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Full text of "De l'amour"

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DE  L'AMOUR 


CHEZ    LES    MÊMES    ÉDITEURS 


ŒUVRES  COMPLÈTES 

DE 

DE    STENDHAL  (henry  beyle) 

Nouvelle  édition.  —  Formai  grand  in-18 


LA   CHARTREUSE    DE   PARME .  4  Vol. 

CHRONIQUES   ITALIENNES 1  — 

correspondance  inédite  —  précédée  d'une  Introduction  de 

Prosper  Mérimée,  ornée  d'un  beau  portrait 2  — 

HISTOIRE  DE  LA   PEINTURE  EN    ITALIE i  — 

MÉLANGES  D'ART  ET   DE    LITTÉRATURE i  — 

MÉMOIRE    D'UN   TOURISTE 2  — 

NOUVELLES  INÉDITES i  — 

PROMENADES  DANS   ROME 2  — 

RACINE!  ET   SHAKSPEARE i  — 

romans  et  nouvelles  précédés  d'une  Notice  sur  Stendhal.  1  — 

ROME,  NAPLE3  ET  FLORENCE i  — 

LE    ROUGE   ET   LE    NOIR 1  — 

VIE  DE   ROSSINI *  i  — 

VIE  DE    HATDN,  DE  MOZART   ET  DE  MÉTASTASE 1  — 

DE    L'AMOUR i  — 

CHRONIQUES  ET    NOUVELLES i  — 


EMILE  COLIN.  —  IMPRIMERIE  DE  LAGNY. 


DE 


L'AMOUR 


DE    STENDHAL 

(HENRY    BEYLE) 

SEULE  ÉDITION  COMPLÈTE 

AUGMENTÉE    DE    PRÉFACES    ET   DE  FRAGMENTS   ENTIÈREMENT    INÉDITS 


PARIS 


V 


V 


CALMANN  LÉVY,   ÉDITEUR 

ANCIENNE    MAISON    MICHEL    LÉVY    FRERES 

3,     RUE    AUBER,    3 

1891 

Droits  de  reproduction  et  de  traduction  réservés 


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PRÉFACE 


Cet  ouvrage  n'a  eu  aucun  succès;  on  l'a  trouvé  inintelli- 
gible, non  sans  raison.  Aussi,  dans  cotte  nouvelle  édition, 
l'auteur  a-t-il  cherché-surtout  a  rendre  ses  id  i.irté. 

Il  a  raconté  comment  elles  lui  étaient  venues;  il  a  fait  une 
préface,  une  introduction,  tout  cela  pour  être  clair;  et,  mal- 
gré tant  de  soins,  sur  cent  lecteurs  qui  ont  lu  Corinnr.  il 
n'y  en  a  pas  quatre  qui  comprendront  ce  livre-ci. 

Quoiqu'il  traite  de  l'amour,  ce  petit  volume  u'esl  poinl 
un  roman,  et  surtout  n'est  pas  amusant  comme  un  roman 
C'est  tout  uniment  une  description  exacte  et  scientifiqra« 
d'une  sorte  de  folie  très-rare  en  France.  L'empire  des  con- 
venances, qui  s'accroît  tous  les  jours,  plus  encore  par  IVf- 
fet  de  la  crai-nte  du  ridicule  qu'à  cause  de  la  pur 
mœurs,  a  fait  du  mot  qui  sert  de  titre  à  cet  outrage  BM 
parole  qu'on  évite  de  prononcer  toute  seule,  et  qui  peut 
même  sembler  choquante.  J'ai  été  forcé  d'en  faire  uwp*- 

•  liai  1826. 


n  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

mais  l'austérité  scientifique  du  langage  me  met,  je  pense,  a 

1  abri  de  tout  reproche  à  cet  égard. 

Je  connais  un  ou  deux  secrétaires  de  légation  qui,  à'irur 
retour  pourront  me  rendre  ce  service.  Jusque-là  que  pour- 
rais-je  dire  aux  gens  qui  nient  les  faits  que  je  raconte^ 
prier  de  ne  pas  m'écouter. 

On  peut  reprocher  de  légalisme  à  la  forme  que  j'ai  adop- 
tée On  permet  à  un  voyageur  de  dire  :  «  J'étais  à  New-York 
de  h  je  m'embarquai  pour  l'Amérique  du  sud,  je  remontai 
jusqu  a  Santa-Fé-de-Bogota.  Les  cousins  et  les  moustiques 
^  désolèrent  pendant  la  route,  et  je  fus  privé,  pendant 
trois  jours,  de  l'usage  de  l'œil  droit.  » 

On  n'accuse  point  ce  voyageur  d'aimer  à  parler  de  soi- 
on  lui  pardonne  tous  ces  je  et  tous  ces  moi,  parce  que  c'esi 
la  manière  la  plus  claire  et  la  plus  intéressante  de  raconter 
ce  qu  il  a  vu. 

C'est  pour  être  clair  et  pittoresque,  s'il  le  peut,  que  l'au- 
teur du  présent  voyage  dans  les  régions  peu  connues  du 
cœurnumain  dit:  «  J'allai  avec  madame  Gherardi  aux  mines 
de  sel  de  Hallein...  La  princesse  Crescenzi  me  disait  à 
Rome...  Uu  jour  à  Berlin,  je  vis  le  beau  capitaine  L....  » 
Toutes  ces  petites  choses  sont  réellement  arrivées  à  l'auteur 
qui  a  passé  quinze  ans  en  Allemagne  et  en  Italie.  Mais  plus 
curieux  que  sensible,  jamais  il  n'a  rencontré  la  moindre 
aventure,  jamais  il  n'a  éprouvé  aucun  sentiment  personnel  qui 
méritât  d'être  raconté;  et,  si  on  veut  lui  supposer  l'orgueil 
de  croire  le  contraire,  un  orgueil  plus  grand  l'eût  empêché 
a  imprimer  son  cœur  et  de  le  vendre  au  public  pour  six 
francs,  comme  ces  gens  qui.  de  leur  vivant,  impriment  leurs 
SIemoires. 


DE  L'AMOUR  n 

Ed  1822,  lorsqu'il  corri 
de  voyage  moral  en  Italie  et  en  Allemagne,  l'auteur,  qui 
avait  décrit  les  objets  le  jour  où  il  les  avail 
manuscrit,  qui  contenait  la  description  circonstancié 
toutes  les  phases  de  la  maladie  di  vmr, 

avec  ce  respect  aveugle  que  montrait  un  savant  du  qua- 
torzième siècle  pour   un    manuscrit    de  Lactance  on 
Quinte-Curce  qu'on  venait  de  déterrer.  Quand  l'auteur 
contrait  quelque  passage  obscur,  et,  à  vrai  dire,  souvent 
lui  arrivait,  il  croyait  toujours  que  c'était  le  moi  d'aujour- 
d'hui qui  avait  tort.  Il  avoue  que  son  respect  pour  P ancien 
manuscrit  est  allé  jusqu'à  imprimer  plusieurs  qu'il 

ne  comprenait  plus  lui-même.  Rien  de  plus  fou  pour  qui  eût 
songé  aux  suffrages  du  public;  mais  l'auteur,  revoyant  i 
après  de  longs  voyages,  croyait  impossible  d'obtenir  un 
succès  sans  faire  des  "bassesses  auprès  des  journaux 
quand  on  fait  tant  que  de  faire  des  bassesses,  il  faut  II 
server  pour  le  premier  ministre.  Ce  qu'on  appelle  un  succès 
étant  hors  de  la  question,  l'auteur  s'amusa  à  publier  ses 
pensées  exactement  telles  qu'elles  lui  étaient  venues.  C'est 
ainsi  qu'en  agissaient  jadis  ces  philosophes  de  la  Gi 
dont  la  sagesse  pratique  le  ravit  en  admiration.     • 

Il  faut  des  années  pour  pénétrer  dans  l'intimité  de  la 
ciété  italienne.  Peut-être  aurai-je  été  le  dernier  voyageai  • 
ce  pays.  Depuis  le  carbonarisme  et  l'invasion  des  autri- 
chiens, jamais  étranger  ne  sera  reçu  en  ami  dans  les  salons 
où  régnait  une  joie  si  folle.  On  verra  les  monuments,  les  rues 
les  places  publiques  d'une  ville,  jamais  la  société,  l'etian 
ger  fera  toujours  peur;  .les  habitants  soupçonneront  qu'il 
est  un  espion,  ou  craindront  qu'il  ne  se  moque  de  la  bataille 
d'Antrodoco    et  des   bassesses   indispensables  en  i 


no  OUVRES  DE  STENDHAL, 

pour  n'être  pas  persécuté  par  les  huit  ou  dix  ministres  ou 
favoris  qui  entourent  le  prince.  J'aimais  réellement  les 
habitants,  et  j'ai  pu  voir  la  vérité.  Quelquefois,  pendant  dix 
mois  de  suite,  je  n'ai  pas  prononcé  un  seul  mot  de  français, 
et  sans  les  troubles  et  le  carbonarisme,  je  ne  serais  jamais 
rentré  en  France.  La  bonhomie  est  ce  que  je  prise  avant 
tout. 

Malgré  beaucoup  de  soins  pour  être  clair  et  lucide,  je  ne 
puis  faire  des  miracles;  je  ne  puis  pas  donner  des  oreilles 
aux  sourds  ni  des  yeux  aux  aveugles.  Ainsi  les  gens  à  ar- 
gent et  à  grosse  joie,  qui  ont  gagné  sent  mille  francs  dans 
Tannée  qui  a  précédé  le  moment  où  ils  ouvrent  ce  livre, 
doivent  bien  vite  le  fermer,  surtout  s'ils  sont  banquiers, 
manufacturiers,  respectables  industriels,  c'est-à-dire  gens  à 
idées  éminemment  positives.  Ce  livre  serait  moins  inintelli- 
gible pour  qui  aurait  gagné  beaucoup  d'argent  à  la  Bourse 
ou  à  la  loterie.  Un  tel  gain  peut  se  rencontrer  à  côté  de 
l'habitude  de  passer  des  heures  entières  dans  la  rêverie,  et 
à  jouir  de  l'émotion  que  vient  de  donner  un  tableau  de 
Prud'hon,  une  phrase  de  Mozart,  ou  enfin  un  certain  regard 
singulier  d'une  femme  à  laquelle  vous  pensez  souvent.  Ce 
n'est  point  ainsi  que  perdent  leur  temps  les  gens  qui  payent 
deux  mille  ouvriers  à  la  fin  de  chaque  semaine  ;  leur  esprit 
est  toujours  tendu  à  l'utile  et  au  positif.  Le  rêveur  dont  je 
parle  est  l'homme  qu'ils  haïraient  s'ils  en  avaient  le  loisir; 
c'est  celui  qu'ils  prendraient  volontiers  pour  plastron  de 
leurs  bonnes  plaisanteries.  L'industriel  millionnaire  sent 
confusément  qu'un  tel  homme  place  dans  son  estime  une 
pensée  avant  un  sac  de  mille  francs. 

Je  récuse  ce  jeune  homme  studieux  qui,  dans  la  même 
année  où  l'industriel  gagnait  cent  mille  francs,  s'est  donné 


DE  !  n 

la  connaissance  du  grec  moderne,  ce  dont  il  est  si  fier,  qu< 

déjà  il  aspire  à  l'arabe.  Je  prie  d 

tout  homme  qui  n'a  pas  été  malheureux  pour 

imaginaires  étrangères  à  la  vanité,   et  qu'il 

honte  de  voir  divulguer  dans  les  salons. 

Je  suis  bien  assuré  de  dépl  s  femmes  qui,  d 

ces  mêmes  salons,  emportent  d'assaut  la  coi  :,  par 

une  affectation  de  tous  les  instants.  J'en  ai  surpris  de  bonne 
foi  pour  un  moment,  et  tellement  étonnes,  qu'en  B'inl 
géant  elles-mêmes,  elles  ne  pouvaient  plus  savoir  si  un  tel 
sentiment  qu'elles  venaient  d'exprimer  avait  été  naturel  ou 
affecté.  Comment  ces  femmes  pourraient-elles  juger  de  la 
peinture  de  sentiments  vrais .'  Aussi  cet  ouvrage  a-t-il  été  leur 
bête  noire;  el'ies  ont  dit  que  l'auteur  devait  être  un  homme 
infâme. 

Rougir  tout  à  coup,  lorsqu'on  vient  à  songer  à  certaines 
actions  de  sa  jeunesse;  avoir  fait  des  sottises  par  tendresse 
d'âme  et  s'en  affliger,  non  pas  parce  qu'on  fut  ridicule  aux 
yeux  du  salon,  mais  bien  aux  yeux  d'une  certaine  personne 
dans  ce  salon;  à  vingt-six  ans,  être  amoureux  de  bonne  foi 
d'une  femme  qui  en  aime  un  autre,  ou  bien  encore  mais  la 
chose  est  si  rare,  que  j'ose  à  peine  l'écrire  de  peur  di 
tomber  dans  les  inintelligibles,  comme  lors  de  la  première 
édition),  ou  bien  encore,  en  entrant  dans  le  salon  où  est  II 
femme  que  l'on  croit  aimer,  ne  songer  qu'à  lire  dan 
yeux  ce  qu'elle  pense  de  nous  en  cet  instant  et  D'avoir  nulle 
idée  de  mettre  de  l'amour  dans  nos  propres  regarda  :  voilà 
les  antécédents  que  je  demanderai  à  mon  lecteur.  ('.' 
description  de  beaucoup  de  ces  sentiments  6ncet  r.ires  qui 
a  semblé  obscure  aux  hommes  à  idées  positives.  Comment 
faire  pour  être  clair  à  leurs  yeux?  leur  annoncer  une  b: 


r  ŒUVRES  DE   STENDHAL 

de  unqttante  centimes,  ou  un  changement  dans  le  tarif  des 
douanes  de  la  Colombie1. 

Le  livre  qui  suit  explique  simplement,  raisonnablement, 
mathématiquement,  pour  ainsi  dire,  les  divers  sentiments 
aui  se  succèdent  les  uns  aux  autres,  et  dont  l'ensemble  s'ap- 
pelle la  passion  de  l'amour. 

Imagine*  une  figure  de  géométrie  assez  compliquée,  tra- 
cée avec  du  crayon  blanc  sur  une  grande  ardoise  :  eh  bien! 
je  vais  expliquer  cette  figure  de  géométrie;  mais  une  condi- 
tion nécessaire,  c'est  qu'il  faut  qu'elle  existe  déjà  sur  l'ar- 
doise ;  je  ne  puis  la  tracer  moi-même.  Cette  impossibilité  est 
ce  qui  rend  si  difficile  de  faire  sur  l'amour  un  livre  qui  ne 
soit  pas  un  roman.  11  faut,  pour  suivre  avec  intérêt  un  exa- 
men ■philosophique  de  ce  sentiment,  autre  chose  que  de 
l'esprit  chez  le  lecteur;  il  est  de  toute  nécessité  qu'il  ait  vu 
l'amour.  Or  où  peut-on  voir  une  passion? 

Voilà  une  cause  d'obscurité  que  je  ne  pourrai  jamais  éloi- 
gner. 

L'amour  est  comme  ce  qu'on  appelle  au  ciel  la  voie  lactée, 
un  amas  brillant  formé  par  des  milliers  de  petites  étoiles, 
dont  chacune  est  souvent  une  nébuleuse.  Les  livres  ont  noté 
quatre  ou  cinq  cents  des  petits  sentiments  successifs  et  si 
difficiles  à  reconnaître  qui  composent  cette  passion,  et  les 
plus  grossiers,  et  encore  en  se  trompant  souvent  et  prenant 
l'accessoire  pour  le  principal.  Les  meilleurs  de  ces  livres, 
tels  que  la  Nouvelle  Héloïse,  les  romans  de  madame  Cottin, 


1  On  me  dit  :  a  Otez  ce  morceau,  rien  de  plus  vrai;  mais  gare  les  in- 
dustriels ;  ils  vont  crier  à  l'aristocrate.  »  —  En  1817,  je  n'ai  pas  craint  les 
procureurs  généraux  ;  pourquoi  aurais-je  peur  des  millionnaires  en  1826? 
Les  vaisseaux  fournis  au  pacha  d'Egypte  m'onC  ouvert  les  yeux  sur  leur 
compte,  et  je  ne  crains  qua  ce  que  j'estime. 


DE   L'A  M*  „ 

les  Lettres  de  mademoiselle  d 

'ont  été  écrits  en  France,  pays  où  la  pi  -notir 

a  toujours  peur  du  ridicule-,  est  étouffée  par  I 
la  passion  nationale,  la  vanité,  et  n'arrive  | 
toute  sa  hauteur. 

Qu'est-ce  donc  que  connaître  Vamour  par  les  romans?  que 
serait-ce  après  l'avoir  vu  décrit  dans  des  centaines  de  volu- 
mes à  réputation,  mais  ne  l'avoir  jamais  6enti,  que  chercher 
dans  celui-ci  l'explication  de  cette  folie?  je  répondrai  comme 
un  écho  :  <r  C'est  folie    i 

Pauvre  jeune  femme  désabusée,  voulez-vous  jouir  encore 
de  ce  qui  vous  occupa  tant  il  y  a  quelques  années,  dont 
vous  n'osâtes  parler  à  personne,  et  qui  faillit  vous  perdre 
d'honneur?  C'est  pour  vous  que  j'ai  refait  ce  livre  et  cher- 
ché à  le  rendre  plus  clair.  Après  l'avoir  lu,  n'en  parlez  ja- 
mais qu'avec  une  petite  phrase  de  mépris  et  jetez-le  dans 
votre  bibliothèque  de  citronnier,  derrière  les  autres  livres; 
j'y  laisserais  même  quelques  pages  non  coupées. 

Ce  n'est  pas  seulement  quelques  pages  non  coupées  qu'y 
laissera  l'être  imparfait,  qui  se  croit  philosophe  parce  qu'il 
resta  toujours  étranger  à  ces  émotions  folles  qui  font  <1  - 
pendre  d'un  regard  tout  notre  bonheur  d'une  semaine.  D'au- 
tres, arrivant  à  l'Age  mûr,  mettent  toute  leur  vanité  à  oublier 
qu'un  jour  ils  purent  s'abaisser  au  point  de  faire  la  cour  à 
une  femme  et  de  s'exposer  à  l'humiliation  d'un  refn- 
livre  aura  leur  h'iine.  Parmi  tant  de  gens  d'esprit  que  j'ai 
vus  condamner  cet  ouvrage  par  diverses  raisons,  mais  tou- 
jours avec  colère,  les  seuls  qui  m'aient  semblé  ridii 
sont  ces  hommes  qui. ont  la  double  vanité  de  prétendre  avoir 
toujours  été  au-dessus  dos  faiblesses  du  cœur,  et  toutefois 
posséder  ass<w  de  pénétration  pour  juger  apriori  du  . 


xu  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 

d'exactitude  d'un  traité  philosophique,  qui  n'est  qu'une  des- 
cription suivie  de  toutes  ces  faiblesses. 

Les  personnages  graves,  qui  jouissent  dans  le  monde  du 
renom  d'hommes  sages  et  nullement  romanesques,  sont  bien 
plus  près  de  comprendre  un  roman,  quelque  passionné  qu'il 
soit,  qu'un  livre  philosophique,  où  l'auteur  décrit  froide- 
ment les  diverses  phases  de  la  maladie  de  l'âme  nommée 
amour.  Le  roman  les  émeut  un  peu;  mais  à  l'égard  du  traité 
philosophique,  ces  hommes  sages  sont  comme  des  aveugles 
qui  se  feraient  lire  une  description  des  tableaux  du  Musée, 
et  qui  diraient  à  l'auteur  :  «  Avouez,  monsieur,  que  votre 
ouvrage  est  horriblement  obscur.  »  Et  qu'arrivera-t-il  si  ces 
aveugles  se  trouvent  des  gens  d'esprit,  depuis  longtemps  en 
possession  de  cette  dignité,  et  ayant  souverainement  la  pré- 
tention d'être  clairvoyants?  Le  pauvre  auteur  sera  joliment 
traité.  C'est  aussi  ce  qui  lui  est  arrivé  lors  de  la  première 
édition.  Plusieurs  exemplaires  ont  été  actuellement  brûlés 
par  la  vanité  furibonde  de  gens  de  beaucoup  d'esprit.  Je  ne 
parle  pas  des  injures,  non  moins  flatteuses  par  ieur  fureur  : 
l'auteur  a  été  déclaré  grossier,  immoral,  écrivant  pour  le 
peuple,  homme  dangereux,  etc.  Dans  les  pays  usés  par  la 
monarchie,  ces  titres  sont  la  récompense  la  plus  assurée  de 
qui  s'avise  d'écrire  sur  la  morale  et  ne  dédie  pas  son  livre  à 
la  madame  Dubarry  du  jour.  Heureuse  la  littérature  si  elle 
n'était  pas  à  la  mode,  et  si  les  seules  personnes  pour  qui  elle 
est  faite  voulaient  bien  s'en  occuper!  Du  temps  du  Gid, 
Corneille  n'était  qu'un  bon  homme  pour  M.  le  marquis  de 
Danjeau1.  Aujourd'hui,  tout  le  monde  se  croit  fait  pour  lire 
M.  de  Lamartine;  tant  mieux  pour  son  libraire;  mais  tant 

1  Voir  page  120  des  Mémoires  de  Danjeau,  édition  Genlia. 


DE  L'AMODR.  ira 

pis  et  cent  fois  tant  pis  pour  ce  grand  poète.  De  nus  jours, 
le  génie  a  des  ménagements  pour  des  êtres  auxquels  il  ne 
devrait  jamais  songer  sous  peine  de  déroger. 

La  vie  laborieuse,  active,  tout  estimable,  toute  positive, 
d'un  conseiller  d'État,  d'un  manufacturier  de  tissus  de  colon 
ou  d'un  banquier  fort  alerte  pour  les  emprunts,  est  récom- 
pensée par  des  millions,  et  non  par  des  sensations  tendres. 
Peu  à  peu  le  cœur  de  ces  messieurs  s'ossitie;  le  positif  et 
l'utile  sont  tout  pour  eu-x,  et  leur  âme  se  ferme  à  celui  de 
tous  les  sentiments  qui  a  le  plus  grand  besoin  de  loisir,  et 
qui  rend  le  plus  incapable  de  toute  occupation  raisonnable 
et  suivie. 

Toute  cette  préface  n'est  faite  que  pour  crier  que  ce  livre- 
ci  a  le  malheur  de  ne  pouvoir  être  compris  que  par  des 
gens  qui  se  sont  trouvé  ie  loisir  de  taire  des  folies.  Beaucoup 
de  personnes  se  tiendront  pour  offensées,  et  j'espère  qu'elles 
o'iront  pas  plus  loin. 


DEUXIEME  PRÉFACE' 


Je  n'écris  que  pour  cent  lecteurs,  et  de  ce  i   ilheu- 

reax,  aimables,  charmants,  point  hypocrites,  point  moraux, 
auxquels  je  voudrais  plaire;  j'en  connais  à  peine  un  ou  deux. 
De  tout  ce  qui  ment  pour  avoir  de  la  considération  comme 
écrivain,  je  n'en  fais  aucun  cas.  Ces  belles  dames-là  doi- 
vent lire  le  compte  de  leur  cuisinière  et  le  sermonnais 
mode,  qu'il  s'appelle  Massillon  ou  madame  Necker,  pour 
pouvoir  en  parier  avec  les  femmes  graves  qui  dispensent  h 
considération.  Et  qu'on  le  remarque  bien,  ce  beau  ;. . 
s'obtient  toujours,  en  France,  en  se  faisant  le  grand  prêtre 
de  quelque  sottise. 

Avez-vous  été  dans  votre  vie  six  mois  malneureun 
amour?  dirais-je  à  quelqu'un  qui  voudrait  lire  ce  \\\ 

Ou,  si  votre  âme  n'a  senti  dans  la  vie  d'autre  malheui 
que  celui  de  penser  à  un  procès,  ou  de  n'être  pas  non 
député  à  la  dernière  élection,  ou  de  passer  pouf  avoir  i 

»  Mai  1834. 


X71  ŒUVRES   DE  STENDHAL. 

d'esprit  qu'à  l'ordinaire  à  la  dernière  saison  des  eaux  d'Aix, 
— je  continuerai  mes  questions  indiscrètes,  et  vous  demande- 
rai si  vous  avez  lu  dans  l'année  quelqu'un  de  ces  ouvrages 
insolents  qui  forcent  le  lecteur  à  penser?  Par  exemple,  YÊmile 
de  J.-J.  Rousseau,  ou  les  six  volumes  de  Montaigne?  Que 
si  vous  n'avez  jamais  été  malheureux  par  cette  faiblesse  des 
âmes  fortes,  que  si  vous  n'avez  pas  l'habitude,  contre  nature, 
de  penser  en  lisant,  ce  livre-ci  vous  donnera  de  l'humeur 
contre  l'auteur;  car  il  vous  fera  soupçonner  qu'il  existe  un 
certain  bonheur  que  vous  ne  connaissez  pas,  et  que  connais- 
sait mademoiselle  de  Lespinasse. 


TROISIÈME  PRÉFACE 


Je  viens  solliciter  j'indulgence  du  lecteur  pour  la  forme 
singulière  de  cette  Physiologie  de  l'Amour. 

11  y  a  vingt-huit  ans  (en  1842)  que  les  bouleversements 
qui  suivirent  la  chute  de  Napoléon  me  privèrent  de  mon 
état.  Deux  ans  auparavant,  le  hasard  me  jeta,  immédiate- 
ment après  les  horreurs  de  la  retraite  de  Russie,  au  milieu 
d'une  ville  aimable  où  je  comptais  bien  passer  le  reste  de 
mes  jours,  ce  qui  m'enchantait.  Dans  l'heureuse  Lombardie, 
à  Milan,  à  Venise,  la  grande,  où,  pour  mieux  dire,  l'unique 
affaire  de  la  vie,  c'est  le  plaisir.  Là,  aucune  attention  pour 
les  faits  et  gestes  du  voisin;  on  ne  s'y  préoccupe  de  ce  qui 
nous  arrive  qu'à  peine.  Si  l'on  aperçoit  l'existence  du  voi- 
sin, on  ne  songe  pas  à  le  haïr.  Otcz  l'envie  des  occupations 
d'une  ville  de  province,  en  France,  que  reste-t-il?  L'absence, 
l'impossibilité  de  la  cruelle  envie,  forme  la  partTd  la  plus 

»  Terminée  le  15  mars  1842;  Bcyle  est  mort  le  23  du  inOme  mou; 
e'e*t  donc  très-probublement  sod  dernier  écrit. 


xnn  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

certaine  de  ce  bonheur,  qui  attire  tous  les  provinciaux  à 
Paris. 

A  la  suite  des  bals  masqués  du  carnaval  de  18v20,  qui  fu- 
rent plus  brillants  que  de  coutume,  la  société  de  Milan  vit 
i  dater  cinq  ou  six  démarches  complètement  folles;  bien  que 
Ton  soit  accoutumé  dans  ce  pays-là  à  des  choses  qui  passe- 
raient pour  incroyables  en  France,  l'on  s'en  occupa  un  mois 
entier.  Le  ridicule  ferait  peur  dans  ce  pays-ci  â  des  actions 
tellement  baroques;  j'ai  besoin  de  beaucoup  d'audace  seu- 
lement pour  oser  en  parler. 

Un  soir,  qu'on  raisonnait  profondément  sur  les  effets  et 
les  causes  do  ces  extravagances,  chez  l'aimable  madame  Pie- 
tra  Grua,  qui,  par  extraordinaire,  ne  se  trouvait  mêlée  à  au- 
cune de  ces  folies,  je  vins  à  penser  qu'avant  un  an,  peut- 
être,  il  ne  me  resterait  qu'un  souvenir  bien  incertain  de  ces 
faits  étranges  et  des  causes  qu'on  leur  attribuait.  Je  me  saisis 
d'un  programme  de  concert,  sur  lequel  j'écrivis  quelques 
mots  au  crayon.  On  voulut  faire  un  pharaon;  nous  étions 
tréfile  assis  autour  d'une  table  verte;  mais  la  conversation 
était  tellement  animée,  qu'on  oubliait  de  jouer.  Vers  la  fin  de 
la  soirée  survint  le  colonel  Scotti,  un  des  hommes  les  plus 
aimables  de  l'armée  italienne;  on  lui  demanda  son  contin- 
gent de  circonstances  relatives  aux  faits  bizarres  qui  nous 
occupaient;  il  nous  raconta,  en  effet,  des  choses  dont  le 
hasard  l'avait  rendu  le  confident,  et  qui  leur  donnaient  un  as- 
pect tout  nouveau.  Je  repris  mon  programme  de  concert,  et 
j'ajoutai  ces  nouvelles  circonstances. 

Ce  recueil  de  particularités  sur  l'amour  a  été  continué  de 
la  même  manière,  au  crayon  et  sur  des  chiffons  de  papier, 
pris  dans  les  salons  où  j'entendais  raconter  les  anecdotes. 
Bientôt  ie  cherchai  une  loi  commune  pour  reconnaître  les 


DE   L'AMOUR,  m 

divers  degrés.  Deux  mois  après,  la  peur  d'être  pris  pour  un 
carbonaro  me  fit  revenir  à  Paris,  seulement  pour  quelques 
mois,  à  et  que  je  croyais;  mais  jamais  je  n'ai  revu  Milan,  où 
j'avais  passe  sept  années. 

A  Paris  je  mourais  d'ennui;  j'eus  l'idée  de  m'occupi  i 
encore  de  l'aimable  pays  d'où  la  peur  m'avait  chassé;  j 
réunis  en  liasse  mes  morceaux  de  papier,  et  je  fis  cadeau  du 
cahier  à  uq  libraire;  mais  bientôt  une  difficulté  survint; 
l'imprimeur  déclara  qu'il  lui  était  impossible  de  travailler 
sur  des  notes  écrites  au  crayon.  Je  vis  bien  qu'il  trouvait 
cette  sorte  de  copie  au-dessous  de  sa  dignité.  Le  jeune  ap- 
prenti d'imprimerie  qui  me  rapportait  mes  notes  paraissait 
tout  honteux  du  mauvais  compliment  dont  on  l'avait  chargé; 
il  savait  écrire  :  je  lui  dictai  les  notes  au  crayon. 

Je  compris  aussi  que  la  discrétion  me  faisait  un  devoir  de 
changer  les  noms  propres  et  surtout  d'écourter  les  anecdo- 
tes. Quoiqu'on  ne  lise  guère  à  Milan,  ce  livre,  si  on  l'y  por- 
tait, eût  pu  sembler  une.atroce  méchanceté. 

Je  publiai  donc  un  livre  malheureux.  J'aurai  la  hardiesse 
d'avouer  qu'à  cette  époque  j'avais  l'audace  de  mépriser  le 
style  élégant.  Je  voyais  le  jeune  apprenti  tout  occupé  d'évi- 
ter les  terminaisons  de  phrases  peu  sonores  et  les  suites  de 
mots  formant  des  sons  baroques.  En  revanche,  il  ne  se  faisait 
faute  de  changer  à  tout  bout  de  champ  les  circonstances  des 
faits  difficiles  a  exprimer  :  Voltaire,  lui-même,  a  peur  des 
choses  difficiles  à  dire. 

L'Essai  sur  l'Amour  ne  pouvait  valoir  que  par  le  nom- 
bre de  petites  nuances.de  sentiment  que  je.  priais  Le  lecteur 
de  vérifier  dans  ses  souvenirs,  s'il  était  assez  heureux  pour 
en  avoir.  Mais  il  y  avait  bien  pis:  j'étais  alors,  comme  tou- 
jours, fort  peu  expérimenté  en  choses  littéraires;  le  libraire 


nt  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

auquel  j'avais  fait  cadeau  du  manuscrit  l'imprima  sur  mau- 
vais papier  et  dans  un  format  ridicule.  Aussi,  me  dit-il  au 
bout  d'un  mois,  comme  je  lui  demandais  des  nouvelles  du 
livre  :  «  On  peut  dire  qu'il  est  sacré,  ca*-  personne  n'y  touche.» 

Je  n'avais  pas  même  eu  l'idée  de  solliciter  des  articles 
dans  les  journaux;  une  telle  chose  m'eût  semblé  une  igno- 
minie. Aucun  ouvrage,  cependant,  n'avait  un  plus  pressant 
besoin  d'être  recommandé  à  la  patience  du  lecteur.  Sous 
peine  de  paraître  inintelligible  dès  les  premières  pages,  il 
fallait  porter  le  public  à  accepter  le  mot  nouveau  de  cristal- 
lisation, proposé  pour  exprimer  vivement  cet  ensemble  de 
folies  étranges  que  l'on  se  figure  comme  vraies  et  même 
comme  indubitables  à  propos  de  la  personne  aimée. 

En  ce  temps-là,  tout  pénétré,  tout  amoureux  des  moindres 
circonstances  que  je  venais  d'observer  dans  cette  Italie  que 
j'adorais,  j'évitais  soigneusement  toutes  les  concessions, 
toutes  les  aménités  de  style  qui  eussent  pu  rendre  Y  Essai 
sur  l'amour  moins  singulièrement  baroque  aux  yeux  des 
gens  de  lettres. 

D'ailleurs,  je  ne  flattais  point  le  public;  c'était  l'époque 
où,  toute  froissée  de  nos  malheurs,  si  grands  et  si  récents, 
la  littérature  semblait  n'avoir  d'autre  occupation  que  de 
consoler  notre  vanité  malheureuse;  elle  faisait  rimer  gloire 
avec  victoire,  guerriers  avec  lauriers,  etc.  L'ennuyeuse  litté- 
rature de  cette  époque  semble  ne  chercher  jamais  les  cir- 
constances vraies  des  sujets  qu'elle  a  l'air  de  traiter;  elle 
ne  veut  qu'une  occasion  de  compliments  pour  ce  peuple  es- 
clave de  la  mode,  qu'un  grand  homme  avait  appelé  la  grande 
nation,  oubliant  qu'elle  n'était  grande  qu'avec  la  condition 
de  l'avoir  pour  chef. 

Le  résultat  de  mon  ignorance  des  conditions  du  plus 


DE  L'A  M  OU  n.  xi 

humble  succès  fut  de  ne  trouver  que  dix-sept  lecteurs  de 
1822  à  1853;  c'est  à  peine  si,  après  vingt  a 
l'Essai  sur  l'amour  a  été  compris  d'une  centaine  de  curieux. 
Quelques-uns  ont  eu  la  patience  d'observer  les  div. 
phases  de  cette  makdie  chez  les  personnes  atteintes  autour 
d'eux;  car,  pour  comprendre  cette  passion,  que  depuis  trente 
ans  la  peur  du  ridicule  cache  avec  tant  de  soin  parmi  ik»us, 
il  faut  en  parler  comme  d'une  maladie;  c'est  par  ce  chemin- 
là  que  l'on  peut  arriver  quelquefois  à  la  guérir. 

Ce  n'est,  en  effet,  qu'après  un  demi-siècle  de  révolutions 
qui  tour  à  tour  se  sont  emparées  de  toute  notre  attention;  ce 
n'est,  en  effet,  qu'après  cinq  changements  complets  dans 
la  forme  et  dans  les  tendances  de  no?  gouvernements,  que 
la  révolution  commence  seulement  à  entrer  dans  nos  mœurs. 
L'amour,  ou  ce  qui  le  remplace  le  plus  communément  en 
lui  volant  son  nom,  i'amour  pouvait  tout  en  France  sous 
Louis  XV  :  les  femmes  de  la  cour  faisaient  des  colonels; 
cette  place  n'était  rien  moins  que  la  plus  belle  du  pays. 
Après  cinquante  ans,  il  n'y  a  plus  de  cour,  et  les  femmes 
les  plus  accréditées  dans  la  bourgeoisie  régnante,  ou  dans 
l'aristocratie  boudante,  ne  parviendraient  pas  à  fajre  donner 
un  débit  de  tabac  dans  le  moindre  bourg. 

11  faut  bien  l'avouer,  les  femmes  ne  sont  plus  à  la  mode; 
dans  nos  salons  si  brillants,  les  jeunes  gens  de  vingt  ans 
affectent  de  ne  point  leur  adresser  la  parole;  ils  aiment  bien 
mieux  entourer  le  parleur  grossier  qui,  avec  son  accent  de 
province,  traite  de  la  question  des  capacités  et  tâcher  d'y 
glisser  leur  mot.  Les  jeunes  gens  riches  qui  se  piquent  de 
paraître  frivoles,  afin  d'avoir  l'air  de  continuer  la  bonne 
compagnie  d'autrefois,  aiment  bien  mieux  parler  chevaux  et 
jouer  gros  jeu  dans  des  cercles  où  les  femmes  ne  sont  point 


xxu  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 

admises.  Le  sang-froid  mortel  qui  semble  présider  aux  rela- 
tions des  jeunes  gens  avec  les  femmes  de  vingt-cinq  ans,  que 
l'ennui  du  mariage  rend  à  la  société,  fera  peut-être  accueil- 
lir, par  quelques  esprits  sages,  cette  description  scrupuleu- 
sement exacte  des  phases  successives  de  la  maladie  que  Ton 
appelle  amour. 

L'effroyable  changement  qui  nous  a  précipités  dans  l'en- 
nui actuel  et  qui  rend  inintelligible  la  société  de  1778,  telle 
que  nous  la  trouvons  dans  les  lettres  de  Diderot  à  made- 
moiselle Voland,  sa  maîtresse,  ou  dans  les  Mémoires  de 
madame  d'Épinay,  peut  faire  rechercher  lequel  de  nos 
gouvernements  successifs  a  tué  parmi  nous  la  faculté  de 
s'amuser,  et  nous  a  rapprochés  du  peuple  le  plus  triste  de 
la  terre.  Nous  ne  savons  pas  même  copier  leur  parlement  et 
l'honnêteté  de  leurs  partis,  la  seule  chose  passable  qu'ils 
aient  inventée.  En  revanche,  la  plus  stupide  de  leurs  tristes 
conceptions,  l'esprit  de  dignité,  est  venu  remplacer  parmi 
nous  la  gaieté  française,  qui  ne  se  rencontre  plus  guère  que 
dans  les  cinq  cents  bals  de  la  banlieue  de  Paris,  ou  dans  le 
midi  de  la  France,  passé  Bordeaux. 

Mais  lequel  de  nos  gouvernements  successifs  nous  a  valu 
l'affreux  malheur  de  nous  angliser?  Faut-il  accuser  ce  gou- 
vernement énergique  de  1793,  qui  empêcha  les  étrangers 
de  venir  camper  sur  Montmartre?  ce  gouvernement  qui,  dans 
peu  d'annéeSj  nous  semblera  héroïque,  et  forme  le  digne 
prélude  de  celui  qui,  sous  Napoléon,  alla  porter  notre  nom 
dans  toutes  les  capitales  de  l'Europe. 

Nous  oublierons  la  bêtise  bien  intentionnée  du  Directoire, 
illustré  par  les  talents  de  Carnot  et  par  l'immortelle  campa- 
gne de  1796-1797,  en  Italie. 

La  corruption  de  la  cour  de  Barras  rappelait  encore  h 


DE  L'AMOUR  um 

gaieté  de  l'ancien  régime;  les  grûees  de  madame  Bonaparte 
montraient  que  nous  n'avions  dès  lors  aucune  prédilection 
pour  la  maussaderie  et  la  morgue  des  Anglais. 

La  profonde  estime  dont,  malgré  l'esprit  d'envie  du  fau- 
bourg Saint-Germain,  nous  ne  pûmes  nous  défendre  pour 
la  façon  de  gouverner  du  premier  consul,  et  les  hommes  du 
premier  mérite  qui  illustrèrent  la  société  de  Paris,  tels  que 
les  Cretet,  les  Daru,  etc.,  ne  permettent  pas  de  faire  peser 
sur  l'Empire  la  responsabilité  du  changement  notable  qui 
s'est  opéré  dans  le  caractère  français  pendant  cette  première 
moitié  du  dix-neuvième  siècle. 

Inutile  de  pousser  plus  loin  mon  examen  :  le  lecteur  ré- 
fléchira et  saura  bien  conclure... 


DE 


L'AMOUR 


LIVRE   PREMIER 


CILÏPITRE   PREMIER. 


DE    L  AMOUR. 


Je  cherche  à  me  rendre  compte  de  cette  passion  dont  tous 
les  développements  sincères  ont  un  caractère  de  beauté. 

Il  y  a  quatre  amours  différents  : 

1°  L'amour-passion,  celui  de  la  Religieuse  portugaise,  celui 
d'Héloïse  pour  Abélard,  celui  du  capitaine  de  Vésel,  du  gen- 
darme de  Cento  l. 

2°  L'amour-goût,  celui  qui  régnait  a  rans  vers  1700,  et  que 
l'on  trouve  dans  les  mémoires  et  romans  de  cette  époque,  dans 
Crébillon,  Lauzun;  Duclos,  Marmontel,  Cbamfort,  madame  <1  L- 
pinay,  etc.,  etc. 

C'est  un  tableau  où,  jusqu'aux  ombres,  tout  doit  être  couleur 
de  rose,  où  il  ne  doit  entrer  rien  de  désagréable  sous  aucun 

*  Les  amis  de  M.  Beyle  lui  ont  demanda  souvent  qui  étaient  et  i  <j>i- 
taiae  et  ce  gendarme;  il  répondait  qu'il  avait  oublié  leur  histoire.  P.  M. 

1 


2  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

pré'-exfe,  et  sous  peine  de  manquer  d'usage,  de  bon  ton,  de  dé- 
licatesse, etc.  Un  homme  bien  né  sait  d'avance  tous  les  procé- 
dés qu'il  doit  avoir  et  rencontrer  dans  les  diverses  phases  de 
cet  amour;  ri;n  n'y  étant  passion  et  imprévu,  il  a  souvent  plus 
de  délicatesse  que  l'amour  véritable,  car  il  a  toujours  beaucoup 
d'esprit;  c'est  une  froide  et  jolie  miniature  comparée  à  un  ta- 
bleau des  Carraches;  et,  tandis  que  l'amour-passion  nous  em- 
porte au  travers  de  tous  nos  intérêts,  l'amour-goût sait  toujours 
s'y  conformer.  Il  est  vrai  que,  si  l'on  ôle  la  vanité  à  ce  pauvre 
amour,  il  en  reste  bien  peu  de  chose;  une  fois  privé  de  vauilé, 
e'est  un  convalescent  affaibli  qui  peut  à  peine  se  traîner. 

5°  L'amour  physique. 

A  la  chasse,  trouver  une  belle  et  fraîche  paysanne  qui  fuit  dans 
le  bois.  Tout  le  monde  connaît  l'amour  fondé  sur  ce  genre  de 
plaisir;  quelque  sec  et  malheureux  que  soit  le  caractère,  on 
commence  par  là  à  seize  ans. 

4°  L'amour  de  vanité. 

L'immense  majorité  des  hommes,  surtout  en  France,  désire 
et  a  une  femme  à  la  mode,  comme  on  a  un  joli  cheval,  comme 
chose  nécessaire  au  luxe  d'un  jeune  homme.  La  vanité  plus  ou 
moins  flattée,  plus  ou  moins  piquée,  fait  naître  des  transports. 
Quelquefois  il  y  a  l'amour  physique,  et  encore  pas  toujours; 
souvent  il  n'y  a  pas  même  le  plaisir  physique.  Une  duchesse 
n'a  jamais  que  trente  ans  pour  un  bourgeois,  disait  la  duchesse 
de  Chaulnes;  et  les  habitués  de  la  cour  de  cet  homme  juste,  le 
roi  Louis  de  Hollande,  se  rappellent  encore  avec  gaieté  une  jo- 
lie femme  de  la  Ilaye  qui  ne  pouvait  se  résoudre  à  ne  pas 
trouver  charmant  un  homme  qui  était  duc  ou  prince.  Mais,  fi- 
dèle au  principe  monarchique,  dès  qu'un  prince  arrivait  à  la 
on  renvoyait  le  duc  :  elle  était  comme  la  décoration  du 
corp:  diplomatique. 

Le  cas  le  plus  heureux  de  cette  plate  relation  est  celui  où  le 
plaisir  physique  est  augmenté  par  l'habitude.  Les  souvenirs  la 
font  alors  ressembler  un  peu  à  l'amour;  il  y  a  la  pique  d'amour- 


DE    L'AMOUR. 

propre  oi  la  tristesse  quand  on  est  q 

man  vais  prenant  à  la  go  [ 

colique,  car  la  vanité 

qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  qu'à  quelque  genre  d' 

les  plaisirs,  dé  qu'il  ;  i  i.in 

souvenir  entraînant;  et  dans  cett<   passwn,  au 

plupart  des  autres,  le  souvenir  de  ce  que  l'on  a  | 

toujours  au-dessus  uV  ce  qu'on  peut  atiendr   de  l'avi    ir. 

Quelquefois,  dans  l'amour  d 
poir  de  trouver  mieux  produit  tu  d'amitié,  1 

niable  de  toutes  les  e  de  sa  «dn 

Le  plaisir  physique,  étant  dans  la  nature,  est  connu 
monde,  mais  n'a  qu'un  rang  subordonné  aux  yeui 
tendres  et  passionnées.   Si  elles   ont   d.  s  ridi 
salon,  si  souvent  les  gens  du  . 

rendent  malheureuse    -•  plai- 

sirs à  jamais  inaccessibles  aux  cœurs  qui  □ 
la  vanité  ou  pour  l'argent. 

Quelques  femmes  vertueuses  et  tendres  n'o 
d'idée  d;  s  plaisirs  phy  iques;  elles  s'y  sonl  rai 
si  l'on  peut  p  :  t  même  alors  les  transports  d 

mour-passion  ont  presque  f.iii  oublier  ! 

Il  est  des  hommes  victimes  et  in  trum  ■         il  in- 

1,  d'un  orgueil  àl'Allieii.  Ces  gens,  qui  pi  u:  -•' 
parce  que,  comme  Néron,  ils  tremblent  loujou 
les  hommes  d'après  leur  propre  cœur  peu 

vent  atteindre  au  plaisir  physique  qu' 
gué  de  la  plus  grandi  jouissance 
qu'autant  qu'ils  exercent  d 
plaisir,.  Dt;  là  les  horreurs  de  Justine.  Ces  hum; 
pas  à  moins  le  sentiment -de  l 

«  Dialogue  connu  de  Pont  de  Veyle  avec  madame  d 
ia  l'tii. 


«  ŒUVRES   DE   STENDHAL. 

Au  reste,  au  lieu  de  distinguer  quatre  amours  différents,  on 
peut  fort  bien  admettre  huit  ou  dix  nuances.  Il  y  a  peut-être 
autant  de  façons  de  sentir  parmi  les  hommes  que  de  façons  de 
voir  ;  mais  ces  différences  dans  la  nomenclature  ne  changent 
rien  aux  raisonnements  qui  suivent.  Tous  les  amours  qu'on 
peut  voir  ici-bas  naissent,  vivent  et  meurent,  ou  s'élèvent  à 
l'immortalité,  suivant  les  mêmes  lois1. 


CHAPITRE  II. 

DE  LA   NAISSANCE   DE   L'AMOUR. 

Voici  ce  qui  se  passe  dans  l'âme  : 

1°  L'admiration. 

2°  On  se  dit  :  «  Quel  plaisir  de  lui  donner  des  baisers,  d'eu 
recevoir!  etc.  » 

3°  L'espérance. 

On  étudie  les  perfections;  c'est  à  ce  moment  qu'une  femme 
devrait  se  rendre,  pour  le  plus  grand  plaisir  physique  possible. 
iMême  chez  les  femmes  les  plus  réservées,  les  yeux  rougissent 
au  moment  de  l'espérance  ;  la  passion  est  si  forte,  le  plaisir  si 
vif,  qu'il  se  trahit  par  des  lignes  frappants. 

4°  L'amour  est  né. 

Aimer,  c'est  avoir  du  plaisir  à  voir,  toucher  sertir  par  tous 
les  sens,  et  d'aussi  près  que  possible,  un  objet  aimable  et  qui 
nous  aime. 

1  Ce  livre  est  traduit  librement  d'un  manuscrit  italien  de  M.  Lisio  Vis- 
tonti,  jeune  homme  de  la  plus  haute  distinction,  qui  vient  de  mourir  ù 
Vclterre,  sa  patrie.  Le  jour  de  sa  mort  imprévue,  il  permit  au  traducteur 
de  publier  son  essai  sur  l'Amour,  s'il  trouvait  moyen  de  le  réduire  à  une 
forme  honnête. 

Castel  Fiorentino,  10  juin  1819. 


DE   L'AMOUR.  I 

5°  La  première  cristallisation  '  commence. 

On  se  plail  à  orner  de  mille  perfections  une  femme  d  ■  l'a- 
mour de  laquelle  on  est  sûr;  on  se  détaille  tout  son  bouheur 
avec  une  complaisance  infinie.  Cela  se  réduit  à  s'exagérer  une 
propriété  superbe,  qui  vient  de  nous  tomber  du  ciel,  que  l'un 
ie  connaî!  pas,  et  de  la  possession  de  laquelle  on  es!  assuré. 

Laissez  travailler  la  tèle  d'un  amant  pendant  vingt-quatre 
heures,  et  voici  ce  que  vous  trouverez 

Aux  mines  de  sel  de  Saltzbourg,  on  jette  dans  les  profon- 
deurs abandonnées  de  la  mine  un  rameau  d'arbre  effeuillé  par 
l'hiver;  deux  ou  trois  moi-  après,  on  le  retire  couvert  d 
lallisalions  brillantes  :  les  plus  petites  branches,  celles  qui  ne 
sont  pas  plus  grosses  que  la  patte  d'une  mésange,  sont  garnies 
d'une  infinité  de  diamants  mobiles  et  éblouissants;  on  n 
plus  reconnaître  le  rameau  primitif. 

Ce  que  j'appelle  cristallisation,  c'est  l'opération  de  l'esprit, 
qui  lire  de  tout  ce  qui  se  présente  la  découverte  que  l'objet 
aimé  a  de  nouvelles  pcrfeciien-. 

Un  voyageur  parle  de  îa  fraiebeur  des  bois  d'orangers  ; 
ues,  sur  le  bord  de  la  mer,  durant  les  jours  brûlants  d.  I 
quel  plaisir  de  goûter  cette  fraîcheur  avec  elle  ! 

Un  de  vos  amis  se  casse  le  bras  à  la  chasse  :  qu  il  douceur 
de  recevoir  les  soins  d'une  femme  qu'on  aime  !  È  rc  toujours 
avec  elle  et  la  voir  sans  cesse  vous  aimant  ferai!  prei  que  bénir 
la  douleur;  cl  vous  parlez  du  bras  ea^sé  de  voir  ami  p  >ur  ne 
plus  douter  de  l'angéliquc  bonté  de  voire  maîtres  e.  En  nu  mut.  il 
suffit  de  pensera  une  perfection  pour  la  voir  dans  ce  qu'on  aime. 

île  phénomène,  que  je  me  permets  d'appeler  la  cristallisa- 
tion, vient  de  la  nature  qui  nous  commande  d'avoir  du  plaisir 
et  qui  nous  envoie  le  sang  au  cerveau,  du  sentiment  que  les 
plaisirs  augmentent  avec  les  perfections  de  l'objet  aimé, 

*  Voir,  pnnr  plus  ample  explication  ac  ce  mot,  le  Iiameau  de  Salz'jourg 
(fragment  inédit) à  la  lin  du  voiume. 


6  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

l'idée  :  elle  est  à  moi.  Le  sauvage  n'a  pas  le  temps  d'aHer  au 
pas  II  a  du  plaisir,  mais  l'activité  de  son  cer- 
veau est  employée  à  suivre  le  daim  qui  fuit  dons  la  forêt,  et  avec 
la  chair  duquel  il  doit  réparer  ses  forces  au  plus  vite,  sous  peine 
de  tomber  sous  la  hache  de  son  ennemi. 

A  l'autre  exlréniMé  de  la  civilisation,  je  ne  doute  pas  qu'une 
femme  tendre  n'arrive  à  ce  point,  de  ne  trouver  le  plaisir  phy- 
sique qu'auprès  do  l'homme  quelle  aime  ' .  C'est  le  contraire  du 
--  ;iv:ge.  Mais,  parmi  les  nations  civilisées,  la  femme  a  du  loi- 
ir,  el  le  sauvage  est  si  près  de  ses  affaires,  qu'il  est  obligé  de 
traiter  sa  femelle  comme  une  bête  de  somme.  Si  les  femelles  de 
beaucoup  d'animaux  sont  plus  heureuses,  c'est  que  la  subsis- 
tance des  mâles  est  nias  assurée. 

Mais  quittons  les  forêts  pour  revenir  à  Paris.  Un  homme  pas- 
sionné voit  toutes  les  perfection:;  dansée  qu'il  aime;  cependant 
l'attention  peut  encore  être  distraite,  car  l'âme  se  rassasie  de 
tout  ce  qui  est  uniforme,  même  du  bonheur  parfait  *. 

Voici  ce  qui  survient  peur  fixer  l'attention  : 

6°  Le  doute  naît 

Après  que  dix  ou  douze  regants,  ou  toute  autre  série  d'ac- 
ùonsqui  peuvent  durer  un  moment  comme  plusieurs  jours,  ont 
l'abord  d  nné  et  ensuite  confirmé  les  espérances,  l'amant,  re- 
venu de  son  premier  étonnement,  et  s'etant  accoutumé  à  son 
bonheur,  ou  guidé  par  la  théorie  qui,  toujours  basée  sur  les  cas 
les  plus  fréquents,  ne  doit  s'occuper  que  des  femmes  faciles, 
l'amant,  dis-je,  demande  des  assurances  plus  positives  et  veut 
pcmser  sen  bonheur. 

On  lui  oppose  de  Tio différence 8,  de  la  froideur  ou  môme  de 

i  Si  ceits  particularité  ne  se  présente  pas  chez  l'homme,  c'est  qu'il  n'a 
pas  la  pudeur  à  sacrifier  pour  un  instant. 

2  Ce  qui  veut  dire  que  ia  même  nuance  d'existence  ne  donne  qu'un 
instant  de  bonheur  parfait;  unis  la  manière  d'èLre  d'un  homme  passionné 
change  dix  l'ois  par  jour. 

s  Ce  que  les  romans  du  dix-septième  siècle  appelaient  le  coyp  de  foudre, 


DE  L'AMOUR.  7 

la  colère,  s'il  montre  trop  d 

d'ironie  qui  semble  dii  :  :  •<  \   u  que 

vous  ne  l'êles.  »Une  femme  se  conduit  ainsi, 

réveille  d'un  moment  d'ivresse  et  obcfo&eà  la  pudeur,  qu'elle 

tremble  d'avoir  enfreiule,  soit  simplement  par  prud  m:e  ou  par 

coquetterie. 

L'amant  arrive  à  douter  du  bonheur  qu'il  se  pr  n 
devient  sévère  sur  le<  r.>is;>n^  d'espérer  qu'il  a  cru  voir.     , 

Il  veut  se  r  ■bai'i.     ur  I     autres  |    isira  de  la  vie,  U  les  t 
anéantis.  La  craint    d'un  affreux  malheur  le  saisit,  i 
l'attention  profonde. 

7°  Second"  cristallisation. 

Alors  comment  e  la        >nde  cristallisation     i  pour 

diamants  des  confirmations  à  celle  idée  : 

Elle  m'aime. 

A  chaque  quart  d'heure  ae  ta  mm  qui  suit  la  naissance  dea 
doutes,  après  un  moment  de  malheur  affreux,  l'am  nt  se  dit  : 
Oui,  elle  m'  la  cristallisation  se  lourni  rir  de 

nouveaux  cl  trmes;  puis  le  doute  à  l'œil  hagard  s'empare  de 
lui.  et  l'arrête  eu  Mii.aut.  Sa  poitrine  oublie  de  respirer; 
dit  :  Mais  est-ce  qu'elle  m'aime  .  Au  milieu  de  ces  alternatives 
déchirantes  et  délicieuses,  le  pauvre  amant  sent  vivement  :  Elle 
me  d  innerait  d  :s  plaisirs  quelle  seule  au  i  ie  don- 

ncr. 

C'est  l'évidence  de  cette  vérité,  c'est  ce  chemin  but  l'extrême 
I  d'un  précipice  affreux,  et  louchant  de  l'autre  main  le  1 - 

•  ;,!f  An  destin  du  fcénos  •'.  <U  sa  «««tresse,  est  un  raowremeil  de 
l'âme   qui,  pour  avoir  Été  gâté  p»  un  nombre  infini  de  1 
n'en  existe  pas  moins  dans  la  nature;  il  provient  de  l'ini 
cette  manœuvre  défensive.    La  femme  qui  aime  trouve 
heur  dans  le  sentiment  qu'elle  épn 
ennuyée  de  la  prudence,    ■'     néglige  toute  précaution  el  se 

le  au  bonheur  d'aimer.  la  défiance  read  V 
sible. 


8  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

heur  parfait,  qui  donne  tant  de  supériorité  à  la  seconde  cristal- 
lisation sur  la  première. 

L'amant  erre  sans  cesse  entre  ces  trois  idées  ; 

1°  Elle  a  toutes  les  perfections  ; 

2°  Elle  m'aime  ; 

3°  Comment  faire  pour  obtenir  d'elle  ta  plus  grande  preuve 
d'amour  possible  ? 

Le  moment  le  plus  déchirant  de  l'amour  jeune  encore  est  ce- 
lui où  il  s'aperçoit  qu'il  a  fait  un  faux  raisonnement  et  qu'il  faut 
détruire  tout  un  pan  de  cristallisation. 

On  entre  en  doute  de  la  cristallisation  elle-même. 


CHAPITRE  III. 


DE   L  ESFEr.ASCE 


Il  suffit  d'un  très-petit  degré  d'espérance  pour  causer  la  nais- 
sance de  l'amour. 

L'espérance  peut  ensuite  manquer  au  bout  de  deux  ou  trois 
jour-,,  l'amour  n'en  est  pas  moins  né. 

Avec  un  caractère  décidé,  téméraire,  impétueux,  et  une  ima- 
gination développée  par  les  malheurs  de  la  vie, 

Le  degré  d'espérance  peut  être  plus  petit. 

Elle  peut  cesser  plus  tôt,  sans  tuer  l'amour. 

Si  l'amant  a  eu  des  malheurs,  s'il  a  le  caractère  tendre  et 
pensif,  s'il  désespère  des  autres  femmes,  s'il  a  une  admiration 
vive  pour  celle  dont  il  s'agit,  aucun  plaisir  ordinaire  ne  pourra 
le  distraire  de  la  seconde  cristallisation.  Il  aimera  mieux  rêver 
à  la  chance  la  plus  incertaine  de  lui  plaire  un  jour  que  recevoir 
d'une  femme  vulgaire  tout  ce  qu'elle  peut  accorder. 

Il  aurait  besoin  qu'à  cette  époque,  et  non  plus  tard,  note* 


DE  L'AMO 

bien,  la  femme  qu'il  aime  tuât  l'espérance  d'une  i 
et  le  comblât  de  ces  mépris  publics  qui  ne  pen 
revoir  les  gens. 

Lu  naissance  de  l'amour  admet  de  beaucoup  plus  1" 
entre  toutes  ces  époque 

Elle  exige  beaucoup  plus  d'espérance,  el  un  •  b   m- 

coup  plus  soutenue,  ebez  les  gens  froids,  fl  gmaliques,  pru 
11  en  est  de  même  des  gens 

Ce  qui  assure  la  durée  de  l'amour  lalli- 

sation,  pendant  laquelle  o,i  voit  à  chaque  instant  qu'il 
d'être  aimé  ou  de  mourir.  Comment,  après  i  cl  e  1 1  nvi<  : 
toutes  le^  minutes,  tournée  en  habitude  par  plu  icurs  mois  d'a- 
mour, pouvoir  seulement  soutenir  la  pensée  de  cesser  d'; 
Plus  un  caractère  est  fort,  moins  il  est  sujet  à  l'inconstant 

Cette  seconde  cristallisation  manque  presque  tout  àl  il 
les  amours  inspirées  parles  femmes  qui  se  rendent  trop  vite 

Dès  que  les  cristallisations  ont  O]   ré,  surtout 
de  beaucoup  est  la.  plus  forie,  les  ycu\  indifférents  ne  r 
plus  la  branebe  d'arbre; 

Car,  1    elle  est  ornée  de  perfections  ou  de  diamants  qu 
voient  pas  ; 

2U  LUe  est  ornée  de  perfections  qui  n'en  sont  pas  poui  m\. 

La  perfection  de  certains  charmes  dont  lui  parle  un  ancien 
ami  de  se,  belle,  et  une  certaine  nuance  de  vivacité  apt 
dans  ses  y«ux,  sont  un  diamant  de  la  cristallisation1  de  Del 


»  J'ai   appela  cet  essai  un  livre  d'idéologie.  Mon  but  •  été 
que,  quoiqu'il  s'appelât  l'Amour,  ce  n'était  pas  un  roman,  i  ■ 
\\  n'éi  il  p  is  amusant  comme  un  roman.  Je  demande  pardon  lus  p 
phes  d'avoir  pris  l>.  mot  idéologie  :  mon  intention  n'est  certaincm 
d'usurper  un  titre  qui  sceau  le  droit  d'un  autre.  Si  t  '  ttM 

plion  détaillée  des  idées  et  de  toutes  les  partiel  qui  peuvent  lea 
iser,  le  présent  livre  est  une  description  détaillée  el  n 
tous  les  sentiments  qui  composent  la  pasaion  nommée  Vam 
ia  tire  quelques  conséquences  de  celle  deecripli 

1 


10  ŒUVRES   DE   STE.NDIIAL. 

ftosso.  Ces  idées  aperçues  dans  une  soirée  le  font  rêver  toute 
une  nuit. 

Une  repartie  imprévue  qui  nie  fait  voir  plus  clairement  une 
âme  fendre,  généreuse,  ardente,  ou,  comme  dit  le  vulgaire, 
romanesque  \  et  met  tant  au-dessus  du  bonheur  des  rois  le  sim- 


nière  de  guérir  l'amour.  Je  ne  connais  pas  de  mot  pour  dire,  en  grec, 
discours  sur  les  sentiments,  comme  idéologie  indique  discours  sur  les 
idées.  J'aurais  pu  me  frire  inventer  un  mot  par  quelqu'un  de  mes  amis 
suis  déjà  assez  contrarié  d'avoir  dû  adopter  ie  mot  nou- 
veau de  cristallisation,  et  il  est  fort  possible  que  si  cet  essai  trouve  des 
lecteurs,  ils  ne  me  passent  pus  ce  mot  nouveau.  J'avoue  qu'il  y  aurait 
eu  du  talent  littéraire  à  l'éviter;  je  m'y  suis  essayé,  mais  suis  succès. 
Sans  ce  mot,  qui  suivant  moi  exprime  le  principal  phénomène  de  cette 
folie  nommée  amour,  folie  cependant  qui  procure  à  l'homme  les  plus 
grands  plaisirs  qu'il  soit  donné  aux  êtres  de  son  espèce  de  goûter  sur 
1j  terre,  sans  l'emploi  de  ce  mot  qu'il  fallait  sans  cesse  remplacer  par 
une  périphrase  l'on  longue,  la  description  que  je  donne  de  ce  qui  se 
passe  dans  la  tète  et  dans  le  cœur  de  l'homme  amoureux  devenait  obs- 
cure, lourde,  ennuyeuse,  même  pour  moi  qui  suis  l'auteur  :  qu'aurait-ce 
été  pour  le  lecteur? 

J'tengage  donc  le  lecteur  qui  se  sentira  trop  choqué  par  ce  mot  de  cris- 
tallisation à  fermer  le  livre.  Il  n'entre  pas  dans  mes  vœux,  et  sms  doute 
fort  heureusement  pour  moi,  d'avoir  beaucoup  de  lecteurs.  Jl  me  serait 
duux  de  plaire  beaucoup  à  trente  ou  quarante  personnes  de  Paris  que  je 
ne  verrai  jamais,  mais  que  j'aime  à  la  folie,  sans  les  connaître.  Par  exem- 
ple, quelque  jeune  madame  '  olan  I,  lisant  en  cachette  quelque  volume 
qu'elle  cache  bien  vite,  au  moindre  bruit,  -ans  les  tiroirs  de  l'établi  de 
son  père  lequel  est  graveur  de  boites  de  montre.  Une  âme  comme  celle 
de  madame  Roland  me  pardonnera,  je  1  espère,  non-seulement  le  mot 
de  cri'tallisation  employé  pour  exprimer  cet  acte  de  folie,  qui  nous  fait 
apercevoir  toutes  les  beautés,  tous  les  genres  de  perfection  dans  la  femme 
que  nous  commençons  à  aimer,  mais  encore  plusieurs  ellipses  trop  har- 
dies. Il  n'y  a  qu'à  prendre  un  crayon  et  écrire  entre  les  lignes  les  cinq  ou 
six  mois  qui  manquent. 

1  Toutes  *es  actions  eurent  d'abord  à  mes  yeax  cet  air  céleste  qui  sur- 
iç-clnmp  fait  d'un  homme  un  être  à  part,  le  différencie  de  mus  les  au- 
tres. Je  croyais  lire  dans  ses  yeax  celle  sotf  d'un  bonheur  plus  sublime, 
cette  m  bucolie  non  avouée  qui  aspire  à  quelque  chose  de  mieux  que  ce 


Ï.'E  L'AMOUR.  H 

pie  plaisir  de  se  promener  seule  avec  ton  tenant  à  minuit. 
un  bois  écarté,  me  donne  aussi  à  rêver  loule  une  nuit  '. 
11  dira  que  ma  maîtresse  esl  une  prude;  je  dirai  q 

est  uuc  fille. 


CHAPITRE  IV. 

N  une  à;ue  parfaitement  indiFTérente  —  m  •  h 

bifant  un  ;li.i    .  ;;  ;   ikiau  rond  d'une  campagne-  le  plus  p-'iii 
étonnemcnl  peut  àmem  r  une  petite  admiration,  et,   'il  si 
la  plus  leg  'Je  l'ail  naître  l'ara  mr  cl  la  crislalli* 

■ 

m  plaît  d'abord  comme  i. 

L'él  pérance  sont  : 

le  bes  ut  et  la  mélancolie  que  l'on  :>  ù  seii    an     On 

sait  as  ez  que  l'inquiétude  '1    i 

!e  propre  de  la  soif  est  de  n'être  ]>;i*.  exee  sivcmcnl  diflici! 
la  nature  du  breuvage  que  le  hasard  lui  pré    nie. 

Béca]  époques  de  i'amuur  ;  ce  sont  : 

1°  |.' admiration  : 

2°  Qu 

5°  L'e  !  e  ; 

4°  L 

que  nous  trouvons  ici  hi?,  et  qtii.dani  koul  nrtune 

?t  lea  révolutions  peuvci.t  placer  îtne 

Slill  nrompl 

For  whicli  we  wish  lo  live  or 

(Ullima  letlcra  di  Biani  wrlï,  1SJ7- 

s  C'ert  pour  ohré.jcr  cl  poiivoii  peindre  l'intérieur  d  • 
teur  rapporte,  en  emp 
lui  sont  étrmgi'rej;  il  n'avait  rien  de  personnel  | 


12  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

5°  Première  cristallisation; 

6°  Le  doute  paraît; 

7°  Seconde  cristallisation. 

Il  peut  s'écouler  un  an  entre  le  n°  1  et  le  n°  2. 

Un  mois  entre  le  n°  2  et  le  nn  5  ;  si  l'espérance  ne  se  hâte 
pas  de  venir,  l'on  renonce  insensiblement  au  n°  2  comme  don- 
nant du  malheur 

Un  clin  d'oeil  entre  le  n°  3  et  le  n°  4. 

Il  n'y  a  pas  d'intervalle  entre  le  n°  4  et  le  n°  5.  Ils  ne  sau- 
raient être  séparés  que  par  l'intimité. 

Il  peut  s'écouler  quelques  jours,  suivant  le  degré  d'impétuo- 
sité et  les  habitudes  de  hardiesse  du  caractère,  entre  les  n05  5 
et  6,  et  il  n'y  a  pas  d'intervalle  entre  le  6  et  le  7. 


CHAPITRE  V. 

L'homme  n'est  pas  libre  de  ne  pas  l'aire  ce  qui  lui  fait  plus  de 
plaisir  que  toutes  les  autres  actions  possibles l. 

L'amour  est  comme  la  fièvre,  il  naît  et  s'éteint  sans  que  la 
volonté  y  ait  la  moindre  part.  Voilà  une  des  principales  diffé- 
rences de  l'amour-goût  et  de  l'amour-passion,  et  l'on  ne  peut 
s'applaudir  des  belles  qualités  de  ce  qu'on  aime  que  comme 
d'un  hasard  heureux. 

Enfin,  l'amour  est  de  tous  les  âges  :  voyez  la  passion  de  ma- 
dame  Du  Deffaut  pour  le  peu  gracieux  Horace  Waipole.  L'on  se 
souvient  peut-être  encore  à  Paris  d'un  exemple  plus  récent  et 
surtout  plus  aimable. 

»  La  bonne  éducation,  è  l'égard  des  crimes,  est  de  donner  des  /e- 
œords  qui,  prévus,  mettent  un  poids  dans  la  balance. 


DE  L'AMOUR.  13 

Je  n'admets  en  preuve  des  grandes  passions  que  celles  de 
leurs  con-équ.  nées  qui  sont  ridicules  :  par  exemple,  la  timidité. 
preuve  de  l'amour;  je  ne  parle  pas  de  la  mauvaise  hoi 
sortir  du  collège. 


CHAPITRE   VI. 


i:au  de  saltzeol'iu. 


La  cristallisation  ne  cesse  presque  jamais  en  amour.  Voici 
son  histoire  :  tanl  qu'on  n'est  pas  bien  avec  ce  qu'on  aime,  il  y  a 
la  cristallisation  à  solution  imaginaire;  ce  n'est  que  par  l'ima- 
gination que  vous  êtes  sûr  que  telle  perfection  e\i>te  chez  la 
femme  que  vous  aimez.  Après  l'intimité,  les  craintes  sans  cesse 
renaissantes  sont  apaisées  par  des  solutions  plus  réélis.  Ai  si, 
le  bonheur  n'est  jamais  uniforme  que  dans  sa  source.  Chaque 
jour  a  une  fleur  différente. 

Si  la  femme  aimée  ct'de  à  la  passion  qu'elle  ressent  et  tombe 
dans  la  faute  énorme  de  tuer  la  crainte  par  la  vivacité  de  ses 
transports  ',  la  cristallisation  cesse  un  instant;  mais,  quand  l'a- 
mour perd  de  sa  vivacité,  c'est-à-dire  de  ses  craintes,  il  acquiert 
le  charme  d'un  entier  abandon,  d'une  confiance  sans  bornes, 
une  douce  habitude  vient  émousser  (unies  les  peines  de  lu  vie 
et  donner  aux  jouissances  un  autre  genre  d'intérêt. 

Êtes-vous  quitté,  la  cristallisation  recommence;  cl  chaque 
acte  d'admiration,  la  vue  de  chaque  bonheur  qu'elle  peut  vous 
donner  et  auquel  vous  ne  songiez  plus,  se  termine -par  cette 
réflexion  déchirante  :  «  Ce  bonheur  si  chaimant,  je  m-  le  re- 

•  Liane  de  Poitiers,  dans  la  Princesse  de  Clivu. 


ii  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

verrai  jamais!  et  c'est  par  ma  faute  que  je  le  perds!  »  Que 
si  vous  cherchez  le  bonheur  dans  des  sensations  d'un  autate 
genre,  votre  cœur  se  refuse  à  les  sentir.  Voire  imagination  vous 
peint  bien  la  position  physique,  elle  vous  mot  bien  sur  un  che- 
val rapide  à  la  chasse,  dans  les  bois  du  Devonshire  J;  mais  vous 
voyez,  vous  sentez  évidemment  que  vous  n'y  auriez  aucun  plai- 
sir. Voilà  l'en-  ur  d'optique  qui  produi!  la  coup  de  pistolet. 

Le  j  u  a  i  ussi  sa  cristallisation  provoquée  par  l'emploi  à  faire 
de  la  somme  que  mu-  allez  gagner. 
Les  jeux  de  la  cour,  si  regrettés  par  les  nobles,  sous  le  nom 
é,  n'étaient  si  attachants  que  par  la  cristallisation 
qu'il  pr  ivoqu  ient.  11  n'y  avait  pas  de  courtisan  qui  ne  rêvât 
la  f  rlune  rapide  d'un  Luynes  ou  d'un  Lauzun,  et  de  femme 
aimable  qui  ne  vît  en  perspective  le  duché  de  madame  de  Poli- 
gnac.  uvernemenl  raisonnable  ne  peutred  maer  cette 

cristalli  al'n  n.  Rien  n'est  anti  imagination  comme  le  gouverne- 
ment des  États-Unis  d'Amérique.  Nous  avons  vu  que  leurs  voisins 
.--.  ne  connaissent  presque  pas  la  cristallisation.  Les 
Romains  u'en  avaient  guère  d'idée  et  ne  la  trouvaient  que 
pour  l'am  iur  physique. 
La  haine  a  sa  cristallisation;  dès  qu'on  peut  espérer  de  se 

m  recommence  de  haïr. 
Si  toute  crovap.ee  où  il  y  a  de  Yahsurde  ou  du  non -'lé montré 
tend  i  ujours  à  mettre  à  la  tète  du  parii  les  gens  les  plus  ab- 
ic  r    un  des  effets  de  la  cristallisation.  Il  y  a 
lion  même  en  mathématiques  (voyez  les  newiouiens 
é:es  qui  ne  peuvent  pas  à  tout  mom 
rendre  présentes  toutes  les  parties  de  la  déinonslratioa  de  ce 
qu'  •!!  s  cr  dent. 

pre  ave  la  destinée  des  grands  philo;  ophes  allemands, 


r,  ?i  vouspouviez  von-;  imaginer  là  un  bonheur,  la  cristallisation 
aurait  déféra  à  votre  maîtresse  le  privilège  exclusif  de  vous  donner  ce 
boitheu  . 


DE  L'AMOUR.  r, 

[oni  l'immortalité,  tant  de  Cois  proclamée,  ne  peul  j 
su  delà  de  trente  ou  quarante  ans. 
Ces!  parce  qu'on  ne  nui  se  rendre  compte  du  p>  ttquri  de 
entiments  que  ;  lus  sage  est  fanatique  en  mu- 

•  ique. 
On  ne  peut  pas  à  volonté  se  prouver  qu'on  a  r  ison   outre 
radiclcur. 


•      CILU  ITRE  VII 

DPS    DIFFÉRENCES    E.NTI'.E     LA    NAISSANCE    DE    I.''  •    I.E* 

I  XES. 

Les  femmes  s'attache  ;  p  r  les  faveurs.  Comme  les  dix-neuf 
urs  rêveries  habituelles  sont  relatives  à  l'amour, 
après  Fin  limité,  ce-    '  groupent  autour  d'un  seul  objet: 

ellis  se  mettent  à  ju  tilier  une  démarche  si  extraordi 
si  décisive,  si  contraire  à  toutes  les  habitudes  de  pudeur.  Ce 
travail  n'cxîste  pas  clicz  les  hommes;  ensuite  rimaginalion 
mmes  dét:  [lie  à  loisir  de    iutanls  si  délicieux, 
mme  l'am  ur  fait  douter  des  choses  les  plus  démoni 
femme  qui,  avant  I  intimité,  était  si  sûre  qu<  son  amant 
est  un  homme  au-di  >su    du  vulgaire,  aussitôt  qu'elle  eroil  n'a- 
plus  rien  à  lui  refuser,  tremble  qu'il  n'ait  cherché  qu'à 
mettre  une  femme  de  plus  sur  sa  liste.  • 

Alors  seulement  parait  la  seconde  cristallisation,  qui,  parce 
que  la  crainte  l'accompagne,  est  de  beaucoup  la  plus -fuite  l 

:  Cette  seconde  cristallisation  manque  chez  les  Unîmes  lucile»,  qui  son' 
bien  loin  de  toutes  ces  idées  romariesqnts. 


16  ŒUVRES   DE  STENDHAL. 

Une  femme  croit  de  reine  s'être  faite  esclave.  Cet  état  de 
lame  et  de  l'esprit  est  aidé  par  l'ivresse  nerveuse  que  font  naî- 
tre des  plaisirs  d'autant  plus  sensibles  qu'ils  sont  pins  rares. 
Enfin  une  femme,  devant  son  métier  à  broder,  ouvrage  insipide  et 
qui  n'occupe  *;uc  les  mains,  songe  à  son  amant,  tandis  que  ce- 
lui-ci, galopant  dans  la  plaine  avec  son  escadron,  est  mis  aux 
arrêts  s'il  fait  faire  un  faux  mouvement. 

Je  croirais  donc  que  la  seconde  cristallisation  est  beaucoup 
plus  forte  chez  les  femmes  parce  que  la  crainte  est  plus  vive  . 
la  vanité,  l'honneur  sont  compromis,  du  moins  les  distractions 
sont-elics  plus  difficiles. 

Une  femme  ne  peut  être  guidée  par  l'habitude  d'être  raison- 
nable, que  moi,  homme,  je  contracte  forcément  à  mon  bureau, 
en  travaillant,  six  heures  tous  les  jours,  à  des  choses  froide:  et 
raisonnables.  Même  hors  de  l'amour,  elles  ont  du  penchant  à  se 
livrer  à  leur  imagination  et  de  l'exaltation  habituelle;  la  dispa- 
riiion  des  défauts  de  l'objet  aimé  doit  donc  êlre  plus  rapide. 

Les  femmes  préfèrent  les  émotions  à  la  raison ,  c'est  tout  sim- 
ple :  comme  en  vertu  de  nos  plats  usages,  elles  ne  sont  char- 
gées d'aucune  affaire  dans  la  famille,  la  raison  ne  leur  est 
jamais  uWe.  elles  ne  1'éprouveLt  jamais  bonne  à  quelque 
chose. 

Elle  leur  est.  au  contraire,  toujours  nuisible,  car  elle  ne  leur 
apparaît  que  pour  les  gronder  d'avoir  eu  du  plaisir  hier,  ou  pour 
leurcommanderde  n'en  plus  avoir  demain. 

Donnez  à  régler  à  votre  femme  vos  affaires  avec  les  fermiers 
de  deux  de  vos  terres,  je  parie  que  les  registres  seront  mieux 
tenus  que  par  vous,  et  alors,  triste  despote,  vous  aurez  au 
moins  le  droit  de  vous  plaindre,  puisque  vous  n'avez  pas  le  ta- 
lent de  vous  faire  aimer  Dès  que  les  femmes  entreprennent  des 
raisonnements  généraux,  elles  font  de  l'amour  sans  s'en  aperce- 
voir. Dans  les  choses  de  détail,  elles  se  piquent  d'être  plus  sé- 
vères et  plus  exactes  que  les  hommes.  La  moitié  du  petit  com- 
merce est  confiée  aux  femmes,  qui  s'en  acquittent  mieux  que 


DE   L'AMOUH.  |- 

leurs  maris.  C'est  une  maxime  connue  que,  si  l'on  parle  d'adai 
res  avec  elles,  on  ne  saurait  avoir  irop  de  gravité. 

C'est  qu'elles  sont  toujours  et  partout  avides  d'émotion  • 
les  plaisirs  de  l'enterrement  eu  Ecosse. 


CHAPITRE  VIII. 


Tins  was  lier  favoured  fairyrealm,  and 
herc  slic  crecled  ber  aerial  palaces 

BniDE  OF.  LaHMFRJIOuR,  I,  70 


Une  jeune  fille  de  dix-huit  ans  n'a  pas  assez  de  cristallisation 
en  son  pouvoir,  forme  des  désirs  trop  borné  •  par  le  peu  d'  ipé- 
rience  qu'elle  a  des  choses  de  la  vie,  pour  être  en  élatd'aimei 
avec  autant  de  passion  qu'une  femme  de  vingt-huit. 

Ce  soir  j'exposais  celle  doctrine  à  une  femme  d'esprit  qui 
prétend  le  contraire.  «  L'imagination  d'une  jeune  fille  n'étant 
glacée  par  aucune  expérience  désagréable,  et  le  fi  u  de  la  pre- 
mière jeunesse  se  trouvant  dans  toute  sa  force,  il  est  possible 
qu'à  propos  d'un  homme  quelconque  elle  se  crée' une  image 
ravissante.  Toutes  les  fois  qu'elle  rencontrera  son  amant,  elle 
jouira,  non  de  ce  qu'il  est  en  effet,  mais  de  cette  image  déli- 
cieuse qu'elle  se  sera  créée. 

«  Plus  tard,  détrempée  de  cet  amant  et  de  tous  les  hommes, 
l'expérience  de  la  triste  réalité  a  diminué  chez  elle  le  pouvoir 
de  la  cristallisation,  la  méfiance  a  coupé  les  ailes  à  l'imagina 
lion.  A  propos  de  quelque  homme  que  ce  soit,  fût-il  un  pro- 
dige, elle  ne  pourra  plus  se  former  une  image  aussi  entraînante  ; 
elle  ne  pourra,  donc  plus  aimer  avec  le  même  feu  que  dans  la 
première  jeunesse.  Et,  comme  en  amour  on  ne  jouit  que  de  l'il- 


15  ŒUVRES   DE  STENDHAL. 

luswa  qu'on  se  fait,  jamais  l'image  qu'elle  pourra  se  créer  à 
vingt-huit  an?  n'aura  le  Imitant  et  le  sublime  de  celle  sur  la- 
auelle  ctisi'  fondé  le  premier  amour  à  seize,  elle  second  amour 
semblera  toujours  d'uue  espèce  dégénérée.  —  Non  madame, 
la  présence  de  la  méfiance,  qui  n'existait  pas  à  seize  ans,  est 
évidemment,  ce  qui  doit  donner  une  couleur  différente  à  ce  se- 
cond amour.  Dans  la  première  jeunesse,  l'amour  est  comme  un 
fleuve  immense  qui  entraîne  tout  dans  son  cours,  et  auquel  oa 
sent  qu'on  ne  saurait  résister.  Or,  une  âme  tendre  se  connaît  à 
vingt-huit  ans;  elle  sait  que  si  pour  elle  il  est  encore  du  bon- 
heur dans  la  vie,  c'est  à  l'amour  qu'il  faut  le  demander  ;  il  s'é- 
tablit dans  ce  pauvre  cœur  agité  une  lutte  terrible  entre  l'a- 
mour et  la  méfiance.  La  cristallisation  avance  lentement;  mais 
celle  qui  soft  victorieuse  de  celte  épreuve  terrible,  où  l'âme 
exécute  tous  ses  mouvements  à  la  vue  continue  du  p!'.ïs  affreux 
danger,  est  mille  fois  plus  brillante  et  plus  solide  que  la  cristal- 
lisation de  eeize  ans,  où,  par  le  privilège  de  l'âge,  tout  était 
gaieté  et  bonheur. 

«  Donc  l'amour  doit  être  moins  gai  et  plus  passionné  '.  » 

Cette  conversation  (Bologne,  9  mars  1820),  qui  contredit  un 
point  qui  me  semblait  si  clair,  me  fait  penser  de  plus  en  plus 
qu'un  homme  ne  peut  presque  rien  dire  de  sensé  sur  ce  qui  se 
passe  au  fond  du  comr  d'une  femme  tendre;  quant  à  une  co- 
quette, c'est  différent  :  nous  avons  aussi  des  sens  et  de  la  vanité. 

La  dissemblance  entre  la  naissance  de  l'amour  chez  les  deux 
sexes  doit  provenir  de  la  nature  de  l'espérance,  qui  n'est  pas  la 
môme.  L'un  attaque  et  l'autre  défend;  l'un  demande  et  l'autre 
refuse;  l'un  est  hardi,  l'autre  très-timide. 

L'homme  se  dit  :  a  Fourrai-je  lui  plaire?  voudra-t-elle  m'ai- 
mn'?  » 

La  femme  :  «  N'est-ce  point  par  jeu  qu'il  me  dit  qu'il  m'aime  ? 

1  Épicure  disait  que  le  discernement  est  nécessaire  à  la  possession  ùu 
plaisir. 


DE   L'AMOUR.  l'i 

C:t-c:  t»  caractère  solidr V  peut-il  se  répondre 
Sa  durée  <le  ses  sentiments?  »  C'est  ainsi  que  beaucoup  d>  finî- 
mes regardent  et  traitent  comme  un  enfant  un  jeune  homi 
viugMrois  ans  ;  s'il  a  fait  six  campagnes,  tout  changi 
c'e.v».  un  jeune  héros. 

Cku  z  !'!i  tnme,  l'espoir  dépend  simplement  do>  actions  de  ce 
qu'il  aime  ;  rien  de  plus  aisé  à  interpréter.  Chez  les  fi  m 
l'espérance  d  i  ur  d  s  con  i  lérali  ins  m  i 

irès-difficiles  à  bien  apprécier.  La  plupart  d  s  liommes    olliei- 
tent  une  preuve  d'amour  qu'ils  regard  r.t  comme  di  sipai  I  !  ras 
les  dou'"s;  le   femmes  ne  sont  pas  as:  z  heureuses  pour  pou- 
rouver  on  uve;  et  il  y  a  ce  malheur  dans  la  vie, 

que  ce  qui  fait  la  sécurité  et  le  bonheur  de  l'un  des  aman 
le  danger  et  presque  l'humiliation  de  l'autre. 

En  amour,  les  homm  rd  du  toum 

de  l'âme,  les  femmes  s'exposent  aux  plaisanteries  du  public; 
elles  sont  plus  timides,  et  d'ailleurs  l'opinion  est  beaucoup  plus 
;    ur  elles,  car  .c'';*  considérée,  if  le  faut l. 

Elles  n'ont  pas  un  moyen    ûr  de  .subjuguer  l'opinion  en  i      <>- 

ml  un  instant  leur  vie. 

Les  femmes  doiveiu  donc  être  beaucoup  plus  méfiante  En 
vertu  de  leurs  habitudes,  tous  les  mouvements  intellectuel  qui 
forment  les  époques  de  la  naissance  de  l'amour  sont  (liez  lies 
plus  doux,  plus  timide-,  plu  lents,  moins  décid  Is  ;  il  y  a  donc 
i  •  di -positioi  s  à  la  constance;  elles  doivent  :  dé  Mer 
moins  facilement  d'une  cristallisation  commencée. 

Une  femme,  en  voyant  son  amant,  réfléchit  avec  rapidité  ou 
se  livre  au  bonheur  d'aimer,  bonheur  dont  elle  est  tirée  désa- 
gréablement s'il  fait  la  moindre  al.'aque,  car  il  faut  quitter  tous 
les  plaisirs  pour  courir  aux  armes. 

i  On  se  rappelle  la  maxime  de  Beaumarchais  :  «  La  nature  «lit  à  la 
ie  :  Sois  belle  m  tu  peux,  sage  si  tu  veux,  mais  s  -,  il  le 

faut.  »  Sans  considération,  en  France,  point  d'admiration,  put  ml  point 
d'amour. 


*0  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

Le  rôle  de  l'amant  est  plus  simple ,  il  regarde  les  yeux  de  ce 
qu'il  aime  ;  un  seul  sourire  peut  le  mettre  au  comble  du  bon- 
heur, et  il  cherche  sans  cesse  à  l'obtenir1.  Un  homme  est  hu- 
milié de  la  longueur  du  siège  ;  elle  fait  au  contraire  la  gloire  d'une 
femme. 

Une  femme  est  capable  d'aimer,  et,  dans  un  an  entier,  de  ne 
dire  que  dis  ou  douze  mots  à  l'homme  qu'elle  préfère.  Elle  tient 
note  au  fond  de  son  cœur  du  nombre  de  fois  qu'elle  l'a  vu  ;  elle 
est  allée  deux  fois  avec  lui  au  spectacle,  deux  fois  elle  s'est 
trouvée  à  dîner  avec  lui,  il  Ta  saluée  (rois  fois  à  la  promenade. 

Un  soir,  à  un  petit  jeu,  il  lui  a  baisé  la  main;  on  remarque 
que  depuis  cil"  ne  permet  plus,  sous  aucun  prétexte  et  même 
au  risque  de  paraître  singulière,  qu'on  lui  baise  la  main. 

Dans  un  homme,  on  appellerait  cette  conduite  de  l'amour 
féminin  nous  disait  Léonore. 


CHAPITRE  IX. 

Je  fais  tous  les  efforts  possibles  pour  être  sec.  Je  veux  impo- 
ser silence  à  mon  cœur,  qui  croit  avoir  beaucoup  à  dire.  Je 
tremble  toujours  de  n'avoir  écrit  qu'un  soupir.,  quand  je  crois 
avoir  noté  une  vçrUé. 

*  Quando  leggemino  il  ilisiato  riso 

Esscr  baciato  da  colanlo  amante, 
Costui  che  mai  da  me  non  lia  diviso, 
La  bocca  mibacciô  lutto  treniante. 

Daste,  Inf.,  cant    , 


DE  I.'AMOUIi.  si 

CHAPITRE  X. 

Pour  prouve  de  la  cristallisation,  je  me  contenterai  de  i 
ivr  l'anecdote  suivante l. 

Une  jeune  personne  entend  dire  qu'Edouard,  son  parent,  qui 
va  revenir  de  l'armée,  est  un  jeune  homme  de  la  plus  grande 
distinction  ;  on  lui  assure  qu'elle  en  e>t  aimée  sur  sa  réputation  , 
mais  il  voudra  probablement  la  voir  avant  de  se  déclarer  et  de 
!a  demander  à  ses  parents.  Elle  aperçoit  un  jeune  étranger  à 
l'église,  elle  l'entend  appeler  Edouard,  elle  ne  pense  plus  qu'à 
lui,  elle  l'aime.  Huit  jours  après,  arrive  le  véritable  Edouard  . 
ce  n'est  pas  celui  de  l'église,  clic  pâlit,  et  sera  pour  toujours 
malheureuse  ^i  on  la  force  à  l'épouser. 

Voilà  ce  que  les  pauvres  d'esprit  appellent  une  des  déraisons 
de  l'amour. 

Un  homme  généreux  comble  une  jeune  fille  malheureuse  des 
bienfaits  les  plus  délicats  ;  on  ne  peut  pas  avoir  plus  de  vertus, 
et  l'amour  allait  naître,  mais  il  porte  un  chapeau  mal  relapé,  cl 
elle  le  voit  monter  à  cheval  d'une  manière  gauche  ;  la  jeune  lillc 
s'avoue  en  soupirant  qu'elle  ne  peut  répondre  aux  empresse- 
ments qu'il  lui  témoigne. 

Un  homme  fait  la  cour  à  la  femme  du  monde  la  plus  honnête, 
elle  apprend  que  ce  monsieur  a  eu  des  malheurs  physiques  et 
ridicules  :  il  lui  devient  insupportable.  Cependant  elle  n'avait 
nul  dessein  de  se  jamais  donner  à  lui,  et  ces  malheurs  secrets 
ne  nuisent  en  rien  à  son  esprit  et  à  son  amabilité.  C'est  tout 
simplement  que  la  cristallisation  est  rendue  impossible. 

Pour  qu'un  cire  humain  puisse  s'occuper  avec  délice  à  divi- 
niser un  objet  aimable,  qu'il  soit  pris  dans  la  foi$l  dc.^  Ardennes 
ou  au  bal  de  Coulon,  il  faut  d'abord  qu'il  lui  semble  parfait, 

1  £mpoli,  juin  1819. 


22  (EDVRES  DE   STENDHAL 

non  pas  sous  lous  les  rapports  possibles,  uiaissous  lous  les  rap- 
ports qu'il  voit  actuellement;  il  ne  lui  semblera  parfait  à  tous 
égard  -  qu'après  plusieui  jours  de  la  seconde  cristallisation. 
C'est  tout  simple,  il  suffit  al  »rs  d'avoir  l'idée  dune  perfection 
pou;-  la  voir  dans  ce  qu'on  aime. 

Gii  voit  en  quoi  la  beauté  est  nécessaire  à  la  naissance  de  l'a- 
mour. 11  faut  que  la  laideur  ne  far-se  p  i  .  L'amant  arrive 
bh  utôi  à  trouver  belle  sa  maîtresse  telle  qu'elle  est,  sans  songer 
à  la  r>  cl:  beauté 

Les  traits  qui  forment  la  vrai  ;i  promettraient,  .s'il 

les  voyait,  et  si  j'ose  m'exprimer  ainsi,  une  quantité  de  bonheur 
que  j'exprimerai  pai  le  nombre  un,  et  les  traits  de  sa  maîtresse, 
tels  qu'il-,  sont,  lui  promettent  mille  unités  de  bonheur. 

Avant  la  naissance  de  l'amour,  la  beauté  est  nécessaire  comme 
enseigne;  elle  prédispose  à  cette  [j  i  ion  par  les  louanges  qu'on 
entend  donner  à  ce  qu'on  ;  e  admiration  très-  i  e  i  ud 

petite  e.  péram 

Dans  l'amour-goût,  cl  pi  premières  cinq  mi- 

nutes de  l'amour-passion,  i  ■,  eu  prenant  un  amant, 

lie, il  plu.- de  compte  de  la  manière  dont  les  autres  femmes  voicut 
cet  homme,  que  de  la  manière  dont  elle  le  voit  elle-même. 

De  là  les  succès  des  princes  et  des  offu  iers1. 

Les  jolies  femmes  de  la  cour  du  vieux  Louis  XIV  étaient  amou- 
reuses de  ce  prince. 

1  Those  w.io  remarked  in  the  cou  t  this  young  lioro  a  dis- 

Iiers,  could  nol  yi  ;  ice  thaï  sort 

to  an  open  si 
nature,  îno  i  I   to  the  usual  rul  :  so  far  frank 

and  honcsl,  that  tli  1  as  if  tl 

workhig  of  the^oul.  Such  an  expression  i>  oflen  mislakcn  for  maul;: 
fraukness,  wlien   in  truth  it  arises   l'rom   the  ri  icc  of  a 

libertine  disposition,  consuious  of  superiority  of  birlh  of  wealth,  or  oi 
sonie  other   adven'itious  advantage  totalty   uni 
tnerit.  Ivanhoe,  tome  I,  page  l4ô. 


D1C    !.  23 

Il  faut  bien  se  garder  d  s  présenter  d 
avant  d'êtresnr  qu'il  y  a  de  l'admiration.  On  ferait  nai  re  la  fa- 
deur,  qui  rend  à  jamais  l'amour  impossible,  ou  du  moins  que 
l'on  ne  peut  guérir  que  par  la  pique  d'amour-propre. 

4)n  ne  sympathise  pas  avec  le  niais,  ni  avec  le  sourire  à  loin 
venant  ;  de  là,  dans  le  momie,  la  nécessité  d  un  verni-  de  roue- 
rie; c'est  la  noblesse  des  manières.  On  ue  cueille  pas  même  le 
rire  sur  une  plante  trop  avilie.  En  amour,  notre  vanité  dédaigne 
une  victoire  trop  facile;  et,  dans  tous  les  geim  :  ,  1  homme  n'est 
pas  sujet  à  s'exagérer  le  prix  de  ce  qu'on  lui  offre. 


CHAPITRE   XI. 

Une  fois  la  cristallisation  commencée,  l'on  jouit  avec  délices 
de  chaque  nouvelle  beauté  que  l'on  découvre  dans  ce  qu'on 
aime. 

Mais  qu'est-ce  que  la  beauté?  c'est  une  nouvelle  apàiiide  à 
vous  donner  du  plaisir. 

Les  plaisirs  de  chaque  individu  sont  différents  et.souvent  op- 
3  :  cela  explique  fort  bien  comment  ce  qui  est  beauté  pour 
ilividu  est  laideur  pour  un  autre.  (Exemple  concluant  i 
Ujs  o  et  de  Lisio,  le  1er  janvier  1820.) 

Pour  découvrir  la  nature  de  la  beauté,  il  convient  de  recher- 
cherquelle  estla  nature  des  plaisirs  lue  individ 

exemple,  il  faut  à  Del  Ilosso  Une  femme  qui 
mouvements  hasardés,  cl  qui,  par  ses  sourires,   ai 
choses  fort  gaies;  unefemme  qui,  àchaq  i  !  instant,  tic;. 
plaisirs  physiques  devant  son  imagination,  et  qui  excite  a  la 
fois  le  genre  d'amabilité  de  Del  Rosso  et  lui  permette  de  la  dé- 
ployer. 


24  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Del  Rosso  entend  par  amour  apparemment  iamour  physique, 
etLisio  l'amour-passion.  Rien  de  plus  évident  qu'ils  ne  doivent 
pas  être  d'accord  sur  le  moi  beauté1. 

La  beauté  que  vous  découvrez  étant  donc  une  nouvelle  apti- 
tude à  vous  donner  du  plaisir,  et  les  plaisirs  variant  comme  les 
i  ndividus, 

La  cristallisation  formée  dans  la  tête  de  chaque  homme  doit 
porter  la  couleur  des  plaisirs  de  cet  homme. 

La  cristallisation  de  la  maîtresse  d'un  hoioûté,  ou  sa  beauté, 
n'est  autre  chose  que  la  collection  de  toutes  les  satisfactions, 
de  tous  les  désirs  qu'il  a  pu  former  successivement  à  son  égard. 


CHAPITRE  XII. 


SUITE   DE   Là   CRISTALLISATION. 


Pourquoi  jouit-on  avec  délices  de  chaque  nouvelle  beauté 
que  l'on  découvre  dans  ce  qu'on  aime? 

C'est  que  chaque  nouvelle  beauté  vous  donne  la  satisfaction 
pleine  et  entière  d'un  désir.  Vous  la  voulez  tendre,  elle  est  ten- 
dre, ensuite  vous  la  voulez  fière  comme  l'Emilie  de  Corneille, 
et,  quoique  ces  qualités  soient  probablement  incompatibles,  elle 
paraît  à  l'instant  avec  une  âme  romaine.  Voilà  la  raison  morale 
pour  laquelle  l'amour  est  la  plus  forte  des  passions.  Dans  les  au- 
tres, les  désirs  doivent  s'accommoder  aux  froides  réalités;  ici 
ce  sont  les  réalités  qui  s'empressent  de  se  modeler  sur  les  dé- 

1  Ma  beauté,  promesse  d'un  caractère  utile  à  mon  âme,  est  au-dessu» 
de  l'attraction  des  sens;  cette  attraction  n'est  qu'une  e^èce  particulière. 
1315. 


DH   L'AMOUR.  23 

sirs;  c'est  donc  celle  des  passions  où  les  (Itïsirs  violents  ont  les 
plus  grandes  jouissances. 

11  y  a  des  conditions  générales  de  bonheur  qui  étendent  lmr 
empire  sur  tontes  les  satisfactions  de  désirs  particuliers* 

1°  Elle  semble  votre  propriété,  car  c'est  vous  ^eul  qui  pouvei 
Fa  rendre  heureuse. 

2°  Elle  est  juge  de  voire  mérite.  Cette  condition  était  fort  im 
tante  dans  les  cours  galantes  et  chevaleresques  de  Franco!    I  : 
et  de  Henri  II,  et  à  la  cour  élégante  de  Louis  XV.  Sous  un  gouvi  r- 
nement  constitutionnel  et  raisonneur,  les  femmes  perdent  toute 
celte  branche  d'influence. 

3°  Pour  les  cœurs  romanesques,  plus  elle  aura  l'âme  sublime, 
plus  seront  célestes  et  dégagés  de  la  fange  de  toutes  les  consi- 
dérations vulgaires  les  plaisirs  que  vous  trouverez  dans  ses 
bras. 

La  plupart  des  jeunes  Français  de  dix-huit  ans  sont  élèves  de 
J.-J.  Rousseau;  celte  condition  de  bonheur  est  importante  pour 
eux. 

Au  milieu  d'opérations  si  décevantes  pour  le  désir  du  bon- 
heur, la  tête  se  perd. 

Du  moment  qu'il  aime,  l'homme  le  plus  sage  ne  voit  aucun 
objet  tel  qu'il  est.  Il  s'exagère  en  moins  ses  propres  avantages, 
et  en  plus  les  moindres  faveurs  de  l'objet  aimé.  Les  .craintes  ci 
les  espoirs  prennent  à  l'instant  quelque  chose  de  romanesque  (d.i 
Wayward).  Il  n'attribue  plus  rien  au  hasard;  il  perd  le  senti- 
ment de  la  probabilité  ;  une  chose  imaginée  est  une  chose  exis- 
tante pour  l'effet  sur  son  bonheur1. 

Une  marque  effrayante  que  la  tête  se  perd,  c'est  qu'en  pen- 

1  II  y  a  une  cause  physique,  un  commencement  de  folie,  uue  affluence 
du  sang  au  cerveau,  un  désordre  dans  les  nerfs  et  dans  le  centre  céré- 
bral. Voir  le  courage  éphémère  des  cerfs  et  la  couleur  des  pensées  d'un 
toprano.  En  1922,  la  physiologie  nous  donnera  la  description  de  la 
partie  physique  de  ce  phénomène.  Je  le  recommande  à  l'attention  de 
M.  Edwards. 


20  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

sanl  à  quelque  petit  fait,  difiicile  à  observer,  vous  le  voyez 
blanc,  et  vous  l'interprétez  en  faveur  de  votre  amour;  uu  in- 
stant après  vous  vous  apercevez  qu"<  n  effet  il  était  noir,  et  vous 
ie  trouvez  encore  concluant  en  faveur  de  votre  amour. 

C'est  al  rs  qu'um  âme  en  proie  aux  incertitudes  mortelles 
sent  vivent  :.i  le  b;  soin  d'un  ami  ;  m  lis  p  iuf  uu  amant  il  n'est 
plus  ù';!ii)i.  Oii  savait  cela  à  la  cour.  Voilà  la  source  du 
genre  d'indiscrétion  qu'une  femme  délicate  puisse  pardonner. 


IU1A1  i  .  UE 

DO  PREMIER  PAS,  MAi.iir.L  us. 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  étonnant  dan.-,  la  passion  de  l'amour, 
.  e'esi  l'extravagance  du  changement  qui 
s'opère  da 

Le  grand  monde,  a"\  mnie 

favori;  mier  pas. 

li  commence  par  changer  l'admiration  simple  (n°  1)  en  a 
ration  tendre  (nn  2)  :  Quel  plaisir  de  lui  donner  des  baisers,  etc. 

Une  valse  rapide,  dans  un  salon  éclairé  de  miUe  bougies,  jette 
dans  1rs  jeunes  cœurs  une  ivresse  qui  éclipse  la  timidité, 
mente  la  î  des  foret  ifin  Vaudace 

d'aimer.  Car  voir  un  objel  ffit  pas;  au  con- 

trai e,  le  ibilité  décourage  lésâmes  tendre-,  il  faut 

le  voir,  sinon  vous  aimant1,  du  moins  dépouillé  de  sa  majesté. 

>  De  là  la  possibilité  >;,  à  origine  factice,  celles-ci,  et  celle  <k 

t,  et  de  D'ahix  IShakspeare), 


DE  L'AMOUR.  27 

Qui  s'avise  do  devenir  amoureur  d'une  reine,  à  moins  qi 
ne  fasse  des  avances l  ? 

Rien  n'est  donc  plu   favorable  à  la  naissance  de  l'amour  que 
lange  d'une  solitude  ennuyeuse  et  de 
et  longtemps  désirés;  c>st  la  conduite  des  bonnes  nier 
famille  qui  un:  d  •-"  Sflc 

Le  vrai  grand  n  onde  tel  qu'on  le  trouvait  à  la  cour  de  France', 
et  qui,  je  crois,  n'existe  plus  depuis  17S03,<'tait  peu  favorable  à 
l'amour,  comme  rendant  presque  impossibles  la  solitude  et  le 
■\>\v  indispensables  pour  !e  travail  des  cristallisations. 

La  vie  de  la  cour  donne  l'habitude  de  voir  et  d'exécuter  un 
grand  n  m  r  de  nuances,  et  la  plus  petite  nuance  peut  êire 
le  commencement  d'une  admiration  et  d'une  passion4. 

Quand  les  malheurs  propres  de  l'amour  sont  mêlés  d'autres 
malheurs  (de  malheurs  dç  vanité,  i  v<  Ire  maître  offense  • 
juste  fierté,  vos  sentiments  d'honneur  et  de  digniié  person- 
d  11  ;  de  malheurs  de  santé,  d'argent,  de  persécution  politi- 
que, etc.),  ce  n'est  qu'eu  apparence  que  l'amour  est  augmenté 
par  ces  contre-temps;  comme  ils  occupent  à  autre  chose  l'ima- 

1  Voir  les  Amours  de  Struenzée  datif  les  cours  du  Nord,  de  Urow;. 
3  vol.,  1819. 

8  Voir  les  Lettres  île  madame  du  Del'fant.  de  mademoiselle  de  Lespi- 
nassc,  les  Mémoires  deBezenva!,  de  Lauznii,  de  madame  d'Epinay,  le 
Dictionnaire  des  Étiquettes  de  mil  une  de  Genlis,  les  Mémoires  de  L)an- 
;  j!!,  d'iiora  e  Walpole. 

3  Si  ce  n'est  peut-être  à  h  cour  de  Pélorsbourg. 

*  Voir  Saint-Simon  et  Werther.  Quelque  tendre  et  délicat  que  soit  un 
solitaire,  son  âme  est  distraits,  une  partie  de  son  imagination  est  em- 
ployée à  prévoir  la  société.  La  force  de  caractère  est  un  des  charmi 

nt  le  plus  les  cœurs  vraiment  Féminins.' De  là  le  succès  des  jeunes 
officiers  Tort  graves.  Les  femmes  savent  fort  bien  faire  la  différence  de  la 
violence  des  mouvements  de  "passion,  qu'elles  sentent  si  po  ni 
leur-  cœurs,  à  la  force  de  caractère;  les  femmes  les  plus  distinguées  sont 
quelquefois  dupes  d'un  peu  de  charlatanisme  en  On  peut  s'en 

seivir  sans  nulle  crainte,  aussitôt  que  l'on  s'aperçoit  que  la  cristallisation 
a  commencé. 


28  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

gination,  ils  empêchent,  dans  l'amour  espérant,  les  cristallisa- 
tions, et  dans  l'amour  heureux,  la  naissance  des  petits  doutes. 
La  douceur  de  l'amour  et  sa  folie  reviennent  quand  ces  malheurs 
ont  disparu. 

Remarquez  que  les  malheurs  favorisent  la  naissance  de  l'a- 
mour chez  les  caractères,  légers  ou  insensibles,  et  qu'après  sa 
naissance,  si  les  malheurs  sont  antérieurs,  ils  favorisent  l'amour 
en  ce  que  l'imagination,  rebutée  des  autres  circonstances  de  la 
vie,  qui  ne  fournissent  que  des  images  tristes,  se  jette  tout  en- 
tière à  opérer  la  cristallisation. 


CHAPITRE  XIV. 

Voici  un  effet  qui  me  sera  conteste,  etque  je  ne  présente  qu'aux 
hommes,  dirai-je,  assez  malheureux  pour  avoir  aimé  avec  pas- 
sion pendant  de  longues  années  et  d'un  amour  contrarié  par 
des  obstacles  invincibles: 

La  vue  de  tout  ce  qui  est  extrêmement  beau,  dans  la  naîure 
et  dans  les  arts,  rappelle  le  souvenir  de  ce  qu'on  aime,  avec  la 
rapidité  de  l'éclair.  C'est  que,  par  le  mécanisme  de  la  branche 
d'arbre  garnie  de  diamants  dans  la  mine  de  Saltzbourg,  tout  ce 
qui  est  beau  et  sublime  au  monde  fait  partie  de  la  beauté  de  ce 
qu'on  aime,  et  cette  vue  imprévue  du  bonheur  à  l'instant  rem- 
plit les  yeux  de  larmes.  C'est  ainsi  que  l'amour  du  beau  et  l'a- 
mour se  donnent  mutuellement  la  vie. 

Un  des  malheurs  de  la  vie.  c'est  que  ce  bonheur  de  voir  ce 
qu'on  aime  et  de  lui  parler  ne  laisse  pas  de  souvenirs  distincts. 
L'âme  est  apparemment  trop  troublée  par  ses  émotions  pour 
être  attentive  à  ce  qui  les  cause  ou  à  ce  qui  les  accompagne. 
Elle  est  la  sensation  elle-même.  C'est  peut-être  parce  que  ces 


DE  L'AMOUU.  29 

plaisirs  ne  peuvent  pas  être  usés  par  des  rappels  à  volonté,  qu'ils 
se  renouvellent  avec  tant  de  foi  ce,  dès  que  quelque  objet  vient 
nous  tirer  de  la  rêverie  consacrée  à  la  femme  que  non.  aimons, 
et  nous  la  rappeler  plus  vivement  par  quelque  nouveau  rap- 
port1. 

Un  vieil  architecte  sec  la  rencontrait  tous  les  soirs  dans  le 
monde.  Entraîné  par  le  naturel,  et  sans  faire  attention  à  c 
je  lui  disais*,  un  jour  je  lui  en  fis  un  éloge  tendre  et  pompeu  , 
et  elle  se  moqua  de  moi.  Je  n'eus  pas  la  force  de  lui  dire  :  1! 
vous  voit  eh;  que  soir. 

Celle  sensation  e.-l  si  puissante  qu'elle  s'étend  jusqu'à  la  per- 
sonne de  mon  ennemie  qui  l'approche  sans  cesse.  Quand  je  la 
vois,  elle  me  rappelle  tant  Léonore,  que  je  ne  puis  la  haïr  dans 
ce  moment,  quelque  effort  que  j'y  fasse. 

On  dirait  que  par  une-  étrange  bizarrerie  du  cœur,  la  femme 
aimée  communique  plus  de  charme  qu'elle  n'en  a  elle-même. 
L'image  de  la  ville  lointaine  où  on  la  vit  un  instant 3  jette  dans 
une  plus  profonde  et  plus  douce  rêverie,  que  sa  présence  elle- 
même.  C'est  l'effet  des  rigueurs. 

La  rêverie  de  l'amour  ne  peut  se  noter.  Je  remarque  que  je 
puis  relire  un  bon  roman  tous  les  trois  ans  avec  le  même  plai- 
sir. Il  me  donne  des  sentiments  conlormcs  au  genre  de  goût 
tendre  qui  me  domine  dans  le  moment,  ou  me  procure  de  la 
variété  dans  mes  idées,  si  je  ne  sens  rien.  Je  puis  aussi  écou- 
ler avec  plaisir  la  même  musique,  mais  il  ne  faut  pas  que 
!a  mémoire  cherche  à  se  mettre  de  la  partie.  C'est  L'imagi- 
nation uniquement  qui  doit  être  affectée;  si  un  opéra  fait  plus 
de  plaisir  à  la  vingtième  représentation,  c'esl  que  l'on  corn- 

•  Les  parfums 

>  Voir  la  note  1  Je  la  page-li. 

'  Nessun  maggior  dolore 

Clic  ricordarsi  de)  ;  ni  o  felicc 
Relia  miseria. 

LUnits,  /M/1,  c;int.  t 

L 


30  ŒUVRES   DE  STENDHAL. 

prend  mieux  la  musique,  ou  qu'il  rappelle  la  sensation  du  pre- 
mier jour. 

Uuant  aux  nouvelles  vues  qu'un  roman  suggère  pour  la  con- 
naissance du  cœur  humain,  je  me  rappelle  fort  bien  les  an- 
ciennes; j'aime  même  à  les  trouver  notées  en  marge.  Mais  ce 
genre  de  plaisir  s'applique  aux  romans,  comme  m' avançant  dans 
la  connaissance  de  l'homme,  et  nullement  à  la  rêverie,  qui  est 
le  vrai  plaisir  du  roman.  Cette  rêverie  est  innotable.  La  noter, 
c'est  la  tuer  pour  le  présent,  car  l'on  tombe  dans  l'analyse  phi- 
losophique du  plaisir  ;  c'est  la  tuer  encore  plus  sûrement  pour 
l'avenir,  car  rien  ne  paralyse  l'imagination  comme  l'appel  à  la 
mémoire.  Si  je  trouve  eu  marge  une  note  peignant  ma  sensa- 
tion en  lisant  OUI  Mortality  à  Florence,  il  y  a  trois  ans,  à  l'in- 
stant je  suis  plongé  dan-,  l'histoire  de  ma  vie,  daas  l'estime  du 
degré  de  bonheur  aux  èeux  époques,  dans  la  plus  haute  philo- 
sophie, en  un  mot,  et  adieu  pour  longtemps  le  laisser-aller  des 
sensations  tendres. 

Tout  grand  poète  ayant  une  vive  imagination  est  timide, 
c'est-à-dire  qu'il  craint  les  hommes  pour  les  interruptions  et  les 
troubles  qu'ils  peuvent  apporter  à  ses  délicieuses  rêveries.  C'est 
pour  son  attention  qu'il  tremble.  Les  hommes,  avec  leurs  inté- 
rêts grossiers,  viennent  le  tirer  des  jardins  d'Armide  pour  le 
pousser  dans  un  bourbier  fétide,  et  ils.  ne  peuvent  guère  le  ren- 
dre attentif  à  eux  qu'en  l'irritant.  C'est  par  l'habitude  de  nour- 
rir soi!  àme  de  rêveries  touchantes,  et  par  son  horreur  pour  le 
vulgaire,  qu'un  grand  artiste  est  si  près  de  l'amour. 

Plus  un  homme  est  grand  artiste,  plus  il  doit  désirer  les  ti 
très  el  décorations  comme  rempart 


DE  L'A  M  (• 


CHAPITRE  XV. 


On  rencontre,  au  milieu  «le  la  passion  la  plus  violente  et  la 
plus  contrariée,  des  mora  :nt  où  l'on  croit  !ou!  à  coup  ne  plus 
aimer;  c'est  comme  une  source  d'eau  donc.'  au  milieu  de  la 
mer.  On  n'a  presque  plu-  de  plaisir  à  songer  à  sa  mai  rc 
i]M  iqu<  accablé  de  ses  rigueurs,  l'on  se  trouve  encore  plus 
malheureux  de  ne  plu:  prendre  intérêt  à  rien  dans  la  vie.  Le 
néant  le  pkis  triste  elle  plus  découragé  succède  à  une  ma 
dètre,  agitée  ans  doute,  mais  qui  présentait  toute  la  nature  sous 
un  aspect  neuf  int. 

C'est  que  la  dernier'1  visite  que  vous  avez  faite  à  ce  que  vous 

aimez  vous  a  mis  dans  une  p  isilion  sur  laquelle  une  autre  fois 

votre  imagination  a  moissonné  tout  ce  qu'elle  peutd  >nner  de 

t  n  -:  par  exemple,  après  une  période  de  froideur,  elle 

vous  traite  moins  mal,  et  vous  laisse  concevoir  exact  nient  le 

degré  d'espérance,  et  parles  mêmes  signes  extérieurs 
qu'à  une  autre  époque;  tout  cela  peut-être  sans  qu'elle 
duute.  L'imagination  trouvant  en  son  chemin  la  mémoire  et  ses 

avis,  la  cristallisation  '  cesse  à  l'instant 

i  On  ille  'l'abord  rl'ôtcr  eo  mot,  ou.  si  je  ne  puis  y  parvenir, 

I  ne  jVnii  ii  ls  p  ir  cristaïli- 

cation  une  cert'inr:  fièvre  d'imagination,  laquelle  rend  méconnaissable 
an  objet  'o  plus  souvent  assez  ordinaire,  et  en  fat  on  être  à  part.  Dan? 
les  âmes  qui  n  que  la  vanité  pour  nrr.ver  au 

Donheur,  il  esl  nécessaire  que  l'homme  qui  cherche  à  exciter  oeite  fièvre 
mette  f"rt  bi.'n  sa  cravate  et  soit  constammi  ni  attentif  à  mille  détail* 
qui  excluent  tout  laisser-aller.  Les  femmes  de  la  société  avouent  l'effet 
tout  en  niant  ou  ne  voyant  pa£ 


ŒUVRES  DE  STENDHAL. 


CHAPITRE  XVI. 


Dans  un  petit  port,  donl 
:  Ti'i.iiuii,  25  févri 


Je  v:  :   ce  soir  que  la  musique,  est 

parfaite,  met  le  cœur  exactement  d,m>  la  même  situation  où  il 
se  trouve  quand  il  jouit  de  la  présence  de  ce  qu'il  aime,  c'est- 
à-dire  qu'elle  donne  le  bonheur  apparemment  le  plus  vif  qui 
existe  sur  c<  tte  terre. 

S'il  en  était  ainsi  pour  tous  les  hommes,  rien  au  monde  ne 
Tait  plu-  à  l'amour. 

Mai  -  à  N  iples,  l'année  dernière,  que  la  ni:::. 'que 

parfaite,  comme  !a  pantomime  parfaite  -.  me  fait  songer  à  ce 
qui  forme  actuellement  l'objet  de  mes  rêveries  et  me  fait  ve- 
nir des  idées  excellentes;  à  Naples,  c'était  sur  le  moyen  d'ar- 
mer les  Grecs. 

Or,  ce  soir,  je  ne  puis  me  dissimuler  que  j'ai  le  malheur  of 
being  too  great  an  admirer  of  milady  L. 

El  peut-être  que  la  musique  parfaite  que  j'ai  eu  le  bonheur 

de  rencontrer,  après  deux  ou  trois  mois  de  privation,  quoique 

tous  le.-  soirs  à  l'Opéra,  n'a  produit  tout  simplement  que 

son  effet  anciennement  reconnu,  je  veux  dire  celui  de  faire 

songer  vivement  à  ce  qui  occupe 

—  4  mars,  huit  jour»  aprè>. 

Je  n'ose  ni  effacer  ni  approuver  l'observation  précédente.  Il 
esi  sAr  que,  quand  je  l'écrivais,  je  la  lisais  dans  mon  cœur.  Si  je 


1  Copie   .    j  mrn  il  d    I 

1  Othello  et  h  Vestale,  ballets  de  Vigano.  exécutes  par  le  Pailerini  et 
Mollinari, 


DE  L'AMOUR.  33 

la  mets  en  djute  aujourd'hui,  c'est  peut-être  que  j'ai  perdu  le 
souvenir  de  ce  que  je  voyais  al  us. 

L'habitude  de  la  musique  et  de  sa  rêverie  prédispose  à  l'a- 
mour. Du  air  tendre  et  triste,  pourvu  qu'il  ne  soit  pas  trop  dra- 
matique, que  l'imagination  ne  soit  pas  forcée  de  songer  à  l'ac- 
tion, excitant  purement  à  la  rêverie  de  l'amour,  est  dclû 
pour  les  unies  tendres  et  malheur  uses  :  par  exemple,  le  trait 
prolongé  ^  clarinette,  au  commencement  du  quartetio  de 
Bianca  e  Faliero,  et  le  récit  de  la  Camporcsi  vers  le  milieu  du 
quartelto. 

L'amant  qui  est  bien  avec  ce  qu'il  aime  jouit  avec  transport 
du  fameux  duelto  à'Armida  e  Rinaldo  de  Rossini,  qui  peinl  si 
juste  les  petits  doutes  de  l'amour  heureux  et  le.-  moments  de 
délices  qui  suivent  les  raccommodements.  Le  morceau  instru- 
mental qui  est  au  milieu  du  duetto  au  moment  où  Rinaldo  veut 
fuir,  et  qui  représente  d'une  manière  si  étonnante  le  combat 
(te-  passions,  lui  semble  avoir  une  influence  physique  sur  son 
cœur  et  le  toucher  réellement.  Je  n'ose. dire  ce  que  je  sens  à 
cet  égard  ;  je  passerais  pour  fou  auprès  des  gens  du  Nord. 


CHAPITRE  XVII. 

LA    r.EAUTÈ    DETRONEE    PAR    L'AMOUR. 

Albéric  rencontre  dans  une  loge  une  femme  plus  belle  que  sa 
maîtresse  (je  supplie  qu'on  me  permette  une  évaluation  i 
matique),  c'csi-à-dire  dont" les  traits  promettent  trois  unités  de 
bo  heur,  au  lieu  de  deux  (je  suppose  que  la  beauté  parfaite 
donne  une  quantité  de  bonheur  exprimée  par  le  nombre 
quatre). 


34  ŒUVRES   DE   STENDHAL. 

E>t.-il  étonnant  qu'il  leur  préfère  les  traits  de  sa  maîtresse, 
qui  lui  promettent  cent  unités  de  bonheur?  Même  les  petits  dé- 
fauts de  sa  figure,  une  marque  de  petite  vérole,  par  exemple, 
donnent,  de  l'attendrissement  à  l'homme  qui  aime,  et  le  jeitent 
dans  une  rêverie  profonde  lorsqu'il  les  aperçoit  chez  une  autre 
femme;  que  sera-ce  chez  sa  maîtresse?  C'est  qu'il  a  éprouvé 
aille  sentiments  en  présence  de  cette  marque  de  petite  vérole, 
que  ces  sentiments  sont  pour  la  plupart  ddicieux,  sont  ton  i  du 
plus  haut  intérêt,  et  que,  quels  qu'ils  soient,  ils  se  renom 
avec  une  incroyable  vivacité  à  la  vue  de, ce  signe,  même  aperçu 
sur  la  figure  d'une  autre  femme. 

Si  l'on  parvient  ain  i  à  préférer  et  à  aimer  la  laideur,  c'est 
que  dans  ce  cas  la  laideur  est  beauté  l.  Un  homme  aimait  à  la 
passion  une  femme  très-maigre  et  marquée  de  petite  vérole  : 
la  mort  la  lui  ravit.  Trois  ans  après,  à  Rome,  admis  dans  la  fa- 
miliarité de  deux  femme?,  l'une  plus  belle  que  le  jour,  l'autre 
maigre,  marquée  de  petite  vérole,  et  par  là,  si  vous  voulez,  as- 
sez laide  :  je  le  vois  aimer  la  laide  au  bout  de  huit  jours  qu'il 
emploie  à  effacer  sa  laideur  par  ses  souvenirs;  et.  par  une  cc- 
quetteric  bien  pardonnable,  la  moins  jolie  ne  manqua  pas  dé 
l'aider  en  lui  fouettant  un  peu  le  sang,  chose  utile  à  cette  opé- 
ration *.  Un  homme  rencontre  une  femme  et  est  choqué  de  sa 
laideur;  bientôt,  si  elle  n'a  pas  de  prétentions,  sa  physionomie 
lui  fait  oublier  les  défauts  de  ses  traits:  il  la  trouve  aimable  et 
conçois  qa'on  puisse  l'aimer;  huit  jours  après,  il  a  des  espé- 
rances; huit  jours  après,  on  les  lui  retire;  huit  jours  après,  il 
est  fou. 

1  La  beauté  n'est  que  ia  promesse  du  bonheur  Le  bonheur  d'un  Grec 
était  différent  du  bonheur  d'un  Français  de  1822.  Voyez  les  yeux  de  la 
Vénus  de  Médicis  et  comparez-les  aux  yeux  de  la  Madeleine  de  Pordenone 
(chez  M.  de  Somma  riva). 

a  Si  l'on  est  sûr  dé  l'amour  d'une  femme,  on  examine  si  elle  est  plus 
ou  moins  helie;  si  l'on  doute  de  son  cœur,  ou  n'a  pas  le  temps  de  songer 
à  sa  figure. 


DE  L'AMOUR.  .15 


CHAPITRE  XVIII. 

9n  remarque  au  théâtre  une  chose  ... 
chéris  du  public  :  les  spectateurs  ne  sont  plu 
[u^fe  peuvent  avoir  de  beauté  ou  de  laid  ur  réelle.  Li 
maigre  sa  laideur  remarquable,  faisail  des  passion    à 
Garrick  aussi,  par  plusieurs  raisons,  mais  d'abord  parce  qu\  i 
ne  voyait  pius  la  beauté  rot  fie  de  leurs  traits  ou  de  leur 
nières,  mais  bien  celle  que  depuis  longtemps  l'imagination  é  ail 
habituée  à  leur  prêter,  en  reconnaissance  et  en  souvenir  de 
tous  les  plaisir-  qu'ils  lui  avaieni  donnés;  et,  par  exemple,  la 
iîgure  seule  d'un  acteur  comimie  fait  rire  dès  qu'il  entre  en 
scène. 

Une  jeune  fille  qu'on  menait  aux  Français  pour  la  première 
t'ois  pouvait  bien  sentir  quelque  éloignement  pour  Lckain  do- 
rant la  première  scène;  mais  bientôt  il  la  faisail  pleurer  ou  fré- 
mir; et  cununent  résister  aux  rôles  de  tancrède1  ou  d'Oros- 
mane?  Si  pour  elle  la  laideur  était  encore  un  peu  visible,  les 
transports  de  tout  un  public,  et  l'effet  nerveux  qu'ils  produisent 
sur  un  jeune  cœur  *  parvenaient  bu  n  vite,  à  l'éclipser.  11  ne  res- 

1  Voir  madame  de  .Staël,  dans  Delphine,  je  crois  :  voilà  l' 
femmes  peu  jolies. 

*  C'est  à  celte  sympathie  nerveuse  que  je  serais  tenté  d'attribuer  l'effet 
prodigieux  et  incompréhensible  de  la  musique  à  la  mode  (à  Dresde,  pour 
Rossini,  1821).  Dès  qu'elle  n'est  plus  de  mode,  elle  n'en  devient  p 
mauvaise  pour  cela,  et  cependant  elle  ne  f.it  plus  d'effet  sui 
de  bonne  loi  des  jeunes  tilles.  Llle  leur  plaisait  peut-être  aussi  connue 
excitant  les  transports  des  jeunes  gens. 

Madame  de  Sévigné  (Lettre  à  sa  Dlle  :  i 

i\  lit  fait  un  dernier  effort  de  toute  la  musique  du  roi;  ce  bcau'J/i 
y  et. .il  encore  augmenté;  il  y  eut  un  Libéra  oh  tous  les  yeux  étaient 
de  larmes,  d 

On  ne  peut  pas  plus  douter  de  la  vérité  de  cet  ef. et  que  dispuU  . 


38  ŒUVRES  BE  STENDHAL, 

tait  plus  de  la  laideur  que  le  nom,  et  pas  même  le  nom,  car  l'on 
entendait  des  femmes  enthousiastes  de  Lckain  s'écrier  «  :  Qu'il 
est  beau  !  » 

Rappelons-nous  que  la  beauZ?  est  l'expression  du  caractère, 
ou,  autrement  dit,  des  habitudes  morales,  et  qu'elle  esLpar  con- 
séquent exempte  de  toute  passion.  Or  c'est  de  la  passion  quî! 
nous  faut;  la  beauté  ne  peut  nons  fournir  que  des  probabilités 
Sur  le  compte  d'une  femme,  et  encore  des  probabilités  sur  ce. 
qu'elle  est  de  sang-froid  ;  et  les  regards  de  votre  maîtresse  mar- 
quée  de  petite  vérole  sont  une  réalité  charmar.le  qui  anéantit 
toutes  les  probabilités  possibles. 


CHAPITRE  XIX. 


SUITE  DES  EXCEPTIONS  A  LA  BEAUTE. 


Les  femmes  spirituelles  et  tendres,  mais  à  sensibilité  timide 
et  menante,  qui,  le  lendemain  du  jour  où  elles  ont  paru  dans  le 
monde,  repassent  mille  fois  en  revue  et  avec  une  timidité  souf- 
frante ce  qu'elles  ont  pu  dire  ou  laisser  deviner  ;  ces  femmes-là, 
dis-je,  s'accoutument  facilement  au  manque  de  beauté  chez  les 
hommes,  et  ce  n'est  presque  pas  un  obstacle  à  leur  donner  de 
l'amour. 

C'est  par  le  même  principe  qu'on  est  presque  indifférent  pour 
le  degré  de  beauté  d'une  maîtresse  adorée  et  qui  vous  comble 
de  rigueurs.  Il  n'y  a  presque  plus  de  cristallisation  de  beauté  ; 

prit  eu  la  délicatesse  â  madame  de  Sévigné.  La  musiijiic  de  Lully,  qui  la 
charmait,  ferait  fuir  à  cette  heure;  alors  cette  musique  encourageait  ia 
cTutallisation,  elle  la  rend  impossible  aujourd'hui. 


DE  L'AMOUR.  S7 

et,  qunnd  l'ami  guérisseur  vous  dit  qu'elle  n'est  pa   ;o!ie,  on  en 
convient  presque,  et  il  croit  avoir  t'.tiL  an  grand  pas. 

Mon  ami,  le  brave  capitaine  Trab  me  peignait  ce  soir  ce  qtf 
avait  senti  autrefois  en  voyant  Mirabeau. 

Personne,  en  regardant  ce  grand  homme,  n'éprouvait  ; 
yeux  un  sentiment  désagréable,  c'est-à-dire  ne  le  trouvait  laid. 
Entraîné  par  ses  paroles  foudroyantes,  on  n'était  attentif, 
trouvait  du  plaisir  à  être  attentif  qu'à  ce  qui  était  beau  d 
figure.  Comme  il  n'y  avait  en  lui  presque  pas  de   traits  beaux 
(de  la  beauté  de  la  sculpture,  ou  de  la  b  .ure), 

Ton  n'était  attentif  qu'à  ce  qui  était  beau  d'une  autre  beauté1, 
de  la  beauté  d'expression. 


1  C'est  là  l'avantage  d'être  à  la  mode.  Faisant  abstraction  des  défaut- 
de  la  ligure  déjà  connus,  el  qui  ne  l'ont  plus  rien  à  l'imagination;  on 
s'attache  à  l'une  des  trois  beautés  suivantes  : 

1°  Dans  le  peuple,  à  l'idée  de  rit!: 

2°  Dans  le  monde,  à  1  idée  d'élégance,  ou  matérielle  ou  momie; 

5°  A  la  cour,  à  l'idée  :  je  veux  plaire  aux  femmes;  presque  partout, 
un  mélange  de  ces  trois  idées.  Le  bonheur  attaché  à  l'idée  de  richesse 
se  joint  à  la  délicatesse  dans  le  plaisir  qui  suit  l'idée  d'élégance,  et  I 
tout  s'appiique  à  l'amour.  D'une  manière  ou  d'autre,  l'imagination  csl 
entraînée  par  la  nouveauté.  L'on  arrive  ainsi  à  s'occuper  d'un  homm<: 
très-laid  sans  songer  à   sa  laideur*,  et  à  la  longue  sa  laideur    ' 
beauté.   A  Vienne,  eu   l'SS,  madame  Viganô,  danseuse,  la  Femme  à  la 
mode,  était  grosse,  et  les  dames  portèrent  bientôt  des  petits  ventres  à  la 
Viganà.  Tar  les  mêmes  raisons  retournées,  rien   d'affreux  comme  une 
mode  surannée.  Le  mauvais  goût,  c'est  de  confondre  la  mode,  qui 
que  de  changements,   avec  le  beau  durable,  fruit  de  tel  gouverna 
dirigeant  tel  climat.  Un  édifice  à  la  mode,  dans  dix  ans,  sera  à  une 
surannée    II  sera  moins  déplaisant  dans  deux  cents  ans,  quand  on  aura 
oublié  la  mode.  Les  amants  sont  bien  fous  de  songer  à  se  bien  roi 
on  a  bien  autre  chose  à  faire  en  voyant  ce  qu'on  aime  que  de  soi 
sa  toilette;  on  regarde  son  amant  et  on  ne  l'examine  pas,  dit  Rbus 
Si  cet  exairun  a  lieu,  on  a  affaire  à  L'amour-goût  et  non  plus  à  l'an 
passion    L'air  brillant  de  la  beauté  déplaît  presque  dans  ce  qu'on 

*  Le  petit  Germain,  Mémoires  de  GrammonL 

!.  3 


38  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

En  même  temps  que  l'attention  fermait  les  yeux  à  tout  ce  qui 
était  laid,  pittpresquement  parlant,  elle  s'attachait  avec  trans- 
port aux  plus  petits  détails  passables,  par  exemple,  à  la  beauté 
de  sa  vaste  chevelure;  s'il  eût  porté  des  cornes,  on  les  eût  trou- 
vées belles  '. 

La  présence  de  tous  les  soirs  (Tune  jolie  danseuse  donne  de 
l'attention  forcée  aux  âmes  blasées  ou  privées  d'imagination  qui 
garnissent  le  balcon  de  l'Opéra.  Par  ses  mouvements  gracieux, 
hardis  et  singuliers,  elle  réveille  l'amour  physique  et  leur  pro- 
cure peut-être  la  seule  cristallisation  qui  soit  encore  possible. 
C'est  ainsi  qu'un  laideron  qui  n'eût  pas  été  honoré  d'un  regard 
dans  la  rue,  surtout  de  la  part  des  gens  usés,  s'il  paraît  souvent 
sur  la  scène,  trouve  à  se  faire  entretenir  fort  cher.  Geoffroy  disait 
que  le  théâtre  estle  piédestal  des  femmes.  Plus  une  danseuse  est 
célèbre  et  usée, plus  elle  vaut;  de  là  le  proverbe  des  coulisses  : 
<r  Telle  trouve  à  se  vendre  qui  n'eût  pa*s  trouvé  à  se  donner.  » 
Ces  filles  volent  une  partie  de  leurs  passions  à  leurs  amants,  et 
sont  très-susceptibles  d'amour  par  pique. 

Comment  faire  pour  ne  pas  lier  des  sentiments  généreux  ou 
aimables  à  la  physionomie  d'une  actrice  dont  les  traits  n'ont 


on  n'a  que  faire  de  la  voir  belle,  on  la  voudrait  tendre  et  languissante. 
La  parure  n'a  d'effet,  en  amour,  que  pour  les  jeunes  filles  qui,  sévère- 
ment gardées  dans  la  maison  paternelle,  prennent  souvent  une  passion 
par  les  yeux. 

Dit  par  L.,  15  septembre  ^820. 
1  Soit  pour  leur  poli,  soit  pour  leur  grandeur,  soit  pour  leur  forme; 
c'est  ainsi,  ou  par  la  liaison  de  sentiments  (voir  plus  haut  les  marques  de 
petite  vérole),  qu'une  femme  qui  aime  s'accoutume  aux  défauts  de  son 
amant.  La  princes&j  russe  G.  s'est  bien  accoutumée  à  un  homme  qui  en 
définitif  n'a  pas  de  nez.  L'image  du  courage  et  du  pistolet  armé  pour  se 
tuer  de  désespoir  de.  ce  malheur,  et  la  pitié  pour  la  profonde  infortune, 
aidées  par  l'idée  qu'il  guérira  et  qu'il  commence  à  guérir,  ont  opéré  ce 
miracle.  Il  faut  que  le  pauvre  blessé  n'ait  pas  l'air  de  penser  à  son 
malheur. 

Berlin,  1807. 


VE  L'AMOUR  U9 

rien  de  choquant,  que  tous  les  soirs  l'on  regarde  pendant  deux 
heures  exprimant  les  sentiments  les  plus  nobles,  cl  que  l'on  n<- 
it  pas  autrement?  Quand  enfin  l'on  parvie  admis 

elle,  ses  traits  vous  rappellent  des  sentiments  si 
que  toute  la  réalité  qui  l'entoure,  quelque  peu  noble  qu'elle  soit 
quelquefois,  se  recouvre  à  l'instant  d'une  teinte  romanesque  et 
touchante. 

<c  Dans  ma  première  jeunesse,  enthousiaste   de  cette 
nuycu.se  tragédie  française1,  quand  j'avais  le  bonheur  de  souper 
avec  mademoiselle  Olivier,  à  tous  les  instants,  je  me  surprenais 
le  cœur  rempli  de  respect,  croyant  parler  à  une  reine:  et 
lemenl  je  n'ai  jamais  bien  su  si,  auprès  d'elle,  j'avais  été  amou- 
reux d'une  reine  ou  d'une  jolie  fille.  » 


CHAPITRE  XX. 

Peut-être  que  les  hommes  qui  ne  sont  ;  plibles  d'é- 

prouver l'amour-passion  sont  ceux  qui  sentent  le  plus  \is 
l'effet  de  la  beauté  ;  c'e^t  du  moins  l'impression  la  plus  forte 
qu'ils  puis:  eut  recevoir  des  femmes. 

L'homme  qui  a  éprouvé  le  battement  de  cœur  que  donne  de 
loin  le  chapeau  de  satin  blanc  de  ce  qu'il  aime  est  tout  étonné 
de  la  froideur  où  le  laisse  l'approche  de  la  plus  grande  beauté 
du  monde.  Observant  les  transports  des  autres,  il  peut  même 
avoir  un  mouvement  de  chagrin. 

Les  femmes  extrêmement  belles  étonnent  moins  le  second 


4  Phrase  inconvenante,  copiée  des  "émoires  de  mon  jmi,  feu  M.  le 
baron  de  Dotlmer.  C'est  par  le  mêujc  artifice  >]ue  Feramcrz  plait  à  Lalla- 
Rook.  Voir  ce  charmant  poëme. 


40  ŒUVïTES  DE    STENDHAL. 

jour.  C'e^t  un  grand  malheur,  cela  décourage  la  cristallisation. 
Leur  mérite  étant  visible  à  tous  et  formant  décoration,  elles 
doivent  compter  plus  de  sots  dans  la  liste  de  leurs  amants,  de» 
princes,  des  millionnaires,  etc.  *. 


CHAPITRE  XXL 


DE    IA    PREMIÈRE    VUE 


Une  âme  à  imagination  est  tendre  et  défiante,  je  dis  même 
l'âme  la  plus  naïve  2.  Elle  peut  être  méfiante  sans  s'en  douter; 
elle  a  trouvé  tant  de  désappointements  dans  la  vie  !  Donc  tout 
ce  qui  est  prévu  et  officiel  dans  la  présentation  d'un  homme 
effarouche  l'imagination  et  éloigne  la  possibilité  de  la  cristalli- 
sation. L'amour  triomphe,  au  contraire,  dans  le  romanesque  à 
la  première  vue. 

Rien  de  plus  simple  ;  l'étonnement  qui  fait  longuement  songer 
à  une  chose  extraordinaire  est  déjà  la  moitié  du  mouvement  cé- 
rébral nécessaire  pour  la  cristallisation. 

1  On  voit  bien  que  l'auteur  n'est  ni  prince  ni  millionnaire.  J'ai  voulu 
voler  cet  esprit-là  au  lecteur. 

2  La  liancée  de  Lammermoor,  miss  Ashton.  Un  ho^me  qui  a  vécu 
trouve  dans  sa  mémoire  une  foule  d'exemples  d'amours,  et  n'a  que 
l'embarras  du  choix.  Mais,  s'il  veut  écrire,  il  ne  sait  plus  sur  quoi  s'ap- 
puyer. Les  anecdotes  des  sociétés  particulières  dans  lesquelles  il  a  véca 
sont  ignorées  du  public,  et  il  faudrait  un  nombre  de  pages  immense  pour 
les  rapporter  avec  les  nuances  nécessaires.  C'est  pour  cela  que  je  cite 
des  romans  comme  généralement  connus,  mais  je  n'appuie  point  les 
kièes  que  je  soamets  au  lecteur  sur  des  fictions  aussi  vides,  et  calculées 
ta  plupart  plutôt  pour  l'effet  pittoresque  que  pour  la  vérité 


DE   L'AMOUR.  41 

(itérai  le  commencement  des  amours  de  Séraphine.  (Gil 
Blas,  tome  II.  p.  142.)  C'est  don  Fernando  qui  raconte  sa  fuite 

lorsqu'il  élan  poursuivi  parles  sbires  dé  l'inquisition a  Apre 

avoir  traversé  quelques  allées  dans  une  <  bscurilé  •  n  fonde,  et 
la  pluie  continuant  à  tomber  par  torrents,  j'arrivai  pies  d'un 
salon  dont  je  trouvai  la  perte  ouverte;  j'y  entrai,  et,  quand  j'i  n 

eus  remarqué  toute  la  magnificence je  vis  qu'il  y  avait  ii  l'un 

ôlés  une  perte  qui  n'était  que  poussée;  je  l'eutr'ouvi 
j'ap  rçus  une  enfilade  de  chambres  dont  la  dernière  seul  men 

était  éclairée   Que  dois-je  faire?  dis-je  alors  en  moi-môme 

Je  ne  pus  résister  à  ma  curiosité.  Je  m'avance,  je  travci  - 
chambres,  et  j'arrive  à  celle  où  il  y  avait  de  la  lumière,  c'i 
dire  uw  bougie  qui  brûlait  sur  une  table  de  marbre,  dans  un 

flambeau  de  vermeil Mais  bientôt,  jetant  les  yeux  sur 

dont  les  rideaux,  étaient  à  demi  ouverts  à  cause  de  la  chai  ur, 
je  vis  un  objet  qui  s'empara  de  toute  mon  attention  :  c'étai 
jeune  femme  qui,  malgré  le  bruit  du  tonnerre  qui  venait 

faire  entendre,  dormait  d'un  profond  sommeil Je  m'a 

chai  d'elle....    je  me  sentis  saisi Pendant  que  je  m'enivrais 

du  plaisir  de  la  contempler,  elle  se  réveilla. 

«  Imaginez-vous  quelle  fut  ;,a  surprise  de  voir  dans  sa  cham- 
bre et  au  milieu  de  la  nuit  un  homme  qu'elle  ne  con:..; 

point.  Elle  frémit  en  m'apercevant  et  jeta  un  cri Je  m\  :'- 

forçai  de  la  rassurer,  et,  mettant  un  genou  en  terre  :  «  M;  dame, 

«  lui  dis-je,  ne  craignez  rien» Elle  ;  ppela  ses  filles  

Devenue  un  pu  plus  hardie  par  la  présence  de  cett< 

vante,  elle  me  demanda  fièrement  qui  j'étais,  etc.,  etc.,  etc.  » 

Voilà  une  première  vue  qu'il  n'est  pas  facile  d'oublier. 
de  plus  sot,  au  contraire,  dans  nos  mœurs  aclui  lies,  que  la  pré 
sentalion  officielle  et  presque  sentimentale  du  futur  à  la  jeum 
fille!  Cette  prostitution  légale  va  jusqu'à  choquer  la  pudeur. 

«  Je  viens  de  voir,  cette  après-midi,  17  février  1790  dit 
Chamfort,  4..  155),  une  cérémonie  de  famille,  comme  on  dit, 
c'esL-à-dire  des  hommes  réputés  honnêtes,  une  soeic.c  re 


42  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

lable,  applaudir  au  bonheur  de  mademoiselle  de  Marille,  jeune 
personne  belle,  spirituelle,  vertueuse,  qui  obtient  l'avantage  de 
devenir  "épouse  de  M.  R.,  vieillard  malsain,  repoussant,  mal- 
honnête, imbécile,  mais  riche,  et  qu'elle  a  vu  pour  la  troisième 
fois  aujourd'hui  en  signant  le  contrat. 

«  Si  quelque  chose  caractérise  un  siècle  infâme,  c'est  un  pa- 
reil sujet  de  triomphe,  cest  le  ridicule  d'une  telle  joie,  et,  dans 
la  perspective,  la  cruauté  prude  avec  laquelle  la  même  société 
versera  le  mépris  à  pleines  mains  sur  la  moindre  imprudence 
d'une  pauvre  jeune  femme  amoureuse.  » 

Tout  ce  qui  e.-t  cérémonie,  par  son  essence  d'être  une  chose 
affectée  et  prévue  d'avance,  dans  laquelle  il  s'agit  de  se  com- 
porter dune  manière  convenable,  paralyse  l'imagination  et  ne  la 
laisse  éveillée  que  pour  ce  qui  est  contraire  au  but  de  la  céré- 
monie et  ridicule;  de  là  l'effet  magique  de  la  moindre  plaisan- 
terie. Une  pauvre  jeune  fille,  comblée  de  timidité  et  de  pudeur 
souffrante  durant  la  présentation  officielle  du  futur,  ne  peut 
songer  qu'au  rôle  qu'elle  joue;  c'est  encore  une  manière  sûre 
d'étouffer  l'imagination. 

Il  est  beaucoup  plus  contre  la  pudeur  de  se  mettre  au  lit  avec 
un  homme  qu'on  n'a  vu  que  deux  fois,  après  trois  mots  latins 
dits  à  l'église,  que  de  céder  malgré  soi  à  un  homme  qu'on  adore 
depuis  deux  ans.  Mais  je  parle  un  langage  absurde. 

C'est  le  p qui  est  la  source  féconde  des  vices  et  du  mal- 
heur qui  suivent  nos  mariages  actuels.  Il  rend  impossible  la  li- 
berté pour  les  jeunes  filles  avant  le  mariage,  et  le  divorce  après 
quand  elles  se  sont  trompées,  ou  plutôt  quand  on  les  a  trom- 
pées dans  le  choix  qu'on  leur  fait  faire.  Voyez  1* Allemagne,  ce 
pays  des  bons  ménages  ;  une  aimable  princesse  (madame  la  du- 
chesse de  Sa...)  vient  de  s'y  marier  en  tout  bien  tout  honneui 
pour  la  quatrième  fuis,  et  elle  n'a  pas  manqué  d'inviter  à  la  fête 
ses  trois  premiers  maris,  avec  lesquels  elle  est  très-bien.  Voilà 
i'excès  :  mais  un  seul  divorce,  qui  punit  un  mari  de  ses  tyran- 
nies, empêche  des  milliers  de  mauvais  ménages.  Ce  qu'il  y  a  de 


DE  L'AMOUR.  43 

plaisant,  c'est  que  Rome  est  F  un  ù\s  pay   où  l'on  voit  le  plus  de 

divon 

L'amour  aime,  à  la  première  vue,  une  physionomie  qui 
que  à  la  fais  dans  un  homme  quelque  chose  à  ks 
plaindre 


CHAPITRE  XXII. 


DE  L  EKGOUEMEYI. 


Des  esprits  fort  délicats  sont  trés-^ii-r.  j  libîes  dte  curiosi 
de  prévention;  cela  se  remarque  surtout  dans  lis  âmes 
Lesquelles  s'est  éteint  le  feu  sacré,  source  des  passions,  «■ 
un  des  symptômes  le>  plus  funestes.  11  y  a  àuï 
ment  chez  les  écoliers  qui  entrent  ila-n--  le  monde.  Aux  deux 
extrémités  de  la  vie,  avec  trop  ou  trop  peu  d 
ne  s'expose  pas  avec  simplicité  à  sentir  le  juste  efl  t  d  s  cl) 
à  éprouvez  la  véritab  a  qu'elles  doivent  d 

âmes  trop  ardentes  ou  ardentes  par  excès,  an  • 
dit,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  se  jettent  aux  obji  ts  au  li<  a  i 
attendre. 

Avant  que  la  sensation,  qui  est  la  eonséqw  ; 
des  ob,  ive  jusqu'à  elles,  cil  -  I  - 

avant  de  i  s  voir,  de  ce  charme  ima  uvenl 

en  elle  nue  source  inépuisable.  Puis,  en  s'en  appn  chaut, 

«lies  voient  ce3  choses,  non  tell 
les  les  ont  faites,  et,  jouissant  d'ell 

detelobji  .  ient  jouir  de  cet  objet.  Mais,  un  beau  jour, 

onse lasse  de  Lire  tous  les  frais,  on  découvre  qui:  1  • 

*  Tout  ceLi  a  été  écrit  à  Home  vers  lfc>20. 


ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

ne  renvoie  pas  la  lalle; 'l'engouement  tombe,  et  l'échec  qu'é- 
amour-propre   rend  injuste  envers  l'objet  trop  ap- 


CIIAPITIl 


DES   COLTS   DK   FO 


li  faudrait  changer  c  [a  chose  exi.-te. 

J'ai  vu  l'aimable  i 1  noble  Wiilielmine,  le  l  ux  de 

se  moquer  de  ses  inlics.  Brillante 

de  jeunesse,  d'esprit,  de  beauté,  de  bonheur.-,  de  tous  les  gen- 

une  f  irtunc  sans  bornes,  en  lui  donnant  l'occa-ion  de  dé- 

velopp  di  conspirer  avec  la  nature 

pour  présenter  au  monde  l'exemple  si  rare  d'un  bonheur  parfait 

accordé  à  i.  .  rfaitem  nt  digne.  Elle  avait 

vingt-trois  ans  ;  déjà  à  la  c<  longtcmp  .  elle  avait  écon- 

duil  !  ges  du  plus  haut  parage  ;  sa  vertu  modeste,  mais 

,:it  citée  en  exemple,  et  désormais  les  hommes 

les  plu  ie  lui  plaire,  n'aspiraient  qu'à 

.on  a.,  oir  die  va  an  bal  ciuz  le  prince  Ferdinand,  elle 

danse  dix  minutes  avec  un  jeune  capitaine. 

«  De  ce  moment,  écrivait-elle  p.;r  la  suite  à  une  amie  ',  il  fut 
'.e  maître  de  mon  coeur  e!  de  moi,  et  cela  à  un  point  qui  m'eût 
"remplie  de  terreur,  si  .  r  de  voir  Herman  m'eût  laissé  le 

temps  de  songer  au  rev;e  de  l'existence.  Ma  seule  pensée  était 
d'observer  i>"û  m'accordait  quelque  attention. 

a  Aujourd'hui,  la  seule  consolation  que  je  puisse  trouver  à 
mes  fautes  est  de  me  bercer  de  l'illusion  qu'une  force  supérieure 

*  Traduit  . 


DE    L'AMOUR.  ..;, 

m'a  ravie  à  moi-même  et  à  la  raison.  Je  v.c  puis  par  aucun 
rôle  peindre,  d'une  manière  qui  approche  de  L  re. . 
quei  point,  seulement  à  l'apercevoir,  allèrent  le  désordre 
bouleversement  de  tout  mon  être.  Je  rougis  de  pco  er  ;iv.r 
quelle  rapidité  et  quelle  violence  j'étais  entraînée  vers  lui 
première  parole,  quand  enfin  il  me  parla,  eût  été  :  a  M'a 
a  vous?  »cn  vérité  je  n'aurais  pas  eu  la  force  de  ne  pas  lui  répon- 
dre :  «  Oui.  »  J'étais  loin  de  penser  que  les  effets  d'u;i 
pussent  être  à  la  fois  si  subits  et  si  peu  prévus.  Ce  fui.  au  point 
qu'un  instant  je  crus  être  empoisonnée. 

«  Malheureusement  vous  et  le  monde,  ma  chère  amie,  ; 
que  j'ai  bien  aimé  llerman  :  eh  bien,  il  nie  fut  si  cher  au  bout 
d'un  quart  d'heure,  que  dcpui>  il  n'a  pas  pu  me  le  devenir  da- 
vantage. Je  voyais  tous  ses  défauts,  el  je  les  lui  pardonnais  tous, 
pourvu  qu'il  m'aimât.  . 

«  Peu  après  que  j'eus  dansé  avec  lui,  le  roi  s'en  alla;  lier- 
raan,  qui  était  du  détachement  de  service,  fut  obligé  «le  le  ui- 
vre.  Avec  lui,  tout  di>parut  pour  moi  dans  la  naturi 
vain  que  j'essayerais  de  vous  peindre  l'excès  de  l'ennui  d.uil  je 
me  sentis  accablée  dè>  que  je  ne  le  vis  plus.  11  n'était  égalé  que 
par  la  vivacité  du  désir  que  j'avais  de  me  trouver  seule  avec 
moi-même. 

«  Je  pus  partir  enfin.  A  peine  enfermée  àdoub'.;  tour  dans 
m>u  appartement,  je  voulus  résister  à  ma  passi  in.  Je  ci  j 
réussir.  Ah  !  ma  chère  amie,  que  je  payai  cher  el  le? 

journées  suivantes,  le  plaisir  de  pouvoir  me  croûn  il  la  \.  r.ui  i 

Ce  que  l'on  vient  de  lire  est  la  narration  exacte  d  un  i 
ment  qui  lit  la  nouvelle  du  jour,  car  au  bout  d'un  m  lis  ou  <it  ux 
la  pauvre  Wilhelmine  fut  assez  malheureuse  pour  qu'on 
eût  de  son  sentiment.  Toile  fut  l'origine  de  cette  longue 
de  malheurs  qui  l'ont  fait  périr  si  jeune  et  d'une  manière  si  tra- 
gique, empoisonnée  par  elle  ou  par  son  amant.  TouJ  ce  que 
nous  pûmes  voir  dans  ce  jeune  capitaine,  c'est  qu'il  da        I 
fort  bien  ;  il  avait  beaucoup  de  gaieté,  encore  plus  d 

3. 


46  ŒUVRES  DE   ST&NDHÀL. 

un  grand  air  de  bonté,  et  vivait  avec  des  filles;  du  reste,  à  peine 
noble,  fort  pauvre,  et  ne  venant  pas  à  la  cour. 

Non-seulement  il  ne  faut  pas  la  méfiance,  mais  il  faut  la  lassi- 
tude de  la  méfiance,  et  pour  ainsi  dire  l'impatience  du  courage 
contre  les  hasards  de  la  vie.  L'âme,  à  son  insu,  ennuyée  de  vi- 
vre sans  aimer,  convaincue  malgré  elle  par  l'exemple  des  au- 
tres femmes,  ayant  surmonté  toutes  les  craintes  de  la  vie,  mé 
contente  du  triste  bonheur  de  l'orgueil,  s'est  fait,  sans  s'en 
apercevoir,  un  modèle  idéal.  Elle  rencontre  un  jour  un  être  qu: 
ressemble  à  ce  modèle,  la  cristallisation  reconnaît  son  objet  au 
trouble  qu'il  inspire,  et  consacre  pour  toujours  au  maîire  de  son 
destin  ce  qu'elle  rêvait  depuis  longtemps l. 

Les  femmes  sujettes  à  ce  malheur  ont  trop  de  hauteur  dans 
l'âme  pour  aimer  autrement  que  par  passion.  Elles  seraient  sau- 
vées si  elles  pouvaient  s'abaisser  à  la  galanterie. 

Comme  le  coup  de  foudre  vient  d'une  secrète  lassitude  de  ce 
que  le  catéchisme  appelle  la  vertu,  et  de  l'ennui  que  donne 
l'uniformité  de  la  perfection,  je  croirais  assez  qu'il  doit  tomber 
le  plus  souvent  sur  ce  qu'on  appelle  le  monde  de  mauvais  su- 
jets. Je  doute  fort  que  l'air  Caton  ait  jamais  occasionné  de  coup 
de  foudre. 

Ce  qui  les  rend  si  rares,  c'est  que,  si  le  cœur  qui  aime  ainsi 
d'avance  a  ie  plus  petit  sentiment  de  sa  situation,  il  n'y  a  plus 
de  coup  de  foudre. 

Une  femme  rendue  méfiante  par  les  malheurs  n'est  pas  sus- 
ceptible de  celte  révolution  de  l'âme. 

llien  ne  faciiile  les  coups  de  foudre  comme  les  louanges  don- 
nées d'avance  et  par  des  femmes  à  la  personne  qui  doit  en  être 
l'objet. 

Une  des  sources  les  plus  comiques  des  aventures  d'amom\  ce 
sont  les  faux  coups  de  foudre.  Une  femme  ennuyée,  mais  non 
sensible^  se  croit  amoureuse  pour  la  vie  pendant  toute  une  soi- 

*  Plusieurs  phrases  prises  à  Crébillon,  tome  III 


DE   L'AMOUR.  47 

rée.  Elle  est  Gère  devoir  enfin  trouvé  un  de  ces  grands  mouve- 
ments d.  l'àrae  après  lesquels  courait  son  imagination.  Le  len- 
demain, elle  ne  sait  plus  où  se  cacher,  et  surtout  comment  évi- 
ter le  malheureux  objet  qu'elle  adorait  la  veille. 

Les  gens  d'esprit  savent  voir,  c'est-à-dire  mettre  à  pr<,  . 
coups  d.-  foudre. 

L'amour  physique  a  aussi  ses  coups  de  foudre.  Nous  avons  vu 
hier  la  plus  jolie  femme  et  la  plus  facile  de  Berlin  rougir  tout  à 
coup  dans  sa  calèche  où  nous  étions  avec  elle.  Le  beau  lieute- 
nant Fin dorff  venait  de  passer.  Elle  est  tombée  dans  la  rêverie 
profonde,  dans  l'inquiétude.  Le  soir,  à  ce  qu'elle  m'avoua  an 
spectacle,  elle  avait  des  foli  s,  des  transports,  elle  ne  pensait 
qu'à  Fiadorff,  auquel  elle  n'a  jamais  parlé.  Si  elle  eût  osé,  me 
disait-elle,  elle  1  eût  envoyé  chercher  :  celle  jolie  figure  présen- 
tait lous  les  ,-ignes  de? la  passion  la  plus  violente.  Cela  durait  en- 
core le  lendemain;  au  bout  de  trois  jours;  Findorff  ayant  fait 
le  nigaud,  elle  n'y  pensa  plus.  Un  mois  après,  il  lui  était 
odieux.. 


CHAPITRE  XXIV. 


VOYAGE    DANS    U.\*    I'AYS    INCONNU. 


Je  conseille  à  la  plupart  des  gens  nés  dans  le  Nord  de  p 
le  présent  chapitre.  C'est  une  dissertation  obscure  sur  quelques 
phénomènes  relatifs  à  l'oranger,  arbre  qui  ne  croît  ou  qui  ne 
parvient  à  toute  sa  hauteur  qu'en  Italie  et  en  Espagne.  Pour 
être  intelligible  ailleurs,  j'aurais  dû  diminuer  les  faits. 

C'est  à  quoi  je  n'aurais  pas  manqué  si  l'avais  eu  le  dessein  un 
seul  instant  d'écrire  un  livre  généralement  agréable.  Mais,  le 


48  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 

ciel  m 'ayant  refusé  le  talent  littéraire,  j'ai  uniquement  pensé  à 
décrire  avec  toute  la  niaussadcrie  de  la  science,  mais  aussi  avec 
toute  son  exactitude,  certains  faits  de*it  un  séjour  prolongé 
dans  la  patrie  de  l'oranger  m'a  rendu  l'involontaire  témoin. 
Frédéric  le  Grand,  ou  tel  autre  homme  distingué  du  Nord, 
qui  n'a  jamais  eu  occasion  de  voir  l'oranger  en  pleine  terre, 
m'aurait  sans  doute  nié  les  faits  suivants  et  nié  de  bonne  foi. 
Je  respecte  infiniment  la  bonne  fui,  et  je  vois  son  pourquoi. 

Cette  déclaration  sincère  pouvant  paraître  de  l'orgueil,  j'a- 
joute la  réflexion  suisrante  : 

Nous  écrivons  au  hasard  chacun  ce  qui  nous  semble  vrai,  et 
chacun  dément  son  voisin.  Je  vois  dans  nos  livres  autant  de 
billets  de  loterie;  ils  n'ont  réellement  pas  plus  de  valeur.  La 
postérité,  en  oubliant  les  uns  et  réimprimant  les  autres,  décla- 
rera les  billets  gagnants.  Jusque-là.  chacun  de  nous,  ayant  écrit 
de  son  mieux  ce  qui  lui  semble  vrai,  n'a  guère  de  raison  de  se 
moquer  de  son  voisin,  à  moins  que  la  satire  ne  soit  plaisante, 
auquel  cas  il  a  toujours  raison,  surtout  s'il  écrit  comme  M.  Cour- 
rier à  Del  Furia. 

Apres  ce  préambule,  je  vais  entrer  courageusement  dans 
l'examen  de  faits  qui,  j'en  suis  convaincu,  ont  rarement  été 
observés  à  Paris.  Mais  enfin,  à  Taris,  ville  supérieure  à  toutes 
les  autres  sans  doute,  l'on  ne  voit  pas  des  orangers  en  pleine 
terre  comme  à  Sorrenlo,  et  c'est  à  Sorrento,  la  patrie  du  Tasse, 
sur  le  golfe  de  Naples,  dans  une  position  à  mi-côte  de  la  mer, 
plus  pittoresque  encore  que  celle  de  Naples  elle-même,  mais 
où  on  ne  lit  pas  le  Miroir,  que  Lisio  Visconti  a  observé  et  noté 
les  faits  suivants  : 

Lorsqu'on  doit  voir  le  soir  la  feffifuo  qu'on  aime,  l'attente 
d'un  si  grand  bonheur  rend  insupportables  tous  les  moments  qui 
en  séparent. 

Une  fièvre  dévorante  fait  prendre  et  quitter  vingt  occupa- 
tions. L'on  regarde  sa  montre  à  chaque  instant,  et  l'on  est  ravi 
quand  on  voit  qu'on  a  pu  faire  passer  dix  minutes  sans  la  regar- 


DE  L'AMOUK.  ta 

dcr;  l'heure  tant  désirée  sonne  enfin,  et  quand  on  esta  sa  porte 
prêt  à  frapper,  l'on  sciait  aise  de  ne  pas  la  tro'.wcr;  ce  n'es! 
que  par  réflexion  qu'on  s'en  affligerait  ;  en  un  mot,  l'attente  de 
la  voir  piodait  un  effet  désagréable. 

Voilà  de  ces  choses  qyi  font  dire  aux  bonnes  gens  que  l'amour 
déraisonne. 

C'est  que  l'imagination,  retirée  violemment  de  rêveries  déli 
deuses  où  chaque  pas  produit  le  bonheur,  est  ramenée  à  la  sé- 
vère réalité. 

L'âme  tendre  sait  bien  que.  tr:Ka  le  combat  qui  va  commen- 
cer aussitôt  que  vous  la  verrez,  la  moindre  négligence,  le  moin- 
dre manque  d'attention  ou  de  courage,  sera  puni  par  une  dé- 
faite empoisonnant  pour  longtemps  les  rêveries  de  l'imagina- 
tion, et  hors  de  l'intérêt  de  la  passion  si  Ton  cherchait  à  s'y 
réfugier,  humiliante  pour  L'amour-propre.  On  se  dit  :  «  J'ai  man- 
qué d'esprit,  j'ai  manqué  de  courage  ;  »  mais  l'on  n'a  du  courage 
envers  ce  qu'on  aime  qu'en  l'aimant  moins. 

Ce  reste  d'attention  que  Ton  arrache  avec  tant  de  peine  aux 
rêveries  de  la  cristallisation  fait  que,  dans  les  premiers  discours 
à  la  femme  qu'on  aime,  il  échappe  une  foule  de  choses  qui  n'ont 
pas  de  sens,  ou  qui  ont  un  sens  contraire  à  ce  qu'on  sent,  ou, 
ce  qui  est  plus  poignant  encore,  on  exagère  ses  propressenti- 
ments, et  ils  deviennent  ridicules  à  ses  yeux.  Comme  on  sent 
vague.nept  qu'on  ne  fait  pas  assez  d'attention  à  ce  qu'on  dit,  un 
mouvement  machinal  fait  soigner  cl  charger  la  déclamation.  Ce- 
pendant Ion  ne  peut  pas  se  taire  à  cause  de  l'embarras  du  si- 
lence, durant  lequel  on  pourrait  encore  moins  songer  à  elle. 
On  dit  donc  d'un  air  senti  une  foule  de  choses  qu'on  ne  sent 
pas,  et  qu'on  serait  bien  embarrassé  de  répéter;  l'on  s'obstine 
à  se  refuser  à  sa  présence  pour  être  encore  plus  à  cHe.  Dans  les 
premiers  moments  que  je  connus  l'amour,  celte  bizarrerie  que 
je  sentais  en  moi  me  faisait  croire  que  je  n'aimais  pas. 

Je  comprends  la  lâcheté,  et  comment  les  conscrits  se  tirent 
de  la  peur  en  se  jetant  à  corps  perdu  au  milieu  du  feu.  Le 


ŒUVRES   DE    STENDHAL. 

n;jnil):  ae  j'ai  dites  lepuis  deux  ans  pour  ne  pas 

me  taii  mir  quand  j*y  songe. 

Voilà  qui  devrait  bien  marquer  aux  yeus  des  femmes  la  dif- 
férence d  -  iss'ou  et  de  la  galan!  iidre 
et  d 

Dans  ces  moments  décisifs,  l'une  gagne  autant  que  1'. 
perd  ;  l'àin  i  reçoit  justement  le  d  gré  d  •  ch  deur  qui 

lui  manque  habituellement,  tandis  que  la  pauvre  âme  tendre 
d;  lient  folle  par  excès  d  •  sentiment,  et,  q  -  .  a  la  pré- 

n  de  cacher  sa  folie.  Ton;  occupé.'  à  gouverner  ses  pro- 
pres transports,  elle  est  bien  loin  du  sang-froid  qu'il  faut  pour 
prendre  ses  avantages,  et  elle  sort  te  où 

l'àme  prosaïque  <:ût  fait  un  grand  pas.  Dès  qu'il  s'agit  des  inté- 
rêts trop  vils  de  sa  pas  i  tendre  el  fière  ne  peut  pas 
-  d  ■  ce  qu'ell  •  aime;  ne  pas  réussir  lui  fait 
trop  de  mal.  L'àme  vulgaire.  .  -aïeule  juste  les 
s'arrête  ;                       r  la  douleur  delà 
.  fière  de  ce  qui  la  rend  vul     ire,  elle  se  moque  de 
l'àm  •  tendre,  qui,  avec  tout  1'  .  n'a  jamais  l'ai- 
ssaire  pour  d'n                         s  plus  simples  et  du 
succès  le  plus  assuré.  L'ai  i                        loin  de  pouvoir  rien 
arracher  par  force,  doit  se  ré.-igner  à  ne  rien  obtenir  que  de 
rite  de  ce  qu'ell'  aime.  Si  la  femme  qu'on  aime  estvrai- 
ble,  l'on  a  toujours  lieu  de  se  repentir  d'avoir  voulu 
se  fa'n               e  pour  lui  parler  d'amour.  On  a  l'air  honteux,  oh 
a  l'air  glacé,  oc                 ir  menteur  trahis- 
sait pas  à  d'autres  signes  ceriai     ,                          l'on  sent  si 
vivement  et  si  en  détail,  à  tous                          la  vie,  est  une 
corvée  qu'on  s'impose,  parce  qu'on  a  lu  d                  ,  car,  si  l'on 
était  naturel,  on  n'entreprendrait  jari                        si  pénible. 
Au  lieu  de  vouloir  parler  de  ce  qu'on  sentait  il  y  a  an  quart 
d'heure,  et  de  chercher  à  faire  un  tableau  général  et  intéres- 

1  Cet  more. 


DE  L'AMOUR. 

sant,  en  exprimerait  avec  simplicité  le  détail  de  ce  qu'on 
dans  le  moment;  mai  ;  . 

pour  réussir  moins  bien,  et  comme  l'évidence  de  la  sensation 
actuelle  manque  à  ce  -qu'on  dit,  et  que  la  mémoire  n'est  pas  li- 
bre, on  trouve  eoDvenabl  ■.-  d  ....  le  moment  et  l'on  dit  des < 
du  ridicule  le  plus  humiliant. 

Quand  enfin,  après  une  heure  de  trouble,  ce: 
ment  pénible  est  fait  de  se  retirer  des  jardins  enchantés  de  l'i- 
magination, pour  jouir  tout  simplement  de  la  présence  de  ce 
qu'on  aime,  il  se  trouve  souvent  qu'il  faut  s'en  séparer. 

Tout  ceci  paraît  une  extravagance.  .>';  i  vu  miens  encon 
tait  ui!  de  mes  amis  qu'une  femme,  qu'il  aimait  à  l'idolàti 
prétendant  offensée  de  je  n-e  sais  quel  manque  de  délicatesse 
qu'on  n'a  jamais  voulu  me  confier,  avait  condamné  tout  à  coup 
à  ne  la  voir  que  deux  fois  par  mois.  C  .si  rares  et  si  dé- 

sirées, étaient  un  accès  de  folie,  et  il  fallait  toute  la  force  de  ca- 
rc  <!    Salviali  pour  qu'elle  ne  parût,  pas  au  dehors. 

Dès  l'abord,  l'idée  de  la  (i:i  de  la  visile  est  trop  présente  pour 
qu".  h  puisse  trouver  i\\\  plaisir.  L'on  parle  beaucoup  sans  s'é- 
couter; souvent  l'on  dit  le  contraire  de  ce  qu'on  pense.  On  s'em- 
barque dans  des  raisonnements  qu'on  est  obligé  de  eouper  i 
à  cause  de  leur  ridicule,  si  l'on  vient  à  se  réveiller  et  à  s'écou- 
ter. L'effort  qu'on  se  fait  est  si  violent,  qu'on  a  l'air  froid.  L'a- 
mour se  cache  par  son  c\cès. 

Loin  d'elle  l'imagination  était  bercée  par  les  plus  charmant., 
dialogues;  l'on  trouvait  les  transports  les  plu  et  les. 

plus  touchants.  On  se  croit  ainsi  pendant  dix  ou  douz 
dace  de  lui  parler;  mais,  l'avanl-veille  de  celui  qui  devrait  être 
heureux,  la  fièvre  commence  et  redouble  à  mesure  qu'on  ap- 
proche de  l'instant  terrible. 

Au  moment  d'entrer  dans  son  salon,  l'on  est  réduit,  pour  ne 
pas  dire  ou  laire  des  sottises  incroyables,  à  se  cramponner  à  la 
résolution  d;'  carder  le  silence,  et  de  la  regarder  pour  pouvoir 
au  moins  se  souvenir  de  sa  figure.  A  peine  en  sa  pre.^ence,  il 


52  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 

survient  comme  une  sorte  d'ivresse  dans  les  yeux.  On  se  sesi 
porté  comme  un  maniaque  à  faire  des  aclions  étranges,  on  a  le 
sentiment  d'avoir  deux  âmes:  l'une  pour  faire,  et  l'autre  pour 
blâmer  ce  qu'on  fait.  On  sent  confusément  que  l'attention  forcée 
donnée  à  la  sottise  rafraîchirait  le  sang  un  moment,  en  faisant 
perdre  de  vue  la  fin  de  la  visite  et  le  malheur  de  h  quitter  pour 
quinze  jours. 

S'il  se  trouve  là  quelque  ennuyeux  qui  conte  une  histoire 
plate,  dans  son  inexplicable  folie,  le  pauvre  amant,  comme  s'il 
était  curieux  de  perdre  des  moments  si  rares,  y  devient  tout 
attention.  Celte  heure,  qu'il  se  promettait  si  délicieuse,  passe 
comme  un  trait  brûlant,  et  cependant  il  sent,  avec  une  indicible 
amertume,  toutes  les  petites  circonstances  qui  lui  montrent 
combien  il  est  devenu  étranger  à  ce  qu'il  aime.  Il  se  trouve  au 
milieu  d'indifférents  qui  font  visite,  et  il  se  voit  le  seul  qui  ignore 
tous  les  petits  détails  de  sa  vie  de  ces  jouis  passés.  Enfin  il  sort; 
et,  en  lui  disant  froidement  adieu,  il  a  l'affreux  sentiment  d'être 
à  quinze  jours  de  la  revoir  ;  nul  doute  qu'il  souLrirait  moins  a 
ne  jamais  voir  ce  qu'il  aime.  C'est  dans  le  genre,  mais  bien  plus 
noir,  du  duc  de  I  olicastro,  qui  tous  les  six  mois  faisait  cent 
lieues  pour  voir  un  quart  d'heure,  à  L.vcce,  une  maîtresse  ado- 
rée et  gardée  par  un  jaloux. 

On  voit  bien  ici  la  volonté  sans  influence  sur  l'amour  :  outre 
contre  sa  maîtresse  et  contre  soi-même,  comme  l'on  se  précipi- 
terait dans  l'indifférence  avec  fureur  !  Le  seul  Lien  de  cette  vi- 
site est  de  renouveler  le  trésor  de  la  cristallisation. 

La  vie  pour  Saîviali  était  divisée  en  périodes  de  quinze  jours, 
qui  prenaient  la  couleur  de  la  soirée  où  il  lui  avait  été  permis 
de  voir  madame  "*;  par  exemple,  il  fut  ravi  de  bonheur  le  21 
mai,  et  e  2  juin  il  ne  rentrait  pas  chez  lui,  de  peur  de  céder  à 
la  tentation  de  se  brûler  la  cervelle. 

J'ai  vu  ce  soir-là  que  les  romanciers  ont  tri'i-mal  peint  le 
moment  du  suicide.  «  Je  suis  altéré,  me  disait  Salviati  d'un 
air   simple,  j'ai  besoin  de   prendre  ce  verre  d'eau.  »  Je  ne 


DE    L'AMOUR.  53 

combattis  point  sa  résolution,  je  lui  lis  mes  adieux;  et  il  se  mit 
à  pleurer. 

D'après  le  trouble  qui  accompagne  les  discours  des  amanl  .  il 
ne  serait  pas  sage  de  tirer  des  conséquences  trop  pressées  d'un 
détail  i-oléd e  la  conversation.  Ils  [l'accusent  juste  leurs  senti- 
ments que  dans  les  mots  imprévus;  alors  c'est  le  cri  du  cœur. 
Du  reste,  c'est  de  la  physionomie  de  l'ensemble  des  choses  dites 
que  l'on  peut  tirer  des  induction-.  Il  faut  se  rappeler  qu'assez 
souvent  un  être  très-ému  n'a  pas  le  temps  d'apercevoir  l'émo- 
tion de  la  personne  qui  cause  la  sienne. 


CHAPITRE    XXV. 


LA    PRESENTATION. 


A  la  finesse,  à  la  sûreté  de  jugement  avec  lesquelles  je  vois 
les  femmes  saisir  certains  dé:ails,  je  suis  plein  d'admiration  ;  uu 
instant  après,  je  les  vois  porter  au  ciel  un  nigaud,  se  laisser 
émouvoir  jusqu'aux  larmes  par  une  fadeur,  peser  gravement 
comme  trait  de  caractère  une  plate  affectation.  Je  ne  puis  con- 
cevoir tant  de  niaiserie.  11  faut  qu'il  y  ait  là  quelque  loi  géné- 
rale que  j'ignore. 

Attentives  à  un  mérite  d'un  homme,  et  entraînées  par  un  dé- 
tail, elles  le  sentent  vivement  et  n'ont  plus  d'yeux  pour  le  reste. 
Tout  le  fluide  nerveux  est  employé  à  jouir  de  cette  qualité,  il 
n'en  reste  plus  pour  voir  les  autres. 

J'ai  vu  les  hommes  les  plus  remarquables  être  présentés  à  des 
femmes  de  oeaucoup  d'esprit;  c'était  toujours  un  grain  de  pré- 
vention qui  décidait  de  l'effet  de  la  première  vue. 

Si  l'on  veut  me  permettre  uu  détail  familier,  je  conterai  que 


54  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

l'aimable  colonel  L.  B:  allait  être  présenté  à  madame  Struve  de 
Kœnigsberg;"  c'est  une  femme  du  premier  ordre.  Nous  nous  di- 
sions :  Faràcolpo?  (fera-t-il  effet?)  Il  s'engage  un  pari.  Je 
m'approche  de  madame  de  Struve,  et  lui  conte  que  le  colonel 
porte  deux  jours  de  suite  ses  cravates;  le  second  jour,  il  fait  la 
lessive  du  Gascon-  elle  pourra  remarquer  sur  sa  cravate  des 
plis  verticaux.  P,ien  de  plus  évidemment  faux. 

Comme  j'achevais,  on  annonce  cet  homme  charmant  Le  plus 
petit  fat  de  Paris  eût  produit  plus  d'effet.  Remarquez  que  ma- 
dame de  Siruve  aimait  ;  c'est  une  femme  honnête,  et  il  ne  pou- 
vait être  question  de  galanterie  entre  eux. 

Jamais  deux  caractères  n'ont  été  plus  faits  l'un  pour  l'autre. 
On  blâmait  madame  de  Struve  d'être  romanesque,  et  il  n'y  avait 
que  la  vertu,  poussée  jusqu'au  romanesque,  qui  pût  to 
L.  B.  Elle  Ta  fait  fusiller  très-jeune, 

Il  a  été  donné  aux  femmes  de  sentir,  d'une  manière  admira- 
ble, les  nuances  d'affection,  les  variations  les  plus  insensibles  du 
cœur  humain,  les  mouvemenlslesplus  légers  des  amours-propres. 

Elles  ont  à  cet  égard  un  organe  qui  nous  manque;  voyez-àes 
soigner  un  blessé. 

Mais  peut-être  aussi  ne  voient-elles  pas  ce  qui  est  esprit,  com- 
binaison morale,  j'ai  vu  les  femmes  les  plus  di  lingue 
charmer  d'un  homme  desprit  qui  nélait  pas  moi,  et  tout  d'un 
toinps,  et  presque  du  même  mot,  admirer  les  plus  grands  sots. 
Je  me  trouvais  attrapé  comme  un  connaisseur  qui  voit  prendre 
les  plus  beaux  diamants  pour  des  strass,  et  préférer  les  strass 
s'ils  sont  plus  gros. 

J'en  concluais  qu'il  faut  tout  oser  auprès  des  femmes.  Là  o:i 
le  général  Lassale  a  échoué,  un  capitaine  à  moustaches  et  à  ju- 
rements réussit1.  Il  y  a  sûrement  dans  îe  mérite  des  hommes 
tout  un  côié  qui  Lur  échappe. 

Tour  moi,  j'en  reviens  toujours  aux  ioio  physiques.  Le  fluide 

«  Vosra,  1807. 


DE    L'AMOUR.  55 

nerveux,  chez  les  hommes,  s'use  par  la  cervelle,  et  chez  les 
femmes  par  le  cœur;  c'est  pour  cela  qu'elles  sont  plus  sensibles. 
On  grand  travail  oliligé  et  dans  le  métier  que  nous  avons  fait 
toute  la  vie,  console,  et  pour  elles  rien  ne  peut  les  consoler  que 
la  distraction. 

Appiani,  qui  ne  croit  à  la  vertu  qu'à  la  dernière  extrémité,  et 
avec  lequel  j'allais  ce  soir  à  la  chasse  des  idées,  en  lui  exposant 
celle-:  de  ce  chapitre,  me  répond  : 

«  La  force  d'âme  qu'Éponine  employait  avec  un  dévouement 
héio  que  à  faire  vivre  son  mari  dans  la  caverne  soi. 
l'empêch  r  du  tomber  dans  le  désespoir,  s'ils  eussent  vécu  Iran 
quillemcnt  à  Home,  elle  l'eût  cmpl  ;yée  à  lui  cacher  un  ai 
un  aliment  aux  âmes  furies.  » 


CHAPITRE   : 


DE    LA    PUDEL'îl 


Une  femme  de  Madagascar  laisse  voir  sans  y  songer  ce  qu'un, 
cache  le  plus  ici.  mais  mourrait  de  honte  plutôt  qui  de  m 
son  hras.  11  est  clair  que  les  trois  quarts  de  la  pudeur  son»  une 
chose  apprise.  C'est  peut-être  la  seule  loi,  ûlle  de  la  i 
qui  ne  produise  que  du  bonheur. 

On  a  observé  que  les  oiseaux  de  proie"  se  eac  boire, 

c'est  qu'obligés  de  plonger  la  tête  dans  1  eau,  ils  son: 
rense  en  ce  moment.  Après  avoir  considéré  ce  qui  se'  passe  à 
Otaili  »,  je  ne  vois  pas  d'autre  base  naturelle  à  la  pudeur. 

•  Voir  le,-  voyages  de  Boiifraiimlle,  d  •  Cook,  etc.  I  »  am- 

oraux, semble  se  muser  au  moment  où  elle  se  donne. 


bB  ŒUVRES  DE   STEiNDÏIAL. 

L'amour  est  le  miracle  de  la  civilisation.  On  ne  trouve  qu'un 
amour  physique  et  des  plus  grossiers  chez  les  peuples  sauvages 
ou  trop  barhares. 

E;  la  pudeur  prête  à  l'amour  le  secours  de  {"imagination,  c'est 
lui  donner  la  vie. 

La  pudeur  est  enseignée  de  très-bonne  heure  aux  petites  filles 
par  leurs  mère?,  cl  avec  une  extrême  jalousie,  on  dirait  comme 
par  esprit  de  corps;  c'est  que  les  femmes  prennent  soin  d'a- 
vance du  bonheur  de  l'amant  qu'elles  auront. 

Pour  une  femme  timide  et  tendre  rien  ne  doit  être  au-dessus 
du  supplice  de  s'être  permis,  en  présence  d'un  homme,  quelque 
chose  dont  elle  croie  devoir  rougir;  je  suis  convaincu  qu'une 
femme  un  peu  fière  préférerait  mille  morts.  Une  légère  liberté, 
prise  du  côLé  tendre  par  l'homme  qu'on  aime,  donne  un  moment 
de  plaisir  vif1;  s'il  a  l'air  de  la  blâmer  ou  seulement  de  ne  pas 
en  jouir  avec  transport,  eiie  aoit  laisser  dans  l'âme  un  doute 
affreux.  Pour  une  femme  au-dessus  du  vulgaire,  il  y  a  donc  tout 
à  gagner  à  avoir  des  manières  fort  réservées.  Le  jeu  n'est  pas 
égal;  on  hasarde  contre  un  petit  plaisir,  ou  contre  l'avantage 
de  paraître  un  peu  plus  aimable  ,  le  danger  d'un  remords 
cuisant  et  d'un  sentiment  de  honte  qui  doit  rendre  même  l'a- 
mant moins  cher.  Une  soirée  passée  gaiement,  à  l'étourdie  et 
sans  songer  à  rien,  est  chèrement  payée  à  ce  prix.  La  vue  d'un 
amant  avec  lequel  on  craint  d'avoir  eu  ce  genre  de  torts  doil 
devenir  odieuse  pour  plusieurs  jours.  Peut-on  s'étonner  de  la 
force  d'une  habitude  à  laquelle  les  plus  légères  infractions  sont 
punies  par  la  honte  la  plus  atroce? 

Quant  à  ruiiliié  de  la  pudeur,  elle  est  la  mère  de  l'amour; 
on  ne  saurait  plus  lui  rien  contester.  Pour  le  mécanisme  du 
sentiment,  rien  n'est  plus  simple;  l'ànie  s'occupe  à  avoir  honte, 

l'anatomie  comparée  que  nous  devons  demander  les  plus  importantes  ré- 
Tclalions  sur'nous-inèmes. 

1  Fait  voir  son  amour  d'une  façon  nouvehe. 


DE  L'AMOUR.  57 

au  heu  de  s'occuper  n  désirer;  on  s'interdit  les  désirs,  et  les 
désirs  conduisent  aux  actions. 

11  est  évident  que  toute  femme  tendre  et  fière,  et  ces  deux 
choses  étant  cause  et  effet  vont  difficilement  l'une  sans  l'autre, 
u  ,ii  contracter  dos  habitudes  de  froideur  que  les  gens  qu'elles 
déconcertent  appellent  de  la  pruderie. 

L'accusation  est  d'autant  plus  spécieuse,  qu'il  est  très-difficile 
de  garder  un  juste  milieu  ;  pour  peu  qu'une  femme  ail  peu  d'es- 
prit et  beaucoup  d'orgueil,  elle  doit  bientôt  en  venir  à  croire 
qu'en  fait  de  pudeur  on  n'en  saurait  trop  faire.  C'est  ainsi 
qu'une  Anglaise  se  croit  insultée  si  l'on  prononce  devant  elle 
ie  nom  de  certains  vêtements.  Une  Anglaise  se  garderait  bien, 
le  soir  à  la  campagne,  de  se  laisser  voir  quittant  le  salon  avec 
son  mari;  et,  ce  qui  est  plus  grave,  elle  croit  blesser  la  pudeur 
si  elle  montre  quelque*  enjouement  devant  tout  autre  que  ce 
mari  l.  C'est  peut-être  à  cause  d'une  attention  si  délicate  que 
les  Anglais,  gens  d'esprit,  laissent  voir  tant  d'ennui  de  leur 
bonheur  domestique.  A  eux  la  faute,  pourquoi  tant  d'orgueil  27 

En  revanche,  passant  tout  à  coup  de  Plymouth  à  Cadix  e! 
Séville,  je  trouvai  qu'en  Espagne  la  chaleur  du  climat  et  des 
passions  faisait  un  peu  trop  oublier  une  retenue  nécessaire.  Je 
remarquai  des  caresses  fort  tendres  q'i'on  se  permettait  en  pu- 
blic, et  qui,  loin  de  me  sembler  touchantes,  m'inspiraient  un 
sentiment  tout  opposé.  Rien  n'est  plus  pénible. 

Il  faut  s'attendre  à  trouver  incalculable  la  force  des  habitudes 
inspirées  aux  femmes  sous  prétexte  de  pudeur.  Une  femme  vul- 
gaire, en  outrant  la  pudeur,  croit  se  faire  l'égale  d'une  femme 
distinguée. 

L'empire  de  la  pudeur  est  tel,  qu'une  femme  tendre  arrive  à 


•  yoir  l'admirable  peinture  de  ces  mœurs  ennuyeuses  à  la  fin  de  Co- 
nnue; et  madame  de  Staël  a  flatté  le  portrait. 

»  La  Bible  et  l'aristocratie  se  vengent  cruellement  sur  les  gens  qui 
croient  leur  devoir  tout. 


58  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 

se  trahir  envers  son  amant  plutôt  par  des  faits  que  pur  des  pa- 
roles. 

La  femme  la  plus  jolie,  la  plus  riche  et  la  plus  facile  de  Bo- 
logne, vient  de  me  conter  qu'hier  soir,  un  fat  français,  qui  est 
ici  et  qui  donne  une  drôle  d'idée  de  sa  nation,  s'est  avisé  de  se 
cacher  sous  son  iit.  11  voulait  apparemment  ne  pas  perdre  un 
nombre  infini  de  déclarations  ridicules  dont  il  la  poursuit  de- 
puis un  mois.  3Iais  ce  grand  homme  a  manqué  de  présence 
d'esprit;  il  a  bien  attendu  que  madame  M.  eût  congédiera  femme 
de  chambre  et  se  fût  mise  au  lit,  mais  il  n'a  pas  eu  la  patience 
de  donner  aux  gens  le  temps  de  s'endormir.  Eile  s'est  jetée  à  la 
sonnette,  et  l'a  fait  chasser  honteusement  au  milieu  des  huées 
et  des  coups  de  cinq  ou  six  laquais.  «  Et  s'il  eût  attendu  deux 
heures?  »  lui  dlsais-je.  —  «  J'aurais  été  bien  malheureuse  : 
Qui  pourra  douter,  m'eût-il  dit,  que  je  ne  sois  ici  par  vos  or- 
dres l.  » 

Au  sortir  de  chez  cette  jolie  femme,  je  suis  allé  chez  la  femme 
la  plus  digne  d'être  aimée  que  je  connaisse.  Son  extrême  déli- 
catesse est,  s'il  se  peut,  au-dessus  de  sa  beauté  touchante.  Je  la 
trouve  seule  et  lui  conte  l'histoire  de  madame  M.  Nous  raison- 
nons là-dessus  :  «  Écoutez,  me  dit-elle,  si  l'homme  qui  se  permet 
cette  action  était  aimable  auparavant  aux  yeux  de  cette  femme, 
on  lui  pardonnera,  et,  par  la  tuile  on  l'aimera.  »  —  J'avoue  que 
je  suis  resté  confondu  de  cette  lumière  imprévue  jetée  sur  les 
profondeurs  du  cœur  humain.  Je  lui  ai  répondu  au  bout  d'un 
silence  :  —  «  Mais,  quand  on  aime,  a-t-on  le  courage  de  se  por- 
ter aux  dernières  violences  ?  » 

11  y  aurai',  bien  moins  de  vague  dans  ce  chapitre  si  une  femme 
.'eût  écrit.  Tout  ce  qui  tient  à  la  fierté,  à  l'orgueil  féminin, 
à  l'habitude  de  la  pudeur  et  de  ses  excès,  à  certaines  délica- 
tesses, la  plupart  dépendant  uniquement  d'associations  de  sensa- 

*  On  me  conseille  de  supprimer  ce  détail  :  a  Vous  me  prenez  pour  uns 
fedce  bien  leste,  d'oser  conter  de  telles  choses  devant  moi.  • 


DE  L'AMOUil.  59 

(tons1,  qui  ne  peuvent  pas  exister  chez  les  hommes,  et  souvent 
délicatesses  ucn  fondées   dans  la  nature;  toutes  i 
dis-je,  ne  pourraient  se  trouver  ici  qu'autant  qu'on  se  serait 
permis  d'écrire  sur  ouï-dire. 

Une  femme  me  disait,  dans  un  moment  de  franchise  philoso- 
phique, quelque  chose  qui  revient  à  ceci  : 

ce  Si  je  sacrifiais  jamais  ma  liberté,  l'homme  que  j'arriverais 
à  préférer  apprécierait  davantage  mes  sentiments  en  voyant 
combien  j'ai  toujours  été  avare  même  des  préférences  les  plus 
légères.  »  C'esc  en  faveur  de  cet  amant,  qu'elle  ne  renc  ntrer 
peut-être  j  telle  femme  aimable  montre  dé  la  f  oid.  i  r 

à  l'homme  qui  lui  parle  en  ce  moment.  Voilà  la  première  exagé- 
ration de  la  célle-cî  est  respectable  ;  la  seconde  vient 
de  l'orgueil  de?  femmes  ;  la  troisième  source  d'exagération,  c'est 
l'orgueil  des  maris. 

Il  me  semble  que  celte  possibilité  d'amour  se  présente  sou- 
vent aux  rêveries  de  la  femme  même  la  plus  vertueuse,  et  elles 
ont  raison.  Ne  pas  aimer  quand  ou  a  reçu  du  ciel  une  âme  faite 
pour  l'amour,  c'est  ^e  priver  soi  et  autrui  d'un  grand  bonheur. 
C'est  comme  un  oranger  qui  ne  fleurirait  pas  de  peur  de  faire 
un  péché;  et  remarquez  qu'une  àme  faite  pour  l'amour  ne  peut 
r  avec  transpbrl  aucun  autre  bonheur.  Elle  trouve,  éés  la 
seconde  fois,  dans  ies  prétendus  plaisirs  du  monde,  un  vi 
supportable;  elle  croit  souvent  aimer  les  beaux- 
aspects  sublimes  de  la  nature,  mais  ils  ne  font  que  lui  i  ; 
ire  et  lui  exagérer  l'amour,  s'il  est  possible,  et  cl! 
bientôt  qu'ils  lui  parlent  d'un  bonheur  dont  elle  a  résolu  de  se 
priver. 

1  La  pudeur  est  une  des  sources  du  goût  pour  la  parure;  pur  tel  ajus- 
tement une  femme  se  promet  plus  ou  moins.  C'est  ce  qui  fait  que  la  pa- 
rure est  déplacée  dans  1a  vieillesse. 

Une  femme  de  province,  si  elle  prétend  à  P;iris  suivre  la  mode,  se  pro- 
met d'une  manière  gauche  et  qui  fait  rire.  Une  provinciale  arro 
Paris  doit  commencer  par  se  mettre  comme  si  elle  avait  trente  ans. 


60  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

La  seule  chose  que  je  voie  à  blâmer  dans  la  pudeur,  c'est  de 
conduire  à  l'habitude  de  mentir  ;  c'est  le  seul  avantage  que  les 
femmes  faciles  aient  sur  les  femmes  tendres.  Une  femme  facile 
vous  dit  :  <x  Mon  cher  ami,  dès  que  vous  me  plairez,  je  vous  le 
dirai,  et  je  serai  plus  aise  que  vous,  car  j'ai  beaucoup  d'estime 
pour  vous.  » 

Vive  satisfaction  de  Constance  ,  s'écriant  après  la  victoire  de 
son  amant  :  «  Que  je  suis  heureuse  de  ne  m'êlre  donnée  à  per- 
sonne depuis  huit  ans  que  je  suis  brouillée  avec  mon  mari  !  » 

Quelque  ridicule  que  je  trouve  ce  raisonnement,  celte  joie 
me  semble  pleine  de  fraîcheur. 

11  faut  absolument  que  je  conte  ici  de  quelle  nature  étaient 
les  regrets  d'une  dame  deSéville  abandonnée  par  son  amant.  J'ai 
besoin  qu'on  se  rappelle  qu'en  amour  tout  est  signe,  et  surtout 
qu'on  veuille  bien  accorder  un  peu  d'indulgence  à  mon  style  '. 

Mes  yeux  d'homme  croient  distinguer  neuf  particularités  dans 
la  pudeur. 

1°  L'on  joue  beaucoup  contre  peu,  donc  être  extrêmement  ré- 
servée, donc  souvent  affectation;  l'on  ne  rit  pas,  par  exemple, 
des  choses  qui  amusent  le  plus  ;  donc  il  faut  beaucoup  d'esprit 
pour  avoir  juste  ce  qu'il  faut  de  pudeur2.  C'est  pour  cela  que 
beaucoup  de  femmes  n'en  ont  pas  assez  en  petit  comité,  ou, 
pour  parler  plus  juste,  n'exigent  pas  que  les  contes  qu'on  leur 
fait  soient  assez  gazés,  et  ne  perdent  leurs  voiles  qu'à  mesure 
du  degré  d'ivresse  et  de  folie 3 

1  Note  de  la  page  58. 

*  Voir  re  ton  de  la  société  à  Genève,  surtout  rians  les  familles  du  haut; 
utilité  d'une  cour  pour  corriger  par  le  ridicule  la  tendance  à  la  pruderie; 
Duclos  faisant  des  contes  à  madame  de  Rochefort  :  «  En  vérité,  vous  nous 
croyez  trop  honnêtes  femmes.  »  Rien  n'est  ennuyeux  au  monde  comme 
la  pudeur  non  sincère. 

3  Eli!  mon  cher  Fronsac,  il  y  a  vingt  bouteilles  de  Champagne  enhv 
Je  conte  que  tu  nous  commences  et  ce  que  nous  disons  à  celte  heure 


DE   L'A II OUI*,.  01 

Serait-ce  par  un  effet  de  la  pudeur  et  du  mortel  ennui  qu'elle 
doit  imposer  à  plusieurs  femmes,  que  la  plupart  d'entre  elles 
n'estiment  rien  tant  dans  un  homme  que  l'effronterie?  ou 
prennent-elles  l'effronterie  pour  du  caractère  ? 

2°  Deuxième  loi  :  mon  amant  m'en  estimera  davantage. 

3°  La  force  de  l'habitude  l'emporte  même  dans  les  instants 
les  plus  passionnes. 

4°  La  pudeur  donne  des  plaisirs  bien  flaUeurs  à  l'amant  :  elle 
lui  fait  sentir  quelles  lois  l'on  transgresse  puur  lui  ; 

5"  Et  aux  femmes  des  plaisirs  plus  enivrants  ;  comme  ils  font 
vaincre  une  habitude  puissante,  ils  jettent  plus  de  trouble  dans 
l'âme.  Le  comte  de  Valmont  se  trouve  à  minuit  dans  la  chambre 
à  coucher  d'une  jolie  femme,  cela  lui  arrive  toutes  les  se- 
maines, et  à  elle  peut-être  une  fois  tous  les  deux  ans  ;  la  rareté 
et  la  pudeur  doivent  donc  préparer  aux  femmes  des  plaisirs 
infiniment  plus  vifs1. 

6°  L'inconvénient  de  la  pudeur,  c'est  qu'elle  jette  sans  cesse 
dans  le  mensonge. 

7°  L'excès  delà  pudeur  et  sa  sévérité  découragent  d'aimer 
les  âmes  tendres  et  timides2,  justement  celles  qui  sont  faites 
pour  donner  et  sentir  les  délices  de  l'amour. 

8°  Chez  les  femmes  tendres  qui  n'ont  pas  eu  plusieurs  amants, 
la  pudeur  est  un  obstacle  à  l'aisance  des  manières,  c'est  ce  qui 
les  expose  à  se  laisser  un  peu  mener  par  leurs  amies  qui  n'on 


1  C'est  l'histoire  du  tempérament  mélancolique  comparé  au  tempéra- 
ment sanguin.  Voyez  une  femme  vertueuse,  même  de  la  verlu  mercantile 
de  certains  dévots  (vertueuse  moyennant  récompense  centuple  dans  un 
paradis),  et  un  roué  de  quarante  ans  blasé.  Quoique  le  Valmont  des  Liai' 
sons  dangereuses  n'en  soit  pas  encore  là,  la  présidente  de  Tourvel  est 
plus  heureuse  que  lui  tout  le  long  du  livre  ;  et,  si  l'auteur,  qui  avait  tant 
d'esprit,  en  eût  eu  davantage,  telle  eût  élé  la  moralité  de  son  ingéuieu* 
coman. 

3  Le  tempérament  mélancolique,  que  l'on  peut  appeler  le  tempéra- 
ment de  l'amour.  J'ai  vu  les  femmes  les  plus  distinguées  et  les  p. us  fai« 

L  i 


62  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

paslemême  manque1  à  se  reprocher.  Elles  donnent  de  l'attention 
à  chaque  cas  particulier,  au  lieu  de  s'en  remettre  aveuglément 
à  lhabiùude.  Leur  pudeur  délicate  communique  à  leurs  actions 
quelque  chose  de  contraint;  à  force  de  naturel,  elles  se  donnent 
l'apparence  de  manquer  de  naturel  ;  mais  cette  gaucherie  tient 
à  la  grâce  céleste. 

Si  quelquefois  leur  familiarité  ressemble  à  de  !a  tendresse* 
c'est  que  ces  âmes  angéliques  sont  coquettes  sans  le  savoir.  Par 
paresse  d'interrompre  leur  rêverie,  pour  s'éviter  la  peine  de 
parler,  et  de  trouver  quelque  chose  d'agréable  et  de  poli,  et  qui 
ne  soit  que  poli,  à  dire  à  un  ami,  elles  se  mettent  à  s'appuyer 
tendrement  sur  son  bras2. 

9°  Ce  qui  fait  que  les  femmes,  quand  elles  se  font  auteurs, 
atteignent  bien  rarement  au  sublime,  ce  qui  donne  de  la  grâce  à 
leurs  moindres  billets,  c'est  que  jamais  elles  n'osentêtre  franches 
qu'à  demi  :  être  franche  serait  pour  elles  comme  sortir  sans 
fichu.  Rien  déplus  fréquent  pour  un  homme  que  d'écrire  absolu- 
ment sous  la  dictée  de  son  imagination,  et  sans  savoir  où  il  va. 

tes  pour  aimer  donner  la  préférence,  faute  d'esprit,  au  prosaïque  tem- 
.,1  sanguin.  Histoire  d'Alfred,  Grande  Chartreuse,  1810. 

Je  ne  connais  pas  d'idée  qui  m'engage  plus  à  voir  ce  qu'on  appelle 
,;lse  compagnie. 

(Ici  le  pauvre  Visconti  se  perd  dans  les  nues. 

Toutes  les  femmes  sont  les  mêmes  pour  le  fond  des  mouvements  du 
cœur  et  des  passions;  les  formes  des  passions  sont  différentes.  Il  y  a  la 
différence  que  donne  une  plus  grande  fortune,  une  plus  grande  culture 
de  l'esprit,  l'habitude  de  plus  hautes  pensées,  et  par  dessus  fout,  e» 
malheureusement,  un  orgueil  plus  irritable. 

Telle  parole  qui  irrite  une  princesse  ne  choque  pas  le  moins  du  monde 
une  bergère  des  Alpes.  Mais,  une  fois  en  colère,  la  princesse  et  la  bm- 
gère  ont  les  mêmes  mouvements  de  passion.) 

{IS'ott  unique  de  Y  éditeur. \ 

*  Mot  de  M... 

4  Vol.  Guarna 


DE   L'Ail 0 Un. 


RESUME. 


L'erreur  commune  est  d'en  agir  avec  les  tommes  comme  avec 
des  espèces  d'hommes  plus  géuéreux,  plus  mobiles,  el  surtout 
avec  lesquels  il  n'y  a  pas  de  rivalité  possible.  L'on  oubl 
facilement  qu'il  y  a  deux  lois  nouvelles  el  singulières  qui  : 
niscut  ces  êtres  si  mobiles,  en  concurrence  avec  tous  les  pen- 
chants ordinaires  delà  nature  humaine  ;  je  veux  dire  : 

l/orgucil  féminin  et  la  pudeur,  et  les  habitudes  souve:: 
déchiffrables,  lilies  de  la  pudeur- 


CHAPITRE  XXVII. 


DES    REGARDS. 


C'est  la  grande  arme  de  la  coquetterie  vertueuse.  On  peut  tout 
dire  avec  un  regard,  et  cependant  on  peut  toujours  nier  un  re- 
gard, car  il  ne  peut  pas  être  répété  textuellement. 

Ceci  me  rappelle  ie  comte  G.,  le  Mirabeau  de  Rome  :  l'aimable 
petit  gouvernement  de  ce  pays-là  lui  a  donné  une  manière  ori- 
ginale de  faire  des  récits,  par  des  mots  entrecoupés  qui  disent 
tout  et  rien.  Il  fait  tout  entendre;  mais  libre  à  qui  que  i 
de  répéter  textuellement  toutes  ses  paroles,  impossible  de  le 
compromettre.  Le  cardinal  Lante  lui  disait  qu'il  avait  volé  ce  ta- 
lent aux  femmes,  je  dis  même  les  plus  honnêtes.  Celte  fripon- 
nerie est  une  repré^aille  cruelle,  mais  juste,  de  la  tyrannu 
hommes. 


64  ŒUVRES   DE   STENDHAL. 


CHAPITRE  XXVIII. 

DE    L'or.CUEIL   FÉMININ. 

Les  femmes  entendent  parler  toute  leur  vie,  par  les  hommes, 
d'objels  prétendus  importants,  de  gros  gains  d'argent,  de  succès 
à  la  guerre,  de  gens  t»és  eu  duel,  de  vengeances  atroces  ou  ad- 
mirables, etc.  Celles  d'entre  elles  qui  ont  lame  fière  sentent 
que,  ne  pouvant  atteindre  à  ces  objets,  elles  sont  hors  d'état  de 
déployer  un  orgueil  remarquable  par  l'importance  des  choses 
sur  lesquelles  il  s'appuie.  Elles  sentent  palpiter  dans  leur  sein 
uu  cœur  qui,  par  la  force  et  la  fierté  de  ses  mouvements,  est  su- 
périeur à  tout  ce  qui  les  entoure,  et  cependant  elles  voient  les 
derniers  des  hommes  s'estimer  plus  qu'elles.  Elles  s'aperçoivent 
qu'elles  ne  sauraieu'^  montrer  d'orgueil  que  pour  de  petites 
choses,  ou  du  moins  que  pour  des  choses  qui  n'ont  d'impurlance 
que  par  le  sentiment,  et  dont  ur.  tiers  ne  peut  être  juge.  Tour- 
mentées par  ce  contraste  désolant  entre  la  bassesse  de  leur  for- 
lune  et  la  fierté  de  leur  àme,pllesentreprcnncnt  de  rendre  leur 
orgueil  respectable  par  la  vivacité  de  ses  transports,  ou  par 
l'implacable  ténacité  avec  laquelle  elles  maintiennent  ses  arrêts. 
Avant  lin  limité,  ces  femmes-là  se  figurent,  en  voyant  leur 
amant,  qu'il  a  entrepris  un  siège  contre  elles.  Leur  imagination 
^st  employée  à  s'irriter  de  ses  démarches,  qui,  après  tout,  ne 
peuvent  pas  faire  autrement  que  de  marquer  de  l'amour,  puis- 
qu'il aime.  Au  lieu  de  jouir  des  sentiments  de  l'homme  qu'elles 
préfèrent,  elles  se  piquent  de  vanité  à  son  égard;  et  enfin,  avec 
l'âme  la  plus  tendre,  lorsque  sa  sensibilité  n'est  pas  fixée  sur  un 
seul  objet,  dès  qu'elles  aiment,  comme  une  coquette  vulgaire, 
elles  n'ont  plus  que  de  la  vanité. 

Une  femme  à  caractère  généraux  sacrifiera  mille  fois  sa  vie 


DE   L'AMOUR.  65 

pour  son  amant,  et  se  brouillera  à  jamais  avec  lui  pour  une  que- 
relle d'orgueil,  à  propos  d'une  porte  ouverte  ou  fermée.  C'est  là 
leur  point  d'honneur.  Napoléon  s'est  bien  perdu  pour  ne  pas  cé- 
der un  village. 

J'ai  vu  uue  querelle  de  cette  espèce  durer  plus  d'un  an.  Une 
femme  très-distinguée  sacrifiait  tout  son  bonheur  plutôt  que  de 
mettre  son  amant  dans  le  cas  de  pouvoir  former  le  moindre 
doute  sur  la  magnanimité  de  son  orgueil.  Le  raccommodement 
fut  l'effet  du  hasard,  et  chez  mon  amie,  d'un  moment  de  fai- 
blesse qu'elle  ne  put  vaincre,  eu  rencontrant  son  amant,  qu'elle 
croyait  à  quarante  lieues  de  là,  et  le  trouvant  dans  un  lieu  où 
certainement  il  ne  s'attendait  pas  à  la  voir.  Elle  ne  put  cacher 
son  premier  transport  de  bonheur;  l'amant  s'attendrit  plus 
qu'elle,  ils  tombèrent -presque  aux  genoux  l'un  de  l'autre,  et  ja- 
mais je  n'ai  vu  couler  tant  de  larmes;  c'était  la  vue  imprévue  du 
bonheur.  Les  larmes  sont  l'extrême  sourire. 

Le  duc  d'Argyle  donna  un  bel  exemple  de  présence  d'esprit 
en  n'engageant  pas  un  combat  d'orgueil  féminin  dans  l'entrevue 
qu'il  eut  à  Richemont  avec  la  reine  Caroline1.  Plus  il  y  a  d'élé- 
vation dans  le  caractère  d'une  femme,  plus  terribles  sont  ces 
orages. 

As  the  blackest  sky 
Forctells  the  lic-ivicsl  lempest. 

D.  Juan. 

Serait-ce  que  plus  une  femme  jouit  avec  transport,  dans  le  cou- 
rant de  la  vie,  des  qualités  distinguées  de  son  amant,  plus  dans 
ces  instants  cruels  où  la  sympathie  semble  renversée  elle 
cherche  à  se  venger  de-ce  qu'elle  lui  voit  habituellement  de  su- 
périorité sur  les  autres  hommes  ?  Elle  craint  d'être  confondue 
avec  eux. 
II  y  a  bien  du  temps  que  je  n'ai  lu  rennuyeusc  Clarisse;  il  me 

»  The  heart  of  Midlothian  (tome  III). 


66  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

semble  pourtant  que  c'est  par  orgueil  féminin  quelle  se  laisse 

mourir  et  n'accepte  pas  la  main  de  Lovelace. 

La  faute  de  Lovelace  était  grande;  mais,  puisqu'elle  l'aimait 
un  peu,  elle  aurait  pu  trouver  dans  son  cœur  le  pardon  d'un 
crime  dont  Famour  était  cause. 

Monime,  au  contraire,  me  semble  un  touchant  modèle  de  dé- 
licatesse féminine.  Quel  front  ne  rougit  pas  de  plaisir  en  enten- 
dant dire  par  une  actrice  digne  de  ce  rôle  : 

Et  ce  fatal  amour,  dont  j'avais  triomphé, 


Vos  détours  l'ont  surpris  et  m'en  ont  convaincue 
Je  vous  l'ai  confe-sé,  je  le  dois  soutenir; 
En  vain  vous  en  pourriez  perdre  le  souvenir; 
Et  cet  aveu  honteux,  où  vous  m'avez  forcée, 
Demeurera  toujours  présenl  à  ma  pensée. 
Toujours  je  vous  croirais  incertain  de  ma  foi; 
El  le  tombeau,  seigneur,  est  moins  triste  pour  md 
Que  le  lit  d'un  époux  qui  m'a  fait  cet  outrage, 
Qui  s'est  acquis  sur  moi  ce  cruel  avantage, 
Et,  qui,  me  préparant  un  éternel  ennui, 
M'a  tait  rougir  d'un  feu  qui  n'était  pas  pour  lui. 

Racine. 

Je  m'imagine  que  les  sièles  futurs  diront  :  Voilà  à  quoi  la 
monarchie  était  bonne  \  à  produire  de  ces  sortes  de  caractères, 
et  leur  peinture  par  les  grands  artistes. 

Cependant,  môme  dans  les  républiques  du  moyen  âge,  je 
trouve  un  admirable  exemple  de  cette  délicatesse,  qui  semble 
détruire  mon  système  de  l'influence  des  gouvernements  sur  les 
passions,  et  que  je  rapporterai  avec  candeur. 

Il  s'agit  de  ces  vers  si  louchants  de  Dante  : 

Deh  !  quando  tu  sarai  tornato  al  mondo, 
Ricodriti  di  me,  che  son  la  Pia  : 
*  La  monarchie  sans  charte  et  sans  chambres. 


DE   L'A  M  OU  H.  67 

S:rna  mi  fè  :  disfec-emi  ma  rem  ma; 
Saisi  colui,  clic  inannellata  pria, 
iJispoiando,  m'avea  cou  la  sua  gemma. 

Purgalorio,  cant.  ▼-'. 

La  femme  qui  parle  avec  tant  de  retenue  avait  eu  en  secret 
le  soit  de  Desd<  mona,  et  pouvait  par  un  mot  faire  connaître  le 
crime  de  son  mari  aux  amis  qu'elle  avait  lai-sé.->  sur  la  terre. 

Nello  délia  Pietra  obtint  la  main  de  madonna  Pia,  Tunique 
héritière  des  Tolomei,  la  famille  la  plus  riche  et  la  plus  noble 
de  Sienne.  Sa  beauté,  qui  faisait  l'admiration  de  la  Toscane,  lit 
naître  dans  le  cœur  de  son  époux  une  jalousie  qui,  envenimée 
par  de  faux  rapports  et  des  soupçons  sans  cesse  renai 
le  conduisit  à  un  affreux  .projet.  Il  e^t  difficile  de  décider  aujour- 
d'hui si  sa  femme  fut  tout  à  fait  innocente,  mais  Dante  nous  la 
représente  comme  telle. 

Son  mari  la  conduisit  dans  la  maremme  de  Volterre,  célèbre 
alors  comme  aujourd'hui  par  les  effets  de  l'aria  cattiva.  Jamais 
il  ne  voulut  dire  à  sa  malheureuse  femme  la  raison  de  son  exil  en 
un  lieu  si  dangereux.  Son  orgueil  ne  daigna  prononcer  ni  plainte 
ni  accusation.  11  vivait  seul  avec  elle,  dans  une  tour  abandonnée, 
dont  je  suis  allé  visiter  les  ruines  sur  le  bord  de  la  mer  ;  là  i!  ne 
rompit  jamais  son  dédaigneux  silence,  jamais  il  ne  répondit  uax 
questions  de  sa  jeune  épouse,  jamais  il  n'écouta  ses  prières.  Il 
attendit  froidement  auprès  d'elle  que  l'air  pestilentiel  tût  pro- 
duit son  effet.  Les  vapeurs  de  ces  marais  ne  tardèrent  pas  à 
flétrir  ces  traits,  les  plus  beaux,  dit-on,  qui  dans  ce  siècle  eus- 
sent paru  sur  elle  terre.  En  peu  de  mois  elle  mourut.  Qu 
chroniqueurs  d^  ces  temps  éloignés  rapportent  que  Ndlo  em- 
ploya le  poignard  pour  hâter  sa  fin  :  elle  mourut  dan?  les  mareni- 

1  Iléias!  quand  tu  seras  de  retour  au  monde  des  vivants,  daigne  aussi 
m'accorder  un  souvenir.  Je  suis  la  Tin;  Sienne  me  donna  la  vie  :  je  trou- 
vai la  mort  dins  nos  marenimes  Celui  qui  en  m'épousant  m'avait  donné 
ion  anneau  sait  mon  histoire. 


68  ŒUVRES  DE   STEiNDÎIAL. 

mes,  de  quelque  manière  horrible;  mais  le  genre  de  sa  mort  fol 
un  mystère,  même  pour  les  contemporains.  Nello  délia  Pietra 
survécut  pour  passer  le  reste  de  ses  jours  dans  un  silence  qu'il 
ne  rompit  jamais. 

Rien  de  plus  noble  et  de  plus  délicat  que  la  manière  dont  la 
jeune  Pia  adresse  la  parole  au  Danle.  Elle  désire  être  rappelée 
à  la  mémoire  des  amis  que  si  jeune  elle  a  laissés  sur  la  terre; 
toutefois,  en  se  nommant  et  désignant  son  mari,  elle  ne  veut 
pas  se  permettre  la  plus  petite  plainte  d'une  cruauté  inouïe, 
mais  désormais  irréparable,  et  seulement  indique  qu'il  sait 
l'histoire  de  sa  mort. 

Celle  constance  dans  la  vengeance  de  l'orgueil  ne  se  voit 
guère,  je  crois,  que  dans  les  pays  du  Midi. 

Eu  Piémont,  je  me  suis  trouvé  l'involontaire  témoin  d'un  fait 
à  peu  près  semblable  ;  mais  alors  j'ignorais  les  détails.  Je  fus 
envoyé  avec  vingt-cinq  dragons  dans  les  bois  le  long  de  la  Scsia, 
pour  empêcher  la  contrebande.  En  arrivant  le  soir  dans  ce  lieu 
sauvage  et  désert,  j'aperçus  entre  les  arbres  les  ruines  d'un 
vieux  château;  j'y  allai  :  à  mon  grand  élonnement,  il  était  ha- 
bile. J'y  trouvai  un  noble  du  pays,  à  figure  sinistre;  un  homme 
qui  avait  six  pieds  de  haut  et  quarante  ans  :  il  me  donna  deux 
chambres  en  rechignant.  J'y  faisais  de  la  musique  avec  mon 
maréchal  des  logis  :  après  plusieurs  jours,  nous  découvrîmes 
que  notre  homme  gardait  une  femme  que  nous  appelions  Ca- 
mille en  riant;  nous  étions  loin  de  soupçonner  l'affreuse  vérité. 
Elle  mourut  au  bout  de  six  semaines.  J'eus  la  triste  curiosité 
de  la  voir  dans  son  cercueil;  je  payai  un  moine  qui  la  gardait, 
et  vers  minuit,  sous  prétexte  de  jeter  de  l'eau  bénite,  il  m'in- 
troduisit dans  la  chapelle.  J'y  trouvai  une  de  ces  figures  super- 
bes, qui  sont  belles  même  dans  !e  sein  de  la  raorf ,  elle  avait  an 
grand  nez  aquilin  dont  je  n'onblierai  jamais  le  contour  noble  et 
tendre.  Je  quittai  ce  lieu  funeste;  cinq  ans  après,  un  détache- 
ment de  mon  régiment  accompagnant  l'empereur  à  son  couron- 
nement comme  roi  d'Italie,  je  me  fis  conter  toute  l'histoire. 


DE   L'AMOUR.  69 

J'appris  que  le  mari  jaloux,  le  coralc  '"*,  avait  trouvé  un  matin, 
accrochée  au  lit  de  sa  femme,  une  montre  anglaise  appartenant 
à  un  jeune  homme  de  la  peine  ville  qu'ils  habitaient.  Ce  jour 
même  il  la  conduit  dans  le  château  ruiné,  au  milieu  des  bois 
de  la  Sesia.  Comme  Nello  délia  Pietra,  il  ne  prononça  jamais 
ane  seule  parole.  Si  elle  lui  faisait  quelque  prière,  il  lui  présen- 
tait froidement  et  eu  silence  la  montre  anglaise  qu'il  avait  tou- 
jours sur  lui.  11  passa  ainsi  près  de  trois  ans  bcul  avec  elle.  Elle 
mourut  enfin  de  désespoir  dans  la  fleur  de  1  âge.  Son  mari  cher- 
cha à  donner  un  coup  de  couteau  au  maître  de  la  montre,  le 
manqua,  passa  à  Gènes,  s'embarqua,  et  l'on  n'a  plus  eu  de  ses 
nouvelles.  Ses  biens  ont  été  divisés. 

Si,  auprès  des  femmes  à  orgueil  féminin,  l'on  prend  les  inju- 
res avec  grâce,  ce  qui  e^st  facile  à  cause  de  l'habitude  de  la  vie 
militaire,  on  ennuie  ces  âmes  fières;  elles  vous  prennent  pour 
un  lâche,  et  arrivent  bien  vile  à  l'outrage.  Ces  caractères  ailiers 
cèdent  avec  plaisir  aux  hommes  qu'elles  voient  intolérants  avec 
les  autres  hommes.  G'esf,je  crois,  le  seul  parti  à  prendre,  et  il 
faut  souvent  avoir  une  querelle  avec  son  voisin  pour  l'éviter 
avec  sa  maîtresse. 

Miss  Corncl,  célèbre  actrice  «r  z.w.œcs,  voit  un  jour  entrer 
chez  elle  à  l'improvisie  le  riche  colonel  qui  lui  était  ulile.  Elle 
se  trouvait  avec  un  petit  amant  qui  ne  lui  était  qu'agréable. 
«  M.  un  tel,  dit-elle  tout  émue  au  colonel,  est  venu  pour  voii 
le  poney  que  je  veux  vendre.  —  Je  suis  ici  pour  tout  autre 
chose,  »  reprii  fièrement  ce  petit  amant,  qui  commençait  à  l'en- 
nuyer, et  que  depuis  celte  réponse  elle  se  mit  à  réaimer  avec 
fureur  *.  Ces  femmes-là  sympathisent  avec  l'orgueil  de  leur 

'  Ja  rentre  toujours  de  enez  miss  Corncl  plein  d'admiration  et  de 
vues  profondes  sur  les  passions  observées  à  nu.  Sa  maniùre  de  com- 
mander si  impérieuse  à  ses  domestiques  n'est  pas  du  despotisme;  c'est 
qu'elle  voit  avec  netteté  et  rapidité  ce  qu'il  faut  faire. 

En  colère  conlre  moi  au  commencement  de  la  visite,  elle  n'y  songe 
plus  à  la  Gn.  Elle  me  conte  toute  1  économie  de  ta  passion  pour  ilorti- 


70  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

amant,  au  lieu  d'exercer  à  ses  dépens  leur  disposition  à  la 
Oerlé. 

Le  caractère  du  duc  de  Luuzun  (celui  de  1GG0  '),  si  le  pre- 
mier jour  elles  peuvent  lui  pardonner  le  manque  de  grâces,  est 
séduisant  pour  ces  femmcs-là,  et  peut-être  pour  toutes  les  fem- 
mes distinguées;  la  grandeur  plus  élevée  leur  échappe,  elles 
prennent  pour  de  la  froideur  le  calme  de  l'œil  qui  voit  tout  et 
qui  ne  s'émeut  point  d'un  détail,  N'ai-je  pas  vu  des  femmes  de 
la  cour  de  Saint-Cloud  soutenir  que  Napoléon  avait  un  caractère 
sec  et  prosaïque  2?  Le  grand  homme  est  comme  l'aigle,  plus  ii 
s'élève,  moins  il  est  visible,  et  il  est  puni  de  sa  grandeur  par  la 
solitude  de  l'âme. 

De  l'orgueil  féminin  naît  ce  que  les  femmes  appellent  les  man- 
ques de  délicatesse.  Je  crois  que  cela  ressemble  assez  à  ce  que 
les  rois  appellent  lèse-majesté,  crime  d'autant  plus  dangereux 
qu'on  y  tombe  sans  s'en  douter.  L'amant  le  plus  tendre  peut 
être  accusé  de  manquer  de  délicatesse  s'il  n'a  pas  beaucoup 
d'esprit,  et,  ce  qui  est  plus  triste,  s'il  ose  se  livrer  au  plus  grand 

mer.  «  J'aime  mieux  le  voir  en  société  que  seul  avec  moi.  s  Une  femme 
du  plus  grand  génie  ne  ferait  pas  mieux,  c'est  qu'elle  ose  être  parfaite- 
ment naturelle  et  qu'elle  n'est  gênée  pur  aucune  théorie.  «  Je  suis  plus 
heureuse  actrice  que  femme  d'un  pair.  »  Grande  âme  que  je  dois  me  con- 
server amie  pour  mon  instruction.  , 

1  La  hauteur  et  le  courage  dans  les  petites  choses,  mais  l'attention 
passionnée  aux  petites  choses;  la  véhémence  du  tempérament  bilieux.  Sa 
conduite  avec  madame  de  Monaco  (Saint-Simon,  V.  5831;  son  aventure 
sous  le  lit  de  madame  de  Montespan,  le  roi  y  étant  avec  elle.  Sans  l'at- 
tention aux  petites  choses,  ce  caractère  reste  invisible  aux  femmes. 

*  Whcn  Minna  Toil  heard  a  taie  of  woe  or  of  romance,  il  was  then 
her  hlood  rushed  to  lier  checks,  and  shewed  plainly  how  warm  it  beat 
nolwithstanding  ihe  gcnerally  serious  composed  and  retiring  disposi- 
tion which  her  countenanec  and  demeanour  seemed  to  exhihit.  (The  Pi- 
rate, 1,  53.) 

Les  gens  communs  trouvent  froides  les  âmes  comme  Minna  Toil,  qui 
ne  jugent  pas  les  circonstances  ordinaires  dignes  de  leur  émotion. 


DE  L'AMOUR.  71 

charme  de  l'amour,  au  bonheur  d'être  parfaitement  naturel 
avec  ce  qu'on  aime,  et  de  ne  pas  écouter  ce  qu'on  lui  dit. 

Voilà  de  ces  choses  dont  un  cœur  bien  né  ne  saurait  avoir  le 
soupçon,  et  qu'il  faut  avoir  éprouvées  pour  y  croire,  car  l'on  est 
entraîné  par  l'habitude  d'en  agir  avec  justice  et  franchise  avec 
ses  amis  hommes. 

Il  faut  se  rappeler  sans  cesse  qu'on  a  affaire  à  des  êtres  qui, 
quoique  à  tort,  peuvent  se  croire  inférieurs  en  vigueur  de  carac- 
tère, ou,  pour  mieux  dire,  peuvent  penser  qu'on  les  croit  infé- 
rieurs. 

Le  véritable  orgueil  d'une  femme  ne  devrait-il  pas  se  placer 
dans  l'énergie  du  sentiment  qu'elle  inspire?  On  plaisantait  une 
iille  d'honneur  de  la  reine  épouse  de  François  Ier,  sur  la  légèreté 
de  son  amant,  qui,  disait-on,  ne  l'aimait  guère.  Peu  de  temps 
après,  cet  amant  eut  une  maladie  et  reparut  muet  à  la  cour.  Un 
jour,  au  bout  de  deux  ans,  comme  on  s'étonnait  qu'elle  l'aimât 
toi".' -urs,  elle  lui  dit:  «  Tailez.  ;>  Et  il  par. 


CHAPITRE   XXIX. 


DC  COURAGE  DES  FEMMES. 


I  tell  tliee  proud  Templar,  that  not  in  tîrç 
fierceït  battles  hadst  tliou  displayed  more 
of  tliv  v.;unted  courage,  than  lias  beeo 
sbewn  bv  w  oman  wlien  called  upo'iî  to  sulïer 
by  affection  or  duty. 

Ivanhoe,  tome  III,  pige  220. 

Je  me  souviens  d'avoir  rencontré  la  phrase  suivante  dans  un 
livre  d  histoire  :  «  Tous  les  hommes  perdaient  la  tête  ;  c'est  le 


72  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

moment  où  les  femmes  prennent  sur  eux  une  incontestable  su- 
périorité. » 

Leur  courage  a  uns  réserve  qui  manque  a  celui  de  leur  amant; 
elles  se  piquent  d'amour-propre  à  son  égard,  et  trouvent  tani 
de  plaisir  à  pouvoir,  dans  le  feu  du  danger,  le  disputer  de  fer- 
meté à  l'homme  qui  les  blesse  souvent  par  la  fierté  de  sa  pro- 
tection et  de  sa  force,  que  l'énergie  de  cette  jouissance  les  élève 
gu-dessus  de  la  crainte  quelconque  qui,  dans  ce  moment,  fait 
ia  faiblesse  des  hommes.  Un  homme  aussi,  s'il  recevait  un  tel 
secours  dans  un  tel  moment,  se  montrerait  supérieur  à  tout; 
car  la  peur  n'est  jamais  dans  le  danger,  elle  est  dans  nous. 

Ce  n'est  pas  que  je  prétende  déprécier  le  courage  des  fem- 
mes :  j'en  ai  vu,  dans  l'occasion,  de  supérieures  aux  hommes 
les  plus  braves.  Il  faut  seulement  qu'elles  aient  un  homme  à 
aimer;  comme  elles  ne  sentent  plus  que  par  lui,  le  danger  di- 
rect et  personnel  le  plus  atroce  devient  pour  elles  comme  une 
rose  à  cueillir  en  sa  présence  l. 

J'ai  trouvé  aussi  chez  des  femmes  qui  n'aimaient  pas  l'intrépi- 
dité la  plus  froide,  la  plus  étonnante,  la  plus  exempte  de  nerfs. 

Il  est  vrai  que  je  pensais  qu'elles  ne  sont  si  braves  que  parce 
qu'elles  ignorent  l'ennui  des  blessures. 

Quant  au  courage  moral,  si  supérieur  à  l'autre,  ia  fermeté 
d'une  femme  qui  résiste  à  son  amour  est  seulement  la  chose  la 
plus  admirable  qui  puisse  exister  sur  la  terre.  Toutes  les  autres 
marques  possibles  de  courage  sont  des  bagatelles  auprès  d'une 
jhose  si  lorl  contre  nature  et  si  pénible.  Peut-être  trouvent-elles 
des  forces  dans  cette  habitude  des  sacrifices  que  la  pudeur  fait 
contracter. 

Un  malheur  des  femmes,  c'est  que  les  preuves  de  ce  courage 
restent  toujours  secrètes  et  soient  presque  indivulgables. 


1  Marie  Stuart  parlant  de  Leicestcr  après  l'entrevue  avec  Elisabeth ,  où 
elle  vient  do  se  perdre. 


DE   L'AMOUR.  73 

Un  m  lhcur  plus  grand,  c'est  qu'il  soit  toujours  employé  con- 
tre leur  bonheur  :  la  princesse  de  Clèves  devait  ne  rieu  dire  à 
son  mari,  et  se  donner  à  M.  de  Nemours. 

Peut-être  que  les  femmes  sont  principalement  soutenu* 
l'orgueil  de  taire  une  belle  défense,  et  qu'elles  s'imagineni  que 
leur  amant  met  de  la  vanité  à  les  avoir;  idée  petite  et  miséra- 
ble :  un  homme  passionné  qui  se  jette  de  gaieté  de  cœur  dans 
tant  de  situations  ridicules  a  bien  le  temps  de  songer  à  la  va- 
nité! C'est  comme  les  moines  qui  croient  attraper  le  diable,  t 
qui  se  payent  parl'orgueil  de  leurs  ciliées  et  de  leurs  macérai 

Je  crois  que  si  madame  de  Clèves  fû'  arrivée  à  «a  vieillesse,  à 
celte  époque  où  l'on  juge  la  vie  et  où  les  jouissances  d'orgueil 
paraissent  dans  toute  leur  misère,  elle  se  fût  repentie.  Elle 
aurait  voulu  avoir  vécu  comme  madame  de  la  Fayette  l. 

Je  viens  de  relire  cent  pages  de  cet  essai;  j'ai  donné  une 
idée  bien  pauvre  du  véritable  amour,  de  l'amour  qui  occupe 
toute  l'âme,  la  remplk  d'images  tantôt  les  plus  heureuses,  tan- 
tôt désespérantes,  mais  toujours  sublimes,  et  la  rend  complète- 
ment insensible  à  tout  le  reste  de  ce  qui  existe.  Je  ne  sais  com- 
ment exprimer  ce  que  je  vois  si  bien;  je  n'ai  jajnais  senti 
plus  péniblement  le  manque  de  talent.  Comment  rendre  sen- 
sible la  simplicité  de  gestes  et  de  caractère,  le  profond  sé- 
rieux, le  regard  peignant  si  juste  et  avec  tant  de  candeur  la 
nuance  du  sentiment,  et  surtout,  j'y  reviens,  celle  inexprimable 
non  curance  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  la  femme  qu'on  aime? 
Un  non  ou  un  oui  dit  par  un  homme  qui  aime  a  une  onction 
que  Tonne  trouve  point  ailleurs,  que  l'on  ne  trouvait  point  chez 
cet  homme  en  d'autres  temps.  Ce  malin  (3  aoûl),  j'ai.passé  r 


*  On  sait  assez  que  celte  femme  célèbre  fit,  probablement  en  société 
aveo  M.  de  la  Rochefoucauld,  le  roman  de  la  Princesse  de  Clèves,  et  que 
les  deui  auteurs  passèrent  ensemble  dans  une  amitié  parfaite  <es  Tin^t 
dernières  années  de  leur  vie    C'est  exactement  l'amour  à  l'italienne. 


*4  ŒUVRES  DE  STENDHAL 

cheval,  sur  les  neuf  heures,  devant  le  joli  jardin  anglais  du  mar- 
quis Zampieri,  placé  sur  le?  dernières  ondulations  de  ces  col- 
lines couronnées  de  grands  arbres  coitre  desquelles  Bologne  e^l 
adossée,  et  desquelles  on  jouit  d'une  si  belle  vue  de  celte  riche 
et  verdoyante  Lombardie,  le  plus  beau  pays  du  monde.  Dans  un 
bosquet  de  lauriers  du  jardin  Zampieri  qui  domine  le  chemin 
que  je  suivais  et  qui  conduit  à  la  cascade  du  Reno  à  Casa-Lec- 
chio,  j'ai  vu  le  comte  Delfante;  il  rêvait  profondément,  et,  quoi- 
que nous  ayons  passé  la  soirée  ensemble  jusqu'à  deux  heures 
après  minuit,  à  peine  m'a-t-il  rendu  mon  salut.  Je  suis  allé  à  la 
cascade,  j'ai  traversé  le  Reno;  enfin,  trois  heures  après  au 
moins,  en  repassant  sous  le  bosquet  du  jardin  Zampieri,  je  l'ai 
vu  encore;  il  était  précisément  dans  la  même  position,  appuyé 
contre  un  grand  pin  qui  s'élève  au-dessus  du  bosquet  de  lau- 
riers; je  crains  qu'on  ne  trouve  ce  détail  trop  simple  et  ne 
prouvant  rien  :  il  est  venu  à  moi  la  larme  à  l'œil,  me  priant  de 
ne  pas  faire  un  conte  de  son  immobilité.  J'ai  été  touché;  je  lui 
ai  proposé  de  rebrousser  chemin,  et  d'aller  avec  lui  passer  le 
reste  de  la  journée  à  la  campagne.  Au  bout  de  deux  heures,  il 
m'a  tout  dit  :  c'est  une  belle  àme;  mais  que  les  pages  que  l'on 
vient  délire  sont  froides  auprès  de  ce  qu'il  me  disait! 

En  second  lieu,  il  se  croit  non  aimé;  ce  n'est  pas  mon  avis, 
On  ne  peut  rien  lire  sur  la  belle  figure  de  marbre  de  la  com- 
tesse Ghigi,  chez  laquelle  nous  avons  passé  la  soirée.  Seulement 
quelquefois  une  rougeur  subite  et  légère,  qu'elle  ne  peut  répri- 
mer, vient  trahir  les  émotions  de  cette  âme  que  l'orgueil  fémi- 
nin le  plus  exalté  dispute  aux  émotions  fortes.  On  voit  son  cou 
d'albâtre  et  ce  qu'on  aperçoit  de  ces  belles  épaules  dignes  de  Ca 
nova  rougir  aussi.  Elle  trouve  bien  l'art  de  soustraire  ses  yeux 
noirs  et  sombres  à  l'observation  des  gens  dont  sa  délicatesse  de 
femme  redoute  la  pénétration;  mais  j'ai  vu  cette  nuit,  à  cer- 
taine chose  que  disait  Delfante  et  qu'elle  désapprouvait,  une  su- 
bite rougeur  la  couvrir  tout  entière.  Cette  àme  hautaine  le  trou* 
vait  moins  digne  d'elle. 


DE   L  AMOUR.  7J 

Mais  euliu,  quand  je  me  tromperais  dans  mes  conjectures  ur 
le  bonheur  de  Delfantc,  à  la  vanité  près,  je  le  crois  plus  heureux 
que  mai  indifférent,  qui  cependant  suis  dans  une  position  de 
bonheur  fort  bien,  en  apparence  et  en  réalité. 

-  août  1818 


CHAPITRE    XXX 


SPECTACLE    SINGULIER    ET    TRISTE. 


Les  femmes,  avec  leur  orgueil  féminin,  se  vengent  des  sots 
sur  les  gens  d'esprit,  et  des  âmes  prosaïques  à  argent  et  à  coups 
de  bâton,  sur  les  coeurs  généreux.  Il  faut  convenir  que  voilà  un 
beau  résultat. 

Les  petites  considérations  de  l'orgueil  et  des  convenances  du 
menée  ont  fait  le  malheur  de  quelque»  femmes,  et.  par  orgueil 
leurs  parents  les  ont  placées  dans  une  position  abominable.  Le 
destin  leur  avait  réservé  pour  consolation  bien  supérieure  à  tous 
leurs  malheurs  le  bonheur  d'aimer  et  d'être  aimées  avec  pas- 
sion; mais  voilà  qu'un  beau  jour  elles  empruntent  à  leurs  enne- 
mis ce  même  orgueil  insensé  dont  elles  fui  eut  les  premières  vic- 
times, et  c'est  pour  tuer  le  seul  bonheur  qui  leur  reste,  c'est 
pour  faire  leur  propre  malheur  et  le  malheur  de  qui  les  aime. 
Une  amie  qui  a  eu  dix  intrigues  connues,  et  non  pas,  toujours 
les  unes  après  les  autres,  leur  persuade  gravement  que  si  «lies 
aiment,  ehes  seront  dé  honorées  aux  yeux  du  public;  et  ceoen- 
dant  ce  bon  public,  qui  ne  s'élève  jamais  qu'à  des  idées  basses, 
leur  donne  généreu  <  ment  un  amant  tous  les  ans,  parce  que, 
dit-il,  c'est  la  règlo  Ainsi  l'âme  est  attristée  parce  spectacle 


76  ŒUVRES  DE  STEÏSD11AL. 

bizarre:  une  femme  tendre  et  souverainement  délicate,  un  ange 
de  pureté,  sur  l'avis  d'une  c...  sans  délicatesse,  fuit  le  seul  et 
immense  bonheur  qui  lui  reste,  pour  paraître,  avec  une  robe 
dune  éclatante  blancheur,  devant  un  gros  bu!or  déjuge  qu'on 
sait  aveugle  depuis  cent  ans,  et  qui  crie  à  lue-tête  :  «  Elle  est  vê- 
tue de  noir.  » 


CHAPITRE   XXXI. 


EXTRAIT    DU    JOURNAL    DE   SA1.VIATI. 


Ingenium  nobis  ipsa  puella  facit. 
Puopert.,  h,  1. 

Bologne,  29  avril  1S18. 

Désespéré  du  malheur  où  l'amour  me  réduit,  je  maudis  mon 
existence.  Je  n'ai  le  cœur  à  rien.  Le  temps  est  sombre,  il  pleut, 
on  froid  tardif  est  venu  rattrisler  la  nature  qui,  après  un  long 
hiver,  s'élançait  au  printemps. 

Schiassetti,  un  colonel  en  demi-solde,  un  ami  raisonnable  et 
froid,  est  venu  passer  deux  heures  avec  moi.  «  Vous  devriez  re- 
noncer à  l'aimer.  — Comment  faire?  Rendez-moi  ma  passion 
pour  la  guerre.  —  C'est  un  grand  malheur  pour  vous  de  l'avoii 
connue.  »  J'en  conviens  presque,  tant  je  me  sens  abattu  et  san; 
courage,  tant  lu  mélancolie  a  aujourd'hui  d'empire  sur  moi. 
Nous  cherchons  ensemble  quel  intérêt  a  pu  porter  son  amie  à 
me  calomnier  auprès  d'elle;  nous  ne  trouvons  rien  que  ce  vieux 
proverbe  napolitain  :  «  Femme  qu'amour  et  jeunesse  quittent  se 
pique  d'un  rien.  »  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  celte  femme 
cruelle  est  enragée  contre  moi:  c'est  le  mot  d'un  de  ses  amis 


DE  L'AMOUR.  77 

Je  puis  me  venger  d'une  manière  atroce;  mais  contre  sa  haine 
je  n'ai  pas  le  plus  polit  moyen  de  défense.  Schiassetti  me  quitte. 
Je  sors  par  la  pluie,  ne  sachant  que  devenir.  Mon  appartement, 
ce  salon  que  j'ai  habité  dans  les  premiers  temps  de  ncîre  con- 
naissance et  quand  je  la  voyais  tous  les  soirs,  m'est  devenu  in- 
supportable. Chaque  gravure,  chaque  meuble,  me  reprochent 
le  bonheur  que  j'avais  rêvé  en  leur  présence,  et  que  j'ai  perdu 
pour  toujours. 

Je  cours  les  rues  par  une  pluie  froide;  le  hasard,  si  je  puis 
l'appeler  hasard,  me  fait  passer  sous  ses  fenêtres.  Il  était  nuit 
tombante,  et  je  marchais  les  yeux  pleins  de  larmes  fixés  sur  la 
fenêtre  de  sa  chambre.  Tout  à  coup  le  rideau  a  élé  un  peu  en- 
tr'ouvert  comme  pour  voir  sur  la  place  et  s'est  refermé  à  l'in- 
stant. Je  me  suis  senti  un  mouvement  physique  près  du  cœur. 
Je  ne  pouvais  me  soutenir  :  je  me  réfugie  sous  le  portique  de 
la  maison  voisine.  Mille  sentiments  inondent  mou  âme  :  le  ha- 
sard a  pu  produire  ce  mouvement  du  rideau;  mais,  si  c'était 
sa  main  qui  l'eût  entr 'ouvert  ! 

Il  y  a  deux  malheurs  au  monde  :  celui  de  la  passion  contra- 
riée et  celui  du  dead  blank. 

Avec  l'amour,  je  sens  qu'il  existe  à  deux  pas  de  moi  un 
bonheur  immense  et  au  delà  de  tous  mes  vœux,  qui  ne  dé 
pend  que  d'un  mot,  que  d'un  sourire. 

Sans  passion  comme  Scliiassetti ,  les  jours  tristes,  je  ne 
vois  nulle  part  le  bonheur,  j'arrive  à  douter  qu'il  existe  pour 
moi,  je  tombe  dans  le  spleen.  Il  faudrait  être  sans  passions 
fortes  et  avoir  seulement  un  peu  de  curiosité  ou  de  vanité. - 

Il  est  deux  heures  du  malin,  j'ai  vu  le  petit  mouvement  du 
rideau;  à  six  heures  j'ai  fait  dix  visites,  je  suis  allé  au  >q>cc- 
tacle;  mais  partout  silencieux  cl  rêveur,  j'ai  passé  la  soirée 
à  examiner  cette  question  :  «  Après  tant  de  colère  et  si  peu 
fondée,  car  enfin,  voulais-je  l'offenser  [et  quelle  esl  la  chose 
au  monde  que  l'intention  n'excuse  pas?]  a-t-èlle  senti  un  mo- 
ment d'amour?  » 


78  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Le  pauvre  Salviati,  qui  a  écril  ce  qui  précède  sur  son  Pé- 
trarque, mourut  quelque  temps  après;  il  était  noire  ami  in- 
time à  Schiassetti  et  à  moi  ;  nous  connaissions  toutes  ses  pen 
sées,  et  c'est  de  lui  que  je  liens  toute  la  parue  lugubre  de 
cet  essai.  C'était  l'imprudence  incarnée;  du  reste,  la  femme 
pour  laquelle  il  a  fait  tant  de  folies  est  l'être  le  plus  inté- 
ressant que  j'aie  rencontré.  Schiasselli  me  disait  :  «  Mais  croyez- 
vous  que  cette  passion  malheureuse  ait  été  sans  avantages 
pour  Salviati?  D'abord,  il  éprouva  le  malheur  d'argent  le  plus 
piquant  qui  se  puisse  imaginer.  Ce  malheur,  qui  le  réduisait 
à  une  fortune  ires-médiocre ,  après  une  jeunesse  brillante, 
et  qui  l'eût  outré  de  colère  dans  toute  autre  circonstance, 
il  ne  s'en  souvenait  pas  une  fois  tous  les  quinze  jours. 

«  Ensuite,  ce  qui  est  bien  autrement  important  pour  une  tête 
de  cette  portée,  celte  passion  est  le  premier  véritable  cours 
de  logique  qu'il  ait  jamais  faiu  Cela  paraîtra  singulier  chez 
un  homme  qui  a  été  à  la  cour;  mais  cela  s'explique  par  son 
extrême  courage.  Par  exemple ,  il  passa  sans  sourciller  la 
journée  du  ***,  qui  le  jetait  dans  le  néant;  il  s'étonnait  là, 
comme  en  Russie,  de  ne  rien  sentir  d'extraordinaire;  il  est 
de  fait  qu'il  n'a  jamais  rien  craint  au  point  d'y  penser  deux 
jours.  Au  lieu  de  cette  insouciance,  depuis  deux  ans,  il  cher- 
chait à  chaque  minute  à  avoir  du  courage  ;  jusque-là  il  n'a- 
vait pas  vu  de  danger. 

«  Quand,  par  suile  de  ses  imprudences  et  de  sa  confiance  dans 
les  bonnes  interprétations  ',  il  se  fut  fait  condamner  à  ne  voir 
la  femme  qu'il  aimait  que  deux  fois  par  mois,  nous  l'avons 
vu  ivre  de  joie  passer  les  nuits  à  lui  parler,  parce  qu'il  en 
avait  été  reçu  avec  celle  candeur  noble  qu'il  adorait  en  elle. 
Il  tenais  qu  madame  ***  et  lui  avaient  df  ux  aines  hors  de 
pair  et  nui  devaient  s'entendre  d'un  regard.  Il  ne  pouvait 


Sotio  l'usbergo  del  seulirsi  |<ura 

Dakte,  h,f.,  xxvni.  HT, 


DE  L'AMOUR  79 

comprendre  qu'elle  accordât  la  moindre  attention  ajx  petites 
interprétations  bourgeoises  qui  pouvaient  le  faire  criminel. 
Le  résultat  de  cette  belle  confiance  dans  une  femme  entourée 
de  ses  ennemis  fut  de  se  faire  fermer  sa  porte. 

—  Avec  madame  ***,  lui  disais-je,  vous  oubliez  yos  maximes,  et 
qu'il  ne  faut  croire  à  la  grandeur  d'àme  qu'à  la  dernière  extré- 
mité. —Croyez-vous,  répondait-il,  qu'il  y  ait  au  monde  un  autre 
cœur  qui  convienne  mieux  au  sien?  —  Il  est  vrai,  je  paye  cette 
manière  d'être  passionnée  qui  me  faisait  voir  Léonore  en  colère 
dans  la  ligne  d'horizon  des  rochers  de  Poligny  par  le  malheur 
de  toutes  mes  entreprises  dans  la  vie  réelle,  malheur  qui  pro- 
vient du  manque  de  patiente  industrie  et  d'imprudences  pro- 
duites par  la  force  de  l'impression  du  moment.  »  On  voit  la 
nuance  de  folie. 

Pour  Salviali,  la  vie  était  divisée  en  périodes  de  quinze  jours, 
qui  prenaient  la  couleur  de  la  dernière  entrevue  qu'on  lui  avait 
accordée.  Mais  je  remarquai  plusieurs  fi-  qui-  le  bonheur  qu'il 
devait  à  un  accueil  qui  lui  semblait  moins  froid  était  bien  infé- 
rieur en  intensité  au  malheur  que  lui  donnait  une  réception  sé- 
vère '.  Madame  **'  manquait  quelquefois  de  franchise  avec  lui  : 
voilà  les  deux  seules  objections  que  je  n'aie  jamais  osé  lui  faire. 
Outre  ce  que  sa  douleur  avail»de  plus  intime  et  dont  il  eut  la 
délicatesse  de  ne  jamais  parler,  même  à  ses  amis  les  plus  chers 
et  les  plus  exempts  d'envie,  il  voyait  dans  une  réception  sévère 
de  Léouore  le  triomphe  des  âmes  prosaïques  et  intrigant! 
les  âmes  franches  et  généreuses.  Alors  il  désespérait  de  la  vertu 
et  surtout  de  la  gloire.  Il  ne  se  permettait  de  parler  à  se> 
que  des  idées  tristes  à  la  vérité  auxquelles  le  conduisait  sa 
sion,  mais  qui  d'ailleurs  pouvaient  avoir  quelque-intérêt  aux 
yeux  delà  philosophie.  J'étais  curieux  d'observer  celte  âme  bi 

'  C'est  une  chose  que  j'ai  souvent  cru  voir  dans  l'amolli  que  celte 
disposition  à  tirer  plus  de  malheur  des  choses  malheureuses  '{uc  de  bon- 
heur dus  choses  heureuses. 


80  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 

zarre;  ordinairement  l' amour-passion  se  rencontre  chez  des 
gens  un  peu  niais  à  l'allemande  l.  Salviati,  au  contraire,  était 
au  nombre  des  hommes  les  plus  fermes  et  les  plus  spirituels  que 
j'aie  connus. 

J'ai  cru  voir  qu'après  ces  visites  sévères,  il  r 'était  tranquille 
que  quand  il  s'était  justifié  les  rigueurs  de  Léonore.  Tant  qu'il 
trouvait  qu'elle  pouvait  avoir  eu  tort  de  le  maltraiter,  il  était 
malheureux.  Je  n'aurais  jamais  cru  l'amour  si  exempt  de  vanité. 

11  nous  faisait  sans  cesse  l'éloge  de  l'amour.  «  Si  un  pouvoir 
surnaturel  me  disait  :  Brisez  le  verre  de  cette  montre,  et  Léonore 
sera  pour  vous  ce  qu'elle  était  il  y  a  trois  ans,  une  amie  indif- 
férente, en  vérité,  je  crois  que  dans  aucun  moment  de  ma  vie 
je  n'aurais  le  courage  de  le  briser.  »  Je  le  voyais  si  fou  en  fai- 
sant ce  raisonnement,  que  je  n'eus  jamais  le  courage  de  lui  pré- 
senter les  objections  précédentes. 

Il  ajoutait  :  «  Comme  la  réformation  de  Luther,  à  la  fin  du 
moyen  âge,  ébranlant  la  société  jusque  dans  ses  fondements, 
renouvela  et  reconstitua  le  monde  sur  des  bases  raisonnables, 
ainsi  un  caractère  généreux  est  renouvelé  et  retrempé  par  l'a- 
mour. 

«  Ce  n'est  qu'alors  qu'il  dépouille  tous  les  enfantillages  de  la 
vie  ;  sans  cette  révolution,  il  e$t  toujours  eu  je  ne  sais  quoi 
d'empesé  et  de  théâtral.  Ce  n'est  que  depuis  que  j'aime  que 
j'ai  appris  à  avoir  de  la  grandeur  dans  le  caractère,  tant  notre 
éducation  d'école  militaire  est  ridicule. 

«  Quoique  me  conduisant  bien,  j'étais  un  enfant  à  la  cour  de 
Napoléon  et  à  Moscou.  Je  faisais  mon  devoir;  mais  j'ignorais 
celte  simplicité  héroïque,  fruit  d'un  sacrifice  entier  et  de  bonne 
foi.  Il  n'y  a  qu'un  an,  par  exemple,  que  mon  cœur  comprend  la 
simplicité  des  Romains  de  Tile-Live.  Aulrefois  je  les  prouvais 
froids,  comparés  à  nos  brillants  colonels.  Ce  qu'ils  faisaient  pour 
leur  Rome,  je  le  trouve  dans  mon  cœur  pour  Léonore.  Si  j'avais 

*  Don  Carlos,  Saint-Preux,  l'IIippoljte  et  le  Bnjrjzet  de  Racine. 


DE   L'AMOUR.  Ri 

e  bonheur  de  pouvoir  faire  quelque  chose  pour  elle,  mon  pre- 
mier  dé-ir  serait  de  le  cacher.  La  conduite  des  Régulus,  des  Dé- 
cius  était  une  chose  convenue  d'avance  et  qui  n'avait  pas  le 
droit  de  les  surprendre.  J'étais  petit  avant  d'aimer,  précisément 
pavee  qr?3  j'étais  tcnlé  quelquefois  de  me  trouver  grand;  il  y 
avait  un  certain  effort  que  je  sentais  et  dont  je  m'applaudis- 
sais* 

«  Et,  du  côté  des  affections,  que  ne  doit-on  pas  à  l'amour  ? 
Après  les  hasards  de  la  première  jeunesse,  le  cœur  se  ferme  à 
la  sympathie.  La  mort  ou  l'absence  éloignc-t-elle  des  compa- 
gnons de  l'enfance,  l'on  est  réduit  à  passer  la  vie  avec  de  froids 
associés,  la  demi-aune  à  la  main,  toujours  calculant  des  idées 
d'intérêt  ou  de  vanhé.  Peu  à  peu,  toute  la  partie  tendre  et  gé- 
néreuse de  l'âme  devient  stérile  faute  de  culture,  et  à  moins 
de  trente  ans  l'homme  se  trouve  péirifïé  à  toutes  les  sen- 
sations douces  et  tendres.  Au  milieu  de  ce  désert  aride,  l'a- 
mour fait  jaillir  une  source  de  sentiments  plus  abondante  et 
plus  fraîche  même  que  celle  de  la  première  jeunesse.  Il  y 
avait  alors  une  espérance  vague,  folle  et  sans  ce?se  di.  traite  *, 
jamais  de  dévouement  pour  rien,  jamais  de  désirs  constants 
et  profonds;  l'âme,  toujours  légère,  avait  soif  de  nouveauté 
et  négligeait  aujourd'hui  ce  qu'elle  adorait  hier.  Et  rien  n'est 
plus  recueilli ,  plus  mystérieux  ,  plus  éternellement  un  dans 
son  objet,  que  la  cristallisation  de  l'amour.  Alors  les  seules 
choses  agréables  avaient  droit  de  plaire  et  de  plaire  un  in- 
stant; maintenant  tout  ce  qui  a  rapport  à  ce  qu'on  aime  et 
même  les  objets  les  plus  indifférents  touchent  profondément.  Ar- 
rivant dans  une  grande  ville,  à  cent  milles  d<>  ce""  qu'habite 
Léonore,  je  me  suis  trouvé  tout  timide  et  tremblant  :  à  chaque 
détour  de  rue,  je  frémissais  de  rencontrer  Alviza.  l'amie  intime 
de  madame  ***,  et  amie  que  je  ne  connais  pas.  Tout  a  pris  pour 
moi  une  teinte  my>téricuse  et  sacrée,  mon  cœur  palpitait  en  [>ar- 

1  Mordaunt  Merton,  Ier  vol.  du  Pirate. 


82  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

lant  à  un  vieux  savant.  Je  ne  pouvais  sans  rougir  entendre 

nommer  la  porte  près  de  laquelle  habile  l'amie  de  Léonore. 

«  Même  les  rigueurs  de  la  femme  qu'on  aime  ont  des  grâ 
ces  infinies.,  et  que  l'on  ne  trouve  pas  dans  lef  moments  les 
plus  flatteurs  auprès  des  autres  femmes.  C'est  ainsi  que  les 
grandes  ombres  des  tableaux  du  Corrége,  loin  d'être,  comme 
chez  les  autres  peintres ,  des  passages  peu  agréables ,  mais 
nécessaires  à  faire  valoir  les  clairs,  et  à  donner  du  relief  aux 
figures,  ont  par  elles-mêmes  des  grâces  charmantes  et  qui  jet- 
tent dans  une  douce  rêverie  l. 

«  Oui,  la  moitié  et  la  plus  belle  moitié  de  la  vie  est  cachée  à 
l'homme  qui  n'a  pas  aimé  avec  passion.  » 

Salviati  avait  besoin  de  toute  la  force  de  sa  dialectique  pour 
tenir  tête  au  sage  Schiassetti,  qui  lui  disait  toujours:  «Voulez- 
vous  être  heureux,  contentez-vous  d'une  vie  exempte  de  peines, 
et  chaque  jour  d'une  petite  quantité  de  bonheur.  Défendez-vous 
de  la  loterie  des  grandes  passions.  —  Donnez-moi  donc  votre 
curiosité,  »  répondait  Salviati. 

Je  crois  qu'il  y  avait  bien  des  jours  où  il  aurait  voulu  pouvoir 
suivre  les  avis  de  notre  sage  colonel  ;  il  luttait  un  peu,  il  croyait 
réussir;  mais  ce  parti  était  absolument  au-dessus  de  ses  forces; 
et  cependant  quelle  force  n'avait  pas  celte  âme  ! 

Un  chapeau  de  salia  blanc,*ressemblant  un  peu  à  celui  de 
madame*",  qu'il  voyait  de  loin  dans  la  rue,  arrêtait  le  batte- 
ment de  son  cœur,  elle  forçait  à  s'appuyer  contre  le  mur.  Même 
dans  ses  plus  tristes  moments,  le  bonheur  de  la  rencontrer  lui 
donnait  toujours  quelques  heures  d'ivresse  au-dessus  de  l'in- 
fluence fis  tous  les  malheurs  el  de  tous  les  raisonnements 2.  Du 

1  Puisque  j'ai  nommé  le  Corrége,  je  dirai  qu'on  trouve  dans  une  tête 
d'ange  ébauchée,  à  la  tribune  de  la  galerie  de  Florence,  le  regard  de 
l'amour  heureux;  et  à  Parme,  dans  la  Madone  couronnée  par  Jésus,  les 
yeux  baissés  de  l'amour. 

Corne  what  sorrow  can, 
It  cannot  countervail  the  exchange  of  joy 


DE   L'AMOUR.  83 

reste,  il  est  de  fait  qu'à  sa  mort1,  après  deux  ans  de  cette  pas- 
sion généreuse  el  sans  bornes,  son  caractère  avait  contracté  plu- 

Tli:'.t  onc  short  moment  gives  nie  in  rier  sicht. 
Romeo  and  Juliet. 

1  Peu  de  jours  avant  le  dernier,  il  lit  une  petite  ode  qui  a  le  . 
d'exprimer  juste  les  sentiments  dont  il  nous  entretenait 

L'ULTIMO  DI. 

àxacheontica- 

A    ELVIRA. 

Vc  li  tu  dove  il  rio 

Lambendo  un  mirlova 

Là  del  riposo  mio 

La  pietra  surgerà. 
Il  passero  amoroso, 

E  il  nobile  usignuol  ■ 

Enlio  quel  mirto  ombro&e 

Rac'coglieranno  il  vol. 
Tieni,  diletla  Elvira, 

A  quella  lonibi  vien, 

E  sulla  muta  lira, 

Appoggia  il  bian  o 
Gu  quella  bruna  pi 

Le  torlorc  verrai  , 

E  intorno  alla  mia  cetra, 

Il  nido  intrecieran. 
S  ogr.i  anno,  il  di  cbe 

M'osasli  tu  infedel, 

Faro  la  su  discendere 

La  foLore  del  ciel. 
Odid'mi  uom  cbe  muore 

Odi  l'cstremo  suon- 

Qucslo  -appar-siio  tioiu 

Ti  lascio,  Elvira,  in  «lo* 
QtMtito  prezîoso  ei  sïa 

Saper  tu  il  devi  appitt 

Il  di  cbe  fosti  mia, 

Te  linv.bn   I         i. 


84  ŒUVRES  CE  STENDHAL. 

sieurs  nobles  habitudes,  et  qu'à  cet  égard  du  moins  il  se  jugeail 
correctement  :  s'il  eût  vécu,  et  que  les  circonstances  1  eussent 
un  peu  servi,  il  eût  fait  parler  de  lui.  Peut-être  aussi  qu'à  force 
de  simplicité,  son  mérite  eût  passé  invisible  sur  celte  terre. 

0  lasso 
Quanti  dolci  pensier,  quanto  desio, 
Mené  coslui  al  doloroso  passot 

Biondo  era,  e  bello,  e  di  genlile  aspetto; 
Ma  l'un  de'  cigli  un  colpo  avea  diviso  *. 
Dame. 


CIIÀPITUE   XXXII. 


OE  I.  INTIMITE. 


Le  plus  grand  bonheur  que  puisse  donner  l'amour,  c'est  le 
premier  serrement  de  main  dune  femme  qu'on  aime. 

Le  bonheur  de  la  galanterie,  au  contraire,  est  beaucoup  plus 
réel,  et  beaucoup  plus  sujet  à  la  plaisanterie. 

Simbolo  allor  d'affetto, 

Or  pegno  di  dolor, 

Torno  a  posarti  in  petto, 

Qitest'  nppasbito  fior. 
E  avrai  nel  cuor  scolpito, 

Se  r.rudo  il  cor  non  è, 

Corne  li  fu  rapito, 

C'îme  fu  reso  a  te. 

S.   P.vr.AEL. 

*  Pauvre  malheureux!  combien  de  doux  pensers  et  quel  désir, constant 
le  conduisirent  à  sa  d°-nière  neure.  Sa  ligure  était  belle  et  douce,  sa  che- 
velure blonde,  seulement  une  noble  cicatrice  venait  couper  un  de  se» 
sourcils. 


DE  L'AMOUR.  83 

Dans  l'amour-passion,  l'intimité  n'est  pas  tant  le  bdnheur  par- 
fait que  le  dernier  pas  pour  y  arriver. 

Mais  comment  peindre  le  bonheur,  s'il  ne  laisse  pas  de  sou- 
venirs? 

Mortimer  revenait  tremblant  d'un  long  voyage  ,  il  adorait 
Jenny  ;  elle  n'avait  pas  répondu  à  ses  lettres.  En  arrivant  à  Lon- 
dres, il  monte  à  cheval  et  va  la  chercher  à  sa  maison  de  cam- 
pagne. Il  arrive,  elle  se  promenait  dans  le  parc;  il  y  couri,  le 
cœur  palpitant;  il  la  rencontre,  elle  lui  tend  la  main,  le  reçoit 
avec  trouble  :  il  voit  qu'il  est  aimé.  En  parcourant  avec  elle  les 
allées  du  parc,  la  robe  de  Jenny  s'embarrassa  dans  un  buisson 
d'acacia  épineux.  Dans  la  suite,  Mortimer  fut  heureux,  mais 
Jenny  fut  infidèle.  Je  lui  soutiens  que  Jenny  ne  l'a  jamais  aimé; 
il  me  cite  comme  preuve  de  son  amour  la  manière  dont  elle  le 
reçut  à  son  retour  du  continent,  mais  jamais  il  n'a  pu  me  don- 
ner le  moindre  détail.  Seulement  il  tressaille  visiblement  des 
qu'il  voit  un  buisson  d'acacia;  c'est  réellement  le  seul  souvenir 
distinct  qu'il  avait  conservé  du  moment  le  plus  heureux  de  sa 
vie l< 

Un  homme  sensible  et  franc,  un  ancien  chevalier,  me  faisait 
confidence  ce  soir  (au  fond  de  notre  barque  battue  par  un  gros 
temps  sur  le  lac  de  Garde2)  de  Histoire  de  ses  amours,  dont  à 
mon  tour  je  ne  ferai  pas  confidence  au  public,  mais  de  laquelle 
je  me  crois  en  droit  de  conclure  que  le  moment  de  l'intimité 
est  comme  ces  belles  journées  du  mois  de  mai,  une  époque  dé- 
licate poux  les  plus  belles  fleurs,  un  moment  qui  peut  eue  fatal 
et  flétrir  en  un  instant  les  plus  belles  espérances. 


1  Vie  dt  Haydn. 

«20  septembre  1811 

8  A  la  première  querelle,  madame  Ivcrnetta  donna  son  conpé  au  p  îuvre 
Bariac.  Djri  c  était  véritablement  amoureux,  ce  congé  le  désespéra;  mais 
son  ami  tiuiilaume  Balaon,  <lunt  nous  écrivons  la  vie,  lui  lut  d'un  yrand 
secours,  cl  lit  si  bien  qu'il  apaisa  la  sévère  Ivcrnctta.  La  pan  se  lit,  et  la 


8G  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

On  ne  saurait  trop  louer  le  nature?.  C'est  la  seule  coquetterie 
permise  dans  une  chose  aussi  sérieuse  que  l'amour  à  la  Wer- 
ther, où  l'on  ne  sait  pas  où  l'on  va  ;  et,  en  même  temps,  par  un 
hasard  heureux  pour  la  vertu,  c'est  la  meilleure  tactique.  Sani 
s'en  douter,  un  homme  vraiment  touché  dit  des  choses  char- 
mantes, il  parle  une  langue  qu'il  ne  sait  pas. 

Malheur  à  l'homme  le  moins  du  monde  affecté  !  Même  quand 
il  aimerait,  même  avec  tout  l'esprit  possible,  il  perd  les  trois 
quarts  de  ses  avantages.  Selaisse-t-on  aller  à  l'instant  à  l'affec- 
tation, une  minute  après,  l'on  a  un  moment  de  sécheresse. 

Tout  l'art  d'aimer  se  réduit,  ce  me  semble,  à  dire  exactement 
ce  que  le  degré  d'ivresse  du  moment  comporte,  c'est-à-dire,  en 
d'aulres  termes,  à  écouter  son  âme.  Il  ne  faut  pas  croire  que  cela 
soit  si  facile ,  un  homme  qui  aime  vraiment,  quand  son  amie  lui 
dit  des  choses  qui  le  rendent  heureux,  n'a  plus  la  force  de 
parler. 

Il  perd  ainsi  les  actions  qu'auraient  fait  naîire  ses  paroles1,  et 
il  vaut  mieux  se  taire  que  de  dire  hors  de  temps  des  choses  trop 
tendres  ;  ce  qui  était  placé  ,  il  y  a  dix  secondes,  ne  l'est  plus 
du  tout,  et  fait  tache  en  ce  moment.  Toutes  les  fois  que  je  man- 
quais à  celte  règle2,  et  que  je  disais  une  chose  qui  m'était  venue 
trois  minutes  auparavant,  et  que  je  trouvais  jolie,  Léonore  ne 

réconciliation  fut  accompagnée  de  circonstances  si  délicieuses  que  Bariac 
jura  à  Balaon  que  le  moment  des  premières  faveurs  qu'il  avait  obtenues 
de  sa  maîtresse  n'avait  pas  été  si  doux  que  celui  de  ce  voluptueux  rac- 
commodement. Ce  discours  tourna  la  tète  à  Balaon,  il  voulut  éprouver  ce 
plaisir  que  son  ami  venait  delui  décrire,  etc.,  etc.  Vie  de  quelques  trou- 
badours, par  JSivernois,  t.  I,  p.  52. 

1  C'est  ce  genre  de  timidité  qui  est  décisif,  et  qui  prouve  un  amour- 
passion  dans  un  homme  d'esprit. 

*  On  rappelle  que  si  l'auteur  emploie  quelquefois  la  tournure  du  je,  c'est 
pour  essayer  de  jeter  quelque  variété  dans  la  forme  de  cet  essai.  Il  n'a 
nullement  la  prétention  d'entretenir  ses  lecteurs  de  ses  propres  senti- 
ments. 11  cherche  à  faire  part  avec  le  moins  de  monotonie  qu'il  lui  soit 
possîMe  de  ce  qu'il  a  observé  chezeulrui 


DE  L'AMODR.  87 

manquait  pas  de  me  battre.  Je  me  disais  ensuite,  en  sortant  • 
Elle  a  raison;  voilà  de  ces  choses  qui  doivent  choquer  cxtrém 
ment  une  femme  délicate  ;  c'est  une  indécence  de  sentiment. 
Elles  admettraient  plutôt,  comme  les  rhéteurs  de  mauvais  goût, 
un  degré  de  faiblesse  et  de  froideur.  N'ayant  a  redouter -au 
monde  que  la  fausseté  de  leur  amant,  la  moindre  petite  insin- 
cérité de  détail,  fût-elle  la  plus  innocente  du  monde,  les  prive 
à  l'instant  de  tout  bonheur  et  les  jette  dans  la  méfiance. 

Les  femmes  honnêtes  ont  de  1  eloignement  pour  la  véhémence 
et  l'imprévu,  qui  sont  cependant  les  caractères  de  la  passion  ; 
outre  que  la  véhémence  alarme  la  pudeur,  elles  se  défendent. 

Quand  quelque  mouvement  de  jalousie  ou  de  déplaisir  a  mis 
de  sang-froid,  on  peut  en  général  entreprendre  des  discours 
propres  à  faire  naître  celte  ivresse  favorable  à  l'amour;  et  si, 
après  les  deux  ou  trois  premières  phrases  d'exposition,  l'on  ne 
manque  pas  l'occasion  de  due  exactement  ce  que  l'âme  suggère, 
on  donnera  des  plaisirs  vifs  à  ce  qu'on  aime.  L'erreur  de  la  plu 
part  des  hommes,  c'est  qu'ils  veuleut  arriver  à  dire  telle  chose 
qu'ils  trouvent  jolie,  spirituelle,  touchante  ;  au  lieu  de  détendre 
leur  âme  de  l'empesé  du  monde,  jusqu'à  ce  degré  d'intimité  et 
de  naturel  d'exprimer  naïvement  ce  qu'elle  sent  dans  le  mo- 
ment Si  l'on  a  ce  courage,  l'on  recevra  à  l'instant  sa  récom- 
pe  se  par  une  espèce  de  raccommodement. 

C'esl  cette  récompense  aussi  rapide  qu'involontaire  des  plai- 
sirs que  l'on  donne  à  ce  qu'on  aime,  qui  met  cette  passion  si 
fort  au-dessus  des  autres. 

Si.  y  a  le  naturel  parfait,  le  bonheur  de  deux  individus  arrive 
à  être  confondu1.  A  cause  de  la  sympathie  et  de  plusieurs  autrcj 
lois  de  notre  nature,  c'est  tout  simplement  le  plus  grand  bon- 
heur qui  puisse  exister. 

1!  n'est  rien  moins  que  facile  de  déterminer  le  sens  de  cette 
parole,  naturel,  condition  nécessaire  du  bonheur  par  l'amour. 

1  A  re  placer  exactement  dans  le.  m«;mes  actioa». 


88  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

On  appelle  naturel  ce  qui  ne  s'écarte  pas  de  la  manière  habi- 
tuelle d'agir.  11  va  sans  dire  qu'il  ne  faut  jamais  non-seulement 
mentira  ce  qu'on  aime,  mais  même  embellir  le  moins  du  monde 
et  altérer  la  pureté  de  trait  de  la  vérité.  Car,  si  l'on  embellit, 
l'attention  est  occupée  à  embellir,  et  ne  répond  plus  naïvement, 
c  omme  la  touche  d'un  piano,  au  sentiment  qui  se  montre  dans 
ses  yeux.  Elle  s'en  aperçoit  bientôt  à  je  ne  sais  quel  froid  qu'elle 
éprouve,  et  à  son  tour  a  recours  à  la  coquetterie.  Ne  serait-ce 
point  ici  la  raison  cachée  qui  fait  qu'on  ne  saurait  aimer  une 
femme  d'un  esprit  trop  inférieur  ?  C'est  qu'auprès  d'elle  on  peut 
feindre  impunément,  et  comme  feindre  est  plus  commode,  à 
cause  de  l'habitude,  on  se  livre  au  manque  de  naturel.  Dès  lors 
l'amour  n'est  plus  amour,  il  tombe  à  n'être  qu'une  affaire  ordi- 
naire: la  seule  différence,  c'est  qu'au  lieu  d'argent  on  gagne  du 
plaisir  ou  de  la  vanité,  ou  un  mélange  des  deux.  Mais  il  e-t  dif- 
ficile de  ne  pas  éprouver  une  nuance  de  mépris  pour  une  femme 
avec  qui  l'on  peut  impunément  jouer  la  comédie,  et  par  con- 
séquent il  ne  manque  pour  la  planter  là  que  de  rencontrer 
mieux  à  cet  égard.  L'habiîude  ou  les  serments  peuvent  retenir; 
mais  je  parle  du  penchant  du  cœur,  dont  'e  naturel  est  de  voler 
au  plus  grand  plaisir. 

Revenant  à  ce  mot  naturel,  naturel  et  habituel  sont  deux 
choses.  Si  l'on  prend  ces  mots  dans  le  même  sens,  il  est  évident 
que  plus  on  a  de  sensibilité,  plus  il  est  difficile  d'être  naturel, 
car  l'habitude  a  un  empire  moins  puissant  sur  la  manière  d'être 
et  d'agir,  et  l'homme  est  davantage  à  chaque  circonstance.  Tou- 
tes les  pages  de  la  vie  d'un  être  froid  sont  les  moines;  prenez-le 
aujourd'hui,  prenez-le  hier,  c'est  toujours  la  même  main  de  boi 

La  homme  sensible,  dès  que  son  cœur  est  ému,  ne  trouve 
plus  en  soi  de  traces  d'habitude  pour  guider  ses  actions;  fit 
comment  pourrait-il  suivre  un  chemin  dont  il  n'a  plus  le  senti- 
ment ? 

Il  sent  le  poids  immense  qui  s'attache  à  chaque  parole  qu'il 
dit  à  ce  qu'il  aime,  il  lui  semble  au'un  mot  va  décider  de  son 


DK   L'AMOUR.  89 

6ort.  Comment  pourra-t-il  ne  pas  chercher  à  bien  dire?  on  du 
moins  comment  n'aura-i-il  pas  le  sentiment  qu'il  dit  bim  . 
^ès  lors  il  n'y  a  plus  de  candeur.  Donc,  il  ne  faut  pas  pré- 
tendre à  la  candeur,  celte  qualité  d'une  àn;e  qui  ne  fait  au- 
cun retour  sur  elle-même.  On  est  ce  qu'on  peut,  mais  on,  sent 
«î  qu'on  est. 

Je  crois  que  nous  voilà  arrivés  au  dernier  degré  de  naturel 
que  le  cœur  le  plus  délicat  puisse  prétendre  en  amour. 

Un  homme  passionné  ne  peut  qu'embrasser  fortement,  comme 
sa  seule  ressource  dans  la  tempête,  le  serment  de  ne  jamais 
changer  en  rien  la  vérité  et  de  lire  correctement  dans  son  cœur; 
si  la  conversation  est  vive  et  entrecoupée,  il  peut  espérer  de 
beaux  moments  de  naturel,  autrement  il  ne  sera  parfaitement 
naturel  que  dans  les  fleures  où  il  aimera  un  peu  moins  à  la 
folie. 

Auprès  de  ce  qu'on  aime,  à  peîne  le  naturel  rcste-t-il  dons 
les  mouvements,  dont  cependant  les  habitudes  sont  si  profondé- 
ment  enracinées  dans  les  muscles.  Quand  je  donnais  le  bras  à 
Léonore,  il  me  semblait  toujours  être  sur  le  point  de  tomber,  el 
je  pensais  à  bien  marcher.  Tout  ce  qu'on  peut,  c'est  de  n'être  ja- 
mais affecté  volontairement;  il  suffit  d'être  persuadéque  le  man- 
que de  naturel  est  le  plus  grand  désavantage  possible,  et  p<  ul 
aisément  être  la  source  des  plus  grands  malheurs.  Le  cœur  de  la 
femme  que  vous  aimez  n'entend  plus  le  vôtre,  vous  perdez  ce 
mouvement  nerveux  et  involontaire  de  la  franchise  qui  répond  à 
la  franchise.  C'est  perdre  tous  les  moyens  de  la  toucher,  j'ai 
presque  dit  de  la  séduire;  ce  n'est  pas  que  je  prétende  nier 
qu'une  femme  digne  d'amour  peut  voir  son  destin  dans  cette  jo- 
lie devise  du  lierre,  qui  meurt  s'il  ne  s'attache;  c'est'ûne  loi  de 
la  nature,  mais  c'est  toujours  un  pas  décisif  pour  le  bonheur, 
que  de  faire  celui  de  l'homme  qu'on  aime.  Il  me  semble  qu'une 
femme  rai  onnable  ne  doit  tout  accorder  à  son  amant  que  I 

elle  ne  peut  pius  se  défendre,  cl  le  plus  léger  soupçon  ^ur  la 
sincérité  de  votre  cœur  lui  rend  sur-le-champ  un  peu  de  force, 


90  ŒUVRES  DE   STENDHAL, 

assez  du  moins  pour  retarder  encore  d'un  jour  sa  défaite  ! 
Est-il  besoin  d'ajouter  que  pour  rendre  tout  ceci  le  comble 
du  ridicule,  il  suffit  de  l'appliquer  à  l'amour-goût? 


CHAPITRE  XXXIII. 

Toujours  un  petit  deut<  à  calmer,  voilà  ce  qui  fait  la  soif  de 
tous  les  instants,  voilà  ce  qui  fait  la  vie  de  l'amour  beureux. 
Comme  la  crainte  ne  l'abandonne  jamais,  ses  plaisii  •  i»e  peuvent 
jamais  ennuyer.  Le  caractère  de  ce  bonbeur,  c'est  l'eklrême  sé- 
rieux. 


CHANTRE  XXXIV. 


DES   CONFIDENCES. 


11  n'y  a  pas  au  monde  d'insolence  plus  vite  punie  que  celle 
us  fait  confier  à  un  ami  intime  un  amour-passion.  Il  sait, 
si  ce  que  vous  dites  est  vrai,  que  vous  avez  d<^.  plaisirs  mille  fois 
au-dessus  de.-  ^iens,  et  qui  vous  foin  mépri>er  les  siens. 

Lien  pis  encore  entre  femmes,  la  fortune  de  leur  vie 

*  liœc  autera  ad  acerbam  rei  niemoriam,  anaara  quadam  dukedine, 
visuni  cit...  ut  co.item  nihil  esse  debere  quod  ampiius  mihi  pla- 
eat  in  bac  vita. 

Petbarca,  Ed.  Marsand. 

Ij.janvio,   : 


Dli    L'AMOUK.  91 

élaul  d'iuspin  ]■  une  passion,  et  d'ordinaire,  la  confidente  aussi 
ayant  expose  son  amabilité  aux  regards  de  l'amant. 

D'un  autre  côté,  pour  l'eue  défOTé  de  cette  Éèvre,  il  n'est 
pas  au  monde  de  besoin  moral  plu?  impérieux  que  celui  d'un 
ami  devant  qui  l'on  puisse  raisonner  sur  les  doutes  affreux  qui 
s'emparent  de  l'âme  à  chaque  instant,  car  dans  celte  passi  m 
terrible,  toujours  une  chose  imaginée  est  uue  chose  existante. 

<i  Un  grand  défaut  du  caractère  de  Salviati,  écrivait-il  en  1817, 
en  cela  bien  opposé  à  celui  de  Napoléon,  c'est  que  lorsque  dans 
la  discussion  des  intérêt-,  d'une  passion  quelque  chose  vient  à 
être  moralement  démontré,  il  r.e  peut  prendre  sur  lui  de  partir 
de  cette  base  connue  d'un  fait  à  jamais  établi;  et  malgré  lui.  et 
à  son  grand  malheur,  il  le  remet  sans  cesse  eu  discussion.  »  C'est 
qu'il  est  aisé  d'avoir  du  courage  dans  l'ambition.  La  cristallisa- 
tion qui  D'est  pas  .ubju^uée  par  le  désir  de  la  chose  à  obtenir 
s'emploie  à  fortifier  le  courage;  en  amour,  elle  est  toute  an  ter- 
vice  de  l'objet  contre  lequel  on  doit  avoir  du  courage. 

Une  femme  peut  trouver  une  amie  perfide,  elle  peut  trouver 
aussi  une  amie  ennuyée. 

Une  princesse  de  [rente-cinq  ans1,  ennuyée  et  poursuivie  par 
le  besoin  d'agir,  d'intriguer,  ele.,  etc.,  mécontente  de  la  tiédeur 
de  son  amant,  et  cependant  ne  pouvant  espérer  de  faire  naître 
un  autre  amour,  ne  sachant  que  faire  de  l'activité  qui  la  dé- 
vore, et  n'ayant  d'autre  distraction  que  des  accès  d'humeui 
noire,  peut  fort  bien  trouver  une  occupation,  c'est-à-dire  un 
plaisir,  et  un  but  dans  la  vie,  à  rendre  malheureuse  une  vraie 
passion ,  passion  qu'on  a  l'insolence  de  sentir  pour  une  autre 
qu'elle,  tandis  que  son  amant  s'endort  à  tes  côtés. 

C'est  le  seul  cas  où  la  haine  produise  bonheur;  c'est  qu'elle 
procure  occupation  et  travail. 

Dans  les  premier.-,  instants,  le  plaisir  de  faire  quelque  chose. 
dès  que  l'entreprise  est  soupçonnée  de  la  sociéie,  la  pique  ae 

*  Veni*  ,  W19. 


92  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

réussir  donne  du  charme  à  cette  occupation.  La  jalousie  pour 
l'amie  prend  .<i  masque  de  la  haine  pour  l'amant;  autrement 
comment  pourrait-on  haïr  à  la  fureur  un  homme  qu'on  n'a  ja 
mais  vu?  On  n'a  garde  de  s'avouer  l'envie,  car  il  faudrait  da>  • 
bord  s'avouer  le  mérite,  et  l'on  a  des  flatleuf^qui  ne  se  soutien- 
nent à  la  cour  qu'en  donnant  des  ridicules  à  la  bonne  amie. 

La  confidente  perfide,  tout  en  se  permettant  des  actions  de  la 
denière  noirceur,  peut  fort  bien  se  croire  uniquement  animée 
par  le  désir  de  ne  pas  perdre  une  amitié  précieuse.  La  femme 
ennuyée  se  dit  que  l'amitié  même  languit  dans  un  cœur  dévoré 
par  l'amour  et  ses  anxiétés  mortelles  ;  à  côté  de  l'amour  l' amitié 
ne  peut  se  soutenir  que  par  les  confidences  ;  or,  quoi  de  plus 
odieux  pour  l'envie  que  de  telles  confidences? 

Les  seules  qui  soient  bien  reçues  entre  femmes  sont  celles 
qu'accompagne  la  franchise  de  ce  raisonnement  :  Ma  chère  amie, 
dans  la  guerre  aussi  absurde  qu'implacable  que  nous  font  les 
préjugés  mis  en  vogue  par  nos  tyrans,  servez-moi  aujourd'hui, 
demain  ce  sera  mon  tour-. 

Avant  cette  exception  il  y  a  celle  de  la  véritable  amitié  née 
dans  l'enfance  et  non  gâtée  depuis  par  aucune  jalousie.    .     .    . 

Les  confidences  d'amour-passion  ne  sont  bien  reçues  qu'entre 
écoliers  amoureux  de  l'amour,  et  entre  jeunes  filles  dévorées 
par  la  curiosité,  par  la  tendresse  à  employer,  et  peul-ê'.re  en- 

1  Mémoires  de  madame  d'Épinay,  Geliotta. 

Prague,  Klagenlurth,  toute  la  Moravie,  etc.,  etc.  Les  femmes  y  sont 
fort  spirituelles,  et  les  hommes  de  grands  chasseurs.  L'amitié  y  e*t  fort 
commune  entre  femmes.  Le  beau  temps  du  pays  est  l'hiver  :  on  fait  suc- 
cessivement des  parties  de  chasse  de  quinze  à  vingt  jours  chez  les  grands 
seigneurs  de  la  province.  Un  des  plus  spirituels  me  disait  un  jour  que 
Charles-Quint  avait  régné  légitimement  sur  toute  l'Italie,  et  que,  par 
conséquent,  e'était  bien  en  vain  que  les  Italiens  voudraient  se  révolter. 
La  femme  de  ce  brave  homme  lisait  les  lettres  de  mademoiselle  de  Les- 

pinasse. 

Znaym,  1816. 


DL   L'AMOUR.  93 

traînées  déjà  par  l'instinct1  qui  leur  dit  que  c'est  <i  la  grande 
affaire  de  leur  vie,  et  qu'elles  ne  sauraient  trop  tôt  s'en  occu- 
per. 

Tout  le  monde  a  vu  des  petites  filles  de  trois  ans  s'acquitter 
fort  bien  des  devoirs  de  la  galanterie 

L'amour-goût  s'enflamme  et  l'amour-passion  se  refroidit  par 
les  confidences. 

Ou'ro  les  dangers,  il  y  a  la  difficulté  des  confidences.  En 
amour-passion,  ce  qu'on  ne  peut  pas  exprimer  (parce  que  la 
(angue  est  trop  grossière  pour  atteindre  à  ces  nuances)  n'en 
existe  pas  moins  pour  cela;  seulement,  comme  ce  sont  des  cho- 
ses très- fines,  on  est  plus  sujet  à  se  tromper  en  les  observant. 

El  uu  observateur  tres-ému  observe  mal  ;  il  est  injuste  envers 
le  hasard. 

Ce  qu'il  y  a  peut-être  de  plus  sage,  c'est  de  se  faire  soi-même 
son  propre  confident.  Ecrivez  ce  soir,  sous  des  noms  emprun- 
tés, mais  avec  tous  les  détails  caractéristiques,  le  dialogue  que 
vous  venez  d'avoir  avec  votre  amie  et  la  difficulté  qui  vous 
trouble.  Dans  huit  jours,  si  vous  avez  l'amour-passion,  vous  se- 
rez uu  autre  homme;  et  alors,  lisant  votre  consultation,  vous 
pourri  z  vous  donner  un  bon  avis. 

Entre  hommes,  dès  qu'on  est  plus  de  deux  et  que  l'envie  peut 
paraître,  la  politesse  oblige  à  ne  parler  que  d'amour  physique  : 
voyez  la  fin  des  dîners  d'hommes.  Ce  sont  les  sonnets  de  Baffo3 
que  l'on  récite  et  qui  font  un  plaisir  infini,  parce  que  chacun 
prend  au  pied  de  la  lettre  les  louanges  et  les  transports  de  son 

*  Grande  question.  D  me.  semble  qu'outre  l'éducation  qui^commence 
a  huit  ou  dix  mois,  il  y  a  un  peu  d'instinct. 

*  Le  dialecte  vénitien  a  des  descriptions  de  l'amour  physique  d  une 
vivacité  qui  laisse  à  mille  lieues  Horace,  I'roperce,  la  Fontaine  et  tous  les 
poêles.  M.  Burati,  de  Venise,  est  en  ce  moment  le  premier  poète  sitiri- 
que  de  notre  triste  Europe.  11  excelle  surtout  Jms  la  description  du  phy- 
sique grotesque  de  «es  héros,  aussi  le  met-on  souvent  en  prison.  Voir 
VEUfanUidc,  1  l'omo,  la  Strefeide. 


94  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

voisin,  qui  bien  souvent  ne  veut  que  paraître  gai  ou  poli.  Les 
charmantes  tendresses  de  Pétrarque  ou  ïes  madrigaux  français 
seraient  déplacés. 


CHAPITRE  XXXV. 


DE  LA  JALOUSIE. 


Quand  on  aime,  à  chaque  nouvel  objet  qui  frappe  les  yeux  ou 
la  mémoire,  serré  dans  une  tribune  et  attentif  à  écouler  une  dis» 
cussion  des  chambres  ou  allant  au  galop  relever  une  grand' - 
garde  sous  le  feu  de  l'ennemi,  toujours  l'on  ajoute  une  nou- 
velle perfection  à  ridée  qu'on  a  de  sa  maîtresse,  ou  Ton  dé- 
couvre un  nouveau  moyen,  qui  d'abord  semble  excellent,  de  s'en 
faire  aimer  davantage. 

Chaque  pas  de  l'imagination  est  payé  par  un  moment  de  dé- 
lices. Il  n'est  pas  étonnant  qu'une  telle  manière  d'être  soit 
attachante. 

A  l'instant  où  naît  la  jalousie,  la  même  habitude  de  l'âme 
reste,  mais  pour  produire  un  effet  contraire.  Chaque  perfection 
que  vous  ajoutez  à  la  couronne  de  l'objet  que  vous  aimez,  et 
qui  peut-être  en  aime  un  autre,  loin  de  vous  procurer  une  jouis- 
sance céleste,  vous  retourne  un  poignard  dans  le  cœur.  Une 
voix  vous  crie  :  Ce  plaisir  si  charmant,  c'est  ton  rival  qui  en 
jouira  l. 

Et  les  objets  qui  vous  frappent,  sans  produire  ce  premier 
effet,  au  lieu  de  vous  montrer  comme  autrefois  un  nouveau 

*  Yoilà  une  folie  de  l'amour;  cette  perfection  que  vous  voyez  n'en  est 
pas  une  pour  lui. 


DE   L'AMOUR.  95 

moyen  de  vous  faire  aimer,  vous  font  voir  un  nouvel  avantage 
du  rival. 

Vous  rencontrez  une  jolie  femme  galopant  dans  le  pare1,  et 
le  rival  e^i  fameux  par  ses  beaux  chevaux,  qui  lui  font  faire  dix 
milles  en  cinquante  minutes. 

Dans  cet  état  la  fureur  naît  facilement;  l'on  ne  se  rappelle 
plus  qu'en  amour  posséder  n'est  rien,  c'est  jouir  qui  fait  tout; 
l'on  s'exagère  le  bonheur  du  rival,  l'on  s'exagère  l'insolence 
que  lui  donne  ce  bonheur,  et  l'on  arrive  au  comble  des  tour- 
ments, c'est-à-dire  à  l'extrême  malheur,  empoisonné  encore  d'un 
reste  d'espérance. 

Le  seul  remède  est  peut-être  d'observer  de  très-près  le  bon- 
heur du  rival.  Souvent  vous  le  verrez  s'endormir  paisiblement 
dans  le  salon  où  se  trouve  celte  femme,  qui,  à  chaque  chapeau 
qui  ressemble  au  sien  et  que  vous  voyez  de  loin  dans  la  rue,  ar- 
rête le  battement  de  voire  cœur. 

Voulez-vous  le  réveiller,  il  suffit  de  montrer  votre  jalousie. 
Vous  aurez  peut-être  l'avantage  de  lui  apprendre  Le  prix  de  la 
femme  qui  le  préfère  à  vous,  et  il  vous  devra  l'amour  qu'il  pren- 
dra pour  elle. 

A  l'égard  du  rival,  il  n'y  a  pas  de  milieu  :  il  faul  où  plaisanter 
avec  lui  de  la  manière  la  plus  dégagée  qu'il  se  pourra,  ou  lui 
faire  peur. 

La  jalousie  étant  le  plus  grand  de  tous  les  maux,  on  trouvera 
qu'exposer  sa  vie  est  une  diversion  agréable.  Car  alors  nos  rê- 
veries ne  sont  pas  toutes  empoisonnées  et  tournant  au  noir 
(par  le  mécanisme  exposé  ci-dessus)  ;  l'on  peut  se  figurer  quel- 
quefois qu'on  lue  ce  rival. 

D'après  ce  principe,  qu'on  ne  doit  jamais  envoyer  des  t 
à  l'ennemi,  il  faut  cacher  votre  amour  au  rival,  et,  sous  un  pré- 
texte de  vanité  et  le  plus  éloigné  possible  de  l'amour,  lui  dire  en 
grand  secret,  avec  toute  la  politesse  possible,  et  de  l'air  le  plus 

»  Montagnola,  13  avril  1819. 


96  ŒUVUES  DE  STENDHAL, 

calme  et  le  plus  simple  :  «  Monsieur,  je  ne  sais  pourquoi  ie  pu- 
blic s'avise  de  me  donner  la  pelile  une  telle;  on  a  même  la 
bonté  de  croire  que  j'en  suis  amoureux;  si  vous  la  voulez, 
vous,  je  vous  la  céderais  de  grand  cœur,  si  malheureusement 
je  ne  m'exposais  à  jouer  un  rôle  ridicule.  Dans  six  mois,  pre- 
nez-la tonl  qu'il  vous  plaira  ;  mais  aujourd'hui  l'honneur  qu'on 
attache,  je  ne  sais  pourquoi,  à  ces  choses-là,  m'oblige  de  vous 
dire,  à  mon  grand  regret,  que,  si  par  hasard  vous  n'avez  pas  la 
justice  d'aliendre  que  votre  tour  soit  venu,  il  faut  que  l'un  de 
nous  meure.  » 

Votre  rival  est  très-probablement  un  homme  non  passionné, 
et  peut-être  un  homme  très-prudent,  qui,  une  fois  qu'il  sera 
convaincu  de  votre  résolution,  s'empressera  de  vous  céder  la 
femme  en  question,  pour  peu  qu'il  puisse  trouver  quelque  pré- 
texte honnête.  C'est  pour  cela  qu'il  faut  mettre  de  la  gaieté  dans 
votre  déclaration,  et  couvrir  toute  la  démarche  du  plus  profond 
secret. 

Ce  qui  rend  la  douleur  de  la  jalousie  si  aiguë,  c'est  que  la  va- 
nité ne  peut  aider  à  la  supporter,  et  par  la  méthode  dont  je  parle, 
votre  vanité  a  une  pâture.  Vous  pouvez  vous  estimer  comme 
brave,  si  vous  êtes  réduit  à  vous  mépriser  comme  aimable. 

Si  l'on  aime  mieux  ne  pas  prendre  les  choses  au  tragique, 
il  faut  partir,  et  aller  à  quarante  lieues  de  là,  entretenir  une 
danseuse  dont  les  charmes  auront  l'air  de  vous  arrêter  comme 
vous  passiez. 

Pour  peu  que  le  rival  ail  l'âme  commune,  il  vous  croira  con* 
sole. 

Très-souvent  le  meilleur  parti  est  d'attendre  sans  sourciller 
que  le  rival  s'use  auprès  de  l'objet  aimé,  par  ses  propres  sot- 
tises. Car,  à  moins  d'une  grande  passion,  prise  peu  à  peu  ei 
dans  la  première  jeunesse,  une  femme  d'esprit  n'aime  pas  long- 
temps un  homme  commun  •.  Dans  le  cas  de  la  jalousie  après 

*  La  princesse  de.  Tar ente, nouvelle  de  Scar    .,. 


DE  L'AMOUR.  97 

l'intim'ilé,  il  faut  encore  de  l'indifférence  apparente  ei  de  l'in- 
constance réelle,  car  beaucoup  de  femmes,  offensées  par  un 
amani  qu'elles  aiment  encore,  s'attachent  à  l'homme  pour  lequel 
il  montre  de  la  jalousie,  et  le  jeu  devient  une  réalité  '. 

Je  suis  entré  dans  quelques  détails,  p;trcv  que,  daus  ces- mo- 
ments de  jalousie,  on  perd  la  tète  le  plus  souvent  ;  des  conseils 
écrits  depuis  longtemps  font  bien,  et,  !  ssentiel  étant  de  feindre 
du  calme,  il  est  à  propos  de  prendre  le  ton  dans  un  écrit  philo- 
sophique. 

Comme  l'on  n'a  de  pouvoir  sur  vous  qu'en  vous  ôtant  ou  vous 
faisant  espérer  des  choses  dont  la  seule  passion  fait  tout  le  prix, 
si  vous  parvenez  à  vous  faire  croire  indifférent,  tout  à  coup  vos 
adversaires  n'ont  plus  d'armes. 

Si  l'on  n'a  aucune  action  à  faire,  et  que  l'on  puisse  s'amuser 
à  chercher  du  soulagement,  on  trouvera  quelque  plaisir  à  lire 
Othello;  il  fera  douter  des  apparences  les  plus  concluantes.  On 
arrêtera  les  yeux  avec  délices  sur  ces  paroles 

Trilles  liglit  as  air 
Scuni  to  the  jealous  conlirmulions  strong 
As  proofs  from  holy  writ. 

Ot'.ello,  acte  ni* 

J'ai  éprouvé  que  la  vue  d'une  belle  mer  est  consolant.-. 

«  The  morning  which  had  arisen  calm  and  hright,  gave  a 
«  plcasant  effect  to  the  waste  mountain  view  which  was  seen 
i  from  the  castle  on  looking  to  the  landward  and  the  glorious 
«  Océan  crisped  with  a  thousand  rippling  waves  of  silver,  ex- 
«  tended  on  the  olher  side  in  awful  yet  complacent  majçsty  to  the 
«  verge  of  the  horizon.  With  such  scènes  of  calm  sublimity,  tbc 
«  human  heart  sympathizes  even  in  bis  most  disturhed  moods, 

1  Comme  dans  le  Curieux  impertinent,  nouvelle  de  Cervantes. 
*  Des  dagatelles  légère*  comme  l'air  semblent  à  un  jaloux  des  preuves 
•ussifortes  que  celles  que  l'on  puise  dans  les  promesses  du  suint  Évangile. 

G 


98  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

«  and  deeds  of  honour  and  virtue  are  inspired  by  iheir  majestiC 
«  influence.  »        {The  Bride  of  Lammermoor,  i,  193.) 

Je  trouve  écrit  par  Salviali  :  «  20  juillet  1818.  —  J'applique 
souvent  et  déraisonnablement,  je  crois,  à  h  vie  tout  entière  le 
sentiment  qu'un  ambitieux  ou  un  bon  citoyen  éprouve  durant 
une  bataille,  s'il  se  trouve  employé  à  garder  le  parc  de  réserve, 
ou  dans  tout  autre  poste  sans  péril  et  sans  action.  J'aurais  eu  du 
regret  à  quarante  ans  d'avoir  passé  l'âge  d'aimer  sans  passion 
profonde.  J'aurais  eu  ce  déplaisir  amer  et  qui  rabaisse,  de  m'a- 
percevoir  trop  tard  que  j'avais  eu  la  duperie  de  laisser  passer  la 
vie  sans  vivre. 

«  J'ai  passé  hier  trois  heures  avec  la  femme  que  j'aime,  et  avec 
un  rival  qu'elle  veut  me  faire  croire  bien  traité.  Sans  doute  il  y  a 
eu  des  moments  d'amertume  en  observant  ses  beaux  yeux  fixés 
sur  lui,  et,  en  sortant  de  chez  elle,  des  transports  vifs  de  l'extrême 
malheur  à  l'espérance.  Mais  que  de  choses  neuves!  que  de  pen- 
sées vives  !que  de  raisonnements  rapides  !  et  malgré  le  bonheur 
apparent  du  rival,  avec  quel  orgueil  et  quelles  délices  mon  amour 
se  sentait  au-dessus  du  sien!  Je  me  disais  :  Ces  joues-là  pâli- 
raient de  la  plus  vile  peur  au  moindre  des  sacrifices  que  mon 
amour  ferait  en  se  jouant,  que  dis-je,  avec  bonheur;  par  exemple, 
mettre  la  main  au  chapeau  pour  tirer  l'un  de  ces  deux  billets  : 
être  aimé  d'elle,  l'autre  mourir  à  l'instant;  et  ce  sentiment  est 
de  si  plain-pied  chez  moi,  qu'il  ne  m'empêchait  point  d'être 
aimable  et  à  la  conversation. 

«  Si  l'on  m'eût  conté  cela  U  y  a  deux  ans,  je  me  serais 
moqué.  » 

Je  lis  dans  le  voyage  des  capitaines  Lewis  et  Clarke,  fait  aux 
sources  du  Missouri  en  1806,  page  215. 

«  Les Ricaras  sont  pauvres,  mais  bons  et  généreux;  nous  vé- 
cûmes assez  longtemps  dans  trois  de  leurs  villages.  Leurs 
femmes  sont  plus  belles  que  celles  de  toutes  les  autres  peuplades 
que  nous  avons  rencontrées  ;  elles  sont  aussi  très- disposées  à  ne 
pas  taire  languir  leurs  amants.  Nous  trouvâmes  un  nouvel  exemple 


DE  L'AMOUR.  99 

de  cette  writc,  qu'il  suffit  de  courir  le  monde  pour  voir  que  tout 
est  variable.  Parmi  les  Ricaras,  c'est  un  grand  sujet  d'offense, 
si,  sans  le  consentement  de  son  mari  ou  de  son  frère,  une  femme 
accorde  ses  faveurs.  Mais,  du  reste,  les  frères  cl  les  mari 
très-contents  d'avoir  l'occasion  de  faire  cette  petite  pohie 
leurs  amis. 

«  Nous  avions  un  nègre  parmi  nos  gens;  il  fit  beaucoup  de 
sensation  chez  un  peuple  qui,  pour  la  première  fois,  voyait  un 
homme  de  cette  couleur.  Il  fut  bientôt  le  favori  du  beau  sexe, 
et,  au  lieu  d'en  être  jaloux,  nous  voyions  les  maris  enchantés  de 
le  voir  arriver  chez  eux.  Ce  qu'ii  y  a  de  plaisant,  c'est  que  dans 
l'intérieur  de  huiles  aussi  exiguës,  tout  se  voit l.» 


CHAPITRE    XXXVI. 


SUITE    DE    LA    JALOUSIE. 


Quant  à  la  femme  soupçonnée  d'inconstance. 

Elle  vous  quitte,  parce  que  vous  avez  découragé  la  crist.illi- 

*  On  devrait  établir  à  Philadelphie  une  académie  qui  s'occuperait  uni- 
quement de  recueillir  des  matériaux  pour  l'étude  de  l'homme  dans  l'état 
sauvage,  et  ne  pas  attendre  que  ces  peuplades  curieuses  soient  anéanties. 

Je  s,3is  bien  que  de  telles  académies  existent;  mais  apparemment  avec 
des  règlements  dignes  de  nos  académies  d'Europe.  (Mémoire-et  discus- 
sion sur  le  Zodiaque  de  Dcndérah  à  l'Académie  des  sciences  de  Pai 
18'21.)  Je  vois  que  facadémie  de  Massachusset,  je  crois,  charge  prudem- 
ment un  membre  du  clergé  (M.  Jarvis)  de  faire  an  rapport  sur  la  reli-- 
gion  des  sauvages.  Le  prélre  ne  manque  pas  de  réfuter  de  toutes  ses 
forces  un  Français  impie  nommé  Volney.  Suivant  le  prêtre,  les  sauvages 
ont  les  idées  les  plus  exactes  et  les  plus  nobles  delà  Divinité,  etc.  S  il 
habit  it  i  Angleterre,  un  tel  rapport  vaudrait  nu  digue  académicien  uu 


100  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

sation,  et  vous  avez  peut-être  dans  son  cœur  l'appui  de  l'habi* 

tude. 

Elle  vous  quitte,  parce  qu'elle  est  trop  sûre  de  vous.  Vous 
avez  tue  la  crainte,  et  les  petits  doutes  de  l'amour  heureux  ne 
peuvent  plus  naître;  inquiétez-la,  et  surtout  gardez-vous  da 
l'absurdité  des  protestations. 

Dans  le  long  temps  que  vous  avez  vécu  auprès  d'elle,  vous 
aurez  sans  doute  découvert  quelle  est  la  femme  de  la  ville  ou 
de  la  société  qu'elle  jalouse  et  qu'elle  craint  le  plus.  Faites  la 
cour  à  cette  femme;  mais,  bien  loin  d'afficher  voire  cour,  cher- 
chez à  la  cacher,  et  cherchez-le  de  bonne  foi;  fiez-vous-cn  aux 
yeux  de  la  haine  pour  tout  voir  et  tout  sentir.  Le  profond  cloi- 
gnement  que  vous  éprouverez  pendant  plusieurs  mois  pour  tou- 
tes les  femmes1  doit  vous  rendre  cela  facile.  Rappelez-vous  que, 
dans  la  position  où  vous  êtes,  on  gâte  tout  par  l'apparence  de 
la  passion  :  voyez  peu  la  femme  aimée,  et  buvez  du  Champagne 
en  bonne  compagnie. 

Pour  juger  de  l'amour  de  votre  maîtresse,  rappelez-vous  : 

1°  Que  plus  il  entre  de  plaisir  physique  dans  la  base  d'un 
amour,  dans  ce  qui  autrefois  détermina  l'intimité,  plus  il  est 
sujet  à  l'inconstance  et  surtout  à  l'infidélité.  Cela  s'applique 
surtout  aux  amours  dont  la  cristallisation  a  été  favorisée  par  le 
feu  de  la  jeunesse,  à  seize  ans. 

2°  L'amour  de  deux  personnes  qui  s'aiment  n'est  presque  ja- 
mais le  même  2.  L'amour -passion  a  ses  phases  durant  lesquelles, 


preferment  de  trois  ou  quatre  cents  louis,  et  la  protection  de  tous  les 
nobles  lords  du  canton.  Mais  en  Amérique!  Au  reste,  le  ridicule  de  celte 
académie  nie  r.ippelle  que  les  libres  Américains  attachent  le  plus  grand 
prix  à  voir  de  belles  armoiries  peintes  aux  panneaux  de  leurs  voitures: 
ce  qui  les  afflige,  c'est  que  par  le  peu  d'instruction  de  leurs  peintres  de 
carrosse,  il  y  a  souvent  des  fautes  de  blason. 

1  On  compare  la  branche  d'arbre  garnie  de  diamants  à  la  branche 
d'srbre  effeuillée,  et  les  contrastes  rendent  les  souvenirs  plus  vifs. 

*  Exemple,  l'anum  d'AUieri  pour  cette  grande  dame  anglaise  (milady 


uE  L'AMOUR.  101 

et  tour  à  tour,  l'un  des  doux  aime  davantage.  Souvent  la  sim- 
ple galanterie  ou  l'amour  de  vanité  répond  à  l'amour-passioo, 
et  c'est  plutôt  la  femme  qui  aime  avec  transport.  Quel  que  soii 
l'amour  senti  par  l'un  de?  deux  amants,  dès  qu'il  est  jaloux,  il 
exige  que  l'autre  remplisse  les  conditions  de  l'amour-passion; 
la  vanité  simule  en  lui  tous  les  besoins  d'un  cœur  tendre. 

Enfin,  rien  n'ennuie  l'amour-goût  comme  l'amour-passioi 
dans  son  partner. 

Souvent  un  homme  d'esprit,  en  faisant  la  cour  à  une  femme, 
n'a  fait  que  la  'aire  penser  à  l'amour  el  attendrir  son  ime.  Ole 
reçoit  bien  cet  homme  d'esprit  qui  lui  donne  ce  plaisir.  Il  prend 
des  espérances. 

Un  beau  jour  cette  femme  rencontre  l'homme  qui  lui  fait  -en- 
tir  ce  que  l'autre  a  décrit. 

Je  ne  sais  quels  sont  les  effets  de  la  jalousie  d'un  homme  sur 
le  cœur  de  la  femme  qu'il  aime.  De  la  part  d'un  amoureux  qui 
ennuie,  la  jalousie  doit  inspirer  un  souverain  dégoût  qui  va 
même  jusqu'à  la  haine,  si  le  jalousé  est  plus  aimable  que  le  ja- 
loux, car  l'on  ne  veut  de  la  jalousie  que  de  ceux  dont  on  pour- 
rait être  jalouse,  disait  madame  de  Coulanges. 

Si  l'on  aime  le  jaloux  et  qu'il  n'ait  pa^  de  droits,  la  jalousie 
peut  choquer  cet  orgueil  féminin  si  difficile  à  ménager  el  à  re- 
connaître. La  jalousie  peut  plaire  aux  femmes  qui  onl  delà  G<  rté, 
comme  une  manière  nouvelle  de  leur  montrer  leur  pouvoir. 

La  jalousie  peut  plaire  comme  une  manière  nom*  lie  de  prou- 
ver l'amour.  La  jalousie  peut  choquer  la  pudeur  d'une  femme 
ultra-délicate. 

La  jalousie  peut  plaire  comme  montrant  la  bravoure  de  l'a- 
mant, ferrumest  quod  amant.  Notez  bien  que  c'esj  Va  bravoure 
qu'on  aime,  et  non  pas  le  courage  à  la  Turenne,  qui  peut  fort 
bien  s'allier  avec  un  cœur  froid. 

Ligonier),  qui  faisait  aussi  l'amour  avec  son  laquais.  !  \và  signait  si 
plaisamment  Pénélope.  Yita,  2. 

A. 


102  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Une  des  conséquences  du  principe  de  la  cristallisation,  c'est 
qu'une  femme  ne  doit  jamais  dire  oui  à  l'amant  qu'elle  a 
trompé  si  elle  veut  jamais  faire  quelque  chose  de  cet  homme. 

Tel  est  le  plaisir  de  continuer  à  jouir  de  cette  image  parfaite 
que  nous  nous  sommes  formée  de  l'objet  qui  nous  engage,  que 
jusqu'à  ce  oui  fatal 

L'on  va  chercher  bien  loin,  plutôt  que  de  mourir, 
Quelque  prétexte  ami  pour  vivre  et  pour  souffrir. 

André  Chénier. 

On  connaît  en  France  l'anecdote  de  mademoiselle  de  Som- 
mery,  qui,  surprise  en  flagrant  délit  par  son  amant,  lui  nie  le 
fait  hardiment,  et  comme  l'autre  se  récrie  :  «  Ah  !  je  vois  bien, 
lui  dit-elle,  que  vous  ne  m'aimez  plus;  vous  croyez  plus  ce  que 
vous  voyez  que  ce  que  je  vous  dis.  » 

Se  réconcilier  avec  une  maîtresse  adorée  qui  vous  a  fait  une 
infidélité,  c'est  se  donner  à  défaire  à  coups  de  poignard  une 
cristallisation  sans  cesse  renaissante.  11  faut  que  l'amour  meure, 
et  votre  cœur  sentira  avec  d'affreux  déchirements  tous  les  pas 
de  son  agonie.  C'est  une  des  combinaisons  les  plus  malheureu- 
ses de  cette  passion  et  de  la  vie  :  il  faudrait  avoir  1a  force  de  ne 
se  réconcilier  que  comme  ami. 


CHAPITRE  XXXVII. 


ROXASE. 


Quant  à  la  jalousie  chez  les  femmes,  elles  sont  méfiantes, 
elfes  risquent  infiniment  plus  que  nous,  elles  ont  plus  sacrifié 
à  l'amour,  elles  ont  beaucoup  moins  de  moyens  de  distraction, 


DE   L'AMOUR.  103 

elles  en  onl  beaucoup  moins  surtout  de  vérifier  les  actions  de 
leur  amant.  Une  femme  se  sent  avilie  par  la  jalousie  ;  elle  a 
l'air  de  courir  après  un  homme;  elle  se  croit  la  risée  de  son 
amant,  et  qu'il  se  moque  surtout  de  ses  plus  tendres  trans- 
ports; elle  doit  pencher  à  la  cruauté,  et  cependant  elle  ne  peut 
(uer  légalement  sa  rival..- 

Chez  les  femmes,  la  jalousie  doit  donc  être  un  mal  encore 
plus  abominable,  s'il  se  peut,  que  chez  les  hommes.  C'est  tout 
ce  que  le  cœur  humain  peut  supporter  de  rage  impuissante  et  de 
mépris  de. soi-même  '  sans  se  briser. 

Je  ne  connais  d'autre  remède  à  un  mal  si  cruel  que  la  mort 
de  qui  l'inspire  ou  de  qui  l'éprouve.  On  peut  voir  la  jalousie 
française  dans  l'histoire  de  madame  de  la  Pommeraie  de  Jac- 
ques le  Fataliste. 

La  Rochefoucauld  dit  :  «  On  a  honte  d'avouer  qu'on  a  de  la 
jalousie,  et  l'on  se  fait  honneur  d'en  avoir  eu  et  d'être  capable 
d'eu  avoir*.  »  Les  pauvres  femmes  n'osent  pas  même  avouer 
qu'elles  ont  éprouvé  ce  supplice  cruel,  tant  il  leur  donne  de  ri- 
dicule. Une  plaie  si  douloureuse  ne  doit  jamais  se  cicatriser 
entièrement. 

Si  la  froide  raison  pouvait  s'exposer  au  feu  de  l'imagination 
avec  l'ombre  de  l'apparence  du  succès,  je  dirais  aux  pauvres 
femmes  malheureuses  par  jalousie  :  «  Il  y  a  une  grande  dislance 
entre  l'infidélité  chez  les  hommes  cl  chez  vous.  Chez  vous  cette 
action  e.-t  en  partie  action  directe,  en  partie  signe.  Par  l'effet 
de  noire  éducation  d'école  militaire,  elle  n'est  signe  de  rien 
chez  l'homme.  Par  l'effet  de  la  pudeur,  elle  est  au  contraire  le 
plus  décisif  de  lous  les  tignes  de  dévouement  chez  b*  femme. 
Une  mauvaise  habitude  en  fait  comme  une  nécessité  aux  hom- 

1  Ce  m6pris  est  une  des  grandes  causes  du  suicide;  on  se  lue  pour  se 
"uire  réparation  d'honneur. 

1  Te.. _ce  495.  0.:  aura  reconnu,  sans  que  je  l'aie  marqué  à  chaque  fois, 
plusieurs  autres  pensées  d'écrivains  céldbrcs.  C'est  de  l'iiistoire  que  je 
cherche  à  écrire  et  de  telles  pensées  sont  des  fait-. 


104  ŒUVRES  DE  STENDIIâ!.. 

mes.  Durant  toute  la  première  jeunesse,  l'exemple  de  ce  qu'on 
appelle  les  grands  au  collège  fait  que  nous  mettons  toute  notre 
vanité,  toute  la  preuve  de  notre  mérite  dans  le  nombre  des 
succès  de  ce  genre.  Votre  éducation,  à  vous,  agit  dans  le  sens 
inverse.  » 

Quant  à  la  valeur  d'une  action  comme  signe  :—  dans  un  mou- 
veni(  nt  de  colère  je  renverse  une  table  sur  le  pied  de  mon  voi- 
sin ;.  cela  lui  fait  un  mal  du  diable,  mais  peut  fort  bien  s'arran- 
ger, —  ou  bien  je  fais  le  geste  de  lui  donner  un  soufflet. 

La  différence  de  l'infidélité  dans  les  deux  sexes  est  si  réelle, 
qu'une  femme  passionnée  peut  pardonner  une  infidélité,  ce  qui 
est  impossible  à  un  homme. 

Voici  une  expérience  décisive  pour  faire  la  différence  de 
Famour-passion  et  de  l'amour  par  pique;  chez  les  femmes, 
l'infidélité  tue  presque  l'un  et  redouble  l'autre. 

Les  femmes  Gères  dissimulent  leur  jalousie  par  orgueil.  Elles 
passent  de  longues  soirées  silencieuses  et  f.oides  avec  cet 
homme  qu'elles  adorent,  qu'elles  tremblent  de  perdre,  et  aux  yeux 
duquel  elles  se  voient  peu  aimables.  Ce  doit  être  un  des  plus 
grands  supplices  possibles,  c'est  aussi  une  des  sources  les  plus 
fécondes  de  malheur  en  amour.  Tour  guérir  ces  femmes,  si  di- 
gnes de  tout  notre  respect,  il  faut  dans  l'homme  quelque  dé- 
marche bizarre  et  forte,  et  surtout  qu'il  n'ait  pas  l'air  de  voir 
ce  qui  se  passe  :  par  exemple,  un  grand  voyage  avec  elles  en- 
trepris en  vingt-quatre  heures. 


DE   L'AMI  Nj5 

CHAPITRE  XXXVIII. 

SB  Là  PIQUE  *    D'iJIOLR- PROPRE. 

La  p'iquc  est  un  mouvement  de  la  vanité  :  je  ne  veux  pas  qu  ■ 
mon  antagoniste  remporte  sur  moi,  cl  je  prends  cet  antagoni&te 
lui-même  pour  juge  de  mon  mérite.  Je  veux  faire  effet  sur  sou 
cœur.  C'est  pour  cela  qu'on  va  beaucoup  au  delà  de  ce  qui  est 
raisonnable. 

Quelquefois,  pour  justifier  sa  propre  extravagance,  l'on  en 
vient  au  point  de  se  dire  que  ce  compétiteur  a  la  prétention  de 
nous  faire  sa  dupe. 

La  pique,  étant  une  maladie  de  l'honneur,  est  beaucoup  plus 
fréquente  dans  les  monarchies,  et  ne  doit  se  montrer  qu  bien 
plus  rarement  dans  les  pays  où  règne  l'habitude  d'apprécier  les 
actions  par  leur  drgré  d'utilité,  aux  Étal-Unis  d'Amérique,  par 
exemple. 

Tout  homme,  et  un  Français  plus  qu'un  autre,  abhorre  d'êfre 
pris  pour  dupe;  cependant  la  légèreté  de  l'ancien  caractère  mo- 
narchique français  2  empêchait  la  pique  de  faire  de  grands  ra- 
vages autre  part  que  dans  la  galanterie  ou  l'amour-goût.  La  pi- 
que ne  produisait  des  noirceurs  remarquables  que  dans  les 
mouarchics  où,  par  le  climat,,  le  caractère  est  plus  sombre  (le 
Portugal,  le  Piémont). 

Les  provinciaux,  en  France,  se  font  un  modèle  ridicule  de  ce 


•  Je  sais  que  ce  mot  n'est  pas  trop  français  en  ce  sens,  mai»  je  ne 
trouve  pas  à  le  remplacer. 

En  italien  punliglio,  en  anglais  pique. 

1  Les  Urs  quarts  des  grands  seigneurs  français,  vers  1778,  auraient 
été  dans  le  cas  d'être  r  de  j,  dans  un  pays  où  les  lois  auraient  été  exécu- 
tées sans  acception  de  personnes. 


106  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 

que  doit  être  dans  le  monde  la  considération  d'un  galant  homme, 
et  puis  ils  se  mettent  à  l'affût,  et  sont  là  toute  leur  vie  à  obser- 
v/er  si  personne  ne  saute  le  fossé.  Ainsi,  plus  de  naturel,  ils  sont 
toujours  piqués,"  et  celte  manie  donne  du  ridicule  même  à  leur 
amour.  C'est,  après  l'envie,  ce  qui  rend  le  plus  insoutenable  le 
séjour  des  petites  villes,  et  c'est  ce  qu'il  faut  se  dire  lorsqu'on 
admire  la  situation  pittoresque  de  quelqu'une  d'elles.  Les  émo- 
tions les  plus  généreuses  et  les  plus  nobles  sont  paralysées  par 
le  contact  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  bas  dans  les  produits  de  la  ci- 
vilisation. Pour  achever  de  se  rendre  affreux,  ces  bourgeois  ne 
parlent  que  de  la  corruption  des  grandes  villes  l. 

La  pique  ne  peut  pas  exister  dans  l'amour-passion,  elle  est  de 
l'orgueil  féminin  :  «  Si  je  me  laisse  malmener  par  mon  amant, 
il  me  méprisera  et  ne  pourra  plus  m'aimer  ;  »  ou  elle  est  la  ja- 
lousie avec  toutes  ses  fureurs. 

La  jalousie  veut  la  mort  de  l'objet  qu'elle  craint.  L'homme  pi- 
qué est  bien  loin  de  là,  il  veut  que  son  ennemi  vive  et  surtout 
soit  témoin  de  son  triomphe. 

L'homme  piqué  verrait  avec  peine  son  rival  renoncer  à  la 
concurrence,  car  cet  homme  peut  avoir  l'insolence  de  se  dire 
au  fond  du  cœur:  si  j'eusse  continué  à  m'occuper  de  cet  objet, 
je  l'eusse  emporté  sur  lui. 

Dans  la  pique,  on  n'est  nullement  occupé  du  but  apparent,  il 
ne  s'agit  que  de  la  victoire.  C'est  ce  que  l'on  voit  bien  dans  les 
amours  des  fdles  de  l'Opéra;  si  vous  éloignez  la  rivale,  la  pré- 
tendue passioB,  qui  allait  jusqu'à  se  jetez  par  la  fenêtre,  tombe 
à  l'instant. 

L'amour  par  pique  passe  en  un  moment,  au  contraire  de  l'a- 
mour-passion. Il  suffit  que,  par  une  démarche  irréfragable,  l'an- 
tagoniste avoue  renoncer  à  la  lutte.  J'hésite  cependant  à  avan- 


»  Gomme  ils  se  font  la  police  les  uos  sur  les  autres,  par  envie,  pour  ce 
qui  regarde  l'amour,  il  y  a  moins  d'amour  en  province  et  plus  de  liber- 
tinage. L'Italie  est  plus  heureuse. 


DE   L'AMOUR.  107 

cer  cette  maxime,  je  n'en  ai  qu'un  exemple  et  qui  me  laisse  des 
doutes.  Voici  le  fait,  le  lecteur  jugera.  Doua  Diana  est  une  jeune 
personne  de  vingt-trois  ans,  lille  d'un  des  plus  riches  et  des 
plus  (icrs  bourgeois  de  Séville.  Elle  est  belle,  sans  doute,  mai, 
d'une  beauté  marquée,  et  on  lui  accorde  infiniment  d'esprit  et 
encore  plus  d'orgueil.  Elle  aimait  passionnément,  du  moin  i 
apparence,  un  jeune  officier  dont  sa  famille  ne  voulait 
L'officier  part  pour  l'Amérique  avec  Morillo;  ils  s'écrivaient  san> 
Un  jour,  chez  la  mère  de  Dona  Diana,  au  milieu  de  beau- 
coup de  monde,  uii  loi  annonce  la  mort  de  cet  aimable  jeune 
homme.  Tous  les  yeux  se  tournent  sur  elle,  elle  ne  dit  qu-î 
ces  mots  :  C'est  dommage,  si  jeune!  Nous  avions  justement  lu.  c* 
jour-là,  une  pièce  du  vieux  Massinger,  qui  se  termine  d'une  ma- 
nière tragique,  mais  dans  laquelle  l'héroïne  prend  avec  cette 
tranquillité  apparente  la  mort  de  son  amant.  Je  voyais  la  mère 
frémir,  malgré  son  orgueil  et  sa  haine  ;  le  père  sortit  pour  cacher 
sa  joie.  Au  milieu  de  tout  ctda  et  des  spectateurs  interdits  et  fai- 
sant des  yeux  au  sot  narrateur,  Dona  Diana,  la  seule  tranquille, 
continua  la  conversation  comme  si  de  rien  n'était.  Sa  mère  ef- 
frayée la  fit  observer  par  sa  femme  de  chambre,  il  ne  parut  rien 
de  changé  dans  sa  manière  d'être. 

Deux  ans  après,  un  jeune  homme  très-beau  lui  fait  la  cour. 
Encore  celte  fois,  et  toujours  par  la  même  raison,  parce  que  le 
prétendant  n'était  pas  noble,  les  parents  de  Doua  Diana  s'oppo- 
sent violemment  à  ce  mariage;  elle  déclare  qu'il  se  fera.  Il  s'é- 
tablit une  pique  d'amour-propre  entre  la. jeune  fille  et  son  père. 
On  interdit  au  jeune  homme  l'entrée  de  la  maison.  On  ne  con- 
duit plus  Dona  Diana  à  la-  campagne  et  presque  plus  à  l'église; 
on  lui  ôle  avec  un  soin  recherché  tous  les  moyens  possibles  de 
rencontrer  son  amant.  Lui  se  déguise  et  la  voit  en  secret  à  de 
longs  intervalles.  Elle  s'obstine  de  plus  en  plus  et  refuse  les 
partis  les  plus  brillants,  même  un  litre  et  un  grand  établisse- 
ment à  la  cour  de  Ferdinand  VII.  Toute  la  ville  parle  des  mal- 
heurs de  ces  deux  amants  et  de  leur  constance  héroïque.  Enfin, 


108  ŒUVRES   DE   STENbllAL. 

la  majorité  de  Dona  Diana  approche;  «lie  fait  entendre  a  soi> 
père  qu'elle  va  jouir  du  droit  de  disposer  d'elle-même.  La  ta- 
inilL',  forcée  dans  ses  derniers  retranchements,  commence  ies 
négociations  du  mariage,  quand  il  est  à  moitié  conclu,  dans 
une  réunion  officielle  des  deux  familles,  après  six  années  de 
constance,  le  jeune  homme  refuse  Dona  Diana  l. 

Un  quart  d  heure  après  il  n'y  paraissait  plus.  Elle  était  con> 
solée;  aimait-elle  par  pique?  ou  est-ce  une  grande  âme  qui  dé- 
daigne de  se  donner,  avec  sa  douleur,  en  spectacle  au  monde? 

Souvent  l'amour-passion  ne  peut  arriver,  dirai-jc  au  bonheur, 
qu'en  faisant  naître  une  pique  d'amour-propre;  alors  il  obtient 
en  apparence  tout  ce  qu'il  saurait  désirer,  ses  plaintes  seraient 
ridicules  et  paraîtraient  insensées,  il  ne  peut  pas  faire  confi- 
dence de  son  malheur,  et  cependant  ce  malheur,  il  le  touche  et 
le  vérifie  sans  cesse;  ses  preuves  sont  entrelacées,  si  je  puis 
ainsi  dire,  avec  les  circonstances  les  plus  flatteuses  et  les  plus 
faites  pour  donner  des  illusions  ravissantes.  Ce  malheur  vient 
présenter  sa  tête  hideuse  dans  les  moments  les  plus  tendres, 
connue  pour  braver  l'amant  et  lui  faire  sentir  à  la  fois,  et  tout 
le  bonheur  d'être  aimé  de  l'être  charmant  et  insensible  qu'il 
serre  dans  ses  bras,  et  que  ce  bonheur  ne  sera  jamais  sien. 
C'est  peut-être,  après  la  jalousie,  le  malheur  le  plus  cruel. 

On  se  souvient  encore,  dans  une  grande  ville  2,  d'un  homme 
doux  et  tendre,  entraîné  par  une  rage  de  celte  espèce  à  don- 
ner la  mort  à  sa  maîtresse  qui  ne  l'aimait  que  par  pique  contre 
sa  sœur.  Il  l'engagea  un  soir  à  aller  se  promener  sur  mer  en 
tète-à-tête,  dans  un  joli  canot  qu'il  avait  préparé  lui-même;  ar- 
rivé en  haute  mer,  il  touche  un  ressort,  le  canot  s'ouvre  et  dis- 
paraît pour  toujours. 

1  11  y  a  chaque  année  plusieurs  exemples  de  femmes  abandonnées  aussi 
vilainement  et  je  pardonne  la  défiance  aux  femmes  honnêtes.  —  Mira- 
beau, Lettres  à  Sophie.  L'opinion  est  sans  force  dans  les  pa/s  despoti- 
ques .  il  n'y  a  de  réel  que  l'amitié  du  pacha. 

a  Livournc,  1819. 


DE   L'AMOUR.  109 

J'ai  vu  un  homme  de  soixante  ans  se  mettre  à  entretenir  l'ac- 
trice la  plus  capricieuse,  la  plus  folle,  la  plus  aimable,  la  plus 
étonnante  du  théâtre  de  Londres,  miss  Gornel.  «  Et  vous  pré- 
«  tendez  qu'elle  vous  soit  fidèle?  lui  disait-on.  —  Pas  le  moins 
«  du  monde  ;  seulement  elle  m'aimera,  etpeut-êlre  à  la  folie.  » 
Et  elle  l'a  aimé  un  an  entier,  et  souvent  à  en  perdre  la  rai- 
son; et  elle  a  été  jusqu'à  trois  mois  de  suite  sans  lui  donner 
de  sujets  de  plainte.  Il  avait  établi  une  pique  d'amour-propre 
choquante,  sousbeaucoup  de  rapports,  entre  sa  maîtresse  <•;  sa 
fille. 

La  pique  triomphe  dans  l'amour-goût,  donl  elle  faille  destin. 
Cest  l'expérience  par  laquelle  on  différencie  le  mieux  l'amour- 
goût  de  l'amour-passioh.  C'est  une  vieille  maxime  de  guerre  que 
l'on  dit  aux  jeunes  gens,  lorsqu'ils  arrivent  au  régiment,  que 
si  l'on  a  un  billet  de  logement  pour  une  maison  où  il  y  a  deux 
sœurs,  et  que  l'on  veuille  être  aimé  de  l'une  d'elles,  il  faul  faire 
la  cour  à  l'autre.  Auprès  de  la  plupart  des  femmes  espagnoles 
jeunes,  et  qui  font  l'amour,  si  vous  voulez  être  aimé,  il  suffit 

d'afficher  de  bonne  foi  et  avec  do-tic  que  vous  n'avez  rien 

dans  le  cœur  pour  la  maîtresse  de  la  maison.  C'csLde  l'aimable 
général  Lassale  que  je  tiens  celte  maxime  utile.  C'est  la  manière 
la  plus  dangereuse  d'attaquer  l' amour-passion. 

La  pique  d  amour-propre  fait  le  lien  des  mariages  les  plus 
heureux,  après  ceux  que  l'amour  a  formé-.  Beaucoup  de  mari 
s'assurent  pour  de  longues  années  l'amour  de  leur  femme  en 
prenant  une  petite  maîtresse' deux  mois  après  le  mariage  l.  On  _ 
fait  naiire  l'habitude  de  ne  penser  qu'à  un  seul  homme,  et  les 
liens  de  famille  viennent  la  rendre  invincible. 

Si  dans  le  siècle  et  à  la  cour  de  Louis  XV  l'on  a  vu  une 
grande  dame  (madame  de  Choiseul)  adorer  son  mari  »,  c'est 
qu'il  paraissait  avoir  un  intérêt  vif  pour  sa  sœur  la  duchesse  de 
Urammont. 

1  Voir  les  confessions  d'un  homme  singulier  (conte,  de  mistress  Cpi«V 

2  Lettres  de  madame  du  Deffant,  Mémoires  de  Lauzun. 

7 


HO  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

La  maîtresse  la  plus  négligée,  dès  qu'elle  nous  fait  voir  qu'elle 
préfère  un  autre  homme,  nous  ôte  le  repos,  et  jette  dans  notre 
cœur  toutes  les  apparences  de  la  passion. 

le  courage  de  l'Italien  est  un  accès  de  colère,  le  courage  de 
l'Allemand  un  moment  d'ivresse,  le  courage  de  l'Espagnol  un 
trait  d'orgueil  S'il  y  avait  une  nation  où  le  courage  lût  souvent 
une  pique  d'amour-propre  entre  les  soldats  de  chaque  compa- 
gnie, entre  les  régiments  de  chaque  division,  dans  les  déroutes, 
comme  il  n'y  aurait  plus  de  point  d'appui,  l'on  ne  saurait  com- 
ment arrêter  les  armées  de  cette  nation.  Prévoir  le  danger  et 
chercher  à  y  porter  remède  serait  le  premier  des  ridicules  parmi 
ces  fuyards  vaniteux. 

«  11  ne  faut  qu'avoir  ouvert  une  relation  quelconque  d'un 
voyage  chez  les  sauvages  de  l' Amérique-Nord ,  dit  un  des 
plus  aimables  philosophes  français  l,  pour  savoir  que  le  sort 
ordinaire  des  prisonniers  de  guerre  est,  non  pas  seulement  d'ê- 
tre brûlés  vifs  et  mangés,  mais  d'être  auparavant  liés  à  un  po- 
teau près  d'un  bûcher  enflammé,  pour  y  être,  pendant  plusieurs 
heures,  tourmentés  par  tout  ce  que  la  rage  peut  imaginer  de 
plus  féroce  et  de  plus  rafiné.  Il  faut  lire  ce  que  racontent  de  ces 
affreuses  scènes  les  voyageurs  témoins  de  la  joie  cannibale  des 
assistants,  et  surtout  de  la  fureur  des  femmes  et  des  enfants,  et 
de  leur  plaisir  atroce  à  rivaliser  de  cruauté.  11  faut  voir  ce  qu'ils 
ajoutent  de  la  fermeté  héroïque,  du  sang-froid  inaltérable  du 
prisonnier,  qui  non-seulement  ne  donne  aucun  signe  de  douleur, 
mais  qui  brave  et  défie  ses  bourreaux  par  tout  ce  que  l'orgueil 
a  de  plus  hautain,  l'ironie  de  plus  amer,  le  sarcasme  de  plus 
insultant  ;  chantant  ses  propres  exploits,  énumérani  les  pa- 
rents, les  amis  des  spectateurs  qu'il  a  tués,  détaillant  les  sup- 
plices qu'il  leur  a  fait  souffrir,  et  accusant  tous  ceux  qui  l'en- 
tourent de  lâcheté,  de  pusillanimité,  d'ignorance  à  savoir  tour- 
menter; jusqu'à  ce  que,  tombant  en  lambeaux  et  dévoré  vivant 

6  Volney,  tableau  des  États-Uais  d'Amérique,  page  49i  —  496, 


DK   L'AMOUR-  111 

sous  sis  propres  yeux  par  ses  ennemis  enivrés  do  fureur,  le 
dernier  souffle  de  sa  voix  et  sa  dernière  injure  s'exhalent  av.  c 

sa  vie  '.  Ton!  cela  sérail  incroyable  chez  les  nations  civil. 
p;  r.iîlra  une  fable  à  nos  capitaines  de  grenadiers  les  phi    ifltré- 
et  sera  un  jour  révoqué  en  doute  par  la  postérité.  » 

Ce  phénomène  physiologique  tient  à  un  état  particulier  de 
l'âme  du  prisonnier  qui  établit  entre  lui,  d'un  côté,  et  lia; 
1'  un-eaux  de  l'autre,  une  lulle  d'amour-pvopre,  une  gageure  do 
vanité  à  qui  ne  cédera  pas. 

Nos  braves  ehirurgiens  militaires  ont  souvent  Observé  que 
des  blessés  qui,  dans  un  état  calme  d'es-prit  et  de  sens,  auraient 
poussé  les  hauts  cris  durant  certaines  opérations,  ne  montrent, 
au  contraire,  que  calme  et  grandeur  d  ame  s'ils  sont  préparés 
d'une  certaine  manière.  11  s'agit  de  les  piquer  d'honneur,  il 
faut  prétendre,  d'abord  avec  ménagement,  puis  avec  contra- 
diction irritante,  qu'ils  ne  sont  pas  en  état  de  supporter  l'opé- 
ration sans  jeter  des  cris: 


CHAPITRE  XXXIX. 

de  l'amour  a  querelle». 

11  y  eu  a  de  deux  espèces  : 
1"  Celui  où  le  querellant  aime; 
2°  Celui  où  il  n'aime  pas. 

Si  l'un  des  deux  amants  est  trop  supérieur  dans  les  avan 
qu'ils  estiment  tous  les  deux,  il  faut  que  l'amour  de  l'autre 

.  Un  être  accoutumé  à  un  tel  spectacle,  et  qui  se  sent  exposé  à  en  être 
Je  héros,  peut  n'être  attentif  qu'à  la  grandeur  d'âme,  et  alors  ce  spec- 
uclc  est  le  pius  intime  et  le  premier  des  plaisirs  non  actifs. 


112  ŒUVRES  DE  STENDHAL 

meure,  caria  crainte  du  mépris  viendra  tôt  ou  tard  arrêter  tout 
court  b  cristallisation. 

Rien  n'est  odieux  aux  gens  médiocres  comme  la  supériorité  de 
l'esprit .  c'est  là,  dans  le  monde  de  nos  jours,  la  source  de  la 
haine  ;  et  si  nous  ne  devons  pas  à  ce  principe  des  haines  atroces, 
c'est  uniquement  que  les  gens  qu'il  sépare  ne  sont  pas  obligés 
de  vivre  ensemble.  Que  sera-ce  de  l'amour,  où,  tout  étant  naturel, 
surtout  de  la  part  de  l'être  supérieur,  la  supériorité  n'est  masquée 
par  aucune  précaution  sociale? 

Pour  que  la  passion  puisse  vivre,  il  faut  que  l'inférieur  mal- 
traite son  partner,  autrement  celui-ci  ne  pourra  pas  fermer  une 
fenêtre  sans  que  l'autre  ne  se  croie  offensé. 

Quant  à  l'être  supérieur,  il  se  fait  illusion,  et  l'amour  qu'il 
sent,  non-seulement  ne  court  aucun  risque,  mais  presque  toutes 
les  faiblesses,  dans  ce  que  nous  aimons,  nous  le  rendent  plus 
cher. 

Immédiatement  après  l'amour-passion  et  payé  de  retour,  en- 
tre gens  de  la  même  portée,  il  faut  placer,  pour  la  durée,  l'a- 
mour à  querelles,  où  le  querellant  n'aime  pas.  On  en  trouvera 
des  exemples  dans  les  anecdotes  relatives  à  la  duchesse  de 
Berri  (Mémoires  de  Duclos). 

Participant  à  la  nature  des  habitudes  froides  fondées  sur  le 
côté  prosaïque  et  égoïste  de  la  vie  et  compagnes  inséparables 
de  l'homme  jusqu^au  tombeau,  cet  amour  peut  durer  plus  long 
temps  que  l'amour-passion  lui-même.  Mais  ce  n'est  plus  l'a- 
mour, c'est  une  habitude  occasionnée  par  l'amour,  et  qui  n'a 
de  cette  passion  que  les  souvenirs  et  le  plaisir  physique.  Cette 
habitude  suppose  nécessairement  des  âmes  moins  nobles  Cha- 
que jour  il  se  forme  un  petit  drame,  «  Me  grondera-t-il  ?  »  qui 
occupe  l'imagination,  comme  dans  l'amour-passion  chaque  jour 
on  avait  besoin  de  quelque  nouvelle  preuve  de  tendresse.  Voir 
les  anecdotes  sur  madame  d'floudetot  et  Saint-Lambert  l. 

«  Mémoires  de  madame  d'Épinay,  je  crois,  ou  de  Marmontel 


DE   L'AMOUR.  113 

H  est  possible  que  l'orgueil  refuse  Je  s'habi!ucr  à  ce  genre 
l'intérêt;  alors,  après  quelques  mois  de  tempêtes,  l'orgueil  tue 
Çainour.  Mais  on  voit  cette  noble  passion  résister  longtemps 
avant  d'expirer  Les  petites  querelles  de  l'amour  heureux  font 
longtemps  illusion  à  un  cœur  qui  aime  encoie  et  qui  se  voit 
maltraité.  Quelques  raccommodements  tendres  peu  vent  rendre 
la  transition  plus  supportable.  Sous  le  prétexte  de  quelque  cha- 
grin secret,  de  quelque  malheur  de  fortune,  l'on  excuse  l'homme 
qu'on  a  beaucoup  aimé  ;  on  s'habitue  enfin  à  être  querellée.  Où 
trouver,  en  effet,  hors  de  l'amourpassion,  hors  du  jeu,  horsdela 
possession  du  pouvoir  '  quelque  autre  source  d'intérêt  de  tous 
les  jours,  comparable  à  celle-là  pour  la  vivacité?  Si  le  querel- 
lant vient  à  mourir,  on  voit  la  victime  qui  survit  ne  se  consoler 
jamais.  Ce  principe  fait  le  lien  de  beaucoup  de  ni.«ri.ige>  bour- 
geois ;  le  grondé  s'entend  parler  toute  la  journée  de  ce  qu'il 
aime  le  mieux. 

Il  y  a  une  fausse  espèce  d'amour  à  querelles.  J'ai  |  ris  dans 
une  lettre  d'une  femme  d'infiniment  d'esprit  le  chapitre  53  : 

«  Toujours  un  petit  doute  à  calmer,  voilà  ce  qui  fait  la  soif  de 
tous  les  instants  de  l' amour-passion...  Comme  la  crainte  la  plus 
vive  ne  l'abandonne  jamais,  ses  plaisirs  ne  peuvent  jamais  en- 
nuyer. » 

Chez  les  gens  bourrus  ou  mal  élevés,  ou  d'un  naturel  extrè 
mement  violent,  ce  petit  doute  à  calmer,  celte  crainte  légère  s< 
manifestent  par  une  querelle. 

Si  la  personne  aimée  n'a  pas  l'extrême  suscep' ibili:é .  fruit 
d'une  éducation  soignée,  elle  peut  trouver  plus  de^  vivacité,  el 
par  conséquent  plus  d'agrément,  d.ms  un  amour  de  cette  espèce; 
el  même,  avec  toute  la  délicatesse  possible,  si  l'on  voit  le  fu- 


•  Quoi  qu'en  disent  certains  ministres  hypocrites,  le  pouveir  est  le 
premier  des  |  laisirs.  Il  me  semble  que  l'amour  seul  peut  I  emporter,  el 
l'amour  est  une  maladie  heureuse  qu'on  ne  peut  se  procuicr  tomme  un 
ministère. 


114  ŒUVRES  Î*E   STENDHAL. 

ricuc  première  victime  de  ses  transports,  il  est  bien  difficile  de 
ne  nus  l'en  aimer  davantage.  Ce  que  lord  Mortimer  regrette 
peut-être  le  plus  dans  sa  maîtresse,  ce  sont  les  chandeliers 
qu'elle  lui  jetait  à  la  tête.  En  effet,  si  l'orgueil  pardonne  et  ad- 
i  ■  telles  sensations,  il  faut  convenir  qu'elles  font  une 
île  guerre  à  l'ennui,  ce  grand  ennemi  des  gens  heureux. 
Saint-Simon,   l'unique   historien  qu'ait    eu  la  France,    dit 
urne  5,  page  iô) : 

«  Apres  maintes  passades,  la  duchesse  de  Berri  s'était  éprise, 
tout  de  ban,  de  Riom,  cadet  de  la  mai«0!  de  d'Aydie,  fds  d'une 
de  madame  de  Biron.  Il  n'avait  ni  figure  ni  esprit;  c'était 
un  gros  garçon,  court,  joufflu  et  pâle,  qui.  avec  beaucoup  de 
bourgeons,  ne  ressemblait  pas  mal  a  un  abcès;  il  avait  de  belles 
dents  et  n'avait  pas  imaginé  causer  une  passion  qui,  en  moins 
ftç  rien,  devint  effrénée,  et  qui  dura  toujours,  sans  néanmoins 
empêcher  I  les  goûts  de  traverse;  il  r 

aillant,  mais  force  frères  et  sœurs  qui  n'en  avaient  pas  davan- 
II.  et  madame  de  Pons,  dame  d'aiour  de  madame  la  du- 
de  Berri,  étaient  de  leurs  parents  et  de  la  même  pro- 
ils  firent  venir  le  jeune  homme,  qui  était  lieutenant  de 
lragons,  pour  tâcher  d'en  faire  quelque  chose.  A  peine  fut-il 
irrivé,  que  le  goût  se  déclara,  et  il  fut  le  maître  au  Luxem- 
bourg. 
«  M.  de  Lauzun,  dont  il  était  petit-neveu,  en  riait  sous  cape; 
«  ravi  et  se  voyait  renaître  en  lui,  au  Luxembourg,  du 
■mus  de  Mademoiselle  ;  il  lui  donnait  des  instructions,  et  Riom. 
u\  et  naturellement  poli  et  respectueux,  bon  ethon- 
c-te  garçon,  les  écoutait  :  mais  bientôt  il  sentit  le  pouvoir  de 
es  charmes,  qui  ne  pouvaient  captiver  que  l'incompréhensible 
mtaisie  de  cette  princesse.  Sans  en  abuser  avec  autre  personne, 
il  se  fil  aimer  de  tout  le  monde,  mais  il  traita  sa  duchesse 
comme  M.  de  Lauzun  avait  traité  Mademoiselle.  Il  fut  bientôt 
paré  des  plus  riches  dentelles,  des  plus  riches  habits,  muni  d'ar- 
gent, de  boucles,  de  joyaux;  il  se  faisait  désirer,  se  plaisait  à 


DE   L'AMOUR.  Il", 

donner  do  la  jalousie  à  la  princesse,  et  à  paraître  jaloux  lui- 
même;  souvent  il  la  faisait  pleurer  :  peu  à  peu  il  la  mil  sur  le 
pied  de  ne  rien  faire  sans  sa  permission,  pas  mèmi 
indifférentes  :  tantôt  prête  à  soriir  pour  aller  à  l'Opéra,  il  la 
faisait  demeurer  ;  d'autres  fois  il  l'y  faisait  aller  malgré  elle;  il 
l'obligeait  à  faire  du  bien  à  de-  dames  qu'elle  n'aimait  point,  ou 
dont  elle  était  jalouse  ;  et  du  mal  à  des  gens  qui  lui  plaisaient, 
et  dont  il  faisait  le  jaloux.  Jusqu'à  sa  parure,  elle  n'avait  pas  la 
inoindre  liberté;  il  se  divertissait  à  la  faire  décoiffer,  ou  à  lui 
faire  ebanger  d'habits,  quand  elle  était  toute  prête  ;  et  cela  si 
vent,  et  quelquefois  si  publiquement,  qu'il  l'avait  accoutum 
soir,  à  prendre  ses  ordres  pour  la  parure  et  l'occupation  du  lende- 
main, etlelendemain  il  changeait  (oui,  et  la  princesse  pli  lirait  tant 
et  plus  ;  enfin  elle  en  était  venue  à  lui  envoyer  de 
des  valets  affidés,  car  il  logea  presque  en  arrivant  au  Luxem- 
bourg; et  les  messages  se  réitéraient  plusieurs  fois  pendant  --a 
toilette  pour  savoir  quels  rubans  elle  mettrait,  et  ainsi  de  l'ha- 
bit et  des  autres  parures,  et  presque  toujours  il  lui  faisait  por- 
ter ce  qu'elle  ne  voulait  point.  Si  quelquefois  elle  osait  se  licen- 
cier à  la  moindre  chose  sans  son  congé,  il  la  traitait  comme  une 
servante,  et  les  pleurs  duraient  souvent  pliweurs  jours. 

a  Cette  princesse  si  superbe,  et  qui  -e  plaîsail  tant  à  montrer 
et  à  exercer  le  plus  démesuré  orgueil,  s'avilit  à  faire  des  repat 
ob.-curs  avec  lui  et  avec  des  gens  sans  aveu,  elle  avec  qui  mil  a 
pouvait  manger  s'il  n'était  prince  du  sang.   Le  jé>uile  i 
qu'elle  avait  connu  enfant,  et  qui  l'avait  cultft 
dans  ces  repas  particuliers,  sans  qu'il  en  eût  honte,  ni  que  I 
duchesse  en  fui  embarrassée  :  madame  de  Moucby  était  la  con- 
fidente de  toutes  ces  étranges  particularités  ;  eBe  et  Oiom  mat 
daient  les  convives  et  choisissaient  les  jour-.  Cette  darai 
commodail  les  amants,  et  cette  vie  était  toute  publiqu 
Luxembourg,  où  tout  s'adressait  à  Riom,  qui,  de  son  côté,  avait 
soin  de  bien  vivre  avec  tous,  et  avec  un  air  de  respect  qu'il 
refusait,  en  public,  à  sa  seule  princesse.  Devant  ions,  il  lui  fai- 


H6  ŒUVRES  DE   STENDHAL, 

sait  des  réponses  brusques  qui  faisaient  baisser  les  yeux  aux 
présents,  et  rougir  la  duchesse,  qui  ne  contraignait  point  ses 
manières  passionnées  pour  lui.  » 

Piorn  était  pour  la  duchesse  un  remède  souverain  à  l'ennui. 

Une  femme  célèbre  dit  tout  à  coup  au  général  Bonaparte,  alors 
jeune  héros  couvert  de  gloire  et  sans  crimes  envers  la  liberté- 
«  Général,  une  femme  ne  peut  être  que  votre  épouse  ou  votre 
sœur.  »  Le  héros  ne  comprit  pas  le  compliment;  Ton  s'en  est 
vengé  par  de  belles  injures.  Ces  femmes-là  aiment  à  être  mé- 
prisées par  leur  amant,  elles  ne  l'aiment  que  cruel. 


CHAPITRE  XXXIX  bis. 


REMEDES   A    L AMOUR. 


Le  saut  de  Leucade  était  une  belle  image  dans  l'antiquité.  En 
effet,  le  remède  à  l'amour  est  presque  impossible.  11  iaut  non- 
seulement  le  danger  qui  rappelle  fortement  l'attention  de 
l'homme  au  soin  de  sa  propre  conservation l,  mais  il  faut,  ce  qui 
est  bien  plus  difficile,  la  continuité  d'un  danger  piquant,  et  que 
l'on  puisse  éviter  par  adresse,  afin  que  l'habitude  de  penser  à 
sa  propre  conservation  ait  le  temps  de  naîire.  Je  ne  vois  guère 
qu'une  tempête  de  seize  jours,  comme  celle  de  don  Juan 2  ou  le 
naufrage  de  M.  Cochelet  parmi  les  Maures;  autrement  l'on 
prend  bien  vile  l'habitude  du  péril,  et  même  Ton  se  remet  à 
songer  à  ce  qu'on  aime,  avec  plus  de  charme  encore,  quand  ou 
est  en  vedette,  à  vingt  pas  de  l'ennemi. 

1  Le  danger  de  Henri  Mort  on,  clans  la  Clyde. 

OU  Mortality,  tome  IV,  page  224. 
*  Du  trop  vanté  lord  Byron. 


DE  L'AMOUR.  117 

Nous  l'avons  répété  sans  cesse,  l'amour  d'un  homme  qui  aime 
bien  jouit  ou  frémit  de  tout  ce  qu'il  s'imagine,  et  il  n'y  a  lien 
dans  la  nature  qui  ne  lui  parle  de  ce  qu'il  aime.  Or,  jou 
frémir  fait  une  occupation  fort  intéressante,  et  auprès'de  la- 
quelle toutes  les  autres  palissent. 

Un  ami  qui  veut  procurer  la  guéri  on  du  malade  doit  d'abord 
èîre  toujours  du  parti  de  la  femme  aimée,  cl  tous  los  ami-  qui 
ont  plus  de  zèle  que  d'esprit  ne  manquent  pas  de  faire  le  con- 
traire. 

C'est  attaquer,  avec  des  forces  trop  ridiculement  inégales, 
cet  ensemble  d'illusions  charmante-  que  nous  avons  appelé  au- 
trefois cristallisation  l. 

L'ami  guérisseur  doit  avoir  devant  les  yeux  qu<\  s'il  se  pré- 
sente une  absurdité  à  croire,  comme  il  faut  pour  l'amant  ou  la 
dévorer  ou  renoncer  à  tout  ce  qui  l'attache  à  la  vie,  il  la  dévo- 
rera, et,  avec  tout  l'esprit  possible,  niera  dans  sa  maîtresse  I  s 
vices  les  plus  évidents  et  les  infidélités  les  plus  atroces.  C'est 
ainsi  que,  dansl'amour-passion,  avec  un  peu  de  temps,  tout  se 
pardonne. 

Dans  les  caractères  raisonnables  et  froids,  il  faudra,  pour  que 
l'amant  dévore  les  vices,  qu'il  ne  les  aperçoive  qu'après  plu- 
sieurs mois  de  passion  *. 

Bien  loin  de  chercher  grossièrement  et  ouvertement  à  dis- 
traire l'amant,  l'ami  guérisseur  doit  lui  parler  à  satiété,  et  de 
son  amour  et  de  sa  maîtresse,  et  en  même  temps  faire  naître 
sous  ses  pas  une  foule  de  petits  événements.  Quand  le  voyage 
isole,  il  n'est  pas  remède  3.  et  même  rien  ne  rappelle, plus  ten- 
drement ce  qu'on  aime  que  les  contrastes.  C'est  au  milieu  d 
brillants  salons  de  Paris,  et  auprès  des  femmes  vantées  comme 


1  Uniquement  pour  abréger,  et  en  demandant  pardon  du  mot  non 
*  Madame  Dornal  et  Serigny,  Confessions  du  comte  "*  de  Duclos.  Voir 
la  note  de  la  page  50;  mort  du  général  Abdhallah,  à  Bologne. 
»  J'ai  pleuré  presque  tous  les  jours.  (Précieuses  paroles  du  10  juin.) 

1 


1Î8  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

les  plus  aimables,  que  j'ai  le  plus  aimé  ma  pauvre  maîtresse, 
solitaire  et  triste,  dans  son  petit  appartement,  au  fond  de  la 
Romagne  K 

J'épiais,  sur  la  pendule  superbe  du  brillant  salon  où  j'étais 
exile,  l'heure  où  elle  sort  à  pied,  et  parla  pluie,  pour  aller  voir 
on  amie.  C'est  en  cherchant  à  l'oublier  que  j'ai  vu  que  les 
contrastes  sont  la  source  de  souvenirs  moins  vifs,  mais  bien 
plus  célestes  que  ceux  que  l'on  va  chercher  aux  lieux  où  jadis 
on  l'a  rencontrée. 

Pour  que  l'absence  soit  utile,  il  faut  que  l'ami  guérisseur  soit 
toujours  là  pour  faire  faire  à  l'amant  toutes  les  réflexions  pos- 
sur  les  événements  de  son  amour,  et  qu'il  tâche  de  ren- 
dra ses  réflexions  ennuyeuses  par  leur  longueur  ou  leur  peu 
d  à-propos,  ce  qui  leur  donne  l'effet  de  lieux  communs  :  par 
(  xemple,  être  tendre  et  sentimental  après  un  diuer  égayé  de 
bons  vius. 

S'il  est  si  difficile  d'oublier  une  femme  auprès  de  laquelle  on 
a  trouvé  le  bonheur,  c'est  qu'il  est  certains  moments  que  l'ima- 
gination ne  peut  se  lasser  de  représenter  et  d'embellir. 

Je  ne  dis  rien  de  l'orgueil,  remède  cruel  et  souverain,  mais 
qui  n'est  pas  à  l'usage  des  âmes  tendres. 

Les  premières  scènes  du  Roméo  de  Shakspeare  forment  un 
tableau  admirable  ;  il  y  a  loin  de  l'homme  qui  se  dit  tristement  : 
«  She  hath  forswom  to  love,  »  à  celui  qui  s'écrie  au  comble  du 
ni-  :  «  Corne  what  sorrow  canl  » 

*  SoivbU. 


DE   L'AMOUR.  U9 


CHAPITRE  XXXIX  ter. 


lier  passion  will  die  like  a  îamp  foi 

want  ol'wint  theilameshouldfeed  upon. 

Bride  op  Laji.mi-.uvoor,   II,   HT». 


L'ami  guérisseur  doit  bien  se  garder  des  mauvaises  rai 
par  exemple  de  parler  d'ingrat it ude.  (l'est  ressusciter  la  cristal- 
lisation que  de  lui  ménager  une.  victoire  çl  un  nouveau  plaisir. 

Il  ne  peut  pas  y  avoir  d'ingratitude  en  amour;  le  plai  ; 
fuel  paye  toujours  et  au  delà  les  sacrifices  les  plu,  grand    en 
apparence.  Je  ne  vois  pas  d'autres  toi  man- 

que de  franchise  ;  il  faut  accuser  juste  l'état  de  son  cœur. 

Tour  peu  que  l'ami  guérisseur  attaque  l'amoui  de  front,  L'a- 
mant répond  :  «  Etre  amoureux,  même  avec  la  colère  de  ce 
qu'on  aime,  ce  n'en  e»l  pas  moin-,  pour  m'abaisser  à 
style  de  marchand,  avoir  un  billet  à  une  loterie  donl  te  b    i- 
heur  est  à.  mille  lieues  au-dessus  de  toal  ce  que  vous  p 
m'offrir,  dans  votre  monde  d'indifférence  etd'inlérôl   per    u 
ncl.  Il  faut  avoir  beaucoup  de  vanité,  «  td  ■  la  bien  petite,  pour 
être  heureux  parce  qu'on  vous  reçoit  bien.  Je  ne  blâme  pi  inl 
les  hommes  d'en  agir  ainsi  dans  leur  monde.  Mai-,  aupi 
Lé-more,  je  trouvais  un  monde  où  tout  était  céleste,  temli 
néreux.  La  plus  sublime  et  presque  incroyable  vertu  d< 
monde,,- dans. nos  enteetiens,  ne  comptait  que  pour  une  vertu 
ordinaire  et  de  tous  les  jours.  Laissez-moi  au  moins  rêver  au 
bonheur  de  passer  ma  vie  auprès  d'un  tel  être.  Quoique  je  voie 
bien  que  la  calomnie  m'a  perdu  et  que  je  n'ai  plus  d'espoir,  du 
moins  je  lui  ferai  le  sacrilice  de  ma  vengeance.  » 

On  ne  peut  guère  arrêter  l'amour  que  dans  les  commence- 
ments. Outre  le  prompt  départ  et  les  distractions  obligées  du 
grand  monde,  comme  dans  le  cas  de  la  comtesse  Kalembcr    il 


120  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

y  a  plusieurs  petites  ruses  que  l'ami  guérisseur  peut  mettre  en 
usage.  Par  exemple  il  fera  tomber  sous  vos  yeux,  comme  par 
hasard,  que  la  femme  que  vous  aimez  n'a  pas  pour  vous,  hors  de 
ce  qui  fait  l'objet  de  la  guerre,  les  égards  de  politesse  et  d'estime 
qu'elle  accordait  à  un  ïival.  Les  plus  petites  choses  suffisent, 
car  tout  est  signe  en  amour;  par  exemple,  elle  ne  vous  donne 
pas  le  bras  pour  monter  à  sa  loge  ;  cette  niaiserie,  prise  au  tra- 
gique par  un  cœur  passionné,  liant  une  humiliation  à  chaque 
jugement  qui  forme  la  cristallisation,  empoisonne  la  source  de 
i'amour  et  peut  le  déduire 

On  peut  faire  accuser  la  femme  qui  se  conduit  mal  avec  notre 
ami  d'un  dtfaut  physique  et  ridicule  impossible  à  vérifier;  si 
l'amant  pouvait  vérifier  la  calomnie,  même  quand  il  la  trouve- 
rait fondée,  elle  serait  rendue  défavorable  par  l'imagination,  et 
bientôt  il  n'y  paraîtrait  pas.  Il  n'y  a  que  l'imagination  qui  puisse 
se  résister  à  elle-même  ;  Ilenri  III  le  savait  bien  quand  il  médi- 
sait de  la  célèbre  duchesse  de  Montpensier. 

C'est  donc  l'imagination  qu'il  faut  surtout  garder  chez  une 
jeune  fille  que  l'on  veut  préserver  de  i'amour.  Et  moins  elle  aura 
de  vulgarité  dans  l'esprit,  plus  son  âme  sera  noble  et  généreuse, 
plus  en  un  mot  elle  sera  digne  de  nos  respects,  plus  grand  sera 
le  danger  qu'elle  court. 

Il  est  toujours  périlleux  pour  une  jeune  personne  de  souffrir 
que  ses  souvenirs  s'attachent  d'une  manière  répétée,  et  avec 
irop  de  complaisance,  au  même  individu.  Si  la  reconnaissance, 
l'admiration  ou  la  curiosité  viennent  redoubler  les  liens  du  sou- 
venir; elle  est  presque  sûrement  sur  le  bord  du  précipice.  Plus 
grand  est  l'ennui  de  la  vie  habituelle,  plus  sont  actifs  les  poisons 
nommés  gratitude,  admiration,  curiosité.  Il  faut  alors  une  rapide/ 
prompte  et  énergique  distraction. 

C'est  ain^i  qu'un  peu  de  rudesse  et  de  non-curance  dansïa 
premier  abord,  si  la  drogue  est  administrée  avec  naturel,  est 
presque  un  sûr  moyen  de  se  faire  respecter  d'une  femme  d'es- 
prit. 


LIVRE    SECOND 


CHAPITRE   XL. 

Tous  les  amours,  loùles  les  imaginations,  prennent  dans  le> 
individus  la  couleur  des  six  tempéraments  : 

Le  sanguin,  eu  le  Français,  ou  M.  de  Francueil  (Mémoires  de 
madame  d'Épinay); 

Le  bilieux,  ou  l'Espagnol,  ou  Lauzun  (Peguilhen  des  Mémoires 
de  Saint-Simon  ; 

Le  mélancolique,  ou  l'Allemand,  ou  le  don  (Jarlos  de  Schiller 

Le  ûegmatique,  ou  le  Hollandais; 

Le  nerveux,  ou  Voltaire; 

L'athlétique,  ou  Milon  de  Crotone1. 

Si  l'influence  des  t.  mpéraments  se  fait  sentir  dans  l'ambition, 
l'avarice,  l'amitié,  elc.,  etc.,  que  sera-ce  dans  l'amour,  qni  a  uc 
mélange  forcé  de  physique? 

Supposons  que  tous  les  amours  puissent  se  rapporter  aux 
quatre  variétés  que  nous  avons  notées  : 

Amour-passion,  ou  Jurie  d'Étanges; 

Aniour-goûl,  ou  galanterie; 

Amour  physique; 

Amour  de  vanité  (une  duchesse  n'a  jamais  que  trente  ans 
pour  un  bourgeois). 

11  faut  faire  passer  ces  quatre  amours  par  les  six  variétés  dé- 

*  Voir  Cabanis,  influence  du  physique,  etc. 


122  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

pendantes  des  habitudes  que  les  six  tempéraments  donnent 
à  l'imagination.  Tibère  n'avait  pas  l'imagination  folle  de 
Henri  VIII. 

Faisons  passer  ensuite  toutes  les  combinaisons  que  nous  au- 
rons obtenues  par  les  différences  d'habitudes  dépendantes  des 
gouvernements  ou  des  caractères  nationaux  : 

1°  Le  despotisme  asiatique  tel  qu'on  le  voit  à  Constantinople  ; 

2°  La  monarchie  absolue  à  la  Louis  XIV; 

5°  L'aristocratie  masquée  par  une  charte,  ou  le  gouverne- 
ment d'une  nation  au  profit  des  riches,  comme  l'Angleterre,  le 
tout  suivant  les  règles  de  la  morale  soi-disant  biblique  ; 

4°  La  république  fédératïve,  ou  le  gouvernement  au  profit  de 
tous,  comme  aux  États-Unis  d'Amérique; 

5°  La  monarchie  constitutionnelle,  ou... 

6°  Un  Etat  en  révolution,  comme  l'Espagne,  le  Portugal,  la 
France.  Cette  situation  d'un  pays,  donnant  une  passion  vive  à 
tout  le  monde,  met  du  naturel  dans  les  mœurs,  détruit  les  niai- 
series, les  vertus  de  convention,  les  convenances  bêtes1,  donne 
du  sérieux  à  la  jeunesse,  et  lui  fait  mépriser  l'amour  de  vanité 
et  négliger  la  galanterie. 

Cet  état  peut  durer  longtemps  et  former  les  habitudes  d'une 
génération.  En  France,  il  commença  en  1788,  fut  interrompu  en 
1802,  et  recommença  en  1815,  pour  finir  Dieu  sait  quand. 

Après  toutes  ces  manières  générales  de  considérer  l'amour, 
on  a  les  différences  d'âge,  et  l'on  arrive  enfin  aux  particularités 
individuelles. 

Par  exemple,  on  pourrait  dire  : 

J'ai  trouvé  à  Dresde,  chez  le  comte  Woltstein,  l'amour  de 
vanité,  le  tempérament  mélancolique,  les  habitudes  monarchi- 
ques, l'âge  de  trente  ans,  et...  les  particularités  individuelles. 


1  Les  souliers  sans  rubans  du  ministre  Roland  ;  «  Ah!  monsieur,  tout 
est  perdu,  »  répond  Dumourier.  A  la  séance  royale,  le  président  de  l'as- 
semblée croise  les  jambes. 


DE   L'AMOUR.  123 

Celte  manière  de  voir  les  choses  abrège  et  communique  de  la 
froideur  à  la  tôle  de  celui  qui  iufic  de  l'amour,  chose  essentielle 
et  fort  difficile. 

Or,  comme  en  physiologie  l'homme  ne  sait  presque  rien  sur 
lui-môme  que  par  l'anatomie  comparée,  de  même,  dans  les  pas- 
sions, la  vanité  et  plusieurs  autres  causes  d'illusion  font  que 
nous  ne  pouvons  être  éclairés  sur  ce  qui  se  passe  dans  nous 
que  par  les  faiblesses  que  nous  avons  observées  chez  les  autres. 
Si  par  hasard  cet  essai  a  un  effet  utile,  ce  sera  de  conduire  l'e  - 
prit  à  faire  de  ces  sortes  de  rapprochements.  Pour  eng 
!  s  feire,  je  vais  essayer  d'esquisser  qu  topres  trait!  p>;  néraox  du 
caractère  de  l'amour  cbez  les  diverses  nations. 

Je  prie  qu'on  me  pardonne  si  je  reviei.  !\  l'Italie  : 

dans  l'état  actuel  des  mœurs  de  l'Europe,  c'esl  le  seul  paj 
croisse  en  liberté  la  plante  que  je  décris.  En  France,  la  vanité  ; 
en  Allemagne,  une  prétendue  philosophie  folle  à  mourir  de  1  in  : 
en  Angleterre,  un  orgueil  timide,  souffrant,  rancunier,  1  a 
turent,  l'étouffent,  ou  lui  font  prendre  une  direction  bâfoq 

*  On  ne  se  ?cra  que  trop  aperçu  que  ce  traite"  i  si  fait  de  morceaux 
écrits  à  mesure  que  Lisio  Yiscouti  voyait  les  anecdotes  se  pisser  sous 
ses  yeux,  dans  ses  voyages.  L'on  trouve  tontes  ces  anecdotes  con! 
long  dans  le  journal  de  sa  vie;  peut-être  aurais-je  dû  les  insérer,  mais 
on  les  eût  trouvées  peu  convenables.  Les  notes  les  plus  anciennes  por- 
tent la  date  de.  Berlin,  1807,  cl  les  de:  i  Iques  jours 
avant  sa  mort  juin  1819.  Quelques  dates  ont  '  .xprès  pour 
n'être  ;  as  indiscret;  mais  à  cela  se  bornent  ton-  Dis  je 
suis  pas  cru  autorisé  à  refondre  le  style.  Ce  Livre  a  été  écrit  en 
cent  lieux  divers,  puisse-t-il  être  lu  de  mêi 


124  ŒUVRES   DE   STENDHAL. 

CHAPITRE  XLI. 

DES  NATIONS  PAR  RAPPORT  A  I/AMOUR. 
DE  LA   FRANCE. 

Je  cherche  à  me  dépouiller  de  mes  affections  et  à  n'èlre  qu'u» 
froid  philosophe. 

Formées  par  les  aimables  Français,  qui  n'ont  que  de  la  vanité 
et  des  désirs  physiques,  les  femmes  françaises  sont  des  êtres 
moins  agissants,  moins  énergiques,  moins  redoutés,  et  surtout 
moins  aimés  et  moins  puissants  que  les  femmes  espagnoles  et 
italiennes. 

Une  femme  n'est  puissante  que  par  le  degré  de  malheur  dont 
elle  peut  punir  son  amant;  or,  quand  on  n'a  que  de  la  vanité, 
toute  femme  est  utile,  aucune  n'est  nécessaire;  le  succès  flat- 
teur est  de  con'quérir  et  non  de  conserver.  Quand  on  n'a  que 
des  désirs  physiques,  on  trouve  les  filles,  et  c'est  pourquoi  les 
filles  de  France  sont  charmantes,  et  celles  de  l'Espagne  fort 
mal.  En  France,  les  filles  peuvent  donner  à  beaucoup  d'hommes 
autant  de  bonheur  que  les  femmes  honnêtes,  c'est-à-dire  du 
bonheur  sans  amour,  et  il  y  a  toujours  une  chose  qu'un  Fran 
çais  respecte  plus  que  sa  maîtresse  :  c'est  sa  vanité. 

Un  jeune  homme  de  Paris  prend  dans  une  maîtresse  une  sorte 
d'esclave,  destinée  surtout  à  lui  donner  des  jouissances  de  va- 
nité. Si  elle  résiste  aux  ordres  de  celte  passion  dominante,  il  la 
quitte,  et  n'en  est  que  plus  content  de  lui  en  disant  à  ses  amis 
avec  quelle  supériorité  de  manières,  avec  quel  piquant  de  pro- 
cédés il  l'a  plantée  là. 

Un  Français  qui  connaissait  bien  son  pays  (Meilhan)  dit  :  «  En 
France,  les  grandes  passions  sont  aussi  rares  que  les  grands 
hommes.  » 


DE   L'AMOUR.  125 

La  langue  manque  de  termes  pour  dire  combien  est  impos- 
sible pour  un  Français  le  rôle  d'amant  quille,  et  au  désespoir, 
au  vu  et  au  su  de  toute  une  ville.  Rien  de  plus  commun  à  Ve- 
nise ou  à  Bologne. 

Pour  trouve:'  l'amour  à  Paris,  il  faut  descendre  jusqu'aux 
classes  dans  lesquelles  l'absence  de  l'éducation  et  de  la  vanité 
et  la  lutte  avec  les  vrais  besoins  ont  laissé  plus  d'énergie. 

Se  laisser  voir  avec  un  grand  désir  non  satisfait,  c'est  laisser 
voir  soi  inféiieur,  ebose  impossible  en  France,  si  ce  n'est  pour 
les  gens  au-dessous  de  tout;  c'est  prêter  le  flanc  à  toutes  les 
mauvaises  plaisanteries  possibles  :  de  là  les  louanges  exagérées 
des  filles  dans  la  bouebe  des  jeunes  gen>  qui  redoutent  leur 
coeur.  L'apprébension  extrême  et  grossière  de  lais-er  voir  soi 
inférieur  fait  le  principe  de  la  conversation  des  gens  de  pro- 
vince. N'en  a-t-on  pas  vu  un  dernièrement  qui,  en  apprenant 
l'assassinat  de  monseigneur  le  duc  de  Berri,  a  répondu  :  «  Je  le 
savais  l. 

Au  moyen  âge,  la  présence  du  danger  trempait  les  cœur-  <  t 
c'est  là,  si  je  ne  me  trompe,  la  seconde  cause  de  l'étonnante 
supériorité  des  bommes  du  seizième  siècle.  L'originalité,  qui 
est  cbez  nous  rare,  ridicule,  dangereuse  et  souvent  affectée, 
était  alors  commune  et  sans  fard.  Les  pays  où  le  danger  montre 
encore  souvent  sa  main  de  fer,  comme  la  Corse*,  l'Espa'.ne, 

1  Historique.  Plusieurs,  quoique  fort  curieux,  sont  chnquiVd'apprcn- 
dre  des  nouvelles  :  ils  redoutent  de  paraître  inférieurs  à  celui  qui  les 
leur  conte. 

1  Mémoires  de  M.  Réalier-Dumas.  La  Corse,  qui,  par  sa  population, 
cent  quatre-vingt  mille  âmes,  ne  formerait  pas  la  moitié  de  la  plupart 
des  départements  français,  a  donné,  dans  ces  derniers  temps,  Salliceli, 
Fozzo-di-Borgo,  le  général  Séhastiani,  Ccrvioni,  AU  atucci.  Lucien  et 
Napoléon  Bonaparte,  Arena.  Le  département  du  Nord,  qui  a  neuf  cent 
mille  habitants,  est  loin  d'une  pareille  liste,  C'est  qu'en  Corse  chacun, 
en  sortant  de  chez  soi,  peut  rencontrer  un  coup  de  fusil;  et  le  Corse,  au 
lieu  de  se  soumettre  en  vrai  chrétien,  cherche  à  se  défendre  et  surtout  à 
6e  venger.  Voilà  comment  se  fabriquent  les  âmes  à  la  Napoléon,  11  y  a 


126  ŒUVRES   DE  STENDHAL. 

l'Italie,  peuvent  encore  donner  de  grands  hommes.  Dans  ces 
climats,  où  une  chaleur  brûlante  exalte  la  bile  pendant  trois 
mois  de  l'année,  ce  n'est  que  la  direction  du  ressort  qui  man- 
que ;  à  Paris,  j'ai  peur  que  ce  soit  le  ressort  lui-même  *. 

Beaucoup  de  nos  jeunes  gens,  si  braves  d'ailleurs  à  Montrai - 
rail  ou  au  buis  de  Boulogne,  ont  peur  d'aimer,  et  c'est  réelle- 
ment par  pusillanimité  qu'on  les  voit  à  vingt  ans  fuir  la  vue 
d'une  jeune  fille  qu'ils  ont  trouvée  jolie.  Quand  ils  se  rappellent 
ce  qu'ils  ont  lu  dans  les  romans  qu'il  est  convenable  qu'un 
amant  fasse,  ils  se  sentent  glacés.  Ces  âmes  froides  ne  conçoi- 
vent pas  que  l'orage  des  passions,  en  formant  les  ondes  de  la 
mer,  enfle  les  voiles  du  vaisseau  et  lui  donne  la  force  de  les  sur- 
monter. 

L'amour  est  une  fleur  délicieuse,  mais  il  faut  avoir  le  courage 
d  aller  la  cueillir  sur  les  bords  d'un  précipice  affreux.  Outre  le 
ridicule,  l'amour  voit,  toujours  à  ses  côtés  le  désespoir  d'être 
quitté  par  ce  qu'on  aime,  et  il  ne  reste  plus  qu'un  dead  olanlc 
pour  tout  le  reste  de  la  vie. 

La  perfection  de  la  civilisation  serait  de  combiner  tous  les  plai- 
sirs délicats  du  dix-neuvième  siècle  avec  la  présence  plus  fré- 
quente du  danger 2.  Il  faudrait  que  les  jouissances  de  la  vie  pri- 


loin  de  là  à  nn  palais  garni  de  menins  et  de  chambellans,  et  à  Fénelon 
obligé  de  raisonner  son  respect  pour  monseigneur,  parlant  à  monseigneur 
lu:-mème  âgé  de  douze  ans.  Voir  les  ouvrages  de  ce  grand  écrivain. 

1  A  Paris,  pour  être  bien,  il  faut  faire  attention  à  un  million  de  petites 
choses.  Cependant  voici  une  objection  très-forte.  L'on  compte  beaucoup 
plus  de  femmes  qui  se  tuent  par  amour,  à  Paris,  que  dans  toutes  les 
villes  d'Italie  ensemble.  Ce  fait  m"embarrasse  beaucoup;  je  ne  sais  qu'y 
répondre  pour  le  moment,  mais  il  ne  change  pas  mon  opinion.  Peut- 
êîre  que  la  mort  parait  peu  de  chose  dans  ce  moment  aux  Français,  tant 
la  vie  ultra-civilisée  est  ennuyeuse,  ou  plutôt,  on  se  brûle  la  cervelle,  ou- 
tré d'un  malheur  de  vanité. 

*  J'admire  les  mœurs  du  temps  de  Louis  XIV  :  on  passait  sans  cesse 
ei  en  trois  jour*  des  salons  de  Marly  aux  champs  de  bataille  de  Senet 
et  de  Ramiilies.  Les  épouses,  les  mères,  les  amantes,  étaient  dans  des 


DE   L'AMOUR.  121 

vée  pussent  cire  augmentées  à  l'infini  en  s'exposanl  souvent  au 
danger.  Ce  n'est  pas  purement  du  danger  militaire  que  je  parle. 
Je  voudrais  ce  danger  de  tous  les  moments,  sous  toute 
firmes,  et  pour  tous  les  intérêts  de  l'existence  qui  formaient 
l'essence  de  la  vie  au  moyen  âge.  Le  danger,  tel  que  notre  civi- 
lisation l'a  arrangé  et  paré,  s'allie  fort  bien  avec  la  plus  en- 
nuyeuse faiblesse  de  caractère. 

Je  vols  dans  A  voice  from  Saint-Helena,  de  M.  O'Meara,  ces 
paroles  d'un  grand  homme  : 

«  Dire  à  Murât  :  Allez  et  détruirez  ces  sept  à  hnil  régiments 
ennemis  qui  sont  là-bas  dans  la  plaine,  près  de  ce  clocher;  à 
l'instant  il  partait  comme  un  éclair,  et,  de  quelque  peu  de  cava- 
lerie qu'il  fiil  suivi,  bientôt  les  régiments  ennemis  étaient  en- 
foncés, tués,  anéantis.  Laissez  cet  homme  à  lui-même,  von-  n'a- 
viez plus  qu'un  imbécile  sans  jugement,  .le  ne  puis  concevoir 
comment  un  homme  si  brave  était  si  lâche.  H  n'était  brave  que 
devant  l'ennemi  ;  mais  là,  c'était  probablement  le  -i  1  lit  le  plus 
brillant  et  le  plus  hardi  de  toute  l'Europe. 

a  C'était  un  héros,  un  Saladin,  un  Richard  Cœur-de-Lion  sur 
le  champ  de  bataille  :  faites-le  roi  el  pîacez-le  dans  une  >alle 
de  conseil,  vous  n'aviez  plus  qu'un  poltron  sans  décision  ni  ju- 
gement. Murât  et  Ney  sont  les  hommes  le-  plu-  brave-  que  j'ai 
connus.  »  (O'SIeara,  tome  II,  page  94.) 

transes  continuelles    Voir  les  Lettres  de  madame  d-  -  l. a  pré- 

sence du  danger  avait  conservé  dans  la  langue  une  éner:i<:  et  an 
ch'rce  que  nous  n'oserions  plu-  hasarde*  aujourd'hui;  mais  alisai  M     de 
Lamcth  tuait  l'amant  de  sa  femme.  Si  un  Walter  Scott  nous  fjisat»  un 
roman  du  temps  de  Louis  XIV,  nous  scriorn  bien  étonnés. 


128  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 


CHAPITRE   XLIÎ 

SUITE    DE   LA    FRANCE. 

Je  demande  la  permission  de  médire  encore  un  peu  de  la 
France.  Le  lecieur  ne  doit  pas  craindre  de  voir  ma  satire  res- 
ter impunie  ;  si  cet  essai  trouve  des  lecteurs,  mes  injures  me 
seront  rendues  au  centuple  ;  l'honneur  national  veille. 

La  France  est  importante  dans  le  plan  de  ce  livre,  parce  que 
Paris,  grâce  à  la  supériorité  de  sa  conversation  et  de  sa  littéra- 
ture, est  et  sera  toujours  le  salon  de  l'Europe. 

Les  trois  quarts  des  billets  du  matin,  à  Vienne  comme  à 
Londres,  sont  écrits  en  français,  ou  pleins  d'allusions  et  de  ci- 
tations aussi  en  français1,  et  Dieu  sait  quel  français. 

^ous  le  rapport  des  grandes  passions,  la  France  est,  ce  me 
semble,  privée  d'originalité  par  deux  causes  : 

1°  Le  véritable  honneur  ou  le  désir  de  ressembler  à  Bayard, 
pour  être  honoré  dans  le  monde  et  y  voir  chaque  jour  notre  va- 
nité satisfaite  ; 

2°  L'honneur  bêle  ou  le  désir  de  ressembler  aux  gens  de  bon 
ton,  du  grand  monde  de  Paris.  L'art  d'entrer  dans  un  salon,  de 
marquer  de  réloignement  à  un  rival,  de  se  brouiller  avec  sa 
maîtresse,  etc. 

L'honneur  bêle,  d'abord  par  lui-même,  comme  capable  d'être 
compris  par  les  sots,  et  ensuite  comme  s'appliquant  à  des  ac- 
tions de  tous  les  jours,  et  même  de  toutes  les  heures,  est  beau- 

1  Les  écrivains  les  plus  graves  croient,  en  Angleterre,  se  donner  un 
air  cavalier  en  citant  des  mots  français  qui.  la  plupart,  n'ont  jamais  été 
français  que  dans  les  grammaires  anghieee.  Voir  les  rédacteurs  de  l'E- 
ditiburyh-Review  ;  voir  les  Mémoires  de  la  comtesse  de  Lichtnau,  mal- 
tresse de  l'avant-dernier  roi  de  Prusse. 


DE   L'AMOUR.  129 

coup  plus  utile  que  i'honneur  vrai  aux  plaisirs  de  notre  vanité. 
On  voit  des  gens  très-bien  reçus  dans  le  monde  avec  de  l'hon- 
neur bête  sans  honneur  vrai,  et  le  contraire  est  impossible. 

Le  ion  du  grand  monde  est  : 

1°  De  traiter  avec  ironie  tous  les  grands  intérêts.  Rien  dt 
puis  naturel;  autrefois  les  gens  véritablement  du  grand  m  >nd< 
ne  pouvaient  être  profondément  affectés  par  rien;  il-  un 
avaient  pas  le  temps.  Le  séjour  à  la  campagne  change  cela.  D'ail- 
leurs, c'est  une  position  contre  nature  pour  un  Français  q  1e  de 
se  laisservoir  admirant1,  c'est-à-dire  inférieur,  non-s<  ulemenl 
à  ce  qu'il  admire,  passe  encore  pour  cela,  mais  même 
voisin,  si  ce  voisin  s'avise  de  ce  moquer  de  ce  qu  il  admire. 

En  Allemagne,  en  Italie,  en  E;pagne.  l'admiration  est,  au  con- 
traire, pleine  de  bonne  foi  et  de  bonheur;  là  l'admirant  a  or- 
gueil de  ses  transports  et  plaint  le  siffleur  :  je  ne  dis  pas  le  mo- 
queur, c'est  un  rôle  impossible  dans  des  pays  où  le  seul  ridicule 
est  de  manquer  la  roule  du  bonheur .  et  non  l'imitation  d'uni 
certaine  manière  d'être.  Dans  le  midi,  la  méOauce  et  l'borreui 
d'être  troublé  dans  des  plaisirs  vivi  ment  sentis  met-une  admi- 
ration innée  pour  le  luxe  et  la  pompe.  Voyez  les  cours  de  Ma- 
drid et  de  Naples  ;  voyez  une  fun-Aone  à  Cadix,  cela  va  jusqu'au 
délire1. 

2°  Un  Français  se  croit  l'homme  le  plus  malheureux  et  pres- 
que le  plus  ridicule  s'il  est  obligé  de  passer  s--,  temps  seul  Or, 
qu'est-ce  que  l'amour  sans  solitude? 

5°  Un  homme  passionné  ne  pense  qu'à  soi,  un  homme  qui 
veut  de  la  considération  ne  pense  qu'à  autrui;  il  y  a  plu*-:  avanl 
1789,  la  sûrelé  individuelle  ne  se  trouvait  en  France  qu'en  lui 

i  L'admiration  de  mode,  comme  Hume  vers  I  775,  ou  Franklin  ci. 
ne  fait  pas  objection. 

»  Vovage  en  Espagne  de  M.  Semplc;  il  peint  vrai,  et  l'on  trouvera  ur 
description  delà  bataille  de  Trafalgar,  entendue  dans  le  lointain,  qui  laisse 
un  souvenir. 


130  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

sant  partie  d'un  corps,  la  robe,  par  exemple1,  et  étant  protégé 
par  les  membres  de  ce  corps.  La  pensée  de  votre  voisin  était 
donc  partie  intégrante  et  nécessaire  de  votre  bonheur.  Cela  était 
encore  plus  vrai  à  la  cour  qu'à  Taris.  Il  est  facile  do  sentir  com- 


*  Coi  t  de  (Jrimm,  Janvier  1783. 

a  M.  le  comte  >le  N"*,  capitaine  en  survivance  des  gardes  de  Mon- 
sieur, pi  |ué  de  ne  plus  trouver  de  place  au  balcon,  le  jour  île  l'ouverture 
de  lu  nouvelle  salle,  s'avisa  fort  mal  à  propos  de  disputer  la  sienne  à  un 
honnête  procureur;  telui-ci,  maître  Pernot,  ne  voulut  jamais  désem- 
parer. —  Vous  prenez  ma  place.  —  Je  garde  la  mienne.  —  Et  qui  êtes» 
vous?  — Je  suis  monsieur  six  francs...  (c'est  le  prix  de  ces  places).  Et 
puis  des  mots  plus  vifs,  des  injures,  des  coups  de  coude.  Le  comte  de 
ÎS  "  poussa  l'indiscrétion  au  point  de  traiter  le  pauvre  robin  de  voleur, 
et  prit  en  lin  sur  lui  d'ordonner  au  sergent  de  service  de  s'assurer  de  sa 
personne  et  de  le  conduire  au  corps  de  garde.  Maître  Pernot  s'y  rendit 
avec  beaucoup  de  dignité,  et  n'en  sortit  que  pour  aller  déposer  sa  plainte 
cbez  un  commissaire.  Le  redoutable  corps  dont  il  a  l'honneur  d'être 
membre  n'a  jamais  voulu  consentir  qu'il  s'en  désistât.  L'ali'aire  vient 
d'être  jugée  au  parlement.  M.  de"*  a  été  condamné  à  tous  les  dépens, 
à  faire  réparation  au  procureur,  à  lui  payer  deux  mille  écus  de  domma- 
ges et  intérêts,  applicables,  de  son  consentement,  aux  pauvres  prison- 
niers lie  la  Conciergerie;  de  plus,  il  est  enjoint  très-expressément  audit 
comte  de  ne  plus  prétexter  des  ordres  du  roi  pour  troubler  le  specta- 
cle, etc.  Cette  aventure  a  fait  beaucoup  de  bruit,  il  s'y  est  mêlé  de  grands 
intérêts  :  toute  la  robe  a  cru  être  insultée  par  l'outrage  fait  à  un  homme 
de  sa  livrée,  etc.  M.  de  ***,  pour  faire  oublier  son  aVenture,  est  allé 
chercher  des  lauriers  au  camp  de  Saint-Roch.  Il  ne  pouvait  mieux  faire, 
a-t-on  dit,  car  on  ne  peut  douter  de  son  talent  pour  emporter  les  places 
de  haute  lutte.  »  Supposez  un  philosophe  obscur  au  lieu  de  maître  Per- 
not. Utilité  du  duel. 

Grimm,  troisième  partie,  tome  II,  page  102. 

Voir  plus  loin,  page  496,  une  lettre  assez  raisonnable  de  Beaumarchais, 
qui  refuse  une  loge  grillée  qu'un  de  ses  amis  lui  demandait  pour  Figaro. 
Tant  qu'on  a  cru  que  cette  réponse  s'adressait  àNm  duc,  la  fermentation 
a  été  grande,  et  l'on  parlait  de  punitions  graves  On  n'a  plus  fait  qu'en 
rire  quand  Beaumarchais  a  déclaré  que  sa  lettre  était  adressée  à  mon- 
sieur le  président  du  Paty.  Il  y  a  loin  de  1785  à  1822  !  Nous  ne  compre- 
nons plus  ces  sentiments.  Et  l'on  veut  que  la  même  tragédie  qui  tou- 
chait ces  gens-là  «oit  bonne  pour  nous! 


DE   L'AMOUR.  loi 

bien  ces  habitudes,  qui,  à  la  vérité,  perdent  tous  les  jouis  «le 
leur  force,  mais  dont  les  Français  ont  encore  pour  un  siècle,  fa- 
vorisent les  grandes  passions. 

Je  crois  voir  un  homme  qui  se  jette  par  la  fenê'rc,  mai-  qui 
cherche  pourtant  à  avoir  une  position  gracieuse  en  arrivant  sur 
le  pavé. 

L'homme  passionné  est  comme  lui  et  non  comme  un  autre, 
source  de  ton-  les  ridicules  en  France;  et  de  plus  il  offense  les 
autres,  ce  qui  donne  des  ailes  au  ridicule. 


CHAPITRE  XLIII. 


DE    L  ITALIE. 


Le  bonheur  de  l'Italie  est  d'être  laissée  à  l'inspiration  du  mo- 
ment, bonheur  partagé  jusqu'à  un  certain  point  par  L'Allemagne 
et  l'Angleterre. 

De  plus,  l'Italie  est  un  pays  où  l'utile,  qui  fut  la  vertu  des  ré- 
publiques du  moyen  âge1,  n'a  pas  été  détrôné  par  l'honneur  ou 
la  vertu  arrangée  à  l'usage  des  rois  »,  et  l'honneur  vrai  euvn 

'  G.  Pechio  nelle  sue  vivacissime  lettere  ad  una  bella  giovane  I> 
sopra  la  Spagna  libéra,  laqualcc  un  medio-evo,  non  redidivo,  K 
pre  vivo  dice,  pagina  CO  : 

«  Lo  scopo  degli  Spagnuoli  non  era  la  gloria,  nia  la  mdn»cndenzn.  ^c 
«\[  ^pa^nuoli  non  si  fosscro  battuti  che  per  l'onore,  la  guerra  era  Dnita 
colla  ba°taglia  di  Tudela.  L'onore  è  di  una  natura  bizarra,  macclnato  una 
Mita,  perde  tutta  la  forza  per  agire...  L'csercito  di  linea  spagnuolo  im- 
bevuto  anch'  egli,  dei  pregiudizj  d'ell  onore  (vale  a  dire  falto  Europeo 
moderno)  vinto  che  fosse  si  sbandava  coli  pensiero  che  tulto  coU  onorc 
era  penluto,  etc. 

*  Un  homme  s'honore,  en  1620,  en  disant  sans  cesse,  et  le  plus  ser- 


132  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 

les  voies  à  l'honneur  bête;  il  accoutume  à  se  demander  :  Quelle 
idée  le  voisin  se  fail-il  de  mon  bonheur?  et  le  bonheur  de  sen- 
timent ùe  peut  être  objet  de  vanité,  car  il  est  invisible l.  Pour 
preuve  de  tout  cela,  la  France  est  le  pays  du  monde  où  il  y  a 
le  moins  de  mariages  d'inclination*. 

D'autres  avantages  de  l'Italie,  c'est  le  loisir  profond  sous  un 
ciel  admirable  et  qui  porte  à  être  sensible  à  la  beauté  sous  toutes 
les  formes.  C'est  une  défiance  extrême  et  pourtant  raisonnable 
qui  augmente  l'isolement  et  double  le  charme  de  l'intimité;  c'est 
le  manque  de  la  lecture  des  romans  et  presque  de  toute  lecture 
qui  laisse  encore  plus  à  l'inspiration  du  moment;  c'est  la  pas- 
sion de  la  musique  qui  excite  dans  l'àme  un  mouvement  si  sem- 
blable à  celui  de  l'amour. 

En  France,  vers  1770,  il  n'y  avait  pas  de  méfiance;  au  con- 
traire, il  était  du  bel  usage  de  vivre  et  de  mourir  en  public, 
et  comme  la  duchesse  de  Luxembourg  était  intime  avec  cent 
amis,  il  n'y  avait  pas  non  plus  d'intimité  ou  d'amitié  propre- 
ment dites. 

En  Italie,  comme  avoir  une  passion  n'est  pas  un  avantage  très- 
rare,  ce  n'est  pas  un  ridicule  3,  et  l'on  entend  citer  tout  haut 


vilement  qu'il  peut:  Le  roi  mon  maitre  (voir  les  mémoires  de  Noaillcs,  de 
Torcy  et  de  tous  les  ambassadeurs  de  Louis  XIV);  c'est  tout  simple  : 
par  ce  tour  de  phrase,  il  proclame  le  rang  qu'il  occupe  parmi  les  sujets. 
Ce  rang  qu'il  tient  du  roi  remplace,  dans  l'attention  et  dans  l'estime  de 
ces  hommes,  le  rang  qu'il  tenait  dans  la  Rome  antique  de  l'opinion  de 
ses  concitoyens  qui  l'avaient  vu  combattre  à  Trasimène  et  parler  au  Fo- 
rum. On  bat  en  brèche  la  monarchie  absolue  en  ruinant  la  vanité  et 
ses  ouvrages  avancés  qu'elle  appelle  les  convenances.  La  dispute  entre 
Shakspeare  ^l  Racine  n'est  qu'une  des  formes  de  la  dispute  entre 
Louis  XIV  et  la  Charte. 

1  On  ne  peut  L'évaluer  que  sur  les  actions  non  réfléchies. 
*  Miss  O'Neil,  Mrs  Coûts,  et  la  plupart  des  grandes  actrices  anglaises 
quittent  le  théâtre  pour  se  marier  richement. 

1  On  passe  la  galanterie  aux  femmes,  mais  l'arnowr  leu?  donne  du  ri- 
dicule, écrivait  le  judicieux  abbé  Girard,  à  Pari?.-  m  1740. 


DE  L'AMOUR.  I3Z 

d.ms  les  salons  des  maximes  générales  sur  l'amour.  Le  p 
connaît  les  symptômes  et  les  périodes  de  celle  maladie  el  s'en 
occupe  beaucoup.  Oadità  un  homme  quitte  :  «  Vous  alW.  être 
au  désespoir  pendant  six  mois;  mais  ensuite  vous  guérirez 
comme  un  tel,  un  tel,  etc.  » 

En  Italie,  les  jugements  du  public  sont  les  très-humbles 
viteurs  des  passions.  Le  plai  ir  réel  y  exerce  le  pouvoir  qui  ail- 
leurs est  aux  mains  delà  société;  c'est  tout  simple,  la  société  ne 
donnant  presque  point  de  plaisirs  à  un  peuple  qui  n'a  pas  le 
temps  d'avoir  de  la  vanité,  et  qui  veut  se  faire  oublier  du  |  a- 
cha,  elle  n'a  que  peu  d'autorité.  Les  ennuyés  blàmeni  bien  les 
passionnés,  mais  on  se  moque  d'eux.  Au  midi  des  Alpes,  la  so- 
ciété est  un  despote  qui  manque  de  cachots. 

A  Paris,  comme  l'honneur  commande  de  défendre  Cépée  à  la 
main,  ou  par  de  bons  mots  si  l'on  peut,  toutes  les  aven 
tout  grand  inlérêi  avoué,  il  est  bien  plus  commode  de  se  réfu- 
gier dans  l'ironie.  Plusieurs  jeunes  gens  ont  pris  un  autre  parti, 
c'est  de  se  faire  de  l'école  de  J.-J.  Rousseau  et  de  madame  de 
Staël.  Puisque  l'ironie  est  devenue  une  manière  vulgaire,  il  a 
bien  fallu  avoir  du  sentiment.  Un  de  Pezai,  de  nos  jours,  é<  ri- 
vait comme  M.  Darlincourt;  d'ailleurs,  depuis  17S0,  le^  événe- 
ments combattent  en  faveur  de  Vutile  ou  de  la  sensation  indivi- 
duelle  contre  l'honneur  ou  l'empire  de  l'opinion;  le  i  ectacle 
des  chambres  apprend  à  tout. discuter,  même  la  plaisan 
La  nation  devient  séricu-e,  la  galanterie' perd  du  terrain. 

Je  dois  dire,  comme  Français,  que  ce  n'esi  pas  un  petit  nom- 
bre de  fortunes  colossales  qui  fait  la  richesse  d'un  pays,  mai 
la  multiplicité  des  fortunes  médiocres.  Par  tous  pay-  le 
sions  sont  rares,  et  la  galanterie  a  plus  de  grâces  el  de  fi 
el  par  conséquent  plus  de  bonheur  en  France.  Celle  grande  na- 
tion, la  première  de  l'univers  l,  se  trouve  pour  "amour  ce 

1  Je  n'en  veux  pour  preuve  que  Yenvie  .  Voir  VEdinburrjh-Ileview  d» 
1821;  voir  les  journaux  liltcraires  allemands  et  italiens,  et  le  Scimia- 
tigre  d'Alfieri. 


134  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

qu'elle  est  pour  les  talents  de  l'esprit.  En  1 S "2 2 ,  nous  n'a 

ment  ni  Moore,  ni  Walter  Scott,  ni  Crabbe,  ni  Byrou,  ni 
Jlonti,  ni  Pellico;  mais  il  y  a  chez  nous  plus  de  gens  il'. 
éclaires,  agréables  ei  au  niveau  des  lumières  du  siècle 
Angleterre  ou  en  Italie.  C'est  pour  cela  que  les  discussio 
notre  chambre  des  députés,  en  1822,  sont  si  supérieure-  à  cel 
les  du  parlement  d'Angleterre,  et  que  quand  un  libéral  d'An- 
gleterre vient  en  France,  nous  sommes  tout  surpris  de  lui 
trouver  plusieurs  opinions  gothiques. 

Un  artiste  romain  écrivait  de  Paris  : 

«  Je  me  déplais  infiniment  ici;  je  crois  que  c'est  parte  que  je 
n'ai  pas  le  loisir  d'aimer  à  mon  gré.  Ici,  la  sensibilité  se  dé- 
pense  goutte  à  goutte  à  mesure  qu'elle  reforme,  et  de  manière, 
;  i:  moins  pour  moi.  à  fatiguer  la  source.  A  Rome,  par  le  peu 
il  intérêt  des  événements  de  chaque  jour,  par  le  sommeil  de  !a 
vie  extérieure,  la  semibilité  s'amoncèle  au  profit  des  passions.  » 


CHAPITRE   XLIY. 


Ce  n'est  qu'à  Rome  l,  qu'une  femme  honnête  et  à  carros-e 
Vient  dire  avec  effusion  à  une  autre  femme,  sa  simple  connais- 
sance, comme  je  l'ai  vu  ce  malin  :  «Ah!  ma  chère  amie, 
ne  fais  pas  l'amour  avec  Fabio  Vittelcschi;  il  vaudrait  mieux 
pour  loi  prendre  de  l'amour  pour  un  assassin  de  grands  ehe- 
mins.  Avec  son  air  dor-x  et  mesuré,  il  est  capable  de  te  per- 
cer le  cœur  d'un  poignard,  et  de  te  dire  avec  un  sourire  aimable 

*  50  septembre  1S19* 


DE  L'AMOUR, 
en  te  le  plongeant  dans  la  poitrine  :  Ma  il  ie 

fait  mal?  »  El  cola  se  passait  en  présence  d'uni  une 

de  quinze  ans,  iille  de  la  dame  qui  recevait  l'ai 
al  rte. 

Si  l'homme  du  Nord  a  le  malheur  d  !  n'être  |  d'a- 

bord par  le  naturel  de  celte  amabilité  du  Midi   qui  nfesl  q 
développement  simple  d'une  nature  grandi  «e,  fa\<  t 
doubl  ■  abse  «e  du  bon  ton  et  de  toute  aouveaulé  ioti 
en  un  an  d;;  séjour  les  femmes  de  tous  les  aoti  -  pays  lui  de- 
viennent  insupportables. 

11  voit  les  Françaises  avec  leurs  petites  -  >im.i- 

bles,  séduisantes  les  trois  premier- jours,  nais  ennuyé* 
quatrième,  jour  fatal,  où  l'on  découvre  que  toute  i 
étudiées  d'avance  cl  apprises  par  cœur  sonl  éternellemi 
mêmes  tous  les  jours  ei.pour  tous. 

11  voil  les  AT  -i  naïur  U 

vrant  avec  tant  d'empressement  à  leur  imaginai 
vent  à  înonir.T,  avec  tout  leur  naturel,  qu'un  Pond  de  stérilité, 
d'insipidité  el  «le  tendresse  de  la  bibliothèque  bleue.  La  ! 
du  comte  Almaviva  semble  faite  en  Alterna 
tout  étonné;  un  beau  soir,  de  trouver  i  à  l'on  allait 

cherches  le  bonheur.  » 

A  Rome,  l'étranger  ne  doit  pas  oublier  que  >i  rien 
nuyeux  dan-,  les  pays  où  tout  est  naturel,  le  mi 
mauvais  qu'ailleurs.  Pour  ne  parler  nue  d 
paraître  ici,  dans  la  société,  une  espe 
client  ailleurs.  Ce  sont  des  gei 
v  .ivantset  lâche.-.  Un  mauvais  sort  les  a  jetés  aw  i 
à  titre  quelconque;  amoureux  fous  par  exemple,  ils  b 

t  Outre  que  l'auteur  avait 
très-peu  vécu. 
•        Heu  !  ma'.e  num 

Jam  Icncr  issuevit  mu 

I     IT. 


136  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

jusqu'à  la  lie  le  malheur  de  la  voir  préfe'rer  un  rival.  Ils  sont  là 
pour  contrecarrer  cet  amant  fortuné.  Rien  ne  leur  échappe,  et 
tout  le  monde  voit  que  rien  ne  leur  échappe  ;  mais  ils  n'en  con- 
tinuent pas  moins,  en  dépit  de  tout  sentiment  d'honneur,  à 
vexer  la  femme,  son  amant  et  eux-mêmes,  et  personne  ne  les 
hlàme,  far  ils  font  ce  qui  leur  fait  plaisir.  Un  soir,  l'amant, 
poussé  à  bout,  leur  donne  des  coups  de  pied  au  cul;  le  lende- 
main ils  lui  en  font  bien  des  excuses  et  recommencent  à  scier 
constamment  et  imperturbablement  la  femme,  l'amant  et  eux- 
mêmes.  On  frémit  quand  on  songe  à  la  quantité  de  malheur  que 
ces  âmes  basses  ont  à  dévorer  chaque  jour,  et  il  ne  leur  manque 
sans  doute  qu'un  grain  de  lâcheté  de  moins  pour  être  empoi- 
sonneurs. 

e  n'est  aussi  qu'en  Italie  qu'on  voit  de  jeunes  élégants  mil- 
lionnaires entretenir  magnifiquement  des  danseuses  du  grand 
théâtre,  au  vu  et  au  su  de  toute  une  ville,  moyennant  trente 

sous  par  jour  l.  Les  frères ,  beaux  jeunes  gens  toujours  à  la 

chasse,  toujours  à  cheval,  iont  jaloux  d'un  étranger.  Au  lieu 
d'aller  à  lui  et.  de  leur  conter  leurs  griefs,  ils  répandent  sourde- 
ment dans  le  public  des  bruits  défavorables  à  ce  pauvre  étran- 
ger. En  France,  l'opinion  forcerait  ces  gens  à  prouver  leur  dire 
ou  à  rendre  raison  à  l'étranger.  Ici  l'opinion  publique  et  le  mé- 
pris ne  signifient  rien.  La  richesse  est  toujours  sûre  d'être  bien 
reçue  partout.  Un  millionnaire  déshonoré  et  chassé  de  partout  à 
Paris  peut  aller  en  toute  sûreté  à  Rome;  il  y  sera  considéré  juste 
au  prorata  de  ses  écus. 

1  Voir  dans  les  mœurs  du  siècle  de  Louis  XV  l'honneur  et  l'aristocra- 
tie combler  de  profusions  les  demoiselles  Dutlié,  la  Guerre  et  autres. 
Quatre-vin^t  ou  cent  mille  francs  par  an  n'avaient  rien  d'extraordi- 
naire :  un  homme  du  grand  monde  se  fût  avili  à  moins. 


DE    l'A 


CHAPITRE   XLV 

DE   i/ANClETl  ;  RE. 

J*ai  beaucoup  vécu  ces  temps  derniers  avec  les  danseuses  du 
théàîre  Del  Sol.  à  Valence.  L'on  m'assure  que  plusieurs  sonl 
fort  cbasles;  c'csi  que  leur  métier  est  trop  fatigant.  Viganô 
leur  fait  répéter  son  ballet  de  la  Juive  de  Tolède  tous  les  jours, 
tie  dix  heures  du  malin  à  quatre,  et  de  minuit  à  trois  heures 
du  matin  ;  outre  cela,  il  faut  qu'elles  dansent  chaque  soir  dans 
les  deux  ballets. 

Cela  me  rappelle  Rousseau  qui  prescrit  de  faire  beaucoup 
marcher  Emile.  Je  pensais  ce  soir,  à  minuit,  en  me  promenant 
au  frais  sur  le  bord  de  la  mer,  avec  les  petites  dan  i  uses,  d'a- 
bord que  cette  volupté  surhumaine  de  la  fraîcheur  de  la  brise 
de  mer  sous  le  ciel  de  Valence,  en  présence  de  ces  étoiles  res- 
plendissantes qui  semblent  tout  près  de  vous,  est  inconnue  à 
nos  tristes  pays  brumeux.  Cela  seul  vaut  les  quatre  cents  lieues 
à  f.  ire,  cela  aussi  empêche  de  penser  à  force  de  sensations.  .le 
pensais  que  la  chasteté  de  mes  petites  danseuses  explique  fort 
bien  la  marche  que  l'orgueil  des  hommes  suit  en  Angleterre 
pour  recréer  doucement  les  mœurs  du  sérail  au  milieu  d'une 
nation  civilisée.  On  voit.commenl  quelques-unes  de  .ces  y 
fdles  d'Angleterre,  d'ailleurs  si  belles  et  d'une  physionomie 
touchante,  (aissent  un  peu  à  désirer  pour  les  idées.  Malgré  la 
liberté,  qui  vient  seulement  d'être  chassée  de  leur  Be,el  l'origina- 
lité admirable  du  caractère  national,  elles  manquent  d'idée  in- 
téressantes et  d'originalité.  Elles  n'ont  souvent  de  remarquable 
que  la  bizarrerie  de  leurs  délicatesses.  C'est  tout  sim]  le,  la  pu- 
deur des  femmes,  en  Angleterre,  c'est  l'orgueil  de  leurs  maris. 
Mais,  quelque  soumise  que  soit  une  esclave,  sa  société  e^t  bi<n- 

8. 


138  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

tôt  à  charge.  De  là,  pour  les  hommes,  la  nécessité  de  s'enivre 
tristement  chaque  soir  l,  au  lieu  de  passer,  comme  en  Italie 
leurs  soirées  avec  leur  maîtresse.  En  Angleterre,  les  gens  riches 
ennuyés  de  leur  maison  et  sous  prétexte  d'un  exercice  néces- 
saire font  quatre  ou  cinq  lieues  tous  les  jours,  comme  silhomme 
était  créé  et  mis  au  monde  pour  trotter.  Ils  usent  ainsi  le 
fluide  nerveux  par  les  jambes  et  non  par  le  cœur.  Après  quoi 
ils  osent  bien  parler  de  délicatesse  féminine,  et  mépriser  i'L's 
pagne  et  l'Italie. 

Rien  de  plus  désoccupé  au  contraire  que  les  jeunes  Italiens  ; 
le  mouvement  qui  leur  ôterail  leur  sensibilité  leur  est  importun. 
Ils  font  de  temps  à  autre  une  promenade  de  demi-Ueue  comme 
remède  pénible  pour  la  santé  ;  quant  aux  femmes,  une  R  miaine 
ne  fait  pas  en  toute  l'année  les  courses  d'une  jeune  miss  en 
une  semaine. 

Il  me  semble  que  l'orgueil  d'un  mari  anglais  exalte  très- 
adroitement  la  vanité  de  sa  pauvre  femme.  Il  lui  persuade  sur- 
tout qu'il  ne  faut  pas  être  vulgaire,  et  les  mères  qui  préparent 
leur,  filles  pour  trouver  des  maris  ont  fort  bien  saisi  cette  idée. 
De  là  la  mode  bien  plus  absurde  et  bien  plus  despotique  dans  la 
raisonnable  Angleterre  qu'au  sein  de  la  France  légère;  c*est 
dans  Bond-streel  qu'a  été  inventé  le  carefully  careless.  En  An- 
gleterre la  mode  est  un  devoir,  à  Paris  c'est  un  plaisir.  La  mode 
élève  un  bien  autre  mur  d'airain  à  Londres  enîre  New-Bond- 
street  et  Fenchurch-street,  qu'à  Paris  entre  la  Chaussée-d".\n- 
tin  et  la  rue  Saint-Martin.  Les  maris  permettent  volontiers 
cette  folie  aristocratique  à  leurs  femmes  en  dédommagement  de 
la  masse  énorme  de  tristesse  qu'ils  leur  imposent.  Je  trouve 
bien  l'image  de  la  société  des  femmes  en  Angleterre,  telle  que 
l'a  faite  le  taciturne  orgueil  des  hommes  dans  les  romans  au- 
trefois célèbres  de  hhss  Burney.  Comme  demander  un  verre 


1  Cet  usage  commence. à  tomber  un  peu  dans  la  très-bonne  compa- 
gnie, qui  se  francise  comme  partout;  mais  je  parle  de  l'immense  généralité. 


DE  L'AMOUR. 

d'eau  quand  on  a  soif  est  vulg  are,  li  ,,  m  y 

no  manquent  pœ  de  se  bisse*  mourir  de  seif.  1'  m-  faù  la  vul- 
garité, Ion  arrive  à  l'affectation  la  plu<  abooa 

Je  compare  la  prudence  d'un  jeune  Anglais  de  vingt-  • 
à  la  profonde  méfiance  du  jeune  Italien  du  1. 1 
L'Italien  y  e.-t  forcé  pour  sa  sûreté,  et  la  d< 
ou  du  moins  l'oublie  dès  qu'il  est  dan-,  l'inliimlc,  tand  - 
c'est  précisément  dans  le  sein  de  la  ^ocict<j  la  pli 
apparence  que  Ton  voit  redoubler  la  prudence  et  la  haut 
jeune  Anglais.  J'ai  entendu  dire  :  «  Depuis  sepl  moisj   ne  M 
lais  pas  du  voyage  à  Brightan.  a  11  s'agissait  d'une  économii 
gée  de  quatrc-vingi>  louis,  et  c'était  un  amant  d 
parlant  d'une  maîtresse,  femme  mariée,  qu'il  adorait;  mais,  dans 
les  transports  de  sa  pa.-Mon.  la  prudence  ne  l'avait  pas  q 
bien  m»ke  encore,  avait-il  eu  l'abaud  m  de  dire  à 
tresse  :  «  Je  n'irai  pas  à  Brightoo,  parce  qs  lit.  » 

remarquez  que  le  son  d  •  Cianone  de  Pellico,  et  de  ceni  au- 
tres, force  L'Italien  à  la  méfiance,  tandis  que  le  jeun  i  An- 
glais n'est  forcé  à  la  prudence  que  i  liililé 
maladive  de  sa  vanité.  Le  Français,  étant  aimable  a\< ■• 
de  tous  les  moments,  dit  tout  à  ce  qu'il  aime.  C'est  une  habi- 
tude; sans  cela  il  manquerait  d'aisance,  et  il  sait  que  sans  ai: 
il  n'y  a  point  de  grâce. 

C'est  avec  peine  et  la  larme  à  l'œil  que  j'ai  osé  é<  i  ire  tout  <  e 
qui  précède;  mais,  puisqu'il  me  semble  que  je  ne  il  itérais  pas 
un  roi,  pourquoi  dirais-je d'un  pays  autre  cliose  que  cequi  m'en 
semble,  et  qui  of  course  peut  i  b  unie  ,  uniquement 

parce  que  ce  pays  a  donné  naissance  à  la  femme  la  plm   i 
ble  que  j'aie  connue  ? 

Ce  serait,  sons  une  autre  firme,  de  1 1  basses  e  monarchique. 
Je  me  contenterai  d'ajouter  qu'au  milieu  de  tout  cel  ensi 
de  mœurs,  parmi  tant  d'Anglai  es  victimes  dan-  îeui 
l'orgueil  des  bommes,  comme  il 
il  sut'lii  d'une  famille  élevée  loin  des  tri  Lettons  desi 


1-40  ŒUVRES   DE   STENDHAL. 

à  reproduire  les  mœurs  du  sérail  pour  donner  des  caralères 
charmants.  Et  que  ce  mot  charmant  est  insignifiant,  malgré  son 
éiymologie,  et  commun  pour  rendre  ce  que  je  voudrais  expri- 
mer !  La  douce  Imogène,  la  tendre  Ophëlie  trouveraient  bien  des 
modèles  vivants  en  Angleterre;  mais  ces  modèles  sont  loin  de 
j-.uir  de  la  haute  vénération  unanimement  accordée  à  la  vérita- 
ble Anglaise  accomplie,  destinée  à  satisfaire  pleinement  à  toutes 
les  convenances  et  à  donner  à  un  mari  toutes  les  jouissances  de 
l'orgueil  aristocratique  le  plus  maladif  et  un  bonheur  à  mourir 
d'ennui  l. 

Dans  les  grandes  enfilades  de  quinze  ou  vingt  pièces  extrême- 
ment fraîches  et  fort  sombres,  où  les  femmes  italiennes  passent 
leur  vie  mollement  couchées  sur  des  divans  fort  bas,  elles  en- 
tendent parler  d'amour  ou  de  musique  six  heures  de  la  journée. 
Le  soir,  au  théâtre,  cachées  dans  leur  loge  pendant  quatre  heu- 
res, elles  entendent  parler  de  musique  ou  d'amour. 

Donc,  outre  le  climat,  la  constitution  de  la  vie  est  aussi  favo- 
rable à  la  musique  et  à  l'amour  en  Espagne  et  en  Italie,  qu'elle 
leur  est  contraire  en  Angleterre. 

Je  ne  blâme  ni  n'approuve,  j'observe. 


CHAPITRE  XLVI. 


SUITE   DE    L  ANGLETERRE. 


J'aime  trop  l'Angleterre  et  je  l'ai  trop  peu  vue  pour  en  parler 
Te  me  sers  des  observations  d'un  ami. 

i  Voir  Uichardson.  Les  mœurs  de  la  famille  des  Ilarlowe,  traduites  en 
manières  modernes,  sont  fréquentes  en  Analcterre  :  leurs  domestiques 
valent  mieux  qu'eux. 


DE   L'AMOUR.  141 

L'état  actuel  de  l'Irlande  (1822)  y  réalise,  pour  la  vîuf 
lois  depuis  deux  siècles1,  cet  état  singulier  de  la  so<  iété 
c  nd  en  ré  olutions  courageuses,  et  si  contraire  à  l'enui       I 
des  gens  qui  déjeunent  gaiement  ensemble  peuvent  se  rencon* 
trer  dans  deux  heures  sur  un  champ  de  bataille  Rien  ne  fait  un 
appel  plus  énergique  et  plus  direct  à  la  disposition  d.  l'âme  la 
plus  favorable  aux  passions  tendres  :  le  naturel.  Bien  n\  ! 
davantage  des  deux  grand?  vices  anglais;  le  cantii  la  bashful- 
ness,  [hypocrisie  de  moralité  et  timidité  orgueilleu 
frante.  [Voir  le  voyage  de  M.  Eustace,  en  Italie.)  Si  ce  voj 
peint  assez  mal  le  pays,  en  revanche  il  donne  une  idée  fart  exacte 
de  son  propre  caractère;  et  ce  caractère,  ail  lui  de 

M.  Beallie,  le  poêle  (vuir  sa  vie  écrite  par  un  ami  intime),  est 
malheureusement  assez  commun  en  Angleterre.  Puur  le  | 
honnête  homme,  malgré-sa  place,  voir  les  lettres  de  l'évêq 
Landaff».] 

On  croirait  l'Irlande  assez  malheur  «une 

elle  l'est  depuis  deux  siècles  par  la  tyrannie  peureuse  1 1  «  ruelle 
de  l'Angleterre  ;  mais  ici  fait  -^on  entrée  d.v.i>  l'état  moral  de 
l'Irlande  un  personnage  terrible  :  le  prêtre... 

Depuis  deux  >ièeles,  l'Irlande  est  à  p<  u  près  au-  i  mal  g< 
née  que  la  Sicile.  Un  parallèle  approfondi  de  ces  deux  Iles,  en  un 
volume  de  oOO  pages,  fâcherait  bien  de  raittombei 

le  ridicule  bien  des  théories  respectée?.. Ce  qui  - 
que  le  plus  heureux  de  ces  deux  pays,  égalemi  ! 
des  fous,  au  seul  profit  du  petit  nombre,  c'esl  1 1 
vernants  lui  ont  au  moins  laissé  Yamour  e(  la  volapté;  il  I 
auraientbien  ravi  au.-?icemme  tout  le  reste;  mai-.  grâ<  e  au  cii  1 


1  Le  jeune  enfant  de  Spencer  brûlé  vit'  en. Irlande. 

1  Réf  lier  autrement  que  par  des  injures  le 
liasse  d'Anglais  présenté  dans  ces  trois  ouviages,  me  '-u0*« 

impossible. 


142  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

il  y  a  peu  en  Sicile  de  ce  mal  moral  appelé  loi  et  gouverne- 
ment1. 

Ce  sont  les  gens  âges  et  les  prêtres  qui  font  et  font  exécuter 
les  lois,  cela  paraît  bien  à  l'espèce  de  jalousie  comique  avec  la- 
quelle la  volupté  est  poursuivie  dans  les  îles  britanniques.  Le 
peuple  y  pourrait  dire  à  ses  gouvernants  comme  Diogène  à 
Alexandre  :  «  Contentez-vous  de  vos  sinécure»  et  laissez-moi, 
du  moins,  mon  soleil s.  » 

A  force  de  lois,  de  règlements,  de  contre-règlements  et  de 
supplices,  le  gouvernement  a  créé  en  Irlande  la  pomme  de 
terre,  et  la  population  de  l'Irlande  surpasse  de  beaucoup  celle 
de  la  Sicile;  c'est-à-dire  l'on  a  fait  venir  quelques  millions  de 
paysans  avilis  et  hébétés,  écrasés  de  travail  et  de  misère,  traî- 
nant pendant  quarante  ou  cinquante  ans  une  vie  malheureuse 
sur  les  marais  de  la  vieille  Erin,  mais  payant  bien  la  dîme.  Voilà 
un  beau  miracle  !  Avec  la  religion  païenne,  ces  pauvres  diables 
auraient  au  moins  joui  d'un  bonheur;  mais  pas  du  tout,  il  faut 
adorer  saint  Patrick. 

En  Irlande  on  ne  voit  guère  que  des  paysans  plus  malheureux 
que  des  sauvages.  Seulement,  au  lieu  d  être  cent  mille  comme 
ils  seraient  dans  l'état  de  nature,  ils  sont  huit  millions 3,  et  font 
vivre  richement  cinq  cents  absentées  à  Londres  et  à  Paris. 


1  J'appelle  mal  moral,  en  1822,  tout  gouvernement  qui  n'a  pas  les 
deux  chambres;  il  n'y  a  d'exception  que  lorsque  le  chef  du  gouverne- 
ment est  grand  par  la  probité,  miracle  qui  se  voit  en  Saxe  et  à  Naples. 

2  Voir  dans  le  procès  de  la  feue  reine  d'Angleterre  une  liste  curieuse 
des  ^airs  avec  les  sommes  qu'eux  et  leurs  familles  reçoivent  de  l'Etat.  Par 
exemple,  lord  Lauderdaleet  sa  famille,  36,000  louis.  Le  demi-pot  de  bière 
nécessaire  à  la  chétive  subsistance  du  plus  pauvre  Anglais  paye  un  sou 
d'impôt  au  profit  dunoble  pair.  Et,  ce  qui  fait  beaucoup  à  notre  objet,  ils 
le  savent  tous  les  deux.  Dès  lors,  ni  le  lord  ni  le  paysan  n'ont  plus  assez  de 
loisir  pour  songer  à  l'amour:  ils  aiguisent  leurs  armes,  l'un  en  public  et 
avec  orgueil,  l'autre  en  secret  et  avec  rage.(L'Yeomanry  et  les  Whiteboys.) 

3  Plunkell  Craig,  Vie  de  Curran. 


DE   L'AMOUR. 

La  sociélé  est  infiuimenl  plus  avancée  en  I  < 
plusieurs  rapports,  le  gouvernement  1 51  boa  (h  ; 
mes,  la  lecture,  pas  d'évêques,  etc.).  Les  passion 
doue  beaucoup  plus  de  développement,  et  nous  pouvi 
li  s  idées  Boira  et  arriver  aux  ridieuics. 

il  est  impossible  de  ne  pas  apercevoir  un  fend  de  mi  1 
eh.  /  les  femmes  écossaises.  Cette  mélancolie  est  surtout 
santé  au  bal,  où  elle  donne  un  singulier  piquant  à  l'ardeui 
l'extrême  empressement  avec  lesquels  elles  sautent  leurs  dan* 
ses  nationales.  Edimbourg  a  un  autre  avan 
soustrait  à  la  vile  omnipotence  de  l'or.  Cette  ville  forme  en  cela, 
aussi  bien  que  pour  la  singulière  et  sauvage  beauté  do  site  an 
contraste  complet  avec  Londres.  Comme  Rome,  la  belle  Edim- 
bourg semble  plutôt  le  .-éjour  de  la  vie  contemplative.  U 
billon  -ans  repos  et  les  intérêts  inquiets  de  la  vie  a<  tlve  anri 
avantage^  et  ses  inconvénients  sont  à  Londres.  Edimboui 
semble  payer  le  tiibut  au  malin  par  un  [»eu  de  dis]  o  itiou  à  la 
pédanterie.  Les  temps  où  .Marie  Stuart  habitait  le.vieu*  1 1 •  •  I >- - 
rood,  et  où  l'on  assassinait  Riccio  dans  ses  bras,  valaient  n 
pour  l'amour,  et  toutes  les  femme-  en  eonvienironl 
où  l'on  discute  si  longuement.  <i  même  en  leur  pré»  ai  e,  mit  b 
préférence  à  accorder  au  système  neptunien  sur  le  vulcanien 

de J'aime  mieux  la  discus^on  sur  le  nouvel  uniforme  donné 

par  le  roi  à  ses  gardes  ou  sur  la  pairie  manquée  désir  B.  Btoom< 
ûeld,  qui  occupait  Londres  lorsque  je  m'y  trouvais,  que  la  di 
cussion  pour  savoir  qui  a  le  mieux  exploré  la  oalore  dgj 

de  Weruer  ou  de 

Je  ne  dirai  rien  du  terrible  dimanche  écossais,  auprès  duq  il 
celui  de  Londres  semble  une  partie  de  plaisir.  Ce  jour  6 
à  honorer  le  ciel  est  la  meilleure  image  de  l'enfer  que  j'aie  ja- 


»  Degré  de  civilisation  du  paysan  Robert  Burns  et  de  M  famille;  duh 

de  paysans  où  l'on  payait  deux  sous  par  séance;  question!  -lu'un  y  Jucu- 
tait.  (Voir  les  Lettres  de  Burns.) 


144  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 

mais  vue  sur  la  terre.  Ne  marchons  pas  si  vite,  disait  un  Ecos- 
sais en  revenant  de  l'église  à  un  Français,  son  ami,  nous  aurions 
l'air  de  nous  promener l. 

Celui  des  trois  pays  où  il  y  a  le  moins  d'hypocrisie  [Cant,  voyez 
le  NewHîonthly-Magazine  de  janvier  1822,  tonnant  contre  Mo- 
zart et  les  Nozze  di  Figaro,  écrit  dans  un  pays  où  l'on  joue  le 
Citizen.  Mais  ce  sont  les  aristocrates  qui,  par  tout  pays,  achè- 
tent et  jugent  un  journal  littéraire  et  la  littérature;  et  depuis 
quatre  ans,  ceux  d'Angleterre  ont  fait  alliance  avec  les  évo- 
ques); celui  des  trois  pays  où  il  y  a,  ce  me  semble,  le  moins  d'hy- 
pocrisie, c'est  l'Irlande  ;  on  y  trouve,  au  contraire,  une  vivacité 
étourdie  et  fort  aimable.  En  Ecosse,  il  y  a  la  stricte  observance 
du  dimanche,  mais  le  lundi  on  danse  avec  une  joie  et  un  aban- 
don inconnus  à  Londres.  Il  y  a  beaucoup  d'amour  dans  la  classe 
des  paysans  en  Ecosse.  La  toute-puissance  de  l'imagination  a 
francisé  ce  pays  au  seizième  siècle. 

Le  terrible  défaut  de  la  société  anglaise,  celui  qui,  en  un  jour 
donné,  crée  une  plus  grande  quantité  de  tristesse  que  la  dette  et 
ses  conséquences,  et  même  que  la  guerre  à  mort  des  riches 
contre  les  pauvres,  c'est  celte  phrase  que  l'on  me  disait  cet  au- 
tomne à  Croydon,  en  présence  de  la  belle  statue  de  l'évêque  : 
Dans  le  monde,  aucun  homme  ne  veut  se  mettre  en  avant,  de 
peur  d'être  déçu  dans  son  attente.  » 

Qu'on  juge  quelles  lois,  sous  le  nom  de  pudeur,  de  tels  hom- 
mes doivent  imposer  à  leurs  femmes  et  à  leurs  maîtresses! 

1  Le  même  fait  en  Amérique.  En  Ecosse,  étalage  des  titres. 


De.  LAMOi.n 


CHAPITRE  KLV11 

DE   l'eSUo.NE. 

L'Andalousie  est  l'un  des  plus  aimables  >cjour-  qui  ' 
se  soù  choisis  sur  la  terre.  J'avais  trois  ou  quatre 
qui  monlraient  de  quelle  manière  mes  idées  sur  les  tr  i 
quatre  actes  de  folie  différents  dont  h  réunion  forme  l 
sont  vraies  en  E-pa^in-  ;  l'on  nie  conseillé  de  1  r  à  Li 

délicatesse  française.  J'ai  eu  beau  prolester  que  j'écrivais  ni 
langii>:  française,  mais  non  pa>  certes  en  littérature  fr,u> 
Dieu  in t  préserve  d'avoir  rien  de  ci  i  imun  avec  l<  -  Lillér 
jourd'hui  ! 

onant  1  Andalousie,  y  ont  '. 
architecture  et  presqui  leurs  mœurs   Pui  qu'il  m'est  imp 
d    •    plei  '.1  s  «1  rnière:  dans  la  langue  de  mad 
je  dirai  du  moins  de  l'architecture  mauresque  que  so    ;  i 
traii  consiste  à  faire  que  chaque  maison  ait  un  petit  jard 
touré  d'un  portique  élégant  et  svelte.  Là,  pendant  les  cfa 
insupportables  de  l'été,  quand,  durant  des  semaines  entières,  I 
thermomètre  de  Réaumur  ne  <1  ieni  à 

degrés,  il  réunie  m>u>  les  portiques  un  déli- 

cieuse. Au  mili(  u  do  p  lit  jardiu,  il  y  a  toujours  un  jet  d'eau 
dont  le  bruit  uniforme  et  voluptueux  es!  le  Beul  qui    : 
cette  retraite  charmante.  Le  bassin  de  marbre  est 
d'une  douzaine  d'oranger^  et  de  lauriers-roses.  Lue  tuile  -, 
en  ferme,  de  tente  recouvre  tout  le  petit  jardin,  el 
géant  contre  les  rayons  du  soleil  et  de  la  lumière,  ai 
néirer  que  les  petites  brises  qui.  sur  le  midi   vii  u     d 
lagues. 

Là  vivent  et  reçoivent  les  cliarmaulc* 


14€  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

marche  si  vive  et  si  légère  ;  une  simple  robe  de  soie  noire  gar- 
nie de  franges  de  la  même  couleur,  et  laissant  apercevoir  ua 
cou-de-pied  charmant,  un  teint  pâle,  des  yeux  où  se  peignent 
toutes  lei  nuances  les  plus  fugitives  des  passions  les  plus  ten- 
dres et  les  plus  ardentes  :  tels  sont  les  êtres  célestes  qu'il  m'est 
défendu  de,  faire  entrer  en  scène. 

Je  regarde  le  peuple  espagnol  comme  le  représentant  vivant 
du  moyen  âge. 

Il  ignore  une  foule  de  petites  vérités  (vanité  puérile  de  ses 
voisins)  ;  mais  il  sait  profondément  les  grandes,  et  a  assez  de 
caractère  et  d'esprit  pour  suivre  leurs  conséquences  jusque 
dans  leurs  effets  les  plus  éloignés.  Le  caractère  espagnol  fait 
une  belle  opposition  avec  l'esprit  français  ;  dur,  brusque,  peu 
élégant,  plein  d'un  orgueil  sauvage,  jamais  occupé  des  autres  : 
c'est  exactement  le  contraste  du  quinzième  siècle  avec  le  dix- 
huitième. 

L'Espagne  m'est  bien  utile  pour  une  comparaison  :  le  seul 
peuple  qui  ait  su  résister  à  Napoléon  me  semble  absolument 
pur  d'honneur  bête,  et  de  ce  qu'il  y  a  de  bête  dans  l'honneur. 

Au  lieu  de  faire  de  belles  ordonnances  militaires,  de  changer 
d'uniforme  tous  les  six  mois  et  de  porter  de  grands  éperons,  il 
a  le  général  no  importa l. 


CHAPITRE  XLVIII. 


I>E   LAMODR    ALLEMAND. 


SI  l'Italien,  toujours  agité  entre  la  haine  el  l'amour,  vit  de 
passions,  et  le  Français  de  vanité,  c'est  d'imagination  que  n- 

'  Voir  les  charmantes  Lettres  de  M.  Pecchio.  L'Italie  est  pleine  Lt, 


DE  L'AMOUR.  |fj 

vent  les  bons  et  simples  descendants  des  anciens  Germai 
poinr  Miiiis  (Ji  s  intérêts  sociaux  les  plus  directs  el  h  -  pli 
cessakes  à  tevr  subsistance,  on  les  voit  avec  étenneme 
lancer  dans  ce  qu'ils  appellent  leur  philosophie;  c'est  m 
pèce  de  folie  douce,  aimable,  et  surtout  sans  Gel.  Je  vais  citer, 
non  pas  tout  à  fait  de  mémoire,  mais  sur  des  cotes  rapides,  uu 
ouvrage  qui,  quoique  fait  dans  un  sens  d'opposition,  m 
bien,  même  par  les  admirations  de  l'auteur,  l'esprit  militaire 
tout  son  excès  :  c'est  le  voyage  en  Au  riche,  par  M.  Ca« 
det-Gassicourt,  en  1809.  Qu'eût  dit  le  noh 
>'il  eût  vu  le  pur  héroïsme  d    lio  conduire  à  cei  exécrable 
me? 

Deux  amis  se  trouvent  ensemble  à  une  batterie  à  1 1  bataille 
de  Talavera  :   l'un  comme   capitaine   commandant,   L'autre 
comme  lieutenant.  Un  boulet  arrive  qui  cnlbnte  le  capi 
«  Bon,  dit  le  lieutenant  tout  joyeux,  voilà  François  niorl  :  c'est 
moi  qui  vais  être  capitaine.  —  i'  tout  à  fait 

ois  en  se  relevant.  11  n'avait  été  qu'étourdi  par  le  boulet. 
menant,  ainsi  que  son  capitaine,  étaient  les  meilleurs 
garçons  du  monde,  point  méchants,  seulement  an  peu  1 
enthousiastes  de  Pemperew  l'ardeur  de  la  i  h  :  âsme 

furieux  que  cet  homme  avait  su  éveiller  en  !<■  décorant  du  nom 
de  gloire  leur  faisaient  oublier  l'humanité. 

Au  milieu  du  spectacle  sévère  donné  pi  i  *  lete  borna 
disputant  aux  parades  de  Schœnbruuu  un  regard  do  maître  et 
un  titre  de  baron,  voicr  comment  l'apothicaire  de  l'empereur 
décrit  l'amour  allemand,  page  188  : 

«  Rien  n'est  plus  complaisant,  pfos  doux,  qu'une  Autri- 
chienne. Chez  elle,  l'amour  est  un  culte,  et,  quand  elle  a'alta- 
Ik  à  un  Fronçais,  elle  l'adore  dans  toute  la  force  du  terme. 

c  II  y  a  des  femmes  légères  et  capricieuses  partout,  ma 


gens  de  cette  force;  mais,  au  lieu  de  se  produire,  us  I  tri»- 

<ju:iles  :  Paese  ddla  vxrtu  sconosciuta- 


.48  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

général  les  Viennoises  sont  fidèles  et  ne  son!  nullement  co- 
quettes; quand  je  dis  qu'elles  sont  fidèles,  c'est  à  l'amant  de 
leur  choix,  car  les  maris  sont  à  Vienne  comme  partout.  » 

7  juin  1809. 

La  plus  belle  personne  de  Vienne  a  agréé  l'hommage  d'un 
ami  à  moi,  M.  M...,  capitaine  attaché  au  quartier  général  de 
l'empereur.  C'est  un  jeune  homme  doux  et  spirituel  ;  maïs  cer- 
tainement sa  taille  ni  sa  figure  n'ont  rien  de  remarquable. 

Depuis  quelques  jours,  sa  jeune  amie  fait  la  plus  vive  sensa- 
tion parmi  nos  brillants  oLiciers  d'état-major,  qui  passent  leur 
vie  à  fureter  tous  les  coins  de  Vienne.  C'est  à  qui  sera  le  plus 
hardi;  toutes  les  ruses  de  guerre  possibles  ont  été  employées; 
la  maison  de  la  belle  a  été  mise  en  état  de  siège  par  les  plus  jo- 
lis et  les  plus  riches.  Les  pages,  les  brillants  colonels,  les  géné- 
Taux  de  la  garde,  les  princes  mêmes,  sont  allés  perdre  leur  temps 
sous  les  fenêlres  de  la  belle,  et  leur  argent  auprès  de  ses  gens. 
Tous  ont  été  éconduits.  Ces  princes  n'étaient  guère  accoutumés 
à  trouver  des  cruelles  à  Paris  ou  à  Milan.  Comme  je  riais  de 
leur  déconvenue  avec  celte  charmante  personne  :  «  Mais,  mon 
Dieu,  me  disait-elle,  est  ce  qu'ils  ne  savent  pas  que  juimi 
M.  M...1  » 

Voilà  un  singulier  propos  et  assurément  fort  indécent. 

Page  290  :  «  Pendant  que  nous  étions  à  Schœnbrunn,  je  re- 
marquai que  deux  jeunes  gens  attachés  à  l'empereur  ne  rece- 
vaient jamais  personne  dans  leur  logement  à  Vienne.  Nous  les 
plaisantions  beaucoup  sur  cette  discrétion.  L'un  d'eux  me  dit 
un  jqur  :  «  Je  n'aurai  pas  de  secret  pour  vous  :  une  jeune 
«  femme  de  la  ville  s'est  donnée  à  moi,  sous  la  condition  qu'elle 
«  ne  quitterait  jamais  mon  appartement,  et  que  je  ne  recevrais 
«  qui  que  ce  soit  sans  sa  permission.  »  Je  fus  curieux,  dit  le 
voyageur,  de  connaître  celte  recluse  volontaire,  et  ma  qualité 
de  médecin  me  donnant  comme  dans  l'Orient  ud  prétexte  hon- 


DE   L'AMOUR  1 40 

nêle,  j'acceptai  un  déjeuner  que  mon  ami  m'offrit.  Je  trouvai 
une  femme  très-éprise,  ayant  le  plu*  grand  soin  du  ménage,  ne 
désirant  nullement  sortir,  quoique  la  saison  invitai  Ma  prome- 
nade, et  d'ailleurs  convaincue  que  son  amant  la  ramènerai!  en 
France. 

«  L'autre  jeune  homme,  qu'on  ne  trouvait  non  plus  jamais  à 
son  logement  en  ville,  me  fit  bientôt  après  une  confidence  p; 
reille.  Je  vis  aussi  sa  belle;  comme  la  première,  elle  était 
blonde,  fort  jolie,  très-bien  faite. 

«  L'une,  âgée  de  dix-huit  ans,  était  la  fille  d'un  tapissier  fort 
à  son  aise;  l'autre,  qni  avait  environ  vingt-quatre  ans,  était  la 
femme  d'un  officier  autrichien  qui  faisait  la  Campagne  à  l'i 
de  l'archiduc  Jean.  Cette  dernière  poussa  l'amour  iu  qi 
qui  nous  semblerait  de  l'héroïsme  en  pays  de  vanité.  Non-seu- 
lement son  ami  lui  fut  infidèle,  mais  il  se  trouva  dans  I    i 
lui  faire  les  av<  u\  le>  plus  scabreux.  Elle  le  soigna  avec  uu  dé- 
vouement parfait,  et,  s'atlachanl  par  la  gravité  de  la  malad     de 
son  amant,  qui  bientôt  fui  en  péril,  elle  ne  l'en  chérit  pi  u 
que  davantage. 

«  On  sent  qu'étranger  et  vainqueur,  et  toute  la  haute  société 
de  Vienne  s'étant  retirée  à  notre  approche  dans  ses  terres  de 
Hongrie,  je  n'ai  pu  observer  l'amour  dans  les  hautes  clas 
mais  j'en  ai  vu  assez  pour  me  convaincre  que  ce  n'est  pas  de 
l'amour  comme  à  Paris. 

«  Ce  sentiment  est  regaidé  par  les  Allemands  comme  une 
vertu,  comme  une  émanation  de  la  Divinité,  comritè  quelque 
chose  de  mystique.  Il  n'est  pas  vif,  impétueux,  jaloux,  tyranni- 
que,  comme  dans  le  cœur  d'une  Italienne:  il  i  si  profond 
ressemble  à  l'illuminisme  ;  il  y  a  mille  lieues  de  là  à  1' 
terre. 

«  Il  y  a  quelques  années.,  uu  tailleur  deLeipsick,  dans  i 
ces  de  jalousie,  attendit  son-rival  dans  le  jardin  public,  et  1 
poignarda.  On  le  condamna  à  perdre  la  tête.  Les  moralistes  de 
la  ville,  fidèles  à  la  bonté  et  à  la  facilité  d'émotion  des  Aile- 


150  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 

mands  (faisant  faiblesse  de  caractère),  discutèrent  le  jugeniem, 
le  trouvèrent  sévère,  et,  établissant  une  comparaison  entre  le 
tailleur  et  Orosmane,  apitoyèrent  &«ir  son  sort.  On  ne  put  ce- 
pendant faire  réformer  l'arrêt.  Mais  le  jour  de  l'exécution  toutes 
les  jeunes  filles  de  Leipsick,  vêtues  de  blanc,  se  réunirent  et  ac- 
compagnèrent le  tailleur  à  l'échafaud  en  jetant  des  fleurs  sur  sa 
route. 

«  Personne  ne  trouva  cette  cérémonie  singulière  ;  cependant, 
dans  un  pays  qui  croit  être  raisonneur,  on  pouvait  dire  qu'elle 
honorait  une  espèce  de  meurtre.  Mais  c'était  une  cérémonie,  et 
tout  ce  qui  est  cérémonie  est  sûr  de  nêtre  jamais  ridicule  en 
Allemagne.  Voyez  les  cérémonies  des  cours  des  petits  princes 
qui  nous  feraient  mourir  de  rire,  et  semblent  fort  imposantes  à 
Meinungen  ou  à  Kcetben.  Ils  voient  dans  les  six  gardes-chasses 
qui  défilent  devant  leur  petit  prince,  garni  de  son  crachat,  les 
soldats  d'ïïermann  marchant  à  la  rencontre  des  légions  de  Varus 

«  Différence  des  Allemands  à  tous  les  autres  peuples  :  ils 
s'exaltent  par  la  méditation,  au  lieu  de  se  calmer.  Seconde 
nuance  :  ils  meurent  d'envie  d'avoir  du  caractère. 

«  Le  séjour  des  cours,  ordinairement  si  favorable  au  dévelop- 
pement de  l'amour,  l'hébète  en  Allemagne.  Vous  n'avez  pas 
d'idée  de  l'océan  de  minuties  incompréhensibles  et  de  petitesses 
qui  forment  ce  qu'on  appelle  une  cour  d'Allemagne1,  même 
celle  des  meilleurs  princes.  (Munich,  1820.) 

«  Quand  nous  arrivions  avec  un  état-major,  dans  une  ville 
d'Allemagne,  au  bout  de  la  première  quinzaine,  les  dames  du 
pays  avaient  fait  leur  choix.  Mais  ce  choix  était  constant;  et  j'ai 
ouï  dire  que  les  Français  étaient  recueil  de  beaucoup  de  vertus 
irréprochables  jusqu'à  eux.  » 

Les  jeunes  Allemands  que  j'ai  rencontrés  à  Gceltinsue  Dresde, 

1  Voir  les  Mémoires  de  la  margrave  de  BareiUh,  et  Vingt  ans  de  séjo*s 
à  Berlin,  par  M.  Thiébaut. 


DE   L'AMOUR.  l.-.i 

Kœnisberg,  etc.,  sont  élevés  au  milieu  ùz  systèmes  prétendus 
philosophiques  crai  ne  sent  qu'une  poésie  obscure  el  mal  écrite, 

mais,  sous  le  rapport  moral,  de  la  plus  liante  et  sainte  subli- 
mité. 11  me  semble  voir  qu'ils  oni  héritéde  leur  moyeu  âge,  o<  d 
le  républicanisme,  la  défiance  et  le  coup  de  poignard,  comme 
les  Italiens,  mais  une  forte  disposition  à  l'enthousiasme  eti  la 

bonne  foi.  C'est  pour  cela  que,  tous  les  dix  ans,  il-  ont  un  nou- 
veau grand  homme  qui  doit  effacer  tous  les  autres.  l Kani .  Sle- 
ding,  Fichle,  etc.,  etc.') 

Luther  fil  jadis  un  appel  puissant  au  sens  moral,  i 
mands  se  battirent  titente  ans  de  suite  pour  obéir  à  kei  i 
science.  Belle  parole  et  bien  respectable,  quelque  absurde  que 
soit  la  croyance;  je  di-  respectable,  même  pour  l'artiste.  Von* 
les  combats  dans  l'âme  de  S...  entre  le  troisième  commande- 
ment de  Dieu  .  Tu  ne  tueras  point,  et  ce  qu'il  intérêt 
de  la  patrie. 

L'on  trouve  de  l'enthousiasme  mystique  pour  les  ' 
l'amour  jusque  dans  Tacite,  -i  toutefois  cet  écrivain  n'a  p 
uniquement  une  satire  de  Rome2. 

L'on  n'a  pas  plutôt  fait  cinq  cents  lieues  en  Allemagne  qu< 
dislingue  dans  ce  peuple  désuni  et  morcelé,  un  fond  d'enthou- 
siasme doux  cl  tendre  plutôt  qu'ardent  et  impoli 

Si  l'on  ne  voyait  pas  bien  clairement  celle  disposition, 
pourrait  relire  trois  ou  quatre  des  romans  d'Auguste  la  Fo 
que  la  jolie  Louise,  reine  de  Prusse,  lit  chanoine  de  Magdch 
eu  récompense  d'avoir  si  bien  peint  la  vie  paisible  ... 


»  Voir  en  1821  leur  enthousiasme  pour  h  tragédie  dn  Triomptt  i»  la 
oroix,  qui  l'ait  oublier  Svillauvu TeU. 

2  J'ai  eu  le  bonheur  de  rencontrer  un  liomme  de  l'esprit  le  plus  rif  el 
en  même  temps  savant  comme  dix  Bavants  allemand 
qu'il  a  découvert  en  termes  clairs  et  mais  M.  F..  ..  in 

nous  verrons  le  moyen  âge  sortir  brillant  de  lumière  à  dos  veux,  et  noua 
fuimerons. 

»  Titre  d'un  des  romans  d'Au-u  te  la  Funtaine.  La  Vie  piuibie,  juin. 


\Û2  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

Je  vois  une  nouvelle  preuve  de  cette  disposition  commune  aux 
Allemands  dans  le  code  autrichien,  qui  exige  l'aveu  du  cou- 
pable pour  la  punition  de  presque  tous  les  crimes.  Ce  code,  cal- 
culé pour  un  peuple  où  les  crimes  sont  rares,  elpluibi  un  accès 
de  folie  chez  un  être  faible  que  la  suite  d'un  intérêt  courageux, 
raisonné,  et  en  guerre  constante  avec  la  société,  est  précisé- 
ment le  contraire  de  ce  qu'il  faut  à  l'Italie,  où  l'on  cherche  à 
l'implanter  ;  mais  c'est  une  erreur  d'honnêtes  gens. 

J'ai  vu  les  juges  allemands  en  Italie  se  désespérer  des  sen- 
tences de  mort,  ou  l'équivalent,  les  fers  durs,  qu'ils  étaient obli» 
gés  de  prononcer  sans  l'aveu  des  coupables. 


CHAPITRE   XLIX. 

UNE    JOURKÉb  A    FLORENCE. 

Florence,  12  lévrier  1819. 

Ce  soir  j'ai  trouvé  dans  une  loge  un  homme  qui  avait  quel- 
que chose  à  solliciter  auprès  d'un  magistrat  de  cinquante  ans. 
Sa  première  demande  a  été  :  «  Quelle  est  sa  maîtresse?  CM  au- 
vicina  adesso?  »  Ici  toutes  ces  affaires  sont  de  la  dernière  publi- 
cité, elles  ont  leurs  lois,  il  y  a  la  manière  approuvée  de  se 
conduire,  qui  est  basée  sur  la  justice,  sans  presque  rien  de  con- 
ventionnel ,  autrement  on  est  un  porco. 

«  Qu'y  a-t-il  de  nouveau?  »  demandait  hier  un  de  mes  amis, 
arrivant  de  Volterre.  Après  un  mot  de  gémissement  énergique 
sur  Napoléon  et  les  Anglais,  on  ajoute  avec  le  ton  du  plus  vif  inîé- 

grand  trait  des  mœurs  Allemandes,  c'est  le  far  nienle  de  l'Italie»,  c'est 
la  critique  physiologique  du  droski  russe  ou  du  horseback  anglais. 


DE  L'AMOUR.  1".3 

rêt  :  «  La  Vitteleschi  a  changé  d'amant  :  ce  pauvre  Ghera  d 
se  désespère.  —  Qui  a-t-elle  pris?  —  Monlegalli,  ce  bel  ol 
ï  moustaches,  qui  avait  la  priucipessa  Colona;  voyer-li  là  b 
m  parterre,  cloué  sous  sa  loge;  il  est  là  louic  la  soirée,  cai  le 
nari  ne  veut  pas  le  voira  la  maison,  et  vous  api  ri  evea  i  rè  >l 
a  porte  le  pauvre  Gberardesca  se  promenant  Iristemeol  et 
comptant  de  loin  les  regards  que  son  infidèle  lame  a  son  BUC- 
cesseur.  Il  est  très-ehanigé,  et  dans  II'  dernier  désespoir;  c'e  t 
en  vain  que  ses  amis  veulent  l'envoyer  à  Paris  et  a  Londres  il 
se  sent  mourir,  dit-il,-  seulement  à  l'idée  de  quitter  II  r.  i 

Chaque  année  il  y  a  vingt  désespoirs  pareils  dans  la  baul 
ciété.j'en  ai  vu  durer  trois  ou  quatre  ans.  Ces  pauvres  d 
sont  sans  nulle  vergogne,  et  prennent  pour  confidents  tou  e  la 
terre.  Au  reste,  il  y  a  peu  de  société  ici,  et  encore  quan 
aime,  on  n'y  va  presque  plus.  Il  ne   faut  pas  croire  que  lei 
grandes  passions  et  les  belles  âmes  soient  communes nuDi 
même  en  Italie   seulement  des  cœur-  plu-,  enflât  mé    <  i  moins 
étiolés  par  les  mille  pet-Us  soins  de  la  vanité  y  trouvent  des  plai- 
sirs délicieux,  même  dan-  les  esj  c  es  subalternes  d'am<  m  •  y 
ai  vu  l'amour-capricc,  par  exemple,  causer  îles  transports  et 
des  moments  d'ivrc>-e,  que  la  passion  la  pins  ép(  rdue  n'a  jamais 
amenés  sous  le  méridien  de  Pari.-,1. 

Je  remarquais  ce  soir  qu'il  y  a  des  noms  pri  pre    en 
pour  mille  circonstances  particulières  de  l'amour,  qui,  en  fran- 
çais, exigeraient  des  périphrases  à  n'en  plu-  finit  :  par-exemple, 
l'action  de  se  retourner  bit;  qnement,  quand  du  |  i 

lorgne  dans  sa  loge  la  femme  qu'on  veut  av<  ir,  et  que  1 
ou  le  servant  viennent  à  s'approi  hei  du  para)  el  de  la  li 

Voici  les  traits  principaux  du  cara  [  -  uple. 

1°  L'attention  accoutumé  à  être  an  service  le  , 


>  Decs  Taris  qui  a  donné  au  mon. le  Voltaire,  Molière  et  la   t 
mes  distingués  p  r  l'<  -prit:  mais  1  ■  ï  au' 

rait  peu  d  esprit  à  en  pieiidre  de  i  humeur. 

tt. 


154  ŒUVRES  DE   STENDHAL, 

fondes  ne  peut  pas  se  mouvoir  rapidement,  c'est  la  différence 
la  plus  marquante  du  Français  à  l'Italien.  Il  faut  voir  un  Italien 
s'embarquer  dans  une  diligence,  ou  faire  un  payement,  c'est  là 
la  furia  francese  ;  c'est  pour  cela  qu'un  Français  des  plus  vul- 
gaires, pour  peu  qu'il  ne  soit  pas  un  fat  spirituel  à  la  Déma- 
sure, paraît  toujours  un  être  supérieur  à  une  Italienne.  (L'amant 
delà  princesse  D.  à  Rome.) 

2°  Tout  le  monde  fait  l'amour,  et  non  pas  en  cachette  comme 
en  France;  le  mari  est  le  meilleur  ami  de  l'amant  ; 
5°  Personne  ne  lit  ; 

4°  Il  n'y  a  pas  de  société.  Un  homme  ne  compte  pas  pour 
remplir  et  occuper  sa  vie  ses  le  bonheur  qu'il  erre  chaque  jour 
de  deu\  heures  de  conversation  et  de  jeu  de  vanité  dans  telle 
maison.  Le  mot  causerie  ne  se  traduit  pas  en  italien.  L'on  parle 
quand  on  a  quelque  chose  à  dire  pour  le  service  d'une  passion, 
mais  rarement  l'on  parle  pour  bien  parler  et  sur  tous  les  sujets 
venus  ; 
5°  Le  ridicule  n'existe  pas  en  Italie. 
En  France  nous  cherchons  à  imiter  tous  les  deux  le  même 
modèle  et  je  suis  juge  compétent  de  la  manière  dont  vous  le 
copiez  ».  En  Italie  je  ne  sais  pas  si  cette  action  singulière  que 
,e  vois  faire  ne  fait  pas  plaisir  à  celui  qui  la  fait,  et  peut-être  ne 
m'en  ferait  pas  à  moi-même. 

Ce  qui  est  affecté  dans  le  langage  ou  dans  les  manières  à 
Rome  est  de  bon  ton  ou  inintelligible  à  Florence,  qui  en  est  à  cin- 
quante lieues.  On  parle  français  à  Lyon  comme  à  Nantes.  Le 
vénitien,  le  napolitain,  le  génois,  le  piémontais,  sont  des  lan- 
gues presque  entièrement  différentes  A  seulement  parlées  par 
des  gens  qui  sont  convenus  de  n'imprimer  jamais  que  dans  une 
langue  commune,  celle  qu'on  parle  à  Rome.  Rien  n'est  absurde 
comme  une  comédie  dont  la  scène  est  à  Milan  et  dont  les  per- 


»  Celte  habitude  dos  Français,  diminuant  tous  les  jours,  éloignera  de 
nous  les  héros  de  Molière. 


DE   L'A  MO «n. 
sonnages  parlent  romain.  La  langue  italienne,  beaucoup  plus 
faite  pour  être  ehantée  que  parlée,  ne  sera  soutenue  conl 
clarté  française  qui  l'envahit  que  par  la  musiq 

En  Italie  la  crainte  du  pacte»  et  de  ses  r 

Vutite;  il  n'y  a  pas  du  tout  d'honneur  bête  '.  11  »:;i  remplacé 
par  une  sorte  de  petite  haine  d  appelée  petegoli  i 

Enfin  dernier  lin  ridicule,  c'<  un  ennemi  mortel, 

chose  fort  dangereuse  dans  un  pays  où  ta  force  el 
gouvernements  se  bornent  à  asrrai  ttetàpunù     ut  ce 

qui  se  distingue. 

G°  Le  patriotisme  d'ontich 

Cet  orgueil  qui  non  hercher  Feslhne  de 

toyens,  et  à  faire  c  ews,  expulsé  de  toute  n 

prise,  vers  l'an  1550,  pari 

d'iiaiie,  a  donné  naissance  à  on  j  roduil  bi  rb  ire,  i  o  e 
de  Caliban.  à  un  monstre  plein  d    fureur  el  d 
triotisme  iï  antichambre,  comme  disait  M. 

de  Calai,  (le  Soldat  laboureur  de  ce  temps-là).  J'ai  vu  ce 
Ire  bébéu  r 

éirai: 

d.    trouver  des  défauts  dans  I 

ville,  on  lui  dit  fort  bien  et  d'ui 

venir  chez  les  g 

un  a  ot  de  Louis  XIV  sur  \ 

d  dit  :   D-iiostro 
,  Anici;  il-  mettent  sur  U 
phase  contenue  et  pourtant  bien  comique,  à  peu  prè    i 
Miroir  parlant  avec  oaeti  d  de  :  ^  d,; 

M..  filonsigny,  le  musicien  de  I 

Tourne  pas  rire  au  nez  de  cesbraï 
peler  que,  par  suite  des  -, 

i  Toutes  les  Infraction»*  cel 
bourgeoises  en  France.  (Voir  lu  Petit»  Ville,  do  M.  Picard.) 


156  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

par  la  politique  atroce  des  papes  l  chaque  ville  hait  mortelle- 
ment la  cité  voisine,  et  le  nom  des  habitants  de  celle-ci  pa?se 
toujours  dans  la  première  pour  synonyme  de  quelque  grossier  dé- 
faut. Les  papes  ont  su  faire  de  ce  beau  pays  la  patrie  de  la  haine. 

Ce  patriotisme  d'antichambre  est  la  grande  plaie  morale 
de  l'Il  )lie,  typhus  délétère  qui  aura  encore  des  effets  funestes 

longtciips  après  qu'elle  aura  secoué  le  joug  de  ses  petits  p 

ridicules2.  Une  des  formes  de  ce  patriotisme  est  la  haine  inexo- 
rable pour  tout  ce  qui  est  é'ranger.  Ainsi  ils  trouvent  les  Alle- 
mands bêtes,  et  se  mettent  en  colère  quand  on  leur  dit  :  «  Qu'a 
produit  l'Italie  dans  le  dix-huitième  siècle  d'égal  à  Catherine  II 
ou  à  Frédéric  le  Grand?  Où  avez-vous  un  jardin  anglais  compa- 
rable au  moindre  jardin  allemand,  vous  qui  par  votre  climat 
avez  un  véritable  besoin  d'ombre?  » 

7°  Au  contraire  des  Anglais  et  des  Français,  les  Italiens  n'ont 
aucun  préjugé  politique  ;  on  y  sait  par  cœur  le  vers  de  la  Fontaine  : 

Notre  ennemi  c'est  notre  M. 

L'aristocratie,  s'appuyant  sur  les  prêtres  et  sur  les  sociétés  bi- 
bliques, est  pour  eux  un  vieux  tour  de  passe-passe  qui  les  fait 
rire.  En  revanche,  un  Italien  a  besoin  de  trois  mois  de  séjour 
en  France  pour  concevoir  comment  un  marchand  de  draps 
peut  être  ultra. 

8°  Je  mettrais  pour  dernier  trait  de  caractère  l'intolérance 
dans  la  discussion  et  la  colère,  d^s  qu'ils  ne  trouvent  pas  sous 
la  main  un  argument  à  lancer  contre  celui  de  leur  adversaire. 
Alors  on  les  voit  pâlir.  C'est  une  des  formes  de  l'extrême  sensi- 
bilité, mais  ce  n'est  pas  une  de  ses  formes  aimables  ;  par  con- 
séquent, c'est  une  de  celles  que  j'admets  le  plus  volontiers  en 
preuve  de  son  existence. 

J'ai  voulu  voir  l'amour  éternel,  et  après  bien  des  difficultés 

*  Voir  l'excellente  et  curieuse  Histoire  de  l'Église,  ptr  M   de  Polter. 

•  1822. 


DE   l/AMOUR.  in 

j'ai  obtenu  d'être  présente  ce  soir  au  chevalier  C.  ci  I 
resse,  auprès  de  laquelle  il  vit  depuis  cinquante-quatre  ans.  Je 
suis  sorti  attendri  de  la  loge  de  ces  aimable-  vieillar  !- , 
l'arl  d'être  heureux,  art  ignoré  de  tant  de  jeunes  gens. 

11  y  a  deux  moi .  que  j'ai  vu  monsignor  R"*,  duqn  1  j'ai  été 
bien  reçu  parce  ,pie  je  lui  portais  des  Minerves.  Il  élail  à  sa 
maison  de  campagne  avec  madame  D.,  qu'il  awicina,  corni 
dit,  depuis  (ivnle-quatre  ans.  Elle  est  encore  belle,  mai-  il  \  .> 
un  fond  de  mélancolie  dans  ce  ménage,  on  l'attribue  à  la  perte 
d'un  fils  empoisonné  autrefois  parle  mari. 

Ici,  faire  l'amour,  n'est  pas,  comme  à  Paris,  voir  sa  malti 
un  quart  d'heure  toutes  les  semaines,  et,  le  reste  du  temps 
crocher  un  regard  ou  un  serrement  de  main  :  l'amant,  l'heu- 
reux amant,  passe  quatre  ou  cinq  heures  de  chacune  de  ses  j  in- 
nées avec  la  femme  qu'il  aime.  Il  lui  parle  de  ses  ; 
son  jardin  anglais,  de  ses  parties  de  cha  Be,  de  son  ai 
ment,  etc.,  etc.  C'est  l'intimité  la  plus  complète  çt  la  plu 
dre;  il  la  tutoie  eu  présence  du  mari,  et  partout. 

Un  jeune  homme  de  ce  pays,  et  forl  ambitieux,  à  ce  qu'il 
croyait,  anp<  lé  à  mie  grande  place  à  Vienne  (rien  moins  qi 

leur),  n'a  pas  pu  se  faire  à  l'ah  ence.  Il  a  remen  ie  de  1 1 
place  au  bout  de  six  mois,  et  est  revenu  être  heureux  «Lins  la 
loge  de  son  amie. 

Ce  commerce  de  tous  les  instants  sérail  gênanl  en  Franci    où  il 
est  nécessaire  de  porter  dans  le  monde  un 
ci  où  votre  mai  r  dil  l  ri  bien  :     Monsii  ur  un  U  l 

êtes  maussade  ce  soir,  vous  ne  OU  o  Italie  il  oc  s'agit  que 

de  dire  à  la  femme  qu'on  aime  tout  ce  qui  passe  parla  U 
exactement  penser  tout  haut.  M  y  a  on  certain 
l'intimité  et  de  la  franchise  prov  iquanl  la  franchise,  que  l 
peut  aitrapper  que  par  là.  Mais  il  y  a  un  grand  inconvd  i  ut; 
on  trouve  que  faire  l'amour  de  celte  manière  paralyse  tous  tefl 
goûts,  et  rend  insipides  toute-  I, 
Cet  amour-là  est  le  meilleur  remplaçant  de  la  passion. 


158  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Nos  gens  de  Paris  qui  en  sont  encore  à  concevoir  quon 
puisse  être  Persan,  ne  sachant  que  dire,  s'écrieront  que  ces 
mœurs  sont  indécentes.  D'abord  je  ne  suis  qu'historien,  et  puis 
je  me  réserve  de  leur  démontrer  un  jour,  par  lourds  raisonne- 
nements,  qu'en  fait  de  mœurs,  et  pour  le  fond  des  choses,  Pa- 
ris ne  doit  rien  à  Bologne.  Sans  s'en  do  h  ter,  ces  pauvres  gens 
répètent  encore  leur  catéchisme  de  trois  sous. 

12  juillet  1821.  —  A  Bologne  il  n'y  a  point  d'odieux  dans  la 
société.  A  Paris,  le  rôle  de  mari  trompé  est  exécrable  ;  ici  (à 
Bologne)  ce  n'est  rien,  il  n'y  a  pas  de  maris  trompés.  Les  mœurs 
sont  donc  les  mêmes,  il  n'y  a  que  la  haine  de  moins;  le  cava- 
lier servant  de  la  femme  est  toujours  ami  du  mari,  et  cette  ami- 
tié, cimentée  par  des  services  réciproques,  survit  bien  souvent 
à  d'autres  intérêts.  La  plupart  de  ces  amours  durent  cinq  ou  six 
ans,  plusieurs  toujours.  On  se  quitte  enfin  quand  on  ne  trouve 
plus  de  douceur  à  se  tou-t  dire,  et,  passé  le  premier  mois  de  la 
rupture,  il  n'y  a  pas  d'aigreur. 
Janvier  1822.  —  L'ancienne  mode  des  cavaliers  servants, 
:éc  en  Italie  par  Philippe  II  avec  l'orgueil  et  les  mœurs 
espagnoles,  est  entièrement  tombée  dans  les  grandes  villes.  Je 
ne  connais  d'cxcept'.o  )  que  les  Calabres,  où  toujours  le  frère 
aîiié  se  fait  prêtre,  marie  le  cadet  et  s'établit  le  servant  de  sa 
belle-sœur  et  en  même  temps  ramant- 

Napoléon  a  été  le  libertinage  à  la  haute  Italie  et  même  à  ce 
pays-ci  (Xaples). 

Les  mœurs  de  la  génération  actuelle  des  jolies  femmes  foc» 
honte  à  leurs  mères;  elles  sont  plus  favorables  à  l'amour  pas* 
Bioîi.  L'amour  physique  a  beaucoup  perdu  '. 

*  Vers  1780,  la  maxime  était  : 

Molti  averne, 

Un  goderne , 

E  cambiar  spesso. 
fojage  de  Shylock. 


DE  L'AMOUR.  m 


CHAPITliE  L. 


L  AMOUR   àl 

In  gouvernement  libre  esi  mçtrnnrm  m  rai  qui  e   foii  pomt 
de  mal  aux  ritoy*  os,  majsqor,  an  contraire,  leui 
et  la  tranquillité.  Mais  iLy  a  eseore  loin  de  '  i 
que  l'homme  le  lasse  lui-même,  car  ce  serait  une  àm 
■•iére  que  celle  qui  se  tiendrait  parfaitement  h. 'un 
jouirait  de  la  sûre  té  et  de  la  tranquillité.  Noi 
ses  en  Europe,  surtout  en- Italie; 

à  de  gouvernements  qui  i  qu'en 

être  délivré  sciait  1  mblables  en  cela  à 

des  malades  travaillé   par  des  i 
l'Amérique  montre  bien  Le  coud 
quille  fort  bien  de  se 
comme  si  le  destin  voulait  déco 

opine,  ou  plutôt  L'ai 
éléments  de  rhomme,  oe  nous  le  sonu 

tant  u  nx  état  de  I 

ritable  expérience,  nous  soyons 
des  gouvernements  manqu 
manquer  à  eux-mêmes.  0  1  dirait  qu 
se  tarit  chez  tes  gcu-là.  Ils  sont  ji 
et  ils  ne  .-ont  point  heureux. 

L.  B...,  c'est-à-dire  les  ri. lit 
conduite  que  des  esprit- 
poèmes  et  de  chansons,  suffit-elle  poui 
heur  ?  L'effet  me  semble  bien  considérabli 

31.  de  Volney  racontait  que,  se  trouvant  à  table  a  : 
gne,  chez  un  brave  Américain,  homme  à  son  aise  et  ewfwmaé 


160  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

d'enfants  déjà  grands,  il  entre  un  jeune  homme  dans  la  salle  : 
«  Bonjour,  William,  dit  le  père  de  famille  ;  asseyez-vous.  »  Le 
voyageur  demanda  qui  était  ce  jeune  homme  :  «  C'est  le  second 
de  mes  fils.  —  Et  d'où  vient-il?  —  De  Canton.  » 

L'arrivée  d'un  fils  des  bouts  de  l'univers  ne  faisait  pas  plus 
de  sensation. 

Toute  l'attention  semble  employée  aux  arrangements  raison- 
nables de  la  vie,  et  à  prévenir  tous  les  inconvénients  :  arrivés 
enfin  au  moment  de  recueillir  le  fruit  de  tant  de  soins  et  d'un 
si  long  esprit  d'ordre,  il  ne  se  trouve  plus  de  vie  de  reste  pour 
jouir. 

Ot  dirait  que  les  enfants  de  Penn  n'ont  jamais  lu  ce  vers  qui 
semble  leur  histoire  : 

Et  propter  vilam,  vivendi  perdere  causas. 

Les  jeunes  gens  des  deux  sexes,  lorsque  l'hiver  est  venu,,  qui 
comme  en  Russie  est  la  saison  gaie  du  pays,  courent  ensemble 
en  traîneaux  sur  la  neige  le  jour  et  la  nuit,  ils  font  des  courses 
de  quinze  ou  vingt  milles  furt  gaiement  et  sans  personne  pour 
les  surveiller;  et.  il  n'en  résulte  jamais  d'inconvénient. 

Il  y  a  la  gaieté  physique  de  la  jeunesse  qui  passe  bientôt  avec 
la  chaleur  du  sang  et  qui  est  finie  à  vingt-cinq  ans  :  je  ne  vois 
pas  les  passions  qui  font  jouir.  11  y  a  tant  d'habitude  déraison 
aux  États-Unis,  que  la  cristallisation  y  a  été  rendue  impos- 
sible. 

J'admire  ce  bonheur  et  ne  l'envie  pas;  c'est  comme  le  bon- 
heur d'êtres  d'une  espèce  différente  et  inférieure.  J'augure 
beaucoup  mieux  des  Florides  et  de  l'Amérique  méridionale  *. 

1  Voir  les  merars  des  î!es  Àçores  '.  l'amour  de  Dieu  et  l'autre  amour  j 
occupent  tou."  res  instants  La  religion  chrétienne,  interprétée  par  les  jé- 
suites, est  beaucoup  moins  ennemie  de  l'homme,  en  ce  senf,  que  le  pro- 
testantisme anglais;  elle  permet  au  moins  de  danser  le  dimanche;  et  un 
jour  de  pla;sir  sur  sept,  c'est  beaucoup  pour  le  cultivateur,  qui  travaille 
assidûment  les  six  autres. 


DE  L'AMOUR.  1(;i 

Ce  qui  fortifie  ma  conjecture  sur  celle  du  Nord,  c'esl  !<■  man- 
que absolu  d'artistes  et  d'écrivains.  Les  États-Unis  ne  aousoni 

pas  encore  envoyé  une  scène  de  tragédie,  un  tableau  eu  une 
vie  de  Washington. 


CHAPITRE  LI. 

dl;  l'amour  en  Provence  iusqu'a  la  conquête  de  toli. 
en  1528,  par  les  barbares  du  nord. 

L'amour  eut  une  singulière  forme  en  Provence,  depuis  l'an 
1  î 00  jusqu'en  1528.  il  y  avait  une  législation  <■  blie  p 
rapports  des  deux  sexes  en  amour,  aussi  sévère  ej  aussi  exac- 
tement suivie  que  peuvent  l'èire  aujourd'hui  les  loi-  du  potnl 
d'honneur.  Celles  de  l'amour  faisaient  d'abord  ab  irai  i  a  com- 
plète des  droits  sacrés  des  maris.  Elles  ne  su]  po  ienl  aucune 
hypocrisie.  Ces  lois,  prenant  la  nature  humaine  telle  qu'elle 
devaient  produire  beaucoup  de  bonheur. 

Il  y  avait  la  manière  officielle  de  se  dé<  1  rer  amoureux  •! 
femme,  et  celle  d'être  agréé  pai  elle  en  qualité  d'amant. 
tant  de  m:>is  de  cour  d'une  cerl  line  façon,  <>n  obtenait  de  lui 
baiser  la  main.  La  société,  jenm  e  plaisait  'i 

maliiés  et  les  cérémonies  qui  alors  montraient  la  civilisation,  et 
qui  aujourd'hui  feraient  mourir  d'ennui.  Le  m éme  carai  ère  e 
retrouve  dans  la  langue  des  Provençaux,  dans  la  difficulté  el  l'en- 
trelacement de  leurs  rimes,  dans  leur-  mot-  ma  culins  el 
nins  pour  exprimer  le  même  objei .  enfin  dans  le  nombre  infini 
de  leurs  poêles.  Tout  ce  qui  e-t  forme  dans  la  so<  iélé,  el  q 
jourd'hui  est  si  insipide,  avait  alors  tonte  la  fraicheurel  la  sa- 
veur de  la  nouveauté. 


162  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

Après  avoir  baisé  la  main  d'une  femme,  on  s'avançait  de  grade 
en  grade  à  force  de  mérite  et  sans  passe-droits.  Il  faut  bien  re- 
marquer que  si  les  maris  étaient  toujours  bois  de  la  que-lion, 
d'un  autre  côlé  l'avancement  officiel  des  amanis  s'arrêtait  à  ce 
que  nous  appellerions  les  douceurs  de  l'amitié  la  plus  tendre  en- 
tre personnes  de  sexes  différents1.  Mais  après  plusieurs  mois 
ou  plusieurs  années  d'épreuve,  une  femme  étant  parfaitement 
sûre  du  caractère  et  de  la  discrétion  d'un  homme,  cet  homme, 
ayant  avec  elle  touies  les  apparences  et  toutes  les  facilités  que 
donne  l'amité  la  plus  tendre,  cette  amitié  devait  donner  à  la  venu 
de  bien  fortes  alarmes. 

J'ai  parlé  de  passe-droits,  c'est  qu'une  femme  pouvait  avoir 
plusieurs  amanis,  mais  un  seul  dans  les  grades  supérieurs.  Il 
semble  que  les  autres  ne  pouvaient  pas  être  avancés  beaucoup 
au  delà  du  degré  ù"  amitié  qui  consistait  à  lui  baiser  la  main  et 
à  la  voir  tous  les  jours.  Tout  ce  qui  nous  reste  de  cette  singu- 
lière civilisation  est  en  vers  et  en  vers  rimes  de  la  manière  la 
plus  baroque  et  la  plus  difficile;  il  ne  faut  pas  s'élonner  si  les 
notions  que  nous  tirons  des  ballades  des  troubadours  sont  va- 
gues et  peu  précises.  On  a  trouvé  jusqu'à  uu  contrai  de  mariage 
en  vers.  Après  la  conquête  eu  1528,  pour  cause  d'hérésie,  les 
papes  prescrivirent  à  plusieurs  reprises  de  brûler  tout  ce  qui 
était  écrit  dans  la  langue  vulgaire.  L'astuce  ilalienne  proclamait 
le  latin,  la  seule  langue  digne  de  gens  si  spirituels.  Ce  serait 
une  mesure  bien  avantageuse  si  l'on  pouvait  la  renouveler  en 
1822. 

Tant  de  publicité  et  d'officiel  dans  l'amour  semblent  au  pre- 
mier aspect  ne  pas  s'accorder  avec  la  vraie  passion.  Si  la  dame 
disait  à  son  servant  :  «  Allez  pour  l'amour  de  moi  visiter  la  tombe 
de  notre  Seigneur  Jésus-Christ  à  Jérusalem;  vous  y  passerez 
trois  ans  et  reviendrez  ensuite  ;  l'amant  parlait  aussilôt  :  hési- 

•  Mémoires  de  la  via  de  CManon,  écrits  par  !ui-mérie.  î.es  coups 
de  canne  au  plafond 


DE  L'AMOUR.  163 

ter  un  instanl  l'aurait  couvert  delà  même  ignominie  qu'aujour- 
d'hui une  faiblesse  sur  le  point  d'honneur.  La 
gens-là  a  une  finesse  extrême  pour  cendre  1»  m 
fugitives  du  sentiment.  Une  autre  marque  que  ec>  mo  n 
iWt  avancées  sur  la  route  de  la  véritable  civilisation    ■ 
peine  sortis  des  horreurs  du  moyen  .  i  féodalité. 

force  était  tout,  amis  voyons  le  se:  e  le  §hk  faible  moins  tyran- 
nisé  qu'il  ne  l'est  légalement  auj>  uni  '  IS  les  pau- 

vres et  faibles  créatures  qui  ont  le  ; 
dont  les  agréments  disparaisse»!  1<  p 

tin  des  hommes  qni  i    "  ni.  Un  e\il  d<  i  l'a- 

lestim .  le  posf  ige  d'une  civilisation  pleine  de  gaieté  au 
et  à  l'ennui  d'un  camp  de  ut  être  pour  tout! 

qu'un  chrétien  exalté 
â   on  amant  nue  femme  tachent 

Il  n'y  a  qu'une  répo  d'ici  :  aucun.'  femm 

Tari?,  qui  se  respecte,  n'a  d'amant.  On  vt.it  qu, 

de  concilier  bieu  plus  aux  fenn. 
se  y  sa  a  '.'■■■      i 

ment  je  suis  loin  d'approuver,  ne  leur  coaseiiUx  el 
venger  avec  l'amour-physique? Nous  avons  e  hypo<  r* 

sieetà  notre  aseétisme  l,  uod  pas  un  home 
l'on  ne  contredit  jamais  mipanémeal  la  sature,  ma  - 
de  bonheur  sur  la  tenc  et  infiniment  moins  d  ia 
renses. 

Un  amant  qui.  après  <Xn  ans  d'intimité,  abandonnai!  M  pau- 
vre maîtresse,  parce  qu'il  s'apercevait  qu'elle  avait  ire    •  -d     \ 
ans.  était  perdu  d'honaeur  dans  l'aimable  Provence; 
d'autre  ressource  que  de  la  seëtude  d  ai 

ire.  Un  l.emnie  non  mak  sinwlemenl  pi 

avait  doue  intérêt  à  ne  pas  jouer  alors  plus  de  passion  qu 
avait. 

1  Principe  ascétique  de  Jérémie  Bcutham- 


Î64  ŒUVRES   DE   STENDHAL. 

Nous  devinons  tout  cela,  car  il  nous  re.4e  bien  peu  de  monu- 
ments d  innant  des  notions  exactes... 

Il  faut  juger  l'ensemble  des  mœurs  d'après  quelques  faits  par- 
ticuliers. Vous  connaissez  l'anecdote  de  ce  poëie  qui  avait  of- 
fensé  sa  «laine  :  après  deux  ans  de  désespoir,  elle  daigna  enfin 
dre  à  ses  nombreux  messages,  et  lui  fit  dire  que,  s'il  se 
faisait  arracher  un  ongle,  et  qu'il  lui  fil  présenter  cet  ongle  par 
cinquante  chevaliers  amoureux  et  fidèles,  rlle  pourrait  peut- 
êlr<  lui  pardonner.  Le  poète  se  hâta  de  se  soumettre  à  l'opéra- 
tion douloureuse.  Cinquante  chevaliers  bien  venus  de  leurs 
d,  mes  allèrent  présenter  cet  ongle  à  la  belle  offensée  avec  toute 
la  pomrte  possible.  Cela  fil  une  cérémonie  aussi  imposante  que 
rentrée  d'un  des  princes  du  sang  dans  une  des  villes  du 
royaume.  L'amant  couvert  des  livrées  du  repentir  suivait  de 
loin  son  ongle.  La  dame,  après  avoir  vu  s'accomplir  toute  la 
cérémonie,  qui  fut  fort  longue,  daigna  lui  pardonner;  il  fut  ré- 
intégré dans  toutes  les  douceurs  de  son  premier  bonheur.  L'his- 
toire dit  qu'ils  passèrent  ensemble  de  longues  et  heureuses  an- 
nées. Il  est  sûr  que  les  deux  ans  de  malheur  prouvent  une  pas- 
sion véritable  et  l'auraient  fait  naître  quand  elle  n'eût  pas  existé 
avec  cette  force  auparavant. 

Vingt  anecdotes  que  je  pourrais  citer  montrent  partout  une 
galanterie  aimable,  spirituelle  et  conduite  entre  les  deux  sexes 
sur  les  principes  de  la  justice;  je  dis  galanterie,  car  en  tout 
temps  l'amour-passion  est  une  exception  plus  curieuse  que  fré- 
quente, et  Ion  ne  saurait  lui  imposer  de  lois.  En  Provence,  ce 
qu'il  peut  y  avoir  de  calculé  et  de  soumis  à  l'empire  de  la  rai- 
son était  fondé  sur  la  justice  cl  sur  l'égalité  de  droit:,  entre  les 
deux  sexes,  voilà  ce  que  j'admire  surtout  comme  éloignant  le 
malheur  autant  qu'il  est  possible,  ta  contraire,  la  monarchie 
absolue  sous  Louis  XV  était  parvenue  à  mettre  à  la  mode  la  scé- 
lératesse el  la  noirceur  dans  ces  mêmes  rapports1. 

»  H  'aut  avoir  entendu  parler  l'aimable  général  Lacios.  Naples,  1802.  Si 


DE  L'AMOUR. 
Quoique  ccue  jotic  langue  provençale,  si  remplie  de  d< 
les  e  ci  si  tourmentée  parla  rime1,  ne  fût  pas  probable 
ivlle  du  peuple,  les  mœurs  de  la  haute  classe  avaient  passé  aux 
classes  inférieures,  "c  -peu  grossière)  alors  en  Pr<  venci  . 
qu'elles  avaient  beaucoup  d'aisance.  Elles  étaient  dans  l> ■-  pre- 
mières joies  d'un  commer.ee  fort  prospère  el  fort  riche.  Les  ha- 
bitants des  rivcs.de  la  Méditerranée  venaient  dé  s'apercevoir 
(au  neuvième  siède)  que  faire  le  commerce  en  hasardant 

barques  sur  cette  mer  était  moins  pénible  et  presque  au— i 
ant  que  de  détrousser  les  passants  sur  le  grand  chi  min 
,  à  la  suite  de  quelque  petit  seigneur  féodal.  Peu  aprè  .  lei 
nçaux  du  dixième  siècle  virent     h  z  I  Qu'il  y 

avait  des  plaisirs  plus  doux  que  piller,  violer  el  se  b 
11  faut  considérer  la  Méditerranée  comme  le  foyer  de  la  civi- 
m  européenne.  Les  L»  irds  h<  ur<  ux  de  cette  b  lie  mer  -i 
irvorisée  par  le  climat  relaient  encore  par  l'étal  pi 
habitants  et  par  l'absence  de  toute  religion  ou  légi  1    ionti 
Le  génie  éminemment  gai  des  Provençaux  d  aloi  -  ^  ail  ti 
la  religion  chrétienne  sans  en  être  ail 

Nous  voyons  une  vive  image  d'un  effet  -    mblabl    delà  même 
cause  dans  les  villes  d'Italie  dont  l'histoire  nous  est  parvenue 
d'une  manière  plus  distincte,  et  qui  d'ailleurs  ont 
heureuses  pour  nous  laisser  le  Dante,  Pétrarque  el  la  peinture. 

Les  Provençaux  ne  nous  ont   pas  légué  un  grand  po< 
comme  la  Divine  Comédie,  dan-  lequel  viennent  se  réQéchii 
toutes  les  particularités  des  mœurs  de  l'époque.  Il-  avaient,  ce 

semble,  moins  de  passion  et  beaucoup  plus  de 
i  is  Italiens.  Ils  tenaient  de  leur-  voisins,  les  Maures  d'Es| 
celle  agréable  manière  de  prendre  la  vie.  L'amour  r 
l'allégresse,  les  fêtes  et  les  plaisirs  dans  les  châteaux  de  l'heu- 
reuse Provence. 

l'on  n'a   pas  eu  es  bonheur,  l'on  peut  ouvrir  la  Vie  pruee  du  on 
dt  Richelieu,  n«uf  volumes  bien  plaisamment  rédigés. 
1  Née  à  ISarbonne;  mélange  de  latin  el  d'ui  ibe. 


166  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

Avez-vous  à  l'Opéra  le  finale  d'un  bel  opéra-comique  de  ïtos» 
sini?  Tout  est  gaieté,  beauté,  magnificence  idéale  sur  la  scène. 
Nous  sommes  à  mille  lieues  des  vilains  côtés  de  la  nature  hu- 
maine. L'opéra  finit,  la  toile  tombe,  les  spectateurs  s'eD  vont, 
le  lus.re  s'élève,  on  éteint  les  quinquets.  L'odeur  de  lampe  mal 
éteinte  remplit  la  salle,  le  rideau  se  relève  à  moitié,  l'on  aper- 
çoit des  polissons  sales  et  mal  vêtus  se  démener  sur  la  scène  ; 
ils  s'y  agitent  d'une  manière  hideuse,  ils  y  tiennent  la  place  des 
jeunes  femmes  qui  la  remplissaient  de  leurs  grâces  il  n'y  a  qu'un 
instant. 

Tel  fut  pour  le  royaume  de  Provence  l'effet  de  la  conquête  de 
Toulouse  par  l'armée  des  croisés.  Au  lieu  d'amour,  de  grâces  et 
de  gaieté,  on  eut  les  Barbares  du  Nord  et  saint  Dominique.  Je 
ne  noircirai  point  ces  pages  du  récit  à  faire  dresser  les  che- 
veux des  horreurs  de  l'inquisition  dans  toute  la  ferveur  de  la 
jeunesse.  Quant  aux  barbares,  c'étaient  nos  pères  ;  ils  tuaient  el 
saccageaient  tout;  ils  détruisaient  pour  le  plaisir  de  détruire  ce 
qu'ils  ne  pouvaient  emporter;  une  rage  sauvage  les  animait 
contre  tout  ce  qui  portait  quelque  trace  de  civilisation,  surtout 
ils  n'entendaient  pas  un  mot  de  cette  belle  langue  du  Midi,  et 
leur  fureur  en  était  redoublée.  Fort  superstitieux,  et  guidés  par 
l'affreux  saint  Dominique,  ils  croyaient  gagner  le  ciel  en  tuant 
des  Provençaux.  Tout  fut  fini  pour  ceux-ci  :  plus  d'amour,  plue 
de  gaieté,  plus  de  poésie;  moins  de  vingt  ans  après  la  conquête 
(1535),  ils  étaient  presque  aussi  barbares  el  aussi  grossiers  que 
les  Français,  que  nos  pères  l. 

D'où  était  tombée  dans  ce  coin  du  monde  cette  charmante 
forme  de  civilisation  qui,  pendant  deux  siècles,  fit  le  bonheur 
des  hautes  classes  de  la  société?  des  Maures  d'Espagne  appa- 
remment. 

1  Voir  rÉtat  de  la  puissance  7iiilitaire  de  la  Russie,  véridiijue  ouvrage 
du  général  sir  Robert  "Wilson. 


DR   L'AMOUR.  1«- 

CIIAPlTRi;   LU. 

U   PROVENCE   AV    DOUZIEME    SliCIB. 

Je  vais  traduire  une  anecdote  des  manuscrits  provençaux;  le 
faii  que  Ton  va  lire  eu!  lieu  vers  l'an  1  I80j  el  1  lii-ioin-  fui 
vers  12501;  l'anecdote  est  assurément  fort  connu 
nuance  des  mœurs  est  <lan^  le  style.  Je  supplie  qu' 
nielle  de  traduire  mot  à  mot  et  sans  chercher  aucunement  l'élé- 
gance du  langage  actuel. 

«  Monseigneur  Raymond  de  Roussillon  fut  un  vaillant  baron 
ainsi  que  le  savez,  et  eut- pour  femme  madon 
plus  belle  femme  que  l'on  connût  en  ce  temps,  h  la  i  l^- 
de  toutes  belles  qualités,  de  toute  valeur  et  de  toute  courtoisie. 
Il  arriva  ainsi  que  Guillaume  deCabstaing,  qui  fut  Gis  d'un  pau- 
vre chevalier  du  château  Cabstaiug,  vint  à  la  cour  de  m 
gneur  Raymond  de  Roussillon,  se  présenta  à  lui  et  lui  demanda 
s'il  lui  plaisait  qu'il-  fût  varlet  de  sa  cour.  Monseigneur  Ray- 
mond, qui  le  vil  beau  et  avenant,  lui  <lit  qu'il  fût  le  bienvenu 

et  qu'il  demeurât  en  sa  cour.  Ainsi  Guillaui lemeura  avec  lui 

et  sut  sigeniement  se  conduire,  que  p  :  inds  l'aimaient  ; 

et  il  sut  tant  se  distinguer,  que  monseigneur  Raymond  voulut 
qu'il  fût  donzel  de  madona  Marguerite,  ^.i  femme;  et  ainsi  lut 
fait.  Adonc  s'efforça  Guillaume  de  valoir  encore  plus  <-t  i 
et  en  faits.  Mais  ainsi,  comme  il  a  coutume  d'avenir  en  amour, 
il  se  trouva  qu'amour  voulut  prendre  madona  Marguerite  et  en- 
flammer sa  pensée.  Tant  lui  plaisait  le  faire  de  Guillaun 
son  dire,  et  son  semblant,  qu'elle  ne  put  se  tenir  un  jour  de  lui 

1  Le  manuscrit  est  à  h  bibliothèque  Laurentiana.    M.   Rayn>-»i 
rapporte  au  tome  V  de  ses  Troubadours,  pige  189.  Il  y  a  plan  un  fau- 
tes dans  son  texte;  il  •  trop  loué  et  trop  peu  connu  les  troubjJour». 


168  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

lire  :  «  Or  ç.i,  dis-moi,  Guillaume,  si  une  femme  te  faisait  sem* 
*  blant  d'amour,  oserais-tu  bien  l'aimer?  »  Guillaume,  qui  s'en 
était  aperçu,  lui  répondit  tout  franchement  :  «  Oui,  bien  ferais- 
«  je,  madame,  pourvu  seulement  que  le  semblant  fût  vérité. 
«  —  Par  saint  Jeau  !  fit  la  dame,  bien  avez  répondu  comme  un 
«  homme  de  valeur;  mais  à  présent  je  le  veux  éprouver  si  tu 
«  pourras  savoir  et  connaître,  en  fait  de  semblants,  quels  sont 
«  de  vérité  et  quels  non.  » 

«  Quand  Guillaume  eut  entendu  ces  paroles,  il  répondit  :  «  Ma 
«  dame,  qu'il  soit  ainsi  comme  il  vous  plaira.  » 

«  11  commença  à  être  pensif,  et  Amour  aussitôt  lui  chercha 
guerre;  et  les  pensers  qu'Amour  envoie  aux  siens  lui  entrèrent 
dans  le  tout  profond  du  cœur,  et  de  là  en  avant  il  fut  des  ser- 
vants d'amour  et  commença  à  trouver  !  de  petits  couplets  ave- 
nants et  gais,  et  des  chansons  à  danser,  et  de^  chansons  de 
thani  "2  plaisant,  par  quoi  il  était  fort  agréé,  et  plus  de  celle 
pour  laquelle  il  chantait.  Or  Amour,  qui  accorde  à  ses  servants 
leur  récompense  quand  il  lui  plaît,  voulut  à  Guillaume  donner 
le  prix  du  sien  ;  et  le  voilà  qui  commence  à  prendre  la  dame 
si  fort  de  pensers  et  de  réflexions  d'amour,  que  ni  jour  ni  nuit 
elle  ne  pouvait  reposer,  songeant  à  la  valeur  et  à  la  prouesse 
qui  en  Guillaume  s'était  si  copieusement  logée  et  mi:  e. 

«  Un  jour,  il  arriva  que  la  dame  prit  Guillaume  et  lui  dit  : 
«  Guillaume,  or  çà,  dis-moi,  t'es-tu  à  cette  heure  aperçu  de 
«  mes  semblants,  s'ils  sont  véritables  ou  mensonger^?  »  Guil- 
laume répond  :  «  Madona,  ainsi  Dieu  me  soit  en  aide,  du  mo- 
«  ment  en  çà  que  j'ai  élé  voire  servant,  il  ne  m'a  pu  entrer  ac 
«  cœur  nulle  pensée  que  vous  ne  fussiez  la  meilleure  qui  onc 
«  naquit  et  la  plus  véritable  et  en  paroles  et  en  semblants.  Cela 
«  je  crois  et  croirai  toute  ma  vie.  »  Et  la  dame  répondit  : 

«  Guillaume,  je  vous  dis  que  si  Dieu  m'aide  que  jà  ne  seres 

'  Faire. 

■  U  inventait  les  airs  al  les  paroles. 


DE  L'AMOUR.  lG:i 

*  \  ar  moi  trompé,  ei  qe<'  vo  pensers  no  seroni  pas  vain  ai 
«  perdus.  »  El  elle  étendit  les  bras  cl  l'embr  mont 

dans  la  chambre  où  il.  étaient  i>\\>  deux  a>>is,  et  ils 
cèrent  leur  druerie  ';  et  il  ne  t..rda  guère  que  les  médisants, 
que  Dieu  ait  en  ire,  se  mirent  à  parler  et  à  diviser  do  teu   amour, 
à  propos  de*  chansons  que  Guillaume  faisait,  disant  q  'il  avait 
mis  son  amour  en  madame  Marguerite,  et  tant  dirent-ils  à  tort 
et  à  travers,  que  la  chose  vint  au\  oreilles  de  m 
biond.  Alors  il  fut  grandement  peiné  et  Fort  grièvement  < 
d'ab  rd  parce  qu'il  lui  fallait  perdre  son  compagnon-éi 
qu'il  aimait  tant,  et  plu-  encore  pour  la  honte  de  sa  femme. 

«  Un  jour,  il  arriva  que  Guillaume  s'en  était  allé  à 
à  l'épervier  avec  un  écuyei  Ray- 

mond lit  demander  où  il  était;  cl  un  valet  lui  répondit  qu'il 
é!  ii  allé  à  l'ép  mer,  et  tel  qui  le  savait  ajouta  ii".'i!  et  ,i;  en  tel 
endroit.  Sur-le-champ.  Raymond  prenddes  arm  el  *e 

fait  amener  son  cheval,  et  prend  tout  seul 
endroit  où  Guillaume  était  allé  :  tant  il  chevaucha  qu'il  le 
trouv  Quand  Guillaume  le  vit  venir,  il  s'en  étonna  beaucoup, 
et  sur-le-champ  il  lui  vint  de  sinistres  pensées,  et  il  s'avança 
à  sa  rencontre  et  lui  dil  :  «  Seigneur,  soyez  le  bien  arrivé.  Com- 
«  ment  êies-voùs  ainsi  seul?  »  Mons<  igneur  Raymond  répondit  : 
a  Guillaume,  c'e.-t  que  je  vais  VOU  cherchant  pour  me.  divertir 
«  ave."  vous.  N'avez-voùs  rien  pris  .'^ —  Je  n'ai  guère  pris, 

;r,  car  je  n'ai  guère  trouvé;  et  qui  peu  trouve-ne  peut 
■  prendre,  comme  dit  le  proverbe.  —  Laisson  la 
i  mai  celte  conversation,  dit  monseigneur  Raymond,  et,  par 
«  la  foi  que  vous  me  devez,  dites-moi  vérité  sut  lou 
«  que  je  vous  vaudrai  demander.  —  Par  Pin!  seigneur,  dil 
«  Guillaume,  si  cela  est  chose  à  'lire,  bien  vous  la  dirai-je.  —  Je 
c  ne  veux  ici  aucune  subtilité  .ainsi  dil  monseigneur  Raymond, 
€  nu  i    vous  me  direz  tout  entièrement  sur  tout  ce  que  je  vous 

*  A  far  ail'  amore. 

l.  1" 


170  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

«  demanderai.  —  Soigneur,  axitant  qu'il  vous  plaira  me  de* 
«  mander,  dit  Guillaume,  autant  vous  dirai-je  la  vérité.  »  Et 
monseigneur  Raymond  demande  :  «  Guillaume,  si  Dieu  et  la 
«  sainie  fu"  vous  vaut,  avez-vous  une  maîtresse  pour  qui 
«  chantiez  ou  pour  laquelle  Amour  vous  élreigne?  »  Guil' 
répond  :  «  Seigneur,  cl  comment  ferais-je  pour  chanter,  si 
«  Amour  ne  me  pressait  pas?  Sachez  !a  vérité,  monseigneur, 
«  qu'Amour  m'a  tout  en  son  pouvoir.  »  Raymond  répond  :  «  Je 
«  veux  bien  le  croire,  qu'autrement  vous  ne  pourriez  pas  si 
«  bien  chanter;  mais  je  veux  savoir  s'il  vous  plaît  qui  est  votre 
a  clame.  —  Ah  1  seigneur,  au  nom  de  Dieu,  dit, Guillaume,  \  z 
«  ce  que  vous  me  demandez.  Vous  savez  trop  bien  qu'il  ne 
a  faut  pas  nommer  sa  dame,  et  que  Bernard  de  Venladour  dit  : 

«  En  ane  chose  ma  raison  me  sert1, 

«  Que  na  joie, 

«  Que  je  ne  lui  en  aie  menli  volontiers. 

a  Car  I  »cti  me, 

a  Mai  -c  d'enfant, 

e  Que  quii  u  traité  en  a 

«  El  i  ivrir  son  cœur  à  un  outre  homme, 

a  A  moins  qu'il  ne  puisse  le  servir  et  l'aider. 

«  Monseigneur  Raymond  répond  :  «  Et  je  vous  donne  ma  foi 
«  que  je  vous  servirai  selon  mon  pouvoir.  »  Raymond  en  dit 
tant,  que  Guillaume  lui  répondit  : 

«  Seigneur,  il  faut  que  vous  sachiez  que  j'aime  la  sœur  de 
«  madame  Marguerite,  votre  femme,  et  que  je  pense  ea  avoir 
«  échange  d'amour.  Maintenant  que  vous  le  savez,  je  vous  prie 
«  de  venir  à  mon  aide  ou  du  moins  de  ne  pas  me  faire  dom- 
«  mage.  —  Prenez  main  et  foi,  fit  Raymond,  car  je  vous  jure  et 
«  vous  engage  que  j'emploierai  pour  vous  tout  mon  pouvoir.  » 
Et  alors  il  lui  donna  sa  foi,  et  quand  il  la  lui  eut  donnée,  Ray- 

*  On  traduit  mot  à  mot  les  vers  provençaux  cités  par  Guillaume. 


DE  L'AMOUR.  171 

mo;)d  lui  dil  :  «  Je  veux  que  nous  allions  à  son  châ    au,  i  .r  | 
«  esl  près  d'ici.  — Et  je  von- en  prie,  lit  Guillaume,  par  Dieu.  » 
Et  ainsi  ils  prirent  leur  chemin  vêts  le  château  deLiet.  Et,  qu  md 
ils  furent  au  château,  ils  furent  bien  accueillis  par  En  '  B 
de  Tarascon,  qui  était  mari  de  madame  Agnès,  ma- 

dame Marguerite,  et  par  madame  Agnès  elle-même.  El  m 
gneur  Raymond  prit  madame  Agnès  par  la  main,  il  la  mena 
dans  la  chambre,  et  ils  s'assirent  sux  le  lit.  Et  m 
moud  dit  :  «  Maintenant,  dites-moi,  l>  li  -i  que 

«  vous  me  devez,  aimez-vous  d'amour?  »  Et  cil''  dit  :  i' Oui, 
t  seigneur.  —  Et  qui.  fit-il.  —  Oh!  cela,  je  ne  vous  le  die 
«  répondit-elle;  et  quels  discours  me  t< 

«  A  la  fin,  tant  la  pria,  qu'elle  dit  qu'elle  aimait  GuiUaui 
Cab  taing,  elle  dit  cela  parce  que  elle  voyait  Guillaume  ni 
pensif,  et  elle  savail  bien  comme  quoi  il  aimait  >a  sœur;  1 1 
elle  craignait  que  Raymond  n'eût  de  mauva  Guil- 

laume.  Une  telle  réponse  causa  une  grande  joie  à  Raymond. 
-  conta  tout  à  >on  mari,  et  le  mari  lui  répondit  qu  elle  avait 
bien  fait,  et  lui  donna  parole  qu'elle-  avait  la  liberté  de  fa  i 
dire  tout  ce  qui  pourrait  sauver  Guillaume.  Agnès  n'y  manqua 
pas.  Elle  appela  Guillaume  dans  sa  chambre  toul  seul,  et  resta 
tant  avec  lui,  que  Raymond  pensa  qu  il  devaii  avoir  eu  d'elle 
plaisir  d'amour;  et  tout  cela  lui  plaisait,  et  il  commei  ■■■  à  pen- 
ser que  ce  que  on  lui  avait  dil  de  lui  M'était  pas  vr  i  -  i  qu'on 
parlait  en  l'air.  Agnès  et  Guillaume  sortir»  ai  de  la  i  hambre,  le 
souper  fut  préparé,  et  ton  souna  en  gi  après 

souper  Agnès  lit  préparer  le  lit  desdeux  proches  de  la  poi 
sa  cliainbre,  et  si  bien  (nient  da  semblant  en    i  mblanl  la  dami 
cl  Guillaume,  que  Baymond  crul  qu'il  coud  elle. 

«  Ei.  le  lendemain  .1-  dmèienl  an  château  avec  gi  ind< 
gressc,  et  après  dîner  ils  parurent  avec  tous  l<  •  boum  urs  d'un 

1  En,  manière'de  parler  parmi  les  Proveii'/iux,  que  nous  tra-luiso»* 
par  le  airt 


172  ŒUVRES   DE   STENDHAL. 

noble  congé  et  vinrent  à  Roussiilon.  Et  aussitôt  que  Raymond  le 
put,  il  se  sépara  de  Guillaume  et  s'en  vint  à  sa  femme,  et  lui 
conta  ce  quil  avait  vu  de  Guillaume  et  de  sa  sœur,  de  quoi  eut 
sa  femme  une  grande  tristesse  toute  la  nuit.  Et  le  lendemain  elle 
fit  appeler  Guillaume,  et  le  reçut  mal,  et  l'appela  faux  ami  et 
traître.  Et  Guillaume  lui  demanda  merci,  comme  homme  qui 
n'avait  faute  aucune  de  ce  dont  elle  l'accusait,  et  lui  conta  tout 
ce  qui  s'était  passé  mot  à  mot.  Et  la  femme  manda  sa  sœur,  et 
par  elle  sut  bien  que  Guillaume  n'avait  pas  tort.  Et  pour  cela 
elle  lui  dit  et  commanda  qu'il  fit  une  chanson  par  laquelle  i! 
montrât  qu'il  n'aimait  aucune  femme  excepté  elle,  et  alors  il  fi: 
la  chanson  qui  dit  : 

«  La  douce  pensée 
«  Qu'amour  souvent  me  donne.  » 

Et  quand  Raymond  de  Roussillon  ouït  la  chanson  que  Guillaume 
avait  faite  pour  sa  femme,  il  le  Gt  venir  pour  lui  parler  assez 
loin  du  château,  et  il  lui  coupa  la  tête,  qu'il  mit  dans  un  carnier  : 
il  lui  tira  le  cœur  du  corps  et  il  le  mit  avec  la  tête.  Il  s'en  alla 
au  château;  il  fil  rôtir  le  cœur  et  apporter  à  table  à  sa  femme, 
et  il  le  lui  fit  manger  sans  qu'elle  le  sût.  Quand  elle  l'eut  mangé, 
Raymond  se  leva  et  dit  à  sa  femme  que  ce  qu'elle  venait  de 
manger  éiait  le  cœur  du  seigneur  Guillaume  ds  Cabstaing,  et 
lui  montra  la  (ète  et  lui  demanda  si  le  cœur  avait  été  bon  à  man- 
ger. Et  elle  entendit  ce  qu'il  disait  et  vit  et  connut  la  tête  du 
seigneur  Guillaume.  Elle  lui  répondit  et  dit  que  le  cœur  avait  été 
si  bon  et  si  savoureux,  que  jamais  autre  manger  ou  autre  boire 
ne  lui  ôterait  de  la  bouche  le  goûf  que  le  cœur  du  seigneur  Guil- 
laume y  avait  laissé.  Et  Raymond  lui  courut  sus  avjc  une  épée. 
Elle  se  prit  à  fuir,  se  jeta  d'un  balcon  en  bas  et  se  cassa  la  lête. 
«  Cela  fut  su  dans  toute  la  Catalogne  et  dans  toutes  les  terres 
du  roi  d'Aragon.  Le  roi  Alphonse  et  tous  les  barons  de  ces  con- 
trées eurent  grande  douleur  et  grande  tristesse  de  la  mort  du  sei- 


DE  L'AMOUR.  173 

gncur  Guillaume  et  de  la  femme  que  Raymond  avait  aussi  laide* 
ment  mise  à  mort.  Ils  lui  firenl  la  guerre  à  feu  el  à  sang.  Le  i"i 
Alphonse  d'Aragon  ayant  pris  le  château  de  Raymond,  il  lii 
placer  Guillaume  et  >a  dame  dans  un  monument  devant  la  , 
de  l'église  d'un  bourg  nomme"  Perpignac.  Tous  les  parfaits 
amants,  toutes  les  parfaites  amantes  prièrent  Dieu  jiour  I  urs 
âmes.  Le  roi  d'Aragon  prit  Raym  ind,  le  Gl  mourir  en  prison  et 
donna  tous  ses  biens  aux  parents  de  Guillaume  et  aux  parents 
delà  femme  qui  mourut  pour  lui.  » 


CHAPITRE  LUI. 


C'est  sous  la  tente  noirâtre  del'Arabe-Bé  «min  qu  il  faut  cher- 
cher le  modèle  ei  la  patrie  du  véritable  amour.  Là,  c  imme  ail- 
leur  ,  la  soli  ude  et  un  beau  climat  oui  f.ii'  naine  la  plus  noble 
des  passions  du  cœur  humain;  celle  qui,  pour  trouver  le  bon- 
besoin  de  l'in  pirer  au  même  degré  qu\  lie  le  sent. 

11  fallait  pour  que  l'amour  parût  loul  ce  qu'il  peut  dire  dans 
le  cœur  de  l'homme,  que  l'égalité  entre  la  n 
amant  lût  établie  autant  que  po  sible.  Eli 
égaUté,  dans  notre  uïsie  Occident  :  nue  femme  quittée  »t  mal- 
heureuse ou  déshonorée.  Sous  la  tente  de  l  Arabe,  la  foi  don- 
née ne  peut  pas  se  violer.  Le  mépris  <-t  la  mort  suivent  immé- 
diatement ce  crime. 

La  générosité  est  si  sacrée  ch<  z  ce  peupl<  qu'il  e-t  permis  «le 
tHïterpour  donner.  D'ailleurs  les  dangers  y  ont  de  tous  l<  ■ 
et  la  vie  s'écouh   toute,  pour  ainsi  dire,  dan    une  ohtude  pas- 
sionnée. Même  réunis,  les  Arabe,  partent  p  u. 


174  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

i'ien  ne  change  chez  l'habitant  du  désert;  tout  y  est  éternel 
e;  immobile.  Les  mœurs  singulières,  dont  je  ne  puis,  par  igno- 
rance, que  donner  une  faible  esquisse,  existaient  probablement 
dès  le  temps  d'Homère l.  Elles  ont  été  décrites  pour  la  première 
fois  vers  l'an  600  de  notre  ère,  deux  siècles  avant  Charlemague. 
On  voit  que  c'est  nous  qui  fûmes  les  barbares  à  l'égard  de 
l'Orient,  quand  nous  allâmes  le  troubler  par  nos  croisades  *. 
Aussi  devons-nous  ce  qu'il  y  a  de  noble  dans  nos  mœurs  à  ces 
croisades  et  aux  Maures  d'Espagne. 

Si  nous  nous  comparons  aux  Arabes,  l'orgueil  de  l'homme 
prosaïque  sourira  de  pitié.  Nos  arts  sont  extrêmement  supé- 
rieurs aux  leurs,  nos  législations  sont  en  apparence  encore 
plus  supérieures  ;  mais  je  doute  que  nous  l'emportions  dans 
l'art  du  bonheur  domestique  :  il  nous  a  toujours  manqué  bonne 
foi  et  simplicité;  dans  les  relations  de  famille,  le  trompeur  est 
le  premier  malheureux.  11  n'y  a  plus  de  sécurité  pour  lui  :  tou- 
jours injuste,  il  a  toujours  peur. 

A  l'origine  des  plus  anciens  monuments  historiques,  nous 
voyons  les  Arabes  divisés  de  toute  antiquité  en  un  grand  nom- 
bre de  tribus  indépendantes,  errant  dans  le  désert,  Suivant  que 
ces  tribus  pouvaient,  avec  plus  ou  moins  de  facilité,  pourvoir 
aux  premiers  besoins  de  l'homme,  elles  avaient  des  mœurs  plus 
ou  moins  élégantes.  La  générosité  était  la  même  partout;  mais, 
suivant  ie  degré  d'opulence  de  La  tribu,  elle  se  montrait  par  le 
i  i  du  quartier  de  chevreau  nécessaire  à  la  vie  physique,  ou 
par  celui'de  cent  chameaux,  don  provoqué  par  quelque  rela- 
tion de  famille  ou  d'hospitalité. 

Le  siècle  héroïque  des  Arabes,  celui  où  cfr  âmes  généreuses 
brillèrent  pures  de  toute  affectation  de  bel  esprit  ou  de  sentiment 
raffiné,  fut  celui  qui  précéda  Mohammed  et  qui  correspond  au 
cinquième  siècle  de  notre  ère,  à  la  fondation  de  Venise  et  au 


i  900  ans  avant  Jésus-Christ. 
«  1093. 


DE   L'AMOUR.  |7Q 

règiic  de  CK.vis.  Je  supplie  noire  orgueil  uV  comparer  1.  -  chaaM 
d'amour  qui  nous  restent  îles  Arabes  et  les  mœurs  nobles  re- 
tracées dans  les  Mille  et  une  Nuits  au\  horreurs  dégoû  antes 
qui  ensanglantent  chaque  page  de  Grégoire  de  Tours,  l'historien 
de  Clovi-,  ou  d'Eginaud,  l'historien  de  Ghorlemdgne. 

Mohammed  l'ut  un  puritain,  il  voulut  proscrire  les  plaisirs 
qui  ne  font  de  mal  à  personne;  il  a  nié  l'amour  d» 
qui  ont  admis  l'islamisme1;  c'est  pour  cela  que  sa  religion  a 
toujours  été  moins  pratiquée  dans  l'Arabie,  sonbi.rci-au,  que  dans 
tous  les  autres  pays  mahométans. 

Les  Français  ont  rapporié  d'Egypte  quatre  volume  in-folio, 
intitules  :  le  Livre  des  Chansons.  Ges  volumes  contien 

1°  Les  biographies  «les  pi  êtes  qui  nui  faii 

2*>  Les  chansons  elles-mêmes.  Le  poète  j 
l'intéresse,  il  y  loue  son  < 
parlé  de  sa  maîli 

mour  de  leurs  auteurs;  ils  y  »!    a  ieul  a  '  ble  u 

fidèle  de  toutes  les  affections  d  i  leur  âme*  I 
de  11  ;  r  i  i  •  froides  pendant  lesquelles  il  brûl  i 

leur.  Bêches.  LesArabessontune 

I  hies  des  m  crui  ont  fait  la  musiq 

ns. 

4°  Enfin  l'indication  ffesrormul 
des  hiéroglyphes  pour  nous  :  i 

d'ailleurs  ne  nous  plairait 

Il  y  a  un  autre  recueil  intitulé  :  Hisl 
d'amour. 

Ces  livres  si  curieux  soi 
nombre  de  savants  qui  pourrais 

cîié  par  l'élude  et  par  les  habil 
Pour  nous  reconnaître  au  milieu  de  monuments  si  in 

i  Mœurs  deConslantinople.  La  seule  minière  .1.;  tuer  l'amour-i 
est  d'empecber  toute  cristallisation  par  lit 


176  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

sants  par  leur  antiquité  et  yar  la  beauté  singulière  des  mœurs 
qu'ils  font  deviner,  il  faut  demander  quelques  faits  à  1  histoire. 
De  tout  temps,  et  surtout  avant  Mohammed,  les  Arabes  se 
rendaient  à  la  Mecque  pour  faire  le  tour  de  la  Cadba  ou  maison 
d'Abraham.  J'ai  vu  à  Londres  un  modèle  fort  exact  de  la  viile 
sainte.  Ce  sont  sept  à  huit  cents  maisons  à  toit  en  terrasse,  je- 
tées au  milieu  d'un  désert  de  sable  dévoré  par  le  soleil.  A  l'une 
des  exlrémiiés  de  la  ville,  Ton  découvre  un  édifice  immense  à 
peu  près  de  forme  carrée  ;  cet  édifice  entoure  la  Caaba  ;  il  se 
compose  d'une  longue  suite  de  portiaues  nécessaires  sous  le  so- 
leil d'Arabie  pour  effectuer  la  promenade  sacrée.  Ce  portique 
est  bien  important  dans  l'histoire  des  mœurs  et  de  la  poésie  ara- 
bes :  ce  fut  apparemment  pendant  des  siècles  le  seul  lieu  où  les 
hommes  et  les  femmes  se  trouvassent  réunis.  On  faisait  pêle- 
mêle,  à  pas  lents,  et  eu  récitant  en  chœur  des  poésies  sacrées, 
le  tour  de  la  Caaba;  c'est  une  promenade  de  trois  quarts 
d'heure  :  ces  tours  se  répétaient  plusieurs  fois  dans  la  même 
journée;  c'était  là  le  rite  sacré  pour  lequel  hommes  et  femmes 
accouraient  de  toutes  les  parties  du  désert.  C'est  sous  ie  porti- 
que de  la  Cadba  que  se  sont  polies  les  mœurs  arabes.  Il  s'éta- 
blit bientôt  une  lutte  entre  les  pères  et  les  amants;  bientôt  ue 
fut  par  des  cdes  d'amour  que  l'amant  dévoila  sa  passion  à  la  jeune 
iille  sévèrement  surveillée  par  ses  frères  ou  son  père,  à  côté  de 
laquelle  il  faisait  la  promenade  sacrée.  Les  habitudes  généreu- 
ses et  sentimentales  de  ce  peuple  existaient  déjà  dans  le  camp; 
mais  il  me  semble  que  la  galanterie  arabe  est  née  autour  de  la 
Caaba  :  c'est  aussi  la  patrie  de  leur  littérature.  D'abord  elle  ex- 
prima la  passion  avec  simplicité  et  véhémence,  telle  que  la  sen- 
tait le  poêle;  plus  lard  le  poète,  au  lieu  de  songer  à  loucher  son 
amie,  pensa  à  écrire  de  belles  choses  ;  alors  naquit  l'affectation, 
que  les  Maures  portèrent  en  Espagne  et  qui  gâte  encore  aujour- 
d'hui les  livres  de  ce  peuple1. 

1  II  y  a  un  fort  s^rand  nombre  de  manuscrits  arabes  à  Taris   Ceux  de» 


DE  L'AMOUR.  171 

je  vois  une  preuve  touchante  du  respect  des  Arabes  pour  le 

sexe  le  plus  faible  dans  la  formule  de  leur  divorce   La  I m-, 

eu  l'absence  du  mari  duquel  elle  voulait  se  sépari  r,  dél 
la  tente  et  la  relevait  en  ayant  soin  d'en  placer  l'ouv*  unir  du 
côté  opposé  à  celui  qù'<  Ile  occupait  auparavant  Celte  sim|  : 
rémonie  séparait  à  jamais  les  deux  époux. 


FRAGMENTS 


IXTRAITS   ET    TRADUIS    D-l  N    RJSCQEIL    AKA1E    DR]    Oit 

■■ 

LE    DIVAN    DE    L'Ail 


Compilé  par  Ebn-Ali-Iladglat  i  manuscrits  de  la  biblli 
n"  «461  ci   U62). 


Mohammed,  (il-  de  Djaâfar  Elahouâzadi,  raconte  «pie,  D 
étant  malade  de  la  maladie  dont  il  mourut,  Elàba  .  01   de  îohail, 
le  visita  et  le  trouva  prêt  à  rendre  l'âme.  «  0  lil-  >!"  S  bail!  lui 
dit  Djamil,  que  |;euses-iu  d'un  homme  qui  n'a  jamais  bu  de 
vin,  qui  :"  fait  de  gain  illicite,  qui  n'a  jamais  donné 

injustei  mort  à  nulle  créature  vivante  que  Dieu  ait  dé- 

fendu de  tu  r,  et  qui  rend*  témoignage  qu'il  n'y  a  d'au*r< 
que  Dieu,  et  que  Mohammed  est  >ou  pn  phète?  —  Je  p 
répondit  Ben  Sohail,  que  cet  homme     ra  sauvé  el  obtiendra  le 
paradis;  mais  quel  est-il,  cet  homme  que  m  di-  :  —  '  est  moi, 
répliqua  Djamil.  —  J.'  ne  croyais  pas  que  tu  professasses  Pi  la 
misme,  dit  alors  Ben  Sohail,  et  d*aill<  ors  il  y  a  vingt  ans  que  tu 
fais  l'amour  à  Boihaina  et  que  tu  la  célèbres  dans  tes  vi  i 

temps  postérieurs  ont  de  l'affectation,  mais  jamais  aucune  ■ 

Grecs  ou  des  Romains;  c'e>t  ce  <}ui  les  fait  mépriser  des  satant 


il»  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

iMe  voici,  répondit  Djamil,  au  premier  des  jours  de  l'autre  monde 
et  au  dernier  des  jours  de  ce  monde,  et  je  veux  que  la  clémence 
de  notre  maître  Mohammed  ne  s'étende  pas  sur  moi  au  jour  du 
jugement,  si  j'ai  jamais  porté  la  main  sur  Bothainapour  quelque 
chose  de  répréhensible.  » 

Ce  Djamîi  et  Bolhaina,  sa  maîtresse,  appartenaient  tous  les 
deux  aux  Benou-Azra,  qui  sont  une  tribu  célèbre  en  amour 
parmi  toutes  les  tribus  des  Arabes.  Aussi  leur  manière  d'aimer 
a-t-elle  passé  en  proverbe,  et  Dieu  n'a  point  fait  de  créatures 
aussi  tendres  qu'eux  en  amour. 

Sahid,  fds  d'Agba,  demanda  un  jour  à  un  Arabe  :  «  De  quel 
peuple  es-tu  ?  —  Je  suis  du  peuple  chez  lequel  on  meurt  quand 
on  aime,  répondit  l'Arabe.  —  Tu  es  donc  de  la  tribu  de  Azra? 
ajouta  Sahidfe—  Oui,  par  le  maître  de  la  Caaba!  répliqua  l'A- 
rabe. —  D'où  vient  donc  que  vous  aimez  de  la  sorte?  demanda 
ensuite  Sahid.  —  Nos  femmes  sont  belles  et  nos  jeunes  gens 
sont  chastes,  »  répondit  l'Arabe. 

Quelqu'un  demanda  un  jour  à  Arouâ-Ben-ÏIezam  '  :  «  Est-il 
donc  bien  vrai,  comme  on  le  dit  de  vous,  que  vous  êtes  de  tous 
les  hommes  ceux  qui  avez  le  cœur  le  plus  tendre  en  amour?  — 
Oui,  par  Dieu  î  cela  est  vrai,  répondit  Àrouà,  et  j'ai  connu  dans 
ma  tribu  trente  jeunes  gens  que  la  mort  a  enlevés,  et  qui  n'a- 
vaient d'autre  maladie  que  l'amour.  » 

Un  Arabe  des  Benou-Fazàrat  dit  un  jour  à  un  autre  Arabe  des 
Benou-Azra  :  «  Vous  autres,  Benou-Azra,  vous  pensez  que  mou- 
rir d'amour  est  une  douce  et  noble  mort  ;  mais  c'est  là  une  fai- 
blesse manifeste  et  une  stupidité;  et  ceux  que  vous  prenez  pour 
des  hommes  de  grand  cœur  ne  sont  que  des  insensés  et  de 
molles  créatures.  —  Tu  ne  parlerais  pas  ainsi,  lui  répondit  FA- 


'  Cet  Arouà-Ben-llezam  était  de  la  tribu  de  Azn  dont  il  vient  d'être 
fait  mention.  Il  est  célèbre  comme  poêle,  et  plus  célèbre  encore  comme 
un  des  nombreux  martyrs  de  l'amour  que  les  Arabes  comptent  pane, 
eux. 


DE    L'A  M  OU  H.  170 

rabe  de  la  tribu  de  Azra,  si  lu  avais  vu  les  gi  nids  ycui   - 
de  no?  femtnes  voilés  par-dessus  de  leurs  long! 
cochant  des  flèches  pai'-dessous-,  si  lu  les  avais  vues  sourire,  et 
leurs  dénis  briller  cuire  leurs  lèvres  brunes  !  » 

Abou-eMIassaii,  Ali,  fils  d'Abdalla,  Elzagooni,  raconte  ce  qui 
suit  :  «  Un  musulman  aimait  une  fltle  chrétienne  jusqu'au  point 
d'en  perdre  la  raison.  11  fut  obligé  de  faire  uu  voyagi  dans  un 
étranger  avec  un  ami  qui  était  dans  la  confidence  de  son 
amour.  Ses  affaires  s'étant  prolong  il  y  du  at- 

taqué d'une  maladie  mortelle,  et  dit  alors  à  son  ami  :  a  Voilà 
a  que  mon  terme  approche,  je  ne  rencontrerai  plus  dans  ce 
«  monde  celle  que  j'aime,  et  je  crains,  si  je  meurs  musulman 
«  de  ne  pas  la  rencontrer  non  plus  dans  l'autre  vie.  »  Il 
chrétien  et  mourut.  Son  aini  se  rendit  auprès  de  la  jeune  chré- 
tienne, qu'il  trouva  malade.  Elle  lui  dit  :«  Je  ne  verrai 
«mon  ami  dans  ce  monde;  mais  je  veux  me  retrouver  avec 
a  lui  dans  l'autre  :  ainsi  donc  je  rem:-  témoignage  qu'A  n'y  a 
a  d'autre  dieu  que  Dieu,  et  que  Mohammed  est  le  proph 
c  Dieu.  »  Là-de>sus,  elle  mourut,  et  que  I  rde  de  Dieu 

soit  sur  elle  *.  » 

Eltemimi  raconte  qu'il  y  avait  dans  la  tribu  des  Arabes  de  Ta- 
gleb  une  fille  chrétienne  fort  riche  qui  aimait  un  jeune  musul- 
man. Elle  lui  offrit  sa  fortune  el  'oui  ce  qu'elle  avait  de  pré- 
cieux sans  pouvoir  parvenir  à  se  faire  aimer  de  lui.  Quand  eDe 
eut  perdu  toute  espérance,  elle  donna  cent  dinars  à  utt  artiste 
pour  lui  faire  une  figure  du  jeune  homme  qu\  lie  aimait.  L'aiiisk: 
lit  cette  figure,  el,  quand  la  jeune  fille  l'eut,  elle  la  plaça 
un  endroit  où  elle  venait  tous  les  jours,  Là  elle  <■■  mmenç  • 
embrasser  cette  figure  et  puis  s'asseyait  à  côte*  d'elle-  et  p 
le  reste  de  la  journée  à  pleurer.  Quand  le  soir  était  venu,  elle 
saluait  la  figure  et  se  relirait.  Elle  fit  cela  pendant  longtemps 
Le  jeune  homme  vint  à  mourir;  elle  voulut  le  voir  et  l'embras- 
ser mort,  après  quoi  elle  retourna  auprès  de  sa  ligure,  la  salua, 
Pem'Arassa  comme  à  l'ordinaire,  et  se  coucha  à  côté  d'elle.  Le 


180  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

malin  venu,  on  l'y  trouva  morte,  la  main  étendue  vers  dos  li- 
gnes d'écriture  quelle  avait  tracées  avant  de  mourir*. 

Oueddah,  du  pays  de  Yamen,  était  renommé  pour  sa  beauté 
entre  les  Arabes.  —  Lui  et  Om-el-Bonain,  fille  de  Abd-el-Aziz, 
fils  de  Merouan,  n'étant  encore  que  des  enfants,  s'aimaient  déjà 
tellement,  que  l'un  ne  pouvait  souffrir  d'être  un  moment  sé- 
paré de  l'autre.  —  Lorsque  Qm-el-Bonain  devint  la  femme  de 
Oualid-Ben-Abd-el-Malek,  Oueddab  en  perdit  la  raison.  —  Après 
être  resté  longtemps  dans  un  étal  d'égarement  et  de  souffrance, 
il  se  rendit  en  Syrie,  et  commença  à  rôder  chaque  jour  autour 
de  l'habitation  de  Oualid,  fils  de  Malek,  sans  trouver  d'abord  de 
moyen  de  parvenir  à  ce  qu'il  désirait.  —  A  la  fin,  il  fiL  la  ren- 
contre d'une  jeune  GUe  qu'il  réussit  à  s'attacher  à  force  de  per- 
sévérance  et  de  soins.  Quand  il  crut  pouvoir  se  fier  à  elle,  il  lui 
demanda  si  elle  connaissait  Om-cl-Bonain.  —  Sans  doute,  puis- 
que c'est  ma  maîtresse,  répondit  la  jeune  fille.  —  Eh  bien  !  re- 
prit Oueddah,  ta  maîtresse  est  ma  cousine,  et,  si  tu  veux  lui 
porter  de  mes  nouvelles,  tu  lui  feras  certainement  plaisir.  —  Je 
lui  en  porterai  volontiers,  répondit  la  jeune  fille.  »  Et  là-dessus 
elle  courut  aussitôt  vers  Om-el-Bonain  pour  lui  donner  des  nou- 
velles de  Oueddah.  «  Prends  garde  à  ce  que  tu  dis  :  s'écria  celle- 
ci.  Quoi!  Oueddah  est  vivant ?  — Assurément,  dit  la  jeune  fille. 
—  Va  lui  dire,  poursuivit  alors  Om-el-Bonain,  de  ne  point  s'é- 
carter jusqu'à  ce  qu'il  lui  arrive  un  messager  de  ma  part.  »  Elle 
pril  ensuite  ses  mesures  pour  introduire  Oueddah  chez  eUe,  où 
elle  le  garda  caché  dans  un  coffre.  Elle  l'en  faisait  sortir  poui 
être  avec  lui  quand  elle  se  croyait  en  sûreté  ;  et,  quand  il  ar- 
rivait quelqu'un  qui  aurait  pu  le  voir,  elle  le  faisait  rentrer  dans 
le  coffre. 

Il  arriva  un  jour  que  l'on  apporta  à  Oualid  une  perle,  et  il  dit 
à  l'un  de  ses  serviteurs  :  «  Prends  cette  perle  et  porte-la  à  Om- 
cl-Bonain.  »  Le  serviteur  prit  la  perle,  et  la  porta  à  Om-el-Bonain. 
Ne  s'élant  pas  fait  annoncer,  il  entra  chez  elle  dans  un  moment 
oùelle  était  avec  Oueddah.de  sorte  qu'il  put  lancer  un  coup 


DE  L'AMOUR.  .-1 

d'oeil  dans  l'appartement  de  Om-el-Bonain  sani  que  celle-ci  y 
prît  garde  Le  serviteur  de  Oualid  s'acquitta  de  sa  commission, 
el  demanda  quelque  chose  à  Om-el-Bonain  pour  le  bijou  qu'il  lui 
avait  apporté.  Elle  le  refusa  sévèrement,  et  lui  lit  une  répri. 
mande.  Le  serviteur  sortit  courroucé  contre  elle,  et,  allant  dire 
à  Oualid  ce  qu'il  avait  va,  il  lui  décrivit  le  coffre  où  il  avait  v 
entrer  Oueddah.  «  Tu  mens,  esclave  sans  mère  '.  tu  mens!  lui 
dit  Oualid.  »  Et  il  court  brusquement  chez  Om-el-Bonain.  Il  y 
avait  dans  l'appartement  plusieurs  «offres;  il  s'as  ;ied  mit  celui 
où  était  renfermé  Oueddah,  el  que  lui  avait  décrit  Pes<  la\ 
disant  à  Om-cl-Bonain  :  «  Donne-moi  un  de  ces  coffres.  —  ll> 
sont  tous  à  loi,  ainsi  que  moi-même,  répondit  0m-<  1  Bonain.  — 
Eh  bien!  poursuivit  Oualid.  je  désire  avoir  celui  sur  lequel  je 
suis  assis.  —  Il  y  a  dans  celui-là  des  choses  nécessaires  à  une 
femme,  dit  Om-el-Bonain.  —  Ce  ne  sont  point  ces  chô 
c'est  le  coffre  que  je  désire,  continua  Oualid.  -  11  est  à  loi,  » 
répondit-elle.  Oualid  fit  aussitôt  emporter  le  coffre,  el  Ql  appe- 
ler deux  esclaves  auxquels  il  donna  Tordre  de  <  n  user  une  fo  « 
en  terre  jusqu'à  la  profondeur  où  il  se  trouverait  de  l'eau.  Ap- 
prochant ensuite  sa  bouche  du  coffre  :  a  On  m'a  dit  quelque 
chose  de  toi,  cria-t-il.  Si  Ton  m'a  dit  vrai,  que  toute  I 
toi  soit  séparée,  que  toute  nouvelle  de  toi  soit  ensev<  lie.  Si  I  on 
m'a  dit  faux,  je  ne  fais  rien  de  mal  en  enfouissant  u 
n'est  que  du  bois  enterré.  »  11  fit  pousser  alors  le  colfre  dans  la 
fosse,  et  la  fit  combler  dès  pierres  et  des  terres  que'I'on  en 
avait  retirées.  Depuis  lors,  Om-el-Bonain  ne  cessa  de  fréqu 
cet  endroit,  et  d'y  pleurer  jusqu'à  ce  qu'on  1  y  trouvât  un  jour 
sans  vie,  la  face  contre  terre  l. 

1  Ces  fragments  sont  extraits  de  divers  chapitre!  du 
trois  marqués  d'une  *  sont  tirés  du  dernier  chapitre,  qui  est  un  s 
phie  très  sommaire    d'un    assez    grand    nombre  d'Arabes   mai:, 
famour. 


Il 


1S2  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

CHAPITRE  LIW 

de  l'éducation  des  femmes. 

Par  l'éducation  actuelle  des  jeunes  filles,  qui  est  le  fruit  do 
hasard  et  du  plus  sot  orgueil,  nous  laissons  oisives  chez  elles  les 
facultés  les  plus  brillantes  et  les  plus  riches  en  bonheur  pour 
elles-mêmes  et  pour  nous.  Mais  quel  est  l'homme  qui  ne  se  soit 
écrié  au  moins  une  fois  en  sa  vie  : 

Une  femme  en  sait  toujours  assez, 
Quand  la  capacité  de  son  esprit  se  hausse 
A  connaître  un  pourpoint  d'avec  un  haut-de-chausse. 

Les  Femmes  savantes,  acte II,  scène  vu. 

A  Paris,  la  première  louange  pour  une  jeune  fille  à  marier  est 
cette  phrase  :  «  Elle  a  beaucoup  de  douceur  dans  le  caractère,  et 
par  habitude  moutonne.  »  Rien  ne  fait  plus  d'effet  sur  les  sots 
épouseurs.  Voyez-les  deux  ans  après,  déjeunant  tète  à  tête  avec 
leur  femme  par  un  temps  sombre,  la  casquette  sur  la  tête  et  en- 
tourés de  trois  grands  laquais. 

On  a  vu  porter  aux  Etats-Unis,  en  1818,  une  loi  qui  condamne 
à  trente-quatre  coups  de  fouet  l'homme  qui  montrera  à  lire  à 
un  nègre  de  la  Virginie  ' .  Rien  de  plus  conséquent  et  de  plus 
raisonnable  que  cette  loi. 

Les  Étals-Unis  d'Amérique  eux-mêmes  ont-ils  été  plus  utiles 
à  la  mère  patrie  lorsqu'ils  étaient  ses  esclaves  ou  depuis  quils 
sont  ses  égaux?  Si  le  travail  d'un  homme  libre  vaut  deux  ou  trois 
fois  celui  du  même  homme  réduit  en  esclavage,  pourquoi  n'en 
serait-il  pas  de  même  de  la  pensée  de  cet  homme? 

i  Je  regrette  de  ne  pas  trouver  dans  le  manuscrit  italien  la  citation 
de  la  source  officielle  de  ce  lait;  je  désire  que  l'on  puisse  le  démentir. 


DIS  L'A  MO  UU.  133 

Si  nous  l'osions,  nous  donnerions  aux  jeunes  lilli  -  nne  édu- 
cation d'esclave,  la  preuve  en  e>t  qu'elles  ne  savent  d'util 
ce  que  nous  ne  voulons  pas  leur  apj  i 

Mais  ce  peu  d'éducation  qu'elles  accrochentpar  malin  m  . 
!e  tournent  contre  nous,  diraient  certains  maris.  Sans  doute,  et 
Napoléon  aussi  avait  raison  tic  ne  pas  donner  d  i 
garde  nationale,  elles  ultta  aus-i  ont  raison  de  proscrire  ren- 
seignement mutuel;  armez  on  liomme,  ei  puis  continuel  à  l'op- 
primer, et  vous  verrez  qu'il  sera  assez  pi  r  tourner) 
s'il  le  peut,  ses  armes  contre  vous. 

Même  quand  il  nous  serait  loisible  d'élever,  les  jeunes  fil 
idiotes  avec  des  Ave  Maria  et  des  chansons  lubriques,  comiM 
dans  les  couvents  de  1770,  il  y  aurai)  encore  plusieurs  i 
objections  : 

1°  En  cas  de  mort  du  mari,  elles  sont  appelées  I 
la  jeune  famille. 

2°  Comme  mères,  elles  donnent  aux  enfantsmâles,  aux  jeunes 
tyrans  futurs,  la  première  éducation,  celle  qui  forme  le 
1ère,  celle  qui  plie  l'âme  à  chercher  le  bonheur  par  : 
plutôt  que  par  telle  autre,  ce  qui  est  toujours  une  affaire  faite  à 
quatre  ou  cinq  ans. 

5"  Malgré  tout  notre  orgueil,  dans  n  iffaires  intérieu- 

res, celles  dont  surtout  dépend  notre  bonheur,  parce  qu'en  l'ab- 
sence des  passions  le  bonheur  est  fondé  suri  ab  encedes  pi 
vexations  de  tous  les  jours,  les  conseil 
de  notre  vie  ont  h  plus  grande  influence;  non  pas  que  non 
lions  lui  accorder  la  moindre  influence,  m 
les  mêmes  choses  vingt  ans  de  suite;  et  où  est  l'àme  qui 
vigueur  romaine  de  résister  à  la  mêmi  èependam 

toute  une  vie  .'  Le  monde  est  plein  de  mari  i  qui  se  bissent  me- 
ner; mais  c'est  par  faiblesse  et  non  par  sentiment  de  justice  1 1 
d'égalité.  Comme  ils  accordent  par  force,  00  est  toujours  tenté 
d'abuser,  et  il  est  quelquefois  nécessaire  d'abuseï  pour  con- 
server. 


184  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

i°  Enfin,  eu  amour,  à  celte  époque  qui,  dans  les  pays  du 
midi,  comprend  souvent  douze  ou  quinze  années,  et  les  plus 
belles  de  la  vie,  notre  bonheur  est  en  entier  entre  les  mains  de 
la  femme  que  nous  aimons.  Un  moment  d'orgueil  déplacé  peut 
nous  rendre  à  jamais  malheureux,  et  comment  un  eschve  trans- 
porté sur  le  trône  ne  serait-il  pas  tenté  d'abuser  du  pouvoir  ? 
De  là  les  fausses  délicatesses  et  l'orgueil  féminin.  Rien  de  plus 
inutile  que  ces  représentations  ;  les  hommes  sont  despotes,  et 
voyez  quel  cas  font  d'autres  despotes  des  conseils  les  plus  sen- 
sés: l'homme  qui  peut  tout  ne  goûte  qu'un  seul  genre  d'avis, 
ceux  qui  lui  enseignent  à  augmenter  son  pouvoir.  Où  les  pauvres 
jeunes  fdles  trouveront-elles  un  Quiroga  et  un  Riego  pour  don- 
ner aux  despotes  qui  les  oppriment,  et  les  dégradent  pour  les 
mieux  opprimer,  de  ces  avis  salutaires  que  l'on  récompense  par 
des  grâces  et  des  cordons  au  lieu  de  la  potence  de  Porlier? 

Si  une  telle  révolution  demande  plusieurs  siècles,  c'est  que 
par  un  hasard  bien  funeste  toutes  les  premières  expériences 
doivent  nécessairement  contredire  la  vérité.  Eclairez  l'esprit 
d'une  jeune  fille,  formez  son  caractère,  donnez-lui  enfin  une 
bonne  éducation  dans  le  vrai  sens  du  mot  :  s'apercevant  tôt  ou 
tard  de  sa  supériorité  sur  les  autres  femmes,  elle  devient  pé- 
dante, c'est-à-dire  l'être  le  plus-  désagréable  et  le  plus  dégradé 
qui  existe  au  monde.  Il  n'est  aucun  de  nous  qui  ne  préférât, 
pour  passer  la  vie  avec  elle,  une  servante  à  une  femme  sa- 
vante. 

Plantez  un  jeune  arbre  au  milieu  d'une  épaisse  forêt,  privé 
d'air  et  de  soleil  par  ses  voisins,  ses  feuilles  seront  étiolées,  il 
prendra  une  forme  élancée  et  ridicule  qui  ri  est  pas  celle  de  la 
natun.  Il  faut  planter  à  la  fois  toute  la  forêt.  Quelle  est  la 
femme  qui  s'enorgueillit  de  savoir  lire? 

Des  pédants  nous  fépètent  depuis  deux  mille  ans  que  les 
femmes  ont  l'esprit  plus  vif  et  les  hommes  plus  de  solidité,  que 
les  femmes  ont  plus  de  délicatesse  dans  les  idées,  et  les  hommes 
plus  de  force  d'attention.  Un  badaud  de  Paris  qui  se  promenait 


DE   L'AMOUR.  185 

autrefois  dans  les  jardins  de  Versailles  concluait  aussi  de  tout 
ce  qu'il  voyait  que  les  arbres  naissent  taillés. 

J'avouerai  que  les  petites  filles  ont  moins  de  force  physique 
que  les  petits  garçons  :  cela  est  concluant  pour  l'esprit,  car  l'on 
sait  que  Voltaire  et  d'Alembert  étaient  les  premiers  hommes  de 
leur  siècle  pour  donner  un  coup  de  poing.  On  convient  qu'une 
petite  fille  de  dix  ans  a  vingt  fois  plus  de  finesse  qu'un  petit  po- 
lisson du  même  âge.  Pourquoi  à  n ingt  ans  est-elle  unegran  le 
idiote,  gauche,  timide  et  ayant  peur  d'une  araignée,  et  le  polis- 
son un  homme  d'esoril? 

Les  femmes  ne  savent  que  ce  que  nous  ne  voulons  pas  leur 
apprendre,  que  ce  qu'elles  lisent  dans  l'expérience  de  la  vie.  De 
là  l'extrême  désavantage  pour  elles  de  naître  dans  une  famille 
très-riche;  au  lieu  d'être  en  contact  avec  des  cires  naturels  à 
leur  égard,  elles  se  trouvent  environnées  de  femmes  de  chambre 
ou  de  dames  de  compagnie  déjà  corrompues  et  étiolées  par  la 
richesse  ',  Rien  de  bête  comme  un  prince. 

Les  jeunes  filles  se  sentant  esclaves  ont  de  bonne  heure  le.i 
yeux  ouverts;  elles  voient  tout,  mais  sont  trop  ignorantes  pour 
voir  bien.  Une  femme  de  trente  ans,  en  France,  n'a  pas  les  con- 
naissances acquises  d'un  petit  garçon  de  quinze  ans;  une  femme 
de  cinquante,  la  raison  d'un  homme  de  vingt-cinq.  Voyez  ma- 
dame de  Sévigné  admirant  les  actions  les  plus  absurdes  de 
Louis  XIV.  Voyez  la  puérilité  les  raisonnements  de  madame 
d'Épinay*. 

Les  femmes  doivent  nourrir  et  soigner  leurs  enfants  — Je  nie 
le  premier  article,  j'accorde  le  seco;id.  —  Elles  doivent  de  plus 
régler  les  comptes  de  leur  cuisinière.  —  Donc  elles  n'ont  pas  le 
temps  d'égaler  un  petit  garçon  de  quinze  ans  en  connaissances 
acquises.  Les  hommes  doivent  être  juges,  banquiers,  avocats. 


*  Mémoires  de  machine  de  Staal,  de  Collé,  de  Ducios,  delà  margrave 
de  Bareuth. 

'  Premier  volume. 


186  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

négociants,  médecins,  prêtres,  etc.  Et  cependant  ils  trouvent 
du  temps  pour  lire  les  discours  de  Fox  et  la  Lusiadc  du  Ca- 
moëns. 

A  Péking,  le  magistrat  qui  court  de  bonne  heure  au  palais  pour 
chercher  les  moyens  de  mettre  en  prison  et  de  ruiner,  en  tout 
bien  tout  honneur,  un  pauvre  journaliste  qui  a  déplu  au  sous- 
secrétaire  d'État  chez  lequel  il  a  eu  l'honneur  de  dîner  la  veille, 
est  sûrement  aussi  occupé  que  sa  femme,  qui  règle  les  comptes 
de  sa  cuisinière,  fait  faire  son  bas  à  sa  petite  fille,  lui  voit  pren- 
dre ses  leçons  de  danse  et  de  piano,  reçoit  une  visite  du  vicaire 
de  la  paroisse  qui  lui  apporte  la  Quotidienne,  et  va  ensuite 
choisir  un  chapeau  rue  de  Richelieu  et  faire  un  tour  aux  Tui- 
leries. 

Au  milieu  de  ses  nobles  occupations,  ce  magistrat  trouve  en- 
core le  temps  de  songer  à  cette  promende  que  sa  femme  fait 
aux  Tuileries,  et  s'il  était  aussi  bien  avec  le  pouvoir  qui  règle 
l'univers  qu'avec  celui  qui  règne  dans  l'État,  il  demanderait 
au  ciel  d'accorder  aux  femmes,  pour  leur  bien,  huit  ou  dix  heu- 
res de  sommeil  de  plus.  Dans  la  situation  actuelle  de  la  société, 
le  loisir,  qui  pour  l'homme  est  la  source  de  tout  bonheur  et  de 
toute  richesse,  non-seulement  n'est  pas  un  avantage  pour  les 
lemmes,  mais  c'est  une  de  ces  funestes  libertés  dont  le  digne 
magistrat  voudrait  aider  à  nous  délivrer. 


CHAPITRE  LV. 

OBJECTIONS   CONIRE  L'ÉDUCATION   DES  5EJ1KES. 

Mais  les  femmes  snnt  chargées  des  petits  travaux  du  ménage. 
-Mon  colonel,  H.  S***,  a  quatre  fdles,  élevées  dans  les  meilleurs 


DE  L'AMOUR.  1*7 

principes,  c'est-à-dire  qu'elles  travaillent  toute  la  journée  ; 
quand  j'arrive,  elles  chantent  la  musique  de  Rossini  que  je  leur 
ai  apportée  de  Naplcs  ;  du  reste,  elles  lisent  la  Cible  de  Royau- 
mont,  elles  apprennent  le  bête  de  l'histoire,  c'est-à-dire  les  ta- 
bles chronologiques  et  les  vers  de  le  Ragois;  elles  savent  beau- 
coup de  géographie,  font  des  broderie»  admirables,  et  j'estime 
que  chacune  de  ces  jolies  petites  filles  peut  gagner,  par  son  tra- 
vail, huit  sous  par  jour.  Tour  trois  cents  journées,  cela  l'ait 
quatre  cent  quatre  vingts  francs  par  an ,  c'est  moins  que  ce 
qu'on  donne  à  un  de  leurs  maîtres.  C'est  pour  quatre  cent 
quatre-vingts  francs  par  an  qu'elles  perdent  à  jamais  le  temps 
peudant  lequel  i!  est  donné  à  la  machine  humaine  d'acquérir 
des  taies. 

«  Si  les  femmes  lisent  avec  plaisir  les  dix  ou  douze  bons  vo- 
lumes qui  paraissent  chaque  année  eu  Europe,  elles  abandon- 
neront bientôt  le  soin  de  leurs  enfants.  »  C'est  comme  si  nous 
avions  peur,  en  plantant  d'arbres  le  rivage  de  l'Océan,  d'arrêter 
le  mouvement  de  ses  vagues.  Ce  n'est  pas  dans  ce  sens  que  l'é- 
ducation est  toute-puissante.  Au  reste,  depuis  quatre  cents  ans 
l'on  présente  la  même  objection  contre  toute  espèce  d'éduca- 
tion. Non-seulement  une  femme  de  Paris  a  plus  de  vertus  en  1820 
qu'en  1720,  du  temps  du  système  de  Law  et  du  régent,  mais 
encore  la  tille  du  fermier  général  le  plus  riche  d'alors  avait  une 
moins  bonne  éducation  que  la  tille  du  plus  mince  avocat  d'aujour- 
d'hui. Les  devoirs  du  ménage  en  sont-ils  moins  bien  remplis? 
non  certes.  Et  pourquoi?  c'est  que  la  misère,  la  "maladie,  la 
honte,  l'instinct,  forcent  à  s'en  acquitter.  C'est  comme  si  l'on  di- 
sait d'un  officier  qui  devient  trop  aimable,  qu'il  perdra  l'art  de 
monter  à  cheval  ;  on  oublie  qu'il  se  cassera  le  bras  la  première 
fois  qu'il  prendra  celte  liberté. 

L'acquisition  des  idées  produit  les  mêmes  effets  bons  et  mauvais 
chez  les  deux  sexes.  La  vanité  ne  nous  manquera  jamais,  même 
dans  l'absence  la  plus  complète  de  toutes  les  raisons  d'en  avoir: 
voyez  les  bourgeois  d'une  petite  ville;  forçons-la  du  moins  à 


188  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

s'appuyer  sur  un  vrai  mérite,  sur  un  mérite  utile  ou  agréable  à 

la  société. 

Les  demi-sots,  entraînés  par  la  révolution  qui  change  tout  en 
France  ,  commencent  à  avouer,  depuis  vingt  ans ,  que  les 
femmes  peuvent  faire  quelque  chose;  mais  elles  doivent  se  li- 
vrer aux  occupations  convenables  à  leur  sexe  :  élever  des  fleurs, 
former  des  herbiers,  faire  nicher  des  serins;  on  appelle  cela 
des  plaisirs  innocents. 

1°  Ces  innocents  plaisirs  valent  mieux  que  de  l'oisiveté.  Lais- 
sons cela  aux  sottes,  comme  nous  laissons  aux  sots  la  gloire  de 
faire  des  couplets  pour  la  fête  du  maître  de  la  maison.  Mais  est- 
ce  de  bonne  fui  que  l'on  voudrait  proposer  à  madame  Roland 
ou  à  mistress  Ilutchinson 1  de  passer  leur  temps  à  élever  un  pe- 
tit rosier  du  Bengale? 

Tout  ce  raisonnement  se  réduit  à  ceci  :  l'on  veut  pouvoir 
dire  de  son  esclave  :  «  11  est  trop  bêle  pour  être  méchant.  » 

Mais,  au  moyen  d'une  certaine  loi  nommée  sympathie,  loi  de 
la  nature,  qu'à  la  vérité  les  yeux  vulgaires  n'aperçoivent  jamais, 
les  défauts  de  la  compagne  de  votre  vie  ne  nuisent  pas  à  votre 
bonheur  en  raison  du  mal  direct  qu'ils  peuvent  vousoccasionner. 
J'aimerais  presque  mieux  que  ma  femme,  dans  un  moment  de 
colère,  essayât  de  me  donner  un  coup  de  poignard  une  fois  par 
an  que  de  me  recevoir  avec  humeur  tous  les  soirs. 

Enfin,  entre  gens  qui  vivent  ensemble,  le  bonheur  est  conta- 
gieux. 

Que  votre  amie  ail  pass*',  la  matinée,  pendant  que  vous  étiez 
au  Champ  de  Mars  ou  à  la  Chambre  des  communes,  à  coloriei 
une  rose  d'après  le  bel  ouvrage  de  Redouté,  ou  à  lire  un  vo- 
lume de  Shakspeare,  ses  plaisirs  auront  été  également  innocents; 
seulement  avec  les  idées  qu'elle  a  prises  dans  sa  rose,  elle  vous 

*■  Voir  les  Mémoires  de  cos  femmes  admirables.  J'aurais  d'autres  nomt 
à  citer,  mais  ils  sont  inconnus  du  public,  et  d'ailleurs  on  ne  peut  pu 
même  indiquer  le  mérite  vivant. 


DE   L'AMOUR.  180 

ennuiera  bieniôt  à  votre  retour,  et  de  plus  elle  aura  soif  d'aller 
le  soir  dans  le  monde  chercher  des  sensations  un  peu  plus  vives. 
Si  elle  a  bien  lu  Shakspearc,  au  contraire,  elle  e^t  aussi  fatiguée 
que  vous,  a  eu  autant  de  plaisir,  et  sera  plus  heureuse  d'un?, 
promenade  solitaire  dans  le  bois  de  Vincennes,  en  vous  don- 
nant le  bras,  que  de  paraître  dans  la  soirée  la  plus  à  la  mode. 
Les  plaisirs  du  grand  inonde  n'en  sont  pas  pour  les  femmes 
heureuses. 

Les  ignorants  sont  les  ennemis  nés  de  l'éducation  des  femmes. 
Aujourd'hui  ils  passent  leur  temps  avec  elles,  ils  leur  fôni  l'a- 
mour, et  en  sont  bien  traités;  que  deviendraient  ils  si  les  fem- 
mes venaient  à  se  dégoûter  du  boston?  Quand  nous  autres  nous 
revenons  d'Amérique  ou  des  Grandes  Indes,  avec  un  teint  ba- 
sané et  un  ton  qui  reste  un  peu  grossier  pendant  six  mois, 
comment  pourraient-ils  répondre  à  nos  récits,  s'ils  n'avaient 
cette  phrase  :  «  Quant  à  nous,  les  femmes  sont  de  notre  i  ù:é. 
Pendant  que  vous  étiez  à  New-York  la  couleur,  des  tilburys 
a  changé  ;  c'est  le  tête-de-nègre  qui  est  de  mode  aujourd'hui.  » 
Et  nous  écoulons  avec  attention,  car  ce  savoir-là  est  utile.  Telle 
jolie  femme  ne  nous  regardera  pas  si  notre  calèche  est  de  mau- 
vais goût. 

Ces  mêmes  sots,  se  croyant  obligés  en  vertu  delà  prééminence 
de  leur  sexe  à  savoir  plus  que  les  femmes,  seraient  ruinés  de 
fond  en  comble  si  les  femmes  s'avisaient  d'apprendre  quelque 
chose.  Un  sot  de  trente.ans  se  dit,  en  voyant  au  château  d'un 
de  ses  amis  des  jeunes  filles  de  douze  :  «  C'est  auprès  d'elles  que 
je  passerai  ma  vie  dans  dix  ans  d'ici.  »  Qu'on  juge  de  ses  excla- 
mations et  de  son  effroi  s'il  les  voyait  étudier  quelque  chose 
d'utile. 

Au  lieu  de  la  société  et  de  la  conversation  des  hommes  fem- 
mes, une  femme  instruite,  si  elle  a  acquis  des  idées  sans  per- 
dre les  grâces  de  son  sexe,  est  sûre  de  trouver  parmi  les  hoin» 
mes  les  plus  distingués  de  son  siècle  une  considération  allant 
presque  jusqu'à  l'enthousiasme. 

11 


190  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

Les  femmes  deviendraient  les  rivales  et  non  les  compagnes  de 
l'homme.  —  Oui,  aussitôt  que  par  un  édit  vous  aurez  sup* 
primé  l'amour.  En  attendant  cette  belle  loi,  l'amour  redoublera 
de  charmes  et  de  transports;  voilà  tout.  La  base  sur  laquelle 
s'établit  la  cristallisation  deviendra  plus  large;  l'homme  pourra 
jouir  de  toutes  ses  idées  auprès  de  la  femme  qu'il  aime,  la  na- 
ture tout  entière  prendra  de  nouveaux  charmes  à  leurs  yeux, 
et  comme  les  idées  réfléchissent  toujours  quelques  nuances  des 
caractères,  ils  se  connaîtront  mieux  et  feront  moins  d'impruden- 
ces; l'amour  sera  moins  aveugle  et  produira  moins  de  malheurs. 
Le  désir  de  plaire  met  à  jamais  la  pudeur,  la  délicatesse  et 
toutes  les  grâces  féminines  hors  de  l'atteinte  de  toute  éducation 
quelconque.  C'est  comme  si  l'on  craignait  d'apprendre  aux  ros- 
signols à  ne  pas  chanter  au  printemps. 

Les  grâces  des  femmes  ne  tiennent  pas  à  l'ignorance;  voyez 
les  dignes  épouses  des  bourgeois  de  notre  village,  voyez  en 
Angleterre  les  femmes. des  gros  marchands.  L'affectation  qui  est 
une  pédanterie  (car  j'appelle  pédanterie  l'affectation,  de  me 
parler  hors  de  propos  d'une  robe  de  Leroy  ou  d'une  romance 
de  Romagoesi,  tout  comme  l'affectation  de  citer  Fra  Paolo  et  le 
concile  de  Trente  à  propos  d'une  discussion  sur  nos  doux  mis- 
sionnaires), la  pédanterie  de  la  robe  et  du  bon  ton,  la  nécessité  de 
dire  sur  Rossiui  précisément  la  phrase  convenable,  tue  les  grâces 
des  femmes  de  Paris;  cependant,  malgré  les  terribles  effets  de  cette 
maladie  contagieuse,  n'est-ce  pas  à  Taris  que  sont  les  femmes  les 
plus  aimables  de  France?  Ne  serait-ce  point  que  ce  sont  celles 
dans  la  scie  desquelles  le  hasard  a  mis  le  plus  d'idées  justes  et 
intéressantes?  Or  ce  sont  ces  idées-là  que  je  demande  aux  li- 
vres. Je  nft  leur  proposerai  certainement  pas  de  lire  Grotius  ou 
Puffendorf  depuis  que  nous  avons  le  commentaire  de  Tracy  sur 
Montesquieu. 

0  La  délicatesse  des  femmes  tient  â  cette  hasardeuse  po  ilion 
où  elles  se  trouvent  placées  de  si  bonne  heure,  à  celte  nécessité 
de  passer  leur  vie  au  milieu  d'ennemis  cruels  et  charmants. 


DE   L'AMOUR.  4'Jl 

Il  y  a  peut-être  cinquante  mille  femmes  en  France  qui,  par 
leur  for! une,  sont  dispensée;  de  toul  travail.  M:ù>  sans  travail 
il  n'y  a  pas  de  bonheur.  (Les  passions  forcent  elles-mêmes  à  des 
travaux,  et  à  des  travaux  fort  rudes,  qui  emploient  toute  L'acti- 
vité de  rame.) 

Une  femme  qui  a  quatre  enfants  et  dix  mille  livres  de' rente 
travaille  en  faisant  des  bas  ou  une  robe  pour  sa  fille.  Mais  il 
est  impossible  d'accorder  qu'une  femme  qui  a  carrosse  à  elle 
travaille  en  faisant  une  broderie  ou  un  meuble  de  tapisserie.  A 
part  quelques  petites  lueurs  de  vanité,  il  est  impossible  qu'elle 
y  mette  aucun  intérêt  ;  elle  ne  travaille  pas. 

Donc  son  bonheur  est  gravement  compromis. 

Et,  qui  plus  est,  le  bonheur  du  despote,  car  une  femme  dont 
le  coeur  n'est  animé  depuis  deux  mois  par  aucun  intérêt  autre 
que  celui  de  la  tapisserie,  aura  peut-être  l'insolence  de  sen- 
tir que  famour-goût,  ou  l'amour  de  vanité,  ou  enfin  même  l'a- 
mour physique  est  un  très-grand  bonheur  comparé  à  son  état 
habitu(  1. 

Une  femme  ne  doit  pas  faire  parler  de  soi.  —  A  quoi  je  réponds 
de  nouveau  :  Quelle  est  la  femme  citée  parce  qu'elle  sait  lire? 

Et  qui  empêche  les  femmes,  en  attendant  la  révolution  dans 
leur  soit,  de  cacher  l'étude  qui  fait  habituellement  leur  occu- 
pation et  leur  fournit  chaque  jour  une  honnête  ration  de  bon- 
heur? Je  leur  révélerai  un  secret  eh  passant.  Lorsqu'on  s'est 
donné  un  but,  par  exemple  de  se  faire  une  idée  nette  de  la  conju- 
ration de  Ficsque,  à  Gênes,  en  1547,  le  livre  le  plus  insipide  prend 
de  l'intérêt:  c'est  comme  en  amour  la  rencontre  d'un  être  in- 
différent qui  vient  de  voir  ce  qu'on  aime  ;  et  cet  intérêt  double 
tous  les  mois  jusqu'à  ce  qu'on  ait  abandonné  la  conjuration  de 
Fiesque. 

Le  vrai  théâtre  des  vertus  d'une  femme,  c'est  la  chamore  d'un 
malade.  —  Mais  vous  faites-vous  fort  d'obtenir  de  la  bonté  di- 
vine qu'elle  redouble  la  fréquence  des  maladies  pour  donner  de 
l'occupation  à  nos  femmes  ?  C'est  raisonner  sur  l'exception. 


192  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

D'ailleurs  je  dis  qu'une  femme  doit  occuper  chaque  jour  trois 
ou  quatre  heures  de  loisir  comme  les  hommes  de  sens  occupent 
leurs  heures  de  loisir. 

Une  jeune  mère  dont  le  fils  a  la  rougeole  ne  pourrait  pas, 
quand  ellfc  ie  voudrait,  trouver  du  plaisir  à  lire  le  voyage  de 
Volney  en  Syrie,  pas  plus  que  son  mari,  riche  banquier,  ne 
pourrait,  au  moment  d'une  faillite  ,  avoir  du  plaisir  à  méditer 
Malthus. 

C'est  là  l'unique  manière  pour  les  femmes  riches  de  se  distin- 
guer du  vulgaire  dis  femmes  :  la  supériorité  morale.  On  a  ainsi 
naturellement  d'autres  sentiments  l. 

Vous  voulez  faire  d'une  femme  un  auteur?  —  Exactemen» 
comme  vous  annoncez  le  projet  de  faire  chanter  votre  liile  à 
l'Opéra  en  lui  donnant  un  maître  de  chant.  Je  dirai  qu'une 
femme  ne  doit  jamais  écrire  que  comme  madame  de  Staal  (de 
Launay),  des  œuvres  posthumes  à  publier  après  sa  mort.  Impri- 
mer, pour  une  femme  de  moins  de  cinquante  ans,  c'est  mettre 
son  bonheur  à  la  plus  terrible  des  loteries  ;  si  elle  a  le  bouheui 
d'avoir  un  amant,  elle  commencera  par  le  perdre. 

Je  ne  vois  qu'une  exception  :  c'est  une  femme  qui  fait  des  li- 
vres pour  nourrir  ou  élever  sa  famille.  Alors  elle  doit  toujours 
se  retrancher  dans  l'intérêt  d'argent  en  parlant  de  ses  ouvrages, 
et  dire,  par  exemple,  à  un  chef  d'escadron  :  «  Votre  état  vous 
donne  quatre  mille  francs  par  an,  et  moi,  avec  mes  deux  traduc- 
tions de  l'anglais,  j'ai  pu,  l'année  dernière,  consacrer  trois  mille 
cinq  cents  francs  de  plus  à  1  éducation  de  mes  deux  fils.  » 

Hors  de  là,  une  femme  doit  imprimer  comme  le  baron  d'ilol- 
bach  ou  madame  de  la  Fayette;  leurs  meilleurs  amit  l'iguo- 
raienl.  Publier  un  livre  ne  peut  être  sans  inconvénient  que  pou; 
une  fille;  le  vulgaire,  pouvant  la  mépriser  à  son  aise  à  cause  de 


1  Voir  mistress  Hutcliinson  refusant  d'être  utile  à  sa  famille  et  à  sou 
mari,  qu'elle  adorait,  en  trahissant  quelques  régicides  auprès  des  minis 
très  du  parjure  Charles  II.  (Tome  II,  page  '284.1 


DE   L'AMOUR.  Î93 

son  état,  la  portera  aux  nues  à  cause  de  son  talent,  et  même 
s'engouera  de  ce  talent. 

Beaucoup  d'hommes  en  France,  parmi  ceux  qt;i  ont  six  mille 
livres  de  rente,  font  leur  bonheur  habituel  par  la  littérature 
sans  songer  à  rien  imprimer;  lire  un  bon  livre  est  pour  eux 
un  des  plus  grands  plaisirs.  Au  bout  de  dix  ans,  ils  se  trouvent 
avoir  doublé  leur-  esprit,  et  personne  ne  niera  qu'eu  général 
plus  on  a  d'esprit  moins  on  a  de  passions  incompatibles  avec  le 
uonheur  des  autres  l.  Je  ne  crois  pas  que  Ton  nie  davantage 
que  les  fils  d'une  femme  qui  lit  Gibbon  et  Schiller  auront  plus 
di>  génie  que  les  enfants  de  celle  qui  dit  le  chapelet  et  lit  ma- 
dame de  Genlis. 

Un  jeune  avocat,  un  marchand,  un  médecin,  un  ingénieur, 
peuvent  être  lancés  dans  la  vie  sans  aucune  éducation,  ils  se  la 
donnent  tous  les  jours  en  pratiquant  leur  état.  Mais  quelles  res- 
sources ont  leurs  femmes  pour  acquérir  des  qualités  estima- 
bles et  nécessaires?  Cachées  dans  la  solitude  de  leur  ménage,  le 
grand  livre  de  la  vie  et  de  la  nécessité  reste  fermé  pour  elles. 
Elles  dépensent  toujours  de  la  même  manière,  en  discutant  un 
compte  avec  leur  cuisinière,  les  trois  louis  que  leur  mari  leur 
donne  tous  les  lundis. 

Je  dirai,  dans  l'intérêt  des  despotes  :  Le  dernier  des  hommes, 
s'il  a  vingt  ans  et  des  joues  bien  roses,  est  dangereux  pour  une 
femme  qui  ne  sait  rien,  car  elle  est  toute  à  l'instinct;  aux  yeux 
d'une  femme  d'esprit,  il  fera  justement  autant  d'effet  qu'un  beau 
laquais. 

Le  plaisant  de  l'éducation  actuelle,  c'est  qu'on  n'apprend  rien 
aux  jeunes  filles  qu'elles  ne  doivent  oublier  bien  vite  dè> 
qu'elles  seront  mariées.  Il  faut  quatre  heures  par  jour  pen- 
dant six  ans,  pour  bien  jouer  de  la  harpe;  pour  bien  peindre 


*  C'est  ce  qui  me  fait  espérer  beaucoup  de  la  génération  naissante  des 
privilégiés.  J'espère  aussi  que  les  maris  qui  liront  ce  chapitre  aèrent 
moin-  despotes  pendant  trois  jours. 


i<J4  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

la  miniature  ou  l'aquarelle,  il  faut  la  moitié  de  ce  temps.  La 
plupart  des  jeunes  filles  n'arrivent  pas  même  à  une  médiocrité 
supportable;  de  là  le  proverbe  si  vrai:  Qui  dit  amateur  dit  igno- 
rant 

Et  supposons  une  jeune  fille  avec  quelque  talent  ;  trois  ans 
arres  qu'elle  est  mariée,  elle  ne  prend  pas  sa  harpe  ou  ses  pin- 
ceaux une  fois  par  mois  :  ces  objets  de  tant  de  travail  lui  sont 
devenus  ennuyeux,  à  moins  que  le  hasard  ne  lui  ait  donné 
l'âme  d'un  artiste,  chose  toujours  fort  rare  et  qui  rend  peu 
propre  aux  soins  domestiques. 

C'est  ainsi  que  sous  un  vain  prétexte  de  décence,  l'on  n'ap- 
prend rien  aux  jeunes  filles  qui  puisse  les  guider  dans  les  cir- 
constances qu'elles  rencontreront  dans  la  vie;  on  fait  plus,  on 
leur  cache,  on  leur  nie  ces  circonstances  afin  d'ajouter  à  leur 
force:  1°  l'effet  de  la  surprise,  2°  l'effet  de  la  défiance  rejetée 
sur  toute  l'éducation  comme  ayant  été  menteuse  -.  Je  soutiens 
qu'on  doit  parler  de  l'amour  à  des  jeunes  filles  bien  élevées. 
Qui  osera  avancer  de  bonne  foi  que  dans  nos  mœurs  actuelles 
les  jeunes  filles  de  seize  ans  ignorent  l'existence  de  l'amour? 
par  qui  reçoivent-elles  cette  idée  si  importante  et  si  difficile  à 
bien  donner?  Voyez  Julie  d'Etanges  se  plaindre  des  connaissan- 
ces qu'elle  doit  à  la  Chaillot,  une  femme  de  chambre  de  la  mai- 
son. 11  faut  savoir  gré  à  Rousseau  d'avoir  osé  être  peintre  fidèle 
en  un  siècle  de  fausse  décence. 

L'éducation  actuelle  des  femmes  étant  peut-être  la  plus  plai- 
sante absurdité  de  l'Europe  moderne,  moins  elles  ont  d'éduca- 
tion proprement  dite,  et  plus  elles  valent 3.  C'est  pour  cela  peut- 
être  qu'en  Italie,  en  Espagne,  elles  sont  si  supérieures  aux 

1  Le  contraire  Je  ce  proverbe  est  vrai  en  Italie,  où  les  plus  belles  vois 
se  trouvent  parmi  les  amateurs  étrangers  au  théâtre. 

*  Éducation  donnée  à  madame  d'Épinay.  (Mémoires,  tome  I  ) 

*  J'excejite  l'éducation  des  manières;  on  entre  mieux  dans  un  galon 
rue  Verte  que  rue  Saint-Martin. 


DE   L'AMOUR.  105 

hommes,  cl  je  dirais  même  si  supérieures  aux  femmes  des  au» 
très  pays. 


CHAPITRE  LVI. 


Toutes  nos  idées  pur  les  femmes  nous  viennent  en  France  du 
catéchisme  de  trois  sous;  et  ce  qu'il  y  a  de  plaisant,  c'est  que 
heaucoup  de  gen>  qui  n'admettraient  pas  l'autorité  de  ce  livre 
pour  régler  une  affaire  de  cinquante  francs,  la  suivent  à  la  lettre 
et  stupidement  pour  l'objet  qui,  dans  l'état  de  vanité  des 
habitudes  du  dix-neuvième  siècle,  importe  peut-être  le  plus  à 
leur  bonheur. 

Il  ne  faut  pas  de  divorce  parce  que  le  mariage  est  un  mysttre, 
et  quel  mystère?  l'emblème  de  l'union  de  Jésus-Christ  avec 
son  église.  Et  que  devenait  ce  mystère  si  YÉglise  se  fût  trouvée 
un  nom  du  genre  masculin  '?  Mais  quittons  des  préjugés  qui 
tombent  *,  ob.  ervons  seulement  ce  spectacle  singulier,  la  ra- 
cine de  l'arbre  a  été  sapée  par  la  hache  du  ridicule;  mais  les 

*  Tu  es  Potrus  et  super  hanc  petram 

jEdificabo  Ecclesiam  meani. 

;Yoif  M.  tle  Poltcr,  Uistoire  de  l'Église.} 

'  La  religion  est  une  affaire  entre  chaque  homme  et  la  Divinité.  De 
quel  droit  venez-vous  vous  placer  entre  mon  Dieu  et  moi?  je  ne  pr<  nds 
de  procureur  fondé  par  le  contrat  social  que  pour  les  choses  que  je  ne 
puis  pas  faire  moi-même. 

Pourquoi  un  Français  ne  payerait-il  pas  son  p"*"  comme  son  bou- 
langer? Si  ncus  avons  de  bon  pain  à  Paris,  c'est  que  l'Etat  ne  s'est  pas 
encore  avise  de  déclarer  gratuite  la  fourniture  du  pain  et  de  mettre  loua 
les  boulangers  à  la  charge  du  trésor. 

Aux  Étals-Unis,  chacun  paye  son  prêtre;  ces  messieurs  sont  obligés 


106  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

branches  continuent  à  fleurir.  Pour  revenir  à  l'observation  des 
faits  et  de  leurs  conséquences  : 

Dans  les  deux  sexes,  c'est  de  la  manière  dont  on  a  employé 
la  jeunesse  que  dépend  le  sort  de  l'extrême  vieillesse;  cela  est 
vrai  de  meilleure  heure  pour  les  femmes.  Comment  une  femme 
de  quarante-cinq  ans  est-elle  reçue  dans  le  monde  ?  d'une  ma- 
nière sévère  et  plutôt  inférieure  à  son  mérite;  on  les  flatte  à 
vingt  ans,  on  les  abandonne  à  quarante. 

Une  femme  de  qua'rantecinq  ans  n'a  d'importance  que  par 
ses  enfants  ou  par  son  amant. 

Une  mère  qui  excelle  dans  les  beaux-arts  ne  peut  communi- 
quer son  talent  à  son  (ils  que  dans  le  cas  extrêmement  rare  où 
ce  fils  a  reçu  de  la  nature  précisément  l'âme  de  ce  talent.  Une 
mère  qui  a  l'esprit  cultivé  donnera  à  son  jeune  fils  une  idée, 
non-seulement  de  tous  les  talents  purement  agréables,  mais  en- 
core de  tous  les  talents  utiles  à  l'homme  en  société,  et  il  pourra 
choisir  La  barbarie  des  Turcs  tient  en  grande  partie  à  l'étal 
d'abrutissement  moral  des  belles  Géorgiennes.  Les  jeunes  gens 
nés  à  Paris  doivent  à  leurs  mères  l'incontestable  supériorité 
qu'ils  ont  à  seize  ans  sur  les  jeunes  gens  provinciaux  de  leur 
âge.  C'est  de  seize  à  vingl-cinq  ans  que  la  chance  tourne. 

Tous  les  jours  les  gens  qui  ont  inventé  le  paratonnerre,  l'im- 
primerie, l'art  de  faire  le  drap,  contribuent  à  notre  bonheur,  et 
il  en  est  de  môme  des  Montesquieu,  des  Racine,  des  la  Fontaine. 
Or,  le  nombre  des  génies  que  produit  une  nation  est  propor- 
tionnel au  nombre  d'hommes  qui  reçoivent  une  culture  suffi- 
sante l,  et  rien  ne  me  prouve  que  mon  bottier  n'ait  pas  l'âme 

d'avoir  du  mérite,  et  mon  voisin  ne  s'avise  pas  de  mettre  son  bonheur 
à  m'imposer  son  prêtre.  (Lettres  de  Birkbeck.) 

Que  sera-ce  si  j'ai  la  conviction,  comme    nos  p. ..s,  que  mon  prêtre 

est  l'allié  intime  de  mon  é ?  Donc,  à  moins  d'un  Luther,  il  n'y  aura 

plus  de  catholicisme  en  F en  1850.   Cette  religion  ne  pouvait  cire 

sauvée,  en  1820,  que  par  M.  Grégoire  :  voyez  comme  on  le  traite 

1  Voir  les  généraux  et  1795 


DE   L'AMOUR.  197 

qu'il  faut  pour  écrire  comme  Corneille  ;  il  lui  manque  l'éduca- 
tion nécessaire  pour  développer  ses  sentiments  et  lui  apprendre 
à  les  communiquer  au  public. 

D'après  le  système  actuel  de  l'éducation  des  jeunes  filles,  tous 
les  génies  qui  naissent  femmes  sont  perdus  pour  le  bonheur 
du  public;  dès  que  le  hasard  leur  donne  les  moyens  de  se  mon- 
trer, voyez-les  atteindre  aux  talents  les  plus  difficiles;  voyez  de 
nos  jours  une  Catherine  II,  qui  n'eut  d'autre  éducation  que  le 

danger   et    le   c ;  une  madame  Roland,  une  Alessandra 

Mari,  qui,  dans  Arezzo,  lève  un  régiment  et  le  lance  contre  les 
Français;  une  Caroline,  reine  de  Naples,  qui  sait  arrêter  la  con- 
tagion du  libéralisme  mieux  que  nos  Casllereagh  et  nos  P.... 
Quant  à  ce  qui  met  obstacle  à  la  supériorité  des  femmes  dans  les 
ouvrages  de  l'esprit,  on  peut  voir  le  chapitre  de  la  pudeur,  ar- 
ticle 9.  Où  ne  fût  pas  arrivée  miss  Edgeworth  si  la  considéra- 
tion nécessaire  à  une  jeune  miss  anglaise  ne  lui  eût  fait  une  né- 
cessité, lorsqu'elle  débuta,  de  transporter  la  chaire  dans  le 
roman  *  ? 

Quel  est  l'homme,  dans  l'amour  ou  dans  le  mariage,  qui  a  le 
bonheur  de  pouvoir  communiquer  ses  pensées,  telles  qu'elles  se 
présentent  à  lui,  à  la  femme  avec  laquelle  il  passe  sa  vie?  Il 
trouve  un  bon  cœur  qui  partage  ses  peines,  mais  toujours  il  est 
obligé  de  mettre  ses  pensées  en  petite  monnaie  s'il  veut  être 
entendu,  et  il  serait  ridicule  d'attendre  des  conseils  raisonnables 
d'un  esprit  qui  a  besoin  d'un  tel  régime  pour  saisir  les  objets. 
La  femme  la  plus  parfaite,  suivant  les  idées  de  l'éducation  ac- 


1  Sous  le  rapport  des  arts,  c'est  là  le  grand  défaut  d'un  gouvernement 
raisonnable,  et  aussi  le  seul  éloge  raisonnable  de  la  monarebic  à  la  Louis 
XIV.  Voir  la  stérilité  littéraire  de  l'Amérique.  Tas  une  seule  romance 
comme  celles  de  Robert  Burns  ou  des  Espagnols  du  treizième  siècle*. 

*  Voir  les  admirables  romances  des  Grecs  modernes,  filles  des  Lspn-nols  et 
des  Danois  du  treizième  siècle,  et  encore  mieux  ies  poésies  arabes  du  septième 
siècle. 


198  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

tuelle,  laisse  son  partenaire  isolé  dans  les  dangers  de  la  vie,  et 

bientôt  court  risque  de  l'ennuyer 

Quel  excellent  conseiller  un  homme  ne  trouverait-il  pas  dans 
sa  femme  si  elle  savait  pense?  !  un  conseiller  dont,  après  tout, 
hors  un  seul  objet,  et  qui  ne  dure  que  le  malin  de  la  vie,  les 
intérêts  sont  exactement  identiques  avec  les  siens  ! 

Une  des  plus  belles  prérogatives  de  l'esprit,  c'est  qu'il  donne 
de  la  considération  à  la  vieillesse.  Voyez  l'arrivée  de  Voltaire 
à  Paris  faire  pâlir  la  majesté  royale.  Mais,  quant  aux  pauvres 
femmes,  dès  qu'elles  n'ont  plus  le  brillant  de  la  jeunesse,  leur 
unique  et  triste  bonheur  est  de  pouvoir  se  faire  illusion  sur  le 
rôle  qu'elles  jouent  dans  le  monde. 

Les  débris  des  talents  de  la  jeunesse  ne  sont  plus  qu'un  ridicule, 
et  ce  serait  un  bonheur  pour  nos  femmes  actuelles  de  mourir  à 
cinquante  ans  Quant  à  la  vraie  morale,  plus  on  a  d'esprit  et 
plus  on  voit  clairement  que  la  justice  est  le  seul  chemin  du  bon- 
heur. Le  génie  est  un  pouvoir,  mais  il  est  encore  plus  un  flam- 
beau pour  découvrir  le  grand  art  d'être  heureux. 

La  plupart  des  hommes  ont  un  moment  dans  leur  vie  où  ils 
peuvent  faire  de  grandes  choses,  c'est  celui  où  rien  ne  leur 
semble  impossible.  L'ignorance  des  femmes  fait  perdre  au  genre 
humain  cette  chance  magnifique.  L'amour  fait  tout  au  plus  au- 
jourd'hui bien  monter  à  cheval,  ou  bien  choisir  son  tailleur. 

Je  n'ai  pas  le  temps  de  garder  les  avenues  contre  la  critique  , 
si  j'étais  maître  d'établir  des  usages,  je  donnerais  aux  jeunes 
filles,  autant  que  possible,  exactement  la  même  éducation  qu'aux 
jeunes  garçons.  Comme  je  n'ai  pas  l'intention  de  faire  un  livre 
à  propos  de  botte,  on  n'exigera  pas  que  je  dise  en  quoi  l'éduca- 
tion actuelle  des  hommes  est  absurde.  (On  ne  leur  enseigne  pas  les 
deux  premières  sciences,  la  logique  et  la  morale.)  La  prenant  telle 
qu'elle  est,  celte  éducation,  je  dis  qu'il  vaut  mieux  la  donner  aux 
jeunes  filles  que  de.  leur  montrer  uniquement  à  faire  de  la  mu- 
sique, des  aquarelles,  et  de  la  broderie. 

Donc,  apprendre  aux  jeunes  filles  à  lire,  à  écrire  etl'àriihm^ 


DE  L'AMOUR.  199 

tique  par  l'enseignement  mutuel  dans  les  écoles-ccntraies-cou- 
vents,  où  la  présente  de  (oui  homme,  les  professeurs  exceptés, 
serait  sévèrement  punie.  Lo  grand  avantage  de  réunir  les  en- 
fants, c'est  que,  quelque  bornés  que  soient  les  professeurs,  les 
enfants  apprennent  malgré  eux  de  leurs  petits  camarades  l'art 
v  2  vivre  d.uis  le  monde  et  de  ménager  les  intérêts.  Un  profes- 
seur sensé  devrait  expliquer  aux  enfants  leurs  petites  querelles 
et  leurs  ami  liés,  et  commencer  ainsi  son  cours  de  morale  plutôt 
que  par  l'histoire  du  Veau  d'or  '. 

Sans  doute,  d'ici  à  quelques  années  renseignement  mutuel 
sera  appliqué  à  tout  ce  qui  s'apprend;  mais,  prenant  les  choses 
dans  leur  état  actuel,  je  voudrais  que  les  jeunes  filles  étudiassent 
le  latin  comme  les  petits  garçons;  le  latin  est  bon  parce  qu'il 
apprend  à  s'ennuyer;  avec  le  latin,  l'histoire,  les  mathématiques, 
la  connaissance  des  plante-  utiles  comme  nourriture  ou  comme 
remède,  ensuite  la  logique  et  les  sciences  morales,  etc.  La  danse, 
la  musique  et  le  d:  ssin,  doivent  se  commencer  à  cinq  ans. 

A  seize  ans,  une  jeune  fille  doit  songer  à  se  trouver  un  m;iri 
et  recevoir  de  sa  mère  des  idées  justes  sur  l'amour,  le  mariage 
et  le  peu  de  probité  des  hommes2. 

1  Mon  cher  clive,  monsieur  votre  père  a  de  la  tendresse  pour  vous; 
c'est  ce  qui  fait  qu'il  me  donne  quarante  francs  par  mois  pour  que  je  vous 
apprenne  le?  mathématiques,  le  dessin,  en  un  mot  à  gagner  de  quoi  vivre. 
Si  vous  aviez  froid  faute  d'un  petit  manteau,  monsieur  votre  pure  souf- 
frirait. Il  souffrirait  parce  qu'il  a  de  la  sympathie,  etc.,  etc.  Mais,  quand 
vous  aurez  dix-huit  ans,  il  faudra  que  vous  gagniez  vous-même  l'argent 
lécessaire  pour  acheter  ce  manteau.  Monsieur  votre  père  a,  dit-on, 
vingt-cinq  mille  livres  de  rente,  mais  vous  êtes  quatre  enfants;  donc  il  fau- 
Ira  vous  déshabituer  de  la  voilure  dont  vous  jouissez  chez  monsieui 
rolre  père,  etc.,  etc. 

4  Hier  soir,  j'ai  vu  deux  charmantes  petites  filles  de  quatre  ans  chin- 
ter  des  chansons  d'amour  fort  vives  dans  une  escarpolette  que  je  faisait 
aller.  Les  femmes  de  chambre  leur  apprennent  ces  chansons,  et  leur 
mère  leur  dit  qu'amour  et  amant  sont  des  mots  vides  de  sens. 


i00  ŒUVnES  DE  STENDHAL. 

CHAPITRE  LVI  ■» 


TU   MARIAGE. 

La  fidélité  des  femmes  dans  le  mariage,  lorsqu'il  n'y  a  pas  d'a- 
mour, est  probablement  une  ebose  contre  nature1. 

On  a  essayé  d'obtenir  cette  chose  contre  nature  par  la  peur 
de  l'enfer  et  les  sentiments  religieux  ;  l'exemple  de  l'Espagne  et 
de  l'Italie  montre  jusqu'à  quel  point  on  a  réussi. 

On  a  voulu  l'obtenir  en  France  par  l'opinion,  c'était  la  seule 
digue  capable  de  résister;  mais  on  l'a  mal  construite.  Il  est  ab- 
surde de  dire  à  une  jeune  fille  :  «  Vous  serez  fidèle  à  l'époux  de 
votre  choix;  »  et  ensuite  de  la  marier  par  force  à  un  vieillard 
ennuyeux  *. 

1  Anzi  certainente.  ColP  amoïe  uno  non  Irova  gusto  a  bevere  acqi:a 
sltra  clic  quelta  di  questo  fonte  predilctto.  Resta  naturale  allora  la  feJsltà. 

Coll  matrimonio  scnza  amore,  in  men  di  due  anni  l'acqua  di  questo 
fonte  diventa  aman.  Esîste  sempre  rcro  in  natura  il  bisogno  d'acqua. 
I  costumi  fanno  superare  la  natura,  ma  solamente  quando  si  puo  vin- 
ccrla  in  un  instante  :  la  moglie  indiana  cbe  si  abruccia  (21  octobre  4821) 
dopo  la  morte  del  vecthio  marito  cbe  odiiva,  la  ragazza  europea  cbe 
trucida  barbaramente  il  tenero  bambino  al  quale  testé  diede  vita.  Senza 
l'altis-imo  muro  dell  monistero  le  monacbe  anderebbero  via. 

2  Même  les  minuties,  tout  chez  nous  est  comique  en  ce  qui  concerne 
l'éducation  des  femmes.  Par  exemple,  en  1820,  sous  le  règne  de  ces 
mêmes  nobles  qui  ont  proscrit  le  divorce,  le  ministère  envoie  à  la  ville 
de  Lnon  un  buste  et  une  statue  de  Gibrielle  d'Estrées.  La  statue  sera 
placée  sur  la  place  publique,  apparemment  pour  répandre  parmi  les 
jeunes  filles  l'umour  des  Bourbons,  et  les  engager,  en  cas  de  besoin,  à 
n'être  pas  cruelles  aux  rois  aimables,  et  à  donner  des  rejetons  à  cette 
illustre  famille. 

Mais,  en  revanche,  le  même  ministère  refuse  à  la  ville  de  Laon  le 
buste  du  maréchal  Serrurier,  brave  homme  qui  n'était  pas  galint,  et  qui 
déplus  avait  grossièrement  commencé  sa  carrière  par  le  métier  de  sim- 


DE   L'A. MO  UT,.  201 

Mais  les  jeunes  filles  se  marient  avec  plaisir.  —  C'est  que,  dans 
le  système  contraint  de  1  éducation  actuelle,  l'esclavage  qu'elles 
subissent  dans  la  maison  de  leur  mère  est  d'un  intolérable  en- 
nui ;  d'ailkurs  elles  manquent  de  lumières;  enfin  c'est  le  vœu  de 
la  nature.  Il  n'y  a  qu'un  moyen  d'obtenir  plus  de  fidélité  des 
femmes  dans  le  mariage  :  c'est  de  donner  la  liberté  aux  jeunes 
filles  et  le  divorce  aux  gens  mariés. 

Une  femme  perd  toujours  dans  un  premier  mariage  les  plus 
beaux  jours  de  la  jeunesse,  et  par  le  divorce  elle  donne  aux 
sots  quelque  chose  à  dire  contre  elle. 

Les  jeunes  femmes  qui  ont  beaucoup  d'amants  n'ont  que  faire 
du  divorce.  Les  femmes  d'un  certain  âge  qui  ont  eu  beaucoup 
d'amants  croient  réparer  leur  réputation,  et  eu  France  y  réus- 
sissent toujours,  eu  se  montrant  extrêmement  sévères  envers 
des  erreurs  qui  les  ont  quittées.  Ce  sera  quelque  pauvre  jeune 
femme  vertueuse  et  éperdument  amoureuse  qui  demandera  le 
divorce  et  qui  >e  fera  honnir  par  des  femmes  qui  ont  eu  cia 
quinte  hommes. 


CHAPITRE   LUI 


DE  CE    QU  OS    APPELLE    VLT.TU. 


Moi,  j'honore  du  nom  de  vertu  l'habitude  de  faire  des  a» 
fions  pénibles  et  utiles  aux  autres. 

Saiut  Siméon  Stylite,  qui  se  tient  vingt-deux  ans  sur  le  haut 
d'une  colonne  et  qui  se  donne  les  élrivières,  n'est  guère  ver- 


^.e  soidat.  (Discours  du  général  Foy,  Courrier  du  17juia  1820.  Dulauic, 
dins  sa  curieuse  Uisloire  de  Paru,  article  ;  Amours  de  Henri  IV.) 


202  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

tueux  à  mes  yeux,  j'en  conviens,  et  c'est  ce  qui  donne  un  ton 
trop  leste  à  cet  essai. 

Je  n'estime  guère  non  plus  un  chartreux  qui  ne  mange  que 
du  poisson  et  qui  ne  se  permet  de  parler  que  le  jeudi.  J'avoue 
que  j'aime  mieux  le  général  Carnot,  qui,  dans  un  âge  avancé, 
supporte  les  rigueurs  de  l'exil  dans  une  petite  ville  du  Nord 
plutôt  que  de  faire  une  bassesse. 

J'ai  quelque  espoir  que  cette  déclaration  extrêmement  vuî- 
gaire  portera  à  sauter  le  reste  du  chapitre. 

Ce  matin,  jour  de  fête,  à  Pessro  (7  mai  1819),  étant  obligé 
d'aller  à  la  messe,  je  me  suis  fait  donner  un  missel  et  je  suis 
tombé  sur  ces  paroles  : 

Joanna,  Alphonsi  quinti  Lusitaniae  régis  filia,  tanta  divini  amoris  flamma 
prœventa  fuit,  ut  ab  ipsa  pueritia  rcrum  caduearum  pertœsa,  solo  cce- 
lestis  patriœ  desiderio  flagraret. 

La  vertu  si  touchante  prêchée  par  les  phrases  si  belles  du 
Génie  du  christianisme  se  réduit  donc  à  ne  pas  manger  de  truffes 
de  peur  des  crampes  d'estomac.  C'est  un  calcul  fort  raisonnable 
si  l'on  croit  à  l'enfer,  mais  calcul  de  l'intérêt  le  plus  person- 
nel et  le  plus  prosaïque.  La  vertu  philosophique  qui  explique  si 
bien  le  retour  de  Régulus  à  Carthage ,  cl  qui  a  amené  des  traits 
semblables  dans  notre  révolution  \  prouve  au  contraire  gé- 
nérosité dans  l  'âme. 

C'est  uniquement  pour  ne  pas  être  brûlée  en  l'autre  monde, 
dans  une  grande  chaudière  d'huile  bouillante,  que  madame  de 
Tourvel  résiste  à  Valmont.  Je  ne  conçois  pas  comment  l'idée 
d'être  le  rival  d'une  chaudière  d'huile  bouillante  n'éloigne  pat 
Valmont  par  le  mépris. 

Combien  Julie  d'Étanges,  respectant  ses  serments  et  le  bon- 
aeur  de  M.  de  Wohnar,  n'est-elle  pas  plus  touchante? 

1  Mémoires  de  madame  Roland.  M.  Grangeneuve  qui  va  se  promener 
à  huit  heures  dans  une  certaine  rue  pour  se  faire  tuer  par  le  capucin 
Chabot.  On  croyait  une  mort  utile  à  la  cause  de  la  liberté. 


DE  L'AMOUR.  203 

Ce  que  je  dis  de  madame  de  Tourvel,  je  le  trouve  applicable 
à  la  haute  vertu  de  mistress  llulchiuson.  Quelle  âme  lejmrita- 
ni.-me  enleva  à  l'amour! 

Un  des  Iravers  les  plus  plaisants  dans  le  monde,  c'est  que 
les  hommes  croient  toujours  savoir  ce  qu'il  leur  est  évidem- 
ment nécessaire  de  savoir.  Voyez-les  parler  de  politique,  cette 
science  si  compliquée  ;  voyez-les  parler  de  mariage  et  de 
mœurs. 


CHAPITRE  LVIII. 

SITUATION    DE    L'EUROPE   A    L'ÉGARD    DU    MARIAGE. 

Jusqu'ici  nous  n'avons  traité  la  question  du  mariage  que  par 
le  raisonnement  l  ;  la  voici  traitée  par  les  faits. 

Quel  est  le  pays  du  inonde  où  il  y  a  le  plus  de  mariages  heu- 
reux? incontestablement  c'est  l'Allemagne  protestante. 

J'extrais  le  morceau  suivant  du  journal  du  capitaine  Salviati, 
sans  y  changer  un  seul  mot  : 

«  Ilalbcrjtadl,  23  juin  1807 M.  de  Bulow  cependant  est  bou% 

nemcnl  et  ouvertement  amoureux  de  mademoiselle  de  Fellheim  ; 
il  la  suit  partout  et  toujours,  lui  parle  sans  cesse,  et  très-souvent 
la  retient  à  dix  pas  de  nous.  Celte  préférence  ouverte  cho- 
que la  société,  la  rompt,  et  aux  rives  de  la  Seine  passerait 
pour  le  comble  de  l'indécence.  Les  Allemands  songent  bien 
moins  que  nous  à  ce  qui  rompt  la  société,  et  l'indécence  n'est 

*  L'auteur  avait  lu  un  chapitre,  intitulé  delï  Amon,  chns  la  traduction 
italienne  de  l'idéologie  de  M.  de  Tracy.  Le  lecteur  trouvera  dans  ce  cha- 
pitre des  idées  d'une  bien  autre  portée  philosophique  que  tout  ce  qu'il 
peut  rencontrer  ici. 


Cûi  ŒUVRES   DE   STENDHAL. 

presque  qu  un  mal  de  convention.  Il  y  cinq  ans  que  M.  de  Bulaw 
fait  ainsi  la  cour  à  Mina,  qu'il  n'a  pas  pu  épouser  à  cause  de  la 
guerre.  To"'  3s  les  demoiselles  de  la  socl-été  ont  leur  amant  connu 
de  tout  le  moi/de;  mais  aus^i,  parmi  les  Allemands  de  la  connais- 
sance de  mon  ami  M.  de  Mermanii,  il  n'en  est  pas  un  seul  qui 
ne  se  soit  marié  par  amour,  savoir  : 

«  Mermann,  son  frère  George,  M.  de  Voigt,  M.  deLazing,  etc. 
Il  vient  de  m'en  nommer  une  douzaine. 

«  La  manière  ouverte  et  passionnée  dont  tous  ces  amants  font 
la  cour  à  leurs  maîtresses  serait  le  comble  de  l'indécence,  du 
ridicule  et  de  la  malhonnêteté  en  France. 

«  Mermann  me  disait  ce  soir,  en  revenant  du  Chasseur  vert, 
que,  de  toutes  les  femmes  de  sa  famille  très-nombreuse,  il  ne 
croyait  pas  qu'il  y  en  eût  une  seule  qui  eût  trompé  son  mari. 
Mettons  qu'il  se  trompe  de  moitié,  c'est  encore  un  pays  singulier. 

«  Sa  proposition  scabreuse  à  sa  belle-sœur,  madame  de  Mu- 
nichow,  dont  la  famille  va  s'éteindre  faute  d'héritiers  mâle& 
et  les  biens  très-considérables  retourner  au  prince,  reçue  avec 
froideur,  mais  «  ne  m'en  reparlez  jamais.  » 

«  Il  en  dit  quelque  chose  eu  termes  très-couverts  à  la  céleste 
Philippine  (qui  vient  d'obtenir  le  divorce  contre  son  mari, 
qui  voulait  simplement  la  vendre  au  souverain)  ;  indignation 
non  jouée,  diminuée  dans  les  termes  au  lieu  d'être  exagé- 
rée :  «  Vous  n'avez  denc  plus  d'estime  du  tout  pour  notre  sexe? 
«  Je  crois  pour  votre  honneur  que  vous  plaisantez.  » 

«Dans  un  voyage  auBrocken  avec  celte  vraimenl  belle  femme, 
elle  s'appuyait  sur  son  épaule  en  dormant,  ou  feignant  de  dor- 
mir ;  un  cahot  la  jette  un  peu  sur  lui,  il  lui  serre  la  taille, 
elle  se  jette  de  l'autre  côté  de  la  voiture  ;  il  ne  pense  pas 
qu'elle  soit  intéductible,  mais  il  croit  qu'elle  se  tuerait  le  len- 
demain de  sa  foute.  Ci  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'il  l'a  ai- 
mée passionnément,  qu'il  en  a  été  aimé  de  même,  qu'ils  se 
voyaient  sans  cesse  et  qu'elle  est  sans  reproche  ;  mais  le  so- 
leil est  bien  pâle  à  Ilalberstadt,  le  gouvernement  bien  ininu- 


DE  L'AJJOUR.  203 

lieux,  et  ces  deux  personnages  bien  froids.  Dans  leurs  tê'e- 
à-lête  les  plus  passionnés,  Kant  et  Rlopstock  étaient  toujours  de 
la  partie. 

«  Mermaun  me  contait  qu'un  homme  marié  convaincu  d'adul- 
tère peut  être  condamné  par  les  tribunaux  de  Brunswick  à  dix 
ans  de  prison;  la  loi  est  tombée  en  désuétude,  mais  fait  du 
moins  que  Ton  ne  plaisante  point  sur  ces  sortes  d'affaires  ;  la 
qualité  d'homme  à  aventures  galantes  est  bien  loin  d'être,  comme 
en  France,  un  avantage  que  l'on  ne  peut  presque  dénier  en  face 
à  un  mari  sans  l'insulter. 

«  Quelqu'un  qui  dirait  à   mon  colonel   ou  à  Ch qu'ils 

n'ont  plus  de  femmes  depuis  leur  mariage  en  serait  fort  mal 
reçu. 

«  Il  y  a  quelques  années  qu'une  femme  de  ce  pays,  dans  un 
retour  de  religion,  dit  à  son  mari,  homme  de  la  cour  de  Bruns- 
wick, qu'elle  l'avait  trompé  six  ans  de  suite.  Ce  mari,  aussi  sot 
que  sa  femme,  alla  conter  le  propos  au  duc  ;  le  galant  fut  obligé 
de  donner  sa  démission  de  lous  ses  emplois  et  de  quitter  le  pays 
dans  les  vingt  quatre  heures,  sur  la  menace  du  duc  de  faire  agir 
les  lois   » 

«  Halberstadt,  7  juillet  1807. 

<x  Ici  les  maris  ne  sont  pas  trompés,  il  est  vrai ,  mais  quelles 
femmes,  grands  dieux!  des  statues,  des  niasses  à  pr:;,ie  organi- 
sées Avant  le  mariage  elles  sont  fort  agréables,  lest.es  comme 
des  gazelles,  et  un  œil  vif  et  tendre  qui  comprend  toujours  les 
allusions  de  l'amour.  C'est  qu'elles  sont  à  la  chasse  d'un  mari. 
A  peine  ce  mari  trouvé,  elles  ne  sont  plus  exactement  que  des 
faiseuses  d  enfant,  en  perpétuelle  adoration  devant  le  faiseur. 
Il  faut  que  dans  une  famille  de  quatre  ou  cinq  enfants  il  y  en 
ait  toujours  un  de  malade,  puisque  la  moitié  des  enfants  meurt 
avant  sept  ans,  et  dans  ce  pays,  dès  qu'un  des  bambins  est 
malade,  la  mère  ne  sort  plus.  Je  les  vois  trouverun  plaisir  indi- 
cible à  être  caressées  par  leurs  enfants.  Peu  à  peu  elles  perdent 

12 


206  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

toutes  leurs  idées.  C'est  comme  à  Philadelphie.  Des  jeunes  filles 
de  la  gaieté  la  plus  folle  et  la  plus  innocente  y  deviennent,  en 
moins  d'un  an,  les  plus  ennuyeuses  des  femmes.  Pour  en  finii 
sur  les  mariages  de  l'Allemagne  protestante,  la  dot  de  la  femme 
est  à  peu  près  nulle  à  cause  des  fiefs.  Mademoiselle  de  Diesdorff, 
fille  d'un  homme  qui  a  quarante  mille  livres  de  rente,  aura  peut- 
être  deux  mille  écus  de  dot  (sept  mille  cinq  cents  francs). 

x  M.  de  Mermann  a  eu  quatre  mille  écus  de  sa  femme. 

«  Le  supplément  de  dot  est  payable  en  vanité  à  la  cour,  a  On 
«  trouverait  dans  la  bourgeoisie,  me  disait  Mermann,  des  partis 
«  de  cent  ou  cent  cinquante  mille  écus  (six  cent  mille  francs  au 
«  lieu  de  quinze).  Mais  on  ne  peut  plus  être  présenté  à  la  cour; 
«  on  est  séquestré  de  toute  société  où  se  trouve  un  prince  ou 
«  une  princesse  :  c'est  affreux.  »  Ce  sont  ses  termes,  et  c'était 
le  cri  du  cœur. 

«  Une  femme  allemande  qui  aurait  lame  de  Phi*",  avec  son 
esprit,  sa  figure  noble  et  sensible,  le  feu  qu'elle  devait  avoir  à 
dix  huit  ans  (elle  en  a  vingt-sept),  étant  honnête  et  pleine  de 
naturel  par  les  mœurs  du  pays,  n'ayant,  par  la  même  cause, 
que  la  petite  dose  utile  de  religion,  rendrait  sans  doute  son 
mari  fort  heureux.  Mais  comment  se  flauer  d'être  constant  au- 
près de  mères  de  famille  si  insipides? 

«  —  Mais  il  était  marié,  »  m'a-t-elle  répondu  ce  matin  comme 
je  blâmais  les  quatre  ans  de  silence  de  l'amant  de  Corinne,  lord 
Oswald.  Elle  a  veillé  jusqu'à  trois  heures  pour  lire  Corinne;  ce 
roman  lui  a  donné  une  profonde  émotion,  et  elle  me  répond 
avec  sa  touchante  candeur  :  «  Mais  il  était  marié.  » 

«  Phi***  a  tant  de  naturel  et  une  sensibilité  si  naïve,  que, 
même  en  ce  pays  du  naturel,  elle  semble  prude  aux  petits  es- 
prits montés  sur  de  petites  âmes.  Leurs  plaisanteries  lui  fout 
mal  au  cœur,  et  elle  ne  le  cache  guère. 

«  Quand  elle  est  en  bonne  compagnie,  elle  rit  comme  une 
folle  des  plaisanteries  les  plus  gaies.  C'est  elle  qui  m'a  conté 
l'histoire  de  celte  jeune  princesse  de  seize  ans,  depuis  si  célè- 


DE   L'AMOUR.  207 

bre,  qui  entreprenait  souvent  de  faire  monter  dans  son  appar- 
tement l'officier  de  garde  à  sa  porte.  » 

ia  suisses 

Je  connais  peu  de  familles  plus  heureuses  que  celles  de  l'O- 
berland.  partie  de  la  Suisse  située  près  de  Berne,  et  il  est  de 
notoriété  publique  M816)  que  les  jeunes  filles  y  passent  avec 
leurs  amants  les  nuits  du  samedi  au  dimanche. 

Les  sots  qui  connaissent  le  monde  pour  avoir  fait  le  voyage 
de  Paris  à  Sainl-Cloud  vont  se  récrier;  heureusement  je  trouve 
dans  un  écrivain  suisse  la  confirmation  de  ce  que  j'ai  vu  moi- 
même1  pendant  quatre  mois. 

«  Un  bon  paysan -se  plaignait  de  quelques  dégâts  faits  dans 
son  verger;  je  lui  demandai  pourquoi  il  n'avait  pas  de  chien  : 
«  Mes  filles  ne  se  marieraient  jamais.  »  Je  ne  comprenais  pas 
sa  réponse;  il  me  conte  qu'il  avait  eu  un  chien  si  méchant, 
qu'il  n'y  avait  plus  de  garçons  qui  osassent  escalader  ses  fe- 
nêtres. 

«  Un  autre  paysan,  maire  de  son  village,  pour  me  faire  l'éloge 
de  sa  femme,  me  disait  que,  du  temps  qu'elle  était  fille,  il  n'y 
en  avait  point  qui  eût  plus  de  kilter  ou  veilleurs  (qui  eût  plus 
déjeunes  gens  qui  allassent' passer  la  nuit  avec  elle). 

«  Un  colonel  généralement  estimé  fut  obligé,  dans  une  course" 
de  montagnes,  de  passer  la  nuit  au  fond  d'une  des  vallées  les 
plus  solitaires  et  les  plus  pittoresques  du  pays.  11  logea  chez  le 
premier  magistrat  de  la  vallée,  homme  riche  et  accrédité.  L'é- 
tranger remarqua  en  entrant  une  jeune  fille  de  seize  ans,  mo- 
dèle de  grâce,  de  fraîcheur  et  de  simplicité  :  c'était  '«a  fille  du 
maître  de  la  maison.  Il  y  avait  ce  soir-là  bal  champêtre  :  l'é- 
tranger fil  la  cour  à  la  jeune  fille,  qui  était  réellement  d'une 

1  Principes  philosophiques  du  colonel  Weiss ,  septième  édition,  tome  II, 
page  245. 


208  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

beauté  frappante.  Enfin,  se  faisant  courage,  il  osa  lui  demander 
s'il  ne  pourrait  pas  veiller  avec  elle.  «  Non,  répondit  la  jeune 
«  fille,  je  couche  avec  ma  cousine;  mais  je  viendrai  moi-même 
«  chez  vous.  »  Qu'on  juge  du  trouble  que  causa  cette  réponse. 
On  soupe,  l'étranger  se  lève,  la  jeune  fille  prend  le  (lambeau  et 
le  suit  dans  sa  chambre  ;  il  croi*  toucher  au  bonheur.  «  Non, 
«  lui  dit-elle  avec  candeur;  il  faut  d'abord  que  je  demande 
«  permission  à  maman.  »  La  foudre  l'eût  moins  atterré.  Elle 
sort  ;  il  reprend  courage  et  se  glisse  auprès  du  salon  de  bois  de 
ces  bonnes  gens;  il  entend  la  fille,  qui,  d'un  ton  caressant, 
priait  sa  mère  de  lui  accorder  la  permission  qu'elle  désirait; 
elle  l'obtient  enfin.  «  N'est-ce  pas,  vieux,  dit  la  mère  à  son  mari, 
«  qui  était  déjà  au  lit,  tu  consens  que  Trineli  passe  la  nuit  avec 
«  M.  le  colonel?  —  De  bon  cœur,  répond  le  père;  je  crois  qu'à 
«  un  tel  homme  je  prêterais  encore  ma  femme. —  Eh  bien!  va, 
«  dit  la  mère  à  Trineli  ;  mais  sois  brave  fille,  et  n'ôte  pas  ta 
«  jupe...  »  Au  poini  du  jour,  Trineli,  respectée  par  l'étranger, 
se  leva  vierge;  elle  arrangea  les  coussins  du  lit,  prépara  du  café 
et  de  la  crème  pour  son  veilleur,  et,  après  que,  assise  sur  le 
lit,  elle  eut  déjeuné  avec  lui,  elle  coupe  un  petit  morceau  de 
son  broustplelz  (pièce  de  velours  qui  couvre  le  sein).  «  Tiens, 
«  lui  dit-elle,  conserve  ce  souvenir  d'une  nuit  heureuse;  je  ne 
«  l'oublierai  jamais.  Pourquoi  es-tu  colonel?  »  Et,  lui  ayant 
donné  un  dernier  baiser,  elle  s'enfuit;  il  ne  put  plus  la  revoir1.  » 
Voilà  l'excès  opposé  à  nos  mœurs  françaises  et  que  je  suis  \oi\i 
d'approuver. 

Je  voudrais,  si  j'étais  législateur,  qu'on  prît  en  France,  comme 
en  Allemagne,  l'usage  des  soirées  dansantes.  Trois  fois  par  se- 
maine, les  jeunes  filles  iraient  avec  leurs  mères  à  un  bal  com- 
mencé à  sept  heures,  finissant  à  minuit,  et  exigeant  pour  tous 

Je  suis  heureux  de  pouvoir  dire  avec  les  paroles  d'un  autre  des  fait? 
extraordinaires  que  j'ai  eu  l'occasion  d'observer.  Certainement  sans 
M.  de  YVeiss  je  n'eusse  pas  rapporté  ce  trait  de  mœurs.  J'en  ai  omis 
d'aussi  caractéristiques  à  Valence  et  à  Vienne. 


DE  L'AMOUR.  209 

frais  un  violon  cl  des  verres  d'eau.  Dans  une  pièce  voisine,  les 
mères,  peut-être  un  peu  jalouses  de  l'heureuse  éducation  de 
leurs  filles,  joueraient  au  boston  •  dans  une  troisième,  les  pères 
trouveraient  les  journaux  et  paneraient  politique.  Entre  miunil 
et  une  heure,  mutes  les  familles  se  Réuniraient  et  regagneraient 
le  toit  paternel.  Les  jeunes  filles  apprendraient  à  connaître  les 
jeunes  hommes;  la  fatuité  et  l'indiscrétion  qui  la  suit  leur  de- 
viendraient bien  vite  odieuses;  enfin,  elles  se  choisiraient  nn 
mari.  Quelques  jeunes  filles  auraient  des  amours  malheureuses, 
mais  le  nombre  des  maris  trompés  et  des  mauvais  ménages  di- 
minuerait dans  une  .immense  proportion.  Alors  il  serait  moins 
absurde  de  chercher  à  punir  l'infidélité  par  la  honte,  la  loi  «li- 
rait aux  jeunes  femmes  :  «  Vous  avez  choisi  votre  mari;  soyez-lui 
fidèle.  »  Alors  j'admettrais  la  poursuite  et  la  punition  par  les 
tribunaux  de  ce  que  les  Anglais  appellent  criminal  conversa- 
tion. Les  tribunaux  pourraient  imposer,  au  profit  des  prisons 
et  des  hôpitaux,  une  amende  égale  aux  deux  tiers  de  la  fortune 
du  séducteur  et  une  prison  de  quelques  années.  . 

Une  femme  pourrait  être  poursuivie  pour  adultère  devant  un 
jury  Le  jury  devrait  d'abord  déclarer  que  la  conduite  du  mari 
a  été  irréprochable. 

La  femme  convaincue  pourrait  être  condamnée  à  la  prison 
pour  la  vie.  Si  le  mari  avait  été  absent  plus  de  deux  ans,  la 
femme  ne  pourrait  être  condamnée  qu'à  une  prison  de  quelques 
années.  Les  mœurs  publiques  se  modèleraient  bientôt  sur  ces 
lois  et  les  perfectionneraient !. 

I  L'Examiner,  journal  anglais,  en  rendant  compte,  du  procès  de  la 
reine  (n°  602,  du  3  septembre  1820),  ajoute  : 

c  ïïe  hâve  a  System  of  scxual  moral  ly,  underwhich  lltoi.s mrls  of  wo- 
men beconie  rr.ercenary  proslitutes  wliom  virtuous  women  are  tnught 
toscorn,  while  virluous  men  retain  tlie  privdcgeof  frequenting  thos*'  »ery 
women,  withoul  ît's  being  regarded  as  rnj  thing  more  than  a  venial 
olïence.  » 

II  y  a  une  noble  hardiesse  dans  le  pays  du  Cant  à  oser  exprimer,  sur 

12. 


210  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Alors  les  nobles  et  les  prêtres,  tout  en  regrettant  amèrement 
les  siècles  décents  de  madame  de  Monte-pan  ou  de  madame  du 
Darry,  seraient  forcés  de  permettre  le  divorce*' . 

Il  y  aurait  dans  un  village,  en  vue  de  Paris,  un  élysée  pour 
les  femmes  malheureuses,  une  maison  de  refuge  où,  sous  peine 
des  gaières,  il  n'entrerait  d'autre  homme  que  le  médecin  el 
l'aumônier.  Une  femme  qui  voudrait  obtenir  le  divorce  serait 
tenue,  avant  tout,  d'aller  se  constituer  prisonnière  dans  cet 
élysée;  elle  y  passerait  deux  années  sans  sortir  une  seule  fois. 
Elle  pourrait  écrire,  mais  jamais  recevoir  de  réponse. 

Un  conseil  composé  de  pairs  de  France  et  de  quelques  magis- 
trats estimés  dirigerait,  au  nom  de  la  femme,  les  poursuites 
pour  le  divorce,  et  réglerait  la  pension  à  payer  par  le  mari  à 
rétablissement.  La  femme  qui  succomberait  dans  sa  demande 
devant  les  tribunaux  serait  admise  à  passer  le  reste  de  sa  vie  à 
l'élvsée.  Le  gouvernement  compléterait  à  l'administration  de 
l'élvsée  deux  mille  francs  par  femme  réfugiée.  Pour  être  reçue 
à  l'élvsée,  il  faudrait  avoir  eu  une  dot  de  plus  de  vingt  mille 
francs.  La  sévérité  du  régime  moral  serait  extrême. 

cet  objet  une  vérité,  quelque  triviale  et  palpable  qu'elle  soit;  cela  est 
encore  plus  méritoire  à  un  pauvre  journal  qui  ne  peut  espérer  de  succès 
qu'en  étant  acheté  par  les  gens  riches,  lesquels  regardent  les  évêques 
3t  la  Bible  comme  l'unique  sauvegarde  de  leurs  belles  livrées. 

1  Madame  de'Séviçné  écrivait  à  sa  fille,  le  23  décembre  1671  • 
«  Je  ne  sais  si  vous  avea  appris  que  Villarceaux,  en  parlant  au  roi  d'une 
charge  pour  son  t'es,  prit  habilement  l'occasion  de  lui  dire  qu'il  y  avait 
des  gens  qui  se  mêlaient  de  dire  à  sa  nièce  (mademoiselle  deRouxel), 
que  Sa  Majesté  avait  quelque  dessein  pour  elle;  que  si  cela  était,  il  le 
suppliait  de  se  servir  de  lui,  que  l'affaire  serait  mieux  entre  ses  mains 
que  dans  celles  des  autres,  et  qu'il  s'y  emploierait  avec  succès.  Le  roi  se 
mit  à  rire,  et  dit:  YtUarceaux,  nous  sommes  trop  virjx,  vous  et  moi, 
pour  attaquer  des  demoiselles  de  quinze  ans.  Et  comme  un  galant  homme 
se  moqua  de  lui  et  conta  ce  discours  chez  les  dames.  (Tome  II,  page  540. 

Mémoires  de  Lauzun,  de  Bezenval,  de  madame  d'fcq.inay,  etc.,  etc 
Je  supplie  qu'on  ne  me  condamne  pas  tout  à  fait  sans  relire  ces  mé- 
moires. 


DE   L'AMOUR.  211 

Après  doux  ans  d'une  totale  séparation  do  monde,  nia-  femme 
divorcée  pourrait  se  remarier. 

Une  fois  arrivés  à  ce  point,  les  chambres  pourraient  exami- 
ner si.  pour  établir l'émulation  du  mérite  entre  les  jeunes  filles, 
il  ne  conviendrait  pas  d'attribuer  aux  garçons  une  part  double 
de  celles  des  sœurs  dans  le  partage  de  l'héritage  pati  rue! 
filles  qui  ne  trouveraient  pas  à  se  marier  auraient  Une  paît 
à  celles  des  mâle».  On  peut  remarqui  r  en  passant  q 
tème  détruirait  peu  à  peu  •l'habitude  des  mariages  de  i 
nance  trop  inconvenants.  La  possibilité  du  divorce  rendrait  inu- 
tiles les  excè-  d 

!1  faudrait  établir  sur  divers  points  de  la  France,  et  dan 
villages  pauvres,  trente  abbayes  pour  les  vieilles  fille-.  Le  gou- 
vernement chercherai!  à  entourer  ces  établissements  >l  ■  i  onsî- 
dération,  pour  consoler  un  peu  la  tristesse  des  pauvres  Gll 
y  achèveraient  leur  vie.  11  faudrait  leur  donner  tous  les  hocheis 
de  la  dignité. 

Mais  laissons  ces  chimèrea 


CHAPITRE  LIX. 


WERTHER    ET    DOS   JIAS. 


Parmi  les  jeunes  gens,  lorsque,  l'on  s'est  bien  moqué  d'un 
pauvre  amoureux  et  qu'il  a  quitté  le  salon,  ordinairement  la 
conversation  finit  par  agiter  la  question  de  savoir  s'il  vaut  mieux 
prendre  les  femmes  comme  le  don  Juan  de  Mozart,  ou  i 
Werther.  Le  contraste  serait  plus  exact  si  j\  osse  cité  Saint- 
Preux,  mais  c'e.-t  un  si  plat  personnage,  que  je  ferais  loti  aux 
âmes  tendres  en  le  leur  dfcnnaW  pour  Kpt 


212  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Le  caractère  de  don  Juan  requiert  un  plus  grand  nombre  d? 
ces  vertus  utiles  et  estimées  dans  le  inonde  .  l'admirable  intré- 
pidité, l'esprit  de  ressource,  la  vivacité,  le  sang-froid,  l'esprit 
amusant,  etc. 

Les  don  Juan  ont  de  grands  moments  de  sécheresse  et  une 
vieillesse  fort  triste;  mais  la  plupart  des  hommes  n'arrivent  pas 
à  la  vieillesse. 

Les  amoureux  jouent  un  pauvre  rôle  le  soir  dans  le  salon, 
car  Ton  n'a  de  talent  et  de  force  auprès  des  femmes  qu'autan! 
qu'on  met  à  les  avoir  exactement  le  même  intérêt  qu'à  une  par- 
tie de  billard.  Comme  la  sociéié  connaît  aux  amoureux  un  grand 
intérêt  dans  la  vie,  quelque  esprit  qu'ils  aient,  ils  prêtent  le 
liane  à  la  plaisanterie  ;  mais  le  malin  en  s'éveillant,  au  lieu 
d'avoir  de  1  humeur  jusqu'à  ce  que  quelque  cho=e  de  piquant 
et  de  malin  les  soit  venu  ranimer,  ils  songent  à  ce  qu'ils  ai- 
ment et  font  des  châteaux  en  Espagne  habités  par  le  bonheur. 

L'amour  à  la  Werther  ouvre  l'àme  à  tous  les  arts,  à  toutes 
les  impressions  douces  et  romantiques,  au  clair  de  lune,  à  la 
beauté  des  bois,  à  celle  de  la  peinture,  en  un  mot  au  sentiment 
et  à  la  jouissance  du  beau,  sous  quelque  forme  qu'il  se  présente, 
fut-ce  sous  un  habit  de  bure.  Il  fait  trouver  le  bonheur  même 
sans  les  richesses  l.  Ces  âmes-là,  au  lieu  d'être  sujettes  à  se 
blaser  comme  Mielhan,  Bczenval,  etc.,  deviennent  folles  par 

*  Premier  volume  de  la  Nouvelle  ïïéloïse,  et  tous  les  volumes,  si  Saint 
Treux  se  fùl  trouvé  avoir  l'ombre  du  caractère;  mais  c'était  un  vrai  poète, 
en  bavard  sans  résolution,  qui  n'avait  du  cœur  qu'après  avoir  péroré, 
d'ailleurs  homme  fort  plat.  Ces  gens-là  ont  l'immense  avantage  de  ne 
pas  choquer  l'orgueil  féminin,  et  de  ne  jamais  donner  d'eïonnement  à 
leur  amie  Qu'on  pèse  ce  mot;  c'est  peut-être  là  tout  le  secret  du  suc- 
cès des  hommes  plats  auprès  des  femmes  distinguées.  Cependant  l'amour 
n'est  une  passion  qu'autant  qu'il  fait  oublier  l'amour-propre.  Elles  ne 
sentent  donc  pas  complètement  l'amom.ics  femmes  qui,  comme  L.,  lui 
demandent  les  plaisirs  de  l'orgueil.  Sans  s'en  douter,  elles  sont  à  la 
même  hauteur  que  l'homme  prosaïque,  objet  de  leur  mépris,  qui  cher- 
che dans  l'amour,  l'amour  et  la  vanité.  Elles,  elles  veulent  l'amour  et 


DE   I/AMOUR.  213 

excès  de  sensibilité  comme  Rousseau.  Les  femmes  douées  d'une 
certaine  élévation  dame  qui,  après  la  première  jeunesse,  sa- 
vent voir  l'amour  où  il  est,  et  quel  est  cet  amour,  échapp  ni 
en  général  aux  don  Juan  qui  ont  pour  eux  plutôt  le  nombre 
que  la  qualité  des  conquêtes.  Remarquez,  au  désavantage  de  la 
considération  des  âmes  tendres,  que  la  publicité  e>t  nécessaire 
au  triomphe  des  don  Juan,  comme  le  secret  à  ceux  des  Werther. 
La  plupart  des  gens  qui  s'occupent  de  femmes  par  état  sont 
nés  au  sein  d'une  grande  aisance,  c'est-à-dire  sont,  par  le  fait 
de  leur  éducation  et  par  l'imitation  de  ce  qui  les  entourait  dans 
leur  jeunesse,  égoïsies-et  secs l. 

Les  vrais  don  Juan  finissent  même  par  regarderies  femmes 
comme  le  parti  ennemi,  cl  par  se  réjouir  de  leurs  malheurs  de 
tous  genres. 

Au  contraire,  l'aimable  duc  délie  Pignalelle  nous  montrait  à 
Munich  la  vraie  manière  d'être  heureux  par  la  volupté,  même 
sans  l'amour-passion.  «  Je  vois  qu'une  femme  me  plaît,  me  di- 
sait-il un  soir,  quand  je  me  trouve  tout  interdit  auprès  d'elle  et 
que  je  ne  sais  que  lui  dire. «Bien  loin  de  mettre  son  amour-pro- 
pre à  rougir  et  à  se  venger  de  ce  moment  d'embarras,  il  le  cul- 
tivait précieusement  comme  la  source  du  bonheur.  Chez  cet  ai- 
mable jeune  homme,  l'amour-goût  était  tout  à  fait  exempt  de  la 
vanité  qui  corrode;  c'était  une  nuance  affaiblie,  mais  pure  et 
sans  mélange,  de  l'amour  véritable;  et  il  respectait  toutes  les 
femmes  comme  des  êtres  charmants  envers  qui  nous  sommes 
bien  injustes  (20  février  1-S20). 

Comme  on  ne  se  choisit  pas  un  tempérament,  c'est-à-dire 


l'orgueil;  mais  l'amour  se  retire  la  rongeur  sur  le  front;  c'est  le  plu 
orgueilleux  dus  despotes  :  ou  il  est  tout,  ou  il  n'est  rien. 

»  Voir  une  pige  d'André  Chénier,  Œuvres,  page  570;  ou  bi^n  ouvrir 
les  yeux  dans  le  monde,  ce  qui  est  plus  dillieile.  a  En  généi  il,  ceui 
que  nous  appelons  patriciens  sont  plus  éloignés  que  1<^  aulws  h  .mines 
de  rien  aimer,  s  dit  l'empereur  Marc-Aurèle.  (Pensées,  page  50.) 


214  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

une  âme,  l'on  ne  se  donne  pas  un  rôle  supérieur.  J.-.l.  Rous- 
seau el  le  duc  de  Richelieu  auraient  eu  beau  faire,  malgré  tout 
leur  esprit,  ils  n'auraient  pu  changer  de  carrière  auprès  des 
femmes.  Je  croirais  volontiers  que  le  duc  n'a  jamais  eu  de  mo- 
ments comme  ceux  que  Rousseau  trouva  dans  le  parc  de  la 
Chevrette,  auprès  de  madame  d'Iloudetot  ;  à  Venise,  en  écou- 
tant la  musique  des  Scuole;  et  à  Turin,  aux  pieds  de  madame 
Bazile.  Mais  aussi  il  n'eut  jamais  à  rougir  du  ridicule  dont  Rous- 
seau se  couvre  auprès  de  madame  de  Larnage  et  donl  le  re- 
mords le  poursuit  le  reste  de  sa  vie. 

Le  rôle  des  Saint-Preux  est  plus  doux  et  remplit  tous  les  mo- 
ments de  l'existence  ;  mais  il  faut  convenir  que  celui  de  don 
Juan  est  bien  plus  brillant.  Si  Saint-Preux  change  de  goût  au 
milieu  de  sa  vie,  solitaire  et  retiré,  avec  des  habitudes  pensives, 
il  se  trouve  sur  la  scène  du  monde  à  la  dernière  place ,  tandis 
que  don  Juan  se  voit  une  réputation  superbe  parmi  les  hommes, 
et  pourra  peut-être  encore  plaire  aune  femme  tendre  en  lui 
faisant  le  sacrifice  sincère  de  ses  goûts  libertins. 

Par  toutes  les  raisons  présentées  jusqu'ici,  il  me  semble  que 
la  question  se  balance.  Ce  qui  me  fait  croire  les  Werther  plus 
heureux,  c'est  que  don  Juan  réduit  l'amour  à  n'être  qu'une  af- 
faire ordinaire.  Au  lieu  d'avoir,  comme  Werther,  des  réalités  qui 
se  modèlent  sur  ses  désirs,  il  a  des  désirs  imparfaitement  satis- 
faits par  la  froide  réalité,  comme  dans  l'ambition,  l'avarice  et 
les  autres  passions.  Au  lieu  de  se  perdre  dans  les  rêveries  en- 
chanteresse^ de  la  cristallisation,  il  pense  comme  un  général  au 
succès  de  ses  manœuvres l,  et,  en  un  mot,  lue  l'amour,  au  lieu 
d'en  jouir  plus  qu'un  autre,  comme  croit  le  vulgaire. 

Ce  qui  précède  me  semble  sans  réplique.  Une  autre  raison,  qui 
l'est  pour  le  moins  autant  à  mes  yeux,  mais  que,  grâce  à  la  mé- 
chanceté de  la  Providence,  il  faut  pardonner  aux  hommes  de 
ne  pas  reconnaître,  c'est  que  l'habitude  de  la  justice  me  paraît, 

1  Comparez  Lovelace  à  Tom  Jonet. 


PF.  L'AMOUR.  '215 

sauf  les  accidents,  la  rouie  la  plus  assurée  pour  arriver  au  bon- 
heur, ei  les  Werther  ne  sont  pas  scélérats1. 

l'our  être  heureux  dans  le  crime,  il  faudrait  exact  nient  n'a- 
voir pas  de  remords.  Je  ne  sais  si  un  tel  être  peut  exist<  i  -  ;  je  ne 
l'ai  jamais  rencontre,  et  je  parierais  que  l'aventure  de  madame 
Michelin  troublait  les  nuits  du  duc  de  Richelieu 

Il  faudrait,  ce  qui  est  impossible,  n'avoir  exactement  pas  de 
sympathie,  ou  pouvoir  mettre  à  mort  le  genre  humain  3. 

Les  gens  qui   ne  connaissent  l'amour  que  par  les  romane 
éprouveront  une  répugnance  naturelle  eu  lisant  ces  phras 
faveur  de  la  vertu  en  amour.  C'est  que,  par  les  lois  du  ri 
la  peinture  de  l'amour  vertueux  est  essentiellement  ennu; 
et  peu  intéressante.  Le  sentiment  de  la  vertu  paraît  ainsi  de  loin 
neutraliser  celui  de  l'amour,   et  les  paroles  amour  vert 
semblent  synonymes  d'amour  faible.  Mais  tout  cela  est  une  in- 
firmité de  l'art  de  peindre,  qui  ne  fait  rien  à  la  passion  telle 
qu'elle  existe  dans  la  nature4. 


l  Voir  la  Vie  privée  du  duc  de  Richelieu,  9  volumes  in-F'\  P. h 
au  moment  où  un  assassin  tue  un  homme,  ne  tombe-t-il  pas  mort  jus 
de  sa  victime?  Pourquoi  les  maladies?  et,  s'il  y  a  des  maladies, 
pourquoi  un  TroistaOlons  ne  meurt-il  pas  de  la  colique?  Pourquoi 
Henri  IV  règnc-t-il  vingt  et  un  ans,  et  Louis  XV  cinquante-neur?  Pourquoi 
la  durée  de  la  vie  n'cst-elle  pas  en  proportion  exacte  avec  le  à> 
vertu  de  chaque  homme?  Et  aut.és  questions  infâmes,  diront  les  philo- 
sophes anglais,  qu'il  n'y  a  assurément  aucun  raîrilc  à  po:>er,  mais  aux- 
quelles il  y  aurait  quelque  mérite  à  répondre  autrement  que  par  des 
injures  et  du  cant. 

3  Voir  Néron  après  le  meurtre  de  sa  mère,  dans  Suétone;  et  cependant 
de  quelles  belles  marses  de  flatterie  n'élait-il  pas  environné! 

8  La  cruauté  n'est  qu'une  sympathie  soulTraule.  Le  pouvoir  n'est  le 
premier  des  bonheurs,  après  l'amour,  que  parce  que  l'on  croit  être  en 
état  de  commander  la  sympathie. 

4  Si  l'on  peint  aux  yeux  du  spectateur  le  sentiment  de  la  vertu  à  culé 
■lu  sentiment  de  l'amour,  on  se  trouve  avoir  représenté  un  cœur  | 
entre  deux  sentiments.  La  vertu  dans  les  romans  n'est  bonne  qu'à  sacri- 
fier :  Julie  d'Étanges. 


216  ŒUVRES   DE   STENDHAL. 

Je  demande  la  permission  de  faire  le  portrait  du  plus  intime 
de  mes  amis. 

Don  Juan  abjure  tous  les  devoirs  qui  le  lient  au  reste  des 
hommes.  Dans  le  grand  marché  de  la  vie,  c'est  un  marchand 
de  mauvaise  foi  qui  prend  toujours  et  ne  paye  jamais.  L'idée  de 
l'égalité  lui  inspire  la  rage  que  l'eau  donne  à  i"h\drophobe; 
c'est  pour  cela  que  l'orgueil  de  la  naissance  va  si  bien  au  carac- 
tère de  don  Juan.  Avec  l'idée  de  l'égalité  des  droits  disparai 
celle  de  la  justice,  ou  plutôt  si  don  Juan  est  sorti  d'un  sang 
illustre,  ces  idées  communes  ne  l'ont  jamais  approché  ;  et  je 
croirais  assez  qu'un  homme  qui  porte  un  nom  hhtoriqne  est 
plus  disposé  qu'un  autre  à  mettre  le  feu  à  une  ville  pour  se  faire 
cuire  un  œuf1.  Il  faut  l'excuser;  il  est  tellement  possédé  de  l'a- 
mour de  soi-même,  qu'il  arrive  au  point  de  perdre  l'idée  du  mal 
qu'il  cause,  et  de  ne  voir  plus  que  lui  dans  l'univers  qui  puisse 
jouir  ou  souffrir.  Dans  le  feu  delà  jeunesse,  quand  toutes  les  pas- 
sions font  sentir  la  vie  dans  notre  propre  cœur  et  éloignent  la  mé- 
fiance de  celui  des  autres,  don  Juan,  plein  de  sensations  et  de 
bonheur  apparent,  s'applaudit  de  ne  songer  qu'à  soi,  tandis 
qu'il  voit  les  autres  hommes  sacrifier  au  devoir  ;  il  croit  avoir 
trouvé  le  grand  art  de  vivre.  Mais,  au  milieu  de  son  triomphe, 
à  peine  à  trente  ans,  il  s'aperçoit  avec  étonnement  que  la  vie 
lui  manque,  il  éprouve  un  dégoût  croissant  pour  ce  qui  faisait 
tous  ses  plaisirs.  Don  Juan  me  disait  à  Thorn,  dans  un  accès 


1  Voir  S-iint-Simon,  fausse  couche  de  madame  la  duchesse  de  Bour- 
gogne; et  madame  de  Molteville,  passim.  Cette  princesse,  qui  s'étonnait 
que  les  autres  femmes  eussent  cinq  doigts  à  la  main  comme  ellc^  ce  duc 
d'Orléans,  Gaston,  frère  de  Louis  XIII,  trouvant  si  simple  que  ses  favori» 
allassent  à  l'échafaud  pour  lui  faire  plaisir.  Voyez,  en  1820,  ces  messieurs 
mettre  en  avant  une  loi  d'élection  qui  peut  ramener  les  Robespierre  en 
Fiance,  etc.,  etc.;  voyez  Naples  en  1799.  (Je  laisse  cette  note  écrite  en 
1820.  Liste  des  grands  seigneurs  de  1778  avec  des  notes  sur  leur  mora- 
lité, données  par  le  général  Laclos,  vue  à  Naples,  chez  le  marquis  Berio; 
manuscrit  de  plus  de  trois  cents  pages  bien  scandaleux.) 


DE  L'AMOUR.  «*17 

d'Humeur  noire  :  «  II  n'y  a  pas  vingt  variétés  de  femmes,  et  une 
«  fois  qu'on  en  ?.  eu  dcu\  ou  trois  de  chaque  vai  iété.  la  satiété 
commence.  »  Je  répondais:  *  l!  n'y  a  que  l'imagination  qui 
«  échappe  pour  toujours  à  la  saiiété.  Chaque  femme  inspire  un 
«  intérêt  différent,  et  bien  olus,  la  même  femme,  ?i  le  hasard 
«  vous  la  présente  deux  ou  trois  ans  plus  tôt  ou  plus  tard  dans  le 
«  cours  de  la  vie,  et  si  le  hasard  veut  que  vous  aimiez,  est  ai- 
«  niée  d'une  manière  différente.  Mais  une  femme  tendre,  même 
«  en  vous  aimant,  ne  produirait  sur  vous,  par  ses  prétentions 
«  à  l'égalité,  que  l'irritation  de  l'orgueil.  Votre  manière  d'avoir 
«  les  femmes  tue  toutes  les  autres  jouissances  delà  vie;  celle 
«  de  Werther  les  centuple.  » 

Ce  triste  drame  arrive  au  dénoûment.  On  voit  le  don  Juan 
vieillissant  s'en  prendre  aux  choses  de  sa  propre  satiété,  et  ja- 
mais à  soi.  Ou  le  voit,  tourmenté  du  poison  qui  le  dévore,  s'agiter 
en  tous  sens  et  changer  continuellement  d'objet.  Mais,  quel  que 
soit  le  brillant  des  apparences,  tout  se  termine  pour  lui  à  chan- 
ger de  peine;  il  se  donne  de  l'ennui  paisible  ou  de  l'ennui  agité  : 
voilà  le  seul  choix  qui  lui  reste. 

Enfin  il  découvre  et  s'avoue  à  soi-même  cette  fatale  vérité, 
dès  lors  il  est  réduit  pour  toute  jouissance  à  faire  seutir  son 
pouvoir,  et  à  faire  ouvertement  le  mal  pour  le  mal.  C'est  aussi 
le  dernier  degré  du  malheur  habituel  ;  aucun  poète  n'a  osé  en 
présenter  l'image  fidèle,  ce  tableau  ressemblant  ferait  horreur. 

Mais  on  peut  espérer  qu'un  homme  supérieur  détournera  ses 
pas  de  celte  route  fatale, -car  il  y  a  une  contradiction  au  fond 
du  caractère  de  don  Juan.  Je  lui  ai  supposé  beaucoup  d'esj  ri', 
et  beaucoup  d'esprit  conduit  à  la  découverte  de  la  vertu  par  le 
chemin  du  temple  de  la  gloire l. 

La  Rochefoucauld,  qui  s'entendait  pourtant  en  amour-propre, 
et  qui  dans  la  vie  réelle  n'était  rien  moins  qu'un  nigaud  d'homme 

*  Le  caractère  du  jeune  privilégié,      en  1822,  est  as3ez  correi: 
représenté  par  le  brave  BelhweU,  à'Old  Mortality. 

13 


218  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

de  lettres  ',  dit  (267)  :  «  Le  plaisir  de  l'amour  est  animer,  a 
l'on  est  plus  heureux  par  la  passion  que  l'on  a  que  par  celle 
que  Ton  inspire.  » 

Le  bonheur  de  don  Juan  n'est  que  de  la  vanité  basée,  il  est 
vrai,  sur  des  circonstances  amenées  par  beaucoup  d'esprit  et 
d'activité;  mais  il  doit  sentir  que  le  moindre  général  qui  gagne 
une  bataille,  que  le  moindre  préfet  qui  contient  un  département, 
a  une  jouissance  plus  remarquable  que  la  sienne  ;  tandis  que  le 
bonheur  du  duc  de  Nemours  quand  madame  de  Glèves  lui  dit 
qu'elle  l'aime  est,  je  crois,  au-dessus  du  bonheur  de  .Napoléon 
à  Marengo. 

L'amour  à  la  don  Juan  est  un  sentiment  dans  le  genre  du 
goût  pour  la  chasse.  C'est  un  besoin  d'activité  qui  doit  être  ré- 
veillé par  des  objets  divers  et  mettant  sans  cesse  en  doute  votre 
talent. 

L'amour  à  la  Werther  est  comme  le  sentiment  d'un  écolier 
qui  fait  une  tragédie  et  mille  fois  mieux  ;  c'est  un  but  nouveau 
dans  la  vie,  auquel  tout  se  rapporte,  et  qui  change  la  face  de 
tout.  L'amour-passion  jette  aux  yeux  d'un  homme  toute  la  nature 
avec  ses  aspects  sublimes,  comme  une  nouveauté  inventée 
d'hier,  il  s'étonne  de  n'avoir  jamais  vu  le  spectacle  siugulier 
qui  se  découvre  à  son  âme.  Tout  est  neuf,  tout  est  vivant,  tout 
respire  l'intérêt  le  plus  passionné*.  Un  amant  voit  la  femme 
qu'il  aime  dans  la  ligne  d'horizon  de  tous  les  paysages  qu'il 
rencontre,  et  faisant  cent  lieues  pour  aller  l'entrevoir  un  instant, 
chaque  arbre,  chaque  rocher  lui  parle  d'elle  d'une  manière  dif- 
férente et  lui  en  apprend  quelque  chose  de  nouveau.  Au  lieu  du 
fracas  de  ce  spectacle  magique,  don  Juan  a  besoin  que  les  objets 
extérieurs,  qui  n'ont  de  prix  pour  lui  que  parleur  degré  d'uti- 
lité, lui  soient  rendus  piquants  par  quelque  intrigue  nouvelle. 


1  Voir  les  Mémoires  de  Retz,  et  le  mauvais  moment  qu'il  fit  passer  au 
coaGjuteur,  entre  deux  portes,  au  parlement. 
*  Vol.  1819.  Les  Chèvrefeuilles  à  ia  descente 


DE   L  AMOUR.  219 

L'amour  à  la  Werther  a  de  singuliers  plaisirs,  après  un  an  ou 
deux,  quand  l'ainaut  n'a  plus,  pour  ainsi  dire,  qu'une  âme  avec 
ce  qu'il  aime,  et  cela,  chose  étrange,  même  indépendamment 
des  succès  en  amour,  même  avec  les  rigueurs  de  sa  m; 
quoi  qu'il  fasse  ou  qu'il  voie,  il  se  demande  :  or  Que-  dirait -elle  si 
elle  était  avec  moi?  que  lui  dir..is-je  de  cette  vue  de  Casa-Lcc- 
chio  ?»  11  lui  parle,  il  écoute  ses  réponses,  il  rit  des  plaisanteries 
quelle  lui  fait.  À  cent  lieues  d'elle  et  sous  le  poids  de  sa  colère, 
il  se  surprend  à  se  faire  celte  réflexion  :  «  Léonore  éiait  fort  gaie 
ce  soir.  »  11  se  réveille  :  «  Mais,  mon  Dieu  !  te  dit-il  eu  soupirant, 
il  y  a  des  fous  à  Bedlam  qui  le  sont  moins  que  moi! 

«  —  Mais  vuusminipalientez,  me  dit  un  de  mes  amis  auquel 
je  lis  cette  remarque  :  vous  opposez  sans  cesse  LHiomne  pas- 
sionné au  don  Juan,  ce  n'est  pas  là  la  que.  lion.  Vous  auriez 
rairoii  si  L'on  pouvait  là  volonté  se  donner  une  passion.  Mais 
dans  l'indifférence,  que  faire  ?  »—  L'amour-goût,  sans  horreurs. 
Les  horreurs  viennent  toujours  d'une  petite  aine  qui  a  besoin 
de  se  rassurer  sur  son  propre  mérite. 

Continuons.  Les  don  Juan  doivent  avoir  bien  de  la  peine  à 
convenir  de  la  vérité  de  cet  état  de  l'âme  dont  je  parlais  tout  à 
l'heure.  Outre  qu'ils  ne  peuvent  le  voir  ni  le  sentir,  il  choque 
trop  leur  vanité.  L'erreur  de  leur  vie  est  de  croire  conquérir 
en  quinze  jours  ce  qu'un  amant  transi  obtient  à  peine  en  six 
mois.  Ils  se  fondent  sur  des  expériences  faites  aux  dépens  de 
ces  pauvres  diables  qui  n'ont  ni  l'âme  qu'il  faut  pour  plaire,  en 
revêtant  ses  mouvements  naïfs  à  une  femme  tendre,. ni  I 
nécessaire  pour  le  rôle  de  don  Juan.  Ils  ;.e  veulent  pas  voir  que 
ce  qu'ils  obtiennent,  fût-il  même  accordé  par  la  même  femme, 
n'est  pas  la  même  chose. 

L'homme  prudent  sans  cesse  se  méfie. 
C'est  pour  celi  que  des  amants  trompeurs 
Le  nombre  est  grand.' Les  dames  que  l'on  prie 
pont  soupirer  longtemps  des  serviteurs 
Qui  n'ont  jamais  été  faux  de  leur  viï. 


220  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Mais  du  trésor  qu'elles  donnent  enfin 

Le  prix  n'est  su  que  du  cœur  qui  le  goûte; 

Phis  on  l'achète  et  plus  il  est  divin  : 

Le  los  d'amour  ne  vaut  pas  ce  qu'il  coûte. 

Nivernais,  le  Troubadour  Guillaume  de  la  Tour,  ai,  34'J. 

L'amour-passion  à  l'égard  des  don  Juan  peut  se  comparer  à 
une  roule  singulière,  escarpée,  incommode,  qui  commence  à  la 
vérité  parmi  des  bosquets  charmants,  mais  bientôt  se  perd  entre 
des  rochers  taillés  à  pic,  dont  l'aspect  n'a  rien  de  flatteur  pour 
les  yeux  vulgaires.  Peu  à  peu  la  route  s'enfonce  dans  les  hautes 
montagnes  au  milieu  d'une  forêt  sombre  dont  les  arbres  immen- 
ses, en  interceptant  le  jour  par  leurs  têtes  touffues  et  élevées 
jusqu'au  ciel,  jettent  une  sorte  d'horreur  dans  les  âmes  non 
trempées  par  le  danger. 

Après  avoir  erré  péniblement  comme  dans  un  labyrinthe  infini 
dont  les  détours  multipliés  impatientent  l'amour-propre,  tout  à 
oup  l'on  fait  un  détour,  et  l'on  se  trouve  dans  un  monde  nou- 
veau, dans  la  délicieuse  vallée  de  Cachemire  de  Lalla-Cook. 

Comment  les  don  Juan,  qui  ne  s'engagent  jamais  dans  cette 
route  ou  qui  n'y  font  tout  au  plus  que  quelques  pas,  pourraient- 
ils  juger  des  aspects  qu'elle  présente  au  bout  du  voyage9     .    , 

«  Vous  voyez  que  l'inconstance  est  bonne  : 

a  II  me  faut  du  nouveau,  n'en  fût-il  plus  au  monde.» 

—  Bien,  vous  vous  moquez  des  serments  et  de  la  justice.  Que 
cherche-t-on  par  l'inconstance?  le  plaisir  apparemment. 

Mais  le  plaisir  que  l'on  rencontre  auprès  d'une  jolie  femme 
désirée  quinze  jours  et  gardée  trois  mois,  est  différent  du  plai- 
sir que  l'on  trouve  avec  une  maîtresse  désirée  trois  ans  et  gar- 
dée dix. 

Si  je  ne  mets  pas  toujours,  c'est  qu'on  dit  que  la  vieillesse, 
changeant  nos  organes,  nous  rend  incapables  d'aimer;  pour 


DE   L'AMOUR.  329 

moi,  je  n'en  crois  rien.  Voire  maîtresse,  devenue  votre  amie  in- 
time, vous  donne  d'autre  plaisirs,  les  plaisirs  de  la  vieillesse. 
C'est  une  fleur  qui.  après  avoir  été  rose  le  malin,  dans  la  saison 
des  fleurs,  se  change  en  un  fruit  délicieux  le  soir,  quand  les  ro- 
ses ne  sont  plus  de  saison.1. 

Une  maîtresse  désirée  trois  ans  est  réellement  maîtresse  dans 
toute  la  force  du  terme;  on  ne  F  aborde  qu'en  tremblant,  et, 
dirais-je  aux  don  Juan,  l'homme  qui  tremble  ne  s'ennuie  pas 
Les  plaisirs  de  l'amour  sont  toujours  en  proportion  de  la 
crainte. 

Le  malheur  de  l'inconstance,  c'est  l'ennui  ;  le  malheur  de  l'a- 
mour-passion,  c'est  le  désespoir  et  la  mort.  On  remarque  les 
désespoirs  d'amour,  ils  font  anecdote;  personne  ne  fait  atten- 
tion aux  vieux  libertins  blasés  qui  crèvent  d'ennui  et  dont  l'a- 
ris  est  pavé. 

«  L'amour  brûle  la  cervelle  à  plus  de  gens  que  l'ennui.  »  — 
Je  le  crois  bien,  l'ennui  oie  tout,  jusqu'au  courage  de  se  tuer. 

Il  y  a  tel  caractère  fait  pour  ne  trouver  le  plaisir  que  dans  la 
variété.  Mais  un  homme  qui  porte  aux  nues  le  vin  de  Champa- 
gne aux  dépens  du  bordeaux  ne  fait  que  dire  avec  plus  ou 
moins  d'éloquence  :  «  J'aime  mieux  le  Champagne.  » 

Chacun  de  ces  vins  a  ses  partisans,  et  tous  ont  raison,  s'ils 
se  connaissent  bien  eux-mêmes,  et  s'ils  courent  après  le  genre 
do  bonheur  qui  est  le  mieux  adapté  à  leurs  organes*  et  à  leui  - 
habitudes.  Ce  qui  gâte  le  parti  de  l'inconstance,  c'est  que  tou 
les  sols  se  rangent  de  ce  côté  par  manque  de  courage. 

Mais  enfin  chaque  homme,  s'il  veut  se  donner  la  peine  de  s'é- 
tudier soi-même,  a  son  beau  idéal,  et  il  me  semble  qu'il  y  a 
toujours  un  peu  de  ridicule  à  vouloir  convenir  son  voisin. 

1  Voir  les  Mémoires  de  Collé  ;  sa  femme. 

5  Les  physiologistes  qui  con  •  organes  vous  disent  :  «  L'in- 

justice, d;ins  Jes  relations  de  1j  vie  s^ciile,  produit  sécheresse,  défunce  e! 
malheur.» 


• 


222  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

CHAPITRE  LX. 

DES   FIASCO.   (iN'ÉDIT.I 

«  Tout  l'empire  amoureux  est  rempli  d'histoires  tragiques,  » 
dit  madame  de  Sévigné,  racontant  le  malheur  de  son  fils  au- 
près de  la  célèhre  Champmeslé. 

Montaigne  se  tire  fort  bien  d'un  sujet  si  scabreux. 

«  Je  suis  encore  en  ce  doute  que  ces  plaisantes  liaisons  d'ai- 
guillettes, de  quoy  nostre  monde  se  void  si  entraué,  qu'il  ne  se 
parle  d'autre  chose,  ce  sont  volontiers  des  impressions  de  l'ap- 
préhension et  de  la  crainte;  car  ie  sçay  par  expérience  que  tel 
de  qui  ie  puis  respondre  comme  àc  moy-mesme,  en  qui  il  ne  pou- 
uoit  cheoir  soupçon  aucun  de  foiblesse,  et  aussi  peu  d'enchan- 
tement, ayant  oûy  faire  le  conte  à  vn  sien  compagnon  d'vne  dé- 
faillance extraordinaire,  en  quoy  il  estoit  tombé  sur  le  poinct 
qu'il  en  avoit  le  moins  de  besoin,  se  trouuant  en  pareille 
occasion,  l'horreur  de  ce  conte  luy  vint  à  coup  si  rudement 
frapper  l'imagination,  qu'il  encourut  vne  fortune  pareille.  Et  de 
là  en  hors  fut  subicct  à  y  recheoir,  ce  vilain  souuenir  de  son 
inconuénient  le  gounnandant  et  le  tyrannisant.  Il  trouua  quel- 
que remède  à  cette  resuerie  par  vne  autre  resuerie.  C'est  que, 
aduouant  luy-mesme,  et  preschant,  auant  la  main,  cette  sienne 
subieclion,  la  contention  de  son  asme  se  soulageoit  sur  ce  que, 
apportant  ce  mal  comme  attendu,  son  obligation  s'en  amoin- 
drissoit  ei.  lui  en  poisoit  moins... 

«  Qui  en  a  esté  vne  fois  capable  n'en  est  plus  incapable»; 
sinon  par  iuste  foiblesse.  Ce  malheur  n'est  à  craindre  qu'aux 
entreprises  où  notre  asme  se  trouue  outre  mesure  tendiie  de 
désir  et  de  respect...  J'en  sçay  à  qui  il  a  seruy  d'y  apporter  le 
corps  mesme,  denty  rassasié  d'ailleurs...  L'asme  de  l'assaillant, 


DE   L'AMOUR.  2-r 

troublé  ■  d ■■'  plusieurs  diu^rses  allarmes  se  perd  ..  La 

bru  de  Pyîhagoras  disuit  que  h  femme  qui  se  coucb    auec  «a 
ae  duil  aucc  sa  cotte  laisser  quaut  et  qu  ml  la  boule,  et  la 
reprendre  auec  sa  cotte.  » 

Cette  fenime  avait  raison  pour  la  galanterie  et  tort  pour  la 
m  tur. 

Le  premier  triomphe,  mettant  a  pari  toute  vanité,  n'est  •', 
(émeut  agréable  pour  aucun  bomme  : 

1"  A  moins  qu'il  n'ait  pas  eu  le  temps  de  désirer  cette  lemme 
et  de  la  livrer  à  son  imagination,  c'est-à-dire  à  moins  qu'il  1  • 
l'ait  dans  les  premiers  moments  qu'il  la  délire.  C'est  le  cas  du 
plus  grand  plaisir  physique  possible;  car  toute  1  aine  s'ap- 
plique  encore  à  voir  les  beautés  sans  songer  aux  obslacl 

2°  Ou  à  moins  qu'il  ne  soit  question  d'une  femme  absolument 
sans  conséquence,  une  jolie  femme  de  chambre,  par  exemple, 
une  de  ces  femmes  que  l'on  ne  se  souvient  de  désirer  que  quand 
on  les  voit.  S'il  entre  un  grain  de  passion  dans  le  cœur,  il  entre 
un  grain  de  fiasco  possible. 

5°  Ou  à  moins  que  l'amant  n'ait  sa  maîtresse  d'une  manière 
si  imprévue,  qu'elle  ne  lui  laisse  pas  le  temps  de  la  moindre  ré- 
flexion. 

4°  Ou  à  moins  d'un  amour  dévoué  et  excessif  de  la  part  de  1 
femme,  et  non  senti  au  même  degié  par  son  amant. 

Plus  un  homme  est  éperdument  amoureux,  plu-  gra  ideesl  la. 
vi.  !  nce  qu'il  est  ob'.igé  de  se  faire  pour  oser  toucher  aussi  fa- 
milièrement, et  risquer  de  fâcher  un  être  qui,  pour  lui,  sem- 
blable à  la  Divinité,  lui  inspire  à  la  fois  l'extrême  amour 
vespect  extrême. 

Cette  crainte-là,  suite  d'une  passion  fort  tendre,  el 
Yamour-goût  la  mauvaise  honte  qui  provient  d'un  immense  dé- 
sir de  plaire  et  du  manque  de  courage,  forment  un  sentiment 
extrêmement  pénible  que  l'on  sent  eu  soi  insurmontable, et  dont 
on  rougit.  Or,  si  lame  est  occupée  à  avoir  de  la  heure  et  à  la 
surmonter,  elle  ne  peut  pas  être  employée  à  avoir  du  plaisir; 


224  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

car,  avant  de  songer  au  plaisir,  qui  est  un  luxe,  il  faut  auc  la 

sûreté,  qui  est  lf»  nécessaire,  ne  courre  aucun  risque. 

Il  est  des  gens  qui,  comme  Rousseau,  éprouvent  de  la  mau- 
vaise honte,  même  chez  les  filles;  ils  n'y  vont  pas,  car  on  ne 
les  a  qu'une  fois,  et  celte  première  fois  est  désagréable. 

Pour  voir  que,  vanité  à  part,  le  premier  triomphe  esttrès-sou- 
venlun  effort  pénible,  il  faut  distinguer  entre  le  plaisir  de  l'aven- 
ture et  le  bonheur  du  moment  qui  la  suit  ;  on  est  tout  content  : 

1°  De  se  trouver  enfin  dans  celte  situation  qu'on  a  tant  dési- 
rée :  d'être  en  possession  d'un  bonheur  parfait  pour  l'avenir,  et 
d'avoir  passé  le  temps  de  ces  rigueurs  si  cruelles  qui  vous  fai- 
saient douter  de  l'amour  de  ce  que  vous  aimiez  ; 

2°  De  s'en  être  bien  tiré,  et  d'avoir  échappé  à  un  danger; 
cette  circonstance  fait  que  ce  n'est  pas  de  la  joie  pure  dans 
Vamour-passion;  on  ne  sait  ce  qu'on  fait,  et  l'on  est  sûr  de  ce 
qu'on  aime  ;  mais  dans  X  amour -goût,  qui  ne  perd  jamais  la  tête, 
ce  moment  est  comme  le  retour  d'un  voyage  ;  on  s'examine, 
et,  si  l'amour  tient  beaucoup  de  la  vanité,  on  veut  masquer 
l'examen  ; 

3°  La  partie  vulgaire  de  l'âme  jouit  d'avoir  emporté  une  vic- 
toire. 

Pour  peu  que  vous  ayez  de  passion  pour  une  femme,  ou  que 
votre  imagination  ne  soit  pas  épuisée,  si  elle  a  la  maladresse  de 
vous  dire  un  soir,  d'un  air  tendre  et  interdit  :  «  Venez  demain 
à  midi,  je  ne  recevrai  personne.  »  Par  agitation  nerveuse,  vous 
ne  dormirez  pas  de  la  nuit;  Ton  se  figure  de  mille  manières 
le  bonheur  qui  nous  attend  ;  la  matinée  est  un  supplice  ;  enfin, 
l'heure  sonne,  et  il  semble  que  chaque  coup  de  l'horloge  vous 
retentit  dans  le  diaphragme.  Vous  vous  acheminez  vers  la  rue 
avec  une  palpitation  ;  vous  n'avez  pas  la  force  de  faire  un  pas. 
/ous  apercevez  derrière  sa  jalousie  la  femme  que  vous  aimez  ; 
vous  montez  en  vous  faisant  courage...  et  vous  faites  le  fiasco 
d'imagination. 

'..'..  Rupture,  homme  excessivement  nerveux,  artiste  et  tête 


DE  LAMOUR. 

étroite,  me  contait  à  Messine  que,  oon-seulemehl  toutes  les 
premières  fois,  mais  même  à  tous  les  rendez-vous,  il  a  toujours 
eu  du  malheur.  Cependant  je  croirais  qu'il  a  été  bomme  (<>ut 
autant  qu'un  autre;  du  moins  je  iui  ai  connu  deux  mail 
charmantes. 

Quant  au  sanguin  parfait  de  vrai  français,  qui  prend  toul  du 
beau  côté,  le  colonel  Malhis),  un  rendez-vous  pour  demain  à 
midi,  au  lieu  de  le  tourmenter  par  excès  de  sentiment,  peint 
îout  en  couleur  de  rose  jusqu'au  moment  fortuné.  S'il  o'eûl  pas 
eu  de  rendez-vous,  le  sanguin  *e  serait  un  peu  ennuyé. 

Voyez  l'analyse  de  l'amour  pal  flelvéïius;  je  parierai- qu'il 
sentait  ainsi,  et  il  écrivait  pour  la  majorité  des  bomm 
gens-là  ne  sont  guère  susceptibles  dé  Y  amour-passion;  il  iroti- 
blerait  leur  belle  tranquillité;  je  crois  qu'ils  prendraiec 
transports  pour  du  malheur;  du  moins  ils  seraient  humili 
sa  timidité. 

Le  sanguin  ne  peut  connaître  tout  au  plus  qu'une 
fiasco  moral  :  c'est  lor.-qu  il  reçoit  un  rendez-vous  de  M<  ssaline, 
et  que,  au  moment  d'entrer  dans  son  lit,  il  vient  à  penser  d 
quel  terrible  juge  il  va  se  montrer. 

Le  timide  tempérament  mélancolique  parvient  quelquefois  à 
se  rapprocher  du  sanguin,  comme  dit  Montaigne,  par  I  i 
du  vin  de  Champagne,  pourvu  toutefois  qu'il  ne  se  la  don: 
exprès.  Sa  consolation  doit  être  que  ces  gens  si  brillants  qu'il 
envie,  et  dont  jamais  i.l  ne  saurait  approcher,  n'ont  ci  ses  plai- 
sirs divins  ni  ses  accidents,  et  que  les  beaux-arts,  qui  se  nour- 
rissent des  timidités  de  l'amour,  sonl  pour  eus  lettres  i 
L'homme  qui  ne  désire  qu'un  bonheur  commun, 
le  trouve  souvent,  n'est  jamais  malheureux,  et,  par  conséquent, 
n'est  pas  sensible  aux  arts. 

Le  tempérament  athlétique  ne  trouve  ce  genre  d<-  malheur 
que  par  épuisement  ou  faiblesse  corporelle,  au  contraii 
tempéraments  nerveux  et  mêlant  oliques,  qui  semblent 
tout  exprès. 

t3.       . 


226  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Souvent,  en  se  fatiguant  auprès  d'une  autre  femme,  ces  pau- 
vres mélancoliques  parviennent  à  éteindre  un  peu  leur  imagi- 
nation et  par  là  à  jouer  un  moins  triste  rôle  auprès  de  la  femme 
objet  de  leur  passion. 

Que  conclure  de  tout  ceci?  Qu'une  femme  sr>ge  ne  se  donne 
jamais  la  première  fois  par  rendez- vous. —  Ce  doit  être  un  bon- 
heur imprévu. 

Nous  parlions  ce  soir  de  fiasco  à  l'état-major  du  généra!  Mi- 
cliaud,  cinq  très-beaux  jeunes  gens  de  vingt-cinq  à  trente  ans 
et  moi.  11  s'est  trouvé  que,  à  l'exception  d'un  fat,  qui  proba- 
blement n'a  pas  dit  vrai,  nous  avions  tous  fait  fiasco  la  pre- 
mière fois  avec  nos  maîtresses  les  plus  célèbres.  11  est  vrai  que 
peut-être  aucun  de  nous  n'a  connu  ce  que  Delfante  appelle 
Y  amour-passion. 

L'idée  que  ce  malheur  est  extrêmement  commun  doit  dimi- 
nuer le  danger. 

J'ai  connu  un  beau  lieutenant  de  hussards,  de  vingt-trois  ans, 
qui,  à  ce  qu'il  me  semble,  par  excès  d'amour,  les  trois  premiè- 
res nuits  qu'il  put  passer  avec  une  maîtresse  qu'il  adorait  de- 
puis six  mois,  et  qui,  pleurant  un  autre  amant  tué  à  la  guerre, 
l'avait  traité  fort  durement,  ne  put  que  l'embrasser  et  pleurer 
de  joie.  Ni  lui  ni  elle  n'étaient  attrapés. 

L'ordonnateur  II.  Mondor,  connu  de  toute  l'armée,  a  fait 
fiasco  trois  jours  de  suite  avec  la  jeune  et  séduisante  com- 
tesse Koller. 

Mais  le  roi  du  fiasco,  c'est  le  raisonnable  et  beau  colonel 
Eoise,  qui  a  fait  fiasco  seulement  trois  mois  de  suite  avec  Tes 
piègle  et  piquante  N...  V...,  et,  enfin,  a  été  réduit  à  la  quitter 
sans  l'avoir  jamais  eue. 


FRAGMENTS   DIVERS 


J'ai  réuni  sous  ce  titre,  que  j'aurais  voulu  rendre  encore  plus 
modeste,  un  choix,  fait  sans  trop  de  sévérité  parmi  trois  ou 
quatre  cents  caries  à  jouer  sur  Lesquelles  j'ai  trouvé  d<    li 
tracées  au  crayon;  souvent  ce  qu'il  faut  Lieu  appeler  I 
nuscrit  original,  faute  d'un  nom  plus  simple,  est  bâti  de  m  ;- 
ceaux  de  papier  de  toute  grandeur  écrits  au  crayon,  et  que  Li- 
sio  attachait  avec  de  la  cire  pour  ne  pas  avoir  rembarra!  de 
recopier.  11  m'a  dit  une  fois  que  rien  de  ce  qu'il  notai!  i 
semblait  une  heure  après  valoir  la  peine  d'être  recopié.  • 
entré  dans  ce  détail  avec  l'espérance  qu'il  me  servira  d'excuse 
pour  les  répétitions. 

I 

On  peut  tout  acquérir  dau>  la  solitude,  hormis  du  i 
1ère. 

II 

En  1821,  la  haine,  l'amour  et  l'avaride,  les  trois  passions  les 
plus  fréquentes,  et  avec  le  jeu,  presque  les  seule-  à  H 

Les  Romains  paraissent  'méchant»  au  premier  abord;  ils  ne 
soin  qu'extrêmement  méfiants,  et  avec  une  imagination  qui 
s'enflamme  à  la  plus  légère  apparence. 


228  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

S'ils  font  des  méchancetés  gratuites,  c:est  un  homme  rongé 
par  la  peur,  et  qui  cherche  à  se  rassurer  en  essayant  sor 
fusil. 

Iïï 

Si  je  disais,  comme  je  le  crois,  que  la  bonté  est  le  trait  dis- 
tiuclif  du  caractère  des  habitants  de  Paris,  je  craindrais  beau- 
coup de  les  offenser. 

a  Je  ne  veux  pas  être  non.  » 

ÏV 

Une  marque  de  l'amour  vient  de  naître,  c'est  que  tous  les 
plaisirs  et  toutes  les  peines  que  peuvent  donner  toutes  les  au- 
tres passions  et  tous  les  autres  besoins  de  l'homme  cessent  à 
l'instant  de  l'affecter. 


La  pruderie  est  une  espèce  d'avarice,  la  pire  de  toutes. 

VI 

Avoir  le  caractère  solide,  c'est  avoir  une  longue  et  ferme  ex-' 
périence  des  mécomptes  et  des  malheurs  de  la  vie.  Alors  l'oo 
désire  constamment  ou  Ton  ne  désire  pas  du  tout. 

VII 

L'amour  tel  qu'il  est  dans  la  haute  société,  c'est  l'amour  des 
combats,  c'est  l'amour  du  jeu. 

vin 

Rien  ne  tue  l' amour-goût  comme  les  bouffées  d'amour-pas- 
mou  dans  le  partner. 

Contessina  L.  Forli,  1819. 


DE   L'AMOUR. 

Grand  défaut  ùes  femmes,  le  plus  choquant  de  ton-  pour  un 
homme  un  peu  d;gùe  de  ce  nom  :  le  public,  en  fait  il 
ments,  ce  s'élève  guère  qu'à  des  idées  basses,  et  elles  fonl  le 
publie  juge  suprême  de  leur  vie;  je  dis  même  les  plus  distin- 
guées, et  souvent  sans  s'en  douter,  et  même  en  croyant  i  :  di- 
sant le  contraire. 

Brescin,  1819. 

X 

Prosaïque  est  un  mot  nouveau  qu'autrefois  je  trouvais  ridi- 
cule, car  rien  de  plus  froid  que  no-  poésies;  s'il  y  a  quelque 
chaleur  en  France  depuis  cinquante  ans,  c'est  assurémenl 
la  prose. 

Mais  enfin  la  contessina  L.  se  servait  du  mot  prosaïque,  et 
j'aime  à  récrire. 

La  défini! ion  est  dans  Don  Quichotte  et  dans  le  Contraste 
parfait  du  maître  et  de  l'ecuyer.  Le  maître,  grand  et  paie  :  I '«'•- 
cuyer,  gras  et  frais.  Le  premier,  t«  ut  héroïsme  et  courtoisie;  le 
second,  tout  égoïsme  et  servilité;  le  premier,  toujours  rempli 
d'imaginations  romanesques- et  louchantes;  le  second,  m 
dèle  d^prit  de  conduite,  un  recueil  de  proverbes  bien 
le  premier,  toujours  nourrissant  son  àme  de  quelque  contem- 
plation héroïque  et  hasardée;  l'antre,  ruminant  quelque  plan 
Lien  sage  et  dans  lequel  il  ne  manque  pas  d'admell 
sèment  en  ligne  de  compte  l'influence  de  tous  les  petits  mou- 
vements honteux  et  égoïstes  <îu  cœur  humain. 

Au  moment  où  le  premier  devrait  être  détrompé  par  le  mm- 
succès  de  ses  imaginations  d'hier,  il  est  déjà  occupé  de  se>  <  li- 
teaux en  Espagne  d'aujourd'hui. 

Il  faut  avoir  un  mari  prosaïque  et  prendre  un  amant  roma- 
nesque. 


230  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

Marlborougb  avait  l'âme  prosaïque  ;  Henri  IV  amoureux  à 
cinquante-cinq  ans  d'une  jeune  princesse  qui  n'oubliait  pas  sou 
âge,  un  cœur  romanesque  *. 

Il  y  a  moins  d'àmes  prosaïques  dans  la  noblesse  que  aans  le 
tiers-état. 

C'est  le  défaut  du  commerce,  il  rend  prosaïque. 


XI 


Rien  d'intéressant  comme  la  passion,  c'est  que  tout  y  est  im- 
prévu et  que  l'agent  y  est  victime.  Rien  de  plat  comme  l'amour- 
goûl,  où  tout  est  calcul  comme  dans  toutes  les  prosaïques  affai- 
res de  la  vie 


XII 


On  finit  toujours,  à  la  fin  de  la  visite,  par  traiter  son  amant 
mieux  qu'on  ne  voudrait, 

L.  2  novembre  1818. 


XIII 


L'influence  du  rang  se  fait  toujours  sentir  à  travers  le  génie 
cbez  un  parvenu.  Voyez  Rousseau  tombant  amoureux  de  toutes 
les  dawes  qu'il  rencontrait,  et  pleurant  de  ravissement,  parce 
que  le  duc  de  L**"***",  un  des  plus  plats  courtisans  de  l'époque, 
daigne  se  promener  à  droite  plutôt  qu'à  gaucbe,  pour  accompa- 
gner un  M.  Coindet,  ami  de  Rousseau. 

L.  5  mai  1820. 

1  Dulaure,  Histoire  de  Paris. 

Scène  muette  dans  l'appartement  de  la  reine,  le  soir  de  la  fuite  de  la 
princesse  de  Condé;  les  ministres  collés  contre  les  murs  et  silencieux;  Je 
roi  se  promenant  à  grands  pas. 


DE   L'AMOUR. 

i;  -.  une  23 

Les  femmes  ici  n'ont  que  l'éducation  des  cln 
ne  se  gène  guère  pour  être  au  désespoir  on  au  coi 
joie,  par  amour,  devant  ses  filles  de  douze  à  quinze  ans.  Rap- 
pelez-vous que  dans  ces  climats  heureux,  beaucoup  de  femmes 
sont  très-bien  jusqu'à  quarante- cinq  au?,  et  la  ,  ma 

i        à  dix-huit. 

La  Valchiusa,  disant  hier  de  Lampegnafll  :  a  Ah  !  celui-là 
fait  pour  moi,  il  savait  aimer,  etc.,  etc.,  »  et  suivant  1  mgl 
ce  discours  avec  une  amie,  devant  sa  fille,  jeune  perso  in 
al  rte,  de  quatorze  à  quinze  ans,  qu'elle  menait  aussi  au\  pro- 
entimentales  avec  ca  ama 

Quelquefois  les  jeunes  fille.-,  accrochi  al  d  s  maxim  -  d 
du'.:i'  excellentes  :  par  exemple,  madame  Guarnacci,  adress 
ses  deux  filles  et  à  deux  hommes  qui  en  toute  leur  vie  ne  lui 
ont  fait  que  cette  visite,  d es  maxim  ;s  approfondies  pendan 
demi-heure,  et  appuyées  d  exemples  à  leur  connais  . 
delà  Gercara  en  Hongrie),  sur  l'époque  précise  à  laquelle  il 
vient  de  punir,  par  l'infidélité 
mal. 

XV 

Le  sanguin,  le  Français  véritable  le  colonel  M.âs),  au  li 
se  tourmenter  par  excès  d  Ql  oomme  Rousseau,  g  il  a 

un  rendez-vous  pour  demain  soir  à  sept  heun  t  toui 

en  couleur  de  rose  jusqu'au  moment  fortuné.  Ces  gens-là 

guère  susceptibles  de  l'amour-passion,  il  troublerait  leur  belle 

tranquillité.  Je  vais  jusqu'à  dire  que  peut-être  Us  | 

ses  transports  pour  du  malheur,  du  moins  ût  seraient  hou 

de  sa  timidité. 


232  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

XVI 

La  plupart  des  hommes  du  nicLde,  par  vanité,  par  méfiance, 
par  crainte  du  malheur,  ne  se  livrent  à  aimer  une  femme  qu'a- 
près Pintimité. 

XVII 

Les  âmes  très-tendres  ont  besoin  de  la  facilité  chez  une 
femme  pour  encourager  la  cristallisation. 

XVIII 

Une  femme  croit  entendre  la  vois  du  public  dans  le  premier 
sot  ou  la  première  amie  perfide  qui  se  déclare  auprès  d'elle 
l'interprète  fidèle  du  public. 

XIX 

Il  y  a  un  plaisir  délicieux  à  serrer  dans  ses  bras  une  femme 
qui  vous  a  fait  beaucoup  de  mal,  qui  a  été  votre  cruelle  enne- 
mie pendant  longtemps  et  qui  est  prête  à  l'être  encore.  Bonheur 
des  officiers  français  en  Espagne,  1812. 

XX 

il  faut  ia  solitude  pour  jouir  de  son  cœur  et  pour  aimer,  mais 
il  faut  être  répandu  dans  le  monde  pour  réussir. 


XXI 


Toutes  les  observations  des  Français  sur  l'amour  sont  bien 
écrites,  avec  exactitude,  point  outrées,  mais  ne  portent  que 
sur  des  affectations,  légères,  disait  l'aimable  cardinal  Lante. 


DE  L'AMOUR.  233 

XXII 

"ions  fes  mouvements  de  passion  de  la  comédie  d\  s  Iimamo- 
rati  de  Goldoni  sont  excellents,  c'est  le  style  et  le>  pen  é  qui 
révoltent  par  la  plus  dégoûtante  bassesse  :  c'est  le  contraire 
d'une  comédie  française. 

XXIII 

Jeunesse  de  1822.  Qui  dit  penchant  sérieux,  disposition  ac- 
tive, dit  sacrifice  du  présent,  à  l'avenir;  rien  n'élève  l'âme  comme 
le  pouvoir  et  l'habitude  de  faire  de  tels  sacrifices.  Je  vois  plus 
de  probabilité  pour  les  grandes  passions  en  1852  qu'en  1772- 

XXIV 

Le  tempérament  bilieux,  quand  il  n'a  pas  des  formes  trop 
repoussantes,  est  peut-être  celui  de  tous  qui  c>t  le  plus  propre 
à  frapper  et  à  nourrir  l'imagination  des  femmes.  Si  le  tempéra- 
ment b'ïicux  n'est  pas  placé  dans  de  belles  circonstanc  i 
le  Lauzun  de  Saint-Simon  (Mémoires,  tome  V,  580),  le  difficile, 
cest  de  s'y  accoutumer.  Mais,  une  fois  ce  caractère  saisi  par  une 
femme,  il  doit  l'entraîner.  Gui,  même  le  sauvage  et  fanatique 
Balfour  [Old  Mortality).  C'est  pour  elles  le  contraire  d;, 
saïque. 

XXV 

Ln  amour  on  doute  souvent  de  ce  qu'on  croit  le  plus  la 
R.  555).  Dans  toute  autre  passion,  l'on  ne  doute  plus  de  ce  qu'on 
s'est  une  fois  prouvé. 

XXM 

Les  vers  fuient  inventés  pour  aider  la  mémoire.  Tins  tard  on 


234  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

les  conserva  pour  augmenter  le  plaisir  par  la  vue  de  la  difficulté 
vaincue.  Les  garder  aujourd'hui  dans  l'art  dramatique,  reste  de 
barbarie.  Exemple  :  l'ordonnance  de  la  cavalerie,  mise  en  vers 
par  M.  de  Bonnay. 

xxvn 

Tandis  que  ce  servant  jaloux  se  nourrit  d'ennui,  d'avarice,  de 
haine  et  de  passions  vénéneuses  et  froides,  je  passe  une  nuit 
heureuse  à  rêver  à  elle,  à  elle  qui  me  traite  mal  par  méfiance. 

XXVIII 

li  n'y  a  qu'une  grande  âme  qui  ose  avoir  un  style  simple, 
c'est  pour  cela  que  Rousseau  a  mis  tant  de  rhétorique  dans  la 
Nouvelle  Eéloïse,  ce  qui  la  rend  illisible  à  trente  ans. 

XXIX 

«  Le  plus  grand  reproche  que  nous  puissions  nous  faire  est 
assurément  de  laisser  s'évanouir,  comme  ces  fantômes  légers 
que  produit  le  sommeil,  les  idées  d'honneur  et  de  justice  qui 
de  temps  en  temps  s'élèvent  diras  notre  cœur.  » 

Lettre  de  Jena,  mars  1819. 

XXX 

Une  femme  honnête  est  à  la  campagne,  elle  passe  une  heure 
dans  la  serre-chaude  avec  son  jardinier;  des  gens  dont  elle  a 
contrarié  les  vues  l'accusent  d'avoir  trouvé  un  amant  dans  ce 
jardinier. 

Que  répondre?  Absolument  parlant,  la  chose  est  possible. 
Elle  pourrait  dire  :  «  Mon  caractère  jure  pour  moi,  voyez  les 
mœurs  de  toute  ma  vie  ;  »  mais  ces  choses  sont  également  io- 


DE   L'AMOUR. 

visibles,  et  aux  méchants  qui  ne  veulent  rien  voir,  et  un  sots 
qui  ne  peuvent  riw1  voir. 

Salviati.  Rome,  23  juillet  |819 

XXXI 

J'ai  vu  an  homme  découvrir  que  son  rival  était  aimé,  et  ec- 
iui-ci  ne  pas  le  voir  à  cause  de  sa  passion. 

XXX1Ï 

Pics  un  homme  e  t  éperdumenl  amoureux,  plus  grande  est  la 
violence  qu'il  e;-t  (obligé  de  se  faire  pour  oser  risquer  de  fâcher 
la  femme  qu'il  aime  et  lui  prendre  la  main. 

XXXIII 

Rhétorique  ridicule,  mais  à  la  différence  de  cehVde  Roi;  D 
inspirée  par  la  vraie  passion  :  Mémoires  de  M.  de  Mau'**.,  lettre 
de  S*'*. 

XXXIV 

NATCHEL. 

J'ai  vu,  ou  j'ai  cru  voir  ce  soir  le  triomphe  du  naturel 
une  jeune  personne  qui;  il  est  vrai,  me  semble  avoir- ni  grand 
caractère.  Elle  adore  un  de  ses  cousins,  cela  me  semblé  évi- 
dent, et  elle  doit  s'être  avoué  à  elle-même  l'état  de  son  cœur. 
Ce  cousin  l'aime;  mais,  comme  elle  est  Irès-sérieuse  avec  lui,  il 
croit  ne  pas  plaire,  et  se  laisse  entraîner  aux  marq 
férence  que  lui  donne  Clara,  une  jeune  veuve  amie  de  Mélanie. 
Je  crois  qu'il  va  l'épouser  ;.  Mélanie  le  voit  et  souffre  i 
qu'un  cœur  fier  et  rempli  malgré  lui  d'une  passion  violente  p<  m 
souffrir.  Elle  n'aurait  qu'à  changer  un  peu  set  manières  ;  mais 


230  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

clic  regarde  comme  une  bassesse  qui  aurait  des  conséquences 

durant  toute  sa  vie  de  s'écarter  un  instant  du  naturel 

XXXV 

Sapho  ne  vit  ù  iis  l'amour  que  le  délire  des  sens  ou  le  plaisir 
physique  sublimé  par  la  cristallisation.  Anacréon  y  chercha  un 
amusement  pour  les  sens  et  pour  l'esprit.  Il  y  avait  trop  peu  de 
sûrelé  dans  l'antiquité  pour  qu'on  eût  le  loisir  d'avoir  un  amour- 
p  i  sion. 

XXXVI 

il  ne  me  faut  que  le  fait  précédent  pour  rire  un  peu  des  gens 
qui  trouvent  Homère  supérieur  au  Tasse.  L'amour-passion  exis- 
lait  du  temps  d'Homère  et  pas  très-loin  de  la  Grèce. 

XXX  vu 

Femme  tendre,  qui  cherchez  à  voir  si  l'homme  que  vous  ado- 
rez vous  aime  d'ame.ur-passion,  éludiez  la  première  jeunesse 
de  votre  amant.  Tout  homme  distingué  fut  d'abord,  à  ses  pre- 
miers pas  dans  la  vie,  un  enthousiaste  ridicule  ou  un  infortuné. 
L'homme  à  l'humeur  gaie  et  douce,  et  au  bonheur  facile,  ne 
peu;  aimer  avec  la  passion  qu'il  faut  à  voire  cœur. 

Je  n'appelle  passion  que  celle  qu'ont  éprouvée  de  longs  mal- 
heurs, et  de  ces  malheurs  que  les  romans  se  gardent  bien  da 
peindre,  et  d'ailleurs  qu'ils  ne  peuvent  pas  peindre. 

XXXVIÎÎ 

Une  résolution  forte  change  sur-le-champ  le  plus  extrême 
malheur  en  un  état  supportable.  Le  soir  d'une  bataille  perdue, 
un  homme  fuit  à  louiez  jambes  sur  un  cheval  harassé  ;  il  entend 


DF.   L'AMOUR.  287 

distinctement  le  galop  du  groupe  de  cavaliers  qui  le  poursui- 
vent; tout  à  coup  il  s'arrête,  descend  de  cheval,  renouvelle  l'a- 
morce de  sa  carabine  et  de  ses  pistolets,  et  prend  la  rcs  «lotion 
de  se  défendre.  A  l'instant,  au  lieu  de  voir  la  mort,  il  voit  la 
croix  de  la  Légion  d'honneur. 

XXXIX 

Fond  des  moeurs  anglaises.  Vers  1730.  quand  nous  avions 
déjà  Voltaire  et  Fonlenelle,  on  inventa  en  Angleterre  une  ma- 
chine pour  séparer  le  grain  qu'on  vient  de  battre  des  petits  frag- 
ments de  paille;  cela  s'opérait  au  moyen  d'une  roue  qui  donnait 
à  l'air  le  mouvement  nécessaire  pour  enlever  lc>  fragments  de 
paille;  mais  en  ce  pays  biblique  les  paysans  prétendirent  qu'il 
était  impie  d'aller  contre  la  volonté  de  la  divine  Providence,  et 
de  produire  ainsi  un  vent  factice,  au  lieu  de  demander  au  ciel, 
par  une  ardente  prière,  le  vent  nécessaire  pour  vanner  le  blé,  et 
d'attendre  le  moment  marqué  par  le  dieu  d'Israël.  Cpmparei  cela 
aux  paysans  français  l. 

XL 

Nul  doute  que  ce  ne  soit  une  folie  pour  un  homme  di !  s  e 
ser  à  l'amour-passion.  Quelquefois  cependant  le  remède  opère 
avec  trop  d'énergie.  Lesjeunes  Américaines  des  États-Unis  sont 

1  Pour  l'état  actuel  des  mœurs  anglaises,  voir  la  Vie  de  31.  BeallU, 
écrite  par  un  ami  intime.  On  sera  édifié  de  l'humilité  profond 
M.  Beallie  recevant  dix  guinées  d'une  vieille  marquise  pour  calomnier 
Hume.  L'aristocratie  tremblante  s'appuie  sur  des  évêques  à  '200,000 
livres  de  rente,  et  paye  en  argent  ou  en  considération  di  • 
prétendus  libéraux,  pour  dire  des  injures  à  Chénier.  (Bdtnburg-Revieir , 
1821.) 

Le  canl  le  plus  dégoûtant  pénètre  partout.  Tout  te  qui  n'est  pas  pein- 
ture de  sentiments  sauvages  et  énergiques  en  est  étuutié,  impossible 
d'écrire  une  page  gaie  en  anglais. 


238  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

tellement  pénétrées  et  fortifiées  d'idées  raisonnables,  que  l'a- 
mour, cette  fleur  de  la  vie,  y  a  déserté  la  jeunesse.  On  peut  lais- 
ser en  toute  sûreté,  à  Boston,  une  jeune  fille  seule  avec  un  bel 
étranger,  et  croire  qu  elle  ne  songe  qu'à  la  dot  du  futur. 


XLI 


En  France,  les  hommes  qui  ont  perdu  leur  femme  sont  tristes; 
les  veuves,  au  contraire,  gaies  et  heureuses.  Il  y  a  un  proverbe 
parmi  les  femmes  sur  la  félicité  de  cet  état.  Il  n'y  a  donc  pas 
d'égaliié  dans  le  contrat  d'uniun. 

XLII 

Les  gens  heureux  en  amour  ont  l'air  profondément  attentif, 
ce  qui,  pour  un  Français,  veut  dire  profondément  triste. 

Dresde,  1818. 

XLI1I 

Plus  on  plaît  généralement,  moins  on  plaît  profondément. 

XLIY 

L'imitation  des  premiers  jours  de  la  vie  fait  que  nous  con- 
tractons les  passions  de  nos  parents,  même  quand  ces  passions 
empoisonnent  notre  vie.  v0rgueil  de  L.) 

XLV    , 

La  source  la  plus  respectable  de  l'orgueil  féminin,  c'est  la 
crainte  de  se  dégrader  aux  yeux  de  son  amant  par  quelque  dé- 
marche précipitée  ou  par  quelque  action  qui  peut  lui  sembler 
peu  féminine. 


DE   L'A 51  OU  H. 

XLVI 

Le  véritable  amour  rend  la  pensée  de  la  mort  fréquen 
sans  terreurs,  un  simple  objet  de  comparaison,  le  prix  qu'on 
donnerait  pour  bien  des  choses. 

XLVU 

Que  de  fois  ne  me  suis-je  pas  écrié  au  milieu  de  mon  courage  : 
«  Si  quelqu'un  me  tirait  un  coup  de  pistolet  dans  la  tèi 
merci»  rais  avant  que  d'expirer  si  j  en  avais  le  temps! 
peut  avoir  de  courage  envers  ce  qu'on  aime  qu'en  l'aimant 
moins. 

S.  Février.    I 

XLVIII 

«Je  ne  saurais  aimer,  me  disait  une  jeune  femme";  Mirabeau 
et  les  lettres  à  Sophie  m'ont  dégoûté  des  grandes  âmes. 
lettres  fatales  m'ont  fait  l'impression  d'une  expérience  pi  i 
nelle.  »  Cherchez  ce  qu'on  ne  voit  jamais  dans   les  romans  ; 
que  deux  ans  de  constance  avant  L'intimité  vous  assurent  du 
coeur  de  votre  amant. 

XLIX 

Le  ridicule  effraye  l'amour.  Le  ridicule  impossible  eu  Italie 
ce  qui  est  de  bon  ton  à  Venise  est  bizarre  à  N.iples,  don< 
n'est  bizarre.  Ensuite  rien  de  ce  qui  fait  plaisir  n'est  blâ 
Voiià  qui  tue  l'honneur  bête,  et  une  moitié  de  la  comédie. 

L 

Les  enfants  commandent  par  les  larmes,  et  quand  on  ne  le» 


UO  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

écoute  pas,  ils  se  font  mal  exprès.  Les  jeunes  femmes  se  piquent 

à"  amour-propre. 

Ll 

C'est  une  réllexion  commune,  mais  que  sous  ce  prétexte  Toc 
oublie  de  croire,  que  tous  les  jours  les  âmes  qui  sentent  devien- 
nent plus  rares,  et  les  esprits  cultivés  plus  communs. 

LU 

ORGUEIL    FÉMININ. 

Bologne,  18  avril,  deux  heures  du  matin. 

Je  viens  de  voir  un  exemple  frappant;  mais,  tout  calcul  l'ait,  il 
faudrait  quinze  pages  pour  en  donner  une  idée  juste,  j'aimerais 
mieux,  si  j'en  avais  le  courage,  noter  les  conséquences  de  ce 
que  j'ai  vu  à  n'en  pas  douter.  Voilà  donc  une  conviction  qu'il 
faut  renoncer  à  communiquer.  11  y  a  trop  de  petites  circonstan- 
ces. Cet  orgueil  est  l'opposé  de  la  vanité  française.  Autant  que 
je  puis  m'en  souvenir,  le  seul  ouvrage  où  je  l'aie  vu  esquissé, 
c'est  la  partie  des  Mémoires  de  madame  Roland  où  elle  conte 
les  petits  raisonnements  qu'elle  faisait  étant  fille. 

LUI 

En  France,  la  plupart  des  femmes  ne  font  aucun  cas  d'un 
jeune  homme  jusqu'à  ce  qu'elles  en  aient  fait  un  fat.  Ce  n'est 
qu'alors  qu'il  peut  flatter  la  vanité. 

Duclos. 

Liv 

Modène,  1820. 
Ziïietîi  me  dit  à  minuit,  chez  l'aimable  Marchesina  R...  :  «  Je 


DE   L'AMOUR. 

n'irai  pas  dîner  à  San-Michello  (c'est  une  auberge)  ;  hier  j'ai  dit 
des  bouc  mots,  j'ai  été  plaisant  en  parlant  à  Cl***,  cela  pourrai! 
nie  faire  remarquer.  » 

N'allez  pas  croire  que  Zilielti  soit  sot  ou  timide.  C'est  on 
homme  prudent  et  fort  riche  de  cet  heureux  pays-ci 


LV 


Ce  qu'il  faut  admirer  en  Amérique,  c'est  le  gouvernement  l 
non  la  société.  Ailleurs,  c'est  le  gouvernement  qui  fait  le  mal. 
Ils  ont  changé  de  rôle  à  Boston,  et  le  gouvernement  fait  l'hyp  - 
crite  pour  ne  pas  choquer  la  société. 


LVI 


Lesjeunes  filles  d'Italie,  si  elles  aiment,  sont  livrées  entière- 
ment aux  inspirations  de  la  nature.  Elles  ne  peuvent  être  aidées 
tout  au  plus  que  par  un  petit  nombre  de  maximes  fort  justes 
qu'elles  ont  apprises  en  écoulant  aux  portes. 

Comme  si  le  hasard  avait  décidé  que  tout  ici  concourrait  à 
préserver  le  naturel,  elles  ne  lisent  pas  de  romans  par  la  raison 
qu'il  n'y  en  a  pas.  A  Genève  et  en  France,  au  contraire,  on  fait 
l'amour  à  seize  ans  pour  faire  un  roman,  et  l'on  se  demande  à 
chaque  démarche  et  presque  à  chaque  larme  :  «  Ne  suis-je  pa- 
bien  comme  Julie  d'Étange  ?  » 

LVII 

Le  mari  d'une  jeune  femme  qui  est  adorée  par  son  amanl 
quelle  traite  mal.  et  auquel  elle  permet  à  peine  de  lui  baiser  la 
main,  n'a  tout  au  plus  que  le  plaisir  physique  le  plus  gro  ier, 
là  où  le  premier  trouverait  les  délices  et  les  transports  du  bon- 
heur le  plus  vif  qui  existe  sur  cette  terre. 

t< 


242  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

LVIII 

Les  lois  de  Y  imagination  sont  encore  si  peu  connues,  que  j'ad 
mets  l'aperçu  suivant  qui  peut-être  n'est  qu'une  erreur. 

Je  crois  distinguer  deux  espèces  d'imaginations. 

1°  L'imagination  ardente,  impétueuse,  prime-sautière,  con- 
duisant sur-le-champ  à  l'action,  se  rongeant  elle-même  et  lan- 
guissant si  l'on  diffère  seulement  de  vingt-quatre  heures, 
comme  celle  de  Fabio.  L'impatience  est  son  premier  caractère, 
tlle  se  met  en  colère  contre  ce  qu'elle  ne  peut  obtenir.  Elle 
voit  tous  les  objets  extérieurs,  mais  ils  ne  font  que  l'enflammer, 
elle  les  assimile  à  sa  propre  substance,  et  les  tourne  sur-le- 
champ  au  profit  de  la  passion. 

2°  L'imagination  qui  ne  s'enflamme  que  peu  à  peu,  lente- 
ment, mais  qui  avec  le  temps  ne  voit  plus  les  objets  extérieurs 
et  parvient  à  ne  plus  s'occuper  ni  se  nourrir  que  de  sa  passion. 
Cette  dernière  espèce  d'imagination  s'accommode  fort  bien  de 
la  lenteur  et  même  de  la  rareté  des  idées.  Elle  est  favorable  à 
la  constance.  C'est  celle  de  la  plupart  des  pauvres  jeunes  fllîes 
allemandes  mourant  d'amour  et  de  phthisie.  Ce  triste  spectacle, 
si  fréquent  au  delà  du  Rhin,  ne  se  reucoutre  jamais  en  Italie. 

LIX 

Habitudes  de  l'imagination.  Un  Français  est  réellement  choqué 
de  huit  changements  de  décorations  par  acte  de  tragédie.  Le 
plaisir  de  voir  Macbeth  est  impossible  pour  cet  homme;  il  se 
console  en  damnant  Shakspeare. 


LX 


En  France,  la  province,  pour  tout  ce  qui  regarde  les  femmes, 
est  à  quarante  ans  en  arrière  de  Paris.  A.  C...,  une  femme  ma- 


DE   L'A  M- 

riée  me  dit  qu'elle  ne  s'est  permis  de  lire  qui'  certains  mor- 
ceaux des  Mémoires  de  Lauzun.  Cette  sottise  me  glace, 
trouve  plus  une  parole  à  lui  dire;  c'est  bien  là,  en  effet,  un  livre 
que  l'on  quitte. 

Manque  de  naturel,  grand  défaut  des  femmes  de 
Leurs  gestes  multipliés  et  gracieux.  Celles  qui  jouent  le  premie 
rôle  dans  leur  ville,  pires  que  les  autres. 


LX1 


Goethe,  ou  tout  autre  homme  de  génie  allemand,  estime  l'ar- 
gent ce  qu'il  vaut.  Il  ne  faut  penser  qu'à  sa  fortune,  t;tnt  qu'un 
n'a  pas  six  mille  francs  de  rente,  et  pui>  n'y  plus  penser:  !.< 
sot,  de  son  côté,  ne  comprend  pas  l'avantage  qu'il  y  a  à  >entir 
et  penser  comme  Goethe,  toute  sa  vie,  il  ne  sent  que  par  l'ar- 
gent et  ne  pense  qu'à  l'argent.  G'èsl  parle  mécanisme  de  ce 
double  vote  que  dans  le  monde  les  prosaïques  semblent  l'em- 
porter sur  les  cœurs  nobles. 

LX1I 

En  Europe,  le  désir  est  enflammé  par  la  contrainte;  en  Amé- 
rique, il  s'émousse  par  la  liberté. 

.     LXIII 

Une  certaine  manie  discutante  s'est  emparée  de  la  jeu 
et  l'enlève  à  l'amour.  En  examinant  si  Napoléon  a  été  utile  à  la 
France,  on  laisse  s'enfuir  l'âge  d'aimer.  Mène  parmi  cent  qui 
veulent  êîre  jeune*,  l'affectation  de  la  cravate,  de  l'éperon,  de 
l'air  martial,  l'occupation  de  soi,  fait  oublier  de  regard 
jeune  fdle  qui  passe  d'un  air  si  simple  et  à  laquelle  son  peu  de 
fortune  ne  permet  de  sortir  qu'une  fois  tous  les  huit  j 


244  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

LXIV 

J'ai  supprimé  le  chapitre  Prude,  et  quelques  autres. 

Je  suis  heureux  de  trouver  le  passage  suivant  dans  les  mé- 
moires d'Horace  Walpole  : 

THE  TWO  ELISABETDB.  Let  us  compare  the  daughlers  of 
two  ferociou;  men,  and  see  winch  was  sovereign  of  a  civilised 
nation,  which  of  a  barbarous  one.  Both  were  Elisabeths.  The 
daughter  of  Peter  (of  Russia)  was  absolute  yet  spared  a  conipe- 
titor  and  a  rival;  and  thouglit  the  person  of  an  empress  had 
sufficient  allurements  for  as  many  of  her  subjects  as  she  chose 
to  lionour  wilh  the  comunication.  Elisabeth  of  England  could 
neilher  forgive  the  claim  a  Mary  Stuart  nor  her  charms,  but 
ungenerously  emprisoned  her  (as  George  did  IV  Napoléon),  when 
imploring  protection,  and  without  the  sanction  of  eiiher  despo- 
lism  or  law,  sacrificed  many  to  her  great  and  Utile  jealousy.  Yet 
this  Elisabeth,  piqued  herself  on  chastity;  and  while  she  practi- 
sed  every  ridiculous  art  of  coquetery  to  be  admired  at  an  un- 
seemly  âge,  kept  off  lovtrs  wliom  she  encouraged,  and  neilher 
gralified  her  own  desires  nor  their  ambition.  Vtho  can  helppre- 
fering  the  honest,  open-hearled  barbarian  empress?  (Lord  Ox- 
ford's  ftlcmoirs.} 

LXV 

L'extrême  familiarité  peut  dcîruire  la  cristallisation.  Une 
charmante  jeune  fdle  de  seize  ans  devenait  amoureuse  d'un  beau 
jeune  homme  du  même  âge,  qui  ne  manquait  pas  chaque  soir,  à 
la  tombée  de  la  nuit l,  de  passer  sous  ses  fenêtres.  La  mère 
l'invite  à  passer  huit  jours  à  la  campagne.  Le  remède  était  hardi 
j'en  conviens,  mais  la  jeune  fille  avait  une  âme  romanesque,  el 

1  A  l'Avi  Maria. 


DE  L'AMOUR,  \!43 

ic  beau  jeune  homme  était  un  peu  plat  :  elle  le  méprisa  au  hou) 
de  trois  jours. 

LXVI 

Bologne,  17  aTril  1817 

Ave  Maria  (twïlight),  en  Italie,  heure  de  la  tendri  sse,  dei 
plaisirs  de  L'âme, et  de  la  mélancolie  :  sensation  augmentée  par 
le  son  de  ces  belles  cloches. 

Heures  des  plaisirs,  qui  ne  tiennent  aux  sens  que  par  les  sou 
venirs. 

LXVII 

Le  premier  amour  d'un  jeune  homme  qui  entre  dans  le 
monde,  est  ordinairement  un  amour  ambitieux.  Il  se  déclare 
rarement  pour  une  jeune  tille  douce,  aimable,  innocente.  Com- 
ment trembler,  adorer,  se  sentir  en  présence  d'une  divinité? 
Un  adolescent  a  besoin  d'aimer  un  être  dont  le-  qualités  relè- 
vent à  ses  propres  yeux.  C'est  au  déclin  de  la  vie  qu'on  eu  re- 
vient tristement  à  aimer  le  simple  el  l'innocent,  désespérant  du 
sublime.  Entre  les  deux  se  place  l'amour  véritable,  qui  ne 
pense  à  rien  qu'à  soi-même. 

LXVÏII 

Les  grandes  âmes  ne  sont  pas  soupçonnées,  elles  se-cachent; 
Ordinairement  il  ne  paraît  qu'un  peu  d'originalité.  Il  y  a  plus  de 
mandes  âmes  qu'on  ne  le  croiiait. 

LXIX 

Quel  moment  que  le  premier  >errcment  de  main  de  la  femme 
qu'on  aime  !  Le  seul  bonheur  à  comparer  à  celui-ci  est  le  ravis- 

14. 


246  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 

sant  bonheur  du  Pouvoir,  celui  que  les  minisires  et  rois  foni 
semblant  de  mépriser.  Ce  bonheur  a  aussi  sa  cristallisation,  qui 
demande  une  imagination  plus  froide  et  plus  raisonnable.  Voyez 
un  homme  qui  vient  d'être  nommé  ministre,  depuis  un  quart 
d'heure,  par  Napoléon. 


LXX 


La  nature  a  donné  la  force  au  Nord  et  l'esprit  au  Midi,  me  di- 
sait le  célèbre  Jean  de  Muller  à  Cassel,  en  1808. 

LXXI 

Rien  de  plus  faux  que  la  maxime  :  «  Nul  n'est  héros  pour  son 
valet  de  chambre,  »  ou  plutôt  rien  de  plus  vrai  dans  le  sens 
monarchique:  héros  affecté  comme  l'Hippolyte  de  Phèdre. 
Desaix,  par  exemple,  aurait  été  un  héros  même  pour  son  valet 
de  chambre  (je  ne  sais,  il  est  vrai,  s'il  en  avait  un),  et  plus  hé- 
ros pour  son  valet  de  chambre  que  pour  tout  autre.  Sans  le  bon 
ton  et  le  degré  de  comédie  indispensable,  Turenne  et  Fénelon 
eussent  été  des  Desaix. 

LXXII 

Voici  un  blasphème  :  Moi,  Hollandais,  j'ose  dire  :  les  Français 
n'ont  ni  le  vrai  plaisir  de  la  conversation,  ni  le  vrai  plaisir 
du  théâtre  :  au  lieu  de  délassement  et  de  laisser  aller  parfait, 
c'est  un  travail.  Au  nombre  des  fatigues  qui  ont  hâté  la  mort  de 
madame  de  Staël,  j'ai  ouï  compter  le  travail  de  la  conversation 
pendant  son  dernier  hiver  '. 

W. 

1  Mémoires  de  Marmontel,  conversation  de  Montesquieu, 


DE   L'AMOUR. 

LXXIII 

Le  degré  de  tension  dos  nerf-  de  I'  reille,  pour  écouter  en  ique 
note,  explique  assez  bien  la  partie  physique  du  plaisir  d<  la  mu- 
sique. 

LXXIV 

Ce  qui  avilit  les  femmes  galantes,  c'est  l'idée  qu'elles  ont  et 
qu'on  a  qu'elles  commettent  une  grande  faute. 

LXXV 

A  l'armée,  dans  une  retraite,  avertissez  d'un  p.'ril  inutile  à 
braver  un  soldat  italien,  il  vous  remercie  presque  el  l'évite  soi* 
gneusement.  Indiquez  le  môme  péril  par  humanité  à  un  soldat 
français,  il  croit  que  vous  le  défi  z,  se  pique  d'amour-propre, 
et  court  aussitôt  s'y  exposer.  S'il  l'osait,  il  chercherait  à  se 
moquer  de  vous. 

Oyatj  1812. 

LXXVI 

Toute  idée  extrêmement  utile,  si  elle  ne  peut  cire  exposée 
qu'en  des  termes  fort  simples,  sera  aéoessaireraenl  mépri 
France.  Jamais  Y  enseignement  mutuel  n'eût  pris,  trouvé  par  un- 
Français.  C'est  exactement  le  Contraire  en  Italie. 

LXXYIP 


*  On  a  supprimé  ici  un  passage  qui  se  trouve  déjà  dans  Ij  etnpitre  LL 


248  ŒUVRES  DE   STENDHAL 


LXXVI1I 


En  amour,  quand  on  divise  de  l'argent,  on  augmente  l'amour: 
quand  on  en  donne,  on  tue  l'amour. 

On  éloigne  le  malheur  actuel,  et  pour  l'avenir  l'odieux  de  la 
crainie  de  manquer,  ou  bien  l'on  fait  naître  la  politique  et  le 
sentiment  d'être  deux,  on  déiruit  la  sympathie. 

LXXIX 

(Messe  des  Tuileries,  1S11.) 

Les  cérémonies  de  la  cour  avec  les  poitrines  découvertes  des 
femmes,  qu'elles  étalent  là  comme  les  officiers  leurs  uniformes, 
et  sans  que  tant  de  charmes  fassent  plus  de  sensation,  rappel- 
lent involontairement  à  l'esprit  les  scènes  de  l'Arétin. 

On  voit  ce  que  tout  le  monde  fait  par  intérêt  d'argent  pour 
plaire  à  un  homme  ;  on  voit  tout  un  pubKc  agir  à  la  fois  sans 
morale  et  surtout  sans  passion.  Cela  joint  à  la  présence  de  fem- 
mes très-décolleiées  avec  la  physionomie  de  la  méchanceté  et 
le  rire  sardo.iique  pour  tout  ce  qui  n'est  pas  intérêt  persounel 
payé  comptant  par  de  bonnes  jouissances,  donne  l'idée  des 
scènes  du  Bagno,  et  jette  bien  loin  toute  difficulté  fondée  sur  la 
vertu  ou  sur  la  satisfaction  intérieure  d'une  àme  contente 
d'elle-même. 

-J'ai  vu,  au  milieu  de  tout  cela,  le  sentiment  de  l'isolement 
disposer  les  cœurs  tendres  à  l'amour. 

LXXX 

Si  l'âme  est  employée  à  avoir  de  la  mauvaise  honte  et  à  la 
surmonter,  elle  ne  peut  pas  avoir  du  plaisir.  Le  plaisir  est  un 


DE   L'AMOUR.  Ml 

luxe:  pour  en  jouir,  il  faut  que  la  sûreté,  qui  est  le  nécési 

ne  coure  aucun  risque. 

LXXXI 

Marque  d'amour  que  ne  savent  pa*  feindre  1rs  femmes  ici  - 
ressées.  Y  a-t-il  une  véritable  joie  dans  la  réconciliation?  on 

songe-t-on  aux  avantages  à  en  retirer? 

LXXX11 

Les  pauvres  gens,  qui  peuplent  la  Trappe  son!  de    malheu- 
reux qui  n'ont  pas  eu  tout  à  fait  assez  de  cour.iL'     | 
tuer.  J'excepte  toujours  les  chefs  qui  ont  le  plaisir  d 

LXXXllI 

C'est  un  malheur  d"avoir  connu  la  beauté  italienne  :  on  de- 
vient insensible.  Hors  de  l'Italie,  on  aime  mieux  Ia% conversation 
des  hommes. 

LXXXIV 

La  prudence  italienne  tend  à  se  conserver  la  vie,  ce  qui  ad- 
met le  jeu  de  l'imagination.  (Voir  une  version  de  la  mort  du  fa- 
meux acieur  comique  Pcrlica,  le  24  décembre  1821.)  La  pru- 
dence anglaise,  toute  relative  à  amasser  ou  conserver  asset 
d'argent  pour  couvrir-la  dépense,  réclame  au  contraire  nue 
exactitude  minutieuse  et  de  um-  les  jours,  habitude  qui  | 
lyse  l'imagination.  Remarquez  qu'elle  donne  en  même  temps  la 
plus  grande  force  à  l'idée  du  devoir. 

LXXXV 

L'immense  respect  pour  l'argent,  grand  et  premier  défaut  de 


250  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

l'Anglais  et  de  l'Italien,  est  moins  sensible  en  France,  et  tout  à 
fait  réduit  à  de  justes  bornes  en  Allemagne, 

LXXXVI 

Les  femmes  françaises  n'ayant  jamais  vu  le  bonheur  des  pas- 
sions vraies,  sont  peu  difficiles  sur  le  bonheur  intérieur  de  leur 
ménage  et  le  tous  les  jours  de  la  vie. 

Compiègne. 

LXXXVII 

«  Vous  me  parlez  d'ambition  comme  chasse-ennui,  disait  Ka- 
mensky;  tout  le  temps  que  je  faisais  chaque  soir  deux  lieues  an 
galop  pour  aller  voir  la  princesse  à  Kolich,  j'étais  en  société  in- 
time avec  un  despote  que  je  respectais,  qui  avait  tout  mon  bon- 
heur en  son  pouvoir  et  la  satisfaction  de  tous  mes  désirs  pos- 
sibles. » 

Wilna,  1812. 

LXXXVI11 

La  perfection  dans  les  petits  soins  de  savoir  vivre  et  de  toi- 
lette, une  grande  bonté,  nui  génie,  de  l'attention  pour  une  cen- 
taine de  petites  choses  chaque  jour,  l'incapacité  de  s'occuper 
plus  de  trois  jours  d'un  même  événement  ;  joli  contraste  avec  la 
sévérité  puritaine,  la  cruauté  biblique,  la  probité  stricte,  l'a- 
mour-propre  timide  et  souffrant,  le  cant  universel;  et  cepen^ 
\lant  voilà  les  deux  premiers  peuples  du  monde! 

LXXXIX 

Puisque,  parmi  les  princesses,  il  y  a  eu  une  Catherine  II  im- 
pératrice, pourquoi,  parmi  les  bourgeoises,  n'y  aurait-il  pas  une 
femme  Samuel  Bernard  ou  Lagrange? 


DE   L'AMOUR. 

XC 

Alviza  appelle  un  manque  de  délicatesse  impart  d'o- 

ser écrire  des  lettres  uù  sous  parlez  d'amour  à    ~e  femme 

vous  adorez,  et  qui,  eu  vous  regardant  tendrement,  vous  jure 
qu'elle  ne  vous  aimera  jamais. 

XCI 

Il  a  manqué  au  plus  grand  philosqphe  qu'aient  eu  les 
çais  de  vivre  dans  quelque  solitude  des  Alpes,  u.ui^  quelq 
jour  éloigné,  et  de  lancer  de  là  -ou  livre  dans  Paris  sans  j  ve- 
nir jamais  lui-même.  Voyant  Helvétius  si  simple  et  m  honnête 
homme,  jamais  des  gens  musqués  ei  affectés  i  imme  Suard, 
Uarmontel,  Diderot,  ne.  purent  penser  que  c/était  là  un 
philosophe.  Us  furent  de  bonne  foi  en  méprisant  >.»  raisoi 
fonde;  d'abord  elle  était  simple,  péché  irrémissible  en  Fi 
en  second  lieu,  l'homme,  non  pas  le  livre,  était  .rabaissé  i>.ir 
une  faiblesse  :  il  attachait  une  importance  extrême  à  ay< 
qu'on  appelle  en  France  de  la  gloire,  à  être  à  la  mode  parmi  les 
contemporains  comme  Balzac,  Voiture,  Fouienelle. 

Rousseau  avait  trop  de  sensibilité  et  trop  peu  de  rai  on,  Buf- 
fon  trop  d'hypocrisie  à  son  jardin  des  plante-,  Voltaire 
d'enfantillage  dans  la  tête,  pour  pouvoir  juger  le  principe 
vétius. 

Ce  philosophe  commit  la  petite  maladresse  d'appeler  ce  prin- 
cipe l'intérêt,  au  lieu  de  lui  donner  le  joli  nom  de  plaisir1 1 
mais  que  penser  du  bon  sens  de  toute  une  littérature  qui  se 
laisse  fourvoyer  par  uue  aussi  petite  faute  ? 

Torva  leœna  lupum  sequitur,  lupus  ipse  capclkm; 
Florentem  c.tisum  sequitur  labciva  capella. 

Trahit  sua  quemqoe  voluptas. 

Vinci;  ■ 


252  ŒUVRES  DE   STENDHAL 

Un  homme  d'esprit  ordinaire,  le  prince  Eugène  de  Savoie,  par 
exemple,  à  la  place  de  Régulus,  serait  resté  tranquillement  à 
Rome,  où  il  se  serait  même  moqué  de  la  bêtise  du  sénat  Je  Car- 
tilage; Régulus  y  retourne.  Le  prince  Eugène  aurait  suivi  son 
intérêt  exactement  comme  Régulus  suivit  le  sien. 

Dans  presque  loas  les  événements  de  la  vie,  une  âme  géné- 
reuse voit  la  possibilité  d'une  action  dont  l'âme  commune  n'a 
pas  même  Vidée.  A  l'instant  même  où  la  possibilité  de  cette  ac- 
tion devient  visible  à  l'âme  généreuse,  il  est  de  son  intérêt  de 
la  faire. 

Si  elle  n'exécutait  pas  celle  action  qui  viemdelui  apparaître, 
elle  se  mépriserait  soi-même;  elle  serait  malheureuse.  On  a  des 
devoirs  suivant  la  portée  de  son  esprit.  Le  principe  d'IIelvétius 
est  vrai,  même  dans  les  exaltations  les  pkis  folles  de  l'amour, 
même  dans  le  suicide.  Il  est  contre  sa  nature,  il  est  impossible 
que  l'homme  ne*fasse  pas  toujours,  et  dans  quelque  instant  que 
vous  vouliez  le  prendre,  ce  qui  dans  le  moment  est  possible  el 
lui  fait  le  plus  de  plaisir. 

XCII 

Avoir  de  la  fermeté  dans  le  caractère,  c'est  avoir  éprouvé 
reflet  des  autres  sur  soi-même;  donc  il  faut  les  autres. 

XC1II 

l'amour  antique. 

L'on  n'a  point  imprimé  de  lettres  d'amour  posthumes  des 
dames  romaines.  Pétrone  a  fait  un  livre  charmant,  mais  n'a 
peint  que  la  débauche. 

Pour  Yamour  à  Rome,  après  la  Didon  *  et  la  seconde  églogue 

1  Voir  le  rayure  de  Didon,  dans  la  superbe  esquisse  de  M.  Guérin  a« 
Luxembourg. 


DE  L'AMOUR 

de  Virgile.,  nous  n'avons  rien  de  plu   prêcïsqi  ,des 

trois  grands  poêles,  Ovide,  Tibulle  et  Prop 

Or.  les  <! ;;  ies  de  Parny  ou  la  lettre  d'Héloïs  rd,  de 

Colardeau,  sont  des  peintures  bien  imparfaites  et  bien  vagues 
si  on  les  compare  à  quelques  lettres  de  la  Nouvelle-IIél  , 

celles  d'uni'  Religieuse  portugaise,  de  mademoiselle  do  Lespi< 
nasse,  c".e  la  Sophie  de  Mirabeau,  de  Werther,  etc.,  etc. 

La  poésie,  avec  ses  comparaisons  obligées,  sa  mylh  ilogie  que 
ne  croit  pas  le  poète,  sa  dignité  de  style  à  la  Louis  XIV,  et  tout 
l'attirail  de  ses  ornements  appelés  poétiques,  est  bien  au-des- 
sous de  la  prose  dès  qu'il  s'agit  de  donner  une  idée  claire  et 
précise  des  mouvements  du  cœur;  or,  dans  ce  genre,  on  n'é- 
meut que  par  la  clarté. 

Tibulle,  Ovide  et  Properce   furent  de  meilleur  goût  que  nos 
poètes:  ils  ont  peint  l'amour  tel  qu'il  put  exister  che2  1rs  Gers 
citoyens  de  Rome;  encore  vécurent-ils  sous  Auguste,  qui,  après 
avoir  fermé  le  temple  de  Janus,  cherchai!  à  ravaler  I  s  cil 
à  l'état  de  sujets  loyaux  d'une  monarchie. 

Les  maîtresses  de  ces  trois  grande  poètes  furent  des  femmes 
coquettes,  infidèles  cl  vénales;  ils  ne  cherchèrent  auprès  d'elles 
que  des  plaisirs  physiques,  et  je  croirais  qu'ils  n'eurent  jamais 
l'idée  des  sentiments  sublimes1  qui,  treize  siècles  plus  lard,  firent 
palpiter  le  sein  de  la  tendre  lléloïse. 

J'emprunte  le  passage  suivant  à  un  littérateur  distingué  et 
qui  connaît  beaucoup  mieux  qui'  moi  les  poètes  latin    : 

«  Le  brillant  génie  d'Ovide i,  l'imagination  riche  de PrO] 
l'âme  sensible  de  Tibulle,  leur  inspirèrent  sans  doute  des  vers 
de  nuances  différentes,  mais  ils  aimèrent  de  la  même  manière 
des  femmes  à  peu  près  de  la   même  espèce.  Us  désirent,  ils 


1  Tout  ce  qu'il  y  a  de  beau  au  monde  étant  devenu  partie  de  la  b 
de  la  femme  que  vous  aimez,  vous  vous  trouvez  disposé  à  Ciirc  toul  ce 
qu'il  y  a  de  beau  au  monde. 

*  Guinguené,  Histoire  littéraire  de  l'Italie,  vol.  II,  page  490. 

IS 


£54  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

triomphent,  ils  ont  des  rivaux  heureux,  ils  sont  jaloux,  ils  se 
brouillent  et  se  raccommodent  ;  il  sont  infidèles  à  leur  tour,  on 
leur  pardonne,  ot  ils  retrouvent  un  bonheur  qui  bientôt  est  trou 
blé  par  le  retour  des  mêmes  chances. 

«  Corinne  est  mariée.  La  première  leçon  que  lui  donne  Ovide 
est  pour  lui  apprendre  par  quelle  adresse  elle  doit  tromper  son 
mari  ;  quels  signes  ils  doivent  se  faire  devant  lui  et  devant  le 
monde,  pour  s'entendre  et  n'être  entendus  que  deux  seuls.  La 
jouissance  suit  de  près  ;  bientôt  des  querelles,  et,  ce  qu'on  n'at- 
tendrait pas  d'un  homme  aussi  galant  qu'Ovide,  des  injures  et 
des  coups  :  puis  des  excuses,  des  larmes  et  le  pardon.  Il  s'a- 
dresse quelquefois  à  des  subalternes,  à  des  domestiques,  au 
portier  de  son  amie  pour  qu'il  lui  ouvre  la  nuit,  à  une  maudite 
vieille  qui  la  corrompt  et  lui  apprend  à  se  donner  à  prix  d'or 
à  un  vieil  eunuque  qui  la  garde,  à  une  jeune  esclave  pour  qu'elle 
lui  remette  des  tablettes  où  il  demande  un  rendez-vous.  Le 
rendez-vous  est  refusé  :  il  maudit  ses  tablettes,  qui  ont  eu  un 
si  mauvais  succès.  Il  en  obtient  un  plus  heureux  :  il  s'adresse  à 
l'Aurore  pour  qu'elle  ne  vienne  pas  interrompre  son  bonheur. 

«  Bientôt  il  s'accuse  de  ses  nombreuses  infidélités,  de  son 
goût  pour  toutes  les  femmes.  Un  instant  après,  Corinne  est 
aussi  infidèle  :  il  ne  peut  supporter  l'idée  qu'il  lui  a  donné  des 
leçons  dont  elle  profite  avec  un  autre.  Corinne  à  son  tour  est 
jalouse;  elle  s'emporte  en  femme  plus  colère  que  tendre;  elle 
'accuse  d'aimer  une  jeune  esclave.  Il  lui  jure  qu'il  n'en  est 
rien,  et  il  écrit  à  celte  esclave;  et  tout  ce  qui  avait  fâché  Co- 
rinne était  vrai.  Comment  l'a-t-elle  pu  savoir?  Quels  indices  les 
ont  trahis?  Il  demande  à  la  jeune  esclave  un  nouveau  rendez- 
vous.  Si  elle  le  lui  refuse,  il  menace  de  tout  avouer  à  Corinne. 
Il  plaisante  avec  un  ami  de  ses  deux  amours,  de  la  peine  et  des 
plaisirs  qu'ils  lui  donnent  Peu  après  c'est  Corinne  seule  qui 
l'occupe.  Elle  est  toute  à  lui.  Il  chante  son  triomphe  comme  si 
c'était  sa  première  victoire.  Après  quelques  incidents  que,  pour 
|>hiâ  d'une  raison,  il  faut  laisser  dans  Ovide,  et  u  nutres  qu'il  se- 


DE    L'A  M  01  U. 

rail  trop  long  de  rappeler,  il  se  trouve  que  1-e  mari  d 

est  devenu  trop  facile.  Il  n'est  plus  jaloux  ;  cela  déplaît  u  i . 

qui  le  menace  de  quitter  su  l'uimies'il  ne  reprend  • 

Le  mari  lui  obéit  trop  ;  il  fait  si  bien  surveiller  Corinne,  qu  - 

ne  peut  plus  en  approcher.  Il  se  plaint  de  cette  surveillance  qu'il 

a  provoquée,  mais  il  saura  bien  la  tromper;  parmalheui  il 

pas  le  seul  à  y  parvenir.  Les  infidélités  de  Corinne  i 

cent  et  se  multiplient  ;  ses  intrigues  deviennent  si  put  i 

que  la  seule  grâce  qu'Ovide  lui  demande,  c'est  qu'elle   pi 

quelque  peine  pour  le  tromper,  et  qu'i  lie  se  montre  un 

moins  évidemment    ce  qu'elle  est.  Telles  furent  les   a 

d'Ovide   cl  de  sa    maîtresse  ,    tel  est  le  caractère  de  leurs 

amours 

a  Cinlhie  est  le  premier  amour  de  Propercc,  cl  ce  sera  le  der- 
nier. Des  qu'il  est  heureux,  il  est  jaloux.  Cinthie  aime  trop  la 
parure;  il  lui  demande  de  fuir  le  luxe  et  d'aimer  la  simplicité. 
Il  est  livré  lui-même  à  plus  d'un  genre  de  débauche.  Cinlhie 
l'attend;  il  ne  se  rend  qu'au  malin  auprès  d'elle,  sortant  de  ta- 
ble et  pris  de  vin.  Il  la  trouve  endormie;  elle  est  longtemps 
sans  (pie  tout  le  bruit  qu'il  fait,  sans  que  ses  <  arc  SCS  mêmes 
la  réveillent;  elle  ouvre  enfin  les  yeux  et  lui  fait  les  repr 
qu'il  mérite.  Un  ami  veut  le  détacher  de  Cinlhie;  il  fait  à  cet 
ami  l'éloge  de  sa  beauté,  de  ses  talents.  11  est  menacé  de  la  per- 
dre :  elle  part  avec  un  militaire;  elle  va  suivre  les  camps,  ell  • 
o'expose  à  tout  pour  suivre  son  soldat:  Properce  ne  s'emporte 
point,  il  pleure,  il  fait  des  vœux  pour  qu'elle  soit  heureuse.  Il 
ne  sortira  point  de  la  maison  qu'elle  a  quittée;  il  ira  au-devant 
des  étrangers  qui  l'auront  vue;  il  ne  cessera  de  II 
sur  Cinlhie.  Elle  est  touchée  de  tant  d'amour.  Elle  quitte  i 
dat  et  reste,  avec  le  poète.  11  remercie  Apollon  et  les  muses;  il 
est  ivre  de  son  bonheur.  Ce  bonheur  est  bientôt  troublé  par  de 
nouveaux  accès  de  jalousie,  interrompu  par  l'éloignemenl  el 
par  l'absence.  Loin  de  Cinthie,  il  ne  s'occupe  que  d'elli 
infidélités  passées  lui  en  font  craindre  de  nouvelles.  La  mort  ne 


256  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

l'effraye  pas,  il  ne  craint  que  de  perdre  Cinthie;  qu'il  soit 
sûr  qu'elle  lui  sera  fidèle,  il  descendra  sacs  regret  au  tom- 
beau. 

«  Après  de  nouvelles  trahisons,  il  s'est  cru  délivré  de  son 
amour,  mais  bientôt  il  reprend  ses  fers.  Il  fait  le  portrait  le  plus 
ravissant  de  sa  maîtresse,  de  sa  beauté,  de  l'élégance  de  sa  pa- 
rure, de  ses  talents  pour  le  chant,  la  poésie  et  la  danse  ;  tout 
redouble  et  justifie  son  amour.  Mais  Cinthie ,  aussi  perverse 
qu'elle  est  aimable,  se  déshonore  dans  toute  la  ville  par  des 
aventures  d'un  tel  éclat,  que  Properce  ne  peut  plus  l'aimer 
sans  honte.  Il  en  rougit,  mais  il  ne  peut  se  détacher  d'elle.  Il 
sera  son  amant,  son  époux;  jamais  il  n'aimera  que  Cinthie.  Ils 
se  quittent  et  se  reprennent  encore.  Cinthie  est  jalouse,  il  la 
rassure.  Jamais  il  n'aimera  une  autre  femme.  Ce  n'est  point  en 
effet  une  seule  femme  qu'il  aime  :  ce  sont  toutes  les  femmes. 
11  n'en  possède  jamais  assez,  il  est  insatiable  de  plaisirs.  Il  faut 
pour  le  rappeler  à  lui-même  que  Cinthie  l'abandonne  encore. 
Ses  plaintes  alors  sont  aussi  vives  que  si  jamais  il  n'eût  été  in- 
fidèle lui-même.  Il  veut  fuir.  Il  se  distrait  par  la  débauche.  Il 
s'était  enivré  comme  à  son  ordinaire.  Il  feint  qu'une  troupe  d'a- 
mours le  rencontre  et  le  ramène  aux  pieds  de  Cinthie.  Leur  rac- 
commodement est  suivi  de  nouveaux  orages.  Cinthie,  dans  un 
de  leurs  soupers,  s'échauffe  de  vin  comme  lui,  renverse  la  ta- 
ble, lui  jette  les  coupes  à  la  tête  ;  il  trouve  cela  charmant.  De 
nouvelles  perfidies  le  forcent  enfin  à  rompre  sa  chaîne;  il  veut 
partir;  il  va  voyager  dans  la  Grèce;  il  fait  tout  le  plan  de  son 
voyage,  mais  il  renonce  à  ce  projet,  et  c'est  pour  se  voir  encore 
l'objet  de  nouveaux  outrages.  Cinthie  ne  se  borne  plus  à  le  tra- 
hir, elle  le  rend  la  risée  de  ses  rivaux  ;  mais  une  maladie  vient 
la  saisir,  elle  meurt.  Elle  lui  reproche  ses  infidélités,  ses  capri- 
ces, l'abandon  où  il  l'a  laissée  à  ses  derniers  moments,  et  jure 
qu'elle-même,  malgré  les  apparences,  lui  fut  toujours  fidèle. 
Telles  sont  les  mœurs  et  les  aventures  de  Properce  et  de  sa 
maîtresse;  telle  est  en  abrégé  l'histoire  de  leurs  amours.  Voilà 


DE   L'AMOUR.  !£7 

la  femme  qu'une  âme  comme  celle  de  Propcrce  fut  rédu 
aimer. 

«  Ovide  et  Properce  furent  souvent  infidèles,  mais  Jamai 
constants.  Ce  sont  deux  libertins  fixes  qui  portent  souvent  çà  et 
là  leurs  hommages,  mais  qui  reviennent  toujours  reprendre  1 1 
même  chaîne.  Corinne  et  Cinlhie  oui  toutes  les  femmes  pour  ri- 
vales :  elles  n'en  ont  particulièrement  aucune.  La  mu 
deux  poètes  est  fidèle  si  leur  amour  ne  l'est  pas,  et  aucun  autre 
nom  que  ceux  de  Corinne  et  de  Cinlhie  ne  figure  dans  leurs  \  erst 
Tibulle,  amant  et  pecte  plus  tendre,  moins  vif  ei  moins  emporte 
qu'eux  dans  ses  goûts,  n'a  pas  la  même  constance.  Trois  beau» 
lés  sont  l'une  après  l'autre  les  objets  de  son  amour  et  de  ses 
vers.  Délie  est  la  première,  la  plus  célèbre  et  aussi  la  plu-  ai- 
mée. Tibulle  a  perdu  sa  fortune,  mais  il  lui  reste  la  campagne 
et  Délie;  qu'il  la  possède  dans  la  paix  des  champs,  qui!  | 
en  expirant  presser  la  main  de  Délie  dans  la  sienne;  qu'elle 
suive  en  pleurant  sa  pompe  funèbre,  il  ne  forme  point  d'autn  s 
vœux.  Délie  est  enfermée  par  un  mari  jaloux  :  il  pénétrei  a 
sa  prison  malgré  les  Argus  et  les  triples  verrous.  11  oubliera 
dans  ses  bras  toutes  ses  peines.  Il  tombe  malade,  et  Délie 
l'occupe,  il  l'engage  à  être  toujours  chaste,  à  mépriser  l'or,  ;'i 
n'accorder  qu'à  lui  ce  qu'il  a  obtenu  d'elle.  Mais  Délie  ne  suit 
point  ce  conseil.  Il  a  cru  pouvoir  supporter  son  infidélité  :  il  y 
succombe  et  demande  grâce  à  Délie  et  à  Vénus.  Il  cher<  be 
le  vin  un  remède  qu'il  n'y  trouve  pas;-  il  ne  peut  ni  adoucit  ses  - 
regrets,  ni  se  guérir  de  son  amour.  11  s'adresse  au  mari  de  Dé- 
lie, trompé  comme  lui';  il  lui  révèle  toutes  le,  rus<*<  dont  elle 
se  sert  pour  attirer  et  pour  voir  ses  amants.  Si  ce  nu-ri  ne  -  il 
pas  la  garder,  qu'il  la  lui  confie  :  il  x.urabicn  les  écarter  et  ga- 
rantir de  leurs  pièges  celle  qui  les  outrage  tous  deux.  Il  s'apaise, 
il  revient  à  elle,  il  se  souvient  de  la  mère  de  Délie,  qui  proté- 
geait leurs  amours;  le  souvenir  de  cette  bonne  femme  rouvre 
son  cœur  à  des  sentiments  tendre?,  et  tous  les  torts  de  Délie 
sont  oubliés.  Mais  elle  en  a  bientôt  de  plus  grave,.  Elle  ,'c5i 


258  ŒUVRES   DE  STENDHAL. 

laissé  corrompre  par  For  et  les  présents,  elle  est  à  un  autre,  à 
d'autres.  Tibulle  rompt  enfin  une  chaîne  honteuse,  et  lui  dt  ; 
adieu  pour  toujours. 

«  Il  passe  sous  les  lois  de  Némésis  et  n'en  est  pas  plus  heureux  ; 
elle  n'aime  que  l'or,  et  se  soucie  peu  des  vers  et  des  dons  da 
génie.  Némésis  est  une  femme  avare  qui  se  donne  au  plus  of- 
frant ;  il  maudit  son  avance,  mais  il  l'aime  et  ne  peut  vivre  s'il 
n'en  est  aimé.  Il  tâche  de  la  fléchir  par  des  images  touchantes. 
Elle  a  perdu  sa  jeune  sœur;  il  ira  pleurer  sur  son  tombeau,  et 
confier  ses  chagrins  à  celte  cendre  muette.  Les  mânes  de  la 
sœur  de  Némésis  s'offenseront  des  larmes  que  Némésis  fait  ré- 
pandre. Qu'elle  n'aille  pas  mépriser  leur  colère.  La  triste  image 
de  sa  sœur  viendrait  la  nuit  troubler  son  sommeil....  Mais  ces 
tristes  souvenirs  arrachent  des  pleurs  à  Némésis.  Il  ne  veut 
point  à  ce  prix  acheter  même  le  bonheur.  Nééra  est  sa  troisième 
maîtresse.  Il  a  joui  longtemps  de  son  amour;  il  ne  demande 
aux  dieux  que  de  vivre  et  mourir  avec  elle;  mais  elle  pari,  elle 
est  absen'e;  il  ne  peut  s'occuper  que  d'elle,  il  ne  demande 
qu'elle  aux  dieux;  il  a  vu  en  songe  Apollon,  qui  lui  a  annoncé 
que  Nééra  l'abandonne.  Il  refuse  de  croire  à  ce  songe;  il  ne 
pourrait  survivre  à  ce  malheur,  et  cependant  ce  malheur  existe. 
Nééra  est  infidèle;  il  est  encore  une  fois  abandonné.  Tel  fut  le 
caractère  et  le  sort  de  Tibulle,  tel  est  le  triple  et  assez  triste  ro- 
man de  ses  amours. 

«  C'est  en  lui  suri  ou  t  qu'une  douce  mélancolie  domine,  qu'elle 
donne  même  au  plaisir  une  teinte  de  rêverie  et  de  tristesse  qui 
en  faille  charme.  S'il  y  eut  un  poëte  ancien  qui  mit  du  moral 
dans  l'amour,  ce  fut  Tibulle;  mais  ces  nuances  de  sentiment 
qu'il  exprime  si  bien  sont  en  lui,  il  ne  songe  pas  plus  que  les 
deux  autres  à  les  chercher  ou  à  les  faire  naître  chez  ses  maîtres- 
ses :  leurs  grâces,  leur  beauté,  sont  tout  ce  qui  1  enflamme  ; 
leurs  faveurs,  ce  qu'il  désire  ou  ce  qu'il  regrette;  leur  perfidie, 
leur  vénalité,  leur  abandon,  ce  qui  le  tourmente.  De  toutes  ces 
femmes  devenues  célèbres  par  les  vers  de  trois  grands  poètes, 


DE  L'AMOUR. 

Cinthic  paraît  ta  plus  aimable.  Lotirait  des  talents  se  joli 
elle  à  lous  les  autres;  elle  cultive  le  chant,  la  poésie  ;  irais,  pour 
tous  ces  talents,  qui  étaient  souvent  ceux  îles  courtisa™  s 'd'un 
certain  ordre,  elle  n'en  vaut  pas  mien  :  le  plaisir,  l'or  el  le 
vin  n'en  sont  pas  moins  ce  qui  la  gouverne  ;  et  Propefee,  qui 
vante  une  ou  deux  fois  seulement  en  elle  ce  goût  pour  les 
n'vin  est  pas  moins,  dans  sa  pas-ion  pour  elle,  maîtrise  par  une 
tout  autre  puissance. 

Ces  grands  poètes  furent  apparemment  au  nombre  de-  âmes  les 
plus  tendres  et  les  plus  délicates  de  leur  siècle,  et  voilà  pourtant 
qui  ils  aimèrent  et  comment  il-  aimèrent.  Ici  il  faut  faire  abs- 
traction de  toute  considération  littéraire.  Je  ne  leur  demande 
qu'un  témoignage  sur  leur  siècle;  et  dans  deuv  mille  ans  un 
roman  de  Ducray-Duminil  sera  un  témoignage  de  na 

XCIII     BIS. 

Un  de  mes  grands  regrets  c'est  de  n'avoir  pu  .voir  Venise 
de  17G01;  une  suite  de  hasard-  heureux  avait  réuni  ap] 
ment,  dans  ce  petit  espace,  et  les  institutions  politiques  et  les 
opinions  les  plus  favorables  au  bonheur  de  l'homme.  Une  douce 
volupté  donnait  à  tous  nn  bonheur  facile.  Il  n'y  avait  point  de 
combat  intérieur  et  point  de  crimes.  La  M;réuité  était  sur  tous 
les  visages,  personne  ne  songeait  à  paraître  plus  i  «  ne,  1  hypo- 
crisie ne  menait  à  rien.  Je  me  Dgure  que  ce  devait  cire  le  con- 
traire de  Londres  en  1S22. 

XCIV 

Si  vous  remplacez  le  manque  de  sécurité  personnelle  par  la 
jus'e  crainte  de  manquer  d'argent,  vous  verrez  qui 

t  Voyage  du  président   de   Brosses   en  Italie,   wysge  d'Ewtaos,  d« 
Sharp,  de  Smolett. 


260  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Unis  d'Amérique,  par  rapport  à  la  passion  dont  nous  essayons 
une  monographie,  ressemblent  beaucoup  à  l'antiquité. 

En  parlant  des  esquisses  plus  ou  mcins  imparfaites  de  l'amour- 
passion  que  nous  ont  laissées  les  anciens,  je  vois  que  j'ai  oublié 
les  Amours  de  Médée  dans  VArgonautique.  Virgile  les  a  copiées 
dans  sa  Didon.  Comparez  cela  à  l'amour  tel  qu'il  est  dans  un 
roman  moderne  :  le  doyen  de  Killerine,  par  exemple. 


XGV 


Le  Romain  sent  les  beautés  de  la  nature  et  des  arts  avec  une 
force,  une  profondeur,  une  justesse  étonnantes;  mais,  s'il  se 
met  à  vouloir  raisonner  sur  ce  qu'il  sent  avec  tant  d'énergie, 
c'est  à  faire  pitié. 

C'est  peut-être  que  le  sentiment  lui  vient  de  la  nature,  et  sa 
logique,  du  gouvernement. 

On  voit  sur-le-champ  pourquoi  les  beaux-arts,  hors  de  l'Italie, 
ne  sont  qu'une  mauvaise  plaisanterie  ;  on  en  raisonne  mieux, 
mais  le  public  ne  sent  pas. 

XCVI 

Londres,  20  novembre  1821. 

Un  homme  fort  raisonnable,  et  qui  est  arrivé  hier  de  Madras, 
me  dit  en  deux  heures  de  conversation  ce  que  je  réduis  aux 
vingt  lignes  suivantes  : 

«  Ce  somlre,  qu'une  cause  inconnue  fait  peser  sur  le  carac- 
tère anglais,  pénètre  si  avant  dans  les  cœurs,  qu'au  bout  du 
monde,  à  Madras,  quand  un  Anglais  peut  obtenir  quelques  jours 
de  vacance,  il  quitte  bien  vite  la  riche  et  florissante  Madras  pour 
venir  se  dérider  dans  la  petite  ville  française  de  Pondichéry, 
qui,  sans  richesses  et  presque  sans  commerce,  fleurit  sous  l'ad- 
ministration paternelle  de  M.  Dupuy.  A  Madras  on  boit  du  vin 


DE   LAMOl'R.  !  l 

de  Bourgogne  à  irente-six  francs  la  bouteille;  la  pauvret 
France  de  Pqndichéry  fait  que,  «lui-  les  sociétés  les  plus  dis- 
tinguées, les  rafraîchissements  consistent  i  n  grands  verres  d'eau. 

Mais  on  v  lit.  » 

Maintenant  il  y  a  plus  de  liberté  en  Angleterre  qu'eu  Prusse. 
Le  climat  est  le  même  que  celui  de  Kœnig  berg.  de  Berlin,  île 
Varsovie,  villes  qui  sont  loin  de  marquer  par  leur  tristesse;  Les 
classes  ouvrières  y  ont  moins  de  sécurité  et  y  boivent  tout  aussi 
peu  de  vin  qu'en  Angleterre  ;  elles  sont  beaucoup  plus  mal  vê- 
tues. 

Les  aristocraties  de  Venise  et  de  Vienne  ne  sont  pas  tri 
Je  ne  vois  qu'une  différence  :  dan-  les  pays  gais,  on  lit  peu  la 
Bible  et  il  y  a  de  la  galanterie.  Je  demande  pardon  île  revenir 
souvent  sur  une  démonstration  dont  je  doute.  Je  supprime  vingt 
faits  dans  le  sens  du  précédent. 

xcvn 

Je  viens  de  voir,  dans  un  beau  cbàteau  près  de  Paris,  un  jeune 
homme  très-joli,  fuit  spirituel,  très-riche,  de  moins  «le  vingt  .m-, 
le  hasard  l'y  a  laissé  presque  seul,  et  pendant  longtemps,  avec 
une  fort  belle  fille  de  dix-huit  ans,  pleine  de  talents,  de  l'esprit 
le  plus  distingué,  fort  riche  aussi.  Qui  ne  se  serait  attendu  à  une 
pas-ion'.'  P.ien  moins  que  cçla,  l'affectation  était  <i  grand 
ces  deux  jolies  créatures,  que  chacune  n'était  occupée  que  de 
soi  et  de  l'effet  qu'elle  devait  produire 

XCVIII 

J'en  conviens,  dès  le  lendemain  d'une  grande  action,  un  or- 
gueil sauvage  a  fait  tomber  ce  peuple  dans  toutes  les  fautes  et 
les  niaiseries  qui  se  sont  présenté,-.  Voici  pourtant  ce  qni  m'em- 
pêche d'effacer  les  louanges  que  je  donnais  autrefois  à  ce  repré- 
sentant du  moyen  âge. 

15. 


2G2  OUVRES  DE   STENDHAL. 

La  plus  jolie  femme  de  Warfeonne  est  une  jeune  Espagnole  à 
peine  âgée  de  vingt  ans,  qui  vit  là  fort  retirée  avec  son  mari. 
Espagnol  aussi  et  officier  en  demi- solde.  Cet  officier  fut  obligé, 
il  y  a  quelque  temps,  de  donner  ^n  soufflet  à  un  fat  :  le  lende- 
main, sur  le  champ  de  bataille,  le  fat  voit  arriver  la  jeune  Espa- 
gnole; nouveau  déluge  de  propos  affectés:  «Mais,  en  vérité, 
c'est  une  horreur!  comment  avez-vous  pu  dire  cela  à  votre 
femme?  madame  vient  pour  empêcher  notre  combat!  »  —  Je 
viens  vous  enterrer,  répond  la  jeune  Espagnole. 

Heureux  le  mari  qui  peut  tout  dire  à  sa  femme.  Le  résultat  ne 
démentit  pas  la  fierté  du  propos.  Celte  action  eût  passé  pour 
peu  convenable  en  Angleterre.  Donc  la  fausse  décence  diminue 
le  peu  de  bonheur  qui  se  trouve  ici-bas. 

XCIX 

L'aimable  Donézan  disait  hier  :  «  Dans  ma  jeunesse,  et  jus- 
que bien  avant  dans  ma  carrière,  puisque  j'avais  cinquante 
ans  en  89,  les  femmes  portaient  de  la  poudre  dans  leurs  che- 
veux. 

«  Je  vous  avouerai  qu'une  femme  sans  poudre  me  fait  repu 
gnance;  la  première  impression  est  toujours  d'une  femme  de 
chambre  qui  n'a  pas  eu  le  loisir  de  faire  sa  toilette.  » 

Voilà  la  seule  raison  contre  Shakspeare  et  en  faveur  des 
imilé^. 

Les  jeunes  gens  ne  lisant  que  la  ïïarpe,  le  goût  des  grands 
toupets  poudrés,  comme  ceux  que  portait  la  feue  reine  Marie 
Antoinette,  peut  encore  durer  quelques  aimées.  Je  connais  aussi 
des  gens  qui  méprisent  le  Corrége  et  Michel-Ange,  et  certes 
M.  Donézan  était  homme  d'infiniment  d'esprit. 

C 
Froide,  brave,  calculatrice,  méfiante,  discutante,  ayant  tou- 


Dli  i/AMOUR.  agi 

jours  peur  d'être  électrisée  par  quelqu'un  qui  pourrait  se  mo- 
quer d'elle  en  secret,  Lbsolumenl  libre  d'enthousiasme,  uu  peu 

jalouse  des  gens  qui  ont  vu  de  grandes  choses  à  la  suite  de  Na« 
poléon,  telle  était  la  jeunesse  de  ce  temps-là,  plus  estimable 
qu'aimable.  Elle  amenait  forcement  le  gouvernement  au  rabais 
du  centre  gauche.  Ce  caractère  de  la  jeunesse  se  retrouvait  jus- 
que parmi  les  conscrits,  dont  chacun  n'aspire  qu  à  unir  son 
temps. 

Toutes  les  éducations,  donnc'es  exprès  ou  par  hasard,  :  braient 
les  hommes  pourline  certaine  époque  delà  vie.  Leduc;  lion  du 
siècle  de  Louis  XV  plaçait  à  vingt-cinq  ans  le  plus  beau  moment 
de  ses  élèves l. 

C'est  à  quarante  que  les  jeunes  gens  de  ce  lemps-là  seront  le 
mieux,  ils  auront  perdu  la  méfiance  et  la  prétention,  et  gagné 
l'aisance  et  la  gaieté. 

Ci 

DISCUSSION  ENTRE  L'iIOMME  DE  BONNE  fOI  ET  L'HOMME  D'ACADÉMIE. 

«  Dans  cette  discussion  avec  l'académicien,  toujours  l'acadé- 
micien se  sauvait  en  reprenant  de  petites  dates  et  autres  sem- 
blables erreurs  de  peu  d'importance; -mais  la  conséquence  et. 
qualification  naturelle  des  choses,  il  niait  toujours,  ou  semblait 
ne  pas  entendre  :  par  exemple,  que  Néron  eût  été  cruel  empe- 
reur ou  Charles  II  parjure.  Or,  comment  prouver  de  telles  < 
ou,  les  prouvant,  ne  pas  arrêter  la  di.-cu>Mon  générale  et  en  per- 
dre le  (il .'  » 

«  Telle  manière  de  discussion  ai-je  toujours  Tue  entre  telles 
gens,  dont  l'un  ne  cherche  que  vérité  et  avancement  eu  icclle, 
l'autre  faveur  de  son  maître  ou  parii,  et  gloire  du  Lie  >  dire.  El 

•  M.  de  Frnncueil,  quand  il  portait  trop  rie  poudre.  Mômoirc  dti 
madame  d'Épinay. 


264  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

j'ai  estimé  grande  duperie  et  perdement  de  temps  en  l'homme 
de  bonne  foi  de  s'arrêter  à  parler  avec  lesdils  académiciens.  » 
(OEuvres  badines  de  Guy  Allard  de  Voiron.) 

Cil 

H  n'y  a  qu'une  très-petite  partie  de  l'art  d'être  heureux  qui 
soit  une  science  exacte,  une  sorte  d'échelle  sur  laquelle  on  soit 
assuré  de  monter  sur  un  échelon  chaque  siècle  :  c'est  celle  qui 
dépend  du  gouvernement;  (encore  ceci  n'est-il  qu'une  théorie, 
je  vois  les  Vénitiens  de  1770  plus  heureux  que  les  gens  de  Phi- 
ladelphie d'aujourd'hui.) 

Du  reste,  l'art  d'être  heureux  est  comme  la  poésie  ;  malgré  le 
perfectionnement  de  toutes  choses,  Homère,  il  y  a  deux  mille 
sept  cents  ans,  avait  plus  de  talent  que  lord  Byron. 

En  lisant  attentivement  Plularque ,  je  crois  m'apercevoir  qu'on 
était  plus  heureux  en  Sicile  du  temps  de  Dion,  quoiqu'on  n'eût 
ni  imprimerie  ni  punch  à  la  glace,  que  nous  ne  savons  l'être 
aujourd'hui. 

J'aimerais  mieux  être  un  Arabe  du  cinquième  siècle  qu'un 
Français  du  dix-neuvième. 

CI1I  i 

Ce  n'est  jamais  cette  illusion  qui  renaît  et  se  détruit  à  chaque 
seconde  que  l'on  va  chercher  au  théâtre,  mais  l'occasion  de 
prouver  à  sou  voisin,  ou  du  moins  à  soi-même,  si  l'on  a  la  con- 
trariété de  n'avoir  point  de  voisin,  que  l'on  a  bien  lu  son  la 
Harpe  et  que  l'on  est  homme  de  goût.  C'est  un  plaisir  de  vieux 
pédant  que  se  donne  la  jeunesse. 

CIV 

Une  femme  appartient  de  droit  à  l'homme  qui  l'aime  et  qu'eîlo 
aime  plus  que  la  vie. 


DE   L-AMÛUR. 

cv 

La  cristallisation  ne  peut  pas  êlrc  excitée  p;ir  des  hoi 
copies,  et  les  rivaux  les  plus  dangereux  sont  les  plus  .1  (Térents. 

CVI 

Dans  une  société  très-avancée,  Vamour-passion  est  au>si  na- 
turel que  l'amour  physique  chez  le?  sauvages. 

M. 

CVII 

Sans  les  nuances,  avoir  une  femme  qu'on  adore  ne  sérail  pas 
un  bonheur  et  même  serait  impo.-sible. 

L.  7  octobre. 

CVI  II 

D'où  vient  l'intolérance  des  stoïciens?  de  la  même  source  que 
celles  des  dévots  outrés.  Ils  ont  de  l'humeur  parce  qu'ils  luttent 
contre  la  nature,  qu'il-  se  privent  et  qu'ils  Bouffirent.  Sils  vou- 
laient s'interroger  de  bonne  foi  sur  .la  haine  qu'ils  pnricnt  à 
ceux  qui  professent  une  morale  moins  sévère,  ils  s'avoueraient 
qu'elle  naît  de  la  jalousie  secrète  d'un  bonheur  qu'ils, envi 
qu'ils  se  sont  interdit,  sans  croire  aux  récompense.-'  qui  les  dé- 
dommageraient de  leurs  sacriiiees. 

DlBBBOT. 

(MX 

Les  femmes  qui  ont  habituellement  de  l'humeur  pourrait 

demander  si  elles  suivent  le  système  de  conduite'  qu'elles  croient 


266  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

sincèrement  le  chemin  du  bonheur.  N'y  a-t-il  pas  un  peu  de 
manque  de  courage  accompagné  d'un  peu  de  vengeance  basse 
au  fona  du  cœur  d'une  prude?  Voir  la  mauvaise  humeor  de  ma- 
dame Deshoulières  dans  ses  derniers  jours.  (Notice  de  M.  Le- 
monley.) 

CX 

Rien  de  plus  indulgent,  parce  que  rien  n'est  plus  heureux,  auf. 
la  vertu  de  honne  foi;  mais  mistress  llutchinson  elle-même  man- 
que d'indulgence. 

GXJ 

Immédiatement  après  ce  bonheur  vient  celui  d'une  femme 
jeune,  jolie,  facile,  qui  ne  se  fait  point  de  reproches.  A  Messine 
on  disait  du  mal  de  la  contessina  Vicenzella  :  «  Que  voulez-vous? 
disait-elle,  je  suis  jeune,  libre,  riche,  et  peut-être  pas  laide. 
J'en  souhaite  autant  à  toutes  les  femmes  de  Messine.  »  Cette 
femme  charmante,  et  qui  ne  voulut  jamais  avoir  pour  moi  que 
de  l'amitié,  est  celle  qui  m'a  fait  connaître  les  douces  poésies 
de  l'abbé  Melli,  en  dialecte  sicilien;  poésies  délicieuses,  quoique 
gâtées  encore  par  la  mythologie. 

Delfante. 

CXIÏ 

Le  public  de  Paris  a  une  capacité  d'attention,  c'est  trois  jours  ; 
après  quoi,  présentez-lui  la  mort  de  Napoléon  ou  la  condamna- 
lion  de  M.  Déranger  à  deux  mois  de  prison,  absolument  ïa 
même  sensation  ou  le  même  manque  de  tact  à  qui  en  /eparle 
le  quatrième  jour.  Toute  grande  capitale  doit-elle  être  ainsi,  ou 
cela  tient-il  à  la  bonté  et  à  la  légèreté  parisienre?  Grâce  à  l'or» 
gued  aristocratique  et  à  la  timidité  souffrante,  Londres  n  est 


DE  L'AMOUR.  «267 

qu'une  nombreuse  collection  d'ermite*  Ci    l'esl  pas  di 
pitale.  Vienne  n'est  qu'une  oligarchie  de  déni  cents  f.i 
environnées  de  cent  cinquante  mille  artisans  ou  domestiques 
qui  les  serrent.   Ce  n'est  pas  là  mm  plus  sme  •  ipi 
pies  ci  Paris,  les  «I  ux  seules  capitales,  (Entrait  des  Voyages  <U 
Birkbcck,  page  571.) 

CXII1 

S'il  était  une  époque  où,  d'après  les  théories  rolgalres,  appe 
fées  raisonnables  par  les  hommes  communs,  la  |»ri-« »n  pûl  être 
supportable,  ce  serait  celle  où,  après  une  détention  de  plusieurs 
années,  un  pauvre  prisonnier  n'es!  plusséparéque  par  un  mois 
ou  deux  du  moment  «jui  doit  le  meure  en  liberté.  Mais  la  cris- 
tallisation en  ordonne  autrement.  Le  dernier  mois  esl  | 
nible  que  les  trois  dernières  années.  Kl.  d'Rotelans  a  »n  à  la 
maison  d'arrêt  de  Blelun  plusieurs  prisonnii  rs  di  t.  nu    dej  un 
longtemps,  parvenus  à  Quelques  mois  ilu  jour  qui  devait  l< 
dre  à  la  liberté,  mourir  d'impatience. 

CXIV 

Je  ne  puis  résister  au  plaisir  de  franserirr  mie  leiire  érri'r 
en  mauvais  anglais  par  une  jeune  Allemande.  Il  est  donc  prouvé 
qu'il  y  a  des  amours  constantes,  et  tnns  les  bommi  s  de  génie 
ne  sont  pas  des  Mirabeau.  Klopstock,  te  grand  pué 
llambourg  pour  avoir  été  un  homme  aimable  :  ?oi<  i  ce  que  >o 
jeune  femme  écrivait  à  une  amie  intime  : 

«  After  baving  seen  him  two  hours,  1  was  obligi  d  i<>  pa 
evening  in  a  company,  which  never  had  bcen  se  weari  i  : 
me.  I  could  not  speak,  I  could  nol  playj  I  thoughl  I  sav»  no 
thing  but  Klopstock;  1  saw  him  ihe  ne\l  diy,  and  lie   followiup 
and  we  yvctc  very  seriously  friends.  Bul  ibe  fourlfa  da?  be  de* 
parled.   It  was  a  strong  Uour  the  hour  of  hi5  dcpaiiurel  lie 


2G8  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

wrote  soon  alter;  from  lhat  lime  our  correspondence  began  to 
be  a  very  diligent  one.  I  sincerely  believed  my  love  to  be 
friendship.  I  spoke  wilh  my  friends  of  nolhing  but  Klopstock, 
and  showed  his  letters.  They  raillied  at  me  and  said  I  was  in 
love.  I  raillied  then  again,  and  said  lhat  they  must  bave  a  very 
friendsbipless  beart,  if  ihey  had  no  idea  of  friendship  to  a  man 
as  well  as  lo  a  wonian.  Thus  it  conlinued  eight  monlhs,  in  winch 
time  my  friends  found  as  mueh  love  in  Klopstock' s  letters  as  in 
me.  I  perceived  it  likcwise,  but  I  would  not  believe  it.  At  the 
last  Klopstock  said  plainly  that  he  loved  ;  and  I  startled  as  for  a 
wrong  thing;  I  answered  lhatiiwas  no  love,  but  friendship,  as 
it  was  what  I  feltfor  him  ;  we  had  not  seen  one  anolher  enough 
to  love  (as  if  love  must  bave  more  time  than  friendship).  Tins 
was  sincerely  my  meaning,  and  I  had  Ibis  meaning  lill  Klopstock 
came  again  to  ïlamburg.  This  he  did  a  year  after  we  had  seen 
one  anolher  the  first  lime.  Wf  saw,  we  were  friends,  we  lo- 
ved; and  a  short  time  after,  I  could  even  tell  Klopstock  that  I 
loved.  But  we  were  obliged  to  part  again,  and  wait  two  years 
for  our  wedding.  My  mother  would  not  let  marry  me  a  stranger. 
I  could  marry  then  without  lier  consent,  as  by  the  dealh  of 
my  fatber  my  fortune  depended  not  on  lier  ;  but  Ihis  was  a 
horrible  idea  for  me  ;  and  thank  heaven  that  I  hâve  prevailed 
by  prayers  !  At  this  time  knowing  Klopstock,  she  loves  him  as 
her  lifely  son,  and  lhanks  god  that  she  lias  not  persisted.  Wc 
married  and  I  am  the  happiest  wife  im  ihe  world.  In  some  fevv 
monlhs  it  will  be  four  years  lhat  I  am  so  happy »  (Corres- 
pondence of  Richardson,  vol.  III,  page  147.) 


CXV 


11  n'y  a  d'unions  à  jamais  légitimes  que  celles  qui  sont  com- 
mandées par  une  vraie  passion. 


DE   L'AMOUR 

CXVI 

Pour  être  heureuse  avec  la  faeililé  des  mœurs,  il  font  une 
simplicité  de  caractère  qu'on  trouve  en  Allemagne,  i  d  Italie, 
mais  jamais  en  France. 

La  d'il  hi  sse  de  C... 

CXVII 

Par  orgueil,  les. Turcs  privent  leurs  femmes  de  tout  ce  qui 
peut  donner  un  aliment  à  la  cristallisation.  Je  vi-  depuis  trofa 
mois  chez  un  peuple  où,  par  orgueil,  les  gens  litfut 
bientôt  là. 

Les  hommes  appellent  pudeur  les   exigence^  d'un   orgueil 
rendu  fou  par  l'aristocratie.  Comment  oser  manquera  ' 
deur?  Aussi,  comme  à  Athènes,  le>  gens  d'esprit  ont  on< 
dance  marquée  à  se  réfugier  aupi  urtisanes,  <  i 

auprès  de  ces  femmes  qu'uni  faute  éclatante  a  mises  à  l'abri  des 
affectations  de  la  pudeur.  (Vie  de  Fox.) 

CX  VI II 

Dans  le  cas  d'amour  empêché  par  victoire  trop  prompte, 
vu  la  cristallisation  chez  les  caractères  tendre-  cherchera  se 
former  après.  Elle  dit  en  riant  :  a  Non,  je  ne  t'ai 

CXIX 

L'éducation  actuelle  des  femmes,  ce  mélange  bizarre  de 
tiques  pieuses  et  de  chansons  for:  vives  [di  piaeer  mi  br-ha  iJeor 
de  la  Gazza  ladra),  est  la  cho  e  du  monde  la  mit 
pour  éloigner  le  bonheur.  Celte  éducation  faii  les  tètes  les  ptui 


270  ŒUVRES  DE   STENDHAL, 

inconséquentes.  Madame  deR...,  qui  craignait  la  mort,  vient  de 
mourir  parce  qu'elle  trouvait  drôle  de  jeter  les  médecines  par 
la  fenêtre. Ces  pauvres  petites  femmes  prennent  l'inconséquence 
pour  de  la  gaieté,  parce  que  la  gaieté  est  souvent  inconséquente 
en  apparence.  C'est  comme  l'Allemand  qui  se  fait  vif  en  se  je- 
tant par  la  fenêtre. 


CXX 


La  vulgarité,  éteignant  1  imagination,  produit  sur-le-champ 
pour  moi  l'ennui  mortel:  la  charmante  comtesse  K....  me  mon- 
trant ce  soir  les  lettres  de  ses  amants,  que  je  trouve  gros- 
sières.        -Sfc 

Forli,  17  mars.  Henri 

L'imagination  n'était  pas  éteinte  ;  elle  était  seulement  four- 
voyée, et,  par  répugnance,  cessait  bien  vite  de  se  figurer  la  gros- 
sièreté de  ces  plats  amants. 

CXX1 

RÊVERIE   MÉTArnYSIQ0B. 

Belgirate,  28  octobre  1816. 

Pour  peu  qu'une  véritable  passion  rencontre  de  contrariétés, 
elle  produit  vraisemblablement  plus  de  malheur  que  de  bon- 
heur; cette  idée  peut  n'être  pas  vraie  pour  une  âme  tendre, 
mais  elle  est  d'une  évidence  parfaite  pour  la  majeure  partie  des 
hommes,  et  en  particulier  pour  les  froids  philosophes  qui,  en 
fait  de  passions,  ne  vivent  presque  que  de  curiosité  ei  d'amour- 
propre. 

Ce  qui  précède,  je  le  disais  hier  soir  à  îa  eontessina  Fulvia, 
en  nous  promenant  sur  la  terrasse  de  l'Isola-Bulla,  à  l'orient, 
Drès  du  grand  pin.  Elle  me  répondit  :  «  Le  malheur  produit  une 


DE  L'AMOUR.  171 

beaucoup  plus  forte  impression  sur  l'existence  humaine  q 
plaisir. 

«t  La  première  vertu  de  tout  ce  qui  prétend  .1  0  m   d  tmei  do 
plaisir,  cVs<  de  frapper  f>rt. 

«  Ne  pourrait-on  pas  dire  que,  ta  vh  eDe-même  n'étant  f.iite 
que  de  sensations,  le  goût  universel  de  tous  l<^  êtres  qui  ont  vie 
est  d'être  avertis  qu'ils  vivent  par  1rs  sensations  tes  pkrs  f 
possibles9  Les  gens  du  Nord  ont  pou  de  vie;  voyez  la  l< 
de  leurs  mouvements.  Le  dolre  far  niente  des  Italiens,  c'esl  la 
plaisir  de  jouir  des  émotions  de  ■■on  Ame,  mollemenl  étendu 
sur  un  divan,  plaisir  impossible  si  l'on  couri  toute  la  joun 
cheval  ou  dans  un  droski,  comme  l'Anglais  ou  !<•  Rusa 
gens  mourraient  d'ennui  sur  un  divan.  Il  n'y  a  rien  à  r<  ;    rder 
dans  leurs  âmes. 

«  L'amour  donne  les  sensation    les  plu    forti  -  :  ta 

preuve  en  est  que.  dans  ces  moments  û'inflammati 
diraient  les  physiologistes,  le  cœur  forme  ces  alliancet 
sations  qui  semblent  si  absurdes  aux  philos* 
Bulfou  et  autres.  Luizina,  l'autre  jour,   v  t  lu    ée  tomber  dans 
le  lac,  comme  vous  savez;  c'est  qu'elle  suivait  des  yet 
feuille  de  laurier  détachée  do  quelque  arbre  de  l'Isola-Madrc 
(îles  Borromécs).  La  pauvre  femme  m'a  avoué- qu'un  Joui 
amant,  en  lui  parlant,  effeuillait  une  branche  de  laurier  dans  le 
lac,  et  lui  disait:*  Vos  cruaniés  et  les  calomnù 
a  amie  m'empêchent  de  profiter  do  la  vie  el  «l'acquérir  qu  Iqufl 
«  gloire.  » 

«  Une  âme  qui,  par  reflet  de  quelque  grande  passion,  ambi- 
tion, jeu,  amour,  jalousie,  guerre,  etc.,  a  connu  les  moments 
d'angoisse  el  d'extrême  malheur,  par  une  bizarrerie  bien  in- 
compréhensible, méprise  le  bonheur  d'une  vie  tranquille 
tout  semble  fait  à  souhait  :  un  joli  château  dans  une  p 
pittoresque,  beaucoup  d'aisance,  une  bonne  femme,  trois  jolis 
enfants,  des  amis  aimables  et  en  quantité,  ce  n'est  là  qu'u  ic 
faible  esquisse  de  tout  ce  que  possède  notre  !      .  le  g 


111  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

C...,  et  cependant  vous  savez  qu'il  a  dit  être  tenté  d'aller  à  Na- 
pîes  prendre  le  commandement  d'une  guérilla.  Une  âme  faite 
pour  les  passions  sent  d'abord  que  cette  vie  heureuse  Yennuie, 
et  peut-être  aussi  qu'elle  ne  lui  donne  que  des  idées  communes. 
«  Je  voudrais,  vous  disait  C...,  n'avoir  jamais  connu  la  fièvre 
«  des  grandes  passions,  et  pouvoir  me  payer  de  l'apparent  bon- 
«  heur  sur  lequel  on  me  fait  tous  les  jours  de  si  sots  compli- 
ce menls,  auxquels,  pour  comble  d'horreur,  je  suis  forcé  de  ré- 
«  pondre  avec  grâce.  »  Moi,  philosophe,  j'ajoute  :  «  Voulez* 
«  vous  une  millième  preuve  que  nous  ne  sommes  pas  faits  par 
«  un  être  bon?  c'est  que  le  plaisir  ne  produit  pas  peut-être  la 
«  moitié  autant  d'impression  sur  notre  être  que  la  douleur  l...  » 
La  conlessina  m'a  interrompu  :  «  Il  y  a  peu  de  peines  morales 
«  dans  la  vie  qui  ne  soient  rendues  chères  par  Y  émotion  qu'elles 
ï  excitent;  s'il  y  a  un  grain  de  générosité  da*is  l'âme,  ce  plaisir 
«  se  centuple.  L'homme  condamné  à  mort  en  1815,  et  sauvé 
«  par  hasard  (M.  de  Lavalelle,  par  exemple),  s'il  marchait  au 
«  supplice  avec  courage,  doit  se  rappeler  ce  moment  dix  fois 
«  par  mois;  le  lâche  qui  mourait  en  pleurant  et  jetant  les  hauts 
ft  cris  (le  douanier  Morris,  jeté  dans  le  lac,  Rob  Roy,  III,  120). 
«  s'il  est  aussi  sauvé  par  le  hasard,  ne  peut  tout  au  plus  se  sou- 
«  venir  avec  plaisir  de  cet  instant  qu'à  cause  de  la  circonstance 
«  qu'il  a  été  sauvé,  et  non  pour  les  trésors  de  générosité  qu'il 
«  a  découverts  en  lui-même,  et  qui  ôtent  à  l'avenir  toutes  ses 
«  craintes.  » 

Moi.  —  «  L'amour,  même  malheureux,  donne  à  une  âme  ten- 
dre, pour  qui  la  chose  imaginée  est  la  chose  existante,  des  tré- 
sors de  jouissances  de  celte  espèce;  il  y  a  des  visions  sublimes 
de  bonheur  et  de  beauté  chez  soi  et  chez  ce  qu'on  aime.  Que  de 
fois  Salviati  n'a-t-il  pas  entendu  Léonore  lui  dire,  comme  ma- 


1  Voir  l'analyse  du  piincipe  ascétique,  Bcntliam,  Traités  de  légulattin, 
tome  I. 

On  fait  plaisir  à  un  être  bon  en  se  faisant  souffrir. 


DE  L'A  il  01  !. 
demoiselle  Mars  dans  les  Fausses  L  onfidenca,  :  min- 

enchanteur  :  «  Eh  bien!  oui,  je  vous  aimi 
illusions  qu'un  esprit  sage  h  a  jamais. 

Fulvu,  levant  les  yeux  au  ciel.  —  a  Oui,  pour  voi 
moi,  l'amour,  même  malheureux,  pourvu  que  notre  admit 
pour  l'objet  aimé  soit  infinie,  e.-t  !<•  premier  >!•  -  b  mheurs.  » 

(Fulvia  a  vingt-trois  ans;  c'est  la  beauté  la  plus  célèbre  d 
ses  yeux  étaient  divins  en  parlant  ainsi  ei  se  levant  n  i 
beau  ciel  des  îles  Borromées,  à  minuit;  les  astres  scmblaieni 
lui  répondre.  J'ai  baissé  les  yeux,  et  n'ai  plu-  trouvé  de  raisons 
philosophique-  pour  la  combattre.  Elle  a  continué.   El  tout  ce 
que  le  monde  appelle  le  bonheur  ne  vaut  pas  se-  peint 
crois  que  le  mépris  seul  peut  guérir  de  cette  passion;  non  pas 
un  mépris  trop  fort,  ce  serait  un  supplice,  mais,  par  ei 
pour  vous  autres  hommes,  voir  l'objet  que  vous  ad  irei  aimer 
un  homme  grossier  et  prosaïque,  ou  vous  sacrifl  r  aux 
sances  du  luxe  aimable  ei  délicat  qu'elle  trouve  uni  . 

GXXII 

Vouloir,  c'est  avoir  le  courage  de  s'exposer  à  un  Inconvé- 
nient; s'exposer  ainsi,  c'est  tenter  le  hasard,  c'esi  jouer.  Il  y  a 
des  militaires  qui  ne  peuvent  vivre  sans  ce  jeu  :  c'est  ce  q 
Tend  insupportables  dans  la  vie  de  famille. 

CXXIII 

Le  général  Teulié  me  disait  ce  soir  qu'il  avait  découverl  qi 
ce  qui  le  rendait  d'une  sécheresse  et  d'une  Mérilité  si   abomi- 
nable quand  il  y  avait  dans  le  salon  des  femmes  afl 
qu'il  avait  ensuite  une  honte  amere  d'avoir  exposé 
ments  avec  feu  devant  de  tels  êtres.  (Et  quand  il  ne  paihil 
avec  son  âme,  fût-ce  de  Polichinelle,  il  n'avait  rien  a  il 
voyais  de  reste  qu'il  ne  savait  sur  rien  la  phrase  convenue  et  de 


274  ŒUVRES  DE  STESDIIAL. 

bon  ton.  Il  était  parla  réellement  ridicule  et  barroque  aux  yeux 
des  femmes  affectées.  Le  ciel  ue  l'avait  pas  fait  pour  éire  élé- 
gant.) 

GXXIV 

A  la  cour,  n**"**'"  est  de  mauvais  ton,  parce  qu'il  est  censé 
qu'elle  est  coutre  l'intérêt  des  princes:  n**"*"**  est  aussi  de  mau- 
vais ton  en  présence  des  jeunes  filles,  cela  les  empêcherait  de 
trouver  un  mari.  11  faut  convenir  que  s*  D"*  e*"*\  il  doit  lui  être 
agréable  d'être  honoré  pour  de  tels  motifs. 

cxxv 

Dans  rame  d'un  grand  peintre  ou  d'un  grand  poète,  l'amour 
est  divin  comme  centuplant  le  domaine  et  les  plaisirs  de  l'art, 
dont  les  beautés  donnent  à  son  aine  le  pain  quotidien.  Que  de 
grands  artistes  qui  ne  se  doutent  ni  de  leur  âme  ni  de  leur  gé- 
nie !  Souvent  ils  se  croient  un  médiocre  talent  pour  la  chose 
qu'ils  adorent,  parce  qu'ils  ne  sont  pas  d'accord  avec  les  eu- 
nuques du  sérail,  les  la  Harpe,  etc,  :  pour  ces  gens-là,  même 
l'amour  malheureux  est  bonheur. 

GXXVI 

L'image  du  premier  amour  est  la  plus  généralement  tou- 
chante ;  pourquoi?  c'est  qu'il  est  presque  le  même  dans  tous  les 
pays,  dans  tous  les  caractères.  Donc  ce  premier  amour  n'est 
pas  Le  plus  passionné. 

GXXVII 

La  raison  !  la  raison  !  Voilà  ce  qu'on  crie  toujours  à  un  pauvre 
amant.  En  1760,  dans  le  moment  le  plus  animé  de  la  guerre  d? 


DE   L'AMOUR. 

sept  ans,  Grimm  écrivait  :<  ....  li  n'est  point  douteux  que  I 
de  Prusse  n'eût  prévenu  celte  guerre  avant  qu'elle 
cédant  la  Silésie.  ii'n  cola  il  oui  fait  une  action  ire- 
bien  de  maux  il  aurait  prévenu,  '  Que  peut  avoir  de  commua  la 
possession  d'une  province  avec  le  bonheur  d'un  roi .'  et  le  grand 
électeur  n'était-il  pas  un  prince  Irès-beureux  cl  tr<     r 
sans  posséder  la  Silésie  ?  Voilà  comment  un  roi  aurait  pu  se  con- 
duire en  suivant  les  préceptes  de  la  plus  saine  raison,  et  je  ne 
sais  comment  il  serait  arrivé  que  ce  roi  eûtélél'i  mépris 

de  toute  la  terre,  taudis  que  Frédéric,  sacrifiant  tout  au  I 
de  conserver  la  Silé^  ouvert  d'une  gloire  uumoi 

«  Lefilsde  Cromwel!  a  sans  doute  fuit  l'action  la  plu  sage  qu'uu 
homme  puisse  faire;  il  a  préfère  l'obscurité  <;t  le  repos  a  l'em- 
barras et  au  danger  de  gouverne"  un  peuple  somb  ux  et 
fier.  Ce  sage  a  été  méprisé  de  sou  vivant  et  par  la  postéri 
son  père  est  resté  un  grand  homme  au  jugement  des  nations. 

c  La  Belle  Pénitente  est  un  sujet  sublime  du  th  9  [mol1, 

gâté  en  anglais  et  en  français  par  Utway  et  Colardeau.  Cal 
élé  violée  par  un  homme  qu'elle  adore,  «pie  les  fougues  d'oi 
de  son  caractère  rendent  odieux,  mais  que  ses  talent 
prit,  les  grâces  de  sa  figure,  tout  enfin  concourt  à  rendre  sédui- 
sant. Lothario  eût  été  trop  aimable  s'il  eût  su  modér  r  di 
pables  transports  ;  du  reste,  une  haine  héréditaire  et  atroce  di- 
vise sa  famille  et  celle  delà  femme  qu'il  aime.  Ces  famille-  sont 
à  la  tête  de-  deux  factions  qui  partagenl  une  ville  ,j'H  ; 
duraut  les  horreurs  du  moyen  ige.  Sciollo,  le  père  de  Caliste, 
est  le  chef  de  l'autre  faction,  qui,  dans  ce  moment,  a  • 
il  sait  que  Lothario  a  eu  l'insolence  de  vouloir  séduire  sa  Qlle. 
La  faible  Caliste  succombe  sous  les  tourments  de  sa  honte 
sa  passion.  Son  père  est  parvenu  à  faire  donner  à  son  eu 
te  commandement  d'uue  année  navale,  qui  part  pour  une 

»  Voir  les  romances  espagnoles  et  danoise*  du  treizième  siècle;  elle.» 
paraîtraient  plates  ou  grossière*  au  goût  français. 


2:6  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

dition  lointaine  et  dangereuse,  où  probablement  Lothario  trou- 
vera la  mort.  Dans  la  tragédie  de  Colardeau,  il  vient  donner  cette 
nouvelle  à  sa  fille.  A  ces  mots,  la  passion  de  Caliste  s'échappe  : 

«  0  dieux  ! 
«  Il  part!...  vous  l'ordonnez!...  il  a  pu  s'y  résoudre? 

«  Jugez  du  danger  de  cette  situation;  un  mot  de  plu^,  et  Sciolto 
va  être  éclairé  sur  la  passion  de  sa  fille  pour  Lothario.  Ce  père 
confondu  s'écrie  : 

«  Qu'entends-je?  me  trompé-je?  où  s'égarent  tes  vœux? 

«  A  cela  Caliste,  revenue  à  elle-même,  répond  : 

«  Ce  n'est  pas  son  exil,  c'est  sa  mort  que  je  veux, 
«  Qu'il  périsse! 

«  Par  ces  mots,  Caliste  étouffe  les  soupçons  naissants  de  son 
père,  et  c'est  cependant  sans  artifice,  car  le  sentiment  qu'elle 
exprime  est  vrai.  L'existence  d'un  homme  qu'elle  aime  et  qui  a 
pu  l'outrager  doit  empoisonner  sa  vie,  fût-il  au  bout  du  monde  ; 
sa  mort  seule  pourrait  lui  rendre  le  repos,  s'il  en  était  pour  les 
amants  infortunés...»  <  Bientôt  après  Loihario  est  tué,  et  Caliste 
a  le  bonheur  de  mourir. 

«  Voilà  bien  des  pleurs  et  bien  des  cris  pour  peu  de  chose  ! 
ont  dit  les  gens  froids  qui  se  décorent  du  nom  de  philosophes. 
Un  homme  hardi  et  violent  abuse  de  la  faiblesse  qu'une  femme 
a  pour  lui  :  il  n'y  a  pas  là  de  quoi  se  désoler,  ou  du  moins  il  n'y 
a  pas  de  quoi  nous  intéresser  aux  chagrins  de  Caliste.  Elle  n'a 
qu'à  se  consoler  d'avoir  couché  avec  son  amant,  et  ce  ne  sers 
pas  la  première  femme  de  mérite  qui  aura  pris  son  parti  sur  ce 
malheur-là  l.  » 

Kichard  Cromwell,  le  roi  de  Prusse,  Caliste,  avec  les  âmes  gae 

*  (Jrimni,  tome  III,  page  107. 


DE  L'AMOUR. 

le  ciel  leur  avait  données,  ne  pouvaient  trouver  la  Iranquill 
Ieb  inheur  qu'en  agissant  ainsi.  La  conduite  d 
niers  est  éminemment  déraisonnable,  et  cependant  i 
seul.- qu'on  estime. 

fegan,  L81S. 

CXXM11 
• 
La  constance  après  le  bonheur  ne  peut  se  prédire  que  d'après 

celle  que,  malgré  les  doutes  cruels,  la  jalouse  et  Les  ridicules, 
on  a  eue  avant  l'intimité. 

CXX1X 

Chezune  femme  au  désespoir  de  la  mort  de  Bon  amant,  qui 

vient  d'être  tué  à  l'armée,  et  qui  songe  évidemment  à  le  suivre, 
il  faut  d'abord  examiner  si  ce  parti  n'est  pas  convenable;  et,  dans 
le  cas  de  la  négative,  attaquer,  parcette  habitude  si  ancienne 
cbez  L'être  humain,  l'amour  de  sa  cjnser vallon.  Si  celte  femme 
a  un  ennemi,  on  peut  lui  persuader  que  cet  ennemi  a  obtenu  une 
lettre  de  cachet  pour  la  mettre  en  prison.  Si  cette  menac<  n'aug- 
mente pas  son  amour  pour  la  mort,  elle  peut  songer  à  se  ca<  her 
pour  éviter  la  prison.  Elle  se  cachera  trois  semaines,  fuyant  de 
retraite  en  retraite  ;  elle  sera  arrêtée  et  au  bout  d.'  trois  jours 
se  sauvera.  Alors,  sous  un  nom  supposé,  on  lui  ménagera  un 
asile  dans  une  ville  fort  éloignée,  et  la  plus  différente  po 
de  celle  où  elle  était  au  désespoir.  Mais  qui  veut  se  dév 
consoler  un  être  aussi  malheureux  et  aussi  nul  pour  l'amiltf  ' 

Varsovie,  1808. 

cxxx 

Les  savants  d'académie  voient  les  mœurs  d'un  peuple  d 
langue  :  l'Italie  est  le  pays  du  monde  où  l'on  pronon 

le  mot  d'amour,  toujours  amieizia  et  awicinar  (amieizia  pour 
amour  et  awicinar  pour  faire  la  cour  avec  sucecs). 

16 


Î78  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

CXXXI 

Le  dictionnaire  de  la  musique  n'est  pas  fait,  n'est  pas  même 
commencé  ;  ce  n'est  que  par  hasard  que  Ton  trouve  les  phrases 
qui  .  ^eiit  :  je  suis  en  colère,  ou  je  vous  aime,  et  leurs  nuances. 
Le  maestro  te  trouve  ces  phrases  que  lorsqu'elles  lui  "sont  dic- 
tées par  la  présence  de  la  passion  dans  son  cœur  ou  par  son 
souvenir.  Les  gens  qui  passent  le  feu  de  la  jeunesse  à  étudier,  au 
lieu  de  sentir,  ne  peuvent  donc  pas  être  artistes  :  rien  de  plus 
simple  que  ce  mécanisme. 

CXXX11 

L'empire  des  femmes  est  beaucoup  trop  grand  en  France, 
l'empire  de  la  femme  beaucoup  trop  restreint 

« 

CXXXIII 

La  plus  grande  flatterie  que  l'imagination  la  plus  exaltée  sau- 
rait inventer  pour  l'adresser  à  la  génération  qui  s'élève  parmi 
nous,  pour  prendre  possession  de  la  vie,  de  l'opinion  et  du  pou- 
voir, se  trouve  une  vérité  plus  claire  que  le  jour.  Elle  n'a  rien 
à  continuer,  celte  génération,  elle  a  tout  à  créer.  Le  grand  mé- 
rite de  Napoléon  est  d'avoir  fait  maison  nette. 

CXXXIV 

Je  voudrais  pouvoir  dire  quelque  chose  sur  ia  consolation.  On 
n'essaye  pas  assez  de  consoler. 

Le  principe  général,  c'est  qu'il  faut  lâcher  de  former  une 
cristallisation  la  plus  étrangère  possible  au  molif  qui  a  jeté 
dans  la  douleur. 


Di:  L'AMOUR.  279 

H  Tant  avoir  le  courage  de  se  livrera  un  pou  d'anal 
découvrir  un  principe  inconnu. 

Si  l'on  veut  consulter  le  chapitre  II  de  fourrage  île  M' 
lermé  sur  les  prisons  (Paris,  1820),  on  Terra  que 
niers  si  maritano  fra  di  Ion»  (c'csl  lé  mol  du  lnip  ». 

Les  femmes  si  maritano  anche  fra  di  loro.  ef  il  \ 
général  beaucoup  de  fidélité  dans  ces  unions,  ce  qui  ne  s'ob- 
serve  pa<-  chez  les  hommes,  et  qui  est  un  effet  du  prin<  ipe  de 
la  pudeur. 

o  A  Saint-Lazare,  dit  M.  Villermc.  page  96,  à  Saint-Lazare,  en 
octobre  1818,  une-femme  s'e^t  donné  plusieurs  coups  di 
tenu  parce  qu'elle  s'est  vu  préférer  une  arrivante. 

«  C'est  ordinairement  la  plus  jeune  qui  «>t  la  plus  atta<  I 
l'autre.  »    % 

CXW'V 

Vivacità,  leggerezza,  soggetlissima  a  prendere  put 
cupazione  di  ogni  momento  délie  apparenze  délia  pi 
tenza  agli  occhi  allrui  :  Ecco  i  ire  gran  caratieri  di  q 
pianta  che  risveglia  Europa  ncll  1808. 

Parmi  les  Italiens,  les  bons  sont  ceux  qui  onl  encore  on  peu 
de  sauvagerie  et  de  propension  au  sang  :  les  Domagnols,  I 
labrois,  cl,  parmi  les  plus  civilisés,  le^  Bressans,  les  Piémonlais, 
les  Corses. 

Le  bourgeois  de  Florence   c^t  plus  mouton  que-celui  de 
Paris. 

L'espionnage  de  Léopold  l'a  avili  à  jamais    Voit   la 
de   M.  Courier  sur  le  bibliothécaire  Furia  et  le  chambellan 
Puccini. 

CXXXV1 

Je  ris  de  voir  des  gens  d<   bonne  foi  ne  pouvoir  jamais  eue 


280  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

d'accord,  se  dire  naturellement  de  grosses  injures  et  en  penser 
davantage.  Vivre,  c'est  sentir  la  vie;  c'est  avoir  des  sensations 
fortes.  Comme  pour  chaque  individu  le  taux  de  cette  force 
change,  ce  qui  est  pénible  pour  un  homme  comme  trop  fort  est 
précisément  ce  qu'il  faut  à  un  autre  pour  que  l'intérêt  com- 
mence. Par  exemple,  la  sensation  d'être  épargné  par  le  canon 
quand  on  est  au  feu,  la  sensation  de  s'enfoncer  en  Russie  à  la 
suite  de  ces  Parlhes,  de  même  la  tragédie  de  Shakspeare  et  la 
tragédie  de  Racine,  etc.,  etc. 

Orcl  a,  13  août  1812. 

CXXXVII 

D'abord  le  plaisir  ne  produit  pas  la  moitié  autant  d'impression 
que  la  douleur,  ensuite,  outre  ce  désavantage  dans  la  quantité 
d'émotion,  la  sympathie  est  au  moins  la  moitié  moins  excitée 
par  la  peinture  du  bonheur  que  par  celle  de  l'infortune.  Donc 
les  poètes  ne  sauraient  peindre  le  malheur  avec  trop  de  force, 
ils  n'ont  qu'un  écueil  à  redouter,  ce  sont  les  objets  qui  inspi- 
rent le  dégoût.  Encore  ici,  le  taux  de  cette  sensation  dé- 
pend-il de  la  monarchie  ou  de  la  république.  Un  Louis  XIV 
centuple  le  nombre  des  objets  répugnants.  (Poésies  de  Crabbe.) 

Par  le  seul  fait  de  l'existence  de  la  monarchie  à  la  Louis  XIV 
environnée  de  sa  noblesse,  tout  ce  qui  est  simple  dans  les  arts 
devient  grossier.  Le  noble  personnage  devant  qui  on  l'expose 
se  trouve  insulté;  ce  sentiment  est  sincère,  et  partant  respec- 
table. 

Voyez  le  parti  que  le  tendre  Racine  a  tiré  de  l'amitié  héroï- 
que, et  si  consacrée  dans  l'antiquité,  d'Oreste  et  de  Pylade. 
Oreste  tutoie  Pylade,  et  Pylade  lui  répond  Seigneur.  Et  l'on  veut 
que  Racine  soit  pour  nous  l'auteur  le  plus  louchant!  Si  l'on  ne 
se  rend  pas  à  un  tel  exemple,  il  faut  parler  d'autre  chose. 


DE   L'AMOUR.  28» 

CXXXYIII 

Dès  qu'on  peut  espérer  de  se  venger,  on  recommenee  de  haïr. 
Je  n'eus  l'idée  de  me  sauver  et  de  manquer  à  la  Foi  que  j 
jurée  à  mon  ami  que  les  dernières   semaines  de  ma  prison. 
(Deux  confidences  faites  ce  soir  devant  moi  par  un  assassin  de 
bonne  compagnie'qui  nous  fait  toute  son  histoire.) 

CXXXIX 

Toute  l'Europe,  en  se  cotisant,  ne  pourrait  faire  un  seul  de 
nos  bons  volumes  français  :  les  Lettres  persanes,  par  exemple. 

CXL 

J'appelle  plaisir  toute   perception  que  l'âme  "aime  mieux 
éprouver  que  ne  pas  éprouver  l. 

J'appelle  peine  toute  perception  que  rame  aime  mieux  ne 
pas  éprouver  qu'éprouver. 

Désiré  je  m'endormir  plutôt  que  de  -émir  ce  quej'épr 
nul  doute,  c'est  une  peine.  Donc  les  désirs  d'amour  ne  son)  pas 
des  peines,  car  l'amant  quitte,  pour  rêver  à  son  aise,- les 
tés  les  plus  agréables. 

Par  la  durée,  les  plaisirs  du  corps  sont  diminui 
augmentées. 

Pour  les  plaisirs  de  l'âme,  ils  sont  augmentés  ou  diminué 
la  durée,  suivant  les  passions:  par  exemple,  après  six  mois  pas- 
sés à  étudier  l'asironomi<\  <>n  aime  davantage  l'astronomie; 
après  un  an  d'avarice,  on  aime  mieux  l'argent. 


Maupertuif. 

16. 


282  ŒUVRES  VV   STENDHAL. 

Les  peines  de  l'âme  sont  diminuées  parla  durée;  «  que  de 
veuves  véritablement  fâchées  se  consolent,  par  ie  temps!  »  ili- 
lady  "Waldegrave  d'IIoraee  Walpole. 

Soit  un  homme  dans  un  étal  d'indifférence,  il  lui  arrive  an 
plaisir  ; 

Soit  un  autre  homme  dans  un  état  de  vive  douleur,  cette  dou- 
leur cesse  subitement;  le  plaisir  qu'il  ressent  est  il  de  même 
nature  que  celui  du  premier  homme?  M.  Verri  dit  que  oui,  et 
il  me  semble  que  non. 

Tous  les  plaisirs  ne  viennent  pas  de  la  cessation  de  la  dou- 
leur. 

Un  homme  avait  depuis  longtemps  six  mille  livres  de  rente, 
il  gagne  cinq  cent  mille  francs  à  la  loterie.  Cet  homme  s'était 
déshabitué  de  désirer  les  choses  que  l'on  ne  peut  obtenir  que 
par  une  grande  fortune.  (Je  dirai,  en  passant,  qu'un  des  incon- 
vénients de  Paris,  c'est  la  facilité  de  perdre  cette  habitude.) 

On  invente  la  machine  à  tailler  les  plumes;  je  l'ai  achetée  ce 
malin,  et  c'est  un  grand  plaisir  pour  moi,  qui  m'impatiente  à 
railler  les  plumes;  mais  certainement  je  n'étais  pas  malheureux 
hier  de  ne  pas  connaître  cette  machine.  Pétrarque  était-il  mal- 
heureux de  ne  pas  prendre  de  café? 

Il  est  inutile  de  définir  le  bonheur,  tout  le  monde  le  connaît  : 
par  exemple,  la  première  perdrix  que  l'on  tue  au  vol  à  douze 
ans;  la  première  bataille  d'où  l'on  sort  sain  et  sauf  à  dix-sept. 
Le  plaisir  qui  n'est  que  la  cessation  d'une  peine  passe  bien 
vite,  et  au  bout  de  quelques  années  le  souvenir  n'en  est  pas 
même  agréable.  Un  de  mes  amis  fut  blessé  au  côté  par  un  éclat 
d'obus,  à  la  bataille  de  la  Mo.kowa,  quelques  jours  après  il  fut 
menacé  de  gangrène,  au  bout  de  quelques  heures  on  put  réunir 
M.  Béclar,  M.  Larrey  et  quelques  chirurgiens  estimés:  on  fit 
une  consultation  dont  le  ré?ultat  fut  d'annoncer  à  mon  ami  qu'il 
n'avait  pas  la  gangrène.  A  ce  moment  je  vis  son  bonheur,  il  fui 
grand,  cependant  il  n'était  pas  pur.  Son  âme,  en  secret,  ne 
croyait  pas  eu  être  toui  à  fait  quitte,  il  refaisait  le  travail  des 


DE    L'A  M  OU  H. 

chirurgiens,  il  examinait  s'il  pouvait  entier  ment  s'en  rap] 
à  eux.  11  entrevoyait  encore  an  peu  la  possibilité  de  1 
Aujourd'hui,  au  bout  de  huit  ans.  quand  on  lui  parie  di 
consultation,  il  éprouve  un  sentiment  de  peine  :  il  a  la  vue  im- 
prévue d'un  de?  malheurs  de  la  vie. 

Le  plaisir  causé  parla  cessation  de  la  douleur  consiste  :  1°  à 
remporter  la  victoire  contre  toutes  les  objections  qu'on  se  fait 
successivement;     ■ 

*"  A  revoir  tous  les  avantages  dont  on  allait  être  privé. 

Le  plaisir  causé  par  le  gain  de  cinq  cent  mille  francs  con- 
siste à  prévoir  tous  les  plaisirs  nouveaux  et   extraordin 
qu'on  va  se  donner. 

Il  y  a  une  exception  singulière  :  il  faut  voir  m  cet  1 il 

trop  ou  trop  pou  d'habitude  de  désirer  une  grande  fo 
a  trop  peu  de  cette  habitude,  s'il  a  la  tête  étroite,  le  sen 
d'embarras  durera  deux  ou  trois  jours. 

S'il  a  l'habitude  de  dé?ir<T  souvent  one  grande  torlone,  il 
aura  usé  d'avance  la  jouissanee  par  se  la  trop  figui   . 

Ce  malheur  n'arrive  pas  dan-  l'amour-passion. 

Une  âme  enflammée  ne  se  figure  pas  la  demi  eurs, 

mais  la  plus  prochaine  :  par  exemple,  d'une  mattress    qi 
traite  avec  sévérité,  l'on  se  figure  un  serrement  de  main.  L'ima- 
gination ne  va  pas  naturellement  au  delà;  m  on  la  vi 
après  un  moment,  elle  s'éloigne  parla  crainte  de  profaner  ce 
qu'elle  adore. 

Lorsque  le  plaisir  a  entièrement  parcouru  sa  carrière,  il  est 
clair  que  nous  retombons  dans  l'indifférence;  mais  celte  indif- 
férence n'est  pas  la  même  que  celle  d'auparavant  I 
état  diffère  du  premier,  en  ce  que  nous  ne  serions  plut 
dégoûter,  avec  autant  de  délices,  le  plaisir  que  noua  r< 

d'avoir. 

Les  organes  qui  servent  à  le  cueillir  sqnt  fatigués,  et  l'i 
nation  n'a  plus  autant  de  propension  à  présente»  les  images  qui 
seraient  agréables  aux  désir-  qoi  m  trouvent  satisfaits, 


28i  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

Mais,  si  au  milie  ?  du  plaisir  on  vient  nous  en  arracher,  il  y  & 
producÉioH  de  douleur. 

CXLI 

La  disposition  à  l'amour  physique,  et  même  au  plaisir  physi- 
que, n'est  point  la  même  chez  îes  deux  sexes.  Au  contraire  des 
hommes,  presq  e  toutes  les  femmes  sont  au  moins  susceptibles 
d'un  geire  d'amour.  Depuis  le  premier  roman  qu'une  femme  a 
ouvert  en  cachette  à  quinze  ans,  elle  attend  en  secret  la  venue 
de  l'amour-passion.  Elle  voit  dans  une  grande  passion  la  preuve 
de  son  mérite.  Celle  attente  redouble  vers  vingt  ans,  lorsqu'elle 
est  revenue  des  premières  étourderies  de  la  vie,  tandis  qu'à 
peine  arrivés  à  trente,  les  hommes  croient  l'amour  impossible 
ou  ridicule. 

CXLI1 

Dès  l'âge  de  six  ans  nous  nous  accoutumons  à  cnercher  le 
bonheur  par  la  même  route  que  nos  parents.  L'orgueil  de  la 
mère  de  la  contessina  Nella  a  commencé  le  malheur  de  celte  ai- 
mable femme,  et  elle  le  rend  sans  ressource  par  le  même  or- 
gueil fou. 

Venise  1810. 

CXLIII 

DU    GENRE    ROMANTIQUE. 

On  m'écrit  de  Paris  qu'on  y  a  vu  (exposition  de  1822)  ua 
millier  de  tableaux  représentant  des  sujets  de  l'Ecriture  sainte, 
peints  par  des  peintres  qui  n'y  croient  pas  beaucoup,  admirés 
et  jugés  par  des  gens  qui  n'y  croient  pas,  et  enfin  payés  par  des 
gens  qui  n'y  croient  pas. 

On  cherche  après  cela  te  pourquoi  de  la  décadence  de  l'arf 


DE    L'AMOUR. 
We  croyant  pas  en  ce  qu'il  dit,  l'artiste  rraint  toujours  d 
raïtre  exagéré  et  ridicule.  Comment  arriverait-il  au  grandi 
rien  ne  l'y  porte.  (Lcttcra  di  lîoma,  giugno  1822.) 

CXLIV 

L'un  des  plu?  grands  poètes,  selon  moi,  qui  aic.it  paru  dans 
ces  derniers  temps,  c'est  Robert  Burûs,  paysan  écossais  m  irl  de 
misère.  Il  avait  soixante-dix  louis  d'appointements  comme  d  ma- 
nier, pour  lui,  sa  femme  et  quatre  enfants.  Il  faut  convenir  que 
le  tyran  Napoléon  é.lait  plus  généreux  envers  son  ennemi  Ché- 
nier,  par  exemple.  Burns  n'avait  rien  de  la  pruderie  anglaise. 
C'est  un  génie  romain  sans  chevalerie  ni  honneur.  Je  n'ai  pa 
assez  de  place  pour  conter  ses  amours  avec  Mary  Cam]  bel!  el 
leur  triste  catastrophe.  Seulement  je  remarque  qu'Edimb  urg 
est  à  la  même  latitude  (pie  Moskou,  ce  qui  pourrait  déranger  un 
peu  mon  système  des  climats. 

«  One  of  Burn's  remarks,  when  he  Qrst  came  to  Edimbi 
was  that  between  the  men  of  ruslic  life  and  the  polite  woi  Id  be 
observed  Utile  différence;  that  in  ihe  former,  thougb  unpolished 
by  fashion  and  unenlighlened  hy  science,  he  had  found  mut  h 
observation  and  much  intelligence  ;  but  a  refined  a 
plished  woman  was  a  being  almost  new  to  him,  and  ofwhich 
he  had  formed  but  a  very  inadi  quate  idea.  »  (Londres,  I"  nu- 
membre  1821,  tome  V,  page  09.) 

CXLV 

L'amour  est  la  seule  passion  qui  se  paye  d'une  monnaie  qu'elle 
fabrique  elle-même. 

CXLV1 

Les  compliments  qu'on  adresse  aux  petites  filles  '1    ' 


285  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

forment  précisément  la  meilleure  éducation  possible  pour  leur 
enseigner  la  vanilé  la  plus  pernicieuse.  Êire  jolie  est  la  pre- 
mière vertu,  le  plus  grand  avantage  au  monde.  Avoir  une  jolie 
robe,  c'est  être  jolie 

Ces  sots  compliments  ne  sont  usités  que  dans  la  bourgeoisie  ; 
ils  sont  heureusement  de  mauvais  ton,  comme  trop  aisés  à  faire, 
chez  les  gens  à  carrosse. 

CXLVII 

Lorctte,  H  septembre  1811. 

Je  viens  de  voir  un  très-beau  bataillon  de  gens  de  ce  pays  ; 
c'est  le  reste  de  quatre  mille  hommes  qui  étaient  allés  à  Vienne 
en  1809.  J'ai  passé  dans  les  rangs  avec  le  colonel,  et  fait  faire 
leur  histoire  à  plusieurs  soldats.  C'est  la  vertu  des  républiques 
du  moyen  âge,  plus  ou  moins  abâtardie  par  les  Espagnols  ',  le 

P *,  et  deux  siècles  des  gouvernements  lâches  et  cruels  qui 

ont  tour  à  lour  gâté  ce  pays-ci 

Le  brillant  honneur  chevaleresque,  sublime  et  sans  raison, 
est  une  plante  exotique  importée  seulement  depuis  un  petit 
nombre  d'années. 

On  n'en  trouve  pas  trace  en  1740.  Voir  de  Drosses.  Les  offi- 
ciers de  Montenotle  et  de  Rivoli  avaient  trop  d'occasions  de  mon- 
trer la  vraie  vertu  à  leurs  voisins  pour  chercher  à  imiter  un 


1  V<irs  1580,  les  Espagnols,  hors  de  chez  eux,  n'étaient  que  des  agents 
énergiques  de  despotisme,  ou  des  joueurs  de  guitare  sous  les  fenêtres 
des  belles  Italiennes.  Les  Espagnols  passaient  alors  en  Italie  comme  au» 
jourd'hui  l'on  vient  à  Paris;  du  reste,  ils  ne  mettaient  leur  orgueil  qu'à 
faire  triompher  le  roi,  leur  maître.  Ils  ont  perdu  l'Italie,  et  l'ont  perdue 
en  l'avilissant.  En  1G2G,  le  grand  poète  Calderon  était  ofticier  à  Milan. 

s  Voir  la  Vie  de  saint  Charles  Borrome'e,  qui  changea  Milan  et  l'avilit. 
11  fit  déserter  les  salles  d'armes  et  aller  au  chapelet.  Merveilles  tue  Cas- 
tigiione,  1553. 


J)C  L'AMOUR. 

honneur  peu  connu  sous  les  chaumières  que  le  soldai  de  'T'.Hi 

venait  de  quitter,  et  qui  leur  eût  semblé  bien  baroque. 
Il  n'y  avait,  en  1796,  ni  Légion  d'honneur,  ni  enlhou 

un  homme,  mais  beaucoup  de  simplicité  i 

L'honneur  a  donc  clé  importé  en  liai. 

nables  et  tri>;>  vertueux  pour  être  bien  brillants.  O.i  seul  qu'il  y 

a  loin  des  suidais  de  9G  gagnant  vingt  batailles  eu  un  an, -ri 

n'ayant  souvent  ni  souliers  ni  lu.biis,   aux  brillants  régiments 

de  Fontcnoy,  disant  poliment  aux  Anglais  et  le  chapeau  ba>  : 

Messieurs,  tirez  les  premiers. 

CXLV111 

Je  croirais  assez  qu'il  faut  juger  de  la  bonté  d'un  système  oV 
vie  par  son  représentant:  par  exemple,  Richard  Cœur-de-Lion 
montra  sur  le  trône  la  perfection  de  l'héroïsme  et  de  la  valeui 
chevaleresque,  et  ce  fui  un  roi  ridicule 

CXLIX 

Opinion  pubique  en  1822.  Un  homme  de  trente  ans  séduit  une 
jeune  personne  de  quinze  ans,  c'est  la  jeune  personne  q 
déshonorée. 

CL 

Dix  ans  plus  tard  je  retrouvai  la  comtesse  Ottavia;  elle  pleara 
beaucoup  en  me  revoyant;  je  lui  rappelais  Oginski.  «  Je  ne  puis 
plus  aimer,  »  me  disait-elle  ;  je  lui  répondis  avec  le  p  i 
ebanged,  huw  saddencd,  yct  how  elevated  was  het 

CLl 
tïomme  les  mœurs  anglaises  sout  nées  de  1688  à  1750, 


288  ŒUVRES  DE  STENDHAL, 

de  France  vont  naître  de  1815  à  1880.  Rien  ne  sera  beau,  juste, 
heureux,  comme  la  France  morale  vers  1900.  Actuellement  elle 
n'est  rien.  Ce  qui  est  une  infamie  dans  la  rue  de  Belle-Chasse  esi 
une  action  héroïque  rue  du  Mont-Blanc,  et,  au  travers  de  toutes 
les  exagérations,  les  gens  réellement  faits  pour  le  mépris  se  sau- 
vent de  rue  en  rue.  Nous  avions  une  ressource,  la  liberté  des 
journaux,  qui  finissent  par  dire  à  chacun  son  fait,  et  quand  ce 
fait  se  trouve  être  l'opinion  publique,  il  reste.  On  nous  ar- 
rache ce  remède,  cela  retardera  un  peu  la  naissance  de  la  mo- 
rale. 

CLII 

L'abbé  Rousseau  était  un  pauvre  jeune  homme  (1784),  ré- 
duit à  courir  du  malin  au  soir  tous  les  quartiers  de  la  ville 
pour  y  donner  des  leçons  d'histoire  et  de  géographie.  Amou- 
reux dune  de  ses  élèves,  comme  Abeilard  d'Iléloïse,  comme 
Saini-Preux  de  Julie  ;  moins  heureux  sans  doute,  mais  proba- 
blement assez  près  de  l'être  ;  avec  autant  de  passion  que  ce 
dernier,  mais  l'âme  plus  honnête,  plus  délicate,  et  surtout  plus 
Dourageuse,  il  paraît  s'être  immolé  à  l'objet  de  sa  passion.  Voici 
#  qu'il  a  écrit  avant  de  se  brûler  la  cervelle,  après  avoir  dîné 
i'.iez  un  restaurateur  au  Palais-Royal  sans  laisser  échapper  au- 
cune marque  de  trouble  ni  d'aliénation  :  c'est  du  procès-verbal 
dressé  sur  les  lieux  par  le  commissaire  et  les  officiers  de  la  po- 
lice qu'on  a  tiré  la  copie  de  ce  billet,  assez  remarquable  pour 
mériter  d'être  conservé. 

«  Le  contraste  inconcevable  qui  se  trouve  entre  la  noblesse 
de  mes  sentiments  et  la  bassesse  de  ma  naissance,  un  amour 
aussi  violent  qu'insurmontable  pour  une  fdle  adorable1,  la 
trainte  de  causer  son  déshonneur,  la  nécessité  de  choisir  entre 


1  II  paraît  qu'il  s'agit  de  mademoiselle  Gtomaire,  fille  de  M.  Gromiire, 
upéditionnaire  en  cour  de  Rome. 


DK  L'AMOUR.  JW 

ie  crime  et  la  mon.  toui  m'a  déterminé  à  abandonner  la  vi€ 
J'étais  né  pour  la  vertu,  j'allais  être  criminel;  j'ai  préféré  mou- 
rir. »  (Grimm,  troisième  partie,  tome  II,  page  -495.) 

Voilà  un  suicide  admirable,  et  qui  ne  sciait  qu'absurde 
les  moeurs  de  1S80 

CL11I 

On  a  beau  faire,  jamais  les  Frauçais,  en  fait  de  biauï-an 
passeront  le  joli. 

Le  comique  qui  -uppose  de  la  rerredans  le  public  <  t  du  brie 
dans  l'acteur,  les  délicieuses  plaisanteries  de  Pal  >mba,  à  N 
jouées  par  Casaccia,  impossibles  à  Taris;  du  joli  et  jamai 
du  joli,  quelquefois  il  est  vrai,  annoncé  comme  sublime. 

On  voit  que  je  ne  spécule  pas  en  général  sur  l'honneur  na- 
tional. 

CL1V 

Nous  aimons  beaucoup  un  beau  tableau,  ont  dit  les  Fr;>: 
et  ils  disent  vrai,  mais  nous  exigeons,  comme  condition  i 
lielle  de  la  beauté,  qu'il  soit  l'ait  par  un  peintre    e  tenant  con- 
stamment à  cloche-pied  pendant  tout  le  temps  qu'il  travaille. 
Les  vers  dans  l'art  dramat 

CLV 

Beaucoup  moins  d'envie  en  Amérique  qu'en  Fram  i 
eoup  moins  d'esprit. 

CLVI 

La  tyrannie  à  la  Philippe  II  a  tellement  avili  les  e-j.riN  d 
1530,  qu'elle  pèse  sur  le  jardiu  du  monde,  que  les  pauvres  au- 

17 


990  ŒUVRES  DE   STENDHAL, 

teurs  italiens  n'ont  pas  encore  eu  le  courage  d'inventer  le  roman 
3e  leur  pays.  A  cause  de  la  règle  du  naturel,  rien  de  plus  sim- 
ple pourtant  :  il  faut  oser  copier  franchement  ce  qui  crève  les 
yeux  dans  ie  monde.  Voir  le  cardinal  Gonzalvi,  épluchant  gra- 
vement pendant  trois  heures,  en  1 822,  le  livret  d'un  opéra  bouf- 
fon, et  disant  au  maestro  avec  inquiélude  :  «  Mais  vous  répéte- 
rez souvent  ce  mot  cozzar,  cozzar.  » 

CLVII 

Iléloïse  vous  parle  de  l'amour,  un  fat  vous  parle  de  son 
amour  ;  sentez-vous  que  ces  choses  n'ont  presque  que  le  nom 
de  commun?  C'est  comme  l'amour  des  concerts  et  l'amour  de  la 
musique.  L'amour  des  jouissances  de  vanité  que  votre  harpe 
vous  promet  au  milieu  d'une  société  brillante,  ou  l'amour  d'une 
rêverie  tendre,  solitaire,  timide. 

CLVII] 

Quand  on  vient  de  voir  la  femme  qu'on- aime,  la  vue  de  toute 
autre  femme  gâte  la  vue,  fait  physiquement  mal  aux  yeux  ;  j'en 
vois  le  pourquoi. 

CLIX 

Réponse  à  une  objection. 

Le  naturel  parfait  et  l'intimité  ne  peuvent  avoir  lieu  que  dans 
l'amour-passion,  car  dans  tous  les  autres  l'on  sent  la  possibilité 
d'un  rival  favorisé. 


CLX 


Chez  l'homme  qui,  pour  se  délivrer  de  la  vie,  a  pris  du  poi- 
son, l'être  moral  est  mort;  étonné  de  ce  qu'il  a  fait  et  de  ce 


DE    L'A  MOI  'il. 

qu'il  va  éprouver,  il  n'a  plus  d'attention  pool  l 
rares  exception». 

CLX1 

Un  vieux  capitaine  de  vaisseau,  ourle  de  l'auteur,  auqo 
fois  hommage  du  présent  manuscrit,  ne  trouvi  rien  de 
cule  que  l'importance  donnée  peadaal  six  ci  ,t  une 

chose  aussi  frivole  que  l'amour.  Celle  chose  si  Tri' 
pendant  la  seule  arme  avec  laquelle  on  puisse  frapp 
fortes. 

Qu'est-ce  qui   a  empêché,  en  1814,  M.  de  H...  d'imi 
Napoléon  dans  la  forêt  de  Fontainebleau?  Le  reg  ird  m 
d'une  jolie  femme  qui  entrait  aux  Bains-Chinoi 
rence  dans  les  destinées  du  monde  si  Napoléon  el  m>u  OU 
sent  été  tués  eu  181  -i? 

CLXI1 

Je  transcris  les  lignes  suivantes  d'une  i 
reçois  de  Znaim,  en  ob?ervant  qu'il  n'y  a  pas  dans  I  ule  I 
vince  un  homme  en  état  de  compn  mire  la  femme  d'esprit  qni 
m'écrit  : 

«  ...  L'accident  fait  beaucoup  en  amour.  Lorsque  je  n'ai  pas 
lu  de  l'anglais  depuis  un  an,  le  premier  roman  qui  me  i 
sous  la  main  me  semble  délicieux.  L'habitude  d 
prosaïque,  c'est-à-dire*  lente  et  timid 

cat,  et  ne  sentant  avec  passion  que  les  i  de  1 

vie  :  l'amour  des  écus,  l'orgueil  d'avoir  de  nx,  h 

dér-irs  physiques,  etc.,  etc.,  peut  facilement  faire  paraître 
santés  les  actions  d'un  génie  impétueux,  ardent,  à 
impatiente,  ne  sentant  que  lamour,  oubliant  t  un 

*  Mémoires,  page  88,  édition  <ie  Londre». 


292  ŒUVRES   DE  STENDHAL, 

qui  agit  sans  cesse,  et  avec  impétuosité,  là  où  l'autre  se  laissait, 
guider,  et  n'agissait  jamais  par  lui-même.  L'étonnement  qu'il 
donne  peut  offenser  ce  que  nous  appelions,  l'année  dernière,  à 
Zithau,  l'orgueil  féminin  :  est-ce  français,  ça  ?  Avec  le  second, 
on  a  de  Yétonnement ,  sentiment  que  l'on  ignorait  auprès  du  pre- 
mier (et,  comme  ce  premier  est  mort  à  l'armée,  à  l'improvisie, 
il  est  resté  synonyme  de  perfection),  et  sentiment  qu'une  âme 
pleine  de  hauteur  et  privée  de  cette  aisance  qui  est  le  fruit  d'un 
certain  nombre  d'intrigues  peut  confondre  facilement  avec  ce 
qui  est  offensant.  » 

CLXIIJ 

«  Geoffroy  Rudel,  de  Blaye,  fut  un  très-grand  gentilhomme,' 
prince  de  Blaye,  et  il  devint  amoureux  de  la  princesse  de  Tri- 
poli, sans  la  voir,  pour  le  grand  bien  et  pour  la  grande  cour- 
toisie qu'il  entendit  dire  d'elle  aux  pèlerins  qui  venaient  d'An- 
tioche,  et  fit  pour  elle  beaucoup  de  belles  chansons,  avec  de 
bons  airs  et  de  chélives  paroles  ;  et.  par  volonté  de  la  voir,  il 
se  croisa  et  se  mit  en  mer  pour  aller  vers  elle.  Et  advint  qu'en 
le  navire  le  prit  une  très-grande  maladie,  de  telle  sorte  que 
ceux  qui  étaient  avec  lui  crurent  qu'il  fût  mort,  mais  tant  firent 
qu'ils  le  conduisirent  à  Tripoli,  dans  une  hôtellerie,  comme  un 
homme  mort.  On  le  Gt  savoir  à  la  comtesse,  et  elle  vint  à  son 
lit  et  le  prit  entre  ses  bras.  Il  sut  qu'elle  était  la  comtesse  ;  il 
recouvra  le  voir,  l'entendre,  et  il  loua  Dieu,  et  lui  rendit  grâce 
qu'il  lui  eût  soutenu  la  vie  jusqu'à  ce  qu'il  l'eût  vue.  Et  ainsi  il 
mourut  dans  les  bras  de  la  comtesse,  et  elle  le  fit  honorablement 
ensevelir  dans  la  maison  du  Temple,  à  Tripoli.  Et  puis  en  ce 
môme  jour  elle  se  fit  religieuse  pour  la  douleur  qu'elle  eut  de 
lui  et  de  sa  mort l.  » 

1  Traduit  d'un  manuscrit  prorengal  du  treizième  siècle. 


DE   L'AMOUR.  203 

CL\'IY 

Voici  une  singulière  preuve  de  la  folie  Dominée  cristallisa* 
tion,  que  l'on  trouve  dans  les  Mémoires  de  mislriss  llutdun- 
son  : 

«  Ile  told  to  M.  Ilulrhinson  a  very  truc  stOT]  of  i  g€ 

inan  \^ho  not  long  before  bad  come  for  some  lime  i"  lod 
Richmond,  and  found  ail  ih<*  people  he  came  in  companj  wilh, 
bewailing  ihe  dealh  ofagenllevoman  ibat  bad  lived  Lhcre.  ll«;tr 
ring  her  so  much  deplori  d  be  made  inquiry  aflcr  ber,  and 
so  in  love  witb  Ibe  description,  tbat  no  olhi  r  discourse  conld 
at  first  plcase  him,  nor  conld  he  at  lasl  endure  any  olher;  h( 
grew  desperately  melancholy,  and  wonldgo  to  a  mountwhere 
the  print  of  lier  fooi  was  cutt,  and  lie  lhcre  pining  and  k 
of  il  ail  (lie  d.iy  long,  lill  al  li  oght  death  in  some  monihs  space 
concluded  liis  langhuishement.  lhis  story  \n.i-  rerj  true.  i 
(Tome  I,  page  85.) 

CLXY 

Lisio  Visconti  n'élait  rien  moins  qu'un  grand  lecteur  de  li 
vres.  Outre  ce  qu'il  avait  po  voir  en  courant  l<-  monde,  cel  es- 
sai est  fondé  sur  1rs  mémoires  de  quinze  ou  vingl  person 
célèbres.  S'il  se  rencontrait,  par  hasard,  un  lecteur  qui  : 
ces  bagatelles  dignes  d'un  instant  d'attention,  voici  les  lira 
quels  Lisio  a  tiré  ses  réflexions  et  conclusio 

Vie  de  Bcnvenuto  Cellini,  écrite  par  lui-même. 

Les  Nouvelles  de  Cervantes  el  de  Scarron 

Manon  Lescaut  et  le  Doyen  de  h'ilhrinc.  de  l'abbé  Prérl 

Lettres  latines  d'IIéloïscà  Abailard. 

Tom  Joncs. 

Lettres  d'une  Religieuse  portugaise. 

Deux  ou  trois  romaus  d'Auguste  La  Fontalno 


294  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

VHistoire  de  Toscane,  de  Pignolti. 

Werther. 

Brantôme. 

Mémoires  de  Carlo  Gozzi  (Venise,  1760),  seulement  les  80  pa 
ges  sur  l'histoire  de  ses  amours. 

Mémoires  de  Lauzun,  Saint-Simon,  d'Epinay,  de  Staal,  Mar- 
montcl,  Bezenval,  Roland,  Duclos,  Horace  Walpole,  Évelyn, 
Hutchinson 

Lettres  de  mademoiselle  Lespinasse 

CLXVI 

Un  des  plus  grands  personnages  de  ce  temps-là,  un  des  nom 
mes  les  plus  marquants  dans  l'Eglise  et  dans  l'État,  nous  a  conté, 
ce  soir  (janvier  1822),  chez  madame  de  M.,  les  dangers  fort 
réels  qu'il  avait  courus  du  temps  de  la  terreur. 

«  J'avais  eu  le  malheur  d'être  au  nombre  des  membres  les 
plus  marquants  de  l'Assemblée  constituante  :  je  me  tins  à  Paris, 
cherchant  à  me  cacher  tant  bien  que  mal,  tant  qu'il  y  eut  quel- 
que espoir  de  succès  pour  la  bonne  cause.  Enfin,  les  dangers 
augmentant  et  les  étrangers  ne  faisant  rien  d'énergique  pour 
nous,  je  me  déterminai  à  partir,  mais  il  fallait  partir  sans  passe- 
port. Comme  tout  le  monde  s'en  allait  à  Coblentz,  j'eus  l'idée 
de  sortir  par  Calais.  Mais  mon  portrait  avait  été  si  fort  répandu, 
dix-huit  mois  auparavant,  que  je  fus  reconnu  à  la  dernière 
poste  :  cependant  on  me  laissa  passer.  J'arrivai  à  une  auberge 
à  Calais,  où,  comme  vous  pouvez  penser,  je  ne  dormis  guère, 
et  fort  heureusement  pour  moi,  car  vers  les  quatre  heures  du 
matin  j'entendis  très-distinctement  prononcer  mon  ncm.  Pen- 
dant que  je  me  lève  et  m'habille  à  la  hâte,  je  distinguo  fort  bien, 
malgré  l'obscurité,  des  gardes  nationaux  avec  leurs  fusils,  pour 
lesquels  on  ouvre  la  grande  porte  et  qui  entrent  dans  la  cour  de 
l'auberge.  Heureusement  il  pleuvait  averse;  c'était  une  matinée 
d'biver  fort  obscure  avec  un  grand  vent.  L'obscurité  et  le  bruit 


DK   L'AMI 

du  vent  me  permirent  de  me  sauver  par  la  cour  <!<•  d 
l'ccuriû  des  chevaux.  Me  voilà  dans  la  rue  à  sept  heun 
tin,  sans  ressource  aucune. 

«  Je  pensai  qu'on  allait  me  courir  après  de  n 
sachant  trop  ce  que  je  faisais,  j'allai  i  rès  du  port,  sur  la  j 
J'avoue  que  j'avais  un  peu  pi  rdu  la  tête  :  je  ne  i 
toute  perspective  que  la  guillotine. 

s  II  y  avait  un  p  qui  bol  qui  sortait  du  poil  par  une  mer  fort 
grosse  et  qui  était  déjà  à  vingt  toises  de  la  jeb 
j'entends  de   <  ris  du  côté  de  la  mer,  comme  m  1  ou  m'appelait. 
Je  vois  s'approcher  un  petit  bateau.  «  Ail  monsieur, 

«  venez,  on  vous  attend.»  Je  passe  machinalement  dans  le  bateau. 
Il  y  avait  un  homme  qui  me  dit  à  l'or,  ille  :  «  Vous  voyant 
«  cher  sur  la  jetée  d'un  air  cilV.ré,  j'ai  peo 
«  bien  être  un  malheureux  pro  i  rit.  J'ai  d 
t  ami  que  j'attendais;  faites  semblant  d'avoir  le  mal  de  mer  et 
«  allez  vousca<  her  en  bas  dans  un  coin  obscur  de  la  chambre.» 

—  Ah!  le  beau  trait,  s'écria  la  maîtresse  de  I  - 

rant  à  peine,  et  qui  avait  été  émue  ju  qu'aux  lai  m  B  par  i 
récit  fort  bien  fait  des  dangers  de  l'abbé.  Que    i  menls 

vous  dûtes  faire  à  ce  généreux  inconnu!   Comment  s' 
lait-il? 

—  Je  ne  sais  pas  son  nom,  a  répo  idu  l'abb  •  u 

Et  il  y  a  eu  un  moment  de  profond  silence  dans  le  salon. 

'      CLXVII 

LE    PÈRE    ET    LE    I 
gne  de  its;. 
iE  PÈr.E  (ministre  de  la  ) 

i  Je  vous  félicite,  mon  fils;  c'est  une  i  ho  e  foi 
vous  d'être  invité  chez  U.  le  duc  d- ;  c'est  une  dUli.. 


296  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

pour  un  homme  de  votre  âge.  Ne  manquez  pas  d'être  au  Palais... 
à  six  heures  précises. 

LE   FILS. 

«  Je  pense,  monsieur,  que  vous  y  dînez  aussi? 

LE   PÈRE. 

«  M.  le  duc  d'- ,  toujoups  parfait   pour  notre  famille, 

vous  engageant  pour  la  première  fois,  a  bien  voulu  m'inviter 
aussi.  » 

Le  (ils,  jeune  homme  fort  bien  né  et  de  l'esprit  le  plus  distin- 
gué, ne  manque  pas  d'être  au  Palais...  à  six  heures.  On  servit 
à  sept.  Le  fils  se  trouva  placé  vis-à-vis  du  père.  Chaque  convive 
avait  à  côié  de  soi  une  femme  nue  L'on  était  servi  par  une  ving- 
taine de  laquais  en  grande  livrée1. 

CLXVII1 

Londres,  août  1817. 

Je  n'ai  de  ma  vie  été  frappé  et  intimidé  de  la  présence  de 
la  beauté  comme  ce  soir,  à  un  concert  que  donnait  madame 
Pasta. 

Elle  était  environnée,  en  chantant,  de  trois  rangs  de  jeunes 
femmes  tellement  belles,  d'une  beauté  tellement  pure  et  cé- 
leste, que  je  me  suis  senti  baisser  les  yeux  par  respect,  au  lieu 
de  les  lever  pour  admirer  et  jouir.  Cela  ne  m'est  arrivé  dans 
aucun  pays,  pas  même  dans  ma  chère  Italie. 

GLXIX 

Dne  chose  est  absolument  impossible  dans  les  arts,  en  France, 
c'est  la  verve.  Il  y  aurait  trop  de  ridicule  pour  l'homme  en- 
traîné, il  a  l'air  trop  heureux.  Voir  un  Vénitien  réciter  les  sa- 
tires de  Buratti. 

»  From  december  27,  1819  till  the  3  june  1820,  Mil. 


DE   L'AMOUR. 

CLXX 

îl  y  avait  à  Valence,  en  E-pagne.  deux  amies,  femmes  tre- 
honnêtes.  et  de-  ramilles  les  plus  distinguées.  Lu  ed'el 
euurtiséc  par  un  officier  français,  qui  l'aima  avec  passion,  ei  an 
point  de  manquer  la  croiv  après  une  bataille,  en  restant  dans 
un  cantonnement  auprès  d'elle,  au  lieu  d'aller  au  quart    ; 
néral  faire  la  cour  au  général  en  ch<  f. 

A  la  fin,  il  en  fut  aimé.  Après  sepl  moi>  de  froideur  ans 
espérante  le  dernier  jour  que  le  premii  r,  elle  lui  «lit  on  - 
«  Bon  Jo.-eph,  je  suis  à  vous.  »  Il  restai!  l'obstacle  d'an  mari, 
homme  d'infiniment  d'e  prit,  mais  le  plus  jaloux  di  -  hommes. 
En  ma  qualité  d'ami,  j'ai  dû  lire  avec,  lui  toute  l'histoire  de  Po- 
logne, de  Rulhière,  qu'il  n'amendai I  pas  bien.  Il  s'écoula  trois 
mois  sans  qu'on  pût  le  tromper.  11  y  avait  un   lélégrapl 
jours  de  fêtes,  pour  indiquer  l'église  ou  l'on  irait  à  la  mes 

Un  jour,  je  .via  mon  ami  plus  sombre  qu'à  l'ordinaire  ; 
ce  qui  allait  se  passer.  L'amie  intime  de  doua  Inezilla  était  dan* 
gereusement malade.  Celle-ci  demandaà  son  mari  la  permission 
de  passer  la  nuit  auprès  de  la  malade,  ce  qui  fui  aussitôt  accorde, 
à  condition  que  le  mari  choisirait  le  jour    Un  soir,  il  conduit 
dona  Inezilla  (liez  son  amie,  et  dit,  en  badinant  el  comme  ino- 
pinément, qu'il  dormira  fort  bien  -ur  un  can  ipé,  dans  m 
salon  attenant  à  la  chambri  a  coucht  r,  el  <iuiii  la  porte  rai  lai  -. 
sée  ouverte.  Depuis  onze  jour-,  tous  les  soirs,  l  ofûi  ier  francaù 
passait  deux  beurcs,  caché  bous  le  lit  de  la  malade.  Je 
ajouter  le  reste. 

Je  ne  crois  pas  que  la  vanité  j"  miette  ce  degré  d'ami) 
une  Française. 


APPENDIX 


OES  COURS  D'AMOUR. 

Il  y  a  eu  des  cours  a  amour  en  France,  de  Tan  1150  à  Ya& 
1200.  Voilà  ce  qui  est  prouvé.  Probablement  l'existence  des 
cours  d'amour  remonte  à  une  époque  beaucoup  plus  reculée. 

Les  dames,  réunies  dans  les  cours  d'amour,  rendaient  des  ar- 
rêts soit  sur  des  questions  de  droit,  par  exemple  :  L'amour  peut- 
il  exister  entre  gens  mariés? 

Soit  sur  des  cas  particuliers  que  les  amants  leur  soumet- 
taient l. 

Autant  que  je  puis  me  figurer  la  partie  morale  de  cette  juris- 
prudence, cela  devait  ressembler  à  ce  qu'aurait  été  la  cour  des 
maréebaux  de  France,  établie  pour  le  point  d'honneur  par 
Louis  XIV,  si  toutefois  l'opinion  eût  soutenu  cette  institution. 

André,  chapelain  du  roi  de  France,  qui  écrivait  vers  l'an  1170, 
cite  les  cours  d'amour 

des  dames  de  Gascogne, 

d'Ermengarde,  vicomtesse  de  Narbonin;(lU4. 1194), 

de  la  reine  Éléonore, 

de  la  comtesse  de  Flandre, 

de  la  comtesse  de  Champagne  (1 174). 

»  fcndré  le  chapelain,  Nostndamus,  Raynouard,  Crescimbeni,  li'Aratm. 


DE  L'AMI 

André  rapporte  oeuf  jugements 
Champagne. 
Il  cile  deux  jugements  prononcés  par  la  c 
Jean  de  Nostradamus,  Vie  despoïtes  provençaux,  di 
«  Les  tensons  étaient  disputes  d'amours  qui  se 
les  chevaliers  et  daines  poètes  entre-parlant  ensemble  di 
que  belle  et  subiile  question  d'amours;  el  où  ils  ae 
vaient  accorder,  ils  les  envoyaient,  pour  en  avoir  la  déûul 
aux  dames  illustres  présidentes,  qui  tenaient  cour  «1 
verte  etplanièreà  Signe  et  Pierrefeu,  ou  à  Romanin, 
autres,  et  là-dessus,  en  faisaient  arrêts  qu'on  nommait 

ARRESTS   D'AMOURS.  » 

Voici  les  noms  de  quelques-un 
aux  cours  d'amour  de  Pierrefeu  et  de" Sig 

a  Stephanette,  dame  de  Brul 

«  Adalarie,  vicomte!  .on  ; 

«  Alalète,  dame  d'Ongle  ; 

«  Dermissende,  dame  de  P 

a  Bërlrane,  dame  d'Urgon; 

«  Mabille,  dame  d'Y* 

«  La  comtesse  de  Dye; 

«  Roslangue,  dame  de  Pierrefeu, 

«  Berlrane,  dune  de  Signe  ; 

«  Jausserande  de  Claustral,  s 

Il  est  vraisemblable  que  la  même  cour  d'am 
tamôt  dans  le  château  de  Pierrefeu,  tantôt  dan 

Ces  deux  villages  ^out  tri  l'un  de  l'autrt  ,  et  si 

peu  près  a  égale  distance  de  Toulon  et  de 
Dans  la  Vie  de  Bertrand  d'Alatnanon,  Nostradamus  dit  : 
«  Ce  troubadour  fui  amoi  I  hanetle  o 

de  Romanin,  dame  dudil  UeUj  de  la  maison  di 

tenaii  de  son  temps  cour  d'amour  ouverte  et  iiIj", 


500  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

château  de  Romanin,  près  la  ville  de  Saint-Remy,  en  Provence, 
tante  de  Laurelte  d'Avignon,  de  la  uiaison  de  Sado,  tant  célé- 
brée par  le  poète  Pétrarque.  » 

A  l'artice  de  Laurelte,  on  lit  que  Laurette  de  Sade,  célébrée 
par  Pétrarque,  vivait  à  Avignon  vers  Pan  1341,  quelle  fut  in- 
struite par  Phanette  de  Gantelmes,  sa  tante,  dame  de  Romanin  ; 
que  «  toutes  deux  romansoyent  promptement  en  toute  sorte 
de  rithme  provensalle,  suyvant  ce  qu'en  a  escrit  le  monge  des 
Isles  d'Or,  les  œuvres  desquelles  rendent  ample  tesmoignage  de 

leur  doctrine l'i  est  vray  (dict  le  monge)  que  Phanette  ou 

Estephanelte,  comme  très-excellente  en  la  poésie,  avoit  une  fu- 
reur ou  inspiration  divine,  laquelle  fureur  cstoit  estimée  un 
vray  don  de  Dieu  ;  elles  es;toyent  accompagnées  de  plusieurs 
dames  illustres  et  généreuses1  de  Provence,  qui  fleurissoyentde 
ce  temps  en  Avignon,  lorsque  la  cour  romaine  y  résidoit,  qui 
s'adonnoyent  à  l'estude  des  lettres,  tenans  cour  d'amour  ou- 
verte et  y  defûnissoyent  les  questions  d'amour  qui  y  estoyent 
proposées  et  envoyées.... 

«  Guillen  et  Pierre  Balbz  et  Loys  des  Lascaris,  comtes  de  Vin- 
iimille,  de  Tende  et  de  la  Brigue,  personnages  de  grand  renom, 
estant  venus  de  ce  temps  en  Avignon  visiter  Innocent  VIe  du 
nom,  pape,  furent  ouyr  les  deffinitions  et  sentences  d'amour 


«  Jekanne,  dame  de  Baulx, 
«  Huguette  de  Forcarquier,  darne  de  Trects, 
«  Briande  d'Agou'.t,  comtesse  de  la  Lune, 
«  Mabille  de  Villcneufve,  dame  Je  Vence, 
«  Béatrix  d'Agoult,  dame  de  Sault, 
a  Ysoarde  de  Roquei'ucilh,  dame  d'Ansoys, 
<t  Anne,  vicomtesse  de  Tallard, 
«  Blanche  de  Flassans,  surnommée  Blankaflour, 
a  Doulce,  de  Monstiers,  dame  de  Clumane, 
«  Antonette  de  Cadenet,  dame  de  Lambesc, 
«  Magdalène  de  Sallon,  dame  dudict  lieu, 
a  Rixende  de  Puyvard,  dame  de  Trans.  » 

Kostradamus,  page  2! 7 


DE    L'Ail* 

prononcées  par  ces  dames;  i 

leurs  beaultés  et  -avoir,  furent  surpris  de  leur  amour.  » 
Les  troubadours  nommaient  souvent,  à  la  fui  de 
les  dames  qui  devaient  prononcer  si 

agitaient  enlre  eux. 
Un  arrêt  de  la  cour  des  dames  de  Gascogne  porte  : 
«La  cour  de>  dame.-,  assemblée  en  Gascogne,  a  établi,  da 

consentement   de   toute  la  cour,   celte    constitution   perpé* 

tuelle,  etc.,  etc.  » 

La  comtesse  de  Champagne  dans  L'arrêt  de  1 17  i.  dit  : 

a  Ce  jugement. -que  nous  avons  porté  avec  une  extrême  ;<ru- 
dence,  est  appuyé  de  l'avis  d'un  très-grand  nombre  de  dames  ,  .  » 

On  trouve  dans  un  autre  jugement  : 

«  Le  chevalier,  pour  la  fraude  qui  lui  avait  été  faite 
toute  cette  affaire  à   la  comtc-sc  de  Champagne,  et  dem 
humblement  que  ce  délit  fût  soumis  au  jugement  de  la  comi 
de  Champagne  et  de>  autres  dames. 

o  La  comtesse,  ayant  appelé  auprès  d'elle  -    •  unes, 

rendit  ce  jugement,  »  etc. 

André  le  chapelain,  duquel  nous  lirons  ce>  r 
rapporte  que  le  code  d'amour  avait  été  publié  par  une  unir 
composée  d'un  grand  nombre  de  dam  b<  ralii  re. 

André  nous  a  conservé  la  supplique  qni  ...  a  la 

comtesse  de  Cbampag  i  Ile  décida  par  I  u<-  . 

qu  stion  :  Le  véritable  amour  peut-il  exisi  >ux? 

.Mais  quelle  était  la  peint-  encourue  lorsqu'on  a'ob 
aux  arrêts  des  cours  d'an 

Nous  voyous  la  cour  .1  ■  G  donner  que  tel  de  ses  ju- 

gements serait  observé  comme  constitution  perpétuelle,  et  que 
ces  dames  qui  n'y  obéiraient  paa  eucoureraient   l'inimitié  d 
toute  dame  honnête. 

Jusqu'à  quel  point  l'opinion  sanctiounaii-elle  le- 
cours  d'amour .' 


302  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Y  avait-il  autant  de  honte  à  s'y  soustraire  qu'aujourd'hui  à 
une  affaire  commandée  par  l'honneur? 

Je  ne  trouve  rien  dans  André  ou  dans  Nostradanius  qui  me 
mette  à  même  de  résoudre  cette  question. 

Deux  troubadours,  Simon  Doria  et  Lanfrauc  Cigalla,  agitèrent 
la  question  :«  Qui  est  plus  digne  d'être  aimé,  ou  celui  qui  donne 
libéralement,  ou  celui  qui  donne  malgré  soi,  afin  de  passer  pour 
libéral?  » 

Celte  question  fut  soumise  aux  dames  de  la  cour  d'amour  de 
Pierrefeu  et  de  Signe  ;  mais  les  deux  troubadours  ayant  été  mé- 
contents du  jugement,  recoururent  à  la  cour  d'amour  souveraine 
des  dames  de  Romanin  l. 

La  rédaction  des  jugements  est  conforme  à  celle  des  tribu- 
naux judiciaires  de  celte  époque. 

Quelle  que  soit  l'opinion  du  lecteur  sur  le  degré  d'impor- 
tance qu'obtenaient  les  cours  d'amour  dans  l'atlenlion  des  con- 
temporains, je  le  prie  de  considérer  quels  sont  aujourd'hui, 
en  1822,  les  sujets  de  conversation  des  dames  les  plus  considé- 
rées el  les  plus  riches  de  Toulon  et  de  Marseille. 

N'étaient-clles  pas  plus  gaies,  plus  spirituelles,  plus  heureuses, 
en  1174  qu'en  1822? 

Presque  tous  les  arrêts  des  cours  d'amour  ont  des  considé- 
rants fondés  sur  les  règles  du  code  d'amour. 

Ce  code  d'amour  se  trouve  en  entier  dans  l'ouvrage  d'André 
le  chapelain. 

Il  y  a  trente  et  un  articles,  les  voici  : 

CODE  D'AMOUR  DU  DOUZIÈME  SIÈCLE 

i 
L'allégation  de  mariage  n'eit  pas  excuse  légitime   contre 
l'amour. 

i  Nostradamus,  page  151. 


DE   l.AMOiJB 

II 

Qui  ne  sait  celer  ue  sait  ai  un  p. 

(Il 
Pensoune  ue  peu;  se  donner  à  deux  am  i 

IV 
L'amour  peui  toujours  croître  ou  diminn 

V 

N'a  pas.de  saveur  ce  que  l'aman  i  foro  ft  l 

amant. 

VI 
le  mâle  n'aime  d'ordinaire  qu'en  pleine  paix 

Vil 

On  prescrit  à  l'un  d 
viduité  de  deux  années. 

VIII 

Personne  sans  raison  plus  que  suffisante  ne  doil  ou 

son  droit  un  amour. 

IX 

Personne  ne  peut  aimer  s'il  n'est  engaj 
d'amour  (par  l'espoir  d'être  aimé). 

X 
L'amour  d'ordinaire  est  chas  é  de  la  maison  par  Pava 

XI 

11  ne  convient  pas  d'aimer  'celle  qu'on  aurait  honte  di 
en  mariage. 


vW4  (Et  VUES  DE  STENDHAL. 

XII 

L'amour  véritable  n'a  désir  de  caresses  que  venant  de  oelle 
qu'il  aime. 

Xhi 

Amour  divulgué  est  rarement  de  durée. 

XIV 

Le  succès  trop  facile  ôte  bientôt  son  charme  à  l'amour  :  les 
obstacles  lui  donnent  du  prix. 

XV 
Toute  personne  qui  aime  pâlit  à  l'aspect  de  ce  qu'elle  aime. 

XVI 
A  la  vue  imprévue  de  ce  qu'on  aime,  on  tremble, 

XVII 
Nouvel  amour  chasse  l'ancien, 

XVIII 
Le  mérite  seul  rend  digne  d'amour. 

XIX 

L'amour  qui  s'éteint  tombe  rapidement,  et  rarement  se  ra- 
nime. 

XX 

L'amoureux  es!  toujours  craintif. 

XXI 

l'aria  jalousie  véritable  l'affection  d'amour  croît  toujours. 


DE  L'AMOUR.  BOB 

XXII 

Du  soupçon  et  de  la  jalousie  nui  en  dérive  i 

-l'amour. 

XXIII 

Moins  dort  et  moins  mauge  celui  qu'assiège  pen  6e  d'à- 
inour. 

XXIV 

Toute  action  du.  l'amant  se  termine  par  penser  à  ce  qu'il 
aime. 

XXV 

L'amour  véritable  ne  trouve  rien  de  bien  que  ce  qn  i! 
plaire  à  ce  qu'il  aime. 

XXVI 

L'amour  ne  peut  rien  refuser  à  l'amour. 

XXVII 

L'amant  ne  peut  se  rassasier  de  la  jouissance  de  ce  qu'il 
aime. 

XXVIII 

Une  faible  présomption  f.ii:  que  l'amant  >oiipçoii!> 
ses  sinistres  de  ce  qu'ilaim  - 

XXIX 

L'habitude  trop  excessive  des  plaisirs  i  n  i  è.  ne  la  a  i 
de  l'amour. 

XXX 

Une  personne  qui  aime  est  occupée  par  I  image  de  ce  qu'elle 
aime  assidûment  et  sans  interruption. 


«»  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

XXXI 

Rten  n'empêche  qu'une  femme  ne  soit  aimée  par  deux  hom- 
mes, et  un  homme  par  deux  femmes  *. 

1  I.  Causa  eonjugii  ab  amore  non  est  excusatio  recta. 

II.  Qui  non  celai  amare  non  potest. 

III.  Nemo  duplici  potest  amore  ligari. 

IV.  Sempcr  amorem  tninui  vel  crescere  constat. 

V.  Non  est  sapidum  quod  amans  ab  invito  sumit  amante. 

VI.  Masculus  non  solet  nisi  in  plena  pubertate  amare. 

VII.  Biennalis  \iduitas  pro  amante  defuncto  superstiti  prasscribitur 
amanti. 

VIII.  Nemo,  sine  rationis  exeessu,  suo  débet  amore  privari. 

IX.  Amare  nemo  potest,  nisi  qui  amoris  suasione  compellitur. 

X.  Amor  sempar  ab  avariiia  consuevit  domiciliis  exulare. 

XI.  Non  decet  amare  quarum  pudor  est  nuplias  affectare. 

XII.  Verus  amans   alterius  nisi  suae   coamantis  ex  affecta  non  cupit 
implexus. 

XIII.  Amor  raro  consuevit  durare  vulgatus. 

XIV.  Facilis  perceplio  contemptibilem  reddil  amorem,  difïïcilis  eum 
parum  facit  baberi. 

XV.  Omnis  consuevit  amans  in  coamantis  aspectu  pallescere. 

XVI.  In  repenlina  coamantis  visione,  cor  tremescit  amantis. 

XVII.  Novus  amor  veterem  compellit  abire. 

XVIII.  Probitas  sola  quemcumque  dignum  facit  amore. 

XIX.  Si  amor  minuatur,  cito  déficit  et  raro  convalescit. 

XX.  Amorosus  semper  est  timorosus. 

XXI.  Ex  vera  zelotypia  affectus  semper  crescit  amandi. 

XXII.  De  coamante  suspicione  percepta  zelus  interea  et  affectus  crescit 
amandi. 

XXIII.  Minus  dormit  et  edit  quem  amoris  cogitalio  vexât. 

XXIV.  Quilibet  amantis  actus  in  coamantis  cogitatione  finitur. 

XXV.  Verus  amans   nibil  bealum    crédit,  nisi  quod  cogitât  amanti 
placere. 

XXVI.  Amor  nibil  posset  ainori  denegare. 

XXVII.  Amans  coamantis  solatiis  satiari  non  potest. 

XXVIII.  Modica  praesumptio  cogit  amantem    de    coamante  suspican 
iinistra. 

XXIX.  Non  solet  amare  quem  nimia  volusptatis  abundantia  vexât. 


DP,   L'AMOUR. 

Voici  le  dispositif  d'an  jugement  rendi  d'a- 

mour : 

Question  :  «  Le  véritable  amour  peut-il  exister  eno 
nés  mariées?  » 

Jugement  de  la  comtesse  de  Champagne  :  «  Roua  di 
surons,  par  la  teneur  des  |  que  l'amour  ne  peu) 

dre  ses  droits  sur  deux  personnes  m. niées,  En  effel   I 
s'accordent  tout,  mutueliemenl  i 
traints  par  aucun  motif  de  nécessité,  tandis  que  les  • 
tenus,  par  devoir,  de  subir  réciproquement  leurs  voloni 
de  ne  se  refuser  rien  les  uns  aux  auti 

«  Que  ce  jugement,  que  nous  aveu-  rendu  avec  une  exti 
prudence,  et  d'après  l'avis  d'un  irrand  nombre  d'autres  da- 
mes, soit  pour  vous  d'une  vérité  constante  et  il  ri 
jugé,  l'an  1174.  le  troisième  jour  d  mai,  iodie- 

bon  VII» l.  » 

XXX.  Verus  amans  assidua,   sir» 
delinetur. 

XXXI.  Unam  feminam  nibil  prohibet  a  iiu<  i 
muiieribus  unum. 

F-.i.  J03. 

1  «  Utrum  inter  conjusatos  amor  possit  hnbere  Ion, 

c  Dicimus  enini  et  stabilito  lenore  finn  ■  '"'t 

duosjugales  suas  extemlerc  vires,  nam  am  mtea  tibi  il  ■• 
larjjiuntur,  nullius  necesaiti  lis  ratione  cogente;  jus  ih 
nentur  ex  debito  voluntatibus  obedire  et  in  nulli 
deneimre..... 

a  Hoc  igitur  nostrum  judicium,   cum   nimia  moil"  i 
et  aliarum  quamplurium  dominnrum  consilio  robontom,  \ 
bili  vobis  sit  ac  verilato.  conatanti. 

«  Ab  anno  M-  C.  LXXTV,  U  .  '  U.  » 

Pol 

Ce  jugement  est  conforme  à  la  prem  •  ■•■ 

«  Causa  conjugii  non  est  ab  an 


NOTICE 


ANDRÉ  LE  CHAPELAIN 


André  paraît  avoir  écrit  vers  l'an  1176. 

On  trouve  à  la  Bibliothèque  du  roi  (n°  8758)  un  manuscrit  de 
l'ouvrage  d'André  qui  a  jadis  appartenu  à  Baluze.  Voici  le  pre- 
mier titre  :  «  Hic  incioiuut  capitula  libri  de  Arte  amatoria  et 
réprobations  amoris. 

Ce  titre  est  suivi  de  la  table  des  chapitres. 

Ensuite  on  lit  ce  second  titre  : 

«  Incipit  liber  de  Arte  amandi  et  de  reprobatione  amoris, 
editus  et  compillatus  a  magistro  Andréa,  Francorum  aulae  regiae 
capellano,  ad  Galterium  amicum  suum,  cupientcm  in  amoris 
exercitu  mililarc  :  in  quo  quidem  libro,  cujusque  gradus  et  or- 
dinis  mulier  ab  homine  cujusque  conditionis  et  status  ad  amo- 
rem  sapienlissime  invilatur;  et  ultimo  in  fine  ipsius  libri  de 
amoris  reprobatione  subjungitur.  » 

Crescimbeni,  Vite  de  poeti  provenzali,  article  Percivalle  Do- 
ria,  cite  un  manuscrit  de  la  bibliothèque  de  Nicolo  Bargiacchi 
à  Florence,  et  en  rapporte  divers  passages;  ce  manuscrit  est 
une  traduction  du  traité  d'André  le  chapelain.  L'académie  de 
la  Crusca  l'a  admise  parmi  les  ouvrages  qui  ont  fourni  des 
exemples  pour  son  dictionnaire. 


DE  L'AMOUR. 

Il  y  a  eu  diverses  éditions  de  l'original  latin.  Frid 
kenius,  dans  ses  Misccllanea  Lipsicnsia  nova,   Lip  iae,  1751, 
t.  VIII,  part.  I,  p.  545  et  suiv.,  indique  une  très-anciei 
lion  sans  date  et  sans  lieu  d'impression,  qu'il  juge  être  du  <"in 
mcnccmcnt  de  l'imprimerie  :  «  Tractatus  amoris  ei  de  . 
remedio  Andréa;  capellani  Innocentii  pipa'  quarti.  » 

Une  seconde  édition  de  I6l0  pinte  ce  iiti<-  . 

«  Erotica  seu  amatoria  Andréa?  capellani  regii,  vetustis 
scriptoris  ad  venerandiim  suum  amicum  Guualtcrium  sci 
nunquam  antebac  édita,  sed  ssepiusa  mullis  desiderata;  aune 
tandem  fide  diversorum  m^s.  codicum  in  publicum  émis 
Dethmaro  Mulhero,  Dorpmundae,  lypis  Weslhovianis,  anno  \  oa 
Caste  et  Verè  amanda.  » 

Une  troisième  édition  porte  :  «  Tremoniae,  lypis  Weslhovi 
anno  161-4.  » 

André  divise  ainsi  méthodiquement  le  sujet  qu'il  M  pro 
de  trailer  : 

1°  Quid  sit  amor  et  undè  dicatur  * 

2°  Quis  sit  effectus  amoris. 

3°  Iuter  quos  possit  esse  amor. 

4°  Qualiler  amor  acquiralur,  retineatur,  augmenterai*,   mi 
juatur,  ûniatur. 

5°  De  notilia  mutui  amoris,  et  quid  uuus  amanlium  agere  de- 
beat,  altero  fidem  fallenie. 

Chacune  de  ces  questions  est  traitée  eu   plusieurs   pan 
graphes. 

André  fait  parler  alternativement  L'amant  et  la  dame^La  dame 

1  Ce  qu'est  l'amour  et  d'où  il  prend  nom. 

Quel  est  l'effet  d'amour. 

Entre  quelles  personnes  peut  exister  amour. 

De  quelle  façon  l'amour  s'acquiert,  se  conserve,  augmenta,  diminue, 

Suit. 
A  quels  signe»   connaît-on  d'être  aimé,   et  ce  que  doit  faire  l'un  det 

amants  quand  l'autre  manque  à  sa  foi. 


310  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

fait  des  objections,  ramant  cherche  à  la  convaincre  par  des 
raisons  plus  ou  moins  subtiles.  Voici  un  passage  que  ï' auteur 
met  dans  la  bouche  de  l'amant  : 

Sed  si  forte  horum  sermonum  te  per turbot  obscuntas, 

eorum  lîbi  sententiam  indicabo  l. 

Ab  anliquo  igitur  quatuor  sunt  in  amore  gradus  distincti  : 

Primus,  in  spei  datione  consislit. 

Secundus,  in  osculi  exhibitione. 

Tertius,  in  amplexus  fruitioae. 

Quartus,  in  totius  concessione  personae  finitur. 

1  Mais  si  par  hasard  l'obscurité  de  ce  discours  vous  embarrasse,  je 
vais  vous  en  donner  le  sommaire. 

De  toute  antiquité  il  y  a  en  amour  quatre  degrés  différents  : 

Le  premier  consiste  à  donner  des  espérances,  le  second  dans  l'offre 
du  baiser. 

Le  nrusiènte  ams  k  jouissance  des  embrassements  les  plus  intime* 

Le  quatrième  dans  l'octroi  de  toute  la  personne. 


LE  RAMEAU  DE  SALZBi 


Aux  mine?  de  sel  de  Hallein,  près  de  S  -  mineurs 

jettent  dans  les  profondeurs  abai 
d'arbre  effeuillé  par  l'hiver:  deux  ou 
fel  des  eaux  chargées  de  p  ines,  qui  humei 

meau  et  ensuite  le  laissent  à  sec  tirant,  il--  le  trouvent 

tout  couvert  de  cristallisations  brillant 

ehes,  celles  qui  ne  sont  pas  plu  mé- 

sange, sont  incrustées  d'une  infinité  de  petits  cristaux  m 
et  éblouissants.  On  ne  peu!  plus  reconnaître  le  rameau  prii 
c'est  un  petit  jouci  d'enfani  très-joli  mineurs  d 

lein  ne  manquent  pas  quand  il  fait  un  beau  soleil  i  :  que  l'air 
est  parfaitement  sec,  d'offrir  de  <e-  rameaux  de  d  amanl 
voyageurs  qui  se  préparent  à  descendre  dans  la   mine. 
descente  est  une  opération  singulière.  On  se  met  à  cheval  sur 
d'immenses  troncs  de  sapin,  placés  en  pente  à  la  suite  I 
des  autres.  de  sapin  sont  f  i  che- 

val, qu'ils  font  depuis  un  siècle  ou  deux,  1rs  a  rendu 
ment  lisses.  Devant  la  selle,  sur  laquelle  \ 
gli-sc  sur  les  troncs  de  sapin  pi.  Mit  un  mi- 

neur qui,  assis  sur  son  tablier  de  cuir,  gliss<    devant  ■ 
charge  de  vous  empêcher  de  descendre  trop  vite. 

1  Ce  fragment,  trouvé  dans 
d'hui  pour  la  premiùre  fois.  11  explique  le  ; 
et  tait  connaître  l'origine  de  ce  mot. 


312  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Avant  d'entreprendre  ce  voyage  rapide,  les  mineurs  engagent 
les  dames  à  se  revêtir  d'un  immense  pantalon  de  serge  grise, 
dans  lequel  entre  leur  robe,  ce  qui  leur  donne  la  tournure  la 
flus  comique.  Je  visitai  ces  mines  si  pittoresques  d'ïïallein,  dans 
été  de  18...,  avec  madame  Gherardi.  D'abord,  il  ix'avait  été 
question  que  de  fuir  la  chaleur  insupportable  que  nous  éprou- 
vons à  Bologne,  et  d'aller  prendre  le  frais  au  mont  Saint-Go- 
thard.  En  trois  nuits  nous  eûmes  traversé  les  marais  pestilentiels 
de  Mantoue  et  le  délicieux  lac  de  Garde,  et  nous  arrivâmes  à 
Riva,  à  Bolzano,  à  Inspruck. 

Madame  Gherardi  trouva  ces  montagnes  si  jolies,  que,  partis 
pour  une  promenade,  nous  finîmes  par  un  voyage.  Suivant  les 
rives  de  Tlnn  et  ensuite  celles  de  la  Salza,  nous  descendîmes 
juqu'à  Salzbourg.  La  fraîcheur  charmante  de  ce  revers  des  Al- 
pes, du  côté  du  Nord,  comparée  à  l'air  étouffé  et  à  la  poussière 
que  nous  venions  de  laisser  dans  la  plaine  de  Lombardie,  nous 
donnait  chaque  matin  un  plaisir  nouveau  et  nous  engageait  à 
pousser  plus  avant.  Nous  achetâmes  des  vestes  de  paysans  à 
Golling.  Souvent  nous  trouvions  de  la  difficulté  à  nous  loger  et 
même  à  vivre  ;  car  notre  caravane  était  nombreuse  ;  mais  ces 
embarras,  ces  malheurs,  étaient  des  plaisirs. 

Nous  arrivâmes  de  Golling  à  Ilallein,  ignorant  jusqu'à  l'exis- 
tence de  ces  jolies  mines  de  sel  dont  je  parlais.  Nous  y  trouvâ- 
mes une  nombreuse  société  de  curieux,  au  milieu  desquels  nous 
débutâmes  en  vestes  de  paysans  et  nos  dames  avec  d'énormes 
capotes  de  paysannes,  dont  elles  s'étaient  pourvues.  Nous  allâ- 
mes à  la  mine  sans  la  moindre  idée  de  descendre  dans  les  gale- 
ries souterraines  ;  la  pensée  de  se  mettre  à  cheval  pour  une 
route  de  trois  quarts  de  lieue,  sur  une  monture  de  bois,  semblait 
singulière,  et  nous  craignions  d'étouffer  au  fond  de  ce  vilain 
trou  noir.  Madame  Gherardi  le  considéra  un  instant  et  déclara 
que,  pour  elle,  elle  allait  descendre  et  nous  laissait  toute  li- 
berté. 

Pendant  les  préparatifs,  qui  furent  longs,  car,  avant  de  nous 


DE  L'AMOUR.  .il.; 

engouffrer  dans  celte  cavité  fort  profonde,  il  fallut 
dîner,  ie  m'amusai  à  observer  ce  qui  se  passait  d 
joli  ofTicier  bien  blond  dos  chevau-lég  rs  bavarois    '- 
nions  de  faire  connaissance  avec  cel  aimable  jeune  bomme,  qnl 
parlait  français,  et  nous  était  fort  utile  pour  oousfain 
des  paysans  allemands  de  Qallcin.  Ce  jeune  officier,  quoique 
joli,  n'était  point  fat,  et,  au  contraire,  paraissait  bomme  d'esprit; 
ce  fut  madame  Gberardi  qui  lit  cette  découverte 
cier  devenir  amoureux  à  vue  d'ail  de  la  charmante  Italienne,  qui 
était  folle  de  plaisir  de  desci  ndre  dans  une  mine  et  de  l'idée  que 
bientôt  nous  nous  trouverions  à  cinq  cents  pieds  sous  terre.  Ma- 
dame Gberardi,  uniquement  occupée  de  la  beauté  de>  pu i i - 
grandes  galeries,  et  de  la  difficulté  vaim  ue,  était  u  mille  lieui 
songera  plaire,  et  encore  plus  de  songera  être  •  barmé  ■  par  qui 
que  ce  soit.  Bientôt  je  fus  étonné  des  étranges  confidences  que 
me  fit,  sans  s'en  douter,  l'officier  bavarois.  I!  était  t'  Ucme 
cupé  de  la  figure  céleste,  animée  par  un  esprit  d'ange,  q 
trouvait  à  la  même  table  que  lui,  dans  une  petite, aubei 
montagne,  à  peine  éclairée  par  des  fenêtres  garnies  de  vitres 
vertes,  que  je  remarquai  que  souvent  il  parlait 
qui,  ni  ce  qu'il  disait.  J'avertis  madame  Gherardi,  qui, sans  moi, 
perdait  ce  spectacle,  auquel  une  jeune  femme 
jamais  insensible.  Ce  qui  me  frappait,  c'était  la  nuance  di 
qui,  sans  cesse,  augmentait  dans  les  réflexions  de  l'ol 
cesse  il  trouvait  à  cette  femme  des  perfections  plus  invisibles  a 
mes  yeux.  A  chaque  moment,  ce  qu'il  di-uit  peignait  d'une  ma- 
nière moins  ressemblante  la  femme  qu'il  comment  til  .i  aimer. 
Je  me  disais  :«  La  Gbila  n'est  assurément  que   l'occasion   de 
tous  les  ravissements  de  ce  pauvre  Allemand     Par  exemple,  il  sa 
mit  à  vanter  la  main  de  madame  Gherardi,  qu'elle  avait  eu  frap- 
pée, d'une  manière  fort  étrange,  parla  pi  tite  vérole,  étant  enfant, 
et  qui  en  était  restée  très-marqu  e  el  asseï  brune 

«Comment  expliquer  ce  que  je  vois?  me  disais  je.  Où  trouver 
une  comparaison  pour  rendre  q  i  pensée  plus  claire .'  » 

18 


314  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

A  ce  moment,  madame  Gherardi  jouait  avec  le  joli  rameau 
couvert  de  diamants  mobiles,  que  les  mineurs  venaient  de  lui 
donner.  Il  faisait  un  beau  soleil  :  c'était  le  3  août,  et  les  petits 
prismes  salins  jetaient  autant  d'éclat  que  les  plus  beaux  diamants 
dans  une  salle  de  bal  fort  éclairée.  L'officier  bavarois,  à  qui 
était  échu  un  rameau  plus  singulier  et  plus  brillant,  demanda 
à  madame  Gherardi  de  changer  avec  lui.  Elle  y  consentit;  en 
recevant  ce  rameau  il  le  pressa  sur  son  cœur  avec  un  mouve- 
ment si  comique,  que  tous  les  Italiens  se  mirent  à  rire.  Dans 
son  trouble,  l'officier  adressa  à  madame  Gherardi  les  compli- 
ments les  plus  exagérés  et  les  plus  sincères.  Comme  je  l'avais  pris 
sous  ma  protection,  je  cherchais  à  justifier  la  folie  de  ses  louan- 
ges. Je  disais  à  Ghita  :  «  L'effet  que  produit  sur  ce  jeune  homme  la 
noblesse  de  vos  traits  italiens,  de  ces  yeux  tels  qu'il  n'en  a  jamais 
vus,  est  précisément  semblable  à  celui  que  la  cristallisation 
a  opéré  sur  la  petite  branche  de  charmille  que  vous  tenez  et  qui 
vous  semble  si  jolie.  Dépouillée  de  ses  feuilles  par  l'hiver,  assu- 
rément elle  n'était  rien  moins  qu'éblouissante.  La  cristallisation 
du  sel  a  recouvert  les  branches  noirâtres  de  ce  rameau  avec 
des  diamants  si  brillants  et  en  si  grand  nombre,  que  Ton  ne  peut 
plus  voir  qu'à  un  petit  nombre  de  places  ses  branches  telles 
qu'elles  sont. 

—  Eh  bien  !  que  voulez-vous  conclure  de  là  ?  dit  madame 
Gherardi. 

—  Que  ce  rameau  représente  fidèlement  la  Ghita,  telle  que  l'i- 
magination de  ce  jeune  officier  la  voit. 

—  C'est-à-dire,  monsieur,  que  vous  apercevez  autant  de  diffé- 
rence entre  ce  que  je  suis  en  réalité  et  la  manière  dont  me  voit 
cet  aimable  jeune  homme  qu'entre  une  petite  branche  de  char- 
mille desséchée  et  la  jolie  aigrette  de  diamants  que  ces  mineurs 
m'ont  offerte. 

—  Madame,  le  jeune  officier  découvre  en  vous  des  qualités 
que  nous,  vos  anciens  amis,  nous  n'avons  jamais  vues.  Nous 
ne  saurions  apercevoir,  par  exemple,  un  air  de  bonté  tendre  et 


DE   L'AMOUB 

compatissante.  Comme  ce  jeune  homme  es!  Allemand,  l 

mière  qualité  d'une  femmi  u\,  est  la 

champ,  il  aperçoit  dans  vus  traits  l'expression  il    I  • 
était  Anglais,  il  verrait  en  vous  l'air  arislocraliqi 
like1  d'une  duchesse,  mais,  s'il  était  moi,  il  vous  venait  t.  . 
vous  êtes,  parce  que  depuis  longtemps,  el  pour  mon  i 
je  ne  puis  rien  me  figurer  de  \  ut. 

—  Ah!  j'entends,  dit  Ghita;  au  moment  où  vnu-  comani 
à  vous  occuper  d'une  femme,  vous  ne  la  \ 

qu'elle  est  réellement,  niais  telle  qu'il  rient  qu'elle 

Vous  comparez  les-illusions  favorables  que  produit  <  i 
cernent  d'intérêt  à  ces  jolis  diauiauts  qui  cachent  la  brani  lie  de 
charmille  effeuillée  par  l'hiver,  et  qui  ne  sont  ap  rçus,  n 
quez-le  bien,  que  par  l'ail  de  ce  jeune  boinm 
à  aimer. 

—  C'est,  repris-je,  ce  qui  fait  que  1 

Ident  si  ridicules  aux  gens  sages, qui  ignorent  le  phénomène  de 
y  cristallisation. 

—  Ah!  vous  appelez  cela  cristallisation,  dit  Ghita;  eh  bi<  n, 
monsieur,  cristallisez  pour  moi.  » 

Celte  image,  singulière  peut-être,  frappa  l'imagination  di 
madame  Gheraidi,  et  quand  BOUS  fûmes  «uivés  dans  la  Claude, 
salle  de  lamine,  illuminée  par  cent  petit      lampes  qui  ; 
saient  être  dix  mille,  à  cause  de-  cristaux  de  sel  qui  Ses  i 
taient  de  tous  cotés  :  <r  Ah!  ceci  est  fort  joli,  dit-elle  an 
Bavarois,  je  cristalli-e  •  salle,  j 

gère  sa  beauté  ;  cl  vous,  ci  : 

—  Oui,  madame,  »  ré|>  tndit  naïvement  le  jeune  •  i  ■ 
d'avoir  un  sentiment  commun  avec  i  llatienm  : 
pour  cela  n'eu  comprenant  pas  davanUge  ce  qu'<  Ile  lui  , 
Cette  réponse  simple  nous  Gi  rire  aux  I. unies,  parce  q 

cida  la  jalousie  du  sol  que  Uhita  aimait  el  qui  commença  à  d- 

1  L'air  grande  dame 


31P  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

venir  sérieusement  jaloux  de  l'officier  bavarois.  Il  prit  le  mot 
cristallisation  en  horreur. 

Au  sortir  de  la  mine  d'Iïallcin,  mon  nouvel  ami,  le  jeune  of- 
ficier, dont  les  confidences  involontaires  m'amusaient  beaucoup 
plus  que  tous  les  détails  de  l'exploitation  du  sel,  apprit  de  moi 
que  madame  Gherardi  s'appelait  Ghita,  et  que  l'usage,  en  Italie, 
était  de  l'appeler  devant  elle  la  Ghita.  Le  pauvre  garçon,  tout 
tremblant,  hasarda  de  l'appeler,  en  lui  parlant,  la  Ghita,  cl 
madame  Gherardi,  amusée  de  l'air  timidement  passionné  du 
jeune  homme  et  de  la  mine  profondément  irritée  d'une  autre 
personne,  invita  l'officier  à  déjeuner  pour  le  lendemain,  avant 
notre  départ  pour  l'Italie.  Des  qu'il  se  fut  éloigné  :— «  Ah  çà  !  ex- 
pliquez-moi, ma  chère  amie,  dit  le  personnage  irrité,  pourquoi 
vous  nous  donnez  la  compagnie  de  ce  blondin  fade  et  aux  yeux 
hébétés  ? 

—  Farce  que,  monsieur,  après  dix  jours  de  voyage,  passant 
toute  la  journée  avec  moi,  vous  me  voyez  tous  telle  que  je  suis; 
et  ces  yeux  fort  tendres  et  que  vous  appelez  hébétés  me  voient 
parfaite.  N'est-ce  pas,  Filippo,  ajouta-t-elle  en  me  regardant, 
ces  yeux-là  me  couvrent  d'une  cristallisation  brillante;  je  suis 
pour  eux  la  perfection  ;  et,  ce  qu'il  y  a  d'admirable,  c'est  que 
quoi  que  je  fasse,  quelque  sottise  qu'il  m'arrive  de  dire,  aux  yeux 
de  ce  bel  Allemand,  je  ne  sortirai  jamais  de  la  perfection  :  cela 
est  commode.  Par  exemple,  vous,  Annibalino  (l'amant  que  nous 
trouvions  un  peu  sot  s'appelait  le  colonel  Annibal),  je  parie 
que,  dans  ce  moment,  vous  ne  me  trouvez  pas  exactement  par- 
faite ?  Vous  pensez  que  je  fais  mal  d'admettre  ce  jeune  homme 
dans  ma  société.  Savcz-vous  ce  qui  vous  arrive,  mon  cher  ?  Vous 
ne  cristallisez  plus  pour  moi.  » 

Le  mot  cristalïïsation*dex\nl  à  la  mode  parmi  nous,  et  il  avait 
tellement  frappé  l'imagination  de  la  belle  Ghita,  qu'elle  l'adopta 
pour  tout. 

De  retour  à  Bologne,  on  ne  racontait  guère  d'anecdotes  d'a- 
mour dans  sa  loge  qu'elle  ne  m'adressât  la  parole.  «  Ce  trait-ci 


DE  L'AMOUR.  "i: 

confirme  ou  détroit  telle  de  dos  théories,  »  me  disaii-chY.  Lee 
actes  de  folie  répétés  par  lesquels  un  amanl  ap  rçoil  tout  i 
perfections  dans  la  femme  qu'il  commence  à  aimi  1    s'a] , 
rent  toujours  cristallisatiou  entre  nous.  Ce  mol  dous  rap] 
le  plus  aimable  voyage.  De  ma  vie  je  ne  sentis  Bi  bien  1 1  b 
touchante  et  solitaire  des  rives  du  lac  «le  Garde;  DOU 
dans  des  barques  des  soirées  délicieuses,  malgré  la  cfc 
étouffante.  ÎS'ous  trouvâmes  de  ces  instants  qu'on  n'oublie  plus 
ce  fut  un  des  moment*  brillants  de  noire  jeunesse. 

Un  soir,  quelqu'un  vint  nous  donner  la  nouvelle  que  la  prin- 
cesse Lanfiraucbi  et  la  belle  Florenza  se  disputaient  le  i  eur  du 
jeune  peintre  Oldofredi.  La  pauvre  princesse  semblait  ei 
réellement  éprise,  cl  le  jeune  artiste  milanais  ne  paraissait  oc- 
cupé que  des  (banne*  de  Florenza.  On  se  demandait 
est-il  amoureux?»  Mais  je  supplie  le  lecteur  de  i  rolre  qu  j    ne 
prétends  pas  justifier  ce  genre  de  conversation,  dans  lequel  on 
a  l'impertinence  de  ne  pas  se  conformer  ans  règles  im| 
par  les  convenances  françaises.  Je  ne  sais  pourquoi  ce    oir-la 
notre  amour-propre  s'obstina  à  deviner  bi  le  peintre  milanais 
était  amoureux  de  la  belle  Florenza. 

On  se  perdit  dans  la  discussion  d'un  grand  nombre  de  petits 
faits.  Quand  nous  fûmes  las  de  fixer  noire  attention  mit  des 
nuances  presque  imperceptibles,  et  qui,  au  fond,  n'étaient 
guère  concluante*,  madame  Gherardi  se  mit  à  nous  raconter  le 
petit  roman  qui,  suivant  elle,  se  passait  dans  le  en  nr  d 
fredi.  Dès  le  commencement  de  son  réV  it,  ell  i  eut  le  fflalbi  ui  <l< 
se  servir  du  mot  cristallisation;  le  colonel  Annibal 
toujours  sur  le  cœur  la  jolie  figure  de  l'officier  bavai 
blant  de  ne  pas  comprendre,  et  non.  red  manda  pour  la  ce 
tième  fois  ce  que  nous  entendions  par  I 
«  C'est  ce  que  je  ne  sens  pas  pour  vous,  lui  répondit  vii 
madame  Gherarùi.  »  Apre*  quoi,  l'abandonnanl 
avec  son  bumeur  noire,  et  non,  adressant  la  pi  ; 
dit-elle,  qu'en  homme  commence  à  aimer  quand  je  ! 

18. 


318  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

triste.  »  Nous  nous  récriâmes  aussitôt  :«  Comment,  l'amour,  ce 
sentiment  délicieux  qui  commence  si  bien... —  Et  qui  quelquefois 
finit  si  mal,  par  de  l'humeur,  par  des  querelles,  dit  madame 
Gherardi  en  riant  et  regardant  Annibal.  Je  comprends  votre  ob- 
jection. Vous  autres,  hommes  grossiers,  vous  ne  voyez  qu'une 
chose  dans  la  naissance  de  l'amour  :  on  aime  ju  l'on  n'aime 
pas.  C'est  ainsi  que  le  vulgaire  s'imagine  que  le  chant  de  tous 
les  rossignols  se  ressemble;  mais  nous,  qui  prenons  plaisir  à 
l'entendre,  savons  qu'il  y  a  pourtant  dix  nuances  différentes  de 
rossignol  à  rossignol.  —  Il  me  semble  pourtant,  madame,  dit 
quelqu'un,  qu'on  aime  ou  qu'on  n'aime  pas.  —  Pas  du  tout, 
monsieur;  c'est  tout  comme  si  vous  disiez  qu'un  homme  qui 
part  de  Bologne  pour  aller  à  Rome  est  déjà  arrivé  aux  portes  de 
Rome  quand,  du  haut  de  l'Apennin,  il  voit  encore  notre  tour 
Garisenda.  Il  y  a  loin  de  l'une  de  ces  deux  villes  à  l'autre,  et 
l'on  peut  être  au  quart  du  chemin,  à  la  moitié,  aux  trois  quarts, 
sans  pour  cela  être  arrivé  à  Rome,  et  cependant  l'on  n'est  plus 
à  Bologue.  —  Dans  cette  belle  comparaison,  dis-je,  Bologne  re- 
présente apparemment  l'indifférence  et  Rome  Yamour  parfait. 
—  Quand  nous  sommes  à  Bologne,  reprit  madame  Gherardi, 
nous  sommes  tout  à  fait  indifférents,  nous  ne  songeons  pas  à 
admirer  d'une  manière  particulière  la  femme  dont  un  jour  peut- 
être  nous  serons  amoureux  à  la  fulie;  notre  imagination  songe 
bien  moins  encore  à  nous  exagérer  son  mérite.  En  un  mot, 
comme  nous  disions  à  Ilallein,  la  cristallisation  n'a  pas  encore 
commencé.  » 

A  ces  mots,  Annibal  se  leva  furieux,  et  sortit  de  la  loge  en 
nous  disant  :  «  Je  reviendrai  quand  vous  parlerez  italien.  » 
Aussitôt  la  conversation  se  fit  en  français,  et  tout  le  monde  se 
prit  à  rire,  même  madame  Gherardi.  «  Eh  bien  !  voilà  l'amour 
parti,  dit-elle,  et  l'on  rit  encore.  On  sort  de  Bologne,  on  monte 
l'Apennin,  l'on  prend  la  route  de  Rome...—  Mais,  madame,  dit 
quelqu'un,  nous  voilà  bien  loin  du  peintre  Oldofredi,»  ce  qui  lui 
donna  m  petit  mouvement  d'impatience  qui,  probablement,  fit 


OE  L'AMI 
tout  à  fait  oublier  Annibal  et  sa  brusque  -ortie.— «  Y 
savoir,  nous  dit-elle,  ce  qui  >e  passe  quand  on  quitte 
D'abord  je  crois  ce  départ  complètement  involontaire 
mouvement  instinctif.  Je  ne  dis  pas  qn  il  ne  soi! 
beaucoup  de  plaisir.  L'on  admire,  pois  on  se  « i ï *  :  a  »j 
«  d'êlrc  aimé  de  celle  femme  chai  mante  !  ■  Enfin  paraîi  ! 
rance;  après  l'espérance  (souvent  conçue  bien  légèrement 
Von  ne  doute  de  rien,  puur  peu  que  l'on  ail  de  ch  ileur  d 
sang),  après  l'espérance,'  dis-je,  ou 
beauté  et  les  mérites  de  la  femme  d  ml  ou 

Pendant  que  madame  G herardi  parlait,  je  pi 
;ouer,  sur  le  revers  de  laquelli 
logne  de  l'autre,  et,  entre  Bologne  et  Borne,  les  i, 
madame  Gherardi  venait  d'indiquer. 


<       2      5 


1.  L'admiratio 

2.  L'on  arrive  à  ce  second  point  de  la  rouie  quand    D 
«  Qui  1  plaisir  d'être  aimé  de  cette  femme  charmante 

5.  La  naissance  de  i  inarq  le  le 

i.  L'on  arrive  au  quatrième  quand 
la  beauté  et  les  mérites  de  la  femme  qu'on  aim 
nous  autres  adeptes,  nous 
qui  met  Carthage  en  fuite.  Dans  le  fait, 
prendre. 

Madame  Gherardi  continua  :  «  rendant 
ments  de  Pâme,  on  manières  d'i  tre,  que  I 
ner,  je  ne  vois  pas  la  plus 
geur  soit  triste.  Le  fait  esl  que  le  plai  il 


320  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

toute  l'attention  dont  l'àme  est  susceptible.  On  est  sérieux,  maig 
Von  n'est  point  triste  :  la  différence  est  grande.—  Nous  enten- 
dons, madame,  dit  un  des  assistants,  vous  ne  parlez  pas  de  ces 
malheureux  auxquels  il  semble  que  tous  les  rossignols  rendent 
les  mêmes  sons.  —  La  différence  entre  être  sérieux  et  être  triste 
(Fesser  serio  e  Fesser  mesto),  reprit  madame  Gherarûi,  est  dé- 
cisive lorsqu'il  s'agit  de  résoudre  un  problème  tel  que  celui-ci  : 
«  Oklofredi  aime-t-il  la  belle  Florenza?  »  Je  crois  qu'Oldofredi 
aime,  parce  que,  après  avoir  été  fort  occupé  de  la  Florenza,  je 
l'ai  vu  triste  et  non  pas  seulement  sérieux.  Il  est  triste,  parce 
que  voici  ce  qui  lui  est  arrivé.  Après  s'être  exagéré  le  bonheur 
que  pourrait  lui  donner  le  caractère  annoncé  par  la  ligure  ra- 
phaélesque,  les  belles  épaules,  les  beaux  bras,  en  un  mot  les 
formes  dignes  de  Canova  de  la  belle  marchesina  Florenza,  il  a 
probablement  cherché  à  obtenir  la  confirmation  des  espérances 
qu'il  avait  osé  concevoir.  Très-probablement  aussi,  la  Florenza, 
effrayée  d'aimer  un  étranger  qui  peut  quitter  Bologne  au  pre- 
mier moment,  et  surtout  très-fàchée  qu'il  ait  pu  concevoir  sitôt 
des  espérances,  les  lui  aura  ôtées  avec  barbarie.  » 

Nous  avions  ie  bonheur  de  voir  tous  les  jours  de  la  vie  ma- 
dame Gherardi  ;  une  intimité  parfaite  régnait  dans  cette  société; 
on  s'y  comprenait  à  demi-mot;  souvent  j'y  ai  vu  rire  de  plaisan- 
teries qui  n'avaient  pas  eu  besoin  de  la  parole  pour  se  faire  en- 
tendre :  un  coup  d'œil  avait  tout  dit.  Ici,  un  lecteur  français 
s'apercevra  qu'une  jolie  femme  d'Italie  se  livre  avec  folie  à  tou- 
tes les  idées  bizarres  qui  lui  passent  par  la  tête.  A  Rome:  à  Bo- 
logne, à  Venise,  une  jolie  femme  est  reine  absolue  ;  rien  ne 
peut  être  plus  complet  que  le  despotisme  qu'elle  exerce  dans  sa 
société.  A  Paris,  une  jolie  femme  a  toujours  peur  de  l'opinion 
et  du  bourreau  de  l'opinion  :  le  ridicule.  Elle  a  constammen 
au  fond  du  cœur  la  crainte  des  plaisanteries,  comme  un  roi  ab- 
solu la  crainte  d'une  charte.  Voilà  la  secrète  pensée  qui  vient  la 
troubler  au  milieu  d'une  joie  de  ses  plaisirs,  et  lui  donner  tout  à 
coup  une  mine  sérieuse.  Une  Italienne  trouverait  bien  ridicule 


DE   L'A  MO  UI\. 
cette  autorité  limitée  qu'uni'  femme  de  P.iri-  exer< 
salon.  A  la  lettre,  elle  e>t  toute-puissante  mit  les  bornai 
l'approchent,  et  dont  toujours  le  bonheur,  du  moins  pendant  l. 
soirée,  dépend  d'un  de  ses  capricr>  :  j'entends  le  bonheur  fa 
simples  amis.  Si  vous  déplaisez  à  la  femme  qui  règne  dan 
loge,  vous  voyez  l'ennui  dan-  ses  yeux,  ef  n'avei  ri<  a  de  mieui 
à  faire  que  de  disparaître  pour  ce  jour- là. 

Un  jour,  je  ne  promenais  avec  madame  Gberardi  sur  la  : 
de  la  Cascata  ciel  llcno;  nous  rencontrâmes  Oldofredi  seul,  for» 
animé,  l'air  très-préoççupé,  mais  point  sombre.  Madame 
rardi  l'appela  et  lui  parla,  aQn  de  mieux  l'observer   i  Si  j'1  no 
nie  trompe,  dis-je  à  madame  Gberardi,  ce  pauvre  Oldofri  d 
tout  à  fait  livré  à  la  passion  qu'il  prend  pour  la  Flounza;  dilc^- 
moi,  de  grâce,  à  moi  qui  sui-  votre     ide,  à  qui  ':  poini  >\<-  Il  m  i- 
ladie  d'amour  le  croyez-vous  arrivé  maintenant?  —  Je  le 
dit  madame  Gherardi,  se  promenant  seul,  el  qui  se  «lit  à  i  h 
instant:  «  Oui,  elle  m'aime.  »  Ensuite  il  s'occupe  à  lui  trouva 
de  nouveaux  charmes,  à  se  détailler  de  nouvelles  raisons  do 
l'aimer  à  la  folie.  — Je  ne  le  crois  pas  -i  heureux  que  vous  le 
supposez.  Oldofredi  doit  avoir  souvent  des  doute   cruel  ;  d  ne 
peut  pas  être  si  sûr  d'être  aimé  delà  Florenza;  il  ne  sait  pas 
comme  nous  à  quel  point  elle  consiaére  peu.  dans  ■ 
d'affaires,  la  richesse,  le  rang,  la  manière  d'être  dans  ! 
Oldofredi  est  aimable,  d'accord,  mais  ce  n'i  si  q  'un  pauvre 
-rer.  —  N'importe,  dit  madame  Gherardi,  je  pair  rais  que 
nous  venons  de  le  trouver  dans  un  moment  où  les  rais  a    pour 
espérer  l'emportaient.  —  Mais,  dis-je,  il  avait  l'air  trop  profon- 
dément troublé;  il  doit  avoir  des  moments  de  malheur  affreux , 
il  se  dit  :  «  Mais,  est-ce  qu'elle  m'aime  '  »  —  J'avoue,  r»  pril 
madame  Gherardi,  oubliant  presque  qu'elle  me  p. niait,  que, 


«  Tou>  est  opposé  entre  la  France  et  l'Italie.  Par  exemple,  la  riebea- 

ses,  !.-  naute  naissance,  l'édui  •      , 

des  AÎpes,  et  en  éloignent  en  France. 


322  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

quand  la  réponse  qu'on  se  fait  à  soi-même  est  satisfaisante,  il  y 
a  des  moments  de  bonheur  divin  et  tels  que  peui-êlre  rien  au 
monde  ne  peut  leur  être  comparé.  C'est  là  sans  doute  ce  quïl  y 
a  de  mieux  dans  la  vie. 

«  Quand,  enfin,  l'âme,  fatiguée  et  comme  accablée  de  senti- 
ments si  violents,  revient  à  la  raison  par  lassitude,  ce  qui  sur- 
nage après  tant  de  mouvements  si  opposés,  c'est  celte  certi- 
tude :  «  Je  trouverai  auprès  de  lui  un  bonheur  que  lui  seul  au 
«  monde  peut  me  donner.»  Je  laissai  peu  à  peu  mon  cheval  s'é- 
loigner de  celui  de  madame  Gherardi.  Nous  fîmes  les  trois  milles 
qui  nous  séparaient  de  Bologne  sans  dire  une  seule  parole,  pra- 
tiquant la  vertu  nommée  discrétion. 


ERNESTINE 


LA  NAISSANCE   DE  L'AMOCR 


A\ ,  NT 

Une  femme  de  beaucoup  d'esprit  et  de  quelque  <       • 
prétendait  un  jour  que  l'amour  ne  naît  ; 
qu'on  le  dit.ii  11  me  semble,  disait-elle,  que  je  de 
ques  tout  à  fait  distinctes  dau>la  nai  pouj 

prouver  son  dire,  elle  coûta  l'anecdote  suivant 
campagne,  il  pleuvait  à  vei  uicr. 


Dans  une  àme  parfaitement  indifférente,  une 
bitanl  un  château  isolé,  au  Tond  d'uu 
étonnement  excite  profondeur 
jeune  chasseur  qu'elle  aperçoit  à  l'improvi 
du  château. 

Ce  fut  par  un  événement  aussi  simple  que  commet 
malheurs  d'irnestine  de  S...  L  qu'elle  habitait 

avec  son  vieux  oncle,  le  comte  d^  S... .  bâti  dans  le  m    i 
près  des  bords  du  Drac,  sur  une  des  roches  im 
serrent  le  cours  de  ce  torrent,  dominait  un  d<.,ï  plu»  beaux 


324  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

du  Dauphiné.  Ernesline  trouva  que  le  jeune  chasseur  offert;  pai 
le  hasard  à  sa  vue  avait  l'air  noble.   Son  image  se  présenta 
plusieurs  fois  à  sa  pensée;  car  à  quoi  songer  dans  cet  antique 
manoir?—  Elle  y  vivait  au  sein  d'une  sorte  de  magnificence; 
elle  y  commandait  à  un  nombreux  domestique  ;  mais  depuis  vingt 
ans  que  le  maître  et  les  gens  étaient  vieux,  tout  s'y  faisait  tou- 
jours à  la  même  heure;  jamais  la  conversation  ne  commençait 
que  pour  blâmer  tout  ce  qui  se  fait  et  s'attrister  des  choses  les 
plus  simples.  Un  soir  de  printemps,  le  jour  allait  finir,  Ernesline 
était  à  sa  fenêtre;  elle  regardait  le  petit  lac  et  le  bois  qui  est  au 
delà;  l'extrême  beauté  de  ce  paysage  contribuait  peut-être  à  la 
plonger  daivs  une  sombre  rêverie.  Tout  à  coup  elle  revit  ce 
jeune  chasseur  qu'elle  avait  aperçu  quelques  jours  auparavant; 
il  était  encore  dans  le  petit  bois  au  delà  du  lac;  il  tenait  un  bou- 
quet de  fleurs  à  la  main  ;  il  s'arrêta  comme  pour  la  regarder  ; 
elle  le  vit  donner  un  baiser  à  ce  bouquet  et  ensuite  le  placer 
avec  une  sorte  de  respect  tendre  dans  le  creux  d'un  grand 
chêne  sur  le  bord  du  lac. 

Que  de  pensées  cette  seule  action  fit  naître  !  et  que  de  pen- 
sées d'un  intérêt  très-vif,  si  on  les  compare  aux  sensations  iuc 
notones  qui,  jusqu'à  ce  moment,  avaient  rempli  la  vie  d'Emes- 
tine!  Une  nouvelle  existence  commence  pour  elle;  osera- t-elle 
aller  voir  ce  bouquet?  «  Dieu  !  quelle  imprudence,  se  dit-elle  en 
tressaillant;  et  si,  au  moment  où  j'approcherai  du  grand  chêne, 
ie  jeune  chasseur  vient  à  sortir  des  bosquets  voisins  !  Quelle 
honte!  Quelle  idée  prendrait-il  de  moi?  »  Ce  bel  arbre  était 
pourtant  le  but  habituel  de  ses  promenades  solitaires,  souvent 
elle  allait  s'asseoir  sur  ses  racines  gigantesques,  qui  s'élèvent 
au-dessus  de  la  pelouse  et  forment,  tout  à  lentour  du  tronc, 
comme  autant  de  bancs  naturels  abrités  par  son  vaste  ombrage. 
La  nuit,  Ernesline  put  à  peine  fermer  l'œil;  le  lendemain, 
dès  cinq  heures  du  matin,  à  peine  l'aurore  a-t-elle  paru,  qu'elle 
monte  dans  les  combles  du  château.  Ses  yeux  cherchent  le 
grand  chêne  au  delà  du  lac;  à  peine  lVt-elle  aperçu,  qu'elle 


DE   L'AMOUR. 
reste  immobile  et  cnmrae  sans  respiration.  Le  bonhi 
dos  passions  succède  au  contentement  sans  objel  e(  pre 
machinal  de  la  première  jeunesse. 

Dix  jours  s'écoulent.  Ernesline  compte  les  jours!  l'i 
seulement,  elle  a  vu  h- jeune  chasseur;  il  s'est  approché  «1 
l'arbre  chéri,  et  il  avait  un  bouquet  qu'il  y  a  placé  comme  le 
premier.  —  Le  vieux  comte  de  S...  remarque  qu'elle  pa 
vie  à  soigner  une' volière  qu'elle  a  établie  dans  les  combles  .1 
château;  c'est  qu'assise  auprès  d'une  petite  fenêtre  dont  la 
sienne  est  fermée,  elle  domine  toute  l'étendue  du  bois  au 
du  lac.  Elle  est  bien  sûre  que  son  inconnu  ne  peut  l'an 
voir,  et  c'est  alors  qu'elle  pense  à  lui  sans  contrainte.  Dm 
lui  vient  et  la  tourmente.  S'il  croit  qu'on  ne  fait  aucune  atten- 
tion à  ses  bouquets,  il  en  conclura  qu'on  méprise  son  homn 
qui,  après  tout,  n'est  qu'une  simple  politesse,  et,  pour  pet)  qu  ù 
ait  l'âme  bien  placée,  il  ne  paraîtra  plus.  Quatre  jour*  s'écou- 
lent encore,  mais  avec  quelle  lenteur!  Le  cinquième  la  jeune 
fille,  passant  par  hasard  auprès  du  grand  chêne,  n'a 'pu  rê>i^t<  r 
à  la  tentation  de  jeter  un  coup  d'oeil  sur  le  [nuit  créas  <>ù  i  Qe .« 
vu  déposer  les  bouquets.  Elle  était  avec  sa  gouvei   ante  et  n'a- 
vait rien  à  craindre.  Ernesline  pensait  bien  ne  trouver  <|i; 
fleurs  fanée*;  à  sou  inexprimable  joie,  elle  voit  un  b<>uqu<  i 
composé  des  fleurs  les  plus  rares  et  les  plus  jolies  ;  il  est  d'un, 
fraîcheur  éblouissante;  pas  un  pétale  des  fleurs  les  plus  déli- 
cates n'est  flétri.  A  peine  a-t-elle  aperçu  tout  cela  du  < ■• 
l'œil,  que,  sans  perdre  de-vue  sa  gouvernante,  ell.'  a  parcoure 
avec  la  légèreté  d'une  gazelle  toute  cette  partie  du  bois  .*  »  m 
pas  à  la  rende.  Elle  n'a  vu  personne;  bien  ^ûre  de 
observée,  elle  revient  au  grand  chêne,  elle  ose  regarde! 
délices  le  bouquet  charmant.  0  ciel  :  il  y  a  un  petit  papiei 
que  imperceptible,  il  est  attaché  au  nœud  du  bouquet,  i  Q 
vez-vous,  mon  Ernestine?  dit  la  gouvernante  alarmée  da 
cri  qui  accompagne  cette  découverte.  —  Rien,  bonne    < 
c'est  une  perdrix  qui  s'est  levée  à  me*  pieds.  »  —  Il  y  a  q< 

1'.» 


5*26  ŒUVRES  DE   STENDIIaL. 

jours,  Emestine  n'aurait  pas  eu  l'idée  de  mentir.  Elle  se  rap- 
proche de  plus  en  plus  du  bouquet  charmant;  elle  penche  la 
tête,  et,  les  joues  rouges  comme  le  feu,  sans  oser  y  toucher,  elle 
ht  sur  le  petit  morceau  de  papier  : 

«  Voici  un  mois  que  tous  les  matins  j'apporte  un  bouquet, 
Celui-ci  sera-t-il  assez  heureux  pour  être  aperçu?  » 

Tout  est  ravissant  dans  ce  joli  billet;  1  écriture  anglaise  qui 
traça  ces  mots  est  de  la  forme  la  plus  élégante.  Depuis  quatre 
ans  qu'elle  a  quitté  Paris  et  le  couvent  le  plus  à  la  mode  du 
faubourg  Saint-Germain,  Emestine  n'a  rien  vu  d'aussi  joli.  Tout 
à  coup  elle  rougit  beaucoup,  elle  se  rapproche  de  sa  gouver- 
nante et  l'engage  à  retourner  au  château.  Pour  y  arriver  plus 
vite,  au  lieu  de  remonter  dans  le  vallon  et  de  faire  le  tour  du 
lac  comme  de  coutume,  Ernesline  prend  le  sentier  du  petit  pont 
qui  mène  au  château  en  ligne  droite.  Elle  est  pensive,  elle  se 
promet  de  ne  plus  revenir  de  ce  côté;  car  enfin  elle  vient  de 
découvrir  que  c'est  une  espèce  de  billet  qu'on  a  osé  lui  adres- 
ser. Cependant,  il  n'était  pas  fermé,  se  dit-elle  tout  bas.  De  ce 
moment  sa  vie  est  agitée  par  une  affreuse  anxiété.  Quoi  donc!  ne 
peut-elle  pas,  même  de  loin,  aller  revoir  l'arbre  chéri?  Le  sen- 
timent du  devoir  s'y  oppose.  «  Si  je  vais  sur  l'autre  rive  du  lac,  se 
dit-elle,  je  ne  pourrai  plus  compter  sur  les  promesses  que  je  me 
fais  à  moi-même.  »  Lorsqu'à  huit  heures  elle  entendit  le  portier 
fermer  la  grille  du  petit  pont,  ce  bruit  qui  lui  ôtait  tout  espoir 
sembla  la  délivrer  d'un  poids  énorme  qui  accablait  sa  poitrine; 
elle  ne  pourrait  plus  maintenant  manquer  à  son  devoir,  quand 
même  elle  aurait  la  faiblesse  d'y  consentir. 

Le  lendemain,  rien  ne  peut  la  tirer  d'une  sombre  rêverie;  elle 
est  abattue,  pâle;  son  oncle  s'en  aperçoit;  il  fou  mettre  les 
chevaux  à  l'antique  berline,  en  parcourt  les  environs,  on  va 
jusqu'à  l'avenue  du  château  de  madame  Dayssin,  à  trois  lieues 
de  là.  Au  retour,  le  comte  de  S...  donne  Tordre  d'arrêter  dans 
le  petit  bois,  au  delà  du  lac  ;  la  berline  s'avance  sur  la  pelouse, 
il  veut  revoir  le  chêne  immense  q.u il  n'appelle  jamais  que  le 


DE  L'AMI 
contemporain  deCharlemagne.  «  Ce  grand  emper<  ur  \ 
vu,  r»>t-il,  en  traversant  nus  montagnes  pour  aJlci 
vaincre  le  roi  Didier  ;  »  et  celle  pensée  d'une  \  i 
ble  rajeunir  un  vieillard  presque  octogénaire,  l-i 
loin  de  suivre  les  raisonnements  de  sod  brû- 

lantes; elle  va  dune  se  trouver  encore  une  f"i3  auprè 
chêne;  elle  s'est  promis  de  ne  pas  regarder  dan-,  la  , 
chette.  Par  un  mouvement  instinctif 
elle  y  jette  les  yeux,  elle  voit  le  bouquet,  elle  |  . 
posé  de  roses  panachées  de  noir.  —  «  Je  suis  bien  m 
il  faut  que  je  m'éloigne  pour  toujours,  Olle  quej'ain 
gue  pas  apercevoir  mou  hommage.  »  —  tels  sont  les  d 
sur  le  petit  papier  fixé  au  bouquet.  Ernesline  les  a  lus 
d'avoir  le  temps  de  se  défendre  de  les  voir.  Elle  est  -i  i 
qu'elle  est  obligée  de  s'ap]  uyer  contre  l'arbre  ;  et  bi 
fond  en  larmes.  Le  soir,  elle  se  dit  :  «  11  s'éloignera  pour  tou- 
jours, et  je  ne  le  verrai  plus  !  s 

Le  lendemain,  eu  plein  midi,  par  le  soleil  du  mois  d 
comme  elle  se  promenait  avec  son  oncle  sous  l'allée  de  ; 
nés  le  long  du  lac,  elle  voit  sur  l'autre  rive  le  j  u 
s'approcher  du  grand  chêne;  il  saisit  son  bouquet,  lejelli 
le  lac  et  disparaît.  Ernestisâ  a  l'idée  qu'il  y  avait  du  dépil 
sou  geste,  bientôt  elle  n'en  doute  plus.  Elle  s'étonne  d'avoir  pu 
eu  douter  un  seul  instant  ;  il  est  évident  que,  se  voyant  m. , 
il  va  partir;  jamais  elle  ne  le  reverra. 

Ce  jour-là  on  est  fort  inquiet  au  i  bateau,  -      pand 

quelque  gaieté.  Son  onde  prononce  qu'<  d  ment  in- 

disposée; une  pâleur  mortelle,  une  certaine  i 
les  traits;  ont  bouleversé  cette  ligure  naïve 
guère  les  sensations  si  tranquilles  de  h  \ 
soir,  quand  l'heure  de  la  promenad 
s'oppose  point  à  ce  que  son  oncle  la  diii. 
delà  du  lac.  Elle  regar*  ■    ! '""  "'''  >" 

larmes  sont  à  peine  retenues,  la  pe 


328  ŒUVRES   DE  STENDHAL 

au-dessus  du  sol,  bien  sûre  de  n'y  rien  trouver;  elle  a  trop  Dieu 
vu  jettvle  bouquet  dans  le  lac.  Mais,  ô  surprise!  elle  en  aper- 
çoit un  autre.  —  «  Par  pitié  pour  mon  affreux  malheur,  daigner 
prendre  la  rose  blanche.  »  Pendant  qu'elle  relit  ces  mots  éton- 
nants, sa  main,  suns  qu'elle  le  sache,  a  détaché  la  rose  blan- 
che qui  est  au  milieu  du  bouquet.  —  «  Il  est  donc  bien  mal- 
heureux, se  dit-elle!  »  —  En  ce  moment  son  oncle  l'appelle, 
elle  le  suit,  mais  elle  est  heureuse.  Elle  tient  sa  rose  blanche 
dans  son  petit  mouchoir  de  batiste,  et  la  batiste  est  si  fine,  que 
tout  le  temps  que  dare  encore  la  promenade,  elle  peut  aperce- 
voir la  couleur  de  la  rose  à  travers  le  tissu  léger.  Elle  tient 
son  mouchoir  de  manière  à  ne  pas  faner  cette  rose  chérie. 

A  peine  rentrée,  elle  monte  en  courant  l'escalier  rapide  qui 
conduit  à  sa  petite  tour,  dans  l'angle  du  château.  Elle  ose  enfin 
contempler  sans  contrainte  cette  rose  adorée  et  en  rassasier  ses 
regards  à  travers  le  >  douces  larmes  qui  s'échappent  de  ses  yeux. 

Que  veulent  dire  ces  pleurs  ?  Ernestine  l'ignore.  Si  elle  pou- 
vait deviner  le  sentiment  qui  les  fait  couler,  elle  aurait  le  cou- 
rage de  sacrifier  la  rose  qu'elle  vient  de  placer  avec  tant  de 
soin  dans  son  verre  de  cristal,  sur  sa  petite  table  d'acajou.  Mais, 
pour  peu  que  le  lecteur  ait  le  chagrin  de  n'avoir  plus  vingt  ans, 
il  devinera  que  ces  larmes,  loin  d'être  de  la  douleur,  sont  les 
compagnes  inséparables  de  la  vue  inopinée  d'un  bonheur  ex- 
trême ;  elles  veulent  dire  :  «  Qu'il  est  doux  d'être  aimé!  »  — 
C'est  dans  un  moment  où  le  saisissement  du  premier  bonheur 
de  sa  vie  égarait  son  jugement  qu'Ernestine  a  eu  le  tort  de 
prendre  cette  fleur.  Mais  elle  n'en  est  pas  encore  à  voir  et  à  se 
reprocher  cette  inconséquence. 

Pour  nous,  qui  avons  moins  d'illusions,  nous  reconnaissons  la 
troisième  période  de  la  naissance  de  l'amour  :  l'apparition  de 
l'espoir.  Ernestine  ne  sait  pas  que  son  coeur  se  dit,  eu  regardant 
cette  rose  :  «  Maintenant,  il  est  certain  qu'il  m'aime.  » 

Mais  peut-il  être  vrai  qu'Ernestine  soit  sur  le  point  d'aimer? 
Ce  sentiment  ne  choque-t-iî  pas  toutes  les  règles  du  plus  simple 


DE  L'AMOUR 

bon  sens?  Quoi!  elle  n'a  vu  que  trois  fois  l'homme  qv 
moment,  lui  fait  verser  des  1. unies  brûlant* 
l'a  vu  qu'à  travers  le  lac,  à  une  grande  d 
pas  peut-être.  Bien  plus,  si  elle  le  rencontrai!  Bans  fus    i 
veste  de  chasse,  peut-être  qu'elle  ne  le  reconnaîtrai! 
ignore  son  nom,  ce  qu'il  est,  et  pourtant  ses  jonrné 
sent  à  se  nourrir  de  sentiments  pa-^i  il  je  -ni     i 

d'abréger  l'expression,  car  je  n'ai  pas  l'espace  qu'il  (au!  : 
faire  un  roman.  Ces  sentiments  ne  sont  que  de    variation 
cette  idée  :  «  Quel  bonheur  d'en  être  :  imée! 
examine  cette  aiitri    qu>  al   importa 

<r  Puis-je  espérer  d'en  être  aimée  véritablement?  N'est-ce  ; 
par  jeu  qu'il  me  dit  qu'il  m'aime?  »  Quoique  habitant  un 
teau  bâti  par  Lesdiguières,  et  appartenant  à  la  Camille  d'un  d 
plus  braves  compagnons  du  fameux  connétable,  Ern    line  ot 
s'est  point  fait  cette  autre  objection  :  «  Il  est  penH 
d'un  paysan  du  voisinage.  »  Pourquoi  '  Elle  vivait  dans  un 
litude  profonde. 

Certainement  Ernestine  était  bien  loin  de  reconnt  Itre  I 
2ure  des  sentiments  qui  régnaient  dans  son  cœur.  Si  elle  eût  pn 
prévoir  où  ils  la  conduisaient,  elle  aurait  eu  une 
per  à  leur  empire.  Une  jeune  Allemande,  une  Anglai 
lienne,  eussent  reconnu  l'amour;  notre 

pris  le  parti  de  nier  aux  jeunes  filles  l'<  I  •" r 

Jrnestine  ne  s'alarmait  que  vaguement  de  ce  qui 

dans  son  cœur;  quand  elle   réfléchissait   pi 

n'y  voyait  que  de  la  simple  amitié.  '  pris  un 

rose,  c'est  qu'elle  eût  craint,  en  agissant  autr< 

son  nouvel  ami  et  de  le  perdi 

après  y  avoir  beaucoup  songé,  il  ne  faut  pas  manqui  : 

tesse.  » 

Le  cœur  d'Ernestine  est  agité  par  les  sentii 
lents.  Pendant  quatre  journée.,  qui  paraissent  qo  ati 
la  jeune  solitaire,  elle  est  retenu  •  par  une  crainte  il  d 


330  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

elle  ne  sort  pas  du  château.  Le  cinquième  jour  son  oncle,  tou- 
jours plus  inquiet  de  sa  santé,  la  force  à  raccompagner  dans  le 
petit  bois  ;  elle  se  trouve  prés  de  l'arbre  fatal  ;  elle  lit  sur  le  pe- 
tit fragment  de  papier  caché  dans  le  bouquet  : 

«  Si  vous  daignez  prendre  ce  camellia  Danaché,  dimanche  je 
serai  à  l'église  de  votre  village.  » 

Ernestine  vit  à  l'église  un  homme  mis  avec  une  simplicité  ex- 
trême, et  qui  pouvait  avoir  trente-cinq  ans.  Elle  remarqua  qu'il 
n'avait  pas  même  de  croix.  Il  lisait,  et,  en  tenant  son  livre  d'heu- 
res d'une  certaine  manière,  il  ne  cessa  presque  pas  un  instant 
d'avoir  les  yeux  sur  elle.  C'est  dire  que,  pendant  tout  le  ser- 
vice, Ernestine  fut  hors  d'état  de  penser  à  rien.  Elle  laissa 
choir  sou  livre  d'heures,  en  sortant  de  l'antique  banc  seigneu- 
rial, et  faillit  tomber  elle-même  en  le  ramassant.  Elle  r  )ugit 
beaucoup  de  sa  maladresse.  «  Il  m'aura  trouvée  si  gauche,  se  dit- 
elle  aussitôt,  qu'il  aura  honte  de  s'occuper  de  moi.  »  En  effet,  à 
partir  du  moment  où  ce  petit  accident  était  survenu,  elle  ne  vit 
plus  l'étranger.  Ce  fut  en  vain  qu'après  être  montée  en  voiture 
elle  s'arrêta  pour  distribuer  quelques  pièces  de  monnaie  à  tous 
les  petits  garçons  du  village;  elle  n'aperçut  point,  parmi  les  grou- 
pes de  paysans  qui  jasaient  auprès  de  l'église,  la  personne  que, 
pendant  la  messe,  elle  n'avait  jamais  osé  regarder.  Ernestine,  qui 
jusqu'alors  avait  été  la  sincérité  même,  prétendit  avoir  oublié 
son  mouchoir.  Un  domestique  rentra  dans  l'église  et  chercha 
longtemps  dans  le  banc  du  seigneur  ce  mouchoir  qu'il  n'avait 
garde  de  trouver.  Mais  le  relard  amené  par  cette  pelile  ruse  fut 
inutile,  elle  ne  revit  plus  le  chasseur,  «  C'est  clair,  se  dit-elle:  ma- 
demoiselle de  C...  me  dit  une  fois  que  je  n'étais  pars  jolie  et  que 
j'avais  dans  le  regard  quelque  chose  d'impérieux  et  de  repous- 
sant; il  ne  me  manquait  plus  que  de  la  gaucherie;  il  me  mé- 
prise sans  dou'.e.  » 

Les  tristes  pensées  l'agitèrent  pendant  deux  ou  trois  visites 
que  son  oncle  fit  avant  de  rentrer  an  château. 

A  peine  de  retour,  vers  les  quatre  heures,  elle  courut  sous 


DE  L'àllOUR. 
l'allée  de  platanes,  le  long  du  lac.  La  grill 
fermée  à  cause  du  dimanche  ;  beui 
jardinier  elle  l'appela  et  le  pria  de  mettre  la  b 
la  conduire  de  l'autre  côté  du  lac.  Elle  prit  len 
grand  chêne.  La  oarque  côtoyai I  et  se  trouvait  touj 
près  d'elle  pour  la  rassurer.  Les  branches  bas 
horizontales  du  chêne  immense  s'étendaient  presque  ju 
lac.  D'un  pas  décidé  et  avec  une  sorte  de  sang-froid 
résolu,  elle  s'approcha  de  l'arbre,  de  l'air  dont  die  <  Al  marché 
à  la  mort.  Elle  était  bien  sûre  de  ne  rien  trouver  dans  h  ca- 
chette; en  effet,  elle  n'y  vit  qu'une  ;'  , 
tenu  au  bouquet  de  la  veille  :  —  «  S'il  eût  été  coulent  de 
se  dit-elle;  il  n'eût  pas  manqué  de  me  remercier  par  un  bou- 
quet. » 

Elle  se  fit  ramener  ao>  château,  monta  cfaex  elle  et 
et,  une  fois  dans  sa  petite  tour,  bien  sûre  de  n'être  p 
fondit  en  larmes.  «  Mademoiselle  de  C...  srvail  1  < i < 
dit-elle  :  pour  me  trouver  jolie,  i!  i'.mi  me  voir  à  eijM 
de  dislance.  Comme  dans  ce  pays  de  libéraux,  mou  om 
voit  personne  que  des  paysans  et  des  curé-,  mes  ma 
vent  avoir  contracté  quelque  chose  de  rude,  p 
sier.  J'aurai  dans  le  regard  une  expression  in 
poussante.  »  —  Elie  s'approche  de  son  mùnrir  ; 
regard,  elle  voit  des  yeux  d'un  bleu  sombre  BOyél  de  pleur>. — 
«  Dans  ce  moment,  dit-elle,  je  ne  pui>  avoir  cet  air 
qui  m'empêchera  toujours  de  plaire.  » 

Le  dîner  sonna;  elle  eut  beaucoup  de  peine  I  lar- 

mes. Elle  parut  enfin  dans  le  salon;  elle  H.  Villan, 

vieux  botaniste,  qui,  tous  les  ans,  venait  passer  bail  j 
M.  de  S...,  au  grand  chagrin  de  sa  bonne,  éi 
nante,  qui,  pendant  ce  temps,  perdait  sa  place  à  b  taWe  de  M.  le 
comte.  Toutse  passa  fort  bien  ju  qu'au  Bornent  du  cl 
on  apporta  le  seau  près  d'E 
puis  longtemps.  Elle  appela  un  '  dit  :  ■  I 


532  ŒUVRES  DE   STENDHAL, 

gez  cette  eau  et  mettez-y  de  la  glace,  vite.  —  Voilà  un  petit 
ton  impérieux  qui  te  va  fort  bien,  dit  en  riant  son  bon  grand 
oncle.  »  Au  mot  d'impérieux,  les  larmes  inondèrent  les  yeux 
d'Ernestine,  au  point  qu'il  lui  fut  impossible  de  les  cacher  ;  elle 
fui  obligée  de  quitter  le  salon,  et  comme  elle  fermait  la  porte, 
on  entendit  que  ses  sanglots  la  suffoquaient.  Les  vieillards  res- 
tèrent tout  interdits. 

Deux  jours  après,  elle  passa  près  du  grand  chêne  ;  elle  s'ap- 
procha et  regarda  dans  la  cachette,  comme  pour  revoir  les  lieux 
où  elle  avait  été  heureuse.  Quel  fut  son  ravissement  en  y  trou- 
vant deux  bouquets!  Elle  les  saisit  avec  les  petits  papiers,  les 
mit  dans  son  mouchoir,  et  partit  en  courant  pour  le  château, 
sans  s'inquiéter  si  l'inconnu,  caché  dans  le  bois,  n'avait  point 
observé  ses  mouvements,  idée  qui,  jusqu'à  ce  jour,  ne  l'avait 
jamais  abandonnée.  Essoufflée  et  ne  pouvant  plus  courir,  elle  fut 
obligée  de  s'arrêter  vers  le  milieu  de  la  chaussée.  A  peine  eut- 
elle  repris  un  peu  sa  respiration,  qu'elle  se  remit  à  courir  avec 
toute  la  rapidité  dont  elle  était  capable.  Enfin,  elle  se  trouva 
dans  sa  petite  chambre;  elle  prit  ses  bouquets  dans  son  mou- 
choir et,  sans  lire  ses  petits  billets,  se  mit  à  baiser  ces  bou- 
quets avec  transport,  mouvement  qui  la  fil  rougir,  quand  elle 
s'en  aperçut.  «  Ah  !  jamais  je  n'aurai  l'air  impérieux,  se  disait- 
elle  ;  je  me  corrigerai.  » 

Enfin,  quand  elle  eut  assez  témoigné  toute  sa  tendresse  à  ces 
jolis  bouquets,  composés  des  fleurs  les  plus  rares,  elle  lut  les 
billets:  (Un  homme  eût  commencé  par  là.)  Le  premier,  celui  qui 
était  daté  du  dimanche,  à  cinq  heures,  disait  :  «  Je  me  suis  re- 
fusé le  plaisir  de  vous  voir  après  le  service  ;  je  ne  pouvais  être 
seul  ;  je  craignais  qu'on  ne  lût  dans  mes  yeux  l'amour  dont  je 
brûle  pour  vous.  »  —  Elle  i-elul  trois  fois  ces  mots  :  l'amour 
dont  je  orûle  pour  vous,  puis  elle  se  leva  pour  aller  voir  à  ?a 
psyché  si  elle  avait  l'air  impérieux;  elle  continua  :  «  l 'amour 
dont  je  truie  pour  vous.  Si  votre  ejeur  est  libre,  daignez  em- 
porter ce  billet,  qui  pourrait  nous  compromettre.  » 


DE   •      MOTJfl 

Le  second  billet,  celui  du  Iud  : 
sez  mal  écrit;  mais  Ernesline  o'en  é  .i;  i  lu    au 
lie  écriture  anglaise  de  son  inconnu  était  un  i  h 
elle  avait  des  affaires  trop  sérieuses  puur  faire 
détails. 

«  Je  suis  venu.  J'ai  été  assczheureux  pour  que  qucli]n 
de  vous  en  ma  présence.  On  m'a  dit  qu'hier  vous  avci 
le  lac.  Je  vois  que  vous  n'avez  pas  d 
j'avais  laissé.  Il  décide  mon  sort.  Vous  aime? 
moi.  Il  y  avait  de  la  folie,  à  mon  âge,  à  m'allacher  .1  '":    fuie  du 
vôtre.  Adieu  pour  toujours.  Je  ne  j<i    ; 
tre  importun  à  celui  de  vous  avoù 
d'une  passion  peut-être  ridicule  à  vos  yeux.  >  -  D'ut* 
dit  Ernesline  en  levant  les  yeux  au  ciel, 
doux.  Celte  jeune  fille,  remarquable  par  sa  beauté,  el  a  I 
de  la  jeunesse,  s'écria  avec  ravissement:  «  Il  d    . 
ahl  mon  Dieu!  que  je  suis  heureuse!  »  Elle  tomba  a  genooi 
devant  une  charmante  madone  de  Carlo  Dolci  rapporte*  ■  '. 
par  un  de  ses  aïeux.  -  «  Ah  !  oui,  je  serai  bonne  et  vertn 
s'écria-t-elle  les  larmes  aux  yeux.  Mon  Dieu,  daignez  seul 
m'indiquer  mes  défauts,  pour  que  je  puisse  m'eu  corriger .  main- 
tenant, tout  m'est  possible.  » 

Elle  se  releva  pour  relire  les  billets  vingt  fois.  ! 
tout  la  jeta  dans  des  transports  de  bonheur.  Bientôt  elle  remar- 
qua une  vérité  établie  dans  son  cœur  depuis  fort 
c'est  que  jamais  elle  n'auTait  pu  s'attacher  à  un  bonu    - 
de  quarante  ans.  (L'inconnu  parlait  de  son  âge.)  LU'-  ■<•  KWviW 
qu'à  l'église,  comme  il  était  un  peu  chauve,  il  lui  avait  paru  .noir 
trente-quatre  ou  trente-cinq  ans.  Hais  elle  ne  pmr 
cette  idée;  elle  avait  si  peu  osé  le  regarder!  et  elle  était  - 
blée!  Durant  la  nuit,  Ernesline  ne  ferma  pas  1  ail.  D< 
n'avait  eu  l'idée  d'un  semblabli 

écrire  en  anglais  sur  son  livre  d'heures  :  IMnjamai»  impé- 
rieuse. Je  fais  ce  vœu  le  50  septembre  18... 

19 


534  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Pendant  cette  nuit,  elle  se  décida  de  plus  en  plus  sur  cette 
vérité  :  il  est  impossible  d'aimer  un  homme  qui  n'a  pas  quarante 
ans.  A  force  de  rêver  aux  bonnes  qualités  de  son  inconnu,  il  lui 
vint  dans  l'idée  qu'outre  l'avantage  d'avoir  quarante  ans,  il  avait 
probablement  encore  celui  d'être  pauvre.  Il  était  mis  d'une  ma- 
nière si  simple  à  l'église,  que  sans  doute  il  était  pauvre.  Rien 
ne  peut  égaler  sa  joie  à  cette  découverte,  «  II  n'aura  jamais  l'air 
bête  et  fat  de  nos  amis,  MM.  tels  et  tels,  quand  ils  viennent 
à  la  Saint-Hubert,  faire  l'honneur  à  mon  oncle  de  tuer  ses 
chevreuils,  et  qu'à  table  ils  nous  comptent  leurs  exploits  de 
jeunesse,  sans  qu'on  les  en  prie. 

«  Se  pourrait-il  bien,  grand  Dieu  !  qu'il  fût  pauvre  !  En  ce 
cas,  rien  ne  manque  à  mon  bonheur  !  »  Elle  se  leva  une  seconde 
fois  pour  allumer  sa  bougie  à  la  veilleuse,  et  rechercher  une 
évaluation  de  sa  fortune  qu'un  jour  un  de  ses  cousins  avait 
écrite  sur  un  de  ses  livres.  Elle  trouva  dix-sept  mille  livres  de 
rente  en  se  manant,  et,  par  la  suite,  quarante  ou  cinquante. 
Comme  elle  méditait  sur  ce  chiffre,  quatre  heures  sonnèrent; 
elle  tressaillit.  «  Peut-être  fait-il  assez  de  jour  pour  que  je  puisse 
apercevoir  mon  arbre  chéri.  »  Elle  ouvrit  ses  persiennes  ;  en 
effet  elle  vil  le  grand  chêne  et  sa  verdure  sombre  ;  mais,  grâce 
au  clair  de  lune,  et  non  point  par  le  secours  des  premières 
lueurs  de  l'aube,  qui  était  encore  fort  éloignée. 

En  s'habillant  le  matin,  elle  se  dit:  «  Il  ne  faut  pas  que  l'amie 
d'un  homme  de  quarante  ans  soit  mise  comme  une  enfant.  »  Et 
pendant  une  heure  elle  chercha  dans  ses  armoires  une  robe,  un 
chapeau,  une  ceinture,  qui  composèrent  un  ensemble  si  origi- 
nal, que,  lorsqu'elle  parut  dans  la  salle  à  manger,  son  oncle,  sa 
gouvernante  et  le  vieux  botaniste  ne  purent  s'empêcher  dépar- 
tir d'un  éclat  de  rire.  «  Approche-toi  donc,  dit  le  vieux  comte 
de  S...,  ancien  chevalier  de  Saint-Louis,  blessé  à  Quiberon-,  ap- 
proche-toi, mon  Ernestine  ;  tu  es  mi.-e  comme  si  lu  avais  vouai 
te  déguiser  ce  malin  en  femme  de  quarante  ans.  »  A  ces  mots 
elle  rougit,  et  le  plus  vif  bonheur  se  peignit  sur  les  traits  de  la 


DE    LA  M 

jeune  fille.  «  Dieu  me  pardonne  :  dit  le  bu.: 
pas  ens'adressantau  vieux  betanisl 

pas  vrai,  monsieur,  que  ; 

toutes  les  manières  d'une  femme  de  Urenl 

unpeiii  air  paternel  cnparlam  aux  dômestiqw 

par  son  ridicule  ;  je  l'ai  mise  deuv  uu  Iroi 

être  sûr  de  mou  observation.  »  Celte  i  emai 

heur  d'Eineslinë,  si  l'on  peut  se  servir  de  ce  mol 

d'une  félicité  qui  déjà  était  au  coin!. 

Ce  fut  avec  peine  qu'ell 
déjeuner.  Son  oncle  et  L'ami  botaniste  i. 
de  l'attaquée  sur  son  petit  air  vieux.  Elle  i 
regarda  le  chêne.  Pour  la  première  roi.-,  d 
nuage  vingl  obscurcir  sa  félicité,  mais  sans  qu\ 
compte  de  ce  changement  soudain.  Ce  qui  diminua  le  r.. 
ment  auquel  elle  était  livrée  depuis   le  m 
plongea  daus  le  désespoir,  elle  avait  tro.. 
L'arbre,  ce  fut  cette  question  qu't  lie  se  lit  :  <     . 
]oi>-je  tenir  avec  mon  ami  pour  qu'il  l'.iu- 

tant  d'esprit,  et  qui  a  l'avantage  d'avoir  qaara 
bien  sévère.  Son  estime  pour  moi  tomber. :  lonl 
permets  une  fausse  démarche.  » 

Comme  Ernesline  se  livrait  à  ce  monologue,  d 
la  plus  propre  à  seconder  les  médit. tli 
fille  devant  sa  psyché,  «  li    observa,  a\ee  un  étonnemenl 
d'horreur,  qu'elle  avait  à  sa  ceinture  nu  i 
petites  chaînes  portant  le  dé,  l  - 
charmant  quelle  ne  pouvait  se  Lasser  d*ad 
et  que  son  oncle  lui  avait  donné  pour  Le  jour  d  il  u'y 

avait  pas  quinze  jours.  Ce  qui  lui  (il  i  l"-r- 

reur  et  le  lui  lit  oicr  avec  tant  d'emj 
rappela  que  sa  bonne  lui  avait  dit  qu'il  coûtait  huit 
quanie  francs,  et  qu'il  avait  été  acheté  chez  le  plus  ; 
joutier  de  Paris,  qui  s'appelait  Laurençot  :  • 


5Ô6  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

mon  ami,  lui  qui  a  l'honneur  d'êlre  pauvre,  s'il  me  voyait  un  bi- 
jou d'un  prix  si  ridicule?  Quoi  de  plus  absurde  que  d'afficher 
ainsi  les  goûts  d'une  bonne  ménagère  ;  car  c'est  ce  que  veulent 
dire  ces  ciseaux,  cet  étui,  ce  dé,  que  l'on  porte  sans  cesse  avec 
soi  ;  et  la  bonne  ménagère  ne  pense  pas  que  ce  bijou  coûte 
chaque  année  1  intérêt  de  son  prix.  »  Elle  se  mit  à  calculer  sé- 
rieusement et  trouva  que  ce  bijou  coûtait  près  de  cinquante 
francs  par  an. 

Cette  belle  réflexion  d'économie  domestique,  qu'Ernesline  de- 
vait à  l'éducation  très-forte  qu'elle  avait  reçue  d'un  conspira- 
teur caché  pendant  plusieurs  années  au  château  de  son  oncle, 
cette  réflexion,  dis-je,  ne  fit  qu'éloigner  la  difficulté.  Quand  elle 
eut  renfermé  dans  sa  commode  la  bijou  d'un  prix  ridicule,  il 
fallut  bien  revenir  à  cette  question  embarrassante  :  Que  faut-il 
Caire  pour  ne  pas  perdre  l'estime  d'un  homme  d'autant  d'esprit? 

Les  méditations  d'Ernestine(que  le  lecteur  aura  peut-être  re- 
connues pour  être  tout  simplement  la  cinquième  période  de  la 
naissance  de  l'amour)  nous  conduiraient  fort  loin.  Celte  jeune 
fille  avait  un  esprit  juste,  pénétrant,  vif  comme  l'air  de  ses 
montagnes.  Son  oncle,  qui  avait  eu  de  l'esprit  jadis,  et  à  qui 
il  eu  restait  encore  sur  les  deux  ou  trois  sujets  qui  l'in- 
téressaient depuis  longtemps,  son  oncle  avait  remarqué  qu'elle 
apercevait  spontanément  toutes  les  conséquences  d'une  idée. 
Le  bon  vieillard  avait  coutume,  lorsqu'il  était  dans  ses  jours  de 
gaieté,  et  la  gouvernante  avait  remarqué  que  cette  plaisanterie 
en  était  le  signe  indubitable,  il  avait  coutume,  dis-je,  de  plai- 
santer son  Ernesùne  sur  ce  qu'il  appelait  son  coup  d'œil  mili- 
taire. C'est  peut-être  cette  qualité  qui,  plus  lard,  lorsqu'elle  a 
paru  dans  le  monde  et  qu'elle  a  osé  parler,  lui  a  fait  jouer  un 
rôle  si  brillant,  liais,  à  l'époque  dont  nous  nous  entretenons, 
Ernestine,  malgré  son  esprit,  s'embrouilla  tout  à  fait  dans  ses 
raisonnements.  Vingt  fois  elle  fut  sur  le  point  de  ne  pas  aller  se 
promener  du  côté  de  l'arbre  :  «  Une  seule  élourderie,  se  disait» 
elle,  annonçant  l'enfantillage  d'une  petite  fille,  peut  me  perdre 


DL    L'AMOUR.  33/ 

dans  l'esprit  de  mon  ami 

meiuent  subtils,  et  où  elle  employait  tonte  la  I 
elle  ne  possédait  pas  encore  l'art  si  «lit' 
passions  par  son  esprit.  L'amour    donl  la  pauvn 
transportée  à  son  insu  faussait  ion  ses  raisonnements 

ia  que  trop  tôt,  pour  son  bonheui  oinerver  i 

fatal.  Après  bien  des  hésitations,  elle  >'y  U 
de  chambre  vers  une  heure.  Elle  s'éloigna  de  cetti  feu 
s'approcha  de  l'arbre,   brillante  de  joie,   la  pauvi 
Elle  semblait  voler  sur  le  gazon  et  non  pas  m  ieux 

botaniste,  qui  était  de  la  promenade,  en  lit  faire  l'oh 
la  femme  de  chambre,  comme  elle  s'éloignait  d'eux  en  i  Durant. 

Tout  le  bonheur  d'Ernesline  disparut  en  un  clin  d 
n'est  pas  qu'elle  ne  trouva',  uu  bouquet  dan-  le  creux  del'i 
il  était  charmant  et  très-frais,  ce  qui  lui  Gl  d'abord  un  vil 
sir.  Il  n'y  avait  donc  pas  longtemps  que 
précisément  à  la  même  place  qu'<  lie.  Elle  chercha 
quelques  traces  de  ses  pas;  ce  qui  la  charma  en 
lieu  d'un  simple  petit  morceau  de  papier  écrit,  il  y  avait  un  bil 
let,  et  un  long  billet.  Elle  vola  à  la  signature;  elle  avait  b 
de  savoir  son  nom  de  baptême.  Elle  lut  ;  la  lettre  lui 
mains,  ainsi  que  le  bouquet.  On  frisson  mortel  s'<  mparj  d 
Elle  avait  lu  au  bas  du  bille!  le  nom  de  Philip  Or 

M.  Astézau  était  connu  dans  le  château  «lu  comte  «1    S...  pour 
être  l'amant  de  madame  Dayssin,  femme  de  Pai 
fùrt  élégante,  qui  venait  tou-  les  ans 
osant  passer  quatre  mois  scul>\  dans         châl 
homme  qui  n'était  pas  son  mari   Pou  «H' 

était  veuve,  jeune,  jolie,  et  pouvait  épouser  M. 
ces  tristes  choses,  qui,  telles  que  non- \r    tnsdel  ienl 

vraies,  paraissaient  bien  autrement  envenimées 
cours  des  personnages  tristes  i 
bel  âge,  qui  venaient  quelquef - 
du  ?rand-oncle  d'Eraesline.  Jamais, 


33S  ŒUVRES  DE  ST7.NDHAL. 

bonheur  si  pur  et  si  vif,  c'était  le  premier  de  sa  vie,  n«  fut 
remplacé  par  un  malheur  poignant  et  sans  espoir.  «  Le 
cruel  '.  il  a  voulu  se  jouer  de  moi,  se  disait  Ernestine,  il  a 
voulu  se  donner  un  but  dans  ses  parties  de  chasse,  tourner 
la  tête  d'une  petite  fille,  peut-être  dans  l'intention  d'en  amu- 
ser madame  Dayssin.  Et  moi  qui  songeais  à  l'épou?er  !  Quel 
enfantillage  !  quel  comble  d'humiliation  !  »  Comme  elle  avait 
celte  triste  pensée,  Ernestine  tomba  évanouie  à  côté  de  l'arbre 
fatal  que  depuis  trois  mois  elle  avait  si  souvent  regardé,  Du 
moins,  une  demi-heure  après,  c'est  là  que  la  femme  de  chambre 
et  le  vieux  botaniste  la  trouvèrent  sans  mouvement.  Pour  sur- 
croît de  malheur,  quand  on  l'eut  rappelée  à  la  vie,  Ernestine 
aperçut  à  ses  pieds  la  lettre  d'Astézan,  ouverte  du  côté  de  la 
signature  et  de  manière  qu'on  pouvait  la  lire.  Elle  se  leva 
prompte  comme  un  éclair,  et  mit  le  pied  sur  la  lettre. 

Elle  expliqua  son  accident,  et  put,  sans  être  observée,  ramasser 
la  lettre  fatale.  De  longtemps  il  ne  lui  fut  pas  possible  de  la  lire, 
car  sa  gouvernante  la  fit  asseoir  et  ne  la  quitta  plus.  Le  botaniste 
appela  un  ouvrier  occupé  dans  les  champs,  qui  alla  chercher  la 
voiture  au  château.  Ernestine,  pour  se  dispenser  de  répondre 
aux  réflexions  sur  son  accident,  feignit  de  ne  pouvoir  parler  ;  un 
mal  à  la  tête  affreux  lui  servit  de  prétexte  pour  tenir  son  mou- 
choir sur  ses  yeux.  La  voiture  arriva.  Plus  livrée  à  elle-même, 
une  fois  qu'elle  y  fut  placée,  on  ne  saurait  décrire  la  dou- 
leur déchirante  qui  pénétra  son  âme  pendant  le  temps  qu'il 
fallut  à  la  voiture  pour  revenir  au  château.  Ce  quil  y  avait  de 
plus  affreux  dans  son  état,  c'est  qu'elle  était  obligée  de  se  mé- 
priser elle-même.  La  lettre  fatale  qu'elle  sentait  dans  son  mou- 
choir (ui  brûlait  fa  main.  La  nuit  vinl  pendant  qu'on  la  rame 
nait  au  château  ;  elle  put  ouvrir  les  yeux,  sans  qu'on  la  remarquât. 
La  vue  de?  étoiles  sJ  brillantes,  pendant  une  belle  nuit  du  midi 
de  la  France,  la  co&sola  un  peu.  Tout  en  éprouvant  les  eftctsde 
ces  mouvements  de  passion,  la  simplicité  de  sen  âge  était  bien 
loin  de  pouvoir  s'en  rendre  compte.  Emestirfl  dut  Vf  premier 


DE   L'AMOUR.  X» 

moment  de  répit,  âpre-  feux  beeres  éc  la  douleur 

plus  atroc  ;,  à  unerésomtion  ce* 

lettre  don!  je  n'ai  vu  que  h  signature;  je  la  brûl  irai, 

en  arrivant   an  château    «  Alors  elle 

comme  ayant  du  courage,  cari.-  parti  de  1  x 

en  apparence,  n'avait  pas  manqué  d'insinuer  m  :  que 

cette  lettre  expliquait  peut-être  d'une  manière  ^.ili  faisant! 

relations  de  M.  Astézan  avec  madame  Dayssin. 

En  entrant  au  salon,  Ernestine  jeta  l.i  1  Urean  feu.  Le  I 
main,  dès  huit  heure   du  matin, elle  se  r  mil  à  tr.;\ 
piano,  qu'elle  avait  fort  négligé  depuis  deux  m  >i-    Bile  repril  la 
collection  des  Mémoires  sur  l'histoire  de  Frai 
Petitot.  et  recommença  à  f.ure  de  longs  extr 
du  sanguinaire  M  mtluc.  Elle  eut  l'ad 
nouveau  par  le  vieux  botaniste  un  cour-  d'iii  toire  oal   i 
Au  bout  de  quinze  jours,  ce  brave  homme,  simple  i 
plantes,  ne  put  se  taire  sur  l'application 
marquait  chez  sou  élève;  il  en  était  émerveillé 
tout  lui  était  indifférent;  tontes 
ment  au  désespoir.  Son  oncle  était  fort  alarmé  :  Ern 
grfssait  à  vue  d'oeil.  Comme  elle  eut,  par  hasard,  un  petit  rlmme, 
le  bon  vieillard,  qui,  contre  l'ordinaire 
n'avait  pas  rassemblé  sur  lui-même  loal  l'intérêt  qu'il  | 
prendre  aux  choses  de  la  vie,  s'imagina  qn'<  I 
delà  poitrine.  Ernestine. le  crut   au-si,  el  .-11. 
les  seuls  mo:u:-:itsp- s- -blés  qu'elle  i 
de  mourir  bientôt  lui  faisait  supputer  la  fie 

Pendant  tout  un  long  mois,  elle  u- ut  d'autre  sefl 
celui  d'une  douleur  d'autant  pin  profonde,  qu'.l. 
source  dans  le  mépris  d'elle-même:  ranime  elle  n'i  i 
usage  de  la  vie.  elle  ne  pe 
senne  au  monde  ne  pouvait  soupçonner  ce  qui  i 
son  cœur,  et  que  probablemeni  ïh  >mme  cniel  qui  l's?aH  la* 
occupée  ne  saurait  deviner  la  centième  parue  de  ce  qu'elle 


540  ŒUVRES  DE   STENDHAL, 

avait  senti  pour  lui.  Au  milieu  de  son  malheur,  elle  ne  manquait 
pas  de  courage;  elle  n'eut  aucune  peine  à  jeter  au  feu  sans  les 
lire  deux  lettres  sur  l'adresse  desquelles  elle  reconnut  la  funeste 
écriture  anglaise. 

Elle  s'était  promis  de  ne  jamais  regarder  la  pelouse  au  delà 
du  lac;  dans  le  salon,  jamais  elle  ne  levait  les  yeux  sur  les 
croisées  qui  donnaient  de  ce  côté.  Un  jour,  près  de  six  semaines 
après  celui  où  elle  avait  lu  le  nom  de  Philippe  Astézan,  sod 
maîire  d'histoire  naturelle,  le  bon  M.  Villars,  eut  l'idée  de  lui 
faire  une  leçon  sur  les  plantes  aquatiques  ;  il  s'embarqua  avec 
elle  et  se  fit  conduire  vers  la  partie  du  lac  qui  remontait  dans 
le  vallon.  Comme  Ernestine  entrait  dans  la  barque,  un  regard 
de  côté  et  presque  involontaire  lui  donna  la  certitude  qu'il  n'y 
avait  personne  auprès  du  grand  chêne  ;  elle  remarqua  à  peine 
u"ie  partie  de  l'écorce  de  l'arbre,  dun  gris  plus  clair  que  le 
reste.  Deux  heures  plus  tard,  quand  elle  repassa,  après  la  leçon, 
vis-à-vis  le  grand  chêne,  elle  frissonna  en  reconnaissant  que  ce 
qu'elle  avait  pris  pour  un  accident  de  l'écorce  dans  l'arbre  était 
la  couleur  de  la  veste  de  chasse  de  Philippe  Astézan,  qui,  depuis 
leux  heures,  assis  sur  une  des  racines  du  chêne,  était  im 
mobile  comme  s'il  eût  été  mort.  En  se  faisant  cette  comparai- 
son à  elle-même,  l'esprit  d'Ernestine  se  servit  aussi  de  ce  mot  : 
comme  s'il  était  mort;  il  la  frappa.  «  S'il  était  mort,  il  n'y  aurait 
plus  d'inconvenance  à  me  tant  occuper  de  lui.  »  Pendant  quel- 
ques minutes  cette  supposition  fut  un  prétexte  pour  se  livrer  à 
un  amour  rendu  tout-puissant  par  la  vue  de  l'objet  aimé. 

Celte  découverte  la  troubla  beaucoup.  Le  lendemain,  dans  la 
soirée,  un  curé  du  voisinage,  qui  était  en  visite  au  château,  de- 
manda au  comte  de  S...  de  lui  prêter  le  Moniteur.  Pendant  que 
te  vieux  valet  de  chambre  allait  prendre  dans  la  bibliothèque  la 
collection  des  Moniteurs  du  mois  :  «  Mais,  curé,  dit  le  comte, 
vous  n'êtes  plus  curieux  cette  année  ,  voilà  la  première  fois 
que  vous  me  demandez  le  Moniteur!  —  Monsieur  le  comte, 
répondit  le  curé,  madame  Dayssin,  ma  voisine,  me  l'a  prêté 


DR  r.'AMOI  R  m\ 

tant  qu'elle  a  été  ici  :  mais  elle  est  partie  depui 

Ce  mot  si   indifférent  causa  une  telle  rév<  lolioa  j  Ern 
qu'elle  crut  se  trouver  mai  ;  elle  sentit  son  cœur  a 
mot  du  curé,  ce  qui  l'humilia  beaucoup.  «  Voilà  .lit- 

elle,  comment  je  suis  parvenue  à  l'oublier  !  » 

Ce  soir-là,  pour  la  première  fois  depuis  longtemps,  il  ' 
riva  de  sourire.  «  Pourtant,  se  disait-elle,  il  f-t  reste*  i  la  camp; 
gne,  à  cent  cinquante  lieues  de  Pari-,  il  a  laisse  madame  I 
sin  partir  seule.  »  Son  immobilité  sur  les  racines  du  cbêç 
revint  à  l'esprit,  et  elle  souffrit  que  sa  peu 
idée.  Tout  son  bonheur,  depuis  un  moi-,  çonsisl 
der  qu'elle  avait  mal  à  la  poitrine  ;  le  lendemain  elle  se  surprit 
à  penser  que,  comme  la  neige  commençait  à  couvrir  les  sommi  t* 
des  montagnes,  il  faisait  souvent  très-frais  le  soir;  elle    ■ 
qu'il  était  prudent  d'avoir  des  vêtements  plus  chaud 
vulgaire  n'eût  pas  manqué  de  prendre  la  même  précaution;  l.r- 
nesline  n'y  songea  qu'après  le  mot  du  curé. 

La  Saint-Hubert  approchai!,  et  avec  elle  l'époque  du 
dîner  qui  eût  lieu  au  château  pendant  toute  la  durée  de  l'année. 
On  descendit  au  salon  le  piano  d'Ernesline.  Kn  l'ouvrant  I 
d'après,  elle  trouva  sur  les  touches  un  morceau  de  papi<  i 
tenant  cette  ligne  : 
«  Ne  jetez  pas  de  cri  quand  vous  m'apercevres.  » 
Cela  était  si  court,  qu'elle  le  lut  avant  de  reconnaître  la  main 
de  la  personne  qui  l'avait  écrit.  :  l'écriture  était  ConU 
Comme  Ernestine  devait- au  hasard,  ou  peu: 
nontagnes  du  Dauphiné,  une  âme  ferme,  bien  cerl 
avant  les   paroles  du  curé  sur  le  départ  de  madame  Daj 
elle  serait  allée  se  renfermer  dans  sa  chambre  et  n'eût  plus 
reparu  qu'après  la  fête. 

Le  surlendemain  eut  litu  ce  grand  dîner  annuel  de  la 
Hubert.  A  table,   Eruestine  fit  tes  honneurs,    | 
de  son  oncle;  elle  était  mise  avec  beaucoup  '•' 

tahle  présentait  la  collection  à  peu  près 


342  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

et  des  maires  des  environs,  pins  cinq  ou  six  fats  de  province, 
parlant  d'eux  et  de  leurs  exploits  à  la  guerre,  à  la  chasse  et 
même  en  amour,  et  surtout  de  l'ancienneté  de  leur  race.  Jamais 
Us  n'eurent  le  chagrin  de  faire  moins  d'effet  sur  l'héritière  du 
château.  L'extrême  pâleur  d'Ernestine,  jointe  à  la  beauté  de  ses 
traits,  allait  jusqu'à  lui  donner  l'air  du  dédain.  Les  fats  qui  cher- 
chaient à  lui  parler  se  sentaient  intimidés  en  lui  adressant  la 
parole.  Pour  elle,  elle  était  bien  loin  de  rabaisser  sa  pensée  jus- 
qu'à eux. 

Tout  le  commencement  du  dîner  se  passa  sans  qu'elle  vît  rien 
d'extrordinaire;  elle  commençait  à  respirer  lorsque,  vers  la  fin 
du  repas,  en  levant  les  yeux,  elle  rencontra  vis-à-vis  d'elle  ceux 
d'un  paysan  déjà  d'un  âge  mûr,  qui  paraissait  être  le  valet  d'un 
maire  venu  des  rives  du  Drac.  Elle  éprouva  ce  mouvement  sin- 
gulier dans  la  poitrine  que  lui  avait  déjà  causé  le  mot  du  curé; 
cependant  elle  n'était  sûre  de  rien.  Ce  paysan  ne  ressemblait 
point  à  Philippe.  Elle  osa  le  regarderune  seconde  fois  ;  elle  n'eut 
plus  de  doute,  c'était  lui.  Il  s'était  déguisé  de  manière  à  se  ren- 
dre fort  laid. 

Il  est  temps  de  parler  un  peu  de  Philippe  Astézan,  car  il  fait 
là  une  action  d'homme  amoureux,  et  peut-être  trouverons-nous 
aussi  dans  son  histoire  l'occasion  de  vérifier  la  théorie  des  sept 
époques  de  l'amour.  Lorsqu'il  était  arrivé  au  château  de  Lafrey 
avec  madame  Dayssin,  cinq  mois  auparavant,  un  des  curés 
qu'elle  recevait  chez  elle,  pour  faire  la  cour  au  clergé,  répéta 
un  mot  fort  joli.  Philippe  étonné  de  voir  de  l'esprit  dans  la 
Douche  d'un  tel  homme,  lui  demanda  qui  avait  dit  ce  mot  sin 
gulier.  «  C'est  la  nièce  du  comte  de  S*'*,  répondit  le  curé,  une 
fille  qui  sera  fort  riche,  mais  à  qui  l'on  a  donné  une  bien  mau- 
vaise éducation.  Il  ne  s'écoule  pas  d'année  qu'elle  ne  reçoive 
de  Paris  une  caisse  de  livres.  Je  crains  bien  qu'elle  ne  fasse 
une  mauvaise  fin  et  que  même  elle  ne  trouve  pas  à  se  mener 
Qui  voudra  se  charger  d'une  telle  femme?  »  etc.,  etc. 

Philippe  fit  quelques  questions,  et  le  curé  ne  put  s'empêcher 


DE  L'AMI 

de  déplorer  la  rare  beauté  d'Ernestine,  qui 

traînerait  à  sa  perle;  il  décrivit  avec  tanl 

genre  de  vie  qu'on  menait  an  château  da 

Dayssin  s'écria  :  «  Ah 

allez  ine  faire-  prendre  en  borreur  voi 

ne  peut  cesser  d'aimer  on  pays  oè  l'on  f.iii  tanl  de  bien,  i 

qua  le  curé,  i  î  l'argent  que  madame  a  donné  pour  > 

à  acheter  la  troisième  cloebe  de  noire  église  lui  assure » 

Philippe  me  l'écoutait  plus,  'ù  songeait  à  E  •  •  qui 

devait,  se  passer  dans  le  cœur  d'une  jeune  fille 

un  château  qui  semblait  ennuyeux  même  à  un  i 

gne.  «  Il  faut  queje  l'amuse,  se  dit-il  à  lui-même,  je  lui  I" 

cour  d'une  manière  romanesque  ;  cela  donnera  quel 

sées  nouvelles  à  cette  pauvre  fille.  »  Le  lendemain  il 

du  côté  du  château  du  comte,  il  remarqua  la  situation  da  ' 

séparé  du  château  par  le  petit  lac.  11  entridée  de  Cure  bon 

d'uu  bouquet  à  Kniestine  ;  nous  savon-  déjà   C 

des  bouquets  et  de  petits  billets.  Quand  il  cbassait'du  e< 

grand  chêne,  il  allait  lui-même  let  r-  B 

envoyait  son  domestique.  Philippe  faisait  I 

tbropie,  il  nepensaitpas  même  à  voir  Ernestine  ;  il  edt  il 

difficile  et  troj>  ennuyeux  de  se  foire  présenter  i  b  i 

Lorsque  Philippe  aperçut  Ernestine  à  l'égl 

sée  fut  qu'il  était  bien  âge  pour  plaire  à  une  jeune  i. 

huit  ou  vingt  ans.  II  fut  touehéd<  la  beau 

tout  d'une  sorte  de  simplicité  noble  qui  foi 

physionomie,  «rfly  a  de  lanaïreté  dans  et 

lui-même-,  d  un  instant  après  elle  lui  parut  charmant. 

la  vit  laisser  tomber  son  ivre  dnem 

gnenria)  et  chercher  à  le  ramas»  r 

ble,  il  songea  à  aimer,  car  il  espéra.  0  resta  d 

qu'elle  en  sortit;  il  ;  méditait  sur  un  sujet  peu 

homme  qui  commence  à  être  ameureoi  :  il  avait  trei 

ans  et  un  commencement  de  rareté  dans  les  «  beteox,  qi 


m4  EUVRES  DE   STENDHAL, 

vait  bien  lui  faire  un  beau  front  à  la  manière  du  docteur  Gatt 
mais  qui  certainement  ajoutait  encore  trois  ou  quatre  ans  à  son 
âge.  «  Si  ma  vieillesse  n'a  pas  tout  perdu  à  la  première  vue. 
se  dit-il,  il  faut  qu'elle  doute  de  mon  cœur  pour  oublier  mon 
âge.  » 

11  se  rapprocha  d'une  petite  fenêtre  goihique  qui  donnait  sur 
la  place,  il  vit  Ernestine  monter  en  voiture,  il  lui  trouva  une 
mille  et  un  pied  charmants ,  elle  distribua  des  aumônes;  il  lui 
sembla  que  ses  yeux  cherchaient  qu<  lqu'un.  «  Pourquoi,  se  dit- 
il.  ses  yeux  regardent-ils  au  loin,  pendant  qu'elle  distribue  de 
la  petite  monnaie  tout  près  de  la  voiture?  Lui  aurais-je  inspiré 
ut:  l'intérêt  ?  » 

11  vit  Ernestine  donner  une  commission  à  un  laquais;  pen- 
dant ce  temps  il  s'enivrait  de  sa  beauté.  11  la  vit  rougir,  ses 
yeux  étaient  fort  près  délie  :  la  voiture  ne  se  trouvait  pas  à 
dix  pas  de  la  petite  fenêtre  gothique;  il  vit  le  domestique  ren- 
trer dans  l'église  et  chercher  quelque  chose  dans  le  banc  du 
seigneur.  Pendant  l'absence  du  domestique,  il  eut  la  certitude 
que  les  yeux  d'Ernesline  regardaient  bien  plus  haut  que  la  foule 
qui  l'entourait,  et,  par  conséquent  cherchaient  quelqu'un  ;  mais 
ce  quelqu'un  pouvait  fort  bien  n'être  pas  Philippe  Astézan,  qui, 
aux  yeux  de  cette  jeune  tille,  avait  peut-être  cinquante  ans, 
soixante  ans,  qui  sait?  A  son  âge  et  avec  de  la  fortune,  n'a- 
t-elle  pas  un  prétendu  parmi  les  hobereaux  du  voisinage?— «Ce- 
pendant je  n'ai  vu  personne  pendant  la  messe.  » 

Dès  que  la  voiture  du  comte  fut  partie,  Astézan  remonta  à 
cheval,  fit  un  déiour  dans  le  bois  pour  éviter  de  la  rencontrer, 
et  se  rendit  rapidement  à  la  pelouse.  A  son  inexprimable  plaisir, 
il  put  arriver  au  grand  chêne  avant  qu'Ernestine  eûi  vu  le  bou- 
quet et  le  petit  billet  qu'il  y  avait  fait  porter  le  matin;  il  enleva 
ce  bouquet,  s'enfonça  dans  le  bois,  attacha  son  cheval  à  un  ar- 
bre et  se  promena.  11  était  fort  agité;  l'idée  lui  vint  de  se  blot- 
tir dans  la  partie  la  plus  touffue  d'un  petit  mamelon  boisé,  à 
wm  pas  du  lac.  De  ce  réduit,  qui  le  cachait  à  tous  les  yeux. 


DE  L'AMOUR 

grâce  à  une  clairière  dans  le  bols,  il 
chêne  et  le  lac. 

Quel  ne  fut  pas  sou  ravissement  lorsqu'il  vii  peu  de  lemp 
après  la  petite  barque  d'Ei  rancer  -or  ces  eaui  l  m 

pides  que  la  bri3e  du  midi  agitait  mollement  !  Ce  moment  lui 
décisif;  l'image  de  ce  lac  et  celle  d'Ernestine  qu'il  venait  à 
voir  si  belle  à  l'église  se  gravèrent  profondément  dam 
cœur.  De  ce  moment,  Ernesline  eut  quelque  chose  qui  II 
Unguait  à  ses  yeux  de  toutes  le>  autres  femmes,  et  il  i 
manqua  plus  que  de  l'espoir  pour  l'aimer  à  la   folie.  Il 
s'approcher  de  l'arbre  avec  empressement  î  il  vil  sa  douk  ur  de 
n'y  pas  trouver  de  bouquet.  Ce  moment  fui  si  délicieux  et  si 
vif,  que,  quand  Ernesline  se  fut  éloignée  en  courant,  Philipp 
crut  s'être  trompé   en  pensant  voir  de  la  douleur  dan- 
expression  lorsqu'elle  n'avait  pas  trouvé  de  bouquet  dans  le 
creux  de  l'arbre.  Tout  le  sort  de  son  amour  reposait  mit  i  eue 
circonstance.  Il  se  disait  :  «  Elle  avait  l'air  tri  tf  en  descendant 
de  la  barque  et  même  avant  de  s'approcher  de  l'arbre  —  Hais, 
répondait  le  parti  de  l'espérance,  elle  n'avait  pas  l'air  in  le  i 
l'église;  elle  y  était,  au  contraire,  brillante  de  traîcheui 
beauté,  de  jeunesse  et  un  peu  troublée  ;  L'esprit  le  plus  vil 
ruait  ses  yeux.  » 

Lorsque  Philippe  Astézau  ne  put  plus  voir  Ernesline  qui 
débarquée  sous  l'allée  des  platanes  de  l'autre  côté  dp  I 
soriitdeson  réduit  un  tout  autre  homme  qu'il  n'y  était  enU 
regagnant  au  galop  le  château  de  madame  Dayssin,  i!  bA  n 
deux  idées  :  «  A-t-elle  montré  de  la  i  a  oe  trouvant  pa 

de  bouquet  dans  l'arbre?  Cette  tristesse  ce  vient-elle  pas  tout 
simplement  de  la  vanité  déçue?» Cette  supposition  plus  pn 
finit  par  s'emparer  tout  à  fait  de  son  esprit  et  lui  rendil 
les  idées  raisonnables  d'un  homme  de  trenle-ctnq  ans  ' 
ort  sérieux.  Il  trouva  beaucoup  de  monde  <  liez  madame 

in;  dans  le  courant  de  la  soirée,  elle  le  plaisanta 
vite  et  sur  sa  fatuité.  11  ne  poufait  plo*.  disait-elle,  pan*  de- 


346  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

vant  une  glace  sans  s'y  regarder.  «  J*ai  en  horreur,  disait  ma- 
dame Dayssin,  celle  habitude  des  jeunes  gens  à  la  mode.  C'est 
une  grâce  que  vous  n'aviez  point;  tâchez  de  vous  en  défaire, 
ou  je  vous  joue  le  mauvais  tour  de  faire  enlever  toutes  les  gla- 
ces. »  Philippe  était  embarrassé  ;  il  ne  savait  comment  déguiser 
une  absence  qu'il  projetait.  D'ailleurs  il  était  très-vrai  qu'il  exa- 
minait dans  les  glaces  s'il  avait  l'air  vieux. 

Le  lendemain,  il  fut  reprendre  sa  position  sur  le  mamelon 
cront  nous  avons  parlé,  et  d'où  l'on  voyait  fort  bien  le  lac  ;  il  s'y 
plaça  muni  d'une  bonne  lunette,  et  ne  quitta  ce  gîte  qu'à  la 
nuit  close,  comme  on  dit  dans  le  pays. 

Le  jour  suivant,  il  apporta  un  livre  ;  seulement  il  eût  é^é  bien 
en  peine  de  dire  ce  qu'il  y  avait  dans  les  pages  qu'il  lisait; 
mais,  s'il  n'eût  pas  eu  un  livre,  il  en  eût  souhaité  un.  Enfin,  à 
son  inexprimable  plaisir,  vers  les  trois  heures,  il  vit  Ernestine 
s'avancer  lentement  vers  l'allée  de  platanes  sur  le  bord  du  lac; 
il  la  vit  prendre  la  direction  de  la  chaussée,  coiffée  d'un  grand 
chapeau  de  paille  d'Italie.  Elle  s'approcha  de  l'arbre  fatal;  son 
air  était  abattu.  Avec  le  secours  de  sa  lunette,  il  s'assura  parfai- 
tement de  l'air  abattu.  11  la  vit  prendre  les  deux  bouquets  qu'il 
y  avait  placés  le  malin,  les  mettre  dans  son  mouchoir  el  dispa- 
raître en  courant  avec  la  rapidité  de  l'éclair.  Ce  trait  fort  simple 
acheva  la  conquête  de  son  cœur.  Cette  action  fut  si  vive,  si 
prompte,  qu'il  n'eut  pas  le  temps  de  voir  si  Ernestine  avait  con- 
servé l'air  triste  ou  si  la  joie  brillait  dans  ses  yeux.  Que  devait-il 
penser  de  celte  démarche  singulière?  Allait-elle  montrer  les 
deux  bouquets  à  sa  gouvernante?  Dans  ce  cas,  Ernestine  n'était 
qu'une  enfant,  et  lui  plus  enfant  qu'elle  de  s'occuper  à  ce  point 
d'une  petite  fille.  «  Heureusement,  se  dit-il,  elle  ne  sait  pas  mon 
nom  ;  moi  seul  je  sais  ma  folie,  et  je  m'en  suis  pardonné  bien 
d'autres.  » 

Thilippe  quitta  d'un  air  très-froid  son  réduit,  et  alla,  tout  pen- 
sif, chercher  son  cheval,  qu'il  avait  laissé  chez  un  paysan  à  une 
demi-lieue  de  h.  «  'H  faut  convenir  que  je  suis  encore  un  grand 


fou!  »se  dit-il  en  met i an; 

de  madame  Dayssio.  En  en 

mobile,  étonnée,  glacée,  il  n'aimait  plus. 

Le  lendemain,  Philippe  se  trouva  bien 
cravate.  Il  n'avait  d 

pour  aller  se  blottir  dans  un  fourré,  afin  d 
mais  il  ne  se  sentit  le  dé-ir  d'aller  nulle  autre  part 
bien  ridicule,  »  se  disait-il.  Oui,  nui-,  ridicule  aux  \>  i\  d 
D'ailleurs,  il  ne  faut  jamai>  manquer  à  la  fortune,  il  se 
écrire  une  lettre  fort  bien  faite,  par  laquelle,  conun 
Lindor,  il  déclarait  son  nom  et  :-es  qualités.  •  !>  t 
faite  eut,  comme  on  se  le  rappelle  peut-être,  le  mal! 
brûlée  sans  être  lue  de  personne.  Les  motsd 
notre  héros  écrivit  en  y  pensant  le  moins,  ! 
Astézan,  eurent  seuls  l'honneur  de  la  lecture. 
beaux  raisonnements,  notre  homme  raisonnable 
moins  caché  dans  son  gîte  ordinaire  au  mono 
produisit  tant  d'effet;  il  vit  l'évanouissement  d'I  ;    : 
vrant  sa  lettre;  son  étonnement  fut  extrême. 

uQ  jour  d'après,  il  fut  oblig 
rcux;  ses  actions  le  prouvaient.  Il  revint  ion 
petit  bois,  où  il  avait  éprouvé  des  sensations  si  vive 
Dayssin  devant  bientôt  retourner  à  Pari-,  ! 
une  lettre  et  annonça  qu'il  quittait  le  Daoj  biné  pour  ail.  r 
ser  quinze  jours  en  Bourgogne  auprès  d'un  01 
prit  la  poste,  et  fit  si  bien  en  revenant  pu 
ne  se  passa  qu'un  jour  sans  aller  dans  l 
blit  à  deux  lieues  du  château  d 
litudes  de  Crossey,   du  r 

Dayssin,  t..''  de  là.  chaque  jour,  il  tenait  an  bord  du 
11  y  vint  trente-trois  jours  de  mi 
paraissait  plus  à  l'église  ;  on  disait  la 
approcha  sous  un  déguisement,  et  deux  fois  il 
de  voir  Ernesline.  Rien  ne  lui  parut  pwr 


348  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

sion  noble  et  naïve  à  la  fois  de  ses  traits.  11  se  disait  :  «  Jamais 
auprès  d'une  telle  femme  je  ne  connaîtrais  la  satiété.  »  Ce  qui 
touchait  le  plus  Astézan,  c'était  l'extrême  pâleur  d'Ernestine  et 
son  air  souffrant.  J'écrirais  dix  volumes  comme  Richardson  si 
j'entreprenais  de  noter  toutes  les  manières  dont  un  homme,  qui 
d'ailleurs  ne  manquait  pas  de  sens  et  d'usage,  expliquait  l'éva- 
nouissement et  la  tristesse  d'Ernestine.  Enfin,  il  résolut  d'avoir 
un  éclaircissement  avec  elle,  et  pour  cela  de  pénétrer  dans  le 
château.  La  timidité,  être  timide  à  trente-cinq  ans!  la  timidi'é 
l":n  avait  longtemps  empêché.  Ses  mesures  furent  prises  avec 
tout  l'esprit  possible,  et  cependant,  sans  le  hasard,  qui  mit  dan;. 
la  bouche  d'un  indifférent  l'annonce  du  départ  de  madame 
Dayssin,  toute  l'adresse  de  Philippe  était  perdue,  ou  du  moins 
il  n'aurait  pu  voir  l'amour  d'Ernestine  que  dans  sa  colère.  Pro- 
bablement il  aurait  expliqué  cette  colère  par  l'étonnement  de  se 
voir  aimée  par  un  homme  de  son  âge.  Philippe  se  serait  crumé- 
prisé,  et,  pour  oublier  ce  sentiment  pénible,  il  eût  eu  recours  au 
jeu  ou  aux  coulisses  de  l'Opéra,  et  fût  devenu  plus  égoïste  et  plus 
dur  en  pensant  que  la  jeunesse  était  tout  à  fait  finie  pour  lui. 

Un  demi  monsieur,  comme  on  dit  dans  le  pays,  maire  d'une 
commune  de  la  montagne  et  camarade  de  Philippe  pour  la 
chasse  au  chamois,  consentit  à  l'amener,  sous  le  déguisement 
de  son  domestique,  au  grand  dîner  du  château  de  S"*,  où  il  fut 
reconnu  par  Ernestine. 

Ernestine,  sentant  qu'elle  rougissait  prodigieusement,  eut  une 
idée  affreuse  :  «  Il  va  croire  que  je  l'aime  à  l'étourdie,  sans  le 
connaître;  il  me  méprisera  comme  un  enfant,  il  partira  pour 
Paris,  il  ira  rejoindre  sa  madame  Dayssin  ;  je  ne  le  verrai  plus.  » 
Cette  idée  cruelle  lui  donna  le  courage  de  se  lever  et  de  monter 
chez  elle.  Elle  y  était  depuis  deux  minutes  quand  elle  entendit 
ouvrir  la  porte  de  l'antichambre  de  son  appartement.  Elle  pensa 
que  c'était  sa  gouvernante,  et  se  leva,  cherchant  un  prétexto 
pour  la  renvoyer.  Comme  elle  s'avançait  vers  la  porte  de  sa 
chambre,  cette  porte  s'ouvre  :  Philippe  est  à  ses  pieds. 


DE  L'AMOUR.  jVj 

t  Au  nom  de  Dieu,  pardonnez-moi  ma  démarche,  loi  dit-il; 
je  suis  au  désespoir  depuis  deux  mois;  roulea-voua  à 
époux?  » 

Ce  mouient  fut  délicieux  pour  Ernestine.  «  Il  dm  demu  : 
mariage,  se  dit-elle;  je  ne  dois  plus  craindre  madame  Daj 
Elle  cherchait  une  réponse  sévère,  et,  malgré  des  effort 

croyables,  peut-être  elle  n'eût  rien  trouvé.  Déni il  de  déseS> 

poir  étaient  oubliés;  elle  se  trouvait  au  comble  do  bonheur. 
Heureusement,  à  ce  moment,  ou  entendit  ouvrir  la  port 

l'antichambre.  Ernestine  lui  dit  :  «  Vous  déshonora  — 

N'avouez  rien!  »  s'écria  Philippe  d'une  vois  contenue,  ■  i. 
beaucoup  d'adresse,  il  se  glhsa  entre  la  muraiDe  et  le  Joli  lu 
d'Ernestine,  blanc  et  rose.  C'était  la  gouvernante,  fort  Inquièti 
de  la  santé  de  sa  pupille,  et  l'état  dans  lequel  elle  la  refi 
était  fait  pour  augmenter  ses  inquiétudes.  Celle  fi  nime  fut  lon- 
gue à  renvoyer.  Pendant  son  séjour  dan>  la  chambre,  Broes< 
tineeutle  temps  de  s'accoutumer  i  son  bonheur;  elle  pu!  re- 
prendre son  sang-froid.  Elle  fit  une  réponse  superbe  a  Philippe 
quand,  la  gouvernante  étant  sortie,  il  risqua  de  repai 

Ernestine  était  si  belle  aux  yeux  de  son  amant,  l'express 

de  ses  traits  si  sévère,  que  le  premier  mot  de  sa  réponse  donna 
fidée  à  Philippe  que  tout  ce  qu'il  avait  pensé  jusque-U  o'étail 
qu'une  illusion,  et  qu'il  n'était  pas  aimé.  Sa  physionomie  <  ban* 
gea  tout  à  coup  et  n'offrit  plus  que  l'apparence  d'un  homme  au 
désespoir.  Ernestine,  émue  jusqu'au  fond  de  rime  de  t 
désespéré,  eut  cependant  "la  force  de  le  renvoyer,  roui  le  ion* 
venir  qu'elle  conserva  de  cette  singulière-  entrevue,  G  e  i  que, 
lorsqu'il  l'avait  suppliée  de  lui  permettre  d<-  demander  sa  main, 
elle   avait  répondu   que   ses  affaires,  comme  lions 

devaient  le  rappeler  à  Paris.  11  s'était  écrié  alors  que  la 
affaire  au  monde  était  de  mériter  le  cœur  d  Bmestine,  qu'il  ju- 
rait à  ses  pieds  de  ne  pas  quitter  le  Dauphiné  tant  qo'cuV  - 
rait,  et  de  ne  rentrer  de  sa  vie  dans  le  château  qu'il  avait  lub.ié 
avant  de  la  connaître 


350  ŒUVRES  DU  STENDHAL. 

Ernestme  fut  presque  au  Comble  du  bonheur.  Le  jour  suivant, 
elle  revint  au  pied  du  grand  chêne,  mais  bien  escortée  par  la 
gouvernante  et  le  vieux  botaniste.  Elle  ne  manqua  pas  d'y  trouver 
un  bouquet,  et  surtout  un  billet.  Au  bout  de  huit  jours,  Astézan 
lavait  presque  décidée  à  répondre  à  ses  lettres  lorsque,  une  se- 
maine après,  elle  apprit  que  madame  Dayssin  était  revenue  de 
Earis  en  Dauphiné.  Une  vive  inquiétude  remplaça  tous  les  sen- 
timents dans  le  cœur  d'Ernestine.  Les  commères  du  village  voi- 
sin, qui,  dans  cette  conjoncture,  sans  le  savoir,  décidaient  du 
sort  de  sa  vie,  et  quelle  ne  perdait  pas  une  occasion  de  faire 
jaser,  lui  dirent  enûn  que  madame  Dayssin,  remplie  de  colère 
et  de  jalousie,  était  venue  chercher  son  amant,  Philippe  Astézan, 
qui,  disait-on,  était  resté  dans  le  pays  avec  l'intention  de  se  faire 
chartreux.  Pour  s'accoutumer  aux  austérités  de  Tordre,  il  s'é- 
tait retiré  dans  les  solitudes  de  Crossey.  On  ajoutait  que  madame 
Dayssin  était  au  désespoir. 

Ernestiue  sut  quelques  jours  après  que  jamais  madame  Days- 
sin n'avait  pu  parvenir  à  voir  Philippe,  et  qu'elle  était  repartie 
furieuse  pour  Paris.  Tandis  qu'Ernestine  cherchait  à  se  faire 
confirmer  celte  douce  certitude,  Philippe  était  au  désespoir  ;  il 
l'aimait  passionnément  et  croyait  n'en  être  point  aimé.  11  se 
présenta  plusieurs  fois  sur  ses  pas,  et  fui  reçu  de  manière  à  lui 
faire  penser  que,  par  ses  entreprises,  il  avait  irrité  l'orgueil  de 
sa  jeune  maiiresse.  Deux  fois  il  partit  pour  Paris,  deux  fois, 
après  avoir  fait  une  vingtaine  de  lieues,  il  revint  à  sa  cabane, 
dans  les  rochers  de  Crossey.  Après  s'êire  flatté  d'espérances  que 
maintenant  il  trouvait  conçues  à  la  légère,  il  cherchait  à  rc.:>n- 
cer  à  l'amour,  et  trouvait  tous  les  autres  plaisirs  de  la  vie 
anéantis  pour  lui. 

Ernest ine,  plus  heureuse,  était  aimée,  elle  aimait.  L'amour 
régnait  dans  cette  âme  que  nous  avons  vue  passer  successive- 
ment par  les  sept  périodes  diverses  qui  séparent  l'indifférence 
de  la  passion,  et  au  lieu  desquelles  le  vulgaire  n'aperçoit  qu'un 
seul  changement,  duquel  encore  il  ne  peut  expliquer  la  nature 


DE  L'A  M  OCR. 
Quant  à  Philippe  Aslézan,  pour  le  punir  d'avni    aband 
une  ancienne  amie  aux  approches  de  ce  qu'on  peut  a;   ' 
l'époque  de  la  vieillesse  pour  les  femmes,  ooi 
proie  à  l'un  des  états  les  plu-  cruels  datis  lesquels  | 
ber  l'âme  humaine.  Il  fut  aimé  d'Ernesiine,  mais  ne  put 
nir  sa  main.  On  la  maria  l'année  suivante  à  nu  vieui  lieuift 
nant  général  fort  riche  el  chevalier  de  plusieurs  .rdres. 


EXEMPLE 


L'AMOUR  EN  FRANCE  DANS  LA  CLASSE  RICHE 


J'ai  reçu  beaucoup  de  lettres  à  l'occasion  de  Y  Amour.  Voici 
une  des  pins  intéressantes.    . 

Saint-Dizier,  le       juin  1825. 

Je  ne  sais  trop,  mon  cher  philosophe,  si  vous  pourrez  appe- 

I  Victor  Jacquemont  (ce  jeune  et  spirituel  écrivain,  mort  à  Bombay  le 
7  décembre  183'2)  adressa  à  Beyle  la  lettre  qu'on  vi  lire;  Beyle,  après 
l'avoir  fait  mettre  au  net,  envoya  la  copie  à  V.  Jacquemont  avec  ce 
billet 

Mon  cher  colonel, 

II  est  impossible  qu'en  relisant  ceci  il  ne  vous  revienne  pas  une  quan- 
tité de  petits  faits,  autrement  dits  nuances.  Ajoutez-les  à  gauche  sur  la 
page  blanche.  Il  y  a  une  bonne  foi  qui  touche  dans  ce  récit  que  j'avais 
oublié.  11  y  a  aussi  quelques  phrases  inélégantes,  que  nous  rendrons  plus 
rapides.  Si  j'avais  cinquante  chapitres  comme  celui-ci,  le  mérite  de 
ÏAmow  serait  réel.  Ce  serait  une  vraie  monographie.  Ne  vous  occupez 
pas  de  la  décence,  c'est  mon  affaire. 

J'ai  iTûuvé  excellent  un  avis  de  vous,  de  septembre  1824,  sur  la  pré- 
face du  elle  est  détestable. 

Tempête. 
•24  décembre  1825. 


DE   L'A  M  OIT, 

1er  vmowT'Vanité  le  pciit  calcul  de  vanité  dr  la  jeune  Irai  ■ 
que  vous  avez  rencontrée  l'été  dernier  aui  eaux  d'Aix  « .  . 
voie,  et  dont  je  vous  ai  promis  l'histoire;  car  dans  toute  i 
comédie,  très-plate  d'ailleurs,  il  n'y  a  jamais  en  l'ombi 
mour;  c'est-à-dire  de  rêverie  passionnée,  ml  le  bon- 

heur de  l'intimité. 

iN'allez  pas  croire  à  cause  de  cela  que  je  n'ai  pas  cou 
votre  livre;  je  m'en  prends  seulement  à  un  mot  m. il  bit. 

Dans  toutes  les  espèces  du  genre  amour,  il  devrait  y  ■ 
quelque  caractère  commun  :  le  cara<  me  est  pr 

ment  le  désir  de  l'intimité  parfaite.  Or,  dans  Y  amour-van  ■ 
caractère  n'existe  pas. 

Lorsqu'on  est  habitué  à  l'exactitude  irréprochable  du  lani 
des  sciences  physiques,  on  est  facilement  choqué  par  lin 
feelion  du  langage  des  sciences  métaphysiq 

Madame  Félicie  Féline  est  une  jeune  Française  de  \ 
ans,  qui  a  des  terres  superbes  et  un  château  délicieux  en 
gogne.  Quant  à  elle,  elle  est,  comme  vous  -avez,  laide,  maiG 
assez  bien  faite  (tempérament  nerveux-lymphatique).  Elle 
mille  lieues  d'être  bêle,  mais,  certes,  elle  n'a  pas  d'esprit;  de  sa 
vie  elle  ne  trouva  une  idée  forte  ou  piquante.  Coma 
élevée  par  une  mère  spirituelle  et  dans  une  société  fort  distin- 
guée, elle  a  beaucoup  de  métier  dan-  l'esprit;  elle  répète  par- 
faitement les  phrases  des  autres,  et  avec  un  air  de  |  ro 
étonnant.  En  les  répétant,  elle  j  ne  même  le  petil  élonn 
qui  accompagne  rinveniioH.  Elle  passe  ain-i.  auprès    - 
qui  l'ont  vue  rarement,  ou  des  gens  bonié>  qui  la  i 
vent,  poor  une  personne  charmante  et  très-spiritu 

Elle  a  en  musique  précisément  le  même  genre  de  talent 
dans  la  conversation.    *.  dix-sept  ans,  elle  jou 
du  piano,  assez  pour  donner  des  leçons  à  buil  »  r 

qu'elle  en  donne,  sa  position  de  fortune 
elle  a  vu  un  opéra  nouveau  de  Rossini,  le  lendemain, 
piano,  elle  s'en  rappelle  au  moins  I 

•20. 


354  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

d'instinct,  elle  joue  avec  infiniment  d'expression,  et  à  la  pre- 
mière vue,  les  partitions  les  plus  difficiles.  Avec  celte  espèce 
de  facilité,  elle  ne  comprend  pas  les  choses  difficiles,  et  cela 
dans  ses  lectures  comme  dans  sa  musique.  Madame  Gherardi, 
en  deux  mois,  eût  compris,  j'en  suis  sûr,  la  théorie  des  propor 
tions  chimiques  de  Berzelius.  Madame  Féline  est,  au  contraire, 
incapable  de  comprendre  un  des  premiers  chapitres  de  Say  ou 
la  théorie  des  fractions  continues. 

Elle  a  pris  un  maître  d'harmonie  fort  célèbre  en  Allemagne, 
et  n'en  a  jamais  compris  un  mot. 

Pour  avoir  eu  quelques  leçons  de  Redouté,  elle  surpasse,  à 
quelques  égards,  le  talent  de  son  maître.  Ses  roses  sont  plus 
légères  encore  que  celles  de  cet  artiste.  Je  l'ai  vue  plusieurs  an- 
nées s'amuser  de  ses  couleurs,  et  jamais  elle  n'a  regardé  d'autres 
tableaux  que  ceux  de  l'exposition;  jamais,  lorsqu'elle  appre- 
nait à  peindre  des  fleurs,  et  quand  alors  nous  possédions  encore 
les  chefs-d'œuvre  de  la  peinture  italienne,  elle  n'eut  la  curiosité 
de  les  aller  voir.  Elle  ne  comprend  pas  la  perspective  dans  un 
paysage  ni  le  clair-obscur  [chiaroscuro). 

Cette  inhabileté  de  Tcsprit  à  saisir  les  choses  difficiles  est  un 
trait  de  la  femme  française;  dès  qu'une  chose  est  malaisée,  elle 
ennuie  et  on  la  plante  là. 

C'est  ce  qui  fait  que  votre  livre  de  Y  Amour  n'aura  jamais  de 
succès  parmi  elles.  Elles  liront  les  anecdotes  et  passeront  les 
conclusions,  et  elles  se  moqueront  de  tout  ce  qu'elles  auront 
passé.  Je  suis  bien  poli  de  mettre  tout  cela  au  futur. 

Madame  Féline,  à  dix-huit  ans,  fit  un  mariage  de  convenance. 
Elle  se  trouva  unie  à  un  bon  jeune  homme  de  trente  ans,  un 
peu  lymphatique  et  sanguin,  tout  à  fait  antibilieux  et  nerveux, 
bon,  doux,  égal  et  très-bête.  Je  ne  sais  pas  d'homme  plus  com- 
plètement dépourvu  d'esprit.  Le  mari  pourtant  avait  eu  beau- 
coup de  succès  dans  ses  éludes  à  l'Ecole  polytechnique,  où  je 
Pavais  connu,  et  Fou  avait  bien  fait  mousser  son  mérite  dans 
la  société  où  était  élevée  Félicie,  pour  lui  dérober  sa  bêtise,  qui 


r>E  i 

s'élend  à  tout,  hors  le  laleut  de  conduire  supérî 

mines  et  ses  fonderies. 

Le  mari  la  fêta  de  son  mieux,  ee  qui  vent  dir 
mais  il  avait  affaire  à  un  être  glacé  auquel  rien  ne  I 
espèce  de  reconnaissance  tendre  que  les  mari^  ï ■  1  j  • 
nairement  aux  filles  les  plu>  indifférentes  ne  dura  pas  lut:' 
chez  elle. 

Seulement,  à  vivre  ainsi  avec  lui.   De  s'aperça!  trie 
lui  avait  donné  une  bête  pour  le  tête-à- 
plus  affreux,  une  bête  quelquefois  ridicule  d;  ns  le  m 
trouva  plus  que  compensé  par  là  le  phi 
homme  fort  riche  et  de  recevoir  souvent  des  compl 
le  mérite  de  son  mari. 

Alors  ♦•lie  le  prit  en  déplai-ance. 

Le  mari,  qui  n'était  pas  si  bien  né  qu'elle.,  crut  qu 
la  duchesse.  Il  s'éloigna  aussitôt  de  son  côté.  Cependa 
c'était  un  homme  excessivement  occupé  et  très-peu 
comme  il  n'y  avait  rien  de  plus  commode  pour  lui  que  sa  femme 
entre  un  compte  de  contre-maître  à  relire  et 
éprouver,  il  essayait  quelquefois  de  lui  faire  un  p 
cour.  Celte  idée  ne  manquait  pas  de  ebanj 
plaisance  de  sa  femme,  lorsqu'il  faisait  e 
tiers,  devant  moi,  par  exemple,  tant  il  y  était  gain  1: 
et  de  mauvais  goût. 

Je  croi-  que  j'aurais  eu  l'i  Ié< 
hvis,  s'il  eût  dit  et  fait  ces  ta  devant  n  lutw 

femme.  Mais  je  connaissais  à  Félicie  une  âme  si  se  ] 
sence  si  complète  de  toute  vraie  sensibi!  nreni 

impatienté  de  sa  vanité,  que  je  me  contentais  de  la  ;  ' 
peu  quand  je  la  voyais  souffrir  dan 
mari,  et  je  m'c'.oiguais. 

Le  ménage  alla  ainsi  quelques  années    Félin 
d'enfants).  Pendant  ce  temps  là  i 

pagnie  lorsqu'il  était  à  Tari-  (et  il  ■■■ 


556  ŒUVRES  DE   STENDHAL, 

de  Télé  à  ses  forges  de  Bourgogne),  en  prit  le  ton  et  devint  beau- 
coup mieux;  en  restaEt  toujours  bête,  ii  cessa  presque  entiè- 
rement d'être  ridicule,  et  continua  toujours  d'avoir  de  grands 
succès  dans  son  état,  comme  vous  avez  pu  en  juger  par  les 
grandes  acquisitions  qu'il  a  faites  depuis  et  par  le  dernier 
rapport  du  jury  sur  l'expositioa  des  produits  de  l'industrie  na- 
tionale. 

A  force  d'être  rebuté  par  sa  femme,  M.  Féline  imagina,  à  cinq 
ou  six  reprises,  d'en  être  un  peu  amoureux  et  de  bonne  foi. 
Elle  lui  tenait  la  dragée  haute.  La  coquetterie  de  Félicie,  dans 
ce  temps-là,  consistait  à  lui  dire  des  choses  aimables  en  public, 
fcï  à  trouver  des  prétextes  pour  lui  tenir  rigueur  dans  le  tête-à- 
■ête.  Elle  augmentait  ainsi  les  désirs  de  son  mari;  et  quand  elle 
(kignait  lui  permettre il  payait  tous  les  mémoires  de  ta- 
pissiers, de  Leroy,  de  Corcelet,  et  la  trouvait  encore  très-modé- 
*ée  àVui3  ses  dépenses,  qui  étaient  absurdes. 

PendaLi  les  deux  ou  trois  premières  années,  jusqu'à  vingt  ou 
vingt  et  un  ans,  Félicie  n'avait  cherché  le  plaisir  que  dans  la  sa- 
tisfaction des  vanités  suivantes  : 

«  Avoir  de  plus  belles  robes  que  toutes  les  jeunes  femmes  de 
sa  société. 

«  Donner  de  meilleurs  dîners. 

«  Recevoir  plus  de  compliments  qu'elles  quand  elle  joue  du 
piano. 

«  Passer  pour  avoir  plus  d'esprit  qu'elles.  » 
A  vingt  et  un  ans  commença  la  vanité  du  sentiment. 
Elle  avait  été  élevée  par  une  mère  athée,  et  dans  une  société 
de  philosophes  athées.  Elle  avait  été  tout  juste  une  fois  à  l'église, 
pour  se  marier;  encore  ne  le  voulait-elle  pas.  Depuis  son  ma- 
riage, elle  lisait  toutes  sortes  de  livres.  Rousseau  et  madame  ùt 
Staël  lui  tombèrent  entre  les  mains  :  ceci  fait  époque,  et  prouve 
combien  ces  livres  sont  dangereux. 

Elle  lut  d'abord  Y  Emile;  après  quoi  elle  se  crut  le  droit  de 
biîn  mépriser  intellectuellement  toutes  les  j-eunes  femmes  de  sa 


DE  L'a;,! ii ru 

connaissance.  Notez  bien  qu'elle  n'avait  pas  compris  un  moi  de- 
là métaphysique  du  vicaire  savoyard. 

Mais  les  phrases  de  Rousseau  sont  très-travaillées,  subtiles  et 
très-raalaisées  à  retenir.  Elle  se  contentai!  de  risquer  quelque- 
fois une  pointe  de  religiosité,  pour  faire  effet  dan>  one  * 
sans  religiosité,  et  où  il  n'était  pas  plus  question  de  i 
que  du  roi  de  Siam, 

Elle  lut  Corinne,  c'est  le  livre  qu'elle  a  le  plus  lu.  Les  phra- 
ses sont  â  l'effet  et  se  retiennent  bien.  Elle  s'en  mit  ai 
nombre  dans  la  tête.  Le  soir  elle  choisissait  dans  son  salon  les 
hommesjeunes  et  un  peu  bêtes,  et,  sans  leur  dire  gare,  elle  leur 
répétait  très-proprement  sa  leçon  du  matin. 

Quelques-uns  y  furent  pris,  ils  la  crurent  une  personn- 
ceptible  de  passion,  et  lui  rendirent  de.?  soins. 

Cependant,  elle  n'avait  amené  là  que  b  -  plus  com< 

muns  et  les  plus  niais  de  son  salon;  elle  n'était  pas  bien  sûre 
que  les  autres  ne  se  moquaient  pas  un  peu  d'elle.  Le  mari  tenu 
sans  cesse  hors  de  chez  li.i  par  ses  affaires,  et  d'ailleurs  un  bon 
homme  What  then  fque  m'importe?),  ne  s'apercevait  pas,  ou  ae 
s'occupait  en  rien  de  ces  coquettei  ies  d'esprit. 

Félicie  lut  la  Nouvelle  Héloïse.  Elle  trouva  alors  qu  il  \  aval! 
dans  son  âme  des  trésors  de  sensibilité;  elle  confia  • 
sa  mère  et  à  un  vieil  oncle  qui  lui  avait  m  ni  de  père  :  ils  se 
moquèrent  d'elle  comme  d'un  enfant.  Elle  D'en  p 
moins  à  trouver  qu'on  ne  pouvait  vivre  sans  un  amant,  1 1 
un  amant  dans  le  genre  de  Saint-l'reux. 

Il  y  avait  dans  sa  société  un  jeune  Suédois,  qui  est  un  bomme 
assez  bizarre.  En  sortant  de  l'Université,  quand  il  n' 
dix-huit  ans,    il  fit  plusieurs    actions    .1  éclat  dans  I 
gne  de  1812,  et  il  obtint  un  grade  élevé  dan-  le>  mili< 
pays,  ensuite  il  partit  pour  l'Amérique  et  vécul   i\  mois 
les  Indiens.  Il  n'est  ni  bête  ni-  spirituel  ;  mai    il 
ractère;  il  a  quelques  cù:és  sublimes  de  vertu  et  d< 
D'ailleurs,  l'homme  le  plus  lymphatique  que  j'aie  i  <  nnu 


358  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

une  assez  belle  figure,  des  manières  simples,  mais  prodigieuse- 
ment graves.  De  là,  de  grandes  démonstrations  d'estime  et  de 
considération  autour  de  lui. 

Félicie  se  dit  :  «  Voilà  l'homme  qu'il  me  faut  faire  semblant 
d'avoir  pour  amant.  Comme  c'est  le  plus  froid  de  tous,  c'est  ce- 
lui dont  la  passion  me  fera  le  plus  d'honneur.  » 

Le  Suédois  Weilberg  était  tout  à  fait  ami  de  la  maison.  Il  y 
a  cinq  ans,  dans  Tété,  on  arrangea  un  voyage  avec  Lui  et  le 
mari. 

Comme  c'était  un  homme  de  mœurs  excessivement  sévères, 
surtout  comme  il  n'était  nullement  amoureux  de  Félicie,  il  la 
voyait  telle  qu'elle  était,  fort  laide.  D'ailleurs,  on  ne  lui  kvaitpas 
dit  en  partant  à  quoi  on  le  destinait.  Le  mari,  que  ces  airs  en« 
nuyaient,  et  qui  désirait  aussi  retirer  de  l'utilité  pour  lui  d'un 
voyage  entrepris  pour  plaire  à  sa  femme,  la  plantait  là  dès  qu'ils 
arrivaient  quelque  part;  il  allait  courir  les  fabriques,  il  visitait 
les  usines,  les  mines,  en  disant  à  Weilberg  :  «  Gustave,  je  vous 
laisse  ma  femme.  » 

Weilberg  parlait  très-mal  français  ;  il  n'avait  jamais  lu  Rous- 
seau ni  madame  de  Staël,  circonstance  admirable  pour  Félicie. 

La  petite  femme  fit  donc  bien  la  malade,  pour  écarter  son 
mari  par  l'ennui,  et  pour  exciter  la  pitié  du  bon  jeune  homme, 
avec  qui  elle  restait  sans  cesse  en  tête-à-tête.  Pour  l'attendrir 
en  sa  faveur,  elle  lui  parlait  de  l'amour  qu'elle  avait  pour  son 
mari,  et  de  son  chagrin  de  l'y  voir  répondre  si  peu. 

Celte  musique  n'amusait  pas  Weilberg  ;  il  l'écoutait  par  simple 
politesse.  Elle  se  crut  plus  avancée;  elle  lui  parla  de  la  sympa- 
thie qui  existait  entre  eux.  Gusiave  prit  son  chapeau  et  alla  se 
promener. 

Quand  il  rentra,  elle  se  fâcha  contre  lui  :  elle  lui  dit  qu'il 
l'avait  inj Criée  en  regardant  comme  un  commencement  de  dé- 
claration une  simple  parole  de  bienveillance. 

La  nuit,  quand  ils  la  passaient  en  voiture,  elle  appuyait  sa  tête 
sur  l'épaule  de  Gustave,  qui  le  souffrait  par  politesse. 


PF    ! 

Ils  voyagèrent  ainsi 

sVnnuyant  plus  encore. 

Quand  ils  furent  de  retour,  FéKcte  cbai 
tudes.  Si  elle  avait  pu  envoyer  des  lettres  de  fa  : 
fait  savoir  à  tous  ses  amis  et  coma 
passion  violente  pour  M.  Weilberg  le  Suédois,  et  que  11. 
bcrg  était  son  amant. 

Plus  de  bals,  plus  de  toilette  :  elle 
fait  des  impertinences  à  ses  anciennes  conn 
se  condamne  au  sacrifice  de  U  ftts,  pour  faire  a 

qu'elle  aime  profondément  ceM.  Weilberg 
vage  indien,  colonel  dans  les  milices  suédoises  a  dix-bui 
et  que  cet  homme  est  fou  d'elle. 

Elle  commence  par  le  signifier  à  sa  mère,  le  ji 
vée.  Sa  mère,  suivant  elle,  est  coupable  de  l'avoii  n 
un  homme  qu'elle  n'aimait  pas;  elle  doit  actuellement  fa  v< 
de  tous  ses  moyens  son  amour  pour  l'homme  qu'elle 
qu'elle  adore;  il  faut  donc  qu'elle  | 
eu  quelque  sorte  Weilb.  rg  dans  sa  maison.  Si  elle  ne  l'a 
sans  cesse  chez  elle,  elle  menace  de  1  aller  trouva  i 
son  hôtel. 

La  mère,  comme  une  bête,  crut  cela,  et  oie  Ql  - 
près  de  son  gendre,  que  Weilberg  ne  pouvait  avoir  d  autre 
son  que  la  sienne.  Charles  le  puait  sans  a 
faisait  tant  de  politesses  et  lui  montrait  tant  d 
que  le  pauvre  jeune  homme,  ne  sa.  haut  ce  qu'a 
et  craignant  à  l'excès  de  manojD 
faitement  accueilli,  n'osait  se  en. 

Les  femmes  pleurent  à  volonté,  comme 

Un  jour  que  j'étais  seul  clnzlVlin.-,  .11, 

me  serrant  la  main,  elle  me  dit  :  i  Ah!  DM» 
votreamitié  clairvoyante  a  bien  deviné  mon  cœur  !  Auu 
étiez  bien  avec  Weilb..-  g;depuit 
vous  semblez  avoir  de  la  haine  pour  lui.  (Cela 


SCO  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

du  tout.  Je  savais  à  quoi  m'en  tenir.)  Ah  !  mon  ami,  je  n'étais 

pas  heureuse  auparavant Ce  n'est  que  depuis Si  vous 

saviez  toutes  les  barbaries  de  Cbarles  pendant  le  voyage! 

Si  vous  connaissiez  mieux  Gustave! Si  vons  saviez  que  de 

soins  touchants,  que  de  tendresse! Pouvais-je  résister? 

Si  vous  saviez  quelle  âme  de  feu,  quelles  passions  effrayantes  a 

cet  homme,  en  apparence  si  froid! Non,  mon  ami,  vous 

ne  me  mépriseriez  pas  ! Je  sens  bien,  hélas  !  qu'il  me  man- 
que quelque  chose Ce  bonheur  n'est  pas  pur Je  sais 

bien  ce  que  je  devais  à  Charles.  Mais,  mon  ami  !  ce  spectacle 
continuel  de  l'indifférence,  des  mépris  de  l'un,  des  soins  et 

de  l'amour  de  l'autre et  cette  familiarité  obligée  de  la 

vie  en  voyage Tant  de  dangers  !....  Pouvais-je  résistera 

tant  d'amour  !  et  d'ailleurs,  pouvais-je  résister  à  ses  violen- 
ces?» etc.,  etc.,  etc. 

Voilà  donc  le  pauvre  Wcilberg,  honnête  comme  Joseph,  ac- 
cusé d'avoir  violé  la  femme  de  son  ami,  et  il  faut  le  croire,  c'est 
elle  qui  le  dit  :  elle  s'en  est  vantée  à  deux  personnes  de  ma  con- 
naissance, et  sans  doute  aussi  à  d'autres  que  je  ne  connais  pas. 

La  déclaration  ci-dessus  ressemble  beaucoup  à  ce  qu'elle  me 
dit  :  j'ai  conservé  le  souvenir  de  ses  expressions.  Peu  de  jours 
après,  je  vis  une  des  personnes  qui  avaient  reçu  la  même  con- 
fidence. Je  la  priai  de  chercher  à  s'en  rappeler  les  termes  ;  elle 
me  répéta  exactement  la  version  que  j'avais  entendue,  ce  qui 
me  fit  rire. 

Après  sa  confession,  Félicie  me  dit,  en  me  tendant  la  main, 
qu'elle  comptait  sur  ma  discrétion  ;  que  je  devais  être  avec 
Weilberg  comme  par  le  passé,  et  faire  semblant  de  ne  m'aper 
cevoir  de  rien.  «  La  vertu  sauvage  de  cet  homme  sublime  lui 
faisait  peur.  »  Quand  il  la  quittait,  elle  craignait  toujours  de  ne 
plus  le  revoir;  elle  craignait  que,  par  une  résolution  inopinée, 
il  ne  s'embarquât  tout  à  coup  pour  retourner  en  Suède.  Moi,  je 
lui  promis  sur  notre  conversation  le  plus  inviolable  secret. 

Cependant  tous  les  amis  de  la  famille  trouvaient  indigne  que 


PF:  L'AMOUR.  v,i 

ce  pauvre  Weilb  lit  une  jeune  femme  dans  la  m  i 

do  laquelle  il  avait  presque  reçu  I  loni  le  mari  loi 

avait  rendu  mille  services,  et  qui  avait  jusque-là  mari  lu- 
droit.  Je  le  prévins  du  sot  rôle  qu'on  loi  faisait  j-  uer.  Il  m  em- 
brassa en  me  remerciant  de  l'avis,  1 1  me  «lit  qu'il  ne  nuu-'ir.iit 
plus  les  pieds  dans  cette  maison.  C'esl  lui  qui  me  conta  don 
comment  le  voyage  s'était  passé. 

Félicie,  privée  quelques  jours  de  Weilberg,  qui  dînait  vin* 
cesse  chez  elle  auparavant,  joua  le  désespoir.  I  - 1 1  •  •  dit  que 
tait  une  indignité  de  son  mari,  qui  avaii  chassé  cet  homme  fer- 
tueux.  (Elle  avait  dit  à  moi  et  à  deux  antres  que  cet  homme 
vertueux  l'avait  violée  sur  la  mousse,  au  pied  d'un  sapin  dans  le 
Schwartzwald,  comme  il  convientque  cette  chose  se  lasse.]  BDe 
dit  aussi,  en  termes  polis,  que  sa  mère,  après  lui  avoir  servi  de 
complaisante,  lui  avait  soufflé  son  vertueux  amant.  Ifotei  que 
la  mère  est  une  pauvre  vieille  femme  de  soixante  ans,  qui  ne 
pense  plus  à  rien  depuis  vingt  ans.)  Elle  commanda  chea  on  très- 
habile  coutelier  un  poignard  à  lame  de  damas,  qu'elle  lit  appor- 
ter un  jour  au  milieu  du  dîner,  et  que  je  lui  ai  \u  payer  qua- 
rante francs  et  serrer  très-proprement  devant  nous  t«.n>  dans 
son  secrétaire,  à  côté  de  sa  cire  d'Espagne.  Une  domaine  de 
garçons  apothicaires  apportèrent  chacun  aussi  une  petite  bou- 
teille de  sirop  d'opium,  et  toutes  ces  bouteilles  réunies  en  fri- 
saient une  quantité  considérable.  Elle  les  serra  dans  SI  t< 

Le  lendemain,  elle  signifia  à  sa  mère  que,  si  elle  ne  bisail  pas 
revenir  Gustave,  elle  s'empoisonnerait  avec  l'opium,  et  te  tue- 
rait avec  le  poignard  qu'elle  avait  fait  frire  exprès. 

La  mère,  qui  savait  à  quoi  s'en  tenir  sur  l'amour  I    >' ■ 
et  qui  craignait  l'esclandre,  alla  chea  celui-ci.  Bile  lui  • 
sa  fille  était  folle;  qu'elle  faisait  semblant  ,1  être  très-amoi 
de  lui,  qu'elle  le  disait  amoureux  d'elle,  et  qu'elle  prétend 
tuer,  s'il  ne  revenait  pas.  Elle  lui  dit  :  a  Revend  ches  <  Il    huml- 
liez-la  bien;  elle  vous  prendra  en  horreur,  et  alors  roua  ne  re- 
viendrez plus.  »  2, 


562  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

Weilberg  était  un  brave  homme;  il  eut  piiié  de  la  vieille 
mère  qui  venait  le  prier  ainsi,  et  il  consentit  à  se  prêter  à  celle 
ennuyeuse  comédie,  pour  éviter  l'esclandre  que  la  mère  crai- 
gnait. 

Il  revint  donc.  La  jeune  femme  ne  lui  parla  de  rien-,  elle  lui 
fit  seulement  quelques  reproches  aimables  sur  son  absence  pen- 
dant cinq  jours.  Quand  ils  étaient  seuls  ensemble,  elle  ne  se  se- 
rait pas  avisée  de  lui  parler  d'amour,  depuis  qu'il  avait  pris  son 
chapeau,  un  jour,  en  voyage,  et  qu'il  était  parti  quand  elle  allait 
commencer  une  déclaration.  Weilberg  aime  la  musique;  elle  pas- 
sait le  temps  à  jouer  du  piano,  et  comme  elle  enjoué  admirable- 
ment, Weilberg  restait  assez  volontiers  à  l'entendre.  Eu  public, 
c'était  bien  différent;  elle  ne  lui  parlait  que  d'amour;  mais  il 
faut  avouer  qu'elle  y  mettait  beaucoup  d'art.  Comme,  heureu- 
sement, il  savait  mal  le  français,  elle  trouvait  moyen  de  faire 
savoir  à  tous  les  assistants  qu'il  était  son  amant,  sans  qu'il  pût 
le  comprendre. 

Tous  les  amis  de  la  maison  étaient  dans  le  secret  de  la  comé- 
die; mais  les  connaissances  n'y  étaient  pas  encore.  Il  fut  de 
nouveau  question,  parmi  elles,  de  l'indignité  du  procédé  de 
M.  Weilberg,  et  celui-ci  de  nouveau  se  retira  et  ne  voulut  plus 
revenir. 

Féïicie  se  mit  au  lit  et  signifia  à  sa  mère  qu'elle  se  laisserait 
mourir  de  faim.  Elle  se  mit  à  ne  prendre  que  du  thé  ;  elle  se  le- 
vait pour  l'heure  du  dîner;  mais  elle  ne  prenait  exactement  rien. 

Au  bout  de  six  jours  de  ce  régime,  elle  fut  gravement  indis- 
posée ;  en  envoya  chercher  des  médecins.  Elle  déclara  qu'elle 
s'était  empoisonnée,  qu'elle  ne  voulait  recevoir  de  soins  de  per- 
sonne, que  tout  était  inutile.  La  mère  et  deux  amis  étaient  là, 
avec  les  médecins  ;  elle  dit  qu'elle  mourait  pour  M.  Weilberg, 
dont  on  lui  avait  aliéné  le  cœur.  Du  reste,  elle  priait  qu'on  épar- 
gnât  celte  triste  confidence  à  son  pauvre  mari,  qui.  heureuse- 
ment, ignorait  toutes  ces  choses,  etc.,  etc. 

Cependant  elle  consentit  à  prendre  une  drogue;   ou  lui  donna 


DE  L'AMOUR 

un  vomitif,  et  elle,  qui  n'avait  vécu  que  de  thé 
jours,  rendit  trois  à  quatre  livres  de  chocol  it.  sa  m 
empoisonnement,  n'étaient  qu'une  épouv;  q    .1, 

l'avais  prédit. 

Ne  sachant  qu'inventer  pour  émouvoir  sa  mère  et  pour  la 
pousser  à  de  nouvelles  démareli  i  :    \V<  il- 

berg  dans  sa  maison,  elle  la  menaça  de  tout  avouei  )  Ch 
Le  mari,  qui  eût  cru  sa  Femme  sur  parole,  l'aurait  plantée  là  in- 
dubitablement. Cet  esclandre  étant  [.re- 
tourna à  la  charge  auprès  du  bon  Gustave,  qui  consentit  i 
à  revenir.  Lui  et  moi,  nous  nous  voyions  beaucoup  alors 
faisions  un  travail  en  commun;  il  s'était  i>ri>  d  m  >i. 
et  j'étais  à  peu  près  le  Français  qu'il  aimait  le  m 
Nous  passions  ensemble  une  partie  des  journées;  il  m'apprenait 
le  suédois.  Je  lui  montrais  la  géomètre  descriptive  el  le  calcul 
différentiel;  car  il  s'était  pris  de  passion  pour  les  mathémati- 
ques, et  souvent  il  m'obligeait  à  rajeunir  dans  nos  1 
souvenirs  déjà  anciens  de  l'école  polytechnique.  Je  prenais  en- 
suite mon  violon,  et,  beaucoup  plus  tolérant  que  tous,  il  restait 
volontiers  des  heures  à  m'entend re. 

Félicieme  fit  la  cour  pour  que  je  Eusse  i  !>■  i    II   . 

elle  savait  que  c'était  un  moyen  d'attirer  Weilberg.  Un  matin 
que  nous  déjeunions  tous  trois  ensemble  chi  i 
gina  de  faire  preuve  d'amour  à  Gustave  devant  moi,  et" die  af- 
fecta avec  lui  les  privautés  de  gens  qui  vivent  dans  la  plus  par- 
faite intimité.  L'autre,  d'abord,  ne  comprit  pas;  enfin  elle  mil 
tellement  les  points  sur  les  i,  qu'il  fallut  bien  comprendri    il  me 
regarda,  rit,  et  sans  bouger  avala  son  morceau.  On  lui  pn 
défaire  quelque  rajustement  à  la  toilette  de  !   licie.  Il  lui  dit 
brutalement:  «  Pardieu,  vous  avez  one  femme  d   chambre  pou 
vous  habiller!  »  Et.  elle  me  dit  tout  bas  à  l'oreiD 
comme  il  est  délicat;  j'étais  sur.  que.  devant  root   il  m 
tirait  pas  remettre  une  épingle  à  mou  fichu.  > 

Cependant,  elle  n'était  pas  si  t  ellemel    disait  de 


364  ŒUVRES  DE   STENDHAL. 

ia  délicatesse  et  de  la  retenue  de  son  prétendu  amant.  C'était,  je 
mêle  rappelle,  un  dimanche  de  Pâques.  Quand  nous  eûmes  fini 
le  déjeuner  et  que  nous  ne  prenions  plus  que  du  thé,  elle  dit  à 
son  domestique  :  «  Paul,  dites  à  ma  femme  de  chambre  que  je 
n'ai  pas  besoin  d'elle  et  qu'elle  profite  de  ce  moment  pour  aller 
h,  la  messe.  » 

1  Nous  restâmes  à  prendre  le  thé  Le  domestique-  n'entrant 
plus,  elle  s'approcha  très-près  du  feu.  «  J'ai  bien  froid,  »  dit-elle; 
et  tendant  la  main  à  Weilberg  :  «  Est-ce  que  je  n'ai  pas  la  fièvre? 

—  Ma  foi,  je  ne  m'y  connais  pas;  mais  voilà  Goncelin  qui  se  fait, 
à  sa  campagne,  le  médecin  de  ses  paysans  ;  il  doit  se  connaître 
à  la  fièvre  :  il  vous  le  dira.  »  Je  lui  tâtai  le  pouls  :  «  Pas  le  moins 
du  monde,  lui  dis-je.  —  C'est  singulier,  reprit-elle;  je  suis  toute 
je  ne  sais  comment;  il  me  semble  que  je  vais  me  trouver  mal. 
Tenez,  voilà  que  je  vais  me  trouver  mal  ;  j'étouffe,  desserrez- 
moi,  monsieur  Gustave,  desserrez-moi.  Goncelin,  je  vous  en 
prie,  allez  chercher  dans  l'appartement  de  mon  mari... — Quoi? 

—  Du  benjoin,  pour  le  brûler;  il  y  en  a  dans  son  médailler.  — 
Je  sais  où  il  est,  dit  Weilberg;  j'y  vais.  Goncelin  va  vous 
aider;  je  retourne  dans  l'instant.  »  Et  H  revint  cinq  minutes 
après. 

Je  m'étais  amusé  à  la  délasser.  La  figure  à  part,  elle  était 
bien,  jeune,  bien  faite,  la  peau  blanche  et  douce.  Je  lui  avais 
découvert  la  poitrine;  elle  se  serait  laissé  mettre  toute  nue. 
J'usais  passablement  de  la  partie  découverte,  et  je  lui  disais  : 
«  Votre  cœur  bat  très-doucement;  n'ayez  pas  peur,  ce  n'est  ab- 
solument rien.  »  Elle  jouait  un  évanouissement  modéré.  Weil- 
berg, qui  faisait  exprès  d'être  longtemps  dehors,  rentra  à  la 
fin,  posa  le  benjoin  sur  la  cheminée,  et  se  remit  tranquillement 
à  manger  des  biscuits  et  à  avaler  des  tasses  de  thé.  Félicie.  qui 
voyait  tout  cela,  en  faisant  semblant  de  ne  pas  y  voir,  n'y  tint 
plus.  Aussi  bien,  comme  j'avais  dit  à  Gustave  qu'elle  n'avait  au- 
cune altération  dans  le  pouls  ni  dans  la  respiration,  il  avait 
ajouté  :  «  C'est  bien  singulier  qu'avec  cela  elle  ait  une  syo- 


OR  L'AMOUR.  335 

cope!  »  Félicie,  poussée  h  bout,  revint  peu  à  peu  à  elle;  elle  -o. 
rajusta  et  nous  pria  de  la  laisser  seule. 

Comme  elle  croyait  avoir  grand  intérêt  à  pantin  réélit  maâ 
évanouie  devant  Gustave,  je  crois  que  bî  j'avais  < 
faire  une  fantaisie,  qui  ne  me  prit  pas,  elle  se  fui  lai-  é  faire, 
sauf  à  dire  ensuite  que  c'était,  de  ma  part,  l'excès  m  I  indi- 
gnité, et,  de  la  sienne,  l'excès  du  malheur.  Et  botes  bien  que, 
matériellement  honnête  jusque-là,  et  fort  insensible,  d'ailleurs, 
à  ce  plaisir,  elle  eût  souffert  très-certainement  d'être  ainsi  ridée 

Félicie  fut  si  cruellement  humiliée  de  cette  manifestation  d'in- 
différence de  Weilberg  pour  elle  devant  moi,  à  qui  elle  en  p.ir 
lait  toujours  comme  de  Pâmant  le  plus  passionné,  qu'elle  en  fut 
réellement  malade.  Weilberg,  après  celte  farce  ridicule,  ne  vou< 
lait  plus  revenir  chez  elle.  Cependant,  comme  elle  garda  le  lit 
quelque  temps,  et  qu'auparavant  on  le  voyait  sans  cesse  dam 
cette  maison,  pour  éviter  qu'on  ne  remarquât  son  absence,  il 
parut;  ses  visites,  peu  à  peu,  furent  plus  rares,  et  m  ne  fut 
qu'après  huit  mois  qu'il  cessa  d'y  aller  lotit  à  fait  Pendant 
huit  mois,  elle  u'a  cessé  de  le  représentera  tons  comme  son 
amant,  alors  même  qu'on  ne  le  voyait  presque  pins  Jamais  i  lu  z 
elle. 

Félicie  aime  beaucoup  la  musique  Tt'ayani  p.i>  de  loge  m 
Bouffes,  elle  avait  très-rarement  l'occasion  d'y  aller.  On  jour, 
des  amis  nous  prêtèrent  leur  loge  tout  entière,  et  efle  arrangea 
que  Weilberg  et  moi  nous  l'y  conduirions;  son  marVviendrail 
nous  y  retrouver.  Vous  remarquerez  qu'alors,  au  fond  de  DOCOBUr, 
elle  exécrait  Weilberg;  elle  l'avait  forcé  de  venir  la  pour  qu'il 
se  mît  avec  elle  sur  le  devant  de  la  loge.  Gustave  dit  qu'il  fai- 
sait trop  chaud  et  sortit  du  théâtre,  me  laissant  seul  avee  elle. 
Ma  foi,  comme  il  lui  donnait  sans  cesse  de  pareils  démentis,  à 
partir  de  ce  jour  elle  changea  de  ton,  et,  après  avoir  parié  peu- 
dant  un  an  de  la  passion,  de  l'amour  de  Weilberg,  elle  com- 
mença à  toucher  quelques  mots  de  son  inconstance  et  des  pei- 
nes qu'il  lui  causait, 

<  il. 


S66  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

En  même  temps,  il  me  revint  aux  oreilles  que  je  passais  pour 
être  son  amant.  J'allai  la  trouver,  je  le  lui  dis,  et  j'ajoutai  que 
je  ne  voulais  pas  passer  pour  l'être,  sans  en  avoir  au  moins  le 
profit.  Je  la  pris  sur  mes  genoux,  je  la  brusquai.  Comme  je  sa- 
vais très-positivement  qu'il  lui  était  désagréable  d'être  violée  et 
qu'elle  sentait  la  chose  imminente,  je  lui  disais  que  je  voulais 

mériter  la  réputation  qu'elle  me  faisait,  etc C'était  dans  le 

jour,  on  pouvait  entrer  d'un  moment  à  l'autre  ^ans  sa  cham- 
bre ;  elle  eut  une  peur  du  diable  ;  elle  me  conjura  de  la  laisser; 
elle  me  dit  qu'elle  n'avait  jamais  aimé  que  Weilberg  et  qu'elle 
n'en  aimerait  jamais  d'autre.  Enfin  elle  se  dégagea  de  moi  ;  elle 
sonna.  Un  domestique  vint,  auquel  elle  commanda  de  refaire  le 
feu,  d'arranger  les  rideaux,  de  lui  apporter  du  thé.  Je  sortis. 
Depuis  ce  temps,  nous  sommes  à  peu  près  brouillés.  Elle  dit 
partout  que  je  suis  une  espèce  de  scélérat  à  la  lago;  que  de- 
puis longtemps  j'avais  pour  elle  une  abominable  passion,  et  que 
c'est  moi  qui  ai  éloigné  d'elle  son  amant  Weilberg.  Elle  a 
été  jusqu'à  montrer  comme  des  déclarations  de  ma  part  quel- 
ques lettres  familièrement  amicales  que  je  lui  avais  écrites  il  y  a 
six  ans,  quand  j'étais  avec  vous  à  Rome. 

A  présent,  la  vanité  de  Félicie  s'exerce  sur  d'autres  objets. 
Elle  dit,  en  parlant  de  Weilberg,  des  phrases  tristes  du  troisième 
volume  de  Corinne;  elle  joue  ie  deuil  d'une  grande  passion  ; 
eile  ne  va  plus  dans  le  monde;  chez  elle,  plus  de  toilette; 
mais  elle  donne  d'excellents  dîners,  où  viennent  de  vieux 
imbéciles  qui  passent  pour  avoir  été  des  gens  d'esprit  autrefois, 
et  de  pauvres  diables  qui  n'ont  pas  de  dîner  chez  eux.  Elle 
parle  avec  admiration  de  lord  Byron,  de  Canaris,  de  Bolivar,  de 
M.  de  la  Fayette.  On  la  plaint,  dans  son  petit  monde,  comme  une 
jeune  femme  bien  malheureuse,  et  ou  la  loue  connue  une  per- 
sonne infiniment  sensible  et  spirituelle  ;  elle  est  passablement 
contente  de  la  sorte.  Cela  fait  une  de  ces  maisons  bourgeoises 
que  vous  délestez  tant. 

Avaia-je  raison  de  vous  dire  que  cette  ennuyeuse  hisMre  n« 


DE  L'A  M 

vous  servirait  à  rieu;  elle  est  j»! 

en  discours  dans  Y  amour-vanité.  Le^  discours  racontés  ennofa  ni . 

la  plus  petite  action  vaut  mieux. 

Ensuite,  ce  n'est  pas,  je  crois,  ici  Vamour-rtir' 
l'entendez.  Félicie  a  un  trait  rai  lui  esl  potnl  parties' 

lier;  c'est  que  c'est  une  chose  dé  agréable  pour  die  qoede 
faire  son  métier  de  femme,  et  qu  il  lui  importail  f<»n  | 
l'aire  croire  à  l'homme  qu'elle  proclamait  son  amant,  d 
faire  croire,  dis-je,  qu  elle  l'aimait  réellement. 

Go.% 


FIN. 


TABLE 


Préface 

Deuxième  préface. 
Troisième  préface. 


LIVRE  PREMIER. 


Cbapitbe  1.  De  l'amour 1 

—  IL  De  la  naissance  de  l'amour 4 

—  111.  Del'espérjnce K 

_  IV H 

_  V •   .  H 

—  VI.  Le  rameau  de  Salzbourg Il 

—  VIL  Des  différences  entre  l*  naissance  de  l'ainoOf 

les  deux  sexes H 

_  vm «7 

—  ix 

X.  Exemples  de  la  i«-«Jiiiû;  don -1 

—  XI 

—  XII.  Suite  de  la  cristallisa/icr M 

HO.  Do  premier  pas,  da  grand  mo                              •  ■ 

—  XIV 


_      XV. 


_       XVI. 


-I 


—      XVII   La  beauté  détrônée  p#  l'amour H 


3_0  ŒUVRES  DE  STENDHAL. 

—  XVIII 3 

XIX.  Suite  des  exceptions  à  la  beauté 36 

~      XX 39 

—  XXI.  De  la  première  vus.  o  ............    .  40 

—  XXII.  De  l'engouement. 43 

—  XXÏII.  Des  coups  de  foudre 44 

—  XXIV.  Voyage  dans  un  pays  inconnu 47 

XXV.  La  présentation 53 

—  XXVI.  De  la  pudeur.   .  .   - 33 

—  XXVII.   Des  regards C3 

—  XXVIII.  De  l'orgueil  féminin 04 

—  XXIX.  Du  courage  des  femmes 71 

—  XXX.  Spectacle  singulier  et  triste 75 

—  XXXI.  Extrait  du  journal  de  Salviati 76 

—  XXXII.  De  l'intimité.   .   , 84 

—  XXXIII 90 

—  XXXIV.  Des  confidences. 90 

—  XXXV.  De  la  jalousie 94 

—  XXXVI.  Suite  de  la  jalousie 99 

~      XXXVII.   Roxane 102 

—  XXXVIII.  De  la  pique  d'amour-propre 105 

—  XXXIX.  De  l'amour  à  querelles 111 

—  XXXIX  bis.  Remèdes  à  l'amour 116 

—  XXXIX  ter 119 


LIVRE  SECOND. 

Chapitre  XL.  Des  tempéraments  et  des  gouvernements 121 

—  XLI.  Des  nations  par  rapport  à  l'amour.  —  De  la  France.  124 

—  HH.  Suite  de  la  France 128 

—  XLIII.  De  l'Italie 131 

—  XLIV.  Rome , 134 

—  XLV.  De  l'Angleterre 137 

—  XLVI.  Suite  de  l'Angleterre 14& 

—  XLVII.  De  l'Espagne 145 

—  XLVIII.  De  l'amour  allemand i46 

—  XLIX.  Une  journée  à  Florence     ...       152 

—  L.  L'amour  aux  Étals-Unis 159 

»      LI.  De  l'amour  en  Provence  jusqu'à  la  conquête  de  Tou- 
louse, en  3528,  par  les  barbares  du  Nord ICI 


DE   L'AMOUR. 

—  LU.  La  IV.  ^me siècle .  .        107 

—  LUI.  L'Arabie " 

Fragments  extraits  et  traduits  d'un  rccui 
le  Divan  de  l'Amour 177 

—  L1V.  De  l'éducation  des  femme- 

—  LV.  Objections  contre  l'éducation  de*  I  aunes.   ... 

—  LVI.   Suite 195 

—  LVI  bis.  Du  mariage '20U 

—  LVII.  De  ce  qu'on  appelle  vertu iiUl 

—  LVJii.  Situation  de  l'Europe  à  l'égard  du  mariage.   .  .   . 

La  Suisse  et  l'Oberland -iïï 

—  LIX.  Werther  et  don  Juin 211 

—  LX.   Des   fiasco 

FRAGMENTS  DIVERS 

Amours  de  Tibulle  et  de  Properce.   ...       

Lettre  anglaise  de  h  femme  de  Klopstock -'  1 

Promenade  aux  îles  Borromées 

Qu'est-ce  que  le  plaisir? 281 

APPENDIX. 

Des  Cours  d  amour 

Code  d'amour  du  douzième  siècle 502 

Notice  sur  André  le  Chapelain 503 

Le  rameau  de  Salzbourg 

Ernestine  ou  la  naissance  de  l'amour «23 

Exempte,  de  l'amour  en  France 'dans  la  classe  riche. 


.    - 


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Beyle,   Marie  Henri 
21  De  l'amour 

BA9 
1891 


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