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Full text of "De la justice dans la Révolution et dans l'Église, nouveaux principes de philosophie pratique"

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1 


e00074158V 


DE  LA  JUSTICE 

DANS  LA  RÉVOLITION 


ET  DANS   L'ÉGLISE 


Le  droit  de  traduction  pour  toute  rAllefnagae  est  concédé 

à  M.  Louis  Pfàu. 


linpriaicric    P   A    Koiauieil  et  (>,  rue  Mazariae,  30. 


DE  LA  JUSTICE 

DANS  LA  RÉVOLUTION 

ET  DANS  L'ÉGLISE 

NOUVEAUX  PRINCIPES 

DE    PHILOSOPHIE    PRATIQUE 


1DRBS3KS 


A  Son  Éniincnce  Nonscigoeur  HATHlEil,  Cardinal-irche\èqtte  de  Besauçou 


PAn 


P.-J.   PROUDHON 


Misertcordia  et  Veritat  ohmatetunt  sibi; 
Justilia  et  Fax  o^culatœ  sunt. 
Psalm.  Lxxxir,  11. 


TOME  DEUXIÈM 


PARIS 

LIBRAIRIE  DE  GÂRNIER  FRERES, 

6,    RVB    DES  SilRTS-fBRBS   ET   PiLAISoROïAL,     215 

18J8 


J^/f^.  c.  ^^* 


DE  LA  JUSTICE 

DANS  U  RÉVOLUTION 

ET  DANS  L'ÉGLISE 

CINQUIÈME  ÉTUDE 

DE  L'ÉDUCATION 

>' 

A  Son  Éminence  Ugr  Hitthiiu,  Cardiual-Arcbevèque  de  Besançon. 

1 

Monseigneur, 

•-* •  -.♦ 

Napoléon  I"  dit  dans  ses  mémoires  t. 

«  Mon  enfance  n'eut  rien  dié'^reiQatqukble;  je  n*étais  qu'un 
enfant  curieux  et  obstiné.  » 

C'est  justement  ce  que  l'on  peut  dire  de  la  plupart  des 
enfants  du  peuple. 

Je  m'étais  toujours  flatté,  sous  ce  rapport,  d'être  au 
niveau  de  la  multitude  et  du  grand  homme,  et  ne  m'at- 
tendais pas  que,  sous  l'inspiration  de  mon  archevêque, 
un  entrepreneur  de  biographies  viendrait  chercher  dans 
l'insignifiance  de  mes  premières  années  les  symptômes 
de  ce  que,  trente  ans  plus  tard,  en  suivant  obstinément 
le  sillon  de  mon  siècle,  je  devais  devenir. 

J'avais  tort,  certes  :  rieri  n'est  indifférent  au  chrétien. 
Pour  lui  tout  est  préordonné  :  race,  condition,  inclina- 
tions, premières  influences.  Dites  à  ce  chrétien,  d'un  in- 
II  1 


—  2  — 

dividu  pris  au  hasard,  que  cet  homme  est  né  pauvre,  de 
parents  à  Thumeuf  entreprenante,  raisonneuse,  insou- 
mise, sarcastique,  comme  on  en  troiive  aujourd'hui  par- 
tout, il  voiis  répondra  en  hochant  la  lêle  que  c'est  une 
bouture  de  93,  que  certainement  Dieu  ne  l'aime  pas. 

Né  au  plus  épais  de  ce  limon  révohitionnaire,  je  devais 
donc  avoir  reçu  une  éducation  en  rapport  avce  mon  ori- 
gine, avec  le  sang  rustique  qui  coule  dans  mes  veines, 
avec  cet  esprit  de  critique  qui  a  fait  de  mes  auteurs  et 
collatéraux  des  liseurs  de  Code^,  qui  ferait  bientôt  de  la 
nation  tout  entière  une  société  de  démons,  si  les  Ignoran- 
tins  n'y  mettaient  ordre. 

«  C'était  chaque  jour  (chez  mon  père)  un  concert  d'impré- 
cations contre  la  Providence .  contre  la  société,  contre  les 
hommes.  » 

Ainsi  l'affirme  M.  de  Mîrecourt,  et  je  ne  doute  pas  qu'il 
n'ait  puisé  ses  renseignements  à  bonne  source. 

Ma  foi,  s'il  faut  vous  dire  la  vérité.  Monseigneur,  nous 
faisions  encore  pis,  ne  pensant  guère  plus  à  la  Providence 
que  nous  ne  comptions  sur  la  société;  et  vous  savez  que 
rindiftrence  eu  matière  de  religion  est  bien  autre  chose 
que  le  blasphème.  Je  l'avouerai  donc,  on  pratiquait  chez 
nous  avec  tiédeur  ;  mais  si  tiède-Qu'elle  fût,  cette  pratique 
pouvait  paraître  encore  méritoirej  tant  on  en  attendait 
peu  de  chose.  Mais  on  n  était  pa^  ce  qui  s'appelle  blasphé- 
mateur,  incrédule;  on  avait- ia  foi  du  charbonnier;  on 
aimait  mieux  s'en  rapporter. à  M.  >e  curé  que  d'y  aller 
voir.  ((  La  religion,  disait  mon  oncle  Brutus,  est  aussi  né- 
«  cessaire  à  Thomme  que  le  pain  ;  elle  lui  est  aussi  perni- 
«  cieuseque  le  poison.  »  J'ignore  où  il  avait  attrapé  cette 
sentence  antinomique,  dont  je  n'étais  pas  alors  en  état 
d'apprécier  la  valeur.  Mais  je  sais  fort  bien  que,  tout  en 
acceptant  le^am,  sans  nous  enquérir  de  la  farine,  nous 
avions  grand'peur  du  poison,  ce  qiii  nous  tenait  perpé- 


-  s  - 

luellemeni  dans  roccasion  prochaine  de  Tincràitilité.  Lo 
premier  eepeitdant,  et  je  crois  le  senl  de  la  famille  Jus- 
qu'à présent,  je  suis  devenu  pour  tout  de  boit  esprli  fort 
ei  le  plu»  grand  blMphémateur  dit  siècle^  comme  tods 
l'avez  écrit  quelque  part.  Il  est  bon  que  VonS  sachiet 

eommentcelam^arriva. 

Il 

Mes  premier»  doutes  sur  la  foi  me  vinrent  vers  ma 
seizième  année,  à  la  suite  de  la  mission  qui  fut  préchée 
en  I82d  à  Bi^sançon,  et  de  la  feclure  que  je  (is  de  Is^Dé' 
monstraiion  de  l'existence  de  DleUj  par  i^énéton.  Daniel 
Slern,  dans  son  Histoire  de  la  Révolution  de  i848,  rap- 
porte à  mon  endroit  cette  anecdotp»  qui  est  vraie.  Quand 
je  sus  par  le  précepteur  do  duc  de  Bourgogne  qu'il  y  avait 
des  athées  (j*éeris  ce  mot  comme  on  le  prononce  à  Be- 
sançon), des  hommes  qui  nient  Dieu,  et  qui  expliquent 
tout  par  la  déclinaison  des  atomes,  ou,  comme  dirait  La 
Place,  par  la  matière  et  le  mouvement,  je  tombai  dans 
une  rêverie  exiraordinatre.  J'aurais  %'odlu  entendre  ces 
hommes  défendant  eux-mêmes  leur  thèse;  les  lire, 
comme  je  lisais  Fénelon.  Curiosité  dangereuse,  si  vous 
-voulez,  et  qui  ne  pronostiquait  rien  de  bon,  mais  qui 
témoignait  après  tout  de  mon  désir  de  m'instrnire,  et, 
j'ose  le  dire,  de  ma  sincérité  :  car,  enfin,  s*il  n'y  avait,  quoi 
qu'on  dise,  point  de  Die»  ! .  s'il  y  avait  autre  chose  que 
Dieu  !  on  si  Dieu  n'était  rien  de  ce  que  le  peuple  pense, 
^  que  les  prêtres  disent!  si  le  rôle  que  cet  être  myslé* 
rîeux  jone  dans  le  monde  était  en  sens  contraire  dé  ée 
que  notre  religion  suppose  !...  où  cela  nous  mènerait-ilT 
où  fsela  ne  noas  mènerait-il  pas? 

k  ce  propos,  je  consignerai  ici  un  fait  que,  malgré  mon 
sreptteisHie  naissant,  il  me  fut  impossible  d'attribuer  au 
tlinamen.  Étant  au  collège,  je  reçus  pour  prix,  pendant 
cinq  années  eonséeutlves,  %<*\so\%lo\sV  Abrégé  de  V  Ancien 


—  4  — 

Testament j  par  Royaumont,  1  vol.  in-12;  2°deux  fois  les 
Vies  des  Suints^  extraites  de  Godescard,  aussi  in- 12; 
pendant  que  certains  de  mes  camarades,  mieux  qualifiés, 
recevaient  de  bons  ouvrages  de  littérature  et  d'histoire. 
Si,  me  disais-je,  le  c/mamen  était  la  loi  deTunivers,  c*est 
juste  le  contraire  qui  arriverait.  Moi,  qui  suis  pauvre, 
et  qui  ne  peux  pas  même  acheter  mes  livres  de  classe,  je 
fais  le  vide,  et  les  piles  de  prix  devraient  m'échoir 
en  raison  de  la  pesanteur.  Il  faut  donc  qu'une  autre 
for(^  les  détourne.  Il  y  a  de  la  Providence  là-dessous!... 
Ah  çà  !  voudrait-elle  faire  un  Stanislas  Kostka  du  fils 
du  tonnelier  ?...  Cette  réflexion,  qui  était  en  même 
temps  yne  explication  telle  quelle  du  phénomène,  eut 
pour  moi  un  double  avantage  :  d'abord,  de  me  préserver 
de  l'envie,  ensuite  de  me  mettre  sur  mes  gardes. 

M.  de  Mirecourt  cite  un  autre  trait  de  la  dureté  de 
mon  âme: 

«  A  l'époque  de  sa  première  communion ,  les  maximes 
chrétiennes  ne  peuvent  terrasser  son  orgueil.  » 

Serais-je  noté  sur  les  registres  de  la  paroisse?  Pesle  ! 
quelle  police  ! 

J'avais  un  peu  plus  de  dix  ans  quand  je  fis  ma  première 
communion,  et  n'avais  lu  à  cette  époque  que  l'Évangile 
et  les  Quatre  Fils  Aymon,  J'étais  dans  la  plénitude  de 
mon  innocence;  et  si  le  curé  Sirebon,  qui  me  confessait, 
était  de  ce  monde,  il  vous  en  raconterait  dés  traits  risi- 
bles.  Sa  prudence,  à  coup  sûr,  y  allait  plus  vite  que  mon 
étourderie.  Le  plus  gros  péché  dont  j'aie  souvenance  est 
qu'au  sermon  de  la  Passion  qui  nous  fut  prêché  l'avant- 
veille  de  ce  grand  bonjour,  les  filles,  dont  les  bancs 
étaient  placés  vis-à-vis  de  ceux  des  garçons,  pleuraient  à 
chaudes  larmes,  et  que  cela  me  donnait  envie  de  rire. 
Vous  figurez-vous  ces  Madeleines  de  dix  à  onze  ans?...  A 
cet  âge,  je  ne  pouvais  guère  comprendre  le  cœur  féminin 


—  6  — 

et  ses  précoces  tendresses.  Pauvres  petites!  elles  sont 
vieilles  à  cette  heure.  Je  voudrais  savoir  comment,  avec 
les  munitions  du  catéchisme,  elles  ont  résislé  aux  assauts 
de  Tamour,  aux  séductions  de  la'\anité  et  aux  découra- 
gements de  la  misère. 

Pourquoi  n'en  conviendrais-je  pas?  j'ai  toujours  eu 
peu  de  goût  pour  les  œuvres  de  la  vie  dévote  :  me  confes- 
ser, communier,  faire  la  visite  au  Saint-Sacrement,  baiser 
le  crucifîx,  assister-  au  lavement  des  pieds,  tout  cela  me 
déplaisait  ;  une  antipathie  profonde  pour  les  clercs,  be- 
deauxet  marguiiliers,  que  je  regardais  tous  comme  de  fieffés 
Tartufes.  J*avais  observé  de  bonne  heure  qu'il  n*y  avait 
pas  de  bon  Dieu  pour  son  sabristain  ;  et  je  détestais  cette 
engeance  d'église,  qui  m'eût  fait  prendre  en  grippe  jus- 
qu'aux plus  belles  saintes  du  paradis. 

Un  de  mes  amis,  forcé  comme  moi  de  faire  sa  première 
communion,  s'était  présenté  à  la  sainte  Jlable  le  Système 
de  la  Nature,  du  baron  d'Holbach,  sur  la  poitrine,  en  signe 
de  protestation.  Je  n'étais  pas  de  cette  force,  mais  je 
bataillais  avec  le  confesseur,  et  je  me  rappelle  fort  bien 
qu^un  jour  qu'il  me  grondait  d'avoir  mangé,  en  temps  de 
maigre,  des  pommes  de  terre  cuites  avec  de  la  graisse  de 
cochon,  —  vous  comprenez  que  nous  n'avions  pas  autre 
chose,  — je  lui  répondis  :  Mon  père^  mon  pâque  ne  vaut 
pas  votre  vendredi  saint  1 

Tandis  que  la  religion  se  perd  pour  le  peuple,  elle  de- 
vient pour  les  riches,  comme  la  musique  et  les  mo(les, 
un  embellissement  de  l'existence,  je  dirais  presque  un 
objet  de  luxe.  Quelle  peut  être  la  cause  de  ce  revirement  ? 
Est-ce  \dL  faute  de  Voltaire?  Est-ce  \^  faute  de  Rousseau? 
Ou  n'est-ce  pas  plutôt  celle  de  l'Église?  Nous  en  juge- 
rons tout  à  l'heure. 


f 


6 


CHAPITRE  PREMIER. 

Idée  générale  de  l'Éducation.  — Int€P¥«nUon  de  Viéé% 

religiaoM. 

m 

Après  ta  morale,  TËglise  a  tonjoura  regardé  réduca<- 
tion  comme  wn  triomphe  ;  c  est  le  f  »lus  beau  fleuron  de 
$a  couronne.  Il  n*y  a  qu'elle*  à  Tentendre,  qui  sache 
élever  la  jeunesse,  former  son  esprit  et  son  cœur.  Pas 
n'aurai  t)esoin  d*un  long  dt^eours  pour  montrer  qu'en 
fait  d  éducation,  pas  plus  qu'en  fait  de  morale,  TËglise 
n'a  le  droit,  de  se  montrer  fière. 

Et' d'abord,  qu'est-ce  que  TÉglise  apfiorte  dans  l'édu« 
cation  des  sujets  i]u'eUe  élève  ?  Que  fournit^elle  du  sien  ? 
Quel  est^on  rôle,  sa  spécialité  If 

En  principe,  l'éducation  de  l'individu  est  homogène 
et  proportionnelle  h  Tétat  de  l'espèce:  c'est  la  concen- 
tration dans  l'âme  du  jeune  homme  des  rayons  qui 
partent  de  tous  les  points  de  la  collectivité. 

Tonte  éducation  a  donc  pour  but  de  produire  l'homme 
et  le  citoyen  d*apràs  une  imag»  en  miniature  de  la  société» 
par  le  développement  méthodique  des  facultés  physiques» 
intellectuelles  et  morales  de  Tenfant, 

En  autres  termes ,  Téducation  est  la  création  des 
rnœtfr^  dans  le  sujet  humain,  en  prenant  ce  mot  de  mœurs 
dons  son  acception  la  plus  étendue  et  la  plus  élevée,  qui 
comprend  non-seulement  les  droits  et  les  devoirs,  mais 
encore  tous  les  modes  de  l'âme,  sciences,  arts,  indus* 
tries,  tous  les  exercices  du  corps  et  de  l'esprit. 

Or,  il  est  évident  que  Téducation  ecclésiastique  n*a 
pas  précisément  pour  but  deremplir.ee  programme. 


—  7  — 

L'i^lise,  par  exdinphe,  ne  S6  môle  pas  du  travail  des 
mains;  elle  ne  connaît  point  des  opérations  industrielles, 
agricoles,  extractives,  voiturières;  de  la  condii^e  des 
ateliers,  du  service  des  bureaux,  magasins,  etc.  Tout 
cela  cependant  compose  les  mœurs  ou  formes  de  la  pro- 
duciîon,  dont  Tinfluence  est  si  grande  sur  l'esprit  et  le 
cœur.  V apprentissage  ne  la  regarde  pas. 

L'Église  n*est  pa$  moins  étrangle  aux  sciences.  II  se 
peut  que  parmi  ses  membres  elle  compte  des  savants, 
tels,  par  exemple,  que  le  fameux  Gerbert,  qui  malgré  sa 
réputation  de  sorcier  fut  fait  pape  sous  le  nom  de  Syl- 
vestre II.  Mais  ce  n'est  pas  en  tant  que  prêtres  qu'ils 
sont  savants  ;  et  il  est  de  fait  que  pour  ce  savoir,  em- 
prunté d'ailleurs  et  que  l'Église  qualiGe  de  profane^  ils 
n'en  sont  pas  estimés  davantage. 'L'Église,  en  vertu  de 
son  institution,  n'eut  jamais  la  moindre  initiative  dans 
la  science:  elle  l'a  souvent  persécutée)  battue,  pour  les 
services  qu'elle  rendait,  sans  privilège  de  l'Esprit  saint, 
à  l'humanité;  et  plus  que  jamais  elle  s'en  méfie.  Quand 
Grégoire  XIII  voulut  réformer  le  calendrier,  il  s'adressa  à 
un  savant  non  ecclésiastique  ,  Lilio  ;  quand  Galilée  , 
poursuivant  la  science  de  Litio,  essaya  de  l'accommodera 
la  foi  chrétienne,  il  fut  torturé  par  l'inquisition  ;  et 
quand  Mabillon,  au  rapport  de  Genoude,  empêcha  une 
congrégation  romaine  de  déclarer  hérétique  l'opinion 
qui  soutient  que  le  déluge  de  Noé  ne  fut  pas  universel,  ce 
ne  fut  point  assurément  comme  théologien  qu'il  se  fit 
écouter,  mais  comme  savant,  et  surtout  conseiller  pru- 
dent. On  ne  finirait  pas  à  raconter  de  telles  histoires. 

Cependant  on  peut  dire  que  la  science,  comme  le  tra- 
vail, a  anssi  ses  mœurs,  dont  l'action  sur  la  moralité 
générale  est  mcarculable  :  ce  sont  ses  méthodes,  ses 
classifications,  analyses,  hypothèses,  etc.,  dont  l'accou- 
tumance fera  toujours  regimber  l'espTit  contre  la  foi. 


—  8  -^ 

En  ce  qui  concerne  les  arts,  la  répugnance  de  rËglisè 
est  plus  forte  encore.  Héritière  de  la  tradition'pharisaïque, 
elle  a  toujours  vu  dans  la  peinture  et  la  statuaire  des 
auxiliaires  de  Tidolâtrie;  et  si  Rome,  dès  le  xve  siècle, 
grâce  à  l'émigration  des  Grecs,  s'est  relâchée,  la  réforme 
est  venue  bientôt  la  rappeler  à  la  sévérité  de  la  disci- 
pline. Au  surplus,  la  critique  moderne  nie  positivement 
Vart  chrétien.  L'architecture  dite  gothique  date  de  la 
fin  des  croisades  ;  elle  fut  solennellement  abolie  par 
Brunelleschi  et  Bramante,  qui  en  démontrèrent  géomé- 
triquement l'ineptie,  et  ne  parut  jamais  à  Rome.  La 
peinture  commence  à  Giotto,  élève  des  anciens.  Le  chris- 
tianisme ne  peut  devenir  esthétique  qu'en  s'aposlasiant  : 
aussi  condamne-t-il  absolument  la  tragédie,  la  comédie, 
Fopéra,  la  danse,  les  gymnases;  il  proscrit  jusqu'au  ro- 
man; il  voudrait  anéantir  la  littérature  grecque  et  latine. 
Et  la  raison  de  cet  ostracisme  est  évidente  :  les  arts  ten- 
dent à  l'exaltation  de  la  personne  humaine,  par  le  dé- 
ploiement de  la  force,  du  talent  et  de  la  beauté,  ce  qui 
est  en  opposition  diamétrale  avec  la  méthode  de  mortifi- 
cation et  d'oraison  que  le  salut  requiert. 

Qu'a  fait  l'Église  en  philosophie  ?  Rien  :  la  question 
implique  contradiction.  La  philosophie,  partout  où  elle 
se  montre,  est  le  mouvement  extra-religieux  de  l'esprit, 
la  marche  vers  la  science,  objet  étranger  à  la  foi.  L'É- 
glise est  THÉOLOGIENNE,  c'cst  sa  Spécialité  ;  elle  se  sert  de 
la  philosophie,  elle  n'est  pas  philosophe.  La  scolastique, 
si  fameuse  autrefois  et  si  oubliée,  est  sortie  tout  armée  des 
livres  d'Aristote,  qui  faillit  être  mis  au  rang  des  Pères. 

L'Église  connaît-elle  de  la  Justice  ?  a-t-elle  une  juris- 
prudence? —  Oui,  direz- vous,  îl  exisj^p  un  droit  canon. 
En  effet,  nous  avons  montré  dans/noa  précédentes  étu- 
des comment  l'Église,  eii  vertu  de  son  dogme,  a  modifié 
les  idées  des  anciens  sur  la  Justice,  dans  ses  rapports  avec 


—  9  -- 

le  respect  des  personnes,  la  distribution  des  biens»  et  le 
gouvernement.  Mais,  sans  revenir  sur  la  critique  que  nous 
avons  faite  de  cette  prétendue  réforme,  il  suffit  d'obser- 
ver que  le  droit  canon  est  universellement  délaissé,  et  que, 
si  la  jeunesse  prend  desleçons  de  droit  et  d'économie  po- 
litique, ce  n'est  pas  à  TÉglise  qu'elle  les  demande.  L'en« 
seignement  de  la  Justice,  de  même  que  son  application 
par  les  tribunaux,  a  toujours  fait  partie  du  temporel  :  ose- 
riez-vous  traiter  cette  sécularisation  d'hérésie? 

L'Église,  en  un  mot,  ne  se  charge  pas  plus  de  former 
des  citoyens  que  des  producteurs  et  des  artistes.  Tel 
n'est  pas  l'objet  de  sa  mission  ;  et  si  l'on  a  vu  des  sujets 
sortis  des  mains  des  prêtres  s'élever  à  un  haut  degré  de 
dignité  civique  et  humaine,  ils  ne  tenaient  pas  cet  avan- 
tage de  l'Église  ;  ils  en  étaient  redevables  à  l'énergie  de  leur 
nature,  et  aux  influences  extérieures  qu'ils  recevaient  de 
toutes  parts.  Est-ce  l'Église  ou  la  philosophie  qui  a  pro- 
duit cette  génération  à  jamais  glorieuse  de  1789? 

Je  viens  en  quelques  lignes  de  récapituler  les  objets 
principaux  de  l'éducation  et  de  l'enseignement:  travail, 
science,  art,  philosophie.  Justice,  cette  dernière  compre- 
nant la  morale  publique  et  privée. 

Mais  l'éducation  aussi  constitue  un  art,  le  plus  difficile 
de  tous  les  arts  ;  une  science,  la  plus  profonde  de  toutes 
les  sciences.  L'éducation  est  la  fonction  la  plus  impor- 
tante de  la  société,  celle  qui  a  le  plus  occupé  les  législa- 
teurs et  les  sages.  Aux  hommes  il  ne  faut  que  le  précepte; 
à  l'enfance ,  il  .faut  l'apprentissage  du  devoir  même , 
l'exercice  de  la  conscience,  comme  du  corps  et  de  la 
pensée.  L'Église,  aussi  bien  que  l'université,  a  produit 
d'excellents  instituteurs  de  la  jeunesse  :  qui  le  nie?  Il 
suffit  de  rappeler  leur  maître  à  tous,  Fénelon;  et  je  sais, 
sans  y  croire,  tout  le  bien  i^u'on  a  dit  des  jésuites. 

La  question  n'est  pas  là.  Il  s'agit  de  savoir  si  l'éduca- 
u  "  1- 


tiw  e$t  par  dUe-i»êm«  une  prorewon  religieuse  et  ««« 
çerdotale  ou  une  profession  purement  civile;  si  du  moîiie 
r£glise,  qui  en  revendique  le  privilège,  possède^  pouv 
Tacconiplissement  de  celle  graniîe  œuvre,  une  mélbode  à 
elle,  nn  Ulent,  une  aplilude,  un  génie  qui  lui  soit  pro«« 
pre  et  qui  découle  de  son  dogmei  ou  pour  mieux  dire  de 
I9  gr&ce  eltnphée  à  son  minis|ère.  Pepuis  Xénophon  jus^ 
qu'à  Rousseau  et  M*^*  N^ciier  de  Saussure,  Tcsprit  philo- 
sophique a  produit  de  nombreux  traités  d'é^lucation,  que 
TËglii^e  a  copiés,  imités,  modifiés  ou  contredits,  comme 
d'autres  copient,  modifient  ou  contredisent  les  procédés 
de  l'édupatioa  ecclésiastique.  En  qupi  TÉglise  se  distin- 
.gue«t-elle  essentiellement  du  laîcisme  et  de  la  philosophie  ? 

Pour  moi,  j^î^voue  qu'il  m'est  impossible  de  lui  rccon« 
naître,  ici  plus  qu'ailleurs,  la  moindre  spécialité.  L'édu« 
cation  ecclésiastique  ne<linére  de  Téducation  séculière  que 
par  Tesprit  religieux  et  les  habitudes  de  piété  qui  s'y 
mêlent  :  pour  le  surphis,  les  maîtres  ecclésiastiques  pro- 
cèdent comme  les  maîtres  laïques,  à  telleenseignequedans 
lescollog^é|tis('opau.x,  hormis  les  devoirs  de  piété,  dont 
le  prêtre  seul  est  le  ministre,  on  se  s^ert  indifféreipmenti 
pour  tout  le  reste,  -de  laïques  et  de  clercs. 

Ainsi,  jusque  dans  l'éducation,  lËglise,  ))our  être  quel- 
que rlicse,  est  forcée  d'empiéter  sui  le  domaine  séculier; 
elle  ne  possède  rien  en  propre  :  tellement  l'idéal  qui 
réside  en  elle  est  incompatible  de  sa  nature  (ivec  tout 
élémçnt  pratique  et  utilitaire? 

Ces  éliminations  faiies,  que  restet-il  pour  l'enseigne- 
ment de  l'Église,  et  que  vient-elle  faire  dans  l'éducation? 
Quel  peut  être  lobjet  de  sa  pédagogie? 

IV 

Toute  morale  pratique  repose  sur  ce  premier  principe, 
commun  à  la  philosophie  et  à  U  reli^iou  ! 


—  u  — 

Le  péché  souille  Vime  ;  vivre  avec  lui  est  pire  que  de 
maprir. 

Tel  est  le  dictamen  de  la  conscience,  soit  qu*elle  s'ex- 
prime par  le  poignard  de  Lucrèce,  qui  se  tue  pour  une 
souillure  à  laquelle  elle  n'a  pas  consenti,  mais  dont  la 
tache  lui  reste  ;  soit  qu'elle  éclate  avec  plus  d'énergie  en- 
core dans  le  sacri6ce  de  Caton,  qui,  désespérant  d'at- 
teindre le  tyran,  se  frappe  lui-i^ême  plutôt  que  d'assister 
au  viol  de  la  république. 

Il  est  de  mode  parmi  les  chrétiens  de  blâmer  et  vitupé- 
rer ces  suicides  héroïques.  Saint  Augustin  a  trouvé  moyen 
de  plaisanter  Lucrèce-,  la  troupe  des  historiographes  s'est 
ruée  sur  Caton.  Passons,  si  l'on  vont,  sur  le  fait  même  du 
suicide»  qui  fuit  une  question  à  part,  et  admettons  que 
Lucrèce,  Caton,  Brulus,  toutes  ces  grandes  âmes  qui,  en 
face  du  déshonneur,  ne  marchandaient  pas  leur  vie,  si 
elles  avaient  eu  l'avantage  de  naître  dans  la  foi  du  Christ, 
auraient  su  faire  mieux  que  de  mourir.  Mais  n'est-il  pas 
vrai  que  leur  résolution,  telle  quelle,  atteste  l'horreur 
intime  de  l'âme  pour  le  péché,  et  l'essentialité  de  notre 
vertu?  Potiùs  mori  quàm  jœdaril  plutôt  la  mort  que 
l'indignité!  Maxime  aussi  vieille  que  l'homme,  qui  té- 
moigne de  l'intuition  que  l'âme  a  d'elle-même  6t  de  sa 
pureté;  maxime  qui,  si  elle  est  juste,  crée  immédiatement 
et  sans  autre  secours  Téthique  et  la  pédagogie;  si.elle  est 
fausse,  les  entraine  l'une  et  l'autre.  Toute  notre  hygiène, 
et  en  cas  de  maladie  toute  notre  médication  morale,  est 
établie  sur  ce  fondement. 

Cependant  à  cette  loi,  d'ordre  psychologique,  le  chris- 
tianisme ajoute  une  considération  d*un  autre  ordre. 

Le  péchéj  dit-il,  offense  DieUy  qui  le  défend,  et  tôt  ou 
tard  le  punit. 

A  première  vue,  il  ne  semble  pas  qu'il  y  ait  là  rien  qui 
affecte  le  [.rincipe,  au  contraire.  Pour  fuir  le  mal  et  pra- 


—  12  — 

tiquer  le  bien  nous  avons  deux  motifs,  le  respect  de  ncus- 
même  et  celui  de  la  divinité.  Quel  tort  le  second  peut-il 
faire  au  premier? 

Ne  quid  nimis  :  je  me  méfie  de  ce  dualisme. 

Ne  nous  laissons  pas  étonner  par  cette  apparition  mys- 
térieuse de  ridée  divine  ;  et  puisqu'en  fait  de  morale  il 
s'agit  avant  tout  de  nous-même,  et  subsidiairement  d^un 
Autre  soi-disant  intéressé,  raisonnons  de  cet  Autre,  que 
nous  ne  connaissons  pas  encore,  avec  la  dignité  et  le 
sang-froid  qui  conviennent  à  un  être  moral  et  libre. 

D*abord,  de  quoi  Dieu  se  mêle-i-il?  Je  n*ai  jamais  en- 
tendu dire  qu'il  m'ordonnât,  à  peine  de  lèse-majesté  en- 
vers sa  personne,  de  manger,  de  respirer,  de  dormir,  de 
faire  aucune  des  fonctions  qui  intéressent  ma  vie  animale. 
Que  je  jouisse  ou  qiie  je  pâtisse,  il  ne^  s'en  fâche  pas  ;  il 
me  laisse  à  ma  propre  direction,  sous  ma  responsabilité 
exclusive.  Pourquoi  n'en  use-t-il  pas  de  même  à  l'égard 
de  ma  vie  morale?  Est-ce  que  les  lois  de  ma  conscience 
sont  moins  certaines  que  celles  de  mon  organisme,  ou 
plus  impunément  inviolables?  Quand  je  fais  mal,  le  péché 
ne  me  punit-il  pas  à  l'instant,  par  la  honte  et  le  remords, 
comme  la  vertu,  si  je  fais  bien,  me  récompense  par  l'opi- 
nion de  ma  valeur?  Nonne  si  benè  egeris  reciphs^  sin 
autem  malè  statim  in  forihus  peccatum?  dit  Jéhovah  lui- 
même  à  Gain  dans  la  Genèse.  N'ai-je  donc  pas  assez,  pour 
observer  ma  loi  intérieure,  de  cette  double  sanction  de  la 
joie  et  de  la  tristesse  ;  de  même  qu'il  me  suffit,  pour  soi- 
gner mon  corps,  de  la  double  sanction  de  la  maladie  et 
de  la  santé?... 

De  quelque  côté  que  l'on  aborde  la  question,  soit  du 
côté  de  Dieu,  soit  du  côté  de  la  conscience,  le  molif  de 
religion,  pour  une  âme  qui  réfléchit  et  qui  se  respecte,  a 
droit  de  surprendre.  Mais  voici  qui  est  plus  fâcheux  encore. 

Je  veux  que  Dieu  s'inléresse,  autant  qu'on  le  dit,  à  ma 


—  13  -^ 

vie  morale,  alors  qu'il  prend  si  peu  de  souci  de  ma  vie 
organique  :  qu'en  peut-il  résulter  pour  ma  moralité?  Car 
enfin  ce  n'est  pas  du  profit  que  Dieu  peut  tirer  pour  lui- 
même  de  ma  vertu  qu'il  s'agit  ici,  mais  de  ma  propre  per- 
fection ;  CCI  n'est  que  pour  mon  bieit,  à  moi,  que  Dieu,  joi- 
gnant son  commandement  à  celui  de  ma  conscianca,  me 
prescrit  d'être  sage.  Cela  étant,  je  demande  ce  (|ue  mon 
obéissance  ajoutera  à  ma  valeur?  Rien  du  tout.  En  face 
de  Dieu,  je  suis  comme  le  vassal  vis-à-vis  de  son  suze- 
rain. Tant  que  je  paye  le  tribut,  je  reste  pour  cette  Ma- 
jesté une  créature  soumise,  un  bon  serviteur  si  l'on  veut  ; 
je  ne  deviens  un  sujet  moral  qu'autant  que,  par  une 
volontaire  adhésion,  je  me  respecte  moi-même  dans  sa 
loi  :  ce  qui  constitue  enlrc  la  religion  et  la  morale  une 
difierence  irréductible,  que  nous  verrons  bientôt  se  chan« 
ger  en  un  véritable  antagonisme. 

Il  en  est  de  l'assentiment  du  cœur  comme  de  l'adhésion 
de  l'esprit.  De  même  que  ce  n'est  pas  par  ma  foi- à  la  pa- 
role révélée  que  je  fais  acte  d'intelligence,  mais  par  le 
jugement  que  je  porte  sur  cette  révélation  ;  de  même  ce 
n'est  pas  non  plus  par  ma  piété  envers  le  ciel  que  je  fais 
acte  de  sens  moral,  mais  par  ma  libre  vertu.  Otez  cette 
liberté  de  ma  CQUscience  et  de  ma  raison,  je  ne  suis  plus 
qu'un  esclave,  un  animal  plus  ou  moins  docile,  mais  dénué 
de  moralité,  indigne  par  conséquent  de  l'estime  de  son 
maître. 

Je  pourrais  appuyer  cette  analogie  d'une  multitude 
de  textes  empruntés  à  la  théologie  et  à  la  Bible.  Saint 
Paul  veut  que  notre  obéissance  soit  raisonnée,  rationa^ 
bile  sit  ohsequium  vestrum;  il  répudie  la  foi  servile.  Et  le 
psalmiste  nous  recommande  de  méditer  sans  cesse  la  loi 
de  Dieu.  Comment  donc  ne  pas  conclure,  à  pari,  de  cette 
prémisse  que  l'obéissance  à  la  loi  n'étant  méritoire  qu'au- 
tant qu'elle  est  libre  et  que  la  loi  est  avouée  par  la  con- 


—  14  - 

menc^  to  religion,  au  point  de  vue  de  la  moralei  ne 
sert  de  rien  ? 

Observon«,  en  passant,  que  la  qualité  du  Dieu  ne  fait 
rien  à  la  choee.  Mettez  à  la  place  du  Christ  Jupiter  ou 
Allah  ;  mettez  la  Nature,  THumanité  ou  un  soliveau  :  le 
résultat  reste  le  même.  Quel  que  soit  le  dieu  et  le  senti- 
ment qu'il  m'inspire,  dès  là  qu*en  faisant  le  bien  je  ne 
suis  plus  poussé  par  la  seule  inspiration  de  ma  conscience! 
le  mérite  de  mon  action  est  nul;  dans  la  balance  de  la 
Justice,  c'est  zéro. 

Donc  la  religion,  de  quelque  espèce  qu'on  la  fasse,  na^ 
turelle  ou  surnaturelle,  positive  ou  mystique,  n'ajoutant 
irm  à  la  moralité  de  l'homme,  est  inutile  à  l'éducation. 
Loin  de  la  servir,  elle  ne  peut  que  la  fausser,  en  chargeant 
la  conscience  de  motifs  impurs  et  entretenant  la  lâcheté, 
principe  de  toute  dégradation. 


Ainsi  parle  la  théorie  :  que  dit  à  son  tour  l'expérience  ? 

A  force  derecommander  la  piété  envers  les  dieux  comme 
le  point  capital  de  la  morale,  insensiblement  on  lui  a 
subordonné  la  Justice;  le  respect  de  l'humanité  et  de  ses 
lois  a  passé  après  la  crainte,  toujours  pluç  ou  moins  inté* 
ressée,  des  natures  supérieures  ;  de  cette  crainte,  par  elle- 
même  immorale ,  le  sacerdoce  a  fait  le  principe  de  la 
vertu,  initium  sapientiœ  timor  Do?nini,  Ce  qui  n'était 
proposé  d'abord  quejcomme  motif  auxiliaire  d'attache^ 
ment  au  bien  et  d'horreur  pour  le  mal  est  devenu  la  raison 
principale  et  prépondérante.  Alors,  Fintervention  de  la 
divinité  dans  la  vie  intérieure  érigée  en  article  de  foi,  la 
conscience  s'est  fanée;  la  piété  diminuant,  les  mœurs  se 
sont  corrompues  ;  et  l'homme,  pour  avoir  voulu  se  donner 
Fappui  d'une  idole,  a  été  déchu  :  le  soi-disant  péché  ori^ 
j^inel  c'a  pas  d'î^utre  origiiïe, 


TeUo  ftil  fioflueQce  d«  la  piété  pendant  la  pértoda  relh 
gieuse,  qui  embrasse  les  vingt  siècles  avant  Tère  chré- 
tienne. 

l^  suite  se  devinev 

Démoralisée  par  une  première  religion,  la  conscience 
cherche  son  salut  dans  une  réforme.  Elle  se  crée  une  di- 
vinité rédemptrice,  capable  de  lui  rendre  sa  vertu  primi- 
tive, et  de  lui  refaire  une  Justice.  C'est  Tœuvre  dont  le 
^rislianisme,  religion  par  excellence  de  la  chute  et  de 
la  réhabililation,  voulut  bien  se  charger,  en  se  défmissant 
luivnême  dans  la  proposition  suivante,  qui  forme,  avec 
les  deux  énoncées  plus  haut,  sa  trilogie  morale; 

£a  religion  est  Vensemble  des  moyens  thérapeutiques  eê 
prophylaeiiques^  emeignés  par  Dieu  même,  par  lesquels 
l'homme  dégradé  se  rétablit  dans  la  vertu  et  cqpmrve  ses 
mœurs. 

Remarquons  la  logique  de  ce  nouveau  système,  auquel 
tendent  fatalement,  comme  à  leur  dernière  forme,  toutes 
les  religions  nées  et  à  naître. 

L'homme,  bien  qu'il  eût  été  créé  en  état,  d'innocence, 
ne  possédant  pas  en  soi  la  raison  sufHsante  du  bien,  ne 
pouvait  manquer  de  faillir.  Ce  n'est  donc  pas  à  lui-même, 
à  une  réaction  vertueuse  de  sa  conscience  qu'il  doit  de- 
mander la  réparation  de  son  péché  ;  c'est  à  TËssence  supé- 
rieure, dont  la  parole  a  allumé  dans  le  cœur  de  l'homme 
le  flambeau  de  la  loi,  et  qui  seule  possédant  la  sainteté, 
peut  communiquer  à  son  serviteur,  avec  le  précepte,  la 
force  de  le  pratiquer,  d'y  persévérer,  et  s'il  s'en  écarte, 
d'y  revenir. 

En  sorte  que  l'on  peut  considérer  l'éducationchrétienne 
comme  une  sorte  d'allopathie  mentale,  suivant  laquelle 
l'homme,  cttteint  d'une  alTection  constitutionnelle  et  ac- 
tuellement prévaricateur,  est  rendu  au  bien,  non  par  l'é- 
nergie habilement  excitée  de  son  âme,  mais  par  Tappli- 


—  16  — 

cation  des  grâces  ou  vertus  médicinales  de  l*être  saint, 
qui  est  Dieu. 

Gela  posé,  voici  comment  l'Église  entend  combattre  le 
péché,  former  et  soutenir  les  mœurs,  armer  la  conscience 
contre  ses  propres  faiblesses. 

Tandis  que  l'éducation  profane  s'applique  à  façonner 
l'homme  dans  son  corps,  son  intelligence,  ses  rapports  so- 
ciaux, par  la  démonstration  des  lois  de  la  nature  et  de 
l'esprit,  l'enseignement  du  droit  et  de  la  civilité,  l'Égh'se, 
par  des  conjurations  appelées  sacrements  dont  elle  a  le 
privilège,  par  l'exorcisme  hebdomadaire  et  anniversaire 
de  ses  offices^  par  la  pratique  de  la  mortification  et  de 
Voraison^  par  la  direction  dHntention^  surtout  par  une 
foi  absolue  aux  vérités  révélées^  prétend  attaquer  le  péché 
dans  son  ^rme,  émonder  la  volonté,  et  donner  à  nos  in- 
clinations toute  la  moralité  dont  elles  sont  susceptibles. 

Tel  est  r^bjet  de  l'enseignement  chrétien  proprement 
dit  :  ceux  qui,  spiritualisant  davantage,  ont  prétendu  dé- 
gager le  christianisme  de  ce  rituel,  et  le  réduire  au  pur 
amour  de  Dieu  et  à  la  pure  morale,  ont  été  déclarés  quié- 
tistes,  athées,  qui  pis  est  immoraux,  en  conséquence  re- 
tranchés de  la  communion  de  l'Église  et  voués  à  l'enfer. 

C'est  d'après  ce  principe  que  le  fondateur  principal  de 
la  secte  chrétienne  aurait  été,  par  un  oracle  particulier, 
nommé  Jésus,  sauvjeur,  libérateur,  guérisseur,  du  même 
nom  que  les  Esséniens,  en  grec  Thérapeutes^  comme  qui  dî- 
raitguérisseur^  de  consciences,  parrallopathie  théurgique. 

Et  c'est  pour  se  conformer  à  la  même  pensée  que 
ledit  Icsus  aurait  dit  à  ses  disciples  : 

((  Allez,  enseignez  toutes  les  nations;  baptisez-les  (lavez-les, 
purifiez-les),  au  nom  du  Père,  du  Fils  et  de  TEsprit,  et  don- 
nez-leur communication  de  mes  ordonnances.  Ceux  à  qui  vous 
remettrez  les  péchés,  ils  leur  seront  remis;  ceux  à  qui  vous 
les  retiendrez,  ils  seront  retenus.  » 


—  17  — 

VI 

J'avoue,  malgré  le  respect  que  m'inspire  le  nom  du 
Christ,  que  ma  raison  ni  ma  conscienee  ne  sauraient  se 
plier  à  ce  système,  dont  le  pendant  avait  été  donné  dans 
la  Haute-Asie,  plusieurs  siècles  auparavant,  par  le  fameux 
Bouddha. 

La  philosophie  naturelle,  depuis  Bacon  jusqu'à  Ârago, 
a  pour  principe  que  si  l'on  veut  faire  de  bonne  physique, 
de  bonne  chimie,  de  bonne  mathématique,  je  dirai  même, 
avec  Broussais,  de  bonne  médecine,  il  faut  s'abstenir  de 
toute  spéculation  ontologique  et  religieuse,  ne  faire  ja* 
mais  intervenir  l'idée  de  Dieu  ou  de  l'âme,  l'autorité  de 
la  révélation,  la  crainte  de  Satan,  l'espérance  de  la  vie 
éternelle.  Il  faut  observer  attentivement  les  faits,  les 
analyser  avec  exactitude,  les  définir  avec  justesse,  les 
classer  avec  méthode,  les  généraliser  avec  circonspection, 
et  ne  rien  affirmer  fue  ça  puisse  toujours,  et  à  volonté, 
confirmer  l'expérience. 

D'accord  avec  ces  sages,  et  contrairement  à  la  doctrine 
du  législateur  des  chrétiens,  je  soutiens  qu'il  faut  en  user 
de  même  pour  la  morale^  et  que  la  traiter  par  la  religion, 
ainsi  que  le  prescrivent  le  Christ  et  Bouddha,  c'est  la 
corrompre.... 

L'éducation  est  un  sujet  trop  vaste  pour  que  je  puisse 
en  quelques  pages  l'embrasser  dans  toutes  ses  parties. 
Je  me  bornerai  donc  à  l'examen  des  qdatre  questions  sui- 
vantes, qui  me  semblent  devoir  emporter  le  reste  : 

Comment  l'homme  est-il  institué  par  l'Église  dans  sa 
conscience? 

Comment,  sous  cette  même  direction,  se  pose-t-il  de- 
vant la  société? 

Comment  au  sein  de  la  nature  ? 

Comment  en  face  de  la  mort?  (y] 


—  18  — 

Ce  que  j'aurai  à  dire  de  la  pédagogie  ecclésiastique  nous 
peQïieltra  de  juger,  par  voie  d'opposition,  de  ce  que  doit 
être  un  jour  la  pédagogie  révolutionnaire:  car,  hélas!  il 
ne  faut  pas  nous  le  dissimuler,  même  aux  jours  de  la 
proscription  des  prêtres  l'éducation  du  peuple  n'a  pas 
cessé  d'être  clirélienne;  et  tous  tant  que  nous  sommes, 
générations  de  89,  de  93,  de  1809,  de  t8i4,  de  1830  et 
de  1848,  nous  avons  été  faits,  la  postérité  dira  si  ce  fut 
ppur  9otre  malheur  ou  notre  gloire,  enfants  de  Dieu  et  de 
tÉglise. 


CHAPITRE  IL 

L'homme  dane  Bon  for  intérieur.  —  Symbolique  du  culte  et  de 

la  prière.  —  Double  conBcienoe. 

VII 

La  pédagogie  de  l'Église,  de  inême  que  son  économie 
et  sa  politique,  a  donc  pour  point  de  départ  le  dogme  de 
notre  malice  innée,  qu'il  est  utile  en  ce  moment  que  je 
rappelle. 

L'homme,  par  l'infection  de  sa  nature,  ne  peut  de  lui- 
même  vouloir  et  pratiquer  le  bien. 

11  n'y  a  point,  disait  Luther  d'après  saint  Paul,  dans 
l'homme  iiopi  justifié  par  le  Christ,  de  vertu  morale  sans 
orgueil  et  sans  tristesse,  c'est-à-dire  sans  péché.  Ainsi, 
nous  no  devenons  pas  justes  en  faisant  ce  qui  est  juste; 
mais,  étant  devenus  justes,  nous  faisons  ce  qui  est 
juste. 

Ce  principe  admis,  la  question  de  l'éducation  se  réduit 
pour  tout  chrétien,  et,  nous  le  verrons  bientôt,  pour  tout 
esprit  religieux,  à  enseigner  à  Thomme,  avec  les  pré- 
ceptes de  la  morale,  qui  par  eux-mêmes  resteraient  im- 
puissants, les  pratiques  aacramenielles  ou  justifiantes, 


—  !•  — 
imi  la  dîspensaiioa  eùastiluB  la  spécialité  propre  de  VÈ- 

£b  bian  !  cette  doctrine  injurieuse,  commune  à  toutes 

les  religions  jusqu'au  déisme  inclusivement,  qui  fait  de 

rbomme  un  sujet  incapable  à  priorî  de  penser  ses  modes, 

de  les  vouloir,  de  les  produire,  d'y  rester  fidèle,  un  sujet 

réfractaire  à  sa  propre  essence  ;  cette  contradiclion  psy* 

chologique,  peut-élce  ma  raison,  accablée  du  déluge  de 

crimes  qui  couvre  la  terre,  n'y  eût-elle  pas  répugné,  si  du  . 

moins  il  était  vrai  qu'elle  apportât  à  la  tyrannie  du  pécbé 

quelque  allégement.  Mais  voilà  précisément  ce  qge  je  nie  : 

je  soutiens  que,  si  par  naturç  nous  sommes  vicieux  et 

pervers,  la  religion ,  par  sa  mélliode  de  justification ,  nous 

rend  pires, 

YIII 

Reportons^-nons  par  la  pensée  à  ces  sociétés  naissantes, 
oà  les  mœurs  se  dessinent  à  peine,  où  la  conscience  se 
cherche  encore.  Un  homme  parait,  poète,  devin,  sacriS* 
cateur,  maître  de  cérémonies.  Il  offre  au  vulgaire  étonné, 
vis-à*vis  des  puissances  surnaturelles,  sa  médiation  oili- 
cieuse.  D'abord,  il  s'empare  des  imaginations  par  des 
formes  imposantes  :  ou  le  voit  se  prosterner,  se  relever, 
invoquer  le  ciel,  comme  s'il  parlait  à  un  personnage  vi- 
sible pour  lui  seul.  Il  commande  la  soumission  par  la 
terreur,  il  capte  la  confiance  par  le  mystère.  Puis,  et  c'est 
ici  la  partie  décisive,  darable,  de  son  ministère,  il  s'attache 
à  créer  dans  la  massé  des  habitudes  de  piété,  à  mouler 
les  volontés  et  les  intelligences  au  moyen  de  symboles  et 
de  rites  destinés  à  rappeler  sans  cesse  au  peuple,  non  la 
loi  morale,  que  lui-même,  prêtre  dû  Très  Haut,  necon* 
naît  guère  plus  que  ceux  au  nom  desquels  il  officie,  mais 
le  Sujet  transcendantal  de  loote  moralité  et  de  toute  loi. 
-w  MettonsrQous  en  présence  de  Dieu,  dit  le  prêtre,  In^ 
ifùibù  ad  aliars  Dei  :  c'est  le  résumé  de  toute  la  religion 


-20- 

antique.  Si  bien  que  la  Justice,  science  de  vérité,  dont 
le  nom  était  gravé  sur  Ife  rational  d'Âaron  ;  la  morale, 
promise  par  le  prêtre,  et  seulement  figurée  dans  Tado- 
ration,  se  trouve  remplacée  par  un  autre  sentiment,  la 
crainte  de  Dieu,  les  œuvres  de  justice  par  les  actes  de 
latrie,  la  vertu  par  la  foi. 

Qu'estrce  maintenant  que  le  christianisme,  cette  loi  de 

réparation  qui  devait  réformer  et  compléter  Tancienne, 

.  ajoute  à  cela  ?  Reprenez-moi,  Monseigneur,  si  je  manque 

d*un  iota  :  car  pour  vous,  comme  pour  la  Révolution,  il  y 

va  d'un  gros  intérêt. 

Toute  votre  science  religieuse,  comme  celle  des  bonnes 
femmes  qui  guérissent  au  moyen  de  formules  secrètes, 
comme  celle  des  magnétiseurs  qui  agissent  par  émana- 
tions fluidiques,  se  réduit  à  un  répertoire  de  gestes  et  de 
formules  verbales,  dans  lesquels  vous  supposez,  sur  la  foi 
de  vos  révélations,  et  pourvu  qu'il  s'y  joigne  une  intention 
sincère,  la  propriété  de  guérir  Tâme  du  péché  et  de  la  ra^ 
mener  à  la  sagesse. 

Quelle  conscience  que  celle  du  chrétien,  avec  son  arse- 
nal de  parolesmagiques,  d'incantations,  d'obsécrations  et 
de  talismans,  contre  la  multitude  innombrable  des  péchés 
et  des  démons!  —  Celui-ci,  dit  quelque  part  le  Réforma- 
teur évangélique,  parlant  d'un  mauvais  esprit  que  ses 
disciples  n'avaient  pu  expulser,  celui-ci  ne  se  peut  vaincre 
par  la  seule  invocation  du  Père,  du  Fils  et  de  l'Esprit, 
pas  même  par  le  nom  efficace  de  Jéhovah  :  il  y  faut  la 
prière  et  le  jeûne!  —  Pour  réfréner  l'ardeur  du  jeune 
Tobie,  l'ange  Raphaël  (le  nom  de  Raphaël  signifie  méde- 
cine de  Dieu),  après  avoir  enfumé  la  chambre  nuptiale 
avec  le  foie  du  poisson  péché  dans  l'Ëuphrate,  prescrit  au 
nouvel  époux  de  passer  la  première  nuit  de  ses  noces  en 
prières,  à  genoux  sur  un  prie-Dieu,  à  côté  de  sa  femme. 
Pour  telle  autre  diablerie  on  conseille  l'aumône.  Mais 


—  21  — 

voyez  la  pente!  là  vertu  de  Taumône  a  ausâi  ses  bornes  : 
donnez  alors,  donnez  à  TÉglisece  qui,  donné  aux  pauvres, 
ne  vous  aura  pas  réussi....  Je  m'abstiens  de  tout  com- 
mentaire. 

IX 

Arrêtons-nous  un  moment  sur  cette  théurgie,  insépa- 
rable de  tout  système  religieux. 

L'homme  qui,  après  avoir  par  l'activité  de  son  enten- 
dement formé  le  concept  de  Dieu,  fait  intervenir  ensuite 
ce  concept  dans  sa  raison  pratique  comme  sujet,  motif  et 
sanction  de  la  Justice;  cet  homme-là,  ai-je  dit  (2«  étude), 
sera  conduit  tôt  ou  tard'  à  mettre  son  concept  en  har- 
monie avec  la  fonction  que  sa  conscience  lui  assigne,  c'est- 
à-dire  qu'il  le  réalisera  en  âme  et  en  corps,  et  finalement 
s'en  fera  une  idole. 

La  substantification  du  concept  divin,  par  suite  son 
animation,  sa  personnalité,  son  incarnation,  son  histoire, 
toutes  ces  concrétions  mystérieuses  dont  se  compose  la 
théologie  dogmatique,  ont  leur  origine  dans  l'attribution 
que  l'homme  primitif  fait  à  un  sujet  métaphysique, 
autre  que  lui-même,  de  l'autorité  justicière,  qui  est  sa 
prérogative. 

La  même  évolution,  de  l'abstrait  au  concret,  s'observe 
dans  les  actes  du  culte. 

Le  Dieu  créé  pour  le  besoin  imaginaire  desaconscience^ 
le  croyant  en  conclut,  il  ne  peut  pas  ne  pas  en  conclure, 
qu'une  communication,  un  rapport,  existe  entre  son  âme 
et  la  divinité.  Ce  rapport,  que  les  théistes  discrets  renfer- 
ment dans  les  profondeurs  de  la  conscience,  et  auquel  ils 
attribuent  les  inclinations  vertueuses  de  l'âme,  l'homme 
d'une  foi  plus  rayonnante  ne  tarde  pas  à  le  découvrir  hors 
de  la  conscience,  dans  les  facultés  de  son  être  et  les  phé- 
nomènes de  la  nature.  Tout  est,  pour  le  vrai  croyant,  ma- 
nifestation de  la  divinité.  Et,  comme  la  distinction  entre 


les  choses  Sf^tneilee  et  )es  corporelles  est  une  pure  fic- 
tion de  la  dialectiqtiei  te  ibétsie,  qui  admet  rextsience  de 
rapports  entre  lui  et  la  divinité,  tend  iiiTmciblement  à  ex- 
tériorer  ces"  rapports,  à  en  saisir  la  trace  dans  certains 
faits  matériels,  symboles,  signes  ou  véliirules  de  Taclion 
divine,  auxquels  il  attribue  par  conséquent  la  même  effi- 
cacité qu'à  une  impression  immédiate  de  Dieu. 

La  f(H  aux  sacrements  est  donc  partie  inlégrante  de  la 
foi  à  ta  divinité  :  ee  qui  rentre  dans  la  proposition  anté- 
rieurement démonlréet  que  toute  religion  natvreiie,  pour 
peu  qu'elle  ait  déracines  éi  quVlle  prenne  de  développe- 
ment, devkndra  tôt  oo  tard  religion  révéikb;  toute  ado- 
ration en  esprit  se  traduira  en  génuflexion. 

Or,  le  sacrement,  qn*0st-fl  antre  chose  qu*uii  pnr  féti- 
chisme? De  la  profession  de  foi  du  Vicaire  satapûfd  i 
celle  du  sauvage  il  n'y  a  que  la  distance  du  principe  à 
la  conséquence  :  par  oh  l'on  voit  que  le  plus  raisonnable 
des  deux  ne  serait  pas  le  philosophe,  si  ee  n'était  une 
lot  pour  la  philosophie  de  commencer  toujours  par  Fin- 
conséquence. 

X 

Gomme  l'eau  lave  le  corps  de  ses  souillures,  ainsi,  dit 
le  sacramentÂre,  Tablution  faite  suivant  le  rite  sacré,  avec 
la  foi,  ou  seulement  rintention  voulue,  purifie  Yàme  de 
de  sa  tache  d'origine.  Que  nous  enseigne  la  religion  par 
ce  mystère?  C'est  qu'en  [principe  toute  la  nature  est  péné- 
trée de  Dieu;  que  les  phénomènes  qui  nous  entourent  sont 
des  rap|x»rts ,  non-seulement  de  l'ordre  physique ,  mais 
aussi  de  l'ordre  divin;  que  par  conséquent,  pour  obtenir 
la  grhee  par  le  véhicule  des  phénomèrres,  il  suffit  de  nous 
unir  d'intention  à  la  divine  Miséricorde,  en  même  temps 
que  nous  remplissons,  de  corps,  la  condition  de  la  phé- 
Boménalité.  C'est  pour  cela  que  dans  le  sacrement  la  màr 
tière  est  plus  qu'un  signe  ou  un  symbole;  elle  acquiert 


—  23  — 

une  vertu  surnaturelle,  qui  la  rend  nécessaire  à  raccom- 
plissement  du  mystère.  Il  est  si  vrai,  par  exemple,  que 
l'eau  est  indispensable  à  la  régénération  chrétienne,  que, 
si  TOUS  supprimez  de  la  profession  de  foi  du  néophyte  Tin- 
fusion  liquide,  malgré  toutes  les  invocations  il  n'y  a  pas 
de  baptême,  et  le  péché  subsiste.  Au  contraire,  qu'un  in« 
crédule,  un  juif,  un  mahométan,  ondoie  lenouveau-n4,  en 
prononçant  sur  lui  la  formule  :  Je  te  baptise,  au  nom  du 
Père^  du  Fils  et  du  Saint-Esprit^  Tenfant  est  chrétien,  il 
est  entré  en  grâce;  que  la  mort  le  frappe,  il  verra  Dieu. 

Ainsi  la  pensée  religieuse,  après  avoir  conçu  le  monde 
transcendantal,  fait  produire  à  ce  monde,  par  Tintermé- 
diaire  des  créatures  visibles,  des  effets  surnaturels.  De  là 
les  miracles  opérés  par  le  nom  de  Jéhovah,  par  le  man- 
teau d'Êlie,  le  bâton  d*Élisée,  les  clous  de  la  vraie  Croix, 
les  ossements  des  saints  ;  de  là  la  vertu  attribuée  au  saint 
chrême,  aux  saintes  huiles,  aux  images,  médailles,  «capil- 
laires, etc.,  dans  lesi|uels  toute  TËglise  considère,  suivant 
le  plaisir  de  Dieu,  des  intermédiaires,  instruments  ou 
véhicules  de  l'action  du  ciel.  Delà,  enfin,  chez  les  minis- 
tres du  culte,  et  généralement  chez  tous  les  croyants,  une 
certaine  disposition  à  se  contenter,  de  la  part  des  indif- 
férents, des  démonstrations  extérieures:  ils  espèrent  tou- 
jours que  par  Tefficace  qu'il  a  plu  à  Dieu  d'attacher  aux 
symboles  de  son  culte,  l'acte  matériel,  réagissant  sur  la 
volonté,  déterminera  la  foi.  Une  seule  comparution  à  la 
messe,  un  semblant  de  confession,  un  rien,  suffit  à  leur 
piété.  On  les  accuse  d'hypocrisie;  on  se  trompe.  Ce  que 
le  mondain  traite  ici  de  grimace,  et  qui  de  sa  part  serait 
une  indignité,  prouve  précisément  la  sincérité  du  fidèle. 

«  XI 

En  1848,  quand  les  pétitions  pieu  valent  à  rassemblée 
nationale  des  quatre  coins  de  la  France,  demandant  que 


—  24  — 

je  fusse  expulsé  comme  athée^  je  reçus  une  lettre  envoyée 
de  province.  L'écriture  était  belle,  l'orthographe  irrépro- 
chable; assez  de  distinction  dans  le  style.  Ni  signature, 
ni  adresse;  l'auteur  cependant  était  uçe  femme,  de  plus, 
disait-elle,  jeune  encore,  vivant  dans  le  monde,  qui  allait 
au  hal^  quand  il  y  avait  des  bals  y  et  qui,  depuis  la  Ré- 
publique apparemment,  ne  s'occupait  plus  que  des  choses 
de  Dieu.  Dans  le  pli  de  la  lettre,  une  médaille  de  la  Vierge, 
attachée  à  un  cordon  de  soie. 

«  Vous  ne  voulez  pas  de  Dieu^  me  disait-elle.  Malheureux! 
que  voulez-vous  donc?...  Vous  ne  me  connaissez  pas,  et  pro- 
bablement vous  ne  me  connaîtrez  jamais;  mais  vous  m'avez 
fait  bien  du  mal...  Je  vous  le  demande  en  grâce,  Monsieur, 
portez  cette  petite  médaille,  bien  précieuse  pour  moi,  et  notre 
bonne  Mère  vous  sauvera  malgré  vous.  Je  vous  l'envoie  à 
rinsu  de  mon  mari^  bien  que  sans  doute  il  m'eût  approuvée. 
Gomme  vous.  Monsieur,  il  est  un  homme  d'intelligence,  mais 
avec  la  différence  que  lui  croit  en  Dieu  et  l'adore.  » 

Sur-lë-champ,  j*ôte  mon  habit,  ma  cravate,  et  je  passe 
sous  ma  chemise  la  petite  médaille....  Aujourd'hui  que  le 
temps  est  loin,  je  uq  puis  m'empècher  de  frémir  encore  de 
mon  imprudence.  Se  figure-t-on  Vathée  portant  une  pièce 
bénie?...  Supposez  qu'un  soir,  ramassé  dans  la  rue,  mort 
ou  blessé,  le  médecin  du  quartier  eût  découvert  sur  ma 
peau  cette  relique!  Quel  scandale!  Comme  les  conjectures 
seraient  allées!...  J'étais  un  homme  perdu.  Eh!  dures 
cervelles,  comme  disait  le  Christ,  corps  sans  âmes,  si  j'ai 
perdu  la  foi  à  Dieu,  j'ai  gagné  la  foi  à  l'humanité,  cette  foi 
qui  se  définit  Justice  et  Indulgence.  Que  me  faitla  dévotion 
plus  ou  moins  superstitieuse  d'une  femme?  Que  pèsent  à 
mes  yeux  ses  prétentions  à  la  sainteté  et  à  la  littérature? 
Je  ne  crois  pas  plus  à  son  génie  qu'à  ses  miracles  ;  mais  je 
crois  à  son  héroïsme,  à  son  dévoûment,  à  cette  tendresse 
surhumaine,  qui,  malgré  la  foi,  proteste  en  elle  contre  la 


—  25  — 

damnation  de  l'athée  ;  j'attends  tout  de  la  vertu  de  son 
sacrifice,  et  j'adore  en  elle  la  conscience  du  genre  humain. 
Ce  cordon ,  cette  médaille ,  brimborions  ridicules,  mais 
chargés  des  effluves  d'une  âme  dolente  et  passionnée,  de- 
venaient pour  moi  un  talisman  qui  devait  me  garantir  de 
Pexcès  de  ma  colère  vis-à-vis  de  l'homme,  et  de  l'ironie  à 
l'égard  de  la  femme.  Certes  le  miracle  attendu  par  ma 
pieuse  donatrice  pe  s'est  pas  accompli  ;  elle  saura  du 
moins,  si  elle  lit  ces  lignes,  que  je  n'ai  pas  failli  à  son 
vœu,  et  que  je  pourrai  me  vanter,  au  tribunal  du  grand 
Juge,  d'avoir  eu  dans  ma  vie  un  quart  d'heure  de  bonne 

volonté. 

XII 

Je  ne  voudrais  pas  qu'on  m'accusât  de  plaisanter  sur  un 
sujet  qui  prête  tant  au  ridicule  :  le  libertinage  en  matière 
de  religion  est  usé  depuis  Voltaire.  Mais  qui  ne  voit  que  le 
christianisme,  dernier  terme  du  paganisme,  du  théisme, 
est  là  tout  entier?  Sans  la  foi  aux  sacrements,  aux  reli- 
ques, aux  images,  il  n'y  a  point  de  religion.  Et  coupime  il 
n'y  a  pas  de  limites  dans  l'absolu,  pas  de  distinction  entre 
le  monde  de  la  nature  et  le  monde  de  la  grâce,  la  même 
pensée  qui  a  fait  imaginer  cette  thérapeutique  de  Vàme 
a  suggéré,  pour  la  satisfaction  des  intérêts  matériels,  une 
foule  de  pratiques  également  autorisées,  sinon  comman- 
dées par  l%glise  :«en  sorte  que  nous  pouvons  juger  par  le 
caractère  de  celles-ci  de  la  valeur  de  celles-là. 

Celui  qui  a  pouvoir  de  nous  sauver  du  péché ,  se  sont 
dit  les  dévots,  peut  nous  préserver  aussi  de  toutes  mala- 
dies et  accidents.  Ce  principe  posé,  le  recours  à  la  Divinité 
n'a  plus  de  bornes.  II  y  a  donc  des  formules  contre  l'in- 
fluence du  mauvais  esprit,  pour  toutes  les  circonstances  de 
la  vie  :  naissance,  puberté,  fiançailles,  mariage,  grossesse, 
accouchement,  relevailles,  sevrage,  maladies,  mort; — pour 
toutes  les  actions  ;  lever,  coucher,  travail,  repos,  visites, 
Il  2 


^08  - 

pit^menades;  -^pour  tous  les  temps:  solstices,  équinoxes, 
nouvelles  lunes,  semaines ,  matin,  midi,  soir;  —  pour 
toutes  les  affaires  :  (]uatid  le  roi  va  à  la  guerre  et  quand 
il  revient  de  la  guerre,  quand  on  installe  tm  préfet,  quand 
on  intronise  on  évêque,  quand  on  bâtit  une  maison,  quand 
on  ouvre  une  mine,  quand  on  lance  un  navire,  quand 
on  dédie  une  église  on  qu*on  fond  une  cloche;  —  pour 
touâ  les  acddenls,  intempéries  et  calimités,  pluie  et  sé- 
cheresse, tonnerre,  grêle,  gelée,  inondation,  incendie, 
filfliine,  peste,  épi2ootie,  etc.  Les  journaux  racontaient 
nagdères  qu'un  exploiteur  de  carrière,  ayant  tait  bénir 
ses  travaux  par  Tévéque  de  Viviers,  assisté  de  tout  son 
clergé,  il  se  détacha  de  la  montagne  une  masse  de  cent 
ttiille  tonnes  de  pierre  :  il  est  vrai  qu*on  avait  eu  soin  de 
mettre  le  feu  à  une  charge  de  poudre  de  10,300  kilo- 
grammes. 

Il  y  a  des  saints  doués,  par  permission  divine,  de  pré- 
rogatives spéciales  pour  la  préservation  des  fléaux  et 
maladies  :  naufrages,  bêtes  féroces,  insectes,  fièvres, 
blessures,  écrouelles,  gale,  lèpre,  pustule  maligne,  dys- 
senterie,  épilepsie,  hyd^*ophobie;  des  saints  pour  la  cla- 
velée,  le  farcitt,  le  tournil,  les  rhumatismes,  les  hémor- 
rhoîdes  ;  des  patrons  pour  tous  les  métiers,  corporations, 
paroisses,  cités,  provinces  et  royaumes.  Le  Cliristianisme 
ne  laissait  rien  à  faire  à  la  politique,  hi  à  Téconomie,  ni 
àTassurance,  ni  à  la  médecine,  ni  à  la  stratégie;  il  avait 
pourvu  à  tout  par  ses  recettes  :  Ite^  doeeie  omnes  génies. 

XIII 

Est^e  de  lui»méme  que  Tbomme,  cette  créature  si 
belle  en  son  corps,  si  sublime  en  son  âme,  destinée  à 
devenir  le  type  généreux  de  la  vie  morale,  se  plonge  avec 

ttne  sorte  de  délice  dans  cet  océan  de  superstitions  ! 

Agit-il  sous  rinstigation  d'un  esprit  jaloux,  par  un  chàti- 


-  37  - 

ment  de  la  Pivioité,  ou  par  m  borrible  complot  in&^em" 

doce? 

Vous  me  prendriez  pour  quelque  voltairien  attardé, 
Monseigneur,  si ,  après  avoir  effleuré  d'un  sourire  \otre 
Instruction  religieuse^  je  n'en  donnais  la  raison  psycholo- 
gique; si  je. ne  montrais,  jusque  dans  cet  abaissement  où 
rhonime  peut  être  conduit  par  la  Foi,  la  grandeur  de  sa 
pensée  et  la  poésie  de  sa  conscience. 

Disons^le  donci  pour  Tinstruction  d'ujif  ]t;glise  igno* 
rante  de  ses  propres  mystères  :  il  h*y  a  véritablement  à  re- 
dresser ici  qu'un  quiproquo.  Changez  l'adresse ,  et  toute 
cette  déraison  apocalyptique  devient  Téfiopée  de  Thumaine 
vertu. 

Cette  source  de  tout  bien  et  de  toute  sainteté,  que  Yirm 
religieuse  appelle  son  Seigneur,  son  (Christ,  son  Père,  c*c$| 
elle-même  qu'elle  contemple  dans  l'idéal  de  sa  puissance 
et  de  sa  beauté.  Virgile  le  dit  en  propres  termes,  Dieu  ecft 
la  puissance  éternelle  de  l'humanité  ; 

0  Pater^  6  lipminum  divûmque  mim^^  potestas  ! 
Ces  génies,  ces  anges,  ces  saints,  qui  forment  la  cortégo 
du  Très-Haut,  ce  sont  toutes  les  facultés  de  cette  âme, 
qu'elle  réalise  et  personnifie,  pour  les  invoquer  ensuite 
eommeses  patrons  et  ses  protecteurs.  Ce  monstre  dMgnomi- 
nie  qu'elle  nomme  Satan ,  c'est  encore  elle,  dans  l*idéalité 
de  sa  laideur.  Et  cette  adoration  sans  (in,  inintelligible 
tu  prêtre  eomme  au  vulgaire,  esi  l'hymne  perpétuel  qu'elle 
se  fîhante  pour  s'exhorter  à  bien  penser,  bien  atmer,*bien 
dire  et  bien  faire;  la  rapsodie^  toujours  nouvelle,  de  ses 
luttes,  de  ses  misères  et  de  ses  triomphes;  le  battement 
d'ailes  qui  l'élève  vers  les  sublimités  de  la  JcsTrcE* 

Une  pareille  hallucination,  direz*vous,  serait  plus  mer- 
veilleuse  que  la  religion  même,  dont  on  prétend  expliquer 
ainsi  le  mystère. 

Bien  de  plus  naturel,  ^cependant  :  vous  aillez  en  juger. 


—  28  — 

Du  moment  que  Thomme,  incapable  dans  les  premiers 
temps  de  démêler  en  soi  la  Justice  dont  il  éprouve  le  sen- 
timent ,  est  entraîné  par  la  constitution  de  son  entende- 
ment à  lui  chercher  hors  de  sa  conscience  un  sujet  en  qui 
elle  réside,  ainsi  que  je  l'ai  expliqué  déjà  (2*  Étude ^ 
chap.  2),  il  est  tout  simple  qu'il  invoque  ce  juste  Juge, 
aussi  bien  contre  les  ennemis  qui  le  menacent  que  con- 
tre ses  propres  inclinations;  qu'il  lui  demande  conseil, 
qu'il  le  prie  de  le  fortifier,  de  le  soutenir,  de  le  purifier, 
de  l'élever  dans  la  vertu.  C'est  donc  elle-même  que  l'âme 
invoque,  prie  et  conjure;  c'est  à  sa  propre  conscience 
qu'elle  fait  appel  ;  et,  de  quelque  façon  que  soit  tournée 
la  prière,  elle  ne  sera  que  l'expression  du  moi  qui  s'ad- 
jure sous  le  nom  de  Dieu;  elle  n'aura  même  de  sens,  elle 
ne  sera  intelligible  que  par  cette  prosopopée. 

Un  exemple,  familier  à  tous  mes  lecteurs,  et  qui  ré- 
sume à  lui  seul  toute  la  religion,  toiit  le  bréviaire,  fera 
comprendre  cette  aliénation  de  l'âme  humaine,  qui,  se 
prenant  pour  un  Autre,  s'appelle,  s'adore  comme  l'Eve 
de  Milton,  sans  se  connaître. 

XIV 

Vous  qui  donnez  la  confirmation  aux  chrétiens,  Hon- 
4»eigneur,  vous  savez  votre  Pater,  sans  doute  ;  maisy  avez- 
vous  jamais  rien  comjaris? 

Appel  à  la  souveraine  perfection,  acte  de  soumission  à 
l'ordre  éternel,  de  dévouement  à  la  Justice,  de  foi  en  son 
règne,  de  modération  dans  les  désirs,  de  regret  des  fautes 
commises,  de  charité  envers  le  prochain  ;  reconnaissance 
du  libre  arbitre,  invocation  à  la  vertu,  anathème  au  vice> 
affirmation  de  la  vérité  :  la  morale  de  quarante  siècles  est 
résumée  dans  ces  humbles  et  émouvantes  paroles,  que  la 
tradition  chrétienne  attribue  à  son  Homme-dieu. 

Que  de  douleurs  apaisées,  de  courages  affermis,  de 


—  29  — 

ressentiments  vaincus,  de  doutes  évanouis,  par  la  récita* 
tion  de  cette  prière,  plus  accessible  aux  cœurs  qu'aux 
intelligences  !  Quand  le  pauvre,  avili,  menteur,  fainéant, 
nous  aborde,  la  prière  sur  les  lèvres,  telle  est  la  grâce  de 
cette  parole  vraiment  évangélique,  que  nous  nous  sen-  « 
tons  portés,  malgré  nous,  à  Taumône.  Pater  noster  !... 
Hélas!  à  Texception  de  quelques  privilégiés  de  la  science, 
c'est  tout  ce  que  le  peuplé  sait  de  ses  droits  et  de  ses  de- 
voirs. Après  le  Décalogue  et  l'Oraison  Dominicale,  néant. 
Trente-quatre  lignes  en  trentcrquatre  siècles!  Dites-moi 
donc,  Monseigneur,  à  quoi  servent  les  sacerdoces? 

Prise  au  sens  litléral,  comme  fait  l'Église,  TOraison 
Dominicale  n'est  qu'un  tissu  d'idées  niaises,  contradic- 
toires, immorales  même  et  impies.  On  peut  en  extraire 
une  douzaine  d'hérésies,  condamnées  par  le  saint-siége  ; 
et  c'est  peut-être  en  s'appuyant  sur  le  Pater,  entendu  à  la 
manière  des  prêtres,  que  Jérôme  Lalande  conclut  que 
son  auteur  était  athée. 

Mais  pénétrez  soûs  la  lettre,  toujours  absurde  quand 
il  s'agit  de  prière,  et  cotte  même  oraison  va  vous  paraître 
d'une  morale  et  d'une  rationalité  incomparables. 

Père!  -^.Père  de  qui,  père  de  quoi?  Le  Dieu  chrétien 
engendre-t-il  à  la  manière  de  Jupiter,  qu'Homère  appelle 
à  si  bon  droit  père  des  hommes  et  des  dieux  ?  Cette  inter- 
prétation ne  saurait  s'admettre.  Faut-il  prendre  la  chose 
au  sens  {^chique,  et  dire  que  l'âme,  émanation  de  la 
divinité,  affirme  ici  son  origine  céleste?  Mais  la  généra- 
tion des  âmes  par  le  Très-Haut  ne  se  comprend  pas  plus, 
ne  paraît  pas  mieux  fondée  que  celle  des  corps;  d'ailleurs, 
la  théorie  de  l'émanation  a  été  condamnée  par  l'Église, 
et  je  ne  crois  pas  que  la  philosophie  songe  à  la  remettre 
en  honneur,  Dira-t-on  que  Père  a  ici  le  sens  de  Créa- 
teur ?  L'idée,  en  effet,  est  orthodoxe  ;  mais  nul  doute  que 
Vâme  religieuse,  en  parlant  à  son  Père^  n'entende  que  ce 

2. 


-30- 

pèrc!  ^st  aussi J*auteur  de  toute  chose.  Le  Créateur  n'ei^<* 
plique  donc  pas  le  Père;  et  la  suile  du  discours»  Tintentioa 
évidente  du  texte,  exige  davantage.  Que  reste-t-il  »  sinpQ 
de  prendre  le  non^de  Père  comme  synonyme  de  Souve* 
rain,  patron,  maître  à  la  fois  et  modèle,  suivant  ce  que  dit 
ailleurs  l'Écriture,  Soyez  saints  comme  je  suis  saint;  ré^ 
gisseur  et  pourvoyeur  de  Tâme  et  de  la  société  ?  Or,  quel 
est-il  ce  père,  protecteur  et  prototype  de  l'âme  qui  le 
prie?  Suivant  TÉglise,  c'est  Dieu,  un  être  à  part,  que 
nous  supposons  tout  bon,  tout  sage,  tout-puissant,  à  Vi^ 
mage  duquel  nqus  sommes  créés,  et  seul  capable  de  nous 
entendre  et  d'exaucer  nos  désirs.  Je  soutiens  que  ce  Père 
n^est  autre  chose  que  l'âme  elle-même,  agrandie  à  ses 
propres  yeux  par  la  conception  de  l'idée  sociale  ou  de  la 
Justice,  élevée  par  cette  conception  du  droit  àl'égal  de  la 
société  même,  et  qui,  incapable  de  se  reconnaître  tout 
d'abord  avec  ce  caractère  sublime,  s'interpelle  sous  un 
nom  cabalistique,  et  se  provoque  à  la  vertu  par  la  con- 
templation de  son  idéal.  Qu'après  oela  elle  conçoive  ce 
Père  comme  créateur  de  la  nature,  cela  revient  à  dire 
qu'ayant  atteint  par  la  Justice  le  sentiment  de  l'infini,  se 
posant  elle-même  comme  infini,  elle  fait  rentrer  dans  cet 
infini  toute  cause,  toute  idée,  toute  puissance,  toute  vie, 
parce  que  l'infini  doit  tout  comprendre,  et  que  l'infini 
est  un. 

Qui  es  aux  deux.  —  Quelqu'un  dans  le  ciel  !  Le  Juif, 
qui  faisait  le  ciel  de  métal,  et  y  logeait  conSme  en  un 
palais  son  Jéhovah,  pouvait  le  croire  ;  païens  et  chré- 
tiens du  premier  siècle,  de  même.  De  nos  jours,  cette 
localisation  matérielle  est  impossible.  L0  ciel,  c'est  par» 
tout  et  nulle  part  ;  au  pied  de  la  lettre,  un  non-sens.  11  faut 
donc  recourir  encore  à  la  figure  :  le  ciel  est  le  sommet  de 
la  création,  la  plus  haute  pointe  de  l'Olympe  à  plusieurs 
sommets,  comme  (}it  Homèj^e,  'AxpçTiTiQ  /.çpO^v)  içoXuSeCpa- 


"■"^  9f    '^^ 

Soç  O57.u(xi7o;9,  tout  cp  quM)  y  »  de  plut  ^é  dftDi  l«i 
règnes  réunie  de  1^  nature.  V^r^  qui  es  m(o  eieu^^  eela 
signifie  donc  :  Souveraine  ess^nc^f  »ource  de  toute  ^^%^ 
tice ,  élevée  au-dessus  de  tOMtil  I^  créatures  l,,.  C*ei( 
Dieu  9  direz-vous  encore,  Vouis  ailes  Vite  en  interpréta? 
tion ,  et  vous  vous  contentez  de  bien  peu  de  cbo90» 
L*âme  ne  peut  croire,  connaître  et  affirmer  que  ce  dont 
elle  a  le  sentiment  pu  Te^périence;  et  la  seule  r|iosedout 
elle  ait  ici'  le  sentiment,  c*est  elle-même;  c'est  son  moi,  que 
rien  n*égale  dan»  le  monde  visible,  et  qu'elle  découvre 
à  travers  le  télescope  de  la  contemplation  Iranscen- 
dantale.  L*âme  agit  ici  comme  renfanl  qui,  apprenant 
à  parler,  avant  de  dire  moi,  se  désigne  à  la  troisième 
personne  :  conçlurez-vous ,  sur  la  parole  najve  de  cet 
enfant,  qu'il  est  double?... 

Que  ton  nom  soit  sanctifié,  —  I^e  nom,  suivant  Téner* 
gie  du  style  oriental»  est  la  même  chose  que  la  définitiout 
c'est-à-dire  l'essence.  Or,  à  qui  peut  convenir  ici  le  vœu 
de  sanctification  ?  A  Dieu  ?  c'est  impossiMe»  l^teu,  malgré 
tous  les  blasphèmes  et  toutes  les  idolâtries,  est  inviola»» 
ble.  L'âme  pense  donc  en  réalité^  autrement  qu'elle  ne 
s'exprime;  et  quand  elle  dit  à  son  Père:  Que  ion  nom 
soit  sanctifié^  c'est  comme  si  elle  se  disait  :  Que  par 
la  contemplation  de  ma  pure  essence  je  mo  sanctiGe  et 
me  rende  de  plus  en  plus  semblable  à  moi-même,  à 
mon  type,  à  mon  idéal!  C'est,  en  autres  termes,  ce  quê 
l'oracle  de  Delphes  recommandait,  avec  moins  d'emphase, 
à  l'homme  pieux,  quand  il  lui  disait  :  Connais-toi  toi^ 
même.  Quelque  violence  qu'on  fasse  aux  mots,  nous  ne 
sommes  plus  dans  le  ciel;  le  sanctificelur  nous  fait  des* 
cendre  dans  rhi:^manité  :  TÉvangile  et  la  Pythie  sont 
d'accord. 

Que  ton  règne  arrive^  —  Le  règne  de  Dieu  est  éternel, 
dit  l'Écriture  ;  il  ne  tombe  pas  dans  Iç  temps.  Laproposi- 


—  32  — 

tion  ne  saurait  donc  regarder  encore  que  Thomme ,  être 
progressif,  susceptible  de  s'avancer  indéflniment  dans  la 
Justice,  et  pour  qui  le  règne  de  Dieu  n*est  autre  chose 
que  Texaltation  de  sa  propre  essence,  et  le  dévelop- 
pement de  sa  liberté.  Dieu,  dans  ce  règne,  n'a  rien  à 
faire. 

Que  ta  volonté  soit  faite,  sur  la  terre  comme  dans  le 
ciel.  —  La  volonté  du  Tout-Puissant  ne  peut  pas  ren- 
contrer d*obstacle  :  prise  dans  la  rigueur  du  terme,  la 
prière  serait  une  impertinence.  D'autre  part,  l'assimila- 
tion de  la  terre  au  ciel  ne  s'entend  pas  mieux,  à  moins 
que  la  terre  ne  soit  prise  dans  un  sens  figuré,  comme 
nous  avons  vu  tout  à  l'heure  que  le  ciel  était  pris  lui- 
même.  Supposons  donc  qu'il  s'agisse  de  la  volonté  de 
l'âme  juste,  volonté  sans  reproche  comme  celle  de  Dieu, 
qui  en  est  la  figure;  la  pensée,  qui  tout  à  l'heure  semblait 
dépourvue  de  sens,  devient  sublime.  Que  ta  volonté,  ô 
mon  âme,  s'accomplisse  dans  la  région  inférieure  de  ma 
conscience,  comme  elle  se  produit  dans  les  hauteurs  de 
mon  entendement!  Je.voisle  bien  et  je  l'approuve,  dît  le 
poète ,  video  meliora  proboque  ;  pourquoi  faut-il  que  je 
suive  le  mal  ?  détériora  sequor  !  Est-ce  le  hasard  qui  a 
formé  dans  le  Pater ^  d'un  côté  cette  suite  incohérente  de 
pensées  inintelligibles  ;  de  l'autre,  cette  chaîne  mer« 
veilleuse  d'interprétations  morales,  autant  que  ration* 
nelles  ? 

Donne  •'nous  aujourd'hui  notre  pain  quotidien.  »— 
L'espèce  humaine,  courbée  sous  le  péché,  est  men- 
diante :  c'est  tout  son  argument  en  faveur  de  la  Provi- 
dence. Mais  il  est  impossible,  avec  la  foi  la  plus  robuste, 
d'admettre  une  divinité  occupée  de  ces^oins  quotidiens. 
Dieu  a  établi,  dès  l'éternité  et  pour  l'éternité,  l'ordre  du 
monde;  il  ne  le  change  pas  au  gré  de  nos  désirs,  pas  plus 
que  selon  notre  mérite  ou  notre  démérite.  Nous  tombons 


-  38- 

donc  de  plus  en  plus  dans  ranthcopomorphisme*,  inad- 
missible à  la  foi  orthodoxe.  Mais  ce  redoublement,  ati^ 
jourd^hui  et  quotidien^  pour  dire  au  jour  le  jour,  à  fur 
et  mesure,  si  bhoquant  en  Dieu,  l'Être  absolu,  est  d'une 
haute  philosophie  appliqué  à  l'être  qui  passe,  à  Thu- 
manité'.  il  signifie,  en  se  reportant  aux  propositions 
antérieures,  que,  si  l'ordre  moral  (divin),  considéré  dans 
son  ensemble,  est  réglé  selon  Téternité,  dans  l'appli- 
cation il  ne  se  réalise  que  selon  le  temps.  Donne-moi 
aujourd'hui  mon  pain  quotidien,  c'est-à-dire  fais-moi 
connaître  aujourd'hui,  et  dans  toutes  les  circonstances 
de  ma  vie,  ce  que  j'ai  à  faire  pour  obéir  à  Tordre  éternel. 
Le  Christ  ne  dit-il  pas  qu'il  est  le  pain  de  vie?  C'est  la  loi 
de  travail  pour  les  individus,  de  transition  pour  les  socié- 
tés, la  plus  disciplinaire,  la  plus  morale  de  toutes  les  lois. 

Et  remets^nous  nos  dettes.  —  Quel  compte  entre  Dieu 
et  l'homme  ?  Quel  bail  passé  entre  le  Gni  et  l'infini,  le 
nécessaire  et  le  contingent,  l'absolu  et  le  relatif  ?  Où  est 
écrit  ce  contrat?  Quieaa  rédigé  les  articles?  Qui  l'a  signé 
pour  moi?  Qui  en  réglera  les  parties?  Quelle  redevance 
stipulée  entre  l'auteur  des  choses  et  son  fermier?  Je  ne 
revendique  point  le  domaine  éminent  de  cette  terre  que 
je  laboure  en  la  trempant  de  mes  sueurs  :  la  nature  qui 
m'y  a  jeté,  et  le  travail  dont  elle  me  fait  une  loi,  sont 
tous  mes  titres.  Mais  je  ne  connais  pas  le  propriétaire... 
Ce  premier  membre  de  phrase  est  inintelligible  :  voyons 
la  suite. 

Comme  nous  les  remettons  à  nos  débiteurs.  —  La  cor- 
rélation est  flagrante.  Ainsi  mes  rapports  avec  Dieu  sont 
établis  en  raison  de  mes  rapports  avec  mes  semblables. 
Comme  je  leur  aurai  fait,  il  me  fera.  Pour  la  seconde  fois 
Tordre  d'en  haut  est  déclaré  être  la  contre-partie  de  celui 
d'en  bas,  mais  avec  cette  différence,  que  tout  à  l'heure 
c'était  ma  volonté  qui  devait  se  régler  sur  celle  de  son 


-H- 

Dieu,  spn  modèle,  sicut  in  cmlo  et  in  terrd;  et  quQ  main" 
tenant  c*est  h  volonté  d6  ce  Dieu  qui  annonce  devoir 
a^ir  selon  la  mienne.  Qui  nofis  expliquera  cette  énigme? 

Restez  dans  la  liltéraliié,  et  je  vous  défie  d*en  trouver 
la  clef»  Revenez  au  sens  tropique,  et  vous  vous  inclineres 
une  fois  de  plus.  L'âme  qui  prie  s'exhorte  au  bien  par  la 
contemplation  de  sa  beauté  eaientielle  ;  mais  en  même 
temps  elle  se  reconnaît  sujette  à  faillir,  dans  les  luttes 
quotidiennes  de  la  vie  animale.  Comment  se  relèvera* 
t^elle  de  ses  chutes  ?  Par  Tamour.  Point  de  justification 
pour  rhomme  qui  n'aime  pas,  c'est-à-dire  qui  ne  par-* 
donne  point,  car  c'est  tout  un  ;  qui  ne  cherche  pas  tout  à' 
la  fois  la  réalisation  de  la  Justice  en  lui-même  et  dans 
■  ses  frères.  Un  tel  homme  n'est  pas  un  saint;  c'est  un 
hypocrite,  un  apostat.  Sauves-vous  par  la  charité;  cette 
parole  de  rÉvangile,  mise  eq  chanson,  est  le  principe 
de  la  Justice  nouvelle,  qui  arrive  à  la  purification  par  le 
pardon,  à  rencontre  de  la  Justice  des  anciens  temps,  qui 
ne  savait  que  haïr  et  se  venger. 

Et  ne  nous  laisse  pas  choir  dans  la  tentation^  mais  dé-- 
livre-nous, n.k  —  Ceci  n'a  plus  besoin  de  commentaire» 
Que  le  sentiment  de  notre  céleste  beauté  nous  ravisse  à 
la  tyrannie  des  attractions  inférieures  :  voilà  le  sens. 
C'est  une  reprise  des  premières  phrases  de  rOraison,une 
ritournelle  dans  le  goût  des  antiennes  religieuses,  et  d'a- 
près les  règles  de  la  versification  hébraïque.  Les  théolo- 
giens ont  bâti  là-dessus  leur  théorie  de  la  grâce  efficace, 
sans  laquelle  l'homme  ne  peut  faire  le  bien  ni  se  relever 
de  ses  chutes,  mais  qui  ne  manque  jamais  à  celui  qui  la 
demande  :  littéralisme  absurde,  destructif  de  toute  mo* 
raie,  comme  de  toute  philosophie, 

Du  Malin.  —  Au  denûer  mot,  rallégorie  se  montre  à 
découvert.  Comme  l'idéalité  vertueuse  a  été  personni*- 
fiée  sous  le  nom  défère,  l'idéalité  contraire  est  |ierson- 


-  36  ^ 

niflée  sous  celui  du  Mauvais.  L'une  des  deux  personni- 
flcations  emporte  l'autre  ;  el  la  prière,  allant  de  la  thèse 
à  l'antithèse,  maiâ  en  restant  toujours  sur  le  terrain  do 
Tallégorie,  finit  comme  elle  a  commencé.  Les  chrétiens, 
â  rexeîttple  deâ  mages,  ont  fait  du  péché  un  être  réel, 
créé  seloti  les  uns,  inèréé  selon  les  autres,  irréconcilia- 
ble ennemi  du  Père,  dont  toutes  les  facultés,  passions  et 
jouissances  sont  pour  le  mal,  comme  celles  du  Père  sont 
pour  le  bien.  Cétait  logique.  Qui  affirme  Dieu,  affirme  le 
Biable  ;  maiâ  comme  le  siècle  né  croit  plus  au  cKable,  et 
que  l'Église  elle-même  semble  en  avoir  honte,  on  me  per- 
mettta  de  dire  à  mon  tour  que  qui  nie  le  diable  nie  Dieu, 
en  tant  du  moins  que  précepteur,  modèle  et  juge  de  notre 
moralité  :  car  sur  tout  le  reste  je  l'abandonne. 

Amen.  —  Mot  hébreu  qui  signifie  vraiment.  Ouoi!  vrai- 
ment, Cette  enfilade  d'idées  mystagogiques,  incompréhen- 
sibles, je  parle  de  l'raison  dominicale  d'après  TOinterpré- 
tation  chrétienne;  cette  apocalypse,  ce  galimatias,  ce  serait 
là  le  sommaire  de  ma  foi,  la  règle  de  ma  raison,  le  sou- 
tien de  ma  vertu,  lé  gage  de  mon  immortalité  !  0  Père,  qui 
es  dans  le  ciel!  vraiment,  si  j'étais  chrétien,  je  te  récite- 
rais sept  fois  le  jour  la  prière  que  le  Christ,  ton  fils  puta- 
tif, nous  a  apprise,  seulement  pour  en  obtenir  de  toi  Tin- 

telligence. 

XV 

Que  le  Pater  soit  réellement  de  la  composition  de  Jésus, 
comme  le  veulent  les  compilateurs  des  Évangiles  officiels  ; 
ou  qu^il  ne  faille  y  voir  qu'un  assemblage  de  formules 
d'oraison  ayant  cours  depuis  longtemps  dans  les  euco- 
loges,  ainsi  que  le  soutient  la  critique  moderne,  peu  im- 
porte à  mon  objet.  C'est  l'inspiration  que  je  regarde,  non 
le  style.  Postérieure  de  quinze  siècles  au  Décalogue  quant 
à  la  pensée  et  à  la  ^ate,  on  peut  dire  que  l'Oraison  domi- 
nicale lui  est  antérieure  de  quinze  siècles  quanta  la  forme. 


-36  — 

C*est  de  la  morale  en  mythe,  comme  le  discours  du  ser- 
pent à  Eve  et  le  sacrifice  d'Abraham.  EntrQ  Moïse  faisant 
parler  Jéhovah  comme  un  préteur  romain  sur  son  tribu- 
nal ,  Tu  ne  tueras  pas^  Tu  ne  voleras  pas^  Tu  ne  feras 
point  de  faux  témoignage ,  et  le  Christ  priant  son  Père, 
il  y  a  aussi  loin  qu'entre  les  légendes  d'Hercule,  Persée, 
Bellérophon,  chantées  par  les  poètes,  et  la  guerre  du  Pé- 
loponèse,  racontée  par  Thucydide. 

Est-il  donc  si  difficile  de  comprendre  que  l'homme  qui 
prie  Dieji  est  comme  le  poète  qui  invoque  la  muse,  celui- 
ci  faisant  appel  à  son  génie,  celui-là  à  sa  conscience?  De- 
puis le  vieil  Homère,  et  probablement  dès  longtemps  avant 
Homère,  nous  ne  sommes  plus  dupes  de  la  fiction  poéti- 
que; le  serons-nous  encore  longtemps  de  la  fiction  sacer- 
dotale? Notre  raison  n'a  rien  perdu,  certes,  pour  s'être 
mise  à  parler  en  prose;  avoiis-nous  peur  que  notre  sens 
moral  ne  succombe  parce  que  nous  cesserons  de  réciter 
des  patenôtres? 

Lorsque  Sapho,  dans  son  ode  à  Vénus,  conjure  la  déesse 
de  la  beauté  de  lui  ramener  son  amant  infidèle,  et  qu'elle 
lui  dit  :  Combats  avec  moi;  c'est  comme  si  elle  parlait  à 
son  propre  sexe,  dont  l'invincible  attrait  est  méconnu  dans 
sa  personne.  Lorsque  Hippocrate,  dans  ce  magnifique  ser- 
ment qui  est  comme  l'hymne  de  la  conscience  médicale, 
invoque  Hygie,  Esculape,  toutes  les  divinités  de  la  méde- 
cine, c'est  comme  s'il  jurait  sur  sa  propre  vie,  dont  les 
mystérieuses  puissances  font  l'objet  de  son  étude.  Lorsque 
Socrate  recommande  à  son  disciple  Antisthène  de  sacrifier 
aux  Grâces,  c*est  comme  s'il  lui  disait  :  Il  est  permis  au 
philosophe  d'être  pauvre  ;  il  ne  Test  jamais  d'être  mal- 
plaisant et  malpropre.  Le  culte  chrétien  ferait-il  exception 
à  cette  série?  Mais  sur  quoi  donc  en  établissez-vous  la 
preuve? 


—  37  — 
XVI 

Tout  le  monde  connaît  âvec  le  Pater  le  menu  de  la  dé- 
votion chrétienne  :  Credo^  Confiteùr^  Benedicite^  Gratias, 
Yeni  Creator  y  Vent  Sancte^  Sub  tuum^  Angélus,  De 
Prcfundis,  Gloria  patrij  l'office  paroissial,  les  heures, 
visites,  rosaires,  etc.  Eh  bien!  il  n*y  a  pas  une  de  ces  ré- 
citations mystiques,  dont  le  fond  est  commun  à  tous  les 
cultes,  qui  ne  serve  de  couverture  à  quelque  pensée  mo- 
rale, que  la  réflexion  a  fait  entrevoir,  mais  dont  la  théo- 
logie fait  perdre  la  trace. 

Chacun  a  entendu  parler  de  Teau  bénite,  des  cierges 
bénits,  rameaux  bénits,  saintes  huiles,  saint  chrême,  mé- 
dailles, scapulaires,  reliquaires,  croix  et  signes  de  croix, 
génuflexions,  prosternements,  élévations  de  cœur,  orai- 
sons jaculatoires.  En  ce  moment  TÉglise  travaille  à  re- 
mettre en  vigueur  les  jours  chômés  et  ouvrables,  gras  et 
maigres,  mariables  et  non  mariables;  les  avents,  carêmes, 
neuvaines,  vigiles  ou  veilles,  lendemains  et  octaves.  Quant 
aux  jeûnes,  cilices,  disciplines,  abstinences,  vœux  à  temps 
ou  perpétuels,  on  ne  les  connaît  plus  que  dans  les  mai- 
sons de  profession.  Eh  bien  !  encore,  il  n'y  a  pas  une  de  ces 
pratiques,  d'une  dévotion  vétilleuse  ou  cruelle,  qui  n'ait 
été  à  l'origine  le  symbole  de  quelque  vertueux  exercice, 
imaginé  pour  tenir  l'âme  en  haleine,  et  dont  le  matéria- 
lisme clérical  a  fait  avec'le  temps  une  superstition  absurde. 

Que  n'a-t-on  pas  dit  pour  et  contre  les  indulgences,  con- 
ception ridicule,  de  quelque  côté  qu'on  la  prenne,  quand 
on  l'entend  au  sens  de  l'Église;  idée  sublime  indignement 
travestie,  quand  on  se  place  au  point  de  vue  de  l'âme  hu- 
maine, conçue  comme  sujet-objet  de  toute  religion? 

11  est  impossible  que  Thomme  se  mêle  à  la  vie  sociale 
sans  qu'il  en  reçoive  quelque  souillure,  et  perde  quel- 
que chose  de  son  innocence  et  de  sa  Justice.  Faut-il  pour 
II  .  3 


—  38  — 

cela  s'abstenir,  aller  au  désert,  vivre  en  solitaire?  Ce  serait 
de  régoïsme,  et  c'est  impossible.  Il  faut  agir,  combattre, 
soutenir  la  lutte  contre  le  mal,  avec  le  moins  de  défail- 
lance qu'il  se  pourra,  sans  doute,  mais  au  risque  des  plus 
tristes  chutes.  Honneur  à  ceux  qui  ont  vaincu,  et  pardon 
aux  tombés!  Mais  honte  aux  puritains  qui  s'abstiennent, 
et  prétendent,  après  la  bataille,  gourmander  leurs  frères 
et  leur  commander  !...  Le  premier  et  le  plus  grand  sacri- 
fice que  l'homme  doive  à  ses  frères  est  celui  de  sa  propre 
sainteté  :  qu'il  reçoive  donc,  par  avance,  l'absolution  de 
ses  fautes,  à  charge  par  lui,  bien  entendu,  de  ne  rien  né- 
gliger pour  se  préserver  du  mal. 

Tetzel  déshonorait  les  indulgences;  Luther,  plus  fana-^ 
tique  encore  que  Tetzel,  en  méconnaissait  la  mythologie. 
Luther  voulait  être  plus  chrétien  que  le  pape»  c'est  assez 
dire.  Pour  moi,  à  défaut  d'autre  sagesse,  je  préférerais 
Rabelais  et  le  pantagruélisme  à  toute  la  Réforme. 

Les  personnes  les  moins  versées  dans  la  science  des 
Écritures  savent  aujourd'hui  ce  que  fut,  dans  son  institu- 
tion, le  sacrement  d'eucharistie  :  un  repas  fraternel,  une 
commémoration,  un  engagement.  Chez  tous  les  peuples, 
la  participation  au  foyer,  à  la  table,  au  pain,  au  sel,  fut 
le  symbole  de  l'hospitalité,  et  comme  le  sceau  de  ce  pre- 
mier contrat.  De  toutes  les  cérémonies  de  ce  genre,  la  plus 
solennelle  était  l'immolation  d'une  victime,  dont  la  chair, 
offerte  aux  dieux,  puis  mangée,  semblait  une  incorpora- 
tion du  serment.  Moïse,  ayant  donné  la  loi  aux  Israélites, 
immole  une  victime,  du  sang  de  laquelle  il  asperge  la 
multitude.  Ceci  est  le  sang  de  l'alliance  que  Jéhbvah  a 
faite  avec  vous,  leur  dit-il  ;  et  par  cette  aspersion  il  les 
lie  à  la  loi.  Jésus,  se  posant  en  réformateur  du  mosaïsme, 
se  sert  d'une  formule  semblable  ;  au  lieu  de  la  chair  et  du 
sang  des  animaux,  il  prend  le  pain  et  le  vin  :  Ceci,  dit*^il 
en  élevant  la  coupe,  est  le  sang  de  la  nouvelle  alliance. 


-  â9  - 

Il  emploie  à  dessein  les  expressions  de  Moïse,  afin  que  Ton 
entende  mieux  sa  pensée,  et  que  Ton  ne  prenne  pas  le 
change  sur  la  métaphore;  il  va  jusqu'à  expliquer  que  pain 
et  vin,  chair  et  sang,  ne  sont  que  de  la  matière,  des  si- 
gnes par  eux-mêmes  sans  valeur;  que  le  véritable  aliment 
dont  le  fidèle  doit  se  nourrir,  c*est  la  parole,  mieux  quecela, 
ridée,  aliment  intelligible  de  l'âme.  Pas  un  mot,  dans  les 
quatre  évangélistes,  qui  ne  se  rapporte  ^  cette  interpré- 
tation, et  offre  la  moindre  difficulté* 

Mais  un  pareil  rationalisme  eût  été  la  destruction  de  la 
foi  messianique*  Jésus  mort,  on  commença  par  faire  de  lui 
un  messie  rédempteur  ;  de  cette  idée  on  passa  à  celle  de 
victime  expiatoire  ;  comme  victime,  il  devait  être  mangé 
conformément  au  rite  ancien,  d'après  lequel  la  victime 
offerte  pour  le  péché  devait  être  mangée  par  le  pécheur  : 
comme  si,  dans  ces  corps  de  chrétiens  et  de  juifs,  la  Jus- 
tice, la  morale,  la  réhabilitation,  n'eussent  pu  entrer  qu'à 
la  condition  d'être  mangées.  Et  il  en  sera  de  même  de  tout 
théisme  conséquent.  De  même  que  l'idée  de  Dieu,  auteur 
et  garant  de  la  Justice,  implique  celle  de  la  déchéance  de 
Thomme,  elle  implique  en  outre  l'idée  de  sacrements  :  sa- 
crement derégénération,  c'est  le  baptême;  sacrement  d'ex- 
piation, c'est  la  pénitence;  sacrement  de  justification,  par 
la  communion  ou  manducation  de  Dieu  :  c'est  l'eucha* 
ristie.  Si  Dieu  est  le  principe  de  notre  Justice,  le  père  de 
nos  âmes,  le  gardien  de  nos  consciences,  l'eucharistie  est 
une  vérité.  De  là,  ce  dogme  prodigieux  de  la  transsubstan* 
tiatioUy  que  l'on  voit  poindre  dans  saint  Paul,  fanatique 
qui  n'avait  pas  entendu  le  maître  et  dogmatisait  pour  son 
propre  compte;  qui  arrive  à  sa  perfection  dans  le  concile 
de  Trente,  et  fait  divaguer  pendant  deux  siècles  et  demi 
l'Église  et  la  Réforme;  de  là,  enfin,  ce  fétichisme  eucha* 
ristique,  pour  lequel  le  clergé  réserve  toutes  ses  pompes, 
et  qui  n*a  pas  encore  aujourd'hui  cessé  d'être  une  oc- 


-  40  — 

casion  de  sacrilège,  de  persécution  et  de  scènes  bouf- 
fonnes. 

J'ai  parlé  de  cet  arrêt  de  la  cour  de  Rouen  qui  condamne 
à  six  mois  de  prison  un  jeune  homme  pour  communion 
indigne.  Pendant  que  j'étais  au  collège,  un  élève  s'avisa 
de  cacheter  une  lettre  avec  Thostie  qu'il  avait  conservée 
de  sa  communion,  et  il  paraît  que  le  même  fait  s'est  pro- 
duit ailleurs  plus  d'une  fois.  Cet  étourdi,  dont  je  pourrais 
dire  le  nom,  fut  puni  d'une  façon  bien  autrement  sévère 
que  celui  d'Yvetot  :  il  s'est  fait  jésuite  !..•  Tout  cela  n'est 
rien  auprès  de  ce  vicaire  qui,  ne  pouvant  décider  un  ma- 
lade à  recevoir  le  sacrement,  l'administra  malgré  lui,  en 
faisant  infuser  une  hostie  dans  sa  tisane.  Quand  rougirez- 
vous,  chrétiens,  de  toutes  les  bévues  où  vous  pousse 
votre  superstition? 

Lou  bon  Due^  ç'ost  lou  chaud;  le  bon  Dieu,  c'est  le  so- 
leil, disait  un  vieux  vigneron  de  quatre-vingts  ans,  qui  tous 
les  dimanches,  pendant  que  les  autres  étaient  à  la  messe, 
prenait  sa  hotte,  et  allait  par  les  rues  ramasser  des  crot- 
tins qu'il  portait  ensuite  à  sa  vigne.  Peu  de  gens,  dans 
notre  pays  de  christianisme,  ont  vu  des  idolâtres:  j'ai  connu 
celui-là.  Mais  Tétait-il  plus  que  le  concile  de  Trente,  trans- 
formant en  Dieu  le  pain  consacré;  plus  que  Luther,  met- 
tant son  Dieu  dans  le  pain  ;  plus  que  Calvin,  prétendant 
à  son  tour  que  Dieu  était  seulement  figuré  par  le  pain?... 

L'humanité  produit  ses  dieux,  comme  elle  produit  ses 
rois  et  ses  nobles;  elle  fait  sa  théologie,  de  même  que 
son  économie  et  sa  politique,  par  une  sorte  d'infatuation 
d'elle-même  :  c'est  toujours  l'histoire  de  Nabuchodonozor, 
qui  s'extasie  dans  sa  gloire  et  finit  par  manger  de  l'herbe.. 

Un  homme,  chez  les  sauvages,  a-t-il  observé  fidèlement 
pendant  sa  vie  les  rites  des  jongleurs,  respecté  le  tabou^ 
olTert  aux  jours  prescrits  les  sacrifices,  débité  assidûment 
ses  prières,  il  est  un  saint;  son  âme  est  reçue  dans  le  se- 


—  41  — 

jour  des  bienheureux,  pendant  que  celle  de  Finipic  est 
précipitée  dans  le  noir  abîme.  La  même  croyance  règne 
dans  rindc,  au  Thibet,  à  la  Chine,  dans  les  pays  soumis 
à  rislam,  partout;  ce  fut  celle  de  lous  les  peuples  jadis 
attachés  au  polythéisme ,  et  le  christianisme  n'y  a  guère 
ajouté.  Au  lieu  de  voir  dans  cette  universalité  de  super- 
stition les  rayons  épars  d'une  révélation  primitive,  n'est-il 
pas  plus  judicieux  d'y  saisir  le  mouvement  de  Tâme  hu- 
maine, qui,  se  contemplant  dans  le  miroir  de  la  con- 
science, s'affirme  d'abord  comme  autre,  en  attendant  que 
l'analyse  lui  apprenne  à  se  reconnaître? 

XVII 

Je  conclus  :  la  religion,  quel  qu'en  soit  le  Dieu,  esprit 
ou  fétiche;  quel  qu'en  soit  le  dogme,  théisme  ou  pan- 
théisme, vitalisme  ou  socialisme,  se  résolvant  en  u;ie  my- 
thologie de  la  pensée,  divise  la  conscience  :  par  conséquent 
elle  détruit  la  morale,  en  substituant  à  la  notion  positive 
de  Justice  une  notion  sous-introduite  et  illégitime. 

11  n'y  aurait  qu'un  cas  où  la  religion  pourrait  faire  ex- 
ception à  cette  règle,  ce  serait  celui  où  elle  aurait  pour 
symbole  ou  divinité  la  conscience  même,  ou,  pour  mieux 
dire,  la  Justice,  dans  l'idéalité  abstraite  de  sa  notion  ; 
mais  alors  la  religion  serait  identique  à  la  Justice,  ce  qui 
détruit  l'hypothèse. 

C'est  pour  cela  que  le  christianisme,  dont  le  Dieu  est 
pris  pour  autre  que  la  conscience,  bien  qu'il  soit  une  fi- 
guration de  la  conscience;  qui,  par  conséquent,  constitue 
en  nous  une  double  conscience,  la  conscience  naturelle  et 
la  conscience  théologale,  ne  possède,  en  fait  de  morale, 
que  les  rudiments  de  la  vérité,  plus  une  symbolique  ou 
séméiologie,  c'est-à-dire  une  affirmation  figurative  de  la 
Justice  et  de  Ja  morale;  mais  de  morale  véritable,  aucune. 
La  science  des  mœurs  et  l'efficacité  du  sens  moral  ne  peu- 


—  42  — 

vent  naitre  que  par  la  oessaiion  du  mythe,  par  le  retour 
de  rame  à  soi,  ce  qui  est,  à  proprement  parler,  la  fin  du 
règne  de  Dieu, 

Ainsi  l'homme,  en  tant  qu'il  obéit  à  sa  raison  connue 
comme  telle,  est  moral  ;  et  il  le  deviendra  d'autant  plus 
que,  sa  raison  s'étendant  chaque  jour  davantage,il  en  em- 
brassera la  loi  avec  un  courage  plus  viril.  Sa  maxime  de 
vertu  est  :  Les  œuvres,  sans  la  foi. 

Mais  en  tant  que  l'homme  suit  sa  vision  religieuse  prise 
pour  un  commandement  supérieur,  je  dis  qu'il  est  immo- 
ral; et,  comme  il  ne  peut  pas  plus  s'arrêter  dans  la  fable 
que  dans  la  vérité,  son  immoralité  sera  d'autant  plus  pro- 
fonde qu'il  servira  son  idole  avec  un  plus  complet  aban- 
don de  lui-même,  avec  une  plus  entière  religion.  Le  der- 
nier mot  de  sa  piété  sera  ainsi  :  La  foi  sans  les  ceuvres. 

Duplicité  de  la  conscience,  c'est-à-dire  anéantissement 
de  la  conscience,  tel  est  l'écueil  fatal  de  toute  église,  de 
toute  religion.  Ce  que  l'on  nomme  esprit  de  parti,  esprit 
de  secte,  de  caste,  de  corporation,  d'école,  de  système, 
aussi  bien  que  l'esprit  théologique,  aboutit  là./. 

Or,  la  conscience  détruite,  la  Justice  abîmée,  cause 
occasionnelle  de  la  raison  théologique,  la  religion  s'éva- 
nouit à  son  tout*  et  fait  place  à  l'athéisme,  non  plus  cet 
athéisme  scientifîque  qui  consiste,  dans  l'intérêt  de  la 
vérité  et  de  la  Justice,  à  éliminer  de  la  conscience  toute 
considération  de  l'ordre  surnaturel;  mais  cet  athéisme 
père  du  crime,  particulier  aux  sujets  à  qui  l'on  a  enseigné 
que  la  reh'gron  était  toute  la  morale,  et  qui,  ayant  usé  leur 
foi,  passent  sans  hésiter  de  la  contemption  de  leur  idole  à 
la  contemption  de  Thumanité. 

Je  n'irai  pas  chercher  dans  les  petits  séminaires,  les 
sacrés-cœurs,  et  autres  maisons  d'éducation  pour  les  deux 
sexes  dirigées  par  le  clergé,  des  exemples  à  L'appui  de  ma 
thèse.  Chacun  sait  ce  que  deviennent  ces  avortons  de  la 


—  43  ^ 

pédagogie  chrétienne,  quand,  le  temps  des  cclosions 
généreuses  passé,  la  défaillance  de  la  foi  les  livre  sans 
défense  aux  flammes  de  Timmoralité.  Mais  la  société 
moderne,  si  hypocrite,  si  lâche,  si  déscspéiée,  n*est-elle 
donc  pas  fille  de  TÉglise?  Nos  pères  ne  furent-ils  pas  éle- 
vés par  elle  selon  les  principes  de  cette  prophylactique 
sacrée?  Et  n'avons-nous  pas  aussi,  depuis  un  siècle,  par 
la  critique,  la  science,  la  liberté,  épuisé  ce  que  nous 
avions  de  ferveur  ?  Or,  à  présent  que  l'indifférence  nous 
a  tous  envahis,  n'est-il  pas  vrai  qu'une  corruption  uni- 
verselle nous  dévore,  corruption  de  l'esprit,  corruption 
du  cœur,  corruption  des  sens;  des  vices  qu'une  imagi- 
nation jadis  pieuse  pouvait  seule  inventer,  et  que  le 
monde,  sans  la  religion,  sans  l'idéal  qui  est  son  essence, 
n'eût  jamais  connus ?••. 

XVIIl 

La  Religion  et  la  Justice  sont  entre  elles  comme  les 
deux  extrémités  du  balancier  :  quand  l'une  s'élève,  l'autre 
descend;  cela  est  fatal.  Ne  criez  pas  au  paradoxe  :  c'est  le 
plus  pur  de  la  doctrine  des  mystiques  et  des  ascètes  que 
je  viens  de  résumer  dans  cette  image. 

Ce  n'est  pas  assez  pour  le  parfait  de  tendre  à  la  posses- 
sion de  Dieu  par  l'inutilité  de  sa  vie  et  l'anéantissement 
de  sa  volonté;  il  faut  qu'il  prouve  son  amour  par  l'anéan^ 
tissement  de  sa  Justice  propre,  fausse  lueur,  selon  lui, 
incapable  de  l'éclairer  dans  le  chemin  de  la  sainteté  et 
de  la  béatitude.  Comme  il  est  mort  au  monde,  à  la  phi- 
losophie, à  la  volupté,  à  l'orgueil,  le  parfait'doit  mourir 
encore  à  la  conscience  ;  il  serait  indigne  du  ciel,  sa  vertu 
ferait  tache  à  la  Divinité,  s'il  conservait  le  moindre  rayon 
qui  ne  fût  pas  de  celle-ci.  Ainsi,  entre  le  réprouvé  que  la 
Justice  divine  livre  à  l'enfer  et  l'élu  accueilli  par  la  Misé- 
ricorde il  n'y  a  pas,  au  point  de  vue  de  la  moralité,  de 


-  44  — 

différence  :  tous  deux  sont  également  parvenus,  l'un  par 
le  sacrifice,  l'autre  par  l'impiété,  celui-ci  pour  la  gloire, 
celui-là  pour  la  honte,  au  dépouillement  moral,  au  néant 
de  la  conscience. 

Sans  doute  tant  que  le  baptisé,  le  rédimé,  le  confessé, 
le  communié,  le  confirmé  conserver^  la  foi,  on  peut  es- 
pérer qu'il  ne  fera  le  mal  qu'à  moitié  :  car,  quant  à  la  vraie 
Justice,  chez  le  fidèle  il  n'y  en  a  pas.  Mais  qu'arrivera-t-il 
tout  à  l'heure ,  si  ce  vase  d'élection  manque  de  persévé- 
rance? La  foi  ayant  passé,  la  Justice  ne  reviendra  plus; 
et  nous  aurons  chez  un  être  vivant  ce  que  toute  la  malice 
humaine  serait  incapable  par  elle-même  de  produire,  une 
âme  entièrement  gangrenée,  pourrie. 

L'extinction  absolue  du  sens  moral,  impossible  chez 
riiomme  que  la  religion  n'a  pas  fourbu,  est  le  mal  propre 
des  dévots  ;  c*est  la  plaie  du  sacerdoce.  Ce  n'est  guère  que 
parmi  les  prêlres  et  les  pontifes  que  se  rencontrent  ces 
monstres  en  qui  la  pratique  raisonnée  du  crime  est  un 
effet  de  l'athéisme,  effet  lui-même  de  la  double  conscience. 
Les  temps  effroyables  des  Alexandre  VI  et  des  Léon  X  sont 
passés  :  la  Révolution  nous  en  sépare  à  jamais.  Grâce  à 
elle,  rÉglise  purifiée  ne  reviendra  pas  à  ces  mœurs  de 
Sodome.  Mais  que  la  Révolution  faiblisse,  et,  les  révéla- 
tions quotidiennes  des  cours  d'assises  ne  le  disent  que 
trop,  on  verrait  bientôt  repulluler  ce  clergé,  de  tout  rang 
et  de  tout  ordre,  que  la  religion,  d'abord  embrassée  avec 
extase,  puis  perdue  sans  retour,  a  rompu  au  mépris  de 
toute  loi  sociale,  et  à  qui  l'exploitation  de  la  multitude, 
les  jouissances  du  ventre,  le  viol,  l'inceste,  l'adultère,  la 
pédérastie,  tiennent  lieu  de  sacrements  et  de  mystères. 
Le  secret  de  la  Compagnie  de  Jésus,  déguisé  sous  sa 
fameuse  devise.  Ad  majorent  Dei  gloriarriy  m'a  toujours 
paru  être  un  pacte  de  tyrannie  et  de  débauche,  fondé 
sur  la  superstition  populaire  et  l'athéisme  sacerdotal. 


-  45  — 

Que  je  me  trompe,  c'est  le  plus  ardent  de  mes  vœux, 
bien  que  les  faits  qui  se  passent  en  ce  moment  en  Bel- 
gique ne  soient  pas  de  nature  à  me  faire  revenir  de  mon 
jugement.  Le  prêtre  qui  croit  à  la  vertu  par  religion 
peut  toujours,  tant  qu'il  croit,  devenir  un  citoyen  et 
un  juste;  le  prêtre  que  Timpiélé  a  rendu  immoral  est 
au-dessous  du  supplice  :  il  ne  reste  qu'à  Télouffer  dans 
le  fumier. 

Cette  triste  f^n  de  l'éducation  religieuse  semble  avoir 
été  pressentie  par  les  apôtres  même  du  christianisme; 
quelque  chose  leur  disait  que  la  foi  est  le  tombeau  de  la 
morale.  De  là  la  dispute  ardente  qui  s'éleva  entre  Pierre, 
Jacques  et  Jean,  d'une  part,  et  Paul,  l'illuminé  de  Da- 
mas, de  l'autre,  sur  la  prépondérance  de  la  Foi  et  de  la 
Justice.  Les  trois  premiers,  disciples  immédiats  du  Christ, 
témoins  de  ses  invectives  contre  l'hypocrisie  pharisaïque 
faisaient  des  bonnes  œuvres  toute  la  religion;  l'apôtre  des 
Gentils,  plus  fort  dans  la  dialectique,  soutenait  que  la 
foi  seule  donnait  la  vertu  aux  bonnes  œuvres,  et,  prenant 
ses  adversaires  par  leurs  propres  maximes,  il  leur  mon- 
trait qu'il  fallait  ou  abandonner  la  loi  du  Christ  et  de 
Dieu  niênne  comme  inutile,  ou  reconnaître  avec  lui  que 
l'homme  ne  sejustifiaitquepar  la  grâce,  et  que  le  premier 
acte  du  chrétien  était  de  mourir  à  sa  propre  vertu.  Nous 
tous  qui  avons  reçu  le  baptême  du  Christ,  disait-il,  nous 
nous  sommes  enterrés  avec  lui  ;  notre  baptême  est  l'acte 
mortuaire  de  notre  âme  :  Quicumque  baptizati  sumus  in 
ChrisiOy  consepuUi  sumus  cum  illoper  baptismum  in  mor- 
iem.  Cela  se  chante  dans  toute  l'Église,  le  jour  de  Pâques, 
à  la  procession  aux  fonts  baptismaux  :  l'Église  attestant 
par  cette  cérémonie  qu'elle  s'est  rangée  à  l'opinion  de 
Paul,  suivant  laquelle  l'homme  ne  devient  enfant  de  Dieu 
que  par  le  renoncement  à  sa  conscience. 


If 


—  46  - 


CHAPiraE  III. 

L'homme  devant  la  société,  —  Loi  du  respect  violée  par 

r  éducation  ecclésiastique . 

XIX 

Qui  veut  la  fin  veut  le  moyen. 

Voulons-nous  former  des  citoyens  ou  des  sujets  f  des 
travailleurs  ou  des  gueux?  des  héros  ou  des  bons  hommes? 
Nous  avons  deux  routes  à  suivre.  Si  l'éducation  procède 
de  la  double  conscience,  ce  sera  le  servilisme  et  Thypo- 
crisie,  et  rien  que  cela;  si  elle  a  pour  point  de  départ^la 
Justice,  sans  considération  transcendantale ,  ce  sera  la 
liberté  et  la  vertu,  et  ce  ne  pourra^pas  être  autre  chose. 

Quel  chemin  donc  va  prendre  l'Église  ï 

A  une  société  telle  que  l'Église  la  peut  concevoir  d'a- 
près son  dogme,  il  faut  des  individus  de  divers  calibres: 
les  uns  taillés  pour  les  fonctions  servîtes  et  abjectes,  qui 
sont  naturellement  en  plus  grand  nombre  ;  les  autres 
pour  les  conditions  moyennes;  quelques-uns  pour  le  com- 
mandement, l'administration,  la  fortune.  Tous  du  reste 
devront  être  façonnés  de  telle  sorte,  qu'à  défaut  de  zèle 
leurs  intérêts,  leurs  préjugés,  leurs  vices  même,  con- 
courent au  but  général. 

L'éducation  ecclésiastique  aura  donc  pour  objet  : 

1°  L'enseignement  du  culte,  c'est-à-dire  la  création 
dans  les  âmes  d'une  seconde  conscience ,  dominant  la 
conscience  naturelle  :  j'ai  traité  ce  point  dans  la  pre- 
mière partie  de  cette  étude  ; 

2°  L'accommodation  à  l'esprit  de  l'Église  de  toutes 
les  études,  dites  profanes,  et,  autant  que  possible,  leur 
suppression,  le  caractère  positif  et  franc  de  ces  études 


—  47  - 

les  rendant  incompatibles  avec  la  piété  et  la  foi.  G*est 
de  quoi.  Monseigneur^  j'ai  à  m'entretenir  maintenant 
avec  vous. 
Commençons  par  renseignement  primaire* 

'         XX 

11  y  a  quarante  ans,  quelques  amis  du  peuple  avaient 
cherché  à  introduire  en  France  la  méthode  d'enseigne- 
ment mutuel,  dite  méthode  de  Lancaster.  Ils  avaient 
compris  que  ies  éléments  du  savoir  ne  devaient  pas  se 
borner  aux  signes  graphiques  ;  que  chez  l'enfant,  comme 
chez  rhomme,  la  raison  ne  peut  être  scindée ,  et  qu'à  la 
lecture,  à  l'écriture,  à  la  grammaire,  aux  règles  du  cal- 
cul, il  importait  de  joindre  quelques  notions  de  phi- 
losophie pratique,  d'autant  mieux  reçues  qu'elles  arri- 
vaient à  l'âme  de  l'enfant  sans  le  secours  du  maître,  et 
par  le  frottement  seul  de  ses  camarades. 

A  ce  propos,  je  dirai  que  je  suis  loin  d'accorder  autant 
d'importance  qu'on  le  fait  généralement  à  ce  que  Técole 
de  Fourier  appelait  Éclosion  et  développement  des  apti- 
tudes^ et  que  la  pédagogie  chrétienne  nomme  simplement 
Recherche  de  la  vocation.  Je  ne  nie  pas  qu'il  y  ait  utilité 
pour  tout  le  monde  à  ce  que  l'individu  tire  de  ses  facul- 
tés et  rende  à  ses  semblables  le  meilleur  service  possible; 
mais  je  pense  que,  la  vie  étant  un  combat,  l'homme  un 
être  libre,  c'est  pour  le  combat  qu'il  importe  de  l'armer; 
ce  qui  se  fera  beaucoup  moins  encore  par  l'esprit  que 
par  le  caractère.  11  faut  donc  qu'un  homme  soit  préparé 
pour  toutes  les  situations,  et  qu'il  sache  s'y  montrer  digne 
et  heureux,  sinon  triomphant,  à  peine  de  n'être  qu'un 
instrument  dans  la  main  de  la  fatalité,  ou,  comme  dit  le 
chrétien,  de  la  Providence. 

M.  de  Lamartine  écrit  dans  son  Cours  familier  de  Lit- 
térature^ numéro  de  février  1857  : 


—  48  - 

«  J'aurais  peut-être  chanté  un  poème  épique  si  c'eût  été  le 
siècle  de  l'épopée.  Mais  qui  est-ce  qui  fait  ce  qu'il  aurait  pu 
faire^  dans  ce  monde  où  tout  est  construit  contre  nature?  Ce 
n'est  pas  moi.  Nous  rêvons  des  pyramides^  et  nous  ébauchons 
quelques  taupinières.  Rien  n'est  que  fragmenis  dans  notre 
destinée^  et  nous  ne  sommes  nous-mêmes  qu'une  rognure  de 
ces  fragments  :  tout  homme,  quelque  bien  doué  qu'il  paraisse 
être,  n'est  qu'une  statue  tronquée.  » 

M;  de  Lamartine  a  été  élevé  par  les  jésuites  :  cela  se 
devinerait  à  son  style,  quand  même  il  ne. prendrait  pas 
soin  de  nous  l'apprendre.  Quel  pauvre  citoyen  que  celui 
qui  maudit  son  siècle  parce  que  ce  siècle  n*a  pas  fait  de 
lui  un  Homère!  Eh!  qui  vous  enipêchait,  grand  homme 
manqué,  d'être  un  Cincinnatus?  Cela  n'eût-il  pas  mieux 
valu  pour  votre  gloire  et  pour  le  salut  de  la  République? 

«  Ce  mode  d'enseignement,  lisais-je,  à  propos  de  Técole 
mutuelle,  dans  un  article  du  Moniteur  du  30  janvier  1853 
par  M.  Rendu,  très-médiocre  quant  à  l'instruction,  est  tout- 
puissant  pour  l'éducation,  en  ce  qui  concerne  le  caractère.  Aussi 
est-ce  le  système  anglais  par  excellence.  Pour  moi,  disait  un 
instituteur,  je  cherche  à  couler  du  fer  dans  l'âme  des  enfants.  » 

Quinze  cents  écoles  mutuelles  existaient  sous  la  Res- 
tauration :  toutes  ont  disparu  peu  à  peu,  par  l'ordon- 
nance du  8  avril  1824,  qui  a  ôté  l'instruction  primaire  à 
rUniversilé  pour  la  donner  aux  évêques.  J'ai  passé  par 
cette  école,  qu'avaient  établie  à  Besançon  MM.  Ordinaire  : 
comme  le  remarque  M.  Rendu,  les  écoliers  n'étaient 
pas  écrasés  de  leçons  ;  nul  d'entre  eux  n'aspirait  à  devenir 
président  d'une  démocratie  ou  chantre  d'une  Iliade  :  ils 
avaient  l'air  de  petits  citoyens. 

Depuis  1824,  les  Ignorantins  jou  Frères  de  la  Doctrine 
chrétienne  ont  tout  envahi.  Je  ne  dirai  rien  de  leur  en- 
seignement, où  l'histoire  sainte,  le  catéchisme,  les 
exercices  de  piété,  tiennent  une  si  grande  place,  où  tout 
est  subordonné  au  mètre  de  la  foi.  Chacun  sait  que  l'année 


—  49  — 

de  première  communion  est  perdue  pour  l'étude;  c'est 
pour  les  enfants  du  peuple  comme  un  avant-goût  de  la 
conscription.  Mais  ce  qu'il  est  permis  d'affirmer ,  c'est 
qu'à  la  place  de  cette  éducation  libérale  et  fière  que 
promettait  la  méthode  de  Lancaster,  le  peuple  reçoit, 
grâce  aux  Ignorantins,  une  éducation  telle  que  la  de- 
mandent l'Église  et  le  despotisme.  L'enfant,  que  rete- 
nait la  censure  de  ses  camarades  ^  que  stimulait  si 
heureusement  leur  sulTrage,  n'a  plus  de  mobile  qu'une 
superstition  précoce,  la  crainte  des  humiliations,  voire 
même  des  coups.  Fouets,  mignettes^  genouillères,  sup- 
plices de  toute  sorte,  telle  est  la  discipline  ecclésiastique, 
pour  l'école  et  pour  le  couvent.  Le  prêtre  aime  à  châtier, 
corriger,  punir,  frapper;  affliction  de  l'âme  en  même 
temps  que  du  corps,  par  la  mise  à  genoux,  la  prison,  la 
ridiculisation.  Les  mœurs  du  siècle  guettent  un  frein  à 
cette  pénitencerie  afflictive  et  infamante;  mais  attendons 
la  fin. 

«  Un  arrêt  de  la  Cour  de  Paris^  rendu  en  1838,  constate  que 
dans  rétablissement  de  Saint-Nicolas,  où  plus  de  trois  cents 
enfants  de  six  à  quinze  ans  étaient  réunis  sous  Tabbé  Bervan- 
ger,  on  avait  comme  instruments  de  punition  des  genouillères 
à  bords  tranchants,  et  pour  les  fautes  plus  graves  des  genouil- 
lères perfectionnées.  L'usage  de  ces  genouillères  était  ù*équent^ 
disent  dans  leur  rapport  les  inspecteurs.  »  (A.  Guillard^  Elé- 
ments de  statistique.) 

On  n'a  pas  oublié  l'histoire  de  ce  cuistre  enfroqué  qui, 
dans  un  de  nos  établissements  d'Algérie,  faisait  attacher 
à  la  queue  d'un  cheval  les  élèves  qui  avaient  encouru 
une  punition. 

L'Église,  qui  enseigne  si  peu,  ne  tient  nullement  aux 
caractères.  Son  but,  hautement  avoué,  est  V abêtissement. 
Loin  qu'elle  veuille  couler  du  fer  dans  l'âme  des  enfants, 
elle  travaille  à  en  faire  une  cire  molle.  Quand  l'évêque 


—  50  — 

Gaumc,  dans  son  Ver  rongeur ^  déclame  contre  les  clas- 
siques, d'autres,  plus  hardis,  achèvent  sa  pensée  et  dé- 
noncent la  lecture*  La  science,  disent-ils,  est  mauvaise 
à  la  religion  et  à  Tordre  :  quel  besoin  que  des  bergers,  des 
valets  de  ferme,  des  manœuvres,  sachent  lire?  Le  pâtre  qui 
gardait  sur  TApennin  le  bétail  de  la  noblesse  romaine,  Tes- 
clave  enchaîné  dans  Tergastule,  ne  lisaient  pas.  Personne 
dans  le  sénat  n*eût  proposé  de  leur  montrer  les  lettres, 
pas  plus  que  de  leur  apprendre  les  armes.  On  sait  le  mot 
de  Pascal,  l'inventeur  de  Tabêtissement  par  principe  de 
religion  :  Je  ne  trouve  pas  bon  pour  la  foi,  disait-il,  qu'on 
approfondisse  le  système  de  Copernic.  Ce  qu'a  dit  Pascal 
de  l'astronomie,  on  l'applique  à  toute  espèce  de  livres.  On 
ne  se  soucie  pas  que  le  peuple  prenne  des  habitudes  de 
lecture  ;  c'est  pour  cela  qu'on  autorise  le  moins  qu'on 
peut  les  journaux,, les  revues,  les  brochures,  même  inof- 
fensifs et  simplement  utiles.  On  parle  de  soumettre  au 
cautionnement  et  au  timbre  les  petits  journaux  littéraires. 
Contre  le  socialisme,  a  dit  M.  Thîers,  sans  doute  avec  plus 
d'ironie  que  de  haine,  je  ne  vois  qu'un  remède,  la  guerre 
au  dehors  et  la  suppression  des  écoles  primaires. 

XXÏ 

Dans  certain  département  qu'il  est  inutile  que  je 
nomme,  et  je  n'ai  pas  besoin  non  plus  de  relater  l'épo- 
que, le  préfet,  étant  de  tournée,  rassemble  un  jour  les 
maires  de  tout  un  arrondissement.  11  les  félicite  de  la 
bonne  tenue  de  leurs  champs  et  de  leurs  prés,  les 
exhorte  à  la  persévérance,  et  ajoute  à  peu  près  ce  qui 
suit  : 

c  En  bien  travaillant,  mes  amis^  vous  vous  enrichissez^  et, 
vous  enrichissant^  vous  servez  le  pays  et  TÉtat.  Restez  dans 
votre  condition  de  laboureurs;  gardez-vous,  pour  vos  enfants^ 
des  prestiges  d'une  science  inutile^  propre  tout  au  plus  à  faire 


—  61  — 

des  ambitieux  et  des  mécontents.  Un  bon  agriculteur  doit 
savoir  lire  et  signer  ses  contrats  :  plus  de  savoir  ne  peut  que 
l'induire  à  mal.  C'est  la  prétention  au  savoir  qui  fait  les  per- 
turbateurs; c'est  de  là  que  nous  viennent  tant  de  gens  d'op- 
position et  de  révolutionnaires.  Si  parmi  vous  il  se  rencontrait 
de  pareils  sujets,  je  vous  engage  à  me  les  faire  connaître;  je 
saurai,  en  vingt^uatre  heures,  en  débarrasser  vos  communes.  » 

Les  maires  se  regardent,  ne  sachant  que  dire.  Enfin, 
le  plus  hardi  prend  la  parole  ;  il  remercie  M.  le  préfet  de 
ses  encouragements,  dont  il  est  fier  : 

«  Mais,  ajoute-t-il,  il  est  un  point  sur  lequel  nous  ne  pou* 
vons  être  d'accord  avec  vous,  monsieur  le  préfet,  celui  de 
rinstruction  à  donner  à  nos  enfants.  Permettez-moi  de  vous 
en  dire  les  motifs. 

«  Nous  cultivons  mieux  que  ne  faisaient  nos  pères,  nous  sa- 
vons cela;  mais  nous  savons  auSfei  que  c*est  à  l'instruction 
qu'ils  nous  ont  donnée  que  nous  en  sommes  redevables.  Nous 
croyons  donc  que,  comme  nos  pères  ont  eu  raison  de  vouloir 
que  leurs  fils  en  sussent  plus  qu'eux,  nous  n'avons  pas  tort 
nous-mêmes  de  vouloir  que  nos  enfants  en  sachent  plus  que 
nous.  Le  progrès  de  notre  agriculture  dépend  de  là. 

«  Vous  avez  remarqué,  monsieur  le  préfet,  avec  quel  soin 
jios  canaux  d'irrigation  étaient  construits,  nos  héritages  déli- 
mités, entourés  de  fossés.  Or,  nous  n'aurions  pu  exécuter 
tous  ces  travaux  si  nous  ne  possédions  quelques  notions  de 
géométrie,  car  il  nous  serait  impossible  de  payer  des  géo- 
mètres. 

a  Vous  paraissez  craindre  que  l'instruction  acquise  ne  nous 
porte  à  prendre  Tagriculture  en  dégoût  et  à  quitter  nos  champs. 
Détrompez-vous,  monsieur  le  préfet:  c'est  juste  le  contraire 
qui  nous  arrive.  Nous  savons  apprécier  notre  position  et  esti- 
mera sa  juste  valeur  la  condition  des  habitants  des  villes,  et 
si  nous  aspirons  à  nous  instruire  davantage,  c'est  pour  nous 
attacher  toujours  plus  à  notre  profession  dé  laboureurs. 

«  Quant  à  l'esprit  d'opposition  que  vous  redoutez,  nous 
sommes  convaincus,  monsieur  le  préfet,  qu'un  grand  État  se 
gouverne  comme  un  petit;  et  notre  habitude  est  de  mettre 


-  52  — 

dans  notre  administration  municipale  beaucoup  de  douceur^ 
de  conciliation^  surtout  de  régularité^  appelant  du  reste  tout 
le  monde  au  conseil.  C'est  le  seul  moyen  de  faire  que  chacun 
soit  content,  d'éviter  les  jalousies  et  les  haines,  et  de  vivre 
entre  nous  comme  si  nous  ne  faisions  qu'une  famille...  » 

Lequel  des  deux,  du  préfet  ou  du  paysan,  pensez 
vous,  Monseigneur,  qui  soit  Thomme  moral  et  riiomme 
d'État  ? 

Mais  que  vous  demandé-je?  Voire  opinion  n'est  pas 
douteuse  :  vous  ^tes  Tun  des  principaux  agents  de  la 
persécution  organisée  contre  la  science.  En  Franche- 
Comté,  c*est  sous  vos  yeux  et  avec  votre  autorisation  que 
ceci  se  passe,  les  curés  font  la  perquisition  dans  les 
écoles,  en  enlèvent  tous  les  livres  qu^ils  trouvent  in- 
compatibles avec  l'esprit  de  l'Église,  ou  inutiles.  Niez- 
vous  le  fait,  Monseigneur?...  On  me  cite,  entre  autres, 
Farrondissement  de  Montbéliard,  où  los  enfants  de  la 
campagne  ne  sont  plus  reçus  dans  les  écoles  passé  l'âge 
de  quatorze  ans.  Je  le  tiens  d'un  bourgeois  de  mes  amis, 
caractère  prudent  et  circonspect,  le  plus  honnête  homme 
de  la  ville....  Ailleurs,  c'est  un  instituteur  qui  me  l'o^i- 
sure,  il  est  défendu  d'enseigner  l'arithmétique  dant.  .a\ 
écoles  primaires  ;  on  ménage  le  monopole  du  calcul  aux 
fils  des  bourgeois.  En  Lombardie,  sous  la  protection  du 
sabre  autrichien,  les  cvêques,  mauvais  citoyens,  mais 
dévoués  à  l'empereur  et  au  saint-siége,  ne  font  pas  pis. 
Protestez  donc,  archevêque,  contre  ces  faits  dont  tout 
Français  peut  aujourd'hui  dresser  une  liste  ;  protestez, 
vous  dis-je,  non  pas  seulement  par  une  dénégation  re- 
vêtue de  votre  seing,  de  votre  sceau,  et  du  contre-seiiig 
de  votre  grand  vicaire,  mais  par  une  organisation  vi- 
goureuse de  l'enseignement,  conforme  aux  droits  du 
l'homme  et  du  citoyen.       .      ^ 

On  dit  aussi  que  les  jeunes  gens  de  votre  collège  ont 


—  53  — 

l)eaucoup  de  peine  à  obtenir  leurs  diplômes.  C'est  sans 
doute  que  les  professeurs  donnent  trop  de  temps  à  la 
façon  du  chrétien,  et  pas  assez  à  la  façon  de  Thomme. 
J'ai  connu  dans  mes  classes  des  jeunes  gens  revenus  des 
Jésuites,  de  jolis  petits  tartuffes,  ma  foi  :  ils  n'avaient 
pas  seize  ans,  qu'ils  roulaient  les  yeux  et  avaient  pris  le 
pli  de  l'hypocrisie.  On  ne  peut  pas  être  à  la  science  et  au 
salut  ;  et  je  doute  que  les  beaux  garçons  qu'on  a  envoyés 
de  Paris  à  Chartres,  pour  la  procession  de  la  Vierge  noire,^ 
fassent  des  héros  ni  des  génies. 

«  A  l'école  primaire^  dit  M.  de  Magnitot^  l'enseignement  doit 
être  dirigé  de  manière  à  ne  produire  aucun  déclassement.  » 

M.  Blanc  Saint-Bonnet  demande  formellement ,  pour 
opérer  la  Restauration  française,  quatre  choses  : 
Liberté  illimiiée  pour  V Église  ; 
Liberté  limitée  pour  tout  le  rette  de  la  nation  ; 
Instruction  supérieure  pour  V aristocratie^  à  condition 
que  V Église  la  donner- 
Ignorance  pour  la  plèbe. 

Et  pour  assurer  cette  dernière,  il  conseille  :  1®  D'opé^ 
rer  une  saisie  en  France  de  tous  les  mauvais  livres;  2»  De 
congédier  immédiatement  tous  les  instituteurs  primaires 
provenant  des  écoles  normales. 

Cela  se  publie  en  bel  in*  8"^;  et  il  n'y  a  chrétien  qui 
proteste,  prêtre  qui  désapprouve,  journaliste  à  qui  le  sang 
monte  au  cerveau,  et  qui  ose  appeler  sur. les  auteurs  de' 
pareils  outrages  la  foudre  de  la  réprobation  publique!!! 

XXII 

Puisque  l'Église,  par  l'organe  de  H.  Blanc  Saint-Bonnet, 
reconnaît  qu'une  somme  d'instruction  est  indispensable, 
au  moins  pour  les  aristocrates,-  il  faut  voir  ce  qu'est  cette 
instruction  octroyée  par  .l'Église. à-ses  prédestinés. 

Le  croira- t-ori?  elle  est_  pire  que  l'ignorance  réservée 


—  54  — 

aux  pauvres.  En  voici  le  programme,  recueilli  d*aprèà 
une  série  de  faits  plus  ou  moins  rendus  publics,  et  d'actes 
officiels:  • 

a)  Suppression  des  cours  de  philosophie  et  d'histoire, 

b)  Application  de  l'impôt  progressif  aux  études.  Imité 
du  gouvernement  pontifical. 

a  L^université  de  Rome,  dit  M.  A.  Guillard,  n'est  abordable 
qu'aux  seigneurs.  Pour  y  être  admis,  il  faut  justifier  d'un  re- 
venu de  ...  scudi;  le  nombre  nous  échappe,  qu'importe?  Il 
sufilt  que  le  désir  de  s'instruire  soit  taxé  et  réprimé  comme 
besoin  de  luxe.  )> 

c)  Défense  aux  professeurs  laïques  de  donner  des  leçons 
particulières. 

d)  Recommandation  aux  professeurs  de  mathématiques 
de  se  botner  à  renseignement  du  calcul,  et  d'éviter  les 
considérations  philosophiques  touchant  la  certitude  et  la 
méthode.  J'ai  recueilli  Taveu  d'un  professeur  et  les 
plaintes  de  plusieurs  élèves  de  l'École  polytechnique  et 
du  Conservatoire. 

e)  Pour  plus  de  sûreté,  établissement  partout  de  collèges 
ecclésiastiques,  petits  séminaires,  institutions  religieuses, 
en  concurrence  avec  les  lycées  et  en  remplacement  des 
maisons  laïques.  D'après  VAlmanach  du  Clergé  de  France 
pour  1856,  cité  par  le  Siècle,  le  nombre  des  collèges, 
institutions  et  pensionnats  possédés  par  le  clergé  français, 
s'élevait,  au  commencement  de  l'année  dernière,  à  cent 
soixante-six,  non  compris  les  petits  séminaires  ou  écoles 
secondaires  ecclésiastiques,  les  grands  séminaires,  les 
innombrables  établissements  dirigés  par  des  corporations 
religieuses,  les  écoles  tenues  par  les  frères  dé  la  doctrine 
chrétienne.  Dans  le  seul  département  de  Saône -et- 
Loire  il  existe,  m'a-t-on  assuré,  seize  établissements  de 
jésuites. 

/)  Destitution  des  professeurs  suspects  de  philoso- 


—  56  — 

# 

phisme.  A  Gand,  TUniversité  a  élé  mise  en  interdit  par 
le  pape  jusqu'à  expulsion  de  deux  professeurs  désignés 
comme  hostiles  à  TÉglise  et  à  la  foi.  Mais  la  Belgique  est 
une  terre  de  bénédiction.  Quelle  merveille  que  les  Jé- 
suites destituent  les  philosophes,  là  où  ils  se  croient  assev 
forts  pour  rétablir  la  main-morte  !  Chez  nous,  il  n'y  aura 
bientôt  plus  de  philosophes  dans  renseignement  ;  il  n'y 
aura  que  des  thuriféraires. 

g)  Émendation  de  Thistoire,  d'après  le  système  to* 
riquet. 

h)  Expurgation  des  sciences,  conformément  aux  textes 
de  la  Bible. 

i)  Mutilation  et  travestissement  des  auteurs.  Voir  dans 
la  Revue  des  Deux-Mondes^  article  de  M.  Cyprien  Robert, 
professeur  au  collège  de  France,  de  quelle  façon  le  clergé 
latin 'a  dévasté  les  monuments  de  la  littérature  slave, 
partout  où  il  a  pu  les  atteindre.  Et  qu^on  ne  croie  pas  la 
dévotion  protestante  moins  sujette  au  vandalisme,  là  où 
les  intérêts  de  sa  foi  lui  semblent  compromis.  Un  de  mes 
amis,  qui  a  visité  l'Egypte,  m'a  raconté  que  le  célèbre 
philologue  Richard  Lepsius,  envoyé  par  sa  majesté  le  roi 
de  Prusse  pour  étudier  les  monuments  hiéroglyphiques, 
ne  manquait  jamais,  après  avoir  pris  copie  des  inscrip- 
tions, de  briser  à  coups  de  marteau  ces  vénérables  carac- 
tères :  moyen  sûr  de  couper  court  à  toute  discussion  ulté- 
rieure. Les  hiéroglyphes  pouvaient  servir  à  confirmer  le 
dire  de  Manéthon,  qui,  assignant  à  Mènes  plus  de  six 
mille  ans  de  date,  le  reportait  par  conséquent  bien  au- 
delà  du  déluge  et  de  la  création  elle-même.  M.  I^psius  a 
rectifié  cette  chronologie,  et  n'a  pas  peur  qu'un  autre 
rectifie  la  sienne.  Malheureusement,  la  fraude  est  con- 
nue, et  M.  Lepsius  peut  se  vanter  d'avoir  travaillé, 
comme  nous  disons  de  ce  côté-ci  du  Rhin,  pour  le  roi 
de  Prusse. 


—  56  — 

« 

j)  Émendaiion  des  classiques  ;  dans  certains  petits  col- 
lèges, on  les  supprime  purement  et  simplement,  selon  le 
système  Gaume. 

h)  Brûlement  des  livres  :  il  existe  des  sociétés  pour  le 
rachat  des  bouquins  dangereux,  lesquels  sont  immédiate- 
ment livrés  aux  flammes.  I^e  jour  viendra  où  les  bilDlio- 
thèques  publiques  seront  triées,  et  les  ouvrages  signales 
à  la  vindicte  religieuse  jetés  au  pilon.  Déjà,  note  est  prise 
à  la  Bibliothèque  impériale  de  la  nature  des  livres  de- 
mandés, pour  la  communication  desquels  on  exige  que 
les  lecteurs  donnent  leur  signature. 

/)  Censure  des  libraires  :  un  libraire,  à  qui  un  littérateur 
en  détresse  offrait  sa  bibliothèque,  refusa  d'acheter  Dide- 
rot, Voltaire,  Volney,  etc.,  disant  que  la  vente  de  ces  au- 
teurs était  interdite. 

m)  Police  du  colportage  :  sous  prétexte  de  protéger  les 
mœurs,  on  interdit  la  circulation  de  tout  écrit  opposé  au 
système.  (Voir  la  circulaire  de  rarchevêque  de  Milan,  du 
25  décembre  1855.) 

n)  Obligation  pour  les  élèves  et  les  professeurs  de  rem- 
plir les  devoirs  du  culte.  A  Péronne,  le  recteur  exige  de 
ses  subordonnés  qu'ils  aillent  à  confesse  et  fassent  leurs 
pâques.  Bientôt  le  professorat  sera  mis  au  régime  des  insti- 
tuteurs, soumis  à  des  retraites  générales,  comme  celle  qui 
a  eu  lieu  dernièrement  à  Lons-le-Saulnier,  et  dont  ils  sor- 
tent, sinon  meilleurs,  à  coup  sûr  épuisés  d'esprit  et  de 
corps. 

o)  Défense  de  recevoir  dans  les  mêmes  écoles  des  élèves 
de  différents  cultes.  (Voir  la  circulaire  de  Mgr  Tévèque 
d'Arras,  dans  la  Presse  du  8  août  1866.)  Moyen  renouvelé 
de  Louis  XIV,  après  la  révocation  de  Védit  de  Nantes  : 
Point  de  dissidence,  ou  point  d'école. 

p)  Proscription  des  sujets  distingués,  à  moins  de  sou- 
mission entière  à  l'Église.  —  Deux  élèves  ont  été  refusés 


—  67  — 

au  concourâ  pour  l'École  normale  à  cause  de  leur  capa^ 
cité  hors  ligne. 

g)  Formalion  de  sujets  à  la  dévotion  du  clergé  pour 
remplir  dans  toutes  les  facultés,  à  fur  et  mesure  des  va- 
cances, les  fonctions  du  professorat. 

Du  reste,  rÉglisc  traite  ses  bergers  comme  ses  brebis. 
On  me  cite  un  jeune  ecclésiastique  qui  n'a  pu  obtenir  de 
son  évèque  l'autorisation  de  prendre  son  diplôme  de  ba* 
chelier  es  sciences  ;  il  lui  a  fallu  pour  cela  changer  de 
diocèse. 

A  ces  moyens  de  prévention  se  joignent  les  encoura- 
gements, je  me  sers  du  terme  honnête,  et,  si  l'encourage- 
ment ne  suffit  pas,  la  répression. 

Pour  les  maîtres,  il  y  a  les  promotions,  cumuls,  privi- 
lèges universitaires,  monopoles  classiques,  brevets  et 
pensions;  —  pour  les  élèves,  les  diplômes,  nominations, 
exemptions  du  service  militaire,  mariages  riches,  etc. 

Tout  est  combiné  pour  rendre  les  études  à  la  fois  oné- 
reuses, intolérables,  insuffisantes.  D'un  côté,  les  profes- 
seurs se  plaignent  de  l'abaissement  de  l'instruction  pu- 
blique; de  l'autre,  les  élèves  crient  contre  les  conditions 
excessives  imposées  pour  l'obtention  des  diplômes.  On 
traite  la  jeunesse  des  écoles  comme  les  chasseurs  d'Afri- 
que, soumis  à  une  gymnastique  épuratoire,  où  succom- 
bent les  moyens  et  les  faibles.  N'en  a-t-on  pas  de  reste? 

Et  notez  qu'on  ne  saurait  accuser  de  cet  obscurantisme 
le  gouvernement  de  l'empereur,  plutôt  que  celui  de  Louis- 
Philippe,  plutôt  que  celui  de  la  Restauration.  C'est  un 
système  qui  vient  de  plus  haut,  qui  emporte  le  pays  et 
l'État.  Dans  certain  chef-lieu  de  département  existent 
côte  à  côte  un  collège  de  jésuites  et  un  lycée  impérial  :  le 
préfet,  obéissant  à  l'esprit  de  l'époque  plus  qu'à  celui  de 
son  emploi,  mauvais  courtisan  mais  excellent  chrétien, 
confie  son  fils  aux  révérends  pères  ;  il  assiste  à  la  distribu- 


—  58  — 

tion  des  prix  du  collège,  et  ne  paraît  point  à  celle  du 
lycée.  îN*est-il  pas  clair  que  Tempire  n'est  rien ,  que  la 
contre-révolution  est  tout?... 

A  Paris,  les  institutions  de  jeunes  filles  seront  bientôt 
tenues  exclusivement  par  des  religieuses.  Pour  celles-ci^ 
on  n'exige  pas  de  diplômes,  aucune  condition  de  savoir, 
de  moralité,  ni  de  méthode;  Thabit  tient  lieu  de  tout; 
pas  d'inspections  :  une  jeune  fille  peut  être  mise  dans 
Vin  pace  sans  que  ni  la  famille  ni  le  procureur  impé- 
rial en  sachent  rien.  Au  contraire,  pour  les  institutrices 
laïques,  des  examens  répétés,  formidables;  des  diplômes 
chèrement  achetés  ;  des  visites  fréquentes,  sévères,  depuis 
.  la  salle  d'études  jusqu'à  la  cuisine.  La  qualité  de  laïque, 
dans  l'enseignement,  est  une  cause  de  suspicion. 

XXllI 

Ce  qu'a  fait  l'ancienne  Église,  aux  époques  mémora- 
bles des  Constantin,  des  Théodose  et  des  Attila  :  destruc- 
tion des  livres,  monuments,  inscriptions,  tableaux,  sta- 
tues, temples;  condamnation  des  idées,  persécution  des 
auteurs,  l'Église  moderne  le  recommence,  avec  autant  de 
fureur  et  plus  d'habileté  que  jamais.  Et  l'œuvre  dé  té- 
nèbres avance  rapidement,  si  toutefois  il  est  permis  de 
juger  des  effets  de  l'obscurantisme  d'après  ceux  de  l'in- 
struction, comnie  on  juge  du  contraire  par  son  contraire. 

M.  O'Moore,  ancien  vice-roi  d'Irlande,  disait  devant 
moi  que  dans  vingt  ans  le  catiiolicisme  aurait  disparu  de 
nie.  Le  moyen  employé  pour  cela  est  simple  :  on  a  fondé 
des  écoles  primaires  nombreuses,  d'une  puissance  supé- 
rieure, dans  lesquelles,  à  raison  de  la  différence  des  cul- 
tes, il  a  élé  convenu  qu'on  ne  parlerait  pas  de  religion 
aux  enfants.  L'instruction  religieuse  forme  un  objet  à 
part,  réservée  aux  prêtres  et  aux  ministres,  comme  dans 
nos  lycées  à  l'aumônier.  Le  temps  de  l'écolage  écoulé,  le 


—  69  — 

protestantisme  fait  appel  à  ces  jeunes  raisons,  qui  lui 
doivent  de  pouvoir  lire  et  penser  par  elles-mêmes;  il  dis- 
tribue ses  bibles,  provoque  Texamen  :  pour  des  âmes  ca- 
tholiques, le  protestantisme  est  l'émancipation  ;  autant  de 
lecteurs,  autant  de  défectionnaires.  11  suffit  à  un  dogme 
de  faire  appel  à  la  raison  pour  que  la  raison  le  préfère, 
et,  à  défaut  de  philosophie,  s'y  attache.  Déjà,  en  1852, 
M.  0*Moore  avait  observé  que,  sur  une  population  de 
cent  mille  âmes,  TÉglise  catholique  n* avait  béni  que  quatre 
ou  cinq  mariages,  tandis  que  dans  les  années  précédentes 
elle  était  encore  à  plusieurs  cents. 

Ce  système  de  neutralité  des  écoles  a  été  adopté  en 
Hollande  :  là  aussi  le  catholicisme  rencontre  pour  adver* 
saires  la  lumière  et  la  liberté. 

«  Dans  la  plus  grande  partie  de  TAllemagne^  les  lois  obligent 
les  parents  à  envoyer  les  enfants  à  Técole^  ou  à  fournir  la 
preuve  de  l'instruction  qu'ils  reçoivent  au  logis.  Ces  lois  datent 
de  l'origine  du  protestantisme.  En  Saxe^  l'électeur  Maurice 
convertit  les  grands  couvents  en  écoles^  sans  toucher  à  leurs 
dotations;  la  prébende  qui  nourrissait  des  moines  oisifs  et 
inutiles  à  l'Etat  entretient  maintenant  les  fonctionnaires  qui 
lui  rendent  les  plus  utiles  et  les  plus  laborieux  services.  i> 
(A.  GuiLLARD;  Éléments  de  statistique,) 

En  France  nous  suivons  un  système  diamétralement 
inverse. 

Depuis  l'expédition  de  Rome,  en  1849,  la  grande  na- 
tion semble  avoir  pris  à  tâche  d'opérer  la  contre-révolu- 
tion sur  le  globe  :  pour  commencer,  elle  s'enfroque,  se 
déchausse,  se  rase,  s'cncapuchonne,  se  jésuitise.  Dans  les 
derniers  conseils  de  révision,  on  a  remarqué  que  le  nom- 
bre des  jeunes  gens  qui  ne  savent  pas  lire  a  augmenté. 
En  même  temps  qu'on  amoindrit  la  condition  des  profes- 
seurs et  des  maîtres  d'école,  on  augmente  les  dotations 
et  traitements  du  clergé;  on  livre  l'enseignement,  l'ave- 


—  60  — 

nir,  à  une  corporation  qui  en  1851  comptait  82,000  sujets, 
et  dont  le  revenu,  en  propriétés,  casuel,  assignations  sur 
le  budget  des  communes  et  de  TÉtat ,  atteint  au  moins 
cent  millions  de  francs. 

Avec  un  personnel  de  82,000  agents,  qui  dans  vingt  ans 
aura  doublé; 

Avec  un  revenu  de  100  millions,  qui  triplera  ; 

Avec  le  privilège  de  l'instruction  primaire,  l'adultéra* 
tionet  la  répression  de  l'enseignement  supérieur,  le  bâil- 
lonnement de  la  presse,  la  censure  des  livres,  le  triage 
des  bibliothèques,  la  corruption  du  corps  enseignant  ; 

Avec  la  connivence  de  la  bourgeoisie  et  l'appui  de 
quatre  cent  mille  baïonnettes, 

L'Église,  en  vingt  ans,  aura  fait  de  la  France  imasculée 
et  domptée  ce  qu'elle  a  fait  de  l'Italie,  de  l'Espagne,  de 
l'Irlande,  ce  qu'elle  est  en  train  de  faire  de  la  Belgique, 
une  nation  abêtie  :  société  composée  de  prolétaires,  de 
privilégiés  et  de  prêtres,  qui,  ne  produisant  plus  ni  citoyens 
ni  penseurs,  destituée  de  sens  moral,  armée  seulement 
contre  les  libertés  du  monde,  finira  par  soulever  contre 
elle  l'indignation  des  races  dissidentes ,  et  se  faire  jeter 
aux  gémonies  de  l'histoire. 

XXIV 

Ce  que  l'Église  s'efforce  d'inculquer  aux  intelligences 
par  ce  qu^elle  nomme  son  enseignement,  elle  le  montre 
aux  imaginations  dans  les  figures  et  cérémonies  de  son 
culte. 

Pour  relever  le  vieux  monde  et  le  maintenir  sur  sa 
base,  si  jamais  on  vient  à  bout  de  cette  grande  entreprise, 
la  première  chose,  selon  l'esprit  chrétien,  est  de  rétablir, 
avec  le  principe  d'autorité,  le  principe  d'hiérarchie. 

«  Quand  raristocratie  d'une  société  est  perdue^  dit  M.  Blanc 
Saint-Bonnet^  tout  est  perdu. 


^  61  -- 

c  Quaud  UD  peuple  ne  peut  plus  fournir  d'aristocratie^  c'est 
qu'il  est  épuisé.  Et  c'est  un  signe  de  décadence  quand  un  peu- 
ple porte  envie  à  son  aristocratie. 

«  Il  faut^  pour  nous  sauver^  que  la  bourgeoisie  s'anoblisse  : 
c'est  la  noblesse  qui  a  fondé  la  nation.  r>  {De  la  Restauration 
française,  livre  3.) 

Et  pour  faire  de  la  bourgeoisie  une  nouvelle  féodattté, 
nous  savons  la  marche  à  suivre  (voir  le  Manuel  du  Spé^ 
culateur  à  la  Bourse)  :  il  n'y  manque  que  la  consécra- 
tion sacerdotale*,  elle  ne  fera  pas  faute. 

Qu'est-ce  que  le  culte?  Une  représentation  de  la  so- 
ciété. 

L'homme  qui,  suivant  la  prescription  de  TApôtre,  s'est 
dépouillé  de  sa  conscience  naturelle,  et  qui  a  revêtu 
comme  une  cuirasse  la  foi  théologale,  n'est  plus  qu'une 
marionnette  dansant  devant  son  idole,  comme  David  dan- 
sait devant  Tarche,  à  la  grand'pitié  de  sa  femme  Michol. 

Entrons  à  l'église  pendant  l'office ,  un  jour  de  grande 
fête.  Les  places  sont  distribuées  suivant  les  dignités  : 
banc-d'œuvre,  stalles  pour  les  fabriciens,  marguilliers, 
préfets  de  congrégations,  autorités  civiles  et  militaires  ; 
la  moyenne  classe  a  des  chaises  payées  au  jour  et  à  l'an; 
la  multitude,  debout  ou  accroupie,  s'entasse  derrière  les 
piliers,  au  fond  des  chapelles,  hors  de  la  vue  du  maître- 
autel  et  de  la  chaire. 

Au  prône,  si  le  seigneur,  prélat  ou  prince,  y  assiste , 
le  prédicateur,  qui  est  censé  parler  pour  tout  le  monde, 
lui  adresse  nominativement  la  parole. 

A  l'offerte,  les  sommités  reçoivent  l'encens  chacune  à 
pari  ;  tandis  que  le  peuple  en  masse  est  régalé  le  dernier 
de  trois  coups  d'encensoir. 

C'est  ainsi  que  l'Église  fait  entrer  dans  les  âmes  le  res- 
pect de  la  hiérarchie.  Que  de  fois,  mais  en  vain,  la  con- 
science du  peuple  en  murmure  ! 

H  4 


—  62  — 

En  1830,  quelques  jours  avant  la  révolution  de  Juillet, 
la  duchesse  d*Ângoulème  passant  à  Besançon ,  je  fus  té-- 
moin  du  scandale  que  causa  à  nos  vignerons,  les  Boiisse- 
bots^  Mgrlecardinal  de Rohan,  lorsqu'il  reçut  la  princesse  • 
sous  le  porche  de  la  cathédrale  avec  l'encens  et  le  dais  : 
il  leur  semblait  qu'un  tel  honneur  dût  être  réservé  à  Dieu. 
La  Révolution,  on  le  vit  quelques  semaines  plus  tard,  in- 
fectait ces  têtes-là  ! . . . 

Qui  n'a  observé  l'ordre  des  processions?  La  plèbe  en 
avant,  par  âges,  sexes  et  corporations;  les  ordres  religieux 
ensuite  ;  puis  le  clergé,  massé  près  du  dais,  entouré  dé  la 
magistrature,  des  chefs  de  l'armée,  comme  de  gardes  du 
corps.  Toujours  la  gradation  des  rangs  et  des  castes.  Pen- 
dant que  la  jeunesse  de  qualité,  poudrée,  frisée,  revêtue 
d'aubes  éblouissantes ,  ceinte  de  ceintures  d'argent  et 
d'or,  porte  devant  le  saint-sacrement  les  cassolettes  où 
brûlent  les  parfums ,  de  petits  pauvres  pris  parmi  les  char- 
bonniers et  forgerons  sont  chargés  de  la  braise  et  des 
pincettes.  Je  me  souviens  qu'un  jour,  pas  un  gamin  ne 
voulant  de  la  commission,  je  m'offris  bravement  avec  un 
camarade  pour  remplir  cet  office,  la  procession  ne  pou- 
vant pas  plus  se  passer  du  réchaud  que  de  l'ostensoir.  Il 
me  semblait  qu'à  l'exemple  de  je  ne  sais  plus  quel  ancien 
à  qui  ses  concitoyens  avaient  confié  le  curage  des  égoûts, 
j'allais  illustrer  ma  charge.  Tout  le  monde,  les  abbés 
comme  les  autres,  se  moqua  de  moi.  A  quoi  pensais-je 
de  m'imaginer  que  les  chrétiens  fussent  égaux  devant  le 
saint-sacrement?  J'avais  choisi  d'être  méprisé  dans  la 
maison  du  Seigneur,  Elegi  abjectus  esse  indomo  Domini^ 
et  j'étais  méprisé  ;  c'était  justice* 

La  procession  de  la  Fête-Dieu  a  fourni  àChâteaubriant 

la  plus  belle  de  ses  amplifications.  Ce  n'est  pas  sans 

une  colère  concentrée  que  j'ai  lu,  à  vingt  ans,  les  ou- 

*  vrages  de  ce  phraseur  sans  conscience,  sans  philosophie, 


—  63  — 

et  dont  toute  la  dignité  fut  dans  la  faconde.  Voilà  donc, 
me  disais-je,  avec  quoi  Ton  mène  les  nations  !  Ceux  de 
89,  témoins  de  la  tyrannie  féodale  et  des  corruptions  du 
sacerdoce,  n'eussent  pas  été  dupes  de  ce  clinquant  ;  il 
suffit,  en  1804,  qu'un  soldat  jacobin  se  dit  empereur,  pour 
changer  les  sentiments  et  les  idées.  Ceux. qu'avait  éman* 
cipés  la  raison  philosophique  furent  séduits  à  leur  tour  par 
la  fantasia  littéraire.  Quel  génie,  en  effet,  dans  le  christia- 
nisme !  Quelle  poésie  dans  ce  monde  féodal  !  Les  belles 
choses  que  les  carillons,  la  crécelle,  la  bûche  de  Noël,  la 
fève  des  Rois,  la  cendre  du  Carême  !  Ces  misérables  clas- 
siques, pendant  trois  siècles,  n^y  avaient  p^^s  pensé;  les 
romantiques  en  vivront  quinze  ans.  0  saintes  demeures 
des  moines,  relevez-vous!  Les  pères  vous  ont  mises  à 
l'encan  dans  leur  folie  ;  les  (ils  vous  rétabliront  dans  leur 
rep"entir.... 

L'insulte  hiérarchique  poursuit  l'homme  jusqu'au  ci- 
metière. 

Les  enterrements,  comme  les  mariages,  sont  de  plu- 
sieurs classes.  Dans  un  village  de  Picardie,  le  curé,  afin 
de  marquer  l'échelle  des  rangs,  s'est  avisé  de  faire  suivre 
aux  convois  funèbres  deux  chemins  différents  :  l'un  raide, 
étroit,  et  en  ligne  droite,  pour  les  pauvres  ;  l'autre  dé- 
veloppé en  une  large  et  superbe  courbe,  pour  les  riches. 
Le  maire,  esprit  libéral,  de  qui  je  tiens  l'anecdote,  veut 
s'opposer  à  cet  abus  de  distinction  ;  il  ordonne  que  la 
grande  route  sera  suivie  par  tout  le  monde.  Dénonciation 
du  maire  au  préfet  parle  curé;  interpellations  du  préfet; 
explications  données  par  le  chef  municipal.  Le  prêtre 
gagne  son  procès;  et  le  maire,  suspect  de  révolution- 
narisme,  est  contraint  de  donner  sa  démission. 

XXV 
J'ai  lu  deux  volumes  publiés  par  Mgr  Dupanloup, 


—  64  — 

évèque  d*Orléans,  sur  la  Haute  Éducation  intellectuelle  ; 
et,  quelque  peu  disposé  que  soit  ce  prélat  à  me  rendre 
justice  pour  justice,  je  n'hésite  point  à  dire  que  j'ai  trouvé 
dans  son  livre  de  fort  bonnes  choses. 

J'admets  avec  lui  la  prépondérance  des  Humanités  sur 
les  sciences.  Je  crois  seulement  qu'il  est  possible,  sans 
fatiguer  les  élèves,  de  fondre  dans  les  Humanités,  à  partir 
de  la  septième ,  une  dose  de  science  plus  considérable 
qu'on  ne  faisait  autrefois.  Ce  qui  est  mauvais  pour  les 
jeunes  tètes,  ce  qui  les  accable  et  les  étouffe,  ce  n'est  pas 
tant  la  multitude  des  choses  qu'on  leur  enseigne  que  la 
multiplicité  des  com^,  facultés  et  divisions. 

Je  sais  gré  aussi  à  Mgr  Dupanloup  d'avoir  voulu  répa- 
rer, autant  qu'il  est  en  lui,  les  torts  de  Mgr  Gaume  à 
l'endroit  des  classiques,  bien  qu'au  fond  Mgr  Gaume  me 
paraisse  plus  conséquent  dans  sa  manière  de  voir  et  plus 
chrétien  que  Mgr  Dupanloup. 

J'applaudis  de  plus,  et  sans  réserve,  à  ce  que  le  savant 
évèque  dit  de  Y  Autorité  et  du  Respect  dans  l'éducation , 
et  ne  suis  nullement  effrayé  du  nom  de  Dieu,  qu'il  place, 
comme  une  épigraphe,  en  tète  de  son  excellente  pédago- 
gie. 11  est  si  aisé  de  traduire  le  nom  de  Dieu,  de  donner 
à  ce  signe  une  interprétation  rationnelle,  sociale,  psycho- 
logique, physique  même,  qu'il  faudrait  être  bien  vétilleux 
pour  chercher  chicane  à  ce  propos  au  pieux  Directeur. 

Oui,  c'est  dans  la  famille  et  dans,  l'école  qu,e  l'autorité 
a  son  foyer  :  qu'elle  s'y  renferme,  elle  ne  sera  jamais  à 
craindre.  Et  cette  autorité,  je  n'ai  pas  besoin  pour  l'ex- 
pliquer de  la  rapporter  à  une  source  mystérieuse,  di- 
vine; elle  résulte  de  la  faiblesse  et  de  l'inexpérience  de 
l'enfant,  de  l'affection  du  père  qui  le  représente,  de  la 
responsabilité  de  ceux  à  qui  le  père  a  confié  l'enfant,  de 
la  loi  de  nature  qui  a  ainsi  soudé  les  générations  les  unes 
aux  autres,  des  conditions  de  l'esprit  humain,  qui  com- 


—  65  — 

mence  toujours  par  croire  sur  parole  ce  que  plus  tard  il 
devra  affirmer  par  raison  -,  enfin  de  la  solidarité  sociale. 
Oui,  enfin,  je  proclame  avec  Mgr  Dupanloup  que  la  base 
de  toute  morale  est  dans  le  respect  :  qu'est-ce  donc  que  la 
Justice  que  je  défends,  sinon  le  respect  de  Thomme?... 
Mais  ici  j'arrête  mon  auteur  et  je  lui  demande  : 
Croyez-vous  sérieusement  que  le  respect  puisse  exister 
dans  le  catholicisme?  Et,  quelque  mal  que  vous  vous  don- 
niez dans  vos  séminaires  pour  en  inculquer  la  maxime, 
pouvez-vous  nier  qu'elle  ne  soit  à  chaque  instant  contre- 
dite par  votre  pratique  sociale ,  par  votre  discipline  et 
par  votre  dogme? 

Peut-il  y  avoir  respect  dans  un  système  où  les  condi- 
tions sont  déclarées,  par  autorité  divine,  inégales?  dans 
un  système  où  l'éducation  donnée  à  la  multitude,  en  vue 
de  la  hiérarchie,  consiste  en  une  espèce  de  castration  mo- 
rale et  intellectuelle;  où  les  petits  du  peuple  sont  élevés 
pour  l'exploitation,  comme  les  petits  des  animaux  pour 
la  consommation? 

Qu'est-ce  que  le  respect?  Mgr  Dupanloup,  si  habile  la-* 
tiniste,  le  sait  mieux  que  personne  :  c'est  Tégalité  de  con- 
sidération. —  Respectusy  de  re-spicere^  regarder  en  se 
tournant,  de  manière  à  voir  de  face  la  personne  qu'on 
regarde.  Le  regard  de  côté  est  un  signe  de  fatuité,  de 
fourberie;  comme  le  regard  en  dessous,  suspicio^  en  est 
un  de  méfiance  et  de  haine. 

Qu'est-ce  que  le  mépris,  en  latin  despectio?  L'inéga- 
lité de  considération.  —  Despectio^  de  de-spicere,  regar- 
der du  haut  en  bas. 

Du  mépris  au  respect,  la  différence  est  de  l'oblique  à 
rhorizontale. 

Quel  respect  donc,  je  ne  dis  pas  du  maître  à  l'élève, 
du  père  à  l'enfant,  puisque,  par  la  nature  des  choses,  l'é- 
lève doit  ôtre  un  jour  l'égal  de  son  maître,  Tenfant  iSi  ou 

Il  4. 


-  66  — 

lard  remplacer  son  père;  —  mais  de  Tindividu  de  condi- 
tion supérieure  à  celui  de  condition  inférieure,  si  le  se- 
cond ne  doit  jamais  s'élever  au  niveau  du  premier,  sauf  la 
faveur  du  prince  ou  la  prédestination  de  Dieu? 

Quel  respect  du  noble  au  roturier? 

Quel  respect  du  riche  au  pauvre? 

Quel  respect  du  bourgeois  maître-juré  au  prolétaire 
qu'il  salarie? 

Quel  respect  de  Tofficier  élevé  à  grands  frais,  dans  les 
écoles  spéciales  de  TËtat,  pour  les  grades  et  pour  la 
gloire,  au  conscrit  qui  ne  sait  pas  lire  et  ne  demande  que 
son  congé? 

Quel  respect  du  croyant  au  libre«penseur,  du  théolo- 
gien de  la  Sacrée-Congrégation  au  philosophe  dont  il 
condamne  les  écrits?... 

.    M.  Guizot,  qui  a  toujours  de  grands  mots  à  son  service 
quand  il  s'agit  d'affirmer  une  contre-vérité,  a  osé  écrire  : 

a  Le  catholicisme  est  la.  plus  grande  et  la  plus  sainte  école 
de  respect  que  le  monde  ait  eue.  » 

Oui,  si  par  respect  vous  entendez  les  salutations,  gé- 
nuflexions, et  toutes  les  grimaces  de  la  civilité  puérile  et 
chrétienne.  Le  suprême  bon  ton  pour  un  grand  seigneur 
n'est-il  pas  de  savoir  dire  bonjour  !  en  autant  de  manières 
différentes  qu'il  y  a  de  degrés  sur  l'échelle  hiérarchique? 
M.  Guizot  appelle  cette  science  de  simagrées  respect  ! 
Pour  nous,  hommes  de  la  Révolution,  c'est  de  l'inso- 
lence. Hélas  !  la  dynastie  d'Orléans  régnerait  encore  si 
son  premier  ininistre,  quand  il  montait  à  la  tribune,  n'a- 
vait pas  eu  deux  façons  de  saluer,  si  M.  Guizot  ne  s'était 
courbé  si  bas  en  parlant  du  roi»  tandis  qu'il  se  tenait  si 
raide  en  répondant  à  la  nation. ... 

XXVI 

Mais  je  m'aperçois  que  nous  ne  nous  entendons  plus. 


—  67  — 

Ce  que  le  langage  hunnain,  avec  plus  ou  moins  d'exacti- 
tude, nomme  respect,  dérive,  selon  le  prêtre,  de  la  reli* 
gion,  e'est-à*dire ,  pour  parler  comme  la  féodalité^  de 
l'hommage-lige,  qui,  commençant  à  Dieu,  finit  au  bâtard 
de  la  fille  esclave,  et  Implique  nécessairement  inégalité. 
Selon  nous,  au  contraire,  le  respect  découle  Au  jus,  c'est- 
à-dire  de  la  dignité  virile,  déclarée  par  la  Révolution 
identique  et  adéquate  entre  tous  les  hommes. 

Fils  de  la  Révolution,  nous  affirmons  l'égalité,  que 
nient,  au  nom  de  leur  foi,  les  fils  de  la  religion.  C'est 
pour  cela  qu'ils  nous  accusent  d'avoir  détruit  le  respect, 
et  qu'ils  nous  regardent  comme  infâmes,  dans  notre  vie, 
dans  notre  âme  et  dans  notre  corps,  à  peine  dignes,  après 
notre  mort,  d'être  enlevés  par  l'entrepreneur  des  immoa* 
dices. 

Pas  de  jour  qu'ils  ne  nous^en  jettent  l'outrage. 

La  Révolution,  en  déclarant  la  liberté  de  conscience, 
a  fait  des  cimetières  une  propriété  publique.  L'Église, 
non  contente  d'y  conduire  par  des  chemins  divers  le  riche 
et  le  pauvre,  revendique  cette  propriété  comme  sainte, 
et  prétend  en  écarter  les  mécréants.  A  Ghelies  (Seine-et- 
Marne),  un  vieux  colonel  refuse,  à  son  lit  de  mort,  les 
secours  de  la  religion.  Le  curé  fait  jeter  le  cadavre  dans 
un  coin  réputé  infâme  depuis  l'inhumation  d'un  guillo- 
tiné. 11  fallut  que  le  maire,  revêtant  son  écharpe,  ordon- 
nât de  creuser  une  fosse  dans  un  lieu  décent,  et  par  son 
intervention  officielle  sauvât  le  corps  du  libre  penseur  de 
l'outrage  du  prêtre. 

11  semble  pourtant  que,  le  Concordat  ayant  réglé,  avec 
l'approbation  du  pape,  les  rapports  de  la  Révolution  et  de 
VÉglise,  le  clergé  devrait  respecter  cette  loi,  reçue  par 
lui  avec  tant  de  joie.  Il  n'en  est  rien. 

À  Saint-Étienne,  il  existe  un  collège  de  jésuites,  sous 
l'invocation  de  saint  Michel.  Or,  de  même  que  l'Église 


—  68  — 

aime  l.es  processions,  les  révérends  pères  adorent  le  théâ- 
tre. J'ai  sous  les  yeux  un  bulletin  de  spectacle,  la  Vendée 
MILITAIRE,  drame  en  cinq  tableaux,  avec  chants,  joué  par 
des  jeunes  gens  du  collège,  appartenant  aux  premières  fa- 
milles du  pays.  Tous  les  parents  et  amis,  au  nombre  de 
cinq  ou  six  cents  personnes,  assistèrent  à  la  représenta- 
tion, qui  sans  doute  ne  fut  pas  ignorée  de  la  police.  Mais 
le  pouvoir  ne  se  fâcha  que  lorsque  les  étudiants,  exaltés 
par  leurs  rôles,  s'émancipèrent  jusqu'à  briser  le  buste  de 
l'Empereur  et  à  le  traîner  dans  la  boue.  La  Vendée,  en 
effet,  n'est-ce  pas  Gadoudal,  et  l'Empereur  l'usurpation? 

Ainsi,  après  une  paix  déplus  d'un  demi-siècle,  l'Église 
rallume  la  guerre  ;  en  même  temps  qu'elle  ruine  et  trans- 
porte les  républicains,  elle  forme  dans  ses  collèges  des 
généraux  pour  une  Vendée  future.  A  elle,  pour  attaquer 
la  Révolution,  toute  latitude,  toute  faveur;  à  nous,  pro- 
scrits, pour  la  défendre,  le  bâillon  et  Cayenne.  C'est  ainsi 
qu'elle  enseigne,  qu'elle  pratique  le  respect. 

Toute  nation  divisée  en  elle-même  périra,  dit  l'Évan- 
gile. La  classe  aristocratique,  élevée  par  les  prêtres,  va 
d'un  côté;  la  plèbe,  en  qui  l'esprit  révolutionnaire  domine 
de  plus  en  plus,  tire  de  l'autre  :  à  moins  que  le  neuf 
n'emporte  le  vieux,  la  déchirure  est  inévitable.     ' 

Me  promenant  au  Luxembourg,  j'entendais  une  troupe 
de  gamins  lisant  et  commentant  entre  eux  un  petit  livre 
populaire,  les  Mystères  de  l* Inquisition.  —  Gomment  ! 
disait  le  plus  énergique  de  la  bande,  est-ce  que  le  bon 
Dieu  veut  qu'on  tue  ainsi  le  monde?  —  Bien  sûr,  répon- 
dait un  autre,  qui  savait  sur  le  bout  du  doigt  son  Histoire 
sainte  ;  et  il  citait  les  exemples  fameux  de  Moïse,  de  Sa- 
muel, du  prophète  Élie,  de  Mathathias.  — Eh  bien  !  c'est 
égal,  reprenait  l'autre,^  je  te  dis  que,  si  ce  temps-là  reve- 
nait, mon  père  prendrait  tout  de  suite  son  fusil!...  Oh! 
oui,  nous  aurons  encore  des  coups  de  fusil,  et  malheur 


—  69  -- 

alors,  malheur  à  JérusalemL,,.  L* autorité  du  prêtre  sur 
les  enfants  du  peuple  est  perdue,  me  disait  un  juge  de 
paix  de  campagne;  la  parole  du  père  l'emporte,  et  la 
première  communion,  qui  pour  le  plus  grand  nombre 
est  la  dernière)  a  pris  la  signification  d'un  divorce. 

XXVII 

Comme  tant  d'autres,  je  me  suis  maintes  fois  étonné 
de  cette  duplicité  ecclésiastique,  dont  on  a  voulu,  mais 
à  tort,  faire  l'apanage  de  la  Compagnie  de  Loyola.  Il 
me  répugnait  de  penser  qu'un  corps  aussi  considérable 
que  le-cIergé  catholique,  dans  ses  relations  avec  les  puis- 
sances de  la  société,  qui  sont  la  Philosophie,  la  Science, 
le  Travail,  aussi  bien  que  l'État,  ne  reculât  pas  devant  la 
trahison  et  le  meurtre,  là  où  il  ne  peut  réussir  par  la 
captation  et  la  ruse. 

J'ai  fmi  par  me  rendre  compte  de  ce  phénomène. 
Ce  ne  sont  pas  les  individus  qu'il  faut  accuser  :  c'est 
l'Église. 

Dans  l'individu,  prêtre  ou  laïc,  la  conscience  natu- 
relle vient  sans  cesse  redresser  les  aberrations  de  la 
conscience  transcendantale  ;  et,  hors  les' cas  rares  d'une 
perversion  absolue,  on  peut  dire  que  l'homme  est  tou- 
jours meilleur  que  le  croyant. 

Mais  les  collectivités  ne  se  comportent  pas  comme  les 
individus.  Elles  n'obéissent  qu^à  leur  idée,  à  leur  raison 
sociale,  si  je  puis  ainsi  dire,  sans  se  laisser  distraire  par 
aucun  autre  sentiment. 

L'Église  est  une  collectivité  formée  seulement  par 
et  pour  la  foi ,  en  qui  disparaissent  les  affections  hu- 
maines, et  où  la  conscience  religieuse  reste  seule,  par- 
lant et  ordonnant  au  nom  de  Dieu. 

Or,  qu'est-ce  que  Dieu,  dans  l'ordre  de  la  conscience, 
suivant  l'Église? 


—  70  — 

Dieu  est  le  mattre  absolu  de  Tunivers,  qu'il  gouverne 
par  son  bon  plaisir,  et  conduit  par  des  routes  connues  de 
lui  seul.  Dieu,  qui,  suivant  les  théologiens,  pouvait  créer 
une  infinité  d'univers  différents  de  celui-ci,  serait^il  en- 
chaîné par  des  lois?  Dieu  fera-t-il  avec  Thomme  un  pacte 
irrévocable?  Insensé  qui  lé  pense  !  Dieu  fait  ce  qu'il  veut, 
et  nul  n*a  le  droit  de  lui  demander  des  comptes. 

Du  tombeau,  quand  tu  veux,  tu  sais  nous  rappeler. 
Tu  frappes  et  guéris;  tu  perds  et  ressuscites! 
Ils  ne  s'assurent  point  en  leurs  propres  mérites^ 
Mais  en  ton  nom  sur  eux  invoqué  tant  de  fois. 
En  tes  serments,  jurés  au  plus  saint  de  leurs  rois; 
En  ce  temple,  où  tu  fais  ta  demeure  sacrée^ 
Et  qui  doit  du  soleil  égaler  la  durée. 

Or,  gouvernement  de  Dieu  et  gouvernement  de  l'Église, 
c'est  même  chose. 

C'est  à  la  prière  de  l'Église  que  Dieu  tue  les  Senna- 
chérib,  les  Balthazar,  les  Ântiochus,  les  Dèce,  les  Galère, 
les  Julien  :  pourquoi  TÉglise  qui  maudit,  dont  la  prière 
donne  la  mort,  ne  mettrait-elle  pas  la  main  à  l'exécu- 
tion ? 

Est-ce  que  la  conscience  de  l'Eglise,  qui  est  la  con- 
science même  de  Dieu,  se  gouverne  par  la  Justice  des 
hommes  ?••. 

L'Église  a  la  main  sur  toute  âme  qui  manque  à  la  foi, 
Ârius  ou  Jean  Hus,  Savonarola  ou  Henri  IV.  Qui  donc, 
s'il  n*est  athée,  pourrait  lui  demander  compte  de  la  ma* 
nière  dont  elle  exécute  ses  sentences? 

Depuis  près  de  soixante-dix  ans  l'Église  ne  cesse  d'éle- 
ver à  Dieu  ses  prières  contre  la  Révolution,  comme  les 
Juifs  pendant  la  captivité  de  Babylone.  Que  parlons-nous 
de  concordat  ?  Une  feuille  de  papier,  dont  il  a  plu  à  Dieu 
de  se  servir,  comme  de  Fédit  de  Cyrus,  pour  affranchir 
son  peuple,  mais  qui  ne  saurait  servir  de  titre  à  une 


—  71  — 

nouvelle  captivité.  Un  pape,  un  hommes  par  prudence, 
par  nécessité,  a  pu  donner  les  mains  à  cette  transaction  ; 
l'Église,  dont  la  collectivité  représente  Dieu  même,  n*est 
pas  liée  par  cette  signature  t 

Ainsi  l'Église,  dans  tout  ce*  qu'elle  fait,  agit  conscien- 
cieusement. Ce  qui  nous  parait  crime  en  elle,  est  devoir. 
C'est  par  devoir  qu'elle  dépouille  et  proscrit  le  paganisme, 
après  que  ses  apologistes  ont  tant  de  fois  réclamé  la 
tolérance  païenne  ;  par  devoir  qu'elle  brûle  les  philoso- 
phes, après  que  l'Apôtre  a  déclaré  que  la  foi  doit  être 
rationnelle  et  libre  ;  par    devoir  qu'elle  égorge  la  Ré- 
volution ,  après  que  Pie  VU  a  pactisé  avec  la  Révolution. 
L'Église  est  la  double  conscience  de  l'humanité. 
De  même  que  la  société  civile  a  droit  de  Justice  sur 
tous  ceux  qui  violent  les  lois  de  la  conscience  naturelle, 
qui  est  elle-même;  de  même  l'Église  s'attribue  droit  de 
Justice  sur  tous  ceux  qui,  même  innocents  au  point  de 
vue  de  la  conscience  naturelle,  pèchent  contre  la  con- 
science religieuse,  qui  est  aussi  elle. 

Et  c'est  ce  qui  nous  explique,  enfin,  comment  dans 
l'âme  humaine  la  plus  grande  scélératesse  peut  s'unir  à 
une  profonde  religion  :  ce  phénomène  n'a  pas  d'autre 
cause  que  l'étouffement  de  la  conscience  naturelle  par 
la  conscience  transcendantale. 

Galigula,  Néron,  Héliogabale,  les  plus  lâches,  les  plus 
infâmes  de  tous  les  tyrans,  furent  des  modèles  de  piété. 
Tibère,  sans  respect  pour  les  dieux,  est  fataliste  :  une 
superstition  en  vaut  une  autre  ;  c'est  le  monstre  des 
monstres.  Balthazar  Gérard,  Jacques  Clément,  Ravaillac, 
furent  des  saints.  C^est  cette  alliance  de  la  religion  avec 
le  crime  qui  constitue  l'hypocrisie^  du  grec  0.:ïoxptT7)ç, 
comédien,  comme  qui  dirait  conscience  de  théâtre,  le 
vice  par  excellence  des  âmes  chrétiennes.  Tarlufle  est  un 
vrai  dévoti  n'en  doutez  pas  :  ce  monstre  croit  si  bien  cn« 


^  72  — 

Dieu  et  à  l'enfer  qu'il  en  a  perdu  le  sens  moral.  Molière, 

disciple  de  Gassendi,  le  savait,  bien  qu'il  eût  donné  pour 

sous-titre  à  la  pièce,  17mpo5/^2/r;  mais  ses  successeurs 

ne  Font  pas  compris ,  et  c'est  pour  cela  qu'ils  ne  savent 

plus  jouer  Tartuffe.  Napoléon  ne  s'y  trompait  pas  non 

plus,  lorsque,  plein  de  ses  idées  de  restauration  religieuse, 

il  disait  :  Si  Tartujfe  avait  été  composé  sous  mon  règne, 

je  n'en  aurais  pas  permis  la  représentation.  Que  Dieu 

pardonne  au  grand  Napoléon,  puisqu'il  s^est  fié  à  lui  ! 

Mais  le  chef  d'État  qui,  pouvant  élever,  haut  la  conscience 

du  peuple,  la  replaça  sous  le  joug  de  TÉglise,  comptera 

avec  la  postérité. 

XXVJII 

Concluons  sur  ce  chapitre. 

Le  catholicisme,  qui  se  vante  de  moraliser  l'homme, 
n'aboutit,  par  la  double  conscience  qu'il  crée  en  son  âme, 
et  par  l'éducation  factice  qui  en  est  la  conséquence,  qu'à 
faire  de  lui  un  caractère  sournois,  hypocrite,  plein  de 
fiel,  un  ennemi  de  la  société  et  du  genre  humain. 

Or,  ce  qui  est  vrai  du  catholicisme  le  sera  de  toute 
autre  église,  puisque  la  loi  de  toute  église  est  de  s'orga- 
niser en  vertu  d'un  dogme,  pris  pour  règle  et  sanction  du. 
droit,  conséquemment  de  scinder  la  conscience  et  de 
fausser  Téducation.    . 

Donnez  l'éducation  de  la  jeunesse  à  Saint-Simon,  à 
Fourier,  à  Cabet,  à  Robespierre  :  chacun  d'eux  l'accom- 
modera à  son  système;  donnez-la  à  M.  Cousin,  il  vous 
fera  des  éclectiques;  donnez-la  à  un  maréchal  de  France, 
il  vous  fera  des  enfants  de  troupe. 

C'est  cette  pensée,  commune  à  toutes  les  sectes,  qui 
depuis  soixante  ans  a  fait  proscrire  en  France  la  liberté 
de  l'enseignement.  Comme  en  politique  on  est  partisan 
de  la  centralisation,  en  matière  d'enseignement  on  l'est 
il%V  Université.  L'Église,  pensent  les'universitaires,  ne 


-  73  — 

durera  pas  toujours,  et  nous  hériterons  de  sa  position. 
Mieux  vaut  attendre  que  risquer  de  tout  perdre.  — 
Aussi,  comnSe,  en  attaquant  l'Église,  on  a  soin  de  ména- 
ger le  monopole  !  On  ne  veut  pas  d'une  pédagogie  qui 
formerait  l'homme  pour  lui-même,  en  l'affranchissant  de 
tout  préjugé,  de  tout  dogmatisme,  de  toute  hallucination 
transcendantale.  On  crs^indrait,  si  Tesprit  de  la  jeunesse 
devenait  libre,  f  u'il  n'y  eût  plus  d'emploi  pour  les  génies 
qui  s'arrogent  le  gouvernement  de  l'âge  viril.  La  dépra- 
vation de  l'enfant  est  le  gage  de  la  servilité  de  l'adulte. 
Je  traiterai  de  renseignement  industriel  dans  la 
VP  Étude. 


MHrf 


CHAPITRE  IV. 

L* homme  au  sein  de  la  nature. 

XXIX 

Jusqu'ici  nous  avons  considéré  les  mœurs  de  l'huma- 
nité comme  formant  une  section  à  part  dans  la  constitu- 
tion de  l'univers. 

Hais  la  raison  dit,  et  c'est  une  des  plus  belles  intui- 
tions de  la  philosophie  moderne ,  que  la  morale  humaine 
est  partie  intégrante  de  l'ordre  universel  ;  de  sorte  que, 
malgré  des  discordances,  plus  apparentes  que  réelles,  que 
la  science  doit  apprendre  à  concilier,  les  lois  de  l'une 
sont  aussi  celles  de  Taùtre. 

De  ce  point.de  vue  supérieur,  l'homme  et  la  nature, 
le  monde  de  la  liberté  et  le  monde  de  la  fatalité,  forment 
un  tout  harmonique  :  la  matière  et  l'esprit  sont  d'accord 
pour  constituer  l'humanité  et  tout  ce  qui  l'environne  des 
mômes  éléments,  soumis  aux  mêmes  lois. 


—  74  — 

Monument  indissoluble,  dont  Tunivers  fournit  les  fon- 
dementSi  dont  la  Terre  est  le  piédestal,  et  l'Hoinme  la 
statue.  • 

XXX 

Appliquée  à  Téconomie  et  à  la  Justice,  cette  manière 
d'envisager  les  choses  conduit  à  des  solutions  aussi  im- 
-  portantes  qu'inattendues. 

Sans  examiner  si  les  diiïérentes  races  sont  originaire- 
ment sorties  de  la  même  souche,  comment  ensuite, 
sous  l'influence  du  climat ,  elles  ont  reçu  leurs  physio- 
nomies respectives  :  il  est  certain  au  moins  t)ue  chacune 
d'elles  peut  et  doit  êlre  regardée  comme  indigène  au  sol 
où  elle  a  été  trouvée,  ni  plus  ni  moins  que  les  plantes  qui 
y  croissent  et  les  animaux  qui  y  vivent. 

Par  cet  indigénat,  l'homme  et  la  terre  deviennent  im- 
manents l'un  à  l'autre,  je  veux  dire,  non  pas  enchaînés 
comme  le  serf  et  la  glèbe,  mais  doués  des  mêmes  qua- 
lités, des  mêmes  énergies,  et  si  j'ose  le  dire,  de  la  même 
conscience. 

C'est  ce  qu'exprime  ce  principe  d'économie  et  de  droit, 
pour  lequel  il  n'est  plus  besoin  désormais  d'épuiser  les 
ressources  de  la  controverse  :  La  terre  appartient  à  la 
race  qui  ^  est  née^  aucune  autre  ne  pouvant  lui  donner 
mieux  la  façon  qu'elle  réclame.  Jamais  le  Caucasien  n'a 
pu  se  perpétuer  en  Egypte  ;  nos  races  du  Nord  ne  réus- 
sissent pas  mieux  en  Algérie;  l'Anglo-Saxon  s'étiole  en 
Amérique  ou  devient  Peau-Rouge.  Quant  aux  croisements, 
là  où  ils  peuvent  s'opérer,  loin  de  détruire  l'indigénat, 
ils  ne  font  que  le  rafraîchir,  lui  donner  plus  de  ton  et  de 
vigueur  :  on  sait  aujourd'hui  que  les  san*gs  se  mêlent, 
mais  ne  se  fusionnent  pas,  et  toujours  une  des  deux  races 
finit  par  revenir  à  son  type  et  absorber  l'autre. 
De  cette  parenté  de  la  race  et  du  sol,  fondement  de 


—  75  — 

toute  pOdâessioU  territoriale  collective,  il  est  aisé  de  dé- 
duire la  possession  individuelle,  soumise  d'ailleurs  à  des 
conditions  beaucoup  plus  compliquées  que  la  possession 
nationale. 

Enfin  la  possession  collective  et  individuelle  conduit  à 
un  troisième  principe,  aperçu  plutôt  que  défini  par  les 
anciens  législateurs,  sacrifié  par  tous  les  utopistes,  et  que 
la  société  modctne  est  en  train  de  perdre,  tout  en  faisant 
des  efforts  désespérés  pour  le  retenir,  la  transmission  hé- 
réditaire. 

Ainsi  rhomme  et  la  terre,  comme  TÂdam  et  l'Eve  de  la 
Genèse,  peuvent  se  dire  Tun  à  Tautre  :  Os  de  mes  os,  et 
chair  de  ma  chair!  Unis  par  mariage,  solidaires  dans 
leur  destinée  et  dans  leurs  mœurs,  ils  produisent  en  com- 
mun leurs  générations;  et  l'on  ne  sait  lesquels,  des  fils 
de  la  femme  ou  des  produits  du  sol,  peuvent  être  réputés 
davantage  enfants  de  la  terre  ou  enfants  de  l'humanité. 

La  Révolution  devait  donner  à  cet  antique  contrat  la 
forme  solennelle  ;  mais  ici,  comme  partout,  la  foi  com- 
mence par  mettre  l'homme  en  contradiction  avec  la 
morale. 

Sans  doute  vous  ne  pensez  pas.  Monseigneur,  que  ce 
soit  par  hasard  que  l'Église  rencontre  sans  cesse  sur  son 
chemin  la  Révolution ,  et  moi  je  ne  le  crois  pas  non  plus. 
Et  lux  in  tenebris  lucet,  dit  Jean.  Si  la  lumière  rayon- 
nait également  de  partout,  ou  que  les  corps  ne  donnassent 
pas  d'ombre  et  fussent  translucides,  comment  aurions-nous 
la  sensation  de  lumière?  De  même,  sans  le  divorce  de  la 
conscience^  comment  aurions-nous  compris  la  liberté? 
Sans  les  fictions  de  la  théologie  et  les  exhibitions  du 
culte,  comment  aurions-nous  découvert  la  morale?  Sans 
l'Église,  comment  se  serait  produite  la  Révolution? 

Nous  allons  voir  que  sans  le  christianisme  nous  n'eus- 
sions jamais  su  ce  que  c'est  que  la  possession  de  la  terre. 


—  76  — 

à  la  place  de  laquelle  nous  avons  mis  le  divorce  de  pro- 
priété. 

XXXI 

Le  christianisme  est  la  religion  de  la  séparation  uni- 
verselle, de  la  scission  sans  fin,  de  Tantagonisme  irré- 
conciliable, de  risolement  absolu,  des  abstractions  im- 
possibles. 

Après  avoir  séparé  Tesprit  de  la  matière,  comme  le 
Dieu  de  la  Genèse  sépare  le  sec  de  Thumide,  la  lumière 
d'avec  Tombre;  après  avoir  distingué  les  âmes  d'avec  les 
corps,  posé  le  bon  principe  en  face  du  mauvais,  élevé  le 
ciel  au  dessus  de  la  terre,  créé  dans  l'homme  une  double 
conscience,  et  institué  ce  système  d'hypocrisie  qui  fait 
de  Tartuffe  un  bienheureux  et  de  Socrate  un  réprouvé , 
le  voici  qui  scinde  l'homme  d'avec  la  nature,  afin  que, 
comme  il  Va  rendu  malheureux  dans  sa  conscience,  il  le 
rende  fugitif  et  déshérité  sur  la  terre, 

La  terre!  comment  le  chrétien  l'aimerait-ii,  cette  terre 
sacrée,  que  les  anciens  entourèrent  d'un  culte  plein  de 
tendresse,  et  qui  est  pour  nous,  à  elle  seule,  presque  toute 
la  nature?  Aimer  la  terre,  la  posséder,  en  jouir  dans  une 
légitime  union,  avec  cette  vigueur  d'amour  qui  appartient 
à  l'âme  humaine,  le  chrétien  en  est  incapable  :  ce  serait 
de  l'impiété,  du  panthéisme,  un  retour  à  d'idolâtrie  pri- 
mitive, pis  que  cela,  une  rechute  dans  le  chaos,  en 
horreur  au  polythéisme  même. 

La  haine  du  monde  extérieur  est  essentielle  au  christia- 
nisme ;  elle  découle  du  dogme  même  de  la  création ,  et 
des  antinomies  qu'il  traîne  à  sa  suite. 

Pour  le  chrétien  instruit  par  la  Bible,  la  terre,  comme 
le  soleil,  la  lune  et  toutes  les  sphères,  est  chose  morte, 
vile  matière,  instrument  des  manifestations  divines,  mais 
qui  n'a  rien  de  commun  avec  TÊtre  divin,  ni  par  con* 


-  77- 

séquent  avec  l'âme  de  Thomme ,  sa  fllle  immortelle. 

Car  tel  est  le  rapport  que  la  religion  établit  entre  Dieu 
et  Punivers  ;  tel  il  sera ,  par  la  marche  nécessaire  de 
ridée,  entre  Thomme  et  la  terre.  La  révélation  elle- 
même  a  pris  soin  de  nous  le  dire.  Pourquoi  le  Décalogue 
défend-il  d'adorer  rien  de  ce  qui  est  en  haut  au  ciel,  ou 
en  bas  sur  la  terre ,  si  ce  n*est  parce  que  le  ciel  et  la 
terre,  et  tout  ce  qu'ils  contiennent,  sont  réputés  créa- 
tures, œuvres  de  fabrique,  dépouillées  par  conséqoentde 
toute  vie  propre,  de  volonté,  d'intelligence,  de  substance 
même?  Au  fond,  ce  sont  des  néants. 

Quel  cas  pourrions-nous  donc  faire  d'une  nature  que 
Dieu  définit,  non  point  comme  partie  de  lui-même,  mais 
œuvre  de  ses  doigts  ? 

Comment  y  verrions-nous  une  mère,  une  nourrice,  une 
sœur,  une  épouse,  alors  que  lui  daigne  à  peine  la  toucher 
du  bout  du  pied? 

La  terre  est  à  Jéhovah ,  dit  le  psalmiste,  et  tout  son 
mobilier  :  Dotnini  est  terra  et  plenitudo  ejus,  —  Et  qu'en 
fait-il  de  cette  terre,  ô  sublime  chantre  des  grandeurs  de 
Dieu?  Admirez  la  réponse  du  Juif  :  Jéhovah,  maiire  de 
toute  la  terre,  y  a  choisi  un  petit  coin,  le  mont  I^oriah, 
pour  s'y  faire  bâtir  un  temple  et  y  rendre  ses  oracles  !... 
Quis  ascendet  in  montera  Dotnini  ? 

Ainsi,  de  Dieu  à  l'univers  visible  le  rapport,  selon  le 
chrétien,  est  celui  d'un  maître  absolu  sur  sa  chose  :  c'est 
le  contraire  de  ce  qu'affirment  le  fétichisme,  le  pan- 
théisme, l'animisme,  toutes  les  opinions  qui,  sans  nier 
^solument  la  Divinité,  tendent  à  la  faire  rentrer  dans  le 
système  général  des  existences.  11  ne  peut  pas  être  ques- 
tion aujourd'hui  de  ressusciter  ces  vieilles  théories,  en  face 
desquelles  le  christianisme  devait  se  produire  comme 
antithèse;  mais  toute  antithèse,  n'étant  par  elle-même 
<iu'une  face  ^  l'idée,  doit  suivre  le  sort  de  la  thèse, 


—  78  — 

se  sauver  avec  elle  du  périr  :  ce  qui  implique  également 
que  le  dogme  chrétien  est  insuffisant,  et  la  morale  qui 
s'en  déduit  fausse. 

Pourquoi  Thomme  est-il  sujet  à  la  mort  ?  C*est,  dit  le 
spiritualiste,  qu'il  est  composé  d'esprit  et  de  terre,  le 
premier  destiné  au  ciel,  d*où  il  est  tiré  ;  la  seconde,  à  la 
masse  inerte  d'où  elle  est^  sortie  :  Revertatur  pulvis  cul 
terrant  »uam  unde  erat,  et  sfiritus  redeat  ad  Deum  qui 
dédit  illum.  Bb  terre  cause  première  de  notre  mortalité! 
quelle  métaphysique  ! 

Aussi  le  sacerdoce  n'a-t-il  rien  négligé  pour  exalter  le 
mépris  du  croyant  envers  cette  vieille  mère  :  il  sentait 
qu'il  y  avait  là,  pour  son  fantôme,  une  rivale  à  craindre. 

Que  la  terre  te  soit  maudite,  dit  la  Genèse;  qu'elle  te 
pousse  des  ronces  et  des  épines.  Ceux  qui  ont  visité  les 
lieux  où  jadis  régna  le  dogme  biblique  peuvent  dire 
s'il  ne  semble  pas  que  la  malédiction  ait  passé  par  là. 

La  terre  est  une  vallée  de  larmes,  que  notre  plus  ardent 
désir  doit  être  de  quitter. 

L'Ëcclésiaste  compte  les  joies  dont  la  nature  comble 
rhomme;  il  passe  en  revue  les  merveilles  de  la  création, 
et  à«chacune  il  répète  ce  cri  lamentable  :  Vanité  !  Et  de 
vanité  en  vanité  il  conclut  par  ce  mot,  qui  donne  le  se- 
cret de  sa  tristesse  :  Souviens-toi  de  ton  Créateur,  Me-* 
mento  Creatoris  tui!  Il  n'est  pas  g^i,  le  Dieu  de  la  Bible! 

Le  christianisme  enchérit  sur  cette  désolation  : 

«  Yeux-tu  être  parfait,  dit  Jésus,  d'après  le  premier  Évan- 
gile, au  jeuue  homme  riche?  Va,  vends  tout  ce  que  tu  as, 
donne-le  aux  pauvres,  prends  ta  croix,  et  suis-moi.  y> 

Les  mots  Prends  ta  croix,  mis  dans  la  bouche  de  Jésus 
avant  que  la  croix  fût  devenue  le  symbole  de  la  secte, 
indiquent  assez  que  ce  n'est  pas  le  Galiléen  qui  parle, 
mais  l'Église,  la  fille  de  la  Synagogue,  race  pure  d'Aaroa 
et  d'Esdras,  .  • 


-  79  — 

«  Amassez-vous,  dit-il  ailleurs^  des  trésors  dans  le  ciel,  et 
non  pas  sur  la  terre  ;  ceux-là  ne  craignent  ni  la  rouille  ni  les 
Yoleurs.  » 

Cette  théorie  du  détachement  revient  sans  cesse.  La 
haine  des  riches,  qui  attirait  à  la  secte  tant  de  misé- 
rables, y  est  bien  pour  quelque  chose,  ainsi  que  le  té- 
moigne Jacques,  en  son  épltre  catholique,  chap.  v.  Maiç 
le  fonds  de  la  doctrine  est  la  haine  même  de  la  richesse, 
la  haine  du  bien-être,  la  haine  de  la  possession  territo- 
riale, haine  basée  sur  la  séparation  théologique  de  Dieu 
et  de  la  nature,  de  Tâme  et  du  corps. 

a  Ce  que  c'est  que  la  mort  !  s'écrie  le  Pensez-y  bien.  C'est  une 
séparation  générale  de  toutes  les  choses  de  ce  monde.  Quand 
vous  serez  venu  à  ce  moment  fatal,  il  n'y  aura  plus  pour  vous 
ni  plaisirs,  ni  charges,  ni  parents,  ni  richesses,  ni  grandeurs, 
ni  amis.  (Il  n'y  aura  plus  que  le  prêtre  !}Eussiez-vou8  à  votre 
disposition  tous  les  biens  du  monde,  tout  cela  ne  vous  accom- 
pagnera que  jusqu'au  tombeau.  Un  suaire  et  un  cercueil  est 
tout  ce  que  vous  emporterez  de  cette  vie.  Pensez-y  bien  !  »  * 

Les  missionnaires  ne  cessent  de  retourner  ce  tableau 
funèbre,  dont  la  conclusion  est  prévue  : 

a  Si  la  mort  doit  nous  primer  pour  toujours  des  biens  passa- 
gers de  ce  monde,  dont  nous  ne  saurions  jouir  que  quelques 
années,  pourquoi  donc  les  rechercher  avec  tant  d'empresse- 
ment? Pourquoi  les  posséder  avec  tant  d'attache?  Ne  vaudrait- 
il  pas  mieux  en  faire  dès  à  présent  fin  sacritice  à  Dieu?  » 

C'est-à-dire  à  TÉglise,  n* est-il  pas  vrai ,  Monseigneur  ? 
Car  ce  qui  est  maùYais  pour  l'homme  est  bon  pour  l'É- 
glise: le  premier  passe  comme  l'ombre;  la  seconde  ne 
jouit  ni  ne  meurt,  c'est  pour  cela  qu'elle  a  reçu  dQ  Dieu 
la  puissance  et  la  propriété  sur  tout  le  globe.     . 

11  faut  voir  de  quelles  histoires  le  Pensez-y  bien  assai- 
sonne sa  morale  ! 

a  Le  grand  ^ladin»  avant  de  mourir,  appela  celui  qui  i)or-' 


—  80  — 

tait  devant  lui  sa  bannière  dans  les  batailles,  et  lui  commanda 
d'attacher  au  bout  d'une  lance  le  drap  dans  lequel  on  deyait 
l'enseTelir,  de  le  leyer  comme  l'étendard  de  la  mort  qui 
triomphe  d'un  si  grand  prince^  et  de  crier^  en  le  montrant  au 
peuple  :  Voilà  tout  ce  que  le  grand  Saladin  emporte  de  ses 
conquêtes.  » 

Si  le  grand  Saladin  a  Tait  cela/  je  déclare  qu'il  n*avait 
plus  sa  tête,  sans  quoi  il  faudrait  avouer  qu'il  n'avait  été 
pendant  toute  sa  vie  qu'un  imbécile.  Je  passe  sur  les 
exemples  du  grand  Charles-Quint,  du  grand  saint  Fran- 
çois de  Borgia,  du  grand  Antiochus,  du  grand  Balthazar, 
du  grand  prince  indien  Josaphat,  et  sur  une  foule  d'autres, 
tirés  du  Comte  de  Valtnont  et  des  Pères.  Ces  pitoyables  rap- 
sodies  se  vendent  avec  votre  approbation,  Monseigneur, 
et  avec  l'approbation  de  vos  collègues  :  ce  sont  les  leçons* 
dont  vous  remplissez  l'esprit  du  peuple,  qui  du  reste  en 
prend  à  son  aise,  et  vous  aurait  bientôt  et  pour  jamais 
abandonnés,  sr,  destitué  de  capital ,  de  crédit ,  de  pro- 
priété, de  science,  privé  de  toutes  les  garanties  de  la  nature 
et  de  la  société,  dans  ce  système  où  il  est  forcé  de  vivre, 
le  désespoir  ne  le  ramenait  sans  cesse  aux  pieds  de  votre 
miséricorde. 

xxxir 

La  terre,  dit  l'Église  à  ses  enfants,  vaut-elle  la  peine 
que  vous  vous  querelliez  nour  sa  possession ?mérite-t-clle 
votre  amour?  Hommes  a  un  jour!  que  vous  importe  que 
pendant  votre  courte  vie  ce  lambeau  soit  inscrit  sous 
votre  nom  ou  sous  le  nom  d'autrui?  Qu'y  a-t-il  dans 
cette  boue,  dans  cette  roche,  dans  ces  buissons,  dans  ces 
ajoncs,  qui  vous  charme?  La  mangerez-vous,  cette  vile 
matière?  En  ferez-vous  votre  mai  tresse,  votre  reinef  Quoi 
de  commun  enOn  entre  l'homme,  être  spirituel,  fait  pour 
aimer  et  servir  Dieu,  et  cette  terre,  propre  tout  au  plus  à 
produire  de  Pherbe  pour  votre  bétail,  du  pain  dur  pour 


—  81  — 

votre  estomac,  et  qui  un  jour  couvrira  votre  cadavre? 

Ety  avec  ce  raisonnement  à  la  Sénèque,  Thomme  a* 
perdu  le  sentiment  de  la  nature;  il  s*est  élAgné  d'elle 
comme  d'un  impur  limon.  A  la  place  de  cet  amour  inné 
que  tout  être  vivant  a  pour  les  choses  placées  dans  son 
usage  et  son  accoutumance,  se  sont  développés  des  senti- 
ments factices,  des  mœurs  étranges  ;  et  pour  avoir  insulté 
la  nature';  nous  avons  vu  défaillir  de  plus  en  plus  en 
nous-mêmes  l'intelligence  et  la  Justice. 

L'intelligence  d*abord. 

Le  philosophe^cbrétien  est  incapable,  tant  qu'il  reste 
dans  la  foi,  de  s'élever  à  une  notion  exacte  de  l'ordre  dans 
l'univers,  et  conséquemment  de  la  sbience. 

Du  principe,  en  effet,  que  le  monde  a  été  gréé,  il  suit 
(u'il  est  créé  pour  une  fin  surnaturelle,  la  fin  de  l'être 
devant  être  en  rapport  avec  le  principe  de  l'être  et  son 
expression  complémentaire.  Conséquemment,  toute  phi- 
losophie qui  chercherait  la  fin  de  l'univers  en  lui-même 
serait  en  contradiction  avec  le  principe  spiritualiste,  si 
hardiment  formulé  par  Descartes,  et  dont  la  foi  ortho- 
doxe n'est  que  le  développement. 

Pour  le  théologien,  le  monde  n'est  et  ne  peut  être  autre 
chose  qu'\in  monument  élevé  par  l'Être,  suprême  à  sa 
propre  gloire,  un  témoignage  incessant  de  son  existence  ; 
c'est  un  livre  à  chaque  page  duquel  il  lit  le  nom  de  Dieu. 
Telle  est  la  conception  de  Bossuet,  de  Fénelon,  de  Bonnet, 
et  de  tous  ceux  qui,  partant  de  Tidée  d'un  Démi-ourgos, 
et  plaçant  le  principe  ou  la  cause  efficiente  du  monde 
hors  du  monde,  se  mettent  dans  Timpuissance  de  trouver 
au  monde  ni  raison  ni  fin,  et  sont  obliges,  à  tous  les 
points  de  vue,  de  les  rapporter  à  Dieu.  D'où  résulte  que 
le  monde  doit  être  considéré  comme  un  tout  fragile  et 
passager,  qui  ne  subsiste  momcnlancment  que  parce  que 
le  souffle  de  Dieu  ralimcnlc  et  que  sa  main  Tempêche 

Il  ô« 


--•  88  — 

de  tomber.  Supposer,  ce  qu*â  démontré  Laplace,  que 
J'univers  subsiste  par  lui*même,  et  qu'il  suffit,  pour  en 
produire  lés  merveilles,  du  jeu  d*un  petit  nombre  d'élé- 
ments, c'est  faire  disparaître  la  Divinité,  et  avec  elle  la  , 
religion. 

De  cette  idée  étrange  d'une  finalité  ultrà-mondaine  du 
monde,  ou  de  la  non-existence  en  soi  et  pour  soi  de  l'uni- 
vers, est  sortie  l'opinion  de  la  fin  du  monde,  qu'Ovide» 
par  une  fiction  ingénieuse,  fait  surgir  pour  la  première 
fois  dans  le  cerveau  de  Jupiter.  Il  convenait  en  effet  que 
le  Dêmi^urgos  tirât  lui-même  les  conséquences  de  son 
principe,  et  usât  des  droits  que  lui  assure  son  titre,  Ju-* 
piler,  dit  le  poêle,  •voyant  Tes  crimes  des  hommes,  se 
disposait,  de  concert  avec  les  dieux,  à  les  foudroyer. 
Hais  il  l*éflBchit  qu*il  couraif  le  risque  d'incendier  k 
ciel  ;  que  d*ailleurs  un  four  viendrait  où,  les  destins  étant 
accomplis,  la  machine  du  monde  devait  se  briser  et  être 
livrée  aux  flammes;  en  conséquence,  au  lieu  du  feu,  il 
se  contenta  d'employer  l'eau.  Ceux  qjie  la  Providence  n'a 
pas  su  gouverner,  elle  les  noie  :  était-ce  la  peine  de 
changer  de  religion  pour  transformer  en  article  de  foi 
celte  légende  bouffonne? 

Esse  quogue  iu  fatis  reminiscitur  affore  tem'^us 
Quo  mare,  que  tellus  correptaque  regia  cœli 
Ardeat^  et  mundi  moles  operosa  laboret. 

XXXI II 

Mais  ce  qui  n'est  qu'absurdité  en  philosophie,  trans- 
porté dans  l'ordre  de  la  Justice,  devient  dépravation.  Tel 
dogme,  telle  morale  :  comme  la  terre  est  aux  regards  de 
Dieu,  elle  sera  pour  le  législateur. 

De  toutes  les  distinctions  qu'a  engendrées  le  principe 
Uiéologique,  la  plus  funeste  peut-être  est  celle  qui,  après 
avoir  séparé  dans  le  droit  civil  la  jx)ssession  de  la  pro-* 


—  83  - 

priété,  a  eu  la  prétention  de  poursuivre  dans  la  pratique 
jusqu'à  ses  dbrnières  conséquences  cette  distinction. 

Le  droit  quiritaire  a  fait  périr  la  république  romaine  : 
e*est  lui  qui  menace  d'engloutir  la  société  moderne. 

C'est  ce  domaine  émineni^  imité  de  Tomnipotence  di- 
vine, qui,  fondé  uniquement  sur  la  volonté,  se  conservant 
par  la  volonté,  se  transmettant  par  la  volonté,  ne  pouvant 
se  perdre  que  par  le  défaut  de  volonté  ;  c'est  ce  droit 
d'user  et  d'abuser ^  que  le  siècle  s'efforce  de  retenir  et 
avec  lequel  il  ne  peut  plus  vivrq,  qui  produit  de  nos  jours 
la  désertion  de  la  terre  et  la  désolation  de  la  société. 

La  métaphysique  de  la  propriété  a  dévasté  le  sol  fran- 
çais, découronné  les  montagnes,  tari  les  sources,  changé 
les  rivières  en  torrents,  empierré  les  vallées  :  le  tout  avec 
autorisation  du  gouvernement.  Elle  a  rendu  l'agriculture  ' 
odieuse  au  paysan,  plus  odieuse  encore  la  patrie. 

Non  que  l'exploitation  s'arrête  :  la  nécessité  de  la  sub- 
sistance mettra  toujours  à  la  merci  de  l'exploitant  mo- 
derne plus  de  travailleurs  que  l'antique  propriété  n'eut 
d'esclaves;  et  l'agriculture,  s^industrialisant  de  jour  en 
jour,  saura  bieii  faire  rendre  au  sol,  cultivé  même  par  des 
mains  serviles,  tout  ce  qu'elle  peut  donner. 

Je  veux  dire  que  l'homme,  riche  comme  pauvre,  pro* 
priétaire  aussi  bien  que  colon,  se  détache  cordialement 
de  la  terre.  Les  exii-tenoes  sont,  pour  ainsi  dire,  en  l'air  : 
on  ne  tient  plus  au  sol,  comme  autrefois,  parce  qu'on 
l'habite,  parce  qu'on  le  cultive,  qu'on  en  respire  les  éma- 
nations, qu'on  vit  de  sa  substance,  qu'on  l'a  reçu  de  ses 
pères  avec  le  sang,  et  qu'on  le  transmettra  dans  sa  race  ; 
parce  qu'on  y  a  pris  son  corps,  son  tempérament,  ses  in- 
stincts, ses  idées,  son  caractère,  et  qu'on  ne  pourrait  pas 
s'en  séparer  sans  mourir.  On  tient  au  sol  comme  à  un 
outil,  moins  que  cela,  à  une  inscription  de  rentes  au 
moyen  de  laquelle  on  perçoit  chaque  année,  sur  la  masse 


n 


-  84  — 

commune^  un  certain  revenu.  Quant  à  ce  sentiment  pro- 
fond de  la  nature,  à  cet  amour  du  sol  que  dcTnne  seule  la 
vie  rustique,  il  s*est  éteint.  Une  sensibilité  de  convention 
particulière  aux  sociétés  blasées,  à  qui  la  nature  ne  se 
révèle  plus  que  dans  le  roman,  le  salon,  le  théâtre,  a 
pris  sa  place.  Si  quelques  cas  de  nostalgie  s'observeDt 
encore,  c'est  chez  de  bons  bourgeois  qui,  sur  la  foi  de 
leur  feuilleton  ou  par  ordonnance  du  médecin ,  étaient 
allés  prendre  retraite  à  la  campagne.  Après  quelques 
semaines  ils  se  trouvent  exilés  :  les  champs  leur  sont 
odieux;  la  ville  et  la  mort  les  réclament. 

Cette  scission  entre  l'homme  et  la  terre,  dont  la  cause 
première  est  dans  le  dogmatisme  théologique  et  ses  inter- 
minables antinomies,  se  manifeste  par  les  pratiques  les 
plus  diverses,  souvent  même  les  plus  opposées  :  l'agglo- 
mération et  le  morcellement,  la  mainmorte,  le  colonat, 
l'emphytéose,  le  fermage,  le  métayage,  l'abandon  des 
cultures,  la  dépopulation  spontanée,  la  vaine  pâture,  tour 
à  tour  autorisée  et  défendue,  la  conversion  du  sol  arable 
en  pacage,  le  déboisement,  l'industrialisme,  l'hypothèque^ 
la  mobilisation,  l'exploitation  en  commandite. 

Tous  les  économistes  en  ont  fait  la  remarque  :  le  fléau 
qui  perdit  autrefois  Tltalie,  la  démoralisation  de  la  pos- 
session foncière,  sévit  sur  les  nations  modernes  avec  un 
surcroît  dç  malignité.  L'homme  n'aime  plus  la  terre  : 
propriétaire,  il  la  vend,  il  la  loue,  il  la  divise  par  actions, 
il  la  prostitue,  il  en  trafique,  il  en  spécule  ;  —cultivateur, 
il  la  tourmente,  il  la  viole,  il  Tépuise,  il  la  sacrifie  à  son 
impatiente  cupidité,  il  ne  s'y  unit  jamais. 

C'est  que  nous  avons  perdu  le  goût  de  la  nature  :  comme 
la  pie  aime  l'or  qu'elle  dérobe,  ainsi  notre  génération 
aime  les  champs  et  les  bois.  On  les  recherche  comme 
placement  d'espèces,  fantaisie  bucolique  et  maison  de 
santé;  ou  bien  pour  l'orgueil  de  la  propriété,  pour  dire  : 


—  86  — 

Ceci  est  à  moi  !  Mais  ces  attractions  puissantes,  cette 
communauté  de  vie  que  la  nature  a  mise  entre  elle  et 
rhomme»  nous  ne  les  sentons  plus  :  le  sirocco  chrétien, 
en  passant  sur  nos  âmes,  les  a  desséchées. 

Antée  est  mort,  le  géant,  fils  de  la  Terre,  qui,  chaque 
foi»  qu'il  touchait  sa  mère*  reprenait  une  nouvelle  force  ; 
il  a  été  étranglé  par  le  Brigand,  et  ses  fils  maudissent  la 
glèbe  à  laquelle  ils  sont  attachés.  Qui  ressuscitera  Antée? 
Qui  délivrera  ses  enfants? 

xxxiv 

£t  cependant  il  y  a  dans  le  cœur  de  l'homme,  pour' 
cette  nature  qui  l'enveloppe,  un  amour  intime,  le  premier 
de  tous;  amour  que  je  ne  me  charge  pas  d*expliquer,  — 
qui  m'expliquera  l'amour?  —  mais  amour  réel,  et  qui, 
comme  tous  les  sentiments  vrais,  eut  aussi  sa  mythologicv 

Qu'est-ce,  je  vous'prie,  que  ce  culte  adressé  au  Ciel, 
aux  astres,  à  la  Terre  surtout,  c^tte  grande  mère  des 
choses,  magna  parens  rerum^  Cybèle,  Tellus,  Vesta, 
Rhée,  Ops,  si  ce  n'est  un  chant  d'amour  à  la  Nature  ? 

Que  sont  ces  nymphes  des  montagnes,  des  forêts,  des 
fontaines,  ces  fées,  ces  olidines,  et  tout  ce  monde  fantas- 
tique, si  ce  n'est  encore  l'amour? 

Personnification  des  forces  naturelles,  direz-vous,  ido- 
latrie!  Soit;  mais  en  personnifiant  les  forces,  oif,  ce  qui 
revient  au  mèm^  en  prêtant  une  âme  à  chaque  puissance 
de  la  nature,  l'homme  ne  fait  que  manifester  sa  propre 
âme  et  exprimer  son  amour.  Idolâtrie,  culte  des  formes, 
c'est  précisément  la  morale.  Pourquoi  cette  Cybèle  est- 
elle  si  bonne,  si  bonne  qu'elle  se  laisse  aimer  des  ber- 
gers? Pourquoi  ces  nymphes  sont-elles  si  belles,  ces 
génies  si  charmants.  Si  ce  n'est  que  Tâme  humaine  les 
crée,  comme  le  Dieu  de  l'Oraison  dominicale,  du  plus 
pur  de  ses  affections? 


—  86  — 

Or»  l'amour  de  la  nature  ne  passe  pas,  croyez-moi, 
avec  la  mythologie ,  pas  plus  que  le  sens  moral  n^  s'é- 
leiAt  avec  la  prière  dans  le  cœurtlu  philosophe ,  pas  plus 
que  le  culte  de  la  beauté  ne  se  flétrit  en  présence  du 
cadavre  dans  Tâme  de  Tanatomiste. 

Quand  M.  de  Humboldt  iflesurait  le  Chimboraço , 
croyez-vous  que  ce  chiffre  de  6,000  mètres,  —  une  lieue 
et  demie,  pas  davantage,  —  détruisit  en  lui  le  sentiment 
de  rinâni  qu'il  éprouvait  à  la  vue  des  Cordillères  ?    ^ 

Quand  Linnée,  de  Jussieu,  par  une  patiente  analyse, 
inventaient  leurs  classifications,  pensez-vous  qu'ils  res- 
tassent insensibles  à  cette  beauté  impérissable  qui,  à 
chaque  printemps,  éclate  avec  tant  de  prorusion  dans  les 
végétaux  î 

Tous  ces  hommes,  je  vous  le  dis.  Monseigneur,  sont 
amants,  ils  sont  idolâtres  ;  ^t  c'es^  parce  quHls  sont  ido- 
lâtres qu'ils  sont  moraux  ;  c'est  perce  qu'ils  ont  com- 
mencé par  l'idQlâtrie  qu'ils  ont  porté  si  haut  le  culte  de 
la  science,  et  que  l'humanité  reconmtissante  les  place  à 
leur  tour  parmi  les  génies  et  les  dieux. 

Mais  vous,  iconoclaste  par  principe,  insulteur  des 
formes  éternelles,  blasphémateur  d'idées,  brûleur  de 
livres,  comment  pourriez-vous  reconnaître  cette  consan- 
guinité de  l'homme  et  de  la  nature,  condition  nécessaire, 
premier  degré  de  toute  moralité? 

Car  si,  comme  je  l'ai  dit  au  commencement  de  ce  cha- 
pitre, il  n'y  a  pas  communauté  d'essence  entre  l'homme 
et  le  monde  ;  si  notre  âme,  radicalement  distincte  de  la 
matière,  doit  être  conçue  comme  chose  simple,  et  par 
conséquent  amorphe,  dont  le  mouvement  en  tous  sens 
est  Tunique  attribut,  il  s'ensuit  que  l'homme,  réduit  à  la 
liberté  pure,  ne  doit  se  laisser  conditionner  par  aucune 
loi;  que,  comme  Dieu  même,  qui,  avant  de  produire  par 
sa  toute-puissance  la  matière  de  l'univers,  en  avait  pro- 


—  87  — 

duU  les  lois  par  son  intelligence,  il  n'a  de  morale  que  son 
bon  plaisir;  consé(|uemment  que  la  condition  de  Thomme 
sur  la  terre,  est  celle  d'un  tyran,  ou  plutôt,  puisqu'il  ne 
saurait  détruire  l'œuvre  de  Dieu,  dhine  âme  captive  et 
déchue;  qu'ainsi  sa  personne  n'a  d^  dignité  que  celle 
qu'elle  reçoit  de  sa  religion  ;  que  du  reste,  comme  la  do- 
mination de  Tesprit  pur  sur  la  matière  inerte  et  pa^ive 
est  absolue,  il  n'existe  pas  de  formes  authentiques  et  obli- 
gatoires ni  pour  l'ordre  économique  ni  pour  l'ordre  poli- 
tique, et  que  Tétat  naturel  des  sociétés  est  l'arbitraire. 

XXXV 

Faut-il  que  ce  soit  moi  qui  aujourd'hui  vous  donne  de 
semblables  leçons!  Faut-il  qu'après  avoir  montré  par 
quelle  loi  d*équilibre  se  légitime  la  propriété,  j'aie  à  dé- 
fendre encore,  au  point  de  vue  de  la  jsyrhologie,  cette 
{possession  de  la  terre  sans  laquelle  la  vie  de  Thomme 
n'est  plus,  comme  la  propriété  elle-m^'me,  qu'une  abs- 
traction !  ^ 

Rien  de  métaphysique,  d'irréel ,  de  purement  abstrait 
et  nominal,  ne  peut  faire  partie  de  l'ordre  pratique  et 
positif  des  choses  humaines.  Cela  se  déduit  nettement  de 
nos  axiomes ,  et  la  Révolution  a  mis  fin  à  toutes  ces  fic- 
tions de  la  transcendance. 

Conception  pure  du  moi,  expression  hautaine  de  son 
absolutisme,  la  propriété,  nous  l'avons  dit  (Étude  lir, 
ch.  Vf),  est  indispensable  à  Téconomie  sociale;  mais  elle 
n'entre  dans  le  commerce  du  genre  humain  qu'à  deux 
conditions  ;  l'une,  de  se  soumettre  à  la  coiiiinuue  balance 
des  valeurs  et  des  services  ;  l'autre,  du  se  léaliser  dans 
une  possession  effective.  Sans  cette  condition,  elle  reste- 
rait immorale. 

Eh  quoi!  le  Pouvoir  social,  cette  puissance  de  cojlec- 
Uvité  qui,  spus  les  poms  mystiques  de  monarchie,  aristo- 


—  88  — 

cratie,  gouvernement,  autorité,  etc.,  a  été  prise  si  long- 
temps, tantôt  pour  une  action  du  ciel,  tantôt  pour  une 
fiction  de  Tesprit,  nous  l'avons  trouvée  chose  réelle; 
l'Économie,  nous  l'avons  reconnue  pour  une  science 
réelle;  la  Justice  ^Ile-même  nous  est  apparue  comme 
une  réalité  :  ce  n'est  qu'à  cette  condition  de  réalisme  que 
nous,  avons  pu  jeter  les  bases  du  droit  et  de  la  morale,  et 
nous  dégager  de  la  corruption  antique,  et  la  propriété 
resterait  à  Tétat  de  fantôme,  ce  ne  serait  toujours  qu'un 
mot,  servant  à  exprimer  le  dévergondage  du  cœur  et  de 
l'esprit,  une  négation !«.•  C'est  inadmissible. 

Jh  dis  donc  que,  si  la  propriété  est,  comme  elle  doit 
être,  quelque  chose  de  réel,  elle  le  devient  par  cette 
possession,  que  le  Gode  et  toute  la  jurisprudence  dis- 
tinguent nettement  de  la  propriété;  possession  que  j'ai 
toujours  défendue,  et  qui  n'a  rien  de  commun  avec  le 
vieux  droit  caïnite,  né  d'un  faux  regard  de  Jéhovah, 
C'est  par  la  possession  que  l'homme  se  met  en  commu* 
nion  avec  la  nature,  tandis  que  par  la  propriété  il  s'en 
sépare;  de  la  même  manière  que  l'homme  et  la  femme 
sont  en  communion  par  Thabitude  domestique,  tandis 
que  la  volupté  les  retient  dans  Tisolement. 

Car  il  ne  suffit  pas,  pour  le  succès  du  laboureur  et 
pour  la  félicité  de  sa  vie,  qu'il  ait  une  connaissance 
générale  de  son  art,  des  différentes  natures  de  terrain, 
et  des  éléments  chimiques  qui  le  composent;  il  ne  lui 
suffit  pas  même  de  ce  titre  de  propriétaire,  si  cher  à 
l'orgueil  ;  il  faut  qu'il  connaisse  de  longue  main,  par  tra- 
dition patrimoniale  et  pratique  quotidienne,  la  terre  qw^'il 
cultive;  qu'il  y  tienne,  si  j'ose  ainsi  dire,  à  la  manière 
des  plantes,  par  la  racine,  par  le  cœur  et  par  le  sang  : 
tout  comme  il  ne  suffit  pas  à  un  homme,  pour  faire  mé- 
nage avec  une  femme,  de  connaître  la  physiologie  du 
sexe  et  de  porter  le  titre  de  mari  ou  servant;  il  faut 


—  89  — 

qu'il  s'assimile  son  épouse,  qu'il  la  sache  par  cœur,  qu'il 
la  possède  d'instinct,  de  telle  sorte  que,  présent  ou  ab- 
sent, elle  ne  pense  que  lui,  ne  reflète  que  son  action  et 
sa  volonté.  Que  ne  puis-je  évoquer  ici  le  témoignage  de 
ces  millions  d'âmes  rustiques  et  simples,  qui,  sans  se 
demander  d'où  leur  viennent  la  santé  et  la  joie,  vivent 
dans  raffection  de  la  nature,  et  ne  se  doutent  pas  que  le 
Catéchisme  et  le  Gode  soient  justement  les  deux  ennemis 
qui  sans  cesse  travaillent  à  la  leur  faire  perdre! 

Vous  avez  étudié  la  psychologie  au  séminaire.  Monsei- 
gneur; aussi  vous  ne  connaissez  rien  à  l'âme  du  peuple. 
Vous  ne  l'avez^pas  vue,  cette  âme,  sortir  de  terre,  comme 
la  graine  semée  par  les  vents  d'automne,  et  qui  lève  au 
printemps  ;  vous  n'en  avez  pas  suivi,  comme  moi,  l'efflo- 
rescence  :  car  vous  n'avez  pas  vécu  avec  le  peuple,  vous 
n'êtes  pas  de  lui,  vous  n'êtes  pas  lui.  Permettez  donc  que 
je  tt)us  cite,  en  ma  personne,  un  échantillon  de  cette 
existence  que  l'Église,  depuis  dix-huit  siècles,  s'efforce 
d'étouffer  sous  ses  badigeonnages.  C'est  plus  intéressant, 
je  vous  assure,  que  vos  orgues,  vos  cloches,  vos  vitraux 
peints,  vos  ogives,  et  toute  votre  architecture. 

XXXVI 

M^  biographe  m'adresse  tel  étrange  reproche  : 

a  Au  collège^  comme  plus  tard  à  l'atelier,  il  refuse  de  par- 
tager les  jeux  de  ses  camarades,  fait  bande  à  part^  dédaigne 
les  amis^  se  li?re^  entre  les  heures  de  travail^  à  des  promenades 
solitaires^  etc.  » 

Sans  doute  je  méditais  dès  lors  la  destruction  de  la 
famille  et  de  la  propriété.  La  sottise  réactionnaire  ayant 
fait  de  moi,  en  1848,  un  ogre,  il  a  bien  fallu  me  trouver 
une  jeunesse  d'ogre ^  et  je  ne  serais  point  surpris  qu'il  se 
rencontrât  des  gens  prêts  à  jurer  qu'ils  m'ont  connu 
ogrillon. 


—  90  — 

Au  fait,  j'ai  pu  paraître,  de  dbuze  à  vingt  ans,  un  peu 
farouche.  La  faute  n*en  était  pas  à  mon  cœur,  mais  au 
système  chrétien,  qui,  pervertissant  les  notions,  atro- 
phiant les  instiiuoft,  travestit  l'homme  et  lui  impose  des 
sentiments  facti^,  à  la  place  de  ceux  que  lui  a  donnés 
la  nature.  •      ^ 

Qu'il  me  serait  aisé,  en  effaçant  ce  que  la  malveillance 
amis  de  fausses  couleurs  dans  ce  tableau  de  ma  jeunesse, 
de  me  poser  en  philosophe  imberbe,  fuyant  la  corruption 
des  villes,  et  méditant  dans  la  solitude  sur  les  misères  de 
l'humanité! 

La  vérité  m'est  beaucoup  moins  favorabje  ;  c'est  pour 
cela  qu'elle  est  plus  instructive,  et  que  je  tiens  à  la  réta- 
blir. 

Jusqu'à  douze  ans,  ma  vie  s'est  passée  presque  toute 
aux  champs,  occupée  tantôt  de  petits  travaux  rustiques, 
tantôt  à  garder  les  vaches.  J'ai  été  cinq  ans  bôuvier^^e 
ne  connais  pas  d'existence  à  la  fois  plus  contemplati'et 
plus  réaliste,  plus  opposée  à  cet  absurde  spiritualisme 
qui  fait  le  fond  de  Téducation  et  <ie  la  vie  chrétienne, 
que  celle  de  l'homme  des  champs.  A  la  ville,  je  me  sen- 
tais dépaysé.  L'ouvrier  n'a  rien  du  campagnard;  patois  à 
part,  il  ne  parle  pas  la  même  langue,  il  n'adore  pas  les 
mêmes  dieux;  on  sent  qu'ils  passé  par  le  poliss^ir;  il 
loge  entre  la  caserne  et  le  séminaire,  il  touche  à  l'Aca- 
démie et  à  l'hôtel  de  ville.  Quel  exil  pour  moi  quand  il 
me  fallut  suivre  les  classes  du  collège,  où  je  ne  vivais  plus 
que  par  le  cerveau  ,  où,  entre  autres  simplicités,  on  pré- 
tendait m'initier  à  la  nature  que  je  quittais,  par  des  nar- 
rations et  des  thèmes!... 

Le  paysan  est  le  moins  romantigglB,  le  moins  idéaliste 
des  hommes.  Plongé  dans  la  réa^,  ]^  est  l'opposé  du 
dilettante^  et  ne  donnera  jamais  trénte^ous  du  plus  ma- 
gnifique tableau  de  paysage.  11  aime  la  nature. comme 


—  91  -^ 

l'enfant  aime  sa  nourrice,  moins  occupé  de  ses  charmes, 
dont  le  sentiment  ne  lui  est  pas  étranger  cependant,  que 
de  sa  fécondité.  Ce  n*est  pas  lui  qui  tombera  en  extase 
devant  la  campagne  de  Rome,  ses  lignes  majestueuses  et 
son  superbe  horizon  ;  comme  le  prosaïque  Montaigne,  il 
n'en  apercevra  que  le  désert,  les  flaques  pestilentielles  et 
la  rnaVaria.  Il  n'imagine  pas  qu'il  existe  de  poésie  et 
de  beauté  là  où  son  âme  ne  découvre  que  famine,  ma- 
ladie et  mort  :  d'accord  en  cela  avec  le  chantre  des  Géof" 
giques^  qui,  en  célébrant  la  richesse  des  campagnes, 
n'imagina  point  sans  doute,  avec  les  rimeurs  efflanqués 
de  notre  temps,  qu'elle  en  fût  l'élément  antipoétique.  Le 
paysan  aime  la  liature  pour  ses  puissantes  mamelles, 
pour  la  vie  dont  elle  regorge.  Il  ne  l'effleure  pas  d'un 
œil  d'artiste  ;  il  la  earesse  à  pleins  bras,  comme  TaAiou- 
reux  du  Cantique  des  cantiques  :  Veni,  et  inebriemur 
uberibus;  il  la  mange.  Lisez  Michelet  racontant  la  tournée 
di(^ paysan,  le  dimanche,  autour  de  sa  terre  :  quelle 
jouissance  intime!  quels  regards  !...  Il  m'a  fallu  du  temps 
et  de  l'étude,  je  l'avoue,  pour  trouver  de  l'agrément  à 
ces  descriptions  de  lever  et  de  coucher  de  sgleil,  de  clairs 
de  lime  et  des  quatre  saisons.  J*avais  vingt-cinq  ans  que 
le  précepteur  d'Emile^  le  prototype  du  genre,  ne  me 
paraissait  encore,  en  ce  qui  regarde  le  sentiment  de  la 
nature,  qu'un  maigre  fils  d'horloger.  Ceux  qui  parlent 
si  bien  jouissent  peu  ;  ils  ressemblent  aux  dégustateurs 
qui,  pour  apprécier  le  vin,  le  prennent  dans  l'argent  et 
le  regardent  à  travers  le  cristal. 

Quel  plaisir  autrefois  de  me  rouler  dans  les  hautes 
herbes,  que  j'aurais  voulu  brouter,  commîmes  vaches; 
de  caurir  pieds  nus  sur  les  sentiers  unis,  le  long  des 
haies  ;  d'enfoncer  mes  jambes,  en  rechaussant  (rebinant) 
les  verts  iurquieis^  dans  la  terre  profonde  et  fraîche  l.Plus 
d'une  fois,  fàv  les  chaudes  matinées  de  juin»  il  m'est 


—  92  — 

arrivé  de  quitter  mes  habits  et  de  prendre  sur  la  pelouse 
un  bain  de  rosée.  Que  dites* vous  de  cette  existence  crot- 
tée, Monseigneur?  Elle  fait  de  médiocres  chrétiens,  jo 
vous  assure.  A  peine  si  je  distinguais  alors  moi  du  non- 
moi.  Moi,  c'était  tout  ce  que  je  pouvais  toucher  de  la 
main,  atteindre  du  regard,  et  qui  m*était  bon  à  quelque 
chose;  non-moi  était  tout  ce  qui  pouvait  nuire  ou  résister 
à  moi.  L'idée  de  ma  personnalité  se  confondait  dans  ma 
tête  avec  celle  de  mon  bien-être,  et  je  n'avais  garde  d'al- 
ler chercher  là-dessous  la  substance  inétendue  et  imma- 
térielle. Tout  le  jour  je  me  remplissais  de  mûres,  de  rai- 
ponces, de  salsifis  des  prés,  de  pois  verts,  de  graines  de 
pavots,  d'épis  de  maïs  grillés,  de  baies  de  toutes  sortes, 
prunelles,  blessons,  alises,  merises,  églàntines,  lambrus- 
ques,  fruits  sauvages;  je  me  gorgeais  d'une  masse  de 
crudités  à  faire  crever  un  petit  bourgeois  élevé  gentiment, 
et  qui  ne  produisaient  d'autre  effet  sur  mon  estomac  que 
de  me  donner  le  soir  un  formidable  appétit.  L'aime  na- 
ture ne  fait  mal  à  ceux  qui  lui  appartiennent. 

Hélas!  je  ne  pourrais  plus  aujourd'hui  faire  de  ces  su- 
perbes picorées.  Sous  prétexte  de  prévenir  les  dégâts, 
l'administration  a  fait  détruire  tous  les  arbres  fruitiers 
des  forêts.  Un  ermite  ne  trouverait  plus  sa  vie  dans  nos 
bois  civilisés.  Défense  aux  pauvres  gens  de  ramasser  jus- 
qu'aux glands  et  aux  faînes;  défense  de  couper  l'herbe 
des  sentiers  pour  leurs  chèvres.  Allez,  pauvres,  allez  en 
Afrique  et  dans  TOrégon  : 


•Yeteres  migrate  coloni  ! 


Que  d'ondées  j'ai  essuyées!  que  de  fois,  trempé  jus- 
qu'aux os,  j'ai^éché  mes  habits  sur  mon  corps,  à  la  bise 
ou  au  soleil!  Que  de  bains  pris  à  toute  heure,  l'été  dans 
la  rivière,  l'hiver  dans  les  sources!  Je  grimpais  sur  les 
arbros;  je  me  fourrais  dans  les  cavernes;  j'attrapais  les 
grenouilles  à  la  course,  les  écrevisses  dans  leurs  trous, 


—  93  — 

au  risque  de  rencontrer  une  affreuse  salamandre;  puis  je 
faisais  sans  désemparer  griller  ma  chasse  sur  les  char- 
bons. Il  y  a,  de  l'homme  à  la  bête,  à.  tout  ce  qui  existe, 
des  sympathies  et  des  haines  secrètes  dont  la  civilisation 
Ole  le  sentiment.  J'aimais  mes  vaches,  mais  d'une  affec- 
tion inégale;  j'avais  des  préférences  pour  une  poule,  pour 
un  arbre,  pour  un  rocher.  On  m'avait  dit  que  le  lézard 
est  ami  de  l'homme,  et  je  le  croyais  sincèrement.  Mais 
j'ai  toujours  fait  rude  guerre  aux  serpents,  aux  cvapauds 
et  aux  chenilles.  —  Que  m* avaient-ils  fait  ?  Nulle  of- 
fense. Je  ne  sais  ;  mais  l'expérience  des  humains  me  les 
a  fait  détester  toujours  davantage. 

Aussi  comme  je  pleurais  en  lisant  les  adieux  de  Philoc-* 
tète,  si  bien  traduits  de  Sophocle  par  Fénelon  : 

«  0  jour  heureux,  douce  lumière,  tu  te  montres  enfin,  après 
tant  d'années  !  Je  f  obéis,  je  pars  après  avoir  salué  ces  lieux. 
Adieu,  cher  antre  !  adieu,  nymphes  de  ces  prés  humides!  Je 
n'entendrai  plus  le  bruit  sourd  des  vagues  de  cette  mer.  Adieu, 
rivage,  où  tant  de  fois  j'ai  souffert  des  injures  de  Tair!  Adieu, 
promontoire,  où  Écho  répéta  tant  de  fois  mes  gémissements  ! 
Adieu^  douces  fontaines,  qui  me  fûtes  si  amères!  Adieu,  ô 
terre  de  Lemnos  !  laisse-moi  partir  heureusement,  puisque  je 
vais  où  m'appelle  la  volonté  des  dieux  et  de  mes  amis.  » 

Ceux  qui,  ^n'ayant  jamais  éprouvé  ces  illusions  puis- 
santes, accusent  la  superstition  des  gens  de  la  campagne, 
me  font  parfois  pitié.  J'étais  grandelet  que  je  croyais  en- 
core aux  nymphes  et  aux  fées  ;  et  si  je  ne  regrette  pas  ces 
croyances,  j'ai  le  droit  de  me  plaindre  de  la  manière  dont 
on  me  les  a  fait  perdre. 

XXXVII 

Certes,  dans  cette  vie  toute  de  spontanéité,  je  ne  son* 
geais  guère  à  l'origine  de  l'inégalité  des  fortunes,  pas  plus 
qu'aux  mystères  de  la  foi.  Point  de  famine,  point  d'envie. 
Chez  mon  père,  nous  déjeunions  le  matin  de  bouillie  de 


-94- 

maïs,  appelée  gaudes;  à  midi,  les  pommes  de  terre;  le 
soir,  la  soupe  au  lard,  et  cela  tout  le  long  de  la  semaine. 
£n  dépit  des  économistes  qui  vantent  le  régime  anglais, 
nous  étions,  avec  cette  alimentation  végétale,  gros  et  forts. 
Savez-vous  pourquoi?  C'est  que  nous  respirions  l'air  de 
nos  champs  et  que  nous  vivions  du  produit  de  notre  cul- 
ture. Le  peuple  a  le  sentiment  de  cette  vérité  quand  il  dit 
que  l'air  de  la  campagne  nourrit  le  paysan,  au  lieu  que 
le  pain^qu'on  mange  à  Paris  ne  tient  pas  la  faim. 

Sans  le  savoir,  et  malgré  mon  baptême,  j'étais  une  sorte 
de  panthéiste  pratique.  Le  panthéisme  est  la  religion  dçs 
enfants  et  des  sauvages  ;  c'est  la  philosophie  de  tous  ceux 
qur,  retenus  par  l'âge,  l'éducation,  la  langue,  dans  la  vie 
sensitive,  ne  sont  pas  arrivés  à  l'abstraction  et  à  l'idéal, 
deux  choses  que,  selon  moi,  il  est  bon  d'ajourner  le  plus 
possible. 

Je  ne  suis  donc  pas  de  l'avis  de  Rousseau,  t]iii,  de  crainte 
de  super^ition,  voulant  précisément  fonder  la  foi  sur  le 
raisonnement  et  la  conscience,  défendait  de  parler  de  Dieu 
à  son  élève  avant  la  vingtième  année,  puis  le  livrait  à  la 
théologie  :  excellente  méthode  pour  éterniser  la  supersti- 
tion !  La  notion  de  Dieu,  comme  celle  de  substance  et  de 
cause,  est  primitive,  propre  surtout  aux  intelligences 
inexercées,  et  doit  perdre  son  empire  à  meisure  qu'elles 
s'élèvent  à  la  vraie  science.  Laisses  donc  les  enfants 
parler  à  leur  aise,  tout  leur  soûl,  de  Dieu,  des  anges,  des 
âmes^des  fées,  des  griffons,  des  hercules,  comme  des  rois 
et  des  reines;  laissez  leur  entendement  jeter  sa  gourme, 
condition  nécessaire  aux  spéculations  positives  de  la  viri- 
lité. Pendant  le  premier  âge ,  les  conceptions  du  mysti- 
cisme, si  facilement  reçues  par  l'imagination,  servent  de 
supplément  et  comme  de  préparation  à  la  métaphysique. 
Veillez  seulement  à  ce  que  ces  conceptions,  tournant  au 
fanatisme ,  n'usurpent  dans  leur  cœur  la  place  que  la 


—  96  — 

Justice  deu)|^doit  y  occuper.  Le  moment  venu,  elles  s'éva- 
nouiront (Telles-mêmes,  et  votre  prudence  n'aura  pas  à 
craindre  de  ce  côté  de  questions  indiscrètes.  Pierre  Le- 
roux s'écrie  quelque  part  :  Que  répondrez-vous  à  votre 
jeune  fille  <1U|É|L  olle  vous  demandera  :  Qu^est^ce  que 
Dieu? —  Ehimgne  philosophe,  je  lui  demanderai  à  mon 
tour  :  Qu'est-ce  que  Croquemitaine? 

Que  faut-il,  en  effet,  pour  changer  les  conceptions 
idolâtriques  de  l'enfance  en  philosophie  sociale?  Montrez 
au  jeune  homme^ar  le  rapport  des  lois  et  l'analogie 
des  formes,  la  clflune  des  êtres;  pénétrez  son  intelligence 
de  cette  vérité  sublime,  que  les  lois  de  la  nature  sont  les 
mêmes  que  celles  de  l'esprit  et  de  la  Justice,  et  que,  si 
cet  idéal  suorême  que  la  religion  appelle  Dieu  a  jsa  réalité 
quelque  pan,  c'est  dans  le  cœur  de  l'honnête  homme. 
C'est  ainsi  que  vous  ferez  passer  votre  élève  de  la  sphère 
de  la  sensatiqii  dans  celle  de  la  morale. 

Et  qu'est-ce  que  la  morale,  après  tout,  chez  les  êtres  à 
qui  le  frottement  de  leurs  semblables  n'a  pas  endiDre 
donné  la  notion  exacte  des  rapports  et  développé  le  sens 
juridique,  sinon  cet  amour  Universel,  très-peu  classique^ 
je  l'avoue,  et  encore  moins  romantique,  peu  raffiné,  peu 
sentimental,  mais  réel,  souverain,  fécond  ;  où  se  forme  le 
génie,  où  se  trempe  le  caractère,  où  se  constitue  la  per* 
sonnalité,  où  s'éteignent  la  superstition  et  le  mysticisme  ; 
amour  divin,  qui  né  se  réduit  pas  à  toucher  du  bout  des 
lèvres  cette  mère  nature,  comme  la  religieuse  qui  reçoit 
rhostie,i  ou  comme  Pyrame  donnant  un  baiser  à  Thisbé  à 
travers  la  grille  du  jardin. 

XXXVIII 

Sorti  des  études,  j'avais  atteint  ma  vingtième  année. 
Mon  père  avait  perdu  son  champ;  l'hypothèque  l'avait 
dévoré.  Qui  sait  s'il  n'a  pas  tenu  à  l'existence  d'tine  bonne 


—  96  — 

institution  de  crédit  foncier  que  je  restasse^ute  ma  vie 
paysan  et  conservateur?  Mais  le  crédit  foncier  ne  fonc- 
tionnera, d*une  manière  vigoureuse,  que  si  la  Révolution 
y  met  la  main....  Force  me  fut  de  prendre  un  état.  De- 
venu correcteur  d'imprimerie,  que  vouliez-vous  que  je 
fisse  entre  les  heures  de  travail?  La  journée  était  de  dix 
heures.  Il  m'arrivait  quelquefois  de  lire,  dans  cet  inter- 
valle, en  première  épreuve,  huit  feuilles  in-12  d^ouvrages 
de  théologie  et  de  dévotion  :  travail  excessif,  auquel  je 
dois  d'être  devenu  myope.  Empoi9onnj|  de  mauvais  air,  de 
miasmes  métalliques,  d'émanations  ^maines;  le  coeur 
aiïadi  d'une  lecture  insipide,  je  n'avais  rien  de  plus  pressé 
que  d'aller  hors  de  ville  secpuer  cette  infection.  Vîtes- 
vous- jamais  paysans  sortir  de  la  grand'messe  au  moment 
du  sermon?  Ainsi  je  fuyais,  à  travers  champs,  cette  offi- 
cine ecclésiastique  où  s'engloutissait  ma  jeunesse.  Pour 
avoir  Tair  plus  pur,  je  scandais,  terme  4p  collège,  les 
hauts  monts  qui  bordent  la  vallée  du  Doubs,  et  ne  man- 
quiis  pas,  quand  il  y  avait  de  l'orage,  de  m'en  donner  le 
spectacle.  Blotti  dans  un  trou  de  rocher,  j'aimais  à  re- 
garder en  face  Jupiter  fulgurant,  cœlo  tonantem,  sans  le 
braver  ni  le  craindre.  Croyez-vous  que  je  fusse  là  en  sa- 
vant ou  en  artiste?  Pas  plus  l'un  que  l'autre.  Je  ne  déci- 
derai point  Wquel  des  deux  est  le  plus  digne  de  mon  admi- 
ration, du  peintre  qui  se  fait  attacher  au  grand  mât  d'un 
navire  afin  de  mieux  saisir  l'ouragan,  ou  du  physicien 
qui  reconnaît  et  enchaîne  la  foudre  ;  du  paysagiste  qui  me 
montre  sur  un  mètre  carré  de  toile  une  vue  de»  Alpes, 
ou  de  Saussure  qui  calcule  à  quelques  toises  près  la  hau- 
teur du  Mont-Blanc.  Ce  que  je  sentais,  dans  ma  contem- 
plation solitaire,  était  autre  chose.  La  foudre,  me  disaifi-je, 
et  son  tonnerre,  les  vents,  les  nues,  la  pluie,  c'est  encore 
moi....  A  Besançon,  les  bonnes  femmes  ont  l'habitude, 
quand  il  és|[aire,  de  se  signer.  Je  croyais  trouver  la  rai- 


—  97  — 

son  de  cette  pratique  pieuse  dans  le  sentiment  que  j*é- 
prouvais,  que  toute  crise  de  la  nature  est  un  écho  de  ce 
qui  se  passe  dans  Tâme  d^homme. 

Ainsi  s'est  faite  mon  éducation,  éducation  d'un  enfant 
du  peuple.  Tous  ne  jouissent  pas,  j'en  conviens,  de  la 
même  force  de  résistance,  Ikda  même  activité  investiga- 
trice ;  mais  tous  sont  ^dan^Ies  mêmes  dispositions.  C'est 
"te  contraste  de  la  vie  réelle  suggérée  par  la  nature,  et 
de  rééducation  factice  donnée  par  la  Religion,  qui  a  fait 
naître  en  moi  le  doute  philosophique,  et  m'a  mis  en  garde 
contrôles  opinions  dès  sectes  et  les  institutions  des  so- 
ciétés. ** 

Depuis,  il  a  bien  fallu  me  civiliser.  Mais  l'avouerai-jef 
le  peu  que  j'en  ai  pris  me  dégoûte.  Je  trouve  que  dans 
cette  prétendue  civilisation,  saturée  d'hypocrisie,  la  vie 
est  sans  couleur  ni  saveur;  les  passions  sans  énergie, 
sans  franchise;  l'imagination  étriquée,  le  style  affecté  ou 
plat.  Je  hais  les  maisons  à  plus  d'un  étage,  danulesquelles, 
à  l'inverse  de  la  hiérarchie  sociale,  les  petits  sont  guindés 
en  haut,  les  grands  établis  pfè^ittr&ol  ;  je  déteste,  à  l'égal 
des  prisons,  les  églises,  les  séminaires,  les  couvents,  les 
casernes,  les  hôpitaux,  les  asiles  ^t  les  crèches»  Tout  cela 
me  sen0|)le  de  la  démoralisation.  Et  quand  je  me  rappelle 
que  le  mot  païen,  paganus^  signifie  paysan  ;  ^le  le  paga- 
nisme, la  paysannerie,  c'est-à-dire  le  culte  des  divinités 
champêtres,  le  panthéisme  rural,  est  le  dernier  nom  sous 
lequel  le  polythéisme  a  été  vaincu  et  écrasé  par  son  rivaf; 
quand  je  songe  que  le  christianisme  a  condamné  la  nature 
en  même  temps  que  Thumanité,  je  me  demande  si  l'É- 
glise, à  force  de  prendre  le  contre-pied  des  religions  dé- 
chues, n'a  pas  fini  par  prendre  le  contr^pied  *du  sens 
commun  et  des  bonnes  mœurs  ;  si  sa  spiritualité  est  autre 
chose  que  la  combustion  spontanée  des  âmes;  si  le  Christ, 
qui  devait  nous  racheter,  ne  se  trouve  pas  plutôt  nous 

H.  6 


—  98  — 

•r 

avoir  vendus;  si  le  Dieu  soi-disant  trois  fois  saint  n*est 
pas  au  contraire  le  Diçu  trois  fois  impur;  si,  tandiaque 
vous  nous  criez: La  tête  en  haut,  Sursùm^  regardez  le 
ciel,  vous  ne  faites  pas  précisément  tout  ce  qu'il  faut 
pour  nous  jeter,  la  tète  en  bas,  dans  le  puits. 

Voilà,  et  depuis  longtemf»,  ce  que  je  me  demande,  et 
sur  quoi  j'appelle  instamment,  Monseigneur,  votre  atten- 
tion. Montrez-moi,  au  point  de  vue  des  intelligences  et 
des  caractères,^  des  relations  de  famille  et  de  cité,  du 
monde  intérieur  qui  est  la  conscience,  et  du  monde  exté- 
rieur qui  est  i^^^iature,  montrez-moi  la  moralité  et  l'ef- 
ficacité de  l'^ucation  ecclésiastique;  et  non-seulement 
vous  aurez  bien  mérité  de  la  civilisation  et  du  peuple, 
mais,  ce  qui  vaut  mieux  pour  vous  et  ne  sera  pas  moins 
décisif,  vous  aurez  arraché  à  l'incrédulité  son  argument 
le  plus  péremptoire. 


CHAPITRE  V. 

L'homme  en  face  de  la  mort. 

XXXIX 

La  mort  est  l'épreuve  décisive  de  la  valeur  de  l'éduca- 
tion et  de  la  moralité  d'une  société. 

Dites-moi  la  mort  d'un  homme,  et*je  vous  dirai  sa  vie; 
réciproquement,  dites-moi  la  vie  de  cet  homme,  et  je 
vous  prédirai  sa  mort.  Je  fais  abstraction  des  trépas  su- 
bits, qui  ne  laissent  pas  aux  mourants  la  conscience  de 
leur  état,  comme  des  existences  sur  lesquelles  pèse  une 
tyranniS  ou  une  fatalité  invincible. 

Ce  sujet  est  grave  :  nous  en  chercherons  les  éléments 
à  travers  l'histoire. 

Les' anciens  y  tout  religieux  qu'ils  fussent,  spéculaient 


—  99  — 

peu  :  comme  il  convient  à  une  civilisation  naissante,  ils 
pratiquaient  davantage.  Point  de  phrases  sur  la  mort, 
non  plus  que  sur  la  vie  ;  pas  de  dftain  de  celle-ci,  pas  de 
jactance  vis-à-vis  de  celle-là.  De  même  qu'on  s'efforçait 
de  vivre  sa  ^e  le  mieux  qu'il  fût  possible,  on  mourait 
sa  mort  naturellement,  avec  calme,  sans  peur  ni  regret. 

La  religion,  quj  s'occupait  de  tant  de  choses,  ne  disait 
rien,  presque  rien  de  la  mort;  elle  ne  paraissait  qu'aux 
funérailles. 

Il  y  avait  bien  quelque  mythe  vague,  obscur,  qui  par- 
lait du  royaume  souterrain,  du  séjour  des  ombres,  de  leur 
transmigration,  de  leurs  apparitions,  de  leur  renaissance; 
mais  ce  mythe,  négligé,  grossier,  comme  on  le  voit  dans 
Homère,  .conçu  au  bord  des  fosses,  à  la  vue  de  cadavres, 
ou  en  face  des  bûchers  qui  les  consumaient,  ne  parait  pas 
avoir  exercé  sur  la  pratique  d'influence  sérieuse.  11  y  a 
dans  Y  Iliade,  au  commencement  du  premier  livre,  un  mot 
qui  fait  voir  le  peu  d'estime  qu'on  faisait  de  l'âme,  le  peu 
de  place  qu'eljUenait  dans  l'existence  des  héros  : 

«  Chante^  Mus^^ette  colère  funeste  qui  précipita  dans  le 
Tartare  une  foule  d'âmes  généreuses  de  héros^  et  les  livra 
Eux-HÊHEs  en  pâture  ^ni  chiens  et  aux  oiseaux.  » 

Eux-mêmes,  outouç,'*  c'est-à-dire  les  corps,  par  opposi- 
tion aux  âmes,  tj/uxaç  '•  •  •  • 

Il  semble  même  que,  dès  les  temps  les  plus  anciens,  la 
croyance  aux  mânes  fût  méprisée  :  c'est  elle  que  les  Ro- 
mains désignaient  par  le  mot  de  superstition ,  formé  de 
superesse  ou  superstare ,  comme  qui  dirait  Ja  foi  à  la 
survivance,  ou  mieux  la  foi  aux  revenants.  La  croyance  à 
l'immortalité  des  âmes  ne  faisait  pas  partie  de  la  religion  ; 
elle  en  était  au  contraire  une  dégénérescence  konteusd* 

Quant  au  mosaïsme,  il  est  notoire  que  îes.sadducéens, 
qui  en  représentaient  la  pure  tradition,  niaient^la  distinc- 
tion de  l'âme,  et^  à  plus  forte  raison,  sa  survivance.  Cette 


—  100  — 

opinion  fut  introduite,  après  la  captivité  de  BabyJone,  par 
les  pharisiens^  mot  qui  signifie,  suivant  l'une  ou  Tautre 
des  deux  étymologies  qu*on  lui  donne,  hérétiques,  ou 
sectateurs  du  parsisme,  c'est-à-dire  de  la  doctrine  de 
Zoroastre.  * 

XL 

N*attendant  rien  de  la  religion,  la  bonne  mort,  Vetitha^ 
nasie,  chez  les  anciens,  résultait  de  deux  causes  :  la  plé- 
nitude (^'existence,  et  la  communion  sociale. 

Il  mourut  jp/^in  dejours^  dit  la  Bible,  éhtendant  par  ce 
mot,  non  pas  tant  le  nombre  des  années  que  la  parfaite 
ordonnance,  congruité  et  beauté  de  la  vie,  dans  toutes 
ses  périodes  et  manifestations. 

La  mort,  ainsi  obtenue,  est  la  dernière  des  béatitudes. 
Loin  qu*elle  paraisse  amère,  elle  exclut  toute  addition  de 
bonheur,  par  conséquent^out  supplément  de  vie.  G*est 
l'idée  rendue  par  La  Fontaine  : 

Rien  ne  trouble  sa  fin,  c'est  le  soir  d'un -beau  jour. 

Voilà,  en  douze  syllabes,  toute  la  pratique  des  anciens 
sur  le  bien  mourir  ;  voilà  leur  sacrement. 

La  seconde  cause  qui  leur  rendait  la  mort  heureuse 
était  le  sentiment  de  la  communion  sociale  dans  laquelle 
ils  expiraient. 

Il  y  en  a  un  bel  exemple  dans  le  distique  de  Simonide 
gravé  au  passage  des  Thermopyles  sur  la  tombe  des  trois 
cents  Spartiates  :  Passant^  va  dire  à  Lacédémone  que 
nous  sommes  morts  ici  pour  obéir  à  ses  lois. 

Point  d'allusion  à  une  vie  ultérieure,  point  d^exalta- 
tiorf  vaine.  Le  fait  pur  et  simple,  sublime  dans  sa  simpli- 
cité :  Ici  nous  sommes  morts,  mais  nous  vivons  à  Lacé- 
démone. 

C'est  dans  ce  sens  qu'il  faut  entendre  la  chanson  d'Har- 
modius  :  Je  porterai  mon  épée  dans  une  branche  de  myrte. 


—  101  - 

comme  firent  Harmodius  et  Aristogiton,  lorsqu'ils  frap- 
pèrentle  tyran  Hipparque^  avx  fêtes  des  Panathénées.,: 
Non,  cher  Harmodius^  tu  n'es  pas  mort;  tu  vis  dans  les 
(les  bienheureuses^  en  compagnie  d'A  chille  et  de  Diomède. .  ♦ 
Ici,  c'est  le  citoyen  qui  se  met  en  communion  avec  leg 
anciens  héros ,  toujours  vivants  au  sein  de  la  patrie,  et 
qae  ni  le  fer  de  Tennemi,  ni  la  rage  des  tyrans,  ne  saurait 
atteindre. 

Athènes  avait  faitfHe  celte  idée  une  institution  ;  c'était 
l'oraison  funèbre  des  citoyens  morts  pour  la  patrie,  dont 
les  noms  étaient  gravés  sur  les  marbres  publics,  et  les  en- 
fants élevés  aux  frais  du  trésor.  Croit-on  que  cela  ne  valût 
pas  notre  Requiem  ? 

Communion  sociale,  exprimée  par  la  famille,  organisée 
par  la  cité,  par  la  confédération  ou  Tamphictyonié  ;  vie 
qui  se  prolongeait  au  delà  du  tombeau  par  la  participa- 
tion à  la  vie  des  ancêtres  et  à  celle  des  descendants  ; 
c'est  ainsi  que  la  mort  disparaissait  englobée  dans  la  per* 
pétuité  de  la  patrie,  et  que  le  dernier  soupir  s'échappait 
dans  le  ravissement  de  la  fraternité.    - 

«  Chez  les  ^mains,  dit  M.  Franz  de  Champagny,  l'homme 
unissait  sa  vie  à  celle  4e  ses  aïeux  et  à  celle  de  ses  descen- 
dants. Au  lieu  de  prolonger  sa  vie  dans  une  douteuse  éternité^ 
il  la  prolongeait  par  le  sentiment  plus  intime  de  l'hérédité. 
Pour  lui^  rimmortalité  de  la  famille^  de  la  tribu^  de  la  patrie^ 
remplaçait  rimmortalité  de  l'âme...  L'élysée  du  Romain^  c'é- 
tait la  grandeur  future  de  Rome.  La  vertu^  le  patriotisme  et  la 
gloire  antique  viennent  de  là  :  ce  sont  des  vertus  civiques 
transformées  en  vertus  religieuses.  »  {Les  Césars,) 

Famille,  tribu,  patrie  :  quelle  maigre  immortalité  pour 
nous  autres  chrétiens!...  Il  faut  croire  cependant  que 
cette  idée  de  communion  sociale  et  de  vie  collective 
n'était  pas  sans  quelque  réalité  pour  les  anciens,  puis- 
qu'elle leur  fit  produire  tant  d'actes  d'héroïsme,  qui ,  en 

II.  6. 


—  102  — 

dépit  de  nos  prétenlions  à  la  sainteté  et  de  notre  verbiage, 
restent  encore  nos  modèles. 

Inutile  d*observer,  du  reste,  que  de  ces  deux  conditions 
desquelles  dépendait  la  bonne  mort,  savoir  la  plénitude 
de  la  vie  et  la  communion  sociale,  la  première  suppose  la 
seconde.  Pas  de  vie  pleine  pour  l'esclave,  pour  le  con- 
damné, pour  le  banni,  pour  celui  dont  la  patrie  était  en- 
vahie par  l'étranger,  déchirée  par  la  guerre  civile,  ou 
asservie  par  le  tyran.  Pour  celui-là,  yide  absolu  de  l'exis- 
tence ;  conséquemmcnt,  la  mort  avec  toutes  ses  horreurs. 

XLl 

Aussi,  quel  désespoir  saisit  la  société  antique,  quand 
par  reflet  deâ  révolutions  le  lien  social  vint  à  sm  rompre, 
et  qu'il  n'y  eut  plus  de  communion  !  C*<ist  un  des  phéno- 
mènes les  plus  saisissants  de  riiisloire,  et  en  même 
temps  le  moins  compris,  ]»our  ne  pas  dire  le  moins 
aperçu.  A  mesure  que  la  vie  collective  se  dissout,  que  la 
vie  individuelle  perd  de  sa  plénitude,  on  voit  s'accroître 
l'angoisse  de  la  mort.  Il  semble  que  les  âmes  désolées, 
autrefois  si  calmes,  si  vivantes  dans  la  mort,  crient  sous 
son  aiguillon.  Le  grand  Pan  est  mort  ;  les  âflàes  sont  dans 
la  consternation,  elles  remplissent  l'air  de  leurs  gémis- 
sements ! 

Alors  commence  la  période  de  dissolution  :  la  con- 
science, isolée,  perdue,  cherche  un  remède  à  l'horreur  qui 
la  tourmente,  et  tâche  en  vain  de  s'étourdir.  C'est  une  dé- 
route, un  sauve-qui-petit.  La  poésie  rêve  de  squelettes; 
les  francs-maçons  d'Eleusis  offrent  leurs  mystères ,  les 
philosophes  leurs  abstractions.  Qui  nous  délivrera  de  cette 
atroce  pensée  de  la  mort?  Car,  hélas  !  plus  de  patrie,  plus 
d'euthanasie  :  la  vie  et  la  mort  sont  toutes  deux  absurdes. 

C'est  par  Tlonie  que  commence  la  débâcle. 

Les  Grecs  d'Ionie  sont  tombés  sous  la  domination  per- 


—  103  — 

sane.  Pour  comble  de  misère,  entre  eux  et  le  grand  roi 
se  place  la  tyrannie  indigène.  Plus  de  communion  :  des 
enrichis  et  de&  esclaves,  pour  qui  la  vieiibj^neuse  rem- 
place l'héroïsme.  Les  poésies  d'Anacréon  ^t  remplies 
de  cette  épouvante  :  rien  ne  fait  mal  à  voir  comme  ce 
poète  octogénaire  appelant  sans  cesse,  contre  la  mort» 
l*élourdissement  de  la  volupté  : 

Elles  m'ont  dit,  les  femmes  : 
Anacréon,  tu  es  vieux  ! 
Prends  un  miroir,  et  regarde 
Tes  cheveux  :  il  n'y  en  a  plus. 
Et  ton  front  est  ras  !  .      • 

—  Moi,  s'il  me  reste  des  cheveux 
•      Ou  si  tous  sont  partis, 

Je  l'ignore  ;  mais  je  sais  bien 
Que  c'est  un  devoir  au  vieillard 
De  mener  joyeuse  vie   " 
Plus  il  approche  de  la  mort. 

Ainsi,  la  vie  inimitable^  comme  la  nommèrent ^ntoine 
etCléopâtre,  cette  recette  du  désespoir,  était  pratiquée 
en  Asie  dès  le  temps  d'Anacréon,  cinq  siècles  avant  J.-C. 

Après  la  grande  guerre  médique,  la  Grèce  se  déchire 
par  la  guerre  civile  ;  chaque  république  appelle  Tétran*- 
ger,  et  toute  liberté  expire  sous  les  Macédoniens.  Épicure 
parait,  et  ce  qu'avait  chlmté  Anacréon,  son  école  le  met 
en  théorie. 

C'est  cette  théorie  qui,  jointe  au  scepticisme  de  Car- 
néade,  excita  d'abord  la  réprobation  des  Romains. 

Mais  la  grande  république  penche  à  son  tour  vers  sa 
ruine;  l'empereur  remplace  la  communion  latine  :  vain- 
queurs et  vaincus  deviennent  les  pâles  sujets  de  la- mort. 
Lucrèce  place  sa  philosophie  sous  l'invocation  de  Vénus. 
Horace  se  range  sans  façon  dans  la  grande  étable ,  avec 
Mécénas  et  ses  amis.  Toute  la  noblesse,  l'ordre  équestre, 


—  104  — 

épuisés,  haletants,  embrassent  la  religion  du  plaisir.  Vir- 
gile, qui  chanta  la  régénération  romaine,  le  messianisme 
de  César,  agpelle  toiu*  à  tour  à  son  aide  la  philosophie 
d'Épicure,  la  science]  d'Atchimède  et  la  métaphysique  de 
Platon.  Pas  plus  que  les  autres  il  ne  croit  à  la  vertu  pa- 
triotique, et  se  sauve  dans  1* humanité. 

Quelques-uns  protestent  en  faVeur  des  mœurs  antiques, 
par  haine  du  prince,  dégoût  de  la  multitude*,  regret  de 
leurs  honneurs  :  ils  sont  si  bien  de  leur  siècle,  qu*ils  ne 
pensent  même  pas  que  cette  vieille  république,  si  elle 
pouvait  renaître,  serait  le  seul  et  efficace  remède  à  la 
peur  de  la  mort, 

XLII 

Nous  touchons  à  la  transition  qui  amènera  bientôt  le 
christianisme.  A  défaut  d'une  communion  qui  n'est  plus, 
et  dont  on  ne  sait  même  pas  se  rendre  compte,  on  de- 
mande une  foi!  Le  stoïcisme  apporte  son. dogme,  aussi 
impuissant  que  celui  d'Épicure. 

Sorte  de  platonisme  pratique  et  sévère,  le  stoïcisme 
prend  le  contre-pied  d'Épicure  :  il  foule  aux  pieds  la  vo- 
lupté; il  nie  que  la  douleur  soit  un^al  ;  dans  la  vertu  seule 
il  découvre  le  souverain  bien,  dans  le  vice  la  souveraine 
misère,  et  enseigne  à  mépriser  la  mort,,  en  élevant  à  la 
hauteur  d'une  déduction  métaphysique  la  vieille,  l'impure 
croyance  aux  revenants,  la  Superstition  ! 

Avec  quel  art  il  la  décore  ! 

«  Le  monde  est  un  être  animée  vivant;  Dieu  en  est  Tânie  : 
et  comme  l'âme  et  le  corps  de  Thomme  forment  uu  sujet 
unique,  de  même  Dieu  et  le  monde  forment  un  tout  insépa- 
rable^ .qui  est  l'Absolu. 

«  De  cet  Absolu  font  partie  les  corps  et  les  âmes,  dont  l'u- 
nion constitue  notre  vie,  dont  noire  mort  n'est  que  la  sépara- 
tion. Après  le  trépas,  le  principe  animique  rentre  en  Dieu, 
âme  universelle;  le  corps  est  rendu  aux  éléments.  » 


_  105  — 

C'est  ainsi  qae  les  stoïciens  essayent  de  relever  les 
mœurs,  et  de  guérir  les  courages. 

IlTaut  voir  avec  quelle  timidité  ils  sont  accueillis!  Les 
honnêtes  gens,  les  hommes  d'une  vertu  déterminée,  vou- 
draient qu'ils  eussent  raison;  ils  n'osent  s'y  livrer.  Cicé- 
ronles  admire,  les  favorise;  mais  Garnéade  lui  ôte  la  foi! 

Gaton  lit  et  relit,  avant  de  mourir,  son  Phédon,  non 
pas  tant  pour  s'encourager,  comme  on  l'a  dit  :  celui-là, 
qui  avait  conservé  les  mœurs  anciennes  n^avail  certes 
pas  plus  peur  de  la  mort  qu'un  Cassius,  un  Pétronius,  et 
tant  d'autres  épicuriens  qui  moururent  avec  honneur; 
Caton  cherchait  à  se  consoler  de  la  république,  il  cher* 
chait  si  la  perle  de  la  liberté  n'avait  pas  quelque  raison 
dans  Tordre  éternel. 

Thraséa  fait  comme  Caton.  Avant  de  recevoir  sa  con- 
damnation, il  cause  avec  Démétrius  de  la  séparation  de 
l'âme  et  du  corps.  Puis,  quand  le  questeur  arrive,  porteur 
de  l'ordre  fatal,  le  Romain  dit  adieu  au  philosophe,  or- 
donne à  sa  femme  de  se  conserver  pour  sa  fille,  heureux 
que  son  gendre  ne  piartage  pas  son  supplice;  et  tout  en- 
tier à  cette  communion  sacrée  de  la  faniille  et  de  la  patrie, 
dont  il  est  le  dernier  représentant,  il  se  fait  ouvrir  la 
veine,  et  offre  son  sang,  comme  une  libation,  —  à  l'im- 
roortalité  de  l'âme?  non,  h^  Jupiter  libérateur. 

Tacite,  à  la  fin  de  la  vie  d'Agricola,  son  beau-p'èrc, 
s*écrie,  dans  un  mouvement  de  tendresse  poétique  : 

«  S'il  est  un  séjour  aui  mânes  des  saints;  si,  comme  le 
veulent  les  philosophes»  les  grandes  âmes  ne  périssent  pas 
avec  les  corps.  » 

On  voit  qu'il  s'agit  pour  Tacite  d'une  opinion  nouvelle, 
que  les  anciens  niaient  pas  connue,  et  doAt  leur  reli- 
gion n'avait  pas  éprouvé  lenesoin.  On  a  dit  que  les  lois 
étaient  le  signe  de  la  décadence  dessalions  :  comment  se 
faitrU  que  la  croyance  à  une  vie  future  se  répande  parmi 


—   106  — 

les  hommes,  juste  aux  époques  où  ils  ne  valent  plus  rien 
pour  celle-ci? 

XLllI 

Mais  nous  n*avons  fait  encore  qu'effleurer  ce  funèbre 
sujet. 

En  supposant  que  la  théorie  de  la  dissociation  des  âmes 
et  des  corps  ait  pu  être,  aussi  bien  que  celle  d*Épicure, 
de  quelque  soulagement  dans  l'universelle  épouvante,  on 
comprendra  que  de  tels  remèdes  n'étaient  pas  à  la  portée 
du  vulgaire,  et  que,  le  jour  où  les  masses  réclameraient  à 
leur  tour  un  antidote  ccHitre  l'ennui  de  la  mort,  les  poèmes 
érotico-bachiquesd'Anacréon,  d'Alcée,  d'Horace,<ie  même 
que  les  spéculations  platoniques  et  stoïciennes,  seraient 
d'un  médiocre  eflet. 

Or,  ce  jour-là  était  venu.  La  société  romaine  dissoute, 
la  plèbe,  aussi  bien  que  le  patriciat,  était  dans  le  vide;  les 
âmes  vulgaires,  comme  les  âmes  d^élite,  pendaient  en 
l'air,  ouvertes  au  vent,  comme  des  vessies  crevées;  c'est 
le  tableau  qu'en  fait  Virgile  :  «  .. 

...  Alias  panduntur  inancs 
Suspensœ  ad  ventps. 

Qui  viendrait  au  secours  de  cette  multitude? 

11  y  a  des  médecins  pour  toij^tes  les  fortunes. 

La  Grèce,  dont  la  gloire  et  la  décadence  avaient  devance 
de  plusieurs  siècles  celles  de  Rome,  avait  produit,  à  l'u- 
sage des  classes  inférieures,  une  philosophie  péremptoire. 
Il  n'est  pas  permis  à  tout  le  monde  d'aller  à  Corinthe^ 
disait  Démosthènes.  — Non,  répliqua  Diogène;  mais  il 
est  permis  à  tput  le  monde  de  n'y  pas  aller,  et  de  se  passer 
de  Corinthe. 

Les  cyniques  trouvent  ici,  dans  le  naufrage  général, 
leur  emploi ,  et,  sans  qu'il  y  paraisse,  c'est  leur  système 
qui  a  le  plus  de  vogue.  Trop  peu  de  gens  sont  à  même  de 


—  107  — 

prendre  les  dragées  d*Épieure,  un  plus  petit  nombre  en- 
core pourrait  digérer  les  pilules  transcendantales  de  Ze- 
non ;  la  besace  de  Diogène  est  accessible  à  tout  le  monde. 
La  plèbe  césarienne,  quatre  à  cinq  cent  mille  lazzaroni 
partageant  Templre  avec  César,  nourrie  par  la  frumenta- 
tion,  c'est-à-dire  à  peu  près  pour  rien,  baignée  pour  rien, 
contente  de  sa  gueuserie,  prend  le  parti  héroïque  de  mé- 
priser cordialement  une  existence  dont  elle  a  perdu,  en 
se  donnant  à  César,  le  sentiment,  la  dignité,  l'exercice, 
l'objet,  la  signification. 

Pour  se  fortifier  contre  la  mort,  elle  s'habitue  à  ne  faire 
nul  cas  de  la  vie  :  chose  facile,  sous  le  gouvernement 
de  Césart^La  vie,  en  effet,  pour  cette  multitude,  est  de- 
venue un  non-sens.  Au  lieu  de  la  plénitude  des  jours,  qui 
faisait  la  félicité  des  anciens,  on  a  le  ^spleen.  Si  donc  ce 
n*est  plus  den  de  vivre,  dans  cette  société  en  poussière, 
comment  seraitrce  quelque  chose  de  mourir?  Écoutez  le 
cri  du  prétorien  à  Néron  fugitif,  tremblant  devant  la 
mort  :  Ûsque  adeone  tnori  miserum  est  ?  Ton  règne  est 
fini,  meurs  donc  :  cela  est-il  si  difficile? 

Analysez  le  caractère  du  peuple  romain  des  derniers 
temps  de  la  république  et  de  ceux  de  l'empire  :  au  fond, 
vous  ne  trouvez  que  le  cynisme;  c'est  le  cynisme,  dans  la 
majesté  du  Capitole,  qui  fait  le  tempérament  du  peuple- 
roi,  la  vie  morale  de  Rome,  le  génie  de  César. 

Or,  quand  le  peuple  se  mêle  de  quelque  chose,  philo- 
sophie ou  religion,  amour  de  Dieu  ou  mépris  de  la  vie,  il 
arrive  à  des  conceptions  fantastiques,  il  crée  des  géants 
et  des  monstres.  Les  fils  de  la  louve,  prenant  la  besace, 
et  se  mettant  en  tête  de  combattre  la  mort  et  ses  terreui's, 
devaient  accoucher  d'une  idée  horrible,  qui  ferait  frémir 
l'histoire. 

Le  suicide  n'avait  plus  rien  de  neuf  ;  depuis  longtemps 
on  avait  appris,  par  de  nobles  exemples,  à  l'honorer;  on 


--  108  — 

savait  qu*il  était  le  refuge  de  la  dignité  contre  toute  in- 
jure de  la  tyrannie  ou  de  la  fortune  :  mérite  vulgaire, 
bagatelle,  dont  on  ne  parlait  plus.  La  république  morte, 
le  suicide  se  trouva  usé. 

Qu'est-ce  donc  que  découvrit  la  ferocitas  romana?  — 
Les  combats  de  gladiateurs. 

XLIV 

Certaines  gens  blâment  les  combats  de  taureaux,  comme 
entretenant  la  cruauté;  la  sévère  Albion  a  renoncé  à  sa 
boxe.  Que  dirions*nous  si  le  gouvernement,  au  lieu  d*en- 
voyer  à  Téchafaud  les  condamnés  à  mort,  s'avisait,  pour 
le  divertissement  du  peuple,  de  les  faire  battra  en  plein 
hippodrome  jusqu'à  ce  que  mort  s'ensuivît?... 

Mais  ce  n'étaient  pas  deux  hommes,  deux  criminels, 
dont  Rome  se  donnait  le  régal  ;  c'étaient  des  centaines, 
des  milliers  de  prisonniers,  de  vraies  boucheries,  où  le 
sang  coulait  à  flots  comme  aux  champs  de  Pharsale  et  de 
Philippe.  Sous  la  république,  il  était  défendu  de  donner 
à  la  fois  plus  de  cent  gladiateurs.  Auguste,  voulant  plaire 
au  peuple,  éleva  ce  nombre  à  soixante  couples  par  repré- 
sentation. La  rage  de  ces  spectacles  croissant  toujours,  le 
chiffre  de  cent  vingt  hommes  fut  bientôt  dépassé,  sur 
l'exigence  du  peuple  et  par  la  complaisance  du  sénat  ; 
sans  compter  que  ces  massacres  avaient  lieu  partout  :  les 
moindres  cités  avaient  leur  cirque,  avec  leurs  casernes  de 
gladiateurs.  Le  roi  de  Judée  Agrippa  fit  battre  un  jour 
quatorze  cents  condamnés.  Gordien,  étant  édile,  donnait 
régulièrement  de  cent  cinquante  à  cinq  cents  paires. 
Trajan,  dans  un  seul  jour,  fit  paraître  dix  mille  gladia- 
teurs; et  dans  la  grande  naumachie  qui  eut  lieu,  sous 
l'empire  de  Claude,  sur  le  lac  Fucin,  il  y  eut  jusqu'à  dix- 
neuf  mille  combattants.  Au  triomphe  de  Probe,  six  cents 
hommes  étaient  destinés  au  cirque  :  de  ce  nombre,  quatre- 


—  109  — 

vingts,  s'éiant  échappés,  sUaqucrent  les  spectateurs,  se 
répandirent  dans  la  ville,  et  furent  enfin  terrassés  par  les 
iégionnarres,  après  avoir  vendu  chèrement  leur  vie.  Ce  fut 
un  scandale  énorme. 

Les  historiens  qui  ont  touché  cette  question,  tels  que 
Chateaubriand,  ne  manqueni  pas  en  général  de  Texploiter 
au  profit  du  christianisme  :  comme  si  les  combats  de  gla- 
diateurs, dont  la  corruption  romaine  s'assouvit  pendant 
plus  de  cinq  siècles^  étaient  de  l'essence  du  paganisme, 
comme  s'il  ne  fallait  pas  chercher  ailleurs  la  raison  de  ce 
sanglant  phénomène! 

D'après  Cicéron,  Sénèque,  Pline,  Juvénal,  et  les  auteurs 
contemporains,  on  voit  que  Topinion  les  regardait  comme 
une  école  de  courage,  où  les  citoyens  apprenaient  à  mé- 
priser le  sang  et  la  mort.  Sous  un  empereur,  je  crois  que 

[ut  Septime-Sévère,  comme  on  songeait  à  réformer  les 
irs,  les  jurisconsultes  qui  formaient  le  conseil  impé- 
rial soutinrent' avec  force  les  combats  du  cirque,  néces- 
saires, disaient-ils,  pour  entretenir  le  courage  militaire 
et  former  l'âme  du  soldat. 

Mais  il  est  évident  que  cette  allégation  ne  contient  que 
la  moitié  de  la  vérité  :  comment  le  sbldat  de  Tempire 
avait-il  besoin  de  cet  excitant,  dont  s'étaient  passés  les 
guerriers  de  la  république?  La  v^aie  cause,  je  le  répète, 
est  dans  la  désorganisation  universelle,  qui,  laissant 
l'homme  sans  liberté,  sans  droit,  sans  communion,  sans 
patrie ,  n'offrant  à  sa  solitude  pour  toute  compensation 
que  César,  le  poussait  au  mépris  de  la  vie  en  même  temps 
qu'elle  le  livrait  sans  défense  aux  affres  de  la  mort. 

L'influence,  telle  quelle,  des  combats  de  gladiateurs 
sur  les  courages,  se  manifeste  chez  les  martyrs  trop 
vantés  du  christianisme.  C'est  le  même  saiig-froid  devant 
la  mort,  la  même  bravoure  ou  crânerie,  la  mênoe  impas* 
sibilité.  Ils  meurent,  ces  combattants  du  Christ,  comme 


—  110  — 

des  gladiateurs.  C'est  Véloge  qu'en  font  les  écrivains 
ecclésiastiques  :  la  comparaison  revient  sans  ce^se  dans 
les  récits  du  martyrologe  et  dans  les  hymnes.  Quand 
des  hommes  lib^s,  des  chevaliers,  des  sénateurs,  des 
femmes,  s'élançaient  dans  le  cirque,  sans  autre  but  que 
de  faire  montre  de  leur  corfrage  dans  un  combat  à  ou- 
trance, cgmment  des  fanatiques,  unis  contre  l'empereur 
par  leur  foi  au  Messie  étemel,  n'auraiQn^ils  pas  su  mourir 
pour  leur  Église  et  pour  leur  Dieu?.«.    * 

XLV  *^ 

Mais  j'ai  hâte  à»  savoir  comment  Ib  christianisme  en- 
treprit de  mettre  fin  à  -  cette  panique,  qui  plus  que  les 
massacres  du  cirque  et  toutes  les  débauches  déshonora  la 
fin  de  la  société  païenne. 

Le  premier  mot  du  christianisme  fut  un  cri.de  victoire* 
Que  parlez-vous,  cyniques,  de  votre  mépris  de  la  vie? 
vous,  stoïciens,  de  votre  indifférence  pour  la  douleur  et 
la  mort?  vous  tous,  héritiers  des  anciens  sages,  inter- 
prètes des  dieux,  de  l'évaporation  des  âmes  et  des  mâ- 
nes impalpables?  Que  nous  vantes-tu,  troupe  d'Épicure, 
tes  joies  au  désespoir?  et  toi,  plèbe  affamée  de  Ro- 
mulus,  tes  combats  de  gladiateurs?  Écoutez  ces  homme?» 
venus  de  Judée,  que  N%ron  fit  enduire  de  poix  et  flamber 
dans  ses  jardins,  en  guise  de  lampions.  Ils  annoncent. ••• 
la  résurrection  des  corps  ! 

C'était  par  là,  en  effet,  que  débutaient  les  nouveaux 

sectaires. 

lie  christianisme,  par  ses  origines,  avait  plus  d'un  rap- 
port avec  les  sectes  qui  s'étaient  donné  mission  de  rendre 
aux  Ronaains  le  calme  et  la  sérénité  de  leurs  aïetix.  Des  cy- 
niques, il  avait  l'affectation  de  pauvreté  et  de  détache- 
ment ;  des  stoïciens,  il  prenait  la  gravité  et  déjà  le  spiri- 
tualisme; des  épicuriens,  il  retenait,  pour  l'époque  qui 


—  111  — 

soivrait  le  retour  du  Christ,  l'espoir  des  voluptés  maté-^ 
rielles.  Mais  il  les  surpassait  tous  par  son  prodigieux 
dogme  de  la  résurrection  des  corps^  sans  lequel  rimmor- 
talité  des  âmes  n^eût  paru  elle-même  qu'une  fiche  de 
consolation. 

Certes»  ce  ne  fut  pas  la  moindre  addition  que  Paul  et 
les  autres  se  permirent  à  la  doctrine  du  Galiléen.  Mais 
ainsi  se  forment  les  religions.  Une  religion  est  un  symbole ^ 
ce  qui  \eut  dire  une  cotisation.  Le  pharisaîsme  devait 
payer  son  écot  dans  celle-ci  :  Jésus ,  qui  pendant  sa  vie 
n'avait  cessé  de  le  poursuivre,  lui  dut  après  sa  mort 
l'avantage^  sans  lequel  il  ne  fût  pas  devenu  dieu,  de 
ressusciter. 

Un  cœur  de  Juif  pouvait^il  goûter  la  survivance  de 
l'âme  à  la  façon  métaphysique  des  stoïciens  ?  Qu'est-ce 
que  cela,  une  âmelf«..  Cela  peuuil  manger,  boire  et  faire 
Tamoar?...  Le  pharisaîsme  affirmait  donc  l'immortalité, 
non  plus  par  une  creuse  et  obscure  métempsycose ,  non 
par  la  conservation,  au  sein  de  l'éther,  de  cette  particule 
de  la  divinité,  divihœ  particulam  aurœ,  comme  disaient 
les  philosophes^  qui  forme  la  quintessence  de  notre  être, 
mais  au  moyen  d'une  belle  et  bonne  résurrection  en  corps 
etâme^  et,  ce  qui  valait  mieux,  très- prochaine. 

Tous  ceux  qui  seraient  morts  dans  la  foi  du  Christ  de^ 
vaient  ressusciter  pour  régner  avec  lui  ;  la  génération 
contemporaine  ne  passerait  point  avant  que  cette  résur- 
rection arrivât.  Au  deuxième  siècle,  les  rédacteurs  des 
Évangiles,  qui  n'ont  rien  vu  encore,  croieut  néanmoins 
devoir  répéter  la  promesse.  Puis  on  ajourne  la  résurrec- 
tion au  troisième  siècle ,  puis  on  la  calcule  pour  le  cin- 
quième. De  siècle  en  siède ,  le  millénarisme  refait  ses 
supputations.  Enfin,  l'attente  étant  toujours  trompée,  on 
prit  le  parti  de  retourner  Tannonce.  On  avait  dit  d'abord 
que  le  Messie,  revenant  peu  de  temps  après  son  ascension, 


—  112  — 

ressusciterait  les  morts  et  régnerait  avec  ses  fidèles  pen- 
dant mille  ans,  après  quoi  tout  finirait;, on  prétendit 
désormais  que  cetlc  venue  messianique  ne  devait  avoir 
lieu  qu*à  la  fin  du  monde,  comme  la  conclusion  de  toutes 
choses. 

Quoi  qu'il  en  soit,  en  dépit  de  la  physique,  en  dépit  de 
Descaries,  qui  a  fondé  le  nouveau  spiritualisme  par  sa 
distinction  des  substances,  TÉglise  a  conservé  le  dogme 
de  la  résurrection  des  corps  et  renseigne  dans  son  ca- 
téchisme. Ce  n*est  plus,  il  est  vrai,  comnie  autrefois,  le 
pivot  de  la  propagande  ;  mais  c'est  toujours  un  article, 
l'avant-dernier,  de  la  profession  de  foi,  carnis  resurrec* 
tionem. 

Qu*on  se  figure  Tétonnement  des  Romains  à  cette  idée 
étrange,  quand  pour  la  première  fois  elle  se  fit  jour  dans 
la  capitale  de  TËmpire,  que  Tacite,  justement  à  cette  oo 
casion,  compare  à  une  sentine  des  folies  humaines! 

Ces  hommes,  qui  n'osaient  en  croire  les  stoïciens  sur 
l'immortalité  des  âmes,  que  devaient-ils  penser  à  cette 
idée  inouïe  de  la  résurrection  des  corps  If  La  foi  aux  mânes 
était  traitée  par  eux  de  superstition  :  que  serait-ce  de  la 
revenance  des  cadavres?  Une  seule  chose  peut  donner 
l'idée  du  dégoût  qu'ils  durent  éprouver,  c'est  la  croyance 
aux  vampires,  encore  répandue  chez  les  peuples  slaves, 
et  qui  n'a  pas  d'autre  origine  que  la  résurrection.  Exitia- 
bilis  superstitio ^  dit  Tacite,  qui  se  console  presque,  à 
cotte  idée,  du  supplice  atroce  par  lequel  Néron  fit  périr 
ces  misérables. 

XLVl 

Me  demanderez-vous,  aprèsrcela,  si  le  cordial  offert  par 
le  christianisme  contre  la  peur  de  la  mort  produisit  de 
l'effet? 

Hélas!  la  maladie  était  de  celles  qui  ne  se  guérissent 


** 


—  lis  — 

point  par  des  conjurations  et  des  actes  de  foi.  Ni  le  tau- 
robole,  ni  le  baptême,  les  infusions  de  sang  pas  plus  que 
les  immersions  dans  Teau,  n'y^pouvaient  rien. 

Avec  le  christianisme,  le  monde  parut  comme  une  fan- 
tasmagorie. 

«  Et  je  vis,  dit  TApocalypse,  un  cheval  pâle ,  et  celui  qui 
le  montait  avait  nom  la  Mort,  et  TEnfer  le  suivait.  » 

Une  société  qui  ne  vivait  plus  que  dans  Tespoir  de  la 
résurrection  était  morte  en  effet  ;  ^es  cités,  ses  palais, 
ses  théâtres,  étaient  des  cimetières,  ses  temples  des  cata- 
combes. Morte  de  son  épouvante,  ou  morte  de  sa  nou- 
velle religion,  lequel  pensez-vous  qui  soit  plus  à  la  gloire 
du  nom  chrétien? 

Tant  que  dura  la  persécution,  la  lutte  soutenant  les 
courages,  TÉglise  vécut  de  la  vie  de  l'ancienne  société  : 
l'ère  des  martyrs,  qui  commence  et  finit  en  même  temps 
que  celle  des  gladiateurs,  est  la  plus  vivante  de  Thistoire 
ecclésiastique. 

Mais  quand  César  se  fut  converti,  quand  on  vit  les  em- 
pereurs, atteints  sous  la  pourpre  de  la  maladie  univer- 
selle, se  munir,  à  leurs  derniers  moments,  des  sacre- 
ments des  morts,  toute  vertu  s'évanouit.  D'un  côté, 
la  résurrection  ajournée  à  la  fin  des  siècles ,  les  âmes, 
en  attendant  l'heure  de  la  réunion  aux  corps,  gar- 
dées dans  les  limbes;  d'autre  part,  la  terreur  des  juge- 
ments de  Dieu ,  tout  cela ,  loin  d'atténuer  le  mai,  ne  fit 
que  l'empirer.  Peu  s'en  fallut  que  le  monde  chrétien,  à 
peine  installé,  ne  s^enfuît,  tant  la  vie  lui. était  triste,  tant 
la  mort  lui  donnait  de  tremblement.  Les  uns^  comme 
Antoine,  parlent  à  dix-huit  ans  pour  le  désert,  se  dé- 
pouillent de  leur  vie,  apaisent  Dieu  par  une  mort  de  cin- 
quante et  de  quatre-vingts  années.  D'aulrcs,  comme  Jé- 
rôme, sans  quitter  tout  à  fait  le  monde,  s'exténuent 


—  114  — 

d'abstinences,  s'abiment  de  travaux  et  de  veiiies,  pour- 
suivis qu'i|f(  sont  par  la  trompette  du  dernier  jour. 

Les  siècles  se  sont  écoulés ,  et  rhumaniié  continue  de 
marcher  dans  son  propre  deuil  :  le  moyen  âge  tout  entier 
est  un  long  enterrement.  L'Homère  de  la  société  féodale 
est  Dante  :  il  chante  Y  Enfer  ^  le  Purgatoire  et  le  Paradis. 
Son  philosophe  est  Tauteur  de  V Imitation  :  il  préconise 
les  jouissances  intimes  de  la  solitude,  les  voluptés  du  dé- 
vètissement,  l'égoisme  du  cercueil.  Sans  doute  le  quin- 
zième, le  seizième  siècle,  ramenant  la  philosophie,  les 
sciences,  les  lettres,  les  arts,  l'industrie  et  ses  découvertes, 
vont,  aux  cris  puissants  de  la  Renaissance  et  de  la  Ré- 
forme, mettre  fin  à  ce  pèlerinage  d'outre-tombe,  changer 
en  une  civilisation  joyeuse  l'Église  de  ténèbres  et  ses 
fêtes  nocturnes.  Rien  :  la  philosophie  et  les  miises  sont 
encore  des  revenants.  Drapées  dans  leur  suaire  et  faisant 
le  signe  de  la  croix,  elles  raffinent  sur  la  mort;  elles  nous 
apprennent  à  la  savourer,  à.la  goûter,  comme  n'avaient 
pas  su  les  martyrs,  comme  ne  le  soupçonnèrent  jamais  les 
Pères  du  désert. 

Lisez  nos  sermonnaires,  nos  auteurs  ascétiques  et  mys- 
tiques, nos  livres  de  menue  et  haute  dévotion  :  toujours 
l'épouvantement  de  l'autre  vie,  la  dramaturgie  de  la  mort« 
La  Mort  !  TÉternité  !  le  Jugement I  le  Paradis  ou  l'Enfer! 
Y  avez-vous  pensé  à  ces  quatre  fins  dernières?...  Il  est  nu 
livre,  modèle  du  genre,  qui  circule  encore  par  les  cam« 
pagnes  :  c'est  le  Trésor  d$s  âmes  du  Purgatoire.  Tout 
plein  d'apparitions  de  morts  et  de  damnés,  on  ne  saurait 
imaginer  le  mal  qu'a  fait  cet  abominable  ouvrage ,  de 
quelle  pusillanimité  il  a  rempli  l'âme  du  peuple. 

On  demandait  à  César  quelle  mort  lui  semblait  préfé»- 
rable  :  La  plus  prompte  et  la- plus  inopinée^  répondit-iU 
Tous  les  Romains  pensaient  comme  lui.  Fais  viter  c'est 
l'unique  prière  qu'adressaient  mu.  bourreaux  les  condaRi< 


—  116  — 

nés  de  la  tyrannie  impériale.  La  guillotine  les  aurait  ravis 
d'aise. 

■ 

Le  christianisme,  au  contraire,  a  fait  de  la  mort  subite 
un  symptôme  de  damnation,  le  plus  grand  des  malheurs. 
Avant  d'expirer,  ne  faut-il  pas  que  le  chrétien  se  recon- 
naisse?  Il  y  a  une  oraison  de  sainte  Brigitte  tout  exprès, 
pour  conjurer  ce  danger.  J'ai  connu,  dans*  ma  première 
jeunesse,  un  jeune  homme  >qui,  à  la  suite  d'un  violent 
exercice,  saisi  tout  à  coup  d'un  vomissement  de  sang, 
criait  dans  sa  détresse  :  Vite  un  médecin  et  un  prêtre  l 
Pas  un  mot,  ni  pour  ses  amis,  ni  pour  sa  famille;  il  ou-> 
bliait  jusqu'à  sa  mère.  La  peur  de  la  mort;  eialtée  par 
celle  de  l'enfer,  étoufîaii  en  lui  tous  les  sentiments  hu- 
mains. Jamais  je  n'oublierai  ce  cri  de  suprême  égoïsme  : 
Vite  un  médecin  et  un  prê%eL.. 

La  peur  de  la  mort  est  un  moyen  pour  l'Église  de  gou- 
vernement et  de  captation.  Elle  dit  à  la  jeune  fille  :  Songe 
à  la  mort!  étouffe  cette  pensée  d'amoijr,  pensée  de  dam- 
nation; épouse  de  Jésus-Christ,  le  plus  beau  des  enfants 
des  hommes,  porte-lui  ta  virginité  et  ta  dot^  et  tu  seras 
sauvée  !  et  tu  seras  sainte  !  et  tu  seras  canonisée!  La  pau- 
vrette écoute  :  Si  j'allais  me  damner!  pense-t-elle.  Elle 
sent  le  vide  de  son  existence  sans  amour;  et  ce  vide,  dont 
elle  triompherait  si  aisément  par  le  mariage,  fait  qu'elle 
s'enterre  dans*  le  célibat.  Toute  vive  elle  embrasse  la 
mort,  comme  la  fauvette  fascinée  par  le  serpent,  et  qui 
se  précipite  en  criant  dans  son  gosier. 

XLVII 

.  Passez  en  revue  les  morts  illustres  parmi  les  chrétiens  : 
c'est  là  qu'il  faut  voir  l'effet  de  cette  exitiabilis  suspersti- 
tio,  comme  l'appelle  Tacite.  Je  m'en  tiens  aux  exemples 
classiques. 
Pascal,  comme  saint  Jérôme,  poursuivi  par  une  hallu- 


—  116  — 

cination  mortifère,  renonce  au  mariage,  se  fait  moine,  et 
expire  dans  l'épouvante. 

La  Fontaine,  atteint  par  la  contagion,  porte  à  ses  der- 
niers moments  un  ciliée. 

Racine  abdique  son  génie,  se  met  à  rimer  des  psaumes, 
et  fait  avec  ses  enfants  des  petites  chapelles. 

Le  grand  Cbndé,  c'est  Bossuet  qui  le  raconte  dans  son 
oraison  funèbre ,  s'encourage  lui-même  à  quitter  la  vie 
par  l'espérance  de  voir  Dieu  k  comme  il  est,  face  à  face  » , 
sicuti  est^  facie  adfaciem.  L'homme  dont  le  courage  avait 
étonné  les  plus  courageux ,  atteint  des  terreurs  chré- 
tiennes, ffécbit  devant  le  prêtre,  et  tremble.  Il  n'y  avait 
rien  dans  cette  âme,  qui  n'avait  connu  ni  la  patrie  ni  la 
Justice,  et  qu'avait  ensorcelée  la  foi. 

Turenne  converti  se  tient  pHt  à  mourir,  tous  les  jours 
faisant  ses  dévotions,  si  bien,  dit  madame  de  Sévigné,  que 
personne,  ni  à  la  #our,  ni  à  la  ville,  ni  à  l'armée,  n'eut  la 
moindre  inquiétuc|^  de  son  salut. 

La  mort  de  Fénclon,  racontée  par  le  cardinal  de  Beaus- 
set,  est  lamentable.  Frappé  dans  ses  affections,  dans  son 
ambition  légitime,  exilé  par  un  roi  despote,  condamné 
par  le  pape,  trahi  par  madame  de  Maintenon,  séparé  de 
la  société  religieuse,  de  la  société  politique,  de  toute  so- 
ciété, il  traîne  dans  le  deuil  une  existence  désolée.  Par- 
venu à  sa  dernière  heure,  il  ne  cesse  de  s'exhorter  par  des 
textes  de  (a  Bible.  Lui,  l'homme  de  charité  par  excellence  ! 
après  tant  de  persécutions  injustes,  d'espérances  trom- 
pées, de  déchirements  atroces  dans  le  cœur  et  dans  l'es- 
prit, la  terreur  des  jugements  éternels  le  poursuit  encore. 
Plus  il  a  été  juste,  pieux,  aimant,  ^mpathique  à  tous, 
dévoué  à  son  pays  et  à  son  prince,  plus  sa  religion  lui 
verse  d'amertume.  Oh  !  quand  je  n'aurais  contre  le  chris* 
tianisme  que  cette  mort  de  Fénelon,  ce  serait  assez  pour 
*ma  haine  :  jamais  je  ne  pardonnerais  à  ce  Dieu. 


—  117  — 

Bossuet,  l'Herciile  du  sacerdoce,  Bossue! ,  au  lit  de 
mort,  rappelle  le  pécheur  mourant  raconté  par  M^sillon 
dans  son  Petit-Carême.  Quelle  peine  à  mourir!...  Usque 
adeàne  tnori  miserum  est?  Â  chaque  douleur  il  murmure 
un  verset  du  bréviaire,  celui  surtout  que  Jésus  agonisant 
répétait  au  Jardin  des  Oliviers  :  «  Que  ta  volonté  se  fasse, 
non  la  mienne  !  »  Fiat  voluntas  tua  !  Après  une  vie 
glorieuse  et  pleine,  chargé  d*âns  et  de  travaux,  la  mort 
lui  est  cruelle,  il  gémit,  comme  ce  gros  et  gras  roi  des 
Amalécites  que  fit  tuer  le  juge  Samuel  :  Siccine  ^arat 
amara  mors  /...  Après  avoir  soutenu  si  longtemps  sur  ses 
robustes  épaules  Tédifice  chrétien,  le  héros  gallican  sent 
le  vide  du  système  :  point  de  famille,  pokit  de  communion 
sociale,  pas  même  de  vie  catholique;  Tévèque  de  Meaux 
n*est  pas  plus  pour  l'Égllbe  que  le  dernier  des  fidèles. 
Fiat  voluntas  tua  !  Que  le  Christ,  qui  passa  par  cette 
agonie,  lui  vienne  en  aide  ! 

«  La  nuit  du  jeudi  au  vendredi  11  avril  fut  si  mauvaise^  les 
douleurs  furent  si  vives  peudant  la  matinée  jusqu'à  micy,  que 
tous  les  assistants  crurent  que  Bossuet  allait  rendre  la  dernier 
soupir.  L'abbé  Bossuet,  son  neveu^  se  jeta  alors  au  pied  de  son 
lit  pour  lui  demander  sa  bénédiction.  Bossuet  était  plein  de 
l'Esprit  de  Dieu,  parlant  peu^  mais  toujours  avec  piété.  L'abbé 
Ledieu  lui  exprima  en  même  temps  sa  profonde  reconnais- 
sance pour  toutes  ses  bontés,  en  le  suppliant  de  penser  quel- 
quefois aui  amis  qu'il  laissait  sur  la  terre,  et  qui  étaient  si 
dévoués  à  sa  personne  et  à  sa  gloire.  A  ce  mot  de  gloire^  Bos- 
suet, déjà  entré  dans  le  tombeau,  déjà  étranger  à  la  terre,  saisi 
d'efihroi  en  la  présence  du  juge  suprême  dont  il  attendait  l'ar- 
rêt, se  soulevant  à  demi  de  son  lit  de  douleur,  et  ranimé  par 
une  sainte  indignation;  retrouva  la  force  de  prononcer  distinc- 
tement ces  paroles  :  Cessez  ces  discours^  et  demandez  pour 
moi  pardon  à  Dieu  de  mes  péchés.  »  {Histoire  de  Bossuet,  par 
le  cardinal  de  Beausset.) 

C'est  ainsi  qa'est  mort,  l'année  dernière,  l'évèque  de 
Il  7. 


—  118  — 

■ 

N(mes,  If  gr  Car(>  encore  un  ^aint  ;  et  c'est  ainsi  que  vpus 
jfioxxtrea^  à  vptrç  tour,  Monseigneur  :  car  voqs  aussi  vqi|9 
(tes  cfirétien  sincère,  dévoué  à  la  gloire  de  TÉgUse  ^ 
prosterné  devant  |es  jugements  de  Dieu. 

XLvm 

Concluons  maintenant. 

L'existence  normale  de  l'homme,  considéré  comme  in* 
dividu,  comme  chef  ou  membre  de  famille,  conmie  ci- 
toyen et  patriote,  comme  savant,  artiste,  industriel,  ou 
soldat,  suppose  une  mort  qui  s'y  harmonie,  c'est-à-dire 
calme,  douce,  satisfaite,  plutôt  joyeuse  qu'amère. 

Or,  sous  le  christianisme,  depuis  son  origine  jusqu'4 
nos  jours,  pas  plds  que  sous  les  derniers  siècles  du  paga« 
nisme,  la  mort  de  l'homme  n'a  été  heureuse. 

Il  y  a  donc  anomalie  dans  l'existence  et  dans  l'éduca- 
tion des  chrétiens,  comme  dans  celle  des  païens  de  la 
décadence  ;  et  s'il  se  trouve  que  la  mauvaise  mort  est 
essentielle  au  christianisme,  à  son  dogme,  à  sa  foi,  il  faut 
néce^airement  en  conclure  que  le  christianisme  n'est 
pas  une  religion  morale ,  c^est  une  religion  de  démorali- 
sation. 

CHAPITRE  VI. 

L'Homme  en  face  de  la  mort.   (Suite.) 

XLIX 

Que  nous  enseigne  à  son  tour  la  philosophie  révolu- 
tionnaire sur  cette  grave  question  du  bien  mourir? 

J'essaierai  d'en  présenter  la  déduction,  en  gardant  la 
réserve  que  réclame  une  doctrine  qui  se  produit  pour  la 
première  fois,  et  qui,  par  conséquent,  doit  s^  contenter 
de  poser  ses  jalons. 


-  119  — 

J*écarte  d'abord,  comme  étrangère  au  sujet,  la  ques- 
tion de  llmmortalité  de  l'âme,  que  j'abandonne  au  mys- 
ticisme ,  la  vraie  science  ne  me  permettant  ni  de  la  rejeter 
ni  de  l'admettre. 

S'il  est  ou  s'il  n'est  pas  un  Dieu,  personnalité  souveraine, 
âme  de  l'univers,  de  qui  la  nature  est  le. produit  et  Thu- 
manité  la  fille,  la  science,  qui  procède  par  observation, 
n'en  peut  rien  dire.  Elle  n'affirme  ni  ne  nie  ;  elle  ne  sait 
point,  ne  comprend  même  pas,  et  ne  s'en  inquiète  nulle- 
ment. Qu'importe  à  la  Justice,  qui  doit  exister  par  elle- 
même  et  se  démontrer  à  la  conscience  sans  adminicule 
étranger,  cette  hypothèse  If 

Pareillement,  s'il  est  ou  non  une  survivance  pour  l'hu- 
manité, un  recommencement  de  vie  pour  les  âmes  et  les 
corps,  la  science  n'en  dit  rien,  et  la  morale  s'en  soucie 
aussi  peu.  Comme  elle  existe  indépendamment  de  l'idée 
de  Dieu  et  abstraction  faite  de  son  existence,  elle  existe 
aussi  abstraction  faite  de  l'immortalité  ;  elle  n'a  pas  plus 
besoin  de  ce  mythe  que  de  l'autre. 

L'euthanasie  ou  le  bien  mourir,  faisant  partie  de  la  nior 
raie,  doit  se  passer,  comme  le  bien  vivre,  de  toute  consi- 
dération de  survivance  ;  c'est  une  fin  De  non-recevoir 
contre  l'immortalité  ou  migration  des  âmes,  qu'elle  se 
présente  comme  consolation  de  la  mort. 

La  Révolution,  en  réformant  l'économie  sociale  et  or- 
ganisant l'égalité,  assure  à  chaque  homme  la  plénitude 
de  ses  jours  :  première  condition  de  la  mort  heureuse.  —* 
En  rétablissant  la  Justice  dans  l'État,  elle  assure  la  com- 
munion universelle  :  deuxième  condition  de  Teuthanasie. 

Mais  qu'est-ce  que  la  mort  en  elle-même?  qu'est-ce  que 
mourir?  Telle  est  la  question  que  la  philosophie  se  pose, 
et  dont  la  solution  préalable  est  requise  par  la  morale,  à 
peine  de  laisser  planer  le  doute  sur  ce  que  nous  regar- 
dons, avec  les  sages  de  tous  les  temps,  comme  les  signes 


—  120  — 

de  la  bonne  mort,  la  plénitude  de  Texistence  et  la  com^ 
munion  sociale. 


Les*  écrivains  spiritualistes,  préoccupés  de  leurs  rêves 
d'immortalité,  ne  manquent  pas  de  dire  que  la  mort  n*est 
pas  une  fin,  mais  bien  une  suspension,  une  transition,  ou 
transformation  de  l'existence. 

On  a  apflelé  la  mort  le  somWieil  éternel^  ce  qui  promet 
une  inïmortalité  peu  agissante;  d^autres  font  la  mort 
sœur  du  sommeil,  consanguineus  leti  sopor;  puis  on  dit 
le  sommeil  de  la  mort;  enPm,  sommeil  et  mort  sont  pris 
pour  synonymes  :  a  Déjà  le  sommeil  ferme  mes  yeux 
noyés  2>,  dit  dans  Virgile  Eurydice,  pour  l;^seconde  fois 
expirante,  conditque  natantia  lumina  somnus. 

Les  modernes,  empruntant  leurs  comparaisons  à  l'his- 
toire naturelle ,.  comparent  Texistence  de  Fhomme  aux 
évolutions  de  Tinsecte  qui  de  chenille  ou  ver  dévient 
chrysalide,  et  ensuite  papillon.  Notre  mort  serait  ainsi 
une  renaissance,  Tinstant  où  nous  quittons  cette  enveloppe 
grossière,  pour  revêtir  les  ailes  de  Timmortalité.  M.  Jean 
Reynaud  pense  même  qu  il  est  des  mondes  où  le  passage 
d'une  vie  à  l'autre  se  fait  sans  interruption  du  sentiment, 
sans  changement  brusque  du  corps,  sans  solution  de  con<- 
tinuité. 

«  Je  ne  trouve  rien  d'impossible  à  ce  qu'il  y  ait  dans  Tuni- 
vers  d'heureux  quartiers  où  la  loi  régnante  soit  de  s'élever 
d'un  monde  à  Tautre^  moyennant  une  transformation  corres- 
pondante des  appareils  organiques^  sans  aucun  acte  de  scission^ 
et  en  mariant^  pour  ainsi  dire,  par  une  transition  insensible, 
la  mort  avec  la  renaissance.  C'est  ainsi  que  nous  voyons  l'in- 
secte, après  avoir  vécu  premièrement  dans  l'obscurité  de  la 
terre,  rampé  ensuite  sur  le  sol,  remanier  lentement  ses  mem- 
bres, se  métamorphoser  à  vue  d'œil,  et  s'élancer  enfin  de  lui- 
même^  muni  d'ailes  brillantes^  et  plein  d'une  ardeur  nouvelle^ 


—  121  — 

au  milieu  de  la  population  légère  du  monde  aérien.  Mon  ima- 
ginatioD  {son  imagination!)  ne  se  refuse  nullement  à  se  repré- 
senter^ au  sein  de  ce^  énormes  rassemblements  d'étoiles  que 
nous  découvrons  dans  le  lointain  du  ciel ,  des  êtres  ao(j(uérant 
de  leur  vivant^  par  l'exercice  de  leurs  vertus^  des  organes 
d'une  nature  plus  relevée,  à  l'aide  desquels,  sans  perdre  un 
instant  conscience  d'eux-mêmes,  ils  se  transporteraient  suc* 
cessivement,  avec  d'inexprimables  ravissements^  en  compagnie 
de  leurs  amis^  d'une  résidence  à  une  résidence  meilleure.  » 
{Terre  et  Ciel,  p.  300.) 

Quelques-uns  appellent  à  leur  aide  la  chimie  orga-  ' 
nique.  Ils  voient  dans  la  vie  et  la  mort  un  douBle*  phéno* 
mène  de  composition  et  de  décomposition  animale,  sous 
l'action  tour"^  tour  crpissante  et  décroissante  d'un  prin- 
cipe inoonnu,  âme,  esprit  ou  vie.  Ce  principe  s'empare  de 
la  matière,  s*en  façonne  un  corps,  lutte  quelque  temps 
avec  succès  contre  les  réactions  chimiques  qui  tendent  à 
le  dissoudre,  puis,  vaincu  à  la  fin  par  leur  accumulation, 
se  sépare  de  cet  organisme  usé  pour  recommencer  ailleurs 
le  même  exercice. 

Je  regrette  de  troubler  toute  cette  poésie  ;  mais  la  mo- 
rale, pas  plus  que  les  sciences  naturelles,  ne  vit  d'imagi- 
nations, et  il  est  impossible  de  voir  autre  chose  dans  toutes 
ces  palingénésies. 

D'abord,  Tespèice  d*antithèse  qu*on  établit  entre  le  prin- 
cipe chimique  et  le  principe  vitaliste,  ramené  a"u  point 
de  vue  qui  nous  occupe,  en  dit  trop  ou  pas  assez.  L'im- 
mortalité ,  ou  pour  mieux  dire  la  métemp^cose,  serait 
ainsi  commune  à  l'homme  et  aux  bêtes;  que  dis-jeï  aux 
plantes  elles-mêmes,  ce  qui  tombe  dans  l'absurde.  Mais 
quand  j'admettrais  la  transmigration  de  la  vie  sensitive 
et  végétative,  qu'en  pourrait-il  résulter  pour  la  détermi- 
natiqp  de  mes  mœurs?  qu'importe  à  ma  Justice?  qu'im- 
porte surtout  à  la  félicité  de  mes  derniers  instants? 


—  12?  — 

Quant  à  Finduction  tirée  des  diSéreaies  phases  de  l'évo- 
lution organique,  notamment  chez  les  insectes  »  outre 
qu'elle  est  tout  à  fait  gratuite,  elle,  me  paraît  manquer 
encore  de  logique,  en  ce  que  ces  phases  indiquent  une 
ascension  continue  dans  la  vie  de  Tanimal,  tandis  que 
la  mort  est  une  cessation  générale,  amenée  par  une  dé- 
croissance régulière.  Ainsi,  le  passage  du  ver  à  l'état  de 
chrysalide,  dans  lequel  on  voit  un  analogue  de  la  mort, 
n'est  autre  chose  que  la  puberté  de  l'animal  :  la  nature, 
en  lui  conférant  avec  la  faculté  génératrice  de  nouveaux 
organes,  ou  transformant  les  anciens,  ne  fait  rien  au 
fond  dé  plus  pour  l'insecte  que  ce  qu'elle  fait  pour 
l'homme  lui-même,  chez  qui  la  virilité  se  produit  aussi 
avec  un  déploiement,  peur  ne  pas  dire  un  supplément 
d'organisme.  La  phase  de  puberté  a  son  opposition  très- 
marquée  chez  la  femme,  dans  la  cessation  du  flux  men- 
struel :  ce  qui  achève  de  nous  démontrer  que,  les  phéno- 
mènes qui  amènent  la  mort  étant  radicalement  inverses 
de  ceux  qui  produisent  la  vie,  il  est  contre  toute  logique 
de  les  assimiler,  et  par  conséquent, .d'en  tirer  un  argu- 
*  ment  en  faveur  de  la  survivance. 

Cette  observation  sur  la  puberté  des  insectes,  que  je 
présente  a^  (oute  la  réserve  que  me  commande  mon 
incompétence,  va  nous  mettre  sur  le  chemin  de  la  vérité. 

LI 

Toute  existence  qui  commence  de  se  produire  a  une 
fin.  ' 

J'entends  ici  par  fin^  non  pas  la  cessation  du.  mouve- 
ment vital,  mais  le  but  vers  lequel  ce  mouvement  est  di* 
rigé,  et  qui,  une  fois  atteint,  implique  dans  le  sujet  la  ces- 
sation de  la  vie,  devenue  inutile. 

Il  suit  de  là  que,  la  mort  embrassant  à  la  fois  dans  sa 
définition  :  1*  le  terme  le  plus  élevé  de  l'évolution  orga- 


—  1?3  — 

niqu^,  c*e9t-àrdire  uq  phénomène  positif;  2"*  U  cessation 
^^  l^  ll^qtissepienl  au  mouvement  qui  w  «ist  la  consé- 
quence, (^'estrà-dire  un  phénomène  négatif,  on  ne  connaît 
pas  la  mort,  on  n'en  sait  que  la  moitié,  quand  on  ne  la 
considère  que  sous  ce  4ernier  aspect  ;  pour  en  avoir  l'idée 
complète,  il  faut  Tenvisager  également  sous  l'autre. 

La  mort,  eu  un  inpt,  n*est  pas  le  néant  ;  je  n'hésite  point 
à  prj^clamer  ce  principe  en  tête  de  cette  dissertation  :  car, 
je  le  répéterai  ici  avec  le  sens  commun,  et  avec  les  inven- 
teurs de  l'immortalité  ems^-mêmes,  rien  ne  se  fait  de  rw», 
rien  ne  ea  à  rien ,  rier^  n'e^t  rien.  Si  le  dogme  de  la  sur? 
vivance  dépendait  de  l'application  de  ces  axiomes,  il  n'y 
^^ait  rien  de  mieux  assuré. 

Qu'est-ce  donc,  enfin,  que  la  mort? 

Dans  la  catégorie  des  êtres  organisés,  le  terme  positif, 
culminant,  de  la  vie,  est  la  reproduction. 

L'iadividu  s'éveille  à  la  vie,  sort  de  sa  graine,  grandit, 
fleurit,  émet  son  germe j  puis  il  meurt  insensiblement, 
uaturellement,  normalement,  laissant  peu  à  peu  sa  vie 
à  ce  germe,  à  qui  elle  tînit  par  passer  tout^entière  :  voilà 
la  loi,  visible  surtout  dans  les  plantes  annuelles. 

Qui  pourrait  ici  marquer  le  moment  précis  de  lîi  ces- 
sation vitale?  Qui  ne  voit  que  la  mort  est  toui  une  moitié 
de  la  vie,  la  vie  tout  une  moitié  de  la  mort?  D'abord, 
celte  vie  est  concentrée  dans  la  semence  ;  placée  dans  les 
conditions  voulues,  elle  se  développe  en  une  tige,  le  long 
de  laquelle  elle  semble  monter  pour  venir  s'accumuler 
dans  la  fleur.  Selon  les  circonstances,  ce  mouvement  est 
plus  ou  moins  rapide,  sujet  d'ailleurs  à  des  intermittences 
pério|diques,  pendant  lesquelles  la  vie  se  repose  :  le  som- 
meil, pour  tous  les  êtres  vivants,  est  un  retour  momeiî- 
laué  à  l'état  fétal.  Alors  s'accomplit  l'ineffable  mystère  : 
la  vi^i^ayant  atteint  son  but,  semble  se  partager  entre  deux 
êtres,  le  père  et  l'enfant.  Pendant  quelques  jours,  vous  ne 


—  124  — 

sauriez  dire  si  elle  est  à  Tun  plus  qu*à  l'autre,  on  croirait 
qu'ils  ne  font  qu'un  ;  mais  bientôt  vous  la  voyez  passer  tout 
entière  à  Tembryon,  qui  se  détache,  et  quitter  avec  lui  le 
père,  qui  est  mort* 

La  mort ,  en  un  root ,  est  la  transmigration  de  la  vie 
d'un  sujet  à  un  autre  sujet,  par  un  acte  particulier  de  la 
vie  elle-même,  qu'on  appelle  génération. 

Chez  les  insectes,  l'existence  se  comporte  absolument 
de  même  :  elle  se  termine  par  la  génération.  Beaucoup  de 
mâles  périssent  dans  l'accouplement;  les  femelles  ne  sur* 
vivent  que  le  temps  nécessaire  à  la  ponte. 

Les  plantes  pérennes  ne  font  pas  exception  à  cette  loi. 
Toutes  produisent  des  graines ,  et  chez  toutes  le  bourgeon 
t  séminifère,  ou  le  fruit,  s'éteint  à  la  maturité  de  la  graine. 
Seulement,  tandis  que  dans  les  plantes  annuelles  la  fructi- 
fication emporte  la  mort  complète  du  végétal,  ici  la  tige 
et  les  racines  conservent  une  vitalité  qui  leur  permet  de 
pousser  l'année  suivante  de  nouveaux  bourgeons,  comme 
si  en  une  première  efflorescence  leur  force  productive 
n'avait  paS  été  épuisée. 

Il  en  est  ainsi  dies  grands  animaux  et  de  l'homme  :  ils 
survivent  à  la  production  de  leur  graine  et  à  son  éclosion, 
assez  longtemps  quelquefois  pour  voir  les  enfants  de  leurs 
enfants  jusqu'à  la  troisième  et  quatrième  génération , 

Et  natos  natorum,  et  qui  nascentur  ab  illis. 

La  raison  de  cette  survivance  est  l'éducation  de  la  pro- 
géniture. 

De  la  durée  de  cette  éducation  résulte  pour  le  sujet  gé- 
niteur la  faculté  de  multiplier  ses  générations  :  chose 
qui  n'a  pas  lieu  chez  les  plantes  annuelles  et  les  insectes, 
et  qui  semblerait  une  exubérance  de  la  nature,'Une  ano- 
malie, si  des  considérations  d'un  autre  ordre*  n'en  expli- 
quaient le  mystère. 


—  125  — 

LU 

Mourir^  en  entendant  par  ce  mot  ce  qu'indique  Tob- 
servation  physiologique,  c'est-à-dire  la  seconde  période  de 
l'évolution  vitale,  signifie  donc  se  reproduire;  et  si  l'on 
saisit  le  phénomène  dans  son  instant  caractéristique,  mou- 
rir c'est  accomplir  la  fonction  essentielle  de  la  vie,  celle 
qui  requiert  le  plus  haut  degré  d'énergie  et  d'exaltation. 
Nous  le  sentons  dans  le  spasme  erotique,  rapide  comme 
Téclair  chez  les  individus  vigoureux  et  qui  savent  con- 
server leur  liberté  dans  la  passion ,  mais  qui  chez  les  vieil- 
lards ressemble  à  un  vrai  trépassement,  dont  plus  d'un 
ne  se  relève  pas. 

Relisez  dans  la  Nouvelle  Héloise  la  description  du  bai- 
ser du  bosquet,  premier  gage  donné  par  l'amour,  premier 
qui- vive  de  la  mort. 

Est-ce  là  finir?  Oui,  assurément,  si  vous  réduisez  l'exis- 
tence à  l'individualité.,  moins  que  cela,  à  la  fqpction  gé- 
nératrice, dont  les  deux  sexes  forment  par  leur  union  le 
complet  appareil  ;  non ,  si  vous  considérez  l'existence 
dans  la  série  des  générations,  dans  leur  solidarité,  leur 
identité,  ce  qui  veut  dire,  pour  l'homme,  dans  leur  vie 
morale  et  dan  *eurs  œuvres. 

Soit  donc  que  je  considère  la  mort  du  point  de  vue  de 
la  nature,  soit  que  je  l'envisage  à  celui  de  la  Justice,  elle 
°i*&pparaît  comme  la  consommation  de  mon  être;  et  plus 
je  consulte  mon  cœur,  plus  je  m'aperçois  que  loin  de  la 
fuir  avec  effroi  j'y  aspire  avec  enthousiasme. 

Passer  d'un  foyer  à  un  autre,  ou  de  père  devenir  en- 
I^Dt,  pour  la  vie  ce  n'est  pas  finir.  ;  et  comme  ce  passage, 
^devenir ^^i  pour  tout  être  vivant  le  moment  solennel, 
l'acte  si4^ème  de^l'existence,  il  s'ensuit  que  la  mort,  dans 
le  v(Bu  de  la  nature;  est  adéquate  à  la  félicité  :  la  mort , 
c'est  l'amour. 


—  126  -^ 

Celui  qui  aime  veut  mourir;  c'est  la  pensée  du  Cantique  : 
Fortis  ut  mors  dilectio^  dit  l'épouse.  Quand  ce  serait  pour 
mourir,  rien  ne  m'empêchera  de  t'aimer.  C'était  la  pensée 
de  cet  enthousiaste  qui  demandait  à  Cléopâtre  une  nuit, 
et  consentait  de  mourir  après. 

Et  vous  n'avez  plus  ici  à  distinguer  entre  les  espèces 
d'amour  :  le  voluptueux  et  l'amant  chaste,  le  sensutliste 
et  le  platonique,  sont  soumis  à  la  même  loi.  Et  le  père, 
l'ami,  le  citoyen,  pensent  de  même.  Pour  les  uns  comme 
pour  les  autres,  quand  la  passion  est  arrivée  à  son  par- 
oxysipe,  quand  la  conscience  est  iiiontée  ^u  diapazon  de 
l'héroïsme,  mourir  n'est  rien,  aimer  seul  est  quelque  chose. 
M.  Blanc-Saint-Bonset,  entrevoyant  cette  identité  de  la 
mort  et  de  l'amour,  a  recentré  une  belle  pensée  : 

tf  Personne^  dit-il,  n'est  entré  plus  avant  dans  l'amour  que 
celui  qui  a  vu  plusieurs  fois  la  mort.  » 

Au  contraire,  sevrez  le  cœur  d'amour  et  la  conscience 
de  Justice^  faites  le  vide  dans  l'âme^  par  le  mépris  et  l'é- 
goïsme,  et  vous  aurez  pour  dénoûment  la  lâcheté,  l'apo- 
stasie et  toutes  ses  hontes. 

Un  homme  s'est  vu,  de  nos  jours,  comblé  par  la  nature, 
la  fortune  et  la  célébrité,  mais  type  d'égoïsme  et  d'orgueil, 
déshonorer  ses  derniers  instants  par  une  défection  comme 
en  compte  peu  la  philosophie  :  cet  homme  est  Henri 
Heine. 

Après  avoir  longtemps  courtisé  la  Révolution,  caressé 
la  Démocratie,  savouré  la  popularité,  chanté  l'athéisme  et 
le  plaisir,  devenu  cul-de-jatte ,  n'ayant  au  coBur  ni  foi  ni 
amour,  sans  communion  ni  avec  la  nature  ni  avec  la  so- 
ciété, il  se  fait  déiste^  il  revient,  dit-il,  au  sentiment  reli- 
gieux. La  logique,  sa  misanthropie,  ses  terreurs  secrètes, 
voudraient  qu'il  allât  jusqu'au  catholicisme  ;  il  aiionte  :  il 
a  trop  sifflé,  trop  blasphémé  la  religion  lia  Christ!  Mais 
il  préconise  la  Bible  et  le  Judaïsme;  il  admire  Moïse  et 


—  15t7  — 

sa  législation.  Jamais^  dit-il ,  la  religion  n'eut  en  lui  un 
ennemi,  (1  se  félicite  de  s*ètre  marié  à  Saint-Sulpice,  et 
d'avoir  pris  rengagement  de  faire  élever  ses  enfants  dans 
la  religion  chrétienne.  Il  croit  que  le  catholicisme  durera 
encore  bien  des  siècles,  et  comme  M.  Cousin  il  lui  ôte  son 
chapeau.  On  dirait  que,  n'osant  par  respect  humain  adres- 
ser an  Christ  sa  prière,  il  essaie  par  des  salamaleks  de  le 
corrompre.  Protestant  de  son  estime  pour  le  prêtre,  après 
avoir  jeté  le  sarcasme  à  Hegel,  à  la  Révolution,^u  peuple 
de  Février,  à  la  Réforme  protestante,  à  la  nouvelle  exéi- 
gèse  allemande,  il  termine  par  Téloge  des  jésuites. 

Henri  Heine  eçt  mort  comme  il  avait  vécu,  en  catin  ;  sa 
place  est  au  charnier  des  Filles  repenties  :  il  ferait  honte 
àlaSalpétrière. 

£n  regard  de  cette  mort  honteuse,  mettez  celle  d*un 
révolutionnaire. 

f  ai  bien  aimé^  disait  Danton  en  quittant  la  Concierge- 
rie pourialler  à  la  guillotine  ;  puis  aussitôt,  ravi  au  sou- 
venir de  ses  deux  femmes  et  de  ses  enfants  par  Timage  plus 
grande  de  la  patrie,  il  ajoutait  :  Tai  servi  la  révolution^ 
fax  renversé  la  royauté^  fai  fondé  la  république...  Il 
avait  répandu  son>  âme,  comme  son  amour  :  que  lui  pou- 
vait la  guillotine? 

Jésus,  au  moment  décisif,  agonise  :  à  Dieu  ne  plaise 
que  je  l'accuse,  avec  Celse  et  Porphyre, 'd'avoir  manqué 
de  courage  !  Si  sa  religion  e^  devenue,  par  la  terreur  de  la 
mort,  le  fléau  de  l'Humanité  \  la  fautç  n*en  fut  pas  à  lui, 
qui  comprenait  autrement  la  vie  et  prêchait  d'exemple. 
Mais  Jésus  est  célibataire;  il  s'est  sevré  d'amour,  il  a  tout 
donné  à  la  secte,  il  ne  s'est  fait  qu'une  génération  équi- 
voque, et  il  ne  sait  pas  même  si  cett^  génération,  prête  à 
le  renier,  à' fuir,  lui  survivra!  Il  manque  de  ce  courage 
viril,  que  la  c^science  supplée,  mais  qu'elle  ne  remplace 
pas,  et  il  n'a  qu'une  notion  imparfaite  de  la  Justice.  Su- 


—  128  — 

périeur  à  Danton  pour  la  sainteté,  il  lui  est  inférieur  pour 
l'énergie  que  donnent  à  Tâme  FAmour,  la  Paternité  et  le 
Drpit;  et  cest  pourquoi  nul  homme  devant  la  mortn*é« 
gala  jamais  Danton. 

LUI 

Sur  ces  principes,  nous  pouvons  maintenant  fonder  une 
théorie. 

C*est  ua  fait  dont  l'observation  est  vieille,  que  la  mort 
4|t  d'autant  plus  pénible  que  la  vie  a  été  plus  destituée 
de  jouissance.  L'homme  qui  a  vécu,  comme  nous  disons 
dans  un  sens  qui  n*est  pas  ici  le  mien,  est  plus  résolu 
pour  le  combat  ;  et  une  grande  erreur  de  notre  imagi- 
nation est  de  croire  qi^e  le  célibataire  est  plus  entrepre- 
iiant,  plus  dévoué,  plus  prompt  au  sacrifice,  que  l'homme 
amant,  époux,  ou  père  de  famille.  La  loi  de  Moïse  exemp- 
tait du  service  militaire  l'Israélite  nouveau  marié  ou 
simplement  fiancé  :  elle  ne  voulait  pas  d'un  homme  qui 
marchait  à  l'ennemi  avec  un  regret.  L'antiquité  est 
pleine  de  cet  esprit.  Les  fameux  Dix  mille  avaient  chacun 
sa  compagnonne;  on  ne  voit  pas  qu'ils  en  fussent  plus 
lâches.  Et  quelque  dévouement  qu'ait  montré  l'armée 
de  Crimée,  j'oserai  dire  que  nos  soldats  auraient  eu  moins 
de  désolation  au  cœur,  si  dans  leurs  soufi'rancesils  avaient 
trouvé  cet  adoucissement  de  l'amour. 

Mais  si  ce  principe  de  courage  en  présence  de  la  mort 
ne  peut  être  méconnu,  il  est  une  autre  sorte  de  satisfac- 
tion non  moins  puissante,  celle  qui  jaillit  du  devoir 
accompli,  de  l'idée  menée  à  exécution. 

L'homme,  être  intelligent  et  ouvrier,  le  plus  industrieux 
et  le  plus  sociable  des  êtres,  dont  la  dominante  n'est  pas 
l'amour,  mais  une  loi  plus  haute  que  l'amour ,  l'homme 
ne  produit,  n'engendre  pas  seulement,  comme  les  autres 
animaux,  par  la  voie  du  sexe;  ses  générations  sont  de 


—  129  — 

plusieurs  ordres  :  il  engendre  aussi  par  le  travail,  par  Tin- 
telligence,  surtout  par  la  Justice. 

De  là  ces  dévouements  héroïques  à  la  science,  inconnus 
du  vulgaire;  ces  martyres  du  travail  et  de  l'industrie,  que 
dédaignent  le  roman  et  le  théâtre;  de  là  le  Mourir  pour 
la  patrie j  tant  répété  depuis  Tyrtée.  Laissez-moi  vous  sa- 
luer, vous  tous  qui  sûtes  vous  lever  et  mourir,  en  89,  en 
92  et  en  1830  !  Vous  êtes  dans  la  communion  de  la  liberté, 
plus  vivants  que  nous  qui  Tavons  |)erdue. 

De  là  aussi  tous  ces  repentirs  in  extremis ,  que  le 
prêtre  attribue  à  l'efficacité  de  son  ministère,  et  qui  ne 
sont  que  le  réveil  de  la  Justice,  le  cri  de  la  conscience,  à 
l'approche  de  la  mort.  '^ 

Produire  une  idée,  un  livre,  un  poème,  une  machine; 
en  un* mot,  faire,  comme  disent  les  compagnons  de  mé- 
tier, son  chef-d'œuvre  ; 

Servir  son  pays  et  l'Humanité,  sauver  la  vie  à  un 
homme,  produire  une  bonne  action,  réparer  une  injus- 
tice, se  relever  du  crime  par  la  confession  et  les  larmes  : 

Tout  cela  est  engendrer;  c'est  se  reproduire  dans  la  vie 
sociale,  comme  devenir  père  est  se  reproduire  dans  la  vie 
organique;  je  dirais  presque,  s'il  m'était  permis  de  parler 
cette  langue,  c'est  se  rendre  participant  de  la  Divinité. 

La  destinée  de  l'homme  est  de  se  dépenser  tout' entier 
pour  sa  progéniture,  naturelle  et  spirituelle;  et  cela  non- 
seulement  dans  l'acte  générateur,  mais  dans  l'initiation 
par  le  travail,  qui  en  est  le  complément.  Et  cette  dépense 
qu'il  fait  de  son  être  est  sa  gloire,  c'est  sa  béatitude,  son  im- 
mortalité. 

Voilà  ce  qu'est  la  mort  :  acte  d'amour  final  de  la  créa- 
ture parvenue  à  la  plénitude  de  l'existence  physique, 
intellectuelle  et  morale,  et  rendant  son  âme  dans  un  pa* 
temel  baiser. -Moïse,  dit  la  légende,  après  avoir  délivré 
son  peuple  de  la  servitude  des  Égyptiens,  après  Tàvoir 


—  130  — 

discipliné  dans  le  désert  et  conduit  victorieut  dans  lâ 
terre  de  Ghanaan,  mourut  dans  le  baiser  de  Jébovah. 
Le  psalmiste  exprime  la  même  idée ,  Beati  qui  in  Do- 
mino  moriuntur,  c'est-à-dire,  selon  l'énergie  da  langage 
mythique,  qui  sous  le  nom  de  Dieu  entend  la  collectivité 
sociale  :  Hearemc  ceux  qui  meurent  dans  l'aceoladè  de 
leur  peuple!  Qui  ne  voudrait  ainsi  mourir  ? 

En  résumé,  la  vie  humaine  atteint  Sa  plénitude,  elle  éSt 
mûre  pour  le  ciel,  comme  dit  Massillon,  quand  elle  a  sa" 
tisfait  aux  conditions  suivantes  : 

1.  Amour,  paternité,  famille  t  etténsiofi  et  perpétua* 
tîon  de  l'être  par  la  génération  charnelle,  on  repro- 
duction du  sujet  en  corps  et  en  âme,  personne  et  vo- 
lonté; 

2.  Travail ,  ou  génération  industHelle  :  extension  et 
perpétuation  de  l'être  par  son  action  sur  la  nature.  Car 
comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  Thomme  a  aussi  un  amour 
pour  la  nature;  il  s'unit  à  elle,  et  de  cette  union  féconde 
sort  une  génération  d'un  nouvel  ordre  ; 

3.  Communion  sociale,  ou  Justice  :  participation  i  la 
vie  collective  et  au  progrès  de  l'Humanité. 

L'amour  et  la  paternité  peuvent  se  suppléer  par  bi  con- 
sanguinité, par  l'existence  au  sein  d'une  famille  (f  adop- 
tion, surtout  par  le  travail.  Le  travail  est  le  vrai  suppléant 
de  l'amour.  L'homme,  dans  les  affections  même  que  fait 
naître  en  lui  la  vitalité,  n'est  point  tellement  asservi  à  lor- 
ganisme  qu'il  en  doive  fatalement  remplir  toutes  les  fonc- 
tions :  l'amour  chez  les  âmes  d'élite  n'a  pas  d'organes. 

Le  Travail  et  la  Justice  ne  se  remplacent  point,  ne  se 
suppléent  pas. 

Si  ces  conditions  sont  violées,  l'existence  est  anxieuse  ; 
l'homme,  ne  pouvant  m  vivre  ni  mourir,  appartient  à  la 
mÎ6ère. 

Si  au  contraire  ces  mêmes  conditions  sont  remplies, 


—  131  — 

.l'existence  est  pleine  :  c'est  une  fête,  un  ebant  d'amour, 
un  perpétuel  enthousiasme,  un  hymne  sans  fin  au  bon* 
heur.  A  quelque  heure  que  le  agnal  soit  donné,  l'homme 
est  prêt  :  car  il  est  toujours  dans  la  mort,  ce  qui  veut 
dire  dans  la  yie  et  dans  l'amour. 

LIV 

Quel  sens  pourrait  donc  avoir  pour  moi,  soit  au  point 
de  vue  de  la  morale,  soit  au.  point  de  vue  dé  la  destinée, 
cette  hypothèse  de  désespoir,  devenue  un  principe  de 
religion  dans  les  sociétés  tyrannisées  :  S'il  est  une  autre 
vie  après  la  rnortf 

Je  conçois  qu'une  ontologie  effarée,  trouvant  une  con- 
tradicticm  dans  ces  deux  termes  qui  embrassent  toute  vie, 
paraître  et  disparaître,  cherche  la  solution  de  cette  anti- 
nomie dans  une  éternité  de  l'être  où  les  formes  passagères 
se  reproduisent  sans  fin;  où  par  conséquent  les  personnes 
et  les  physionomies  se  retrouvent;  où  chaque  moi^  épuisé 
par  une  première  évolution,  ressuscite  pour  une  autre  ; 
où  tout  exemplaire  de  notre  essence  organique,  donné  à 
tel  moment  de  la  vie  collective  par  un  concours  de  cir- 
constances qui  ne  doit  pas  revenir,  et  conçu  comme  indi- 
vidualité substantielle,  âme,  ou  monade,  reparaisse  avec 
ses  modes,  ses  facultés,  son  caractère,  ses  souvenirs^  et  le 
sentiment  de  son  identité  inviolable.  ^  conçois,  dis-je, 
qu*une  spéculation  que  rien  n'arrête  agite  ces  curiosités 
psycho- théologiques  :  de  quelle  utilité  peuvent*elles  être 
pour  ma  destinée  présente,  pour  la  règre  de  mes  mœurs, 
pour  la  félicité  de  ma  vie  et  la  suavité  de  ma  moi%? 

Par  ma  naissance,  par  ma  famille,  par  mes  amours,  je 
me  sais  en  communion  organique  avec  toute  mon  e^èce; 
par  mon  trayail,  je  me  sais  en  communion  avec  toute  la 
nature;  par  ma  justice,  je  me  sais  en  communion  avec  la 
société  :  je  suis  en  communion  avec  tout  l'univers.  Grâce 


—  132  — 

à  cette  communion,  il  n*est  pas  jusqu'aux  petits  enfants, 
dont  la  vie  n*ait  sa  plénitude.  Ils  n'ont  Tait  mal  à  per- 
sonne; ils  nous  ont  comblés  de  joie.  Nous  avons  recueilli 
leur  sourire,  leur  regard,  leur  grâce  si  pure,  leurs  mots  si 
jolis.  Incapables  de  sentir  la  mort,  ils  ont  atteint  la  per- 
fection; et  si  nous  les  avons  aimés,  nous  n'avons  rien 
perdu. 

Qu'est-ce  donc  que  votre  immortalité  peut  ajouter  à  mon 
bonheur  et  à  ma  vertu  ?  Ne  suis-je  pas  dès  à  présent  immor- 
tel, pour  parler  votre  style,  puisque  je  suis  dans  le  passé, 
dans  le  présent,  dans  l'avenir,  dans  Finfini?  Vous  ne  sau- 
âjSK  me  donner  plus  que  le  sublime,  soit  que  j'aime  ou 
^'  je  produise,  soit  que  j'accomplisse  les  œuvres  de  la 
*i^tîce.  Or,  ce  sublime,  je  le  possède  ;  il  dépend  de  moi 
et  de  l'usage  que  je  sais  faire  de  mes  facultés  :  votre  immor- 
talité ne  le  dépassera  jamais. 

Si  c'eM  là  ce  que  vous  appelez  être  immortel,  je  le  suis  ; 
s'il  s'agît  d'autre  chose,  je  ne  vous  comprends  plus,  ma 
pensée  ne  pouvant  concevoir,  mon  âme  désirer,  rien  au 
delà  du  sublime. 

Il  est  dans  la  vie  de  l'homme  un  acte  solennel  qui  tra- 
duit toute  cette  doctrine,  acte  aujourd'hui  presque  ignoré 
du  peuple,  mais  que  le  Romain  regardait  comme  sacré  : 
c'est  le  Testament, 

Que  signifie  ce  monument  des  dernières  volontés,  par 
lequel  Thomme  agit  au  delà  du  tombeau? 

Ceci  seulement,  que  le  testateur,  en  mourant,  affirme 
la  continuation  de  sa  présence  dans  la  famille  et  la  so- 
ciété aii  sein  desquelles  il  s'évanouit. 

L'antiquité,  qui  croyait  peu  à  la  survivance  des  âmes, 
était  fort  religieuse  à  l'endroit  d^  testament  :  au  montent 
de  livrer  bataille,  tous  les  soldats  romains  faisaient  le 
leur.  Comme  les  trois  cents  de  Léonidas,  comme  Moïse, 
ils  mouraient  dans  le  baiser  de  la  patrie.  Qiiand  la  Bible, 


—  133  — 

racontant  la  mort  des  patriarches,  conclut  par  ces  mots  : 
Il  fut  réuni  à  ses  pères j  elle  exprime  la  haute  pensée  du 
testament.  Quand  Jésus  sur  la  croix  s'écrie  :  Mon  Père, 
je  remets  mon  âme  entre  tes  mains,  par  cet  acte  de  com- 
munion a^ec  THumanité,  désignée  sous  l'allégorie  mys- 
tique du  Père^  il  fait  son  testament.  Le  testament!  c'est 
le  nom  donné  à  la  doctrine  du  Christ,  comme  à  celle  de 
Moïse. 

Tous  nous  avons  un  testament  à  faire  ;  mais  le  chré* 
tien  parfait  ne  teste  pas,  à  moins  qu'il  ne  s'agisse  de  dés- 
hériter les  siens  et  de  laisser  son  bien  à  l'Église.  Le  chré- 
tien au  lit  de  mort  n'a  rien  à  dire  à  ses  frères,  si  ce  n'est 
cet  adieu  lugubre  :  Priez  pour  moi!  Ce  n'est  pas  son 
âme  qui  nous  reste,  ce  sont  les  nôtres  qu'il  invite  à  la 
suivre  :  quel  renversement! 

La  mort,  si  l'on  me  permet  cette  figure  empruntée  à 
l'économie  et  qui  n'a  rien  ici  de  déplacé,  est  la  balance 
par  laquelle  se  liquide  notre  carrière.  Si  cette  carrière 
est  pleine,  il  y  a  bénéfice  ;  c'est  l'euthanasie,  la  mort  dans 
le  ravissement.  Si  au  contraire  le  parcours  s'est  fait  par 
le  chemin  du  vice  et  de  Tinfortwe,  il  y  a  déficit  :  c'est 
la  nâ^'dans  le  désespoir,  la  banqueroute  à  l'existence. 

Aujourd'hui  que  la  Révolution  n'a  guère  fait  encore 
que  se  montrer  au  monde,  la  mort  heureuse  est  aussi 
rare  -que  la  liberté  et  la  justice  :  nous  finissons  la  plupart 
comme  des  malfaiteurs.  Point  de  communion  socialg^ 
point  de  paix  pour  nos  derniers  instants.  La  famille  nous 
soutiendrait  encore  :  elle  se  dissout  à  soQ^tour;  ceux  qui 
en  parlent  le  plus  sont  ceux  qui  la  déshonorent  davan- 
tage, et  elle  ne  paraît  à  la  dernière  heure  que  pour  l'as- 
saisonner de  regrets.  L^  travail,  entouré  de  tout  ce  qui  le 
rend  répugilant  et  pénible,  sans  réciprocité  pour  le  mer- 
cenaire, sans  dignité  pour  le  capitaliste  et  l'entrepreneur, 
qui  n'y  voient  qu'un  mo^en  de  fortune,  le  travail  réjoui- 
n   .  *  8 


—  134  — 

raiWil  le  moribond  avec  sa  face  de  squelette  f  Vides 
d'amour  et  de  vertu  nous  arrivons  à  la  fin  de  la  jour- 
née, vides  il  faut  nous  endormir  :  est^il  surprenant  qu*à 
la  place  des  joies  de  la  plénitude,  nous  ne  trouvions  que 
Tagonie  de  la  faim? 

Fûtes-vous  jamais ,  Monseigneur ,  témoin  d'une  belle 
mort?  Écoutez  encore  ce  récit  ;  il  ne  s^agit  ni  d'an  héros, 
ni  d'un  génie,  mais  d'un  pauvre  artisan,  race  pure  de 
libres  penseurs,  qui  finit  dans  la  communion  révolution- 
naire comme  jamâs  chrétien  ile  sut  faire  dans  celle  dé 
l'Église:  '.     , 

Mon  père,  à  soixante-six  ans,  épuisé  par  le  travail,  en 
qui  la  lame,  comme  on  dit,  avait  usé  le  fourreau,  sentit 
tout  à  coup  que  sa  fin  était  venue.  Jamais,  je  doit  le  dire, 
je  ne  remarquai  en  lui  une  parole,  un  geste,  qui  témoi-» 
gnât  d'impiété  pas  plus  que  de  dévotion.  Il  ne  priait  et 
ne  blasphémait  point,  tout  eniier  à  ses  affaires,  n'atten- 
dant rien  que  de  son  travail,  et  n'importunant  de  ses 
sollicitations  ni  le  ciel  ni  les  hommes.  Quelquefois  aux 
grandes  solennités,  je  Tai  vu  faire  comme  tout  le  monde, 
aller  à  la  messe  :  il  s'y  ennuyait,  n'y  comprenant  rien, 
aussi  étranger  à  la  chose  qu'un  sourd-muet.  Si  le  prêtre 
montait  en  chaire,  il  n'y  tenait  plus,  et,  sans  rire  ni  faire 
aucune  réflexion,  il  sortait  vite.  A  coup  sûr,  le  poids  de 
ses  dévotions  était  léger. 

Le  jour  de  sa  mort,  il  eut,  chose  qui  n'est  pas  rare,  le 
sentiment  arrêté  de  sa  fin.  Alors  il  voulut  se  préparer 
pour  le  grand  voyage,  et  donna  lui-même  ses  instruc- 
tions. Les  parents  et  amis  sont  convoqués  ;  un  souper 
modeste  est  servi,  égayé  par  une  douce  causerie*  Au  des- 
sert, i^ commence  ses  adieux,  donne  des  regrets  à  l'un 
de  ses  fils  mort  dix  ans  auparavant ,  mort  avant  Theure. 


J'étais  absent,  pour  le  service....  de  la  famille.  Son  plus 
jeune  fils,  prenant  mal  la  cause  de  son  émotion,  lui  dit  : 
Allons,  père,  chasse  ces  tristes  idées.  Pourquoi  te  déses- 
pérer? N'çç-tu  pas  un  homme?  Ton  heure  n'a  pas  encore 
soni^é, 

— r  Tu  te  trompes,  réplique  le  vieillard,  si  tu  t'imagines 
que  j*aie  peur  de  la  mort.  Je  te  dis  que  c'est  fini;  je  le 
sens,  et  j'ai  voulu  mourir  au  milieu  de  vous.  Allons, 
qu'oii  ^eryê  le  café!...  11  en  goûte  quelques  cuillerées.  — 
J'ai  eu  bieii  du  mal  dan9  ma  vie,  ditril  ;  je  n'ai  pas  réussi 
dans  me$  entreprises  (l'innocent!  );  mais  je  vous  ai  aimés 
tous,  et  je  meurs  sans  reproche.  Dis  à  ton  frère  que  je  re* 
grette  de  vous  laisser  si  pauvres;  mais  qu'il  persévère... 

Un  parent  de  la  famille,  quelque  peu  dévot,  croit  devoir 
reconforter  le  malade,  en  disant,  comme  le  catéchisme, 
que  tout  ne  finit  pas  à  la  mort;  que  c'est  alors  qu'il  faut 
rendre  compte,  mais  que  la  miséricorde  de  Dieu  est 
grande....  Cousin  Gaspard,  répond  mon  père,  je  ne  sais 
pas  ce  qu'il  en  est,  et  je  n'y  pense  aucunement.  Je  n'é- 
prouve ni  crainte  ni  désir;  je  meurs  entouré  de  ce  que 
j'aime,  j'ai  mon  paradis  dans  mon  cœur. 

Vers  di^  heures  il  s'endormit,  murmurant  un  dernier 
bonsoir,  l'amitié,  la  bonne  conscience,  l'espérance  d'une 
destinée  meilleure  pour  ceux  qu'il  laissait,  tout  se  réu- 
nissant en  lui  pour  donner  un  calme  parfait  à  ses  derniers 
moments.  Le  lendemain  mon  frère  m'écrivait  ave^  trahs» 
port  :  Notre  père  est  mort  en  brave l*^*  Les  prêtres  ne  le 
canoniseront  pas;  mais  moi  qui  l'ai  connu  je  le  pro- 
clame à  mon  tour  un  brave^  et  ne  souhaite  pas  pour  moi^ 
même  d*autre  oraison  funèbre.  '^  ^ 

LVI 

Comparez  cette  mort  avec  celle  du  chrétien,  entouré 
de  cierges,  de  crucifia,  d'eau  bénite ;*à  qui  le  confesseur 


—  13^  — 

parle  des  jugements  de  Dieu,  que  Ton  frotte  d'huiles 
saintes,  qu'on  accable  d'exorcismes ,  comme  si,  sur  le 
seuil  de  la  tombe,  commençait  le  supplice  du  réprouvé! 

Eh  quoi  !  voici  des  hommes,  les  premiers  par  le  génie 
et  la  gloire,  comblés  de  Tadmiration  de  leurs  contempo- 
rains, sûrs  de  la  postérité,  et  pour  qui  la  mort  est  insup- 
portable :  ils  sont  chrétiens. 

Et  ce  pauvre  tonnelier,  étranger  à' toutes  les  candeurs, 
s*éteignant  de  lassitude  dans  une  chaumière,  sourit  à  sa 
dernière  heure;  sa  conscience  lui  tient  lieu  de  tout;  il 
est  heureux.  Ce  n'est  pas  un  impie,  l'homme  du  peuple 
ne  connaît  pas  l'impiété;  mais  ce  n'est  pas  un  chrétien 
non  plus  que  celui  qui,  sur  le  bord  de  la  tombe,  donne 
une  larme  au  fils  qui  n'est  plus,  parce  que  la  mort  de  ce 
fils  qui  l'a  devancé  le  diminue  ;  qui  regrette  ses  entre- 
prises malheureuses,  parce  qu'elles  lui  laissent  un  vide  ; 
qui  ne  craint  pas  l'autre  vie,  mais  qui  n'en  a  pas  besoin, 
parce  qu'il  la  possède  dans  son  cœur! 

Regarder  la  mort  en  face,  la  saluer  d'amour,  remettre 
son  âme  entre  les  mains  de  ses  enfants,  et  s'échapper 
dans  la  famille  en  laissant  son  corps  à  la  terre  comme 
une  rognure,  cela  n'est  ni  spiritualiste,  ni  mystique,  ni 
chrétien  ;  c'est  tout  simplement  de  la  réalité  sociale,  c'est 
de  la  Justice. 

Aujourd'hui,  que  Ton  n'est  ni  a\ec  le  Christ  ni  avec  la 
Révolution,  on  a  inventé,  pour  les  mourants,  des  façons 
hideuses.  Autour  du  malade ,  tout  conspire  pour  lui  ca- 
cher son  état  :  on  l'amuse,  on  le  trompe,  on  le  chloro- 
fprmise;  on  fait  si  bien  qu'il  trépasse  sans  y  avoir  pensé. 
Point  de  derniifres  paroles ,  novissima  verba  ;  point  de 
transmission  de  l'âme,  point  de  testament.  Il  crève  comme 
un  chien  :  IJnus  est  finis  hominis  etjumentû 

0  mort!  sœur  aînée  des  amours,  toujours  vierge  et 
toujours  féconde,  toi  que  j'ai  reconnue  dans  le  premier 


~  137  — 

soupir  de  ma  jeunesse,  que  j'ai  ressentie  à  chaque  élan 
de  mon  civique  enthousiasme,  à  qui  je  puis  offrir  déjà 
trente  années  et  plus  de  labeur,  douce  et  heureuse  Mort , 
pourrais*tu  m'effrayer?  N'est-ce  pas  toi  que  j'adore  dans 
l'amour  et  l'amilié  ?  toi  que  je  médite  dans  la  vérité 
éternelle  ?  toi  que  je  cultive  dans  cette  natui^,  dont  la 
communion  étouffe  en  mon  cœur  jusqu'au  sentiment  de 
ma  pauvreté?  toi,  enfin,  à  qui  j'ai  élev^  un  temple  dans 
mon  âme,  et  que  je  ne  cesse  d'invoquer,  ô  souveraine 
Justice!... 

Si  tu  viens  aujourd'hui,  je  suis  prêt  :  j'aime  les  miens 
et  j'en  suis  aimé;  j'ai  bien  combattu,  bonum  certamen 
eeriavij  si  j'ai  commis  des  fautes,  du  moins  je  n'ai  pas 
désespéré  de  la  vertu,  et  je  nîe  suis  relevé  toujours.  J'ai 
commencé  mon  testament,  que  d'autres  achèveront,  et 
j'ai  la  ferme  confiance  que  quiconque  l'aura  lu  com- 
prendra cette  forte  parole,  qu'il  n'est  pas  de  servitude 
pour  celui  qui  a  fait  un  pacte  avec  la  mort.  Si  tu  ne  viens 
que  demain,  je  serai  encore  mieux  préparé;  j'aurai  fait 
davantage,  je  t'embrasserai  avec  une  effusion  plus  ardente 
d'un  degré.  Si  tu  tardes  dix  ans,  je  partirai  comme  pour 
le  triomphe. 

0  mort!  si  longtemps  calomniée,  et  q^i  n'es  terrible 
qu'aux  méchants,  seuls  dignes  d'être  appelés  immortels, 
ne  serais-tu  pas  l'énigme  fatidique  dont  le  mot  doit  faire 
évanouir  le  sphinx  des  religions,  en  délivrant  l'humanité 
de  ses  terreurs?  Tu  ne  m'as  pas  tout  dit  encore;  tu  me 
gardes  plus  d'un  secret.  Enseigne-moi,  et  je  redirai  ta 
parole;  et  toutes  les  nations  confesseront  que  tu  es  le 
seul  Christ,  vivant  et  véritable. 


a  8. 


SIXIÈME  ÉTUDE 


LE  TRAVAIL. 


Monseigneur, 

En  traitant,  dans  ma  troisième  étude,  de  la  réciprocité 
dei  services  comme  principe  de  la  répartition  des  biens, 
je  me  suis  promis  de  revenir  sur  le  service  même,  autre- 
ment dit  le  Travail  :  j'avais  pour  cela  plus  d'une  raison, 

En  premier  lieu,  c'est  dans  la  que^ion  du  travail  que 
se  révèle  sous  son  aspect  le  plus  fier  l'âge  qui  commence, 
en  même  temps  que  se  découvre  sops  sa  plus  laide  face 
l'âge  qui  finit  :  contraste  significatif,  qu'il  ne  m'était  pas 
permis  dé  négliger. 

Puis  je  m'aperçois  qu'on  s'eflbrce  de  l'enterrer  cette 
question  du  travail ,  on  fait  la  sourdine  autour  d'elle,  on 
rétouffe  sous  les  bandelettes  de  la  philanthropie.  En  quoi, 
certes ,  notre  société  agioteuse  fait  bien  v^ir  quel  esprit 
l'anime,  mais  ce  qui  est  aussi  une  raison  de  plus  pour 
moi  d'agiter  le  grelot. 

Enfin,  c^est  à  propos  du  travail,  de  ses  droits  et  de  ses 
devoirs,  que  j'entends  accuser  sans  cesse  la  classe  tra- 
vailleuse, dans  laquelle  il  faut  bien,  de  par  ma  naissance, 
mon  éducation  et  19a  vie  tout  entière,  que  je  me  range. 

N'est-ce  pas  trois  fois  plus  qu'il  ne  faut  pour  que  je 
m^accroche,  du  bec  et  des  ongles,  à  cette  controverse, 
que  toute  âme  chrétienne  aimerait  autant  voir  régler 
entre  deux  portes,  par  la  corde  ou  par  le  plomb  ? 


—  140  — 

Que  le  christianisme  est  bien  la  religion  de  la  condam- 
nation ! 

Condamnation  de  l'homme  dans  sa  personne,  déclarée 
inique  par  nature,  incapable  même  d'un  bon  mouve- 
ment ; 

^Condamnation  dans  la  terre,  dont  il  est  Tâme  et  le  sou« 
verain,  et  qui,  à  cause  de  lui,  a  été  maudite; 

Condamnation  dans  l'économie  sociale,  dont  la  loi,  sui- 
vant l'Église,  est  l'inégalité,  et  le  dernier  mot  la  misère; 

Condamnation  dans  TÉtat,  incompatible  avec  la  liberté  ; 

Condamnation  dans  le  travail ,  insigne  de  toute  servi- 
tude ; 

Et  nous  verrons  plus  tard  : 

Condamnation  de  Thomme  dans  ses  idées,  condamna- 
tion dans  son  histoire,  condamnation  dans  son  amour  et 
sa  génération,  condamnation  même  dans  sa  Justice. 

'¥!f,  ce  que  le  christianisme  a  prononcé  contre  l'homme, 
toute  philosophie  spiritualiste  le  répète  fatalement,  l'éco* 
nomiste  Taffirme,  l'homme  d*État  le*  confirme,  le  littéra- 
teur, comme  si  sa  miise  habitait  le  troisième  ciel,  le 
chante  dans  ses  vers  et  dans  sa  prose. 

.  Il     . 

Mon  Ijiografhe,' un, homme  à  vous.  Monseigneur,  m'a 
fait  vdr  ecoKer  ;  il  va  me  montrer  compagnon. 

J'étais,  suivant  son  récit,  un  sujet  atrabilaire,  murmu- 
rant contre  la  besogne,  mécontent  de  ma  condition  de 
salarié.  Enfant,  le  majJUet  de  mon  père  me  répugne; 
jeune  homme ,  je  donne  l'exemple  de  l'insubordiiia- 
tiop,  et  ïie^esse  de  m'iïisurger  contre  mes  bourgeois.... 
D'où  les  a-tçil  connus,  mes  bourgeois?  Je  possède  encore 
mon  livret'  d'ouvrier,  revêtu  de  leurs  signatures  ;  plu- 
sieurs sont  vivants,  et  je  pourrais  au'  besoin  invoquer 
leur  témoignage....  Tout  cela,  conclut  mon  historien, 


*.  141  — 

parce  que  je  suis  un  génie  insoumis,  rebelle  à  là  religion 
et  ennemi  de  la  société. 

Paresse,  inconduite,  esprit  de  révolte  :  voilà  mon  por- 
trait. Or,  appliquez  la  formule  à  la  masse  des  ouvriers,  et 
vous  aurez  le  mot  de  Tapologue.  Sous  le  nom  d'un  seul, 
c'est  le  portrait  de  toute  la  catégorie. 

Il  n'entre  pas  dans  mon  plan  de  faire  le  panégyrique 
des  .classes  laborieuses;  je  préférerais  de  beaucoup  faire 
leur  critique....  Je  n'ai  pas  non  plus  envie  d'entonner  un 
dithyrambe  sur  le  travail  et  ses  magnificences;  je  laisse  ce 
soin  à  nos  poètes.  Nous  avons  eu  coup  sur  coup  rEx|)0si- 
Uon  anglaise  et  l'Exposition  française;  le  monde  a  retenti 
des  gloires  de  l'industrie  et  de  l'agriculture.  Quelle  vérité 
pourrait  sortir  de  ces  amplifications  rebattues? 

Par  le  travail,  bien  plus  que  par  la  guerre,  l'homme  a 
manifesté' sa  vaillance;  parle  travail,  bieft  plus  que  par  la 
piété,  marche  la  Justice;  et  si  quelque  jour  notre  agis- 
sante espèce  parvient  à  la  félicité,  ce  sera  encore  par  le 
travail.  , 

9 

Ces  quelques  mots  suffisent.  Passons,  sans  autre  com- 
pliment, à  la  véritable  question,  que  je  formule  en  ces 
termes  : 

La  condition  du  travailleur,  dans  la  société  religieuse, 
est  une  condition  d'infériorité  ;  le  travail  liàî-raême  est  le 
signe  de  l'infériorité,  le  compagnon  de  la  pauvreté,  le 
sceau  de  la  dégradation. 

D'où  vient  cela?  C'est  que,  comme  la  loi  de  justice  n'a 
jamais  reçu  son  application,  ni  dfifis  l'ordre  économique, 
ni  dans  Tordre  politique,  ni  dans  la  pédagogie,  elle  ne  l'a 
jamais  reçue  non  plus  dan^s  le  travail. 

Sans  cela,  si  justice  était  faite  au  travail^  la  condition 
du  travailleur  serait  intervertie  :  d'inférieur  il  devien- 
drait maître;  de  pauvre  il  serait  fait  riche-;  de  condamné 
il  passerait  noble. 


—  14?  ^ 

Donc, 

Détermina'  les  principes  d'appUcQtiçn  de  /a  Justice, 
aux  lieu  et  place  du  hasard^  de  la  frawfe  et  de  la  vio- 
lence^ à  tou$  les  faits  de  la  vi$  sociale  qui  intéressent 
r homme  en  tant  qu* agent  de  productibn  ou  travailleur^ 

Telle  est  pour  moi  l^  quesUpn.  Ce  qqe  les  études  pré^ 
cédeuies  nous  ont  révélé  des  effets  de  la  Justice,  âfitns  son 
application  aux  choses  humaines,  nous  perniet  d'entre- 
voir déjà  dans  cette  manière  de  poser  la  question  une  por- 
tée et  une  certitude  que  ne  comportait  point  la  formule 
fameuse  du  Droit  au  travail. 

Et  puisque  nous  avons  pris  pour  méthode,  dans  nos 
investigations  juridiques,  de  suivre  le  fil  de  rbistoire»  nous 
diviserons  la  question  suivant  notre  habitude  : 

1.  Qu'a  fait  la  religion  pour  le  travailleur,  dans  l'an- 
tiquité et  jusqu'aux  temps  modernes?  Qq'était-il  de  sa  na- 
ture de  faire?  que  pourrait-elle  faire  encore?  Une  religion 
du  travail  est-elle  possible? 

2,  Quelle  est  la  pensée  de  la  Révolution  ? 


CHAPITRE  PREMIER. 

De  la  liberté  du  Travail.  —  CcncluBions  contradictoires  de 
l'éçolQ  fataliste  et  de  l'école  iibira.e, 

m 

Étudié  dans  son  essence^  et  indépendamment  de  toute 
considération  de  morale  et  de  droit,  1q  travail  est  dans  le 
même  cas  que  sa  division  :  c'est  un  principe  à  double 
tranchant,  produisant,  dans  la  condition  actuelle  de  la 
société,  autant  de  mal  que  de  bien;  ce  qui  Réduit  son 
utilité  pour  la  multitude  à  zéro ,  ou  même  la  touvçr\>\i 
en  perte  réelle. 


—  143  - 

Expliquons  cela.  Comme  principe  d*iiliîité  et  force 
de  production ,  le  travail  est  la  source  première  de  la 
richesse.  Toutes  autres  conditions  égales,  on  peut  dire 
que  plus  la  société  travaille,  plus  elle  s'enrichit  ;  et  réci- 
proquement que  plus  le  travail  diminue,  plus  la  produc- 
tion décroit  et  la  richesse  avec  elle. 

Or  le  travail  ne  s'accomplit  pas  sans  fatigue  :  comme 
ane  machine  à  vapetir  a  besoin  qu'on  l'alimente,  qu'on 
l'entretienne  et  qu'on  la  répare,  jusqu'au  moment  où, 
par  l'usure  naturelle,  elle  ne  comporte  plus  ni  ser\ice 
ni  réparation,  et  doit  être  jetée  à  la  ferraille;  ainsi  la 
force  de  l'homme,  chaque  jour  dépensée,  exige  une  répa- 
ration quotidienne,  jusqu'au  jour  où  le  travailleur,  hors 
de  service,  entre  à  l'hôpital  ou  dans  la  fosse. 

En  langage  économique  :  Point  dé  ttavail  Isans  salaire, 
point  de  production  sans  frais. 

Pour  l'entrepreneur  d'industrie,  employant  dans  son 
exploitation  des  macMnes  et  des  hommes  ,  le  problème 
est  donc  celui-ci  :  Obtenir  avec  le  moins  de  frms  et  de 
salaire  possible  ta  plus  grande  somme  de  travail,  et 
partant  de  richesse^  possible. 

Ce  problème,  tout  entrepreneur  tend  à  le  résoudre  au 
bénéfice  de  la  production,  c'est-à-dire  de  sa  propre  for- 
lune,  saas  se  préoccuper  de  ce  que  devient  le  travail- 
leur qu'il  salarie ,  et  qui  n'est  pour  lui  qu'une  machine , 
dont  il  achète  le  service  à  forfait.  Cest  ainsi  que  le  même 
entrepreneur,  appliquant  la  division  du  travail,  la  pousse 
aussi  loin  que  le  lui  commande  son  intérêt,  sans  s'in- 
quiéter des  conséquences  fâcheuses  qu'elle  peut  avoir  pour 
Touvrier,  seul  chargé,  avec  son  salaire,  du  soin  de  sa 
personne.  De  savoir  ensuite  ce  qui  peut  résulter  pour  cet 
ouvrier,  pour  sa  santé,  son  intelligence,  son  bien-être, 
ses  mœurs,  d'un  travail  excessif,  insalubre,  répugnant, 
parcellaire,  mal  rétribué;  c'est  une  autre  affaire,  dont  la 


—  144  - 

psychologie  et  Thygiène  ont  le  droit  de  s'enquérir,  qui 
pourrait  bien  aussi  intéresser  la  Justice,  partant  Técono* 
mie  politique  et  le  gouvernement,  mais  qui  ne  regarde 
point  l'entrepreneur,  qui  ne  lui  impose  aucune  re^nsa- 
bilité,  qui  n^affecte  en  rien  sa  religion  et  ne  soulève  en 
lui  ni  scrupule  ni  regret;  dans  laquelle  tout  au  plus  cet 
exploiteur,  absous  par  l'usage,  absous  par  l'ignorance  de 
la  plèbe  autant  que  par  la  sienne,  absous  par  Tincurie  du 
Pouvoir,  le  silence  du  législateur,  le  pédantisme  des 
savants,  le  quiétisme  de  la  religion,  apercevra,  s'il  dai- 
gne y  jeter  les  yeux ,  une  triste  nécessité,  mais  que  ni 
lui  ni  personne  ne  saurait  changer,  dont  par  conséquent 
ils  n'ont  point  à  répondre. 

C'est  à  cette  situation,  prétendue  invincible,  qu'il 
s'agit  d'appliquer  notre  judiciaire^ 

IV 

Déjà  nous  avons  vu  ce  qu'est  devenue  à  l'analyse  cette 
autre  soi-disant  nécessité  que  l'antique  sagesse  avait 
conclue  de  l'inégalité  de  nature,  et  dont  elle  avait  fait, 
sous  le  nom  de  prédestination  ou  raison  d'État,  une  loi 
primant  la  Justice  même.  L'espèce  de  fatalisme  que  nous 
avons  à  examiner  à  cette  heure  ressemble  à  celui-là.  Afin 
qu'on  ne  m'accuse  pas  d'en  fausser  l'expression ,  résu- 
mons-le en  quelques  propositions  fermes  : 

1.  <  Tout  travail,  disent  les  partisans  du  statu  quoy 
suppose  une  peine  :  cela  est  fatal.  »  —  Pas  d'objection  à 
cet  égard  ;  les  opinions  sont  unanimes. 

2.  <  Toute  peine  mérite  salaire  :  cela  est  de  droit.  »  — 
On  ne  Ta  pas  toujours  accordé  ;  merci. 

3.  «  Tout  salaire  est  réglé  par  convention  expresse  ou 
tacite,  suivant  l'état  et  d'après  la  loi  du  marché  ;  en  sorte 
que  le  taux  du  salaire»  comme  le  salaire  lui*même,  a 


—  146  — 

"pour  principe  tout  à  la  fois  la  nécessité  et  le  droit.  »  — 
Cela  semble,  inconlestable,  cl  je  Taccorde  à  mon  tour 
sans  réserve. 

4.  «  Or,  peine  et  salaire^  ces  deux  termes  que  la  né- 
cessité et  le  droit  déterminent  seuls,  et  quant  à  la  nature, 
et  quant  à  la  quotité,  constituent  pour  le  travailleur  un 
rapport  d'infériorité  également  nécessaire,  d'une  part 
vis-à-vis  de  la  nature  qui  impose  le  travail  et  la  peine,  de 
l'autre  vis-à-vis  de  l'entrepreneur  qui  achète  le  travail 
et  le  paye  en  salaire.  »  —  Contre  cette  nouvelle  propo- 
sition ,  j'avoue  que  je  ne  vois*pas  la  possibilité  de  m'in- 
scrire  en  faux. 

6.  €  Mais,  conclut-on,  si  vous  convenez  de  ces  quatre 
premières  propositions,  vous  ne  pouvez  pas  récuser  les 
suivantes  :  d'abord,  que  les  salariés  ne  peuvent  pas  être 
EN  MÊME  TEMPS  Salariants,  et  traités  comme  tels;  en 
second  lieu,  que  plus  le  travail  se  développe,  plus  le 
nombre  des  salariés  augmente  relativement  à  la  popula- 
tion, et  celui  des  salariants  diminue;  de  sorte  que  l'écart 
entre  la  condition  du  maître  et  celle  de  l'ouvrier,  donné 
originairement  par  la  nécessité  et  le  droit,  et  proportion- 
nel au  progrès  de  l'industrie,  grandit  chaque  jour  davan- 
tage. » 

Je  conviens  de  toutes  ces  choses.  C'est  bien  d'aprèâ 
cette  déduction  que  s'est  établie  et  développée  la  pra- 
tique du  salariat;  et  je  fi'aurais  rien  à  répliquer,  si 
l'exposé  était  entier ,  et  que  je  n'y  découvrisse  pas  d^ 
omissions  essentielles.  Car  ce  n'est  pas  tout  de  n'énoncer 
•  que  des  propositions  vraies;  il  faut  n'omettre  aucun  des 
éléments  de  la  question,  et  faire,  comme  disait  Descartes 
des  énumérations  complètes. 

Je  remarque  donc  que  dans  celte  chaîne  de  nécessités 
il  peut  se  présenter,  du  fait  du  libre  arbitre,  deux  hypo- 
thèses qui  en  rompent  toute  l'économie  : 

11  0 


-~  146  -^ 

1°  Quant  à  la  peine^  rien  ne  prouve  que  par  la  manière 
de  travailler,  l'éducation  du  travailleur,  l'organisation 
de  l'atelier ,  elle  ne  puisse  diminuer  d'intensité  dans  une 
proportion  parallèle  au  développement  de  l'industrie,  et 
par  conséquent  inassignable. 

2°  Quant  au  rapport  de  salariant  à  salarié ^  ou  mieux, 
d'ouvrier  à  entrepreneur,  s'il  est  vrai  que  ces  deux  quali- 
tés ne  peuvent  exister  en  même  temps  et  au  même  point 
de  vue  dans  le  même  sujet,  rien  ne  prouve  encore  qu'en 
vertu  des  mêmes  causes  elles  ne  puissent  et  ne  doivent 
appartenir,  soit  en  différents  temps,  soit  à  divers  points 
de  vue,  à  chaque  sujet,  de  manière  à  se  balancer  en 
toute  vie  d'homme. 

Si  ces  deux  hypothèses  étaient  résolues  par  l'affirma* 
tive,  il  est  clair  que  la  nécessité  ci-dessus  alléguée  n'exis- 
tant pas,  pouvant  du  moins  êlre  combattue  avec  succès 
par  les  ressources  de  l'enseignement  industriel  et  de  l'or- 
ganisation économique,  il  y  aurait  lieu  de  réformer  sur 
nouveau  plan  Texploitation  agricole  et  manufacturière, 
de  sorte  que  la  malfaisance  du  travail  cédât  peu  à  peu 
sous  l'influence  de  la  Justice,  de  la  science  et  de  la  liberté. 

Dans  le  cas  contraire,  admettant,  d'une  part,  que  la 
peine  inhérente  au  travail  fût  invincible  ;  de  l'autre,  que 
l'élévation  progressive  du  travailleur  de  la  qualité  de 
salarié  à  celle  de  participant  fût  incoitipatible  avec  les 
exigences  de  la  production,  dans  ce  cas,  dis-je,  nous 
retomberions  sous  la  loi  prédestinatienne;  la  théorie  du 
péché  originel  l'emporterait  sur  celle  de  la  Justice  imma- 
nente, et  l'Église  aurait  gain  de  cause  contre  la  Révo- 
lution. 

Telle  est  la  question  que  nous  avons  à  résoudre. 


Jusqu'à  la  Révolution  française,  l'exauien  d'une  sem- 


—  147  — 

blable  hypothèse  était  impossible.  La  servitude  dans 
rhumanité  est  primordiale;  le  cours  des  siècles  n'avait 
fait  que  consolider,  en  radoucissant  un  peu,  une  insti- 
tution dont  rabsence  n'avait  été  observée  que  chez  les 
peuplades  les  plus  sauvages,  et  hors  de  laquelle  on  ne 
concevait  ni  ordre  social  ni  richesse.  De  temps  à  autres, 
à  de  longs  intervalles,  la  commisération  publique,  aidée 
de  la  polilique  des  princes ,  était  intervenue  pour  atté- 
nuer les  rigueurs  de  Texploitation  nobiliaire  et  bour«- 
geoise.  ilais  il  *était  sans  exemple  que  le  travail ,  que 
le  service  de  la  production,  eût  été  livré  nulle  part  à  l'ini- 
tiative des  travailleurs,  de  manière  à  ce  que  Ton  pût  juger 
de  ce  qui  arriverait  dans  une  société  où  tous  jouiraient 
d'une  instruction  professionnelle  égale,  ouvriers  et  entre- 
preneurs, prolétaires  et  propriétaires. 

Le  christianisme,  accordons-lui  cette  gloire,  fut  le 
principal  agent  de  cette  miséricorde,  faible  et  tardive , 
dégagée  d'ailleurs  de  tout  élément  philosophique,  envers 
l'homme  de  travail.  Les  empereurs,  par  leurs  édits  en 
faveur  des  esclaves,  ayant  donné  l'impulsion,  le  christia- 
nisme généralisa  le  mouvement;  ou,  pour  mieux  dire,  le 
mouvement,  sous  l'action  des  circonstances,  étant  devenu 
général ,  s'appela  le  christianisme.  Partout ,  au  nom  de 
l'Évangile ,  la  servitude  fut  adoucie,  transformée  :  colon 
du  fisc,  métayer  ou  mercenaire,  le  travailleur  commença 
de  participer  à  la  possession  de  lui*mème.  Jusque-là  il 
avait  été  chose  :  il  devint  personne. 

Mais  ce  fut  tout,  la  Justice  n'alla  pas  plus  loin.  Le 
travail,  abandonné  par  l'Église,  comme  il  l'avait  été  par 
le  préteur,  au  bon  plaisir  des  privilégiés,  redevint  aussi 
meurtrier  pour  la  plèbe  chrétienne  qu'il  l'avait  ét4  sous 
le  paganisme  pour  l'esclave.  L'abolition  de  l'antique  ser- 
vitude n'était  pas  finie  qu'une  autre  la  remplaçait  :  il  y 
en  eut  pour  douze  siècles.  Â  côté  de  l'exploitation  féo- 


—  148  — 

dalc  établie  sur  le  sol,  s'organisa  le  salariat  industriel, 
apanage  du  bourgeois.  Si  bien  enfin  qu'à  la  ville  comme 
à  la  campagne,  dans  l'industrie  comme  dans  l'agriculture, 
reparut,  avec  la  sanction  religieuse  et  plus  florissante  que 
jamais,  Vexploitaiion  de  V homme  par  V homme.  On  en  a 
trop  parlé  dans  ces  derniers  temps  pour  que  je  m'y  arrête. 

Les  choses  ainsi  réglées,  arrive  la  Révolution.  Du  même 
coup  elle  abolit  le  régime  féodal  et  le  privilège  corpora- 
tif, pose  les  bases  d'un  enseignement  nouveau,  proclame 
rindustrie  et  le  commerce  libres;  en  im  mot,  promet 
au  travailleur,  par  le  fait  de  l'instruction  égale  et  de  la 
concurrence  universelle,  l'entière  disposition  de  ses  bras 
et  de  sa  personne.  Du  reste,  la  Révolution  n'a  pas  eu  le 
temps  d'expliquer  sa  pensée  et  de  rien  organiser;  elle 
s'est  bornée  à  faire  table  rase  de  l'ancien  régime  et  à 
rendre  Tinstitulion  nouvelle  possible. 
.  Or,  depuis  tantôt  soixante  et  dix  ans  que  la  place  a  été 
nettoyée,  que  s'est-il  produit? 

Dans  les  faits,  rien  que  de  négatif  :  d'abord  une  anar* 
chie  extrême,  dont  les  commencements,  grâce  au  régime 
qui  avait  précédé,  purent  paraître  heureux,  mais  qui 
bientôt  donna  les  fruits  les  plus  amers;  puis  un  commen- 
cement de  retour  au  régime  corporatif,  hautement  ex- 
primé par  le  développement  des  sociétés  anonymes. 

Dans  les  idées,  force  théories,  utopies  et  systèmes,  qu'il 
est  permis  de  ramener  à  trois  groupes  principaux,  répon- 
dant aux  mots  avant  ^  pendant  ^  après^  suivant  que  les 
auteurs  se  rattachent  à  la  tradition  féodale,  ou  qu'ils  pré- 
tendent consacrer  le  statu  quo  révolutionnaire,  ou  enfin, 
qu'ils  affirment^la  nécessité  d'une  reconstruction  égali- 
taire  et  Jibérale.  Déjà  même,  ces  trois  groupes  tendent  à 
se  résoudre  en  deux,  dont  l'un  représente  Vavenir^  l'autre 
le  passé,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  la  Révolution  et  la 
contre-Révolution. 


—  149  — 

VI 

Suivant  les  économistes  de  Técole  de  Say,  les  premiers 
qui  aient' pris  la  parole  après  89,  la  Révolution,  en  abo- 
lissant le  système  corporatif  et  féodal,  a  fait  une  chose 
juste,  dont  la  société  n*a  pas  tardé  à  recueillir  les  fruits 
inestimables.  Mais,  ajoutent-ils,  par  cette  abolition  la 
Révolution  a  complété  son  œuvre  ;  il  n'y  a  rien  de  plus 
à  faire,  pas  d^autre  organisation  à  chercher.  £n  ce  qui 
touche  notamment  le  travail,  sa  condition  est  ce  qu'elle 
doit  être,  lorsque,  affranchi  de  tout  privilège  légal  et 
de  toute  entrave,  il  ne  reconnaît  d'autre  loi  que  celle  de 
,  \ offre  et  de  la  demande. 

a  Ainsi,  disent  ces  économistes,  reste-t-il  çà  et  là,  sur  la 
face  du  pays,  quelque  commerce  constitué  en  monopole, 
quelque  industrie  de  privilège,  quelque  spécialité  de  pro- 
duction interdite  ou  réservée  à  une  catégorie  de  citoyens? 
Sur  tous  ces  points  la  Révolution  est  à  faire;  et  tant 
qu'elle  ne  sera  pas  faite,  la  loi  de  la  production  étant 
en  partie  violée,  le  travail  incomplètement  affranchi,  la 
science  économique  ne  peut  donner  que  la  moitié  de  ses 
bienfaits.  Ne  cherchez  pas  au  mal  dont  se  plaint  le  tra- 
vailleur d'autre  remède.  Surtout  gardez-vous,  sous  aucun 
prétexte,  d'intervenir  arbitrairement  dans  le  jeu  des 
forces  économiques  et  de  contrarier  leiu's  lois  par  les 
«vôtres  :  Laissez  faire,  laissez  passer.  » 

Cette  théorie,  qui  tend  à  résoudre  tout  le  système 
économique  dans  le  principe  d'une  liberté  purement 
négative,  comme  l'a  fait  M.  Dunoyer  dans  son  livre  de 
la  Liberté  du  Travail;  qui  par  conséquent  fait  de  la  pra- 
tique mercantile  et  industrielle  une  cR&se  de  pur  arbi- 
traire, se  résout  lui-même,  par  la  contrâdictién  qui  lui 
est  inhérente,  et  malgré  ses  manifestations  en  faveur  de 
la  liberté,  en  un  pur  fatalisme. 


-  160  — 

Relativement  à  la  condition  de  l'ouvrier,  elle  implique  : 

Que  le  travail  n*est  pas  d'ordre  humain,  c'est-à-dire 
moral  et  juridique,  mais  seulement  de  nécessité  externe, 
imposé  par  Tinclémence  de  la  nature  et  la  rareté  des 
subsistances  ; 

Qu*en  conséquence,  le  travail  n'a  rien  de  spontané,  et 
que  toute  la  liberté  dont  il  est  susceptible  consista  en 
ce  qu'il  ne  doit  être  ni  imposé  ni  empêché  par  aucune 
volonté  ; 

Que  dans  ces  conditions  le  travail,  même  volontaire 
et  libre,  n'étant  pas  donné  ^  pri'ort  dans  la  conscience, 
est  répugnant  de  sa  nature  et  pénible  ; 

Que  par  la  force  des  choses,  et  par  l'effet  combiné  des 
volontés  humaines,  à  qui  tout  fatalisme  est  insuppor- 
table, le  travail,  d'autant  plus  repoussé  qu'il  est  accom- 
pagné de  plus  de  répugnance  et  de  peine,  tend  à  se 
séparer,  comme  force  économique^  du  capital  et  de  la 
propriété  ; 

Que  de  cette  tendance  irrésistible  résulte  la  division 
du  personnel  économique  en  deux  catégories  :  les  ca- 
pitalistes, entrepreneurs  et  propriétaires»  et  les  travail- 
leurs ou  salariés  ; 

Que  cela  est  fâcheux  sans  doute  pour  ces  derniers,  et 
digne  de  l'attention  du  souverain,  qui  dans  certains  Cas 
peut  y  trouver,  le  motif  d'une  taxe  extraordinaire  en 
faveur  des  déshérités  de  la  fortune,  ou  d'un  règlement 
de  police  sur  les  manufactures;  mais  qu'il  ne  s'ensuit 
nullement  que  le  travail  puisse  faire  l'objet  d'un  droit 
positif,  d'une  garantie  quelconque  accordée  aux  travail- 
leurs par  l'État,  ou  ce  qui  revient  au  même  par  les  capi* 
talistes  et  propriétaires* 

Ainsi  raisonnent  les  économistes  de  l'école  prétendue 
libérale,  ennemis  jurés  de  la  féodalité,  mais  non  moins 
hostiles  à  toute  pensée  de  réorganisation  dans  une  agitu* 


—  loi  — 

tion  chaotique,  où  le  privilège  et  le  salariat  sont  perpé- 
tuellement aux  prises,  sans  espoir  de  conciliation,  subor- 
dination et  stabilité. 

Les  partisans  de  Tancien  ordre  de  choses  n*ont  pas 
eu  de  peine  à  montrer  ^inconséquence  de  cette  théorie. 
Ils  ont  dit  : 

«  Si,  par  la  fatalité,  ou  pour  mieux  dire,  par  la  provi- 
denlialité  de  son  essence,  le  travail  répugne  à  l'homme, 
le  fatigue,  le  tue ,  et  si  de  cette  peine  du  travail  résulte 
un  principe  invincible  dUnégalité,  il  faut  conclure  que 
la  Révolution,  en  abolissant  le  régime  hiérarchique,  n'a 
fait  qu'en  constater  la  sagesse.  Il  faut  convenir  du  même 
coup  que  le  christianisme  a  mérité  la  reconnaissance 
du  genre  humain  et  dépassé  de  bien  loin  les  prévisions 
de  la  science,  en  répandant  sur  ce  régime  tant  calonmié;^ 
et  que  Texpérienc^  démontre  aujourd'hui  nécessaire,  la 
baume  d'une  charité  toute  divine. 

»  Le  comble  de  la  raison  politique  n'est«il  pas  4e  se 
conformer  aux  lois  de  la  nature  et  de  la  destinée  ?  Pour- 
quoi donc  repousser  avec  tant  de  haine  cet  ordre  féodal, 
coupable  d'avoir  deviné,  bien  des  siècles  avant  les  éco- 
nomistes, ces  lois  do  la  nature,  et  de  les  avoii*  prises 
pour  règle  ? 

»  Et  le  signe  d'une  religion  révélée  n'est-il  pas  d'adou- 
cir, par  l'effusion  de  la  grâce,  ce  qu'il  y  a  d'inexorable 
dans  la  loi  t  Pourquoi  donc  accuser  te  christianisme  d'a« 
voir  méconnu  les  droits  de  l'humanité  et  de  la  raison» 
en  consacrant  les  mœurs  féodales  et  les  modifiant  par 
son  précepte  de  l'aumône  et  toutes  ses  institutions  cha- 
ritables ? 

»  Qui  croit  maintenant  à  cette  égalité  malheureuse, 
prèchée  par  la  Révolution?  Sont-ce  les  républicains, 
exaltés  ou  tempérants,  de  tous  les  adversaires  du  socia-f 
lisme  les  plus  implacables?  Sopt-ce  les  saint-^simoniens, 


—  162  — 

promoteurs  et  bénéficiaires  de  la  féodalité  nouvelle? 
Son^ce  les  phalanstériens  eux-mêmes,  qui,  malgré  leur 
théorie  du  travail  attrayant,  n'en  font  pas  moins  une  haute 
paye  aux  individus  chargés  des  travaux  pénibles,  et  qui 
d'ailleurs  n'ont  cessé  de  protester  de  toute  leur  force 
contre  l'égalité?  Sont-ce  les  déistes,  les  éclectiques,  les 
panthéistes,  les  positivistes,  les  owénistes,  les  icariens,  les 
mystiques  de  toute  sorte,  qui  tous,  niant  à  priori  Tégalilc 
de  nature,  et  conséquemment  l'égalité  de  condition  et 
de  fortune,  reconnaissant  d'ailleurs  la  répugnance  du 
travail  et  son  infériorité,  affirment,  bon  gré  mal  gré, 
la  nécessité  des  classifications  échelonnées,  ou  n'y  échap- 
pent que  par  le  communisme  ? 

»  Que  la  Révolution  avoue  sa  chimère  et  s'humilie. 
Après  avoir  détruit  la  monarchie  de  droit  divin,  elle 
n'a  su  la  remplacer  que  par  un  organisme  instable, 
d'une  puissance  d'absorption  cent  fois  pire  que  celle 
du  faisceau  féodal;  après  avoir  aboli  la  distinction 
des  classes,  elle  la  recrée  sous  une  forme  et  avec  des 
mœurs  cent  fois  plus  atroces;  après  avoir  tué  le  res- 
pect, l'obéissance,  la  charité,  elle  y  supplée  par  la  lutte 
parlementaire,  l'insurrection,  la  proscription,  et  le  fata- 
lisme. 

»  La  charité,  disent  les  adeptes,  n'est  pas  donnée  dans 
l'économie.  £n  conséquence,  point  de  taxe  des  pauvres, 
pas  plus  que  de  droit  au  travail  ;  point  d'hôpitaux,  point* 
de  refuges,  point  d^asiles,  point  de  crèches,  point  d'en- 
fants trouvés!....  Que  le  prolétaire  avec  sa  progéniture 
meure  dans  son  trou  sans  proférer  une  plainte  :  ainsi  le 
veut  la  loi  économique,  expression  de  la  force  des  choses. 
— N^  voilà-t-il  pas  une  belle  philosophie,  une  touchante 
morale,  une  science  profonde?  Et  c^est  le  dernier  mot 
delà  Révolution  !  » 

Tel  est  le  discours  drs  conservateurs. 


—  153  — 
VII 

H  est  certain  qu'à  s*en  tenir  aux  expositions  de  prin- 
cipes et'aux  professions  de  .foi  des  partis,  écoles^  sectes 
ou  églises  sortis  du  mouvement  de  89,  jl  est  impossible 
de  trouver  à  ce  mouvement  ombre  de  logique  et  de  mo* 
ralité*  Le  style  a  changé,  le  fond  des  choses  a  clé  con* 
serve  précieusement.  Au  droit  divin  a  succédé  la  sou- 
veraineté du  peuple  ;  à  la  noblesse  féodale,  la  bourgeoisie 
actionnaire,  censitaire  :  quel  bénéfice  pour  Tégalité? 
Reste  rÊglise,  dont,  après  Tavoir  dépouillée  de  ses  biens, 
on  convoite  le  budget  et  Tinfluence.  Quel  progrès  pour 
les  mœurs,  pour  les  idées,  quand  les  mystiques  du  jour 
se  seront  partagé  cette  proie?  Quel  triomphe  sur  la  su- 
perstition, quand,  au  lieu  des  jésuites,  la  religion  aura 
pour  prêtres  des  jacobins,  des  saint-simoniens,  des  éclec- 
tiques? Pour  le  surplus,  la  tradition  antique  n*a  pas  mémo 
été  un  seul  instant  révoquée  en  doute.  La  centralisation 
monarchique  a  été  croissante;  la  police  a  fleuri  de  plus 
belle  ;  le  machiavélisme  s'est  rajeuni.  La  multitude  est 
restée  dans  la  même  vileté  et  conlemption.  L'égalité, 
enfin,  mot  du  guet  en  93,  l'égalilé,  qui  ne  fut  jamais 
dans  les  cœurs,  est  désavouée  par  toutes  les  bouches  : 
elle  est  devenue  propos  séditieux  et  signe  de  réprobation. 

Relativement  au  travail,  la  mystification  ne  serait  pas 
moins  complète. 

La  théorie* de  la  liberté  négative,  ou  du  laissez  faire 
laissez  passer^  qui  forme  toute  la  philosophie  de  l'Écolo, 
aboutit  forcément  à  une  contradiction.  Il  est  clair,  on 
effet,  et  les  faits  qui  se  passent  sous  nos  yeux  le  dé- 
montrent, que,  si  le  travail,  si  l'organisme  économique 
tout  entier,  après  avoir  été  délivré  de  ses  entraves,  est' 
livré  ensuite,  comme  le  veulent  les  disciples  de  Smith  et 
de  Say,  aux  attractions  de  sa  nature,  le  travail,  après 

II.  9. 


—  164  — 

avoir  commence  par  la  liberté,  finira  par  la  sujétion. 
Tôt  ou  tard,  la  caste  des  capitalistes  et  entrepreneurs, 
sortie  des  rangs  du  travail  inorganique,  se  constituera 
en  aristocratie  :  alors  au  régime  des  corporations  succé* 
dera  celui  des  compagnies  en  commandite;  à  la  féodalité 
nobiliaire,  la  féodalité  industrielle.  Gela  même  n'est  déjà 
plus  à  faire,  c'est  fait.  La  société,  au  lieu  de  suivre  une 
ligne  ascendante,  aurait  ainsi  parcouru  un  cercle;  la 
Révolution  aurait  menti  :  au  lieu  d'une  réforme,  d'un 
progrès,  nous  aurions  une  contradiction,  un  pastiche^ 
une  sottise. 

VIII 

Les  économistes  sortis  de  la  Révolution  protestent 
contre  ce  non-sens,  lis  soutiennent  : 

Que  le  travail  est  d'ordre  moral  et  humain,  donné  dans 
la  conscience,  a\ant  que  la  nécessité  l'impose; 

Qu'en  conséquence  il  est  libre  de  sa  nature,  d'une  li*- 
berté  positive  et  subjective,  et  que  c'est  en  raison  de  cette 
liberté  qu'il  a  le  droit  de  revendiquer  sa  liberté  négative 
et  objective,  en  autres  termes,  la  destruction  de  tous  les 
empêchements,  obstacles  et  entraves  que  peuvent  lui  sus- 
citer le  gouvernement  et  le  privilège  ; 

Que,  si  le  travail  est  libre,  ainsi  qu'il  vient  d'être  ex*- 
primé,  il  implique  dans  sa  notion  celle  de  droit  et  de  de- 
voir ; 

Que,  si,  par  son  côté  fatal  et  en  tant  que  la  nature  exté- 
rieure en  fait  pour  nous  une  nécessité,  il  est  répugnant 
et  pénible,  par  son  côté  libre  et  en  tant  qu'il  est  une 
manifestation  de  notre  spontanéité,  il  doit  être  attrayant 
et  joyeux  ; 

Qu'au  surplus  la  répugnance  et  la  peine,  qui  dans 
l'état  actuel  de  Tindustrie  humaine  accompagnent  à  si 
haute  dose  le  travail,  sontl'eDetde  l'organisation  servile 


—    156   -r 

qui  lui  a  été  donnée,  mais  qu'elles  peuvenVet  doivent 
se  réduire  indéfiniment  par  une  organisation  libérale  ;  ^^ 

Qu'il  n*est  donc  pas  vrai  de  dire  que  le  régime  d'inéga- 
lité et  de  privilège  qu'a  voulu  abolir  la  Révolution  résulte 
de  la  fatalité  répugnante  et  pénible  du  travail  ;  mais  qu'au 
contraire,  c'est  le  privilège  lui-même  qui  a  démesuré- 
ment aggravé  pour  le  travailleur  la  répugnance  et  la  peine; 

Qu'ainsi  il  y  a  lieu  d'espérer  que,  par  une  nouvelle 
émission  des  principes  de  la  Justice  et  de  la  moraley, 
par  un  autre  système  d'enseignement  professionnel,  par 
une  réorganisation  de  l'atelier,  le  travail,  perdant  son 
caractère  servile  et  mercenaire,  sera  en  même  temps 
affranchi  de  la  fatigue  et  du  dégoût  que  la  fatalité  lui 
confère  ; 

Que,  s'il  est  permis  de  soutenir,  avec  les  anciens  éco^ 
nomistes,  que  le  travail,  chose  fatale,  ne  peut  former 
contre  la  classe  propriétaire  et  au  profit  de  la  classe  la- 
borieuse l'objet  d'un  droit  naturel,  primitif,  obligatoire- 
nent  garanti  par  l'État,  il  serait  contre  toute  vérité  et 
justice  de  prétendre  que  ce  même  travail,  chose  sponta- 
née et  libre,  ne  puisse  devenir  Tobjet  d'un  contrat  d'as- 
surance mutuelle,  ce  qui  est  précisément  le  but  qu'a  voulu 
atteindre  la  Révolution; 

Qu'il  en  est  du  travail,  au  point  de  vue  de  la  fatalité , 
comme  de  l'appétit,  deJa  santé,  de  la  respiration,  de  la 
lumière,  dont  aucune  puissance  humaine  ne  peut  assurer 
la  jouissance  ;  et,  au  point  de  vue  de  la  liberté,  comme  de 
toutes  les  choses  qui  peuvent  faire  l'objet  d'une  transac- 
tion ; 

Qu'ainsi  le  travail,  réconcilié  par  sa  nature  libre  avec 
le  capital  et  la  propriété,  dont  son  objectivité  l'éloignait, 
oe  peut  plus  donner  lieu  à  une  distinction  de  classes,  ce 
qui  rompt  le  cercle  vicieux  et  met  la  société,  aussi  bien 
que  la  se^uç^tM  l'abri  de  toute  contradiction. 


—  166  — 

Alors,  ajoutent  les  novateurs,  l'idéal  rêvé  par  les  an- 
ciens économistes,  inconciliable  avec  leur  théorie,  peut 
se  réaliser: 

Là  terre  à  celui  qui  la  cultive; 

Le  métier  à  celui  qui  l'exerce  ; 

Le  capital  à  celui  qui  l'emploie; 

Le  produit  au  producteur  ; 

Le  bénéfice  de  la  force  collective  à  tous  ceux  qui  y 
concourent ,  et  le  salariat  modifié  par  la  participation  ; 

Le  travail  parcellaire  combiné  avec  la  pluralité  d'ap- 
prentissages dans  une  série  de  promotions  ; 

Le  morcellement  du  sol  aboli  par  la  constitution  de 
l'héritage; 

En  deux  mots,  la  fatalité  de  la  nature  domptée  par  la 
liberté  de  l'homme  : 

Tel  est  le  programme  des  économistes  de  la  Révolu- 
tion. C'est  tout  un  monde  moral  qui  surgit,  une  civilisa- 
tion nouvelle,  une  autre  humanité.  Malouet  dès  1789, 
Babeuf  en  1796,  le  représentant  de  la  bourgeoisie  et  le 
tribun  du  peuple,  l'affirment.  Ajournée  par  les  guerres 
de  l'empire,  l'idée  rentre  dans  la  discussion  avec  la 
royauté  légitime;  elle  fait  explosion  en  1848  par  le  dé- 
cret du  25  février  sur  le  Droit  au  travail. 

Ou  la  fatalité  et  le  privilège,  ou  la  liberté  et  l'égalité  : 
voilà  le  dilemme.  D'un  côté  est' le  paganisme,  le  despo- 
tisme, la  routine  des  peuples,  et  toute  leur  histoire;  de 
l'autre,  la  science,  le  droit,  l'avenir,  l'infini!...  Il  faut 
chdtsir,  et  d'abord  il  faut  juger.  Pour  laquelle  de  ces 
deux  écoles  va  se  prononcer  l'Ëglise  ? 

IX 

L'Église,  pendant  ces  dix-huit  siècles  qu'elle  aime  tant 
à  rappeler,  n'a  pas  soupçonné  le  premier  mot  de  toutes 
ces  choses.  Elle  ne  s'est  pas  demandé,  si  le  travail  éts^it 


—  157  — 

libre  ou  fatal,  s*il  tenait  de  l'un  et  dej'autre;  dans  le 
premier  comme  dans  le  second  cas  et  dans  Thypothèse 
de  leur  conciliation,  ce  quHl  pouvait  en  résulter  pour  la 
confirmation  de  rÉvangile  et  la  destinée  du  genre  hu- 
main. 

L*ÉgIise,  livrant  le  travailleur  au  joug  féodal  après 
avoir  rompu  sa  chaîne  antique,  a  continué  sous  une  autre 
forme  l'œuvre  du  polythéisme.  Elle  a  remplacé  la  fat  al  i  le 
par  la  prédestination;  elle  a  vu  naître  et  mourir  les  phy- 
siocrates  sans  se  douter  que  ces  théoriciens  du  produit 
ne^portassent  dans  leurs  spéculations  mercantilistes  toute 
une  nichée  d'hérésies  terribles;  depuis  trente  ans  elle  as- 
sistait, dormant  sur  sa  chaire,  aux  débats  économiques, 
lorsque  la  foudre  de  1848  vint  la  réveiller  en  sursaut. 

Alors  elle  comprit  que  là-dessous  il  se  remuait  quelque 
chose  dont  ses  Écritures  n* avaient  point  parlé,  que  ses 
Pères  n'avaient  pas  connu,  à  propos  de  quoi  ses  conciles 
et  ses  papes  n'avaient  rien  défini  :  c'était  le  droit  de 
Thomme  et  du  citoyen,  l'égalité  devant  la  loi,  la  justice 
économique,  le  travail  libre,  la  vertu  immanente  et  dés- 
intéressée, l'éducation  de  l'humanité  par  elle-même^  le 
progrès!...  Elle  se  dit  que  les  portes  de  l'enfer  allaient 
prévaloir,  et  par  provision  elle  condamç^,  elle  frappa... 
Depuis,  elle  nous  a  donné  pour  calmant  le  dogme  souve- 
rain de  la  Conception  immaculée,  en  l'honneur  duquel  il 
a  été  brûlé  pour  un  million  de  francs  de  bougies  dans 
toutes  les  églises  de  France. 

Mais  erreur  ou  ignorance  ne  fait  pas  compte  ;  ettfran- 
chement.  Monseigneur,  la  Révolution  démocratique  et 
sociale,  tombant  sur  TÉglise  ex  abrupto  et  in-promptu^ 
a  eu  tort  devons  saisir  ainsi  à  l'improviste.  Remettez-vous 
donc  l'esprit,  et  après  avoir  invoqué  l'Esprit,  dites-nous, 
là,  en  termes  non  équivoques,  sans  circonlocutions  ni 
ambages,  si  vous  êtes  pour  le  travail  libre  ou  pour  la 


—  168  — 

fatalité;  si,  d'après  TËglise,  le  travail  est  d'ordre  humain, 
ou  seulement  de  nécessité  de  misère;  conséquemment, 
si  vous  considérez  la  théorie  libérale  et  révolutionnaire 
comme  admissible  en  théologie,  ou  si  vous  tenez  le  cercle 
vicieux  de  l'ancienne  école  économiste  pour  article  de 
foi? 

Hélas  !  faut-il  que  ce  qui  s'est  établi  sur  la  Providence 
croule  par  Timprovidence?  L^Église,  bien  qu'elle  n'ait 
rien  formulé  de  précis  et  de  positif  sur  l'économie  sociale, 
hormis  des  anathèmes  à  l'usure  qu'elle  voudrait  bien  re<* 
tirer,  n'en  est  pas  moins  engagée  par  son  dogme,  par  sa 
tradition,  par  le  système  entier  de  sa  foi.  Elle  ne  saurait, 
pour  une  question  aussi  mesquine  que  celle  du  travail,  se 
rétracter,  changer  toute  sa  doctrine,  entonner  la  Marseilr 
laise  et  le  Chant  des  travailleurs.  Aussi  bien  est-elle  ha- 
bituée à  ces  mécomptes.  Ce  qui  lui  arrive  avec  la  science 
économique  n'est  que  la  répétition  de  ce  qui  lui  est  ar* 
rivé  tant  de  fois  avec  les  autres  branches  du  savoir  hu- 
main, une  contradiction  de  plus  qui  se  dresse  devant  elle, 
une  nouvelle  redoute  de  la  raison  contre  l^  foi.  Elle  en  a 
bien  vu  d'autres  !  Un  jour,  c'est  l'astronomie  qui  lui  dé-  . 
range  son  Ciel  ;  le  lendemain,  c'est  la  géologie  qui  boule- 
verse sa  Genèse;  après,  la  linguistique  donne  le  démenti 
à  son  histoire  de  la  dispersion  babélique*  Voici  l'éeono* 
mie  qui  continue  la  tranchée,  et  tout  à  l'heure  la  Justice 
donnera  l'assaut.  —  Eh  bien  !  dit  l'Église,  qu'elle  vienne, 
cette  économie  politique  et  sociale  qui  prétend  ne  deroan^ 
der  rien  à  la  charité;  qu'elle  paraisse,  cette  Justice  qui  n'a 
pas  besoin  de  la  foi  !  J'en  sortirai  comme  auparavant,  et 
je  m*en  débarrasserai  :  Egrediar  sieut  ante  feci^  et  me 
.  excutiam.  Elle  ne  sait  pas,  cette  pauvre  tonsurée,  que  U 
Justice  se  retirant  d'elle  lui  ôte  sa  force  :  Nesciens  quod 
recessissef  ab  eo  Dominus. 

On  a  vu  des  philosophes,  intelligences  merveilleusesj  - 


—  150  — 

consciences  héroiquea,  reconnaître  leur  erreur»  faire  à  la 
vérité  le  sacriflce  de  leur  amour^propre»  et  prononcer  ce 
mot  toujours  sublime  :  Je  me  sqis  trompé  1 

L'Église  n'admet  pas  qu'elle  se  trompe,  elle  ne  retient 
pas  d'une  fausse  opinion,  A.qui  lui  démontre  sa  faute» 
elle  répond  par  l'anathème.  Plutôt  que  de  tendre  la  main 
à  la  Justice,  elle  embrassera  la  Fatalité.  C'est  pour  cela 
qu'il  ne  lui  sera  fait  aucune  grâce,  et  qu'elle  boira  jusqu'à 
la  lie  le  calice  de  ses  ignorances  et  de  ses  adultères* 


CHAPITRE  U. 

Disfcussion.  —  Principe  de  la  transcendance  :  Que  le  travail 
est  de  malédiction  divine,  et  conséquetnrnent  la  servitude 
d'InsUtution  religieuse.  —  Théorie  epititual.ste. 


On  sait  l'antipathie  que  les  peuples  sauvages  ont  pour 
le  travail  :  ce  fait  bien  connu  suffit,  jusqu  à  certain  point, 
à  expliquer  pourquoi  toutes  les  mythologi  s,  qui  sont  les 
formes  de  la  raison  chez  le  sauvage,  Font  condamné. 

Mais  que  cette  condamnation  se  soit  maintenue  dans 
une  théologie  savante,  policée;  qu'elle  soit  devenue  le 
principe  secret  de  Tasservissement  des  classes  laborieuses, 
c'est  ce  dont  les  inclinations  de  l'homme  animal  et  l'hisr 
toire  des  cultes  ne  suffisent  plus  à  rendre  compte. 

Or,  le  principe  de  cette  animadversion  systématique, 
principe  qui  est  un  des  caractères  de  l'âge  religieux,  et 
dont  la  paresse  du  sauvage  n'est  elle-même  que  Texpres* 
sion  grossière,  est  dans  le  spiritualisme,  d'où  elle  a  passé 
dans  la  religion. 

Toute  spéculation  de  l'esprit  dans  le  domaine  dé  la 
transcendance  traîne  à  sa  suite  une  iniquité. 

Pour<|uoi  l'esclavage  est-il  propre  à  notre  espèce,  une 


—  160  — 

des  choses  qui  dous  distinguent  le  mieux  des  animaux? 
Les  loups  ne  se  dévorent  pas,  dit  le  proverbe  :  d'où  vient 
que  les  hommes  se  mangent?  Jamais  on  ne  vit  un  lion 
forcer  un  autre  lion  de  chasser  pour  lui  :  comment 
rhomme  se  fait-il  de  l'homme  une  bête  de  somme,  un 
enclave?  Évidemment,  l'esclavage  n'a  pas  son  principe 
dans  là  nature,  ainsi  que  le  reconnurent  les  Pères, 
nonobstant  l'autorité  d'Âristote  :  où  donc  peut-il  se 
trouver? 

Cherchez  de  bonne  foi ,  et  vous  découvrirez  que  cette 
anomalie,  cette  prérogative  monstrueuse  que  s^arroge 
l'homme  sur  son  semblable  et  qui  caractérise  notre  es- 
pèce, vient  de  ce  que,  seul  entre  les  animaux ,  l'homme 
est  capable  par  sa  pensée  de  séparer  son  moi  de  son  non- 
moi,  de  distinguer  en  lui  la  matière  et  l'esprit,  le  corps 
et  rame  ;  par  cette  abstraction  fondamentale,  de  se  créer 
deux  sortes  de  vies  :  une  vie  su[)érieure  ou  animique,  et 
une  vie  inférieure  ou  matérielle  ;  d'où  résulte  la  division 
de  la  société  en  deux  catégories,  celle  des  spirituels,  faite 
pour  le  commandement ,  et  celle  des  charnels ,  voués  au 
travail  et  à  l'obéissance. 

L'homme,  disent  les  spirilualistes,  est  composé  de  deux 
substances.  Par  son  âme  il  appartient  à  Dieu,  son  créa- 
teur, son  souverain  ,  son  juge,  sa  fm  ;  — ^  par  son  corps,  à 
la  terré,  séjour  et  instrument  de  ses  épreuves.  C'est  la 
distinction  que  fait  saint  Paul  de  l'Adam  terrestre,  Adam 
terrenus^  et  de  l'Adam  céleste,  Adam  cœlesiis;  et  ailleurs, 
de  l'homme  spirituel  et  de  l'homme  charnel ,  animalis 
homo^  spiritalis  homo. 

Tout  ce  qui  détourne  l'homme  de  Dieu,  l'inclinant  vers 
la  terre,  est  pour  lui  infirmité,  misère.  De  là  la  défaveur 
qui  dès  l'origine  s'est  attachée  au  travail,  et  que  tous  les 
cultes  à  l'envi  n'ont  cessé  d'aggravejr.  C'est  donc  à  la 
spéculation  spiritualiste  quUl  faut  rapporter  la  condam- 


—  161  — 

nation  du  travail.  J'ose  dire  que  cette  philosophie  n'a  ja« 
mais  servi  à  autre  chose. 

XI 

L'un  des  plus  grands  spiritualistes  et  religionnairos  de 
Tépoqûe,  M.  Jean  Reynaud,  dont  j'ai  cité  le  consciencieux 
témoignage  en  faveur  du  dogme  de  la  chute,  a  cru  devoir 
nous  donner  aussi,  avec  la  meilleure  intention  du  monde, 
la  thoodicée  de  la  servitude.  Si  cette  pieuse  institution 
venait  à  disparaître  parmi  les  hommes,  on  la  retrouverait 
dans  le  dernier  ouvrage  du  savant  druide,  Terre  et  Ciel. 

Suivant  M.  Reynaud, 

«  Le  travail  est  la  conséquence  du  défaut  d'harmonie  qui 
eiiste  par  ordonnance  divine  entre  l'organisation  de  l'homme 
et  l'organisation  de  la  terre;  et  pour  que  ce  défaut  cessât^  il 
faudrait  que  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux  organisations  vînt  à 
changer...  —  Par  les  progrès  de  Tassociation  et  de  l'industrie^ 
ajoute  le  savant  théologue,  le  travail  pourra  devenir  moins 
continuel,  moins  déplaisant;  mais  il  y  aura  toujours  à  s'y  rési- 
gner :  c'est  une  peine  sans  fin.  »  (Page  94.  ) 

Cette  déclaration  est  grave. 

D*autres  s'étaient  plu  à  recueillir  sur  la  face  de  la  pla- 
nète les  preuvtgyd'une  Providence  pour  nous  pleine  d'at- 
tentions; M.  Reynaud  y  découvre  partout  les  traces  d'un 
désarroi  général ,  accompli  avec  préméditation  ,  dans  le 
but  de  chagriner  notre  pauvre  humanité,  de  la  vexer,  de 
la  /?i£n/r.  Quelles  actions  de  grâces ,  ô  saint  homme,  ne 
vous  devra  pas  l'Église,  pour  une  découverte  de  cette 
importance  !  Nous  savions,  par  les  Écritures,  que  le  diable 
avait  passé  sur  cette  terre  ;  à  vous  il  était  réservé  de  nous 
montrer  partout  l'empreinte  de  son  pied  fourchu. 

M.  Jean  Reynaud,  incapable,  à  ce  qu'il  semble,  de  com- 
prendre la  loi  fondamentale  de  l'univers,  et  porto  par  le 
tour  (lo  son  génie  à  voir  partout  du  mystère,  prend  les 
antinomies  de  la  nature  pour  autant  de  sataneries,  cor^- 


—  162  — 

trariétés^  que  nous  a  suscitées  notre  première  faute.  Car 
on  ne  sauraif,  suivant  lui ,  imputer  à  la  Providence  pa- 
reille négligence  ou  méchanceté. 

«  Contrariétés  causées  par  les  lois  de  la  gravitation,  qui  nous 
oblige,  pour  la  vaincre,  à  inventer  toutes  sortes  de  maehines, 
et  nous  expose,  en  tombant,  à  nous  rompre  le  cou  ; 

<x  Contrariétés  causées  par  la  grandeur  de  la  terre»  qui  nous 
force  d'employer  des  systèmes  de  locomotion  extraordinaire, 
par  terre,  par  eau,  par  fer,  par  air; 

«  Contrariétés  causées  par  l'interposition  des  mers  et  é^ 
montagnes,  dont  l'inconvénient  est  de  pousser  les  hommes  à 
se  former  en  groupes  politiques,  rivaux  les  unsd^s  autres,  et 
souvent  acharnés  à  se  détruire  ; 

«  Contrariétés  causées  par  les  lois  de  la  chaleur  solaire,  dont 
quelques  degrés  de  plus  ou  de  moins  nous  font  passer^le  l'abon- 
dance à  la  disette,  de  la  santé  à  la  maladie  ; 

«  Contrariétés  causées  par  la  présence  des  animaux  nuisibles 
et  des  plantes  inutiles,  qui  entraîne  de  noire  part  une  chasse 
et  un  sarclage  continuels  ; 

«  Contrariétés  provenant  des  infirmités  de  notre  nature...  » 

Traduisons  celte  complainte.  M.  Jean  Reynaud  trouve 
mauvais  que  le  feu  qui  nous  chauffe  nous  brûle;  que  la 
lumièje  ne  nous  arrive  jamais  qu'en  ligne  droite,  tandis 
qu'il  nous  serait  utile  de  la  recevoir  à  volonté  en  ligne 
courbe;  que  la  gravitation,  qui  nous  attache  au  sol,  ne 
cesse  pas  au  commandement  de  l'ouvrier  qui  se  laisse 
tomber  d'un  échafaudage  ;  que  la  terre ,  en  s'étendant 
devant  nous,  nous  invite  à  marcher,  et  qu'en  faisant 
usage  de  nos  jambes,  nous  fatiguions  nos  muscles,  ce  qui 
provoque  la  transpiration  et  la  sueur  du  front.  11  se  plaint 
que  nous  soyons  de  toutes  manières  mal  accommodés  ; 
qu'il  n'y  ait  pas  de  colline  sans  vallée,  de  viande  sans 
os,  de  vendange  sans  marc,  de  farine  sans  son,  de  pro- 
duction sans  dépense,  de  force  sans  organe,  de  bâton  à 
un  seul  bout,  de  hauteur  sans  profondeur;  en  un  mot. 


—  163  — 

* 

il  regrette  que  la  nature  soit  la  nature,  que  Tesprit  soit 
Tesprit,  et  qu'il  ne  dépende  pas  de  notre  volonté  de  les 
faire  absurdes* 

M.  Jean  Reynaud  est  bien  malheureux.  Il  n'aspire  à 
rien  de  moins  qu'à  l'état  d'absolu  ;  son  corps,  cette  ^iie- 
nille,  le  retient  !  Quelle  déplaisance  d'être  obligé,  comme 
les  plus  vils  des  animaux,  de  manger  et  de  boire,  de  re- 
commencer tous  les  jours,  et  quelle*  mortification  pour 
m  philosophe  dans  les  suites  1 

Voilà  pourtant  à  quelles  inepties  conduit  la  distinction 
sacramentelle  de  Vàme  et  du  corps;  voilà  l'objet  des  vœux 
et  la  cause  des  regrets  de  cette  spiritualité  niaise,  dont 
le  dernier  mot  est  la  suppression  de  l'univers,  et,  en  atten- 
dant, l'horreur  du  travail,  la  damnation  de  l'ouvrier,  et  la 
déification  de  l'aristocrate. 

Il  faut  voir  M.  Jean  Reynàud  déduire,  sans  cligner 
l'œil,  les  conséquences  de  son  merveilleux  principe;  ce 
n'est  pas  le  verbe  qui  lui  manque  : 

«  Pour  apercevoir  la  grandeur  de  rborome,  il  vaut  bien 
mieui  jeter  les  yëui  sur  les  résultats  généraux  que  sur  son 
activité  manuelle.  Celle-ci,  par  la  monotonie  et  la  puérilité 
des  opérations,  par  la  médiocrité  des  effets,  par  le  déplaisir  et 
la  lassitude  dont  elle  est  presque  toujours  accompagnée,  n'est- 
elle  pas  digne  de  pitié?  On  ne. peut  s'empêcher  de  prendre 
UDe  bien  pauvre  idée  de  la  vertu  créatrice  de  l'homme...  quand 
on  le  suit  à  la  tâche,  qu'on  le  voit  piochant,  creusant,  portant 
des  fardeaux,  tournant  des  manivelles,  haletant,  mal  à  l'aise, 
aspirant  à  l'heure  où  il  se  reposera,  trempant  la  terre  de  ses 
sueurs  pendant  toute  une  journée  pour  y  faire  en  définitive 
si  peu  de  chose,  qu'il  suffît  de  s'éloigner  de  quelques  pas  pour 
qu'il  n'y  paraisse  déjà  plus...  Il  ne  manœuvre  pas  autrement 
qu'une  fourmi...  Quelle  misérable  chose  que  son  corps,  si  l'on 
y  cherche  un  instrument  de  création!...  »  (Page  86.) 

M.  Jean  Reynaud  juge  de  la  grandeur  de  l'homme  par 
le  nombre  de  mètres  carres  qu'il  peut  labourer  en  un  jour. 


—  164  — 

Pour  un  philosophe  spiritualiste  »  un  augélomanc,  que 
dites-vous  de  ce  raisonnement?  Moi  qui ,  ne  voyant  dans 
i*àme  et  le  corps  qu'une  division  générale  des  phéno- 
mènes, n*ai  pas  le  bonheur  de  posséder  les  facultés  de  la 
transcendance,  je  juge  Taction  industrielle  tout  autrement. 

L'homme  est  une  force  pénétrée  d'intelligence,  qui  ne 
peut  être  heureuse  que  si  elle  s'exerce.  Si  petite  que  soit 
cette  force,  elle  est  capable  de  produire  les  plus  vastes  et 
les  plus  incalculables  effets  par  la  manière  dont  elle  est- 
dirigée,  et  par  son  groupement.  La  grandeur  des  résultats 
n'étant  donc  de  sa  part  qu'une  affaire  de  multiplication, 
ce  n'est  point  par  cette  grandeur  objective,  géométrique, 
matérielle,  en  un  mot  ce  n'est  point  d'après  la  qutwiité 
du  produit  que  l'action  humaine  doit  être  philosophique- 
ment appréciée,  c'est  par  la  qualité  de  ce  produit.  Pre- 
nons un  exemple.  Le  premier  laboureur,  Triptolème,  Osi- 
ris,  Gaïn,  fait  venir  une  gerbe  de  blé  :  voilà  la  civilisation, 
le  règne  de  Tesprit  sur  la  nature,  qui  commence.  Quelle 
dépense  de  force  a-t-il  fallu  pour  faire  croître  cette  gerbe, 
que  la  nature  toute  seule  ne  nous  donne  pas?  Moins  que 
n'en  exigent  la  course,  la  lutte,  la  danse,  l'équitation  et 
tous  les  exercices  d'agrément.  Sans  doute  si,  au  lieu  d'une 
gerbe,  le  même  individu  veut  en  récolter  dix  mille,  Topé- 
ration  sera  au-dessus  de  ses  forces,.et  pour  lui  deviendra 
fatigue  et  peine.  Mais  ce  n'est  plus  qu'un  problème  d'as- 
sociation et  d'industrie,  dont  la  solution  ,  sans  aggraver 
le  service,  peut  doubler  au  contraire,  pour  tous  ceux  qui 
y  prendront  part,  le  plaisir  et  le  proflt.  Vous  qui  osez  dire, 
sans  savoir  de  qui  ni  de  quoi  vous  parlez  :  Montrez-moi 
vn  grain  de  sable^  et  je  vous  démontrerai  Dieu,  permettez 
que  je  vous  rétorque  l'argument  :  Montrez-moi  un  grain 
de  blé,  et  je  démontrerai  la  grandeur  de  l'homme. 

Mais,  disent-ils,  l'homme  qui  se  sent  une  âme  peut  bien 
condescendre  à  inventer  le  blé,  la  charrue,  le  moulin,  le 


—  165  — 

pain  fermenté  :  manifestations  de  son  intelligence,  témoi- 
gnages de  sa  nature  éthérée  et  imniiortelle  ;  s*abaissera-t-il 
à  recommencer  toute  sa  vie,  non  pas  les  mêmes  inven- 
tions, ce  qui  stinvente  ne  s'invente  qu'une  fois,  mais  les 
mômes  manœuvres?  Au  jugement  de  M.  Jean  Reynaud, 
ce  serait  une  galère,  une  intolérable  servitude  : 

«  Nul  métier^  dit-il^  ne  saurait  être  agréable...  mais  il  est 
bon  que  dans  nos  sociétés  il  y  ait  toujours  quelque  travail 
corporel  à  accomplir,  les  âmes  supérieures  étant  les  seules  qui 
puissent  sans  péril  î^ahstenir  d'y  prendre  part,  parce  qu'elles 
ont  assez  d'attaéhement  à  la  pensée  pour  se  garder  elles-mêmes 
de  l'engourdissement  et  des  aberrations  où  mène  le  loisir... 
L'ordre  aurait  également  à  souffrir,  soit  que  le  travail  diminuât 
sans  que  les  âmes  s'élevassent,  soit  que  les  âmes  s'élevassent 
sans  que  le  travail  diminuât...  y> 

Qui  pense  mal  du  travail  est  mal  dispose  pour  le  tra- 
vailleur. M.  Jean  Rcynaud,  quelque  ami  qu'il  se  dise  de  la 
Révolution,  est  de  l'école  hiérarchique  et  féodale;  il  ne 
croit  pas  à  l'égalité  ;  il  est  avec  l'Église,  à  laquelle  il  est 
venu,  après  la  chute  de  la  République,  offrir  le  secours 
de  sa  philosophie  druidique,  magique  et  pythagoricienne. 
Ici  que  nous  dit-il?  c  II  faut  que  le  vulgaire  travaille, 
et  que  les  prédestinés  gouvernent.  » 

Le  voilà  donc  connu  ce  secret  plein  d'horreur  ! 

Et  vous  vous  dites  révolutionnaire,  républicain,  démo* 
crate,  socialiste  encore  !  Vous  niez  le  péché  originel  !... 
Non,  non  :  vous  avez  trop  le  génie  des  choses  divines, 
pour  concevoir  rien  aux  affaires  humaines  ;  trop  le  senti- 
ment de  la  Divinité,  pour  conserver  le  sens  moral.  Vous 
êtes  trop  convaincu  de  la  diablerie  de  ce  monde  pour 
croire  à  sa  Justice.  Le  travail,  en  effet,  pour  vous,  c'est  le 
diable.  Vous  croyez  au  diable  :  votre  métaphysique,  vieille 
comme  l^s  pierres,  vous  y  mène.  Regardez-y  donc  de  plus 
près  :  c'est  elle  qui  fait  l'inertie  du  sauvage,  elle  qui,  glo- 


—  166  — 

m 

rifiani  le  far  nienie^  a  inspiré  le  mythe  biblique  du  tra- 
vail, et  présidé  à  Tinstitution  des  esclaves. 

XII 

Toute  religion ,  en  vertu  du  spiritualisme  qui  la  con- 
stitue, qu^elle  s'appelle  christianisme,  bouddhisme,  drui* 
disme,  ou  tout  ce  qu*on  voudra,  est  «nti-pratique  ;  elle 
pousse  Vhomme  à  lu  contemplation,  à  Tinaciion,  auquié^ 
tisme. 

An  commencement,  dit  la  Genèse,  alors  que  Thomme 
n'avait  pas  encore  corrompu  sa  nature  par  le  péché',  Dieu 
le  plaça  dans  le  jardin  de  plaisir  pour  qu'il  lui  donnât  ta 
façon  et  qu'il  en  prit  soin ,  ut  operaretur  et  eustodiret 
illum.  Mgr  de  Paris,  Sibour,  voulant  flatter  la  tendance 
industrielle  de  Fépoque,  dit  un  jour,  eu  commentant  ce 
texte,  que  Dieu  avait  fait  l'homme  contre-maître  de  la 
création.  Le  mot  est  joli,  et  a  valu  bien  des  compliments 
au  bon  archevêque.  On  trouve  dans  la  Bible  tout  ce  qu'on 
veut.  Mais  gardez-vous  d'approfondir,  sinon  la  parole  de 
grâce  va  se  changer  en  parole  de  réprobation,  la  colombe 
devenir  serpent. 

Ceci  se  passait,  ne  l'oublions  pas,  avant  la  chute.  A 
cette  époque  de  félicité,  Thomme  en  parfaite  union  avec 
le  Créateur,  et  sans  doute  aussi  avec  lui-même,  le  travail 
n'avait  pour  lui  rien  de  répugnant  et  de  pénible.  Les  con-- 
trariéiés  signalées  par  M.  Jean  Reynaud  n'existaient  pas. 
La  nature,  qui  pour  produire  Thomme  vous  semble  avoir 
échelonné  tous  les  êtres,  avait  supprimé  les  espèces  nui- 
sibles et  inutiles  ;  ce  n'est  que  postérieurement  qu'elle  a 
complété  sa  série. 

Cet  état  de  bonheur  dura  peu.  L*homme  s'étant  infecté 
lui-même  par  un  acte  que  la  Genèse  ne  nous  révèle  que 
sotià  le  voile  de  l'allégorie,  mais  dont  M.  Reynaud  nous  a 
décrit  avec  un  redoublement  d*éloquence  la  gravité,  le 


—  167  -^ 

travail,  de  plaisir  que  Dieu  l'avait  fait,  devint  châtiment. 

«  La  terre  sera  maudite  pour  toi  :  tu  maogeras  d'elle  dans 
la  fatigue  chaque  jour  de  ta  vie.  Elle  te  poussera  des  épines 
et  des  chardons;  et  tu  mangeras  l'herbe  des  champs;  tu  te 
nourriras  de  ton  pain  à  la  sueur  de  ton  visage,  jusqu'à  ce  que 
tu  retournes  en  terre^  d'où  tu  es  sorti  :  car  tu  es  poussière  et 
tu  retourneras  en  poussière.  )>  [Gen.,  m.) 

Tel  est  le  décret  qui,  postérieurement  à  la  période  d'in- 
nocence, a  réglé  la  condition  du  travailleur,  et. qui  a  fait 
la  base  de  TÉconomie  sociale  pendant  toute  la  durée  de 
Tâge  religieux.  Cette  malédiction ,  dont  la  teneur  nous  a 
été  conservée  dans  le  livre  sacré  des  Hébreux,  a  retenti 
par  toute  la  terre.  Virgile,  au  6*  livre  de  l'Enéide,  place 
le  Travail  à  la  porte  des  enfei-s,  en  compagnie  de  mons- 
tres horribles,  le  Deuil,  les  Soucis  vengeurs,  les  pâles 
Maladies,  la  Vieillesse  chenue,  la  Peur,  et  la  Faim,  mau- 
vaise conseillère,  et  la  honteuse  Misère,  et  la  Mort. 

Le  christianisme  épaissit  de  plus  en  plus  ces  ténèbres. 
Selon  M.  Blanc  Saint-Bonnet,  Tun  des  mystiques  les  plus 
remarquables  de  notre  époque,  le  travail  est  la  régularisa- 
tion de  la  douleur,  sans  laquelle,  dit-il,  point  de  génie, 
point  d'héroïsme,  point  de  sanctiflcation. 

«  La  Douleur  avait  besoin  d'être  réglée  et  calibrée  dans  une 
loi  :  c'est  le  Travail. 

«  La  Douleur  est  un  remplaçant  du  Travail... 

«  Travail,  Douleur,  Mort,  trilogie  providentielle. 

«  La  Faim  (qui  force  l'homme  au  travail),  admirable  inven- 
tioD  pour  un  être.  La  théorie  de  l'absolu  est  toute  là...  » 
(Oe  la  Douleur,  passim.  ) 

De  ce  fait  élémentaire,  que  la  douleur  est  antinomi- 
quemènt  adossée  à  la  jouissance, ^'elle  n'est  autre  chose 
c|U6  l'excès  dans  la  jouissance,  comme  la  brûlure  est  un 
excès  de  caléfaction ,  la  fatigue  un  excès  dans  l'action, 
M.  Blanc  Saint-Bonnet  a  tiré  tout  un  volume  de  mysti- 


—  168  — 

cités,  qui  peuvent  paraître  intéressantes  à  un  spiritualiste, 
ù  un  chrétien,  mais  dans  lesquelles  le  sens  commun  ne 
peut  voir  que  l'abêtissement  de  la  raison  par  la  pensée 
religieuse.  C'est  le  procédé  de  M.  Jean  Reyuaud^dans 
les  contrariétés  qu'il  reproche  à  la  nature  :  le  philo- 
sophe et  le  chrétien,  partant  du  même  principe,  sont 
d'accord. 

.  ;  \    xiii 

Est-il  donc  si  difficile  dc.pénétrer  le  sens  de  cette  dou* 
ble  allégorie?       >    • 

a)  Le  travail  avant  le  péchéi-   ^  » 

L'homme,  en  vertu  de  son  activité  propre  et  de  ses  re- 
lations avec  le  monde,  est  ouvrier;  son  travail  est  spon- 
tané et  libre,  soumis  par  conséquent  à  une  loi  de  justice 
et  de  morale  dont  la  pratique  assure  son  bonheur,  dont 
la  violation  au  contraire  le  plonge  dans  la  misère.  C'est 
le  point  de  vue  subjectif,  affirmé  aujourd'hui  par  la  Ré- 
volution, et  que  l'écrivain^  sacré  présente  -  comme  une 
époque  antérieure,  époque  d'innocence,  de  spontanéité, 
de  liberté  et  de  richesse. 

h)  Le  travail  après  le  péché. 

Or,  ù  cette  loi  du  travail,  qui  ne  peui  avoir  rien 
d'affligeant,  puisqu'elle  résulte  de  notre  constitution, 
la  nature  ajoute,  la  sanction  de  sa  passivité.  L'homme 
doit  agir,  travailler,  d'abord  parce  qu'il  est  homme. 
Mais,  afin  que  son  action  ne  soit  pas  vaine,  il  ne 
subsistera  que  de  ce  qu'il  aura  produit,  à  Taide  de  cet 
instrument  inépuisable,  qui  est  la  Terre.  C'est  le  point 
de  vue  objectif,  le  seul  que  découvre  Tancienne  école 
économique.  Ainsi  s' missent  dans  le  Travail,  selon^la 
pensée  supérieure  du  mythe,  la  liberté  et  la  fatalité ,  la 
première  devait,  par  le  développement  des  facultés  hu- 
maines, subalterniser  de  plus  en  plus  la  seconde. 


—  169  — 

Gomment,  ensuite,  au  lieu  de  cette  subordination  de  la 
falalité,  nous  avons  eu  l'oppression  de  la  liberté  elle- 
même;  [en  autres  termes^  comment  le  point  de  vue  ob- 
jectif a  frappé  surtout  les  imaginations,  dominé  les  con- 
sciences, et  fini  par  gouverner  seul  réconi)mie  humani- 
taire, le  spiritualisme,  s'expUquant  par  la  bouche  de 
M.  Jean  Reynaud,  vient  de  nous  l'apprendre. 

I.es  âmes  supérieures,  dit  ce  grand  mythologue,  sont 
portées  naturellement  à  la  contemplation^  filles  repous- 
sent le  travail  dont  la  monotpHie  off^iise  leur  délicatesse; 
elles  tendent  à  s'en  décharger  sur  Ifê  âmes  ir\férieures, 
pour  lesquelles  la  p^sée  a  moins  d^attraits,  et  dont  la 
moralité  requiert  une  occupation  corporelle  soutenue. 

Qu'est-ce  que  cela  veut  dire? 

De  tous  les  contemplatifs,  les  plus  intrépides  sont  ceux 
dont  rintelligenc^  est  la  plus  vide,  et  qui  pensent  le 
moins.  Les  Orientaux  et  les  sauvages  passent  des  jour- 
nées, des  semaines,  les  jambes  croisées,  fumant  leur  pipe, 
sans  proférer  une  parole.  Chez  eux,  Tinertie  de  Tâme  et 
celle  du  corps  sont  en  raison  réciproque  :  dois-je  les.con- 
sidérer  comnie  des  âmes  supérieures  ? 

La  vérité  est  que  l'homme,  par  la  spontanéité  de  son 
moi,  tend  à  se  distinguer,  comme  Descartes,  en  corps  et 
en  âme,  à  s'abstraire,  tant  qu'il  peut,  du  premier  et  de 
ses  exigences  ;  à  se  concentrer  dans  sa  pensée  ;  à  tout  créer 
par  elle,  comme  le  moi  de  Fichte;  à  vivre,  en  un  mot, 
de  la  vie  de  la  Divinité.  Plus  il  glisse  sur  cette  pente, 
plus  il  lui  semble  que  son  âme  grandit,  qu'il  ajoute  à  sa 
dignité,  qu'il  plane  sur  le  monde  et  sur  ses  semblables.  A 
cet  égard,  le  sauvage  en  sait  autant  que  le  théologien  et 
l'ascète,  dont  il  peut*  se  vantqiMle  recréer  sans  cesse  le 
dogme  et  toute  la  métaphysique  par  sa  rêverie.  Dans  cet 
état,  le  travail,  réduit  à  l'objectivité  pure^  devient  j^jiur  la 
pensée  idéaliste  une  énigme  de  la  Providence,  une  utopie 

Il  10 


—  170  — 

satanique,  dont  TescIaTage,  servage  ou  salariat,  est  la 
traduction  fidèle. 

Si  le  Dieu  qui  jadis  fît  entendre  sa  parole  à  Moïse, 
qui  S'était  fait  connaître  auparavant  à  Abraham,  qui  avait 
enseigné  Noé  après  l'avoir  sauvé  du  déluge,  eât  été  mu 
d'une  vraie  piété  pour  notre  espèce,  il  avait  une  belle  oc- 
casion de  lui  rendre  service ,  en  lui  expliquant  le  mythe 
du  travail.  Cela  aqrait  mieux  valu  pour  l'édification  de 
l'humanité  que  l'abrasion  du  prépuce  et  l'interdiction  de 
la  viande  de  porc.  — Sois  attentif  à  la  parabole,  aurait-il 
dit  à  Noé;  ne  va  pas  te  perdre  dans  les  abstractions  quin- 
tessenciées,  et  prendre  Tâge  du  bonheur  et  l'âge  du  tra« 
vail  pour  deux  périodes  consécutives  de  l'histoire.  Il  ne 
s'agit  là  que  d'une  corrélation.  Le  bien-être  et  le  travail 
sont  jumeaux  :  vous  n'aurez  point  parmi  vous  d'esclaves; 
tout  le  monde  aura  sa  part,  et  le  plaisir  chassera  la  peine. 

Au  lieu  de  cet  avis  si  simple,  le  Irop  prompt  Jéhovah 
prend  lui-même  sa  parabole  au  pied  de  la  lettre.  Il  laisse 
subsister  la  malédiction  portée  par  Noé  contre  son  fils 
Cham;  parmi  les  richesses  dont  il  comble  Abraham,  il 
n'oublie  pas  les  esclaves,  mâles  et  femelles  ;  et  sur  le  Si<- 
naî,  son  principal  soin  est  de  consacrer  la  servitude  en 
la  réglementant.  Fiez-vous  donc  aux  révélations,  et  pre- 
nez les  dieux  pour  directeurs  de  vos  consciences  ! 

XIV 

Qu'est-ce  que  l'esclave? 

M.  de  Bonald,  partant,  ainsi  que  M.  Jean  Reynaud,  du 
dualisme  cartésien,  définit  l'homme  une  intelligence 
SERVIE  par  des  organes. 

Or,  il  est  à  remarquer  que  la  notion  de  l'esclave,  d'après 
l'étymologie,  revient  exactement  à  cette  définition  :  Serv^ 
«5,  4fij;j;-ar«,'  serv-ire^  ser^ere  (franc,  serrer),  inser-ere^ 
ser^a;  gr.  ÔepaTcwv,  6upa,  Oupow,  etc.  Strvus   est  donc 


—  171  — 

rbomme  de  soin,  gardien,  portier,  auxiliaire,  maocBuvre, 
chargé  de  serrer^  soigner,  conserver  toutes  choses  dans 
la  maison,  dans  le  jardin,  dans  Tétable,  de  faire  le  ler-^ 
vice  des  champs»  des  troupeaux,  du  harem.  C^est  celui 
qui,  ne  pensant  |)as  par  lui-même,  sert  d'instrument, 
d'organe  supplémentaire,  et  pour  ainsi  dire  de  second 
corps  à  un  autre  homme,  lequel  se  réserve  pour  lui- 
même  le  commandement  à  titre  de  maître  ou  d'âme 
pensante  et  supérieure. 

Quelques-uns,  à  l'exemple  de  saint  Augustin,  font  ve- 
nir servus  de  servatusi  par  une  contraction.  Ils  allèguent 
que  les  prisonniers  de  guerre  étaient  réservés  pour  le  tra- 
vail. Le  fait  est  vrai  ;  mais  il  s'ensuivrait  seulement  que 
c*est  servatus  qui  vient  de  servus  :  servus^  esclave;  ser^ 
vatus^  fait  esclave.  Qui  ne  voit  en  effet  que  l'idée  du  ser- 
vice a  existé  la  première,  et  que  celle  d'y  appliquer  le 
prisonnier  de  guerre  n^est  venue  qu^après?  Mais  ces  deux 
mots  n'ont  point  entre  eux  le  rlEipport  qu'on  leur  assigne, 
bien  que  leur  radical  soit  le  même.  La  déduction  est  celle 
quej*ai  indiquée  :  5^-0,  serrer,  garder;  serV'USy  Thomme 
de  garde;  serv-ire^  faire  le  service^  ou  la  garde;  serv-are^ 
conserver,  etc.  -       • 

Tant  d'AMES)  plus  iàui  à' esclaves ^  dit  le  Pentateuque, 
dans  les  dénombrements  qu'il  fait  du  peuple  après  la  sor- 
tie d'Egypte.  11  est  impossible  de  mieux  exprimer  la  pen- 
sée spiritualiste  qui  produisit  Tesclavage. 

«  Pourquoi^  demande  saint  Augustin,  Dieu  commande-t-il 
«  à  rbomme,  l'âme  au  corps,  la  raison  à  la  passion  et  aux 
<  autres  parties  inférieures  de  l'âme?  Cet  exemple  ne  mon<- 
«  tre-t-il  pas  clj^iremçnt  que,  comme  il  est  utile  à  certains 
«bommes  d'en  servir  d'autres,  pareillement  il  est  utile  à 
«  tous  les  hommes  de  servir  Dieu.  »  (De  la  Cité  de  Dieu, 
liv.  XIX,  chap.  21.) 

Dieu,  aurait  pu  dire  saint  Augustin,  à  l'exemple  de 


—  172  — 

M.  de  Bonald,  est  rintelligence  souveraine  servie  par 
rUnivers  et  par  l'Humanité;  et  c'est  à  Texemple  de  cette 
subordination  entre  lui  et  ses  créatures  qu*il  a  fallu 
qu'une  partie  du  genre  humain,  prédestinée  au  comman- 
dement, fût  servie  par  l'autre,  prédestinée  au  travail. 

Saint  Thomas,  Bossuet,  l'Église  tout  entière,  abondent 
en  ce  sens. 

Le  ministre  Jurieu  avait  osé  dire  : 

<t  II  n'y  a  point  de  relation  au  monde  qui  ne  soit  fondée 
sur  un  pacte  mutuel  exprès  ou  tacite^  excepté  l'esclavage  tel 
qu'il  était  entre  les  païens^  qui  donnait  à  un  maîlre  pouvoir 
de  vie  et  de  mort  sur  son  esclave^  sans  aucune  connaissance  de 
cause.  Ce  droit  était  faux^  tyrannique,  purement  usurpé,  et 
contraire  à  tous  les  droits  de  la  nature.  » 

Bossuet  lui  répond  (  F«  Avertissement)  : 

ce  Quelque  spécieux  que  soit  ce  discours  en  général;  si  l'on 
y  prend  garde  de  près,  on  y  trouve  autant  d'ignorances  que  de 
mots.  Si  le  ministre  y  avait  fait  quelque  réflexion,  il  aurait 
songé  que  l'origine  de  la  servitude  vient  des  lois  d'une  juste 
guerre^  où  le  vainqueur  ayant  tout  droit  sur  le  vaincu,  jusqu'à 
pouvoir  lui  ôter  la  vie,  il  la  lui  conserve,  ce  qui  même,  comme 
on  sait^  a  donné  naissance  au  mot  servi,  etc.  » 

L'argumentation  de  Bossuet  est  faible,  à  cause  du  sens 
restreint  quUl  donne  au  mot  servus,  travailleur.  La  ser- 
vitude consiste,  en  général ,  à  travailler  gratuitement 
pour  autrui^  ce  qui  a  lieu  toutes  les  fois  que  le  salaire 
est  infqlfeur  au  produit.  Dans  l'antiquité  le  travail  était 
imposé  par  un  maître,  aujourd'hui  il  ne  Test  plus  que 
par  la  misère  :  voilà  toute  la  différence.  Bossuet  pouvait 
donc  dire  à  Jurieu  :  Votre  théorie  ne  tend  à  rien  de  moins 
qu'à  supprimeria  distinction  des  rangs  et  des  fortunes, 
à  ébranler  tous  les  pouvoirs;  à  créer  l'égalité  et  l'anar- 
chie, à  rendre  inutile  la  religion  :  toutes  choses  que  vous 
repoussez,  comme  rÉglise,  énergiquement. 


—  173  — 

Ârisloie  comprenait  mieux  que  Bossuet  la  sirviludct 
quand  il  disait  : 

«  Quand  on  est  inférieur  à  ses  semblables  autant  que  le  corps 
Test  à  l'âme,  la  brute  à  l'homme^  —  et  c'est  la  condition  de 
tous  ceux  chez  qui  l'emploi  des  forces  corporelles  est  le  meil- 
leur parti  à  espérer  de  leur  être,  —  on  est  esclave  par  nature.  » 

11  voulait  dire  par  destination. 

XV 

Qui  veut  la  fin  veut  le  moyen. 

La  chasse  à  Tesclave  se  pratique  encore  sur  une  grande 
partie  de  l'Afrique,  de  rAmérique  et  de  TOcéanic. 

Est-ce  violer  la  justice?  Non,  dit  le  spiritualisle,  c'est 
accomplir  l'ordre  de  la  Providence,  qui  veut  que  les  noirs, 
les  jaunes,  les  rouges,  et  toutes  les  races  inférieures  ne 
pouvant  se  livrer  à  la  méditation,  travaillent... 

On  se  rend  maître  du  sauvage,  comme  des  autres  ani- 
maux, par  la  force,  par  l'adresse,  par  les  pièges  que  lui 
tend  son  instinct;  on  le  dompte  par  un  système  de  bons 
et  de  mauvais  traitements,  par  la  désuétude  de  la  liberté, 
par  le  travail  continu,  par  l'attrait  d'une  femme,  par  l'in- 
terdiction de  tout  exercice  libéral  et  de  toute  pensée,  lia 
castration  même  a  été  employée  sur  l'homme,  comme 
sur  les  chevaux  et  les  bœufs,  avec  succès.  Ce  n'est  peut- 
être  pas  autant  la  jalousie  maritale  qui  a  suggéré  cette 
barbarie  des  castes  privilégiées,  que  les  besoins  de  la  do- 
mestication. 

Une  conséquence  de  la  servitude  fut  d'abord  ii'exclure 
l'esclave  du  droit  commun,  ce  qui  voulait  dire  de  la  re- 
ligion. Le  recevoir  à  la  communion  des  pénates  et  des 
sacrifices,  l'élever  à  la  vie  contemplative,  refaire  de  lui 
une  âme,  en  lui  donnant  le  sacrement  de  Justice,  eût 
été  l'émanciper,^ revenir  à  la  confusion  générale  des  âmes 
et  des  corps  :  chose  impossible.  Le  spiritualisme  ne  ré- 
trograde pas. 

n.  10. 


—  174  - 

«  J'ai  démandé  quelle  espèce  d'instruction  morale  et  reli- 
gieuse recevaient  les  nègres  de  la  colonie^  et  j'ai  appris  que 
cette  instruction  était  nulle.  —  On  les  baptise^  m'a-t-on  ré- 
pondu ;  on  les  marie,  s'ils  le  désirent.  A  leur  mort,  on  va  quel- 
quelquefois  chercher  M.  le  curé  pour  les  confesser;  mais  il 
demeure  assez  loin^  et  nous  n'aimons  pas  à  le  déranger...  Mais 
ni  catéchisme  ni  prédication  pour  les  noirs;  nul  moyen  que 
la  notion  du  bien  et  du  mal  parvienne  à  leur  intelligence  :  ils 
sont  exclus  de  toute  idée  morale.  »  (J.-J.  Ampère,  Promenade 
en  Amérique,  art.  de  la  Revue  des  Deux-Mondes,  15  juil- 
let 1853.) 

Ainsi  en  usait  le  paganisme,  ainsi  en  \ise  le  christia- 
nisme :  toutes  les  religions  se  ressemblent.  Une  loi  de  la 
Révolution  dit  que  tout  esclave  qui  met  le  pied  sur  l^ 
territoire  de  la  république,  par  le  fait  est  libre.  Dans  l'É- 
glise, au  contraire,  le  curé  baptise  l'esclave,  marie  Tes- 
clave,  donne  Textrêmeonction  à  l'esclave;  et  ni  le  bap- 
tême, ni  le  mariage,  ni  rextrême-onction,  n'afiranchit 
Tesclave.  Le  sacrement  n'a  rien  de  commun  avec  la  li- 
berté. C'est  une  marque  que  le  prêtre  imprime  sur  le 
corps  du  chrétien,  comme  celle  que  les  éleveurs  font  sur 
le  dos  de  leurs  moutons  ;  signe  de  la  propriété  ecclésias* 
tique,  nullement  de  Tégalité  et  de  la  liberté  des  per- 
sonnes. 

Cependant  Texclusion  de  la  morale  parut  bientôt,  par 
son  absurdité  et  ses  conséquences,  d'une  pratique  dange-^ 
reuse.  On  a  beau  faire,  l'homme  se  retrouve  toujours 
dans  l'esclave  :  lui  dénier  toute  espèce  de  droit,  c'est 
le  pousser  à  la  vengeance.  Dans  l'intérêt  de  l'exploitation 
servile,cl  pour  la  sécurité  des  maîtres,  il  fallut  donc  aviser 
au  moven  de  faire  servir  le  culte  à  la  consolidation  de  la 
servitude  :  c'est  à  quoi  la  religion  se  prêta  avec  une  com- 
plaisance et  une  facilité  merveilleuses.  Il  y  eut  des  dieux 
et  des  sacrifices  .pour  les  esclaves,  des  saturnales  pour 
leur  rappeler  l'égalité  de  l'âge  d'or  ;  il  y  eut  même,  ce 


—  176  — 

qui  passe  toute  insolence,  un  droit  de  Tesclave  :  comme 
si  le  patronat  et  la  maîtrise  étaient  autre  chose  qu'une 
concession  temporaire  à  Timbécillité  générale;  comme  si 
le  droit  de  l'esclave  n^était  pas,  le  cas  échéant,  de  tuer 
son  propriétaire,  et  de  partir! 


CHAPITRE  III. 

Droit  de  l'homme  de  travail  on  de  Tesclave,  d'après  Moïse  .  — 

Loi  d'égoïsme. 

XVI 

L'année  dernière  Tarchevêque  de  Paris,  Mgr  Sibour, 
mit  au  concours  le  sujet  suivant  : 

Que  la  pratique  sincère  et  intelligente  des  maximes 
évangéUques  satisfait  à  la  jois  tous  les  instincts  du 
cœur  humain  et  les  grandes  lois  de  conservation  sociale; 

Que  le  précepte  chrétien  de  la  Charité  remplit  le  but 
'providentiel  de  Vinégale  répartition  parmi  les  hommes 
des  dons  de  f  intelligence  et  de  la  fortune. 

J'ignore  si  le  prix,  qui  était  de  1,500  fr.,  a  été  décerné, 
ou  si  le  concours  a  été  remis  à  Tannée  suivante.  Quoi  qu'il 
en  soit,  que  demandait  Mgr  Sibour? 

11  proposait  de  démontrer,  par  un  examen  approfondi 
de  la  nature  humaine  et  3e  la  constitution  de  la  société, 
que,  Tinégale  répartition  des  dons  de  rintelligence  et  de 
la  fortune  étant  Teffet  d'une  volonté  providentielle,  sinon 
de  la  fatalité  même  d^s  choses,  il  n'y  avait  lieu  de  pro- 
tester contre  cette  fatalité  ou  Providence  au  nom  d'aucune 
loi  de  Justice;  que  tout  ce  que  réclamait  THumanilé 
était  que  les  privilégiés  adoucissent,  par  line  bienfaisance 
volontaire,  la  rigueur  du  décret,  et  que  le  précepte  de 
la  charité  chrétienne  y  satisfaisait  pleinement. 

Ainsi,  voilà  qui  est  clair  ;  Mgr  Sibour,  d'accord  avec 


—  176  — 

la  philosophie  spiritualiste,  ancienne  et  moderne,  nie  lu 
possibilité  d'une  solution  juridique  :  il  affirme,  coiinnc 
je  l'ai  dit,  ^infériorité  du  travail,  Téternité,  la  nécessité, 
la  providentialité  de  la  misère.—  Que  parlez-vous,  dit-il, 
socialistes  et  jtialthusiens,  de  science  économique,  d*abo« 
lition  du'paupérisme,  de  problème  du  crédit,  d'équilibre 
des  salaires,  d'égalité  des  fonctions,  de  fusion  de  la  bour- 
geoisie et  du  prolétariat,  et  de  cent  autres  chimères  qui 
troublent  la  société  depuis  un  quart  de  siècle^  et  qu'a  vo* 
mies  sur  le  monde  la  Révolution 7  Ne  savez-vous  pas, 
aveugles,  que  la  Bonté  divine  ne  vous  a  rî^n  laissé  à  faire; 
qu'elle  vous^^r^futés  d'avance,  il  y  a  dix-huit  cents  ans. 
Vous  parlez  dq^aSiénce,  comme  Pilate  demandant  à  Jésus  : 
Qû'est'Ce  que  la  iMrité?  sans  daigner  seulement  l'entendre. 
Mais  la  science  est  devant  vous;  elle  s'est  révélée  au 
monde  et  vos  ténèbres  ne  l'ont  pas  comprise.  11  n'y  a  pas 
d'autre  science  qu^  celle  qui  s'est  manifestée  dans  TEvan- 
gile  :  Et  verbum  earo  factum  est. 

Eh  bien!  Monseigneur,  je  soutiens  précisément  que 
l'Évangile  est  lui-même  la  preuve  qu'il  y  a  autre  chose 
ehcore  à  attendre  que  TÉvangile;  je  soutiens,  dis-je,  que 
le  précepte  de  charité  a  pour  conséquence  nécessaire  de 
produire  le  précepte  de  Justice,  et  je  le  prouve,  d'ahoni 
par  la  série  des  idées,  puis  par  toute  votre  tradition. 

Après  la  période  inorganique  et  légendaire,  dont  j'ai 
parlé  au  chapitre  précédent,  une  première  législation 
fut  donnée  pour  consacrer  l'esclavage,  la  distinction  des 
castes  :  ce  fut  la  loi  d'égoïsme^  dont  Moïse  nous  fournira 
tout  à  l'heure  un  exemple. 

La  loi  d'amour j  exprimée  par  l'Ëvajigilc ,  est  venue 
ensuite,  antithèse  de  la  loi  d'égoïsme,  et  suppossmt  un 
troisième  terme,  une  synthèse,  qui  ne  peut  èlre  que  la 

LOI  DE  JUSTICE. 

Les  extrêmes  d^abord,  incomplets,  inféconds;  la  syn- 


—  177  — 

thèse  en  dernier  lieu,  seule  rationnelle  et  morale  :  telle 
est  la  marche  invariable  de  l'esprit  humain.  La  révélation 
aurait-elle  changé  cet  ordre?  La  raison  en  pieu  procé- 
derait-elle par  d'autres  lois  que  la  nôtre?  Votre  spiritua- 
lisme ne  va  pas  jusque  là:  Puis  donc  que  la  Providence  a 
voulu  que  la  Justice  se  posât  dans  THumanité  en  trois 
temps,  deux  mouvements  :  premier  mouvement,  passage 
de  la  loi  d'égoîsme  à  la  loi  d'amour;  deuxième  mouve- 
ment, passage  de  la  loi  d'amour  à  la  loi  d*éga1ité,  nous 
n'avons  rien  de  mieux  à  faire  qu'à  examiner  l'un  après 
l'autre  ces  deuiutermes,  Égoîsme,  Charité,  dont  fa  syn- 
thèse, annoncée  par  la  Révolution,  sera  Justice. 

Ah!  Monseigneur,  il  est  cruel  d'être  iiii4  par  les  siens  ; 
pourtant  on  s'en  console.  JL'homme  es^sujct  à  passion, 
l'amitié  fragile;  après  tout,  la  défection  d'un  frère,  d'un 
enfant,  d'une  femme,  de  quelque  afQiction  qu'elle  navre 
le  cœur,  n'a  rien  qui  étonne  le  philosophe.  Mais  êlre  trahi 
par  sa  propre  pensée,  par  sa  religion,  par  sa  foi,  c  est  ce 
qui  est  intolérable  ;  et  si  j'étais  que  de  vous,  savez- vous 
ce  que  je  ferais  tout  à  l'heure?  Je  prendrais  pour  moi  le 
conseil  que  la  femme  de  Job  lui  donnait  sur  son  fumier  : 
BenedicDeo^  et  mordre/ J'enverrais  promener  mon  Dieu, 
et  mourrais  après. 

XVII 

Le  mosaïsme,  que  la  démocratie  néo-chrétienne  voudrait 
faire  passer  pour  un  modèle  de  législation  libérale,  psy- 
chologise  peu;  il  penche  même,  mais  dans  l'expression 
seulement,  vers  le  matérialisme.  Pour  l'Hébreu,  Jéhovah 
est  un  feu  qui  briHe  dans  le  buisson  et  dévore  les  impies. 
C'est  à  peine  s'il  est  question  d'âme  et  d'esprit  ;  rouach 
est  le  souffle;  nephesch^  qui  correspond  à  anima^^Dyyi^ 
se  prend  quelquefois  pour  cadavre. 

Mais  ce  que  la  langue  est  impuissante  à  exprimer,  le 


—  178  — 

législateur  l'a  mis  dans  les  choses  :  le  spiritualisme,  qui 
fonde  la  caste,  est  tout  aussi  énergique  dans  Moïse  que 
chez  les  Brachmanes.  Cest  Brahma,  disent  les  livres 
sacrés  de  l'Inde,  qui  créa  de  sa  tête  la  caste  sacerdotale  ; 
de  sa  poitrine,  la  caste  noble  ;  de  ses  bras  et  de  ses  cuisses, 
les  laboureurs  et  les  marchands  ;  la  poudre  de  ses  pieds 
produisit  les  parias.  L'équivalent  de  celte  généalogie  se 
retrouve  dans  le  Pentateuque  :  le  sacerdoce  est  consacré 
spécialement  à  Jéhovah,  pour  le  service  du  culte;  la  no- 
blesse possède  les  terreç ,  gouverne  et  juge  ;  le  peuple 
et  les  esclaves  travaillent  et  mendient.  Où  M.  Oit  a-i-il 
vu  que  <  c'est  dans  les  institutions  de  Mbîse  que  la  pro- 
«  testalion  contre  le  régime  des  castes  se  manifeste  avec 
«  le  plus  d'éclat?  » 

Ce  que  j'en  dis,  du  reste,  n'est  point  à  titre  de  reproche. 
Moïse  fit  à  peu  près  ce  que  comportait  son  temps  et  sa 
race  ;  il  serait  parfaitement  ridicule  de  lui  en  faire  un  grief. 
Tout  ce  que  je  veux  est  de  montrer,  par  son  exemple, 
comment  de  l'idée  du  spiritualisme  naît  la  subalternisa- 
tion  du  travail,  et  de  prendre,  pour  ainsi  dire,  la  religion 
sur  le  fait. 

De  toutes  les  lois  de  Moïse,  les  premières  par  l'époque  de 
leur  promulgation  et  par  l'importance  de  leur  objet  pa- 
raissent avoir  été  celles  qui  concernent  la  classe  servilc; 
et  parmi  ces  lois,  la  plus  considérable  était  le  chômage 
hebdomadaire,  sorte  de  trêve-Dieu,  pendant  laquelle  les 
opérations  du  travail  demeuraient  généralement  sus- 
pendues... 

A  propos,  n'est-ce  pas  sur  votre  demande.  Monseigneur, 
qu'en  1852  la  Cour  de  cassation,  infirmant  un  arrêt  de  la 
Cour  de  Besançon,  pourtant  assez  dévote,  déclara  qu'une 
loi  de  18 14  concernant  l'observation  du  dimanche,  tombée 

m 

en  désuétude  depuis  plus  d*un  quart  de  siècle,  n'était 
point  abrogée?  Eh  bien!  voire  dimancho  n'est  qu'un  mo- 


—  179  — 

■ 

Dumenlde  servitude  renouvelé  des  Juifs  ;  et  quand,  ^ur 
nous  contraindre  à  la  pratique,  vous  invoquez  la  santé  et 
les  droits  du  travailleur,  vous  ne  faites  en  réalité  que 
consacrer  le  privilège  du  maître  et  Tinfériorité  du  mer- 
cenaire. 

J'ai  autrefois,  dans  un  discours  rendu  public,  traité  cette 
question  du  Dimanche.  J'espérais  pouvoir,  avec  Tappro- 
bation  d*une  académie,  tourner  au  sens  de  la  Justice  cette 
institution  d'esclave,  devenue  avec  le  temps  et  sous  Tîn- 
fluence  du  clergé  une  cérémonieÂe  pure  religion.  L'Église, 
qui  règne  à  l'Académie  comme  partout,  m'a  fait  voir  que 
je  m'étais  trompé.  Elle  m'a  rappelé  au  texte,  et  si  j'ai 
Tair  aujourd'hui  de  revenir  sur  mes  propositions,  ce  n'est 
pas  vous,  du  moins,  qui  nierez  la  parfaite  exactitude  de 
mon  nouveau  commentaire.  Il  y  a  dix-huit  ans,  je  piopo- 
sais  de  démocratiser  le  difnanche  :  vous  avez  repoussé 
mon  idée  comme  chimérique  et  contraire  au  vrai  sens  de 
la  Bible.  Ne  trouvez  donc  pas  mauvais  que  je  montre  à 
cette  heure  ce  que%it  la  Bible,  et  où  vous  prétendez  nous 
ramener  avec  elle. 

XVIIl 

Pour  bien  entendre  la  loi  du  Rcdos  et  tout  ce  qui  con- 
cerne l'organisation  religieuse  de  l'esclavage,  il  faut  se 
reporter  à  la  législation  du  désert,  telle  qu'elle  résulte  des 
chapitres  XX,  XXI,  XXI 1  de  l'Exode,  et  de  l'interprétation 
qu'y  fournissent  le  Lévitique,  les  Nombres  et  le  Deuté- 
ronome. 

L'auteur  de  la  loi,  Jéhovah,  après  une  déclaration  de 
principes  devenue  célèbre  sous  le  nom  de  Décalogue,  et 
dont  le  Sabbat  forme  Je  troisième  article,  traite  d'abord 
et  assez  longuement  du  droit  des  esclaves,  tant  étrangers 
qu'hébreux;  puis  successivement ,  et  avec  une  méthode 
qui  n'a  pas  été  assez  remarquée,  des  personnes  libres,  des 


—  180  — 

pmpriétés,  du  mariage,  de  la  police,  de  la  justice,  et 
finalement  des  rapports  de  la  nation  avec  ses  voisines. 

On  se  demande  comment,  parlant  à  une  race  orgueil- 
leuse, dont  il  s*agissait  avant  tout  de  constituer  la  natio- 
nalité au  milieu  de  trente  peuplades  pêle-mèlées,  Moïse 
débutq,  comme  si  c'était  pour  lui  le  point  capital,  par 
régler  le  droit  de  la  dernière  classe  du  peuple,  domestiques 
à  vie  ou  à  temps,  colons,  mercenaires,  esclaves.  La  Bible 
n*a  qu'un  mot  pour  toutes  ces  nuances,  éébed^  homme 
de  peine,  homme  qui  tr^Miile  pour  sa  nourriture,  en  latin 
servus.  D'où  vient,  chez  le  législateur,  cette  attention 
singulière? 

Permettez-moi,  Monseigneur,  d'entrer  ici  dans  .quel- 
que détail  :  le  fait  en  vaut  la  peine,  et  les  traditions  de 
TÉglise,  son  esprit,  ses  monuments,  sont  si  peu  connus 
d'elle-même,  que  vous  me  saurez  gré  de  cette  dissertation, 
qui  d'ailleurs  ne  sera  pas  longue.* 

,  XIX 

Comme  tdUs  les  habitants  du  désert,  les  Israélite, 
BenUIsraèl^  formaient  une  société  aristocratique  sem- 
blable en  tout  à  celle  qu'a  si  bien  décrite  M.  le  général 
Dauroas,  dans  son  intéressant  ouvrage  sur  les  Mœurs  et 
coutumes  de  r Algérie.  Son  récit  peut  servir  de  commen- 
taire au  livre  des  Nombres,  où,  sous  forme  de  recense- 
ment, se  trouve  fidèlement  décrite  la  constitution  sociale 
des  Hébreux. 

Du  reste,  quand  j'assimile  Tétat  des  Israélites  dans  le 
désert  à  celui  des  Arabes,  je  n'entends  pas  dire  pour  cela 
qu'ils  fussent  eux-mêmes  de  sang  arabe,  ou  si  l'on  aime 
mieux  de  souche  sémitique  :  à  cet  égard,  je  faia  toutes 
mes  réserves.  Le  point  de  départ  de  la  colonie  abraha- 
mide;  son  but  avoué,  but  essentiellement  agricole  et 
sédentaire;  la  promptitude  avec  laquelle  ce  but  fut  atteint 


—  181  — 

sous  Josué;  le  polythéisme  originel  de  la  peuplade;  sa 
conversion  au  monothéisme;  son  penchant  à  l'idolâtrie 
traditionnelle  ;  son  dégoût  de  l'anarchie  nomade  et  sa  ten- 
dance à  la  constitution  monarchique  ;  la  ressemblance 
du  type  juif  et  du  type  persan;  la  couleur,  fréquemment 
blonde  des  cheveux,  rosée  de  la  peau  :  tous  ces  traits  et 
d'autres  me  semblent  dénoter  une  origine  indo-germa- 
nique. Transportée  des  vallées  méridionales  du  Caucase 
dans  le  Canaan,  ayant  habité  tour  à  tour  la  montagne  de 
Palestine,  la  péninsule  sinaîqjoc^  et  la  terre  de  Cessen,  la 
raced'Âbraham  prit  la  langue  de  sa  nouvelle  patrie  *,  cela  se 
voit  rien  qu'au  nom  A'héhreu  (étranger)  qui  lui  fut  donné 
par  les  indigènes.  Mais  elle  ne  put  jamais  se  faire  aux 
mœurs  et  à  la  religion  du  désert  ;  et  ce  ne  fut  qu'après 
le  retour  dé  Babylone  que  le  jéhovisme,  longtemps  né- 
gligé, maintenant  saturé  d'idées  ariennes,  on  pourrait 
dire  nationales,  devint  pour  tout  de  bon  la  foi  d'Israël. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  l'origine  de  la  nation,  il  est  évi- 
dent que  son  premier  législateur  Moïse  (était-il  Égyptien 
ou  Arabe?  on  ne  sait;  à  coup  sûr  il  n'était  pas  du  sang 
d*Âbraham)  ne  songea  pas  à  lui  donner  d'autres  idées  que 
celles  du  désert.  C'est  la  constitution  arabe  que  Moïse 
applique  aux  enfants  d'Israël  :  son  horizon  politique  ne 
va  pas  au  delà. 

L'élément  de  cette  société  est  la  tente,  ohel  (Vulgate, 
tentorium)^  comme  nous  dirions  le  feu.  C^est  l'habitation 
de  l'individu  Israélite,  avec  sa  femme  ou  ses  femmes, 
ses  enfants,  ses  esclaves,  etc. 

Au«dessus  de  la  tente  vient  la  maison  ou  famille,  hébreu 
heth  ab,  c'est-à-dire  maison  de  père  (Vulgate,  domus, 
familia)^  correspondant  au  douar  algérien. 

«  Tout  chef  de  famille,  dit  M.  le  général  Daumas^  proprié* 
taire  de  terres^  qui  réunit  autour  de  sa  tente  celles  de  ses 
enfants,  de  ses  proches  parents  ou  alliés,  dé  ses  fermiers,  etc., 

H  il 


—  182  — 

forme  ainsi  un  douor,  rond  de  tentes,  dont  il  est  le  représea- 
tant'^et  le  chef  naturel^  cheikh,  et  qui  porte  son  nom.  » 

Élevons-nous  encore  d'un  degré,  et  lious  trouvons, 
toujours  d'après  le  livre  des  Nombres,  la  parenté  (liébreu, 
mischphachah  ;  Vulgatc,  cognatio)^  dont  voici  la  compo- 
sition : 

«  Divers  douars  réunis,  dit  l'auteur  des  Mœurs  algériennes, 
forment  un  centre  de  population  qui  reçoit  le  nom  de  farka. 
Cette  réunion  a  lieu  principalement  lorsque  les  chefs  de 
douars  reconnaissent  une  parenté  entre  eux;  elle  prend  sou- 
vent un  nom  propre,  sous  lequel  sont  désignés  tous  les  indi- 
vidus qui  la  composent.  y>. 

Enfin,  au-dessus  de  la  parenté,  ou  farka\  existe  la  tri- 
bu (hébreu,  matteh^  bâton  ou  sceptre;  Vulgate,  tribus)^ 
laquelle  est  formée  de  plusieurs  parentés,  comme  la 
parenté  elle-même  est  formée  de  plusieurs  familles. 

La  réunion  des  tribus,  parentés,  familles ,  avec  leurs 
esclaves,  valets,  fermiers,  clients  ;  les  jongleurs,  diseurs 
de  bonne  aventure,  bouchers,  barbiers,  sacrificateurs, 
médecins,  tout  le  corps  des  lévites  enfin,  qui  ne  for- 
maient pas,  à  proprement  parler,  une  tribu,  mais  étaient 
éparpillés  dans  la  masse,  constituait  le  corps  de  la  nation 
ou  le  peuple  (hébreu,  aam).  Le  genre  de  ce  mot,  qui  est 
éminin,  explique  rallégoric,  si  fréquente  dans  la  Bible, 
du  contrat  de  mariage  passé  entre  le  dieu  Jéhovah  et  la 
aam  d'Israël,  devcmie  si  tôt,  et  tant  de  fois,  adultère. 
Tacite  et  Josèphe  suivent  la  même  idée,  commune  d'ail- 
leurs à  tous  les  peuples  anciens,  quand,  parmi  leà  pro- 
diges qui  précédèrent  la  chute  de  Jérusalem,  ils  racontent 
qu'on  entendit  dans  le  sanctuaire  une  voix  humaine, 
plus  forte  que  nature,  qui  disait  :  Sortons;  audita  major 
humanâ  vox,  exgedere  deos.  C'était  le  divorce  entre 
le  Dieu  et  la  cité  qui  s'accomplissait. 
Coiîôiiléré  comriic  sociélé  religieuse  fo^:nfioe  sous  Tin- 


■•Vi 

V"  ■ 


—  183  — 

vocation  d'une  tlivinilé  8p6ciale^  le  peuple,  aam,  prend  le 
nom  de  aadah  (Vulgate,  congregatio)  :  c'est  la  synagogue 
des  Seplanle,  devenue  Vecclesia^  église^  deg  chrétiens. 
Toute  société  nouvelle,  chez  les  anciens,  supposant  un 
dieu  nouveau,  on  peut  dire  que  le  dieu  et  sa  Compagnie, 
aadah,  naissaient  en  même  lemps  Tunique  Tautre  :  c'est 
ce  qu'exprime  ce  verset,  dont  le  clergé  fait  une  application 
si  étrange  à  ses  petites  congrégations  :  Memor  eslOf  Do- 
mine, congregationis  tuœ ,  quant  possedisti  ab  initio; 
Souviens'toi,  Jéhovah,  de  ta  Compagnie,  que  tu  possèdes 
dès  le  commencement.  —  N'est-ce  pas  ce  que  nous  avons 
dit  en  rapportant  la  parole  de  soint  Augustin,  que  Dieu 
est  rintelligence,  et  la  société  qui  l'adore  le  corps  qui  lui 
sert  d'organe  ?  Or,  comme  Jéhovah  était  l'âme  du  corps 
hébraïque,  de  même  celui-ci  était  une  âme  pour  le  trou- 
peau de  serfs  qui  le  suivait  :  c!est  ce  que  nous  allons  voir 
à  l'instant  même.  - 

Lorsque  les  Beni-Israël,  poussés  par  Moï^e,  quittèrent 
TÉgypte,  marchant  en  ordre  de  bataille,  c'est-ù-dire  par 
tribus,  parentés  et  familles,  ils  entraînèrent  avec  eux 
une  multitude  immense  et  mêlée,  ééreb  rab  (Vulgate, 
vulgus  promisciitim  et  innnmerabile) ;  plèbe  ignoble, 
vile  multitude,  composée  de  tout  ce  qui  était  de  sang 
étranger,  on  qui,  quoique  de  race  israélito,  ne  possédant 
ni  richesse  ni  dignité,  était  retombé  dans  la  condition 
scrvilc- 

Nalurcllcment,  ce  n'était  pas  aveft  retto  plèbe  infime 
que  Jéhovah,  Don  Jéhovah,  comme  dit  la  Bible,  formait 
alliance  :  de  tout  temps  l'Église  fut  grande  dame,  et  son 
dieu,  son  époux,  haut  et  puissant  seigneur.  Toutefois, 
pour  engager  celte  multitude,  dont  le  service  était  indis- 
pensable à  la  subsistance  des  tribus,  il  fallait  bien  lui  pro- 
mettre quelques  avantages,  créer  pour  elle  des  garanties 
et  des  droits,  attendu  que,  selon  les  mœurs  de  l'époque  , 


—  184  — 

qui  sont  encore  celles  des  Arabes  moderùes,  elle  ne  pou- 
vait avoir  part  au  territoire. 

De  là  une  série  d'ordonnances  qui  déposent  à  la  fois,  et 
de  rétat  d*infériorité  juridique  de  cette  plèbe,  et  des 
avantages  particuliers  dont  elle  jouissait,  comparative- 
ment à  ce  qui  se  passait  chez  les  autres  nations.  En  prin- 
cipe, chez  les  anciens,  tout  le  monde  était  libre,  c*est- 
à-dire  propriétaire  et  noble,  ou  esclave  :  il  n'y  avait  pas 
de  moyen  terme.  Celui  qui  ne  pouvait  justifier  par  sa 
propriété  de  sa  noblesse  était,  ipso  facto  y  réputé  esclave; 
l'indigence  était  le  signe  de  la  servitude.  La  législation 
du  désert  créa,  en  faveur  de  la  plèbe  Israélite,  une  con- 
dition mitoyenne,  ainsi  qu'il  résulte  des  dispositions  sui- 
vantes : 

XX 

Exod,,  XX,  2-4,  et  Dent.  j\y,  12.  —  L'esclave  hébreu  est 
libre  de  plein  droit  après  six  années  de  service.  Tout  ce 
qu'il  aura  gagné  lui  appartiendra^,  ainsi  que  sa  femme,  à 
moins  qu'elle  ne  lui  ait  été  donnée  par  le  maître,  auquel 
cas  elle  reste  la  propriété  de  ce  dernier.  —  Si,  à  l'expira- 
tion de  la  sixième  année,  l'esclave  demande  à  continuer 
.  son  service,  il  sera  voué  aux  dieux  domestiques,  offeret 
eumdiis;  son  maître  lui  percera  l'oreilley  et  il  servira 
toute  sa  vie. 

Exod.^  XX,  20, 21.  —  Il  est  défendu  dç  maltraiter  l'es- 
clave hébreu  :  s'il  meurt  sous  les  coups ,  le  maître  sera 
puni  ;  mais  si  le  battu  survit  un  jour  ou  deux,  le  maître 
ne  sera  soumis  à  aucune  peine  :  c^est  son  argent. 

Exod.f  XX,  16,  etDeM^.,  XXIV,  7.  — Défense,  sous  peine 
de  mort,  à  un  noble  hébreu,  d'enlever  un  plébéien  et  de 
le  vendre  ;  la  chasse  à  l'esclave  n'est  autorisée  que  vis-à- 
vis  des  étrangers  :  car,  dit  la  loi  {Lévit.y  xxv,  42-45),  en 
principe,  {'Israélite  de  condition  inférieure  n'est  esclave 


—  186  — 

que  de  Jéhovab  :  il  ne  peut  être  vendu  par  un  homme. — 
L'histoire  de  Joseph,  vendu  par  ses  frères,  est  un  exem- 
ple fameux  du  fait  que  la  loi  des  esclaves  venait  abroger. 

L'Israélite  pauvre  a  donc  des  garanties  contre  les  fers; 
Tallophyle  n*en  a  pas.  La  congrégation  jéhovique  est  d'un 
degré  moins  féroce  que  celle  des  nègres  du  Soudan. 

D*aprës  le  même  principe  il  est  ordonné  {Deut,^  xv,  13; 
xxiY,  14  ;  Lévit.^  xix,  13)  de  payer  le  salaire  des  domesti- 
ques, manouvriers  et  esclaves  hébreux  ;  le  noble  n'a  pas 
le  droit  de  retenir  leur  salaire,  ce  qui  n'a  plus  lieu  à 
regard  des  autres  esclaves,  qui  ne  s'appartiennent  pas. 
Les  prophètes  sont  pleins  d'allusions  à  cette  loi,  qu'enfrei- 
gnaient impunément  sous  la  monarchie  les  riches  et  pro- 
priétaires 9  lesquels ,  dit  Jéhovab ,  dévorent  ma  plèbe 
comme  une  bouchée  de  pain,  qui  devùrUnt  plebem  meam 
sicut  eseam  panis. 

Exod.f  XX,  7-11.  —  Tout  père  de  famille  pauvre  a  le 
droit  de  vendre  à  un  Hébreu  sa  fille  comme  esclave;  et 
l'acquéreur  jouit,  à  l'égard  de  la  jeune  fille  ainsi  vendue, 
du  droit  du  seigneur.  Seulement  il  est  obligé  de  la  gar- 
der, de  pourvoir  à  ses  besoins,  de  lui  rendre  le  devoir, 
alors  même  qu'il  prendrait  une  épouse  ;  sinon,  elle  recou- 
vrera gratis  sa  liberté. 

Exod.^  XXII,  16.  —  Si  une  fille  (de  la  plèbe)  est  enlevée 
par  un  individu  (noble),  et  qu'il  couche  avec  elle,  il  lui 
constituera  une  dot  et  la  gardera  pour  feqame.  Â  l'égard 
des  filles  nobles,  la  séduction  était  punie  de  mort. 

Ainsi.,  la  mésalliance  imposée  comme  châtiment  à 
risraélite  de  sang  libre,  qui,  pouvant,  moyennant  pécune, 
prendre  une  plébéienne  pour  concubine,  la  viole  :  voilà 
la  garantie  donnée  par  Moïse  à  l'honneur  des  filles 
pauvres! 

Comment  TÉglise,  au  moyen  âge,  ne  s'est-elle  pas  sou- 
venue de  cette  loi? 


—  186  — 

LéviL,  XIX,  20.  -«*  Défense  ù  tout  parliculier  de  coucher 
avec  une  servante  qui  n*esl  point  à>lui  :  le  délinquant  sera 
puni  de  la  bastonnade,  non  pour  l'affront  fait  à  la  jeune 
(ille,  mais  pour  l'atteinte  portée  au  droit  du  propriétaire. 

A  ces  privilèges,  déjà  considérables,  on  faveur  de  la 
plùbe  hébraïque  ou  classe  servile,  le  législateur  en  ajoute 
d'autres,  non  moins  précieux,  s'ils  ne  restent  pas  lettre 
moite. 

L'esclave  ordinaire  ne  ])ouvait  appeler  son  maître  en 
justice  ;  mais  il  en  était  autrement  du  serf  hébreu  :  pour 
celui-ci,  le  juge  devra  recevoir  la  plainte,  ne  faire  aucune 
acception  de  penonnesy  et  traiter  les  parties  selon  Téga-- 
liié  [Exod.  xxiii,  3). 

La  plèbe  n'ayant  ni  patrimoine,  ni  revenu,  Jéhovah 
recommande  au  riche,  propriétaire  du  sol  par  privilège, 
de  prêter  au  pauvre  dans  son  besoin ,  et  sans  intérêt 
(Exod.,  XXII,  25;  Deut.,  xv,  7-10;  xxiii,  19,  20).  Tel  est  le 
sens  de  ce  fameux  précepte  :  Tu  no  prêteras  pas  à  intérêt 
à  ton  prochain,  mais  à  l'étranger.  Non  fœneraberis  proxi- 
mo  tuo,  sed  alieno^  qui  a  fait  débiter  aux  docteurs  tant 
do  sottises.  C'est  une  compensation  du  privilège  territo- 
rial accordé  aux  nobles,  qu'il  faut  mettre  sur  la  môme 
ligne  que  la  recommandation  de  faire  largesse  (LéviL, 
XIX,  20)  à  propos  du  glanage  et  du  grapillage. 

Lo  couronnement  de  ce  système,  qui  ne  laissait  pas  que 
d'apporter  une  modification  importante  dans  les  mœurs 
orientales,  est  le  repos  du  septième  jour  et  de  la  septième 
année  [Exod.,  xx  et  xxxi,  et  Deut.y  v). 

Afin  d*as8urer  un  relâche  aux  travailleurs,  Moïse  éta- 
blit sur  chaque  septième  jour  et  chaque  septième  année 
une  espèce  de  tabou,  il  le  consacre,  a  Souviens-toi,  dit 
a  Jéhovah,  de  consacrer  le  jour  du  repos.  Ce  jourJà  tu 
a  1)6  feras  œuvre,  ni  toi,  ni  ton  fils,  ni  ta  fille,  ni  ton  ser* 
a  viteur,  ni  ta  servante,  ni  ton  bétail,. ni  l'étranger  qui 


—  187  — 

«  habile  avec  toi.  »  Et  pour  qu'il  n'y  ^il  pas  de  doute  sur 
le  motif  de  la  loi,  il  a  soin  de  rappeler  qu'eux  aussi,  les 
nobles,  à  qui  s'adresse  particulièrement  Jéhovah,  ont 
porté  le  joug  égyptien,  et  que  c'est  à  la  suite  de  cette 
servitude  que  Jéhovah,  leur  libérateur,  a  institué  le  sabr 
bal  ;  Idcirco  prœcepit  iibi  ut  observares  diem  sabbati. 

Les  mêmes  causes  amènent  partout  les  mêmes  effets. 
Ou  voit  par  un  passage  des  Gcorgiques  de  Virgile  que 
dans  Tancienne  Italie  il  y  avait  aussi  des  jours  consacrés 
au  chômage;  le  poète  va  jusqu'à  observer  (}ue  la  dévo- 
tion ne  doit  cependant  pas  empêcher  de  vaquer  aux  tra« 
vaux  de  nécessité  publique  : 

Quippe  etiam  festis  quœdam  exercer e  diebus 
Fas  et  jura  sinunt  ;  rivos  deduce^'e  nuUa 
Relligio  vetuit,  segeti  prœtendere  sœpem, 
Insidias  avibus  moliri^  incendere  vêpres, 
Balantûmque  gregem  fluvio  mersare  salubrt. 
Sœpe  oleo  tardi  costas  agttalor  aselli 
Vilibus  aut  onerat  pomis,  lapidemque  revertens 
Jncusum  aut  alrœ  massam  picis  urbe  reportât, 

[Georg.,  lib.  I,  v.  268-275.) 

Tout  le  monde  sait  qu'en  Russie  la  corvée  existe  eqcoro , 
mais  on  Ta  mitigée  par  une  intercalation  de  jours  de 
fêles  qui,  avec  les  dimanches,  font  un  total  de  quatre* 
Aingts  jours  de  chômage  {lar  année,  soit  à  peu  près  sept 
dimanches  par  mois,  ou,  si  vous  aimez  mieux,  un  di- 
manche, un  sabbat,  tous  les  quatre  jours.  Tel  est  le 
droit  du  serf  des  deux  côtes  de  l'Oural.  L'administration 
impériale  ne  s'écarte  jamais  de  cette  règle;  elle  a  grand 
soin  d'indiquer  dans  son  calendrier  les  jours  chômes , 
sorte  de  boni  pour  les  corvéables.  (Le  Play,  les  Ouvriers 
Européenst) 

Ici,  Monseigneur,  permettez-moi  d'interrompre  la  dis- 
cussion pour  un  fuit  personnel. 


—  188  — 

XXI 

Je  lis  dans  ma  biographie  : 

«  Le  livre  de  la  Célébration  du  Dimanche ,  envoyé  par 
Pierre-Joseph  aux  académiciens  franc-comtois,  fut  accueilli  par 
eux  assez  froidement.  Sous  la  toison  de  l'agneau  (style  évangé- 
lique!)  perçait  déjà  l'oreille  du  loup.  Proudhon,  tout  en  con- 
cluant au  repos  du  septième  jour,  comme  hygiène  et  comme 
devoir  (ce  mot  est  inexact),  déclarait  que  l'égalité  des  condi- 
tions seule  pouvait  décider  les  peuples  à  l'exacte  observation 
de  la  loi  divine.  Sans  prêcher  l'émeute,  il  invoquait  la  répu- 
blique, et  ce  livre  était  tout  simplement  la  préface  du  fameux 
mémoire  :  Qu'est-ce  que  la  propriété?  » 

Le  fait  est  que  le  rapporteur  de  TAcadémie,  M.  Tabbc 
Doney,  aujourd'hui  évoque  de  Montauban,  dans  un  rap- 
port longuement  motivé,  soutint  que  j'avais  prêté  à  Moïse 
des  vues  qui  n'avaient  point  été  les  siennes,  et  qu'en  con- 
séquence l'Académie  ne  pouvait,  en  couronnant  mon  ou- 
vrage, accepter  la  responsabilité  d'une  interprétation  qui 
ne  tendait  à  rien  de  moins  qu'à  dénaturer  la  tradition  de 
l'Église  et  l'esprit  d'une  institution  si  respeclabic. 

A  cette  observation  du  rapporteur  je  répondais  :  Qu'il 
s'agissait  bien  moins  aujourd'hui  des  intentions  de  Moïse 
que  des  besoins  de  notre  époque;  que  l'Académie,  en  niet- 
tant  au  concours  la  question  de  l'observation  du  Dimanche, 
sous  le  quadruple  aspect  de  V hygiène  publique,  de  la 
morale,  des  relations  de  famille  et  de  ailé,  avait  eu  en  vue 
de  connaître,  non  plus  le  sens  judaïque,  étroit,  du  sabbat, 
mais  le  caractère  d'universalité  pratique  du  dimanche. 

C'est  ce  qui  me  faisait  dire  dans  ma  préface  :• 

«Le  dimanche,  sabbat  chrétien,  dont  le  respect  semble 
avoir  diminué,  revivra  dans  sa  splendeur  quand  la  garantie 
du  travail  aura  été  conquise,  avec  le  bien-être  qui  en  est  le 
prix.  Les  classes  travailleuses  seront  trop  intéressées  au  main- 
tien de  l'institution  pour  qu'elle  périsse  jamais.  Alors  tous 


—  189  — 

célébreront  la  fête^  bien  que  pas  un  n'aille  à  la  messe;  et  le 
peuple  comprendra,  par  cet  exemple,  comment  il  se  peut 
qu'une  religion  soit  fausse,  et  le  contenu  de  cette  religion 
vrai,  etc.  » 

Voilà  ce  que  je  disais,  et  ce  que  l'Église,  représentée 
par  M.  l'abbé  Doney,  comme  aujourd'hui  par  messeigneurs 
Mathieu  et  Sibour,  refusait  d'entendre.  Au  fond,  sur  quoi 
portait  la  divergence?  C'est  que  la  Révolution,  que  j'évo- 
quais sous  le  nom  de  Moïse  et  à  propos  de  la  loi  d'égoisme, 
tend  à  la  Justice;  tandis  que  l'Église,  attachée  au  sacre- 
ment et  à  la  lettre,  reste  dans  la  loi  d*amour,  dans  la 
charité. 

Pouvais-je  donc,  en  bonne  logique,  traiter  la  question 
à  un  autre  point  de  vue  que  celui  que  j'avais  adopté,  et 
m'en  tenir  à  la  lettre  du  Pentateuque?  Le  bel  enseigne- 
ment à  proposer  à  la  bourgeoisie  contemporaine  que 
de  lui  dire,  d'après.  Moïse  :  Qu'il  ne  lui  est  pas  permis 
d'assommer  le  travailleur,  ni  de  le  vendre  comme  es- 
clave; que  tout  bourgeois  a  droit  de  cuissage  sur  sa 
bonne,  et  même  sur  chaque  fille  du  peuple,  pourvu 
qu'il  paye;  que  le  repos  du  dimanche,  ayant  été  établi 
par  charité ,  et  comme  adoucissement  à  la  servitude , 
n'est  obligatoire  pour  le  patron  que  relativement  à  ses 
ouvriers  ;  que  la  propriété  a  pour  condition  compensa- 
toire le  glanage  dans  les  champs,  le  ratplage  dans  les  • 
prés,  le  grapillage  dans  les  vignes,  le  prêt  d'argent  sans 
intérêt,  etc.,  etc.!... 

C'est  alors  que  l'Académie  se  serait  récriée  contre  l'im- 
pertinence de  mes  textes ,  et  qu'au  lieu  de  m'accorder, 
à  titre  d'estime,  la  médaille  de  bronze,  elle  m'eût  dénoncé, 
comme  elle  a  fait  plus  tard,  à  l'indignation  des  honnêtes 
gens. 

Quittons  l'Académie  bisontine  et  mon  discours,  et  re- 
venons à  la  question. 

II.  11. 


—  190  — 

xxn 

Oh!  la  question  est  très-simple  :  elle  se  réJuit  h  dire 
qu'après  la  période  (ranthropophagie, les  premières  lueurs 
de  la  iporale  ayant  fait  cesser  le  massacre  des  gens  et  la 
mandueation  des  cadavres,  Texpérience  ayant  aussi  révélé 
le  parti  qu'on  pouvait  tirer  de  ta  terre  par  le  travail,  les 
plus  forts  y  appliquèrent  les  plus  faibles,  et  que  la  reli^ 
gion  consacra  cette  première  serviUide,  en  dotmant,  à  la 
fois,  au  maître  des  garanties  contre  Tesclave,  à  Tesclave 
des  garanties  contre  le  maître.  Telle  fut  la  loi  d'égoïsme, 
par  laquelle  l'homme,  faisant  d'un  autre  homme  son 
serviteur,  son  organe,  s'attribuait  d'autorité  divine  et 
humaine  tout  ce  que  cet  homme  était  capable  de  pro- 
duire, no  lui  laissant,  comme  à  une  bote  de  somme,  que 
ce  qui  était  indispensable  pour  subsister. 

Dans  la  religion  instituée  par  Moïse,  où  l'unité  de  Dieu 
était  de  dogme,  il* ne  par»ît  pas  qu'il  y  ait  eu  une  divinité 
particulière  pour  les  esclaves  :  c'était  toujours  ^éhovab» 
mais  sous  un  autre  nom,  S^adàai* 

Sehaddaï,  c'est^à^lire  le  Casseur  de  mottes^^  esi  le  Siva 
hébreu,  Tancieii  dieu  des  Israélites,  sous  la  puissance 
duque)  ils  avaient  vécu  en  Egypte.  Aussi  quand  Jéhovah 
envoie  Moïse  pour  délivrer  son  peuple,  il  lui  dit  :  Jusqu'à 
présent  ils  n'^nt  connu  que  Scbad<laï,  le  Caâse«nu>tte, 
c'ost-'à-dire  la  servitude;  maintenant  ils  connaîtront 
Jéhovah,  ce  qui  voulait  dire  la  richesse  et  la  liberté. 
Partout,  dans  la  Bible,  SchadJaï  est  le  dieu  du  malheur, 
celui  qui  afiligo  les  hommes,  comme  dos  esclaves  atta* 
chés  à  la  glèbe.  H  n'est  question  que  de  lui  dans  Job,  le 
Pleureur,  victime  innocente  de  Schaddaï.  Il  faut  voir, 
dans  le  Dcutoronome,  cliap.  32,  avec  quel  mépris  Jébovah 
traite  les  dieux  des  nations  :  il  les  appelle  des  Schedim, 
pluriel  de  Schaddaï,  c'est-à-dire  des  dieux  d'esclaves, 


—  191  — 

des  Casse-moites^  des  meurt-de-faim^  des  bausse^terre, 
des  housse-bots  (  comme  nous  disons  dans  noire  patois 
bisontin  pour  désigner  ceux  qui  passant  leur  vie  à  fouiller 
la  terre,  tels  que  les  vignerons),  des  rien  du  tout.  On  re- 
trouve ici  rélcrnel  anthropomorphisme  :  Tesclave  fait  son 
dieu  à  son  image,  comme  le  noble,  le  marchand,  le  finan- 
cier, la  femme  amoureuse,  le  poète,  le  médecin. 

La  même  hiérarchie  de  dieux  subsistait  à  Rome  :  il  y 
avait  les  dieux  de  la  noblesse,  dii  magnarum  gentium, 
cl  les  dieux  de  la  plèbe,  dii  minorum  gentium.  Quand  les 
mêmes  dieux,  les  mêmes  sacrements,  furent  à^  Tusage  de 
tout  le  monde,  quand  la  religion  fut  devenue  commune, 
alors  il  y  eut  confusion  dans  l'État,  et  ce  fut  fait  de  la 
sociélé.  Résultat  curieux  :  le  spiritualisme  tombant  dans 
le  domaine  public,  lu  civilisation  était  à  refaire! 

Nous  allons  voir  comment  celle  reconstjtution  eut  lieu, 
comment  la  loi  dégoïsme  prit  fin  et  fut  remplacée  par 
«ne  autre  moins  rude,  qui,  sans  réaliser  la  Justice,  tou- 
jours à  l'état  d'utopie,  lui  servit  néanmoins  d'achemine- 
ment. 


CHAPITRE  IV. 

Droit  du  serf  ou  salarié,  d'après  l'Église  :  loi  d'amour. 

XXIII 

ê 

On  dispute  encore  aujourd'hui  sur  la  question  de  savoir 
ni  c'est  au  christianisme  qu'est  due  véritablement  Tabo- 
lilion  de  l'esclavage.  Ut  Moreau-Christophe,  M.  Wallon 
et  d'autres,  protestent  contre  ce  sentiment. 

J'avoue,  après  un  dernier  et  attentif  examen,  que  cette 
discussion  me  semble  une  pure  chicane.  Sans  doute,  si 
nous  devions  juger  le  christianisme  seulement  d'après 


—  192  — 

ses  auteurs  et  prendre  TÉglise  par  ses  écritures,  il  y  au- 
rait lieu  de  concevoir  quelque  soupçon.  Mais,  à  moins  de 
nier  Tévidence  et  de  fausser  Thistoire,  on  ne  peut  pas 
limiter  le  sens  du  mouvement  chrétien  aux  termes  des 
écrivains  ecclésiastiques;  je  dis  plus,  dans  les  circon- 
stances où  fut  posée  la  réforme  évangélique»  cl  avec  elle 
la  question  de  l'esclavage,  il  y  a  bien  plutôt  lieu  de  s'é- 
tonner que  l'Église  ait  su  esquiver  la  responsabilité  péril- 
leuse que  celte  question  faisait  peser  sur  elle,  que  de 
se  demander  quel  en  est  l'auteur. 

Les  causes  qui  du  premier  au  sixième  siècle  de  notre 
ère  déterminèrent  l'abolilion  de  l'esclavage,  causes  qui 
s'associèrent  à  l'idée  messianique,  et  ne  formèrent  à  la 
longue  qu'un  tout  avec  le  christianisme,  furent  : 

1°  La  réaction  des  nations  vaincues,  livrées  en  pâture 
à  la  plèbe  romajne  et  à  la  domesticité  des  Césars  ; 

2°  L'unité  impériale,  qui  sur  les  ruines  de  l'ancienne 
constitution  patricienne  opérait  insensiblement  la  fusion 
des  cultes,  des  conditions  et  des  castes  ; 

3**  L'admission  progressive  des  provinces  au  droit  de 
cité,  qu'imposaient,  avec  une  nécessité  croissante,  le 
manque  d'honunes  et  la  pression  des  événements; 

4**  Les  bénéfices  que  les  propriétaires  d'esclaves  avaient 
fini  par  trouver  dans  l'affranchissement.  —  Aussi  bien 
que  les  économistes  modernes,  ils  savaient  que  l'esclave 
est  une  propriété  chanceuse,  de  difficile  exploitation,  et 
que  le  meilleur  parti  à  en  tirer  est  dcle  constituer,  en  quel- 
que sorte,  fermier  de  sa  propre  personne.  Dès  le  temps 
d'Auguste ,  cette  pratique  s'était  multipliée  au  point 
tju'il  crut  nécessaire  de  retenir  le  torrent  des  émancipa- 
tions ; 

5°  L'invasion  des  Barbares. 

Dans  tout  cela,  j'en  conviens,  il  ne  paraît  ombre  de 
mysticisme.  Mais^  ainsi  que  déjà  nous  Tavons  observé,  une 


—  193  — 

pareille  révolulion  ne  pouvait  s'accomplir  sans  revêtir 
une  forme  religieuse,  et  cette  forme  religieuse  fut  le 
christianisme. 

Oui,  et  c'est  en  quoi  les  auteurs  que  je  combats  ont 
raison,  avant  que  la  propagande  messianique  fût  com- 
mencée, l'extinction  des  patries  ou  nationalités,  et  leur 
absorption  dans  une  grande  et  commune  patrie  qui  était 
l'empire,  avait  fait  naître  dans  les  esprits  l'idée  supérieure 
d'HuMANiTÉ.  Horace,  fils  d'un  affranchi  ;  Virgile,  fils  d'un 
colon  de  la  Gaule  transpadane;  Térence,  ancien  esclave, 
originaire  de  Carthage;  Sénèque,  Espagnol,  si  bien  placé 
pour  suivre  le  progrès  de  l'idée  ;  Épictète,  longtemps  es- 
clave, comme  Tércnce;  toute  la  légion  de  philosophes  qui 
remplissaient  Rome,,  l'Italie,  la  Grèce,  célébraient  la  fra- 
ternité universelle,'  que  le  christianisme  commençait  à 
peine  à  balbutier  ses  mythes.  (Consulter  sur  toute  cette 
matière  de  l'esclavage,  du  travail  et  de  la  charité  chez  les 
païens,  les  juifs  et  les  chrétiens,  le  savant  ouvrage  de 
M.  Moreau-Christophe,  Du  problème  de  la  misère,  3  vol. 
in-8o,  Paris,  Guillaumin.)  Et  certes,  le  peu  que  contien- 
nent les  Évangiles  et  les  Pères  de  la  primitive  Église  sur 
le  sujet  de  l'esclavage  se  trouve  avec  plus  d'ampleur, 
de  philosophie,  avec  un  sentiment  plus  profond  de  la 
J'nslice,  dans,  les  lettres  de  Sénèque,  par  exemple. 

Mais,  et  c'est  ici  que  je  me  sépare  des  savants  critiques, 
si  Ton  considère  que  ces  hautes  pensées,  descendant  au 
cœur  des  masses,  devaient  s'y  transfigurer,  on  reconnaîtra 
que  c'est  bien  moins  dans  la  lettre  des  Écritures  qu'il  faut 
chercher  la  solution  du  problème,  que  dans  les  dogmes. 

Qu'est-ce,  après  tout,  que  cette  agitation  messianique, 
qui,  née  au  fond  de  l'Orient,  s'étend  comme  une  tempête 
sur  TÉgypte,  l'Asie  mineure,  la  Grèce,  et  bientôt  envahit 
l'Occident,  si  ce  n'est  la  révolulion  des  escteves?  Dans  le 
principe,  les  promoteurs  du  mouvement  sont  les  Césars; 


—  194  — 

et  ce  n*esl  pas  sans  raison  que  le  Juif  Josèplie,  et  bien 
d'autres  à  son  exemple,  regardèrent  l-empereur  comme 
le  messie.  Mais  précisément  parce  que  quelques-uns  iroii- 
vaient  le  messie  dans  César,  le  messie  symbolisait  l'idée  : 
qu'importait  après  cela  le  cboix  de  la  personne  ? 

Ce  qui,  du  reste,  assura  au  judaïsme  et  à  la  secte  qui 
s'en  détacha  la  prépondérance  dans  le  nouvel  ordre  d'i- 
dées, ce  fut  son  histoire. 

XXIV 

Le  jucfaïsme  avait  été  une  religion  d'aiïranchisscmont. 
Les  livres  juifs  sont  pleins  du  souvenir  de  lu  servitude 
d'Egypte;  dans  les  institutions  tout  en  parle,  tout  la  ra|> 
pelle.  La  servitude  de  Babylone  avait  laissé  une  impres- 
sion encore  plus  profonde;  et  maintenant,  après  la  mort 
d'Agrippa,  dernier  du  sang  des  Macôhabées,  la  Judée,  ré- 
duite en  province  romaine,  gémissait  avec  le  monde  en- 
tier sous  une  oppression  qui  semblait  ne  po.uvoir  plus 
finir. 

Il  y  eut  un  jour  cependant  où  le  monde  put  se  croire 
libre.  Au  même  moment,  les  Juifs  se  révoltent  dans  la 
Palestine,  les  Numides  dans  l'Atlas,  les  Bagaudes  dans  la 
Belgique;  l'Espagne  s'ébranle.  Pour  comble,  trois  pré- 
lendimts  à  l'empire  s'élèvent  à  la  fois  ;  la  guerre  civile 
dévore  l'Italie,  de  vastes  incendies  consument  les  villes 
et  les  temples,  un  tremblement  de  terre  fait  tomber  le  Ca- 
pitole. 

Les  peuples  effrayés  crurent  à  la  fin  du  monde  :  cet 
effroi  sauva  l'empire.  Les  traditions  étaient  perdues.  Ni 
foi,  ni  patriotisme;  rien  que  le  chagrin  de  la  servitude: 
c'était  trop  peu  pour  la  liberté.  Partout  le  bourgeois  n'at- 
tendait son  salut  que  de  la  faveur  de  César;  abandonnée 
à  elle-même,  la  plèbe  restait  impuissante.  L'insurrection, 
promptement  réprimée  dans  la  Gaule  et  l'Afrique,  fut 


—  105  — 

enfin  écrasée  dans  Tâffreuse  guerre' de  Judée.  Et  ceux  qui* 
un  moment  avaient  cru  à  la  fin  de  l'empire,  qui  Tavaient 
souhaitée  peut-être,  durent  se  résigner  à  n'attendre  de 
rclAche  que  de  Tempire  môme. 

Trois  fois  domptés,  sous  les  Pharaons,  les  Nabuchodo» 
nosors  et  les  Gésarâ,  les  Juifs  semblaient  le  mythe  vivant 
de  la  servitude.  Leur  histoire,  d'un  bout  à  l'autre,  deve- 
nait une  allégorie,  un  ty[>e.  L'allusion  fut  saisie  avide- 
ment, creusée,  développée  :  l'idée  messianique,  qui  d'ail- 
leurs rencontrait  partout  des  analogues ,  servît  de  mot 
d  ordre.  1^  plus  respectable  et  le  plus  infortuné  de  tous 
ces  représentants  de  l'idée  messianique,  que  la  politique 
romaine  avait  envoyés  Tun  après  Tautre  au  supplice, 
un  nommé  Jésus,  nouveau  Moïse,  nouveau  Josué,  nou- 
veau David,  nouveau  Zorobabel,  nouveau  Macchabée,  fut 
déclaré  Sauveur,  peiit-être  parce  que  moins  qu'aucun 
autre  il  s'était  montré  hostile  aux  Humains.  Jamais  il  ne 
parla  d'émanciper  les  esclaves  ni  d'affranchir  son  pays  ;  et 
jamais  cependant  novateur  ne  fut  si  bien  compris  à  demi- 
mot,  entouré  d'une  popularité  pareille.  Lui  mort,  ses 
disciples,  fidèles  à  l'ordre,  se  dérobent  à  la  persécution 
des  zélateurs;  la  haine  que  leur  portent  les  Juifs  les  sauve 
de  l'animadversion  des  Romains,  et  le  christianisme 
est  fondé  sur  lc3   ruines  de  Jérusalem,   dans  le  sang 
et  la  graisse  de  un  million  trois  cent  quarante  mille 
Juifs  de  tout  âge  et  de  tout  sexe,  dernier  holocauste  à 
iéhovah. 

XXV 

Le  rôle  des  chrétiens,  pendant  la  guerre  de  Titus  et 
celle  d* Adrien,  ne  fut  pas  le  plus  héroïque,  lia  mot  les 
excuse:  la  liberté  no  f>ouvait  plus  être  revendiquée  par  les 
armes;  le  combat  devait  èl.ro  livré  aux  institutions.  Quand 
la  guerre  de  nationalité,  combinée  avec  la  guerre  civile, 


—  196  — 

n'amenait  que  le  désaUre,  qui  pouvait  songer  à  une  in- 
surrection des  esclaves  ? 

Les  apôtres  n'eurent  garde,  par  des  proclamations  in- 
tempestives, d'attirer  sur  eux  la  colère  des  empereurs  : 
ils  recommandèrent  la  patience,  dissimulèrent  leurs  espé- 
rances, déguisèrent  leurs  principes,  affectèrent  une  sou- 
mission rigoureuse  à  Tordre  établi,  et,  ne  pouvant  attaquer 
la  réforme  de  front,  dans  les  intérêts,  s*enveloppèrent  des 
voiles  de  la  religion.  La  religion,  dans  les  mœurs  de  Té- 
poque,  c'était  le  plus  pour  obtenir  le  moins.  Quelle  appa- 
rence, en  effet,  d'aller  soutenir  contre  les  Césars,  et  leurs 
prétoriens,  et  leur  plèbe,  que  tout  homme  vivant  dans 
l'empire  devait  être  reconnu  citoyen  de  l'empire,  ce  qui 
emportait  i'afi'ranchissement  immédiat  de  tous  les  escla- 
ves ,  et  que  tout  citoyen  de  l'empire  en  était,  pro  suâ  virili^ 
le  souverain,  ce  qui  impliquait  le  rétablissement  de  la  ré- 
publique? Au  lieu  de  cela,  les  chrétiens  se  disaient  tons 
fils  de  Dieu,  frères  du  Christ,  égaux  par  la  grâce;  et  pour 
célébrer  cette  égalité  ils  se  réunissaient  dans  des  ban- 
quets fraternels,  une  saturnale  de  chaque  semaine  et  de 
toute  Tannée.  N'était-ce  pas,  en  fait  comme  en  droit, 
abolir  l'esclavage? 

((  Mon  royaume  n'est  pas  de  ce  monde  »,  font-ils  dire  à 
leur  Christ ,  protestant  hautement  ainsi  que  le  messia- 
nisme, représenté  par  eux,  a  cessé  d'être  le  compétiteur 
de  César.  Accusé  par  les  Juifs,  Paul  s'écrie  :  J'en  appelle 
à  César;  ce  qui  voulait  dire  :  Je  reconnais  Tempereur,  et 
je  proteste  contre  Tinsurreclion.  Aussi  César,  —  c'était 
Néron,  ne  vous  déplaise,  —  ne  traita  d'abord  point  mal 
TApôtre;  il  l'autorisa  à  prêchera  Rome  et  partout  contre 
le  messianisme  juif,  le  seul  que  redoutassent  les  Romains. 

Dans  leur  prédication,  les  apôtres  ne  cessent  de  recom- 
mander aux  esclaves  la  résignation  et  Tobéissance.  c  Es* 
«  claves,  dit  Pierre,  soyez  soumis  à  vos  maîtres  en  toute 


—  197  — 

<  crainte,  non-seulement  aux  bons  et  aux  roodéréSy  mais 

<  même  aux  méchants.  »  Et  pour  motif  il  leur  présente 
Pexemple  du  Christ,  pauvre,  persécuté  toute  sa  .vie,  et  à 
la  fin  crucifié,  quoique  innocent.  Paul,  avec  l'hyper- 
bole qui  lui  est  familière,  va  plus  loin  encore;  il  dit: 
«  Que  chacun  demeure  dans  la  condition  où  il  a  été  ap- 
«  pelé  (à  la  foi).  As-tu  été  appelé  esclave,  ne  t'en  soucie; 
«quand  même  tu  pourrais  recouvrer  la  liberté,  garde 
c  plutôt  ta  servitude.  »  Et  la  raison  de  cet  étrange  con- 
seil? C'est,  remarquons  ceci  :  «  que  le  chrétien  n'est  plus 
(  esclave  de  l'homme;  il  n'est  le  serviteur  que  de  Dieu  !  > 
D'ailleurs,  il  n'y  en  a  pas  pour  longtemps  :  c  l.a  crise  est 
c  imminente  » ,  dit  Paul  ;  «  La  fin  de  toutes  choses  ap- 
«proche  »,  répond  Pierre.  (Paul,  /  Cor.^  Vil,  21-26; 
Ephes.,  VI,  58;  TU.,  H,  9;  /  Petr.,  Il,  18;  IV,  7.) 

Le  monument  le  plus  curieux  à  cet  égard  est  l'épttre  de 
Paul  à  Philémon.  Elle  n'a  aucun  sens,  ou  elle  montre, 
avec  la  dernière  évidence,  que  l'abolition  de  l'esclavage 
est  si  bien  le  fond  du  chistianisme,  que  l'Apôtre  est  forcé 
d'en  faire  pour  ainsi  dire  ses  excuses  ! 

«Je  t'implore,  dit-il  à  son  ami  Philémon,  après  de  grands 
éloges  de  sa  charité  y  de  sa  foi,  de  ses  bonnes  œuvres,  de  sa 
sainteté  ;  je  t'implore  pour  mou  cher  fils  Onésime,  que  j'ai 
engendré  dans  les  fers...  Pense  que,  s'il  t'a  quitté  pour  un 
moment,  c'est  afin  de  te  rejoindre  dans  l'éternité,  non  plus 
comme  esclave,  mais  comme  frère...  J'eusse  bien  voulu  faire 
de  lui  un  ministre  de  TËvangile  ;  j'ai  mieux  aimé  te  le  ren- 
voyer, car  je  ne  veux  rien  sans  ton  con^ntement.  Pardonne- 
lui  donc,  si  tu  m'aimes;  et  s'il  t'a  fait  quelque  tort,  impute-le- 
moi.  » 

Ainsi  tous  les  liens  sont  rompus.  Dans  les  passages 
même  où  les  apôtres  recommandent  la  soumission,  affir- 
ment de  bouche  le  devoir  de  la  servitude,  ils  avertissent 
les  esclaves  qu'ils  ne  relèvent  que  de  Dieu ,  et  ils  ajour*- 


—  198  — 

nenl  la  délivrance  à  la  crise  finale^  laquelle,  assurent-ils, 
no  saurait  tarder.  L'idée  est  dans  tous  les  esprits;  elle  y 
est  si  bien  que  les  chrétiens  entre  eux  s'en  trouvent  gênés, 
qu'un  saint  Paul  n*ose  demander  à  un  saint  Philémon  la 
liberlé  d'un  saint  Onésime,  et  que  la  grande  affaire  vis- 
à-vis  des  païens  est  de  ne  se  pas  compromettre. 

Plus  lard,  sous  Trajan,  Marc-Aurèie,  Septime-Sévère, 
Dèce,  Aurélien,  l'Église  persiste  dans  cette  tactique  si- 
nueuse, qui  fut  de  tout  temps  celle  des  opprimés.  Lorsque 
les  proconsuls  interrogent  les  chrétiens  et  leur  deman- 
dent ce  qu'ils  font  dans  leurs  assemblées  nocturnes  :  Nous 
prions ,  répondent  ceux-ci ,  pour  le  salut  de  César  et  la 
prospérité  de  l'empire,  Domine,  salvimi  fac  imperato- 
rem,,.  ;  ce  qui  ne  les  empoche  pas  d'écrire  contre  l'empe- 
reur et  l'empire  d'atroces  pamphlets,  dans  le  genre  de 
l'Apocalypse.  Jamais,  certes,  on  ne  leur  reprocha  d'exciter 
les  esclaves  contre  les  maîtres,  de  les  receler,  de  leur 
procureV  des  moyens  d'évasion  et  des  asiles;  ils  faisaient 
mieux  :  ils  niaient  la  religion  de  l'État ,  base  de  l'empire 
et  de  la  société;  ils  détruisaient  dans  les  âmes  la  loi  d'é- 
goïsme,  la  remplaçant  par  celle  qu'ils  nommaient  eux- 
mêmes  loi  d'amour. 

^   En  quoi  maintenant  consistait  celle  loi?  C'est  ce  que 
nous  avons  à  déterminer. 

XXVI 

Le  Christ  avait  dit  :  Aimez-vous  les  uns  les  autres. 
Belle  parole,  dont  rien  n'était,  ce  semble,  plus  aisé  que 
de  déduire  ce  corollaire  :  Servez-vous  les  uns  les  autres. 
De  la  réciprocité  d'amour  à  la  réciprocité  de  service,  il 
n'y  avait  pas  plus  loin  que  du  principe  à  la  conséquence. 
Comment  cette  conséquence  n'a-t-elle  pas  été  tirée  ? 

Ah  comment!  c'est  que  le  Christ,  messager  d'amour, 
victime  expiatoire ,   ne  reconnaissait  pas   le  Droit  de 


—  199  — 

l'homme,  et  que  le  Droit  seul  peut  avoir  raison  de 
régofgme. 

((  Il  n'y  a  que  deui  lois  au  monde^  dit  à  ce  propos  M.  Blanc- 
Saiot'Bonnet  :  la  loi  de  nature^  dans  laquelle  les  espèces  supé- 
rieures mangent  les  inférieures;  et  la  loi  divine^  dans  laquelle 
le«  êtres  supérieurs  secourent  les  plus  faibles.  En  dehors  du 
christianisme,  Thomme  est  toujours  anthropophage.  Si  la  loi 
de  charité  est  tarie  danu  vos  cœur»,  la  loi  de  l'animalité  vous 
reprendra,  » 

Mais,  objectez-vous,  il  ne  s*agii  ici  ni  de  charité  ni  d'as- 
sistance ;  il  s'agit  de  balance.  On  denoande  que  le  salaire 
soit  réglé  proportionnellement  au  produit,  que  le  travail- 
leur ait  part  à  ta  rente  et  au  bénéfice.,.. 

Le  mystique  ne  vous  entend  pas  :  la  charité  lui  corne 
aux  oreilles;  il  répond  : 

«  Régler  les  salaires  sur  les  besoins  serait  une  chose  si  belle 
que  ce  serait  toucher  le  but.  Malheureusement  les  besoins  de 
l'homme  dépassent  deux  ou  trois  fois  son  salaire.  »  (De  la 
Restaurqtion  française,  p.  90  et  112,) 

Conclusion  :  Puisque  le  besoin  ne  saurait  être  jamais 
satisfait,  que  le  paupérisme  est  la  loi  de  la  nature,  il  ne 
reste  qu*une  chose  à  faire,  c'est  de  contenir  la  concupis- 
cence par  la  discipline  et  la  charité  ! 

En  matière  de  réforme,  ce  n'est  pas  d'ordinaire  la  no- 
lion  du  but  qui  fait  défaut,  pas  plus  que  la  bonne  inten- 
tion ,  c'est  le  moyen.  La  Convention  put  bien  un  jour 
décréter  l'émancipation  des  noirs;  comme  elle  ne  sut  en 
faire  des  travailleurs,  elle  n'en  fit  pas  non  plus  des  hom- 
mes libres.  Tout  de  même  l'Ëvangile  put  bien  aussi  an- 
noncer la  rédemption  du  genre  humain,  la  liberté  des 
esclaves ,  l'égalilé  de  tous  les  hommes  devant  Dieu  ; 
comme  il  ne  sut  convertir  en  proposition  de  droit  ce  qui, 
dans  sa  pensée,  nç  devait  être  que  le  triomphe  de  la  cha- 
rité, comme  il  répugnait  même  à  la  pensée  évangélique 


—  200  — 

qu'une  pareille  conversion  eût  lieu,  il  ne  réussit  pas 
mieux  que  la  Convention  :  il  n'y  eut  jamais  moins  d'éga- 
lité que  parmi  les  frères  en  Jésus-Christ. 

En  principe,  le  baptême  avait  tranché  la  question 
de  l'esclavage  quant  à  ce  qui  touche,  la  coercition  de 
l'homme  par  l'homme;  mais  restait  à  vaincre  la  fatalité 
du  travail,  à  faire  la  balance  du  salaire,  à  organiser  l'ate- 
lier :  triple  problème,  que  le  dogme  chrétien ,  de  même 
que  le  dogme  païen  et  mosaïque,  préjugeait  insoluble, 
ce  qui  ramenait  fatalement  la  servitude. 

Plus  on  approfondit  la  situation,  plus  on  découvre  que 
le  christianisme,  sur  cette  formidable  question  du  travail, 
comme  sur  toutes  les  autres,  était  condamné  à  l'impuis- 
sance. ~ 

Le  Travail,  selon  le  dogme  antique,  était  réputé  adlictif 
et  infamant  :  le  christianisme  essaierait-il  d'en  répartir  le 
fardeau  et  la  honte?  C'eût  été  admettre  dans  l'homme 
un  droit  antérieur  à  la  chute,  supérieur  à  la  rédemption, 
entraînant  dans  l'application  tout  un  système  de  rapports 
incompatibles  avec  la  discipline  épiscopale  et  l'autocratie 
de  César.  C'était  impossible.  c(  Le  Travail,  dit  M.  Saint- 
Bonnet,  est  non-seulement  une  peine ,  c'est  encore  un 
frein.  »  M.  Guizot  ne  l'entend  pas  non  plus  autrement. 
Or,  on  use  du  frein  proportionnellement  à  l'indocilité  de 
ranimai  :  la  répartition  égalitaire  ne  peut  ici  s'admettre. 

Le  Travail  soulevait  la  question  de  propriété  :  lé  chris- 
tianisme procéderait-il  au  partage  des  terres?  ferait-il 
une  loi  agraire  ?  C'eût  été  nier  la  pnSdestination,  la  Pro- 
vidence, la  distinction  des  riches  et  des  pauvres,  finale- 
ment la  chute  originelle.  M.  Blanc  Saint-Bonnet  ajoute 
une  autre  raison  :  La  propriété^  c'estrà-dire  la  propriété 
féodale,  la  grande  propriété,  est  le  réservoir  du  capital. 
Distribuez  la  propriété,  la  source  des  capitaux  est  tarie. 
Impossible. 


—  201  — 

Lé  Travail  supposait»  du  patron  à  l'ouvrier,  un  rap* 
port  de  subordination  :  le  christianisme  entreprendrait- 
il  de  fondre  les  intérêts,  en  égalisant  les  profits  et  le 
salaire?  C'eût  été  renverser  la  hiérarchie  sociale,  intro- 
duire l'anarchie  dans  l'Église  :  toutes  choses  condamnées 
depuis  comme  hérétiques  et  athées.  Impossible. 

De  par  sa  théologie,  il  était  interdit  au  chrislianisme 
d'entrer  dans  cette  route.  Mais  alors  de  quoi  servait-il? 
A  quoi  se  réduisait  la  rédemption?  Qu'est-ce  que  gagnait 
l'esclave  à  raffranchissement?  Fallait-il  tant  de  bruit 
pour  une  liberté  dont  tout  le  privilège  était  de  pouvoir 
mourir  de  faim  sans  s'exposer  à  la  vengeance  du  maître? 

Ce  n^étaient  pas  là  de  médiocres  difficultés  ;  et  j'ima- 
gine que  plus  d'une  fois  les  évêques,  embarqués  sur  cet 
océan  sans  fond  ni  rives,  aux  prises  avec  la  réalité  quo- 
tidienne, sentirent  refroidir  leur  zèle.  De  toutes  parts  la 
multitude  affamée,  demandant  la  richesse,  le  repos^  les 
jouissances,  arrivait  hurlant  :  la  payerait-on  toujours  de 
sermons  et  de  promesses?  Le  temps  était  venu  de  com- 
mencer la  croisade  contre  les  dévorateurs  de  la  terre  et 
de  les  dévorer  à  leur  tour,  suivant  la  parole  du  Christ  : 
Heureux  ceux  qui  ont  faim^  parce  quHls  seront  rassasiés  ! 
Malheur  aux  riches!.,. 

Un  moment  il  y  eut  de  l'hésitation  :  ce  fut  quand  les 
sectes  gnostiques  travaillèrent  l'Église.  Presque  toutes 
avaient  pris  le  christianisme  au  sens  du  temporel  :  c^élait 
fait  de  la  nouvelle  religion  si  cette  tendance  Teût  em* 
porté.  Les  empereurs  en  eussent  été  quittes  pour  une  nou- 
velle guerre  servile,  et  le  réformateur  de  Nazareth  tien- 
drait^ aujourd'hui  moins  de  place  dans  l'histoire  que 
Spartacus. 

La  religion,  enfin,  fit  reculer  la  concupiscence.  La  gnose 
elle-même,  c'est-à-dire  la  spiritualité,  fut  le  moyen  dont 
se  servirent  les  évêques  pour  réagir  contre  les  ardeurs 


—  202  — 

gnostiqucs;  la  conversion  de  Consianiin,  qui  ne  réunit 
adx  conservaleurs,  porta  le  dernier  coup  aux  révolution^ 
naircs.  L'esclavage  gagna  sa  cause;  mais  celle  du  travail 
fut  ajournée  à  quinze  siècles. 

XXVll 

Ce  que  le  christianisme,  sous  le  nom  d*abolition  de 
Fesclavage,  a  fait  pour  le  travailleur,  tout  le  monde 
le  sait. 

Auparavant,  sous  la  loi  d*égoïsme,  le  Travailleur  «  en* 
levé  à  la  chasse,  conquis  à  la  guerre,  ou  livré  par  la  mi- 
sère, instrument  d^exploilation ,  meuble,  chose,  ne 
comptait  pas  comme  personne ,  comme  âme,  dans  la  fa- 
mille ni  dans  la  cité.  Il  ne  faisait  point  partie  de  la  na« 
tien;  il  y  était  sans  intérêt,  comme  dans  la  famille  il 
était  sans  volonté  et  sans  patrimoine. 

Sous  la  loi  d'amour,  tout  cela  va  changer.  Le  Travail- 
leur fera  partie  de  la  famille,  il  pourra  même  avoir  une 
famille;  il  disposera,  jusqu'à  certain  point,  de  sa  per- 
sonne; il  aura  un  pécule,  un  domicile,  une  possession, 
voire  un  héritage.  Il  figurera  à  sa  place  dans  la  nation  et 
dans  l'État.  La  religion  l'entourera  des  mêmes  grâces  que 
le  noble  et  l'empereur,  et  devant  Dieu  le  fera  son  égal. 
Seulement,  par  la  constitution  féodale,'par  la  dîme  ecclé- 
siastique, par  la  mainmorte,  la  corvée,  l'impôt,  les  maî- 
trises, l'inégalité  plus  ou  moins  grande  du  salaire  et  du 
produit,  les  choses  seront  arrangées  de  telle  manière  qu'il 
restera  éternellement ,  et  par  privilège,  voué  au  labeur, 
attaché  à  la  glèbe,  et  que  cette  triste  prérogative  devien- 
dra môme  loi  de  I.Église  et  de  l'empire.  En  un  mot ,  la 
classe  travailleuse  sera  toujours  la  classe  sacrifiée,  celle 
que  la  nature  et  la  Providence,  le  prince  et  le  prêtre,  le 
philosophe  et  le  spéculateur,  d'un  consentement  una- 
ninic,  ont  condamnée  à  faire  le  service  de  la  civilisation 


—  203  — 

dont  elle  est  exclue,  et  sans  autre  compensation  pour  elle 
que  le  ciel. 

Du  reste,  la  même  foi  qui  faisait  du  travail  un  motif  do 
résignation  pour  la  classe  la  plus  nombreuse  faisant  en 
même  temps  de  Taumône  une  condition  de  salut  pour  les 
riches,  les  établissements  de  bienfaisance,  servant  de 
palliatifs  au  paupérisme,  ne  manqueront  pas  ;  il  y  aura, 
comme  dit  M.  Moreau-Christophe,  un  hospice  pour  chaque 
espèce  de  misère.  Ajoutez  le  travail  et  la  vie  en  commun 
dans  les  maisons  religieuses,  et  tous  ces  essais  d'organi- 
sation sociale,  déjà  renouvelés  des  Grecs,  que  le  dix- 
neuvième  siècle  a  cru  inventer  :  communisme,  saint- 
simonismc,  phalanstérianisme,  etc.  Le  droit  seul  est 
écarté,  comme  il  Ta  été  par  les  utopistes  contemporains, 
le  droit,  qui  ne  laisse  rien  à  faire  à  la  fantaisie,  au  roman 
et  au'  mélodrame. 

Je  dis  donc  :  t^  que  le  problème  du  travail  ainsi  traité 
demeure  entier;  que  la  loi  d'amour,  pas  plus  que  la  loi 
d'égoisme,  ne  Ta  résolu.  Et  ma  raison  est  simple  :  c'est 
quelles  ne  font  Tune  et  l'autre  que  consacrer,  sans  dis- 
cussion ,  le  fatalisme  du  travail  et  son  inévitable  consé- 
quence, savoir  la  division  de  l'Humanité  en  deux  classes  : 
l'une  supérieure  qui  jouit  et  commande,  l'autre  infé- 
rieure qui  sert  et  s'abstient. 

J'ajoute  :  2"  que,  le  problème  ainsi  posé  et  reposé  par 
les  deux  grandes  phases  religieuses,  il  est  inévilable 
que  la  solution  se  produise.  Et  ma  raison  est  encore  que, 
ces  deux  phases  élânt  en  progrès,  la  première  ayant 
reconnu  à  l'esclave  un  droit  à  la  VIE  et  le  protégeant 
contre  les  mauvais  traitements,  mais  sans  lui  accorder 
de  PERSONNALITÉ  ',  la  seconde  ayant  reconnu  sa  per- 
sonnalité, mais  sans  lui  accorder  de  propriété^  il  faut 
maintenant,  et  de  toute  nécessité,  que  le  droit  per- 
sonnel amène  le  droit  réel,  que  la  loi  d'amour  devienne 


—  204  — 

loi  de  Justice,  à  peine  cl*inconséquence  et  de  rétrogra- 
dation. 

XXVIIÏ 

Considérez  en  effet  que  la  religion,  que  nous  venons 
de  suivre  par  deux  fois  à  TœuVre,  et  dont  nous  avons  vu 
Tenfanteoient,  n'a  nullement  fourni  la  preuve  de  Thypo- 
thèse  sur  laquelle  elle  repose.  La  religion,  par  sa  nature, 
ne  discute  point;  elle  n'analyse,  ne  raisonne,  ni  ne  com- 
pare ;  elle  ne  vérifie,-  ne  constate ,  ne  démontre  quoi  que 
ce  soit.  Elle  ne  s'établit  juge  et  intcîrprète  d^aucune 
question.  Elle  ne  fait  que  redire  des  problèmes,  elle  est 
elle-même  un  problème.  La  religion  s'empare  du  préjugé 
tel  qu'il  se  présente  »  de  la  routine  telle  qu'elle  existe; 
puis  elle  en  fait  des  allégories,  elle  les  figure  par  des  ri- 
tes, dont  elle  amuse  les  croyants ,  comme  si  elle  voulait 
seulement  graisser ,  huiler  et  beurrer  des  ressorts  qui 
grincent,  mais  qu'elle  ne  connaît  pas. 

Voici  l'esclavage ,  établi,  par  l'effet  de  la  barbarie  pri- 
mitive ,  dans  l'habitude  des  nations  et  jusque  dans  la 
conscience  des  esclaves  :  la  religion  ne  discutera  pas 
l'esclavage;  elle  racceple  comme  divin,  ou,  ce  qui  re- 
vient au  même,  comme  d'institution  naturelle,  fatale.  Son 
spiritualisme  n'ira  pas  plus  loin;  il  lui  commande,  au 
contraire,  de  s'arrêter  là.  Seulement  elle  dira  au  maître 
de  l'esclave,  comme  chez  nous  le  législateur  au  maître 
du  cheval  :  Tu  ne  le  maltraiteras  point ,  tu  ne  le  tueras 
pas  sans  motif,  et  tu  le  laisseras  reposer  un  jour  par  se- 
maine. Si  sa  lille  plaît  à  tes  yeux,  tu  pourras  en  user, 
mais  à  condition  de  la  nourrir,  etc. 

Avec  le  laps  de  temps  et  les  révolutions  des  empires , 
l'esclavage  a-t-il  faibli  dans  l'opinion  et  dans  les  mœurs  ; 
sa  pratique  est*elle  devenue  incommode ,  onéreuse ,  im- 
possible, la  religion  abdique  son  vieux  dogme ,  se  pré- 


~  206  — 

sente  avec  d'autres  formules,  et  s*écrie  :  Plus  d'esclaves  ! 
Mais  elle  ne  s'est  pas  pour  cela  éclairée  sur  le  travail  : 
à  cet  égard,  sa  foi  n'a  pas  changé.  Et  comme  elle  se  dit 
que  le  travail  -est  misérable,  qu'il  ne  peut  y  avoir  d'heu- 
reux que  ceux  qui  font  travailler  les  autres,  qu'il  y  aura 
par  conséquent  toujours  des  serviteurs  et  des  maîtres,  des 
pauvres  et  des  riches,  elle  fait  en  sorte  que  l'homme  de 
service  soit  libre,  de  toute  la  liberté  qui  peut  s'étendre 
du  centre  de  la  conscience  à  la  périphérie  du  corps  ;  elle 
lui  dénie  toute  justice  et  autorité  sur  les  choses. 

Au  fond  la  religion  ne  change  pas  :  comme  le  spiritua- 
lisme dont  elle  est  l'expression,  elle  est  immuable.  Mais 
il  y  a  quelque  chose  qui,  sous  elle  et  en  dépit  d'elle,  pro- 
gresse et  change,  c'est  l'Humanité.  Un  jour  vient  donc  où 
l'Humanité,  raisonnant  son  propre  progrès,  élève  le  doute 
sur  l'hypothèse  même  qui  a  servi  jusque-là  de  fondement 
et  de  motif  à  sa  foi,  et  se  demande  : 

Qu'est-ce  que  le  travail  7 

Qu'est-ce  que  la  Justice  dans  le  travail  ? 

Ceux-ci  sont-ils  moins  spirituels  qui  travaillent,  ceux* 
là  le  sont-ils  plus  qui  ne  travaillent  pasT 

C'est  précisément  ce  qui  arrive  à  cette  heure.  Un  es- 
prit nouveau  agite  le  monde.  Gomme  autrefois,  les  peu- 
ples aspirent  à  la  liberté  ;  les  masses  laborieuses  réclament 
des  garanties,  la  fin  de  l'exploitation  égoïste,  la  Justice 
dans  le  travail,  comme  dans  la  propriété  et  dans  l'é- 
change. Et  comme  autrefois  aussi  reparaissent,  pour 
combattre  ces  prétentions  nouvelles,  les  privilèges  suran- 
nés, l'arbitraire  des  fortunes,  les  traditions  d*école,  le 
mauvais  vouloir  de  TÉtat.  Ce  n'est  plus  la  tribu  hébraï- 
que avec  ses  deux  catégories  d'esclaves,  ni  le  patriciat 
romain  avec  son  système  de  clientèles,  ni  la  féodalité  du 
moyen  âge  avec  sa  savante  et  théologale  hiérarchie.  C'est 
la  commandite  capitaliste ,  avec  concession  du  prince  et 

II.  .  12 


—  206  — 

subvention  de  TÉtat,  constituée  sur  les  épaules  du  tra- 
vailleur comme  l'Etna  sur  le  dos  de  Typhoé.  Ici  la  révé- 
lation n'a  plus  rien  à  dire  ;  les  formulés  mystiques  sont 
elles-mêmes  mises  en  question*  Rien  que  ia  science  n*est 
capable  de  faire  franchir  à  THumanité  cette  passe  décisive. 
Si  une  dernière  et  plus  éclatante  manifestation  de  la  Jus- 
tice ne  vient  éclairer  la  raison  des  peuples ,  le  travail 
succombe,  de  nouvelles  chaînes  lui  sont  forgéds  pour  des 
siècles,  et  nul  ne  peut  dire  ni  quand  ni  si  jamais  la  li- 
berté paraîtra* 

En  présence  de  ce  mouvement  nouveau^  quelle  est  l'at- 
titude de  TÉglise  ? 

De  toutes  parts,  en  1846,  1847^  1848,  les  peuples  ofil 
tendu  leurs  bras  vers  elle  :  Soyez  avec  nous»  nous  som- 
mes la  génération  du  Christ.  Bénissez  nos  piques,  bénis* 
sez  nos  arbrçs  de  liberté.  —  Soyez  avec  nousj  ont  répété 
les  purs  démocrates,  mandataires  offideux  de  ta  Révo- 
lution. Ne  maudissez  ni  89  ni  93é  VoicJ  renaître  la  Con- 
stituante et  la  Législative;  avec  elles  la  Convention,  le 
club  des  Jacobins,  la  sainte  Montagne.  Nos  pères  ont  en- 
Yové  les  athées  à  Téchafaud  :  faites  alliance  avec  la  Ré- 
volulion.  —  Soyez  avec  nous,  ont  crié  les  fils  de  Voltaire  : 
que  la  raison  et  la  foiraient  chacune  leur  domaine.  La 
guerre  du  libre  examen  est  terminée  ;  la  philosophie,  de- 
venue conciliante,  ne  demande  qu'à  vous  élever  sur  im 
trône  de  lumière»  —  Soyez  avec  nous,  a  crié  le  chœur 
des  socialistes,  saint-simoniens,  phalanstériens ,  com- 
munautaires. Et  nous  aussi,  nous  relevons  de  la  cha- 
rité. Laisserez-vous  sécher  celte  fleur  qui  fait  votre 
gloire,  comme  elle  fit  la  force  du  Christ  et  des  pro* 
phètes? 

Triste  méprise,  et  qui  prouve  combien  l'Europe^  en 
1848,  était  au-dessous  de  sa  propre  pensée.  Le  travail 
n'a  plus  rien  à  faire  avec  l'amour  :  c'est  la  Justice,  c'est 


—  207  — 

la  seience,  qu'il  réclame,  Or,  la  science  est  Tévacuaiion 
du  dogme,  comme  dit  l'Apôtre. 

L'Église  a  répondu  : 

Si  vous  êtes  enfants  du  Christ ,  bas  les  armes  !  respect 
aux  princes!  Toute  autorité  est  établie  d'en  haut,  et  le 
règne  du  Christ  n'est  pas  do  ce  monde. 

Si  vous  reconnaissez  un  Être  suprême,  à  genoux  de- 
vant le  Crucifié.  Dicuti'est  rien  s'il  ne  se  révèle;  et  cette 
rcvélalion,  c'est  moi  qui  en  suis  l'organe.  Révolution- 
naires, Dieu  vous  le  dit  par  ma  bouche  :  faites  pénilence 
du  crinie  de  vos  pères. 

Si  vous  admettez  la  légitimité  de  la  foi,  produisez-en 
les  actes.  A  confesse,  philosophes;  vous  raisonnerez  en- 
suite de  omni  scibili,  votre  billet  d'absolution  dans  la 
poche. 

Si  vous  faites  profession  de  charité,  que  réclamez-vous? 
Pourquoi  ces  cris  contre  ce  qu'il  vous  plaît  d'appeler  Ex' 
ploitaiion  de  r homme  par  l'homme,  féodalité  mercantile, 
privilège?  Que  signifie  ce  prétendu  Droit  au  travail? 
Socialistes ,  je  ne  vous  connais  pas. 

Il  faut  l'avouer,  avec  des  procureurs  qui  commen- 
çaient par  implorer  l'ennemi,  la  cause  de  la  Révolution 
était  perdue  d'avance.  Quelle  idée,  à  propos  du  travail, 
de  se  réclamer  du  Christ,  d'en  appeler  à  Dieu  et  à  l'Église  ! 
Comme  si  l'esclavage,  le  servage,  le  salariat,  l'exploita- 
tion de  l'homme  par  l'homme,  n'étaient  pas,  aussi  bien 
que  le  gouvernement  de  l'homme  par  l'homme,  d'insli- 
lulion  divine  ! 

C'est  au  nom  du  spiritualisme  que  quelques-uns  pré- 
tendent aujourd'hui  fonder  l'égalité  :  comme  si  le  spiri- 
tualisme n'était  pas,  par  lui-même,^  la  déchéance  de  la 
chair,  de  même  que  le  matérialisme,  nous  l'avons  vu 
par  M.  Enfantin,  est  la  déchéance  de  l'esprit  ;  comme  si 
par  conséquent  le  birt  de  toute  religion,  de  quelque 


—  208  — 

principe  qu'elle  émane ,  n'était  pas  de  prêcher  la  résigna- 
tion aux  subalternes ,  la  clémence  aux  supérieurs ,  la 
foi  à  tous!... 


CHAPITRE  V. 

Droit  du  travailleur  d'après  la  Révolution .  —  Charte  du  Travail  : 

Loi  de  Justice. 

XXIX 

lia  vranc-maçonnerle. 

Le  8  janvier  1847,  je  fus  reçu  franc-maçon  au  grade 
d'apprenti,  dans  la  loge  de  Sincérité,  Parfaite  Union  et 
Constante  Amitié,  .Orient  de  Besançx)n. 

Comme  tout  néophyte,  avant  4e  recevoir  la  lumière,  je 
dus  répondre  aux  trois  questions  d^usage  : 

<  Que  doit  Thomme  à  ses  semblables? 

il  Que  doit-il  à  son  pays? 

oc  Que  doit-il  à  Dieu?  » 

Sur  les  deux  premières  questions,  ma  réponse  fut  telle, 
à  peu  près,  qu'on  la  pouvait  attendre  ;  sur  la  troisième 
je  répondis  par  ce  mot  :  la  Guerre. 

Justice  à  tous  les  hommes. 

Dévouement  à  son  pays, 

Guerre  à  Dieu  : 

Telle  fut  ma  profession  de  foi. 

Je  demande  pardon  à  mes  respectables  frères  de  la  sur- 
prise que  leur  causa  cette  fière  parole,  sorte  de  démenti 
jeté  à  la  devise  maçonnique,  que  je  rappelle  ici  sans  mo- 
querie :  A  LA  Gloire  du  grand  Architecte  de  l'Univers. 

Introduit  les  yeu^L  bandés  dans  le  sanctuaire,  je  fus  in- 
vité à  m'expliquer  devant  les  frères  sur  ce  que  j'entendais 
par  la  guerre  à  la  Divinité,  Une  longue  discussion  s'en* 


—  209  — 

suivit,  que  les  convenances  maçonniques  me  défendent 
de  rapporter.  Ceux  qui  connaissent  mes  Contradictions 
économiques^  et  qui  liront  ces  Études,  pourront  se  faire 
une  idée  des  considérations  sérieuses  sur  lesquelles  je 
fondais  alors  et  affirme  encore  aujourd'hui  mon  opinion. 
L*antithéisme  n*est  pas  l'athéisme  :  le  temps  viendra, 
j'espère,  où  la  connaissance  des  lois  de  l'âme  humaine, 
des  principes  de  la  Justice  et  de  la  raison,  justifiera  cette 
distinction,  aussi  profonde  qu'elle  paraît  puérile. 

Dans*la  séance  du  8  janvier  1847,  il  était  impossible 
que  le  récipiendaire  et  les  initiés  se  comprissent. 

Ni  moi  je  ne  pouvais  pénétrer  la  haute  pensée  de  la 
franc-maçonnerie,  n'en  ayant  pas  vu  les  emblèmes;  ni 
mes  nouveaux  frères  ne  pouvaient  reconnaître  leur  dogme 
fondamental  sous  une  expression  blasphématoire,  qui 
renversait  les  habitudes  du  langage  vulgaire  et  toute  la 
symbolique  religieuse. 

C'est  le  sentiment  qui  resta  dans  les  esprits,  et  qui  fit 
passer  outre  à  la  cérémonie. 

Après  avoir  subi  les  épreuves,  le  bandeau  tomba  enfin 
de  mes  yeux,  et  je  me  vis  entouré  de  mes  frères,  revêtus 
de  leurs  insignes,  tenant  leurs  épées  dirigées  sur  ma  poi- 
trine-, je  reconnus  les  emblèmes  sacrés;  on  me  fit  asseoir 
à  mon  rang  parmi  les  adeptes,  et  l'orateur  de  la  loge,  le 
vénérable  frère  P***,  âgé  aujourd'hui  de  quatre-vingt- 
douze  ans,  doyen  de  tous.les  maçons  du  globe,  prononça 
le  discours  de  ma  réception.  Qu'il  reçoive  ici  le  témoi- 
gnage public  de  ma  reconnaissance  et  de  mon  respect. 

Eh  bien  !  s'écrie  le  lecteur,  qii'avez-vous  vu  dans  cette 
fameuse  maçonnerie,  aux  mystères  si  terribles,  contre 
laquelle  l'abbé  Barruel  aboya  tant  d'injures  dans  son 
Histoire  du  Jacobinisme^  et  que  l'abbé  Proyart  et  autres 
accusèrent  ensuite  d'avoir  fait  la  Révolution? 

Ce  que  j'y  ai  vu,  je  vais  vous  le  dire.  Les  sociétés  ma- 
il 12. 


—  210  — 

(onniques,  placées  soiu  te  regard  du  pouvoir  et  le  pa« 
Ironage  des  hauts  dignitaires,  n'ont  plus  de  secrets. 
Leurs  mots  de  passe,  leurs  termes  cabalistiques,  leurs 
signes  et  attouoh^nents,  tout  cela  e»t  connu,  imprimé, 
publié,  et  court  les  rues.  Quant  h  la  doctrine,  depuis  que 
la  tfdéranee  est  devenue  par  tout  le  globe  un  principe  de 
droit  publie,  et  le  déisme  un  pieil-à-terre  provisoire  pour 
tous  CEUX  qui  ont  renoncé  à  la  religion  de  leurs  pères,  on 
peut  dire  qu*elle  est  entrée  dans  la  eireulation  générale. 
Le  silence  recommandé  aux  frères  no  porte  en  réalilé 
que  sur  les  alfoiros  de  là  société  cl  loa  choses  person- 
nelles. 

Mais  par  delà  le  déisme  et  la  tolêtanee,  que  les  loges 
dissimulaient  avec  tant  de  soin  il  y  a  soixante-quinze  on 
quatre-vingts  ans,  et  qui  forment  encore  aujourd'hui  la 
substance  de  leur  enseignement  officiel  ;  par  delà  ce 
cérémonial  qui  n'a  plus  môme  le  mérite  d'exciter  la  eu- 
rioàité  dos  pi^ofanes,  il  est  une  philosophie  supérieure 
qui  ne  se  communique  point,  attendu  qu'elle  est  demeurée 
lettre  elose  pour  tout  le  monde,  que  je  puis  révéler  par 
conséquent  sans  manquer  au  serment  maçonnique,  puis- 
que je  n'en  dois  rintelHgenec  qu'à  moi-même,  bien  qu'elle 
ctmstitue  selon  mol  te  véritable  mystère,  le  dogme  glo- 
rieux et  fondamental  de  la  f)anc-maçannerie. 

J'ose  espérer  que  celte  exposition  rapide  sera  rceue  avec 
bienveillance,  saos  approbation  ni  désapprobation,  par 
toutes  les  loges  de  France  et  do  l'étranger.  Nos  Vénérables 
sauront  compi'cndre  qu'autant  renseignement  de  pareilles 
idées,  s  il  était  secret,  pourrait  avoir  de  péril  pour  hi  so- 
ciété qu'ils  rcprc30ii lent,  autant  il  est  utile  à  celle  société 
que  le  publie  soit  saisi  de  princi|)es  qu'elle  sera  toujotn^s 
à  temps  de  désavouer  s'ils  sont  jugés  faux,  mais  dont 
tout  l'honneur  lui  revient  légitimement,  si  la  eonsctence 
universelle  les  i^éclauae. 


—  211  — 
ABll«ciincep«a«|l«me  ini»ç«niil4|iic.  ^  Mér  4»  Dieu. 

Toute  doctrine  religieuse  ou  se  disant  telle  se  ca* 
raeténge  par  le  eoneept  métaphysique  qui  lui  sert  de 
base. 

La  plus  ancienne  théologie  reposait  sur  ]*idce  de  sub- 
«/afl0e;elle  aboutissait,  comme  la  philosophie  de  Spinoza^ 
au  panthéisme.  Or,  notons  ce  point  :  Qu'est-ce  que  la 
substance?  Ce  que  Tentendcment  conçoit  comme  le  sou- 
lien  ou  suhstratum  des  phénomènes,  mais  qui,  échappant 
aux  sans,  impénétrable  à  la  connaissance,  reste  pour  la 
raison  comme  une  simple  hypothèse  de  la  logique,  une 
conception. 

La  théologie  juive  eut  pour  dominante  la  notion  de 
CikUHy  force,  puissance,  virtualité.  Son  Dieu,  rouach 
WoAim,  souflle  divin  ou  esprit  des  forces,  autrement  dit 
Jehavah^  puissance,  est  un  principe  diOérent  de  la  ma- 
licre,  qu'il  crée,  anime,  façonne,  par  son  uçUon  souveraine. 
Mais  qu'est-ce  que  la  cau^e,  ou  lu  force,  en  soi?  Encore 
Uiic  hypothèse  de  l*entendoment,  quelque  chose  d'ultra- 
phénoiiiénal,  une  conception.  Comme  pendant  du  sub- 
btantialisme  do  Siûnoza,  nous  avons  le  dynamisme  de 

Loibnil2. 

La  théologie  chrétienne  élève  sur  ces  deux  concepts, 
substance  et  cause,  celui  d'Intelligence  ou  Verbe.  De  là 
le  gouvernement  de  la  Providence  et  le  règne  des  âmes, 
avec  réconomie  religieuse  et  sociale  qui  en  découle. 
Mais  qu'est-ce  qu'une  âme?  Quelle  est  cette  entité,  que 
Descartes  défmit,  f)ar  une  expression  contradictoire,  sub- 
itanee  immalérieHef...  Due  fiction  de  la  pensée,  c'est- 
à-dire  toujours  une  conception. 

Le  conceptualisme,  la  négation  de  toute  phénoména- 
hté,  tel  est  donc  le  caractère  fondamental  de  toutes  lus 


—  212  — 

anciennes  doctrines  religieuses,  disons-le  tout  de  suite, 
la  condition  sine  quà  non  de  toute  théologie. 

Bien  différente  est  la  théologie  des  francs-maçons,  et 
par  suite  leur  théodicée.  Elle  sort,  des  conceptions  onto- 
logiques, et  prend  pour  assise  une  idée  positive,  phé- 
noménale, synthétique,  hautement  intelligible  :  c'est 
ridée  de  rapport  ;  et  comme  ce  mot  de  rapport ,  par 
sa  généralité,  semble  participer  de  la  nature  concep* 
tuaiiste  des  notions  précédentes,  la  Raison  maçonnique 
lève  tout  doute  à  cet  égard  en  concrétant  et  déflnissant 
son  principe  sous  Texpression  d'ÉQUiLiBRE. 

C'est  ce  qu'indique  à  qui  veut  l'entendre  le  triple  em- 
blème, devenu  plus  tard  celui  de  la  Révolution:  Aplomb^ 
Niveau^  Équerre. 

L'équilibre  :  voilà  une  idée  qui  fait  image,  qui  se  voit, 
qui  se  comprend,  qui  s'analyse,  qui  ne  laisse  derrière 
elle  aucun  mystère.  Tout  rapport  implique  deux  termes 
en  équation  :  rapport  et  équilibre  sont  donc  synonymes, 
il  n*y  a  pas  à  s'y  méprendre. 

De  ridée  de  rapport  ou  d'équilibre  la  franc-maçonnerie 
déduit  sa  notion  de  Têtre  divin. 

Le  Dieu  des  maçons  n'est  ni  Substance,  ni  Cause,  ni 
Ame,  ni  Monade,  ni  Créateur,  ni  Père,  ni  Verbe,  ni 
Amour,  ni  Paraclet,  ni  Rédempteur,  ni  Satan,  ni  rien  de 
ce  qui  correspond  à  un  concept  transcendantal  :  toute 
métaphysique  est  ici  écartée.  C'est  la  personnification  de 
r Équilibre  universel  :  il  est  V Architecte;  il  tient  le  com- 
pas, le  niveau,  l'équerre,  le  marteau,  tous  les  instruments 
de  travail  et  de  mesure.  Dans  l'ordre  moral  il  est  la 
Justice.  Voilà  toute  la  théolog:ie  maçonnique. 

Du  reste,  point  d'autel,  point  de  simulacres,  point  de 
sacrifices,  point  de  prière,  point  de  sacrements,  point  de 
grâces,  point  de  mystère,  point  de  sacerdoce,  point  de 
profession  de  foi,  point  de  culte.  La  société  franc-ma- 


—  213  — 

çonne  n'est  pas  une  église  ;  elle  ne  repose  pas  sur  un 
dogme  et  une  adoration  ;  elle  n'affirme  rien  que  la 
raison  ne  puisse  clairement  co*mprendre,  et  ne  respecte 
que  l'Humanité.  Est  capable,  en  conséquence,  d'être 
reçu  franc-maçon,  de  quelque  religion  qu'il  soit,  qui- 
conque pratique  la  Justice  et  sert  ses  semblables,  de 
quelque  religion  qu'ils  soient  eux-mêmes* 

11  faudrait  être  étrangement  pauvre  d'esprit,  ce  me 
semble,  pour  ne  pas  voir  que  ce  rationalisme  tolérant, 
fondé  sur  le  dédain  de  toute  théologie  et  la  substitution 
au  concept  métaphysique  de  l'idée  positive  et  formelle, 
est  la  négation  même  de  l'élément  religieux ,  remplacé 
dans  la  conscience  du  franc-maçon  par  la  Justice. 

La  théologie  de  la  loge,  en  un  mot,  est  le  contre-pied 
de  la  théologie. 

Aussi  n'ai-je  pas  besoin  d'insister  davantage  sur  cet 
anti-conceptualisme  de  l'enseignement  maçonnique  pour 
montrer  combien,  en  déclarant  la  guerre,  suivant  mon 
expression  malheureuse»  à  tous  les  dieux  substantiels, 
causatifs,  verbaux,  justifiants  et  rédimants,  Slohim, 
Jéhovah,  Allah,  Christos^Zeus^  MMra,  etc.,  j'étais,  sans 
le  savoir,  d'accord  avec  la  pensée  profonde  de  la  franc- 
maçonnerie. 

Et  moi  aussi,  aurais-je  pu  dire  à  la  respectable  assis- 
tance, j'affirme,  comme  idée  souveraine  et  régulatrice 
dans  les  âges  futurs,  le  Rapport,  l'Équilibre,  le  Droit. 
Je  regarde  comme  de  purs  instruments  dialectiques, 
subordonnés  à  cette  idée,  les  concepts  de  substance, 
cause,  esprit,  matière,  âme,  vie  ;  je  professe  la  Justice 
gratuite  et  sans  récompense.  Sous  le  bénéfice  de  cette 
explication ,  et  comme  je  ne  veux  contrister  personne, 
je  consens  à  rendre  gloire  avec  vous,  mes  frères,  au  grand 
Architecte,  immanent  dans  l'Humanité,  et  dont  le  lumi- 
neux triangle,  plus  précieux  pour  moi  que  le  nom  de 


—  214  — 

jéboYah  que  vpus  y  avea  insoriti  m'a  révélé  toutes  ces 
eboaea. 

Voilà  pour  la  théelogie^ou  philosophie  spéculative,  des 
franes-maçons.  Elle  se  résume,  comme  Ton  voit,  dans 
la  prépondérance  de  l'idée  sensible  et  intelligible  sur  le 
ooncept  métaphysique  et  inintelligible,  idée  dont  la 
représentation  la  plus  complète  est  Téquilibre.  Elle  fait 
suite  aux  anciennes  théologies,  polythéiste,  judaïque  et 
chrétienne,  de  même  que  Tidée  dont  elle  émane  fait  suite 
aux  concepts  de  substance,  cause,  esprit,  qui  servirent  à 
fonder  ses  devancières  ;  et  cette  suite,  qui  rappelle  la 
progression  historique  d*Aug.  Comte,  théologie,  méta- 
physique, science,  nous  annonce  que  nous  touchons  à  la 
loi  (je  Justice,  synthèse  do  la  loi  d'ogoïsme  et  de  la  loi 
d'amour. 

Reste  à  voir  maintenant  quelle  est  la  théodieee  ou  phi- 
losophie pratique  des  francs-maçons  ;  ce  qui  nous  ramène 
à  la  question  que  nous  nous  sommes  spécialement  pro* 
posée  dans  cette  Étude,  la  victoire  de  la  liberté  sur  la 
fatalité  dans  le  travail. 

XXXI 

li^orlglne  de  la  philosophie  et  des  sciences  dé««iiver|e 
dans  |9  sponlup^lté  IraTfilll^iise  de  l'homme.  —  Al- 
phaliet  Industriel. 

Chose  singulière,  dont  il  était  impossible  de  se  douter 
ûvant  que  la  pression  révolutionnaire  nous  eût  rois  sur  la 
trace,  le  problème  de  raiïranchissemcnt  du  travail  est 
lié  à  celui  de  Torigine'  des  sciences,  de  telle  manioro 
que  la  solution  de  Tun  est  absolument  nécessaire  à  cello 
de  Tartre,  et  que  toutes  deux  se  résolvent  en  une  mémo 
théorie,  celle  de  la  suprématie  de  Tordre  industriel  sur 
tous  les  autres  ordres  de  la  cûnnaissancc  ot  de  Tart» 

C'est  ce  qui  résulte  de  la  proposition  ci-aprQ&,  i^ont  I4 
démonstration  fera  l'objet  de  ce  chapitre  : 


—  215  — 

Vidée^  avtc  ses  catégories^  surgit  de  Inaction  et  doit 
revenir  à  Vaeiiony  à  peine  de  déchéance  pour  Vagent. 

Cela  signifie  que  toute  connaissance»  dite  à  pri^ri^  y 
compris  la  métaphysique^  est  sortie  du  travail  pûur  det*vit* 
(l'instrument  au  travail»  contrairement  h  ce  qu'enseigntînt 
l'orgueil  philosophique  et  le  spiritualisme  religieuxi  ac- 
crédités par  la  politique  de  tous  les  siècles. 

Et  voilà  aussi  oe  qu'attestent  les  muets  emblèmes  de  ia 
franc-maçonneriei  devenue  presque  ridicule  depuis  que^ 
sa  pensée  ne  marchant  plus,  elle  semble  avoir  perdu  ses 
secrets. 

Qui  ne  s*est  posé,  maintes  fois  cette  question  :  Pat  où 
riiomme,  s'élevant  tout  à  coup  au-dcssUs  de  rinstinct» 
est-il  entré  dans  la  sphère  intellectuelle?  Quel  a  été  le 
premier  pas,  en  quoi  a  consisté  le  premier  acte  do  sa 
raison?  Ou,  pour  mieux  dire,  comment,  chea  Thomme 
primitif,  Tinstinct,  suivant  sa  propre  destinée)  estMl  devenu 
intelligence?  Car  tout  le  monde  est  ici  d'accord  :  rintd«> 
ligence  n'est  autre  que  l'instinct  lui-même  se  produisant 
sous  une  nouvelle  forme  ;  c'est  l'instinct  en  évolution ^ 
qui  se  reconnaît,  se  réfléchit,  s'analyse,  se  mesure»  et, 
procédant  avec  une  conscience  de  plus  en  plus  parfaite, 
se  déroule  en  raisonnement  et  crée  sa  dialectique» 

Rien  de  plus  attrayant  en  général  que  la  recherche  dei 
origines;  mais  parmi  tant  de  choses  dont  nous  aimons  à 
savoir  les  débuts,  il  n'en  est  aucune  qui  nous  iutércssc 
plus  vivement  que  la  raison. 

Si  nous  inlerrogeoQs  la  science  sur  ses  commenGc\ 
monts,  elle  nous  répond  en  nous  montrant  ses  ^/^me/1^5, 
des  sons  vocaux,  des  lettres,  des  chiffres,  des  figures,  en 
un  mot  des  Signes. 

La  logique  y  ajoute  ses  conceptions  ou  catégories, 
avec  ses  genres  et  ses  espèces,  formules  générales  de  la 
pensée  parlée,- encore  des  signes. 


—  216  — 

C'est  avec  cela  que  l'homnie  aborde  la  pliénoménalité 
extérieure  et  sa  propre  gssence;  qu'il  observe,  calcule, 
ramène  tout  à  des  lois  de  plus  en  plus  générales,  et  élève 
.  rédifice  à  jamais  inachevé  de  son  savoir. 

Mais  comment  l'homme  a-t-il  inventé  le  signe  ? 

Qui  dit  signe  dit  déjà  abstraction,  concept,  et  nous 
n'en  sommes  encore  qu'à  la  sensation.  Le  signe  suppose 
la  préexistence  d'une  idée  générale,  qui  elle-même  sup« 
pose  la  préexistence  d'un  signe  ;  c'est  ainsi  du  moins  que 
nous  sommes  forcés  d'en  juger,  nous  qui  n'apprenons  rien 
autrement.  De  sorte  que,  comme  Rousseau  le  remarquait 
de  la  parole,  nous  tournons  dans  un  cercle  infranchis- 
sable. Si  Vœuf  est  sorti  de  la  poule^  ou  si  la  poule  est 
sortie  de  Vœuf!  Qui  débrouillera  ce  mystère? 

Les  partisans  de  la  révélation  primitive,  chrétiens  et 
néo-platoniciens  ou  éclectiques,  ne  sont  pas  embarrassés. 
L'homme,  formé  de  limon  par  la  main  du  Créateur,  a 
été  instruit  par  les  anges,  qui  lui  communiquèrent,  avec 
la  parole,  les  premiers  éléments  des  connaissances.  Pri- 
sonnier du  corps  et  courbé  vers  la  terre,  l'esprit  de 
l'homme  ne  saurait  rien  de  ses  propres  lois,  s'il  n'en  eût 
été  informé  par  un  commerce  avec  les  dieux.  C'était  la 
théorie  de  M.  de  Bonald,  c'est  la  philosophie  de  MM.  Jean 
Reynaud  et  Lamartine. 

Si  le  fait  était  prouvé  historiquement,  ce  serait  quelque 
chose  de  si  énorme  que  par  respect  du  Créateur  et  de  la 
création  la  raison  se  refuserait  encore  à  Padmettre  :  com- 
ment le  recevrait-elle  quand  il  ne  lui  est  permis  d'y  voir 
qu'une  vaine  induction  de  l'ignorance? 

1 XXXII 

La  question  des  origines  nous  reporte  à  ce  moment  de 
la  civilisation  où  l'esprit  humain,  dépourvu  des  engins 
scientifiques,  agit  à  la  manière  de  l'esprit  latent  qui  anime 


-.  217  — 

la  nature;  où  rintelligjBnce,  prête  à  s'élancer,  n'a  pas 
dépouillé  les  formes  de  Tinstinct;  où  par  conséquent  le 
concept  métaphysique,  sans  lequel  il  n'est  pas  de  rai- 
sonnement, reste  enveloppé  dans  l'image  ;  où  le  rapport 
enGn,  qui  pour  être  perçu  dans  sa  plénitude  exige  que 
rintiiition  qui  le  fournit  soit  analysée  dans  ses  concepts, 
est  engagé  sous  le  phénomène. 

A  cet  instant-là,  que  pouvons-nous  attendre  de  Thomme, 
qui  déjà  pense  sans  nul  doute,  puisque  sentir  et  voir  c'est 
penser,  mais  qui,  faute  de  signes,  est  incapable  de  déga- 
ger ses  notions,  partant  d'analyser  sa  pensée? —  Une  seule 
chose,  des  actes. 

L'activité  spontanée,  irréfléchie,  et  qui  n'attend  pas, 
dans  la  certitude  intime  qu'elle  a  d'elle-même,  les  con- 
firmations d'une  science  professe  :  voilà  à  quoi  se  réduit, 
pour  rhomme  primitif,  le  mouvement  de  l'esprit. 

Toute  la  question  est  maintenant  de  savoir  si  cette 
activité  peut  devenir  la  révélatrice  de  Tintelligence;  en 
autres  termes,  si  les  faits  que  Thomme  produit  sous  la 
seule  instigation  de  son  instinct  peuvent  devenir  des  signes 
pour  son  esprit,  de  telle  manière  qu'il  soit  tout  à  la  fois, 
de  lui-même  à  lui-même,  par  l'appel  de  sa  spontanéité  et 
la  réponse  de  son  intelligence,  initiateur  et  initié? 

Or,  on  ne  doutera  pas  que  les  choses  ne  doivent  ainsi 
se  passer,  si  l'on  réfléchit  que  l'activité,  pénétrée,  saturée 
d'instinct,  si  je  puis  m^exprimer  de  la  sorte,  est  ce  qui 
ressemble  le  plus  à  l'intelligence,  à  telle  enseigne  que 
les  enfants  ne  distinguent  pas  les  actes  instinctifs  des 
actes  réfléchis,  et  que  c'est  pour  le  sauvage  une  source 
permanente  de  fétichisme.  Dans  ces  conditions,  l'ac- 
tivité apparaît  comme  la  cause  première  de  rcxcllation 
des  idées,  comme  le  Verbe  primitif  qui  illumine  tout  à 
coup  la  conscience  humaine,  il  suffit,  pour  que  le  miracle 
se  produise,  que  cette  activité  se  manifeste,  qu'elle  étale, 

H  13 


—  218  — 

je  demande  grice  pour  toutes  ces  métaphores,  dans  des 
actes  yisibles,  les  idées  invisibles  qu'elle  contient  ;  en  un 
mot,  qu'elle  parle. 

Toute  difficulté  ensuite  disparaîtra,  si  Texpérience,  ve- 
nant en  aide  à  la  psychologie,  témoigne  que  les  faits 
observés  sont  conformes  aux  prévisions  de  la  théorie. 

Ceci  renverse  de  fond  en  comble  la  philosophie  spiri- 
tualiste,  et  menace  de  faire  du  travailleur,  serf  dégradé 
de  la  civilisation,  Fauteur  et  le  souverain  de  la  science, 
de  la  philosophie  et  de  la  théologie  elle-même. 

XXXI  n 

Je  dis  donc  quHl  y  a  dans  les  archives  de  Tesprit  hu- 
main quelque  chose  d'antérieur  à  tous  les  signes  qui,  de* 
.puis  un  temps  immémorial,  servent  de  véhicules  et 
d'instruments  au  savoir;  quelque  chose  dont  ces  signés 
ont  été  imités,  si  même  ils  n'en  sont  pas  la  simple  copie; 
quelque  chose  (mr  conséquent  qui ,  produit  de  l'instinct, 
servit  de  premier  thème  à  l'intelligence  et  en  détermina 
le  mouvement. 

Ce  sont  les  premiers  engins  de  l'industrie,  que  nous 
pouvons  bien  appeler,  à  l'instar  des  éléments  du  savoi^ 
les  Éléments  du  travail. 

L'homme,  l'être  le  plus  élevé  de  la  série  animale,  est 
aussi  celui  qui  pour  sa  subsistance  doit  demander  le  plus 
à  la  nature  :  comment  va-tril  l'attaquer? 

Tout  est  pour  lui  dans  ce  comment.  Selon  qu'il  sanra  s'y 
prendre,  sa  peine  sera  plus  forte  ou  plus  légère;  il  triom- 
phera de  la  fatalité  du  travail,  ou  il  y  succombera.  Que 
lui  enseigne  cette  lumière  organique,  l'instinct,  qui  éclaire 
tout  animal  venant  au  monde,  comme  la  raison  doit 
éclairer  un  jour  tout  homme  venu  à  l'inteUigence? 

La  franc-maçonnerie  va  nous  le  dire. 

Son  Dieu  est  appelé  Architecte.  J'ai  fait  observer  que 


—  219  — 

ce  nom  impliquait  k  négation  de  tout  théologisme,  et  h 
substitution  aux  concepts  transcendantaux  de  substance, 
cause,  vie,  esprit,  etc.,  de  Tidée  scientifique  de  rapport ^ 
plus  expHeitemeni,  d'ÉQuiUBRfi. 

Mais  tout  cela  signifie  aussi  que  la  vision  interne  h 
laquelle  obéit  Thomme  primitif  dans  les  actes  de  sa 
spontanéité,  le  rêve  qui  le  mène,  comme  dit  Guvier, 
avant  qu'il  ait  ai^pris  à  jouir,  por  Tabsiraction  et  l'ana- 
lyse, de  la  plénitude  de  son  intelligence,  n*est  aucune 
de  ces  conceptions  métaphysiques  qui  feront  un  jour  le 
martyre  de  son  entendement;  c'est  une  idée  sensible  di 
intelligible,  synthétique,  par  conséquent  susceptible  d*a- 
nalyse,  telle  enfin  qu'il  la  fallait  pour  la  circonstance  : 
rapport  dès  choses  entre  elles,  égalité  ou  inégalité,  grou- 
pement^ série,  cohésion^  division,  c'e8t*à*dire  justement 
ce  qui  fait  U  réalité,  la  phéuoménaHté ,  rinielligibilité 
et  la  valeur  de  l'être* 

Ainsi,  la  pensée  première  de  Thomme,  celle  qui  précède 
en  lui  toute  réflexion  et  analyse,  est  la  même,  mais  à  l'état 
d'image,  que  celle  à  laquelle  le  ramène  Télaboration 
philosophique  :  il  ne  se  pouvait  autrement.  Le  principe 
de  l'être  en  donne  immédiatement  la  fin  :  Egosum  alpha 
et  oméga  j  primus  et  novissimus,  principium  et  finie. 

Comment  se  produit,  dans  les  faits  de  l'activité  spon- 
tanée, celte  vue  d'équilibre? 

De  tous  les  instruments  du  travail  humain,  le  plus  été* 
mentafire,  le  plus  universel  par  conséquent,  celui  auquel 
se  ramènent  tous  les  autres,  est  le  levier ^  la  barre.  C'pst 
le  bâton  dont  se  sert,  pour  s'appuyer  et  se  défendre, 
Torang-outang,  mais  avec  cette  différence  de  lui  à 
Thomme,  que  l'orang  ne  verra  jamais  dans  son  bâton  au* 
tre  chose  qu'un  bâton;  tandis  que  l'homme,  par  la  puis* 
sance  évolutive  de  son  instinct,  y  découvre  l'infini. 

Tout  ce  que  l'homme  fait,  entreprend,  imagine,  peut 


-T-  220  — 

se  définir,  au  point  de  vue  industriel,  création  d'équi- 
libre ou  rupture  d'équilibre.  Le  levier  dont  il  se  sert 
remplit  indifféremment  ce  double  objet;  selon  la  manière 
dont  il  l'emploie,  la  matière  dont  il  le  fabrique,  les  mo- 
diGcations  qu'il  lui  fait  subir,  il  s'en  fait  un  instrument 
à  toutes  fins  : 

Instrument  de  coercition,  d*arrèt,  d'appui,  de  clôture  9 

Instrument  de  préhension  ; 

Instrument  de  percussion  ; 

Instrument  de  ponction; 

Instrument  de  division  ou  section  ; 

Instrument  de  locomotion  ; 

Instrument  de  direction,  etc. 

Naturellement,  ces  premiers  rudiments  de  l'outillage 
humain  ont  été  en  fort  petit  nombre  et  d'une  grossièreté 
digne  de  l'époque  ;*mais  en  si  petit  nombre  qu'ils  fussent, 
4'idée  y  était,  une  dans  son  principe,  variable  dans  ses 
applications;  par  elle  ces  instruments  formaient  série, 
et  parlaient  à  l'esprit. 

Je  n'ai  pas  la  prétention  d'en  dresser  une  table  exacte  : 
ce  serait  chose  aussi  difficile  que  de  déterminer  les  -  élé- 
ments naturels  de  l'alphabet  ou  les  catégories  de  l'en* 
tendement. 

Mais  puisque  toute  littérature  commence  par  les  lettres, 
toute  mathématique  par  les  chiffres,  toute  musique  par  la 
gamme,  ne  semble-t-il  pas  que  toute  éducation  profes- 
sionnelle devrait  commencer  aussi  par  un  tableau  raisonné 
des  instruments  les  plus  rudimentairès  ft  travail,  avec 
leur  explication  théorique  et  pratique,  leurs  rapports 
d'identité  ou  similitude,  leurs  dérivés  et  leurs  équivalents? 
Et  ne  serait-ce  pas  poser  les  bases  d'une  forme  nouvelle 
de  philosophie,  à  l'usage  des  intelligences  sur  lesquelles 
l'enseignement  ordinaire,  qui  commence  par  l'abstrac- 
tion, n'a  pas  de  prise? 


—  221  — 

ALPHABET  DU  TRAVAILLEUR. 

A.  Barre  ou  Levier  {pieu^  tige,  colonne^  pal,  piquet); 

B.  Croc  {crochet,  agrafe ,  clef,  sergent,  valet,  ancre,  tenon, 
harpon); 

C.  Pince  {tenaille,  étau,  combinaison  de  deux  crocs)  ; 

D.  Lien  (consistant  originairement  en  une  tige  flexible^  cour- 
bée autour  de  l'objet  ;  —  fil,  corde,  chaîne)  ; 

Ë.  Marteau  (massue,  maillet,  pilon ^  fléau,  meule); 

F.  PoiifTE  {lance,  pique,  javelot,  flèche,  dard,  aiguille,  etc.)  ; 

G.  Coin; 
H.  Hache; 

I.  Lame  {couteau,  ciseau,  sabre,  épée); 

J.  SciEi  (lime)  ; 

K.  Pelle  {bêche,  houe,  truelle,  cuiller); 

L.  Pic  [pioche)  ; 

M.  Fourche  {trident,  râteau,  peigne  ;  pointe  double^  triple^ 

multiple)  ; 
N.  Rampe  ou  plan  incliné; 
0.  Rouleau^  donnant  par  sa  section  la  roue,  qui  est  aussi  \\ 

poulie  ;  * 

P.  Tuyau  {tube,  canal,  siphon,  rigole,  cheminée)  ; 
Q.  Rame  et  Gouvernail  ; 
R.  Arc  ou  ressort; 
S.  Règle; 
T.  Niveau; 
U.  Équerre; 
V.  Compas; 

X.  Pendule  ou  fil  à  plomb; 
Y.  Balance; 
Z.  Cercle  {boU0^ûceud), 

XXXIV 

Raisonnons  un  peu  sur  cet  alphabet,  qu'il  est  loisible 
à  chacun  de  refaire  à  sa  guise,  mais  auquel  on  trouverait 
peut-être  moins  à  ajouter  qu'à  réduire. 

Lliomme  ne  crée  rien ,  disent  avec  raison  les  écono- 


—  222  — 

mistes;  il  façonne.  — Qu'est-ce  c[ue  façonner?  demandez- 
vous.  Réponse  :  c'est  mouvoir.  —  Je  reprends  :  Le  mou- 
vement seul»  imprimé  à  la  matièroi  ne  lui  donne  pas  la 
forme  voulue,  ne  constitue  pas  le  travail  :  il  faut  que  ce 
mouvement  soit  en  rapport  avec  le  but  à  atteindre,  en 
équation  avec  son  objet,  c'est-à-dire  en  équilibre. 

Voilà  ce  que  nous  montre  à  première  vue  Talphabetdu 
travailleur. 

Que  sont  après  cela  tous  nos  instruments,  depuis  le 
char  rustique  jusqu'à  la  puissante  locomotive,  depuis  le 
canot  du  sauvage  jusqu'au  navire  à  trois  ponts»  depuis 
la  simple  poulie  jusqu'à  l'horloge  de  Schwilgué ,  sinon 
des  assemblages  de  leviers  de  toute  sorte,  à  crochet,  ea 
pointe,  eu  lame,  roues,  chaînes,  ressorts,  servant  à  pro» 
duire  le  mouvement,  la  division ,  l'approche,  la  cohé- 
sion, etc.,  tantôt  par  une  production,  tantôt  par  une  des- 
truction d'équilibre  ? 

Et  les  produits  de  ce  travail,  que  sont-ils  à  leur  tour, 
'sinon  des  constructions  et  agencements  de  matières  tail- 
lées, forgées ,  tournées,  filées,  astftmblées,  empilées,  aro^ 
boutées,  engrenées,  croisées,  tissées,  enlacées,  etc.» 
toujours  d'après  la  même  loi  ? 

Le  principe  qui  régit  l'industrie  est  donc  un  et  identi* 
que;  il  n'a  rien  au  premier  abord  de  métaphysique;  il 
fait  image  :  c'est  le  principe,  sensible  et  intelligible,  de 
la  mécanique  de  l'univers. 

Or,  étant  donnée  cette  idée  universelle  de  l'équilibre 
dans  le  rêve  de  la  pensée,  et  les  opératifRi^u  travail  n'en 
étant  que  l'application,  nous  voyons,  par-îà  même,  com- 
ment riiommea  passé  de  l'intuition  synthétique  et  spon- 
tanée à  ridée  réfléchie  et  abstraite  ;  comment  il  a  décom- 
posé Tobjet  de  sa  vision,  inventé  les  signes  de  la  parole 
et  du  calcul ,  créé  les  mathématiques  pures,  dégagé  en 
les  nommant  les  catégories  de  son  entendement. 


—  223  — 

C-esl  que  la  puissance  qui  dirige  la  main  de  Touvrier 
est  la  même  au  fond  que  celle  qui  fait  réfléchir  le  cerveau 
du  philosophe,  et  que,  Tintelligence  ne  pouvant  s^éveiller 
à  ridée,  à  la  vie,  que  sur  un  signe  de  Tintelligence;  il  fal- 
lait de  toute  nécessité,  pour  que  Thomme  entrât  dans 
cette  carrière  intellectuelle,  qu'il  y  fût  porté  par  une  suite 
d  opérations  émanées  de  lui-même,  et  qui,  analyse  par  la 
multiplicité  des  termes,  synthèse  par  leur  ensemble,  fût 
pour  lui  comme  une  manifestation  dé  l'intelligence  même* 
L'homme,  en  un  mot,  ne  pouvait  avoir  d'autre  révéla- 
teur, d'autre  Verbe  que  lui-même  :  contradiction  insoluble 
dans  l'ancienne  psychologie,  mais  que  la  seule  inspection 
de  l'alphabet  industriel,  aux  caractères  à  la  fois  spontanés 
ai  significatifs,  lève  à  l'instant. 

Expliquons  cela  d'une  manière  plus  précise,  si  faire 
se  peut. 

Le  propre  de  l'instinct,  forme  première  de  la  pensée, 
est  de  contempler  les  choses  synthétiquement;  le  propre 
de  l'intelligence,  au  contraire,  est  4e  les  considérer  ana-' 
lytiquement.  Or,  bien  que  rinlelligence  ne  soit  elle-même 
que  l'instinct  en  évolution,  l'homme  seul,  entre  les  ani- 
maux, parait  jouir  de  cette  prérogative,  ce  qui  veut  dire 
que  seul  il  a  la  faculté  de  concevoir  l'idée  abstvaite,  dès 
qu'elle  lui  est  signalée  dans  son  intuition.  Mais  l'intelli- 
gence n'est  pas  donnée  d'emblée ,  comme  l'instinct;  ce 
n'est  d'abord  qu*une  virtualité  endormie,  qui  n'arrive  à 
la  possession  d'elle-même  que  par  un  long  exercice,  et 
sur  un  appel  éMBique  de  la  spontanéité  qui  la  précède  : 
car  )'homme  Taussi  T instinct  de  son  intelligence.  PoHr 
que  l'esprit  devienne  capable  d'analyse,  il  faut  donc  qu'il 
soit  conduit  pas  à  pas,  que  sur  chacun  des  termes  dont 
se  compose  la  totalité  de  Tintuition  il  s'arrête,  les  recon- 
naisse l'un  après  l'autre,  çt  le$  nomme*  Or,  c'est  c^e  qui 
ne  pourra  se  faire  qu'à  la  condition  ou  d'une  initiation 


—  224  — 

du  dehors,  ou  d*une  circonstance  particulière  qui  en 
tienne  lieu.  Quelle  sera,  pour  Thomme  primitif ,  cette 
circonstance?  Je  Tai  dit,  sa  propre  industrie. 

Le  castor  élève  sa  maçonnerie,  Toiseau  bâtit  son  nid , 
l'abeille  construit  son  rayon,  Taraignée  tend  sa  toile,  tous 
les  animaux  exercent  leur  industrie  d* après  un  type  inté- 
rieurs  dont  ils  ne  s'écartent  jamais. 

Rien  de  semblable  ne  se  voit  chez  Thorame.  II  n*a  pas 
d'industrie  prédétenninée.  Son  génie  n'est  point  spécia- 
liste, il  est  universel.  Il  agit  diaprés  une  intuition  simple, 
mais  synthétique,  positive ,  expérimentale,  et  d'une  com- 
préhension si  vaste,  que  ses  actes  ne  peuvent  avoir  rien 
d*uniforme,  et  sont  susceptibles  au  contraire  d'une  va- 
riété infinie.  G* est  l'idée  de  rapport,  convenance ,  équa- 
tion, égalité,  accord,  équilibre  :  idée  synthétique  dont  la 
simplicité  n'est  égalée  que  par  sa  fécondité  même. 

Cela  se  découvre  nettement  dans  le  langage  primitif, 
où,  pour  dire  qu'un  homme  est  capable  ou  incapable  de 
faire  une  chose,  qu'il  en  a  ou  n'en  a  pas  la  force,  le  gé- 
nie, le  talent,  la  science,  on  dit  simplement  qu'il  estera/ 
ou  inégal  à  cette  chose ,  par^  impar  oneri;  qu'il  est  ou 
n'est  pas  de  poids,  minus  habensj  etc. 

Or,  il^st  de  la  nature  de  cette  intuition  fondamentale, 
qui  constitue  à  l'origine  tout  le  génie  humain,  que  toute 
action  qui  en  est  la  conséquence  implique  tout  à  la  fois 
et  nécessairement  production  d'équilibre  et  destruction 
d'équilibre.  C'est  même  sous  ce  dernier  aspect  qu'elle  se 
manifeste  de  préférence,  l'action  de  l'homme,  dans  l'état 
de  nature,  consistant  surtout  à  attaquer  et  se  défendre. 

U  en  résulte  que  les  premiers  instruments  de  l'indus- 
trie humaine,  armes  offensives  ou  défensives,  sont  des 
instruments  analytiques.  C!est  encore  ce  qu'exprime  la 
langue  native,  pour  laquelle,  détruire  {de-struer.e ,  dé- 
coustruirc)  est  la  même  chose  que  décomposer,  diviser; 


—  225  — 

délier,  disjoindre,  dissoudre,  découdre,  séparer,  balancer, 
enlever,  analyser  enfin;  de  même  que  créer,  ou  con- 
straire  est  joindre,  lier,  unir,  égaler,  dresser,  in-struere^ 
onindu-struere^  d*où  indu-^striay  indU'Strwnentumj  or- 
ganiser, machiner  au  dedans  de  soi-même,  èvSbv,  par 
une  contemplation  interne,  à  la  façon  de  Tabeille,  de  la 
fourmi,  etc.,  qui,  sans  leçon  de  personne,  semblent  tirer 
de  leur  fonds  leurs  idées  et  leur  art. 

Un  professeur  de  mathématiques  de  mes  amis  enseigne 
la  géométrie  à  ses  élèves  en  commençant  par  la  sphère  ; 
c'est  de  la  considération  empirique  de  la  sphère  qu*il 
part  pour  arriver  à  la  notion  abstraite  du  plan,  de  la 
ligne  £t  du  point.  Telle  est  justement  la  'marche  qu*a 
suivie  le  travail  dans  la  détermination  des  catégories  et 
la  découverte  des  signes  primitifs  ou  éléments  des  scien- 
ces. Ces  concepts  transcendantaux  de  substance,  cause^ 
espace,  temps,  âme,  vie,  matièri^  esprit,  que  nous  pla- 
çons comme  des  divinités  au'sdthmet  de  notre  intelli- 
gence, sont  les  produits  de  Tanalyse  que  nous^avons  faite 
de  notre  intuition  mère,  des  hypothèses  ou  postulats  de 
notre  expérience,  ainsi  que  fe  l'avançais  dès  1842  {Créa- 
tion de  VOrdre  dans  VHumanité).  Ici,  j'ose  dire  que  le 
doute  est  devenu  impossible.  La  nature  est* par  nous 
saisie  sur  le  fait  :  l'idée  métaphysique  est  née  pour  l'es- 
prit de  la  décomposition  de  l'image  sensible,  opérée  par 
l'activité  spontanée,  et  nous  pouvons  hardiment  poser 
cet  axiome,  que  toute  intelligence  commence  par  la  des- 
truction :  DesUuam  et  œdificaho. 

Voilà  ce  qui  explique  comment  l'écriture,  les  chiffres, 
la  parole  même,  requéraient  pour  leur  invention  la  pro- 
duction préalable  de  faits  et  d'organes  qui  leur  servissent 
de  prototypes  ;  comment  ces  organes,  instruments  de 
notre  première  industrie,  ont  été  fournis  par  l'activité 
spontanée;  comment  Tcsprit  a  été  poussé  par  eux  dans  la 

II.  13, 


—  226  — 

voie  de  Tanalyse  ;  pourquoi  les  lettres  de  Talphabei,  les 
noms  de  nombre,  les  figures  de  géométrie,  furent,  la  plu- 
part» nommés  de  ces  instruments,  ainçi  que  Tétymologie 
en  témoigne;  pourquoi  les  radicaux  des  langues  ont  tous 
un  air  de  famille  qui  a  fait  croire  longtemps  à  une  langue 
primitive,  tandis  qu'ils  ^ont  Texpression  de  la  pratique 
industrielle,  partout  identique,  au  çein  de  laquelle  ils 
ont  pris  naissance. 

XXXV 

l^a  première  partie  de  notre  proposition  est  donc  éta- 
blie :  Viâée^  avec  ses  catégories^  surgit  de  Vaction;  en 
autres  termes,  l'industrie  est  mère  d&  la  philos<Q)hie  et 
des  sciences. 

Il  reste  à  démontrer  la  seconde  :  Vidée  doit  retourner 
à  t action;  ce  qui  veut  dire  que  la  philosophie  et  les  scien« 
ces  doivent  rentrer  d^m^  ^Industrie,  à  peine  de  dégrada- 
tion pour  THumanité,  Cette  démonstration  faite,  le  pro- 
blème de  l'affranchissement  du  travail  est  résolu. 

Rappelons  d'abord  en  quels  termes  ce  problème  a  été 
posé. 

,  Le  travail  présente  deux  aspects  contraires,  Fun  sub- 
jectif, Tautre  objectif.  Sous  le  premier  aspect,  il  est  spon- 
tané et  libre»  principe  de  félicité  :  c'est  l'activité  dans  son 
exercice  légitime,  indispensable  à  la  santé  de  l'âme  et  du 
corps.  Sous  le  second  aspect,  le  travail  est  répugnant  et 
pcnibieT  principe  de  servitude  et  d'abrutissement. 

Ces  deux  aspects  du  travail  sont  inhérents  l'un  a  l'au- 
tre, comme  l'âme  et  le  corps  :  d'où  résulte,  à  priori^  que 
toute  fatigue  et  déplaisance,  dans  le  travail,  ne  sau- 
rait absolument  disparaître.  Seulement,  tandis  que  sous 
le  régime  des  religions  la  fatalité  primo  la  liberté,  et  que 
}a  répugnance  et  la  peine  sont  en  excès,  on  demande  si, 


-  227  — 

sous  le  régime  inauguré  par  la  Révplution,  la  liberté  pri- 
mant la  fatalité,  le  dégoût  du  travail  ne  peut  pas  diminuer 
au  point  que  Thomme  le  préfère  à  tous  les  exercices  aipu- 
sants  inventés,  cofnme  remèdes  à  l'ennui  et  réparation  diji 
travail  même? 

Question  de  vie  ou  de  mort  pour  la  Révolution,  comme 
toutes  les  questions  qufs  soulève  la  destinée  sociale^ 

D'homme  à  homme,  la  balance  doit  être  tenue  toujours 
égale  :  ainsi  le  veut  la  Justice,  nous  l'avons  quatre  fois 
démontré  en  traitant  des  personnes,  des  biens^  du  gou- 
vernement, de  l'éducation. 

De  l'homme  à  la  nature,  ou,  comme  nous  disions  tout 
à  riieure,  de  la  liberté  à  la  fatalité,  celte  égalité  ne  sufflt 
pas;  n  faut,  à  peine  de  déchéance,  que  la  balance  de- 
vienne pour  la  première  de  plus  en  plus  favorable. 

Égalité  dans  la  condition  des  personnes,  sauf  ces  dilTé- 
rences  légères  que  la  nature  a  jetées  entre  les  êtres  et 
que  la  liberté  néglige,  mais  pg^dominance  assurée  de 
Thomme  sur  les  choses,  par  l'emport  croissant  de  son 
industrie  :  telle  est  la  double  proposition  soutenue  par  la 
Révolution,  parlant  pour  tous  les  travailleurs,  d'une 
part,  contre  TËglise,  protestant  au  nom  de  toutes  les 
sectes  mystiques  et  aristocratiques,  d'autre  part. 

11  y  va,  je  le  répèle,  du  bien-être  de  l'humanité,  de  la 
gloire  de  sa  raison,  de  la  dignité  de  son  caractère,  de  la 
noblesse  de  ses  affections,  de  la  satisfaction  de  sa  Justice. 
C'est  Ja  vie  humaine  tout  entière  de  nouveau  mise  en 
jeu  par  la  nécessité  mystérieuse  du  travail. 

XXXVI 

Ixs  ouvriers  ont,  en  général,  le  sentiment  très-vif  d'une 
amélioration  possible  de  leur  sort,  non-seulement  au 
point  de  vue  des  libertés  politiques  et  de  la  propriété, 
mais  à  celui  des  conditions  même  du  travail. 


—  228  — 

Mais  ils  ne  sont  pas  en  mesure  ie  dire  ce  qui  leur  man- 
que, et  conséquemment  de  formuler  leur  pétition. 

Ils  s'imaginent  que  tout  pourrait  être  réparé  au  moyen 
d*une  augmentation  de  salaire  et  d'une  réduction  des 
heures  de  travail  ;  quelques-uns  vont  jusqu'à  balbutier  le 
mot  d'association.  C'est  tout  ce  qu'ils  ont  compris  de  la 
republique  de  1848,  tout  ce  qu'on  a  su  dire  en  leur  nom 
au  Luxembourg. 

De  là  les  remaniements  plus  ou  moins  malbeureun  de 
tarifs,  la  guerre  faite  aus^  ouvriers  tâcherons,,  les  associa- 
tions communautaires,  et  cette  ratio  ultima  du  travail- 
leur mécontent,  la  grève.     ^  1^ 

La  critique  a  depuis  longtemps  fait  justice  de  ces  expé- 
dients pitoyables. 

L'augmentation  de  salaire,  jointe  à  la  réduction  du 
travail,  et  combinée  avec  l'emploi  des  machines  et  la  sé- 
paration parcellaire  des  industries,  constitue,  dans  l'état 
actuel,  une  quadruple  contradiction. 

Plus  le  travail  se  divise  et  les  machines  se  perfection- 
nent, moins  l'ouvrier  vaut;  conséquemment  moins  il  est 
payé;  parj^nt,  plus,  ix)ur  un  même  salaire,  sa  tâche  aug- 
mente. Gela  est  d'une  logique  fatale,  dont  aucune  légis- 
lation, aucune  c^tature,  ne  saurait  empêcher  l'elTet.  Il  y 
a  donc  baisse  forcée  de  salaire,  en  dépit  des  grèves,  des 
règlements,  des  tarifs,  de  l'intervention  du  pouvoir  : 
l'entrepreneur  a  mille  moyens  de  se  soustraire  à  cette 
pression  anormale. 

Quant  à  l'association  ouvrière,  elle  n'a  guère  été  autre 
chose  jusqu'ici,  et  sauf  de  bien  rares  exceptions ,  qu'une 
imitation  de  la  commandite  bourgeoise  ou  de  la  commu- 
nauté morave,  pauvre  ressource,  dont  la  pratique  eut 
bientôt  démontré  l'impuissance. 

Il  faut  donc  changer  de  tactique;  il  faut,  pour  relever 
la  condition  de  l'ouvrier,  commencer  par  relever  sa 


—  229  — 

valeur  :  hors  de  là  poinVdc  salut,  que  les  travailleurs  se 
le  tiennent  pour  dit. 

Or,  indépendamment  des  conditions  de  Justice  commu- 
tative  dont  les  principes  ont  été  posés  dans  les  études 
précédentes,  en  ce  qui  touche  les  Personnes,  les  Biens,  la 
Puissance  publique  et  l'Éducation,  il  est  encore  pour  le 
travailleur  deux  garanties  indispensables  à  réaliser  : 

£n  lui-même,  une  connaissance  encyclopédique  de 
rinduslric; 

Dans  Tatelier,  une  organisation  des  fonctions  sur  le 
principe  de  la  graduation  maçonnique. 

XXXVII 

Tout  est  absurde  dans  les  conditions  actuelles  du  tra- 
vail, et  semble  avoir  été  combiné  pour  Vasservissement  à 
perpétuité  de  l'ouvrier. 

Après  avoir,  dans  l'intérêt  de  la  production,  divisé  et 
sous -divisé  à  l'infini  le  travail,  on  a  fait  de  chacune 
de  ses  parcelles  l'objet  d'une  profession  particulière,  de 
laquelle  le  travailleur,  enroutiné,  hébété,  ne  s'échappe 
plus.  Politiquement  affranchi  par  la  RévoluflofH,  il  est 
refait  serf  de  la  glèbe,  en  son  corps,  en  sqn  âme,  en  sa 
famille,  en  toutes  ses  générations,  de  par  fa  distribution 
vicieuse,  mais  invétérée,  du  travail. 

Ce  n'est  pas  tout  :  comme  si  l'exercice  d'une  fonction 
ainsi  limitée  devait  épuiser  toutes  les  forces  de  son  intel- 
ligence, toutes  les  aptitudes  de  sa  main,  on  a  limité  à 
l'apprentissage  de  cette  parcelle  l'éduccition  théorique  et 
pratique  du  travailleur.  Et  pour  cet  apprentissage  on  a 
exigé  du  prolétaire,  comme  première  mise  de  fonds,  de 
longues  années  de  service  gratuit,  la  fleur  de  sa  jeunesse, 
la  crème  de  sa  vigueur.  Le  plus  beau  et  le  meilleur  de  la 
vie  est  prélevé  sur  Touvrier  par  le  patron  qui,  après  cela, 
ne  peut  pas  même  lui  garantir  de  l'emploi. 


—  2â0  — 

Du  reste,  comme  tout  est  établi  sur  ce  pied,  les  patrons 
n*en  deviennent  généralement  guère  plus  riches  :  la  sueur 
du  mercenaire  monte  et  va  alimenter  le  parasitisme  d'en 
jiaut,  à  travers  les  mille  canaux  et  tuyaux  du  système. 

Ce  qu*un  esprit  ordinaire  aurait  épuisé  ^n  trois  jours, 
souvent  en  quelques  heures ,  iC^  qu^une  main  autrenient 
exercée  apprendrait  à  exécuter  en  quelques  semaines,  on 
y  consume  des  années.  Puis,  ce  ridicule  apprentissage 
fini,  qu'a-t-on  obtenu? 

Je  suppose  que  Tinstruction  ait  été  donnée  de  bonne 
foi,  et  que  le  sujet  ait  profité  des  leçons. 

On  a  façonné  Thomme  à  wie  manœuvre  qui,  loin  de 
rinitier  aux  principes  généraux  et  aux  secrets  de  l'indus- 
trie humaine,  lui  ferme  la  porte  de  toute  autre  profession  ; 
après  avoir  mutilé  son  intelligence,  on  Ta  stéréotypée, 
pétrifiée  ;  à  part  ce  qui  concerne  son  état^  qu'il  se  flatte 
do  connaître,  mais  dont  il  n*à  qu^une  faible  idée  et  une 
étroite  habitude,  on  a  paralysé  son  âme  comme  son  bras. 

Pendant  les  premières  années  qui  suivent  Tapprentis- 
sage,  rimagination,  soutenue  par  lajeunesse^  fait  encore 
quelque  rêves  dorés  :  c'est  alors  que  le  travailleur  prend 
femme,  et  crée  pour  le  système  qui  le  déyore  des  rejetons 
qu'il  dévorer^«!if 

Mais  bientôt  la  monotonie  du  labeur  avec  tous  ses  dé- 
goûts se  fait  sentir  :  le  prétendu  travailleur  acquiert  la 
conscience  de  sa  dégradation  ;  il  se  dit  qu'il  n*est  qu'un 
rouage  au  sein  de  la  société;  le  désespoir  s'empare  len- 
tement de  lui  ;  la  raison,  faute  d'une  science  positive,  perd 
réquilibre;  le  cœur  se  dépiave,  et  l'homme  finit  dans  les 
rêves  de  l'utopie,  les  folies  de  l'illuminisme  et  les  rages 
de  Timpuissance. 

On  a  voulu  mécaniser  l'ouvrier;  on  a  fait  pis,  on  Ta 
rendu  manchot  et  méchant. 

Sera-ce  donc  un  paradoxe  affreux  de  soutenir  qu'il  en 


—  Ï31  — 

doit  être  de  ripdnstrie,  mère  des  sciences ,  comme  des 
sciences  elles-mêmes;  que  son  enseignement  doit  être 
donoé  m  Complet»  suivftfit  une  méthode  qui  en  embrasse 
lotit  le  e^fele,  de  sorte  que  le  choix  du  métier  ou  de  la 
spécialilé  arrive  pour  Touvrieri  comme  pour  le  (K)lytech- 
Qi$îi0Q,  dpres  Tacbèvemenl  du  cours  complet  jd*études  If 

Certes,  Tindustrie  réclame  de  i*élève  plus  de  iemps  que 
la  grammaire»  rarithméjtique,  la  géométrie,  la  physique 
même  :  car  l'ouvrier  n*a  pas  seulement  h  ei^ercer  son 
iflielligenoe  et  à  meubler  m  mémoire  ;  il  faut  qu'il  exé- 
cute de  la  main  ce  que  sa  |ète  ^  compris  :  c'est  une 
éducation 'tout  si  la  fois-  des  organes  et  de  Tonten- 
dément. 

Mais  il  est  clair  que  l'industrie ,  non  plus  <iae  les 
sciences ,  ne  peut  être  morcelée  sans  périr  :  Thomnie 
dont  le  génie  circonscrit  dans  uqe  profession  ne  sait  rien 
des  autres  est  comme  celui  qui,  ayant  appris  à  signer 
son  nom  par  l'initiale,  ne  sait  rien  du  peste  de  l'al- 
phabet. 

Tout  d^ensemblcou  rien  :  c'est  la  loi  du  travail  comme 
du  savoir.  L'industrie  est  la  forme  coiicrèie  de  cette  phi- 
losophie positive  qu'il  s'agit  aujourd'hui^de  verser  dans 
4a  itnes  à  la  place  des  croyances  éteintes,  4)faiiosophie 
qu'a  prophétisée  et  invoquée,  il  y  a  un  siècle,  le  plus  vaste 
génie  des  temps  modernes,  le  père  et  rhiérophante  de 
VEneyelapédie^  DioeaoT. 

Ici,  je  le  répète,  point  de  milieu  :  ou  nous  reviendrons 
au  régime  des  castes,  auquel  nous  pousse  de  toutes  ses 
forces  un  spiritualisme  imbécile;  ou  la  Révohition  aura 
gain  de  cause  sur  ce  point  comme  sur  les  autres.  On  ne 
«cinde  pas  l'idée  de  la  Révolution,  on  n'en  élague  pas  le 
système,  pas  plus  qu'on  ne  peut  scinder  le  dogme  de 
l'Église,  prendre  une  partie  de  sa  théodioée  et  rejeter  le 
reste. 


—  232  — 
XXXVIII 

Quelle  est  rinluition  primordiale  du  génie  humain? 

L*idée  d'équilibre.  Tous  les  instruments  rudimentaires 
du  travail  sont  des  variétés  du  levier;  c'est  le  point  im- 
muable auquel  se  ramène  toute  opération  industrielle. 
Detur  mihi  punctum,  et  terram  tnovebo. 

Comment,  sous  la  provocation  de  la  spontanéité,  s*est 
allumée  Tintelligence  ? 

Par  la  pratique  inévitable  de  l'analyse.  Tous  les  ipstrn- 
ments  du  travail  sont  des  instruments  analytiques;  toute 
opération  industrielle  se  résout  en  une  production  ou  rup- 
ture d'équilibre. 

L'idée  abstraite  est  sortie  de  l'analyse  forcée  du  travail  : 
avec  elle  le  ^ignc,  la  métaphysique,  la  poésie,  la  religion, 
et  finalement  la  science,  qui  n'est  que  le  retour  de  l'esprit 
à  l'équilibre. 

Le  plan  de  l'instruction  industrielle,  sans  préjudice  de 
l'enseignement  littéraire  et  scientifique  qui  se  donne  à 
part  et  en  même  temps,  est  donc  tracé  :  il  consiste,  d'un 
côté,  à  faire  parcourir  à  l'élève  la  série  entière  des  exer- 
cices industriels,  en  allant  des  plus  simples  aux  plus  dif- 
ficiles, sans  distinction  de  spécialité;  —  de  l'autre,  à  dé- 
gager de  ces  exercices  l'idée  qui  y  est  contenue,  comme 
autrefois  les  éléments  ides  sciences  furent  tirés  des  pre* 
miers  engins  de  l'industrie,  et  à  conduire  l'homme,  par 
la  tête  et  par  la  main,  à  la  philosophie  du  travail,  qui 
est  le  triomphe  de  la  liberté. 

Les  sciences  elles-mêmes  n'ont  pas  d'autre  objet.  Cette 
réduction  à  de  simples  signes,  à  quelques  formules  abs« 
traites ,  de  tant  d'observations ,  d'expériences ,  d'entre- 
prises, d'efforts,  qui  constitue  le  savoir  réfléchi  de  l'hu- 
manité, n'est  à  d'autre  fin  que  de  loger  dans  un  cerveau 
de  trois  ou  quatre  décimètres  cubes  une  somme  d'idées 


—'233  - 

qui  autrement  ne  tiendraient  pas  dans  une  tële  grosse 
comme  le  globe. 

Eh!  ne  voyez-vous  pas  que,  si  l'homme  ne  possède 
aucune  industrie  native,  comme  l'abeille,  la  fourmi,  le 
castor,  si  la  nature  s'est  bornée  à  lui  soufQer  pour  tout 
génie  l'intuition  de  l'égalité,  de  l'équilibre,  de  l'har- 
monie, image  de  la  Justice*  qui  possède  sa  conscience, 
c'est  qu'elle  le  prédestinait  à  une  industrie  universelle, 
autant  élevée  au-dessus  de  l'instinct  animal  que  l'Univers 
est  au«-dessus  de  la  monade  If 

Voilà  ce  que  n'a  pas  vu,  ou  dont  n'a  pas  su  tenir 
compte,  la  phrénologie,  mesurant  le  génie  aux  dimensions 
du  crâne  :  elle  ne  prend  pas  garde  que  l'intelligence  est 
essentiellement  analytique;  que  toutes  ses  conquêtes,  elle 
les  fait  et  le^  garde  au  moyen  de  l'analyse  ;  que  par  con- 
séquent le  volume  du  cerveau  n'est  nullement  en  rapport 
avec  la  multitude  des  idées,  genres,  espèces,  groupes, 
séries,  qu'il  doit  loger  :  il  suffit  que  la  faculté  analytique 
soit  bien  tranchante,  de  même  que  pour  abattre  une  forêt 
il  n'est  pas  besoin  d'une  hache  grosse  comme  une  mon- 
tagne, il  suffit  qu'elle  coupe. 

XXXIX 

Tirons  les  conséquences. 

L'enseignement  industriel  réformé  suivant  les  principes 
que  je  viens  d'établir,  je  dis  que  la  condition  du  travail- 
leur change  du  tout  au  tout;  que  la  peine  ef!  la  répu- 
gnance inhérentes  au  labeur  dans  l'état  actuel  s'effacent 
graduellement  devant  la  délectation  qui  résulte  pour  l'es- 
prit et  le  cœur  du  travail  même,  sans  parler  du  bénéfice 
de  la  production,  garanti  d'autre  part  par  la  balance 
économique  et  sociale. 

Avec  une  corde  grosse  comme  le  petit  doigt,  un  enfant, 
s'il  parvient  à  l'enrouler  seulement  une  fois  autour  d'un 


—  234  — 

piquet  ou  d*un  arbuste,  arrêtera  un  taureau  ;  avec  une 
pierre  emmanchée  au  bout  d'un  bâton,  il  T^sommera; 
avec  une  flèche,  ailée  comme  sa  pensée,  il  atteindra 
l'oiseau  sur  Tarbre  d*où  celui-ci  semble  le  déâer  ;  avec  un 
levier  grand  comme  son  corps,  il  déracinera  un  rocher, 
et  le  précipitera  du  haut  en  bas  de  la  montagne. 

Le  premier  qui  en  fit  Tessai  dut  éprouver  une  joie  in- 
dicible. C'est  l'Apollon  vainqueur  du  serpent  :  toute  fa- 
tigue a  disparu;  le  corps  du  dieu  touche  à  peine  la  terre, 
le  dédain  gonfle  ses  narines,  le  géliie  brille  sur  son  visage. 
L'univers  fuit  devant  son  geste*,  mais  il  le  saisit  du  regard, 
il  le  tient  au  bout  de  sa  flèche;  fût-il  perdu,  il  le  retrou- 
verait dans  la  paume  de  sa  main. 

Le  lendemain,  le  surlendeniain,  tous  les  jours,  nouvelle 
invention,  nouvelle  victoire.  Il  marche  d'enchantement 
en  enchantementi  et  pluail  multiplie  ses  oeuvres,  plus  il 
étend  son  domaine  et  ajoute  à  sa  félicité. 

Les  enfantements  de  l'industrie  sont  les  fêtes  de  Thu- 
manilé.  La  plus  longue  vie,  en  consacrant  une  heure  à  la 
répétition  de  chaque  découverte,  n*en  épuiserait  pas  la 
nomenclature. 

Oh  !  si  la  communion  sooialc,  si  la  solidarité  humaine, 
ne  sont  pas  de  vains  mots,  que  peut  être  Téducation  du 
travailleur,  que  sera  son  labeur  quotidien,  sa  vie  tout 
entière,  sinon  de  refaire  incessamment  en  son  particu- 
lier, en  y  ajoutant  ce  qui  Ipi  vient  de  son  inspiration,  ce 
qu'ont  fail  ses  pères  If  Us  ont  semé  dans  l'enthousiasme, 
il  recueille  dans  la  félicité. 

Je  demande  donc  pourquoi,  l'apprentissage  (Rêvant  être 
la  démonstration  théorique  et  pratique  du  progrès  indus- 
triel, depuis  les  éléments  les  plus  simples  jusqu'aux  con- 
structions les  plus  compliquées  ;  et  le  travail  4^  Touvrier, 
compagnon  pu  maître,  n'ayant  qu'à  continuer,  sur  une 
plus  vaste  échelle,  ce  qu'aura  commencé  l'apprentissage; 


~  235  — 

je  demaQde  pourquoi  la  vie  entière  du  travailleur  iie 
serait  pas  une  réjouissance  perpétuelle,  une  procession 
triomphale? 

Ce  n'est  plus  ici  cet  attrait  passionnel  qui  devait,  selon 
Fourior,  jaillir,  comme  un  feu  d'artifice,  du  milieu  des 
séries  de  groupes  contrastés^  des  intrigues  de  la  cabaliste 
et  des  évolutions  de  la  papillonne. 

G'esl  une  volupté  intime,  à  laquelle  le  recueillement  de 
la  solitude  n'est  pas  moins  favorable  que  les  excitations  de 
l'atelier,  et  qui  résulte  pour  l'homme  de  travail  du  plein 
exercice  de  ses  facultés  :  force  du  corps,  adresse  des 
mains,  prestesse  de  Tesprit,  puissance  de  Tidée,  orgueil 
de  rame  par  Je  sentiment  de  la  difficulté  vaincue,  de  la 
nature  asservie,  de  la  science  acquise,  de  rindépendance 
assurée;  commpn'on  avec  le  genre  humain  par  le  souvenir 
des  anciennes  lutxes,  la  solidarité  de  l'gpuvre  et  la  parti- 
cipation du  bien-être. 

Le  travailleur,  dans  ces  conditions,  quelque  lien  qui  le 
raltache  à  la  création,  quels  que  soient  ses  rapports  avec 
ses  semblables,  jouit  de  la  plus  haute  prérogative  dont 
un  être  puisse  s'enosgueillir  :  il  existe  par  lui-mémb.  Rien 
de  commun  entre  lui  et  la  multitude  des  bêtes»  consom- 
mant sans  produire,  frugesconsumere  natœ.  Il  ne  reçoit 
rien  de  la  nature  qu'il  ne  le  métamorphose;  en  Texploi* 
tant,  il  la  purge,  la  féconde,  l'embellit  ;  il  lui  rend  plus 
qu  il  ne  lui  emprunte;  Fût-il  enlevé  du  milieu  de  ses 
frères,  transporté  avec  sa  femme  et  ses  enfants  dans  la 
soiitudei^  il  retrouverait  en  soi  les  éléments  de  toute 
richesseVot  reformerait  à  Tinstant  une  nouvelle  humanité, 
'  Pouf  quoi,  dès  lors,  le  travail,  développé  et  entretenu 
selon  les  principes  de  la  genèse  industrielle,  remplissant 
toutes  les  conditions  de  variété,  de  salubrité»  d^ntelli- 
gence,  d'art,  de  dignité,  de  passioui  de  légitime  bénéQcei 
qui  tient  de  son  essence,  ne  deviendrait-il  pas,  même  au 


—  236  — 

point  de  vue  du  plaisir,  préférable  à  tous  les  jeux,  danses, 
escrimes,  gymnases,  divertissements,  et  autres  balan- 
çoires que  la  pauvre  Humanité  a  inventées  pour  se  re- 
mettre, par  un  léger  exercice  du  corps  et  de  Tâme,  de  la 
fatigue  et  de  Tineptie  que  la  servitude  du  labeur  lui 
cause?  N'aurions-nous  pas  alors  vaincu  la  fatalité  dans 
le  travail,  comme  nous  l'avons  vaincue  précédemment 
dans  la  politique  et  l'économie  1 

XL 

OrsanlMitlon  de  TAteller. 

On  objecte  : 

La  vie  du  sauvage,  quand  elle  n^est  pas  tourmentée  par 
la  famine,  les  maladies,  la  guerre,  se  passe  dans  une 
ivresse  perpétuelle.  Il  est  libre;  dans  la  mesure  de  son 
intelligence  il  peut  se  dire  le  roi  de  la  création,  et  Ton 
conçoit  que  son  instinct  se  refuse  à  changer  d'état< 

Les  ravissements  du  civilisé,  chaque  fois  qu'il  dérobe  à 
la  nature  un  de  ses  secrets,  ou  que  par  la  spontanéité  de 
son  industrie  il  triomphe  de  l'inertie  de  la  matière,  sont 
plus  grands  encore.  Comparaison  faite  des  avantages 
et  des  inconvénients  de  la  vie  sauvage  et  de  la  vie  civi- 
lisée, la  balance  est  incon|,establement  en  faveur  de  la 
dernière. 

L'idée  de  faire  jouir  le  travailleur,  en  pleine  civilisa- 
tion, de  l'indépendance  édénique  et  des  bienfaits  du  tra- 
vail, par  une  éducation  simultanée  de  l'intelligence  et 
des  organes,  qui,  le  dotant  de  la  totalité  'de  l'industrie 
acquise,  lui  assurerait  pinr  là  même  la  plén\|iydg  de  sa 
liberté,  cette  idée  est  irréprochable  assurément  comme 
conception,  et  d'une  portée  immense. 

Toutes  les  spécialités  du  travail  humain  sont  fonctions 
Tune  de  l'autre  :  ce  qui  fait  de  la  totalité  industrielle  un 
système  régulier,  et  de  toutes  ces  industries  divergentes. 


—  237  - 

hétérogènes,  sans  rapport  apparent,  de  cette  multitude 
innombrable  de  métiers  et  de  professions,  une  seule  in- 
dustrie, un  seul  métier,  une  même  profession,  urï  même 
état. 

Le  travail,  un  et  identique  dans  son  plan,  est  infini  dans 
ses  applications,  comme  la  création  elle-même. 

Rien  n'empêche  donc  que  Tapprentissage  de  l'ouvrier 
soit  dirigé  de  telle  sorte  qu'il  embrasse  la  totalité  du 
.  système  industriel,  au  lieu  de  n'en  saisir  qu'un  cas  par- 
cellaire. C'est  toujours  le  même  principe  qu'il  aurait  à 
suivre,  la  même  manipulation  à  exécuter. 

Les  conséquences  d'une  semblable  pédagogie  seraient 
incalculables.  Abstraction  faite  du  résultat  économique, 
elle  modifierait  profondément  les  âmes  et  changerait  la 
face  de  l'humanité.  Tout  vestige  de  l'antique  déchéance 
s'effacerait;  le  vampirisme  transcendantal  serait  tué,  l'es- 
prit prendrait  une  physionomie  nouvelle,  la  civilisation 
monterait  d'une  sphère.  Le  travail  serait  divin,  il  serait 
la  religion. 

Mais  quel  moyen  de  réaliser  un  plan  aussi  vaste?  Gom- 
ment accorder  cette  polytechnie  de  l'apprentissage,  dont 
il  s'agit  de  faire  jouir,  non  ^us  comme  aujourd'hui  ijucl- 
ques  privilégiés  de  la  jeunesse,  mais  la  masse  entière  des 
générations,  avec  le  service  des  ateliers  et  des  champs  ? 

Cette  objection  nous  conduit  à  la  seconde  partie  du 
problème,  l'organisation  de  l'atelier. 

XL! 

La  diffieulté  ne  vient  pas  de  l'enseignement  en  lui-même, 
auquel  il  est  facile  de  donner  partout  le  caractère  de  gé- 
néralité encyclopédique  qui  seul  peut  assurer  dans  Tétat 
civilisé  la  dignité  de  Thomme  et  du  citoyen. 

Elle  ne  vient  pas  non  plus  des  sujets  à  élever,  qu'il  sera 
toujours  facile  de  grouper,  selon  l'exigence  des  lieux  et 


—  238  — 

avec  cisaillant  moins  de  Trais  pour  les  familles,  que  l'étude 
étant  mêlée  de  travail  effectif  est  susceptible  de  paye. 

La  difficulté  vient  de  la  division  du  travail,  division  qui 
constitue  la  plupart  des  industries  et  semble  pour  cekt 
incompatible  avec  la  variété  d'opérations  demandée  ;  qui 
même  parait  d'autant  plus  précieuse  qu'en  dispensant  le 
travailleur  de  toute  science^  elle  semblait  s'accommoder 
aux  inégalités  que  la  nature  a  mises  entre  les  hommes. 

A  quoi  servirait,  en  effet,  cette  instruction  générale, 
si  l'apprenti,  devenu  compagnon,  ayant  fait  choix ''d'un 
état,  devait  passer  le  reste  de  sa  vie  dans  les  iangueiin 
d'un  travail  machinal,  d'une  sous-division,  industrielle! 
Élevé  pour  la  gloire,  il  n'aurait  trouvé  que  le  martyre... 

Remarquons  d'abord  que  l'objection  tombe  pour  l'agri- 
culteur. 

L'agriculture,  centre  et  pivot  de  toute  industrie,  sup- 
pose autant  de  variété  dans  la  connaissance  qu'elle  en 
requiert  et  peut  en  requérir  dans  le  travail  ;  destinée  à  de* 
venir  le  premier  des  arts,  elle  offre  à  l'imagination 
autant  d'attraits  que  Tâme  la  plus  artiste  peut  en  sou- 
haiter. 

Ajoutez  que,  s'exploitant  généralement  par  familles, 
elle  donne  la  plus  haute  garantie  d'indépendanee  pos- 
sible. 

Or,  la  grande  majorité  des  populations  appartiennent  à 
ragriculture.  Consultez-les  :  elles  vous  diront  que  ce 
qu'elles  demandent  pour  être  heureuses,  c'est,  avec  l'in- 
struction suffisante,  la  propriété,  le  crédit,  la  balance 
économique,  la  (iberté  communale,  la  réduction  de  l'im- 
pôt et  l'abolition  du  service  militaire. 

Les  petites  industries  ne  présentent  pas  plus  d'embar- 
ras. Elles  se  cumulent  facilement,  soit  entre  elles,  soit  avec 
le  travail  agricole  ;  loin  de  se  montrer  réfractaires  au 
grand  enseignement,  elles  rappellent,  afin  que  l'ouvrier 


_  239  — 

puisse  à  volonté  diangei*  4e  niétier,  et  circuler  datis  le 
système  de  la  production  collective,  comme  la  pièce  de 
monnaie  sur  le  marché. 

Restent  donc  les  manufactures,  fabriques,  usines,  ate- 
liers et  chantiers  de  construction,  tout  ce  que  Ton  appelle 
aujourd'hui  la  graûde  industrie,  et  qui  n'est  autre  que  le 
groupe  industriel,  formé  de  la  combinaison  de  fonctions 
parcellaires.  Là,  Thabileté  manuelle  étant  remplacée  par 
la  perfection  de  Toutillage,  les  râles  entre  l'homme  et  la 
matière  sont  intervertis  :  Tesprit  n*est  plus  dans  Tou-* 
vffbr,  il  a  passé  dans  la  machine  ;  ce  qui  devait  faire  la 
gloire  du  travailleur  est  devenu  pour  lui  un  assassinat. 
Le  spiritualisme,  en  démontrant  ainsi  la  séparation  de 
Tûme  et  du  corps,  peut  se  vanter  d*avoir  produit  son  chef- 
d'œuvre. 

C'est  donc  tiné  résurrection  qu'il  s'agit  d*opérer. 

XLII 

L'initiation  maçonnique  comprend  trois  degrés  :  ap^ 
prend,  compagnon^  maître. 

Tous  sont  appelés  à  la  maitrtse,  parce  que  tous  sont 
frères  :  il  n'y  a  de  privilège  pour  personne.  Au  banquet 
maçonnique,  renouvelé  de  l'antique  agape,  symbole  de 
la  fraternité  universelle^  règne  la  plus  parfaite  égalité. 

le  compte  pour  rien  les  trente  degrés  supérieurs,  dont 
le  Thuileur  de  VÉcossisme  (Paris,  1813,  Delaunay)  donne 
le  détail  et  les  formules.  Vaines  spéculations,  dit  l'au- 
teur lui-même,  imaginées  pour  le  plaisir  de  quelqueià 
riches  au  coeur  étroit,  à  la  cervelle  creuse.  «  Tous  les 

<  principes  de  la  doctrine  maçonnique  sont  ciLprimég 

<  dans  les  trois  premiers  grades,  »  qui  se  confèrent  indis- 
litictement  à  tout  membre  de  la  société,  sous  la  seule  con- 
dition de  Yâge  et  des  épreuves. 

Transportez  ce  principe  d'égalité  progressive  des  cérc* 


--  240  —  ♦ 

monics  de  l'initiation  maçonnique  dans  la  réalité  indus- 
trielle, que  trouvez-vous»? 
Ceci,  qui  est  la  charte  même  du  travail  : 

1.  Que,  Tinstniction  ouvrière  devant  être  intégralement 
donnée  à  tous,  tant  au  point  de  vue  de  chaque  spécialité 
industrielle  qu'à  celui  de  la  collectivité  des  industries, 
tout  établissement  de  grande  production  où  les  fonctions 
sont  divisées  est  en  même  temps,  pour  les  individus  en 
cours  d'apprentissage  ou  non  encore  associés,  un  atelier 
de  travail  et  une  école  de  théorie  et  d'application  ; 

2.  Qu^ainsi  tout  citoyen  voué  à  l'industrie  a  le  devoir, 
comme  apprenti  et  compagnon,  et  indépendamment  du 
service  public,  dont  il  doit  fournir  sa  part,  de  payer  sa 
dette  au  travail  en  exécutant  Tune  après  l'autre,  pendant 
un  temps  déterminé,  et  moyennant  salaire  proportionnel, 
toutes  les  opérations  qui  composent  la  spécialité  de  l'éta- 
blissement; et  plus  tard  le  droit,  comme  associé  ou 
maître,  de  participer  à  la  direction  et  aux  bénéfices  ; 

3.  Que,  sous  le  bénéfice  de  la  capacité  acquise  dans  un 
premier  apprentissage  et  de  la  rémunération  à  laquelle 
elle  donne  droit,  le  jeune  travailleur  a  tout  intérêt  à 
augmenter  ses  connaissances  et  perfectionner  son  talent 
par  de  nouvelles  études  dans  d'autres  genres  d'industrie, 
et  qu'il  est  invité  à  le  faire  jusqu'au  moment  où  il  pourra 
se  fixer,  avec  honneur  et  avantage,  dans  une  position  dé- 
finitive. 

En  deux  mots,  l'apprentissage  polytechnique  et  l'as- 
cension à  tous  les  grades,  voilà  en  quoi  consiste  l'émanci- 
pation du  travailleur.  Hors  de  là,  il  n'y  a  que  mensonge 
et  verbiage;  vous  retombez  fatalement,  par  la  servitude 
du  travail  parcellaire,  répugnant  et  pénible,  dans  le  pro- 
létariat ;  vous  recréez  la  caste;  vous  retournez ,  p^r  l'in- 
suffisance de  l'instruction  positive,  au  rêve  mystique; 
vous  détruisez  la  Juslice. 


—  241  — 


XLIIT 


J'ignore  si  dans  ce  qui  précède  il  se  rencontre  une 
seule  idée  qui  me  soit  propre  :  ce  que  je  puis  dire, 
c'est  que  je  crois  n'avoir  fait  autre  chose  que  com- 
menter la  pensée  de  la  Révolution  et  en  dégager  là  phi- 
losophie. 

Est-ce  pour  rien  que  toutes  ces  confréries  de  Francs- 
Maçons,  Bons-Cousins,  Garbonaris,  Compagnons  du  De- 
voir, etc.,  auraient  servi  de  prélude  à  la  Révolution,  et 
dans  cette  symbolique  qui  leur  est  commune  n'y  avait-il 
aucun  germe  ? 

Est-ce  pour  rien  que  V Encyclopédie  fut  le  monument 
capital  du  dix-huitième  siècle,  élevé  contre  le  spiritua- 
lisme chrétien  et  cartésien  ? 

Pour  rien  que  la  Constituante  abolit  les  privilèges  in- 
dustriels au  même  titre  que  les  privilèges  nobiliaires,  dé- 
clara l'industrie  libre,  et  prononça  le  mot  énigmatique, 
mais  terrible,  de  Droit  au  Travail? 

Pour  rien  que  la  Convention  fit  des  insignes  du  travail 
intelligent  et  libre  l'emblème  de  l'égalité,  et  qu'elle  fonda 
ces  écoles  centrales,  depuis  toujours  suspectes,  comme 
la  pierre  angulaire  de  la  nouvelle  organisation  indus- 
trielle ? 

Pour  rien  enfin  que  de  cette  inspiration  révolution- 
naire ont  surgi  sous  nos  yeux  les  systèmes  de  Saint-Si- 
mon et  Fourier,  allégories  éclatantes  d'une  science  plus 
positive  î 

Certes,  les  révolutions  ne  s'improvisent  pas,  nous  ne 
l'éprouvons  aujourd'hui  que  trop.  Pour  convertir  une  so- 
ciété, faire  d'une  multitude  asservie  de  longue  main  une 
nation  intelligente,  libre  et  juste,  c^est  peu  que  des  re- 
maniements politiques*,  l'éducation  même  ne  suffit  pas  : 
il  faut  une  régénération  de  la  chair  et  du  sang, 

II  14 


—  242  — 

J'accorde  denc  toutes  les  transitions  qu'on  voudra. 

J'irai  même  jusqu'à  supposer,  pour  un  moment, 
que  notre  espèce,  au  physique  et  au  moral,  est  fonciè- 
rement incorrigible,  et  que  cette  malice  d'esprit  et  de 
cœur  que  l'homme  apporta  en  naissant  et  que  la  ser- 
vitude sociale  a  si  bien  développée,  il  la  conservera 
toujours. 

Mais  puisque  enfin  nous  avons  tant  fait  que  de  nous 
donner  des  gouvernements,  une  police,  des  lois;  puisque 
nous  ne  cessons  de  parler  de  Justice,  de  droit  public  et 
civil;  puisque  la  philanthropie  du  pouvoir  va  Jusqu'à 
s'occuper  de  l'eqfant  de  manufacture  et  des  industries 
iusalubres^  je  demande  que  Voti  pose  une  bonne  fois  les 
principes  de  l'éducation  industrielle  et  du  droit  de  l'ou^ 
vrier.  Nous  savons  ce  que  pense  l'Église,  soutenue  de 
l'adhésion  de  toutes  les  sectes  mystiques;  et  je  vi^ns  de 
dire  ce  que  veut  la  Révolution.  Allons,  que  la  question 
soit  portée,  dans  sa  grandeur,  au  Conseil  d'État  et  au 
Corps  législatif,  débattue  dan$  les  écoles,  proposée,  p^r 
mandement  des  évêques,  dans  toutes  les  chaire^.  Que  du 
moins,  si  la  misère  morale  et  intellectuelle  de  l'ouvrier 
est  incurable,  la  sagesse  du  législateur  soit  sans  reproche. 
Car  la  situation  n'est  plus  tenable  ;  car  tout  prétexte 
d'ajournement  serait  odieux,  et  je  ne  sais  quelle  fureur 
d'Indignation  me  saisit  rien  que  d'y  penser.  Contre  les 
exécrables  théories  du  statu  guo  je  me  sens  à  bout  d'ar- 
guments ;  et  si  je  pouvais  oublier  devant  qui  je  parle,  ce 
ne  seraient  plus ,  Monseigneur ,  des  paroles  humaines 
que  vous  auriez  à  entendre,  ce  seraient  les  rugissements 
d'une  bête  féroce. 


—  us  — 


1 1 


CHAPITRE  VI. 

Le  Travail. s* affranchira-t-il,  ou  ne  e'affrjMichira-t-il  pas? 

XLIV 

La  question  de  raflranchissement  du  travail,  h  laquelle 
le  vieux  inonde  ne  peut  plus  échapperi  crée  pour  notre 
époque  une  situation  lout  à  fait  dramatique. 

Si  la  justice  devenait  pour  tout  le  monde,  non  plus 
une  idée  en  Tair  ou  un  commandement  divin,  niais  la 
plus  grande  réalité  de  Texistence; 

Si,  conséqucmment  à  ce  principe,  la  balance  des  scr- 
vices  et  des  valeurs  était  faite; 

Si  les  forces  collectives,  aliénées  au  profit  de  quelques 
exploitants,  revenaient  aux  propriétaires  légitimes  ; 

Si  le  Pouvoir  social,  prétexte  de  tant  de  bouleverse-* 
ments,  achevait  de  se  constituer  sur  ses  bases  certaines; 

Si  l'éducation  était  égale  pour  tous,  fondée  en  Justicei 
non  en  mysticisme; 

Si  le  travail,  enfin,  était  affranchi  par  la  double  loi 
de  Texercice  intégral  et  de  l'admission  à  la  maitrise, 

En  moins  de  deux  générations  tout  vestige  d'inégalité 
aurait  disparu.  On  né  saurait  plus  ce  que  c'était  que  noble, 
bourgeois,  prolétaire^  magistrat  ou  prêtre  ;  et  Ton  se  de* 
manderait  comment  de  pareilles  distinctions,  de  sem- 
blables ministères,  ont  pu  exister  parmi  les  hommes. 

Quel  revirement  d'idées  !  et  pour  les  sectateurs  de  l'an- 
xienne  foi^  quelle  subversion  1... 

Suivons  notre  pro|ios. 

L'inégalité  n'aurait  plus  même  de  prétexte  dans  la 
différence  des  esprits  ;  le  travail  manuel  >  dans  les  condi* 


—  244  ^ 

lions  que  lui  ferait  le  nouveau  mode  d*apprentissage, 
assurant  à  Touvrier  une  supériorité  réelle  sur  l'homme 
de  science  pure. 

La  science,  en  effet,  est  essentiellement  spéculative,  et 
ne  requiert  l'exercice  d^aucune  autre  faculté  que  de 
l'entendement.  L'industrie,  au  contraire,  est  à  la  fois 
spéculative  et  plastique  :  elle  suppose  dans  la  main  une 
habileté  d'exécution  adéquate  à  l'idée  conçue  par  le 
cerveau.  On  peut  dire  que  sous  ce  rapport  rinlelligence 
de  l'ouvrier  n'est  pas  seulement  dans  sa  tête,  elle  est 
^ussi  dans  sa  main.  C'est  ce  double  esprit  de  prophétie 
et  de  miracle  dont  Élizée  demandait  à  son  maître  Élie  la 
survivance.  Le  savant  qui  n'est  que  savant  est  une  in- 
telligence isolée,  ou  pour  mieux  dire  mutilée,  faculté 
puissante  de  généralisation  et  de  déduction,  si  l'on  veut, 
mais  sans  valeur  organique;  tandis  que  l'ouvrier  dûment 
instruit  représente  l'intelligence  au  complet,  intuitive  et 
plastique,  l'intelligence  servie  par  des  organes,  disait 
M.  dé  Bonald. 

L'industriel,  si  longtemps  dédaigné,  devenu  supérieur 
au  savant  classique ,  quel  paradoxe  ! 

XLV 

Ce  n'est  pas  tout. 

Le  propre  des  institutions  fausses  est  de  rendre  les 
idées  obscures  et  de  poser  des  problèmes  insolubles; 
puis,  quand  le  voile  qui  couvrait  toutes  ces  sottises  se 
déchire,  de  soulever  contre  la  vérité  immaculée  la  ca- 
lomnie des  traditions. 

Qu'est-ce  que  le  droit  au  travail  ?  Existe-t-il  un  droit 
au  travail?  se  demandaient,  de  la  meilleure  foi  et  avec  la 
meilleure  volonté  du  monde,  les  Constituants  de  1848. 
Dans  un  État  despotique  où  toute  richesse  et  toute  indus- 
trie relèvent  du  prince,  on  conçoit  une  sorte  de  pacte  entre 


—  245  — 

celui-ci  et  ses  sujets,  par  lequel  il  leur  garantit  à  tout  le 
moins  travail  et  salaire.  Mais  le  moyen,  dans  une  démo- 
cratie, de  décréter  que  je  dois  fournir  du  travail  à  un 
particulier  dont  les  services  me  sont  inutiles,  et,  si  jd 
ne  puis  l'occuper,  que  je  payerai  une  taxe  à  TÉtat,  qui  Toc- 
cupera?  Un  pareil  principe  est  un  recours  au  desi)otisme, 
au  communisme,  la  négation  de  la  République. 

Et  voici  que  la  Révolution  leur  répond  :  —  Dans  la 
condition  économique  de  Tancien  régime,  le  droit  au 
travail  implique  contradiction^  cela  est  vrai;  sous  le 
nouvel  ordre  de  choses,  ce  n'est  plus  qu'un  non-sens. 
Avec  la  Balance  des  services  et  des  valeurs,  Téquilibre 
des  forces,  Torganisation  intégrale  de  l'apprentissage,  il 
y  aura  toujours  plus  de  travail  demandé  que  de  travail 
offert  :  la  question  tombe  dans  l'absurde. 

Quelle  révélation  1 

Qu'est-ce  encore,  disaient  ces  pauvres  gens,  que  le  droit 
à  rassistance?  Ceux  qu'on  ne  peut  pas  même  faire  tra- 
vailler, devra-t-on  les  assister  gratuitement?  J^ourquoi 
pas  aussi  le  droit  au  repos,  le  droit  à  l'oisiveté?  On  com- 
prend l'assurance,  ou  mutualité  du  risque  provenant  de 
force  majeure.  Mais  l'assistance  relève  de  la  charité  pure  : 
comment  décréter  que  la  charité  forme  obligation  pour 
l'un,  droit  pour  l'autre? 

Absurdité,  en  effet,  dit  la  Révolution,  comme  l'amour 
forcé,  la  Justice  indemnisée,  la  vertu  récompensée,  ou 
le  travail  dû  ;  mais  absurdité  qui  tombe  sur  vous.  Dans 
la  société  mutuelliste,  toute  espèce  de  risque  est  couverte 
par  l'assurance,  hors  celui  qui  provient  de  la  paresse  et 
de  l'iiiconduite.  Plus  de  paupérisme,  l'assistance  n'a  rien 
à  faire. 

Quelle  honte  à  rÉvaugile!  Quel  scandale! 

Tout  languit,  pôursuivaient-ils,  faute  d'une  réniuné- 
ration  suffisante,  agrioulture,  industrie,  sciences  et  arts. 

II.  10. 


—  246  ^ 

Le  elergé,  la  magisiraiurei  renseignement,  radininîsira- 
lion«  Tarmée,  la  police  mêtbe,  il  n'est  psu^  une  classe 
de  la  société  qui  ne  réclaind  séeount,  std^vmtii^hSy  encou- 
*  ragenienU.  C'est  tout  le  monde  qu'il  faudrait  subven- 
tionner avee  l'arfsÉit  de  tout  io  monde  i  eemment  sortir 
deeee^fcle? 

Ëli  !  ne  voyiet-vôus  paà  que  ce  cercle  est  TOtire  oeuvre? 
réplique  la  Révolution.  Le  travail  n'ia  pas  plus  b^oin 
d'être  encouragé  que  garanti;  tout  ce  qu'il  lui  fout, 
c'est  la  libre  circulation  des  produits^  là  balanipe  des 
valeurs  et  des  services^  l'abolition  du  parasitisme  agio- 
leur^  le  crédit  réciproque  et  gratuit^  l'éducation  inté- 
grale, rémulattoH  du  talent,  le  juste  salaire,  le  bon 
marché.  Faites  cela,  et  votre  agriculture*  et  votre  in- 
dustrie, seront  florissantes  au  dedans,  et  elles  n'auront 
pas  de  concurrence  à  craindre  du  dehors.  Des  encoura* 
gements  au  travail  !  c'est  aussi  ridicule  que  des  eneoura- 
gements  à  l'amour. 

Quelle  flétrissure  à  la  routine  ! 

On  insistait  :  La  chair  est  faible;  l'esprit  a  besoiirti'ètre 
soutenu,  tantôt  par  l'éloge,  tantôt  par  l'appât  des  récom- 
penses. C'est  l'objet  de  nos  académies^  de  nos  oiMnées^ 
de  nos  sociétés  d'émulation  ^  sociétés  de  tempér(fncej 
expositions^  comices^  concours^  prix  de  verin^  ^à  De 
tout  temps  les  exhortations  de  la  science,  ^mme  les 
munificences  du  pouvoir,  sont  venues  en  aide  à  l'étude, 
au  travail,  à  la  vertu.  II  est  vrai|  et  c'est  ce  qui  décourage 
jusqu'aux  institutions  d'cncouragemenis,  que  les  résul- 
tais obtenus  ne  couvrent  pas  même  les  dépenses.  Les 
sociétés  agricoles  n'ont  jamais  fait  produire  un  kilo- 
gramme de  pain  ni  de  viande.  L'exposition  de  1655  a 
coulé  dix  fois  plus  qu^elle  n'a  rapporté.  Les  académies 
semblent  des  foyers  d'hébétude  et  d'intrigue  :  à  l'Aca- 
démie frança^ei  la  contre-révôlutjop  e^t  en  majorité; 


—  %i7  —' 

l'Académie  des  beauxrarU  est  incapable  de  donner  une 
tiiéoria  de  l'art;  T Académie  des  sciences  morales  en* 
seigoe  Malthiis/  Puis  il  en  est  de  toutes  ces  solennités 
comme  des  sermons  ;  on  a  lieau  prêcher,  le  paysan  reste 
routinier*  la  grisette  légère^  Thomme  de  lettres  grivois, 
Touvrier  flâneur  et  ivrogne.  Que  faire?  Beaucoup  ûeg/^m 
voudraient  qu*on  supprimât  les  académii^* 

Faites  mieux  »  reprend  la  Révolution  :  que  tout  le  monde» 
à  l'avenir,  soie  de  l'Académio.  Une  académie*  et  tout  ce 
qui  y  ressemble,  est  un  corps  représentât!  f,  la  représen- 
t^lion  d'une  force  collective^  Il  doit  donc  exister  dans 
chaque  département  autant  de  ces  corps  que  le  travail 
et  le  savoir  y  comptent  de  spécialités;  ce  qui  revient  à 
dire  que  tout  citoyen,  ^it  comme  électeur,  Fpit  comme 
élu,  fait  partie  d*une  académie.  Et  comme  les  distribu- 
tions de  prix,  mentions  honorables,  médailles,  etc>,  ne 
sont  autre  chose  que  le  compte  rendu  annuel  des  travaux 
de  cbaqjie  catégorie  fd'bctionnelle,  il  arrivera  alors  que 
ces  sociétés,  qui  croient  donner  ^impulsion  à  (a  masse, 
la  râSevront  elles-mêmes  de  la  masse»  Ne  voyez-vous 
pas  que  ce  sppt  vos  acadéiï^iciens  qui  ont  hpsoin  d'avoine 
et  de  son? 

Q^Ue  ironie! 

Vwte  au  i&ÉNi^  !  ce  sont  toujours  nos  constituants  qui 
parlent.  Âristote  excepte  formellement  le  génie  du  prin- 
cipe d'égalité  t  la  loi,  dit-il,  n'est  pas  faite  pour  lui.  Et 
comme  il  serait  injuste  do  le  proscrirei  le  seul  parti  à 
prendre,  de  l'avis  d*Aristote,  est  de  lui  offrit  le  comman- 
dement à  perpétuité,  en  un  mot  de  le  faire  roi.  De  nos 
jours,  le  cuite  du  génie  n*est  pas  moindre,  si  du  moins 
nous  devons  en  croire  et  ceux  qui  y  prétendent,  et  ceux 
qui  les  prônent.  Un  moment,  après  la  journée  du  16  avril, 
l'honorable  M.  de  l^martine  crut  emporter  ce  prix  du 
génie  que  propose  Aristote;  un  autre  l'obtiendra»  sans 


—  248  — 

doute.  On  lie  peut  pas,  direz-vous,  satisfaire  à  tant  et  de 
si  hautes  ambitions.  Mais  la  France  tient  à  ses  génies, 
qui  sont  ses  gloires  ;  et  elle  entend  leur  faire  à  tous  une 
large  existence.  Qu'est-ce  donc  que  le  génie?  Â  quoi  se 
reconnaît  Thomme  de  génie?  La  chose  mérite  qiA>n 
Texamine,  aujourd'hui  surtout  que  le  génie  abonde,  et 
affecte  le  gouvernement  de  la  République. 

Vous  êtes  à  plaindre,  reprend  la  Révolution  !  Vous  avez 
trop  de  génie;  vous  ne  vivrez  pas!  11  faudrait  pour  vous 
sauver  que  vous  fussiez  convaincus  d'une  chose  :  c'est  que 
devant  la  raison  analytique,  seule  autorité  que  reconnaisse 
le  tfavail,  le  génie  n'existe  pas.  Ce  que  vous  appelez  génie 
n'est  autre  que  l'igtuition  spontanée,  antérieure  à  la  re- 
flexion, que  l'tfptiqfiité  adora  sous  un  nom  mystique,  Ge- 
niuSf  dém^fr>familiec,:ajiiée'gardien,  esprit  de  divination 
quelquefois,  |)luâ  $([^uvBnt  esprit  de  folii  et  d'immoijalité. 
Ccla.gpr|.da4ghé^o[nè^e^  Q'eat^ne  quantité  incommensu- 
rable, qf^fie  p^^j^â^^its  figurer  dans  un  ^X(||a  revient 
que  la'taiUeMé  vt>s<^on^rlls  ou  la  figure  de  vos  jeunes  filles. 

Quant  à  l'intelligeAcif  proprement  dite,  comme  elle  se 
développe  par  le  travail,*  elle  se  césure  et  se  rémunère 
comme  le  travail,  à  f  œuvre.  Faites  donc  l'éducation  et 
la  science  pour  tous;  élevez,  par  la  polytechnie  de  Tap- 
prentissage  et  l'ascen^ôn  aux  grades,  le  niveau  des  capa- 
cités ;  qu'il  n'y  ait  plus  parmi  vous  d'aveugles,^t  vous 
verrez  alors,  éclairés  par  l'analyse,  purgés  de  toute  fasci- 
nation arisj^cratique,  spirituaiiste  et  prédesti|^tienne, 
vous  verref  combien  c'est  peu  de  chose  que  le  génie 
dans  la  civilisation. 

Ici,  je  crois  entendre  le  monde  des  génies,  crier  à  la 
profanation,  à  Tindignité.  Eh  bien  !  puisqu'ils  se  pren- 
nent pour  des  êtres  à  part,  qu'ils  vivent  à  part  !  Travail- 
leurs, vous  pouvez  et  vous  devez  vous  passer  de  leur 
assistance. 


-.  249  — 

A  rextrémité  opposée  au  génie  parait  la  domesticité. 
Pour  celle-ci,  nos  législateurs  avouent  qu'elle  aurait 
grand  besoin  de  réforme.  L'esprit  nouveau  l*a  corrom- 
pue; il  n*y  a  plus  de  vrais  domestiques  ;  c'est  une  race 
qift  se  perd,  et  dont  Textinction  compromet  l'existence 
même  de  la  société.  Mais  comment  régénérer  la  domes- 
ticité? Qu'est-ce  que  le*domestique?  A-t-il  des  droits 
politiques?  Dépendant  de  la  volonté  d'autrui ,  peut-il  se 
dire  citoyen?  Ame  serve,  subalternisée,  est«il  seulement 
un  homme?  Le  parfait  domestique  devrait  avoir  une 
conscience  et  pas  de  moi  :  le  moyen  de  concilier  ces  deux 
termes? 

Comme  la  femme,  réponà  l'oracle,  est  la  plus  belle 
moitié  du  genre  humain,  la  demesticitd^st  la  plus  belle 
moilié  de  la  famille.  Vous  n'aurez  p$s  d^nttes  ëoipaes- 
tiqu^s  que  vos  mères,  vos  fertime^,  vps  sœurs|  vos  fillesT, 
votre  proche  parente  qui  tiésiro  l\^biter  auprès  de.  vous. 
Hors  d6|là, Souvenez- vous-en^  U  n*y  a  pas  d(^  domes- 
tiques. Il  y  a  des  frotteurs,  dés^dé^rolteurs,  des  palefre- 
niers, des  vachers,  des  cuisiniers, lies  |)alayeurs,  en  un 
mot  des  industriels  gisant  Içui^  .spécialité  des  fonctions 
du  ménage.  ^>  * 

Quelle  leçon  pour  ces  dameal^^^ 

XL  VI     ■ 

Voilà  les  idées,  et  j'en  passe  des  meilleures,  que  le  pro- 
grès du^mps  et  le  travail  souterrain  de  la  Riyolulion  ont 
fait  germer  dans  les  tètes,  et  qui  coulent,  comme  un  tor- 
rent vomi  par  l'Etna,  du  beo  de  m^  plume. 

Voilà  ce  que,  tous  tant  que  nous  sommes,  riches  et 
pauvres,  savants  et  ignorants,  croyants  et  sceptiques, 
nous  sentons  venir  ;  ce  qui  inquiète  Taristocratie  et  en- 
flamme le  prolétariat. 

Depuis  que  le  monde  existe  le  travailleur  est  damné. 


A 


—  250  — 

Après  vingt  siècles  d'esclavage,  la  religion  n'a  eu  pour 
lui  qu'une  parole  de  pitié  :  d'esclave  elle  Ta  fait  serf. 
C*est  la  loi  d'amour!  Et  maintenant  elle  l'engage  plus 
amoureusement  que  jamais  à  servir  encore,  seul  moyen, 
dit-elle,  de  libérer  son  ânie  pour  l'éternité. 

Contre  le  travailleur  le  philosophe  donne  la  main  au 
théologue.  Du  haut  de  sa  spiritualité  il  accuse  la  nou- 
velle foi  économique  de  matérialisme,  de  sensualisme, 
d'utilitarisme*  A  ses  yeux  Thomme  de  labeur  est  fatale- 
ment un  être  grossier,  déplaisant  à  voif,  répugnant  à 
approcher  :  il  pioche,  il  lime,  il  ahane,  il  sue,  il  pue. 
M.  Jean  Reynaud  n'en  parle  qu*avecdes  soulèvements  de 
cœur.  Aussi  a-t-il  entrepris  de  refaire  I'Encyglopédie, 
conçue  dans  un  méchant  esprit.  <  Le  travailleur  s'affran- 
chira »,  disait  Diderot,  a  II  ne  s'aflranchira  pas,  »  répond 
l'anleur  de  V Encyclopédie  nouvelle^  d'q|H|prd  avec  VJSn- 
cyclopédie  catholique.  ^^ 

Oh  !  Monseigneur,  cette  plèbe  travailleuse  que  je  dé- 
fends, par  esprit  de  famille  d'abord,  mais  surtout  par 
Justice,  elle  est  bien  peu  avancée  dans  son  éducation,  et 
chacun  sait  que  je  n*ai  jamais  faij^  un  éloge  exagéré  de 
SCS  vertus.  C'est  la  bêtise,  l'ingratitude,  la  violence,  tout 
ce  que  vous  pouvez  imaginer  de  plus  casse-cou.  Ses  con- 
ceptions politiques  ont  porté  une  rude  atteinte  à  sa  con- 
sidération ;  ses  vertus...,  hélas!  Depuis  six  ans  on  ne  peut 
plus  dire  que  l'itnpulsion  vienne  d'en  basj  et  le  peuple 
suit  l'impulsion.  Et  pourtant  le  sens  moral  de  ce  peuple 
est  plus  élevé,  plus  droit,  que  celui  de  tous  les  docteurs. 

Vous  dites,  avec  Mgr  Sibour»  et  la  république  tem- 
pérée, platonique  et  druidique,  répète  avec  vous,  que 
le  précepte  chrétien  de  la  eharité  remplit  le  but  provi- 
dentiel de  rinégale  répartition^  parmi  les  hommes^  des 
dons  de  V intelligence  et  de  la  fortune.  Ce  qui  signiQc  en 
bon  français  que  l'égalité  est  une  chimère,  et  que  l'égalilé 


—  251  — 

étant  chimérique,  les  choses  doivent  rester  comme  elles 
ont  toujours  été  ;  que  toute  tentative  de  changement  aux 
choses  de  la  société  et  de  TÉtat  serait  criminelle,  et  que 
les  promoteurs  d'améliorations  politiques  et  sociales, 
quels  qu'ils  soient,  doivent  être  envoyés  à  Cayenne.  Sint 
utsunt,  aut  non  sint.  Vous  dites  des  travailleurs  ce  que 
les  jésuites  disaient  d'eux-mêmes  la  veille  de  leur  con- 
damnation ,  c'est  le  dernier  mot  de  votre  philanthropie. 

Le  peuple,  au  contraire,  est  convaincu  que  sur  pctte 
question  du  travail,  qui  fait  aujourd'hui  tout  son  espoir 
et  tout  son  avoir,  il  y  ^  quelque  chose  de  mieux  à  faire 
que  de  rabâcher  Y  offre  et  la  demande  des  économistes, 
le  laissez  faire^  laissez  passer  y  des  robins,  la  charité  do 
l'Évangile,  et  pqis  de  donner  la  chasse  aux  ouvriers  qui 
se  mettent  en  grève. 

Le  peuple,  dM)ord,  ne  croit  point  à  la  réalité  de  ce 
que  vous  appeW  vocation.  Il  pense  que  tout  sujet  sain 
d'esprit  et  de  corps,  et  dûment  enseigné,  peut  et  doit  être, 
à  quelques  exceptions  près  gui  se  décèlent  toutes  seules, 
propre  à  tout  :  tel  est,  selon  lui,  le  privilège  de  l'intelli- 
gence. Quant  au  géni^i  à  tout  ce  qu'on  rapporte  de  l'in- 
néité  et  de  Téclosion  des  aptitudes,  il  incline  plutôt  à  y 
voir  un  défaut  de  la  nature  à  combattre  que  l'indice  d'un 
talent  à  cultiver.  //  faut^  dit-il,  que  les  enfants  s*accou^ 
tument  à  manger  fie  tout  :  c'est  la  première  leçon  que 
reçoit  de  ses  parents  l'enfant  du  peuple. 

Le  peuple  prétend  en  outre  que  le  travail  serait  pour 
lai  une  jouissance  s'il  travaillait  pour  lui-même,  s'il  était 
maître  de  ses  opérations^  si  la  grandeur  de  l'œuvre  et  sa 
variété  en  ôtaient  le  dégoût.  —  «  Je  ne  connais  pas  de 
plus  grand  plaisir,  me  disait  un  paysan  philosophe,  que 
de  labourer  ;  quand  je  vire  mes  sillons,  il  me  semble  que 
je  suis  roi.  Cultiver  la  terre  est  par  excellence  la  fonction 
de  l'homme^  de  même  que  soigner  le  ménage  est  ce  qui 


—.252  — 

sied  le  mieux  à  la  femme.  La  chasse,  qui  a  tant  d*atlraits 
pour  la  jeunesse  distinguée,  est  un  exercice  féroce,  qui 
nous  rapproche  des  carnassiers.  » 

Le  peuple  affirme  le  travail  joyeux  et  demande  le  droit, 
sans  pouvoir  se  rendre  compte  de  ce  qui  produit  la  joie 
du  travail,  et  qui  en  constitue  la  charte.  Il  Ta  demandée, 
cette  charte,  à  Louis-Philippe;  il  Ta  démandée  à  la  ré- 
publique*, il  l'attend  de  l'empereur  :  craignez  qu'il  ne 
finisse  par  se  la  donner  lui-même.  La  transition  pourrait 
êlre  brusque,  et,  si  vous  ne  voyiez  des  miracles,  vous 
courriez  risque  de  voir  des  catastrophes.  Je  puis  vous  ré- 
pondre de  ce  qui  couve  sous  ces.blouses,  moi  qui  ai  vécu 
de  leur  vie,  qui  ai  partagé  leurs  préjugés  et  leurs  vices. 

Écoutez  cette  anecdote. 

Je  n'ai  pas  été  toujours  aussi  fort  qu'aujourd'hui  sur  la 
balance  économique,  la  question  d'État,  la  double  con- 
science et  l'interprétation  des  emblèmes  ;^et  puisque  j'ai 
mené  la  vie  ouvrière,  c'est  assez  dire  que  j'ai  eu  ma 
période  de  spontanéité,  avant  d'atteindre  ma  période  de 
réflexion.  Je  me  souviens  encore  avec  délices  de  ce  grand 
jour  où  mon  composteur  devint  pour  moi  le  symbole  et 
l'instrument  de  ma  liberté.  Non ,  vous  n'avez  pas  l'idée 
de  cette  volupté  immense  où  nage  le  cœur  d'un  homme 
de  vingt  ans  qui  se  dit  à  lui-même  :  «  J'ai  un  état!  Je 
<  puis  aller  partout;  je  n'ai  besoin  de  personne!....  9 
Combien  le  christianisme  est  dépassé  par  cet  enthou- 
siasme du  travail,  si  étrangement  méconnu  par  nos 
hommes  d'Église  et  nos  hommes  d'État!  Honneur,  amitié, 
amour,  bien-être,  indépendance,  souveraineté,  le  travail 
promet  tout  à  l'ouvrier,  lui  garantit  tout;  l'organisation 
du  privilège  fait  seule  mentir  la  promesse.  J'ai  passé  deux 
ans  de  cette  existence  incomparable  dans  diflërentes  villes 
de  France  et  de  l'étranger.  Plus  d'une  fois,  par  amour 
d'elle,  j'ai  repoussé  la  littérature,  dont  quelques  amis 


—  253  — 

.  m'ouvraient  la  porte ,  préférant  l'exercice  du  métier. 
Pourquoi  ce  rêve  de  ma  jeunesse  n*a-t-il  pu  durer  tou- 
jours? Ce  n*est  pas  tout  à  fait  par  vocation  littéraire, 
croyez-m'en,  Monseigneur,  que  je  suis  devenu  écrivain* 

XLVII 

C'était  en  1832,  à  Tépoque  de  la  première  invasion  du 
choléra,  entre  les  funérailles  de  Casimir  Périer  et  celles 
du  général  Lamarque.  J'avais  quitté  la  capitale,  où  sur 
quatre-vingt-dix  imprimeries  pas  une  n'avait  pu  m'em- 
baucher.  La  révolution  de  juillet  avait  arrêté  la  librairie 
ecclésiastique,  qui  fournissait  à  la  typographie  son  prin- 
cipal aliment,  et  le  pouvoir  n'avait  pas  l'esprit  d'y  sup- 
pléer par  une  librairie  philosophique  et  sociale.  Pour 
subvenir  à  la  détresse  du  commerce,  les  chambres^^atadent 
volé  un  crédit  de  (rente  millions!  Le  système  de  la  paix 
a  tout  prix  ne  sut  pas  comprendre  que  ce  n'étaient  pas 
trente  millions  qu'il  fallait,  mais  trois  milliards,  et  qu'en 
endettant  le  pays  de  cette  somme,  appliquée  à  un  travail 
i'eproductif,  il  eût  fait  un  excellent  placement.... 

Jugeant  que  Paris  était  le  séjour  des  grandes  misères 
comme  des  grandes  fortunes,  je  résolus  de  regagner  la 
province.  Après  quelques  semaines  de  travail  à  Lyon, 
puis  à  Marseille,  le  labeur  manquant  toujours,  je  me  diri- 
geai, sur  Toulon,  où  j'arrivai  avec  3  fr.  50  c,  ma  dernière 
ressource.  Je  n^ai  jamais  été  plus  gai,  plus  confiant,  qu'à 
cet  instant  critique.  Je  n'avais  pas  encore  appris  à  calculer 
le  doit  et  l'avoir  de  la  vie;  j'étais  jeune.  A  Toulon,  point 
de  travail  :  j'arrivais  trop  tard,  j'avais  manqué  la  mèche 
de  vingt^quatre  heures.  Une  idée  me  vint,  véritable  inspi- 
ration de  l'époque  :  tandis  qu'à  Paris  les  ouvriers  sans 
travail  attaquaient  le  gouvernement,  je  résolus  pour  ma 
part  d'adresser  une  sommation  à  l'autorité. 

Je  fus  à  l'hôtel  de  ville,  et  demandai  à  parler  à  M.  le 
n  15 


—  254  — 

Maire.  Introdiiil  dans  le  cabinet  du  magistrat,  je  tirai 
devant  lui  mon  passe-port  :  —  «  Voî«i,  monsieur,  lui 
dis-Je,  un  papier  qui  m'a  coûté  2  francs,  et  qui,  après 
renseignements  fournis  sur  ma  personne  par  le  commis- 
saire de  police  de  mon  quartier,  assisté  de  deux  témoins 
connus,  me  promet,  enjoint  aux  autorités  civiles  et  mili- 
taires, de  m'accorder  assistance  et  protection  en  cas  de 
besoin.  Or,  vous  saurez,  monsieur  le  maire,  que  je  suiff 
compositeur  d'imprimerie ,  que  depuis  Paris  je  cherche 
du  travail  sans  en  trouver,  et  que  je  suis  au  bout  de  mes 
épargnes.  l.e  vol  est  puni,  la,  mendicité  interdite;  la 
rente  n'est  pas  pour  tout  le  monde.  Reste  le  travail,  dont 
la  garantie  me  paraît  seule  pouvoir  remplir  l'objet  de 
mon  passe-port.  En  conséquence,  monsieur  le  maire,  je 
viens  me  mettre  à  votre  disposition. 

J'étais  de  la  race  de  ceux  qui,  un  peu  plus  tard,  pre- 
naient pour  devise  :  Vivre  en  travaillant^  ou  mourir  en 
combattant! qui,  en  1848,  accordaient  trois  mois  demi- 
sève  à  la  République;  qui,  en  juin,  écrivaient  sur  leur 
drapeau  :Z)w  pain  ou  du  plomb!  J'avais  tort,  je  l'avoue 
aujourd'hui  :  que  mon  exemple  instruise  mes  pareils. 

Celui  à  qui  je  m'adressais  était  un  petit  homme,  ron- 
delet, grassouillet,  satisfait,  portant  des  lunettes  à  bran- 
ches d'or,  et  qui  certes  n'était  pas  préparé  à  cette  mise 
en  demeure.  J'ai  pris  note  de  son  nom,  j'aime  à  connaître 
ceux  que  j'aime.  C'était  un  M.  Guieu,  dit  Tripette  9u  Tri- 
patte^  ancien  avoué,  homme  nouveau ,  découvert  par  la 
dynastie  de  juillet,  et  qui,  quoique  riche,  ne  dédaignait 
pas  une  bourse  de  collège  pour  ses  enfants.  11  dut  me 
prendre  pour  un  échappé  de  l'insurrection  qui  venait 
d'agiter  Paris  à  l'enterrement  du  général.  —  Monsieirr, 
me  dit-il  en  sautillant  dans  son  fauteuil,  votre  réclama- 
tion est  insolite,  et  vous  interprétez  mal  votre  passe-port. 
Il  veut  dire  quci  si  Ton  vous  attaque,  si  l'on  vous  vole, 


—  Î55  — 

Tautorité  prendra  Votre  défcfnse  :  voîlâ  tout.  —  Pardon, 
monsieur  Isnnaire;  la  loi,  en  France,  protège  tout  le 
inonde,  même  les  coupables  qu'elle  réprime.  Le  gen- 
darme n'a  pas  le  droit  de  frapper  Tassassin  qu'il  em- 
poigne, Iiors  le  o«s  de  légitime  défense.  Si  un  homme 
est  mis  en  prison,  le  directeur  ne  peut  s'approprier  ses 
effets.  Le  passe-port,  ainsi  que  le  livret,  car  je  suis  muni 
de  l'un  et  de  Tautre,  implique  pour  l'ouvrier  quelque 
chose  de  plus,  ou  il  ne  signifie  rien.  —  Monsieur,  je  vais 
vous  faire  délivrer  15  centimes  par  lieue  pour  retour- 
ner dans  votre  pays.  C'est  tout  ce  que  je  puis  faire  pour 
vous.  Mes  attributions  ne  s'étendent  pas  plus  loin.  — 
Ceci,  monsieur  le  maire,  est  de  Taumône,  et  je  n'en 
veux  pas.  Puis ,  quand  je  serai  au  pays ,  où  je  viens 
d'apprendre  qu'il  n'y  a  rien  à  faire,  j'irai  trouver  le 
maire  de  ma  commune  comme  je  viens  aujourd'hui  vous 
trouver;  en  sorte  que  mon  retour  ainra  coûté  18  fr.  â 
TÉtat,  sans  utilité  pour  personne.  —  Monsieur,  cela 
•ne  rentre  pafS  dans  mes  attributions....  Il  ne  sortait 
pas  de  là. 

Repoussé  avec  perte  sur  le  terrain  de  la  légalité,  je 
voulus  essayer  d'iine  autre  corde.  Peut-être,  me  dis-je, 
Thomme  vaut-il  mieux  que  le  fonctionnaire  :  air  placide, 
figure  chrétienne,  moins  la  mortification  ;  mais  les  mieux 
nourris  sont  encore  les  meilleurs.  —  Monsieur,  repris-je, 
puisque  vos  attributions  ne  vous  permettent  pas  de  faire 
droit  à  ma  requête,  donnez-moi  un  conseil.  Je  puis  au 
besoin  me  rendre  utile  ailleurs  que  dans  une  imprimerie, 
et  je  ne  répugne  à  rien.  Vous  connaissez  la  localité  :  qu'y 
a-t-il  à  faire  If  que  me  conseillez-vous?  —  Monsieur,  de 
vous  retirer. 

Je  toisai  le  personnage.  Le  sang  du  vieux  Tournési  me 
montait  au  cerveau.  — C'est  bien,  monsieur  le  maire,  lui 
dis-je  les  dents  serrées  :  je  vous  promets  de  me  souvenir 


—  256  - 

■ 

de  cette  audience^  Et  quittant  riiôtel  de  villcy  je  sortis  de 
Toulon  par  la  porte  d'Italie. 

XLVllI  ' 

Je  ne  puis  m^empêcher  de  réfléchir  qu'au  moment  où 
je  quittais  Paris,  le  sac  sur  le  dos»  ^ our  chercher  un 
travail  qui  fuyait  toujours,  Hégésippe  Moreau  y  restait, 
vivant  de  chambrée  avec  la  misère.  Infortuné!  ce  n'est 
pas  moi  qui  lui  jetterai  la  pierre,  et  qui  l'accuserai  d'avoir 
méconnu  la  loi  du  travail.  J'ai  passé  comme  lui,  et  plus 
longtemps  que  lui,  par  les  tribulations  de  la  vie  manou' 
vrîère,  et  je  puis  rendre  au  poète  calomnié  ce  témoi* 
gnage  posthume  :  il  n'était  pas  trempé  pour  une  pareille 
lutte.  U  était  trop  de  son  époque  ;  ses  vers  trahissent  une 
précocité  de  talent,  une  finesse  d'organisation,  une 
sensibilité  de  cœur,  une  puissance  d'idéal,  un  besoin 
d'élégance  et  aussi  de  volupté,  qui ,  dès  le  ventre  de  sa 
mère,  la  fortune  manq^uant,  le  vouaient  à  la  mort.  Son 
Myosotis  est  une  lamentalioa  funèbre^  La  poésie  le  tenait 
comme  un  tubercule  au  poumon  :  malgré  tous  ses  efforts,' 
et  il  en  fit  d'héroïques,  il  fallait  qu'il  succombât.  Il  n'y  a 
pas  de  courage  contre  la  copsomption  de  l'âme,  pas  plus 
que  contre  celle  du  corps.  Si  je  l'eusse  connu  ti|ors,  j'au- 
rais pu  lui  dire  :  a  Ami,  je  suis  ton  aine  par  Uâge,  mais 
par  l'esprit  tu  me  passes  de  dix  ans.  Crois-moi  pourtant, 
tu  te  dépenses  trop  tôt;  trop  vite  ;  tu  n*es  paS  dans  ta 
route,  tu  te  perds.  Il  y  a  autre  chose  à  faire  que  de  poé« 
tiser  et  bayer  à  la  grisette ,  et  la  liberté,  ne  *se  fondera 
pas  au  son  des  harpes  éoliennes.  Viens  avec  moi  faire  un 
tour  de  France,  tremper  ton  âme  dans  le  Slyx,  prendre 
la  mesure  de  cette  vieille  société  dont  je  ne  veux  pas  plus 
que  loi.  Dans  dix  ans  nous  serons  de  retour  :  je  serai  le 
raisonneur  et  toi  le  chantre...  )>  Qui  sait  si  je  n'eusse  pas 
sauvé  un  grand  poète?  11  ne  lui  fallait  qu'un  ami  fort  : 


-  257  — " 

je  l'eusse  aimé  de  passion,  et  j*aurais  eu  de  la  force  pour 
deux.  Hégésippe  Moreau  appartenait  à  cette  démocratie 
artiste  et  chevaleresque  qui  devait  avorter  en  1848;  je 
suivais  dès  lors  ma  ligne  d'expérimentateur  réaliste,  qui 
devait  porter  ma  pensée  au  delà  de  toutes  les  inventions 
de  Tidéal.  J*étais>  j'ose  le  dire,  dans  le  vrai  courant  de  la 
Révolution. 

Que  faisais-je  à  Toulon,  en  1832,  quand  au  nom  de 
Tordre  et  de  la  Justice  je  réclamais  du  travail,  et  qu'avec 
la  meilleure  volonté  du  monde  et  mes  vingt-trois  ans , 
avec  mon  instruction  classique  et  mon  métier  de  typo- 
graphe, je  me  trouvais  propre  à  rîen^  et  mis  pour  ainsi 
dire  hors  la  société,  comme  un  membre  inutile?  Inter- 
prète du  sentiment  populaire,  je  protestais,  comme  le 
peuple  a  protesté  lui-même  en  1848  et  comme  il  proteste 
tous  les  jours  ;  je  protestais  contre  ce  régime  d*une  absur- 
dité sans  nom,  qui,  tout  en  attribuant  aux  maîtres  le 
produit  net  de  la  brasse  ouvrière,  ne  leur  permet  pas 
cependant  de  garantir  un  travail  qui  les  enrichit! 

Et  qui  devais-je  accuser  de  cette  monstrueuse  anomalie? 
Ce  n'était  pas  ce  maire ,  qui  après  tout  ne  faisait  que  se 
renfermer  dans  ses  attributions  et  son  égoïsme,  et  qui  en 
avait  le  droit;  ce  n'était  pas  la  Révolution  de  1830,  qui 
n'avait  fait  aijssi  qu.e  mettre  en  relief  le  vice  mal  guéri  du 
régime  antérieur;  ce  n'élait  pas  non  plus  la  Révolution 
de  1789,  gui,  le  dévoilant  la  première,  n'avait  pas  eu  le 
temps  d'indiquer  le  remède. 

Ce  que  je  devais  accuser,  Monseigneur ,  c'était  cette 
manie  de  spiritualisme  et  de  transcendance  qui  dans  un 
intérêt  d'outre-tombe  semble  avoir  pris  à  tâche  de  met- 
tre sur  cette  terre  tout  sens  dessus  dessous;  qui  a  fait  du 
travail  en  général  une  malédiction  et  de  chaque  métier 
une  incapacité,  comme  elle  a  fait  de  la  propriété  un  pri- 
vilège, de  l'aumône  une  vertu,  de  la  science  un  orgueil, 


—  258  — 

de  la  richesse  une  tentation  ^  de  la  servitude  un  devoir, 
de  la  Justice  une  fiction,  de  Tégalité  un  blasphème,  et  de 
la  liberté  une  révolte. 

Aussi  le  peuple  ne  s*y  trompe  plus,  6t  quoiqu'il  lui  soit 
impossible  de  suivre  par  le  raisonnement  la  chaîne  des 
idées  et  des  faits,  quoique  la  puissance  ecclésiastique  et 
féodale  soit  bien  déchue  de  ce  qu'on  la  vit  jadis,  son 
Instinct  lui  dit  que  la  seule  chose  qui  l'empêche  d'être 
heureux  et  riche  par  le  travail  c'est  la  théologie,  et  de 
cœur  il  n'est  plus  chrétien. 

Mais  le  privilège  ne  s'y  trompe  pas  davantage  ;  et,  par 
une  juste  interversion  de  rôles,  lui  qui  se  gaudissait  dans 
le  libertinage  quand  le  peuple  plein  de  foi  vaquait  à 
la  prière,  maintenant  que  le  voile  est  tombé  devant  tous 
les  yeux,  il  a-  compris  que  l'Église  était  sa  pierre  angu- 
laire; il  se  fait  jésuite,  il  enveloppe  de  paroles  évangéli- 
ques,  de  fatras  philosophiques,  économiques,  statistiques, 
ses  projets  d'exploitation  perpétuelle.  Il  ne  veut  pas  que 
le  travail  s'affranchisse,  il  ne  le  veut  pas. 

Écoutez  ce  discours,  résumé  de  cinq  cents  volumes 
publiés  depuis  février,  et  de  cent  mille  articles  de  jour- 
naux, 

XLIX 

«  La  Révolution,  disent  les  conservateurs,  a  ébranlé 
jusqu'à  la  base  l'ordre  social.  Et  comme  l'abîme  appelle 
l'abîme,  d'une  première  atteinte  portée  au  principe  d'au- 
torilé  est  sortie  toute  cette  légion  d'idées  folles  qui  mena- 
cent aujourd'hui  de  nous  engloutir.  Ce  n'est  plus  assez 
pour  le  peuple  qu'on  l'ait  déclaré  souverain;  voici  qu'il 
prétend  à  l'égalité  des  biens,  à  l'égalité  de  l'enseigne- 
ment, à  l'égalité  du  génie!....  Il  veut  que  du  travail  on 
lui  fasse  une  jouissance,  et  de  cette  terre,  qu'une  sagesse 
éclairée  d'en  haut  a  appelée  vallée  de  larmes,  un  Paradis! 


—  269  — 

—  On  nous  trompe»  s'écrie  cette  multitude  furieuse» 
quaoïd  on  nous  noontre  l*âge  d*or  daus  le  p^ssé  :  il  est 
devant  nous.  Marche,  marche»  empereur !...•  marchez, 
départements;  marchez»  communes;  marchez»  compa- 
gnies anonymes;  marchez,  chefs  d'industrie!.,.  Tirez  de 
la  pierre,  fondez  du  fer,  construisez  des  machines»  des 
vaisseaux,  des  i^agons,  des  ponts,  des  ports»  des  routes» 
des  chemins  de  fer»  des  palais,  des  églises»  des  théâtres» 
des  boulevards!/..  Empruntez»  endettez-vous,  faites-vous 
un  mobilier  d'exploitation,  d'habitation  et  de  luxe»  qui 
dépasse  dix  fois  la  proportion  de  voire  revenu  et  de  vos 
débouchés.  Et  quand  vous  serez  à  fond  de  caisse,  la  ban- 
queroute. Mais  il  faut  que  nous  travaillions  et  que  nous 
mangions  :  Du  pain  ou  du  plomb  /... 

<  Que  le  pouvoir  et  la  bourgeoisie  le  sachent  donc; 
que  la  magistrature  et  l'Église,  que  l'enseignement  et 
Tarmée,  que  tout  ce  qui  se  sent  de  la  valeur  et  qui  a  quel- 
que chose  à  perdre,  y  songent!  Le  temps  presse»  et  puis- 
qu'à  tout  propos  la  Révolution  parle  de  science  »  c^est 
à  la  science  de  nous  délivrer  d'elle. 

c  Oui»  nous  le  redirons  avec  la  sagesse  des  siècles,  il 
faut  que  la  multitude  serve»  qu'elle  travaille  en  humilité 
et  obéissance»  et  que  sa  vie  soit  réglée  en  toute  chose. 
Sans  cela,  point  de  salut  pour  la  civilisation,  fondée  de 
toute  éternité  sur  l'inégalité  des  personnes,  et,  par  suite» 
des  fortunes.  Mais  il  faut  aussi  que  cette  multitude  mange 
et  qu'elle  puisse  nourrir  ses  rejetons.  Ces  deux  principes 
posés,  la  nécessité  d'une  classe  privilégiée  et  la  néces- 
sité d'assurer  la  subsistance  à  la  classe  travailleuse,  com- 
ment rétablir  entre  elles  cet  équilibre  que  l'esclavage 
chez  les  anciens,  que  le  servage  dans  les  temps  féodaux» 
avaient  jusqu'à  certain  point  réalisé,  et  dont  la  Révolution 
française  est  venue  brusquement  changer  les  conditions  ? 

«  Le  christianisme  avait  apporté  une  chose  nouvelle 


—  260  — 

dans  le  inonde,  c'était  la  charité,  principe  de  toutes  nos 
institutions  de  bienfaisance.  Mais  la  charité  a  besoin  de 
s*éclairer,  surtout  de  se  dissimuler,  à  peine  de  s'avilir 
comme  aumône  et  de  rester  impuissante. 

<  Faisons  donc  de  la  charité  une  science  :  ce  ne  sera 
pas  sans  doute  lui  ôter  son  caractère  religieux. 

«  Combien  faut-il,  en  moyenne,  à  l'ouvrier  pour  vivre? 
De  quoi  se  compose  sa  subsistance?  Quel  est  l'inventaire 
de  son  ménage?  A  quel  taux  des  salaires  devient-il  misé- 
rable? Â  quel  chiffre  peut-il  passer  pour  aisé?  Dans  quelle 
mesure  la  femme,  et  plus  tard  l'enfant,  contribuent-ils  à 
ce  salaire  ?  Trop  d'aisance  le  corrompt,  trop  de  misère  le 
tue.  Comment  tenir  la  balance?  De  quelle  part  de  contri- 
bution frapper  l'ouvriér^solvable?  Quel  supplément,  à 
tilre  onéreux  pu  gratuit,  peuvent  fournir  au  malheureux 
la  commune,  la  corporation,  la  paroisse?  11  importe  de 
connaître,  avec  exactitude,  cette  première  partie  du  bilan 
de  l'ouvrier. 

«  La  constitution  de  l'être  humain,  pas  plus  que  celle  de 
l'animal,  ne  permet  d'en  exiger  à  toutes  les  époques  de  sa 
vie  une  somme  égale  de  travail.  A  quel  âge,  d'abord,  l'in- 
dividu, mâle  ou  femelle,  peut-il  être  jugé  propre  au  ser- 
vice? Combien  ensuite,  suivant  l'âge,  le  sexe,  la  profes- 
sion, l'individu  voué  au  salariat  peut-il  fournir  d'heures 
de  travail  par  jour?  Combien  par  mois  et  par  année? 
Combien  pour  une  carrière  de  dix,  vingt,  trente  et  cin- 
quante ans?  Quelle  est  l'époque  de  la  plus  grande  valeur 
de  l'ouvrier?  Quand  devient- il  incapable  de  labeur? 
L'homme  étant  considéré  comme  instrument  de  travail, 
quelle  est  la  manière  la  plus  avantageuse  d'utiliser  cet 
instrument?  Vaut-il  mieux,  au  point  de  vue  du  produit  et 
de  la  sécurité  publique,  aggraver  la  corvée  de  chaque 
jour  et  diminuer  le  salaire,  au  risque  d'abréger  la  vie  du 
sujet?  ou  bien  est-il  préférable  d'alléger  le  fardeau,  afin 


--  261  — 

de  prolonger  le  service?  Quelle  retenue,  enfin,  doit  être 
opérée  sur  le  salaire,  afin  que  Touvrier  invalide  ne  tombe 
pas  à  la  charge  de  la  société? 

€  Trop  de  bêtise*  chez  le  travailleur  nuit,  trop  de  savoir 
cuit.  L'ordre  social,  la  sûreté  des  maîtres,  leur  fortune, 
sont  également  compromis  par  Tun  et  Tautre  excès.  Sous 
ce  rapport,  la  division  des  industries  est  tout  à  la  fois  le 
plus  puissant  auxiliaire  que  la  Providence  ait  ménagé 
aux  chefs  d'État,  et  Técueil  oii  vient  échouer  leur  pru- 
dence. Quelle  est  la  mesure  et  la  spécialité  de  connais- 
sances dont  il  serait  à  propos,  en  chaque  partie  indus- 
trielle, de  doter  le  mercenaire,  afin  de  le  rendre  aussi 
intelligent  que  le  requiert  son  service,  et  en  même  temps 
aussi  impénétrable  à  toute  idée  d'ambition  et  de  change- 
ment  que  sa  position  l'exige?  La  prolongation  de  l'appren- 
tissage est  un  moyen  d'autant  plus  précieux  de  dompter 
le  prolétaire^  que  l'intérêt  des  compagnons  est  d'accord 
avec  celui  des  maîtres  pour  retarder  la  délivrance  du 
livret  à  l'apprenti  :  quelle  règle  suivre  à  cet  égard? 

<  Le  mouvement  de  la  population  ()oit  attirer  surtout 
l'attention  del'homme  d'État.  A  quelles  conditions  d'âge, 
de  service  effectif,  d'épargne  réalisée,  etc.,  sera-t-il  per- 
mis aux  personnes  des  deux  sexes,  dans  la  classe  ou-* 
vrière,  de  contracter  mariage?  Comment  prévenir  les 
générations  illégitimes?  Quels  moyens  de  réfrigération, 
physique  et  morale,  pourraient  s'employer  utilement? 

«  L'homme,  livré  aux  suggestions  du  libre  arbitre,  à 
toutes  les  fantaisies  de  sa  personnalité,  tend  incessam- 
ment à  sortir  de  la  condition  que  l'intérêt  de  la  société 
lui  impose.  Il  a  besoin  d'être  tenu,  comme  le  soldat,  par 
une  discipline  qui  lui  rappelle  à  chaque  instant  sa  dépen- 
dance. La  religion  d'abord  :  sous  prétexte  de  liberté  de 
penser,  sera-t-il  permis  à  l'ouvrier  d'en  dédaigner  les 
pratiques?  Beaucoup  de  chefs  d'industrie  et  manufacture 

U  15. 


i^ 


—  262  — 

exigent  de  leurs  employés  et  ouvriers  raccomplissement 
des  devoirs  religieux  :  ne  serait-il  pas  à  désirer  que  cet 
exemple  fût  partout  suivi?  Comment  la  religion  opère- 
t-elle  sur  la  volonté  et  la  raison  du  prolétaire?  Quelle 
dose  lui  en  faut-il  pour  qu'il  prenne  sa  destinée  en  bonne 
part,  et  s'y  résigne?  On  a  prétendu  que  la  corruption  des 
mœurs  était  favorable  à  l'asservissement  des  classes  ou- 
vrières, tandis  que  la  vertu  est  une  provocation  inces- 
sante à  la  liberté.  Une  étude  comparative,  approfondie, 
de  ces  deux  systèmes,  aurait  son  prix.  Quels  seront  les 
spectacles  à  donner  au  peuple?  Quelles  seront  ses  lec- 
tures? Jusqu'à  quel  point  les  voyages  seront-ils  autorisés? 
Nous  ne  parlons  pas  des  réunions  secrètes,  correspon- 
dances, journaux,  signes  de  ralliement,  mots  d'ordre, 
qu'on  ne  saurait  poursuivre  avec  trop  de  sévérité.  Quant 
aux  heures  des  repas,  du  lever,  du  coucher,  elles  sont  in- 
diquées suffisamment  parcelles  du  travail  même.  Quelle 
peut  être  l'influence  de  l'uniforme? 

«  Une  enquête  bien  faite,  sur  toutes  ces  questions,  et 
recueillie  de  tous  les  points  du  globe,  serait  d'une  ex- 
trême importance  :  elle  fornierait  la  base  positive  du 
nouvel  ordre  de  choses.  Les  auteurs  mériteraient  les  ré- 
compenses et  encouragements  des  académies,  les  béné- 
dictions de  TÉglise,  et  les  distinctions  de  l'État. 

«  Car  il  y  va  du  salut  de  la  société,  établie  depuis  le 
commencement  du  monde  sur  ces  deux  grands  principes 
de  la  condamnation  de  la  multitude  au  travail  et  de  Tiné- 
gàlité  des  facultés  et  des  fortunés.  C'est  ce  dernier  sur- 
tout, mal  défendu  jusqu'ici  et  tenu  dans  l'ombre  par  la 
fausse  prudence  des  législateurs,  comme  s'ils  n'y  eussent 
vu  qu'une  exception  fatale  à  la  Justice;  c'est  cette  loi 
sacrée  de  subordination  et  d'hiérarchie,  qu'il  s'agit  d'in- 
culquer aux  masses,  non  plus  comme  une  dérogation 
au  droit  commun ,  mais  comme  la  formule  souveraine 


—  263  — 

deTéconomie  providentielle  et  dé  la  nécessité  des  choses. 
Et  c'est  à  quoi  Ton  parviendra»  non  par  des  démonstra- 
tions scientifiques,  que  Tintelligence  du  peuple  est  et  doit 
rester  incapable  de  suivre,  mais  par  une  réalité  instante 
et  une  pratique  de  détail  qifi  lui  en  fassent  un  article  de 
foi  et  un  invincible  préjugé.  > 


Est-ce  que  je  calomnie  ou  exagère?  Qu'est-ce  donc 
qu'enseigne,  depuis  des  siècles,  sur  ces  questions  du 
travail^  de  la  charité,  du  paupérisme^  de  la  bienfaisance 
publiquey  de  la  misère,  de  la  taxe  des  pauvres^  de  la 
mendicité,  etc.,  cette  économie  politique,  chrétienne  et 
malthusienne,  dont  TÉglise  porte  le  philanthropique  dra- 
peau, et  qu'on  peut  définir  une  croisade  contre  le  travail 
et  la  Justice,  au  nom  de  Dieu? 

On  la  suit,  cette  croisade,  dans  les  gênes  administra-? 
tives  imposées  au  travailleur,  livrets^  passe-ports^  actes  de 
naissance^  certificats,  etc.  ;  dans  les  rigueurs  effroyables 
déployées  contre  les  coalitions  et  les  grèves  ;  dans  l'em- 
bauchage des  congrégations;  dans  les  règlements  de  plus 
en  plus  draconiens  des  grançlcs  compagnies,  où  Touvrier, 
numéroté,  soumis  à  l'uniforme,  à  l'ordonnance,  à  la  con- 
signe, au  silence,  à  la  visite  corporelle,  <iu  serment, 
n'ayant  pas  même  la  disposition  de  sa  barbe,  ne  laisse 
rien  à  envier  au  soldat,  qui  du  moins  a  son  hôpital,  ses 
Invalides,  sa  permission  de  dix  heures,  et,  dans  les  jours 
de  liesse,  le  petit  verre  d'eau-de-vie. 

Mes  mains  sont  pleines  de  détails  abominables  qui 
montrent  jusqu'à  quel  point  est  arrivé,  dans  certaines 
compagnies,  le  mépris  de  l'homme  et  du  citoyen  en  la 
personne  de  l'ouvrier.  Ohl  messieurs  les  administra- 
teurs, soyez  sûrs  que  rien  ne  se  perd,  et  que,  si  votre 


—  264  — 

police  est  impitoyable,  vous  êtes  mai'qués  à  votre  tour 
pour  le  jugement. 

Le  même  esprit  de  contemption  et  de  haine  se  retrouve 
dans  les  institutions  dites  de  bienfaisance.  J*ai  sous  les 
yeux  le  Manuel  des^  commissaires  et  dames  de  charité^ 
avec  le  Règlement  sur  le  service  intérieur  de  santé  et  le 
Traitement  à  domicile,  précédé  de  cette  invocation,  tirée 
des  ampoules  de  M.  de  Gérando  : 

«  Toi  que  la  vue  spéculative  des  maux  de  ton  semblable 
porte  à  accuser  la  providence,  laisse-toi  attendrir!  Va  con* 
soler,  soutiens  cet  infortuné;  que  son  regard  et  ton  regard  se 
rencontrent^  el  la  Providence  ept  justifiée.  Tu  ne  l'accusais 
que  de  ton  propre  tort  :  elle  s'était  confiée  à  toi  pour  Taccom- 
plissement  de  ses  desseins.  V intention  de  la  Providence  est 
manifeste  :  elle  a  voulu  que  le  malheur  fût  placé  sous  la  tu- 
telle, sous  le  patronage  de  la  prospérité...  Ce  n'est  pas  pro- 
prement l'aumône,  c'est  la  charité,  qu]  est  le  but.  des  desseins 
de  la  Providence,  la  vocation  de  l'homme  aisé,  le  complément 
de  l'harmonie  du  monde  moral.  »  (Le  visiteur  dû  pauvre, 
couronné  par  l'Académie  de  Lyon,  Paris,  1820.) 

Ce  qui  fait  mal  à  voir,  dans  cette  organisation  de  la 
Charité  providentielle^  c'est  cette  inquisition  continuelle, 
outrageuse,  des  vrais  6e5oms  du  pauvre,  qui  fait  fuir  tous 
ceux  que  la  charité  n'a  pas  encore  marqués  au  fer  rouge; 
c'est  celte  classification,  cet  enregistrement ^  ce  numéro- 
tage, cette  police,  ces  conditions  à  remplir  pour  'avoir 
droit  à  la  marmite  des  pauvres,  au  passe-port  gratuit ^  à 
la  subvention  de  quinze  centimes,  à  la  participation  aux 
travaux  publics,  à  la  permission  de  brocanter  dans  les 
rues,  à  la  restitution  des  effets  des  parents  décédés  à 
l'hôpital^  à  Yinhumation  gratuite^  etc.  Point  de  respect 
pour  l'homme  dans  ce  système  :  la  religion  de  la  Provi- 
dence l'a  tué.  On  me  dit  qu!il  est  impossible  de  faire  au- 
trement. Pardieu,  je  le  sais  de  reste  :  c'est  justement 


—  265  — 

parce  que  la  bienraisance  publique  ne  se  peut  exercer 
sans  cette  police  secrète,  que  je  la  maudis.  Point  de  res- 
pect, point  de  charité  :  votre  assistance,  c'est  le  pilori. 

Et  maintenant,  ce  que  fait  la  police,  organe  de  la 
société,  ce  que  pratiquent  les  grandes  compagnies  indus- 
trielles et  les  établissements  de  bienfaisance,  la  science 
oHlcielle  s*est  chargée  de  le  justifier  par  sen  maximes. 

On  a  fouillé  Tantiquité  et  le  moyen  âge;  on  a  dressé  le 
bilan  des  sociétés  modernes  ;  on  a  entassé  les  chiffres  et 
les  faits,  et  puis  Ton  s*en  vient  dire  d'un  air  de  triomphe  : 
Voyez,  ouvriers,  nousxivons  tout  compulsé,  tout  consulté, 
tout  interrogé;  jamais  pareille  enquête,  depuis  que  le 
monde  existe,  ne  fut  entreprise  et  menée  à  fin.  Il  n*y  a 
rien  de  nouveau  dans  toutes  vos  utopies  ;  tous  les  pallia- 
tifs, depuis  Salomon,  ont  été  proposés,  essayés,  remaniés, 
rejetés.  Le  mal  est  sans  remède. ..  Voilà  ce  qu'on  nous  dit, 
et  parmi  tous  ces  hommes  de  Dieu,  messagers  de  déses- 
poir, il  n'en  est  pas  un  qui  se  pose  cette  question  féconde  : 
Qu'est-ce  que  le  travail  en  lui-même?  quels  sont  ses  rap- 
ports avec  l'intelligence?  quelles  sont  ses  conditions  ani* 
miques  et  morales?  conséquemment,  et  en  un  mot,  quel 
est  son  Droit  ? 

Le  droit,  dis-je,  entre  l'apprenti  et  la  corporatioa, 
représentant  pour  lui  de  la  société ,  entre  l'ouvrier  et 
le  patron,  entre  le  salarié  et  la  compagnie  à  millions, 
dixaines  de  millions  et  centaines  de  millions,  le  droit» 
quel  est-il?  oii  est-il?  qui  Ta  défini? 

M.  Moreâu-Ghristophe,  remarquable  entre  tous  par  ses 
patientes  et  consciencieuses  études  sur  la  misère  chez  les 
peuples  anciens  et  modernes  ;  qui  a  découvert  chez  les 
Romains,  les  Grecs,  les  Hébreux,  partout,  et  le  droit  au 
travail,' et  le  droit  à  l'assistance,  et  le  droit  à  l'oisiveté, 
ce  qui  prouve  simplement  que  la  question  est  depuis  des 
siècles  à  l'ordre  du  jour;  M.  Moreau -Christophe,  que  jo 


—  266  — 

louerais  volontiers,  s'il  ne  concluait  contre  réroancipation 
du  travailleur  par  une  combinaison  du  travail  servile  et 
de  la  charité,  a-t-il  seulement  abordé  cette  question: 
Qu'est-ce  que  le  travail  et  quel  est  son  droit  ?  Non  :  M.  Mo- 
reau-Chrislophe  affirme  avec  l'Évangile  Téternité  de  la 
servitude  :  voilà  toute  sa  philosophie. 

Et  M.  Le  PgiY,  auteur  des  Trente-six  monographies  qui 
ont  obtenu,  avec  le  suffrage  de  toute  la  faction  catholique, 
aristocratique  et  contre-révolutionnaire,  Téloge  de  TAca- 
démie  des  sciences  morales,  ne  Ta-t-il  pas  naïvement 
avoué  :  «  Ses  recherches  ont  eu  pour  objet  de  déterminer 
«  les  maxima  et  les  minima  de  Texistence  de  l'ouvrier.  » 
Quant  à  la  possibilité  d'une  émancipation,  il  ne  l'admet 
point  ;  philosophe  de  la  nécessité,  il  ne  s'occupe  pas  du 
Droit. 

Et  M.  de  Marteau,  le  fondateur  des  crèches,  dont  la 
tendresse  d'âme  propose  contre  tout  mendiant  récidi- 
viste la  transportation  ; 

Et  M.  de  Mâgmtot,  qui  combine  l'assistance  avec  la  ré- 
pression, comme  M.  Moreau-Christophe  combine  le  travail 
servile  avec  la  charité; 

.  Et  M.  Alexandre  Monnier,  qui  repousse  le  droit  à  Fas' 
sistancej  momentanément  introduit,  après  la  Révolution, 
a  la  place  du  droit  au  travail,  et  qui  lui  substitue  le  devoir 
de  l' assistance f  d'après  la  philosophie  de  MM.  Oudotet 
Jules  Simon  ; 

Et  M.  Grânier  de  Gàssâgnâc,  qui  a  découvert,  après 
tous  les  religionnaires  anciens  et  nlodernes,  que  l'escla- 
vage est  d'institution  antérieure  et  supérieure  à  la  société, 
et  qui  demande  en  conséquence  qu'on  supprime  le  so- 
cialisme ; 

Et  ce  congrès  de  la  charité,  tenu  en  Belgique,  qui, 
après  avoir  tourné  et  retourné  la  question  du  paupérisme, 
adopta  par  forme  de  conclusion  le  droit  à  la  mendicité; 


—  267  — 

Et  l'auteur  de  ce  projet  d'envoyer  en  Algérie  les  enfants 
trouvés; 

Et  tant  d'autres  que  je  renonce  à  citer,  dont  cent  pages 
n'épuiseraient  pas  la  nomenclature  ;  tout  ce  monde  d'éco- 
nomistes philanthropes  s'est-il  jamais  occupé  delà  physio- 
logie, ou,  pour  mieux  dire,  de  la  psychologie  du  travail? 
Sait-il  ce  que  c'est  que  la  balance  des  services,  la  mu- 
tualité du  crédit,  la  force  collective,  la  polytechnie  de 
Tapprentissage?  A-t-il  seulement  le  36ns  moral ?.•• 

LI 

Ainsi  la  société  est  divisée  dans  ses  couches  profondes. 

Le  travailleur  crie,  avec  la  Révolution  :  Justice,  ba- 
lance, affranchissement. 

Le  vieux  monde  répond  :  Fatalité,  nécessité,  prédesti- 
nation ,  hiérarchie  ! . . . 

Quelle  sera  l'issue  du  débat? 

Pour  moi  elle  n'est  pas  douteuse  :  Credo  in  Révolu- 
tionem.  Hais  à  une  question  précise  il  faut  une  réponse 
précise,  et  voici  ma  conclusion  : 

Le  travailleur  n'engagera  pas  le  conflit  sur  la  question 
personnelle  :  il  sent  trop  peu  encore  sa  dignité  d'homme 
et  de  citoyen. 

II  ne  se  révoltera  pas  pour  la  balance  économique  : 
le  doit  et  Yavoir  sont  termes  pour  lui  trop  obscurs,  et 
ragiotage,'comme.la  loterie,  lui  déplaît  médiocrement. 

Il  ne  prendra  pas  les  armes  pour  sa  souveraineté  poli- 
tique :  l'indiflérence  en  matière  de  gouvernement  l'a 
gagné  compte  tout  le  monde. 

Bien  moins  encore  proteslera-t-il  contre  la  mauvaise 
éducation  qu'on  lui  donne  :  il  implique  que  le  néant 
proteste  contre  lui-même. 

Le  travailleur  se  fèvera  pour  le  travail  :  cette  question 
pour  lui  implique  toutes  les  autres. 


—  268  — 

Car  demander  que  le  travail  soit  affranchi,  c'est  de- 
mander jpso/ac^o  ;     "^ 

Que  la  liberté  individuelle  soit  respectée  ; 

Que  la  balance  des  services  et  des  valeurs  soit  faite; 

Que  la  prestation  des  capitaux  devienne  réciproque; 

Que  l'aliénation  des  forces  collectives  cesse; 

Que  le  gouvernement,  établi  sur  la  démocratisation  et 
la  mutualité  des  groupes  industriels,  foyers  des  forces 
collectives,  soit  réformé  d'après  la  loi  de  leur  pondération; 

Que  l'instruction  primaire  soit  ôtée  au  clergé; 

Que  l'enseignement  professionnel  soit  organisé; 

Que  le  contrôle  public  soit  assuré  ; 

Toutes  choses  sans  lesquelles  l'affranchissement  du 
travail  est  impossible,  mais  qui  répugnent  aux  intérêts 
du  privilège,  autant  qu'à  la  pensée  chrétienne. 

Qui  pourrait  retenir  l'insurrection? 

Dans  les  temps  féodaux,  le  travailleur  avait  la  convic- 
tion de  son  infériorité;  il  croyait  à  la  providentialité  de 
sa  condition,  il  portait  en  son  cœur  le  respect  de  la  no- 
blesse, l'amour  de  la  royauté,  la  religion  du  sacerdoce.  Ces 
sentiments,  qui  lui  faisaient  prendre  son  sort  en  patience, 
aujourd'hui  n'existent  plus.  Le  travailleur  hait  ou  soup- 
çonne tout  ce  qu'il  accuse  de  Vexploiter^  c'est-à-dire  tout 
ce  qui  n'est  pas  comme  lui  travailleur. 

A  moins  d'une  transaction  amiable,  la  bataille  est 
forcée.  Et  vainqueur  ou  vaincu,  le  travail  imposera  la  loi 
au  capital  :  car  ce  qui  est  dans  la  logique  des  faits  arrive 
toujours,  et  il  n'y  a  rien  de  plus  inutile  au  monde  que  la 
victoire. 


SEPTIÈME  ÉTUDE 


LES    IDÉES. 


I 

Monseigneur, 

Jésus  répond  aux  pharisiens  qui  Finterrogent  sur  la 
femme  aj^ultère  :  «  Que  celui  d^entre  vous  qui  est  sans 
péché  lui  jelte  le  premier  la  pierre.  » 

Je  ne  puis  pas,  parlant  pour  moi  pécheur,  vous  tenir  à 
vous  archevêque,  qui  non  content  d'inculper  mes  idées 
jetez  le  soupçon  sur  mes  mœurs,  le  langage  que  le  Saint 
des  saints,  défendant  une  pécheresse,  se  permettait  yis-à- 
vis  des  pharisiens  hypocrites  et  fornicateurs.  Je  ne  vous 
accuse  donc  de  péché  ni  vous  ni  aucun  de  vos  collègues 
dans  le  sacerdoce;  je  crois  votre  vie  aussi  pure  que  votre 
foi,  et  m'abstiens  de  toute  récrimination.  Odiosa  restrin^ 
genda.  Vous  m'avez  frappé  dans  ma  personne  :  je  n'use 
pas  de  représailles. 

'Mais  voiol  ce  que  je  vous  dis  à  tous,  pontifes  du  Très* 
Haut  :  Que  celui  d'entre  vous  qui  sait  la  loi  me  jette  la 
pierre! 

Oui,  je  consens  à  toute  honte,  si  vous  me  prouvez  que 
TÉglise  connaît  la  Justice,  et  qu'ayant  été  élevé  dans  son 
sein,  c'est  par  ma  faute,  ma  seule  faute,  et  ma  très- 
grande  faiïte,  que  j'ai  été  coupable;  je  veux,  dis-je,  être 
humilié,  châtié,  flétri,  comme  si  j'étais  l'unique  et  le  pre- 
mier prévaricateur. 


—  270  — 

Hais  vous  ne  savez  rien  de  la  loi  ni  du  droit.  Sur 
toutes  les  choses  de. là  vie  humaine  vous  manquez  de 
principes  et  de  règles.  Je  vous  Tai  déjà  cinq  fois  prouvé; 
permettez  qu'au  commencement  de  cette  Étude  je  vous 
le  rappelle. 

En  ce  qui  touche  les  Personnes^  vous  n*avez  point  de 
morale.  Votre  Décalogue  n^est  qu'une  énumération  de  ca- 
tégories; votre  Évangile  un  recueil  de  paraboles;  votre 
charité  le  premier  bégaiement  de  la  Justice.  Bien  loin  que 
vous  possédiez  une  théorie  du  droit  personnel,  votre 
dogme  y  répugne,  et  sur  ce  dogme  l'Église, ayant  fondé 
sa  hiérarchie  et  sa  discipline,  vos  intérêts  sacerdotaux  s'y 
opposent. 

En  ce  qui  concerne  les  Biens^  vous  n*avez  point  de 
morale  :  votre  dogme  y  répugne,  et  vos  intérêts  s'y  oppo- 
sent. 

« 

Sur  le  Gouvernement^  vous  n'avez  point  de  morale  : 
votre  dog;me  y  répugne,  et  vos  intérêts  s'y  opposent. 

Sur  \  Education,  vous  n*avez  point  de  morale  :  votre 
dogme  y  répugne,  et  vos  intérêts  s'y  opposent. 

Sur  le  Travail j  vous  n'avez  point  de  morale:  votre 
dogme  y  répugne,  et  vos  intérêts  s'y  opposent. 

Et  je  vais  vous  montrer  que  pour  ce  qui  régarde  les 
IdéeSy  vous  n'avez  pas  non  plus  de  morale  ;  qu'en  ceci, 
comme  en  tout  le  reste,  vos  maximes  se  réduisent  au  pur 
arbitraire;  que  l'application  de  la  Justice  à  l'intelligence 
est  incompatible  avec  votre  dogme,  et  que  votre  intérêt 
le  plus  précieux  s'y  oppose. 

Eh  quoi  !  vous  écriez-vous ,  une  morale  des  idées  ! 
Qu'est-ce  que  cela  ?  Oncques  n'entendîmes  parler  de  mo- 
rale en  telle  affaire.  Que  peut-il  y  avoir  de  commun  entre 
les  préceptes  de  la  conscience  et  les  conceptions  de  l'en- 
tendement ?  Ce  qui  entre  dans  le  cerveau  n'est  pas  ce  qui 
souille  l'homme,  mais  seulement  ce  qui  sort  du  cœur. 


—  271  — 

Alkz-vous  prétendre  que  la  logique,  la  métaphysique,  la 

dialectique,  sont  des  branches  delà  moraleï 

Patience,  Monseigneur;  vous  allez  voir  de  quoi  il  s'a- 
git. C'est  une  découverte  de  la  Révolution.  Cela  ne  s'ap- 
prend pas  au  séminaire,  et  sent  n^auvais  à  l'archevêché. 


CHAPITRE  PREMIER. 

Idée  d'une  méthode  de  direction  pour  1*  esprit  dans  la  recherche 
de  la  vérité,  d'après  la  science  moderne.  -r~ Élimination  de 
l'absolu. 

Il 

L^homme  est  sujet  à  Terreur  :  c'est  une  imperfection  de 
sa  nature  qui  ne  saurait  lui  être  imputée  à  crime. 

Mais,  chose  étrange  et  qui  n'appartient  qu*à  notre  es- 
pèce, de  cette  infirmité  de  son  jugement  I  homme  a  su 
se  faire  une  spécialité  dans  le  crime.  Plus  il  se  sait 
sujet  à  se  tromper,  plus  il  est  enclin  à  mentir,  à  telle  en- 
seigne qu'il  n'y  a  pas,  en  général,  de  plus  grands  mystifica- 
teurs que  les  gens  qui  savent  le  mieux  comment  l'homme 
se  trompe.  Au  lieu  de  tendre  la  main  à  leur  frère,  ils  ren- 
foncent :  Omnis  homo  mendax. 

Il  est  donc  du  plus  haut  intérêt,  non-seulement  pour 
la  santé  de  notre  esprit ,  mais  pour  l'intégrité  de  notre 
conscience,  que  nous  apprenions,  d'abord,  à  nous  diriger 
personnellement  dans  la  recherche  de  la  vérité,  puis  à 
nous  contrôler  les  uns  les  autres  dans  nos  jugements  et 
à  nous  garantir  réciproquement  contre  toute  espèce  de 
mensonge  :  il  y  va  de  notre  honneur  et  de  notre  liberté. 

Où  trouver  celle  direclion  î 

Comme  je  tiens,  avant  tout,  même  en  traitant  des  idées, 
à  rester  fidèle  à  mon  système  d'expérimentalisme,  je  vais 
donner  la  parole  à  l'un  de  nos  savants  les  plus  positifs, 


—  272  — 

les  moins  suspects  de  tendance  métaphysique  et  révolu- 
tionnaire, à  M.  Bâbinet,  de  l'Institut, 

Question.  —  Pourquoi  ^  se  demande  M.  Babinet,  la  fin  du 
dernier  siècle  et  la  première  moitié  de  celui-ci  ont-elles  vu 
tant  d'inventions  physiques^  si  neuves,  si  belles^  si  utiles,  si 
merveilleuses^  tandis  que  les  progrès  des  arts  d'imagination, 
ou  même  des  sciences  métaphysiques  et  philosophiques^  n'ont 
point  été  aussi  éclatants? 

Vous  le  voyez ,  Monseigneur,  le  témoignage  que  j'in- 
voque n*a  rien  qui  doive  vous  effrayer.  M.  Babinet,  esprit 
vulgarisateur  et  qui  ne  se  paye  pas  de  mots ,  exclut  du 
progrès  effectué  depuis  un  siècle  les  sciences  méiaphysù 
ques  et  philosophiques;  en  quoi  je  ne  doute  pas  qu'il  ne 
soit  d'accord  avec  vous.  Bien  sûr  que,  s'il  osait  dire  toute 
sa  pensée,  il  ajouterait  aux  sciences  métaphysiques  et 
philosophiques  les  morales  et  politiques^  ce  qui  réjouirait 
fort,  Monseigneur,  votre  religion.  Mais  à  bon  entendeur 
demi-mot.  M.  Babinet,  par  l'énumération  qu'il  fait  djss 
découvertes  modernes  :  chemins  de  fer,  télégraphie  élec- 
trique, daguerréolypie,  stéréoscopie,  bioscopie,  éleclro- 
typie,  dorure  et  argenture  électrique,  etc.,  etc.,  donne 
clairement  à  entendre  ce  qu'il  comprend' sous  la  qualifi- 
cation de  philosophique.  Ce  n'est  pas  lui  qui  mettra  au 
nombre  de  nos  progrès  l'économie  politique,  l'éclectisme, 
le  socialisme,  les  tables  tournantes  et  l'équilibre  euro- 
péen. 

Béponse,  —  «  Lorsque  dans  les  écoles  et  dans  les  livres  on 
s'occupait  de  savoir  si  la  matière  pouvait  être  conçue  sans  la 
notion  de  l'espace  et  du  temps,  si  les  qualités  essentielles  de 
l'existence  dépendaient  de  telle  ou  telle  qualité  nécessaire;  si 
la  matière,  l'espace  et  le  temps,  ces  trois  grands  fondements 
de  l'univers  où  nous  vivons,  ou  plutôt  où  nous  pensons;  si, 
dis-je,  ces  trois  grands  éléments  sont  indispensables  à  l'eiis- 
tence  des  êtres,  en  sorte,  par  exemple,  qu'on  pût  créer  un 
monde  sans  substance  matérielle,  sans  espace  ou  sans  durée  : 


—  273  — 

quelle  intelligence  pouvait  atteindre  à  la  solution  de  pareilles 
questions?  a      • 

Mais  la  science  moderne  est  plus  modeste.  Elle  ne  cherche 
point  Tabsolu,  si  difficile  à  trouver;  elle  se  contente  des  rap- 
ports, lesquels  sont  bien  plus  accessibles  à  nos  intelligences. 
Ainsi  je  ne  sais  pas  quelle  est  l'essence  de  la  substance  maté- 
rielle^ mais  je  puis  la  comparer  à  un  poids  donnée  le  gramme, 
et  dire  que  tel  corps  pèse  tant  de  grammes  et  de  milligrammes. 
L'essence  de  l'espace  m'est  inconnue^  mais  je  mesure  l'espace 
que  je  veux^  la  terre  entière,  la  France^  Paris,  en  kilomètres 
et  en  mètres.  J'ignore  ce  que  c'est  que  le  temps  en  lui-même^ 
mais  je  puis  dire  que  telle  durée  est  de  tant  de  secondes^  Ja 
seconde  étant  la  86^400''  partie  du  jour,  dont  la  période  est 
invariable.  Je  ne  sais  pas  ce  qu'est  en  soi-même  la  force  mé- 
canique et  le  mouvenaent,  mais  j'emprisonne  la  vapeur,  et 
j'en  mesure  l'élasticité  pour  l'employer  plus  tard  à  mouvoir 
des  masses  immenses...  L'homme  ne  connaît  pas  plus  la  na^ 
ture  intime  de  la  force  de  la  vapeur  dans  la  locomotive  qu'il 
a  créée,  qu'il  ne  connaissait,  il  y  a  quelques  mille  ans,  la  na- 
ture de  la  force  dans  le  cheval,  le  cbameau  ou  l'éléphant, 
qu'il  faisait  servir  à  la  locomotion...  p  (  Revue  des  Deux- 
Mondes,  juillet  1853.) 

III 

Manibus  et  pedibtts  deseendo  in  tuam  serUentiam^ 
H.  Babinet.  Tout  cela  est  d*un  suprême  bon  sens,  je  dirai 
même  d'une  excellente  philosophie.  Car  enfin ,  il  ne  faut 
pas  que  le  mot  nous  effraie,  ni  que  le  savant  M.  Bnbinet 
Toublie*:  cette  belle  méthode,  dont  il  fait  honneuc  aux 
physiciens  des  derniers  cent  ans,  est  une  découverte  des 
philosophes,  j'oserai  même  dire  qu'elle  est  le  premier  ar- 
ticle de  toute  philosophie.  Sans  remonter  jusqu'aux  an-* 
ciens,  qui  tâtonnèrent  dans  l'expérience;  sans  parler 
même  de  ceux  du  moyen  âge,  qui  firent  aussi  quelque 
progrès  dans  Fart  d^cxpérimenter  les  choses  avant  de  se 
risquer  à  les  dire  :  c'est  Bacon  qui,  au  dix-septième  siècle, 


-  274  —  ' 

donna  le  signal  de  celte  rénovation  décisive,  marquée 
d'avance,  au  quinzième  siècle  ()ar  la  Renaissance,  et  au 
seizième  par  la  Réforme. 

Et  remarquez,  quand  les  idées  sont  mures,  comme  tout 
concourt  à  les  répandre  1 

Cest  Bacon  qui  le  premier,  sous  le  nom  d*induction, 
invite  la  science  à  chercher  la  vérité,  non  plus  dans  la 
substance  inobservable,  mais  dans  les  rapports  observés 
des  phénomènes;  c'est  Descartes  qui  recommande  de 
faire  des  classifications  exactes,  d'après  ces  mêmes  rap- 
ports;  c'est  Montesquieu  qui  définit  la  loi,  le  rapport  des 
choses  ;  c'est  la  franc-maçonnerie  qui  symbolise  le  rap- 
port dans  le  compas,  le  niveau  et  Véquerre,  et  le  person- 
nifie dans  son  grand  architecte;  c'est  Aug.  Comte  qui 
fait  du  rapport  la  base  de  son  positivisme,  et  exclut  en 
son  nom  la  métaphysique  et  la  théologie;  c'est  M.  Cournot 
qui  donne  pour  unique  objet  à  la  philosophie  la  recherche 
de  la  raison  des  choses;  c^est  M.  Babinet^  enfin,  qui,  té- 
moin idoine  9  attribue  exclusivement  à  la  constatation 
dés  rapports  toutes  les  découvertes,  tous  les  progrès  de 
la  science  moderne.  N'est-il  pas  vrai  que  le  règne  du 
rapport  est  commencé  pour  la  civilisation,  qui  ne  jure 
plus  que  par  cette  idée? 

Ce  qui  distingue  le  mouvement  philosophique  à  dater 
de  Bacon ,  ce  n'est  pas,  comme  on  l'a  dit ,  et  comme 
M.  Frédéric  Morin  a  pris  la  peiné  fort  inutile  de  le  nier, 
d'avoir  inventé  l'expérience;  c'est,  enjnettant  la  raison 
philosophique  au  service  de  Texpérience,  d'avoir  appris 
à  en  formuler  méthodiquement  les  conclusions,  toujours 
relatives  à  la  raison,  au  rapport  des  choses,  tandis  qu'au- 
paravant c'était  l'expérience  qui,  étant  serve  de  la  raison 
philosophique,  cherchant  avec  elle  Yen  soi  des  choses, 
l'absolu,  ne  concluait  rien  du  tout.  Telle  est  la  tendance 
de  Descartes,  qui,  complétant. l'œuvre  de  Bacon,  essaye 


—  275  — 

de  transporter  dans  Tétude  de  l'esprit  hun^ain  la  mé- 
thode dont  il  avait  si  biéti  éprouvé  la  puissance  dans  les 
sciences  physiques  et  mathématiques,  et  qui  par  cette 
tentative  suprême  acheva  de  renouveler  la  philosophie 
et  rendit  possible  la  Révolution. 

Descartes  s*est  trompé  dans  sa  métaphysique,  comme 
il  s*est  trompé  dans  ses  tourbillons;  cela  ne  prouve 
qu'une  chose,  combien  Texpériencc,  combien  l'observa- 
tien,  est  un  art  difficile,  et  quels  pièges  l'imagination  tend 
sans  cesse  au  philosophe.  Mais  l'espèce  de  recrudescence 
spiritualiste  causée  par  Descartes,  et  qu'on  peut  regarder 
aujourd'hui  comme  terminée,  a  servi  elle-même  le  pro- 
grès, puisqu'elle  a  confirmé,  par  un  dernier  et  mémorable 
exemple,  le  principe  de  Bacon,  savoir,  que  les  idées  pures, 
concepts,  universaux  et  catégories,  destitués  de  la  fécon- 
dation de  l'expérience,  ne  sont  propres  qu'à  entretenir 
dans  l'esprit  une  rêverie  stérile,  qui  l'épuisé  et  le  tue. 

Le  principe  de  M.  Bahinet  est  donc  irréprochable,  et 
pour  ma  part  je  n'hésite  pas  à  le  faire  mien.  11  n'y  a  dans 
les  choses  que  les  rapports  qui  soient  accessibles  à  nos 
intelligences  ;  quant  à  leur  nature  en  soi ,  elle  nous 
échappe.  C'est  faire  preuve  d'un  génie  anti-scientifique 
de  s'en  occuper.  Négliger  Vabsoln^  comme  dit  M.  Babinet, 
pour  ne  s'occuper  que  des  rapports,  tel  est  le  sommaire 
de  la  méthode  que  la  philosophie  a  mis  deux  mille  ans  à 
formuler,  à  laquelle  nous  devons  tout  ce  que  nous  possé- 
dons de  connaissances  physiques,  et  qui  nous  a  valu  déjà, 
dans  les  sciences  de  l'esprit ,  les  recherches  précieuses 
des  Montesquieu,  des  Yico,  des  Herder,  des  Lessing, 
des.Condorcet,  et  les  premiers  matériaux  de  l'économie 
sociale. 

Ainsi,  voilà  qui  est  entendu.  Ce  que  M.  Babinet  ap- 
pelle les  choses  en  soi,  comme  quand  il  dit  la  matière 
en  soi,  le  temps  en  soi,  l'espace  en  soi,  la  force  en  soi, 


—  276  — 

ou  TAbsoIu,  est  justement  ce  que  la  philosophie  nomme 
le  côté  métaphysique j  ontologique  ou  transcendantal  des 
choses,  par  opposition  à  la  partie  observable,  mesu- 
rable, cofnparable,  qui  constitue  le  côté  phénoménaL 
Aux  exemples  cités  par  M.  Babinet,  on  peut  joindre  la 
cause,  la  substance,  la  vie,  l'âme,  Tesprit,  la  matière, 
tous  les  concepts  ou  idées  pures,  jusques  et  y  compris 
celui  de  Dieu. 

Et  la  méthode  scientifique,  celle  qui  a  produit  toutes 
les  découvertes  modernes,  consiste,  comme  il  vient  d*être 
dit  avec  une  lucidité  incomparable  par  M.  Babinet,  non 
pas  à  nier  Ven  soi  •des  choses,  ce  que  Tesprit  conçoit 
comme  leur  sujet,  substratum^  ou  soutien,  sans'qu^il 
puisse  le  pénétrer  et  en  rien  apprendre,  mais  à  écarter 
cet  en  soi,  ce  côté  transcendantal,  caput  mortuum  de 
l'al^nbic  intellectuel,  pour  s'attacher  exclusivement  à  la 
phénoménalité,  aux  rapports. 

Ceci  posé,  vous  allez  sans  doute.  Monseigneur,  m'a- 
dresser,  à  l'endroit  de  la  philosophie,  une  question  pré- 
judicielle. 

Puisque  la  philosophie  connaît  si  bien  la  méthode, 
qu'elle  sait  depuis  Bacon  à  quoi  s'en  tenir  sur  Yen  soi  des 
choses,  comment,  avec  Descartes  et  tous  ses  successeurs 
français,  écossais,  allemands,  dès  qu'il  s'agit  des  choses 
morales  et  politiques,  s'est-elle  obstinémeQt  clouée  sur 
cet  en  soi?  Pourquoi  ceux  qui  ont  essayé  de  tourner 
recueil ,  sceptiques ,  matérialistes ,  panthéistes ,  idéa- 
listes, ont-ils  péri  misérablement  comme  tous  les  autres? 
Qu'est-ce  qui  empêche  la  philosophie  d'aller  en  avant? 
D^où  vient  notamment  que  depuis  un  siècle,,  tandis  que 
les  sciences  physiques  nous  donnent  coup  sur  coup 
la  machine  à  vapeur,  les  chemins  de  fer,  la  télégra- 


—  27y  — 

phie  électrique»  etc.,  le  progrès  des  sciences  morales  et 
politiques ,  représentées  par  une  des  cinq  classes  de 
l'Institut,  dans  laquelle  il  y  a  toujours  un  ou  plusieurs 
savants,  a  été  si  médiocre,  pour  ne  pas  dire  absolument 
nul?  Ne  seraitK^e  point  une  preuve  que  les  choses  de 
la  morale  et  de  la  politique  ne  sont  pas  de  la  compé- 
tence du  savoir  humain,  qu'une  révélation  est  ici  néces- 
saire, etc.,  etc.? 

D'où  vient  cela,  Monseigneur?  Est-ce  à  vous,  doc* 
leur  es  spéculations  métaphysiques  et  transcendantalesi 
chargé  par  autorité  divine  de  renseignement  des  choses 
non  apparentes,  non  apparentiumj  ministre  de  I'âbsolu, 
est-ce  à  vous  de  le  demander?  Eh  quoi!  vous  ne  voyez 
pas  que  ce  qui  arrête  les  philosophes,  les  matérialistes, 
panthéistes,  idéalistes,  aussi  bien  que  les  autres,  ce  qui 
les  met  tous  aux  prises,  et  qui  entretient  parmi  eux 
la  contradiction  et  l'ignorance,  c'est  toujours  la  con- 
sidération de  cet  en  soij  tantôt  esprit^  .tantôt  matière, 
tantôt  univers  ou  âme  du  monde,  tantôt  idée  pure, 
que  le  sensualisme  et  le  spiritualisme  nous  accoutument 
dès  l'enfance  à  rechercher  en  toute  chose,  auquel  nous 
revenons  sans  cesse,  comme  le  païen  vers  son  idole, 
et  pour  qui  nous  nous  battons  dans  nos  livres,  en 
attendant  que  nous  nous  rencontrions  sur  nos  places 
publiques?  Vous  ne  sentez  pas  l'ironie  profonde  de  ce 
savant  qui,  en  parlant  de  métaphysique,  embrasse  tout 
à  la  fois  le  ipatérialisme  et  la  théologie? 

Voyez  pourtant  jusqu'où  M.  Babinet  pourrait  vous  me- 
ner avec  son  argumentation,  si  la  prudence  académique 
ne  lui  tenait  bouche  close  ! 

V 

Considérant,  vous  dirait-il,  les  phénomènes  vitaux  dans 
le  règne  animal,  je*puis  classer,  selon  les  lois  de  leur  or- 
n  16 


-  «78  — 

gânisme,  les  animaux  pat*  genres  et  espèces;  comparer 
les  manifestations  de  la  vie  dans  tontes  les  conditions  de 
structure  et  de  milieu.  Celte  étude  formera  pour  moi  la 
zoologie  ou  Science  des  êtres  vivants  ;  quant  à  la  vit  elle- 
même,  je  n'en  connais  rien.  Véritablement,  je  conçois  les 
phénomènes  toôlogiques  comme  se  rapportant  à  un  je  ne 
sais  quoi,  fluide  bu  tout  oe  qû*îl  vous  plaira,  que  j*appelié 
vie  ou  principe  de  vie,  qui  se  choisit  ses  matériaux  et  les 
organise  ;  qui  lés  protège  contre  les  attractions  chimiques' 
et  la  dissolution  ;  qui  se  distribue  dans  l'ensemble  des 
corps  organisés;  les  particularise,  les  anhne  et  les  soutient 
tous,  comme  la  trombe  soutient  les  corps  qu'elle  enlève 
dans  son  tourbillon.  Par  toutes  ces  causes,  je  pui^  bien 
concevoir  la  vie  comme  une  essence,  un  en  soi  particulfer, 
un  absolu I  auquel  j<e  rapporte  les  phénomènes  vitaux; 
il  est  même  nécessaire  que  je  la  conçoive  ainsi,  afin  de 
distinguer  les  faits  de  la  nature  organique  d*avec  ceux 
de  la  nature  inorganique.  La  confusion  de  la  physiolt^'e 
et  de  la  physique,  fondée  sur  l'hypothèse,  impossible  â 
démontrer,  de  l'identité  du  principe  vital  et  du  principe 
matériel,  deviendrait  pour  moi  la  cause  d'une  désorga* 
nisation  de  la  science'  même.  Mais  la  science,  qui  va 
jusqu'au  concept  et  qui  le  pose,  ne  pieut  plus  dire  si 
l'objet  conçu  est  matière  où  autre  chose  que  matière, 
:si  c'est  un  substratum  différent  de  la  matière  ou  un 
•état  particulier  de  la  matière  ;  elle  ne  pénètre  pas  jus- 
que-là et  s'arrête  court.  Ne  pas  nier  Yen  soi  de  là  .vie, 
le  supposer,  le  distinguer,  est  tout  ce  que  je  puis.  Devant 
la  science,  celte  vie  ne  devient  une  réalité  inlelligiWe 
qu'en  deçà  du  phénomène;  au  delà,  ce  n'est  plus  qu'une 
hypothèse,  nécessaire  il  est  vrai,  mais*une  hypothèse. 
Toute  spéculation  sur  le  principe  vital  considéré  en  lui- 
înème,  et  abstraction  faite  des  organismes  dans  lesquels 
il  apparaît  et  se  détermine,  m'est  donc  interdite  :  elle  ne 


—  279  — 

pourrait  aboutir  qu'àramener  la  confusion  daps  la  science. 
La  vie  estrelle  un  principe  à  part,  ou  la  même  chose  que 
Tattraction,  le  calorique  ou  réleetricité?  Los  cristaux  se 
forment-ils  comme  les  plantes,  et  les  plantes  comme  les 
quadrupèdes  ?Qu*est*ce  que  la  vie  universelle,  que  cer* 
tains  rèligionnaires  proposent  de  mettre  à  la  place  du 
crucifix  ?  L'ensemble  des  êtres  organisés  forme-t-il  un 
organisme,  et  cet  oi^anisme  en  forme-t-il  un  au(re  avec 
les  corps  inorganiques?  La  terre  et  le  soleil  sont-ils  vi- 
vants ou  bruts?  L'univers  estril  un  grand  animal?  Qu'est-ce 
qui  fait  que  la  vi^  entre  dans  un  corps,  ou,  pour  n^ieux 
dire,  se  compose  un  corps,  et  puis  qu'elle  rabandonne?.., 
De  pareilles  .queations  sont  de  Tordre  uUra-expérjmenlal  ; 
elles  excèdent  la  science,  et  ne  peuvent  conduire  qu'à  la 
superstition  et  à  la  folie. 

Considérant  ensuite  les  manifestations  de  la  vie  dans 
un  animal  donné,  soit  l'homme,  par  «xemple ,  je  puis,  en 
distinguant  parmi  ces  manifestations  celles  qui  ont  pour 
objet  la  vie- de  relation,  sensation,  intelligence,  senti- 
ment, les  concevoir  comme  un  système  distinct,  dont  le 
substrqiuni  est  emprunté  à  la  vie  répandue  dans  l'unie 
vers,  mais  qui,  par  la  forme  qu^l  a  reçue,  n'est  plus  le 
même  que  celui  que  je  place  dans  le  lion  ou  le  cheval. 
A  ce  tout  ahimique,  que  j'abstrais  des  organes  qui  sont 
censés  le  contenir  et  le  servir,  je  donne  le  nom  d'âme, 
animay  Wu/t)  ;  puis,  me  renfermant  dans  l'observation 
de  se^acultés,  de  ses  attributs,  de  ses  modes,  tels  qu'ils 
se  ihanifestent  dans  les  relations  de  l'homme  avec  ses 
semblayes  et  avec  Tunivers,  je  puis  faire  de  ces  nou- 
velles recherches  une  science  à  part,  que  je  nommerai 
psychologie.  Et  comme  j'aurai  dit  l'âme  de  l'homme,  la 
psychologie  de  l'humanité,  je  pourrai  dire  encore  Tâme 
et  la  psychologie  des  animaux.  Jusqu'ici  la  science  est 
de  bon  aloi;  elle  repose  sur  des  phénomènes. 


...^ï 


—  280  — 

Mais  qii^est-ce  que  Tàme  en  elle-même?  Est-elle  simple 
ou  composée?  matérielle  ou  immatérielle?  Est-elle  sujette 
à  mourir?  A-t-elle  un  sexe?  Qu'est-ce  qu'une  âme  séparée 
de  son  corps,  et  que  faut-il  entendre  par  la  discession  des 
IiéroèSy  comme  dit  Rabelais?  Où  vont  les  âmes  après  la 
mort?  Quelle  est  leur  occupation?  Reviennent-elles  habi- 
ter d*autres  corps?  L'âme  d'un  homme  peut^elle  devenir 
âme  de  cheval,  et  vice  versa?  Y  a-tril  des  anges,  et  quelle 
est  la  nature  et  la  fonction  de  ces  purs  esprits?  Sont-ils 
au-dessus  ou  au-dessous  de  l'humanité?  Faut-il  croire  aux 
apparitions?  Que  penser  des  esprits  frappeurs^  qui  dans 
ce  moment  troublent  la  raison  des  Américains?... 

Questions  ultra-scientifiques,  répond  M.  Babinet,  aux* 
quelles  la  raison  ne  peut  s'empêcher  d'accorder  quelques 
heures,  ne  fût-ce  que  pour  s'en  rendre  compte,  mais  dont 
la  poursuite  ne  saurait  amener  que  charlatanisme,  hypo- 
crisie, rétrogradation  de  la  vérité,  corruption  de  l'esprit,  et 
abêtissement  du  peuple.  Pour  que  nous  fussions  en  droit 
d'aflîrmer  l'existence  séparée  des  âmes,  il  faudrait  que 
cette  existence  nous  fût  révélée  par  des  phénomènes  spé- 
ciaux, autres  que  ceux  qui  ont  donné  lieu  à  la  conception 
de  ces  natures  transcendantales.  Mais  nous  ne  connaissons 
l'âme  humaine  que  par  des  manifestations  dont  l'organisme 
est  le  véhicule  indispensable  ;  de  sorte  que,  la  phénoména- 
lilé  psychique  ayant  pour  condition  la  phénoménalité  phy- 
siologique, et  vice  versât  nous  nous  trouvons,  après  avoir 
discerné  pour  le  besoin  de  l'observation  scientifique  l'âme 
du  corps ,  dans  une  égale  impuissance  de  conclure  que 
l'âme  hors  du  corps,  ou  le  corps  hors  de  l'âme,  soit  quelque 
chose.  La  plus  savante  philosophie,  celle  de  Spinoza,  ne  va 
que  jusqu'à  concevoir  l'âme  et  le  corps,  l'esprit  et  la  ma- 
tière, comme  deux  manières  d'être  de  la  substance  cos- 
mique, dont  le  ^uid  de  plus  en  plus  se  dérobe.  C'est  le 
concept  de  la  fusion  de  deux  concepts  :  la  belle  science! 


—  281  — 

Considérant  enfin  chaque  âme,  chaque  moi»  comme 
un  foyer  où  viennent  se  réfléchir  et  se  combiner  tous  les 
rapports  des  choses  et  de  la  société,  je  donne  à  cette  âme, 
en  tant  qu'elle  reçoit  les  représentations  ou  idées  des  cho- 
ses et  de  leurs  rapports,  qu'elle  les  compare,  les  com- 
bine et  les  apprécie,  y  donne  ou  y  refuse  son  adhésion,  le 
nom  AHntelligence;  en  tant  qu'elle  observe,  compare  et 
combine  les  rapports  de  la  société  dont  elle  fait  partie , 
qu'elle  en  extrait  des  formules  générales,  dont  elle  se  fait 
ensuite  des  règles  obligatoires,  le  nom  de  conscience. 

Mais  tout  en  distinguant  dans  l'âme  la  conscience  et 
l'intelligence ,  avec  leurs  manifestations  respectives ,  je 
ne  vais  pas  prendre  ces  deux  facultés  en  elles-mêmes 
pour  objet  de  mon  étude,  comme  si  je  voulais  faire  direc- 
tement connaissance  avec  ces  nouveaux  personnages.  Je 
me  souviens  que  la  vie,  de  même  que  la  matière,  n'est 
qu'une  manière  de  concevoir  Yen  soi  non  observable  des 
choses;  l'âme,  un  autre  en  soi;  l'intelligence,  encore  un 
en  soif  une  conception  greffée  sur  une  autre  concep- 
tion, un  quelque  chose  qui  n'est  pas  rien,  puisque  c'est 
une  fonction  de  l'âme,  laquelle  est,  comme  la  vie,  la 
pesanteur,  la  lumière,  une  fonction  de  l'existence;  mais 
qui,  hors  du  service  que  la  philosophie  en  tire  pour 
attacher  le  fil  de  ses  observations ,  devient  pour  nous 
comme  rien. 

C'est  à  cette  condition  qu'il  existe ,  pour  l'intelligence 
et  pour  la  conscience,  comme  pour  l'âme  et  la  vie,  tout 
un  ordre  de  phénomènes,  de  manifestations  et  de  rap- 
ports à  étudier,  par  conséquent  toute  une  science  de 
réalités  phénoménales  à  faire.  C'est  pour  cela  qu'a  été 
fondée  l'académie  des  sciences  philosophiques  et  mo- 
rales :  M.  Babinet  doit  le  savoir  mieux  que  personne. 

La  science  des  lois  de  l'intelligence  s'appellera,  si  vous 
voulez,  la  logique;  la  science  des  lois,  ou  des  droits  et 

1)  16. 


—  282  — 

devoirs  de  la  conscience,  sera  la  Justice,  ou,  plus  géné- 
ralement encore,  la  morale.  Pour  Tune  et  pour  Tautre, 
de  même  que  pour  toutes  les  sciences  sans  exception, 
la  première  condition  du  savoir  sera  de  se  prémunir, 
avec  le  plus  grand  soin,  contre  toute  immixtion  de 
Tabsolu.  Car  il  est  évident  que  si,  pour  les  sciences 
physiques  et  mathématiques,  les  recherches  sur  la  ma- 
tière en  soi,  la  force  en  soi,  l'espace  en  soi,  offrent 
désormais  peu  de  danger;  si,  pour  l'anthropologie,  la 
zoologie  et  Thistoire,  la  croyance  aux  mânes  est  encore 
d'une  grande  innocence,  il  n'en  est  plus  de  même  dès 
qu'il  s'agit  de  la  direction  de  l'entendement  Qt  de  la 
conscience.  Ici  la  moindre  excentricité  engendre  les  char- 
latans et  les  scélérats;  » 

Terminons  cette  revue  des  choses  en  soi. 

Que  si  maintenant,  après  avoir  distingué  avec  chacune 
des  sciences  qui  successivement  s'affirment  et  se  posent, 
une  série  d'en  soi,  d'absolus,  distincts  les  uns  des  autres, 
d'abord  un  en  soi  de  la  matière,  puis  un  en  soi  du  mou- 
vement ou  de  la  force,  ensuite  un  en  soi  de  la  vie,  etc., 
nous  concevons  par  la  pensée  tous  ces  en  soi  dont  la 
science  n'a  pas  le  droit  de  parler,  bien  qu'elle  les  suppose, 
mais  qu'elle  n'a  pas  non  plus  le  droit  de  nier,  bien  que  l'ob- 
servation ne  lui  en  apprenne  rien;  si,  dis-je,  nous  conce- 
vons, tous  ces  en  soi  divers  comme  les  parties  d'un  seul  et 
universel  en  soi  qui  les  contient  tous  dans  sa  série,  alors 
nous  aurons  l'idée  d'un  sujet  premier  et  dernier,  père  et 
substratum  de  toutes  choses. 

Nous  dirons  donc  de  cet  en  soi  de  l'univers,  résultant 
de  toutes  les  parties  qui  le  composent,  et  que  nous  sup- 
posons d'instinct  quand  nous  pensons  à  l'univers,  qu'il 
est  substance,  vie,  esprit,  intelligence,  volonté,  Jus- 
tice, etc.  ;  qu'il  existe  de  toute  nécessité,  qu'il  est  éternel, 
çt  tout  ce  qu'on  voudra.  Mais  comme,  d'après  toutes  nos 


—  283  — 

analogies,  un  en. soi  sans  manifestationSi  sans  phénomé- 
palité,  sans  rapports  perceptibles,  n'est  autre  chose,  pour 
la  connaissance,  que  le  néant  pur,  il  s'ensuit  de  cette 
déduction  qui  résume  toute  la  n^étaphysique,  que  Yen  soi 
de  Tunivers,  l'absolu  des  absolus,  n'est  rien  pour  nous  ; 
que  la  création  seule  est  quelque  chose  ;  que  notre  science 
commence  aux  choses  visibles;  et  que  les  invisibles,  les 
en  soiy  dont  parle  le  Symbole  de  Nicée,  dont  nous  pou- 
vons bien,  par  le  progrès  de  notre  science,  voir  augmenter 
le  nombre,  considérés  en  eux-mêmes  sont  la  peste  de  la 
raison  et  de  la  conscience, 

VI 

VoHà  ce  que  dirait  la  science,  si  elle  avait  le  courage 
de  ses  propres  découvertes,  mais  ce  que  la  prudence  des 
savants  dissimule,  ce  que  l'hypocrisie  des  philosophes 
n'avouera  jamais,  fournissant  au  besoin  des  sophismes 
à  la  théorie  de  l'absolu,  et  refaisant,  comme  par  le  passé, 
la  raison  serve  de  la  théologie 

Et  qui  pourrait  nier  cette  défection  des  princes  de  la 
science?  Le  règne  de  l'absolu  touchait  à  sa  fin  :  les  sys- 
tèmes qu'il  a  produits  depuis  soixante  ans  ont  à  peine 
duré  une  heure,  tant  le  progrès  de  l'observation  ap- 
pauvrit, désorganise,  tue  le  transcendantalisme.  Et  voici 
que  tout  à  coup,  grâce  à  la  connivence  des  savants 
en  uSf  en  es  et  en  x,  nous  nous  trouvons  reportés  par- 
delà  toutes  les  fantaisies  les  plus  hyperboliques  de  la 
gnose  î 

Le  gnostiqùe,  à  qui  l'Église  orthodoxe  a  dit  anathème 
après  ravoir  pillé,  ne  se  contentait  pas  de  rechercher  ce 
que  sont  en  elles-mêmes  la  matière  et  là  vie,  de  spéculer 
sur  rame  du  monde  et  TÉtre  sans  fond  ;  il  se  demandait 
ce  qu'étaient  la  raison  en  soi,  la  Justice  en  soi,  les  idées 
eu  soi;  où  étaient  ces  dernières  avant  de  descendre  dans 


—  284  — 

renlendetnent  humain  ;  si  etles  résidaient  en  Dieu  ou 
à  la  superficie  des  choses;  comment  elles  advolaient 
vers  rame,  et  s'abattaient  dans  Tintelligence,  etc.  De 
là  une  genèse  d'entités  métaphysiques ,  divisées  par 
groupes  et  familles,  dont  la  plus  remarquable,  la  seule 
qui  se  soit  maintenue  dans  le  christianisme,  est  la  fa* 
meuse  Trinité. 

Il  existe',  disait  le  gnostique,  dans  le  sein  de  l'âme 
divine,  une  raison  qui  lui  est  éternelle,  et  qui  en  émane, 
principe  et  type  de  toutes  nos  raisons  à  nous,  pauvres 
mortels  :  c'est  le  verbe^  le  logosj  la  sophia^  qui  éclaire 
toute  âme  naissant  à  la  vie,  en  s'unissant  à  elle  par  une 
infusion  mystérieuse.  Puis  il  y  a  une  conscience,  un  amour, 
également  éternel,  procédant  de  l'âme  suprême  et  de  la 
raison  protogène,  qui  inspire  sur  terre  toute  conscience, 
allume  toute  charité,  comme  le  verbe  illumine  toute 
intelligence.  C'est  l'esprit,  source  de  grâce,  consolateur, 
sanctificateur,  vivificateur. 

Le  Père,  le  Fils,  V Esprit;  Thèse,  Antithèse,  Synthèse  : 
nous  avons  vu  de  grands  philosophes,  des  hommes  doués 
de  tous  les  dons  de  l'intelligence,  éclectiques,  panthéistes, 
mathématiciens,  chimistes,  se  vouer  à  cette' formule 
comme  au  dernier  mot  de  la  science,  y  attacher  leur  na- 
vire comme  à  l'ancre  de  salut  de  la  liberté. 

La  conscience  humaine,  suivant  ces  respecti^bles  illu- 
minés, étant  ainsi  de  constitution  transcendaillale,  l'Hu- 
manité n'arrivant  à  la  connaissance  du  devoir  que  par 
une  révélation  divine,  interne  ou  externe,  médftite  ou 
immédiate,  ils  se  demandent  quand  et  comment  s'ac- 
complit cette  révélation,  à  quel  signe  elle  se  reconnaît, 
qui  peut  en  rendre  témoignage,  et  quel  est  le  dépositaire 
de  son  autorité.  Suivant  les  uns,  cette  autorité  est 
l'Église,  instituée  par  le  logos  en  personne;  suivant  les 
autres,  elle  réside  dans  la  masse,  en  qui  l'inspiration 


—  285  — 

est  indéfectible.  Une  fois  là,  plus  de  difOcultc  :  l'Église 
saere  les  rois,  la  multitude  délègue  ses  pouvoirs  ou  bêle 
ses  volontés;  et  le  monde  va  de  lui-même,  tiré  par  un  fil 
invisible. 

La  conclusion  est  connue.  Plus  de  deux  siècles  après 
Bacon,  quand  les  sciences  physiques  nous  donnent  la 
vapeur,  les  chemins  de  fer,  la  télégraphie  électrique,  tant 
A*in\eni\o'ns si  neuves,  si  belles^siutiles^simerveitteuses^ 
la  société  européenne  sent  sa  conscience  défaillir,  la 
France  perd  sa  liberté  avec  ses  mœurs,  et  Ton  se  de- 
mande avec  M.  Babinet  :  Gomment  est  morte  cette  phi- 
losophie qui  fit  marcher  le  dix-huitième  siècle  et  produisit 
la  Révolution?  Quomodà  cecidit  potens  qui  salvum  facie^ 
batpopulum  Israël? 

Qui  nous  délivrera  des  entités  métaphysiques,  des  idées 
innées  et  du  logosy  de  l'immortalité  de  l'âme  et  de  TÉtre 
suprême?  Qui  nous  débarrassera  de  l'adoration  et  de  l-au- 
torité?  Car,  le  fait  est  visible  à  tous  regards,  telle  est  la 
source  de  notre  affliction,  et  notre  décadence  n'a  pas 
d'autre  cause.  La  méthode,  la  morale  des  idées,  si  je 
puis  m'exprimer  de  la  sorte ,  existe  ;  la  physique,  toutes 
les  sciences  naturelles  et  positives,  nous,  en  montrent  les 
fruits.  Et  maintenant  qu'il  s'agit  de  nous-mêmes,  nous 
ne  savons  plus  philosopher,  nous  revenons  à  notre  vomis- 
sement. ^  force  de  considérer  ce  qui  est  au-dessus  de 
nous,  Yen  ^soi  de  notre  âme,  de  notre  raison,  de  notre 
conscience,  nous  n'apercevons  plus  ce  qui  est  en  nous, 
je  veux  dire  la  phénoménalijLé  de  notre  moi,  la  seule 
chose  de  ce  moi  qu'il  nous  soit  permis  de  connaître..  Au 
lieu  de  nous  élever  graduellement,  par  l'observation,  à 
la  Justice,  nous  plongeons  de  plus  en  plus,  tête  baissée, 
dans  l'absolu.  La  confusion  des  idées  amenant  à  sa  suite 
la  subversion  des  mœurs,  nous  sommes  punis  par  la 
dégradation  de  nos  cœurs  des  hallucinations  de  notre 


—  286  — 

cerveau.  Ne  saurious-nous,  enfin,  mettre  hors  de  la  phi- 
losophie morale  toutes  ces  hypothèses  d'autre  vie,  de 
célestes  essences  et  de  grand  maître  des  destinées;  puis, 
cette  élimination  opérée,  nous  occuper  de  ce  qui  nous 
regarde?... 


CHAPITRE  n. 

Difficulté  d'appliquer  l'hygiène  intellectuelle  aux  eciencos 

morales  et  politic[ued. 

VII 

Ainsi,  au  témoignage  des  savants,  témoignage  le  plus 
grave  qui  puisse  être  invoqué  en  cette  matière,  la  cause 
première  de  nos  erreurs,  en  quelque  ordre  de  connaissance 
que  ce  soit,  par  suite  la  source  de  toutes  les  déceptions,  illu- 
sions, mensonges,  prestiges,  superstitions,  utopies,  jongle- 
ries  et  mystifications  dont  nous  sommes  victimes,  est  dans 
Tabus  de  la  métaphysique,  c* est-à-dire  dans  la  considé- 
ration de  Yen  soi  des  choses,  de  ce  qui  dans  les  choses 
est  au-delà  du  phénomène  et  de  ses  rapports,  en  un  mot 
de  Tabsolu. 

En  conséquence,  le  remède  à  l'erreur ^  préservatif  contre 
le  mensonge,  règle  d'hygiène  pour  l'esprit,  consiste, 
d'après  les  mêmes  savants,  à  éliminer  de  nos  raisonne- 
ments Tabsolu,  ou,  si  l'on  aime  mieux,  à  en  faire  la  part, 
de  telle  sorte  que,  l'absolu  posé,  le  jugement  ne  porte  plus 
que  sur  des  rapports  :  c'est  ce  que  les  sciences  naturelles, 
pour  leur  part,  démontrent  aujourd'hui  avec  éclat. 

Fort  du  principe  et  de  l'exemple,  appuyé  d'ailleurs  sur 
une  critique  rigoureuse  de  la  notion  de  Justice  et  de  ses 
applications  aux  diverses  catégories  d'intérêts,  je  conclus, 
par  analogie,  que  le  remède  à  la  corruption  des  mœurs. 


^  É87  ^ 

par  suite  le  préservatif  de  la  vertu  et  de  la  liberté  hu- 
maine, consiste  également  à  éliminer  de  nos  spéculations 
sur  Tordre' moral  Tabsola ,  ce  qui  veut  dire  la  théologie 
tout  entière,  en  un  mot  la  rdigion. 

L'Église,  dont  le  système  repose  siu*  l'adoration  de 
T^^tre  absolu,  a  senti  elle-même  la  nécessité  d'un  caveat 
contre  les  aberrations  de  l'idée  absolutiste. 

Toute  morale,  selon  l'Église,  étant  fondée  sur  la  reli- 
gion, et  toute  religion  étant  le  produit  de  la  conception 
de  l'absolu,  il  s'ensuit  que  l'homme  est  d'autant  plus 
exposé  à  l'illusion  que  la  religion,  soit  l'idée  de  l'absolu, 
occupe  plus  de  place  dans  sa  pensée  ;  que  par  conséquent 
plus  sa  religion  est  grande,  plus  il  a  besoin  d'être  tenu 
en  garde  contre  elle,  ce  qui  ne  se  peut  faire  qu'à  la  con- 
dition que  l'autorité  religieuse  pose  des  bornes  à  sa  propre 
influence,  qu'elle  dise  aux  âmes  :  Vous  irez  jusque  là 
dans  votre  dévotion,  vous  n'irez  pas  plus  loin!... 

Telle  est  aussi,  comme  nous  verrons,  la  prétention  de 
TÉglise,  de  toutes  ses  idées  la  plus  singulière.  Après  avoir 
ouvert  la  porte  à  l'illusion,  en  introduisant,  comme  sujet 
et  caution  de  la  Justice,  l'absolu  dans  la  morale,  elle  a 
cru  pouvoir  empêcher  l'illusion  en  le  circonscrivant  dans 
de  (!Âertaines  limites,  dont  la  théologie  a  le  secret. 

La  raison  révolutionnaire  réponse  énergiquement  cet 
amphigouri.  Elle  n'admet  pas  que  trop  d'absolutisme 
nuise  à  l'absolu  et  qu'un  peu  de  positivisme  lui  soit  néces- 
saire, ni,  au  rebours,  qu'une  teinte  de  mysticisme  rende 
la  science  plus  certaine  et  la  conscience  plus  morale.  En 
conséquence  elle  ne  tend  à  rien  de  moins  qu'à  éliminer, 
tout  au  moins  à  neutraliser  absolument  l'absolu. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  cette  diversité  des  deux  méthodes, 
que  nous  jugerons  bientôt,  la  Révolution  et  l'Église,  ne 
différant  entre  elles  que  du  tout  à  la  partie,  sont  d'accord  ^ 
sur  l'essentiel  :  Qu'il  y  a  nécessité  pour  l'homme  de  mai- 


—  288  — 

iriser  en  lui»  par  sa  raison,  la  pensée  de  l'absolu.  La 
est  la  grande  affaire,  Hoc  opus,  hic  labor  est^  dont  la 
difficulté,  comme  on  va  voir,  n'est  pas  petite. 

VIII 

Aux  personnes  qui  se  livrent  exclusivement  h  l'étude 
des  sciences  naturelles  et  de  leurs  applications  à  Tindus- 
irie,  il  semble  que  rien  ne  soit  plus  aisé  que  de  purger 
son  entendement  des  conceptions  transcendantales ,  et, 
comme  on  fait  de  la  physique,  de  la  chimie  et  de  la  mé- 
decine sans  songer  à  l'absolu,  de  faire  aussi  du  droit,  de  la 
politique,  de  l'économie,  sans  tomber  dans  la  religion. 

Aug.  Comte,  dont  l'Europe  admirait  la  raison  si  ferme 
et  le  vaste  savoir,  préparé  de  longue  main  par  une  étude 
approfondie  des  sciences  naturelles,  était  tombé  dans 
cette  erreur  ;  et  c'est  merveille  de  voir  avec  quelle  con- 
fiance le  fondateur  de  la  philosophie  positive  invite  ses 
disciples  à  écarter  de  leur  esprit  tout  théologisme,  toute 
ontologie,  et  sans  plus  de  façons  à  entrer  dans  la  science. 
En  lisant  ce  réformateur  décisif  y  je  ne  puis  m'empêcher 
de  penser  à  certain  personnage  de  Molière,  débitant  le 
fameux  sonnet  Sur  la  fièvre  qui  tient  la  princesse  Uranie» 

Votre  prudence  est  endormie 
De  traiter  magnifiquement 
Et  de  loger  superbement 
Votre  plus  cruelle  ennemie* 

Faites-la  sortir,  quoiqu'on  die. 
De  votre  bel  appartement. 
Où  cette  ingrate  insolemment  ^ 
Attaque  votre  belle  vie, 


Et  sans  marchander  davantage 
Noyez-la  de  vos  propres  mains. 

M.  Comte  s'imaginait  apparemment  qu'il  suffit  de  dire  à 
la  métaphysique  :  Partez!  et  à  la  théologie  :  Allez  vous-en! 


t 


—  289  — 

pour  qii^elles  déguerpissent.  Malheureusement  il  n*en  est 
rien  ;  et  pour  nous  délivrer  de  celte  fièvre,  M.  Comte,  pas 
plus  que  M.  Trissottin,  n*a  trouvé  de  quinquina.  La  preuve 
est  qu'il  l'avait  gagnée  lui-même,  et  qu'à  force  de  meta- 
physiquer  sans  le  savoir,  il  avait  fini  par  théologiser  sans 
s'en  apercevoir  davantage.  11  est  de  notoriété  publique 
que  le  chef  du  Positivisme,  qui  devait  nous  préserver  de 
toute  rechute  en  religion,  s'y  est  laissé  choir,  et  qu'il  n*a 
pu  s'en  retirer. 

IX 

Rendons-nous  compte  de  la  différence  de  situation  que 
fait  au  philosophe  la  métaphysique ,  selon  qu'il  s'occupe 
des  phénomènes  de  la  nature  extérieure,  ou  de  ceux  de  la 
conscience  et  de  l'esprit,  c'est-à-dire  de  la  société. 

Pour  cela,  il  est  nécessaire  de  bien  connaître  d'abord 
ce  que  l'on  entend  par  absolu,  et  quel  rôle  il  joue  dans 
la  science. 

Absolu ,  en  latin  ahsolutumy  d^absolvo^  je  délie,  j'af- 
franchis, j'absous.  On  entend  par  ce  mot  :  1»  ce  qui  est 
affranchi  de  tout  lien,  entrave,  empêchement,  limite,  ou 
loi  :  Pouvoir  absolu ,  maître  absolu  ;  —  5t®  ce  qui  est  dé* 
gagé  de  toute  phénoménalité,  attribut,  mode  :  I'absolu  ; 
—  3<>  ce  qui  ne  dépend  de  rien  autre  :  existence  absolue, 
cause  absolue  ou  cause  première;  —  4<»  ce  qui  est  parfait 
en  soi,  pur  de  toute  tache,  vice  ou  défaut  :  beauté  pure 
ou  idéale.  Justice  absolue  ou  sainteté  :  toute  chose,  par 
conséquent,  conçue  en  soi^  abstraction  faite  des  phéno- 
mènes, attributs,  rapports,  modèis,  qui  la  manifestent,  du 
milieu  qui  la  contient,  des  influences  qu'elle  subit,  des 
déviations  qu'elle  peut  éprouver  :  moi  pur  ou  moi  absohi, 
malicre  pure,  esprit  pur  ou  absolu,  raison  pure,  etc. 

Absolu  est  donc  synonyme  d'inconditionné,  indépen» 
dant,  indéfini,  illimité. 

Il  17 


—  290  — 

Où  se  rencontre  l'absolu?  Partout.  Où  se  laisse-t*il 
voir?  Nulle  part. 

L* analyse  démontre  que  les  coneeptions  métaphysiques, 
c'est-à-dire  les  idées  des  choses  qui  dépassent  les  sens  et 
que  le  raisonnement  nous  fait  induire  du  rapport  des  phé- 
nomènes,  sont  des  formes  nécessaires  de  la  pensée  ;  qu'en 
raison  de  ces  formes,  données  dansTentendement  aussitôt 
que  rimage  des  objets  lui  arrive,  toujours  quelque  chose 
d*ultra-phénoménal  se  trouve  sous-entendu  dans  nos  con- 
clusions les  plus  positives;  qu'ainsi  il  n^est  pas  possible 
d'étudier  la  physique  sans  supposer  et  nommer,  par 
exemple,  la  matière;  la  zoologie  ou  la  botanique,  sans 
supposer  et  nommer  la  vie;  l'homme  et  la  société,  sans 
supposer  et  nommer  Yesprit;  la  géométrie,  la  mécanique, 
l'histoire,  sans  supposer  et  nommer  Yespace,  la  force^  le 
temps;  ni  quoi  que  ce  soit  enfin,  sans  supposer  et  nommer 
pour  chaque  ordre  de  phénomènes  un  sujet,  objet,  en  soi, 
substratum^  ou  absolu,  qui  de  ce  moment  ne  nous  quitte 
plus. 

Ainsi  l'absolu  n'est  pas  un  pur  néant,  puisque  c'est 
sur  lui  que  la  science,  que  l'observation  opère,  par  le 
moyen  des  phénomènes  ;  puisque  c^est  lui  qui  sert  à  clas- 
ser, catégoriser,  délimiter  et  définir  chaque  ordre  de 
sciences,  comme  on  le  voit  par  les  noms  mêmes  qu'elles 
poilent  :  physique^  biologiey  psychologie^  chronologie^  etc. 
-Tous  les  savants,  même  les  plus  positifs,  tels  que  d'A- 
lembert.  Ampère,  Auguste  Comte,  qui  ont  entrepris  la 
classification  des  sciences,  ont  placé  au  .sommet  du  ta- 
bleau la  science  de  THumanité.  Or,  qu'est-ce  que  Thuma- 
nilé  ?  La  vue  de  plusieurs  hommes  conduit  à  Viàéd  du 
genre  :  voilà  le  groupe,  l'idée  générale,  moitié  empirique, 
moitié  transcendantale.  L'étude  du  genre  mène  à  l'idée 
d'essence  :  voilà  Tuniversel,  un  absolu.  Enfin  la  com- 
paraison des  essences  révèle  les  conditions  d'existence 


—  291  — 

communes  à  tous  les  êtres  :  c*est  h  catégoriô  de  sub- 
stance, ou  d'être,  la  plus  ^élevée  de  toutes,  et  qui  pour 
cette  raison  attire  le  plus  Tattention  des  philosophes. 

D'après  cela,  quel  est  le  rôle  de  Tabsolu  dans  la  con- 
naissance ?  en  autres  termes,  en  quoi  consiste  et  i  quoi 
sert  la  métaphysique? 

Quelques  lignes  sufQront  à  ma  réponse. 

En  présence  des  phénomènes ,  Tesprit  a  la  faculté  de 
former  ou  concevoir  immédiatement  certaines  idées,  ap- 
pelées notions,  catégories,  conceptions  ou  concepts,  telles 
que  espace^  temps,  cause^  substance,  matière^  esprit^  vie, 
mouvement j  forme,  attribut,  mode,  etc. 

Ces  concepts  ou  catégories  ne  sont  pas  la  représentation 
des  phénomènes  :  ils  sont  conçus  par  Tesprit  à  Toccasion 
des  phénomènes,  comme  étant  le  sujet,  inconditionné 
de  sa  nature,  qui  supporte  les  phénomènes,  ^n  im  mot 
comme  Tabsolu. 

Autant  Tesprit  distingue  de  phénomènes  diflerents, 
dont  la  nature  lui  semble  irrréductihle,  autant  il  peut  y 
avoir  de  ces  concepts,  dont  Futilité  scientifique  est  ainsi 
double  : 

1*"  Us  servent  à  la  classification  des  phénomènes,  c>st- 
à-dire  à  la  distinction  et  à  la  construction  des  sciences  ; 

2'»  Ils  fournissent  certaines  règles  absolues  de  juge- 
ments, dites  à  priori ,  non  que  ces  règles  soient  anté- 
rieures et  supérieures  à  l'observation  des  phénomènes, 
mais  parce  que  Tesprit  ne  conçoit  absolument  rien  de 
possible  et  de  vrai  ei^  dehors  de  ces  règles.  Tels  sont  les  * 
axiomes  :  Point  d'effet  sans  cause.  Point  d'essence  sans 
modes.  Point  de  substance  sans  attributs,  etc. 

La  métaphysique  a  pour  objet  de  recueillir  ces  concep- 
tions à  mesure  qu'elles  se  produisent,  de  les  coordonner, 
de  formuler  les  règles  de  jugement  qui  en  résultent  et  do 
signaler  les  sophismes  qui  les  violent. 


~  292  — 

11  suit  de  tout  cela  : 

a)  Que,  toute  concep).ion  étant  donnée  à  l'occasion  des 
phénomènes,  et  la  distinction  de  ceux-ci  n'ayant  pas  de 
limite,  le  nombre  des  concepts  est  inassignable,  et  qu*il 
en  est  de  la  métaphysique  comme  des  sciences  d'observa- 
tion, elle  n'a  pas  de  fin  ; 

b)  Que,  si,  comme  science  des  notions  et  des  règles  de 
jugement  les  plus  générales,  la  métaphysique  tient  la  tête 
des  sciences,  en  tant  qu'elle  ne  fait  qu'enregistreriez 
données  hypothétiques  ou  transcendantales  de  l'observa- 
tion, elle  apparaît  comme  une  conclusion  ; 

c)  Qu'on  peut  juger  de  la  science  et  même  de  la  capa- 
cité expérimentale  d'une  époque  par  sa  métaphysique,  et 
réciproquement  de  sa  métaphysique  par  l'état  de  ses  con- 
naissances ;  ce  que  confirme  l'histoire  de  la  philosophie, 
qui  nous  montre  l'esprit  humain,  égaré  par  des  observa- 
tions mal  faites,  se  donnant  d'abord  de  fausses  catégo* 
ries,  qu'il  élimine  ou  rectifie  ensuite  par  de  nouvelles. 

Telle  est,  dans  sa  simplicité  souveraine,  la  métaphy- 
sique, autrement  dite  ontologie,  et  qu'on  pourrait  nom- 
mer encore  théorie  de  Tabsolu. 

Mais  si  l'absolu  n'est  pas  un  rien,  si  c*est  lui  qui  sert  à 
la  déliniitation  des  sciences,  à  leur  construction  ;  s'il  s'im- 
pose, comme  postulé  ou  hypothèse^  à  toute  notre  logi- 
que; s'il  est  la  condition  sine  quâ  non  de  nos  pensées  et  de 
notre  être  ;  si  sa  notion  est  la  première  qui  entre  dans 
l'entendement  et  la  dernière  qui  en  sorte;  si  l'on  peut 
dire,  enfin,  que  le  progrès  de  notre  savoir  et  de  notre 
bien-être  consiste  à  découvrir  sans  cesse  de  nouveaux  ab- 
solus ;  il  n'est  pas  moins  vrai,  comme  l'a  fait  remarquer 
M.  Babinet,  que  cet  absolu  ne  saurait  en  aucun  cas  deve- 
nir l'objet  direct  de  notre  étude;  qu'il  est  impossible  à 
notre  pénétration  d'amener  au  grand  jour  cet  inévitable 
sous-entendu  ;  que  nous  ne  pouvons  par  conséquent  le 


-.  293  — 

comprendre  dans  notre  science,  laquelle  consiste  exclusif 
vemeot  en  descriptions  de  phénomènes ,  formules  de  lois 
et  (le  rapports,  c'est-à-dire  en  tout  ce  qui  sert  à  déclarer 
l'absolu ,  mais  n'est  pas  l'absolu  ;  et  que  notre  erreur, 
notre  folie,  notre  immoralité,  commence  juste  à  Tinstant 
où  nous  prétendons  franchir  Tabîme  qui  nous  en  sépare, 
ie  ne  reviendrai  pas  sur  ce  sujet,  que  M.  Babinet  a 
rendu  si  parfaitement  intelligible,  et  que  les  plus  sim* 
pies,  comme  les  plus  subtils,  saisissent  à  première  vue. 
Je  reprends  la  question  au  point  où  le  savant  académi- 
cien l'a  laissée  :  Gomment,  forcés  d'admettre  l'hypothèse 
deTabsolu,  nous  délivrer  de  sa  fascination? 


Dans  les  sciences  physiques,  où  l'observation  porte  sur 
des  phénomènes  accessibles  aux  sens,  renouvelables  à 
volonté  sans  opposition  de  l'absolu,  et  auxquels  il  est 
toujours  possible  d'appeler  des  conclusions  d'une  fausse 
théorie^  le  caveat  de  Bacon  est  d'une  facile  observance, 
et  il  est  rare  que  la  métaphysique  puisse  être  accusée 
des  erreurs  du  savant.  Les  faits  sont  là,  toujours  prêts 
à  rendre  témoignage  des  rapports.  Et  pourtant  que  de 
théories  se  sont  produites  et  se  produisent  tous  les  jours, 
pures  anticipations-  de  l'expérience  que  l'expérience  dé- 
ment ensuite,  et  qui  n'avaient  d'autre  raison  que  l'en- 
trainement  de  l'esprit  à  se  saisir  de  l'absolu  !.... 

Dans  les  sciences  morales  et  politiques,  c'est  bien  pis. 

Ici,  non-seulement  l'observation  ne  porte  pas  sur  des 
faits  sensibles,  car  elle  porte  sur  des  sentiments  et  des 
idées;  mais  encore  l'absolu  ne  reste  pas,  comme  dans  les 
phénomènes  de  la  physique,  inerte,  passif,  muet  :  il  est  là, 
il  répond  à  l'appel,  il  se  nomme  un  moi,  une  personne,  un 
citoyen;  c'est  l'esprit  lui-même  enfin,  affirmant,  niant, 
stipulant,  se  défendant,  protestant,  mentant  de  son 


—  294  — 

mieux,  et  nes6  laissant  convaincre  que  par  le  témoignage 
d'autres  absolus,  sujets  eux-mêmes  à  mentir,  ou  par  la 
contradiction  dé  ses  propres  actes,  que  rien  ne  le  peut 
contraindre  à  reproduire,  s'il  ne  veut  pas  les  produire. 

Qu'est-ce,  en  effet,  que  ce  que  nous  appelons  une  per- 
sonne? Et  qu'entend  cette  personne,  lorsqu'elle  dit  :  moi? 
—  Est-ce  son  bras,  sa  tête,  son  corps,  ou  bien  sa  pas- 
sion, sou  intelligence,  son  talent,  sa  mémoire,  sa  vertu, 
sa  conscience  ?  Est-ce  aucune  de  ses  facultés  ?  Est-ce  même 
la  série  ou  synthèse  de  ses  facultés,  physiques  et  animi- 
ques?  Rien  de  tout  cela.  C'est  son  essence  intime,  invi- 
sible, qui  se  distingue  de  ses  attributs  et  manifestations  ; 
en  un  mot  un  absolu,  et  un  absolu  qui  non-seulement  se 
pose,  mais  un  absolu  qui  sent,  qui  voit,  qui  veut,  qui  agit, 
et  qui  parle... 

Gela  semble  extraordinaire  :  au  fond,  rien  de  plus  natu- 
rel. L'être  qui  pense  l'absolu,  qui  le  rêve,  qui  le  cherche, 
qui  le  conclut*  à  tout  propos,  qui  s'en  prévaut  dans  ses 
raisonnements  et  sans  cesse  s'y  réfère  dans  ses  classifica- 
tions, qui  le  sous-entend  dans  chacune  de  ses  pensées, 
comment  cet  être  ne  se  poserait-il  pas  lui-même  en  ab- 
solu, et  n'aspirerait-il  à  en  exercer  les  prérogatives? 

Tout  ce  qui  tient  de  l'homme  est  absolu,  ou,  ce  qui 
revient  au  même,  tend  à  l'absolu.  La  liberté  est  absolue, 
la  propriété  absolue,  l'autorité  absolue,  la  religion  abso- 
lue; le  pouvoir  veut  être  absolu,  l'Église  se  dit  absolue  et 
infaillible,  l'amour  et  l'amitié  aspirent  à  l'absolu.  Quoi 
de  pluâ  absolu  encore  que  l'honneur,  la  gloire,  l'ambi- 
tion, la  volupté?...  J'allais  oublier  l'une  des  plus  grandes 
révélations  de  l'absolu,  celle  qui  a  pour  objet  de  le  repré- 
senter lui-même,  l'art. 

En  vertu  de  cet  absolutisme  qui  lui  est  inné,  l'homme 
tend  constamment,  dans  sa  conduit^c,  à  s'affranchir  de 
l'harmonie  générale;  dans  son  langage,  à  intervertir  les 


—  296  — 

rapports  des  choses,  à  en  déguiser  la  réalité,  à  en  fausser 
reiactitude.  Jamais  son  idée  n'est  adéquate  à  la  vérité  du 
phénomène,  et  son  expression-  s'en  écarte  encore  plus^^ 
Sans  cesse  il  ajoute,  il  retranche,  il  parle  de  Tabondance 
de  son  absolutisme,  il  façonne,  modifie,  torture  fes  faits, 
les  convertit  en  sa  propre  pensée,  en  son  moi.  Là  est  le 
principe  des  erreurs,  ou,  pour  mieux  dire,  des  falsiflcations 
humaines,  principe  que  n'avaient  garde  d'apercevoir,  ni 
Spinoza,  ni  aucun  de  ceux  qui,'ayant  à  rendre  témoignage 
à  la  vérité,  commencent,  sous  une,  forme  ou  sous  une 
autre,  par  un  acte  de  foi  à  l'absolu. 

Or,  si  le  physicien  doit  se  méfier  de  l'absolu,  qui  ne  lui 
dit  rien,  qui  ne  lui  résiste  pas,  qui  n'a  garde  de  le  mena- 
cer ou  de  le  séduire,  et  qui  cependant  l'induit  en  erreur, 
à  combien  plus  forte  raison  le  philosophe,  qui  cherche  la 
loi  des  rapports  sociaux,  doit-il  se  prémunir  contre  un 
absolu  prêt  à  le  provoquer,  à  le  frapper;  qui,  non  con- 
tent de  poser  en  loi  son  bon  plaisir,  tient  à  offense  qu'on 
recherche  ses  actes,  qu'on  scrute  ses  intentions,  qu'on 
pèse  ses  motifs,  qu'on  évalue  son  mérite ,  qu'on  discute 
ses  idées^  qu'on  appelle  de  ses  jugements,  qu'on  demande 
l'explication  de  ses  paroles  ? 

Fanatiques  qui  cherchez  l'absolu  dans  un  monde  ima* 
ginaire,  qui  l'évoquez  par  des  médiums^  qui  croyez  l'en- 
tendre frapper  à  vos  portes  et  à  vos  vitres,  le  voilà  devant 
Yous,  prêt  à  vous  répondre.  Laissez  les  morts  dans  leur 
repos  :  ils  ne  vous  ont  jamais  rien  appris;  et  que  pour- 
raient-ils vous  dire  de  plus  que  les  vivants? 

Généralement,  la  considération  qui  s'attache  à  l'homme, 
soit  le  respect  de  l'absolu  dans  la  personne  du  prochain, 
est  proportionnelle  à  ses  facultés,  à  sa  réputation,  à  sa 
fortune,  à  son  pouvoir.  Nous  sommes  ainsi  faits  que  nous 
supposons  toujours  l'absolu  en  raison  du  phénomène, 
l'être  en  raison  du  paraître.  C'est  ce  respect,  plus  ou 


—  296  — 

moins  fondé,  de  Tabsolu  humain,  qui  engendre  dans  la 
société  les  acceptions  de  personnes,  les  privilèges,  passe- 
droits,  faveurs,  exceptions,  toutes  les  violations  de  la 
Justice,  et  jusqu'aux  variations  insolentes  de  la  politesse. 
C'est  lui  qui  fait  qu'on  ajoute  plutôt  foi  au  témoignage 
d'un  homme  en  place  qu'à  celui  d'un  manouvrier  ;  lui  qui 
a  créé  le  célèbre  argument,  Magisler  dixit;  lui,  enfin, 
qui  sert  de  prétexte  à  la  plupart  des  inégalités  sociales. 

Ce  n'est  pas  que  je  veuille  nier  qu'en  certains  cas  il 
n'existe  une  présomption  légitime  en  faveur  du  savant 
contre  l'ignorant,  de  Thomme  intègre  contre  le  repris  de 
justice.  Je  dis  seulement  que  hors  ces  certains  cas,  ladite 
présomption,  reposant  sur  une  donnée  indiscutable,  hors 
de  contrôle,  est  aveugle  et  irrationnelle  de  sa  nature; 
qu'elle  n'a  d'autre  valeur  que  celle  d^un  calcul  de  proba- 
bilités, qu'elle  tient  du  hasard  plus  que  de  la  certitude, 
en  un  mot  qu'elle  est  de  Tabsolu,  non  de  l'expérience. 

Si  donc  la  place  que  tient  cette  considération  de  l'absolu 
dans  les  jugcments'humains,  dans  les  relations  humaines, 
est  immense;  si  elle  aiïecte  toute  la  morale,  au  point  de 
la  faire  varier,  suivant  Texpression  de  Pascal,  à  chaque 
degré  du  méridien;  si  elle  fait  osciller  sans  cesse  la  Jus- 
tice,  n  est-il  pas  vrai  que  croyants  ou  athées,  physiciens 
ou  théologues,  nous  avons  besoin,  pour  les  choses  de  l'or- 
dre moral,  d'un  correctif  particulier,  qui,  éliminant  de 
nos  motifs  l'absolu,  principe  de  nos  erreurs,  nous  ramène 
à  l'équation  véritable? 
.   Nous  ne  sommes  pas  au  bout. 

XI 

Incarné  dans  la  personne,  l'absolu,  avec  une  autocratie 
croissante,  va  se  développer  dans  la  race,  la  cité,  la  cor- 
poration, l'État,  l'Église;  il  s'établit  roi  de  la  coUeclivilé 
humanitaire  et  de  l'universalité  des  créatures.  Parvenu  à 


—  297  — 

cette  hauteur,  Tabsolu  devient  Dieu.  Qu'il  me  sufOso  de 
rappeler  ici  les  termes  de  cette  déification. 

L'homme  a  le  sentiment  de  sa  propre  dignité. 

Cela  veut  dire  que  seul,  entre  tous  les  êtres,  l'homme 
se  sent  comme  absolu. 

Ce  sentiment  qu'il  a  de  lui-même  est  le  point  de  départ 
de  la  Justice,  qui  n'est  autre  que  le  sentiment  de  notre 
dignité  en  autrui,  et  réciproquement  de  la  dignité  d' au- 
trui en  notre  propre  personne;  sentiment  qui  nous 
déborde  par  conséquent,  et  qui,  bien  qu'intime  et  imma- 
nent à  notre  personnalité,  semble  l'envelopper  et  toute 
personnalité  avec  elle. 

La  Justice  aperçue,  plus  grande  que  le  moi,  bien  qu'elle 
ait  sa  racine  dans  le  moi,  l'homme,  en  vertu  de  sa  con- 
ceptivité  métaphysique,  tend  à  lui  créer  un  suj^t  pro- 
portionnel :  essence  absolue  par  conséquent,  semblable 
à  lui,  mais  supérieure  à  lui;  invisible,  spirituelle,  idéale, 
pure,  parfaite,  pensante  aussi,  mais  d'une  pensée  plus 
haute  ;  agissante  encore,  mais  d'une  action  souveraine  ; 
à  tous  ces  titres,  digne  de  religion.  Pour  beaucoup  de 
gens,  l'anthropomorphisme  est  un  prétexte  de  nier  la 
divinité  ^  je  déclare,  quant  à  moi,  que  j'y  trouverais  plutôt 
un  ûiotif  de  foi.  L'homme  n'est-il  donc  pas  ce  quUl  y  a 
de  plus  grand  dans  la  nature,  le  résumé  de  la  nature, 
toute  la  nature?  Si  Dieu  est  quelque  chose,  il  est  homme  : 
il  n'y  a  que  des  philosophes  qui  s'y  trompent. 

Le  sujet  absolu  de  la  Justice  trouvé ,  il  s'agit  der  le 
rendre  manifeste  :  car,  si  l'entendement  a  la  faculté  de 
concevoir,  en  présence  des  phénomènes,  Yen  soi  des 
choses,  la  même  faculté  le  condamne,  un  absolu  étant 
donné,  à  chercher  la  phénoménalité  de  cet  absolu.  Point 
d'âme  sans  corps,  poiut  de  Dieu  sans  idole  :  telle  est,  en 
dépit  de  Descartes,  la  métaphysique  des  nations. 

Autre  chose  est  donc  la  conception  de  l'essence  divine, 

lU  17. 


—  298  — 

et  autre  chose  rincarnatioh  qui  la  rend  manifeste  :  celle-ci 
variable  à  l'infini,  selon  la  fantaisie  et  la  préoccupation 
d'esprit  de  l'adorateur  ;  celle-là,  nue  au  fond,  la  même 
pour  tous  les  hommes,  adéquate  au  moi  du  genre  humain  ; 
toutes  deux  d'ailleurs  inséparables,  comme  la  vie  et  le 
mouvement,  conïme  la  chair  et  l'esprit,  comme  l'amour 
et  la  mort. 

L'Église,  qui  a  tant  calomnié  l'idolâtrie,  et  qui  n'en  a 
pas  moins  pris  pour  idole  le  crucifix,  doit  le  savoir  mieux 
que  personne  :  le  sujet  transcendantal  de  la  Justice,  Dieu 
en  un  mot,  sous  quelque  figure  que  la  poésie,  la  théologie 
ou  l'art  le  représentent,  ne  peut  pas  être  pris  parmi  les 
existences  visibles,  toujours  imparfaites  et  viciées.  Ce 
sujet  est  nécessairement  une  idéalité,  un  absolu,  le  plus 
élevé  que  puisse  concevoir  le  croyant,  eu  égard  à  sa  posi- 
tion et  à  la  somme  de  connaissances  dont  il  dispose.  Ce 
n'est  pas  le  fils  de  Marie  que  le  chrétien  adore,  c'est  l'es- 
sence divine,  unie  à  la  personne  de  Jésus  :  semblable  en . 
cela  au  fétichiste,  quij  malgré  l'obscurité  de  ses  idées  et 
l'imperfection  de  son  langage,  a  nécessairement  dans 
l'esprit  autre  chose  que  son  fétiche. 

Cette  tendance  de  l'esprit  humain  à  transformer,  sous 
la  pression  de  l'absolu,  sa  notion  de  Justice  en  essence 
divine,  puis  à  donner  à  cette  essence  une  réalisation  phé- 
noménale, est  tellement  puissante,  que  non-seulement 
nous  la  retrouvons  chez  tous  les  peuples,  mais  qu'elle  se 
reproduit  chez  les  penseurs  les  plus  éloignés  de  toute 
superstition. 

Le  bon  sens  dit  à  Aug.  Cointe  que  la  Justice  est  un 
Sentiment  autre  que  l'égoïsme;  que  la  loi  morale  ne  peut 
pas  avoir  son  principe  dans  l'intérêt  bien  entendu,  iti  dans 
aucune  spéculation  de  l'intelligence;  qu'autre  chose  est 
le  rapport  reconnu  par  l'analyse,  et  autre  chose  Tobli- 
gation  de  conscience  d'obéir,  coûte  que  coûte,  à  ce  rapport. 


—  299  — 

Mais,  trop  dédaigneux  de  la  métaphysique,  qui  ne  lui  a 
point  appris  à  se  méfier  de  l'absolu  collectif;  trop  négli* 
gent  de  la  liberté  individuelle,  cet  autre  absolu ,  qu'il 
sacrifie  sans  hésiter  au  premier,  sans  doute  en  raison  de 
rinfériorité  de  sa  taille,  Aug.  Comte  arrive  droit  à  une 
conception  nouvelle  de  l'ess^ice  adorable;  il  fait  plus, 
il  donne  une  réalité,  une  personnification  à  cette  essence; 
il  lui  fonde  une  église,  dont  il  est  le  christ,  le  pontife,  et, 
fant-il  le  dire?  la  victime.  Qu'est-ce,  dans  le  positivisme 
d'Âug.  Comté,  que  ce  grand  Être  humanitaire^  ce  vrai 
grand  Êire^  comme  il  le  nomme,  duquel  toute  Justice 
émane,  à  qui  toute  institution  et  toute  pensée  doivent 
être  rapportées,  sinon  un  Dieu  en  corps  et  en  âme,  e( 
i  qui  il  ne  manque  plus  que  le  nom?  Sur  ce  nouvel  ab- 
solu, dans  lequel  une  science  plus  avancée  lui  eût  fait 
voir  une  collectivité,  une  créature  comme  une  autre, 
Âug.  Comte  fonde  sa  théocratie  imitée  de  celle  du  moyen 
âge  ;  il  rétrograde  jusqu'à  Grégoire  Yll  et  Charlemagne, 
et  se  perd  en  maudissant  la  Révolution.  Âug.  Comte, 
ave(f  son  athéisme ,  est  mort  dans  la  communion  de 
MM.  J.  Simon,  J.  Reynaud,  P.  Leroux,  Enfantin;  comme 
eux  et  comme  l'auteur  de  l'Évangile,  il  a  conclu  à  la 
dégradation  de  l'homme,  à  qui  il  dénie  le  droit  et  l'auto- 
nomie  :  il  ne  lui  a  manqué  qu'un  peu  plus  de  logique 
pour  reconstruire  de  toutes  pièces  le  catholicisme. 

Deux  cents  ans  avant  Aug.  Comte,  Spinoza  avait  donné 
cet  exemple  d'un  grand  esprit  dévoyé  par  l'absolu,  et 
revenant,  par  une  longue  parabole,  à  cette  théorie  de  la 
rédemption  qu'il  avait  niée  d'abord. 

Spinoza  cherche  la  Justice,  dont  la  voix  retentit  avec 
force  en  son  cœur.  Dégoûté  des  religions  vulgaires,  il  en- 
treprend d'asseoir  Féthique  de  l'humanité  sur  des  bases 
rationnelles.  Que  fait  Spinoza? 

Il  ne  s'arrête  pas,  comme  Aug.  Comte,  à  l'absolu 


—  300  — 

nation  ou  humanité;  il  ne  le  trouve  pas  assez  grand  pour 
servir  de  sujet  à  la  Justice.  Il  s*empare  d*une  notion  supé- 
rieure, celle  de  l'Univers,  manifestation  dualisée  de  TÉtre 
inOni  en  ses  deux  pôles,  esprit  et  matière.  Il  se  prosterne 
devant  ce  Souverain  que  son  génie  a  savamment  créé  ; 
puis  il  montre  ïâme  humaine  tombant  fatalement,  par  la 
eonfuêion  de  ses  idées  et  Tentrainement  de  ses  passions, 
iJiHnsï esclavage  du  péché,  d*où  elle  ne  peut  plus  sortir 
que  par  la  contemplation  de  l'Absolu.  Rien  ne  manque 
à  ce  système  de  ce  qui  peut  servir  à  démontrer,  par 
la  logique  seule,  la  vérité  catholique;  en  revanche,  la 
liberté  et  ta  Justice,  les  deux  facultés  essentielles  de 
l'homme,  sont  radicalement  niées  ;  à  leur  place,  une  dis- 
cipline de  fer  organisée  sur  le  double  principe  de  la  raison 
théologique  et  de  la  raison  d'État.  Spinoza,  qui  croyait 
faire  l'éthique  de  l'humanité,  a  refait,  more  geometrico^ 
l'éthique  de  TÉtre  suprême,  c'est-à-dire  le  système  de  la 
tyrannie  politique  et  religieuse  sur  lequel  l'humanité  vit 
depuis  soixante  siècles.  On  Ta  accusé  d'athéisme  :  c'est 
le  plus  profond  des  théologiens.  S'il  eût  vécu  de  nos  jours, 
témoin  du  travail  de  l'esprit  humain  depuis  le  milieu 
du  dix-septième  siècle,  et  porté  par  son  génie  à  tout  ra- 
mener à  des  conceptions  métaphysiques,  il  eût  recon- 
struit de  toutes  pièces  le  christianisme. 

XII 

Ainsi,  de  même  que  tout  homme  venant  au  monde, 
antérieurement  à  toute  communication  avec  ses  sembla- 
bles, porte  en  son  entendement,  par  la  conception  de 
l'absolu,  les  principes  de  la  logique,  de  la  grammaire  et 
des  sciences;  de  mèmie,  par  Tidolâtrie  de  ce  même  absolu, 
il  porte  en  son  cœur  le  principe,  l'objet,  et  tout  l'appa- 
reil de  la  religion.  Les  cultes  peuvent  varier,  comme  les 
langues,  les  fables»  les  gouvernements  ;  la  religion,  toutQ 


—  301  — 

fantastique  qu'elle  soit,  est  une,  comme  la  grammaire,  la 
logique,  l'économie  ;  et  elle  est  une,  parce  qu'elle  est  don- 
née dans  l'absolu. 

Cette  situation  de  l'être  humain,  placé  entre  l'absolu 
que  son  entendement  afflrme,  que  son  imagination  réa- 
lise, que  son  cœur  tend  à  adorer,  et  la  vérité  phénomé- 
nale, la  seule  qu'il -lui  soit  donné  d'atteindre,  et  dont  sa 
dignité  est  solidaire,  crée  pour  la  philosophie  un  problème 
terrible,  devant  lequel  la  religion  des  peuples  a  toujours 
reculé,  et  dont  la  Révolution,  plus  hardie,  fournit  une 
solution  hors  de  laquelle  je  ne  découvre,  quant  à  moi, 
de  salut,  ni  pour  la  raison  ni  pour  la  morale. 

La  Révolution  n'est  point  athée  :  elle  ne  nie  pas  l'ab- 
solu, elle  l'élimine. 

Qu'est-ce  qu'un  athée? 

Un  homme  qui  nie  l'existence  de  Dieu,  répond  le  vul- 
gaire, et  qui  en  conséquence  s'abstient  de  toute  religion. 

Mais  si  le  respect  de  la  Justice  est  l'essence  même  de 
la  religion  ;  si  le  sens  commun  a  érigé  en  proverbe  cette 
maxime  :  Qui  travaille  prie  ;  si  le  Christ  lui-même  a  mis 
au-dessus  de  toute  pratique  dévote  l'adoration  en  esprit 
et  en  vérité,  c'est-à-dire  la  morale  pure  ;  si,  dans  le  sein 
même  du  catholicisme,  il  a  existé  de  tout  temps,  sous  le 
nom  de  quiétisme,  une  tendance  à  cette  simplification  du 
culte,  on  ne  voit  pas  que  la  négatitin  de  l'existence  de 
Dieu  soit  pour  la  vie  pratique  d'aucune  importance,  ni 
pour  la  philosophie  de  grande  valeur.  C'est  un  pur  mal- 
entendu. 

Il  faut  que  Tathéisme  contienne  autre  chose,  sans  quoi 
l'on  ne  comprendrait  pas  la  réprobation  instinctive,  uni- 
verselle, dont  il  est  l'objet. 

L'athéisme  est  la  négation  de  l'absolu,  je  veux  dire  de 
la  légitimité  du  concept  d'absolu,  et,  par  suite,  de  toutes 
le?  idées  sans  exception. 


—  302  — 

.  Car  nous  ne  possédons  pas  une  seule  idée  qui  ne  couvre 
un  absolu,  ai  qui  ne  tombe,  si  l'absolu  lui  est  retiré  :  notre 
science,  tout  expérimentale  qu'elle  soit,  ne  subsiste  que 
de  la  découverte  et  de  l'afGrmation  de  l'absolu  ;  en  même 
temps  qu'elle  est  une  classification  de  faits,  un  dégage- 
ment de  rapports,  une  formule  de  lois,  elle  est  une  con- 
struction de  l'absolu.  Elle  ne  serait  rien  si  elle  ne  concluait 
toujours  par  l'absolu.  Or,  l'athéisme  niant,  et  cela  sans 
motif,  ce  que  l'entendement  de  toute  nécessité  suppose, 
un  substratum  des  phénomènes,  nie  par  là  même  la  légi- 
timité de  tous  les  concepts  ;  il  s'interdit  la  science.  Un 
athée  n'eût  pas  découvert  l'attraction.  Une  telle  négation 
est  du  chaotisme,  du  nihilisme;  pis  que  tout  cela,  fai- 
blesse de  coeur,  toujours  de  la  religion.  L'athéisme  se 
croit  intelligent  et  fort,  il  est  bête  et  poltron. 

Seule,  la  Révolution  a  osé  regarder  en  face  l'Absolu  ; 
elle  s'est  dit  :  Je  le  dompterai,  Persequar  et  compre- 
hendam.  Combien  plus  puissante,  plus  humaine,  plus 
radicale,  surtout  phis  nette,  est  cette  philosophie!... 

D'un  côté ,  l'homme  ne  peut  penser  sans  conceptions 
ou  catégories  métaphysiques,  et  ces  conceptions,  Pimagi- 
nation,  dès  qu'elle  s'y  arrêté,  ne  peut  s'empêcher  de  les 
réaliser  :  voilà  l'absolu.  — C'est  bien,  dit  la  Révolution; 
acceptons,  dans  la  mesure  oii  il  est  donné,  cet. absolu 
inévitable. 

D^autre  part,  l'homme  a  le  sentiment  intime  de  la  Jus- 
tice, forme  et  faculté  de  sa  conscience,  dont  son  entende- 
ment cherche  aussi  le  substratum  ou  sujet.  Et  comme  ce 
sujet  lui  paraît  plus  grand  que  lui ,  bien  qu'il  soit  lui, 
il  le  suppose  hors  de  lui,  le  cherche  dans  une  nature 
supérieure,  fait  de  lui  son  Dieu,  et  tôt  après  lui  trouve 
une  incarnation  et  lui  fabrique  une  idole.  Allons-nous, 
pour  réprimer  cette  idolâtrie  malfaisante ,  proscrire  de 
notre  pensée  la  notion  de  l'absolu?  —  Non  pas,  reprend 


—  303  — 

la  Révolution  :  il  suffit  de  faire  cesser  le  qui  pro  quo.  Le 
sujet  de  la  Justice  est  rhomme,  individuel  et  collectif, 
absolu  par  nature^  qu'il  n'y  a  lieu  sans  doute  d'adorer  ni 
comme  homme  ni  comme  absolu,  mais  qu'il  serait  tout 
aussi  stupide  de  supprimer. 

Sans  la  faculté  de  penser  Yen  soi  des  choses,  l'homme 
ne  concevrait  pas  la  substance,  la  force,  la  vie,  {l'es- 
prit; il  ne  découvrirait  pas  l'absolu;  il  ne  posséderait 
pas,  dans  cet  absolu,  la  matière  de  son  Dieu.  Sans  la 
Justice  qui  le  possède  et  le  poursuit  sans  cesse,  il  n'é- 
prouverait pas  ce  sentiment  particulier  de  crainte  que 
donne  le  péché,  et  que  la  théologie  a  si  bien  nommé 
crainte  de  Dieu;  il  n'aurait  aucune  raison  d'adorer  l'ab- 
solu ;  il  ne  concevrait  pas  Dieu  comme  un  postulé  de  sa 
raison  pratique  ;  il  ne  se  ferait  pas  de  ce  Dieu  le  prin- 
cipe et  la  sanction  de  ses  mœurs;  il  n'aurait  pas  même 
ridée  de  Dieu.  Faut-il  encore,  par  haine  de  l'absolu , 
étouffer  le  remords,  nier  la  Justice,  condamner  la  raison, 
toutes  les  facultés  de  l'âme,  dont  le  concours  crée  inces- 
samment l'objet  de  la  théologie?  Poser  ainsi  la  question, 
c'est  y  répondre.  Le  caractère  de  la  raison  spéculative  est 
de  supposer,  d'affirmer  en  toute  chose  un  absolu,  aussi 
bien  dans  l'universalité  des  créatures  que  dans  la  plus  irn* 
parfaite  d'entr^elles.  Que  l'homme  agisse  donc,  à  l'égard 
de  tous  ces  absolus,  du' plus  grand  aussi  bien  que  du  plus 
petit,  comme  à  l'égard  de  lui-même;  qu'il  les  compte, 
mais  qu'il  ne  s'en  fasse  pas  des  idoles  :  Non  adorabis  ea. 

—  C'est  la  guerre  à  Dieu,  direz-vous.  —  Soit  :  faites  la 
guerre  à  Dieu  même,  au  nom  de  la  Justice  et  de  la  vérité/ 

Ainsi  la  Révolution  a  pris  soin  de  marquer  les  bornes 
de  la  métaphysique,  dont  elle  proclame  contre  l'athéisme 
la  nécessité  et  l'objet. 

L'énumération  des  concepts,  leur  généalogie,  leur  clas- 
sement, leur  intervention  dans  les  opérations  de  la  rai- 


—  304  — 

son,  tout  cela  fait  l'objet  de  la  métaphysique.  L*art  de  se 
servir  de  ces  concepts  réalisés,  imagés,  divinisés,  pour  en 
déduire  des  motifs  religieux,  des  dogmes  surnaturels,  des 
systèmes  sociaux  et  disciplinaires,  est  le  secret,  main- 
tenant dévoilé,  de  la  théologie. 

Comme  science  des  faits  de  la  pensée  pure,  ou  noologie 
expérimentale,  la  métaphysique  est  k  première  et  la  der- 
nière lettre  de  la  science,  condition  introductive  et  con- 
clusion de  toute  connaissance.  Quiconque  la  néglige  sera 
puni  tôt  ou  tard  de  sa  présomption;  il  tombera  sous  la 
fascination  théologique,  il  n'est  pas  loin  d'être  un  char- 
latan ou  une  dupe. 

En  vain  tel  qui  ne  pensa  jamais  à  Dieu  ni  à  son  âme  se 
vante  de  n'être  étonné  de  rien,  de  ne  croire  qu'au  témoi- 
gnage de  ses  sens,  et  de  ne  sentir  de  religion  pour  être 
qui  vive  :  comme  si  l'idée  de  Dieu  s'emparait  de  nous  par 
des  coups  de  tonnerre  ou  des  miracles  !  Ce  soi-disant 
esprit  fort  prouve  simplement  qu'il  n'a  jamais  réfléchi, 
qu*il  ne  sait  rien  de  la  manière  dont  la  raison  doit  con- 
naître les  choses  pour  être  en  droit  de  les  affirmer,  qu'il 
est  même  incapable  de  démêler  ses  notions.  Quel  est, 
parmi  ces  vantards  de  l'athéisme,  celui  qui  peut  se  flatter 
d'avoir  la  tête  plus  solide  qu'un  Âug.  Comte  et  un  Spi- 
noza? Sait-il  seulement  que  le  caractère  du  génie  est  dans 
la  puissance  de  généraliser  et  d'abstraire,  et  que  généra- 
lisation, abstraction,  en  autres  termes,  analyse,  synthèse, 
tout  cela  est  œuvre  de  métaphysique,  je  dirais  presque 
d'idolologie  ? 

XIII 

D'après  ces  principes,  je  proteste  de  toutes  mes  forces 
contre  les  paroles  de  M.  l'abbé  Lenoir,  page  11 50  de  son 
Dictionnaire  des  Harmonies  de  la  raison  et  de  la  foi  : 

a  Quand  on  admet  l'absolu^  on  admet  Dieu...;  mais  quand 


—  305  — 

on  nie  l'absolu  sans  se  nier  soi-même^  on  nie  Dieu  pour  n'ad- 
mettre que  les  contingents^  les  relatifs^  les  perfectibles,  et  Ton 
cherche  à  donner  une  apparence  de  raison  à  son  système  en 
évitant  d'approfondir  la  question  de  l'être^  s'en  tenant  aux 
phénomènes^  et  disant  en  gros  que  les  relatifs  se  rattachent 
les  uns  aux  autres^  comme  anneaux  d'une  chaîne  indéGnie. 
Proudhon^  puissant  dialecticien  et  grand  observateur  des 
combinaisons  phénoménales^  dont  il  fait  son  étude  exclusive, 
a  renouvelé  dans  notre  siècle  cette  manière  de  procéder^  la- 
quelle consiste^  en  résultat^  à  jeter  le  voile  sûr  le  fond  des 
choses,  et  à  s'en  tenir  aux  faits  observables.  Un  jour  nous 
.eûmes  occasion  d'argumenter  avec  lui  sur  l'absolu,  et,  pressé 
par  notre  série  logique,  il  produisit  pour  dernière  réponse 
cette  proposition,  d'où  il  nous  fut  impossible  de  le  faire  sortir  : 
Les  phénomènes  relatifs  se  soutiennent  les  uns  les  autres.  Cette 
réponse  est  en  effet  le  cul  de  sac  où  s'assied  nécessairement 
tout  système  athéiste,  etc.  » 

Dans  un  autre  endroit,  M.  Lenoir,  après  avoir  dit  qu'il 
n'y  a  pas  d'athées,  veut  bien  en  ma  faveur  faire  une 
exception  et  nie  gratifier  de  cet  excentrique  privilège. 

Il  faut  que  je  me  sois  mal  exprimé,  ou  que  M.  Lenoir 
ne  m*ait  pas  compris  :  car,  d'une  part,  je  ne  nie  pas  l'ab- 
solu en  tant  que  conception  de  l'entendement,  servant 
à*x  pour  marquer  Yaîiquid  inaccessible  qui  soutient  le 
phénomène;  je  le  nie  en  tant  qu'objet  de  science,  et 
comme  tel  pouvant  servir  de  point  de  départ  à  aucune 
connaissance  légitime,  non-seulement  des  choses  natu- 
relles, mais  aussi  des  surnaturelles,  but  où  prétendait 
m'amener  H.  Lenoir. 

Ainsi  j'accorde  volontiers  à  M.  Lenoir  que  celui  qui 
admet  l'absolu  par  cela  même  admet  Dieu,  mais  ontolo- 
giquement,  métàphysiquement,  de  la  même  manière  que 
M.  Babinet  admet  l'absolu  quand  il  parle  de  physique; 
non  pas,  ainsi  que  le  demandent  les  théologiens,  comme 
objet  d^une  connaissance  immédiate  positive,  donnée  soit 


^306  — 

dans  la  conscience  du  genre  humain  par  la  Justice,  soit 
même  dans  son  expérience  par  les  observations  et  les  mi- 
racles ;  à  plus  forte  raison  ne  Tadmets-je  pas  comme  objet 
de  mon  culte,  sanction  de  ma  Justice  et  souverain  de  mes 
mœurs. 

Je  repousse  donc  la  qualification  d'athée,  au  sens  que 
m*inflige  M.  benoir.  Il  n'y  a  personne  demoinsathée  quels 
diable,  et  M.  Donoso  Gortès  a  dit  que  j'étais  le  diable.  J'ad- 
mets l'absolu  en  métaphysique  ;  j'admets  par  conséquent 
Dieu,  mais  en  métaphysique  aussi,  et  à  la  condition  qu'il 
ne  sorte  pas  de  l'absolu,  illâ  se  jactet  in  aulâ  jEoIus;  je 
le  nie  partout  ailleurs,  dans  la  physique,  dans  la  psycho- 
logie, dans  l'éthique,  et  surtout  dans  l'éthique. 

J'admets,  dis-je,  que  l'absolu  se  montre,  au  début  de 
toute  spéculation  sur  la  nature  et  l'humanité ,  comme 
condition  métaphysique  dé  la  science  elle-même;  c'est  en 
ce  sens  que  j'ai  déclaré ,  dans  les  premières  pages  de  mes 
Contradictions  économiques^  avoir  besoin  de  l'hypothèse 
de  Dieu,  d'autant  plus  besoin  que  je  me  plaçais  au  point 
de  vue  de  mes  lecteurs,  lequel  est  celui  de  la  divinité. 

Mais  je  nie  que,  la  science  une  fois  déterminée  dans  sa 
circonscription  et  son  objet,  l'absolu  doive  y  intervenir 
davantage  :  c'est  ce  que  j'ai  expliqué  dans  ce  même  livre 
des  Contradictions^  où  j'ai  discuté  l'idée  de  Providence 
et  détruit  empiriquement  mon  hypothèse. 

Ceci  me  servira  à  expliquer  comment  j'ai  pu  dire  à 
M.  Lenoir,  ce  dont  je  ne  me  souviens  pas,  que  les  phéno- 
mènes  se  soutiennent  les  uns  les  autres.  Oui  certes  dans 
la  science,  dont  tout  le  travail  est  de  les  enchaîner  par 
leurs  relations;  non  dans  la  métaphysique,  qui  leur  assi- 
gne à  tous  un  substratum^  un  soutien  ontologique,  un 
absolu.  Or  que  prétend  M.  Lenoir?  Faire  servir  la  con- 
naissance empirique  des  phénomènes  d'argument  à  une 
déduction  de  l'absolu ,  ce  qui  veut  dire  à  unp  démon- 


—  307  —, 

stration  de  la  théologie.  C'est  à  quoi  je  me  refuse  de  la 
manière  la  plus  formelle.  Aucun  pont  n'a  été  jeté  pour 
l'esprit  humain  entre  la  métaphysique  et  la  science  ;  et 
vous  ne  pouvez,  pour  établir  dans  la  pratique  sociale 
votre  dogme,  franchir  l'abîme  qui  les  sépare.  Dès  lors  que 
vous  dépassez  la  limite  métaphysique,  qui  consiste  à 
poser  des  x  qu'aucune  expérience  ne  peut'atteiiîdre,  je 
nie  l'absolu,  je  le  récuse.  Bien  loin  que  j'y  voie  une  idée, 
une  raison,  une  existence,  ce  n'est  plus  pour  moi,  comme 
je  l'ai  écrit  ailleurs  {Programme  d'une  philosophie  du  pro- 
grès, p.  59),  que  le  caput  mortuum  dp  toute  Idée,  de  toulef 
raison,  de  toute  existence. 

XIV 

Concluons  de  tout  ceci  : 

Qiie  la  pensée  de  l'absolu,  dont  les  savants  accusent 
avec  tant  de  raison  la  redoutable  influence,  fait  partie  de 
la  constitution  de  l'esprit  humain  ;  que  l'absolu  est  donné 
en  toute  science  comme  la  condition  métaphysique  du 
phénomène,  partant  dé  la  réalité  de  la  science  ;  qu'au  delà 
de  cette  convention  tacite,  hypothétique,  qui  le  pose  au 
début  de  toute  connaissance  objective,  l'absolu  doit  être 
éliminé  rigoureusement,  comme  principe  d'illusion  et  de 
charlatanisme;  que  si,  dans  les  sciences  naturelles,  il  est 
aisé  de  se  défendre  de  ses  prestiges,  il  n*en  est  pas  de 
même  dans  les  sciences  morales  et  politiques,  où  l'inves- 
tigation, ayant  pour  objet  des  rapports  de  personnes, 
semble  s'attaquer  à  l'absolu  lui-même,  et  non  plus  seule- 
ment aux  facultés  qui  le  manifestent  et  le  servent. 

C'est  dans  les  choses  de  l'ordre  moral  que  nous  avons 
surtout  à  nous  défendre  de  la  tyrannie  de  l'absolu,  et,  tout 
en  le  respectant  dans  sa  dignité  susceptible,  que  nous  de- 
vons l'écarter  avec  énergie  et  lui  refuser  plus  que  jamais 
et  l'autorité  qu'il  s'arroge  sur  la  raison  comme  s'il  était 


—  308  — 

lui-même  une  raison,  et  la  qualité  d*objet  scientifique, 
capable  de  donner  lieu  à  une  observation  directe,  pou- 
vant dès  lors  servir  d'échantillon  de  Tabsolu  suprême, 
créateur  et  législateur  de  toutes  choses. 

Quelle  sera  donc  ici  la  garantie  du  philosophe? 

Il  fallait  arriver  jusqu'à  Tépoque  actuelle  pour  qu'une 
semblable  question  pût  être  posée  :  et  c'est  afin  de  la 
rendre  intelligible  et  d'en  montrer  l'importance,  que  j'ai 
rappelé,  d'abord,  à  quelles  conditions  les  sciences  physi* 
ques  étaient  sorties  des  ténèbres;  puis,  en  expliquant 
parle  concept  de  Justice  et  la  réalisation  transcendantale 
du  sujet  juridique  l'origine  de  toute  religion,  quelle 
cause  retient  dans  la  pénombre  les  sciences  morales  et 
politiques. 


CHAPITRE  III. 

Méthode  de  direction  pour  l'esprit  dans  la  recherche  de  la  vérité, 
d'après  l'Église.  —  Théorie  du  probabilisme. 

XV 

Dans  ces  derniers  temps,  une  déclaration  émanée  du 
saint  Siège,  en  réponse  à  l'objection  fameuse  de  rirapos- 
sibilité  de  concilier  la  raison  avec  la  foi,  portait  expressé- 
ment qu'il  n'était  pas  vrai  que  la  foi  catholique  eût  par 
elle-même  rien  d'irrationnel  ;  que  les  dogmes  fondamen- 
taux, tels  que  l'existence  de  Dieu,  l'immortalité  de  1  ame, 
la  nécessité  d'une  religion,  se  démontraient  par  la  raison, 
en  même  temps  qu'ils  étaient  appuyés  par  la  révélation; 
que  les  dogmes  secondaires  se  déduisaient  des  premiers 
avec  la  même  logique  et  se  confirmaient  par  les  mêmes 
témoignages; qu'en  conséquence  le  reproche  fait  à  l'Ëglise 
par  une  certaine  philosophie  de  sacrifier  la  raison  à  la  foi 


—  309  — 

était  une  franche  calomnie,  que  le  texte  des  Écritures,  ]a 
tradition  constante  de  TÉglise  et  la  teneur  du  dogme 
chrétien  s'accordaient  à  démentir. 

Des  réclamations  se  sont  élevées  du  côté  de  la  philoso- 
phie contre  cette  assertion  du  saint  Père.  On  l'a  accusé 
lui-même  de  tergiversation  et  d'équivoque,  pour  ne 
rien  dire  de  pis.  L'incident  n'a  pas  eu  d'autre  suite. 

A  mon  tour  je  prends  la  parole,  et  je  demande  :  Qui 
trompe-t-onici,  et  qui  en  impose,  de  laphilosophie  ou  de 
l'ÉgliseT 

Au  risque  de  scandaliser  les  rationalistes  et  de  passer 
pour  faux  frère,  je  dirai  qu'à  mon  sentiment  c'est  le  pape 
quia  raison.  Mais  il  faut  s'entendre. 

Il  est  trop  évident  qu'aux  regards  de  la  science,  qui,  tout 
en  raisonnant  ses  découvertes,  se  fait  une  loi  de  ne  rien 
admettre  en  théorie  qui  ne  soit  démontré  par  l'expérience, 
l'accord  de  la  foi  avec  la  raison  est  une  chimère  ;  pour 
parler  plus  exactement,  un  pareil  problème  n'existe  pas« 
La  condition  de  la  science  étant  Tobservation  des  faits, 
non  pas  de  faits  produits  par  exception,  aperçus  par  aven- 
ture, signalés  par  des  témoins  privilégiés  et  ne  pouvant 
pas  à  volonté  se  reproduire,  mais  de  faits  constants, 
placés  sous  la  main  de  l'observateur  et  toujours  vérifia- 
bles,  on  conçoit  que  la  religion  ne  puisse  en  aucune  sorte 
se  soumettre  à  de  telles  exigences,  et  que  la  foi  qu'elle 
réclame  soit,  sous  ce  rapport,  avec  la  raison  radicalement 
incompatible.  Jamais  entra-t-il  dans  l'esprit  d'un  théolo- 
gien de  constater  par  une  observation  directe  la  divinité 
de  Jésus-Christ  et  son  incarnation  du  Saint-Esprit?... 

Mais  autre  est  la  raison  scientifique,  dont  la  théologie 
n'entendit  jamais  sô  prévaloir,  et  autre  la  spéculation 
métaphysique,  sur  laquelle  elle  s^appuie,  et  qui  fait  tout 
Yavoir  de  la  philosophie  sa  rivale. 

Cette  spéculation  abusive  aspire,  nous  l'avons  vu,  à 


—  310  —     ' 

faire  la  déduction  des  choses  en  soi,  de  ces  choses  qui 
dépassent,  le  phénomène  et  ne  relèvent  que  de  Vidée  pure^ 
absolument  comme  de  faits  observés  et  toujours  obser- 
vables la  science  déduit  ou  induit  une  loi.  Sous  ce  rap- 
port, la  théologie  chrétienne  est  tout  aussi  rationnelle 
que  pas  une  philosophie  ;  j'ose  même  dire  que  jamais  sys- 
tème philosophique,  ni  celui  de  Spinoza,  ni  celui  de 
Hegel,  n'approcha  de  la  rigueur  de  ses  déductions. 

A  quoi  bon  ressasser  contre  l'Église  une  équivoque  qui 
ne  prouve  que  la  mauvaise  foi  des  prétendus  rationa- 
listes, et  ne  peut  tromper  que  les  personnes  étrangères  à 
la  spéculation  philosophique? 

Dans  cette  sphère  du  transcendantal  et  de  l'absolu^ 
dont  toute  science  qui  se  respecte  s'exile,  la  théologie 
chrétienne,  cultivée  pendant  dix-huit  siècles,  héritière 
de  toute  la  métaphysique  et  de  toutes  les  théologies  an- 
térieures, professée  par  les  plus  beaux  génies  qui  aient 
paru  en  ce  genre,  raisonne  aussi  juste  o^  plus  juste  que 
la  philosophie  soi-disant  rationaliste,  née  d*hier,  et  qui 
n'a  pas  même  encore  acquis  la  conscience  de  son  iden- 
tité avec  la  religion;  elle  a  même  sur  cette  philosophie 
un  immense  avantage,  qui  est  d'appuyer  sa  déduction 
métaphysique  d'une  sorte  d'expérience,  qui  manque  com- 
plètement aux  rationalistes. 

Que  les  nouveaux  mystiques  s'inclinent  ici  devant  leur 
maîtresse  et  leur  mère. 

Plus  sage,  en  effet,  que  ses  impertinents  contrefacteurs, 
TÉglise  n'a  jamais  prétendu,  comme  Fichte,  Hegel,  aller 
de  l'inconnu  au  connu,  de  Yen  soi  des  choses  à  leur  phé- 
noménaiité;  expliquer  l'observable  par  l'invisible,  l'ordre 
de  la  nature  par  celui  de  la  Providence,  l'histoire  par  la 
théodicée,  et,  au  rebours  de  l'oracle  de  Delphes  et  de  la 
méthode  de  Descartes,  conduire  l'homme  à  la  connais- 
sance de  lui-même  par  la  connaissance  de  Dieu. 


—  311  — 

L'Église  a  d'abord  donné  à  sa  foi  mystique  une  sorte 
d'empirisme  :  ce  sont  ses  livres,  sa  tradition,  ses  prophé- 
ties, ses  miracles,  et  jusqu'à  certain  point  la  série  des 
révolutions  humaines,  en  un  mot  l'ensemble  de  la  rêvé' 
laiion. 

La  révélatioti,  dans  le  véritable  esprit  de  l'Église,  n'est 
pas  l'identité  du  réel  et  de  Tidéel,  comme  l'enseigne 
la  philosophie  hégélienne;  c'est  une  portion  de  la  pMno- 
ménalité,  créée  tout  exprès  pour  affirmer  ensuite  la  réa- 
lité ultra-sensible  et  le  règne  transcendantal  de  l'absolu. 

c  Et  moi  aussi  j*ai  mon  expérience,  dit  l'Église;  expé- 
rience antérieure  et  supérieure  à  toutes  les  expérimenta- 
tions incertaines,  éternellement  sujettes  à  contrôle,  des 
savants  ;  expérience  décisive,  qui  me  vient^de  Dieu  môme, 
et  à  laquelle  ont  assisté  mes  auteurs  :  c'est  la  création  du 
monde,  dont  la  science  ne  rendra  jamais  compte;  c'est  la 
formation  de  l'homme,  que  la  physiologie  n'explique 
point  ;  c'est  sa  première  éducation  par  les  anges  ;  ce  sont 
les  révélations ,  réitérées  pendant  une  longue  suite  de 
siècles,  d*ikdam,  d'Hénoch,  de  Noé,  d'Abraham,  de  Moïse, 
des  Prophètes,  de  Jésus-Christ. 

«  Sur  cette  expérience  vénérable,  dont  le  souyenir  s'est 
conservé  chez  tous  les  peuples,  s'appuient  ma  théologie 
et  mon  enseignement.  Ni  moi  non  plus  je  ne  crois  à  l'ab- 
solu métaphysique  destitué  de  toute  manifestation  sen- 
sible :  je  le  récuse,  je  le  blâme,  comme  la  source  de  toute 
illusion.  Dira-tron  que  ma  révélation,  ne  se  renouvelant 
plus,  n'a  d'autre  garantie  que  des  témoignages  ?  Mais 
j'existe,  et  mon  existence  à  elle  seule  est  une  révélation 
incessante,  un  miracle  perpétuel.  » 

Ainsi  parle  l'Église,  bien  différente  en  cela  des  faux 
mystiques,  appuyant  leur  théodicée  sur  ki  pure  notion  de 
l'absolu,  refaisant  sans  le  savoir  la  théologie,  qu'ils  ac- 
cusent de  déraison,  aussi  incompétents  en  matière  de 


—  312  - 

science  qu'en  matière  de  foi,  et  dont  on  peut  dire  (jue 
leurs  prétentions,  poussées  jusqu'au  charlatanisme,  mé- 
riteraient' mieux  aujourd'hui  que  des  huées.  Du  reste, 
les  religionnaires  de  bonne  foi  sont  d'accord  avec  l'É- 
glise :  ils  admettent  à  l'origine  des  sociétés  et  à  certaines 
époques  critiques  des  communications  entre  Dieu  et 
l'homme;  je  citerai  entre  autres  MM.  Jean  Reynaudet 
Henri  Martin ,  l'estimable  auteur  de  l'histoire  de  France. 

XVI 

Telle  est  donc,  en  ce  qui  concerne  la  direction  de  l'es- 
prit, d'abord  relativement  aux  sciences  naturelles,  la 
conduite  de  l'Église  : 

Assurée  par  la. manifestation  de  l'absolu  dans  le  temps, 
au  sein  de  l'Humanité,  que  sa. foi  n'est  pas  une  spécula^ 
tion  vaine,  mais  l'expression  authentique  du  Verbe  éter^ 
nel,  l'Église  se  croit  en  droit  de  soumettre  au  critère  de- 
cette  foi,  non-seulement  toute  élucubration  du  transcen* 
dantalisme  produite  en  dehors  de  sa  propre  théologie, 
mais  la  science  elle-même,  dont  les  conclusions  ne  sau« 
raient  en  aucun  cas  prévaloir  sur  son  autorité. 

C'est  pour  cela  que  l'Église  a  une  censure^  un  index  ^ 
des  approbations  et  des  condamnations^  des  anathèmes^ 
des  excommunications,  pour  cause  de  témérité  scienti* 
fique,  perpétuelles  et  irrémissibles. 

Cela  veut-il  dire  que  l'Église  s'arroge  la  science  univer* 
selle? 

Nullement.  L'Église,  hors  de  sa  foi  et  de  sa  révélation, 
la  première  transcendantale,  la  seconde,  suivant  elle,  phé- 
noménale, ne  se  soucie  de  rien.  Elle  abandonne  le  monde 
à  la  curiosité  deà  savants ,  mundum  tradidit  disputatio- 
nibus  eorum.  Seulement  elle  exige  que  tout  ce  qu'ils 
professent  en  vertu  de  leur  expérimentation  particulière 
s] accorde  avec  la  pévélation  et  la  foi ,  à  peine  de  se  toir 


--  313  — 

excommuniés,  et  leurs  livres  brûlés  ainsi  que  leurs  pci^ 
sonnes,  si  l'Eglise  en  a  le  pouvoir. 

£t  pourquoi  cela,  encore  une  fois  ? 

Parce  que  l'Église  sait  parfaitement  que  Texpérience, 
ainsi  que  nous  Tavons  établi  »  mène  à  la  conception  de 
Tabsolu.  Or,  l'Église  a  la  prétention  de  connaître  l'absolu 
mieux  que  personne  ;  elle  soutient  que  les  vérités  de  sa  foi, 
appuyées  par  la  révélation,  qui  n'est  autre  qu'une  expé- 
rience directe  de  l'absolu,  sont  autant  au-dessus  des  con- 
clusions abstraites,  plus  ou  moins  transcendantes,  d'ail* 
leurs  nécessairement  partielles,  et  par  conséquent  toujours 
provisoires,  de  la  science,  que  le  ciel  est  élevé  au-dessus 
de  la  terre;  de  sorte  qu'en  cas  de  contradiction  entre  la 
science  et  la  foi,  ou  bien  il  faut  croire  que  la  contradic- 
tion n'est  qu'apparente,  ou  que  l'observation  scientiBque 
est  dans  l'erreur. 

C'est  ainsi  que  pendant  des  siècles  on  a  vu  les  malheu- 
reux savants,  toujours  menacés  du  bûcher,  placer  leurs 
travaux  sous  la  protection  d'un  acte  de  foi  et  de  soumis-* 
sion  à  l'Église,  distinguer  entre  la  science  profane  et  la 
VÉRITÉ  RÉVÉLÉE  ',  .avoucr  en  toute  humilité  que  la  pre- 
mière est  peu  sûre»  variable,  pleine  de  contradictions, 
sujette  à  un  doute  invincible,  partant  toujours  suspecte  ; 
protester  en  conséquence  qu'ils  ne  présentaient  le  résul- 
tat de  leurs  études  que  comme  un  aperçu  de  ce  que  pour» 
rait  être  la  vérité,  s'il  était  permis  à  l'homme  de  s'en  rap» 
porter  au  témoignage  de  ses  sens  et  au  cas  où  il  sérail 
réduit  à  ce  seul  témoignage;  une  hypothèse  de  l'empi- 
risme, qui  devait  rester  hypothèse  tant  qu'elle  n'aurait 
pas  reçu  la  consécration  spirituelle. 

Voilà  le  spectacle  que  pendant  plus  de  mille  ans  les 

savants  de  tout  genre,  ceux  dont  l'humanité  s'honore  le 

plus,  ont  donné  au  monde  ;  celui  que  plusieurs  d'entre 

eux  donnent  encore,  avec  une  hypocrisie  qui  n'a  plus  la 

H  18 


_  314  - 

même  excuse  :  car,  si  à  une  autre  époque  il  y  allait  de  la 
liberté  et  de  la  vie,  aujourd'hui  il  n*y  va  plus  q«ie  de  la 
vente  des  écrits,  qu'il  dépend  d'un  archevêque  de  laisser 
entrer  dans  les  séminaires  ou  d'en  exclure. 

Dana  tout  cela,  certes,  ce  n'est  pas  la  logique  qui 
manque  à  l'Église,  et  je  souhaiterais  à  ses  adversaires 
d'en  avoir  toujours  donqé  de  telles  preuves.  Hais  voici 
où  le  critérium  de  la  foi  devient  plus  scabreux. 

Ce  qui  arrive  pour  les  sciences  naturelles  se  présente,  à 
plus  forte  raison,  pour  les  sciences  morales  et  politiques. 
Comme  les  premières,  celles-ci  relèvent  de  Tobservation 
et  se  réduisent  à  une  connaissance  de  faits  et  de  rapports; 
comme  les  premières  aussi,  elles  touchent  de  toutes  parts 
à  l'absolu,  qui  est  le  domaine  propre  de  la  religion.  Enfin, 
troisième  et  décisive  considération,  elles  mardient  inces* 
samment,  et  la  société  qui  les  suit  ne  s'arrête  pas  une 
seconde. 

Or,  ces  rapports  que  les  sciences  morales  constatent 
chaque  jour,  la  révélation  ne  les  a  pas  toujours  prévus  ; 
l'Église,  saisie  au  dépourvu,  manque  souvent  de  solu- 
tions :  voilà  son  dogme,  sa  discipline,  son  autorité,  en 
échec.  Car  les  affaires  ne  peuvent  attendre^  le  besoin 
commande,  il  faut  marcher,  il  faut  vivre.  Ici  la  pratique 
est  indissolublement  liée  à  la  théorie,  et  toute  pensée  se 
traduit  immédiatement  en  acte.  Que  faire  dans  cette 
occurrence,  où  il  ne  s'agit  plus  seulement  d'opinions 
sur  les  choses,  dont  l'esprit  peut  jusqu'à  certain  point 
s'abstraire,  s'en  repoettant  à  la  souveraine  Sagesse  qui 
tôt  ou  tard  fera  connaître  la  vérité,  mais  de  la  conduite 
de  la  vie,  de  tout  ce  qui  tient  à  la  Justice,  à  la  conscience, 
et  peut  compromettre  le  salut?  Plus  d'une  fois  on  a  vu 
les  décisions  à  priori  de  la  casuistique  en  opposition  dia- 
métrale avec  les  besoins  et  les  coutumes  de  la  pratique 
civilisée  :  j'en  ai  cité  un  exemple  à  propos  du  prêi  i 


—  315  — 

intérêt.  A  qui  recourir,  quand ,  la  foi  se  taisant,  l'Église 
partagée,  la  sagesse  humaine  parle  seule  et  conclut  droit 
contre  la  foi? 

Paut-il  interroger  l'Absolu  révélateur  ?  Mais  Y  Esprit 
souffle  où  il  veut  et  quand  il  lui  plaît  ;  d'ailleurs  n'avons- 
nous  pas  FÉglise  qui  le  représente  ? 

Faut-il  admettre,  comme  révélation  sujpplémentaire,  au 
moins  provisoire,  cet  empirisme  profane  qui^  s'imposant 
avec  l'inflexibilité  du  destin,  devance  la  définition  de 
l'Église  et  aspire  aussi  de  son  côté  à  la  certitude? 

Quelle  part  d'autorité  accorder,  enûn,  soit  pour  ce  qui 
regarde  les  choses  de  la  nature,  soit  pour  ce  qui  concerne 
les  mœurs  de  l'humanité  et  son  gouvernement,  aux  ensei* 
gnements  de  la  science?  Gomment  la  concilier  avec  la 
révélation  ?  Ce  qui  revient  pour  nous  à  ceci  :  comment 
purger  la  raison  pratique  de  ce  que  tend  incessamment 
à  y  introduire  d'illégitime  l'absolu  ? 

•      XVII 

C'est  ici  que  le  transcendantalisme  s'est  surpassé,  et 
que  l'Église  a  mérité  l'admiration  et  la  reconnaissance 
des  siècles. 

L'Église  a  inventé  le  probabilismfi. 

Le  probabilisme  est  l'application  du  principe  d'auto- 
rité à  toutes  les  choses  de  la  pratique  et  de  la  théorie 
pour  lesquelles  la  conscience  religieuse  réclame  une  di- 
rection, attendu  que  d'une  part  il  est  impossible  de  ne 
pas  tenir  compte  de  ces  choses,  et  que  de  l'autre  elles 
semblent  en  dehors  de  la  foi,  sinon  même  inconciliables 
avec  ses  données. 

Je  cite  mon  théologien  ordinaire,  Bergier  : 

«  11  y  a  eu  entre  les  casuistes  une  dispute  longue  et  vive 
pour  savoir  quelle  conduite  on  doit  tenir  entre  deux  opinions 
plus  ou  moins  probables,  dont  Tune  décide  que  telle  chose  est 


—  316  — 

pëVmîse^  l'autre  qu'elle  ne  Test  pas.  Sur  ce  point,  comme  &ur 
plusieurs  autres^  on  a  donné  dans  les  deui  excès.  Quelques^ 
uns  ont  soutenu  qu'il  est  permis  de  suivre  l'opinion  la  moins 
probable^  et  ils  entendaient  par  opinion  probable  toute  opi- 
nion en  faveur  de  laquelle  on  pouvait  citer  au  moins  le  senti- 
ment d*un  docteur  en  quelque  réputation  :  ils  ont  été  appelés 
probabilistes.  11  est  aisé  de  voir  que  cette  morale  était  absurde 
et  condamnable.  D'autres  ont' prétendu  que  Ton. ne  peut^en 
sûreté  de  conscience,  suivre  jamais  une  opinion^  quelque  pro- 
bable qu'elle  soit;  qu'il  faut  toujours  prendre  pour  règle  une 
opinion  certaine  et  incontestable  :  on  les  a  nommés  anti-pro' 
babilistes.  Autre  excès  qui  nous  mettrait  hors  d'état  d'agir 
dans  une  infinité  de  circonstances  dans  lesquelles  il  faut  nér 
cessairement  prendre  un  parti,  sans  pouvoir  cependant  sortir 
du  doute  dans  lequel  on  est,  touchant  ce  que  la  loi  prescrit. 

«  Le  seul  milieu  raisonnable  et  le  seul  approuvé  par  l'Église 
est  qu'entre  deux  opinions  en  faveur  desquelles  il  y  a  des  rai- 
sons etdes  autorités,  il  faut,  après  un  sérieux  examen,  suivre 
celle  qui  paraît  la  mieux  fondée,  afin  de  ne  pas  s'exposer  témé- 
rairement au  danger  de  pécher. 

a  11  ne  faut  pas  croire,  en  effet,  que  tous  lés  probabilistes 
ont  donné  dans  le  même  excès  de  relâchement.  Plusieurs  ont 
entendu  par  opinion  probablcy  non  celle  en  faveur  de  laquelle 
on  peut  citer  tout  au  plus  une  ou  deux  autorités,  mais  celle 
qui  est  appuyée  sur  des  raisons,  et  soutenue  par  un  grand 
nombre  de  docteurs  graves  et  non  suspects.  Le  probabilisme 
ainsi  entendu  a  été  le  sentiment  commun  des  casuistes  de 
toutes  les  écoles,  de  tous  les  ordres  religieux  et  de  toutes  les 
nations.  Il  y  a  de  Tentêtement  à  soutenir  que  ce  sentiment 
était  une  corruption  de  la  morale,  un  principe  de  fausses  déci- 
sions, un  moyen  d'excuser  et  d'autoriser  tous  les  pécheurs.  » 
{Dîctionn,  de  ThéoL) 

XVIII 

Un  inspecteur  de  l'instruction  publique,  M.  Cournot, 
a  publié  il  y  a  quelques  années  un  Essai  sur  les  fonde- 
ments de  nos  connaissances,  qu'on  pourrait  appeler  aussi 


—  317  — 

bien  une  Théorie  de  la  probabilité  philosophique.  Mais 
quelle  différence  de  ce  probabiiisme  universitaire  à  celui 
des  théologiens  ! 

M.  ConrnoW;ommence,  ainsi  que  H.  Babinet,  par  poser 
en  principe  que  nous  ne  saisissons  des  choses  que  les 
formes;  quant  au  fond  ou  à  la  substance,  qu'elle  est  tout  à 
fait  inaccessible.  Puis  il  considère  que  dans  ces  formes, 
dans  cette  phénoménalité  qui  nous  est  seule  donnée,  l'es- 
prit tend  invinciblement  à  démêler  le  pourquoi,  la  raison  ; 
que  c'est  donc  à  chercher  la  raison  des  choses  que  con- 
siste toute  notre  philosophie;  et  comme  cette  raison  des 
choses  ne  peut,  hormis  des  cas  fort  rares,  être  saisie  dans 
sa  plénitude,  il  conclut  que  l'œuvre  du  philosophe,  en 
quelque  genre  de  connaissance  que  ce  soit,  se  borne  à 
obtenfr  une  estime^  une  approximation. 

Mais  comment  le  philosophe  s'approchera-t-il  de  la 
raison  des  choses,  qui  serait  pour  nous,  si  nous  la  possé- 
dions dans  sou  intégrité,  l'absolue  vérité?  Par  des  con« 
templations  intérieures^  des  suggestions  de  la  sponta- 
néité, des  évocations,  des  révélations,  des  conversations 
magnétiques,  des  prophéties,  des  traditions,  des  symboles 
apostoliques,  des  décisions  de  conciles,  des  scrutins  po- 
pulaires, des  actes  de  foi,  des  airtorités?  Ah  bien  ouiî 
la  philosophie  de  M.  Coumot  en  fait  peu  de  compte  :  elle 
n'admet  que  la  méthode  scientifique,  observation  directe, 
expérience  personnelle,  analyse  mathématique,  tout  ce 
que  Ton  peut  imaginer  de  plus  incompatible  avec  la  foi, 
dont  elle  est  la  négation  formelle  ! 

Quoi  qu'on  pense  de  l'ouvrage  de  M.  Cournot,  et  quelques 
réserves  que  j'eusse  moi-même  à  faire  sur  certaines  parties, 
ou  plutôt  certaines  expressions  de  son  livre,  il  en  résulte 
au  moins  deux  choses  :  l'une,  que  YEssai  du  savant 
inspecteur  général  a  rendu  plus  profond  encore  et  plus 
large  l'abîme  qui  séparait  la  raison  philosophique  de  la 
Il  18. 


—  318  — 

raison  théoiogique  ;  l'autre»  que  son  probabilisme»  si  tant 
est  que  ce  ne  soit  pas  abuser  des  mots  que  de  confondre 
la  probabilité  avec  Tapproximation,  s'il  avait  paruda 
temps  de  Pascal,  aurait  fait  de  la  casuistique  des  jésuites 
une  abominable  caricature. 

XIX 

II  y  a  donc  eu  dans  tous  les  temps,  dans  FÉglise,  des 
conciliateurs,  chargés  par  mission  spéciale,  qu'elle  leur 
vint  de  l'autorité  canonique  ou  de  leur  propre  mouve- 
ment, peu  importe,  chargés,  dis-je,  de  confronter  les 
données  de  l'empirisme  avec  les  prescriptions  de  la  foi; 
de  vérifier  si  elles  s'accordaient  ou  non  avec  le  dogme  ; 
en  cas  de  discordance  ou  contradiction,  de  produire  des 
hypothèses  au  moyen  desquelles  la  conciliation  pourrait 
être  conçue  comme  possible  ;  provisoirement,  de  fournir 
des  décisions,  ayant  force  d'orthodoxe,  pour  tous  les 
cas. 

La  proposition  qui  réunit  le  plus  de  suffrages,  ou  les 
plu^  considérables,  est  censée  vraie.  On  peut  la  suivre 
jusqu'à  nouvel  ordre,  en  tonte  sécurité  de  conscience. 

De  cette  manière,  c'est  toujours  l'absolu  qui  règne, 
toujours  la  révélation  qui  définit,  toujours  la  foi  qui  dé- 
cide, toujours  l'autorité  qui  gouverne,  toujours  TÉglise 
qui  a  raison,  même' dans  l'ordre  de  la  science.  Par  contre, 
le  phénomène  et  tous  ses  rapports  sont  définitivement 
sulmlternisés,  l'expérience  rendue  suspecte,  la  raison 
frappée  d'incertitude,  le  libre  examen  déclaré  illégitime, 
le  sens  privé  ridicule. 

Tel  est  le  probabilisme,quidureste,il  faut  le  dire  pour 
être  juste,  n'est  point  particulier  à  l'Ëglise  chrétienne. 
Le  probabilisme  est  de  toutes  les  églises  :  vous  le  retrou- 
verez chez  les  rabbins,  les  bonzes,  les  derviches;  il  trône 
clans  notre  jurisprudence,  née  païenne,  comme  vous  sa- 


—  319  — 

vez,  et  absolntiste;  il  fait  le  fooi.  de  la  philosophie  éclec* 
tique.  C'est  Yigaohle  queueitwticulatn  caudam^  que  sont 
condamnés  à  tirer ,  jusqu'à  extinction  d'intelligence  et  de 
sens  moral,  les  initiés  de  l'alisolu. 

L'étrange  figure  que  fait  l'Église  avec  son  probabilisme  ! 

Quoi!  cette  autorité  instituée  d'en  haut^  cette  fille  du 
Père  des  lumières,  est  réduite,  en  ce  qui  intéresse  le. plus 
riiumanlté,  la  Justiéb  et  la  morale,  à  des  probabilités  ! 

Il  est  vrai  que  les  catholiques  prudents,  comme  le 
candide  Bergier,  s'efforcent  de  relever  leur  probabilisme 
en  lui  imposant  pour  condition  de  réunir  le  plus  grand 
nombre  d'autorités  possible.  Mais  c'est  précisément  ce  qui 
choque  le  plus  la  science,  et  qui  témoigne  du  désarroi  de 
l'Église  et  de  la  désertion  du  Saint-Esprit.  Dans  la  science, 
il  n'y  a,  en  fait  de  certitude,  ni  majorité,  ni  minorité. 
L'expérience  pfouve  que  l'opinion  la  moins  probable^ 
c'est-à-dire,  suivant  la  méthode  de  l'Église,  la  moins  ap- 
puyée^ est  scmvent  la  plus  vraie.  Qu'eût  fait  Copernic, 
s'il  avait  suivi  l'opinion  probable?  Où  en  serait  l'optique, 
si  les  savants  avaient  continué  de  suivre j  sur  l'autorité  de 
Newton^  le  système  de  l'émission,  et  de  repousser  celui 
de  Descartes;  s'ils  s'étaient  obstinés  à  admettre  sept 
couleurs  primitives,  tandis  qu'il  y  en  a  seulement 
trois?.... 

Que  diriez-vous  vous-même , .  Monseigneur ,  si  nous 
autres  révolutionnaires  nous  n'avions  à  substituer  à  votre 
probabilisme  que  des  probabilités?  Que  penseriez-vous 
d'une  Justice  probable,  d'une  liberté  probable,  d'un  pro- 
grès probable?.... 

Bergier  se  fâche  contre  Pascal,  qui  aurait,  suivant  lui, 
confondu  malicieusement  le  bon  probabilisme  cl  le  mau- 
vais probabilisme,  pour  en  écraser  les  jésuites. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  répéter  que  Pascal  avait  souverai- 
nement raison  ;  qu'en  fait  de  morale,  comme  de  science, 


—  320  — 

le  probabilisme  est  nul  de  sa  nature  ;  qu*il  ne  peut  servir 
qu*à  dévoiler  Tineptie  des  théologiens  et  la  défaillance 
de  la  foi.  Mais  Pascal  à  son  tour  était  inconséquent  de  ne 
pas  voir  que,  lorsqu'il  transperçait  ces  malheureux  ca- 
suistes,  il  coulait  bas  toute  l'Église. 

Où  donc  est-il  ce  Christ  qui  disait  aux  pharisiens  avec 
un  si  parfait  bon  sens  :  Pas  tant  de  discours,  mes  maîtres, 
pas  tant  de  serments  ;  pas  tant  de  dlltinctions  et  de  pro- 
babilités ;  pas  tant  d'auteurs  graves  et  non  graves  !  Cela 
est  juste  ou  injuste  :  le  savez-vous?  prouvez  votre  savoir; 
ne  le  savez-vous  pas?  tenez-vous  cois,  et  descendez  de  vos 
chaires. 

Quand  je  serais  imbu  de  tous  les  mystères  de  la  trans- 
cendance, quand  j'aurais  jusque-là  suivi  le  développe- 
ment de  la  révélation,  je  m'arrêterais  court  au  probabi- 
lisme. Le  probabilisme  me  trouverait  rebelle,  parce  que 
dans  un  ordre  d'idées  qui  ne  relève  que  de  l'absolu,  le 
probabilisme,  le  bon  comme  le  mauvais,  est  le  mélange 
de  l'opinion  humaine  avec  la  foi  théologale,  un  adultère, 
une  contradiction. 

Or,  sans  le  probabilisme,  que  deviennent  la  foi  de 
l'Église  et  sa  discipline,  en  butte  l'une  et  l'autre  aux 
interpellations  incessantes  de  la  raison  pratique  et  de 
l'expérience? 

Le  probabilisme  est  nécessaire  à  la  foi  ;  mais  autant  il 
est  nécessaire,  autant  il  est  subversif  du  sens  moral  et  de 
la  raiton.  N'est-ce  pas  pitié  de  voir  l'Église,  cette  autorité 
la  première  an  monde  pour  le  dogme  et  la  morale, 
distinguer  sans  cesse,  et  sur  les  choses  les  plus  essen- 
tielles, des  opinions  obligatoires^  des  opinions  probables^ 
et  des  opinions  libres? 

Dites-moi,  Monseigneur,  vous  qui  jadis  servîtes  le  gou- 
vernement monarchique  avec  le  même  dévouement  que 
vous  servez  aujourd'hui  le  pouvoir  impérial, la  monarchie 


-   321  — 

de  juillet  était-elle  une  opinion  probable,  et  la  république 
une  opinion  libre?  La  Constitution  de  1848  était-elle 
obligatoire,  ou  si  c'est  celle  de  1852?  f^uis  XYIII,  qui» 
après  vingt-cinq  ans  de  troubles,  renoua  la  chaîne  des 
tempsy  était-il  usurpateur,  et  Napoléon  III,  qui,  après 
trente-sept  ans  d'interrègne,  a  prétendu  renouer  aussi  la 
chaîne,  est-il  légitime?...  De  tels  faits  méritaient  certes 
d'être  prévus  dans  le  système  de  Téteruglle  Jérusalem. 
N'avez-vous  là-dessus  rien  qui  nous  guide?  Allons,  pas  tant 
de  serments,  s'il  vous  plaît;  pas  tant  de  circonlocutions 
et  de  subtilités.  Où  est  le  droit?  Si  vous  le  savez,  dites-le, 
et  soyez  martyr,  s'il  le  faut,  de  votre  conviction.  Si 
vous  ne  le  savdz  pas,  à  genoux  devant  la  Révolution,  qui 
elle  du  moins  saura  reconnaître  les  usurpateurs  et  mar- 
quer les  apostats. 

Mais  l'Église  ne  manque  [pas  d'excuse.  Ce  n'est  pas 
pour  rien  qu'elle  a  établi  le  probabilisme. 

«  La  sagesse  de  rÉglise,  dit  un  de  ses  récents  apologistes, 
M.  Nicolas,  Ta  toujours  retenue  de  se  prononcer  sur  ce  qui 
D'est  que  pure  spéculation.  Elle  ne  donne  que  le  nécessaire; 
elle  ne  révèle  que  le  fait  ;  elle  livre  le  comment  à  nos  disputes; 
elle  détruit  l'inquiétude  et  non  la  curiosité;  elle  annonce  la 
solution  et  laisse  subsister  le  problème.  » 

M.  Nicolas  a  lu  dans  Job  ce  mot  de  l'Éternel  prenant 
la  parole  après  le  bavardage  d'Élihu  :  Quis  est  iste 
involvens  sententias  sermonthus  imperiiis  ?  C'est  le  seul 
sentiment  qui  me  soit  resté  de  la  lecture  de  ses  quatre 
tomes. 

Certes,  nous  savons  que  la  tactique  du  mysticisme  est 
de  convertir  tout  en  problème,  afin  de  se  réserver  le  mo- 
nopole de  la  direction  ;  nous  connaissons  aussi  la  diplo- 
matie de  la  cour  de  Rome,  et  le  soin  qu'elle  met  à  ména- 
ger son  influence  avec  tous  les  princes,  usurpateurs  et 
légitimes. 


—  322  — 

Mais  il  s'agit  de  Tessence  du  pouvoir,  des  formes  de  la 
souveraineté,  en  un  mot  de  ce  qui  intéresse  au  plus  haut 
degré  la  Justice,  Tordre  social  et  l'Église  elle-même.  Eh 
bien  !  je  ne  vous  pose  que  cette  unique  question  pour  vous 
juger,  vous  et  votre  probabilisme  :  Vous  avez  béni  les 
arbres  de  la  République,  et  donné,  avant  et  après,  Ten- 
ccns  à  deux  dynasties.  Quel  est,  selon  vous,  le  système 
probable?....  • 


CHAPITRE  IV. 

Corniption  de  la  Raison  publique  par  l'absolu. 

XX 

Le  premier  exemple  que  je  citerai  sera  le  mien  :  il  me 
servira  à  expliquer  tous  les  autres. 
Je  cite  d'abord  mon  biographe  : 

«Un  des  prêtres  qui  lui  ont  enseigpé  le  catéchisme  dans 
son  enfance  croit  un  instant  pouvoir  le  conquérir  aux  idées 
religieuses.  Pendant  huit  mois  cet  ecclésiastique  a  des  rela- 
tions quotidiennes  avec  Pierre-Joseph.  11  lui  prête  les  pères  de 
rÉglise...  Mon  fils,  lui  dit  le  prêtre,  vous  marchez  à  grands 
pas  sur  le  chemin  de  la  malédiction.  Prenez  garde  !  ennemi  du 
Christ,  ennemi  de  la  société,  vous  avez  tout  à  perdre,  et  chacun 
sera  contre  vous...  )» 

Ces  détails  sont  de  la  légende»  Fussent-ils  vrais,  je  ne 
les  regretterais  pas;.je  m*en  enorgueillirais  plutôt. 

J'ai  connu,  pendant  ma  carrière  de  typographe,  quel- 
ques ecclésiastiques  aussi  honorables  qu'éclairés,  avec 
lesquels  mes  fonctions  de  correcteur  me  permettaient  de 
causer  quelquefois  philosophie  et  histoire.  Je  dois  à  l'un 
d'eux  la  lecture  de  l'ouvrage  de  Lamennais,  De  l'Indiffé- 
rence en  madère  de  religion.  Comme  il  arrive  toujours  à 


r-  323  - 

iiiic  cause  desespérée,  cette  a[)o1ogic  fut  le  dernier  coup 
qui  renversa  TédiGce  déjà  si  fortement  ébranlé  dans  mon 
esprit  par  les  controverses  de  Bossuet,  de  Fénelon,  do 
Bergier,  de  de  Maistre«  de  Donald,  de  Châteaubriant,  etc., 
dont  je  faisais  à  cette  époque  ma  lecture  habituelle. 

Du  moment ,  en  effet  y  que  j*eus  conçu  le  christia- 
nisme, non-seulement  comme  une  réaction  à  ridolàtrie, 
niais  comme  la  synthèse  de  tous  le9  cultes,  il  ne  me 
fut  pas  difficile  de  comprendre  qu'if  y  avait  là  un  plié* 
nomène  de  psychologie  sociale  du  plqs  grand  intérêt, 
ot  qui  se  cachait  aux  théologiens  sous  le  mot  do  révéla- 
tion, aux  philosophes  sous  celui  de  superstition.  Qu'on 
se  raille,  si  l'on  veut,  de  mes  prétçnlions  théolpgiques  : 
c'est  une  étude  que  je  n'ai  jamais  quittée,  et  qui  me  parait 
encore  la  plus  belle  de  toutes  et  Ja  plus  féconde.  C'est  au 
désir  de  pénétrer  les  tnythes  religieux  que  je  dois  d'avoir 
appris  le  peu  que  je  sais;  c'est  à  votre  intention*  Mon- 
seigneur, que  je  ne  cesse  d'amasser  des  matériaux.  Soyez 
tranquille  :  si  je  vis,  et  que  je  conserve  mes  forces,  vous 
en  aurez  des  nouvelles. 

Mais  jamais  prêtre,  ni  directement  ni  indirectement, 
n'a  entrepris  de  me  conversionner;  du  moins  ne  m'en 
suis-je  pas  aperçu.  Cette  fantaisie  de  mauvais;  goût  ne 
pouvait  venir  aux  hommes  judicieui(  que  je  voyais.  Tout 
jeune  que  je  fusse,  mais  déjà  engagé  vis-à-vis  de  moi- 
même  au  service  de  l'émancipation  universelle,  j'aurais 
pu  leur  dire  :  C'est  moi  qui  possède  le  véritable  Évangile^ 
Verba  vitœ  œternœ  ega  habeo.  Le  cours  que  semblaient 
dès  lors  prendre  mes  idées  a  pu  les  affliger;  je  l'ignore  et 
je  l'eusse  regretté  sincèrement  :  car  l'opposition  des  prin- 
cipes ne  saurait  m'ôter  la  sympathie  pbur  les  personnes, 
et  surtout  le  respect.  Où  en  serions-nous ,  pauvres  hu- 
mains, si  les  croyants  ne  valaient  pas  mieux  que  les 
croyances?  Mais  je  déclare,  à  l'honneur  de  qui  de  droit, 


-  324  — 

que,  si  j*ai  été  quelquefois  encouragé,  je  n*ai  jamais  été 
prêché  :  indépendance  de  mon  esprit  ne  Teût  pas  enduré 
longtemps. 

Allons  au  fait.  Ces  exhortations  pieuses,  que  l'on  me 
fait  adresser,  il  y  a  quelque  vingt-cinq  ans,  par  un  prêtre 
anonyme,  ne  sont  à  d'autre  fin  que  de  mettre  en  relief  ce 
qu'on  a  appelé  mon  apostasie,  et  de  parler  du  procès  que 
j'ai  perdu  en  1853  devant  la  cour  de  Besançon,  et  dans 
lequel  s'est  fait  sentir  l'influence  du  clergé. 

Ici,  je  dois  suivre  ma  biographie  pas  à  pas  :  il  y  a  des 
choses  que  je  serais  quelque  peu  embarrassé  de  dire. 

XXI 

• 

J'avais  publié  en  1837|  sans  nom  d'auteur,  un  Essai 
de  Grammaire  générale,  faisant  suite  hu\  Eléments  pri" 
mitifs  de  l'abbé  Bergier. 

«  Cette  œuvre^  assure  M.  de  Mirecourt^  contenait,  chose 
bizarre,  d'éloquentes  manifestations  religieuses,  destinées  sans 
doute  à  rendre  l'académie  favorable  à  l'auteur,  n 

Non  pas  précisément  religieuses,  mais  bibliques,  et 
empreintes  de  transcendantalisme,  ce  qui  n'est  pas  tout 
à  fait  la  même  chose.  C'est  ici  que  je  dois  rendre  compte 
de  la  déviation  qu'avait  produite  en  mon  esprit  la  notion 
de  l'absolu. 

Quiconque  s'est  occupé  de  philologie  comparée  sait 
Que  l'une  des  questions  que  se  pose  d'abord  et  involon- 
tairement le  philologue  est  celle  de  l'unité  des  idiomes. 
C'est  l'analogue  de  l'unité  des  cultes,  posée  par  Dppuis, 
Volney  et  autres  philosophes,  bien  des  années  avant  que 
MM.  de  Lamennais,  Gerbet  et  consorts  songeassent  à  faire 
de  cette  unité  un  argument  en  faveur  de  la  révélation. 

L'unité  en  toute  chose  est  une  loi  de  la  nature  et  un 
besoin  de  l'esprit.  Mais  il  y  a  unité  et  unité.  Il  y  a  l'unité 
de  série  qui  résulte  de  l'uniformité  des  lois  de  la  nature; 


—  325  — 

et  il  y  a  l'unité  que  j'appellerai  de  filiation,  qui  consiste 
à  expliquer  les  faits  similaires  par  un  générateur  com- 
mun, qui  lui-même  ne  s'explique  pas.  La  première  de 
ces  unités,  toute  de  raison,  est  conforme  à  l'ordre  de  la 
nature;  la  seconde  n'est  qu'une  conception  de  l'esprit , 
une  réalisation  de  l'absolu. 

C'est  en  ce  dernier  sens  que  la  Bible  entend  l'unité  du 
langage,  l'unité  du  genre  humain,  et  toutes  les  unités  de 
Tunivers.  Pour  elle,  ainsi  que  l'ont  expliqué  de  Bonald  et 
autres,  c'est  le  Verbe  éternel  lui-même,  qui  le  premier 
communique  au  premier  homme  la  parole,  dont  les  élé- 
ments, plus  ou  moins  altérés,  se  transmettent  ensuite  à 
tous  les  peuples.  Pour  elle  encore,  c'est  Dieu  lui-même 
qui  de  ses  mains,  prenant  un  peu  de  boue,  façonne  le  pre- 
mier couple,  duquel  naîtront  ensuite  toutes  les  races, 
successivement  distinguées  par  l'efTct  du  climat,  le  pro- 
grès ou  la  dépravation  de  leurs  mœurs. 

C'est  ainsi  que  MM.  Geoffroy  Saint- Hilaire  et  Blainville 
me  semblent  avoir  entendu ,  l'un  l'unité  de  composi- 
tion du  règne  animal ,  l'autre  l'unité  de  temps  de  la 
création  tout  entière.  Pour  le  premier,  les  genres  et  es- 
pèces seraient  tous  sortis,  par  une  suite  de  transforma- 
tions embryogéniques,  d'un  môle  organique  ou  polype 
primitif  quelconque  :  c'est  l'extension  du  mythe  d'Adam 
atout  le  règne  animal.  Pour  le  second,  la  créatiop.n'a 
pas  été  successive,  bien  que  cette  succession  fût  comprise 
dans  une  période  circonscrite,  comme  semble  l'indiquer 
l'observation  géologique;  elle  a  été  simultanée,  ainsi  que 
la  Bible  le  donne  à  entendre  en  rassemblant  tous  les 
moments  de  la  création  dans  une  semaine,  et  faisant  sor- 
tir les  êtres  du  néant  au  commandement  de  Jéhovah. 

Ce  qui  donne  de  l'attrait  à  cette  miraculeuse  hypa- 
Ihèse  d'un  couple  primitif,  d'une  langue  première  ré- 
vélée de  Dieu,  d'une  création  simtiltanée,  etc.,  est  la 

H.  JU 


—  326  — 

dégradation  insensible  que  Ton  observe  dans  leis  langues, 
les  races,  les  genres  et  les  espèces,  aussi  bien  que  dans  les 
cultes  et  les  climats.  Partout  éclate  Tunité;  et  si  parfois 
la  chaîne  semble  rompue,  on  peut  accuser  robservation  : 
la  nature  ne  fait  pas  de  sauts. 

Pour  moi,  appuyé  sur  le  fait  universel  de  Tinconverti- 
bilité  des  espèces,  et  rejetant  des  hypothèses  dont  l'origine 
conceptualiste  est  maintenant  avérée,  je  pense ,  et  c'est 
ainsi  que  j'accorde  Saint-Hilaire,  Blainville  et  Cuvier,  que 
la  force  génératrice,  agissant  dans  des  conditions  au* 
jourd'hui  inconnues,  et  pendant  une  période  dont  il  est 
impossible  d'assigner  la  durée,  a  produit  séparément,  à 
plusieurs  reprises,  et  sur  tous  les  points  du  globe,  mais 
d'après  un  plan  suivi,  subordonné  d'ailleurs  aux  condi- 
tions de  sol  et  de  climat,  l'homme  et  tous  les  autres  êtres. 

J'ajoute  qu'il  en  a  été  du  langage  comme  des  trois 
règnes;  et  tout  en  reconnaissant  la  précocité  de  certaines 
races  et  là  supériorité  de  quelques  autres,  tout  en  ad- 
mettant que  la  puissance  d'expansion  de  ces  races  pré- 
coces ou  supérieures  les  ait  portées  de  bonne  heure  à 
essaimer  de  çà  et  de  là  chez  de  moins  avancées,  je  re- 
garde comme  une  fable  la  prétendue  migration  des  peu- 
ples des  sommets  de  l'Himalaya  aux  plaines  de  Sennaar, 
de  celles-ci  aux  lies  de  la  Grèce,  etc.  La  ressemblance  des 
langues  caucasiques  n'a  pas  besoin,  pour  s'expliquer, 
de  luette  descendance  imaginaire;  pas  plus  que  les  reli- 
gions de  la  Polynésie  n'ont  besoin,  pour  rendre  raison 
de  leur  origine,  d'une  mission  des  bouddhistes  ou  des 
mages*  La  philologie  moderne  (voir  entre  autres  les 
ouvrages  de  M.  l'abbé  Chavée)  a  reconnu  la  diversité 
de  formation  des  systèmes  sémitique  et  indogermanique, 
et  cela  nonobstant  les  analogies  et  les  oppositions,  qui  sont 
encore  des  analogies,  que  présentent  ces  deux  grands 
systèmes.  Pourquoi  ne  pas  (aire  un  i^%  àe  plus?  pour- 


—  327  — 

quoi  ne  pas  attribuer  la  ressemblance  plus  aCetisée  du  gk^ec, 
du  latin,  du  slave,  du  germain  et  du  celte,  d'abohl  à  la 
constitution  de  Tesprit  humain,  puis  à  la  conformité  des 
climats  et  à  celle  des  tempéraments  qui  en  résultent? 
Pourquoi  ne  pas  dire,  enfin,  chose  si  simple,  que  le  langage 
de  Thomme,  de  même  que  sa  figure,  serait,  nonobgkmt 
la  diversité  d'origine,  identique  et  invariable  sur  loute 
la  face  du  globe,  si  les  conditions  de  sol,  de  race,  de 
température,  d*alimentation ,  d'industrie,  etc.,  étaient 
constantes  et  identiques?... 

Me  pardonnera-t-on,  à  cette  heure,  de  n*avoir  pas  été 
toujours  «fidèle  à  la  méthode  d'observation,  et,  quand 
il  fallait  suivre  le  phénomène,  d'avoir,  par  précipitation 
de  jeunesse  et  d'esprit,  à  l'exemple  de  tant  de  maîtres^ 
embrassé  l'absolu?  Eh!  lecteurs,  s'il  faut  que  je  le  dise, 
ce  n'est  pas  une  fois,  mais  cent  fois,  mais  mille  fois,  que 
j'ai  dû  changer  d'hypothèse  avant  d'arriver  à  cette  doc- 
trine de  la  Révolution  que  je  vous  présente  aujourd'hui» 
Regardez  autour  de  vous,  regardez  dans  l'histoire,  regar- 
dez dans  les  livres,  et  dites,  la  main  sur  la  conscience,  si, 
pour  sortir  de  cette  immense  forêt  tierge  des  préjugés  hu- 
mains, il  n'a  pas  fallu  bien  des  détours,  bietl  des  retraites^ 
des  changements  de  front;  des  volte-face,  accompagnés 
d'immenses  fatigues,  de  blessures  cuisantes,  de  sauts  pé- 
nlfeux  et  d'atroces  découragements  ? 

XXH. 

Mais  que  fais-je  ?  On  ne  me  reproche  pas  de  m'être 
trompé,  quelque  humiliant  qu'il  soit  pour  un  écrivain  qui 
cherche  la  vérité  avec  ardeur  de  se  tromper  ;  ce  dont  on 
me  fait  un  crime  est  d'avoir  rejeté  ce  qui  me  faisait  trom- 
per :  car  telle  est  la  prétention  des  sectes  que  celui  qui 
s*y  trouve  une  fois  engagé  leur  appartient  corps  et  âme, 
à  peine  d'être  consyiéré  comme  renégat  ;  c'est,  en  un 

V 


—  328  — 

mot,  d'avoir  fait  scission  avec  l'absolu  !...  Suivons  mon 
biographe. 

<K  Cette  œuvre  contenait  d'éloquentes  manifestations  reli- 
gieuses, destinées  sans  doute  à  rendre  TAcadémie  favorable  à 
l'auteur.  » 

Allusion  à  la  pension  Suard,  qui  me  fut  accordée  en 
1839,  deux  ans  après  la  publication  de  mon  Essai.  Deux 
ans  !  Il  faut  avouer  que  c'était  m'y  prendre  de  loin. 

((  Ce  qui  arriva  par  la  suite  est  assez  curieux.  Proudbon, 
continuant  à  Paris  ses  études  de  linguistique,  remania  son 
premier  travail  et  le  présenta  à  TAcadémie  des  inscriptioDs  et 
belles-lettres,  en  l'intitulant  Essai  sur  les  catégories  gram- 
maticales.  L'Académie  mentionne  trèshonorablement  l'ou- 
vrage ;  » 

Plus  honorablement,  je  l'avoue,  qu'il  ne  le  méritait. 

((  Mais  sous  prétexte  qu'il  n'en  était  pas  satisfait  lui-même, 
Proudhon  refusa  de  le  livrer  au  public,  et  fit  vendre  chez  un 
épicier  toute  l'édition  imprimée  à  Besançon.  » 

Sous  prétexte  est  charmant.  Avais-je  besoin  de  prétexte 
pour  une  décision  qui  ne  dépendait  que  de  moi  seul  ? 
Quelle  considération,  quelle  loi,  quel  devoir  pouvait  m'o- 
bliger  à  faire  confidence  au  public  d'une  œuvre  que  mes 
juges,  des  hommes  comme  MM.  Eugène  Burnouf,  Quatre- 
mère,  Reynaud  et  Jullien,  avaient  jugée  indigne  du  prix? 
Le  mieux  n'était-il  pas  de  la  refaire? 

Quant  à  l'édition  imprimée,  ce  ne  fut  que  onze  ans  plus 
tard  que  j'en  fis  le  sacrifice.  Cette  date  mérite  d'être  re- 
tenue. 

«  Par  malheur,  en  1848,  » 

C'était  en  1850,  ne  vous  déplaise. 

((  A  l'époque  du  plus  grand  retentissement  des  doctrines 
anti-chrétiennes  de  Pierre-Joseph,  un  libraire  de  sa  ville  natale 
retrouve  les  feuilles  dans  l'arrière-boutique  de  l'épicier,  les 


—  320  — 

rachète^  en  fait  des  volumes,. et  les  vend  avec  le  nom  de 
Proudhon^  qui  avait  cru  convenable  de  garder  l'anonyme.  y> 

Ajoutez  donc  que  de  1837  à  1850  il  s* était  écoulé  treize 
ans,  pendant  lesquels  le  livre  de  Bergier,  destiné  surtout 
aux  ecclésiastiques,  dpni  il  complétait  la  collection,  était 
resté  invendu,  malgré  les  offres  et  les  annonces  ;  —  treize 
ans  pendant  lesquels  le  clergé,  peu  curieux  de  linguis- 
tique comme  de  toute  science,  dédaigna  les  Éléments  pri- 
mitifs aussi  bien  que  la  Grammaire  générale  ; — treize  ans 
sans  que  le  libraire  en  question,  à  qui  mainte  fois  j*avais 
ofïert  mes  ballots  à  vil  prix,  voulût  s*en  charger. 

Cependant,  dans  ces  treize  années,  j'avais  publié  mon 
mémoire  sur  la  Propriété,  la  Création  de  Vordre  et  les 
Contradictions  économiques^  sans  m'inquiéter  plus  de 
mon  Essai  de  1837  que  le  voyageur  arrivé  le  soir  à  Té- 
tafie  ne  s'inquiète  du  gite  qu'il  a  quitté  le  matin.  La  lassi- 
tude seule  me  détermina  à  ce  sacrifice  de  plus  de 
3,000  francs,  faiblement  compensé  à  mes  yeux  par  l'ex- 
tinction  d'une  rapsodie. 

Quel  était  donc  cet  intérêt  que  prenait  tout  à  coup  le 
clergé  franc-comtois  et  son  libraire  Turbergue  à  un  mé- 
chant travail  de  linguistique ,  où  se  trouvait  reproduite 
une  thèse  définitivement  rejelée  de  la  science?  De  quel 
droit  s'emparait-on  de  mon  nom,  de  ma  personne? 

«  Jugez  de  TefTet  de  cette  publication  !...  )> 

En  vérité,  monsieur  mon  historiographe,  vous  êtes  bien 
bon  de  vous  imaginer  que  je  rougisse,  que  j'aie  jamais 
rougi  d'avoir  été  chrétien,  d'avoir  cru  à  la  Bible,  d'avoir, 
avec  le  Père  Thomassin,  Court  de  Gébelin,  Geoffroy-Saint- 
Ililaire,  Blainville,  et  tant  d'autres  savants  célèbres,  com- 
mencé mes  études  d'anthropologie  par  Thypothèse  d'une 
langue  première,  d'un  couple  premier,  d'une  révélation 
première,  d'une  faute  première,  en  un  mot  par  l'hypo- 


—  330  — 

thèse  inévitable  que  fait  toute  raison  sans  expérience, 
l'Absolu.  Si  j'avais  eu  d'autres  maîtres,  je  n'aurais  pas  eu 
la  peine  de  changer,  à  trente  ans,  d'hypothèse  ;  je  ne  me 
fusse  pas  trouvé  placé  par  ma  mauvaise  éducation  entre 
l'apostasie  et  l'hypocrisie,  forcé  d'opter  pour  Vpne  ou 
pour  l'autre;  j ^aurais  conservé  la  virgipité  de  ma  raison, 
et  je  ne  serais  pas  à  cettp  heure  dans  la  nécessité  de  ré- 
pondre à  ceux  qui  me  reprochent  de  l'ayoir  perdue,  que 
ce  sont  eux  qui  ont*  commis  le  viol. 

fi  L'auteur  du  liyre  se  fâche^  et  le  Tribunal  de  commerce 
condamne  l'éditeur  à  la  destruction  des  exemplaires.  » 

En  effet,  je  ne  pus  m'empècher  de  voir  dans  cette  édi- 
tion subreptice  une  spéculation  ignoble,  de  plus  une 
atteinte  à  la  liberté  d'auteur,  et  le  Tribunal,  dans  un  juge- 
ment dont  on  n'a  pas  essayé  de  réfuter  les  motifs,  pensa 
de  même. 

«  Mais  le  libraire  s'adresse  à  la  Cour  d'appel  :  tout  le  clergé' 
prend  fait  et  cause  pour  lui.  » 

C'est  bien  cela  :  M.  de  Mirecourt  est  parfaitement  ren- 
seigné. Est-ce  vous.  Monseigneur,  qui  avez  excité  ce  beau 
zèle?...  Pendant  trois  jours  que  durèrent  les  débats, 
l'enceinte  de  la  Cour  fut  remplie  de  prêtres,  dont  la  pré- 
sence plaidait  pour  Turbergue,  comme  s'il  se  fât  agi  du 
frère  Léotade  ou  du  curé  Mingrat. 

«  On  explique  les  motifs  de  la  conduite  de  l'écrivain.  Ses 
pages  en  faveur  de  la  religion  (de  l'hypothèse  biblique,  encore 
une  fois)  sont  lues  en  plein  tribunal.  » 

Je  n'y  étais  pas ,  mais  je  Tai  appris  de  témoins  ocu- 
laires, juste  comme  M.  de  Mirecourt  le  raconte. 

Pourquoi  cette  lecture,  d'abord?  Qu'est-ce  que  cela 
faisait  à  la  question?  Le  débat,  entre  Turbergue  et  moi, 
roulait-il  sur  la  tour  de  Babel  et  la  langue  d'Adam?  l^a 
cour,  en  matière  de  linguistique,  était-elle  compétente? 


—  331  — 

N'avais-je  pas  le  droit,  moi  simple  laïque  et  amateur  de 
curiosités  philologiques,  de  renoncer  à  une  théorie  que 
Tâbbé  Chavée,  plus  savant  qu'orthodoxe,  réprouve? 

Pourquoi,  ensuite ,  s*i1  plaisait  à  la  cour  de  traduire  à 
sa  barre  mon  grec  et  mon  hébreu,  n'a-t-elle  pas  fait  lire 
aussi  le  manuscrit  envoyé  à  Tacadémie  des  inscriptions, 
et  dont  j'avais  fait  parvenir  copie  à  mon  avocat?  Ce 
manuscrit,  de  104  pages  in-folio,  portant  la  ikie  de  1839, 
n'avait  pas  été  composé  sans  doute  en  prévision  de  l'appel 
de  1853.  Peut-être  aurait-il  donné  le  secret  de  mes  va- 
riations grammaticales,  et  refroidi  l'enthousiasme  de 
l'auditoire. 

a  Et  les  juges^  écartant  le  point  de  droit  pour  statuer  sur  le 
FAIT;  donnent  gain  de  cause  au  libraire.  » 

Tout  cela  est  vrai,  et  les  informations  de  mon  historien 
sont  d'une  exactitude  à  me  faire  croire  qu'il  était  aussi 
bien  alors  avec  les  cours  d'appel  qu'avec  les  archevêques. 
Ne  serait-ce  point  encore  vous,  Monseigneur,  qui  auriez 
suggéré  à  la.  cour  de  Besançon  cette  manière  de  rendre 
son  arrêt  irréformable ,  en  écartant  le  point  de  droite 
et  statuant  seulement  sur  le  fait?  Obstiné,  comme  vous 
savez  que  je  suis ,  je  voulais  porter  l'affaire  en  cassation. 
Un  ancien  camarade,  avocat  auprès  de  la  cour  suprême, 
m'en  détourna  précisément  par  la  raison  que  rapporte 
mon  biographe.  «  La  cour  de  Besançon,  me  dit-il,  a 
rédigé  son  arrêt  de  manière  à  rendre  ton  recours  fort 
chanceux,^  pour  ne  pas  dire  inadmissible.  Elle  a  écarté 
de  ses  considérants  le  point  de  droit  sur  lequel  s'était  ap- 
puyé le  tribunal  de  commerce,  et  qu'elle  n'a  pas  même 
contesté;  et  elle  s'est  bornée  à  apprécier* les  faits,  ce 
qu'il  lui  appartenait  de  faire  définitivement.  » 

«M.  Proudhon  resta  chrétien  par  arrêt  de  la  cour;  et 
vraiment  la  justice  franc-comtoise  ne'  manque  pas  d'es- 
prit. )) 


—  332  — 

Qui  le  nie?  Je  tiens  nos  hommes  de  loi  pour  les  plus 
retors  qu'il  y  ait  au  monde.  Et  puis,  dans  cette  cour  qui 
m*a  condamné,  n*y  avait-il  pas  un  Proudhon,  le  fils  du 
célèbre  jurisconsulte? 

XXIII' 

Ainsi  se  serait  accomplie  sur  moi  la  parole  de  l'homme 
apostolique  qui  dès  1828  ou  1829,  selon  mon 'biographe, 
se  dévouait  à  ma  conversion  :  Ennemi  du  Christ^  vous 
avez  tout  à  perdre  ;  chacun  sera  contre  vous! 

Et  ce  n'est  pas  assez  que  je  succombe  dans  mes  procès, 
Ciùm  judicatur^  exeat  condemnatus.  Suivant  la  chré* 
tienne  et  canonique  habitude,  on  recherche  ma  ^ie,  on 
remonte  aux  années  de  mon  enfance,  on  inquisitionne 
ma  pensée.  Aux  préjugés  de  mon  jeune  âge,  conçus  sous 
l'influence  d'une  éducation  mystique,  on  oppose  les 
idées  de  mon  âge  mûr,  produit  de  ma  réflexion  investi-^ 
gatrice;  et  parce  que  j'ai  sauvé  ma  raison,  on  déclare 
mon  cœur  corrompu.  On  nie  la  légitimité  et  la  bonne  foi 
de  cette  libre  recherche.  Car  la  raison  de  celui  qui  a  été 
baptisé  et  confirmé  chrétien  n'a  plus  le  droit  de  se  mou- 
voir :  elle  a  reçu  sa  cargaison,  elle  porte  les  stigmates  du 
Christ;  il  faut  qu'elle  reste,  quoiqu'il  advienne.  Plus  je 
suis  remonté  de  bas,  plus  on  me  réputé  criminel  :  que 
je  tente  une  explication,  on  me  ferme  la  bouche,  on 
écarte  le  point  de  droit;  et  comme,  le  droit  écarté,  il  ne 
reste  plus  de  critérium  pour  apprécier  le  fait,  on  me  dé- 
clare apostat. 

Entendez-vous,  chercheurs  magnanimes,  qui,  à  Texem- 
ple  de  l'illustre  et  infortuné  Jouifroy,  après  une  lutte 
désespérée  avez  quitté  le  drapeau  de  la  révélation,  long- 
temps et  fidèlement  suivi,  pour  celui  de  la  scrence?  vous 
n'êtes  tous  que  des  imposteurs  et  des  scélérats.  Cette  libre 
pensée,  qui  seule  fait  de  vous  des  êtres  raisonnables,  aux 


—  333  — 

yeux  de  rÉglisc  c'est  parjure^  ce  progrès,  qui  élève  si 
haut  votre  dignité,  c'est  trahison.  Car,  comme  le  premier 
besoin  de  l'être  pensant  est  le  mouvement  de  l'esprit,  de 
même  le  premier  besoin  de  l'Église  est  l'immobilité  de 
Tesprit.  Astronome,  vous  affirmerez,  malgré  la  géométrie, 
malgré  le  témoignage  de  vos  yeux,  l'immobilité  de  la 
terre;  géologue, vous  croirez  au  déluge;  naturaliste,  vous 
saurez  que  toutes  les  races  humaines  sont  sorties  du  même' 
couple  ;  philologue,  vous  placerez  à  Babel  le  principe  de 
la  diversité  des  langues;  chronologiste,  vous  accorderez 
vos  dates  avec  celles  de  la  Bible;  économiste,  vous  vous 
souviendrez,  et  n'oublierez  jajnais,  que  le  travail  est 
maudit,  le  bien-être  une  illusion,  la  misère  indestruc- 
tible, [l'inégalité  des  conditions  et  des  fortunes  néces- 
saire ;  qu'en  conséquence  la  raison  d'état  passe  avant  la 
Justice,  et  que  la  solution  de  vos  problèmes  est  de  l'autre 
monde. 

Car,  si  vous  manquez  à  cette  foi  dans  laquelle  furent 
élevés  vos  pères,  que  vous  avez  sucée  avec  le  lait  de  vos 
nourrices,  l'Église  vous  déclare  traîtres  et  vous  retranche 
de  sa  communion.  Elle  fera  plus,  elle  recherchera  l'en- 
gagement que  vous  lui  aurez,  à  dix  ans,  souscrit;  elle 
publiera  les  tâtonnements  de  votre  pensée,  et  s'en  fera 
contre  vous  un  trophée  de  scandale.  Et  comme  elle  aura 
condamné  vos  idées,  elle  frappera  vos  intentions  ;  elle 
flétrira,  dans  ce  qu'elle  a  plus  de  intime,  votre  volonté. 
Regardez-les,  dira-t-elle,  regardez-les,  ces  philosophes, 
au  fond  de  Tâme  :  vous  y  verrez  toujours  que  la  perte  de 
la  foi  a  été  précédée,  accompagnée,  suivie,  de  la  perte 
des  mœurs  ;  de  tous 'ces  enfants  perdus  qui  s'éloignent  du 
Christ,  il  n'en  est  pas  un,  non  pas  un  d'honnête ,  î^on  est 
qui  faciattonum^  non  est  usquead  unum. 


\U  •  iy 


334 


CHAPITRE  V. 

Ck)rraption  ds  la  Raison  publique  par  l'Absolu.  —  Suite. 

XXIV 

Ifieureux  celui  qui  est  parvenu  à  séquestrer  de  son 
esprit  la  pensée  de  l'absolu  !  Rien  n'airête  dans  sa  bouche 
la  confession  du  vrai.  Il  a  brisé  le  joug  de  Thypocrisie,  et 
conquis  de  ce  chef  un  privilège  d*impecoabilité... 

11  faut  le  dire  cependant,  à  la  justification  de  la  con- 
science humaine  :  l'opposition  entre  la  raison  scientifique 
et  la  raison  théologique  ne  fut  pas  d'abord  aussi  vivement 
aperçue  qu'elle  Test  aujourd'hui;  et  pendant  longtemps 
les  plus  fervents  adeptes  de  la  philosophie  naturelle  et 
sociale  purent  se  dire,  en  toute  sincérité,  les  plus  reli- 
gieux des  hommes. 

Les  Bénédictins,  ces  hommes  de  piété  autant  que  de 
savoir,  qui  firent  tant  pour  l'interprétation  des  Écritures, 
n'imaginèrent  point  que  leur  foi  dut  servir  de  flambeau  à 
leur  érudition,  ni  que  leur  érudition  dût  sanctionner  leur 
foi.  Et  cependant,  de  combien  de  doutes  n'ont-ils  pas  été 
assaillis!  Quelle  difficulté  leur  a  échappé?  QùellQ  contra- 
4ictioQ  n'ont-ils  pas  vue  ou  prévue?  Et  que  pourraient 
aujourd'hui  leur  apprendre  de  vraimept  grave  les  mo- 
dernes conciliateurs? 

La  religion,  se  disaient  ces  âmes  candides,  est  le  fait 
capital  de  la  société,  le  grand  intérêt  de  l'homme  ;  mais 
elle^  est  d'une  autre  sphère  que  la  science,  elle  se  connaît, 
s'éprouve,  par  une  autre  faculté.  Elle  se  propose,  il  est 
vrai,  par  la  parole,  mais  elle  pénètre  par  la  grâce;  elle  se 
démontre,  non  par  des  arguments  humains,  des  étalages 
scientifiques ,  mais  par  la  nécessité  de  sa  mission,  par 


-  335  — 

Tappétence  invincible  que  l'humanité  a  pour  elle,  et  par 
sa  permanence  dans  Thistoire. 

Qu'après  cela,  les  monuments  qui  nous  ont  conservé 
ce  dépôt  sacré  soient  hérissés  de  diflicultés  inextricables, 
c'est  un  fait  dont  notre  infirmité  raisonneuse  peut  s'affli- 
ger, mais  qui  ne  touche  point  à  l'essence  de  notre  foi. 
L'Évangile  n'est  point  un  livre  de  physique,  de  chrono- 
logie, de  politique,  ou  d'économie  :  c'est  un  livre  de  reli- 
gion. Autre  chose  est  la  science,  que  l'homme  acquiert 
chaque  jour  par  sa  communion  avec  la  nature  *,  autre 
chose  la  foi,  qui  lui  vient  du  Verbe  de  Dieu.  La  niez- 
vous,  cette  foi?  niez- vous  Dieu?  À  la  bonne  heure,  dites-le 
hautement,  et  tâchez  de  vous  faire  suivre.  Sinon,  croyez 
en  toute  simplicité  de  cœur  ce  que  vous  enseigne  la  grande 
voix  de  la  religion,  c'est-à-dire  le  consentement  universel 
et  l'Église  son  organe.  Surtout  gardez*vous  de  ces  conci- 
liations qui  pourraient  bien  n'être  de  votre  part  que  des 
mensonges  :  Dieu  ne  vous  demande  pas  de  défendre  sa 
cause  par  des  sophismes  et  des  jongleries. 

Oh!  s'il  ne  m'en  eût  coûté  d'autre  sacrifice!  si  j'avais 
pu,  comme  le  voulaient  ces  pieux  et  savants  cénobites, 
faire  abstraction  de  mon  entendement,  séparer  complète- 
ment, bien  loin  de  les  unir,  ma  religion  et  ma  raison, 
jamais  ma  croyance  n'eût  été  ébranlée  ;  au  lieu  que  la 
Justice  a  fait  de  moi  un  antichrist,  je  serais  demeuré  le 
plus  humble  et  le  plus  obscur  des  chrétiens. 

Mais,  hélas  !  ce  n'est  pas  ainsi  que  les  choses  se  passent, 
et  cette  religion  naïve,  idéale,  de  bon  aloi,  la  seule  qu'un 
honnête  homme  voulût  suivre,  est  une  chimère. 

XXV 

La  c<mdition  de  la  foi  est.la  parolq  :  Fides  ex  auditu, 

11  s'ensuit  que  le  missionnaire  qui  me  communique  la 

foi  est  obligé,  pour  se  faire  entendre ,  de  parler  ma  lan- 


—  336  - 

• 

gue»  de  se  mettre  à  Tunisson  de  mon  intelligence,  de 
s*appuyer  sur  mes  idées,  qui  sont,  aussi  bien  que  les 
mots,  les  instruments  de  mon  appréhension  :  Ratiom- 
bile  sit  obsequium  vestrum. 

Tout  cela  est  de  principe  en  théologie. 

Dieu  a  parlé  à  Abraham  :  en  quelle  langue?  En  hébreu. 
Vous  me  traduirez  cette  révélation  en  grec  si  je  suis 
Grec,  en  français  si  je  suis  Français ,  afin  que  je  puisse 
juger  de  ce  discours  du  ciel. 

Qu'est-ce  que  Dieu  a  prescrit  au  patriarche?  La  cir- 
concision. Vous  expliquerez  à  ma  raison  occidentale  Tim- 
portance  que  Dieu  attachait  à  une  cérémonie  incommode, , 
d'une  utilité  médiocre  pour  le  corps,  et  pour  la  morale 
d'une  parfaite  indifférence. 

Je  n'élève  pas  d'objection  sur  le  fait  de  la  communica- 
tion divine;  je  ne  vais  pas  jusqu'à  soutenir,  avec  David 
Hume,  que  la  révélation  et  le  miracle  sont  de  soi  choses 
impossibles,  même  à  Dieu  :  ce  serait  raisonner  de  l'absolu, 
ce  dont  je  fais  profession  de  m'abstenir.  Tout  ce  que 
j'exige  de  l'Église  qui  m'enseigne,  c'est  l'intelligibililé  du 
discours,  l'authenticité  des  monuments,  la  bonne  foi  de 
l'interprétation. 

L'exposé  des  preuves  de  la  religion  chrétienne,  la  plus 
grande  manifestation  de  l'absolu  qui  aurait  eu  lieu  parmi 
les  hommes  en  dehors  de  la  phénoménalité  ordinaire, 
cet  exposé  peut-il  être  intelligible,  surtout  sincère? 

Telle  est  la  question  que  je  me  pose  à  cette  heure, 
indépendamment  des  fins  de  non-recevoir  développées 
dans  mes  précédentes  études.  Elle  n'est  à  d'autre  inten* 
tion  que  d'assurer,  contre  les  prestiges  du  mysticisme  et 
les  outrages  de  l'imposture,  l'intégrité  de  mon  jugement. 

Eh  bien  !  non  :  dès  qu'il  s'agit  d'attester  Tabsolu,  il 
n'est  pas  vrai  que  la  preuve  puisse  être  faite  d'une  ma- 
nière intelligible  et  sincère;  avec  l'absolu  il  n'y  a  plus  ni 


—  337  — 

bon  sens  ni  bonne  foi,  et  ce  que  je  dis  ici  de  Texégèse 
chrétienne,  je  le  dis  de  toute  religion,  de  la  religion  pré- 
tendue naturelle  comme  des  autres. 

Prenons  un  exemple. 

IjC  saint  roi  Ézéchias  tombe  malade.  Le  prophète  Isaïe, 
après  lui  avoir  déclaré  qpjil  mourrait,  vient  ensuite  lui 
annoncer  de  la  part  de  Dieu  que  la  guérison  lui-'i^ 
octroyée  ;  et  pour  preuve,  ajoute  le  voyant,  je  vais  faire 
avancer  ou  reculer,  à  ton  choix,  Tombre  au  cadis^â 
solaire. 

On  sait  la  réponse  du  bon  Ézéchias.  Il  n*est  pas  diffi- 
cile de  faire  avancer  Tombre,  dit-il,  fais-la  reculer!... 

Hais  le  néophyte  qui  sait  son  astronomie,  s^  théorie 
de  la  lumière,  demande  ce  que  cela  veut  dire.  On  essaie 
toutes  les  explications ,  physiques ,  cosniographiques , 
philologiques;  bref,  la  foi  est  forcée  de  convenir  que 
l'explication ,  au  point  de  vue  de  la  raison  scientiSque, 
est  impossible;  que  cela  signifie  en  gros  que  Dieu  fit 
pour  Ézéchias  une  chose  qui  lui  parut  être  un  miracle  ; 
que  pour  le  surplus  le  récit  est  allégorique,  et  le  fait  qu'il 
rap[)orte  un  mystère;  qu'on  ne  saurait,  sans  s'exposer  à 
rendre  le  texte  sacré  solidaire  «Ifune  interprétation  ridi- 
cule, en  dire  davantage. 

Or,  il  en  est  ainsi,  au  point  de  départ,  de  toutes  les 
révélations  et  de  tous  les  miracles  :  ce  sont  toujours  des 
mystères  racontés  dans  un  langage  mystérieux,  ce  qui 
est  l'inintelligible  élevé  à  la  seconde  puissance. 

Pour  sortir  de  celte  impasse,  au  fond  de  laquelle  la  foi 
courait  risque  de  rester  prisonnière,  il  a  bien  fallu  chercher 
des  hypothèses,  entasser  tes  sophismes,  alambiquer,  fal* 
sifier  les  textes,  tordre  les  noms*  et  les  verbes.  C'est  ici 
quç  commence  le  rôle  des  conciliateurs,  ce  que  Michelet 
a  appelé  la  vaccine  de  la  vérité ^  et  que  nous  passons  de 
Tinintelligibilité  au  mensonge. 


—  338  — 
Pour  établir  la  génération  éternelle  du  Christ  on  dte 
ce  passage  des  psathnes  :  u.  Le  Principe  sera  avec  toi  au 
c  jour  de  ta  force  dans  les  splendeurs  des  saints;  je  l'ai 
«  engendré  de  mon  sein  avant  l'aurore.  »  Tecum  prinà- 
pivm  in  die  virtutis  tuœ  in  spUndoribus  tanetorum;  ex 
vlero  anle  lucifervm  gmui  (a.  Explique  cela  qui  pourra. 
Je  vais  à  l'original ,  et  je  traduis  couramment  :  n  Les 
«  peuples  d'un  mouvement  unanime  te  suivront  au  jour 
tt^  combat  sur  les  monts  sacrés;  dès  le  matin  tu  verras 
■  accourir  la  fleur  de  ta  jeunesse.  »  C'est  un  poêle  qui 
promet  à  David,  dont  la  royauté  est  encore  incertaine, 
l'adhésion  prochaine  des  douze  tribus. 

Que  voulez-vous  que  je  pense  d'une  exégèse  aussi  inli- 
déle?...  ôr,  tout  ce  qui  ne  tombe  pas  dans  l'inintelligible, 
en  fait  de  révélation,  tombe  dans  la  supercherie  :  je  me 
ferais  fort  de  le  démontrer  par  tous  les  versets  de  U 
Bible. 

C'est  pourtant  de  cette  source  qu'a  coulé  à  toutes  les 
é[)oques  la  dépravation  des  intelligences  :  elle  a  com- 
mencé par  les  prêtres;  des  prêtres  elle  a  passé  aux  phito- 
'  sophcs;  de  ceux-ci  aux  hommes  d'État,  gens  de  lois, 
gens  de  lettres,  artistes  ;  elle  a  fini  par  envahir  tout  le 
corps  social.  C'est  ello  qui  en  ce  moment  nous  consume, 
Qlqui  relient  haletante  la  Révolution.  On  peut  la  définir: 
Pratique  universelle,  raisonnée,  encouragée,  sancliBée, 
du  mensonge,  en  considération  de  l'Absolu. 
WVI 
>Lilorsions  des  prétendus  con- 
\e\v  mythologie  aux  exigen- 
cxible,  et  dont  chaque  jour 
Que  d'cscobarderies,  de  tours 


par  exemple,  que  (jipernik  se  répand  dons  l'Europe, 


I 


—  339  — 
el  le  clergé  s'épouvante.  Essaiera-l-il  de  le  proscrire,  et  l'audra- 
t-il  en  Tenir  à  brûler  les  malhémaliques  ?  Les  jésuites  font 
mieui.  A  Cologne,  leur  KoBler  enseignera  Copernik  d'une  ma- 
nière également  instructive  et  agréable...  Un  Qopernik  agréable 
ajournera  Galilée.  »  (Michelet,  la  Ligue,  p.  lu.) 

Dieu,  dit  la  Bible,  a  créé  le  monde  en  six  jours.  Lais- 
sons de  côté  la  question  de  création-:  ce  serait  raisontier 
du  néant  et  de  l'absolu,  deux  conceptions  inaccessibles 
à  l'espérience.  Mais  que  faut-il  entendre  par  le  mot 
iovrt?  Est-ce  une  révolution  de  vingt-qualre  heures,  ou 
une  période  indéterminée?  Le  jour  de  Jéhovab,  comme 
celui  de  firahma,  est-il  long  d'un  siècle,  de  mille  ans, 
cent  mille  ans,  un  million  d'années?  Combien,  en  un 
mot,  faut-il  mettre?  Depuis  les  derniers  travaux  des  géo- 
l(^es,  les  exégètes  ont  incliné  vers  cette  interprétation, 
à  laquelle  les  anciens  n'avaient  pas  pensé  du  tout.  Mais 
voici  que  d'autres  savants,  M.  de  Itlainville  à  la  tél£, 
soutiennent  la  créalion-simuUanéo  :  allons-nous  revenir 
3iti  six  jours  de  la  tradition  vulgaire,  bien  plus  conve- 
nables à  la  promptitude  et  à  la  liberté  du  créateur?  — 
Pourquoi  non?  répondent  les  conciliateurs.  Abondance 
d'arguments  ne  nuit  pas  :  nous  étions  empêchés  par  une 
théorie,  |ious  voilà  justifiés  par  une  autre  ;  nous  sommes 
prêts  pour  toute  éventualité.  Quoi  que  dise  la  science, 
notre  texte  pourra  s'y  accorder,  Quidquid  dixeris,  argu- 
aealabor, 

_e  a-t-il  L'ié  ujiivi'isel  '!  Le^-aociens  interprètes 

Faisaient,  aucun  doute,  ol-  le  récit  biblique  ne  peut 

•t^  s'eutendrc  autrement.  Mais  la  science  y  trouve 

ifflçulté;  et  nar  uu  bonheur  inouï/  le  saint  Siège, 

lœli'  ,  a  ■évité  de  faire  de  l'uni- 

de  foi.  —  Nous  avons  une 

i^s  faiseurt»  d'harmonies  : 


—  340  — 

Le  genre  humain  est-il  vieux  de  5860  ans,  comme  le 
veut  la  chronologie  d*Ussérius,  généralement  suivie;  ou 
bien  de  8000  au  moins,  comme  l'exigent  les  listes  de 
Manéthon,  qui  infirment  sur  ce  point  toutes  les  données 
de  la  Bible  ?  —  Ici  encore,  répondent  les  accordeurs  de 
l'absolu,  nous  sommes  préparés  pour  toutes  les  éventuali- 
tés. Par  un  bonheur  providentiel,  nos  textes  ne  s'accor- 
dent pas!  L'hébreu  donne  6179  ans,. les  Septante 7415; 
restent,  pour  aller  à  8000,  585  ans,  ce  qui  n^est  pas  une 
affaire,  A  quelque  conclusion  que  doive  arriver  rarchéo- 
logie,  la  modernité  du  monde  en  ressortira  :  c'est  tout  ce 
que  nous  demandons  pour  la  Bible.  Quidquid  dixeriSy 
argumentabor. 

Que  faut-il  penser  de  la  longue  vie  des  patriarches?  Le 
texte  est  précis,  et  les  docteurs  ne  manquent  pas  qui,  par 
toutes  sortes  de  convenances,  affirment  la  chose.  Fourier 
semblait  y  croire  :  on  sait  que  le  réformateur  fixait  la  durée 
moyenne  de  la  vie  de  l'homme  au  phalanstère  à  106  ans. 
Condorcet  y  croyait  aussi  :  il  attendait  du  progrès  des 
connaissances  un  allongement  indéfini  de  la  vie  humaine. 
Cependant  une  étude  plus  approfondie  des  conditions 
vitales  et  des  harmonies  de  la  nature  y  est  contraire.  Que 
penser,  à  travers  toutes  ces  incertitudes? — L'Église,  nous 
répond-on,  ne  saurait  éprouver  d'embarras.  Si  la  possi- 
bilité d'une  vie  de  neuf  et  dix  siècles  devient  jamais  un 
fait  démontré,  on  suivra  le  sens  littéral;  dans  le  cas  con- 
traire, il  y  aura  la  ressource  de  dire  que  les  patriarches 
anté-diluviens  et  post-dijuviens  figurent  des  sociétés  con- 
stituées, ce  qui  ne  présente  plus  rien  d'irrationnel.  Quid* 
quid  dixeriSj  argumentabor. 

Toutes  les  races  humaines  sont-elles  sorties  d'un  couple 
unique?  —  Nous  espérons,  disent  les  conciliants  inter- 
prètes, que  la  négative  ne  pourra  jamais  ôtre  expérimen- 
talement prouvée;  mais  quand  elle  le  serait,  le  dogme  de 


—  341  -~ 

la  déchéance  et  l'économie  de  la  religion  n'auraient  pas 
plus  à  en  souffrir  que  le  texte'  même.  L'unité  du  genre 
humain  résulte  de  l'identité  de  sa  constitution,  beaucoup 
plus  que  de  Tunité  de  son  arbre  généalogique;  de  cette 
identité  constitutive  serait  résultée  alors  la  communauté 
de  prévarication,  et  nous  saurions  à  quoi  nous  en  tenir  sur 
certains  passages  desquels  on  pourrait  induire  qu'il  y  avait 
sur  la  terre,  au  temps  même  d^Adam,  des  hommes  qui  n'é- 
taient pas  de  sa  race.  Quidquid  dixeris^  argumentabor. 

Et  sur  Tunité  de  langage,  que  devons-nous  penser?  — 
Certainement  il  est  à  désirer,  pour  la  Bible  et  pour  la 
tradition  ecclésiastique,  que  tous  les  idiomes  de  la  terre 
soient  dérivés  de  celui  d'Adam,  comme  nous  voudrions 
que  tous  les  humains  fussent  sortis  de  sa  cuisse  :  nous 
aurions  ainsi  un  témoignage  vivant  que  l'homme  ne  parle 
qu'en  vertu  d'une  communication  reçue  premièrement  • 
du  Verbe,  et  transmise  de  génération  en  génération  parmi 
les  races.  Cependant  on  pourrait  se  contenter  à  moins, 
l'unité  de  langage  tenant  également  à  l'identité^de  con- 
stitution plutôt  qu'à  l'unité  d'origine;  et  nous  savons  du 
reste,  par  l'Évangile,  que  le  Verbe  illumine  tout  homme 
venant  au  monde.  Quidquid  dixeris,  argumentabor. 

Tout  cela  se  dit,  et  s'imprime,  et  se  produit  avec  assu- 
rance :  c'est  la  besogne  des  Schlegel,  des  d'Ëkstein,  des 
Wiseman,  des  Receveur,,  d'une  multitude  de  brouillons, 
occupés  de  siècle  en  siècle  à  recommencer  sans  cesse 
leur  exégèse,  aux  applaudissements  du  saint  Siège  dont 
ils  soutiennent  ainsi  l'infaillibilité,  et  àia  grande  édifi- 
cation des  dévots,  charmés  que  la  révélation  ait  toujours 
raison  de  la  science,  quoi  que  celle-ci  dise  :  Quidquid 
dixeris,  argumentabor, 

XXVii 

Si  les  Écritures  sont  susceptibles  de  tant  d'interpréta- 


—  342  — 

tions,  la  doctrine  à  son  tour  ne  peut  pas  manquer  de  rece- 
voir, à  Toccasion,  de  notables  adoucissements.  On  n'est 
plus  hérétique,  il  est  Vrai,  et  tout  le  monde  est  prêt,  sur 
la  moindre  invitation  du  saint  Père,  à  faire  abstraction 
de  son  sens  privé  et  à  renouveler  Texemple  de  Fénelou  ; 
mais  le  diable  n'y  perd  rien  :  ce  que  l'on  n'oserait  affir- 
mer publiquement,  dogmatiquement,  on  ne  se  fait  faute 
de  le  proposer  de  vive  voix,  sous  la  cheminée,  comme 
opinion  probable. 

Ainsi,  dans  notre  jeune  clergé,  il  n'est  pas  rare  de  ren- 
contrer des  ecclésiastiques,  d'ailleurs  fort'honorables,  qui 
mettent  une  sourdine  sur  certains  dogmes  ou  qui  les  in- 
terprètent d'une  façon  plus  douce,  malgré  les  définitions 
les  plus  formelles.  Le  petit  nombre  des  élus ,  la  répro- 
bation des  enfanis  morts  sans  baptême,  n^ont  presque 
plus  rien  qui  effraie.  Que  dites-vous  de  cette  tolérance, 
Monseigneur?  Vous  semble-t-elle  vraiment  orthodoxe?  Si 
nous  recevons  dans  un  paradis  quelconque  les  innocents 
non  baptisés,  qui  empêche  d'y  admettre  aussi ,  en  vertu 
de  certain  passage  de  l'Apôtre,  Socrate,  Confùcius,  tous 
les  sages  de  la  gentilité?  Mais  prenez  garde  :  si  vous 
admettez  Socrate,  qui  en  mourant  sacrifie  à  Esculape,  je 
ne  vois  pas  pourquoi  vous  repousseriez  les  saints  de  la 
philosophie  et  de  l'hérésie ,  ceux-là  mêmes  que  vous  avez 
brûlés,  Jordano  Bruno,  Jean  Hus,  Spinoza,  Kant,  et  jus- 
qu'au docteur  Strauss.  Le  plus  court,  crôyez-moi,  est 
d'amnistier  tout  le  monde  et  sans  condition  :  c'est  d'aussi 
bonne  politique  dans  l'Église  que  dans  {d  République. 

Pour  quelques-uns  le  diable  n'est  plus  qu'une  abstrac- 
tion, un  mythe,  la  personnification  du  péché.  De  là 
à  conclure,  avec  les  antithéist^,  que  Dieu  n'est  aussi 
qu'une  abstraction,  un  mythe,  la  personni^c^tion  de  la 
Justice  et  de  l'ordre,  il  n'y  a  qu'un  pas.  Soyez  logiques, 
et  votre  christianisme  n'est  plus  que  la  symbolique  de 


—  343  — 

l'antichristianisme ,  c'est  la  Révolution. —  Pour  d'au- 
tres, l'enfer  n*est  aussi  qu'un  mythe,  la  localisation  du 
remords  :  qui  empêche  d*en  dire  autant  du  Paradis? 

H.  l'abbé  Guitton,  auteur  d*un  Essai  sur  le  péché  ori- 
ginel,  accuse  le  parti  janséniste  d^avoir  exagéré  la  doc- 
trine chrétienne  et  fourni  des  armes  à  Tincrédulité.  Sui- 
vant lui,  Tancienne  théologie,  depuis  saint  Thomas  et 
Dans  Scot  jusqu'à  Suarez  et  Yasquez,  était  beaucoup 
moins  rigoriste  :  elle  enseignait,  d'après  saint  Paul,  que 
là  où  le  péché  avait  abo'ndé  la  grâce  avait  surabondé^ 
si  bien  qu'à  tout  prendre  la  condition  de  Tbomme  après 
la  rédemption  est  meilleure  qu'avant  la  chute. 

L'Église  me  ferait  plaisir  si  elle  pouvait  une  fois  asseoir 
son  dogme  d'une  façon  claire  et  irrévocable.  Laissons  de 
côté  le  docteur  angélique  et  Vasquez,  Bellarmin  et  le 
grand  Arnaud.  L'homme  est-il  capable,  oui  ou  non, 
depuis  la  chute,  de  produire  de  la  justice  par  lui-même, 
c'est-à-dife,  pour  parler  votre  langue,  en  vertu  de  cette 
seule  grâce  naturelle  qui  nous  est  donnée  dans  l'exis- 
tence, qui  est  identique  à  l'existence?  Car,  pour  peu  qu'il 
en  puisse  produire,  il  n'est  pas  déchu;  et  ce  qui  est  plus 
grave,  et  que  je  démontrerai,  il  peut  se  passer  de  toute 
autre  grâce,  il  n'a  que  faire  de  religion.  Or,  c'est  sur  quoi 
TÉglise  ne  se  prononcera  jamais  :  ni  elle  ne  rejettera  l'af- 
firmative, parce  que  ce  serait  nier  l'efûcacité  de  la  grâce 
naturelle;  ni  elle  ne  l'adoptera,  parce  que  ce  serait  livrer 
tout  son  système.  Elle  est  condamnée  à  flotter,  la  tête 
basse,  entre  les  Confins  du  pélagianisme  et  du  jansé- 
nisme, entre  la  suffisance  de  la  liberté  et  sa  complète 
dépravation. 

M.  Tabbé  Mitraud,  qui  ne  sera  pas  mitre,  dans  son 
ouvrage  sur  Je&  Sociétés  humaines  ^  prétend  aussi  que  le 
christianisme  n'est  pas  mieux  compris  qu'appliqué;  quUl 
n'est  nullement  contraire  à  la  liberté;  à  l'égalité  et  au 


—  344  — 

progrès.  Vraiment,  je  serais  charmé  d'entendre  cette  pro- 
position de  la  bouche  du  saint  Père,  en  termes  qui  he 
pussent  laisser  de  doute  à  un  élève  de  la  Révolution.  Mais 
M.  Fabbé  Mitraud  serait  fort  en  peine  de  définir  la  liberté 
et  régalité;  quant  au  progrès,  il  m*a  tout  L'air  de  Ven- 
tendre  à  la  façon  du  R.  P.  Félix,  pour  qui  toute  la  doc- 
trine du  progrès  se  réduit  à  cette  question  du  catéchisme: 
Pourquoi  Dieu  nous  a-Uil  créés  et  mis  au  mondée — Pmr 
l'aimer,  le  servir,  et  par  ce  moyen  acquérir  la  vie  éter- 
nelle. Sinon,  ajoute  le  révérend  Père,  point  de  progrès; 
la  décadence!... 

XXVIIl 

Tout  le  monde  a  lu  les  Provinciales  ^  chacun  sait  com- 
ment les  jésuites,  avec  plus  de  bonne  volonté  chrétienne , 
selon  moi,  que  de  perversité  de  cœur,  entreprirent  de 
concilier  la  discipline  canonique  avec  les  tendances 
d'une  époque  qui  s'éveillait  au  libre  examen,  et,  dans 
une  dissolution  de  mœurs  effroyable,  de  donner  des 
règles  de  conduite  compatibles  tout  à  la  fois  avec  le  prin- 
cipe  chrétien  et  avec  les  exigences  du  siècle.  La  con- 
science du  dix-septième  et  du  dix-huitième  siècle  a 
condamné  les  maximes  des  jésuites,  et  mon  intention 
n'est  pas  d'en  prendre  la  défense  ;  mais,  casuistique  à 
part,  j'ose  dire  que  les  pouvoirs  qui  les  ont  proscrits,  rois 
et  pontifes,  ont  été  injustes.   • 

L'Église  n'ayant  pas  de  morale,  ni  pour  les  personnes, 
ni  pour  les  biens,  ni  pour  les  rapports  politiques,  ni 
pour  le  travail,  ni  pour  l'éducation,  ni  pour  les  idées, 
je  l'ai  prouvé-,  ne  pouvant  pas,  en  vertu  de  son  dogme, 
en  avoir  une,  je  l'ai  encore  prouvé;  et  la  civilisation 
marchant  toujours,  quoiqu'avec  lenteur,  dans  le  sens  de 
la  Justice  :  la  direction  des  consciences  allait  échapper  à 
l'Église,  incapable  de  maintenir  son  vieux  système  d'iné- 


—  345  — 

galité  et  de  hiérarchie,  incapable  de  lui  en  substituer  un 
autre,  incapable  à  plus  forte  raison  de  saisir  le  sens  du 
mouvement.  Toutes  les  relations,  dans  les  nSôindres  cir- 
constances de  la  vie,  étaient  comme  aujourd'hui  faussées; 
ce  i[u'on  avait  pris  jusque-là  pour  juste  se  trouvait  dans 
la  pratique  être  injuste,  ou  du  moins  servir  de  prétexte  et 
déraison  à  l'iniquité. 

Que  firent  les  jésuites  ? 

Partant  de  ces  principes,  enseignés  par  l'Église,  que 
Dieu,  l'absolu  par  excellence,  est  l'unique  sujet  et  auteuir 
de  la  loi  morale;  que  la  Justice  n'est  autre  chose  que  la 
déclaration  de  sa  volonté;  que  les  actions  sont  indiffé- 
rentes deleur nature, et nedeviennentsaintes ou  coupables 
que  par  leur  conformité  ou  opposition  au  dessein  de  la 
Providence,  et  conséquemment  par  Vinteniion  qui.  les 
accomplit,  les  jésuites  en  vinrent  à  prendre  cette  inten- 
tion pour  critère  du  bien  et  du  mal,  et  à  soutenir  que 
toute  action  peut  être  sanctifiée  ou  corrompue,  selon 
qu'elle  a  pour  but  de  procurer  la  gloire  de  Dieu  et  le 
triomphe  de  l'Église,  ou  qu[elle  tend  à  détruire  la  reli- 
gion. 

Tel  est  le  principe  général  des  jésuites  ;  c'est  celui  de 
toutes  les  sectes  qui,  se  constituant  sur  un  principe  et 
pour  un  but  autre  que  le  droit,  formant  une  société  dalis 
la  société,  un  état  dans  PÉtat,  font  de  leur  succès  la  loi 
suprême;  c'est  celui  des  hommes  politiques  pour  qui  ]S' 
lustice  n'est  autre  que  la  volonté  du  souverain,  Phonneur 
du  prince  et  de  la  nation  ;  c'est  celui  des  nouveaux  ca- 
suistes  qui,  à  l'exemple  de  l'Église,  faisant  de  la  Justice 
une  notion  surhumaine,  refusant  à  l'homme  toute  espède 
de  droit  et  ne  lui  reconnaissant  que  des  devoirs,  sont 
forcés,  comme  les  jésuites,  de  ramener  toute  la  morale 
soit  à  la  raison  théologique,  soit  à  la  raison  d'État,  de 
substituer  Yintention  à  la  définition,  de  négliger  la  petite 


—  346  — 

morale  poiir  la  grande  morale,  et  de  conclure  toujours, 
au  nom  de  la  religion  contre  la  Justice,  au  nom  de  Tordre 
contre  la  liberté. 

C'est  par  là  que  les  jésuiteâ,  plus  logiciens  que  leurs 
adversaires,  tant  de  Port-Royal  que  de  la  Réforme,'  en 
vinrent  à  innocenter  le  vol ,  la  paillardise,  Tassassinat, 
le  parjure 

«  De  même  que  dans  leurs  missions  ils  employaient  tous 
les  costumes^  ils  paraissent  aussi  en  justice  avec  toutes  sortes 
de  doctrines  et  d'affirmations  diverses.  Les  tribunaux  ne  savent 
comment  prendre  ois  esprits  fuyants  dans  leurs  démentis  éter- 
nels. Généralement,  ils  nient  d'abord  ;  puis,  convaincus  (ou  tor- 
turés]^ ils  avouent,  et  à  l'échafaud  ils  nient.  Forts  du  principe 
d'Ignace^  Obéissez  jusqu'au  péché  mortel  inclusivement  y  ils 
mentent  hardiment  dans  la  mort,  sûrs  d'être  justifiés  par  le 
devoir  d'obéissance.  Sur  toute  chose^  oui  et  non.  »  (Michelet, 
la  Ligue,) 

La  morale  des  jésuites  est  le  plus  beau  fleuron  de  la 
couronne  du  Christ ,  c^est  le  dernier  mot  de  la  religion. 
Les  jésuites  nous  ont  fait  ce  que  nous  sommes  :  ils  nous 
ont  appris  à  mettre  en  toute  chose  Tintention'à  la  place 
de  la  règle,  à  considérer  la  fin,  non  le  moyen,  à  sacriOer 
l'œuvre  à  la  foi,  la  vérité  à  l'absolu.  Notre  hypocrisie  a 
si.J)ién  proité  qu'aujourd'hui  nous  refusons  de  les  recon- 
naître pour  nos  initiateurs  et  nos  pères.  Le  régent  Phi- 
Uppe  d'CMéans  croyait  se  déguiser  en  se  faisant  donner 
des  coups  de  pied  dans  le  derrière  par  son  précepteur 
Dubois  :  nous  nous  déguisons  en  jetant  la  pierre  aux 
jésuites.  Que  leur  importe,  s'ils  règneot.^  Que  fait  à  Mé- 
phistophélès  de  servir  Faust,  s'il  possède  son  âme? 

On  n'a  pas  oublié  les  démêlés  des  jésuites  avec  les 
dominicains  à  propos  des  cérémonies  chinoises.  Les  domi- 
nicains accusaient  les  jésuites  de  complaisance  idolâ- 
trique  :  il  paraît  que  l'accusation  était  fondée.  A  cette 


—  347  -^ 

époque  la  conscience  des  papes,  violemment  secouée  par 
la  Réforme,  qui  criait  de  son  côté  à  Tidolâtrie,  n'avait  pas 
eu  le  temps  de  s*agderrir  par  la  direction  d'intention  : 
le  respect  de  la  sévérité  orthodoxe  coûta  à  TËglise  ses 
plus  précieuses  colonies.  Périssent  les  colonies  plutôt 
que  les  principes  !  Cela  fut  dit  à  Rome,  par  les  rigo-  ' 
ristes  de  Saint-Dominique,  longtemps  avant  qu'un  écer- 
velé  de  la  Convention  le  répétât.  Je  doute  qu'aujour- 
d'hui le  saint  Siège,  pour  ^uel^Cff  révérences  exécutées  ^ 
devant  des  porcelaines ,'  rendît  un  pareil  décret.  Or»  les 
jésuites  nous  traitent  comme  Chinois  :  qx)us  sommes 
bien  malades* 

En  résultat,  les  jésuites  ont  compris  mieux  que  personne . 
le  système  chrétien.  Ils  eurent  raison  contre  Pascal,  contre 
les  jansénistes^  les  dominicains,  les  protestants,  les  galli- 
cans, les  partisans  de  la  séparation  des  pouvoirs;  .As 
avaient  raison  contre  le  pape  Clément  XIV ,  GanganèlB. 
La  réprobation  universelle  dont  ils  n'ont  q^ sèé  depuis  trois 
siècles  d'être  l'objet  ne  prouve  qu'une  chose,  c'est  que  le 
inonde  estMevenujésuite,  touten  cessant  d'être  chrétien. 

Forcés  de  céder  à  la  nécessité  des  temps  et  au  courant 
de  l'esprit  humain,  ils  ont  louvoyé  de  leur  mieux  à/. la 
faveur  du  probabilisme,  cette  quintessence  de  toute  idée 
religieuse. 

Les  plus  savants  d'entre  eux  ou  les  plus  hardis  ont  par- 
faitement aperçu,  je  ifkn  fais  aucun  doute,  la  failBseté  du 
système  théologique,  comme  ils  ont  vu  l'ipconséquence 
de  leurs  adversaires.  Mais  corafeie  ils  n'arrivèrent  point 
jusqu'à  la  connaissance  ratidnnelle  de  la  Justice,  comm» 
ils  ne  découvraient  point  de  solution  au  problème  social, 
ils  embrassèrent  héroïquement,  sous  le  m^teau  de  la 
religion,  la  théorie  de  la  nécessité,  c'est-à-dir^  de  l'ex- 
ploitation des  masses,  pour  la  gloire  et  la  réjouissance  de 
quelques-uns. 


-^  348  — 

XXIX 

Les  sectes  dissidentes,  auxquelles'il  faut  joindre  désor- 
mais les  rares  représentants  de  1*église  gallicane,  s'agitent 
en  ce  moment  pour  recueillir  la^)]c<^ion  du  catholi- 
cisme, dont  elles  voient  approcher  la^issolution.  Mais 
comme  déjà  le  besoin  d'unité  se  fait  sentir,  elles  s'ef- 
forcent de  dissimuler  leur  incohérence  sous  le  vague  des 
.prospectus,  sauf  à  recommencer  plus  tard  la^guerre  sur 
le  dogme. 

Ainsi  il  existe  une  Alliance  chrétienne  universelle, 
dans j  lé  cénacle  de  laquelle  je  vois  figurer,  à  côté  dés 
'pasteurs  Coquerel  père,  Coquerel  fils,  Montandon  et 
Pasclioud,  MM.  Odier,  régent  de  la  Banque  de  France, 
Moijnïn-Japy,  membre  du  Corps  législatif,  A.  Duméril, 
p(%fesseur  agrégé  à  la  Faculté  de  médecine,  de  Quatre- 
Fàgës,  membre  de  l'Institut,  L.  Figuier,  docteur  ès- 
sciences,  des  s^ateurs,  des  députés,  des  professeurs, 
etc.,  etc. 

Les  principes  de  l'alliance  sont  : 

a  Amour  de  Dieu,  créateur  et  ^êrefie  tous  les  hommes  ; 
fn" Amour  de  tous  les  hommes,  créatures  immortelles  et  enfanis 
de  Dieu; 
«  Amour  de  Jésus-Christ,  fils  de  Dieu  et  sauveur  des  hommes,  > 

La  dev^e  est  prise  de  PÉpitre  auac  Corinthiens  : 

tu  Trois  choses  demeurent  :  la  Foi»  TBlpérance  et  la  Charité; 
maiS'Ia  plus  excellente  est  te  charité.  » 

L'œuvre  de  l'alliance  est  triple,  ainsi  qu'il  résulte  de  la 
composition  de  ses  trois  comités  : 

Comité  de  bienfaisance; 

Comité  des  écoles  et  du  patronage;  ^ 

Comité  pour  V exposition  et  la  propagation  des  principes  dé 
V  Alliance, 


—  349  — 

Dans  tout  cela,  pas  un  moi  de  Justice,  pas  plus  que  dans 
le  catéphisme  des  orthodoxes. 

A  qui  donc  ce  monde  prétendu  féformé,  prétendy 
savant,  prétendu  ami  des  hommes,  pense- t-il. faire  illu- 
sion au  ^-neuvième  siècle? 

La  proIession.de  foi  de  V Alliance  implique  tout  ce  qu'il 
y  a  d'essentiel  dans  la  doctrii^  catholique  :  —  d'abord, 
quant  au  dogme,  l'existence  de  ui^,  personnel  et  distinct 
de  l'univers  ;  l'intervention  de  ce  Dieu  dans.lës  affaires  de 
l'humanité;  la  Providence,  la  révélation,  les  propfléties, 
les  miracles,  la  Bible,  le  péché  originel,  la  Trinité,  l'in* 
carnation,  la  rédemption,  la  résurrection,  la  grâce,  les 
sacrements; —  quant  à  la  discipline,  Tinégalité  des  con- • 
ditions,  la  subordination  du  travailleur,  la  charité  ei^ 
guise  de  droits,  l'institution  divine  des  gouvernements, 
une  éducation  du  peuple  selon  les  maximes  prédestina- 
tiennes,  et  tôt  ou  tard,  malgré  les  semblants  de  tolérance, 
la  condamnation  de  la  pensée  libre  et  la  proscription  de 
la  presse.  ^ 

Nous  sommes  édifiés  sur  ce  dogmatisme  et  cette  dis* 
cipline;  mais  je  pui$  bien  demander  à  MM.  les  pas-  ; 
teurs  Coqueref  père  et  fils ,  Montandon  et  Martin  Pas- 
choud,  plagiaires  du  catholicisme,  ses  contrefacteurs,  de 
quel  droit  ils  se  sont  séparés  de  Rome,  et  ce  qu'ils  ont 
à  nous  offrir  de  mieux  que  Rome.  Je  puisbien  demander 
à  H.  Odier,  qui  en-  sa  qualité  de  régent  de  la  Banque  doit 
savoir  ce  que  c'est  (fi'une  balance  ;  à  M.  de  Quatre-Fages, 
à  qui  ses  longs  travaux  de  zoologiste  ont  dû  montre^ 
dans  l'organisation  des  animaux,  le  principe  de  là  division 
du  travail  et  de  la  série  équilibrée;  à  M.  Lojiis  Figuier, 
qui  n*a  pas  obtenu  son  diplôme  de  docteur  es  sciences  sans 
comprendre  la  portée  de  cet  axiome  :  Bien  ne  peut  être 
balancé  par  rien;  je  puis  bien,  dis-je,  demander  à  ces 
honorables-philanthropes  si  l'amour  de  Dieu  et  de  Jésus- 
II.  20 


—  350  — 

Christ  leur  parait  une  condition  bien  assurée  d'équilibre 
économique  et  de  stabilité  sociale;  s'il  ne  leur  semble  pas 
(ye  la  charité  a  depuis  assez  longtemps  serti  de  pré- 
texte à  Texclusion  de"  la  Justice^  et  que  le  moment  est 
venu  de  Ibnder  le  droit  public  sur  aes  bases  iJB||s  fantas* 
tiques,  et  l'éducation  du  prolétaire  sur  d'autre&^aximes? 
Que  des  prédicants  iqlriguent  dans  les  deux  hémi- 
sphères pour  la  gloire  ^e  leur  secte  et  la  conseirvation  de 
leur  prébende»  ils  ne  font  après  tout  que  leur  métier  de 
prédidfcnts  ;  mais  des  hooimes  tels  que  MM.  Odier  ^  de 
Quatre-Fages  etL.  Figuier,  devraient  savoir,  quand  la 
bancocratie  menace  les  mœurs  et  les  libertés^  quand 
^l'agiotage,  l'escroquerie,  l'infidélité,  la  concussion,  la 
Jaanqueroute,  sont  à  l'ordre  du  jour^  quand  toutes  les 
^uissance;^  du  mysticisme  conspirent  rabêtissbment  des 
"peuples^  que  le  moment  est  mal  choisi  pour  prêcher 
les  vertus  théologales  et  distribuer  leur  Catholicon* 

Un  autre  prospectus,  sans  signature  ni  date,  mais  qui 
^mane  de  la  nouvelle  église  gallicane,  a  pour  titre  : 
Restauration  de   l'Église  catholique   primitive,  atec 
\i  -iette  épigraphe  tirée  de  V  Observateur  catholique  : 

«  Le  gallicanisme  signifie  aujourd'hui  le  caffiolicisnie  débar- 
rassé de  toutes  les  inventions  ultramontaines,  de  toutes  lés 
superstitions.  » 

Qu'eiitend-oh  par  inventions  et  superstitions  ultra- 
Wêontainesf 

Est-ce  la  révélation  des  livres  juifsf  non  ;  —  la  Trinité, 
le- paradis  terrestre,  le  fruit  défendu,  le  déluge,  la  tour  de 
*  Babel  ?  non  ;  —  la  divinité  du  Christ,  la  virginité  de  Marie, 
la  rédemption,  la  transsubstantiation  If  non,  non. —  Est-ce 
la  résurrection  des  cadavres?  A  Dieu  ne  plaise.  <  Ce  dogme, 
<  dit  le  prospectus,  doit  être  aujourd'hui,  comme  au 
«  temps  de  la  primitive  Église,  mis  sur  le  premier  plan 
«  dans  les  instructions  que  les  laïques  donneront  à  d'au- 


—  351  — 

<  très  laïques.  »  Que  veulenMls  donc?  11  s*agit  de  quel* 
ques  bagatelles  comme  les  indulgences,  la  primauté  du 
saint  Siège,  surtout  la  défense  de  mettre  la  ibible  mijj^ 
les  mains  du  peuple,  défense  que  la  papauté  juge  à 
propos  de  maintenir,  et  contre  laquelle  protestent  les 
gallicans. 

Se  peut-il  rien  de  plus  idiot?  Pareilles  disputes  se  pou- 
vaient comprendre  il  y  a  dix-huit  siècles,  au  temps  de 
V Église  primitive^  alors  que  le  christianisme  n*avait  pas 
vécu,  et  que  son  idée  ne  s'était  ni  développée  d^ns  les 
faits,  ni  philosophée  dans  les  écoles.  Aujourd'hui...  Mais 
qu'enseignez-vous  donc  à  vos  séminaristes.  Monseigneur, 
qu'une  fois  devenus  vicaires  ils  oublient  si  vite  leur 
CredOy  et  que  le  monde  fourmille  de  prêtres  réfractaires^ 
appelant  comme  d'abus  du  commandement  de  leur  évêque, 
publiant  dans  les  journaux  leurs  adieux  à  Rome,  et  se 
rattachant,  assurent-ils,  à  TÉglise  primitive,  donnais  em- 
brassent avec  ardeur  la  foi  communiste,  l'espérance  résur- 
rectionniste,  la  charité  agapétique,  et  jusqu'aux  diaco- 
nisses?... 

Les  nouveaux  galli|[^ns  paraissent  jaloux  des  triomphes 
du  protestantisme  et  ne  s'en  promettent  pas  de  moindres 
du  retour  aux  libertés  gallicanes. 

Les  libertés  du  gallicanisme  !  la  tradition  des  concor- 
dats! Comme  si  le  peuple  avait  à  gagner  quelque  chose  à 
ce  que  son  curé  fût  l'homme  du  préfet  plutôt  que  l'homme 
de  l'évêque!  Comme  si  la  liberté  politique  de  l'Angleterre 
et  l'esprit  philosophique  de  l'Allemagne  étaient  des  créa- 
tions de  la  Réforme  !  Comme  si  d'ailleurs,  daift  ces  deux 
foyers  du  protestantisme ,  l'exploitation  de  l'homme  pai^ 
Thomme,  le  libertinage  des  mœurs,  l'hypocrisie  religieuse, 
le  despotisme  d'état,  laissaient  quelque  chose  à  envier  sljj^x 
nations  catholiques  ! 

Vous  parlez  d'Église  gallicane  !  Sachez-le  donc ,  il  n'y 


--  352  — 

en  a  pas  d*autre  que  celle  de  Candide  et  de  Pantagruel, 
et  elle  date  de  plus  loin  que  la  Réforme. 
.  Jet  ni*arréte  :  la  vue  de  tant  d'inepties  me  fait  monter 
le  rouge  au  front  et  suffoquer  de  colère.  Bossuet  a  écrit  les 
Variations  des  églises  protestantes,  et  le  protestantisme 
n*y  a  répondu  qu*en  récriminant.  Or,  qui  dit  variation  en 
matière  de  foi,  dit  impuissance  et  jonglerie.  Sommes-nous 
destinés  à  fournir  un  nouvel  exemple  des  mystifications 
réformées?  Que  je  meure,  plutôt  que  d*ètre  témoin  de 
cette  ignominie.  Charlatans,  qui  parlez  de  faire  lire  la 
Bible  au  peuple,  commencez  donc  vous-mêmes  par  ap- 
prendre à  lire  dans  ses  textes  originaux  avant  de  la  falsi- 
fier, comme  vous  faites  tous,  en  langue  vulgaire;  com- 
mencez, vous  dis-je,  par  approfondir  ce  chef-d'œuvre 
du  machiavélisme  hébraïque,  devenu  plus  tard,  entre  les 
mains  chrétiennes,  un  chef-d'œuvre  de  platitude,  et  vous 
aurez  le  droit  après  cela  de  nous  parler  de  la  Bible. 

XXX 

Au  surplus,  il  est  juste  de  le  reconnaître ,  ces  zélateurs 
de  la  simplicité  apostolique  sont  encore  moins  à  blâmer 
qu'à  plaindre  ;  la  raison  parle  à  leur  conscience,  et  le 
premier  mouvement  de  toute  âme  religieuse  qui  s'éveille 
à  la  vérité  est  d'accorder  sa  raison  avec  sa  religion.  Après 
tout,  l'homme  de  foi  qui,  comme  les  Bautain,  les  Lacor- 
daire,  les  Félix,  les  Ravignan,  fait  un  pas  vers  la  science, 
prouve  déjà  son  bon  désir  ;  à  peine  si  on  peut  lui  imputer 
le  trouble  dont  il  est  à  la  fois  la  cause  et  la  victime.  La  foi 
est  si  forte' dans  son  cœur,  qu'elle  ne  lui  laisse  pas  aper- 
cevoir l'indignité  de  ses  sophismes  :  comment  aurait-il  le 
courage  de  secouer  sa  servitude?  comment  ne  verrait-il 
pas  ayechoçreui*  celui  dont  l'audace  a  brisé  toute  entrave? 

Mais  que  dire  de  celui  qui ,  faisant  profession  de  libre 
pensée,  rétrograde  des  données  de  l'expérience  aux  rê* 


—  363  — 

veries  de  l'absolu,  tend  une  main  à  la  science  et  Taulro 
au  miracle  ? 

C'est  Descartes  qui  le  premier,  après  la  réforme  de  Ba- 
con, donne  ce  triste  exemple. 

De  quel  droit  ce  philosophe,  pénétrant  au  delà  du  phé- 
nomène, distingue-t-il  entre  la  substance  matérielle  et  la 
substance  immatérielle,  entre  l'absolu  et  l'absolu?...  De 
cette  distinction  chimérique  entre  les  corps  et  les  âmes 
est  née  la  fausse  psychologie,  où  s'est  consumée  sans  fruit 
Tune  des  belles  intelligences  du  siècle,  JoufTroy.  Quelle 
perte,  je  vous  le  demande,  si  les  Écossais  n'eussent  jamais 
trouvé  de  traducteur,  que  dis-je?  si' leur  prétendue  phi- 
losophie était  restée  dans  le  néant  !... 

De  quel  droit  ensuite  le  vénérable  Kant,  après  avoir 
révolutionné  la  métaphysique  par  sa  Critique  de  la  Raison 
pure,  s'en  vient*il,  dans  sa  Raison  pratique,  affirmer  tout 
un  monde  d'absolus,  contre-partie  du  monde  phéno- 
ménal, et  postulé  de  la  conscience  et  de  la  liberté?. 

Réintroduit  dans  la  science  par  Descartes,  Spinoza, 
Kant,  l'absolu  tend  aussitôt  à  se  poser  de  nouveau  en  re- 
ligion. 11  produit  ses  systèmes,  il  élabore  ses  dogmes,  il 
crée  une  gnose,  il  a  ses  initiés  et  ses  profanes  ;  déjà  même 
le  jeune  monstre  est  intolérant.  Gr|ce  à  lui ,  insensible- 
ment la  philosophie  se  reconnaît  dans  la  théologie,  avec 
laquelle  elle  fraterniseTelle  a  son  église,  son  orthodoxie 
et  son  hétérodoxie,  son  histoire  et  son  exégèse,  son  pro- 
babilisme,  son  éclectisme.  Comme  la  théologie,  et  plus 
que  la  théologie,  elle  se  prétend  d'accord  avec  l'expérience, 
fondée  en  science  et  rien  qu'en  science  :  sur  quoi  je  l'ar- 
rête, et  lui  fais  observer  très-humblement  qu'elle  en 
impose. 

Je  sais  qu'il  n'y  a  pas  loin  de  Platon  à  l'Évangile,  et  je 
n'entends  d'ailleurs  révoquer  en  doute  la  sincérité  religieuse 
fje  personne.  Si  l'éclectisme  a  ramené  M.  Cousin  à  la  foi, 

n  20. 


—  364  - 

tant  mieux;  je  l*en  estime  davantage,  et  pour  la  rectitude 
de  son  jugement,  et  pour  la  probité  de  son  caractère.  Qu'il 
affirme  ses  convictions,  quUl  les  manifeste,  c'est  son  droit, 
et  ce  peut  être  son  devoir  ;  je  n'y  contredis  pas.  Mais  sur 
quoi  fondé  M.  Cousin  converti  serait-il  venu  à  nous  dire 
qu'autre  chose  est  l'éclectisme  qu'il  a  rajeuni,  et  autre 
chose  le  catholicisme;  que  le  premier  est  le  produit  de  la 
raison  humaine  opérant  sur  sa  propre  phénoménalité,  et 
construisant  la  science  de  l'esprit;  l'autre  l'expression  de 
la  raison  divine,  dont  les  procédés  dépassent  l'observation 
rationnelle;  qu'ainsi  M.  Cousin,  assistant  à  la  fête  des 
écoles  et  donnant  la  main  à  l'archevêque  de  Paris ,  c'est 
la  science  profane  appuyant  de  son  témoignage  la  science 
sacrée,  l'expérience  d'accord  avec  la  transcendance ,  la  rai- 
son conduisant  l'homme  à  la  foi?  Ce  n'est  pas  delà  philo- 
sophie, ce  que  vous  faites  là,  M.  Cousin,  c^est  du  maque- 
rellage... 

J'ai  lu  avec  grand  plaisir,  et,  quoique  je  sois  loin 
d'adopter  les  conclusions  de  l'auteur,  avec  assez  de  proflt, 
V Histoire  des  langues  sémitiques^  par  M.  Renan,  de  l'Aca- 
démie des  inscriptions;  je  goûte  beaucoup  moins  ses 
Études  d^histùire  religieuse^  auxquelles  j'ai  à  faire  des 
reproches  de  plusd'ijn  genre. 

Quelle  est  d'abord  cette  prétention,  si  hautement  ex- 
primée, que  la  science  est  aristocratique,  et  que  son  su{h 
pléant  naturel  pour  le  peuple  est  la  religion?  Que  signifie 
cette  division  de  la  société  en  deux  catégories  d'intetii- 
gences,  les  intelligences  qui  savent  et  les  intelligences 
qui  croient  ?  Jusqu'ici  l'idée  de  renvoyer  la  religion  à  la 
multitude  semblait  d'un  machiavélisme  révoltant;  M.  Re- 
nan en  fait  un  principe  .de  philanthropie  : 

<(  Pour  l'immense  majorité  des  hommes,  la  religion  établie 
est  toute  la  part  faite  dans  la  vie  au  culte  de  l'idéal.  Supprimer 
ou  affaiblir  dans  les  classes  privées  des  autres  moyens  d'édu- 


^  355  — 

cation  ce  grand  et  unique  souvenir  de  doblesse^  c'est  rabaisser 
la  nature  humaine,  et  lui  enlever  le  signe  qui  la  distingue 
essentiellement  de  l'animal.  La  conscience  populaire,  dans  sa 
haute  spontanéité,  ne  s'attachant  qu'à  l'esprit,  et  ne  discernant 
point  les  scories  mêlées  à  l'or  pur,  sanctifie  le  symbole  le 
plus  parfait.  La  reli^ioQ;est  toujours  vraie  dans  la  croyance  du 
peuple... 

«La  science  n'est  p^s  faite  pour  tous;  «mais  nul  n'est  pour 
cela  exclu  de  l'idéal. 

a  L'inégalité  est  la  faute  de  la  nature Marie  (ce  sont 

MM.  de  l'Institut)  a  la  meilleure  part,  sans  que  pour  cela 
Marthe  (c'est  le  peuple)  soit  blâmée.  Tous  ont  la  grâce  suffi* 
saote  pour  faire  leur  salut  ;  tous  ne  soi^t  pas  appelés  au  même 
degré  de  perfection  et  de  béatitude.  » 

M.  Renao,  qui  a  composé  son  Histoire  des  langues  sémi^ 
tiques  pour  entrer  h  l'Acadéniie,  aurait-il  publié  ses  fitudes 
d'histoire  religieuse  pour  remercier  l'Académie?'  Com- 
ment! Vous  convenez  avec  tout  le  monde  que  la  religion 
n'a  point  été  une  invention  de  la  ruse  et  du  despotisme, 
qu'elle  est  un  produit  spontané,  légitime  de  Tâme  hu- 
maine ;  vous  admettez  même,  si  je  ne  me  trompe,  l'exis- 
tence de  Dieu  :  et  vous  osez  dire  que  la  rdigioQ  n'est  pas 
faite  pour  le  savant!  Le  savant  est  donc  un  monstre,  ni 
plus  ni  moins  que  si  vous  prétendiez  que  la  morale,  le 
travail  ou  l'amour  ne  sont  pas  faits  pour  lui.  De  deux 
choses  Tune  ;  ou  vous  croirez  et  pratiquerez  la  religion 
comme  le  plus  simple  d'entre  les  simples,  ou  vous  ex- 
pliquerez cette  grande  apparition  d'une  manière  qui  s'ap- 
plique à  tous  ;  je  vous  défie  de  sortir  de  ce  dilemme.. 

Passons  sur  le  motif  d'inégalité  naturelle  qui  fait  la 
base  du  système  de  M.  Renan,  système,  comme  Ton  voit, 
renouvelé  de  la  religion  elle-même,      ** 

L'auteur  des  Études  d'histoire  religieuse  fait  un  grand 
mérite  aux  peuples  sémites,  d'avoir  été  les  repréjsentants 
et  propagateurs  du  monothéisme.  C'est,  au  point  que 


—  366  — 

M.  Renan,  qui  se  classe  lui-même  en  dehors  de  la  tourbe 
religieuse,  pourrait  passer  pour  un  des  coryphées  de  ce 
système. 

Mais  qu*a  donc  le  monothéisme  en  soi  de  plus  intéres- 
sant que  le  polythéisme  ?  Est-ce  quecelui-ci  n'est  pas  tout 
aussi  primitif,  aussi  naturel,  aussi  moral,  je  dis  plus,  aussi 
impérieusement  donné  dans  la  spéculation  transcendan- 
tale,  que  l'autre  ?  Est-ce  que  nous  ne  les  voyons  pas,  dans 
rhistoire  de  tous  les  peuples,  se  succéder  l'un  à  Tautre, 
comme  thèse  et  antithèse,  au  gré  de  la  politique  et  des 
circonstances  ?  Au  commencement ,  chaque  cité  grecque 
avait  sa  divinité  propre,  c'est-à-dire  que  sous  des  noms 
divers  Dieu  était  un  pour  tous  les  Grecs  :  c'est ,  ce  me 
semble,  la  tradition  orphique.  La  confédération  fait  ré- 
gner j^tout  le  polythéisme,  qui  disparaît  ensuite  dans 
l'unité  romaine,  transformée  en  christianisme.  Mais  à 
peine  celui-ci  est  établi ,  qu'il  se  refait  polythéisme  par 
sa  Trinité,  sa  croyance  aux  anges ,  aux  saints  >  aux  dé- 
mons, etc.  La  même  chose  s'observe  parmi  les  Sémites- 
Comment  M.  Repan,  qui  apprécie  à  sa  juste  valeur  l'uui- 
tarisme  laoderne  et  en  montre  si  bien  l'inconséquence, 
ne  voit-il  pa»  que  toute  son  argumentation  retombe 
sur  lui  ? 

//  faut  une  religion  au  peuple,  il  en  faut  une  à  tout 
prix.  Et  pourquoi  faut-il  une  religion  au  peuple?  Parce 
qu'il  faut  que  le  peuple,  qui  n'a  pas  eu  la  bonne  part,  et 
qui,  comme  Marthe,  doit  servir,  apprenne  par  la  religion 
à  être  content  de  sa  servitude!  Voilà  le  secret  de  tout  ce 
charabia  académique. 

Qui  ne  sait  que  la  distinction  prétendue  de  la  raison 
philosophique  et  de  la  raison  théologique  en  matière 
d'absolu,  par  suite  leui*  soi*disant  raccordement,  se  ré- 
duit, après  avoir  posé  le  dogme  comme  parole  révélée, 
d'abord  à  le  concevoir  commç  une  évolution  des.  concepts, 


—  3Ô7  — 

puis  à  prendre  celte  évolution  fantastique  comme  une 
démonstration  rationnelle  et  positive  de  Tabsolu,  de  cela 
même  que  le  théologien  n'admet  que  sur  la  foi  de  mi- 
racles et  d'apparitions?  C'est  le  résultat  le  pliis  clair  de 
l'histoire  de  la  philosophie,  qu'on  ferait  tout  aussi  bien 
d'appeler  philosophie  de  la  philosophie.  Elle  nous  mon- 
tre, celte  histoire  merveilleuse,  comment ,  une  fois  saisi 
par  l'absolu,  l'esprit  est  entraîné  continuellement,  sans 
pouvoir  se  retenir  ni  se  fixer  à  rien,  à  travers  les  régions 
désolées^  thohou^oua  bohoUj  du  matérialisme,  du  spiri- 
tualisme, du  mysticisme,  du  théisme,  du , panthéisme, 
de  l'idéalisme,  du  scepticisme;  comment  ensuite,  pre- 
nant ses  idéalités  transcendantales  pour  sujet  de  la  Jus- 
tice et  loi  de  sa  pratique ,  il  tombe  dans  l'adoration  de  sa 
propre  chimère,  et  parcourt,  ange  déchu,  les  cercles  ex- 
piatoires du  fétichisme,  du  sabéisme,  du  brahmanisme, 
du  magisme,  du  polythéisme,  du  messianisme,  du  para- 
clétisme,  en  sorte  que,  dans  cette  double  chaîne  de  phi- 
losophies  chimériquas  et  de  révélations  insensées,  il  n'y 
a  de  distinction  à  établir  que  celle  du  fractionnement  et 
de  l'inconséquence. 

Aussi  he  vous  étonnez  pas  que.  la  philosophie,  comme 
la  théologie,  incline  au  despotisme.  Toute  philosophie 
de  l'absolu  a  pour  résultât  inévitable  de  soumettre  la 
conscience  à  une  sorte  de  fatalisme  spéculatif  à  priori  : 
il  n'y  a  pas  un  philosophe,'  s'entendant  avec  lui-même, 
qui,  partant  de  l'absolu,  affirme  la  liberté.  Or,  qui  nie  la 
liberté  nie  la  Justice  et  affirme  la  raison  d'État  :  il  n'y  a 
pas  un  philosophe,  cachant  d'où  il  vient  et  où  il  va,  qui, 
partant  de  l'absolu,  ne  soit  contre-révolutionnaire.. • 

XXXI 

Hais  il  est  un  spectacle  plus  triste  encore,  belui  de  la 
science  se  faisant,  à  la  suite  de- la  philosophie,  la  servante 


—  358  — 

de  la  religion.  Galilée  tomba  dans  cette  faute.  Si  rénor- 
mité  de  sa  condamnation  n'avait  couvert  sa  chute,  on 
saurait  que  le  motif  qui  détermina  Tlnquisitiop  à  lui 
faire  son  procès  fut  que  Galilée,  non  content  d'ensei- 
gner le  mouvement  de  la  terrie,  prétendait  raccorder 
avec  la  Bible,  qu'il  interprétait  à  sa  manière,  pour  la 
sûreté  de  la  foi  et  la  gloire  de  TÉglise.  De  quoi  se 
mêlait  |ce  physicien?  Pourquoi,  chez  un  savant  de  pro- 
fession, ce  souci  de  la  théologie?  Quoi  de  commun 
entre  le  mouvement  des  sphères  et  la  sainte  Écriture, 
entre  la  géométrie  et  la  révélation  ?  A  coup  sûr  le  Saint- 
Office  fut  absurde  autant  qu'atroce  ;  mais  lui,*  Galilée, 
l'homme  de  la  science,  l'interprète  de  la  nature,  accou- 
rant avec  son  télescope  au  secours  des  mystères,  procla- 
mant avant  d'avoir  vu  l'infaillibilité  de  la  révélation,  et 
par  le  fait  réduisant  la  science  au  probabilisme ,  quelle 
honte! 

Combien  en  trouvez-vous  qui  aient  été  plus  sages  que 
Galilée  ? 

Est-ce  Newton ,  accusant  de  fragilité  le  système  du 
monde  démontré  par  lui-même,  et  réclamant  pour  en 
soutenir  l'équilibre  la  main  de  Dieu  ? 

Est-ce  Cuvier,  conjecturant,  disait-il,  d'après  ses  décou- 
vertes, que  l'état  actuel  du  globe  ne  date  pas  de  plus  de 
ô  à  6,000  années  ;  accordant  ainsi,  pour  la  satisfaction  de 
sa  piété,  je  le  veux  croire,  non  pour  la  sécurité  de  sa 
fortune,  sa  raison  de  savant  avec  sa  foi  de  protestant,  et 
tendant  à  l'exégèse  un  argument  qu'elle  dédaigne  au- 
jourd'hui ? 

Je  n'entends  accus^personne,  pas  même  les  morts.  La 
tendance  à  justifier  iP'mythe  religieux  par  les  données 
de  la  science  positive  est  trop  générale ,  elle  a  quelque 
chose  de  trop  séduisant,  je  dirai  même  de  trop  humain, 
pour  qu'en  la  dénonçant  avec  énergie  je  ne  fasse  pas 


—  359  — 

toute  réserve  en  faveur  ies  personnes.  La  situation  est 
sans  exemple  :  l'opinion  n'a  pas  eu  le  temps  de  se  former; 
puis,  la  calomnie  détruirait  ma  thèse.  C'est  en  vue  de 
sauver  la  morale  que  la  science  offre  à  la  foi  l'appui  de 
sa  sanction;  et  c'est  cette  intention,  honorable  dans  ses 
motifs,  mais  illusoire  dans  ses  moyens  et  funeste  dans 
ses  résultats,  que  j'accuse.  Ici,  le  but  cherché  est  le  même 
pour  tous,  c'est  la  Justice;  nous  ne  différons  que  par  le 
principe  :  j'espère  que,  rendant  justice  à  la  loyauté  de  mes 
adversaires ,  on  voudra  bien  rendre  aussi  justice  à  la 
mienne.  • 

Qui  oblige  M.  Flourens  à  soutenir,  comme  une  vérité 
d'anthropologie,  l'histoire  du  couple  adamique  et  la  des- 
cendance de  toutes  les  races  humaines  de  ce  couple? 
Quand  cette  généalogie  serait  aussi  bien  établie  qu'elle 
est  loin  de  l'être,  il  en  résulterait  seulement  que  les  ré- 
dacteurs du  Pentateuque  et  des  Paralipomènes  ont  su  le 
fait  avant  noHs  :  elle  ne  prouverait  rien  ni  pour  la  révé- 
lation moîsiaque  ni  pour  celle  du  Christ,  choses  qui  ne 
peuvent  être  attestées  que  par  la  raison  tlftologique,  et 
n'ont  rien  de  commun  avec  la  science. 

Qui  force  M.  Leverrier,  l'inventeur  de  Neptune,  un 
homme  qui  doit  sa  gloire  à  la  certitude  mathématique, 
qui  le  force,  dis-je,  de  recommander  aux  professeurs 
de  l'école  polytechnique  de  se  montrer  sobres,  dans 
leurs  cours,  de  considérations  sur  la  certitude,  comme 
si  la  science  n'était  elle-même  qu'un  probabîlisme, 
comme  si  les  vérités  qu'elle  proclame  avec  une  si 
haute  assurance  faisaient  tort  aux  lueurs  vacillantes 
de  la  foi? 

Pourquoi  M.  Boudant,  professeur  de  géologie  et  mem- 
bre de  l'institut,  se  croit-il  obligé,  m  racontant  la  for- 
mation du  globe,  de  faire  une  petite  réclame  eh  faveur  de 
la  Genèse,  qu'il  n'a  pas  lue,  et  dont  il  ne  lui  appartient 


—  360  — 

pas  plus  qu*à  Galilée  de  se  faire  Tinterprète?  Je  lis  sur 
la  couverture  de  son  livre  :  Approuvé  par  Mgr  l'Arche- 
vêque de  Paris.  Que  signifie  celte  approbation?  Est-ce 
comme  savant  oa  comme  théologien  que  Tarchevêque 
approuve? 

Pourquoi  M.  Dreyss,  professeur  au  lycée  de  Versailles, 
dans  sa  Chronologie  universelle,  {oubliée  sous  la  raison 
sociale  Duruy  et  0\  adopte-t-il,  pour  toute  Thistoire 
ancienne  antérieure  à  Cyrus,  le  système  biblique?  Est-ce 
de  la  science*  qu'il  fait,  ou  de  la  théologie,  quand  ii 
parle  des  iemf^  anté-diluviens  ^  de  la  mort  d'Adam,  de 
Noé  et  de  ses  trois  fils,  et  qu'il  passe  sous  silence  les 
chronologies  égyptienne  et  chinoise? 

En  Allemagne,  le  professorat  nâène  la  société  :  il  faut 
avouer  que  chez  nous  il  ne  se  distingue  en  général  ni 
par  le  génie  ni  par  l'audace.  Royer-Collard  nous  fait 
rebrousser  vers  le  spiritualisme;  M.  Cousin  nous  jette 
dans  l'éclectisme,  JouiTroy  dans  l'écossisme,  M.  Guizot 
dans  la  doctrine;  M.  Jules  Simon  recule  jusqu'au  pla- 
tonisme, M.  Damiron  nous  plonge  dans  la  bouteille  à 
l'encre.  Est-ce  tout?  M.  Nisard  est  fervent  chrétien; 
M.  Lenormant  croit  de  toute  son  âme;  M;  Saint-Marc 
Girardin  défend  la  grâce  efficace.  Gageons  que  je  ne 
m'arrête  pas  à  oent.  Par  contre,  Broussais  est'excom- 
Biuniéy  Michelet  destitué  ;  d'autres,  que  je  pourrais  dire, 
donnent  leur  démission  et  se  taisent.  Il  ne  faut  pas  que  le 
professeur,  en  France,  parle  plus  haut  que  sa  chaire,  à 
moins  que  ce  ne  soit  pour  dire  du  bien  de  M.  Tartuffe,  et 
louer  le  gouvernement. 

Quelqu'un,  dont  on  n'a  pu  me  dire  le  nom,  a  bien  osé, 
en  pleine  Académie  de  médecine,  soutenir  la  divinité  de 
Jésus-Christ.  Qu'on  place  un  crucifix  à  l'amphithéâtre 
d'anatomie,*  cela  fera  tout  aussi  bien  qu'à  la  cour  d'assi- 
ses et  sur  le  dôme  du  Panthéon  ;  mais  je  voudrais  savoir 


—  361  — 

en  vertu  de  quelle  loi  d'Hippocrate,  de  Galien,  d^Harvcy 
ou  de  ffichat,  le  pieux  médicastre  prétend  imposer  à  l'école 
sa  cbristologie? 

Mais  voici  quelque  chose  déplus  réjouissant.  L'homéo- 
pathie est  née  d'hier;  elle  est  encore  au  berceau ,  et  déjà 
le  mysticisme  s'en  empare.  C'est  la  médecine  spiritualiste» 
disent  les  charlatans  de  la  jésuitière;  elle  est  plus  an* 
cienne  qu'Hippocrate  ;  elle  existe  depuis  le  commence* 
ment  du  monde;  elle  est  d'origine  surhumaine;  elle  fait 
partie  dç  ces  semences  précieuses  qui,  avec  la  parole, 
l'écriture,  l'industrie,  ont  été  données  à  l'homme  dès  le 
premier  jour  par  la  Sagesse  créatrice....  (Études  élémen* 
taires  d*homéopathie,'faT  le  F.  Alexis  Espanet,  in-12, 
Paris,  1856.)  N'est-ce  pas  que  l'homéopathie  arrive  à 
propos  pour  sauver  le  pneumatisme,  et  la  Bible,  et  la 
gnose,  tout  en  nous  guérissant  de  la  fièvre  et  du  choléra? 

XXXIl 

Après  les  sciences  naturelles,  voici  les  sciences  morales, 
politique,  jurisprudence,  littérature,  art.  Partout,  tou- 
jours, la  suzeraineté  de  Tabsolu;  partout,  toujours,  pour 
gage  de  véracité,  de  probité,  de  dignité  du  génie,  Thypo- 
crisie  de  la  foi.  Le  probabilisme  a  engendré  l'éclectisme, 
l'éclectisme  a  engendré  le  doctrinarisme,  le  doctrinarisme 
a  «engendré  le  romantisme.  La  réaction  est  au  complet, 
organisée  dans  toutes  les  facultés  de  l'être  social  et  gar- 
dant toutes  les  issues.  Elle  dit  à  la  Liberté,  à  la  Justice, 
au  Travail,  à  la  Science,  à  la  Poésie,  à  THistoire,  à  l'Al- 
gèbre :  Montrez  votre  certificat  d'orthodoxie,  sinon  on 
ne  passe  pas  ! 
Pourquoi  la  Constitution  de  184B  s'est-elle  placée  sous 
^  l'invocation  de  l'Être  suprême,  tandis  que  celle  de  1830, 
fidèle  à  l'esprit  de  89,  n'en  a  pas  voulu?  Allez  au  fond, 
et  vous  reconnaîtrez,  à  votre  grande  surprise,  que  les 

11  21 


—  se2  — 

honorables  constituant»  n'avaient  foi  ni  à  rhumaliHé,  ni 
à  la  liberté,  ni  à  la  Justice,  et  que  c'est  pour  cela  (|u'ik 
crurent  devoir  placer  leur  œuvre  sous  la  garde  du  Très- 
Haut. 

Pourquoi  le  citojyen  Mazzini  a-t-il  dioisi  pour  devise  ce 
mystérieux  binôme  :  Dio  e  popolo^  Dieu  el  peuple,  ap- 
propriant à  sa  démagogie  le  système  mi«parti  de  catho- 
licisme et  de  libéralisme  de  Gioberti?  C'est  que  le  citoyen 
Mazzini  croit  aussi  peu  à  la  vertu  humaine,  seule  base 
possible  de  la  république,  que  nos  constituants. 

Pourquoi  M.  Guizot,  qui  a  écrit  quelque  part,  dans  son 
Histoire  de  la  CimlisaHon^  ces  propres  paroles  :  c  II 
<  est  évident  que  la  morale  e?[iste  indépendamment  des 
«  idées  religieuses,  »  s'occupe-t-il  avec  tant  de  ferveur 
de  la  réunion  des  églises,  après  avoir  accompli,  dit-on, 
la  fusion  des  dynasties?  0  vous  dont  le  dédain  tombe  de 
si  haut  sur  les  injures  de  la  critique,  que  vous  feriez  bien, 
pour  votre  honneur  et  noire  édification ,  de  nous  dire 
enfin  quelle  est  votre  foi,  de  celle  de  Rome  ou  de  celle 
de  Genève;  votre  prince,  du  légitime  ou  du  quasi-légi- 
time; votre  politique,  de  la  Révolution  ou  de  la  contre- 
révolution  ;  votre  morale,  de  la  grande  ou  de  la  petite!... 

Pourquoi  M.  de  Tocqueville,  dans  son  dernier  ouvrage 
sur  V Ancien  régime  et  la  Révolution,  préconise-t-il  à  son 
tour  raccord  de  Taristôcratie  et  de  la  démocratie,  du  ca- 
tholicisme et  de  la  liberté?  C'est  que  M.  de  Tocqueville, 
de  même  que  M.  Guizot,  excellent  chrétien,  est,  en  ma- 
tière de  liberté  et  d'égalité,  parfaitement  incrédule. 

Pourquoi  M.  Troplong  allribue-t-il  au  christianisme 
la  supériorité  morale  des  législations  modernes  sur  les 
législations  anciennes,  quand  il  est  prouvé  par  l'histoire 
que  cette  supériorité  est  l'effet  de  la  perfectibilité  hu-  ' 
maine,  dont  le  christianisme  ne  fut  tout  entier  que  la 
légende?  C'est  que  M.  Troplong,  fort  habile  à  tirer  les 


^  m  - 

coBséqiieiicea  d'une  fotmttte  juridique,  mais  ioeapahle 
de  déeouvrif  en  sa  profire  oonseieiM^  la  source  de  la 
Justice,  nie  en  canséquenee  la  perfeelibîU|é. 

Pourquoi  mon  savant  et  hoi^nrable  compatriele  M«  Oih 
dot,  professeur  de  droit  à  la  Faculté  ^  Paria,  d*aeeôrd 
avec  M.  Jules  $iroon  et  une  foule  d'autres,  faiwil  du 
droit  une  dérivation  du  devoir,  dent  il  place  le  principe 
dans  ridée  de  Dieu  ?  C'est  que  la  raison  de  M.  Oudot,  de 
même  que  celle  de  M.  Jules  Simon,  ne  peut  pas  s'abstraire 
de  cette  idée  fixe  de  la  Divinitéi 

Quand  )e  parle  de  Dieu,  je  ne  puis  m'empèeher  de 
penser  au  diable.  Qui  diable  donc  avait  rais  en  tète  à  ce 
brave  Eugène  Sue  de  conseiller  à  la  démocratie  française^ 
fille  aînée  de  la  Révolution,  de  quitter  le  eatbolietsBie 
pour  se  faire  unitaire?,,.  D'autres,  sfussi  heureusement 
avisés  que  Sue,  proposent  le  protestantisme.  Déjà  M.  Louis 
Blanc,  héritier  de  l'éloquence  et  des  idées  de  Robes- 
pierre, avait  indiqué  te  mouvement  religieux  du  là*  et 
du  I6«  siècle  comme  le  point  de  départ  de  la  Révolution. 
Fiez-vous  donc  aux  historiographes !«••' Quoi!  nous  au- 
rions repoussé  au  16*  siècle  la  réforme,  au  17«  le  jansé- 
nisme, au  18*  les  Jésuites,  pour  devenir  au  19*  disciples  de 
Channing  !  Après  trois  cents  ans  d'ironie,  nous  renierions 
la  foi  de  Rabelais,  de  Molière,  de  Voltaire,  de  Diderot, 
de  Danton,  la  vieille,  ^inexpugnable  foi  gauloise!  Et  pour- 
quoi, grand  Dieu  ?  pour  une  logomachie  américaine  ! 

Certes,  il  n*est  pas  de  journal  que  j'estime  plus,  pour 
l'habileté  de  sa  rédaction,  que  les  Débats^  et  qui  sache 
mieux  se  tenir  dans  les  temps  mauvais.  Mais  ce  doyen  de 
la  modération  bourgeoise  n'est-il  pas  d'un  degré  au- 
dessous  de  MM.  Eugène  Sue  et  Louis  Blanc,  quand  il  se 
déclare,  avec  tant  de  vivacité,  pour  l'école  spirituaiisie 
contre  TÉglise  ;  quand  il  prétend  que  cette  école  a  sauvé 
la  France  du  matérialisme;  quand  il  se  dit  plus  ami  de 


VÉvangite  cpie  le  pape,  et  qu'il  met  au  rang  des  défenseurs 
de  la  liberté  les  apAtres,  les  évangélistes,  Jésus-Christ  ; 
quand  enfin  il  défend  contre  les  ultramontains  les  galli- 
cansî  Mieux  que  persorfne,  cependant,  le  Journal  des 
Débats  doit  savoir  que  tous  ces  mots  de  matérialisme 
et  spiritualisme,  théisme  et  athéisme,  religion  et  non* 
religion,  hors  de  la  métaphysique,  n'ont  plus  de  sens. 

Je  ne  parle  pas  du  Siècle^  qui  a  repris  avec  un  certain 
succès  de  boutique  la  petite  guerre  que  le  Constitutionnel 
faisait  autrefois  aux  jésuites.  Le  Constitutionnel^  en  pas« 
sant  à  la  contre-révolution,  est  devenu  logique;  le  Siècle 
plaidant  à  la  fois  pour  la  démocratie  et  TÉvangile,  affir- 
mant ex  (xquo  la  liberté  et  la  religion,  le  travail  et  la 
charité,  Saint-Simon  et  le  Christ,  déblatérant  au  nom 
de  Dieu  contre  les  (Prophéties  et  les  miracles,  est  à  la  hau- 
teur de  sa  clientèle. 

Pourquoi  M.  Henri  Martin,  pour  ne  citer  que  ce  seul 
exemple  parmi  nos  historiens  providentialistes,  présente- 
t-il  Jeanne  d*Arc  comme  une  envoyée  diT  ciel ,  revêtue 
de  la  mission  spéciale  de  délivrer  la  France  des  mains 
des  Anglais,  quand  il  résulte  de  son  propre  récit  que 
cette  jeune  enthousiaste  ne  fut  que  Texpression  de  la 
pensée  universelle,  aussi  simple  que  féconde,  qui  consis- 
tait, en  1429  comme  en  1793,  à  soulever  le  peuple  et  à 
le  jeter  en  masse  sur  l'ennemi?  C'est,  il  faut  bien  le  dire, 
que  M.  Henri  Martin  en  est  encore  à  placer  les  causes  de 
l'histoire  hors  de  l'histoire  même,  ce  qui  signifie  que  s'il 
la  raconte  bien  il  ne  la  comprend  pas. 

Pourquoi  le  conseil  de  l'instruction  publique  fait-il  ex- 
purger Voltairelf  Pourquoi  proscrit-on  Diderot? 

Pourquoi  l'Académie  française  ne  propose-t-elle  jamais 
pour  le  grand  prix  de  30,000  fr.  que  des  œuvres  évan- 
géliques,  d'une  piété  et  d'une  orthodoxie  irréprochables? 
Pourquoi  les  œuvres  qu'elle  couronne,  fidèles  à  ce  qu'on 


—  365  — 

nomme  les  bonnes  doctrines,  c*est  la  condition  obligatoire, 
sont-elles  en  général  si  ennuyeuses,  si  vides,  si  nulles? 

Pourquoi  feu  M.  le  ministre  de  Tinstruction  publique 
Fortoul  adressait-il  à  un  professeur  son  subordonné  cet 
étrange  rpproche  :  Vous  n'êtes  pas  chrétien  dans  vos 
cours!  ce  qui  lui  attirait  cette  réplique  :  Monsieur  le 
ministre ,  je  ne  suis  ni  chrétien  ni  anlichrétien ,  je  fais 
de  la  science ?••• 

C'est,  je  le  répète,  qu'en  fait  de  morale,  le  monde  en 
est  resté  au  probabilisme  et  aux  jésuites.  Dieu  est  le 
grand  Pe%t'être  sur  lequel,  en  dépit  de  notre  libertinage, 
ou  plutôt  en  châtiment  de  notre  libertinage,  nous  con- 
tinuons de  fonder  notre  police;  car,  vraiment,  j'aurais 
honte  de  dire  notre  Justice.  Il  nous  faut,  tant  nous  nous  . 
sentons  indignes,  un  sujet  du  bien,  du  beau,  du  juste,  du 
vrai,  autre  que  nous-mêmes;  un  sujet  de  la  foi  conjugale 
autre  que  l'époux  et  l'épouse;  un  sujet  de  la  famille 
autre  que  les  parents  et  les  enfants  ;  un  sujet  de  l'État 
autre  que  le  citoyen  et  le  travailleur.  Et  comme  il  faudra 
tôt  ou  tard  réaliser  ce  sujet  hyperphysique,  lui  trouver 
une  expression  vivante,  un  organe,  un  héraut,  o|i  nous 
verra,  dévots  de  l'absolu,  aboutir  à  l'absolutisme  pon- 
tifical, impérial,  dictatorial,  saint-simonien.  Le  sujet 
mystique,  antérieur,  supérieur,  extérieur  et  entremetteur 
de  notre  droit  et  de  notre  devoir  deviendra  Innocent  III, 
Charlemagne,  Robespierre  ou  Enfantin. 

Accourez  maintenant,  pour  donner  à  ces  conceptions 
sublimes  les  embellissements  de  votre  art,  poètes,  sta- 
tuaires, musiciens,  décorateurs!  Qui  aurait  le  courage  de 
vous  accuser,  enfants  perdus  de  la  fantaisie  et  du  caprice, 
incapables  de  ne  parler  qu'après  avoir  réfléchi  ;  enthou- 
siastes dont  le  lyrisme  se  sent  d'autant  plus  à  l'aise  qu'il 
respecte  moins  la  raison  et  la  mesure  ;  pour  qui  la  Justice 
signifie  bénédiction,  la  morale  plaisir,  le  travail  largesse, 


-.  366  — 

et  qti!  trouves  le  peuple  toujours  dssez  riche  et  la  cité 
assez  libre  quand  le  prince  est  magnifique  {... 

J'en  aurais  long,  si  je  voulais  tout  dire;  des  exemples 
sufilisent  pour  montrer  aux  moins  clairvoyants  à  que! 
abaissement  cette  fureur  de  piétisme  promet  de  nous  faire 
descendre.  C'est  (a  mort  du  génie  français.  La  franche 
étude  découragée,  la  vraie  vérité  proscrite,  c'est  à  qui  se 
fera,  avec  le  plus  d'impudence,  corrupteur  de  la  raison 
publique  ;  à  qui  mentira  le  plus  lâchement  à  sa  science  et 
à  sa  conscience,  falsifiant  les  faits,  dénaturant  la  langue 
et  travestissant  l'histoire^ 

Pour  le  progrès  de  l'ceuvre,  l'hypomsie  des  vivants  ne 
suffisant  pas,  on  eonversionne  les  agonisants,  on  exhume 
les  trépassés.  Lamennais  a  fini  dans  l'impénitçnce,  ce  n'a 
pas  été  sans  peine;  mais  le  corps  d'Arago  a  passé  par  l'é- 
glise, Béranger  a  reçu  son  pardon  :  eu  faut^il  davantage 
pour  dire  qu'ils  se  sont  réconciliés?  Les  journaux  ont 
parlé  des  morts  édifiantes  di|  maréchal  Saint-Arnaud  et 
du  comte  Raousset-Boulbon,  l'aventurier  de  la  Souora. 
Henri  Heine,  grimaçant  contre  ^Éternel,  a  fini  par  des 
compliments  à  1  Église  et  au^  jésuites.  On  en  promet 
d'autres.  M.  Nicolas  cite  des  documents  posthumes  des- 
quels il  résulte  que  Cabanis,  Broussais,  Jouffroy,  Hégé- 
s^ppe  Bloreaii,  sont  mortfi  ep  confessant  la  foi  du  Seigneur. 
Car  ce  n'est  pas  assez  de  damner  l'incrédule,  il  faut,  pour 
la  gloire  de  l'Église,  que  l'incrédulité  ne  se  soutienne  pas. 
Damnés  et  confondu^  dès  cette  vie)  c'est  ainsi  qu'elle 
nous  veut,  comme  ces  assassins  qui  disent  a  leur  victime  : 
Atqure,  ^t  puis»  Meurs  ! 

XXXIII 

Le  cpmble  de  l'aberration  a  été  d'avoir  rendu  la  Révo- 
lution complice  de  ce  système  de  mensonge,  en  faisant 
d'elle  un  prpduity  quedis-jeUe  complément  de  la  révéla** 


—  367  — 

tion  chrétienne.  L'histoire  est  assez  curieuse  pour  que 
nous  en  touchions  quelques  mots. 

Le  caractère  commun  de  l'époque  des  Césars  et  de  la 
fin  du  dix-huitième  siècle  est  le  mouvement  d'émancipa* 
tion  populaire  :  il  n'en  a  pas  fallu  davantage  aux  partisans 
mystiques  de  la  Révolution  pour  en  rattacher  les  origines 
à  la  mission  de  Jésus-Christ.  L'ancienne  monarchie,  qui 
fit  tant  contre  la  papauté,  qui  pendant  soixante-dix  ans 
Tenterra  dans  Avignon,  avait  tenu  à  se  dire  très-ehré^ 
tienne.  Dès  1789,  la  nouvelle  démocratie,,  plagiaire  de  la 
royauté,  n'imagine  aussi  rien  de  mieux  que  de  se  récla- 
mer du  réformateur  de  Nazareth.  L'idée  une  fois  éclose, 
on  ne  pouvait  s'arrêter  en  si  beau  chemin.  Une  secte  de 
conciliateurs  se  forma  pour  accorder  l'Évangile  et  la 
déclaration  des  droits,  interpréter  le  dogme,  arranger 
l'histoire,  expliquer  la  Providence,  créer,  enfin,  au  point 
de  vue  de  la  Révolution  démocratique  et  sociale  et  au 
détriment  de  l'Église,  tout  un  système  d'exégèse  et  de 
probabilisme. 

Ces  rêveurs  de  nouvelle  espèce  ne  doutent  pas  entre 
eux  qu'ils  ne  possèdent  la  vraie  foi.  Comme  il  n'est  pas 
donné  à  l'homme  d'imaginer  quoi  que  ce  soit  de  complè- 
tement fou,  de  rien  accomplir  d'absolument  inutile,  on 
peut  dire  qu'ils  ont  porté  le  dernier  coup  au  christianisme 
en  le  faisant  synonyme  de  Révolution. 

Encore  si  ces  deux  mots  :  Révélation  et  Révolution^ 
étaient  en  corrélation  dialectique;  si  le  Droit  divin  et  le 
Droit  humain  formaient  entre  eux  ce  qu'on  appelle  une 
antinomie,  ils  pourraient  se  construire  dans  une  synthèse 
supérieure,  comme  le  travail  et  le  capital,  la  propriété 
et  l'État,  ou  toute  autre  dualité  sociale.  La  conciliation 
des  deux  termes  ayant  quelque  chose  de  rationnel,  on 
pourrait  soutenir  qu'aucun  ne  doit  être  éliminé,  et  l'es- 
pérance des  néo-chrétiens  serait  rationnelle. 


—  368  — 

Mais  il  n'en  est  rien.  La  Justice  révolutionnaire  et  la 
Justice  théologale  ne  sont  pas  deux  puissances  qui  s'équi* 
librent;  elles  sont  Tune  à  Tautre  ce  que  Tidée  positive 
est  à  l'allégorie,  la  science  au  mythe,  la  réalité  au  rêve, 
le  corps  à  l'ombre.  Je  ne  dis  pas  précisément  qu'elles 
s'excluent,  puisqu'au  contraire,  comme  je  l'ai  plus  d'une 
fois  expliqué  dans  ces  études,  l'une  apparaît  dans  l'histoire 
comme  le  signe  ou  symbole  dont  l'autre  est  l'accomplis- 
sement ;  je  dis  que,  la  vérité  connue,  il  n'y  a  plus  lieu 
de  s'occuper  de  l'allégorie,  et  que  celle-ci  doit  être  écartée, 
ainsi  que  les  chrétiens  le  disent  de  l'ancienne  loi  dans 
leurs  cantiques  : 

La  vérité  succède  à  Tombre» 
La  loi  de  crainte  se  détruit  ; 
La  clarté  chasse  la  nuit  sombre, 
Et  la  loi  de  grâce  nous  luit. 

Et  certes  ce  n'est  pas  vous.  Monseigneur,  qui  admet- 
trez, avec  ces  ressuscites  de  la  primitive  Église,  que  les 
dix-huit  siècles  déjà  écoulés  du  christianisme  ne  sont 
qu'une  préparation  au  christianisme  véritable,  à  un  chris- 
tianisme philosophique,  socialiste,  anarchique,  fait  à 
l'image  de  la  Révolution  ; 

Que  ce  prétendu  christianisme  social  aurait  commencé 
de  poindre  vers  l'époque  de  Roger  Racon ,  à  l'établisse- 
ment des  communes,  dirigé  précisément  contre  la  féoda- 
lité papale  ;  qu*il  aurait  en  pour  précurseurs  Paracelse, 
Télésio,  Jordano  Rruno,  Gampanella,  Ramus,  Fr.  Bacon; 
pour  pères  et  représentants,  Copernic,  Kepler,  Galilée, 
Newton,  Lessing,  Kant,  Hegel,  avec  Strauss  et  Feuerbach; 
de  même  que  le  premier  christianisme  aurait  eu  pour 
ancêtres  non  pas  seulement  les  patriarches,  les  prophètes 
et  les  pontifes  de  l'ancien  Testament,  mais  aussi  Soçrate, 
Platon,  Zenon,  Cicéron,  Térence,  Sénèque,  Apollonius  do 
Thyane,  Simon  Ip  mage,  Épictète,  auxquels  il  faut  joindre 


-  369  — 

encore  les  Kabbalistes,  les  Hellénistes,  les  Gnostiques, 
tous  ceux  que  l'Église  a  successivement  traités  d*ido- 
lâtres»  d'hérétiques  et  d*athées. 

Vous  n'admettrez  pas  que  Thialoire  de  la  philosophie, 
des  sciences  et  des  États  ne  fasse  avec  celle  du  christia- 
nisme qu'un  seul  et  même  système,  aboutissant  aux  affir- 
mations de  1789, 1793  et  1848,  ce  qui  serait  précisément 
abjurer  le  Christ  et  condamner  la  religion ,  pour  vous 
jeter  dans  la  théorie  humaine  et  révolutionnaire  de  Tim* 
manence; 

Que,  d'après  cette  nouvelle  façon  de  comprendre  le 
christianisme  et  d'interpréter  TËvangile,  la  théocratie, 
fondée  au  dixième  siècle,  ait  été  une  déviation  du  vrai 
christianisme,  déviation  arrêtée,  il  est  vrai,  dans  les  vues 
de  la  Providence,  mais  qui  n'en  aurait  pas  moins  été  une 
défaillance  de  la  foi  et  une  éclipse  de  l'Évangile; 

Qu'ainsi  la  Rome  chrétienne  aurait  été,  depuis  Charle- 
magne  jusqu'à  la  Révolution  française,  aussi  bien  que  la 
Rome  païenne,  la  prostituée  de  Babylone,  et  le  pape  un 
antichrist; 

Que,  dans  le  plan  du  fondateur,  l'institution  évangé- 
lique  devait  avoir  d'abord  un  efl'et  contraire  à  son  effet 
propre,  lequel  ne  devait  se  produire  qu'après  dix-huit 
siècles  révolus,  par  le  massacre  des  prêtres  et  le  culte  de 
la  Raison  ;  que  pendant  ces  dix-huit  siècles  le  christia- 
nisme aurait  dérobé  aux  Pères,  aux  Docteurs,  aux  Con- 
ciles, à  toute  l'Église,  le  secret  de  sa  marche,  pour  se  ré- 
véler enfin  dans  le  sans-culottisme,  le  babouvisme,  le 
cabétisme  ; 

Que  les  Origène,  les  Augustin,  les  Thomas,  les  Bossuet, 
tant  de  théologiens  du  plus  profond  génie,  n'y  ont  rien 
compris,  et  que  le  secret  de  l'orthodoxie  était  réservé  à 
d'humbles  laïques,  à  de  pieux  philosophes  de  notre  siècle, 
tels  que  MM.  lluct,  Bjrdas-Demouliii,  Arnaud  (du  Yar), 
II.  21. 


—  370  — 

Fr,  llorin  i  OU,  Bucbex,  et  autres  personnages  dont  le 
savoir  égale  Thonorabilité,  et  qui  méritent  que  nous  sé- 
parions profondément  leurs  théories  de  leurs  personnes. 

Non,  dis-je»  vous  n'admettre?  pas,  en  dépit  des  conces- 
sions favorables  de  MM.  les  abbés  Mitraud ,  Guitton,  L&* 
noir,  du  R.  P.  Félix  et  autres,  que  le  progrèê^  qui  n'est 
autre  que  la  justification  de  Thumanilé  par  elle»q^ôme, 
86  concilia  avec  le  péché  originel...  Raisonneur  sincère 
autant  que  prèlre  Ic^al,  vous  ne  concevrez  pas  plus  de 
socialisme  chrétien  que  de  religion  par  expérience ,  de 
foi  positive^  de  république  féodale,  d'empire  démocra- 
tique et  de  mariage  libre.  Tous  ces  mots,  direz-vous  avec 
moi,  hurlent  les  uns  contre  les  autres  ;  ils  forment  des 
accouplements  monstrueux,  propres  tout  au  plus  à  repré* 
aenler  le  pèle^^môle  d'une  transition,  mais  incapables  de 
définir  organiquement  une  période  ni  un  système. 

Mais,  MoQseigneur,  si  vous  rejetes  toute  cette  interpré- 
talioii  néo-chrétienne,  comme  injurieuse,  arbitraire, 
fausse,  tendant  à  Tapostasie  et  à  Tathéisme,  il  vous  faut 
rejeter  encore,  et  par  les  mêmes  motifs,  votre  exégèse, 
votre  probabilisme,  et  toute  prétentioi)  de  conciher  la 
raison  théologique  avec  la  raison  scientifique,  ce  qui  veut 
dire  qu'il  vous  faut  renoncer  à  rendre  votre  révélation 
seulement  intelligible,  et  votre  absolu  probable.  Je  dis 
plus  :  il  vous  faudra  reconnaître  tout  à  l'heure  que  vous 
avoK  compromis  la  morale  et  troublé  les  consciences, 
en  donnant  pour  base  à  la  Justice  une  conception  dont 
le  sujet  hypothétique  ne  peut  pas  recevoir  le  moindre 
commencement  de  preuve;  confesser  que  le  monde  a 
été  par  vous  livré  à  la  fantaisie,  à  l'hypocrisie,  à  la  ty- 
rannie de  votre  transcendance,  et  faire  amende  hono* 
rable  entre  les  bras  de  la  Révolution,  qui  seule  pc^ul 
dire  :  Ego  eum  Kia,  Veritas  et  Vita  ;  Je  suis  la  Ypic,  la 
Vérité  elr  la  Vie. 


—  371  — 


CHAPITRE  VI. 

Discipline  intellectuelle,  ou  méthode  d'élimination  de  l'Absolu 
d'après  les  principes  de  la  Révolution.  —  Constitution  de 
la  Baiscn  publique» 

XXXIV 

Aristote  â  dit  que  le  théâtre  avait  pour  objet  de  purger 
les  pasêions» 

Ce  que  nous  cherchons  en  ce  moment,  dont  i'Ëglise  et 
toute  la  philosophie  attestent  le  besoin»  est  un  moyen  de 
purger  les  idées. 

Purger  les  idées,  dans  la  sphère  des  sciences  naturelles, 
II.  Babinet  nous  Ta  dit,  c*est  étudier,  par  Tobservation 
directe,  répétée  et  soigneusement  contrôlée,  des  phéno- 
mènes, les  rapports  des  choses,  ou,  comme  ditM.  Cournot, 
la  raison  des  choses;  en  autres  termes,  c'est  éliminer  de 
la  considération  des  choses  TAbsolu. 

D'où  il  suit,  en  renversant  la  proposition,  qu'éliminer 
l'Absolu  c'est  faire  apparaître  la  raison  des  choses;  et 
comme  dans  cette  raison  des  choses  consiste  pour  nous 
la  réalité  même  des  choses,  il  en  résulte  en  dernière  ana- 
lyse qu'éliminer  l'absolu ,  c'est  donner  aux  choses  la 
réalité,  c'est,  pour  l'homme  qui  en  cherche  l'utilité,  les 
créer. 

Purger  les  idées,  dans  la  sphère  des  sciences  morales, 
ce  sera  donc,  par  analogie,  déterminer,  au  moyen  de 
l'observation  historique  et  de  l'étude  des  transactions 
sociales,  les  rapports  ou  la  raison  des  actes  humains, 
sans  y  mêler  rien  de  l'absolu  humain,  à  plus  forte  raison 
de  l'absolu  surhumain,  quelque  nom  qu'ils  prennent 
Tun  et  l'autre,  ange,  archange,  domination,  principauté, 
trône,  communauté,  église,  concile,  parlement,  ctthèdre, 


—  372  — 

personnalité,  propriété,  etc.,  jusques  et  y  compris  le  chef 
de  cette  incommensurable  hiérarchie,  Absolu  des  absolus, 
qui  est  Dieu. 

Par  cette  élimination  de  l'absolu,  nous  obtiendrons 
pour  Tordre  moral  ce  que  nous  avons  obtenu  pour  Tordre 
pliysi({ue,  c'cst-à-dirc  qu'en  faisant  apparaître  la  raison 
des  choses  humaines,  nous  en  démontrerons  par  là  même 
la  réalité,  nous  leur  donnerons  une  existence  positive  que 
sans  cela  elles  n'auraient  point. 

C'est  ainsi  qu'en  définissant  la  Justice  d'après  la  phéno- 
ménalité  historique  et  sociale,  nous  Tavons  pour  ainsi 
dire  créée.  Qu'était  la  Justice  dans  la  condition  que  la 
théologie  lui  avait  faite,  avec  Tabsolu  souverain  pour  sujet 
et  auteur?  Un  mythe  pur.  Qu'est-elle  devenue  par  leii- 
niination  de  cet  absolu?  Un  rapport  d'abord;  et  comme 
tout  rapport  suppose  une  puissance  ou  sujet  qui  le  sou- 
tient, une  réalité. 

C'est  par  le  même  procédé  d'élimination  et  de  défini- 
tion que  nous  avons  reconnu  la  réalité  du  pouvoir  social, 
et  par  suite  celle  de  Tètre  collectif  qui  le  produit.  Qu'était 
le  pouvoir  dans  l'ancienne  doctrine  théologico-politique, 
avec  Tabsolu  divin  pour  instituteur  *et  chef  ?  Un  mythe 
encore.  Qu*est-il  devenu  par  l'élimination  que  nous  avons 
faite  de  cet  absolu?  Un  rapport  de  commutation  aulre 
des  forces,  et  comme  ce  rapport  est  aussi  lui-même  une 
force,  une  réalité. 

Maintenant  il  s'agit  de  donner  à  cet  être  collectif, 
dont  nous  avons  démontré  la  puissance  et  la  réalité,  une 
intelligence,  et  c'est  à  quoi  nous  parviendrons  par  une 
dernière  élimination  de  Tabsolu,  dont  Teffet  sera  de 
créer  la  Raison  publique^  gardienne  de  toute  vérité  et  de 
toute  Justice,  centre  et  pivot  de  toute  raison  particu- 
lière, et  sans  laquelle  la  Foi  publique,  ce  bien  précieux 
que  toUl  gouvernement  se  flaltc  de  donner,  est  impossible. 


—  373  — 


XXXV 


Comment  donc  s'opère,  dans  l'ordre  des  sciences  mo- 
rales, la  purgation  des  idées?  en  autres  termes,  comment 
se  constitue  la  raison  collective  ou  raison  publique  ? 

A  quoi  je  réponds  :  J^ar  l'opposition  de  l'absolu  à 
l'absolu.  *^ 

Vous  ne  comprenez  pas?  f^  chose  n'est  cependant  pas 
difficile  :  c*est  ce  que  l'on  nomme  vulgairement  liberté 
des  opinions  ou  liberté  de  la  presse. 

Cela  n'a  rien  de  merveilleux,  n*êst-il  pas  vrai?  et  le 
mérite  n'est  pas  grand  de  l'avoir  trguvé.  Mais  regardez-y 
de  près;  voyez  ce  qui  se  passe  dans  un  pays  où  les  opi* 
nions  sont  libres,  et  elles  le  sont  encore  en  France  dans 
une  mesure  assez  large  pour  que  vous  puissiez  observer 
le  phénomène;  puis  vous  nous  en  direz,  après  réflexion, 
votre  avis. 

L*homme  est  un  absolu  libre.  J'emploie  ici  le  mot  libre 
de  la  même  manière  que  le  physicien  distinguant  le  ca- 
lorique libre  du  calorique  latent.  C'est  ainsi  que  j'ai  dit 
déjà  esprit  libre  et  esprit  lalent,  pour  distinguer  l'intel- 
ligence qui  se  connaît  et  qui  agit  dans  l'homme  de  celle 
dont  nous  reconnaissons  l'empreinte  et  qui  semble  en- 
dormie dans  la  nature. 

En  deux  mots,  l'absolu  libre  est  celui  qui  dit  moi, 
l'absolu  non  libre  celui  qui  ne  peut  pas  dire  moi. 

En  qualité  d'absolu  libre,  l'homme  tend  à  se  subor- 
donner tout  ce  qui  l'entoure,  choses  et  personnes,  les 
êtres  et  leurs  lois,  la  vérité  théorique  et  la  vérité  empi- 
rique, la  pensée  comme  l'inertie,  la  conscience  et  Ta- 
mour  comme  la  stupidité  et  l'égoïsme. 

De  là  le  caractère  de  la  raison  individuelle,  semi-abso- 
lutiste et  semi-mathématique,  en  qui  l'absolu,  ainsi  le  veut 
la  loi  même  de  Tindividualité,  tend  à  occuper  une  place 


—  374  — 

toujours  plus  grande;  à  la' différence  de  la  raison  collec- 
tive, pour  qui  Tabsolu  se  réduit  au  point  de  contact  des 
rappoHs,  tandis  que  ceux-ci,  soutenus  les  uns  .par  les 
autres,  selon  l'expression  que  m'attribue  M.  Lenoir,  sont 
à  la  fois  la  loi  et  la  réalité  sociale. 

Cette  différence  de  caractère  entre  la  raison  particu- 
lière et  la  raison  collective  deviendra  sensible  tout  à 
rheure  par  le»  faits  ;  mais  il  faut  expliquer  d'abord  com- 
ment la  seconde  naît  de  la  contradiction  de  la  première. 

Du  côté  de  la  nature,  la  tendance  de  la  raison  particu- 
lière à  l'absolutisme  ne  rencontre  ni  résistance  ni  con- 
trôle; et  l'on  pourrait  douter  que  la  science  existât, 
qu'elle  fût  même  possible,  si  la  vérité  et  la  raison  des 
choses,  unique  objet  de  la  philosophie,  n'avaient  d'inter- 
prète que  cette  raison,  ainsi  qu'on  verra  bientôt. 

Devant  Thomme  son  semblable,  absolu  comme  lui, 
l'absolulisnie  de  l'homme  s'arrèle  court;  pour  mieux 
dire,  ces  deux  absolus  s'entre-détruisent,  ne  laissant  sub- 
sister de  leurs  raisons  respectives  que  le  rapport  des  choses 
à  propos  desquelles  ils  luttent. 

Comme  le  diamant  peut  seul  entamer  le  diamant,  Vah- 
solu  libre  est  seul  capable  de  balancer  l'absolu  libre, 
de  le  neutraliser,  de  l'éliminer,  en  sorte  que,  par  le  fait 
de  leur  annulation  réciproque ,  il  ne  reste  du  débat  que 
la  réalité  objective  que  chacun  tendait  à  dénaturer  à  son 
profit,  sinon  à  faire  disparaître. 

C'est  du  choc  des  idées  que  jaillit  la  lumière^  dit  le 
proverbe.  Corrigeons  cette  métaphore  quelque  peu  mys- 
tique :  c'est  par  la  contradiction  mutuelle  que  les  esprits 
se  purgent  de  tout  alliage  ultra-phénoménal;  c'est  la 
négation  que  l'absolu  libre  fait  de  son  antagoniste  qui 
produit,  dans  les  sciences  morales,  les  idées  adéquates, 
pures  de  toute  scorie  égoïste  et  transcendantale ,  cou- 
funncs  en  un  mot  à  la  réalité  et  à  la  raison  sociale. 


—  376 

XXXVI 

Cett^  théorie,  qui  n*a  rien  ep  soi  de  subtil,  va  d^venir« 
si  j(î  pyis  ainsi  dire,,  ostensible,  palpabU,  par  les  faits 
doi^f.  ellp  peut  s^ule  donner  l'ei^plication. 

Considérons  ee  qui  se  passe  dans  la  multitude  fau<^ 
maine,  placée  sous  Tempire  de  la  raison  absolutiste,  tant 
que  la  lutte  de3  intérêts  et  la  controverse  des  opinions 
n'en  a  pas  dégagé  la  raison  sociale^ 

^n  fta  qualité  d'absolu  et  d'absolu  libre,  Thomme  non- 
seulement  conçoit  Tabsolu  dans  les  choses  et  le  nomme, 
ce  qui  d'abord  lui  suscite,  pour  l'exactitude  de  ses  con- 
naissances, de  graves  embarras  ;  il  fait  plus  :  par  l'usur- 
pation qu'il  se  croit  le  droit  de  faire  des  choses,  cet  ab- 
solu objectif  devient  sien  ;  il  se  ^as^imile,  il  s'en  rend 
solidaire,  et  prétend  le  faire  respecter  comme  lui-même 
dans  tous  les  usages  qu'il  s'en  arroge  et  les  interpréta- 
tions qu'il  lui  plait  d'en  donner.  En  sorte  que  le  monde 
de  la  nature  et  de  la  société  n'est  plus  qu'une  déduction 
du  moi  individuel,  une  appartenance  de  son  absolutisme. 

Toutes  les  constitutions  et  croyances  de  l'humanité  se 
sont  ainsi  formées  ;  à  l'heure  même  où  j'écris,  la  raison  col- 
lective n'existe  qu'en  puissance,  l'absolu  règne  partout. 

Ainsi,  en  vertu  de  son  moi  absolu,  secrètement  posé 
comme  centre  et  principe  universel,  l'homme  affirme  son 
domaine  sur  les  choses  ;  et  toutes  les  théories  des  juris- 
consultes sur  la  possession,  l'acquisition,  la  transmission 
et  l'exploitation  des  biens,  ne  sont  qu'une  déduction  de  cet 
absolutisme  propriétaire.  En  vain  la  logique  démontre 
que  cette  doctrine  est  incompatible  avec  les  données  dé 
l'ordre  social  ;  en  vain  à  son  tour  l'expérience  prouve 
qu'elle  est  une  cause  de  ruine  pour  les  nations  et  leâ  étals  : 
rien  ne  saurait  changer  une  pratique  établie  sur  le  con- 
sentement des  intérêts.  Le  concept  subsiste  ;  il  est  dans 


376  — 

toutes  les  àiqes;  toute  intelligence,  tout  intérêt,  conspire 
à  le  défendre.  La  raison  collective  est  écartée,  la  Justice 
vaincue,  la  science  économique  déclarée  impossible. 

Par  cet  exemple,  on  peut  juger  du  système.  Ce  que 
nous  appelons  tradition,  institution,  coutume,  doctrine, 
dont  nous  avons  tant  de  peine  à  nous  défaire,  n*est  tou- 
jours qu'un  arbitrage  infidèle  de  la  raison  particulière 
passé  en  règle  générale,  une  déduction  de  l'absolu.  Qu*il 
me  suffise  d'en  indiquer  les  principaux  termes. 

Capital  :  Déduction  absolutiste,,  aboutissant  à  l'usure 
légale,  cause  première,  obstinément  méconnue,  de  toutes 
les  crises  qui  ébranlent  l'économie  des  nations. 

Charité  :  Déduction  absolutiste,  donnant  lieu  à  la 
théorie  outrageuse  de  l'aumône  publique  et  du  workhaus. 

Valeur  :  Déduction  absolutiste,  niant  en  théorie  la 
commensuration  des  produits  et  services,  et  concluant 
dans  la  pratique  à  la  légitimité  de  Tagiotagc. 

ÉTAT  ou  GOUVERNEMENT  :  Déductiou  absolutistc,  abou- 
tissant d'un  côté  à  l'empire  prétorien,  de  l'autre  à  la  mo- 
narchie universelle,  finalement  à  la  raison  d'État,  trois 
choses  qui  tueraient  l'humanité,  s'il  était  possible  qu'elles 
s'établissent  définitivement. 

Sortonsi.de  l'économie  et  de  la  politique. 

Esprit-matière  :  Déduction  absolutiste,  servant  de 
justification  au  régime  des  castes  et  au  servage  féodal. 

Langage  :  Déduction  absolutiste,  conduisant  à  la  théorie 
du  Verbe,  de  la  langue  et  de  la  révélation  première,  par 
suite,  à  rinfaillibilité  de  la  raison  individuelle,  émanation 
et  image  de  la  raison  divine. 

Justice  :  Déduction  absolutiste,  qui  de  l'individu*  hu- 
main la  faisant  remonter  à  Tinfini  divin,  la  pose  comme 
commandement  du  Ciel  à  Thumanité,  d'où  se  conclut 
ensuite  la  dégradation  originelle  et  tout  le  système  des 
grâces  et  expiations  chrétiennes 


—  377  — 

Je  m*arrète.  Le  système  entier  de  la  raison  pratique  a 
été  construit  d'après  cette  déduction  léonine,  où  Tabsolu 
servant  de  principe  et  de  fin,  la  vérité  n'a  de  place  que 
dans  la  logique  même  de  l'absolu. 

Or«  ce  n'est  point  ainsi  que  procède  la  raison  collective, 
et  ses  déductions,  ses  enseignements,  sont  tout  autres. 

Opposant  l'absolu  à  l'absolu,  de  manière  à  annuler 
sur  tous  les  points  cet  élément  inintelligible,  et  ne  consi- 
dérant comme  réel  et  légitime  que  le  rapport  des  termes 
antagonistes,  elle  arrive  à  des  idées  diamétralement  in- 
verses des  conclusions  du  97101  absolu. 

Elle  nous  dit,  par  exemple,  que  la  propriété,  balancée 
par  la  propriété,  bien  que  toujours  absolue  dans  le  pro- 
priétaire, se  résout  devant  la  raison  publique  en  une  pure 
délégation  ;  le  crédit,  toujours  intéressé  chez  le  préteur,  en 
une  mutualité  sans  intérêt  ;  le  commerce,  agioteur  de  sa 
nature,  en  un  égal  échange  ;  le  gouvernement,  impératif 
par  essence,  en  une  balance  de  forces;  le  travail,  répu- 
gnant à  l'esprit,  en  exercice  de  l'esprit;  la  charité,  en 
droit;  la  concurrence,  en  solidarité;  l'unité,  en  série,  etc. 

Et  cette  conversion  n'emporte  pas,  remarquez*le  bien, 
condamnation  de  l'individualité;  elle  là  suppose.  Hommes, 
citoyens,  travailleurs,  nous  dit  cette  Raison  collective, 
vraiment  pratique  et  juridique,  restez  chacun  ce  que 
vous  êtes;  conservez,  développez  votre  personnalité;  dé- 
fendez vos  intérêts  ;  produisez  votre  pensée  ;  cultivez  cette 
raison  particulière  dont  la  tyrannique  exorbi^nce  vous 
fait  aujourd'hui  tant  de  mal  ;  discutez-vous  les  uns  les 
autres,  sauf  les  égards  que  des  êtres  intelligents  et  absolus 
se  doivent  toujours;  redressez-vous,  reprochez-vous  :  res- 
pectez seulement  les  arrêts  de  votre  raison  commune, 
dont  les  jugements  ne  peuvent  pas  être  les  vôtres,  affran- 
chie qu'elle  est  de  cet  absolu,  sans  lequel  vous  ne  seriez 
que  des  ombres. 


—  378  — 

Je  crms  inutile  d'insister  sur  cette  distinction  fonda- 
mentale de  ia  raison  individuelle  et  de  lât  raison  collec- 
tive, la  première  essentiellement  absolutiste,  la  seconde 
antipathique  à  tout  absolu.  Il  me  faudrait  repasser,  à  ce 
point  de  vue  nouveau  de  la  constitution  des  deux  raisons 
contraires,  ce  que'j'ai  dit  sur  le  droit  des  personnes,  la  dis- 
tribution du  travail  et  de  la  richesse,  l'organisation  du  gou- 
vernement. Qu'il  me  soit  permis  d'y  renvoyer  le  lecteur. 

En  résumé,  il  n'est  pas  une  vérité,  dans  l'ordre  des 
choses  naturelles,  à  plus  forte  raison  dans  l'ordre  de  la 
société,  pas  une  formule  scientifique  ou  juridique,  qui 
n'ait  été,  au  jour  de  sa  publication,  regardée  comme  un 
paradoxe.  Or,  la  cause  qui  rend  ainsi  la  vérité  et  la  Justice 
paradoxales  est  le  caractère  de  notre  raison  individuelle, 
l'absolutisme,  d^où  se  conclut  la  nécessité  d'une  raison 
supérieure,  servant  de  correctif  et  de  modèle  à  la  première. 

XXXVII 

Si  la  liberté  doit  être  comptée  pour  quelque  chose,  et 
si  néanmoins  elle  devait  recevoir  une  discipline,  con- 
venons qu'elle  ne  pouvait  en  supporter  d'autre  que  celle- 
là.  La  liberté  disciplinée  par  elle-même  :  c'est  le  fonds 
et  le  tréfonds  de  toute  notre  philosophie  révolutionnaire. 
Rien  assurément  de  plus  rationnel,  de  plus  moral  que 
cette  discipline;  mais  rien  qui  ait  eu  plus  de  peine  à  s'éta- 
blir dans  la  pratique  des  nations,  gouvernées  dès  l'origine 
par  l'autorité  et  la  foi,  c'estrà-dire  par  l'absolu. 

Le  Christ  a  dit  : 

«  Que  celui  qui  n'écoute  pas  l'Église  soit  pour  vous  comme 
païen  et  publicain.  » 

Par  ces  paroles,  Fauteur  de  l'Évangile  a  posé  le  prin- 
cipe d'autorité  en  matière  d'opinions  ;  il  a  condamné  le 
libre  examen,  la  discussion  publiqd^ ,  universelle,  réci- 
proque; il  a  pris  pour  règle  la  formule  Le  mailre  fa  dit , 


—  379  — 

et  condamné  d'avanee  la  Révolution.  S*il  eût  vécu  de  nos 
jours,  il  se  serait  prononcé'contre  la  liberté  de  la  presse. 
A  la  foi  et  à  la  charité  théologales,  à  la  maison  de  prière 
et  à  TÉglise  de  Dieu,  il  ne  fallait  pas  moins  que  cette 
sanction  du  silence,  la  dernière  et  la  plu^  absurde  inven- 
tion de  l'absolutisme. 

Et  voilà  pourquoi  l'Église  chrétienne  ne  fut  qu'un  in- 
stant démocratique;  pourquoi  nulle  Église  fondée  sur  un 
principe  de  religion  ne  saurait,  en  se  développant,  per- 
sister dans  la  démocratie.  La  libre  discussion  aboutissant 
fatalement  à  Télimination  de  tout  absolu,  il  arrivera  tou- 
jours Tune  de  ces  deiîx  choses  :  ou  bien,  si  l'élément 
religieux  est  prépondérant  dans  les  âmes,  la  raison  col- 
lective s'effacera  devant  la  raison  absolutiste,  et  le  gou*- 
vernement  de  la  société  passera  tout  entier  à  l'épiscopat; 
ou,  si  l'esprit  d'égalité  l'emporte  et  maintient  la  contro-^ 
verse,  la  raison  théologique  sera  vaincue,  et  la  société, 
après  avoir  commencé  par  la  religion,  finira  par  se  déclarer 
supérieure  à  toute  religion. 

L'hérésie  à  perpétuité  jusqu'à  extinction  de  dogme  et 
éJTuisement  de  matière  à  hérésie  :  tel  est  l'effet  inévitable 
de  la  liberté  de  discussion,  tel  le  caractère  de  la  raison 
publique,  dont  l'essence  est  de  n'affirmer  que  des  rap- 
ports. Mais  c'est  aussi  ce  que  ne  voulais  pas  le  Christ, 
prophète  et  fils  de  Dieu;  ce  qu'a  de  tout  temps  et  avec 
raison  condamné  l'Église  orthodoxe,  en  qui  réside  l'esprit 
de  Dieu  ;  ce  qui  tue  et  déshonore  les  églises  réformées, 
soumettant  hypocritement  à  la  sanction  de  leur  libre 
examen  la  parole  de  Dieu. 

Seule  la  Révolution,  après  avoir  compris  la  condi- 
tion de  la  vérité  scientifique  objective,  a  compris  quelle 
devait  être  la  condition  de  la  vérité  sociale.  Aussi  fran- 
che dans  sa  liberté  que  TÉglise  dans  son  dogme,  elle 
nous  dit  : 


—  380  — 

tt  Tous  les  Français  ont  le  droit  de  publier  leurs  opinions  en 
se  conformant  aux  lois.  —  La  censure  ne  pourra  jamais  être 
rétablie.  » 

Et  encore  : 

«  Toute  loi  doit  être  discutée  publiquement,  et  librement 
YOtée  par  l'assemblée  nationale.  » 

Et  ailleurs  : 

«L  La  procédure  secrète  est  abolie  :  les  débats  seront  publics 
en  matière  criminelle,  à  moins  que  Thonnêteté  publique  ne 
s'y  oppose. 

Ajoutons  ce  mot  fameux,  La  M  est  athée;  ce  qui  ne 
signiGe  pas  précisément  que  la  Révolution  admet  toute 
espèce  de  culte,  bien  moins  encore  qu'elle  rejette  la  con- 
ception de  Tabsolu,  mais  que  sa  raison  se  forme  par  l'cli* 
mination  de  l'absolu. 

Par  ces  déclarations,  la  Révolution  a  proclamé  Tindc- 
pendance  de  la  pensée;  elle  a  aboli,  comme  injurieuse  à 
l'homme  et  au  citoyen,  l'autorité  de  l'école  ;  elle  n'a  exigé, 
pour  les  définitions  du  législateur  pailementairement  for- 
mulées, pour  les  décrets  du  prince  légalement  renduf, 
pour  les  arrêts  des  tribunaux  solennellement  prononcés, 
qu'une  adhésion  conditionnelle  et  une  soumission  de  fait. 
Contre  les  illusions  du  piélisme,  l'arbitraire  de  l'État,  les 
entités  de  la  philosophie,  les  rélicences  et  les  hypocrisies  de 
la  science,  les  coalitions  du  privilège,  l'entraînement  îles 
partis,  les  séductions  de  l'éloquence,  la  somnolence  des 
magistrats,  et  toutes  les  fantaisies  de  l'idéal,  elle  a  suscité, 
pour  garantie  suprême  de  vérité  et  de  Justice^  quoi!  la 
guerre  civile  des  idées,  l'antagonisme  des  jugements. 

Avouons  que  jamais  philosophe,  philosophant  à  priori 
sur  les  conditions  de  Tordre  social,  ne  se  fût  avisé  de  ce 
moyen:  La  presse  libre,  l'anarchie I... 

Nos  braves  bourgeois,  amoureux  de  Tofdre  jusqu'à  la 


—  381  — 

rage,  ne  sauraient  se  figurer  quMI  y  ait  dans  le  conflit  des 
pensées  humaines  une  force  organisatrice;  ils  ne  com- 
prennent pas  que  Téquilibre  des  intérêts  et  du  budget  ait 
pour  condition  la  bataille  des  opinions.  Il  leur  faut  du 
silence ,  de  Tobéissance,  comme  anx  disciples  de  Pytha- 
gore.  Le  régime  parlementaire,  pour  lequel  ils  s'étaient 
dévoués  en  juillet  et  en  février,  finit  par  leur  donner 
de  l'inquiétude;  presque  tous  ils  ont  appelé  de  leurs 
vœux  la  paix  impériale.  Sont-ils  contents?  Non.  Cette 
race  ne  peut  ni  vivre  ni  mourir;  il  lui  faudrait  un  juste 
milieu  entre  Vêtre  et  le  non-être  l 

XXXVIIl 

Considérez  ce  qui  se  passe  en  votre  âme  :  l'opposition 
des  facultés,  leur  mutuelle  réaction,  est  le  principe  de 
son  équilibre,  disons  plus,  la  cause  du  sentiment  qu'elle 
a  de  son  existence.  Votre  vie  mentale,  de  même  que 
votre  vie  sensitive,  se  compose  d*une  suite  de  mouve- 
ments oscillatoires,  et  vous  ne  sentez  votre  moi  que  par 
\fi  jeu  des  puissances  qui  vous  constituent.  Sup^sez  un 
instant  de  repos  général^  vous  perdez,  comme  vous  dites, 
connaissance ,  vous  tombez  dans  la  rêverie.  Qu'une  fa- 
culté essaye  alors  d'usurper  le  pouvoir;  l'âme  est  troublée, 
et  l'agitation  continue  jusqu'à  ce  que  le  mouvement  régu- 
lier soit  rétabli.  C'est  la  dignité  de  Tâme  de  ne  pouvoir 
souffrir  qu'une  de  ses  puissances  subalternise  les  autres, 
de  vouloir  que  toutes  soient  au  service  de  l'ensemble; 
là  est  sa  morale,  là  sa  vertu. 

Ainsi  va  la  société.  L'opposition  des  puissances  dont 
se  compose  le  groupe  social,  cités,  corporations,  compa- 
gnies, familles,  individualités,  est  la  première  condition 
de  sa  stabilité.  Qui  dit  harmonie  ou  accord,  en  effet,  sup- 
pose nécessairement  des  termes  en  opposition.  Essayez 
une  hiérarchie,  une  prépotence  :  vous  pensiez  faire  de 


—  382  — 

Tordre,  vous  ne  faites  qao  de  rabsoluiismèw  L'&me  so- 
eiale,  en  effet,  pas  plus  que  la  vôtre,  0  spirituaHste  obstiné, 
n*est  on  prinee  suzerain,  gouvernant  des  faeuhés  sujettes  ; 
c'est  une  puissance  de  eoUectivité,  résultant  de  l'action  et 
de  la  réaction  de  facultés  opposées  ;  et  c*est  le  bien-être 
de  cette  puissance,  c'est  sa  gloire,  c'est  sa  justice,  que 
nulle  de  ses  facultés  ne  prime  les  autres,  mais  que  toutes 
agissent  au  service  de  tout,  dans  un  parfait  équilibre. 

Or  qui  rétablira  Téquilibre  troublé,  qui  prêtera  main- 
forte  à  la  Justice  sociale,  qui  exécutera  ses  arrêts,  sinon 
les  facultés  opprimées  elles-mêmes? 

Après  la  Révolution  de  1848,  lorsque  rassemblée  con- 
stituante, et  plus  tard  la  législative,  jugèrent  à  propos, 
pour  étouffer  la  Révolution,  de  restreindre  la  liberté  de 
la  presse,  ceux  qui  en  prirent  la  défense  la  revendiquèrent 
surtout  au  nom  des  droits  de  l^ homme  et  du  citoyen^  il» 
firent  valoir  KinulilHté  de  la  mesure,  le  danger  de  laisser 
le  pouvoir  sails contrôle...  Ces  considérations  avalent  leur 
valeur  ;  mais  c'était  surtout  au  nom  de  la  raison  publique, 
à  laquelle  on  allait  porter  une  mortelle  atteinte,  (|u'il» 
eussent  dû  parler.  Sans  une  controverse  libre,  iitiiver- 
selle,  ardente,  allant  même  jusqu'à  la  provocation,  point 
de  raison  publique,  point  d*esprit  public.  L'absolutisme 
reprend  son  cours  :  partout  la  couardise,  le  mensonge, 
la  défection,  l'immoralité.  Qu'en  disent  à  cette  heure  les 
prétendus  législateurs  de  Tordre?... 

Eh  !  comment  pouvaient-ils  oublier,  ces  Prud'hommes 
de  la  contre-révolution,  que  l'ordre  dans  la  rue,  doni  ils 
se  montraient  si  burlesquement  jaloux,  avait  pour  con- 
dition la  guerre  de  parole  et  de  plume?  Quand  la  Con- 
vention, dans  sa  magnifique  colère,  votait  ces  articles 
inutiles  de  la  déclaration  de  93  : 

«  Que  tout  individu  qui  usurperait  la  souveraineté  soit  i 
rinstant  mis  à  mort  par  les  hommes  libres. 


—  383  — 

«  Quand  le  gouvernement  viole  le  droit  du  peuple^  Tinsur- 
rection  est  pour  le  peuple  et  pour  chaque  partie  du  peuple  le 
plus  sacré  et  le  plus  indispensable  des  devoirs,  » 

La  Convenrion  ne  donnait-elle  pas  à  entendre  que  là 
où  Tabsolu  ne  peut  pas  être  opposé  verbalement  à  ral> 
solu,  il  est  fatal  que  l'homme  s^attaque  corporellement  à 
rhomme? 

La  Convention,  suivant  Texpression  d'un  montagnard, 
ne  juge  pas  Louis  XVI,  elle  le  tne^  :  acte  d^absolutisme, 
qui  dépassait  le  droit  de  Télimination  parlementaire.  Le 
garde  du  corps  Paris  tue  le  représentant  Le  Pelletier  ; 
réplique  de  Tabsolutisme  monarchique  à  Tabsolutisme 
affecté  par  la  Montagne.  —  Bonaparte,  au  nom  du  salut 
public,  enlève  le  Directoire;  Pichegru,  au  nom  de  la 
liberté,  conspire  contre  Bonaparte.  L'histoire  les  blâme 
aujourd'hui  touë^  deux  :  c'est  à  merveille.  Mais  recon-* 
naissez  au  moins  que  l'absolutisme  de  Tun  est  produit 
par  l'absolutisme  de  l'autre;  ce  qui  ne  fût  pas  arrivé  si 
la^voix  d'un  seul  homme  n'avait  fini  par  couvrir  la  voix" 
de  îa  république.  —  Charles  X  suspend  la  Charte  :  Paris 
renverse  Charles  X.  La  colonne  de  la  Bastille  a-t-elle  été 
élevée  à  la  gloire  de  l'insurrection?  Qu'on  relève  alors  la 
statue  de  Pichegru.  Mais  non  :  la  colonne  de  la  Bastille, 
malgré  les  termes  de  son  inscription,  est  le  monument 
de  la  liberté  de  la  presse  et  de  la  tribune.  Elle  vous  dit 
qu'Henri  V  serait  roi  de  France  si  son  aïeul,  s'effrayant 
du  vélo  des  députés»  n'eût  voulu  mettre  sa  raison  per- 
sonnelle à  la  place  de  la  raison  générale. 

Sur  la  fin  du  règne  de  Louis-Philippe,  un  ministre,  se 
prévalant  de  sa  prérogative,  ordonne  à  un  professeur 
dont  la  parole,  applaudie  par  les  uns,  blâmée  par  le» 
autres,  lui  parait  dangereuse,  de  cesser  son  enseignement. 
Aussitôt  le  public  prend  fait  et  cause  pour  le  professeur, 
moins  parce  qu'il  approuve  ses  théories  que  parce  qu'il 


—  â84  — 

soupçonne  le  pouvoir  d*entraver  la  guerre  des  idées,  et 
qu'il  regarde  là  guerre  des  Idées  comme  sa  prérogative 
à  lui,  et  sa  garantie  contre  rab.so1utisme.du  gouverne- 
ment. La  Charte  déclarant,  d*un  côté,  l'égaie  admissibilité 
de  toits  Jes  Français  aux  emplois,,  de  l'autre  la  faculté 
égale  aussi  de  publier  ses  opinions,  c'était  comme  si  elle 
eût  déclaré  qu'il  ne  pouvait  exister,  dans  aucun  cas  et 
sous  aucun  prétexte,  d'incorppirtibilité  entre  l'exercioe 
d'une  fonction  publiqflè^^ -la  manifestation  d'une  opi* 
nion.  La  royauté  seul^.i^yait  été  élevéo  au-dessus  des 
attaques,  parce  que  soa  rôle  était  précisément  de  con- 
server à  tous  9a  faculté  d'attaque;  et  si  l'on  a  pu  dire  à 
la  fin  que  l'opposition  était  dirigée  contre  la  couronne, 
ce  fut  la  faute  de  la  couronne.  ^ 

Afin  d'assurer  la  paix ,  tenir  les  énergiel^ciales  en 
lutte  perpétuelle  :  quelle  idée!  Non,  encore  une  fois, 
pareille  découverte  ne  poiivait  être  le  fruit  que  d'une 
longue  expérienoe;  la.  métaphysique  par  laquelle  débute 
toute  connaissance,  le  ^spiritualisme,  la  religion,  la  fei, 
l'Église,  l'idéal,  y  répugnent. 

XXXIX 

C'est  à  cette  méthode  de  purgation  et  d'assainissement 
des  idées,  devenue  pour  notre  nation  une.  seconde  nature, 
que  la  France  doit  deptiis  un  sièxle  ses4)rogrès  les  plus 
réels,  progrès  dont  aucun  effort  d^absoluiisme,  aucune 
récurrence  de  la  religion,  n'est  capable  de  la  faire  dé- 
choir. 

Rendons-nous  compte  de  ee  travail. 

De  même  que  dans  les  sciences  naturelles  l'absolu  est 
constamment  éliminé  par  la  critique,  qui  ne  conserve  des 
théories  que  les  phénomènes  recueillis  et  les  rapports 
calculés,  et  ne  s'arrête  que  devant  l'évidence  des  faits  et 
des  séries  ;  ' 


—  385  — 

De  inêmey  dans  les  sciences  sociales,  Tabsôla  est  écnrf  é 
par  la  contradiction  générale,  qui  ne  laisse  subsister  des 
doctrines  que  les  points  défait  et  de  droit  dûment  con- 
statés, et  qui,  n'existant  elle-même  qu^en  vue  de  la  Justice, 
est  forcée  de  s'incliner  à  son  tour  devant  la  Juâtfliie. 

La  vérité  des  rapports  et  la  Justice,  voilà  les  d^ùx  seules 
choses  que  respecte  l'universetle  controverse,  et  devant 
lesquelles  toute  ironie "^^cvanoiiit. 

Aussi,  depuis  l'école  de  Deaèartés,  la  France  n'a-t-ellc 
produit  aucun  système  de  phHtfigephie  dont  le  principe , 
les  moyens  et  l'objet  fussent  dans  l'absolu  :  l'esprit  d'op- 
position et  de  critique  qui  règne  parmi  nous  ne  le  per- 
mettait pas.  Ce  que  l'on  a  prig  pour  une  marque  de  1  in« 
fériorilé  ,de  notre  génie  est  ta  preuve  décisive  de  la 
supériorité  tlé  notre  intelligence.  t. 

De  là  cette  élimination  des  entités  métaphysiques,  per- 
sévérante,  universelle,  sans  exemple  dans  l'histoire,  qui, 
passant  de  la  France  à  l'étranger,  caractérise  notre  époque, 
et  que  j'ai  comparée  à  une  circoncision  de  l'esprit,  ou , 
suivant  l'expression  d'Âriste^/  à  une  purgâtion. 

Purgation  des  idées  religieuses  :  théisme,  panthéisme, 
athéisme  aifssi,  catholicisme^  protestantisme,  natura- 
lisme, illuminisrue,  thédphilanthropie,  messianisme,  etc.; 
tout  y  a  passé.,  La  France  ne  peut  plus  supporter  de  re- 
ligion ;  elle  detnan^  avec  instiance  qu'on  ne  lui  en  parle 
plus.  Et  puisque  les  idées  religieuses,  qui  ne  devaient,  di- 
sait-on, avoir  d'autre  but  que  de  servir  de  base  à  la 
Justice,  la  compromettent,  elle  supplie  qu'on  établisse  le 
droit,  qu'on  le  définisse  -  sans  leur  secours,  qu'on  lui 
donne  une  base  humaine  et  phénoménale,  qu'on  l'af- 
franchisse, en  un  mot,  de  toute  considération  de  t'absolu. 

Purgation  des  idées  économiques^  Qu'a  fait  la  critique 
depuis  les  phy^ocratcs,  qu'ont  fait  tous  les  socialistes , 
qu'ai-jc  fait  moi-même,  sinon  de  montrer  dans  toutes  les 

Il  22 


ealégories*  ^  bi  aciesicOf  dans  la  et^f&tatioiêf  dans  le  coin- 
roerce,  dans  le  crédit,  dans  la-fNTopriété,  dans  VîmpM» 
dans  le  patronat»  dans  la  dWisioa  industrielle,  dans  la 
ooneurrence,  dans  la  yaleiir,  la  pyéseiiGe  de  l'absolu;;  de 
protester  contre  si^  funeste  influence,  de  réclan^er  son 
élimination^  c'est-à-dire  de  ch^rdier  la  b^liinee  qui,  ne 
tenant  compte  que  des  produits  et  des  services,  de  la 
réalité  et  de  la  raison  des  valeiurs,  neutralise  les  unes  par 
les  autres  les  prétentions  de  la  personnalité,  et  nivelle 
les  fortunes?  Certaines  écoles,  je  le  sais,  n'attaquent 
l'absolutisme  régnant  que  pour  hiî  substituer  celui  de 
leur  dogme  ;  à  la  propriété  on  oppose  la  communauté,  à 
la  concurrence  anarchique  l'jp^t  entrepreneur  et  pro- 
priétaire, à  la  macération  le  plaisir,  à  l'esprit  la  chair. 
Mais  à  ces  contrefacteurs  de  l'absolu  le  public,  (\m  cherche 
le  droit,  s'oppose  en  masse  et  les  élimine  à  leur  tour  : 
dites-moi  où  sont,  à  cette  heure,  les  babouvistes,  les 
iciiriens,  les  pbalanstértens ,  où  seront  tantôt  les  enfan- 
tiniens  et  les  amants  de  la  femme  libre. 

Purgation  des  idées  politiques  :  aristocratie,  bourgeoi- 
sie, théocratie,  monarchie,  démocratie,  empire,  système, 
parlementaire,  suffrage  universel,  dualité  de  représenta* 
tion,  fédéralisme,  etc.,  il  n'est  pas  une  de  ces  idées  qui  ne 
conserve  des  partisans  ;  laquelle  s'impose  à  la  masse  du 
pays?  Ce  n'est  plus  même  la  démocratie,  à  laquelle  tout 
le  monde  avant  février  semblait  se  rallier,  et  que  le  tami- 
sage socialiste  et  ses  propres  fautes  ont  écartée  comme 
tout  le  reste,  au  moins  dans  son  expression  traditionnelle, 
officielle.  L^heure  n^est  pas  loin  où  ceux  qui  nous  ont 
accusés  avec  le  plus  de  violence  d'avoir  perdu  la  Repu* 
blique  reconnaîtront  eux-mêmes  qu'elle  était  perdue  sans 
ce  purgatif  énergique...  Partout,  dans  la  politique,  i'ab- 
solu  s^est  montré  dominant,  la  Justice  a  été  subordonnée  ; 
et  c'est  parce  que  la  Justice  fait  défaut  à  tous  les  systèmes , 


—  »7  — 

je  V6ax  dire  parce  qu'elle  n'en  tconslitue  pes  réiémeni 
prépondérant*  qu'ils  succombent  tous  l'un  après  l'autre 
sous  la  réprobation  de  la  liberté... 

Coniniencez*vous  a  coni|Hrendre  ce  que  c'est  que  l'éli* 
niinaiion  de  l'absolu,  la  purgatton  des  idées,  la  balance 
du  mol'  par  le  mot',  ce  qui  veut  dire  la  réduction  de  toutes 
les  théories  sociales,  politiques,  économiques,  religieuses, 
à  l'égalité  pure,  à  la  Justice?  Et  ne  vous  vient^il  pas  à 
l'esprit  que  l'homme  qui  aura  le  mieux  travaillé  à  cette 
grande  et  déûnitive  expurgation  pourrait  bien  être  aussi 
celui  qui  aura  le  plus  efficacement  servi  la  constitution 
sociale? 

XL 

Résumons  ce  chapitre  en  quelques  propositions  qui 
fixent  la  pensée  du  lecteur. 

La  théorie  de  la  raison  collective  repose  sur  ce  fait 
d'observation  noologique,  qu'aucune  explication  ne  sau- 
rait  détruire  : 

Lorsque  deux  ou  plusieurs  hommes  sont  appelés  à  se 
prononcer  eoniradictoirement  sur  une  question,  soit  de 
l'ordre  naturel,  soit,  et  à  plus  forte  raison,  de  l'ordre 
humain ,  il  résulte  de  l'éliminalion  qu'ils  sont  conduits 
à  faire  réciproquement  de  leur  subjectivité,  c'est-à-dire 
de  l'absolu  que  le  moi  affirme  et  qu'il  représente,  une 
manière  de  voir  commune,  qui  ne  ressemble  plus  du 
tout,  ni  pour  le  fond  ni  pour  la  forme,  à  ce  qu'aurait  été 
sans  ce  débat  leur  façon  de  penser  individuelle. 

Cette  manière  de  voir,  dans  laquelle  il  n'entre  que  des 
rapports  purs,  sans  mélange  d'élément  métaphysique  et 
absolutiste,  constitue  la  raison  collective  ou  raison  pu- 
blique. 

Il  suit  de  cette  différence  de  qualité  entre  les  deUx 
raisons  que,  si,  au  lieu  do  soumettre  la  question  à  un 


—  388  — 

débat  préalable,  les  mêmes  individus  Teussent  préjugée 
par  consentement  tacite,  en  opinant  seulement  du  bonnet, 
comme  on  dit  au  palais,  leurs  opinions,  émanées  toutes 
du  même  sentiment  d*absolutisme  qui  fait  Tessence  de 
Tindividualité,  se  seraient  trouvées  parfaitement  bomo* 
logues,  mais  qu'en  même  temps  leurs  intérêts  auraient 
été  dans  un  complet  antagonisme  :  situation  tout  à  fait 
inverse  de  celle  que  crée  la  raison  collective. 

G!est  ainsi  que  s'est  établie  dans  Torigine  la  propriété. 
£lle  est  résultée  du  consentement  des  raisons  particu* 
licres,  dont  le  faisceau,  spontanément  formé,  a  emporlé 
d*autorité  la  sanction  du  législateur.  Mais  il  appert  au- 
jourd'hui que  la  propriété,  malgré  tous  les  efforts  des 
juristes,  est  devenue  incompatible  avec  Tordre  social. 
Elle  attend  sa  transformation,  et  nous  assistons  depuis 
une  vingtaine  d'années  à  un  travail  d'expurgation  dont 
j'ai  essayé  de  marquer  le  but,  en  présentant  la  balance 
des  droits  et  devoirs  réciproques  du  locataire  et  du  pro* 
priélaire. 

Il  en  est  ainsi  de  tout  le  système  social,  conçu  d'abord, 
et  nécessairement,  du  point  de  vue  de  l'absolu. 

Donc,  élimination  de  cet  absolu,  et  constitution  de  la 
raison  collective  par  l'équation  ou  balance  réciproque 
des  pensées  individuelles,  voilà  ce  que  requiert  impérieu- 
sement le  soin  de  la  vérité  et  de  la  Justice,  ce  que  This- 
toire  montre  comme  le  principe  recteur  des  sociétés,  ce 
que  réclame  avec  un  surcroit  d'énergie  la  Révolution , 
mais  ce  que  le  Christ  et  son  Église  repoussent  en  même 
temps  de  toute  la  puissance  de  leur  foi. 

Et  pourquoi  l'autorité  religieuse,  établie  en  vue  de  la 
Justice,  se  montre-t-elle  si  hostile  à  la  ventilation  des 
idées,  sans  lesquelles  le  Verbe  divin  demeure  sans  ex- 
pression, et  la  Justice,  la  bonne  foi,'  sont  impossibles? 

C'est  que  l'absolutisme  individuel  qu'il  s*agit  d'élimi- 


—  389  — 

ncr  n^est  autre,  au  fond,  que  Tabsolu  transcendantal, 
dont  l'exorbitance  dans  la  spéculation  philosophique 
fait  toute  la. réalité  des  révélations,  de  même  que  son 
intrusion  dans  la  loi  fait  la  perte  des  mœurs  et  la  ruine 
des  États. 


CHAPITRE  VII. 

Continuation  du  même  sujet.  —  La  raison  publique  condition 

et  fondement  de  la  foi  publique. 

XLI 

Mais,  dit-on,  la  distinction  de  la  raison  particulière 
et  de  la  raison  collective  soulève  plus  de  difficultés  qu'elle 
n'en  peut  résoudre. 

Suffit-il,  d'abord,  de  crier  à  l'individualisme,  pour  en 
conclure  une  soi-disant  raison  générale,  dont  on  ne  peut 
se  faire  une  idée  que  par  une  sorte  de  castration  de  l'en- 
tendement; comme  si  la  séparation  abstraite  des  attributs, 
de  Tentendement  produisait  deux  sortes  d'intelligences? 
Suffit-il  de  réaliser  une  métaphore  pour  jeter  bas  tout  ce 
que  la  raison  des  peuples  a  créé  d'institutions,  et  arracher 
à  la  civilisation,  déjà  si  compromise,  ses  vieux,  ses  éter- 
nels fondements?  L'élimination  de  l'absolu  n'est  qu'une 
négation,  après  tout  :  c'est  le  sacrifice  de  l'intérêt  propre, 
recommandé  au  nom  de  la  charité  par  l'Évangile,  exigé, 
en  certains  cas,  par  la  Justice.  11  faut  autre  chose  pour 
faire  croire  à  la  réalité  de  la  raison  collective.  Quel  est 
l'ensemble  de  ses  idées?  ce  qui  revient  à  dire,  quel  est  le 
système  qu'au  nom  de  cette  raison  l'on  propose  d'établir 
à  la  place  de  l'ancien  ordre  de  choses? 

Allons  plus  loin.  Quand  même,  au  notp  des  idées  non* 
vclles,  le  système  des  rapports  sociaux  aurait  été  renou- 
\u  22. 


—  390  — 

vêlé  de  fond  6a  comble ,  serait-de  un  motif  d'admettre 
dans  le  corps  social,  comme  réalité  noologique  ou  psy- 
chique, une  intelligence  sui  generiSj  de  la.  même  ma- 
nière que  nous  reconnaissons  dans  Tètre  vivant,  homme 
ou  animal,  une  pensée,  un  instinct,  une  intelligence? 
Passe  pour  la  force  de  collectivité,  résultant  du  rapport 
de  coopération  et  de  commutation  des  forces  particu- 
lières; mais  une  int^]ligence  de  collectivité,  une  âme 
sociale,  le  sens  intime  y  répugne.  Où  la  loger?  Qui  rex- 
primeraîÀllons-nous  créer  un  viaariat,  un  sacerdoce,  à 
cet  autre  Logos?  Après  avoir  détruit  en  nous  cette  double 
conscience  tant  reprochée  à  la  religion,  allons-nous  la 
recréer  par  cette  raison  collective,  dont  les  prescriptions 
ont  tant  de  peiné  à  pénétrer  dans  la  raison  particulière? 
Au  lieu  d'assurer  par  cet  échafaudage  la  foi  publiq^ie,  ne 
sera-ce  pas  nous  jeter  dans  une  autre  hypocrisie  ? 

Telles  sont  les  difficultés.  Le  système  de  la  raison  pu- 
blique, sa  réalité,  son  organisme,  sa  nécessité  pour  la  ga- 
rantie de  ta  foi  publique,  c'est'^dire  sa  fin  :  voilà  ce  que 
je  vais  tâcher  d*éclaircir  le  plus  briàv^aaent  qu*il  se  pourra. 

XLIl 

I.  Système  de  la  raison  putliguet  çu  système  sQciqL 
Que  de  fois  ne  me  suis-'JQ  pas  entendu  adresser  ce 
compliment  que  la  critique  jalouse  se  hâterait,  pour  l'hon- 
neur du  siècle,  de  retirer,  si  elle  en  comprenait  la  portée: 
Vous  êtes  un  admirable  destructeur;  mais  vous  ne  con- 
struisez rien.  Vous  jetez  les  gens  à  la  rue,  et  vous  ne  leu)r 
olïrez  pas  le  moindre  abri.  Que  mettez-vous  à  la  place 
de  la  religion  7  Que  mettez-vous  à  la  place  du  gouverne- 
ment? Que  mettez-vous  à  la  place  de  la  propriété?,..  On 
me  dit  à  présent  :  Que  mettez-vous  à  la  place  de  celte 
raison  iudividu^le,  dont,  pour  le  besoin  de  votre  cause, 
vous  êtes  réduit  à  nier  la  suliisuuce? 


—  391  — 

Ri«B,  moii  bonhomme;  <sar  j'entends  ne  supprimer 
rien  de  ce  dont  j'ai  fait  si  résolument  la  critique.  Je  ne  me 
flatte  que  de  deui  choses  :  c'est,  en  premier  lieu,  de 
vous  apprendre  à  mettre  diaque  chose  à  sa  place,  après 
l'avoir  expurgée  de  l'absolu  et  balancée  avec  lés  autres 
choses;  ensuib,  de  vous  montrer  que  les  choses  que 
vous  connaissez,  et  que  vous  avez  tant  de  peur  de  perdre, 
ne  sont  pas  les  seules  qui  existent,  et  qu'il  en  est  de  plus 
considérableci  encore  dont  vous  avez  à  tenir  compte.  De 
ce  notnbre  est  la  raison  collective. 

On  demande  le  vrai  système,  le  système  naturel,  ra« 
tionnel,  légitime,  de  la  société,  puisqu'aueun  de  oeux  qui 
ont  été  essayés  ne  résiste  &  l'action  secrète  qui  le  désor- 
ganise. C'a  été  la  préoccupation  constante  des  philosophes 
socialiste»,  depuis  le  mythologique  Minos  jusqu'au  direc- 
teur des  Icariens.  Comme  on  n'avait  aucune  idée  positive 
ni  de  la  Justice,  ni  de  l'ordre  économique,  ni  de  la  dyna- 
mique sociale,  ni  des  conditions  de  la  certitude  philoso* 
phique,  on  s'est  fait  une  idée  monstrueuse  do  Tètre 
social  :  on  Ta  comparé  à  un  grand  organisme,  créé 
selon  une  formule  d'hiérarchie  qui,  antérieurement  à 
la  Justice,  constituait  sa  loi  propre  et  la  condition  même 
de  son  existence  ;  c'était  comme  un  animal  d'une  espèce 
mystérieuse,  mais  qui,  à^l'instar  de  tous  les  animaux 
connus,  devait  avoir  une  tète,  un  cœur,  des  nerfs,  des 
dents,  des  pieds,  etc.  De  cette  chimère  d'organisme,  que 
tous  se  sont  évertués  à  découvrir,  oii  déduisait  ensuite 
la  Justice,  c'est-àinlire  qu'on  faisait  sortir  la  morale  d'une 
physiologie,  ou,  comme  on  dit  aujourd'hui,  le  droit  du 
devoir,  de  sorte  que  la  Justice  se  trouvait  toujours  placée 
hors  de  la  conscience,  la  liberté  soupniise  au  fatalisme, 
et  l'humanité  déchue» 

J'ai  réfuté  d'avance  toutes  ces  imaginations,  en  expo- 
sant les  faits  et  les  principes  qui  les  écartent  à  jamais. 


—  392  — 

En  ce  qui  touche  1&  substantialilé  et  l'organisation  de 
rëlre  social,  j'ai  montré  la  première  dans  ce  surcroît  do 
puissance  effective  qui  est  propre  au  groupe,  et  qi^i  ex- 
cède la  somme  des  forces  individuelles  qui  le  composent; 
j*ai  donné  la  loi  de  la  seconde,  eh  faisant  voir  qu'elle  se 
réduit  à  une  suite  de  pondérations  des  foires,  des  services 
et  des  produits,  ce  qui  fait  du  système  social  une  équa- 
tion générale,  une  balance. 

En  tant  qu'organisme,  la  société,  l'être  moral  par  ex- 
cellence, diffère  donc  essentiellement  des  êtres  vivants, 
en  qui  la  subordination  des  organes  est  la  loi  même  de 
Texistence.  C'est  pourquoi  la  société  répugne  à  toute  idée 
d'hiérarchie,  ainsi  que  le  fait  entendre  la  formule  :  Tous 
les  hommes  &mi  égaux  en  dignité  par  la  nature,  et  doi- 
vent devenir  équivalents  de  conditions  par  le  travail  et 
la  Justice. 

Or,  telle  est  l'organisation  d'un  être,  telle  sera  sa  raison  : 
c'est  pourquoi,  tandis  que  la  raison  de  l'individu  affecte 
la  forme  d'une  genèse,  comme  on  peut  le  voir  par  toutes 
les  tliéogonies,  les  gnoses,  les  constitutions  politiques,  la 
syllogistique  ;  la  raison  collective  se  réduit,  comme  l'al- 
gèbre, par  l'élimination  de  l'absolu,  à  un  système  de  réso- 
lutions et  d'équations,  ce  qui  revient  à  dire  qu'il  n'y  a 
véritablement  pas,  pour  la  société;  de  système. 

Ce  n'est  pas  un  système  y  en  effet,  dans  le  sens  qu'on 
attacher  ordinairement  à  ce  mot,  qu'un  ordre  dans  lequel 
tous  les  rapports  sont  des  rapport>  d'égalité;  où  il  n'existe 
ni  primauté,  ni  obédience,  ni  centre  de  gravité  ou  de 
direction  \  où  la  seule  loi  est  que  tout  se  soumette  à  la 
Justice,  c'est-à-dire  à  l'équilibre. 

Les  mathématiques  forment-elles  un  système?  Il  ne 
tombe  dans  l'esprit  de  personne  de  le  dire.  Si  dans  un 
traité  de  mathématiques  quelque  trace  de  systématisation 
se  décèle,  elle  est  du  fait  de  l'auteur  ;  elle  ne  vient  point 


—  393  — 

de  la  science  même.  11  en  est  ainsi  de  la  raison  sociale. 

Deux  hommes  se  rencontrent,  reconnaissent  leur  di- 
gnité 9  constatent  le  surcroit  de  l'énéHce  qui  résulterait 
pour  tous  deux  du  concert  de  leurs  industries ,  et  se  ga- 
rantissent en  conséquence  Tégalité^  ce  qui  revient  à  dire, 
l'économie.  Yoilh  tout  le  système  social  :  une  puissance 
de  collectivité,  une  équation. 

Deux  familles,  deux  cités,  deux  provinces,  contractent 
sur  le  même  pied  :  il  n*y  a  toujours  que  ces  deux  choses, 
une  puissance  de  collectivité  et  une  équation.  H  impli- 
querait contradiction,  violation  de  la  Justice,  qu'il  y  eût 
autre  chose. 

C'est  pour  cela  que  toute  institution,  tout  décret  qui 
ne  relève  pas  exclusivement  de  la  Justice  et  de  Tégalité, 
succombe  bientôt  aux  attaqués  de  la  critique,  aux  incur- 
sions du  libre  examen. 

Car,  de  môme  que  dans  la  nature  toute  existence  peut 

être  récusée  par  Thomme  au  nom  de  sa  dignité  et  de  sa 

liberté,  de  môme  dans  la  société  tout  établissement  peut 

;  être  par  lui  récusé  au  nom  de  la  Justice;  il  n*y  a  que 

la  Justice  qui  ne  puisse  être  récusée  au  nom  de  rien. 

La  Justice  est  inamovible,  immodiflable,  éternelle; 
tout  le  reste  est  transitoire. 

Et  voilà  comment  les  religions,  les  constitutions  poli- 
tiques, les  utopies  de  toute  espèce,  imaginées  pour  la 
conciliation  de  Tintérêt  individuel  et  de  Tintérêt  collec- 
tif, mais  ayant  toutes  la  prétention  de  partir  de  plus 
haut  que  la  Justice,  de  faire  plus  ou  mieux  que  la  Jus- 
tice» de  se  servir  de  la  Justice  au  lieu  de  la  servir  elle- 
même,  ont  fini  par  être  trouvées  toutes  contraires  à:  la 
Justice,  et  au  nom  de  la  Justice  éliminées.  Ce  sont  des 
créations  de  Tabsolutisme  individuel,  déguisées  sous  le 
masque  de  la  divinité. 

Et  il  en  sera  de  môme  aussi  longtemps  que  la  pensée 


—  394  — 

ile  l'absolu  restera  prépondâranie  dans  le  gouvêrneiBeiit 
des  sociétés.  Il  n'est  combinaison  de  la  force  et  de  la 
ruse,  de  la  superstition  et  du  machiavélisme,  de  l'aris- 
tocratie et  de  la  misère,  qui  puisse  avoir  définitivement 
taison  de  la  Justice.  Et  si  cette  Justice  est  armée  de  la 
critique,  si  vous  lui  donnes  pour  appariteur  la  discussion 
quotidienne,  universelle,  des  institutions  et  des  idées, 
des  jugements  et  des  actes,  la  conspiration  ne  «lurait 
tenir  un  instant.  Au  grand  jour  de  la  controverse,  les 
monstres  que  le  scepticisme  et  la  tyrannie  enfantent  se- 
ront forcés  de  fuir  et  de  cacher  sous  terre  leurs  feoes 
ridicules. 

Autre  est  donc  la  raison  individuelle,  absolutiste,  pro- 
cédant par  genèses  et  syllogismes,  tendant  constamntent, 
par  la  subordination  des  personnes,  des  fonctions,  des 
caractères,  à  systématiser  la  société;  et  autre  la  raison 
collective,  faisant  partout  élimination  de  l'absola,  propé- 
dant invariablement  par  équations,  et  niant  énergique- 
ment,  quant  à  la  société  qu'elle  représente,  tout  système. 
Incompatibilité  de  formes,  antagonisme  de  tendances  : 
que  veut-on  de  plus  pour  affirmer  la  distinction  de  ces 
deux  natures? 

XLlll 

II.  Réalité  de  la  raison  publique. 

Mais  quelle  idée  se  faire  de  cette  raison  collective,  qiû 
résiste  avec  ^nt  de  force  et  un  succès  si  complet  aux 
fantaisies  de  la  raisop  individuelle?  Est-ce  une  ème,  un 
esprit,  une  entéléchie,  quelque  chose  comme  ce  que 
nous  imaginons  quand  nous  parlons  de  l'esprit  divin»  des 
intelligences  célestes»  de  notre  âme  imniaténelle  et  im- 
mortelle  y 

Et  pourquoi  non,  si  noire  entendement  ne  peut  con- 
cevoir autrement  la  chose?  L'intelligence  e^t  partout» 


—  395  — 

latente  ou  consciente,  avons^nous  observé?  plis  haut. 
Ce  que  disait  Hi  autres  termes  ce  philosophe  :  L'esprit 
dort  dans  la  pierre,  rêve  dans  ranimai,  raisonne  dans 
rhomoie.  Pourquoi  ne  raisonnerait-il   pas  aussi  dans* 
rbumasité?... 

Mais  écartons  ces  conceptioas  absolutisteSé  Ce  n*est 
pas  ainsi  que  la  Révcdution,  s'exposant  elle-même,  doit 
poser  sa  raison  et  procéder  à  la  discipline  des  idées. 

Dès  lors  qu'elle  rejette  de  son  programme  les  confes- 
$ioRS  de  foi  religieuse  et  toutes  les  inventions  de  la  phi- 
losofdiie  transcendante,  révélation,  dogme,  autorité, 
hiérarchie 9  église,  discipline;  dès  lors  qu'elle  repousse 
le  spiritiiali3me  cartésien  au  même  titre  que  le  maté- 
rialisme d'Êpicure,  elle  ne  peut  concevoir  la  Raison 
publique  comme  une  entité  métaphysique  à  part,  un 
Logos  antérieur  et  supérieur,  mais  comme  la  résultante 
de  toutes  les  raisons  ou  idées  particulières,  dont  les 
inégalités,  provenant  de  la  conception  de  Tabsotu  et  de 
son  affirmation  égoïste,  se  compensent  par  leur  critique 
réciproque  et  s'annulent. . 

Une  raison  qui  résulte,  dites^vous,  est  comme  un  esprit 
qui  se  compose,  ou  une  âme  formée  de  parties  :  cela 
répugne  au  sentiment  que  nous  avons  de  l'unité,  de  la 
simplicité,  de  l'identité  de  notre  moi. 

Raisoaaerez-vous  toujours  de  l'absolu  comme  si  vous 
en  aviez  une  connaissance  démonstrative  et  empirique? 
Que  savez-vous  de  votre  moi  et  de  sa  simiplicité,  âme 
simple  que  vous  êtes  7  Et  parce  que  vous  vous  concevez 
gratuitement,  sans  preuve  aucune^  par  la  seule  vertu  de 
votre  absolutisme,  comme  sujet  simple,  s'ensuit >il  que 
vous  ne  puissiez  et  ne  deviez  vous  concevoir  également, 
lorsque  l'explication  des  faits  le  requiert,  comnae  une 
résultante? 

Do  même  que  nous  avons  vu  le  concoure  des  forces 


fA»i.      — 


—  396  — 

produire  une  résultante  difTérente  en  qualité  dbs  rorccs 
qui  la  composent  et  supérieure  à  leur  somme, 

De  même  le  conflit  des  opinions  engendre  une  raison 
•  différente  de  qualité  et  supérieure  en  puissance  à  la 
somme  de  toutes  les  raisons  particulières  qui  par  leur 
contradiction  la  produisent. 

Je  dis  différente  de  qualité  :  c'est  prouvé  par  l'antago- 
nisme des  deux  raisons.  J'ajoute  supérieure  en  puissance  : 
le  progrès  de  la  société  le  démontre. 

Si  grande,  en  effet,  que  vous  fassiez  la  raison  de  Tindi" 
vidu,  toujours  elle  sera  mêlée  d'éléments  passionnels, 
égoïstes,  transcendantaux,  en  un  mot  absolutistes.  Cela 
s'observe  dans  les  mouvements  de  la  multitude,  les  pré- 
jugés nationaux ,  les  haines  de  peuple  à  peuple ,  si  sou* 
vent  décorées  du  nom  de  patriotisme  :  toutes  choses  qui 
ne  sont  que  de  l'absolutisme  individuel,  multiplié  par  le 
nombre  des  coquilles  d'huitres  qui  l'expriment.  C'est  par 
là  que  le  genre  humain  a  été  victime  si  longtemps  d'in- 
stitutions et  d'idées  qui  semblaient  recevoir  leur  autorité 
de  la  Raison  publique,  en  qui  «e  révélait,  pensait-on,  la 
volonté  des  dieux,  tandis  qu'elles  n'étaient  que  de  mons- 
trueuses excroissances  de  la  raison  individuelle. 

Or,  nous  voyons  la  raison  collective  détruire  incessam- 
ment, par  ses  équations,  le  système  formé  par  la  coalition 
des  raisons  particulières  :  donc  elle  n'en  est  pas  seulement 
différente,  elle  leur  est  supérieure  à  toutes,  et  sa  supé- 
riorité lui  vient  justement  de  ce  que  l'absolu,  qui  tient 
une  si  grande  place  chez  les  autres,  devant  elle  s'évanouit. 

Convenons  donc  que  la  raison  collective  n'est  pas  un 
vain  mot  :  c'est  d'abord  et  indubitablement  un  rapport. 
Or,  comme  le  rapport  ou  la  raison  des  choses  est  en 
toute  chose  le  fait  capital,  la  plus  haute  réalité,  je  dis 
que  la  raison  collective  résultant  de  l'antagonisme  des 
raisons  particulières,  comme  la  puissance  publique  ré- 


—  397  — 

suite  du  concours  des  forces  individuelles,  est  une  réalité 
au  même  titre  que  cette  puissance;  et  puisqu'elles  se  réu- 
nissent dans  la  même  collectivité ,  j'en  conclus  qu'elles 
forment  les  deux  attributs  essentiels  du  même  être,  la 
raison  et  la  force. 

C'est  cette  Raison  collective»  théorique  et  pratique  à 
la  fois,  qui  depuis  trois  siècles  a  commencé  de  dominer 
le  monde  et  de  pousser  dans  la  voie  du  progrès  la  civili- 
sation ;  c'est  elle  qui  a  fait  prévaloir  le  principe  de  tolé- 
rance religieuse,  créé  le  droit  public  et  le  droit  des  gens, 
jeté  les  fondements  de  la  confédération  européenne,  dé- 
claré l'égalité  devant  la  loi,  rendu  la  philosophie  aussi 
sacrée  que  la  religion  elle-même.  C'est  elle  que  les  tribu- 
naux et  les  corps  savants  s'efforcent  d'exprimer  dans 
leur  style,  et  que  tout  écrivain,  tout  artiste,  après  avoir 
dans  la  composition  de  son  œuvre  donné  carrière  à  sa 
subjectivité,  invoque  en  dernier  ressort. 

C'est  elle  que  nos  pères,  dans  un  jour  d'enthousiasme, 
firent  monter  sur  l'autel  du  Christ  et  saluèrent  comme 
leur  déesse  et  leur  reine  :  En  DU  iui,  Israël  !  Mon  que 
cette  Qgure  représentât  à  leurs  yeux  une  âme  du  monde, 
un  génie,  un  Verbe,  un  Esprit,  un  Dieu,  comme  celui 
dont  les  empereurs  et  les  papes  se  dirent  les  hérauts  :  il 
y  a  l'infini  entre  la  Raison  de  93  et  l'Être  suprême  de  94. 
C'était  l'Humanité,  juste,  intelligente  et  libre,  qu'ils  po- 
saient à  la  place  de  la  vieille  idole.  //  n*y  a  rien  là-haut^ 
disait  avec  un  geste  magnifique  ce  jeune  ouvrier  que  la 
police  correctionnelle  condamna  l'an  passé  pour  délit  de 
société  secrète;  j6  crois  à  la  Justice.  Ainsi Ja  Révolution 
disait  aux  peuples,  en  leur  montrant,  la  liberté  sous  les 
traits  de  la  femme:  «  11  n'y  a  rien  là-haut  que  ce  que  vous 
c  y  avez  mis,  c'est-à-dire  vous-mêmes.  Hommes,  relevez- 
c  vous;  saluez  la  liberté  et  croyez  à  la  Justice.  » 

Hélas!  ce  ne  fnt  qu'un  éclair:  la  Révolution  n'était  pas 

H  23 


—  398  — 

en  nombre.  Le  fanatisme»  la  sottise  envieuse  et  bavarde, 
étaient  les  maîtres.  La  Raison  déifiée  fut  par  Fimbécile 
messie  de  Catherine  Théot  déclarée  suspecte,  et  le  Su- 
prême fit  éclipser  la  liberté. 

XLIV 

IIL  Organisme  de  la  raison  publique. 

LHdée  de  l'absolu  s'étant  réalisée  dans  toutes  les  créa- 
tions de  l'ancien  régime»  l'idée  de  la  Justice  doit  se 
réaliser  de  même  dans  toutes  les  institutions  du  nouveau. 

Vous  demandez  quel  est  l'organe  de  la  raison  collective  ? 

Naturellement  ce  ne  peut  pas  être  l'individu»  bien  que 
l'individu  soit  capable»  par  l'habitude  de  la  dialectique  et 
par  la  pratique  de  la  Justice»  d'exprimer  avec  plus  ou 
moins  de  bonheur  la  pensée  générale.  Trop  d'absolutisme 
se  mêle  aux  oeuvres  de  la  personnalité  pour  qu'elle  paisse 
être  jamais  prise  pour  arbitre  du  droit. 

L'organe  de  la  raison  collective  est  le  même  que  celui 
de  la  force  collective  :  c'est  le  groupe  travailleur,  instruc- 
teur; la  compagnie  industrielle»  savante»  artiste;  les  aca- 
démies» écoles»  municipalités;  c'est  l'assemblée  nationale, 
le  club»  le  jury;  toute  réunion  d'hommes»  un  un^ot»' 
formée  pour  la  discussion  des  idées  et  la  recherche  du 
droit  :  Vbicumque  fuerint  duo  vel  ires  cangregaii  in  no- 
mine  meo,  ibi  sum  in  medio  eorum. 

Une  seule  précaution  est  à  prendre  :  c'est  de  s'assurer 
que  la  collectivité  interrogée  ne  vote  pas,  comme  un 
homme,  en  vertu  d'un  sentiment  particulier  davenu  com- 
mun ;  ce  qui  n'aboutirait  qu'à  une  immense  escroquerie, 
ainsi  qu'il  se  peut  voir  dans  la  plupart  des  jugements 
populaires. 

Posons  donc  ce  principe  :  L*impersonnalité  de  la  raison 
publique  suppose  pour  organe  la  plus  grande  multiplicité 
possible.  Et  c'est  seulement  a^  d'assurer  cette  imperson- 


—  399  — 

nalité  qiCil  peut  être  à  propos  de  créer,  pour  la  police  des 
débals  et  la  garde  de  l^opinion,  une  commission  sitéciale. 
Combien  de  fois,  hélas!  depuis  soixante  an$,  n*avons-nous 
pas  eu  lieu  de  reconnaître  l'inanité  de  la  sauvegarde  pu- 
blique, quand  elle  n'a  pas  pour  organe  un  pouvoir  chargé 
de  la  représenter  et  d'agir  d'ofllce  en  son  nom»  comme  le 
ministère  public  est  chargé,  au  nom  de  la  sûreté  générale, 
de  la  répression  des  délits  et  des  crimes  ? 

Si  nos  académies  avaient  retenu  l'esprit  de  leur  ori- 
gine ,  si  elles  avaient  la  moindre  idée  de  leur  mission,  si 
l'hypocrisie  de  la  transcendance  n'avait  pas  faussé  leur 
conscience  autant  que  leur  entendement,  rien  ne  leur 
serait  plus  aisé  que  d'assumer  sur  les  œuvres  de  l'intelli- 
gence cette  haute  juridiction.  Il  n'est  pas  plus  difficile 
de  démêler  dans  un  livre  d'histoire,  d'économie,  de  poli- 
tique, de  morale,  de  littérature,  ce  qui  vient  d'une  raison 
légitime  d'avec  ce  qui  est  le  produit  du  mysticisme,  que 
de  le  signaler  dans  les  choses  de  la  physique  çt  de  l'his- 
toire naturelle. 

Elles  diraient  à  la  jeunesse  : 

c  Jusqu'à. la  Révolution  française,  la  philosophie  so- 
ciale i^'a  possédé  que  des  maximes  de  simple  intuition , 
quelques-unes  très-belles,  d'autres,  en  plus  grand  nombre, 
douteuses,  la  plus  grande  partie  malsaines,  toutes  dé- 
pourvues de  principe,  de  lien,  de  méthode;  sujettes  d'ail- 
leurs à  toutes  les  exceptions  de  Tégoîsme,  à  toutes  les 
contradictions  du  privilège,  aux  violations  sans  fin  de  la 
raison  d'ÉgUse  et  de  la  raison  d'État. 

c  Les  institutions  du  consentement  tacite  et  universel 
ont  été  le  piège  de  la  liberté  ;  la  morale  des  nations  a 
été  la  honte  des  nations.  L'Évangile  même  ne  saurait  ici 
trouver  grâce  :  plus  qu'aucun  autre  code  il  incline  à  l'ab- 
solutisme ;  et  plus  il  a  su  émouvoir,  par  sa  charité  et  son 
mépris  de  la  richesse,  le  cœur  du  travailleur,  plus  sûre- 


-  400  — 

ment  il  est  devenu  pour  le  travail  une  cause  de  répro- 
bation et  de  servitude. 

«  Jeunes  écrivains,  le  juste  et  le  vrai  sont  deux  termes 
auxquels  toute  raison  particulière  aspire  avec  force,  mais 
'qui  ne  sont  donnés  avec  plénitude  que  dans  la  raison 
collective,  dont  la  logique  et  Texpérience  s'accordent  à 
démontrer  l'incompatibilité  avec  l'absolu. 

<  Jamais  donc  vous  ne  supposerez  dans  vos  écrits , 
comme  réalité  positive,  nécessaire  à  l'intelligence  et  à  la 
sanction  de  la  Justice;  jamais  vous  n'admettrez  dans  vos 
définitions  et  vos  théorèmes,  qui  tous  doivent  porter  ex- 
clusivement sur  des  faits  et  des  rapports»  ni  ,Dieu,  ni 
âme,  ni  esprit,  ni  matière,  ni  ange,  ni  démon,  ni  paradis, 
ni  enfer,  ni  création,  ni  résurrection ,  ni  métempsycose, 
ni  révélation,  ni  miracle,  ni  sacrement,  ni  prière,  rien 
enfin  qui  implique  une  existence  de  Tabsolu  séparé  du 
phénomène,  une  manifestation  en  soi  de  l'absolu. 

((  Ce  serait  superstition  pure,  la  mort  de  la  science,  de 
la  morale  et  de  l'art. 

€  11  se  peut,  il  est  rationnel  de  penser,  d'après  la  mar- 
che des  sciences,  qui  nous  révèle  sans  cesse  de  nouvelles 
essences,  de  nouveaux  absolus;  il  se  peut,  disons-nous, 
que  Dieu,  l'absolu  des  absolus,  pas  plus  que  la  matière 
dont  l'univera  est  formé,  ne  soit  un  pur  néan^:  c'est  une 
hypothèse  qu'il  serait  d'une  égale  faiblesse  d'esprit  (le 
nier  ou  d'admettre,  et  c'est  déjà  le  signe  d'une  raison 
malade  de  s'en  préoccuper.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que 
cet  absolu  qui,  sous  le  nom  de  Dieu,  nature ,  force  créa- 
trice, se  présente  sans  cesse  dans  le  discours  pour  la 
commodité  de  l'exposition ,  n'existe  pas  pour  la  science 
en  dehors  de  la  pliénoménalité  universelle  ;  que  hors  de 
cette  phénoménalité  il  doit  être  compté  par  le  philoso- 
phe comme  rien,  par  le  jurisconsulte  comme  moins  que 
rien,  par  Técrivain  et  l'artiste  comme  le  fantôme  de  rien. 


--  401  — 

a  L'absolu,  dans  le  ciel  de  rintelligcnce,  joue  le  mémo 
rôle  que  les  comètes  dans  le  ciel  de  la  nature.  On  sait  au* 
jourd'hui  que  ces  prétendus  astres,  qui  effrayèrent  si  long- 
temps les  populations  superstitieuses,  dont  la  rencontre, 
suivant  Buiïon,  aurait  détaché,  comme  des  éclaboussures, 
les  planètes  du  soleil,  et  causé  plus  tard  les  cataclysmes 
de  notre  petit  globe,  se  réduisent  h  d'immenses  bulles  de 
vapeur  gonflées  par  l'éther  qui  les  charrie,  et  dont  l'en* 
vcloppe,  de  plusieurs  centaines  de  mille  lieues  de  circon- 
férence, n*a  peut-être  pas  un  dixième  de  millimètre 
d'épaisseur.  Plus  elles  sont  légères  et  transparentes,  plus 
elles  brillent  et  étonnent,  jusqu'à  ce  qu'elles  éclatent, 
laissant  à  peine  de  leur  figure  épouvantable  quelques 
gouttes  de  liquide  perdu  dans  l'espace. 

c(  La  métaphysique,  ou  philosophie  transcendante,  ainsi 
nommée  parce  qu'elle  a  pour  objet  d'expliquer  la  forma- 
tion des  idées  absolues,  nous  enseigne  en  même  temps  à 
nous  défier  de  Tabsolu.  Sous  ce  rapport,  elle  peut  être 
considérée  comine  la  médecine  préventive  de  l'intelli- 
gence :  ce  n^est  plus  qu'une  jonglerie,  dès  qu'elle  affecte 
des  prétentions  d'un  autre  ordre...  » 

Âi-je  trop  dit?  La  parité  n'est-elle  pas  exacte? 

Pourquoi  le  magnétisme  animal ,  les  esprits  frappeurs, 
les  tables  tournantes,  n'ont-ils  pu  se  faire  ouvrir  la  porte 
de  l'Instifut?  Il  n'y  en  a  pas  d'autre  raison  que  celle  in- 
diquée par  M.  Babinet  :  c'est  que  ces  prétendus  phéno- 
mènes n'obéissent  point  à  l'observateur;  c'est  de  la  ma- 
gie, de  la  superstition ,  une  sorte  d'évocation  de  l'absolu. 
Le  soupçon  d'absolu  dans  une  expérience  suffit,  et  avec 
raison,  pour  écarter  le  soi-disant  expérimentateur.  Il  n'est 
plus  de  la  compétence  de  l'Académie;  il  n'est  justiciable 
que  de  M.  Lélut  ou  de  M.  Zangiacomi. 

Pourquoi,  au  contraire,  dès  qu'il  s'agit  de  philosophie 
morale,  les  rapsodie$  religieuses,  les  histoires  sacrées,  les 


—  40i  — 

relations  de  miracles,  trouvent-elled  dans  ce  même  Institut 
un  favorable  accueil?  Pourquoi  ce  qui  est  dédaigné,  con- 
spué, voué  au  cabanon  par  MM.  de  Tlnstitut,  chez  les 
adeptes  de  la  sorcellerie  moderne,  est-il  loué,  récom- 
pensé, couronné,  chez  les  apologistes  de  la  foi?  Sur  quoi 
fondés  élablissent'ils  entre  ceui-ci  et  ceux-là  une  diffé- 
rence? 

Nous  sommes  vis-à-vis  de  Tabsolu  en  état  de  guerre. 
Jusqu'à  ce  que  Thumanité  ait  secoué  cette  terreur,  il  est 
du  droit  et  du  devoir  de  la  Révolution  d'en  poursuivre 
partout  les  vestiges  et  d*en  neutraliser  Tintluence.  Noire 
moralité  et  notre  progrès  en  dépendent.  D'autres,  en 
haine  de  l'Église,  dont  la  conduite  après  1848  a  trompé 
leur  attente,  voleront  la  suppression  du  bu.dget«des  cultes  : 
satisfaction  promise  à  la  Révolution,  dont  je  n^ai  plus  à 
m'occuper.  Je  demande  que  le  lendemain  de  ce  vole  on 
n'ouvre  pas  un  crédit  pour  la  célébration  de  quelque 
fête  à  l'Être  suprême;  je  demande  que  la  foi  théologique 
reste  à  Tavenir  dans  le  cœur  des  croyants,  devenus  pour 
tout  de  bon,  selon  la  parole  de  l'Évangile,  adorateurs  en 
esprit.  Quant  à  la  multitude,  la  seule  religion  qui  lui  con- 
vienne désormais  est  celle  de  sa  propre  dignité.  Appre- 
nons-lui, à  cette  multitude  trop  longtemps  avilie,  que 
ridée  de  Dieu  lui  fut  donnée  comme  allégorie  de  la  Jus- 
tice; et  Dieu  et  la  Justice  y  gagneront  tous  deux,  le 
premier  de  mériter  enfin  notre  estime,  la  seconde  de 
n'être  plus  tenue  en  échec  par  sa  soi-disant  caution. 

XLV 

IV.  La  raisoupubliquci  seule  garantie  de  la  foi  publique. 

Où  l'absolu  règne,  où  l'autorité  pèse  sur  l'opinion,  où 
ridée  d'une  essence  surnaturelle  sert  de  basera  la  morale, 
où  la  raison  d'État  prime  tous  les  rapports  sociaux  il  est 
inévitable  que  la  dévotion  à  cette  essence,  l'autorité  qui 


—  403  — 

la  représente,  les  exceptions  qu'elle  crée  au  droit  et  au 
devoir,  les  intérêts  qu'elle  fait  naître,  l'emportent  danâ 
les  cœurs  sur  le  respect  de  la  foi  publique  :  ce  qui  vetkt 
dire  que,  comme  la  raison  publique  est  faussée,  la  foi 
publique  est  nulle. 

Ceci  est  le  dernier  degré  de  dépravatibn  auquel  puisse 
descendre  une  société» 

C*est  déjà  un  mal  bien  grand,  et  nos  précédentes  Études 
ont  servi  à  le  faire  comprendre,  quand,  par  suite  de  Tin- 
vasion  de  l'absolu,  toute  Justice  se  trouve  détruite  dans 
les  relations  humaines,  dans  Téconomie^  le  gouverne* 
ment,  l'éducation,  le  travail. 

Mais  rimnloralité  ne  s'arrête  pas  là  :  dans  une  société 
livrée  de4  fait  au  probabilisme ,  la  fidélité  aux  enga- 
gements, la  constance  dans  les  maximes  et  la  con- 
duite, deviennent  de  pluà  en  plus  rares  ;  en  sorte  qu*à 
l'iniquité  générale  des  situations  se  joignent,  avec  ce 
qu'ils  ont  de  plus  odieux,  le  mensonge,  la  trahison,  la 
vénalité,  et  par  contre-coup,  le  soupçon  injuste  et  la 
calomnie. 

Qui  pourrait  vivre  dans  une  société  d'où  toute  foi  serait 
bannie?  Or^  quand  la  foi  publique  fut-elle  plus  indigne- 
ment violée,  le  mépris  des  principes  et  des  serments  pra- 
tiqué sur  une  plus  grande  échelle  que  depuis  la  Révo- 
lution?... 

Fruit  de  la  Révolution,  répondent  nos  adversaires.  -^ 
Oui,  comme  l'apostasie  et  l'hérésie  furent  le  fruit  de 
l'Évangile... 

Laissons  les  récriminations  vaines,  qui  tendraient  à 
rendre  la  vérité  responsable  du  mensonge,  la  Vertu  so- 
lidaire du  crime.  La  cause  de  cette  détresse  des  con- 
sciences, dont  les  soixante-dix  dernières  années  nous  ont 
donné  4ant  de  fois  le  honteux  spectacle,  vient  de  l'adul- 
tération des  idées  par  cette  religion  de  Tabsolu,  dont  les 


—  404  — 

divers  organes  de  la  Révolution  ne  surent  jamais  entiè* 
rement  se  défaire. 

Lorsqu'à  la  suite  des  journées  de  juillet  1830,  il  fut 
écrit  dans  la  nouvelle  Charte  qu'il  n'y  avait  plus  de  reli- 
gion ^Étaty  tout  le  monde  comprit  de  suite  la  portée  de 
cet  amendement.  L'absolu  théologique  disparaissant  de 
la  Constitution,  il  ne  pouvait  plus  exister  de  ce  chef,  dans 
le  corps  politique,  ni  partis,  ni  antagonisme,  partant 
plus  d'hypocrisie  ni  d'apostasie,  pas  plus  que  de  favori- 
tisme ou  de  martyre.  Rien  à  gagner  ou  à  perdre,  devant 
l'État,  à  suivre  telle  religion  plutôt  que  telle  autre,  pas 
même  une  mauvaise  note  à  qui  n'en  professerait  aucune. 
La  constance  dans  la  foi  ou  la  défection,  relativement  à 
la  chose  publique,  était  un  non-sens.  La  trahison  ne  pou- 
vait  plus  exister  qu'entre  zélateurs  du  même  culte  et 
pour  les  choses  de  ce  culte;  hors  de  son  église,  s'il  ap- 
partenait à  une  église,  le'  citoyen  n'était  tenu  que  d'être 
honnête  homme. 

Or,  ce  que  la  Révolution  a  fait  pour  l'absolu  théolo- 
gique, elle  tend  à  le  faire  pour  l'absolu  politique  et  éco- 
nomique :  c'est-à-dire  que,  s'élevant  elle-même  au-dessus 
de  toute  forme  extérieure  de  gouvernement,  comme  de 
toute  classification  territoriale  et  industrielle,  elle  tend 
à  assurer  la  liberté  et  le  bien-être  de  tous  par  l'équation 
des  rapports,  ce  que  nous  avons  nommé  ailleurs  balance 
des  services  et  des  produits. 

Ce  que  la  Révolution  cherche  comme  son  objet  propre 
étant  donc  le  rapport  ou  la  raison  des  choses,  l'équilibre 
des  forces  et  des  intérêts,  en  un  mot  le  droit  pur,  abs- 
traction faite  de  tout  élément  absolutiste,  les  opinions 
extra-juridiques,  en  fait  de  gouvernement  et  d'organisa- 
tion sociale,  tombent  devant  elle  comme  les  opinions 
religieuses;  elle  ne  s'en  inquiète  nullement.  Elle  professe 
à  l'égard  des  partis  et  des  écoles,  toujours  formés  dans 


—  405  — 

un  but  absolutiste,  et  qu'elle  n'a  garde  d'ailleurs  d^nter- 
dire,  puisqu'ils  constituent  la  vie  même  de  la  société, 
elle  professe,  dis-je,  la  même  impartialité  ou  indifférence 
qu'à  l'égard  des  églises  :  le  seul  point  sur  lequel  elle  se 
montre  intolérante  est  le  respect  de  la  Justice,  qu'elle 
représente  exclusivement. 

Dans  ces  conditions,  la  foi  publique  est  assurée,  au 
moins  en  ce  qui  touche  les  intérêts  généraux  du  pays. 
Dès  lors,  en  effet,  que  le  gouvernement  se  borne  à  déter- 
miner et  assurer  des  rapports,  sans  acception  d'opinions 
et  de  partis,  il  n'y  a  plus,  pour  lui  ni  pour  personne,  de 
trahison  à  craindre,  pas  plus  qujs  de  serment  à  exiger. 

Je  vais  plus  loin  :  je  dis  que  du  jour  où  la  démocratie, 
devançant  les  événements,  aura  ainsi  défini  sa  pensée  et 
son  objet,  il  est  impossible  qu'elle  li'absorbe  pas  bientôt 
la  masse  de  la  nation,  et  qu'elle  compte  encore  des  dé- 
fectionnaires.  Organe  du  droit  pur,  de  la  science  pure, 
comment  perdrait- elle  un  seul  adhérent? 

Un  homme  ne  transige  pas  sur  une  question  scien- 
tifique, une  formule  de  géométrie  :  ce  serait  comme  un 
faux  en  écriture  publique,  un  crime  pour  lequel  sa  con- 
science ne  trouverait  pas  d'excuse.  On  ne  transige  que 
sur  des  questions  d'absolu,  telles  que  sont,  pour  l'im- 
mense  majorité  des  hommes,  les  choses  de  la  politique, 
de  l'économie  et  de  la  morale.  Toute  apostasie  est  ainsi 
préparée  par  un  probabiiisme  latent,  que  fera  bientôt 
surgir  la  tentation  des  intérêts,  et  dans  lequel  l'apostat 
trouve  toujours  ce  prétexte,  que,  l'erreur  étant  d'un  côté 
alitant  que  de  l'autre,  il  est  maître  de  ses  engagements. 

Comment  les  jacobins,  ces  épurateurs  éternels,  devin- 
rent-ils, après  le  coup  d'État  de  brumaire,  presque  tous 
apostats?  C'est  qu'avec  leur  spiritualisme,  leur  Être  Su- 
prême, leur  république  une  et  indivisible,  leur  propriété 
romaine,  leur  souveraineté  du  peuple,  et  toutes  leurs 
n.  23. 


—  406  — 

entités  métaphysiques  renouvelées  derTaritièn  régime,  ils 
juraient,  non  par  la  Justice  et  fô  Vérité,  mais  par  TAbsolu. 
11  leur  eût  fallu  une  grâce  sipéciale  pour  rester  quand 
même  dans  leur  républicanisme.  Bonaparte  se  couronnait 
empereur,  faisait  disparaître  une  à  une  iouteâ  les  libertés  : 
ils  affectaient  de  ne  voir  en  lui  que  l'homme  de  la  démo** 
cratie;  c'était,  disaient^ils,  Vëpée  delà  Révoluiionî 

Mais  Mirabeau,  dont  le  jacobinisme  voudrait  effacer  le 
nom  de  nos  fastes  révolutionnaires,  Mirabeau,  pension- 
naire secret  de  Louis  XVf ,  ne  fut  point  apostat.  On  peut 
Taccuser  d'inconduite  et  désapprouver  une  tactique  dans 
laquelle  entrait  la  stipulation  de  ses  intérêts  personnels; 
il  ne  vendit  pas  sa  pensée  et  sa  conscience;  il  ne  3e  pro- 
sterna jamais  devant  l'absolu  ;  il  le  força,  au  contraire, 
de  ployer  devant  Son  programme,  qui  n'était  aiitre  que 
la  Révolution  pour  principe  avec  la  monarchie  constitu- 
tionnelle pour  organe.  Mirabeau  voulait  fortement  une 
chose,  dans  laquelle  l'absolu  n'entrait  réellement  pour 
rien  :  l'unité  monarchique,  comme  résultante  de  là  pon- 
dération des  forces  sociales.  Le  nom  de  Mirabeau  est  sy- 
nonyme de  monarchie  domptée  :  il  n'y  paraît  ndlle  part 
autant  que  dans  sa  correspondance  avec  M.  de  la  Marck. 
Les  événements  ont  depuis  justifié  les  prévisions  de 
Mirabeau  :  rien,  d'abord,  n'a  pu  s'établir  ^n  France 
contre  la  Révolution  ;  et  quant  à  la  constitution  du  pou- 
voir, de  totis  les  gouvernements  qui  se  sont  succédé 
parmi  nous  jusqu'à  ce  jour,  celui  qui  a  le  plus  mÈ\  servi 
la  liberté  et  Tégalité  a  été  celui  des  républicains. 

XLVI 

Descendons  de  ces  hauteurs.  Il  y  a  loin  de  mon  indi- 
vidualité chétive  à  celle  de  Mirabeau  *,  je  n'ai  pas  plus 
la  puissance  de  ses  vices  que  la  puissance  de  son  génie. 
Mais  il  est  une  vertu  modeste  qui  sied  aux  petites  gens, 


—  407  — 

c'est  la  francbise  ;  qI  je  tiens  à  ce  qu'amis  et  ennemis 
sachent,  le  cas  échéant,  sur  quelles  données  ils  devront 
instruire  mon  procès. 

Je  trouve  dans  ma  biographie  cette  espèce  d'éloge, 
dont  l'expression  trahit  suffisamment  l'origine  : 

«  Renonçant  à  poursuivre  Proudhon,  les  ministres  de  Louis- 
Philippe  cherchèrent  à  le  séduire*  C'était  dans  les  mœurs 
gouvernementales  du  jour.  On  lui  offrit  une  chaire  à  son  choix, 
chaire  d'histoire  ou  d'économie  politique.  Pierre-Joseph,  comme 
on  le  devine  fort  bien,  se  donna  la  gloire  de  trancher  de  l'in- 
corruptible. » 

Non,  Monseigneur,  je  n'ai  pas  tranché  de  Vincorrup* 
tiblCj  attendu  qu'on  ne  tn  offrit  jamais  de  chaire,  et  que 
personne  du  gouvernement  de  Louis-Philippe  ne  tenta  de 
me  séduire.  Cette  déclaration  très-sincère  diminuera  sans 
doute  de  ma  gloire  dans  l'opinion  de  certaines  gens;  soit, 
j'aime  mieux  cela.  J'ajouterai  même,  pour  l'entière  édi- 
fication de  mes  lecteurs,  que  si,  en  1843,  le  gouverne- 
menf  de  Louis-Philippe,  à  qui  M.  le  préfet  de  police 
Deléssert  m'avait  signalé  comme  un  homme  dangereux, 
m'eût  offert  une  chaire  d'économie  politique,  j'aurais 
accepté,  quitte  à  donner  ma  démission,  comme  Michelet 
et  Quinet,  le  jour  où  ma  parole  n'eût  plus  été  libre. 

J'en  dis  autant  de  la  prétendue  tentative  à" acheter  ma 
conscience  moyennant  une  place  de  rédacteur  du  jour- 
nal de  la  préfecture. 

Toutes  ces  histoires  de  corruption  pratiquée  sur  des 
hpmmes  de  doctrine,  dont  se  repaît  l'imagination  popu- 
laire, sont  l'effet  de  la  mauvaise  conscience  créée  et  en- 
tretenue par  le  vieil  esprit  chrétien. 

]gn  1843,  je  n'étais  pas  devenu  l'homme  d'un  parti, 
j'étais  simplement  l'homme  d'une  idée.  Et  comme  le 
gouvernement  de  Louis-Phijippe,  malgré  ses  tendances 
fâcheuses,  n'avait  pas  cessé  d'appartenir  à  la  Révolution, 


—  408  — 

j*aurais ,  je  l'avoue ,  regardé  comme  du  plus  heureux 
augure  Foffre  qui  m'aurait  été  faite  par  un  ministre  de 
développer,  sous  le  couvert  du  pouvoir,  mais  bien  en- 
tendu en  dehors  de  son  inspiration  et  sous  ma  propre 
responsabilité,  le  résultat  de  .mes  recherches. 

En  fait  de  corruption  gouvernementale,  je  fais  profes- 
sion de  croire  que  le  pouvoir  ne  séduit  que  ceux  qui  s'of- 
frent eux-mêmes,  des  gens  qui  ne  portent  pas  d'idée, 
ou  qu'une  faute  secrète  livre  à  sa  discrétion.  Les  uns 
ni  les  autres  ne  valent  le  prix  qu'on  en  donne;  ils  ne 
servent  qu'à  la  montre,  à  peu  près  comme  au  spectacle 
les  figurants. 

Mais  l'homme  dont  le  cœur  est  plein  d'une  idée,  qui 
ne  vit,  ne  respire  que  pour  cette  idée ,  ne  peut  être  cor- 
rompu contre  elle,  puisque  ce  serait  être  corrompu  con- 
tre lui-même,  ce  qui  implique  contradiction.  Pour  qu'un 
tel  homme  trahît  ses  convictions,  il  faudrait,  je  le  répète, 
de  deux  choses  l'une  :  ou  qu'il  y  fût  contraint  par  la  honte 
d'une  plus  grande  infamie,  ou  qu'il  existât  en  lui  une  re- 
ligion supérieure  à  l'idée,  ce  qui  sort  de  l'hypothèse. 

il  est,  je  le  sais,  des  hommes  de  plume  et  de  langue 
assez  infatués  de  leur  faconde  pour  s'imaginer  qu'ils  font 
à  volonté  le  vrai  et  le  faux;  qui  se  flattent,  comme  les 
sophistes,  de  plaider  tour  à  tour  le  blanc  et  le  noir,  et  de 
gagner  toutes  les  causes.  Ces  artistes,  que  les  partis  in- 
demnisent et  que  les  gouvernements  achètent ,  ne  savent 
le  plus  souvent  ce  dont  ils  parlent,  et  n'ont  pas  dUdées  ; 
leur  talent  ne  fait  illusion  qu'aux  aveugles;  et  le  jour  où 
ils  changent  de  maître,  ils  rendent  service  à  la  cause 
qu'ils  désertent  et  qu'ils  purgent,  sans  profit  pour  le 
nouvel  acquéreur  ni  pour  eux-mêmes. 

xLvn 

Que  les  hommes  qui  de  nos  jours  apportent  à  la  démo* 


—  409  — 

cratic  le  concours  de  leurs  convictions  religieuses  y  réflé- 
chissent :  abstraction  faite  de  la  solidité  de  leur  vertu , 
que  je  ne  mettrai  jamais  en  doute,  ils  sont,  par  leur  re- 
ligion même,  dans  l'occasion  toujours  prochaine  du 
péché. 

Le  christianisme,  qui  ne  croit  pas  à  la  vertu  humaine  ; 
qui  n'admet  la  science  libre  que  sous  bénéfice  de  conci- 
liation avec  la  foi  ;  qui  ne  voit  dans  les  idées  trouvées  par 
la  raison  que  des  probabilités,  de  pures  fantaisies ,  indi- 
gnes par  elles-mêmes  de  la  considération  de  Tesprit;  qui 
prétend  les  faire  servir  toutes,  bonnes  et  mauvaises,  à  ses 
desseins;  qui  trouve  habile,  en  conséquence,  d'avoir  dans 
toutes  les  écoles,  dans  tous  les  gouvernements,  des  hommes 
à  lui,  de  s'allier  à  toutes  les  causes,  de  fraterniser  avec 
toutes  les  opinions,  d'organiser  sa  propagande  sons  tous 
les  drapeaux  ;  qui  jure  tantôt  par  la  Constitution  et  tantôt 
contre  la  Constitution;  qui  prêche  la  croisade  en  faveur 
de  rislam,  après  Favoir  prêchée  pendant  douze  siècles 
contre  l'Islam;  qui,  en  1855,  canonise  la  Pucelle,  brûlée 
par  lui  en  1431  ;  qui  un  jour  défend  le  prêt  à  intérêt,  et 
un  autre  jour  soutient  le  prêt  à  intérêt  ;  qui  dans  la  même 
chaire  tonne  contre  l'exploitation  bourgeoise,  et  puis  ful- 
mine contre  l'insoumission  du  prolétaire;  le  christianisme 
qui  appelle  liberté  tout  ce  zigzag,  et  s'en  sert  comme 
d'un  carreau  contre  la  liberté;  le  christianisme,  dis-je, 
croit  naturellement  à  la  corruption  des  consciences;  il 
croit  que  l'idée  est  vénale  ;  il  ne  peut  pas  ne  le  pas  croire, 
puisque  toute  idée  autre  que  la  conception  de  l'absolu 
est  vaine  à  ses  yeux,  matière  à  dispute,  sujette  au  doute, 
aux  restrictions,  aux  transactions,  par  conséquent  viciée 
dans  son  principe,  suspecte  à  elle-même,  et  toujours  dans 
la  disposition  de  se  sacrifier  sur  l'autel  de  la  religion  ou 
de  l'intérêt. 

Sans  doute  il  est  des  ftmes  que  la  moindre  indélicatesse 


—  410  — 

révolte  et  qui  croiraient  outrager  leur  religion  s'ils  lui  de- 
mandaient l'excuse  de  leur  inconstance;  mais  la  multitude 
ne  prend  pas  pour  modèles  ces  types  chevaleresques,  et 
c'est  pour  la  multitude  que  sont  faites  les  institutions. 
Qui  ne  sent  que  les  variations  populaires  seront  d'autant 
plus  rares  que  les  idées  seront  mieux  définieS)  la  moyenne 
vertu  hésitant  toujours  plus  devait  une  proposition  scien- 
tiflquement  établie  que  devant  une  proposition  qui  im- 
l)lique  dans  ses  termes  la  dévotion  à  un  absolu? 

Nos  hommes  d'État  le  comprennent  tous  :  avares  pour 
le  peuple  d'instruction  positive,  ils  lui  prodiguent  la  reli- 
gion ;  d'autant  plus  hostiles  contre  l'idée,  qu'ils  ne  eon-- 
naissent  qu'elle  d'incorruptible. 

Encore  un  apologue,  et  je  termine. 

En  1853,  après  le  rétablissement  de  Tempire,  j'eus  oc- 
casion de  voir  le  ministre  de  l'intérieur,  M.  de  Persigny. 
11  s'agissait  d'une  affaire  administrative  dont  je  n'ai  pas  à 
entretenir  le  lecteur.  M.  de  Persigny  m'accueillit  avec 
bienveillance;  puis,  la  question  qui  faisait  Tobjet  de  ma 
visite  épuisée^  entra  en  propos.  —  Comment  vous,  mon- 
sieur Proudhon,  me  dit-il,  n'avez-vous  pas  compris  en  1848 
que  la  tradition  napoléonienne  serait  cent  fois  plus  puis- 
sante sur  le  peuple  que  la  vôtre?— Je  l'ai  si  bien  compris, 
monsieur  le  ministre,  répondis-je,  que  c'est  précisément  à 
cause  de  cela  que  j^ai  fait  une  si  vive  opposition  à  Louis 
Bonaparte.— Je  ne  vous  comprends  plus  alors  ;  ne  sommes- 
nous  pas  aussi  la  Révolution,  la  démocratie? —  Non,  mon- 
sieur le  ministre,  répliquai-je,  vous  n'êtes  pas  la  Révolu- 
tion, vous  n'êtes  pas  la  démocratie ,  vous  n'êtes  pas  même 
dans  la  tradition  impériale.  Vous  êtes  fatalement,  bon 
gré  malgré,  une  réaction ,  et  vous  ne  semblez  pas  vous 
en  apercevoir.  Napoléon  P%  cet  enfant  des  circonstances, 
et  que  les  circonstances  réduisirent  en  définitive,;  malgré 
son  génie  et  ses  victoires,  à  jouer  le  rôle  de  Monck,  n'au- 


—  411  — 

rail  pas  demandé  mieux  que  de  jouer  celui  de  Mahomet. 
Il  n'aurait  pas  chassé  Tange  Gabriel  et  mis  la  jument 
Alborak  à  la  porte  de  ses  écuries.  Tout  en  restaurant, 
faute  de  mieux,  le  clergé  et  les  nobles,  il  s'entourait  tant 
qu'il  pouvait  des  philosophes  de  la  Révolution,  des  régi- 
cides et  des  terroristes,  comme  des  thermidoriens.  Ainsi 
il  faisait  entrer  au  sénat  Yolney,  l'auteur  des  Ruines. 
Volney,  monsieur  le  ministre,  c'est  mon  maître  ;  Volney, 
Dupuis,  Fréret,  Diderot,  d'Alembert,  Voltaire,  les  phy- 
siocrates,  Gondillac,  Molière,  Bayle  et  Rabelais,  voilà  mes 
pères,  voilà  ma  tradition.  Voulez-vous  me  faire  sénateur? 
J'accepte. 

A  cette  brusque  proposition  le  ministre  sourit,  me  fit 
un  geste  d'adieu,  et  je  le  quittai,  pensant  en  moi-même 
que  le  gouvernement  du  2  décembre  croyait  trop  aux 
idées  pour  s'y  prendre,  et  que  l'Église  était  mieux  son 
fait  :  avec  elle,  il  cultive  l'absolu.  Dieu  le  protège! 


HUITIÈME  ÉTUDE 


CONSCIENCE    ET  LIBERTÉ. 


CHAPITRE  PREMIER. 

I 

Objections  théologiques  :  Qu'il  s'agit  bien  moins  de  donner 
les  formules  de  la  Justice  que  d'en  procurer  l'observance, 
laquelle  ne  se  peut  passer  de  religion. 

1 

Monseigneur, 

Fénelon,  au  xtx*  livre  du  Télémaque^  conduisant  son 
héros  aux  enfers^  lui  donne  cette  leçon  de  théologie  : 

«Télémaque,  voyant  les  trois  juges  qui  condamnaient  un 
homme^  osa  leur  demander  quels  étaient  ses  crimes.  Aussitôt 
le  condamné,  prenant  la  parole,  s*écria  :  Je  n'ai  jamais  fait 
aucun  mal;  j'ai  mis  tout  mon  plaisir  à  faire  du  bien;  j'ai  été 
magnifique,  libéral,  juste,  compatissant  :  que  peut-K)n  me  re- 
procher? Alors  Minos  lui  dit  :  On  ne  te  reproche  rien  à  l'égard 
des  hommes;  mais  ne  devais-tu  pas  moins  aux  hommes  qu'aux 
dieux?  Quelle  est  donc  cette  justice  dont  tu  te  vantes?  Tu  n'as 
manqué  à  aucun  devoir  envers  les  hommes,  qui  ne  sont  rien  ; 
tu  as  été  vertueux,  mais  tu  as  rapporté  toute  ta  vertu  à  toi- 
même,  et  non  aux  dieux  qui  te  l'avaient  donnée  :  car  tu  vou- 
lais jouir  du  fruit  de  ta  propre  vertu,  et  te  renfermer  en  toi- 
même;  tu  as  été  ta  divinité.  Mais  les  dieux  qui  ont  tout  fait, 
et  qui  n'ont  rien  fait  que  pour  eux-mêmes,  ne  peuvent  renoncer 
à  leurs  droits.  Tu  les  as  oubliés,  ils  t'oublieront;  ils  te  livre- 
ront à  toi-même,  puisque  tu  as  voulu  être  à  toi,  et  non  pas  à 


—  414  — 

• 

eui.  Cherche  donc  maintenant,  si  tu  le  peux,  ta  consolation 
dans  ton  propre  cœur.  Te  voilà  à  jamais  séparé  des  hommes, 
auxquels  tu  as  voulu  plaire;  te  voilà  seuLavec  toi-même,  qui 
étais  ton  idole.  Apprends  qu'il  n'y  a  point  de  véritable  vertu 
sans  le  respect  et  l'amour  des  dieux,  à  qui  tout  est  dû.  Ta 
fausse  vertu,  qui  a  longtemps  ébloui  les  hommes,  faciles  à 
tromper,  va  être  confondue.  Les  hommes,  ne  jugeantdes  vices 
et  des  vertus  que  par  ce  qui  les  choque  ou  les  accommode, 
sont  aveugles  et  sur  le  bien  et  sur  le  mal  :  ici,  une  lumière 
renverse  tous  leurs  jugements  superficiels;  elle  condamne 
souvent  ce  qu'ils  admirent,  et  justifie  ce  qu'ils  condanment. 
<t  A  ces  mots  ce  philosophe,  comme  frappé  d'un  coup  de 
foudre,  ne  pouvait  se  supporter  soi-même.  La  complaisance 
qu'il  avait  eue  autrefois  à  contempler  sa  modération,  son  cou- 
rage et  ses  inclinations  généreuses,  se  change  en  désespoir. 
La  vue  de  son  propre  cœur,  ennemi  des  dieux,  devient  son 
supplice;  il  se  voit,  et  ne  peut  cesser  de  se  voir;  il  voit  la 
vanité  des  jugements  des  hommes,  auxquels  il  a  voulu  plaire 
dans  toutes  ses  actions  ;  il  se  fait  uoe  révolution  universelle 
de  tout  ce  qui  est  au  dedans  de  lui,  comme  si  on  bouleversait 
toutes  ses  entrailles  ;  il  ne  se  trouve  plus  lui-même  :  tout 
appui  lui  manque  dans  son  cœur  ;  sa  conscience,  dont  le  té- 
moignage lui  avait  été  si  doux,  s'élève  contre  lui  et  lui  reproche 
amèrement  l'égarement  et  l'illusion  de  toutes  ses  vertus,  qui 
n'ont  point  eu  le  culte  de  la  divinité  pour  principe  et  pour  fin  : 
il  est  troublé,  consterné,  plein  de  honte,  de  remords  et  de 
désespoir.  Les  Furies  ne  le  tourmentent  point,  parce  qu'il  leur 
suffit  de  l'avoir  livré  à  lui-même,  et  que  son  propre  cœur  venge 
assez  les  dieux  méprisés.  11  cherche  les  lieux  les  plus  sombres 
pour  se  cacher  aux  autres  morts,  ne  pouvant  se  cacher  à  lui- 
même  ;  il  cherche  les  ténèbres,  et  ne  peut  les  trouver  :  une 
lumière  importune  le  poursuit  partout;  partout  les  rayons 
perçants  de  la  vérité  vont  venger  la  vérité,  qu*il  a  négligé  de 
suivre.  Tout  ce  qu'il  a  aimé  lui  devient  odieux,  comme  étant 
la  source  de  ses  maux,  qui  ne  peuvent  jamais  finir.  Il  dit  en 
lui-même  :  0  insensé  !  je  n'ai  donc  connu  ni  les  dieux,  ni  les 
hommes,  ni  moi-même  !  Non,  je  n'ai  rien  connu,  puisque  je 


—  415  — 

n'ai  jamais  aimé  Tunique  et  véritable  bien  :  tous  mes  pas  ont 
été  des  égarements;  ma  sagesse  n'était  que  folie;  ma  vertu 
n'était  qu'un  orgueU  impie  et  sacrilège;  j'étais  moi-même 
mon  idole»  y> 

Je  ne  puis  dire  quelle  horreur  saisit  ma  jeunesse  lors- 
que je  lus  pour  la  première  fois  cet  épouvantable  knor- 
ceau.  Voilà  donc  à  quoi  délire  la  religion  de  la  grâce 
a  conduit  le  plus  doux,  le  plus  vertueux  des  hommes,  et 
Ton  peut  ajouter,  un  des  plus  raisonnables!  Quel  bon- 
heur que  l^élève  de  Fénelon  n*ait  pas  régné  sur  la  France  1 
Le  chaste  duc  de  Bourgogne  eût  été  pour  elle  Cent  fois 
pire  que  le  voluptueux  Louis  XV.  Il  n'aurait  pas  eu  près 
de  lui  une  Pompadour,  une  Dubarry,  pour  le  distraire  de 
sa  haine  des  philosophes  :  il  eût  exercé  vis-à*vis  d'eux  la 
justice  de  Minos.  Sa  mémoire,  en  horreur  à  la  liberté, 
serait  fêtée  dans  TÉglise»  Fénelon  méritait  certes,  pour 
cet  édifmnt  épisode,  que  Rome  le  Ht  pape.  Mais,  admirez 
les  jeux  de  la  fortune  :  c'est  justement  Rome  qui  frappa 
Tarclievêque  de  Cambrai,  et  c'est  la  démocratie  qui  l'a 
glorifié,  en  mettant  sa  figure  au  frontispice  du  Panthéon. 

Si  j'avais  été  à  la  place  du  philosophe  damné  par  Fé- 
nelon, j'aurais  répliqué  au  magistrat  infernal  : 

Fils  de  Jupiter,  tu  as  parlé  en  fanatique,  non  en  juge; 
et  tu  viens  de  prouver  par  ton  discours  que  tu  ne  crois 
pas  toi-même  à  la  vertu»  Ces  dieux  dont  tu  me  parles, 
avec  leur  providence,  avec  leur  favoritisme  et  leurs  mys- 
tères, sont  pour  Thumanité,  tu  le  sais  bien»  un  sujet  per- 
pétuel de  scaiMalCé  Grâce  à  eux,  nous  ne  savons  Hen  de 
nos  droits  et  de  nos  devoirs,  et  notre  existence  est  inin- 
telligible. Par  eux,  ma  raison  a  été  faussée,  ma  con- 
science a  double  face*  Je  les  ai  interrogés  sur  la^lustice  : 
que  m'ont-ils  répondu?  Que  l'inégalité  des  conditions  et 
des  fortunes  est  la  loi  de  la  terre,  et  ils  mentaient;  que 
l'autorité  du  prince,  établie  du  ciel,  prime  la  Justice  elle* 


—  416  — 

mémey  et  ils  blasphémaient  ;  que,  la  raison  étant  dou- 
teuse, l'homme  n'a  de  ressource  que  de  s'en  rapporter  à 
leurs  oracles,  et  ces  oracles,  je  les  ai  convaincus  d'impos- 
ture. Oh  !  si  j'ai  valu  quelque  chose  là-haut,  si  je  n'ai 
pas  été  un  monstre,  si  j'ai  mérité  quelquefois  l'approba- 
tion de  mes  semblables,  c'est  bien  malgré  les  dieux.  J*ai 
réparé,  autant  qu'il  était  en  moi,  leur  iniquité,  ils  se 
vengent  de  mon  insolence.  Allons,  Tisiphone,  conduis- 
moi  dans  le  Tartare  ;  et  toi,  Hinos,  fais  savoir  à  tes  maîtres 
qu'il  y  a  ici,  au  fond  des  enfers,  un  homme  de  bien  qui 
les  méprise. 

II 

Mais  j'entends,  comme  la  voix  d*un  concile,  s'élever  la 
réclamation  des  théologiens. 

c  Vous  n'avez  rien  compris  à  notre  doctrine,  me  disent- 
ils,  et  vous  ne  comprenez  pas  mieux  votre  propre  thèse. 
Voilà  six  longues  conférences  que  vous  nous  entretenez  de 
la  Justice  : 

«  Justice  en  ce  qui  touche  les  personnes  ; 

c  Justice  quant  à  la  distribution  des  biens  ; 

c  Justice  dans  l'État  ; 

«  Justice  dans  l'éducation  ; 

cr  Justice  dans  le  travail  ; 

c  Justice  dans  la  direction  de  l'esprit. 

c  Vous  avez,  à  votre  manière,  développé  Tapplication 
de  cette  Justice.  A  cette  apparence  de  système,  vous  avez 
opposé  la  discipline  de  TÉglise,  dont  le  fond  et  la  pensée 
se  retrouvent  dans  toutes  les  institutions  de  Thumanité, 
et  qui  s'impose  à  la  raison  du  philosophe  et  du  législateur 
avec  la  même  nécessité  qu'une  catégorie  de  l'entende- 
ment. Et  pour  avoir  fait  ce  parallèle,  vous  vous  imaginez 
avoir  élevé,  sur  les  ruines  de  la  religion,  ce  que  vous  ap- 
pelez la  Justice  révolutionnaire. 


-  417  — 

c  Vous  n'êtes  seulement  pas  à  la  question. 

c  L  Quand  votre  théorie  serait  aussi  irréprochable  que 
vous  paraissez  le  croire,  qu*estrce  qu'il  s'ensuivrait? 

«  Que  vous  auriez  donné  une  déduction  de  la  Jus- 
tice, telle  à  peu  près  qu'elle  doit  exister  dans  une  nature 
saine,  dans  un  sujet  vierge  et  sortant  des  mains  de  Dieu  ; 
vous  auriez  montré  la  Justice  comme  il  est  de  foi  dans 
l'Église  que  l'homme  la  posséda  au  Paradis  terrestre, 
avant  qu'il  se  fût  laissé  corrompre  à  la  suggestion  du  ten- 
tateur. 

c  Dans  cet  état  d'innocence,  nous  voulons  bien  vous 
l'accorder,  la  Justice  serait  conforme  à  vos  définitions. 
Ce  n'est  pas  à  une  pareille  morale  que  nous  disons  ana- 
thème. 

c  Mais  cette  virtualité  de  Justice  dont  vous  prenez  tant 
de  peine  à  développer  les  applications,  cette  énergie  vic- 
torieuse de  notre  faculté  juridique,  existe-t-elle  au  point 
que  votre  théorie  le  suppose?  Là  est  la  question,  et  cette 
question,  vous  ne  l'avez  pas  même  touchée. 

c  Or  rÉglise,  et  tous  les  peuples  avec  elle  d'un  con- 
sentement unanime,  attestent,  et  l'expérience  de  toute 
rhistoire  prouve,  que  la  Justice  dont  vous  parlez  est  per- 
due, que  l'âme  humaine  est  infectée,  que  celte  infection 
profonde  rend  en  elle  le  sentiment  du  droit  et  du  devoir 
inefficace  -,  qu'un  supplément  de  secours  lui  est  indispen- 
sable pour  faire  le  bien  que  la  société  attend  d'elle  et  que 
lui  commande  son  Auteur. 

«  Voilà  ce  que  dit  l'Église,  et  que  vous  ne  voulez  pas 
entendre.  Niez-vous,  par  hasard,  l'existence  du  mal,  vous 
qui  l'imputez  à  la  religion  ? 

a  Or,  si  le  mal  existe,  si  le  mal  déborde,  comment  l'ex- 
pliquez-vous  dans  votre  théorie  ?  D'où  vient  que  la  Justice 
immanente  ne  le  refoule  pas?  Qu'est-ce  qui  l'empêche, 
cette  Justice?  Qui  rend  la  conscience  si  faible,  si  inerte, 


^  418  — 

si  morle?...  Accuser  la  religion  de  cette  inertie,  de  cette 
niori  par  le  péché,  ce  n'eat  pas  un  logicien  deyotre  force 
qui  se  permettrait  un  pareil  aopbismei  La  religion,  ceci 
résulte  de  \os  propres  paroles,  est  née  du  sentiment  que 
la  conscienoe  a  de  son  impuissance;  c'est  le  cri  de  l'âme 
en  détresse,  qui»  sentant  défaillir  sa  Justice,  appelle  à 
aoh  aide  la  Justice  de  Dieq,  Récuserea^vous  un  pareil 
témoignage?  récuserez-vous  le  témoignage  de  tant  de 
nations  que  la  barbarie  couvre  de  sa  rouille,  unique- 
ment parce  que  leur  prétendue  Justice  est  demeurée 
inefficace?  Où  donc  la  civilisation  a-treUe  fleuri,  si  ce 
n'est  cheis  lea  races  que  le  christianisme  a  purifiées, 
ou  qui,  à  une  époque  immémoriale,  reçurent  •  les  pre- 
miers rayons  de  la  révélation  antérieure?  Récuserez- 
vous  le  témoignage  de  tant  de  philosophes,  païens  ou 
apostats,  tous  étrangers  à  Tl^glise  ou  ses  ennemis,  et 
qui  ont  reconnu  cet  esclavage  de  la  conscience,  incom- 
préhensible sans  une  Cause  surnaturelle?  Platon,  dans 
sa  République^  écrite  pour  mettre  un  terme  aui  débor- 
dements de  la  liberté  ;  Aristote,  déclarant  à  la  fin  de 
sa  Morale  à  Nicomaque^  Tim puissance  radicale  de  U 
théorie  à  déterminer  les  hommes  à  la  pratique;  Cicéron, 
avouant  que  la  vertu  est  un  don  des  dieux;'  les  stoï- 
ciens, qui  recommandent  à  leur  disciple  de  se  placer 
sans  cesse  sous  le  regard  de  Dieu;  Hobbes,  Spinoza, 
Hegel,  et  tant  d'autres,  en  qui  la  désertion  de  la  foi  n'a 
servi  qu*à  les  faire  aboutir  au  plus  eifroyahle  despor- 
tisme? 

€  L*homme  est  esclave,  Spinoza  le  confesse»  *^  Et  de 
qui  esclave?  —  De  ses  passions,  répond  cet  incrédule.  — 
Quoi!  esclave  des  passions  qui  sont  l'apanage  de  sa  na- 
ture, des  passions  que  Dieu  lui  a  données  !  Se  peut-il  rien 
de  plus  absurde  ?  Plutôt  que  de  s'entendre  avec  l'Église, 
Spinoza  préfère  mettre  Dieu  à  la  place  de  Satan  dans 


—  419  -^ 

rhistoire  de  la  chute,  faire  l'auteur  de  louto  Justice  au- 
tour du  péché  1... 

«  Et  quel  remède  à  cet  esclavage,  grand  philosophe? 
Quel  sera,  contre  Dieu  qui  nousperd,  notre  rédempteur? 
— .  Un  redoublement  de  servitude,  répond  le  moine  de 
La  Haye.  Spinoza  en  effet  propose  à  l'homme,  d'un  côté, 
pour  la  direction  de  son  esprit,  la  philosophie  qui  l'a- 
veugle; de  l'autre,  pour  l'équilibre  de  sa  volonté,  le  des- 
potisme de  l'État  !.«.  Ce  q'e^t  pas  à  cçtte  eonclu3ion  du 
spino^isme,  sans  doute,  que  vous  penaeai  nous  conduire. 
Prouvez  donc  alors  que  la  conscience  e$t  douée  d'une 
force  suffisante,  et  que  sa  justification  par  elle-même  est 
possible.  Bannissez  le  péché,  après  ('avoir  expliqué  tou- 
tefois. 

«  Cette  difficulté  n'est  pas  la  seule« 

<  IL  La  Justice,  dites-vous,  est  la  faculté  que  nous 
avons;  de  sentir  notre  dignité  en  autrui.  A  merveille. 
Mais,  quelle  que  soit  cette  faculté,  et  en  kii  accordant 
toute  l'énergie  possible,  elle  n'aboutira  pas,  et  la  Justice, 
conçue  dans  la  conscience,  ne  se  réalisera  point  dans  les 
actes,  sans  la  certitude  d'une  réciprocité.  Quelques  vertus 
obstinées  se  résigneront  peut-être!  à  respecter  le  droit 
quand  même,  à  payer  ceux  qui  les  volent,  à  glorifier  ceux 
qui  les  calomnient,  à  tendre  la  main  aux  brigands  qui  les 
assassinent.  La  philosophie  a  eu  ses  martyrs,  la  Justice 
quand  même  peut  bien  avoir  aussi  les  siens.  Mais  ces 
rares  exemples  n'auront  pas  le  pouvoir  d'entraîner  les 
masses.  Pour  qu'elles  respectent  le  droit  et  obéissent  au 
devoir,  il  faut,  à  tout  le  moins,  qu'elles  aient  une  garan- 
tie quelconque  de  retour.  Où  trouvez-vous  cette  garantie, 
qui  dans  votre  système  doit  jouer  le  même  rôle  que  la 
religion  dans  celui  de  l'Église?  Quand  la  méfiance,  de- 
venue universelle,  aura  rendu  l'iniquité  générale  et  irré- 
médiable, avec  quoi  ramènerez-vous  la  confiance?  Bien 


—  4^  — 

ne  se  produit  en  vertu  de  rien^  c*esl  voire  deuxième 
axiome.  Auriez-vous  en  réserve  quelque  influence  pré- 
mouvante, qui  sollicite  la  foi  antérieurement  à  la  Justice, 
et  tienne  pour  vous  lieu  de  grâce?  Quelle  est  cette  in- 
fluence? Dites  d*où  elle  vient  et  comment  elle  opère? 

c  Ce  n'est  pas  tout. 

«  III.  Le  péché  n*a  pas  d'existence  objective.  Les 
actions  de  l'homme,  de  même  que  les  créatures^ qui 
l'environnent,  sont,  au  point  de  vue  de  la  morale,  en 
elles-mêmes  indifférentes  ;  elles  ne  deviennent  répréhen- 
sibles  que  par  l'intention  qui  y  préside.  Or,  si  les  actions 
sont  indifierentes  par  nature,  comment  deviennent-elles 
condamnables  par  Tintention  ?  Qui  peut  juger  de  cette 
dernière?  Qui  nous  dira  où  l'intention  vertueuse  finit,  où 
l'intention  criminelle  commence?  Quelle  science  humaine 
peut  affirmer  que  les  intentions  ne  sont  pas,  comme  les 
actions,  indifférentes?  Et  puis,  qu'est-ce  qu'une  inten- 
tion? Vous  qtii  raillez  si  agréablement  l'absolu,  ne  sacri- 
fiez-vous pas  ici  à  l'absolu,  contre  vos  propreâ  maximes? 
Où  trouvez*vous,  enfin,  ce  critère  du  bien  et  du  mal  sans 
lequel  il  vous  est  impossible  d'établir  une  accusation,  de 
formuler  un  jugement,  d'appliquer  une  peine?  Eh  quoi! 
à  force  de  vouloir  réaliser ^  selon  votre  expression,  la 
Justice  en  l'humanisant,  voici  que  vous  l'évaporez  dans 
les  secondes  intentions^  comme  dit  votre  auteur  favori, 
Rabelais!  Vous  n'avez  rien  sur  quoi  vous  puissiez  établir 
votre  législation;  et  votre  Raison  frfUique^  séparée  de  la 
religion,  qui  seule  peut  lui  donner  Yexequatur^  s'éva- 
nouit dans  le  néant. 

<  Ainsi,  sans  parler  de  l'innéité  ou  immanence,  sur 
laquelle  il  est  inutile  de  prolonger  le  débat,  vous  ne 
prouvez  nullement,  ce  que  d'abord  vous  eussiez  dû  foire, 
l'efficacité,  dans  l'homme,  du  sentiment  ou  de  la  faculté 
qu'il  a  de  la  Justice.  Non-seulement  vor^  ne  proïivoz  pas 


—  421  — 

cette  efficacité,  vous  êtes  forcé  de  reconnaître  qae  le  fait 
du  péché,  fait  universel  s'il  en  fut,  la  dément.  Puis  vous 
ne  pouvez  pas,  dans  votre  système  d*immanence,  vous 
passer  d'une' excitation  supplémentaire  qui  agisse  sur 
l'âme  à  la  façon  de  la  grâce.  Et  quand  vous  vous  pas- 
seriez de  cette  excitation,  votre  théorie  tomberait  encore^ 
par  l'impuissance  radicale  où  vous  êtes  de  formuler  une 
loi  et  de  discerner  le  bien  d'avec  le  mal.  Ajoutez  qu'il 
vous  reste  à  rendre  raison  de  l'existence  du  péché,  et  à 
dire  ce  que  devient  chez  vous  la  religion,  qui  ne  peut 
pas  aboutir  à  néant,  selon  vos  axiomes. 

c  Que  s'il  est  ainsi,  poursuivent  mes  adversaires,  des 
conceptions  purement  rationnelles  de  la  morale,  ne  de- 
vons-nous pas  avec  le  sentiment  universel  tirer  cette 
conséquence  :  que  le  gouvernement  de  Thumanité  par  la 
Justice  seule  est  chimérique  ;  qu'à  des  cœurs  incirconcis 
et  conténébrés  il  faut  autre  chose  que  Yéconomie  poli-- 
tique  et  la  presse  libre;  autre  chose  que  ce  prétendu 
droit  de  Vhomme  et  du  citoyen^  qui  vaut  sans  doute  en 
tant  que  confession  de  la  nécessité  d'une  loi  morale,  mais 
qui  hors  de  là  est  une  pure  déception,  un  indigne  char- 
latanisme? Et  pour  conclusion,  ne  sommes-nous  pas 
forcés  de  reconnaître  que  pour  parler  aux  hommes  dé 
désintéressement,  de  fidélité  à  la  parole,  de  chasteté, 
pour  leur  faire  accepter  ces  fortes  maximes,  il  est  besoin 
d'une  raison  supérieure  qui  les  appuie,  d'une  grâce, 
enQn,  qui  les  rende  douces,  précieuses,  aux  âmes  les 
plus  rebelles? 

<  Car,  quoi  que  vous  fassiez,  quelque  lumière  que  vous 
apportent  vos  sciences  de  fraîche  date,  économie  poli- 
tique, philosophjie  de  l'histoire,  ethnographie  et  psycho- 
logie, il  restera  toujours  ceci,  que  le  lien  moral,  celle 
obligation  de  droit  que  vous  invoquez,  est,  tout  aussi 
bien  que  la  foi  qui  Tassure,  un  mystère-,  qu'au  fond, 

H  .24 


—  422  — 

l'homme  ne  possède  sur  son  eût  menlal  aucune  connais- 
sance ,  et  que  vouloir  le  ramener  à  la  «morale  pure  est 
une  utopie  pure,  un  crïme  de  lèse-majesté  divine  et  hu- 
maine, que  la  religion  ajuste  titre  a  déclaré  inexpiable. 

<  G*est  pour  cela  que  l'Église,  instruite  de  plus  haut 
que  la  raison,  non  contente  de  refréner  les  passions  et  de 
mortifier  les  sens,  use,  envers  les  facultés  de  l'âme  les 
plus  élevées,  de  la  même  coercition.  Sans  s'arrêter  aux 
vaines  curiosités  d'une  casuistique  ambitieuse,  elle  nous 
dit  que  rtiommCi  avant  tout,  veut  être  dompté,  et  que 
cet  appel  à  une  Justice  savante  et  rigoureuse,  de  la  part 
d'un  sujet  de  si  mauvais  vouloir,  est  rouerie  d'orgueil, 
ruse  de  Satan,  sophisme  de  l'eQvie  et  de  la  révolte, 

«  Que  la  distribution  des  biens  à'opère  d'après  une 
balance  un  peu  plus  ou  un  peu  moins  exacte  ;  que  le 
commandement  soit  soumis  à  un  contrôle  un  peu  plus 
ou  un  peu  moins  sévère,  le  niveau  moyen  de  l'instruction 
un  peu  plus  ou  un  peu  moins  élevé  :  la  belle  affaire  !  Sup- 
posant toutes  ces  équations  démontrées  et  réalisables 
dans  la  pratique,  il  s'agit  de  les  convertir  en  obligations 
pour  la  volonté,  ce  qui  sort  de  la  compétence  de  votre 
mathématique.  Ah  !  vous  qui  parlez  de  raison  humaine, 
de  conscience  humaine,  de  vertu  humaine,  qui  sur  cette 
base  fragile  élevez  l'édifice  de  votre  droit  et  de  votre  de- 
voir, méfiez-vous  plutôt  de  ces  puissances  de  perdition  : 
rien  de  bien  n'en  sortira,  si  la  religion  ne  lés  gouverne. 
Refoulez  ce  génie  opiniâtre,  si  vous  ne  voulez  qu'il  vous 
consume.  11  n'est  rien  que  son  indiscrétion  respecte,  et 
que  ses  philosophèmes  n'ébranlent.  Lâchez-lui  la  bride: 
vous  le  verrez  arriver  à  la  négation  de  l'univers  et  de 
lui-même.  Brisez  cette  conscience,  qui  ose  se  porter 
principe  et  arbitre  du  juste  et  de  l'injuste.  Pour  peu  que 
vous  lui  laissiez  de  champ,  elle  se  haussera  jusqu'au 
sommet  d'où  fut  précipité  le  père  du  péché,  lorsque,  se 


—  423  — 

prévalant  de  la  sublimité  de  ses  prérogatives,  il  en  vint  à 
s*éga]er  à  TÉtemel  :  Similis  ero  Altissimo,  Éteignez  ce 
courage^  de  peur  que  se  regardant  avec  complaisance  il 
ne  se  glorifie  d'une  vertu  qui  vient  toute  de  Dieu,  et  ne 
se  fasse  lui-même  Dieu.  Car  Dieu  seul  est  juâte,  qui  seul 
peut  dire  ce  qu'est  la  Justice  ;  Dieu  seul  peut  nous  im- 
poser la  loi,  qui  seul  juge  les  intentions,  sonde  les  reins 
et  les  cœurs.  Dieil  seul,  par  conséquent,  peut  nous  don- 
ner la  force  d^opérer  le  bien,  alors  même  que  notre  cœur 
le  renie  et  que  notre  bouche  le  blasphème.  » 

III 

Je  ne  sais,  Monseigneur,  si  j'ai  rendu  à  votre  gré  la 
pensée, de  la  théologie.  Mais  tel  qu*il  vient  de  se  produire 
sous  ma  plume,  j'avoue  que  l'argument  a  de  quoi  donner 
à  réfléchir  à  de  plus  fortes  intelligences  que  la  mienne, 
et  je  ne  m'étonne  pas  que  tant  de  penseurs  s*y  soient 
brisés. 

Car  enfin  le  péché  existe*  Si  le  péché  existe,'  de  quel- 
que façon  qu'il  se  produise,  la  Justice  paraît  inefficace;  si 
la  Justice- est  inefficace,  c'est  qu'elle  ne  trouve  pas  dans  la 
conscience' le  principe  qui  l'assure;  si  cette  force  d'équi- 
libre enfi^  n'«xiste  pas  dans  la  conscience ,  il  faut  que 
celle-ci.la  reçoive  d'ailleurs.  Rien  ne  pouvant  être  équi" 
libre  par  rien  (ax.  4),  ce  qui  nous  ramène  à  la  religion. 
Sinon,  l'homme  se  démoralise,  et  la  société  est  en  péril. 

Lejustey  dit  l'Écriture,  tombe  sept  fois  le  jour.  Qu'at- 
tendre dès  lors  de  ceux  qui  ne  sont  pas  justes  If  Qu'atten- 
dre même  de  ceux  qui  ne  sont  justes  qu'à  moitié?  Des 
nations  entières,  de  grandes  et  puissantes  nations,  d'abord 
vertueuses,  oilt  péri  par  la  défaillance  de  la  Justice»  Cela 
ne  veut-il  pas  dire  que  chez  elles,  compensation  faite  de 
la  vertu  et  du  crime,  la  moyenne  de  Justice  ne  s'est  pas 
trouvée  suffisante  pour  les  préserver  de  la  dissolution 


—  424  ^ 

morale  que  devait  suivre  bientôt  la  dissolution  matérielle? 
Or,  la  vertu  n*est  autre  chose  que  l'énergie  avec  laquelle 
le  sujet  tend  à  réaliser  sa  loi  (déf.  3)  ;  d*où  suit,  comme 
l'enseigne  le  dogme  chrétien,  que,  l'attrait  de  Justice, 
qui  seul  produit  la  vertu,  se  trouvant  trop  faible,  Thomme 
est  au-dessous  de  sa  destinée,  ce  qui  est  contradictoire. 

Accuser  de  ce  manque  de  vertu  les  institutions ,  la  ty- 
rannie des  grands,  l'indignité  de  la  multitude,  la  cor- 
ruption du  prêtre,  c'est  prendre  les  symptômes  de  la 
maladie  pour  la  cause.  Gomment  la  tyrannie  a-t-elle  pris 
naissance,  comment  plus  tard  a-t-élle  été  soufferte,  sinon 
par  la  complicité  de  la  masse?  Gomment  l'homme,  que 
la  nature,  suivant  nous,  a  créé  digne,  tombe-t4l  ensuite 
dans  l'indignité?  L'animal  est  fidèle  à  son  instinct  :  d'oiï 
vient  que  l'homme  seul  trompe  son  propre  cœur,  qu'il 
se  montre  lâche^  immoral,  et,  malgré  le  vœu  de  son  âme, 
insocial  ? 

En  deux  mots,  si,  comme  la  prévalence  du  péché 
induit  à  le* croire,  la  Justice  est  inefQcace,  la  Justice  est 
une  chimère;  elle  n'est  pas  de  l'humanité,  et  il  ne  nous 
reste  qu'à  ployer  les  genoux.  Telle  est  l'objection. 

Je  laisse  de  côté  l'opinion  de  quelques  théologiens  mi- 
tigés, qui  m'accuseront  peut-être  d'avoir  forcé  le  sens  du 
christianisme,  et  pensent  que  Thomme  déchu  est  encore 
doué  de  quelque  capacité  pour  le  bien,  soutenant  seule- 
ment que  cette  capacité  eût  été  incomparablement  plus 
grande  sans  le  péché  originel. 

Ges  théologiens  de  juste  milieu,  en  croyant  sauver  leur 
foi  des  dangers  du  rigorisme ,  ne  s'aperçoivent  pas  qu'ils 
la  livrent.  Si  peu  que  vous  accordiez  d'efficacité  propre  à 
la  conscience,  elle  n'a  plus  besoin  de  grâce*  supplémen- 
taire; l'homme  peut  marcher  seul,  et  la  relijjion  devient 
inutile.  Gar,  de  même  que  ce  n'est  pas  tant  par  la  force 
physique  que  l'ouvrier  triomphe  de  la  fatalité  du  travail, 


^  425  — 

mais  par  rinielligence  de  son  industrie  ;  de  même  ce  n^est 
pas  tant  par  son  énergique  sainteté  que  l'homme  se  pré- 
serve du  mal»  mais  par  son  intelligence  de  la  Justice,  par 
la  prudence*  de  sa  conduite,  par  les  garanties  sociales 
dont  il  s'environne.  Toute -sa  puissance  morale  est  préci- 
sément dans  cette  étincelle,  qui  n'attend  pour  Tembraser 
que  le  souffleté  l'intelligence... 

Nous  touchons  aux  profondeurs  de  la  psychologie. 

Le  fait  du  péché  ou  de  l'esclavage  de  Tâme  élevant  le 
doute  sur  l'efficacité  de  la  Justice,  la  Justice  est  menacée 
dans  sa  réalité  et  son  immanence,  et  tout  le  système  de 
la  Révolution  se  trouve  compromis. 

Après  avoir  montré,  dans  les  précédentes  Études,  com- 
bien l'idcede  Justice,  telle  qu'elle  ressort  de  l'hypothèse 
révolutionnaire,  est  supérieure  à  l'idée  qu'en  donne  la 
révélation,  nous  avons  donc  à  prouver  encore,  contre 
l'instance  des  théologiens  : 

1»  Que  la  Justice  est  réellement,  comme  nous  l'avons 
définie,  une  faculté  positive,  la  faculté  prépondérante 
de  l'âme  ; 

2<'  Qu'en  raison  de  cette  faculté  l'homme  discerne 
nettement  le  bien  du  mal,  et  que  ce  discernement  est  la 
plus  certaine  de  ses  connaissances  ; 

3*»  Qu'il  est  libre  ; 

4<*  Que  sa  conscience  est  douée  de  toute  Tefficacité  né- 
cessaire, et  qu'en  fait  cette  efficacité  est  attestée  par  le 
progrès  constant  de  la  Justice. 

S^"  et  6°  Nous  expliquerons  ensuite  la  production  du 
péché,  et  nous  dirons  ce  que  deviennent,  dans  la  société 
définitivement  constituée,  la  religion  et  la  grâce. 

7<;  Enfin,  la  Justice  étant  une  fonction  de  la  vie  hu- 
maine doit  avoir,  comme  toutes  les  fonctions,  son  orga- 
nisme :  nous  rechercherons  quel  il  est. 

Ce  sera  l'objet  de  cette  Ëtude  et  des  trois  suivantes. 
II.  24. 


—  426  — 
CHAPITRE  II. 

Réfutation  du  pyrrhonisme  tBéologique  :  réalité  du  sens  rûofal, 

IV 

J'ai  remarqué  ailleurs  que  la  théorie  d*une  grâce  auxi- 
liaire, théorie  qui  a  pris  dans  le  christianisme  un  si  grand 
développement,  est  essentielle  à  toute  religion.  Le  paga- 
nisme rapportait  tout  aux  dieux  :  Gsoç  le^uxsv,  un  dieu  Ta 
donné,  dit  Homère;  comme  la  Bible,  nathan  lehovah. 

Les  partisans  de  la  religion  naturelle  tiennent  le  même 
langage  :  c'est  la  seule  chose  que  le  public  a  retenue  des 
deux  premiers  volumes  de  M.  Jules  Simoil. 

Eh  bienjî  Monseigneur,  savez-vous  ce  que  vous,  et  tous 
les  religionnaires  vos  prédécesseurs  et  vos  copistes,  vous 
professez  par  cette  belle  théorie  7  Ce  que  l'on  peut  ima- 
giner de  plus  immoral,  le  pyrrhonisme. 

Humainement,  vous  ne  croyez  point  à  la  Justice.  C'est 
uniquement  par  vQtre  foi  en  la  ï)ivinité  (|ue  vous  vous 
rendez  compte  d'une  loi  qui  sans  cela  n'existerait  pas 
I)our  vous,  suivant  ce  qtie  dit  Bergier,  appuyé  par 
Mgr  Gousset  : 

c(  Aucune  raison  purement  hùthâinê  ti6  p6at  étabHr  !a  dis- 
tinction du  bien  et  du  tnat;  et  s'il  n'avait  plu  à  Dieo  de  nous 
faire  connaître  son  intention^  le  fifô  potfrrait  tuer  son  père 
sans  être  coupable. 

Otez  Dieu,  vous  n'avez  plus  ni  foi  ni  loi;  vous  êtes  par- 
ricide, voleur,  faussaire,  traître  k  la  patrie,  incestueux, 
pédéraste. 

Et  la  philosophie  spiritualiste  est  d'accord  avec  vous- 
Elle  aussi  nie  Teffrcacité  de  la  conscience,  le  discerne- 
ment do  bien  et  4^  niai  ;  et  saqs  la  connaissance  qu'elle 


—  427  — 

prétend  avoir  de  Dieu  par  le  sens  intime,  elle  dirait, 
comme  vous,  que  Tathée  honnête  homme  est  une  fran- 
che dtipe,  tandis  que  le  fils  qui  empoisonne  son  vieux 
père  pour  économiser  la  pension  qu'il  lui  paye  est  un 
praticien  qui  raisonne  juste. 

Eh  quoi  !  vous  ne  reculez  pas  devant  celte  effroyable 
doctrine  qui  a  versé  sur  le  monde  plus  de  crimes  (fue  le 
sacerdoce  n'en  a  jamais  absous;  qui  vous  a  fait  mécon* 
naitre,  violer,  sous  prétexte  de  discipline,  tous  les  pré- 
ceptes de  la  Justice;  à  laquelle  vous  sacrifiez  sans  re- 
mords les  droits  de  rhomme,  du  citoyen,  de  l'ouvrier, 
de  l'enfant,  de  la  femme!... 

Certes,  quand  le  christianisme  se  présenta  au  monde 
avec  son  triple  dogme  d'un  Dieu  révélateur  et  rédemp- 
teur, d'une  prévarication  originelle  et  d'une  grâce  néces- 
saire, il  ne  se  doutait  guère  qu'il  élevât  sur  la  Justice  un 
doute  cent  fois  plus  désastreux,  plus  immoral,  que  celui 
de  Pyrrhon.  Il  se  croyait  si  sûr  de  sa  foi!  Son  espérance 
était  si  vive,  et  la  raison  humaine  semblait  si  faible!... 

Pardonnons  au  christianisme,  et  jugeons-le  comme  lui- 
même  nous  juge,  sur  l'intention,  iie  christianisme,  dam- 
nant les  héros  et  les  sages,  ceux  qui  pratiquent  la  Justice 
gratuitement  et  pour  elle-même,  tandis  qu'il  ouvré  le  ciel 
aux  âmeÉt  basses  à  qui  la  peur  de  l'enfer  arrache  un  hypo- 
crite PèitfiaiHy  a  cru  servir  la  Justice  :  s'il  eût  manqué  à 
son  œuvre,  qu'explique  d'ailleurs  la  loi  du  développe* 
ment  humain,  c'est  alors  qu'il  eût  été  immoral* 


Preuve  par  le  sens  intime, 

La  situation  faite  à  la  Justice  par  la  pensée  religieuse 
étant  la  même  que  celle  faite  à  la  certitude  par  Pyrrhon, 
c'est  par  l'argument  qui  a  défait  Pyrrhon  que  je  com- 
jnence  ma  réponse  aux  objections  de  la  théologie. 


—  428  — 

Descartes,  cherchant  un  point  solide  à  la  connaissance, 
débute  par  se  dire,  à  Texemple  des  anciens  douteurs  : 

Existe-t-il  une  vérité?  et  en  supposant  que  quelque 
chose  de  vrai  existe ,  puis-je  le  découvrir?  Puis-jc  en  ac- 
quérir la  certitude?  A  quel  signe  le  reconnaître?  Qui  m'en 
garantira  la  légitimité?  Sont-ce  mes  sens,  qui  me  trompent, 
et  ne  me  font  voir  que  le  particularisme  des  choses?  Sont- 
ce  mes  notions,  dont  rien  ne  me  garantit  la  légitimité; 
qui  participent  de  Terreur  de  mes  sens,  bien  qu'elles  ne 
soient  pas  données  uniquement  dans  la  sensation;  qui 
d'ailleurs  ne  m'apprennent  rien  toutes  seules  et  sans 
le  secours  perpétuel  de  mes  sens?  Est-ce  mon  sentiment 
intime,  qui  n'entre  en  action  qu'autant  que  je  suis  en 
rapport  avec  les  choses  extérieures?  A  qui  croire?  A  qui 
me  fier?  Où  me  renseigner?  Par  où  commencer?  Quel 
est  le  principe,  à  l'abri  de  tout  soupçon,  sur  lequel  je 
vais  fonder  ma  philosophie?  Car  il  est  clair  que,  si  je 
trouve  le  point  d'attache,  le  reste  ira  de  lui-même.  De- 
tur  mihi  punctum^  et  terram  movebOy  disait  Archimède. 

Telfut  le  doute  hypothétique,  condition  préalable  de 
toute  philosophie,  auquel  se  soumit  Descartes. 

C'est  bien  évidemment  le  même  doute  qui  frappe  au- 
jourd'hui la  morale. 

A  l'exemple  des  acataleptiques,  les  transcendantalistes 
soutiennent  qu'il  n^est  pas  pour  l'homme,  en  dehors  de 
la  foi  en  Dieu,  de  morale-,  que  toutes  ses  actions,  au 
point  de  vue  de  la  conscience  naturelle,  sont  indiffé- 
rentes; que  la  distinction  du  bien  et  du  mal  est  arbi- 
traire; que  d'ailleurs,  la  morale  existât-elle,  l'homma  est 
incapable,  par  sa  volonté  comme  par  sa  raison,  d'y  at- 
teindre; qu'il  ne  saurait  s'en  faire  une  notion  exacte  et 
assurée  ;  qu'en  conséquence  tout  est  chez  lui  ténèbres , 
inertie,  corruption,  mensonge;  que  les  voies  de  l'huma- 
nité sont  erronées,  conduisant  à  l'erreur  et  au  crime,  ou 


—  429  — 

poar  mieus,  dire  à  la  folie;  qu'il  n'y  a  que  la  grâce  du 
Christ  qui  puisse  lui  tracer  uue  loi,  la  sauver  du  péché, 
et  lui  donner  le  courage  de  la  vertu. 

Ce  qui  revient  à  dire  que  le  même  doute  que  soule- 
vaient les  Pyrrhoniens  dans  l'ordre  de  rintelligence»  la 
religion  le  porte  dans  Tordre  de  la  conscience. 

Que  pouvons-nous  savoir  certainement?  demandait 
Pyrrhon.  —  Rien,  le  doute  est  absolu  et  invhicible. 

Que  pouvons-nous,  par  nous-mêmes,  savoir  et  faire  de 
bien  ?  demande  l'Église.  Et  elle  répond  comme  Pyrrhon  : 
Rien,  le  discernement  du  bien  et  du  mal  est  impossible; 
l'immoralité  est  complète.  • 

Et  comme  Pyrrhon  concluait  à  la  suspension  absolue 
du  jugement,  de  même  l'Église  conclut  à  l'impuissance 
radicale  de  la  volonté. 

Mais  il  y  a  entre  Pyrrhon  et  l'Église  cette  différence, 
que  Pyrrhon,  n'ayant  pas  trouvé  d'illurainateur  surna- 
turel pour  leyer  son  doute,  n'avait  osé  se  faire  chef  ou 
pontife  d'aucun  dogme;  tandis  que  l'Église  possède  un 
Christ,  qui  lui  a  donné  le  secret  des  mœurs,  et  avec  ce 
secret  l'art  de. changer  l'homme  de  péché  en  ange  de 
lumière. 

Pyrrhon  enseignait  donc  que  l'homme,  pour  être  rai- 
sonnable, devait  commencer  par  se  démettre  de  la  raison, 
ne  jurer  par  personne  et  se  tenir  dans  une  méfiance  uni- 
verselle; l'Église  au  contraire  se  vante  de  moraliser 
Thomme,  immoral  par  nature,  en  le  plongeant  dans  la 
cuve  baptismale  et  entretenant  ensuite  la  blancheur  de 
son  âme  au  moyen  de  la  collation  des  sacrements,  et  de 
la  transfusion  des  grâces  dont  elle  a  le  ministère. 

VI 

Vous  savez,  Monseigneur,  comment  Descartes  se  tira 
des  filets  de  Pyrrhon,  au  grand  applaudissement  des 


—  430  — 

notabilités  théologiquès  de  son  siècle,  Arnaud,  Nicole, 
Bossuet,  Fénelon,  Malebrancbe. 

Je  veux  bien,  dit  Descartes,  avouer  que  tout  est 
douteux  et  sujet  à  caution.  Mais  vous  m'accorderez  au 
moins  que  je  ne  puis  pas  douter  que  je  doute,  puisque 
c'est  en  raison  de  ce  doute,  dont  vous  me  faites  une 
règle,  que  vous  m'ordonnez  de  suspendre  mon  ju- 
gement. 

Telle  est  donc  ma  première  proposition,  dont  la  certi- 
tude est  invincible  :  Je  doute.  « 

Si  je  déute,  je  pense;  2*  proposition,  également  cer- 
taine. 

Si  je  pense,  je  suis  ;  3*  proposition. 

« 

•     •« 

Et  voilà  le  pyrrhonisme,  au  moins  en  ce  qui  concerne 
l'humanité  et  ses  lois,'  par  terre. 

Avec  la  certitude  subjectif,  en  effet,  tout  le  monde* 
intérieur,  c'est-à-dire  la  vie  individuelle  et  sociale,  la 
liberté,  la  Justice,  l'économie,  l'art,  est  donné.  Restait  à 
établir,  soit  par  antithèse,  soit  par  extension  de  ce  pre- 
mier terme,  la  certitude  objective,  à  trouver  le  passage 
du  monde  intérieur  au  monde  extérieur  :  ce  qui  était 
plus  difficile,  et  où  la  philosophie  de  Descartes,  de  même 
que  celle  de  Kant,  faisant  intervenir  Dieu  dans  la  philo- 
sophie au  moment  même  où  elle  se  pose  par  l'affirmation 
du  moi,  devait  échouer. 

On  a  disputé  sur  la  beauté,  la  justesse,  l'élégance 
de  ce  grand  coup  de  Descartes  :  ce  qui  est  sûr  est  que 
Pyrrhon  en  est  à  moitié  mort  et  n'a  pu  s'en  relever. 

J'essayera^Ji  mon  tour  de  traiter  l'acataleptisme  de' 
TÉglise,  comme  Descartes  a  traité  celui  de  Pyrrhon. 

Je  veux  bien,  vous  dirairje,  admettre  pour  im  moment 
que  je  suis  incapable  par  moi-même  de  discerner  le  vrai 
bien  et  de  le  vouloir.  Je  suppose  en  conséquence  que  ma 


■^  431  ^ 

conscience,  comme  ma  raison»  eiit  obscnre;  que  ma  jits- 
tice  pourrait  bien  n*être  qu*unp  inspiration  de  i'onvie; 
que  ce  qui  me  semble  vertu  est  vice  déguisé;  en  tout  cas, 
que  rien  d*humam  ne  m'oblige.  De  sorte  que,  comme  je 
ne  puis  avoir  pi  la  claire  vue,  ni  le  pur  amour  de  Phon- 
nête,  je  ne  saurais  me  vanter  de  les  réaliser  gratuitement 
en  ma  personne.  L'homme  s'agite,  a  dit  avec  une  sou- 
veraine éloquence  l'un  des  vôtres,  et  Dieu  le  mène.  Et 
c'est  seulement  parce  que  Dieu  le  mène  que  le  bien,  un 
peu  de  bi^n,  se  retrouve  au  fond  de  Tébullition  humaine; 
car,  pour  peu  que  Dieu  le  délaissât,  l'homme,  si  par 
impossible  il  ne  produisait  pas  de  mal,  ne  produirait  que 
des  actions  indifférentes,  ou  qui,  bonnes  en  elles-mêmes, 
mais  dépouillées  d'intelligence  et  de  bonne  intention, 
seraient  nulles.  ^ 

Telle  est  bien  la  thèse  de  l'ÉgUse,  identique  et  adéquate 
à  celle  de  Pyrrhon,  et  son  pji'incipal  corollaire. 

Je  me  place  donc  au  fond  de  cet  abîme,  creusé  par  la 
misanthropie  des  croyants.  Je  m'établis  dans  cette  hypo- 
thèse désolante,  que  je  ne  puis  pratiquer,  aimer  ni  con-* 
naître  le  bien  par  moi-même  et  pour  lui-même;  de  sorte 
que»  mes  sentiments,  mes  pensées,  mes  paroles,  mes 
actions,  étant  constamment  mêlés  d'égoïsme,  ainsi  que 
l'a  montré  La  Rochefoucauld,  je  ne  suis  et  ne  puis  être, 
sous  le  rapport  de  la  moralité,  qu'un  être  équivoque, 
sinon  décidément  méchant. 

C'est  de  ce  gouffre  qu'H  fout  que  je  me  tire,  sans  re- 
courir à  d'autres  moyens  que  ceux  fournie  par  l'hypo- 
thèse même;  faute  de  quoi,  au  moindre  appel  que  je 
ferais  à  une  puissance  étrangère,  ma  condamnation  de- 
vient irrévocable  :  car  toute  théorie  du  Devoir  et  du 
Droit,  qui  implique  dans  ses  termes,  comme  principe, 
condition,  postulé  oa  adminicule,  la  notion,  même  la  plus 
épurée,  d'un  être  métaphysique,  ange  ou  démon,  est  une 


—  432  — 

théorie  religieuse,  ce  qui  Teut  dire  une  théorie  de  scep- 
ticisme, une  théorie  d'immoralité. 

vu 

t 

Or  voici,  ce  me  semble,  une  réflexion  qui  doit  arrêter 
court  le  sceptique.  Elle  ne  me  vient  pas  d'ailleurs  que 
de  l'hypothèse,  comme  vous  allez  voir;  elle  m'est  fournie 
par  l'hypothèse. 

Supposant,  avec  l'Église,  que  je  ne  puis  par  moi-même 
pratiquer  le  bien  et  éviter  le  mal,  et  que  ma  volonté  a 
une  inclination  décidée  pour  le  péché  ; 

Supposant  de  plus  ma  conscience  tellement  véreuse 
qu^elle^ne  sache  seulement  pas  discerner  le  bien  du  mal  : 

Je  dis  que  vous  ne  sauriez  me  refuser  ceci,  qu'il  y  a  en 
moi  un  préjugé  ou  sentiment  quelconque  du  bien  et  du 
mal,  c'est-à-dire  de  ce  qui  fait  l'objet  même  de  l'hypo- 
thèse. 
i  Que  je  ne  connaisse  pas  ma  loi,  c'est  possible  ;  ^  '^ 

Que  la  connaissant  rien  ne  me  fasse  clairement  sentir 
qu'elle  est  pour  moi  obligatoire,  c'est  encore  possible*^, 

Qu'en  conséquence  la  moralité  de  mes  actions  me 
semble  livrée  à  ma  seule  fantaisie,  tout  cela  gst  possible; 

Ce  qui  est  impossible,  c'est  qu'il  n'y  ait  pas  en  mon 
ftme  un  écho  qui,  à  la  supposition  du  bien  moral  que  je 
cherche,  répond  bien  ;  à  la  supposition  du  mal,  répond 
mal  ;  c'est  en  un  mot  que  ma  conscience,  au  moment  où 
elle  doute  de  sa  lucidité,  de  «a  moralité,  de  sa  propre 
énergie,  doute  encore  de  son  doute,  doute  de  ce  qui  fait 
l'objet  de  son  doute,  doute,  en  un  mot,  d'elle-même. 

Sous  une  forme  restreinte,  c'est  toujours  le  Cogito  ergo 
sum  de  Descartes. 

Lorsque  Descartes  dit  :  Cogito^  je  pense,  il  fait  parler 
le  moi,  l'être  considéré  dans  l'universalité  de  ses  fonc- 
tions, qui  est  la  pensée. 


—  433  — 

Décomposez  cette  pensée,  ce  moi;  Targument,  pour 
être  détaillé,  ne  perdra  rien  de  sa  force. 

L*œil,  se'  sentant  voir,  dira  :  Je  vois,  donc  je  suis. 

L'oreille  :  J'entends,  donc  je  suis.  ,    , 

L'estomac  :  Je  digère,  donc  je  suis. 

Le  cœur  :  J*aime,  donc  je  suis. 

Mettez  telle  faculté  ou  tel  organe  que  vous  voudrez, 
il  dira  :  Je  fonctionne,  donc  je  suis.  Si  la  pierre  qui  tombe 
pouvait  parler  sans  cesser  d'être  pierre,  elle  dirait  à  Pyr- 
rhon,  à  Berkeley  :  Je  gravite,  donc  je  suis. 

Et  remarquez  la  marche  du  raisonnement.  Ce  n'est  pas 
de  la  notion  métaphysique  de  substance  ou  de  cause,  mais 
bien  du  phénomène  de  la  fonction,  que  Descartes  a  tiré  cet 
argument  qui  tue  le  doute,  argument  qui  du  reste  rentre 
dans  la  démQnstration  du  Cynique,  devant  qui  l'on  niait 
le  mouvement  «et  qui  se  mit  à  marcher. 

Eh  bien  !  il  est  en  moi  une  faculté,  pailie  intégrante  et 
constituante  de  moi,  faculté. mal  servie  peut-être  par  mon 
intelligence,  plus  mal  servie  encore  par  ma  volonté,  mais 
dont  vous,*  yiiologien  psychologue,  vous  êtes  forcé  de 
reconnaître  l'existence,  puisque  vous  élevez  le  doute  sur 
sa  lucidité 'çt  son  énergie,  et  que  vous  lui  offrez  le  collyre 
de  votre  religion  :  c'est  la  Conscience. 

J'entends  par  conscience,  dans  Tordre  d'idées  que  je 
traite,  la  faculté  ou  le  contenant  dont  la  Justice  est  le 
produit. ou  le  contenu;  faculté  qui  est  à  la  Justice  par 
conséquent  ce  que  la  mémoire  est  au  souvenir,  lenten- 
dement  au  concept,  le  cœur  à  l'amour,  etc.  Ceci  nous  ex- 
plique en  passant  pourquoi  la  conscience  et  la  Justice  se 
prennent  fréquemment  l'une  pour  l'autre  :  la  même  chose 
arrive  pour  les  autres  facultés. 

Avant  donc  de  savoir  si  elle  est  obligée  ou  si  elle  ne  Test 
pas,  antérieurement  à  toute  idée  de  droit  ei  de  devoir, 
cette  faculté  vous  dit  :  Il  est  des  choses  que  je  juge  à  priori 

n.  25 


—  484  — 

être  bonnes  et  louables,  bien  que  je  n'en  aie  pas  encore 
ridée  claire,  et  que  je  ne  sacj^e  si  je  suis  ou  non  capable  de 
les  accomplir  ;  et  ces  choses,  je  les  approuve,  je  tes  veux.  11 
en  est  d'a^itrçs  que  je  sens  être  mauvaises,  bien  que  je  ne  les 
distingue  pas  nettement  d'avec  les  précédentes,  et  que  je 
ne  sache  si  j'aurais  assez  d'énergie  pour  m'en  abstenir;  et 
ces  choses,  je  les  réprouve,  je  n'en  veux  pas.  Donc  je  suis. 

En  deux  mots,  de  même  qu'il  y  a  en  jaous  utie  intelli- 
gence pour  qui  la  vérité  est  bien,  l'erreur  mal/  et  qui, 
appelant  l'une,  rejetant  l'autre,  ne  peut  pas,  à  priori, 
douter  d'elle-même;  de  même  encore  que  nous  avons  un 
certain  goût  pour  qui  la  beauté  est  également  bien,  la 
laideur  mal,  et  qui,  les  nommant  toutes  deux^ne  peut 
pas,  alors  même  qu'il  ne  les  rencontrerait  janoais,  douter 
de  soi  :  de  même  il  y  a  en  nous  une  faculté  pour  qui  la 
piété  filiale,  par  exemple,  en  soi  est  bien,  le  parricide 
mal ,  et  qui,  les  jugeant  tels,  alors  même  que  sa  pratique 
serait  contraire  à  ce  jugement,  ne  peut  [^as  davantage 
douter  d'elle-même. 

Malgré  vous  donc,  il  ne  m'est  pas  permis  de  douter 
que  je  n'aie  au  moins  cette  notion,  générale  du  bieaet 
du  mal  ;  puis,  avecla  notion,  ce.goût  de  Tun,  c^ttet^^borreur 
de  l'autre,  qui  constituent  la  conscience  :  tt  'Cela,  bien 
que  je  ne  sache  pas  encore  les  discerner,  bien  que  j'hésite 
à  les  produire,  bien  même  que  je  me  demande  si  je  suis 
capable  de  les  produire  ou  obligé  d'y  avoir  éga|?d.  Elle 
est  en  moi,  dis*je,  cette  conscience,  antérieurement  à  tout 
acte  de  ma  part,  à  tout  empirisme,  à  tout' lien  de  droit. 
Et  c'est  votre  propre  doute  qui  me  la  révèle,  doute  qui 
peut  fort  bien  porter  sur  le  genre,  l'espèce,  le  4%ré,  la 
nécessité,  l'obligation,  en  un  mot  sur  les  circonstances, 
qualités  et  conditions  de  Tacte  nooral,  jamais  sur  la  fonc- 
tion, qui  est  ma  conscience,  ni  sur  le  produit  de  cette 
fonction,  qui  est  la  Justice. 


—  435  — 

Niez  cela,  et  votre  argumentation  s'écroule  :  vous  ne 
savez  plus  vous-même  ce  que  vous  dites.  Car,  lorsque  vous 
objectez  ^uc  je  suis  incapable  par  moi-même  de  discerner 
le  bien  du  mal»  et  plus  encore  d'y  conformer  ma  conduite, 
en  raisonnant  ainsi  du  bien  et  du  mal  vous  supiK)sez  im- 
plicitement que  j*en  ai  un  sentiment  ou  une  notion  quel- 
conque, par  conséquent  qu'il  existe  en  moi  une  faculté 
d'appétition  qui  y  répond  ;  absolument  comme  PyrrhoOi 
raisonnant  de  la  certitude,  supposait  implicitement  la 
pensée,  par  conséquent  Têtre. 

•     VIII 

Que  si  maintenant  vous  cherchez  à  l'existence  du  sens 
moral  une  explication  psychologique,  une  raison  en  soi, 
il  ne  vous  ^era  pas  malaisé  de  la  découvrir.  La  consti- 
tution animique  de  l'homme  étant  telle  que  l'instinct 
est  subordonné  à  la  réflexion,  et  que  la  sphère  d'action  de 
celle-ci  s'agrandit  sans  cesse,  tandis  que  Tiostinct  s'é- 
mousse  et  rétrograde,  il  en  résulte  que  l'équilibre  des 
affections  et  des  appétits  ne  peut  pas  s'établir  en  lui  de  la 
même  manière  que  chez  les  autres  animaux.  Il  faut  qu'il 
exerce  «ur  les  facultés  que  régissait  l'instinct  une  domi- 
nation proportionnelle  à  sa  pensée  même.  En  deux  mots 
rbomme,  parce  qu'il  est  et  devient  de  plus  en  plus  intel- 
ligent, doit^tre  d'autant  plus  maître  de  soi,  animi  compos  : 
là  est  vça  dignité.  Or,  telle  est  justement  la  fonction  que 
remplit,  d'abord  vi&à-vis  de  lui-même,  la  conscience  :  c'est 
elle,  en  effet,  qui  qrdonne  les  inclinations,  les  besoins,  les 
passions,  non-seulement  pour  la  félicité  du  moment,  mais 
pour  la  gloire  de  la  vie  entière.  Vis-à-vis  des  autres  son 
empir0«n'cst  pas  moindre  :  c'est  elle  qui  régit  les  rapports 
de  serviee,  d'échange,  etc.,  alors  que  l'amour  ou  la  haine, 
la  cupidité,  le  caprice  ou  l'indifférence,  menaceraient  de 
jeter  dans  ces  rapports  une  perturbation  funeste.  Otez  à 


—  436  — 

Tâme  la  Justice,  vous  la  rendez  acéphale  :  ce  n*est  plus 
Fessence  d*un  homme ,  c'est  Tessence  d'une  bête ,  une 
contradiction. 

Non  -  seulement  donc  la  conscience  existe  en  nous 
comme  toute  autre  faculté,  nécessitée  par  son  objet  et 
s*accusant  par  son  action;  elle  est  la  faculté  souveraine 
que  toutes  les  autres  sont  appelées  à  servir ,  comme  les 
membres  du  corps  servent  le  cerveau,  tandis  qu'elle- 
même  n'en  sert  aucune.  Par  son  commandement  absolu 
elle  refoule  toute  exorbitance,  assure  le  sujet  contre  les 
injures  qu'il  peut  souffrir,  d'un  côté  de  la  fougue  de  ses 
sens  et  de  ses  passions,  d'autre  part  de  l'incursion  de 
ses  semblables,  en  même  temps  qu'elle  garantit  ceux-ci 
des  injures  que  ce  même  sujet  pourrait  leui^  faire.  C'est 
une  voix  qui  plaide  en  nous  contre  nous-mêmes  le  droit 
du  prochain,  dès  que  notre  égoîsme  fait  mine  de  le  mé- 
connaître  ;  voix  qui  fait  taire  toutes  les  suggestions  de 
la  sensibilité,  de  la  convoitise,  de  la  sympathie,  du  sang 
même  et  du  cœur.  L'offense  à  la  Justice  couvre  l'offense 
à  tout  autre  sentiment. 

Voilà  pourquoi,  si  mon  père  voulait  me  faire  violence^ 
je  tuerais  mon  père,  malgré  mon  instinct  filial,  et  je  ne 
pécherais  pas  contre  la  Justice  ;  si  mon  fils  trahissait 
la  patrie,  j'immolerais  mon  fils,  comme  Brutus,  et  je  ne 
pécherais  pas  contre  la  Justice  ;  si  ma  mère,  parjure,  as- 
sassinait mon  père, .  pour  introduire  dans  la  famille  un 
amant,  je  poignarderais  ma  mère  comme  Oréste,  et  je  ne 
pécherais  pas  contre  la  Justice. 

La  Justice  est  plus  haute  que  l'affection  qui  nou»  atta- 
che à  père,  mère,  femme,  enfant,  compagnon.  Elle  ne 
nous  empêche  pas  de  les  aimer;  elle  nous  les  fait  aimer 
d'une  autre  manière,  en  vue  de  l'Humanité.  C'est  pour 
cela  que  la  Justice  a  été  faite  Dieu,  et  que  celui  qui  a  re- 
'  nonce  à  Dieu  adore  toujours  la  Justice,  bien  qiTclIe  ne 


—  437  — 

soit  autre  chose  que  le  commandement  de  lui  vis-à-vis  de 
lui»  le  principe  et  la  loi  de  la  dignité  sociale. 

De  tout  ce  qui  précède  il  résulte,  et  c'est  un  point 
sur  lequel  je  ne  puis  trop  fortement  insister,  parce  qu'il 
constitue  le  fondement  de  la  morale  humaine,  que  la 
Justice  ne  se  réduit  pas  à  la  simple  notion  d'un  rapport 
déclaré  pdr  la  raison  pure  comme  nécessaire  à  Tordre 
social  ;  mais  qu'elle  est  aussi  le  produit  d'une  faculté 
ou  fonction  qui  a  pour  objet  de  réaliser  ce  rapport,  et 
qui  entre  en  jeu  aussitôt  que  Thomme  se  trouve  en  pré- 
sence de  l^homme. 

C'est  ainsi,  pour  me  servir  d'une  comparaison  déjà 
faite,  que  l'union  de  l'homme  et  de  la  femme  ne  résulte 
pas  seulement  de  la  nécessité,  conçue  par  l'entendement, 
de  pourvoir  pai*  la  génération  à  la  conservation  de  l'es- 
pèce; elle  a  aussi  pour  cause  déterminante  une  faculté 
ou  «fonction  spéciale,  l'amour,  et  pour  le  service  de  cet 
amour  tout  un  appareil  organique.  Dans  le  système  de  la 
nature,  dès  qu'il  y  a  nécessité  d'une  chose,  il  y  a  appé- 
tence de  cette  chose^  fonction  animique  et  organique 
destinée  à  y  pourvoir  :  hors  de  là,  la  chose  prétendue 
nécessaire,  tombant  exclusivement  dans  le  domaine  de 
.  l'entendement,  n'étant  rien  pour  l'âme,  n'est  rien  non 
plus  pour  la  conscience,  rien  pour  la  morale. 

IX 

Preuve  par  les  faits  de  la  vie  sociale. 

Mais  là  ne  s'arrête  pas  ma  démonstration.  La  Justice, 
étant  une  fonction  du  moi,  donne  lieu  à  des  manifesta- 
tions multipliées,  dont  la  spontanéité  et  la  puissance  ne 
permettent  pas  qu'on  les  rapporte  à  une  hallucination  de 
l'entendement,  et  qui  ne  s'expliquent,  comme  je  viens 
de  le  dire,  que  par  l'exercice  d'une  faculté  positive.  (Ulons 
d'abord  les  formes  de  la  civilité,  dont  les  peuples  bar- 


—  488  — 

tares  se  montrent  souvent  plus  prodigues  que  les  civilisés 
eux-mêmes. 

Tous  les  hommes  sentent  que  le  moi  est  absolu,  et, 
comme  absolu,  inviolable  dans  sa  dignité.  Aussi  que  de 
précautions,  que  de  détours,  en  traitant  avec  lui  1  Chez  la 
plupart  des  nations  européennes  il  est  d'usage ,  parlant 
à  une  personne,  d'employer  le  pluriel  vovs;  rallemand 
va  plus  loin,  il  dit  ils^  au  lieu  de  tu.  Qu'une  discus- 
sion s'élève,  ce  n'est  jamais  le  moi  que  l'on  contredit,  et 
qui  est  censé  se  tromper;  c'est  sa  mémoire,  son  œil, 
son  oreille,  sa  phénoménalilé.  Pour  lui/^f'èérrépulé  in- 
faillible. Que  ce  moi  soit  mis  directement  en  cause,  il  y  a 
insulte,  duel.  Le  point  d'honneur,  si  susceptible,  n'est, 
comme  la  dignité  du  patricien  romain ,  qu'dtié  forme  de 
la  Justice,  sa  thèse. 

Le  respect  de  la  dignité  acquiert  une  énergie  centuple 
dans  là  collectivité  sociale.  Les  cyniques,  qui  traitèt'ent 
de  préjugé  l'observation  des  convenances  et  osèrent  s'en 
affranchir,  ne  furent  guère  moins  détestés  que  les  vo- 

* 

leurs  et  les  adultères  :  ils  ne  blessaient  pas  rien  que  le 
goût,  ils  violaient  le  respect  public,  c'est-à-dire,  de  toutes 
les  facultés  de  l'Orne  la  plus  intolérante,  la  conscience. 
Le  condamné  même  qu'on  envoie  au  supplice,  la  société 
veut  qu'il  soit  respecté  :  la  Convention  G<^damna  à  un 
mois  de  prison  le  valet  de  bourreau  qui  avait  soutHeté  la 
tête  de  Charlotte  Corday.  Quelle  manifestation  pltis  frap- 
pante du  sentiment  profond  de  la  Justice  que  ce  cérémo- 
nial sur  réchafaud  !  Et  quelle  puérilité  de  l'expliquer  par 
un  pur  rationalisme,  comme  si  la  nation  était  sensible  à 
l'injure  et  qu'elle  réclamât  vengeance  !  Que  la  société  se 
venge,  c'est  déjà  un  fait  que  n'explique  nullement  la 
théorie  purement  rationnelle  du  droit;  mais  qu^elle  se 
respecte  dans  sa  victime,  qu'en  conséquence  dé  ce  res* 
pect  l'exécution,  de  même  que  le  jugement,  ait  lieu  en 


—  439  — 

plein  jour,  devant  la  foule  assemblée,  afin  que  la  puni* 
tlon  du  coupable  ne  ressemble  point  au  trac  d*unt  bote 
féroce,  voilà  ce  qui,  dans  le  système  du  rationalisme,  qui 
fait  de  la  Justice  une  idée,  comme  dans  celui  du  christia- 
nisme qui  en  fait  une  grâce,  me  parait  incompréhensible, 
absurde. 


Maisj  objectez-vous,  que  répondre  à  celui  qui  dit  :  Je 
n'éprouve  pas  ce  sentiment  de  la  Justice;  je  ne  sens  pas 
en  moi  ce  ifiouvement  d'une  faculté  juridique,  à  laquelle 
vous  rapportez  toutes  les  institutions  qui  ont  pour  objet  de 
régler  le  droit  et  le  devoir,  il  serait  mieux  de  dire,  Tactif 
et  le  passif  de  chaque  citoyen.  Je  comprends  fort  bien,  du 
reste,  que  ma  sûreté,  mon  bien-être,  exigent  de  ma  part 
l'observation  de  certaines  conditions,  hors  desquelles 
mon«  existence  est  compromise.  Jlrai  jusqu'à  diçe  que 
la  violation  de  ces  conditions,  en  soi  déraisonnable,  me 
semble  de  plus  ridicule,  comme  tout  ce  qui  est  faux, 
odieuse  même,  comme  tout  ce  qui  est  nuisible  :  cela  me 
suffit  pour  rendre  raison  des  faits  que  vous  citez.  Quant 
à  ce  respect  du  semblable  et  de  moi-même  dont  vous 
faites  une  réalité  au  même  titre  que  l'amour,  l'amitié, 
ri.déal,  etc.,  j'avoue  que  je  ne  l'ai  pas,  que  je  m'en  sens 
même  tout  à  fait  incapable.  , 

Ajoutons,  pourrenforcer  encore  l'objection,  que  la  Jus- 
tice,* telle  que  nous  l'^avons  définie  et  qu'elle  paraît  seule* 
merït  admissible,  est  à  peu  près  nulle  chez  les  enfants, 
médiocre  chez  les  jeunes  gens  et  les  personnes  de  classe 
inférieure,  d'autant  plus  faible  enfin  dans  une  nation  que 
CQtte  nation  se  rapproche  davantage  de  la  barbarie  pri- 
mitive. 

Je  réponds  : 

Tout  ce  qu'on  peut  conclure  de  ces  allégations,  c*est 


—  440  — . 

que  la  faculté  juridique,  comme  l'amour  lui-même,  eiige 
du  sujet,  pour  son  plein  exercice,  certaines  conditions 
de  développement  hors  desquelles  elle  est  comme  endor- 
mie ;  quant  aux  exceptions  individuelles»  outre  que  les 
sujets  se  méconnaissent  le  plus  souvent  eux-mêmes,  elles 
ne  prouvent  pas  plus  contre  la  réalité  de  la  Justice  que 
l'oblitération  de  la  mémoire  chez  certains  malades,  la  pri- 
vation de  la  vue,  de  Touîe,  de  Todorat,  ne  prouvent  contre 
l'existence  des  mêmes  facultés  dans  le  genre  humain. 

Oui,  l'exercice  du  sens  moral,  de  la  fonction  juridique, 
est  lent  à  s'établir  dans  l'humanité  :  qui  ne  voit  que  c'est 
précisément  afin  de  suppléer  à  cette  lenteur  que  la  na- 
ture crée  en  nous  cette  autre  conscience  tout  idéale, 
d'autant  plus  vive  dans  le  sujet  qu'il  se  rapproche  plus 
de  l'enfance,  le  respect  divin,  la  religion?...  Niera-t-on 
aussi  que  la  religion  ait  son  foyer  dans  une  action  parti- 
culière de  rame,  et  n'y  verra-t-on  encore  que  le  produit 
de  notions  erronées,  à  l'inverse  de  la  science,  qui  est  le 
produit  de  notions  exactes  ? 

Je  crois  superflu  de  réfuter  ici  de  pareilles  opinions, 
dont  la  science  elle-même  a  fait  justice.  Il  est  admis  par- 
tout aujourd'hui,  et  la  phrénologie  la  plus  matérialiste 
le  reconnaît,  que  la  religiosité  est  un  attribut^de  TAme, 
un  mode  de  son  activité,  ce  que  j'appelle  une  fonii^ion; 
tout  ce  que  je  prétends,  c'est  que  cette  religiosité,  sorte 
de  supplément  à  la  Justice,  n'est  autre  chose  au  fond  que 
la  forme  première,  idéale,  objective,  symbolique  de  la 
Justice,  forme  qui  doit  diminuer,  s'atrophiér,*pa[r  le  pro- 
grès de  la  Justice  qu'elle  représente.  C'est  pour  cela^que 
les  races  dont  la  théologie  est  la  plus  savante  sont  aussi 
celles  qui  ont  fait  le  plus  de  progrès  dans  le  droit  :  il 
suffit  de  nommer  Rome,  l'Italie,  la  France  et  TAlle- 
magne.  C'est  parce  que  la  France  fut  jadis  très-chfé" 
tienne  qu'elle  est  devenue  la  France  révolutionnaire. 


—  441  - 

Si  les  institution^  civiles  et  judiciaires  ont  un  sens;  si  les 
lois  de  l'urbanité,  si*  là  noblesse,  l'héroïsme,  l'honneur 
chevaleresque,  signifient  quelque  chose;  si  la  religion, 
que  depuis  trois  siècles  nous  voyons  progressivement 
s'éteindre,  n'a  pas  été  un  phénomène  sans  portée,  et  si  sa 
disparition  appelle  invinciblement  un  sentiment  nouveau, 
plus  réel,  plus  énergique,  pour  continuer  son  œuvre;  si 
la  Justice  enfin  est  le  seul  des  préjugés  humains  devant 
lequel  se  taisent  l'ironie  et  le  blasphème,  il  faut  en  con- 
venir, cette  spontanéité,  cet  ensemble  de  manifestations, 
attestent  dans  l'homme  la  présence  d'un  sentiment  supé- 
rieur, dont  il  est  aussi  impossible  de  rendre  compte  par  la 
seule  notion  des  nécessités  sociales,  qu'il  est  impossible 
d'oxpliquerl'amour  par  la  seule  nécessité  de  la  génération. 

La  Justice  est  une  loi  nécessaire  de  la  collectivité  hu- 
nâaine  :  donc  elle  suppose  dans  l'individu,  membre  de 
cette  collectivité,  avec  la  notion  de  la  loi,  une  faculté  de 
conscience  qui  y  corresponde  ;  donc  cette  faculté  existe. 

La  Justice  se  définit,  non-seulement  comme  notion 
d'un  r£(pport,  ce  qui  laisserait  l'homme  indifférent  au 
droit  et'  la  société  sans  garantie ,  mais  comme  sentiment 
ou  facnl(é  :  donc  encore  cette  faculté  existe. 

C.ette  faculté  juridique  est  attestée  par  le  sens  intime 
et  le  conséxitepient  universel  :  donc  elle  existe. 

Elle  est  affirmée  par  la  religion,  qui  pendant  tout  le 
premier  ige  de  l'humanité  la  représente,  la  supplée,  et 
à  là.  fin  s'identifie  et  s'absorbe  en  elle  :  donc  elle  existe. 
:  Elle  est  manifestée  par  toutes  les  relations  et  institu- 
tions'sociales,  inexplicables  dans  leurs  formes  par  la  seule 
notion  de  Uutile  :  donc  elle  existe. 

Elle  subordonne,  dirige,  contient,  réprime,  sacrifie, 
en  un  mot  b^ance,  tontes  les  autres  forces  et  facultés 
réunies  :  donc  elle  existe. 

Nous  verrons  plus  tard  qu'elle  seule  rend  raison  de  la 

II.  25. 


—  442  — 

distinction  des  sexes  et  du  mariage,  dont  elle  fait  son 
organe;  que  de  plus  elle  est  le  principe  unique  de  toute 
félicité  publique  et  individuelle  :  donc  elle  existe; 

Gomme  ohjet  de  la  connaissance,  la  faculté  juridique, 
ou  plus  simplement  la  Justice,  réunit  tous  les  genres  de 
certitude  :  certitude  de  raison  et  certitude  de  fait,  certi- 
tude de  conscience  et  certitude  d'habitude.  Elle  a  pour 
elle  l'entendement,  le  sens  intime,  la  théologie,  la  fable, 
rhistoire,  la  pratique,  les  sens,  tout  ce  qui  compose  la 
réalité  humaine,  collective  et  individuelle,  physique  et 
animique,  idéelie  et  phénoménale.  Nulle  part,  ni  dans 
le  monda  de  la  nature,  ni  dans  celui  de  Tesprit,  ne 
se  rencontre  un  pareil  concours  de  témoignages.  Elle 
est  affranchie  même  de  ce  scepticisme  invincible,  révélé 
par  Kant,  qui  désolait  l'âme  de  Jouiïroy,  et  qui,  portant 
sur  Tabsolu  divin,  extérieur  à  l'homme,  tombe  devant 
la  Justice,  expression  de  l'absolu  humain,  à  qui,  d'a- 
près Descartes  et  Kant,  il  est  défendu  de  douter  de  lui- 
même. 

Xî 

La  double  preuve  de  la  réalité  de  la  Justice  faîtef,  et  je 
rappelle  que  je  la  fais  à  la  manière  de  Descartes,  en  m'ap- 
puyant,  non  plus  sur  une  hypothèse  transcendantale  ou 
un  postulé  tiré  de  la  nécessité  sociale,  mais  sur  le  témoi- 
gnage direct  et  les  manifestations  fonctionnelles  de  la 
conscience,  tirons-en,  toujours  à  la  manière  de  Descartes, 
les  conséquences  anti-lhéologiques. 

Si  je  possède  la  notion  du  bien,  et  si  je  le  nomme,  en 
un  mot  si  je  le  pense,  cela  veut  dire  tout  à  la  fois  que  je  le 
fais  et  que  je  le  suis,  attendu,  d'un  côté,  que  penser  c'est 
fonctionner,  c'est  faire,  c'est  être;  de  l'autre,  que  ma 
pensée  ne  pouvant  être  séparée  de  moi,  le  produit  de 
cette  pensée  est  nécessairement  mien»  ce  qui  veut  dire 


—  443  — 

que  l'homme  est  par  lui-même  et  foncièrement  juste, 
et  qu'il  ne  devient  injuste  que  par  autre  cause.  Cogiio, 
ergo  sum. 

En  autres  fermes»  toute  pensée  de  Justice  est  un 
commencement  de  justification,  de  même  que  toute 
pensée  d'amour  est  un  commencement  d'amour,  toute 
pensée  de  raison  un  commencement  de  raison.  Comme 
l'amour  et  la  raison,  la  Justice,  même  simplement  pensée, 
ajoute  à  notre  être,  elle  l'amplifie  et  l'ennoblit;  pareil- 
lement le  vice,  même  simplement  pensé,  est  pour  nous 
une  diminution  de  l'être,  une  défaillance,  un  avilis- 
sement. 

Ainsi  je  suis  tout  à  la  fois  sujet  et  objet  du  bien  que  je 
pense,  sujet  et  objet  du  mal,  selon  que  ma  conscience 
pense,  veut,  produit  :  tous  ces  mots  sont  synonymes,  Tun 
ou  l'autre. 

Qu'ai-je  besoin  à  présent,  pour  m'avancer  dans  la  vertu, 
d'un  protectorat  transcendantal ,  Dieu,  Messie,  Esprit 
saint,  ou  autre?  C'est  Descartes  qui,. après  avoir  renversé 
le  pyrrhonisme  en  posant  le  moi,  a  donné  Texempie 
d'abandonner  aussitôt  la  phénoménalité  du  moi  pour 
s'attcicher  à  Tabsolu,  et  en  déduire,  dans  Tordre  de  la 
Justice  comme  dans  l'ordre  ontologique,  les  prétendues 
lois.  Quel  fruit  avons-nous  recueilli  de  celte  méthode,  si 
bien  exploitée  par  Spinoza,  Malebranche,  les  Écossais  et 
les  Allemands?  Nous  n'avons  point  de  morale  :  le  pan- 
théisme a  fini,  comme  i  Église,  par  aboutir  à  la  destruc- 
tion de  la  liberté  et  de  la  Justice;  et  si  les  honorables 
éclectiques  qui  nous  prêchent  au  nom  de  Dieu  n'ont  pas 
à  se  faire  le  même  reproche,  ils  ne  le  doivexil  qu'à  leur 
inconséquence. 

Toute  théodicée,  je  l'ai  démontré  à  satiété,  est  une 
gangrène  pour  la  conscience,  toute  idée  de  grâce  une 
pensée  de  désespoir.  Rentrons  ed  nous-mêmes;  étudions 


—  444  — 

cette  Justice  qui  nous  est  donnée  à  priori  dans  le  fait 
même  de  notre  existence,  et  qui  constitue  notre  qualité 
d'hommes  :  nous  y  trouverons  ces  trésors  de  sainteté  et 
de  grâce  que  Thallucination  religieuse  nous  a  fait  placer 
dans  le  sein  de  l'infinie  Miséricorde... 


CHAPITRE  III. 

De  la  distinction  du  bien  et  du  mal. 

Xil 

Mais,  dit-on,  par  où  distinguer  le  bien  du  mal?  Quelle 
sera  notre  règle  de  droit,  pierre  de  touche  du  juste  et  de 
l'injuste?  Comment  la  consulter,  à  chaque  instant  de  la 
vie?  Est-ce  la  conscience  encore,  simple  faculté  d'appé- 
tence, que  nous  allons  faire  législatrice  et  justicière?  Un 
savant  professeur  l'a  dit  :  11  y  a  science  et  conscience^  et 
il  s'en  faut  qu'elles  s*accordent  toujours.  Comment  les 
formules  de  la  première  deviendront-elles  desd^rets 
pour  la  seconde?  Est-ce  la  conscience  qui  jugera  la 
science?  vous  revenez  au  probabilisme,  en  admettant 
une  autorité  supérieure  à  la  raison.  Est-ce  la  science  qui 
régira  la  conscience?  vous  revenez  à  l'utilitarisme,  et 
votre  faculté  juridique  est  hors  de  service.  Oh  !  vous  nous 
avez  déliés  de  la  foi  à  Dieu  et  à  l'Église ,  vous  ne  voulez 
plus  ni  tribunaux  ni  confessionnaux.  Âvez-vous  trouvé 
le  secret  de  faire  tendre  à  la  conscience  privée  des  juge- 
ments justes,  quand  depuis  le  commencement  du  monde 
la  conscience  universelle  s'égare?... 

Telle  est  la  difficulté. 

Les  philosophes  sont  diaccord,  et  nous  pouvons  joindre 
à  leur  opinion  celle  des  théologiens,  qu'entre  le  bien  et  le 
mal  il  n'existe  pas  dcdftTéreuce  substantielle.  11  n'y  a  pas, 


—  446  — 

dit-on  avec  raison,  deux  principes  dans  le  monde,  Tun 
bon,  Ormuzd,  l'autre  mauvais,  Âhrimane;  deux  séries  de 
créatures,  les  unes  bonnes  en  elles-mêmes  et  les  autres 
méchantes  ;  deux  séries  de  faits  dans  l'humanité,  ceux-ci 
louables  par  essence,  et  pour  cela  toujours  de  précepte , 
ceux-là  odieux,  et  pour  cette  raison  toujours  défendus. 
Dans  le  système  de  la  nature,  comme  dans  celui  des  évo- 
lutions de  l'humanité,  les  créatures  et  les  actions,  au 
point  de  vue  de  la  Justice,  sont  de  leur  nature  indiffé- 
rentes :  c'est  la  loi  de  l'homme,  c'est  sa  main,  qui  les 
qualifie. 

Gela  étant,  on  demande  comment  ce  qui  est  de  soi  in- 
différent à  la  morale  peut  devenir,  par  la  main  de  l'agent 
ou  par  la  volonté  du  législateur,  juste  ou  injuste,  ver- 
tueux ou  coupable;  comment  l'indifférence  qui  appartient 
à  l'acte  ne  s'étendrait  pas  à  l'auteur? 

L'objection,  comme  on  verra,  repose  sur  un  sophisme 
des  plus  grossiers.  Mais  tout  grossier  que  soit  ce  sophisme, 
il  n'en  a  pas  moins  fait  son  chemin,  un  immense  chemin  ; 
il  règne  dans  la  théologie ,  la  philosophie,  la  jurispru- 
dence, partout;  les  hommes  les  plus  honnêtes,  les  pen- 
seurs les  plus  circonspects,  le  répètent  :  et  ce  sera  un  vrai 
service  à  la  science  de  le  réfuter  dans  les  règles. 

xm 

Donnons  d'abord  à  l'objection  toute  l'étendue  qu'elle 
mérite. 

En  soi,  c'est  chose  parfaitement  innocente  de  manger 
ou  de  ne  pas  manger  de  l'anguille.  Pourquoi  Moïse  a-t-il 
interdit  ce  comestible  aux  Juifs?  £n  quoi  cette  abstinence 
particulière  in téresse-t-el le  les  bonnes  mœurs?  L'adora- 
teur de  Jéhovah  ne  doute  pas  -qu'il  ne  faille  obéir  à  la 
loi;  mais  sa  raison,  le  respect  de  lui-même,  exige  qu'on 
lui  montre  que  cette  loi  contient  If  ustice,  et  c'est  précisé- . 


—  446  - 

ment  ce  qu'on  ne  lui  dit  pas.  Gomment  la  manducatipn 
de  I*anguille,  poisson  sans  écailles,  viole-t-elle  la  Justice, 
alors  que  la  manducation  dû  brochet,  poisson  à  écailles, 
ne  la  viole  pas?  On  dira  peut-^tre  qu'il  y  a  là-dessous, 
comme  pour  la  viant^  dé  porc,  une  raison.de  santé.  A  la 
bonne  heure!  Mais  ne  confondons  pas ^  Justice  avec 
rhygiène  :  depuis  quand  est-ce  un  péché  de  rompre  l'abs- 
tinence prescrite  par  le  médecin? 

Je  commence  à  dessein  par  cet  exemple ,  d»ns  lequel 
il  ne  nous  est  pas  possible,  à  nous  qui  ne  orpyons  pas  à 
Moïse  et  qui  nous  moquons  de  ses  ordonnances,  de  dé- 
couvrir le  moindre  caractère  de  nioralité;  voici  pourquoi: 
Rien  de  plus  indifférent  à  la  Justice  que  de  s'abstenir  de 
chair  ou  de  poisson,  n'est-il  pas  vrai?  Eh  bien  l  deman- 
dent les  sceptiques ,  sommes-nous  sûrs  que  nos  lois  les 
plus  essentielles,  celles  qui  touchent  de  plus  près  à  l'or- 
dre et.à  la  moralité  publique,  soient  mieux  fondées,  dans 
leur  objet,  que  celle-là? 

Exemples  : 

Les  théologiens  disputent  entre  eux  de  ce  qui  constitue 
le  sacrement,  ou,  pour  employer  le  langage  profane,  le 
lien  du  mariage  :  si  c'est  le  consentement  des  époux,  ou 
la  formule  prononcée  par  le  fonctionnaire  public,  ou 
bien  la  consommation  de  l'acte  conjugal,  ou  bien  encore 
la  réunion  de  toutes  ces  circonstances?  Et  les  théologiens 
ne  sont  pas  d'accord;  pour  mieux  dire,  ils  sont  d'accord 
que  rien  de  tout  cela  ne  fait  le  mariage,  et  ils  ne  savent 
encore  aujourd'hui  ce  qui  le  fait. 

Si  c'est  le  consentement  des  conjoints  et  leur  cohabita- 
tion, pourquoi  tous  les  couples  concubinaires  ne  sont-ils 
pas,  ipso  facto ^  déclarés  par  la  loi  unis  en  légitime 
mariage? 

Si  c'est  la  formule  sacramentelle,  quelle  est  cette  vertu 
mystérieuse,  attachée  à  une  phrase  du  Code  ou  du  Bré- 


—  447  - 

viaire,  et  par  laquelle,  indépendamment  de  tout  rapport 
sabséqnent,  deux  personnes  de  sexe  différent  sont  unies, 
qui  sans  cela,  et  quoi  qu'elles  fissent,  ne  le  seraient  pas  If 
Pourquoi  encore  des.  publications,  des  témoins  et  autres 
formalités,  si  la  collation  du  sacrement,  par  le  ministre 
qui  a  le  pouvoir  de  le  donner,  suffit?  Quand  j'achète  une 
maison  par-devant  notaire,  je  ne  prends  pas  de  témoins; 
je  ne  fais  pas  t'rompetter  mon  acquisition  <lix  jours  à  l'a- 
vance. Que  signifie  cette  surcharge  ? 

Admettons  les  témoins,  reste  toujours  à  expliquer  ce 
que  peut  être  un  mariage  dont  la  cohabitation  n'est  pas 
l'élément  essentiel.  L'union  légale  de  Thomme  et  de  la 
femme  serait-elle,  comme  le  mariage  de  la  religieuse  avec 
le  Christ,  une  épousaille  spirituelle,  dontja  cohabitation 
physique  est  l'accessoire  habituel,  non  obligé?  Alors  au- 
tre chose  est  l'union  des  sexes,  et  autre  chose  le  mariage. 
Qui  empêche  de  marier  les  impubères,  les  eunuques, 
bien  plus,  les  hommes  entre  eux  et  les  femmes  entre  elles  ? 

Que  si  c'est  la  réunion  de  toutes  ces  circonstances  qui 
constitue  le  mariage  et  donne  à  l'union  de  l'homme  et  de 
la  femme  sa  moralité,  on  demande  comment,  dans  un  si 
grand  nombre  de  cas,  cette  cérémonie  solennelle  est  si 
peu  efficace,  si  malheureuse?  D'où  viennent  tant  de  scan- 
dales, d*adultères,  de  divorces?  Tel,  dans  la  liberté  de  ses 
amours,  s'entoure  de  loyauté,  de  délicatesse  et  d'honneur; 
tel  autre  dans  son  mariage  est  impur,  gouverné  par  l'am- 
bition ^t  l'avarice.  Qu'est-ce  qu'un  mariage  qui  vous  a 
si  mal  mariés,  tandis  qu'à  côté  se  rencontrent  des  amants 
que  le  concubinage  unit  si  bien?  Évidemment,  les  gens 
qui  se  marient  ne  savent  ce  qu'ils  font  ;  mais  le  législa- 
teur, le  prêtre,  le  maire,  le  savent-ils  mieyx?  A  quoi  bon, 
dès  lors,  Tintervention  du  magistrat?  Quelle  peut  être 
l'utilité,  au  point  de  vue  de  la  morale,  de  cette  convention 
si  universellement  adoptée,  le  mariage?  La.  morale ,  la 


—  448  — 

Justice  en  amour,  quen^ont  pu  définir  el  sauvegarder  ces 
mots  de  prostitution ,  de  concubinage ,  de  mariage ,  cor- 
respondant à  des  situations  plus  ou  moins  honorables, 
mais  en  réalité  à  des  arrangements  tout  à  fait  arbitraires, 
ne  sera-t-elle  pas  mieux  assurée,  comme  le  prétendent  les 
communistes,  par  une  liberté  sans  limites,  que  par  toutes 
les  formalités  légales? 

Sous  l'ancienne  loi,  la  polygamie,  que  dis-je,  polyga- 
mie? la  faculté  d'avoir  non-seulement  plusieurs  épouses, 
mais  plusieurs  concubines,  en  sus  de  l'épouse  ou  des 
épouses  légitimes,  cette  faculté  était  reconnue,  honorable, 
honorée;  celui  qui  en  usait  ne  devenait  pas  adultère.  Sous 
la  loi  nouvelle,  au  contraire,  la  monogamie  est  invio- 
lable :  le  landgrave  de  Hesse,  pour  avoir  pris  une  se- 
conde femme  sans  quitter  la  première;  Louis  XI Y,  pour 
avoir  eu  successivement,  à  côté  de  sa  femme,  deux  ou 
trois  maîtresses,  sont  condamnés  par  la  loi  divine  et  hu- 
maine. Gomment  ce  qui  était  permis  jadis  est-il  devenu 
illégitime?...  Jésus,  sommé  de  délier  ce  nœud,  répond 
que  la  polygamie  a  été  accordée  aux  anciens  à  cause  de 
la  dureté  de  leurs  cœurs  »  c'est-à-dire,  à  cause  de  l'ardeiv 
de  leurs  sens,  projectissima  ad  libidinem  gens,  c'est  le 
mot  de  Tacite,  à  cause  de  la  faiblesse  de  leur  sens  moral  : 
explication  qui  n'en  est  pas  une,  qui  accuse  l'homme  sans 
justifier  le  Dieu,  et  fait  de  la  morale  conjugale  une  ques- 
tion de  tempérament. 

Ce  que  vous  venons  de  dire  des  rapports  d'amour,  il 
faut  le  dire  de  toutes  les  relations  sociales,  économiques, 
politiques  et  autres. 

Il  a  plu  à  l'auteur  du  Code  civil  de  déclarer  usuraire 
tout  intérêt  du  prêt  supérieur  à  5  pour  100  ;  au-dessous 
de  5,  l'usure  cesse.  Chez  les  Romains,  le  taux  légal,  va- 
riable selon  les  circonstances,  était  en  moyenne  12  pour 
100.  Au  Texas,  il  n'est  pas  rare  que  le  capital  placé  à  in- 


—  449  - 

térêt  rende  30  et  40  pour  100,  et  dans  ces  conditions  les 
emprunteurs  réalisent  encore  de  gros  bénéfices»  De  ces 
faits  et  d'une  infinité  d'autres  les  économistes  ont  con- 
clu, non  sans  raison,  qu'il  en  -est  de  l'intérêt  des  capi- 
taux comme  du  prix  des -produits ,  qu'il  varie  selon  TofFre 
et  la  demande,  et  que,  si  quelqu'un  est  à  blâmer  ici,  c'est 
le  législateur,  qui  a  créé  un  délit  en  réglementant  un 
fait  non  susceptible  de  réglementation. 

Si  quelque  chose  peut  faire. chavirer  la  Justice,  c'est 
assurément  que  le  législateur  soit  soupçonné  d'ineptie  ou 
d'arbitraire.  Tout  est  ifôure  ou  rien  n'est  usure.  Dans 
l'un  comme  ââns  l'autre  cas,  plus  de  règle  morale,  plus 
de  Justice ,  ce  qui  cependant  parait  aussitôt,  absurde. 
Car,  si  la  soeiété  ne  peut  se  passer  de  crédit,  et  si  ce 
crédit  doit  être  payé,  il  répugne  cependant  qu'il  n'y  ait 
pas  pour  le  crédit,  comme  pour  tous  les  services,  un 
taux  moyen,  normal,  susceptible  par  conséquent  de  de- 
venir l'expression  du  droit. 

Il  me  serait  aisé  d'étendre  cette  argumentation  à  tous 
les  faits  de  la  vie  collective  ou  individuelle  qui  impliquent 
un  rapport  de  Justice  ;  et  je  demanderais ,  à  chaque 
article  :  Où  est  la  moralité  du  serment?  où  l'immora- 
lité du  parjure?  Où  est  la  moralité  de  la  propriété?  où 
l'immoralité  du  vol?  Mais  il  me  répugne  de  ressasser 
des  critiques  devenues  familières  à  tous  les  hommes 
instruits*.     . 

XIV 

Une  conséquence  de  cette  incertitude  dans  la  distinc- 
tion du  bien  et  du  mal  est  que  chacun,  plus  frappé 
dans  son  sens  intime  de  l'immoralité  de  certains  actes 
que  de  la  criminalité  de  certains  autres,  se  fait  une  mo- 
rale à  soi  5  toute  différente  de  celle  du  prochain  :  ce  qui 
produit  la  plus  étrange  cacophonie. 


—  450  — 

Tel,  par  exemple»  est  susceptible  sur  le  point  d'hon- 
neur ,  qui  ne  Test  pas  du,  tout  sur  la  Justice. 

Tel  se  vante  de  n'avoir  jamais  tàu(}hé  la  femme  d*au- 
trui,  qui  regarde  la  corruption  des  petites  filles  et  la  pé- 
dérastie comme  choses  indrflérenies*  • 

Sous  Louis  XIV  les  nobles  trichaient  au  jeu,  aujour- 
d'hui ils  ne  trichent.qu  à  la  Bourse^  l^s. grecs  sont  re- 
gardés par  ces  honorable^  a^olettJ#eomme  les  derniers 
des  hommes.  *  ;  -    ,>:  f  A  .*•  « 

Qu'est-ce  que  VagiotagelAQtaigiàm if^guère  à  U. Oscar 
de  Vallée  M.  Mirés':  je  vous  défi.Q-d^enjdonneç.jime  défini- 
tion. Et  le  défi  du  financier  est  resté  sahs^xé^puse. 

L'onanisme  à  deux,  coUdamnié  par  rÉgiise  et  la  mé- 
decine, est  prêché  pubiiqument  par  j'école  de  j^lthuset 
par  TAcadémie.  •/  ' /*  • 

Toutes  les  nations  chrétiennes  fqnt  profession  de  cha- 
rité, tandis  qu'elles  refuseni  de  reconnaître  le  droit  au 
travail....  .    / 

Tout  cela  n*est-il  pas  bien  fait  pour  soulever  le  scepti- 
cisme, et  faire  sombrer  à  chaque  pas  les  consciences? 
Qu'est-ce  donc  enfin  que  le  droit?  Qu est-ce  que  la 
morale? 

Quelques-uns,  que  ce  manque  de  précision  et  de  fixité 
inquiète,  disent  que  ce  n'est  pas  dans  la.  définition  des 
actes  humains  qu'il  faut  chercher  lëui?' «moralité,  mais 
dans  leur  tendance,  dans  leur  progrès. 

Il  est  certain  que  toutes  choses  changent  incesçamment 
•dans  la  société,  non  pas,  comme  on  le  croyait  jadis ,  au 
gré  du  hasard  eu  d'un  aveugle  destin,  mais  suivant  tine 
loi  qu'il  est  facile  à  de&  âmes  religieuses  de  prendre 
pour  une  manifestation  de  la  Providepce.  C'est  ainsi  que 
nous  avions  vu  la  condition  du  tr^ivailleur  s'améliorer  in- 
sensiblement, s'élever  de.4'esclàvf8tge  au  stÉarriit,'  et  tout 
à  l'heure  à  la  participation:. que  1^*  ^po^riété,  de  féodale 


—  461  — 

etioaliénable,  est  devenue  égalitaire  et  mobile,  et  que  le 
principe  de  solidarité,,  à  peine  soupçonné  des  anciens^ 
apparaît  de  plus  en  plus  dans  sa  vérité  et  sa  puissance. 
Ce  mouvement  est  un  des  aspects  les  plus  caractéristiques 
des  mœurs  humaines,,  et  peut  servir  jusqu/à  certain  point 
de  guide  au  moraliste.  Ce  ser?^  si  Ton  veut,  un  moyen 
d'utile  prévoyance.;  je  nie  sa  valeur  quant  à  l'obligation 
qui  peut  en  résulter  pour  la  conscience. 

Le  progrès  dans  la  société,  et  en- ne  tenant  pas  compte 
des  rétrogradations,  dont  il  faut  pourtant  faire  la  part,  est 
insensible;  il  ne  se  manifeste  qu*à  de  longs  intervalles  : 
enattendan^i  qii^llB  sera  La,  règle  des  individus,  dont  la 
vie  est  si  courte?  Supposant  le  taux  moyen  de  l'intérêt 
de  12  pour  tOO  vers  la  fm  de  la  république  romaine,  il 
a  fallu  dix-hu.U  siècles  pour  l'abaisser  à  ô  pour  100.  De- 
puis Charlemàgtie^  que  nous  prendrons  pour  point  de 
départ  de  là  féodalité,  il  s'est  écoulé  près  de  onze  siècles 
pour  produire  lé  ^ystème  de  gouvernement  constitution- 
nel. Ainsi  du  reste.  Entre  temps,  quelle  était  la  règle 
des  consciences?  Eût-il  sufQ  d'invoquer  le  progrès,  quand 
même  elles.en  auraient  eu  Tidée?  £t  nous  qui  avons  Tair 
d'y  croire,  quel  usage  pouvons-nous  en  faire  pour  notre 
vertu?  Savons-nous  seulement  de  quel  côté  nous  allons? 
Et  si  nous  ne  le  savons  pas,  comment  pouvons-nous  nous 
flatter  de  posséder  un  critérium?  Où  est  le  bien,  ouest  le 
mal,  à  cette  heure;  en  France  et  par  toute  l'Europe?  Je 
défie  qui  que  ce  soit,  philosophe  ou  prophète,  s'il  ne  pos- 
sède d'autres  lumières  que  celles  qui  ont  cours,  de  le 
dire. 

« 

XV 

Pour  démônlrer.l'existence  en  nous  d'une  faculté  juri- 
dique,  je  me  suis  adressé  à  Desoartes,  l'un  des  pères  de 
la  Révoiulion.  Pour  trouver  le  print^ipe  de  déteanination 


—  452  -- 

de  celte  faculté,  je  m'sHresserai  à  la  Révolution  elle- 
même. 

Les  premières  déclarations  (27  juilIet-31  août  1789, 
3  septembre  1791,  15-16  février  et  24  juin  1793)  n'a- 
vaient fait  mention  que  des  Droits  de  l'homme  et  du 
citoyen;  elles  sous-entendaient  plutôt  qu'elles  n'expri- 
maient les  Devoirs. 

Vint  ensuite  la  déclaration  de  Tan  III  (22  août  1795), 
qui,  au  chapitre  des  DRorrs,  toujours  énoncé  en  premier 
lieu,  ajouta,  comme  complément,  celui  des  Devoirs. 

II  y  a  d'abord,  dans  le  simple  fait  de  cette  addition, 
un  enseignement  qu'il  importe  de  recueillir  :  c'est  que, 
d'après  la  Révolution,  la  conscience  n'a  originellement 
qu'une  loi,  à  savoir  le  respect  d'elle-même,  sa  dignité,  sa 
Justice,  Jus;  que  cette  loi  lui  est  immanente,  non  com- 
muniquée du  dehors;  et  que  c'est  de  la  reconnaissance 
de  cette  loi  en  autrui  comme  en  nous-mêmes  que  nait 
ensuite  le  devoir,  ou  la  plénitude  de  la  Justice. 

C'est  donc  la  formule  de  ce  devoir  qu'il  nous  importe 
maintenant  de  recueillir,  puisque,  si  l'homme  était  seul, 
sa  dignité  n'ayant  pas  de  corrélative,  pas  d'égale,  il  n*y 
aurait  lieu  pour  lui  de  chercher  la  règle  de  ses  obliga- 
tions :  sa  morale  se  réduirait  à  la  liberté. 
'  Or,  voici  ce  que  porte  la  déclaration  de  Tan  ÏII  : 

«  Tous  les  devoirs  de  l'homme  et  du  citoyen  dérivent  de 
ces  deux  principes^  gravés  par  la  nature  dans  tous  les  cœurs  : 

K  Ne  faites  pas  à  autrui  ce  que  vous  ne  voudriez  pas  qu'on 
vous  fît; 

c(  Faites  constamment  aux  autres  le  bien  que  vous  voudriex 
en  recevoir,  n 

La  formule  est  double,  négative  et  pogitive  :  elle  pres- 
crit autant  qu'elle  défend.  Mais  ce  n'est  pas  là  ce  que  je 
veux  relever,  et  sur  quoi  portera  mon  commentaire. 

Ce  que  l'on  n'a  point  assez  remarqué,  peut-être  pas 


—  453  — 

remarqué  du  tout,  car  je  ne  me  souviens  de  l'avoir  vu 
nulle  part,  c'est  qu'au  moyen  de  cette  maxime,  la  pre- 
mière peut-être  qu'ait  formulée  le  cerveau  humain,  et 
dont  on  retrouve  la  trace  chez  les  sages  de  la  Chine 
plus  de  2,000  ans  avant  Jésus-Christ,  la  distinction  du 
bien  et  du  mal  est  faite,  conséquemment  la  loi  édictée, 
pour  tous  les  degrés  de  civilisation  et  tous  les  cas  pos- 
sibles. 

C'est  le  Fiat  lux  du  législateur,  à  l'aide  duquel  il  n'y 
a  plus  d'actions  indifférentes,  quelque  variable  que  soit 
la  formule  qui  les  régit  ;  plus  d'incertitude  sur  le  juste 
et  rinjuste,  en  un  mot  plus  d'excuse  à  l'infraction. 

Un  de  mes  regrets,  en  lisant  Y  Essai  de  M.  Cournot  sur 
les  fondements  de  nos  connaissances  j  a  été  de  voir  ce 
savant  homme,  entraîné  par  son  idée  fixe  de  la  raison 
des  choses f  raisonner  de  la  Justice  et  de  la  morale  comme 
le  théologien  Mgr  Th.  Gousset,  et  appliquer  son  système 
de  probabilité  à  la  distinction  des  crimes  et  des  délits  : 
comme  si  la  Justice  avait  sa  raison  dans  les  choses  !  comme 
si  cette  raison  juridique  n'était  pas  au  contraire,  ainsi 
que  nous  le  montre  la  Constitution  de  95,  tout  entière 
DANS  LES  personnes!  Eh!  sans  doute,  monsieur  l'Inspec- 
teur, votre  calcul  de  probabilité  peut  être  utile  s'il  s'agit 
d'évaluer  un  produit,  d'apprécier  un  service,  une  situa- 
tion, un  dommage,  de  fixer  le  juste  prix  des  marchandises, 
le  taux  exact  de  l'intérêt  ou  de  l'escompte  ;  mais  ce  n'est 
pas  dans  ce  calcul,  dans  cette  détermination  objective, 
que  se  trouve  la  Justice,  et,  quelque  erreur  que  nous  com- 
mettions à  cet  égard,  la  certitude  du  droit  n'en  peut  souf- 
frir. La  Justice  est  dans  notre  volonté  et  résolution  de 
traiter  autrui,  en  toutes  choses,  comme  nous-même, 
c'est-à-dire  selon  le  principe  de  l'égalité,  autant  qu'elle 
nous  apparaît,  et  nonobstant  l'erreur  commise  de  bonne 
foi  par  les  parties,  laquelle  erreur,  quelque  tort  qu'elle 


—  464  — 

fasse  aux  intérêts,  ne  compte,  en  morale,  absolument 
pourrien. 

Cette  distinction  établie  entre  la  raison  des  choses, 
si  mal  à  propos  présentée  comme  critère  de  la  Justice, 
et  la  raison  des  personnes;  toute  difRcuttë  s* évanouit,  tout 
s'explique;  les  aberrations  de  la  pratit]ue  restent  condam- 
nables, la  conscience,  qui  s*y  est  livrée  de  bonne  foi,  est 
justiGée. 

Ainsi,  sous  la  loi  païenne  et  mosaïque,  Fesclavage  est 
dans  les  mœurs,  admis  par  le  consentement  universel,  à 
tel  point  que  le  Pentateuque  nous  le  montre  comme  un 
bien  pour  l'esclave,  qui  l'accepte,  s'y  tient  volontaire- 
ment, s'en  honore,  et  souvent  le  réclame.  Quel  sera 
l'esprit  de  la  loiï  C'est  que  le  maître  doit  en  toute  cir- 
constance traiter  son  esclave  comme  il  voudrait  en  être 
traité  si  les  rôles  étaient  intervertis,  et  l'^esclave  servir 
son  maître  comme  il  voudrait  l'être  dans  le  même  cas. 

Cela  justifie-t-il  l'esclavage?  En  aucune  façon.  La  loi 
part  de  Thypothèse  d'une  commune  ignorance;  elle  statue 
d'après  la  donnée  de  l'opinion  universelle,  qui  pose 
l'esclavage  comme  nécessaire,  et  ne  reconnaît  pas  daqs 
la  raison  des  personnes  un  motif  de  le  nier.  Que  si  plus 
tard,  avec  le  temps  et  l'expérience,  là  même  opiAion 
universelle  vient  à  changer  sur  le  fait  de  la  servitude; 
s'il  est  reconnu  qu'un  tel  régime  est  contraire  à  la  raison 
et  à  l'humanité,  destructif  de  la  personne  el  nuisible  à 
tous  les  intérêts  ;  en  un  mot,  si  l'idée  sociale,  en  s'éle- 
vant,  répudie  la  servitude,  alors  que  le  législateur  fasse 
son  devoir.  L'institution  doit  changer,'  et  tout  en  chan- 
geant elle  ne  fera  qu'accomplir,  avec  une  plus  parfaite 
intelligence,  l'antique  précepte,  Faites  à  àulf^i  comme 
vous  voulez  qu'il  vous  soit  fait,  lequel  est  invariable. 

Je  n'aurais  donc  rien  à  reprocher  à  la  religion  sur  le 
fait  de  l'esclavage,  si  elle  s'était  bornée,  comme  la  poli- 


—  466  — 

tique,  à  interpréter  selon  le  progrès  du  teipps  et  la  me- 
sure de  Topinion  ce  grand  principe  juridique  de  la  raison 
des  personnes.  Au  lieu  de  cela,  elle  s'est  prévalu  d'une 
soi-disant  raison  des  choses  qui  n'existe  pas;  elle  a  fait 
de  rinégalité  des  personnes' un  dogme  de  sa  théologie; 
c'est  en  vertu  de  ce  spiritualisnte  qu'elle  a  consacré 
une  première  fois  l'esclavage  en  le  réglementant  par  le 
ministère  de  Moïse,  une  seconde  fois  le  servage  en  le  fai- 
sant entrer  dans  sa  hiérarchie,  et  qu'elle  s*efforce  aujour- 
d'hui de  maintenir  le  salariat,  dernière  forme  de  la  ser- 
vitude!... 

Qu'y  a-t-il  de  plus  inhumain  que  la  guerre?  Et  pour- 
tant elle  est  susceptible  de  recevoir  des  applications  nom- 
breuses du  priYiçipe,  Faites  à- autrui,  etc.,  applications 
dont  l'ensemble  forme  le  Droit  de  la  guerre,  deux  mots 
qui  rugissent  de  se  voir  accouplés.  Ainsi,  entre  nations 
qui  admettent  ce  droit,  il  n'est  plus  permis  de  massacrer 
les  prisonniers,  de  tuer  les  parlementaires;  bien  plus»  les 
traites  de  paix  conclus  entre  le  vainqueur  et  le  vaincu, 
traités  dont  le  droit  ne  repose  que  sur  la  force,  ces  traités 
doivent  être  respectés  cpmme  s'ils  avaient  été  consentis 
librement.'Gela  justifie-t-il  la  victoire?  Point  du  tout  :  le 
règne  de  la  force  ne  peut  jamais  être  le  règne  du  droit, 
l'oppression  d'un  peuplé  est  toujours  une  violation  de  la 
Justice;  mais,  sous  Tempire  de  la  force,  quand  le  plus 
faible  a  suçcoml;^,.quand,  au  lieu  de  protester  jusqu'à  la 
mort  par  la  révolte  ou  le  silence,  il  a  imploré  et  obtenu 
V aman  y  comme  dit  l'Arabe,  il  est  lié  par  sa  propre  sou- 
mission, par  la  raison  de  sa  propre  personne,  et  Texpé- 
rience  prouve  qu'il  vaut  mieux  pour  lui  de  toute  façon  y 
rester  fidèle  que  se  parjurer. 

La  polygamie,  à  une  époque,  est  de  droit  commun.  La 
femme,  convaincue  la  première  de  son  infériorité,  ne 
s'en  plsiint  pas,  témoin  la  Circassienne,  fière  du  haut 


-  466  — 

prix  auquel  elle  est  achetée.  Cela  répugne  à  dire,  et  pour- 
tant tellç  est  l'expression  du  droit  :  Mari,  traite  tes  fem- 
mes et  tes  concubines  comme  tu  voudrais  être  traité  par 
ton  mari,  si  tu  étais  femme  ;  et  vous,  fenmies,  conduisez- 
vous  envers  votre  chef  comme  vous  voudriez  que  fissent 
vos  femmes,  si  vous  étiez  hommes. 

La  loi  qui,  d'après  cette  formule,  réglemente  le  droit 
des  épouses,  des  concubines  et  de  leurs  enfants,  est-elle 
une  justification  de  la  polygamie  ?  Non  :  elle  part  d'une 
institution  spontanément  et  de  bonne  foi  établie,  et  elle 
statue  en  conséquence.  Maintenant,  que  l'idéal  de  l'amour 
s'élève;  que  la  raison  des  personnes,  entre  l'homme  et  la 
femme,  soit  mieux  comprise;  qu'entre  le  mariage  qui 
unit  et  la  polygamie  qui  divise  la  contradiction  éclate  : 
alors  la  forme  de  l'union  doit  être  modifiée.  Au  fond  la 
Justice  ne  change  pas;  elle  reste  absolue  et  immuable. 

Le  prêt  à  intérêt  est  indispensable  aux  relations  com- 
merciales. Dans  l'état  économigite  des  premières  sociétés, 
il  y  aurait  injustice  d'exiger  que  le  propriétaire  prêtât  son 
capital  pour  rien;  en  conséquence,  le  législateur  autorise 
l'intérêt.  Cela  prouve-t-il  que  Tintérêt  soit  de  sa  nature 
chose  morale,  et  que  le  gouvernement,  qui  le  protège,  en 
affirme  l'équité?  Pas  plus  que  TÉglise,  qui  n'y  comprend 
rien  et  qui  s'y  livre  avec  ardeur,  ne  le  sanctifie  elle- 
même.  La  Justice  ne  dit  ici  qu'une  chose  :  Capitaliste, 
prêtez  à  votre  frère  aux  conditions  que  vous  voudriez 
raisonnablement  obtenir,  si  vous  étiez  emprunteur;  et 
vous,  emprunteur,  acquittez-vous  de  vos  engagemjBnls 
avec  la  bonne  foi  et  l'exactitude  que  vous  désireriez 
rencontrer,  si  vous  étiez  prêteur. 
^  Lors  donc  que  pour  assurer,  en  ce  qui  concerne  le  prêt, 
l'observation  du  principe,  le  législateur  ordonne  que  le 
taux  maximum  de  l'intérêt,  dans  les  affaires  civiles,  sera 
de  6  p.  100,  dans  les  affaires  commerciales  6  p.  100; 


—  457  — 

cela  veut-il  dire  que,  dans  Tesprit  de  la  loi,  le  5  ou 
le  6  aient  en  eux-mêmes  quelque  chose  de  plus  moral 
que  le  7  ou  le  8  ?  Pas  le  moins  du  monde.  La  loi  ren- 
due par  le  législateur  équivaut  dans  ce  cas  à  un  contrat 
synallagmatique  passé  entre  tous  les  citoyens,  par  le- 
quel ils  s'obligent  les  uns  envers  les  autres  à  ne  jamais 
exiger  un  intérêt  supérieur  au  taux  fixé  par  la  loi,  ou, 
si  les  garanties  offertes  par  l'emprunteur  ne  paraissent 
pas  suffisantes ,  à  ne  pas  prêter  du  tout  :  application 
directe  de  la»maxime.  Faites  aux  autres^  etc.  ;  Ne  faites 
pas  aux  autres^  etc. 

Un  jour,  et  c'est  mcHi  ferme  espoir,  la  science  écono- 
mique apprendra  aux  hommes  à  se  procurer  les  avantages 
du  crédit  sans  qu'il  en  coûte  aucune  rétribution.  La  loi 
qui  décrétera  cette  grande  réforme  condamnera-t-elle, 
comme  immorale  en  soi,  la  pratique  antérieure?  Nulle- 
ment. La  Justice,  tout  en  suivant  le  progrès  de  la  con- 
naissance, ne  cesse  pas  pour  cela  d*être  identique  à  elle- 
même.  Elle  ne  défend  que  la  violence,  l'injure  à  l'homme, 
soit  dans  sa  personne,  soit  dans  ses  intérêts,  de  quelque 
manière  que  ceux-ci  soient  entendus.  Vienne  le  jour  où 
le  principe  de  l'intérêt  du  prêt  ne  sera  plus  défendu  que 
par  une  minorité  de  capitalistes  contre  le  vœu  national, 
et  la  loi  marchera  avec  la  science  et  l'opinion?  Autrement 
elle  serait  immorale. 

Quant  à  l'agiotage,  je  me  propose,  pour  l'instniction  de 
M.  Oscar  de  Vallée  et  de  ses  collègues,  d'en  faire  l'objet 
d'une  monographie  spéciale. 

En  soi,  et  au  point  de  vue  de  la  Justice,  l'esclavage,  la 
guerre,  l'usure,  ne  sont  donc  rien,  la  polygamie  rien,  la 
continence  et  te  luxure  rien,  la  propriété  rien,  le  vol  pas 
davantage.  Ce  sont  des  situations,  des  accidents,  des 
fortunes,  bonnes  ou  mauvaises,  des  erreurs  du  jugement 
si  l'on  veut;  quant  à  la  morûhlé,  néant. 

II.  26 


—  468  — 

Une  seule  chose  est  vraie,  la  Justice,  c^est-à-dire  Tobli- 
gation  de  se  r^pecter  en  toute  circonstance,  et  de  res- 
pecter autrui,  comme  onvoudrait Tètre  soi-même,  si  Ton 
était  à, sa  place. 

L'appréciation  de  ce  qui  est  utile  ou  nuisible  peut  être 
erronée,  par  coiïiséquent  la  loi  ou  côh>)tention  qui  en  est 
la  suite  manquer  "de  justesse  et  être,  sujette  à  révision  ;  la 
Justice  est  infaillible  et  commande  toujours. 

Ceci  nous  explique  comment  la  distinction  des  viandes 
a  pu  devttair  chez  cçttaines  nations  un  précepte  de  Jus- 
tice. QuerflFait  été  le  motif  dii  législateur,  motif  qu'il 
est  parfaitement  inutile  aujourd'hui  de  chercher,  du  mo- 
ment que  l'interdiction,  proposée  et»  acceptée  de  bonne 
foi,  faisait  partie  d'une  discipline^  db  la'quelle'dépendait 
l'ordre  et  la  conservation  dé  la  sociélé,  l'obçbi^àiice  était 
juste  et  la  violation  répréheiisiblç.    '       '  v' 

C'est  diaprés  ce  principe  que  la  déclarâtioiaed^  Tan  III  a 
pu  dire:  ,  '  * 

«  5.  Nul  n'est  homme  de  bien  s'il  n'est  franchement  et  reli- 
gieusement observateur  des  Ipis. 

a  6.  Celui  qui  viole  ouvertement  les  lois  se  décidée  en  état 
de  guerre  avec  la  société.  , 

n  7.  Celui  qui^  sans  enfreindre  ouvertement  les  lois,  les  élude 
par  ruse  ou  par  adresse,  blesse  le^  intérêts  Vie  tous  :  il  se  rend 
indigne  de  leur  bienveillance  et  de  leur  estime,  v* 

XVI 

Le  principe  de  la  certitude  et  de  ri))altérafiiliié  de  la 
Justice,  ou  de  la  raison  des  personnes,. alors  même  que 
dans  la  pratique  la  loi  est  sujette  à  varier  par  suite  de 
l'intelligence  plus  ou  moins  grande  que  nous  avons  de 
la  raison  des  choses,  ce  principe,  dis»j(^  peut  servir  à 
dissiper  encore  quelques  nuages,  que  Isr  eo\ifusion  du 
point  de  vue  objectif  avec  lé  subjectif, a  fait  naître,  et 
qui  font  le  plus  grand  tort  à  la  morale. 


—  459  -. 

Tous  les  casuistes  distinguent  les  choses  de  précepte 
d'avec  les  choses  de  cofisefU  / 

Par  exemple,  il  est  de  précepte  de  s'atstenir  du  bien 
d'autrui  en  loute  circonstance  ;  il  est  seulement  de  conseil 
d'assister  le  prochain  dans  son  indigence,  de  s'exposer 
au  danger  pour  }e  sauver  des  mains  d*un  assassin  ou  de 
la  dent  d'une  hête  féroce. 

Celle  différente  provienne  ce  que  le  précepte  est  fondé 
sur  le  droit,  qui  est  absolu,  tandis  que  le  c<fnseil  est 
basé  sur  la  charité,  qui  relève  de  la  munificence  gra- 
cieuse. Ceci  revient  à  dire  que,  si  nous  devçus,  dans  nos 
relations  commulalives,  faire  à  autrui  comme  nous  avons 
droit  d'exiger,  qu'il  nous  fasse,  l'obligation  n'existe  plus 
s'il  s'agit-.d'un  accident  de  force  majeure,  pour  lequel 
noiTç  jaa  sofrunes  pas  engagés  envers  lui.  Chacun  chez 
soi,  chacun, pour  soi. 

La  mscxime  de  charité  passant  après  la  maxime  de 
Justice,  il  -^  aurait  ainsi,  et>  quant  aux  choses,  et  quant 
à  la  conscience,  une  certaine  hiérarchie  de  droits  et  de 
devoirs. 

.  Comment  se  fait- il  cependant  que  dans  certains  cas  la 
maxime'  de  charité  prime  le  droit,  et  que  l'homme  qui 
agit  autrement  est  réputé  infâme  ? 

Un  pauvre  diable,  dont  les  enfants  crient  la  faim, 
vole,  la  nuit,  dans  un  grenier,  après  effraction  et  escalade, 
un  pain  de  quatre  livres.  Le  boulanger  le  fait  condamner 
à  huit  ans  de  travaux  forcés  :  voilà  le  droit.  Le  volé 
pouvait  effacer  le  délit  et  prévenir  la  peine  en  faisant 
VQloniairement  au  coupable. don  du  pain  :  c'est  ce  que 
conseillait  la  charité.  Par  contre  le  même  boulanger, 
préyenu*d'^vç!^r^mivS  du  plâtre  dan^  son  pain  en  guise  de 
farine^  et  du  yitriol  pour  levain,  est  condamné  à  ô  Jiv. 
d'amende  ;  «'est  la  loi.  Or,  la  conscience  crie  que  le  pro- 
priétaire et  le  législateur  sont  des  monstres;  elle  les 


—  460  — 

range  parmi  les  anthropophages.  D*où  vient  cette  con-, 
tradiction  ? 

« 

Je  réponds  que  la  conscience  n*est  que  juste  :  c'est  la 
loi  pénale,  c'est  Péconomie  sociale,  la  propriété  et  la  ca- 
suistique qui  ont  tort. 

La  loi  positive,  autrement  dire  la  Justice  appliquée, 
fondée  sur  une  appréciation  telle  quelle  de  la  raison  des 
choses,  n*étant  jamais  qu'approximative,  ne  peut  aller 
jusqu'à  Sacrifier  la  raison  des  personnes.  La  contradiction 
surgit-elle?  La  conscience  dit  et  proclame  que  l'homme 
d'honneur  ne  doit  pas  attendre  la  définition  du  savant 
et  le  décret  du  prince  :  il  supplée  l'une  et  l'autre,  cherche 
la  Justice,  et  la  pratique  dans  sa  plénitude.  * 

C'est  en  vertu  de  ce  principe  que  l'Évangile,  avec  sa 
maxime  de  charité  que  quelques-uns  ont  de  nos  jours 
essayé  de  rajeunir,  a  fait  illusion  aux  esprit^.  Cette  vertu 
héroïque,  que  le  Christ  recommande  à  ses  djsciples,  que 
l'Église  ne  cesse  de  prêcher,  mais  dont  elle  n'a  jamais 
osé  faire  une  loi,  n'est  autre  que  la  compensation  que 
les  âmes  généreuses  apportent  d'elles-mêmes  à  l'injus- 
tice du  système;  compensation  précieuse  parce  qu'elle 
est  volontaire,  mais  insuffisante  tant  qu'elle  ne  sera  pas 
convertie  par  la  Révolution  en  lien  de  droit ,  et  dont 
l'assistance  publique,  l'aumône  organisée,  fait  une  hy- 
pocrisie et  une  honte. 

Le  temps  viendra  où,  par  le  développement  dé  la  science 
sociale,  les  rapports  de  Justice  étant  de  mieux  en  mieux 
déterminés,  les  chosçs  de  conseil  passeront  dans  les  pré*- 
ceptes,  à  peu  près  comme  on  le  voit  dans  le  contrat  d'as- 
surance, qui  a  précisément  pour  but  de  remplacer  par 
un  droit  positif  le  bénéfice  précaire  de  la  charité.  C'est 
encore  ainsi  que  pour  le  soldat  l'obligation  de  secourir 
son  camarade,  même  au  péril  de  ses  jours,  de  se  faire 
luer  pour  sauver  le  drapeau,  est  de  justice  :  où  en  serait 


—  461  — 

le  pays,  si  sa  défense  dépendait  d'une  vertu  de  suréro- 
gation  ? 

J'en  dis  autant  des  choses  de  la  vie  privée,  qu*on  est 
dans  l'habitude  de  rapporter  à  la  morale  de  conseil  : 
comme  elles  intéressent  la  dignité  personnelle,  puisque 
sans  cela  on  n*en  ferait  pas  l'objet  de  maximes,  elles  ap- 
partiennent, en  vertu  de  la  solidarité  sociale,  à  la  morale 
impérative,  à  la  Justice.  Il  n'est  pas  indifférent  à  la  société 
que  l'individu,  en  toutes  ses  actions,  se  respecte  :  l'im- 
pureté privée,  le  vice  secret,  est  le  commencement  de 
toute  iniquité.  Aussi  je  partage  le  sentiment  d'Aristote, 
dans  sa  Morale  à  Nicomaque  :  ce  philosophe  soutient  que 
la  Justice  n'est  point  une  division  de  l'éthique,  mais  le 
principe  même  de  Téthique,  qu'elle  embrasse  tout  entière; 
et  je  regarde»  quant  à  moi,  les  sept  péchés  capitaux  comme 
'  pouvant  tomber  sous.lo  coup  de  la  loi,  aussi  bien  que  la 
calomnie,  le  vol,  l'^rdullère,  et  le  meurtre. 

XVII 

Voici  donc  le  pyrrhonisme  vaincu  sur  les  deux  pre- 
mières questions  :  la  réalité  du  sens  juridique,  et  la  cer- 
titude de  la  distinction  du  bien  et  du  mal. 

Comme  il  est  intelligent,  aimant,  industrieux,  artiste, 
l'homme  est  digne,  il  est  juste.  La  Justice  est  en  lui 
comme  toutes  les  autres  facultés,  se  manifestant  d'une 
manière  qui  lui  est  propre,  et  avec  une  certitude  que 
n'infirment  en  rien  les  erreurs  d'application. 

Et  comme  la  faculté  juridique  se  distingue  nettement 
de  la  faculté  intelligente,  industrielle,  artistique,  de 
même  la  notion  de  bien  et  de  mal  qui  lui  est  propre  n'est 
pas  vaine,  fugitive,  variable,  comme  on  l'a  dit;  elle  ne 
flotte  pas  au  gré  du  tempérament  des  peuples,  des  sug- 
gestions du  climat,  du  bon  plaisir  des  révélateurs  :  elle 
est  parfaitement  nette,  distincte,  affranchie  de  toute  con- 

H.  26. 


—  462  — 

fusion  ;  car  elle  ne  résulte  pas  de  la  définition,  imposible 
à  donner,  de  faits  variables  et  d'actes  contradictoires, 
mais  de  la  définition  que  la  conscience  fait  d'elle-même, 
quand  elle  prend,  si  j'ose  ainsi  dire,  sa  propre  mesure 
pour  l'appliquer  à  autrui. 

Qu'y  a-t-il,  s'il  vous  plaît,  de  mieux  défini ,  de  plus  in- 
telligible, de  plus  arrêté ,  de  plus  net,  de  moins  suscep- 
tible d'équivoque,  que  Tégalité  de  respect? 

Autant  le  mathématicien  est  sûr  de  ne  pas  se  tromper 
sur  la  notion  d'égalité,  si  loin  qu'il  pousse  33S  démon- 
strations et  ses  calculs;  autant  Têtre  morale^  certain 
de  ne  pas  s'égarer  sur  la  notion  du  bien  et  du  mal,  puis- 
que cette  notion,  qu'il  en  porte  écrite  en  son  âme,  n'est 
autre  que  Tégalité  même. 

Comi)renez-vous  à  présent  ce  que  c'est  que  la  con- 
science, et  ce  commandement  absolu  qu'elle  se  fait  à' 
elle-même  de  respecter  les  autres,  comme  elle  veut  qu'on 
la  respecte?  Comprenez-vous  pourquoi    le  pûncipe  de 
Justice  doit  être  cherché  exclusivement  dans  l'humanité, 

■ 

l'idée  d'une  révélation  étant  incompatible  avec  *  celle 
d'une  Justice  en  progrès? 

De  même  que  la  lucidité  est  un  besoin  pour  l'œil,  la 
fidélité  un  besoin  pour  la  mémoire,  l'exactitude  du  juge- 
ment un  besoin  pour  la  raison,  la  science  un  besoin  pour 
l'esprit,  la  beauté  un  besoin  pour  le  cœur,  la  réciprocité 
un  besoin  pour  Tamour,  parce  qu'il  est  de  l'essence  de 
tout  organe  et  de  toute  faculté  de  trouver  son  bien-être 
dans  la  plénitude  de  sa  fonction,  son  malheur  dans,  l'a- 
moindrissement'; de  même  Tégalilé  est  un  besoin  pour  la 
conscience  :  c'est  son  bonheur  à  elle,  son  droit,  son  de- 
voir, sa  nécessité,  son  obligation,  tous  ces  mots  sont 
synonymes.  Hors  de  là  elle  souffre,  se  plaint;  elle  vous 
assaillit  de  remords,  elle  vous  tyrannise.  Que  puis-je  vous 
dire  de  plus? 


—  463  — 

Armée  de  son  incorruptible  critère,  la  conscience  entre 
en  action  aussitôt  qu'elle  est  placée  dans  les  conditions 
qui  le  requièrent.  Comme  l'œil  voit  dès  qu'il  s'ouvre  dans 
un  milieu  éclairé,  comme  le  cœur  aime  dès  qu'il  est 
provoqué  par  un  objet  aimable,  ainsi  la  conscience,  dès 
qu'elle  y  est  invitée  par  un  rapport  de  personne  à  per- 
sonne, fait  entendre  sa  voix  :  Ceci  est  juste  et  cela  injuste, 
ceci  est  bien  et  cela  mal;  et  nulle  force  de  la  volonté, 
nulle  révolle  des  passions,  ne  sauraient  la  fairo  taire.  De 
toutes  tes  spontanéités  dont  l'ensemble  forme  notre  âme 
elle  est  là  plus  puissante;  toutes  les  autres  lui  servent 
d'instrument  ;  elle  n^est  la  servante  d'aucune  ;  nous  pou- 
vons supporter  la  perle  de  celles-là,  nous  ne  supportons 
pas  la  perte  de  celle-ci.  Que  pouvez-vous,  encore  une 
fois,  souhaiter  de  plus  positif,  de  plus  catégorique,  de 
plus  clair? 

Mais  rimagination  peut  se  tromper  sur  les  qualités  des 
choses  :  dans  ce  cas  la  Justice,  sans  changer  de  formule, 
procède  à  un  autre  partage.  Rien,  à  mon  avis,  n'honore 
plus  rhumanité,  ne  témoigne  mieux  de  sa  haute  dignité, 
que  cette  révision;  rien,  au  contraire,  n'accuserait  plus 
énergifjuement  la  Providence,  s'il  fallait  admettre  qu'en 
nous  imposant  la  Justice  elle  nous  eût  laissés  sans  la 
moindre  instruction.  L'ironie  de  Pascal  à  l'adresse  de  la 
législation  humaine,  erreur  en  deçà  des  Pyrénées^  vérité 
au  dçlày  tombe  directement  sur  la  religion.  En  essayant, 
pour  la  réalisation  de  mon  droit,  de  toutes  les  hypothèses, 
je  prouve  mon  autonomie;  la  révélation,  qui  me  laisse 
aller  et  ne  m'oiïre  que  ses  sacrements  et  ses  grâces,  fait 
voir  son  impuissance.  L'homme  est  tout  désormais;  la 
Divinité,  plus  rien. 

XVIII 
La*situation  ainsi  faite,  nous  n'avons  plus  à  nous  de** 


—  464  — 

mander,  conune  tout  à  l'heure,  s*il  est  une  morale  pour 
l*humanité,  si  la  vertu  et  le  crime  sont  des  déterminations 
arbitraires,  la  Justice  un  vain  préjugé. 

Le  problème  se  retourne  :  il  s'agit  de  savoir  comment, 
abstraction  faite  des  erreurs  involonlaires,  qui  n*affectent 
pas  la  conscience,  Thomme  peut  devenir  coupable  ;  com- 
ment cette  haute  spontanéité,  la  conscience,  reste  si  sou- 
vent impassible;  comment,  tandis  que  la  société  ne  de- 
vrait être  composée  que  de  justes,  si  Thomme  obéissait, 
seulement  avec  la  fidélité  de  Tanimal,  à  la  plus  puissante 
de  ses  attractions,  il  y  a  tant  de  scélérats,  tant  de  lâches? 

Mais  ceci  suppose  que  Thomme  a  le  pouvoir  de  ne  pas 
donner  suite  aux  instigations  de  sa  conscience,  et  de 
suspendre  en  son  for  intérieur  Tactiôn  de  la  Justice. 
Quelle  est  cette  puissance  nouvelle?  Comment  expliquer, 
dans  la  sagesse  de  la  nature,  ce  nouveau  conflit? 

Ainsi,  nous  n'échappons  aune  difficulté  que  pour  tomber 
dans  une  autre.  Le  problème  de  la  Justice  et  de  la  dis- 
tinction du. bien  et  du  mal  résolu,  se  présente  aussitôt 
celui  du  libre  arbitre  et  de  Texistence  du  péché. 


CHAPITRE  IV. 

Du  franc  arbitre.  —  Marche  de  l'idée.* 

XIX 

Ici  est  le  nœud  gordien  de  l'éthique,  que  la  religion  a 
dans  tous  les  temps  présenté  comme  le  plus  profond  de 
ses  dogmes,  et  que  l'éclectisme  moderne,  avec  la  fatuité 
qui  le  distingue,  n'aperçoit  seulement  pas. 

Ce  que  je  vais  essayer  serait  la  plus  téméraire  des  en- 
treprises, si  la  loi  du  développement  philosophique  n'en 
avait  fait  la  chose  la  plus  attendue,  la  question  la  plus 


—  465  — 

mûre,  pour  laquelle  il  suffit  désormais  de  la  lumière  de 
l'histoire. 

« 

Il  en  est  des  idées  comme  des  choses  :  elles  ne  se  révè- 
lent pas  instantanément  dans  leur  plénitude  (ax.  6); 
comme  des  astres  qui  se  lèvent  dans  le  firmament  de  la 
pensée,  elles  ont  leur  période  d*émergence  ;  qui  sait  si 
elles  n*ont  pas  aussi  leur  couchant? 

Entre  les  religions,  le  christianisme  est  celle  qui  affirme 
le  plus  énergiquement  la  liberté  :  cela  devait  être.  Sans 
parler  de  la  grande  question  de  l'esclavage  qui  donna  le 
branle  aux  idées  messianiques,  c'est  la  liberté  qui,  selon 
la  théologie  chrétienne,  est  la  cause  du  mal  ;  c'est  par  elle 
que  le  péché  est  rendu  possible,  l'interveptîon  de  Dieu  et 
de  la  grâce  nécessaire.  Ainsi  la  liberté,  bien  ou  mal  connue, 
est  le  motif  secret  de  l'établissement  des  cultes,  de  la  con- 
stitution des  sacerdoces  et  de  la  formation  des  Églises.  Sans 
cette  puissance  de  malheur,  lliomme  ayant  conservé  sa 
primitive  innocence  réaliserait  sur  la  terre  la  vie  des  bien- 
heureux',11  n'aurait  pas  besoin  d'expiation  ni  de  discipline. 

Malgré  ce  rôle  immense  que  joue  la  liberté  dans  l'éco- 
nomie du  christianisme,  il  ne  faut  pas  croire  qu'elle  ait 
été  pour  les  théologiens  un  principe  intelligible,  une  chose 
définie,  tombant  sous  l'appréciation  du  sens  commun. 
Oh  1  non  :  la  liberté,  comme  la  grâce,  est  pour  le  théo- 
logien un  article  de  foi;  c'est  le  postulat  nécessaire  de  la 
révélation,  servant  à  rendre  raison  de  la  chute,  et  subsi- 
diairement  à  motiver  la  rédemption  et  le  gouvernement 
de  l'Église,  un  mystère  servant  à  expliquer  d'autres 
mystères. 

Ce  mystère,  la  philosophie,  plus  entreprenante,  s'est 
efforcée  d'en  donner  l'interprétation.  Mais,  tandis  que  la 
théologie,  donnant' ses  mystères  pour  ce  qu'ils  sont,  c'est- 
à-dire  pour  impénétrables,  demeure  ferme  dans  sa  doc- 
trine, la  philosophie,  en  voulant  définir  la  liberté,  a 


—  466  — 

constammeiil  abouti'à  la  nier  :  à  telle  enseigne  que  parmi 
les  philosophas  qui  ont  abordé  la  question,  Ton  ne  saurait 
dire  lesquels  ont  fait  le  plus  de  mal  à  la  liberté,  de  ceux 
qui  Tont  attaquée,  ou  de  ceux  qui  ont  cru  la  défendre. 
Sans  doute  il  ne  manque  pas  parmi  les  philosophes  de 
gens  qui  croient  au  libre  arbitre;  mais  de  gens  qui  l'ex- 
pliquent, je  n'en  ai  pas  encore  rencontré  ;  et  je  le  répète, 
ceux  qui  s'imaginent  le  prouver  le  mieux  sont  ordinaire- 
ment ceux  qui  le  compromettent  le  plus.' 

Cette  tournure  singulière,  dans  un  débat  de  si  haut 
intérêt,  est  déjà  par  elle-même  un  fait  trçs- remarquable, 
d'autant  qu'elle  ne  vient  pas  de  l'ineptie  des  penseurs, 
mais  de  la  nature  de  la  chose.  Ce  sera  àiiâsi  le  point  de 
vue  sous  lequel  nous  procéderons  à  cette  ^de. 

XX 

* 

Descartes. 

Pour  rendre  plus  intelligible  la  théorie  du  fraiic  arbitre, 
qu'il  avait  exposée  d'abord  dans  sa  quatrième  Méditation, 
Descaries,  répondant  aux  sixièmes  objections  n''  6,  prend 
pour  sujet  de  son  hypothèse  Dieu,  en  qui  toutes  les  fa- 
cultés, la  liberté  comme  les  autres,  sont  élevées  à4*înGni. 
Descartes,  s'occupant  de  psychologie,  fait  (^i^rame  lé'nalu- 
raliste  qui  considère  un  animalcule  au  inicro^eope  :  ce 
que  la  faiblesse  de  sa  vue  ne  lui  permet  pas  d'apercevoir 
en  lui-même  deviendra  sensible  en  Diea,'p^r  le  gros- 
sissement.        . 

Qu'est-ce  donc  que  la  libertQ.en  Dieu,  c'est-à-dire 
conçue  dans  sa  plus  haute  puissance,  une  liberté  parfaite, 
complète,  sans  aucun  mélange  de  détermination  ou  d'in- 
fluence? 

«  Dieu,  répond  Descartes,  en  faisant  toutes  choses^  a  agi  avec 
la  plus  pleine,  la  plus  souveraine  indépendance  :  il  répugne 
qu'aucune  idée  du  bien,  du  vrai,,  du  b'eaû,  ait  été  l'objet  de 


—  467  — 

son  entendement  avant  que  la  nature  dé  cette  idée  ait  été 
constituée  telle  parla  détern^ination  de  sa  volonté.  Et  je  ne 
parle  pas  d  une  simple  priorité  dQ  temps,  mais  bien  davantage  : 
je  dis  qu'il  a  été  impossible  qu'une  telle  idée  ait  précédé  la 
détermination  de  la  volonté  de  Dieu  par  une  priorité  d'ordre 
ou  de  nature^  ou  de  raison  ra|sonnée,  ainsi  qu'on  la  nomme 
dans  l'école,  en  sorte  que  cette  idée  du  bien  ait  porté  Dieu  à 
élire  l'un  plutôt  que  l'autre.  Par  exemple^  ce  n'est  pas  pour 
avoir  vu  qu'il  était  meilleur  que  le  monde  fût  créé  dans  le  temps 
que  dès  l'éternité,  qu'il  a  voulu  le  créer  dans  le  temps  ;  et  il 
n'a  pas  voulu  «que  les  troisf  angles  d'un  triangle  fussent  égaux 
à  deux  droit&y  parce  qu'il'a  connu  que  cela  ne  se  pouvait  faire 
autrementi  etc.  Mais,  au  contraire,  parce  qu'il  a  voulu  créer 
le  monde  dans  Je  temps,  pour  cela  il  est  ainsi  meilleur  que 
s'il  eût  été  créé  dès  l'éternité;  et  d'autant  qu'il  a  voulu  que 
les  trois  angles  d'un  tringle  fussent  nécessairement  égaux  à 
deux  droits,  poiic  cela  cela  est  maintenant  vrai.  Et  il  ne  peut 
pas  être  autrement,'  et  ainsi  de  toutes  les  autres  choses...  Et 
ainsi  ube  entière  indiffécence  en  Dieu  est  une  preuve  très- 
grande  de  sa  toute-puissance,  n 

En  'deux  înotiS^  Tidée  en  Dieu  vient  à  la  suite  du  vou- 
loir, non  le  vpuloir  à  la  suite  de  Fidée:  sans  quoi,  observe 
Descarteâ,  la  liberté,  qui  en  Dieu  doit  être  infinie,  serait 
nulle.  --  .     •  '    * 

Ainsi;  bien  différent  de  Platon,  qui  fait  les  idées  coé- 
ternelles  .à  pieu  et  y  trouve  le  principe  de  toutes  les 
déterminations  divines.  Descartes  soutient  que  les  idées 
elles-mêmes  soift  une  création  de  l'arbitre  divin,  qui  ne 
peut  ni  ne  doit  t)ouvpiii.être^déterminé  que  par  lui-même. 
S'il  plaisait  à  Dieu  q^ue  les  trois  angles  d'un  triangle  ces- 
sassent d'être  ég[aux  à  deux  droits,  cela  serait  ainsi,  dit 
Descartes.  En  sorte  que  ce  qui  semble  à  nos  intelligences 
bornées  nécessairo^  d'une  nécessité  absolue  n'est  jamais, 
pour  l'intelligence  infinie,  que  d'une  vérité  relative.  Et  si 
l'oif  demançlait  â  0escartes  à  quoi  peut  servir,  dans  /le 


—  468  — 

gouvernement  de  la  Providence,  le  libre  arbitre  de  Dieu, 
une  fois  que  le  monde  des  idées  et  des  êtres  a  été  consti- 
tué par  lui  tel  que  nous  le  voyons,  Descartes  pourrait 
répondre,  d*accord  avec  l'Église  :  A  faire  des  nûracles  ! 
Voilà  certes  Tidée  la  plus  complète^  s*il  était  possible  de 
s'y  tenir,  qu'on  puisse  concevoir  de  la  liberté. 

De  cette  conception  idéale  du  franc  arbitre.  Descartes 
passe  à  la  liberté  réalisée,  telle  qu'elle  nous  apparaît  dans 
l'homme,  la  plus  libre,  sinon  la  seule  libre  des  créatures. 
Pour  celui-ci,  dit  Descartes,  les  choses  ne  se  passent  plus 
de  la  même  manière  que  dans  l'entendement  divin  : 

«  L'homme^  trouvant  déjà  la  nature  de  la  bonté  et  de  la 
vérité  établie  et  déterminée  de  Dieu,  et,  sa  Yolonté  étant  telle 
qu'il  ne  se  peut  naturellement  porter  que  vers  ce  qui  est  bon, 
il  est  manifeste  qu'elle  embrasse  d'autant  plus  librement  le 
bon  et  le  vrai  qu'il  les  connaît  plus  évidemment^  et  que  jamais 
il  n'est  indifTéreut  que  lorsqu'il  ignore  ce  qui  est  de  mieux  ou 
de  plus  véritable^  ou  du  moins  lorsque  cela  ne  lui  paraît  pas 
si  clairement  qu'il  n'en  puisse  aucunement  douter;  et  ainsi 
rindifférence  qui  convient  à  la  liberté  de  Fhomnle  est  fort  dif- 
férente de  celle  qui  convient  à  la  liberté  de  Dieu.  »  {Réponse 
aux  sixièmes  objections ^  n.  vi.) 

«  Et  certes,  avait-il  dit^  la  grâce  divine  et  la  connaissance 
naturelle^  bien  loin  de  diminuer  ma  liberté,  l'augmentent 
plutôt  et  la  fortifient;  de  façon  que  cette  indifférence  que  je 
sens  lorsque  je  ne  suis  point  emporté  vers  un  côté  plutôt  que 
vers  un  autre  par  le  poids  d'aucune  raison  est  le  plus  bas  degré 
de  la  liberté,  et  fait  plutôt  paraître  un  défaut  dans  la  connais- 
sance qu'une  perfection  dans  la  volonté.  Car  si  je  connaissais 
toujours  clairement  ce  qui  est  vrai  et  ce  qui  est  bon,  je  ne 
serais  jamais  en  peine  de  délibérer  quel  jugement  et  quel 
choix  je  devrais  faire,  et  ainsi  je  serais  entièrement  libre  sans 
être  jamais  indifférent.  »  {Méditation  4«.) 

Tout  cela  revient  à  dire  que  la  liberté  est  une  sponta- 
néité qui  consiste,  en  Dieu,  à  produire  toutes  choses» 


—  469  — 

même  les  idées  et  les  lois  de  son  entendement,  quand  et 
comme  il  lui  plaît,  et  sans  y  être  déterminé  par  aucune 
nécessité  interne  ou  externe,,  attendu  que  la  volonté  de 
Dieu,  sa  faculté  pivotale,  le  Père,  est  anlérieure  et  supé- 
rieure, non-seulement  à  Tordre  du  monde,  mais  même 
à  Tordre  intellectuel.  Dans  Thomme,  au  contraire,  la 
liberté  consiste  à  embrasser  la  loi  du  bien  et  du  vrai, 
c'est-à-dire  la  loi  du  système  naturel  et  surnaturel  dont 
il  fait  partie,  à  mesure  que  Tidée  lui  en  est  donnée  soit 
par  les  révélations  du  dehors,  soit  par  le  secours  intérieur 
de  la  grâce. 

Toute  considération  d'un  motif,  même  d'une  loi  de 
géométrie,  fait  cesser  en  Dieu  la  liberté  ;  au  rebours,  toute 
suspension  des  idées  et  des  influences,  soit  physiques, 
soit  hyperphysiques,  la  fait  cesser  dans  Thomme. 

D'après  cela,  on  conçoit  très-bien  que  Descartes. défi- 
nisse la  liberté  en  Dieu,  pouvoir  de  faire  ou  de  ne  pas 
faire^  de  nier  ou  affirmer,  de  poursuivre  ou  fuir  une 
chose.  Dieu,  dont. la  spontanéité  est  infinie,  antérieure  à 
toute  idée,  capable  de  s'exercer  à  volonté  dans  le  temps 
et  dans  l'éternité.  Dieu,  dis-je,  d'après  cette  définition 
de  sa  spgntanéité,  est  libre. 

Mais  il  n'en  est  pas  de  même  de  la  spontanéité  hu- 
maine, qui,  engagée  dans  le  système  de  la  création  et 
des  décrets  divins,  dont  elle  fait  aussi  partie,  consiste 
seulement  à  suivre  ce  que  lui  proposent  la  nature  et  le 
Créateur.  Aussi  Descartes  a-t-il  soin  de  dire  que,  quant 
à  ce  qui  est  de  nous, 

a  La  liberté  consiste  seulement  en  ce  que^  pour  affirmer  ou 
nier^  poursuivre  ou  fuir  une  chose  que  Tentendement  nous 
propose,  nous  agissons  de  telle  sorte  que  nous  ne  sentons  point 
qu'aucune  force  extérieure  nous  y  contraigne.  » 

Après  cette  explication,  il  n'est  plus  possible  d'avoir 
égard  ni  à  la  liberté  d'indifférence^  qui  n'est  que  la  cessa- 

II  27 


—  470  — 

lion  de  notre  spontanéité,  produite  par  la  su^pèftsion  des 
causes  qui  agissent  sur  elle,  ni  au  sentiment  intérieur 
que  Descartes  prétend  que  nous  avons  de  notre  liberté, 
et  qu*il  présente  comme  la  preuve  irrécusable  qu*elte 
existe,  puisque  ce  sentiment,  n*étant  autre  que  celui  de  la 
conformité  de  nos  actions  avec  les  lois  de  notre  conscience 
et  de  notre  entendement,  qui  sont  celles  de  Dieu  et  de  la 
nature,  peut  servir  aussi  bien  à  prouver  q\ie  nous  ne 
sommes  point  libres. 

En  résultat,  Thomme  est  une  spontanéité  gouvernée 
par  une  législation  qui  l'enveloppe  ;  il  est  dit  libre  lorsque 
rien  ne  l'empêche  d'obéir  à  ses  lois  :  voilà  tout  ce  qui 
ressort  de  l'argumentation  de  Descartes.  Quant  à  la  liberté 
véritable,  au  franc  arbitre,  c'est  une  faculté  idéale  dont 
la  réalisation  se  trouve  en  Dieu,  mais  qui  dans  llionanie 
est  sans  emploi,  et  n'apparaît  que  comme  une  puissance 
de  négation  vis-à-vis  de  telle  ou  telle  cause  particulière 
dont  il  tend  à  s'affranchir,  sans  qu'il  puisse  s'affranchir 
jamais  de  l'ensemble  des  causes,  qui  le  détermine  et  le 
presse. 

Ce  que  Descartes  appelle  liberté  ^Tindiffërenee^  par  on 
reste  d'égard  pour  le  préjugé,  n'est  qu'un  état  de  raison, 
une  sorte  de  point  mathématique,  servant  à  raatx}uer 
l'instant  indivisible  où  cette  spontanéité,  ne  recevast 
d  aucun  côté  une  impulsion  prépondérante,  resterait,  par 
hypothèse,  au  repos.  L'homme  libre,  suivant  Descso'tes, 
c'est  rhomme  qui  est  entre  la  vie  et  le  néant. 

XXI 

Spinoza. 

Spinoza  nie  le  franc  arbitre  avec  aut4int  d'énergie  ^e 
Descartes  en  avait  mis  à  l'affirmer..  IV^ur  cela  il  loi  suffit 
de  rétablir  Tordre  dans  la  pensée  de  Descartes^  et  d'en 
tirer  les  conséquences. 


-  471  -- 

Vous  dites,  fait  observer  Spinoza  à  Descaries,  qu'en 
Dieu  l'agir  précède  nécessairement  le  penser,  qu'il  ré- 
pugne que  le  souverain  Être  ail  été  déterminé  à  la  création 
par  une  idée  quelconque  du  bien  et  du  vrai.  Je  le  pense 
comme  vous.  Mais  alors  à  quoi  bon  rintelligence  en 
Dieu?  Lui  prêter  un  entendement,  c'est  le  faire  à  l'image 
de  l'homme  :  vous  devez  rejeter  cet  anthropomorphisme. 
Par  la  même  raison,  à  quoi  bon  une  volonté?  Autant  vau- 
drait prendre  au  pied  de  la  lettre  ce  qui  est  dit  dans  l'É- 
criture, que  Dieu  se  fâche,  qu'ensuite  il  se  repent,  qu'il 
a  des  pieds,  des  mains,  un  visage,  un  derrière;  qu'il  re- 
nifle là  fumée  des  sacrifices,  etc.  Quant  aux  prophéties  et 
aux  miracles,  par  lesquels  Dieu,  créateur  et  ordonnateur 
du  monde,  se  met  en  communication  avec  l'homme, 
atteste  sa  puissance,  et  fait  acte  de  liberté,  Spinoza  les 
récuse,  de  manière  que  la  liberté  de  Dieu,  demeurant 
sans  exercice,  n'a  plus  même  un  prétexte  d'existence. 

Deux  choses  seulement,  dit  ce  philosophe,  résultent  de 
la  notion  ou  de  Tessence  de  Dieu  :  r  qu'il  existe,  c'est-à- 
dire  qu'il  est  la  substance  unique  et  nécessaire;  ^  qu'il 
se  développe  en  une  infinité  d'attributs,  dont  nous  ne  pou- 
vons connaître  que  deux,  Tétendue  et  la  pensée.  Comme 
étendue.  Dieu  produit  les  mouvements  et  les  corpi>; 
comme  pensée,  il  produit  les  âmes.  Mais  il  n'est  lui-même 
ni  corps  ni  âme,  ni  vie,  ni  entendement.  Il  est  la  sub- 
stance, inaccessible  aux  sens,  et  qui  produit  élernellepient 
toutes  choses  par  son  activité.  Ce  que  vous  appelez  liberté 
en  Dieu  n'est  donc  pas  autre  chose  que  sa  spontanéité  in- 
finie, spontanéité  affranchie  de  toute  détermination  étran- 
gère sans  nul  doute,  mais  qui  se  détermine  elle-même 
par  la  nécessité  de  sa  nature. 

La  liberté  de  Dieu,  en  un  mot,  est  la  nécessité  même  : 
Summa  libertas^  summa  nécessitas. 

Pour  établir  sa  théorie,  Spinoza  procède  en  façon  géo" 


—  47i  — 

métrique^  ainsi  que  Descartes  en  avait  donné  Texemple 
dans  sa  Réponse  aux  deuxièmes  objections  ;  en  sorte  qu'on 
peut  dire  que  tout  en  Spinoza,  principe,  idées,  méthode, 
est  de  Descartes. 

Jusqu*ici,  il  est  impossible  de  voir  ce  que  les  cartésiens 
pourraient  répondre  aux  spinozistes.  En  un  être  néces- 
saire tout  est  nécessaire,  d'autant  plus  que  cet  être  est 
unique,  qu'il  n'y  a  rien  hors  de  lui  ni  en  lui  qui  puisse 
lui  fournir  rallernalive  de  faire  ou  ne  pas  faire^  affir- 
mer ou  nier^  faculté  qui  constitue  essentiellement  le 
franc  arbitre,  d'après  les  propres  paroles  de  Descartes. 
En  Dieu  la  liberté  ne  pouvant  naître  que  des  motifs  que 
lui  fournissent  ses  créatures,  c'est-à-dire  ses  modes, 
implique  contradiction. 

Spinoza  ne  s'en  tient  pas  à  la  théorie  de  l'Être  néces- 
saire ;  il  suit  son  maître  de  point  en  point,  et  jusqu'au 
bout.  Descartes,  après  avoir  posé  l'existence  de  Dieu, 
continue  par  la  distinction  célèbre  de  l'esprit  et  de  la 
matière  :  le  deuxième  livre  de  YÉthique  de  Spinoza  a 
pour  titre,  De  Vâme.  Descartes,  appliquant  sa  philosophie 
à  la  conduite  de  ta  vie.  humaine^  avait  composé  un  traité 
des  passions  :  le  ^^  livre  de  l'Éthique  est  intitulé.  Des 
passions.  En  un  mot,  si  Descartes  n'avait  pensé,  Spinoza 
n'eût  point  écrit  ;  et  la  raison  en  est  simpfc,  le  système  de 
Spinoza  n'est  autre  que  celui  de  Descartes,  émondé,  cor- 
rigé, mieux  lii,  rendu  plus  complet  et  plus  conséquent, 
par  un  génie  d'une  extrême  vigueur,  et  qui,  tout  en  sui- 
vant une  piste,  déploie  une  originalité  sans  égale. 

Spinoza  ayant  donc  démontré,  d'après  Descartes,  que 
la  liberté  ne  peut  avoir  lieu  dans  l'Être  nécessaire,  la  nie 
à  plus  forte  raison  dans  l'homme  :  c'est  son  maître  qui 
lui  fournit  ses  arguments. 

Descartes,  en  effet,  pour  qui  le  libre  arbitre  humain 
so  réduisait  déjà  à  si  peu  de  chose,  avait  cru  que,  du 


—  473  — 

moins,  ce  peu  nous  est  suffisaniincnt  démontré  par  le 
sentiment  intérieur.  Je  sens  que  je  suis  libre,  dit  Des- 
xartes;  rien  ne  peut  aller  contre  ce  témoignage  de  ma 
conscience  :  ce  que  je  sens,  je  le  suis. 

Prenez  garde,  lui  répondent  à  la  fois  Bayle,  Leibnitz  et 
Spinoza  :  vous  avez  pu  légitimement  raisonner  de  la  sorte 
quand  il  s*agissait  de  votne  existence,  parce  que  le  doute 
et  le  néant  impliquent  contradiction  ;  vous  ne  pouvez  pas 
raisonner  de  même  sur  votre  liberté,  que  vous  n'avez 
point  définie  et  que  vous  ne  connaissez  pas  :  tout  ce  que 
vous  pouvez  dire,  est  que  vous  vous  sentez  agir  sans 
obstacle  et  sans  contrainte,  mais  que  vous  ne  sentez  pas 
les  causes  qui  vous  déterminent. 

Or,  ajoute  Spinoza,  vous  êtes  toujours,  à  votre  insu, 
déterminé  ;  je  le  prouve  par  la  théorie  de  Dieu  et  de  la 
création.  Tout  est  nécessaire,  en  Dieu  par  la  nécessité  de 
sa  nature ,  dans  Thomme  par  la  nécessité  de  la  nature 
divine  sur  laquelle  tout  être  est  fondé,  et  dont  nous 
ne  sommes,  dans  notre  corps  et  dans  notre  âme,  qu'un 
double  mode. 

£t  Spinoza  n*a  pas  de  peine  à  faire  voir  que,  soit  que 
l'on  envisage  l'essence  divine,  soit  que  l'on  considère 
Tordre  de  l'univers,  la  nature  de  l'âme,  son  union-avec 
le  corps,  les  influences,  passions,  motifs  et  mobiles  de 
toute  espèce  qui  l'assiègent  et  la  font  mouvoir,  il  est  im- 
possible de  trouver  rieii  qui  justifie  cette  conception  du 
franc  arbitre,  que  le  préjugé  universel  réclame.  Vâme 
est  un  automate  spirituel;  tel  est  le  dernier  mot  de 
Spinoza. 

XXII 

Spinoza  a  donc  raison  contre  Descaries,  et  par  la  raison 
même  de  Descartes;  a-t-il  raison  enfin?  Non,  car  il  se 
contredit  lui-même,  et  nul  n'échappera  à  la  contradiction. 


—  474  — 

Spinoza,  à  Texemple  de  Descartes,  composa  ^nÉthique 
tout  exprès  pour  apprendre  à  Thomme  à  se  conduire  par 
la  contemplation)|et  la  pratique  des  vérités  éternelles ,  à 
s'affranchir,  par  ce  moyen,  de  Vesclavage  des  passions, 
dans  lequel  le  précipite  incessamment  sa  condition  im- 
parfaite, et  à  s'élever  à  la  perfection  >ie  son  être,  qui 
est  Tunion  en  Dieu,  la  béatitude,  le  salut,  soit,  comme 
disait  Descartes,  la  liberté. 

N'est-il  |)as  étrange  qu'après  avoir  expliqué  l'univers, 
Tâme,  les  passions,  le  péché,  la  misère,  par  le  dévelop- 
pement de  la  nécessité  divine ,  Spinoza  nous  invite  à 
sortir  de  cette  misère,  à  laver  ce  péché,  à  combattre  ces 
passions,  à  remonter  enfin  le  courant  de  la  nécessité, 
comme  si,  contre  la  nécessité,  nous  pouvions  quelque 
chose!  et  cela  au  nom  de  cette  même  nécessité,  comme  si 
la  nécessité  pouvait  se  défaire  1... 

il  faut  le  voir  pour  le  croire;  et'comment  les  traduc- 
teurs et  les  critiques  de  Spinoza  ne  le  voient-ils  point? 
V Ethique,  que  tout  le  monde  connaît  comme  une  théorie 
de  la  nécessité  en  Dieu,  est  en  même  temps  une  théorie 
du  franc  arbitre  de  l'homme.  Le  mot  n'y  est  pas,  et  il  est 
juste  de  dire  que  l'auteur  n'en  croit  rien;  mais  depuis 
quand  juge-t-on  un  philosophe  exclusivement  sur  ses 
paroles? 

Spinoza  explique  à  sa  manière  par  quelle  dégradation 
dès  rayons  du  divin  soleil  les  êtres  qu'il  crée  nécessaire- 
ment deviennent  de  moins  en  moins  parfaits,  les  âmes  de 
plus  en  plus  obscures,  leurs  idées  de  moins  en  moins 
adéquates,  et  les  passions  auxquelles  elles  sont  en  butte 
de  plus  en  plus  fumeuses.  C'est  toute  une  théorie  méta- 
physique de  la  chute,  qui  ferait  honneur  à  la'gnose  chré- 
tienne. Cette  première  partie  de  son  travail  effectuée,  il 
montre  comment  les  mêmes  âmes,  en  vertu  de  l'activité 
qui  leur  est  propre,  et  qui  dans  son  système  ne  peut  être 


—  475  — 

au  fond  autre  que  celle  de  Dieu,  doivent  se  relever  de- 
leur  misère  et  tendre  vers  le  souverain  bien  :  théorie  de 
la  réhabilitation  qui  n*a  rien  à  envier  à  celle  des  ortho* 
doses.  Je  ne  ferai  pas  la  critique  de  ce  double  mouvement» 
l'un  qui  exprime, ^si  j'ose  ainsi  parler,  l'irradiation  des 
âmes  hors  de  l'infini;  i'autro,  leur  rentrée  dans  l'infini. 
Je  prends  le  système  tel  quel ,  avec  toutes  les  corrections 
qu'on  y  voudra  faire  :  il  reste  toujours  que  poyr  opérer 
ce  retour  il  faut  supposer  dans  le  système,  partout  pré- 
sente, une  force  de  réaction  égale  à  l'action.  Je  demande 
quelle  est  cette  force.  L'action,  c*est  la  nécessité  :  Spinoza 
le  démontre.  Quel  nom  veut-il  que  je  donne  à  la  réaction, 
dont  il  suppose  l'homme  capable? 

«(  Dans  les  propositions  qui  précèdent^  dit-il^  j'ai  réuni  tous 
les  remèdes  des  passions^  c'est-à-dire  tout  ce  que  Tâme,  con- 
sidérée uniquement  en  elle-même,  psut  contre  ses  passions. 
H  résulte  de  là  que  la  puissance  de  l'âme  si}r  les  passions  con- 
siste :  !<"  dans  la  connaissance  même  des  passions;  S""  dans  la 
séparation  que  l'âme  effectue  entre  telle  ou  telle  passion  et  la 
pensée  d'une  cause  extérieure  confusément  imaginée;  3°  dans 
le  progrès  du  temps^  qui  rend. celles  de  nos  affections  qui  se 
rapportent  à  des  choses  dont  nous  avons  Tintelligeiice  supé- 
rieures aux  affections  qui  se  rapportent  à  des  choses  dont  nous 
n'avons  que  des  idées  confuses;  4°  dans  la  multitude  des  causes 
qui  entretiennent  celles  de  nos  passions  qui  se  rapportent  aux 
propriétés  générales  des  choses  ou  à  Dieu  ;  5<»  enfin^  dans  l'ordre 
où  l'âme  peut  disposer  et  enchaîner  ses  passions.  La  puis- 
sance de  l'âme  se  détermine  uniquement  par  le  degré  de  con- 
naissance qu'elle  possède,  et  spn  impuissance  ou  sa  passivité 
par  la  seule  privation  de  connaissance,  ou  par  ce  qui  fait 
qu'elle  a  des  idées  inadéquates  ;  d'où  il  résulte  que  l'âme  qui 
pâtit  le  plus  est  l'âme  qui  est  constituée  dans  la  plus  grande 
partie  de  son  être  par  des  idées  inadéquates,  et,  au  contraire, 
l'âme  qui  agit  le  plus  est  celle  qui  est  constituée  dans  la  plus 
grande  partie  de  son  être  par  des  idées  adéquates.»  [Éthique, 
liv.  y,  prop.  20,  scholie;  trad.  de  M.  Sai^^et.) 


—  476  — 

11  n*est  pas  possible  de  se  faire  plus  complètement  illu- 
sion. Ce  qu*on  vient  de  lire  n*est  autre  chose  que  l'histoinï 
du  développement  de  la  liberté;  mais,  parce  qu'il  lui  a 
plu  de  placer  le  point  initial  de  ce  développement  dans 
une  idée  adéquate^  Spinoza  s*imagine  que  cette  liberté, 
toujours  grandissante,  est  nulle.  C'est  donc  à  l'origine 
même  de  cette  genèse  qu'il  faut  saisir  le  raisonnement  de 
Spinoza,  si  Ton  veut  montrer  la  faiblesse  de  sou  système. 

En  dernière  analyse,  dit  Spinoza,  la  puissance  de  l'âme 
se  réduit  à  la  connaissance,  ce  qu*il  y  a  de  moins  libre, 
de  plus  fatal.  Mais,  observerai-je,  pour  connaître,  il  faut 
pouvoir  connaître,  il  faut  penser;  pour  avoir  une  con- 
naissance adéquate,  il  faut  une  puissance  de  réflexion 
égale  à  l'impression  reçue  :  Spinoza  ne  sortira  pas  de  là. 
La  puissance  est  la  condition  préalable  et  productrice 
de  la  connaissance  ;  elle  n'en  est  pas  l'effet  :  cela  impli- 
querait contradiction.  Or,  il  est  de  la  nature  de  toute 
puissance  de  tendre  à  l'infmi  par  l'absorption  de  ce  qui 
l'entoure  ;  et  quand  Spinoza  nous  montre  la  puissance 
de  l'âme  se  développant  proportionnellement  au  degré 
de  la  connaissance,  il  ne  fait  autre  chose,  sans  qu'il  s'en 
doute,  que  raconter  le  ()rogrès  de.  la  liberté  aux  dépens 
de  la  nécessité  qu'elle  se  subordonne. 

Tout  le  système  de  Spinoza  repose  donc  sur  cette  pétition 
de  principe  :  c'est  au  centre  de  l'âme  qu'il  place  l'initiative 
de  réflexion  qui,  par  un  système  d'idées  progressivement 
acquises,  et  d'épurations  spontanément  accomplies,  doit 
conduire  l'âme  au  souverain  bien,  ad  Deum  qui  dédit  illam 
Je  demande  donc  à  Spinoza  comment,  si  tout  arrive  par 
la  nécessité  divine,  après  que  les  vibrations  de  cette  né- 
cessité, de  plus  en  plus  affaiblies,  ont  donné  naissance  aux 
âmes  engagées  dans  la  servitude  des  passions,  comment, 
dis-je,  il  arrive  que  ces  âmes  retrouvent,  au  moyen 
de  leurs  idées  adéquates,  plus  de  force  pour  retourner 


—  477  — 

à  Dieu  qu'elles  n'en  ont  reçu  au  moment  de  leur  existence, 
si  par  elles-mêmes  elles  ne  sont  pas  des  forces  libres?... 

Dans  le  christianisme,  il  y  a,  pour  expliquer  cette  réha- 
bilitation, ou,  pour  mieux  dire,  cette  ascension  des  âmes 
vers  l'infini,  une  action  nouvelle  de  Dieu  :  c'est  la  grâce, 
création  nouvelle,  complément  de  la  création  première. 
Spinoza  supprime  la  grâce,  après  avoir  détruit  la  liberté, 
el  il  les  remplace  l'une  et  l'autre  par  des  idées  adéquates. 
C*est  ce  qu'on  appelle  communion  sèche,  l'hypothèse  de 
la  liberté  en  attendant  la  liberté. 

Ainsi,  Descartes  affirme  la  liberté,  et  toute  son  argu- 
mentation tend  à  la  détruire;  Spinoza  la  nie,  et  son  sys- 
ième  la  suppose  invinciblement.  Tous  deux,  avec  une 
puissance  qu'on  ne  surpassera  jamais,  après  avoir  élevé 
jusqu'à  ridéal,  Tun  le  franc  arbitre,  l'autre  la  nécessité, 
aboutissent  à  une  égale  contradiction. 

XXIU 

Leibnitz. 

D'après  la  définition  cartésienne;  le  franc  arbitre  est 
l'indépendance  absolue  de  la  cause  qui  agit. 

Mais,  observe  Spinoza,  le  franc  arbitre  conçu  eu  Dieu, 
substance*  unique  et  infinie,  cause  souveraine  et  néces- 
saire, est  identique  et  adéquat  à  la  nécessité  même.  Une 
cause  qui  se  développe  spontanément,  sans  obstacle,  sans 
influence  ni  déviation  venue  du  dehors,  produit  son  effet 
infailliblement,  nécessairement.  L'effet  obtenu,  la  cause 
s'arrête  et  tout  rentre  dans  le  repos.  Considérez  un  corps 
en  dissolution  :  si  ce  corps  est  abandonné  à  lui-même, 
loin  de  toute  influence  perturbatrice,  il  se  précipitera  en 
cristaux  réguliers  :  c'est  l'image  de  la  nécessité.  Dieu,  la 
cause  infinie,  ne  s'arrête  point  ;  il  produit  toujours ,  il 
rayonne  éternellement  :  voilà  toute  la  différence. 

L'observation  entendue,  je  reprends  la  parole  contre 

II  27. 


—  478  — 

Spinozai  et  J6  demande  ai  la  nécessité  peut  réagir  contre 
elle-même,  faire  rebrousser  le  courant  de  son  action, 
le  détourner,  le  retenir,  puis  le  précipiter  de  nouveau, 
comme  on  le  dit  de  la  volonté  de  Thomme?  Et  je  réponds 
que  cela  est  impossible;  que  pour  faire  changer  la  né- 
cessité il  faudrait  une  cause,  c'est-à-dire  une  seconde 
nécessité,  ce  qui  implique  contradiction.  De  même  qu'une 
cause  supposée  libre,  du  moment  qu'elle  est  influencée, 
perd  la  plénitude  de  son  franc  arbitre  ;  de  même  une 
cause  supposée  nécessaire,  si  elle  peut  être  influencée, 
perd  la  plénitude  de  sa  nécessité  :  elle  tombe,  comme  la 
première,  dans  la  contingence* 

Là  donc  est  le  vice  irrémédiable  du  système  de  Spinoza; 
La  nécessité  toute  seule  est  impuissante  à  expliquer  le 
monde.  Aussi  vrai  que  le  franc  arbitre  de  Descartes 
est  une  pure  conception  logique,  une  hypothèse  idéale, 
comme  le  point  mathématique,  qui  n'a  ni  longueur,  ni 
largeur,  ni  profondeur;  aussi  certainement  la  nécessité 
pure  de  Spinoza  est  une  chimère.  Et  à  quiconque  nie  le 
franc  arbitre,  la  première  chose  à  répondre  n'est  point 
d'alléguer,  comme  faisait  Descartes  et  comme  font  au* 
jourd'hui  les  éclectiques,  le  sens  intime,  qui  ne  prouve 
rien  ici  ;  c'est  de  nier  la  nécessité. 

Maintenant  écoutons  Leibnitz. 

De  même  que  Spinoza  était  parti  de  la  contradiction 
de  Descartes,  il  part  de  la  contradiction  de  Spinoza.  Pour 
que  le  monde  existe,  et  surtout  pour  que  l'humanité  se 
développe,  il  faut  absolument  admettre  quelque  part  une 
force  de  réaction,  en  sens  inverse  de  l'action  divine.  Le 
système  de  Spinoza  la  suppose  invinciblement,  et  rien  ne 
saurait  racheter  en  lui  ce  manque  de  logique,  pour  ne 
pas  dire  de  franchise. 

Mais  avec  l'hypothèse  préalable  d'un  Être  unique,  in- 
fini, absolu,  tel  que  le  Dieu  de  Descaries  et  de  Spinoza, 


—  479  — 

le  mal  est  sans  remède.  Plus  d'âmes  vertueuses  et  méri» 
tantes,  plus  même  d'âmes:  car,  si  la  Justice  sans  la 
liberté  est  i^ulle,  la  vie  sans  activité  propre  est  néant. 

Que  fait  donc  Leibnitz? 

Il  change  l'hypothèse  fondamentale»  A  la  cause  infinie 
de  Descartes  et  de  Spinoza  il  substitue  TinGnité  des 
causes:  voilà  la  réaction  créée  dans  l'univers  en  quantité 
égale  à  l'action.  La  monadologie,  en  eiïet,  débarrassée 
des  ménagements  dont  l'entoure  son  auteur,  n'a  pas 
d'autre  sens.  C'est  l'Absolu  divin,  avec  son  double  attri- 
but de  pensée  et  d'étendue,  que  Leibnitz,  d*un  coup  de 
baguette,  divise  à  l'infini.  De  cette  division  à  l'infini 
naissent  les  monades,  forces  infinitésimales,  différentes 
entre  elles  de  qualité,  par  conséquent  susceptibles  de 
coordination,  capables  enfin  de  se  grouper  et  de  former 
des  mondes.  Dieu  lui-même  n'est  autre  chose  qu'une  mo^ 
uade,  la  reine  des  monades,  dont  l'action  prépondérante 
détermine  la  centralisation  de  l'univers  et  la  liaison  de 
ses  parties. 

Ici,  l'action  de  Dieu  n'est  plus  nécessitante  d'une 
nécessité  absolue,  comme  dans  Spinoza;  il  agit  sur  les 
monades  en  s'appuyant  sur  leur  faculté  même  de  réac^ 
tion,  par  voie  d'influence  d'excitation,  de  contingence, 
non  d'omnipotence. 

Dès  lors,  sans  doute,  pas  d'indépendance  absolue; 
mais  aussi  plus  de  nécessité  absolue,  ni  en  Dieu,  ni  dans 
l'homme.  Dieu  agit  par  raison,  par  la  connaissance  éter- 
nelle qu'il  a  des  rapports  des  choses  :  en  quoi,  observe 
Leibnitz,  son  système  a  l'avantage  de  se  concilier  avec 
la  doctrine  de  toutes  les  églises  catholiques  et  protes- 
tantes, ce  qui  lui  importait  fort.  Saint  Thomas  et  les 
casuistes,  Calvin,  Grolius,  etc.,  pensent  comme  lui. 

Chez  l'homme,  plus  de  liberté  d'indifférence,  comme 
la  supposait  Descartes.  L'homme  est  toujours  influencé, 


—  480  — 

excité,  jamais  nécessité.  A  ce  propos,  Leibnitz  cite  l'apho- 
risme des  astrologues  :  Astra  inclinant^  non  nécessitant. 
Et  il  se  moque  agréablement  des  cartésiens  et  de  Bayle, 
qui  admettaient  Thypotlièse  de  l'âne  de  Buridan,  immo- 
bile entre  deux  prés  : 

«  L'univers  ne  saurait  être  mi-parti  par  un  plan  tiré  par  le 
milieu  de  râne^  coupé  verticalement  suivant  sa  longueur,  en 
sorte  que  tout  soit  égal  et  semblable  de  part  et  d'autre.  Car 
ni  les  parties  de  l'univers  ni  les  viscères  de  l'animal  ne  sont 
semblables  ni  également  situés  des  deux  côtés  de  ce  plan 
vertical.  » 

Il  pouvait  ajouter  que,  le  fussent-ils  à  un  instant  donné, 
par  le  mouvement  universel  ils  cesseraient  aussitôt  de 
l'être. 

Tout  est  ainsi  lié  dans  l'univers,  non  par  une  action 
absolue  et  nécessitante^  mais  par  une  réciproque  in- 
fluence :  ce  qui  détruit  à  la  fois  la  liberté  pure  et  la 
nécessité  pure,  deux  conceptions  idéales,  qui  ne  servent 
qu'à  marquer  les  deux  points  extrêmes  de  la  réalité. 

De  plus,  comme  toutes  les  parties  de  l'univers  sont 
coordonnées  entre  elles,  suivant  la  qualité  spécifique  des 
monades,  et  l'ensemble  subordonné  à  Dieu,  Tètre  sou- 
verain, il  s'ensuit  que  l'univers,  malgré  l'imperfection 
relative  de  toutes  ses  parties,  et  malgré  sa  propre  imper- 
fection comparativement  à  Dieu,  est  cependant,  au  total, 
le  meilleur  possible.  * 

liCibnitz  n'était  pas  homme,  comme  Spinoza,  à  rompre 
en  visière  aux  croyances  établies  pour  un  système  de  mé- 
taphysique; il  tenait  à  vivre  bien  avec  les  puissances, 
surtout  avec  l'Église.  Aussi  sa  grande  affaire  fut-elle  moins 
de  démontrer  sa  synthèse  dans  sa  rigueur  dialectique,  que 
de  la  concilier  avec  la  foi.  Toutes  les  objections  lui  vinrent 
de  ce  côté.  Il  n'y  eut  pas  jusqu'à  Bayle  qui,  au  lieu  de 
prendre  le  système  des  monades,  comme  il  convenait, 


—  481  — 

dans  sa  tendance  réaliste  et  scientifique,  ne  se  mit  à 
chicaner  l'auteur  sur  la  prescience  divine  et  la  damna- 
tion. C'est  là,  en  effet,  qu'était  le  péril  pour  Leibnitz  ; 
mais  c'est  là  aussi  qu'est  la  sottise  de  ses  adversaires.  Au 
lieu  de  risquer  sa  religion,  le  grand  homme  aima  mieux 
risquer  sa  philosophie  :  cette  reculade  a  peut-être  coûté 
au  monde  cent  cinquante  ans. 

Puisque  Leibnitz  faisait  tant  que  d'éliminer  l'absolu  de 
la  nécessité  et  du  franc  arbitre,  il  devait,  pour  être  con- 
séquent et  au  risque  de  passer  pour  athée,  Téliminer  de 
partout.  Sa  pensée  alors  eût  scandalisé  le  monde,  mais 
elle  l'aurait  dominé.  Au  lieu  de  cela,  Leibnitz  s'efforce  de 
rétablir  l'absolu,  en  Dieu  d'abord,  dont  il  reconnaît  l'in- 
finité en  tout  attribut;  puis  ilans  Tunivcrs,  qu'il  soutient 
être  le  MEILLEUR  POSSIBLE,  ce  qui  devant  la  logique  équi- 
vaut à  la  nécessité  même.  Cet  absolutisme  accordé,  tout 
est  prévu  dans  l'univers,  le  grand  organisme  ;  tout  est 
préordonné,  prédestiné,  harmoniquement  préétabli,  et 
nous  retombons  dans  tous  les  inconvénients  et  toutes  les 
contradictions  de  Spinoza.  Que  Leibnitz  distingue  tant 
qu'il  voudra  la  nécessité  métaphysique,  la  nécessité  géo- 
métrique, la  nécessité  hypothétique  ou  contingente,  la 
nécessité  morale  :  l'enchaînement  de  toutes  ces  nécessités, 
sur  lesquelles  le  monde  est  bâti,  n'en  constitue  pas  moins 
unf  nécessité  absolue,  au  sein  de  laquelle  toute  action  ou 
liberté  propre  s'évanouit.  La  faculté  de  choisir,  que 
Leibnitz  attribue  à  l'homme,  malgré  la  multitude  des 
influences  qui  le  déterminent,  se  réduit  à  un  simple  vote, 
moins  que  cela,  à  la  conscience  de  ses  actes,  à  la  confor- 
mité de  sa  volonté  avec  l'ordre  de  Dieu,  avait  dit  Des-, 
cartes.  Leibnitz,  en  un  mot,  après  avoir  rendu  la  liberté 
possible,  l'annule  aussitôt  par  son  meilleur  des  mondes, 
et  par  l'embarras  où  il  est  de  trouver  à  cette  liberté  un 
emploi.  L'homme  sait  qu'il  est  nécessité  tandis  que  le 


—  482  — 

inonde  ne  le  sait  pas  ;  voilà  toute  la  différence.  Le  fatum 
chriêiianum  et  \q  fatum  mahumetanum  sont  identiques. 
On  entrevoit  que,  pour  franchir  le  pas  indiqué  par 
l^ibnitz,  il  fallait  une  énergie  révolutionnaire  dont  son 
âme  religieuse  n'était  pas  douée,  et  dont  le  dix-huitième 
siècle  lui-même,  jusqu'en  89,  fut  totalement  dépourvu. 
Même  après  89,  la  philosophie,  allemande  et  française, 
recula  devant  cet  abîme» 

XXIV 

Après  Leibnitz,  le  sauve-qui-peut  est  général.  Ceux  qui 
se  piquent  d'exactitude  se  réfugient  dans  Fabsolu,  qui 
pour  le  Dieu  de  Descartes,  qui  pour  le  Dieu  de  Spinoza; 
le  grand  nombre  ferme  les  yeux  et  s'accommode  d'un 
écieclisme  superficiel,  à  la  façon  de  Voltaire  et  de  Rous- 
seau :  Dieu  et  La  Liberté  l  Aujourd'hui  encore,  le  monde 
est  plein  de  gens  qui  trouvent  cela  sublime. 

HobbeSy  cité  par  Leibnitz  :  <  Une  chose  ôst  censée  libre 
«  quand  la  puissance  qu'elle  a  n'est  point  empêchée  par 
«  une  chose  externe,  d  Ce  qui  rentre  dans  la  spontanéité, 
arbitrale  ou  nécessaire,  de  Descaries  et  de  Spinoza.  • 

Le  même,  cité  par  M.  Renouvier  :  «  Quand  plusieurs 
passions  agissent  simultanément  et  contradictoirement, 
il  y  a  délibération  :  les  bêtes,  comme  les  hommes,  déU- 
bèrent.  Quand  la  délibération  esl  finie,  il  y  a  volonté. 
S'il  n'y  a  ni  délibération  ni  excitation  d'aucune  sorte, 
l'homme  n'agit  pas.  »  —  Par  où  l'on  voit  que  Hobbes 
passe  par  toutes  les  théories,  sans  qu'il  s^en  doute  :  tantôt 
cartésien,  tantôt  ieibnilzien,  tantôt  spinoziste. 

Bossutt  est  pur  cartésien  :  il  admet  la  hberté  d'indiffé- 
rence et  croit  que  l'homme  agit  en  cerlaiiis  cas  sans 
motifs,  ce  qui  revient  à  dire  que  la  liberlé,  n'ayant  ni 
rime  ni  raison,  est  inutile,  n'existe  pas. 

Matebranche  suit  Descartes  ;  il  admet  une  faculté  du 


—  483  — 

porter  rentendement  vers  les  objets  qui  lui  plaisent,  et 
par  suite  de  diriger  les  inclinations.  Nous  sommes  en 
conséquence  d'autant  plus  libres  que  nous  connaissons 
mieux  notre  devoir,  et  que  nous  nous  y  attachons  avec 
plus  de  force.  —  Une  liberté  qui  consiste  à  se  perdre  elle- 
même,  dit  un  critique,  est-ce  une  liberté? 

Locke  fait  la  liberté  synonyme  de  puissance  :  toujours 
Descartes. 

Hume  nie  la  causalité,  à  plus  forte  raison  la  liberté. 
Sa  philosophie  est  un  idéalisme  dont  la  forme  est  le 
doute  ;  c'est  le  fatalisme  de  l'impuissance. 

CollinSy  Priestley  sont  déterministes  :  Qu'est-ce  que  le 
déterminisme?  Une  idée  brutale,  qui,  écartant  l'absolu  de 
Spinoza,  place  dans  les  choses  le  principe  de  nos  détermi- 
nations, et  fait  ainsi  de  l'être  pensant  le  bilboquet  de  la  ma- 
tière. Cela  ne  mérite  pas  même  l'honneur  d'une  mention 
philosophique. 

Écoutons  les  allemands. 

Kant  semble  marcher  sur  des  charbons. 

«  La  Yolonté  étant  une  sorte  de  causalité  des  êtres  rai- 
sonnables, la  liberté  Serait  l'indépendance  de  cette  même  cau- 
salité de  toute  influence  étrangère;  tandis  que  les  êtres  non 
doués  de  raison,  déterminés  qu'ils  sont  à  l'action  par  des 
causes  qui  ne  sont  pas  en  eux,  sont  soumis  à  la  nécessité 
physique. 

<c  La  réalité  de  la  liberté  ne  peut  être  prouvée  par  Texpé- 
rieuce. 

c(  La  liberté  n'est  qu'une  idée,  une  supposition  nécessaire 
pour  expliquer  ce  fait  de  la  conscience  d'après  lequel  nous 
nous  attribuons  une  autre  volonté  que  la  simple  appétition  ; 
c'est-à-dire  la  faculté  de  nous  déterminer  à  l'action  comme 
intelligences,  conformément  aux  lois  de  la  raison  et  indépen- 
damment des  instincts  de  la  nature. 

«c  La  réatité  de  la  loi  morale  ne  peut  être  prouvée  qu'à  l'aide 
de  Yidée  de  liberté,  qui  est  elle-même  incompréhensible  en 


-  484  — 

soi.  Cest  pourquoi  tout  être  qui  ne  peut  agir  autremeDt  que 
sous  l'idée  de  liberté  est  gensé^  à  cause  de  cela,  pratiquement 
libre.  »  (Willm^  Histoire  de  la  philosophie  allemcmdey  t.  ^^, 
p.  368,  370,  373,  375.) 

Si  Kant  ne  nous  dit  rien  de  net,  au  moins  il  ne  se 
compromet  pas.  Il  se  garde  bien  d'affirmer  quoi  que  ce 
soit  ;  il  ne  connaît  que  des  apparences.  —  Si  la  volonté 
était  une  cause,  la  liberté  serait  Tindépendance  de  cette 
cause.  Or,  la  volonté  est-elle  une  cause  ?  Aucune  expé- 
rience ne  le  prouve.  Au  cas  que  la  volonté  soit  cause, 
cette  cause  est-elle  indépendante?  Rien  ne  le  prouve  da- 
vantage. La  liberté  étant  admise  comme  cause,  quels  sont 
ses  effets?  en  autres  termes,  quelle  est  la  fonction  de  la 
liberté  et  à  quoi  sert-elle?  Kant  ne  s*est  pas  même  posé 
la  question.  Qu'est-ce  donc  que  la  liberté?  Une  idée  dont 
la  morale  a  besoin  pour  s'établir  elle-même!...  Ceci  est  un 
sacrifice  que  Kant  fait  au  préjugé  universel,  qui  affirme, 
comme  corrélatives,  se  supposant  et  se  motivant  récipro- 
quement, la  Justice  et  la  liberté.  Mais  un  philosophe 
ne  sacrifie  pas  au  préjugé,  il  le  tue  pu  il  le  prouve.  Kant, 
en  un  mot,  ne  sait  rien  :  je  serais  plus  content  de  lui  s'il 
Teût  avoué  de  meilleure  grâce. 

Fichte  ne  reconnaît  de  liberté  que  dans  le  moi  absolu, 
lequel  moi  n'est  ni  le  vôtre  ni  le  mien,  mais  seulement 
une  idée,  un  idéal.  Cela  ne  revient-il  pas  au  Dieu  de 
Descartes,  qui  pourrait  faire  un  cercle  carré,  si  tel  était 
son  bon  plaisir,  avec  cette  différence  cependant,  que 
Descartes  prend  son  Dieu  pour  une  réalité,  tandis  que 
Fichte  ne  fait  du  sien  qu'une  idée,  un  idéal? 

«  La  morale  a  pour  principe  la  liberté  :  sa  loi  est  la  déter- 
mination absolue  de  soi  par  soi-même,  et  sa  fin  est  Tindépen- 
daoce  absolue  du  sujet  raisonnable  de  tout  ce  qui  n'est  pas  lui. 

«  Mais  cette  liberté,  qui  est  celle  du  moi  idéal,  cette  aspi- 
ration à  la  liberté,  ne  doit  pas  être  confondue  avec  ce  farouche 


—  486  — 

amour  de  l'indépendance,  qui  se  manifeste  comme  esprit  de 
domination  oppressive  :  elle  est  soumission  absolue  à  la  con- 
science du  devoir,  qui  n'est  que  Texpression  de  notre  nature 
supérieure,  de  notre  véritable  être. 

a  Mais  cette  indépendance  ne  peut  se  réaliser  dans  l'indi- 
vidu ;  elle  ne  peut  se  concevoir  que  comme  liberté  universelle, 
comme  autocratie  de  la  raison  en  général;  sa  lin  est  un  règne 
moral,  réunissant  tous  les  êtres  raisonnables  en  une  même 
conscience  :  en  sorte  que  la  moralité  devient  abnégation  entière 
de  soi  dans  l'intérêt  de  tous.  »  (Ibid.y  t.  Il,  p.  ^44, 347.) 

Se  peut-il  de  plus  grands  poltrons  que  ces  philosophes 
allemands?  Fichte  est  celui  de  tous  qui  passe  pour  avoir 
le  mieux  soutenu  la  liberté,  et  la  philosophie  ne  doit  jamais 
oublier  qu'il  est  mort  pour  elle  en  héros.  Du  courage 
devant  la  mort,  cela  ne  manque  pas  plus  en  Allemagne 
que  de  ce  côté-ci  du  Rhin.  C'est  le  courage  devant  TAb- 
SOLU,  qui  est  rare.  Newton  se  découvrait  quand  on  pro- 
nonçait devant  lui  le  nom  de  Dieu  ;  Leibnitz  lui  sacrifie  ses 
monades.  Au  nom  de  l'Absolu,  tichte  nous  enseigne  que 
la  liberté,  ou,  pour  mieux  dire,  Y  aspiration  à  la  liberté, — 
il  ne  nous  accorde  pas  davantage,  —  c'est  la  soumission^ 
Vautocratie^  le  règne^  Vabnégation^  enfin  le  communisme, 
11  pose  ainsi  le  problème  de  la  philosophie  du  droit  : 

«  Trouver  une  volonté  qui  soit  nécessairement  l'expression 
de  la  volonté  commune,  ou  dans  laquelle  la  volonté  privée  et 
la  volonté  générale  soient  synthétiquement  réunies!...  » 

Croyez-vous  qu'une  pareille  proposition  effraie  beau- 
coup à  Saint-Pétersbourg,  pas  plus  qu'à  Paris? 

L'Absolu  enivre  tellement  Fichte  qu'il  va  jusqu'au 
dogme: il  devient  sacerdote,  il  est  en  pleine  révélation. 

«  Je  soutiens,  dit-il,  et  c'est  là  l'essence  de  mon  système, 
que  par  des  dispositions  fondamentales  et  primitives  de  la 
nature  humaine  est  prédéterminée  une  façon  de  penser,  qui 
à  la  vérité  ne  se  réalise  pas  en  chaque  individu,  mais  qu'on 


—  486  — 

peut  exiger  de  chacua  d'admettre;  qu'il  y  a  quelque  ebose  qui 
limite  l'essor  de  la  pensée^  qui  l'arrête  et  l'oblige^ etc.  »  {Ihid.) 

Étonnez-vous  après  cela  que  le  peuple  allemand,  tom- 
bant du  christianisme  dans  la  philosophie  de  Tabsolu, 
c'est-à-dire  toujours  dans  la  religion,  se  soit  montré 
en  1848  si  peu  pratique,  si  peu  amoureux  de  la  liberté, 
si  faiblement  révolutionnaire  ! 

Il  est  inutile  que  je  cite  Hegel  :  il  nie,  il  raille  la  liberté, 
au  même  titr^et  de  la.  même  manière  que  Spinoza,  exé- 
cutant ses  devanciers,  Kant  eiFichte,  comme  Spinoza  avait 
exécuté  Descartes,  et^  comme  Spinoza,  concluant,  en  poli- 
tique, à  Tabsolutisme. 

XXV 

Après  tous  ces  maîtres,  la  controverse  pouvait  paraître 
épuisée,  et  il  était  permis  de  ne  pas  attendre  grand*chose 
de  Télucubration  contemporaine.  -Mais,  ainsi  que  je  l'ai 
dit,  le  temps  pousse,  et  le  siècle  ne  passera  pas  avant 
que  rénigme  soit  devinée,  et  la  chose  rétablie. 

M.  TissoT,  professeur  de  philosophie  à  la  faculté  des 
lettres  de  Dijon,  sait  de  chaque  question  tout  ce  qui  en  a 
été  dit  avant  lui,  et  il  le  fait  voir.  Ce  qui  vaut  mieux, 
M.  Tissot  s'est  fait  sur  chaque  question  une  opinion  à 
lui;  malheureusement,  il  ne  réussit  pas  aussi  bien  à  la 
mettre  en  lumière.  La  cause  en  est  dans  la  peine  qu'é- 
prouve tout  professeur  à  s'affranchir,  en  écrivant,  des 
habitudes  et  du  style  de  l'école,  de  la  ligne  des  pro- 
grammes et  de  la  poussière  du  doctorat,  pour  ne  se 
souvenir  que  du  public. 

Voici  ce  que  j'ai  extrait  des  Nouvelles  cçnsidéraiions 
sur  le  libre  arbitre ,  publiées  par  M.  Tissot  (1849)  à  propos 
des  Méditations  critiques  sur  l'homme  et  sur  Dieu^  par 
M.  Gruyer.  L'idée  mérite  que  je  la  rapporte^  à  cause  de 
son  caractère  empirique,  et  parce  que,  sans  dissiper  en- 


—  487  — 

core  les  ténèbres  qui  couvrent  la  question,  elle  fait  posi« 
tivement  échec  au  fatalisme. 

Suivant  M.  Tissot,  toutes  les  facultés  et  affections  de  * 
l'homme  se  développent  en  deux  séries  ascendantes»  pa- 
rallèles, intimement  liées  l'une  et  Vautre,  et  qui  envelop- 
pent Tâme  comme  d'une  double  chaîne.  La  première  de 
ces  séries  est  donnée  par  l'organisme,  la  seconde  par  le 
mouvement  de  l'esprit.  L'une  forme,  pour  ainsi  dire,  le 
système  de  la  passivité  du  moi ,  l'autre  le  système  de 
son  autonomie. 

Dans  l'homme,  dit  M.  Tissot , 

A  B 

Il  y  i^de  la  matière,  \  /Il  y  a  de  la  puissance. 

—  des  organes,  \  /  —  de  la  spontanéité, 

—  delà  sensibilité;  Il  —  de  l'Instinct, 

—  des  besoins.  Il  —  de  l'activité, 

—  des  afifeetions,  Il  —  des  facultés, 

—  des  passions,  Il  —  de  la  volonté, 

—  des  impressions,  \  I  —  de  la  délibération, 

—  des  Influences,  V  —  de  Toption, 

—  des  intuitions,  f\  —  de  Terreur, 

—  des  conceptions^  11  —  du  remords, 

—  de  la  mémoire,  1  i  —  de  la  révolte, 

—  des  associations  d'idées,  Il  -*-  de  la  résipiscence, 

—  des  mobiles,  Il  —  la  foi  qu'on  est  libre, 

—  des  motifs,  M  —  la  haine  de  toute  tyrannie, 
Il  y  a  donc  de  la  nécessité,     /  \I1  y  a  donc  de  rAUTONOuiE. 

Ces  deux  séries  se  supposent  réciproquement,  et  ne 
peuvent  se  passer  l'une  de  l'autre  :  ainsi  il  n'y  a  pas  de 
volonté  sans  motifs,  ni  d'intuition  sans  puissance,  eivice 
versa.  C'est  toujours  l'opposition  irréductible  du  moi  et 
du  non-moi,  qui  fait  la  base  de  la  création,  et  se  montre 
en  plein  dans  l'humanité. 

Or,  cette  antinomie,  quoi  qu'on  ait  dit,  ne  se  résout  pas, 
et  tous  les  efforts  tentés  dans  ce  but  aboutissent  à  une 
escobarderie.  Les  deux  ordres  de  phénomènes,  une  fois 
posés,  se  déroulent  chacun  suivant  sa  loi  propre,  sans 


—  488  — 

qu*il  soit  possible  ni  de  les  expliquer  par  le  même  prin- 
cipe, ni  de  les  résoudre  en  une  «expression  identique.  Ils 
subsistent  l'un  vis-à-vis  de  Tautre  :  il  serait  aussi  puéril 
de  confisquer  celui-ci  au  profit  de  celui-là  que  de  les  faire 
tous  deux  disparaître. 

Ce  n'est  pas  tout  :  chacune  dés  deux  séries  est  en  gra- 
dation, allant,  la  première  des  attractions  de  la  matière 
brute  aux  aperceptions  les  plus  abstraites  de  Tentende- 
ment  ;  la  seconde  des  mouvements  spontanés  de  la  force 
végétative  aux  protestations  les  plus  héroïques  de  la  con- 
science. De  sorte  que,  comme  il  y  a  des  degrés  dans  la 
nécessité,  il  y  en  a  aussi  dans  l'autonomie.  Là,  c'est  le 
joug  qui  pèse  sur  la  volonté  plus  ou  moins  lourdement; 
ici,  c'est  la  force  qui  apparaît  plus  ou  moins  énergique, 
sans  qu'on  puisse  assigner  de  limite  à  cette  double  échelle, 
soit  en  minimum^  soit  en  maximum. 

Telle  est,  dégagée  de  sa  psychologie  abstruse  et  d'une 
argumentation  quelquefois  malheureuse,  la  pensée  de 
M.  Tissot. 

J'avoue,  quant  à  moi,  que  tout  cela  me  parait  d*une  ex- 
cellente philosophie.  C'est  précisément  ce  que  je  disais 
tout  à  l'heure  en  parlant  de  Spinoza  :  Pouvez-vous  ex- 
pliquer tous  les  phénomènes  de  la  nature  et  de  l'humanité 
par  le  principe  unique  de  la  nécessité  divine?  Non,  évi* 
demment,' puisque  vous  avez  besoin,  pour  créer  le  monde 
et  la  société,  d'une  force  de  réaction  que  la  nécessité  ne 
peut  pas  fournir.  Donc,  si  vous  niez  la  liberté,  qui  par 
son  évolution  ascendante  explique  cette  réaction  et  tous 
les  faits  qui  en  découlent,  je  nierai  à  mon  tour  votre  né- 
cessité qui  ne  peut  rien  faire  qu'à  la  condition  de  réagir 
contre  elle-même  en  engendrant  des  forces  libres  :  ce  qui 
est  une  contradiction. 

De  la  théorie  de  M.  Tissot  il  résulte  donc  que,  s'il  n'y 
a  pas  dans  l'univers  de  liberté  pure,  il  n'y  a  pas  non  plus 


—  489  — 

de  nécessité  pure;  que  l'on  ne  peut  pas  dire  que  rien  soit 
absolument  fatal,  rien  absolument  libre.  Et  il  faut  bien 
admettre  qu'il  en  est  ainsi,  puisqu'il  n'existe  pas,  qu'il 
ne  saurait  même  exister  de  phénomènes  qu'on  puisse 
attribuer  exclusivement  à  la  liberté  ou  à  la  nécessité. 

C'est  quelque  chose  assurément  de  nous  avoir  fait  fran- 
chir ce  pas,  et  l'honneur  en  revient  originairement,  ainsi 
que  je  l'ai  montré,  à  Leibnitz.  Mais  ici  la  question  se  re* 
présenté  sous  une  autre  forme.  On  demande  si  cette  liberté 
générale,  si  cette  force  de  réaction,  dont  la  présence  se 
fait  partout  sentir  dans  les  choses,  n'existe  pas  à  un  degré 
supérieur  et  avec  des  qualités  spéciales  dans  l'homme. 
Car,  il  faut  Tavouer,  nous  ne  serions  guère  plus  avancés, 
nous  ne  pourrions  pas  nous  dire  beaucoup  plus  libres,  et 
le  fatalisme  aurait  peu  à  rabattre  de  ses  conclusions,  si  la 
liberté  de  l'homme  se  réduisait  à  une  spontanéité  comme 
celle  du  corps  qui  gravite,  de  la  lumière  qui  rayonne  et 
se  réfléchit,  de  la  plante  qui  végète,  de  l'animal  qui  obéit 
à  ses  instincts,  et  déjà  à  des  calculs.  La  spontanéité  n'est 
pas  la  liberté,  du  moins  elle  n'est  pas  toute  la  liberté 
que  l'homme  réclame.  11  vise  plus  haut  :  il  lui  faut  la 
souveraineté  et  l'indépendance,  il  lui  faut  le  franc  arbitre  ; 
et  ce  franc  arbitre,  tout  le  monde,  M.  Tissot  lui-même, 
le  sacrifle.  Pouvions-nous  l'attendre  de  ce  dualisme  mys- 
térieux, suivant  lequel  la  liberté  n'est  jamais  tout  à  fait 
libre,  la  nécessité  jamais  tout  à  fait  nécessaire?  Nous  pen- 
sions avoir  saisi  un  rayon  de  lumière  :  ne  serait-ce  point 
que  nos  ténèbres  se  sont  épaissies? 

M.  Dunoyer  nous  fera  faire  un  pas  de  plus. 

XXVI 

M.  Dunoyer,  membre  de  l'Institut,  l'un  des  esprits  les 
plus  originaux  et  des  caractères  les  plus  honorables  de 
l'époque  qui  suivit  le  premier  empire,  a  ce  qu'il  me  per- 


-  490  — 

mettra  d'appeler  un  travers  d'esprit  qui  gâte  ses  exceU 
lentes  qualités  :  c'est  une  horreur  excessive  de  la  méta- 
physique et  de  toute  théorie  tendant  à  ramener  la  science 
économique  à  des  notions  premières,  surtout  à  des  notions 
de  droit. 

«  Je  ne  supporte  pas  ces  philosophes  dogmatiques  qui  ne 
parient  que  de  dr4>its  et  de  devoirs;  de  ce  que  les  gouvene- 
ments  ont  le  dev&ir  de  faiie^  et  les  nations  le  drote  d'eiiger. 
Chacun  doit  être  maître  de  sa  diose  ;  chacun  doit  pouvoir  dire 
sa  pensée;  tout  le  monde  dwrM  participer  à  la  vie  publique  : 
voilà  leur  langage  accoutumé.  Je  ne  m'explique  point  de  la 
sorte,  je  ne  dis  pas  sentencieusement  :  Les  hommes  ont  le  droit 
d*étre  libres;  ils  ont  le  droit  de  vivre,  etc. —  Le  droit  d^étrt 
libres!  J'aimerais  autant  dire  qu'ils  ont  le  droi7  d'être  intelli- 
gents, actifs,  instruits,  justes;  que  deux  lignes  ont  le  droit  de 
former  un  angle,  que  l'eau  a  le  droit  de  se  changer  en  gaz,  etc. 
A  quoi  toiit  ce  verbiage  peut-il  servir?...  La  question  est  de 
savoir  comment  l'homme  peut  être  libre,  comment  il  arrive 
qu'il  le  soit,  quelle  mesure  de  liberté  il  peut  obtenir  dans  telle 
ou  telle  condition  donnée,  par  quelle  réunion  de  eounaissances 
et  d'habitudes  ils  parviennent  à  exercer  librement  une  indoa- 
trié,  à  s'élever  à  la  vie  politique,  etc.  »  (De  la  LU>erté  du  Iro- 
vail,  tome  I«%  page  17.} 

M.  Dunoyer,  en  un  mot,  remplit  le  vœu  de  If.  Batnnet. 
Au  lieu  de  commencer  dans  les  sciences  morales  H  poli- 
tiques par  Yen  soi  des  choses,  suivant  rancienne  mé- 
thode, et  d'aller  ainsi  de  Tinconnu  à  l'inconnu,  il  com- 
mence par  les  phénomènet  :  méthode  excellente,  surtout 
quand  il  s'agit  de  définir  des  notions  et  de  démontrer  des 
lois,  et  qui  est  aussi  La  mienne.  Mais  que  la  loi  arrive 
par  forme  de  conclusion  ou  par  forme  de  principe, 
elle  n'en  demeure  pas  moins  pour  cela  une  expression 
métaphysique,  et,  s'il  s'agit  de  morale,  une  formule 
de  droit  qui,  devenant  immédiatement  une  oMtgation 
Xxmr  la  conscience ,  peut  Mve  opposé  par  Tindividn  à 


—  491  — 

* 
la  société,  par  le  citoyen  à  TÊlat,  et  réciproquement. 

Étudions  donc  les  phénomènes  et  ne  médisons  pas  des 
principes  :  car,  si  les  premiers  nous  rendent  les  seconds 
plus  intelligibles,  ceux-ci  à  leur  tour  résument  les  autres 
et  les  expliquent  ;  il  n*y  a  pas  plus  de  dogmatisme  d'un 
côtéque  de  Tautre. 

Conformément  à  sa  méthode,  M.  Dunoyer  entreprend 
donc  de  nous  dire  comment,  par  le  travail,  la  science,  la 
Justice,  rhomme  et  la  société;  deviennent  libres. 

Mais,  contrairement  à  sa  méthode,  il  ne  peut  s'empê- 
cher de  nous  dire  tout  d'abord  ce  qu'il  entend  par  le  mot 
liberté.  Il  est  vrai  qu'il  ne  donne  sa  définition  qu'après 
un  dernier  camouflet  à  la  métaphysique  : 

«  On  a  beaucoup  cherché  si  le  mobile  des  facultés  de  Thomme 
était  en  lui-même  ou  hors  de  lui,  en  sa  puissance  ou  hors  de  sa 
puissance  ;  s'il  donnait  son  attention,  comparait,  jugeait,  dési- 
rait^ délibérait,  se  déterminait,  parce  qu'il  le  voulait  et  comme 
11  le  voulait;  ou  bien  si  ses  facultés  étaient  mises  en  jeu  sans  lui, 
malgré  lui,  par  l'influence  de  causes  sur  lesquelles  il  n'avait 
aucun  empire,  et  si  le  résultat  de  leur  travail  était  aussi  indé- 
pendant de  sa  volonté.  Certains  philosophes  ont  prétendu 
qu'il  était  également  maître  de  leur  action  et  des  résultais  de 
l^ar  action;  d'autres  ont  nié  qu'il  eût  sur  elles  un  tel  pou- 
voir, etc.  —  Je  n'ai  point  à  m'occuper  de  ce  débat. 

«  Que  l'homme  ait  ou  n'ait  pas  en  lui-même  le  premier  mo- 
bile de  son  activité,  on  conviendra  du  moins  qu'il  n'agit  pas 
toujours  avec  la  même  aisance  ;  on  m'accordera,  sans  doute, 
qu'il  peut  y  avoir  dans  ses  infirmités,  son  inexpérience,  ses 
vices,  ses  dispositions  à  la  violence  et  à  Tinjustice,  des  empê- 
chements à  l'exercice  de  ses  facultés  ;  on  m'accordera  sûre- 
ment aussi  qu'il  ftarvivnl,  plus  ou  moins,  d  s^affranchri'  de  ces 
oiuses  naturelles  de  faiblesse  et  de  servitude,  et  qu'«  mesure 
quHly  réussit,  il  entre  en  possession  d'une  certaine  puissance, 
d'une  certaine  facilité  d'action,  qu'il  ne  sentait  pas  en  lui  au- 
paravant. 

a  Au  rebours,  lorsqu'il  vient  à  désapprendre  ce  qu'il  avait 


—  492  - 

appris^  à  recontracter  les  vices  et  les  infirmités  dont  il  était 
parvenu  à  se  défaire,  il  perd  peu  à  peu  le  pouvoir  qu'il  avait 
acquis^  et  refasse  far  tous  les  degrés  de  son  ancienne  im- 
puissance. 

«  Ce  que  j'appelle  liberté,  c'est  le  pouvoir,  la  puissance  d'agir, 
qui  se  manifeste  et  qui  croit  en  nous  à  mesure  que  nous  par- 
venons à  délivrer,  débarrasser,  désobstruer  nos  facultés  des 
obstacles  de  toute  nature  qui  en  gênent  ou  en  arrêtent  l'exer- 
cice. »  (De  la  Liberté  du  travail,  t.  ^',  p.  23,  24  et  suiv.) 

Cette  définition,  essentiellement  pratique,  une  fois 
donnée,  M.  Dunoyer  montre  ensuite,  chapitre  par  cha- 
pitre, comment  la  puissance  de  Thomme  sur  la  nature 
et  sur  lui-même  est  au  plus  bas  degré  à  l'état  sauvage, 
comment  elle  est  plus  grande  dans  l'esclavage,  plus 
grande  encore  dans  le  servage,  etc.  Il  prend  la  mesure,  la 
jauge  de  la  puissance  compatible  avec  toutes  les  condi- 
tions de  race,  de  climat,  d'institutions  politiques,  de 
religion...  C'est  le  sujet  de  son  livre  (3  vol.  in-8%  Paris, 
Guillaumin). 

Je  pourrais  chicaner  M.  Dunoyer  sur  les  termes  de 
sa  définition,  et  lui  montrer  qu'elle  contient  une  pétition 
de  principe.  La  liberté,  dites-vous,  est  la  puissance  qui 
se  manifeste  dans  l'homme  à  mesure  qu'iL  se  débarrasse 
des  obstacles  qui  entravaient  cette  puissance.  Or,  pour 
que  Thomme  se  débarrasse,  il  lui  faut  déjà  de  la  puis- 
sance. Quelle  est  celte  puissance  en  vertu  de  laquelle  il 
ouvre  le  chemin  à  sa  puissance?... 

Mais  ne  soyons  pas  si  sévères,  admettons  que  la  puis- 
sance qui  dans  l'homme  apparaît  à  mesure  qu'il  se  débar- 
rasse de  ses  entraves  est  la  même  que  celle  en  vertu  de  la- 
quelle il  se  débarrasse.  Toute  autre  interprétation,  nous 
menant  de  puissance  en  puissance  à  l'infini,  doit  être 
écartée.  Ce  que  je  veux  recueillir  de  l'idée  de  M,  Dunoyer, 
c'est  qu'appliquant  la  théorie  de  M.  Tissot,  que  du  reste 


—  493  — 

il  ne  connaissait  (x^int,  savoir,  qu'il  y  a  des  degrés  dans  la 
fatalité  et  dans  la  liberté,  que  ni  Tune  ni  l'autre  ne  sau- 
rait être  jamais  absolue,  qu'elles  forment  deux  séries 
parallèles  et  irréductibles,  il  nous  montre  à  son  tour  la 
liberté  en  émersion  progressive^  gagnant  du  terrain  sur 
sa  rivale  ou  eji  perdant,  selon  qu'elle  manœuvre  avec 
plus  ou  moins  d'énergie  et  d'intelligence.  De  sorte  que 
la  liberté  nous  apparaît  maintenant,  non  plus  seulement 
comme  une  spontanéité,  une  connaissance  adéquate,  un 
désir  de  conformité  à  Tordre  de  Dieu,  mais  comme  une 
FONCTION  en  perpétuel  travail,  la  fonction  motrice  de  cet 
être  étonnant,  Thomme,  dont  la  Justice  est  la  faculté  ou 
fonction  directrice. 

Quelle  est  maintenant  cette  fonction  ?  quelle  est  sa  raison 
ontologique?  quel  est  son  objet?  quelles  sont  ses  limites? 
Va-t-elle  jusqu'au  franc  arbitre,  ou  y  tend-elle  seulement? 
A't-elle  une  part,  et  quelle  part,  dans  Téconomie  du  monde 
et  le  gouvernement  de  l'humanité?  À  quels  effets,  à  quels 
actes,  pouvons-nous  la  reconnaître?...  Il  faut  une  réponse, 
et  M.  Dunoyer  est  loin  de  nous  la  fournir. 

XXVIl 

L'événement  du  2  décembre  1851  était  de  nature  à 
raviver  la  controverse  sur  la  liberté.  Elle  fut  en  effet  re- 
prise, d'abord  par  MM.  Jules  Simon  et  Oudot,  le  pre- 
mier dans  son  livre  du  Devoir,  le  second  dans  son  traité 
de  la  Conscience  et  de  la  Science  du  Devoir  ;  puis,  par 
MM.  Charles  Renouvier,  Lemonnier  et  Michelet  (de  Berlin), 
dans  la  Eevue  philosophique  et  religieuse. 

J'ose  dire  que  ces  discussions  sont  loin  d'avoir  donné 
le  résultat  que  semblaient  appeler  les  circonstances. 

Et  d'abord  M.  Jules  Simon  me  permettra  de  lui  dire 
que  pour  un  homme  de  son  talent  et  de  son  caractère, 
dont  la  Révolution  attend  quelque  chose,  les  cent  pages 

H  28 


—  494  — 

qu'il  a  écrites  sur  la  liberté  sont  impardonnables  :  elleis 
suffisaient,  je  le  crois,  pour  rédifîcation  de  F  Académie  qui 
les  a  couronnées;  elles  ne  sauraient  trouver  grâce  devant 
des  juges  qui  demandent  autre  chose  que  de  Térudition* 

La  théorie  de  M.  Simon  est  un  composé  des  idées  de 
Descartes,  de  Leibnitz  et  de  Kant  ;  il  y  en  a  pêut-êlre 
Mîcore  d'autres. 

A  Descartes,  il  emprunte  la  soi-disant  preuve  psycho- 
logique ou  du  sens  intime,  inadmissible  depuis  la  criti- 
que qu'en  ont  faite  Bayle,  Spinoza  et  Leibnitz.  A  Kant^  il 
prend  ce  fameux  postulat  où  le  philosophe  se  borne  à 
répéter  fort  doctement,  après  tout  le  monde,  que  la  liberté 
est  indispensable  à  la  morale,  il  serait  plus  exact  de  dire 
au  Code  pénal;  que  sans  la  liberté  il  n'y  a  ni  mérite  ni 
démérite,  et  autres  considérations  édifiantes  ;  mais  de  la 
liberté  elle-même  ne  disant  mot,  n^en  indiquant  ni  l'objet 
ni  l'utilité,  s'excusant  au  contraire  devant  la  contradiction 
flagrante.  Avec  Leibnitz,  enfin,  M.  Simon  rejette  la  liberté 
dHndijférence  de  Descartes,  reconnaît  que  la  liberté  fCagit 
jamais  sans  motifs,  ce  qui  est  très-vrai,  mais  ce  qui  pré- 
cisément rend  douteux'le  franc  arbitre  et  semble  réduira 
riiomme  à  la  seule  spontanéité. 

Oui,  redirai-je  à  M.  Simon^  la  preuve  psychologique 
est  de  droit  quand  il  s'agit  de  Texistence,  puisque  douter 
que  l'on  doute  implique  contradiction.  Elle  est  de  droit 
encore  quand  il  est  question  d'une  faculté  en  plein  exer- 
cice, d'une  faculté  observée,  reconnue,  définie,  dont  les 
manifestations  ne  peuvent  plus  dès-lors  être  cojifondues 
avec  celles  d'aucune  autre  faculté,  mais  dont  le  produit 
est  attribué  à  une  cause  surnaturelle,  telle  qu'est  la  con- 
science. Je  dis  que  dans  ce  cas  lu  preuve  psychologique 
est  aussi  de  droit,  puisque  le  doute  élevé  sur  l'autonomie 
de  cette  fonction  devient  également  contradictoire. 

Mais  le  doute  qui  frappe  la  liberté  est  d'un  tout  autre 


—  496  — 

genre  :  ce  n*esi  plus  dans  ce  doute  qu'est  la  contradiction, 
c'est  dans  la  nolion  même  de  liberté.  D'un  côté,  vous 
dit-on,  et  vous  l'avouez  vous-même,  la  liberté  n'est  ja- 
mais pure,  puisqu'elle  est  toujours  accompagnée  de  mo- 
tifs ;  d*autre  part,  on  vous  fait  observer  qu'une  liberté 
sans  motifs,  telle  que  le  génie  de  Descartes.la  pose  en 
Dieu,  est  inintelligible.  Il  s'agit  d'après  cela  de  savoir  ce 
que  peut  être  la  liberté,  si  tant  est  qu'elle  soit  encore 
quelque  chose.  Dites  ce  qu'est  la  liberté,  distinguez-la 
de  tout  le  reste,  définissez-la,  montrez-en  la  fonction  : 
vous  serez  reçu  ensuite  à  invoquer  le  sens  inlime.  Mais 
affirmer  l'exislepce  d'une  chose,  alors  que  vous  ne  savez 
pas  le  premier  mot  de  cette  chose;  à  cette  occasion  repro- 
duire le  fameux  argument  de  Pécole,  Je  veux  lever  mon 
bras  et  je  le  lève,  et  décomposer  cette  élévation  en  quatre 
moments  dont  les  deux  premiers  emportent  négation  de 
la  liberté  et  les  deux  autres  ne  font  qu'en  rappeler  l'hy- 
pothèse, ce  n'est  pas  expliquer,  définir,  démontrer  la 
chose  en  question,  c'est  enfariner  vos  lecteurs. 

Quant  au  sentiment  moral,  à  la  joie  qui  suit  les  bonnes 
actions,  au  remords  qui  accompagne  les  mauvaises  ;  quant 
à  toutes  ces  manifestations  du  moi  collectif  et  individuel 
qui  préjugent,  dit-on,  la  liberté,  je  réponds  une  fois  pour 
toutes  :  Oui,  j'admets  qu'elles  la  préjugent,  mais  je  nie 
qu'elles  la  jugent;  elles  sont  si  loin  de  la  juger,  que  les 
plus  grands  moralistes,  Descaries,  Spinoza,  Malebranche, 
y  ont  vu  précisément  un  motif  de  plus  de  nier  la  liberté, 
la  réduisant  à  un  simple  attrait,  à  un  désir,  qui  nous  rend 
heureux  s'il  est  satisfait,  malheureux  s'il  est  empêché , 
et  définissant  en  conséquence  le  libre  arbitre  par  {ion 
usage,  conformité  de  la  volonté  à  Vordre  de  Dieu. 

Je  ne  dirai  rien  de  M.  Oudot,  qui  suit  en  tout  M.  Jules 
Simon,  jusque  dans  la  manière  d'accorder  la  liberté  hu- 
maine avec  la  prescience  divine.  Fureur  de  l'absolu  ! 


—  496  — 

C'est  à  peine  si  la  philosophie,  d'après  la  luoins  justifiée 
de  ses  hypothèses,  la  Juslice  transcendanlale,  ose  nous 
dire  libres;  et  déjà  elle  tremble  que  cette  liberté  ne  cause 
du  vacarnrie  là-haut!  Eh  !  philosophes  du  bon  Dieu,  con- 
naissez-vous vous-mêmes,  vous  en  saurez  toujours  assez 
de  l'Autre. 

XXVIII 

M.  Renouvier,  répondant  dans  la  Revue  philosophique 
et  religieuse  à  M.  Lemonnier,  a  très-bien  fait  valoir 
contre  son  adversaire,  qui  d'ailleurs  l'accordait,  la  faculté 
qu'a  l'homme  d'agir  sur  lui-même^  de  s^efjoreer^  de 
tâcher^  de  s'éduquer  ;  faculté  qui  est  précisément  celle 
que  suppose  Spinoza,  et  dont  il  rend  compte  au  moyen 
des  idées  adéquates.  Mais  la  spontanéité  n'est  pas  encore 
la  liberté;  puis  M.  Renouvier,  bien  qu'on  ne  puisse  guère 
lui  reprocher  de  religion,  admet  encore  un  certain  absolu 
cosmique  qui  a  gâté  sa  défense,  de  sorte  que  la  contro* 
verse  est  restée  sans  résultat. 

Si  tout  est  aussi  bien  lié  dans  l'univers  que  les  philoso- 
phes modernes,  à  l'exemple  de  Leibnitz,  inclinent  à  le 
penser,  il  est  impossible  de  voir  dans  la  liberté  autre 
chose  qu'un  rouage,  c'est-à-dire  une  non-liberté  ;  et  quand 
M.  Renouvier,  qui  admet  en  principe  cette  liaison,  pré- 
tend ensuite,  pour  le  besoin  de  sa  cause,  introduire  dans 
l'ordre  universel,  parfait,  des  possibles^  des  exceptions, 
des  nouveautés  j  il  peut  se  tenir  pour  assuré  que  sur  ce 
terrain  il  ne  sera  pas  suivi.  Des  exceptions  aux  lois  éter- 
nelles (le  l'univers  !  un  règne  des  possibles,  en  dehors  du 
règne  des  réalités  !  une  faculté  donnée  à  l'âme  spéciale- 
ment en  vue  de  ces  exceptions  et  de  ces  possibles!...  On 
aura  beau  le  faire  aussi  petit  qu'on  voudra,  ce  prétendu 
lègue,  enfermer  les  exceptions  dans  une  sphère  si  étroite 
qu'elles  ne  gâtent  rien  à  l'ensemble  :  Tinconséquence  ne 


—  497  — 

parailra  que  mieux,  et  la  liberté  aura  droit  de  dire  à  son 
champion  :  Tu  m'ae  trahie  ! 

M.  Michelet  (de  Berlin)  nomme  la  liberté,  mais  pour 
la  rétracter  aussitôt.  Je  cite  ses  paroles  : 

«  Dans  notre  système,  la  nature  et  l'humanité  se  dévelop- 
pant d'après  des  lois  étemelles,  constituant  elles-mêmes  l'in- 
telligence souveraine,  il  y  a  cette  différence  entre  la  nature  et 
rhumanité,  que  dans  cette  dernière  les  individus  ne  sont  pas, 
comme  dans  la  nature,  entraînés  tous  indifféremment  par  un 
instinct  aveugle  auquel  ih  ne  peuvent  résister;  mais  que,  par  la 
conscience  qu'ils  ont,  c'est-à-dire  par  le  dualisme  entre  le  sujet 
et  l'objet,  ils  peuvent  se  retirer  dans  leur  subjectivité,  suivre 
leurs  fantaisies  arbitraires,  se  détourner  de  la  marche  objec- 
tive des  choses,  ne  pas  y  prendre  une  part  active,  ou  tâcher 
même  de  l'arrêter,  p 

Tout  cela,  comme  on  voit,  est  assertion  pure.  Quelle 
est  cette  faculté  dont  Tunique  privilège  est  de  se  confor- 
mer aux  lois  éternelles,  et  qui  devient  illégitime  dès 
qu'elle  y  résiste  ï  Une  semblable  faculté  peut-elle  être 
autre  chose  qu'un  mythe  ?  A-t-eile  un  rôle  dans  la  vie 
humaine?  N'est-il  pas  plus  judicieux  de  la  réduire  tout 
de  -suite  à  la  liberté  d'indifférence,  comme  Descartes,  en 
expliquant  ses  prétendues  révoltes  par  de  siniples  igno« 
rances,  des  méprises  de  Tentendement? 

M.  Michelet  l'a  senti;  aussi  se  hâte-t-il  de  revenir  au 
quiétisme  de  Hegel: 

«  Les  individus,  il  est  vrai,  qui  font  de  pareilles  tentatives 
sont  tôt  ou  tard  écrasés  par  les  roues  du  char  de  l'histoire, 
qui  finit  par  marcher  sur  ceux  qui  obstruent  son  passage. 

((  Néanmoins  les  individus  ont  une  certaine  force.  Ils  retar- 
dent la  marche  de  l'histoire,  quoiqu'ils  ne  puissent  l'empê- 
cher. Mais,  dans  ce  cas  encore,  les  individus,  tout  en  suivant 
leurs  penchants  et  en  exerçant  leur  libre  arbitre,  ne  sont 
pas  libres  dans  le  véritable  sens  du  mot.  Ils  sont  les  es- 
claves de  leurs  passions,  comme  dit  Spinoza,  tandis  que  la 
Il  .  28. 


—  498  — 

liberté  de  Thomine  consiste  à  diriger  ses  passions^vers  Tintel- 
ligence  suprême^  à  saisir  d'un  amour  ardent  ses  lois  éternelles^ 
à  se  Touer  entièrement  à  leur  exécution  dans  la  marche  de 
l'histoire.  Car  alors  seulement  l'individu  actualise  la  puissance 
intrinsèque  qu'il  trouve  dans  son  intérieur,  Tintelligence  divine 
qui  constitue  son  essence  et  qui  l'anime,  sans  qu'il  en  soit 
détourné  par  les  penchants  accidentels  que  la  nature  lui  inspire 
extérieurement.  » 

Spinoza  pur,  c'est-à-dire,  chrétien  pur.  Que  M.  Micbelet 
fasse  encore  quelques  stations  devant  TÂbsolu»  il  sera 
Père  de  l'Église- 

Nommer  liberté  la  faculté  de  se  savoir,  puis  de  âe  di- 
riger vers  l'Absolu,  comme  l'aiguille  aimantée  vers  le 
pôle;  esclavage,  la  capacité  de  céder  à  une  impulsion 
contraire,  comme  la  dite  aiguille  quand  il  y  a  de  Torage, 
c'est  dire  qu'on  ne  suit  rien  de  Thomme,  si  ce  n'est  qu*ii 
est  en  toute  circonstance  nécessité,  que  seulement  sa 
nécessité  se  trompe  quelquefois,  parce  qu'elle  est  com- 
posée de  plusieurs  nécessités  antagoniques. 

XXIX 

Après  ces  citations,  il  est  inutile  de  rapporter  les  déG- 
nitions  des  théologiens.  La  théologie  n'est-elle  pas  pré- 
cisément, comme  dit  M.  Mlchelet,  la  doctrine  qui  enseigne 
à  l'homme  à  diriger  ses  passions  vers  Cintelligence  su- 
préme^  à  saisir  d'un  amour  ardent  tes  lois  éternelles^  à 
se  vouer  entièrement  à  leur  exécution  dans  la  marche  de 
l'histoire?  ^ 

«  Dieu,  dit  la  théologie,  a  créé  le  monde  avec  ses  lois, 
Tâme  de  l'homme  avec  ses  inclinations.  Il  a  donné  à  ce- 
lui-ci ridée  et  la  parole;  il  lui  a  révélé  ses  commande- 
ments, et  il  l'assiste  incessamment  de  sa  grâce,  soit  par 
Tallrait  intérieur  qui  le  porte  au  beau  et  au  bien,  soit  par 
uuu  iniluence  surnuturelle  du  Saint-Esprit. 


—  499  — 

«  Mais,  par  un  inconcevable  mystère,  rhomme  a  le  pou- 
voir de  désobéir  à  Dieu  et  de  faire  le  mal  :  c'est  ce  pouvoir 
de  damnation  qui  constitue  la  liberté.  Elle  n*est  point 
une  prérogative  de  notre  nature  :  à  Dieu  seul,  comme  l'a 
prouvé  Descartes,  appartient  le  franc  arbitre;  elle  n'est 
pas  non  plus  une  fonction  ou  faculté  de  notre  âme  :  une 
faculté  d^option,  ou  qui  ne  s'exerce  que  pour  le  mal, 
n*est  pas.  La  liberté,  écueil  de  la  philosophie,  est  le  té- 
moin irréfutable  et  incorruptible,  que  vous  ne  pouvez 
récuser  sans  faire  acte  de  religion,  que  vous  ne  pouvez 
recevoir  sans  tomber  à  genoux  devant  le  Christ.  » 

Que  veulent-ils  donc,  avec  leur  prétendu  rationalisme, 
ces  philosophes  dont  la  pensée  tend  constamment  à  s'ab- 
sorber dans  l'absolu  ?  Que  nous  apportent-ils  de  plus 
que  l'Église?  Qu'ont-ils  trouvé  qu'elle  n'eût  trouvé  avant 
eux?  Qu'ont-ils  vu  qu'elle  n'ait  pas  vu,  et  que  font-ils 
autre  chose,  depuis  Descartes  jusqu'à  M.  Michelet,  que 
de  tourner,  comme  des  chevaux  de  manège,  dans  le  laby- 
rinthe de  la  théologie? 

Spinoza,  en  dépit  de  son  fatalisme,  qui  d'ailleurs  n'existe 
que  dans  son  imagination  et  que  dément  son  système, 
n'est-il  pas  chrétien  autant  que  Descartes  et  Leibnitz? 
Kant  et  Fichte  parlent-ils  autrement  que  Malebranche 
et  Bossuet?  Et  quand  M.  Jules  Simon,  en  logicien  éclec- 
tique, rassemble  autour  de  la  liberté  ce  qu'il  nomme  les 
preuves  de  la  liberté  :  le  sens  intime,  qui  ne  prouve  rien  ; 
le  consentement  universel,  qui  est  la  même  chose  que  le 
sei^  intime;  la  pratique  de  la  société,  que  conduit  à 
l'aveugle  le  sens  intime  ;  le  remords,  qui  n'a  nul  besoin 
pour  exister  de  la  liberté,  et  prouve  encore  moins  que 
le  sens  intime*,  l'établissement  des  peines,  qui  rentre 
dans  la  pratique,  vraie  ou  fausse,  de  la  société;  l'idée  de 
cause  finale,  qui  appartient  à  l'intelligence  et  n'est  qu'une 
manière  de  considérer  l'action  de  la  fatalité  elle-même  ; 


—  500  — 

quand,  dis-je,  M.  Jules  Simon  se  livre  à  ce  développement 
oratoire  et  lui  donne  le  titre  de  Religion  naturelle^  s'i- 
magine-t-il  êlre  autre  chose  que  chrétien  ? 

Un  écrivain  que  le  tour  de  son  esprit  rend  peu  capable 
du  travail  philosophique,  mais  d*une  prestesse  singulière 
d'intelligence  dès  qu'il  s'agit  de  ramener  à  une  expres- 
sion vive  et  simple  le  fatras  des  opinions  courantes,  M.  de 
Girardin,  a  pris  pour  devise  la  Liberté! 

La  liberté,  avec  le  talent  de  M.  de  Girardin,  a  fait  la 
fortune  de  la  Presse. 

Or,  qu'entend  par  ce  mot  le  célèbre  journaliste?  Je  le 
lui  demandai  un  jour  :  il  m'avoua  franchement  qu'il  n'en 
savait  rien.  La  liberté,  pour  lui,  comme  le  droit,  est  un 
mot  qui  attend  son  interprète.  Mais  il  est  une  chose  'que 
M.  de  Girardin  a  parfaitement  comprise  :  c'est  que  tout 
dans  la  société  étant  devenu  douteux  par  la  critique, 
religion,  gouvernement,  propriété,  Justice,  il  ne  reste  que 
l'arbitraire  de  chaque  individu,  son  bon  plaisir,  sa  fan- 
taisie, et  que  telle  est  justement  la  puissance  avec  laquelle 
l'homme  d'État  doit  compter.  De  là  cette  théorie  origi- 
nale qui  assimile  le  crime  à  un  risque,  la  liberté  à  une 
assurance,  le  droit  à  une  indemnité,  et  qui  n'a  pas  laissé 
que  de  conquérir  à  son  auteur  une  foule  d'adhésions. 

Voilà  donc  ce  qui  nous  reste  de  tant  et  de  si  savantes 
controverses!  Au  lieu  de  la  connaissance  de  l'ordre  divin 
et  de  la  conformité  de  notre  volonté  à  cet  ordre,  la  faculté 
d'en  croire  ce  que  bon  nous  semblera  et  d'agir  à  notre 
guise,  sauf  réciproque  assurance  :  il  n'y  a  pas  pour 
l'homme,  s'il  faut  en  croire  M.  de  Girardin,  d'autre  droit, 
d'autre  devoir,  d'autre  morale,  d'autre  liberté,  d'autre 
réalité,  d'autre  loi!...  0  philosophie! 

Et  maintenant,  qu'est-ce  que  cet  arbitraire  final  auquel 
nous  pousse  le  scepticisme  universel  ?  ce  bon  plaisir  qui 
constitue  notre  individualité  et  fait  tout  notre  être?  ce 


—  501  — 

droit  de  fantaisie  qui  nous  reste,  quand  toute  Justice  et 
toute  vérité  ont  disparu? 

Écoutez  ceci,  bonnes  gens  qui  vous  imaginez  que  la 
philosophie,  comme  la  parole,  a  été  donnée  à  l'homme 
pour  éclaircir  les  idées,  non  pour  les  confondre  :  cette 
coureuse  éhontée  que  vous  appeliez  religieusement  libre 
arbitre,  mais  contre  laquelle  la  conscience  des  peuples 
proteste,  la  religion  fulmine  ses  anathèmes,  TÉtat  orga- 
nise ses  forces,  la  philosophie  tortille  ses  phrases  impuis- 
santes, c*est  le  péché,  toujours  le  péché  originel!... 

Or,  le  péché  appelle  répression,  assurance,  -si  vous 
aimez  mieux.  M.  de  Girardin,  qui  parle  en  économiste, 
raisonne  au  fond  comme  les  théologiens. 

En  résumé  : 

Négation  de  tout  principe,  de  toute  idée,  de  tout  ordre, 
de  toute  fin,   de  toute  morale:  voilà  pour  la  théorie; 

Agitation  dans  le  vide,  sans  lest  ni  boussole ,  sans 
raison  ni  but  :  voilà  pour  la  pratique  ; 

Ces  prémisses  posées,  organisation  d'une  assurance 
générale,  avec  tribunaux,  police,  gendarmerie,  admi- 
nistration centralisée  et  tout  ce  qui  s'ensuit,  bien  en- 
tendu, pour  servir  de  contre-poids  à  la  fantasia,  prévenir 
les  risques  et  réparer  les  sinistres  :  voilà  pour  le  gouver- 
nement : 

Tel  est  le  système  dont  M.  de  Girardin  se  crut  un  jour 
l'inventeur,  et  dont  le  lecteur  vient  de  voir  la  généa- 
logie. Aussi,  M.  de  Girardin,  malgré  sa  devise,  fait-il 
comme  Hobbes,  Spinoza,  Hegel  et  tutti  quanti;  il  est 
avant  tout  homme  d'autorité,  homme  d'État.  —  «  Je  ne 
veux  pas  du  progrès  par  en  bas,  écrivait-il  en  1848;  je 
ne  crois  au  progrès  que  par  le  gouvernement.  Je  ferais 
plus  en  une  heure  avec  le  pouvoir,  que  vous  ne  ferez  en 
cent  ans  avec  vos  idées!...  » 

Étonnez-vous  maintenant  que  la  liberté,  toujours  invo- 


1 


—  502  — 


quée,  recule  toujours;  que  l'Église,  attaquée  de  tous 
côtés,  resle  maîtresse;  et  que  l'État,  organe  de  la  pensée 
publique,  qui  ne  décrète  et  n'agit  que  de  Tabondance  de 
la  pensée  publique,  refoule  de  partout  à  la  Révolution  I... 


CHAPITRE  V. 

Nature  et  fonction  de  la  liberté. 

XXX 

Finissons-en  d'abord  avec  l'équivoque  qiti^  sur  cette 
question  du  franc  arbitre,  fait  trébucher  les  philosophes. 

Pour  peu  qu'on  y  réfiicchissci  il  est  aisé  de  voir  que  le 
mot  de  liberté,  de  même  que  les  termes  de  substance, 
cause,  âme,  Dieu,  force« mouvement,  raison,  Justice, etc., 
sert  à  désigner  une  conception  de  l'entendement,  formée, 
comme  toute  autre,  à  l'occasion  de  certains  faits  d'ex- 
périence, mais  qui  se  dérobant»  comme  substratum  ou 
sujet,  à  l'expérience,  échappe  elle-même  à  une  constata^ 
tion  directe. 

.Ceci  revient  à  dire,  d'après  les  observations  que  nous 
avons  faites  sur  la  formation  des  concepts  (Étude  VIP), 
qu'il  est  un  point  de  vue  particulier  sous  lequel  le  sens 
commun  a  l'habitude  d'envisager  les  actions  humaines, 
et  qu'il  nomme  liberté,  en  opposition  à  un  autre  point  de 
vue,  la  nécessité.  Et  l'on  demande  si  cette  classification 
est  exacte,  fondée  en  fait  et  en  droit  ;  ou  bien  si  la  liberté 
ne  serait  pas  plutôt  une  subdivision  de  la  nécessité,  au* 
quel  cas  la  distinction  générique  qui  lui  donne  naissance 
devant  être  effacée,  l'éthique  tout  entière  est  à  refaire. 
Ramener  ainsi  la  démonstration  de  la  liberté  à  une 
simple  classiflcation  défaits;  d'une  question  do  métaphy- 


—  603  — 

siqiie  faire  une  question  d'observation  pure,  ce  serait 
déjà  simplifier  beaucoup  le  problème,  et  assurer  à  la  so- 
lution toute  la  certitude  dont  une  pensée  humaine  soit 
capable. 

•  Mais  il  est  un  autre  avantage  que  nous  procure  cette 
méthode,  avantage  d'une  portée  décisive. 

Cest  un  principe  de  logique,  une  loi  de  l'entende- 
ment, que  toute  conception  métaphysique,  spontanément 
formée  par  l'esprit  à  l'occasion  des  phénomènes,  implique 
une  apparence  contradictoire,  ce  que  Ton  appelle  une 
antinomie.  Cela  a  été  démontré,  depuis  les  Gœcs,  pour 
le  temps,  l'espace,  la  substance,  le  mouvement.  Je  l'ai 
prmivéfnoiHnême,  dans  un  autre  ordre  d'idées,  pour  la  pro- 
pnété,  la  communauté,  la  concurrence,  le  gouvernerpent, 
le  erédit,  ete.  La  philosophie  moderne,  loin  de  faire  de 
ce  phénomène  intellectuel  un  principe  de  doute,  s'en  est 
servi  pour  élever  ses  plus  fameux  systèmes.  Et  sauf  l'exé- 
cution, qui  ne  me  parait  pas  jusqu'id  avoir  été  heureuse, 
la  philosophie  était  parfaitem^it  dans  son  droit.  Doutons^ 
nous,  pouvons-nous  douter  de  la  légitimité  de  toutes  ces 
catégories,  parce  qu'à  l'analyse  dles  présentent  iconstasn- 
raest  une  âp|iaren«e  de  oonlradtciionï  La  Justice  elle- 
même,  devenant,  par  le  développement  de  sa  notion, 
identique  à  la  félicité,  «semble  aller  contre  sa  définition, 
qui  implique  qu'elle  soit  gratuite  :  doutons-nous  pour 
cela  de  la  Justice,  et  la  philosophie  de  La  Rochefoucauld 
a-t-elle  un  seul  partisan  sincère? 

Il  en  sera  de  même  de  la  liberté.  Qu'on  la  r<ejette,  si 
elle  ne  fait  rien,  ne  tend  à  rien,  ne  signifie  rien,  n'est 
rien,  à  la  bonne  heure;  mais  la  repousser  sous  prétexte 
de  rantinomie  que  sa  notion  soulève  est  aussi  dérai- 
sonnable que  de  déclarer  la  propriété  une  utopie  parce 
qu'elle  implique  dans  sa  notion  le  droit  d'user  et  d'ubuser, 
le  gouvernement  une  utopSe  parce  qu'il  suppose  consen-' 


—  604  — 

tcmcnl  de  tous  ou  anarchie,  la  Justice  un  rêve  parce 
qu'elle  promet  au  juste  la  félicité.  Que  dis-je?  la  né- 
cessité elle-même  est  contradictoire,  puisque^  comme 
le  démontre  Spinoza,  hors  de  la  nécessité  infinie  rien 
n'existe,  et  que  cependant,  pour  expliquer  le  mouvement 
de  Tunivers  et  la  perfectibilité  des  âmes,  il  nous  a  fallu, 
avec  Leibnitz,  diviser  cette  nécessité  à  l'infini,  c'est-à- 
dire  lui  créer  une  liberté  égale  à  elle.  Doutons-nous  pour 
cela  de  la  nécessité  de  certaines  choses?  Tout  serait-il 
libre,  par  hasard?... 

En  deux  mois,  Tantinomie  qui  frappe  généralement 
toute  notion  est  si  \^u  un  motif  de  récuser  cette  notion, 
qu'on  pourrait  presque  dire  que  c'est  ce  qui  lui  donne 
Taulhenticité.  Nous  ne  serons  donc  pas  surpris  qu'il  en 
soit  à  cet  égard  de  la  liberté  comme  du  reste,  et  que  nous 
commencions  précisément,  pour  la  reconnaître,  par  de- 
mander en  quoi  consiste  son  antinomie. 

Ou  la  liberté  n'est  rien,  ou  elle  a  son  objet  à  elle,  son 
but,  sa  fonction  propre,  son  emploi  déterminé  dans  le 
système  universel  :  toutes  conditions  qui  impliquent  une 
antinomie  manifeste.  Quelle  est  donc  cette  fonction  de  la 
liberté?  Ne  nous  effrayons  pas  du  mot  :  à  quoi  SERT-elie? 
En  autres  termes,  existe-t-il,  dans  l'ordre  de  la  nature 
et  de  la  société,  des  phénomènes  doués  d'un  caractère 
spécifique  tel  que  nous  puissions  dire  avec  assurance: 
Ceci  est  de  la  liberté^  et  cela  n'en  est  pas;  comme  nous 
disons  :  Ceci  est  de  la  vie,  et  cela  n'est  pas  de  la  vie  ;  Ceci 
est  de  la  raison,  et  cela  n'est  pas  de  la  raison  ;  Ceci  est 
de  la  Justice,  et  cela  n'est  pas  de  la  Justice  ?  Et  com- 
ment cette  liberté  fonctionnelle,  utile,  servante,  car  il 
faut  appeler  les  choses  par  leur  nom,  peut-elle  néanmoins 
être  dite  libre? 

Voilà  tout  ce  que  nous  avons  à  chercher ,  la  preuve  de 
'la  liberté  par  la  réalité  de  sa  fonction. 


1 


—  505  — 

Car  il  est  évident  que,  si  la  liberté  n'est  pas  une  réalité 
fonctionnelle,  ce  qui  serait  bien  autrement  grave  pour  elle 
que  de  présenter  un  caractère  antinomique;  si,  comme 
fonction,  elle  ne  se  distingue  pas  et  de  l'activité,  et  de 
rintelligence,  et  de  la  volonté  de  nous  conformer  aux  lois 
générales  et  à  la  Justice;  si  tout  acte  de  Thomme  qtii 
ne  procède  pas  de  Tune  ou  de  l'autre  de  ces  facultés 
ou  de  leur  concours  doit  être  attribué  à  la  déraison  et  à 
la  folie,  c'est-à-dire,  en  dernière  analyse,  à  la  fatalité  de 
la  nature,  il  est,  dis-je,  évident  que  la  liberté,  antino- 
mique ou  non,  se  réduit  à  zéro;  au  lieu  d'en  chercher  la 
démonstration,  nous  n'aurions  plus  qu'à  expliquer  cette 
apparence  de  l'entendement. 

XXXI 

Après  l'embarras  suscité  ^par  le  caractère  antino- 
mique de  la  liberté,  la  seconde  difQculté  à  Taincre 
résulte  de  la  double  notion  de  Dieu  et  de  l'univers  : 
Dieu,  conçu  comme  substance,  cause  et  intelligence 
infinie,  de  laquelle  tout  découle,  par  laquelle  tout 
s'ordonne,  dont  l'action  est  irrésistible,  aux  prévisions 
de  laquelle •  rien  n'échappe;  l'univers,  conçu  comme 
tout  organisé,  sérié,  solidaire  dans  toutes  ses  parties 
et  toutes  ses  évolutions,  complet,  parfait  en  tant  que 
création,  comme  Dieu,  en  tant  que  créateur,  est  lui- 
même  parfait. 

Ici  tous  les  philosophes  sont  d'accord,  théistes,  pan- 
théistes et  athées,  matérialistes  ou  idéalistes*  Soit  qu'ils 
distinguent  les  deux  termes,  Dieu  et  l'univers,  soit  qu'ils 
les  résolvent  en  un  seul,  la  nature,  ils  partent  de  l'absolu. 

Y  a-t-il  donc,  au  sein  de  la  substance  infinie,  sous 
l'action  toute-puissante  de  Dieu  et  le  regard  de  sa  provi- 
dence, dans  ce  système  de  la  nature  dont  toutes  les  par- 
ties sont  liées,  y  a-t-il  place  pour  la  liberté? 
11  '29 


—  606  — 

A  celte  question,  j'ai  fait  pressentir  déjà  que  la  mona- 
dologie  fournit  la  possibilité  d'une  réponse  affirmative. 
Mais  la  monadologie  n'a  guère  été  pour  Leibnitz  qu'une 
hypothèse  :  il  s'agit  d'en  faire  une  vérité. 

Toute  la  difGculté  consiste  à  savoir  si  les  choses  dans 
lesquelles  il  apparaît  de  la  puissance  peuvent  et  doivent 
être  considérées,  non  comme  de  simples  véhicules  de 
la  puissance  infinie,  mais  comme  possédant  par  elles- 
mêmes  la  force  dont  elles  sont  douées,  en  un  mot  cOnime 
causes. 

Non,  répond  Spinoza;  la  puissance  qui  apparaît  dans 
les  choses  ne  leur  appartient  pas.  La  causalité^. la  force, 
la  vie,  l'action,  n'existent  véritablement  qu'en  Dieu,  d'où 
elles  rayonnent  dans  toutes  les  directions  à  l'infini,  et  par 
ce  rayonnement  produisent  et  animent  toutes  les  créa- 
tures. Quant  aux  choses  elles-mêmes,  elles  ne  possèdent 
ni  causalité  ni  puissance;  elles  ne  sont  que  des  rayons 
de  la  cause  ou. substance  universelle,  qui  est  Dieu. 

A  ce  système  se  réunissent  forcément  Descartes,  Male- 
branche,  Fichte,  tous  ceux  qui  affirment,  au  début  de  la 
science.  Dieu  ou  l'Absolu. 

Mais,  si  l'absolu  s'impose  fatalement  comme  condition 
métaphysique  de  la  connaissance,  il  est  lui-tnême  hors 
de  la  connaissance,  et  nous  n'avons  pas  le  droit  d'en  afOr- 
mer  rien  de  plus  que  ce  qu'exige  la  connaissance,  à 
savoir,  que  tout  phénomène  suppose,  dans  une  mesure 
égale  à  lui-même,  rien  de  plus,  rien  de  moins,  une  sub« 
stance,  une  cause,  une  durée,  un  espace,  un  mode,  etc. 

De  quel  droit  donc  Spinoza  conclut-il  que  l'absolu  qui 
sert  de  substrafum  au  cheval  est  le  même  absolu  que 
celui  qui  sert  de  substratum  au  chêne;  que  la  cause  qui 
fait  végéter  celui-ci  est  identiquement,  substantiellemenl, 
dynamiquement,  la  même  que  celle  qui  anime  celui-là; 
en  autres  termes,  que  l'absolu.  Yen  ^oi  des  choses,  est 


—  507  — 

néeedsâii'eiïient  unique  pour  toutes  choses^  et  que  le  con- 
traire n*est  pas  vrai,  satoir,  que  chaque  chose  possède 
son  absolu j  sa  substance  en  soi,  son  énet*gie  propre  i  sa 
modalité  à  elle»  bien  que  ce  subsiratumi  cette  énergie, 
cette  modalité,  puisse  l'encontrer  son  analogue,  voiré 
même  son  Semblable,  dans  d'autres  êtres? 

De  quel  droit,  dis-^je^  Spinoza,'  de  la  conception  parti-« 
culièré  et  individualiste  de  Tabsolu  suggérée  par  Taper-* 
ception  de  telle  ou  telte  chose,  conclut*il  à  Talûrmation 
panthéistique  de  l'absolu? 

Je  ne  liie  pas  que  le  concept  dô  Spinoza  ne  soit  intel- 
lectuellement possible,  puisqu'il  Texpritiie,  puisque  tous 
nous  le  .pouvons  former,  et  qu'il  sert  de  principe  à  la 
religion.  Je  nie  seulement,  dans  la  question,  TadmiBsihilité 
dé  ce  concept^  qui  repose  sur  une  généralisation  gratuite  ;  je 
nie  que  l'unité  de  la  création  doive  être  conçue  coinme  1'^ 
conçue  Spinoza;  je  soutiens  que  cette  unité,  si  elle  est,  ne 
peut  être  que  l'effet  d'un  concours,  concert  ou  conflit,  peu 
importe  le  mot,  et  doit  être  considérée  comme  une  résul- 
tante ;  je  repousse  par  conséquent  la  conception  de  Spi* 
noza,  faisant  de  la  nature  créée  l'expression  d'une  force  ' 
substantielle  uniqueet  infinie,  comme  dépassantégalement 
les  limites  de  l'expérience  et  les  lois  de  la  métaphysique. 

Toute  aperception  de  la  sensibilité  suggère  à  l'enten- 
dement la  conception  d'un  absolu,  substance,  force, 
vie," etc.,  formant  le  substratum^  Yen  soi^  de  l'objet  ma-> 
nifesté  :  c'est  admis. 

Mais  cet  absolu  que  nous  concevons  dans  chaque  chose, 
nous  n'avons  pas  le  droit  de  dire  qu'il  est  individuelle* 
ment  et  synthétiquement  le  même  pour  toutes  les  choses: 
ce  serait,  je  le  répète,  conclure  au  delà  de  l'observation 
et  raisonner  de  la  nature  de  l'absolu  en  tant  qu'absolu,  . 
ce  que  nous  défend  la  science  et  que  réprouve  la  métaphy- 
sioue  elle-même. 


^  508  — 

Pour  que  nous  ayons  le  droit  de  concevoir  et  d*a(firmér 
un  absolu  collectif,  il  faut  que  de  nouveaux  faits,  un 
supplément  d'observations,  nous  y  autoristisnt  :  c*est  ainsi 
que  de  l'analyse  des  faits  économiques  et  des  agitations  de 
Topinion  nous  avons  conclu  d'abord  à  la  .réalité  de  forces 
collectives,  puis  à  la  distinction  de  la  raison  individuelle 
et  de  la  raison  sociale.  L'absolu  a  grandi,  pour  nous,  avec 
l'observation  ;  il  ne  l'a  jamais  devancée.  De  plus,  il  nous 
est  apparu  constamment  comme  résultante,  jamais,  qu'on 
me  passe  le  mot,  comme  principiante. 

Si  donc  l'absolu  de  Spinoza  gêne  le  moins  du  monde 
ma  raison,  s'il  est  en  dehors  des  faits,  s'il  est  en  contra* 
diction  avec  les  faits,  je  puis  récuser  ce  concept,  le  diviser, 
le  découper  :  c'est  ce  qu'a  fait  Leibnitz. 

Leibnitz,  dispersant  en  monades  la  substance  infinie, 
mettant  à  la  place  de  la  cause  infinie  l'infinité  des  causes, 
a  banni  pour  jamais  de  l'univers  et  des  sciences  l'Absolu 
causatif,  la  nature^aturante  de  Spinoza;  du  même  coup 
il  a  fondé  le  cosmos,  nature^aturée,  forme  visible  de 
l'absolu,  disait  Spinoza,  sur  l'action  réciproque  des  êtres 
'  infinitésimaux  qu'il  venait  de  créer,  les  monades. 

Mais  ce  grand  philosophe,  dont  l'âme  n'était  pas  moins 
religieuse  que  celle  de  Spinoza,  et  qui,  en  raison  de  sa 
foi,  ne  concevait  pas  autrement  non  plus  le  système  des 
mondes,  ne  put  envisager  sans  terreur  les  conséquences 
de  son  hypothèse.  Ce  fut  pour  conjurer,  autant  qu'il  était 
en  lui,  le  désastre  dont  elle  menaçait  la  théologie,  qu'il 
imagina  sa  grande  monade,  suzeraine  d'un  monde  mona- 
dique  harmoniquement  préétabli,  féodalement  organisé, 
providentiellement  administré,  et  le  meilleur  possible» 

Nous,  qui  n'avons  plus  les  mêmes  scrupules,  et  que 
rien  n'empêche  d'appliquer  au  monde  moral  une  théorie 
qui  s'est  définitivement  emparée  des  sciences  physiques, 
nous  pouvons  à  notre  aise  on  déduire  les  conséquences. 


--  509  — 


XXXII 


Il  suit  donc  de  la  monadologie  leibnizienne  : 

a)  Que  la  puissance  existe  en  chaque  être;  qu'elle  est 
propre  à  cet  être,  inhérente  à  sa  nature,  qu'elle  fait  partie 
de  son  substratum  ou  sujet,  lequel  est  individuel,  existant 
par  lui-même  et  indépendant  de  tout 'autre; 

b)  Que  la  puissance  de  chaque  être,  qu'elle  se  mani- 
feste par  l'action  ou  par  l'inertie,  spontanéité  pour  lui- 
même,  est,  relativement  aux  autres  êtres  qui  en  subissent 
l'atteinte,  nécessité  ou  fatalisme; 

c)  Qu'en  vertu  de  cette  spontanéité,  l'être,  se  posant 
à  priori  dans  son  indépendance,  non-seulement  résiste  à 
l'action  des  autres  êtres,  mais  les  nie,  c'est-à-dire  tend 
à  les  soumettre,  à  les  absorber,  à  les  détruire; 

d)  Qu'ainsi  l'ordre  dans  la  création  dépend,  non  plus 
d'un  influx  divin,  d'une  action  divine,  d'une  âme  du 
monde  ou  vie  universelle,  élaborant  unitairement  la  ma- 
tière qu'elle  crée,  mais  des  qualités  similaires  et  con- 
traires des  atomes,  qui  s'attirent,  s'assemblent,  se  repous- 
sent, se  balancent,  s'ordonnent  et  se  subordonnent  ea 
raison  de  leurs  qualités; 

e)  Conséquemiiient  que,  du  côté  de  Dieu,  l'Absolu 
des  absolus,  tout  empêchement  cessant,  la  liberté  est  pos- 
sible. 

Reste  la  difficulté  tirée  de  l'organisme  universel,  au. 
sein  duquel  on  se  demande  ce  que  peut  être  la  liberté. 

Or,  il  résulte  de  l'observation,  éclairée  par  le  principe 
de  Leibnitz,  et  nous  allons  prouver  : 

f)  Que  la  spontanéité,  au  plus  bas  degré  dans  les  êtres 
organisés,  plus  élevée  dans  les  plantes  et  les  animaux» 
atteint,  sous  le  nom  de  liberté,  sa  plénitude  chez  l'homme, 
qui  seul  a  la  puissance  de  s'affranchir  de  tout  fatalisme, 
tant  objectif  que  subjectif,  et  qui  s'en  affranchit  en  effet; 


—  510  — 

g)  Qu*ainsi  la  liberté  est  en  émergence,  c'est-à-dire  en 
attaque  ;  la  nécessité  en  défense,  c'est-à-dire  en  rétrogra- 
dation ; 

h)  Qu'au  total  on  peut  dire  que  l'univers  est  établi  sur 
le  chaos,  et  la  société  huYnaine  sur  l'antagonisme; 

f )  Qu'en  conséquence  l'état  du  premier,  en  perpétuelle 
transition,  ne  peut  être  considéré  ni  comme  meilleur,  ni 
comme  pire  ; 

;')  Mais  que,  si,  dans  cet  univers,  toute  action  finjt  par 
rencontrer  une  réaction  égale  et  si  les  forces  se  balancent, 
il  n'en  est  pas  de  même  entre  lui  et  l'humanité,  qui 
triomphe  sans  cesse  de  la  fatalité  des  choses  et  de  la 
fatalité  de  son  organisme,  et  seule  se  constitue  souveraine; 

k)  Que  cette  liberté  franche,  dégagée  de  toute  condî- 
tionnalité,  est  attestée  par  l'histoire  et  par  la  Justice;, 
que  l'on  peut  définir,  la  première  l'évolution  de  la  liberté, 
la  seconde  le  pacte  que  la  liberté  fait  avec  elle-même  pour 
la  conquête  du  monde  et  la  subordination  de  la  nature. 

Ces  propositions,  qui  toutes  découlent  de  l'hypothèse 
métaphysique  des  monades,  hypothèse  parfaitement  licite 
et  beaucoup  mieux  justifiée  que  celle  de  l'absolu  unique, 
fournissent  à  la  liberté,  avant  même  quç  l'homme  par  son 
action  la  rende  manifeste,  les  conditions  d'une  existence 
positive,  hautement  intelligible,  susceptible,  enfin,  dès  que 
l'homme  apparaîtra,  d'être  constatée  par  ses  phénomènes. 

Cette  conception  de  Tordre  universel  est  juste  le  con- 
traire de  rop^fmf^m^deLeibnitz,  que  le  monde  siffle  de- 
puis Candide,  et  qui  n'en  arrêté  pas  moins,  en  philosophie 
et  en  politique,  le  progrès  de  la  liberté.  Disons-en  un  190t. 

XXXHI 

Qu'est-oe  que  l'optimigme? 

Un  mythe,  le  mythe  de  l'accord  parfait,  du  concert  uni- 
versel» de  la  musique  cosmique,  harmmie  préétablie^ 


-^  Ml  — 

nature  naiurée,  tout  ce  qui  exprime  la  réalisation  de 
Tabsplu. 

L'optimisme  est  commun  à  toutes  les  cosmogonies  reli- 
gieuses et  à  toutes  les  conceptions  panthéistiques  de  l'uni- 
vers. Pour  les  premières,  c'est  Tétat  édénique,  qui  se 
soutient  jusqu'au  moment  où  le  péché,  par  la  malice  du 
démon  et  la  séduction  de  l'homme,  entre  dans  le  monde 
et  y  sème  la  discorde.  Pour  les  secondes,  c'est  l'hyjK)- 
thèse  inverse,  par  laquelle  le  philosophe,  niant  la  dis-r 
tinction  du  bien  et  du  mal  et  posant  l'indifférence  des 
actions,  nié  le  péché,  fait  de  la  Justice  un  simple  rapport 
d'intérêts,  et  sur  cette  donnée  se  crée  un  univers  dont 
toutes  les  parties  sont  liées  par  des  rapports  d'amour  et 
d'harmonie,  où  tout  concourt ^  tout  conspircy  tout  eonsent^ 
suivant  le  mot  d'Hippocrate  ;  où  tout  est  beauté,  perfec- 
tion, sans  choc  ni  disoord,  et,  comme  disait  Leibnitz,  au 
mieux  possible. 

N'est-ce  pas  ce  que  concède  M.  RenOuvier  lorsque,  par 
une  inconcevable  contradiction,  il  cherche  la  liberté  dans 
un  pareil  monde,  et  pour  la  trouver  y  introduit,  on  ne  sait 
comment  ni  pourquoi,  des  exceptions? 

Certes,  Monseigneur,  après  avoir  nié  le  péché  originel 
dans  l'humanité,  vous  n'avez  point  à  craindre  que  je  le 
rétablisse  dans  la  nature.  Il  n'y  a  rien  de  mauvais  en 
soi,  ni  comme  substance,  ni  comme  cause,  ni  comme 
accident;  et  tout  ce  qui  existe  est  bon  dans  son  essence. 

Mais  il  ne  s'agit  point  ici  de  cela  :  il  s'agit  du  rapport 
des  êtres,  du  jeu  des  causes;  il  s'agit  de  savoir  si  toutes 
ces  spontanéités  dont  se  compose  la  création  s'accordent 
entre  elles  ou  se  combattent^  si,  soit  par  la  loi  de  leur 
constitution,  soit  par  ordre  supérieur,  elles  forment  une 
ronde  de  parfait  amour,  ou  si  elles  se  livrent  une  ba- 
taille immense;  si  l'ordre,  enfin,  qui  çà  et  là  se  découvre 
dms  cette  mêlée,  provient  du  concert  d'instruments  ao- 


~  612  — 

cordés  comme  les  tuyaux  d'un  orgue,  ou  si  ce  n'est  pas 
plutôt  un  effet  d'équilibre  entre  forces  antagoniques. 

Quant  à  moi,  mon  opinion  ne  saurait  être  douteuse  :  ce 
qui  rend  la  création  possible  est  à  mes  yeux  la  même 
chose  que  ce  qui  rend  la  liberté  possible,  l'opposition 
des  puissances.  C'est  avoir  une  idée  très-fausse  de  l'ordre 
du  monde  et  de  la  vie  universelle,  que  d'en  faire  un 
opéra.  Je  vois  partout  des  forces  en  lutte  ;  je  ne  découvre 
nulle  part,  je  ne  puis  comprendre  cette  mélodie  du 
grand  Tout,  que  croyait  entendre  Pythagore. 

Prenons  une  plante,  laquelle  vous  voudrez,  un  pied  de 
trèfle.  D'après  les  lois  de  la  reproduction,  il  suffirait  à 
ce  trèfle  d'un  petit  nombre  d'années  pour  couvrir  la  terre 
de  sa  postérité  trifoliée,  si  sa  spontanéité  pouvait  se  dé- 
velopper librement  et  qu'elle  ne  fût  arrêtée  par  aucune 
autre.  Qui  donc  lui  barre  le  chemin?  D'autres  graines, 
dont  la  concurrence  le  refoule  ]  puis  les  herbivores,  qui 
s'en  nourrissent. 

Prenez  un  animal,  la  chèvre.  Peu  d'années  suffiraient 
à  un  couple  pour  jeter  sur  le  globe  quelques  milliards  de 
têtes.  Qui  vient  mettre  un  frein  à  ce  débordement  de 
population?  L'homme  et  les  carnivores,  qui  consomment 
la  chèvre,  et  le  manque  de  pâturages.  Encore  des  spon- 
tanéités qui  deviennent  pour  Tespèce  caprine  de  tristes 
et  formidables  nécessités. 

Permis  à  vous  d'admirer  ce  circulus,  que  l'antiquité 
représenta  sous  l'emblème  du  serpent  qui  se  mange  la 
queue.  Je  soutiens  avec  l'antiquité  que  ce  prétendu  cercle 
n'est  autre  chose  que  le  conflit  de  la  création.  Pour  qu'il 
y  eût  accord  entre  les  existences,  il  faudrait  qu'elles 
ne  vécussent  pas  aux  dépens  les  unes  des  autres,  qu'elles 
ressemblassent  aux  lions  et  aux  gazelles  du  Paradis  ter- 
restre, qui  croissaient  et  multipliaient  en  paissant  le 
môme  préau.  Mais  rien  ne  peut  être  balancé,  soutenu» 


—  513  — 

alimenté  par  rien  :  la  guerre  est  universelle,  et  de  cette 
guerre  résulte  Téquilibre. 

En  résumé  : 

Ce  qu'il  y  a  de  similaire  dans  Tidée  que  nous  nous 
formons  successivement,  à  fur  et  mesure  de  Teipérience, 
de  chaque  être,  comme  la  pesanteur,  retendue,  etc.,  ne 
prouve  rien  en  faveur  de  l'hypothèse  ultra-métaphysique 
d'un  grand  organisme,  ou,  ce  qui  revient  au  même,  d'une 
identité  de  substance,  de  cause,  de  vie,  de  volonté,  d'idée, 
de  plan,  d'action,  dans  la  totalité  des  êtres.  Ce  panthéisme 
n'a  rien  qui  le  justifie,  et  nous  sommes  d'autant  mieux 
fondés  à  le  rejeter,  que  c'est  de  là  que  nous  vient,  dans 
la  spéculation  et  la  pratique,  tout  abandon  de  nous-mêmes, 
toute  déchéance. 

Au  contraire,  de  l'antagonisme  que  nous  observons 
entre  les  êtres  nous  sommes  fondés  à  conclure  l'indépen- 
dance des  substances,  des  causes,  des  volontés,  des  juge- 
ments; de  telle  sorte  que,  laissant  de  côté  l'univers,  dont 
nous  ne  savons  rien  comme  univers,  nous  pouvons  du 
moins  affirmer  que  chacune  des  existences  dont  il  se 
compose  est  gouvernée  par  deux  lois  en  opposition  dia- 
métrale. Tune  qui  est  sa  spontanéité,  puissance  d'absorp- 
tion, d'envahissement,  de  négation;  l'autre  qui  est  la 
nécessité,  influence  reçue  du  dehors,  à  laquelle  il  faut 
que  Têtre  succombe,  s'il  ne  la  tue? 

Tout  cela  me  semble  si  clair,  que  je  ne  saurais  com- 
prendre de  quel  côté  peut  venir  le  doute,  à  moins  qu'on 
ne  lâche  le  fil  de  l'observation  pour  s'abandonner  à  la 
contemplation  transcendantale,  qui  au  lieu  de  réalités 
nous  fait  voir  des  chimères. 

XXXIV 

Le  champ  est  ouvert  devant  la  spontanéité  humaine. 
]1  ne  s'agit  plus  que  de  savoir  comment  cette  spontanéité 
ir.  29. 


-  614- 

devient  liberté  ou  franc  arbitre  ;  comment,  par  Ténergie 
de  son  moi,  l'homme  s'affranchit,  non-seulement  de  la 
nécessité  externe,  mais  aussi  de  la  nécessité  de  sa  nature, 
pour  s'affirmer  décidément  comme  absolu. 

Dans  les  êtres  inférieurs,  la  spontanéité  éclate  fatale- 
ment devant  les  provocations  du  dehors;  elle  n'est  point 
maltresse  de  réagir  ou  de  ne  réagir  pas,  bien  moins  en-» 
core  de  se  posséder  et  de  désobéir  à  ses  propres  lois  î 
qu'elle  suit  en  aveugle,  sans  pouvoir  s'en  écarter  jamais: 

Il  en  est  autrement  de  l'homme  : 

Vhomme  a  le  privilège  entre  toutes  les  créatures^  dont 
il  résume  les  attributs  divers^  non-seulement  de  réagir 
ou  de  ne  pas  réagir,  à  son  choix^  contre  le  dehors,  mais 
de  résister  à  sa  propre  spontanéité^  sous  quelque  formé 
qu'elle  le  sollicite,  organique,  intellectuelle^  morale,  so- 
ciale; d'user  et  d'abuser  de  cette  spontanéités  de  la  dé- 
Iruire,  en  un  mot  de  nier  en  soi  et  hors  de  soi  tout  fata- 
lisme^ en  se  posant  lui-même,  et  de  plus  en  plus^  comme 
expression  renversée  de  V Absolu. 

Plus  simplement  : 

Vhomme^  parce  qu'il  ri  est  pas  une  spontanéité  simple^ 
mais  un  composé  de  toutes  les  spontanéités  ou  puissances 
de  la  nature,  jouit  du  libre  arbitre. 

Telle  est  la  proposition  que  j'ai  maintenant  à  démon- 
trer. Au  point  où  nous  ont  amenés  ces  études,  la  difficulté 
n'est  plus  rien. 

XXXV 

Si  l'homme  était  tout  matière,  il  ne  serait  pas*libre. 
Ni  l'attraction,  ni  aucune  combinaison  des  différentes 
qualités  des  corps,  ne  suffit  à  constituer  le  libre  arbitre  : 
le  sens  commun  sufQt  à  le  f^ire  comprendre. 

S'il  était  esprit  pur,  il  ne  serait  pas  plus  libre  :  les  lois 
de  l'entendement,  comme  celles  de  l'atttraction,  sont 


—  515  — 

incompatibles  de  leur  nature  avec  une  faculté  de  libre 
arbitre. 

S'il  était  passion  ou  affectivité  pure,  il  ne  serait  tou^ 
jours  pas  libre. 

Si  l'univers  était  anéanti,  et  que  Thomme  existât  seul 
dans  l'espace  infini,  ses  facultés  n'ayant  plus  sur  quoi 
s'exercer,  il  ne  pourrait  pas  se  dire  libre,  si  ce  n'est  peut^ 
être  dans  ses  souvenirs. 

Mais  l'homme  est  complexe  :  c^est  un  composé  de  ma- 
tière, de  vie,  d'intelligence,  de  passion  ;  de  plus  il  n'est 
pas'sQul.  Je  dis  dès  tors  qu'il  est  libre  de  par  la  synthèse 
de  sa  nature  ;  qu'il  ne  peut  pas  ne  pas  être  libre,  c'est-à- 
dire  doué  d'une  puissance  qui  dépasse,  par  sa  qualité  et 
sa  portée,  chacune  et  la  totalité  des  spontanéités  qui  le 
composent;  voici  pourquoi  : 

Qu'il  existe  véritablement  des  âmes,  substances  imma- 
térielles, comme  dit  Descartes,  ou  des  monades,  forces 
élémentaires,  selon  l'idée  de  Leibnitz;  que  la  matière 
soit  ou  non  divisible  à  l'infini  ;  par  quel  mystère  s'unissent 
en  l'homme  deux  natures  aussi  contraires  que  l'esprit  et 
la  matière,  ou  comment  celle-ci  peut  engendrer  la  pensée, 
peu  nous  importe  :  ces  questions  touchent  à  l'absolu  ; 
elles  sont  hors  la  science,  et  nous  avons  d'autant  moins 
à  nous  en  préoccuper  que,  le  problème  de  la  liberté  étant 
donné  par  une  conception  de  l'esprit,  formée,  comme 
toute  conception,  à  l'occasion  des  phénomènes,  c'est  à 
la  raison  des  phénomènes  que  nous  devons  demander  la 
solution* 

Sanâ  aller  donc  au  delà  du  phénomène,  et  considé- 
rant les  choses  telles  que  l'observation  nous  les  montre, 
nous  savons  qu'aucune  analyse  ne  saurait  arriver  aux 
dernières  particules  de  matière,  et  que  tout  ce  qui  tombe 
sous  nos  sens,ètre  organisé  ou  masse  inorganique,  nous  ap- 
paraît comme  une  collection,  une  composition,  un  groupe, 


—  516  — 

Tel  est  rhomme,  assemblage  merveilleux  d'éléments 
inconnus,  solides,  liquides,  gazeux,  pondérables  et  im- 
pondérables; d'essences  inconnues,  matière,  vie,  esprit; 
de  fonctions  ou  facultés  inconnues,  activité,  sensibilité, 
volonté,  instinct,  mémoire,  intelligence,  amour. 

Or,  partout  où  il  y  a  groupe,  il  se  produit  une  résul- 
tante qui  est  la  puissance  du  groupe,  distincte  non-seule- 
ment des  forces  ou  puissances  particulières  qui  composent 
le  groupe,  mais  aussi  de  leur  somme,  et  qui  en  exprime 
l'unité  synthétique,  la  fonction  pivotale,  centrale. 

Quelle  est,  dans  l'homme,  cette  résultante?  C'est  la 
liberté. 

L'homme  est  libre,  il  ne  peut  pas  ne  l'être  pas,  parce . 
qu'il  est  un  composé;  parce  que  la  loi  de  tout  composé 
est  de  produire  une  résultante  qui  est  sa  puissance  propre  ; 
parce  que,  le  composé  humain  étant  formé  de  corps,  de  vie, 
d'esprit,  subdivisés  en  facultés  de  plus  en  plus  spéciales, 
la  résultante,  proportionnelle  au  nombre  et  à  la  diversité 
des  principes  constituants,  doit  être  une  force  affranchie 
des  lois  du  jcorps,  de  la  vie  et  de  l'esprit,  précisément  ce 
que  nous  appelons  libre  arbitre. 

C'est  ainsi  que  nous  avons  vu  les  groupes  industriels, 
facultés  constituantes  de  l'être  collectif,  engendrer  par 
leur  rapport  une  puissance  supérieure,  qui  est  la  puis- 
sance politique,  nous  pourrions  dire  la  liberté  de  Têtre 
social. 

C'est  cette  force  de  collectivité*  que  l'homme  désigne 
quand  il  parle  de  son  âme  ;  c'est  par  elle  que  son  moi 
acquiert  une  réalité  et  sort  du  nuage  métaphysique, 
quand,  se  distinguant  de  chacune  et  de  la  totalité  de  ses 
facultés,  il  se  pose  comme  affranchi  de  toute  fatalité  in- 
terne et  externe,  souverain  de  sa  vie  autonome,  absolu 
comme  le  Dieu  que  conçoit  sa  piété,  mais  en  sens  inverse 
de  ce  Dieu,  puisque  l'absplu  divin  enveloppe  le  monde 


—  517  — 

qu*il  produit,  et  que  par  conséquent  il  est  nécessaire; 
tandis  que  rhomme  est  partie  intégrante  du  monde»  qu'il 
tend  à  absorber,  ce  qui  constitue  le  libre  arbitre. 

Ainsi  la  conception  du  libre  arbitre»  comme  force  de 
collectivité  de  l'être  humain»  explique,  justifie  la  croyance 
universelle;  bien  plus,  comme  si  cette  conception  n'avait 
pu  se  former  que  par  une  suite  d'hypothèses  partielles» 
tous  les  philosophes  que  nous  avons  consultés  y  trouvent 
la  raison  secrèle  de  leurs  théories  :  Descaries,  devinant 
que  la  liberté  en  Dieu  ne  peut  pas  être  de  même  forme 
et  qualité  que  chez  l'homme;  Spinoza,  démontrant  que 
l'infini  divin»  tout-puissant»  tout  sage»  exclut  l'idée  de 
liberté»  ce  qui  emporte  cette  conséquence  que  la  liberté 
ne  peut  être  l'attribut  que  d'une  créature  placée  dans  un 
monde  d'autres  créatures;  Leibnitz,  qui  rend  la  liberté 
trois  fois  possible»  trois  fois  intelligible»  d'abord  par  sa 
théorie  des  monades»  en  second  lieu  par  leur  groupement» 
enfin  par  Féquilibre  de  la  liberté  et  de  la  nécessité,  dé- 
clarées l'une  et  l'autre  absolues  en  tendance»  non  en 
réalité-,  MM.  Tissot,  Dunoyer  et  autres,  qui  constatent  les 
oscillations  de  la  liberté  et  son  progrès,  en  vertu  du  prin- 
cipe que  nous  venons  de  poser,  savoir»  que  dans  l'homme 
la  puissance  de  collectivité  ou  la  liberté  est  proportion- 
nelle à  la  somme  des  forces  élémentaires,  des  facultés  et 
des  idées  dont  il  dispose. 

Tanttiue  la  liberté  fut,  comme  la  Justice,  rapportée  à 
un  sujet  divin,  qui  n^en  communiquait  à  l'homme  qu'une 
faible  parcelle»  faculté  d'option  ou  d'indifférence»  la  li- 
berté demeura»  comme  la  Justice»  une  notion  fantastique» 
un  mythe.  Nous  venons  d'en  faire  une  réalité;  nous  fai- 
sons mieux  encore»  nous  prouvons  que  cette  réalité  est 
exclusivement  humaine»  incompatible  avec  Tidée  de  Dieu. 
Sous  ce  rapport  l'anthropomorphisme  n'est  plus  permis, 
il  devient  une  contradiction. 


—  518  — 

XXXVI 

Quelle  est  maintenant  la  fonction  de  la  liberté?  Pour 
la  trouver,  nous  n'avons  qu*à  revenir  au  principe,  et  en 
suivre  la  déduction. 

La  liberté  est  la  puissance  qui  résulte  de  la  synthèse 
eu  collectivité  des  facultés  humaines. 

Ces  facultés  se  divisent  généralement  en  trois  groupes  : 
physiques,  intellectuelles,  aifectives  on  morales;  classifr* 
cation  qui  épuise  toutes  les  forces  de  la  nature,  manii- 
festée  comme  matière,  vie,  esprit. 

Or,  il  est  de  Tessence  de  toute  collectivité  que  sa  ré^ 
sultante  diffère  en  qualité  de  chacun  des  éléments  dont 
le  groupe  se  compose,  et  surpasse  en  puissance  leur 
somme  :  la  fonction  de  la  liberté  consistera  donc  à  porter 
le  sujet  au  delà  de  toutes  les  manifestations,  appétences 
et  lois,  tant  de  la  matière  que  de  la  vie  et  de  Tesprit;  de 
lui  donner  un  caractère  pour  ainsi  diresur-oiature,  etqéli 
distinguera  par  excellence  rhumanité. 

Le  sublime  et  le  beau^  en  un  mot  TIdéal;  inversement, 
Fignoble  et  le  laid,  ou  le  chaos  :  voilà  ce  qui  constitue 
l'œuvre  propre,  la  fonction  de  la  liberté. 

La  liberté  ne  crée  pas  les  idées  et  les  choses,  elle  les 
fait  autres;  elle  ne  les  supplée  ni  ne  les  devance,  elle  les 
•prend  pour  matériaux. 

Ainsi,  la  notion  de  l'absolu  préexiste  dans  l'homme  au 
libre  arbitre  :  je  parle  d'une  préexistence  logique,  non 
d'une  préexistence  chronologique.  Mais  l'homme,  par  sa 
liberté,  élevant  cette  notion  à  l'infini,  nomme  Dieu,  l'Ab- 
solu absolu,  et  l'adore;  ce  qui  signifie,  d'après  l'inter- 
prétation que  nous  avons  donnée  du  sentiment  roligieux, 
que  l'homme  se  définit  lui-même  en  la  qualité  iqi^it  agit, 
comme  être  libre,  souverain  de  l'univers. 

Ainsi,  la  Justice,  comme  instinct  de  sociabilité,  pié^ 


—  619  — 

eiiste  au  libre  arbitre.  Mais  c'est  le  libre  arbitre  qui^  par 
sa  puissance  d'idéalisation,  donne  à  ce  sentiment  organo- 
psychique  ce  caractère  de  majesté  sainte,  cette  force  pé-* 
nétrante,  cet  esprit  de  sacrifice,  qui  fait  du  droit  une  re- 
ligion et  de  la  répression  du  crime  une  vengeance.  Par  la 
liberté  Thomme  s'excite  lui-^mèmeà  bien  faire;  elle  est 
cette  grâce  que  la  théologie  place,  avec  la  Justice  .et  le 
libre  arbitre,  dans  l'Être  divin,  et  qui  donne  l'attrait  à  la 
Justice  et  à  ses  œuvres. 

Ainsi,  l'idée  du  monde  préexiste  au  libre  arbitre;  avec 
ridée  du  monde  entre  dans  l'âme  le  sentiment  des  mi- 
sères dont  il  est  le  théâtre.  Mais  c'est  alors  que  le  libre 
arbitre  crée  en  nous  le  rêve  d^une  existence  ultra*mon-* 
daine,  récompense  à  venir  des  justes  et  des  pauvres. 

Le  libre  arbitre  fait  plus  :  la  religion,  avec  ses  sublimes 
espérances,  n'est  qu'une  allégorie,  un  signe,  le  premier 
manifeste  de  la  pensée  révolutionnaire.  Cet  idéal  haut 
placé,  il  faut  que  d'ores  et  déjà  nous  le  réalisions  ci-bas, 
par  la  poésie  et  l'art.  C'est-àrdire  que  l'homme,  en  vertu 
de  son  libre  arbitre,  déclare  la  nature,  telle  qu'elle  est, 
indigne  de  lui;  il  la  juge  de  haut,  la  critique,  la  con- 
damne ou  l'approuve,  la  chante  du  la  dénigre,  en  fait 
des  peintures  idéalisées  ou  sarcastiques,  la  démolit  ou  la 
recrée,  comme  s'il  voulait  reconstruire  le  monde  sur  un 
plan  meilleur.  Toute  poésie,  tout  art,  relève  de  la  même 
Muse,  la  liberté. 

La  religion,  en  tant  qu'histoire  figurative  du  progrès 
d^  la  Justice;  l'art,  en  tant  que  représentation  de  la 
nature  et  de  l'histoire,  sont  susceptibles  d'un  certain 
degré  de. vérité  objective,  et  peuvent,  sous  ce  rapport, 
se  formuler  en  dogmes  et  en  préceptes  :  tel  est  l'objet 
de  la  fli^logie  et  de  l'esthétique.  En  tant  qu'express'on 
de  la  liberté,  la  religion  et  l'art  ne  se  peuvent  réduire 
eu  raison  démonstrative  ;  et  toutes  les  recettes  imagin^ç^ 


—  520  — 

pour  créer  dans  Tàme  de  l'artiste  le  génie  et  Tenthou- 
siasme  ne  produisent  que  vulgarité ,  froideur  ou  sys* 
tème. 

Dans  la  philosophie,  le  pyrrhonisme  et  la  dispute  té- 
moignent  tous  deux  de  l'existence  du  libre  arbitre  :  c'est 
l'acte  par  lequel  l'homme,  curieux  de  connaître  la  raison 
des  choses,  dans  l'intérêt  même  de  sa  liberté  et  des  créa- 
tions de  son  bon  plaisir,  se  tient  en  méfiance  de  sa  propre 
pensée,  et  cherche  à  démêler  les  pures  aperceptions  de 
son  entendement  des  fantaisies  de  son  idéal.  N'est-ce  pas 
ainsi  que  nous  l'avons  vu,  substituant  d'abord,  ses  con* 
ceptions  absolutistes  et  arbitraires  aux  données  positives 
de  Texpérience,  altérer  sans  cesse  la  vérité  des  choses, 
non  par  amour  du  mensonge,  mais  par  sa  tendance  à 
se  soumettre  les  choses;  puis,  pour  se  garantir  contre 
l'usurpation  de  son  arbitraire,  appeler  contre  lui-même 
la  contradiction  de  ses  semblables?... 

La  science  et  Tindustrie,  à  leur  tour,  rendent  témoi- 
gnage à  la  liberté.  Chacun  sait  le  rôle  que  l'imagination 
joue  dans  les  découvertes,  combien  elle  devance  la  géné- 
ralisation, faculté  de  logique  pure,  dont  le  service  se  ré- 
duit pour  l'ordinaire  a  constater  la  justesse  des  hypothèses 
que  lui  livre  la  première.  L'imagination,  l'invention,  part 
de  plus  haut  que  l'entendement  :  d'où  peut-elle  venir, 
sinon  delà  liberté? 

La  propriété,  enfin,  le  travail,  l'échange,  attestent,  par 
leurs  formes  abusives,  par  leur  concurrence  et  leur  agio- 
tage, l'action  du  libre  arbitre.  Ces  ruptures  d'équilibre, 
ces  crises,  pires  que  la  guerre  et  ses  massacres,  ces  liqui- 
dations révolutionnaires,  le  proclament  assez. 

Ni  la  religion,  ni  la  Justice,  ni  l'art,  ni  la  controverse 
philosophique  et  le  pyrrhonisme  qu'elle  enfante,  ni  la 
science  et  l'industrie,  ni  cette  oscillation  perpétuelle  de 
la  balance  économique,  ne  sauraient  s'expliquer  par  Ten- 


—  621  — 

tendement  pur,  la  sociabilité  pure,  les  passions  pures»  ni 
par  aucun  jeu  des  puissances  naturelles. 

Supposons  que  la  nature  eût  voulu  faire  de  Thomme 
un  animal  simplement  sociable  :  elle  n^avait  qu'à  lui 
donner  en  prédominance  Tinstinct  de  la  sociabilité, 
comme  au  mouton,  et  tout  était  dit;  plus  de  jalousies, 
plus  de  tien  et  de  mien,  plus  de  guerre. 

Supposons  qu'elle  l'eût  voulu  créer  seulement  pour  la 
science  ou  l'industrie  :  il  lui  suffisait  d'amortir  en  lui  la 
puissance  imaginative,  et  de  rendre  d'autant  plus  expé* 
ditif  et  plus 'prompt  Tesprit  d'observation,  d'analyse  et 
de  synthèse.  Ainsi  constituée  dans  son  intelligence,  notre 
espèce  eût  pu  se  contenter  d'une  langue  unique,  inva- 
riable comme  les  signes  du  sourd-muet,  comme  le  chant 
de  Talouette  et  du  rossignol.  Une  parole  artistique,  flexi- 
ble, vivante,  n'appartient  qu'à  un  être  libre. 

Des  phénomènes  qui  ne  se  peuvent  classer  dans  aucune 
catégorie  de  la  nature  physique,  sensible,  intelligente, 
des  effets  qui  ne  se  rapportent  à  aucune  cause  connue, 
supposent  nécessairement  dans  le  sujet  qui  en  est  l'agent 
une  faculté  supérieure  :  nommez-la  Dieu,  si  vous  voulez; 
moi,  je  l'appelle  libre  arbitre. 

Est-il  besoin  d'ajouter,  qu'un  sujet  qui  dispose  des 
forces  de  la  nature,  des  lois  de  la  pensée,  des  attractions 
de  la  vie,  et  qui  en  tire  ce  que  nous  voyons  ;  un  sujet 
maître  de  ses  moyens  et  de  ses  fins,  capable  de  résister 
même  au  vœu  de  sa  conscience,  et  de  faire  ce  que  lui- 
même  déclare  mal  et  honteux,  un  tel  sujet  ne  fait  point 
ce  qu'il  fait  par  une  nécessité  intérieure,  et  qu'il  a  tou- 
jours la  faculté  de  s'abstenir  autant  que  de  choisir?  Les 
actes  de  la  liberté  sont  si  peu  l'effet  d'une  nécessité  du 
dedans,  que  le  plus  souvent  elle  se  contente  de  suivre  le 
courant  des  choses,  s'en  remettant  à  la  décision  du  sort. 
Liberté  d'option  ou  d'indifférence,  résignation  à  la  desti- 


—  622  — 

pée,  abandon  à  la  providence  divine,  désespoir  même, 
tous  ces  termes,  auxquels  les  philosophes  des  différentes 
écoles  réduisent  la  liberté,  sont  autant  de  corollaires  de 
la  notion  que  nous  avons  donnée  du  libre  arbitre,  hors 
de  laquelle  ils  n'ont  même  plus  de  sens. 

XXXVII 

La  liberté  est  le  grand  juge  et  le  souverain  arbitre  des 
destinées  humaines  :  c*est  ici  que  son  action  se  manifeste 
dans  toute  sa  grandeur. 

La  liberté  n'eût  jamais  paru  obscure  ou  douteuse  si, 
$iu  lieu  de  Tétudier  dans  l'individu,  où  son  action  se 
découvre  d'autant  plus  difficilement  qu'elle  se  confond 
dans  le  mouvement  général,  on  avait  pu  l'observer  dans 
l'espèce,  où  avec  le  temps  son  travail  devient  manifeste. 

Ceux-là  pouvaient-ils,  en  effet,  croire  à  la  liberté,  qui 
voyaient  l'homme,  d'un  côté  pressé  par  les  nécessités  de 
sa  nature,  tiraillé  en  tout  sens  par  les  excitations  de  sa 
sensibilité;  d'autre  part,  et  ceci  est  le  pire,  subjugué  par 
une  légion  de  croyances  dont  on  n'avait  garde  de  soup^ 
çonner  l'origine  libérale,  et  dont  l'ignorance  faisait  au- 
tant d'entraves  pour  la  liberté  même? 

Que  pouvait  paraître  le  libre  arbitre  dans  un  tel  milieu? 
A  quoi  servait-il?  Que  voulait-il  ?  Quels  étaient  son  rôle, 
sa  signification,  son  but?  De  quelque  côté  que  l'homme 
se  tournât,  il  rencontrait  un  organisme  qui  ne  laissait 
aucune  place  à  ses  déterminations  et  l'emportait  dans 
son  mouvement  :  organisme  de  l'univers,  au  sein  duquel 
il  se  voyait  perdu  comme  la  goutte  d'eau  dans  l'Océan  ; 
organisme  de  son  propre  corps,  duquel  il  sentait  dépendre 
ses  facultés,  ses  passions,  ses  sentiments,  sa  vertu  et 
jusqu'à  ses  idées;  organisme  de  la  société,  auquel  il 
obéissait  comme  à  une  nécessité  de  second  ordre,  dont 
il  ne  pouvait  se  délivrer  ;  organisme  de  1^  religion,  qu'il 


-~  623  — 

supposait  établie  du  eiel,  et  dans  laquelle  il  était  loin 
de  reconnaître  la  première  manifestation  de  sa  liberté. 
Au  milieu  de  toutes  ces  machines,  la  liberté  semblait 
un  hors-d*œu¥re,  un  embarras,  disons  le  mot,  un  ennemi. 
On  ne  savait  d'elle  qu'une  chose,  c'est  qu'elle  était  l'au- 
teur du  péché,  digne,  à  ce  titre,  de  toute  l'animadversion 
du  législateur  et  de  la  méfiance  du  philosophe.  Aussi  les 
raisonneurs  de  bonne  foi,  de  quelque  école  qu'ils  fussent, 
Hobbes  et  Spinoza,  Malebranche  et  Hegel,  (ossuet  et 
Kant,  la  niant  nominativement  eu  la  nommant  pour  la 
forme,  la  mirent  sous  leurs  pieds  :  elle  ne  tient  pas  plus 
de  place  dans  leurs  théories  morales  que  dans  leur  cer* 
veau. 

Actuellement  il  n'en  va  plus  de  même  :  l'histoire  a 
iparché,  et  la  critique  avec  elle.  L'esprit  humain,  après 
avoir  tout  admiré,  tout  essayé,  s'est  détaché  de  tout;  il  a 
nié  tout,  et  s'est  posé  lui-même  comme  absolu.  Aucun 
préjugé  ne  l'arrête  désormais  :  si,  pour  concevoir  la  liberté 
et  en  reconnaître  la  fonction,  la  condition  préalable 
était  qu'il  s'affranchit  de  tout  préjugé,  s'élevât  au-dessus 
de  toute  fataliste  influence,  s'avouât  à  lui-même  enfin 
qu'il  était  cet  Absolu  si  longtemps  évoqué  sous  le  nom 
de  Dieu,  ange  ou  démon,  on  peut  dire  qu'à  cette  heure 
la  condition  est  remplie.  L'esprit  ne  croit  plus  à  rien  de 
ce  qu'adorèrent  les  premiers  penseurs;  le  scepticisme  et 
l'analyse  l'ont  expurgé  de  ses  propres  idoles.  Ses  con- 
ceptions, de  plus  en  plus  dépouillées  d'empirisme,  de 
plus  en  plus  générales  et  abstraites,  l'ont  familiarisé  avec 
l'absolu  ;  comme  le  sacristain  dont  la  vie  se  passe  au 
milieu  des'vases  sacrés,  il  ne  sent  plus  la  majesté  de  son 
Dieu.  Dites-lui  que  Dieu  est  sa  propre  créature,  la  pro- 
position n'aura  rien  qui  Tétonne. 

Quel  est  donc  ce  mouvement  d'institution  par  lequel  le 
libre  arbitre,  se  mettant,  si  je  puis  ainsi  dire,  en  équa- 


—  524  — 

lion  permanente  avec  lui-même,  crée  l'histoire  et  la  des- 
tinée? 

En  vertu  de  sa  spontanéité  antagonique  et  dominatrice, 
l'homme  tend  d'abord  à  se  soumettre  Thomme  aussi  bien 
que  les  choses.  Il  se  crée  en  conséquence  un  système 
d'économie  féodale,  qui  lui  semble  la  forme  naturelle 
de  la  société,  et  qui,  expression  de  la  liberté  pour  quel* 
ques-uns,  devient  bientôt  une  servitude  intolérable  pour 
la  masse,  r—  Puis,  au  nom  de  la  liberté,  il  nie  cet  orga* 
iiisme;  il  le  combat,  l'eiTace,  et  travaille  à  lui  substituer 
un  régime  de  Justice  et  d'égalité  où  il  ne  reste  rien  de 
servile  et  de  fataL 

Système  féodal  ou  de  hiérarchie,  monument  d'une  li- 
berté oppressive;  contrat  social  ou  commutatif,  monu- 
ment d'une  liberté  égalitaire  :  que  l'on  compare  ces  deux 
produits,  et  je  me  trompe  fort,  ou  l'on  reconnaîtra  que 
tbute  leur  différence  consiste,  ici  dans  la  restriction,  là 
dans  la  généralisation  de  la  liberté. 

Pour  donner  un  contre-fort  à  son  système  de  subor- 
dination des  personnes  et  des  fortunes,  le  libre  arbitre 
crée  un  nouvel  organisme,  Forganisme  politique  ou  le 
régime  d'État,  susceptible  d'une  grande  variété  de  formes, 
mais  qui  dans  sa  variété  même  n'en  est  pas  moins,  pour 
l'immense  multitude,  du  fatalisme  comme  le  précédent, 
de  la  tyrannie.  —  Puis  il  rejette  tout  cet  échafaudage; 
il  se  dit  que  la  société  n'a  pas  besoin  de  commandement; 
qu'il  lui  suffît  pour  se  conduire  de  la  Justice,  qui  n'est 
autre  que  la  liberté  se  saluant  de  personne  à  personne. 

Systèmes  politiques,  systèmes  économiques,  tout  cela 
est  de  la  liberté,' certes,  puisque  c'est  de  l'art,  de  la  re- 
ligion, de  l'absolutisme.  Mais  de  l'homme  à  l'homme,  de 
l'être  libre  à  l'être  libre,  la  religion,  l'art,  Tabsolu,  sont 
inadmissibles,  une  offense  à  la  dignité.  La  Justice  pure, 
une  équation  mathématique,  sans  fioriture ^  voilà  l'orga* 


—  525  — 

nique  d'une  civilisation  libérale  :  elle  ne  supporte  rien 
de  plus. 

Pour  garantir  à  ses  conceptions  politiques  et  écono- 
miques le  respect  dont  elles  ont  besoin,  et  sans  lequel 
l'ordre  social  ne  lui  paraîtrait  pas  assuré,  le  libre  arbitre 
établit  encore  un  système  de  croyances  et  de  pratiques 
pieuses,  susceptible  aussi  d'une  grande  variété  de  formes, 
mais  qui ,  remplaçant  la  Justice  par  une  idole,  n'est  tou- 
jours que  du  fatalisme ,  et  le  plus  redoutable  de  tous, 
puisqu'il  est  le  produit  de  la  conscience  commune,  le  fils 
de  la  liberté  publique.  —  Eh  bien  !  voici  que  la  foi  s'en 
va  ;  la  religion  est  niée  :  avec  elle  s'écroulent  toutes  les 
prétendues  synthèses  transcendantales.  Par  quoi  ce  fata- 
lisme sera-t-il  remplacé?  Par  rien  ;  je  me  trompe. 

Sous  le  régime  de  piété,  la  Justice  était  demeurée  in- 
complète, équivoque,  pleine  d'obscurités  et  de  contradic- 
tions. Maintenant  elle  secoue,  avec  le  mystère  qui  ne  la 
protège  plus,  le  pyrrhonisme  qui  l'étouffé  ;  elle  apparaît 
sans  voiles,  ne  traînant  à  sa  suite  ni  jougs  ni  chaînes,  ne 
réclamant  ni  profession  de  foi  ni  raison  d'État.  A  la  place 
du  sceptre  et  du  trône,  de  la  croix  et  de  la  tiare,  elle 
dresse  sa  balance,  la  balance  de  la  liberté,  libra^  libido, 
libertas» 

C'est  ce  sentiment  profond,  anliorganique,  anarchî- 
que,  de  la  liberté,  sentiment  plus  vif  de  nos  jours  qu'il 
ne  se  montra  jamais  parmi  les  hommes ,  qui  a  soulevé , 
dans  ces  dernières  années,  la  répugnance  universelle 
contre  toutes  les  utopies  d'organisation  politique  et  so- 
ciale proposées  en  remplacement  des  anciennes,  et  qui  a 
fait  siffler  les  auteurs  de  ces  plans  de  fatalisme ,  Owen , 
Fourier,  Cabet,  Enfantin,  Aug.  Comte.  L'homme  ne  vont 
plus  qu'on  Torganise,  qu'on  le  mécanise.  Sa  tendance 
est  à  la  désorganisation,  à  la  défatalisalion^  si  j*ose  ainsi 
dire,  partout  où  il  sent  le  poids  d'un  fatalisme  ou  d'un 


—  526  — 

machinisme.  Telle  est  l*œuvre,  la  fonction  de  \é  liberté, 
œuvre  décisive,  insigne  de  notre  gloire. 

Que  dirai-je  de  plus?  C'est  pour  obéir  à  cette  haute 
mission  que  se  sont  produites  les  deux  grandes  révoltes 
de  l'humanité  :  le  christianisme)  révolte  contre  le  Destin; 
et  la  Révolution  ,  révolte  contre  la  Providence»  En  pré* 
sence  de  si  grands  efforts,  est-il  possible  de  nier  l'exis- 
tence dans  l'humanité  d'une  fonction  spéciale,  qui  n'est 
ni  l'intelligence,  ni  l'amour,  ni  la  Justice,  qui,  placée  aa 
foyer  de  l'âme ,  a  pour  mission  expresse  de  l'exalter  en 
l'affranchissant  de  toute  contrainte ,  passion ,  ïnfluenoe 
et  nécessité,  tant  du  dedans  que  du  dehors  ;  est-il'  pos- 
sible de  nier  le  libre  arbitre  ? 

xxxviii 

Nous  savons  en  quoi  consiste  la  fonction  de  la  liberté  : . 
elle  a  pour  objet  de  donner  aux  conceptions  de  l'enten* 
dément,  aux  sentiments  de  Fâme,  à  ses  jouissances,  au 
corps  lui-même  et  à  toute  la  nature,  qui  désormais  ne 
fait  qu'un  avec  Thomme^  l'idéal  et*  la  sublimité. 

Mais  quel  est  le  but  de  cet  idéalisme,  sa  tendance, 
3a  fm? 

Cette  question  n'a  plus  rien  qui  doive  nous  embarrasser. 
Puisque  l'homme  est  le  résumé  de  l'univers,  microcosmos; 
qu'il  est  à  la  fois  matière,  vie,  esprit,  sensation-senti- 
ment-connaissance; sa  force  de  collectivité,  autrement 
dite  son  libre  arbitre,  étant,  de  toutes  les  puissances 
qui  dans  l'univers  rendent  par  leurs  effets  témoignage 
d'elles-mêmes,  la  plus  élevée  :  le  but  auquel  elle  tend, 
dépassant  toute  idée  et  toute  chose,  embrassant  toute 
finalité,  n'est  autre  que  la  destinée  de  l'homme,  laquelle 
implique,  par  la  portée  de  son  principe,  la  destinée  de 
l'univers. 

Déterminée  ainsi  par  là  nature  du  libre  arbitre,  la  des- 


—  527  — 

tinée  de  rhotnitie  et  du  inonde  peut  se  définir  :  une  idù'^ 
loplasiie  ou  phantasmasie  de  Tabsolu. 

C^est  la  divinisation  ou  Tapothéose  de  Thumanité,  et^ 
par  l'humanité,  de  toute  la  nature^  apothéose  dont  il  est 
permis  de  marquer  ainsi  les  différents  termes  : 

Affranchissement  progressif,  indéfini ,  de  la  personne 
humaine,  par  la  science  et  le  trarail  ; 

Béatification  de  râmê  par  le  sublime  et  le  beau  ; 

Perfectionnement  de  Tespèce  et  équilibre  de  la  société 
par  la  Justice; 

Harmonie  universelle,  paradisiaque,  résultant  de  la 
subordination  de  la  nature  à  Thumanité. 

Au  delà  de  quoi  la  pensée  ne  conçoit  rien^  pas  même 
qu*elle  puisse  concevoir  encore  quelque  chose. 

La  Justice,  dans  son  idée  la  plus  exaltée^  tel  est  donc 
le  dernier  mot  de  la  liberté;  et  toutes  deux  finissent  par 
se  confondre. 

Ni  le  savoir,  ni  le  travail  ou  la  richesse,  ni  le  plaisir  ou 
l'amour,  ne  sont  pour  nous  des  fins  ;  poursuivies  pour 
elles-mêmes,  ces  formes  de  notre  activité  sont  des  néants, 
vanitates  vanitatutn.  Les  œuvres  mêmes  de  la  liberté,  en 
tant  qu'on  les  séparerait  de  Tœuvre  pivotale  pour  la- 
quelle elles  sont  données,  à  savoir  la  Justice,  seraient 
également  de  nulle  valeur;  considérées  comme  fitis,  elles 
sont  mauvaises.  Notre  fin  est  la  Justice  infinie,  cette  har- 
monie universelle  rêvée  par  Fouriér,  dont  il  est  loisible 
à  chacun  de  nous  de  se  rendre,  par  l'exercice  de  son  libre 
arbitre,  coopérateur  et  participant,  et  que  le  Sage  nous 
commande  d'aimer  et  poursuivre  exclusivement ,  sous  le 
nom  de  Dieu  :  Amare  Deum  et  illi  soit  servire* 

Delà  ce  caractère  négatif  qu'affecte  d'ordinaire  la  liberté, 
et  qui  fait  d'elle  comme  le  génie  de  la  révolte.  La  liberté 
ne  connaît  ni  loi,  ni  raison,  ni  autorité,  ni  fin,  ni  limite,  ni 
principe,  ni  cause,  hormis  elle.  A  la  création  qui  l'environne 


-  528  — 

elle  dit  :  non;  —  aux  lois  du  monde  et  de  la  pensée  qui 
Tobsèdent  :  non  ;  —  aux  sens  qui  la  sollicitent  :  non;  —  à 
Tamour  qui  la  séduit  :  non  ;—  à  la  voix  du  prêtre,  à  Tordre 
du  prince,  aux  cris  de  la  multitude:  non,  non,  non.  Elle 
est  le  contradicteur  éternel,  qui  se  met  en  travers  de  toute 
pensée  et  de  toute  existence;  l'indomptable  insurgé,  qui 
n*a  de  foi  qu'en  soi,  de  respect  et  d'estime  que  pour  soi, 
qui  ne  supporte  môme  l'idée  de  Dieu  qu'autant  qu'il  re- 
connaît en  Dieu  sa  propre  antithèse,  topjours  soi. 

Mais,  malgré  cette  allure  critique,  exterminante,  la 
liberté,  nous  le  savons,  est  une  puissance  d'afCrmation 
autant  que  de  négation,  de  production  autant  que  de 
destruction  :  c'est  le  moi  qui,  se  posant  dans  sa  supré- 
matie, entreprend,  pour  sa  félicité  absolue,  de  réaliser 
dans  la  matière,  dans  la  vie  et  dans  l'esprit  ce  que  ni  la 
matière,  ni  la  vie,  ni  l'esprit,  consultés  séparément,  ne 
lui  sauraient  donner,  mais  ce  que  sa  nature  synthétique 
lui  permet  de  concevoir,  l'absolu. 

XXXIX 

t 

La  question  du  libre  arbitre  est  tout  à  la  fois  le  sphinx, 
le  nœud  gordien,  les  Thermopyles  et  les  colonnes  d'Her- 
cule de  la  philosophie. 

Si  le  lecteur  juge  que  Ténigme  est  définitivement  réso- 
lue, le  nœud  dénoué,  le  pas  franchi,  le  but  touché,  les 
objections  ressassées  depuis  deux  ou  trois  mille  ans  contre 
la  liberté  n'auront  plus  rien  qui  l'arrête. 

Objection.  L'homme  est  sensation-sentiment-connais- 
sance, ou,  suivant  le  vieux  style,  matière,  vie,  esppt.  Sous 
chacun  de  ces  points  de  vue,  tout  en  lui  est  prédéter- 
miné, fatal.  Comment  ce  triple  fatalisme  peut-il  produire 
la  liberté? 

Réponse.  C'est  une  loi  de  la  création  qu'en  toute  col- 
leclivilé  la  rcsiiltanle  diiïùre  osscnticremcnt  en  qualité 


—  529  — 

de  chacun  des  éléments  qui  concourent  à  la  produire,  et 
surpasse  en  puissance  la  somme  de  leurs  forces.  Si  donc 
le  composé  est  tel  quMI  réunisse  en  soi  tous  les  aspects 
de  la  nécessité,  nécessité  physique  ou  organique,  néces- 
sité passionnelle,  nécessité  intellectuelle,  la  résultante 
sera  nécessairement  une  liberté,  puisqu'elle  dépassera 
toutes  les  conditions  ou  fatalités  de  la  matière,  de  la  vie 
et  de  Tesprit.  C'est  pourquoi  la  définition  de  l'homme, 
sensation'sentiment'Connaissanee  synthétiquement  unis^ 
est  incomplète  ;  il  faut  ajouter  :  et  donnant  lieu ,  par 
leur  synthèse,  à  une  puissance  supérieure^  la  liberté. 

06j.  — Faire  de  la  liberté  une  résultante,  puis  une. 
fonction;  lui  assigner  un  objet,  un  but,  une  fin;  parler 
de  ses  œuvres  :  tout  cela  est  du  fatalisme.  Admettons 
que  l'arbitre  humain  soit  aifranchi,  par  sa  constitution, 
de  toute  autre  nécessité  ;  du  moins  ne  saurait-on  nier 
qu'à  l'égard  de  lui-même  il  est  serf:  les  mots  mêmes  dont 
on  se  sert  pour  l'expliquer  impliquent  servitude.  Un 
pHncipe,  un  objet ^  un  but  au  libre  arbitre;  une  constitu- 
tion du  libre  arbitre^  une  théorie  du  libre  arbitre  :  tout 
cela  est  contradictoire. 

Rép.  —  Ici  est  la  pierre  d'achoppement  contre  laquelle 
se  sont  brisés  tous  ceux  qui  ont  traité  la  question.  Ils 
n'ont  pas  vu  que  leur  argumentation,  pouvant  se  retourner 
avec  le  même  avantage  contre  toutes  les  notions  de  l'en- 
tendement, non-seulement  ne  prouvait  rien  parce  qu'elle 
prouvait  trop ,  mais  qu'elle  devenait,  par  l'universalité 
du  phénomène,  un  préjugé  en  faveur  du  libre  arbitre. 

On  sait  en  effet  ce  qui  arrive  de  toute  antinomie  :  aussi- 
tôt que  la  notion  qui  la  porte  a  été  niée  par  une  première 
contradiction,  elle  se  reproduit  par  une  autre  contradic- 
tion qui  détruit  la  première.  Ainsi,  après  avoir  dit,  en 
termes  généraux,  que  la  liberté,  étant  une  fonction,  ayant 
nn  objet,  servant  à  une  fin,  n'est  pas  libre,  nous  devrons 

Jfi  30 


^  530  — 

ensuite,  après -avoir  constaté,  dans  l'espèce,  €(ue  la  liberté 
est  à  elle-même  son  objet  et  sa  fin,  que  son  action  est  su- 
périeure à  toute  nécessité,  sa  raison  supérieure  à  toute 
raison,  conclure  qu'elle  est  librft,  puisque  le  seryicë  ex- 
clusif de  soi-même  est  précisément  ce  qu'on  entend  par 
liberté  :  nemo  sibi  servit. 

.  Devant  ce  conflit  de  contradictions  que  reste-t-il  donc  à 
faire?  Une  seule  chose,  savoir  si  la  liberté  est  une  fonction 
positive  de  l'être  humain;  en  autres  termes,  si  Thomme, 
4^omposé  de  matière  et  d'esprit,  assemblage  de  tqus  les 
éléments  et  de  toutes  les  puissances  de  la  naturcf  ne  pod- 
fiède  pas,  ipsofacto^  une  force  de  collectivité  qui  le  rende 
maître  absolu  du  monde  et  de  lui,  et  quel  est  l'objet  et 
le  but  de  c^tte  force.  Le  fait  reconnu,  établi^  analysé, 
expliqué,  toute  discussion  devient  puérile^  aucune  anti- 
nomie ne  pouvant  prévaloir  contre  le  fait  qui  la  pose« 
Que  font,  je  vous  le  demande,  les  arguments  des  éléates 
contre  le  mouvement?  Que  prouvent,  contre  l'existence 
des  corps,  les  difficultés  que  soulèvent  la  divisibilité  à 
l'infini  de  la  matière  et  sa  non-divisibilité?  Il  serait  aisé 
d'élever  contre  la  nécessité  elle-même  autant  d'objections 
qu'on  en  peut  faire  contre  le  libre  arbitre  :  cela  détrui- 
rait-il la  certitude  que  nous  avons  de  la  nécessité  de 
certaines  choses? 

.  Oui,  la  liberté  a  pour  adossc^ment  l'ensemble  des-  néces- 
sités de  la  nature  et  de  l'esprit  :  c'est  pour  cela  qu'elle  est 
la  liberté.  Oui,  la  liberté  a  sa  raison,  son  principe,  sa 
fin  :  c'est  pour  cela  qu'elle  est  quelque  chose. 
.  Obj.  —  Si  l'homme  est  libre,  et  si  la  liberté  est  en  lui 
la  résultante  de  l'organisme,  iihage  et  résumé  de  la  na- 
ture, comment,  sans  une  expérience  continuelle  des 
choses,  ne  peut-il  rien  imaginer,  rien  connaître? 

Réf. — Distinguons.  La  liberté  est  la  résultante  des  fa^ 
cultes  physiques,  aflectives  et  intellectuelles  de  l'homme; 


1 


—  531  — 

elle  ne  peut  donc  les  suppléer  ni  les  devancer  :  sous  ce 
rapport,  elle  est  dans  la  dépendance  de  ses  origines.  Mais 
ce  que  ne  lui  donnent  ni  la  sensation,  ni  le  sentiment,  ni 
la  science,  le  sublime  et  Tidéal,  elle  le  produit  comme 
son  œuvre  propre;  par  cette  production,  elle  s'établit  sur 
l'univers  entier  et  fait  acte  de  souveraineté. 

Obj.  —  L'esprit  ne  se  détermine  jamais  sans  molifs. 
Donc,  s*il  dépend  de  motifs,  il  n'est  pas  libre. 
'  JRép.  —  Pure  équivoque.  De  tous  les  motifs  auxquels 
paraît  obéir  l'esprit,  il  n'y  en  a  jamais  qu'un  qui  vaille, 
et  ce  motif  unique  est  toujours  pris  dans  la  liberté  :  c'est 
la  glorification  du  moi,  ad  maforem  met  gloriam. 

Fichte  le  dit  en  autres  termes  : 

a  Ma  nature  tend  en  définitive  à  une  indépendance^  à  une 
personnalité  absolue.  Je  ne  puis  en  approcher  que  par  ['action, . . 
Je  dois  tendre  à  faire  du  monde  entier  ce  que  mon  corps  est 
pour  moi...  La  loi  de  la  liberté,  loi  unique,  est  donc  détermi- 
nation absolue  de  soi-même  par  soi-même,  n  [Willm,  t.  11^ 
p.  315  et  367.) 

Obj.  —  Tout  cela  est  abuser  des  termes.  La  liberté  est 
la  liberté,  ou  elle  n'est  pas  :  voilà  ce  que  dit  à  priori  la 
logique.  Or  il  se  trouve,  en  venant  aux  explications,  que 
l'on  ne  dit  rien  de  la  liberté  qui  ne  suppose  eh  même 
temps  4a  nécessité,  et  que  toute  définition  leur  est  com- 
mune. 

Bép.  —  Toujours  l'antinomie!  La  nécessité  aussi  est 
la  nécessité,  ou  elle  n'est  pas  :  voilà  ce  que  dit  à  priori 
la  logique.  Comment  donc  se  fait-il,  quand  on  vient  aux 
explications,  que  la  nécessité  est  continuellement  tra- 
versée par  la  contingence  ;  qu'on  n'en  puisse  rien  dire 
qui  ne  rappelle  le  hasard  ou  le  libre  arbitre,  si  bien  que 
toute  définition  leur  devient  commune? 

Sortez  donc  de  cet  imbroglio.  Connaissez-vous  rien  dont 
l'existence  vous  soit  plus  assurée,  en  même  temps  l'oppa-* 


^  532  — 

sition  plus  manifeste,  que  vos  deux  mains?  Eh  bien!  je 
vous  mets  au  défi  de  donner  une  définition  de  l'une  qui 
ne  convienne  pas,  et  de  tous  points,  à  Taulre;  je  vous  dé- 
fie, dis-je,  de  trouver  un  mot,  une  idée,  au  moyen  de  quoi 
vous  puissiez  distinguer,  en  elles-mêmes,  votre  droite 
de  votre  gauche.  Si  vous  doutez  de  ce  que  j'avance, 
faites-en  seul  Tessai.  Ce  n*est  que  par  un  signe  extérieur, 
accidentel,  que  vous  parviendrez  à  vous  entendre,  comme 
quand  un  homme^  placé  de  ce  côté-ci  de  I  equateur,  et 
le  visage  tourné  au  méridien,  appelle  gauche  la  main 
située  du  côté  où  le  soleil  se  lève,  droite  celle  qui  est  du 
côté  où  il  se  couche.  S*ensuit-il  de  cette  indistinction 
fatale  que  vous  n'avez  qu'une  main,  avec  le  pouce  au 
milieu  ? 

La  liberté  est  à  la  nécessité  ce  que  votre  droite  est  à 
Totre  gauche  :  l'entendement  seul  ne  peut  vous  en  rien 
dire,  et  toujours  vous  serez  amenés,  si  vous  ne  consultez 
que  lui,  à  nier  Tune  ou  Tautre^  ce  qui  est  absurde.  Tout 
au  plus  serez-vous  averti  par  la  contradiction  de  vos 
idées  qu'il  y  a  là-dessous  une  réalité  que  vous  ne  con- 
naissez point,  mais  que  Vobservation  des  faits  de  la  nature 
et  de  rame  humaine  à  la  fin  vous  découvrira. 

Obj.  —  Du  moins  faut-il  convenir  que  l'arbitre  de 
l'homme  est  soumis  aux  lois  de  sa  propre  constitution. 
Ces  lois  sont  pour  lui  une  nécessité  dont  il  ne  peut  s'af* 
franchir  :  donc  il  n'est  pas  libre. 

Réf.  —  Ceci  revient  toujours  à  dire  que  la  liberté  est 
adossée  à  la  nécessité ,  et  que  dans  cette  antinomie,  la 
thèse  ne  peut  jamais  détruire  radicalement  l'antithèse  : 
ce  qui,  je  le  répète,  n'est  pas  une  objection,  mais  une 
preuve.  Non,  l'esprit  ne  peut  anéantir  la  matière,  le  moi 
enlever  tout  à  fait  le  non-moi,  le  libre  arbitre  anéantir  la 
nécessité,  parce  que  ce  serait  s'anéantir  soi-même,  ce 
qui  implique  contradiction.  Mais  l'esprit,  devenu  libre 


—  633  ^ 

en  revêtant  la  forme  humaine,  peut  détruire  les  orga- 
nismes qu*il  crée  à  Tétat  latent  ;  il  pourrait,  s*il  voulait, 
faire  de  ce  globe  un  monceau  de  scories  au  lieu  d'en 
faire  un  jardin  de  délices,  et  par  la  destrifction  du  corps 
qu'il  habite  se  rendormir  pour  jamais  :  donc  il  est  libre. 

Dans  les  systèmes  où  l'univers  est  représenté  comme 
un  royaume  gouverné  d'en-haut  par  une  divinité  suze- 
raine ,  le  suicide  d'un  Caton  et  d'une  Lucrèce  n'est  pas 
pour  la  liberté  un  témoignage  sans  réplique ,  parce  que 
ces  deux  personnages  sont  censés  dirigés  par  une  loi 
céleste,  à  laquelle  leur  volonté  ne  fait  que  se  conformer. 
Dans  la  théorie  leibnizienne,  qui  sur  Tindépendance  des 
monades  constitue  la  démocratie  de  la  création  et  fait 
de  chaque  individualité  un  sommet,  le  suicide  est  l'acte 
suprême  de  la  liberté,  qui  ne  s'explique  que  parla  liberté. 

Obj.  —  Toute  faculté  ou  fonction  suppose  un  orga- 
nisme, dont  elle  est  à  la  fois  le  principe  et  le  produit, 
l'effet  et  la  cause  :  dans  une  philosophie  réaliste,  fondée 
sur  l'observation  des  phénomènes ,  ce  principe  ne  peut 
être  nié.  Sans  organe  la  liberté  n'est  rien  :  quel  est  l'or- 
gane de  la  liberté?  Avec  un  organe  le  libre  arbitre  tombe 
dans  le  fatalisme  :  comment  échapper  à  la  difficulté  ? 

Rép.  —  La  liberté  n'a  pas  d'autre  organe  que  l'homme 
même,  jouissant  de  la  plénitude  de  ses  facultés.  La  raison 
de  cela  est  que  la  liberté,  étant  la  force  de  collectivité  de 
l'homme,  ne  peut  pas  avoir  dans  l'homme  d'organe  spé- 
cial sans  cesser  d'être.  Aussi  la  définition  de  l'homme  par 
M.  de  Bonald,  Une  intelligence  servie  par  des  organes^ 
est-elle  encore  plus  fautive  que  celle  de  M.  Pierre  Leroux  : 
L'homme  est  une  liberté  servie  par  des  organes,  des  sens, 
des  affections  et  des  idées.- 

Obj.  —  L'histoire  du  genre  humain  témoigne  d'un  fata- 
lisme ou  d'un  providentialisme,  le  nom  ne  fait  rien  à  la 
chose,  universel.  La  société  est  soumise  à  une  évolution 

-      II.  30. 


—  534  — 

que  la  philosophie  n'a  pas  encore  parraitement  reconnue, 
mais  dont  le  caractère  fatal  apparaît  d'autant  mieux  qu'on 
l'étudié  davantage.  Entraîné  par  cette  évolution,  comme 
ia  goutte  d'eau  par  les  courants  océaniens,  l'homme  n'est 
pas  libre  ;  et  plus  il  se  civilise,  en  obéissant  à  la  puissance 
qui  le  mène,  moins  il  se  reconnaît  de  liberté. 

Rép. —  L'objection  est  sans  valeur,  attendu  qu'elle  ne 
lient  compte  que  d'une  moitié  des  faits.  Sans  doute  la 
nécessité  joue  un  rôle  dans  les  évolutions  de  l'humanité, 
et  ce  n'est  pas  un  médiocre  travail  d'en  faire  la  détermi- 
nation :  nos  historiens  philosophes  en  sont  aujourd'hui  là. 
Mais  le  libre  arbitre  a  aussi  sa  part  :  je  n'en  veux  pour  le 
moment  d'autre  preuve  que  le  sentiment  de  toute  cette 
école  de  narrateurs  qui  nie  précisément  ce  qu'on  est 
convenu  d'appeler  philosophie  de  r histoire.  Nous  verrons 
plus  tard,  en  traitant  du  Progrès^  de  quoi  se  compose 
cette  part  de  la  liberté. 

Otj. — Qu'on  distingue,  si  l'on  veut,  deux  sortes  d'actes 
humains,  les  uns  qu'on  attribue  au  libre  arbitre,  les 
autres  qu'on  rapporte  à  la  nécessité  :  en  fin  de  compte, 
le  libre  arbitre  ne  va  pas  au  chaos;  ce  serait  une  étrange 
liberté  que  celle  qui  aurait  pour  objet  de  créer  le  désordre. 
Or,  la  société,  œuvre  du  libre  arbitre,  expression,  incar- 
nation du  libre  arbitre,  ne  peut  pas  exister  sans  un  or- 
ganisme, et  cet  organisme  a  des  lois.  Comment  peut-elle 
être  dite  libre? 

'  Bép. —  Il  a  été  démontré  au  contraire  (Études  IV  et  Vil) 
que  l'ordre  social,  tel  que  le  veut  la  Justice  et  que  le 
poursuit  le  libre  arbitre,  n'est  point  un  organisme,  un 
.système  ;  c'est  le  pacte  de  la  liberté,  son  équation  de 
personne  à  personne,  ce  qui  comporte,  au  point  de  vue 
de  l'idéal,  la  plus  grande  variété  possible  de  combinaisons, 
la  plus  grande  indépendance  des  individus  et  des  groupes. 

f^a  liberté,  dans  sa  course  indomptée,  niant  tout  ce 


—  535  — 

qu'elle  rencontre  et  l'univers  lui-même,  trouve  enfin  qui 
lui  parle,  et,  la  regardant  fixement,  lui  dit:  Non! 

Cesi  une  liberté  semblable  à  elle,  un  homme. 

La  lutte  s'engage  d'abord  :  la  liberté  est  le  dieu  de  la 
guerre,  Dens  Sabaoth.  Puis  la  liberté  dit  à  la  liberté  : 
Nous  ne  pouvons  nous  vaincre;  nous  ne  saurions  faire  de 
mal  qu'à  nos  organes:  les  immortels  ne  se  tuent  pas. 
Transigeons  :  que  chacune  fasse  pour  l'autre  comme  pour 
elle-même,  et  jurons  par  notre  souveraineté  consolidée. 

Ainsi  le  droit,  écrit  dans  les  entrailles  de  l'homme,  se 
constitue  par  la  liberté  :  c'est  ce  qu'expriment  nos  dé- 
clarations révolutionnaires,  qui  toutes,  celle  de  Robes- 
pierre exceptée,  placent  la  liberté  en  tête  de  la  formule 
sacramentelle  :  Liberté,  Égalité,  Fraternité.  Changez 
l'ordre  de  ces  mots,  la  Révolution  est  à  l'envers,  et  son 
édifice  croule. 

XL 

'Ministre  dé*  la  Justice,  pouvoir  exécutif  et  pouvoir 
législatif,  la'Ulberté,  aux  termes  delà  Déclaration  de  1789, 
est  supérieure  à  la  loi. 

•Art.  11.  Les  citoyens  ne  peuvent  être  soumis  à  d'autres  lois 
que  celfes  qu'ils  ont  librement  consenties. 

Art.  12.  Tout  ce  qui  n'est  pas  défendu  par  la  loi  est  permis; 
et  nul  ne  peut  être  contraint  à  faire  ce  qu'elle  n'ordonne  pas. 

Art.  13.  Jamais  la  loi  ne  peut  être  invoquée  pour  des  faits 
antérieurs  à  sa  publication;  et  si  elle  était  rendue  pour  déter- 
miner le  jugement  de  ces  faits  antérieurs^  elle  serait  oppres- 
sive et  tyranpique. 

C'est  ce  que  répète  la  formule  gravée  sur  les  pre- 
mières monnaies  de  la  Révolution  :  La  Nation,  la  Loi^ 
le  Roi; 

Ce  que  confirjBeat  tour  à  tour  le  Code  civil  et  le  Code 
pénal: 


—  636  — 

Code  aYa#  Art.  1^.  Les  lois  sont  exécutoires  du  jour  de 
leur  promulgation. 

Art.  2.  La  loi  ne  dispose  que  pour  Tavenir  et  n'a  point  d'effet 
rétroactif. 

Gode  pénal.  Art.  4.  Nulle  contrayention,  nul  délit,  nul 
crime,  ne  peuyent  être  punis  de  peines  qui  n'étaient  pas  pro» 
noooées  par  la  loi  avant  qu'ils  fussent  oonmiis. 

De  telles  maximes,  il  faut  l'avouer,  au  point  de  vue 
d*un  ordre  étemel,  immuable,  supérieur  à  l'homme,  à 
qui  il  ne  resterait  que  d'y  conformer  sa  volonté,  sont 
scandaleuses,  immorales.  Elles  changent  totalement  la 
notion  de  loi,  en  faisant  de  la  loi  non  plus  le  rapport  ou 
la  raison  des  choses^  mais  le  statut  arbitral  de  la  volonté 
de  l'homme.  Pour  être  dans  le  vrai,  le  législateur,  théiste, 
panthéiste,  fataliste  ou  optimiste,  devrait  dire  : 

«  Toute  loi  de  la  nature,  c'est-à-dire  tout  rapport  naturel  et 
nécessaire  des  choses^  est  loi  pour  llionmie,  et  cela  seul  est  loi. 

«  Or,  le  rapport  des  choses  étant  invariable,  à  quelque  époque 
que  surgisse  le  débat,  ce  rapport  oblige>  indépendamment  de 
la  connaissance  de  l'homme  et  de  son  acquiescement. 

«  Donc,  tout  litige  sera  réglé,  tout  crime  ou  délit  réprimé 
et  réparé  d'après  la  loi  des  choses  :  le  libre  arbitre  n'a  rien  à 
y  voir^  la  société  rien  à  redire. 

Pourquoi  donc  le  législateur  procède-t-il  d'une  façon 
contraire?  Pourquoi  pose-t-il  la  loi  comme  sienne,  acte 
de  sa  volonté  pure,  prescrit  de  son  bon  plaisir  et  com- 
mandement de  son  autorité  ? 

Ah!  c'est  que  la  liberté  est  supérieure  au  monde  et 
à  ses  lois,  ef  qu'elle  ne  peut  être  tenue  de  faire  état 
de  ces  lois  qu'autant  qu'elle  s'y  est  engagée  vis-à-vis 
d'elle-même  par  un  libre  serment. 

Voilà  pourquoi,  dans  la  question  des  bulletins  électo- 
raux, la  Cour  de  cassation,  généralisant  là  où  le  texte 
de  la  loi  n'avait  fait  que  spécifier^  fut  irréprochable  quant 


r 


—  637  — 

a  la  logique»  qui  répugue  à  admettre  des  exceptions  dans 
une  loi,  mais  fautive  quant  à  la  pratique  législative  et 
judiciaire»  qui,  tout  en  marchant  à  Tuniversel,  ne  statue 
cependant  que  sur  des  cas  spéciaux,  et  ne  reconnaît 
comme  défendu  que  ce  qui  a  été  déclaré  tel  par  la  loi, 
expression  synallagmatique  de -toutes  les  libertés  indi^ 
viduelles. 

Qu'est-ce,  en  effet,  que  la  loi  ou  le  contrat  social  T 

Une  déclaration  d'exception  vis-à-vis  d'un  objet  déter- 
miné, les  parties  contractantes  se  réservant  pour  le  reste 
liberté  pleine  et  entière;  une  limite  posée,  pour  un  cas 
spécial,  au  libre  arbitre.  Bertrand  du  Guesclin  et  Olivier 
de  Clisson,  faisant  entre  eux  un  pacte  de  chevalerie  contre 
tous  ceux  qui  peuvent  vivre  et  mourir^  hormis  le  roi  de 
France  et  le  duc  de  Bretagne,  ^ni  une  image  de  tel 
absolutisme  de  la  liberté. 

Vous  parlez  de  système  social  :  quel  système  pourrait 
sortir  jamais  d'un  pareil  contrat?  Aucun.  Â  mesure  que 
la  liberté  traite,  elle  se  multiplie  par  le  droit  :  voilà  tout. 

Auparavant,  chacun  des  deux  guerriers,  isolé  sur  la 
terre,  valait  comme  un  ;  maintenant  il  peut  se  dire  fort 
comme  deux.  Qu'il  en  vienne  un  troisième,  un  qua- 
trième, un  millième,  ce  sera  toujours  la  même  chose: 
la  liberté  veillera  seulement  à  ce  que  cette  équation  ré- 
pétée, qui  multiplie  sa  puissance,  ne  dégénère  pas  en  un 
fatalisme  qui  lasubalternise.... 

XLI 

Résumons  toute  cette  théorie. 

1.  Le  principe  de  la  nécessité  ne  suffit  pas  à  l'expli- 
cation de  l'univers  :  il  implique  contradiction. 

2.  La  conception  de  l'Absolu  absolu,  qui  sert  de  motif^à 
la  théorie  spinoziste,  est  inadmissible  :  elle  conclut  au  delà 
de  ce  que  les  phénomènes  permettent  de  conclure,  et  ne 


—  538  — 

{)eul  être  considérée  tout  au  plus  que  comme  une  donnée 
métaphysique  attendant  les  conQrmations  de  l'expérience, 
mais  qui  doit  être  abandonnée  pour  peu  que  Texpérience 
lui  soit  contraire,  ce  qui  est  précjsément  le  cas. 

3.  La  conception  panthéistique  de  l'univers,  ou  d'un 
monde  le  meilleur  posiible  servant  d'expression  {nature 
naiuréé)  à  l'Absolu  absolu  {nature  naiuranté) ,  est  égale- 
ment illégitime  :  elle  conclut  en  sens  contraire  des  rap- 
ports observés,  qui,  par  leur  ensemble  et  surtout  parleur 
détail,  nous  montrent  le  système  des  choses  sou^  un  as- 
pect tout  différent* 

Ces  trois  négations  fondamentales  appellent  un  prin- 
cipe complémentaire,  et  ouvrent  le  champ  à  une  théorie 
nouvelle,  dont  il  ne  s'agit  plus  que  de  trouver  les  termes. 
^.  La  liberté,  ou  le  libre  arbitre,  est  une  conception  de 
Tesprit,  formée  en  opposition  de  la  nécessité,  de  l'Absolu 
absolu  et  de  l'harmonie  préétablie  ou  du  meilleur  monde, 
dans  le  but  de  rendre  raison  des  faits  que  le  principe  de 
la  nécessité,  assisté  des  deux  autres,  n'explique  pas,  et  de 
rendre  possible  la  science  de  la  nature  et  de  l'humanilé* 
ô.  Or,  comme  toutes  les  conceptions  de  l'esprit,  comme 
la  nécessité  elle-même,  ce  nouveau  principe  est  frappé 
d'antinomie,  ce  qui  veut  dire  que  seul  il  ne  suffit  pas  non 
plus  à  l'explication  de  l'homme  et  de  la  nature  :  il  faut, 
suivant  la  loi  de  l'esprit ,  qui  est  la  loi  même  de  la  créa- 
tion, que  ce  principe  soit  adossé  à  son  Contraire,  la 
nécessité,  avec  laquelle  il  forme  l'antinomie  première, 
la  polarité  de  l'univers. 

Ainsi  la  nécessité  et  la  liberté,  antithétiquement  unies, 
sont  données  à  priori ,  par  la  métaphysique  et  l'expé- 
rience, comme  la  condition  essentielle  de  toute  existence, 
de  tout  mouvement,  de  toute  fin ,  partant  de  tout  savoir 
et  de  toute  moralité. 
6.  Qu'est-ce  donc  que  la  liberté  ou  le  libre  ari)itre  ?  ÏJà 


^  539  -- 

puissance  de  collectivité  de  rbomme.  Par  elle  l'homme, 
matière,  vie,  esprit,  s'affranchit  de  toute  fatalité  physique, 
affective  et  intellectuelle,  se  subordonne  les  choses,  s'é- 
lève, par  le  sublime  et  le  beau,  au  delà  des  limites  de  la 
réalité  et  de  l'idée,  se  fait  un  instrument  des  lois  de  la 
raison  comme  de  celles  de  la  nature,  assigne  pour  but 
à  son  activité  la  transfiguration  du  monde  d'après  son 
idéal,  et  se  donne  à  lui-même  sa  gloire  pour  un. 

7.  D'après  cette  déQnition  de  la  liberté  on  peut  dire, 
en  raisonnant  par  analogie,  qu'en  tout  être  organisé  ou 
simplement  collectif,  la  force  résultante  est  la  liberté  de 
l'être;  en  sorte  que  plus  cet  être,  cristal,  plante  ou  animal, 
se  rapprochera  du  type  humain,  plus  la  liberté  en  lui  sera 
grande,  plus  le  libre  arbitre  aura  de  portée.  Chez  Thomi^e 
même  le  libre  arbitre  se  montre  d'autant  plus  énergique 
que  les  éléments  qui  l'engendrent  par  leur  collectivité 
3ont  eux-mêmes  plus  développés  en  puissance  :  philoso- 
phie, science,  industrie,  écoiiomie,  droit.  C'est  pour 
cela  que  l'histoire,  réductible  en  système  par  son  côté 
fatal,  se  montre  progressive,  idéaliste,  supérieure  à  toute 
théorie,  par  le  côté  du  libre  arbitre,  la  philosophie  de 
l'art  et  la  philosophie  de  l'histoire  ayant  cela  de  commun 
que  la  raison  des  choses  qui  leur  sert  de  critère  est  néan- 
moins impuissante  à  expliquer  la  totalité  de  leur  contenu. 

XLIÏ 

La  voilà,  cette  liberté  révolutionnaire,  si  longtemps 
maudite,  parce  qu'on  ne  la  comprenait  pas^  parce  qu'on 
en  cherchait  la  clé  dans  les  mots  au  lieu  de  la  chercher 
dans  les  choses  ;  la  voilà  telle  qu'une  pihilosophie  inspirée 
d'elle  seule  devait  enfin  la  fournir.  En  se  révélant  à  nous 
dans  son  essence,  elle  nous  donne,  avec  la  raison  de  nos 
établissements  religieux  et  politiques,  le  secret  de  notre 
destinée. 


—  540  — 

Oh  !  je  comprends,  Monseigneur,  que  vous  ne  Taimie^ 
pas,  la  liberté,  que  vous  ne  Tayez  jamais  aimée.  La  liberté, 
que  vous  ne  pouvez  nier  sans  vous  détruire,  que  vous  ne 
pouvez  afSrmer  sans  vous  détruire  encore ,  vous  la  re- 
doutez comme  le  Sphinx  redoutait  Œdipe  :  elle  venue, 
l'Église  est  devinée;  le  christianisme  n*est  plus  qu*un 
épisode  dans  la  mythologie  du  genre  humain.  La  liberté, 
symbolisée  dans  Thistoire  de  la  Tentation,  est  votre  anti- 
christ; la  liberté,  pour  vous,  c*est  le  diable. 

Viens,  Satan,  viens^  le  calomnié  des  prêtres  et  des  rois, 
que  je  t*embrasse,  que  je  te  serre  sur  ma  poitrine  !  Il  y  a 
longtemps  que  je  te  connais,  et  tu  me  connais  aussi.  Tes 
œuvres,  ô  le  béni  de  mon  cœur,  ne  sont  pas  toujours  belles 
ni  bonnes;  mais  elles  seules  donnent  un  sens  à  l'univers 
et  Tempêchent  d*être  absurde.  Que  serait','  sans  toi,  la 
Justice?  un  instinct;  la  raison?  une  routine;  Thomme? 
une  bête.  Toi  seul  animes  et  fécondes  le  travail  ;  tu  en- 
noblis  la  richesse,  tu  sers  d'excuse  à  l'autorité ,  tu  mets 
le  sceau  à  la  vertu.  Espère  encore,  proscrit!  Je  n^ai  à  ton 
service  qu'une  plume  ;  mais  elle  vaut  des  millions  de 
bulletins.  Et  je  fais  vœu  de  ne  la  poser  que  lorsque  les 
jours  chantés  par  le  poète  seront  revenus  : 

Vous  traversiez  des  ruines  gothiques  : 
Nos  défenseurs  se  pressaient  sur  vos  pas  ; 
Les  fleurs  pleavaient,  et  des  viei^ges  pudiques 
Mêlaient  leurs  chants  à  Thymne  des  combats. 
Tout  s'agitait,  s'armait  pour  la  défense  ; 
Tout  était  fier,  surtout  la  pauvreté. 
Ah  !  rendez-moi  les  jours  de  mon  enfance, 

Déesse  de  la  Liberté  !  ., 


FIN   DU  DErXlÉME   VOLUME* 


lABLE 


CINQUIÈME  ÉTUDE.  ■ 


.>ji 


L  EDUCATION. 


t 


[ArgMment.  —  Quelle  que  soit  la  religion,  produit  d'une  intuition 
n)yslique  ou  d'une  spéculation  métaphysique  ;  que  l'église  qui  lui 
sert  d'expression  soit  organisée  pour  l'aristocratie  ou  pour  le  commu- 
nisme, dès  lors  que  cette  religion  pose  le  principe  du  droit  en  dehors 
du  sujet  humain,  il  est  fatal  que  l'éducation  soit  aussi  hors  l'huma- 
nité, et  se  résolve  en* un  système  de  dépravation.  Ainsi  l'âme  n'étant 
pas  cultivée  comme  un  germe  vivant,  qui  possède  sa  loi  en  soi  et^ 
ne  demande  qu'à  se  développer  librement,  mais  traitée  comme  une 
nature  informe,  obscure  et  mauvaise,  qui  attend  sa  façon,  son  mouve- 
ment et  sa  qualité  d'une  action  étrangère,  l'homme  devient,  par  l'édu- 
cation que  lui  donne  l'Ëglise,  hypocrite,  puisque  sa  conscience  n'est 
pas  ^en  lui ,-  étranger  à  lui-même,  puisque  sa  fin  est  hors  de  lui  ; 
étranger  à  la  société,  qui  par  sa  raison  d'état  tantôt  le  fait  serf,  tantôt 
le  privilégié,  dans  tous  les  cas  lui  ôte  la  raison  des  choses  et  le  res- 
pect des  personnes  ;  étranger  enfin  à  la  terre  sur  laquelle  il  est  comme 
exilé,  et  qui  n'a  rien  de  commun  avec  lui.  Et  comme  le  résultat  iné- 
vitable d'une  pareille  éducation  est  de  rendre,  par- la  privation  de 
toute  justice  propre,  de  toute  franchise  de  l'esprit,  de  toute  estime  du 
prochain,  de  toute  communion  avec  la  nature,  l'existence  malheu- 
reuse, la  mort  sera  d'autant  plus  misérable  que  la  dévotion  du  sujet 
a  sa  foi  aura  été  plus  grande.  —  Théories  contraires  de  la  conscience 
libre,  de  l'enseignement  égalitaire,  de  la  possession  de  la  nature,  et 
de  la  bonne  mort.] 

Préambule 1 

Cuip.  I'^.   —  Idée  géoérale  de  Péducatipn;  intervention  de  la  pensée 

religieuse.    .     .     .  , 6 

Cnip.  II.  —  L*homme  dans  son  for  intérieur  :  Symbolique  du  culte  et 

de  la  prière.  —  Double  conscience.   .     .     .• 18 

CiiAP.  III.  —  L'homme  devant  la  société.  —  Loi  du  respect  violée  par 

^éducation  ecclésiastique 46 

CHtp.  IV.  —  L'homme  au  sein  de  la  nature 73 

Chaf.  V.  —  L'homme  en  face  de  la  mort 98 


» 


—  542  •- 
SIXIÈME  ÉTUDE. 

LE  TRAVAIL. 

[Argument,  —  Le  travail,  par  son  côté  répugnant  et  pénible,  crée 
pour  l'homme  une  fatalité  qui  tend  à  le  rejeter  incessamment  dans  la 
servitude^  que 4a  balance  économique,  l'organisation  politique  et  l'é- 
ducation ont  pour  but  au  contraire  de  faire  cesser.  Pour  vaincre  cette 
fatalité,  qui  menace  la  Justice  et  compromet  la  civilisation,  il  n'est 
qu'un  moyen,  c'est  de  passionner  le  travail,  ce  qui  ne  se  peut  faire 
qu'à  une  condition,  savoir,,  que  chaque  travailleur  devienne  de  sa 
personne,  pendant  le  cours  de  sa  carrière,  un  représentant  de  la  totalité 
du  développement  industriel.  D'où  il  suit  que  le  problème  du  travail 
passionnel,, en  autres  termes,  du  travail  affranchi,  est  identique  à  celui 
de  l'origine  des  connaissances  et  de  la  formation  des  idées,  et  que  l'ap- 
prentissage des  métiers  se  présente  comme  une  branche  de  l'instruc- 
tion publique.  |[ais  ici,  comme  {)artout,  la  théologie  s'est  signalée  par 
son  génie  anti-pratique;  à  sa  suite,  l'Église  et  l'Ëtat  ont  décrété,  de 
par  la  dignité  de  Tesprit,  la  servitude  de  l'homme  de  peine.  Antipa- 
thie de  la  philosophie  spiritualiste  pour  le  travail;  impuissance  de  la 
charité.  — La  Révolution,  en  résolvant  le  problème,  anéantit  la  révé- 
lation dans  sa  cause  et  rend  toute  hiérarchie  sociale  impossible.] 

Préambule • 139 

Chap.  V^,  —  De  la  liberté  dans  le  travail.  —  Conclusions  contradic- 
toires de  Técole  fataliste  et  de  l'école  libérale. *i42 

Cbap.  II.  —  Discussion.  —  Principe  de  la  transcendance  :  Que  le  tra- 
vail est  de  malédiction  divine,  et  conséquemmênt  la  servitude  d'insti- 
tution religieuse.  Théorie  spiritualiste 159 

Chip.  111.  —  Droit  de  Pbomme  de  travail  ou  de  Pesclave,  d'après  Moïse. 

—  Loi  d'égoïsmc 175 

Cbap.  IV.  — Droit  du  serf  ou  salarié,  d'après  l'Église  :  loi  d'amour.     .     191 
Cbap.  Y.  —  Du  travailleur  d'après  la  Révolution.  —  Charte  du  travail. 

—  Loi  de  Justice 208 

La  franc-maçonnerie Ib. 

A  nti-conceptualùme  maçonnique,  —  Idée  de  Dieu 211 

L'origine  de  la  philosophie  et  des  sciences ^  découverte  dans  la 

spontanéité  travailleuse  de  l'homme.  ~  Alphabet  industriel,  314 

Encyclopédie  ou  polytechnie  de  l'apprentissage 226 

Organisation  de  l'atelier.    .' .     .     .  236 

Cbap.  VI.  — Le  travail  s'affranchira-t<il,  ou  ne  s'affranchira-t-il  pas?  243 

SEPTIÈME  ÉTUDE. 

LES  IDÉES. 

[Argument.  —  Dès  l'origine  de  la  civilisation,  les  hommes  ont  conçu 
la  vérité[et  la  loi  des  choses  comme  étant  d'essence  supérieure  à.  la 
lumière  individuelle,  que  le  sens  intime  et  la  pratique  de  la  vie 


—  643  — 

dénoncent  à  chaque  instant  comme  trouble  et  contradictoire.  Aussi 
l'autorité  privée  fut-elle  de  tout  temps  «uspecte,  et  l'on  a  cherché  la 
raison  générale  ou  la  certitude,  tantôt  dans  des  révélations  et  des 
oracles,  tantôt  dans  le  consentement  spontané  ou  réfléchi  des  peuples, 
plus  tard  dans  1%  méditation  métaphysique,  enfin,  et  en  désespoir  de 
cause,  dans  l'observation  et  l'expérience.  Tout  faisait  une  loi  de  cette 
recherche  :  l'opposition  des  intérêts, -le  mensonge  des  formules,  las 
variations  sans  fin  du  législateur,  l'interprétation  plus  variable  en- 
core du  juge,  les  incertitudes  des  philosophes,  la  contradiction  pns 
cesse  renaissante  entre  les  institutions  d'une  part,  et  l'expérience 
quotidienne  de  l'autre.  Après  l'ignoraitte  des  lois  de  la  Justice  éco- 
nomique, politique  et  industrielle,  l'ignorance  des  conditions  de  la 
raison  génésale  est  la  plus  grande  cause  de  démoralisation  qui 
afflige  le  genre  humain.  Insuffisance  des  garanties  proposées  :  cor- 
ruption de  la  science  et  de  la  raison  publique  par  l'autorité  ecclé- 
siastique ;  scepticisme  universel,  pacte  de  mensonge,  tyrannie  de 
l'absolu.  —  La  Révolution  fait  la  lumière  au  sein  de  ces  ténèbres  : 
après  avoir  déterminé  l'objet  positif  et  la  circonscription  de  la  méta- 
physique, elle  affirme  la  réalité  de  la  raison  collective,  sa  distinc- 
tion spécifique  d'avec  la  raison  individuelle,  et,  sur  les  ruines  de 
l'immoralité  probabiliste,  fonde  l'édifice  indestructible  de  la  foi  pu- 
blique.] 

Préambule *  .     .     f  69 

Chap.  l"".  —  Idée  d*une  méthode  de  direction  pour  l'esprit  dans  la  re- 
cherche de  la  Yérité,  d'après  la  s'cieoee  moderne.  —  Élimination  de 

l'absolu t71 

Chap.  II.  —  Difficulté  d*appliquer  l'hygiène  intellectuelle  aux  sciences 

morales  et  politiques 286 

f    Chap.  III.  —  Méthode  d'une  direiAion  pour  l'esprit  dans  la  recherche  de 

la  mérité,  d'après  PÉglise.  —  Théorie  du  probabilisme     ....     308 

Cbap.  IV.  —  Corruption  de  la  raison  publique  par  l'absolu ^2 

Cbap.  V.  —  Corruption  de  la  raison  publique  par  l'absolu.  —  Suite.     .     334 
Chap.  VI.  —  Discipline  intellectuelle,  ou  méthode  d'élimination  de  l'ab- 
*solu  d'après  les  principes  de  la  RéTolulion.  —  Constitution  de  la 

raison  publique 371 

CHiP.  YII.  —  Continuation  du  même  sujet.  — La  raison  publique,  condi- 
tion et  fondement  de  la  foi  publique. 389 

HUITIÈME   ÉTUDE. 

CONSCIENCF    BT    LIBERTÉ. 

[ÀrgumeiU.  —  Quels  que  soient  le  dogme  et  la  constitution  d'une 
église,  si  cette  église  admet  la  réalité  et  l'efficacité  de  la  conscience,  en 
autres  termes  le  principe  de  la  Justice  immanente,  elle  perd  sa  raison 


—  544  — 

d'être  el  cesse  d'exister  ;  si  elle  reconnaît,  en  dehors  du  commande- 
ment divin,  une  différence  enire  le  bien  et  le  mal,  elle  cesse  d'exister  ; 
si  elle  a  l'intelligence  et  le  respect  de  la  liberté,  elle  cesse  encore 
d'exister.  L'Église  nie  donc  la  suffisance  de  la  conscience  et  la  réa- 
lité de  la  Justice  ;  elle  nie  là  justification  de  l'humanité  par  elle- 
même;  elle  nie  la  distinction  subjective  du  bien  et  du  mal,  et  elle 
accuse  la  liberté,  qu'elle  ne  comprend  pas,  d'être  l'ennemie  de  Dieu. 
De  là,  en  premier  lieu,  le  pyrrhonisme  moral  qui,  sous  prétexte  de 
sanction  divine,^  fait  le  fond  de  toute  théologie  ;  de  là,  ensuite,  ce 
régime  d'autorité  et  de  discipline  par  lequel  l'Église  entreprend  de 
contraindre  au  bien  des  naturSs  lâches  et  déchues  ;  de  là  enfin,  lors- 
que la  foi  religieuse  vient  à  s'éteindre,  la  corruption  et  l'esprit  de 
tyrannie  qui  s'emparent  de  toute  nation  en  qui  la  critique,  ayant  tué 
la  religion,  a  laissé  la  morale  sans  fondements.  Co'mment  alors  re- 
lever la  société  affaissée?  Sera-ce  par  la  Justice,  dont  la  notion, 
en  dehors  de  la  théologie,  existe  à  peine,  et  qu'une  si  longue  préoc- 
cupation du  sujet  divin  empêche  de  sentir  ;  ou  par  La  liberté,  dont 
le  mystère  est  encore  plus  impénétrable,  et  que  nient  formellement 
les  philosophes?  Les  nations  anciennes  ont  succombé  devant  le  pro- 
blème ;  et  nous  sommes  menacés  d'y  succomber  à  notre  tour.  — 
Ici  de  nouveau  la  Révolution  se  lève  :  elle  démontre  contre  le  pyr- 
rhonisme ihéologique,  la  réalité  et  l'efficacité  du  sens  moral  ;  contre 
les*sophisnes  de  la  raison  d'Église  et  de  la  raison  d'État,- la  certi- 
tude de  la  distinction  du  bien  et  du  mal;  contre  le  fatalisme  des 
philosophes  et  la  mythologie  de  la  révélation,  la  nature  et  la  fonction 
de  la  liberté.] 

Chap.  I"^.  —  Objections  des  théologiens  :  Qu'il  s*agit  bien  moins  de  donner 
les  formules  de  la  Justice  que  d'en  procurer  l'observance,  laquelle 

ne  se  peut  passer  de  religion.      '* 413 

Cbap.  II.  —  Réfutation  du  pyrrhonisme  théologique  :  réalité  du  sens 

moral 426 

Chap.  IH. —  De  la  distinction  du  bien  et  du  mal 444 

Chap.  lY.  —  Du  franc  arbitre,  —  Marche  de  l'idée.   .     .           .     .     .  *464 

JNkcartes.     .     .     .  , 466 

Spinoza 470 

Leibnitz 477 

Autres  philosophes 482 

Chap.  V.  —  Nature  et  fon/ction  de  la  liberté.     ...•..«'.  502 

Plir    DB    LA    TABLI. 


Paris.  —  Impiimerie  de  P.-A.  Bourdibr  et  G'%  rue  Mazarine,  30. 


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