais faire de mes facultés : votre immor-
talité ne le dépassera jamais.
Si c'eM là ce que vous appelez être immortel, je le suis ;
s'il s'agît d'autre chose, je ne vous comprends plus, ma
pensée ne pouvant concevoir, mon âme désirer, rien au
delà du sublime.
Il est dans la vie de l'homme un acte solennel qui tra-
duit toute cette doctrine, acte aujourd'hui presque ignoré
du peuple, mais que le Romain regardait comme sacré :
c'est le Testament,
Que signifie ce monument des dernières volontés, par
lequel Thomme agit au delà du tombeau?
Ceci seulement, que le testateur, en mourant, affirme
la continuation de sa présence dans la famille et la so-
ciété aii sein desquelles il s'évanouit.
L'antiquité, qui croyait peu à la survivance des âmes,
était fort religieuse à l'endroit d^ testament : au montent
de livrer bataille, tous les soldats romains faisaient le
leur. Comme les trois cents de Léonidas, comme Moïse,
ils mouraient dans le baiser de la patrie. Qiiand la Bible,
— 133 —
racontant la mort des patriarches, conclut par ces mots :
Il fut réuni à ses pères j elle exprime la haute pensée du
testament. Quand Jésus sur la croix s'écrie : Mon Père,
je remets mon âme entre tes mains, par cet acte de com-
munion a^ec THumanité, désignée sous l'allégorie mys-
tique du Père^ il fait son testament. Le testament! c'est
le nom donné à la doctrine du Christ, comme à celle de
Moïse.
Tous nous avons un testament à faire ; mais le chré*
tien parfait ne teste pas, à moins qu'il ne s'agisse de dés-
hériter les siens et de laisser son bien à l'Église. Le chré-
tien au lit de mort n'a rien à dire à ses frères, si ce n'est
cet adieu lugubre : Priez pour moi! Ce n'est pas son
âme qui nous reste, ce sont les nôtres qu'il invite à la
suivre : quel renversement!
La mort, si l'on me permet cette figure empruntée à
l'économie et qui n'a rien ici de déplacé, est la balance
par laquelle se liquide notre carrière. Si cette carrière
est pleine, il y a bénéfice ; c'est l'euthanasie, la mort dans
le ravissement. Si au contraire le parcours s'est fait par
le chemin du vice et de Tinfortwe, il y a déficit : c'est
la nâ^'dans le désespoir, la banqueroute à l'existence.
Aujourd'hui que la Révolution n'a guère fait encore
que se montrer au monde, la mort heureuse est aussi
rare -que la liberté et la justice : nous finissons la plupart
comme des malfaiteurs. Point de communion socialg^
point de paix pour nos derniers instants. La famille nous
soutiendrait encore : elle se dissout à soQ^tour; ceux qui
en parlent le plus sont ceux qui la déshonorent davan-
tage, et elle ne paraît à la dernière heure que pour l'as-
saisonner de regrets. L^ travail, entouré de tout ce qui le
rend répugilant et pénible, sans réciprocité pour le mer-
cenaire, sans dignité pour le capitaliste et l'entrepreneur,
qui n'y voient qu'un mo^en de fortune, le travail réjoui-
n . * 8
— 134 —
raiWil le moribond avec sa face de squelette f Vides
d'amour et de vertu nous arrivons à la fin de la jour-
née, vides il faut nous endormir : est^il surprenant qu*à
la place des joies de la plénitude, nous ne trouvions que
Tagonie de la faim?
Fûtes-vous jamais , Monseigneur , témoin d'une belle
mort? Écoutez encore ce récit ; il ne s^agit ni d'an héros,
ni d'un génie, mais d'un pauvre artisan, race pure de
libres penseurs, qui finit dans la communion révolution-
naire comme jamâs chrétien ile sut faire dans celle dé
l'Église: '. ,
Mon père, à soixante-six ans, épuisé par le travail, en
qui la lame, comme on dit, avait usé le fourreau, sentit
tout à coup que sa fin était venue. Jamais, je doit le dire,
je ne remarquai en lui une parole, un geste, qui témoi-»
gnât d'impiété pas plus que de dévotion. Il ne priait et
ne blasphémait point, tout eniier à ses affaires, n'atten-
dant rien que de son travail, et n'importunant de ses
sollicitations ni le ciel ni les hommes. Quelquefois aux
grandes solennités, je Tai vu faire comme tout le monde,
aller à la messe : il s'y ennuyait, n'y comprenant rien,
aussi étranger à la chose qu'un sourd-muet. Si le prêtre
montait en chaire, il n'y tenait plus, et, sans rire ni faire
aucune réflexion, il sortait vite. A coup sûr, le poids de
ses dévotions était léger.
Le jour de sa mort, il eut, chose qui n'est pas rare, le
sentiment arrêté de sa fin. Alors il voulut se préparer
pour le grand voyage, et donna lui-même ses instruc-
tions. Les parents et amis sont convoqués ; un souper
modeste est servi, égayé par une douce causerie* Au des-
sert, i^ commence ses adieux, donne des regrets à l'un
de ses fils mort dix ans auparavant , mort avant Theure.
J'étais absent, pour le service.... de la famille. Son plus
jeune fils, prenant mal la cause de son émotion, lui dit :
Allons, père, chasse ces tristes idées. Pourquoi te déses-
pérer? N'çç-tu pas un homme? Ton heure n'a pas encore
soni^é,
— r Tu te trompes, réplique le vieillard, si tu t'imagines
que j*aie peur de la mort. Je te dis que c'est fini; je le
sens, et j'ai voulu mourir au milieu de vous. Allons,
qu'oii ^eryê le café!... 11 en goûte quelques cuillerées. —
J'ai eu bieii du mal dan9 ma vie, ditril ; je n'ai pas réussi
dans me$ entreprises (l'innocent! ); mais je vous ai aimés
tous, et je meurs sans reproche. Dis à ton frère que je re*
grette de vous laisser si pauvres; mais qu'il persévère...
Un parent de la famille, quelque peu dévot, croit devoir
reconforter le malade, en disant, comme le catéchisme,
que tout ne finit pas à la mort; que c'est alors qu'il faut
rendre compte, mais que la miséricorde de Dieu est
grande.... Cousin Gaspard, répond mon père, je ne sais
pas ce qu'il en est, et je n'y pense aucunement. Je n'é-
prouve ni crainte ni désir; je meurs entouré de ce que
j'aime, j'ai mon paradis dans mon cœur.
Vers di^ heures il s'endormit, murmurant un dernier
bonsoir, l'amitié, la bonne conscience, l'espérance d'une
destinée meilleure pour ceux qu'il laissait, tout se réu-
nissant en lui pour donner un calme parfait à ses derniers
moments. Le lendemain mon frère m'écrivait ave^ trahs»
port : Notre père est mort en brave l*^* Les prêtres ne le
canoniseront pas; mais moi qui l'ai connu je le pro-
clame à mon tour un brave^ et ne souhaite pas pour moi^
même d*autre oraison funèbre. '^ ^
LVI
Comparez cette mort avec celle du chrétien, entouré
de cierges, de crucifia, d'eau bénite ;*à qui le confesseur
— 13^ —
parle des jugements de Dieu, que Ton frotte d'huiles
saintes, qu'on accable d'exorcismes , comme si, sur le
seuil de la tombe, commençait le supplice du réprouvé!
Eh quoi ! voici des hommes, les premiers par le génie
et la gloire, comblés de Tadmiration de leurs contempo-
rains, sûrs de la postérité, et pour qui la mort est insup-
portable : ils sont chrétiens.
Et ce pauvre tonnelier, étranger à' toutes les candeurs,
s*éteignant de lassitude dans une chaumière, sourit à sa
dernière heure; sa conscience lui tient lieu de tout; il
est heureux. Ce n'est pas un impie, l'homme du peuple
ne connaît pas l'impiété; mais ce n'est pas un chrétien
non plus que celui qui, sur le bord de la tombe, donne
une larme au fils qui n'est plus, parce que la mort de ce
fils qui l'a devancé le diminue ; qui regrette ses entre-
prises malheureuses, parce qu'elles lui laissent un vide ;
qui ne craint pas l'autre vie, mais qui n'en a pas besoin,
parce qu'il la possède dans son cœur!
Regarder la mort en face, la saluer d'amour, remettre
son âme entre les mains de ses enfants, et s'échapper
dans la famille en laissant son corps à la terre comme
une rognure, cela n'est ni spiritualiste, ni mystique, ni
chrétien ; c'est tout simplement de la réalité sociale, c'est
de la Justice.
Aujourd'hui, que Ton n'est ni a\ec le Christ ni avec la
Révolution, on a inventé, pour les mourants, des façons
hideuses. Autour du malade , tout conspire pour lui ca-
cher son état : on l'amuse, on le trompe, on le chloro-
fprmise; on fait si bien qu'il trépasse sans y avoir pensé.
Point de derniifres paroles , novissima verba ; point de
transmission de l'âme, point de testament. Il crève comme
un chien : IJnus est finis hominis etjumentû
0 mort! sœur aînée des amours, toujours vierge et
toujours féconde, toi que j'ai reconnue dans le premier
~ 137 —
soupir de ma jeunesse, que j'ai ressentie à chaque élan
de mon civique enthousiasme, à qui je puis offrir déjà
trente années et plus de labeur, douce et heureuse Mort ,
pourrais*tu m'effrayer? N'est-ce pas toi que j'adore dans
l'amour et l'amilié ? toi que je médite dans la vérité
éternelle ? toi que je cultive dans cette natui^, dont la
communion étouffe en mon cœur jusqu'au sentiment de
ma pauvreté? toi, enfin, à qui j'ai élev^ un temple dans
mon âme, et que je ne cesse d'invoquer, ô souveraine
Justice!...
Si tu viens aujourd'hui, je suis prêt : j'aime les miens
et j'en suis aimé; j'ai bien combattu, bonum certamen
eeriavij si j'ai commis des fautes, du moins je n'ai pas
désespéré de la vertu, et je nîe suis relevé toujours. J'ai
commencé mon testament, que d'autres achèveront, et
j'ai la ferme confiance que quiconque l'aura lu com-
prendra cette forte parole, qu'il n'est pas de servitude
pour celui qui a fait un pacte avec la mort. Si tu ne viens
que demain, je serai encore mieux préparé; j'aurai fait
davantage, je t'embrasserai avec une effusion plus ardente
d'un degré. Si tu tardes dix ans, je partirai comme pour
le triomphe.
0 mort! si longtemps calomniée, et q^i n'es terrible
qu'aux méchants, seuls dignes d'être appelés immortels,
ne serais-tu pas l'énigme fatidique dont le mot doit faire
évanouir le sphinx des religions, en délivrant l'humanité
de ses terreurs? Tu ne m'as pas tout dit encore; tu me
gardes plus d'un secret. Enseigne-moi, et je redirai ta
parole; et toutes les nations confesseront que tu es le
seul Christ, vivant et véritable.
a 8.
SIXIÈME ÉTUDE
LE TRAVAIL.
Monseigneur,
En traitant, dans ma troisième étude, de la réciprocité
dei services comme principe de la répartition des biens,
je me suis promis de revenir sur le service même, autre-
ment dit le Travail : j'avais pour cela plus d'une raison,
En premier lieu, c'est dans la que^ion du travail que
se révèle sous son aspect le plus fier l'âge qui commence,
en même temps que se découvre sops sa plus laide face
l'âge qui finit : contraste significatif, qu'il ne m'était pas
permis dé négliger.
Puis je m'aperçois qu'on s'eflbrce de l'enterrer cette
question du travail , on fait la sourdine autour d'elle, on
rétouffe sous les bandelettes de la philanthropie. En quoi,
certes , notre société agioteuse fait bien v^ir quel esprit
l'anime, mais ce qui est aussi une raison de plus pour
moi d'agiter le grelot.
Enfin, c^est à propos du travail, de ses droits et de ses
devoirs, que j'entends accuser sans cesse la classe tra-
vailleuse, dans laquelle il faut bien, de par ma naissance,
mon éducation et 19a vie tout entière, que je me range.
N'est-ce pas trois fois plus qu'il ne faut pour que je
m^accroche, du bec et des ongles, à cette controverse,
que toute âme chrétienne aimerait autant voir régler
entre deux portes, par la corde ou par le plomb ?
— 140 —
Que le christianisme est bien la religion de la condam-
nation !
Condamnation de l'homme dans sa personne, déclarée
inique par nature, incapable même d'un bon mouve-
ment ;
^Condamnation dans la terre, dont il est Tâme et le sou«
verain, et qui, à cause de lui, a été maudite;
Condamnation dans l'économie sociale, dont la loi, sui-
vant l'Église, est l'inégalité, et le dernier mot la misère;
Condamnation dans TÉtat, incompatible avec la liberté ;
Condamnation dans le travail , insigne de toute servi-
tude ;
Et nous verrons plus tard :
Condamnation de Thomme dans ses idées, condamna-
tion dans son histoire, condamnation dans son amour et
sa génération, condamnation même dans sa Justice.
'¥!f, ce que le christianisme a prononcé contre l'homme,
toute philosophie spiritualiste le répète fatalement, l'éco*
nomiste Taffirme, l'homme d*État le* confirme, le littéra-
teur, comme si sa miise habitait le troisième ciel, le
chante dans ses vers et dans sa prose.
. Il .
Mon Ijiografhe,' un, homme à vous. Monseigneur, m'a
fait vdr ecoKer ; il va me montrer compagnon.
J'étais, suivant son récit, un sujet atrabilaire, murmu-
rant contre la besogne, mécontent de ma condition de
salarié. Enfant, le majJUet de mon père me répugne;
jeune homme , je donne l'exemple de l'insubordiiia-
tiop, et ïie^esse de m'iïisurger contre mes bourgeois....
D'où les a-tçil connus, mes bourgeois? Je possède encore
mon livret' d'ouvrier, revêtu de leurs signatures ; plu-
sieurs sont vivants, et je pourrais au' besoin invoquer
leur témoignage.... Tout cela, conclut mon historien,
*. 141 —
parce que je suis un génie insoumis, rebelle à là religion
et ennemi de la société.
Paresse, inconduite, esprit de révolte : voilà mon por-
trait. Or, appliquez la formule à la masse des ouvriers, et
vous aurez le mot de Tapologue. Sous le nom d'un seul,
c'est le portrait de toute la catégorie.
Il n'entre pas dans mon plan de faire le panégyrique
des .classes laborieuses; je préférerais de beaucoup faire
leur critique.... Je n'ai pas non plus envie d'entonner un
dithyrambe sur le travail et ses magnificences; je laisse ce
soin à nos poètes. Nous avons eu coup sur coup rEx|)0si-
Uon anglaise et l'Exposition française; le monde a retenti
des gloires de l'industrie et de l'agriculture. Quelle vérité
pourrait sortir de ces amplifications rebattues?
Par le travail, bien plus que par la guerre, l'homme a
manifesté' sa vaillance; parle travail, bieft plus que par la
piété, marche la Justice; et si quelque jour notre agis-
sante espèce parvient à la félicité, ce sera encore par le
travail. ,
9
Ces quelques mots suffisent. Passons, sans autre com-
pliment, à la véritable question, que je formule en ces
termes :
La condition du travailleur, dans la société religieuse,
est une condition d'infériorité ; le travail liàî-raême est le
signe de l'infériorité, le compagnon de la pauvreté, le
sceau de la dégradation.
D'où vient cela? C'est que, comme la loi de justice n'a
jamais reçu son application, ni dfifis l'ordre économique,
ni dans Tordre politique, ni dans la pédagogie, elle ne l'a
jamais reçue non plus dan^s le travail.
Sans cela, si justice était faite au travail^ la condition
du travailleur serait intervertie : d'inférieur il devien-
drait maître; de pauvre il serait fait riche-; de condamné
il passerait noble.
— 14? ^
Donc,
Détermina' les principes d'appUcQtiçn de /a Justice,
aux lieu et place du hasard^ de la frawfe et de la vio-
lence^ à tou$ les faits de la vi$ sociale qui intéressent
r homme en tant qu* agent de productibn ou travailleur^
Telle est pour moi l^ quesUpn. Ce qqe les études pré^
cédeuies nous ont révélé des effets de la Justice, âfitns son
application aux choses humaines, nous perniet d'entre-
voir déjà dans cette manière de poser la question une por-
tée et une certitude que ne comportait point la formule
fameuse du Droit au travail.
Et puisque nous avons pris pour méthode, dans nos
investigations juridiques, de suivre le fil de rbistoire» nous
diviserons la question suivant notre habitude :
1. Qu'a fait la religion pour le travailleur, dans l'an-
tiquité et jusqu'aux temps modernes? Qq'était-il de sa na-
ture de faire? que pourrait-elle faire encore? Une religion
du travail est-elle possible?
2, Quelle est la pensée de la Révolution ?
CHAPITRE PREMIER.
De la liberté du Travail. — CcncluBions contradictoires de
l'éçolQ fataliste et de l'école iibira.e,
m
Étudié dans son essence^ et indépendamment de toute
considération de morale et de droit, 1q travail est dans le
même cas que sa division : c'est un principe à double
tranchant, produisant, dans la condition actuelle de la
société, autant de mal que de bien; ce qui Réduit son
utilité pour la multitude à zéro , ou même la touvçr\>\i
en perte réelle.
— 143 -
Expliquons cela. Comme principe d*iiliîité et force
de production , le travail est la source première de la
richesse. Toutes autres conditions égales, on peut dire
que plus la société travaille, plus elle s'enrichit ; et réci-
proquement que plus le travail diminue, plus la produc-
tion décroit et la richesse avec elle.
Or le travail ne s'accomplit pas sans fatigue : comme
ane machine à vapetir a besoin qu'on l'alimente, qu'on
l'entretienne et qu'on la répare, jusqu'au moment où,
par l'usure naturelle, elle ne comporte plus ni ser\ice
ni réparation, et doit être jetée à la ferraille; ainsi la
force de l'homme, chaque jour dépensée, exige une répa-
ration quotidienne, jusqu'au jour où le travailleur, hors
de service, entre à l'hôpital ou dans la fosse.
En langage économique : Point dé ttavail Isans salaire,
point de production sans frais.
Pour l'entrepreneur d'industrie, employant dans son
exploitation des macMnes et des hommes , le problème
est donc celui-ci : Obtenir avec le moins de frms et de
salaire possible ta plus grande somme de travail, et
partant de richesse^ possible.
Ce problème, tout entrepreneur tend à le résoudre au
bénéfice de la production, c'est-à-dire de sa propre for-
lune, saas se préoccuper de ce que devient le travail-
leur qu'il salarie , et qui n'est pour lui qu'une machine ,
dont il achète le service à forfait. Cest ainsi que le même
entrepreneur, appliquant la division du travail, la pousse
aussi loin que le lui commande son intérêt, sans s'in-
quiéter des conséquences fâcheuses qu'elle peut avoir pour
Touvrier, seul chargé, avec son salaire, du soin de sa
personne. De savoir ensuite ce qui peut résulter pour cet
ouvrier, pour sa santé, son intelligence, son bien-être,
ses mœurs, d'un travail excessif, insalubre, répugnant,
parcellaire, mal rétribué; c'est une autre affaire, dont la
— 144 -
psychologie et Thygiène ont le droit de s'enquérir, qui
pourrait bien aussi intéresser la Justice, partant Técono*
mie politique et le gouvernement, mais qui ne regarde
point l'entrepreneur, qui ne lui impose aucune re^nsa-
bilité, qui n^affecte en rien sa religion et ne soulève en
lui ni scrupule ni regret; dans laquelle tout au plus cet
exploiteur, absous par l'usage, absous par l'ignorance de
la plèbe autant que par la sienne, absous par Tincurie du
Pouvoir, le silence du législateur, le pédantisme des
savants, le quiétisme de la religion, apercevra, s'il dai-
gne y jeter les yeux , une triste nécessité, mais que ni
lui ni personne ne saurait changer, dont par conséquent
ils n'ont point à répondre.
C'est à cette situation, prétendue invincible, qu'il
s'agit d'appliquer notre judiciaire^
IV
Déjà nous avons vu ce qu'est devenue à l'analyse cette
autre soi-disant nécessité que l'antique sagesse avait
conclue de l'inégalité de nature, et dont elle avait fait,
sous le nom de prédestination ou raison d'État, une loi
primant la Justice même. L'espèce de fatalisme que nous
avons à examiner à cette heure ressemble à celui-là. Afin
qu'on ne m'accuse pas d'en fausser l'expression , résu-
mons-le en quelques propositions fermes :
1. < Tout travail, disent les partisans du statu quoy
suppose une peine : cela est fatal. » — Pas d'objection à
cet égard ; les opinions sont unanimes.
2. < Toute peine mérite salaire : cela est de droit. » —
On ne Ta pas toujours accordé ; merci.
3. « Tout salaire est réglé par convention expresse ou
tacite, suivant l'état et d'après la loi du marché ; en sorte
que le taux du salaire» comme le salaire lui*même, a
— 146 —
"pour principe tout à la fois la nécessité et le droit. » —
Cela semble, inconlestable, cl je Taccorde à mon tour
sans réserve.
4. « Or, peine et salaire^ ces deux termes que la né-
cessité et le droit déterminent seuls, et quant à la nature,
et quant à la quotité, constituent pour le travailleur un
rapport d'infériorité également nécessaire, d'une part
vis-à-vis de la nature qui impose le travail et la peine, de
l'autre vis-à-vis de l'entrepreneur qui achète le travail
et le paye en salaire. » — Contre cette nouvelle propo-
sition , j'avoue que je ne vois*pas la possibilité de m'in-
scrire en faux.
6. € Mais, conclut-on, si vous convenez de ces quatre
premières propositions, vous ne pouvez pas récuser les
suivantes : d'abord, que les salariés ne peuvent pas être
EN MÊME TEMPS Salariants, et traités comme tels; en
second lieu, que plus le travail se développe, plus le
nombre des salariés augmente relativement à la popula-
tion, et celui des salariants diminue; de sorte que l'écart
entre la condition du maître et celle de l'ouvrier, donné
originairement par la nécessité et le droit, et proportion-
nel au progrès de l'industrie, grandit chaque jour davan-
tage. »
Je conviens de toutes ces choses. C'est bien d'aprèâ
cette déduction que s'est établie et développée la pra-
tique du salariat; et je fi'aurais rien à répliquer, si
l'exposé était entier , et que je n'y découvrisse pas d^
omissions essentielles. Car ce n'est pas tout de n'énoncer
• que des propositions vraies; il faut n'omettre aucun des
éléments de la question, et faire, comme disait Descartes
des énumérations complètes.
Je remarque donc que dans celte chaîne de nécessités
il peut se présenter, du fait du libre arbitre, deux hypo-
thèses qui en rompent toute l'économie :
11 0
-~ 146 -^
1° Quant à la peine^ rien ne prouve que par la manière
de travailler, l'éducation du travailleur, l'organisation
de l'atelier , elle ne puisse diminuer d'intensité dans une
proportion parallèle au développement de l'industrie, et
par conséquent inassignable.
2° Quant au rapport de salariant à salarié ^ ou mieux,
d'ouvrier à entrepreneur, s'il est vrai que ces deux quali-
tés ne peuvent exister en même temps et au même point
de vue dans le même sujet, rien ne prouve encore qu'en
vertu des mêmes causes elles ne puissent et ne doivent
appartenir, soit en différents temps, soit à divers points
de vue, à chaque sujet, de manière à se balancer en
toute vie d'homme.
Si ces deux hypothèses étaient résolues par l'affirma*
tive, il est clair que la nécessité ci-dessus alléguée n'exis-
tant pas, pouvant du moins êlre combattue avec succès
par les ressources de l'enseignement industriel et de l'or-
ganisation économique, il y aurait lieu de réformer sur
nouveau plan Texploitation agricole et manufacturière,
de sorte que la malfaisance du travail cédât peu à peu
sous l'influence de la Justice, de la science et de la liberté.
Dans le cas contraire, admettant, d'une part, que la
peine inhérente au travail fût invincible ; de l'autre, que
l'élévation progressive du travailleur de la qualité de
salarié à celle de participant fût incoitipatible avec les
exigences de la production, dans ce cas, dis-je, nous
retomberions sous la loi prédestinatienne; la théorie du
péché originel l'emporterait sur celle de la Justice imma-
nente, et l'Église aurait gain de cause contre la Révo-
lution.
Telle est la question que nous avons à résoudre.
Jusqu'à la Révolution française, l'exauien d'une sem-
— 147 —
blable hypothèse était impossible. La servitude dans
rhumanité est primordiale; le cours des siècles n'avait
fait que consolider, en radoucissant un peu, une insti-
tution dont rabsence n'avait été observée que chez les
peuplades les plus sauvages, et hors de laquelle on ne
concevait ni ordre social ni richesse. De temps à autres,
à de longs intervalles, la commisération publique, aidée
de la polilique des princes , était intervenue pour atté-
nuer les rigueurs de Texploitation nobiliaire et bour«-
geoise. ilais il *était sans exemple que le travail , que
le service de la production, eût été livré nulle part à l'ini-
tiative des travailleurs, de manière à ce que Ton pût juger
de ce qui arriverait dans une société où tous jouiraient
d'une instruction professionnelle égale, ouvriers et entre-
preneurs, prolétaires et propriétaires.
Le christianisme, accordons-lui cette gloire, fut le
principal agent de cette miséricorde, faible et tardive ,
dégagée d'ailleurs de tout élément philosophique, envers
l'homme de travail. Les empereurs, par leurs édits en
faveur des esclaves, ayant donné l'impulsion, le christia-
nisme généralisa le mouvement; ou, pour mieux dire, le
mouvement, sous l'action des circonstances, étant devenu
général , s'appela le christianisme. Partout , au nom de
l'Évangile , la servitude fut adoucie, transformée : colon
du fisc, métayer ou mercenaire, le travailleur commença
de participer à la possession de lui*mème. Jusque-là il
avait été chose : il devint personne.
Mais ce fut tout, la Justice n'alla pas plus loin. Le
travail, abandonné par l'Église, comme il l'avait été par
le préteur, au bon plaisir des privilégiés, redevint aussi
meurtrier pour la plèbe chrétienne qu'il l'avait ét4 sous
le paganisme pour l'esclave. L'abolition de l'antique ser-
vitude n'était pas finie qu'une autre la remplaçait : il y
en eut pour douze siècles. Â côté de l'exploitation féo-
— 148 —
dalc établie sur le sol, s'organisa le salariat industriel,
apanage du bourgeois. Si bien enfin qu'à la ville comme
à la campagne, dans l'industrie comme dans l'agriculture,
reparut, avec la sanction religieuse et plus florissante que
jamais, Vexploitaiion de V homme par V homme. On en a
trop parlé dans ces derniers temps pour que je m'y arrête.
Les choses ainsi réglées, arrive la Révolution. Du même
coup elle abolit le régime féodal et le privilège corpora-
tif, pose les bases d'un enseignement nouveau, proclame
rindustrie et le commerce libres; en im mot, promet
au travailleur, par le fait de l'instruction égale et de la
concurrence universelle, l'entière disposition de ses bras
et de sa personne. Du reste, la Révolution n'a pas eu le
temps d'expliquer sa pensée et de rien organiser; elle
s'est bornée à faire table rase de l'ancien régime et à
rendre Tinstitulion nouvelle possible.
. Or, depuis tantôt soixante et dix ans que la place a été
nettoyée, que s'est-il produit?
Dans les faits, rien que de négatif : d'abord une anar*
chie extrême, dont les commencements, grâce au régime
qui avait précédé, purent paraître heureux, mais qui
bientôt donna les fruits les plus amers; puis un commen-
cement de retour au régime corporatif, hautement ex-
primé par le développement des sociétés anonymes.
Dans les idées, force théories, utopies et systèmes, qu'il
est permis de ramener à trois groupes principaux, répon-
dant aux mots avant ^ pendant ^ après^ suivant que les
auteurs se rattachent à la tradition féodale, ou qu'ils pré-
tendent consacrer le statu quo révolutionnaire, ou enfin,
qu'ils affirment^la nécessité d'une reconstruction égali-
taire et Jibérale. Déjà même, ces trois groupes tendent à
se résoudre en deux, dont l'un représente Vavenir^ l'autre
le passé, ou, ce qui revient au même, la Révolution et la
contre-Révolution.
— 149 —
VI
Suivant les économistes de Técole de Say, les premiers
qui aient' pris la parole après 89, la Révolution, en abo-
lissant le système corporatif et féodal, a fait une chose
juste, dont la société n*a pas tardé à recueillir les fruits
inestimables. Mais, ajoutent-ils, par cette abolition la
Révolution a complété son œuvre ; il n'y a rien de plus
à faire, pas d^autre organisation à chercher. £n ce qui
touche notamment le travail, sa condition est ce qu'elle
doit être, lorsque, affranchi de tout privilège légal et
de toute entrave, il ne reconnaît d'autre loi que celle de
, \ offre et de la demande.
a Ainsi, disent ces économistes, reste-t-il çà et là, sur la
face du pays, quelque commerce constitué en monopole,
quelque industrie de privilège, quelque spécialité de pro-
duction interdite ou réservée à une catégorie de citoyens?
Sur tous ces points la Révolution est à faire; et tant
qu'elle ne sera pas faite, la loi de la production étant
en partie violée, le travail incomplètement affranchi, la
science économique ne peut donner que la moitié de ses
bienfaits. Ne cherchez pas au mal dont se plaint le tra-
vailleur d'autre remède. Surtout gardez-vous, sous aucun
prétexte, d'intervenir arbitrairement dans le jeu des
forces économiques et de contrarier leiu's lois par les
«vôtres : Laissez faire, laissez passer. »
Cette théorie, qui tend à résoudre tout le système
économique dans le principe d'une liberté purement
négative, comme l'a fait M. Dunoyer dans son livre de
la Liberté du Travail; qui par conséquent fait de la pra-
tique mercantile et industrielle une cR&se de pur arbi-
traire, se résout lui-même, par la contrâdictién qui lui
est inhérente, et malgré ses manifestations en faveur de
la liberté, en un pur fatalisme.
- 160 —
Relativement à la condition de l'ouvrier, elle implique :
Que le travail n*est pas d'ordre humain, c'est-à-dire
moral et juridique, mais seulement de nécessité externe,
imposé par Tinclémence de la nature et la rareté des
subsistances ;
Qu*en conséquence, le travail n'a rien de spontané, et
que toute la liberté dont il est susceptible consista en
ce qu'il ne doit être ni imposé ni empêché par aucune
volonté ;
Que dans ces conditions le travail, même volontaire
et libre, n'étant pas donné ^ pri'ort dans la conscience,
est répugnant de sa nature et pénible ;
Que par la force des choses, et par l'effet combiné des
volontés humaines, à qui tout fatalisme est insuppor-
table, le travail, d'autant plus repoussé qu'il est accom-
pagné de plus de répugnance et de peine, tend à se
séparer, comme force économique^ du capital et de la
propriété ;
Que de cette tendance irrésistible résulte la division
du personnel économique en deux catégories : les ca-
pitalistes, entrepreneurs et propriétaires» et les travail-
leurs ou salariés ;
Que cela est fâcheux sans doute pour ces derniers, et
digne de l'attention du souverain, qui dans certains Cas
peut y trouver, le motif d'une taxe extraordinaire en
faveur des déshérités de la fortune, ou d'un règlement
de police sur les manufactures; mais qu'il ne s'ensuit
nullement que le travail puisse faire l'objet d'un droit
positif, d'une garantie quelconque accordée aux travail-
leurs par l'État, ou ce qui revient au même par les capi*
talistes et propriétaires*
Ainsi raisonnent les économistes de l'école prétendue
libérale, ennemis jurés de la féodalité, mais non moins
hostiles à toute pensée de réorganisation dans une agitu*
— loi —
tion chaotique, où le privilège et le salariat sont perpé-
tuellement aux prises, sans espoir de conciliation, subor-
dination et stabilité.
Les partisans de Tancien ordre de choses n*ont pas
eu de peine à montrer ^inconséquence de cette théorie.
Ils ont dit :
« Si, par la fatalité, ou pour mieux dire, par la provi-
denlialité de son essence, le travail répugne à l'homme,
le fatigue, le tue , et si de cette peine du travail résulte
un principe invincible dUnégalité, il faut conclure que
la Révolution, en abolissant le régime hiérarchique, n'a
fait qu'en constater la sagesse. Il faut convenir du même
coup que le christianisme a mérité la reconnaissance
du genre humain et dépassé de bien loin les prévisions
de la science, en répandant sur ce régime tant calonmié;^
et que Texpérienc^ démontre aujourd'hui nécessaire, la
baume d'une charité toute divine.
» Le comble de la raison politique n'est«il pas 4e se
conformer aux lois de la nature et de la destinée ? Pour-
quoi donc repousser avec tant de haine cet ordre féodal,
coupable d'avoir deviné, bien des siècles avant les éco-
nomistes, ces lois do la nature, et de les avoii* prises
pour règle ?
» Et le signe d'une religion révélée n'est-il pas d'adou-
cir, par l'effusion de la grâce, ce qu'il y a d'inexorable
dans la loi t Pourquoi donc accuser te christianisme d'a«
voir méconnu les droits de l'humanité et de la raison»
en consacrant les mœurs féodales et les modifiant par
son précepte de l'aumône et toutes ses institutions cha-
ritables ?
» Qui croit maintenant à cette égalité malheureuse,
prèchée par la Révolution? Sont-ce les républicains,
exaltés ou tempérants, de tous les adversaires du socia-f
lisme les plus implacables? Sopt-ce les saint-^simoniens,
— 162 —
promoteurs et bénéficiaires de la féodalité nouvelle?
Son^ce les phalanstériens eux-mêmes, qui, malgré leur
théorie du travail attrayant, n'en font pas moins une haute
paye aux individus chargés des travaux pénibles, et qui
d'ailleurs n'ont cessé de protester de toute leur force
contre l'égalité? Sont-ce les déistes, les éclectiques, les
panthéistes, les positivistes, les owénistes, les icariens, les
mystiques de toute sorte, qui tous, niant à priori Tégalilc
de nature, et conséquemment l'égalité de condition et
de fortune, reconnaissant d'ailleurs la répugnance du
travail et son infériorité, affirment, bon gré mal gré,
la nécessité des classifications échelonnées, ou n'y échap-
pent que par le communisme ?
» Que la Révolution avoue sa chimère et s'humilie.
Après avoir détruit la monarchie de droit divin, elle
n'a su la remplacer que par un organisme instable,
d'une puissance d'absorption cent fois pire que celle
du faisceau féodal; après avoir aboli la distinction
des classes, elle la recrée sous une forme et avec des
mœurs cent fois plus atroces; après avoir tué le res-
pect, l'obéissance, la charité, elle y supplée par la lutte
parlementaire, l'insurrection, la proscription, et le fata-
lisme.
» La charité, disent les adeptes, n'est pas donnée dans
l'économie. £n conséquence, point de taxe des pauvres,
pas plus que de droit au travail ; point d'hôpitaux, point*
de refuges, point d^asiles, point de crèches, point d'en-
fants trouvés!.... Que le prolétaire avec sa progéniture
meure dans son trou sans proférer une plainte : ainsi le
veut la loi économique, expression de la force des choses.
— N^ voilà-t-il pas une belle philosophie, une touchante
morale, une science profonde? Et c^est le dernier mot
delà Révolution ! »
Tel est le discours drs conservateurs.
— 153 —
VII
H est certain qu'à s*en tenir aux expositions de prin-
cipes et'aux professions de .foi des partis, écoles^ sectes
ou églises sortis du mouvement de 89, jl est impossible
de trouver à ce mouvement ombre de logique et de mo*
ralité* Le style a changé, le fond des choses a clé con*
serve précieusement. Au droit divin a succédé la sou-
veraineté du peuple ; à la noblesse féodale, la bourgeoisie
actionnaire, censitaire : quel bénéfice pour Tégalité?
Reste rÊglise, dont, après Tavoir dépouillée de ses biens,
on convoite le budget et Tinfluence. Quel progrès pour
les mœurs, pour les idées, quand les mystiques du jour
se seront partagé cette proie? Quel triomphe sur la su-
perstition, quand, au lieu des jésuites, la religion aura
pour prêtres des jacobins, des saint-simoniens, des éclec-
tiques? Pour le surplus, la tradition antique n*a pas mémo
été un seul instant révoquée en doute. La centralisation
monarchique a été croissante; la police a fleuri de plus
belle ; le machiavélisme s'est rajeuni. La multitude est
restée dans la même vileté et conlemption. L'égalité,
enfin, mot du guet en 93, l'égalilé, qui ne fut jamais
dans les cœurs, est désavouée par toutes les bouches :
elle est devenue propos séditieux et signe de réprobation.
Relativement au travail, la mystification ne serait pas
moins complète.
La théorie* de la liberté négative, ou du laissez faire
laissez passer^ qui forme toute la philosophie de l'Écolo,
aboutit forcément à une contradiction. Il est clair, on
effet, et les faits qui se passent sous nos yeux le dé-
montrent, que, si le travail, si l'organisme économique
tout entier, après avoir été délivré de ses entraves, est'
livré ensuite, comme le veulent les disciples de Smith et
de Say, aux attractions de sa nature, le travail, après
II. 9.
— 164 —
avoir commence par la liberté, finira par la sujétion.
Tôt ou tard, la caste des capitalistes et entrepreneurs,
sortie des rangs du travail inorganique, se constituera
en aristocratie : alors au régime des corporations succé*
dera celui des compagnies en commandite; à la féodalité
nobiliaire, la féodalité industrielle. Gela même n'est déjà
plus à faire, c'est fait. La société, au lieu de suivre une
ligne ascendante, aurait ainsi parcouru un cercle; la
Révolution aurait menti : au lieu d'une réforme, d'un
progrès, nous aurions une contradiction, un pastiche^
une sottise.
VIII
Les économistes sortis de la Révolution protestent
contre ce non-sens, lis soutiennent :
Que le travail est d'ordre moral et humain, donné dans
la conscience, a\ant que la nécessité l'impose;
Qu'en conséquence il est libre de sa nature, d'une li*-
berté positive et subjective, et que c'est en raison de cette
liberté qu'il a le droit de revendiquer sa liberté négative
et objective, en autres termes, la destruction de tous les
empêchements, obstacles et entraves que peuvent lui sus-
citer le gouvernement et le privilège ;
Que, si le travail est libre, ainsi qu'il vient d'être ex*-
primé, il implique dans sa notion celle de droit et de de-
voir ;
Que, si, par son côté fatal et en tant que la nature exté-
rieure en fait pour nous une nécessité, il est répugnant
et pénible, par son côté libre et en tant qu'il est une
manifestation de notre spontanéité, il doit être attrayant
et joyeux ;
Qu'au surplus la répugnance et la peine, qui dans
l'état actuel de Tindustrie humaine accompagnent à si
haute dose le travail, sontl'eDetde l'organisation servile
— 156 -r
qui lui a été donnée, mais qu'elles peuvenVet doivent
se réduire indéfiniment par une organisation libérale ; ^^
Qu'il n*est donc pas vrai de dire que le régime d'inéga-
lité et de privilège qu'a voulu abolir la Révolution résulte
de la fatalité répugnante et pénible du travail ; mais qu'au
contraire, c'est le privilège lui-même qui a démesuré-
ment aggravé pour le travailleur la répugnance et la peine;
Qu'ainsi il y a lieu d'espérer que, par une nouvelle
émission des principes de la Justice et de la moraley,
par un autre système d'enseignement professionnel, par
une réorganisation de l'atelier, le travail, perdant son
caractère servile et mercenaire, sera en même temps
affranchi de la fatigue et du dégoût que la fatalité lui
confère ;
Que, s'il est permis de soutenir, avec les anciens éco^
nomistes, que le travail, chose fatale, ne peut former
contre la classe propriétaire et au profit de la classe la-
borieuse l'objet d'un droit naturel, primitif, obligatoire-
nent garanti par l'État, il serait contre toute vérité et
justice de prétendre que ce même travail, chose sponta-
née et libre, ne puisse devenir Tobjet d'un contrat d'as-
surance mutuelle, ce qui est précisément le but qu'a voulu
atteindre la Révolution;
Qu'il en est du travail, au point de vue de la fatalité ,
comme de l'appétit, deJa santé, de la respiration, de la
lumière, dont aucune puissance humaine ne peut assurer
la jouissance ; et, au point de vue de la liberté, comme de
toutes les choses qui peuvent faire l'objet d'une transac-
tion ;
Qu'ainsi le travail, réconcilié par sa nature libre avec
le capital et la propriété, dont son objectivité l'éloignait,
oe peut plus donner lieu à une distinction de classes, ce
qui rompt le cercle vicieux et met la société, aussi bien
que la se^uç^tM l'abri de toute contradiction.
— 166 —
Alors, ajoutent les novateurs, l'idéal rêvé par les an-
ciens économistes, inconciliable avec leur théorie, peut
se réaliser:
Là terre à celui qui la cultive;
Le métier à celui qui l'exerce ;
Le capital à celui qui l'emploie;
Le produit au producteur ;
Le bénéfice de la force collective à tous ceux qui y
concourent , et le salariat modifié par la participation ;
Le travail parcellaire combiné avec la pluralité d'ap-
prentissages dans une série de promotions ;
Le morcellement du sol aboli par la constitution de
l'héritage;
En deux mots, la fatalité de la nature domptée par la
liberté de l'homme :
Tel est le programme des économistes de la Révolu-
tion. C'est tout un monde moral qui surgit, une civilisa-
tion nouvelle, une autre humanité. Malouet dès 1789,
Babeuf en 1796, le représentant de la bourgeoisie et le
tribun du peuple, l'affirment. Ajournée par les guerres
de l'empire, l'idée rentre dans la discussion avec la
royauté légitime; elle fait explosion en 1848 par le dé-
cret du 25 février sur le Droit au travail.
Ou la fatalité et le privilège, ou la liberté et l'égalité :
voilà le dilemme. D'un côté est' le paganisme, le despo-
tisme, la routine des peuples, et toute leur histoire; de
l'autre, la science, le droit, l'avenir, l'infini!... Il faut
chdtsir, et d'abord il faut juger. Pour laquelle de ces
deux écoles va se prononcer l'Ëglise ?
IX
L'Église, pendant ces dix-huit siècles qu'elle aime tant
à rappeler, n'a pas soupçonné le premier mot de toutes
ces choses. Elle ne s'est pas demandé, si le travail éts^it
— 157 —
libre ou fatal, s*il tenait de l'un et dej'autre; dans le
premier comme dans le second cas et dans Thypothèse
de leur conciliation, ce quHl pouvait en résulter pour la
confirmation de rÉvangile et la destinée du genre hu-
main.
L*ÉgIise, livrant le travailleur au joug féodal après
avoir rompu sa chaîne antique, a continué sous une autre
forme l'œuvre du polythéisme. Elle a remplacé la fat al i le
par la prédestination; elle a vu naître et mourir les phy-
siocrates sans se douter que ces théoriciens du produit
ne^portassent dans leurs spéculations mercantilistes toute
une nichée d'hérésies terribles; depuis trente ans elle as-
sistait, dormant sur sa chaire, aux débats économiques,
lorsque la foudre de 1848 vint la réveiller en sursaut.
Alors elle comprit que là-dessous il se remuait quelque
chose dont ses Écritures n* avaient point parlé, que ses
Pères n'avaient pas connu, à propos de quoi ses conciles
et ses papes n'avaient rien défini : c'était le droit de
Thomme et du citoyen, l'égalité devant la loi, la justice
économique, le travail libre, la vertu immanente et dés-
intéressée, l'éducation de l'humanité par elle-même^ le
progrès!... Elle se dit que les portes de l'enfer allaient
prévaloir, et par provision elle condamç^, elle frappa...
Depuis, elle nous a donné pour calmant le dogme souve-
rain de la Conception immaculée, en l'honneur duquel il
a été brûlé pour un million de francs de bougies dans
toutes les églises de France.
Mais erreur ou ignorance ne fait pas compte ; ettfran-
chement. Monseigneur, la Révolution démocratique et
sociale, tombant sur TÉglise ex abrupto et in-promptu^
a eu tort devons saisir ainsi à l'improviste. Remettez-vous
donc l'esprit, et après avoir invoqué l'Esprit, dites-nous,
là, en termes non équivoques, sans circonlocutions ni
ambages, si vous êtes pour le travail libre ou pour la
— 168 —
fatalité; si, d'après TËglise, le travail est d'ordre humain,
ou seulement de nécessité de misère; conséquemment,
si vous considérez la théorie libérale et révolutionnaire
comme admissible en théologie, ou si vous tenez le cercle
vicieux de l'ancienne école économiste pour article de
foi?
Hélas ! faut-il que ce qui s'est établi sur la Providence
croule par Timprovidence? L^Église, bien qu'elle n'ait
rien formulé de précis et de positif sur l'économie sociale,
hormis des anathèmes à l'usure qu'elle voudrait bien re<*
tirer, n'en est pas moins engagée par son dogme, par sa
tradition, par le système entier de sa foi. Elle ne saurait,
pour une question aussi mesquine que celle du travail, se
rétracter, changer toute sa doctrine, entonner la Marseilr
laise et le Chant des travailleurs. Aussi bien est-elle ha-
bituée à ces mécomptes. Ce qui lui arrive avec la science
économique n'est que la répétition de ce qui lui est ar*
rivé tant de fois avec les autres branches du savoir hu-
main, une contradiction de plus qui se dresse devant elle,
une nouvelle redoute de la raison contre l^ foi. Elle en a
bien vu d'autres ! Un jour, c'est l'astronomie qui lui dé- .
range son Ciel ; le lendemain, c'est la géologie qui boule-
verse sa Genèse; après, la linguistique donne le démenti
à son histoire de la dispersion babélique* Voici l'éeono*
mie qui continue la tranchée, et tout à l'heure la Justice
donnera l'assaut. — Eh bien ! dit l'Église, qu'elle vienne,
cette économie politique et sociale qui prétend ne deroan^
der rien à la charité; qu'elle paraisse, cette Justice qui n'a
pas besoin de la foi ! J'en sortirai comme auparavant, et
je m*en débarrasserai : Egrediar sieut ante feci^ et me
. excutiam. Elle ne sait pas, cette pauvre tonsurée, que U
Justice se retirant d'elle lui ôte sa force : Nesciens quod
recessissef ab eo Dominus.
On a vu des philosophes, intelligences merveilleusesj -
— 150 —
consciences héroiquea, reconnaître leur erreur» faire à la
vérité le sacriflce de leur amour^propre» et prononcer ce
mot toujours sublime : Je me sqis trompé 1
L'Église n'admet pas qu'elle se trompe, elle ne retient
pas d'une fausse opinion, A.qui lui démontre sa faute»
elle répond par l'anathème. Plutôt que de tendre la main
à la Justice, elle embrassera la Fatalité. C'est pour cela
qu'il ne lui sera fait aucune grâce, et qu'elle boira jusqu'à
la lie le calice de ses ignorances et de ses adultères*
CHAPITRE U.
Disfcussion. — Principe de la transcendance : Que le travail
est de malédiction divine, et conséquetnrnent la servitude
d'InsUtution religieuse. — Théorie epititual.ste.
On sait l'antipathie que les peuples sauvages ont pour
le travail : ce fait bien connu suffit, jusqu à certain point,
à expliquer pourquoi toutes les mythologi s, qui sont les
formes de la raison chez le sauvage, Font condamné.
Mais que cette condamnation se soit maintenue dans
une théologie savante, policée; qu'elle soit devenue le
principe secret de Tasservissement des classes laborieuses,
c'est ce dont les inclinations de l'homme animal et l'hisr
toire des cultes ne suffisent plus à rendre compte.
Or, le principe de cette animadversion systématique,
principe qui est un des caractères de l'âge religieux, et
dont la paresse du sauvage n'est elle-même que Texpres*
sion grossière, est dans le spiritualisme, d'où elle a passé
dans la religion.
Toute spéculation de l'esprit dans le domaine dé la
transcendance traîne à sa suite une iniquité.
Pour<|uoi l'esclavage est-il propre à notre espèce, une
— 160 —
des choses qui dous distinguent le mieux des animaux?
Les loups ne se dévorent pas, dit le proverbe : d'où vient
que les hommes se mangent? Jamais on ne vit un lion
forcer un autre lion de chasser pour lui : comment
rhomme se fait-il de l'homme une bête de somme, un
enclave? Évidemment, l'esclavage n'a pas son principe
dans là nature, ainsi que le reconnurent les Pères,
nonobstant l'autorité d'Âristote : où donc peut-il se
trouver?
Cherchez de bonne foi , et vous découvrirez que cette
anomalie, cette prérogative monstrueuse que s^arroge
l'homme sur son semblable et qui caractérise notre es-
pèce, vient de ce que, seul entre les animaux , l'homme
est capable par sa pensée de séparer son moi de son non-
moi, de distinguer en lui la matière et l'esprit, le corps
et rame ; par cette abstraction fondamentale, de se créer
deux sortes de vies : une vie su[)érieure ou animique, et
une vie inférieure ou matérielle ; d'où résulte la division
de la société en deux catégories, celle des spirituels, faite
pour le commandement , et celle des charnels , voués au
travail et à l'obéissance.
L'homme, disent les spirilualistes, est composé de deux
substances. Par son âme il appartient à Dieu, son créa-
teur, son souverain , son juge, sa fm ; — ^ par son corps, à
la terré, séjour et instrument de ses épreuves. C'est la
distinction que fait saint Paul de l'Adam terrestre, Adam
terrenus^ et de l'Adam céleste, Adam cœlesiis; et ailleurs,
de l'homme spirituel et de l'homme charnel , animalis
homo^ spiritalis homo.
Tout ce qui détourne l'homme de Dieu, l'inclinant vers
la terre, est pour lui infirmité, misère. De là la défaveur
qui dès l'origine s'est attachée au travail, et que tous les
cultes à l'envi n'ont cessé d'aggravejr. C'est donc à la
spéculation spiritualiste quUl faut rapporter la condam-
— 161 —
nation du travail. J'ose dire que cette philosophie n'a ja«
mais servi à autre chose.
XI
L'un des plus grands spiritualistes et religionnairos de
Tépoqûe, M. Jean Reynaud, dont j'ai cité le consciencieux
témoignage en faveur du dogme de la chute, a cru devoir
nous donner aussi, avec la meilleure intention du monde,
la thoodicée de la servitude. Si cette pieuse institution
venait à disparaître parmi les hommes, on la retrouverait
dans le dernier ouvrage du savant druide, Terre et Ciel.
Suivant M. Reynaud,
« Le travail est la conséquence du défaut d'harmonie qui
eiiste par ordonnance divine entre l'organisation de l'homme
et l'organisation de la terre; et pour que ce défaut cessât^ il
faudrait que l'une ou l'autre de ces deux organisations vînt à
changer... — Par les progrès de Tassociation et de l'industrie^
ajoute le savant théologue, le travail pourra devenir moins
continuel, moins déplaisant; mais il y aura toujours à s'y rési-
gner : c'est une peine sans fin. » (Page 94. )
Cette déclaration est grave.
D*autres s'étaient plu à recueillir sur la face de la pla-
nète les preuvtgyd'une Providence pour nous pleine d'at-
tentions; M. Reynaud y découvre partout les traces d'un
désarroi général , accompli avec préméditation , dans le
but de chagriner notre pauvre humanité, de la vexer, de
la /?i£n/r. Quelles actions de grâces , ô saint homme, ne
vous devra pas l'Église, pour une découverte de cette
importance ! Nous savions, par les Écritures, que le diable
avait passé sur cette terre ; à vous il était réservé de nous
montrer partout l'empreinte de son pied fourchu.
M. Jean Reynaud, incapable, à ce qu'il semble, de com-
prendre la loi fondamentale de l'univers, et porto par le
tour (lo son génie à voir partout du mystère, prend les
antinomies de la nature pour autant de sataneries, cor^-
— 162 —
trariétés^ que nous a suscitées notre première faute. Car
on ne sauraif, suivant lui , imputer à la Providence pa-
reille négligence ou méchanceté.
« Contrariétés causées par les lois de la gravitation, qui nous
oblige, pour la vaincre, à inventer toutes sortes de maehines,
et nous expose, en tombant, à nous rompre le cou ;
<x Contrariétés causées par la grandeur de la terre» qui nous
force d'employer des systèmes de locomotion extraordinaire,
par terre, par eau, par fer, par air;
« Contrariétés causées par l'interposition des mers et é^
montagnes, dont l'inconvénient est de pousser les hommes à
se former en groupes politiques, rivaux les unsd^s autres, et
souvent acharnés à se détruire ;
« Contrariétés causées par les lois de la chaleur solaire, dont
quelques degrés de plus ou de moins nous font passer^le l'abon-
dance à la disette, de la santé à la maladie ;
« Contrariétés causées par la présence des animaux nuisibles
et des plantes inutiles, qui entraîne de noire part une chasse
et un sarclage continuels ;
« Contrariétés provenant des infirmités de notre nature... »
Traduisons celte complainte. M. Jean Reynaud trouve
mauvais que le feu qui nous chauffe nous brûle; que la
lumièje ne nous arrive jamais qu'en ligne droite, tandis
qu'il nous serait utile de la recevoir à volonté en ligne
courbe; que la gravitation, qui nous attache au sol, ne
cesse pas au commandement de l'ouvrier qui se laisse
tomber d'un échafaudage ; que la terre , en s'étendant
devant nous, nous invite à marcher, et qu'en faisant
usage de nos jambes, nous fatiguions nos muscles, ce qui
provoque la transpiration et la sueur du front. 11 se plaint
que nous soyons de toutes manières mal accommodés ;
qu'il n'y ait pas de colline sans vallée, de viande sans
os, de vendange sans marc, de farine sans son, de pro-
duction sans dépense, de force sans organe, de bâton à
un seul bout, de hauteur sans profondeur; en un mot.
— 163 —
*
il regrette que la nature soit la nature, que Tesprit soit
Tesprit, et qu'il ne dépende pas de notre volonté de les
faire absurdes*
M. Jean Reynaud est bien malheureux. Il n'aspire à
rien de moins qu'à l'état d'absolu ; son corps, cette ^iie-
nille, le retient ! Quelle déplaisance d'être obligé, comme
les plus vils des animaux, de manger et de boire, de re-
commencer tous les jours, et quelle* mortification pour
m philosophe dans les suites 1
Voilà pourtant à quelles inepties conduit la distinction
sacramentelle de Vàme et du corps; voilà l'objet des vœux
et la cause des regrets de cette spiritualité niaise, dont
le dernier mot est la suppression de l'univers, et, en atten-
dant, l'horreur du travail, la damnation de l'ouvrier, et la
déification de l'aristocrate.
Il faut voir M. Jean Reynàud déduire, sans cligner
l'œil, les conséquences de son merveilleux principe; ce
n'est pas le verbe qui lui manque :
« Pour apercevoir la grandeur de rborome, il vaut bien
mieui jeter les yëui sur les résultats généraux que sur son
activité manuelle. Celle-ci, par la monotonie et la puérilité
des opérations, par la médiocrité des effets, par le déplaisir et
la lassitude dont elle est presque toujours accompagnée, n'est-
elle pas digne de pitié? On ne. peut s'empêcher de prendre
UDe bien pauvre idée de la vertu créatrice de l'homme... quand
on le suit à la tâche, qu'on le voit piochant, creusant, portant
des fardeaux, tournant des manivelles, haletant, mal à l'aise,
aspirant à l'heure où il se reposera, trempant la terre de ses
sueurs pendant toute une journée pour y faire en définitive
si peu de chose, qu'il suffît de s'éloigner de quelques pas pour
qu'il n'y paraisse déjà plus... Il ne manœuvre pas autrement
qu'une fourmi... Quelle misérable chose que son corps, si l'on
y cherche un instrument de création!... » (Page 86.)
M. Jean Reynaud juge de la grandeur de l'homme par
le nombre de mètres carres qu'il peut labourer en un jour.
— 164 —
Pour un philosophe spiritualiste » un augélomanc, que
dites-vous de ce raisonnement? Moi qui , ne voyant dans
i*àme et le corps qu'une division générale des phéno-
mènes, n*ai pas le bonheur de posséder les facultés de la
transcendance, je juge Taction industrielle tout autrement.
L'homme est une force pénétrée d'intelligence, qui ne
peut être heureuse que si elle s'exerce. Si petite que soit
cette force, elle est capable de produire les plus vastes et
les plus incalculables effets par la manière dont elle est-
dirigée, et par son groupement. La grandeur des résultats
n'étant donc de sa part qu'une affaire de multiplication,
ce n'est point par cette grandeur objective, géométrique,
matérielle, en un mot ce n'est point d'après la qutwiité
du produit que l'action humaine doit être philosophique-
ment appréciée, c'est par la qualité de ce produit. Pre-
nons un exemple. Le premier laboureur, Triptolème, Osi-
ris, Gaïn, fait venir une gerbe de blé : voilà la civilisation,
le règne de Tesprit sur la nature, qui commence. Quelle
dépense de force a-t-il fallu pour faire croître cette gerbe,
que la nature toute seule ne nous donne pas? Moins que
n'en exigent la course, la lutte, la danse, l'équitation et
tous les exercices d'agrément. Sans doute si, au lieu d'une
gerbe, le même individu veut en récolter dix mille, Topé-
ration sera au-dessus de ses forces,.et pour lui deviendra
fatigue et peine. Mais ce n'est plus qu'un problème d'as-
sociation et d'industrie, dont la solution , sans aggraver
le service, peut doubler au contraire, pour tous ceux qui
y prendront part, le plaisir et le proflt. Vous qui osez dire,
sans savoir de qui ni de quoi vous parlez : Montrez-moi
vn grain de sable^ et je vous démontrerai Dieu, permettez
que je vous rétorque l'argument : Montrez-moi un grain
de blé, et je démontrerai la grandeur de l'homme.
Mais, disent-ils, l'homme qui se sent une âme peut bien
condescendre à inventer le blé, la charrue, le moulin, le
— 165 —
pain fermenté : manifestations de son intelligence, témoi-
gnages de sa nature éthérée et imniiortelle ; s*abaissera-t-il
à recommencer toute sa vie, non pas les mêmes inven-
tions, ce qui stinvente ne s'invente qu'une fois, mais les
mômes manœuvres? Au jugement de M. Jean Reynaud,
ce serait une galère, une intolérable servitude :
« Nul métier^ dit-il^ ne saurait être agréable... mais il est
bon que dans nos sociétés il y ait toujours quelque travail
corporel à accomplir, les âmes supérieures étant les seules qui
puissent sans péril î^ahstenir d'y prendre part, parce qu'elles
ont assez d'attaéhement à la pensée pour se garder elles-mêmes
de l'engourdissement et des aberrations où mène le loisir...
L'ordre aurait également à souffrir, soit que le travail diminuât
sans que les âmes s'élevassent, soit que les âmes s'élevassent
sans que le travail diminuât... y>
Qui pense mal du travail est mal dispose pour le tra-
vailleur. M. Jean Rcynaud, quelque ami qu'il se dise de la
Révolution, est de l'école hiérarchique et féodale; il ne
croit pas à l'égalité ; il est avec l'Église, à laquelle il est
venu, après la chute de la République, offrir le secours
de sa philosophie druidique, magique et pythagoricienne.
Ici que nous dit-il? c II faut que le vulgaire travaille,
et que les prédestinés gouvernent. »
Le voilà donc connu ce secret plein d'horreur !
Et vous vous dites révolutionnaire, républicain, démo*
crate, socialiste encore ! Vous niez le péché originel !...
Non, non : vous avez trop le génie des choses divines,
pour concevoir rien aux affaires humaines ; trop le senti-
ment de la Divinité, pour conserver le sens moral. Vous
êtes trop convaincu de la diablerie de ce monde pour
croire à sa Justice. Le travail, en effet, pour vous, c'est le
diable. Vous croyez au diable : votre métaphysique, vieille
comme l^s pierres, vous y mène. Regardez-y donc de plus
près : c'est elle qui fait l'inertie du sauvage, elle qui, glo-
— 166 —
m
rifiani le far nienie^ a inspiré le mythe biblique du tra-
vail, et présidé à Tinstitution des esclaves.
XII
Toute religion , en vertu du spiritualisme qui la con-
stitue, qu^elle s'appelle christianisme, bouddhisme, drui*
disme, ou tout ce qu*on voudra, est «nti-pratique ; elle
pousse Vhomme à lu contemplation, à Tinaciion, auquié^
tisme.
An commencement, dit la Genèse, alors que Thomme
n'avait pas encore corrompu sa nature par le péché', Dieu
le plaça dans le jardin de plaisir pour qu'il lui donnât ta
façon et qu'il en prit soin , ut operaretur et eustodiret
illum. Mgr de Paris, Sibour, voulant flatter la tendance
industrielle de Fépoque, dit un jour, eu commentant ce
texte, que Dieu avait fait l'homme contre-maître de la
création. Le mot est joli, et a valu bien des compliments
au bon archevêque. On trouve dans la Bible tout ce qu'on
veut. Mais gardez-vous d'approfondir, sinon la parole de
grâce va se changer en parole de réprobation, la colombe
devenir serpent.
Ceci se passait, ne l'oublions pas, avant la chute. A
cette époque de félicité, Thomme en parfaite union avec
le Créateur, et sans doute aussi avec lui-même, le travail
n'avait pour lui rien de répugnant et de pénible. Les con--
trariéiés signalées par M. Jean Reynaud n'existaient pas.
La nature, qui pour produire Thomme vous semble avoir
échelonné tous les êtres, avait supprimé les espèces nui-
sibles et inutiles ; ce n'est que postérieurement qu'elle a
complété sa série.
Cet état de bonheur dura peu. L*homme s'étant infecté
lui-même par un acte que la Genèse ne nous révèle que
sotià le voile de l'allégorie, mais dont M. Reynaud nous a
décrit avec un redoublement d*éloquence la gravité, le
— 167 -^
travail, de plaisir que Dieu l'avait fait, devint châtiment.
« La terre sera maudite pour toi : tu maogeras d'elle dans
la fatigue chaque jour de ta vie. Elle te poussera des épines
et des chardons; et tu mangeras l'herbe des champs; tu te
nourriras de ton pain à la sueur de ton visage, jusqu'à ce que
tu retournes en terre^ d'où tu es sorti : car tu es poussière et
tu retourneras en poussière. )> [Gen., m.)
Tel est le décret qui, postérieurement à la période d'in-
nocence, a réglé la condition du travailleur, et. qui a fait
la base de TÉconomie sociale pendant toute la durée de
Tâge religieux. Cette malédiction , dont la teneur nous a
été conservée dans le livre sacré des Hébreux, a retenti
par toute la terre. Virgile, au 6* livre de l'Enéide, place
le Travail à la porte des enfei-s, en compagnie de mons-
tres horribles, le Deuil, les Soucis vengeurs, les pâles
Maladies, la Vieillesse chenue, la Peur, et la Faim, mau-
vaise conseillère, et la honteuse Misère, et la Mort.
Le christianisme épaissit de plus en plus ces ténèbres.
Selon M. Blanc Saint-Bonnet, Tun des mystiques les plus
remarquables de notre époque, le travail est la régularisa-
tion de la douleur, sans laquelle, dit-il, point de génie,
point d'héroïsme, point de sanctiflcation.
« La Douleur avait besoin d'être réglée et calibrée dans une
loi : c'est le Travail.
« La Douleur est un remplaçant du Travail...
« Travail, Douleur, Mort, trilogie providentielle.
« La Faim (qui force l'homme au travail), admirable inven-
tioD pour un être. La théorie de l'absolu est toute là... »
(Oe la Douleur, passim. )
De ce fait élémentaire, que la douleur est antinomi-
quemènt adossée à la jouissance, ^'elle n'est autre chose
c|U6 l'excès dans la jouissance, comme la brûlure est un
excès de caléfaction , la fatigue un excès dans l'action,
M. Blanc Saint-Bonnet a tiré tout un volume de mysti-
— 168 —
cités, qui peuvent paraître intéressantes à un spiritualiste,
ù un chrétien, mais dans lesquelles le sens commun ne
peut voir que l'abêtissement de la raison par la pensée
religieuse. C'est le procédé de M. Jean Reyuaud^dans
les contrariétés qu'il reproche à la nature : le philo-
sophe et le chrétien, partant du même principe, sont
d'accord.
. ; \ xiii
Est-il donc si difficile dc.pénétrer le sens de cette dou*
ble allégorie? > •
a) Le travail avant le péchéi- ^ »
L'homme, en vertu de son activité propre et de ses re-
lations avec le monde, est ouvrier; son travail est spon-
tané et libre, soumis par conséquent à une loi de justice
et de morale dont la pratique assure son bonheur, dont
la violation au contraire le plonge dans la misère. C'est
le point de vue subjectif, affirmé aujourd'hui par la Ré-
volution, et que l'écrivain^ sacré présente - comme une
époque antérieure, époque d'innocence, de spontanéité,
de liberté et de richesse.
h) Le travail après le péché.
Or, ù cette loi du travail, qui ne peui avoir rien
d'affligeant, puisqu'elle résulte de notre constitution,
la nature ajoute, la sanction de sa passivité. L'homme
doit agir, travailler, d'abord parce qu'il est homme.
Mais, afin que son action ne soit pas vaine, il ne
subsistera que de ce qu'il aura produit, à Taide de cet
instrument inépuisable, qui est la Terre. C'est le point
de vue objectif, le seul que découvre Tancienne école
économique. Ainsi s' missent dans le Travail, selon^la
pensée supérieure du mythe, la liberté et la fatalité , la
première devait, par le développement des facultés hu-
maines, subalterniser de plus en plus la seconde.
— 169 —
Gomment, ensuite, au lieu de cette subordination de la
falalité, nous avons eu l'oppression de la liberté elle-
même; [en autres termes^ comment le point de vue ob-
jectif a frappé surtout les imaginations, dominé les con-
sciences, et fini par gouverner seul réconi)mie humani-
taire, le spiritualisme, s'expUquant par la bouche de
M. Jean Reynaud, vient de nous l'apprendre.
I.es âmes supérieures, dit ce grand mythologue, sont
portées naturellement à la contemplation^ filles repous-
sent le travail dont la monotpHie off^iise leur délicatesse;
elles tendent à s'en décharger sur Ifê âmes ir\férieures,
pour lesquelles la p^sée a moins d^attraits, et dont la
moralité requiert une occupation corporelle soutenue.
Qu'est-ce que cela veut dire?
De tous les contemplatifs, les plus intrépides sont ceux
dont rintelligenc^ est la plus vide, et qui pensent le
moins. Les Orientaux et les sauvages passent des jour-
nées, des semaines, les jambes croisées, fumant leur pipe,
sans proférer une parole. Chez eux, Tinertie de Tâme et
celle du corps sont en raison réciproque : dois-je les.con-
sidérer comnie des âmes supérieures ?
La vérité est que l'homme, par la spontanéité de son
moi, tend à se distinguer, comme Descartes, en corps et
en âme, à s'abstraire, tant qu'il peut, du premier et de
ses exigences ; à se concentrer dans sa pensée ; à tout créer
par elle, comme le moi de Fichte; à vivre, en un mot,
de la vie de la Divinité. Plus il glisse sur cette pente,
plus il lui semble que son âme grandit, qu'il ajoute à sa
dignité, qu'il plane sur le monde et sur ses semblables. A
cet égard, le sauvage en sait autant que le théologien et
l'ascète, dont il peut* se vantqiMle recréer sans cesse le
dogme et toute la métaphysique par sa rêverie. Dans cet
état, le travail, réduit à l'objectivité pure^ devient j^jiur la
pensée idéaliste une énigme de la Providence, une utopie
Il 10
— 170 —
satanique, dont TescIaTage, servage ou salariat, est la
traduction fidèle.
Si le Dieu qui jadis fît entendre sa parole à Moïse,
qui S'était fait connaître auparavant à Abraham, qui avait
enseigné Noé après l'avoir sauvé du déluge, eât été mu
d'une vraie piété pour notre espèce, il avait une belle oc-
casion de lui rendre service , en lui expliquant le mythe
du travail. Cela aqrait mieux valu pour l'édification de
l'humanité que l'abrasion du prépuce et l'interdiction de
la viande de porc. — Sois attentif à la parabole, aurait-il
dit à Noé; ne va pas te perdre dans les abstractions quin-
tessenciées, et prendre Tâge du bonheur et l'âge du tra«
vail pour deux périodes consécutives de l'histoire. Il ne
s'agit là que d'une corrélation. Le bien-être et le travail
sont jumeaux : vous n'aurez point parmi vous d'esclaves;
tout le monde aura sa part, et le plaisir chassera la peine.
Au lieu de cet avis si simple, le Irop prompt Jéhovah
prend lui-même sa parabole au pied de la lettre. Il laisse
subsister la malédiction portée par Noé contre son fils
Cham; parmi les richesses dont il comble Abraham, il
n'oublie pas les esclaves, mâles et femelles ; et sur le Si<-
naî, son principal soin est de consacrer la servitude en
la réglementant. Fiez-vous donc aux révélations, et pre-
nez les dieux pour directeurs de vos consciences !
XIV
Qu'est-ce que l'esclave?
M. de Bonald, partant, ainsi que M. Jean Reynaud, du
dualisme cartésien, définit l'homme une intelligence
SERVIE par des organes.
Or, il est à remarquer que la notion de l'esclave, d'après
l'étymologie, revient exactement à cette définition : Serv^
«5, 4fij;j;-ar«,' serv-ire^ ser^ere (franc, serrer), inser-ere^
ser^a; gr. ÔepaTcwv, 6upa, Oupow, etc. Strvus est donc
— 171 —
rbomme de soin, gardien, portier, auxiliaire, maocBuvre,
chargé de serrer^ soigner, conserver toutes choses dans
la maison, dans le jardin, dans Tétable, de faire le ler-^
vice des champs» des troupeaux, du harem. C^est celui
qui, ne pensant |)as par lui-même, sert d'instrument,
d'organe supplémentaire, et pour ainsi dire de second
corps à un autre homme, lequel se réserve pour lui-
même le commandement à titre de maître ou d'âme
pensante et supérieure.
Quelques-uns, à l'exemple de saint Augustin, font ve-
nir servus de servatusi par une contraction. Ils allèguent
que les prisonniers de guerre étaient réservés pour le tra-
vail. Le fait est vrai ; mais il s'ensuivrait seulement que
c*est servatus qui vient de servus : servus^ esclave; ser^
vatus^ fait esclave. Qui ne voit en effet que l'idée du ser-
vice a existé la première, et que celle d'y appliquer le
prisonnier de guerre n^est venue qu^après? Mais ces deux
mots n'ont point entre eux le rlEipport qu'on leur assigne,
bien que leur radical soit le même. La déduction est celle
quej*ai indiquée : 5^-0, serrer, garder; serV'USy Thomme
de garde; serv-ire^ faire le service^ ou la garde; serv-are^
conserver, etc. - •
Tant d'AMES) plus iàui à' esclaves ^ dit le Pentateuque,
dans les dénombrements qu'il fait du peuple après la sor-
tie d'Egypte. 11 est impossible de mieux exprimer la pen-
sée spiritualiste qui produisit Tesclavage.
« Pourquoi^ demande saint Augustin, Dieu commande-t-il
« à rbomme, l'âme au corps, la raison à la passion et aux
< autres parties inférieures de l'âme? Cet exemple ne mon<-
« tre-t-il pas clj^iremçnt que, comme il est utile à certains
«bommes d'en servir d'autres, pareillement il est utile à
« tous les hommes de servir Dieu. » (De la Cité de Dieu,
liv. XIX, chap. 21.)
Dieu, aurait pu dire saint Augustin, à l'exemple de
— 172 —
M. de Bonald, est rintelligence souveraine servie par
rUnivers et par l'Humanité; et c'est à Texemple de cette
subordination entre lui et ses créatures qu*il a fallu
qu'une partie du genre humain, prédestinée au comman-
dement, fût servie par l'autre, prédestinée au travail.
Saint Thomas, Bossuet, l'Église tout entière, abondent
en ce sens.
Le ministre Jurieu avait osé dire :
<t II n'y a point de relation au monde qui ne soit fondée
sur un pacte mutuel exprès ou tacite^ excepté l'esclavage tel
qu'il était entre les païens^ qui donnait à un maîlre pouvoir
de vie et de mort sur son esclave^ sans aucune connaissance de
cause. Ce droit était faux^ tyrannique, purement usurpé, et
contraire à tous les droits de la nature. »
Bossuet lui répond ( F« Avertissement) :
ce Quelque spécieux que soit ce discours en général; si l'on
y prend garde de près, on y trouve autant d'ignorances que de
mots. Si le ministre y avait fait quelque réflexion, il aurait
songé que l'origine de la servitude vient des lois d'une juste
guerre^ où le vainqueur ayant tout droit sur le vaincu, jusqu'à
pouvoir lui ôter la vie, il la lui conserve, ce qui même, comme
on sait^ a donné naissance au mot servi, etc. »
L'argumentation de Bossuet est faible, à cause du sens
restreint quUl donne au mot servus, travailleur. La ser-
vitude consiste, en général , à travailler gratuitement
pour autrui^ ce qui a lieu toutes les fois que le salaire
est infqlfeur au produit. Dans l'antiquité le travail était
imposé par un maître, aujourd'hui il ne Test plus que
par la misère : voilà toute la différence. Bossuet pouvait
donc dire à Jurieu : Votre théorie ne tend à rien de moins
qu'à supprimeria distinction des rangs et des fortunes,
à ébranler tous les pouvoirs; à créer l'égalité et l'anar-
chie, à rendre inutile la religion : toutes choses que vous
repoussez, comme rÉglise, énergiquement.
— 173 —
Ârisloie comprenait mieux que Bossuet la sirviludct
quand il disait :
« Quand on est inférieur à ses semblables autant que le corps
Test à l'âme, la brute à l'homme^ — et c'est la condition de
tous ceux chez qui l'emploi des forces corporelles est le meil-
leur parti à espérer de leur être, — on est esclave par nature. »
11 voulait dire par destination.
XV
Qui veut la fin veut le moyen.
La chasse à Tesclave se pratique encore sur une grande
partie de l'Afrique, de rAmérique et de TOcéanic.
Est-ce violer la justice? Non, dit le spiritualisle, c'est
accomplir l'ordre de la Providence, qui veut que les noirs,
les jaunes, les rouges, et toutes les races inférieures ne
pouvant se livrer à la méditation, travaillent...
On se rend maître du sauvage, comme des autres ani-
maux, par la force, par l'adresse, par les pièges que lui
tend son instinct; on le dompte par un système de bons
et de mauvais traitements, par la désuétude de la liberté,
par le travail continu, par l'attrait d'une femme, par l'in-
terdiction de tout exercice libéral et de toute pensée, lia
castration même a été employée sur l'homme, comme
sur les chevaux et les bœufs, avec succès. Ce n'est peut-
être pas autant la jalousie maritale qui a suggéré cette
barbarie des castes privilégiées, que les besoins de la do-
mestication.
Une conséquence de la servitude fut d'abord ii'exclure
l'esclave du droit commun, ce qui voulait dire de la re-
ligion. Le recevoir à la communion des pénates et des
sacrifices, l'élever à la vie contemplative, refaire de lui
une âme, en lui donnant le sacrement de Justice, eût
été l'émanciper,^ revenir à la confusion générale des âmes
et des corps : chose impossible. Le spiritualisme ne ré-
trograde pas.
n. 10.
— 174 -
« J'ai démandé quelle espèce d'instruction morale et reli-
gieuse recevaient les nègres de la colonie^ et j'ai appris que
cette instruction était nulle. — On les baptise^ m'a-t-on ré-
pondu ; on les marie, s'ils le désirent. A leur mort, on va quel-
quelquefois chercher M. le curé pour les confesser; mais il
demeure assez loin^ et nous n'aimons pas à le déranger... Mais
ni catéchisme ni prédication pour les noirs; nul moyen que
la notion du bien et du mal parvienne à leur intelligence : ils
sont exclus de toute idée morale. » (J.-J. Ampère, Promenade
en Amérique, art. de la Revue des Deux-Mondes, 15 juil-
let 1853.)
Ainsi en usait le paganisme, ainsi en \ise le christia-
nisme : toutes les religions se ressemblent. Une loi de la
Révolution dit que tout esclave qui met le pied sur l^
territoire de la république, par le fait est libre. Dans l'É-
glise, au contraire, le curé baptise l'esclave, marie Tes-
clave, donne Textrêmeonction à l'esclave; et ni le bap-
tême, ni le mariage, ni rextrême-onction, n'afiranchit
Tesclave. Le sacrement n'a rien de commun avec la li-
berté. C'est une marque que le prêtre imprime sur le
corps du chrétien, comme celle que les éleveurs font sur
le dos de leurs moutons ; signe de la propriété ecclésias*
tique, nullement de Tégalité et de la liberté des per-
sonnes.
Cependant Texclusion de la morale parut bientôt, par
son absurdité et ses conséquences, d'une pratique dange-^
reuse. On a beau faire, l'homme se retrouve toujours
dans l'esclave : lui dénier toute espèce de droit, c'est
le pousser à la vengeance. Dans l'intérêt de l'exploitation
servile,cl pour la sécurité des maîtres, il fallut donc aviser
au moven de faire servir le culte à la consolidation de la
servitude : c'est à quoi la religion se prêta avec une com-
plaisance et une facilité merveilleuses. Il y eut des dieux
et des sacrifices .pour les esclaves, des saturnales pour
leur rappeler l'égalité de l'âge d'or ; il y eut même, ce
— 176 —
qui passe toute insolence, un droit de Tesclave : comme
si le patronat et la maîtrise étaient autre chose qu'une
concession temporaire à Timbécillité générale; comme si
le droit de l'esclave n^était pas, le cas échéant, de tuer
son propriétaire, et de partir!
CHAPITRE III.
Droit de l'homme de travail on de Tesclave, d'après Moïse . —
Loi d'égoïsme.
XVI
L'année dernière Tarchevêque de Paris, Mgr Sibour,
mit au concours le sujet suivant :
Que la pratique sincère et intelligente des maximes
évangéUques satisfait à la jois tous les instincts du
cœur humain et les grandes lois de conservation sociale;
Que le précepte chrétien de la Charité remplit le but
'providentiel de Vinégale répartition parmi les hommes
des dons de f intelligence et de la fortune.
J'ignore si le prix, qui était de 1,500 fr., a été décerné,
ou si le concours a été remis à Tannée suivante. Quoi qu'il
en soit, que demandait Mgr Sibour?
11 proposait de démontrer, par un examen approfondi
de la nature humaine et 3e la constitution de la société,
que, Tinégale répartition des dons de rintelligence et de
la fortune étant Teffet d'une volonté providentielle, sinon
de la fatalité même d^s choses, il n'y avait lieu de pro-
tester contre cette fatalité ou Providence au nom d'aucune
loi de Justice; que tout ce que réclamait THumanilé
était que les privilégiés adoucissent, par line bienfaisance
volontaire, la rigueur du décret, et que le précepte de
la charité chrétienne y satisfaisait pleinement.
Ainsi, voilà qui est clair ; Mgr Sibour, d'accord avec
— 176 —
la philosophie spiritualiste, ancienne et moderne, nie lu
possibilité d'une solution juridique : il affirme, coiinnc
je l'ai dit, ^infériorité du travail, Téternité, la nécessité,
la providentialité de la misère.— Que parlez-vous, dit-il,
socialistes et jtialthusiens, de science économique, d*abo«
lition du'paupérisme, de problème du crédit, d'équilibre
des salaires, d'égalité des fonctions, de fusion de la bour-
geoisie et du prolétariat, et de cent autres chimères qui
troublent la société depuis un quart de siècle^ et qu'a vo*
mies sur le monde la Révolution 7 Ne savez-vous pas,
aveugles, que la Bonté divine ne vous a rî^n laissé à faire;
qu'elle vous^^r^futés d'avance, il y a dix-huit cents ans.
Vous parlez dq^aSiénce, comme Pilate demandant à Jésus :
Qû'est'Ce que la iMrité? sans daigner seulement l'entendre.
Mais la science est devant vous; elle s'est révélée au
monde et vos ténèbres ne l'ont pas comprise. 11 n'y a pas
d'autre science qu^ celle qui s'est manifestée dans TEvan-
gile : Et verbum earo factum est.
Eh bien! Monseigneur, je soutiens précisément que
l'Évangile est lui-même la preuve qu'il y a autre chose
ehcore à attendre que TÉvangile; je soutiens, dis-je, que
le précepte de charité a pour conséquence nécessaire de
produire le précepte de Justice, et je le prouve, d'ahoni
par la série des idées, puis par toute votre tradition.
Après la période inorganique et légendaire, dont j'ai
parlé au chapitre précédent, une première législation
fut donnée pour consacrer l'esclavage, la distinction des
castes : ce fut la loi d'égoïsme^ dont Moïse nous fournira
tout à l'heure un exemple.
La loi d'amour j exprimée par l'Ëvajigilc , est venue
ensuite, antithèse de la loi d'égoïsme, et suppossmt un
troisième terme, une synthèse, qui ne peut èlre que la
LOI DE JUSTICE.
Les extrêmes d^abord, incomplets, inféconds; la syn-
— 177 —
thèse en dernier lieu, seule rationnelle et morale : telle
est la marche invariable de l'esprit humain. La révélation
aurait-elle changé cet ordre? La raison en pieu procé-
derait-elle par d'autres lois que la nôtre? Votre spiritua-
lisme ne va pas jusque là: Puis donc que la Providence a
voulu que la Justice se posât dans THumanité en trois
temps, deux mouvements : premier mouvement, passage
de la loi d'égoîsme à la loi d'amour; deuxième mouve-
ment, passage de la loi d'amour à la loi d*éga1ité, nous
n'avons rien de mieux à faire qu'à examiner l'un après
l'autre ces deuiutermes, Égoîsme, Charité, dont fa syn-
thèse, annoncée par la Révolution, sera Justice.
Ah! Monseigneur, il est cruel d'être iiii4 par les siens ;
pourtant on s'en console. JL'homme es^sujct à passion,
l'amitié fragile; après tout, la défection d'un frère, d'un
enfant, d'une femme, de quelque afQiction qu'elle navre
le cœur, n'a rien qui étonne le philosophe. Mais êlre trahi
par sa propre pensée, par sa religion, par sa foi, c est ce
qui est intolérable ; et si j'étais que de vous, savez- vous
ce que je ferais tout à l'heure? Je prendrais pour moi le
conseil que la femme de Job lui donnait sur son fumier :
BenedicDeo^ et mordre/ J'enverrais promener mon Dieu,
et mourrais après.
XVII
Le mosaïsme, que la démocratie néo-chrétienne voudrait
faire passer pour un modèle de législation libérale, psy-
chologise peu; il penche même, mais dans l'expression
seulement, vers le matérialisme. Pour l'Hébreu, Jéhovah
est un feu qui briHe dans le buisson et dévore les impies.
C'est à peine s'il est question d'âme et d'esprit ; rouach
est le souffle; nephesch^ qui correspond à anima^^Dyyi^
se prend quelquefois pour cadavre.
Mais ce que la langue est impuissante à exprimer, le
— 178 —
législateur l'a mis dans les choses : le spiritualisme, qui
fonde la caste, est tout aussi énergique dans Moïse que
chez les Brachmanes. Cest Brahma, disent les livres
sacrés de l'Inde, qui créa de sa tête la caste sacerdotale ;
de sa poitrine, la caste noble ; de ses bras et de ses cuisses,
les laboureurs et les marchands ; la poudre de ses pieds
produisit les parias. L'équivalent de celte généalogie se
retrouve dans le Pentateuque : le sacerdoce est consacré
spécialement à Jéhovah, pour le service du culte; la no-
blesse possède les terreç , gouverne et juge ; le peuple
et les esclaves travaillent et mendient. Où M. Oit a-i-il
vu que < c'est dans les institutions de Mbîse que la pro-
« testalion contre le régime des castes se manifeste avec
« le plus d'éclat? »
Ce que j'en dis, du reste, n'est point à titre de reproche.
Moïse fit à peu près ce que comportait son temps et sa
race ; il serait parfaitement ridicule de lui en faire un grief.
Tout ce que je veux est de montrer, par son exemple,
comment de l'idée du spiritualisme naît la subalternisa-
tion du travail, et de prendre, pour ainsi dire, la religion
sur le fait.
De toutes les lois de Moïse, les premières par l'époque de
leur promulgation et par l'importance de leur objet pa-
raissent avoir été celles qui concernent la classe servilc;
et parmi ces lois, la plus considérable était le chômage
hebdomadaire, sorte de trêve-Dieu, pendant laquelle les
opérations du travail demeuraient généralement sus-
pendues...
A propos, n'est-ce pas sur votre demande. Monseigneur,
qu'en 1852 la Cour de cassation, infirmant un arrêt de la
Cour de Besançon, pourtant assez dévote, déclara qu'une
loi de 18 14 concernant l'observation du dimanche, tombée
m
en désuétude depuis plus d*un quart de siècle, n'était
point abrogée? Eh bien! voire dimancho n'est qu'un mo-
— 179 —
■
Dumenlde servitude renouvelé des Juifs ; et quand, ^ur
nous contraindre à la pratique, vous invoquez la santé et
les droits du travailleur, vous ne faites en réalité que
consacrer le privilège du maître et Tinfériorité du mer-
cenaire.
J'ai autrefois, dans un discours rendu public, traité cette
question du Dimanche. J'espérais pouvoir, avec Tappro-
bation d*une académie, tourner au sens de la Justice cette
institution d'esclave, devenue avec le temps et sous Tîn-
fluence du clergé une cérémonieÂe pure religion. L'Église,
qui règne à l'Académie comme partout, m'a fait voir que
je m'étais trompé. Elle m'a rappelé au texte, et si j'ai
Tair aujourd'hui de revenir sur mes propositions, ce n'est
pas vous, du moins, qui nierez la parfaite exactitude de
mon nouveau commentaire. Il y a dix-huit ans, je piopo-
sais de démocratiser le difnanche : vous avez repoussé
mon idée comme chimérique et contraire au vrai sens de
la Bible. Ne trouvez donc pas mauvais que je montre à
cette heure ce que%it la Bible, et où vous prétendez nous
ramener avec elle.
XVIIl
Pour bien entendre la loi du Rcdos et tout ce qui con-
cerne l'organisation religieuse de l'esclavage, il faut se
reporter à la législation du désert, telle qu'elle résulte des
chapitres XX, XXI, XXI 1 de l'Exode, et de l'interprétation
qu'y fournissent le Lévitique, les Nombres et le Deuté-
ronome.
L'auteur de la loi, Jéhovah, après une déclaration de
principes devenue célèbre sous le nom de Décalogue, et
dont le Sabbat forme Je troisième article, traite d'abord
et assez longuement du droit des esclaves, tant étrangers
qu'hébreux; puis successivement , et avec une méthode
qui n'a pas été assez remarquée, des personnes libres, des
— 180 —
pmpriétés, du mariage, de la police, de la justice, et
finalement des rapports de la nation avec ses voisines.
On se demande comment, parlant à une race orgueil-
leuse, dont il s*agissait avant tout de constituer la natio-
nalité au milieu de trente peuplades pêle-mèlées, Moïse
débutq, comme si c'était pour lui le point capital, par
régler le droit de la dernière classe du peuple, domestiques
à vie ou à temps, colons, mercenaires, esclaves. La Bible
n*a qu'un mot pour toutes ces nuances, éébed^ homme
de peine, homme qui tr^Miile pour sa nourriture, en latin
servus. D'où vient, chez le législateur, cette attention
singulière?
Permettez-moi, Monseigneur, d'entrer ici dans .quel-
que détail : le fait en vaut la peine, et les traditions de
TÉglise, son esprit, ses monuments, sont si peu connus
d'elle-même, que vous me saurez gré de cette dissertation,
qui d'ailleurs ne sera pas longue.*
, XIX
Comme tdUs les habitants du désert, les Israélite,
BenUIsraèl^ formaient une société aristocratique sem-
blable en tout à celle qu'a si bien décrite M. le général
Dauroas, dans son intéressant ouvrage sur les Mœurs et
coutumes de r Algérie. Son récit peut servir de commen-
taire au livre des Nombres, où, sous forme de recense-
ment, se trouve fidèlement décrite la constitution sociale
des Hébreux.
Du reste, quand j'assimile Tétat des Israélites dans le
désert à celui des Arabes, je n'entends pas dire pour cela
qu'ils fussent eux-mêmes de sang arabe, ou si l'on aime
mieux de souche sémitique : à cet égard, je faia toutes
mes réserves. Le point de départ de la colonie abraha-
mide; son but avoué, but essentiellement agricole et
sédentaire; la promptitude avec laquelle ce but fut atteint
— 181 —
sous Josué; le polythéisme originel de la peuplade; sa
conversion au monothéisme; son penchant à l'idolâtrie
traditionnelle ; son dégoût de l'anarchie nomade et sa ten-
dance à la constitution monarchique ; la ressemblance
du type juif et du type persan; la couleur, fréquemment
blonde des cheveux, rosée de la peau : tous ces traits et
d'autres me semblent dénoter une origine indo-germa-
nique. Transportée des vallées méridionales du Caucase
dans le Canaan, ayant habité tour à tour la montagne de
Palestine, la péninsule sinaîqjoc^ et la terre de Cessen, la
raced'Âbraham prit la langue de sa nouvelle patrie *, cela se
voit rien qu'au nom A'héhreu (étranger) qui lui fut donné
par les indigènes. Mais elle ne put jamais se faire aux
mœurs et à la religion du désert ; et ce ne fut qu'après
le retour dé Babylone que le jéhovisme, longtemps né-
gligé, maintenant saturé d'idées ariennes, on pourrait
dire nationales, devint pour tout de bon la foi d'Israël.
Quoi qu'il en soit de l'origine de la nation, il est évi-
dent que son premier législateur Moïse (était-il Égyptien
ou Arabe? on ne sait; à coup sûr il n'était pas du sang
d*Âbraham) ne songea pas à lui donner d'autres idées que
celles du désert. C'est la constitution arabe que Moïse
applique aux enfants d'Israël : son horizon politique ne
va pas au delà.
L'élément de cette société est la tente, ohel (Vulgate,
tentorium)^ comme nous dirions le feu. C^est l'habitation
de l'individu Israélite, avec sa femme ou ses femmes,
ses enfants, ses esclaves, etc.
Au«dessus de la tente vient la maison ou famille, hébreu
heth ab, c'est-à-dire maison de père (Vulgate, domus,
familia)^ correspondant au douar algérien.
« Tout chef de famille, dit M. le général Daumas^ proprié*
taire de terres^ qui réunit autour de sa tente celles de ses
enfants, de ses proches parents ou alliés, dé ses fermiers, etc.,
H il
— 182 —
forme ainsi un douor, rond de tentes, dont il est le représea-
tant'^et le chef naturel^ cheikh, et qui porte son nom. »
Élevons-nous encore d'un degré, et lious trouvons,
toujours d'après le livre des Nombres, la parenté (liébreu,
mischphachah ; Vulgatc, cognatio)^ dont voici la compo-
sition :
« Divers douars réunis, dit l'auteur des Mœurs algériennes,
forment un centre de population qui reçoit le nom de farka.
Cette réunion a lieu principalement lorsque les chefs de
douars reconnaissent une parenté entre eux; elle prend sou-
vent un nom propre, sous lequel sont désignés tous les indi-
vidus qui la composent. y>.
Enfin, au-dessus de la parenté, ou farka\ existe la tri-
bu (hébreu, matteh^ bâton ou sceptre; Vulgate, tribus)^
laquelle est formée de plusieurs parentés, comme la
parenté elle-même est formée de plusieurs familles.
La réunion des tribus, parentés, familles , avec leurs
esclaves, valets, fermiers, clients ; les jongleurs, diseurs
de bonne aventure, bouchers, barbiers, sacrificateurs,
médecins, tout le corps des lévites enfin, qui ne for-
maient pas, à proprement parler, une tribu, mais étaient
éparpillés dans la masse, constituait le corps de la nation
ou le peuple (hébreu, aam). Le genre de ce mot, qui est
éminin, explique rallégoric, si fréquente dans la Bible,
du contrat de mariage passé entre le dieu Jéhovah et la
aam d'Israël, devcmie si tôt, et tant de fois, adultère.
Tacite et Josèphe suivent la même idée, commune d'ail-
leurs à tous les peuples anciens, quand, parmi leà pro-
diges qui précédèrent la chute de Jérusalem, ils racontent
qu'on entendit dans le sanctuaire une voix humaine,
plus forte que nature, qui disait : Sortons; audita major
humanâ vox, exgedere deos. C'était le divorce entre
le Dieu et la cité qui s'accomplissait.
Coiîôiiléré comriic sociélé religieuse fo^:nfioe sous Tin-
■•Vi
V" ■
— 183 —
vocation d'une tlivinilé 8p6ciale^ le peuple, aam, prend le
nom de aadah (Vulgate, congregatio) : c'est la synagogue
des Seplanle, devenue Vecclesia^ église^ deg chrétiens.
Toute société nouvelle, chez les anciens, supposant un
dieu nouveau, on peut dire que le dieu et sa Compagnie,
aadah, naissaient en même lemps Tunique Tautre : c'est
ce qu'exprime ce verset, dont le clergé fait une application
si étrange à ses petites congrégations : Memor eslOf Do-
mine, congregationis tuœ , quant possedisti ab initio;
Souviens'toi, Jéhovah, de ta Compagnie, que tu possèdes
dès le commencement. — N'est-ce pas ce que nous avons
dit en rapportant la parole de soint Augustin, que Dieu
est rintelligence, et la société qui l'adore le corps qui lui
sert d'organe ? Or, comme Jéhovah était l'âme du corps
hébraïque, de même celui-ci était une âme pour le trou-
peau de serfs qui le suivait : c!est ce que nous allons voir
à l'instant même. -
Lorsque les Beni-Israël, poussés par Moï^e, quittèrent
TÉgypte, marchant en ordre de bataille, c'est-ù-dire par
tribus, parentés et familles, ils entraînèrent avec eux
une multitude immense et mêlée, ééreb rab (Vulgate,
vulgus promisciitim et innnmerabile) ; plèbe ignoble,
vile multitude, composée de tout ce qui était de sang
étranger, on qui, quoique de race israélito, ne possédant
ni richesse ni dignité, était retombé dans la condition
scrvilc-
Nalurcllcment, ce n'était pas aveft retto plèbe infime
que Jéhovah, Don Jéhovah, comme dit la Bible, formait
alliance : de tout temps l'Église fut grande dame, et son
dieu, son époux, haut et puissant seigneur. Toutefois,
pour engager celte multitude, dont le service était indis-
pensable à la subsistance des tribus, il fallait bien lui pro-
mettre quelques avantages, créer pour elle des garanties
et des droits, attendu que, selon les mœurs de l'époque ,
— 184 —
qui sont encore celles des Arabes moderùes, elle ne pou-
vait avoir part au territoire.
De là une série d'ordonnances qui déposent à la fois, et
de rétat d*infériorité juridique de cette plèbe, et des
avantages particuliers dont elle jouissait, comparative-
ment à ce qui se passait chez les autres nations. En prin-
cipe, chez les anciens, tout le monde était libre, c*est-
à-dire propriétaire et noble, ou esclave : il n'y avait pas
de moyen terme. Celui qui ne pouvait justifier par sa
propriété de sa noblesse était, ipso facto y réputé esclave;
l'indigence était le signe de la servitude. La législation
du désert créa, en faveur de la plèbe Israélite, une con-
dition mitoyenne, ainsi qu'il résulte des dispositions sui-
vantes :
XX
Exod,, XX, 2-4, et Dent. j\y, 12. — L'esclave hébreu est
libre de plein droit après six années de service. Tout ce
qu'il aura gagné lui appartiendra^, ainsi que sa femme, à
moins qu'elle ne lui ait été donnée par le maître, auquel
cas elle reste la propriété de ce dernier. — Si, à l'expira-
tion de la sixième année, l'esclave demande à continuer
. son service, il sera voué aux dieux domestiques, offeret
eumdiis; son maître lui percera l'oreilley et il servira
toute sa vie.
Exod.^ XX, 20, 21. — Il est défendu dç maltraiter l'es-
clave hébreu : s'il meurt sous les coups , le maître sera
puni ; mais si le battu survit un jour ou deux, le maître
ne sera soumis à aucune peine : c^est son argent.
Exod.f XX, 16, etDeM^., XXIV, 7. — Défense, sous peine
de mort, à un noble hébreu, d'enlever un plébéien et de
le vendre ; la chasse à l'esclave n'est autorisée que vis-à-
vis des étrangers : car, dit la loi {Lévit.y xxv, 42-45), en
principe, {'Israélite de condition inférieure n'est esclave
— 186 —
que de Jéhovab : il ne peut être vendu par un homme. —
L'histoire de Joseph, vendu par ses frères, est un exem-
ple fameux du fait que la loi des esclaves venait abroger.
L'Israélite pauvre a donc des garanties contre les fers;
Tallophyle n*en a pas. La congrégation jéhovique est d'un
degré moins féroce que celle des nègres du Soudan.
D*aprës le même principe il est ordonné {Deut,^ xv, 13;
xxiY, 14 ; Lévit.^ xix, 13) de payer le salaire des domesti-
ques, manouvriers et esclaves hébreux ; le noble n'a pas
le droit de retenir leur salaire, ce qui n'a plus lieu à
regard des autres esclaves, qui ne s'appartiennent pas.
Les prophètes sont pleins d'allusions à cette loi, qu'enfrei-
gnaient impunément sous la monarchie les riches et pro-
priétaires 9 lesquels , dit Jéhovab , dévorent ma plèbe
comme une bouchée de pain, qui devùrUnt plebem meam
sicut eseam panis.
Exod.f XX, 7-11. — Tout père de famille pauvre a le
droit de vendre à un Hébreu sa fille comme esclave; et
l'acquéreur jouit, à l'égard de la jeune fille ainsi vendue,
du droit du seigneur. Seulement il est obligé de la gar-
der, de pourvoir à ses besoins, de lui rendre le devoir,
alors même qu'il prendrait une épouse ; sinon, elle recou-
vrera gratis sa liberté.
Exod.^ XXII, 16. — Si une fille (de la plèbe) est enlevée
par un individu (noble), et qu'il couche avec elle, il lui
constituera une dot et la gardera pour feqame. Â l'égard
des filles nobles, la séduction était punie de mort.
Ainsi., la mésalliance imposée comme châtiment à
risraélite de sang libre, qui, pouvant, moyennant pécune,
prendre une plébéienne pour concubine, la viole : voilà
la garantie donnée par Moïse à l'honneur des filles
pauvres!
Comment TÉglise, au moyen âge, ne s'est-elle pas sou-
venue de cette loi?
— 186 —
LéviL, XIX, 20. -«* Défense ù tout parliculier de coucher
avec une servante qui n*esl point à>lui : le délinquant sera
puni de la bastonnade, non pour l'affront fait à la jeune
(ille, mais pour l'atteinte portée au droit du propriétaire.
A ces privilèges, déjà considérables, on faveur de la
plùbe hébraïque ou classe servile, le législateur en ajoute
d'autres, non moins précieux, s'ils ne restent pas lettre
moite.
L'esclave ordinaire ne ])ouvait appeler son maître en
justice ; mais il en était autrement du serf hébreu : pour
celui-ci, le juge devra recevoir la plainte, ne faire aucune
acception de penonnesy et traiter les parties selon Téga--
liié [Exod. xxiii, 3).
La plèbe n'ayant ni patrimoine, ni revenu, Jéhovah
recommande au riche, propriétaire du sol par privilège,
de prêter au pauvre dans son besoin , et sans intérêt
(Exod., XXII, 25; Deut., xv, 7-10; xxiii, 19, 20). Tel est le
sens de ce fameux précepte : Tu no prêteras pas à intérêt
à ton prochain, mais à l'étranger. Non fœneraberis proxi-
mo tuo, sed alieno^ qui a fait débiter aux docteurs tant
do sottises. C'est une compensation du privilège territo-
rial accordé aux nobles, qu'il faut mettre sur la môme
ligne que la recommandation de faire largesse (LéviL,
XIX, 20) à propos du glanage et du grapillage.
Lo couronnement de ce système, qui ne laissait pas que
d'apporter une modification importante dans les mœurs
orientales, est le repos du septième jour et de la septième
année [Exod., xx et xxxi, et Deut.y v).
Afin d*as8urer un relâche aux travailleurs, Moïse éta-
blit sur chaque septième jour et chaque septième année
une espèce de tabou, il le consacre, a Souviens-toi, dit
a Jéhovah, de consacrer le jour du repos. Ce jourJà tu
a 1)6 feras œuvre, ni toi, ni ton fils, ni ta fille, ni ton ser*
a viteur, ni ta servante, ni ton bétail,. ni l'étranger qui
— 187 —
« habile avec toi. » Et pour qu'il n'y ^il pas de doute sur
le motif de la loi, il a soin de rappeler qu'eux aussi, les
nobles, à qui s'adresse particulièrement Jéhovah, ont
porté le joug égyptien, et que c'est à la suite de cette
servitude que Jéhovah, leur libérateur, a institué le sabr
bal ; Idcirco prœcepit iibi ut observares diem sabbati.
Les mêmes causes amènent partout les mêmes effets.
Ou voit par un passage des Gcorgiques de Virgile que
dans Tancienne Italie il y avait aussi des jours consacrés
au chômage; le poète va jusqu'à observer (}ue la dévo-
tion ne doit cependant pas empêcher de vaquer aux tra«
vaux de nécessité publique :
Quippe etiam festis quœdam exercer e diebus
Fas et jura sinunt ; rivos deduce^'e nuUa
Relligio vetuit, segeti prœtendere sœpem,
Insidias avibus moliri^ incendere vêpres,
Balantûmque gregem fluvio mersare salubrt.
Sœpe oleo tardi costas agttalor aselli
Vilibus aut onerat pomis, lapidemque revertens
Jncusum aut alrœ massam picis urbe reportât,
[Georg., lib. I, v. 268-275.)
Tout le monde sait qu'en Russie la corvée existe eqcoro ,
mais on Ta mitigée par une intercalation de jours de
fêles qui, avec les dimanches, font un total de quatre*
Aingts jours de chômage {lar année, soit à peu près sept
dimanches par mois, ou, si vous aimez mieux, un di-
manche, un sabbat, tous les quatre jours. Tel est le
droit du serf des deux côtes de l'Oural. L'administration
impériale ne s'écarte jamais de cette règle; elle a grand
soin d'indiquer dans son calendrier les jours chômes ,
sorte de boni pour les corvéables. (Le Play, les Ouvriers
Européenst)
Ici, Monseigneur, permettez-moi d'interrompre la dis-
cussion pour un fuit personnel.
— 188 —
XXI
Je lis dans ma biographie :
« Le livre de la Célébration du Dimanche , envoyé par
Pierre-Joseph aux académiciens franc-comtois, fut accueilli par
eux assez froidement. Sous la toison de l'agneau (style évangé-
lique!) perçait déjà l'oreille du loup. Proudhon, tout en con-
cluant au repos du septième jour, comme hygiène et comme
devoir (ce mot est inexact), déclarait que l'égalité des condi-
tions seule pouvait décider les peuples à l'exacte observation
de la loi divine. Sans prêcher l'émeute, il invoquait la répu-
blique, et ce livre était tout simplement la préface du fameux
mémoire : Qu'est-ce que la propriété? »
Le fait est que le rapporteur de TAcadémie, M. Tabbc
Doney, aujourd'hui évoque de Montauban, dans un rap-
port longuement motivé, soutint que j'avais prêté à Moïse
des vues qui n'avaient point été les siennes, et qu'en con-
séquence l'Académie ne pouvait, en couronnant mon ou-
vrage, accepter la responsabilité d'une interprétation qui
ne tendait à rien de moins qu'à dénaturer la tradition de
l'Église et l'esprit d'une institution si respeclabic.
A cette observation du rapporteur je répondais : Qu'il
s'agissait bien moins aujourd'hui des intentions de Moïse
que des besoins de notre époque; que l'Académie, en niet-
tant au concours la question de l'observation du Dimanche,
sous le quadruple aspect de V hygiène publique, de la
morale, des relations de famille et de ailé, avait eu en vue
de connaître, non plus le sens judaïque, étroit, du sabbat,
mais le caractère d'universalité pratique du dimanche.
C'est ce qui me faisait dire dans ma préface :•
«Le dimanche, sabbat chrétien, dont le respect semble
avoir diminué, revivra dans sa splendeur quand la garantie
du travail aura été conquise, avec le bien-être qui en est le
prix. Les classes travailleuses seront trop intéressées au main-
tien de l'institution pour qu'elle périsse jamais. Alors tous
— 189 —
célébreront la fête^ bien que pas un n'aille à la messe; et le
peuple comprendra, par cet exemple, comment il se peut
qu'une religion soit fausse, et le contenu de cette religion
vrai, etc. »
Voilà ce que je disais, et ce que l'Église, représentée
par M. l'abbé Doney, comme aujourd'hui par messeigneurs
Mathieu et Sibour, refusait d'entendre. Au fond, sur quoi
portait la divergence? C'est que la Révolution, que j'évo-
quais sous le nom de Moïse et à propos de la loi d'égoisme,
tend à la Justice; tandis que l'Église, attachée au sacre-
ment et à la lettre, reste dans la loi d*amour, dans la
charité.
Pouvais-je donc, en bonne logique, traiter la question
à un autre point de vue que celui que j'avais adopté, et
m'en tenir à la lettre du Pentateuque? Le bel enseigne-
ment à proposer à la bourgeoisie contemporaine que
de lui dire, d'après. Moïse : Qu'il ne lui est pas permis
d'assommer le travailleur, ni de le vendre comme es-
clave; que tout bourgeois a droit de cuissage sur sa
bonne, et même sur chaque fille du peuple, pourvu
qu'il paye; que le repos du dimanche, ayant été établi
par charité , et comme adoucissement à la servitude ,
n'est obligatoire pour le patron que relativement à ses
ouvriers ; que la propriété a pour condition compensa-
toire le glanage dans les champs, le ratplage dans les •
prés, le grapillage dans les vignes, le prêt d'argent sans
intérêt, etc., etc.!...
C'est alors que l'Académie se serait récriée contre l'im-
pertinence de mes textes , et qu'au lieu de m'accorder,
à titre d'estime, la médaille de bronze, elle m'eût dénoncé,
comme elle a fait plus tard, à l'indignation des honnêtes
gens.
Quittons l'Académie bisontine et mon discours, et re-
venons à la question.
II. 11.
— 190 —
xxn
Oh! la question est très-simple : elle se réJuit h dire
qu'après la période (ranthropophagie, les premières lueurs
de la iporale ayant fait cesser le massacre des gens et la
mandueation des cadavres, Texpérience ayant aussi révélé
le parti qu'on pouvait tirer de ta terre par le travail, les
plus forts y appliquèrent les plus faibles, et que la reli^
gion consacra cette première serviUide, en dotmant, à la
fois, au maître des garanties contre Tesclave, à Tesclave
des garanties contre le maître. Telle fut la loi d'égoïsme,
par laquelle l'homme, faisant d'un autre homme son
serviteur, son organe, s'attribuait d'autorité divine et
humaine tout ce que cet homme était capable de pro-
duire, no lui laissant, comme à une bote de somme, que
ce qui était indispensable pour subsister.
Dans la religion instituée par Moïse, où l'unité de Dieu
était de dogme, il* ne par»ît pas qu'il y ait eu une divinité
particulière pour les esclaves : c'était toujours ^éhovab»
mais sous un autre nom, S^adàai*
Sehaddaï, c'est^à^lire le Casseur de mottes^^ esi le Siva
hébreu, Tancieii dieu des Israélites, sous la puissance
duque) ils avaient vécu en Egypte. Aussi quand Jéhovah
envoie Moïse pour délivrer son peuple, il lui dit : Jusqu'à
présent ils n'^nt connu que Scbad<laï, le Caâse«nu>tte,
c'ost-'à-dire la servitude; maintenant ils connaîtront
Jéhovah, ce qui voulait dire la richesse et la liberté.
Partout, dans la Bible, SchadJaï est le dieu du malheur,
celui qui afiligo les hommes, comme dos esclaves atta*
chés à la glèbe. H n'est question que de lui dans Job, le
Pleureur, victime innocente de Schaddaï. Il faut voir,
dans le Dcutoronome, cliap. 32, avec quel mépris Jébovah
traite les dieux des nations : il les appelle des Schedim,
pluriel de Schaddaï, c'est-à-dire des dieux d'esclaves,
— 191 —
des Casse-moites^ des meurt-de-faim^ des bausse^terre,
des housse-bots ( comme nous disons dans noire patois
bisontin pour désigner ceux qui passant leur vie à fouiller
la terre, tels que les vignerons), des rien du tout. On re-
trouve ici rélcrnel anthropomorphisme : Tesclave fait son
dieu à son image, comme le noble, le marchand, le finan-
cier, la femme amoureuse, le poète, le médecin.
La même hiérarchie de dieux subsistait à Rome : il y
avait les dieux de la noblesse, dii magnarum gentium,
cl les dieux de la plèbe, dii minorum gentium. Quand les
mêmes dieux, les mêmes sacrements, furent à^ Tusage de
tout le monde, quand la religion fut devenue commune,
alors il y eut confusion dans l'État, et ce fut fait de la
sociélé. Résultat curieux : le spiritualisme tombant dans
le domaine public, lu civilisation était à refaire!
Nous allons voir comment celle reconstjtution eut lieu,
comment la loi dégoïsme prit fin et fut remplacée par
«ne autre moins rude, qui, sans réaliser la Justice, tou-
jours à l'état d'utopie, lui servit néanmoins d'achemine-
ment.
CHAPITRE IV.
Droit du serf ou salarié, d'après l'Église : loi d'amour.
XXIII
ê
On dispute encore aujourd'hui sur la question de savoir
ni c'est au christianisme qu'est due véritablement Tabo-
lilion de l'esclavage. Ut Moreau-Christophe, M. Wallon
et d'autres, protestent contre ce sentiment.
J'avoue, après un dernier et attentif examen, que cette
discussion me semble une pure chicane. Sans doute, si
nous devions juger le christianisme seulement d'après
— 192 —
ses auteurs et prendre TÉglise par ses écritures, il y au-
rait lieu de concevoir quelque soupçon. Mais, à moins de
nier Tévidence et de fausser Thistoire, on ne peut pas
limiter le sens du mouvement chrétien aux termes des
écrivains ecclésiastiques; je dis plus, dans les circon-
stances où fut posée la réforme évangélique» cl avec elle
la question de l'esclavage, il y a bien plutôt lieu de s'é-
tonner que l'Église ait su esquiver la responsabilité péril-
leuse que celte question faisait peser sur elle, que de
se demander quel en est l'auteur.
Les causes qui du premier au sixième siècle de notre
ère déterminèrent l'abolilion de l'esclavage, causes qui
s'associèrent à l'idée messianique, et ne formèrent à la
longue qu'un tout avec le christianisme, furent :
1° La réaction des nations vaincues, livrées en pâture
à la plèbe romajne et à la domesticité des Césars ;
2° L'unité impériale, qui sur les ruines de l'ancienne
constitution patricienne opérait insensiblement la fusion
des cultes, des conditions et des castes ;
3** L'admission progressive des provinces au droit de
cité, qu'imposaient, avec une nécessité croissante, le
manque d'honunes et la pression des événements;
4** Les bénéfices que les propriétaires d'esclaves avaient
fini par trouver dans l'affranchissement. — Aussi bien
que les économistes modernes, ils savaient que l'esclave
est une propriété chanceuse, de difficile exploitation, et
que le meilleur parti à en tirer est dcle constituer, en quel-
que sorte, fermier de sa propre personne. Dès le temps
d'Auguste , cette pratique s'était multipliée au point
tju'il crut nécessaire de retenir le torrent des émancipa-
tions ;
5° L'invasion des Barbares.
Dans tout cela, j'en conviens, il ne paraît ombre de
mysticisme. Mais^ ainsi que déjà nous Tavons observé, une
— 193 —
pareille révolulion ne pouvait s'accomplir sans revêtir
une forme religieuse, et cette forme religieuse fut le
christianisme.
Oui, et c'est en quoi les auteurs que je combats ont
raison, avant que la propagande messianique fût com-
mencée, l'extinction des patries ou nationalités, et leur
absorption dans une grande et commune patrie qui était
l'empire, avait fait naître dans les esprits l'idée supérieure
d'HuMANiTÉ. Horace, fils d'un affranchi ; Virgile, fils d'un
colon de la Gaule transpadane; Térence, ancien esclave,
originaire de Carthage; Sénèque, Espagnol, si bien placé
pour suivre le progrès de l'idée ; Épictète, longtemps es-
clave, comme Tércnce; toute la légion de philosophes qui
remplissaient Rome,, l'Italie, la Grèce, célébraient la fra-
ternité universelle,' que le christianisme commençait à
peine à balbutier ses mythes. (Consulter sur toute cette
matière de l'esclavage, du travail et de la charité chez les
païens, les juifs et les chrétiens, le savant ouvrage de
M. Moreau-Christophe, Du problème de la misère, 3 vol.
in-8o, Paris, Guillaumin.) Et certes, le peu que contien-
nent les Évangiles et les Pères de la primitive Église sur
le sujet de l'esclavage se trouve avec plus d'ampleur,
de philosophie, avec un sentiment plus profond de la
J'nslice, dans, les lettres de Sénèque, par exemple.
Mais, et c'est ici que je me sépare des savants critiques,
si Ton considère que ces hautes pensées, descendant au
cœur des masses, devaient s'y transfigurer, on reconnaîtra
que c'est bien moins dans la lettre des Écritures qu'il faut
chercher la solution du problème, que dans les dogmes.
Qu'est-ce, après tout, que cette agitation messianique,
qui, née au fond de l'Orient, s'étend comme une tempête
sur TÉgypte, l'Asie mineure, la Grèce, et bientôt envahit
l'Occident, si ce n'est la révolulion des escteves? Dans le
principe, les promoteurs du mouvement sont les Césars;
— 194 —
et ce n*esl pas sans raison que le Juif Josèplie, et bien
d'autres à son exemple, regardèrent l-empereur comme
le messie. Mais précisément parce que quelques-uns iroii-
vaient le messie dans César, le messie symbolisait l'idée :
qu'importait après cela le cboix de la personne ?
Ce qui, du reste, assura au judaïsme et à la secte qui
s'en détacha la prépondérance dans le nouvel ordre d'i-
dées, ce fut son histoire.
XXIV
Le jucfaïsme avait été une religion d'aiïranchisscmont.
Les livres juifs sont pleins du souvenir de lu servitude
d'Egypte; dans les institutions tout en parle, tout la ra|>
pelle. La servitude de Babylone avait laissé une impres-
sion encore plus profonde; et maintenant, après la mort
d'Agrippa, dernier du sang des Macôhabées, la Judée, ré-
duite en province romaine, gémissait avec le monde en-
tier sous une oppression qui semblait ne po.uvoir plus
finir.
Il y eut un jour cependant où le monde put se croire
libre. Au même moment, les Juifs se révoltent dans la
Palestine, les Numides dans l'Atlas, les Bagaudes dans la
Belgique; l'Espagne s'ébranle. Pour comble, trois pré-
lendimts à l'empire s'élèvent à la fois ; la guerre civile
dévore l'Italie, de vastes incendies consument les villes
et les temples, un tremblement de terre fait tomber le Ca-
pitole.
Les peuples effrayés crurent à la fin du monde : cet
effroi sauva l'empire. Les traditions étaient perdues. Ni
foi, ni patriotisme; rien que le chagrin de la servitude:
c'était trop peu pour la liberté. Partout le bourgeois n'at-
tendait son salut que de la faveur de César; abandonnée
à elle-même, la plèbe restait impuissante. L'insurrection,
promptement réprimée dans la Gaule et l'Afrique, fut
— 105 —
enfin écrasée dans Tâffreuse guerre' de Judée. Et ceux qui*
un moment avaient cru à la fin de l'empire, qui Tavaient
souhaitée peut-être, durent se résigner à n'attendre de
rclAche que de Tempire môme.
Trois fois domptés, sous les Pharaons, les Nabuchodo»
nosors et les Gésarâ, les Juifs semblaient le mythe vivant
de la servitude. Leur histoire, d'un bout à l'autre, deve-
nait une allégorie, un ty[>e. L'allusion fut saisie avide-
ment, creusée, développée : l'idée messianique, qui d'ail-
leurs rencontrait partout des analogues , servît de mot
d ordre. 1^ plus respectable et le plus infortuné de tous
ces représentants de l'idée messianique, que la politique
romaine avait envoyés Tun après Tautre au supplice,
un nommé Jésus, nouveau Moïse, nouveau Josué, nou-
veau David, nouveau Zorobabel, nouveau Macchabée, fut
déclaré Sauveur, peiit-être parce que moins qu'aucun
autre il s'était montré hostile aux Humains. Jamais il ne
parla d'émanciper les esclaves ni d'affranchir son pays ; et
jamais cependant novateur ne fut si bien compris à demi-
mot, entouré d'une popularité pareille. Lui mort, ses
disciples, fidèles à l'ordre, se dérobent à la persécution
des zélateurs; la haine que leur portent les Juifs les sauve
de l'animadversion des Romains, et le christianisme
est fondé sur lc3 ruines de Jérusalem, dans le sang
et la graisse de un million trois cent quarante mille
Juifs de tout âge et de tout sexe, dernier holocauste à
iéhovah.
XXV
Le rôle des chrétiens, pendant la guerre de Titus et
celle d* Adrien, ne fut pas le plus héroïque, lia mot les
excuse: la liberté no f>ouvait plus être revendiquée par les
armes; le combat devait èl.ro livré aux institutions. Quand
la guerre de nationalité, combinée avec la guerre civile,
— 196 —
n'amenait que le désaUre, qui pouvait songer à une in-
surrection des esclaves ?
Les apôtres n'eurent garde, par des proclamations in-
tempestives, d'attirer sur eux la colère des empereurs :
ils recommandèrent la patience, dissimulèrent leurs espé-
rances, déguisèrent leurs principes, affectèrent une sou-
mission rigoureuse à Tordre établi, et, ne pouvant attaquer
la réforme de front, dans les intérêts, s*enveloppèrent des
voiles de la religion. La religion, dans les mœurs de Té-
poque, c'était le plus pour obtenir le moins. Quelle appa-
rence, en effet, d'aller soutenir contre les Césars, et leurs
prétoriens, et leur plèbe, que tout homme vivant dans
l'empire devait être reconnu citoyen de l'empire, ce qui
emportait i'afi'ranchissement immédiat de tous les escla-
ves , et que tout citoyen de l'empire en était, pro suâ virili^
le souverain, ce qui impliquait le rétablissement de la ré-
publique? Au lieu de cela, les chrétiens se disaient tons
fils de Dieu, frères du Christ, égaux par la grâce; et pour
célébrer cette égalité ils se réunissaient dans des ban-
quets fraternels, une saturnale de chaque semaine et de
toute Tannée. N'était-ce pas, en fait comme en droit,
abolir l'esclavage?
(( Mon royaume n'est pas de ce monde », font-ils dire à
leur Christ , protestant hautement ainsi que le messia-
nisme, représenté par eux, a cessé d'être le compétiteur
de César. Accusé par les Juifs, Paul s'écrie : J'en appelle
à César; ce qui voulait dire : Je reconnais Tempereur, et
je proteste contre Tinsurreclion. Aussi César, — c'était
Néron, ne vous déplaise, — ne traita d'abord point mal
TApôtre; il l'autorisa à prêchera Rome et partout contre
le messianisme juif, le seul que redoutassent les Romains.
Dans leur prédication, les apôtres ne cessent de recom-
mander aux esclaves la résignation et Tobéissance. c Es*
« claves, dit Pierre, soyez soumis à vos maîtres en toute
— 197 —
< crainte, non-seulement aux bons et aux roodéréSy mais
< même aux méchants. » Et pour motif il leur présente
Pexemple du Christ, pauvre, persécuté toute sa .vie, et à
la fin crucifié, quoique innocent. Paul, avec l'hyper-
bole qui lui est familière, va plus loin encore; il dit:
« Que chacun demeure dans la condition où il a été ap-
« pelé (à la foi). As-tu été appelé esclave, ne t'en soucie;
«quand même tu pourrais recouvrer la liberté, garde
c plutôt ta servitude. » Et la raison de cet étrange con-
seil? C'est, remarquons ceci : « que le chrétien n'est plus
( esclave de l'homme; il n'est le serviteur que de Dieu ! >
D'ailleurs, il n'y en a pas pour longtemps : c l.a crise est
c imminente » , dit Paul ; « La fin de toutes choses ap-
«proche », répond Pierre. (Paul, / Cor.^ Vil, 21-26;
Ephes., VI, 58; TU., H, 9; / Petr., Il, 18; IV, 7.)
Le monument le plus curieux à cet égard est l'épttre de
Paul à Philémon. Elle n'a aucun sens, ou elle montre,
avec la dernière évidence, que l'abolition de l'esclavage
est si bien le fond du chistianisme, que l'Apôtre est forcé
d'en faire pour ainsi dire ses excuses !
«Je t'implore, dit-il à son ami Philémon, après de grands
éloges de sa charité y de sa foi, de ses bonnes œuvres, de sa
sainteté ; je t'implore pour mou cher fils Onésime, que j'ai
engendré dans les fers... Pense que, s'il t'a quitté pour un
moment, c'est afin de te rejoindre dans l'éternité, non plus
comme esclave, mais comme frère... J'eusse bien voulu faire
de lui un ministre de TËvangile ; j'ai mieux aimé te le ren-
voyer, car je ne veux rien sans ton con^ntement. Pardonne-
lui donc, si tu m'aimes; et s'il t'a fait quelque tort, impute-le-
moi. »
Ainsi tous les liens sont rompus. Dans les passages
même où les apôtres recommandent la soumission, affir-
ment de bouche le devoir de la servitude, ils avertissent
les esclaves qu'ils ne relèvent que de Dieu , et ils ajour*-
— 198 —
nenl la délivrance à la crise finale^ laquelle, assurent-ils,
no saurait tarder. L'idée est dans tous les esprits; elle y
est si bien que les chrétiens entre eux s'en trouvent gênés,
qu'un saint Paul n*ose demander à un saint Philémon la
liberlé d'un saint Onésime, et que la grande affaire vis-
à-vis des païens est de ne se pas compromettre.
Plus lard, sous Trajan, Marc-Aurèie, Septime-Sévère,
Dèce, Aurélien, l'Église persiste dans cette tactique si-
nueuse, qui fut de tout temps celle des opprimés. Lorsque
les proconsuls interrogent les chrétiens et leur deman-
dent ce qu'ils font dans leurs assemblées nocturnes : Nous
prions , répondent ceux-ci , pour le salut de César et la
prospérité de l'empire, Domine, salvimi fac imperato-
rem,,. ; ce qui ne les empoche pas d'écrire contre l'empe-
reur et l'empire d'atroces pamphlets, dans le genre de
l'Apocalypse. Jamais, certes, on ne leur reprocha d'exciter
les esclaves contre les maîtres, de les receler, de leur
procureV des moyens d'évasion et des asiles; ils faisaient
mieux : ils niaient la religion de l'État , base de l'empire
et de la société; ils détruisaient dans les âmes la loi d'é-
goïsme, la remplaçant par celle qu'ils nommaient eux-
mêmes loi d'amour.
^ En quoi maintenant consistait celle loi? C'est ce que
nous avons à déterminer.
XXVI
Le Christ avait dit : Aimez-vous les uns les autres.
Belle parole, dont rien n'était, ce semble, plus aisé que
de déduire ce corollaire : Servez-vous les uns les autres.
De la réciprocité d'amour à la réciprocité de service, il
n'y avait pas plus loin que du principe à la conséquence.
Comment cette conséquence n'a-t-elle pas été tirée ?
Ah comment! c'est que le Christ, messager d'amour,
victime expiatoire , ne reconnaissait pas le Droit de
— 199 —
l'homme, et que le Droit seul peut avoir raison de
régofgme.
(( Il n'y a que deui lois au monde^ dit à ce propos M. Blanc-
Saiot'Bonnet : la loi de nature^ dans laquelle les espèces supé-
rieures mangent les inférieures; et la loi divine^ dans laquelle
le« êtres supérieurs secourent les plus faibles. En dehors du
christianisme, Thomme est toujours anthropophage. Si la loi
de charité est tarie danu vos cœur», la loi de l'animalité vous
reprendra, »
Mais, objectez-vous, il ne s*agii ici ni de charité ni d'as-
sistance ; il s'agit de balance. On denoande que le salaire
soit réglé proportionnellement au produit, que le travail-
leur ait part à ta rente et au bénéfice.,..
Le mystique ne vous entend pas : la charité lui corne
aux oreilles; il répond :
« Régler les salaires sur les besoins serait une chose si belle
que ce serait toucher le but. Malheureusement les besoins de
l'homme dépassent deux ou trois fois son salaire. » (De la
Restaurqtion française, p. 90 et 112,)
Conclusion : Puisque le besoin ne saurait être jamais
satisfait, que le paupérisme est la loi de la nature, il ne
reste qu*une chose à faire, c'est de contenir la concupis-
cence par la discipline et la charité !
En matière de réforme, ce n'est pas d'ordinaire la no-
lion du but qui fait défaut, pas plus que la bonne inten-
tion , c'est le moyen. La Convention put bien un jour
décréter l'émancipation des noirs; comme elle ne sut en
faire des travailleurs, elle n'en fit pas non plus des hom-
mes libres. Tout de même l'Ëvangile put bien aussi an-
noncer la rédemption du genre humain, la liberté des
esclaves , l'égalilé de tous les hommes devant Dieu ;
comme il ne sut convertir en proposition de droit ce qui,
dans sa pensée, nç devait être que le triomphe de la cha-
rité, comme il répugnait même à la pensée évangélique
— 200 —
qu'une pareille conversion eût lieu, il ne réussit pas
mieux que la Convention : il n'y eut jamais moins d'éga-
lité que parmi les frères en Jésus-Christ.
En principe, le baptême avait tranché la question
de l'esclavage quant à ce qui touche, la coercition de
l'homme par l'homme; mais restait à vaincre la fatalité
du travail, à faire la balance du salaire, à organiser l'ate-
lier : triple problème, que le dogme chrétien , de même
que le dogme païen et mosaïque, préjugeait insoluble,
ce qui ramenait fatalement la servitude.
Plus on approfondit la situation, plus on découvre que
le christianisme, sur cette formidable question du travail,
comme sur toutes les autres, était condamné à l'impuis-
sance. ~
Le Travail, selon le dogme antique, était réputé adlictif
et infamant : le christianisme essaierait-il d'en répartir le
fardeau et la honte? C'eût été admettre dans l'homme
un droit antérieur à la chute, supérieur à la rédemption,
entraînant dans l'application tout un système de rapports
incompatibles avec la discipline épiscopale et l'autocratie
de César. C'était impossible. c( Le Travail, dit M. Saint-
Bonnet, est non-seulement une peine , c'est encore un
frein. » M. Guizot ne l'entend pas non plus autrement.
Or, on use du frein proportionnellement à l'indocilité de
ranimai : la répartition égalitaire ne peut ici s'admettre.
Le Travail soulevait la question de propriété : lé chris-
tianisme procéderait-il au partage des terres? ferait-il
une loi agraire ? C'eût été nier la pnSdestination, la Pro-
vidence, la distinction des riches et des pauvres, finale-
ment la chute originelle. M. Blanc Saint-Bonnet ajoute
une autre raison : La propriété^ c'estrà-dire la propriété
féodale, la grande propriété, est le réservoir du capital.
Distribuez la propriété, la source des capitaux est tarie.
Impossible.
— 201 —
Lé Travail supposait» du patron à l'ouvrier, un rap*
port de subordination : le christianisme entreprendrait-
il de fondre les intérêts, en égalisant les profits et le
salaire? C'eût été renverser la hiérarchie sociale, intro-
duire l'anarchie dans l'Église : toutes choses condamnées
depuis comme hérétiques et athées. Impossible.
De par sa théologie, il était interdit au chrislianisme
d'entrer dans cette route. Mais alors de quoi servait-il?
A quoi se réduisait la rédemption? Qu'est-ce que gagnait
l'esclave à raffranchissement? Fallait-il tant de bruit
pour une liberté dont tout le privilège était de pouvoir
mourir de faim sans s'exposer à la vengeance du maître?
Ce n^étaient pas là de médiocres difficultés ; et j'ima-
gine que plus d'une fois les évêques, embarqués sur cet
océan sans fond ni rives, aux prises avec la réalité quo-
tidienne, sentirent refroidir leur zèle. De toutes parts la
multitude affamée, demandant la richesse, le repos^ les
jouissances, arrivait hurlant : la payerait-on toujours de
sermons et de promesses? Le temps était venu de com-
mencer la croisade contre les dévorateurs de la terre et
de les dévorer à leur tour, suivant la parole du Christ :
Heureux ceux qui ont faim^ parce quHls seront rassasiés !
Malheur aux riches!.,.
Un moment il y eut de l'hésitation : ce fut quand les
sectes gnostiques travaillèrent l'Église. Presque toutes
avaient pris le christianisme au sens du temporel : c^élait
fait de la nouvelle religion si cette tendance Teût em*
porté. Les empereurs en eussent été quittes pour une nou-
velle guerre servile, et le réformateur de Nazareth tien-
drait^ aujourd'hui moins de place dans l'histoire que
Spartacus.
La religion, enfin, fit reculer la concupiscence. La gnose
elle-même, c'est-à-dire la spiritualité, fut le moyen dont
se servirent les évêques pour réagir contre les ardeurs
— 202 —
gnostiqucs; la conversion de Consianiin, qui ne réunit
adx conservaleurs, porta le dernier coup aux révolution^
naircs. L'esclavage gagna sa cause; mais celle du travail
fut ajournée à quinze siècles.
XXVll
Ce que le christianisme, sous le nom d*abolition de
Fesclavage, a fait pour le travailleur, tout le monde
le sait.
Auparavant, sous la loi d*égoïsme, le Travailleur « en*
levé à la chasse, conquis à la guerre, ou livré par la mi-
sère, instrument d^exploilation , meuble, chose, ne
comptait pas comme personne , comme âme, dans la fa-
mille ni dans la cité. Il ne faisait point partie de la na«
tien; il y était sans intérêt, comme dans la famille il
était sans volonté et sans patrimoine.
Sous la loi d'amour, tout cela va changer. Le Travail-
leur fera partie de la famille, il pourra même avoir une
famille; il disposera, jusqu'à certain point, de sa per-
sonne; il aura un pécule, un domicile, une possession,
voire un héritage. Il figurera à sa place dans la nation et
dans l'État. La religion l'entourera des mêmes grâces que
le noble et l'empereur, et devant Dieu le fera son égal.
Seulement, par la constitution féodale,'par la dîme ecclé-
siastique, par la mainmorte, la corvée, l'impôt, les maî-
trises, l'inégalité plus ou moins grande du salaire et du
produit, les choses seront arrangées de telle manière qu'il
restera éternellement , et par privilège, voué au labeur,
attaché à la glèbe, et que cette triste prérogative devien-
dra môme loi de I.Église et de l'empire. En un mot , la
classe travailleuse sera toujours la classe sacrifiée, celle
que la nature et la Providence, le prince et le prêtre, le
philosophe et le spéculateur, d'un consentement una-
ninic, ont condamnée à faire le service de la civilisation
— 203 —
dont elle est exclue, et sans autre compensation pour elle
que le ciel.
Du reste, la même foi qui faisait du travail un motif do
résignation pour la classe la plus nombreuse faisant en
même temps de Taumône une condition de salut pour les
riches, les établissements de bienfaisance, servant de
palliatifs au paupérisme, ne manqueront pas ; il y aura,
comme dit M. Moreau-Christophe, un hospice pour chaque
espèce de misère. Ajoutez le travail et la vie en commun
dans les maisons religieuses, et tous ces essais d'organi-
sation sociale, déjà renouvelés des Grecs, que le dix-
neuvième siècle a cru inventer : communisme, saint-
simonismc, phalanstérianisme, etc. Le droit seul est
écarté, comme il Ta été par les utopistes contemporains,
le droit, qui ne laisse rien à faire à la fantaisie, au roman
et au' mélodrame.
Je dis donc : t^ que le problème du travail ainsi traité
demeure entier; que la loi d'amour, pas plus que la loi
d'égoisme, ne Ta résolu. Et ma raison est simple : c'est
quelles ne font Tune et l'autre que consacrer, sans dis-
cussion , le fatalisme du travail et son inévitable consé-
quence, savoir la division de l'Humanité en deux classes :
l'une supérieure qui jouit et commande, l'autre infé-
rieure qui sert et s'abstient.
J'ajoute : 2" que, le problème ainsi posé et reposé par
les deux grandes phases religieuses, il est inévilable
que la solution se produise. Et ma raison est encore que,
ces deux phases élânt en progrès, la première ayant
reconnu à l'esclave un droit à la VIE et le protégeant
contre les mauvais traitements, mais sans lui accorder
de PERSONNALITÉ ', la seconde ayant reconnu sa per-
sonnalité, mais sans lui accorder de propriété^ il faut
maintenant, et de toute nécessité, que le droit per-
sonnel amène le droit réel, que la loi d'amour devienne
— 204 —
loi de Justice, à peine cl*inconséquence et de rétrogra-
dation.
XXVIIÏ
Considérez en effet que la religion, que nous venons
de suivre par deux fois à TœuVre, et dont nous avons vu
Tenfanteoient, n'a nullement fourni la preuve de Thypo-
thèse sur laquelle elle repose. La religion, par sa nature,
ne discute point; elle n'analyse, ne raisonne, ni ne com-
pare ; elle ne vérifie,- ne constate , ne démontre quoi que
ce soit. Elle ne s'établit juge et intcîrprète d^aucune
question. Elle ne fait que redire des problèmes, elle est
elle-même un problème. La religion s'empare du préjugé
tel qu'il se présente » de la routine telle qu'elle existe;
puis elle en fait des allégories, elle les figure par des ri-
tes, dont elle amuse les croyants , comme si elle voulait
seulement graisser , huiler et beurrer des ressorts qui
grincent, mais qu'elle ne connaît pas.
Voici l'esclavage , établi, par l'effet de la barbarie pri-
mitive , dans l'habitude des nations et jusque dans la
conscience des esclaves : la religion ne discutera pas
l'esclavage; elle racceple comme divin, ou, ce qui re-
vient au même, comme d'institution naturelle, fatale. Son
spiritualisme n'ira pas plus loin; il lui commande, au
contraire, de s'arrêter là. Seulement elle dira au maître
de l'esclave, comme chez nous le législateur au maître
du cheval : Tu ne le maltraiteras point , tu ne le tueras
pas sans motif, et tu le laisseras reposer un jour par se-
maine. Si sa lille plaît à tes yeux, tu pourras en user,
mais à condition de la nourrir, etc.
Avec le laps de temps et les révolutions des empires ,
l'esclavage a-t-il faibli dans l'opinion et dans les mœurs ;
sa pratique est*elle devenue incommode , onéreuse , im-
possible, la religion abdique son vieux dogme , se pré-
~ 206 —
sente avec d'autres formules, et s*écrie : Plus d'esclaves !
Mais elle ne s'est pas pour cela éclairée sur le travail :
à cet égard, sa foi n'a pas changé. Et comme elle se dit
que le travail -est misérable, qu'il ne peut y avoir d'heu-
reux que ceux qui font travailler les autres, qu'il y aura
par conséquent toujours des serviteurs et des maîtres, des
pauvres et des riches, elle fait en sorte que l'homme de
service soit libre, de toute la liberté qui peut s'étendre
du centre de la conscience à la périphérie du corps ; elle
lui dénie toute justice et autorité sur les choses.
Au fond la religion ne change pas : comme le spiritua-
lisme dont elle est l'expression, elle est immuable. Mais
il y a quelque chose qui, sous elle et en dépit d'elle, pro-
gresse et change, c'est l'Humanité. Un jour vient donc où
l'Humanité, raisonnant son propre progrès, élève le doute
sur l'hypothèse même qui a servi jusque-là de fondement
et de motif à sa foi, et se demande :
Qu'est-ce que le travail 7
Qu'est-ce que la Justice dans le travail ?
Ceux-ci sont-ils moins spirituels qui travaillent, ceux*
là le sont-ils plus qui ne travaillent pasT
C'est précisément ce qui arrive à cette heure. Un es-
prit nouveau agite le monde. Gomme autrefois, les peu-
ples aspirent à la liberté ; les masses laborieuses réclament
des garanties, la fin de l'exploitation égoïste, la Justice
dans le travail, comme dans la propriété et dans l'é-
change. Et comme autrefois aussi reparaissent, pour
combattre ces prétentions nouvelles, les privilèges suran-
nés, l'arbitraire des fortunes, les traditions d*école, le
mauvais vouloir de TÉtat. Ce n'est plus la tribu hébraï-
que avec ses deux catégories d'esclaves, ni le patriciat
romain avec son système de clientèles, ni la féodalité du
moyen âge avec sa savante et théologale hiérarchie. C'est
la commandite capitaliste , avec concession du prince et
II. . 12
— 206 —
subvention de TÉtat, constituée sur les épaules du tra-
vailleur comme l'Etna sur le dos de Typhoé. Ici la révé-
lation n'a plus rien à dire ; les formulés mystiques sont
elles-mêmes mises en question* Rien que ia science n*est
capable de faire franchir à THumanité cette passe décisive.
Si une dernière et plus éclatante manifestation de la Jus-
tice ne vient éclairer la raison des peuples , le travail
succombe, de nouvelles chaînes lui sont forgéds pour des
siècles, et nul ne peut dire ni quand ni si jamais la li-
berté paraîtra*
En présence de ce mouvement nouveau^ quelle est l'at-
titude de TÉglise ?
De toutes parts, en 1846, 1847^ 1848, les peuples ofil
tendu leurs bras vers elle : Soyez avec nous» nous som-
mes la génération du Christ. Bénissez nos piques, bénis*
sez nos arbrçs de liberté. — Soyez avec nousj ont répété
les purs démocrates, mandataires offideux de ta Révo-
lution. Ne maudissez ni 89 ni 93é VoicJ renaître la Con-
stituante et la Législative; avec elles la Convention, le
club des Jacobins, la sainte Montagne. Nos pères ont en-
Yové les athées à Téchafaud : faites alliance avec la Ré-
volulion. — Soyez avec nous, ont crié les fils de Voltaire :
que la raison et la foiraient chacune leur domaine. La
guerre du libre examen est terminée ; la philosophie, de-
venue conciliante, ne demande qu'à vous élever sur im
trône de lumière» — Soyez avec nous, a crié le chœur
des socialistes, saint-simoniens, phalanstériens , com-
munautaires. Et nous aussi, nous relevons de la cha-
rité. Laisserez-vous sécher celte fleur qui fait votre
gloire, comme elle fit la force du Christ et des pro*
phètes?
Triste méprise, et qui prouve combien l'Europe^ en
1848, était au-dessous de sa propre pensée. Le travail
n'a plus rien à faire avec l'amour : c'est la Justice, c'est
— 207 —
la seience, qu'il réclame, Or, la science est Tévacuaiion
du dogme, comme dit l'Apôtre.
L'Église a répondu :
Si vous êtes enfants du Christ , bas les armes ! respect
aux princes! Toute autorité est établie d'en haut, et le
règne du Christ n'est pas do ce monde.
Si vous reconnaissez un Être suprême, à genoux de-
vant le Crucifié. Dicuti'est rien s'il ne se révèle; et cette
rcvélalion, c'est moi qui en suis l'organe. Révolution-
naires, Dieu vous le dit par ma bouche : faites pénilence
du crinie de vos pères.
Si vous admettez la légitimité de la foi, produisez-en
les actes. A confesse, philosophes; vous raisonnerez en-
suite de omni scibili, votre billet d'absolution dans la
poche.
Si vous faites profession de charité, que réclamez-vous?
Pourquoi ces cris contre ce qu'il vous plaît d'appeler Ex'
ploitaiion de r homme par l'homme, féodalité mercantile,
privilège? Que signifie ce prétendu Droit au travail?
Socialistes , je ne vous connais pas.
Il faut l'avouer, avec des procureurs qui commen-
çaient par implorer l'ennemi, la cause de la Révolution
était perdue d'avance. Quelle idée, à propos du travail,
de se réclamer du Christ, d'en appeler à Dieu et à l'Église !
Comme si l'esclavage, le servage, le salariat, l'exploita-
tion de l'homme par l'homme, n'étaient pas, aussi bien
que le gouvernement de l'homme par l'homme, d'insli-
lulion divine !
C'est au nom du spiritualisme que quelques-uns pré-
tendent aujourd'hui fonder l'égalité : comme si le spiri-
tualisme n'était pas, par lui-même,^ la déchéance de la
chair, de même que le matérialisme, nous l'avons vu
par M. Enfantin, est la déchéance de l'esprit ; comme si
par conséquent le birt de toute religion, de quelque
— 208 —
principe qu'elle émane , n'était pas de prêcher la résigna-
tion aux subalternes , la clémence aux supérieurs , la
foi à tous!...
CHAPITRE V.
Droit du travailleur d'après la Révolution . — Charte du Travail :
Loi de Justice.
XXIX
lia vranc-maçonnerle.
Le 8 janvier 1847, je fus reçu franc-maçon au grade
d'apprenti, dans la loge de Sincérité, Parfaite Union et
Constante Amitié, .Orient de Besançx)n.
Comme tout néophyte, avant 4e recevoir la lumière, je
dus répondre aux trois questions d^usage :
< Que doit Thomme à ses semblables?
il Que doit-il à son pays?
oc Que doit-il à Dieu? »
Sur les deux premières questions, ma réponse fut telle,
à peu près, qu'on la pouvait attendre ; sur la troisième
je répondis par ce mot : la Guerre.
Justice à tous les hommes.
Dévouement à son pays,
Guerre à Dieu :
Telle fut ma profession de foi.
Je demande pardon à mes respectables frères de la sur-
prise que leur causa cette fière parole, sorte de démenti
jeté à la devise maçonnique, que je rappelle ici sans mo-
querie : A LA Gloire du grand Architecte de l'Univers.
Introduit les yeu^L bandés dans le sanctuaire, je fus in-
vité à m'expliquer devant les frères sur ce que j'entendais
par la guerre à la Divinité, Une longue discussion s'en*
— 209 —
suivit, que les convenances maçonniques me défendent
de rapporter. Ceux qui connaissent mes Contradictions
économiques^ et qui liront ces Études, pourront se faire
une idée des considérations sérieuses sur lesquelles je
fondais alors et affirme encore aujourd'hui mon opinion.
L*antithéisme n*est pas l'athéisme : le temps viendra,
j'espère, où la connaissance des lois de l'âme humaine,
des principes de la Justice et de la raison, justifiera cette
distinction, aussi profonde qu'elle paraît puérile.
Dans*la séance du 8 janvier 1847, il était impossible
que le récipiendaire et les initiés se comprissent.
Ni moi je ne pouvais pénétrer la haute pensée de la
franc-maçonnerie, n'en ayant pas vu les emblèmes; ni
mes nouveaux frères ne pouvaient reconnaître leur dogme
fondamental sous une expression blasphématoire, qui
renversait les habitudes du langage vulgaire et toute la
symbolique religieuse.
C'est le sentiment qui resta dans les esprits, et qui fit
passer outre à la cérémonie.
Après avoir subi les épreuves, le bandeau tomba enfin
de mes yeux, et je me vis entouré de mes frères, revêtus
de leurs insignes, tenant leurs épées dirigées sur ma poi-
trine-, je reconnus les emblèmes sacrés; on me fit asseoir
à mon rang parmi les adeptes, et l'orateur de la loge, le
vénérable frère P***, âgé aujourd'hui de quatre-vingt-
douze ans, doyen de tous.les maçons du globe, prononça
le discours de ma réception. Qu'il reçoive ici le témoi-
gnage public de ma reconnaissance et de mon respect.
Eh bien ! s'écrie le lecteur, qii'avez-vous vu dans cette
fameuse maçonnerie, aux mystères si terribles, contre
laquelle l'abbé Barruel aboya tant d'injures dans son
Histoire du Jacobinisme^ et que l'abbé Proyart et autres
accusèrent ensuite d'avoir fait la Révolution?
Ce que j'y ai vu, je vais vous le dire. Les sociétés ma-
il 12.
— 210 —
(onniques, placées soiu te regard du pouvoir et le pa«
Ironage des hauts dignitaires, n'ont plus de secrets.
Leurs mots de passe, leurs termes cabalistiques, leurs
signes et attouoh^nents, tout cela e»t connu, imprimé,
publié, et court les rues. Quant h la doctrine, depuis que
la tfdéranee est devenue par tout le globe un principe de
droit publie, et le déisme un pieil-à-terre provisoire pour
tous CEUX qui ont renoncé à la religion de leurs pères, on
peut dire qu*elle est entrée dans la eireulation générale.
Le silence recommandé aux frères no porte en réalilé
que sur les alfoiros de là société cl loa choses person-
nelles.
Mais par delà le déisme et la tolêtanee, que les loges
dissimulaient avec tant de soin il y a soixante-quinze on
quatre-vingts ans, et qui forment encore aujourd'hui la
substance de leur enseignement officiel ; par delà ce
cérémonial qui n'a plus môme le mérite d'exciter la eu-
rioàité dos pi^ofanes, il est une philosophie supérieure
qui ne se communique point, attendu qu'elle est demeurée
lettre elose pour tout le monde, que je puis révéler par
conséquent sans manquer au serment maçonnique, puis-
que je n'en dois rintelHgenec qu'à moi-même, bien qu'elle
ctmstitue selon mol te véritable mystère, le dogme glo-
rieux et fondamental de la f)anc-maçannerie.
J'ose espérer que celte exposition rapide sera rceue avec
bienveillance, saos approbation ni désapprobation, par
toutes les loges de France et do l'étranger. Nos Vénérables
sauront compi'cndre qu'autant renseignement de pareilles
idées, s il était secret, pourrait avoir de péril pour hi so-
ciété qu'ils rcprc30ii lent, autant il est utile à celle société
que le publie soit saisi de princi|)es qu'elle sera toujotn^s
à temps de désavouer s'ils sont jugés faux, mais dont
tout l'honneur lui revient légitimement, si la eonsctence
universelle les i^éclauae.
— 211 —
ABll«ciincep«a«|l«me ini»ç«niil4|iic. ^ Mér 4» Dieu.
Toute doctrine religieuse ou se disant telle se ca*
raeténge par le eoneept métaphysique qui lui sert de
base.
La plus ancienne théologie reposait sur ]*idce de sub-
«/afl0e;elle aboutissait, comme la philosophie de Spinoza^
au panthéisme. Or, notons ce point : Qu'est-ce que la
substance? Ce que Tentendcment conçoit comme le sou-
lien ou suhstratum des phénomènes, mais qui, échappant
aux sans, impénétrable à la connaissance, reste pour la
raison comme une simple hypothèse de la logique, une
conception.
La théologie juive eut pour dominante la notion de
CikUHy force, puissance, virtualité. Son Dieu, rouach
WoAim, souflle divin ou esprit des forces, autrement dit
Jehavah^ puissance, est un principe diOérent de la ma-
licre, qu'il crée, anime, façonne, par son uçUon souveraine.
Mais qu'est-ce que la cau^e, ou lu force, en soi? Encore
Uiic hypothèse de l*entendoment, quelque chose d'ultra-
phénoiiiénal, une conception. Comme pendant du sub-
btantialisme do Siûnoza, nous avons le dynamisme de
Loibnil2.
La théologie chrétienne élève sur ces deux concepts,
substance et cause, celui d'Intelligence ou Verbe. De là
le gouvernement de la Providence et le règne des âmes,
avec réconomie religieuse et sociale qui en découle.
Mais qu'est-ce qu'une âme? Quelle est cette entité, que
Descartes défmit, f)ar une expression contradictoire, sub-
itanee immalérieHef... Due fiction de la pensée, c'est-
à-dire toujours une conception.
Le conceptualisme, la négation de toute phénoména-
hté, tel est donc le caractère fondamental de toutes lus
— 212 —
anciennes doctrines religieuses, disons-le tout de suite,
la condition sine quà non de toute théologie.
Bien différente est la théologie des francs-maçons, et
par suite leur théodicée. Elle sort, des conceptions onto-
logiques, et prend pour assise une idée positive, phé-
noménale, synthétique, hautement intelligible : c'est
ridée de rapport ; et comme ce mot de rapport , par
sa généralité, semble participer de la nature concep*
tuaiiste des notions précédentes, la Raison maçonnique
lève tout doute à cet égard en concrétant et déflnissant
son principe sous Texpression d'ÉQUiLiBRE.
C'est ce qu'indique à qui veut l'entendre le triple em-
blème, devenu plus tard celui de la Révolution: Aplomb^
Niveau^ Équerre.
L'équilibre : voilà une idée qui fait image, qui se voit,
qui se comprend, qui s'analyse, qui ne laisse derrière
elle aucun mystère. Tout rapport implique deux termes
en équation : rapport et équilibre sont donc synonymes,
il n*y a pas à s'y méprendre.
De ridée de rapport ou d'équilibre la franc-maçonnerie
déduit sa notion de Têtre divin.
Le Dieu des maçons n'est ni Substance, ni Cause, ni
Ame, ni Monade, ni Créateur, ni Père, ni Verbe, ni
Amour, ni Paraclet, ni Rédempteur, ni Satan, ni rien de
ce qui correspond à un concept transcendantal : toute
métaphysique est ici écartée. C'est la personnification de
r Équilibre universel : il est V Architecte; il tient le com-
pas, le niveau, l'équerre, le marteau, tous les instruments
de travail et de mesure. Dans l'ordre moral il est la
Justice. Voilà toute la théolog:ie maçonnique.
Du reste, point d'autel, point de simulacres, point de
sacrifices, point de prière, point de sacrements, point de
grâces, point de mystère, point de sacerdoce, point de
profession de foi, point de culte. La société franc-ma-
— 213 —
çonne n'est pas une église ; elle ne repose pas sur un
dogme et une adoration ; elle n'affirme rien que la
raison ne puisse clairement co*mprendre, et ne respecte
que l'Humanité. Est capable, en conséquence, d'être
reçu franc-maçon, de quelque religion qu'il soit, qui-
conque pratique la Justice et sert ses semblables, de
quelque religion qu'ils soient eux-mêmes*
11 faudrait être étrangement pauvre d'esprit, ce me
semble, pour ne pas voir que ce rationalisme tolérant,
fondé sur le dédain de toute théologie et la substitution
au concept métaphysique de l'idée positive et formelle,
est la négation même de l'élément religieux , remplacé
dans la conscience du franc-maçon par la Justice.
La théologie de la loge, en un mot, est le contre-pied
de la théologie.
Aussi n'ai-je pas besoin d'insister davantage sur cet
anti-conceptualisme de l'enseignement maçonnique pour
montrer combien, en déclarant la guerre, suivant mon
expression malheureuse» à tous les dieux substantiels,
causatifs, verbaux, justifiants et rédimants, Slohim,
Jéhovah, Allah, Christos^Zeus^ MMra, etc., j'étais, sans
le savoir, d'accord avec la pensée profonde de la franc-
maçonnerie.
Et moi aussi, aurais-je pu dire à la respectable assis-
tance, j'affirme, comme idée souveraine et régulatrice
dans les âges futurs, le Rapport, l'Équilibre, le Droit.
Je regarde comme de purs instruments dialectiques,
subordonnés à cette idée, les concepts de substance,
cause, esprit, matière, âme, vie ; je professe la Justice
gratuite et sans récompense. Sous le bénéfice de cette
explication , et comme je ne veux contrister personne,
je consens à rendre gloire avec vous, mes frères, au grand
Architecte, immanent dans l'Humanité, et dont le lumi-
neux triangle, plus précieux pour moi que le nom de
— 214 —
jéboYah que vpus y avea insoriti m'a révélé toutes ces
eboaea.
Voilà pour la théelogie^ou philosophie spéculative, des
franes-maçons. Elle se résume, comme Ton voit, dans
la prépondérance de l'idée sensible et intelligible sur le
ooncept métaphysique et inintelligible, idée dont la
représentation la plus complète est Téquilibre. Elle fait
suite aux anciennes théologies, polythéiste, judaïque et
chrétienne, de même que Tidée dont elle émane fait suite
aux concepts de substance, cause, esprit, qui servirent à
fonder ses devancières ; et cette suite, qui rappelle la
progression historique d*Aug. Comte, théologie, méta-
physique, science, nous annonce que nous touchons à la
loi (je Justice, synthèse do la loi d'ogoïsme et de la loi
d'amour.
Reste à voir maintenant quelle est la théodieee ou phi-
losophie pratique des francs-maçons ; ce qui nous ramène
à la question que nous nous sommes spécialement pro*
posée dans cette Étude, la victoire de la liberté sur la
fatalité dans le travail.
XXXI
li^orlglne de la philosophie et des sciences dé««iiver|e
dans |9 sponlup^lté IraTfilll^iise de l'homme. — Al-
phaliet Industriel.
Chose singulière, dont il était impossible de se douter
ûvant que la pression révolutionnaire nous eût rois sur la
trace, le problème de raiïranchissemcnt du travail est
lié à celui de Torigine' des sciences, de telle manioro
que la solution de Tun est absolument nécessaire à cello
de Tartre, et que toutes deux se résolvent en une mémo
théorie, celle de la suprématie de Tordre industriel sur
tous les autres ordres de la cûnnaissancc ot de Tart»
C'est ce qui résulte de la proposition ci-aprQ&, i^ont I4
démonstration fera l'objet de ce chapitre :
— 215 —
Vidée^ avtc ses catégories^ surgit de Inaction et doit
revenir à Vaeiiony à peine de déchéance pour Vagent.
Cela signifie que toute connaissance» dite à pri^ri^ y
compris la métaphysique^ est sortie du travail pûur det*vit*
(l'instrument au travail» contrairement h ce qu'enseigntînt
l'orgueil philosophique et le spiritualisme religieuxi ac-
crédités par la politique de tous les siècles.
Et voilà aussi oe qu'attestent les muets emblèmes de ia
franc-maçonneriei devenue presque ridicule depuis que^
sa pensée ne marchant plus, elle semble avoir perdu ses
secrets.
Qui ne s*est posé, maintes fois cette question : Pat où
riiomme, s'élevant tout à coup au-dcssUs de rinstinct»
est-il entré dans la sphère intellectuelle? Quel a été le
premier pas, en quoi a consisté le premier acte do sa
raison? Ou, pour mieux dire, comment, chea Thomme
primitif, Tinstinct, suivant sa propre destinée) estMl devenu
intelligence? Car tout le monde est ici d'accord : rintd«>
ligence n'est autre que l'instinct lui-même se produisant
sous une nouvelle forme ; c'est l'instinct en évolution ^
qui se reconnaît, se réfléchit, s'analyse, se mesure» et,
procédant avec une conscience de plus en plus parfaite,
se déroule en raisonnement et crée sa dialectique»
Rien de plus attrayant en général que la recherche dei
origines; mais parmi tant de choses dont nous aimons à
savoir les débuts, il n'en est aucune qui nous iutércssc
plus vivement que la raison.
Si nous inlerrogeoQs la science sur ses commenGc\
monts, elle nous répond en nous montrant ses ^/^me/1^5,
des sons vocaux, des lettres, des chiffres, des figures, en
un mot des Signes.
La logique y ajoute ses conceptions ou catégories,
avec ses genres et ses espèces, formules générales de la
pensée parlée,- encore des signes.
— 216 —
C'est avec cela que l'homnie aborde la pliénoménalité
extérieure et sa propre gssence; qu'il observe, calcule,
ramène tout à des lois de plus en plus générales, et élève
. rédifice à jamais inachevé de son savoir.
Mais comment l'homme a-t-il inventé le signe ?
Qui dit signe dit déjà abstraction, concept, et nous
n'en sommes encore qu'à la sensation. Le signe suppose
la préexistence d'une idée générale, qui elle-même sup«
pose la préexistence d'un signe ; c'est ainsi du moins que
nous sommes forcés d'en juger, nous qui n'apprenons rien
autrement. De sorte que, comme Rousseau le remarquait
de la parole, nous tournons dans un cercle infranchis-
sable. Si Vœuf est sorti de la poule^ ou si la poule est
sortie de Vœuf! Qui débrouillera ce mystère?
Les partisans de la révélation primitive, chrétiens et
néo-platoniciens ou éclectiques, ne sont pas embarrassés.
L'homme, formé de limon par la main du Créateur, a
été instruit par les anges, qui lui communiquèrent, avec
la parole, les premiers éléments des connaissances. Pri-
sonnier du corps et courbé vers la terre, l'esprit de
l'homme ne saurait rien de ses propres lois, s'il n'en eût
été informé par un commerce avec les dieux. C'était la
théorie de M. de Bonald, c'est la philosophie de MM. Jean
Reynaud et Lamartine.
Si le fait était prouvé historiquement, ce serait quelque
chose de si énorme que par respect du Créateur et de la
création la raison se refuserait encore à Padmettre : com-
ment le recevrait-elle quand il ne lui est permis d'y voir
qu'une vaine induction de l'ignorance?
1 XXXII
La question des origines nous reporte à ce moment de
la civilisation où l'esprit humain, dépourvu des engins
scientifiques, agit à la manière de l'esprit latent qui anime
-. 217 —
la nature; où rintelligjBnce, prête à s'élancer, n'a pas
dépouillé les formes de Tinstinct; où par conséquent le
concept métaphysique, sans lequel il n'est pas de rai-
sonnement, reste enveloppé dans l'image ; où le rapport
enGn, qui pour être perçu dans sa plénitude exige que
rintiiition qui le fournit soit analysée dans ses concepts,
est engagé sous le phénomène.
A cet instant-là, que pouvons-nous attendre de Thomme,
qui déjà pense sans nul doute, puisque sentir et voir c'est
penser, mais qui, faute de signes, est incapable de déga-
ger ses notions, partant d'analyser sa pensée? — Une seule
chose, des actes.
L'activité spontanée, irréfléchie, et qui n'attend pas,
dans la certitude intime qu'elle a d'elle-même, les con-
firmations d'une science professe : voilà à quoi se réduit,
pour rhomme primitif, le mouvement de l'esprit.
Toute la question est maintenant de savoir si cette
activité peut devenir la révélatrice de Tintelligence; en
autres termes, si les faits que Thomme produit sous la
seule instigation de son instinct peuvent devenir des signes
pour son esprit, de telle manière qu'il soit tout à la fois,
de lui-même à lui-même, par l'appel de sa spontanéité et
la réponse de son intelligence, initiateur et initié?
Or, on ne doutera pas que les choses ne doivent ainsi
se passer, si l'on réfléchit que l'activité, pénétrée, saturée
d'instinct, si je puis m^exprimer de la sorte, est ce qui
ressemble le plus à l'intelligence, à telle enseigne que
les enfants ne distinguent pas les actes instinctifs des
actes réfléchis, et que c'est pour le sauvage une source
permanente de fétichisme. Dans ces conditions, l'ac-
tivité apparaît comme la cause première de rcxcllation
des idées, comme le Verbe primitif qui illumine tout à
coup la conscience humaine, il suffit, pour que le miracle
se produise, que cette activité se manifeste, qu'elle étale,
H 13
— 218 —
je demande grice pour toutes ces métaphores, dans des
actes yisibles, les idées invisibles qu'elle contient ; en un
mot, qu'elle parle.
Toute difficulté ensuite disparaîtra, si Texpérience, ve-
nant en aide à la psychologie, témoigne que les faits
observés sont conformes aux prévisions de la théorie.
Ceci renverse de fond en comble la philosophie spiri-
tualiste, et menace de faire du travailleur, serf dégradé
de la civilisation, Fauteur et le souverain de la science,
de la philosophie et de la théologie elle-même.
XXXI n
Je dis donc quHl y a dans les archives de Tesprit hu-
main quelque chose d'antérieur à tous les signes qui, de*
.puis un temps immémorial, servent de véhicules et
d'instruments au savoir; quelque chose dont ces signés
ont été imités, si même ils n'en sont pas la simple copie;
quelque chose (mr conséquent qui , produit de l'instinct,
servit de premier thème à l'intelligence et en détermina
le mouvement.
Ce sont les premiers engins de l'industrie, que nous
pouvons bien appeler, à l'instar des éléments du savoi^
les Éléments du travail.
L'homme, l'être le plus élevé de la série animale, est
aussi celui qui pour sa subsistance doit demander le plus
à la nature : comment va-tril l'attaquer?
Tout est pour lui dans ce comment. Selon qu'il sanra s'y
prendre, sa peine sera plus forte ou plus légère; il triom-
phera de la fatalité du travail, ou il y succombera. Que
lui enseigne cette lumière organique, l'instinct, qui éclaire
tout animal venant au monde, comme la raison doit
éclairer un jour tout homme venu à l'inteUigence?
La franc-maçonnerie va nous le dire.
Son Dieu est appelé Architecte. J'ai fait observer que
— 219 —
ce nom impliquait k négation de tout théologisme, et h
substitution aux concepts transcendantaux de substance,
cause, vie, esprit, etc., de Tidée scientifique de rapport ^
plus expHeitemeni, d'ÉQuiUBRfi.
Mais tout cela signifie aussi que la vision interne h
laquelle obéit Thomme primitif dans les actes de sa
spontanéité, le rêve qui le mène, comme dit Guvier,
avant qu'il ait ai^pris à jouir, por Tabsiraction et l'ana-
lyse, de la plénitude de son intelligence, n*est aucune
de ces conceptions métaphysiques qui feront un jour le
martyre de son entendement; c'est une idée sensible di
intelligible, synthétique, par conséquent susceptible d*a-
nalyse, telle enfin qu'il la fallait pour la circonstance :
rapport dès choses entre elles, égalité ou inégalité, grou-
pement^ série, cohésion^ division, c'e8t*à*dire justement
ce qui fait U réalité, la phéuoménaHté , rinielligibilité
et la valeur de l'être*
Ainsi, la pensée première de Thomme, celle qui précède
en lui toute réflexion et analyse, est la même, mais à l'état
d'image, que celle à laquelle le ramène Télaboration
philosophique : il ne se pouvait autrement. Le principe
de l'être en donne immédiatement la fin : Egosum alpha
et oméga j primus et novissimus, principium et finie.
Comment se produit, dans les faits de l'activité spon-
tanée, celte vue d'équilibre?
De tous les instruments du travail humain, le plus été*
mentafire, le plus universel par conséquent, celui auquel
se ramènent tous les autres, est le levier ^ la barre. C'pst
le bâton dont se sert, pour s'appuyer et se défendre,
Torang-outang, mais avec cette différence de lui à
Thomme, que l'orang ne verra jamais dans son bâton au*
tre chose qu'un bâton; tandis que l'homme, par la puis*
sance évolutive de son instinct, y découvre l'infini.
Tout ce que l'homme fait, entreprend, imagine, peut
-T- 220 —
se définir, au point de vue industriel, création d'équi-
libre ou rupture d'équilibre. Le levier dont il se sert
remplit indifféremment ce double objet; selon la manière
dont il l'emploie, la matière dont il le fabrique, les mo-
diGcations qu'il lui fait subir, il s'en fait un instrument
à toutes fins :
Instrument de coercition, d*arrèt, d'appui, de clôture 9
Instrument de préhension ;
Instrument de percussion ;
Instrument de ponction;
Instrument de division ou section ;
Instrument de locomotion ;
Instrument de direction, etc.
Naturellement, ces premiers rudiments de l'outillage
humain ont été en fort petit nombre et d'une grossièreté
digne de l'époque ;*mais en si petit nombre qu'ils fussent,
4'idée y était, une dans son principe, variable dans ses
applications; par elle ces instruments formaient série,
et parlaient à l'esprit.
Je n'ai pas la prétention d'en dresser une table exacte :
ce serait chose aussi difficile que de déterminer les - élé-
ments naturels de l'alphabet ou les catégories de l'en*
tendement.
Mais puisque toute littérature commence par les lettres,
toute mathématique par les chiffres, toute musique par la
gamme, ne semble-t-il pas que toute éducation profes-
sionnelle devrait commencer aussi par un tableau raisonné
des instruments les plus rudimentairès ft travail, avec
leur explication théorique et pratique, leurs rapports
d'identité ou similitude, leurs dérivés et leurs équivalents?
Et ne serait-ce pas poser les bases d'une forme nouvelle
de philosophie, à l'usage des intelligences sur lesquelles
l'enseignement ordinaire, qui commence par l'abstrac-
tion, n'a pas de prise?
— 221 —
ALPHABET DU TRAVAILLEUR.
A. Barre ou Levier {pieu^ tige, colonne^ pal, piquet);
B. Croc {crochet, agrafe , clef, sergent, valet, ancre, tenon,
harpon);
C. Pince {tenaille, étau, combinaison de deux crocs) ;
D. Lien (consistant originairement en une tige flexible^ cour-
bée autour de l'objet ; — fil, corde, chaîne) ;
Ë. Marteau (massue, maillet, pilon ^ fléau, meule);
F. PoiifTE {lance, pique, javelot, flèche, dard, aiguille, etc.) ;
G. Coin;
H. Hache;
I. Lame {couteau, ciseau, sabre, épée);
J. SciEi (lime) ;
K. Pelle {bêche, houe, truelle, cuiller);
L. Pic [pioche) ;
M. Fourche {trident, râteau, peigne ; pointe double^ triple^
multiple) ;
N. Rampe ou plan incliné;
0. Rouleau^ donnant par sa section la roue, qui est aussi \\
poulie ; *
P. Tuyau {tube, canal, siphon, rigole, cheminée) ;
Q. Rame et Gouvernail ;
R. Arc ou ressort;
S. Règle;
T. Niveau;
U. Équerre;
V. Compas;
X. Pendule ou fil à plomb;
Y. Balance;
Z. Cercle {boU0^ûceud),
XXXIV
Raisonnons un peu sur cet alphabet, qu'il est loisible
à chacun de refaire à sa guise, mais auquel on trouverait
peut-être moins à ajouter qu'à réduire.
Lliomme ne crée rien , disent avec raison les écono-
— 222 —
mistes; il façonne. — Qu'est-ce c[ue façonner? demandez-
vous. Réponse : c'est mouvoir. — Je reprends : Le mou-
vement seul» imprimé à la matièroi ne lui donne pas la
forme voulue, ne constitue pas le travail : il faut que ce
mouvement soit en rapport avec le but à atteindre, en
équation avec son objet, c'est-à-dire en équilibre.
Voilà ce que nous montre à première vue Talphabetdu
travailleur.
Que sont après cela tous nos instruments, depuis le
char rustique jusqu'à la puissante locomotive, depuis le
canot du sauvage jusqu'au navire à trois ponts» depuis
la simple poulie jusqu'à l'horloge de Schwilgué , sinon
des assemblages de leviers de toute sorte, à crochet, ea
pointe, eu lame, roues, chaînes, ressorts, servant à pro»
duire le mouvement, la division , l'approche, la cohé-
sion, etc., tantôt par une production, tantôt par une des-
truction d'équilibre ?
Et les produits de ce travail, que sont-ils à leur tour,
'sinon des constructions et agencements de matières tail-
lées, forgées , tournées, filées, astftmblées, empilées, aro^
boutées, engrenées, croisées, tissées, enlacées, etc.»
toujours d'après la même loi ?
Le principe qui régit l'industrie est donc un et identi*
que; il n'a rien au premier abord de métaphysique; il
fait image : c'est le principe, sensible et intelligible, de
la mécanique de l'univers.
Or, étant donnée cette idée universelle de l'équilibre
dans le rêve de la pensée, et les opératifRi^u travail n'en
étant que l'application, nous voyons, par-îà même, com-
ment riiommea passé de l'intuition synthétique et spon-
tanée à ridée réfléchie et abstraite ; comment il a décom-
posé Tobjet de sa vision, inventé les signes de la parole
et du calcul , créé les mathématiques pures, dégagé en
les nommant les catégories de son entendement.
— 223 —
C-esl que la puissance qui dirige la main de Touvrier
est la même au fond que celle qui fait réfléchir le cerveau
du philosophe, et que, Tintelligence ne pouvant s^éveiller
à ridée, à la vie, que sur un signe de Tintelligence; il fal-
lait de toute nécessité, pour que Thomme entrât dans
cette carrière intellectuelle, qu'il y fût porté par une suite
d opérations émanées de lui-même, et qui, analyse par la
multiplicité des termes, synthèse par leur ensemble, fût
pour lui comme une manifestation dé l'intelligence même*
L'homme, en un mot, ne pouvait avoir d'autre révéla-
teur, d'autre Verbe que lui-même : contradiction insoluble
dans l'ancienne psychologie, mais que la seule inspection
de l'alphabet industriel, aux caractères à la fois spontanés
ai significatifs, lève à l'instant.
Expliquons cela d'une manière plus précise, si faire
se peut.
Le propre de l'instinct, forme première de la pensée,
est de contempler les choses synthétiquement; le propre
de l'intelligence, au contraire, est 4e les considérer ana-'
lytiquement. Or, bien que rinlelligence ne soit elle-même
que l'instinct en évolution, l'homme seul, entre les ani-
maux, parait jouir de cette prérogative, ce qui veut dire
que seul il a la faculté de concevoir l'idée abstvaite, dès
qu'elle lui est signalée dans son intuition. Mais l'intelli-
gence n'est pas donnée d'emblée , comme l'instinct; ce
n'est d'abord qu*une virtualité endormie, qui n'arrive à
la possession d'elle-même que par un long exercice, et
sur un appel éMBique de la spontanéité qui la précède :
car )'homme Taussi T instinct de son intelligence. PoHr
que l'esprit devienne capable d'analyse, il faut donc qu'il
soit conduit pas à pas, que sur chacun des termes dont
se compose la totalité de Tintuition il s'arrête, les recon-
naisse l'un après l'autre, çt le$ nomme* Or, c'est c^e qui
ne pourra se faire qu'à la condition ou d'une initiation
— 224 —
du dehors, ou d*une circonstance particulière qui en
tienne lieu. Quelle sera, pour Thomme primitif , cette
circonstance? Je Tai dit, sa propre industrie.
Le castor élève sa maçonnerie, Toiseau bâtit son nid ,
l'abeille construit son rayon, Taraignée tend sa toile, tous
les animaux exercent leur industrie d* après un type inté-
rieurs dont ils ne s'écartent jamais.
Rien de semblable ne se voit chez Thorame. II n*a pas
d'industrie prédétenninée. Son génie n'est point spécia-
liste, il est universel. Il agit diaprés une intuition simple,
mais synthétique, positive , expérimentale, et d'une com-
préhension si vaste, que ses actes ne peuvent avoir rien
d*uniforme, et sont susceptibles au contraire d'une va-
riété infinie. G* est l'idée de rapport, convenance , équa-
tion, égalité, accord, équilibre : idée synthétique dont la
simplicité n'est égalée que par sa fécondité même.
Cela se découvre nettement dans le langage primitif,
où, pour dire qu'un homme est capable ou incapable de
faire une chose, qu'il en a ou n'en a pas la force, le gé-
nie, le talent, la science, on dit simplement qu'il estera/
ou inégal à cette chose , par^ impar oneri; qu'il est ou
n'est pas de poids, minus habensj etc.
Or, il^st de la nature de cette intuition fondamentale,
qui constitue à l'origine tout le génie humain, que toute
action qui en est la conséquence implique tout à la fois
et nécessairement production d'équilibre et destruction
d'équilibre. C'est même sous ce dernier aspect qu'elle se
manifeste de préférence, l'action de l'homme, dans l'état
de nature, consistant surtout à attaquer et se défendre.
U en résulte que les premiers instruments de l'indus-
trie humaine, armes offensives ou défensives, sont des
instruments analytiques. C!est encore ce qu'exprime la
langue native, pour laquelle, détruire {de-struer.e , dé-
coustruirc) est la même chose que décomposer, diviser;
— 225 —
délier, disjoindre, dissoudre, découdre, séparer, balancer,
enlever, analyser enfin; de même que créer, ou con-
straire est joindre, lier, unir, égaler, dresser, in-struere^
onindu-struere^ d*où indu-^striay indU'Strwnentumj or-
ganiser, machiner au dedans de soi-même, èvSbv, par
une contemplation interne, à la façon de Tabeille, de la
fourmi, etc., qui, sans leçon de personne, semblent tirer
de leur fonds leurs idées et leur art.
Un professeur de mathématiques de mes amis enseigne
la géométrie à ses élèves en commençant par la sphère ;
c'est de la considération empirique de la sphère qu*il
part pour arriver à la notion abstraite du plan, de la
ligne £t du point. Telle est justement la 'marche qu*a
suivie le travail dans la détermination des catégories et
la découverte des signes primitifs ou éléments des scien-
ces. Ces concepts transcendantaux de substance, cause^
espace, temps, âme, vie, matièri^ esprit, que nous pla-
çons comme des divinités au'sdthmet de notre intelli-
gence, sont les produits de Tanalyse que nous^avons faite
de notre intuition mère, des hypothèses ou postulats de
notre expérience, ainsi que fe l'avançais dès 1842 {Créa-
tion de VOrdre dans VHumanité). Ici, j'ose dire que le
doute est devenu impossible. La nature est* par nous
saisie sur le fait : l'idée métaphysique est née pour l'es-
prit de la décomposition de l'image sensible, opérée par
l'activité spontanée, et nous pouvons hardiment poser
cet axiome, que toute intelligence commence par la des-
truction : DesUuam et œdificaho.
Voilà ce qui explique comment l'écriture, les chiffres,
la parole même, requéraient pour leur invention la pro-
duction préalable de faits et d'organes qui leur servissent
de prototypes ; comment ces organes, instruments de
notre première industrie, ont été fournis par l'activité
spontanée; comment Tcsprit a été poussé par eux dans la
II. 13,
— 226 —
voie de Tanalyse ; pourquoi les lettres de Talphabei, les
noms de nombre, les figures de géométrie, furent, la plu-
part» nommés de ces instruments, ainçi que Tétymologie
en témoigne; pourquoi les radicaux des langues ont tous
un air de famille qui a fait croire longtemps à une langue
primitive, tandis qu'ils ^ont Texpression de la pratique
industrielle, partout identique, au çein de laquelle ils
ont pris naissance.
XXXV
l^a première partie de notre proposition est donc éta-
blie : Viâée^ avec ses catégories^ surgit de Vaction; en
autres termes, l'industrie est mère d& la philos<Q)hie et
des sciences.
Il reste à démontrer la seconde : Vidée doit retourner
à t action; ce qui veut dire que la philosophie et les scien«
ces doivent rentrer d^m^ ^Industrie, à peine de dégrada-
tion pour THumanité, Cette démonstration faite, le pro-
blème de l'affranchissement du travail est résolu.
Rappelons d'abord en quels termes ce problème a été
posé.
, Le travail présente deux aspects contraires, Fun sub-
jectif, Tautre objectif. Sous le premier aspect, il est spon-
tané et libre» principe de félicité : c'est l'activité dans son
exercice légitime, indispensable à la santé de l'âme et du
corps. Sous le second aspect, le travail est répugnant et
pcnibieT principe de servitude et d'abrutissement.
Ces deux aspects du travail sont inhérents l'un a l'au-
tre, comme l'âme et le corps : d'où résulte, à priori^ que
toute fatigue et déplaisance, dans le travail, ne sau-
rait absolument disparaître. Seulement, tandis que sous
le régime des religions la fatalité primo la liberté, et que
}a répugnance et la peine sont en excès, on demande si,
- 227 —
sous le régime inauguré par la Révplution, la liberté pri-
mant la fatalité, le dégoût du travail ne peut pas diminuer
au point que Thomme le préfère à tous les exercices aipu-
sants inventés, cofnme remèdes à l'ennui et réparation diji
travail même?
Question de vie ou de mort pour la Révolution, comme
toutes les questions qufs soulève la destinée sociale^
D'homme à homme, la balance doit être tenue toujours
égale : ainsi le veut la Justice, nous l'avons quatre fois
démontré en traitant des personnes, des biens^ du gou-
vernement, de l'éducation.
De l'homme à la nature, ou, comme nous disions tout
à riieure, de la liberté à la fatalité, celte égalité ne sufflt
pas; n faut, à peine de déchéance, que la balance de-
vienne pour la première de plus en plus favorable.
Égalité dans la condition des personnes, sauf ces dilTé-
rences légères que la nature a jetées entre les êtres et
que la liberté néglige, mais pg^dominance assurée de
Thomme sur les choses, par l'emport croissant de son
industrie : telle est la double proposition soutenue par la
Révolution, parlant pour tous les travailleurs, d'une
part, contre TËglise, protestant au nom de toutes les
sectes mystiques et aristocratiques, d'autre part.
11 y va, je le répèle, du bien-être de l'humanité, de la
gloire de sa raison, de la dignité de son caractère, de la
noblesse de ses affections, de la satisfaction de sa Justice.
C'est Ja vie humaine tout entière de nouveau mise en
jeu par la nécessité mystérieuse du travail.
XXXVI
Ixs ouvriers ont, en général, le sentiment très-vif d'une
amélioration possible de leur sort, non-seulement au
point de vue des libertés politiques et de la propriété,
mais à celui des conditions même du travail.
— 228 —
Mais ils ne sont pas en mesure ie dire ce qui leur man-
que, et conséquemment de formuler leur pétition.
Ils s'imaginent que tout pourrait être réparé au moyen
d*une augmentation de salaire et d'une réduction des
heures de travail ; quelques-uns vont jusqu'à balbutier le
mot d'association. C'est tout ce qu'ils ont compris de la
republique de 1848, tout ce qu'on a su dire en leur nom
au Luxembourg.
De là les remaniements plus ou moins malbeureun de
tarifs, la guerre faite aus^ ouvriers tâcherons,, les associa-
tions communautaires, et cette ratio ultima du travail-
leur mécontent, la grève. ^ 1^
La critique a depuis longtemps fait justice de ces expé-
dients pitoyables.
L'augmentation de salaire, jointe à la réduction du
travail, et combinée avec l'emploi des machines et la sé-
paration parcellaire des industries, constitue, dans l'état
actuel, une quadruple contradiction.
Plus le travail se divise et les machines se perfection-
nent, moins l'ouvrier vaut; conséquemment moins il est
payé; parj^nt, plus, ix)ur un même salaire, sa tâche aug-
mente. Gela est d'une logique fatale, dont aucune légis-
lation, aucune c^tature, ne saurait empêcher l'elTet. Il y
a donc baisse forcée de salaire, en dépit des grèves, des
règlements, des tarifs, de l'intervention du pouvoir :
l'entrepreneur a mille moyens de se soustraire à cette
pression anormale.
Quant à l'association ouvrière, elle n'a guère été autre
chose jusqu'ici, et sauf de bien rares exceptions , qu'une
imitation de la commandite bourgeoise ou de la commu-
nauté morave, pauvre ressource, dont la pratique eut
bientôt démontré l'impuissance.
Il faut donc changer de tactique; il faut, pour relever
la condition de l'ouvrier, commencer par relever sa
— 229 —
valeur : hors de là poinVdc salut, que les travailleurs se
le tiennent pour dit.
Or, indépendamment des conditions de Justice commu-
tative dont les principes ont été posés dans les études
précédentes, en ce qui touche les Personnes, les Biens, la
Puissance publique et l'Éducation, il est encore pour le
travailleur deux garanties indispensables à réaliser :
£n lui-même, une connaissance encyclopédique de
rinduslric;
Dans Tatelier, une organisation des fonctions sur le
principe de la graduation maçonnique.
XXXVII
Tout est absurde dans les conditions actuelles du tra-
vail, et semble avoir été combiné pour Vasservissement à
perpétuité de l'ouvrier.
Après avoir, dans l'intérêt de la production, divisé et
sous -divisé à l'infini le travail, on a fait de chacune
de ses parcelles l'objet d'une profession particulière, de
laquelle le travailleur, enroutiné, hébété, ne s'échappe
plus. Politiquement affranchi par la RévoluflofH, il est
refait serf de la glèbe, en son corps, en sqn âme, en sa
famille, en toutes ses générations, de par fa distribution
vicieuse, mais invétérée, du travail.
Ce n'est pas tout : comme si l'exercice d'une fonction
ainsi limitée devait épuiser toutes les forces de son intel-
ligence, toutes les aptitudes de sa main, on a limité à
l'apprentissage de cette parcelle l'éduccition théorique et
pratique du travailleur. Et pour cet apprentissage on a
exigé du prolétaire, comme première mise de fonds, de
longues années de service gratuit, la fleur de sa jeunesse,
la crème de sa vigueur. Le plus beau et le meilleur de la
vie est prélevé sur Touvrier par le patron qui, après cela,
ne peut pas même lui garantir de l'emploi.
— 2â0 —
Du reste, comme tout est établi sur ce pied, les patrons
n*en deviennent généralement guère plus riches : la sueur
du mercenaire monte et va alimenter le parasitisme d'en
jiaut, à travers les mille canaux et tuyaux du système.
Ce qu*un esprit ordinaire aurait épuisé ^n trois jours,
souvent en quelques heures , iC^ qu^une main autrenient
exercée apprendrait à exécuter en quelques semaines, on
y consume des années. Puis, ce ridicule apprentissage
fini, qu'a-t-on obtenu?
Je suppose que Tinstruction ait été donnée de bonne
foi, et que le sujet ait profité des leçons.
On a façonné Thomme à wie manœuvre qui, loin de
rinitier aux principes généraux et aux secrets de l'indus-
trie humaine, lui ferme la porte de toute autre profession ;
après avoir mutilé son intelligence, on Ta stéréotypée,
pétrifiée ; à part ce qui concerne son état^ qu'il se flatte
do connaître, mais dont il n*à qu^une faible idée et une
étroite habitude, on a paralysé son âme comme son bras.
Pendant les premières années qui suivent Tapprentis-
sage, rimagination, soutenue par lajeunesse^ fait encore
quelque rêves dorés : c'est alors que le travailleur prend
femme, et crée pour le système qui le déyore des rejetons
qu'il dévorer^«!if
Mais bientôt la monotonie du labeur avec tous ses dé-
goûts se fait sentir : le prétendu travailleur acquiert la
conscience de sa dégradation ; il se dit qu'il n*est qu'un
rouage au sein de la société; le désespoir s'empare len-
tement de lui ; la raison, faute d'une science positive, perd
réquilibre; le cœur se dépiave, et l'homme finit dans les
rêves de l'utopie, les folies de l'illuminisme et les rages
de Timpuissance.
On a voulu mécaniser l'ouvrier; on a fait pis, on Ta
rendu manchot et méchant.
Sera-ce donc un paradoxe affreux de soutenir qu'il en
— Ï31 —
doit être de ripdnstrie, mère des sciences , comme des
sciences elles-mêmes; que son enseignement doit être
donoé m Complet» suivftfit une méthode qui en embrasse
lotit le e^fele, de sorte que le choix du métier ou de la
spécialilé arrive pour Touvrieri comme pour le (K)lytech-
Qi$îi0Q, dpres Tacbèvemenl du cours complet jd*études If
Certes, Tindustrie réclame de i*élève plus de iemps que
la grammaire» rarithméjtique, la géométrie, la physique
même : car l'ouvrier n*a pas seulement h ei^ercer son
iflielligenoe et à meubler m mémoire ; il faut qu'il exé-
cute de la main ce que sa |ète ^ compris : c'est une
éducation 'tout si la fois- des organes et de Tonten-
dément.
Mais il est clair que l'industrie , non plus <iae les
sciences , ne peut être morcelée sans périr : Thomnie
dont le génie circonscrit dans uqe profession ne sait rien
des autres est comme celui qui, ayant appris à signer
son nom par l'initiale, ne sait rien du peste de l'al-
phabet.
Tout d^ensemblcou rien : c'est la loi du travail comme
du savoir. L'industrie est la forme coiicrèie de cette phi-
losophie positive qu'il s'agit aujourd'hui^de verser dans
4a itnes à la place des croyances éteintes, 4)faiiosophie
qu'a prophétisée et invoquée, il y a un siècle, le plus vaste
génie des temps modernes, le père et rhiérophante de
VEneyelapédie^ DioeaoT.
Ici, je le répète, point de milieu : ou nous reviendrons
au régime des castes, auquel nous pousse de toutes ses
forces un spiritualisme imbécile; ou la Révohition aura
gain de cause sur ce point comme sur les autres. On ne
«cinde pas l'idée de la Révolution, on n'en élague pas le
système, pas plus qu'on ne peut scinder le dogme de
l'Église, prendre une partie de sa théodioée et rejeter le
reste.
— 232 —
XXXVIII
Quelle est rinluition primordiale du génie humain?
L*idée d'équilibre. Tous les instruments rudimentaires
du travail sont des variétés du levier; c'est le point im-
muable auquel se ramène toute opération industrielle.
Detur mihi punctum, et terram tnovebo.
Comment, sous la provocation de la spontanéité, s*est
allumée Tintelligence ?
Par la pratique inévitable de l'analyse. Tous les ipstrn-
ments du travail sont des instruments analytiques; toute
opération industrielle se résout en une production ou rup-
ture d'équilibre.
L'idée abstraite est sortie de l'analyse forcée du travail :
avec elle le ^ignc, la métaphysique, la poésie, la religion,
et finalement la science, qui n'est que le retour de l'esprit
à l'équilibre.
Le plan de l'instruction industrielle, sans préjudice de
l'enseignement littéraire et scientifique qui se donne à
part et en même temps, est donc tracé : il consiste, d'un
côté, à faire parcourir à l'élève la série entière des exer-
cices industriels, en allant des plus simples aux plus dif-
ficiles, sans distinction de spécialité; — de l'autre, à dé-
gager de ces exercices l'idée qui y est contenue, comme
autrefois les éléments ides sciences furent tirés des pre*
miers engins de l'industrie, et à conduire l'homme, par
la tête et par la main, à la philosophie du travail, qui
est le triomphe de la liberté.
Les sciences elles-mêmes n'ont pas d'autre objet. Cette
réduction à de simples signes, à quelques formules abs«
traites , de tant d'observations , d'expériences , d'entre-
prises, d'efforts, qui constitue le savoir réfléchi de l'hu-
manité, n'est à d'autre fin que de loger dans un cerveau
de trois ou quatre décimètres cubes une somme d'idées
—'233 -
qui autrement ne tiendraient pas dans une tële grosse
comme le globe.
Eh! ne voyez-vous pas que, si l'homme ne possède
aucune industrie native, comme l'abeille, la fourmi, le
castor, si la nature s'est bornée à lui soufQer pour tout
génie l'intuition de l'égalité, de l'équilibre, de l'har-
monie, image de la Justice* qui possède sa conscience,
c'est qu'elle le prédestinait à une industrie universelle,
autant élevée au-dessus de l'instinct animal que l'Univers
est au«-dessus de la monade If
Voilà ce que n'a pas vu, ou dont n'a pas su tenir
compte, la phrénologie, mesurant le génie aux dimensions
du crâne : elle ne prend pas garde que l'intelligence est
essentiellement analytique; que toutes ses conquêtes, elle
les fait et le^ garde au moyen de l'analyse ; que par con-
séquent le volume du cerveau n'est nullement en rapport
avec la multitude des idées, genres, espèces, groupes,
séries, qu'il doit loger : il suffit que la faculté analytique
soit bien tranchante, de même que pour abattre une forêt
il n'est pas besoin d'une hache grosse comme une mon-
tagne, il suffit qu'elle coupe.
XXXIX
Tirons les conséquences.
L'enseignement industriel réformé suivant les principes
que je viens d'établir, je dis que la condition du travail-
leur change du tout au tout; que la peine ef! la répu-
gnance inhérentes au labeur dans l'état actuel s'effacent
graduellement devant la délectation qui résulte pour l'es-
prit et le cœur du travail même, sans parler du bénéfice
de la production, garanti d'autre part par la balance
économique et sociale.
Avec une corde grosse comme le petit doigt, un enfant,
s'il parvient à l'enrouler seulement une fois autour d'un
— 234 —
piquet ou d*un arbuste, arrêtera un taureau ; avec une
pierre emmanchée au bout d'un bâton, il T^sommera;
avec une flèche, ailée comme sa pensée, il atteindra
l'oiseau sur Tarbre d*où celui-ci semble le déâer ; avec un
levier grand comme son corps, il déracinera un rocher,
et le précipitera du haut en bas de la montagne.
Le premier qui en fit Tessai dut éprouver une joie in-
dicible. C'est l'Apollon vainqueur du serpent : toute fa-
tigue a disparu; le corps du dieu touche à peine la terre,
le dédain gonfle ses narines, le géliie brille sur son visage.
L'univers fuit devant son geste*, mais il le saisit du regard,
il le tient au bout de sa flèche; fût-il perdu, il le retrou-
verait dans la paume de sa main.
Le lendemain, le surlendeniain, tous les jours, nouvelle
invention, nouvelle victoire. Il marche d'enchantement
en enchantementi et pluail multiplie ses oeuvres, plus il
étend son domaine et ajoute à sa félicité.
Les enfantements de l'industrie sont les fêtes de Thu-
manilé. La plus longue vie, en consacrant une heure à la
répétition de chaque découverte, n*en épuiserait pas la
nomenclature.
Oh ! si la communion sooialc, si la solidarité humaine,
ne sont pas de vains mots, que peut être Téducation du
travailleur, que sera son labeur quotidien, sa vie tout
entière, sinon de refaire incessamment en son particu-
lier, en y ajoutant ce qui Ipi vient de son inspiration, ce
qu'ont fail ses pères If Us ont semé dans l'enthousiasme,
il recueille dans la félicité.
Je demande donc pourquoi, l'apprentissage (Rêvant être
la démonstration théorique et pratique du progrès indus-
triel, depuis les éléments les plus simples jusqu'aux con-
structions les plus compliquées ; et le travail 4^ Touvrier,
compagnon pu maître, n'ayant qu'à continuer, sur une
plus vaste échelle, ce qu'aura commencé l'apprentissage;
~ 235 —
je demaQde pourquoi la vie entière du travailleur iie
serait pas une réjouissance perpétuelle, une procession
triomphale?
Ce n'est plus ici cet attrait passionnel qui devait, selon
Fourior, jaillir, comme un feu d'artifice, du milieu des
séries de groupes contrastés^ des intrigues de la cabaliste
et des évolutions de la papillonne.
G'esl une volupté intime, à laquelle le recueillement de
la solitude n'est pas moins favorable que les excitations de
l'atelier, et qui résulte pour l'homme de travail du plein
exercice de ses facultés : force du corps, adresse des
mains, prestesse de Tesprit, puissance de Tidée, orgueil
de rame par Je sentiment de la difficulté vaincue, de la
nature asservie, de la science acquise, de rindépendance
assurée; commpn'on avec le genre humain par le souvenir
des anciennes lutxes, la solidarité de l'gpuvre et la parti-
cipation du bien-être.
Le travailleur, dans ces conditions, quelque lien qui le
raltache à la création, quels que soient ses rapports avec
ses semblables, jouit de la plus haute prérogative dont
un être puisse s'enosgueillir : il existe par lui-mémb. Rien
de commun entre lui et la multitude des bêtes» consom-
mant sans produire, frugesconsumere natœ. Il ne reçoit
rien de la nature qu'il ne le métamorphose; en Texploi*
tant, il la purge, la féconde, l'embellit ; il lui rend plus
qu il ne lui emprunte; Fût-il enlevé du milieu de ses
frères, transporté avec sa femme et ses enfants dans la
soiitudei^ il retrouverait en soi les éléments de toute
richesseVot reformerait à Tinstant une nouvelle humanité,
' Pouf quoi, dès lors, le travail, développé et entretenu
selon les principes de la genèse industrielle, remplissant
toutes les conditions de variété, de salubrité» d^ntelli-
gence, d'art, de dignité, de passioui de légitime bénéQcei
qui tient de son essence, ne deviendrait-il pas, même au
— 236 —
point de vue du plaisir, préférable à tous les jeux, danses,
escrimes, gymnases, divertissements, et autres balan-
çoires que la pauvre Humanité a inventées pour se re-
mettre, par un léger exercice du corps et de Tâme, de la
fatigue et de Tineptie que la servitude du labeur lui
cause? N'aurions-nous pas alors vaincu la fatalité dans
le travail, comme nous l'avons vaincue précédemment
dans la politique et l'économie 1
XL
OrsanlMitlon de TAteller.
On objecte :
La vie du sauvage, quand elle n^est pas tourmentée par
la famine, les maladies, la guerre, se passe dans une
ivresse perpétuelle. Il est libre; dans la mesure de son
intelligence il peut se dire le roi de la création, et Ton
conçoit que son instinct se refuse à changer d'état<
Les ravissements du civilisé, chaque fois qu'il dérobe à
la nature un de ses secrets, ou que par la spontanéité de
son industrie il triomphe de l'inertie de la matière, sont
plus grands encore. Comparaison faite des avantages
et des inconvénients de la vie sauvage et de la vie civi-
lisée, la balance est incon|,establement en faveur de la
dernière.
L'idée de faire jouir le travailleur, en pleine civilisa-
tion, de l'indépendance édénique et des bienfaits du tra-
vail, par une éducation simultanée de l'intelligence et
des organes, qui, le dotant de la totalité 'de l'industrie
acquise, lui assurerait pinr là même la plén\|iydg de sa
liberté, cette idée est irréprochable assurément comme
conception, et d'une portée immense.
Toutes les spécialités du travail humain sont fonctions
Tune de l'autre : ce qui fait de la totalité industrielle un
système régulier, et de toutes ces industries divergentes.
— 237 -
hétérogènes, sans rapport apparent, de cette multitude
innombrable de métiers et de professions, une seule in-
dustrie, un seul métier, une même profession, urï même
état.
Le travail, un et identique dans son plan, est infini dans
ses applications, comme la création elle-même.
Rien n'empêche donc que Tapprentissage de l'ouvrier
soit dirigé de telle sorte qu'il embrasse la totalité du
. système industriel, au lieu de n'en saisir qu'un cas par-
cellaire. C'est toujours le même principe qu'il aurait à
suivre, la même manipulation à exécuter.
Les conséquences d'une semblable pédagogie seraient
incalculables. Abstraction faite du résultat économique,
elle modifierait profondément les âmes et changerait la
face de l'humanité. Tout vestige de l'antique déchéance
s'effacerait; le vampirisme transcendantal serait tué, l'es-
prit prendrait une physionomie nouvelle, la civilisation
monterait d'une sphère. Le travail serait divin, il serait
la religion.
Mais quel moyen de réaliser un plan aussi vaste? Gom-
ment accorder cette polytechnie de l'apprentissage, dont
il s'agit de faire jouir, non ^us comme aujourd'hui ijucl-
ques privilégiés de la jeunesse, mais la masse entière des
générations, avec le service des ateliers et des champs ?
Cette objection nous conduit à la seconde partie du
problème, l'organisation de l'atelier.
XL!
La diffieulté ne vient pas de l'enseignement en lui-même,
auquel il est facile de donner partout le caractère de gé-
néralité encyclopédique qui seul peut assurer dans Tétat
civilisé la dignité de Thomme et du citoyen.
Elle ne vient pas non plus des sujets à élever, qu'il sera
toujours facile de grouper, selon l'exigence des lieux et
— 238 —
avec cisaillant moins de Trais pour les familles, que l'étude
étant mêlée de travail effectif est susceptible de paye.
La difficulté vient de la division du travail, division qui
constitue la plupart des industries et semble pour cekt
incompatible avec la variété d'opérations demandée ; qui
même parait d'autant plus précieuse qu'en dispensant le
travailleur de toute science^ elle semblait s'accommoder
aux inégalités que la nature a mises entre les hommes.
A quoi servirait, en effet, cette instruction générale,
si l'apprenti, devenu compagnon, ayant fait choix ''d'un
état, devait passer le reste de sa vie dans les iangueiin
d'un travail machinal, d'une sous-division, industrielle!
Élevé pour la gloire, il n'aurait trouvé que le martyre...
Remarquons d'abord que l'objection tombe pour l'agri-
culteur.
L'agriculture, centre et pivot de toute industrie, sup-
pose autant de variété dans la connaissance qu'elle en
requiert et peut en requérir dans le travail ; destinée à de*
venir le premier des arts, elle offre à l'imagination
autant d'attraits que Tâme la plus artiste peut en sou-
haiter.
Ajoutez que, s'exploitant généralement par familles,
elle donne la plus haute garantie d'indépendanee pos-
sible.
Or, la grande majorité des populations appartiennent à
ragriculture. Consultez-les : elles vous diront que ce
qu'elles demandent pour être heureuses, c'est, avec l'in-
struction suffisante, la propriété, le crédit, la balance
économique, la (iberté communale, la réduction de l'im-
pôt et l'abolition du service militaire.
Les petites industries ne présentent pas plus d'embar-
ras. Elles se cumulent facilement, soit entre elles, soit avec
le travail agricole ; loin de se montrer réfractaires au
grand enseignement, elles rappellent, afin que l'ouvrier
_ 239 —
puisse à volonté diangei* 4e niétier, et circuler datis le
système de la production collective, comme la pièce de
monnaie sur le marché.
Restent donc les manufactures, fabriques, usines, ate-
liers et chantiers de construction, tout ce que Ton appelle
aujourd'hui la graûde industrie, et qui n'est autre que le
groupe industriel, formé de la combinaison de fonctions
parcellaires. Là, Thabileté manuelle étant remplacée par
la perfection de Toutillage, les râles entre l'homme et la
matière sont intervertis : Tesprit n*est plus dans Tou-*
vffbr, il a passé dans la machine ; ce qui devait faire la
gloire du travailleur est devenu pour lui un assassinat.
Le spiritualisme, en démontrant ainsi la séparation de
Tûme et du corps, peut se vanter d*avoir produit son chef-
d'œuvre.
C'est donc tiné résurrection qu'il s'agit d*opérer.
XLII
L'initiation maçonnique comprend trois degrés : ap^
prend, compagnon^ maître.
Tous sont appelés à la maitrtse, parce que tous sont
frères : il n'y a de privilège pour personne. Au banquet
maçonnique, renouvelé de l'antique agape, symbole de
la fraternité universelle^ règne la plus parfaite égalité.
le compte pour rien les trente degrés supérieurs, dont
le Thuileur de VÉcossisme (Paris, 1813, Delaunay) donne
le détail et les formules. Vaines spéculations, dit l'au-
teur lui-même, imaginées pour le plaisir de quelqueià
riches au coeur étroit, à la cervelle creuse. « Tous les
< principes de la doctrine maçonnique sont ciLprimég
< dans les trois premiers grades, » qui se confèrent indis-
litictement à tout membre de la société, sous la seule con-
dition de Yâge et des épreuves.
Transportez ce principe d'égalité progressive des cérc*
-- 240 — ♦
monics de l'initiation maçonnique dans la réalité indus-
trielle, que trouvez-vous»?
Ceci, qui est la charte même du travail :
1. Que, Tinstniction ouvrière devant être intégralement
donnée à tous, tant au point de vue de chaque spécialité
industrielle qu'à celui de la collectivité des industries,
tout établissement de grande production où les fonctions
sont divisées est en même temps, pour les individus en
cours d'apprentissage ou non encore associés, un atelier
de travail et une école de théorie et d'application ;
2. Qu^ainsi tout citoyen voué à l'industrie a le devoir,
comme apprenti et compagnon, et indépendamment du
service public, dont il doit fournir sa part, de payer sa
dette au travail en exécutant Tune après l'autre, pendant
un temps déterminé, et moyennant salaire proportionnel,
toutes les opérations qui composent la spécialité de l'éta-
blissement; et plus tard le droit, comme associé ou
maître, de participer à la direction et aux bénéfices ;
3. Que, sous le bénéfice de la capacité acquise dans un
premier apprentissage et de la rémunération à laquelle
elle donne droit, le jeune travailleur a tout intérêt à
augmenter ses connaissances et perfectionner son talent
par de nouvelles études dans d'autres genres d'industrie,
et qu'il est invité à le faire jusqu'au moment où il pourra
se fixer, avec honneur et avantage, dans une position dé-
finitive.
En deux mots, l'apprentissage polytechnique et l'as-
cension à tous les grades, voilà en quoi consiste l'émanci-
pation du travailleur. Hors de là, il n'y a que mensonge
et verbiage; vous retombez fatalement, par la servitude
du travail parcellaire, répugnant et pénible, dans le pro-
létariat ; vous recréez la caste; vous retournez , p^r l'in-
suffisance de l'instruction positive, au rêve mystique;
vous détruisez la Juslice.
— 241 —
XLIIT
J'ignore si dans ce qui précède il se rencontre une
seule idée qui me soit propre : ce que je puis dire,
c'est que je crois n'avoir fait autre chose que com-
menter la pensée de la Révolution et en dégager là phi-
losophie.
Est-ce pour rien que toutes ces confréries de Francs-
Maçons, Bons-Cousins, Garbonaris, Compagnons du De-
voir, etc., auraient servi de prélude à la Révolution, et
dans cette symbolique qui leur est commune n'y avait-il
aucun germe ?
Est-ce pour rien que V Encyclopédie fut le monument
capital du dix-huitième siècle, élevé contre le spiritua-
lisme chrétien et cartésien ?
Pour rien que la Constituante abolit les privilèges in-
dustriels au même titre que les privilèges nobiliaires, dé-
clara l'industrie libre, et prononça le mot énigmatique,
mais terrible, de Droit au Travail?
Pour rien que la Convention fit des insignes du travail
intelligent et libre l'emblème de l'égalité, et qu'elle fonda
ces écoles centrales, depuis toujours suspectes, comme
la pierre angulaire de la nouvelle organisation indus-
trielle ?
Pour rien enfin que de cette inspiration révolution-
naire ont surgi sous nos yeux les systèmes de Saint-Si-
mon et Fourier, allégories éclatantes d'une science plus
positive î
Certes, les révolutions ne s'improvisent pas, nous ne
l'éprouvons aujourd'hui que trop. Pour convertir une so-
ciété, faire d'une multitude asservie de longue main une
nation intelligente, libre et juste, c^est peu que des re-
maniements politiques*, l'éducation même ne suffit pas :
il faut une régénération de la chair et du sang,
II 14
— 242 —
J'accorde denc toutes les transitions qu'on voudra.
J'irai même jusqu'à supposer, pour un moment,
que notre espèce, au physique et au moral, est fonciè-
rement incorrigible, et que cette malice d'esprit et de
cœur que l'homme apporta en naissant et que la ser-
vitude sociale a si bien développée, il la conservera
toujours.
Mais puisque enfin nous avons tant fait que de nous
donner des gouvernements, une police, des lois; puisque
nous ne cessons de parler de Justice, de droit public et
civil; puisque la philanthropie du pouvoir va Jusqu'à
s'occuper de l'eqfant de manufacture et des industries
iusalubres^ je demande que Voti pose une bonne fois les
principes de l'éducation industrielle et du droit de l'ou^
vrier. Nous savons ce que pense l'Église, soutenue de
l'adhésion de toutes les sectes mystiques; et je vi^ns de
dire ce que veut la Révolution. Allons, que la question
soit portée, dans sa grandeur, au Conseil d'État et au
Corps législatif, débattue dan$ les écoles, proposée, p^r
mandement des évêques, dans toutes les chaire^. Que du
moins, si la misère morale et intellectuelle de l'ouvrier
est incurable, la sagesse du législateur soit sans reproche.
Car la situation n'est plus tenable ; car tout prétexte
d'ajournement serait odieux, et je ne sais quelle fureur
d'Indignation me saisit rien que d'y penser. Contre les
exécrables théories du statu guo je me sens à bout d'ar-
guments ; et si je pouvais oublier devant qui je parle, ce
ne seraient plus , Monseigneur , des paroles humaines
que vous auriez à entendre, ce seraient les rugissements
d'une bête féroce.
— us —
1 1
CHAPITRE VI.
Le Travail. s* affranchira-t-il, ou ne e'affrjMichira-t-il pas?
XLIV
La question de raflranchissement du travail, h laquelle
le vieux inonde ne peut plus échapperi crée pour notre
époque une situation lout à fait dramatique.
Si la justice devenait pour tout le monde, non plus
une idée en Tair ou un commandement divin, niais la
plus grande réalité de Texistence;
Si, conséqucmment à ce principe, la balance des scr-
vices et des valeurs était faite;
Si les forces collectives, aliénées au profit de quelques
exploitants, revenaient aux propriétaires légitimes ;
Si le Pouvoir social, prétexte de tant de bouleverse-*
ments, achevait de se constituer sur ses bases certaines;
Si l'éducation était égale pour tous, fondée en Justicei
non en mysticisme;
Si le travail, enfin, était affranchi par la double loi
de Texercice intégral et de l'admission à la maitrise,
En moins de deux générations tout vestige d'inégalité
aurait disparu. On né saurait plus ce que c'était que noble,
bourgeois, prolétaire^ magistrat ou prêtre ; et Ton se de*
manderait comment de pareilles distinctions, de sem-
blables ministères, ont pu exister parmi les hommes.
Quel revirement d'idées ! et pour les sectateurs de l'an-
xienne foi^ quelle subversion 1...
Suivons notre pro|ios.
L'inégalité n'aurait plus même de prétexte dans la
différence des esprits ; le travail manuel > dans les condi*
— 244 ^
lions que lui ferait le nouveau mode d*apprentissage,
assurant à Touvrier une supériorité réelle sur l'homme
de science pure.
La science, en effet, est essentiellement spéculative, et
ne requiert l'exercice d^aucune autre faculté que de
l'entendement. L'industrie, au contraire, est à la fois
spéculative et plastique : elle suppose dans la main une
habileté d'exécution adéquate à l'idée conçue par le
cerveau. On peut dire que sous ce rapport rinlelligence
de l'ouvrier n'est pas seulement dans sa tête, elle est
^ussi dans sa main. C'est ce double esprit de prophétie
et de miracle dont Élizée demandait à son maître Élie la
survivance. Le savant qui n'est que savant est une in-
telligence isolée, ou pour mieux dire mutilée, faculté
puissante de généralisation et de déduction, si l'on veut,
mais sans valeur organique; tandis que l'ouvrier dûment
instruit représente l'intelligence au complet, intuitive et
plastique, l'intelligence servie par des organes, disait
M. dé Bonald.
L'industriel, si longtemps dédaigné, devenu supérieur
au savant classique , quel paradoxe !
XLV
Ce n'est pas tout.
Le propre des institutions fausses est de rendre les
idées obscures et de poser des problèmes insolubles;
puis, quand le voile qui couvrait toutes ces sottises se
déchire, de soulever contre la vérité immaculée la ca-
lomnie des traditions.
Qu'est-ce que le droit au travail ? Existe-t-il un droit
au travail? se demandaient, de la meilleure foi et avec la
meilleure volonté du monde, les Constituants de 1848.
Dans un État despotique où toute richesse et toute indus-
trie relèvent du prince, on conçoit une sorte de pacte entre
— 245 —
celui-ci et ses sujets, par lequel il leur garantit à tout le
moins travail et salaire. Mais le moyen, dans une démo-
cratie, de décréter que je dois fournir du travail à un
particulier dont les services me sont inutiles, et, si jd
ne puis l'occuper, que je payerai une taxe à TÉtat, qui Toc-
cupera? Un pareil principe est un recours au desi)otisme,
au communisme, la négation de la République.
Et voici que la Révolution leur répond : — Dans la
condition économique de Tancien régime, le droit au
travail implique contradiction^ cela est vrai; sous le
nouvel ordre de choses, ce n'est plus qu'un non-sens.
Avec la Balance des services et des valeurs, Téquilibre
des forces, Torganisation intégrale de l'apprentissage, il
y aura toujours plus de travail demandé que de travail
offert : la question tombe dans l'absurde.
Quelle révélation 1
Qu'est-ce encore, disaient ces pauvres gens, que le droit
à rassistance? Ceux qu'on ne peut pas même faire tra-
vailler, devra-t-on les assister gratuitement? J^ourquoi
pas aussi le droit au repos, le droit à l'oisiveté? On com-
prend l'assurance, ou mutualité du risque provenant de
force majeure. Mais l'assistance relève de la charité pure :
comment décréter que la charité forme obligation pour
l'un, droit pour l'autre?
Absurdité, en effet, dit la Révolution, comme l'amour
forcé, la Justice indemnisée, la vertu récompensée, ou
le travail dû ; mais absurdité qui tombe sur vous. Dans
la société mutuelliste, toute espèce de risque est couverte
par l'assurance, hors celui qui provient de la paresse et
de l'iiiconduite. Plus de paupérisme, l'assistance n'a rien
à faire.
Quelle honte à rÉvaugile! Quel scandale!
Tout languit, pôursuivaient-ils, faute d'une réniuné-
ration suffisante, agrioulture, industrie, sciences et arts.
II. 10.
— 246 ^
Le elergé, la magisiraiurei renseignement, radininîsira-
lion« Tarmée, la police mêtbe, il n'est psu^ une classe
de la société qui ne réclaind séeount, std^vmtii^hSy encou-
* ragenienU. C'est tout le monde qu'il faudrait subven-
tionner avee l'arfsÉit de tout io monde i eemment sortir
deeee^fcle?
Ëli ! ne voyiet-vôus paà que ce cercle est TOtire oeuvre?
réplique la Révolution. Le travail n'ia pas plus b^oin
d'être encouragé que garanti; tout ce qu'il lui fout,
c'est la libre circulation des produits^ là balanipe des
valeurs et des services^ l'abolition du parasitisme agio-
leur^ le crédit réciproque et gratuit^ l'éducation inté-
grale, rémulattoH du talent, le juste salaire, le bon
marché. Faites cela, et votre agriculture* et votre in-
dustrie, seront florissantes au dedans, et elles n'auront
pas de concurrence à craindre du dehors. Des encoura*
gements au travail ! c'est aussi ridicule que des eneoura-
gements à l'amour.
Quelle flétrissure à la routine !
On insistait : La chair est faible; l'esprit a besoiirti'ètre
soutenu, tantôt par l'éloge, tantôt par l'appât des récom-
penses. C'est l'objet de nos académies^ de nos oiMnées^
de nos sociétés d'émulation ^ sociétés de tempér(fncej
expositions^ comices^ concours^ prix de verin^ ^à De
tout temps les exhortations de la science, ^mme les
munificences du pouvoir, sont venues en aide à l'étude,
au travail, à la vertu. II est vrai| et c'est ce qui décourage
jusqu'aux institutions d'cncouragemenis, que les résul-
tais obtenus ne couvrent pas même les dépenses. Les
sociétés agricoles n'ont jamais fait produire un kilo-
gramme de pain ni de viande. L'exposition de 1655 a
coulé dix fois plus qu^elle n'a rapporté. Les académies
semblent des foyers d'hébétude et d'intrigue : à l'Aca-
démie frança^ei la contre-révôlutjop e^t en majorité;
— %i7 —'
l'Académie des beauxrarU est incapable de donner une
tiiéoria de l'art; T Académie des sciences morales en*
seigoe Malthiis/ Puis il en est de toutes ces solennités
comme des sermons ; on a lieau prêcher, le paysan reste
routinier* la grisette légère^ Thomme de lettres grivois,
Touvrier flâneur et ivrogne. Que faire? Beaucoup ûeg/^m
voudraient qu*on supprimât les académii^*
Faites mieux » reprend la Révolution : que tout le monde»
à l'avenir, soie de l'Académio. Une académie* et tout ce
qui y ressemble, est un corps représentât! f, la représen-
t^lion d'une force collective^ Il doit donc exister dans
chaque département autant de ces corps que le travail
et le savoir y comptent de spécialités; ce qui revient à
dire que tout citoyen, ^it comme électeur, Fpit comme
élu, fait partie d*une académie. Et comme les distribu-
tions de prix, mentions honorables, médailles, etc>, ne
sont autre chose que le compte rendu annuel des travaux
de cbaqjie catégorie fd'bctionnelle, il arrivera alors que
ces sociétés, qui croient donner ^impulsion à (a masse,
la râSevront elles-mêmes de la masse» Ne voyez-vous
pas que ce sppt vos acadéiï^iciens qui ont hpsoin d'avoine
et de son?
Q^Ue ironie!
Vwte au i&ÉNi^ ! ce sont toujours nos constituants qui
parlent. Âristote excepte formellement le génie du prin-
cipe d'égalité t la loi, dit-il, n'est pas faite pour lui. Et
comme il serait injuste do le proscrirei le seul parti à
prendre, de l'avis d*Aristote, est de lui offrit le comman-
dement à perpétuité, en un mot de le faire roi. De nos
jours, le cuite du génie n*est pas moindre, si du moins
nous devons en croire et ceux qui y prétendent, et ceux
qui les prônent. Un moment, après la journée du 16 avril,
l'honorable M. de l^martine crut emporter ce prix du
génie que propose Aristote; un autre l'obtiendra» sans
— 248 —
doute. On lie peut pas, direz-vous, satisfaire à tant et de
si hautes ambitions. Mais la France tient à ses génies,
qui sont ses gloires ; et elle entend leur faire à tous une
large existence. Qu'est-ce donc que le génie? Â quoi se
reconnaît Thomme de génie? La chose mérite qiA>n
Texamine, aujourd'hui surtout que le génie abonde, et
affecte le gouvernement de la République.
Vous êtes à plaindre, reprend la Révolution ! Vous avez
trop de génie; vous ne vivrez pas! 11 faudrait pour vous
sauver que vous fussiez convaincus d'une chose : c'est que
devant la raison analytique, seule autorité que reconnaisse
le tfavail, le génie n'existe pas. Ce que vous appelez génie
n'est autre que l'igtuition spontanée, antérieure à la re-
flexion, que l'tfptiqfiité adora sous un nom mystique, Ge-
niuSf dém^fr>familiec,:ajiiée'gardien, esprit de divination
quelquefois, |)luâ $([^uvBnt esprit de folii et d'immoijalité.
Ccla.gpr|.da4ghé^o[nè^e^ Q'eat^ne quantité incommensu-
rable, qf^fie p^^j^â^^its figurer dans un ^X(||a revient
que la'taiUeMé vt>s<^on^rlls ou la figure de vos jeunes filles.
Quant à l'intelligeAcif proprement dite, comme elle se
développe par le travail,* elle se césure et se rémunère
comme le travail, à f œuvre. Faites donc l'éducation et
la science pour tous; élevez, par la polytechnie de Tap-
prentissage et l'ascen^ôn aux grades, le niveau des capa-
cités ; qu'il n'y ait plus parmi vous d'aveugles,^t vous
verrez alors, éclairés par l'analyse, purgés de toute fasci-
nation arisj^cratique, spirituaiiste et prédesti|^tienne,
vous verref combien c'est peu de chose que le génie
dans la civilisation.
Ici, je crois entendre le monde des génies, crier à la
profanation, à Tindignité. Eh bien ! puisqu'ils se pren-
nent pour des êtres à part, qu'ils vivent à part ! Travail-
leurs, vous pouvez et vous devez vous passer de leur
assistance.
-. 249 —
A rextrémité opposée au génie parait la domesticité.
Pour celle-ci, nos législateurs avouent qu'elle aurait
grand besoin de réforme. L'esprit nouveau l*a corrom-
pue; il n*y a plus de vrais domestiques ; c'est une race
qift se perd, et dont Textinction compromet l'existence
même de la société. Mais comment régénérer la domes-
ticité? Qu'est-ce que le*domestique? A-t-il des droits
politiques? Dépendant de la volonté d'autrui , peut-il se
dire citoyen? Ame serve, subalternisée, est«il seulement
un homme? Le parfait domestique devrait avoir une
conscience et pas de moi : le moyen de concilier ces deux
termes?
Comme la femme, réponà l'oracle, est la plus belle
moitié du genre humain, la demesticitd^st la plus belle
moilié de la famille. Vous n'aurez p$s d^nttes ëoipaes-
tiqu^s que vos mères, vos fertime^, vps sœurs| vos fillesT,
votre proche parente qui tiésiro l\^biter auprès de. vous.
Hors d6|là, Souvenez- vous-en^ U n*y a pas d(^ domes-
tiques. Il y a des frotteurs, dés^dé^rolteurs, des palefre-
niers, des vachers, des cuisiniers, lies |)alayeurs, en un
mot des industriels gisant Içui^ .spécialité des fonctions
du ménage. ^> *
Quelle leçon pour ces dameal^^^
XL VI ■
Voilà les idées, et j'en passe des meilleures, que le pro-
grès du^mps et le travail souterrain de la Riyolulion ont
fait germer dans les tètes, et qui coulent, comme un tor-
rent vomi par l'Etna, du beo de m^ plume.
Voilà ce que, tous tant que nous sommes, riches et
pauvres, savants et ignorants, croyants et sceptiques,
nous sentons venir ; ce qui inquiète Taristocratie et en-
flamme le prolétariat.
Depuis que le monde existe le travailleur est damné.
A
— 250 —
Après vingt siècles d'esclavage, la religion n'a eu pour
lui qu'une parole de pitié : d'esclave elle Ta fait serf.
C*est la loi d'amour! Et maintenant elle l'engage plus
amoureusement que jamais à servir encore, seul moyen,
dit-elle, de libérer son ânie pour l'éternité.
Contre le travailleur le philosophe donne la main au
théologue. Du haut de sa spiritualité il accuse la nou-
velle foi économique de matérialisme, de sensualisme,
d'utilitarisme* A ses yeux Thomme de labeur est fatale-
ment un être grossier, déplaisant à voif, répugnant à
approcher : il pioche, il lime, il ahane, il sue, il pue.
M. Jean Reynaud n'en parle qu*avecdes soulèvements de
cœur. Aussi a-t-il entrepris de refaire I'Encyglopédie,
conçue dans un méchant esprit. < Le travailleur s'affran-
chira », disait Diderot, a II ne s'aflranchira pas, » répond
l'anleur de V Encyclopédie nouvelle^ d'q|H|prd avec VJSn-
cyclopédie catholique. ^^
Oh ! Monseigneur, cette plèbe travailleuse que je dé-
fends, par esprit de famille d'abord, mais surtout par
Justice, elle est bien peu avancée dans son éducation, et
chacun sait que je n*ai jamais faij^ un éloge exagéré de
SCS vertus. C'est la bêtise, l'ingratitude, la violence, tout
ce que vous pouvez imaginer de plus casse-cou. Ses con-
ceptions politiques ont porté une rude atteinte à sa con-
sidération ; ses vertus..., hélas! Depuis six ans on ne peut
plus dire que l'itnpulsion vienne d'en basj et le peuple
suit l'impulsion. Et pourtant le sens moral de ce peuple
est plus élevé, plus droit, que celui de tous les docteurs.
Vous dites, avec Mgr Sibour» et la république tem-
pérée, platonique et druidique, répète avec vous, que
le précepte chrétien de la eharité remplit le but provi-
dentiel de rinégale répartition^ parmi les hommes^ des
dons de V intelligence et de la fortune. Ce qui signiQc en
bon français que l'égalité est une chimère, et que l'égalilé
— 251 —
étant chimérique, les choses doivent rester comme elles
ont toujours été ; que toute tentative de changement aux
choses de la société et de TÉtat serait criminelle, et que
les promoteurs d'améliorations politiques et sociales,
quels qu'ils soient, doivent être envoyés à Cayenne. Sint
utsunt, aut non sint. Vous dites des travailleurs ce que
les jésuites disaient d'eux-mêmes la veille de leur con-
damnation , c'est le dernier mot de votre philanthropie.
Le peuple, au contraire, est convaincu que sur pctte
question du travail, qui fait aujourd'hui tout son espoir
et tout son avoir, il y ^ quelque chose de mieux à faire
que de rabâcher Y offre et la demande des économistes,
le laissez faire^ laissez passer y des robins, la charité do
l'Évangile, et pqis de donner la chasse aux ouvriers qui
se mettent en grève.
Le peuple, dM)ord, ne croit point à la réalité de ce
que vous appeW vocation. Il pense que tout sujet sain
d'esprit et de corps, et dûment enseigné, peut et doit être,
à quelques exceptions près gui se décèlent toutes seules,
propre à tout : tel est, selon lui, le privilège de l'intelli-
gence. Quant au géni^i à tout ce qu'on rapporte de l'in-
néité et de Téclosion des aptitudes, il incline plutôt à y
voir un défaut de la nature à combattre que l'indice d'un
talent à cultiver. // faut^ dit-il, que les enfants s*accou^
tument à manger fie tout : c'est la première leçon que
reçoit de ses parents l'enfant du peuple.
Le peuple prétend en outre que le travail serait pour
lai une jouissance s'il travaillait pour lui-même, s'il était
maître de ses opérations^ si la grandeur de l'œuvre et sa
variété en ôtaient le dégoût. — « Je ne connais pas de
plus grand plaisir, me disait un paysan philosophe, que
de labourer ; quand je vire mes sillons, il me semble que
je suis roi. Cultiver la terre est par excellence la fonction
de l'homme^ de même que soigner le ménage est ce qui
—.252 —
sied le mieux à la femme. La chasse, qui a tant d*atlraits
pour la jeunesse distinguée, est un exercice féroce, qui
nous rapproche des carnassiers. »
Le peuple affirme le travail joyeux et demande le droit,
sans pouvoir se rendre compte de ce qui produit la joie
du travail, et qui en constitue la charte. Il Ta demandée,
cette charte, à Louis-Philippe; il Ta démandée à la ré-
publique*, il l'attend de l'empereur : craignez qu'il ne
finisse par se la donner lui-même. La transition pourrait
êlre brusque, et, si vous ne voyiez des miracles, vous
courriez risque de voir des catastrophes. Je puis vous ré-
pondre de ce qui couve sous ces.blouses, moi qui ai vécu
de leur vie, qui ai partagé leurs préjugés et leurs vices.
Écoutez cette anecdote.
Je n'ai pas été toujours aussi fort qu'aujourd'hui sur la
balance économique, la question d'État, la double con-
science et l'interprétation des emblèmes ;^et puisque j'ai
mené la vie ouvrière, c'est assez dire que j'ai eu ma
période de spontanéité, avant d'atteindre ma période de
réflexion. Je me souviens encore avec délices de ce grand
jour où mon composteur devint pour moi le symbole et
l'instrument de ma liberté. Non , vous n'avez pas l'idée
de cette volupté immense où nage le cœur d'un homme
de vingt ans qui se dit à lui-même : « J'ai un état! Je
< puis aller partout; je n'ai besoin de personne!.... 9
Combien le christianisme est dépassé par cet enthou-
siasme du travail, si étrangement méconnu par nos
hommes d'Église et nos hommes d'État! Honneur, amitié,
amour, bien-être, indépendance, souveraineté, le travail
promet tout à l'ouvrier, lui garantit tout; l'organisation
du privilège fait seule mentir la promesse. J'ai passé deux
ans de cette existence incomparable dans diflërentes villes
de France et de l'étranger. Plus d'une fois, par amour
d'elle, j'ai repoussé la littérature, dont quelques amis
— 253 —
. m'ouvraient la porte , préférant l'exercice du métier.
Pourquoi ce rêve de ma jeunesse n*a-t-il pu durer tou-
jours? Ce n*est pas tout à fait par vocation littéraire,
croyez-m'en, Monseigneur, que je suis devenu écrivain*
XLVII
C'était en 1832, à Tépoque de la première invasion du
choléra, entre les funérailles de Casimir Périer et celles
du général Lamarque. J'avais quitté la capitale, où sur
quatre-vingt-dix imprimeries pas une n'avait pu m'em-
baucher. La révolution de juillet avait arrêté la librairie
ecclésiastique, qui fournissait à la typographie son prin-
cipal aliment, et le pouvoir n'avait pas l'esprit d'y sup-
pléer par une librairie philosophique et sociale. Pour
subvenir à la détresse du commerce, les chambres^^atadent
volé un crédit de (rente millions! Le système de la paix
a tout prix ne sut pas comprendre que ce n'étaient pas
trente millions qu'il fallait, mais trois milliards, et qu'en
endettant le pays de cette somme, appliquée à un travail
i'eproductif, il eût fait un excellent placement....
Jugeant que Paris était le séjour des grandes misères
comme des grandes fortunes, je résolus de regagner la
province. Après quelques semaines de travail à Lyon,
puis à Marseille, le labeur manquant toujours, je me diri-
geai, sur Toulon, où j'arrivai avec 3 fr. 50 c, ma dernière
ressource. Je n^ai jamais été plus gai, plus confiant, qu'à
cet instant critique. Je n'avais pas encore appris à calculer
le doit et l'avoir de la vie; j'étais jeune. A Toulon, point
de travail : j'arrivais trop tard, j'avais manqué la mèche
de vingt^quatre heures. Une idée me vint, véritable inspi-
ration de l'époque : tandis qu'à Paris les ouvriers sans
travail attaquaient le gouvernement, je résolus pour ma
part d'adresser une sommation à l'autorité.
Je fus à l'hôtel de ville, et demandai à parler à M. le
n 15
— 254 —
Maire. Introdiiil dans le cabinet du magistrat, je tirai
devant lui mon passe-port : — « Voî«i, monsieur, lui
dis-Je, un papier qui m'a coûté 2 francs, et qui, après
renseignements fournis sur ma personne par le commis-
saire de police de mon quartier, assisté de deux témoins
connus, me promet, enjoint aux autorités civiles et mili-
taires, de m'accorder assistance et protection en cas de
besoin. Or, vous saurez, monsieur le maire, que je suiff
compositeur d'imprimerie , que depuis Paris je cherche
du travail sans en trouver, et que je suis au bout de mes
épargnes. l.e vol est puni, la, mendicité interdite; la
rente n'est pas pour tout le monde. Reste le travail, dont
la garantie me paraît seule pouvoir remplir l'objet de
mon passe-port. En conséquence, monsieur le maire, je
viens me mettre à votre disposition.
J'étais de la race de ceux qui, un peu plus tard, pre-
naient pour devise : Vivre en travaillant^ ou mourir en
combattant! qui, en 1848, accordaient trois mois demi-
sève à la République; qui, en juin, écrivaient sur leur
drapeau :Z)w pain ou du plomb! J'avais tort, je l'avoue
aujourd'hui : que mon exemple instruise mes pareils.
Celui à qui je m'adressais était un petit homme, ron-
delet, grassouillet, satisfait, portant des lunettes à bran-
ches d'or, et qui certes n'était pas préparé à cette mise
en demeure. J'ai pris note de son nom, j'aime à connaître
ceux que j'aime. C'était un M. Guieu, dit Tripette 9u Tri-
patte^ ancien avoué, homme nouveau , découvert par la
dynastie de juillet, et qui, quoique riche, ne dédaignait
pas une bourse de collège pour ses enfants. 11 dut me
prendre pour un échappé de l'insurrection qui venait
d'agiter Paris à l'enterrement du général. — Monsieirr,
me dit-il en sautillant dans son fauteuil, votre réclama-
tion est insolite, et vous interprétez mal votre passe-port.
Il veut dire quci si Ton vous attaque, si l'on vous vole,
— Î55 —
Tautorité prendra Votre défcfnse : voîlâ tout. — Pardon,
monsieur Isnnaire; la loi, en France, protège tout le
inonde, même les coupables qu'elle réprime. Le gen-
darme n'a pas le droit de frapper Tassassin qu'il em-
poigne, Iiors le o«s de légitime défense. Si un homme
est mis en prison, le directeur ne peut s'approprier ses
effets. Le passe-port, ainsi que le livret, car je suis muni
de l'un et de Tautre, implique pour l'ouvrier quelque
chose de plus, ou il ne signifie rien. — Monsieur, je vais
vous faire délivrer 15 centimes par lieue pour retour-
ner dans votre pays. C'est tout ce que je puis faire pour
vous. Mes attributions ne s'étendent pas plus loin. —
Ceci, monsieur le maire, est de Taumône, et je n'en
veux pas. Puis , quand je serai au pays , où je viens
d'apprendre qu'il n'y a rien à faire, j'irai trouver le
maire de ma commune comme je viens aujourd'hui vous
trouver; en sorte que mon retour ainra coûté 18 fr. â
TÉtat, sans utilité pour personne. — Monsieur, cela
•ne rentre pafS dans mes attributions.... Il ne sortait
pas de là.
Repoussé avec perte sur le terrain de la légalité, je
voulus essayer d'iine autre corde. Peut-être, me dis-je,
Thomme vaut-il mieux que le fonctionnaire : air placide,
figure chrétienne, moins la mortification ; mais les mieux
nourris sont encore les meilleurs. — Monsieur, repris-je,
puisque vos attributions ne vous permettent pas de faire
droit à ma requête, donnez-moi un conseil. Je puis au
besoin me rendre utile ailleurs que dans une imprimerie,
et je ne répugne à rien. Vous connaissez la localité : qu'y
a-t-il à faire If que me conseillez-vous? — Monsieur, de
vous retirer.
Je toisai le personnage. Le sang du vieux Tournési me
montait au cerveau. — C'est bien, monsieur le maire, lui
dis-je les dents serrées : je vous promets de me souvenir
— 256 -
■
de cette audience^ Et quittant riiôtel de villcy je sortis de
Toulon par la porte d'Italie.
XLVllI '
Je ne puis m^empêcher de réfléchir qu'au moment où
je quittais Paris, le sac sur le dos» ^ our chercher un
travail qui fuyait toujours, Hégésippe Moreau y restait,
vivant de chambrée avec la misère. Infortuné! ce n'est
pas moi qui lui jetterai la pierre, et qui l'accuserai d'avoir
méconnu la loi du travail. J'ai passé comme lui, et plus
longtemps que lui, par les tribulations de la vie manou'
vrîère, et je puis rendre au poète calomnié ce témoi*
gnage posthume : il n'était pas trempé pour une pareille
lutte. U était trop de son époque ; ses vers trahissent une
précocité de talent, une finesse d'organisation, une
sensibilité de cœur, une puissance d'idéal, un besoin
d'élégance et aussi de volupté, qui , dès le ventre de sa
mère, la fortune manq^uant, le vouaient à la mort. Son
Myosotis est une lamentalioa funèbre^ La poésie le tenait
comme un tubercule au poumon : malgré tous ses efforts,'
et il en fit d'héroïques, il fallait qu'il succombât. Il n'y a
pas de courage contre la copsomption de l'âme, pas plus
que contre celle du corps. Si je l'eusse connu ti|ors, j'au-
rais pu lui dire : a Ami, je suis ton aine par Uâge, mais
par l'esprit tu me passes de dix ans. Crois-moi pourtant,
tu te dépenses trop tôt; trop vite ; tu n*es paS dans ta
route, tu te perds. Il y a autre chose à faire que de poé«
tiser et bayer à la grisette , et la liberté, ne *se fondera
pas au son des harpes éoliennes. Viens avec moi faire un
tour de France, tremper ton âme dans le Slyx, prendre
la mesure de cette vieille société dont je ne veux pas plus
que loi. Dans dix ans nous serons de retour : je serai le
raisonneur et toi le chantre... )> Qui sait si je n'eusse pas
sauvé un grand poète? 11 ne lui fallait qu'un ami fort :
- 257 — "
je l'eusse aimé de passion, et j*aurais eu de la force pour
deux. Hégésippe Moreau appartenait à cette démocratie
artiste et chevaleresque qui devait avorter en 1848; je
suivais dès lors ma ligne d'expérimentateur réaliste, qui
devait porter ma pensée au delà de toutes les inventions
de Tidéal. J*étais> j'ose le dire, dans le vrai courant de la
Révolution.
Que faisais-je à Toulon, en 1832, quand au nom de
Tordre et de la Justice je réclamais du travail, et qu'avec
la meilleure volonté du monde et mes vingt-trois ans ,
avec mon instruction classique et mon métier de typo-
graphe, je me trouvais propre à rîen^ et mis pour ainsi
dire hors la société, comme un membre inutile? Inter-
prète du sentiment populaire, je protestais, comme le
peuple a protesté lui-même en 1848 et comme il proteste
tous les jours ; je protestais contre ce régime d*une absur-
dité sans nom, qui, tout en attribuant aux maîtres le
produit net de la brasse ouvrière, ne leur permet pas
cependant de garantir un travail qui les enrichit!
Et qui devais-je accuser de cette monstrueuse anomalie?
Ce n'était pas ce maire , qui après tout ne faisait que se
renfermer dans ses attributions et son égoïsme, et qui en
avait le droit; ce n'était pas la Révolution de 1830, qui
n'avait fait aijssi qu.e mettre en relief le vice mal guéri du
régime antérieur; ce n'élait pas non plus la Révolution
de 1789, gui, le dévoilant la première, n'avait pas eu le
temps d'indiquer le remède.
Ce que je devais accuser, Monseigneur , c'était cette
manie de spiritualisme et de transcendance qui dans un
intérêt d'outre-tombe semble avoir pris à tâche de met-
tre sur cette terre tout sens dessus dessous; qui a fait du
travail en général une malédiction et de chaque métier
une incapacité, comme elle a fait de la propriété un pri-
vilège, de l'aumône une vertu, de la science un orgueil,
— 258 —
de la richesse une tentation ^ de la servitude un devoir,
de la Justice une fiction, de Tégalité un blasphème, et de
la liberté une révolte.
Aussi le peuple ne s*y trompe plus, 6t quoiqu'il lui soit
impossible de suivre par le raisonnement la chaîne des
idées et des faits, quoique la puissance ecclésiastique et
féodale soit bien déchue de ce qu'on la vit jadis, son
Instinct lui dit que la seule chose qui l'empêche d'être
heureux et riche par le travail c'est la théologie, et de
cœur il n'est plus chrétien.
Mais le privilège ne s'y trompe pas davantage ; et, par
une juste interversion de rôles, lui qui se gaudissait dans
le libertinage quand le peuple plein de foi vaquait à
la prière, maintenant que le voile est tombé devant tous
les yeux, il a- compris que l'Église était sa pierre angu-
laire; il se fait jésuite, il enveloppe de paroles évangéli-
ques, de fatras philosophiques, économiques, statistiques,
ses projets d'exploitation perpétuelle. Il ne veut pas que
le travail s'affranchisse, il ne le veut pas.
Écoutez ce discours, résumé de cinq cents volumes
publiés depuis février, et de cent mille articles de jour-
naux,
XLIX
« La Révolution, disent les conservateurs, a ébranlé
jusqu'à la base l'ordre social. Et comme l'abîme appelle
l'abîme, d'une première atteinte portée au principe d'au-
torilé est sortie toute cette légion d'idées folles qui mena-
cent aujourd'hui de nous engloutir. Ce n'est plus assez
pour le peuple qu'on l'ait déclaré souverain; voici qu'il
prétend à l'égalité des biens, à l'égalité de l'enseigne-
ment, à l'égalité du génie!.... Il veut que du travail on
lui fasse une jouissance, et de cette terre, qu'une sagesse
éclairée d'en haut a appelée vallée de larmes, un Paradis!
— 269 —
— On nous trompe» s'écrie cette multitude furieuse»
quaoïd on nous noontre l*âge d*or daus le p^ssé : il est
devant nous. Marche, marche» empereur !...• marchez,
départements; marchez» communes; marchez» compa-
gnies anonymes; marchez, chefs d'industrie!.,. Tirez de
la pierre, fondez du fer, construisez des machines» des
vaisseaux, des i^agons, des ponts, des ports» des routes»
des chemins de fer» des palais, des églises» des théâtres»
des boulevards!/.. Empruntez» endettez-vous, faites-vous
un mobilier d'exploitation, d'habitation et de luxe» qui
dépasse dix fois la proportion de voire revenu et de vos
débouchés. Et quand vous serez à fond de caisse, la ban-
queroute. Mais il faut que nous travaillions et que nous
mangions : Du pain ou du plomb /...
< Que le pouvoir et la bourgeoisie le sachent donc;
que la magistrature et l'Église, que l'enseignement et
Tarmée, que tout ce qui se sent de la valeur et qui a quel-
que chose à perdre, y songent! Le temps presse» et puis-
qu'à tout propos la Révolution parle de science » c^est
à la science de nous délivrer d'elle.
c Oui» nous le redirons avec la sagesse des siècles, il
faut que la multitude serve» qu'elle travaille en humilité
et obéissance» et que sa vie soit réglée en toute chose.
Sans cela, point de salut pour la civilisation, fondée de
toute éternité sur l'inégalité des personnes, et, par suite»
des fortunes. Mais il faut aussi que cette multitude mange
et qu'elle puisse nourrir ses rejetons. Ces deux principes
posés, la nécessité d'une classe privilégiée et la néces-
sité d'assurer la subsistance à la classe travailleuse, com-
ment rétablir entre elles cet équilibre que l'esclavage
chez les anciens, que le servage dans les temps féodaux»
avaient jusqu'à certain point réalisé, et dont la Révolution
française est venue brusquement changer les conditions ?
« Le christianisme avait apporté une chose nouvelle
— 260 —
dans le inonde, c'était la charité, principe de toutes nos
institutions de bienfaisance. Mais la charité a besoin de
s*éclairer, surtout de se dissimuler, à peine de s'avilir
comme aumône et de rester impuissante.
< Faisons donc de la charité une science : ce ne sera
pas sans doute lui ôter son caractère religieux.
« Combien faut-il, en moyenne, à l'ouvrier pour vivre?
De quoi se compose sa subsistance? Quel est l'inventaire
de son ménage? A quel taux des salaires devient-il misé-
rable? Â quel chiffre peut-il passer pour aisé? Dans quelle
mesure la femme, et plus tard l'enfant, contribuent-ils à
ce salaire ? Trop d'aisance le corrompt, trop de misère le
tue. Comment tenir la balance? De quelle part de contri-
bution frapper l'ouvriér^solvable? Quel supplément, à
tilre onéreux pu gratuit, peuvent fournir au malheureux
la commune, la corporation, la paroisse? 11 importe de
connaître, avec exactitude, cette première partie du bilan
de l'ouvrier.
« La constitution de l'être humain, pas plus que celle de
l'animal, ne permet d'en exiger à toutes les époques de sa
vie une somme égale de travail. A quel âge, d'abord, l'in-
dividu, mâle ou femelle, peut-il être jugé propre au ser-
vice? Combien ensuite, suivant l'âge, le sexe, la profes-
sion, l'individu voué au salariat peut-il fournir d'heures
de travail par jour? Combien par mois et par année?
Combien pour une carrière de dix, vingt, trente et cin-
quante ans? Quelle est l'époque de la plus grande valeur
de l'ouvrier? Quand devient- il incapable de labeur?
L'homme étant considéré comme instrument de travail,
quelle est la manière la plus avantageuse d'utiliser cet
instrument? Vaut-il mieux, au point de vue du produit et
de la sécurité publique, aggraver la corvée de chaque
jour et diminuer le salaire, au risque d'abréger la vie du
sujet? ou bien est-il préférable d'alléger le fardeau, afin
-- 261 —
de prolonger le service? Quelle retenue, enfin, doit être
opérée sur le salaire, afin que Touvrier invalide ne tombe
pas à la charge de la société?
€ Trop de bêtise* chez le travailleur nuit, trop de savoir
cuit. L'ordre social, la sûreté des maîtres, leur fortune,
sont également compromis par Tun et Tautre excès. Sous
ce rapport, la division des industries est tout à la fois le
plus puissant auxiliaire que la Providence ait ménagé
aux chefs d'État, et Técueil oii vient échouer leur pru-
dence. Quelle est la mesure et la spécialité de connais-
sances dont il serait à propos, en chaque partie indus-
trielle, de doter le mercenaire, afin de le rendre aussi
intelligent que le requiert son service, et en même temps
aussi impénétrable à toute idée d'ambition et de change-
ment que sa position l'exige? La prolongation de l'appren-
tissage est un moyen d'autant plus précieux de dompter
le prolétaire^ que l'intérêt des compagnons est d'accord
avec celui des maîtres pour retarder la délivrance du
livret à l'apprenti : quelle règle suivre à cet égard?
< Le mouvement de la population ()oit attirer surtout
l'attention del'homme d'État. A quelles conditions d'âge,
de service effectif, d'épargne réalisée, etc., sera-t-il per-
mis aux personnes des deux sexes, dans la classe ou-*
vrière, de contracter mariage? Comment prévenir les
générations illégitimes? Quels moyens de réfrigération,
physique et morale, pourraient s'employer utilement?
« L'homme, livré aux suggestions du libre arbitre, à
toutes les fantaisies de sa personnalité, tend incessam-
ment à sortir de la condition que l'intérêt de la société
lui impose. Il a besoin d'être tenu, comme le soldat, par
une discipline qui lui rappelle à chaque instant sa dépen-
dance. La religion d'abord : sous prétexte de liberté de
penser, sera-t-il permis à l'ouvrier d'en dédaigner les
pratiques? Beaucoup de chefs d'industrie et manufacture
U 15.
i^
— 262 —
exigent de leurs employés et ouvriers raccomplissement
des devoirs religieux : ne serait-il pas à désirer que cet
exemple fût partout suivi? Comment la religion opère-
t-elle sur la volonté et la raison du prolétaire? Quelle
dose lui en faut-il pour qu'il prenne sa destinée en bonne
part, et s'y résigne? On a prétendu que la corruption des
mœurs était favorable à l'asservissement des classes ou-
vrières, tandis que la vertu est une provocation inces-
sante à la liberté. Une étude comparative, approfondie,
de ces deux systèmes, aurait son prix. Quels seront les
spectacles à donner au peuple? Quelles seront ses lec-
tures? Jusqu'à quel point les voyages seront-ils autorisés?
Nous ne parlons pas des réunions secrètes, correspon-
dances, journaux, signes de ralliement, mots d'ordre,
qu'on ne saurait poursuivre avec trop de sévérité. Quant
aux heures des repas, du lever, du coucher, elles sont in-
diquées suffisamment parcelles du travail même. Quelle
peut être l'influence de l'uniforme?
« Une enquête bien faite, sur toutes ces questions, et
recueillie de tous les points du globe, serait d'une ex-
trême importance : elle fornierait la base positive du
nouvel ordre de choses. Les auteurs mériteraient les ré-
compenses et encouragements des académies, les béné-
dictions de TÉglise, et les distinctions de l'État.
« Car il y va du salut de la société, établie depuis le
commencement du monde sur ces deux grands principes
de la condamnation de la multitude au travail et de Tiné-
gàlité des facultés et des fortunés. C'est ce dernier sur-
tout, mal défendu jusqu'ici et tenu dans l'ombre par la
fausse prudence des législateurs, comme s'ils n'y eussent
vu qu'une exception fatale à la Justice; c'est cette loi
sacrée de subordination et d'hiérarchie, qu'il s'agit d'in-
culquer aux masses, non plus comme une dérogation
au droit commun , mais comme la formule souveraine
— 263 —
deTéconomie providentielle et dé la nécessité des choses.
Et c'est à quoi Ton parviendra» non par des démonstra-
tions scientifiques, que Tintelligence du peuple est et doit
rester incapable de suivre, mais par une réalité instante
et une pratique de détail qifi lui en fassent un article de
foi et un invincible préjugé. >
Est-ce que je calomnie ou exagère? Qu'est-ce donc
qu'enseigne, depuis des siècles, sur ces questions du
travail^ de la charité, du paupérisme^ de la bienfaisance
publiquey de la misère, de la taxe des pauvres^ de la
mendicité, etc., cette économie politique, chrétienne et
malthusienne, dont TÉglise porte le philanthropique dra-
peau, et qu'on peut définir une croisade contre le travail
et la Justice, au nom de Dieu?
On la suit, cette croisade, dans les gênes administra-?
tives imposées au travailleur, livrets^ passe-ports^ actes de
naissance^ certificats, etc. ; dans les rigueurs effroyables
déployées contre les coalitions et les grèves ; dans l'em-
bauchage des congrégations; dans les règlements de plus
en plus draconiens des grançlcs compagnies, où Touvrier,
numéroté, soumis à l'uniforme, à l'ordonnance, à la con-
signe, au silence, à la visite corporelle, <iu serment,
n'ayant pas même la disposition de sa barbe, ne laisse
rien à envier au soldat, qui du moins a son hôpital, ses
Invalides, sa permission de dix heures, et, dans les jours
de liesse, le petit verre d'eau-de-vie.
Mes mains sont pleines de détails abominables qui
montrent jusqu'à quel point est arrivé, dans certaines
compagnies, le mépris de l'homme et du citoyen en la
personne de l'ouvrier. Ohl messieurs les administra-
teurs, soyez sûrs que rien ne se perd, et que, si votre
— 264 —
police est impitoyable, vous êtes mai'qués à votre tour
pour le jugement.
Le même esprit de contemption et de haine se retrouve
dans les institutions dites de bienfaisance. J*ai sous les
yeux le Manuel des^ commissaires et dames de charité^
avec le Règlement sur le service intérieur de santé et le
Traitement à domicile, précédé de cette invocation, tirée
des ampoules de M. de Gérando :
« Toi que la vue spéculative des maux de ton semblable
porte à accuser la providence, laisse-toi attendrir! Va con*
soler, soutiens cet infortuné; que son regard et ton regard se
rencontrent^ el la Providence ept justifiée. Tu ne l'accusais
que de ton propre tort : elle s'était confiée à toi pour Taccom-
plissement de ses desseins. V intention de la Providence est
manifeste : elle a voulu que le malheur fût placé sous la tu-
telle, sous le patronage de la prospérité... Ce n'est pas pro-
prement l'aumône, c'est la charité, qu] est le but. des desseins
de la Providence, la vocation de l'homme aisé, le complément
de l'harmonie du monde moral. » (Le visiteur dû pauvre,
couronné par l'Académie de Lyon, Paris, 1820.)
Ce qui fait mal à voir, dans cette organisation de la
Charité providentielle^ c'est cette inquisition continuelle,
outrageuse, des vrais 6e5oms du pauvre, qui fait fuir tous
ceux que la charité n'a pas encore marqués au fer rouge;
c'est celte classification, cet enregistrement ^ ce numéro-
tage, cette police, ces conditions à remplir pour 'avoir
droit à la marmite des pauvres, au passe-port gratuit ^ à
la subvention de quinze centimes, à la participation aux
travaux publics, à la permission de brocanter dans les
rues, à la restitution des effets des parents décédés à
l'hôpital^ à Yinhumation gratuite^ etc. Point de respect
pour l'homme dans ce système : la religion de la Provi-
dence l'a tué. On me dit qu!il est impossible de faire au-
trement. Pardieu, je le sais de reste : c'est justement
— 265 —
parce que la bienraisance publique ne se peut exercer
sans cette police secrète, que je la maudis. Point de res-
pect, point de charité : votre assistance, c'est le pilori.
Et maintenant, ce que fait la police, organe de la
société, ce que pratiquent les grandes compagnies indus-
trielles et les établissements de bienfaisance, la science
oHlcielle s*est chargée de le justifier par sen maximes.
On a fouillé Tantiquité et le moyen âge; on a dressé le
bilan des sociétés modernes ; on a entassé les chiffres et
les faits, et puis Ton s*en vient dire d'un air de triomphe :
Voyez, ouvriers, nousxivons tout compulsé, tout consulté,
tout interrogé; jamais pareille enquête, depuis que le
monde existe, ne fut entreprise et menée à fin. Il n*y a
rien de nouveau dans toutes vos utopies ; tous les pallia-
tifs, depuis Salomon, ont été proposés, essayés, remaniés,
rejetés. Le mal est sans remède. .. Voilà ce qu'on nous dit,
et parmi tous ces hommes de Dieu, messagers de déses-
poir, il n'en est pas un qui se pose cette question féconde :
Qu'est-ce que le travail en lui-même? quels sont ses rap-
ports avec l'intelligence? quelles sont ses conditions ani*
miques et morales? conséquemment, et en un mot, quel
est son Droit ?
Le droit, dis-je, entre l'apprenti et la corporatioa,
représentant pour lui de la société , entre l'ouvrier et
le patron, entre le salarié et la compagnie à millions,
dixaines de millions et centaines de millions, le droit»
quel est-il? oii est-il? qui Ta défini?
M. Moreâu-Ghristophe, remarquable entre tous par ses
patientes et consciencieuses études sur la misère chez les
peuples anciens et modernes ; qui a découvert chez les
Romains, les Grecs, les Hébreux, partout, et le droit au
travail,' et le droit à l'assistance, et le droit à l'oisiveté,
ce qui prouve simplement que la question est depuis des
siècles à l'ordre du jour; M. Moreau -Christophe, que jo
— 266 —
louerais volontiers, s'il ne concluait contre réroancipation
du travailleur par une combinaison du travail servile et
de la charité, a-t-il seulement abordé cette question:
Qu'est-ce que le travail et quel est son droit ? Non : M. Mo-
reau-Chrislophe affirme avec l'Évangile Téternité de la
servitude : voilà toute sa philosophie.
Et M. Le PgiY, auteur des Trente-six monographies qui
ont obtenu, avec le suffrage de toute la faction catholique,
aristocratique et contre-révolutionnaire, Téloge de TAca-
démie des sciences morales, ne Ta-t-il pas naïvement
avoué : « Ses recherches ont eu pour objet de déterminer
« les maxima et les minima de Texistence de l'ouvrier. »
Quant à la possibilité d'une émancipation, il ne l'admet
point ; philosophe de la nécessité, il ne s'occupe pas du
Droit.
Et M. de Marteau, le fondateur des crèches, dont la
tendresse d'âme propose contre tout mendiant récidi-
viste la transportation ;
Et M. de Mâgmtot, qui combine l'assistance avec la ré-
pression, comme M. Moreau-Christophe combine le travail
servile avec la charité;
. Et M. Alexandre Monnier, qui repousse le droit à Fas'
sistancej momentanément introduit, après la Révolution,
a la place du droit au travail, et qui lui substitue le devoir
de l' assistance f d'après la philosophie de MM. Oudotet
Jules Simon ;
Et M. Grânier de Gàssâgnâc, qui a découvert, après
tous les religionnaires anciens et nlodernes, que l'escla-
vage est d'institution antérieure et supérieure à la société,
et qui demande en conséquence qu'on supprime le so-
cialisme ;
Et ce congrès de la charité, tenu en Belgique, qui,
après avoir tourné et retourné la question du paupérisme,
adopta par forme de conclusion le droit à la mendicité;
— 267 —
Et l'auteur de ce projet d'envoyer en Algérie les enfants
trouvés;
Et tant d'autres que je renonce à citer, dont cent pages
n'épuiseraient pas la nomenclature ; tout ce monde d'éco-
nomistes philanthropes s'est-il jamais occupé delà physio-
logie, ou, pour mieux dire, de la psychologie du travail?
Sait-il ce que c'est que la balance des services, la mu-
tualité du crédit, la force collective, la polytechnie de
Tapprentissage? A-t-il seulement le 36ns moral ?.••
LI
Ainsi la société est divisée dans ses couches profondes.
Le travailleur crie, avec la Révolution : Justice, ba-
lance, affranchissement.
Le vieux monde répond : Fatalité, nécessité, prédesti-
nation , hiérarchie ! . . .
Quelle sera l'issue du débat?
Pour moi elle n'est pas douteuse : Credo in Révolu-
tionem. Hais à une question précise il faut une réponse
précise, et voici ma conclusion :
Le travailleur n'engagera pas le conflit sur la question
personnelle : il sent trop peu encore sa dignité d'homme
et de citoyen.
II ne se révoltera pas pour la balance économique :
le doit et Yavoir sont termes pour lui trop obscurs, et
ragiotage,'comme.la loterie, lui déplaît médiocrement.
Il ne prendra pas les armes pour sa souveraineté poli-
tique : l'indiflérence en matière de gouvernement l'a
gagné compte tout le monde.
Bien moins encore proteslera-t-il contre la mauvaise
éducation qu'on lui donne : il implique que le néant
proteste contre lui-même.
Le travailleur se fèvera pour le travail : cette question
pour lui implique toutes les autres.
— 268 —
Car demander que le travail soit affranchi, c'est de-
mander jpso/ac^o ; "^
Que la liberté individuelle soit respectée ;
Que la balance des services et des valeurs soit faite;
Que la prestation des capitaux devienne réciproque;
Que l'aliénation des forces collectives cesse;
Que le gouvernement, établi sur la démocratisation et
la mutualité des groupes industriels, foyers des forces
collectives, soit réformé d'après la loi de leur pondération;
Que l'instruction primaire soit ôtée au clergé;
Que l'enseignement professionnel soit organisé;
Que le contrôle public soit assuré ;
Toutes choses sans lesquelles l'affranchissement du
travail est impossible, mais qui répugnent aux intérêts
du privilège, autant qu'à la pensée chrétienne.
Qui pourrait retenir l'insurrection?
Dans les temps féodaux, le travailleur avait la convic-
tion de son infériorité; il croyait à la providentialité de
sa condition, il portait en son cœur le respect de la no-
blesse, l'amour de la royauté, la religion du sacerdoce. Ces
sentiments, qui lui faisaient prendre son sort en patience,
aujourd'hui n'existent plus. Le travailleur hait ou soup-
çonne tout ce qu'il accuse de Vexploiter^ c'est-à-dire tout
ce qui n'est pas comme lui travailleur.
A moins d'une transaction amiable, la bataille est
forcée. Et vainqueur ou vaincu, le travail imposera la loi
au capital : car ce qui est dans la logique des faits arrive
toujours, et il n'y a rien de plus inutile au monde que la
victoire.
SEPTIÈME ÉTUDE
LES IDÉES.
I
Monseigneur,
Jésus répond aux pharisiens qui Finterrogent sur la
femme aj^ultère : « Que celui d^entre vous qui est sans
péché lui jelte le premier la pierre. »
Je ne puis pas, parlant pour moi pécheur, vous tenir à
vous archevêque, qui non content d'inculper mes idées
jetez le soupçon sur mes mœurs, le langage que le Saint
des saints, défendant une pécheresse, se permettait yis-à-
vis des pharisiens hypocrites et fornicateurs. Je ne vous
accuse donc de péché ni vous ni aucun de vos collègues
dans le sacerdoce; je crois votre vie aussi pure que votre
foi, et m'abstiens de toute récrimination. Odiosa restrin^
genda. Vous m'avez frappé dans ma personne : je n'use
pas de représailles.
'Mais voiol ce que je vous dis à tous, pontifes du Très*
Haut : Que celui d'entre vous qui sait la loi me jette la
pierre!
Oui, je consens à toute honte, si vous me prouvez que
TÉglise connaît la Justice, et qu'ayant été élevé dans son
sein, c'est par ma faute, ma seule faute, et ma très-
grande faiïte, que j'ai été coupable; je veux, dis-je, être
humilié, châtié, flétri, comme si j'étais l'unique et le pre-
mier prévaricateur.
— 270 —
Hais vous ne savez rien de la loi ni du droit. Sur
toutes les choses de. là vie humaine vous manquez de
principes et de règles. Je vous Tai déjà cinq fois prouvé;
permettez qu'au commencement de cette Étude je vous
le rappelle.
En ce qui touche les Personnes^ vous n*avez point de
morale. Votre Décalogue n^est qu'une énumération de ca-
tégories; votre Évangile un recueil de paraboles; votre
charité le premier bégaiement de la Justice. Bien loin que
vous possédiez une théorie du droit personnel, votre
dogme y répugne, et sur ce dogme l'Église, ayant fondé
sa hiérarchie et sa discipline, vos intérêts sacerdotaux s'y
opposent.
En ce qui concerne les Biens^ vous n*avez point de
morale : votre dogme y répugne, et vos intérêts s'y oppo-
sent.
«
Sur le Gouvernement^ vous n'avez point de morale :
votre dog;me y répugne, et vos intérêts s'y opposent.
Sur \ Education, vous n*avez point de morale : votre
dogme y répugne, et vos intérêts s'y opposent.
Sur le Travail j vous n'avez point de morale: votre
dogme y répugne, et vos intérêts s'y opposent.
Et je vais vous montrer que pour ce qui régarde les
IdéeSy vous n'avez pas non plus de morale ; qu'en ceci,
comme en tout le reste, vos maximes se réduisent au pur
arbitraire; que l'application de la Justice à l'intelligence
est incompatible avec votre dogme, et que votre intérêt
le plus précieux s'y oppose.
Eh quoi ! vous écriez-vous , une morale des idées !
Qu'est-ce que cela ? Oncques n'entendîmes parler de mo-
rale en telle affaire. Que peut-il y avoir de commun entre
les préceptes de la conscience et les conceptions de l'en-
tendement ? Ce qui entre dans le cerveau n'est pas ce qui
souille l'homme, mais seulement ce qui sort du cœur.
— 271 —
Alkz-vous prétendre que la logique, la métaphysique, la
dialectique, sont des branches delà moraleï
Patience, Monseigneur; vous allez voir de quoi il s'a-
git. C'est une découverte de la Révolution. Cela ne s'ap-
prend pas au séminaire, et sent n^auvais à l'archevêché.
CHAPITRE PREMIER.
Idée d'une méthode de direction pour 1* esprit dans la recherche
de la vérité, d'après la science moderne. -r~ Élimination de
l'absolu.
Il
L^homme est sujet à Terreur : c'est une imperfection de
sa nature qui ne saurait lui être imputée à crime.
Mais, chose étrange et qui n'appartient qu*à notre es-
pèce, de cette infirmité de son jugement I homme a su
se faire une spécialité dans le crime. Plus il se sait
sujet à se tromper, plus il est enclin à mentir, à telle en-
seigne qu'il n'y a pas, en général, de plus grands mystifica-
teurs que les gens qui savent le mieux comment l'homme
se trompe. Au lieu de tendre la main à leur frère, ils ren-
foncent : Omnis homo mendax.
Il est donc du plus haut intérêt, non-seulement pour
la santé de notre esprit , mais pour l'intégrité de notre
conscience, que nous apprenions, d'abord, à nous diriger
personnellement dans la recherche de la vérité, puis à
nous contrôler les uns les autres dans nos jugements et
à nous garantir réciproquement contre toute espèce de
mensonge : il y va de notre honneur et de notre liberté.
Où trouver celle direclion î
Comme je tiens, avant tout, même en traitant des idées,
à rester fidèle à mon système d'expérimentalisme, je vais
donner la parole à l'un de nos savants les plus positifs,
— 272 —
les moins suspects de tendance métaphysique et révolu-
tionnaire, à M. Bâbinet, de l'Institut,
Question. — Pourquoi ^ se demande M. Babinet, la fin du
dernier siècle et la première moitié de celui-ci ont-elles vu
tant d'inventions physiques^ si neuves, si belles^ si utiles, si
merveilleuses^ tandis que les progrès des arts d'imagination,
ou même des sciences métaphysiques et philosophiques^ n'ont
point été aussi éclatants?
Vous le voyez , Monseigneur, le témoignage que j'in-
voque n*a rien qui doive vous effrayer. M. Babinet, esprit
vulgarisateur et qui ne se paye pas de mots , exclut du
progrès effectué depuis un siècle les sciences méiaphysù
ques et philosophiques; en quoi je ne doute pas qu'il ne
soit d'accord avec vous. Bien sûr que, s'il osait dire toute
sa pensée, il ajouterait aux sciences métaphysiques et
philosophiques les morales et politiques^ ce qui réjouirait
fort, Monseigneur, votre religion. Mais à bon entendeur
demi-mot. M. Babinet, par l'énumération qu'il fait djss
découvertes modernes : chemins de fer, télégraphie élec-
trique, daguerréolypie, stéréoscopie, bioscopie, éleclro-
typie, dorure et argenture électrique, etc., etc., donne
clairement à entendre ce qu'il comprend' sous la qualifi-
cation de philosophique. Ce n'est pas lui qui mettra au
nombre de nos progrès l'économie politique, l'éclectisme,
le socialisme, les tables tournantes et l'équilibre euro-
péen.
Béponse, — « Lorsque dans les écoles et dans les livres on
s'occupait de savoir si la matière pouvait être conçue sans la
notion de l'espace et du temps, si les qualités essentielles de
l'existence dépendaient de telle ou telle qualité nécessaire; si
la matière, l'espace et le temps, ces trois grands fondements
de l'univers où nous vivons, ou plutôt où nous pensons; si,
dis-je, ces trois grands éléments sont indispensables à l'eiis-
tence des êtres, en sorte, par exemple, qu'on pût créer un
monde sans substance matérielle, sans espace ou sans durée :
— 273 —
quelle intelligence pouvait atteindre à la solution de pareilles
questions? a •
Mais la science moderne est plus modeste. Elle ne cherche
point Tabsolu, si difficile à trouver; elle se contente des rap-
ports, lesquels sont bien plus accessibles à nos intelligences.
Ainsi je ne sais pas quelle est l'essence de la substance maté-
rielle^ mais je puis la comparer à un poids donnée le gramme,
et dire que tel corps pèse tant de grammes et de milligrammes.
L'essence de l'espace m'est inconnue^ mais je mesure l'espace
que je veux^ la terre entière, la France^ Paris, en kilomètres
et en mètres. J'ignore ce que c'est que le temps en lui-même^
mais je puis dire que telle durée est de tant de secondes^ Ja
seconde étant la 86^400'' partie du jour, dont la période est
invariable. Je ne sais pas ce qu'est en soi-même la force mé-
canique et le mouvenaent, mais j'emprisonne la vapeur, et
j'en mesure l'élasticité pour l'employer plus tard à mouvoir
des masses immenses... L'homme ne connaît pas plus la na^
ture intime de la force de la vapeur dans la locomotive qu'il
a créée, qu'il ne connaissait, il y a quelques mille ans, la na-
ture de la force dans le cheval, le cbameau ou l'éléphant,
qu'il faisait servir à la locomotion... p ( Revue des Deux-
Mondes, juillet 1853.)
III
Manibus et pedibtts deseendo in tuam serUentiam^
H. Babinet. Tout cela est d*un suprême bon sens, je dirai
même d'une excellente philosophie. Car enfin , il ne faut
pas que le mot nous effraie, ni que le savant M. Bnbinet
Toublie*: cette belle méthode, dont il fait honneuc aux
physiciens des derniers cent ans, est une découverte des
philosophes, j'oserai même dire qu'elle est le premier ar-
ticle de toute philosophie. Sans remonter jusqu'aux an-*
ciens, qui tâtonnèrent dans l'expérience; sans parler
même de ceux du moyen âge, qui firent aussi quelque
progrès dans Fart d^cxpérimenter les choses avant de se
risquer à les dire : c'est Bacon qui, au dix-septième siècle,
- 274 — '
donna le signal de celte rénovation décisive, marquée
d'avance, au quinzième siècle ()ar la Renaissance, et au
seizième par la Réforme.
Et remarquez, quand les idées sont mures, comme tout
concourt à les répandre 1
Cest Bacon qui le premier, sous le nom d*induction,
invite la science à chercher la vérité, non plus dans la
substance inobservable, mais dans les rapports observés
des phénomènes; c'est Descartes qui recommande de
faire des classifications exactes, d'après ces mêmes rap-
ports; c'est Montesquieu qui définit la loi, le rapport des
choses ; c'est la franc-maçonnerie qui symbolise le rap-
port dans le compas, le niveau et Véquerre, et le person-
nifie dans son grand architecte; c'est Aug. Comte qui
fait du rapport la base de son positivisme, et exclut en
son nom la métaphysique et la théologie; c'est M. Cournot
qui donne pour unique objet à la philosophie la recherche
de la raison des choses; c^est M. Babinet^ enfin, qui, té-
moin idoine 9 attribue exclusivement à la constatation
dés rapports toutes les découvertes, tous les progrès de
la science moderne. N'est-il pas vrai que le règne du
rapport est commencé pour la civilisation, qui ne jure
plus que par cette idée?
Ce qui distingue le mouvement philosophique à dater
de Bacon , ce n'est pas, comme on l'a dit , et comme
M. Frédéric Morin a pris la peiné fort inutile de le nier,
d'avoir inventé l'expérience; c'est, enjnettant la raison
philosophique au service de Texpérience, d'avoir appris
à en formuler méthodiquement les conclusions, toujours
relatives à la raison, au rapport des choses, tandis qu'au-
paravant c'était l'expérience qui, étant serve de la raison
philosophique, cherchant avec elle Yen soi des choses,
l'absolu, ne concluait rien du tout. Telle est la tendance
de Descartes, qui, complétant. l'œuvre de Bacon, essaye
— 275 —
de transporter dans Tétude de l'esprit hun^ain la mé-
thode dont il avait si biéti éprouvé la puissance dans les
sciences physiques et mathématiques, et qui par cette
tentative suprême acheva de renouveler la philosophie
et rendit possible la Révolution.
Descartes s*est trompé dans sa métaphysique, comme
il s*est trompé dans ses tourbillons; cela ne prouve
qu'une chose, combien Texpériencc, combien l'observa-
tien, est un art difficile, et quels pièges l'imagination tend
sans cesse au philosophe. Mais l'espèce de recrudescence
spiritualiste causée par Descartes, et qu'on peut regarder
aujourd'hui comme terminée, a servi elle-même le pro-
grès, puisqu'elle a confirmé, par un dernier et mémorable
exemple, le principe de Bacon, savoir, que les idées pures,
concepts, universaux et catégories, destitués de la fécon-
dation de l'expérience, ne sont propres qu'à entretenir
dans l'esprit une rêverie stérile, qui l'épuisé et le tue.
Le principe de M. Bahinet est donc irréprochable, et
pour ma part je n'hésite pas à le faire mien. 11 n'y a dans
les choses que les rapports qui soient accessibles à nos
intelligences ; quant à leur nature en soi , elle nous
échappe. C'est faire preuve d'un génie anti-scientifique
de s'en occuper. Négliger Vabsoln^ comme dit M. Babinet,
pour ne s'occuper que des rapports, tel est le sommaire
de la méthode que la philosophie a mis deux mille ans à
formuler, à laquelle nous devons tout ce que nous possé-
dons de connaissances physiques, et qui nous a valu déjà,
dans les sciences de l'esprit , les recherches précieuses
des Montesquieu, des Yico, des Herder, des Lessing,
des.Condorcet, et les premiers matériaux de l'économie
sociale.
Ainsi, voilà qui est entendu. Ce que M. Babinet ap-
pelle les choses en soi, comme quand il dit la matière
en soi, le temps en soi, l'espace en soi, la force en soi,
— 276 —
ou TAbsoIu, est justement ce que la philosophie nomme
le côté métaphysique j ontologique ou transcendantal des
choses, par opposition à la partie observable, mesu-
rable, cofnparable, qui constitue le côté phénoménaL
Aux exemples cités par M. Babinet, on peut joindre la
cause, la substance, la vie, l'âme, Tesprit, la matière,
tous les concepts ou idées pures, jusques et y compris
celui de Dieu.
Et la méthode scientifique, celle qui a produit toutes
les découvertes modernes, consiste, comme il vient d*être
dit avec une lucidité incomparable par M. Babinet, non
pas à nier Ven soi •des choses, ce que Tesprit conçoit
comme leur sujet, substratum^ ou soutien, sans'qu^il
puisse le pénétrer et en rien apprendre, mais à écarter
cet en soi, ce côté transcendantal, caput mortuum de
l'al^nbic intellectuel, pour s'attacher exclusivement à la
phénoménalité, aux rapports.
Ceci posé, vous allez sans doute. Monseigneur, m'a-
dresser, à l'endroit de la philosophie, une question pré-
judicielle.
Puisque la philosophie connaît si bien la méthode,
qu'elle sait depuis Bacon à quoi s'en tenir sur Yen soi des
choses, comment, avec Descartes et tous ses successeurs
français, écossais, allemands, dès qu'il s'agit des choses
morales et politiques, s'est-elle obstinémeQt clouée sur
cet en soi? Pourquoi ceux qui ont essayé de tourner
recueil , sceptiques , matérialistes , panthéistes , idéa-
listes, ont-ils péri misérablement comme tous les autres?
Qu'est-ce qui empêche la philosophie d'aller en avant?
D^où vient notamment que depuis un siècle,, tandis que
les sciences physiques nous donnent coup sur coup
la machine à vapeur, les chemins de fer, la télégra-
— 27y —
phie électrique» etc., le progrès des sciences morales et
politiques , représentées par une des cinq classes de
l'Institut, dans laquelle il y a toujours un ou plusieurs
savants, a été si médiocre, pour ne pas dire absolument
nul? Ne seraitK^e point une preuve que les choses de
la morale et de la politique ne sont pas de la compé-
tence du savoir humain, qu'une révélation est ici néces-
saire, etc., etc.?
D'où vient cela, Monseigneur? Est-ce à vous, doc*
leur es spéculations métaphysiques et transcendantalesi
chargé par autorité divine de renseignement des choses
non apparentes, non apparentiumj ministre de I'âbsolu,
est-ce à vous de le demander? Eh quoi! vous ne voyez
pas que ce qui arrête les philosophes, les matérialistes,
panthéistes, idéalistes, aussi bien que les autres, ce qui
les met tous aux prises, et qui entretient parmi eux
la contradiction et l'ignorance, c'est toujours la con-
sidération de cet en soij tantôt esprit^ .tantôt matière,
tantôt univers ou âme du monde, tantôt idée pure,
que le sensualisme et le spiritualisme nous accoutument
dès l'enfance à rechercher en toute chose, auquel nous
revenons sans cesse, comme le païen vers son idole,
et pour qui nous nous battons dans nos livres, en
attendant que nous nous rencontrions sur nos places
publiques? Vous ne sentez pas l'ironie profonde de ce
savant qui, en parlant de métaphysique, embrasse tout
à la fois le ipatérialisme et la théologie?
Voyez pourtant jusqu'où M. Babinet pourrait vous me-
ner avec son argumentation, si la prudence académique
ne lui tenait bouche close !
V
Considérant, vous dirait-il, les phénomènes vitaux dans
le règne animal, je*puis classer, selon les lois de leur or-
n 16
- «78 —
gânisme, les animaux pat* genres et espèces; comparer
les manifestations de la vie dans tontes les conditions de
structure et de milieu. Celte étude formera pour moi la
zoologie ou Science des êtres vivants ; quant à la vit elle-
même, je n'en connais rien. Véritablement, je conçois les
phénomènes toôlogiques comme se rapportant à un je ne
sais quoi, fluide bu tout oe qû*îl vous plaira, que j*appelié
vie ou principe de vie, qui se choisit ses matériaux et les
organise ; qui lés protège contre les attractions chimiques'
et la dissolution ; qui se distribue dans l'ensemble des
corps organisés; les particularise, les anhne et les soutient
tous, comme la trombe soutient les corps qu'elle enlève
dans son tourbillon. Par toutes ces causes, je pui^ bien
concevoir la vie comme une essence, un en soi particulfer,
un absolu I auquel j<e rapporte les phénomènes vitaux;
il est même nécessaire que je la conçoive ainsi, afin de
distinguer les faits de la nature organique d*avec ceux
de la nature inorganique. La confusion de la physiolt^'e
et de la physique, fondée sur l'hypothèse, impossible â
démontrer, de l'identité du principe vital et du principe
matériel, deviendrait pour moi la cause d'une désorga*
nisation de la science' même. Mais la science, qui va
jusqu'au concept et qui le pose, ne pieut plus dire si
l'objet conçu est matière où autre chose que matière,
:si c'est un substratum différent de la matière ou un
•état particulier de la matière ; elle ne pénètre pas jus-
que-là et s'arrête court. Ne pas nier Yen soi de là .vie,
le supposer, le distinguer, est tout ce que je puis. Devant
la science, celte vie ne devient une réalité inlelligiWe
qu'en deçà du phénomène; au delà, ce n'est plus qu'une
hypothèse, nécessaire il est vrai, mais*une hypothèse.
Toute spéculation sur le principe vital considéré en lui-
înème, et abstraction faite des organismes dans lesquels
il apparaît et se détermine, m'est donc interdite : elle ne
— 279 —
pourrait aboutir qu'àramener la confusion daps la science.
La vie estrelle un principe à part, ou la même chose que
Tattraction, le calorique ou réleetricité? Los cristaux se
forment-ils comme les plantes, et les plantes comme les
quadrupèdes ?Qu*est*ce que la vie universelle, que cer*
tains rèligionnaires proposent de mettre à la place du
crucifix ? L'ensemble des êtres organisés forme-t-il un
organisme, et cet oi^anisme en forme-t-il un au(re avec
les corps inorganiques? La terre et le soleil sont-ils vi-
vants ou bruts? L'univers estril un grand animal? Qu'est-ce
qui fait que la vi^ entre dans un corps, ou, pour n^ieux
dire, se compose un corps, et puis qu'elle rabandonne?..,
De pareilles .queations sont de Tordre uUra-expérjmenlal ;
elles excèdent la science, et ne peuvent conduire qu'à la
superstition et à la folie.
Considérant ensuite les manifestations de la vie dans
un animal donné, soit l'homme, par «xemple , je puis, en
distinguant parmi ces manifestations celles qui ont pour
objet la vie- de relation, sensation, intelligence, senti-
ment, les concevoir comme un système distinct, dont le
substrqiuni est emprunté à la vie répandue dans l'unie
vers, mais qui, par la forme qu^l a reçue, n'est plus le
même que celui que je place dans le lion ou le cheval.
A ce tout ahimique, que j'abstrais des organes qui sont
censés le contenir et le servir, je donne le nom d'âme,
animay Wu/t) ; puis, me renfermant dans l'observation
de se^acultés, de ses attributs, de ses modes, tels qu'ils
se ihanifestent dans les relations de l'homme avec ses
semblayes et avec Tunivers, je puis faire de ces nou-
velles recherches une science à part, que je nommerai
psychologie. Et comme j'aurai dit l'âme de l'homme, la
psychologie de l'humanité, je pourrai dire encore Tâme
et la psychologie des animaux. Jusqu'ici la science est
de bon aloi; elle repose sur des phénomènes.
...^ï
— 280 —
Mais qii^est-ce que Tàme en elle-même? Est-elle simple
ou composée? matérielle ou immatérielle? Est-elle sujette
à mourir? A-t-elle un sexe? Qu'est-ce qu'une âme séparée
de son corps, et que faut-il entendre par la discession des
IiéroèSy comme dit Rabelais? Où vont les âmes après la
mort? Quelle est leur occupation? Reviennent-elles habi-
ter d*autres corps? L'âme d'un homme peut^elle devenir
âme de cheval, et vice versa? Y a-tril des anges, et quelle
est la nature et la fonction de ces purs esprits? Sont-ils
au-dessus ou au-dessous de l'humanité? Faut-il croire aux
apparitions? Que penser des esprits frappeurs^ qui dans
ce moment troublent la raison des Américains?...
Questions ultra-scientifiques, répond M. Babinet, aux*
quelles la raison ne peut s'empêcher d'accorder quelques
heures, ne fût-ce que pour s'en rendre compte, mais dont
la poursuite ne saurait amener que charlatanisme, hypo-
crisie, rétrogradation de la vérité, corruption de l'esprit, et
abêtissement du peuple. Pour que nous fussions en droit
d'aflîrmer l'existence séparée des âmes, il faudrait que
cette existence nous fût révélée par des phénomènes spé-
ciaux, autres que ceux qui ont donné lieu à la conception
de ces natures transcendantales. Mais nous ne connaissons
l'âme humaine que par des manifestations dont l'organisme
est le véhicule indispensable ; de sorte que, la phénoména-
lilé psychique ayant pour condition la phénoménalité phy-
siologique, et vice versât nous nous trouvons, après avoir
discerné pour le besoin de l'observation scientifique l'âme
du corps , dans une égale impuissance de conclure que
l'âme hors du corps, ou le corps hors de l'âme, soit quelque
chose. La plus savante philosophie, celle de Spinoza, ne va
que jusqu'à concevoir l'âme et le corps, l'esprit et la ma-
tière, comme deux manières d'être de la substance cos-
mique, dont le ^uid de plus en plus se dérobe. C'est le
concept de la fusion de deux concepts : la belle science!
— 281 —
Considérant enfin chaque âme, chaque moi» comme
un foyer où viennent se réfléchir et se combiner tous les
rapports des choses et de la société, je donne à cette âme,
en tant qu'elle reçoit les représentations ou idées des cho-
ses et de leurs rapports, qu'elle les compare, les com-
bine et les apprécie, y donne ou y refuse son adhésion, le
nom AHntelligence; en tant qu'elle observe, compare et
combine les rapports de la société dont elle fait partie ,
qu'elle en extrait des formules générales, dont elle se fait
ensuite des règles obligatoires, le nom de conscience.
Mais tout en distinguant dans l'âme la conscience et
l'intelligence , avec leurs manifestations respectives , je
ne vais pas prendre ces deux facultés en elles-mêmes
pour objet de mon étude, comme si je voulais faire direc-
tement connaissance avec ces nouveaux personnages. Je
me souviens que la vie, de même que la matière, n'est
qu'une manière de concevoir Yen soi non observable des
choses; l'âme, un autre en soi; l'intelligence, encore un
en soif une conception greffée sur une autre concep-
tion, un quelque chose qui n'est pas rien, puisque c'est
une fonction de l'âme, laquelle est, comme la vie, la
pesanteur, la lumière, une fonction de l'existence; mais
qui, hors du service que la philosophie en tire pour
attacher le fil de ses observations , devient pour nous
comme rien.
C'est à cette condition qu'il existe , pour l'intelligence
et pour la conscience, comme pour l'âme et la vie, tout
un ordre de phénomènes, de manifestations et de rap-
ports à étudier, par conséquent toute une science de
réalités phénoménales à faire. C'est pour cela qu'a été
fondée l'académie des sciences philosophiques et mo-
rales : M. Babinet doit le savoir mieux que personne.
La science des lois de l'intelligence s'appellera, si vous
voulez, la logique; la science des lois, ou des droits et
1) 16.
— 282 —
devoirs de la conscience, sera la Justice, ou, plus géné-
ralement encore, la morale. Pour Tune et pour Tautre,
de même que pour toutes les sciences sans exception,
la première condition du savoir sera de se prémunir,
avec le plus grand soin, contre toute immixtion de
Tabsolu. Car il est évident que si, pour les sciences
physiques et mathématiques, les recherches sur la ma-
tière en soi, la force en soi, l'espace en soi, offrent
désormais peu de danger; si, pour l'anthropologie, la
zoologie et Thistoire, la croyance aux mânes est encore
d'une grande innocence, il n'en est plus de même dès
qu'il s'agit de la direction de l'entendement Qt de la
conscience. Ici la moindre excentricité engendre les char-
latans et les scélérats; »
Terminons cette revue des choses en soi.
Que si maintenant, après avoir distingué avec chacune
des sciences qui successivement s'affirment et se posent,
une série d'en soi, d'absolus, distincts les uns des autres,
d'abord un en soi de la matière, puis un en soi du mou-
vement ou de la force, ensuite un en soi de la vie, etc.,
nous concevons par la pensée tous ces en soi dont la
science n'a pas le droit de parler, bien qu'elle les suppose,
mais qu'elle n'a pas non plus le droit de nier, bien que l'ob-
servation ne lui en apprenne rien; si, dis-je, nous conce-
vons, tous ces en soi divers comme les parties d'un seul et
universel en soi qui les contient tous dans sa série, alors
nous aurons l'idée d'un sujet premier et dernier, père et
substratum de toutes choses.
Nous dirons donc de cet en soi de l'univers, résultant
de toutes les parties qui le composent, et que nous sup-
posons d'instinct quand nous pensons à l'univers, qu'il
est substance, vie, esprit, intelligence, volonté, Jus-
tice, etc. ; qu'il existe de toute nécessité, qu'il est éternel,
çt tout ce qu'on voudra. Mais comme, d'après toutes nos
— 283 —
analogies, un en. soi sans manifestationSi sans phénomé-
palité, sans rapports perceptibles, n'est autre chose, pour
la connaissance, que le néant pur, il s'ensuit de cette
déduction qui résume toute la n^étaphysique, que Yen soi
de Tunivers, l'absolu des absolus, n'est rien pour nous ;
que la création seule est quelque chose ; que notre science
commence aux choses visibles; et que les invisibles, les
en soiy dont parle le Symbole de Nicée, dont nous pou-
vons bien, par le progrès de notre science, voir augmenter
le nombre, considérés en eux-mêmes sont la peste de la
raison et de la conscience,
VI
VoHà ce que dirait la science, si elle avait le courage
de ses propres découvertes, mais ce que la prudence des
savants dissimule, ce que l'hypocrisie des philosophes
n'avouera jamais, fournissant au besoin des sophismes
à la théorie de l'absolu, et refaisant, comme par le passé,
la raison serve de la théologie
Et qui pourrait nier cette défection des princes de la
science? Le règne de l'absolu touchait à sa fin : les sys-
tèmes qu'il a produits depuis soixante ans ont à peine
duré une heure, tant le progrès de l'observation ap-
pauvrit, désorganise, tue le transcendantalisme. Et voici
que tout à coup, grâce à la connivence des savants
en uSf en es et en x, nous nous trouvons reportés par-
delà toutes les fantaisies les plus hyperboliques de la
gnose î
Le gnostiqùe, à qui l'Église orthodoxe a dit anathème
après ravoir pillé, ne se contentait pas de rechercher ce
que sont en elles-mêmes la matière et là vie, de spéculer
sur rame du monde et TÉtre sans fond ; il se demandait
ce qu'étaient la raison en soi, la Justice en soi, les idées
eu soi; où étaient ces dernières avant de descendre dans
— 284 —
renlendetnent humain ; si etles résidaient en Dieu ou
à la superficie des choses; comment elles advolaient
vers rame, et s'abattaient dans Tintelligence, etc. De
là une genèse d'entités métaphysiques , divisées par
groupes et familles, dont la plus remarquable, la seule
qui se soit maintenue dans le christianisme, est la fa*
meuse Trinité.
Il existe', disait le gnostique, dans le sein de l'âme
divine, une raison qui lui est éternelle, et qui en émane,
principe et type de toutes nos raisons à nous, pauvres
mortels : c'est le verbe^ le logosj la sophia^ qui éclaire
toute âme naissant à la vie, en s'unissant à elle par une
infusion mystérieuse. Puis il y a une conscience, un amour,
également éternel, procédant de l'âme suprême et de la
raison protogène, qui inspire sur terre toute conscience,
allume toute charité, comme le verbe illumine toute
intelligence. C'est l'esprit, source de grâce, consolateur,
sanctificateur, vivificateur.
Le Père, le Fils, V Esprit; Thèse, Antithèse, Synthèse :
nous avons vu de grands philosophes, des hommes doués
de tous les dons de l'intelligence, éclectiques, panthéistes,
mathématiciens, chimistes, se vouer à cette' formule
comme au dernier mot de la science, y attacher leur na-
vire comme à l'ancre de salut de la liberté.
La conscience humaine, suivant ces respecti^bles illu-
minés, étant ainsi de constitution transcendaillale, l'Hu-
manité n'arrivant à la connaissance du devoir que par
une révélation divine, interne ou externe, médftite ou
immédiate, ils se demandent quand et comment s'ac-
complit cette révélation, à quel signe elle se reconnaît,
qui peut en rendre témoignage, et quel est le dépositaire
de son autorité. Suivant les uns, cette autorité est
l'Église, instituée par le logos en personne; suivant les
autres, elle réside dans la masse, en qui l'inspiration
— 285 —
est indéfectible. Une fois là, plus de difOcultc : l'Église
saere les rois, la multitude délègue ses pouvoirs ou bêle
ses volontés; et le monde va de lui-même, tiré par un fil
invisible.
La conclusion est connue. Plus de deux siècles après
Bacon, quand les sciences physiques nous donnent la
vapeur, les chemins de fer, la télégraphie électrique, tant
A*in\eni\o'ns si neuves, si belles^siutiles^simerveitteuses^
la société européenne sent sa conscience défaillir, la
France perd sa liberté avec ses mœurs, et Ton se de-
mande avec M. Babinet : Gomment est morte cette phi-
losophie qui fit marcher le dix-huitième siècle et produisit
la Révolution? Quomodà cecidit potens qui salvum facie^
batpopulum Israël?
Qui nous délivrera des entités métaphysiques, des idées
innées et du logosy de l'immortalité de l'âme et de TÉtre
suprême? Qui nous débarrassera de l'adoration et de l-au-
torité? Car, le fait est visible à tous regards, telle est la
source de notre affliction, et notre décadence n'a pas
d'autre cause. La méthode, la morale des idées, si je
puis m'exprimer de la sorte , existe ; la physique, toutes
les sciences naturelles et positives, nous, en montrent les
fruits. Et maintenant qu'il s'agit de nous-mêmes, nous
ne savons plus philosopher, nous revenons à notre vomis-
sement. ^ force de considérer ce qui est au-dessus de
nous, Yen ^soi de notre âme, de notre raison, de notre
conscience, nous n'apercevons plus ce qui est en nous,
je veux dire la phénoménalijLé de notre moi, la seule
chose de ce moi qu'il nous soit permis de connaître.. Au
lieu de nous élever graduellement, par l'observation, à
la Justice, nous plongeons de plus en plus, tête baissée,
dans l'absolu. La confusion des idées amenant à sa suite
la subversion des mœurs, nous sommes punis par la
dégradation de nos cœurs des hallucinations de notre
— 286 —
cerveau. Ne saurious-nous, enfin, mettre hors de la phi-
losophie morale toutes ces hypothèses d'autre vie, de
célestes essences et de grand maître des destinées; puis,
cette élimination opérée, nous occuper de ce qui nous
regarde?...
CHAPITRE n.
Difficulté d'appliquer l'hygiène intellectuelle aux eciencos
morales et politic[ued.
VII
Ainsi, au témoignage des savants, témoignage le plus
grave qui puisse être invoqué en cette matière, la cause
première de nos erreurs, en quelque ordre de connaissance
que ce soit, par suite la source de toutes les déceptions, illu-
sions, mensonges, prestiges, superstitions, utopies, jongle-
ries et mystifications dont nous sommes victimes, est dans
Tabus de la métaphysique, c* est-à-dire dans la considé-
ration de Yen soi des choses, de ce qui dans les choses
est au-delà du phénomène et de ses rapports, en un mot
de Tabsolu.
En conséquence, le remède à l'erreur ^ préservatif contre
le mensonge, règle d'hygiène pour l'esprit, consiste,
d'après les mêmes savants, à éliminer de nos raisonne-
ments Tabsolu, ou, si l'on aime mieux, à en faire la part,
de telle sorte que, l'absolu posé, le jugement ne porte plus
que sur des rapports : c'est ce que les sciences naturelles,
pour leur part, démontrent aujourd'hui avec éclat.
Fort du principe et de l'exemple, appuyé d'ailleurs sur
une critique rigoureuse de la notion de Justice et de ses
applications aux diverses catégories d'intérêts, je conclus,
par analogie, que le remède à la corruption des mœurs.
^ É87 ^
par suite le préservatif de la vertu et de la liberté hu-
maine, consiste également à éliminer de nos spéculations
sur Tordre' moral Tabsola , ce qui veut dire la théologie
tout entière, en un mot la rdigion.
L'Église, dont le système repose siu* l'adoration de
T^^tre absolu, a senti elle-même la nécessité d'un caveat
contre les aberrations de l'idée absolutiste.
Toute morale, selon l'Église, étant fondée sur la reli-
gion, et toute religion étant le produit de la conception
de l'absolu, il s'ensuit que l'homme est d'autant plus
exposé à l'illusion que la religion, soit l'idée de l'absolu,
occupe plus de place dans sa pensée ; que par conséquent
plus sa religion est grande, plus il a besoin d'être tenu
en garde contre elle, ce qui ne se peut faire qu'à la con-
dition que l'autorité religieuse pose des bornes à sa propre
influence, qu'elle dise aux âmes : Vous irez jusque là
dans votre dévotion, vous n'irez pas plus loin!...
Telle est aussi, comme nous verrons, la prétention de
TÉglise, de toutes ses idées la plus singulière. Après avoir
ouvert la porte à l'illusion, en introduisant, comme sujet
et caution de la Justice, l'absolu dans la morale, elle a
cru pouvoir empêcher l'illusion en le circonscrivant dans
de (!Âertaines limites, dont la théologie a le secret.
La raison révolutionnaire réponse énergiquement cet
amphigouri. Elle n'admet pas que trop d'absolutisme
nuise à l'absolu et qu'un peu de positivisme lui soit néces-
saire, ni, au rebours, qu'une teinte de mysticisme rende
la science plus certaine et la conscience plus morale. En
conséquence elle ne tend à rien de moins qu'à éliminer,
tout au moins à neutraliser absolument l'absolu.
Quoi qu'il en soit de cette diversité des deux méthodes,
que nous jugerons bientôt, la Révolution et l'Église, ne
différant entre elles que du tout à la partie, sont d'accord ^
sur l'essentiel : Qu'il y a nécessité pour l'homme de mai-
— 288 —
iriser en lui» par sa raison, la pensée de l'absolu. La
est la grande affaire, Hoc opus, hic labor est^ dont la
difficulté, comme on va voir, n'est pas petite.
VIII
Aux personnes qui se livrent exclusivement h l'étude
des sciences naturelles et de leurs applications à Tindus-
irie, il semble que rien ne soit plus aisé que de purger
son entendement des conceptions transcendantales , et,
comme on fait de la physique, de la chimie et de la mé-
decine sans songer à l'absolu, de faire aussi du droit, de la
politique, de l'économie, sans tomber dans la religion.
Aug. Comte, dont l'Europe admirait la raison si ferme
et le vaste savoir, préparé de longue main par une étude
approfondie des sciences naturelles, était tombé dans
cette erreur ; et c'est merveille de voir avec quelle con-
fiance le fondateur de la philosophie positive invite ses
disciples à écarter de leur esprit tout théologisme, toute
ontologie, et sans plus de façons à entrer dans la science.
En lisant ce réformateur décisif y je ne puis m'empêcher
de penser à certain personnage de Molière, débitant le
fameux sonnet Sur la fièvre qui tient la princesse Uranie»
Votre prudence est endormie
De traiter magnifiquement
Et de loger superbement
Votre plus cruelle ennemie*
Faites-la sortir, quoiqu'on die.
De votre bel appartement.
Où cette ingrate insolemment ^
Attaque votre belle vie,
Et sans marchander davantage
Noyez-la de vos propres mains.
M. Comte s'imaginait apparemment qu'il suffit de dire à
la métaphysique : Partez! et à la théologie : Allez vous-en!
t
— 289 —
pour qii^elles déguerpissent. Malheureusement il n*en est
rien ; et pour nous délivrer de celte fièvre, M. Comte, pas
plus que M. Trissottin, n*a trouvé de quinquina. La preuve
est qu'il l'avait gagnée lui-même, et qu'à force de meta-
physiquer sans le savoir, il avait fini par théologiser sans
s'en apercevoir davantage. 11 est de notoriété publique
que le chef du Positivisme, qui devait nous préserver de
toute rechute en religion, s'y est laissé choir, et qu'il n*a
pu s'en retirer.
IX
Rendons-nous compte de la différence de situation que
fait au philosophe la métaphysique , selon qu'il s'occupe
des phénomènes de la nature extérieure, ou de ceux de la
conscience et de l'esprit, c'est-à-dire de la société.
Pour cela, il est nécessaire de bien connaître d'abord
ce que l'on entend par absolu, et quel rôle il joue dans
la science.
Absolu , en latin ahsolutumy d^absolvo^ je délie, j'af-
franchis, j'absous. On entend par ce mot : 1» ce qui est
affranchi de tout lien, entrave, empêchement, limite, ou
loi : Pouvoir absolu , maître absolu ; — 5t® ce qui est dé*
gagé de toute phénoménalité, attribut, mode : I'absolu ;
— 3<> ce qui ne dépend de rien autre : existence absolue,
cause absolue ou cause première; — 4<» ce qui est parfait
en soi, pur de toute tache, vice ou défaut : beauté pure
ou idéale. Justice absolue ou sainteté : toute chose, par
conséquent, conçue en soi^ abstraction faite des phéno-
mènes, attributs, rapports, modèis, qui la manifestent, du
milieu qui la contient, des influences qu'elle subit, des
déviations qu'elle peut éprouver : moi pur ou moi absohi,
malicre pure, esprit pur ou absolu, raison pure, etc.
Absolu est donc synonyme d'inconditionné, indépen»
dant, indéfini, illimité.
Il 17
— 290 —
Où se rencontre l'absolu? Partout. Où se laisse-t*il
voir? Nulle part.
L* analyse démontre que les coneeptions métaphysiques,
c'est-à-dire les idées des choses qui dépassent les sens et
que le raisonnement nous fait induire du rapport des phé-
nomènes, sont des formes nécessaires de la pensée ; qu'en
raison de ces formes, données dansTentendement aussitôt
que rimage des objets lui arrive, toujours quelque chose
d*ultra-phénoménal se trouve sous-entendu dans nos con-
clusions les plus positives; qu'ainsi il n^est pas possible
d'étudier la physique sans supposer et nommer, par
exemple, la matière; la zoologie ou la botanique, sans
supposer et nommer la vie; l'homme et la société, sans
supposer et nommer Yesprit; la géométrie, la mécanique,
l'histoire, sans supposer et nommer Yespace, la force^ le
temps; ni quoi que ce soit enfin, sans supposer et nommer
pour chaque ordre de phénomènes un sujet, objet, en soi,
substratum^ ou absolu, qui de ce moment ne nous quitte
plus.
Ainsi l'absolu n'est pas un pur néant, puisque c'est
sur lui que la science, que l'observation opère, par le
moyen des phénomènes ; puisque c^est lui qui sert à clas-
ser, catégoriser, délimiter et définir chaque ordre de
sciences, comme on le voit par les noms mêmes qu'elles
poilent : physique^ biologiey psychologie^ chronologie^ etc.
-Tous les savants, même les plus positifs, tels que d'A-
lembert. Ampère, Auguste Comte, qui ont entrepris la
classification des sciences, ont placé au .sommet du ta-
bleau la science de THumanité. Or, qu'est-ce que Thuma-
nilé ? La vue de plusieurs hommes conduit à Viàéd du
genre : voilà le groupe, l'idée générale, moitié empirique,
moitié transcendantale. L'étude du genre mène à l'idée
d'essence : voilà Tuniversel, un absolu. Enfin la com-
paraison des essences révèle les conditions d'existence
— 291 —
communes à tous les êtres : c*est h catégoriô de sub-
stance, ou d'être, la plus ^élevée de toutes, et qui pour
cette raison attire le plus Tattention des philosophes.
D'après cela, quel est le rôle de Tabsolu dans la con-
naissance ? en autres termes, en quoi consiste et i quoi
sert la métaphysique?
Quelques lignes sufQront à ma réponse.
En présence des phénomènes , Tesprit a la faculté de
former ou concevoir immédiatement certaines idées, ap-
pelées notions, catégories, conceptions ou concepts, telles
que espace^ temps, cause^ substance, matière^ esprit^ vie,
mouvement j forme, attribut, mode, etc.
Ces concepts ou catégories ne sont pas la représentation
des phénomènes : ils sont conçus par Tesprit à Toccasion
des phénomènes, comme étant le sujet, inconditionné
de sa nature, qui supporte les phénomènes, ^n im mot
comme Tabsolu.
Autant Tesprit distingue de phénomènes diflerents,
dont la nature lui semble irrréductihle, autant il peut y
avoir de ces concepts, dont Futilité scientifique est ainsi
double :
1*" Us servent à la classification des phénomènes, c>st-
à-dire à la distinction et à la construction des sciences ;
2'» Ils fournissent certaines règles absolues de juge-
ments, dites à priori , non que ces règles soient anté-
rieures et supérieures à l'observation des phénomènes,
mais parce que Tesprit ne conçoit absolument rien de
possible et de vrai ei^ dehors de ces règles. Tels sont les *
axiomes : Point d'effet sans cause. Point d'essence sans
modes. Point de substance sans attributs, etc.
La métaphysique a pour objet de recueillir ces concep-
tions à mesure qu'elles se produisent, de les coordonner,
de formuler les règles de jugement qui en résultent et do
signaler les sophismes qui les violent.
~ 292 —
11 suit de tout cela :
a) Que, toute concep).ion étant donnée à l'occasion des
phénomènes, et la distinction de ceux-ci n'ayant pas de
limite, le nombre des concepts est inassignable, et qu*il
en est de la métaphysique comme des sciences d'observa-
tion, elle n'a pas de fin ;
b) Que, si, comme science des notions et des règles de
jugement les plus générales, la métaphysique tient la tête
des sciences, en tant qu'elle ne fait qu'enregistreriez
données hypothétiques ou transcendantales de l'observa-
tion, elle apparaît comme une conclusion ;
c) Qu'on peut juger de la science et même de la capa-
cité expérimentale d'une époque par sa métaphysique, et
réciproquement de sa métaphysique par l'état de ses con-
naissances ; ce que confirme l'histoire de la philosophie,
qui nous montre l'esprit humain, égaré par des observa-
tions mal faites, se donnant d'abord de fausses catégo*
ries, qu'il élimine ou rectifie ensuite par de nouvelles.
Telle est, dans sa simplicité souveraine, la métaphy-
sique, autrement dite ontologie, et qu'on pourrait nom-
mer encore théorie de Tabsolu.
Mais si l'absolu n'est pas un rien, si c*est lui qui sert à
la déliniitation des sciences, à leur construction ; s'il s'im-
pose, comme postulé ou hypothèse^ à toute notre logi-
que; s'il est la condition sine quâ non de nos pensées et de
notre être ; si sa notion est la première qui entre dans
l'entendement et la dernière qui en sorte; si l'on peut
dire, enfin, que le progrès de notre savoir et de notre
bien-être consiste à découvrir sans cesse de nouveaux ab-
solus ; il n'est pas moins vrai, comme l'a fait remarquer
M. Babinet, que cet absolu ne saurait en aucun cas deve-
nir l'objet direct de notre étude; qu'il est impossible à
notre pénétration d'amener au grand jour cet inévitable
sous-entendu ; que nous ne pouvons par conséquent le
-. 293 —
comprendre dans notre science, laquelle consiste exclusif
vemeot en descriptions de phénomènes , formules de lois
et (le rapports, c'est-à-dire en tout ce qui sert à déclarer
l'absolu , mais n'est pas l'absolu ; et que notre erreur,
notre folie, notre immoralité, commence juste à Tinstant
où nous prétendons franchir Tabîme qui nous en sépare,
ie ne reviendrai pas sur ce sujet, que M. Babinet a
rendu si parfaitement intelligible, et que les plus sim*
pies, comme les plus subtils, saisissent à première vue.
Je reprends la question au point où le savant académi-
cien l'a laissée : Gomment, forcés d'admettre l'hypothèse
deTabsolu, nous délivrer de sa fascination?
Dans les sciences physiques, où l'observation porte sur
des phénomènes accessibles aux sens, renouvelables à
volonté sans opposition de l'absolu, et auxquels il est
toujours possible d'appeler des conclusions d'une fausse
théorie^ le caveat de Bacon est d'une facile observance,
et il est rare que la métaphysique puisse être accusée
des erreurs du savant. Les faits sont là, toujours prêts
à rendre témoignage des rapports. Et pourtant que de
théories se sont produites et se produisent tous les jours,
pures anticipations- de l'expérience que l'expérience dé-
ment ensuite, et qui n'avaient d'autre raison que l'en-
trainement de l'esprit à se saisir de l'absolu !....
Dans les sciences morales et politiques, c'est bien pis.
Ici, non-seulement l'observation ne porte pas sur des
faits sensibles, car elle porte sur des sentiments et des
idées; mais encore l'absolu ne reste pas, comme dans les
phénomènes de la physique, inerte, passif, muet : il est là,
il répond à l'appel, il se nomme un moi, une personne, un
citoyen; c'est l'esprit lui-même enfin, affirmant, niant,
stipulant, se défendant, protestant, mentant de son
— 294 —
mieux, et nes6 laissant convaincre que par le témoignage
d'autres absolus, sujets eux-mêmes à mentir, ou par la
contradiction dé ses propres actes, que rien ne le peut
contraindre à reproduire, s'il ne veut pas les produire.
Qu'est-ce, en effet, que ce que nous appelons une per-
sonne? Et qu'entend cette personne, lorsqu'elle dit : moi?
— Est-ce son bras, sa tête, son corps, ou bien sa pas-
sion, sou intelligence, son talent, sa mémoire, sa vertu,
sa conscience ? Est-ce aucune de ses facultés ? Est-ce même
la série ou synthèse de ses facultés, physiques et animi-
ques? Rien de tout cela. C'est son essence intime, invi-
sible, qui se distingue de ses attributs et manifestations ;
en un mot un absolu, et un absolu qui non-seulement se
pose, mais un absolu qui sent, qui voit, qui veut, qui agit,
et qui parle...
Gela semble extraordinaire : au fond, rien de plus natu-
rel. L'être qui pense l'absolu, qui le rêve, qui le cherche,
qui le conclut* à tout propos, qui s'en prévaut dans ses
raisonnements et sans cesse s'y réfère dans ses classifica-
tions, qui le sous-entend dans chacune de ses pensées,
comment cet être ne se poserait-il pas lui-même en ab-
solu, et n'aspirerait-il à en exercer les prérogatives?
Tout ce qui tient de l'homme est absolu, ou, ce qui
revient au même, tend à l'absolu. La liberté est absolue,
la propriété absolue, l'autorité absolue, la religion abso-
lue; le pouvoir veut être absolu, l'Église se dit absolue et
infaillible, l'amour et l'amitié aspirent à l'absolu. Quoi
de pluâ absolu encore que l'honneur, la gloire, l'ambi-
tion, la volupté?... J'allais oublier l'une des plus grandes
révélations de l'absolu, celle qui a pour objet de le repré-
senter lui-même, l'art.
En vertu de cet absolutisme qui lui est inné, l'homme
tend constamment, dans sa conduit^c, à s'affranchir de
l'harmonie générale; dans son langage, à intervertir les
— 296 —
rapports des choses, à en déguiser la réalité, à en fausser
reiactitude. Jamais son idée n'est adéquate à la vérité du
phénomène, et son expression- s'en écarte encore plus^^
Sans cesse il ajoute, il retranche, il parle de Tabondance
de son absolutisme, il façonne, modifie, torture fes faits,
les convertit en sa propre pensée, en son moi. Là est le
principe des erreurs, ou, pour mieux dire, des falsiflcations
humaines, principe que n'avaient garde d'apercevoir, ni
Spinoza, ni aucun de ceux qui,'ayant à rendre témoignage
à la vérité, commencent, sous une, forme ou sous une
autre, par un acte de foi à l'absolu.
Or, si le physicien doit se méfier de l'absolu, qui ne lui
dit rien, qui ne lui résiste pas, qui n'a garde de le mena-
cer ou de le séduire, et qui cependant l'induit en erreur,
à combien plus forte raison le philosophe, qui cherche la
loi des rapports sociaux, doit-il se prémunir contre un
absolu prêt à le provoquer, à le frapper; qui, non con-
tent de poser en loi son bon plaisir, tient à offense qu'on
recherche ses actes, qu'on scrute ses intentions, qu'on
pèse ses motifs, qu'on évalue son mérite , qu'on discute
ses idées^ qu'on appelle de ses jugements, qu'on demande
l'explication de ses paroles ?
Fanatiques qui cherchez l'absolu dans un monde ima*
ginaire, qui l'évoquez par des médiums^ qui croyez l'en-
tendre frapper à vos portes et à vos vitres, le voilà devant
Yous, prêt à vous répondre. Laissez les morts dans leur
repos : ils ne vous ont jamais rien appris; et que pour-
raient-ils vous dire de plus que les vivants?
Généralement, la considération qui s'attache à l'homme,
soit le respect de l'absolu dans la personne du prochain,
est proportionnelle à ses facultés, à sa réputation, à sa
fortune, à son pouvoir. Nous sommes ainsi faits que nous
supposons toujours l'absolu en raison du phénomène,
l'être en raison du paraître. C'est ce respect, plus ou
— 296 —
moins fondé, de Tabsolu humain, qui engendre dans la
société les acceptions de personnes, les privilèges, passe-
droits, faveurs, exceptions, toutes les violations de la
Justice, et jusqu'aux variations insolentes de la politesse.
C'est lui qui fait qu'on ajoute plutôt foi au témoignage
d'un homme en place qu'à celui d'un manouvrier ; lui qui
a créé le célèbre argument, Magisler dixit; lui, enfin,
qui sert de prétexte à la plupart des inégalités sociales.
Ce n'est pas que je veuille nier qu'en certains cas il
n'existe une présomption légitime en faveur du savant
contre l'ignorant, de Thomme intègre contre le repris de
justice. Je dis seulement que hors ces certains cas, ladite
présomption, reposant sur une donnée indiscutable, hors
de contrôle, est aveugle et irrationnelle de sa nature;
qu'elle n'a d'autre valeur que celle d^un calcul de proba-
bilités, qu'elle tient du hasard plus que de la certitude,
en un mot qu'elle est de Tabsolu, non de l'expérience.
Si donc la place que tient cette considération de l'absolu
dans les jugcments'humains, dans les relations humaines,
est immense; si elle aiïecte toute la morale, au point de
la faire varier, suivant Texpression de Pascal, à chaque
degré du méridien; si elle fait osciller sans cesse la Jus-
tice, n est-il pas vrai que croyants ou athées, physiciens
ou théologues, nous avons besoin, pour les choses de l'or-
dre moral, d'un correctif particulier, qui, éliminant de
nos motifs l'absolu, principe de nos erreurs, nous ramène
à l'équation véritable?
. Nous ne sommes pas au bout.
XI
Incarné dans la personne, l'absolu, avec une autocratie
croissante, va se développer dans la race, la cité, la cor-
poration, l'État, l'Église; il s'établit roi de la coUeclivilé
humanitaire et de l'universalité des créatures. Parvenu à
— 297 —
cette hauteur, Tabsolu devient Dieu. Qu'il me sufOso de
rappeler ici les termes de cette déification.
L'homme a le sentiment de sa propre dignité.
Cela veut dire que seul, entre tous les êtres, l'homme
se sent comme absolu.
Ce sentiment qu'il a de lui-même est le point de départ
de la Justice, qui n'est autre que le sentiment de notre
dignité en autrui, et réciproquement de la dignité d' au-
trui en notre propre personne; sentiment qui nous
déborde par conséquent, et qui, bien qu'intime et imma-
nent à notre personnalité, semble l'envelopper et toute
personnalité avec elle.
La Justice aperçue, plus grande que le moi, bien qu'elle
ait sa racine dans le moi, l'homme, en vertu de sa con-
ceptivité métaphysique, tend à lui créer un suj^t pro-
portionnel : essence absolue par conséquent, semblable
à lui, mais supérieure à lui; invisible, spirituelle, idéale,
pure, parfaite, pensante aussi, mais d'une pensée plus
haute ; agissante encore, mais d'une action souveraine ;
à tous ces titres, digne de religion. Pour beaucoup de
gens, l'anthropomorphisme est un prétexte de nier la
divinité ^ je déclare, quant à moi, que j'y trouverais plutôt
un ûiotif de foi. L'homme n'est-il donc pas ce quUl y a
de plus grand dans la nature, le résumé de la nature,
toute la nature? Si Dieu est quelque chose, il est homme :
il n'y a que des philosophes qui s'y trompent.
Le sujet absolu de la Justice trouvé , il s'agit der le
rendre manifeste : car, si l'entendement a la faculté de
concevoir, en présence des phénomènes, Yen soi des
choses, la même faculté le condamne, un absolu étant
donné, à chercher la phénoménalité de cet absolu. Point
d'âme sans corps, poiut de Dieu sans idole : telle est, en
dépit de Descartes, la métaphysique des nations.
Autre chose est donc la conception de l'essence divine,
lU 17.
— 298 —
et autre chose rincarnatioh qui la rend manifeste : celle-ci
variable à l'infini, selon la fantaisie et la préoccupation
d'esprit de l'adorateur ; celle-là, nue au fond, la même
pour tous les hommes, adéquate au moi du genre humain ;
toutes deux d'ailleurs inséparables, comme la vie et le
mouvement, conïme la chair et l'esprit, comme l'amour
et la mort.
L'Église, qui a tant calomnié l'idolâtrie, et qui n'en a
pas moins pris pour idole le crucifix, doit le savoir mieux
que personne : le sujet transcendantal de la Justice, Dieu
en un mot, sous quelque figure que la poésie, la théologie
ou l'art le représentent, ne peut pas être pris parmi les
existences visibles, toujours imparfaites et viciées. Ce
sujet est nécessairement une idéalité, un absolu, le plus
élevé que puisse concevoir le croyant, eu égard à sa posi-
tion et à la somme de connaissances dont il dispose. Ce
n'est pas le fils de Marie que le chrétien adore, c'est l'es-
sence divine, unie à la personne de Jésus : semblable en .
cela au fétichiste, quij malgré l'obscurité de ses idées et
l'imperfection de son langage, a nécessairement dans
l'esprit autre chose que son fétiche.
Cette tendance de l'esprit humain à transformer, sous
la pression de l'absolu, sa notion de Justice en essence
divine, puis à donner à cette essence une réalisation phé-
noménale, est tellement puissante, que non-seulement
nous la retrouvons chez tous les peuples, mais qu'elle se
reproduit chez les penseurs les plus éloignés de toute
superstition.
Le bon sens dit à Aug. Cointe que la Justice est un
Sentiment autre que l'égoïsme; que la loi morale ne peut
pas avoir son principe dans l'intérêt bien entendu, iti dans
aucune spéculation de l'intelligence; qu'autre chose est
le rapport reconnu par l'analyse, et autre chose Tobli-
gation de conscience d'obéir, coûte que coûte, à ce rapport.
— 299 —
Mais, trop dédaigneux de la métaphysique, qui ne lui a
point appris à se méfier de l'absolu collectif; trop négli*
gent de la liberté individuelle, cet autre absolu , qu'il
sacrifie sans hésiter au premier, sans doute en raison de
rinfériorité de sa taille, Aug. Comte arrive droit à une
conception nouvelle de l'ess^ice adorable; il fait plus,
il donne une réalité, une personnification à cette essence;
il lui fonde une église, dont il est le christ, le pontife, et,
fant-il le dire? la victime. Qu'est-ce, dans le positivisme
d'Âug. Comté, que ce grand Être humanitaire^ ce vrai
grand Êire^ comme il le nomme, duquel toute Justice
émane, à qui toute institution et toute pensée doivent
être rapportées, sinon un Dieu en corps et en âme, e(
i qui il ne manque plus que le nom? Sur ce nouvel ab-
solu, dans lequel une science plus avancée lui eût fait
voir une collectivité, une créature comme une autre,
Âug. Comte fonde sa théocratie imitée de celle du moyen
âge ; il rétrograde jusqu'à Grégoire Yll et Charlemagne,
et se perd en maudissant la Révolution. Âug. Comte,
ave(f son athéisme , est mort dans la communion de
MM. J. Simon, J. Reynaud, P. Leroux, Enfantin; comme
eux et comme l'auteur de l'Évangile, il a conclu à la
dégradation de l'homme, à qui il dénie le droit et l'auto-
nomie : il ne lui a manqué qu'un peu plus de logique
pour reconstruire de toutes pièces le catholicisme.
Deux cents ans avant Aug. Comte, Spinoza avait donné
cet exemple d'un grand esprit dévoyé par l'absolu, et
revenant, par une longue parabole, à cette théorie de la
rédemption qu'il avait niée d'abord.
Spinoza cherche la Justice, dont la voix retentit avec
force en son cœur. Dégoûté des religions vulgaires, il en-
treprend d'asseoir Féthique de l'humanité sur des bases
rationnelles. Que fait Spinoza?
Il ne s'arrête pas, comme Aug. Comte, à l'absolu
— 300 —
nation ou humanité; il ne le trouve pas assez grand pour
servir de sujet à la Justice. Il s*empare d*une notion supé-
rieure, celle de l'Univers, manifestation dualisée de TÉtre
inOni en ses deux pôles, esprit et matière. Il se prosterne
devant ce Souverain que son génie a savamment créé ;
puis il montre ïâme humaine tombant fatalement, par la
eonfuêion de ses idées et Tentrainement de ses passions,
iJiHnsï esclavage du péché, d*où elle ne peut plus sortir
que par la contemplation de l'Absolu. Rien ne manque
à ce système de ce qui peut servir à démontrer, par
la logique seule, la vérité catholique; en revanche, la
liberté et ta Justice, les deux facultés essentielles de
l'homme, sont radicalement niées ; à leur place, une dis-
cipline de fer organisée sur le double principe de la raison
théologique et de la raison d'État. Spinoza, qui croyait
faire l'éthique de l'humanité, a refait, more geometrico^
l'éthique de TÉtre suprême, c'est-à-dire le système de la
tyrannie politique et religieuse sur lequel l'humanité vit
depuis soixante siècles. On Ta accusé d'athéisme : c'est
le plus profond des théologiens. S'il eût vécu de nos jours,
témoin du travail de l'esprit humain depuis le milieu
du dix-septième siècle, et porté par son génie à tout ra-
mener à des conceptions métaphysiques, il eût recon-
struit de toutes pièces le christianisme.
XII
Ainsi, de même que tout homme venant au monde,
antérieurement à toute communication avec ses sembla-
bles, porte en son entendement, par la conception de
l'absolu, les principes de la logique, de la grammaire et
des sciences; de mèmie, par Tidolâtrie de ce même absolu,
il porte en son cœur le principe, l'objet, et tout l'appa-
reil de la religion. Les cultes peuvent varier, comme les
langues, les fables» les gouvernements ; la religion, toutQ
— 301 —
fantastique qu'elle soit, est une, comme la grammaire, la
logique, l'économie ; et elle est une, parce qu'elle est don-
née dans l'absolu.
Cette situation de l'être humain, placé entre l'absolu
que son entendement afflrme, que son imagination réa-
lise, que son cœur tend à adorer, et la vérité phénomé-
nale, la seule qu'il -lui soit donné d'atteindre, et dont sa
dignité est solidaire, crée pour la philosophie un problème
terrible, devant lequel la religion des peuples a toujours
reculé, et dont la Révolution, plus hardie, fournit une
solution hors de laquelle je ne découvre, quant à moi,
de salut, ni pour la raison ni pour la morale.
La Révolution n'est point athée : elle ne nie pas l'ab-
solu, elle l'élimine.
Qu'est-ce qu'un athée?
Un homme qui nie l'existence de Dieu, répond le vul-
gaire, et qui en conséquence s'abstient de toute religion.
Mais si le respect de la Justice est l'essence même de
la religion ; si le sens commun a érigé en proverbe cette
maxime : Qui travaille prie ; si le Christ lui-même a mis
au-dessus de toute pratique dévote l'adoration en esprit
et en vérité, c'est-à-dire la morale pure ; si, dans le sein
même du catholicisme, il a existé de tout temps, sous le
nom de quiétisme, une tendance à cette simplification du
culte, on ne voit pas que la négatitin de l'existence de
Dieu soit pour la vie pratique d'aucune importance, ni
pour la philosophie de grande valeur. C'est un pur mal-
entendu.
Il faut que Tathéisme contienne autre chose, sans quoi
l'on ne comprendrait pas la réprobation instinctive, uni-
verselle, dont il est l'objet.
L'athéisme est la négation de l'absolu, je veux dire de
la légitimité du concept d'absolu, et, par suite, de toutes
le? idées sans exception.
— 302 —
. Car nous ne possédons pas une seule idée qui ne couvre
un absolu, ai qui ne tombe, si l'absolu lui est retiré : notre
science, tout expérimentale qu'elle soit, ne subsiste que
de la découverte et de l'afGrmation de l'absolu ; en même
temps qu'elle est une classification de faits, un dégage-
ment de rapports, une formule de lois, elle est une con-
struction de l'absolu. Elle ne serait rien si elle ne concluait
toujours par l'absolu. Or, l'athéisme niant, et cela sans
motif, ce que l'entendement de toute nécessité suppose,
un substratum des phénomènes, nie par là même la légi-
timité de tous les concepts ; il s'interdit la science. Un
athée n'eût pas découvert l'attraction. Une telle négation
est du chaotisme, du nihilisme; pis que tout cela, fai-
blesse de coeur, toujours de la religion. L'athéisme se
croit intelligent et fort, il est bête et poltron.
Seule, la Révolution a osé regarder en face l'Absolu ;
elle s'est dit : Je le dompterai, Persequar et compre-
hendam. Combien plus puissante, plus humaine, plus
radicale, surtout phis nette, est cette philosophie!...
D'un côté , l'homme ne peut penser sans conceptions
ou catégories métaphysiques, et ces conceptions, Pimagi-
nation, dès qu'elle s'y arrêté, ne peut s'empêcher de les
réaliser : voilà l'absolu. — C'est bien, dit la Révolution;
acceptons, dans la mesure oii il est donné, cet. absolu
inévitable.
D^autre part, l'homme a le sentiment intime de la Jus-
tice, forme et faculté de sa conscience, dont son entende-
ment cherche aussi le substratum ou sujet. Et comme ce
sujet lui paraît plus grand que lui , bien qu'il soit lui,
il le suppose hors de lui, le cherche dans une nature
supérieure, fait de lui son Dieu, et tôt après lui trouve
une incarnation et lui fabrique une idole. Allons-nous,
pour réprimer cette idolâtrie malfaisante , proscrire de
notre pensée la notion de l'absolu? — Non pas, reprend
— 303 —
la Révolution : il suffit de faire cesser le qui pro quo. Le
sujet de la Justice est rhomme, individuel et collectif,
absolu par nature^ qu'il n'y a lieu sans doute d'adorer ni
comme homme ni comme absolu, mais qu'il serait tout
aussi stupide de supprimer.
Sans la faculté de penser Yen soi des choses, l'homme
ne concevrait pas la substance, la force, la vie, {l'es-
prit; il ne découvrirait pas l'absolu; il ne posséderait
pas, dans cet absolu, la matière de son Dieu. Sans la
Justice qui le possède et le poursuit sans cesse, il n'é-
prouverait pas ce sentiment particulier de crainte que
donne le péché, et que la théologie a si bien nommé
crainte de Dieu; il n'aurait aucune raison d'adorer l'ab-
solu ; il ne concevrait pas Dieu comme un postulé de sa
raison pratique ; il ne se ferait pas de ce Dieu le prin-
cipe et la sanction de ses mœurs; il n'aurait pas même
ridée de Dieu. Faut-il encore, par haine de l'absolu ,
étouffer le remords, nier la Justice, condamner la raison,
toutes les facultés de l'âme, dont le concours crée inces-
samment l'objet de la théologie? Poser ainsi la question,
c'est y répondre. Le caractère de la raison spéculative est
de supposer, d'affirmer en toute chose un absolu, aussi
bien dans l'universalité des créatures que dans la plus irn*
parfaite d'entr^elles. Que l'homme agisse donc, à l'égard
de tous ces absolus, du' plus grand aussi bien que du plus
petit, comme à l'égard de lui-même; qu'il les compte,
mais qu'il ne s'en fasse pas des idoles : Non adorabis ea.
— C'est la guerre à Dieu, direz-vous. — Soit : faites la
guerre à Dieu même, au nom de la Justice et de la vérité/
Ainsi la Révolution a pris soin de marquer les bornes
de la métaphysique, dont elle proclame contre l'athéisme
la nécessité et l'objet.
L'énumération des concepts, leur généalogie, leur clas-
sement, leur intervention dans les opérations de la rai-
— 304 —
son, tout cela fait l'objet de la métaphysique. L*art de se
servir de ces concepts réalisés, imagés, divinisés, pour en
déduire des motifs religieux, des dogmes surnaturels, des
systèmes sociaux et disciplinaires, est le secret, main-
tenant dévoilé, de la théologie.
Comme science des faits de la pensée pure, ou noologie
expérimentale, la métaphysique est k première et la der-
nière lettre de la science, condition introductive et con-
clusion de toute connaissance. Quiconque la néglige sera
puni tôt ou tard de sa présomption; il tombera sous la
fascination théologique, il n'est pas loin d'être un char-
latan ou une dupe.
En vain tel qui ne pensa jamais à Dieu ni à son âme se
vante de n'être étonné de rien, de ne croire qu'au témoi-
gnage de ses sens, et de ne sentir de religion pour être
qui vive : comme si l'idée de Dieu s'emparait de nous par
des coups de tonnerre ou des miracles ! Ce soi-disant
esprit fort prouve simplement qu'il n'a jamais réfléchi,
qu*il ne sait rien de la manière dont la raison doit con-
naître les choses pour être en droit de les affirmer, qu'il
est même incapable de démêler ses notions. Quel est,
parmi ces vantards de l'athéisme, celui qui peut se flatter
d'avoir la tête plus solide qu'un Âug. Comte et un Spi-
noza? Sait-il seulement que le caractère du génie est dans
la puissance de généraliser et d'abstraire, et que généra-
lisation, abstraction, en autres termes, analyse, synthèse,
tout cela est œuvre de métaphysique, je dirais presque
d'idolologie ?
XIII
D'après ces principes, je proteste de toutes mes forces
contre les paroles de M. l'abbé Lenoir, page 11 50 de son
Dictionnaire des Harmonies de la raison et de la foi :
a Quand on admet l'absolu^ on admet Dieu...; mais quand
— 305 —
on nie l'absolu sans se nier soi-même^ on nie Dieu pour n'ad-
mettre que les contingents^ les relatifs^ les perfectibles, et Ton
cherche à donner une apparence de raison à son système en
évitant d'approfondir la question de l'être^ s'en tenant aux
phénomènes^ et disant en gros que les relatifs se rattachent
les uns aux autres^ comme anneaux d'une chaîne indéGnie.
Proudhon^ puissant dialecticien et grand observateur des
combinaisons phénoménales^ dont il fait son étude exclusive,
a renouvelé dans notre siècle cette manière de procéder^ la-
quelle consiste^ en résultat^ à jeter le voile sûr le fond des
choses, et à s'en tenir aux faits observables. Un jour nous
.eûmes occasion d'argumenter avec lui sur l'absolu, et, pressé
par notre série logique, il produisit pour dernière réponse
cette proposition, d'où il nous fut impossible de le faire sortir :
Les phénomènes relatifs se soutiennent les uns les autres. Cette
réponse est en effet le cul de sac où s'assied nécessairement
tout système athéiste, etc. »
Dans un autre endroit, M. Lenoir, après avoir dit qu'il
n'y a pas d'athées, veut bien en ma faveur faire une
exception et nie gratifier de cet excentrique privilège.
Il faut que je me sois mal exprimé, ou que M. Lenoir
ne m*ait pas compris : car, d'une part, je ne nie pas l'ab-
solu en tant que conception de l'entendement, servant
à*x pour marquer Yaîiquid inaccessible qui soutient le
phénomène; je le nie en tant qu'objet de science, et
comme tel pouvant servir de point de départ à aucune
connaissance légitime, non-seulement des choses natu-
relles, mais aussi des surnaturelles, but où prétendait
m'amener H. Lenoir.
Ainsi j'accorde volontiers à M. Lenoir que celui qui
admet l'absolu par cela même admet Dieu, mais ontolo-
giquement, métàphysiquement, de la même manière que
M. Babinet admet l'absolu quand il parle de physique;
non pas, ainsi que le demandent les théologiens, comme
objet d^une connaissance immédiate positive, donnée soit
^306 —
dans la conscience du genre humain par la Justice, soit
même dans son expérience par les observations et les mi-
racles ; à plus forte raison ne Tadmets-je pas comme objet
de mon culte, sanction de ma Justice et souverain de mes
mœurs.
Je repousse donc la qualification d'athée, au sens que
m*inflige M. benoir. Il n'y a personne demoinsathée quels
diable, et M. Donoso Gortès a dit que j'étais le diable. J'ad-
mets l'absolu en métaphysique ; j'admets par conséquent
Dieu, mais en métaphysique aussi, et à la condition qu'il
ne sorte pas de l'absolu, illâ se jactet in aulâ jEoIus; je
le nie partout ailleurs, dans la physique, dans la psycho-
logie, dans l'éthique, et surtout dans l'éthique.
J'admets, dis-je, que l'absolu se montre, au début de
toute spéculation sur la nature et l'humanité , comme
condition métaphysique dé la science elle-même; c'est en
ce sens que j'ai déclaré , dans les premières pages de mes
Contradictions économiques^ avoir besoin de l'hypothèse
de Dieu, d'autant plus besoin que je me plaçais au point
de vue de mes lecteurs, lequel est celui de la divinité.
Mais je nie que, la science une fois déterminée dans sa
circonscription et son objet, l'absolu doive y intervenir
davantage : c'est ce que j'ai expliqué dans ce même livre
des Contradictions^ où j'ai discuté l'idée de Providence
et détruit empiriquement mon hypothèse.
Ceci me servira à expliquer comment j'ai pu dire à
M. Lenoir, ce dont je ne me souviens pas, que les phéno-
mènes se soutiennent les uns les autres. Oui certes dans
la science, dont tout le travail est de les enchaîner par
leurs relations; non dans la métaphysique, qui leur assi-
gne à tous un substratum^ un soutien ontologique, un
absolu. Or que prétend M. Lenoir? Faire servir la con-
naissance empirique des phénomènes d'argument à une
déduction de l'absolu , ce qui veut dire à unp démon-
— 307 —,
stration de la théologie. C'est à quoi je me refuse de la
manière la plus formelle. Aucun pont n'a été jeté pour
l'esprit humain entre la métaphysique et la science ; et
vous ne pouvez, pour établir dans la pratique sociale
votre dogme, franchir l'abîme qui les sépare. Dès lors que
vous dépassez la limite métaphysique, qui consiste à
poser des x qu'aucune expérience ne peut'atteiiîdre, je
nie l'absolu, je le récuse. Bien loin que j'y voie une idée,
une raison, une existence, ce n'est plus pour moi, comme
je l'ai écrit ailleurs {Programme d'une philosophie du pro-
grès, p. 59), que le caput mortuum dp toute Idée, de toulef
raison, de toute existence.
XIV
Concluons de tout ceci :
Qiie la pensée de l'absolu, dont les savants accusent
avec tant de raison la redoutable influence, fait partie de
la constitution de l'esprit humain ; que l'absolu est donné
en toute science comme la condition métaphysique du
phénomène, partant dé la réalité de la science ; qu'au delà
de cette convention tacite, hypothétique, qui le pose au
début de toute connaissance objective, l'absolu doit être
éliminé rigoureusement, comme principe d'illusion et de
charlatanisme; que si, dans les sciences naturelles, il est
aisé de se défendre de ses prestiges, il n*en est pas de
même dans les sciences morales et politiques, où l'inves-
tigation, ayant pour objet des rapports de personnes,
semble s'attaquer à l'absolu lui-même, et non plus seule-
ment aux facultés qui le manifestent et le servent.
C'est dans les choses de l'ordre moral que nous avons
surtout à nous défendre de la tyrannie de l'absolu, et, tout
en le respectant dans sa dignité susceptible, que nous de-
vons l'écarter avec énergie et lui refuser plus que jamais
et l'autorité qu'il s'arroge sur la raison comme s'il était
— 308 —
lui-même une raison, et la qualité d*objet scientifique,
capable de donner lieu à une observation directe, pou-
vant dès lors servir d'échantillon de Tabsolu suprême,
créateur et législateur de toutes choses.
Quelle sera donc ici la garantie du philosophe?
Il fallait arriver jusqu'à Tépoque actuelle pour qu'une
semblable question pût être posée : et c'est afin de la
rendre intelligible et d'en montrer l'importance, que j'ai
rappelé, d'abord, à quelles conditions les sciences physi*
ques étaient sorties des ténèbres; puis, en expliquant
parle concept de Justice et la réalisation transcendantale
du sujet juridique l'origine de toute religion, quelle
cause retient dans la pénombre les sciences morales et
politiques.
CHAPITRE III.
Méthode de direction pour l'esprit dans la recherche de la vérité,
d'après l'Église. — Théorie du probabilisme.
XV
Dans ces derniers temps, une déclaration émanée du
saint Siège, en réponse à l'objection fameuse de rirapos-
sibilité de concilier la raison avec la foi, portait expressé-
ment qu'il n'était pas vrai que la foi catholique eût par
elle-même rien d'irrationnel ; que les dogmes fondamen-
taux, tels que l'existence de Dieu, l'immortalité de 1 ame,
la nécessité d'une religion, se démontraient par la raison,
en même temps qu'ils étaient appuyés par la révélation;
que les dogmes secondaires se déduisaient des premiers
avec la même logique et se confirmaient par les mêmes
témoignages; qu'en conséquence le reproche fait à l'Ëglise
par une certaine philosophie de sacrifier la raison à la foi
— 309 —
était une franche calomnie, que le texte des Écritures, ]a
tradition constante de TÉglise et la teneur du dogme
chrétien s'accordaient à démentir.
Des réclamations se sont élevées du côté de la philoso-
phie contre cette assertion du saint Père. On l'a accusé
lui-même de tergiversation et d'équivoque, pour ne
rien dire de pis. L'incident n'a pas eu d'autre suite.
A mon tour je prends la parole, et je demande : Qui
trompe-t-onici, et qui en impose, de laphilosophie ou de
l'ÉgliseT
Au risque de scandaliser les rationalistes et de passer
pour faux frère, je dirai qu'à mon sentiment c'est le pape
quia raison. Mais il faut s'entendre.
Il est trop évident qu'aux regards de la science, qui, tout
en raisonnant ses découvertes, se fait une loi de ne rien
admettre en théorie qui ne soit démontré par l'expérience,
l'accord de la foi avec la raison est une chimère ; pour
parler plus exactement, un pareil problème n'existe pas«
La condition de la science étant Tobservation des faits,
non pas de faits produits par exception, aperçus par aven-
ture, signalés par des témoins privilégiés et ne pouvant
pas à volonté se reproduire, mais de faits constants,
placés sous la main de l'observateur et toujours vérifia-
bles, on conçoit que la religion ne puisse en aucune sorte
se soumettre à de telles exigences, et que la foi qu'elle
réclame soit, sous ce rapport, avec la raison radicalement
incompatible. Jamais entra-t-il dans l'esprit d'un théolo-
gien de constater par une observation directe la divinité
de Jésus-Christ et son incarnation du Saint-Esprit?...
Mais autre est la raison scientifique, dont la théologie
n'entendit jamais sô prévaloir, et autre la spéculation
métaphysique, sur laquelle elle s^appuie, et qui fait tout
Yavoir de la philosophie sa rivale.
Cette spéculation abusive aspire, nous l'avons vu, à
— 310 — '
faire la déduction des choses en soi, de ces choses qui
dépassent, le phénomène et ne relèvent que de Vidée pure^
absolument comme de faits observés et toujours obser-
vables la science déduit ou induit une loi. Sous ce rap-
port, la théologie chrétienne est tout aussi rationnelle
que pas une philosophie ; j'ose même dire que jamais sys-
tème philosophique, ni celui de Spinoza, ni celui de
Hegel, n'approcha de la rigueur de ses déductions.
A quoi bon ressasser contre l'Église une équivoque qui
ne prouve que la mauvaise foi des prétendus rationa-
listes, et ne peut tromper que les personnes étrangères à
la spéculation philosophique?
Dans cette sphère du transcendantal et de l'absolu^
dont toute science qui se respecte s'exile, la théologie
chrétienne, cultivée pendant dix-huit siècles, héritière
de toute la métaphysique et de toutes les théologies an-
térieures, professée par les plus beaux génies qui aient
paru en ce genre, raisonne aussi juste o^ plus juste que
la philosophie soi-disant rationaliste, née d*hier, et qui
n'a pas même encore acquis la conscience de son iden-
tité avec la religion; elle a même sur cette philosophie
un immense avantage, qui est d'appuyer sa déduction
métaphysique d'une sorte d'expérience, qui manque com-
plètement aux rationalistes.
Que les nouveaux mystiques s'inclinent ici devant leur
maîtresse et leur mère.
Plus sage, en effet, que ses impertinents contrefacteurs,
TÉglise n'a jamais prétendu, comme Fichte, Hegel, aller
de l'inconnu au connu, de Yen soi des choses à leur phé-
noménaiité; expliquer l'observable par l'invisible, l'ordre
de la nature par celui de la Providence, l'histoire par la
théodicée, et, au rebours de l'oracle de Delphes et de la
méthode de Descartes, conduire l'homme à la connais-
sance de lui-même par la connaissance de Dieu.
— 311 —
L'Église a d'abord donné à sa foi mystique une sorte
d'empirisme : ce sont ses livres, sa tradition, ses prophé-
ties, ses miracles, et jusqu'à certain point la série des
révolutions humaines, en un mot l'ensemble de la rêvé'
laiion.
La révélatioti, dans le véritable esprit de l'Église, n'est
pas l'identité du réel et de Tidéel, comme l'enseigne
la philosophie hégélienne; c'est une portion de la pMno-
ménalité, créée tout exprès pour affirmer ensuite la réa-
lité ultra-sensible et le règne transcendantal de l'absolu.
c Et moi aussi j*ai mon expérience, dit l'Église; expé-
rience antérieure et supérieure à toutes les expérimenta-
tions incertaines, éternellement sujettes à contrôle, des
savants ; expérience décisive, qui me vient^de Dieu môme,
et à laquelle ont assisté mes auteurs : c'est la création du
monde, dont la science ne rendra jamais compte; c'est la
formation de l'homme, que la physiologie n'explique
point ; c'est sa première éducation par les anges ; ce sont
les révélations , réitérées pendant une longue suite de
siècles, d*ikdam, d'Hénoch, de Noé, d'Abraham, de Moïse,
des Prophètes, de Jésus-Christ.
« Sur cette expérience vénérable, dont le souyenir s'est
conservé chez tous les peuples, s'appuient ma théologie
et mon enseignement. Ni moi non plus je ne crois à l'ab-
solu métaphysique destitué de toute manifestation sen-
sible : je le récuse, je le blâme, comme la source de toute
illusion. Dira-tron que ma révélation, ne se renouvelant
plus, n'a d'autre garantie que des témoignages ? Mais
j'existe, et mon existence à elle seule est une révélation
incessante, un miracle perpétuel. »
Ainsi parle l'Église, bien différente en cela des faux
mystiques, appuyant leur théodicée sur ki pure notion de
l'absolu, refaisant sans le savoir la théologie, qu'ils ac-
cusent de déraison, aussi incompétents en matière de
— 312 -
science qu'en matière de foi, et dont on peut dire (jue
leurs prétentions, poussées jusqu'au charlatanisme, mé-
riteraient' mieux aujourd'hui que des huées. Du reste,
les religionnaires de bonne foi sont d'accord avec l'É-
glise : ils admettent à l'origine des sociétés et à certaines
époques critiques des communications entre Dieu et
l'homme; je citerai entre autres MM. Jean Reynaudet
Henri Martin , l'estimable auteur de l'histoire de France.
XVI
Telle est donc, en ce qui concerne la direction de l'es-
prit, d'abord relativement aux sciences naturelles, la
conduite de l'Église :
Assurée par la. manifestation de l'absolu dans le temps,
au sein de l'Humanité, que sa. foi n'est pas une spécula^
tion vaine, mais l'expression authentique du Verbe éter^
nel, l'Église se croit en droit de soumettre au critère de-
cette foi, non-seulement toute élucubration du transcen*
dantalisme produite en dehors de sa propre théologie,
mais la science elle-même, dont les conclusions ne sau«
raient en aucun cas prévaloir sur son autorité.
C'est pour cela que l'Église a une censure^ un index ^
des approbations et des condamnations^ des anathèmes^
des excommunications, pour cause de témérité scienti*
fique, perpétuelles et irrémissibles.
Cela veut-il dire que l'Église s'arroge la science univer*
selle?
Nullement. L'Église, hors de sa foi et de sa révélation,
la première transcendantale, la seconde, suivant elle, phé-
noménale, ne se soucie de rien. Elle abandonne le monde
à la curiosité deà savants , mundum tradidit disputatio-
nibus eorum. Seulement elle exige que tout ce qu'ils
professent en vertu de leur expérimentation particulière
s] accorde avec la pévélation et la foi , à peine de se toir
-- 313 —
excommuniés, et leurs livres brûlés ainsi que leurs pci^
sonnes, si l'Eglise en a le pouvoir.
£t pourquoi cela, encore une fois ?
Parce que l'Église sait parfaitement que Texpérience,
ainsi que nous Tavons établi » mène à la conception de
Tabsolu. Or, l'Église a la prétention de connaître l'absolu
mieux que personne ; elle soutient que les vérités de sa foi,
appuyées par la révélation, qui n'est autre qu'une expé-
rience directe de l'absolu, sont autant au-dessus des con-
clusions abstraites, plus ou moins transcendantes, d'ail*
leurs nécessairement partielles, et par conséquent toujours
provisoires, de la science, que le ciel est élevé au-dessus
de la terre; de sorte qu'en cas de contradiction entre la
science et la foi, ou bien il faut croire que la contradic-
tion n'est qu'apparente, ou que l'observation scientiBque
est dans l'erreur.
C'est ainsi que pendant des siècles on a vu les malheu-
reux savants, toujours menacés du bûcher, placer leurs
travaux sous la protection d'un acte de foi et de soumis-*
sion à l'Église, distinguer entre la science profane et la
VÉRITÉ RÉVÉLÉE ', .avoucr en toute humilité que la pre-
mière est peu sûre» variable, pleine de contradictions,
sujette à un doute invincible, partant toujours suspecte ;
protester en conséquence qu'ils ne présentaient le résul-
tat de leurs études que comme un aperçu de ce que pour»
rait être la vérité, s'il était permis à l'homme de s'en rap»
porter au témoignage de ses sens et au cas où il sérail
réduit à ce seul témoignage; une hypothèse de l'empi-
risme, qui devait rester hypothèse tant qu'elle n'aurait
pas reçu la consécration spirituelle.
Voilà le spectacle que pendant plus de mille ans les
savants de tout genre, ceux dont l'humanité s'honore le
plus, ont donné au monde ; celui que plusieurs d'entre
eux donnent encore, avec une hypocrisie qui n'a plus la
H 18
_ 314 -
même excuse : car, si à une autre époque il y allait de la
liberté et de la vie, aujourd'hui il n*y va plus q«ie de la
vente des écrits, qu'il dépend d'un archevêque de laisser
entrer dans les séminaires ou d'en exclure.
Dana tout cela, certes, ce n'est pas la logique qui
manque à l'Église, et je souhaiterais à ses adversaires
d'en avoir toujours donqé de telles preuves. Hais voici
où le critérium de la foi devient plus scabreux.
Ce qui arrive pour les sciences naturelles se présente, à
plus forte raison, pour les sciences morales et politiques.
Comme les premières, celles-ci relèvent de Tobservation
et se réduisent à une connaissance de faits et de rapports;
comme les premières aussi, elles touchent de toutes parts
à l'absolu, qui est le domaine propre de la religion. Enfin,
troisième et décisive considération, elles mardient inces*
samment, et la société qui les suit ne s'arrête pas une
seconde.
Or, ces rapports que les sciences morales constatent
chaque jour, la révélation ne les a pas toujours prévus ;
l'Église, saisie au dépourvu, manque souvent de solu-
tions : voilà son dogme, sa discipline, son autorité, en
échec. Car les affaires ne peuvent attendre^ le besoin
commande, il faut marcher, il faut vivre. Ici la pratique
est indissolublement liée à la théorie, et toute pensée se
traduit immédiatement en acte. Que faire dans cette
occurrence, où il ne s'agit plus seulement d'opinions
sur les choses, dont l'esprit peut jusqu'à certain point
s'abstraire, s'en repoettant à la souveraine Sagesse qui
tôt ou tard fera connaître la vérité, mais de la conduite
de la vie, de tout ce qui tient à la Justice, à la conscience,
et peut compromettre le salut? Plus d'une fois on a vu
les décisions à priori de la casuistique en opposition dia-
métrale avec les besoins et les coutumes de la pratique
civilisée : j'en ai cité un exemple à propos du prêi i
— 315 —
intérêt. A qui recourir, quand , la foi se taisant, l'Église
partagée, la sagesse humaine parle seule et conclut droit
contre la foi?
Paut-il interroger l'Absolu révélateur ? Mais Y Esprit
souffle où il veut et quand il lui plaît ; d'ailleurs n'avons-
nous pas FÉglise qui le représente ?
Faut-il admettre, comme révélation sujpplémentaire, au
moins provisoire, cet empirisme profane qui^ s'imposant
avec l'inflexibilité du destin, devance la définition de
l'Église et aspire aussi de son côté à la certitude?
Quelle part d'autorité accorder, enûn, soit pour ce qui
regarde les choses de la nature, soit pour ce qui concerne
les mœurs de l'humanité et son gouvernement, aux ensei*
gnements de la science? Gomment la concilier avec la
révélation ? Ce qui revient pour nous à ceci : comment
purger la raison pratique de ce que tend incessamment
à y introduire d'illégitime l'absolu ?
• XVII
C'est ici que le transcendantalisme s'est surpassé, et
que l'Église a mérité l'admiration et la reconnaissance
des siècles.
L'Église a inventé le probabilismfi.
Le probabilisme est l'application du principe d'auto-
rité à toutes les choses de la pratique et de la théorie
pour lesquelles la conscience religieuse réclame une di-
rection, attendu que d'une part il est impossible de ne
pas tenir compte de ces choses, et que de l'autre elles
semblent en dehors de la foi, sinon même inconciliables
avec ses données.
Je cite mon théologien ordinaire, Bergier :
« 11 y a eu entre les casuistes une dispute longue et vive
pour savoir quelle conduite on doit tenir entre deux opinions
plus ou moins probables, dont Tune décide que telle chose est
— 316 —
pëVmîse^ l'autre qu'elle ne Test pas. Sur ce point, comme &ur
plusieurs autres^ on a donné dans les deui excès. Quelques^
uns ont soutenu qu'il est permis de suivre l'opinion la moins
probable^ et ils entendaient par opinion probable toute opi-
nion en faveur de laquelle on pouvait citer au moins le senti-
ment d*un docteur en quelque réputation : ils ont été appelés
probabilistes. 11 est aisé de voir que cette morale était absurde
et condamnable. D'autres ont' prétendu que Ton. ne peut^en
sûreté de conscience, suivre jamais une opinion^ quelque pro-
bable qu'elle soit; qu'il faut toujours prendre pour règle une
opinion certaine et incontestable : on les a nommés anti-pro'
babilistes. Autre excès qui nous mettrait hors d'état d'agir
dans une infinité de circonstances dans lesquelles il faut nér
cessairement prendre un parti, sans pouvoir cependant sortir
du doute dans lequel on est, touchant ce que la loi prescrit.
« Le seul milieu raisonnable et le seul approuvé par l'Église
est qu'entre deux opinions en faveur desquelles il y a des rai-
sons etdes autorités, il faut, après un sérieux examen, suivre
celle qui paraît la mieux fondée, afin de ne pas s'exposer témé-
rairement au danger de pécher.
a 11 ne faut pas croire, en effet, que tous lés probabilistes
ont donné dans le même excès de relâchement. Plusieurs ont
entendu par opinion probablcy non celle en faveur de laquelle
on peut citer tout au plus une ou deux autorités, mais celle
qui est appuyée sur des raisons, et soutenue par un grand
nombre de docteurs graves et non suspects. Le probabilisme
ainsi entendu a été le sentiment commun des casuistes de
toutes les écoles, de tous les ordres religieux et de toutes les
nations. Il y a de Tentêtement à soutenir que ce sentiment
était une corruption de la morale, un principe de fausses déci-
sions, un moyen d'excuser et d'autoriser tous les pécheurs. »
{Dîctionn, de ThéoL)
XVIII
Un inspecteur de l'instruction publique, M. Cournot,
a publié il y a quelques années un Essai sur les fonde-
ments de nos connaissances, qu'on pourrait appeler aussi
— 317 —
bien une Théorie de la probabilité philosophique. Mais
quelle différence de ce probabiiisme universitaire à celui
des théologiens !
M. ConrnoW;ommence, ainsi que H. Babinet, par poser
en principe que nous ne saisissons des choses que les
formes; quant au fond ou à la substance, qu'elle est tout à
fait inaccessible. Puis il considère que dans ces formes,
dans cette phénoménalité qui nous est seule donnée, l'es-
prit tend invinciblement à démêler le pourquoi, la raison ;
que c'est donc à chercher la raison des choses que con-
siste toute notre philosophie; et comme cette raison des
choses ne peut, hormis des cas fort rares, être saisie dans
sa plénitude, il conclut que l'œuvre du philosophe, en
quelque genre de connaissance que ce soit, se borne à
obtenfr une estime^ une approximation.
Mais comment le philosophe s'approchera-t-il de la
raison des choses, qui serait pour nous, si nous la possé-
dions dans sou intégrité, l'absolue vérité? Par des con«
templations intérieures^ des suggestions de la sponta-
néité, des évocations, des révélations, des conversations
magnétiques, des prophéties, des traditions, des symboles
apostoliques, des décisions de conciles, des scrutins po-
pulaires, des actes de foi, des airtorités? Ah bien ouiî
la philosophie de M. Coumot en fait peu de compte : elle
n'admet que la méthode scientifique, observation directe,
expérience personnelle, analyse mathématique, tout ce
que Ton peut imaginer de plus incompatible avec la foi,
dont elle est la négation formelle !
Quoi qu'on pense de l'ouvrage de M. Cournot, et quelques
réserves que j'eusse moi-même à faire sur certaines parties,
ou plutôt certaines expressions de son livre, il en résulte
au moins deux choses : l'une, que YEssai du savant
inspecteur général a rendu plus profond encore et plus
large l'abîme qui séparait la raison philosophique de la
Il 18.
— 318 —
raison théoiogique ; l'autre» que son probabilisme» si tant
est que ce ne soit pas abuser des mots que de confondre
la probabilité avec Tapproximation, s'il avait paruda
temps de Pascal, aurait fait de la casuistique des jésuites
une abominable caricature.
XIX
II y a donc eu dans tous les temps, dans FÉglise, des
conciliateurs, chargés par mission spéciale, qu'elle leur
vint de l'autorité canonique ou de leur propre mouve-
ment, peu importe, chargés, dis-je, de confronter les
données de l'empirisme avec les prescriptions de la foi;
de vérifier si elles s'accordaient ou non avec le dogme ;
en cas de discordance ou contradiction, de produire des
hypothèses au moyen desquelles la conciliation pourrait
être conçue comme possible ; provisoirement, de fournir
des décisions, ayant force d'orthodoxe, pour tous les
cas.
La proposition qui réunit le plus de suffrages, ou les
plu^ considérables, est censée vraie. On peut la suivre
jusqu'à nouvel ordre, en tonte sécurité de conscience.
De cette manière, c'est toujours l'absolu qui règne,
toujours la révélation qui définit, toujours la foi qui dé-
cide, toujours l'autorité qui gouverne, toujours TÉglise
qui a raison, même' dans l'ordre de la science. Par contre,
le phénomène et tous ses rapports sont définitivement
sulmlternisés, l'expérience rendue suspecte, la raison
frappée d'incertitude, le libre examen déclaré illégitime,
le sens privé ridicule.
Tel est le probabilisme,quidureste,il faut le dire pour
être juste, n'est point particulier à l'Ëglise chrétienne.
Le probabilisme est de toutes les églises : vous le retrou-
verez chez les rabbins, les bonzes, les derviches; il trône
clans notre jurisprudence, née païenne, comme vous sa-
— 319 —
vez, et absolntiste; il fait le fooi. de la philosophie éclec*
tique. C'est Yigaohle queueitwticulatn caudam^ que sont
condamnés à tirer , jusqu'à extinction d'intelligence et de
sens moral, les initiés de l'alisolu.
L'étrange figure que fait l'Église avec son probabilisme !
Quoi! cette autorité instituée d'en haut^ cette fille du
Père des lumières, est réduite, en ce qui intéresse le. plus
riiumanlté, la Justiéb et la morale, à des probabilités !
Il est vrai que les catholiques prudents, comme le
candide Bergier, s'efforcent de relever leur probabilisme
en lui imposant pour condition de réunir le plus grand
nombre d'autorités possible. Mais c'est précisément ce qui
choque le plus la science, et qui témoigne du désarroi de
l'Église et de la désertion du Saint-Esprit. Dans la science,
il n'y a, en fait de certitude, ni majorité, ni minorité.
L'expérience pfouve que l'opinion la moins probable^
c'est-à-dire, suivant la méthode de l'Église, la moins ap-
puyée^ est scmvent la plus vraie. Qu'eût fait Copernic,
s'il avait suivi l'opinion probable? Où en serait l'optique,
si les savants avaient continué de suivre j sur l'autorité de
Newton^ le système de l'émission, et de repousser celui
de Descartes; s'ils s'étaient obstinés à admettre sept
couleurs primitives, tandis qu'il y en a seulement
trois?....
Que diriez-vous vous-même , . Monseigneur , si nous
autres révolutionnaires nous n'avions à substituer à votre
probabilisme que des probabilités? Que penseriez-vous
d'une Justice probable, d'une liberté probable, d'un pro-
grès probable?....
Bergier se fâche contre Pascal, qui aurait, suivant lui,
confondu malicieusement le bon probabilisme cl le mau-
vais probabilisme, pour en écraser les jésuites.
Je n'ai pas besoin de répéter que Pascal avait souverai-
nement raison ; qu'en fait de morale, comme de science,
— 320 —
le probabilisme est nul de sa nature ; qu*il ne peut servir
qu*à dévoiler Tineptie des théologiens et la défaillance
de la foi. Mais Pascal à son tour était inconséquent de ne
pas voir que, lorsqu'il transperçait ces malheureux ca-
suistes, il coulait bas toute l'Église.
Où donc est-il ce Christ qui disait aux pharisiens avec
un si parfait bon sens : Pas tant de discours, mes maîtres,
pas tant de serments ; pas tant de dlltinctions et de pro-
babilités ; pas tant d'auteurs graves et non graves ! Cela
est juste ou injuste : le savez-vous? prouvez votre savoir;
ne le savez-vous pas? tenez-vous cois, et descendez de vos
chaires.
Quand je serais imbu de tous les mystères de la trans-
cendance, quand j'aurais jusque-là suivi le développe-
ment de la révélation, je m'arrêterais court au probabi-
lisme. Le probabilisme me trouverait rebelle, parce que
dans un ordre d'idées qui ne relève que de l'absolu, le
probabilisme, le bon comme le mauvais, est le mélange
de l'opinion humaine avec la foi théologale, un adultère,
une contradiction.
Or, sans le probabilisme, que deviennent la foi de
l'Église et sa discipline, en butte l'une et l'autre aux
interpellations incessantes de la raison pratique et de
l'expérience?
Le probabilisme est nécessaire à la foi ; mais autant il
est nécessaire, autant il est subversif du sens moral et de
la raiton. N'est-ce pas pitié de voir l'Église, cette autorité
la première an monde pour le dogme et la morale,
distinguer sans cesse, et sur les choses les plus essen-
tielles, des opinions obligatoires^ des opinions probables^
et des opinions libres?
Dites-moi, Monseigneur, vous qui jadis servîtes le gou-
vernement monarchique avec le même dévouement que
vous servez aujourd'hui le pouvoir impérial, la monarchie
- 321 —
de juillet était-elle une opinion probable, et la république
une opinion libre? La Constitution de 1848 était-elle
obligatoire, ou si c'est celle de 1852? f^uis XYIII, qui»
après vingt-cinq ans de troubles, renoua la chaîne des
tempsy était-il usurpateur, et Napoléon III, qui, après
trente-sept ans d'interrègne, a prétendu renouer aussi la
chaîne, est-il légitime?... De tels faits méritaient certes
d'être prévus dans le système de Téteruglle Jérusalem.
N'avez-vous là-dessus rien qui nous guide? Allons, pas tant
de serments, s'il vous plaît; pas tant de circonlocutions
et de subtilités. Où est le droit? Si vous le savez, dites-le,
et soyez martyr, s'il le faut, de votre conviction. Si
vous ne le savdz pas, à genoux devant la Révolution, qui
elle du moins saura reconnaître les usurpateurs et mar-
quer les apostats.
Mais l'Église ne manque [pas d'excuse. Ce n'est pas
pour rien qu'elle a établi le probabilisme.
« La sagesse de rÉglise, dit un de ses récents apologistes,
M. Nicolas, Ta toujours retenue de se prononcer sur ce qui
D'est que pure spéculation. Elle ne donne que le nécessaire;
elle ne révèle que le fait ; elle livre le comment à nos disputes;
elle détruit l'inquiétude et non la curiosité; elle annonce la
solution et laisse subsister le problème. »
M. Nicolas a lu dans Job ce mot de l'Éternel prenant
la parole après le bavardage d'Élihu : Quis est iste
involvens sententias sermonthus imperiiis ? C'est le seul
sentiment qui me soit resté de la lecture de ses quatre
tomes.
Certes, nous savons que la tactique du mysticisme est
de convertir tout en problème, afin de se réserver le mo-
nopole de la direction ; nous connaissons aussi la diplo-
matie de la cour de Rome, et le soin qu'elle met à ména-
ger son influence avec tous les princes, usurpateurs et
légitimes.
— 322 —
Mais il s'agit de Tessence du pouvoir, des formes de la
souveraineté, en un mot de ce qui intéresse au plus haut
degré la Justice, Tordre social et l'Église elle-même. Eh
bien ! je ne vous pose que cette unique question pour vous
juger, vous et votre probabilisme : Vous avez béni les
arbres de la République, et donné, avant et après, Ten-
ccns à deux dynasties. Quel est, selon vous, le système
probable?.... •
CHAPITRE IV.
Corniption de la Raison publique par l'absolu.
XX
Le premier exemple que je citerai sera le mien : il me
servira à expliquer tous les autres.
Je cite d'abord mon biographe :
«Un des prêtres qui lui ont enseigpé le catéchisme dans
son enfance croit un instant pouvoir le conquérir aux idées
religieuses. Pendant huit mois cet ecclésiastique a des rela-
tions quotidiennes avec Pierre-Joseph. 11 lui prête les pères de
rÉglise... Mon fils, lui dit le prêtre, vous marchez à grands
pas sur le chemin de la malédiction. Prenez garde ! ennemi du
Christ, ennemi de la société, vous avez tout à perdre, et chacun
sera contre vous... )»
Ces détails sont de la légende» Fussent-ils vrais, je ne
les regretterais pas;.je m*en enorgueillirais plutôt.
J'ai connu, pendant ma carrière de typographe, quel-
ques ecclésiastiques aussi honorables qu'éclairés, avec
lesquels mes fonctions de correcteur me permettaient de
causer quelquefois philosophie et histoire. Je dois à l'un
d'eux la lecture de l'ouvrage de Lamennais, De l'Indiffé-
rence en madère de religion. Comme il arrive toujours à
r- 323 -
iiiic cause desespérée, cette a[)o1ogic fut le dernier coup
qui renversa TédiGce déjà si fortement ébranlé dans mon
esprit par les controverses de Bossuet, de Fénelon, do
Bergier, de de Maistre« de Donald, de Châteaubriant, etc.,
dont je faisais à cette époque ma lecture habituelle.
Du moment , en effet y que j*eus conçu le christia-
nisme, non-seulement comme une réaction à ridolàtrie,
niais comme la synthèse de tous le9 cultes, il ne me
fut pas difficile de comprendre qu'if y avait là un plié*
nomène de psychologie sociale du plqs grand intérêt,
ot qui se cachait aux théologiens sous le mot do révéla-
tion, aux philosophes sous celui de superstition. Qu'on
se raille, si l'on veut, de mes prétçnlions théolpgiques :
c'est une étude que je n'ai jamais quittée, et qui me parait
encore la plus belle de toutes et Ja plus féconde. C'est au
désir de pénétrer les tnythes religieux que je dois d'avoir
appris le peu que je sais; c'est à votre intention* Mon-
seigneur, que je ne cesse d'amasser des matériaux. Soyez
tranquille : si je vis, et que je conserve mes forces, vous
en aurez des nouvelles.
Mais jamais prêtre, ni directement ni indirectement,
n'a entrepris de me conversionner; du moins ne m'en
suis-je pas aperçu. Cette fantaisie de mauvais; goût ne
pouvait venir aux hommes judicieui( que je voyais. Tout
jeune que je fusse, mais déjà engagé vis-à-vis de moi-
même au service de l'émancipation universelle, j'aurais
pu leur dire : C'est moi qui possède le véritable Évangile^
Verba vitœ œternœ ega habeo. Le cours que semblaient
dès lors prendre mes idées a pu les affliger; je l'ignore et
je l'eusse regretté sincèrement : car l'opposition des prin-
cipes ne saurait m'ôter la sympathie pbur les personnes,
et surtout le respect. Où en serions-nous , pauvres hu-
mains, si les croyants ne valaient pas mieux que les
croyances? Mais je déclare, à l'honneur de qui de droit,
- 324 —
que, si j*ai été quelquefois encouragé, je n*ai jamais été
prêché : indépendance de mon esprit ne Teût pas enduré
longtemps.
Allons au fait. Ces exhortations pieuses, que l'on me
fait adresser, il y a quelque vingt-cinq ans, par un prêtre
anonyme, ne sont à d'autre fin que de mettre en relief ce
qu'on a appelé mon apostasie, et de parler du procès que
j'ai perdu en 1853 devant la cour de Besançon, et dans
lequel s'est fait sentir l'influence du clergé.
Ici, je dois suivre ma biographie pas à pas : il y a des
choses que je serais quelque peu embarrassé de dire.
XXI
•
J'avais publié en 1837| sans nom d'auteur, un Essai
de Grammaire générale, faisant suite hu\ Eléments pri"
mitifs de l'abbé Bergier.
« Cette œuvre^ assure M. de Mirecourt^ contenait, chose
bizarre, d'éloquentes manifestations religieuses, destinées sans
doute à rendre l'académie favorable à l'auteur, n
Non pas précisément religieuses, mais bibliques, et
empreintes de transcendantalisme, ce qui n'est pas tout
à fait la même chose. C'est ici que je dois rendre compte
de la déviation qu'avait produite en mon esprit la notion
de l'absolu.
Quiconque s'est occupé de philologie comparée sait
Que l'une des questions que se pose d'abord et involon-
tairement le philologue est celle de l'unité des idiomes.
C'est l'analogue de l'unité des cultes, posée par Dppuis,
Volney et autres philosophes, bien des années avant que
MM. de Lamennais, Gerbet et consorts songeassent à faire
de cette unité un argument en faveur de la révélation.
L'unité en toute chose est une loi de la nature et un
besoin de l'esprit. Mais il y a unité et unité. Il y a l'unité
de série qui résulte de l'uniformité des lois de la nature;
— 325 —
et il y a l'unité que j'appellerai de filiation, qui consiste
à expliquer les faits similaires par un générateur com-
mun, qui lui-même ne s'explique pas. La première de
ces unités, toute de raison, est conforme à l'ordre de la
nature; la seconde n'est qu'une conception de l'esprit ,
une réalisation de l'absolu.
C'est en ce dernier sens que la Bible entend l'unité du
langage, l'unité du genre humain, et toutes les unités de
Tunivers. Pour elle, ainsi que l'ont expliqué de Bonald et
autres, c'est le Verbe éternel lui-même, qui le premier
communique au premier homme la parole, dont les élé-
ments, plus ou moins altérés, se transmettent ensuite à
tous les peuples. Pour elle encore, c'est Dieu lui-même
qui de ses mains, prenant un peu de boue, façonne le pre-
mier couple, duquel naîtront ensuite toutes les races,
successivement distinguées par l'efTct du climat, le pro-
grès ou la dépravation de leurs mœurs.
C'est ainsi que MM. Geoffroy Saint- Hilaire et Blainville
me semblent avoir entendu , l'un l'unité de composi-
tion du règne animal , l'autre l'unité de temps de la
création tout entière. Pour le premier, les genres et es-
pèces seraient tous sortis, par une suite de transforma-
tions embryogéniques, d'un môle organique ou polype
primitif quelconque : c'est l'extension du mythe d'Adam
atout le règne animal. Pour le second, la créatiop.n'a
pas été successive, bien que cette succession fût comprise
dans une période circonscrite, comme semble l'indiquer
l'observation géologique; elle a été simultanée, ainsi que
la Bible le donne à entendre en rassemblant tous les
moments de la création dans une semaine, et faisant sor-
tir les êtres du néant au commandement de Jéhovah.
Ce qui donne de l'attrait à cette miraculeuse hypa-
Ihèse d'un couple primitif, d'une langue première ré-
vélée de Dieu, d'une création simtiltanée, etc., est la
H. JU
— 326 —
dégradation insensible que Ton observe dans leis langues,
les races, les genres et les espèces, aussi bien que dans les
cultes et les climats. Partout éclate Tunité; et si parfois
la chaîne semble rompue, on peut accuser robservation :
la nature ne fait pas de sauts.
Pour moi, appuyé sur le fait universel de Tinconverti-
bilité des espèces, et rejetant des hypothèses dont l'origine
conceptualiste est maintenant avérée, je pense , et c'est
ainsi que j'accorde Saint-Hilaire, Blainville et Cuvier, que
la force génératrice, agissant dans des conditions au*
jourd'hui inconnues, et pendant une période dont il est
impossible d'assigner la durée, a produit séparément, à
plusieurs reprises, et sur tous les points du globe, mais
d'après un plan suivi, subordonné d'ailleurs aux condi-
tions de sol et de climat, l'homme et tous les autres êtres.
J'ajoute qu'il en a été du langage comme des trois
règnes; et tout en reconnaissant la précocité de certaines
races et là supériorité de quelques autres, tout en ad-
mettant que la puissance d'expansion de ces races pré-
coces ou supérieures les ait portées de bonne heure à
essaimer de çà et de là chez de moins avancées, je re-
garde comme une fable la prétendue migration des peu-
ples des sommets de l'Himalaya aux plaines de Sennaar,
de celles-ci aux lies de la Grèce, etc. La ressemblance des
langues caucasiques n'a pas besoin, pour s'expliquer,
de luette descendance imaginaire; pas plus que les reli-
gions de la Polynésie n'ont besoin, pour rendre raison
de leur origine, d'une mission des bouddhistes ou des
mages* La philologie moderne (voir entre autres les
ouvrages de M. l'abbé Chavée) a reconnu la diversité
de formation des systèmes sémitique et indogermanique,
et cela nonobstant les analogies et les oppositions, qui sont
encore des analogies, que présentent ces deux grands
systèmes. Pourquoi ne pas (aire un i^% àe plus? pour-
— 327 —
quoi ne pas attribuer la ressemblance plus aCetisée du gk^ec,
du latin, du slave, du germain et du celte, d'abohl à la
constitution de Tesprit humain, puis à la conformité des
climats et à celle des tempéraments qui en résultent?
Pourquoi ne pas dire, enfin, chose si simple, que le langage
de Thomme, de même que sa figure, serait, nonobgkmt
la diversité d'origine, identique et invariable sur loute
la face du globe, si les conditions de sol, de race, de
température, d*alimentation , d'industrie, etc., étaient
constantes et identiques?...
Me pardonnera-t-on, à cette heure, de n*avoir pas été
toujours «fidèle à la méthode d'observation, et, quand
il fallait suivre le phénomène, d'avoir, par précipitation
de jeunesse et d'esprit, à l'exemple de tant de maîtres^
embrassé l'absolu? Eh! lecteurs, s'il faut que je le dise,
ce n'est pas une fois, mais cent fois, mais mille fois, que
j'ai dû changer d'hypothèse avant d'arriver à cette doc-
trine de la Révolution que je vous présente aujourd'hui»
Regardez autour de vous, regardez dans l'histoire, regar-
dez dans les livres, et dites, la main sur la conscience, si,
pour sortir de cette immense forêt tierge des préjugés hu-
mains, il n'a pas fallu bien des détours, bietl des retraites^
des changements de front; des volte-face, accompagnés
d'immenses fatigues, de blessures cuisantes, de sauts pé-
nlfeux et d'atroces découragements ?
XXH.
Mais que fais-je ? On ne me reproche pas de m'être
trompé, quelque humiliant qu'il soit pour un écrivain qui
cherche la vérité avec ardeur de se tromper ; ce dont on
me fait un crime est d'avoir rejeté ce qui me faisait trom-
per : car telle est la prétention des sectes que celui qui
s*y trouve une fois engagé leur appartient corps et âme,
à peine d'être consyiéré comme renégat ; c'est, en un
V
— 328 —
mot, d'avoir fait scission avec l'absolu !... Suivons mon
biographe.
<K Cette œuvre contenait d'éloquentes manifestations reli-
gieuses, destinées sans doute à rendre TAcadémie favorable à
l'auteur. »
Allusion à la pension Suard, qui me fut accordée en
1839, deux ans après la publication de mon Essai. Deux
ans ! Il faut avouer que c'était m'y prendre de loin.
(( Ce qui arriva par la suite est assez curieux. Proudbon,
continuant à Paris ses études de linguistique, remania son
premier travail et le présenta à TAcadémie des inscriptioDs et
belles-lettres, en l'intitulant Essai sur les catégories gram-
maticales. L'Académie mentionne trèshonorablement l'ou-
vrage ; »
Plus honorablement, je l'avoue, qu'il ne le méritait.
(( Mais sous prétexte qu'il n'en était pas satisfait lui-même,
Proudhon refusa de le livrer au public, et fit vendre chez un
épicier toute l'édition imprimée à Besançon. »
Sous prétexte est charmant. Avais-je besoin de prétexte
pour une décision qui ne dépendait que de moi seul ?
Quelle considération, quelle loi, quel devoir pouvait m'o-
bliger à faire confidence au public d'une œuvre que mes
juges, des hommes comme MM. Eugène Burnouf, Quatre-
mère, Reynaud et Jullien, avaient jugée indigne du prix?
Le mieux n'était-il pas de la refaire?
Quant à l'édition imprimée, ce ne fut que onze ans plus
tard que j'en fis le sacrifice. Cette date mérite d'être re-
tenue.
« Par malheur, en 1848, »
C'était en 1850, ne vous déplaise.
(( A l'époque du plus grand retentissement des doctrines
anti-chrétiennes de Pierre-Joseph, un libraire de sa ville natale
retrouve les feuilles dans l'arrière-boutique de l'épicier, les
— 320 —
rachète^ en fait des volumes,. et les vend avec le nom de
Proudhon^ qui avait cru convenable de garder l'anonyme. y>
Ajoutez donc que de 1837 à 1850 il s* était écoulé treize
ans, pendant lesquels le livre de Bergier, destiné surtout
aux ecclésiastiques, dpni il complétait la collection, était
resté invendu, malgré les offres et les annonces ; — treize
ans pendant lesquels le clergé, peu curieux de linguis-
tique comme de toute science, dédaigna les Éléments pri-
mitifs aussi bien que la Grammaire générale ; — treize ans
sans que le libraire en question, à qui mainte fois j*avais
ofïert mes ballots à vil prix, voulût s*en charger.
Cependant, dans ces treize années, j'avais publié mon
mémoire sur la Propriété, la Création de Vordre et les
Contradictions économiques^ sans m'inquiéter plus de
mon Essai de 1837 que le voyageur arrivé le soir à Té-
tafie ne s'inquiète du gite qu'il a quitté le matin. La lassi-
tude seule me détermina à ce sacrifice de plus de
3,000 francs, faiblement compensé à mes yeux par l'ex-
tinction d'une rapsodie.
Quel était donc cet intérêt que prenait tout à coup le
clergé franc-comtois et son libraire Turbergue à un mé-
chant travail de linguistique , où se trouvait reproduite
une thèse définitivement rejelée de la science? De quel
droit s'emparait-on de mon nom, de ma personne?
« Jugez de TefTet de cette publication !... )>
En vérité, monsieur mon historiographe, vous êtes bien
bon de vous imaginer que je rougisse, que j'aie jamais
rougi d'avoir été chrétien, d'avoir cru à la Bible, d'avoir,
avec le Père Thomassin, Court de Gébelin, Geoffroy-Saint-
Ililaire, Blainville, et tant d'autres savants célèbres, com-
mencé mes études d'anthropologie par Thypothèse d'une
langue première, d'un couple premier, d'une révélation
première, d'une faute première, en un mot par l'hypo-
— 330 —
thèse inévitable que fait toute raison sans expérience,
l'Absolu. Si j'avais eu d'autres maîtres, je n'aurais pas eu
la peine de changer, à trente ans, d'hypothèse ; je ne me
fusse pas trouvé placé par ma mauvaise éducation entre
l'apostasie et l'hypocrisie, forcé d'opter pour Vpne ou
pour l'autre; j ^aurais conservé la virgipité de ma raison,
et je ne serais pas à cettp heure dans la nécessité de ré-
pondre à ceux qui me reprochent de l'ayoir perdue, que
ce sont eux qui ont* commis le viol.
fi L'auteur du liyre se fâche^ et le Tribunal de commerce
condamne l'éditeur à la destruction des exemplaires. »
En effet, je ne pus m'empècher de voir dans cette édi-
tion subreptice une spéculation ignoble, de plus une
atteinte à la liberté d'auteur, et le Tribunal, dans un juge-
ment dont on n'a pas essayé de réfuter les motifs, pensa
de même.
« Mais le libraire s'adresse à la Cour d'appel : tout le clergé'
prend fait et cause pour lui. »
C'est bien cela : M. de Mirecourt est parfaitement ren-
seigné. Est-ce vous. Monseigneur, qui avez excité ce beau
zèle?... Pendant trois jours que durèrent les débats,
l'enceinte de la Cour fut remplie de prêtres, dont la pré-
sence plaidait pour Turbergue, comme s'il se fât agi du
frère Léotade ou du curé Mingrat.
« On explique les motifs de la conduite de l'écrivain. Ses
pages en faveur de la religion (de l'hypothèse biblique, encore
une fois) sont lues en plein tribunal. »
Je n'y étais pas , mais je Tai appris de témoins ocu-
laires, juste comme M. de Mirecourt le raconte.
Pourquoi cette lecture, d'abord? Qu'est-ce que cela
faisait à la question? Le débat, entre Turbergue et moi,
roulait-il sur la tour de Babel et la langue d'Adam? l^a
cour, en matière de linguistique, était-elle compétente?
— 331 —
N'avais-je pas le droit, moi simple laïque et amateur de
curiosités philologiques, de renoncer à une théorie que
Tâbbé Chavée, plus savant qu'orthodoxe, réprouve?
Pourquoi, ensuite , s*i1 plaisait à la cour de traduire à
sa barre mon grec et mon hébreu, n'a-t-elle pas fait lire
aussi le manuscrit envoyé à Tacadémie des inscriptions,
et dont j'avais fait parvenir copie à mon avocat? Ce
manuscrit, de 104 pages in-folio, portant la ikie de 1839,
n'avait pas été composé sans doute en prévision de l'appel
de 1853. Peut-être aurait-il donné le secret de mes va-
riations grammaticales, et refroidi l'enthousiasme de
l'auditoire.
a Et les juges^ écartant le point de droit pour statuer sur le
FAIT; donnent gain de cause au libraire. »
Tout cela est vrai, et les informations de mon historien
sont d'une exactitude à me faire croire qu'il était aussi
bien alors avec les cours d'appel qu'avec les archevêques.
Ne serait-ce point encore vous, Monseigneur, qui auriez
suggéré à la. cour de Besançon cette manière de rendre
son arrêt irréformable , en écartant le point de droite
et statuant seulement sur le fait? Obstiné, comme vous
savez que je suis , je voulais porter l'affaire en cassation.
Un ancien camarade, avocat auprès de la cour suprême,
m'en détourna précisément par la raison que rapporte
mon biographe. « La cour de Besançon, me dit-il, a
rédigé son arrêt de manière à rendre ton recours fort
chanceux,^ pour ne pas dire inadmissible. Elle a écarté
de ses considérants le point de droit sur lequel s'était ap-
puyé le tribunal de commerce, et qu'elle n'a pas même
contesté; et elle s'est bornée à apprécier* les faits, ce
qu'il lui appartenait de faire définitivement. »
«M. Proudhon resta chrétien par arrêt de la cour; et
vraiment la justice franc-comtoise ne' manque pas d'es-
prit. ))
— 332 —
Qui le nie? Je tiens nos hommes de loi pour les plus
retors qu'il y ait au monde. Et puis, dans cette cour qui
m*a condamné, n*y avait-il pas un Proudhon, le fils du
célèbre jurisconsulte?
XXIII'
Ainsi se serait accomplie sur moi la parole de l'homme
apostolique qui dès 1828 ou 1829, selon mon 'biographe,
se dévouait à ma conversion : Ennemi du Christ^ vous
avez tout à perdre ; chacun sera contre vous!
Et ce n'est pas assez que je succombe dans mes procès,
Ciùm judicatur^ exeat condemnatus. Suivant la chré*
tienne et canonique habitude, on recherche ma ^ie, on
remonte aux années de mon enfance, on inquisitionne
ma pensée. Aux préjugés de mon jeune âge, conçus sous
l'influence d'une éducation mystique, on oppose les
idées de mon âge mûr, produit de ma réflexion investi-^
gatrice; et parce que j'ai sauvé ma raison, on déclare
mon cœur corrompu. On nie la légitimité et la bonne foi
de cette libre recherche. Car la raison de celui qui a été
baptisé et confirmé chrétien n'a plus le droit de se mou-
voir : elle a reçu sa cargaison, elle porte les stigmates du
Christ; il faut qu'elle reste, quoiqu'il advienne. Plus je
suis remonté de bas, plus on me réputé criminel : que
je tente une explication, on me ferme la bouche, on
écarte le point de droit; et comme, le droit écarté, il ne
reste plus de critérium pour apprécier le fait, on me dé-
clare apostat.
Entendez-vous, chercheurs magnanimes, qui, à Texem-
ple de l'illustre et infortuné Jouifroy, après une lutte
désespérée avez quitté le drapeau de la révélation, long-
temps et fidèlement suivi, pour celui de la scrence? vous
n'êtes tous que des imposteurs et des scélérats. Cette libre
pensée, qui seule fait de vous des êtres raisonnables, aux
— 333 —
yeux de rÉglisc c'est parjure^ ce progrès, qui élève si
haut votre dignité, c'est trahison. Car, comme le premier
besoin de l'être pensant est le mouvement de l'esprit, de
même le premier besoin de l'Église est l'immobilité de
Tesprit. Astronome, vous affirmerez, malgré la géométrie,
malgré le témoignage de vos yeux, l'immobilité de la
terre; géologue, vous croirez au déluge; naturaliste, vous
saurez que toutes les races humaines sont sorties du même'
couple ; philologue, vous placerez à Babel le principe de
la diversité des langues; chronologiste, vous accorderez
vos dates avec celles de la Bible; économiste, vous vous
souviendrez, et n'oublierez jajnais, que le travail est
maudit, le bien-être une illusion, la misère indestruc-
tible, [l'inégalité des conditions et des fortunes néces-
saire ; qu'en conséquence la raison d'état passe avant la
Justice, et que la solution de vos problèmes est de l'autre
monde.
Car, si vous manquez à cette foi dans laquelle furent
élevés vos pères, que vous avez sucée avec le lait de vos
nourrices, l'Église vous déclare traîtres et vous retranche
de sa communion. Elle fera plus, elle recherchera l'en-
gagement que vous lui aurez, à dix ans, souscrit; elle
publiera les tâtonnements de votre pensée, et s'en fera
contre vous un trophée de scandale. Et comme elle aura
condamné vos idées, elle frappera vos intentions ; elle
flétrira, dans ce qu'elle a plus de intime, votre volonté.
Regardez-les, dira-t-elle, regardez-les, ces philosophes,
au fond de Tâme : vous y verrez toujours que la perte de
la foi a été précédée, accompagnée, suivie, de la perte
des mœurs ; de tous 'ces enfants perdus qui s'éloignent du
Christ, il n'en est pas un, non pas un d'honnête , î^on est
qui faciattonum^ non est usquead unum.
\U • iy
334
CHAPITRE V.
Ck)rraption ds la Raison publique par l'Absolu. — Suite.
XXIV
Ifieureux celui qui est parvenu à séquestrer de son
esprit la pensée de l'absolu ! Rien n'airête dans sa bouche
la confession du vrai. Il a brisé le joug de Thypocrisie, et
conquis de ce chef un privilège d*impecoabilité...
11 faut le dire cependant, à la justification de la con-
science humaine : l'opposition entre la raison scientifique
et la raison théologique ne fut pas d'abord aussi vivement
aperçue qu'elle Test aujourd'hui; et pendant longtemps
les plus fervents adeptes de la philosophie naturelle et
sociale purent se dire, en toute sincérité, les plus reli-
gieux des hommes.
Les Bénédictins, ces hommes de piété autant que de
savoir, qui firent tant pour l'interprétation des Écritures,
n'imaginèrent point que leur foi dut servir de flambeau à
leur érudition, ni que leur érudition dût sanctionner leur
foi. Et cependant, de combien de doutes n'ont-ils pas été
assaillis! Quelle difficulté leur a échappé? QùellQ contra-
4ictioQ n'ont-ils pas vue ou prévue? Et que pourraient
aujourd'hui leur apprendre de vraimept grave les mo-
dernes conciliateurs?
La religion, se disaient ces âmes candides, est le fait
capital de la société, le grand intérêt de l'homme ; mais
elle^ est d'une autre sphère que la science, elle se connaît,
s'éprouve, par une autre faculté. Elle se propose, il est
vrai, par la parole, mais elle pénètre par la grâce; elle se
démontre, non par des arguments humains, des étalages
scientifiques , mais par la nécessité de sa mission, par
- 335 —
Tappétence invincible que l'humanité a pour elle, et par
sa permanence dans Thistoire.
Qu'après cela, les monuments qui nous ont conservé
ce dépôt sacré soient hérissés de diflicultés inextricables,
c'est un fait dont notre infirmité raisonneuse peut s'affli-
ger, mais qui ne touche point à l'essence de notre foi.
L'Évangile n'est point un livre de physique, de chrono-
logie, de politique, ou d'économie : c'est un livre de reli-
gion. Autre chose est la science, que l'homme acquiert
chaque jour par sa communion avec la nature *, autre
chose la foi, qui lui vient du Verbe de Dieu. La niez-
vous, cette foi? niez- vous Dieu? À la bonne heure, dites-le
hautement, et tâchez de vous faire suivre. Sinon, croyez
en toute simplicité de cœur ce que vous enseigne la grande
voix de la religion, c'est-à-dire le consentement universel
et l'Église son organe. Surtout gardez*vous de ces conci-
liations qui pourraient bien n'être de votre part que des
mensonges : Dieu ne vous demande pas de défendre sa
cause par des sophismes et des jongleries.
Oh! s'il ne m'en eût coûté d'autre sacrifice! si j'avais
pu, comme le voulaient ces pieux et savants cénobites,
faire abstraction de mon entendement, séparer complète-
ment, bien loin de les unir, ma religion et ma raison,
jamais ma croyance n'eût été ébranlée ; au lieu que la
Justice a fait de moi un antichrist, je serais demeuré le
plus humble et le plus obscur des chrétiens.
Mais, hélas ! ce n'est pas ainsi que les choses se passent,
et cette religion naïve, idéale, de bon aloi, la seule qu'un
honnête homme voulût suivre, est une chimère.
XXV
La c<mdition de la foi est.la parolq : Fides ex auditu,
11 s'ensuit que le missionnaire qui me communique la
foi est obligé, pour se faire entendre , de parler ma lan-
— 336 -
•
gue» de se mettre à Tunisson de mon intelligence, de
s*appuyer sur mes idées, qui sont, aussi bien que les
mots, les instruments de mon appréhension : Ratiom-
bile sit obsequium vestrum.
Tout cela est de principe en théologie.
Dieu a parlé à Abraham : en quelle langue? En hébreu.
Vous me traduirez cette révélation en grec si je suis
Grec, en français si je suis Français , afin que je puisse
juger de ce discours du ciel.
Qu'est-ce que Dieu a prescrit au patriarche? La cir-
concision. Vous expliquerez à ma raison occidentale Tim-
portance que Dieu attachait à une cérémonie incommode, ,
d'une utilité médiocre pour le corps, et pour la morale
d'une parfaite indifférence.
Je n'élève pas d'objection sur le fait de la communica-
tion divine; je ne vais pas jusqu'à soutenir, avec David
Hume, que la révélation et le miracle sont de soi choses
impossibles, même à Dieu : ce serait raisonner de l'absolu,
ce dont je fais profession de m'abstenir. Tout ce que
j'exige de l'Église qui m'enseigne, c'est l'intelligibililé du
discours, l'authenticité des monuments, la bonne foi de
l'interprétation.
L'exposé des preuves de la religion chrétienne, la plus
grande manifestation de l'absolu qui aurait eu lieu parmi
les hommes en dehors de la phénoménalité ordinaire,
cet exposé peut-il être intelligible, surtout sincère?
Telle est la question que je me pose à cette heure,
indépendamment des fins de non-recevoir développées
dans mes précédentes études. Elle n'est à d'autre inten*
tion que d'assurer, contre les prestiges du mysticisme et
les outrages de l'imposture, l'intégrité de mon jugement.
Eh bien ! non : dès qu'il s'agit d'attester Tabsolu, il
n'est pas vrai que la preuve puisse être faite d'une ma-
nière intelligible et sincère; avec l'absolu il n'y a plus ni
— 337 —
bon sens ni bonne foi, et ce que je dis ici de Texégèse
chrétienne, je le dis de toute religion, de la religion pré-
tendue naturelle comme des autres.
Prenons un exemple.
IjC saint roi Ézéchias tombe malade. Le prophète Isaïe,
après lui avoir déclaré qpjil mourrait, vient ensuite lui
annoncer de la part de Dieu que la guérison lui-'i^
octroyée ; et pour preuve, ajoute le voyant, je vais faire
avancer ou reculer, à ton choix, Tombre au cadis^â
solaire.
On sait la réponse du bon Ézéchias. Il n*est pas diffi-
cile de faire avancer Tombre, dit-il, fais-la reculer!...
Hais le néophyte qui sait son astronomie, s^ théorie
de la lumière, demande ce que cela veut dire. On essaie
toutes les explications , physiques , cosniographiques ,
philologiques; bref, la foi est forcée de convenir que
l'explication , au point de vue de la raison scientiSque,
est impossible; que cela signifie en gros que Dieu fit
pour Ézéchias une chose qui lui parut être un miracle ;
que pour le surplus le récit est allégorique, et le fait qu'il
rap[)orte un mystère; qu'on ne saurait, sans s'exposer à
rendre le texte sacré solidaire «Ifune interprétation ridi-
cule, en dire davantage.
Or, il en est ainsi, au point de départ, de toutes les
révélations et de tous les miracles : ce sont toujours des
mystères racontés dans un langage mystérieux, ce qui
est l'inintelligible élevé à la seconde puissance.
Pour sortir de celte impasse, au fond de laquelle la foi
courait risque de rester prisonnière, il a bien fallu chercher
des hypothèses, entasser tes sophismes, alambiquer, fal*
sifier les textes, tordre les noms* et les verbes. C'est ici
quç commence le rôle des conciliateurs, ce que Michelet
a appelé la vaccine de la vérité ^ et que nous passons de
Tinintelligibilité au mensonge.
— 338 —
Pour établir la génération éternelle du Christ on dte
ce passage des psathnes : u. Le Principe sera avec toi au
c jour de ta force dans les splendeurs des saints; je l'ai
« engendré de mon sein avant l'aurore. » Tecum prinà-
pivm in die virtutis tuœ in spUndoribus tanetorum; ex
vlero anle lucifervm gmui (a. Explique cela qui pourra.
Je vais à l'original , et je traduis couramment : n Les
« peuples d'un mouvement unanime te suivront au jour
tt^ combat sur les monts sacrés; dès le matin tu verras
■ accourir la fleur de ta jeunesse. » C'est un poêle qui
promet à David, dont la royauté est encore incertaine,
l'adhésion prochaine des douze tribus.
Que voulez-vous que je pense d'une exégèse aussi inli-
déle?... ôr, tout ce qui ne tombe pas dans l'inintelligible,
en fait de révélation, tombe dans la supercherie : je me
ferais fort de le démontrer par tous les versets de U
Bible.
C'est pourtant de cette source qu'a coulé à toutes les
é[)oques la dépravation des intelligences : elle a com-
mencé par les prêtres; des prêtres elle a passé aux phito-
' sophcs; de ceux-ci aux hommes d'État, gens de lois,
gens de lettres, artistes ; elle a fini par envahir tout le
corps social. C'est ello qui en ce moment nous consume,
Qlqui relient haletante la Révolution. On peut la définir:
Pratique universelle, raisonnée, encouragée, sancliBée,
du mensonge, en considération de l'Absolu.
WVI
>Lilorsions des prétendus con-
\e\v mythologie aux exigen-
cxible, et dont chaque jour
Que d'cscobarderies, de tours
par exemple, que (jipernik se répand dons l'Europe,
I
— 339 —
el le clergé s'épouvante. Essaiera-l-il de le proscrire, et l'audra-
t-il en Tenir à brûler les malhémaliques ? Les jésuites font
mieui. A Cologne, leur KoBler enseignera Copernik d'une ma-
nière également instructive et agréable... Un Qopernik agréable
ajournera Galilée. » (Michelet, la Ligue, p. lu.)
Dieu, dit la Bible, a créé le monde en six jours. Lais-
sons de côté la question de création-: ce serait raisontier
du néant et de l'absolu, deux conceptions inaccessibles
à l'espérience. Mais que faut-il entendre par le mot
iovrt? Est-ce une révolution de vingt-qualre heures, ou
une période indéterminée? Le jour de Jéhovab, comme
celui de firahma, est-il long d'un siècle, de mille ans,
cent mille ans, un million d'années? Combien, en un
mot, faut-il mettre? Depuis les derniers travaux des géo-
l(^es, les exégètes ont incliné vers cette interprétation,
à laquelle les anciens n'avaient pas pensé du tout. Mais
voici que d'autres savants, M. de Itlainville à la tél£,
soutiennent la créalion-simuUanéo : allons-nous revenir
3iti six jours de la tradition vulgaire, bien plus conve-
nables à la promptitude et à la liberté du créateur? —
Pourquoi non? répondent les conciliateurs. Abondance
d'arguments ne nuit pas : nous étions empêchés par une
théorie, |ious voilà justifiés par une autre ; nous sommes
prêts pour toute éventualité. Quoi que dise la science,
notre texte pourra s'y accorder, Quidquid dixeris, argu-
aealabor,
_e a-t-il L'ié ujiivi'isel '! Le^-aociens interprètes
Faisaient, aucun doute, ol- le récit biblique ne peut
•t^ s'eutendrc autrement. Mais la science y trouve
ifflçulté; et nar uu bonheur inouï/ le saint Siège,
lœli' , a ■évité de faire de l'uni-
de foi. — Nous avons une
i^s faiseurt» d'harmonies :
— 340 —
Le genre humain est-il vieux de 5860 ans, comme le
veut la chronologie d*Ussérius, généralement suivie; ou
bien de 8000 au moins, comme l'exigent les listes de
Manéthon, qui infirment sur ce point toutes les données
de la Bible ? — Ici encore, répondent les accordeurs de
l'absolu, nous sommes préparés pour toutes les éventuali-
tés. Par un bonheur providentiel, nos textes ne s'accor-
dent pas! L'hébreu donne 6179 ans,. les Septante 7415;
restent, pour aller à 8000, 585 ans, ce qui n^est pas une
affaire, A quelque conclusion que doive arriver rarchéo-
logie, la modernité du monde en ressortira : c'est tout ce
que nous demandons pour la Bible. Quidquid dixeriSy
argumentabor.
Que faut-il penser de la longue vie des patriarches? Le
texte est précis, et les docteurs ne manquent pas qui, par
toutes sortes de convenances, affirment la chose. Fourier
semblait y croire : on sait que le réformateur fixait la durée
moyenne de la vie de l'homme au phalanstère à 106 ans.
Condorcet y croyait aussi : il attendait du progrès des
connaissances un allongement indéfini de la vie humaine.
Cependant une étude plus approfondie des conditions
vitales et des harmonies de la nature y est contraire. Que
penser, à travers toutes ces incertitudes? — L'Église, nous
répond-on, ne saurait éprouver d'embarras. Si la possi-
bilité d'une vie de neuf et dix siècles devient jamais un
fait démontré, on suivra le sens littéral; dans le cas con-
traire, il y aura la ressource de dire que les patriarches
anté-diluviens et post-dijuviens figurent des sociétés con-
stituées, ce qui ne présente plus rien d'irrationnel. Quid*
quid dixeriSj argumentabor.
Toutes les races humaines sont-elles sorties d'un couple
unique? — Nous espérons, disent les conciliants inter-
prètes, que la négative ne pourra jamais ôtre expérimen-
talement prouvée; mais quand elle le serait, le dogme de
— 341 -~
la déchéance et l'économie de la religion n'auraient pas
plus à en souffrir que le texte' même. L'unité du genre
humain résulte de l'identité de sa constitution, beaucoup
plus que de Tunité de son arbre généalogique; de cette
identité constitutive serait résultée alors la communauté
de prévarication, et nous saurions à quoi nous en tenir sur
certains passages desquels on pourrait induire qu'il y avait
sur la terre, au temps même d^Adam, des hommes qui n'é-
taient pas de sa race. Quidquid dixeris^ argumentabor.
Et sur Tunité de langage, que devons-nous penser? —
Certainement il est à désirer, pour la Bible et pour la
tradition ecclésiastique, que tous les idiomes de la terre
soient dérivés de celui d'Adam, comme nous voudrions
que tous les humains fussent sortis de sa cuisse : nous
aurions ainsi un témoignage vivant que l'homme ne parle
qu'en vertu d'une communication reçue premièrement •
du Verbe, et transmise de génération en génération parmi
les races. Cependant on pourrait se contenter à moins,
l'unité de langage tenant également à l'identité^de con-
stitution plutôt qu'à l'unité d'origine; et nous savons du
reste, par l'Évangile, que le Verbe illumine tout homme
venant au monde. Quidquid dixeris, argumentabor.
Tout cela se dit, et s'imprime, et se produit avec assu-
rance : c'est la besogne des Schlegel, des d'Ëkstein, des
Wiseman, des Receveur,, d'une multitude de brouillons,
occupés de siècle en siècle à recommencer sans cesse
leur exégèse, aux applaudissements du saint Siège dont
ils soutiennent ainsi l'infaillibilité, et àia grande édifi-
cation des dévots, charmés que la révélation ait toujours
raison de la science, quoi que celle-ci dise : Quidquid
dixeris, argumentabor,
XXVii
Si les Écritures sont susceptibles de tant d'interpréta-
— 342 —
tions, la doctrine à son tour ne peut pas manquer de rece-
voir, à Toccasion, de notables adoucissements. On n'est
plus hérétique, il est Vrai, et tout le monde est prêt, sur
la moindre invitation du saint Père, à faire abstraction
de son sens privé et à renouveler Texemple de Fénelou ;
mais le diable n'y perd rien : ce que l'on n'oserait affir-
mer publiquement, dogmatiquement, on ne se fait faute
de le proposer de vive voix, sous la cheminée, comme
opinion probable.
Ainsi, dans notre jeune clergé, il n'est pas rare de ren-
contrer des ecclésiastiques, d'ailleurs fort'honorables, qui
mettent une sourdine sur certains dogmes ou qui les in-
terprètent d'une façon plus douce, malgré les définitions
les plus formelles. Le petit nombre des élus , la répro-
bation des enfanis morts sans baptême, n^ont presque
plus rien qui effraie. Que dites-vous de cette tolérance,
Monseigneur? Vous semble-t-elle vraiment orthodoxe? Si
nous recevons dans un paradis quelconque les innocents
non baptisés, qui empêche d'y admettre aussi , en vertu
de certain passage de l'Apôtre, Socrate, Confùcius, tous
les sages de la gentilité? Mais prenez garde : si vous
admettez Socrate, qui en mourant sacrifie à Esculape, je
ne vois pas pourquoi vous repousseriez les saints de la
philosophie et de l'hérésie , ceux-là mêmes que vous avez
brûlés, Jordano Bruno, Jean Hus, Spinoza, Kant, et jus-
qu'au docteur Strauss. Le plus court, crôyez-moi, est
d'amnistier tout le monde et sans condition : c'est d'aussi
bonne politique dans l'Église que dans {d République.
Pour quelques-uns le diable n'est plus qu'une abstrac-
tion, un mythe, la personnification du péché. De là
à conclure, avec les antithéist^, que Dieu n'est aussi
qu'une abstraction, un mythe, la personni^c^tion de la
Justice et de l'ordre, il n'y a qu'un pas. Soyez logiques,
et votre christianisme n'est plus que la symbolique de
— 343 —
l'antichristianisme , c'est la Révolution. — Pour d'au-
tres, l'enfer n*est aussi qu'un mythe, la localisation du
remords : qui empêche d*en dire autant du Paradis?
H. l'abbé Guitton, auteur d*un Essai sur le péché ori-
ginel, accuse le parti janséniste d^avoir exagéré la doc-
trine chrétienne et fourni des armes à Tincrédulité. Sui-
vant lui, Tancienne théologie, depuis saint Thomas et
Dans Scot jusqu'à Suarez et Yasquez, était beaucoup
moins rigoriste : elle enseignait, d'après saint Paul, que
là où le péché avait abo'ndé la grâce avait surabondé^
si bien qu'à tout prendre la condition de Tbomme après
la rédemption est meilleure qu'avant la chute.
L'Église me ferait plaisir si elle pouvait une fois asseoir
son dogme d'une façon claire et irrévocable. Laissons de
côté le docteur angélique et Vasquez, Bellarmin et le
grand Arnaud. L'homme est-il capable, oui ou non,
depuis la chute, de produire de la justice par lui-même,
c'est-à-dife, pour parler votre langue, en vertu de cette
seule grâce naturelle qui nous est donnée dans l'exis-
tence, qui est identique à l'existence? Car, pour peu qu'il
en puisse produire, il n'est pas déchu; et ce qui est plus
grave, et que je démontrerai, il peut se passer de toute
autre grâce, il n'a que faire de religion. Or, c'est sur quoi
TÉglise ne se prononcera jamais : ni elle ne rejettera l'af-
firmative, parce que ce serait nier l'efûcacité de la grâce
naturelle; ni elle ne l'adoptera, parce que ce serait livrer
tout son système. Elle est condamnée à flotter, la tête
basse, entre les Confins du pélagianisme et du jansé-
nisme, entre la suffisance de la liberté et sa complète
dépravation.
M. Tabbé Mitraud, qui ne sera pas mitre, dans son
ouvrage sur Je& Sociétés humaines ^ prétend aussi que le
christianisme n'est pas mieux compris qu'appliqué; quUl
n'est nullement contraire à la liberté; à l'égalité et au
— 344 —
progrès. Vraiment, je serais charmé d'entendre cette pro-
position de la bouche du saint Père, en termes qui he
pussent laisser de doute à un élève de la Révolution. Mais
M. Fabbé Mitraud serait fort en peine de définir la liberté
et régalité; quant au progrès, il m*a tout L'air de Ven-
tendre à la façon du R. P. Félix, pour qui toute la doc-
trine du progrès se réduit à cette question du catéchisme:
Pourquoi Dieu nous a-Uil créés et mis au mondée — Pmr
l'aimer, le servir, et par ce moyen acquérir la vie éter-
nelle. Sinon, ajoute le révérend Père, point de progrès;
la décadence!...
XXVIIl
Tout le monde a lu les Provinciales ^ chacun sait com-
ment les jésuites, avec plus de bonne volonté chrétienne ,
selon moi, que de perversité de cœur, entreprirent de
concilier la discipline canonique avec les tendances
d'une époque qui s'éveillait au libre examen, et, dans
une dissolution de mœurs effroyable, de donner des
règles de conduite compatibles tout à la fois avec le prin-
cipe chrétien et avec les exigences du siècle. La con-
science du dix-septième et du dix-huitième siècle a
condamné les maximes des jésuites, et mon intention
n'est pas d'en prendre la défense ; mais, casuistique à
part, j'ose dire que les pouvoirs qui les ont proscrits, rois
et pontifes, ont été injustes. •
L'Église n'ayant pas de morale, ni pour les personnes,
ni pour les biens, ni pour les rapports politiques, ni
pour le travail, ni pour l'éducation, ni pour les idées,
je l'ai prouvé-, ne pouvant pas, en vertu de son dogme,
en avoir une, je l'ai encore prouvé; et la civilisation
marchant toujours, quoiqu'avec lenteur, dans le sens de
la Justice : la direction des consciences allait échapper à
l'Église, incapable de maintenir son vieux système d'iné-
— 345 —
galité et de hiérarchie, incapable de lui en substituer un
autre, incapable à plus forte raison de saisir le sens du
mouvement. Toutes les relations, dans les nSôindres cir-
constances de la vie, étaient comme aujourd'hui faussées;
ce i[u'on avait pris jusque-là pour juste se trouvait dans
la pratique être injuste, ou du moins servir de prétexte et
déraison à l'iniquité.
Que firent les jésuites ?
Partant de ces principes, enseignés par l'Église, que
Dieu, l'absolu par excellence, est l'unique sujet et auteuir
de la loi morale; que la Justice n'est autre chose que la
déclaration de sa volonté; que les actions sont indiffé-
rentes deleur nature, et nedeviennentsaintes ou coupables
que par leur conformité ou opposition au dessein de la
Providence, et conséquemment par Vinteniion qui. les
accomplit, les jésuites en vinrent à prendre cette inten-
tion pour critère du bien et du mal, et à soutenir que
toute action peut être sanctifiée ou corrompue, selon
qu'elle a pour but de procurer la gloire de Dieu et le
triomphe de l'Église, ou qu[elle tend à détruire la reli-
gion.
Tel est le principe général des jésuites ; c'est celui de
toutes les sectes qui, se constituant sur un principe et
pour un but autre que le droit, formant une société dalis
la société, un état dans PÉtat, font de leur succès la loi
suprême; c'est celui des hommes politiques pour qui ]S'
lustice n'est autre que la volonté du souverain, Phonneur
du prince et de la nation ; c'est celui des nouveaux ca-
suistes qui, à l'exemple de l'Église, faisant de la Justice
une notion surhumaine, refusant à l'homme toute espède
de droit et ne lui reconnaissant que des devoirs, sont
forcés, comme les jésuites, de ramener toute la morale
soit à la raison théologique, soit à la raison d'État, de
substituer Yintention à la définition, de négliger la petite
— 346 —
morale poiir la grande morale, et de conclure toujours,
au nom de la religion contre la Justice, au nom de Tordre
contre la liberté.
C'est par là que les jésuiteâ, plus logiciens que leurs
adversaires, tant de Port-Royal que de la Réforme,' en
vinrent à innocenter le vol , la paillardise, Tassassinat,
le parjure
« De même que dans leurs missions ils employaient tous
les costumes^ ils paraissent aussi en justice avec toutes sortes
de doctrines et d'affirmations diverses. Les tribunaux ne savent
comment prendre ois esprits fuyants dans leurs démentis éter-
nels. Généralement, ils nient d'abord ; puis, convaincus (ou tor-
turés]^ ils avouent, et à l'échafaud ils nient. Forts du principe
d'Ignace^ Obéissez jusqu'au péché mortel inclusivement y ils
mentent hardiment dans la mort, sûrs d'être justifiés par le
devoir d'obéissance. Sur toute chose^ oui et non. » (Michelet,
la Ligue,)
La morale des jésuites est le plus beau fleuron de la
couronne du Christ , c^est le dernier mot de la religion.
Les jésuites nous ont fait ce que nous sommes : ils nous
ont appris à mettre en toute chose Tintention'à la place
de la règle, à considérer la fin, non le moyen, à sacriOer
l'œuvre à la foi, la vérité à l'absolu. Notre hypocrisie a
si.J)ién proité qu'aujourd'hui nous refusons de les recon-
naître pour nos initiateurs et nos pères. Le régent Phi-
Uppe d'CMéans croyait se déguiser en se faisant donner
des coups de pied dans le derrière par son précepteur
Dubois : nous nous déguisons en jetant la pierre aux
jésuites. Que leur importe, s'ils règneot.^ Que fait à Mé-
phistophélès de servir Faust, s'il possède son âme?
On n'a pas oublié les démêlés des jésuites avec les
dominicains à propos des cérémonies chinoises. Les domi-
nicains accusaient les jésuites de complaisance idolâ-
trique : il paraît que l'accusation était fondée. A cette
— 347 -^
époque la conscience des papes, violemment secouée par
la Réforme, qui criait de son côté à Tidolâtrie, n'avait pas
eu le temps de s*agderrir par la direction d'intention :
le respect de la sévérité orthodoxe coûta à TËglise ses
plus précieuses colonies. Périssent les colonies plutôt
que les principes ! Cela fut dit à Rome, par les rigo- '
ristes de Saint-Dominique, longtemps avant qu'un écer-
velé de la Convention le répétât. Je doute qu'aujour-
d'hui le saint Siège, pour ^uel^Cff révérences exécutées ^
devant des porcelaines ,' rendît un pareil décret. Or» les
jésuites nous traitent comme Chinois : qx)us sommes
bien malades*
En résultat, les jésuites ont compris mieux que personne .
le système chrétien. Ils eurent raison contre Pascal, contre
les jansénistes^ les dominicains, les protestants, les galli-
cans, les partisans de la séparation des pouvoirs; .As
avaient raison contre le pape Clément XIV , GanganèlB.
La réprobation universelle dont ils n'ont q^ sèé depuis trois
siècles d'être l'objet ne prouve qu'une chose, c'est que le
inonde estMevenujésuite, touten cessant d'être chrétien.
Forcés de céder à la nécessité des temps et au courant
de l'esprit humain, ils ont louvoyé de leur mieux à/. la
faveur du probabilisme, cette quintessence de toute idée
religieuse.
Les plus savants d'entre eux ou les plus hardis ont par-
faitement aperçu, je ifkn fais aucun doute, la failBseté du
système théologique, comme ils ont vu l'ipconséquence
de leurs adversaires. Mais corafeie ils n'arrivèrent point
jusqu'à la connaissance ratidnnelle de la Justice, comm»
ils ne découvraient point de solution au problème social,
ils embrassèrent héroïquement, sous le m^teau de la
religion, la théorie de la nécessité, c'est-à-dir^ de l'ex-
ploitation des masses, pour la gloire et la réjouissance de
quelques-uns.
-^ 348 —
XXIX
Les sectes dissidentes, auxquelles'il faut joindre désor-
mais les rares représentants de 1*église gallicane, s'agitent
en ce moment pour recueillir la^)]c<^ion du catholi-
cisme, dont elles voient approcher la^issolution. Mais
comme déjà le besoin d'unité se fait sentir, elles s'ef-
forcent de dissimuler leur incohérence sous le vague des
.prospectus, sauf à recommencer plus tard la^guerre sur
le dogme.
Ainsi il existe une Alliance chrétienne universelle,
dans j lé cénacle de laquelle je vois figurer, à côté dés
'pasteurs Coquerel père, Coquerel fils, Montandon et
Pasclioud, MM. Odier, régent de la Banque de France,
Moijnïn-Japy, membre du Corps législatif, A. Duméril,
p(%fesseur agrégé à la Faculté de médecine, de Quatre-
Fàgës, membre de l'Institut, L. Figuier, docteur ès-
sciences, des s^ateurs, des députés, des professeurs,
etc., etc.
Les principes de l'alliance sont :
a Amour de Dieu, créateur et ^êrefie tous les hommes ;
fn" Amour de tous les hommes, créatures immortelles et enfanis
de Dieu;
« Amour de Jésus-Christ, fils de Dieu et sauveur des hommes, >
La dev^e est prise de PÉpitre auac Corinthiens :
tu Trois choses demeurent : la Foi» TBlpérance et la Charité;
maiS'Ia plus excellente est te charité. »
L'œuvre de l'alliance est triple, ainsi qu'il résulte de la
composition de ses trois comités :
Comité de bienfaisance;
Comité des écoles et du patronage; ^
Comité pour V exposition et la propagation des principes dé
V Alliance,
— 349 —
Dans tout cela, pas un moi de Justice, pas plus que dans
le catéphisme des orthodoxes.
A qui donc ce monde prétendu féformé, prétendy
savant, prétendu ami des hommes, pense- t-il. faire illu-
sion au ^-neuvième siècle?
La proIession.de foi de V Alliance implique tout ce qu'il
y a d'essentiel dans la doctrii^ catholique : — d'abord,
quant au dogme, l'existence de ui^, personnel et distinct
de l'univers ; l'intervention de ce Dieu dans.lës affaires de
l'humanité; la Providence, la révélation, les propfléties,
les miracles, la Bible, le péché originel, la Trinité, l'in*
carnation, la rédemption, la résurrection, la grâce, les
sacrements; — quant à la discipline, Tinégalité des con- •
ditions, la subordination du travailleur, la charité ei^
guise de droits, l'institution divine des gouvernements,
une éducation du peuple selon les maximes prédestina-
tiennes, et tôt ou tard, malgré les semblants de tolérance,
la condamnation de la pensée libre et la proscription de
la presse. ^
Nous sommes édifiés sur ce dogmatisme et cette dis*
cipline; mais je pui$ bien demander à MM. les pas- ;
teurs Coqueref père et fils , Montandon et Martin Pas-
choud, plagiaires du catholicisme, ses contrefacteurs, de
quel droit ils se sont séparés de Rome, et ce qu'ils ont
à nous offrir de mieux que Rome. Je puisbien demander
à H. Odier, qui en- sa qualité de régent de la Banque doit
savoir ce que c'est (fi'une balance ; à M. de Quatre-Fages,
à qui ses longs travaux de zoologiste ont dû montre^
dans l'organisation des animaux, le principe de là division
du travail et de la série équilibrée; à M. Lojiis Figuier,
qui n*a pas obtenu son diplôme de docteur es sciences sans
comprendre la portée de cet axiome : Bien ne peut être
balancé par rien; je puis bien, dis-je, demander à ces
honorables-philanthropes si l'amour de Dieu et de Jésus-
II. 20
— 350 —
Christ leur parait une condition bien assurée d'équilibre
économique et de stabilité sociale; s'il ne leur semble pas
(ye la charité a depuis assez longtemps serti de pré-
texte à Texclusion de" la Justice^ et que le moment est
venu de Ibnder le droit public sur aes bases iJB||s fantas*
tiques, et l'éducation du prolétaire sur d'autre&^aximes?
Que des prédicants iqlriguent dans les deux hémi-
sphères pour la gloire ^e leur secte et la conseirvation de
leur prébende» ils ne font après tout que leur métier de
prédidfcnts ; mais des hooimes tels que MM. Odier ^ de
Quatre-Fages etL. Figuier, devraient savoir, quand la
bancocratie menace les mœurs et les libertés^ quand
^l'agiotage, l'escroquerie, l'infidélité, la concussion, la
Jaanqueroute, sont à l'ordre du jour^ quand toutes les
^uissance;^ du mysticisme conspirent rabêtissbment des
"peuples^ que le moment est mal choisi pour prêcher
les vertus théologales et distribuer leur Catholicon*
Un autre prospectus, sans signature ni date, mais qui
^mane de la nouvelle église gallicane, a pour titre :
Restauration de l'Église catholique primitive, atec
\i -iette épigraphe tirée de V Observateur catholique :
« Le gallicanisme signifie aujourd'hui le caffiolicisnie débar-
rassé de toutes les inventions ultramontaines, de toutes lés
superstitions. »
Qu'eiitend-oh par inventions et superstitions ultra-
Wêontainesf
Est-ce la révélation des livres juifsf non ; — la Trinité,
le- paradis terrestre, le fruit défendu, le déluge, la tour de
* Babel ? non ; — la divinité du Christ, la virginité de Marie,
la rédemption, la transsubstantiation If non, non. — Est-ce
la résurrection des cadavres? A Dieu ne plaise. < Ce dogme,
< dit le prospectus, doit être aujourd'hui, comme au
« temps de la primitive Église, mis sur le premier plan
« dans les instructions que les laïques donneront à d'au-
— 351 —
< très laïques. » Que veulenMls donc? 11 s*agit de quel*
ques bagatelles comme les indulgences, la primauté du
saint Siège, surtout la défense de mettre la ibible mijj^
les mains du peuple, défense que la papauté juge à
propos de maintenir, et contre laquelle protestent les
gallicans.
Se peut-il rien de plus idiot? Pareilles disputes se pou-
vaient comprendre il y a dix-huit siècles, au temps de
V Église primitive^ alors que le christianisme n*avait pas
vécu, et que son idée ne s'était ni développée d^ns les
faits, ni philosophée dans les écoles. Aujourd'hui... Mais
qu'enseignez-vous donc à vos séminaristes. Monseigneur,
qu'une fois devenus vicaires ils oublient si vite leur
CredOy et que le monde fourmille de prêtres réfractaires^
appelant comme d'abus du commandement de leur évêque,
publiant dans les journaux leurs adieux à Rome, et se
rattachant, assurent-ils, à TÉglise primitive, donnais em-
brassent avec ardeur la foi communiste, l'espérance résur-
rectionniste, la charité agapétique, et jusqu'aux diaco-
nisses?...
Les nouveaux galli|[^ns paraissent jaloux des triomphes
du protestantisme et ne s'en promettent pas de moindres
du retour aux libertés gallicanes.
Les libertés du gallicanisme ! la tradition des concor-
dats! Comme si le peuple avait à gagner quelque chose à
ce que son curé fût l'homme du préfet plutôt que l'homme
de l'évêque! Comme si la liberté politique de l'Angleterre
et l'esprit philosophique de l'Allemagne étaient des créa-
tions de la Réforme ! Comme si d'ailleurs, daift ces deux
foyers du protestantisme , l'exploitation de l'homme pai^
Thomme, le libertinage des mœurs, l'hypocrisie religieuse,
le despotisme d'état, laissaient quelque chose à envier sljj^x
nations catholiques !
Vous parlez d'Église gallicane ! Sachez-le donc , il n'y
-- 352 —
en a pas d*autre que celle de Candide et de Pantagruel,
et elle date de plus loin que la Réforme.
. Jet ni*arréte : la vue de tant d'inepties me fait monter
le rouge au front et suffoquer de colère. Bossuet a écrit les
Variations des églises protestantes, et le protestantisme
n*y a répondu qu*en récriminant. Or, qui dit variation en
matière de foi, dit impuissance et jonglerie. Sommes-nous
destinés à fournir un nouvel exemple des mystifications
réformées? Que je meure, plutôt que d*ètre témoin de
cette ignominie. Charlatans, qui parlez de faire lire la
Bible au peuple, commencez donc vous-mêmes par ap-
prendre à lire dans ses textes originaux avant de la falsi-
fier, comme vous faites tous, en langue vulgaire; com-
mencez, vous dis-je, par approfondir ce chef-d'œuvre
du machiavélisme hébraïque, devenu plus tard, entre les
mains chrétiennes, un chef-d'œuvre de platitude, et vous
aurez le droit après cela de nous parler de la Bible.
XXX
Au surplus, il est juste de le reconnaître , ces zélateurs
de la simplicité apostolique sont encore moins à blâmer
qu'à plaindre ; la raison parle à leur conscience, et le
premier mouvement de toute âme religieuse qui s'éveille
à la vérité est d'accorder sa raison avec sa religion. Après
tout, l'homme de foi qui, comme les Bautain, les Lacor-
daire, les Félix, les Ravignan, fait un pas vers la science,
prouve déjà son bon désir ; à peine si on peut lui imputer
le trouble dont il est à la fois la cause et la victime. La foi
est si forte' dans son cœur, qu'elle ne lui laisse pas aper-
cevoir l'indignité de ses sophismes : comment aurait-il le
courage de secouer sa servitude? comment ne verrait-il
pas ayechoçreui* celui dont l'audace a brisé toute entrave?
Mais que dire de celui qui , faisant profession de libre
pensée, rétrograde des données de l'expérience aux rê*
— 363 —
veries de l'absolu, tend une main à la science et Taulro
au miracle ?
C'est Descartes qui le premier, après la réforme de Ba-
con, donne ce triste exemple.
De quel droit ce philosophe, pénétrant au delà du phé-
nomène, distingue-t-il entre la substance matérielle et la
substance immatérielle, entre l'absolu et l'absolu?... De
cette distinction chimérique entre les corps et les âmes
est née la fausse psychologie, où s'est consumée sans fruit
Tune des belles intelligences du siècle, JoufTroy. Quelle
perte, je vous le demande, si les Écossais n'eussent jamais
trouvé de traducteur, que dis-je? si' leur prétendue phi-
losophie était restée dans le néant !...
De quel droit ensuite le vénérable Kant, après avoir
révolutionné la métaphysique par sa Critique de la Raison
pure, s'en vient*il, dans sa Raison pratique, affirmer tout
un monde d'absolus, contre-partie du monde phéno-
ménal, et postulé de la conscience et de la liberté?.
Réintroduit dans la science par Descartes, Spinoza,
Kant, l'absolu tend aussitôt à se poser de nouveau en re-
ligion. 11 produit ses systèmes, il élabore ses dogmes, il
crée une gnose, il a ses initiés et ses profanes ; déjà même
le jeune monstre est intolérant. Gr|ce à lui , insensible-
ment la philosophie se reconnaît dans la théologie, avec
laquelle elle fraterniseTelle a son église, son orthodoxie
et son hétérodoxie, son histoire et son exégèse, son pro-
babilisme, son éclectisme. Comme la théologie, et plus
que la théologie, elle se prétend d'accord avec l'expérience,
fondée en science et rien qu'en science : sur quoi je l'ar-
rête, et lui fais observer très-humblement qu'elle en
impose.
Je sais qu'il n'y a pas loin de Platon à l'Évangile, et je
n'entends d'ailleurs révoquer en doute la sincérité religieuse
fje personne. Si l'éclectisme a ramené M. Cousin à la foi,
n 20.
— 364 -
tant mieux; je l*en estime davantage, et pour la rectitude
de son jugement, et pour la probité de son caractère. Qu'il
affirme ses convictions, quUl les manifeste, c'est son droit,
et ce peut être son devoir ; je n'y contredis pas. Mais sur
quoi fondé M. Cousin converti serait-il venu à nous dire
qu'autre chose est l'éclectisme qu'il a rajeuni, et autre
chose le catholicisme; que le premier est le produit de la
raison humaine opérant sur sa propre phénoménalité, et
construisant la science de l'esprit; l'autre l'expression de
la raison divine, dont les procédés dépassent l'observation
rationnelle; qu'ainsi M. Cousin, assistant à la fête des
écoles et donnant la main à l'archevêque de Paris , c'est
la science profane appuyant de son témoignage la science
sacrée, l'expérience d'accord avec la transcendance , la rai-
son conduisant l'homme à la foi? Ce n'est pas delà philo-
sophie, ce que vous faites là, M. Cousin, c^est du maque-
rellage...
J'ai lu avec grand plaisir, et, quoique je sois loin
d'adopter les conclusions de l'auteur, avec assez de proflt,
V Histoire des langues sémitiques^ par M. Renan, de l'Aca-
démie des inscriptions; je goûte beaucoup moins ses
Études d^histùire religieuse^ auxquelles j'ai à faire des
reproches de plusd'ijn genre.
Quelle est d'abord cette prétention, si hautement ex-
primée, que la science est aristocratique, et que son su{h
pléant naturel pour le peuple est la religion? Que signifie
cette division de la société en deux catégories d'intetii-
gences, les intelligences qui savent et les intelligences
qui croient ? Jusqu'ici l'idée de renvoyer la religion à la
multitude semblait d'un machiavélisme révoltant; M. Re-
nan en fait un principe .de philanthropie :
<( Pour l'immense majorité des hommes, la religion établie
est toute la part faite dans la vie au culte de l'idéal. Supprimer
ou affaiblir dans les classes privées des autres moyens d'édu-
^ 355 —
cation ce grand et unique souvenir de doblesse^ c'est rabaisser
la nature humaine, et lui enlever le signe qui la distingue
essentiellement de l'animal. La conscience populaire, dans sa
haute spontanéité, ne s'attachant qu'à l'esprit, et ne discernant
point les scories mêlées à l'or pur, sanctifie le symbole le
plus parfait. La reli^ioQ;est toujours vraie dans la croyance du
peuple...
«La science n'est p^s faite pour tous; «mais nul n'est pour
cela exclu de l'idéal.
a L'inégalité est la faute de la nature Marie (ce sont
MM. de l'Institut) a la meilleure part, sans que pour cela
Marthe (c'est le peuple) soit blâmée. Tous ont la grâce suffi*
saote pour faire leur salut ; tous ne soi^t pas appelés au même
degré de perfection et de béatitude. »
M. Renao, qui a composé son Histoire des langues sémi^
tiques pour entrer h l'Acadéniie, aurait-il publié ses fitudes
d'histoire religieuse pour remercier l'Académie?' Com-
ment! Vous convenez avec tout le monde que la religion
n'a point été une invention de la ruse et du despotisme,
qu'elle est un produit spontané, légitime de Tâme hu-
maine ; vous admettez même, si je ne me trompe, l'exis-
tence de Dieu : et vous osez dire que la rdigioQ n'est pas
faite pour le savant! Le savant est donc un monstre, ni
plus ni moins que si vous prétendiez que la morale, le
travail ou l'amour ne sont pas faits pour lui. De deux
choses Tune ; ou vous croirez et pratiquerez la religion
comme le plus simple d'entre les simples, ou vous ex-
pliquerez cette grande apparition d'une manière qui s'ap-
plique à tous ; je vous défie de sortir de ce dilemme..
Passons sur le motif d'inégalité naturelle qui fait la
base du système de M. Renan, système, comme Ton voit,
renouvelé de la religion elle-même, **
L'auteur des Études d'histoire religieuse fait un grand
mérite aux peuples sémites, d'avoir été les repréjsentants
et propagateurs du monothéisme. C'est, au point que
— 366 —
M. Renan, qui se classe lui-même en dehors de la tourbe
religieuse, pourrait passer pour un des coryphées de ce
système.
Mais qu*a donc le monothéisme en soi de plus intéres-
sant que le polythéisme ? Est-ce quecelui-ci n'est pas tout
aussi primitif, aussi naturel, aussi moral, je dis plus, aussi
impérieusement donné dans la spéculation transcendan-
tale, que l'autre ? Est-ce que nous ne les voyons pas, dans
rhistoire de tous les peuples, se succéder l'un à Tautre,
comme thèse et antithèse, au gré de la politique et des
circonstances ? Au commencement , chaque cité grecque
avait sa divinité propre, c'est-à-dire que sous des noms
divers Dieu était un pour tous les Grecs : c'est , ce me
semble, la tradition orphique. La confédération fait ré-
gner j^tout le polythéisme, qui disparaît ensuite dans
l'unité romaine, transformée en christianisme. Mais à
peine celui-ci est établi , qu'il se refait polythéisme par
sa Trinité, sa croyance aux anges , aux saints > aux dé-
mons, etc. La même chose s'observe parmi les Sémites-
Comment M. Repan, qui apprécie à sa juste valeur l'uui-
tarisme laoderne et en montre si bien l'inconséquence,
ne voit-il pa» que toute son argumentation retombe
sur lui ?
// faut une religion au peuple, il en faut une à tout
prix. Et pourquoi faut-il une religion au peuple? Parce
qu'il faut que le peuple, qui n'a pas eu la bonne part, et
qui, comme Marthe, doit servir, apprenne par la religion
à être content de sa servitude! Voilà le secret de tout ce
charabia académique.
Qui ne sait que la distinction prétendue de la raison
philosophique et de la raison théologique en matière
d'absolu, par suite leui* soi*disant raccordement, se ré-
duit, après avoir posé le dogme comme parole révélée,
d'abord à le concevoir commç une évolution des. concepts,
— 3Ô7 —
puis à prendre celte évolution fantastique comme une
démonstration rationnelle et positive de Tabsolu, de cela
même que le théologien n'admet que sur la foi de mi-
racles et d'apparitions? C'est le résultat le pliis clair de
l'histoire de la philosophie, qu'on ferait tout aussi bien
d'appeler philosophie de la philosophie. Elle nous mon-
tre, celte histoire merveilleuse, comment , une fois saisi
par l'absolu, l'esprit est entraîné continuellement, sans
pouvoir se retenir ni se fixer à rien, à travers les régions
désolées^ thohou^oua bohoUj du matérialisme, du spiri-
tualisme, du mysticisme, du théisme, du , panthéisme,
de l'idéalisme, du scepticisme; comment ensuite, pre-
nant ses idéalités transcendantales pour sujet de la Jus-
tice et loi de sa pratique , il tombe dans l'adoration de sa
propre chimère, et parcourt, ange déchu, les cercles ex-
piatoires du fétichisme, du sabéisme, du brahmanisme,
du magisme, du polythéisme, du messianisme, du para-
clétisme, en sorte que, dans cette double chaîne de phi-
losophies chimériquas et de révélations insensées, il n'y
a de distinction à établir que celle du fractionnement et
de l'inconséquence.
Aussi he vous étonnez pas que. la philosophie, comme
la théologie, incline au despotisme. Toute philosophie
de l'absolu a pour résultât inévitable de soumettre la
conscience à une sorte de fatalisme spéculatif à priori :
il n'y a pas un philosophe,' s'entendant avec lui-même,
qui, partant de l'absolu, affirme la liberté. Or, qui nie la
liberté nie la Justice et affirme la raison d'État : il n'y a
pas un philosophe, cachant d'où il vient et où il va, qui,
partant de l'absolu, ne soit contre-révolutionnaire.. •
XXXI
Hais il est un spectacle plus triste encore, belui de la
science se faisant, à la suite de- la philosophie, la servante
— 358 —
de la religion. Galilée tomba dans cette faute. Si rénor-
mité de sa condamnation n'avait couvert sa chute, on
saurait que le motif qui détermina Tlnquisitiop à lui
faire son procès fut que Galilée, non content d'ensei-
gner le mouvement de la terrie, prétendait raccorder
avec la Bible, qu'il interprétait à sa manière, pour la
sûreté de la foi et la gloire de TÉglise. De quoi se
mêlait |ce physicien? Pourquoi, chez un savant de pro-
fession, ce souci de la théologie? Quoi de commun
entre le mouvement des sphères et la sainte Écriture,
entre la géométrie et la révélation ? A coup sûr le Saint-
Office fut absurde autant qu'atroce ; mais lui,* Galilée,
l'homme de la science, l'interprète de la nature, accou-
rant avec son télescope au secours des mystères, procla-
mant avant d'avoir vu l'infaillibilité de la révélation, et
par le fait réduisant la science au probabilisme , quelle
honte!
Combien en trouvez-vous qui aient été plus sages que
Galilée ?
Est-ce Newton , accusant de fragilité le système du
monde démontré par lui-même, et réclamant pour en
soutenir l'équilibre la main de Dieu ?
Est-ce Cuvier, conjecturant, disait-il, d'après ses décou-
vertes, que l'état actuel du globe ne date pas de plus de
ô à 6,000 années ; accordant ainsi, pour la satisfaction de
sa piété, je le veux croire, non pour la sécurité de sa
fortune, sa raison de savant avec sa foi de protestant, et
tendant à l'exégèse un argument qu'elle dédaigne au-
jourd'hui ?
Je n'entends accus^personne, pas même les morts. La
tendance à justifier iP'mythe religieux par les données
de la science positive est trop générale , elle a quelque
chose de trop séduisant, je dirai même de trop humain,
pour qu'en la dénonçant avec énergie je ne fasse pas
— 359 —
toute réserve en faveur ies personnes. La situation est
sans exemple : l'opinion n'a pas eu le temps de se former;
puis, la calomnie détruirait ma thèse. C'est en vue de
sauver la morale que la science offre à la foi l'appui de
sa sanction; et c'est cette intention, honorable dans ses
motifs, mais illusoire dans ses moyens et funeste dans
ses résultats, que j'accuse. Ici, le but cherché est le même
pour tous, c'est la Justice; nous ne différons que par le
principe : j'espère que, rendant justice à la loyauté de mes
adversaires , on voudra bien rendre aussi justice à la
mienne. •
Qui oblige M. Flourens à soutenir, comme une vérité
d'anthropologie, l'histoire du couple adamique et la des-
cendance de toutes les races humaines de ce couple?
Quand cette généalogie serait aussi bien établie qu'elle
est loin de l'être, il en résulterait seulement que les ré-
dacteurs du Pentateuque et des Paralipomènes ont su le
fait avant noHs : elle ne prouverait rien ni pour la révé-
lation moîsiaque ni pour celle du Christ, choses qui ne
peuvent être attestées que par la raison tlftologique, et
n'ont rien de commun avec la science.
Qui force M. Leverrier, l'inventeur de Neptune, un
homme qui doit sa gloire à la certitude mathématique,
qui le force, dis-je, de recommander aux professeurs
de l'école polytechnique de se montrer sobres, dans
leurs cours, de considérations sur la certitude, comme
si la science n'était elle-même qu'un probabîlisme,
comme si les vérités qu'elle proclame avec une si
haute assurance faisaient tort aux lueurs vacillantes
de la foi?
Pourquoi M. Boudant, professeur de géologie et mem-
bre de l'institut, se croit-il obligé, m racontant la for-
mation du globe, de faire une petite réclame eh faveur de
la Genèse, qu'il n'a pas lue, et dont il ne lui appartient
— 360 —
pas plus qu*à Galilée de se faire Tinterprète? Je lis sur
la couverture de son livre : Approuvé par Mgr l'Arche-
vêque de Paris. Que signifie celte approbation? Est-ce
comme savant oa comme théologien que Tarchevêque
approuve?
Pourquoi M. Dreyss, professeur au lycée de Versailles,
dans sa Chronologie universelle, {oubliée sous la raison
sociale Duruy et 0\ adopte-t-il, pour toute Thistoire
ancienne antérieure à Cyrus, le système biblique? Est-ce
de la science* qu'il fait, ou de la théologie, quand ii
parle des iemf^ anté-diluviens ^ de la mort d'Adam, de
Noé et de ses trois fils, et qu'il passe sous silence les
chronologies égyptienne et chinoise?
En Allemagne, le professorat nâène la société : il faut
avouer que chez nous il ne se distingue en général ni
par le génie ni par l'audace. Royer-Collard nous fait
rebrousser vers le spiritualisme; M. Cousin nous jette
dans l'éclectisme, JouiTroy dans l'écossisme, M. Guizot
dans la doctrine; M. Jules Simon recule jusqu'au pla-
tonisme, M. Damiron nous plonge dans la bouteille à
l'encre. Est-ce tout? M. Nisard est fervent chrétien;
M. Lenormant croit de toute son âme; M; Saint-Marc
Girardin défend la grâce efficace. Gageons que je ne
m'arrête pas à oent. Par contre, Broussais est'excom-
Biuniéy Michelet destitué ; d'autres, que je pourrais dire,
donnent leur démission et se taisent. Il ne faut pas que le
professeur, en France, parle plus haut que sa chaire, à
moins que ce ne soit pour dire du bien de M. Tartuffe, et
louer le gouvernement.
Quelqu'un, dont on n'a pu me dire le nom, a bien osé,
en pleine Académie de médecine, soutenir la divinité de
Jésus-Christ. Qu'on place un crucifix à l'amphithéâtre
d'anatomie,* cela fera tout aussi bien qu'à la cour d'assi-
ses et sur le dôme du Panthéon ; mais je voudrais savoir
— 361 —
en vertu de quelle loi d'Hippocrate, de Galien, d^Harvcy
ou de ffichat, le pieux médicastre prétend imposer à l'école
sa cbristologie?
Mais voici quelque chose déplus réjouissant. L'homéo-
pathie est née d'hier; elle est encore au berceau , et déjà
le mysticisme s'en empare. C'est la médecine spiritualiste»
disent les charlatans de la jésuitière; elle est plus an*
cienne qu'Hippocrate ; elle existe depuis le commence*
ment du monde; elle est d'origine surhumaine; elle fait
partie dç ces semences précieuses qui, avec la parole,
l'écriture, l'industrie, ont été données à l'homme dès le
premier jour par la Sagesse créatrice.... (Études élémen*
taires d*homéopathie,'faT le F. Alexis Espanet, in-12,
Paris, 1856.) N'est-ce pas que l'homéopathie arrive à
propos pour sauver le pneumatisme, et la Bible, et la
gnose, tout en nous guérissant de la fièvre et du choléra?
XXXIl
Après les sciences naturelles, voici les sciences morales,
politique, jurisprudence, littérature, art. Partout, tou-
jours, la suzeraineté de Tabsolu; partout, toujours, pour
gage de véracité, de probité, de dignité du génie, Thypo-
crisie de la foi. Le probabilisme a engendré l'éclectisme,
l'éclectisme a engendré le doctrinarisme, le doctrinarisme
a «engendré le romantisme. La réaction est au complet,
organisée dans toutes les facultés de l'être social et gar-
dant toutes les issues. Elle dit à la Liberté, à la Justice,
au Travail, à la Science, à la Poésie, à THistoire, à l'Al-
gèbre : Montrez votre certificat d'orthodoxie, sinon on
ne passe pas !
Pourquoi la Constitution de 184B s'est-elle placée sous
^ l'invocation de l'Être suprême, tandis que celle de 1830,
fidèle à l'esprit de 89, n'en a pas voulu? Allez au fond,
et vous reconnaîtrez, à votre grande surprise, que les
11 21
— se2 —
honorables constituant» n'avaient foi ni à rhumaliHé, ni
à la liberté, ni à la Justice, et que c'est pour cela (|u'ik
crurent devoir placer leur œuvre sous la garde du Très-
Haut.
Pourquoi le citojyen Mazzini a-t-il dioisi pour devise ce
mystérieux binôme : Dio e popolo^ Dieu el peuple, ap-
propriant à sa démagogie le système mi«parti de catho-
licisme et de libéralisme de Gioberti? C'est que le citoyen
Mazzini croit aussi peu à la vertu humaine, seule base
possible de la république, que nos constituants.
Pourquoi M. Guizot, qui a écrit quelque part, dans son
Histoire de la CimlisaHon^ ces propres paroles : c II
< est évident que la morale e?[iste indépendamment des
« idées religieuses, » s'occupe-t-il avec tant de ferveur
de la réunion des églises, après avoir accompli, dit-on,
la fusion des dynasties? 0 vous dont le dédain tombe de
si haut sur les injures de la critique, que vous feriez bien,
pour votre honneur et noire édification , de nous dire
enfin quelle est votre foi, de celle de Rome ou de celle
de Genève; votre prince, du légitime ou du quasi-légi-
time; votre politique, de la Révolution ou de la contre-
révolution ; votre morale, de la grande ou de la petite!...
Pourquoi M. de Tocqueville, dans son dernier ouvrage
sur V Ancien régime et la Révolution, préconise-t-il à son
tour raccord de Taristôcratie et de la démocratie, du ca-
tholicisme et de la liberté? C'est que M. de Tocqueville,
de même que M. Guizot, excellent chrétien, est, en ma-
tière de liberté et d'égalité, parfaitement incrédule.
Pourquoi M. Troplong allribue-t-il au christianisme
la supériorité morale des législations modernes sur les
législations anciennes, quand il est prouvé par l'histoire
que cette supériorité est l'effet de la perfectibilité hu- '
maine, dont le christianisme ne fut tout entier que la
légende? C'est que M. Troplong, fort habile à tirer les
^ m -
coBséqiieiicea d'une fotmttte juridique, mais ioeapahle
de déeouvrif en sa profire oonseieiM^ la source de la
Justice, nie en canséquenee la perfeelibîU|é.
Pourquoi mon savant et hoi^nrable compatriele M« Oih
dot, professeur de droit à la Faculté ^ Paria, d*aeeôrd
avec M. Jules $iroon et une foule d'autres, faiwil du
droit une dérivation du devoir, dent il place le principe
dans ridée de Dieu ? C'est que la raison de M. Oudot, de
même que celle de M. Jules Simon, ne peut pas s'abstraire
de cette idée fixe de la Divinitéi
Quand )e parle de Dieu, je ne puis m'empèeher de
penser au diable. Qui diable donc avait rais en tète à ce
brave Eugène Sue de conseiller à la démocratie française^
fille aînée de la Révolution, de quitter le eatbolietsBie
pour se faire unitaire?,,. D'autres, sfussi heureusement
avisés que Sue, proposent le protestantisme. Déjà M. Louis
Blanc, héritier de l'éloquence et des idées de Robes-
pierre, avait indiqué te mouvement religieux du là* et
du I6« siècle comme le point de départ de la Révolution.
Fiez-vous donc aux historiographes !«••' Quoi! nous au-
rions repoussé au 16* siècle la réforme, au 17« le jansé-
nisme, au 18* les Jésuites, pour devenir au 19* disciples de
Channing ! Après trois cents ans d'ironie, nous renierions
la foi de Rabelais, de Molière, de Voltaire, de Diderot,
de Danton, la vieille, ^inexpugnable foi gauloise! Et pour-
quoi, grand Dieu ? pour une logomachie américaine !
Certes, il n*est pas de journal que j'estime plus, pour
l'habileté de sa rédaction, que les Débats^ et qui sache
mieux se tenir dans les temps mauvais. Mais ce doyen de
la modération bourgeoise n'est-il pas d'un degré au-
dessous de MM. Eugène Sue et Louis Blanc, quand il se
déclare, avec tant de vivacité, pour l'école spirituaiisie
contre TÉglise ; quand il prétend que cette école a sauvé
la France du matérialisme; quand il se dit plus ami de
VÉvangite cpie le pape, et qu'il met au rang des défenseurs
de la liberté les apAtres, les évangélistes, Jésus-Christ ;
quand enfin il défend contre les ultramontains les galli-
cansî Mieux que persorfne, cependant, le Journal des
Débats doit savoir que tous ces mots de matérialisme
et spiritualisme, théisme et athéisme, religion et non*
religion, hors de la métaphysique, n'ont plus de sens.
Je ne parle pas du Siècle^ qui a repris avec un certain
succès de boutique la petite guerre que le Constitutionnel
faisait autrefois aux jésuites. Le Constitutionnel^ en pas«
sant à la contre-révolution, est devenu logique; le Siècle
plaidant à la fois pour la démocratie et TÉvangile, affir-
mant ex (xquo la liberté et la religion, le travail et la
charité, Saint-Simon et le Christ, déblatérant au nom
de Dieu contre les (Prophéties et les miracles, est à la hau-
teur de sa clientèle.
Pourquoi M. Henri Martin, pour ne citer que ce seul
exemple parmi nos historiens providentialistes, présente-
t-il Jeanne d*Arc comme une envoyée diT ciel , revêtue
de la mission spéciale de délivrer la France des mains
des Anglais, quand il résulte de son propre récit que
cette jeune enthousiaste ne fut que Texpression de la
pensée universelle, aussi simple que féconde, qui consis-
tait, en 1429 comme en 1793, à soulever le peuple et à
le jeter en masse sur l'ennemi? C'est, il faut bien le dire,
que M. Henri Martin en est encore à placer les causes de
l'histoire hors de l'histoire même, ce qui signifie que s'il
la raconte bien il ne la comprend pas.
Pourquoi le conseil de l'instruction publique fait-il ex-
purger Voltairelf Pourquoi proscrit-on Diderot?
Pourquoi l'Académie française ne propose-t-elle jamais
pour le grand prix de 30,000 fr. que des œuvres évan-
géliques, d'une piété et d'une orthodoxie irréprochables?
Pourquoi les œuvres qu'elle couronne, fidèles à ce qu'on
— 365 —
nomme les bonnes doctrines, c*est la condition obligatoire,
sont-elles en général si ennuyeuses, si vides, si nulles?
Pourquoi feu M. le ministre de Tinstruction publique
Fortoul adressait-il à un professeur son subordonné cet
étrange rpproche : Vous n'êtes pas chrétien dans vos
cours! ce qui lui attirait cette réplique : Monsieur le
ministre , je ne suis ni chrétien ni anlichrétien , je fais
de la science ?•••
C'est, je le répète, qu'en fait de morale, le monde en
est resté au probabilisme et aux jésuites. Dieu est le
grand Pe%t'être sur lequel, en dépit de notre libertinage,
ou plutôt en châtiment de notre libertinage, nous con-
tinuons de fonder notre police; car, vraiment, j'aurais
honte de dire notre Justice. Il nous faut, tant nous nous .
sentons indignes, un sujet du bien, du beau, du juste, du
vrai, autre que nous-mêmes; un sujet de la foi conjugale
autre que l'époux et l'épouse; un sujet de la famille
autre que les parents et les enfants ; un sujet de l'État
autre que le citoyen et le travailleur. Et comme il faudra
tôt ou tard réaliser ce sujet hyperphysique, lui trouver
une expression vivante, un organe, un héraut, o|i nous
verra, dévots de l'absolu, aboutir à l'absolutisme pon-
tifical, impérial, dictatorial, saint-simonien. Le sujet
mystique, antérieur, supérieur, extérieur et entremetteur
de notre droit et de notre devoir deviendra Innocent III,
Charlemagne, Robespierre ou Enfantin.
Accourez maintenant, pour donner à ces conceptions
sublimes les embellissements de votre art, poètes, sta-
tuaires, musiciens, décorateurs! Qui aurait le courage de
vous accuser, enfants perdus de la fantaisie et du caprice,
incapables de ne parler qu'après avoir réfléchi ; enthou-
siastes dont le lyrisme se sent d'autant plus à l'aise qu'il
respecte moins la raison et la mesure ; pour qui la Justice
signifie bénédiction, la morale plaisir, le travail largesse,
-. 366 —
et qti! trouves le peuple toujours dssez riche et la cité
assez libre quand le prince est magnifique {...
J'en aurais long, si je voulais tout dire; des exemples
sufilisent pour montrer aux moins clairvoyants à que!
abaissement cette fureur de piétisme promet de nous faire
descendre. C'est (a mort du génie français. La franche
étude découragée, la vraie vérité proscrite, c'est à qui se
fera, avec le plus d'impudence, corrupteur de la raison
publique ; à qui mentira le plus lâchement à sa science et
à sa conscience, falsifiant les faits, dénaturant la langue
et travestissant l'histoire^
Pour le progrès de l'ceuvre, l'hypomsie des vivants ne
suffisant pas, on eonversionne les agonisants, on exhume
les trépassés. Lamennais a fini dans l'impénitçnce, ce n'a
pas été sans peine; mais le corps d'Arago a passé par l'é-
glise, Béranger a reçu son pardon : eu faut^il davantage
pour dire qu'ils se sont réconciliés? Les journaux ont
parlé des morts édifiantes di| maréchal Saint-Arnaud et
du comte Raousset-Boulbon, l'aventurier de la Souora.
Henri Heine, grimaçant contre ^Éternel, a fini par des
compliments à 1 Église et au^ jésuites. On en promet
d'autres. M. Nicolas cite des documents posthumes des-
quels il résulte que Cabanis, Broussais, Jouffroy, Hégé-
s^ppe Bloreaii, sont mortfi ep confessant la foi du Seigneur.
Car ce n'est pas assez de damner l'incrédule, il faut, pour
la gloire de l'Église, que l'incrédulité ne se soutienne pas.
Damnés et confondu^ dès cette vie) c'est ainsi qu'elle
nous veut, comme ces assassins qui disent a leur victime :
Atqure, ^t puis» Meurs !
XXXIII
Le cpmble de l'aberration a été d'avoir rendu la Révo-
lution complice de ce système de mensonge, en faisant
d'elle un prpduity quedis-jeUe complément de la révéla**
— 367 —
tion chrétienne. L'histoire est assez curieuse pour que
nous en touchions quelques mots.
Le caractère commun de l'époque des Césars et de la
fin du dix-huitième siècle est le mouvement d'émancipa*
tion populaire : il n'en a pas fallu davantage aux partisans
mystiques de la Révolution pour en rattacher les origines
à la mission de Jésus-Christ. L'ancienne monarchie, qui
fit tant contre la papauté, qui pendant soixante-dix ans
Tenterra dans Avignon, avait tenu à se dire très-ehré^
tienne. Dès 1789, la nouvelle démocratie,, plagiaire de la
royauté, n'imagine aussi rien de mieux que de se récla-
mer du réformateur de Nazareth. L'idée une fois éclose,
on ne pouvait s'arrêter en si beau chemin. Une secte de
conciliateurs se forma pour accorder l'Évangile et la
déclaration des droits, interpréter le dogme, arranger
l'histoire, expliquer la Providence, créer, enfin, au point
de vue de la Révolution démocratique et sociale et au
détriment de l'Église, tout un système d'exégèse et de
probabilisme.
Ces rêveurs de nouvelle espèce ne doutent pas entre
eux qu'ils ne possèdent la vraie foi. Comme il n'est pas
donné à l'homme d'imaginer quoi que ce soit de complè-
tement fou, de rien accomplir d'absolument inutile, on
peut dire qu'ils ont porté le dernier coup au christianisme
en le faisant synonyme de Révolution.
Encore si ces deux mots : Révélation et Révolution^
étaient en corrélation dialectique; si le Droit divin et le
Droit humain formaient entre eux ce qu'on appelle une
antinomie, ils pourraient se construire dans une synthèse
supérieure, comme le travail et le capital, la propriété
et l'État, ou toute autre dualité sociale. La conciliation
des deux termes ayant quelque chose de rationnel, on
pourrait soutenir qu'aucun ne doit être éliminé, et l'es-
pérance des néo-chrétiens serait rationnelle.
— 368 —
Mais il n'en est rien. La Justice révolutionnaire et la
Justice théologale ne sont pas deux puissances qui s'équi*
librent; elles sont Tune à Tautre ce que Tidée positive
est à l'allégorie, la science au mythe, la réalité au rêve,
le corps à l'ombre. Je ne dis pas précisément qu'elles
s'excluent, puisqu'au contraire, comme je l'ai plus d'une
fois expliqué dans ces études, l'une apparaît dans l'histoire
comme le signe ou symbole dont l'autre est l'accomplis-
sement ; je dis que, la vérité connue, il n'y a plus lieu
de s'occuper de l'allégorie, et que celle-ci doit être écartée,
ainsi que les chrétiens le disent de l'ancienne loi dans
leurs cantiques :
La vérité succède à Tombre»
La loi de crainte se détruit ;
La clarté chasse la nuit sombre,
Et la loi de grâce nous luit.
Et certes ce n'est pas vous. Monseigneur, qui admet-
trez, avec ces ressuscites de la primitive Église, que les
dix-huit siècles déjà écoulés du christianisme ne sont
qu'une préparation au christianisme véritable, à un chris-
tianisme philosophique, socialiste, anarchique, fait à
l'image de la Révolution ;
Que ce prétendu christianisme social aurait commencé
de poindre vers l'époque de Roger Racon , à l'établisse-
ment des communes, dirigé précisément contre la féoda-
lité papale ; qu*il aurait en pour précurseurs Paracelse,
Télésio, Jordano Rruno, Gampanella, Ramus, Fr. Bacon;
pour pères et représentants, Copernic, Kepler, Galilée,
Newton, Lessing, Kant, Hegel, avec Strauss et Feuerbach;
de même que le premier christianisme aurait eu pour
ancêtres non pas seulement les patriarches, les prophètes
et les pontifes de l'ancien Testament, mais aussi Soçrate,
Platon, Zenon, Cicéron, Térence, Sénèque, Apollonius do
Thyane, Simon Ip mage, Épictète, auxquels il faut joindre
- 369 —
encore les Kabbalistes, les Hellénistes, les Gnostiques,
tous ceux que l'Église a successivement traités d*ido-
lâtres» d'hérétiques et d*athées.
Vous n'admettrez pas que Thialoire de la philosophie,
des sciences et des États ne fasse avec celle du christia-
nisme qu'un seul et même système, aboutissant aux affir-
mations de 1789, 1793 et 1848, ce qui serait précisément
abjurer le Christ et condamner la religion , pour vous
jeter dans la théorie humaine et révolutionnaire de Tim*
manence;
Que, d'après cette nouvelle façon de comprendre le
christianisme et d'interpréter TËvangile, la théocratie,
fondée au dixième siècle, ait été une déviation du vrai
christianisme, déviation arrêtée, il est vrai, dans les vues
de la Providence, mais qui n'en aurait pas moins été une
défaillance de la foi et une éclipse de l'Évangile;
Qu'ainsi la Rome chrétienne aurait été, depuis Charle-
magne jusqu'à la Révolution française, aussi bien que la
Rome païenne, la prostituée de Babylone, et le pape un
antichrist;
Que, dans le plan du fondateur, l'institution évangé-
lique devait avoir d'abord un efl'et contraire à son effet
propre, lequel ne devait se produire qu'après dix-huit
siècles révolus, par le massacre des prêtres et le culte de
la Raison ; que pendant ces dix-huit siècles le christia-
nisme aurait dérobé aux Pères, aux Docteurs, aux Con-
ciles, à toute l'Église, le secret de sa marche, pour se ré-
véler enfin dans le sans-culottisme, le babouvisme, le
cabétisme ;
Que les Origène, les Augustin, les Thomas, les Bossuet,
tant de théologiens du plus profond génie, n'y ont rien
compris, et que le secret de l'orthodoxie était réservé à
d'humbles laïques, à de pieux philosophes de notre siècle,
tels que MM. lluct, Bjrdas-Demouliii, Arnaud (du Yar),
II. 21.
— 370 —
Fr, llorin i OU, Bucbex, et autres personnages dont le
savoir égale Thonorabilité, et qui méritent que nous sé-
parions profondément leurs théories de leurs personnes.
Non, dis-je» vous n'admettre? pas, en dépit des conces-
sions favorables de MM. les abbés Mitraud , Guitton, L&*
noir, du R. P. Félix et autres, que le progrèê^ qui n'est
autre que la justification de Thumanilé par elle»q^ôme,
86 concilia avec le péché originel... Raisonneur sincère
autant que prèlre Ic^al, vous ne concevrez pas plus de
socialisme chrétien que de religion par expérience , de
foi positive^ de république féodale, d'empire démocra-
tique et de mariage libre. Tous ces mots, direz-vous avec
moi, hurlent les uns contre les autres ; ils forment des
accouplements monstrueux, propres tout au plus à repré*
aenler le pèle^^môle d'une transition, mais incapables de
définir organiquement une période ni un système.
Mais, MoQseigneur, si vous rejetes toute cette interpré-
talioii néo-chrétienne, comme injurieuse, arbitraire,
fausse, tendant à Tapostasie et à Tathéisme, il vous faut
rejeter encore, et par les mêmes motifs, votre exégèse,
votre probabilisme, et toute prétentioi) de conciher la
raison théologique avec la raison scientifique, ce qui veut
dire qu'il vous faut renoncer à rendre votre révélation
seulement intelligible, et votre absolu probable. Je dis
plus : il vous faudra reconnaître tout à l'heure que vous
avoK compromis la morale et troublé les consciences,
en donnant pour base à la Justice une conception dont
le sujet hypothétique ne peut pas recevoir le moindre
commencement de preuve; confesser que le monde a
été par vous livré à la fantaisie, à l'hypocrisie, à la ty-
rannie de votre transcendance, et faire amende hono*
rable entre les bras de la Révolution, qui seule pc^ul
dire : Ego eum Kia, Veritas et Vita ; Je suis la Ypic, la
Vérité elr la Vie.
— 371 —
CHAPITRE VI.
Discipline intellectuelle, ou méthode d'élimination de l'Absolu
d'après les principes de la Révolution. — Constitution de
la Baiscn publique»
XXXIV
Aristote â dit que le théâtre avait pour objet de purger
les pasêions»
Ce que nous cherchons en ce moment, dont i'Ëglise et
toute la philosophie attestent le besoin» est un moyen de
purger les idées.
Purger les idées, dans la sphère des sciences naturelles,
II. Babinet nous Ta dit, c*est étudier, par Tobservation
directe, répétée et soigneusement contrôlée, des phéno-
mènes, les rapports des choses, ou, comme ditM. Cournot,
la raison des choses; en autres termes, c'est éliminer de
la considération des choses TAbsolu.
D'où il suit, en renversant la proposition, qu'éliminer
l'Absolu c'est faire apparaître la raison des choses; et
comme dans cette raison des choses consiste pour nous
la réalité même des choses, il en résulte en dernière ana-
lyse qu'éliminer l'absolu , c'est donner aux choses la
réalité, c'est, pour l'homme qui en cherche l'utilité, les
créer.
Purger les idées, dans la sphère des sciences morales,
ce sera donc, par analogie, déterminer, au moyen de
l'observation historique et de l'étude des transactions
sociales, les rapports ou la raison des actes humains,
sans y mêler rien de l'absolu humain, à plus forte raison
de l'absolu surhumain, quelque nom qu'ils prennent
Tun et l'autre, ange, archange, domination, principauté,
trône, communauté, église, concile, parlement, ctthèdre,
— 372 —
personnalité, propriété, etc., jusques et y compris le chef
de cette incommensurable hiérarchie, Absolu des absolus,
qui est Dieu.
Par cette élimination de l'absolu, nous obtiendrons
pour Tordre moral ce que nous avons obtenu pour Tordre
pliysi({ue, c'cst-à-dirc qu'en faisant apparaître la raison
des choses humaines, nous en démontrerons par là même
la réalité, nous leur donnerons une existence positive que
sans cela elles n'auraient point.
C'est ainsi qu'en définissant la Justice d'après la phéno-
ménalité historique et sociale, nous Tavons pour ainsi
dire créée. Qu'était la Justice dans la condition que la
théologie lui avait faite, avec Tabsolu souverain pour sujet
et auteur? Un mythe pur. Qu'est-elle devenue par leii-
niination de cet absolu? Un rapport d'abord; et comme
tout rapport suppose une puissance ou sujet qui le sou-
tient, une réalité.
C'est par le même procédé d'élimination et de défini-
tion que nous avons reconnu la réalité du pouvoir social,
et par suite celle de Tètre collectif qui le produit. Qu'était
le pouvoir dans l'ancienne doctrine théologico-politique,
avec Tabsolu divin pour instituteur *et chef ? Un mythe
encore. Qu*est-il devenu par l'élimination que nous avons
faite de cet absolu? Un rapport de commutation aulre
des forces, et comme ce rapport est aussi lui-même une
force, une réalité.
Maintenant il s'agit de donner à cet être collectif,
dont nous avons démontré la puissance et la réalité, une
intelligence, et c'est à quoi nous parviendrons par une
dernière élimination de Tabsolu, dont Teffet sera de
créer la Raison publique^ gardienne de toute vérité et de
toute Justice, centre et pivot de toute raison particu-
lière, et sans laquelle la Foi publique, ce bien précieux
que toUl gouvernement se flaltc de donner, est impossible.
— 373 —
XXXV
Comment donc s'opère, dans l'ordre des sciences mo-
rales, la purgation des idées? en autres termes, comment
se constitue la raison collective ou raison publique ?
A quoi je réponds : J^ar l'opposition de l'absolu à
l'absolu. *^
Vous ne comprenez pas? f^ chose n'est cependant pas
difficile : c*est ce que l'on nomme vulgairement liberté
des opinions ou liberté de la presse.
Cela n'a rien de merveilleux, n*êst-il pas vrai? et le
mérite n'est pas grand de l'avoir trguvé. Mais regardez-y
de près; voyez ce qui se passe dans un pays où les opi*
nions sont libres, et elles le sont encore en France dans
une mesure assez large pour que vous puissiez observer
le phénomène; puis vous nous en direz, après réflexion,
votre avis.
L*homme est un absolu libre. J'emploie ici le mot libre
de la même manière que le physicien distinguant le ca-
lorique libre du calorique latent. C'est ainsi que j'ai dit
déjà esprit libre et esprit lalent, pour distinguer l'intel-
ligence qui se connaît et qui agit dans l'homme de celle
dont nous reconnaissons l'empreinte et qui semble en-
dormie dans la nature.
En deux mots, l'absolu libre est celui qui dit moi,
l'absolu non libre celui qui ne peut pas dire moi.
En qualité d'absolu libre, l'homme tend à se subor-
donner tout ce qui l'entoure, choses et personnes, les
êtres et leurs lois, la vérité théorique et la vérité empi-
rique, la pensée comme l'inertie, la conscience et Ta-
mour comme la stupidité et l'égoïsme.
De là le caractère de la raison individuelle, semi-abso-
lutiste et semi-mathématique, en qui l'absolu, ainsi le veut
la loi même de Tindividualité, tend à occuper une place
— 374 —
toujours plus grande; à la' différence de la raison collec-
tive, pour qui Tabsolu se réduit au point de contact des
rappoHs, tandis que ceux-ci, soutenus les uns .par les
autres, selon l'expression que m'attribue M. Lenoir, sont
à la fois la loi et la réalité sociale.
Cette différence de caractère entre la raison particu-
lière et la raison collective deviendra sensible tout à
rheure par le» faits ; mais il faut expliquer d'abord com-
ment la seconde naît de la contradiction de la première.
Du côté de la nature, la tendance de la raison particu-
lière à l'absolutisme ne rencontre ni résistance ni con-
trôle; et l'on pourrait douter que la science existât,
qu'elle fût même possible, si la vérité et la raison des
choses, unique objet de la philosophie, n'avaient d'inter-
prète que cette raison, ainsi qu'on verra bientôt.
Devant Thomme son semblable, absolu comme lui,
l'absolulisnie de l'homme s'arrèle court; pour mieux
dire, ces deux absolus s'entre-détruisent, ne laissant sub-
sister de leurs raisons respectives que le rapport des choses
à propos desquelles ils luttent.
Comme le diamant peut seul entamer le diamant, Vah-
solu libre est seul capable de balancer l'absolu libre,
de le neutraliser, de l'éliminer, en sorte que, par le fait
de leur annulation réciproque , il ne reste du débat que
la réalité objective que chacun tendait à dénaturer à son
profit, sinon à faire disparaître.
C'est du choc des idées que jaillit la lumière^ dit le
proverbe. Corrigeons cette métaphore quelque peu mys-
tique : c'est par la contradiction mutuelle que les esprits
se purgent de tout alliage ultra-phénoménal; c'est la
négation que l'absolu libre fait de son antagoniste qui
produit, dans les sciences morales, les idées adéquates,
pures de toute scorie égoïste et transcendantale , cou-
funncs en un mot à la réalité et à la raison sociale.
— 376
XXXVI
Cett^ théorie, qui n*a rien ep soi de subtil, va d^venir«
si j(î pyis ainsi dire,, ostensible, palpabU, par les faits
doi^f. ellp peut s^ule donner l'ei^plication.
Considérons ee qui se passe dans la multitude fau<^
maine, placée sous Tempire de la raison absolutiste, tant
que la lutte de3 intérêts et la controverse des opinions
n'en a pas dégagé la raison sociale^
^n fta qualité d'absolu et d'absolu libre, Thomme non-
seulement conçoit Tabsolu dans les choses et le nomme,
ce qui d'abord lui suscite, pour l'exactitude de ses con-
naissances, de graves embarras ; il fait plus : par l'usur-
pation qu'il se croit le droit de faire des choses, cet ab-
solu objectif devient sien ; il se ^as^imile, il s'en rend
solidaire, et prétend le faire respecter comme lui-même
dans tous les usages qu'il s'en arroge et les interpréta-
tions qu'il lui plait d'en donner. En sorte que le monde
de la nature et de la société n'est plus qu'une déduction
du moi individuel, une appartenance de son absolutisme.
Toutes les constitutions et croyances de l'humanité se
sont ainsi formées ; à l'heure même où j'écris, la raison col-
lective n'existe qu'en puissance, l'absolu règne partout.
Ainsi, en vertu de son moi absolu, secrètement posé
comme centre et principe universel, l'homme affirme son
domaine sur les choses ; et toutes les théories des juris-
consultes sur la possession, l'acquisition, la transmission
et l'exploitation des biens, ne sont qu'une déduction de cet
absolutisme propriétaire. En vain la logique démontre
que cette doctrine est incompatible avec les données dé
l'ordre social ; en vain à son tour l'expérience prouve
qu'elle est une cause de ruine pour les nations et leâ étals :
rien ne saurait changer une pratique établie sur le con-
sentement des intérêts. Le concept subsiste ; il est dans
376 —
toutes les àiqes; toute intelligence, tout intérêt, conspire
à le défendre. La raison collective est écartée, la Justice
vaincue, la science économique déclarée impossible.
Par cet exemple, on peut juger du système. Ce que
nous appelons tradition, institution, coutume, doctrine,
dont nous avons tant de peine à nous défaire, n*est tou-
jours qu'un arbitrage infidèle de la raison particulière
passé en règle générale, une déduction de l'absolu. Qu*il
me suffise d'en indiquer les principaux termes.
Capital : Déduction absolutiste,, aboutissant à l'usure
légale, cause première, obstinément méconnue, de toutes
les crises qui ébranlent l'économie des nations.
Charité : Déduction absolutiste, donnant lieu à la
théorie outrageuse de l'aumône publique et du workhaus.
Valeur : Déduction absolutiste, niant en théorie la
commensuration des produits et services, et concluant
dans la pratique à la légitimité de Tagiotagc.
ÉTAT ou GOUVERNEMENT : Déductiou absolutistc, abou-
tissant d'un côté à l'empire prétorien, de l'autre à la mo-
narchie universelle, finalement à la raison d'État, trois
choses qui tueraient l'humanité, s'il était possible qu'elles
s'établissent définitivement.
Sortonsi.de l'économie et de la politique.
Esprit-matière : Déduction absolutiste, servant de
justification au régime des castes et au servage féodal.
Langage : Déduction absolutiste, conduisant à la théorie
du Verbe, de la langue et de la révélation première, par
suite, à rinfaillibilité de la raison individuelle, émanation
et image de la raison divine.
Justice : Déduction absolutiste, qui de l'individu* hu-
main la faisant remonter à Tinfini divin, la pose comme
commandement du Ciel à Thumanité, d'où se conclut
ensuite la dégradation originelle et tout le système des
grâces et expiations chrétiennes
— 377 —
Je m*arrète. Le système entier de la raison pratique a
été construit d'après cette déduction léonine, où Tabsolu
servant de principe et de fin, la vérité n'a de place que
dans la logique même de l'absolu.
Or« ce n'est point ainsi que procède la raison collective,
et ses déductions, ses enseignements, sont tout autres.
Opposant l'absolu à l'absolu, de manière à annuler
sur tous les points cet élément inintelligible, et ne consi-
dérant comme réel et légitime que le rapport des termes
antagonistes, elle arrive à des idées diamétralement in-
verses des conclusions du 97101 absolu.
Elle nous dit, par exemple, que la propriété, balancée
par la propriété, bien que toujours absolue dans le pro-
priétaire, se résout devant la raison publique en une pure
délégation ; le crédit, toujours intéressé chez le préteur, en
une mutualité sans intérêt ; le commerce, agioteur de sa
nature, en un égal échange ; le gouvernement, impératif
par essence, en une balance de forces; le travail, répu-
gnant à l'esprit, en exercice de l'esprit; la charité, en
droit; la concurrence, en solidarité; l'unité, en série, etc.
Et cette conversion n'emporte pas, remarquez*le bien,
condamnation de l'individualité; elle là suppose. Hommes,
citoyens, travailleurs, nous dit cette Raison collective,
vraiment pratique et juridique, restez chacun ce que
vous êtes; conservez, développez votre personnalité; dé-
fendez vos intérêts ; produisez votre pensée ; cultivez cette
raison particulière dont la tyrannique exorbi^nce vous
fait aujourd'hui tant de mal ; discutez-vous les uns les
autres, sauf les égards que des êtres intelligents et absolus
se doivent toujours; redressez-vous, reprochez-vous : res-
pectez seulement les arrêts de votre raison commune,
dont les jugements ne peuvent pas être les vôtres, affran-
chie qu'elle est de cet absolu, sans lequel vous ne seriez
que des ombres.
— 378 —
Je crms inutile d'insister sur cette distinction fonda-
mentale de ia raison individuelle et de lât raison collec-
tive, la première essentiellement absolutiste, la seconde
antipathique à tout absolu. Il me faudrait repasser, à ce
point de vue nouveau de la constitution des deux raisons
contraires, ce que'j'ai dit sur le droit des personnes, la dis-
tribution du travail et de la richesse, l'organisation du gou-
vernement. Qu'il me soit permis d'y renvoyer le lecteur.
En résumé, il n'est pas une vérité, dans l'ordre des
choses naturelles, à plus forte raison dans l'ordre de la
société, pas une formule scientifique ou juridique, qui
n'ait été, au jour de sa publication, regardée comme un
paradoxe. Or, la cause qui rend ainsi la vérité et la Justice
paradoxales est le caractère de notre raison individuelle,
l'absolutisme, d^où se conclut la nécessité d'une raison
supérieure, servant de correctif et de modèle à la première.
XXXVII
Si la liberté doit être comptée pour quelque chose, et
si néanmoins elle devait recevoir une discipline, con-
venons qu'elle ne pouvait en supporter d'autre que celle-
là. La liberté disciplinée par elle-même : c'est le fonds
et le tréfonds de toute notre philosophie révolutionnaire.
Rien assurément de plus rationnel, de plus moral que
cette discipline; mais rien qui ait eu plus de peine à s'éta-
blir dans la pratique des nations, gouvernées dès l'origine
par l'autorité et la foi, c'estrà-dire par l'absolu.
Le Christ a dit :
« Que celui qui n'écoute pas l'Église soit pour vous comme
païen et publicain. »
Par ces paroles, Fauteur de l'Évangile a posé le prin-
cipe d'autorité en matière d'opinions ; il a condamné le
libre examen, la discussion publiqd^ , universelle, réci-
proque; il a pris pour règle la formule Le mailre fa dit ,
— 379 —
et condamné d'avanee la Révolution. S*il eût vécu de nos
jours, il se serait prononcé'contre la liberté de la presse.
A la foi et à la charité théologales, à la maison de prière
et à TÉglise de Dieu, il ne fallait pas moins que cette
sanction du silence, la dernière et la plu^ absurde inven-
tion de l'absolutisme.
Et voilà pourquoi l'Église chrétienne ne fut qu'un in-
stant démocratique; pourquoi nulle Église fondée sur un
principe de religion ne saurait, en se développant, per-
sister dans la démocratie. La libre discussion aboutissant
fatalement à Télimination de tout absolu, il arrivera tou-
jours Tune de ces deiîx choses : ou bien, si l'élément
religieux est prépondérant dans les âmes, la raison col-
lective s'effacera devant la raison absolutiste, et le gou*-
vernement de la société passera tout entier à l'épiscopat;
ou, si l'esprit d'égalité l'emporte et maintient la contro-^
verse, la raison théologique sera vaincue, et la société,
après avoir commencé par la religion, finira par se déclarer
supérieure à toute religion.
L'hérésie à perpétuité jusqu'à extinction de dogme et
éJTuisement de matière à hérésie : tel est l'effet inévitable
de la liberté de discussion, tel le caractère de la raison
publique, dont l'essence est de n'affirmer que des rap-
ports. Mais c'est aussi ce que ne voulais pas le Christ,
prophète et fils de Dieu; ce qu'a de tout temps et avec
raison condamné l'Église orthodoxe, en qui réside l'esprit
de Dieu ; ce qui tue et déshonore les églises réformées,
soumettant hypocritement à la sanction de leur libre
examen la parole de Dieu.
Seule la Révolution, après avoir compris la condi-
tion de la vérité scientifique objective, a compris quelle
devait être la condition de la vérité sociale. Aussi fran-
che dans sa liberté que TÉglise dans son dogme, elle
nous dit :
— 380 —
tt Tous les Français ont le droit de publier leurs opinions en
se conformant aux lois. — La censure ne pourra jamais être
rétablie. »
Et encore :
« Toute loi doit être discutée publiquement, et librement
YOtée par l'assemblée nationale. »
Et ailleurs :
«L La procédure secrète est abolie : les débats seront publics
en matière criminelle, à moins que Thonnêteté publique ne
s'y oppose.
Ajoutons ce mot fameux, La M est athée; ce qui ne
signiGe pas précisément que la Révolution admet toute
espèce de culte, bien moins encore qu'elle rejette la con-
ception de Tabsolu, mais que sa raison se forme par l'cli*
mination de l'absolu.
Par ces déclarations, la Révolution a proclamé Tindc-
pendance de la pensée; elle a aboli, comme injurieuse à
l'homme et au citoyen, l'autorité de l'école ; elle n'a exigé,
pour les définitions du législateur pailementairement for-
mulées, pour les décrets du prince légalement renduf,
pour les arrêts des tribunaux solennellement prononcés,
qu'une adhésion conditionnelle et une soumission de fait.
Contre les illusions du piélisme, l'arbitraire de l'État, les
entités de la philosophie, les rélicences et les hypocrisies de
la science, les coalitions du privilège, l'entraînement îles
partis, les séductions de l'éloquence, la somnolence des
magistrats, et toutes les fantaisies de l'idéal, elle a suscité,
pour garantie suprême de vérité et de Justice^ quoi! la
guerre civile des idées, l'antagonisme des jugements.
Avouons que jamais philosophe, philosophant à priori
sur les conditions de Tordre social, ne se fût avisé de ce
moyen: La presse libre, l'anarchie I...
Nos braves bourgeois, amoureux de Tofdre jusqu'à la
— 381 —
rage, ne sauraient se figurer quMI y ait dans le conflit des
pensées humaines une force organisatrice; ils ne com-
prennent pas que Téquilibre des intérêts et du budget ait
pour condition la bataille des opinions. Il leur faut du
silence , de Tobéissance, comme anx disciples de Pytha-
gore. Le régime parlementaire, pour lequel ils s'étaient
dévoués en juillet et en février, finit par leur donner
de l'inquiétude; presque tous ils ont appelé de leurs
vœux la paix impériale. Sont-ils contents? Non. Cette
race ne peut ni vivre ni mourir; il lui faudrait un juste
milieu entre Vêtre et le non-être l
XXXVIIl
Considérez ce qui se passe en votre âme : l'opposition
des facultés, leur mutuelle réaction, est le principe de
son équilibre, disons plus, la cause du sentiment qu'elle
a de son existence. Votre vie mentale, de même que
votre vie sensitive, se compose d*une suite de mouve-
ments oscillatoires, et vous ne sentez votre moi que par
\fi jeu des puissances qui vous constituent. Sup^sez un
instant de repos général^ vous perdez, comme vous dites,
connaissance , vous tombez dans la rêverie. Qu'une fa-
culté essaye alors d'usurper le pouvoir; l'âme est troublée,
et l'agitation continue jusqu'à ce que le mouvement régu-
lier soit rétabli. C'est la dignité de Tâme de ne pouvoir
souffrir qu'une de ses puissances subalternise les autres,
de vouloir que toutes soient au service de l'ensemble;
là est sa morale, là sa vertu.
Ainsi va la société. L'opposition des puissances dont
se compose le groupe social, cités, corporations, compa-
gnies, familles, individualités, est la première condition
de sa stabilité. Qui dit harmonie ou accord, en effet, sup-
pose nécessairement des termes en opposition. Essayez
une hiérarchie, une prépotence : vous pensiez faire de
— 382 —
Tordre, vous ne faites qao de rabsoluiismèw L'&me so-
eiale, en effet, pas plus que la vôtre, 0 spirituaHste obstiné,
n*est on prinee suzerain, gouvernant des faeuhés sujettes ;
c'est une puissance de eoUectivité, résultant de l'action et
de la réaction de facultés opposées ; et c*est le bien-être
de cette puissance, c'est sa gloire, c'est sa justice, que
nulle de ses facultés ne prime les autres, mais que toutes
agissent au service de tout, dans un parfait équilibre.
Or qui rétablira Téquilibre troublé, qui prêtera main-
forte à la Justice sociale, qui exécutera ses arrêts, sinon
les facultés opprimées elles-mêmes?
Après la Révolution de 1848, lorsque rassemblée con-
stituante, et plus tard la législative, jugèrent à propos,
pour étouffer la Révolution, de restreindre la liberté de
la presse, ceux qui en prirent la défense la revendiquèrent
surtout au nom des droits de l^ homme et du citoyen^ il»
firent valoir KinulilHté de la mesure, le danger de laisser
le pouvoir sails contrôle... Ces considérations avalent leur
valeur ; mais c'était surtout au nom de la raison publique,
à laquelle on allait porter une mortelle atteinte, (|u'il»
eussent dû parler. Sans une controverse libre, iitiiver-
selle, ardente, allant même jusqu'à la provocation, point
de raison publique, point d*esprit public. L'absolutisme
reprend son cours : partout la couardise, le mensonge,
la défection, l'immoralité. Qu'en disent à cette heure les
prétendus législateurs de Tordre?...
Eh ! comment pouvaient-ils oublier, ces Prud'hommes
de la contre-révolution, que l'ordre dans la rue, doni ils
se montraient si burlesquement jaloux, avait pour con-
dition la guerre de parole et de plume? Quand la Con-
vention, dans sa magnifique colère, votait ces articles
inutiles de la déclaration de 93 :
« Que tout individu qui usurperait la souveraineté soit i
rinstant mis à mort par les hommes libres.
— 383 —
« Quand le gouvernement viole le droit du peuple^ Tinsur-
rection est pour le peuple et pour chaque partie du peuple le
plus sacré et le plus indispensable des devoirs, »
La Convenrion ne donnait-elle pas à entendre que là
où Tabsolu ne peut pas être opposé verbalement à ral>
solu, il est fatal que l'homme s^attaque corporellement à
rhomme?
La Convention, suivant Texpression d'un montagnard,
ne juge pas Louis XVI, elle le tne^ : acte d^absolutisme,
qui dépassait le droit de Télimination parlementaire. Le
garde du corps Paris tue le représentant Le Pelletier ;
réplique de Tabsolutisme monarchique à Tabsolutisme
affecté par la Montagne. — Bonaparte, au nom du salut
public, enlève le Directoire; Pichegru, au nom de la
liberté, conspire contre Bonaparte. L'histoire les blâme
aujourd'hui touë^ deux : c'est à merveille. Mais recon-*
naissez au moins que l'absolutisme de Tun est produit
par l'absolutisme de l'autre; ce qui ne fût pas arrivé si
la^voix d'un seul homme n'avait fini par couvrir la voix"
de îa république. — Charles X suspend la Charte : Paris
renverse Charles X. La colonne de la Bastille a-t-elle été
élevée à la gloire de l'insurrection? Qu'on relève alors la
statue de Pichegru. Mais non : la colonne de la Bastille,
malgré les termes de son inscription, est le monument
de la liberté de la presse et de la tribune. Elle vous dit
qu'Henri V serait roi de France si son aïeul, s'effrayant
du vélo des députés» n'eût voulu mettre sa raison per-
sonnelle à la place de la raison générale.
Sur la fin du règne de Louis-Philippe, un ministre, se
prévalant de sa prérogative, ordonne à un professeur
dont la parole, applaudie par les uns, blâmée par le»
autres, lui parait dangereuse, de cesser son enseignement.
Aussitôt le public prend fait et cause pour le professeur,
moins parce qu'il approuve ses théories que parce qu'il
— â84 —
soupçonne le pouvoir d*entraver la guerre des idées, et
qu'il regarde là guerre des Idées comme sa prérogative
à lui, et sa garantie contre rab.so1utisme.du gouverne-
ment. La Charte déclarant, d*un côté, l'égaie admissibilité
de toits Jes Français aux emplois,, de l'autre la faculté
égale aussi de publier ses opinions, c'était comme si elle
eût déclaré qu'il ne pouvait exister, dans aucun cas et
sous aucun prétexte, d'incorppirtibilité entre l'exercioe
d'une fonction publiqflè^^ -la manifestation d'une opi*
nion. La royauté seul^.i^yait été élevéo au-dessus des
attaques, parce que soa rôle était précisément de con-
server à tous 9a faculté d'attaque; et si l'on a pu dire à
la fin que l'opposition était dirigée contre la couronne,
ce fut la faute de la couronne. ^
Afin d'assurer la paix , tenir les énergiel^ciales en
lutte perpétuelle : quelle idée! Non, encore une fois,
pareille découverte ne poiivait être le fruit que d'une
longue expérienoe; la. métaphysique par laquelle débute
toute connaissance, le ^spiritualisme, la religion, la fei,
l'Église, l'idéal, y répugnent.
XXXIX
C'est à cette méthode de purgation et d'assainissement
des idées, devenue pour notre nation une. seconde nature,
que la France doit deptiis un sièxle ses4)rogrès les plus
réels, progrès dont aucun effort d^absoluiisme, aucune
récurrence de la religion, n'est capable de la faire dé-
choir.
Rendons-nous compte de ee travail.
De même que dans les sciences naturelles l'absolu est
constamment éliminé par la critique, qui ne conserve des
théories que les phénomènes recueillis et les rapports
calculés, et ne s'arrête que devant l'évidence des faits et
des séries ; '
— 385 —
De inêmey dans les sciences sociales, Tabsôla est écnrf é
par la contradiction générale, qui ne laisse subsister des
doctrines que les points défait et de droit dûment con-
statés, et qui, n'existant elle-même qu^en vue de la Justice,
est forcée de s'incliner à son tour devant la Juâtfliie.
La vérité des rapports et la Justice, voilà les d^ùx seules
choses que respecte l'universetle controverse, et devant
lesquelles toute ironie "^^cvanoiiit.
Aussi, depuis l'école de Deaèartés, la France n'a-t-ellc
produit aucun système de phHtfigephie dont le principe ,
les moyens et l'objet fussent dans l'absolu : l'esprit d'op-
position et de critique qui règne parmi nous ne le per-
mettait pas. Ce que l'on a prig pour une marque de 1 in«
fériorilé ,de notre génie est ta preuve décisive de la
supériorité tlé notre intelligence. t.
De là cette élimination des entités métaphysiques, per-
sévérante, universelle, sans exemple dans l'histoire, qui,
passant de la France à l'étranger, caractérise notre époque,
et que j'ai comparée à une circoncision de l'esprit, ou ,
suivant l'expression d'Âriste^/ à une purgâtion.
Purgation des idées religieuses : théisme, panthéisme,
athéisme aifssi, catholicisme^ protestantisme, natura-
lisme, illuminisrue, thédphilanthropie, messianisme, etc.;
tout y a passé., La France ne peut plus supporter de re-
ligion ; elle detnan^ avec instiance qu'on ne lui en parle
plus. Et puisque les idées religieuses, qui ne devaient, di-
sait-on, avoir d'autre but que de servir de base à la
Justice, la compromettent, elle supplie qu'on établisse le
droit, qu'on le définisse - sans leur secours, qu'on lui
donne une base humaine et phénoménale, qu'on l'af-
franchisse, en un mot, de toute considération de t'absolu.
Purgation des idées économiques^ Qu'a fait la critique
depuis les phy^ocratcs, qu'ont fait tous les socialistes ,
qu'ai-jc fait moi-même, sinon de montrer dans toutes les
Il 22
ealégories* ^ bi aciesicOf dans la et^f&tatioiêf dans le coin-
roerce, dans le crédit, dans la-fNTopriété, dans VîmpM»
dans le patronat» dans la dWisioa industrielle, dans la
ooneurrence, dans la yaleiir, la pyéseiiGe de l'absolu;; de
protester contre si^ funeste influence, de réclan^er son
élimination^ c'est-à-dire de ch^rdier la b^liinee qui, ne
tenant compte que des produits et des services, de la
réalité et de la raison des valeiurs, neutralise les unes par
les autres les prétentions de la personnalité, et nivelle
les fortunes? Certaines écoles, je le sais, n'attaquent
l'absolutisme régnant que pour hiî substituer celui de
leur dogme ; à la propriété on oppose la communauté, à
la concurrence anarchique l'jp^t entrepreneur et pro-
priétaire, à la macération le plaisir, à l'esprit la chair.
Mais à ces contrefacteurs de l'absolu le public, (\m cherche
le droit, s'oppose en masse et les élimine à leur tour :
dites-moi où sont, à cette heure, les babouvistes, les
iciiriens, les pbalanstértens , où seront tantôt les enfan-
tiniens et les amants de la femme libre.
Purgation des idées politiques : aristocratie, bourgeoi-
sie, théocratie, monarchie, démocratie, empire, système,
parlementaire, suffrage universel, dualité de représenta*
tion, fédéralisme, etc., il n'est pas une de ces idées qui ne
conserve des partisans ; laquelle s'impose à la masse du
pays? Ce n'est plus même la démocratie, à laquelle tout
le monde avant février semblait se rallier, et que le tami-
sage socialiste et ses propres fautes ont écartée comme
tout le reste, au moins dans son expression traditionnelle,
officielle. L^heure n^est pas loin où ceux qui nous ont
accusés avec le plus de violence d'avoir perdu la Repu*
blique reconnaîtront eux-mêmes qu'elle était perdue sans
ce purgatif énergique... Partout, dans la politique, i'ab-
solu s^est montré dominant, la Justice a été subordonnée ;
et c'est parce que la Justice fait défaut à tous les systèmes ,
— »7 —
je V6ax dire parce qu'elle n'en tconslitue pes réiémeni
prépondérant* qu'ils succombent tous l'un après l'autre
sous la réprobation de la liberté...
Coniniencez*vous a coni|Hrendre ce que c'est que l'éli*
niinaiion de l'absolu, la purgatton des idées, la balance
du mol' par le mot', ce qui veut dire la réduction de toutes
les théories sociales, politiques, économiques, religieuses,
à l'égalité pure, à la Justice? Et ne vous vient^il pas à
l'esprit que l'homme qui aura le mieux travaillé à cette
grande et déûnitive expurgation pourrait bien être aussi
celui qui aura le plus efficacement servi la constitution
sociale?
XL
Résumons ce chapitre en quelques propositions qui
fixent la pensée du lecteur.
La théorie de la raison collective repose sur ce fait
d'observation noologique, qu'aucune explication ne sau-
rait détruire :
Lorsque deux ou plusieurs hommes sont appelés à se
prononcer eoniradictoirement sur une question, soit de
l'ordre naturel, soit, et à plus forte raison, de l'ordre
humain , il résulte de l'éliminalion qu'ils sont conduits
à faire réciproquement de leur subjectivité, c'est-à-dire
de l'absolu que le moi affirme et qu'il représente, une
manière de voir commune, qui ne ressemble plus du
tout, ni pour le fond ni pour la forme, à ce qu'aurait été
sans ce débat leur façon de penser individuelle.
Cette manière de voir, dans laquelle il n'entre que des
rapports purs, sans mélange d'élément métaphysique et
absolutiste, constitue la raison collective ou raison pu-
blique.
Il suit de cette différence de qualité entre les deUx
raisons que, si, au lieu do soumettre la question à un
— 388 —
débat préalable, les mêmes individus Teussent préjugée
par consentement tacite, en opinant seulement du bonnet,
comme on dit au palais, leurs opinions, émanées toutes
du même sentiment d*absolutisme qui fait Tessence de
Tindividualité, se seraient trouvées parfaitement bomo*
logues, mais qu'en même temps leurs intérêts auraient
été dans un complet antagonisme : situation tout à fait
inverse de celle que crée la raison collective.
G!est ainsi que s'est établie dans Torigine la propriété.
£lle est résultée du consentement des raisons particu*
licres, dont le faisceau, spontanément formé, a emporlé
d*autorité la sanction du législateur. Mais il appert au-
jourd'hui que la propriété, malgré tous les efforts des
juristes, est devenue incompatible avec Tordre social.
Elle attend sa transformation, et nous assistons depuis
une vingtaine d'années à un travail d'expurgation dont
j'ai essayé de marquer le but, en présentant la balance
des droits et devoirs réciproques du locataire et du pro*
priélaire.
Il en est ainsi de tout le système social, conçu d'abord,
et nécessairement, du point de vue de l'absolu.
Donc, élimination de cet absolu, et constitution de la
raison collective par l'équation ou balance réciproque
des pensées individuelles, voilà ce que requiert impérieu-
sement le soin de la vérité et de la Justice, ce que This-
toire montre comme le principe recteur des sociétés, ce
que réclame avec un surcroit d'énergie la Révolution ,
mais ce que le Christ et son Église repoussent en même
temps de toute la puissance de leur foi.
Et pourquoi l'autorité religieuse, établie en vue de la
Justice, se montre-t-elle si hostile à la ventilation des
idées, sans lesquelles le Verbe divin demeure sans ex-
pression, et la Justice, la bonne foi,' sont impossibles?
C'est que l'absolutisme individuel qu'il s*agit d'élimi-
— 389 —
ncr n^est autre, au fond, que Tabsolu transcendantal,
dont l'exorbitance dans la spéculation philosophique
fait toute la. réalité des révélations, de même que son
intrusion dans la loi fait la perte des mœurs et la ruine
des États.
CHAPITRE VII.
Continuation du même sujet. — La raison publique condition
et fondement de la foi publique.
XLI
Mais, dit-on, la distinction de la raison particulière
et de la raison collective soulève plus de difficultés qu'elle
n'en peut résoudre.
Suffit-il, d'abord, de crier à l'individualisme, pour en
conclure une soi-disant raison générale, dont on ne peut
se faire une idée que par une sorte de castration de l'en-
tendement; comme si la séparation abstraite des attributs,
de Tentendement produisait deux sortes d'intelligences?
Suffit-il de réaliser une métaphore pour jeter bas tout ce
que la raison des peuples a créé d'institutions, et arracher
à la civilisation, déjà si compromise, ses vieux, ses éter-
nels fondements? L'élimination de l'absolu n'est qu'une
négation, après tout : c'est le sacrifice de l'intérêt propre,
recommandé au nom de la charité par l'Évangile, exigé,
en certains cas, par la Justice. 11 faut autre chose pour
faire croire à la réalité de la raison collective. Quel est
l'ensemble de ses idées? ce qui revient à dire, quel est le
système qu'au nom de cette raison l'on propose d'établir
à la place de l'ancien ordre de choses?
Allons plus loin. Quand même, au notp des idées non*
vclles, le système des rapports sociaux aurait été renou-
\u 22.
— 390 —
vêlé de fond 6a comble , serait-de un motif d'admettre
dans le corps social, comme réalité noologique ou psy-
chique, une intelligence sui generiSj de la. même ma-
nière que nous reconnaissons dans Tètre vivant, homme
ou animal, une pensée, un instinct, une intelligence?
Passe pour la force de collectivité, résultant du rapport
de coopération et de commutation des forces particu-
lières; mais une int^]ligence de collectivité, une âme
sociale, le sens intime y répugne. Où la loger? Qui rex-
primeraîÀllons-nous créer un viaariat, un sacerdoce, à
cet autre Logos? Après avoir détruit en nous cette double
conscience tant reprochée à la religion, allons-nous la
recréer par cette raison collective, dont les prescriptions
ont tant de peiné à pénétrer dans la raison particulière?
Au lieu d'assurer par cet échafaudage la foi publiq^ie, ne
sera-ce pas nous jeter dans une autre hypocrisie ?
Telles sont les difficultés. Le système de la raison pu-
blique, sa réalité, son organisme, sa nécessité pour la ga-
rantie de ta foi publique, c'est'^dire sa fin : voilà ce que
je vais tâcher d*éclaircir le plus briàv^aaent qu*il se pourra.
XLIl
I. Système de la raison putliguet çu système sQciqL
Que de fois ne me suis-'JQ pas entendu adresser ce
compliment que la critique jalouse se hâterait, pour l'hon-
neur du siècle, de retirer, si elle en comprenait la portée:
Vous êtes un admirable destructeur; mais vous ne con-
struisez rien. Vous jetez les gens à la rue, et vous ne leu)r
olïrez pas le moindre abri. Que mettez-vous à la place
de la religion 7 Que mettez-vous à la place du gouverne-
ment? Que mettez-vous à la place de la propriété?,.. On
me dit à présent : Que mettez-vous à la place de celte
raison iudividu^le, dont, pour le besoin de votre cause,
vous êtes réduit à nier la suliisuuce?
— 391 —
Ri«B, moii bonhomme; <sar j'entends ne supprimer
rien de ce dont j'ai fait si résolument la critique. Je ne me
flatte que de deui choses : c'est, en premier lieu, de
vous apprendre à mettre diaque chose à sa place, après
l'avoir expurgée de l'absolu et balancée avec lés autres
choses; ensuib, de vous montrer que les choses que
vous connaissez, et que vous avez tant de peur de perdre,
ne sont pas les seules qui existent, et qu'il en est de plus
considérableci encore dont vous avez à tenir compte. De
ce notnbre est la raison collective.
On demande le vrai système, le système naturel, ra«
tionnel, légitime, de la société, puisqu'aueun de oeux qui
ont été essayés ne résiste & l'action secrète qui le désor-
ganise. C'a été la préoccupation constante des philosophes
socialiste», depuis le mythologique Minos jusqu'au direc-
teur des Icariens. Comme on n'avait aucune idée positive
ni de la Justice, ni de l'ordre économique, ni de la dyna-
mique sociale, ni des conditions de la certitude philoso*
phique, on s'est fait une idée monstrueuse do Tètre
social : on Ta comparé à un grand organisme, créé
selon une formule d'hiérarchie qui, antérieurement à
la Justice, constituait sa loi propre et la condition même
de son existence ; c'était comme un animal d'une espèce
mystérieuse, mais qui, à^l'instar de tous les animaux
connus, devait avoir une tète, un cœur, des nerfs, des
dents, des pieds, etc. De cette chimère d'organisme, que
tous se sont évertués à découvrir, oii déduisait ensuite
la Justice, c'est-àinlire qu'on faisait sortir la morale d'une
physiologie, ou, comme on dit aujourd'hui, le droit du
devoir, de sorte que la Justice se trouvait toujours placée
hors de la conscience, la liberté soupniise au fatalisme,
et l'humanité déchue»
J'ai réfuté d'avance toutes ces imaginations, en expo-
sant les faits et les principes qui les écartent à jamais.
— 392 —
En ce qui touche 1& substantialilé et l'organisation de
rëlre social, j'ai montré la première dans ce surcroît do
puissance effective qui est propre au groupe, et qi^i ex-
cède la somme des forces individuelles qui le composent;
j*ai donné la loi de la seconde, eh faisant voir qu'elle se
réduit à une suite de pondérations des foires, des services
et des produits, ce qui fait du système social une équa-
tion générale, une balance.
En tant qu'organisme, la société, l'être moral par ex-
cellence, diffère donc essentiellement des êtres vivants,
en qui la subordination des organes est la loi même de
Texistence. C'est pourquoi la société répugne à toute idée
d'hiérarchie, ainsi que le fait entendre la formule : Tous
les hommes &mi égaux en dignité par la nature, et doi-
vent devenir équivalents de conditions par le travail et
la Justice.
Or, telle est l'organisation d'un être, telle sera sa raison :
c'est pourquoi, tandis que la raison de l'individu affecte
la forme d'une genèse, comme on peut le voir par toutes
les tliéogonies, les gnoses, les constitutions politiques, la
syllogistique ; la raison collective se réduit, comme l'al-
gèbre, par l'élimination de l'absolu, à un système de réso-
lutions et d'équations, ce qui revient à dire qu'il n'y a
véritablement pas, pour la société; de système.
Ce n'est pas un système y en effet, dans le sens qu'on
attacher ordinairement à ce mot, qu'un ordre dans lequel
tous les rapports sont des rapport> d'égalité; où il n'existe
ni primauté, ni obédience, ni centre de gravité ou de
direction \ où la seule loi est que tout se soumette à la
Justice, c'est-à-dire à l'équilibre.
Les mathématiques forment-elles un système? Il ne
tombe dans l'esprit de personne de le dire. Si dans un
traité de mathématiques quelque trace de systématisation
se décèle, elle est du fait de l'auteur ; elle ne vient point
— 393 —
de la science même. 11 en est ainsi de la raison sociale.
Deux hommes se rencontrent, reconnaissent leur di-
gnité 9 constatent le surcroit de l'énéHce qui résulterait
pour tous deux du concert de leurs industries , et se ga-
rantissent en conséquence Tégalité^ ce qui revient à dire,
l'économie. Yoilh tout le système social : une puissance
de collectivité, une équation.
Deux familles, deux cités, deux provinces, contractent
sur le même pied : il n*y a toujours que ces deux choses,
une puissance de collectivité et une équation. H impli-
querait contradiction, violation de la Justice, qu'il y eût
autre chose.
C'est pour cela que toute institution, tout décret qui
ne relève pas exclusivement de la Justice et de Tégalité,
succombe bientôt aux attaqués de la critique, aux incur-
sions du libre examen.
Car, de môme que dans la nature toute existence peut
être récusée par Thomme au nom de sa dignité et de sa
liberté, de môme dans la société tout établissement peut
; être par lui récusé au nom de la Justice; il n*y a que
la Justice qui ne puisse être récusée au nom de rien.
La Justice est inamovible, immodiflable, éternelle;
tout le reste est transitoire.
Et voilà comment les religions, les constitutions poli-
tiques, les utopies de toute espèce, imaginées pour la
conciliation de Tintérêt individuel et de Tintérêt collec-
tif, mais ayant toutes la prétention de partir de plus
haut que la Justice, de faire plus ou mieux que la Jus-
tice» de se servir de la Justice au lieu de la servir elle-
même, ont fini par être trouvées toutes contraires à: la
Justice, et au nom de la Justice éliminées. Ce sont des
créations de Tabsolutisme individuel, déguisées sous le
masque de la divinité.
Et il en sera de môme aussi longtemps que la pensée
— 394 —
ile l'absolu restera prépondâranie dans le gouvêrneiBeiit
des sociétés. Il n'est combinaison de la force et de la
ruse, de la superstition et du machiavélisme, de l'aris-
tocratie et de la misère, qui puisse avoir définitivement
taison de la Justice. Et si cette Justice est armée de la
critique, si vous lui donnes pour appariteur la discussion
quotidienne, universelle, des institutions et des idées,
des jugements et des actes, la conspiration ne «lurait
tenir un instant. Au grand jour de la controverse, les
monstres que le scepticisme et la tyrannie enfantent se-
ront forcés de fuir et de cacher sous terre leurs feoes
ridicules.
Autre est donc la raison individuelle, absolutiste, pro-
cédant par genèses et syllogismes, tendant constamntent,
par la subordination des personnes, des fonctions, des
caractères, à systématiser la société; et autre la raison
collective, faisant partout élimination de l'absola, propé-
dant invariablement par équations, et niant énergique-
ment, quant à la société qu'elle représente, tout système.
Incompatibilité de formes, antagonisme de tendances :
que veut-on de plus pour affirmer la distinction de ces
deux natures?
XLlll
II. Réalité de la raison publique.
Mais quelle idée se faire de cette raison collective, qiû
résiste avec ^nt de force et un succès si complet aux
fantaisies de la raisop individuelle? Est-ce une ème, un
esprit, une entéléchie, quelque chose comme ce que
nous imaginons quand nous parlons de l'esprit divin» des
intelligences célestes» de notre âme imniaténelle et im-
mortelle y
Et pourquoi non, si noire entendement ne peut con-
cevoir autrement la chose? L'intelligence e^t partout»
— 395 —
latente ou consciente, avons^nous observé? plis haut.
Ce que disait Hi autres termes ce philosophe : L'esprit
dort dans la pierre, rêve dans ranimai, raisonne dans
rhomoie. Pourquoi ne raisonnerait-il pas aussi dans*
rbumasité?...
Mais écartons ces conceptioas absolutisteSé Ce n*est
pas ainsi que la Révcdution, s'exposant elle-même, doit
poser sa raison et procéder à la discipline des idées.
Dès lors qu'elle rejette de son programme les confes-
$ioRS de foi religieuse et toutes les inventions de la phi-
losofdiie transcendante, révélation, dogme, autorité,
hiérarchie 9 église, discipline; dès lors qu'elle repousse
le spiritiiali3me cartésien au même titre que le maté-
rialisme d'Êpicure, elle ne peut concevoir la Raison
publique comme une entité métaphysique à part, un
Logos antérieur et supérieur, mais comme la résultante
de toutes les raisons ou idées particulières, dont les
inégalités, provenant de la conception de Tabsotu et de
son affirmation égoïste, se compensent par leur critique
réciproque et s'annulent. .
Une raison qui résulte, dites^vous, est comme un esprit
qui se compose, ou une âme formée de parties : cela
répugne au sentiment que nous avons de l'unité, de la
simplicité, de l'identité de notre moi.
Raisoaaerez-vous toujours de l'absolu comme si vous
en aviez une connaissance démonstrative et empirique?
Que savez-vous de votre moi et de sa simiplicité, âme
simple que vous êtes 7 Et parce que vous vous concevez
gratuitement, sans preuve aucune^ par la seule vertu de
votre absolutisme, comme sujet simple, s'ensuit >il que
vous ne puissiez et ne deviez vous concevoir également,
lorsque l'explication des faits le requiert, comnae une
résultante?
Do même que nous avons vu le concoure des forces
fA»i. —
— 396 —
produire une résultante difTérente en qualité dbs rorccs
qui la composent et supérieure à leur somme,
De même le conflit des opinions engendre une raison
• différente de qualité et supérieure en puissance à la
somme de toutes les raisons particulières qui par leur
contradiction la produisent.
Je dis différente de qualité : c'est prouvé par l'antago-
nisme des deux raisons. J'ajoute supérieure en puissance :
le progrès de la société le démontre.
Si grande, en effet, que vous fassiez la raison de Tindi"
vidu, toujours elle sera mêlée d'éléments passionnels,
égoïstes, transcendantaux, en un mot absolutistes. Cela
s'observe dans les mouvements de la multitude, les pré-
jugés nationaux , les haines de peuple à peuple , si sou*
vent décorées du nom de patriotisme : toutes choses qui
ne sont que de l'absolutisme individuel, multiplié par le
nombre des coquilles d'huitres qui l'expriment. C'est par
là que le genre humain a été victime si longtemps d'in-
stitutions et d'idées qui semblaient recevoir leur autorité
de la Raison publique, en qui «e révélait, pensait-on, la
volonté des dieux, tandis qu'elles n'étaient que de mons-
trueuses excroissances de la raison individuelle.
Or, nous voyons la raison collective détruire incessam-
ment, par ses équations, le système formé par la coalition
des raisons particulières : donc elle n'en est pas seulement
différente, elle leur est supérieure à toutes, et sa supé-
riorité lui vient justement de ce que l'absolu, qui tient
une si grande place chez les autres, devant elle s'évanouit.
Convenons donc que la raison collective n'est pas un
vain mot : c'est d'abord et indubitablement un rapport.
Or, comme le rapport ou la raison des choses est en
toute chose le fait capital, la plus haute réalité, je dis
que la raison collective résultant de l'antagonisme des
raisons particulières, comme la puissance publique ré-
— 397 —
suite du concours des forces individuelles, est une réalité
au même titre que cette puissance; et puisqu'elles se réu-
nissent dans la même collectivité , j'en conclus qu'elles
forment les deux attributs essentiels du même être, la
raison et la force.
C'est cette Raison collective» théorique et pratique à
la fois, qui depuis trois siècles a commencé de dominer
le monde et de pousser dans la voie du progrès la civili-
sation ; c'est elle qui a fait prévaloir le principe de tolé-
rance religieuse, créé le droit public et le droit des gens,
jeté les fondements de la confédération européenne, dé-
claré l'égalité devant la loi, rendu la philosophie aussi
sacrée que la religion elle-même. C'est elle que les tribu-
naux et les corps savants s'efforcent d'exprimer dans
leur style, et que tout écrivain, tout artiste, après avoir
dans la composition de son œuvre donné carrière à sa
subjectivité, invoque en dernier ressort.
C'est elle que nos pères, dans un jour d'enthousiasme,
firent monter sur l'autel du Christ et saluèrent comme
leur déesse et leur reine : En DU iui, Israël ! Mon que
cette Qgure représentât à leurs yeux une âme du monde,
un génie, un Verbe, un Esprit, un Dieu, comme celui
dont les empereurs et les papes se dirent les hérauts : il
y a l'infini entre la Raison de 93 et l'Être suprême de 94.
C'était l'Humanité, juste, intelligente et libre, qu'ils po-
saient à la place de la vieille idole. // n*y a rien là-haut^
disait avec un geste magnifique ce jeune ouvrier que la
police correctionnelle condamna l'an passé pour délit de
société secrète; j6 crois à la Justice. Ainsi Ja Révolution
disait aux peuples, en leur montrant, la liberté sous les
traits de la femme: « 11 n'y a rien là-haut que ce que vous
c y avez mis, c'est-à-dire vous-mêmes. Hommes, relevez-
c vous; saluez la liberté et croyez à la Justice. »
Hélas! ce ne fnt qu'un éclair: la Révolution n'était pas
H 23
— 398 —
en nombre. Le fanatisme» la sottise envieuse et bavarde,
étaient les maîtres. La Raison déifiée fut par Fimbécile
messie de Catherine Théot déclarée suspecte, et le Su-
prême fit éclipser la liberté.
XLIV
IIL Organisme de la raison publique.
LHdée de l'absolu s'étant réalisée dans toutes les créa-
tions de l'ancien régime» l'idée de la Justice doit se
réaliser de même dans toutes les institutions du nouveau.
Vous demandez quel est l'organe de la raison collective ?
Naturellement ce ne peut pas être l'individu» bien que
l'individu soit capable» par l'habitude de la dialectique et
par la pratique de la Justice» d'exprimer avec plus ou
moins de bonheur la pensée générale. Trop d'absolutisme
se mêle aux oeuvres de la personnalité pour qu'elle paisse
être jamais prise pour arbitre du droit.
L'organe de la raison collective est le même que celui
de la force collective : c'est le groupe travailleur, instruc-
teur; la compagnie industrielle» savante» artiste; les aca-
démies» écoles» municipalités; c'est l'assemblée nationale,
le club» le jury; toute réunion d'hommes» un un^ot»'
formée pour la discussion des idées et la recherche du
droit : Vbicumque fuerint duo vel ires cangregaii in no-
mine meo, ibi sum in medio eorum.
Une seule précaution est à prendre : c'est de s'assurer
que la collectivité interrogée ne vote pas, comme un
homme, en vertu d'un sentiment particulier davenu com-
mun ; ce qui n'aboutirait qu'à une immense escroquerie,
ainsi qu'il se peut voir dans la plupart des jugements
populaires.
Posons donc ce principe : L*impersonnalité de la raison
publique suppose pour organe la plus grande multiplicité
possible. Et c'est seulement a^ d'assurer cette imperson-
— 399 —
nalité qiCil peut être à propos de créer, pour la police des
débals et la garde de l^opinion, une commission sitéciale.
Combien de fois, hélas! depuis soixante an$, n*avons-nous
pas eu lieu de reconnaître l'inanité de la sauvegarde pu-
blique, quand elle n'a pas pour organe un pouvoir chargé
de la représenter et d'agir d'ofllce en son nom» comme le
ministère public est chargé, au nom de la sûreté générale,
de la répression des délits et des crimes ?
Si nos académies avaient retenu l'esprit de leur ori-
gine , si elles avaient la moindre idée de leur mission, si
l'hypocrisie de la transcendance n'avait pas faussé leur
conscience autant que leur entendement, rien ne leur
serait plus aisé que d'assumer sur les œuvres de l'intelli-
gence cette haute juridiction. Il n'est pas plus difficile
de démêler dans un livre d'histoire, d'économie, de poli-
tique, de morale, de littérature, ce qui vient d'une raison
légitime d'avec ce qui est le produit du mysticisme, que
de le signaler dans les choses de la physique çt de l'his-
toire naturelle.
Elles diraient à la jeunesse :
c Jusqu'à. la Révolution française, la philosophie so-
ciale i^'a possédé que des maximes de simple intuition ,
quelques-unes très-belles, d'autres, en plus grand nombre,
douteuses, la plus grande partie malsaines, toutes dé-
pourvues de principe, de lien, de méthode; sujettes d'ail-
leurs à toutes les exceptions de Tégoîsme, à toutes les
contradictions du privilège, aux violations sans fin de la
raison d'ÉgUse et de la raison d'État.
c Les institutions du consentement tacite et universel
ont été le piège de la liberté ; la morale des nations a
été la honte des nations. L'Évangile même ne saurait ici
trouver grâce : plus qu'aucun autre code il incline à l'ab-
solutisme ; et plus il a su émouvoir, par sa charité et son
mépris de la richesse, le cœur du travailleur, plus sûre-
- 400 —
ment il est devenu pour le travail une cause de répro-
bation et de servitude.
« Jeunes écrivains, le juste et le vrai sont deux termes
auxquels toute raison particulière aspire avec force, mais
'qui ne sont donnés avec plénitude que dans la raison
collective, dont la logique et Texpérience s'accordent à
démontrer l'incompatibilité avec l'absolu.
< Jamais donc vous ne supposerez dans vos écrits ,
comme réalité positive, nécessaire à l'intelligence et à la
sanction de la Justice; jamais vous n'admettrez dans vos
définitions et vos théorèmes, qui tous doivent porter ex-
clusivement sur des faits et des rapports» ni ,Dieu, ni
âme, ni esprit, ni matière, ni ange, ni démon, ni paradis,
ni enfer, ni création, ni résurrection , ni métempsycose,
ni révélation, ni miracle, ni sacrement, ni prière, rien
enfin qui implique une existence de Tabsolu séparé du
phénomène, une manifestation en soi de l'absolu.
(( Ce serait superstition pure, la mort de la science, de
la morale et de l'art.
€ 11 se peut, il est rationnel de penser, d'après la mar-
che des sciences, qui nous révèle sans cesse de nouvelles
essences, de nouveaux absolus; il se peut, disons-nous,
que Dieu, l'absolu des absolus, pas plus que la matière
dont l'univera est formé, ne soit un pur néan^: c'est une
hypothèse qu'il serait d'une égale faiblesse d'esprit (le
nier ou d'admettre, et c'est déjà le signe d'une raison
malade de s'en préoccuper. Ce qui est certain, c'est que
cet absolu qui, sous le nom de Dieu, nature , force créa-
trice, se présente sans cesse dans le discours pour la
commodité de l'exposition , n'existe pas pour la science
en dehors de la pliénoménalité universelle ; que hors de
cette phénoménalité il doit être compté par le philoso-
phe comme rien, par le jurisconsulte comme moins que
rien, par Técrivain et l'artiste comme le fantôme de rien.
-- 401 —
a L'absolu, dans le ciel de rintelligcnce, joue le mémo
rôle que les comètes dans le ciel de la nature. On sait au*
jourd'hui que ces prétendus astres, qui effrayèrent si long-
temps les populations superstitieuses, dont la rencontre,
suivant Buiïon, aurait détaché, comme des éclaboussures,
les planètes du soleil, et causé plus tard les cataclysmes
de notre petit globe, se réduisent h d'immenses bulles de
vapeur gonflées par l'éther qui les charrie, et dont l'en*
vcloppe, de plusieurs centaines de mille lieues de circon-
férence, n*a peut-être pas un dixième de millimètre
d'épaisseur. Plus elles sont légères et transparentes, plus
elles brillent et étonnent, jusqu'à ce qu'elles éclatent,
laissant à peine de leur figure épouvantable quelques
gouttes de liquide perdu dans l'espace.
c( La métaphysique, ou philosophie transcendante, ainsi
nommée parce qu'elle a pour objet d'expliquer la forma-
tion des idées absolues, nous enseigne en même temps à
nous défier de Tabsolu. Sous ce rapport, elle peut être
considérée comine la médecine préventive de l'intelli-
gence : ce n^est plus qu'une jonglerie, dès qu'elle affecte
des prétentions d'un autre ordre... »
Âi-je trop dit? La parité n'est-elle pas exacte?
Pourquoi le magnétisme animal , les esprits frappeurs,
les tables tournantes, n'ont-ils pu se faire ouvrir la porte
de l'Instifut? Il n'y en a pas d'autre raison que celle in-
diquée par M. Babinet : c'est que ces prétendus phéno-
mènes n'obéissent point à l'observateur; c'est de la ma-
gie, de la superstition , une sorte d'évocation de l'absolu.
Le soupçon d'absolu dans une expérience suffit, et avec
raison, pour écarter le soi-disant expérimentateur. Il n'est
plus de la compétence de l'Académie; il n'est justiciable
que de M. Lélut ou de M. Zangiacomi.
Pourquoi, au contraire, dès qu'il s'agit de philosophie
morale, les rapsodie$ religieuses, les histoires sacrées, les
— 40i —
relations de miracles, trouvent-elled dans ce même Institut
un favorable accueil? Pourquoi ce qui est dédaigné, con-
spué, voué au cabanon par MM. de Tlnstitut, chez les
adeptes de la sorcellerie moderne, est-il loué, récom-
pensé, couronné, chez les apologistes de la foi? Sur quoi
fondés élablissent'ils entre ceui-ci et ceux-là une diffé-
rence?
Nous sommes vis-à-vis de Tabsolu en état de guerre.
Jusqu'à ce que Thumanité ait secoué cette terreur, il est
du droit et du devoir de la Révolution d'en poursuivre
partout les vestiges et d*en neutraliser Tintluence. Noire
moralité et notre progrès en dépendent. D'autres, en
haine de l'Église, dont la conduite après 1848 a trompé
leur attente, voleront la suppression du bu.dget«des cultes :
satisfaction promise à la Révolution, dont je n^ai plus à
m'occuper. Je demande que le lendemain de ce vole on
n'ouvre pas un crédit pour la célébration de quelque
fête à l'Être suprême; je demande que la foi théologique
reste à Tavenir dans le cœur des croyants, devenus pour
tout de bon, selon la parole de l'Évangile, adorateurs en
esprit. Quant à la multitude, la seule religion qui lui con-
vienne désormais est celle de sa propre dignité. Appre-
nons-lui, à cette multitude trop longtemps avilie, que
ridée de Dieu lui fut donnée comme allégorie de la Jus-
tice; et Dieu et la Justice y gagneront tous deux, le
premier de mériter enfin notre estime, la seconde de
n'être plus tenue en échec par sa soi-disant caution.
XLV
IV. La raisoupubliquci seule garantie de la foi publique.
Où l'absolu règne, où l'autorité pèse sur l'opinion, où
ridée d'une essence surnaturelle sert de basera la morale,
où la raison d'État prime tous les rapports sociaux il est
inévitable que la dévotion à cette essence, l'autorité qui
— 403 —
la représente, les exceptions qu'elle crée au droit et au
devoir, les intérêts qu'elle fait naître, l'emportent danâ
les cœurs sur le respect de la foi publique : ce qui vetkt
dire que, comme la raison publique est faussée, la foi
publique est nulle.
Ceci est le dernier degré de dépravatibn auquel puisse
descendre une société»
C*est déjà un mal bien grand, et nos précédentes Études
ont servi à le faire comprendre, quand, par suite de Tin-
vasion de l'absolu, toute Justice se trouve détruite dans
les relations humaines, dans Téconomie^ le gouverne*
ment, l'éducation, le travail.
Mais rimnloralité ne s'arrête pas là : dans une société
livrée de4 fait au probabilisme , la fidélité aux enga-
gements, la constance dans les maximes et la con-
duite, deviennent de pluà en plus rares ; en sorte qu*à
l'iniquité générale des situations se joignent, avec ce
qu'ils ont de plus odieux, le mensonge, la trahison, la
vénalité, et par contre-coup, le soupçon injuste et la
calomnie.
Qui pourrait vivre dans une société d'où toute foi serait
bannie? Or^ quand la foi publique fut-elle plus indigne-
ment violée, le mépris des principes et des serments pra-
tiqué sur une plus grande échelle que depuis la Révo-
lution?...
Fruit de la Révolution, répondent nos adversaires. -^
Oui, comme l'apostasie et l'hérésie furent le fruit de
l'Évangile...
Laissons les récriminations vaines, qui tendraient à
rendre la vérité responsable du mensonge, la Vertu so-
lidaire du crime. La cause de cette détresse des con-
sciences, dont les soixante-dix dernières années nous ont
donné 4ant de fois le honteux spectacle, vient de l'adul-
tération des idées par cette religion de Tabsolu, dont les
— 404 —
divers organes de la Révolution ne surent jamais entiè*
rement se défaire.
Lorsqu'à la suite des journées de juillet 1830, il fut
écrit dans la nouvelle Charte qu'il n'y avait plus de reli-
gion ^Étaty tout le monde comprit de suite la portée de
cet amendement. L'absolu théologique disparaissant de
la Constitution, il ne pouvait plus exister de ce chef, dans
le corps politique, ni partis, ni antagonisme, partant
plus d'hypocrisie ni d'apostasie, pas plus que de favori-
tisme ou de martyre. Rien à gagner ou à perdre, devant
l'État, à suivre telle religion plutôt que telle autre, pas
même une mauvaise note à qui n'en professerait aucune.
La constance dans la foi ou la défection, relativement à
la chose publique, était un non-sens. La trahison ne pou-
vait plus exister qu'entre zélateurs du même culte et
pour les choses de ce culte; hors de son église, s'il ap-
partenait à une église, le' citoyen n'était tenu que d'être
honnête homme.
Or, ce que la Révolution a fait pour l'absolu théolo-
gique, elle tend à le faire pour l'absolu politique et éco-
nomique : c'est-à-dire que, s'élevant elle-même au-dessus
de toute forme extérieure de gouvernement, comme de
toute classification territoriale et industrielle, elle tend
à assurer la liberté et le bien-être de tous par l'équation
des rapports, ce que nous avons nommé ailleurs balance
des services et des produits.
Ce que la Révolution cherche comme son objet propre
étant donc le rapport ou la raison des choses, l'équilibre
des forces et des intérêts, en un mot le droit pur, abs-
traction faite de tout élément absolutiste, les opinions
extra-juridiques, en fait de gouvernement et d'organisa-
tion sociale, tombent devant elle comme les opinions
religieuses; elle ne s'en inquiète nullement. Elle professe
à l'égard des partis et des écoles, toujours formés dans
— 405 —
un but absolutiste, et qu'elle n'a garde d'ailleurs d^nter-
dire, puisqu'ils constituent la vie même de la société,
elle professe, dis-je, la même impartialité ou indifférence
qu'à l'égard des églises : le seul point sur lequel elle se
montre intolérante est le respect de la Justice, qu'elle
représente exclusivement.
Dans ces conditions, la foi publique est assurée, au
moins en ce qui touche les intérêts généraux du pays.
Dès lors, en effet, que le gouvernement se borne à déter-
miner et assurer des rapports, sans acception d'opinions
et de partis, il n'y a plus, pour lui ni pour personne, de
trahison à craindre, pas plus qujs de serment à exiger.
Je vais plus loin : je dis que du jour où la démocratie,
devançant les événements, aura ainsi défini sa pensée et
son objet, il est impossible qu'elle li'absorbe pas bientôt
la masse de la nation, et qu'elle compte encore des dé-
fectionnaires. Organe du droit pur, de la science pure,
comment perdrait- elle un seul adhérent?
Un homme ne transige pas sur une question scien-
tifique, une formule de géométrie : ce serait comme un
faux en écriture publique, un crime pour lequel sa con-
science ne trouverait pas d'excuse. On ne transige que
sur des questions d'absolu, telles que sont, pour l'im-
mense majorité des hommes, les choses de la politique,
de l'économie et de la morale. Toute apostasie est ainsi
préparée par un probabiiisme latent, que fera bientôt
surgir la tentation des intérêts, et dans lequel l'apostat
trouve toujours ce prétexte, que, l'erreur étant d'un côté
alitant que de l'autre, il est maître de ses engagements.
Comment les jacobins, ces épurateurs éternels, devin-
rent-ils, après le coup d'État de brumaire, presque tous
apostats? C'est qu'avec leur spiritualisme, leur Être Su-
prême, leur république une et indivisible, leur propriété
romaine, leur souveraineté du peuple, et toutes leurs
n. 23.
— 406 —
entités métaphysiques renouvelées derTaritièn régime, ils
juraient, non par la Justice et fô Vérité, mais par TAbsolu.
11 leur eût fallu une grâce sipéciale pour rester quand
même dans leur républicanisme. Bonaparte se couronnait
empereur, faisait disparaître une à une iouteâ les libertés :
ils affectaient de ne voir en lui que l'homme de la démo**
cratie; c'était, disaient^ils, Vëpée delà Révoluiionî
Mais Mirabeau, dont le jacobinisme voudrait effacer le
nom de nos fastes révolutionnaires, Mirabeau, pension-
naire secret de Louis XVf , ne fut point apostat. On peut
Taccuser d'inconduite et désapprouver une tactique dans
laquelle entrait la stipulation de ses intérêts personnels;
il ne vendit pas sa pensée et sa conscience; il ne 3e pro-
sterna jamais devant l'absolu ; il le força, au contraire,
de ployer devant Son programme, qui n'était aiitre que
la Révolution pour principe avec la monarchie constitu-
tionnelle pour organe. Mirabeau voulait fortement une
chose, dans laquelle l'absolu n'entrait réellement pour
rien : l'unité monarchique, comme résultante de là pon-
dération des forces sociales. Le nom de Mirabeau est sy-
nonyme de monarchie domptée : il n'y paraît ndlle part
autant que dans sa correspondance avec M. de la Marck.
Les événements ont depuis justifié les prévisions de
Mirabeau : rien, d'abord, n'a pu s'établir ^n France
contre la Révolution ; et quant à la constitution du pou-
voir, de totis les gouvernements qui se sont succédé
parmi nous jusqu'à ce jour, celui qui a le plus mÈ\ servi
la liberté et Tégalité a été celui des républicains.
XLVI
Descendons de ces hauteurs. Il y a loin de mon indi-
vidualité chétive à celle de Mirabeau *, je n'ai pas plus
la puissance de ses vices que la puissance de son génie.
Mais il est une vertu modeste qui sied aux petites gens,
— 407 —
c'est la francbise ; qI je tiens à ce qu'amis et ennemis
sachent, le cas échéant, sur quelles données ils devront
instruire mon procès.
Je trouve dans ma biographie cette espèce d'éloge,
dont l'expression trahit suffisamment l'origine :
« Renonçant à poursuivre Proudhon, les ministres de Louis-
Philippe cherchèrent à le séduire* C'était dans les mœurs
gouvernementales du jour. On lui offrit une chaire à son choix,
chaire d'histoire ou d'économie politique. Pierre-Joseph, comme
on le devine fort bien, se donna la gloire de trancher de l'in-
corruptible. »
Non, Monseigneur, je n'ai pas tranché de Vincorrup*
tiblCj attendu qu'on ne tn offrit jamais de chaire, et que
personne du gouvernement de Louis-Philippe ne tenta de
me séduire. Cette déclaration très-sincère diminuera sans
doute de ma gloire dans l'opinion de certaines gens; soit,
j'aime mieux cela. J'ajouterai même, pour l'entière édi-
fication de mes lecteurs, que si, en 1843, le gouverne-
menf de Louis-Philippe, à qui M. le préfet de police
Deléssert m'avait signalé comme un homme dangereux,
m'eût offert une chaire d'économie politique, j'aurais
accepté, quitte à donner ma démission, comme Michelet
et Quinet, le jour où ma parole n'eût plus été libre.
J'en dis autant de la prétendue tentative à" acheter ma
conscience moyennant une place de rédacteur du jour-
nal de la préfecture.
Toutes ces histoires de corruption pratiquée sur des
hpmmes de doctrine, dont se repaît l'imagination popu-
laire, sont l'effet de la mauvaise conscience créée et en-
tretenue par le vieil esprit chrétien.
]gn 1843, je n'étais pas devenu l'homme d'un parti,
j'étais simplement l'homme d'une idée. Et comme le
gouvernement de Louis-Phijippe, malgré ses tendances
fâcheuses, n'avait pas cessé d'appartenir à la Révolution,
— 408 —
j*aurais , je l'avoue , regardé comme du plus heureux
augure Foffre qui m'aurait été faite par un ministre de
développer, sous le couvert du pouvoir, mais bien en-
tendu en dehors de son inspiration et sous ma propre
responsabilité, le résultat de .mes recherches.
En fait de corruption gouvernementale, je fais profes-
sion de croire que le pouvoir ne séduit que ceux qui s'of-
frent eux-mêmes, des gens qui ne portent pas d'idée,
ou qu'une faute secrète livre à sa discrétion. Les uns
ni les autres ne valent le prix qu'on en donne; ils ne
servent qu'à la montre, à peu près comme au spectacle
les figurants.
Mais l'homme dont le cœur est plein d'une idée, qui
ne vit, ne respire que pour cette idée , ne peut être cor-
rompu contre elle, puisque ce serait être corrompu con-
tre lui-même, ce qui implique contradiction. Pour qu'un
tel homme trahît ses convictions, il faudrait, je le répète,
de deux choses l'une : ou qu'il y fût contraint par la honte
d'une plus grande infamie, ou qu'il existât en lui une re-
ligion supérieure à l'idée, ce qui sort de l'hypothèse.
il est, je le sais, des hommes de plume et de langue
assez infatués de leur faconde pour s'imaginer qu'ils font
à volonté le vrai et le faux; qui se flattent, comme les
sophistes, de plaider tour à tour le blanc et le noir, et de
gagner toutes les causes. Ces artistes, que les partis in-
demnisent et que les gouvernements achètent , ne savent
le plus souvent ce dont ils parlent, et n'ont pas dUdées ;
leur talent ne fait illusion qu'aux aveugles; et le jour où
ils changent de maître, ils rendent service à la cause
qu'ils désertent et qu'ils purgent, sans profit pour le
nouvel acquéreur ni pour eux-mêmes.
xLvn
Que les hommes qui de nos jours apportent à la démo*
— 409 —
cratic le concours de leurs convictions religieuses y réflé-
chissent : abstraction faite de la solidité de leur vertu ,
que je ne mettrai jamais en doute, ils sont, par leur re-
ligion même, dans l'occasion toujours prochaine du
péché.
Le christianisme, qui ne croit pas à la vertu humaine ;
qui n'admet la science libre que sous bénéfice de conci-
liation avec la foi ; qui ne voit dans les idées trouvées par
la raison que des probabilités, de pures fantaisies , indi-
gnes par elles-mêmes de la considération de Tesprit; qui
prétend les faire servir toutes, bonnes et mauvaises, à ses
desseins; qui trouve habile, en conséquence, d'avoir dans
toutes les écoles, dans tous les gouvernements, des hommes
à lui, de s'allier à toutes les causes, de fraterniser avec
toutes les opinions, d'organiser sa propagande sons tous
les drapeaux ; qui jure tantôt par la Constitution et tantôt
contre la Constitution; qui prêche la croisade en faveur
de rislam, après Favoir prêchée pendant douze siècles
contre l'Islam; qui, en 1855, canonise la Pucelle, brûlée
par lui en 1431 ; qui un jour défend le prêt à intérêt, et
un autre jour soutient le prêt à intérêt ; qui dans la même
chaire tonne contre l'exploitation bourgeoise, et puis ful-
mine contre l'insoumission du prolétaire; le christianisme
qui appelle liberté tout ce zigzag, et s'en sert comme
d'un carreau contre la liberté; le christianisme, dis-je,
croit naturellement à la corruption des consciences; il
croit que l'idée est vénale ; il ne peut pas ne le pas croire,
puisque toute idée autre que la conception de l'absolu
est vaine à ses yeux, matière à dispute, sujette au doute,
aux restrictions, aux transactions, par conséquent viciée
dans son principe, suspecte à elle-même, et toujours dans
la disposition de se sacrifier sur l'autel de la religion ou
de l'intérêt.
Sans doute il est des ftmes que la moindre indélicatesse
— 410 —
révolte et qui croiraient outrager leur religion s'ils lui de-
mandaient l'excuse de leur inconstance; mais la multitude
ne prend pas pour modèles ces types chevaleresques, et
c'est pour la multitude que sont faites les institutions.
Qui ne sent que les variations populaires seront d'autant
plus rares que les idées seront mieux définieS) la moyenne
vertu hésitant toujours plus devait une proposition scien-
tiflquement établie que devant une proposition qui im-
l)lique dans ses termes la dévotion à un absolu?
Nos hommes d'État le comprennent tous : avares pour
le peuple d'instruction positive, ils lui prodiguent la reli-
gion ; d'autant plus hostiles contre l'idée, qu'ils ne eon--
naissent qu'elle d'incorruptible.
Encore un apologue, et je termine.
En 1853, après le rétablissement de Tempire, j'eus oc-
casion de voir le ministre de l'intérieur, M. de Persigny.
11 s'agissait d'une affaire administrative dont je n'ai pas à
entretenir le lecteur. M. de Persigny m'accueillit avec
bienveillance; puis, la question qui faisait Tobjet de ma
visite épuisée^ entra en propos. — Comment vous, mon-
sieur Proudhon, me dit-il, n'avez-vous pas compris en 1848
que la tradition napoléonienne serait cent fois plus puis-
sante sur le peuple que la vôtre?— Je l'ai si bien compris,
monsieur le ministre, répondis-je, que c'est précisément à
cause de cela que j^ai fait une si vive opposition à Louis
Bonaparte.— Je ne vous comprends plus alors ; ne sommes-
nous pas aussi la Révolution, la démocratie? — Non, mon-
sieur le ministre, répliquai-je, vous n'êtes pas la Révolu-
tion, vous n'êtes pas la démocratie , vous n'êtes pas même
dans la tradition impériale. Vous êtes fatalement, bon
gré malgré, une réaction , et vous ne semblez pas vous
en apercevoir. Napoléon P% cet enfant des circonstances,
et que les circonstances réduisirent en définitive,; malgré
son génie et ses victoires, à jouer le rôle de Monck, n'au-
— 411 —
rail pas demandé mieux que de jouer celui de Mahomet.
Il n'aurait pas chassé Tange Gabriel et mis la jument
Alborak à la porte de ses écuries. Tout en restaurant,
faute de mieux, le clergé et les nobles, il s'entourait tant
qu'il pouvait des philosophes de la Révolution, des régi-
cides et des terroristes, comme des thermidoriens. Ainsi
il faisait entrer au sénat Yolney, l'auteur des Ruines.
Volney, monsieur le ministre, c'est mon maître ; Volney,
Dupuis, Fréret, Diderot, d'Alembert, Voltaire, les phy-
siocrates, Gondillac, Molière, Bayle et Rabelais, voilà mes
pères, voilà ma tradition. Voulez-vous me faire sénateur?
J'accepte.
A cette brusque proposition le ministre sourit, me fit
un geste d'adieu, et je le quittai, pensant en moi-même
que le gouvernement du 2 décembre croyait trop aux
idées pour s'y prendre, et que l'Église était mieux son
fait : avec elle, il cultive l'absolu. Dieu le protège!
HUITIÈME ÉTUDE
CONSCIENCE ET LIBERTÉ.
CHAPITRE PREMIER.
I
Objections théologiques : Qu'il s'agit bien moins de donner
les formules de la Justice que d'en procurer l'observance,
laquelle ne se peut passer de religion.
1
Monseigneur,
Fénelon, au xtx* livre du Télémaque^ conduisant son
héros aux enfers^ lui donne cette leçon de théologie :
«Télémaque, voyant les trois juges qui condamnaient un
homme^ osa leur demander quels étaient ses crimes. Aussitôt
le condamné, prenant la parole, s*écria : Je n'ai jamais fait
aucun mal; j'ai mis tout mon plaisir à faire du bien; j'ai été
magnifique, libéral, juste, compatissant : que peut-K)n me re-
procher? Alors Minos lui dit : On ne te reproche rien à l'égard
des hommes; mais ne devais-tu pas moins aux hommes qu'aux
dieux? Quelle est donc cette justice dont tu te vantes? Tu n'as
manqué à aucun devoir envers les hommes, qui ne sont rien ;
tu as été vertueux, mais tu as rapporté toute ta vertu à toi-
même, et non aux dieux qui te l'avaient donnée : car tu vou-
lais jouir du fruit de ta propre vertu, et te renfermer en toi-
même; tu as été ta divinité. Mais les dieux qui ont tout fait,
et qui n'ont rien fait que pour eux-mêmes, ne peuvent renoncer
à leurs droits. Tu les as oubliés, ils t'oublieront; ils te livre-
ront à toi-même, puisque tu as voulu être à toi, et non pas à
— 414 —
•
eui. Cherche donc maintenant, si tu le peux, ta consolation
dans ton propre cœur. Te voilà à jamais séparé des hommes,
auxquels tu as voulu plaire; te voilà seuLavec toi-même, qui
étais ton idole. Apprends qu'il n'y a point de véritable vertu
sans le respect et l'amour des dieux, à qui tout est dû. Ta
fausse vertu, qui a longtemps ébloui les hommes, faciles à
tromper, va être confondue. Les hommes, ne jugeantdes vices
et des vertus que par ce qui les choque ou les accommode,
sont aveugles et sur le bien et sur le mal : ici, une lumière
renverse tous leurs jugements superficiels; elle condamne
souvent ce qu'ils admirent, et justifie ce qu'ils condanment.
<t A ces mots ce philosophe, comme frappé d'un coup de
foudre, ne pouvait se supporter soi-même. La complaisance
qu'il avait eue autrefois à contempler sa modération, son cou-
rage et ses inclinations généreuses, se change en désespoir.
La vue de son propre cœur, ennemi des dieux, devient son
supplice; il se voit, et ne peut cesser de se voir; il voit la
vanité des jugements des hommes, auxquels il a voulu plaire
dans toutes ses actions ; il se fait uoe révolution universelle
de tout ce qui est au dedans de lui, comme si on bouleversait
toutes ses entrailles ; il ne se trouve plus lui-même : tout
appui lui manque dans son cœur ; sa conscience, dont le té-
moignage lui avait été si doux, s'élève contre lui et lui reproche
amèrement l'égarement et l'illusion de toutes ses vertus, qui
n'ont point eu le culte de la divinité pour principe et pour fin :
il est troublé, consterné, plein de honte, de remords et de
désespoir. Les Furies ne le tourmentent point, parce qu'il leur
suffit de l'avoir livré à lui-même, et que son propre cœur venge
assez les dieux méprisés. 11 cherche les lieux les plus sombres
pour se cacher aux autres morts, ne pouvant se cacher à lui-
même ; il cherche les ténèbres, et ne peut les trouver : une
lumière importune le poursuit partout; partout les rayons
perçants de la vérité vont venger la vérité, qu*il a négligé de
suivre. Tout ce qu'il a aimé lui devient odieux, comme étant
la source de ses maux, qui ne peuvent jamais finir. Il dit en
lui-même : 0 insensé ! je n'ai donc connu ni les dieux, ni les
hommes, ni moi-même ! Non, je n'ai rien connu, puisque je
— 415 —
n'ai jamais aimé Tunique et véritable bien : tous mes pas ont
été des égarements; ma sagesse n'était que folie; ma vertu
n'était qu'un orgueU impie et sacrilège; j'étais moi-même
mon idole» y>
Je ne puis dire quelle horreur saisit ma jeunesse lors-
que je lus pour la première fois cet épouvantable knor-
ceau. Voilà donc à quoi délire la religion de la grâce
a conduit le plus doux, le plus vertueux des hommes, et
Ton peut ajouter, un des plus raisonnables! Quel bon-
heur que l^élève de Fénelon n*ait pas régné sur la France 1
Le chaste duc de Bourgogne eût été pour elle Cent fois
pire que le voluptueux Louis XV. Il n'aurait pas eu près
de lui une Pompadour, une Dubarry, pour le distraire de
sa haine des philosophes : il eût exercé vis-à*vis d'eux la
justice de Minos. Sa mémoire, en horreur à la liberté,
serait fêtée dans TÉglise» Fénelon méritait certes, pour
cet édifmnt épisode, que Rome le Ht pape. Mais, admirez
les jeux de la fortune : c'est justement Rome qui frappa
Tarclievêque de Cambrai, et c'est la démocratie qui l'a
glorifié, en mettant sa figure au frontispice du Panthéon.
Si j'avais été à la place du philosophe damné par Fé-
nelon, j'aurais répliqué au magistrat infernal :
Fils de Jupiter, tu as parlé en fanatique, non en juge;
et tu viens de prouver par ton discours que tu ne crois
pas toi-même à la vertu» Ces dieux dont tu me parles,
avec leur providence, avec leur favoritisme et leurs mys-
tères, sont pour Thumanité, tu le sais bien» un sujet per-
pétuel de scaiMalCé Grâce à eux, nous ne savons Hen de
nos droits et de nos devoirs, et notre existence est inin-
telligible. Par eux, ma raison a été faussée, ma con-
science a double face* Je les ai interrogés sur la^lustice :
que m'ont-ils répondu? Que l'inégalité des conditions et
des fortunes est la loi de la terre, et ils mentaient; que
l'autorité du prince, établie du ciel, prime la Justice elle*
— 416 —
mémey et ils blasphémaient ; que, la raison étant dou-
teuse, l'homme n'a de ressource que de s'en rapporter à
leurs oracles, et ces oracles, je les ai convaincus d'impos-
ture. Oh ! si j'ai valu quelque chose là-haut, si je n'ai
pas été un monstre, si j'ai mérité quelquefois l'approba-
tion de mes semblables, c'est bien malgré les dieux. J*ai
réparé, autant qu'il était en moi, leur iniquité, ils se
vengent de mon insolence. Allons, Tisiphone, conduis-
moi dans le Tartare ; et toi, Hinos, fais savoir à tes maîtres
qu'il y a ici, au fond des enfers, un homme de bien qui
les méprise.
II
Mais j'entends, comme la voix d*un concile, s'élever la
réclamation des théologiens.
c Vous n'avez rien compris à notre doctrine, me disent-
ils, et vous ne comprenez pas mieux votre propre thèse.
Voilà six longues conférences que vous nous entretenez de
la Justice :
« Justice en ce qui touche les personnes ;
c Justice quant à la distribution des biens ;
c Justice dans l'État ;
« Justice dans l'éducation ;
cr Justice dans le travail ;
c Justice dans la direction de l'esprit.
c Vous avez, à votre manière, développé Tapplication
de cette Justice. A cette apparence de système, vous avez
opposé la discipline de TÉglise, dont le fond et la pensée
se retrouvent dans toutes les institutions de Thumanité,
et qui s'impose à la raison du philosophe et du législateur
avec la même nécessité qu'une catégorie de l'entende-
ment. Et pour avoir fait ce parallèle, vous vous imaginez
avoir élevé, sur les ruines de la religion, ce que vous ap-
pelez la Justice révolutionnaire.
- 417 —
c Vous n'êtes seulement pas à la question.
c L Quand votre théorie serait aussi irréprochable que
vous paraissez le croire, qu*estrce qu'il s'ensuivrait?
« Que vous auriez donné une déduction de la Jus-
tice, telle à peu près qu'elle doit exister dans une nature
saine, dans un sujet vierge et sortant des mains de Dieu ;
vous auriez montré la Justice comme il est de foi dans
l'Église que l'homme la posséda au Paradis terrestre,
avant qu'il se fût laissé corrompre à la suggestion du ten-
tateur.
c Dans cet état d'innocence, nous voulons bien vous
l'accorder, la Justice serait conforme à vos définitions.
Ce n'est pas à une pareille morale que nous disons ana-
thème.
c Mais cette virtualité de Justice dont vous prenez tant
de peine à développer les applications, cette énergie vic-
torieuse de notre faculté juridique, existe-t-elle au point
que votre théorie le suppose? Là est la question, et cette
question, vous ne l'avez pas même touchée.
c Or rÉglise, et tous les peuples avec elle d'un con-
sentement unanime, attestent, et l'expérience de toute
rhistoire prouve, que la Justice dont vous parlez est per-
due, que l'âme humaine est infectée, que celte infection
profonde rend en elle le sentiment du droit et du devoir
inefficace -, qu'un supplément de secours lui est indispen-
sable pour faire le bien que la société attend d'elle et que
lui commande son Auteur.
« Voilà ce que dit l'Église, et que vous ne voulez pas
entendre. Niez-vous, par hasard, l'existence du mal, vous
qui l'imputez à la religion ?
a Or, si le mal existe, si le mal déborde, comment l'ex-
pliquez-vous dans votre théorie ? D'où vient que la Justice
immanente ne le refoule pas? Qu'est-ce qui l'empêche,
cette Justice? Qui rend la conscience si faible, si inerte,
^ 418 —
si morle?... Accuser la religion de cette inertie, de cette
niori par le péché, ce n'eat pas un logicien deyotre force
qui se permettrait un pareil aopbismei La religion, ceci
résulte de \os propres paroles, est née du sentiment que
la conscienoe a de son impuissance; c'est le cri de l'âme
en détresse, qui» sentant défaillir sa Justice, appelle à
aoh aide la Justice de Dieq, Récuserea^vous un pareil
témoignage? récuserez-vous le témoignage de tant de
nations que la barbarie couvre de sa rouille, unique-
ment parce que leur prétendue Justice est demeurée
inefficace? Où donc la civilisation a-treUe fleuri, si ce
n'est cheis lea races que le christianisme a purifiées,
ou qui, à une époque immémoriale, reçurent • les pre-
miers rayons de la révélation antérieure? Récuserez-
vous le témoignage de tant de philosophes, païens ou
apostats, tous étrangers à Tl^glise ou ses ennemis, et
qui ont reconnu cet esclavage de la conscience, incom-
préhensible sans une Cause surnaturelle? Platon, dans
sa République^ écrite pour mettre un terme aui débor-
dements de la liberté ; Aristote, déclarant à la fin de
sa Morale à Nicomaque^ Tim puissance radicale de U
théorie à déterminer les hommes à la pratique; Cicéron,
avouant que la vertu est un don des dieux;' les stoï-
ciens, qui recommandent à leur disciple de se placer
sans cesse sous le regard de Dieu; Hobbes, Spinoza,
Hegel, et tant d'autres, en qui la désertion de la foi n'a
servi qu*à les faire aboutir au plus eifroyahle despor-
tisme?
€ L*homme est esclave, Spinoza le confesse» *^ Et de
qui esclave? — De ses passions, répond cet incrédule. —
Quoi! esclave des passions qui sont l'apanage de sa na-
ture, des passions que Dieu lui a données ! Se peut-il rien
de plus absurde ? Plutôt que de s'entendre avec l'Église,
Spinoza préfère mettre Dieu à la place de Satan dans
— 419 -^
rhistoire de la chute, faire l'auteur de louto Justice au-
tour du péché 1...
« Et quel remède à cet esclavage, grand philosophe?
Quel sera, contre Dieu qui nousperd, notre rédempteur?
— . Un redoublement de servitude, répond le moine de
La Haye. Spinoza en effet propose à l'homme, d'un côté,
pour la direction de son esprit, la philosophie qui l'a-
veugle; de l'autre, pour l'équilibre de sa volonté, le des-
potisme de l'État !.«. Ce q'e^t pas à cçtte eonclu3ion du
spino^isme, sans doute, que vous penaeai nous conduire.
Prouvez donc alors que la conscience e$t douée d'une
force suffisante, et que sa justification par elle-même est
possible. Bannissez le péché, après ('avoir expliqué tou-
tefois.
« Cette difficulté n'est pas la seule«
< IL La Justice, dites-vous, est la faculté que nous
avons; de sentir notre dignité en autrui. A merveille.
Mais, quelle que soit cette faculté, et en kii accordant
toute l'énergie possible, elle n'aboutira pas, et la Justice,
conçue dans la conscience, ne se réalisera point dans les
actes, sans la certitude d'une réciprocité. Quelques vertus
obstinées se résigneront peut-être! à respecter le droit
quand même, à payer ceux qui les volent, à glorifier ceux
qui les calomnient, à tendre la main aux brigands qui les
assassinent. La philosophie a eu ses martyrs, la Justice
quand même peut bien avoir aussi les siens. Mais ces
rares exemples n'auront pas le pouvoir d'entraîner les
masses. Pour qu'elles respectent le droit et obéissent au
devoir, il faut, à tout le moins, qu'elles aient une garan-
tie quelconque de retour. Où trouvez-vous cette garantie,
qui dans votre système doit jouer le même rôle que la
religion dans celui de l'Église? Quand la méfiance, de-
venue universelle, aura rendu l'iniquité générale et irré-
médiable, avec quoi ramènerez-vous la confiance? Bien
— 4^ —
ne se produit en vertu de rien^ c*esl voire deuxième
axiome. Auriez-vous en réserve quelque influence pré-
mouvante, qui sollicite la foi antérieurement à la Justice,
et tienne pour vous lieu de grâce? Quelle est cette in-
fluence? Dites d*où elle vient et comment elle opère?
c Ce n'est pas tout.
« III. Le péché n*a pas d'existence objective. Les
actions de l'homme, de même que les créatures^ qui
l'environnent, sont, au point de vue de la morale, en
elles-mêmes indifférentes ; elles ne deviennent répréhen-
sibles que par l'intention qui y préside. Or, si les actions
sont indifierentes par nature, comment deviennent-elles
condamnables par Tintention ? Qui peut juger de cette
dernière? Qui nous dira où l'intention vertueuse finit, où
l'intention criminelle commence? Quelle science humaine
peut affirmer que les intentions ne sont pas, comme les
actions, indifférentes? Et puis, qu'est-ce qu'une inten-
tion? Vous qtii raillez si agréablement l'absolu, ne sacri-
fiez-vous pas ici à l'absolu, contre vos propreâ maximes?
Où trouvez*vous, enfin, ce critère du bien et du mal sans
lequel il vous est impossible d'établir une accusation, de
formuler un jugement, d'appliquer une peine? Eh quoi!
à force de vouloir réaliser ^ selon votre expression, la
Justice en l'humanisant, voici que vous l'évaporez dans
les secondes intentions^ comme dit votre auteur favori,
Rabelais! Vous n'avez rien sur quoi vous puissiez établir
votre législation; et votre Raison frfUique^ séparée de la
religion, qui seule peut lui donner Yexequatur^ s'éva-
nouit dans le néant.
< Ainsi, sans parler de l'innéité ou immanence, sur
laquelle il est inutile de prolonger le débat, vous ne
prouvez nullement, ce que d'abord vous eussiez dû foire,
l'efficacité, dans l'homme, du sentiment ou de la faculté
qu'il a de la Justice. Non-seulement vor^ ne proïivoz pas
— 421 —
cette efficacité, vous êtes forcé de reconnaître qae le fait
du péché, fait universel s'il en fut, la dément. Puis vous
ne pouvez pas, dans votre système d*immanence, vous
passer d'une' excitation supplémentaire qui agisse sur
l'âme à la façon de la grâce. Et quand vous vous pas-
seriez de cette excitation, votre théorie tomberait encore^
par l'impuissance radicale où vous êtes de formuler une
loi et de discerner le bien d'avec le mal. Ajoutez qu'il
vous reste à rendre raison de l'existence du péché, et à
dire ce que devient chez vous la religion, qui ne peut
pas aboutir à néant, selon vos axiomes.
c Que s'il est ainsi, poursuivent mes adversaires, des
conceptions purement rationnelles de la morale, ne de-
vons-nous pas avec le sentiment universel tirer cette
conséquence : que le gouvernement de Thumanité par la
Justice seule est chimérique ; qu'à des cœurs incirconcis
et conténébrés il faut autre chose que Yéconomie poli--
tique et la presse libre; autre chose que ce prétendu
droit de Vhomme et du citoyen^ qui vaut sans doute en
tant que confession de la nécessité d'une loi morale, mais
qui hors de là est une pure déception, un indigne char-
latanisme? Et pour conclusion, ne sommes-nous pas
forcés de reconnaître que pour parler aux hommes dé
désintéressement, de fidélité à la parole, de chasteté,
pour leur faire accepter ces fortes maximes, il est besoin
d'une raison supérieure qui les appuie, d'une grâce,
enQn, qui les rende douces, précieuses, aux âmes les
plus rebelles?
< Car, quoi que vous fassiez, quelque lumière que vous
apportent vos sciences de fraîche date, économie poli-
tique, philosophjie de l'histoire, ethnographie et psycho-
logie, il restera toujours ceci, que le lien moral, celle
obligation de droit que vous invoquez, est, tout aussi
bien que la foi qui Tassure, un mystère-, qu'au fond,
H .24
— 422 —
l'homme ne possède sur son eût menlal aucune connais-
sance , et que vouloir le ramener à la «morale pure est
une utopie pure, un crïme de lèse-majesté divine et hu-
maine, que la religion ajuste titre a déclaré inexpiable.
< G*est pour cela que l'Église, instruite de plus haut
que la raison, non contente de refréner les passions et de
mortifier les sens, use, envers les facultés de l'âme les
plus élevées, de la même coercition. Sans s'arrêter aux
vaines curiosités d'une casuistique ambitieuse, elle nous
dit que rtiommCi avant tout, veut être dompté, et que
cet appel à une Justice savante et rigoureuse, de la part
d'un sujet de si mauvais vouloir, est rouerie d'orgueil,
ruse de Satan, sophisme de l'eQvie et de la révolte,
« Que la distribution des biens à'opère d'après une
balance un peu plus ou un peu moins exacte ; que le
commandement soit soumis à un contrôle un peu plus
ou un peu moins sévère, le niveau moyen de l'instruction
un peu plus ou un peu moins élevé : la belle affaire ! Sup-
posant toutes ces équations démontrées et réalisables
dans la pratique, il s'agit de les convertir en obligations
pour la volonté, ce qui sort de la compétence de votre
mathématique. Ah ! vous qui parlez de raison humaine,
de conscience humaine, de vertu humaine, qui sur cette
base fragile élevez l'édifice de votre droit et de votre de-
voir, méfiez-vous plutôt de ces puissances de perdition :
rien de bien n'en sortira, si la religion ne lés gouverne.
Refoulez ce génie opiniâtre, si vous ne voulez qu'il vous
consume. 11 n'est rien que son indiscrétion respecte, et
que ses philosophèmes n'ébranlent. Lâchez-lui la bride:
vous le verrez arriver à la négation de l'univers et de
lui-même. Brisez cette conscience, qui ose se porter
principe et arbitre du juste et de l'injuste. Pour peu que
vous lui laissiez de champ, elle se haussera jusqu'au
sommet d'où fut précipité le père du péché, lorsque, se
— 423 —
prévalant de la sublimité de ses prérogatives, il en vint à
s*éga]er à TÉtemel : Similis ero Altissimo, Éteignez ce
courage^ de peur que se regardant avec complaisance il
ne se glorifie d'une vertu qui vient toute de Dieu, et ne
se fasse lui-même Dieu. Car Dieu seul est juâte, qui seul
peut dire ce qu'est la Justice ; Dieu seul peut nous im-
poser la loi, qui seul juge les intentions, sonde les reins
et les cœurs. Dieil seul, par conséquent, peut nous don-
ner la force d^opérer le bien, alors même que notre cœur
le renie et que notre bouche le blasphème. »
III
Je ne sais, Monseigneur, si j'ai rendu à votre gré la
pensée, de la théologie. Mais tel qu*il vient de se produire
sous ma plume, j'avoue que l'argument a de quoi donner
à réfléchir à de plus fortes intelligences que la mienne,
et je ne m'étonne pas que tant de penseurs s*y soient
brisés.
Car enfin le péché existe* Si le péché existe,' de quel-
que façon qu'il se produise, la Justice paraît inefficace; si
la Justice- est inefficace, c'est qu'elle ne trouve pas dans la
conscience' le principe qui l'assure; si cette force d'équi-
libre enfi^ n'«xiste pas dans la conscience , il faut que
celle-ci.la reçoive d'ailleurs. Rien ne pouvant être équi"
libre par rien (ax. 4), ce qui nous ramène à la religion.
Sinon, l'homme se démoralise, et la société est en péril.
Lejustey dit l'Écriture, tombe sept fois le jour. Qu'at-
tendre dès lors de ceux qui ne sont pas justes If Qu'atten-
dre même de ceux qui ne sont justes qu'à moitié? Des
nations entières, de grandes et puissantes nations, d'abord
vertueuses, oilt péri par la défaillance de la Justice» Cela
ne veut-il pas dire que chez elles, compensation faite de
la vertu et du crime, la moyenne de Justice ne s'est pas
trouvée suffisante pour les préserver de la dissolution
— 424 ^
morale que devait suivre bientôt la dissolution matérielle?
Or, la vertu n*est autre chose que l'énergie avec laquelle
le sujet tend à réaliser sa loi (déf. 3) ; d*où suit, comme
l'enseigne le dogme chrétien, que, l'attrait de Justice,
qui seul produit la vertu, se trouvant trop faible, Thomme
est au-dessous de sa destinée, ce qui est contradictoire.
Accuser de ce manque de vertu les institutions , la ty-
rannie des grands, l'indignité de la multitude, la cor-
ruption du prêtre, c'est prendre les symptômes de la
maladie pour la cause. Gomment la tyrannie a-t-elle pris
naissance, comment plus tard a-t-élle été soufferte, sinon
par la complicité de la masse? Gomment l'homme, que
la nature, suivant nous, a créé digne, tombe-t4l ensuite
dans l'indignité? L'animal est fidèle à son instinct : d'oiï
vient que l'homme seul trompe son propre cœur, qu'il
se montre lâche^ immoral, et, malgré le vœu de son âme,
insocial ?
En deux mots, si, comme la prévalence du péché
induit à le* croire, la Justice est inefQcace, la Justice est
une chimère; elle n'est pas de l'humanité, et il ne nous
reste qu'à ployer les genoux. Telle est l'objection.
Je laisse de côté l'opinion de quelques théologiens mi-
tigés, qui m'accuseront peut-être d'avoir forcé le sens du
christianisme, et pensent que Thomme déchu est encore
doué de quelque capacité pour le bien, soutenant seule-
ment que cette capacité eût été incomparablement plus
grande sans le péché originel.
Ges théologiens de juste milieu, en croyant sauver leur
foi des dangers du rigorisme , ne s'aperçoivent pas qu'ils
la livrent. Si peu que vous accordiez d'efficacité propre à
la conscience, elle n'a plus besoin de grâce* supplémen-
taire; l'homme peut marcher seul, et la relijjion devient
inutile. Gar, de même que ce n'est pas tant par la force
physique que l'ouvrier triomphe de la fatalité du travail,
^ 425 —
mais par rinielligence de son industrie ; de même ce n^est
pas tant par son énergique sainteté que l'homme se pré-
serve du mal» mais par son intelligence de la Justice, par
la prudence* de sa conduite, par les garanties sociales
dont il s'environne. Toute -sa puissance morale est préci-
sément dans cette étincelle, qui n'attend pour Tembraser
que le souffleté l'intelligence...
Nous touchons aux profondeurs de la psychologie.
Le fait du péché ou de l'esclavage de Tâme élevant le
doute sur l'efficacité de la Justice, la Justice est menacée
dans sa réalité et son immanence, et tout le système de
la Révolution se trouve compromis.
Après avoir montré, dans les précédentes Études, com-
bien l'idcede Justice, telle qu'elle ressort de l'hypothèse
révolutionnaire, est supérieure à l'idée qu'en donne la
révélation, nous avons donc à prouver encore, contre
l'instance des théologiens :
1» Que la Justice est réellement, comme nous l'avons
définie, une faculté positive, la faculté prépondérante
de l'âme ;
2<' Qu'en raison de cette faculté l'homme discerne
nettement le bien du mal, et que ce discernement est la
plus certaine de ses connaissances ;
3*» Qu'il est libre ;
4<* Que sa conscience est douée de toute Tefficacité né-
cessaire, et qu'en fait cette efficacité est attestée par le
progrès constant de la Justice.
S^" et 6° Nous expliquerons ensuite la production du
péché, et nous dirons ce que deviennent, dans la société
définitivement constituée, la religion et la grâce.
7<; Enfin, la Justice étant une fonction de la vie hu-
maine doit avoir, comme toutes les fonctions, son orga-
nisme : nous rechercherons quel il est.
Ce sera l'objet de cette Ëtude et des trois suivantes.
II. 24.
— 426 —
CHAPITRE II.
Réfutation du pyrrhonisme tBéologique : réalité du sens rûofal,
IV
J'ai remarqué ailleurs que la théorie d*une grâce auxi-
liaire, théorie qui a pris dans le christianisme un si grand
développement, est essentielle à toute religion. Le paga-
nisme rapportait tout aux dieux : Gsoç le^uxsv, un dieu Ta
donné, dit Homère; comme la Bible, nathan lehovah.
Les partisans de la religion naturelle tiennent le même
langage : c'est la seule chose que le public a retenue des
deux premiers volumes de M. Jules Simoil.
Eh bienjî Monseigneur, savez-vous ce que vous, et tous
les religionnaires vos prédécesseurs et vos copistes, vous
professez par cette belle théorie 7 Ce que l'on peut ima-
giner de plus immoral, le pyrrhonisme.
Humainement, vous ne croyez point à la Justice. C'est
uniquement par vQtre foi en la ï)ivinité (|ue vous vous
rendez compte d'une loi qui sans cela n'existerait pas
I)our vous, suivant ce qtie dit Bergier, appuyé par
Mgr Gousset :
c( Aucune raison purement hùthâinê ti6 p6at étabHr !a dis-
tinction du bien et du tnat; et s'il n'avait plu à Dieo de nous
faire connaître son intention^ le fifô potfrrait tuer son père
sans être coupable.
Otez Dieu, vous n'avez plus ni foi ni loi; vous êtes par-
ricide, voleur, faussaire, traître k la patrie, incestueux,
pédéraste.
Et la philosophie spiritualiste est d'accord avec vous-
Elle aussi nie Teffrcacité de la conscience, le discerne-
ment do bien et 4^ niai ; et saqs la connaissance qu'elle
— 427 —
prétend avoir de Dieu par le sens intime, elle dirait,
comme vous, que Tathée honnête homme est une fran-
che dtipe, tandis que le fils qui empoisonne son vieux
père pour économiser la pension qu'il lui paye est un
praticien qui raisonne juste.
Eh quoi ! vous ne reculez pas devant celte effroyable
doctrine qui a versé sur le monde plus de crimes (fue le
sacerdoce n'en a jamais absous; qui vous a fait mécon*
naitre, violer, sous prétexte de discipline, tous les pré-
ceptes de la Justice; à laquelle vous sacrifiez sans re-
mords les droits de rhomme, du citoyen, de l'ouvrier,
de l'enfant, de la femme!...
Certes, quand le christianisme se présenta au monde
avec son triple dogme d'un Dieu révélateur et rédemp-
teur, d'une prévarication originelle et d'une grâce néces-
saire, il ne se doutait guère qu'il élevât sur la Justice un
doute cent fois plus désastreux, plus immoral, que celui
de Pyrrhon. Il se croyait si sûr de sa foi! Son espérance
était si vive, et la raison humaine semblait si faible!...
Pardonnons au christianisme, et jugeons-le comme lui-
même nous juge, sur l'intention, iie christianisme, dam-
nant les héros et les sages, ceux qui pratiquent la Justice
gratuitement et pour elle-même, tandis qu'il ouvré le ciel
aux âmeÉt basses à qui la peur de l'enfer arrache un hypo-
crite PèitfiaiHy a cru servir la Justice : s'il eût manqué à
son œuvre, qu'explique d'ailleurs la loi du développe*
ment humain, c'est alors qu'il eût été immoral*
Preuve par le sens intime,
La situation faite à la Justice par la pensée religieuse
étant la même que celle faite à la certitude par Pyrrhon,
c'est par l'argument qui a défait Pyrrhon que je com-
jnence ma réponse aux objections de la théologie.
— 428 —
Descartes, cherchant un point solide à la connaissance,
débute par se dire, à Texemple des anciens douteurs :
Existe-t-il une vérité? et en supposant que quelque
chose de vrai existe , puis-je le découvrir? Puis-jc en ac-
quérir la certitude? A quel signe le reconnaître? Qui m'en
garantira la légitimité? Sont-ce mes sens, qui me trompent,
et ne me font voir que le particularisme des choses? Sont-
ce mes notions, dont rien ne me garantit la légitimité;
qui participent de Terreur de mes sens, bien qu'elles ne
soient pas données uniquement dans la sensation; qui
d'ailleurs ne m'apprennent rien toutes seules et sans
le secours perpétuel de mes sens? Est-ce mon sentiment
intime, qui n'entre en action qu'autant que je suis en
rapport avec les choses extérieures? A qui croire? A qui
me fier? Où me renseigner? Par où commencer? Quel
est le principe, à l'abri de tout soupçon, sur lequel je
vais fonder ma philosophie? Car il est clair que, si je
trouve le point d'attache, le reste ira de lui-même. De-
tur mihi punctum^ et terram movebOy disait Archimède.
Telfut le doute hypothétique, condition préalable de
toute philosophie, auquel se soumit Descartes.
C'est bien évidemment le même doute qui frappe au-
jourd'hui la morale.
A l'exemple des acataleptiques, les transcendantalistes
soutiennent qu'il n^est pas pour l'homme, en dehors de
la foi en Dieu, de morale-, que toutes ses actions, au
point de vue de la conscience naturelle, sont indiffé-
rentes; que la distinction du bien et du mal est arbi-
traire; que d'ailleurs, la morale existât-elle, l'homma est
incapable, par sa volonté comme par sa raison, d'y at-
teindre; qu'il ne saurait s'en faire une notion exacte et
assurée ; qu'en conséquence tout est chez lui ténèbres ,
inertie, corruption, mensonge; que les voies de l'huma-
nité sont erronées, conduisant à l'erreur et au crime, ou
— 429 —
poar mieus, dire à la folie; qu'il n'y a que la grâce du
Christ qui puisse lui tracer uue loi, la sauver du péché,
et lui donner le courage de la vertu.
Ce qui revient à dire que le même doute que soule-
vaient les Pyrrhoniens dans l'ordre de rintelligence» la
religion le porte dans Tordre de la conscience.
Que pouvons-nous savoir certainement? demandait
Pyrrhon. — Rien, le doute est absolu et invhicible.
Que pouvons-nous, par nous-mêmes, savoir et faire de
bien ? demande l'Église. Et elle répond comme Pyrrhon :
Rien, le discernement du bien et du mal est impossible;
l'immoralité est complète. •
Et comme Pyrrhon concluait à la suspension absolue
du jugement, de même l'Église conclut à l'impuissance
radicale de la volonté.
Mais il y a entre Pyrrhon et l'Église cette différence,
que Pyrrhon, n'ayant pas trouvé d'illurainateur surna-
turel pour leyer son doute, n'avait osé se faire chef ou
pontife d'aucun dogme; tandis que l'Église possède un
Christ, qui lui a donné le secret des mœurs, et avec ce
secret l'art de. changer l'homme de péché en ange de
lumière.
Pyrrhon enseignait donc que l'homme, pour être rai-
sonnable, devait commencer par se démettre de la raison,
ne jurer par personne et se tenir dans une méfiance uni-
verselle; l'Église au contraire se vante de moraliser
Thomme, immoral par nature, en le plongeant dans la
cuve baptismale et entretenant ensuite la blancheur de
son âme au moyen de la collation des sacrements, et de
la transfusion des grâces dont elle a le ministère.
VI
Vous savez, Monseigneur, comment Descartes se tira
des filets de Pyrrhon, au grand applaudissement des
— 430 —
notabilités théologiquès de son siècle, Arnaud, Nicole,
Bossuet, Fénelon, Malebrancbe.
Je veux bien, dit Descartes, avouer que tout est
douteux et sujet à caution. Mais vous m'accorderez au
moins que je ne puis pas douter que je doute, puisque
c'est en raison de ce doute, dont vous me faites une
règle, que vous m'ordonnez de suspendre mon ju-
gement.
Telle est donc ma première proposition, dont la certi-
tude est invincible : Je doute. «
Si je déute, je pense; 2* proposition, également cer-
taine.
Si je pense, je suis ; 3* proposition.
«
• •«
Et voilà le pyrrhonisme, au moins en ce qui concerne
l'humanité et ses lois,' par terre.
Avec la certitude subjectif, en effet, tout le monde*
intérieur, c'est-à-dire la vie individuelle et sociale, la
liberté, la Justice, l'économie, l'art, est donné. Restait à
établir, soit par antithèse, soit par extension de ce pre-
mier terme, la certitude objective, à trouver le passage
du monde intérieur au monde extérieur : ce qui était
plus difficile, et où la philosophie de Descartes, de même
que celle de Kant, faisant intervenir Dieu dans la philo-
sophie au moment même où elle se pose par l'affirmation
du moi, devait échouer.
On a disputé sur la beauté, la justesse, l'élégance
de ce grand coup de Descartes : ce qui est sûr est que
Pyrrhon en est à moitié mort et n'a pu s'en relever.
J'essayera^Ji mon tour de traiter l'acataleptisme de'
TÉglise, comme Descartes a traité celui de Pyrrhon.
Je veux bien, vous dirairje, admettre pour im moment
que je suis incapable par moi-même de discerner le vrai
bien et de le vouloir. Je suppose en conséquence que ma
■^ 431 ^
conscience, comme ma raison» eiit obscnre; que ma jits-
tice pourrait bien n*être qu*unp inspiration de i'onvie;
que ce qui me semble vertu est vice déguisé; en tout cas,
que rien d*humam ne m'oblige. De sorte que, comme je
ne puis avoir pi la claire vue, ni le pur amour de Phon-
nête, je ne saurais me vanter de les réaliser gratuitement
en ma personne. L'homme s'agite, a dit avec une sou-
veraine éloquence l'un des vôtres, et Dieu le mène. Et
c'est seulement parce que Dieu le mène que le bien, un
peu de bi^n, se retrouve au fond de Tébullition humaine;
car, pour peu que Dieu le délaissât, l'homme, si par
impossible il ne produisait pas de mal, ne produirait que
des actions indifférentes, ou qui, bonnes en elles-mêmes,
mais dépouillées d'intelligence et de bonne intention,
seraient nulles. ^
Telle est bien la thèse de l'ÉgUse, identique et adéquate
à celle de Pyrrhon, et son pji'incipal corollaire.
Je me place donc au fond de cet abîme, creusé par la
misanthropie des croyants. Je m'établis dans cette hypo-
thèse désolante, que je ne puis pratiquer, aimer ni con-*
naître le bien par moi-même et pour lui-même; de sorte
que» mes sentiments, mes pensées, mes paroles, mes
actions, étant constamment mêlés d'égoïsme, ainsi que
l'a montré La Rochefoucauld, je ne suis et ne puis être,
sous le rapport de la moralité, qu'un être équivoque,
sinon décidément méchant.
C'est de ce gouffre qu'H fout que je me tire, sans re-
courir à d'autres moyens que ceux fournie par l'hypo-
thèse même; faute de quoi, au moindre appel que je
ferais à une puissance étrangère, ma condamnation de-
vient irrévocable : car toute théorie du Devoir et du
Droit, qui implique dans ses termes, comme principe,
condition, postulé oa adminicule, la notion, même la plus
épurée, d'un être métaphysique, ange ou démon, est une
— 432 —
théorie religieuse, ce qui Teut dire une théorie de scep-
ticisme, une théorie d'immoralité.
vu
t
Or voici, ce me semble, une réflexion qui doit arrêter
court le sceptique. Elle ne me vient pas d'ailleurs que
de l'hypothèse, comme vous allez voir; elle m'est fournie
par l'hypothèse.
Supposant, avec l'Église, que je ne puis par moi-même
pratiquer le bien et éviter le mal, et que ma volonté a
une inclination décidée pour le péché ;
Supposant de plus ma conscience tellement véreuse
qu^elle^ne sache seulement pas discerner le bien du mal :
Je dis que vous ne sauriez me refuser ceci, qu'il y a en
moi un préjugé ou sentiment quelconque du bien et du
mal, c'est-à-dire de ce qui fait l'objet même de l'hypo-
thèse.
i Que je ne connaisse pas ma loi, c'est possible ; ^ '^
Que la connaissant rien ne me fasse clairement sentir
qu'elle est pour moi obligatoire, c'est encore possible*^,
Qu'en conséquence la moralité de mes actions me
semble livrée à ma seule fantaisie, tout cela gst possible;
Ce qui est impossible, c'est qu'il n'y ait pas en mon
ftme un écho qui, à la supposition du bien moral que je
cherche, répond bien ; à la supposition du mal, répond
mal ; c'est en un mot que ma conscience, au moment où
elle doute de sa lucidité, de «a moralité, de sa propre
énergie, doute encore de son doute, doute de ce qui fait
l'objet de son doute, doute, en un mot, d'elle-même.
Sous une forme restreinte, c'est toujours le Cogito ergo
sum de Descartes.
Lorsque Descartes dit : Cogito^ je pense, il fait parler
le moi, l'être considéré dans l'universalité de ses fonc-
tions, qui est la pensée.
— 433 —
Décomposez cette pensée, ce moi; Targument, pour
être détaillé, ne perdra rien de sa force.
L*œil, se' sentant voir, dira : Je vois, donc je suis.
L'oreille : J'entends, donc je suis. , ,
L'estomac : Je digère, donc je suis.
Le cœur : J*aime, donc je suis.
Mettez telle faculté ou tel organe que vous voudrez,
il dira : Je fonctionne, donc je suis. Si la pierre qui tombe
pouvait parler sans cesser d'être pierre, elle dirait à Pyr-
rhon, à Berkeley : Je gravite, donc je suis.
Et remarquez la marche du raisonnement. Ce n'est pas
de la notion métaphysique de substance ou de cause, mais
bien du phénomène de la fonction, que Descartes a tiré cet
argument qui tue le doute, argument qui du reste rentre
dans la démQnstration du Cynique, devant qui l'on niait
le mouvement «et qui se mit à marcher.
Eh bien ! il est en moi une faculté, pailie intégrante et
constituante de moi, faculté. mal servie peut-être par mon
intelligence, plus mal servie encore par ma volonté, mais
dont vous,* yiiologien psychologue, vous êtes forcé de
reconnaître l'existence, puisque vous élevez le doute sur
sa lucidité 'çt son énergie, et que vous lui offrez le collyre
de votre religion : c'est la Conscience.
J'entends par conscience, dans Tordre d'idées que je
traite, la faculté ou le contenant dont la Justice est le
produit. ou le contenu; faculté qui est à la Justice par
conséquent ce que la mémoire est au souvenir, lenten-
dement au concept, le cœur à l'amour, etc. Ceci nous ex-
plique en passant pourquoi la conscience et la Justice se
prennent fréquemment l'une pour l'autre : la même chose
arrive pour les autres facultés.
Avant donc de savoir si elle est obligée ou si elle ne Test
pas, antérieurement à toute idée de droit ei de devoir,
cette faculté vous dit : Il est des choses que je juge à priori
n. 25
— 484 —
être bonnes et louables, bien que je n'en aie pas encore
ridée claire, et que je ne sacj^e si je suis ou non capable de
les accomplir ; et ces choses, je les approuve, je tes veux. 11
en est d'a^itrçs que je sens être mauvaises, bien que je ne les
distingue pas nettement d'avec les précédentes, et que je
ne sache si j'aurais assez d'énergie pour m'en abstenir; et
ces choses, je les réprouve, je n'en veux pas. Donc je suis.
En deux mots, de même qu'il y a en jaous utie intelli-
gence pour qui la vérité est bien, l'erreur mal/ et qui,
appelant l'une, rejetant l'autre, ne peut pas, à priori,
douter d'elle-même; de même encore que nous avons un
certain goût pour qui la beauté est également bien, la
laideur mal, et qui, les nommant toutes deux^ne peut
pas, alors même qu'il ne les rencontrerait janoais, douter
de soi : de même il y a en nous une faculté pour qui la
piété filiale, par exemple, en soi est bien, le parricide
mal , et qui, les jugeant tels, alors même que sa pratique
serait contraire à ce jugement, ne peut [^as davantage
douter d'elle-même.
Malgré vous donc, il ne m'est pas permis de douter
que je n'aie au moins cette notion, générale du bieaet
du mal ; puis, avecla notion, ce.goût de Tun, c^ttet^^borreur
de l'autre, qui constituent la conscience : tt 'Cela, bien
que je ne sache pas encore les discerner, bien que j'hésite
à les produire, bien même que je me demande si je suis
capable de les produire ou obligé d'y avoir éga|?d. Elle
est en moi, dis*je, cette conscience, antérieurement à tout
acte de ma part, à tout empirisme, à tout' lien de droit.
Et c'est votre propre doute qui me la révèle, doute qui
peut fort bien porter sur le genre, l'espèce, le 4%ré, la
nécessité, l'obligation, en un mot sur les circonstances,
qualités et conditions de Tacte nooral, jamais sur la fonc-
tion, qui est ma conscience, ni sur le produit de cette
fonction, qui est la Justice.
— 435 —
Niez cela, et votre argumentation s'écroule : vous ne
savez plus vous-même ce que vous dites. Car, lorsque vous
objectez ^uc je suis incapable par moi-même de discerner
le bien du mal» et plus encore d'y conformer ma conduite,
en raisonnant ainsi du bien et du mal vous supiK)sez im-
plicitement que j*en ai un sentiment ou une notion quel-
conque, par conséquent qu'il existe en moi une faculté
d'appétition qui y répond ; absolument comme PyrrhoOi
raisonnant de la certitude, supposait implicitement la
pensée, par conséquent Têtre.
• VIII
Que si maintenant vous cherchez à l'existence du sens
moral une explication psychologique, une raison en soi,
il ne vous ^era pas malaisé de la découvrir. La consti-
tution animique de l'homme étant telle que l'instinct
est subordonné à la réflexion, et que la sphère d'action de
celle-ci s'agrandit sans cesse, tandis que Tiostinct s'é-
mousse et rétrograde, il en résulte que l'équilibre des
affections et des appétits ne peut pas s'établir en lui de la
même manière que chez les autres animaux. Il faut qu'il
exerce «ur les facultés que régissait l'instinct une domi-
nation proportionnelle à sa pensée même. En deux mots
rbomme, parce qu'il est et devient de plus en plus intel-
ligent, doit^tre d'autant plus maître de soi, animi compos :
là est vça dignité. Or, telle est justement la fonction que
remplit, d'abord vi&à-vis de lui-même, la conscience : c'est
elle, en effet, qui qrdonne les inclinations, les besoins, les
passions, non-seulement pour la félicité du moment, mais
pour la gloire de la vie entière. Vis-à-vis des autres son
empir0«n'cst pas moindre : c'est elle qui régit les rapports
de serviee, d'échange, etc., alors que l'amour ou la haine,
la cupidité, le caprice ou l'indifférence, menaceraient de
jeter dans ces rapports une perturbation funeste. Otez à
— 436 —
Tâme la Justice, vous la rendez acéphale : ce n*est plus
Fessence d*un homme , c'est Tessence d'une bête , une
contradiction.
Non - seulement donc la conscience existe en nous
comme toute autre faculté, nécessitée par son objet et
s*accusant par son action; elle est la faculté souveraine
que toutes les autres sont appelées à servir , comme les
membres du corps servent le cerveau, tandis qu'elle-
même n'en sert aucune. Par son commandement absolu
elle refoule toute exorbitance, assure le sujet contre les
injures qu'il peut souffrir, d'un côté de la fougue de ses
sens et de ses passions, d'autre part de l'incursion de
ses semblables, en même temps qu'elle garantit ceux-ci
des injures que ce même sujet pourrait leui^ faire. C'est
une voix qui plaide en nous contre nous-mêmes le droit
du prochain, dès que notre égoîsme fait mine de le mé-
connaître ; voix qui fait taire toutes les suggestions de
la sensibilité, de la convoitise, de la sympathie, du sang
même et du cœur. L'offense à la Justice couvre l'offense
à tout autre sentiment.
Voilà pourquoi, si mon père voulait me faire violence^
je tuerais mon père, malgré mon instinct filial, et je ne
pécherais pas contre la Justice ; si mon fils trahissait
la patrie, j'immolerais mon fils, comme Brutus, et je ne
pécherais pas contre la Justice ; si ma mère, parjure, as-
sassinait mon père, . pour introduire dans la famille un
amant, je poignarderais ma mère comme Oréste, et je ne
pécherais pas contre la Justice.
La Justice est plus haute que l'affection qui nou» atta-
che à père, mère, femme, enfant, compagnon. Elle ne
nous empêche pas de les aimer; elle nous les fait aimer
d'une autre manière, en vue de l'Humanité. C'est pour
cela que la Justice a été faite Dieu, et que celui qui a re-
' nonce à Dieu adore toujours la Justice, bien qiTclIe ne
— 437 —
soit autre chose que le commandement de lui vis-à-vis de
lui» le principe et la loi de la dignité sociale.
De tout ce qui précède il résulte, et c'est un point
sur lequel je ne puis trop fortement insister, parce qu'il
constitue le fondement de la morale humaine, que la
Justice ne se réduit pas à la simple notion d'un rapport
déclaré pdr la raison pure comme nécessaire à Tordre
social ; mais qu'elle est aussi le produit d'une faculté
ou fonction qui a pour objet de réaliser ce rapport, et
qui entre en jeu aussitôt que Thomme se trouve en pré-
sence de l^homme.
C'est ainsi, pour me servir d'une comparaison déjà
faite, que l'union de l'homme et de la femme ne résulte
pas seulement de la nécessité, conçue par l'entendement,
de pourvoir pai* la génération à la conservation de l'es-
pèce; elle a aussi pour cause déterminante une faculté
ou «fonction spéciale, l'amour, et pour le service de cet
amour tout un appareil organique. Dans le système de la
nature, dès qu'il y a nécessité d'une chose, il y a appé-
tence de cette chose^ fonction animique et organique
destinée à y pourvoir : hors de là, la chose prétendue
nécessaire, tombant exclusivement dans le domaine de
. l'entendement, n'étant rien pour l'âme, n'est rien non
plus pour la conscience, rien pour la morale.
IX
Preuve par les faits de la vie sociale.
Mais là ne s'arrête pas ma démonstration. La Justice,
étant une fonction du moi, donne lieu à des manifesta-
tions multipliées, dont la spontanéité et la puissance ne
permettent pas qu'on les rapporte à une hallucination de
l'entendement, et qui ne s'expliquent, comme je viens
de le dire, que par l'exercice d'une faculté positive. (Ulons
d'abord les formes de la civilité, dont les peuples bar-
— 488 —
tares se montrent souvent plus prodigues que les civilisés
eux-mêmes.
Tous les hommes sentent que le moi est absolu, et,
comme absolu, inviolable dans sa dignité. Aussi que de
précautions, que de détours, en traitant avec lui 1 Chez la
plupart des nations européennes il est d'usage , parlant
à une personne, d'employer le pluriel vovs; rallemand
va plus loin, il dit ils^ au lieu de tu. Qu'une discus-
sion s'élève, ce n'est jamais le moi que l'on contredit, et
qui est censé se tromper; c'est sa mémoire, son œil,
son oreille, sa phénoménalilé. Pour lui/^f'èérrépulé in-
faillible. Que ce moi soit mis directement en cause, il y a
insulte, duel. Le point d'honneur, si susceptible, n'est,
comme la dignité du patricien romain , qu'dtié forme de
la Justice, sa thèse.
Le respect de la dignité acquiert une énergie centuple
dans là collectivité sociale. Les cyniques, qui traitèt'ent
de préjugé l'observation des convenances et osèrent s'en
affranchir, ne furent guère moins détestés que les vo-
*
leurs et les adultères : ils ne blessaient pas rien que le
goût, ils violaient le respect public, c'est-à-dire, de toutes
les facultés de l'Orne la plus intolérante, la conscience.
Le condamné même qu'on envoie au supplice, la société
veut qu'il soit respecté : la Convention G<^damna à un
mois de prison le valet de bourreau qui avait soutHeté la
tête de Charlotte Corday. Quelle manifestation pltis frap-
pante du sentiment profond de la Justice que ce cérémo-
nial sur réchafaud ! Et quelle puérilité de l'expliquer par
un pur rationalisme, comme si la nation était sensible à
l'injure et qu'elle réclamât vengeance ! Que la société se
venge, c'est déjà un fait que n'explique nullement la
théorie purement rationnelle du droit; mais qu^elle se
respecte dans sa victime, qu'en conséquence dé ce res*
pect l'exécution, de même que le jugement, ait lieu en
— 439 —
plein jour, devant la foule assemblée, afin que la puni*
tlon du coupable ne ressemble point au trac d*unt bote
féroce, voilà ce qui, dans le système du rationalisme, qui
fait de la Justice une idée, comme dans celui du christia-
nisme qui en fait une grâce, me parait incompréhensible,
absurde.
Maisj objectez-vous, que répondre à celui qui dit : Je
n'éprouve pas ce sentiment de la Justice; je ne sens pas
en moi ce ifiouvement d'une faculté juridique, à laquelle
vous rapportez toutes les institutions qui ont pour objet de
régler le droit et le devoir, il serait mieux de dire, Tactif
et le passif de chaque citoyen. Je comprends fort bien, du
reste, que ma sûreté, mon bien-être, exigent de ma part
l'observation de certaines conditions, hors desquelles
mon« existence est compromise. Jlrai jusqu'à diçe que
la violation de ces conditions, en soi déraisonnable, me
semble de plus ridicule, comme tout ce qui est faux,
odieuse même, comme tout ce qui est nuisible : cela me
suffit pour rendre raison des faits que vous citez. Quant
à ce respect du semblable et de moi-même dont vous
faites une réalité au même titre que l'amour, l'amitié,
ri.déal, etc., j'avoue que je ne l'ai pas, que je m'en sens
même tout à fait incapable. ,
Ajoutons, pourrenforcer encore l'objection, que la Jus-
tice,* telle que nous l'^avons définie et qu'elle paraît seule*
merït admissible, est à peu près nulle chez les enfants,
médiocre chez les jeunes gens et les personnes de classe
inférieure, d'autant plus faible enfin dans une nation que
CQtte nation se rapproche davantage de la barbarie pri-
mitive.
Je réponds :
Tout ce qu'on peut conclure de ces allégations, c*est
— 440 — .
que la faculté juridique, comme l'amour lui-même, eiige
du sujet, pour son plein exercice, certaines conditions
de développement hors desquelles elle est comme endor-
mie ; quant aux exceptions individuelles» outre que les
sujets se méconnaissent le plus souvent eux-mêmes, elles
ne prouvent pas plus contre la réalité de la Justice que
l'oblitération de la mémoire chez certains malades, la pri-
vation de la vue, de Touîe, de Todorat, ne prouvent contre
l'existence des mêmes facultés dans le genre humain.
Oui, l'exercice du sens moral, de la fonction juridique,
est lent à s'établir dans l'humanité : qui ne voit que c'est
précisément afin de suppléer à cette lenteur que la na-
ture crée en nous cette autre conscience tout idéale,
d'autant plus vive dans le sujet qu'il se rapproche plus
de l'enfance, le respect divin, la religion?... Niera-t-on
aussi que la religion ait son foyer dans une action parti-
culière de rame, et n'y verra-t-on encore que le produit
de notions erronées, à l'inverse de la science, qui est le
produit de notions exactes ?
Je crois superflu de réfuter ici de pareilles opinions,
dont la science elle-même a fait justice. Il est admis par-
tout aujourd'hui, et la phrénologie la plus matérialiste
le reconnaît, que la religiosité est un attribut^de TAme,
un mode de son activité, ce que j'appelle une fonii^ion;
tout ce que je prétends, c'est que cette religiosité, sorte
de supplément à la Justice, n'est autre chose au fond que
la forme première, idéale, objective, symbolique de la
Justice, forme qui doit diminuer, s'atrophiér,*pa[r le pro-
grès de la Justice qu'elle représente. C'est pour cela^que
les races dont la théologie est la plus savante sont aussi
celles qui ont fait le plus de progrès dans le droit : il
suffit de nommer Rome, l'Italie, la France et TAlle-
magne. C'est parce que la France fut jadis très-chfé"
tienne qu'elle est devenue la France révolutionnaire.
— 441 -
Si les institution^ civiles et judiciaires ont un sens; si les
lois de l'urbanité, si* là noblesse, l'héroïsme, l'honneur
chevaleresque, signifient quelque chose; si la religion,
que depuis trois siècles nous voyons progressivement
s'éteindre, n'a pas été un phénomène sans portée, et si sa
disparition appelle invinciblement un sentiment nouveau,
plus réel, plus énergique, pour continuer son œuvre; si
la Justice enfin est le seul des préjugés humains devant
lequel se taisent l'ironie et le blasphème, il faut en con-
venir, cette spontanéité, cet ensemble de manifestations,
attestent dans l'homme la présence d'un sentiment supé-
rieur, dont il est aussi impossible de rendre compte par la
seule notion des nécessités sociales, qu'il est impossible
d'oxpliquerl'amour par la seule nécessité de la génération.
La Justice est une loi nécessaire de la collectivité hu-
nâaine : donc elle suppose dans l'individu, membre de
cette collectivité, avec la notion de la loi, une faculté de
conscience qui y corresponde ; donc cette faculté existe.
La Justice se définit, non-seulement comme notion
d'un r£(pport, ce qui laisserait l'homme indifférent au
droit et' la société sans garantie , mais comme sentiment
ou facnl(é : donc encore cette faculté existe.
C.ette faculté juridique est attestée par le sens intime
et le conséxitepient universel : donc elle existe.
Elle est affirmée par la religion, qui pendant tout le
premier ige de l'humanité la représente, la supplée, et
à là. fin s'identifie et s'absorbe en elle : donc elle existe.
: Elle est manifestée par toutes les relations et institu-
tions'sociales, inexplicables dans leurs formes par la seule
notion de Uutile : donc elle existe.
Elle subordonne, dirige, contient, réprime, sacrifie,
en un mot b^ance, tontes les autres forces et facultés
réunies : donc elle existe.
Nous verrons plus tard qu'elle seule rend raison de la
II. 25.
— 442 —
distinction des sexes et du mariage, dont elle fait son
organe; que de plus elle est le principe unique de toute
félicité publique et individuelle : donc elle existe;
Gomme ohjet de la connaissance, la faculté juridique,
ou plus simplement la Justice, réunit tous les genres de
certitude : certitude de raison et certitude de fait, certi-
tude de conscience et certitude d'habitude. Elle a pour
elle l'entendement, le sens intime, la théologie, la fable,
rhistoire, la pratique, les sens, tout ce qui compose la
réalité humaine, collective et individuelle, physique et
animique, idéelie et phénoménale. Nulle part, ni dans
le monda de la nature, ni dans celui de Tesprit, ne
se rencontre un pareil concours de témoignages. Elle
est affranchie même de ce scepticisme invincible, révélé
par Kant, qui désolait l'âme de Jouiïroy, et qui, portant
sur Tabsolu divin, extérieur à l'homme, tombe devant
la Justice, expression de l'absolu humain, à qui, d'a-
près Descartes et Kant, il est défendu de douter de lui-
même.
Xî
La double preuve de la réalité de la Justice faîtef, et je
rappelle que je la fais à la manière de Descartes, en m'ap-
puyant, non plus sur une hypothèse transcendantale ou
un postulé tiré de la nécessité sociale, mais sur le témoi-
gnage direct et les manifestations fonctionnelles de la
conscience, tirons-en, toujours à la manière de Descartes,
les conséquences anti-lhéologiques.
Si je possède la notion du bien, et si je le nomme, en
un mot si je le pense, cela veut dire tout à la fois que je le
fais et que je le suis, attendu, d'un côté, que penser c'est
fonctionner, c'est faire, c'est être; de l'autre, que ma
pensée ne pouvant être séparée de moi, le produit de
cette pensée est nécessairement mien» ce qui veut dire
— 443 —
que l'homme est par lui-même et foncièrement juste,
et qu'il ne devient injuste que par autre cause. Cogiio,
ergo sum.
En autres fermes» toute pensée de Justice est un
commencement de justification, de même que toute
pensée d'amour est un commencement d'amour, toute
pensée de raison un commencement de raison. Comme
l'amour et la raison, la Justice, même simplement pensée,
ajoute à notre être, elle l'amplifie et l'ennoblit; pareil-
lement le vice, même simplement pensé, est pour nous
une diminution de l'être, une défaillance, un avilis-
sement.
Ainsi je suis tout à la fois sujet et objet du bien que je
pense, sujet et objet du mal, selon que ma conscience
pense, veut, produit : tous ces mots sont synonymes, Tun
ou l'autre.
Qu'ai-je besoin à présent, pour m'avancer dans la vertu,
d'un protectorat transcendantal , Dieu, Messie, Esprit
saint, ou autre? C'est Descartes qui,. après avoir renversé
le pyrrhonisme en posant le moi, a donné Texempie
d'abandonner aussitôt la phénoménalité du moi pour
s'attcicher à Tabsolu, et en déduire, dans Tordre de la
Justice comme dans l'ordre ontologique, les prétendues
lois. Quel fruit avons-nous recueilli de celte méthode, si
bien exploitée par Spinoza, Malebranche, les Écossais et
les Allemands? Nous n'avons point de morale : le pan-
théisme a fini, comme i Église, par aboutir à la destruc-
tion de la liberté et de la Justice; et si les honorables
éclectiques qui nous prêchent au nom de Dieu n'ont pas
à se faire le même reproche, ils ne le doivexil qu'à leur
inconséquence.
Toute théodicée, je l'ai démontré à satiété, est une
gangrène pour la conscience, toute idée de grâce une
pensée de désespoir. Rentrons ed nous-mêmes; étudions
— 444 —
cette Justice qui nous est donnée à priori dans le fait
même de notre existence, et qui constitue notre qualité
d'hommes : nous y trouverons ces trésors de sainteté et
de grâce que Thallucination religieuse nous a fait placer
dans le sein de l'infinie Miséricorde...
CHAPITRE III.
De la distinction du bien et du mal.
Xil
Mais, dit-on, par où distinguer le bien du mal? Quelle
sera notre règle de droit, pierre de touche du juste et de
l'injuste? Comment la consulter, à chaque instant de la
vie? Est-ce la conscience encore, simple faculté d'appé-
tence, que nous allons faire législatrice et justicière? Un
savant professeur l'a dit : 11 y a science et conscience^ et
il s'en faut qu'elles s*accordent toujours. Comment les
formules de la première deviendront-elles desd^rets
pour la seconde? Est-ce la conscience qui jugera la
science? vous revenez au probabilisme, en admettant
une autorité supérieure à la raison. Est-ce la science qui
régira la conscience? vous revenez à l'utilitarisme, et
votre faculté juridique est hors de service. Oh ! vous nous
avez déliés de la foi à Dieu et à l'Église , vous ne voulez
plus ni tribunaux ni confessionnaux. Âvez-vous trouvé
le secret de faire tendre à la conscience privée des juge-
ments justes, quand depuis le commencement du monde
la conscience universelle s'égare?...
Telle est la difficulté.
Les philosophes sont diaccord, et nous pouvons joindre
à leur opinion celle des théologiens, qu'entre le bien et le
mal il n'existe pas dcdftTéreuce substantielle. 11 n'y a pas,
— 446 —
dit-on avec raison, deux principes dans le monde, Tun
bon, Ormuzd, l'autre mauvais, Âhrimane; deux séries de
créatures, les unes bonnes en elles-mêmes et les autres
méchantes ; deux séries de faits dans l'humanité, ceux-ci
louables par essence, et pour cela toujours de précepte ,
ceux-là odieux, et pour cette raison toujours défendus.
Dans le système de la nature, comme dans celui des évo-
lutions de l'humanité, les créatures et les actions, au
point de vue de la Justice, sont de leur nature indiffé-
rentes : c'est la loi de l'homme, c'est sa main, qui les
qualifie.
Gela étant, on demande comment ce qui est de soi in-
différent à la morale peut devenir, par la main de l'agent
ou par la volonté du législateur, juste ou injuste, ver-
tueux ou coupable; comment l'indifférence qui appartient
à l'acte ne s'étendrait pas à l'auteur?
L'objection, comme on verra, repose sur un sophisme
des plus grossiers. Mais tout grossier que soit ce sophisme,
il n'en a pas moins fait son chemin, un immense chemin ;
il règne dans la théologie , la philosophie, la jurispru-
dence, partout; les hommes les plus honnêtes, les pen-
seurs les plus circonspects, le répètent : et ce sera un vrai
service à la science de le réfuter dans les règles.
xm
Donnons d'abord à l'objection toute l'étendue qu'elle
mérite.
En soi, c'est chose parfaitement innocente de manger
ou de ne pas manger de l'anguille. Pourquoi Moïse a-t-il
interdit ce comestible aux Juifs? £n quoi cette abstinence
particulière in téresse-t-el le les bonnes mœurs? L'adora-
teur de Jéhovah ne doute pas -qu'il ne faille obéir à la
loi; mais sa raison, le respect de lui-même, exige qu'on
lui montre que cette loi contient If ustice, et c'est précisé- .
— 446 -
ment ce qu'on ne lui dit pas. Gomment la manducatipn
de I*anguille, poisson sans écailles, viole-t-elle la Justice,
alors que la manducation dû brochet, poisson à écailles,
ne la viole pas? On dira peut-^tre qu'il y a là-dessous,
comme pour la viant^ dé porc, une raison.de santé. A la
bonne heure! Mais ne confondons pas ^ Justice avec
rhygiène : depuis quand est-ce un péché de rompre l'abs-
tinence prescrite par le médecin?
Je commence à dessein par cet exemple , d»ns lequel
il ne nous est pas possible, à nous qui ne orpyons pas à
Moïse et qui nous moquons de ses ordonnances, de dé-
couvrir le moindre caractère de nioralité; voici pourquoi:
Rien de plus indifférent à la Justice que de s'abstenir de
chair ou de poisson, n'est-il pas vrai? Eh bien l deman-
dent les sceptiques , sommes-nous sûrs que nos lois les
plus essentielles, celles qui touchent de plus près à l'or-
dre et.à la moralité publique, soient mieux fondées, dans
leur objet, que celle-là?
Exemples :
Les théologiens disputent entre eux de ce qui constitue
le sacrement, ou, pour employer le langage profane, le
lien du mariage : si c'est le consentement des époux, ou
la formule prononcée par le fonctionnaire public, ou
bien la consommation de l'acte conjugal, ou bien encore
la réunion de toutes ces circonstances? Et les théologiens
ne sont pas d'accord; pour mieux dire, ils sont d'accord
que rien de tout cela ne fait le mariage, et ils ne savent
encore aujourd'hui ce qui le fait.
Si c'est le consentement des conjoints et leur cohabita-
tion, pourquoi tous les couples concubinaires ne sont-ils
pas, ipso facto ^ déclarés par la loi unis en légitime
mariage?
Si c'est la formule sacramentelle, quelle est cette vertu
mystérieuse, attachée à une phrase du Code ou du Bré-
— 447 -
viaire, et par laquelle, indépendamment de tout rapport
sabséqnent, deux personnes de sexe différent sont unies,
qui sans cela, et quoi qu'elles fissent, ne le seraient pas If
Pourquoi encore des. publications, des témoins et autres
formalités, si la collation du sacrement, par le ministre
qui a le pouvoir de le donner, suffit? Quand j'achète une
maison par-devant notaire, je ne prends pas de témoins;
je ne fais pas t'rompetter mon acquisition <lix jours à l'a-
vance. Que signifie cette surcharge ?
Admettons les témoins, reste toujours à expliquer ce
que peut être un mariage dont la cohabitation n'est pas
l'élément essentiel. L'union légale de Thomme et de la
femme serait-elle, comme le mariage de la religieuse avec
le Christ, une épousaille spirituelle, dontja cohabitation
physique est l'accessoire habituel, non obligé? Alors au-
tre chose est l'union des sexes, et autre chose le mariage.
Qui empêche de marier les impubères, les eunuques,
bien plus, les hommes entre eux et les femmes entre elles ?
Que si c'est la réunion de toutes ces circonstances qui
constitue le mariage et donne à l'union de l'homme et de
la femme sa moralité, on demande comment, dans un si
grand nombre de cas, cette cérémonie solennelle est si
peu efficace, si malheureuse? D'où viennent tant de scan-
dales, d*adultères, de divorces? Tel, dans la liberté de ses
amours, s'entoure de loyauté, de délicatesse et d'honneur;
tel autre dans son mariage est impur, gouverné par l'am-
bition ^t l'avarice. Qu'est-ce qu'un mariage qui vous a
si mal mariés, tandis qu'à côté se rencontrent des amants
que le concubinage unit si bien? Évidemment, les gens
qui se marient ne savent ce qu'ils font ; mais le législa-
teur, le prêtre, le maire, le savent-ils mieyx? A quoi bon,
dès lors, Tintervention du magistrat? Quelle peut être
l'utilité, au point de vue de la morale, de cette convention
si universellement adoptée, le mariage? La. morale , la
— 448 —
Justice en amour, quen^ont pu définir el sauvegarder ces
mots de prostitution , de concubinage , de mariage , cor-
respondant à des situations plus ou moins honorables,
mais en réalité à des arrangements tout à fait arbitraires,
ne sera-t-elle pas mieux assurée, comme le prétendent les
communistes, par une liberté sans limites, que par toutes
les formalités légales?
Sous l'ancienne loi, la polygamie, que dis-je, polyga-
mie? la faculté d'avoir non-seulement plusieurs épouses,
mais plusieurs concubines, en sus de l'épouse ou des
épouses légitimes, cette faculté était reconnue, honorable,
honorée; celui qui en usait ne devenait pas adultère. Sous
la loi nouvelle, au contraire, la monogamie est invio-
lable : le landgrave de Hesse, pour avoir pris une se-
conde femme sans quitter la première; Louis XI Y, pour
avoir eu successivement, à côté de sa femme, deux ou
trois maîtresses, sont condamnés par la loi divine et hu-
maine. Gomment ce qui était permis jadis est-il devenu
illégitime?... Jésus, sommé de délier ce nœud, répond
que la polygamie a été accordée aux anciens à cause de
la dureté de leurs cœurs » c'est-à-dire, à cause de l'ardeiv
de leurs sens, projectissima ad libidinem gens, c'est le
mot de Tacite, à cause de la faiblesse de leur sens moral :
explication qui n'en est pas une, qui accuse l'homme sans
justifier le Dieu, et fait de la morale conjugale une ques-
tion de tempérament.
Ce que vous venons de dire des rapports d'amour, il
faut le dire de toutes les relations sociales, économiques,
politiques et autres.
Il a plu à l'auteur du Code civil de déclarer usuraire
tout intérêt du prêt supérieur à 5 pour 100 ; au-dessous
de 5, l'usure cesse. Chez les Romains, le taux légal, va-
riable selon les circonstances, était en moyenne 12 pour
100. Au Texas, il n'est pas rare que le capital placé à in-
— 449 -
térêt rende 30 et 40 pour 100, et dans ces conditions les
emprunteurs réalisent encore de gros bénéfices» De ces
faits et d'une infinité d'autres les économistes ont con-
clu, non sans raison, qu'il en -est de l'intérêt des capi-
taux comme du prix des -produits , qu'il varie selon TofFre
et la demande, et que, si quelqu'un est à blâmer ici, c'est
le législateur, qui a créé un délit en réglementant un
fait non susceptible de réglementation.
Si quelque chose peut faire. chavirer la Justice, c'est
assurément que le législateur soit soupçonné d'ineptie ou
d'arbitraire. Tout est ifôure ou rien n'est usure. Dans
l'un comme ââns l'autre cas, plus de règle morale, plus
de Justice , ce qui cependant parait aussitôt, absurde.
Car, si la soeiété ne peut se passer de crédit, et si ce
crédit doit être payé, il répugne cependant qu'il n'y ait
pas pour le crédit, comme pour tous les services, un
taux moyen, normal, susceptible par conséquent de de-
venir l'expression du droit.
Il me serait aisé d'étendre cette argumentation à tous
les faits de la vie collective ou individuelle qui impliquent
un rapport de Justice ; et je demanderais , à chaque
article : Où est la moralité du serment? où l'immora-
lité du parjure? Où est la moralité de la propriété? où
l'immoralité du vol? Mais il me répugne de ressasser
des critiques devenues familières à tous les hommes
instruits*. .
XIV
Une conséquence de cette incertitude dans la distinc-
tion du bien et du mal est que chacun, plus frappé
dans son sens intime de l'immoralité de certains actes
que de la criminalité de certains autres, se fait une mo-
rale à soi 5 toute différente de celle du prochain : ce qui
produit la plus étrange cacophonie.
— 450 —
Tel, par exemple» est susceptible sur le point d'hon-
neur , qui ne Test pas du, tout sur la Justice.
Tel se vante de n'avoir jamais tàu(}hé la femme d*au-
trui, qui regarde la corruption des petites filles et la pé-
dérastie comme choses indrflérenies* •
Sous Louis XIV les nobles trichaient au jeu, aujour-
d'hui ils ne trichent.qu à la Bourse^ l^s. grecs sont re-
gardés par ces honorable^ a^olettJ#eomme les derniers
des hommes. * ; - ,>: f A .*• «
Qu'est-ce que VagiotagelAQtaigiàm if^guère à U. Oscar
de Vallée M. Mirés': je vous défi.Q-d^enjdonneç.jime défini-
tion. Et le défi du financier est resté sahs^xé^puse.
L'onanisme à deux, coUdamnié par rÉgiise et la mé-
decine, est prêché pubiiqument par j'école de j^lthuset
par TAcadémie. •/ ' /* •
Toutes les nations chrétiennes fqnt profession de cha-
rité, tandis qu'elles refuseni de reconnaître le droit au
travail.... . /
Tout cela n*est-il pas bien fait pour soulever le scepti-
cisme, et faire sombrer à chaque pas les consciences?
Qu'est-ce donc enfin que le droit? Qu est-ce que la
morale?
Quelques-uns, que ce manque de précision et de fixité
inquiète, disent que ce n'est pas dans la. définition des
actes humains qu'il faut chercher lëui?' «moralité, mais
dans leur tendance, dans leur progrès.
Il est certain que toutes choses changent incesçamment
•dans la société, non pas, comme on le croyait jadis , au
gré du hasard eu d'un aveugle destin, mais suivant tine
loi qu'il est facile à de& âmes religieuses de prendre
pour une manifestation de la Providepce. C'est ainsi que
nous avions vu la condition du tr^ivailleur s'améliorer in-
sensiblement, s'élever de.4'esclàvf8tge au stÉarriit,' et tout
à l'heure à la participation:. que 1^* ^po^riété, de féodale
— 461 —
etioaliénable, est devenue égalitaire et mobile, et que le
principe de solidarité,, à peine soupçonné des anciens^
apparaît de plus en plus dans sa vérité et sa puissance.
Ce mouvement est un des aspects les plus caractéristiques
des mœurs humaines,, et peut servir jusqu/à certain point
de guide au moraliste. Ce ser?^ si Ton veut, un moyen
d'utile prévoyance.; je nie sa valeur quant à l'obligation
qui peut en résulter pour la conscience.
Le progrès dans la société, et en- ne tenant pas compte
des rétrogradations, dont il faut pourtant faire la part, est
insensible; il ne se manifeste qu*à de longs intervalles :
enattendan^i qii^llB sera La, règle des individus, dont la
vie est si courte? Supposant le taux moyen de l'intérêt
de 12 pour tOO vers la fm de la république romaine, il
a fallu dix-hu.U siècles pour l'abaisser à ô pour 100. De-
puis Charlemàgtie^ que nous prendrons pour point de
départ de là féodalité, il s'est écoulé près de onze siècles
pour produire lé ^ystème de gouvernement constitution-
nel. Ainsi du reste. Entre temps, quelle était la règle
des consciences? Eût-il sufQ d'invoquer le progrès, quand
même elles.en auraient eu Tidée? £t nous qui avons Tair
d'y croire, quel usage pouvons-nous en faire pour notre
vertu? Savons-nous seulement de quel côté nous allons?
Et si nous ne le savons pas, comment pouvons-nous nous
flatter de posséder un critérium? Où est le bien, ouest le
mal, à cette heure; en France et par toute l'Europe? Je
défie qui que ce soit, philosophe ou prophète, s'il ne pos-
sède d'autres lumières que celles qui ont cours, de le
dire.
«
XV
Pour démônlrer.l'existence en nous d'une faculté juri-
dique, je me suis adressé à Desoartes, l'un des pères de
la Révoiulion. Pour trouver le print^ipe de déteanination
— 452 --
de celte faculté, je m'sHresserai à la Révolution elle-
même.
Les premières déclarations (27 juilIet-31 août 1789,
3 septembre 1791, 15-16 février et 24 juin 1793) n'a-
vaient fait mention que des Droits de l'homme et du
citoyen; elles sous-entendaient plutôt qu'elles n'expri-
maient les Devoirs.
Vint ensuite la déclaration de Tan III (22 août 1795),
qui, au chapitre des DRorrs, toujours énoncé en premier
lieu, ajouta, comme complément, celui des Devoirs.
II y a d'abord, dans le simple fait de cette addition,
un enseignement qu'il importe de recueillir : c'est que,
d'après la Révolution, la conscience n'a originellement
qu'une loi, à savoir le respect d'elle-même, sa dignité, sa
Justice, Jus; que cette loi lui est immanente, non com-
muniquée du dehors; et que c'est de la reconnaissance
de cette loi en autrui comme en nous-mêmes que nait
ensuite le devoir, ou la plénitude de la Justice.
C'est donc la formule de ce devoir qu'il nous importe
maintenant de recueillir, puisque, si l'homme était seul,
sa dignité n'ayant pas de corrélative, pas d'égale, il n*y
aurait lieu pour lui de chercher la règle de ses obliga-
tions : sa morale se réduirait à la liberté.
' Or, voici ce que porte la déclaration de Tan ÏII :
« Tous les devoirs de l'homme et du citoyen dérivent de
ces deux principes^ gravés par la nature dans tous les cœurs :
K Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu'on
vous fît;
c( Faites constamment aux autres le bien que vous voudriex
en recevoir, n
La formule est double, négative et pogitive : elle pres-
crit autant qu'elle défend. Mais ce n'est pas là ce que je
veux relever, et sur quoi portera mon commentaire.
Ce que l'on n'a point assez remarqué, peut-être pas
— 453 —
remarqué du tout, car je ne me souviens de l'avoir vu
nulle part, c'est qu'au moyen de cette maxime, la pre-
mière peut-être qu'ait formulée le cerveau humain, et
dont on retrouve la trace chez les sages de la Chine
plus de 2,000 ans avant Jésus-Christ, la distinction du
bien et du mal est faite, conséquemment la loi édictée,
pour tous les degrés de civilisation et tous les cas pos-
sibles.
C'est le Fiat lux du législateur, à l'aide duquel il n'y
a plus d'actions indifférentes, quelque variable que soit
la formule qui les régit ; plus d'incertitude sur le juste
et rinjuste, en un mot plus d'excuse à l'infraction.
Un de mes regrets, en lisant Y Essai de M. Cournot sur
les fondements de nos connaissances j a été de voir ce
savant homme, entraîné par son idée fixe de la raison
des choses f raisonner de la Justice et de la morale comme
le théologien Mgr Th. Gousset, et appliquer son système
de probabilité à la distinction des crimes et des délits :
comme si la Justice avait sa raison dans les choses ! comme
si cette raison juridique n'était pas au contraire, ainsi
que nous le montre la Constitution de 95, tout entière
DANS LES personnes! Eh! sans doute, monsieur l'Inspec-
teur, votre calcul de probabilité peut être utile s'il s'agit
d'évaluer un produit, d'apprécier un service, une situa-
tion, un dommage, de fixer le juste prix des marchandises,
le taux exact de l'intérêt ou de l'escompte ; mais ce n'est
pas dans ce calcul, dans cette détermination objective,
que se trouve la Justice, et, quelque erreur que nous com-
mettions à cet égard, la certitude du droit n'en peut souf-
frir. La Justice est dans notre volonté et résolution de
traiter autrui, en toutes choses, comme nous-même,
c'est-à-dire selon le principe de l'égalité, autant qu'elle
nous apparaît, et nonobstant l'erreur commise de bonne
foi par les parties, laquelle erreur, quelque tort qu'elle
— 464 —
fasse aux intérêts, ne compte, en morale, absolument
pourrien.
Cette distinction établie entre la raison des choses,
si mal à propos présentée comme critère de la Justice,
et la raison des personnes; toute difRcuttë s* évanouit, tout
s'explique; les aberrations de la pratit]ue restent condam-
nables, la conscience, qui s*y est livrée de bonne foi, est
justiGée.
Ainsi, sous la loi païenne et mosaïque, Fesclavage est
dans les mœurs, admis par le consentement universel, à
tel point que le Pentateuque nous le montre comme un
bien pour l'esclave, qui l'accepte, s'y tient volontaire-
ment, s'en honore, et souvent le réclame. Quel sera
l'esprit de la loiï C'est que le maître doit en toute cir-
constance traiter son esclave comme il voudrait en être
traité si les rôles étaient intervertis, et l'^esclave servir
son maître comme il voudrait l'être dans le même cas.
Cela justifie-t-il l'esclavage? En aucune façon. La loi
part de Thypothèse d'une commune ignorance; elle statue
d'après la donnée de l'opinion universelle, qui pose
l'esclavage comme nécessaire, et ne reconnaît pas daqs
la raison des personnes un motif de le nier. Que si plus
tard, avec le temps et l'expérience, là même opiAion
universelle vient à changer sur le fait de la servitude;
s'il est reconnu qu'un tel régime est contraire à la raison
et à l'humanité, destructif de la personne el nuisible à
tous les intérêts ; en un mot, si l'idée sociale, en s'éle-
vant, répudie la servitude, alors que le législateur fasse
son devoir. L'institution doit changer,' et tout en chan-
geant elle ne fera qu'accomplir, avec une plus parfaite
intelligence, l'antique précepte, Faites à àulf^i comme
vous voulez qu'il vous soit fait, lequel est invariable.
Je n'aurais donc rien à reprocher à la religion sur le
fait de l'esclavage, si elle s'était bornée, comme la poli-
— 466 —
tique, à interpréter selon le progrès du teipps et la me-
sure de Topinion ce grand principe juridique de la raison
des personnes. Au lieu de cela, elle s'est prévalu d'une
soi-disant raison des choses qui n'existe pas; elle a fait
de rinégalité des personnes' un dogme de sa théologie;
c'est en vertu de ce spiritualisnte qu'elle a consacré
une première fois l'esclavage en le réglementant par le
ministère de Moïse, une seconde fois le servage en le fai-
sant entrer dans sa hiérarchie, et qu'elle s*efforce aujour-
d'hui de maintenir le salariat, dernière forme de la ser-
vitude!...
Qu'y a-t-il de plus inhumain que la guerre? Et pour-
tant elle est susceptible de recevoir des applications nom-
breuses du priYiçipe, Faites à- autrui, etc., applications
dont l'ensemble forme le Droit de la guerre, deux mots
qui rugissent de se voir accouplés. Ainsi, entre nations
qui admettent ce droit, il n'est plus permis de massacrer
les prisonniers, de tuer les parlementaires; bien plus» les
traites de paix conclus entre le vainqueur et le vaincu,
traités dont le droit ne repose que sur la force, ces traités
doivent être respectés cpmme s'ils avaient été consentis
librement.'Gela justifie-t-il la victoire? Point du tout : le
règne de la force ne peut jamais être le règne du droit,
l'oppression d'un peuplé est toujours une violation de la
Justice; mais, sous Tempire de la force, quand le plus
faible a suçcoml;^,.quand, au lieu de protester jusqu'à la
mort par la révolte ou le silence, il a imploré et obtenu
V aman y comme dit l'Arabe, il est lié par sa propre sou-
mission, par la raison de sa propre personne, et Texpé-
rience prouve qu'il vaut mieux pour lui de toute façon y
rester fidèle que se parjurer.
La polygamie, à une époque, est de droit commun. La
femme, convaincue la première de son infériorité, ne
s'en plsiint pas, témoin la Circassienne, fière du haut
- 466 —
prix auquel elle est achetée. Cela répugne à dire, et pour-
tant tellç est l'expression du droit : Mari, traite tes fem-
mes et tes concubines comme tu voudrais être traité par
ton mari, si tu étais femme ; et vous, fenmies, conduisez-
vous envers votre chef comme vous voudriez que fissent
vos femmes, si vous étiez hommes.
La loi qui, d'après cette formule, réglemente le droit
des épouses, des concubines et de leurs enfants, est-elle
une justification de la polygamie ? Non : elle part d'une
institution spontanément et de bonne foi établie, et elle
statue en conséquence. Maintenant, que l'idéal de l'amour
s'élève; que la raison des personnes, entre l'homme et la
femme, soit mieux comprise; qu'entre le mariage qui
unit et la polygamie qui divise la contradiction éclate :
alors la forme de l'union doit être modifiée. Au fond la
Justice ne change pas; elle reste absolue et immuable.
Le prêt à intérêt est indispensable aux relations com-
merciales. Dans l'état économigite des premières sociétés,
il y aurait injustice d'exiger que le propriétaire prêtât son
capital pour rien; en conséquence, le législateur autorise
l'intérêt. Cela prouve-t-il que Tintérêt soit de sa nature
chose morale, et que le gouvernement, qui le protège, en
affirme l'équité? Pas plus que TÉglise, qui n'y comprend
rien et qui s'y livre avec ardeur, ne le sanctifie elle-
même. La Justice ne dit ici qu'une chose : Capitaliste,
prêtez à votre frère aux conditions que vous voudriez
raisonnablement obtenir, si vous étiez emprunteur; et
vous, emprunteur, acquittez-vous de vos engagemjBnls
avec la bonne foi et l'exactitude que vous désireriez
rencontrer, si vous étiez prêteur.
^ Lors donc que pour assurer, en ce qui concerne le prêt,
l'observation du principe, le législateur ordonne que le
taux maximum de l'intérêt, dans les affaires civiles, sera
de 6 p. 100, dans les affaires commerciales 6 p. 100;
— 457 —
cela veut-il dire que, dans Tesprit de la loi, le 5 ou
le 6 aient en eux-mêmes quelque chose de plus moral
que le 7 ou le 8 ? Pas le moins du monde. La loi ren-
due par le législateur équivaut dans ce cas à un contrat
synallagmatique passé entre tous les citoyens, par le-
quel ils s'obligent les uns envers les autres à ne jamais
exiger un intérêt supérieur au taux fixé par la loi, ou,
si les garanties offertes par l'emprunteur ne paraissent
pas suffisantes , à ne pas prêter du tout : application
directe de la»maxime. Faites aux autres^ etc. ; Ne faites
pas aux autres^ etc.
Un jour, et c'est mcHi ferme espoir, la science écono-
mique apprendra aux hommes à se procurer les avantages
du crédit sans qu'il en coûte aucune rétribution. La loi
qui décrétera cette grande réforme condamnera-t-elle,
comme immorale en soi, la pratique antérieure? Nulle-
ment. La Justice, tout en suivant le progrès de la con-
naissance, ne cesse pas pour cela d*être identique à elle-
même. Elle ne défend que la violence, l'injure à l'homme,
soit dans sa personne, soit dans ses intérêts, de quelque
manière que ceux-ci soient entendus. Vienne le jour où
le principe de l'intérêt du prêt ne sera plus défendu que
par une minorité de capitalistes contre le vœu national,
et la loi marchera avec la science et l'opinion? Autrement
elle serait immorale.
Quant à l'agiotage, je me propose, pour l'instniction de
M. Oscar de Vallée et de ses collègues, d'en faire l'objet
d'une monographie spéciale.
En soi, et au point de vue de la Justice, l'esclavage, la
guerre, l'usure, ne sont donc rien, la polygamie rien, la
continence et te luxure rien, la propriété rien, le vol pas
davantage. Ce sont des situations, des accidents, des
fortunes, bonnes ou mauvaises, des erreurs du jugement
si l'on veut; quant à la morûhlé, néant.
II. 26
— 468 —
Une seule chose est vraie, la Justice, c^est-à-dire Tobli-
gation de se r^pecter en toute circonstance, et de res-
pecter autrui, comme onvoudrait Tètre soi-même, si Ton
était à, sa place.
L'appréciation de ce qui est utile ou nuisible peut être
erronée, par coiïiséquent la loi ou côh>)tention qui en est
la suite manquer "de justesse et être, sujette à révision ; la
Justice est infaillible et commande toujours.
Ceci nous explique comment la distinction des viandes
a pu devttair chez cçttaines nations un précepte de Jus-
tice. QuerflFait été le motif dii législateur, motif qu'il
est parfaitement inutile aujourd'hui de chercher, du mo-
ment que l'interdiction, proposée et» acceptée de bonne
foi, faisait partie d'une discipline^ db la'quelle'dépendait
l'ordre et la conservation dé la sociélé, l'obçbi^àiice était
juste et la violation répréheiisiblç. ' ' v'
C'est diaprés ce principe que la déclarâtioiaed^ Tan III a
pu dire: , ' *
« 5. Nul n'est homme de bien s'il n'est franchement et reli-
gieusement observateur des Ipis.
a 6. Celui qui viole ouvertement les lois se décidée en état
de guerre avec la société. ,
n 7. Celui qui^ sans enfreindre ouvertement les lois, les élude
par ruse ou par adresse, blesse le^ intérêts Vie tous : il se rend
indigne de leur bienveillance et de leur estime, v*
XVI
Le principe de la certitude et de ri))altérafiiliié de la
Justice, ou de la raison des personnes,. alors même que
dans la pratique la loi est sujette à varier par suite de
l'intelligence plus ou moins grande que nous avons de
la raison des choses, ce principe, dis»j(^ peut servir à
dissiper encore quelques nuages, que Isr eo\ifusion du
point de vue objectif avec lé subjectif, a fait naître, et
qui font le plus grand tort à la morale.
— 459 -.
Tous les casuistes distinguent les choses de précepte
d'avec les choses de cofisefU /
Par exemple, il est de précepte de s'atstenir du bien
d'autrui en loute circonstance ; il est seulement de conseil
d'assister le prochain dans son indigence, de s'exposer
au danger pour }e sauver des mains d*un assassin ou de
la dent d'une hête féroce.
Celle différente provienne ce que le précepte est fondé
sur le droit, qui est absolu, tandis que le c<fnseil est
basé sur la charité, qui relève de la munificence gra-
cieuse. Ceci revient à dire que, si nous devçus, dans nos
relations commulalives, faire à autrui comme nous avons
droit d'exiger, qu'il nous fasse, l'obligation n'existe plus
s'il s'agit-.d'un accident de force majeure, pour lequel
noiTç jaa sofrunes pas engagés envers lui. Chacun chez
soi, chacun, pour soi.
La mscxime de charité passant après la maxime de
Justice, il -^ aurait ainsi, et> quant aux choses, et quant
à la conscience, une certaine hiérarchie de droits et de
devoirs.
. Comment se fait- il cependant que dans certains cas la
maxime' de charité prime le droit, et que l'homme qui
agit autrement est réputé infâme ?
Un pauvre diable, dont les enfants crient la faim,
vole, la nuit, dans un grenier, après effraction et escalade,
un pain de quatre livres. Le boulanger le fait condamner
à huit ans de travaux forcés : voilà le droit. Le volé
pouvait effacer le délit et prévenir la peine en faisant
VQloniairement au coupable. don du pain : c'est ce que
conseillait la charité. Par contre le même boulanger,
préyenu*d'^vç!^r^mivS du plâtre dan^ son pain en guise de
farine^ et du yitriol pour levain, est condamné à ô Jiv.
d'amende ; «'est la loi. Or, la conscience crie que le pro-
priétaire et le législateur sont des monstres; elle les
— 460 —
range parmi les anthropophages. D*où vient cette con-,
tradiction ?
«
Je réponds que la conscience n*est que juste : c'est la
loi pénale, c'est Péconomie sociale, la propriété et la ca-
suistique qui ont tort.
La loi positive, autrement dire la Justice appliquée,
fondée sur une appréciation telle quelle de la raison des
choses, n*étant jamais qu'approximative, ne peut aller
jusqu'à Sacrifier la raison des personnes. La contradiction
surgit-elle? La conscience dit et proclame que l'homme
d'honneur ne doit pas attendre la définition du savant
et le décret du prince : il supplée l'une et l'autre, cherche
la Justice, et la pratique dans sa plénitude. *
C'est en vertu de ce principe que l'Évangile, avec sa
maxime de charité que quelques-uns ont de nos jours
essayé de rajeunir, a fait illusion aux esprit^. Cette vertu
héroïque, que le Christ recommande à ses djsciples, que
l'Église ne cesse de prêcher, mais dont elle n'a jamais
osé faire une loi, n'est autre que la compensation que
les âmes généreuses apportent d'elles-mêmes à l'injus-
tice du système; compensation précieuse parce qu'elle
est volontaire, mais insuffisante tant qu'elle ne sera pas
convertie par la Révolution en lien de droit , et dont
l'assistance publique, l'aumône organisée, fait une hy-
pocrisie et une honte.
Le temps viendra où, par le développement dé la science
sociale, les rapports de Justice étant de mieux en mieux
déterminés, les chosçs de conseil passeront dans les pré*-
ceptes, à peu près comme on le voit dans le contrat d'as-
surance, qui a précisément pour but de remplacer par
un droit positif le bénéfice précaire de la charité. C'est
encore ainsi que pour le soldat l'obligation de secourir
son camarade, même au péril de ses jours, de se faire
luer pour sauver le drapeau, est de justice : où en serait
— 461 —
le pays, si sa défense dépendait d'une vertu de suréro-
gation ?
J'en dis autant des choses de la vie privée, qu*on est
dans l'habitude de rapporter à la morale de conseil :
comme elles intéressent la dignité personnelle, puisque
sans cela on n*en ferait pas l'objet de maximes, elles ap-
partiennent, en vertu de la solidarité sociale, à la morale
impérative, à la Justice. Il n'est pas indifférent à la société
que l'individu, en toutes ses actions, se respecte : l'im-
pureté privée, le vice secret, est le commencement de
toute iniquité. Aussi je partage le sentiment d'Aristote,
dans sa Morale à Nicomaque : ce philosophe soutient que
la Justice n'est point une division de l'éthique, mais le
principe même de Téthique, qu'elle embrasse tout entière;
et je regarde» quant à moi, les sept péchés capitaux comme
' pouvant tomber sous.lo coup de la loi, aussi bien que la
calomnie, le vol, l'^rdullère, et le meurtre.
XVII
Voici donc le pyrrhonisme vaincu sur les deux pre-
mières questions : la réalité du sens juridique, et la cer-
titude de la distinction du bien et du mal.
Comme il est intelligent, aimant, industrieux, artiste,
l'homme est digne, il est juste. La Justice est en lui
comme toutes les autres facultés, se manifestant d'une
manière qui lui est propre, et avec une certitude que
n'infirment en rien les erreurs d'application.
Et comme la faculté juridique se distingue nettement
de la faculté intelligente, industrielle, artistique, de
même la notion de bien et de mal qui lui est propre n'est
pas vaine, fugitive, variable, comme on l'a dit; elle ne
flotte pas au gré du tempérament des peuples, des sug-
gestions du climat, du bon plaisir des révélateurs : elle
est parfaitement nette, distincte, affranchie de toute con-
H. 26.
— 462 —
fusion ; car elle ne résulte pas de la définition, imposible
à donner, de faits variables et d'actes contradictoires,
mais de la définition que la conscience fait d'elle-même,
quand elle prend, si j'ose ainsi dire, sa propre mesure
pour l'appliquer à autrui.
Qu'y a-t-il, s'il vous plaît, de mieux défini , de plus in-
telligible, de plus arrêté , de plus net, de moins suscep-
tible d'équivoque, que Tégalité de respect?
Autant le mathématicien est sûr de ne pas se tromper
sur la notion d'égalité, si loin qu'il pousse 33S démon-
strations et ses calculs; autant Têtre morale^ certain
de ne pas s'égarer sur la notion du bien et du mal, puis-
que cette notion, qu'il en porte écrite en son âme, n'est
autre que Tégalité même.
Comi)renez-vous à présent ce que c'est que la con-
science, et ce commandement absolu qu'elle se fait à'
elle-même de respecter les autres, comme elle veut qu'on
la respecte? Comprenez-vous pourquoi le pûncipe de
Justice doit être cherché exclusivement dans l'humanité,
■
l'idée d'une révélation étant incompatible avec * celle
d'une Justice en progrès?
De même que la lucidité est un besoin pour l'œil, la
fidélité un besoin pour la mémoire, l'exactitude du juge-
ment un besoin pour la raison, la science un besoin pour
l'esprit, la beauté un besoin pour le cœur, la réciprocité
un besoin pour Tamour, parce qu'il est de l'essence de
tout organe et de toute faculté de trouver son bien-être
dans la plénitude de sa fonction, son malheur dans, l'a-
moindrissement'; de même Tégalilé est un besoin pour la
conscience : c'est son bonheur à elle, son droit, son de-
voir, sa nécessité, son obligation, tous ces mots sont
synonymes. Hors de là elle souffre, se plaint; elle vous
assaillit de remords, elle vous tyrannise. Que puis-je vous
dire de plus?
— 463 —
Armée de son incorruptible critère, la conscience entre
en action aussitôt qu'elle est placée dans les conditions
qui le requièrent. Comme l'œil voit dès qu'il s'ouvre dans
un milieu éclairé, comme le cœur aime dès qu'il est
provoqué par un objet aimable, ainsi la conscience, dès
qu'elle y est invitée par un rapport de personne à per-
sonne, fait entendre sa voix : Ceci est juste et cela injuste,
ceci est bien et cela mal; et nulle force de la volonté,
nulle révolle des passions, ne sauraient la fairo taire. De
toutes tes spontanéités dont l'ensemble forme notre âme
elle est là plus puissante; toutes les autres lui servent
d'instrument ; elle n^est la servante d'aucune ; nous pou-
vons supporter la perle de celles-là, nous ne supportons
pas la perte de celle-ci. Que pouvez-vous, encore une
fois, souhaiter de plus positif, de plus catégorique, de
plus clair?
Mais rimagination peut se tromper sur les qualités des
choses : dans ce cas la Justice, sans changer de formule,
procède à un autre partage. Rien, à mon avis, n'honore
plus rhumanité, ne témoigne mieux de sa haute dignité,
que cette révision; rien, au contraire, n'accuserait plus
énergifjuement la Providence, s'il fallait admettre qu'en
nous imposant la Justice elle nous eût laissés sans la
moindre instruction. L'ironie de Pascal à l'adresse de la
législation humaine, erreur en deçà des Pyrénées^ vérité
au dçlày tombe directement sur la religion. En essayant,
pour la réalisation de mon droit, de toutes les hypothèses,
je prouve mon autonomie; la révélation, qui me laisse
aller et ne m'oiïre que ses sacrements et ses grâces, fait
voir son impuissance. L'homme est tout désormais; la
Divinité, plus rien.
XVIII
La*situation ainsi faite, nous n'avons plus à nous de**
— 464 —
mander, conune tout à l'heure, s*il est une morale pour
l*humanité, si la vertu et le crime sont des déterminations
arbitraires, la Justice un vain préjugé.
Le problème se retourne : il s'agit de savoir comment,
abstraction faite des erreurs involonlaires, qui n*affectent
pas la conscience, Thomme peut devenir coupable ; com-
ment cette haute spontanéité, la conscience, reste si sou-
vent impassible; comment, tandis que la société ne de-
vrait être composée que de justes, si Thomme obéissait,
seulement avec la fidélité de Tanimal, à la plus puissante
de ses attractions, il y a tant de scélérats, tant de lâches?
Mais ceci suppose que Thomme a le pouvoir de ne pas
donner suite aux instigations de sa conscience, et de
suspendre en son for intérieur Tactiôn de la Justice.
Quelle est cette puissance nouvelle? Comment expliquer,
dans la sagesse de la nature, ce nouveau conflit?
Ainsi, nous n'échappons aune difficulté que pour tomber
dans une autre. Le problème de la Justice et de la dis-
tinction du. bien et du mal résolu, se présente aussitôt
celui du libre arbitre et de Texistence du péché.
CHAPITRE IV.
Du franc arbitre. — Marche de l'idée.*
XIX
Ici est le nœud gordien de l'éthique, que la religion a
dans tous les temps présenté comme le plus profond de
ses dogmes, et que l'éclectisme moderne, avec la fatuité
qui le distingue, n'aperçoit seulement pas.
Ce que je vais essayer serait la plus téméraire des en-
treprises, si la loi du développement philosophique n'en
avait fait la chose la plus attendue, la question la plus
— 465 —
mûre, pour laquelle il suffit désormais de la lumière de
l'histoire.
«
Il en est des idées comme des choses : elles ne se révè-
lent pas instantanément dans leur plénitude (ax. 6);
comme des astres qui se lèvent dans le firmament de la
pensée, elles ont leur période d*émergence ; qui sait si
elles n*ont pas aussi leur couchant?
Entre les religions, le christianisme est celle qui affirme
le plus énergiquement la liberté : cela devait être. Sans
parler de la grande question de l'esclavage qui donna le
branle aux idées messianiques, c'est la liberté qui, selon
la théologie chrétienne, est la cause du mal ; c'est par elle
que le péché est rendu possible, l'interveptîon de Dieu et
de la grâce nécessaire. Ainsi la liberté, bien ou mal connue,
est le motif secret de l'établissement des cultes, de la con-
stitution des sacerdoces et de la formation des Églises. Sans
cette puissance de malheur, lliomme ayant conservé sa
primitive innocence réaliserait sur la terre la vie des bien-
heureux',11 n'aurait pas besoin d'expiation ni de discipline.
Malgré ce rôle immense que joue la liberté dans l'éco-
nomie du christianisme, il ne faut pas croire qu'elle ait
été pour les théologiens un principe intelligible, une chose
définie, tombant sous l'appréciation du sens commun.
Oh 1 non : la liberté, comme la grâce, est pour le théo-
logien un article de foi; c'est le postulat nécessaire de la
révélation, servant à rendre raison de la chute, et subsi-
diairement à motiver la rédemption et le gouvernement
de l'Église, un mystère servant à expliquer d'autres
mystères.
Ce mystère, la philosophie, plus entreprenante, s'est
efforcée d'en donner l'interprétation. Mais, tandis que la
théologie, donnant' ses mystères pour ce qu'ils sont, c'est-
à-dire pour impénétrables, demeure ferme dans sa doc-
trine, la philosophie, en voulant définir la liberté, a
— 466 —
constammeiil abouti'à la nier : à telle enseigne que parmi
les philosophas qui ont abordé la question, Ton ne saurait
dire lesquels ont fait le plus de mal à la liberté, de ceux
qui Tont attaquée, ou de ceux qui ont cru la défendre.
Sans doute il ne manque pas parmi les philosophes de
gens qui croient au libre arbitre; mais de gens qui l'ex-
pliquent, je n'en ai pas encore rencontré ; et je le répète,
ceux qui s'imaginent le prouver le mieux sont ordinaire-
ment ceux qui le compromettent le plus.'
Cette tournure singulière, dans un débat de si haut
intérêt, est déjà par elle-même un fait trçs- remarquable,
d'autant qu'elle ne vient pas de l'ineptie des penseurs,
mais de la nature de la chose. Ce sera àiiâsi le point de
vue sous lequel nous procéderons à cette ^de.
XX
*
Descartes.
Pour rendre plus intelligible la théorie du fraiic arbitre,
qu'il avait exposée d'abord dans sa quatrième Méditation,
Descaries, répondant aux sixièmes objections n'' 6, prend
pour sujet de son hypothèse Dieu, en qui toutes les fa-
cultés, la liberté comme les autres, sont élevées à4*înGni.
Descartes, s'occupant de psychologie, fait (^i^rame lé'nalu-
raliste qui considère un animalcule au inicro^eope : ce
que la faiblesse de sa vue ne lui permet pas d'apercevoir
en lui-même deviendra sensible en Diea,'p^r le gros-
sissement. .
Qu'est-ce donc que la libertQ.en Dieu, c'est-à-dire
conçue dans sa plus haute puissance, une liberté parfaite,
complète, sans aucun mélange de détermination ou d'in-
fluence?
« Dieu, répond Descartes, en faisant toutes choses^ a agi avec
la plus pleine, la plus souveraine indépendance : il répugne
qu'aucune idée du bien, du vrai,, du b'eaû, ait été l'objet de
— 467 —
son entendement avant que la nature dé cette idée ait été
constituée telle parla détern^ination de sa volonté. Et je ne
parle pas d une simple priorité dQ temps, mais bien davantage :
je dis qu'il a été impossible qu'une telle idée ait précédé la
détermination de la volonté de Dieu par une priorité d'ordre
ou de nature^ ou de raison ra|sonnée, ainsi qu'on la nomme
dans l'école, en sorte que cette idée du bien ait porté Dieu à
élire l'un plutôt que l'autre. Par exemple^ ce n'est pas pour
avoir vu qu'il était meilleur que le monde fût créé dans le temps
que dès l'éternité, qu'il a voulu le créer dans le temps ; et il
n'a pas voulu «que les troisf angles d'un triangle fussent égaux
à deux droit&y parce qu'il'a connu que cela ne se pouvait faire
autrementi etc. Mais, au contraire, parce qu'il a voulu créer
le monde dans Je temps, pour cela il est ainsi meilleur que
s'il eût été créé dès l'éternité; et d'autant qu'il a voulu que
les trois angles d'un tringle fussent nécessairement égaux à
deux droits, poiic cela cela est maintenant vrai. Et il ne peut
pas être autrement,' et ainsi de toutes les autres choses... Et
ainsi ube entière indiffécence en Dieu est une preuve très-
grande de sa toute-puissance, n
En 'deux înotiS^ Tidée en Dieu vient à la suite du vou-
loir, non le vpuloir à la suite de Fidée: sans quoi, observe
Descarteâ, la liberté, qui en Dieu doit être infinie, serait
nulle. -- . • ' *
Ainsi; bien différent de Platon, qui fait les idées coé-
ternelles .à pieu et y trouve le principe de toutes les
déterminations divines. Descartes soutient que les idées
elles-mêmes soift une création de l'arbitre divin, qui ne
peut ni ne doit t)ouvpiii.être^déterminé que par lui-même.
S'il plaisait à Dieu q^ue les trois angles d'un triangle ces-
sassent d'être ég[aux à deux droits, cela serait ainsi, dit
Descartes. En sorte que ce qui semble à nos intelligences
bornées nécessairo^ d'une nécessité absolue n'est jamais,
pour l'intelligence infinie, que d'une vérité relative. Et si
l'oif demançlait â 0escartes à quoi peut servir, dans /le
— 468 —
gouvernement de la Providence, le libre arbitre de Dieu,
une fois que le monde des idées et des êtres a été consti-
tué par lui tel que nous le voyons, Descartes pourrait
répondre, d*accord avec l'Église : A faire des nûracles !
Voilà certes Tidée la plus complète^ s*il était possible de
s'y tenir, qu'on puisse concevoir de la liberté.
De cette conception idéale du franc arbitre. Descartes
passe à la liberté réalisée, telle qu'elle nous apparaît dans
l'homme, la plus libre, sinon la seule libre des créatures.
Pour celui-ci, dit Descartes, les choses ne se passent plus
de la même manière que dans l'entendement divin :
« L'homme^ trouvant déjà la nature de la bonté et de la
vérité établie et déterminée de Dieu, et, sa Yolonté étant telle
qu'il ne se peut naturellement porter que vers ce qui est bon,
il est manifeste qu'elle embrasse d'autant plus librement le
bon et le vrai qu'il les connaît plus évidemment^ et que jamais
il n'est indifTéreut que lorsqu'il ignore ce qui est de mieux ou
de plus véritable^ ou du moins lorsque cela ne lui paraît pas
si clairement qu'il n'en puisse aucunement douter; et ainsi
rindifférence qui convient à la liberté de Fhomnle est fort dif-
férente de celle qui convient à la liberté de Dieu. » {Réponse
aux sixièmes objections ^ n. vi.)
« Et certes, avait-il dit^ la grâce divine et la connaissance
naturelle^ bien loin de diminuer ma liberté, l'augmentent
plutôt et la fortifient; de façon que cette indifférence que je
sens lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que
vers un autre par le poids d'aucune raison est le plus bas degré
de la liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connais-
sance qu'une perfection dans la volonté. Car si je connaissais
toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne
serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel
choix je devrais faire, et ainsi je serais entièrement libre sans
être jamais indifférent. » {Méditation 4«.)
Tout cela revient à dire que la liberté est une sponta-
néité qui consiste, en Dieu, à produire toutes choses»
— 469 —
même les idées et les lois de son entendement, quand et
comme il lui plaît, et sans y être déterminé par aucune
nécessité interne ou externe,, attendu que la volonté de
Dieu, sa faculté pivotale, le Père, est anlérieure et supé-
rieure, non-seulement à Tordre du monde, mais même
à Tordre intellectuel. Dans Thomme, au contraire, la
liberté consiste à embrasser la loi du bien et du vrai,
c'est-à-dire la loi du système naturel et surnaturel dont
il fait partie, à mesure que Tidée lui en est donnée soit
par les révélations du dehors, soit par le secours intérieur
de la grâce.
Toute considération d'un motif, même d'une loi de
géométrie, fait cesser en Dieu la liberté ; au rebours, toute
suspension des idées et des influences, soit physiques,
soit hyperphysiques, la fait cesser dans Thomme.
D'après cela, on conçoit très-bien que Descartes. défi-
nisse la liberté en Dieu, pouvoir de faire ou de ne pas
faire^ de nier ou affirmer, de poursuivre ou fuir une
chose. Dieu, dont. la spontanéité est infinie, antérieure à
toute idée, capable de s'exercer à volonté dans le temps
et dans l'éternité. Dieu, dis-je, d'après cette définition
de sa spgntanéité, est libre.
Mais il n'en est pas de même de la spontanéité hu-
maine, qui, engagée dans le système de la création et
des décrets divins, dont elle fait aussi partie, consiste
seulement à suivre ce que lui proposent la nature et le
Créateur. Aussi Descartes a-t-il soin de dire que, quant
à ce qui est de nous,
a La liberté consiste seulement en ce que^ pour affirmer ou
nier^ poursuivre ou fuir une chose que Tentendement nous
propose, nous agissons de telle sorte que nous ne sentons point
qu'aucune force extérieure nous y contraigne. »
Après cette explication, il n'est plus possible d'avoir
égard ni à la liberté d'indifférence^ qui n'est que la cessa-
II 27
— 470 —
lion de notre spontanéité, produite par la su^pèftsion des
causes qui agissent sur elle, ni au sentiment intérieur
que Descartes prétend que nous avons de notre liberté,
et qu*il présente comme la preuve irrécusable qu*elte
existe, puisque ce sentiment, n*étant autre que celui de la
conformité de nos actions avec les lois de notre conscience
et de notre entendement, qui sont celles de Dieu et de la
nature, peut servir aussi bien à prouver q\ie nous ne
sommes point libres.
En résultat, Thomme est une spontanéité gouvernée
par une législation qui l'enveloppe ; il est dit libre lorsque
rien ne l'empêche d'obéir à ses lois : voilà tout ce qui
ressort de l'argumentation de Descartes. Quant à la liberté
véritable, au franc arbitre, c'est une faculté idéale dont
la réalisation se trouve en Dieu, mais qui dans llionanie
est sans emploi, et n'apparaît que comme une puissance
de négation vis-à-vis de telle ou telle cause particulière
dont il tend à s'affranchir, sans qu'il puisse s'affranchir
jamais de l'ensemble des causes, qui le détermine et le
presse.
Ce que Descartes appelle liberté ^Tindiffërenee^ par on
reste d'égard pour le préjugé, n'est qu'un état de raison,
une sorte de point mathématique, servant à raatx}uer
l'instant indivisible où cette spontanéité, ne recevast
d aucun côté une impulsion prépondérante, resterait, par
hypothèse, au repos. L'homme libre, suivant Descso'tes,
c'est rhomme qui est entre la vie et le néant.
XXI
Spinoza.
Spinoza nie le franc arbitre avec aut4int d'énergie ^e
Descartes en avait mis à l'affirmer.. IV^ur cela il loi suffit
de rétablir Tordre dans la pensée de Descartes^ et d'en
tirer les conséquences.
- 471 --
Vous dites, fait observer Spinoza à Descaries, qu'en
Dieu l'agir précède nécessairement le penser, qu'il ré-
pugne que le souverain Être ail été déterminé à la création
par une idée quelconque du bien et du vrai. Je le pense
comme vous. Mais alors à quoi bon rintelligence en
Dieu? Lui prêter un entendement, c'est le faire à l'image
de l'homme : vous devez rejeter cet anthropomorphisme.
Par la même raison, à quoi bon une volonté? Autant vau-
drait prendre au pied de la lettre ce qui est dit dans l'É-
criture, que Dieu se fâche, qu'ensuite il se repent, qu'il
a des pieds, des mains, un visage, un derrière; qu'il re-
nifle là fumée des sacrifices, etc. Quant aux prophéties et
aux miracles, par lesquels Dieu, créateur et ordonnateur
du monde, se met en communication avec l'homme,
atteste sa puissance, et fait acte de liberté, Spinoza les
récuse, de manière que la liberté de Dieu, demeurant
sans exercice, n'a plus même un prétexte d'existence.
Deux choses seulement, dit ce philosophe, résultent de
la notion ou de Tessence de Dieu : r qu'il existe, c'est-à-
dire qu'il est la substance unique et nécessaire; ^ qu'il
se développe en une infinité d'attributs, dont nous ne pou-
vons connaître que deux, Tétendue et la pensée. Comme
étendue. Dieu produit les mouvements et les corpi>;
comme pensée, il produit les âmes. Mais il n'est lui-même
ni corps ni âme, ni vie, ni entendement. Il est la sub-
stance, inaccessible aux sens, et qui produit élernellepient
toutes choses par son activité. Ce que vous appelez liberté
en Dieu n'est donc pas autre chose que sa spontanéité in-
finie, spontanéité affranchie de toute détermination étran-
gère sans nul doute, mais qui se détermine elle-même
par la nécessité de sa nature.
La liberté de Dieu, en un mot, est la nécessité même :
Summa libertas^ summa nécessitas.
Pour établir sa théorie, Spinoza procède en façon géo"
— 47i —
métrique^ ainsi que Descartes en avait donné Texemple
dans sa Réponse aux deuxièmes objections ; en sorte qu'on
peut dire que tout en Spinoza, principe, idées, méthode,
est de Descartes.
Jusqu*ici, il est impossible de voir ce que les cartésiens
pourraient répondre aux spinozistes. En un être néces-
saire tout est nécessaire, d'autant plus que cet être est
unique, qu'il n'y a rien hors de lui ni en lui qui puisse
lui fournir rallernalive de faire ou ne pas faire^ affir-
mer ou nier^ faculté qui constitue essentiellement le
franc arbitre, d'après les propres paroles de Descartes.
En Dieu la liberté ne pouvant naître que des motifs que
lui fournissent ses créatures, c'est-à-dire ses modes,
implique contradiction.
Spinoza ne s'en tient pas à la théorie de l'Être néces-
saire ; il suit son maître de point en point, et jusqu'au
bout. Descartes, après avoir posé l'existence de Dieu,
continue par la distinction célèbre de l'esprit et de la
matière : le deuxième livre de YÉthique de Spinoza a
pour titre, De Vâme. Descartes, appliquant sa philosophie
à la conduite de ta vie. humaine^ avait composé un traité
des passions : le ^^ livre de l'Éthique est intitulé. Des
passions. En un mot, si Descartes n'avait pensé, Spinoza
n'eût point écrit ; et la raison en est simpfc, le système de
Spinoza n'est autre que celui de Descartes, émondé, cor-
rigé, mieux lii, rendu plus complet et plus conséquent,
par un génie d'une extrême vigueur, et qui, tout en sui-
vant une piste, déploie une originalité sans égale.
Spinoza ayant donc démontré, d'après Descartes, que
la liberté ne peut avoir lieu dans l'Être nécessaire, la nie
à plus forte raison dans l'homme : c'est son maître qui
lui fournit ses arguments.
Descartes, en effet, pour qui le libre arbitre humain
so réduisait déjà à si peu de chose, avait cru que, du
— 473 —
moins, ce peu nous est suffisaniincnt démontré par le
sentiment intérieur. Je sens que je suis libre, dit Des-
xartes; rien ne peut aller contre ce témoignage de ma
conscience : ce que je sens, je le suis.
Prenez garde, lui répondent à la fois Bayle, Leibnitz et
Spinoza : vous avez pu légitimement raisonner de la sorte
quand il s*agissait de votne existence, parce que le doute
et le néant impliquent contradiction ; vous ne pouvez pas
raisonner de même sur votre liberté, que vous n'avez
point définie et que vous ne connaissez pas : tout ce que
vous pouvez dire, est que vous vous sentez agir sans
obstacle et sans contrainte, mais que vous ne sentez pas
les causes qui vous déterminent.
Or, ajoute Spinoza, vous êtes toujours, à votre insu,
déterminé ; je le prouve par la théorie de Dieu et de la
création. Tout est nécessaire, en Dieu par la nécessité de
sa nature , dans Thomme par la nécessité de la nature
divine sur laquelle tout être est fondé, et dont nous
ne sommes, dans notre corps et dans notre âme, qu'un
double mode.
£t Spinoza n*a pas de peine à faire voir que, soit que
l'on envisage l'essence divine, soit que l'on considère
Tordre de l'univers, la nature de l'âme, son union-avec
le corps, les influences, passions, motifs et mobiles de
toute espèce qui l'assiègent et la font mouvoir, il est im-
possible de trouver rieii qui justifie cette conception du
franc arbitre, que le préjugé universel réclame. Vâme
est un automate spirituel; tel est le dernier mot de
Spinoza.
XXII
Spinoza a donc raison contre Descaries, et par la raison
même de Descartes; a-t-il raison enfin? Non, car il se
contredit lui-même, et nul n'échappera à la contradiction.
— 474 —
Spinoza, à Texemple de Descartes, composa ^nÉthique
tout exprès pour apprendre à Thomme à se conduire par
la contemplation)|et la pratique des vérités éternelles , à
s'affranchir, par ce moyen, de Vesclavage des passions,
dans lequel le précipite incessamment sa condition im-
parfaite, et à s'élever à la perfection >ie son être, qui
est Tunion en Dieu, la béatitude, le salut, soit, comme
disait Descartes, la liberté.
N'est-il |)as étrange qu'après avoir expliqué l'univers,
Tâme, les passions, le péché, la misère, par le dévelop-
pement de la nécessité divine , Spinoza nous invite à
sortir de cette misère, à laver ce péché, à combattre ces
passions, à remonter enfin le courant de la nécessité,
comme si, contre la nécessité, nous pouvions quelque
chose! et cela au nom de cette même nécessité, comme si
la nécessité pouvait se défaire 1...
il faut le voir pour le croire; et'comment les traduc-
teurs et les critiques de Spinoza ne le voient-ils point?
V Ethique, que tout le monde connaît comme une théorie
de la nécessité en Dieu, est en même temps une théorie
du franc arbitre de l'homme. Le mot n'y est pas, et il est
juste de dire que l'auteur n'en croit rien; mais depuis
quand juge-t-on un philosophe exclusivement sur ses
paroles?
Spinoza explique à sa manière par quelle dégradation
dès rayons du divin soleil les êtres qu'il crée nécessaire-
ment deviennent de moins en moins parfaits, les âmes de
plus en plus obscures, leurs idées de moins en moins
adéquates, et les passions auxquelles elles sont en butte
de plus en plus fumeuses. C'est toute une théorie méta-
physique de la chute, qui ferait honneur à la'gnose chré-
tienne. Cette première partie de son travail effectuée, il
montre comment les mêmes âmes, en vertu de l'activité
qui leur est propre, et qui dans son système ne peut être
— 475 —
au fond autre que celle de Dieu, doivent se relever de-
leur misère et tendre vers le souverain bien : théorie de
la réhabilitation qui n*a rien à envier à celle des ortho*
doses. Je ne ferai pas la critique de ce double mouvement»
l'un qui exprime, ^si j'ose ainsi parler, l'irradiation des
âmes hors de l'infini; i'autro, leur rentrée dans l'infini.
Je prends le système tel quel , avec toutes les corrections
qu'on y voudra faire : il reste toujours que poyr opérer
ce retour il faut supposer dans le système, partout pré-
sente, une force de réaction égale à l'action. Je demande
quelle est cette force. L'action, c*est la nécessité : Spinoza
le démontre. Quel nom veut-il que je donne à la réaction,
dont il suppose l'homme capable?
«( Dans les propositions qui précèdent^ dit-il^ j'ai réuni tous
les remèdes des passions^ c'est-à-dire tout ce que Tâme, con-
sidérée uniquement en elle-même, psut contre ses passions.
H résulte de là que la puissance de l'âme si}r les passions con-
siste : !<" dans la connaissance même des passions; S"" dans la
séparation que l'âme effectue entre telle ou telle passion et la
pensée d'une cause extérieure confusément imaginée; 3° dans
le progrès du temps^ qui rend. celles de nos affections qui se
rapportent à des choses dont nous avons Tintelligeiice supé-
rieures aux affections qui se rapportent à des choses dont nous
n'avons que des idées confuses; 4° dans la multitude des causes
qui entretiennent celles de nos passions qui se rapportent aux
propriétés générales des choses ou à Dieu ; 5<» enfin^ dans l'ordre
où l'âme peut disposer et enchaîner ses passions. La puis-
sance de l'âme se détermine uniquement par le degré de con-
naissance qu'elle possède, et spn impuissance ou sa passivité
par la seule privation de connaissance, ou par ce qui fait
qu'elle a des idées inadéquates ; d'où il résulte que l'âme qui
pâtit le plus est l'âme qui est constituée dans la plus grande
partie de son être par des idées inadéquates, et, au contraire,
l'âme qui agit le plus est celle qui est constituée dans la plus
grande partie de son être par des idées adéquates.» [Éthique,
liv. y, prop. 20, scholie; trad. de M. Sai^^et.)
— 476 —
11 n*est pas possible de se faire plus complètement illu-
sion. Ce qu*on vient de lire n*est autre chose que l'histoinï
du développement de la liberté; mais, parce qu'il lui a
plu de placer le point initial de ce développement dans
une idée adéquate^ Spinoza s*imagine que cette liberté,
toujours grandissante, est nulle. C'est donc à l'origine
même de cette genèse qu'il faut saisir le raisonnement de
Spinoza, si Ton veut montrer la faiblesse de sou système.
En dernière analyse, dit Spinoza, la puissance de l'âme
se réduit à la connaissance, ce qu*il y a de moins libre,
de plus fatal. Mais, observerai-je, pour connaître, il faut
pouvoir connaître, il faut penser; pour avoir une con-
naissance adéquate, il faut une puissance de réflexion
égale à l'impression reçue : Spinoza ne sortira pas de là.
La puissance est la condition préalable et productrice
de la connaissance ; elle n'en est pas l'effet : cela impli-
querait contradiction. Or, il est de la nature de toute
puissance de tendre à l'infmi par l'absorption de ce qui
l'entoure ; et quand Spinoza nous montre la puissance
de l'âme se développant proportionnellement au degré
de la connaissance, il ne fait autre chose, sans qu'il s'en
doute, que raconter le ()rogrès de. la liberté aux dépens
de la nécessité qu'elle se subordonne.
Tout le système de Spinoza repose donc sur cette pétition
de principe : c'est au centre de l'âme qu'il place l'initiative
de réflexion qui, par un système d'idées progressivement
acquises, et d'épurations spontanément accomplies, doit
conduire l'âme au souverain bien, ad Deum qui dédit illam
Je demande donc à Spinoza comment, si tout arrive par
la nécessité divine, après que les vibrations de cette né-
cessité, de plus en plus affaiblies, ont donné naissance aux
âmes engagées dans la servitude des passions, comment,
dis-je, il arrive que ces âmes retrouvent, au moyen
de leurs idées adéquates, plus de force pour retourner
— 477 —
à Dieu qu'elles n'en ont reçu au moment de leur existence,
si par elles-mêmes elles ne sont pas des forces libres?...
Dans le christianisme, il y a, pour expliquer cette réha-
bilitation, ou, pour mieux dire, cette ascension des âmes
vers l'infini, une action nouvelle de Dieu : c'est la grâce,
création nouvelle, complément de la création première.
Spinoza supprime la grâce, après avoir détruit la liberté,
el il les remplace l'une et l'autre par des idées adéquates.
C*est ce qu'on appelle communion sèche, l'hypothèse de
la liberté en attendant la liberté.
Ainsi, Descartes affirme la liberté, et toute son argu-
mentation tend à la détruire; Spinoza la nie, et son sys-
ième la suppose invinciblement. Tous deux, avec une
puissance qu'on ne surpassera jamais, après avoir élevé
jusqu'à ridéal, Tun le franc arbitre, l'autre la nécessité,
aboutissent à une égale contradiction.
XXIU
Leibnitz.
D'après la définition cartésienne; le franc arbitre est
l'indépendance absolue de la cause qui agit.
Mais, observe Spinoza, le franc arbitre conçu eu Dieu,
substance* unique et infinie, cause souveraine et néces-
saire, est identique et adéquat à la nécessité même. Une
cause qui se développe spontanément, sans obstacle, sans
influence ni déviation venue du dehors, produit son effet
infailliblement, nécessairement. L'effet obtenu, la cause
s'arrête et tout rentre dans le repos. Considérez un corps
en dissolution : si ce corps est abandonné à lui-même,
loin de toute influence perturbatrice, il se précipitera en
cristaux réguliers : c'est l'image de la nécessité. Dieu, la
cause infinie, ne s'arrête point ; il produit toujours , il
rayonne éternellement : voilà toute la différence.
L'observation entendue, je reprends la parole contre
II 27.
— 478 —
Spinozai et J6 demande ai la nécessité peut réagir contre
elle-même, faire rebrousser le courant de son action,
le détourner, le retenir, puis le précipiter de nouveau,
comme on le dit de la volonté de Thomme? Et je réponds
que cela est impossible; que pour faire changer la né-
cessité il faudrait une cause, c'est-à-dire une seconde
nécessité, ce qui implique contradiction. De même qu'une
cause supposée libre, du moment qu'elle est influencée,
perd la plénitude de son franc arbitre ; de même une
cause supposée nécessaire, si elle peut être influencée,
perd la plénitude de sa nécessité : elle tombe, comme la
première, dans la contingence*
Là donc est le vice irrémédiable du système de Spinoza;
La nécessité toute seule est impuissante à expliquer le
monde. Aussi vrai que le franc arbitre de Descartes
est une pure conception logique, une hypothèse idéale,
comme le point mathématique, qui n'a ni longueur, ni
largeur, ni profondeur; aussi certainement la nécessité
pure de Spinoza est une chimère. Et à quiconque nie le
franc arbitre, la première chose à répondre n'est point
d'alléguer, comme faisait Descartes et comme font au*
jourd'hui les éclectiques, le sens intime, qui ne prouve
rien ici ; c'est de nier la nécessité.
Maintenant écoutons Leibnitz.
De même que Spinoza était parti de la contradiction
de Descartes, il part de la contradiction de Spinoza. Pour
que le monde existe, et surtout pour que l'humanité se
développe, il faut absolument admettre quelque part une
force de réaction, en sens inverse de l'action divine. Le
système de Spinoza la suppose invinciblement, et rien ne
saurait racheter en lui ce manque de logique, pour ne
pas dire de franchise.
Mais avec l'hypothèse préalable d'un Être unique, in-
fini, absolu, tel que le Dieu de Descaries et de Spinoza,
— 479 —
le mal est sans remède. Plus d'âmes vertueuses et méri»
tantes, plus même d'âmes: car, si la Justice sans la
liberté est i^ulle, la vie sans activité propre est néant.
Que fait donc Leibnitz?
Il change l'hypothèse fondamentale» A la cause infinie
de Descartes et de Spinoza il substitue TinGnité des
causes: voilà la réaction créée dans l'univers en quantité
égale à l'action. La monadologie, en eiïet, débarrassée
des ménagements dont l'entoure son auteur, n'a pas
d'autre sens. C'est l'Absolu divin, avec son double attri-
but de pensée et d'étendue, que Leibnitz, d*un coup de
baguette, divise à l'infini. De cette division à l'infini
naissent les monades, forces infinitésimales, différentes
entre elles de qualité, par conséquent susceptibles de
coordination, capables enfin de se grouper et de former
des mondes. Dieu lui-même n'est autre chose qu'une mo^
uade, la reine des monades, dont l'action prépondérante
détermine la centralisation de l'univers et la liaison de
ses parties.
Ici, l'action de Dieu n'est plus nécessitante d'une
nécessité absolue, comme dans Spinoza; il agit sur les
monades en s'appuyant sur leur faculté même de réac^
tion, par voie d'influence d'excitation, de contingence,
non d'omnipotence.
Dès lors, sans doute, pas d'indépendance absolue;
mais aussi plus de nécessité absolue, ni en Dieu, ni dans
l'homme. Dieu agit par raison, par la connaissance éter-
nelle qu'il a des rapports des choses : en quoi, observe
Leibnitz, son système a l'avantage de se concilier avec
la doctrine de toutes les églises catholiques et protes-
tantes, ce qui lui importait fort. Saint Thomas et les
casuistes, Calvin, Grolius, etc., pensent comme lui.
Chez l'homme, plus de liberté d'indifférence, comme
la supposait Descartes. L'homme est toujours influencé,
— 480 —
excité, jamais nécessité. A ce propos, Leibnitz cite l'apho-
risme des astrologues : Astra inclinant^ non nécessitant.
Et il se moque agréablement des cartésiens et de Bayle,
qui admettaient Thypotlièse de l'âne de Buridan, immo-
bile entre deux prés :
« L'univers ne saurait être mi-parti par un plan tiré par le
milieu de râne^ coupé verticalement suivant sa longueur, en
sorte que tout soit égal et semblable de part et d'autre. Car
ni les parties de l'univers ni les viscères de l'animal ne sont
semblables ni également situés des deux côtés de ce plan
vertical. »
Il pouvait ajouter que, le fussent-ils à un instant donné,
par le mouvement universel ils cesseraient aussitôt de
l'être.
Tout est ainsi lié dans l'univers, non par une action
absolue et nécessitante^ mais par une réciproque in-
fluence : ce qui détruit à la fois la liberté pure et la
nécessité pure, deux conceptions idéales, qui ne servent
qu'à marquer les deux points extrêmes de la réalité.
De plus, comme toutes les parties de l'univers sont
coordonnées entre elles, suivant la qualité spécifique des
monades, et l'ensemble subordonné à Dieu, Tètre sou-
verain, il s'ensuit que l'univers, malgré l'imperfection
relative de toutes ses parties, et malgré sa propre imper-
fection comparativement à Dieu, est cependant, au total,
le meilleur possible. *
liCibnitz n'était pas homme, comme Spinoza, à rompre
en visière aux croyances établies pour un système de mé-
taphysique; il tenait à vivre bien avec les puissances,
surtout avec l'Église. Aussi sa grande affaire fut-elle moins
de démontrer sa synthèse dans sa rigueur dialectique, que
de la concilier avec la foi. Toutes les objections lui vinrent
de ce côté. Il n'y eut pas jusqu'à Bayle qui, au lieu de
prendre le système des monades, comme il convenait,
— 481 —
dans sa tendance réaliste et scientifique, ne se mit à
chicaner l'auteur sur la prescience divine et la damna-
tion. C'est là, en effet, qu'était le péril pour Leibnitz ;
mais c'est là aussi qu'est la sottise de ses adversaires. Au
lieu de risquer sa religion, le grand homme aima mieux
risquer sa philosophie : cette reculade a peut-être coûté
au monde cent cinquante ans.
Puisque Leibnitz faisait tant que d'éliminer l'absolu de
la nécessité et du franc arbitre, il devait, pour être con-
séquent et au risque de passer pour athée, Téliminer de
partout. Sa pensée alors eût scandalisé le monde, mais
elle l'aurait dominé. Au lieu de cela, Leibnitz s'efforce de
rétablir l'absolu, en Dieu d'abord, dont il reconnaît l'in-
finité en tout attribut; puis ilans Tunivcrs, qu'il soutient
être le MEILLEUR POSSIBLE, ce qui devant la logique équi-
vaut à la nécessité même. Cet absolutisme accordé, tout
est prévu dans l'univers, le grand organisme ; tout est
préordonné, prédestiné, harmoniquement préétabli, et
nous retombons dans tous les inconvénients et toutes les
contradictions de Spinoza. Que Leibnitz distingue tant
qu'il voudra la nécessité métaphysique, la nécessité géo-
métrique, la nécessité hypothétique ou contingente, la
nécessité morale : l'enchaînement de toutes ces nécessités,
sur lesquelles le monde est bâti, n'en constitue pas moins
unf nécessité absolue, au sein de laquelle toute action ou
liberté propre s'évanouit. La faculté de choisir, que
Leibnitz attribue à l'homme, malgré la multitude des
influences qui le déterminent, se réduit à un simple vote,
moins que cela, à la conscience de ses actes, à la confor-
mité de sa volonté avec l'ordre de Dieu, avait dit Des-,
cartes. Leibnitz, en un mot, après avoir rendu la liberté
possible, l'annule aussitôt par son meilleur des mondes,
et par l'embarras où il est de trouver à cette liberté un
emploi. L'homme sait qu'il est nécessité tandis que le
— 482 —
inonde ne le sait pas ; voilà toute la différence. Le fatum
chriêiianum et \q fatum mahumetanum sont identiques.
On entrevoit que, pour franchir le pas indiqué par
l^ibnitz, il fallait une énergie révolutionnaire dont son
âme religieuse n'était pas douée, et dont le dix-huitième
siècle lui-même, jusqu'en 89, fut totalement dépourvu.
Même après 89, la philosophie, allemande et française,
recula devant cet abîme»
XXIV
Après Leibnitz, le sauve-qui-peut est général. Ceux qui
se piquent d'exactitude se réfugient dans Fabsolu, qui
pour le Dieu de Descartes, qui pour le Dieu de Spinoza;
le grand nombre ferme les yeux et s'accommode d'un
écieclisme superficiel, à la façon de Voltaire et de Rous-
seau : Dieu et La Liberté l Aujourd'hui encore, le monde
est plein de gens qui trouvent cela sublime.
HobbeSy cité par Leibnitz : < Une chose ôst censée libre
« quand la puissance qu'elle a n'est point empêchée par
« une chose externe, d Ce qui rentre dans la spontanéité,
arbitrale ou nécessaire, de Descaries et de Spinoza. •
Le même, cité par M. Renouvier : « Quand plusieurs
passions agissent simultanément et contradictoirement,
il y a délibération : les bêtes, comme les hommes, déU-
bèrent. Quand la délibération esl finie, il y a volonté.
S'il n'y a ni délibération ni excitation d'aucune sorte,
l'homme n'agit pas. » — Par où l'on voit que Hobbes
passe par toutes les théories, sans qu'il s^en doute : tantôt
cartésien, tantôt ieibnilzien, tantôt spinoziste.
Bossutt est pur cartésien : il admet la hberté d'indiffé-
rence et croit que l'homme agit en cerlaiiis cas sans
motifs, ce qui revient à dire que la liberlé, n'ayant ni
rime ni raison, est inutile, n'existe pas.
Matebranche suit Descartes ; il admet une faculté du
— 483 —
porter rentendement vers les objets qui lui plaisent, et
par suite de diriger les inclinations. Nous sommes en
conséquence d'autant plus libres que nous connaissons
mieux notre devoir, et que nous nous y attachons avec
plus de force. — Une liberté qui consiste à se perdre elle-
même, dit un critique, est-ce une liberté?
Locke fait la liberté synonyme de puissance : toujours
Descartes.
Hume nie la causalité, à plus forte raison la liberté.
Sa philosophie est un idéalisme dont la forme est le
doute ; c'est le fatalisme de l'impuissance.
CollinSy Priestley sont déterministes : Qu'est-ce que le
déterminisme? Une idée brutale, qui, écartant l'absolu de
Spinoza, place dans les choses le principe de nos détermi-
nations, et fait ainsi de l'être pensant le bilboquet de la ma-
tière. Cela ne mérite pas même l'honneur d'une mention
philosophique.
Écoutons les allemands.
Kant semble marcher sur des charbons.
« La Yolonté étant une sorte de causalité des êtres rai-
sonnables, la liberté Serait l'indépendance de cette même cau-
salité de toute influence étrangère; tandis que les êtres non
doués de raison, déterminés qu'ils sont à l'action par des
causes qui ne sont pas en eux, sont soumis à la nécessité
physique.
<c La réalité de la liberté ne peut être prouvée par Texpé-
rieuce.
c( La liberté n'est qu'une idée, une supposition nécessaire
pour expliquer ce fait de la conscience d'après lequel nous
nous attribuons une autre volonté que la simple appétition ;
c'est-à-dire la faculté de nous déterminer à l'action comme
intelligences, conformément aux lois de la raison et indépen-
damment des instincts de la nature.
«c La réatité de la loi morale ne peut être prouvée qu'à l'aide
de Yidée de liberté, qui est elle-même incompréhensible en
- 484 —
soi. Cest pourquoi tout être qui ne peut agir autremeDt que
sous l'idée de liberté est gensé^ à cause de cela, pratiquement
libre. » (Willm^ Histoire de la philosophie allemcmdey t. ^^,
p. 368, 370, 373, 375.)
Si Kant ne nous dit rien de net, au moins il ne se
compromet pas. Il se garde bien d'affirmer quoi que ce
soit ; il ne connaît que des apparences. — Si la volonté
était une cause, la liberté serait Tindépendance de cette
cause. Or, la volonté est-elle une cause ? Aucune expé-
rience ne le prouve. Au cas que la volonté soit cause,
cette cause est-elle indépendante? Rien ne le prouve da-
vantage. La liberté étant admise comme cause, quels sont
ses effets? en autres termes, quelle est la fonction de la
liberté et à quoi sert-elle? Kant ne s*est pas même posé
la question. Qu'est-ce donc que la liberté? Une idée dont
la morale a besoin pour s'établir elle-même!... Ceci est un
sacrifice que Kant fait au préjugé universel, qui affirme,
comme corrélatives, se supposant et se motivant récipro-
quement, la Justice et la liberté. Mais un philosophe
ne sacrifie pas au préjugé, il le tue pu il le prouve. Kant,
en un mot, ne sait rien : je serais plus content de lui s'il
Teût avoué de meilleure grâce.
Fichte ne reconnaît de liberté que dans le moi absolu,
lequel moi n'est ni le vôtre ni le mien, mais seulement
une idée, un idéal. Cela ne revient-il pas au Dieu de
Descartes, qui pourrait faire un cercle carré, si tel était
son bon plaisir, avec cette différence cependant, que
Descartes prend son Dieu pour une réalité, tandis que
Fichte ne fait du sien qu'une idée, un idéal?
« La morale a pour principe la liberté : sa loi est la déter-
mination absolue de soi par soi-même, et sa fin est Tindépen-
daoce absolue du sujet raisonnable de tout ce qui n'est pas lui.
« Mais cette liberté, qui est celle du moi idéal, cette aspi-
ration à la liberté, ne doit pas être confondue avec ce farouche
— 486 —
amour de l'indépendance, qui se manifeste comme esprit de
domination oppressive : elle est soumission absolue à la con-
science du devoir, qui n'est que Texpression de notre nature
supérieure, de notre véritable être.
a Mais cette indépendance ne peut se réaliser dans l'indi-
vidu ; elle ne peut se concevoir que comme liberté universelle,
comme autocratie de la raison en général; sa lin est un règne
moral, réunissant tous les êtres raisonnables en une même
conscience : en sorte que la moralité devient abnégation entière
de soi dans l'intérêt de tous. » (Ibid.y t. Il, p. ^44, 347.)
Se peut-il de plus grands poltrons que ces philosophes
allemands? Fichte est celui de tous qui passe pour avoir
le mieux soutenu la liberté, et la philosophie ne doit jamais
oublier qu'il est mort pour elle en héros. Du courage
devant la mort, cela ne manque pas plus en Allemagne
que de ce côté-ci du Rhin. C'est le courage devant TAb-
SOLU, qui est rare. Newton se découvrait quand on pro-
nonçait devant lui le nom de Dieu ; Leibnitz lui sacrifie ses
monades. Au nom de l'Absolu, tichte nous enseigne que
la liberté, ou, pour mieux dire, Y aspiration à la liberté, —
il ne nous accorde pas davantage, — c'est la soumission^
Vautocratie^ le règne^ Vabnégation^ enfin le communisme,
11 pose ainsi le problème de la philosophie du droit :
« Trouver une volonté qui soit nécessairement l'expression
de la volonté commune, ou dans laquelle la volonté privée et
la volonté générale soient synthétiquement réunies!... »
Croyez-vous qu'une pareille proposition effraie beau-
coup à Saint-Pétersbourg, pas plus qu'à Paris?
L'Absolu enivre tellement Fichte qu'il va jusqu'au
dogme: il devient sacerdote, il est en pleine révélation.
« Je soutiens, dit-il, et c'est là l'essence de mon système,
que par des dispositions fondamentales et primitives de la
nature humaine est prédéterminée une façon de penser, qui
à la vérité ne se réalise pas en chaque individu, mais qu'on
— 486 —
peut exiger de chacua d'admettre; qu'il y a quelque ebose qui
limite l'essor de la pensée^ qui l'arrête et l'oblige^ etc. » {Ihid.)
Étonnez-vous après cela que le peuple allemand, tom-
bant du christianisme dans la philosophie de Tabsolu,
c'est-à-dire toujours dans la religion, se soit montré
en 1848 si peu pratique, si peu amoureux de la liberté,
si faiblement révolutionnaire !
Il est inutile que je cite Hegel : il nie, il raille la liberté,
au même titr^et de la. même manière que Spinoza, exé-
cutant ses devanciers, Kant eiFichte, comme Spinoza avait
exécuté Descartes, et^ comme Spinoza, concluant, en poli-
tique, à Tabsolutisme.
XXV
Après tous ces maîtres, la controverse pouvait paraître
épuisée, et il était permis de ne pas attendre grand*chose
de Télucubration contemporaine. -Mais, ainsi que je l'ai
dit, le temps pousse, et le siècle ne passera pas avant
que rénigme soit devinée, et la chose rétablie.
M. TissoT, professeur de philosophie à la faculté des
lettres de Dijon, sait de chaque question tout ce qui en a
été dit avant lui, et il le fait voir. Ce qui vaut mieux,
M. Tissot s'est fait sur chaque question une opinion à
lui; malheureusement, il ne réussit pas aussi bien à la
mettre en lumière. La cause en est dans la peine qu'é-
prouve tout professeur à s'affranchir, en écrivant, des
habitudes et du style de l'école, de la ligne des pro-
grammes et de la poussière du doctorat, pour ne se
souvenir que du public.
Voici ce que j'ai extrait des Nouvelles cçnsidéraiions
sur le libre arbitre , publiées par M. Tissot (1849) à propos
des Méditations critiques sur l'homme et sur Dieu^ par
M. Gruyer. L'idée mérite que je la rapporte^ à cause de
son caractère empirique, et parce que, sans dissiper en-
— 487 —
core les ténèbres qui couvrent la question, elle fait posi«
tivement échec au fatalisme.
Suivant M. Tissot, toutes les facultés et affections de *
l'homme se développent en deux séries ascendantes» pa-
rallèles, intimement liées l'une et Vautre, et qui envelop-
pent Tâme comme d'une double chaîne. La première de
ces séries est donnée par l'organisme, la seconde par le
mouvement de l'esprit. L'une forme, pour ainsi dire, le
système de la passivité du moi , l'autre le système de
son autonomie.
Dans l'homme, dit M. Tissot ,
A B
Il y i^de la matière, \ /Il y a de la puissance.
— des organes, \ / — de la spontanéité,
— delà sensibilité; Il — de l'Instinct,
— des besoins. Il — de l'activité,
— des afifeetions, Il — des facultés,
— des passions, Il — de la volonté,
— des impressions, \ I — de la délibération,
— des Influences, V — de Toption,
— des intuitions, f\ — de Terreur,
— des conceptions^ 11 — du remords,
— de la mémoire, 1 i — de la révolte,
— des associations d'idées, Il -*- de la résipiscence,
— des mobiles, Il — la foi qu'on est libre,
— des motifs, M — la haine de toute tyrannie,
Il y a donc de la nécessité, / \I1 y a donc de rAUTONOuiE.
Ces deux séries se supposent réciproquement, et ne
peuvent se passer l'une de l'autre : ainsi il n'y a pas de
volonté sans motifs, ni d'intuition sans puissance, eivice
versa. C'est toujours l'opposition irréductible du moi et
du non-moi, qui fait la base de la création, et se montre
en plein dans l'humanité.
Or, cette antinomie, quoi qu'on ait dit, ne se résout pas,
et tous les efforts tentés dans ce but aboutissent à une
escobarderie. Les deux ordres de phénomènes, une fois
posés, se déroulent chacun suivant sa loi propre, sans
— 488 —
qu*il soit possible ni de les expliquer par le même prin-
cipe, ni de les résoudre en une «expression identique. Ils
subsistent l'un vis-à-vis de Tautre : il serait aussi puéril
de confisquer celui-ci au profit de celui-là que de les faire
tous deux disparaître.
Ce n'est pas tout : chacune dés deux séries est en gra-
dation, allant, la première des attractions de la matière
brute aux aperceptions les plus abstraites de Tentende-
ment ; la seconde des mouvements spontanés de la force
végétative aux protestations les plus héroïques de la con-
science. De sorte que, comme il y a des degrés dans la
nécessité, il y en a aussi dans l'autonomie. Là, c'est le
joug qui pèse sur la volonté plus ou moins lourdement;
ici, c'est la force qui apparaît plus ou moins énergique,
sans qu'on puisse assigner de limite à cette double échelle,
soit en minimum^ soit en maximum.
Telle est, dégagée de sa psychologie abstruse et d'une
argumentation quelquefois malheureuse, la pensée de
M. Tissot.
J'avoue, quant à moi, que tout cela me parait d*une ex-
cellente philosophie. C'est précisément ce que je disais
tout à l'heure en parlant de Spinoza : Pouvez-vous ex-
pliquer tous les phénomènes de la nature et de l'humanité
par le principe unique de la nécessité divine? Non, évi*
demment,' puisque vous avez besoin, pour créer le monde
et la société, d'une force de réaction que la nécessité ne
peut pas fournir. Donc, si vous niez la liberté, qui par
son évolution ascendante explique cette réaction et tous
les faits qui en découlent, je nierai à mon tour votre né-
cessité qui ne peut rien faire qu'à la condition de réagir
contre elle-même en engendrant des forces libres : ce qui
est une contradiction.
De la théorie de M. Tissot il résulte donc que, s'il n'y
a pas dans l'univers de liberté pure, il n'y a pas non plus
— 489 —
de nécessité pure; que l'on ne peut pas dire que rien soit
absolument fatal, rien absolument libre. Et il faut bien
admettre qu'il en est ainsi, puisqu'il n'existe pas, qu'il
ne saurait même exister de phénomènes qu'on puisse
attribuer exclusivement à la liberté ou à la nécessité.
C'est quelque chose assurément de nous avoir fait fran-
chir ce pas, et l'honneur en revient originairement, ainsi
que je l'ai montré, à Leibnitz. Mais ici la question se re*
présenté sous une autre forme. On demande si cette liberté
générale, si cette force de réaction, dont la présence se
fait partout sentir dans les choses, n'existe pas à un degré
supérieur et avec des qualités spéciales dans l'homme.
Car, il faut Tavouer, nous ne serions guère plus avancés,
nous ne pourrions pas nous dire beaucoup plus libres, et
le fatalisme aurait peu à rabattre de ses conclusions, si la
liberté de l'homme se réduisait à une spontanéité comme
celle du corps qui gravite, de la lumière qui rayonne et
se réfléchit, de la plante qui végète, de l'animal qui obéit
à ses instincts, et déjà à des calculs. La spontanéité n'est
pas la liberté, du moins elle n'est pas toute la liberté
que l'homme réclame. 11 vise plus haut : il lui faut la
souveraineté et l'indépendance, il lui faut le franc arbitre ;
et ce franc arbitre, tout le monde, M. Tissot lui-même,
le sacrifle. Pouvions-nous l'attendre de ce dualisme mys-
térieux, suivant lequel la liberté n'est jamais tout à fait
libre, la nécessité jamais tout à fait nécessaire? Nous pen-
sions avoir saisi un rayon de lumière : ne serait-ce point
que nos ténèbres se sont épaissies?
M. Dunoyer nous fera faire un pas de plus.
XXVI
M. Dunoyer, membre de l'Institut, l'un des esprits les
plus originaux et des caractères les plus honorables de
l'époque qui suivit le premier empire, a ce qu'il me per-
- 490 —
mettra d'appeler un travers d'esprit qui gâte ses exceU
lentes qualités : c'est une horreur excessive de la méta-
physique et de toute théorie tendant à ramener la science
économique à des notions premières, surtout à des notions
de droit.
« Je ne supporte pas ces philosophes dogmatiques qui ne
parient que de dr4>its et de devoirs; de ce que les gouvene-
ments ont le dev&ir de faiie^ et les nations le drote d'eiiger.
Chacun doit être maître de sa diose ; chacun doit pouvoir dire
sa pensée; tout le monde dwrM participer à la vie publique :
voilà leur langage accoutumé. Je ne m'explique point de la
sorte, je ne dis pas sentencieusement : Les hommes ont le droit
d*étre libres; ils ont le droit de vivre, etc. — Le droit d^étrt
libres! J'aimerais autant dire qu'ils ont le droi7 d'être intelli-
gents, actifs, instruits, justes; que deux lignes ont le droit de
former un angle, que l'eau a le droit de se changer en gaz, etc.
A quoi toiit ce verbiage peut-il servir?... La question est de
savoir comment l'homme peut être libre, comment il arrive
qu'il le soit, quelle mesure de liberté il peut obtenir dans telle
ou telle condition donnée, par quelle réunion de eounaissances
et d'habitudes ils parviennent à exercer librement une indoa-
trié, à s'élever à la vie politique, etc. » (De la LU>erté du Iro-
vail, tome I«% page 17.}
M. Dunoyer, en un mot, remplit le vœu de If. Batnnet.
Au lieu de commencer dans les sciences morales H poli-
tiques par Yen soi des choses, suivant rancienne mé-
thode, et d'aller ainsi de Tinconnu à l'inconnu, il com-
mence par les phénomènet : méthode excellente, surtout
quand il s'agit de définir des notions et de démontrer des
lois, et qui est aussi La mienne. Mais que la loi arrive
par forme de conclusion ou par forme de principe,
elle n'en demeure pas moins pour cela une expression
métaphysique, et, s'il s'agit de morale, une formule
de droit qui, devenant immédiatement une oMtgation
Xxmr la conscience , peut Mve opposé par Tindividn à
— 491 —
*
la société, par le citoyen à TÊlat, et réciproquement.
Étudions donc les phénomènes et ne médisons pas des
principes : car, si les premiers nous rendent les seconds
plus intelligibles, ceux-ci à leur tour résument les autres
et les expliquent ; il n*y a pas plus de dogmatisme d'un
côtéque de Tautre.
Conformément à sa méthode, M. Dunoyer entreprend
donc de nous dire comment, par le travail, la science, la
Justice, rhomme et la société; deviennent libres.
Mais, contrairement à sa méthode, il ne peut s'empê-
cher de nous dire tout d'abord ce qu'il entend par le mot
liberté. Il est vrai qu'il ne donne sa définition qu'après
un dernier camouflet à la métaphysique :
« On a beaucoup cherché si le mobile des facultés de Thomme
était en lui-même ou hors de lui, en sa puissance ou hors de sa
puissance ; s'il donnait son attention, comparait, jugeait, dési-
rait^ délibérait, se déterminait, parce qu'il le voulait et comme
11 le voulait; ou bien si ses facultés étaient mises en jeu sans lui,
malgré lui, par l'influence de causes sur lesquelles il n'avait
aucun empire, et si le résultat de leur travail était aussi indé-
pendant de sa volonté. Certains philosophes ont prétendu
qu'il était également maître de leur action et des résultais de
l^ar action; d'autres ont nié qu'il eût sur elles un tel pou-
voir, etc. — Je n'ai point à m'occuper de ce débat.
« Que l'homme ait ou n'ait pas en lui-même le premier mo-
bile de son activité, on conviendra du moins qu'il n'agit pas
toujours avec la même aisance ; on m'accordera, sans doute,
qu'il peut y avoir dans ses infirmités, son inexpérience, ses
vices, ses dispositions à la violence et à Tinjustice, des empê-
chements à l'exercice de ses facultés ; on m'accordera sûre-
ment aussi qu'il ftarvivnl, plus ou moins, d s^affranchri' de ces
oiuses naturelles de faiblesse et de servitude, et qu'« mesure
quHly réussit, il entre en possession d'une certaine puissance,
d'une certaine facilité d'action, qu'il ne sentait pas en lui au-
paravant.
a Au rebours, lorsqu'il vient à désapprendre ce qu'il avait
— 492 -
appris^ à recontracter les vices et les infirmités dont il était
parvenu à se défaire, il perd peu à peu le pouvoir qu'il avait
acquis^ et refasse far tous les degrés de son ancienne im-
puissance.
« Ce que j'appelle liberté, c'est le pouvoir, la puissance d'agir,
qui se manifeste et qui croit en nous à mesure que nous par-
venons à délivrer, débarrasser, désobstruer nos facultés des
obstacles de toute nature qui en gênent ou en arrêtent l'exer-
cice. » (De la Liberté du travail, t. ^', p. 23, 24 et suiv.)
Cette définition, essentiellement pratique, une fois
donnée, M. Dunoyer montre ensuite, chapitre par cha-
pitre, comment la puissance de Thomme sur la nature
et sur lui-même est au plus bas degré à l'état sauvage,
comment elle est plus grande dans l'esclavage, plus
grande encore dans le servage, etc. Il prend la mesure, la
jauge de la puissance compatible avec toutes les condi-
tions de race, de climat, d'institutions politiques, de
religion... C'est le sujet de son livre (3 vol. in-8% Paris,
Guillaumin).
Je pourrais chicaner M. Dunoyer sur les termes de
sa définition, et lui montrer qu'elle contient une pétition
de principe. La liberté, dites-vous, est la puissance qui
se manifeste dans l'homme à mesure qu'iL se débarrasse
des obstacles qui entravaient cette puissance. Or, pour
que Thomme se débarrasse, il lui faut déjà de la puis-
sance. Quelle est celte puissance en vertu de laquelle il
ouvre le chemin à sa puissance?...
Mais ne soyons pas si sévères, admettons que la puis-
sance qui dans l'homme apparaît à mesure qu'il se débar-
rasse de ses entraves est la même que celle en vertu de la-
quelle il se débarrasse. Toute autre interprétation, nous
menant de puissance en puissance à l'infini, doit être
écartée. Ce que je veux recueillir de l'idée de M, Dunoyer,
c'est qu'appliquant la théorie de M. Tissot, que du reste
— 493 —
il ne connaissait (x^int, savoir, qu'il y a des degrés dans la
fatalité et dans la liberté, que ni Tune ni l'autre ne sau-
rait être jamais absolue, qu'elles forment deux séries
parallèles et irréductibles, il nous montre à son tour la
liberté en émersion progressive^ gagnant du terrain sur
sa rivale ou eji perdant, selon qu'elle manœuvre avec
plus ou moins d'énergie et d'intelligence. De sorte que
la liberté nous apparaît maintenant, non plus seulement
comme une spontanéité, une connaissance adéquate, un
désir de conformité à Tordre de Dieu, mais comme une
FONCTION en perpétuel travail, la fonction motrice de cet
être étonnant, Thomme, dont la Justice est la faculté ou
fonction directrice.
Quelle est maintenant cette fonction ? quelle est sa raison
ontologique? quel est son objet? quelles sont ses limites?
Va-t-elle jusqu'au franc arbitre, ou y tend-elle seulement?
A't-elle une part, et quelle part, dans Téconomie du monde
et le gouvernement de l'humanité? À quels effets, à quels
actes, pouvons-nous la reconnaître?... Il faut une réponse,
et M. Dunoyer est loin de nous la fournir.
XXVIl
L'événement du 2 décembre 1851 était de nature à
raviver la controverse sur la liberté. Elle fut en effet re-
prise, d'abord par MM. Jules Simon et Oudot, le pre-
mier dans son livre du Devoir, le second dans son traité
de la Conscience et de la Science du Devoir ; puis, par
MM. Charles Renouvier, Lemonnier et Michelet (de Berlin),
dans la Eevue philosophique et religieuse.
J'ose dire que ces discussions sont loin d'avoir donné
le résultat que semblaient appeler les circonstances.
Et d'abord M. Jules Simon me permettra de lui dire
que pour un homme de son talent et de son caractère,
dont la Révolution attend quelque chose, les cent pages
H 28
— 494 —
qu'il a écrites sur la liberté sont impardonnables : elleis
suffisaient, je le crois, pour rédifîcation de F Académie qui
les a couronnées; elles ne sauraient trouver grâce devant
des juges qui demandent autre chose que de Térudition*
La théorie de M. Simon est un composé des idées de
Descartes, de Leibnitz et de Kant ; il y en a pêut-êlre
Mîcore d'autres.
A Descartes, il emprunte la soi-disant preuve psycho-
logique ou du sens intime, inadmissible depuis la criti-
que qu'en ont faite Bayle, Spinoza et Leibnitz. A Kant^ il
prend ce fameux postulat où le philosophe se borne à
répéter fort doctement, après tout le monde, que la liberté
est indispensable à la morale, il serait plus exact de dire
au Code pénal; que sans la liberté il n'y a ni mérite ni
démérite, et autres considérations édifiantes ; mais de la
liberté elle-même ne disant mot, n^en indiquant ni l'objet
ni l'utilité, s'excusant au contraire devant la contradiction
flagrante. Avec Leibnitz, enfin, M. Simon rejette la liberté
dHndijférence de Descartes, reconnaît que la liberté fCagit
jamais sans motifs, ce qui est très-vrai, mais ce qui pré-
cisément rend douteux'le franc arbitre et semble réduira
riiomme à la seule spontanéité.
Oui, redirai-je à M. Simon^ la preuve psychologique
est de droit quand il s'agit de Texistence, puisque douter
que l'on doute implique contradiction. Elle est de droit
encore quand il est question d'une faculté en plein exer-
cice, d'une faculté observée, reconnue, définie, dont les
manifestations ne peuvent plus dès-lors être cojifondues
avec celles d'aucune autre faculté, mais dont le produit
est attribué à une cause surnaturelle, telle qu'est la con-
science. Je dis que dans ce cas lu preuve psychologique
est aussi de droit, puisque le doute élevé sur l'autonomie
de cette fonction devient également contradictoire.
Mais le doute qui frappe la liberté est d'un tout autre
— 496 —
genre : ce n*esi plus dans ce doute qu'est la contradiction,
c'est dans la nolion même de liberté. D'un côté, vous
dit-on, et vous l'avouez vous-même, la liberté n'est ja-
mais pure, puisqu'elle est toujours accompagnée de mo-
tifs ; d*autre part, on vous fait observer qu'une liberté
sans motifs, telle que le génie de Descartes.la pose en
Dieu, est inintelligible. Il s'agit d'après cela de savoir ce
que peut être la liberté, si tant est qu'elle soit encore
quelque chose. Dites ce qu'est la liberté, distinguez-la
de tout le reste, définissez-la, montrez-en la fonction :
vous serez reçu ensuite à invoquer le sens inlime. Mais
affirmer l'exislepce d'une chose, alors que vous ne savez
pas le premier mot de cette chose; à cette occasion repro-
duire le fameux argument de Pécole, Je veux lever mon
bras et je le lève, et décomposer cette élévation en quatre
moments dont les deux premiers emportent négation de
la liberté et les deux autres ne font qu'en rappeler l'hy-
pothèse, ce n'est pas expliquer, définir, démontrer la
chose en question, c'est enfariner vos lecteurs.
Quant au sentiment moral, à la joie qui suit les bonnes
actions, au remords qui accompagne les mauvaises ; quant
à toutes ces manifestations du moi collectif et individuel
qui préjugent, dit-on, la liberté, je réponds une fois pour
toutes : Oui, j'admets qu'elles la préjugent, mais je nie
qu'elles la jugent; elles sont si loin de la juger, que les
plus grands moralistes, Descaries, Spinoza, Malebranche,
y ont vu précisément un motif de plus de nier la liberté,
la réduisant à un simple attrait, à un désir, qui nous rend
heureux s'il est satisfait, malheureux s'il est empêché ,
et définissant en conséquence le libre arbitre par {ion
usage, conformité de la volonté à Vordre de Dieu.
Je ne dirai rien de M. Oudot, qui suit en tout M. Jules
Simon, jusque dans la manière d'accorder la liberté hu-
maine avec la prescience divine. Fureur de l'absolu !
— 496 —
C'est à peine si la philosophie, d'après la luoins justifiée
de ses hypothèses, la Juslice transcendanlale, ose nous
dire libres; et déjà elle tremble que cette liberté ne cause
du vacarnrie là-haut! Eh ! philosophes du bon Dieu, con-
naissez-vous vous-mêmes, vous en saurez toujours assez
de l'Autre.
XXVIII
M. Renouvier, répondant dans la Revue philosophique
et religieuse à M. Lemonnier, a très-bien fait valoir
contre son adversaire, qui d'ailleurs l'accordait, la faculté
qu'a l'homme d'agir sur lui-même^ de s^efjoreer^ de
tâcher^ de s'éduquer ; faculté qui est précisément celle
que suppose Spinoza, et dont il rend compte au moyen
des idées adéquates. Mais la spontanéité n'est pas encore
la liberté; puis M. Renouvier, bien qu'on ne puisse guère
lui reprocher de religion, admet encore un certain absolu
cosmique qui a gâté sa défense, de sorte que la contro*
verse est restée sans résultat.
Si tout est aussi bien lié dans l'univers que les philoso-
phes modernes, à l'exemple de Leibnitz, inclinent à le
penser, il est impossible de voir dans la liberté autre
chose qu'un rouage, c'est-à-dire une non-liberté ; et quand
M. Renouvier, qui admet en principe cette liaison, pré-
tend ensuite, pour le besoin de sa cause, introduire dans
l'ordre universel, parfait, des possibles^ des exceptions,
des nouveautés j il peut se tenir pour assuré que sur ce
terrain il ne sera pas suivi. Des exceptions aux lois éter-
nelles (le l'univers ! un règne des possibles, en dehors du
règne des réalités ! une faculté donnée à l'âme spéciale-
ment en vue de ces exceptions et de ces possibles!... On
aura beau le faire aussi petit qu'on voudra, ce prétendu
lègue, enfermer les exceptions dans une sphère si étroite
qu'elles ne gâtent rien à l'ensemble : Tinconséquence ne
— 497 —
parailra que mieux, et la liberté aura droit de dire à son
champion : Tu m'ae trahie !
M. Michelet (de Berlin) nomme la liberté, mais pour
la rétracter aussitôt. Je cite ses paroles :
« Dans notre système, la nature et l'humanité se dévelop-
pant d'après des lois étemelles, constituant elles-mêmes l'in-
telligence souveraine, il y a cette différence entre la nature et
rhumanité, que dans cette dernière les individus ne sont pas,
comme dans la nature, entraînés tous indifféremment par un
instinct aveugle auquel ih ne peuvent résister; mais que, par la
conscience qu'ils ont, c'est-à-dire par le dualisme entre le sujet
et l'objet, ils peuvent se retirer dans leur subjectivité, suivre
leurs fantaisies arbitraires, se détourner de la marche objec-
tive des choses, ne pas y prendre une part active, ou tâcher
même de l'arrêter, p
Tout cela, comme on voit, est assertion pure. Quelle
est cette faculté dont Tunique privilège est de se confor-
mer aux lois éternelles, et qui devient illégitime dès
qu'elle y résiste ï Une semblable faculté peut-elle être
autre chose qu'un mythe ? A-t-eile un rôle dans la vie
humaine? N'est-il pas plus judicieux de la réduire tout
de -suite à la liberté d'indifférence, comme Descartes, en
expliquant ses prétendues révoltes par de siniples igno«
rances, des méprises de Tentendement?
M. Michelet l'a senti; aussi se hâte-t-il de revenir au
quiétisme de Hegel:
« Les individus, il est vrai, qui font de pareilles tentatives
sont tôt ou tard écrasés par les roues du char de l'histoire,
qui finit par marcher sur ceux qui obstruent son passage.
(( Néanmoins les individus ont une certaine force. Ils retar-
dent la marche de l'histoire, quoiqu'ils ne puissent l'empê-
cher. Mais, dans ce cas encore, les individus, tout en suivant
leurs penchants et en exerçant leur libre arbitre, ne sont
pas libres dans le véritable sens du mot. Ils sont les es-
claves de leurs passions, comme dit Spinoza, tandis que la
Il . 28.
— 498 —
liberté de Thomine consiste à diriger ses passions^vers Tintel-
ligence suprême^ à saisir d'un amour ardent ses lois éternelles^
à se Touer entièrement à leur exécution dans la marche de
l'histoire. Car alors seulement l'individu actualise la puissance
intrinsèque qu'il trouve dans son intérieur, Tintelligence divine
qui constitue son essence et qui l'anime, sans qu'il en soit
détourné par les penchants accidentels que la nature lui inspire
extérieurement. »
Spinoza pur, c'est-à-dire, chrétien pur. Que M. Micbelet
fasse encore quelques stations devant TÂbsolu» il sera
Père de l'Église-
Nommer liberté la faculté de se savoir, puis de âe di-
riger vers l'Absolu, comme l'aiguille aimantée vers le
pôle; esclavage, la capacité de céder à une impulsion
contraire, comme la dite aiguille quand il y a de Torage,
c'est dire qu'on ne suit rien de Thomme, si ce n'est qu*ii
est en toute circonstance nécessité, que seulement sa
nécessité se trompe quelquefois, parce qu'elle est com-
posée de plusieurs nécessités antagoniques.
XXIX
Après ces citations, il est inutile de rapporter les déG-
nitions des théologiens. La théologie n'est-elle pas pré-
cisément, comme dit M. Mlchelet, la doctrine qui enseigne
à l'homme à diriger ses passions vers Cintelligence su-
préme^ à saisir d'un amour ardent tes lois éternelles^ à
se vouer entièrement à leur exécution dans la marche de
l'histoire? ^
« Dieu, dit la théologie, a créé le monde avec ses lois,
Tâme de l'homme avec ses inclinations. Il a donné à ce-
lui-ci ridée et la parole; il lui a révélé ses commande-
ments, et il l'assiste incessamment de sa grâce, soit par
Tallrait intérieur qui le porte au beau et au bien, soit par
uuu iniluence surnuturelle du Saint-Esprit.
— 499 —
« Mais, par un inconcevable mystère, rhomme a le pou-
voir de désobéir à Dieu et de faire le mal : c'est ce pouvoir
de damnation qui constitue la liberté. Elle n*est point
une prérogative de notre nature : à Dieu seul, comme l'a
prouvé Descartes, appartient le franc arbitre; elle n'est
pas non plus une fonction ou faculté de notre âme : une
faculté d^option, ou qui ne s'exerce que pour le mal,
n*est pas. La liberté, écueil de la philosophie, est le té-
moin irréfutable et incorruptible, que vous ne pouvez
récuser sans faire acte de religion, que vous ne pouvez
recevoir sans tomber à genoux devant le Christ. »
Que veulent-ils donc, avec leur prétendu rationalisme,
ces philosophes dont la pensée tend constamment à s'ab-
sorber dans l'absolu ? Que nous apportent-ils de plus
que l'Église? Qu'ont-ils trouvé qu'elle n'eût trouvé avant
eux? Qu'ont-ils vu qu'elle n'ait pas vu, et que font-ils
autre chose, depuis Descartes jusqu'à M. Michelet, que
de tourner, comme des chevaux de manège, dans le laby-
rinthe de la théologie?
Spinoza, en dépit de son fatalisme, qui d'ailleurs n'existe
que dans son imagination et que dément son système,
n'est-il pas chrétien autant que Descartes et Leibnitz?
Kant et Fichte parlent-ils autrement que Malebranche
et Bossuet? Et quand M. Jules Simon, en logicien éclec-
tique, rassemble autour de la liberté ce qu'il nomme les
preuves de la liberté : le sens intime, qui ne prouve rien ;
le consentement universel, qui est la même chose que le
sei^ intime; la pratique de la société, que conduit à
l'aveugle le sens intime ; le remords, qui n'a nul besoin
pour exister de la liberté, et prouve encore moins que
le sens intime*, l'établissement des peines, qui rentre
dans la pratique, vraie ou fausse, de la société; l'idée de
cause finale, qui appartient à l'intelligence et n'est qu'une
manière de considérer l'action de la fatalité elle-même ;
— 500 —
quand, dis-je, M. Jules Simon se livre à ce développement
oratoire et lui donne le titre de Religion naturelle^ s'i-
magine-t-il êlre autre chose que chrétien ?
Un écrivain que le tour de son esprit rend peu capable
du travail philosophique, mais d*une prestesse singulière
d'intelligence dès qu'il s'agit de ramener à une expres-
sion vive et simple le fatras des opinions courantes, M. de
Girardin, a pris pour devise la Liberté!
La liberté, avec le talent de M. de Girardin, a fait la
fortune de la Presse.
Or, qu'entend par ce mot le célèbre journaliste? Je le
lui demandai un jour : il m'avoua franchement qu'il n'en
savait rien. La liberté, pour lui, comme le droit, est un
mot qui attend son interprète. Mais il est une chose 'que
M. de Girardin a parfaitement comprise : c'est que tout
dans la société étant devenu douteux par la critique,
religion, gouvernement, propriété, Justice, il ne reste que
l'arbitraire de chaque individu, son bon plaisir, sa fan-
taisie, et que telle est justement la puissance avec laquelle
l'homme d'État doit compter. De là cette théorie origi-
nale qui assimile le crime à un risque, la liberté à une
assurance, le droit à une indemnité, et qui n'a pas laissé
que de conquérir à son auteur une foule d'adhésions.
Voilà donc ce qui nous reste de tant et de si savantes
controverses! Au lieu de la connaissance de l'ordre divin
et de la conformité de notre volonté à cet ordre, la faculté
d'en croire ce que bon nous semblera et d'agir à notre
guise, sauf réciproque assurance : il n'y a pas pour
l'homme, s'il faut en croire M. de Girardin, d'autre droit,
d'autre devoir, d'autre morale, d'autre liberté, d'autre
réalité, d'autre loi!... 0 philosophie!
Et maintenant, qu'est-ce que cet arbitraire final auquel
nous pousse le scepticisme universel ? ce bon plaisir qui
constitue notre individualité et fait tout notre être? ce
— 501 —
droit de fantaisie qui nous reste, quand toute Justice et
toute vérité ont disparu?
Écoutez ceci, bonnes gens qui vous imaginez que la
philosophie, comme la parole, a été donnée à l'homme
pour éclaircir les idées, non pour les confondre : cette
coureuse éhontée que vous appeliez religieusement libre
arbitre, mais contre laquelle la conscience des peuples
proteste, la religion fulmine ses anathèmes, TÉtat orga-
nise ses forces, la philosophie tortille ses phrases impuis-
santes, c*est le péché, toujours le péché originel!...
Or, le péché appelle répression, assurance, -si vous
aimez mieux. M. de Girardin, qui parle en économiste,
raisonne au fond comme les théologiens.
En résumé :
Négation de tout principe, de toute idée, de tout ordre,
de toute fin, de toute morale: voilà pour la théorie;
Agitation dans le vide, sans lest ni boussole , sans
raison ni but : voilà pour la pratique ;
Ces prémisses posées, organisation d'une assurance
générale, avec tribunaux, police, gendarmerie, admi-
nistration centralisée et tout ce qui s'ensuit, bien en-
tendu, pour servir de contre-poids à la fantasia, prévenir
les risques et réparer les sinistres : voilà pour le gouver-
nement :
Tel est le système dont M. de Girardin se crut un jour
l'inventeur, et dont le lecteur vient de voir la généa-
logie. Aussi, M. de Girardin, malgré sa devise, fait-il
comme Hobbes, Spinoza, Hegel et tutti quanti; il est
avant tout homme d'autorité, homme d'État. — « Je ne
veux pas du progrès par en bas, écrivait-il en 1848; je
ne crois au progrès que par le gouvernement. Je ferais
plus en une heure avec le pouvoir, que vous ne ferez en
cent ans avec vos idées!... »
Étonnez-vous maintenant que la liberté, toujours invo-
1
— 502 —
quée, recule toujours; que l'Église, attaquée de tous
côtés, resle maîtresse; et que l'État, organe de la pensée
publique, qui ne décrète et n'agit que de Tabondance de
la pensée publique, refoule de partout à la Révolution I...
CHAPITRE V.
Nature et fonction de la liberté.
XXX
Finissons-en d'abord avec l'équivoque qiti^ sur cette
question du franc arbitre, fait trébucher les philosophes.
Pour peu qu'on y réfiicchissci il est aisé de voir que le
mot de liberté, de même que les termes de substance,
cause, âme, Dieu, force« mouvement, raison, Justice, etc.,
sert à désigner une conception de l'entendement, formée,
comme toute autre, à l'occasion de certains faits d'ex-
périence, mais qui se dérobant» comme substratum ou
sujet, à l'expérience, échappe elle-même à une constata^
tion directe.
.Ceci revient à dire, d'après les observations que nous
avons faites sur la formation des concepts (Étude VIP),
qu'il est un point de vue particulier sous lequel le sens
commun a l'habitude d'envisager les actions humaines,
et qu'il nomme liberté, en opposition à un autre point de
vue, la nécessité. Et l'on demande si cette classification
est exacte, fondée en fait et en droit ; ou bien si la liberté
ne serait pas plutôt une subdivision de la nécessité, au*
quel cas la distinction générique qui lui donne naissance
devant être effacée, l'éthique tout entière est à refaire.
Ramener ainsi la démonstration de la liberté à une
simple classiflcation défaits; d'une question do métaphy-
— 603 —
siqiie faire une question d'observation pure, ce serait
déjà simplifier beaucoup le problème, et assurer à la so-
lution toute la certitude dont une pensée humaine soit
capable.
• Mais il est un autre avantage que nous procure cette
méthode, avantage d'une portée décisive.
Cest un principe de logique, une loi de l'entende-
ment, que toute conception métaphysique, spontanément
formée par l'esprit à l'occasion des phénomènes, implique
une apparence contradictoire, ce que Ton appelle une
antinomie. Cela a été démontré, depuis les Gœcs, pour
le temps, l'espace, la substance, le mouvement. Je l'ai
prmivéfnoiHnême, dans un autre ordre d'idées, pour la pro-
pnété, la communauté, la concurrence, le gouvernerpent,
le erédit, ete. La philosophie moderne, loin de faire de
ce phénomène intellectuel un principe de doute, s'en est
servi pour élever ses plus fameux systèmes. Et sauf l'exé-
cution, qui ne me parait pas jusqu'id avoir été heureuse,
la philosophie était parfaitem^it dans son droit. Doutons^
nous, pouvons-nous douter de la légitimité de toutes ces
catégories, parce qu'à l'analyse dles présentent iconstasn-
raest une âp|iaren«e de oonlradtciionï La Justice elle-
même, devenant, par le développement de sa notion,
identique à la félicité, «semble aller contre sa définition,
qui implique qu'elle soit gratuite : doutons-nous pour
cela de la Justice, et la philosophie de La Rochefoucauld
a-t-elle un seul partisan sincère?
Il en sera de même de la liberté. Qu'on la r<ejette, si
elle ne fait rien, ne tend à rien, ne signifie rien, n'est
rien, à la bonne heure; mais la repousser sous prétexte
de rantinomie que sa notion soulève est aussi dérai-
sonnable que de déclarer la propriété une utopie parce
qu'elle implique dans sa notion le droit d'user et d'ubuser,
le gouvernement une utopSe parce qu'il suppose consen-'
— 604 —
tcmcnl de tous ou anarchie, la Justice un rêve parce
qu'elle promet au juste la félicité. Que dis-je? la né-
cessité elle-même est contradictoire, puisque^ comme
le démontre Spinoza, hors de la nécessité infinie rien
n'existe, et que cependant, pour expliquer le mouvement
de Tunivers et la perfectibilité des âmes, il nous a fallu,
avec Leibnitz, diviser cette nécessité à l'infini, c'est-à-
dire lui créer une liberté égale à elle. Doutons-nous pour
cela de la nécessité de certaines choses? Tout serait-il
libre, par hasard?...
En deux mois, Tantinomie qui frappe généralement
toute notion est si \^u un motif de récuser cette notion,
qu'on pourrait presque dire que c'est ce qui lui donne
Taulhenticité. Nous ne serons donc pas surpris qu'il en
soit à cet égard de la liberté comme du reste, et que nous
commencions précisément, pour la reconnaître, par de-
mander en quoi consiste son antinomie.
Ou la liberté n'est rien, ou elle a son objet à elle, son
but, sa fonction propre, son emploi déterminé dans le
système universel : toutes conditions qui impliquent une
antinomie manifeste. Quelle est donc cette fonction de la
liberté? Ne nous effrayons pas du mot : à quoi SERT-elie?
En autres termes, existe-t-il, dans l'ordre de la nature
et de la société, des phénomènes doués d'un caractère
spécifique tel que nous puissions dire avec assurance:
Ceci est de la liberté^ et cela n'en est pas; comme nous
disons : Ceci est de la vie, et cela n'est pas de la vie ; Ceci
est de la raison, et cela n'est pas de la raison ; Ceci est
de la Justice, et cela n'est pas de la Justice ? Et com-
ment cette liberté fonctionnelle, utile, servante, car il
faut appeler les choses par leur nom, peut-elle néanmoins
être dite libre?
Voilà tout ce que nous avons à chercher , la preuve de
'la liberté par la réalité de sa fonction.
1
— 505 —
Car il est évident que, si la liberté n'est pas une réalité
fonctionnelle, ce qui serait bien autrement grave pour elle
que de présenter un caractère antinomique; si, comme
fonction, elle ne se distingue pas et de l'activité, et de
rintelligence, et de la volonté de nous conformer aux lois
générales et à la Justice; si tout acte de Thomme qtii
ne procède pas de Tune ou de l'autre de ces facultés
ou de leur concours doit être attribué à la déraison et à
la folie, c'est-à-dire, en dernière analyse, à la fatalité de
la nature, il est, dis-je, évident que la liberté, antino-
mique ou non, se réduit à zéro; au lieu d'en chercher la
démonstration, nous n'aurions plus qu'à expliquer cette
apparence de l'entendement.
XXXI
Après l'embarras suscité ^par le caractère antino-
mique de la liberté, la seconde difQculté à Taincre
résulte de la double notion de Dieu et de l'univers :
Dieu, conçu comme substance, cause et intelligence
infinie, de laquelle tout découle, par laquelle tout
s'ordonne, dont l'action est irrésistible, aux prévisions
de laquelle • rien n'échappe; l'univers, conçu comme
tout organisé, sérié, solidaire dans toutes ses parties
et toutes ses évolutions, complet, parfait en tant que
création, comme Dieu, en tant que créateur, est lui-
même parfait.
Ici tous les philosophes sont d'accord, théistes, pan-
théistes et athées, matérialistes ou idéalistes* Soit qu'ils
distinguent les deux termes, Dieu et l'univers, soit qu'ils
les résolvent en un seul, la nature, ils partent de l'absolu.
Y a-t-il donc, au sein de la substance infinie, sous
l'action toute-puissante de Dieu et le regard de sa provi-
dence, dans ce système de la nature dont toutes les par-
ties sont liées, y a-t-il place pour la liberté?
11 '29
— 606 —
A celte question, j'ai fait pressentir déjà que la mona-
dologie fournit la possibilité d'une réponse affirmative.
Mais la monadologie n'a guère été pour Leibnitz qu'une
hypothèse : il s'agit d'en faire une vérité.
Toute la difGculté consiste à savoir si les choses dans
lesquelles il apparaît de la puissance peuvent et doivent
être considérées, non comme de simples véhicules de
la puissance infinie, mais comme possédant par elles-
mêmes la force dont elles sont douées, en un mot cOnime
causes.
Non, répond Spinoza; la puissance qui apparaît dans
les choses ne leur appartient pas. La causalité^. la force,
la vie, l'action, n'existent véritablement qu'en Dieu, d'où
elles rayonnent dans toutes les directions à l'infini, et par
ce rayonnement produisent et animent toutes les créa-
tures. Quant aux choses elles-mêmes, elles ne possèdent
ni causalité ni puissance; elles ne sont que des rayons
de la cause ou. substance universelle, qui est Dieu.
A ce système se réunissent forcément Descartes, Male-
branche, Fichte, tous ceux qui affirment, au début de la
science. Dieu ou l'Absolu.
Mais, si l'absolu s'impose fatalement comme condition
métaphysique de la connaissance, il est lui-tnême hors
de la connaissance, et nous n'avons pas le droit d'en afOr-
mer rien de plus que ce qu'exige la connaissance, à
savoir, que tout phénomène suppose, dans une mesure
égale à lui-même, rien de plus, rien de moins, une sub«
stance, une cause, une durée, un espace, un mode, etc.
De quel droit donc Spinoza conclut-il que l'absolu qui
sert de substrafum au cheval est le même absolu que
celui qui sert de substratum au chêne; que la cause qui
fait végéter celui-ci est identiquement, substantiellemenl,
dynamiquement, la même que celle qui anime celui-là;
en autres termes, que l'absolu. Yen ^oi des choses, est
— 507 —
néeedsâii'eiïient unique pour toutes choses^ et que le con-
traire n*est pas vrai, satoir, que chaque chose possède
son absolu j sa substance en soi, son énet*gie propre i sa
modalité à elle» bien que ce subsiratumi cette énergie,
cette modalité, puisse l'encontrer son analogue, voiré
même son Semblable, dans d'autres êtres?
De quel droit, dis-^je^ Spinoza,' de la conception parti-«
culièré et individualiste de Tabsolu suggérée par Taper-*
ception de telle ou telte chose, conclut*il à Talûrmation
panthéistique de l'absolu?
Je ne liie pas que le concept dô Spinoza ne soit intel-
lectuellement possible, puisqu'il Texpritiie, puisque tous
nous le .pouvons former, et qu'il sert de principe à la
religion. Je nie seulement, dans la question, TadmiBsihilité
dé ce concept^ qui repose sur une généralisation gratuite ; je
nie que l'unité de la création doive être conçue coinme 1'^
conçue Spinoza; je soutiens que cette unité, si elle est, ne
peut être que l'effet d'un concours, concert ou conflit, peu
importe le mot, et doit être considérée comme une résul-
tante ; je repousse par conséquent la conception de Spi*
noza, faisant de la nature créée l'expression d'une force '
substantielle uniqueet infinie, comme dépassantégalement
les limites de l'expérience et les lois de la métaphysique.
Toute aperception de la sensibilité suggère à l'enten-
dement la conception d'un absolu, substance, force,
vie," etc., formant le substratum^ Yen soi^ de l'objet ma->
nifesté : c'est admis.
Mais cet absolu que nous concevons dans chaque chose,
nous n'avons pas le droit de dire qu'il est individuelle*
ment et synthétiquement le même pour toutes les choses:
ce serait, je le répète, conclure au delà de l'observation
et raisonner de la nature de l'absolu en tant qu'absolu, .
ce que nous défend la science et que réprouve la métaphy-
sioue elle-même.
^ 508 —
Pour que nous ayons le droit de concevoir et d*a(firmér
un absolu collectif, il faut que de nouveaux faits, un
supplément d'observations, nous y autoristisnt : c*est ainsi
que de l'analyse des faits économiques et des agitations de
Topinion nous avons conclu d'abord à la .réalité de forces
collectives, puis à la distinction de la raison individuelle
et de la raison sociale. L'absolu a grandi, pour nous, avec
l'observation ; il ne l'a jamais devancée. De plus, il nous
est apparu constamment comme résultante, jamais, qu'on
me passe le mot, comme principiante.
Si donc l'absolu de Spinoza gêne le moins du monde
ma raison, s'il est en dehors des faits, s'il est en contra*
diction avec les faits, je puis récuser ce concept, le diviser,
le découper : c'est ce qu'a fait Leibnitz.
Leibnitz, dispersant en monades la substance infinie,
mettant à la place de la cause infinie l'infinité des causes,
a banni pour jamais de l'univers et des sciences l'Absolu
causatif, la nature^aturante de Spinoza; du même coup
il a fondé le cosmos, nature^aturée, forme visible de
l'absolu, disait Spinoza, sur l'action réciproque des êtres
' infinitésimaux qu'il venait de créer, les monades.
Mais ce grand philosophe, dont l'âme n'était pas moins
religieuse que celle de Spinoza, et qui, en raison de sa
foi, ne concevait pas autrement non plus le système des
mondes, ne put envisager sans terreur les conséquences
de son hypothèse. Ce fut pour conjurer, autant qu'il était
en lui, le désastre dont elle menaçait la théologie, qu'il
imagina sa grande monade, suzeraine d'un monde mona-
dique harmoniquement préétabli, féodalement organisé,
providentiellement administré, et le meilleur possible»
Nous, qui n'avons plus les mêmes scrupules, et que
rien n'empêche d'appliquer au monde moral une théorie
qui s'est définitivement emparée des sciences physiques,
nous pouvons à notre aise on déduire les conséquences.
-- 509 —
XXXII
Il suit donc de la monadologie leibnizienne :
a) Que la puissance existe en chaque être; qu'elle est
propre à cet être, inhérente à sa nature, qu'elle fait partie
de son substratum ou sujet, lequel est individuel, existant
par lui-même et indépendant de tout 'autre;
b) Que la puissance de chaque être, qu'elle se mani-
feste par l'action ou par l'inertie, spontanéité pour lui-
même, est, relativement aux autres êtres qui en subissent
l'atteinte, nécessité ou fatalisme;
c) Qu'en vertu de cette spontanéité, l'être, se posant
à priori dans son indépendance, non-seulement résiste à
l'action des autres êtres, mais les nie, c'est-à-dire tend
à les soumettre, à les absorber, à les détruire;
d) Qu'ainsi l'ordre dans la création dépend, non plus
d'un influx divin, d'une action divine, d'une âme du
monde ou vie universelle, élaborant unitairement la ma-
tière qu'elle crée, mais des qualités similaires et con-
traires des atomes, qui s'attirent, s'assemblent, se repous-
sent, se balancent, s'ordonnent et se subordonnent ea
raison de leurs qualités;
e) Conséquemiiient que, du côté de Dieu, l'Absolu
des absolus, tout empêchement cessant, la liberté est pos-
sible.
Reste la difficulté tirée de l'organisme universel, au.
sein duquel on se demande ce que peut être la liberté.
Or, il résulte de l'observation, éclairée par le principe
de Leibnitz, et nous allons prouver :
f) Que la spontanéité, au plus bas degré dans les êtres
organisés, plus élevée dans les plantes et les animaux»
atteint, sous le nom de liberté, sa plénitude chez l'homme,
qui seul a la puissance de s'affranchir de tout fatalisme,
tant objectif que subjectif, et qui s'en affranchit en effet;
— 510 —
g) Qu*ainsi la liberté est en émergence, c'est-à-dire en
attaque ; la nécessité en défense, c'est-à-dire en rétrogra-
dation ;
h) Qu'au total on peut dire que l'univers est établi sur
le chaos, et la société huYnaine sur l'antagonisme;
f ) Qu'en conséquence l'état du premier, en perpétuelle
transition, ne peut être considéré ni comme meilleur, ni
comme pire ;
;') Mais que, si, dans cet univers, toute action finjt par
rencontrer une réaction égale et si les forces se balancent,
il n'en est pas de même entre lui et l'humanité, qui
triomphe sans cesse de la fatalité des choses et de la
fatalité de son organisme, et seule se constitue souveraine;
k) Que cette liberté franche, dégagée de toute condî-
tionnalité, est attestée par l'histoire et par la Justice;,
que l'on peut définir, la première l'évolution de la liberté,
la seconde le pacte que la liberté fait avec elle-même pour
la conquête du monde et la subordination de la nature.
Ces propositions, qui toutes découlent de l'hypothèse
métaphysique des monades, hypothèse parfaitement licite
et beaucoup mieux justifiée que celle de l'absolu unique,
fournissent à la liberté, avant même quç l'homme par son
action la rende manifeste, les conditions d'une existence
positive, hautement intelligible, susceptible, enfin, dès que
l'homme apparaîtra, d'être constatée par ses phénomènes.
Cette conception de Tordre universel est juste le con-
traire de rop^fmf^m^deLeibnitz, que le monde siffle de-
puis Candide, et qui n'en arrêté pas moins, en philosophie
et en politique, le progrès de la liberté. Disons-en un 190t.
XXXHI
Qu'est-oe que l'optimigme?
Un mythe, le mythe de l'accord parfait, du concert uni-
versel» de la musique cosmique, harmmie préétablie^
-^ Ml —
nature naiurée, tout ce qui exprime la réalisation de
Tabsplu.
L'optimisme est commun à toutes les cosmogonies reli-
gieuses et à toutes les conceptions panthéistiques de l'uni-
vers. Pour les premières, c'est Tétat édénique, qui se
soutient jusqu'au moment où le péché, par la malice du
démon et la séduction de l'homme, entre dans le monde
et y sème la discorde. Pour les secondes, c'est l'hyjK)-
thèse inverse, par laquelle le philosophe, niant la dis-r
tinction du bien et du mal et posant l'indifférence des
actions, nié le péché, fait de la Justice un simple rapport
d'intérêts, et sur cette donnée se crée un univers dont
toutes les parties sont liées par des rapports d'amour et
d'harmonie, où tout concourt ^ tout conspircy tout eonsent^
suivant le mot d'Hippocrate ; où tout est beauté, perfec-
tion, sans choc ni disoord, et, comme disait Leibnitz, au
mieux possible.
N'est-ce pas ce que concède M. RenOuvier lorsque, par
une inconcevable contradiction, il cherche la liberté dans
un pareil monde, et pour la trouver y introduit, on ne sait
comment ni pourquoi, des exceptions?
Certes, Monseigneur, après avoir nié le péché originel
dans l'humanité, vous n'avez point à craindre que je le
rétablisse dans la nature. Il n'y a rien de mauvais en
soi, ni comme substance, ni comme cause, ni comme
accident; et tout ce qui existe est bon dans son essence.
Mais il ne s'agit point ici de cela : il s'agit du rapport
des êtres, du jeu des causes; il s'agit de savoir si toutes
ces spontanéités dont se compose la création s'accordent
entre elles ou se combattent^ si, soit par la loi de leur
constitution, soit par ordre supérieur, elles forment une
ronde de parfait amour, ou si elles se livrent une ba-
taille immense; si l'ordre, enfin, qui çà et là se découvre
dms cette mêlée, provient du concert d'instruments ao-
~ 612 —
cordés comme les tuyaux d'un orgue, ou si ce n'est pas
plutôt un effet d'équilibre entre forces antagoniques.
Quant à moi, mon opinion ne saurait être douteuse : ce
qui rend la création possible est à mes yeux la même
chose que ce qui rend la liberté possible, l'opposition
des puissances. C'est avoir une idée très-fausse de l'ordre
du monde et de la vie universelle, que d'en faire un
opéra. Je vois partout des forces en lutte ; je ne découvre
nulle part, je ne puis comprendre cette mélodie du
grand Tout, que croyait entendre Pythagore.
Prenons une plante, laquelle vous voudrez, un pied de
trèfle. D'après les lois de la reproduction, il suffirait à
ce trèfle d'un petit nombre d'années pour couvrir la terre
de sa postérité trifoliée, si sa spontanéité pouvait se dé-
velopper librement et qu'elle ne fût arrêtée par aucune
autre. Qui donc lui barre le chemin? D'autres graines,
dont la concurrence le refoule ] puis les herbivores, qui
s'en nourrissent.
Prenez un animal, la chèvre. Peu d'années suffiraient
à un couple pour jeter sur le globe quelques milliards de
têtes. Qui vient mettre un frein à ce débordement de
population? L'homme et les carnivores, qui consomment
la chèvre, et le manque de pâturages. Encore des spon-
tanéités qui deviennent pour Tespèce caprine de tristes
et formidables nécessités.
Permis à vous d'admirer ce circulus, que l'antiquité
représenta sous l'emblème du serpent qui se mange la
queue. Je soutiens avec l'antiquité que ce prétendu cercle
n'est autre chose que le conflit de la création. Pour qu'il
y eût accord entre les existences, il faudrait qu'elles
ne vécussent pas aux dépens les unes des autres, qu'elles
ressemblassent aux lions et aux gazelles du Paradis ter-
restre, qui croissaient et multipliaient en paissant le
môme préau. Mais rien ne peut être balancé, soutenu»
— 513 —
alimenté par rien : la guerre est universelle, et de cette
guerre résulte Téquilibre.
En résumé :
Ce qu'il y a de similaire dans Tidée que nous nous
formons successivement, à fur et mesure de Teipérience,
de chaque être, comme la pesanteur, retendue, etc., ne
prouve rien en faveur de l'hypothèse ultra-métaphysique
d'un grand organisme, ou, ce qui revient au même, d'une
identité de substance, de cause, de vie, de volonté, d'idée,
de plan, d'action, dans la totalité des êtres. Ce panthéisme
n'a rien qui le justifie, et nous sommes d'autant mieux
fondés à le rejeter, que c'est de là que nous vient, dans
la spéculation et la pratique, tout abandon de nous-mêmes,
toute déchéance.
Au contraire, de l'antagonisme que nous observons
entre les êtres nous sommes fondés à conclure l'indépen-
dance des substances, des causes, des volontés, des juge-
ments; de telle sorte que, laissant de côté l'univers, dont
nous ne savons rien comme univers, nous pouvons du
moins affirmer que chacune des existences dont il se
compose est gouvernée par deux lois en opposition dia-
métrale. Tune qui est sa spontanéité, puissance d'absorp-
tion, d'envahissement, de négation; l'autre qui est la
nécessité, influence reçue du dehors, à laquelle il faut
que Têtre succombe, s'il ne la tue?
Tout cela me semble si clair, que je ne saurais com-
prendre de quel côté peut venir le doute, à moins qu'on
ne lâche le fil de l'observation pour s'abandonner à la
contemplation transcendantale, qui au lieu de réalités
nous fait voir des chimères.
XXXIV
Le champ est ouvert devant la spontanéité humaine.
]1 ne s'agit plus que de savoir comment cette spontanéité
ir. 29.
- 614-
devient liberté ou franc arbitre ; comment, par Ténergie
de son moi, l'homme s'affranchit, non-seulement de la
nécessité externe, mais aussi de la nécessité de sa nature,
pour s'affirmer décidément comme absolu.
Dans les êtres inférieurs, la spontanéité éclate fatale-
ment devant les provocations du dehors; elle n'est point
maltresse de réagir ou de ne réagir pas, bien moins en-»
core de se posséder et de désobéir à ses propres lois î
qu'elle suit en aveugle, sans pouvoir s'en écarter jamais:
Il en est autrement de l'homme :
Vhomme a le privilège entre toutes les créatures^ dont
il résume les attributs divers^ non-seulement de réagir
ou de ne pas réagir, à son choix^ contre le dehors, mais
de résister à sa propre spontanéité^ sous quelque formé
qu'elle le sollicite, organique, intellectuelle^ morale, so-
ciale; d'user et d'abuser de cette spontanéités de la dé-
Iruire, en un mot de nier en soi et hors de soi tout fata-
lisme^ en se posant lui-même, et de plus en plus^ comme
expression renversée de V Absolu.
Plus simplement :
Vhomme^ parce qu'il ri est pas une spontanéité simple^
mais un composé de toutes les spontanéités ou puissances
de la nature, jouit du libre arbitre.
Telle est la proposition que j'ai maintenant à démon-
trer. Au point où nous ont amenés ces études, la difficulté
n'est plus rien.
XXXV
Si l'homme était tout matière, il ne serait pas*libre.
Ni l'attraction, ni aucune combinaison des différentes
qualités des corps, ne suffit à constituer le libre arbitre :
le sens commun sufQt à le f^ire comprendre.
S'il était esprit pur, il ne serait pas plus libre : les lois
de l'entendement, comme celles de l'atttraction, sont
— 515 —
incompatibles de leur nature avec une faculté de libre
arbitre.
S'il était passion ou affectivité pure, il ne serait tou^
jours pas libre.
Si l'univers était anéanti, et que Thomme existât seul
dans l'espace infini, ses facultés n'ayant plus sur quoi
s'exercer, il ne pourrait pas se dire libre, si ce n'est peut^
être dans ses souvenirs.
Mais l'homme est complexe : c^est un composé de ma-
tière, de vie, d'intelligence, de passion ; de plus il n'est
pas'sQul. Je dis dès tors qu'il est libre de par la synthèse
de sa nature ; qu'il ne peut pas ne pas être libre, c'est-à-
dire doué d'une puissance qui dépasse, par sa qualité et
sa portée, chacune et la totalité des spontanéités qui le
composent; voici pourquoi :
Qu'il existe véritablement des âmes, substances imma-
térielles, comme dit Descartes, ou des monades, forces
élémentaires, selon l'idée de Leibnitz; que la matière
soit ou non divisible à l'infini ; par quel mystère s'unissent
en l'homme deux natures aussi contraires que l'esprit et
la matière, ou comment celle-ci peut engendrer la pensée,
peu nous importe : ces questions touchent à l'absolu ;
elles sont hors la science, et nous avons d'autant moins
à nous en préoccuper que, le problème de la liberté étant
donné par une conception de l'esprit, formée, comme
toute conception, à l'occasion des phénomènes, c'est à
la raison des phénomènes que nous devons demander la
solution*
Sanâ aller donc au delà du phénomène, et considé-
rant les choses telles que l'observation nous les montre,
nous savons qu'aucune analyse ne saurait arriver aux
dernières particules de matière, et que tout ce qui tombe
sous nos sens,ètre organisé ou masse inorganique, nous ap-
paraît comme une collection, une composition, un groupe,
— 516 —
Tel est rhomme, assemblage merveilleux d'éléments
inconnus, solides, liquides, gazeux, pondérables et im-
pondérables; d'essences inconnues, matière, vie, esprit;
de fonctions ou facultés inconnues, activité, sensibilité,
volonté, instinct, mémoire, intelligence, amour.
Or, partout où il y a groupe, il se produit une résul-
tante qui est la puissance du groupe, distincte non-seule-
ment des forces ou puissances particulières qui composent
le groupe, mais aussi de leur somme, et qui en exprime
l'unité synthétique, la fonction pivotale, centrale.
Quelle est, dans l'homme, cette résultante? C'est la
liberté.
L'homme est libre, il ne peut pas ne l'être pas, parce .
qu'il est un composé; parce que la loi de tout composé
est de produire une résultante qui est sa puissance propre ;
parce que, le composé humain étant formé de corps, de vie,
d'esprit, subdivisés en facultés de plus en plus spéciales,
la résultante, proportionnelle au nombre et à la diversité
des principes constituants, doit être une force affranchie
des lois du jcorps, de la vie et de l'esprit, précisément ce
que nous appelons libre arbitre.
C'est ainsi que nous avons vu les groupes industriels,
facultés constituantes de l'être collectif, engendrer par
leur rapport une puissance supérieure, qui est la puis-
sance politique, nous pourrions dire la liberté de Têtre
social.
C'est cette force de collectivité* que l'homme désigne
quand il parle de son âme ; c'est par elle que son moi
acquiert une réalité et sort du nuage métaphysique,
quand, se distinguant de chacune et de la totalité de ses
facultés, il se pose comme affranchi de toute fatalité in-
terne et externe, souverain de sa vie autonome, absolu
comme le Dieu que conçoit sa piété, mais en sens inverse
de ce Dieu, puisque l'absplu divin enveloppe le monde
— 517 —
qu*il produit, et que par conséquent il est nécessaire;
tandis que rhomme est partie intégrante du monde» qu'il
tend à absorber, ce qui constitue le libre arbitre.
Ainsi la conception du libre arbitre» comme force de
collectivité de l'être humain» explique, justifie la croyance
universelle; bien plus, comme si cette conception n'avait
pu se former que par une suite d'hypothèses partielles»
tous les philosophes que nous avons consultés y trouvent
la raison secrèle de leurs théories : Descaries, devinant
que la liberté en Dieu ne peut pas être de même forme
et qualité que chez l'homme; Spinoza, démontrant que
l'infini divin» tout-puissant» tout sage» exclut l'idée de
liberté» ce qui emporte cette conséquence que la liberté
ne peut être l'attribut que d'une créature placée dans un
monde d'autres créatures; Leibnitz, qui rend la liberté
trois fois possible» trois fois intelligible» d'abord par sa
théorie des monades» en second lieu par leur groupement»
enfin par Féquilibre de la liberté et de la nécessité, dé-
clarées l'une et l'autre absolues en tendance» non en
réalité-, MM. Tissot, Dunoyer et autres, qui constatent les
oscillations de la liberté et son progrès, en vertu du prin-
cipe que nous venons de poser, savoir» que dans l'homme
la puissance de collectivité ou la liberté est proportion-
nelle à la somme des forces élémentaires, des facultés et
des idées dont il dispose.
Tanttiue la liberté fut, comme la Justice, rapportée à
un sujet divin, qui n^en communiquait à l'homme qu'une
faible parcelle» faculté d'option ou d'indifférence» la li-
berté demeura» comme la Justice» une notion fantastique»
un mythe. Nous venons d'en faire une réalité; nous fai-
sons mieux encore» nous prouvons que cette réalité est
exclusivement humaine» incompatible avec Tidée de Dieu.
Sous ce rapport l'anthropomorphisme n'est plus permis,
il devient une contradiction.
— 518 —
XXXVI
Quelle est maintenant la fonction de la liberté? Pour
la trouver, nous n'avons qu*à revenir au principe, et en
suivre la déduction.
La liberté est la puissance qui résulte de la synthèse
eu collectivité des facultés humaines.
Ces facultés se divisent généralement en trois groupes :
physiques, intellectuelles, aifectives on morales; classifr*
cation qui épuise toutes les forces de la nature, manii-
festée comme matière, vie, esprit.
Or, il est de Tessence de toute collectivité que sa ré^
sultante diffère en qualité de chacun des éléments dont
le groupe se compose, et surpasse en puissance leur
somme : la fonction de la liberté consistera donc à porter
le sujet au delà de toutes les manifestations, appétences
et lois, tant de la matière que de la vie et de Tesprit; de
lui donner un caractère pour ainsi diresur-oiature, etqéli
distinguera par excellence rhumanité.
Le sublime et le beau^ en un mot TIdéal; inversement,
Fignoble et le laid, ou le chaos : voilà ce qui constitue
l'œuvre propre, la fonction de la liberté.
La liberté ne crée pas les idées et les choses, elle les
fait autres; elle ne les supplée ni ne les devance, elle les
•prend pour matériaux.
Ainsi, la notion de l'absolu préexiste dans l'homme au
libre arbitre : je parle d'une préexistence logique, non
d'une préexistence chronologique. Mais l'homme, par sa
liberté, élevant cette notion à l'infini, nomme Dieu, l'Ab-
solu absolu, et l'adore; ce qui signifie, d'après l'inter-
prétation que nous avons donnée du sentiment roligieux,
que l'homme se définit lui-même en la qualité iqi^it agit,
comme être libre, souverain de l'univers.
Ainsi, la Justice, comme instinct de sociabilité, pié^
— 619 —
eiiste au libre arbitre. Mais c'est le libre arbitre qui^ par
sa puissance d'idéalisation, donne à ce sentiment organo-
psychique ce caractère de majesté sainte, cette force pé-*
nétrante, cet esprit de sacrifice, qui fait du droit une re-
ligion et de la répression du crime une vengeance. Par la
liberté Thomme s'excite lui-^mèmeà bien faire; elle est
cette grâce que la théologie place, avec la Justice .et le
libre arbitre, dans l'Être divin, et qui donne l'attrait à la
Justice et à ses œuvres.
Ainsi, l'idée du monde préexiste au libre arbitre; avec
ridée du monde entre dans l'âme le sentiment des mi-
sères dont il est le théâtre. Mais c'est alors que le libre
arbitre crée en nous le rêve d^une existence ultra*mon-*
daine, récompense à venir des justes et des pauvres.
Le libre arbitre fait plus : la religion, avec ses sublimes
espérances, n'est qu'une allégorie, un signe, le premier
manifeste de la pensée révolutionnaire. Cet idéal haut
placé, il faut que d'ores et déjà nous le réalisions ci-bas,
par la poésie et l'art. C'est-àrdire que l'homme, en vertu
de son libre arbitre, déclare la nature, telle qu'elle est,
indigne de lui; il la juge de haut, la critique, la con-
damne ou l'approuve, la chante du la dénigre, en fait
des peintures idéalisées ou sarcastiques, la démolit ou la
recrée, comme s'il voulait reconstruire le monde sur un
plan meilleur. Toute poésie, tout art, relève de la même
Muse, la liberté.
La religion, en tant qu'histoire figurative du progrès
d^ la Justice; l'art, en tant que représentation de la
nature et de l'histoire, sont susceptibles d'un certain
degré de. vérité objective, et peuvent, sous ce rapport,
se formuler en dogmes et en préceptes : tel est l'objet
de la fli^logie et de l'esthétique. En tant qu'express'on
de la liberté, la religion et l'art ne se peuvent réduire
eu raison démonstrative ; et toutes les recettes imagin^ç^
— 520 —
pour créer dans Tàme de l'artiste le génie et Tenthou-
siasme ne produisent que vulgarité , froideur ou sys*
tème.
Dans la philosophie, le pyrrhonisme et la dispute té-
moignent tous deux de l'existence du libre arbitre : c'est
l'acte par lequel l'homme, curieux de connaître la raison
des choses, dans l'intérêt même de sa liberté et des créa-
tions de son bon plaisir, se tient en méfiance de sa propre
pensée, et cherche à démêler les pures aperceptions de
son entendement des fantaisies de son idéal. N'est-ce pas
ainsi que nous l'avons vu, substituant d'abord, ses con*
ceptions absolutistes et arbitraires aux données positives
de Texpérience, altérer sans cesse la vérité des choses,
non par amour du mensonge, mais par sa tendance à
se soumettre les choses; puis, pour se garantir contre
l'usurpation de son arbitraire, appeler contre lui-même
la contradiction de ses semblables?...
La science et Tindustrie, à leur tour, rendent témoi-
gnage à la liberté. Chacun sait le rôle que l'imagination
joue dans les découvertes, combien elle devance la géné-
ralisation, faculté de logique pure, dont le service se ré-
duit pour l'ordinaire a constater la justesse des hypothèses
que lui livre la première. L'imagination, l'invention, part
de plus haut que l'entendement : d'où peut-elle venir,
sinon delà liberté?
La propriété, enfin, le travail, l'échange, attestent, par
leurs formes abusives, par leur concurrence et leur agio-
tage, l'action du libre arbitre. Ces ruptures d'équilibre,
ces crises, pires que la guerre et ses massacres, ces liqui-
dations révolutionnaires, le proclament assez.
Ni la religion, ni la Justice, ni l'art, ni la controverse
philosophique et le pyrrhonisme qu'elle enfante, ni la
science et l'industrie, ni cette oscillation perpétuelle de
la balance économique, ne sauraient s'expliquer par Ten-
— 621 —
tendement pur, la sociabilité pure, les passions pures» ni
par aucun jeu des puissances naturelles.
Supposons que la nature eût voulu faire de Thomme
un animal simplement sociable : elle n^avait qu'à lui
donner en prédominance Tinstinct de la sociabilité,
comme au mouton, et tout était dit; plus de jalousies,
plus de tien et de mien, plus de guerre.
Supposons qu'elle l'eût voulu créer seulement pour la
science ou l'industrie : il lui suffisait d'amortir en lui la
puissance imaginative, et de rendre d'autant plus expé*
ditif et plus 'prompt Tesprit d'observation, d'analyse et
de synthèse. Ainsi constituée dans son intelligence, notre
espèce eût pu se contenter d'une langue unique, inva-
riable comme les signes du sourd-muet, comme le chant
de Talouette et du rossignol. Une parole artistique, flexi-
ble, vivante, n'appartient qu'à un être libre.
Des phénomènes qui ne se peuvent classer dans aucune
catégorie de la nature physique, sensible, intelligente,
des effets qui ne se rapportent à aucune cause connue,
supposent nécessairement dans le sujet qui en est l'agent
une faculté supérieure : nommez-la Dieu, si vous voulez;
moi, je l'appelle libre arbitre.
Est-il besoin d'ajouter, qu'un sujet qui dispose des
forces de la nature, des lois de la pensée, des attractions
de la vie, et qui en tire ce que nous voyons ; un sujet
maître de ses moyens et de ses fins, capable de résister
même au vœu de sa conscience, et de faire ce que lui-
même déclare mal et honteux, un tel sujet ne fait point
ce qu'il fait par une nécessité intérieure, et qu'il a tou-
jours la faculté de s'abstenir autant que de choisir? Les
actes de la liberté sont si peu l'effet d'une nécessité du
dedans, que le plus souvent elle se contente de suivre le
courant des choses, s'en remettant à la décision du sort.
Liberté d'option ou d'indifférence, résignation à la desti-
— 622 —
pée, abandon à la providence divine, désespoir même,
tous ces termes, auxquels les philosophes des différentes
écoles réduisent la liberté, sont autant de corollaires de
la notion que nous avons donnée du libre arbitre, hors
de laquelle ils n'ont même plus de sens.
XXXVII
La liberté est le grand juge et le souverain arbitre des
destinées humaines : c*est ici que son action se manifeste
dans toute sa grandeur.
La liberté n'eût jamais paru obscure ou douteuse si,
$iu lieu de Tétudier dans l'individu, où son action se
découvre d'autant plus difficilement qu'elle se confond
dans le mouvement général, on avait pu l'observer dans
l'espèce, où avec le temps son travail devient manifeste.
Ceux-là pouvaient-ils, en effet, croire à la liberté, qui
voyaient l'homme, d'un côté pressé par les nécessités de
sa nature, tiraillé en tout sens par les excitations de sa
sensibilité; d'autre part, et ceci est le pire, subjugué par
une légion de croyances dont on n'avait garde de soup^
çonner l'origine libérale, et dont l'ignorance faisait au-
tant d'entraves pour la liberté même?
Que pouvait paraître le libre arbitre dans un tel milieu?
A quoi servait-il? Que voulait-il ? Quels étaient son rôle,
sa signification, son but? De quelque côté que l'homme
se tournât, il rencontrait un organisme qui ne laissait
aucune place à ses déterminations et l'emportait dans
son mouvement : organisme de l'univers, au sein duquel
il se voyait perdu comme la goutte d'eau dans l'Océan ;
organisme de son propre corps, duquel il sentait dépendre
ses facultés, ses passions, ses sentiments, sa vertu et
jusqu'à ses idées; organisme de la société, auquel il
obéissait comme à une nécessité de second ordre, dont
il ne pouvait se délivrer ; organisme de 1^ religion, qu'il
-~ 623 —
supposait établie du eiel, et dans laquelle il était loin
de reconnaître la première manifestation de sa liberté.
Au milieu de toutes ces machines, la liberté semblait
un hors-d*œu¥re, un embarras, disons le mot, un ennemi.
On ne savait d'elle qu'une chose, c'est qu'elle était l'au-
teur du péché, digne, à ce titre, de toute l'animadversion
du législateur et de la méfiance du philosophe. Aussi les
raisonneurs de bonne foi, de quelque école qu'ils fussent,
Hobbes et Spinoza, Malebranche et Hegel, (ossuet et
Kant, la niant nominativement eu la nommant pour la
forme, la mirent sous leurs pieds : elle ne tient pas plus
de place dans leurs théories morales que dans leur cer*
veau.
Actuellement il n'en va plus de même : l'histoire a
iparché, et la critique avec elle. L'esprit humain, après
avoir tout admiré, tout essayé, s'est détaché de tout; il a
nié tout, et s'est posé lui-même comme absolu. Aucun
préjugé ne l'arrête désormais : si, pour concevoir la liberté
et en reconnaître la fonction, la condition préalable
était qu'il s'affranchit de tout préjugé, s'élevât au-dessus
de toute fataliste influence, s'avouât à lui-même enfin
qu'il était cet Absolu si longtemps évoqué sous le nom
de Dieu, ange ou démon, on peut dire qu'à cette heure
la condition est remplie. L'esprit ne croit plus à rien de
ce qu'adorèrent les premiers penseurs; le scepticisme et
l'analyse l'ont expurgé de ses propres idoles. Ses con-
ceptions, de plus en plus dépouillées d'empirisme, de
plus en plus générales et abstraites, l'ont familiarisé avec
l'absolu ; comme le sacristain dont la vie se passe au
milieu des'vases sacrés, il ne sent plus la majesté de son
Dieu. Dites-lui que Dieu est sa propre créature, la pro-
position n'aura rien qui Tétonne.
Quel est donc ce mouvement d'institution par lequel le
libre arbitre, se mettant, si je puis ainsi dire, en équa-
— 524 —
lion permanente avec lui-même, crée l'histoire et la des-
tinée?
En vertu de sa spontanéité antagonique et dominatrice,
l'homme tend d'abord à se soumettre Thomme aussi bien
que les choses. Il se crée en conséquence un système
d'économie féodale, qui lui semble la forme naturelle
de la société, et qui, expression de la liberté pour quel*
ques-uns, devient bientôt une servitude intolérable pour
la masse, r— Puis, au nom de la liberté, il nie cet orga*
iiisme; il le combat, l'eiTace, et travaille à lui substituer
un régime de Justice et d'égalité où il ne reste rien de
servile et de fataL
Système féodal ou de hiérarchie, monument d'une li-
berté oppressive; contrat social ou commutatif, monu-
ment d'une liberté égalitaire : que l'on compare ces deux
produits, et je me trompe fort, ou l'on reconnaîtra que
tbute leur différence consiste, ici dans la restriction, là
dans la généralisation de la liberté.
Pour donner un contre-fort à son système de subor-
dination des personnes et des fortunes, le libre arbitre
crée un nouvel organisme, Forganisme politique ou le
régime d'État, susceptible d'une grande variété de formes,
mais qui dans sa variété même n'en est pas moins, pour
l'immense multitude, du fatalisme comme le précédent,
de la tyrannie. — Puis il rejette tout cet échafaudage;
il se dit que la société n'a pas besoin de commandement;
qu'il lui suffît pour se conduire de la Justice, qui n'est
autre que la liberté se saluant de personne à personne.
Systèmes politiques, systèmes économiques, tout cela
est de la liberté,' certes, puisque c'est de l'art, de la re-
ligion, de l'absolutisme. Mais de l'homme à l'homme, de
l'être libre à l'être libre, la religion, l'art, Tabsolu, sont
inadmissibles, une offense à la dignité. La Justice pure,
une équation mathématique, sans fioriture ^ voilà l'orga*
— 525 —
nique d'une civilisation libérale : elle ne supporte rien
de plus.
Pour garantir à ses conceptions politiques et écono-
miques le respect dont elles ont besoin, et sans lequel
l'ordre social ne lui paraîtrait pas assuré, le libre arbitre
établit encore un système de croyances et de pratiques
pieuses, susceptible aussi d'une grande variété de formes,
mais qui , remplaçant la Justice par une idole, n'est tou-
jours que du fatalisme , et le plus redoutable de tous,
puisqu'il est le produit de la conscience commune, le fils
de la liberté publique. — Eh bien ! voici que la foi s'en
va ; la religion est niée : avec elle s'écroulent toutes les
prétendues synthèses transcendantales. Par quoi ce fata-
lisme sera-t-il remplacé? Par rien ; je me trompe.
Sous le régime de piété, la Justice était demeurée in-
complète, équivoque, pleine d'obscurités et de contradic-
tions. Maintenant elle secoue, avec le mystère qui ne la
protège plus, le pyrrhonisme qui l'étouffé ; elle apparaît
sans voiles, ne traînant à sa suite ni jougs ni chaînes, ne
réclamant ni profession de foi ni raison d'État. A la place
du sceptre et du trône, de la croix et de la tiare, elle
dresse sa balance, la balance de la liberté, libra^ libido,
libertas»
C'est ce sentiment profond, anliorganique, anarchî-
que, de la liberté, sentiment plus vif de nos jours qu'il
ne se montra jamais parmi les hommes , qui a soulevé ,
dans ces dernières années, la répugnance universelle
contre toutes les utopies d'organisation politique et so-
ciale proposées en remplacement des anciennes, et qui a
fait siffler les auteurs de ces plans de fatalisme , Owen ,
Fourier, Cabet, Enfantin, Aug. Comte. L'homme ne vont
plus qu'on Torganise, qu'on le mécanise. Sa tendance
est à la désorganisation, à la défatalisalion^ si j*ose ainsi
dire, partout où il sent le poids d'un fatalisme ou d'un
— 526 —
machinisme. Telle est l*œuvre, la fonction de \é liberté,
œuvre décisive, insigne de notre gloire.
Que dirai-je de plus? C'est pour obéir à cette haute
mission que se sont produites les deux grandes révoltes
de l'humanité : le christianisme) révolte contre le Destin;
et la Révolution , révolte contre la Providence» En pré*
sence de si grands efforts, est-il possible de nier l'exis-
tence dans l'humanité d'une fonction spéciale, qui n'est
ni l'intelligence, ni l'amour, ni la Justice, qui, placée aa
foyer de l'âme , a pour mission expresse de l'exalter en
l'affranchissant de toute contrainte , passion , ïnfluenoe
et nécessité, tant du dedans que du dehors ; est-il' pos-
sible de nier le libre arbitre ?
xxxviii
Nous savons en quoi consiste la fonction de la liberté : .
elle a pour objet de donner aux conceptions de l'enten*
dément, aux sentiments de Fâme, à ses jouissances, au
corps lui-même et à toute la nature, qui désormais ne
fait qu'un avec Thomme^ l'idéal et* la sublimité.
Mais quel est le but de cet idéalisme, sa tendance,
3a fm?
Cette question n'a plus rien qui doive nous embarrasser.
Puisque l'homme est le résumé de l'univers, microcosmos;
qu'il est à la fois matière, vie, esprit, sensation-senti-
ment-connaissance; sa force de collectivité, autrement
dite son libre arbitre, étant, de toutes les puissances
qui dans l'univers rendent par leurs effets témoignage
d'elles-mêmes, la plus élevée : le but auquel elle tend,
dépassant toute idée et toute chose, embrassant toute
finalité, n'est autre que la destinée de l'homme, laquelle
implique, par la portée de son principe, la destinée de
l'univers.
Déterminée ainsi par là nature du libre arbitre, la des-
— 527 —
tinée de rhotnitie et du inonde peut se définir : une idù'^
loplasiie ou phantasmasie de Tabsolu.
C^est la divinisation ou Tapothéose de Thumanité, et^
par l'humanité, de toute la nature^ apothéose dont il est
permis de marquer ainsi les différents termes :
Affranchissement progressif, indéfini , de la personne
humaine, par la science et le trarail ;
Béatification de râmê par le sublime et le beau ;
Perfectionnement de Tespèce et équilibre de la société
par la Justice;
Harmonie universelle, paradisiaque, résultant de la
subordination de la nature à Thumanité.
Au delà de quoi la pensée ne conçoit rien^ pas même
qu*elle puisse concevoir encore quelque chose.
La Justice, dans son idée la plus exaltée^ tel est donc
le dernier mot de la liberté; et toutes deux finissent par
se confondre.
Ni le savoir, ni le travail ou la richesse, ni le plaisir ou
l'amour, ne sont pour nous des fins ; poursuivies pour
elles-mêmes, ces formes de notre activité sont des néants,
vanitates vanitatutn. Les œuvres mêmes de la liberté, en
tant qu'on les séparerait de Tœuvre pivotale pour la-
quelle elles sont données, à savoir la Justice, seraient
également de nulle valeur; considérées comme fitis, elles
sont mauvaises. Notre fin est la Justice infinie, cette har-
monie universelle rêvée par Fouriér, dont il est loisible
à chacun de nous de se rendre, par l'exercice de son libre
arbitre, coopérateur et participant, et que le Sage nous
commande d'aimer et poursuivre exclusivement , sous le
nom de Dieu : Amare Deum et illi soit servire*
Delà ce caractère négatif qu'affecte d'ordinaire la liberté,
et qui fait d'elle comme le génie de la révolte. La liberté
ne connaît ni loi, ni raison, ni autorité, ni fin, ni limite, ni
principe, ni cause, hormis elle. A la création qui l'environne
- 528 —
elle dit : non; — aux lois du monde et de la pensée qui
Tobsèdent : non ; — aux sens qui la sollicitent : non; — à
Tamour qui la séduit : non ;— à la voix du prêtre, à Tordre
du prince, aux cris de la multitude: non, non, non. Elle
est le contradicteur éternel, qui se met en travers de toute
pensée et de toute existence; l'indomptable insurgé, qui
n*a de foi qu'en soi, de respect et d'estime que pour soi,
qui ne supporte môme l'idée de Dieu qu'autant qu'il re-
connaît en Dieu sa propre antithèse, topjours soi.
Mais, malgré cette allure critique, exterminante, la
liberté, nous le savons, est une puissance d'afCrmation
autant que de négation, de production autant que de
destruction : c'est le moi qui, se posant dans sa supré-
matie, entreprend, pour sa félicité absolue, de réaliser
dans la matière, dans la vie et dans l'esprit ce que ni la
matière, ni la vie, ni l'esprit, consultés séparément, ne
lui sauraient donner, mais ce que sa nature synthétique
lui permet de concevoir, l'absolu.
XXXIX
t
La question du libre arbitre est tout à la fois le sphinx,
le nœud gordien, les Thermopyles et les colonnes d'Her-
cule de la philosophie.
Si le lecteur juge que Ténigme est définitivement réso-
lue, le nœud dénoué, le pas franchi, le but touché, les
objections ressassées depuis deux ou trois mille ans contre
la liberté n'auront plus rien qui l'arrête.
Objection. L'homme est sensation-sentiment-connais-
sance, ou, suivant le vieux style, matière, vie, esppt. Sous
chacun de ces points de vue, tout en lui est prédéter-
miné, fatal. Comment ce triple fatalisme peut-il produire
la liberté?
Réponse. C'est une loi de la création qu'en toute col-
leclivilé la rcsiiltanle diiïùre osscnticremcnt en qualité
— 529 —
de chacun des éléments qui concourent à la produire, et
surpasse en puissance la somme de leurs forces. Si donc
le composé est tel quMI réunisse en soi tous les aspects
de la nécessité, nécessité physique ou organique, néces-
sité passionnelle, nécessité intellectuelle, la résultante
sera nécessairement une liberté, puisqu'elle dépassera
toutes les conditions ou fatalités de la matière, de la vie
et de Tesprit. C'est pourquoi la définition de l'homme,
sensation'sentiment'Connaissanee synthétiquement unis^
est incomplète ; il faut ajouter : et donnant lieu , par
leur synthèse, à une puissance supérieure^ la liberté.
06j. — Faire de la liberté une résultante, puis une.
fonction; lui assigner un objet, un but, une fin; parler
de ses œuvres : tout cela est du fatalisme. Admettons
que l'arbitre humain soit aifranchi, par sa constitution,
de toute autre nécessité ; du moins ne saurait-on nier
qu'à l'égard de lui-même il est serf: les mots mêmes dont
on se sert pour l'expliquer impliquent servitude. Un
pHncipe, un objet ^ un but au libre arbitre; une constitu-
tion du libre arbitre^ une théorie du libre arbitre : tout
cela est contradictoire.
Rép. — Ici est la pierre d'achoppement contre laquelle
se sont brisés tous ceux qui ont traité la question. Ils
n'ont pas vu que leur argumentation, pouvant se retourner
avec le même avantage contre toutes les notions de l'en-
tendement, non-seulement ne prouvait rien parce qu'elle
prouvait trop , mais qu'elle devenait, par l'universalité
du phénomène, un préjugé en faveur du libre arbitre.
On sait en effet ce qui arrive de toute antinomie : aussi-
tôt que la notion qui la porte a été niée par une première
contradiction, elle se reproduit par une autre contradic-
tion qui détruit la première. Ainsi, après avoir dit, en
termes généraux, que la liberté, étant une fonction, ayant
nn objet, servant à une fin, n'est pas libre, nous devrons
Jfi 30
^ 530 —
ensuite, après -avoir constaté, dans l'espèce, €(ue la liberté
est à elle-même son objet et sa fin, que son action est su-
périeure à toute nécessité, sa raison supérieure à toute
raison, conclure qu'elle est librft, puisque le seryicë ex-
clusif de soi-même est précisément ce qu'on entend par
liberté : nemo sibi servit.
. Devant ce conflit de contradictions que reste-t-il donc à
faire? Une seule chose, savoir si la liberté est une fonction
positive de l'être humain; en autres termes, si Thomme,
4^omposé de matière et d'esprit, assemblage de tqus les
éléments et de toutes les puissances de la naturcf ne pod-
fiède pas, ipsofacto^ une force de collectivité qui le rende
maître absolu du monde et de lui, et quel est l'objet et
le but de c^tte force. Le fait reconnu, établi^ analysé,
expliqué, toute discussion devient puérile^ aucune anti-
nomie ne pouvant prévaloir contre le fait qui la pose«
Que font, je vous le demande, les arguments des éléates
contre le mouvement? Que prouvent, contre l'existence
des corps, les difficultés que soulèvent la divisibilité à
l'infini de la matière et sa non-divisibilité? Il serait aisé
d'élever contre la nécessité elle-même autant d'objections
qu'on en peut faire contre le libre arbitre : cela détrui-
rait-il la certitude que nous avons de la nécessité de
certaines choses?
. Oui, la liberté a pour adossc^ment l'ensemble des- néces-
sités de la nature et de l'esprit : c'est pour cela qu'elle est
la liberté. Oui, la liberté a sa raison, son principe, sa
fin : c'est pour cela qu'elle est quelque chose.
. Obj. — Si l'homme est libre, et si la liberté est en lui
la résultante de l'organisme, iihage et résumé de la na-
ture, comment, sans une expérience continuelle des
choses, ne peut-il rien imaginer, rien connaître?
Réf. — Distinguons. La liberté est la résultante des fa^
cultes physiques, aflectives et intellectuelles de l'homme;
1
— 531 —
elle ne peut donc les suppléer ni les devancer : sous ce
rapport, elle est dans la dépendance de ses origines. Mais
ce que ne lui donnent ni la sensation, ni le sentiment, ni
la science, le sublime et Tidéal, elle le produit comme
son œuvre propre; par cette production, elle s'établit sur
l'univers entier et fait acte de souveraineté.
Obj. — L'esprit ne se détermine jamais sans molifs.
Donc, s*il dépend de motifs, il n'est pas libre.
' JRép. — Pure équivoque. De tous les motifs auxquels
paraît obéir l'esprit, il n'y en a jamais qu'un qui vaille,
et ce motif unique est toujours pris dans la liberté : c'est
la glorification du moi, ad maforem met gloriam.
Fichte le dit en autres termes :
a Ma nature tend en définitive à une indépendance^ à une
personnalité absolue. Je ne puis en approcher que par ['action, . .
Je dois tendre à faire du monde entier ce que mon corps est
pour moi... La loi de la liberté, loi unique, est donc détermi-
nation absolue de soi-même par soi-même, n [Willm, t. 11^
p. 315 et 367.)
Obj. — Tout cela est abuser des termes. La liberté est
la liberté, ou elle n'est pas : voilà ce que dit à priori la
logique. Or il se trouve, en venant aux explications, que
l'on ne dit rien de la liberté qui ne suppose eh même
temps 4a nécessité, et que toute définition leur est com-
mune.
Bép. — Toujours l'antinomie! La nécessité aussi est
la nécessité, ou elle n'est pas : voilà ce que dit à priori
la logique. Comment donc se fait-il, quand on vient aux
explications, que la nécessité est continuellement tra-
versée par la contingence ; qu'on n'en puisse rien dire
qui ne rappelle le hasard ou le libre arbitre, si bien que
toute définition leur devient commune?
Sortez donc de cet imbroglio. Connaissez-vous rien dont
l'existence vous soit plus assurée, en même temps l'oppa-*
^ 532 —
sition plus manifeste, que vos deux mains? Eh bien! je
vous mets au défi de donner une définition de l'une qui
ne convienne pas, et de tous points, à Taulre; je vous dé-
fie, dis-je, de trouver un mot, une idée, au moyen de quoi
vous puissiez distinguer, en elles-mêmes, votre droite
de votre gauche. Si vous doutez de ce que j'avance,
faites-en seul Tessai. Ce n*est que par un signe extérieur,
accidentel, que vous parviendrez à vous entendre, comme
quand un homme^ placé de ce côté-ci de I equateur, et
le visage tourné au méridien, appelle gauche la main
située du côté où le soleil se lève, droite celle qui est du
côté où il se couche. S*ensuit-il de cette indistinction
fatale que vous n'avez qu'une main, avec le pouce au
milieu ?
La liberté est à la nécessité ce que votre droite est à
Totre gauche : l'entendement seul ne peut vous en rien
dire, et toujours vous serez amenés, si vous ne consultez
que lui, à nier Tune ou Tautre^ ce qui est absurde. Tout
au plus serez-vous averti par la contradiction de vos
idées qu'il y a là-dessous une réalité que vous ne con-
naissez point, mais que Vobservation des faits de la nature
et de rame humaine à la fin vous découvrira.
Obj. — Du moins faut-il convenir que l'arbitre de
l'homme est soumis aux lois de sa propre constitution.
Ces lois sont pour lui une nécessité dont il ne peut s'af*
franchir : donc il n'est pas libre.
Réf. — Ceci revient toujours à dire que la liberté est
adossée à la nécessité , et que dans cette antinomie, la
thèse ne peut jamais détruire radicalement l'antithèse :
ce qui, je le répète, n'est pas une objection, mais une
preuve. Non, l'esprit ne peut anéantir la matière, le moi
enlever tout à fait le non-moi, le libre arbitre anéantir la
nécessité, parce que ce serait s'anéantir soi-même, ce
qui implique contradiction. Mais l'esprit, devenu libre
— 633 ^
en revêtant la forme humaine, peut détruire les orga-
nismes qu*il crée à Tétat latent ; il pourrait, s*il voulait,
faire de ce globe un monceau de scories au lieu d'en
faire un jardin de délices, et par la destrifction du corps
qu'il habite se rendormir pour jamais : donc il est libre.
Dans les systèmes où l'univers est représenté comme
un royaume gouverné d'en-haut par une divinité suze-
raine , le suicide d'un Caton et d'une Lucrèce n'est pas
pour la liberté un témoignage sans réplique , parce que
ces deux personnages sont censés dirigés par une loi
céleste, à laquelle leur volonté ne fait que se conformer.
Dans la théorie leibnizienne, qui sur Tindépendance des
monades constitue la démocratie de la création et fait
de chaque individualité un sommet, le suicide est l'acte
suprême de la liberté, qui ne s'explique que parla liberté.
Obj. — Toute faculté ou fonction suppose un orga-
nisme, dont elle est à la fois le principe et le produit,
l'effet et la cause : dans une philosophie réaliste, fondée
sur l'observation des phénomènes , ce principe ne peut
être nié. Sans organe la liberté n'est rien : quel est l'or-
gane de la liberté? Avec un organe le libre arbitre tombe
dans le fatalisme : comment échapper à la difficulté ?
Rép. — La liberté n'a pas d'autre organe que l'homme
même, jouissant de la plénitude de ses facultés. La raison
de cela est que la liberté, étant la force de collectivité de
l'homme, ne peut pas avoir dans l'homme d'organe spé-
cial sans cesser d'être. Aussi la définition de l'homme par
M. de Bonald, Une intelligence servie par des organes^
est-elle encore plus fautive que celle de M. Pierre Leroux :
L'homme est une liberté servie par des organes, des sens,
des affections et des idées.-
Obj. — L'histoire du genre humain témoigne d'un fata-
lisme ou d'un providentialisme, le nom ne fait rien à la
chose, universel. La société est soumise à une évolution
- II. 30.
— 534 —
que la philosophie n'a pas encore parraitement reconnue,
mais dont le caractère fatal apparaît d'autant mieux qu'on
l'étudié davantage. Entraîné par cette évolution, comme
ia goutte d'eau par les courants océaniens, l'homme n'est
pas libre ; et plus il se civilise, en obéissant à la puissance
qui le mène, moins il se reconnaît de liberté.
Rép. — L'objection est sans valeur, attendu qu'elle ne
lient compte que d'une moitié des faits. Sans doute la
nécessité joue un rôle dans les évolutions de l'humanité,
et ce n'est pas un médiocre travail d'en faire la détermi-
nation : nos historiens philosophes en sont aujourd'hui là.
Mais le libre arbitre a aussi sa part : je n'en veux pour le
moment d'autre preuve que le sentiment de toute cette
école de narrateurs qui nie précisément ce qu'on est
convenu d'appeler philosophie de r histoire. Nous verrons
plus tard, en traitant du Progrès^ de quoi se compose
cette part de la liberté.
Otj. — Qu'on distingue, si l'on veut, deux sortes d'actes
humains, les uns qu'on attribue au libre arbitre, les
autres qu'on rapporte à la nécessité : en fin de compte,
le libre arbitre ne va pas au chaos; ce serait une étrange
liberté que celle qui aurait pour objet de créer le désordre.
Or, la société, œuvre du libre arbitre, expression, incar-
nation du libre arbitre, ne peut pas exister sans un or-
ganisme, et cet organisme a des lois. Comment peut-elle
être dite libre?
' Bép. — Il a été démontré au contraire (Études IV et Vil)
que l'ordre social, tel que le veut la Justice et que le
poursuit le libre arbitre, n'est point un organisme, un
.système ; c'est le pacte de la liberté, son équation de
personne à personne, ce qui comporte, au point de vue
de l'idéal, la plus grande variété possible de combinaisons,
la plus grande indépendance des individus et des groupes.
f^a liberté, dans sa course indomptée, niant tout ce
— 535 —
qu'elle rencontre et l'univers lui-même, trouve enfin qui
lui parle, et, la regardant fixement, lui dit: Non!
Cesi une liberté semblable à elle, un homme.
La lutte s'engage d'abord : la liberté est le dieu de la
guerre, Dens Sabaoth. Puis la liberté dit à la liberté :
Nous ne pouvons nous vaincre; nous ne saurions faire de
mal qu'à nos organes: les immortels ne se tuent pas.
Transigeons : que chacune fasse pour l'autre comme pour
elle-même, et jurons par notre souveraineté consolidée.
Ainsi le droit, écrit dans les entrailles de l'homme, se
constitue par la liberté : c'est ce qu'expriment nos dé-
clarations révolutionnaires, qui toutes, celle de Robes-
pierre exceptée, placent la liberté en tête de la formule
sacramentelle : Liberté, Égalité, Fraternité. Changez
l'ordre de ces mots, la Révolution est à l'envers, et son
édifice croule.
XL
'Ministre dé* la Justice, pouvoir exécutif et pouvoir
législatif, la'Ulberté, aux termes delà Déclaration de 1789,
est supérieure à la loi.
•Art. 11. Les citoyens ne peuvent être soumis à d'autres lois
que celfes qu'ils ont librement consenties.
Art. 12. Tout ce qui n'est pas défendu par la loi est permis;
et nul ne peut être contraint à faire ce qu'elle n'ordonne pas.
Art. 13. Jamais la loi ne peut être invoquée pour des faits
antérieurs à sa publication; et si elle était rendue pour déter-
miner le jugement de ces faits antérieurs^ elle serait oppres-
sive et tyranpique.
C'est ce que répète la formule gravée sur les pre-
mières monnaies de la Révolution : La Nation, la Loi^
le Roi;
Ce que confirjBeat tour à tour le Code civil et le Code
pénal:
— 636 —
Code aYa# Art. 1^. Les lois sont exécutoires du jour de
leur promulgation.
Art. 2. La loi ne dispose que pour Tavenir et n'a point d'effet
rétroactif.
Gode pénal. Art. 4. Nulle contrayention, nul délit, nul
crime, ne peuyent être punis de peines qui n'étaient pas pro»
noooées par la loi avant qu'ils fussent oonmiis.
De telles maximes, il faut l'avouer, au point de vue
d*un ordre étemel, immuable, supérieur à l'homme, à
qui il ne resterait que d'y conformer sa volonté, sont
scandaleuses, immorales. Elles changent totalement la
notion de loi, en faisant de la loi non plus le rapport ou
la raison des choses^ mais le statut arbitral de la volonté
de l'homme. Pour être dans le vrai, le législateur, théiste,
panthéiste, fataliste ou optimiste, devrait dire :
« Toute loi de la nature, c'est-à-dire tout rapport naturel et
nécessaire des choses^ est loi pour llionmie, et cela seul est loi.
« Or, le rapport des choses étant invariable, à quelque époque
que surgisse le débat, ce rapport oblige> indépendamment de
la connaissance de l'homme et de son acquiescement.
« Donc, tout litige sera réglé, tout crime ou délit réprimé
et réparé d'après la loi des choses : le libre arbitre n'a rien à
y voir^ la société rien à redire.
Pourquoi donc le législateur procède-t-il d'une façon
contraire? Pourquoi pose-t-il la loi comme sienne, acte
de sa volonté pure, prescrit de son bon plaisir et com-
mandement de son autorité ?
Ah! c'est que la liberté est supérieure au monde et
à ses lois, ef qu'elle ne peut être tenue de faire état
de ces lois qu'autant qu'elle s'y est engagée vis-à-vis
d'elle-même par un libre serment.
Voilà pourquoi, dans la question des bulletins électo-
raux, la Cour de cassation, généralisant là où le texte
de la loi n'avait fait que spécifier^ fut irréprochable quant
r
— 637 —
a la logique» qui répugue à admettre des exceptions dans
une loi, mais fautive quant à la pratique législative et
judiciaire» qui, tout en marchant à Tuniversel, ne statue
cependant que sur des cas spéciaux, et ne reconnaît
comme défendu que ce qui a été déclaré tel par la loi,
expression synallagmatique de -toutes les libertés indi^
viduelles.
Qu'est-ce, en effet, que la loi ou le contrat social T
Une déclaration d'exception vis-à-vis d'un objet déter-
miné, les parties contractantes se réservant pour le reste
liberté pleine et entière; une limite posée, pour un cas
spécial, au libre arbitre. Bertrand du Guesclin et Olivier
de Clisson, faisant entre eux un pacte de chevalerie contre
tous ceux qui peuvent vivre et mourir^ hormis le roi de
France et le duc de Bretagne, ^ni une image de tel
absolutisme de la liberté.
Vous parlez de système social : quel système pourrait
sortir jamais d'un pareil contrat? Aucun. Â mesure que
la liberté traite, elle se multiplie par le droit : voilà tout.
Auparavant, chacun des deux guerriers, isolé sur la
terre, valait comme un ; maintenant il peut se dire fort
comme deux. Qu'il en vienne un troisième, un qua-
trième, un millième, ce sera toujours la même chose:
la liberté veillera seulement à ce que cette équation ré-
pétée, qui multiplie sa puissance, ne dégénère pas en un
fatalisme qui lasubalternise....
XLI
Résumons toute cette théorie.
1. Le principe de la nécessité ne suffit pas à l'expli-
cation de l'univers : il implique contradiction.
2. La conception de l'Absolu absolu, qui sert de motif^à
la théorie spinoziste, est inadmissible : elle conclut au delà
de ce que les phénomènes permettent de conclure, et ne
— 538 —
{)eul être considérée tout au plus que comme une donnée
métaphysique attendant les conQrmations de l'expérience,
mais qui doit être abandonnée pour peu que Texpérience
lui soit contraire, ce qui est précjsément le cas.
3. La conception panthéistique de l'univers, ou d'un
monde le meilleur posiible servant d'expression {nature
naiuréé) à l'Absolu absolu {nature naiuranté) , est égale-
ment illégitime : elle conclut en sens contraire des rap-
ports observés, qui, par leur ensemble et surtout parleur
détail, nous montrent le système des choses sou^ un as-
pect tout différent*
Ces trois négations fondamentales appellent un prin-
cipe complémentaire, et ouvrent le champ à une théorie
nouvelle, dont il ne s'agit plus que de trouver les termes.
^. La liberté, ou le libre arbitre, est une conception de
Tesprit, formée en opposition de la nécessité, de l'Absolu
absolu et de l'harmonie préétablie ou du meilleur monde,
dans le but de rendre raison des faits que le principe de
la nécessité, assisté des deux autres, n'explique pas, et de
rendre possible la science de la nature et de l'humanilé*
ô. Or, comme toutes les conceptions de l'esprit, comme
la nécessité elle-même, ce nouveau principe est frappé
d'antinomie, ce qui veut dire que seul il ne suffit pas non
plus à l'explication de l'homme et de la nature : il faut,
suivant la loi de l'esprit , qui est la loi même de la créa-
tion, que ce principe soit adossé à son Contraire, la
nécessité, avec laquelle il forme l'antinomie première,
la polarité de l'univers.
Ainsi la nécessité et la liberté, antithétiquement unies,
sont données à priori , par la métaphysique et l'expé-
rience, comme la condition essentielle de toute existence,
de tout mouvement, de toute fin , partant de tout savoir
et de toute moralité.
6. Qu'est-ce donc que la liberté ou le libre ari)itre ? ÏJà
^ 539 --
puissance de collectivité de rbomme. Par elle l'homme,
matière, vie, esprit, s'affranchit de toute fatalité physique,
affective et intellectuelle, se subordonne les choses, s'é-
lève, par le sublime et le beau, au delà des limites de la
réalité et de l'idée, se fait un instrument des lois de la
raison comme de celles de la nature, assigne pour but
à son activité la transfiguration du monde d'après son
idéal, et se donne à lui-même sa gloire pour un.
7. D'après cette déQnition de la liberté on peut dire,
en raisonnant par analogie, qu'en tout être organisé ou
simplement collectif, la force résultante est la liberté de
l'être; en sorte que plus cet être, cristal, plante ou animal,
se rapprochera du type humain, plus la liberté en lui sera
grande, plus le libre arbitre aura de portée. Chez Thomi^e
même le libre arbitre se montre d'autant plus énergique
que les éléments qui l'engendrent par leur collectivité
3ont eux-mêmes plus développés en puissance : philoso-
phie, science, industrie, écoiiomie, droit. C'est pour
cela que l'histoire, réductible en système par son côté
fatal, se montre progressive, idéaliste, supérieure à toute
théorie, par le côté du libre arbitre, la philosophie de
l'art et la philosophie de l'histoire ayant cela de commun
que la raison des choses qui leur sert de critère est néan-
moins impuissante à expliquer la totalité de leur contenu.
XLIÏ
La voilà, cette liberté révolutionnaire, si longtemps
maudite, parce qu'on ne la comprenait pas^ parce qu'on
en cherchait la clé dans les mots au lieu de la chercher
dans les choses ; la voilà telle qu'une pihilosophie inspirée
d'elle seule devait enfin la fournir. En se révélant à nous
dans son essence, elle nous donne, avec la raison de nos
établissements religieux et politiques, le secret de notre
destinée.
— 540 —
Oh ! je comprends, Monseigneur, que vous ne Taimie^
pas, la liberté, que vous ne Tayez jamais aimée. La liberté,
que vous ne pouvez nier sans vous détruire, que vous ne
pouvez afSrmer sans vous détruire encore , vous la re-
doutez comme le Sphinx redoutait Œdipe : elle venue,
l'Église est devinée; le christianisme n*est plus qu*un
épisode dans la mythologie du genre humain. La liberté,
symbolisée dans Thistoire de la Tentation, est votre anti-
christ; la liberté, pour vous, c*est le diable.
Viens, Satan, viens^ le calomnié des prêtres et des rois,
que je t*embrasse, que je te serre sur ma poitrine ! Il y a
longtemps que je te connais, et tu me connais aussi. Tes
œuvres, ô le béni de mon cœur, ne sont pas toujours belles
ni bonnes; mais elles seules donnent un sens à l'univers
et Tempêchent d*être absurde. Que serait',' sans toi, la
Justice? un instinct; la raison? une routine; Thomme?
une bête. Toi seul animes et fécondes le travail ; tu en-
noblis la richesse, tu sers d'excuse à l'autorité , tu mets
le sceau à la vertu. Espère encore, proscrit! Je n^ai à ton
service qu'une plume ; mais elle vaut des millions de
bulletins. Et je fais vœu de ne la poser que lorsque les
jours chantés par le poète seront revenus :
Vous traversiez des ruines gothiques :
Nos défenseurs se pressaient sur vos pas ;
Les fleurs pleavaient, et des viei^ges pudiques
Mêlaient leurs chants à Thymne des combats.
Tout s'agitait, s'armait pour la défense ;
Tout était fier, surtout la pauvreté.
Ah ! rendez-moi les jours de mon enfance,
Déesse de la Liberté ! .,
FIN DU DErXlÉME VOLUME*
lABLE
CINQUIÈME ÉTUDE. ■
.>ji
L EDUCATION.
t
[ArgMment. — Quelle que soit la religion, produit d'une intuition
n)yslique ou d'une spéculation métaphysique ; que l'église qui lui
sert d'expression soit organisée pour l'aristocratie ou pour le commu-
nisme, dès lors que cette religion pose le principe du droit en dehors
du sujet humain, il est fatal que l'éducation soit aussi hors l'huma-
nité, et se résolve en* un système de dépravation. Ainsi l'âme n'étant
pas cultivée comme un germe vivant, qui possède sa loi en soi et^
ne demande qu'à se développer librement, mais traitée comme une
nature informe, obscure et mauvaise, qui attend sa façon, son mouve-
ment et sa qualité d'une action étrangère, l'homme devient, par l'édu-
cation que lui donne l'Ëglise, hypocrite, puisque sa conscience n'est
pas ^en lui ,- étranger à lui-même, puisque sa fin est hors de lui ;
étranger à la société, qui par sa raison d'état tantôt le fait serf, tantôt
le privilégié, dans tous les cas lui ôte la raison des choses et le res-
pect des personnes ; étranger enfin à la terre sur laquelle il est comme
exilé, et qui n'a rien de commun avec lui. Et comme le résultat iné-
vitable d'une pareille éducation est de rendre, par- la privation de
toute justice propre, de toute franchise de l'esprit, de toute estime du
prochain, de toute communion avec la nature, l'existence malheu-
reuse, la mort sera d'autant plus misérable que la dévotion du sujet
a sa foi aura été plus grande. — Théories contraires de la conscience
libre, de l'enseignement égalitaire, de la possession de la nature, et
de la bonne mort.]
Préambule 1
Cuip. I'^. — Idée géoérale de Péducatipn; intervention de la pensée
religieuse. . . . , 6
Cnip. II. — L*homme dans son for intérieur : Symbolique du culte et
de la prière. — Double conscience. . . .• 18
CiiAP. III. — L'homme devant la société. — Loi du respect violée par
^éducation ecclésiastique 46
CHtp. IV. — L'homme au sein de la nature 73
Chaf. V. — L'homme en face de la mort 98
»
— 542 •-
SIXIÈME ÉTUDE.
LE TRAVAIL.
[Argument, — Le travail, par son côté répugnant et pénible, crée
pour l'homme une fatalité qui tend à le rejeter incessamment dans la
servitude^ que 4a balance économique, l'organisation politique et l'é-
ducation ont pour but au contraire de faire cesser. Pour vaincre cette
fatalité, qui menace la Justice et compromet la civilisation, il n'est
qu'un moyen, c'est de passionner le travail, ce qui ne se peut faire
qu'à une condition, savoir,, que chaque travailleur devienne de sa
personne, pendant le cours de sa carrière, un représentant de la totalité
du développement industriel. D'où il suit que le problème du travail
passionnel,, en autres termes, du travail affranchi, est identique à celui
de l'origine des connaissances et de la formation des idées, et que l'ap-
prentissage des métiers se présente comme une branche de l'instruc-
tion publique. |[ais ici, comme {)artout, la théologie s'est signalée par
son génie anti-pratique; à sa suite, l'Église et l'Ëtat ont décrété, de
par la dignité de Tesprit, la servitude de l'homme de peine. Antipa-
thie de la philosophie spiritualiste pour le travail; impuissance de la
charité. — La Révolution, en résolvant le problème, anéantit la révé-
lation dans sa cause et rend toute hiérarchie sociale impossible.]
Préambule • 139
Chap. V^, — De la liberté dans le travail. — Conclusions contradic-
toires de Técole fataliste et de l'école libérale. *i42
Cbap. II. — Discussion. — Principe de la transcendance : Que le tra-
vail est de malédiction divine, et conséquemmênt la servitude d'insti-
tution religieuse. Théorie spiritualiste 159
Chip. 111. — Droit de Pbomme de travail ou de Pesclave, d'après Moïse.
— Loi d'égoïsmc 175
Cbap. IV. — Droit du serf ou salarié, d'après l'Église : loi d'amour. . 191
Cbap. Y. — Du travailleur d'après la Révolution. — Charte du travail.
— Loi de Justice 208
La franc-maçonnerie Ib.
A nti-conceptualùme maçonnique, — Idée de Dieu 211
L'origine de la philosophie et des sciences ^ découverte dans la
spontanéité travailleuse de l'homme. ~ Alphabet industriel, 314
Encyclopédie ou polytechnie de l'apprentissage 226
Organisation de l'atelier. .' . . . 236
Cbap. VI. — Le travail s'affranchira-t<il, ou ne s'affranchira-t-il pas? 243
SEPTIÈME ÉTUDE.
LES IDÉES.
[Argument. — Dès l'origine de la civilisation, les hommes ont conçu
la vérité[et la loi des choses comme étant d'essence supérieure à. la
lumière individuelle, que le sens intime et la pratique de la vie
— 643 —
dénoncent à chaque instant comme trouble et contradictoire. Aussi
l'autorité privée fut-elle de tout temps «uspecte, et l'on a cherché la
raison générale ou la certitude, tantôt dans des révélations et des
oracles, tantôt dans le consentement spontané ou réfléchi des peuples,
plus tard dans 1% méditation métaphysique, enfin, et en désespoir de
cause, dans l'observation et l'expérience. Tout faisait une loi de cette
recherche : l'opposition des intérêts, -le mensonge des formules, las
variations sans fin du législateur, l'interprétation plus variable en-
core du juge, les incertitudes des philosophes, la contradiction pns
cesse renaissante entre les institutions d'une part, et l'expérience
quotidienne de l'autre. Après l'ignoraitte des lois de la Justice éco-
nomique, politique et industrielle, l'ignorance des conditions de la
raison génésale est la plus grande cause de démoralisation qui
afflige le genre humain. Insuffisance des garanties proposées : cor-
ruption de la science et de la raison publique par l'autorité ecclé-
siastique ; scepticisme universel, pacte de mensonge, tyrannie de
l'absolu. — La Révolution fait la lumière au sein de ces ténèbres :
après avoir déterminé l'objet positif et la circonscription de la méta-
physique, elle affirme la réalité de la raison collective, sa distinc-
tion spécifique d'avec la raison individuelle, et, sur les ruines de
l'immoralité probabiliste, fonde l'édifice indestructible de la foi pu-
blique.]
Préambule * . . f 69
Chap. l"". — Idée d*une méthode de direction pour l'esprit dans la re-
cherche de la Yérité, d'après la s'cieoee moderne. — Élimination de
l'absolu t71
Chap. II. — Difficulté d*appliquer l'hygiène intellectuelle aux sciences
morales et politiques 286
f Chap. III. — Méthode d'une direiAion pour l'esprit dans la recherche de
la mérité, d'après PÉglise. — Théorie du probabilisme .... 308
Cbap. IV. — Corruption de la raison publique par l'absolu ^2
Cbap. V. — Corruption de la raison publique par l'absolu. — Suite. . 334
Chap. VI. — Discipline intellectuelle, ou méthode d'élimination de l'ab-
*solu d'après les principes de la RéTolulion. — Constitution de la
raison publique 371
CHiP. YII. — Continuation du même sujet. — La raison publique, condi-
tion et fondement de la foi publique. 389
HUITIÈME ÉTUDE.
CONSCIENCF BT LIBERTÉ.
[ÀrgumeiU. — Quels que soient le dogme et la constitution d'une
église, si cette église admet la réalité et l'efficacité de la conscience, en
autres termes le principe de la Justice immanente, elle perd sa raison
— 544 —
d'être el cesse d'exister ; si elle reconnaît, en dehors du commande-
ment divin, une différence enire le bien et le mal, elle cesse d'exister ;
si elle a l'intelligence et le respect de la liberté, elle cesse encore
d'exister. L'Église nie donc la suffisance de la conscience et la réa-
lité de la Justice ; elle nie là justification de l'humanité par elle-
même; elle nie la distinction subjective du bien et du mal, et elle
accuse la liberté, qu'elle ne comprend pas, d'être l'ennemie de Dieu.
De là, en premier lieu, le pyrrhonisme moral qui, sous prétexte de
sanction divine,^ fait le fond de toute théologie ; de là, ensuite, ce
régime d'autorité et de discipline par lequel l'Église entreprend de
contraindre au bien des naturSs lâches et déchues ; de là enfin, lors-
que la foi religieuse vient à s'éteindre, la corruption et l'esprit de
tyrannie qui s'emparent de toute nation en qui la critique, ayant tué
la religion, a laissé la morale sans fondements. Co'mment alors re-
lever la société affaissée? Sera-ce par la Justice, dont la notion,
en dehors de la théologie, existe à peine, et qu'une si longue préoc-
cupation du sujet divin empêche de sentir ; ou par La liberté, dont
le mystère est encore plus impénétrable, et que nient formellement
les philosophes? Les nations anciennes ont succombé devant le pro-
blème ; et nous sommes menacés d'y succomber à notre tour. —
Ici de nouveau la Révolution se lève : elle démontre contre le pyr-
rhonisme ihéologique, la réalité et l'efficacité du sens moral ; contre
les*sophisnes de la raison d'Église et de la raison d'État,- la certi-
tude de la distinction du bien et du mal; contre le fatalisme des
philosophes et la mythologie de la révélation, la nature et la fonction
de la liberté.]
Chap. I"^. — Objections des théologiens : Qu'il s*agit bien moins de donner
les formules de la Justice que d'en procurer l'observance, laquelle
ne se peut passer de religion. '* 413
Cbap. II. — Réfutation du pyrrhonisme théologique : réalité du sens
moral 426
Chap. IH. — De la distinction du bien et du mal 444
Chap. lY. — Du franc arbitre, — Marche de l'idée. . . . . . *464
JNkcartes. . . . , 466
Spinoza 470
Leibnitz 477
Autres philosophes 482
Chap. V. — Nature et fon/ction de la liberté. ...•..«'. 502
Plir DB LA TABLI.
Paris. — Impiimerie de P.-A. Bourdibr et G'% rue Mazarine, 30.
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